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1811, 10-12, t. 49, n. 533-545 (5, 12, 19, 26 octobre, 2, 9, 16, 23, 30 novembre, 7, 14, 21, 28 décembre)
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MERCURE
DE
FRANCE ,
JOURNAL LITTÉRAIRE ET POLITIQUE
DEPT
DE
LA
S
TOME QUARANTE-NEUVIÈME
cen
VIRES
ACQUIPAT
EUNDO
.
A PARIS ,
CHEZ ARTHUS-BERTRAND , Libraire , rue Haute
feuille , Nº 23 , acquéreur du fonds de M. Buisson
et de celui de Mme Ve Desaint .
:
1811 .
THE NEW YORK
PUBLIC LIBRARY
335403
ASTOR, LENOX AND
TILDEN FOUNDATIONS
1905
DE L'IMPRIMERIE DE D. COLAS , rue du Vieux-
Colombier , N° 26 , faubourg Saint-Germain .
MERCURE
DE FRANCE.
N° DXXXIII . Samedi 5 Octobre 1811 . -
POÉSIE .
FRAGMENS DE CHARLEMAGNE ,
Poëme héroïque en dix chants ; par M. MILLEVOYE (*) .
(Lafée Morgane veut inspirer à la jeune Ophélie , fille du roi Didier,
de l'amour pour Charlemagne ; elle a recours à tous les prestiges
de son art. )
L'enchanteresse , en sa grotte profonde ,
Des blancs lutins , des sylphes mensongers ,
A rassemblé la troupe vagabonde ,
Aux feux errans des phosphores légers ,
Etditces mots : « Aimables infidèles ,
(*) Ilvient de paraître plusieurs fragmens d'un autre Charlemagne .
Quelle que soit l'époque des deux publications , le poême de M. Millevoye
, annoncé depuis fort long-tems , conservera son droit de
priorité.
A 2
4
MERCURE DE FRANCE ,
Sylphes brillans , ministres de ma cour !
Illusions , jeunes soeurs de l'Amour !
Prenez vos luths et parfumez vos ailes.
Si tant de fois votre magique essaim
Glissant dans l'ombre à l'heure du mystère ,.
,
Fit soupirer la vierge solitaire
Et souleva l'albâtre de son sein ;
Si tant de fois , à travers un nuage ,
Du jeune amant qu'elle ne connait pas
Ason regard vous offrites l'image ;
Vers l'Italie accourez sur mes pas.
Cette Italie est sur -tout notre empire :
Ce ciel d'amour , si brûlant et si doux ,
Cette langueur qu'avec l'air on respire ,
Ces chants heureux que la beauté soupire ,
Tout nous protége et tout combat pour nous. »
Elle se tut. Dans la troupe volage
Un bruit flatteur doucement circula
Comme le bruit du mobile feuillage
Ou de l'abeille aux montagnes d'Hybla.
En ses jardins , odorant labyrinthe ,
La fée alors descend : dans leur enceinte ,
Croît à l'écart un arbuste enchanté ,
Et que Morgane elle-même a planté :
Un charme pur de sa tige s'exhale ,
Etmollement la brise orientale
,
Sous l'épaisseur de ses rameaux fleuris
Balance un prisme au changeant coloris .
L'urne à la main , douze jeunes sylphides ,
Aux réseaux d'or , aux flottantes chlamydes
D'un frais nectar l'abreuvent tout le jour.
L'arbre charmant se nomme arbre d'amour.
Tout est soumis à son magique empire .
L'hôte des airs , sur sa branche arrêté ,
Charmé soudain , frémit de volupté ;
Plus tendrement la palombe y soupire .
L'indifférent , qui sous l'ombrage heureux
S'est endormi se réveille amoureux.
Même on a vu les nymphes palpitantes
Abandonnant leurs urnes éclatantes ,
Faibles , céder aux langueurs du désir,
,
1
OCTOBRE 1817 . 5
Et l'oeil fermé , la bouche demi-close ,
Enmurmurant les accents du plaisir ,
Tomber d'amour sur les tapis de rose.
Morgane approche en invoquant la nuit ;
Puis , proférant des mots plein de mystère,
Elledétacheune branche légère ,
Etdisparaît comme le trait qui fuit.
Al'escorter sa cour est préparée .
Quatre lutins , à l'aile diaprée ,
Sont les coursiers du char qui te conduit,
Belle Morgane ! autour de toi s'élance
Le groupe ailé de ces fils du silence .
Lemétéore allumant tous ses feux
Est le flambeau qui marche devant eux;
Etdans sesmains la branche balancée ,
Sceptre léger , ressemble au caducée
Qui mène au Styx les mânes fabuleux.
Mais le char vole , et Morgane ravio
Dans la vapeur a reconnu Pavie :
Le char docile y descend à sa voix .
Devant ses pas déjà s'ouvre l'asile
Où d'un sommeil innocent et tranquille
Dormait encor l'héritière des rois .
En la voyantet si jeune sibelle ,
Elle frémit : Souffle de volupté !
Parfums d'amour ! enivrez - la , dit-elle,
Etdu rameau doucement agité
Avec lenteur elle effleura la couche
Où reposait la pudique beauté ,
Et respira quelque tems sur sa bouche.
Durant ce tems , les sylphes vaporeux
Vont caressant de leur souffle amoureux
La vierge pure , et font jouer dans l'ombre,
De leurs miroirs les facettes sans nombre .
Le roi des preux , sous mille aspects mouvans ,
Paraît , s'enfuit , et reparait encore ,
Tantôt porté du couchant à l'aurore
Sur un coursier plus léger que les vents ;
Tantôt debout sur le char de la guerre
Distribuant les trônes de la terre,
1
6 MERCURE DE FRANCE,
Dictant la paix à vingt peuples soumis ;
Tantôt aux pieds de la beauté qu'il aime ,
Avec son sceptre , avec son diadême
Posant un fer qui manque d'ennemis .
Prodige heureux ! cette beauté , c'est elle ...
Et tout- à-coup dans le vague des cieux
Elle entendit ce chant délicieux
Que le zéphyr apportait sur son aile :
« L'ombre s'enfuit , la courrière du jour
Va colorer l'asile où tu reposes .
Aimable soeur du printems et des roses !
Eyeille-toi du doux réveil d'amour.
> Aime et jouis : le plaisir n'a qu'un jour ;
Moins fugitive est la fleur printanière .
Dans les bosquets de rose et de lumière ,
Viens te mêler à nos danses d'amour.
> Viens d'Obéron charmer le beau séjour.
Titania sur son trône t'appelle :
Un char trainé par la blanche gazelle
Te conduira vers son ile d'amour. >
La voix s'exhale et meurt .... mais Ophélio
Jusqu'au matin crut dans l'éloignement
L'entendre encor se mêler faiblement
Aux sons légers des harpes d'Folie.
(Chant 2me. )
Les premiers feux de l'aurore nouvelle
Ont d'Ophélie éclairé le séjour.
Elle s'éveille , et regarde autour d'elle ,
Et son regard semble étonné du jour.
Songes légers , peuple de Sylphirie ,
Déjà , bornant votre rapide essor ,
Vous reposiez au palais de féerie ,
Que du réveil elle doutait encor.
Elle se lève et marche à l'aventure :
En noirs anneaux flotte sa chevelure .
L'air est frappé de ses gémissemens ;
Puis , retenant ses plaintes étouffées ,
Elle s'arrête , et croit quelques momens
OCTOBRE 1811 .
T
Ouïr les sons de la lyre des fées .
Le regard fixe et le sein palpitant ,
Elle poursuit l'image qu'elle adore ;
Ellė la voit , et lui parle et l'entend.
L'erreur s'enfuit , elle la cherche encore ;
Etdans son coeur s'accroit à chaque instant
L'affreux progrès du mal qui la dévore.
Telle , sous l'oeil du Tropique enflammé ,
Du bords des mers , la rêveuse Africaine
Croit découvrir la pirogue lointaine
Qui lui rendra l'aspect du bien-aimé .
Les flots en vain mouillent ses pieds d'ébène;
Lajeune amante , ainsi que le rocher ,
Reste immobile , et de l'image vaine
Ses longs regards n'ont pu se détacher :
La vague enfin la soulève et l'entraîne .
Durant ce tems , Charlemagne et sa cour
Se préparaient aux nouvelles conquêtes ,
Et, d'Isambart saluant le retour ,
A leurs combats préludaient par des fêtes.
De tous côtés , des dards , des boucliers
Jaillit l'éclair : les nombreux chevaliers ,
Rêvant déjà les hautes aventures ,
L'oeil enflammé , polissent leurs armures.
La lance au poing , l'un exerce en champ clos
Son destrier fatigué du repos ;
L'autre aux caveaux des vieilles basiliques ,
De ses aïeux vient toucher les reliques ,
Ou visiter la tombe des héros.
Vierges d'amour , beautés mélancoliques ,
Vous achevez , en les baignant de pleurs ,
Les tendres noeuds de rubans et de fleurs ,
De noeuds plus doux images symboliques !
Plus d'une aussi pour l'ami de son coeur
Porte une offrande à la sainte chapelle ,
Priant tout haut qu'il revienne vainqueur ,
Priant tout bas qu'il revienne fidelle .
Mais cependant les larges boucliers ,
Les cimiers d'or , les hauberts magnifiques ,
Les bracelets et les brillans colliers
S MERCURE DE FRANCE;
Sont suspendus aux lances pacifiques .
Superbe , et jeune en sa maturité ,
Sur le pavois Charles va prendre place :
On admirait sa libre majesté ,
De sa stature et la force et la grace ,
Etde son front la douce gravité ;
Sur cette foule à sa voix réunie
Il dominait : tel aux bois d'Hercynie
L'arbre sacré , de ses puissans rameaux ,
Ombrage au loin les robustes ormeaux.
L'aigle lui seul repose sur sa tête ;
Plus d'un trophée orne ses bras noueux ;
Et des forêts ce roi majestueux ,
Qui mille fois affronta la tempête ,
Protège encor les fêtes et les jeux .
Non loin siégeaient ce chancelier fidèle ,
Cet Archambaut , dont l'oeil rapide et sûr
Perce des lois le labyrinthe obscur ;
Cet Adélard , des sages le modèle ;
Cét Albion dont les sanglans exploits
Furent lavés dans les eaux du baptême ;
Ce jeune Ecbert , qui , déchu de ses droits ,
De loin s'essaie au poids du diadême ,
Et , s'instruisant sous un maître qu'il aime ,
Baise à genoux la main qui fait les rois .
Près du monarque assise sous la tente ,
Sa noble soeur doit aux vaillans rivaux
Distribuer le prix de leurs travaux ,
Et les parer d'une marque éclatante .
Aux sons du cor qui retentit soudain ,
La jeune Ulda se lève : elle détache
L'armet d'azur et le mouvant panache ,
Et , les offrant à chaque paladin ,
Double le prix que décerne sa main .
Pour recevoir l'auguste récompense
Lorsque Angilbert se présente à son tour ,
En rougissant elle offre à son amour
Ledon chéri qu'attendait sa vaillance .
Pour le départ le signal est donné .
Tblouissant de pourpre et de dorure ,
OCTOBRE 1811 . 9
Un destrier , à la noble encolure ,
Au grand monarque est alors amené.
C'est Fulgurin. Son pied qui bat la poudre
Est un éclair , son souffle un tourbillon :
Son flanc jaunais n'a senti l'aiguillon ;
Fier de son maitre , il vole , et de la foudre
Ala vitesse et le choc et le nom .
Dans la carrière Angilbert caracole.
Son palefroi , l'impétueux Eole ,
Les crins gonflés et les naseaux mouvans ,
Est comparable aux coursiers dont la race
Naquit , dit-on , des cavales de Thrace
Que fécondaient les caresses des vents .
ÉNIGME.
(Chant 3me.)
DANS la France je suis à tel point nécessaire ,
Que si je n'interviens, la plus petite affaire
Ne se peut terminer. A la religion ,
Je préside toujours , ainsi qu'à la raison.
Je suis au sein du sacerdoce ,
Au sein de la vertu , comme au sein de la force ;
Au coeur de tout guerrier , au coeur de tout héros ;
J'annonce son réveil , j'annonce son repos ;
Je contribue à sa victoire ,
J'achève le laurier qui couronne sa gloire.
S .........
LOGOGRIPHE .
MONnom n'est pas d'accord avec la vérité ,
Ainsi du moins l'ont attesté ,
Newton , Descartes , Galilée ,
Copernic et Tycho-Brahée.
J'ai huit pieds qui t'offrent , lecteur ,
L'espace prescrite au jouteur
Qui veut emporter à la lutte
Le prix qu'un autre lui dispute;
Le nom du soleil en latin ,
10 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1811 .
1
Ce qui reste au tonneau quand on a bu le vin;
Un terme de géographie ;
Ce que fait entrevoir Chloë de plus malin ,
Une ridicule manie ;
Les poils protecteurs des deux yeux ;
Ce qu'on voudrait gagner au jeu de loterie ;
Deux notes de musique; un terme injurieux ,
Et le singulier du mot cieux :
Certain papier plein d'écriture
Contenant la nomenclature
De sénateurs , de préfets , de conscrits ,
De mille autres objets ou communs ou de prix .
CHARADE .
$ ........
D'ÊTRE riche et vivre en bon lieu
Naturellement c'est le voeu
De tous ceux qui voudraient mener joyeuse vie .
Deux mots seuls , pour cela , doivent se rapprocher ;
Et pour y parvenir , sans qu'on vous contrarie ,
Ayez ce que je suis , et la chose est finie .
Vous avez sous vos yeux mon premier , mon dernier.
Un ministre fameux , une cité jolie
Dans un seul mot vous offrent mon entier.
JOUYNEAU-DESLOGES ( Poitiers ) .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Fallot .
Celui du Logogriphe est Dictionnaire , où l'on trouve : date , notaire
, Caron , corne , rond , antre , acte , docte , doctrine , taire ,
corde , ocre , Tarn , tonne, nid , or , dot , dort , arc , cône , cane , oie ,
air, rit , ire , canon , cire , ronde , Cid , don , Troie , âtre , rade,
Etna , Tien , âne , ânon , non , none , acre , note , cor , art, ode,
rat , Caire , Ida , etc.
Celui de la Charade est Barberousse.
SCIENCES ET ARTS.
L'ART DE FAIRE LE PAIN , ET OBSERVATIONS THÉORIQUES
ET PRATIQUES SUR L'ANALYSE ET LA SYNTHÈSE DU FROMENT,
ET SUR LA MANIÈRE LA PLUS AVANTAGEUSE DE PRÉPARER
UN PAIN LÉGER ; précédées de quelques recherches sur
l'origine des maladies du blé , par EDLIN , traduit
de l'anglais par M. PESCHIER , docteur-médecin de
plusieurs Sociétés savantes . -In-8° . -Prix , 2 fr.
5o c. , et 3 fr. franc de port. -A Paris , chez J. J.
Paschoud , libraire , rue des Petits-Augustins , nº 5 ;
et à Genève , même maison de commerce.
AVANT que le besoin , l'expérience et la réflexion nous
eussent appris à transformer en pâte succulente cette
graine précieuse dont Triptolème et Cérès nous ont enseigné
les vertus , quelle était la nourriture de l'homme ?
Si j'en crois d'ingénieuses fictions , dans les premiers
siècles du monde , le lait et le miel coulaient en ruisseaux
sur la terre , et la nature, toujours féconde et généreuse,
nous offrait sans travail et sans effort le tribut de ses
richesses . Si j'en crois des observations plus fidèles et
plus sûres , l'homme réduit à errer au sein des forêts et
des déserts , borné dans ses moyens , borné dans son
industrie , disputait aux animaux une nourriture grossière
et misérable . C'était à la naissance de l'agriculture,
à la découverte d'une plante en apparence vile et méprisable
, qu'était attaché le bienfait de la vie sociale et
toute la perfection de nos facultés ; mais par quelle réunion
de circonstances , par quels signes particuliers
l'homme parvint-il à reconnaître dans la foule des végétaux
cette plante libérale et bienfaisante ? Les recherches les
plus exactes nous apprennent que nulle part on ne trouve
le blé dans l'état naturel ; c'est un présent que les générations
se transmettent et que l'agriculture seule nous
12 MERCURE DE FRANCE ,
,
conserve. Les anciens regardaient le blé comme originaire
de la Sicile ; c'est dans la Sicile que la mythologie
place le berceau de Cérès et ses premiers autels .
L'historien Diodore assure que de son tems les plantes
eéréales croissaient spontanément dans les champs de sa
patrie ; Strabon fait le même honneur au pays des
Musicains , province du nord de l'Inde : mais leur autorité
paraît démentie par les faits . L'auteur de l'Art de
faire le pain observe que ces écrivains n'étaient pas
assez habiles botanistes pour qu'on puisse ajouter foi à
leur témoignage. Les plus savans naturalistes ont vainement
scruté toutes les parties de l'Inde et de la Sicile
ils n'ont trouvé nulle part la graine précieuse indiquée
par Cérès . Faudra- t- il s'en rapporter davantage aux récits
des modernes ? Heintzelman et Michaux de Satory
prétendent , à la vérité , avoir rencontré le blé dans
l'état sauvage , l'un en Perse , l'autre en Egypte ; mais
qui sait si ces graminées n'étaient pas provenues de
leurs analogues cultivés ? Anson a découvert l'avoine
dans l'île de Juan Fernandez ; n'est-il pas évident qu'elle
provenait de graines répandues par les Européens ? car
assurément on ne croira pas que l'Amérique ait été découverte
dans l'origine du monde ; que la connaissance
de cette vaste contrée ait été perdue et que nous ayions
conservé , malgré toutes les vicissitudes des tems , le
présent que nous avait fait l'île de Juan Fernandez .
Ainsi l'origine du blé reste encore inconnue. L'auteur de
Y.Art de faire le pain pense même qu'elle remonte audelà
de la grande catastrophe du déluge , et que c'est
du reste des nations échappées à ce mémorable désastre
que nous tenons l'usage des plantes céréales .
Il est constant que dans les tems les plus reculés on
voit les hommes occupés à cultiver les grains comme la
ressource alimentaire la plus féconde et la plus saine ;
mais combien l'art était grossier dans son origine ! On
se contenta d'abord de faire cuire le blé dans de l'eau ,
et d'en former un mélange lourd , visqueux , et difficile
à digérer. On le broya ensuite dans les mortiers ou sur
des pierres ; on sépara grossièrement le son de la farine,
OCTOBRE 1811 . 13
et l'on obtint des gâteaux sans levain , mais toujours insipides
et pesans . Enfin on inventa les moulins , on se
procura une farine plus pure , et l'on apprit que la pâte
fermentée donnait un aliment succulent , léger, agréable
au goût : de là est venu ce pain qu'on sert aujourd'hui
sur nos tables , et qui nourrit une grande partie de l'Europe
et des contrées fréquentées par lesEuropéens . Mais
ce n'est pas assez de laisser fermenter la farine et de
mèler le levain avec une pâte vierge pour en obtenir du
pain: iln'est pas d'industrie qui ne soit susceptible d'être
perfectionnée , et l'art de faire le pain exige aussi dên
nombreuses connaissances , des observations multipliées
et sur-tout une longue expérience.
Ce sont ces connaissances , cette expérience , ces
observations que M. Edlin entreprend de nous communiquer.
Il commence par décrire les six espèces de blé
reconnues par les botanistes , le cultivé , le rameux
Pépeautre , le polonais et le monocoque ou locular ; il
indique leurs variétés et traite de leurs maladies . La connaissance
de ces maladies est de la plus haute importance.
Le pain fait avec des graines infectées de carie ou
de charbon , fermente et se cuit mal. Il est visqueux ,
pesant , excite des nausées et produit souvent des maladies
chroniques du bas ventre et de la peau.
Le seigle ergoté occasionne des maux bien plus redoutables
. L'histoire n'a pas dédaigné de consigner dans ses
fastes les ravages qu'il a causés à diverses époques . En
1596 , les peuples de la Hesse furent frappés d'épilepsie
et de démence pour en avoir fait usage. Ils mouraient
stupides ; leurs cadavres se corrompaient avec une
extrême rapidité , et par une circonstance jusqu'alors
inconnue , ce cruel fléau se propagea par la contagion
et frappa également les hommes et les animaux. On le
vit se reproduire dans le Voigtland en 1648 , 1649 ,
1675. En 1702 , il parcourut tout le territoire de Freyberg.
En 1716, il affligea la Saxe et la Lusace. En 1736,
la Bohème et la Silésie en furent désolées . Ses principaux
symptômes étaient un fourmillement incommode
aux pieds , une cardialgie grave , la contraction spasz
14 MERCURE DE FRANCE ,
modique des nerfs , la pesanteur de la tête , l'obscurcis
sement de la vue , les vertiges et l'aliénation mentale.
Les enfans et les femmes en étaient plus vivement incommodés
que les hommes .
En 1632 , l'usage du blé ergoté produisit en France de
cruelles épidémies . Les provinces méridionales en furent
sur-tout affectées. Les malades éprouvaient un engourdissement
considérable dans les jambes; leurs membres
se chargeaient de tumeurs livides et gangreneuses , et la
partie affectée ne tardait point à tomber. Les animaux
domestiques mouraient dans d'affreuses convulsions . Un
cochon nourri de ce seigle ergoté avec deux fois autant
d'orge périt chargé d'ulcères aux jambes . Son foie , ses
instestins se trouvèrent en partie gangrenés . L'auteur de
Art de faire le Pain indique les moyens de prévenir
cette cruelle maladie , décrit toutes celles qui affectent le
blé , et nous enseigne les moyens propres à le conserver.
Rien n'est plus célèbre que les greniers publics de Dantzick.
Ils sont élevés de sept, huit ou neuf étages avec un
entonnoir au milieu de chaque salle , pour faire passer le
blé de l'une à l'autre . Ils sont construits avec tant de soin
que l'humidité ne les attaque jamais , quoiqu'entourés
d'eau de tous côtés . En Russie , on garde le blé dans des
greniers souterrains , de la forme d'un cône , larges en
bas , étroits dans la partie supérieure ; les parties latérales
sont mastiquées avec un soin extrême , le sommet
du cône est fermé par des pierres . Dans quelques endroits ,
on passe le grain au four avant de l'entasser dans les
greniers : mais si le grain est nouveau , cette précaution
l'expose à un danger dont la cause est encore un mystère
pour les physiciens . On a remarqué que la foudre
altère , dénature matériellement les grains préparés de
cette manière , qu'ils deviennent pâteux et gluans et occasionnent
des maladies graves . Le remède est de les
remuer trois ou quatre fois par jour pendant deux mois ;
encore ne parvient-on pas toujours à le rendre propre à
l'usage domestique .
On dirait que la nature ait armé tous les fléaux contre
l'industrie de l'homme . Les insectes lui font une guerre
OCTOBRE 1811 . 15
1
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1
perpétuelle , les quadrupèdes et les volatiles lui disputent
sa nourriture , le ciel lui-même semble prendre part à
cette coalition universelle ; et quand la meule a réduit en
farine ces grains cultivés avec tant de soins , obtenus
ou prix de tant de sueurs , une simple étincelle suffit
pour nous ravir en un instant les trésors les plus précieux ..
On a vu en 1785 , à Turin , un magasin de farine sauter
avec une horrible explosion . L'auteur expose , à ce sujet,
quelques principes qui méritent d'être connus de tous les
boulangers . Lorsqu'on entasse une grande quantité de
farinedans un espace étroit , la combinaison de la chaleur
et de l'humidité donne lieu à un dégagement considérable
de gaz hydrogène , et si dans le moment où l'on
agite de la farine , une main imprudente approche une
lumière du magasin , il peut s'enflammer avec une violente
détonation. C'est par une imprévoyance de ce
genre qu'on a vu , il y a quelques années , une frégate
russe sauter en l'air dans le port de Cronstadt.
Quoique ces connaissances ne se rapportent qu'indirectement
à l'art de faire le pain , elles n'en sont pas
moins curieuses et importantes ; c'est en étendant le
cercle de ces idées que l'on parvient à accroître le raisonnement
et l'intelligence . Cent mille boulangers pétrissent
tous les jours leur farine , sans avoir jamais songé
aux élémens qui la composent; faut-il pour cela que la
chimie renonce à en faire l'analyse ? Faut-il repousser
la science comme inutile et rejeter son intervention ?
Nest-ce pas la science qui perfectionne nos inventions ,
rectifie nos erreurs , régularise nos procédés ? M. Edlin a
décomposé la farine , il en a recherché les parties constituantes
, et il a reconnu que les élémens dont se compose
le pain , sont le gluten , l'amidon , le sucre et le
gaz acide carbonique. C'est le gluten qui donne au froment
la propriété de former une pâte adhésive avec l'eau .
Cette faculté n'existe point dans l'orge. La pâte qui èn
résulte est très-solide , mais peu ductile ; elle se rompt
avec une extrême facilité , et fermente difficilement .
M. Edlin s'est assuré aussi que le gluten a toutes les
qualités d'une matière animale , et lui ressemble dans
1
56 MERCURE DE FRANCE ;
tous ses produits . Cette découverte importante est due
aux recherches des savans du dernier siècle . On était
convaincu autrefois que la farine de toutes les graines
céréales était également chargée de gluten. Ce fut
M. Beccasi qui reconnut en 1728 que le froment était
doué d'une constitution particulière; et que pour obtenir
des autres céréales un pain d'une bonne qualité , il
suffisait d'y ajouter le gluten du froment. En général , il
est impossible d'obtenir un pain bon et léger , toutes les
fois que la substance farineuse qu'on emploie manque
d'une des parties constituantes du froment. Enlevez ,
par exemple , l'amidon des pommes-de-terre ; vous leur
ajouterez inutilement le gluten , la levure , l'eau , elles
ne vous donneront jamais de pain , parce qu'elles seront
dépouillées de l'acide saccharin renfermé dans l'amidon ,
et sans lequel il n'est point de fermentation. C'est surtout
cet acide que M. Edlin a considéré le plus attentivement
, et après plusieurs expériences décisives , il
areconnu que quelque petite que soit la quantité de
sucre contenu dans la farine , sa présence est absolument
nécessaire pour obtenir un pain de bonne qualité,
et que sans elle il est impossible de produire aucune
fermentation . Ces recherches peuvent être du plus
grand intérêt ; car les élémens qui composent la farine
de froment , une fois bien connus , on peut par des procédés
chimiques communiquer à d'autres substances farineuses
les parties qui leur manquent et les améliorer .
C'est ainsi que M. Edlin est parvenu à faire un pain artificiel
qui ne le cédait en rien au meilleur pain des boulangers
. Il pétrit ensemble 12 décagrammes ou 4 onces
d'amidon , 16 grammes ou 1 demi-once de colle de poisson
, deux gros de sucre , une cuillerée à café dé levure
et un peu d'eau , il plaça le tout près du feu; et dans
l'espace d'une demi-heure , le mélange leva , et quand il
fut cuit au four , il produisit une substance alimentaire
poreuse , légère , et à laquelle il ne manqua qu'un peu
de sel pour être très-agréable au goût .
Après avoir ainsi déterminé les parties élémentaires
qui entrent dans la constitution du froment , M. Edlin
OCTOBRE 1811 .
17
passe à l'analyse de la levure , et rapporte plusieurs expériences
qui l'ont convaincu que c'est à la présence du
gaz acide carbonique qu'est dû le phénomène de la fermentation.
Tout ce qu'il dit sur ce sujet et sur les
principes de la fermentation panaire est également curieux
et instructif. On lit aussi avec plaisir les chapitres
qu'il a consacrés à la description des différens pains en
usage chez les peuples anciens et modernes . Son livre
est terminé par un article sur la construction d'une bou- DEPT
DE
LA
langerie , et le four perpétuel de M. comte de Rumfort
Son ouvrage est, en général , utile et intéressant , mais
il est à craindre qu'il ne reste entre les mains des savans
La plupart de nos boulangers n'ont pas assez d'instruc
tionpour apprécier le mérite d'un pareil travail , et quand cen
il s'agit d'attaquer l'ignorance et la routine , l'issue du
combat est toujours incertaine et douteuse. Il faut plus
de tems et d'efforts pour vaincre un préjugé que pour
conquérir une province ou soumettre un empire.
SALGUES.
5.
B
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
TOBIE , Ou les Captifs de Ninive. Poëme qui a obtenu
la mention honorable au concours de l'Athénée de
Niort , le 14 juin 1810 ; suivi d'un choix de poésies ,
par P. J. CHARIN (de Lyon) , membre correspondant
de la Société des Sciences et Arts du département des
Deux- Sèvres . - A Paris , chez Hocquet et Compe ,
imprimeurs , rue du faubourg Montmartre , nº 4 .
Ce sujet a été plus heureusement traité par Florian ,
qui laissant , comme étrangers à son récit , les crimes et
les malheurs de Ninive , commence par l'évènement
fàcheux qui aveugla le vieux Tobie ; et , toujours d'accord
avec l'Ecriture , finit sa narration à l'instant où
l'ange Raphaël remonte aux cieux , après s'être fait connaître
à la famille israélite. Ce plan est plus simple que
celui de M. Charin , qui raconte tout ce qui attira sur
Ninive la colère céleste. Ces événemens peuvent être
intéressans ; mais en les lisant on peut dire aussi avec
Horace : Non erat his locus .
Cet avantage d'une marche plus naturelle n'est pas le
seul que l'ouvrage de Florian ait sur celui de M. Charin ;
le premier , sans être poëte d'une grande élévation , versifie
avec beaucoup d'élégance , de grâce et de pureté.
Le second ne nous paraît pas mériter les mêmes éloges ,
et nous regrettons d'avoir très-peu de bien à dire de la
production de M. Charin. Voici le début de Tobie :
« O Dieu ! viens m'inspirer , viens aider ma mémoire !
> D'un sage d'Israël je vais tracer l'histoire .
> Rappelle-moi ces tems où les tribus en pleurs
> D'un esclavage affreux sentirent les rigueurs .
› Cruels Assyriens , en brûlant ses domaines ,
> Au peuple du Seigneur vous donnâtes des chaînes , etc. >
Ge frontispice n'est pas fait pour donner une grande
MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1811 . 19
idée du temple , ni pour inspirer la curiosité d'y entrer .
On voit ici une prose commune que la rime n'enhoblit
pas. Qui peut supporter : En brûlant ses domaines ?
Précédemment on lit : Tracer l'histoire ; mais le poëte
n'est pas un historien , et la poésie ne trace point , elle
peint. Viens aider ma mémoire ! Quel commencement
d'invocation ! Ce n'est pas ainsi qu'un grand poëte
(le Tasse ) évoque sa pensée.
Mentede glianni , e del l'obblio nemica , etc.
Si l'auteur veut peindre les vertus de Tobie , il dit :
> Toujours bon, toujours juste , il soulage en secret
› L'indigent qui toujours le devine au bienfait. »
Nous nous abstiendrons de qualifier ce dernier vers .
Est-ce là écrire en poëte ?
Le portrait du fils de Salmanazar ne vaut pas mieux
que celui de Tobie ; le voici :
•Salmanazar mourant revêt de son pouvoir
> Un fils qui pour régner foule aux pieds tout devoir. »
Nous pourrions multiplier à l'infini ces citations , et extraire
de Tobie appelé poëme je ne sais pourquoi , car il
n'ya aucune espèce d'action , en extraire , dis-je , quelques
centaines de lignes de prose rimée. On y trouve
aussi des fautes de goût , et plusieurs incorrections de
langage. Par exemple , on lit dans l'invocation : au peuple.
du Seigneur ; on dit le peuple de Dieu , mais non pas le
peupledu Seigneur. Suit le monarque exécré; ce participe
est antiharmonique , inusité même en prose. M. Charin
ditl'hébreu fuit , ailleurs le sage hébreu , et plusieurs fois
le jeune hébreu. Mais ce mot hébreu est collectif, fait
pourdésigner la nation , et non pas un individu ; Boileau
afortbiendit :
› L'hébreu sauvé du joug de ses injustes maîtres.
Le vieux Tobie , soupçonnant la jeunesse du guide céleste
de son fils , lui dit avant le départ :
Je te crois , mon enfant ; mais sans expérience
> On voit souvent , hélas ! succomber l'innocence.
B
20 MERCURE DE FRANCE ,
> Pardonne mes soupçons ,je puis bien en avoir.
► Mon fils de ma vieillesse est le plus doux espoir.
> Et toi qui dès ce jour , vas lui servir de guide ,
► Ne l'égare jamais par un conseil perſide .
> Le craindre est t'offenser : ah ! je suis dans l'erreur ,
> Un sentiment secret me parle en ta faveur ... »
Ces soupçons si mal exprimés ne sont point dans laBible .
Voilà , à ce qu'il nous semble , assez de citations pour
que notre examen de Tobie ne soit pas accusé d'injustice
; nous n'avons pas voulu y répandre unfiel précieux,
ni unfiel salutaire, comme l'auteur appelle le fiel du poisson
qui doit rendre la vue au vieux Tobie.
Le discours de l'ange Raphaël se faisant connaître à la
famille israélite , est ce que dans cet opuscule nous avons
trouvé de mieux écrit , mais il ne fallait pas le terminer
par ce vers incroyable où l'on souhaite le bon soir à la
compagnie :
> J'ai rempli mon devoir , je te fais mes adieux .
Tobie est suivi d'une églogue intitulée : le Tombeau .
L'invention n'en est ni heureuse ni neuve , et dans la versification
, comme dans la pensée , il n'y a rien de touchant
et de naturel .
Une idylle succède ; elle est intitulée : la Journée
Champêtre, sujet heureux , s'il était bien traité ; l'auteur
ypeint ses amusemens , et d'abord la pèche :
« Dès l'aube matinale , en quittant ma chaumière ,
> Je chemine gaîment jusques à la rivière .
• Arrivé ,je m'assieds sur un frêle bateau
> Qui , sans être guidé , suit le courant de l'eau .
> Je tente , par l'appât , le poisson trop avide ;
➤ Je le sens s'accrocher à l'hameçon perfide ;
> Il se débat , s'agite , et le roseau pliant
► Fait tomber en mes mains un brochet ſrétillant ,
> Que j'enferme avec soin dans un filethumide .
Les détails sont le charme de la poésie , le triomphe des
poëtes , et l'écueil de ceux qui ne le sont pas.
Nous passons légèrement sur une autre idylle , surdes
OCTOBRE 1811. 21
fables sans invention , mal contées , et dont les moralités
sont des lieux communs .
L'auteur offre encore au public des chansons . Ce sont
des vers de société , et dans toute la force du terme de
petits vers .
Il y a pourtant du bien à dire , et nous en saisissons
avec joie l'occasion , il y a du bien à dire du Cimetière
de Village, imitation de l'élégie très-connue de Gray ,
dont les écrits sont en Angleterre réputés de haute poésie .
M. Charin s'est approché du poëte anglais en l'imitant ,
et plusieurs strophes de cette élégie sont d'une véritable
beauté. D.
LE SERIN DE JEAN-JACQUES-ROUSSEAU,
ANECDOTE INÉDITE.
Mapatrie est celle de Jean-Jacques-Rousseau. Je fus
long-tems enthousiaste de son génie et de ses ouvrages .
J'étais très -jeune lorsque je perdis une mère chérie qui
me servait de guide ;je restai seule avec mon père qui, trop
occupé de ses affaires , ne pouvait diriger ni surveiller mes
lectures. Les oeuvres de Jean- Jacques faisaient le fond
d'une petite bibliothèque à ma disposition. Dès que j'ens
commencé à les lire, toute autre lecture me devint insipide;
etje crois que j'y ai plas gagné que perdu. J'ai lu , il est
vrai , bienjeune encore ,un roman qu'il dit lui-même être
dangereux , mais du moins je n'en ai pas lu d'autres : et
dans celui-là j'ai trouvé bien plus d'encouragement à la
vertu qu'au vice. Si j'ai bien compris la phrase tant citée
de sa préface , c'est en général la lecture des romans qu'il
interdit aux jeunes filles, plutôt que celle de son Héloïse
enparticulier. Quoi qu'il en soit , je puis affirmer que la lecture
répétée de la nouvelle Héloïse et d'Emile , loin d'avoir
eududanger pour moi , m'a toujours faitdésirer plus vivement
de devenir et meilleure , et plus vertueuse. Je lui
dois peut-être aussi d'avoir évité tous les dangers de mon
âge dans une ville où les jeunes gens des deux sexes ont de
fréquentes occasions de se rencontrer. Combien tous les
hommes me paraissaient au-dessous de cet auteur sublime
dont je cherchais en vain le modèle dans les lieux de sa
Naissance ! et lorsque je venais de lire ses écrits , comme
20 MERCURE DE FRANCE ,
> Pardonne mes soupçons ,je puis bien en avoir.
► Mon fils de ma vieillesse est le plus doux espoir.
> Et toi qui dès ce jour , vas lui servir de guide ,
• Ne l'égare jamais par un conseil perfide .
> Le craindre est t'offenser : ah ! je suis dans l'erreur ,
> Un sentiment secret me parle en ta faveur ... »
Ces soupçons si mal exprimés ne sont point dans laBible .
Voilà , à ce qu'il nous semble , assez de citations pour
que notre examen de Tobie ne soit pas accusé d'injustice;
nous n'avons pas voulu y répandre unfiel précieux,
ni unfiel salutaire, comme l'auteur appelle le fiel du poisson
qui doit rendre la vue au vieux Tobie .
Le discours de l'ange Raphaël se faisant connaître à la
famille israélite , est ce que dans cet opuscule nous avons
trouvé de mieux écrit , mais il ne fallait pas le terminer
par ce vers incroyable où l'on souhaite le bon soir à la
compagnie :
> J'ai rempli mon devoir , je te fais mes adieux.
Tobie est suivi d'une églogue intitulée : le Tombeau .
L'invention n'en est ni heureuse ni neuve , et dans la versification
, comme dans la pensée , il n'y a rien de touchant
et de naturel .
Une idylle succède; elle est intitulée : la Journée
Champêtre, sujet heureux , s'il était bien traité ; l'auteur
ypeint ses amusemens , et d'abord la pèche :
« Dès l'aube matinale , en quittant ma chaumière ,
> Je chemine gaîment jusques à la rivière .
• Arrivé ,je m'assieds sur un frêle bateau
> Qui , sans être guidé , suit le courant de l'eau .
> Je tente , par l'appât , le poisson trop avide ;
➤ Je le sens s'accrocher à l'hameçon perfide ;
> Il se débat , s'agite , et le roseau pliant
► Fait tomber en mes mains un brochet frétillant ,
> Que j'enferme avec soin dans un filet humide.
Les détails sont le charme de la poésie , le triomphe des
poëtes , et l'écueil de ceux qui ne le sont pas .
Nous passons légèrement sur une autre idylle , surdes
OCTOBRE 1811 . 21
fables sans invention, mal contées , et dont les moralités
sont des lieux communs .
L'auteur offre encore au public des chansons . Ce sont
des vers de société , et dans toute la force du terme de
petits vers.
Il y a pourtant du bien à dire , et nous en saisissons
avec joie l'occasion , il y a du bien à dire du Cimetière
de Village, imitation de l'élégie très -connue de Gray ,
dont les écrits sont en Angleterre réputés de haute poésie.
M. Charin s'est approché du poëte anglais en l'imitant ,
et plusieurs strophes de cette élégie sont d'une véritable
beauté. D.
LE SERIN DE JEAN-JACQUES-ROUSSEAU.
ANECDOTE INÉDITE .
MA patrie est celle de Jean-Jacques-Rousseau. Je fus
long-tems enthousiaste de son génie et de ses ouvrages .
J'étais très-jeune lorsque je perdis une mère chérie qui
me servait de guide ; je restai seule avec mon père qui , trop
occupé de ses affaires , ne pouvait diriger ni surveiller mes
lectures . Les oeuvres de Jean-Jacques faisaient le fond
d'une petite bibliothèque à ma disposition. Dès que j'eus
commencé à les lire, toute autre lecture me devint insipide ;
et je crois que j'y ai plus gagné que perdu. J'ai lu , il est
vrai , bien jeune encore , un roman qu'il dit lui-même être
dangereux , mais du moins je n'en ai pas lu d'autres : et
dans celui-là j'ai trouvé bien plus d'encouragement à la
vertu qu'an vice. Si j'ai bien compris la phrase tant citée
de sa préface , c'est en général la lecture des romans qu'il
interdit aux jeunes filles , plutôt que celle de son Héloïse
enparticulier. Quoi qu'il en soit , je puis affirmer que la lecture
répétée de la nouvelle Héloïse et d'Emile , loin d'avoir
eu du danger pour moi , m'a toujours fait désirer plus vivement
de devenir et meilleure , et plus vertueuso. Je lui
dois peut-être aussi d'avoir évité tous les dangers de mon
åge dans une ville où les jeunes gens des deux sexes ont de
fréquentes occasions de se rencontrer. Combien tous les
hommes me paraissaient au-dessous de cet auteur sublime
dont je cherchais en vain le modèle dans les lieux de sa
paissance ! et lorsque je venais de lire ses écrits , comme
22 MERCURE DE FRANCE ,
tout ce que j'entendais me paraissait d'une fadeur insupportable
! la magie de son style , ce charme inconnu qu'on
ne peut défnir ni imiter , qui donne à sa prose l'effet d'une
musique délicieuse , m'enchantait au point que je ne pouvais
supposer aucun défaut à l'être qui exprimait ses pensées
avec tant de sensibilité et d'énergie. Je lui trouvais
tous les caractères de l'idéal de la perfection. J'aurais
voulu pouvoir vivre avec lui , être sa soeur , son amie , sa
compagne , le soigner dans ses maux , le consoler de ses
peines , lui consacrer toute mon existence ; j'en étais sans
cesse occupée. Cette passion pour un homme que je ne
connaissais que par ses écrits , était sans doute une folie;
mais si , comme j'en suis persuadée , je lui dois de m'avoir
garantie d'autres passions et d'autres folies , puis-je en voufoir
à celui qui me l'inspirait ? Elle remplissait entièrement
mon jeune coeur ( ou plutôt ma très-jeune tête ) , lorsque
Jean-Jacques mourut à Ermenonville, et très -certainement
il ne fut regretté de personne plus sincèrement que de sa
jeune amie inconnue , dontjamais il ne s'était douté. Cent
fois j'avais voulu lui écrire , lui apprendre mon admiration ,
mon enthousiasme ; mais la timidité de mon âge , unejuste
défiance de moi-même et de mon style , plus que tout encore
la crainte de perdre cette chère illusion qui me faisait
imaginer qu'il m'aurait aimée s'il eût su combien je l'aimais,
m'avaientarrêtée . Iln'était plus tems ; et cela même augmentait
mes regrets. Il me semblait que mon attachement aurait
pu embellir et prolonger son existence. J'aurais voulu
du moins rendre un hommage à sa mémoire; je l'essayai ,
et ne fus contente d'aucun de mes essais , soit que je manquasse
de talens , ou que je sentisse trop pour exprimer à
mongré nes sentimens .
J'avais un oncle très-aimable , assez bon poëte de société ,
qui m'avait paru partager mon enthousiasme pour notre
compatriote . Lorsqu'il me voyait rongir et m'auimer en
parlant de lui , il riait et me disait en me frappant sur l'épaule
: Bonne Pauline , tu es digne d'être l'amie de Jean-
Jacques ! " C'était à mon gré le plus beau des éloges , il me
rendait bien fière de moi-même. Ce fut à lui que je m'adressai
enle conjurant d'employer tout son coeur et tout son esprit
à faire une épitaphe pour mon cher Jean-Jacques . J'y
penserai , medit-il , et dès le lendemain il m'en apporta une
quime mit en fureur , que je déchirai et jetai au feu , mais
quema bonne mémoire retint malgré moi. Je ne la crois
pas connue. Mon oncle avait le double mérite de rimer
OCTOBRE 1811 . 23
avec esprit et facilité et de n'attacher ni prétention , ni importance
à ses productions. Mes vers n'ont point de lendemain,
nous disait-il souvent , en nous récitant ceux qu'il
venait de faire. Cependant plusieurs de ses poésies auraient
mérité de lui survivre; mais c'était si peu son opinion qu'on
n'a trouvé dans ses papiers après sa mort ni brouillon , ni
copie d'aucune de ses compositions. C'est un trait si rare
chez les poëtes que je me plais à le citer , ainsi que l'épitaphe
qui avaitsi fort excité ma colère , et que je trouve à présent
moins mauvaise :
Ci-gitRousseau ! en lui tout fut contraste ;
Il aima les humains , mais ce fut pour les fuir ;
Il perdit sa patrie en voulant la servir.
Modeste avec orgueil , il fut pauvre avec faste ,
Ne sut pas vivre et sut mourir.
Eh quoi , mơn oncle ! dis -je avec indignation , n'aviez-vous
donc que cela à dire?-Rien autre chose, ma nièce . - Ah
Dieu! pas autre chose ! ... et sa sensibilité profonde ! ... et
cette ardente humanité ! ... et ce génie si supérieur ! ... et
cette ame si sublime! ... et sa magique éloquence ! ... et sa
passion pour lavérité ! ... et cette occupation touchante du
bonheur des enfans !... et tout ce qui le distingue , qui le
met si fort au-dessus de tous les écrivains ,... de tous les
mortels ! ... Mononcle , votre épitaphe me paraît une cruelle
satire... jeme suis bien trompée... je croyais que vous partagiez
mon admiration ... que vous étiez son ami dévoué...
-Son admirateur,je le suis sans aucun doute; son ami ...
le ciel m'en préserve ! Pauline , un jour tu reviendras de ton
erreur; tu verras que l'être à-peu-près divin que tu viens de
peindre , n'était souvent qu'un mortel bien faible et bien
orgueilleux.- Mon oncle ! -Tu es bien courroucée , eh
bien! venge-toi sur mon épitaphe , je te l'abandonne. Au
reste , nous allons avoir , sous le titre de CONFESSIONS , les
mémoires de cet homme célèbre . L'apôtre de la vérité
(comme tu le nommes ) , n'en aura pas imposé ; et nous
sanrons à quoi nous en tenir surson compte. En attendant,
calme ton imagination , de peur qu'elle ne t'égare comme
la sienne qui fit son malheur, et celui de tous ceux qui l'ont
aimé.
Les Confessions parurent , en effet, quelques mois après ,
et le voile tomba. Voilà ton ami J.-J. , me dit mon oncle
en me les apportant : je conviens avec toi qu'il est véri
24 MERCURE DE FRANCE ,
dique ; mais il prouve que s'il y a de la vertu à ne pas
mentir , il y en a aussi à ne pas tout dire.
Je lus et j'en revins à-peu-près à l'opinion de mon
oncle. Je dois avouer cependant que dans plus d'une page
de at inconcevable ouvrage , je retrouvai toute mon admiration
et tous mes regrets , que ce fut même celui qui
m'attacha et m'attendrit le plus ; mais en même tems j'eus
à rougir plus d'une fois de mon adoration insensée qui
s'évanouit par degrés , et se changea en tendre compassion
sur ses erreurs dont la source fut une sensibilité exaltée .
Rousseau fut toujours pour moi le premier des écrivains
mais non plus le premier des hommes. Les années amenèrent
enfin l'âge de la raison. Je lus d'autres bons ouvrages
, je relus les siens , et fus entiérement convaincue
que Rousseau était en effet un composé des plus étonnans
contrastes .
,
Des affaires m'appelèrent , en 1800 , de Genève à Paris .
Je visitai tous les monumens de la capitale ; et celui qui ,
après le Louvre , me parut mériter le plus l'admiration
générale , fut ce superbe édifice que l'on nommait alors le
Panthéon . Dans l'église souterraine , on me fit remarquer
parmi d'autres tombeaux celui de J.-J. Rousseau : à cette
vue , à ce nom , je me rappelai mon ancienne passion , et
j'en retrouvai même dans mon coeur quelque étincelle. Ce
bras armé d'un flambeau qui sortait de la tombe eutronverte
, me parut être la sublime image de l'immortalité et
du feu de son génie. Je me retragai tour-à-tour et ses plus
belles pensées , et ses sophismes , et sa grandeur , et sa
foiblesse , et ses torts , et ses malheurs , et l'épitaphe de
mon oncle . J'étais absorbée dans ces souvenirs , lorsque
j'aperçus , sous le pli du bras qui tient le flambean , une
petite boîte ficelée. Dans ce moment mes amis se raprochèrent,
et avec eux celui qui nous montrait l'édifice . Jo
me hâtai de lui demander , en la lui montrant , ce que
c'était que cette petite boîte. Il parut surpris , et m'assura
qu'il ignorait quand et comment elle avait été déposée là .
Il fallait , en effet , loute l'attention que j'avais mise à examiner
le monument pour la découvrir ; et la poussière qui
la couvrait indiquait qu'elle était là depuis quelque tems .
Le concierge la prit et me la donna ; on lisait écrit sur le
couvercle de la boîte , d'une petite écriture de femme s
Jean-Jacques m'aimait. Notre curiosité , très-excitée , fot
bientôt satisfaite le concierge reprit la boîte , coupa la
ficelle , l'ouvrit , et nous présenta un très-joli serin de
OCTOBRE 1811 . 25
,
Canarie , très-proprement empaillé , et couché sur un lit
de coton. Le gardien leva les épaules en souriant de pitié ,
et ne fit nulle difficulté de me céder ce qu'il appelait ma
trouvaille. J'étais redevenuebienjeune auprès du monument
de Rousseau car j'emportai la petite boîte et la petite
bête avec un vrai plaisir d'enfant; et de crainte qu'on ne
m'en séparât , je me hâtai de cacher mon trésor et de m'en
aller l'admirer chez moi. Je sortis avec précaution le petit
oiseau de sa niche , je lissais son joli plumage jaune , je
soufflais dessus pour le relever , je penchais ensuite l'oiseau
sur mon doigt; on l'aurait cru vivant , deux jais noirs
remplaçaient ses yeux à s'y tromper. L'absence totale d'air
l'avait sans doute conservé si bien qu'il paraissait prêt à
chanter. Ah! combien j'aurais désiré qu'il pût parler et me
dire à quel titre il avait appartenu à Jean-Jacques , et qui
s'était donné le soin de le placer sur son tombeau ! Je ne
pouvais me rappeler aucune page de ses oeuvres où il fût
question d'un oiseau. Cependant je me promis de relire
ses Confessions , que je n'avais pas voulu rouvrir depuis
que leur lecture m'avait désenchantée. En attendant , j'eus
la fantaisie de placer le serin sur un buste de son maître
que j'avais sur ma cheminée je me levai dans cette intention
; la boîte tombe , je la relève : le coton s'était
dérangé , et ce dérangement me fait apercevoir un petit
papier fin écrit de la même main que le dessus de la boîte.
Ilyavaitpour adresse : A ceux qui trouveront mon serin .
C'était indubitablement à moi. Je lus etj'appris ainsi l'histoire
de mon oiseau , que je vais copier sans rien changer
au récit naïfde son historienne. Heureuse et simpleRosine !
combien autrefois j'aurais envié ton sort ! Tufus pour J.-J.
ce que j'ai tant désiré d'être , son élève , son amie ... et
sans doute tu le méritais mieux que moi , puisque tes sentimens
et ta vénération n'ont point varié.
Copiede l'écrit trouvé aufond de la boîte.
■C'est demain que le monument qu'on élève au Panthéon
, à mon vieil ami , sera terminé . Je ne veux plus
perdre un seul jour , j'irai , comme il me l'a demandé ,
déposer notre serin sur son tombeau. Hélas ! depuis longtems
, tous deux ont cessé de vivre, et je n'ai pu remplir encore
mapromesse ; maisj'ai tout préparé ; son Carino (1 ) ,
e(1) Mot italien qui équivaut à ceux-ci : cher-petit.
26 MERCURE DE FRANCE ,
bien empaillé , repose dans une petite boîte , et j'espère
pouvoir trouver un moment pour le réunir à son bon
maître , quoiqu'il soit allé mourir si loin de la pauvre
Rosine. Ah ! ils étaient déjà réunis dans ma pensée ! ....
Qui que vous soyez , qui déplacerez Carino , ne méprisez
pas ce petit oiseau ! Il fut tendrement aimé de Jean-Jacques
et de sa Rosine . Je vais , en peu de mots , faire son
histoire ; je la mettrai au fond de la petite boîte ; vous la
lirez ; elle vous intéressera , et vous remettrez Carino sur
le tombeau de son ami.
"
,
Je me nomme Rosine. Mon père , dont j'étais l'unique
enfant , vivait à la Chaux-de-Fonds , dans la principauté.
de Neufchâtel. Il était habile horloger- mécanicien , et
P'associé du fameux Jacques Droz , avec qui il composa ces
figures organisées qu'ils appelaient des automates , qui
furent admirées de toute l'Europe , et qui ont fait les plaisirs
de mon enfance. J'étais cependant un peu jalouse du
petit dessinateur et de la petile musicienne. Ils étaient si
obéissans , si dociles , si attentifs à leur ouvrage , qu'on
me les présentait sans cesse pour modèles . " Vois, Rosine,
me disait mon père , comme ils sont plus sages que toi :
je n'ai d'autre souci que de les monter , et ils travaillent
sans la moindre distraction , tandis que ton nez est toujours
en l'air : aussi sont-ils beaucoup plus habiles que toi.-
Mais papa , disais-je , ils font toujours les mêmes choses .
-J'en conviens , mais ils les font bien et toi tu barbouilles
tout ce que tu fais. Je les vis donc partir sans
peine. J'aimais beaucoup mieux un charmant petit serin
de Canarie que mon père avait organisé pour moi , auquel
on ne me comparait point et qui faisait tout mon bonheur.
Il sifflait à merveille trois jolis airs l'un après l'autre ; il
tournait la tête , et pendant un quart d'heure il sautait
d'un bâton à l'autre dans sa jolie cage , de l'air du monde
le plus naturel. Je l'aimais à la folie ; et lorsqu'après la
mort de mon bon père , ma mère vint s'établir à Mottier-
Travers , chez une soeur qui y était établie , je n'eus garde
d'oublier mon gentil automate que je nommais Bibi. Ma
tante , chez qui nous logeâmes , était veuve aussi et n'avait
qu'un fils plus âgé que moi de cinq ou six ans , et que
j'aimais beaucoup . Lorsqu'il venait chez mon père , il
avait, mille complaisances pour sa petite cousine. J'avais
souvent entendu nos mamans former le projet de nous
marier ensemble , et j'en étais bien aise , car personne ne
OCTOBRE 1811 .
27
me plaisait plus que mon cousin Armand ; mais il n'en
était pas question encore. J'étais dans ma onzième année ,
et mon cousin , qui en avait dix-sept , était élevé à Paris ,
chez un parent de son père qui l'avait demandé. Je fus
forttristedene pas letrouver chez lui, il ne fallut pas moins
que les caresses de ma bonne tante , dont j'étais l'enfant
gâté, et la gentillesse de l'oiseau automate , pour me consoler.
Je le montais vingt fois par jour sans me lasser
jamais de l'éternelle répétition des trois airs qu'il sifflait. Il
est vrai qu'ils étaient charmans et nouveaux. C'était trois
airs du Devin de Village : J'ai perdu mon serviteur, etc.;
Sides galans de la ville , et le charmant vaudeville de la
fin: C'est un enfant , c'est un enfant. On m'en avait
apris les paroles ; je les chantais avec une voix juste et
fraiche ; le serin m'accompagnait en balançant sa petito
tête à droite et à gauche , et nous formions ainsi de petits
concerts , peu variés , il est vrai , mais qui n'enchantaient
pas moins mes bonnes parentes et moi-même.
,
■ J'appris enfin à connaître d'autres plaisirs que celui de
chanter avec un automate . Nous occupions , avec ma tante ,
undes corps de logis de la maison. Il y en avaitun autre
séparé parun petit jardin et qui n'était pas habité. Un vieux
monsieur de Neufchâtel vint proposer à matante de louer
ce pavillon , qui était très-petit , à un de ses amis. C'était ,
lui dit-il , un homme sur le retour , maladif , bon , doux ,
tranquille , n'ayant avec lui qu'une gouvernante qui le soignait
et faisait son ménage. Ma tante accepta , et son
locataire ne tarda pas à arriver. C'était J.-J. Rousseau . On
en parlait très-diversement ; les uns comme d'une divinité,
les autres comme d'un méchant homme. Ma tante prenait
son parti parce qu'il logeait chez elle et ma mère parce
qu'elle avail un roman de lui qui lui avait fait plaisir.
Pour moi , petite fille, je n'en pensais ni bien , ni mal;
mais sa physionomie me plaisait et son costume m'amusait.
Il portait une longue robe garnie de fourrure , rattachée
au milieu du corps par une large ceinture , et sur
sa tête un bonnet fourré , aussi en forme de turban . Il
ressemblait ainsi à un automate turc que j'avais vu chez
mon père , qui frappait de la timbale. Tout le monde , à
Mottier , l'appelait l'Arménien Jean-Jacques ; moi , je le
nommais toujours l'Automate Jean-Jacques . Je me mettaisàla
fenêtre dès que je le voyais sortir de chez lui . Il se
promenait tout seul avec une grande boîte de fer-blanc
sous unbras , et un livre sous l'autre. Quelquefois je me
28 MERCURE DE FRANCE ,
trouvais sur son passage , et je lui fesais une grande révé
rence qu'il me rendait par un sourire de bienveillance et
quelques mots caressans , car il aimait les enfans et savait
s'en faire aimer. Ma tante , qui l'avait reçu à son arrivée , et
qui voyait souvent Mlle Thérèse Levasseur , sa gouvernante
, disait qu'il était le meilleur des hommes , simple
lui-même comme un enfant , mais sauvage et singulier
dans sa manière de vivre . Il herborisait dans la matinée ,
faisait des lacets sur un coussin dans la soirée , et dans ses
momens perdus il s'occupait d'un serin de Canarie qu'il
avait apporté avec lui , et qui était sa seule société . Cet
oiseau qui nous rapprocha l'un de l'autre , est le pauvre
Carino renfermé dans cette boîte .
Les fenêtres de mon cabinet étaient vis-à-vis de celles
de notre voisin. Son oiseau avait la liberté de voler dans la
chambre , mais non pas celle d'en sortir. Attiré par le chant
du mien , et profitant d'un moment où l'on ouvrit la
fenêtre , il s'échappa , traversa rapidement le jardin et se
plaça sur la cage de Bibi que je venais de monter , et qui
débitait ses trois airs. Qu'on juge de mon enchantement
en voyant arriver ce second oiseau; il commença aussi à
chanter après avoir écouté un moment ; mais ce n'était
pas des airs , c'était une mélodie bruyante et variée , toute
nouvelle pour moi , et qui me parut délicieuse. Il tournait
aussi sa tête en chantant , mais avec beaucoup plus de
grace que Bibi , et d'un air bien plus intelligent. Je lui
tendis le doigt , il s'y plaça , puis sur mon épaule , puis
sur ma tête , tandis que Bibi ayant fini son chant saulait
régulièrement d'un bâton sur un autre , toujours à la même
place , jusqu'à ce qu'il s'arrêtât tout-à-fait ; le nouvean
venu retourna sur sa cage , puis sur mon doigt. Je le trouvais
charmant , et je l'approchais de mes lèvres , lorsqu'un
coup de sifflet et le nom de Carino , répété plusieurs fois ,
le firent partir à tire d'aile. Il se posa encore sur un arbre
dujardin,puis rejoignit son maître que je voyais à la fenêtre
P'appeler sans relâche . Quand il l'eut repris , il me fit un
signe qui exprimait le plaisir de le revoir et une félicitation
sur la sagesse du mien qui ne sortait pas . Un moment
après , je vis notre voisin sortir, traverser le jardin , et entrer
chez nous . Bientôt on m'appela , je le trouvai assis entre
ma mère et ma tante.- Je viens vous remercier, ma belle
enfant , me dit-il avec bonté , de l'accueil que vous avez
faità mon oiseau ; je vous dois des excuses du mauvais
exemple qu'il donne au vôtre , mais vous l'avez mieux
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levé ; il se trouve bien auprès de vous; il ne vous quittera
pas. Oh ! non monsieur , dis-je en riant , il ne
s'envolera pas , j'en suis bien sûre.... Je voudrais bien
qu'il pût s'envoler.-Pour avoir le plaisir de le voir reve
nir , sans doute ? Voulez-vous me le montrer ? Il siffle à
merveille , à ce qu'il m'a paru , des airs .... que je siffle.
aussi quelquefois. Je courus le chercher , et son immobilité
parfaite, lui eut bientôt appris ce que c'était , car le
ressort avait fini son jeu. - Quoi ! c'est un automate !
s'écria-t-il avec surprise : de ma fenêtre j'y ai été complétement
trompé , etje l'ai cru plein de vie. Il le prit , l'examina.
Je lui racontai que c'était l'ouvrage de mon bon
papa que j'avais tant regretté; je lui montrai comment on
lemontait, et dès qu'il le fut il recommença ses petits
mouvemens ses petites cadences , et puis les trois airs les
uas après les autres , qu'il n'était pas question d'arrêter.
Mon coeur battait de plaisir , car je voyais visiblement que
Automate Jean-Jacques en avait beaucoup à entendre,
ľautomate Bibi ; j'en attribuais la gloire à ce dernier , et
J'en prenais bien une petite portion pour sa maîtresse
ignorant alors qu'un auteur a toujours du plaisir à entendre,
ou voir ses ouvrages , et que j'avais devant moi celui des
jolis airs tant répétés. Ses yeux assez petits , mais noirs et
pleins de feu , avaient une expression d'orgueil et de joie ;
elle augmenta encore , lorsque ma tante m'ordonna de
chanter les paroles. J'obéis promptement , car j'en mou-,
tais d'envie . Je crois le voir encore , ce bon Jean-Jacques ,
m'écoutant avec délices battant la mesure sur ma main
qu'il avait pris dans les siennes ; et répétant d'une voix
douce, juste , mais un peu cassée : C'est un enfant, c'est
un enfant; et un aimable enfant , ajouta-t-il quand l'air
fut fini , en pressant de ses lèvres la main qu'il avait gardée
dans les siennes . Il voulut savoir comment je m'appelais .
Rosine , monsieur.-Ce nom vous va fort bien ; et vous ,
savez-vous comment je m'appelle ?-Je baissai les yeux
ensouriant sans répondre . Ma mère trouva très-plaisant
de lui dire que je l'avais baptisé du nom d'automate àcause
de son vêtement, et il en rit beaucoup . " Elle a plus raison
> que vous ne pensez , lui dit-il; plût au ciel que je n'eusse
⚫ été qu'un automate , ou que je pusse le devenir ! C'est à
cela que j'aspire : d'ailleurs c'est un moyen de plaire à
Rosine ; elle aimait tant son serin ! Il avait raison de
parler au passé ; car , sans savoir pourquoi , il me semblait,
que j'aimais déjà moins Bibi. Il était démonté. Je lui
,
n
30 MERGURE DE FRANCE ,
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,
trouvais l'air si imbécile avec son bec entr'ouvert et sa
figure immobile ! Je le remis dans sa loge pour l'émporter .
«Bien obligé , bonne Rosine, me dit notre aimable voisin ;
> je sais bon gré à votre gentil automate; sans le savoir , il
> vous occupait de moi , il vous a appris très-bien des airs
» que j'aime à entendre ; mais je crains cependant qu'à la
> fin ils ne vous ennuyent . Oh non ! monsieur , jamais !
ils sont si jolis ! Il parut attendri . Douce petite , me dit-il ,
puisses-tu conserver cette précieuse innocence , et ne t'ennuyer
jamais de ce qui t'a plu une fois ! Veux-tu m'aimer ,
Rosine , comme tu aimais ton bon papa ? Les larmes me
vinrent aux yeux au nom de mon père et je répondis en
secouant la tête : Je veux bien vous aimer , monsieur , et
je vous aime déjà ; mais comme monpapa........ Oh non ! je
ne le pourrais pas ; je sens que je n'aimerai jamais personne
antant que j'aimais mon papa.-Excellente fille ! Eh bien !
aime-moi donc comme un ami. Appelle-moi ton vieux
bon ami . Tu le veux bien , n'est-ce pas ? Il mit un accent
si tendre dans ces derniers mots , que je me jetai dans ses
bras . De ce moment je fus sa Rosine , sa bonne fille , et lui
mon bon vieux ami. Daignez me confier votre enfant ,
dit- il à ma mère. Je me suis souvent occupé d'éducation ,
et j'ose vous assurer , en toute confiance , qu'elle s'en trouvera
bien Ma mère le remercia avec attendrissement , et
lui dit qu'elle s'en reposait entiérement sur lui. Te voilà
donc , ma fille , mon élève , ma Sophie , me dit-il en me
serrant dans ses bras ;je voudrais que tu te fusses appelée
Sophie , mais le nom deRosine te va si bien , il m'intéressera
aussi . Après quelques momens d'entretien sur ce
que je savais , ou plutôt sur ce que je ne savais pas , car je
n'avais guère appris qu'à soigner mon serin , il me proposa
d'aller rendre à Carino la visite qu'il m'avait faite . Il n'a que
le chant de la nature , dit- il , mais il le varie sans cesse , et
le redouble quand je lui réponds , comme pour me répondre
à son tour. Tu sentiras la différence d'un automate à un
être vivant et sensible . De plus , mon cher Carino me donne
le plaisir de le rendre heureux.
Ce qui trouble le plaisir d'avoir des oiseaux dans sa
chambre , dit ma mère, c'est l'obligation où l'on est de les
tenir en captivité .
Vous avez raison, madame ; ce futpendant long-tems co
qui m'empêcha d'en avoir. Le premier des biens est la liberté
. Pénétré de cette idée , j'avais le mauvais goût de préférer
un chat à cause du goût de son espèce pour l'indé-
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pendance; mais je finis par trouver que les chats ressemblent
trop aux hommes. Ils ont comme eux la liberté du
coup de griffe , et ils s'en servent trop souvent. Une amie
bien chère me donna Carino , et dès ce moment les chats
perdirent leur crédit chez moi . Je frémis à l'idée que sil'un
d'eux apercevait mon pauvre oiseau il le traiterait aussi mal
qu'on a traité son pauvre maître , et qu'il serait aussi déchiré
à belles dents. D'ailleurs Carino n'est esclave que de
son amitié pour moi ; sa cage n'est jamais fermée ; il ne
m'aquitté encore que pour visiter Rosine , et je l'en aime
davantage ; viens, ma fille, je veux que tu fasses plus ample
connaissance avec lui .
Nous sortîmes ensemble nous tenant par la main , et
j'étais déjà tout-à-fait familiarisée avec lui. En traversant
le jardin il me nomma plusieurs plantes dontj'ignorais les
noms , et me promit de m'apprendre à les connaître toutes .
Enentrant dans sa chambre il me présenta à Mlle Thérèse ,
qui était occupée à la ranger. C'est ma fille , dit- il , et je
Venx qu'elle ait ses entrées libres chez moi. Je courus
d'abord à la cage de Carino. Elle était ouverte. Mon vieux
ami l'appela en lui présentant un petit morceau de sucre
qu'il vint becqueter ; il voltigea ensuite tour-à-tour sur nos
têtes , sur nos épaules. J'eus le plaisir ( inconnu avec le
mien ) de lui faire manger des grains entre mes lèvres ; il
nous régala ensuite de son joli chant. Il volait dans tous les
coins de la chambre avec un air si content ! je le suivais
des yeux avec transport; et je sentis que l'insipide Bibi
avait grand besoin d'être un don de mon père , et de chanter
les airs de mon vieux ami , pour m'intéresser encore .
» Depuis ce jour je devins l'élève de Jean-Jacques . Il tint
tout ce qu'il avait promis à ma mère , en m'apprenant ce
qu'il savait de bien , et me laissant l'ignorance du mal . Par
ses soins je devins une passable musicienne ; j'appris les
noms de toutes les plantes usuelles , et assez de botanique
pour les classer moi-même; j'appris de l'histoire et de la
géographie ce qu'il en fallait pour comprendre les gazettes
que je lisais à ma tante. Je lisais avec lui quelques morceaux
choisis des meilleurs auteurs français ; quelques tragédies
de Racine , Télémaque en entier , peu d'ouvrages
modernes , et des siens seulement quelques pages d'Emile ,
qui me firent comprendre pourquoi il me nommait quelquefois
sa Sophie. Ce nom réveillait en lui mille souvenirs
doux et pénibles. Il le prononçait souvent en caressant
Carino. Il medit que celle qui le lui avait donné, portait ce
32 MERCURE DE FRANCE ,
nom qu'il ne prononçait jamais sans émotion. Ce fut dans
un de ces momens qu'il me dit les larmes aux yeux : Bonne
Rosine ! si tu m'aimes encore quand je ne serai plus , porte
Carino sur ma tombe lorsque sa vie aussi sera terminée ; tu
le placeras sur la pierre qui couvrira ton vieux ami , ce sera
peut- être le seul être qui m'aura toujours aimé. Ce futmon
tour de pleurer. Tais-toi , lui dis-je en portant ma main sur
sa bouche, tu dis qu'il ne faut pas mentir, et à-présent tu
ne dis pas la vérité ; tu sais bien que je t'aime , que je t'aimerai
toute ma vie .
» Toute sa vie , répéta-t-il en souriant ; puis il me donna
un baiser sur le front en renouvellant sa prière de placer
Carino sur sa tombe. Je le lui promis . Hélas ! il ne prévoyait
pas alors qu'il irait mourir si loin de moi , et que bientôt
nous serions séparés à jamais. Il voulait , disait-il sans
cesse , se fixer à Mottier pour le reste de sa vie ; il voulait
voir sa Rosine femme ,mère et nourrice : quand ilme disait
cela , je riais et je pensais à mon cousin Armand qui
.manquait seul à mon bonheur. Il revint , et son arrivée occasionna
mes premières découvertes sur le caractère défiant
et ombrageux de mon vieux ami . Je lui avais vu souvent
des momens d'humeur , ou plutôt de tristesse; mais ils
étaient ordinairement causés par quelque propos de
Mlle Thérèse ; et une caresse de Rosine , ou le chant du
serin , la dissipait bientôt .
» Armand arriva sans être attendu ; nous étions à souper.
On comprend notre joie ; c'était à qui lui prodiguerait
plus de caresses . Il était cependant devenu un
grand beau monsieur de très-bonne façon , qui aurait dû
n'intimider ; mais pour moi c'était toujours mon Armand .
I1 ne pouvait nonplus en croire ses yeux en retrouvant sa
petite Rosine avec le maintien de grande fille , de l'aisance,
de la grâce , et un accent très-pur ! car mon vieux ami , qui
attachait beaucoup de prix à ces avantages chez une femme,
ne me passait aucun mauvais terme , aucune inflexion
aigre ou fausse , aucune mauvaise contenance ; il me faisait
tenir droite sans roideur; il ramenait mes bras en avant
pour qu'en marchant ou sautant je n'eusse pas , disait- il ,
l'air d'une sauterelle : j'avais donc , grâce à ses leçons , une
très-bonne tenue. A chaque surprise de mon cousin , à
chaque éloge , je me hâtais de répondre : c'est mon vieux
ami. Mais combien son étonnement augmenta lorsque jelui
nommai ce vieux ami ! il courait hors de lui-même par la
chambre en répétant : Jean-Jacques-Rousseau est ici ! il est
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Voire ami , est-il possible ! Que je suis heureux ! Quoi ! je
pourrai le voir , l'entendre ? Dès ce soir , si tu le veux , Armand
, je vais chez lui quand il me plaît. Nos mères nous
firent observer qu'il était trop tard , que la maison serait
fermée , que Mlle Thérèse grognerait... et malgré sa
sie et son impatience M. Armand fut obligé d'attendre au
lendemain . Toute la soirée il nous entretint de Rousseau
de ses ouvrages , des amis et des ennemis qu'il avait à
Paris. Il nous dit que lui , Armand , était collaborateur
d'un journal ; et qu'il se réjouissait beaucoup d'y parlerde cen
Jean-Jacques-Rousseau , de sa retraite à Mottier , et de
tout ce qu'il aurait vu et entendu de cet écrivain célèbre.
Cela ne me plaisait pas trop ; mais dans ma joie de revoir
mon cousin, je ne voulus pas le contrarier.A peine étionsnous
levés qu'il me conjura de le conduire chez mon vieux
ami. Je n'y allais jamais de si bonne heure ; mais je cédai,
nous ne le trouvâmes pas; il était déjà sorti pour herboriser
: Thérèse préparait son café , et nous dit qu'il ne tarderait
pas à rentrer. Jouvris sa chambre pour nous y établir
en l'attendant. Je caressai Carino , je contai à mon cousin
sonhistoire et celle de l'automate , ce qui l'amusa beaucoup
; je m'assis ensuite au clavecin, et déchiffrai quelques
ariettes . Pendant ce tems -là Armand touchait tout , regardait
tout , ouvrait tous les livres , et prenait des notes sur
son portefeuille , lorsque mon vieux ami rentra. Bon Dieu !
comment est-il possible qu'un homme puisse devenir aussi
différent de lui-même ! Cette aimable et bonne physionomie
qui me souriait toujours , devint sombre , farouche : son
regard exprimait l'indignation et la colère la plus violente .
Il le porta d'abord sur Arinand , puis sur moi . - Que
faites-vous ici , Rosine , avec ce jeune homme ? Pourquoi
me l'amenez-vous ? Qui est - il ? Que me veut-il ? C'est mon
cousinArmand , répondis -je toute tremblante , qui est de
retour de Paris et...-Dieu ! de Paris , dit-il avec un accent
terrible , en cachant son visage dans ses deux mains qui
tremblaient de colère , je vois ..... je comprends ..... retirez-
Fous ..... laissez -moi , laissez-moi. Il se promenait avec
agitation , Armand le suivait en lui faisant des excuses , et
lui nommant des gens de lettres de Paris qu'il connaissait ,
A chaque nom, à chaque pas , la fureur de Jean-Jacques
redoublait, et son terrible laissez -moi devenait plus positif.
Je voulus aller prendre Carino dans sa cage pour m'aider à
Fapaiser.-Laissez cet oiseau , Rosine ; vous n'êtes plus
digne de lui , il est le seul être qui ne m'ait pas trahi. Je
C
34 MERCURE DE FRANCE ,
vis bien qu'il fallait laisser passer ce mauvais moment ; et
prenantmoncousin sous le bras , je sortis bien affligée , en
le grondant beaucoup , sûre que c'était lui qui avait ainsi
irritémon vieux ami. Je pleurais aux sanglots , et lui riait aux
éclats . Il était enchanté , disait-il , d'avoir cette scène à raconter
à ses amis et à mettre sur son journal ; et moi les
mains jointes je le conjurais de n'en parler à personne , en
lui assurant que je saurais bien apaiser mon vieux ami .
Je voulus y retourner seule l'après -midi ; mais il lui vint
des visites d'étrangers , ce qui arrivait quelquefois ; et ces
jours-là je ne me montrais pas . Ils restèrent deux jours qui
me parurent bien longs , je lui écrivis un mot pour lui demander
excuse pour Armand et moi , le conjurant de me
pardonner mon tort involontaire. Je portai moi-même mon
billet à M Thérèse que je trouvai , comme à son ordinaire ,
de très -mauvaise humeur. Elle me dit qu'on en voulait à
son maître , et que sa vie n'était pas en sûreté s'il restait à
Mottier. Il y avait, il est vrai , beaucoup de gens contre
lui ; mais il était adoré du plus grand nombre ; et Me Thérèse
disait laut de sottises que celle-là me fit peu d'impression.
» Je ne veux raconter que ce qui a rapport à Carino, etce
que je sais positivement : je ne parlerai donc de la fameuse
lapidation qui eut lieu cette même nuit , que pour rappeler
qu'elle fit partir subitement Jean-Jacques de Mottier, et
me causa ainsi une peine bien cruelle. On peut en voir les
détails dans ses mémoires . Le lendemain matin nous étions
occupés tristement de ce qui s'était passé chez lui pendant
lanuit , et j'allais essayer de pénétrerjusqu'à lui pour le consoler
, lorsqu'une fille qui aidait dans son ménage vint
m'apprendre leur départ subit , en m'apportant , de la part
demon vieux ami , Carino dans sa cage , et ce billet :
» Adieu, Rosine , il m'en coûterait trop de te baïr; c'est
→ bien asseż de te quitter. Je veux te croire innocente de
la conspiration qui me chasse de Mottier. Je voulais y
> passer le reste de ma vie , mais je ne veux pas la perdre
> par un supplice qui n'est destiné qu'au méchant. Jepars ,
> chère et bonne fille ! non , tu n'es pas coupable , tu n'as
> pas conspiré contre celui qui t'aimait. Mais qu'ai-je fait
» à ce jeune homme pour venir m'épier , pour se liguer
avec mes ennemis ? Tu l'aimes , Rosine , il est ton cousin,
il sera ton mari... Eh bien ! qu'il te rende heureuse , et je
> lui pardonne . Je pars , je vais dérober ma triste existence
» à ceux qui la poursuivent.Rosine ! je ne te reverrai plus ;
OCTOBRE 1811 : 35
-
"
mais tous les jours je penserai à toi , jusqu'à celui où ma
> pensée s'anéantira pour jamais. Je ne sais où ma fatale
> destinée va me conduire; peut-être au-delà des mers :
Carinonepeutme suivre; il faut nous séparer , et ce n'est
pas le moindre de mes chagrins:: il fut le gage d'amitié
> de la femme que j'ai le plus aimée , qu'il soit pour toi
➤ celui de la mienne . Soigne Carino,Rosine, comme tu au-
> rais soignéton vieux ami s'il fût resté auprès de toi. Qu'à
⚫ chaque instant il te le rappelle; et souviens-toi que tu
m'as promis de réunir dans le même tombeau , s'il est
• possible , Jean-Jacques et l'oiseau de Sophie. Si ma der-
> nière demeure est trop éloignée de la tienne , si les ondes
> m'engloutissent , si je péris ignoré dans une terre étran-
⚫ gère , tu me remplaceras , et mon serin reposera près de
toi . Adieu , Rosine ! n'oublie pas ton malheureux vieux
> ami, ton père, ton instituteur; et que tes vertus prouvent
⚫ que celui qui instruisit ta jeunesse était vertueux.n
,
Ce n'est pas mon histoire que j'écris , et mon papier
estprès d'être rempli ; je n'entrerai donc pas dans le détail
demon chagrin profond , de mes larmes , de mes éternels
regrets . Je n'ai plus revu mon vieux ami; mais je n'ai
jamais cessé de penser à lui , et mes soins continuels ont
prolongé la vie de Carino, beaucoup au-delà de celle des serins
ordinaires : il a survécu à notre protecteur, dont j'appris
la mort avec un redoublement de regrets . Retenue à
Mottier par les soins que demandaient la vieillesse et la
santé de mes deux mères ( car colle d'Armand devint la
mienne), joints à mes nouveaux devoirs de mère et de nourrice
, je n'avais pu faire le pélerinage d'Erménonville
quoique je l'eusse passionnément désirépour revoir encore
une fois monexcellent instituteur : mais je lui avais écrit , et
j'en avais reçu une réponse . Il n'avait oublié ni Rosine , ni
Carino. Ce dernier expira doucement de vieillesse , après
avoir encore chanté un moment auparavant , comme pour
me faire ses adieux . Je le fis empailler par un artiste de
mon pays ; il m'offrit de l'organiser comme le mien ; mais
je n'aimais plus les automates , et Carino devait dormir
avec Jean-Jacques Je voulais seulement le conserver pour
remplir un jour ma promesse. Enfin le moment en est
venu ; Armand, qui a des correspondans à Paris , apprit
qu'on transportait au Panthéon les restes de Rousseau , et
qu'on lui élevait un monument : il m'offrit de m'y conduire
, jugez si j'acceptai . J'amenai avec moi mes deux enfans
, mon Emile et ma Sophie, nommés ainsi en mémoirą
4
C2
36 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1811 .
de mon vieux ami. Ils m'ont accompagné au Panthéon ,
son ombre les bénira ; je les ai nourris comme il me l'avait
tant de fois recommandé ; je les ai élevés d'après sés principes
, et jusqu'à présent je n'ai qu'à m'en féliciter .
Si cet écrit tombe entre les mains d'un ami de Jean-
Jacques , il le lira avec intérêt , et remettra peut- être Carino
auprès de son maître. Eh! quel autre qu'un ami de Jean-
Jacques visiterait son tombeau avec assez d'attention pour
ydécouvrir le modeste petit cercueil que j'y vais déposer ? "
ROSINE M.
Ah ! sans doute c'était une amie qui l'avait trouvé ; et
qui l'a reporté avec un saint respect sur le monument de
Rousseau , en demandant qu'il n'en soit plus ôté . Je n'ai
gardé que l'écrit de Rosine dont je ne garantis point l'authenticité
. Il porte cependant un tel caractère de vérité et de
simplicité qu'il ne doit laisser aucun doute ; car qui pourrait
avoir engagé Rosine à mentir ?
Rien , il est vrai , ne confirme cette anecdote dans les
mémoires de Rousseau , et ce petit épisode valait bien
quelques-uns de ceux qu'on ytrouve ; mais cette liaison
avecRosine a eu lieu dans un des momens de sa vie où il
était le plus agité , malheureux , occupé de tristes pensées ;
ses Confessions finissent avec son séjour à Mottier , et j'y
vois qu'il y avait formé des liaisons assez intimes sur lesquelles
il n'entre dans aucun détail; je veux croire que ma
petiteRosine était du nombre. Quoi qu'il en soit, il me
semble qu'elle et son oiseau ont droit d'intéresser ceux qui ,
comme moi , ont aimé et plaint Jean - Jacques -Rousseau .
Note de l'Editeur. Nous pouvons affirmer que le serin , tel qu'il est
ici dépeint , a vraiment été trouvé sur le monument de Jean-Jacques.
L'histoire de sa relation avec cet homine célèbre et celle de la petite
Rosine sont- elles réelles ou imaginaires ? c'est ce qu'il est impossible
de savoir avec certitude .
Mme ISABELLE DE MONTOLIEU.
POLITIQUE .
LES nouvelles de Hongrie , à la date du 17 septembre ,
donnent toujours comme très-prochain un engagement
général entre les deux armées belligérantes sur le Danube .
Elles annoncent que déjà 30,000 Turcs ont passé le Danube
, ce qui jusqu'à ce moment avait été en question ; que
les familles aisées de la Moldavie et de la Valachie se
réfugient enHongrie , ce qui serait une conséquence de la
première nouvelle , sur laquelle il reste encore des doutes .
Cependant , on écrit de Belgrade que cette ville craint
d'être bientôt assiégée . L'entrée de quatre mille Russes
dans ses murs ne s'est pas confirmée . Les femmes , dit-on ,
les enfans , les vieillards abandonnent le plat pays pour se
réfugier dans les forteresses voisines . La garnison russe
est très-faible , le sénat a délibéré sur les moyens de défense.
Près de Sophia et de Widdin les Turcs ont été considérablement
renforcés . L'armée bosniaque menace toujours
d'une invasion en Servic .
Les nouvelles de Pétersbourg que nous allons ici rapporter
sont officielles , mais elles remontent à une date
plus éloignée; la distance qui sépare la capitale russe du
théâtre de la guerre explique assez pourquoi les bruits
relatifs aux opérations nous parviennent plus promptementpar
l'Allemagne méridionale , que les relations officielles
russes par l'Allemagne du nord .
Lagazette de la cour de Pétersbourg publiait , à la date
du9septembre , la note suivante :
-Le général en chef de notre armée en Valachie mande
qu'un corps d'armée turc, sous les ordres d'Ismail , bey
de Serès , occupe plusieurs îles situées sous le canon de la
forteresse de Widdin , séparées de la rive gauche par un
bras du fleuve , que l'on peut passer au gué. L'ennemi a
pénétré ensuite sur la rive gauche , sous la protection des
batteries qu'il avait établies dans ces îles .
" Le 3 août , les Turcs attaquèrent nos troupes avec impétuosité
sur trois points différens . Les généraux-majors
Repninski Ier et II , et Ibywski repoussèrent l'attaque de
Yennemi , et le forcèrent à fuir jusque dans ses retranchemens
, après avoir laissé beaucoup de morts sur le champ
38 MERCURE DE FRANCE ;
de bataille. Nos troupes ont combattu contre des troupes
deux fois supérieures en nombre , depuis sept heures du
matin jusqu'à trois après -midi . Les Turcs ont perdu plus
de mille hommes tués ou blessés . Notre perte consiste en
3 officiers et 93'soldats tués ou blessés. »
Dans le même rapport , le général en chef annonce que,
le 15 août , à trois heures après- midi , les Turcs sont de
nouveau sortis de leur camp , et ont attaqué la position occupée
par le corps d'armée du lieutenant-général de Sass.
Ils ont renouvelle trois fois l'attaque contre la redoute que
nous élevions , et trois fois ils ont été complétement repoussés
. Le combat a duré jusqu'à la nuit. L'ennemi a
perdu encore dans cette journée plus de mille hommes
tués ou blessés. Notre perte consiste en un officier et 19
*soldats tués , 4 officiers et 122 soldats blessés .
La diète de Presbourg a tenu dix séances ; on connaît
les propositions royales faites à cette diète ; elles sont relatives
à l'état des finances et au plan adopté par le cabinet
de Vienne pour les restaurer. Le point essentiel est d'assurer
aux billets d'amortissement un crédit solide et du-
*rable , en travaillant conjointement dans les royaumes qui
composent la monarchie autrichienne , à hypothéquer ,
"réaliser et amortir ces billets .
Le second objet des propositions est qu'il soit pourvu aux
besoins de l'Etat par des moyens suffisans , en épargnant
la classe des contribuables . Les fonds actuels destinés à
l'entretien de l'état militaire ne suffisent pas . Sous ce double
rapport , tous les documens nécessaires , toutes les instructions
désirables ont été remis aux Etats .
Le troisième point est relatif aux engagemens des particuliers
entr'eux , et à l'établissementd'une échelle de proportion
, que les vicissitudes dans la valeur du papiermonnaie
ont rendu nécessaire .
Le quatrième est relatif à l'administration intérieure du
pays , et aux améliorations qui peuvent y être désirées ;
mais S. M. a établi la nécessité pour l'intérêt général que
les trois premiers points fussent d'abord débattus et vidés.
S. A. I. l'archídue palatin de Hongrie a fait au discours
émané du trône , au nom de la diète qu'il préside ,
les réponses suivantes :
Sire , V. M. I. , R. et apostolique a donné une preuve touchante
de la sollicitude paternelle dont elle est animée envers ses fidèles
sujets , en appelant autour de son trône les fidèles Etats de Hongrie
etdes pays attenant à ce royaume pour délibérer sur la restauration
du créditpublic et dutrésor royal , épuisés parune succession d'éréOCTOBRE
1811 . 39
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1
1
1
nemensmalheureux , pour leur faire connaitre ,comme à ses enfans ,
les besoins pressans de l'Etat , et en prenant la résolution de confier à
leurs soins le rétablissement de la félicité publique. Les Etats de
Hongrie et des pays attachés à ce royaume reconnaissent par-là
combien S. M. s'intéresse au maintien de l'antique constitution ; ils
sentent par-là le prix que S. M. a mis à la fidélité inébranlable du
peuple hongrois, aux sacrifices immenses qu'il a faits pour la gloire
de son roi et le salut de la patrie , et qu'il en coûterait infiniment au
coeur paternel de S. M. d'exiger de nouveaux et de plus importans
sacrifices; mais bien convaincus que S. M. , par suite de sa bienfaisance
innée , et dont nous avons tant d'exemples , n'exigera d'eux
que ce qui peutse concilier avec la constitutionaannttiiqquuee .. que cequi
est proportionné aux forces du royaume , ce qui n'excède pas la
mesure précise des besoins de l'Empire , les Etats écouteront avec
joie les propositions royales, les prendront en considération , et feront
tous leurs efforts pour appuyer les vues paternelles de S. M. , et se
rendre toujours dignes de ses bontés . Tels sont les sentimens de vos
fidèles sujets de Hongrie, Sire , comme j'ai eu l'honneur de l'assurer
à V. M. , lorsqu'elle voulut bien me confier ses projets sur les fonds
suffisans pour les billets de rachat , sur le crédit public qui en devait
résulter , sur la manière de couvrir avec sagesse les besoins de l'Etat ,
etmême me consulter . J'osai , dès lors , assurer à V. M. que si les
Etats étaient requis d'une manière légaallee , ils s'empresseraient de
concourir au biende la patrie et au maintien de la constitution , et
de répondre aux vues du meilleur des rois. V. M. ne peut pas douter
que ce ne soit aujourd'hui les sentimens des Etats qui environnent son
trône. Que S. M. daigne donc , dans la plus parfaite confiance , leur
communiquer les besoins de l'Empire ; qu'elle daigne aussi recevoir
avec bonté et comme un tendre père les voeux respectueux qu'ils font
pour elle, et qu'elle daigne accorder à tous , à chacun de nous ,
moi,sa grace et sa bienveillance. »
à
Les nouvelles de Londres donnent de l'état du roi des
détails satisfaisans . S. M. paraît visiblement mieux ; le
sommeil et l'appétit sontrevenus . L'état mental est toujours
le même. Onregarde désormais la guerre avec les Etats-Unis
comme inévitable; la frégate anglaise le Mélampus a pris
la frégate le Président. Le gouvernement anglais a envoyé
en Canada 40,000 équipemens complets ; à Monte-Video ,
les insurgés ont obtenu un succès complet : on annonce
comme certaine la reddition de la place. Mais ce qui se
passe en Sicile mérite une attention et une mention particulière.
Les notes suivantes apprendront de quel oeil les
Anglais ysont vus , et quel rôle ils ont prétendu y jouer.
On connaît à présent , dit l'Englishmann , la cause des
arrestations qui ont eu lieu en Sicile. Cinquante-deux personnes
de la première noblesse avaient adressé une pétition
an gouvernement britannique , tendante à provoquer la
coopération de l'Angleterre pour établir un meilleur ordre
dans l'administration intérieure.On nomme les princes de
40 MERCURE DE FRANCE ,
Villa-Franca , Belmonte, Castel-Nuovo , d'Archy , et même
une personne liée à la famille royale . La plupart de ces pétitionnaires
ont été envoyés en exil à Pantalarie : mais on
espérait que lord William Bentinck intercèderait en leur
faveur.
Aussi les plaintes contre le gouvernement de la Sicile
prennent de jour en jour un caractère plus affligeant. Nous
apprenons qu'un vaisseau grec , muni de licences anglaises ,
aété pris par un corsaire sicilien , et déclaré de bonne prise.
Le tribunal sicilien a osé déclarer que les licences anglaises
n'étaient d'aucune valeur. Les déportés sont cinq des premiers
barons du royaume et les plus fermes soutiens de
l'intérêt britannique. Le roi Ferdinand allait même signer
des pleins-pouvoirs qui autorisaient le chevalier Gastrani
à bannir tout étranger qui se rendrait suspect , lorsque
lord Bentinck est arrivé et a fait des remontrances .
Mais ces remontrances ont été nulles ; les propositions
apportées à la cour de Palerme par cet ambassadeur ont
parus incompatibles avec l'honneur du pays ; Flaminius
Bentinck a quitté la Sicile : son départ précipité , et son retour
à Londres , annoncent une prompte rupture avec la
cour de Palerme .
Les détails reçus d'Espagne ont confirmé le désastre de
l'armée de Murcie. Le général Freire a été complètement
battu. Les Espagnols fuyant sur tous les points qui conduisent
à Murcie, les ont ouverts aux Français qui préparent
une expédition contre Carthagène. De son côté, lord
Wellington est devant Ciudad-Rodrigo. Les Français continuent
à occuper leur position de Coria; il ne s'est rien
passé d'important. Les Anglais s'étendent de la route de
Placentia , où les Français sont en force considérable , à
Ciudad-Rodrigo . Les premiers s'attendent à être attaqués
incessammentparles Français , séparés d'eux pardes défilés .
Quant à Cadix , nous avons déjà fait mention des plaintes
que le gouvernement anglais a élevées contre la conduite
d'un grand nombre d'habitans de cette ville . Le ministre
Wellesley les a consignées dans une note authentique ;
cette pièce est étendue , mais elle appartient trop à l'histoire
de cette guerre , elle y dévoile trop bien et l'égarement des
insurgés , et l'incertitude de leurs dispositions , et l'embarras
de leurs instigateurs , pour ne pas la publier en entier .
Le ministre anglais l'adresse au secrétaire-d'état de la
junte insurrectionnelle de Cadix ; il commence par rappeler
sa longue patience , et son silence sur les bruits etles
:
OCTOBRE 1811 . 41
écrits qui circulent à Cadix contre le gouvernement anglais .
Mais, ajoute-t-il , les écrits qui ont été publiés , ainsi que
les bruits qui ont circulé , sont devenus si injurieux pour le
nom et le caractère anglais , et tendent tellement à favoriser
les vues de l'ennemi et à semer des dissentions parmi les
alliés , que je croirais manquer aux devoirs de ma place et
aux sentimens qui doivent animer toutAnglais , si je pouvais
voir avec indifférence les calomnies qu'on accumule
chaque jour contre mon pays . Pour donner une idée des
termes dans lesquels sont conçues ces assertions , il me
suffira , je crois , de prier V. Exc . de lire la pièce ci-jointe ,
où l'on impute à mon souverain et à son gouvernement ,
ainsi qu'à la nation britannique , des intentions contraires à
Thonneur , à la justice et à la bonne foi , et entièrement
subversives de tous les principes qui ont déterminé la
Grande-Bretagne à servir la cause de la nation espagnole.
Onreproduit, en outre , dans cet écrit , les plaintes et les
imputations dirigées au mois de mars dernier contre
l'Angleterre ; savoir : que les provinces espagnoles frontières
du Portugal étaient placées sous le commandement
militaire de lord Wellington ; que l'armée espagnole devait
être commandée par des officiers anglais , et en un mot
soustraite à l'autorité militaire espagnole , afin de former
une armée véritablement anglaise . On attribue aussi au
gouvernement britannique le projet d'envoyer à Cadix un
renfort de troupes suffisant pour prendre possession de la
ville et de l'île , et de les garder au nom et comme une
propriété de S. M. britannique. Si l'on considère les sacrifices
qu'a faits l'Angleterre, les déclarations successives de
la conduite qu'elle a résolu de tenir à l'égard des colonies
espagnoles , dont quelques-unes ont été insérées dans la
Gazette de la Régence ; si l'on considère la preuve décisive
qu'elle vient tout récemment de donner du désintéressement
de ses vues , en offrant sa médiation entre la junte et celles
des colonies qui ont refusé de reconnaître son autorité , je
ne devrais pas être dans la nécessité de réfuter des charges
telles que celles contenues dans la pièce en question. II
Ellait , en effet , que nous nous trouvassions dans une
situation aussi critique que celle où nous nous trouvons
reduits dans les bornes étroites de cette place , dont le
salut dépend de l'harmonie et de la bonne intelligence ,
pour que je me soumisse à l'humiliation de venger l'honneur
de mon pays , outragé par les publications dont la
tendance malveillante se fait suffisammentapercevoir.
=Désirant cependant conserver sans la moindre altération
42 MERCURE DE FRANCE ,
les sentimens d'estime et de respect dont mon souverain et
lajunte sont mutuellement animés , je me crois obligé à
réclamer de la manière la plus positive et la plus solennelle,
au nom de S. M. B. , de son gouvernement , et de la nation
anglaise toute entière, contre les imputations injurieuses
dirigées contre eux. Je nie avec la même assurance qu'il
existe le moindre fondement pour l'interprétation donnée
aux notes que j'ai présentées au mois de mars dernier , par
lesquelles je suggérais qu'il convenait que les provinces
espagnoles frontières du Portugal fussent placées sous l'autorité
temporaire de lord Wellington , cette mesure n'ayant
d'autre objet que d'autoriser S. S. à en tirer les secours
militaires qu'elles sont capables de fournir . J'affirme pareillement
, de la manière la plus solennelle , que ni mon souverain
, ni son gouvernement , n'ont en l'intention de s'emparer
de Cadix , et que si l'on y envoyait des renforts , ce
serait exclusivement pour concourir à la défense de cette
importante position ..
Enfin , je répète ce que j'ai plusieurs fois déclaré à
V. Exc. , c'est qu'en prenant part à la lutte actuelle , la
Grande-Bretagne n'a pas en l'intention de profiter des circonstances
malheureuses où se trouve l'Espagne pour en
obtenir des avantages exclusifs , et qu'elle n'a voulu que
contribuer à l'expulsion de l'ennemi .
> Jetermine, très -excellent seigneur, en suppliantV. Exc .
de vouloir bien soumettre cette note au conseil de régence
dans le plus bref délai possible , et je me crois obligé de
demander qu'il lui donne la publicité convenable , afin de
prévenir les conséquences fâcheuses qui pourraient avoir
lieu si l'on se persuaduait que les intentions de la nation anglaise
sont telles que les représentent les bruits et les écrits
qui ont circulé dans cette ville.
» J'ai l'honneur de réitérer à V. Exc. les assurances de
ma considération distinguée . Signé, WELLESLEY.
Cet écrit fait juger les dispositions des alliés , celles des
insurgés , et des chefs de parti. Il atteste la désunion et la
haine qui règnent dans cette coalition . Nous avons dû le
rapporter en le rapprochant de l'ordre du jour par lequel
le général anglais inflige des punitions exemplaires à des
officiers portugais ou qui désertent leur cause , ou qui la
servent comme s'ils voulaient la déserter .
De telles publications , faites en Angleterre même , ne
contribuent pas peu à y éclairer les esprits, ày former l'opinion.
Les alarmes qu'inspire le voyage de l'Empereur sur
tes côtes n'y sont point dissimulées. Un des journaux de
OCTOBRE 1811 . 43
l'opposition s'en rend l'interprête avec une force de dialectique
qui ne semble permettre la sécurité ni aux ministres ,
Di au dernier de leurs adhérens .
Tandis que des difficultés imprévues , dit-il , paralysaient
dans la péninsule la vigueur que le gouvernement
français a coutume de déployer à la guerre , la vaste étendue
de ses différens ports , la tentation qu'il éprouve de
faire un effort maritime , et , plus que cela , les circonstances
où nous nous trouvons , circonstances aussi imprévues
qu'heureuses pour lui , ont absorbé tous les soins et
dirigé toute l'attention de Napoléon vers la création d'une
marine française , et son organisation. Le courage et l'habileté
des amiraux anglais ont sans doute presque entièrement
anéanti la marine française , jadis si formidable ;mais
ce que la science et le courage ont détruit , le génie , secondé
de l'industrie , peut le rétablir . La France peut , à
l'abri de tout danger , construire des flottes nombreuses ;
et l'énergie d'une vigoureuse administration , puissamment
aidée de l'irrésistible levier de la conscription ,peut donner
une existence dangereuse à cette masse inerte , en l'armant
d'un nombre suffisant d'hommes et de navigateurs .
Nous nous abuserions étrangement si nous supposions que
parce des hommes n'ont pas passé leur vie à la mer ,
leur habileté ne suffirait pas dans un moment de danger et
dans le cas d'une urgente nécessité . Une portion comparativement
faible d'habiles matelots , suffirait pour mettre
une flotte considérable en état de manoeuvrer et de combattre;
et du moment où les Français s'apercevront que
le nombre de leurs vaisseaux atteindra celui des nôtres ,
rien ne pourra les retenir dans leurs ports , sur-tout s'ils
croient pouvoir , par une sortie audacieuse , accomplir
quelque grand objet .
L'étatde nos relations avec l'Amérique , et la malheureuse
situation de l'Irlande , sont pour Napoléon les causes
d'une tentation irrésistible , d'employer tous les moyens qui
sont en son pouvoir pour créer une marine. Les vues du
gouvernement et les espérances des Français sont également
dirigées vers ce grand objet national . Les avis les
plus récens des côtes de France et de Hollande s'accordent
tous à montrer le peuple comme rempli d'espoir et pleinementconvaincu
que dans peu la France aura une flotte capable
de lutter , quant à l'habileté , avec celles si vantées
de la Grande-Bretagne. Lorsque les vues du gouvernement
sont ainsi fondées sur les véritables sentimens de la nation ,
les mesures d'exécution sont rarement insuffisantes et
44 MERCURE DE FRANCE ,
échouent difficilement. Les immenses travaux que l'ennemi
a faits dans l'Escaut pour hâter l'exécution de ses projets
maritimes , sont réellement formidables et de nature à nous
causer les plus sérieuses alarmes . Les malheurs qui résulteraientpour
nous de la sortie heureuse d'une escadre française
qui se porterait sur l'Irlande en tournant l'Ecosse , ou
qui cinglerait vers l'Amérique , dans les circonstances où
nous nous trouvons relativement aux Etats - Unis , méritent
Tattention la plus sérieuse . Les dangers auxquels une flotte
ennemie serait exposée dans un tel cas , seraient sans doute
très-grands; mais l'objet est de la plus haute importance
mérite bien qu'on s'expose à quelques risques . et
» L'opinion générale en France est que, sous peude tems,
Napoléon aura des forces navales suffisantes pour lutter
avec les nôtres. Il est constant que , dans l'Escaut seulement,
la France aura avant Noël une flotte de trente à
trente-cinq vaisseaux de ligne . Nous devons donc surveiller
ses mouvemens et ses mesures avec d'autant plus de soin ,
que nous ne pouvons douter que Napoléon ne soit toujours
disposé à tenter les plus grands efforts pour anéantir notre
supériorité maritime . "
En lisant ces extraits de papiers anglais , on croirait que
notre ennemi avait connaissance des détails que le voyage
de S. M. sur les côtes allait rendre publics . L'Anglais , en
effet , ne fait ici que présager et dire à l'avance ce que le Moniteurva
en quelque sorte dire après lui . Les aveux ennemis
vont au-delà de nos assertions , et les alarmes de l'Angleterre
sont en proportion de nos espérances .
Voici ces notes officielles sur le voyage de S. M.: elles
doivent terminer cet aperçu des événemens hebdomadaires
qui intéressent la politique générale .
S. M. est partie le 19 de ce mois au matin de Compiègne ,
et arrivée à Montreuil à quatre heures après midi ; elle
est restée deux heures dans cette place , et a ordonné , après
en avoir inspecté la situation , divers travaux aux officiers
du génie.
Ahuit heures du soir elle est arrivée à Boulogne ; le 20 ,
à six heures du matin , elle a passé en revue la division
d'infanterie commandée par le général Ledru ; à midi ,
S. M. s'est embarquée pour visiter la flottille , et est allée
par mer voir les ports de Vimereux et d'Ambleteuse ; le
prince de Neuchâtel et le ministre de la marine accompagnaient
l'Empereur dans son canot , qui était conduit
par le capitaine de vaisseau Lecoat-Saint-Haouen .
OCTOBRE 1811 . 45
Pendant ce tems , la flottille échangeait des coups de
canon avec la station anglaise et la forçait de prendre le
large.
Le 21 , l'Empereur a passé en revue les autres troupes
et a inspecté les fortifications de Boulogne .
Le contre-amiral Baste , commandant de la flottille , a'
eu différens engagemens avec la croisière ennemie; un
bâtiment écurie étant allé à la dérive , a été pris ; mais les
bâtimens anglais ont été très -maltraités ; ils ont eu deux
officiers et une trentaine d'hommes tués ou blessés . La frégate
commandante a été criblée par les boulets de 24 de nos
canonnières , qui l'ont obligée à mettre sur-le-champ le cap
sur l'Angleterre , pour se faire radouber; on sera forcé de
lafaire entrer dans le bassin .
Le 22 , à neuf heures du matin , S. M. a fait défiler le
corps d'armée que commande le maréchal duc d'Elchingen,
ainsi que les bataillons d'équipage de la flottille; avant
que S. M. montat à cheval , les différentes autorités du
pays lui avaient été présentées à l'issue de la messe .
Adeuxheures , S. M. est montée en voiture , et est arrivée
à Ostende à minuit.
Le 23 , l'Empereur , après avoir visité les fortifications
d'Ostende et ordonné de nouveaux travaux , est parti à
cheval en suivant le Strand par la route de Blankeimberg ,
a passé le Swyn et est arrivé à Breskins à six heures du
5015.
Le 24, l'Empereur est monté à cheval , et a visité dans
lé plus grand détail le Fort-Impérial , le Fort-Napoléonet
le Fort-du-Centre de l'île de Cadzand . S. M. a été trèssatisfaite
des travaux du génie . Soixante mortiers , partie à
plaque , partie de nouvelle invention , partie mortiers de
12 pouces à laGomer , les uns portant leurs bombes à 2500
toises , les autres à 2000 toises , et les mortiers à la Gomer ,
à 1500 toises , soixante pièces de 36 et vingt pièces de 48 ,
sont en batterie dans ces trois forts . Des casemates à l'épreuve
de la bombe contiennent les magasins et la garnison .
Une large inondation couvre les fraits de terre , qui ont
eux-mêmes des cavaliers armés de pièces de siége. Dans
l'impossibilité de cheminer à travers l'inondation , l'ennemi
qui voudrait prendre le Fort- Impérial , devrait cheminer
sur la digue. Il n'arriverait au Fort-Impérial qu'après s'être
emparé du Fort-Napoléon , fort qui est construit en ma-
) çonnerie , et susceptible d'une vigoureuse résistance . Il
serait après cela obligé de cheminer sur la digue pour forcer
le Fort-du-Centre; et , après ces deux grands siéges ,
46 MERCURE DE FRANCE ,
évalués par les gens de l'art devoir durer quarante jours de
tranchée ouverte , il ne se trouverait qu'à quatre cents toises
du Fort- Impérial , ce fort ayant des cavaliers casemates ,
une galerie de mine , une traverse sur la digue et autres
ouvrages avancés. Deux autres forts placés sur la digue
défendent le Fort-Impérial en amont du fleuve. On doit
donc considérer le Fort-Impérial comme susceptible
d'une défense régulière de trois mois de tranchée ouverte
sans calculer les accidens que l'assiégé pourra faire naître
dans un terrain où l'on ne peut cheminer que sur une
digue.
Aune heure après-midi , S. M. est montée à bord de
l'escadre par un très-joli tems . Elle a commencé sa visite
par l'Anversois, vaisseau de 74 , commandé par le capilaine
Soleil , qui tenait la tête de la ligne . Elle a parcouru
successivement toute la ligne , s'arrêtant sur chaque bâtiment;
S. M. a donné sur chacun divers avancemens ; elle
a été très -satisfaite de la tenue des équipages et des vaisseaux;
elle en a témoigné sa satisfaction au vice-amiral
Missiessy , commandant en chef l'escadre , et aux officiers .
Le ministre de la marine , en peu d'années , a créé une escadre
de 30 vaisseaux de guerre , munis de tout , dans une
contrée où , il y a huit ans , il n'y avait pas un chantier ;
cales de construction , bassin , magasin , vaisseaux , tout a
été formé .
,
Asix heures du soir , S. M. a fait arborer son pavillon à
bord du Charlemagne , où elle a passé la nuit.
Le 25 , à huit heures du matin , la mer est grosse et le
vent grand frais .
S. M. a accordé la décoration de la Légion-d'honneur
aux pilotes Pierre Thomas et Mathieu Amadis , et à chacun
une pension de 3000 fr, leur vie durant , pour les services
rendus à l'escadre. L'un de ces pilotes est de Flessingue ,
l'autre de Brest. L'un est chefdu pilotage de l'intérieur du
fleuve , l'autre de l'extérieur.
Le ministre de la marine , le vice-amiral Ganteaume ,
colonel commandant les marins de la garde , le vice-amiral
Missiessy , le contre-amiral Ruysch , ont eu l'honneur de
dîner avec S. M.
Le 25 et le 26 , un coup de l'équinoxe s'est fait sentir . Il
a venté grand-frais , et la mer a été très-houleuse . Il a été
impossible de communiquer avec la terre .
Le 26 après-midi , trois vaisseaux ont appareillé , et ont
faitdifférentes manoeuvres .
S. M. n'a point souffert de la mer,
OCTOBRE 1811 . 47
Le 27 septembre , l'Empereur est allé à Flessingue .
S. M. a été très-satisfaite des immenses travaux que le
génie et la marine y ont exécutés .
Le fort Montebello est armé de quatre-vingts bouches à
feu , avec réduit casematé. Les fronts de mer de Flessingue
sont armés de cent pièces de 36 , et de soixante mortiers à
plaque , ou de 12 pouces à la Gomer. Toute la partie en
arrière de Flessingue a été relevée ; dès flaques d'eau y
procurentune inondation de 150 toises , soutenue par un
système de lunettes. De bons chemins couverts , de bons
glacis et trois couronnes placées à 1200 toises en avant ,
s'appuyent sur les forts Saint-Hilaire et Montebello , et
mettent la place à l'abri de tout bombardement. Le fort
Saint-Hilaire , armé de cinquante bouches à feu , est réuni
au fort Rameskens par des forts intermédiaires . Le fort
Rameskens , couvert par une couronne qui est elle-même
couverte par des inondations ; des digues coupées et réunies
par batardeaux en maçonnerie ; des galeries de mine
pratiquées à soixante toises des digues , de manière à les
faire sauter si cela était nécessaire : tel est l'aperçu des
immenses travaux faits depuis deux ans à Flessingue. Il est
vrai que le génie de terre seul a employé dans cet espace
de tems près de neuf millions . On achève des cavaliers
casematés dans l'intérieur de la ville ; et déjà les magasins
à poudre , les magasins des vivres et l'arsenal sont à l'abri
de la bombe. Ces travaux ont mis Flessingue au rang des
places de premier ordre .
La marine a fait également des travaux considérables .
Tous les quais des bassins que les Anglais avaient voulu
détruire ont été réparés . Les mines par lesquelles l'ennemi
a fait sauter l'écluse étaient si mal dirigées , que le radier
n'a pas souffert ; on l'a découvert , et on l'a trouvé intact
et en bon état. L'ingénieur Sganzin est parvenu à donner
vingt-cinq pieds d'eau aux portes , en faisant creuser dans
le radier. L'écluse sera finie cette année , et trente vaisseaux
de guerre pourront y entrer tout armés , avantage
que ce bassin n'offrait pas précédemment. Le magasin
général , que les Anglais avaient fait sauter , est rétabli
mis à l'abri de la bombe , et un cavalier s'élève sur la
plate-forme.
,
Le 28 , S. M. est allée à Middelbourg et à Tervere . Elle
a ordonné de nouveaux ouvrages pour accroître les fortifications
de Tervere , dont il est important de faire une
bonne place.
Le29, à cinqheures du matin , l'Empereur s'est rendu
48 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1811 .
à Terneuse pour visiter les travaux du bassin que les ingénieurs
des ponts et chaussées y construisent , et dans lequel
quarante vaisseaux de ligne pourront entrer à basse-mer
comme à haute-mer. Il y a soixante pieds d'eau au pied
des digues de Terneuse , et ce point important est appuyé
sur les deux rades de Terneuse et de Baerlandt.
Après avoir examiné les travaux du bassin , S. M. a continué
de remonter l'Escaut , dans son canot , jusqu'à Batz ,
où elle est arrivée à sept heures du soir. Elle y a visité les
ouvrages qu'on a faits pour s'assurer le passage du bras de
Berg-op-Zoom , dont le fort de Batz n'est que le réduit.'
Elle est ensuite rentrée dans son yacht , et à une heure
après minuit elle arrivait à Anvers , très- satisfaite de l'avan
cement de tous les travaux , du bon état personnel etmatériel
de ses escadres , et de la rapidité de leurs manoeuvres ,
Voilàles détails publiés sur les mouvemens qu'impriment
sur tous les points de la côte les ordres de S. M. , et que
redouble sa présence. Il gouverne son Empire en le parcourant
, l'émulation le précède , les bienfaits l'accompagnent
, et les témoignages de la reconnaissance de toutes
les classes le suivent ; mais après avoir montré le souverain
veillant à l'exécution de ses ordres , jugeant tout par luimême
et voyant tout par ses yeux , on aime à le retrouver
dans les détails les plus petitsddeessoonn voyage ; on veut assister
à toutes ses actions , et entendre , s'il se peut , toutes ses
paroles . Voici une anecdote en ce genre à ajouter à celles
qui ontfournitantde sujets aux beaux-arts , et tant de pages
intéressantes au biographe .
L'Empereur , en partant d'Ostende , a suivi l'Estran .
Ne voulant pas faire le tour par Ecluse , elle s'est jetée ,
pour passer le Swin , dans un bateau pêcheur avec le duc
de Vicence , son grand-écuyer ; le comte Lobau , l'un de
ses aides -de-camp , et deux chasseurs de la garde. Deux
pauvres pêcheurs menaient la barque qui , avec tout son
gréement , valait 150 florins : c'était tout leur bien . La
traversée a duré une demi-heure . S. M. est arrivée au fort
Orange dans l'île de Cadsan où l'attendaient le préfet et sa
suite . On a allumé un grand feu , parce que l'Empereur
était mouillé et qu'il faisait froid. Les pêcheurs auxquels
on a demandé ce qu'ils voulaient pour leur passage , ont
demandé un florin pas passager. S. M. alors les a fait appeler
, leur a fait donner 100 napoléons et 300 fr. de pension
leur vie durant. Il est difficile de se peindre la joie
de ces pauvres gens , qui étaient bien loin de se douter qui
ils avaient reçu dans leur barque .
S....
40
MERCURE
DE FRANCE .
N° DXXXIV. Samedi -
DEPT
DE
LA
SEA
12
Octobre 18
POÉSIE .
SCIPION A SON ARMÉE , EN ABORDANT EN AFRIQUE.
FRAGMENT .
1 1
ROMAINS , la voilà donc cette terre fatale ,
De vos destins fameux dangereuse rivale ,
Où furent assemblés ces bataillons nombreux ,
Qui, sous un chef encor plus redoutable qu'eux ,
Pour renverser nos murs venus avec furie ,
Depuis plus de seize ans dévorent, Italie !
Soldats , rappelez- vous toutes leurs cruautés ,
Les fleuves teints de sang et nos champs dévastés
En tous lieux sous leurs pas les campagnes fumantes ,
Vos enfans éperdus et vos femmes tremblantės,
Veyant avec effroi du haut de nos remparts
Auxbords du Tévéron flotter leurs étendards.
4
Maisle jour est venu de laver nos injures ,
Il est tems de punir ces traîtres , ces parjures ,
Desplus sacrés sermens infracteurs odieux ,
Etdevenger enfin la patrie et les Dieux.
Abattonsla fierté de cette république ;
T
Excités par la haine , allons rendre à l'Afrique JA
D
50 MERCURE DE FRANCE,
Toutes les cruautés de ce nom de vainqueur ,
La désolation , le carnage et l'horreur .
Ces fiers Carthaginois du fond de l'Ibérie ,
Auront pu pénétrer au sein de l'Italie :
Et vous , braves guerriers , invincibles soldats ,
Ce qu'ils ont entrepris vous ne l'oseriez pas !
Ah ! je vois s'indigner votre bouillant courage.
Allons ; et de ce pas , je vous mène à Carthage;
Annibal vint à Rome , et je veux l'imiter ,
Ce qu'envain il tenta je veux l'exécuter.
Aurons-nous à passer des monts inaccessibles ,
Nous opposera-t-on des troupes invincibles ?
Ils n'ont pour défenseurs qu'un ramas d'étrangers ,
Vil troupeau qui s'enfuit à l'aspect des dangers ,
Sans patrie et sans biens , du seul pillage avides ,
Quin'ont que la fureur et l'intérêt pour guides.
Et nous , braves amis ,nous verrons tous les jours
Le Numide allié nous prêter son secours ;
L'ardent Massinissa que son serment engage ,
Accourt s'unir à nous pour renverser Carthage ;
Nous le verrons suivi de ses nombreux soldats ,
Et bientôt sur ces bords il guidera nos pas .
Marchons , et le succès est certain pour nos armes ,
Tout tremble dans l'Afrique , et Carthage en alarmes
D'Annibal vainement implorant le secours ,
Frémit , et croit déjà voir s'écrouler ses tours .
Et ce qui doit bien plus flatter notre espérance ,
Ce Dieu qui prit toujoursRome sous sa défense ,
Ce Dieu le seul auteur de tous nos grands exploits ,
Ce Dieu qui doit ranger l'univers sous nos lois ,
Le grand Capitolin nous promet la victoire ;
Mais si vous démentez en ce jour votre gloire ,
Si la crainte un instant peut s'emparer de vous ,
Trop indignes soldats , redoutez son courroux.
Rappelez-vous plutôt que l'Espagne soumise ,
Mardonius défait , Carthagène conquise ,
Par vos sanglantes mains les Scipions vengés ,
Font voir que par les dieux vous êtes protégés.
OCTOBRE 1811 ! 51
Et quelle gloire , amis , si nous pouvions encore
Détruire ces remparts que l'Italie abhorre ,
Soumettre ce pays à Rome si fatal ,
QuinourritAmilcar , qui vit naître Annibal ,
Etpour prix de nos soins et de notre courage ,
Voir croitre les moissons aux lieux où fut Carthage.
TALAIRAT.
LES RIVES DE PROVENCE.
ÉLÉGIE.
SURtes bords , aimable Provence ,
Que ne puis-je couler mes jours !
Que ne puis -je , au sein des amours ,
Savourer le bonheur d'une obscure existence ,
Et reposer mon indolence ,
Dans ces bois parfumés , à l'ombre de ces tours ,
Qui conservent encor des premiers troubadours ,
La poétique souvenance !
Jeune amantde la lyre et des ombrages verds ,
Avec quel doux transport icije me rappelle
Ces chanteurs si naïfs , dont les heureux concerts,
Inspirés par l'amour , n'eurent point de modèle!
Aleurs tendres accords , ce rivage enchanté ,
Vit naître l'art des vers , la noble courtoisie ,
Et cette fleur de loyauté ,
Par qui du Gaulois indompté
La rudesse fut adoucie .
Ocharme des antiques moeurs !
C'est ici que l'amant , avec persévérance ,
De sadouce ennemie adorait les rigueurs ,
La servait en esclave , ornait de ses couleurs ,
Ou sa guitare , ou le fer de sa lance ;
Et moins timide après tant de souffrance ,
Venaità ses genoux , les yeux mouillés de pleurs ,
Demander un peu d'espérance.
1
1
Voilà ces frais vallons , ces fertiles coteaux ,
Où de gais ménestrels , sur des harpes légères ,
S'en allaient récitant de châteaux en châteaux' ,
Γ
Da
52
MERCURE DE FRANCE ,
Les sirventes malins , les gentils fabliaux ,
Qu'enfantait chaque jour la muse des Trouvères .
Visité par eux tour-a-tour ,
Hélas ! pourquoi ce beau rivage
A-t-il vu tomber sans retour ,
Ces superbes donjons , illustrés d'âge en âge ,
Où des dames de haut parage
Rassemblaient leur galante cour !
Pourquoi sur ces gazons émaillés de pervenches ,
Ne vois-je plus se rendre , ainsi qu'au bon vieux tems ,
Des poursuivans d'amour , vêtus d'habits flottans ,
Etcouronnés de roses blanches !
O bergers ! dans ces lieux vous qui fûtes nourris ,
Vous dont la folle ivresse et me plaît et m'attireę ,
De grâce , inontrez -moi les ombrages fleuris ,
Où , pleins d'un aimable délire ,
Cesjeunes paladins , ces poëtes chéris ,
Venaient se disputer le prix ,
Du bien aimer et du bien dire .
Apprenez -moi quels murs , quels palais autrefois
Du joyeux Adhémar entendirent la voix :
Quel asyle a reçu la dépouille mortelle
Du noble Bérenger , du tendre Palazis ,
Ou de ce Mirval si fidèle
Aux doux attraits d'Azalaïs .
Mais en vain je les prie.... aucun d'eux ne m'écoute.
Les sons du galoubet mêlés au tambourin ,
Vers ces bois arrondis en voûte ,
Appellent le folâtre essaim.
Là , sous de frais palmiers qu'un doux rayon colore ,
Au bord de cette mer , témoin de leurs amours ,
Je vois se rassembler encore
Ces enfans des vieux troubadours.
Semblable au chevreuil des montagnes
Près d'eux , une jeune beauté
Accourt d'un pas précipité ,
A la tête de ses compagnes .
Dans les flots de ses noirs cheveux ,
Le souffle du zéphir se joue ,
La rose brille sur sa joue ,
OCTOBRE 1811 . 53
!
La flamme étincelle en ses yeux.
Aux bras de son amant , légère , elle s'élance :
Toutes à l'imiter s'empressent à-la - fois ;
Et répétant un refrain villageois ,
La foule bondit en cadence .
Cependant du sommet de ces riches cóteaux ,
Un faible crépuscule , avant-coureur de l'ombre ,
Ala gaîté de čes tableaux ,
Vient mêler une teinte sombre .
Le long du bord , plus mollement ,
Chaque flot tour-à- tour s'avance et se retire.
Avec un sourd gémissement ,
Dans la feuille des bois le vent du soir expire;
Et lamer qui semble sourire ,
Apeine au plus léger navire
Imprime un doux balancement.
Fidèle à de si beaux rivages ,
L'astre des nuits leur donne un regard indulgent ,
Et sur un trône de nuages
Il jette son manteau d'argent .
Aces clartés mystérieuses ,
Folátrez , innocens pasteurs !
Vierges! couronnez -vous de fleurs ,
Et vers ces rives amoureuses ,
De vos danses voluptueuses ,
Ramenez , ramenez les choeurs .
L'âge vient; les fêtes joyeuses
Assez tôt font place aux douleurs.
La plus belle vie a des pleurs ,
Lamerdes saisons orageuses ;.
Jamais sur ces bords enchanteurs
Vous ne danserez plus heureuses .
S. EDMOND GÉRAUD .
:
Pour le portrait de M. Ducis , gravé d'après le beau tableau
de M. GERARD.
Ace front, à ces yeux , à cet air de fierté ,
Et de puissance etde bonté ,
54 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1811
Français , reconnaissez ce fils de Melpomène ,
Qui , vingt ans maitre de la scène ,
Ymarcha dans saforce et dans sa liberté (1) .
GINGUENÉ.
ENIGME , LOGOGRIPHE , CHARADE .
Tache de fuir mes appas dangereux .
Rougis , lecteur , même de me connaitre;
Il est constant que les plaisirs , les jeux ,
Peuvent , chez moi , détruire ton bien-être ,
Où , malheureux ! par ta perversité ,
Tu peux encor détruire ta santé.
Cherche à-présent , ami , trouve dans mes six lettres ,
Ce que l'on voit toujours au- dessus des fenêtres ,
Une ville d'Afrique , un adverbe , un pronom ,
Un souverain , un chant , l'opposé de raison ,
Ce qui n'est ni le pas , ni le galop des bêtes ,
Ce qui met les vaisseaux à l'abri des tempêtes ,
Un de tes ennemis , fameux ministre anglais ,
Ce qu'un avare entasse et ne donne jamais ,
Un vent qui peut par fois attirer un reproche ,,
Ce qu'on cuit sur le gril , et souvent à la broche.
Enfin , mon premier est un jeu ,
Mon second est souvent au feu ,
Etmon tout est un mauvais lieu .
Par un Abonné de Lunel.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est la lettre R.
Celui du Logogriphe est Solstice , où l'on trouve : lice, soleil, Ties
site , oeil, tic , cils , lot, si , sol , sot , eiel et lister
Celui de la Charade est Richelieu .
(1) Vers de la tragédie d'Abufar.
400
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
BIOGRAPHIE UNIVERSELLE , ANCIENNE ET MODERNE , OU
Histoire , par ordre alphabétique , de la vie publique
et privée de tous les hommes qui se sontfait remarquer
par leurs écrits , leurs actions , leurs talens , leurs
vertus ou leurs crimes . Ouvrage entiérement neuf ,
rédigé par une Société de gens de lettres et de savans .
Première livraison , en deux volumes in- 8° d'environ
700 pages . -Prix, 14 fr . , et 19 fr. franc de port .
- A Paris , chez Michaud frères , imprim .-libraires ,
rue des Bons-Enfans , nº 34 .
Le prospectus de cet important ouvrage excita vivement
l'attention publique lorsqu'il fut mis au jour par
MM. Michaud , en 1810. Il s'ouvrait par un discours
préliminaire qui sert à présent de préface à l'ouvrage ,
et dans lequel M. Auger , l'un de nos meilleurs littérateurs
, exposait avec beaucoup de clarté le plan de cette
entreprise , signalait les défauts des anciens dictionnaires
, et annonçait par quels moyens on se proposait
de les éviter ; à la suite du Discours se trouvait une liste
des collaborateurs entre lesquels on avait distribué les
différentes parties de l'Encyclopédie biographique : elle
offrait bien quelques noms obscurs , mais elle en présentait
aussi de très-célèbres ; en un mot , le Discours et
la Liste semblaient promettrę , dans la Biographie universelle
, un ouvrage aussi sagement conçu que soigneusement
exécuté. Cependant , il faut l'avouer , ce prospectus
ne pouvait manquer de faire aussi naître des
craintes. De combien d'annonces semblables ne trouvet-
on pas l'histoire dans ce vers d'Horace :
Parturiunt montes , nascetur ridiculus mus !
Et combien n'a-t-on pas vu d'entreprises où les noms
célèbres n'étaient affichés que pour inspirer la confiance
56 MERCURE DE FRANCE ,
et dont l'exécution était ensuite remise aux ouvriers les
plus obscurs ! Il fallait donc attendre la première livraison
de la Biographie universelle , pour se fier avec un
peu de certitude aux promesses des éditeurs , et nou's
nous faisons un plaisir d'annoncer aujourd'hui qu'elles
n'ont point été trompeuses . Les noms de leurs collaborateurs
les plus distingués , après avoir décoré le prospectus
, attestent à présent la bonté d'un très-grand
nombre d'articles . Le plan annoncé dans ce même prospectus
a été exactement suivi ; si l'on n'a point atteint
tous les avantages qu'on s'en promettait , si en évitant
certains défauts on est tombé quelquefois dans des défauts
contraires , cela tient beaucoup plus à la nature de
L'entreprise et à ses nombreuses difficultés , qu'à la négligence
de ceux qui l'exécutent ou la dirigent ; et ce qu'il
faut principalement observer , les inconvéniens où l'on
a pu tomber ne sont rien en comparaison de ceux que
Pon reprochait aux anciens Dictionnaires .
Le plus grave de tous a été fort bien développé par
M. Auger dans son Discours . Un seul homme , ou deux
tout au plus , s'étant chargés jusqu'ici des entreprises do
ce genre , comment pouvait- on se flatter qu'un si petit
nombre d'individus rassemblat des connaissances assez
variées pour juger pertinemment les hommes de tous
les siècles et de tous les pays , les écrivains de toutes
les langues , les hommes illustres dans toutes les sciences
et dans tous les arts ? Un tel espoir était chimérique , ef
Ion devait par conséquent être sûr que la plupart des
jugemens de ces biographes universels étaient prononcés
sur parole . La division du travail a fait totalement disparaître
cet inconvénient dans le nouveau Dictionnaire ;
et sans recourir à des preuves qu'il serait trop long de
rapporter , nous croyons que nos lecteurs seront convaincus
, en apprenant que fidèles aux annonces du
prospectus , MM. Delambre et Lacroix ont réellement
écrit les notices qui regardent les mathématiciens célèbres
; que les principaux naturalistes ont été traités par
M. Cuvier ; que MM, Clavier et Boissonnade ont donné
les articles les plus intéressans de l'histoire et de la littérature
grecque ; que MM. Suard et deLally se sont par
OCTOBRE 1811 . 57
tagé l'histoire d'Angleterre , et que celle de l'Autriche et
de l'Allemagne n'est point sortie des mains de MM. Stapfer
, Constant de Rebecque et Guizot. De ce premier
inconvénient il en était résulté un autre presque aussi
grave dans les anciens Dictionnaires . Lorsque les auteurs
ne trouvaient plus de sources à consulter , ils
étaient forcés de garder le silence , et comme ils connaissaient
mieux la littérature française que toute autre ,
ils compensaient , par la surabondance et l'étendue des
articles nationaux , une pénurie quelquefois honteuse
d'articles étrangers. On sera encore convaincu que ce
défaut n'existe plus dans la nouvelle Biographie , si aux
noms que l'on vient de lire , on veut ajouter ceux de
M. Langlès , qui a traité à fond la littérature orientale ;
de M. Ginguené , qui s'est chargé de la littérature itahenne
, et de M. Correa de Serra , à qui l'on doit d'excellens
articles sur les écrivains portugais et espagnols .
M. Auger reproche , avec raison , aux anciennes compilations
historiques , un autre défaut qu'il était encore
plus facile d'éviter. On y avait introduit une surcharge
d'articles géographiques , archéologiques , mythologiques
, qui occupaient un espace bien précieux . On
s'était encore embarrassé de l'histoire de certains êtres
coffectifs , tels que sectes et sociétés religieuses , qui
devaient , ce semble , être exclus d'un ouvrage biographique
, où l'on ne doit admettre que des individus .
Tous ces articles pouvaient être abrégés , et l'on pouvait
en réduire le nombre ; une justice plus complète , et
peut-être plus que complète , les a fait totalement supprimer.
Tels sont les avantages que présente le plan de la
Biographie universelle , comparé à ceux des autres ouvrages
du même genre que nous possédions déjà : mais
nous avons aussi fait entrevoir qu'on ne pouvait guères
se les procurer sans en perdre d'autres , et l'auteur du
Discours préliminaire ne l'a pas non plus dissimulé . En
acquérant par l'association d'un grand nombre de collaborateurs
, une plus grande variété de connaissances , il
avoue que l'on a pu craindre de nuire à cette unité ou
du moins à cette parité de vues etd'esprit si nécessaires
58 MERCURE DE FRANCE ,
pour ne pas plonger le jugement des lecteurs dans l'incertitude
qui naît toujours des contradictions . Mais on a
pris tous les moyens les plus propres à prévenir cet inconvénient
. On a voulu que les faits plus que les opinions
fussent l'objet de la Biographie universelle ; et l'on
a établi un centre de révision et de rédaction où tous les
articles doivent être lus et confrontés , afin que les réviseurs
en fassent disparaître les contradictions les plus
apparentes . Pour en diminuer le nombre , et aussi
pour ménager l'espace , les collaborateurs ont même fait
le sacrifice d'une partie de leur amour-propre , en immolant
à la précision et à l'exactitude le désir de juger et
de briller . Convenons qu'il était impossible de faire plus
pour arriver au but desiré , la perfection et l'utilité de
l'ouvrage .
Nous croyons , en effet , qu'on en est déjà bien près
dans cette première livraison ; et nous espérons qu'après
ce témoignage que nous leur rendons avec sincérité , les
éditeurs nous permettront quelques observations qui
pourront les aider à s'approcher encore davantage de
cette perfection à laquelle nous devons toujours tendre ,
bien qu'avec la certitude de n'y arriver jamais .
Nous sommes loin d'avoir examiné ces deux premiers
volumes en détail et avec sévérité , et cependant nous y
avons trouvé plus d'une exception à l'éloge général qu'ils
méritent.
1 ° . Quelques collaborateurs ne soignent pas assez leur
style , ou du moins on ne le soigne pas assez pour eux .
On nous dit à l'article Alcman , qu'Horace doit beaucoup
à ce poëte , et en général à tous les lyriques dont il a traduit
ou imité unefoule de pièces . Il fallait dire : à tous
les lyriques grecs , autrement ce passage n'offre qu'une
vérité niaise . M. Malte-Brun , de son côté , nous dit
qu'on a du savant Abilgaard beaucoup de mémoires particuliers
insérés dans ocux de l'académie des sciences de
Copenhague ; on n'insère point des mémoires dans des
mémoires , mais dans un recueil de ce genre d'écrits ..
M. Botta , dont nous honorons d'ailleurs les talens et le
savoir , s'exprime ainsi à l'article de John Adams , second
président des Etats -Unis : L'histoire l'a placé au
OCTOBRE 1811 . 59
nombre des premiers hommes d'état de son pays .
M. Botta aurait dû se rappeler que l'histoire n'a pas
encore commencé , en 1811 , pour un homme mort en
1803. Enfin , pour ne plus citer qu'un seul exemple , on
nous apprend, à l'article Archytas , qu'un fragment de ce
philosophe fut édité par H. Etienne , en 1557 ; editus est
latin , mais édité n'appartient à aucune langue .
2º . D'autres collaborateurs se laissent trop entraîner à
l'intérêt que leur inspirent certains sujets , beaucoup
moins intéressans pour l'immense majorité des lecteurs
de la Biographie. M. Treneuil , par exemple , a écrit
neuf colonnes entières sur le baron des Adrets ; c'est
trois de plus que M. Clavier n'en a employé à l'histoire
d'Agésilas , et l'on conviendra cependant que ce dernier
personnage a un peu plus d'importance. M. de Lally n'a
pu se tenir de remplir huit colonnes de l'histoire de
Georges Abbot ; c'est quelques lignes de plus qu'on n'en
compte à l'article de Saint-Ambroise , qui pourtant intéresse
un peu plus l'histoire de l'église que cet archevêque
de Cantorbery. Mais M. Noël a été plus loin encore :
dix-huit colonnes pour Antoine Arnauld! En vérité
c'est tout ce qu'on aurait pu faire pour lui, il y a soixante
ans , dans un Dictionnaire des Jansénistes .
,
3º . Les rédacteurs généraux n'ont pas toujours donné
assez de soin à ce qu'ils appellent la corélation des articles
. Lisez celui d'Adam , par M. Tabaraud . Vous y
verrez qu'Adam passa 130 ans dans le paradis terrestre ,
et qu'il n'eut d'enfans , selon l'Ecriture , qu'après en être
sorti ; d'où il suit qu'Abel , à le supposer frère jumeau
de Caïn , serait né tout au plus l'an 131 du monde. Lisez
ensuite l'article Abel , par M. Coteret; ce docte ecclésiastique
vous apprendra qu'Abel est né probablement
la deuxième année du monde , ce qui fait une petite différence
de 129 ans.
4°. Ces mêmes rédacteurs ne soignent pas toujours
assez l'orthographe des noms propres et les notices bibliographiques
. Il nous semble du moins qu'on a toujours
écrit Vanoza ou Vanozza , le nom de la maîtresse d'Alexandre
VI , et non Venozza , comme dans l'article de
M. Desportes . Il nous semble que l'amant de Melle Aïssé
60 MERCURE DE FRANCE ,
se nommait d'Aydie et non d'Aidy comme l'écrit Mme de
Vannoz , et nous sommes sûrs qu'en 1806, comme en
1787 , les lettres de Mlle Aïssé ne faisaient qu'un volume ,
ét non trois , comme le dit son historienne .
5°. Ceci nous conduit naturellement à la correction
typographique de l'ouvrage , et nous devons engager les
éditeurs à prendre des mesures pour l'assurer à l'avenir.
Il est fâcheux de lire cette phrase à l'article Alderete
(Diego Gracian) , par M. Correa de Serra : « Charles-
Quint le fit son secrétaire particulier , fut conservé dans
la même qualité par Philippe II , etc. » Il manque là un il
dont rien ne répare l'absence. On doit aussi soupçonner
une faute grave dans ce passage de l'article Apollonius
de Tyanes, par M. Michaud : « Il y avait dans le temple
d'Ægæ un temple consacré à Esculape ; >> et rien ne peut
excuser le réviseur d'épreuves qui alaissé subsister dans
lénumération des généraux d'Alexandre qui se partagerent
ses états , Ptoléméefils de Pagus , au lieu de Lagus,
et Hysimaque pour Lysimaque .
:
Nous faisons d'autant moins scrupule de relever ces
fautes , qu'il sera facile de les corriger dans un errata ou
dans un supplément , et c'est aussi par cette raison que
nous indiquerons ici aux éditeurs quelques omissions
qu'ils pourront réparer de la même manière. Ils nous
donneront , par exemple , un article sur Acron , le plus
estimé des commentateurs d'Horace , qu'ils ont exclus de
leur Dictionnaire sans aucune raison et qui se trouve
dans celui de MM. Chaudon et Delandine ; il faut en
dire autant du poëte Arrien qui florissait sous Tibère , et
dont les ouvrages sont indiqués dans le Dictionnaire de
Lyon. S'ils veulent consulter le Dictionnaire des Savans
écrit en Allemand par Joecher, ils pourronty compter
seulement , depuis A jusqu'à AEM, une cinquantaine
d'auteurs allemands , hollandais ou suisses dont ils ne
font aucune mention, et parmi lesquels il s'en trouvera
peut-être cinq ou six dont une Biographie universelle
ne pouvait se dispenser de parler. Mais ce que
nous devons sur-tout leur recommander de revoir avec
le plus grand soin , c'est la partie des musiciens , et
des auteurs qui ont écrit sur la musique; elle est aussi
OCTOBRE 1811 . 64
par trop incomplète. Nous pourrions leur indiquer ,
seulement pour leur premier volume , dix-huit articles
à faire , tous plus ou moins importans pour Fhistoire
de l'art . Nous nous bornerons à citer ici un auteur
persan Abdulcadir et un arabe Abu Nasr dont les ouvrages
manuscrits se trouvent à la bibliothèque de Leyde ;
nous nommerons encore Adraste , philosophe grec et
disciple d'Aristote , auteur de trois livres sur l'harmonie
conservés dans la bibliothèque royale de Naples ; et pour
faciliter aux rédacteurs les recherches de ce genre , nous
leur recommanderons les ouvrages du prince-abbé de
Saint-Blaise , publiés en 1774 et 1784 , en cinq volumeş
in-4°, ou, pour plus de commodité , le Dictionnaire historique
et bibliographique des Musiciens , publié en allemand
par E. L. Gerber en 1790 et 1792 .
Quoiqu'il soit un peu tard après la publication de
deux gros volumes , nous aurions aussi grande envie de
réclamer contre l'exclusion de tous les personnages
appartenant aux tems mythologiques ou héroïques , car
ils ne sont pas tous fabuleux. De toutes les raisons
qu'on en donne dans le Discours préliminaire , il n'y en
a qu'une seule de concluante ; mais en revanche elle est
de nature , quoiqu'à peine indiquée , à nous ôter tout
espoir de réussir. On a laissé , dit-on , tous les articles
de ce genre dans les Dictionnaires mythologiques de
deux collaborateurs de la Biographie universelle , MM.
Millinet Noel. Il est tout simple que ces messieurs
n'ayent pas voulu nuire au débit de leurs propres ouvrages
pour en enrichir un autre où ils ne sont que
simples collaborateurs .
Cette annonce est déjà si longue qu'il ne nous reste
plus d'espace pour joindre aux éloges généraux par lesquels
nous l'avons commencé , l'éloge particulier d'un
grand nombre d'articles des principaux collaborateurs .
Heureusement que la plupart ont déjà été indiqués au
public par les journalistes . Les citer ici de nouveau
n'ajouterait rien à l'idée qu'on a pu se faire de leur
valeur. Nous croyons avoir plus fait pour les éditeurs ,
en relevant les défectuosités dont nous avons été le plus
frappés dans ces ceux premiers volumes , et en indiquant
62 MERCURE DE FRANCE ,
)
les moyens de les réparer et de les éviter à l'avenir. Les
éloges des journaux peuvent faire le sort d'une brochure ,
d'un roman , d'un ouvrage de circonstances , de tout
livre en un mot qui ne peut avoir que le succès du
moment. Ces éloges n'influent presque en rien sur la
fortune d'une entreprise qui ne peut être exécutée qu'en
plusieurs années , d'un ouvrage dont le débit doit durer
encore plus long-tems . L'examen du lecteur impartial et
éclairé suit nécessairement celui des journalistes , seul il
engage les souscripteurs à persévérer , et procure de
nouveaux acquéreurs à l'ouvrage . Or le résultat de cet
examen dépend uniquement de la solidité , de l'exactitude
du travail qui en est l'objet ; en provoquer la perfection
est donc le meilleur moyen d'en assurer la réussite.
Μ. Β.
LA MALTÉIDE , ou le Siége de Malte par Soliman II ,
empereur des Turcs , poëme en seize chants ; par
N. HALMA jeune . - A Paris , chez J. G. Dentu , imprimeur-
libraire , rue du Pont-de-Lodi , nº 3 .
La piété et la valeur instituèrent l'ordre de Malte ;
elles en avaient fait un des objets les plus intéressans de
l'histoire moderne. La fleur de la noblesse européenne
s'élevait heureusement et brillait sur cette roche méditerranée
où Charles-Quint l'avait transplantée de Rhodes .
Le Directoire français , il y a quelques années , trancha
les belles destinées des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem
, chassa de leur nid , bâti par eux , ces fiers aigles
marins , et termina ainsi , tout d'un coup , l'histoire de
Malte.
Ces braves chevaliers soutinrent , en 1565 , contre
toutes les forces de Soliman II , un siége meurtrier que
M. Halma a choisi pour sujet de son poëme , et que
l'abbé de Vertot a raconté avec fidélité et élégance .
Nous observerons d'abord que ce mot nouveau , la
'Maltéide , n'est pas une création heureuse , que même
il semble plutôt indiquer l'histoire entière de Malte ,
OCTOBRE 1811 . 63
1
qu'un fait particulier de cette histoire (1) . L'auteur feint
qu'une belle Grecque , enlevée par des Maltais à l'amour
de Soliman , fut la première cause de ses fureurs contré
les chevaliers , et le décida à les assiéger dans leur île .
L'invocation ou le début du poëte mérite d'être cité .
Je chante la valeur et les travaux guerriers
De ces hommes pieux , illustres chevaliers ,
Qui parmi les assauts , au plus fort des batailles ,
Affrontèrent la mort pour sauver leurs murailles ,
Etglorieux vainqueurs d'un ennemi puissant
Délivrèrent leurs bords des armes du Croissant .
Du pur sang des héros leur milice formée
Avait sur mille exploits bâti sa renommée :
Elle régnait dans Malte , et maîtresse des eaux ,
De l'Europe chrétienne assurait le repos .
Ce début est noble et assez élevé ; mais on est fâché d'y
voir quelques taches , comme , au plus fort des batailles ,
et sauver leurs murailles , expressions peu poétiques ;
enfin , maîtresse des eaux , qui est vague.
L'enlèvement de la belle Grecque Elvire , l'Hélène de
cette guerre , est une fiction heureuse , ainsi que le
songe envoyé par l'Amour à Soliman désespéré de la
perte qu'il a faite . Ce dieu prend la figure , les charmes
d'Elvire ; lui apprend qu'elle est captive , et que son
ravisseur est le rival de l'empereur des Musulmans . Sa
flotte part pour assiéger Malte . Son amiral Piali court de
grands dangers dont l'Amour le délivre , et lui fournit
ensuite les moyens de débarquer dans l'île . Cette fiction
, trop voisine de l'autre , est moins heureuse ; l'Auteur
l'emploie encore au cinquième chant. Un épisode
enrichit le quatrième , mais il est trop court , et l'on
désirerait qu'il offrît plus d'intérêt. Je préfère celui
d'Elvire transportée par son ravisseur dans une île déserte
où elle se donne la mort pour sauver son hon-
(1) Il a paru , ily a deux ou trois ans , un ouvraga intitulé : Malte
ancienne et moderne , par M. Louis de Boisgelin , chevalier de Malte
Nous n'avons pas lu cet écrit; mais le bien qu'on nous en a dit , ne
nous a pointsurpris ; nous connaissons l'auteur.
64 MERCURE DE FRANCE ,
neur. Soliman arrive au moment de cette catastrophe
mais est- il bien naturel que ce héros abandonne un siége
si important pour courir sur les mers après sa maîtresse ?
Il y a de l'invention poétique dans le projet de Sélima
qui , avec ses compagnes , va demander aux chevaliers
le corps de son mari Dragus tué sous les murs de
Malte; le grand-maître les admet au festin pompeux qu'il
donne en réjouissance de ses succès . Un chevalier y
prend sa harpe et chante les hauts faits des héros chrétiens
. On trouvera , dans cette fiction , de la fécondité ,
de l'agrément et de l'intérêt . Mais il suffit de lire seulement
les argumens sommaires de presque tous les autres
chants de ce poëme , pour voir que la manière de l'Auteur
est plus historique que poétique , ce qui ne devrait
pas être . Le génie de la poésie n'aime point à chanter
des faits connus et déjà célébrés , il veut créer. Il ne
s'abaisse point sur des pages d'histoire , sur des mémoires ,
des récits ; la poudre de toutes ces paperasses souillerait
ses ailes sublimes . Voyez sur un sujet à-peu-près pareil
le génie créateur du Tasse. Dans son poëme (peut-être
la plus haute gloire de l'esprit humain), il n'y a de réellement
et exactement historique que le fait du Siége de
Jérusalem . Tout le reste est invention , et quelle invention
! On en peut dire avec l'auteur ,
Magnanima menzogna !
Equal ver a te si puo preporre ? ( Chant IV . )
را
De ce reproche de peu d'invention dans la Maltéïde ,
nous exceptons volontiers l'épisode de Soliman qui ,
s'éloignant de Malte , aborde dans une île délicieuse où
la Nature , qui l'y reçoit , lui apparaît sous une forme
terrible , et lui fournit des secours . Le tableau que l'au
teur fait de la Nature est grand et poétique , on le lira
avec plaisir. 1710
Au sixième chant , Mahomet avait apparu en songe à
Soliman , pour l'exhorter à presser le siége de Malte .
Ces apparitions se suivent de trop près : d'ailleurs l'apparition
de la Nature n'est pas bien motivée ; elle n'était
point nécessaire à la marche du poëme.
Nec Deus intersit nisi dignus vindice nodus. HORAGE.
OCTOBRE 1811 . 65
SEINE
La Discorde , le démon des combats , et la gloire ré
vélant au grand maître les destinées de Malte , interviennent
encore dans ce poëme , dont elles écartent la
monotonie qui résulterait du récit historique. On y verra
avec plaisir l'épisode de Linna , au quinzième chant ,
mais non pas les tentatives de l'Amour pour exciter les
Turcs contre les Chrétiens , tentatives confondues PaDEST
DE
LA
l'Eternel , et présentant l'idée d'une rivalité peu raison
nable.
La puissance du ciel triomphant sépare les deux chefs
combattans , le grand-maître Lavalette et Soliman ; the 5.
dénoue et termine l'action épique en déclarant Elvive cen
vengée , les chrétiens innocens de sa mort , et en conseillant
à Soliman , qui a tué le coupable ravisseur , de
retourner dans ses Etats .... Cette fin est satisfaisante ;
mais peut- être fallait-il à un poëme si important une
conclusion plus remarquable .
Il nous reste à parler du style : il offre des taches et
des beautés . Les taches sont des vers prosaïques . Si
l'auteur , par exemple , annonce que l'ennemi a pénétré
dans Malte , il dit :
Dans Malte enfin pénètre une troupe guerrière ;
Mais contre elle marchait le jeune Larivière ...
Dans un calme profond s'avançait à sa suite
Un escadron formé d'une troupe d'élite .
Tout-à- coup il s'arrête , il écoute , il entend ,
Unbruit sourd et confus qui jusqu'à lui s'étend.
Ce récit n'a pas la couleur poétique . -Gusman , dans
lépisode qui porte ce nom ,
Goûtaitun doux repos au déclin de ses ans :
Heureux , il possédait pour unique richesse ,
Des champs , de frais enclos , charme de sa vieillesse ;
Lesoin de leur culture occupait ses loisirs ,
Et dans leurs seuls tributs se bornaient ses désirs .
D'une terre stérile enrichissant le fond ,
Il en avait enfin rendu le sol fécond.
Nous pourrions multiplier ces citations de vers prosaiques
, mais nous aimons bien mieux prouver que
F
66 MERCURE DE FRANCE ,
M. Halma sait , en maints endroits , racheter ces défauts
par de très-bonnes tirades .
Voici comme il peint l'île sauvage où Soliman vit
Elvire :
C'était au fond d'une île et déserte et sauvage
Que le cruel Ismar lui cachait son outrage.
Ce lieu favorisait ses coupables desseins .
Un ombrage touffu , des antres souterrains ,
Des rochers dont la cime allait toucher la nue ,
Des abymes , des monts d'une vaste étendue ,
Tout , dans ce solitaire et lugubre séjour ,
Se prêtait aux larcins d'un criminel amour .
Un bruit sourd en tout tems au loin s'y fait entendre.
L'horreur semble y régner ; jamais une voix tendre
N'y charma les échos par d'agréables sons ;
Le berger n'y vient pas fredonner ses chansons , etc.
Il décrit encore fort bien les funérailles de Dragut ,
que dirige Sélima .
Ses compagnes , comme elle , avaient voilé leurs charmes ,
Etde leur tendre amour exprimaient les alarmes .
Des guerriers les suivaient ......
Déplorant en secret les malheurs de la guerre ,
Le front courbé , l'oeil morne et fixé vers la terre ,
Cheminaient au bruit sourd d'un airain gémissant,,
Dont les échos plaintifs multipliaient l'accent.
Tous en ordrefilaient : dans sa marche imposante ,
Leur troupe était pareille à la vague dormante
Qu'un paisible aquilon soulève mollement
Dans les champs aplanis de l'humide élément.
Enfin , si un langage presque toujours correct , un
heureux choix de termes nobles , des sentimens élevés ,
des pensées justes , l'éloignement de toute afféterie et de
mauvais goût suffisent pour faire réussir un ouvrage , la
Maltéide droit prétendre à des succès. L'auteur a fait
preuve d'un grand courage en osant entreprendre une
épopée , dans ce siècle où il ne paraît que des opuscules .
•A ce titre seul il mériterait des ménagemens ; mais on
lui doit de plus des éloges pour le talent qu'il a montré
dans quelques épisodes et dans un assez grand nombre
de descriptions . D.
OCTOBRE 1811 . 67
COUP-D'CELL rapide sur les révolutions de la philosophie
depuis Thalès jusqu'à l'Université impériale.
C'EST chez les Grecs qu'il faut aller chercher l'origine de
toutes nos connaissances ; c'est d'eux que nous tenons notre
philosophie . Sans parler ici des sept sages , d'Orphée et de -
quelques autres philosophes peu connus , je passerai de
suite à Thalès , Pythagore et Xénophane . Thalès fonda
l'école d'Ionie , et donna le premier en Grèce des leçons de
physique et d'astronomie. Il eut pour disciples Anaximène,
qui regardait l'infini comme le principe de tout ; Anaxagore
, qui reconnut un premier principe intelligent , immatériel
, et fut accusé d'impiété. A cet Anaxagore succéda
Archelaüs de Milet , qui donna des leçons à Socrate , auteur
d'une révolution dans la philosophie .
Pythagore forma en Italie une école célèbre. Il chercha
vainement le principe de nos connaissances dans les nombres
et l'harmonie , et eut sur la morale des idées élevées
et sévères , dont quelques-unes menaient à l'enthousiasme .
C'est à son école que se forma Héraclite , maître d'Hippocrate
, qui prit pour fondement de sa philosophie l'expérience
dirigée par la raison. La secte assez nombreuse de
Pythagore s'éteignit au milieu des persécutions .
Xénophane est le chefde la secte éléatique. Il soutenait
que tout est immuable. Il compte , parmi ses disciples ,
Leucippe et Démocrite , auteurs du système des atômes ,
et les sophistes Protagoras et Diagoras .
La plupart de ces philosophes eurent des idées assez
justes sur lamorale ; tous s'égarèrent sur la physique ; tous
mêlèrent à quelques vérités beaucoup d'erreurs sur le principe
de nos connaissances et sur l'art de raisonner. Bientốt
, sur-tout dans la secte éléatique , on vit les sophistes se
multiplier . Plus un peuple est ingénieux , vif etsubtil, plus
cette espèce de charlatans doit pulluler. Aussi se répandirent-
ils de toutes parts dans la Grèce. Ils se donnaient
en spectacle dans les différentes villes , attiraient la foule
et surprenaient la multitude par l'abondance de leurs paroles
et la subtilité de leurs idées. On peut voir dans les
philosophes à l'encan du railleur Lucien , jusqu'où ces
espèces de joueurs de gobelets avaient porté le délire et la
déraison, et comment , après avoir fait devenir un homme
pierre à l'aide d'un syllogisme , ils le faisaient redevenir
homme à l'aide d'un autre syllogisme,
,
E2
68 MERCURE DE FRANCE ,
Pour tirer la philosophic de ce chaos , il fallait unhomme
d'un courage héroïque , d'un esprit profond, adroit , insinuant
, animé d'un vif désir de la vertu et de la vérité .
Socrate fut cet homme ; il se fit un devoir de combattre et
de confondre ces corrupteurs de la morale et de la raison .
Il fit changer de face à la philosophie , et disparaître toutes
les sectes anciennes . Il existe un Dieu , disait-il , il est
nimmuable , éternel , différent de la matière. Voilà tout
» ce que je sais , et il sera dangereux d'en savoir davantage.
Nous ne sommes pas faits pour connaître la nature
des choses , mais seulement leur rapport avec nous . »
Rien n'était plus raisonnable , mais on continua de deviner
au lieu d'observer ; on s'égara dans de vains systèmes , et
l'abus des mots prit la place de l'expérience.
71
Platonet Aristote , les deux disciples les plus célèbres
de Socrate , n'eurent pas toujours la sagesse et la réserve
de leur maître. Le premier fut doué d'un beau génie ,
d'une imagination brillante , d'une éloquence entraînante ,
et eut une élocution noble et riche. Le second montra un
esprit plus étendu , plus méthodique , plus subtil , plus
observateur. Tous deux eurent sur nos études et nos idées
une influence immense qui se fait encore sentir de nos
jours. Platon qui admettait des essences immuables , éternelles
, nécessaires , qui dégageait nos ames de la matière
et les purifiait par la vue de ces essences , régna sur les.
philosophes païens et chrétiens des six premiers siècles de
notre ère , et donna naissance aux contemplatifs , aux illuminés
; mais au moins ses disciples écrivirent avec éloquence
, et nous ont laissé des ouvrages où se montreut la
noblesse et la grandeur des idées , l'élévation de l'ame ,
une morale pure et sublime. Aristote voulant combattre
les essences de Platon , ne fit qu'y substituer de nouvelles
erreurs, et nous donna la matière , la forme et la privation .
Il voulait détrúire les abstractions de Platon et en créait
d'une autre espèce . Il montra du génie dans ce qu'il dit
de l'influence du langage sur les idées , et dans sa nomenclature
de toutes les formes possibles du raisonnement
où il indique avec précision celles qui sont fausses et celles
qui sont vraies ; mais , en s'arrêtant au mécanisme du raisonnement
plutôt qu'au raisonnement même , il contribua
à égarer les esprits et fit naître la scholastique qui depuis le
onzième siècle régna exclusivement dans les écoles catholiques
sur la philosophie , la physique et la théologie . Ses
disciples auxquels il parvint souvent défiguré, et qui ne le
,
OCTOBRE 1811 . 69
comprirentpas toujours , s'attachèrent sur-tout à ses formes
arides et rebutantes ; ils divisèrent , morcelèrent , disséquèrent
toutes les questions , et portèrent par-tout la sécheresse
et la subtilité.
Il serait trop long de parler ici d'Epicure , de Pyrrhon ,
de Diogène , et d'autres philosophes tous sortis de l'école
de Socrate , qu'ils dénaturèrent; je m'arrêterai seulement à
Zénon , le fondateur du stoïcisine , qui paraît avoir assez
bien saisi et connu les procédés de l'esprit humain . Il
avança qu'il n'y a rien dans l'entendement qui n'ait été
dans les sens , que les abstractions ne sont que des vues de
l'esprit , que toute connaissance vient de l'observation
d'un fait. C'est l'oubli de ces principes qui , pendant près
de deux mille ans , plongea la philosophie dans un chaos
dont elle n'a été tirée que de nos jours .
Chez les Romains , peuple sérieux et guerrier , la philosophie
fut plusieurs siècles sans trouver de sectateurs . On
bannitmême plusieurs fois de Rome ceux qui la professaient.
Catonfit renvoyerenGrèce l'ambassadeurCarnéades .
Cependant elle surmonta les obstacles qu'on lui opposait,
et parvint enfin à s'introduire dans la capitale du monde.
Lucrèce développant le système d'Epicure nia en beaux
vers la Providence et l'immortalité de fame . Cicéron , sańs
adopter aucun système particulier , se déclare pour l'existence
de Dieu et l'immortalité de l'ame , et pour tous ces
sentimens moraux que l'auteur de la nature a gravés luimêmedans
nos coeurs ; il sème la philosophie de fleurs ét
développe avec une élégante austérité les principes éternels
dela morale'.
Depuis Auguste qui favorisa les philosophes , ils furent
maltraités jusqu'à Nerva et Trajan : mais alors on cultivait
bien plus la morale et les doctrines qui tendaient à affermir
Fame contre les dangers , que la logique et l'art de raison-
Rer. On avait besoin de se fortifier contre la tyrannie et
Finfortune. Le stoïcisme fut en honneur, et l'école de Zénonproduisit
ungrand nombre d'ames fortes qui donnèrent
au monde le spectacle des vertus le plus héroïques . Sénèque
développa avec une espèce d'enthousiasme les principes de
cefte secte , et Tacite s'attachant à la pratique , en qualité
d'bistorien, peignit avec son éloquence mâle et précise et la
cruauté qui se met au-dessus de toutes les lois , et le courage
inébranlable qui sait la braver. On raisonnait trop
mal pour faire aucun grogrès dans les sciences ; cependant
70
MERCURE DE FRANCE ,
Sénèque fit sur la physique un traité dont la partie historique
n'est pas sans mérite.
La philosophie fut favorisée et honorée sous Adrien ,
Marc-Aurèle , Septime-Sévère et Antonin . Toutes les doctrines
cherchent à se mélanger , à se combiner. On s'efforce
d'allier les théories de Platon avec le stoïcisme . On modifie
successivement les systèmes de Pythagore et de Platon .
Porphyre au troisième siècle tâche de concilier ce dernier
avec Aristote . Sextus Empiricus défend avec beaucoup
d'art et de subtilité le septicisme , qui bientôt disparaît au
milieu de l'enthousisme dogmatique . L'école d'Alexandrie
domine. La contemplation et l'illumination sont regardées
comme l'origine unique des connaissances . On peuple
l'Univers de génies intermédiaires avec lesquels les initiés
entrent en communication . Ils peuvent conjurer les efforts
des mauvais et s'attirer la protection des bons. Excepté les
deux Plines , Galien qui comme Hippocrate son maître
s'attacha à l'observation , et Ptolémée qui donna sur le
monde un système assez bien enchaîné et rectifié au seizième
siècle par Tichobrahé et Copernic , tous les autres
philosophes de cette époque , mais sur-tout Jamblique
Porphyre , Prodicus et Sopatre , donnèrent plus oumoins
dans la magie et la daimonologie. Julien fut un de leurs
plus zélés partisans ; il abandonna le christianisme pour la
théurgie.
,
La philosophie cultivée par tous les hommes instruits ,
enseignée dans toutes les écoles , n'avait pu manquer de s'introduire
dans le christianisme . Platon parle avec éloquence
de la divinité , de la pureté de l'ame , de la vertu ; aussi
tous les premiers pères de l'église , Justin , Tatien , Origène
, Quadrat , Lactance furent-ils platoniciens . Aristote
au contraire semblait nier la Providence , l'immortalité de
l'ame ; il raisonne d'une manière sèche et aride ; il trouva
peu de partisans parmi les chrétiens. Tertullien disait que
la dialectique d'Aristote n'était propre qu'à jeter dans des
disputes interminables .
Constantin, en transportant à Constantinople le siége de
l'empire , prépara la chute de Rome ; bientôt l'arianisme
met tout en feu. Les Goths surviennent et ravagent l'Italie ;
Alaric est maître de Rome . Au milieu de tant de dissen
sions et de guerres pouvait- on se livrer à l'étude ? On voit
cependantparaître , vers cette époque , saint Jean de Damas
qui ayant étudié chez les Arabes donna un corps de théologie
scholastique , etBoëce, auteur de la Consolation de
OCTOBRE 1811 .
71
JaPhilosophie , et traducteur de Platon et d'Aristote ; mais
c'étaient les dernières étincelles d'un feu qui ne devait se
rallumer de long-tems .
Les plus profondes ténèbres vinrent couvrir toute l'Europe.
Pendant près de huit siècles , l'esprit humain , loin de
faire aucun progrès , s'enfonça de plus en plus dans l'ignorance
et la barbarie. La religion consistait en apparitions ,
en reliques , en pélerinages , la justice en épreuves et en
combats . On supposait des écrits , des titres ; tout était
marqué au coin de la fausseté , et à peine dans cette longue
suite de siècles trouverait-on un seul ouvrage que pût
avouer le goût et la raison. On avait vu la magie s'introduire
dans la philosophie ; on redouta donc cette dernière
science , on proscrivit toute étude profane , et au septième
siècle nous voyons saint Grégoire-le-Grand se faire un
mérite de violer les lois de la grammaire en écrivant . Bientôt
toute la philosophie consista à savoir chanter au lutrin.
Charlemagne paraît; il était au-dessus de son siècle et
par ses talens militaires , et par ses vues politiques , et par
son zèle pour l'instruction . Il fit tout ce qu'il dépendait de
lui pour se tirer de l'ignorance lui et ses sujets , et n'en put
venir à bout. Les méthodes étaient vicieuses , et les guides
que l'on suivait ne pouvaient qu'égarer. C'étaient Cassiodore
, Capella , Macrobe qui a critiqué Virgile , et saint
Augustin qui avait un beau génie , mais peu de goût et
trop de subtilité. La philosophie commençait à se confondre
avec la théologie. Cependant nous ne voyons pas
encore dans les écoles la scholastique et l'artde disputer.Les
troubles dont l'Europe fut agitée sous les faibles successeurs
de Charlemagne , apportèrent de grands obstacles aux
études ; et les établissemens de ce grand homme tombèrent
dans la langueur. Le latin se défigura; on ne fut plus en
état de rien produire ; on se contenta de compiler les pères ,
de faire des recueils de leurs pensées et de leurs sentimens .
Ainsi firentBede et Theodulfe ; cette méthode paisible ,
assez bonne en elle-même , annonçait cependant une espèce
de sommeil léthargique dans la pensée.
, Ce sommeil cessa enfin ; ce fut au onzième siècle
époque fameuse des violentes querelles du sacerdoce et
de l'empire , au moment où l'austère et inflexible Grégoire
VII détrônait les rois et bouleversait les états , que
lesprit humain reprenant son activité se livra à la scholastique
qui entra définitivement dans la philosophie et la
theologie. Cette méthode nous venait des Arabes . Avi72
MERCURE DE FRANCE ,
cennes et Averroes , commentateurs obscurs des traduc
tions déjà infidelles d'Aristote , furent les guides auxquels
on s'attacha. L'habileté dans la dispute conduisit aux richesses
et aux dignités . Ce fut à qui se signalerait le plus
dans cette carrière . Une distinction nouvelle était regardée
comme une découverte importante , comme un moyen de
victoire et de triomphe. Ce siècle devait être celui des hérésies
. Bérenger, écolâtre de Tours , fécond en opinions
nouvelles qu'il était bientôt obligé de rétracter , fut con
damné dans onze conciles . Abeilard qui excite l'intérêt par
ses liaisons avec Héloïse , qui eut du génie et quelques
vues saines , poussa l'art de disputer jusqu'à la plus profonde
subtilité . Sans cesse entouré de plusieurs milliers
d'écoliers , il jouissait de la plus brillante réputation. Mais
il ne fut pas plus heureux en dialectique qu'en amour.
Saint Bernard l'attaqua et le fit condamner. Je ne sais si
ce saint , la gloire et l'oracle de son siècle , ne mit pas un
peu trop de vivacité dans ses poursuites contre Abeilard ;
je ne sais s'il eut raison de l'accuser d'hérésie , mais à
coup sûr , il pouvait lui reprocher d'obscurcir la raison et
la foi par des abstractions minutieuses , et de se consumer
trop souvent en vains efforts pour ne saisir que des ombres
et des fantômes , Saint Bernard montra certainement du
goût et de la justesse d'esprit en condamnant tant de vaines
subtilités , et en traitant la religion selon la méthode des
pères.
L'art de raisonner n'est que l'art de comparer l'inconnu
avec le connu , pour découvrir par-là ce que l'on ne connaît
pas. Aristote sut réduire à certaines classes toutes ces
manières de comparer les idées. Ces classes sont les
figures du syllogisme, à l'aide desquelles on peut voirtoutà-
coup si une conséquence est fausse ou juste . Le même
philosophe classa également les attributs et les propriétés
des êtres en général, et pour connaître l'essence et les
rapports d'un être en particulier, il ne fallait qu'examiner
àquelle classe il appartenait. Telles sont les cathégories .
On crut donc , à l'aide de ces cathégories et des figures du
syllogisme , pouvoirjuger et raisonuer de tout : mais avec
toutes ces formules , aussi embarrassantes qu'ingénieuses ,
on pouvait fort bien ne raisonner que sur des mots , et sur
des êtres qui n'ont d'existence que dans l'imagination .
C'est ce qui avait lieu effectivement. Roscelin , maître d'Abeilard
, s'en aperçut et montra que les idées sur lesquelles
on raisonnait n'étaient que de simples vues de l'esprit et
OCTOBRE 1811 . 73
:
:
,
n'avaient aucune réalité dans la nature. Cette opinion
pouvait mener à des résultats utiles , mais déjà soutenue
par Zénon, elle fut mal défendue. Elle trouva des adversaires
violens qui prétendirent que la logique telle qu'elle
était, avait pour objet les choses et les mots. De là seformèrent
les sectes des nominaux et des réalistes , dont les
disputes très-vives et souvent sanglantes durèrent plusieurs
siècles .L'opinion des nominaux finit par être par-tout proserite
, jusqu'à ce que Bacon s'en emparant 500 ans après ,
en tira cetle conséquence utile et féconde , que les abstraction's
nous égarent quand on en veut faire le principe de nos
connaissances , et que l'on ne s'instruit véritablement que
par les faits et l'observation .
On était encore loin d'en venir à cette idée qui nous
paraît simple aujourd'hui . On brûla , il est vrai , la physique,
la métaphysique d'Aristote en 1209 , mais sa dialectique
fut toujours suivie ; elle prit un nouvel ascendant et trouva
de solides appuis dans Albert-le-Grand qui vint alors à
Paris, dans Scor et dans saint Thomas d'Aquin qui ayant
été canonisé depuis , rendit respectable une méthode souvent
combattue.
Jean Scotet saint Thomas donnèrent naissance aux scotistes
et aux thomistes .Ces deux partis , divisés par quelques
distinctions et quelques subtilités , se réunissaient contre les
nominaux qui même furent assez vivement persécutés en
Allemagnepar les papes. En vain les nominaux recommandaient
l'étude de l'écriture sainte , de la tradition , de l'histoire
ecclésiastique et civile . Il était plus aisé de n'avoir à
étudier qu'un seul ouvrage où l'on prétendait tout trouver.
Aristote , qui avait été condamné dans le treizième siècle
triompha complètement dans le quinzième. La cour de
Rome ordonna de l'enseigner , et l'on ne fut plus reçu aux
grades de l'Université sans être en état de répondre sur sa
dialectique , sa physique , sa métaphysique et sa morale. Le
péripatétisme domina dans toutes les écoles. A ces mauvaises
méthodes joignez une langue informe , un latin barbare
, et vous pourrez juger de l'état où se trouvaient les
sciences . La rhétorique n'était que l'art de parler par des
figures gigantesques , la poésie rampait sans harmonie ; la
logique consistait à faire des syllogismes bons ou mauvais ;
la métaphysique ne savait que réaliser des abstractions ; en
physique, on croyait pouvoir tout expliquer par le moyen
des qualités occultes ; la théologie n'était qu'un amas de
doutes et d'opinions probables. On expliquait l'écriture
74 MERCURE DE FRANCE ,
sainte par des allégories ; la morale ne roulait que sur des
questions frivoles etridicules, dontles disputesdeJeanXXII
avec les franciscains sur la propriété du pain qu'ils mangeaient
, peuvent donner une idée . On ignorait l'art d'observer
et par conséquent de raisonner; on isolait trop les
sciences qui doivent se prêter un appui mutuel. Qu'on le
remarque bien , la vraie logique, ou l'art de fonder ses raisonnemens
sur des faits , précède les autres sciences , les
guide et les éclaire . Tant qu'elle ne sera pas née , nous n'aurons
ni physique , ni histoire naturelle , ni chimie , ni législation
, ni même de mathématiques . Toutes ces sciences
renaîtront avec elle , et à leur tour elles éclaireront sa marche
et affermiront ses pas .
Tandis que notre occident languissait dans cet état d'igno.
rance et de dégradation , l'orient brillait encore de quelque
lumière . La langue grecque si belle et si féconde n'avait
point été altérée comme la latine . Malgré les persécutions
de quelques empereurs iconoclastes , les sciences souvent
gênées dans leur marche n'avaient pas cessé d'être cultivées
, et la Grèce avait toujours eu des écrivains de mérite .
L'Arabie au douzième siècle fut gouvernée par des princes
amis des lettres , et sous leur empire on étudia avec succès
la médecine , l'astronomie et la dialectique ; mais cette dernière
science produisit chez les Arabes les mêmes effets
que chez nous , et jeta les docteurs mahométans dans des
questions frivoles et insolubles . Athènes , Alexandrie ,
avaient aussi leurs écoles; mais an quinzième siècle , en
1455 , Mahomet II se rend maître de Constantinople et
d'Athènes : peu - à - près Alexandrie succombe sous les
efforts des Perses , et bientôt , par un retour qui n'est que
trop ordinaire , l'ignorance la plus complette s'empare de
ces contrées célèbres presqu'au moment même où les
lumières renaissaient en occident pour ne plus faire que
des progrès rapides et non interrompus .
L'orient , en perdant ses lumières , en communiqua du
moins une partie à l'occident . Des Grecs célèbres vinrent
se réfugier en Italie , et y apportèrent leur langue , leurs
connaissances , leurs systèmes de philosophie, le platonisme
qui triompha sous les Médicis , le péripapétisme qui ent
son tour sous leurs successeurs . Ces Grecs firent connaître
les anciens , et c'est à-peu-près le seul service qu'ils rendirent
à l'Italie : le peuple ingénieux de cette contrée avait
avant l'arrivée des Grecs cultivé sa langue avec succès.
OCTOBRE 1811 .
7
Déjà le Dante et Pétrarque avaient produit des chefsd'oeuvre
et fondé la véritable gloire littéraire de l'italie .
Bientôt séduits par les charmes de la littérature , les savans
de toutes parts s'attachent à l'étude des anciens .
Sénèque et Cicéron forment des enthousiastes . Tous les
systèmes des philosophes grecs renaissent , et la theurgie
elle-même trouve des partisans. Mais autant on prit de
goût pour tout ce qui tenait à l'antiquité , autant la scholastique
inspira-t-elle de mépris et d'aversion . Elle fut
proscrite , et son langage regardé comme un jargon barbare
et inintelligible. Elle fut sur-tont tournée en ridicule parun
esprit sage et étendu , par Erasme qui dans un siècle à
demi-sauvage évitant tous les excès sut tenir unjuste milieu
entre les catholiques trop zélés et les protestans fanatiques.
D'un autre côté les partisans de la scholastique la
présentaientcomme le rempart de la religion, et les moines
mendians dont elle faisait la gloire et la force la défendaient
avec tout le zèle que donne l'intérêt et l'esprit de parti. De
plus les ennemis d'Aristote donnèrent dans des erreurs
pernicieuses à la morale ; on crut donc ne pouvoir trouver
la vérité et la vertu qu'en se réfugiant dans le sein de co
philosophe , et en respectant ses décisions comme celles
d'un oracle infaillible.Dans ces circonstances où les ennemis
du catholicisme établissent pour une des premières
bases de leur réforme l'abolition de la scholastique , il n'en
faudra pas davantage pour la faire adopter plus que jamais
partoutes les écoles catholiques : on la regardera comme
le palladium de la foi ; ou l'identifiera avec la religion , et
tous les ennemis de cette méthode passeront pour des hérétiques
: telle est la logique des passions .
Cependant les Allemands, les Genevois , les Anglais ,
en rejettant la scholastique , gagnèrent beaucoup du côté
des études . Adoptant peu-à-peu les principes de Bacon ,
ils prirent l'expérience pour base de leur philosophie , et
étudièrent la théologie dans les sources. Avant la formation
de l'Université impériale , nous n'avions rien en France qui
égalât les établissemens d'instruction publique de l'Allemagne
et de Genève . Là toutes les sciences , la bonne littérature
,la saine philosophie , sont enseignées sur le plan
le plus vaste. Là se trouvent réunis les savans les plus distingués
dans tous les genres . Aussi a-t-on dit avec quelque
raison les étuddeess ddeess Allemands commencent où
que
les nôtres finissent .
Montaigne et Charron avaient déjà introduit le bon sen's
56 MERCURE DE FRANCE ,
dans la philosophie , et fait sentir l'utilité du doute. La découverte
du Nouveau-Monde , la réforme , l'invention de
l'imprimerie , avaient mis dans toutes les têtes une activité
que rien ne pouvait arrêter. Il ne fallait qu'une imagination
ardente et forte pour opérer une révolution dans la philosophie
, même au sein du catholicisme. Descartes paraît ,
combat la scholastique , change la face des sciences , et
pour en hâter les progrès , pose quelques principes qu'il ne
suit pas toujours . Il rendit aux mathématiques des services
essentiels , mais presque tous ses pas dans les sciences
philosophiques furent marqués par des erreurs . Au lieu de
commencer par des faits , il avait eu recours à des abstractions
et à des principes .
Descartes cut pour partisans en France tous ceux qui
n'avaient aucun intérêt à soutenir les opinions des scholastiques
; les plus distingués furent les solitaires de Port-
Royal : seuls ils eussent suffi pour faire une révolution
dans les sciences , mais au moins ils contribuèrent fortement
à leurs progrès. C'est à eux que l'on est redevable
d'unemultitude d'écrits qui ont fixé la langue française et
quidureront autant qu'elle; de ces Provinciales si purement
écrites et où se trouvent réunis tous les genres d'éloquence;
de ces grammaires grecques et latines où sont approfondis
les principes des deux langues; de cette logique si différente
de celle des écoles , et qui renferme tout ce qu'Aristote
a dit de meilleur sur le langage , et tout ce que Descartes
a de plus juste sur la méthode; de cette grammaire
générale où la vraie métaphysique paraissait pour la première
fois , et de tous ces traités de morale où les principes
de la philosophie chrétienne sont exposés avec tant de
force et de netteté. Ils dûrent leurs succès à la justesse de
leurs méthodes et à l'habileté avec laquelle ils manièrent la
langue française. Tantde mérite devait porter ombrage aux
jésuites alors dominans , et chargés presque partout de
Téducation de la jeunesse . Ils jurèrent la perte de cette
école rivale où fut formé Racine . Il était impossible d'attaquer
les solitaires de Port-Royal du côté de la science , il
fut aisé de les prendre sur les opinions religieuses . Ne
pouvant les faire ignorans , on les fit jansénistes ; mais les
jésuites n'y gagnèrent rien . Pour se justifier du crime d'hérésie
et continuer de poursuivre leurs adversaires , d'un
côté les port- royalistes combattirent vigoureusement les
protestans ; de l'autre, sans vouloir rompre l'unité , ils soumirent
aux règles d'une saine critique les droits des papes ,
OCTOBRE 1811 . 77
et éclaircirent les principes qui servirent de base aux quatre
fameux articles de l'église gallicane. Les jésuites ayant
pour eux la raison du plus fort , vinrent à bout de détruire
Port-Royal en 1708 ; mais moins de soixante ans après
eux-mêmes avaient disparu .
Malgré leurs lumières , ni Descartes , ni les solitaires de
Port-Royal , n'avaient découvert la véritable logique et la
marche naturelle de l'esprit humain ; ils n'avaient dissipé
qu'en partie les ténèbres qui couvraient l'horizon des
sciences : cet honneur était réservé à nos voisins. Bacon ,
le vrai Socrate moderne , et né trente-six ans avant Descartes,
portant un regard juste et profond sur toutes les
connaissances humaines , avait commencé à débrouiller le
chaos dans lequel elles étaient plongées , avait fait sentir le
vide et l'inutilité des anciennes méthodes , et posé pour
unique base des découvertes et de la certitude l'expérience
et l'observation. Trop éclairé pour son siècle , il n'en fut
pas assez entendu ; mais un de ses compatriotes , né trentesix
ans après lui , devait avoir la gloire de développer ses
principes. Locke , profitant des vues de Bacon' et de celles
de Descartes , appliqua l'observation aux opérations de .
l'entendement , découvrit l'origine et la filiation des idées ,.
marqua avec précision les forces et les limites de l'esprit ,
montra l'influence du langage sur les idées , distingua les
abstractions des objets réels , et fut ainsi le fondateur de la
vraie philosophie .
Gassendi avant Descartes et Locke , marchant sur les
traces deBacon , avait donné une logique dont le plan simple
servit depuis de modèle aux auteurs de celle de Port-Royal.
Il place l'origine des idées dans les sens , et insiste sur le
danger de l'abus des mots. Buffier, dans son Cours des
Sciences , a suivi la même doctrine et montré un esprit vraiment
philosophique. Enfin Voltaire à qui les sciences , les
lettres et la philosophie ont presqu'une égale obligation ,
Voltaire par ses lettres sur les Anglais acheva d'accréditer
les sentimens de Locke , comme il avait donné à la physique,
età l'astronomie une impulsion salutaire par ses Elémens
de la philosophie de Newton : mais bientôt la France ne
devait avoir plus rien à envier aux étrangers . Elle possédait
dans son sein un disciple de Locke qui ne tarda pas à égaler
et même à surpasser son maître. Condillac, espritjuste ,
profond, méthodique, plein de clarté, invariable dans sa
marche , mit à la portée de tous les esprits ce qu'il y a de
plus caché dans les profondeurs de la philosophie. II eut
78 MERCURE DE FRANCE ;
beaucoup de partisans et ne fit pas d'enthousiastes. Il ne
parla qu'à la raison , et c'est par l'imagination que l'on enflamme
les esprits . Il n'eut que du bon sens , et l'on ne séduit
que par des erreurs brillantes . Excellent observateur ,
son système fut celui de la nature. Au même moment où
cet auteur célèbre , dans un de ses meilleurs écrits , animait
une statue pour découvrir les idées que nous devons à chacun
de nos sens , Bonnet à Genève concevait un pareil ouvrage
et l'exécutait à-peu-près sur un plan analogue . Les
mêmes principes de philosophie qui ne trouvaient qu'un
seul écrivain en Espagne et en Portugal, un petit nombre
en Italie , se propageaient par des écrits nombreux en Alles
magne , en Ecosse , en Angleterre , et dans d'autres contrées
de l'Europe .
En France , cette philosophie pénétra dans toutes les
Académies et fut adoptée par tous les hommes instruits .
Elle contribua à introduire dans tous les ouvrages plus
d'ordre , de suite et de clarté ; mais elle fut toujours
exclue des écoles publiques. La méthode des scholastiques ,
sauf quelques modifications et un peu de cartésianisme ,
continua d'être la base de l'enseignement philosophique
dans les colléges et les universités .
,
La révolution arrive . L'assemblée constituante , composée
de tout ce qu'il y avait de plus éclairé dans tous les
ordres , ne tarda pas à porter ses vues sur l'instruction .
Aussi bon écrivain que philosophe et politique habile
M. Taleyrand-Périgord fut chargé de rédiger un plan sur
cette partie. Ce plan fut brillant , vaste et méthodique .
L'art de raisonner , dans les écoles de district qui correspondaient
aux lycées , était lié avec la rhétorique et par
conséquent dégagé de la rouille scholastique. La logique
et la morale avaient deux chaires dans l'Institut qui devait
remplacer les anciennes académies. On peut remarquer
que le plan des écoles de district pour les études littéraires
està-très-peu-près le même que celui des lycées . Malheureusement
l'assemblée constituante se sépara trop tôt . Elle
forma beaucoup de projets et en laissa l'exécution à des
successeurs infidèles qui s'empressèrent de détruire son
ouvrage .
Les opinions n'eurent bientôt plus de mesures . Les
idées exagérées prirent rapidement la place des idées justes
et raisonnables. L'assemblée législative , oubliant les travaux
de ses prédécesseurs , se fit présenter un nouveau
rapport sur l'instruction. Condorcet lui servit d'organe.
OCTOBRE 1811 .
79
Son ouvrage , pour le style et les idées , me paraît aussi
inférieur à celui du prince de Bénévent que l'assemblée
législative était elle-même au-dessous de l'assemblée
constituante . Condorcet , aux écoles de district substitua
des instituts , déclama contre l'éloquence et la langue
latine , et exclut la religion de l'enseignement. Les mathématiques
, la physique , l'histoire naturelle , remplacèrent
exclusivement l'étude des langues dont on méconnut
la nécessité , sans songer qu'elles sont l'instrument
indispensable de toutes les sciences , que leur étude est
une logique perpétuelle , qu'il faut des efforts soutenus et
commencés dès sa jeunesse pour apprendre à bien mamier
sa propre langue , et que ce rare talent n'est départi
qu'à un petit nombre d'écrivains privilégiés : Pauci quos
equus amavit , etc. La philosophie , dans le plan de Condorcet
, eut une chaire sous le titre d'Analyse des sensations
et des idées , de morale , de méthode des sciences ou
logique , de principes généraux des constitutions politiques.
Ce plan n'eut pas non plus d'exécution. Tout disparut
sous la faux révolutionnaire . Enfin , après dix-huit mois
d'une horrible tourmente , l'ordre fait place au chaos , les
lois renaissent. On sent le besoin de rétablir l'instruction :
une école normale est créée , douze cents jeunes gens
arrivent de tous les points de la France pour y être instruits
par les hommes les plus habiles dans tous les genres . Pendant
cinq mois , ces maîtres donnèrent des leçons que la
plupart de leurs disciples écoutaient avec une espèce d'enthousiasme
. De nouveaux troubles s'élèvent : le pain
manque dans Paris , les fonds dans le trésor public; et de
toute cette vaste école , il ne reste que quelques volumes ,
monumens de l'habileté des maîtres. La philosophie eut
dans cette école une chaire sous le titre d'Analyse de l'entendement
humain. Le professeur , un des premiers écrivains
de la France , ne donna que deux leçons .
Les troubles n'ayant été que momentanés , la Convention
reprit le travail de l'instruction . On décréta et l'en
organisa une école centrale par chaque département. Dans
tous les autres plans on avait établiplusieurs degrés d'instruction;
ici ( car je ne parle pas des écoles primaires ) , il
paraissait n'y en avoir qu'un seul assez élevé . On avait , en
quelque sorie , commencé l'édifice par le toit ; les fondemens
avaient été oubliés . Ici encore , comme dans le plan
de Condorcet, l'étude des langues avait été sacrifiée à celle
80 MERCURE DE FRANCE ,
des sciences physiques. La philosophie dans les écoles
centrales fut enseignée sous letitre un peu circonscrit et
resserré de Grammaire générale. Cette partie fut cultivée
avec assez de zèle et d'intérêt ; mais le tems seul pouvait
en assurer et consolider le succès. Quoi qu'il en soit , dans
les circonstances où l'on se trouvait, les écoles centrales
rendirent de grands services : elles ont trouvé des défenseurs
habiles dont l'autorité était d'un assez grand poids .
On aurait peut- être pu en tirer parti , soit en formant des
écoles inférieures qui leur eussent servi d'échelons , soit
en faisant mieux connaître l'esprit de leur plan : mais le
restaurateur des lettres et des sciences dans notre patrie , lé
grandmonarque qui d'une vue générale embrassait el coordonnait
déjà les institutions qu'il préparait à la France ,
supprima ces écoles pour leur substituer des lycées , et
bientôt après cette grande Université qui finira par surpasser
ce que nos voisins ont de plus parfait en ce genre .
La philosophie n'eut pas d'abord de chaire dans les
lycées; mais admise dans les académies et dans les lycées
de Paris , elle ne tarda pas à l'être dans ceux des départemens
. Les élèves de cette classe doivent être instruits sur
la logique , la métaphysique , la morale et l'histoire des opinions
des anciens philosophes . Les principes de l'enseignement
philosophique ne peuvent plus être douteux d'après
Jes livres que l'on recommande aux professeurs et dont ils
doivent se pénétrer. Ces livres sont , parmi les anciens ,
les Dialogues de Platon , les Analytiques d'Aristote , les
Traités philosophiques de Cicéron , et parmi les modernes ,
Bacon, Descartes , Pascal , l'Essai de Locke sur l'entendementhumain;
l'Essai analytique des facultés de l'ame ,
par Charles Bonnet; Fénélon et Clarke sur l'existence de
Dicu, etc. Le sort de la philosophie dans les écoles de
la France me paraît désormais fixé. La méthode ancienne
des scholastiques ne peut plus subsister avec les auteurs
que l'on vient de nommer , et sur-tout avec la facultéde
pouvoir enseigner en français . Cette méthode n'est en
rapport avec aucune des sciences que l'on cultive aujourd'hui
, avec la chimie , la physique , l'histoire naturelle
les mathématiques , et cependant la vraie philosophie doit
éclairer la marche de ces sciences , en faire connaître l'origine
et les progrès , et dévoiler les procédés secrets de l'esprithumain
dans leur formation. Telle est celle de Locke
et de Condillac . Tout autre mode serait , à chaque instant,
convaincu de fausseté , et heurterait de front la raison et
OCTOBRE 1811 . 81
P'expérience , qui servent aujourd'hui de bases à toutes les
parties de l'enseignement. On peut même dire de chaque
science qu'elle est une véritable logique mise en pratique .
Cependant, il faut l'avouer , la philosophie de Locke et
de Condillac a encore des ennemis nombreux; et cela doit
être. Les idées ne changent pas en un jour. On l'accuse de
favoriser le matérialisme , et on la confond avec ce qu'on
appelle vulgairement la philosophie moderne. Je donuerai
quelques éclaircissemens sur ce dernier point , après avoir
répondu à l'accusation .
K
-
3.
LA
SEINE
La philosophie qui désormais paraît devoir présidera
l'enseignement n'est nullement favorable au matérialisme
comme il est facile de s'en convaincre par le sentiment de
ses fondateurs. Bacon , leur chef, dit positivement que
✓ l'incrédulité est un attentat contre l'autorité et la puissance
de Dieu .- Que Dieu s'est réservé les fondemens
de notre croyance, sans qu'il soitpossible de les contester.
>- Que les mystères sont les conventions de Dieu comme
les lois sont les conventions des rois . -Qu'un peu de
> philosophie mène à l'incrédulité, et que beaucoup de
philosophie ramène à la religion . n Un auteur qui
s'exprime ainsi est bien éloigne d'être un matérialiste et de
rien avancer qui soit contraire à la doctrine de l'immortalité
de l'ame . Locke a toujours été très-attaché à la religion
chrétienne , dont il a même pris la défense dans un de ses
écrits. Ila établi fortement l'existence de Dieu,et si, comme
philosophe , il a parujeter quelque doute sur l'immatérialité
de l'ame , question qui n'a été bien éclaircie que depuis
Descartes, il est certain qu'il croyait fermement à son immortalité.
Condillac , plus positifencore , insiste sur la spiritualité
de l'ame dans plusieurs endroits de ses écrits , et il
est impossible de démontrer l'existence de Dieu avec plus
de force et de clarté que lui. Bonnet enfin est le plus grand
spiritualiste que je connaisse. Il a employé tout ce qu'il
avaitde force de tête et de logique pour établir l'immatérialité
de l'ame. Il n'oublie rien pour faire sentir la possibilité
de l'union du corps et de l'ame , et il revient à cette vérité
dans cent endroits de ses ouvrages; on voit qu'il se faisait
une gloire de la fortifier par tous les moyens qui étaient
en sonpouvoir. Quel auteur a jamais démontré avec plus
de force et d'éloquence la nécessité d'une cause première
intelligente? et sa Contemplation de la Nature n'est-elle pas
la réunion de toutes les preuves les plus convaincantes.en
F
e
82 MERCURE DE FRANCE ,
faveur de la divinité ? Jamais ces fondateurs de la saine
philosophie n'ont attaqué aucune vérité morale , religieuse
ou politique. La raison et la vertu ont dicté tous leurs écrits ,
et leurs véritables disciples répandus en grand nombre
dans toutes les parties de l'Europe ont marché constamment
sur leur trace , et montré la même sagesse et la même
modération .
Que fait- on cependant pour pouvoir condamner tout ce
qui s'appelle philosophes et philosophie ? On confond les
Bacon, les Locke , les Condillac, les Bonnet qui n'ont écrit
que pour diriger la marche de l'esprit humain , pour éclairer
l'origine de ses opérations , avec les philosphes qui ont
examiné nos institutions politiques et religieuses , et qui
ont souvent scruté avec trop de hardiesse et de liberté les
principes du pouvoir du trône et de l'autel . Quelle différence
néanmoins dans ces deux espèces de philosophie !
L'une , douce , paisible , pacifique , appuyée modestement
sur les faits et l'expérience , ne s'est jamais occupée que de
l'avancement des sciences ; elle a guidé Lavoisier dans la
réforme de la chimie , et guide encore tous les jours dans
la médecine les Pinel , les Richerand , les Dumas , etc. ,
et dans toutes les autres parties des connaissances humaines
un assez grand nombre de savans illustres . L'autre , un peu
inquiète et ambitieuse , n'a dû son existence qu'à la faiblesse
de l'ancien gouvernement qui , faisant tout le contraire
de ce qu'il aurait dû faire , souffrait patiemment qu'on
lui dénonçât tous les abus , sans avoir jamais le courage ou
d'en réformer aucun ou d'imposer un silence absolu.
L'une prétend régler les empires , l'autre ne veut qu'éclairerl'esprit
et le coeur. Peut-on avoir une marche plus opposée
et un but plus différent ? Mais , au reste , on peut dire
pour la justification de ces philosophes politiques , qu'ils
ont mis en avant beaucoup de vérités utiles et pratiques
dont nous profitons aujourd'hui , et que s'ils revenaient en
cemoment ils tiendraient un autre langage et penseraient
bien différemment . Car enfin que voulaient-ils sur-tout ?
Que désirait Voltaire désigné comme leur chef? la tolérance
et rien autre chose . Ce point une fois obtenu , Voltaire
eût été le premier à défendre le trône et l'autel . Cette
idée n'étonnera que ceux qui ne connaissent pas bien ses
écrits . C'est donc bien vainement que l'on se plaît à attaquer
des auteurs qui souvent penseraient comme leurs adversaires
, s'il était possible qu'ils sortissent du tombeau ;
OCTOBRE 1811 . 83
c'est bien injustement que l'on confond la philosophie qui
s'occupe de l'origine et de la marche de nos idées, avec
celle qui s'est mêlée de politique et de religion .
Parun Abonné.
VARIÉTÉS .
CIIRONIQUE DE PARIS.
On a trouvé la femme forte que cherchait le grand roi
Salomon ; elle est au milieu de nous , et si l'on fait une
nouvelle édition de la Galerie des femmes fortes du P. Lemoyne,
on y verra certainement Mme de G.... figurer avec
avantage auprès des Judith , des Arrie , des Jeanne
d'Arc , etc. N'est-elle pas une femme forte , celle qui , à
peine guérie des glorieuses blessures qu'elle avait reçues
dans un premier choc , donne déjà le signal d'un nouveau
combat? Elle n'a jamais compté ses ennemis , ni mesuré
leurs forces . Elle attaque toujours , et dédaigne l'art des
retraites. La plus belle retraite dont pourraient s'honorer
des héros , ne lui paraît qu'une honteuse fuite. Après
s'être escrimée toute sa vie ( on sait avec quel succès)
contre tous les hommes célèbres du dernier siècle , et
même contre quelques person
personnages
illustres de son siècle
favori , c'est à la génération aaccttuueelllle qu'elle adresse
redoutables traits . Ce n'est ni Fénélon , ni J.-J. Rousseau ,
ni Voltaire , ni d'Alembert , etc. qu'elle attaque aujourd'hui
; elle est bien sûre de les avoir terrassés : ce sont tous
les écrivains dont peut s'honorer notre siècle. Tremblez ,
Mr A. B. C. jusqu'à Z. , tremblez . Vos pères et vos maîtres
ont succombé sous ses coups . Cédez le champ de bataille .
Pourquoi avez-vous entrepris une biographie universelle?
ou pourquoi n'empruntez-vous pas , pour l'exécution de
cet ouvrage , les opinions et le style de Mme de G .... ?
L'entreprise n'y gagnerait pas peut-être ; mais vous seriez
tranquilles , si toutefois l'ardeur belliqueuse dont elle est
animée pouvait lui permettre de laisser un peu de repos à
ses rivaux de gloire.
ses
MmsdeG.... n'a-t-elle donc point un ami qui puisse lui
dire : Pour Dieu , madame , reposez-vous ; il en est tems .
Vous avez une réputation littéraire fondée sur de véritables
titres , et ce sont les ouvrages de votre jeunesse : mais
F2
84 MERCURE DE FRANCE,
voulez-vous donc qu'on ne s'occupe jamais que de vous ?
Vous avez peint tous les dangers de la célébrité pour une
femme. Croyez-vous être seule à l'abri de ces dangers ?
Cependant, vous l'avez-vu , vos adversaires ont fait pleuvoir
sur vous les traits les plus piquans , d'autant plus piquans
qu'ils ne sont pas toujours ceux de la calomnie ; et pour
comble de disgrace , ils ont pris le parti de n'employer
contre vous que l'arme du ridicule . Tâchez , enfin , de
mettre en pratique les principes religieux que vous avez
répandus dans vos ouvrages . Vous voulez régenter les
sciences et les lettres . Où sont vos droits pour exercer cette
magistrature ? Quelques jolis ouvrages doivent-ils vous
placer au rang de ces génies qui enfantent des chefs -d'oeuvre
, qui donnent une physionomie à tout un siècle , et
qui forment les opinions et le goût de la postérité ? Puisque
vous avez la manie d'écrire , bornez-vous du moins au
conte et au roman ; et s'il reste encore quelques couleurs
pures et douces sur votre palette , peignez-nous quelque
aufre Mme de Clermont , quelque autre La Valière ....
-Un libraire de Caen vient , dit-on , de publier un
ouvrage intitulé : Bonum vinum lætificat cor hominis .
Comme c'est un latin que tout le monde connaît , et qu'on
peut appeler un latin de cuisine , nous ne l'expliquerons
point aux daines qui nous font l'honneur de lire notre
journal .
Cet ouvrage paraît tout juste dans le ppaayyss le plus favorisé
du ciel pour la qualité du cidre , et dans le moment où il
se fabrique. C'est le jus de la pomme qui a sans doute
inspiré l'auteur ; et s'il a bien parlé des effets du bon vin ,
cela doit faire honneur à son imagination. Au reste , en
vantant les charmes du divinjus à ses compatriotes , il les
expose à souffrir le supplice de Tantale ; à moins toutefois
qu'il n'en ait parlé de manière à leur faire préférer
même les plus mauvaises qualités de cidre , ce qui serait
un acte de patriotisme très-recommandable .
- Il paraît un petit ouvrage qui a pour titre : Sermon
pour la consolation des Cocus .
L'auteur , en prenant ce sujet , comptait sans doute
s'adresser à un grand nombre de gens désolés , et trouver
par conséquent un grand débit de son livre. En effet , il y
aplusieurs siècles qu'il aurait fait une fort belle spéculation
; mais où sont aujourd'hui les maris qui ont besoin
de consolation ? L'auteur du sermon ne peut prêcher que
OCTOBRE 1811 . 83
des convertis. Qui ne connaît ces deux vers du bon
La Fontaine :
Quand on l'ignore , ce n'est rien ;
Quand on le sait , c'est peu de chose .
Etqui n'a senti tout ce qu'ils ont de consolant? Il y a même
beaucoup d'honnêtes gens qui trouvent à redire au dernier
vers , en ce qu'il leur semble que ce n'est rien lors même
qu'on le sait.
-Pour rédiger la Chronique de Paris , on ne peut guères
s'empêcher de puiser quelquefois dans le Journal des
Dames et des Modes . Voici donc un article sur la Petite
Poste que nous allons extraire de ces précieuses annales
des moeurs etdu goût .
C'est une chose admirable que l'activité de la Petite
Poste. Du matin au soir , à toutes les heures , vous rencontrez
de ces agens fidèles qui de l'Arsenal au faubourg du
Roule, et de la barrière des Martyrs au boulevard du Mont-
Parnasse, par quelque tems qu'il fasse , par la pluie , par la
neige , par la grêle , par les orages , se chargent de porter
vos missives pour une rétribution bien légère : quinze centimes.
» Qui peut donc fournir à ces paquets énormes qui se
renouvellent comme par magie ? Qui , dites-vous ? Belle
demande ! à Paris , la ville des amours et des dettes ! Car
je gage que c'est de dettes et d'amours que parlent les trois
quarts de ces lettres .
"
C'estun jeune homme encore neuf qui , plutôtqquue
d'attendre gaiment son créancier pour le payer de bonnes
on mauvaises raisons , lui demande tristement quelques
semaines de grâce , et par cette maladresse perd le reste de
crédit qu'il pouvait avoir .
C'est une jeune femme qui par de cruels parens
( comme elles disent toutes ) mariée à un vieil égoïste , in
dique à l'ami de son choix l'instant où elle pourra l'entretenir
sans témoins et se consoler autant que possible des
ennuis que l'hymen lui cause.
> C'est une foule de gens de la sorte qui appellent le
plaisir ou que les huissiers menacent .
Quelles dépenses d'encre et de papier cela fait à la fin
de l'année ! Papier timbré pour les billets à ordre , papier à
vignettes pour les poulets mignons . Aussi on ne voit le
long des rues que des marchands papetiers qui paraissent
tous être en fort bonne laine. Tout le monde a la plume à
86 MERCURE DE FRANCE ,
1
lamain. On écrit , on écrit , il n'y a pas si petite lingère
ou demoiselle en modes , qui ne rivalise sinon par le style ,
dumoins par le nombre de ses épîtres , avec Mesdames
de Riccoboni , de Grafigny , etc.
५
Il serait piquant de voir la tournure que chacun donne
à ses doléances on à ses protestations .An fait , cela ne serait
peut- être pas aussi curieux que je me l'imagine . Toutes ces
correspondances se divisent en cinq ou six espèces , et dans
chacune de celles-ci c'est à-peu-près le même ton qui règne .
» Si c'est un amant de la veille qui écrit , ce doit être de
cette façon : "Ah ! mon adorable, que votre voix est tou-
>>chante ! que je soupire après l'instant oit je pourrai l'entendre
encore ! Votre image ne sort pas de ma pensée.
Cette nuit en songe je vous voyais , Dieux , que de
charmes ! ... » Et mille belles choses ainsi .
1
" Si c'est un amant du lendemain : " Je t'avais promis ,
ma bonne , d'aller dîner avec toi. Impossible , Charles
> est venu me prendre , il m'emmène , il m'entraîne ; je
suis au désespoir, mais ce soir sans faute , compte sur
> moi... "
"
"
" Si c'estun mari : " Madame , ( en vedette ) je prends
le parti de vous écrire , puisque vous n'êtes jamais chez
> vous , et qu'il faut que je renonce au plaisir de vous y
voir. Dès le matin vous partez en leste et brillant équi-
» page . Prenez garde , vous ruinerez votre santé , vous me
> ruinerez aussi et vous en aurez trop tard du regret . Je
» veux vous prévenir que j'ai fait solder tous vos comptes,
chez Leroy , Grosjean , Versepuy , chez tous enfin ...
Quel bon caractère de mari ! que d'honnêteté dans cette
lettre ! Il y a bien d'abord quelque mine de reproche, puis
ensuite des espèces de conseils , mais la fin raccommode
tout et fait tout passer.
Qu'est-ce ? Qu'apportez-vous là ? C'est l'humble requête
d'un tailleur à l'un de nos élégans : « Je prends la
liberté de faire tenir à Monsieur le mémoire des fourni-
> tures que , depuis cinq ans , j'ai eu l'honneur... Peste
soit de l'impertinent ! Eh ! je vous prie , qui lui a demandé
cette note , ce détail? Ne pouvait-il attendre ? Il est donc
bien pressé ? En vérité , si on n'y met ordre , on ne sait pas
où s'arrêteront ces messieurs-là ! »
OCTOBRE 1811 .
87
1
SPECTACLES . -Théâtre impérial de l'Opéra-Comique.-
Première représentation de Bayard à La Ferté, opéra en
trois actes .
Cette première représentation a été applaudie , mais
l'opéra a obtenu encore plus de succès à la seconde . On a
dit souvent qu'une première représentation n'était qu'une
répétition générale ; c'est sur-tout à Bayard que l'on peut
appliquer cette observation : les acteurs , à l'exception de
G..vaudan , étaient pen sûrs de leur mémoire , et cette hésitation
, en jetant du froid sur l'exécution , a nui à l'ensemble
de l'ouvrage. La seconde représentation , mieux
sentie , a obtenu un plein succès , confirmé encore par la
troisième.
La scène se passe à La Ferté , dans le château de Mme de
Randan , où François Ir s'est rendu sous le prétexte de se
livrer au plaisir de la chasse .
Cependant Mézières est assiégée par les Impériaux ;
François Ir a envoyé Bayard presque seul au secours de
cette place , mais pendant que le chevalier sans peur et
sans reproche verse son sang pour son prince , il est en
butte aux intrigues des courtisans : deux seigneurs , jaloux
de sa gloire , l'accusent auprès du roi ; ils produisent une
lettre de Bayard lui-même , par laquelle il paraîtrait que
celui-ci aurait quitté son poste et livré Mézières aux impériaux
: le roi refuse de croire coupable celui qui l'a armé
chevalier , et lui a donné les premières leçons du métier de
la guerre. Mais une nouvelle circonstance vient ajouter
quelque vraisemblance à l'accusation des ennemis de
Bayard: celui-ci vient d'arriver à La Ferté dans le moment
on il devrait être à Mézières , dont les dernières nouvelles
ont annoncé l'étroit blocus . Le roi et Bayard sont rivaux ,
tous deux aiment Mme de Randan , et chacun sait qu'un roi
est un terrible concurrent : Bayard paraît , et François Ier le
reçoit assez mal ; aulieu dese justifier , Bayard chante pour
annoncer qu'il ne peut se résoudre à renoncer à sa maî-
⚫ tresse, et il sort incontinent. On pense bien que lorsqu'il
en sera tems Bayard n'aura qu'un seul mot à dire pour
faire connaître son innocence : le roi veut enfin savoir la
vérité , il mande Bayard qui lui annonce devant ses accusateurs
que le siége de Mézières est levé , et que les impériaux
ont été complétement battus : en faveur d'un service si
important , d'un fait d'armes si beau , François Ier renonce
88 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1811 .
1
à son amour , et reconnaît le mariage secret qui unissait
Bayard à Mm de Randan.
Sans montrer trop de rigueur , il est permis de relever les
invraisemblances échappées aux auteurs ; un opéra en trois
actes mérite bien une analyse plus détaillée qu'un mélodrame.
Comment se fait - il que Bayard ne soit pas intruit du
séjour du roi à la Ferté ? Comment le chevalier sans reproche
, au lieu de se rendre directement auprès du roi , s'écarte-
t-il de sa route pour visiter sa maîtresse ? Comment
sur-tout , aux premiers reproches que lui adresse le roi ,
Bayard ne répond-il pas : le siége de Mézières est levé ? S'il
agissait ainsi , il se conduirait sensément ; mais alors il n'
aurait pas de pièce , et j'en serais fâché , car nous aurions à
regretter une belle scène entre le roi et Bayard , des détails
agréables , et sur-tout la musique de M. Plantade dont je
vais parler.
M. Plantade est connu par des compositions gracieuses
et par le joli opéra de Palma, it a voulu prouver que sa lyre
pouvait prendre tous les tons ;
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère .
Etje crois qu'il y a réussi : l'ouverture a été vivement applaudie
; c'est un tableau dans lequel on retrace les principaux
événemens qui doivent passer sous les yeux des speclateurs
; un choeur au premier acte , exprime bien le chant
joyeux du peuple; au second acte , on remarque deux airs
pour leur facture et leur couleur particulière ; l'un est chanté
parBayard , il peint les craintes du chevalier qui se dissipent
au souvenir des vertus de Mme de Randan ; l'autre
chanté parM Paul Michu , est remarquable par samélodie
simple ; la partie de l'orchestre est bien écrite , on a cependant
remarqué un usage un peu trop fréquent du cor. Cet
opéra est le premier ouvrage de M. Plantade depuis son
retour , et le succès qu'il a obtenu est un engagement que le.
compositeur contracte avec le public .
Gavaudan , chargé du rôle de Bayard , a bien représenté
ce héros ; il a su allier la noblesse et la fermeté d'un chevaliers
: cet acteur me paraît être le seul , à ce théâtre , qui
puisse jouer cet emploi . Mme Paul Michu a mis de la grace
et de la décence dans le rôle de Mme de Randan.
i
POLITIQUE.
LESmouvemens qui doivent suivre de la part du grandvisir
celui des Russes au-delà du Danube , sont toujours
Tobjet de beaucoup de rapports contradictoires ; mais tous
s'accordent à présenter le chef de l'armée ottomane comme
offrant la plupart des qualités qui constituent un général
distingué. Il entretient dans son camp une discipline sévère,
il reste étranger au faste oriental ; il se concilie l'estime
des chefs et l'affection des soldats par un mélange de
douceur et de sévérité. Ses soins particuliers sont donnés à
létat de sa cavalerie , et sur-tout à celui de l'artillerie plus
forte etmieux exercée qu'elle ne l'a jamais été dans les armées
turques . Il paraît hors de doute que sur plusieurs
points le passage du Danube a été tenté , et qu'après
divers engagemens , deux corps turcs ayant passé successivement,
sont parvenus à se retrancher sur la rive gauche
du fleuve. Les îles qui pouvaient protéger le passage et
entretenir les communications sont au pouvoir des Ottomans
. Le grand-visir est près du corps qui a passé le fleuve ,
et tous les jours des engagemens partiels font prévoir celui
qui peutdécider du sort des provinces , théâtre et cause de
la guerre. A cet égard, les nouvelles de Vienne ont lien
d'étonner ; voici ce qu'on écrit de cette ville , en date du
28 septembre :
«Les nouvelles que nous recevons aujourd'hui de l'armée
russe dérangent tous les calculs de nos politiques . Une
suite de rapports uniformes nous avait appris , depuis
quelques semaines , que le général Kutusow , instruit des
projets du grand-visir de s'emparer de la Valachie , avait
donné ordre à toutes les troupes de réserve qui se trouvaient
en Moldavie et sur les bords du Dniester et du
Dnieper de se porter en toute hâte sur le Danube , et l'on
ajoutait que ces troupes avaient , sur-le-champ , quitté
leurs canionnemens pour obéir. Des lettres de Lemberg
nous apprennent maintenant que l'un des corps de cette
armée de réserve , qui se mettait en marche , a reçu inopinément
l'ordre de rétrograder et de se porter en Podolie ;
ce qu'il a fait. La force de ce corps est de 20 mille hommes
90 MERCURE DE FRANCE ,
qui auraient été très-utiles dans un moment aussi décisif
que celui- ci ; car les Turcs rassemblent toutes les forces
disponibles de leur Empire pour enlever aux Russes leurs
conquêtes , et les Russes ne sont pas nombreux . Les frontières
de la Servie sont plus que jamais menacées par les
Tures : on s'attend même à une attaque prochaine du
camp de Deligrade .
Les travaux de la diète de Presbourg continuent ; aucun
résultat essentiel n'est encore connu . Il paraîtrait que le
débat sur la question de priorité à donner aux objets en
discussion , a occupé long-tems l'assemblée et les comités .
Rien encore n'a été statué sur les propositions royales , et
rien sur les réclamations précédemment formées ; MM. de
Wallis et de Metternich sont retournés à Presbourg , par
ordre de l'empereur qui a ordonné que l'état le plus exact de
la situation des finances fût mis sous les yeux de ses fidèles
Hongrois . Le cours se sontient .
Le roi de Saxe visite son grand-duché de Varsovie ; il y
est arrivé le 23 septembre , et y a été reçu par le général
en chef de l'armée le prince Poniatowski , et le général
Zavonzeck . La ville entière était illuminée , le roi a été
complimenté par le sénat et les ministres. Il a assisté le
lendemain à un Te Deum , et a reçu toutes les autorités .
Par-tout les marques de l'allégresse publique , les témoignages
du respect et de l'amour des peuples accompagnent
les pas de ce digne souverain .
Les nouvelles anglaises offrent très-peu d'intérêt. L'état
du roi est le même . Le parlement a été prorogé au 12 novembre
prochain. Les ministres ont jugé à propos de se
donner un peu plus de tems pour préparer les comptes
qu'ils ont à rendre sur tant d'objets importans qui tiennent
l'Angleterre dans l'incertitude et les alarmes , par exemple
, sur les résultats effectifs de l'expédition de la Baltique
, sur le commerce d'Héligoland , sur les relations
avec l'Amérique , sur la conduite des généraux et des
ministres anglais en Sicile , sur la position hasardée de
lord Wellington en Espagne , sur le degré d'union qui
règne entre ce général et la junte de Cadix , sur les disposttions
des Portugais à l'égard de leurs auxiliaires , enfin , sur
l'accord qui règne en Irlande entre les milices anglaises et
celles du pays pour le maintien de l'autorité établie , accord
cimenté par le sang qui vient de couler à Dublin même ,
dans un combat dont les détails ne sont pas précisés , mais
où l'on prétend que 400 Irlandais déterminés ont tenu tête
OCTOBRE 1811 .
91
1
:
:
à 1500 des hôtes stipendiés qu'on leur envoie pour protéger
la liberté des cultes , et le plein exercice des droits
constitutionnels assurés à tous les sujets du royaume-uni .
On conviendra que pour traiter dignement de tels sujets ,
et pour les exposer à la nation sous le jour qui convient
aux intérêts du ministère plus qu'à ceux de la vérité et de
Fintérêt public , ce même ministère ne peut trop différer
la séance dans laquelle il doit présenter le discours émané
du trône . Cette ouverture du parlement doit être attendue
avec impatience , et il est curieux de connaître dans quels
termes pourra être conçue l'adresse de remerciment pour
tant de plans utiles , tant d'entreprises bien combinées ,
tant de succès politiques , militaires et commerciaux.
Pendant ce tems , l'Empereur des Français poursuit l'un
de ces voyages auxquels il sait toujours attacher le double
but de l'intérêt général de l'état , de l'intérêt particulier des
pays qu'il visite ; partout il porte l'activité , l'émulation ,
Fencouragement et la vie. Où rien n'existait , il crée ; où
tout était détruit , il réédifie ; où de bons élémens se
trouvaient , il rectifie , il perfectionne , il répare tout pour le
passé, il prévoit , il dispose tout pour l'avenir. Le lecteur
prévoit que nous allons l'entretenir de Flessingue , de l'Escautet
d'Anvers . Il y aura loin de ce qu'il va lire à l'état où
étaient ces importans parages au moment où les Anglais y
ont laissé pour tout monument , le souvenir de leur faiblesse,
de leur incertitude , de leurs dispositions inhabiles ,
et, le croirait-on ? de leur inexpérience .
Le 30 septembre à neuf heures du matin , dit le Moniteur,
S. M. a reçu à Anvers les différentes autorités . A
midi, elle est montée à cheval , et a visité les bassins , l'arsenal,
les fortifications , les quais . Aquatre heures de l'aprèsmidi
, S. M. l'Impératrice est arrivée de Bruxelles. Le
1 octobre , S. M. a continué à visiter les fortifications et
larsenal , et a vu entrer des bâtimens de guerre dans le bassin.
Le 2 , elle a passé en revue le 26º régiment d'infantene
légère , les troupes d'artillerie , le bataillon d'ouvriers
dela marine , et a visité les travaux de la tête de Flandres .
Le3, S. M. a tenu différens conseils . Le 4 , à deux heures
du matin , S. M. est partie pour aller visiter la place de
Willenstadt et l'île de Gorée. S. M. l'Impératrice est partie
à dix heures du matin , pour aller coucher à Breda .
Anvers peut être considéré aujourd'hui comme une
place forte du rang de celles de Metz et de Strasbourg. Les
travaux qui y ont été faits sont prodigieux. C'est un des
92 MERCURE DE FRANCE ,
boulevards de la France. Sur la rive gauche de l'Escaut ,
où il n'existait , ily a deux ans , qu'une redoute , s'élève une
villede2000toises de développement, formant huit fronts
bastionnés, défendue par une inondation soutenue par la
chaussée de Gand et des digues d'amont et d'aval Les
sommes considérables qui ont été dépensées pour ces
grands travaux , ont été employées avec intelligence et profit
. S. M. en a témoigné sa satisfaction au corps du génie
et an major Bernard, qui ont dirigé ces travaux avec une
singulière activité .
Le spectacle qu'offrent les chantiers de la marine est
unique et sans exemple. Vingt-un vaisseaux de guerre
dont huit à trois ponts sont en construction ,et sont plus
ou moins avancés . L'arsenal est pourvu abondamment de
toute espèce d'approvisionnemens , que le Rhin et laMeuse
y font affluer. Il y a plusieurs milliers de mâts, du nord .
Il y a sept ans qu'il n'y avait pas à Anvers un seul quai,
et les maisons s'avançaient jusqu'au bord de la rivière.Aujourd'hui
ces maisons ont fait place à de superbes quais
utiles au commerce , et même à la défense de la place.
Il y a six ans , il n'y avait pas de bassin , mais seulement
quelques canaux , où des bâtimens tirant 10 ou 12 pieds
d'eau pouvaient à peine entrer. Aujourd'hui il existe un
bassin ayant 26 pieds d'eau à partir du radier , pouvant
contenir 50 vaisseaux de ligne , avec une écluse donnant
passage à des vaisseaux de 120 canons .
Les quais de la nouvelle ville sur la rive gauche , seront
incessamment construits , et l'on y creusera un nouveau
bassin.
Tous les canaux , égouts ou aqueducs de la ville qui corrompaient
l'air , et donnaient à cette belle ville un aspect de
ruines , ont été réparés et nettoyés .
L'Escaut , depuis son embouchure jusqu'à Anvers , est
partout praticable pour des vaisseaux à trois ponts : c'est
une rade continue abritée de tous les vents. Plus de cent
vaisseaux de guerre peuvent mouiller dans les rades de
Hoogdlaten , de Terneuse et de Baërland .
Indépendamment des places fortes de Flessingue et de
Cadzand , S. M. a ordonné l'établissement d'une autre
place forte à la pointe de Borselen . Ces places , jointes aux
forts de Batz , de Lillo , de Liefkensoeck , qui ont été l'objet
de grands travaux , mettent désormais les établissemens de
ce fleuve à l'abri de toute expédition.
Les places de Berg-op-Zoom , de Willenstadt , les forts
OCTOBRE 1811 . 93
de l'ile de Gorée , les places de Breda et de Gorcum complettent
la défense de tout le territoire .
S. M. est partie d'Anvers le 4, à trois heures du matin;
elle est arrivée à Willenstadt à huit heures : après avoir
visité les fortifications de la place et les nouveaux forts
qu'on y a ajoutés , S. M. s'est embarquée et a descendu la
Meuse jusqu'à Helvoet-Sluys , où elle est arrivée à deux
heures après -midi ; elle a visité la place, le bassin et les
établissemens maritimes de ce port important. Le vaisseau
de guerre le Tromp , de 70 canons , venait d'y arriver de
Rotterdam . S. M. , après avoir vu évoluer la flottille de cette
slation , est venue passer la nuit dans son yacht mouillé
près deGorée.
Le 5, au point du jour , S. M. a continué sa roule ; elle
est arrivée à Dordrecht à sept heures du matin , sans y être
attendue , a fait le tour de la ville et en a visité les magasins.
S. M. a visité également les trains de la Meuse et du Rhin,
qui se composent de plusieurs centaines de milliers de
pieds cubes de bois , en chargement pour l'arsenal d'Anvers.
De retour dans son yacht , S. M. y a reçu le maire , le
conseil municipal , le tribunal de première instance , le
conseilde commerce et les autres autorités de Dordrecht.
Adeux heures après -midi , S. M. a continué sa route en
canot , et est arrivé à Gorcum à trois heures. Le prince archi-
trésorier , gouverneur-général de la Hollande , le maréchal
duc de Reggio , le général Molitor et d'autres principaux
fonctionnaires se trouvaient dans cette ville poury
recevoir l'Empereur .
En arrivant à Gorcum , S. M. a fait aussitôt la visite des
fortifications de la place .
S. M. a été extrêmement satisfaite de tout ce qu'elle a vu
dans la partie de la Hollande qu'elle a visitée . Un million
aété dépensé cette année aux fortifications de Willenstadt
et deGorée , pour mettre ces positions importantes dans un
état respectable de défense . La place d'Helvoet-Sluys est
très-forte et n'exigera aucune nouvelle dépense .
S. M. l'Impératrice , après avoir couché à Breda , est arrivée
directement à Gorcum , à six heures après midi .
LL. MM. sont parties de Gorcum le 6 octobre , à neuf
heures du matin : elles ont passé le Leck dans un yacht ,
et sont arrivées à Utrecht à deux heures après midi .
Une demi-heure après , l'Empereur est monté à cheval
four faire le tour des remparts , avisité les principales rues.
1
94 MERCURE DE FRANCE ;
et places de la ville , sans gardes et environné d'un peuple
immense.
Le 7 , à neufheures du matin , S. M. a passé la revue da
corps du duc de Reggio ; elle est rentrée à cinq heures du
soir.
LL. MM. , malgré les fatigues du voyage , se portent
très-bien.
Voici donc l'Empereur au milicu de ces fidèles Hollandais ,
qui sans renoncer à leurs qualités nationales , vont trouver
dans leur nom nouveau, un nouveau développement de
leur excellent caractère , d'autres qualités encore et des
vertus différentes . L'Empereur , maître de la terre classique
des héros , maître de celle des arts , a touché celle de l'industrie
et du commerce , moins en conquérant, qu'en législateur,
appelé à réparer de longues infortunes etd'immenses
pertes. Bientôt nous le verrons sur ces digues fameuses
prodiges de l'industrie hollandaise , qui , si une main puissante
ne les soutenait , céderaient peut- être à l'effort de
l'élément qu'elles ont dompté , et lui rendraient le territoire
conquis sur son empire ; nous le verrons rendre inébranlables
ces remparts sous lesquels le Hollandais brave l'effort
de la tempête , et la masse ébranlée de l'Océan ; nous
le verrons parcourir ces mille canaux qui portent dans
toutes les parties de ces contrées la circulation et lavie , les
réparer , les épurer , les rendre et plus faciles et plus sains ;
nous le verrons aussi sur ces chantiers fameux où un czar vint
apprendre à construire un vaisseau , mais où notre Empereur
, recevant facilement les tributs du nord , marquera la
place où de nombreuses flottes devront s'élever à sa voix ,
pour rétablir dans les annales de la marine et du commerce
des noms qui y furent si fameux. De grands souvenirs
seront attachés à ce voyage , parce qu'il ouvre à l'imagination
une carrière brillante. Toutes les espérances comme
tous les voeux y sont attachés , et tandis que nous suivons
avec tant d'intérêt et de reconnaissance les pas de notre
immortel souverain , l'insulaire les suit aussi , mais avec
une jalouse rage , et avec une sombre inquiétude; il est
averti de la marche de l'Empereur par les feux qui l'éclairent
, et les cris de joie qui l'accompagnent. Il compte avec
une fureur impuissante les vaisseaux élancés de leurs quilles ,
les matelots nationaux ou alliés rangés sous le pavillon impérial
, et ces forêts ambulantes qui descendent le cours des
fleuves et arrivent jusqu'à la mer, pour un jour, peut-être ,
s'y élever en reines , ou du moins en disputer l'empire.
OCTOBRE 1811 . 95
Sans doute dans ce compte ministériel que le parlement
anglais doit entendre , il sera question de ce que prometlent
au commerce et à la marine des Anglais un système
si fortement conçu , si constamment soutenu , tant de génie
et tantd'efforts , tant d'audace et tant de moyens . S....
ANNONCES .
Notices et observations pour préparer etfaciliter la lecture des Essais
de Montaigne. Par M. Vernier , sénateur , comte de Mont- Orient ,
commandant de la Légion-d'Honneur , membre de la Société littéraire ,
belles -lettres et arts de Besançon , de la Société académique des
sciences , de la Société philotechnique , de celle de l'Athénée des arts
de Paris , et de la Société d'agriculture de la Haute-Saone . Deux vol .
in-8º. Prix , to fr. , et 12 fr . 50 c. franc de port. Chez Blaise , libr . ,
quai des Augustins , nº 61 .
Du Bonheur individuel , considéré au physique et au moral dans ses
rapports divers avec les facultés et les conditions humaines . Par le
même. Un vol . in-80. Prix , 3 fr . 50 c . , et 4 fr. 50 c. franc de port.
Chez lemême.
Examen critique de l'ouvrage intitulé : Biographie universelle , ouvrage
entièrement neuf, etc.; par Mme de Genlis. Brochure in-8° .
Prix, I fr . 80 c . , et 2 fr . franc de port. Chez Maradan , libraire
rue des Grands-Augustins , nº 9 .
Mélanges de Botanique et de Voyages ; par Aubert du Petit-Thouars,
directeur de la pépinière impériale du Roule , membre des Sociétés
d'Agriculture et Philomathique de Paris , et de l'Académie phytologique
de Gorenki . Un vol . in-8° , avec une carte et 18 planches . Prix ,
6fr. , et7 fr. 50 c. frane de port. Chez Arthus-Bertrand , libraire
rue Hautefeuille , nº 23 .
Ouvrage du même auteur , qui se trouve chez le même libraire :
Essais sur la végétation considérée dans le développement des bourgeons.
Unvol. in-8° , fig . Prix , 5 fr .; sur grand- raisin , 6 fr.; sur
grand-raisin vélin , 8 fr .
Histoire des eampagnes du maréchal Bernadotte, prince royal de
Suède; par A. H. Châteauneuf. Nouvelle édition , revue et corrigée .
Ce volume , supérieurement bien imprimé par M. Didot l'aîné , sur
beau papier vélin , se vend 5 fr. , et 5 fr . 50 c. franc de port. Chez
P'Auteur , rue des Bons- Enfans , nº 34 ; Didot l'ainé , rue du Pontde-
Lodi ; et chez Michaud frères , rue des Bons-Enfans , nº 34.
,
!
06 MERCURE DE FRANCE, OCTOBRE 1811.
Mémoires de la Société médicale d'émulation , séant à l'Ecole dé
médecine de Paris , dédiés à son président honoraire perpétuel,
M. Corvisart, baron de l'Empire,premiermédecinde leurs MM. II.
etRR.; avec son portrait. Septième volume , in-8º de 558 pages ,
ornéde neufplanches en taille-douce. Prix. 7 fr . 50 c. , et 9 fr. 50 c.
franc deport. Chez Capelle etRenand, libraires- commissionnaires ,
rue Jean-Jacques-Rousseau , n° 6.
Cet ouvrage contient :
10. L'Eloge de François Péron ; par M. Alard.
2º. Mémoire sur la circulation capillaire , tendant à faire mieux
connaitre les fonctions du foie, de la rate et des glandes lymphatiques ,
parM. le docteur Broussais .
3°. Memoire sur l'exhalation sanguine ; par M. F. V. Mérat.
4°. Recherches anatomiques et physiologiques sur quelques parties
de l'oeil , à l'occasion d'une plaie de tête , par M. F. Ribes .
5º . Mémoire sur les maladies organiques ; par M. Martin .
6". Alberti Mathiæ Vering, medicinæ doctoris solutio quæstionum
morbos organicos sistentium , quas mense Februarii 1809 proposuit
illustrissima emulationis medica Societas .
7° . Commentaire sur la loi de Numa Pompilius , relative à l'ouverture
cadavétique des femmes enceintes ; par M. Marc.
8º. Considérations et observations théoriques etpratiques sur lasyphilis
dégénérée; par M. le docteur Kéraudren.
9º. De temperamentis ; danturne tria vel quator temperamenta ?
auctore Roussille- Chamseru .
10° . Mémoire sur les terminaisons de l'hépatitis; par M. le docteur
Hébréard .
110. Mémoire sur la ligature de l'artère iliaque externe , dans les
anévrismes de la fémorale , au pli de l'aine ; par M. Delaporte.
Is2º . Mémoire sur les rapports qui existent entre les premières et
les secondes dents , et sur la disposition favorable de ces dernières au
développement des deux mâchoires ; par M. Léveillé.
13º. Quelques idées sur le rapport des deux dentitions , et sur l'accroissement
des mâchoires dans l'homme ; par M. Miel.
Edition stéréotype d'après le procédé d'Herhann .
DICTIONNAIRE ABRÉGÉ DE LA FABLE , pour l'intelligence des
poëtes , des tableaux et des statues dont les sujets sont tirés de l'histoire
poétique ; par Chompré. Edition revue et corrigée d'après les
meilleurs dictionnaires mythologiques . Un gros volume in-18. Prix
2fr. , et 2 fr. 65 c. franc de port. Relié en basane , 2 f. 60c. Chez
H. Nicolle , rue de Seine , nº 12 ; Arthus-Bertrand , libraire , rus
Hautefeuille , nº 23 ; et à Tours , chez Ad. Mame.
Mme de Montolieu vient de traduire de l'allemand : AGATOGLES .
-Lettres écrites de Rome et de Nicomédie , les années 301 , 302, etc.
ParMme Caroline Piébler. L'ouvrage , qui formera trois volumes , est
soue presse.
DEPT
DE
LA
F
1
MERCURE
DE FRANCE .
N° DXXXV . - Samedi 19 Octobre 1811 .
POÉSIE .
PÉTRARQUE .
POÊME.
1
Grandissimofilosofo, grandissimo innamorato ,
grandissimo poeta.
(Mot de Christine, reine de Suède , sur Pétrarque. )
DANS ce tems déplorable où Bellone en furie ,
Du sang des factieux inondait l'Etrurie (1) ,
Et foulait les débris du trône des Césars
Tout-à-coup apparut sur l'horizon des arts ,
Unastre radieux qui , dans ces jours d'orages ,
D'un siècle ténébreux dissipa les nuages .
Pétrarque , poursuivi par un sort trop fatal ,
Transfuge , jeune encor , de son séjour natal ,
Vint se réfugier dans ce pays magique ,
Des brillans Troubadours le berceau poétique ,
(1 ) L'Italie était déchirée par les deux factions des Guelphes et des
Gibelins.
G
5.
cen
SEONE
98
MERCURE
DE
FRANCE
, S'élança vers le Pinde , et du Comtat charmant
Devint , par ses écrits , la gloire et l'ornement.
Viens , accours à ma voix , tendre et sensible muse
Qui l'inspiras souvent aux rives de Vaucluse !
Interroge avec moi ce paisible séjour ,
Qu'habitaient avec lui les Muses et l'Amour :
Ensemble visitons ce solitaire asile ,
Où Pétrarque , fuyant l'air impur de la ville ,
Venait , pour échapper aux traits d'un dieu vainqueur ,
Rêver l'indépendance , et distraire son coeur .
(2) Laure l'avait séduit par un charme suprême :
Ses yeux dignes , eux seuls , d'inspirer un poëme ,
Ses gestes et ses pas par la grâce embellis ,
Ses bras , comme l'ivoire , éclatans et polis ,
Sa blonde chevelure et ses sourcils d'ébène ,
Son sourire angélique et sa voix de sirène ,
De mille attraits enfin le dangereux poison ,
Du chantre d'Arezzo troublèrent la raison (3) .
Mais comment éviter cette amante adorée ?
Où fuir ? ... Je vous salue , ô fontaine sacrée (4) ,
Antre mystérieux , romantique vallon ,
Célèbres à jamais par un autre Apollon !
J'aime à voir de ces bords la plaintive naïade
S'élancer , retomber de cascade en cascade ;.
Le fracas de ces flots au loin retentissans ,
L'antique nudité de ces rocs imposans ;
Cet écho qui redit au loin le bruit de l'onde ,
Seule , de ces beaux lieux troublant la paix profonde ;
Ce torrent , qui bientôt plus rapide et plus pur ,
Réfléchitet les fleurs et le céleste azur.
(2) J'ai peint la belle Laure d'après le portrait qu'il en atracé dans
ses Sonnets .
(3) François Pétrarque , fils d'un notaire d'Arezzo en Toscane ,
naquit en cette ville le 20juillet 1304.
(4) Vaucluse , appelé par Pline Vallis clausa , est un vallon situé
à cinq lieues d'Avignon , renfermé de tous côtés par des rochers
d'une hauteur prodigieuse , qui sont élevés perpendiculairement , et
forment un fer à cheval : c'est au pied de ces rocs , dans un bassin'
sans fond , que la Sorgue prend sa source.
OCTOBRE 1811 .
99
Decedouble tableau la rapide magie
Semble inviter notre ame à la mélancolie :
Pétrarque vint pleurer sur ces rochers déserts ,
Queconsacrent son nom , sa Laure et ses beaux vers .
Ah! redis-moi ses chants , immortelle retraite ,
Que vont chercher de loin l'amant et le poëte !
Vaucluse , que sans peine ils ne peuvent quitter ,
Otoi qu'avec transport je courus visiter ,
Jeune encore , et surpris d'y rêver une amante ,
Quatre siècles ont fui ; mais ton onde écumante ,
Et tes monts recourbés en cercle sur tes bords ,
Tes antres encor pleins d'harmonieux accords ,
Semblent nous y montrer ces deux ombres fidèles ,
Etl'amoureux penser vient errer autour d'elles .
Auxnymphes du vallon , aux bergers d'alentour
Tes flots enmurmurant parlent encor d'amour ;
C'est là qu'on aime bien par un charme invincible ;
C'est là que l'on gémit de n'être plus sensible .
C'est donc là , me disais-je , oui , c'est en ce séjour ,
Dans l'âge où le bonheur n'est vraiment que l'amour ,
Que Laure triompha des feux qu'elle fit naitre ,
Et des vers d'un amant plus dangereux peut-être .
Ses vers au moins l'ont dit , croyons à sa rigueur;
L'amour qu'elle inspira fut sa seule faveur (5) .
Là , d'heureux souvenirs son image parée ,
Suivait , charmait Pétrarque , et cette ombre adorée
D'un magique univers entourait son amant ;
Dans le parfum des fleurs qu'avec lui mollement
Foulait sous l'oranger le pied léger de Laure ,
C'était son souffle pur qu'il respirait encore .
Près des eaux de Vaucluse il aimait à s'asseoir ;
Dans les eaux de Vaucluse il croyait la revoir ;
Il la voyait encor dans ces routes secrètes ,
Portant ce tissu verd , orné de violettes (6) ,
(5) Les devoirs de l'hymen furent toujours un obstacle insurmontable
dans le coeur de la belle Laure , qui l'empêcha de couronner la
vive tendresse de Pétrarque .
(6) Le 6 avril 1327 , le lundi de la semaine sainte , à la première
'heure, c'est-à-dire , six heures du matin , dans l'église de Sainte-
?
G2
MERCURE DE FRANCE ,
Dont elle était parée en ce temple chrétien
Où son prentier regard sollicita le sien.
Il croyait quitter Laure en quittant la fontaine ;
Quelquefois appuyé sur le tronc d'un vieux chêne ,
Ou du sombre bosquet parcourant les détours ,
Triste et seul , il rêvait ; mais plus belle toujours
Laure absente peuplait le solitaire ombrage ;
Laure en un lieu charmant changeait un lieu sauvage .
Et lanuit que de fois l'oeil fixé sur les cieux ,
Tranquille , contemplant tous ces points radieux ,
Ces mondes étoilés dont leur voûte se dore ,
Il voulait les chanter ! il ne chantait que Laure ;
Et les vers accouraient plus prompts à la nommer ;
Vingt ans il fut heureux du seul bonheur d'aimer.
Il chantait , et le coeur lui seul montait la lyre ;
Le coeur est éloquent , lorsque l'amour l'inspire .
Laure , quoique rebelle à des feux si touchans ,
Se vit avec orgueil l'objet de ses doux chants ;
Laure aimait l'art des vers , les vers l'immortalisent.
Belles , aimez les vers , eux seuls vous éternisent :
Vos noms par eux vivront tant qu'Hébé dans les cieux
Versera l'ambroisie au monarque des dieux ,
Que Vénus sourira , que la reine de l'onde
De son écharpe humide embrassera le monde.
Tout périt sans les vers : sans cet art immortel ,
Que de Dieux oubliés n'auraient point eu d'autel !
Toi-même , il t'en souvient , Vénus , le vieil Homère
Ata belle ceinture attacha l'art de plaire.
Pétrarque d'un laurier (7) , l'orgueil de son jardin ,
Long-tems d'un nom chéri fit l'emblême divin :
Heureux , il mariait sur l'écorce nouvelle ,
Ason chiffre amoureux le chiffre de sa belle ,
Et serrait dans ses bras l'arbrisseau qu'il aimait .
Croyant qu'en un laurier Laure se transformait ;
Claire d'Avignon , il vit une dane fort jeune dont la beauté le frappa.
Elle était vêtue d'une robe verte parsemée de violettes ; c'était Laure ,
fille d'Audibert de Noves , mariée à Huges de la maison de Sade .
(7) Il croyait à la métempsycose et se plaisait dans le rapproche-
-ment des mots Lauraet Laure
OCTOBRE 1811.
KOR
1
Mais bientôt à ses sens l'erreur était ravie ;
Ainsi par ApollonDaphné fut poursuivie ;
Et le poëte amant , dans son riant vallon ,
N'embrassa qu'un laurier de même qu'Apollon .
Dans le calme inspirant de cette solitude ,
Il combattit l'amour par l'arme de l'étude ,
Et leDieudes beaux vers lui donna des beaux jours .
Là , d'une amitié sainte invoquant le secours ,
Quelquefois il reçut dans son nouveau Parnasse ,
Et le sage Colonne , et le riant Boccace.
De la cour d'Avignon méprisant les faveurs (8) ,
Du pontife à Vaucluse il attaquait les moeurs .
C'est ainsi qu'à Tuscule autrefois un grand homine
Tonnaît contre le luxe et les crimes de Rome .
C'est là quepour tromper un rigoureux destin ,
Moraliste , imitant le pieux Augustin ,
Pétrarque médita ces chapitres sublimes
Dont le sage relit les profondes maximes.
Quoique l'ambition ne troublật point ses sens ,
De l'autel de la gloire il savourait l'encens .
La médiocrité , fille de la sagesse ,
De son coeur satisfait fut la seule déesse.
Implacable censeur , peu sensible aux présens ,
Objet d'antipathie à tous les courtisans ,
Trouvant ainsi que l'or la grandeur importune ,
Sur son rocher sauvage il bravait la fortune .
Oui , c'est là qu'évoquant les ombres des mortels
Aqui l'antiquité consacra des autels ,
OFrançois ! tu chantas les fameux capitaines ,
Les sages , les savans et de Rome et d'Athènes !
C'est là qu'avec Clio , des annales du tems
Parcourant le grand livre et les faits éclatans ,
Tu sus ressusciter dans tes savantes pages ,
De ces siècles brillans les nobles personnages {
De la langue natale en tes écrits charmans ,
Ton goût ingénieux fixa les élémens (9) ,
(8) Le Saint-Siége était alors établi dans le comtat Venaissin.
(9) Le Dante avait composé un poëme sublime , quoique bizarre ;
ependant la langue italienne , appelée alors la langue vulgaire , qui
1
403 MERCURE DE FRANCE;
Et par l'expression d'une douce harmonie ,
Et par des vers heureux , proverbes du génie.
« Epurons , disait-il, mes écrits imparfaits ,
> Qu'ils soient dignes de Laure et de ses doux attraits !
> Inutile projet ! mon goût toujours sévère
> Dans la postérité redoute unjuge austère. >
Omodeste écrivain , que d'aimables leçons ,
Dans tes brillans sonnets , dans tes tendres chansons !
Tant d'esprit , de savoir méritaient la couronne
Que le talent réclame et que Minerve donne.
Il luit enfin ce jour , où malgré ses rivaux ,
Minerve , pour payer ses sublimes travaux ,
De lauriers toujours verds , unis au chêne antique ,
Compose pour son front la tresse poétique (10) .
Le Capitole ouvert par un insigne honneur ,
D'Ovide et de Tibulle attend le successeur .
Un cortége pompeux , dans les places de Rome ,
Dès l'aurore au sénat précède ce grand homme :
Des enfans revêtus des plus riches couleurs ,
En récitant ses vers , sèment au loin des fleurs ;
Décoré de la pourpre , il monte au Capitole ,
Et le vin et l'encens ont fumé pour l'idole.
•Gloire , crie un hérault , et triomphe au vainqueur !
> Triomphe , ont répété tous les Romains en choeur !
Mais lorsqu'avec respect s'incline le poëte ,
Le feuillage immortel rayonne sur sa tête
EtRome en ses écrits couronne tour-à-tour
L'histoire , l'art des vers , la morale et l'amour.
,
Mais que son coeur fut grand , si ses vers sont sublimes !
Sur les Alpes un jour , sur ces superbes cimes
Qui dominent les airs de leur front souverain ,
De la guerre civile avait tonné l'airain ;
Telle la cloche exhale au loin des sons funèbres ,
Ce formidable bruit émeut les bords célèbres
tirait son origine d'un latin corrompu que parlaient les soldats romains
, était informe et sans règles avant que Pétrarque l'enrichit .
(10) Il fut couronné à Rome, dans le Capitole , au milieu des
honneurs suprêmes et des acclamations du peuple romain. 3
OCTOBRE 1811 . 103
Où le På de son urne épanche le torrent.
Jouissant des attraits d'un beau jour expirant ,
Pétrarque entend ce bruit , à ce signal frissonne ;
Il croit voir tout-à-coup Némésis et Bellone
Aleur char fratricide atteler leurs chevaux ;
Il voit flotter partout des étendards rivaux.
•Romains , pourquoi, dit-il , ces aigles mercenaires ?
> Vous creusez vos tombeaux de vos mains sanguinaires ;
› La nature éleva , bienfaisante pour vous ,
› Ces Alpes où viendra se briser le courroux
•Deces fiers étrangers enrichis de vos pertes ;
> Pourquoi porter la mort dans vos cités désertes ?
• Qu'un baiser fraternel assure leur repos !
> Unissez à- la - fois vos coeurs et vos drapeaux. >
Il chantait : ô pouvoir de sa céleste lyre !
Abjurant tout-à-coup leur belliqueux délire ,
Ces guerriers sont vaincus par la douce pitié ,
Et sous leurs étendards vient s'asseoir l'amitié .
Mais pour chanter Vaucluse il poursuivait encore ,
Ses pleurs coulent.... On voit qu'il veut parler de Laure.
Ah! toujours plus épris , toujours plus malheureux ,
Et fuyant , mais en vain , un objet dangereux ,
L'infortune traina dans toute l'Italie
Le fatal souvenir de sa Laure chérie ,
Qu'il aima si long-tems , et qu'il chantait si bien.
Philosophe , počte , amant , historien
Que n'eût pas fait Pétrarque électrisé par elle !
Il puisait dans ses yeux une ardeur immortelle .
Mais , ô douleur affreuse ! un mal contagieux ( II )
Soudain a frappé Laure , et ses jours précieux
S'éteignent par degrés, Ainsi le doux sourire
Presqu'insensiblement sur les lèvres expire :
Ainsi du rossignol l'harmonieuse voix
Presqu'insensiblement se perd au fond des bois.
De Vaucluse écartant l'image dangereuse ,
Il choisit pour sa tombe une obscure Chartreuse.
(11) La belle Laure mourutde la peste àAvignon , le 6 avril 1348,
àsix heures du matin , à la même heure que Pétrarque l'avait vue
pour la première fois.
104 MERCURE DE FRANCE,
Arqua (12) le vit mourir en sage , en vrai chrétien ,
Du cloitre devenu l'honneur et le soutien .
Si la religion regretta son saint zèle ,
La science perdit un apôtre fidèle ,
Qui le jour et la nuit par l'étude enffammé
Nourrit le feu divin dont il fut animé .
Quelle ardeur ! Le poëte allait cesser de vivre ,
Et sa mourante main ouvrait encore un livre .
Il expira . L'Amour pleurant sur son tombeau
De douleur tout-à-coup éteignit son flambeau .
Armé d'un de ses traits , chers à l'amant célèbre
De la pointe il grava sur le marbre funèbre ,
東
Ces mots ingénieux qui le peignent si bien :
Par Laure il était tout , sans Laure il n'était rien . »
H. DE VALORI.
ÉNIGME .
UNE déesse éloquente ,
Bien connue au tems jadis
Parmi la troupe savante ,
Ici , lecteur , vous présente
Ses quatre pieds réunis .
De leur ensemble ôtez dix ;
Le reste vaut cent cinquante.
B.
LOGOGRIPHE.
Je suis undes plaisirs faits pour le genre humain ,
Et je suis le plus doux peut- être .
Lecteur , si tu veux me connaître ,
Le nombre de mes pieds se trouve dans ta main.
Avec eux tu feras le nom que chacun donne
Al'objet qui charme son coeur.
Un autre , hélas ! qui par malheur
(12) Pétrarque mourut à Arqua d'une apoplexie , le 18 juillet
1388. On le trouva mort dans sa bibliothèque , la tête penchée sur
un livre.
:
OCTOBRE 1811. 105
Nedoitpresquejamais se donner à personne !
Unautre nom révéré du chrétien ;
Ce que tu dois sauver , et ce que l'on respire ;
Ce qu'un fils de Saturne avait pour son empire ;
Ce que Boileau trouvaiť si bien;
Ce qui dans les combats est le plus nécessaire ;
D'animaux croassans la retraite ordinaire ;
Ce que , bien malgré lui , le pauvre forçat tient ;
Unmot synonyme à colère ;
D'autres encor , mais je n'en dirai rien.
Enfince que sans moi l'homme est souvent las d'être .
Ne t'en étonne pas , lecteur ,
Si tu parviens à me connaître ,
Tu trouveras sans moi qu'il n'est pointde bonheur,
$ ........
CHARADE .
MON premier se trouve dans tout ,
On ne voitmon second qu'en une seule ville ;
Monentier réunit l'esprit , les arts et le goût ;
Des plaisirs , des talens , c'est le vrai domicile.
J. D. B.
Mots de P'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Lemot de l'Enigme , en acrostiche , est Tripot ( maison de jeu. )
Celui du Logogriphe est Tripot , où l'on trouve : toît , tir , trop ,
Joi, roi, trio, tort , trot , port , Pitt , or, rot et rêti.
Celui de la Charade est Tripot.
:
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
DISCOURS PRONONCÉ EN FRANÇAIS L'AN 1809 , ET EN LATIN
L'AN 1810 , à l'école de M. LAURENT , à Brest , par
M. MAILLET- LACOSTE , de Saint-Domingue , ancien
élève de l'Ecole Polytechnique. - A Paris , chez
Lenormant, imprimeur-libraire , rue de Seine , n° 8 ;
Pillet , rue Christine ; Delance et Belin , rue des Mathurins-
Saint-Jacques.
SOUVENT un gros volume qu'on aurait lu en conscience
( chose assez rare ) , laisserait à peine dans votre esprit
de quoi remplir peu de pages ; quelquefois aussi , mais
plus rarement , un mince cahier y déposera de quoi
remplir un gros volume. D'un côté , on dirait quelquefois
une mer de sable qui vous offre par-ci par-là quelques
plantes sans parfum et sans vertus , des arbres sans
graces , sans feuilles et sans fruits : vous la mesurez des
yeux et vous la traversez aussi vite que la fatigue vous le
permet ; de l'autre côté , c'est un verger fécond où vous
trouvez par-tout quelque fruit qui vous tente ; par-tout
quelque charme qui vous invite àvous promener , à
vous arrêter , à revenir sur vos pas...... Boileau disait
decertains livres ennuyeux ( car on en faisait déjà de son
tems ) , rendons-les courts en ne les lisant point ; de
même , on serait tenté de dire de certaine petite brochure
que nous avons en ce moment sous les yeux ,
relisons-la pour la rendre plus longue.
Nous voulons parler d'un Discours de M. Maillet-
Lacoste , en français et en latin , sur l'instruction de
la jeunesse , et particulièrement sur l'enseignement
du latin , cette langue ordinairement si redoutée de
ceux qui l'apprennent , si aimée de ceux qui la
savent ; mais avant que d'entrer en matière sur les
détails et les procédés de la méthode qu'il a choisie
, M. Maillet se croit obligé d'écarter préalable-
MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1811. 107
ment quelques objections qu'il suppose , un peu gratuitement
peut-être , qu'on va lui faire sur le parti qu'il se
promet de tirer de l'amour propre des enfans. Il paraît
craindre qu'une dévotion trop facile à inquiéter ne s'a-
Jarme d'un système d'éducation qui chercherait dans
l'orgueil humain le perfectionnement de l'homme , tandis
que la doctrine évangélique , au contraire , ne place la
vraie perfection que dans l'humilité. Une pareille difficulté
, qu'on attendrait plutôt d'un cloître que d'un
lycée , n'avait pas besoin de la sagacité de M. Maillet
pour étre résolue : malheur à l'éducateur , si dans l'accomplissement
de ses nobles devoirs , il rejetait le secours
de l'amour propre , ce grand ressort des plus beaux efforts
humains qui s'annonce presqu'aussitôt que la vie , et qui
nese détend qu'à la mort ! Regardons-le plutôtcomme un
vent favorable àtous les progrès vers toute espèce de bien ,
comme une tendance continuelle à s'élever , non-seulement
au-dessus des autres , mais encore au-dessus de
soi-même. Au reste , quand M. Maillet se serait fait à
plaisir des fantômes pour les combattre , il n'en faudrait
pas moins applaudir à la grace et à la force qu'il déploie
dans ce brillant assaut , ainsi qu'aux belles couleurs
sous lesquelles il sait montrer les deux opinions contraires.
« Le grand art , dans nos institutions humaines , dit
>> notre orateur , est , non point de détruire , mais de
> diriger les sentimens imprimés ennous par la nature .
■ L'audace peut mener l'homme à la férocité , la curiosité
à tous les écarts de l'esprit , l'amour à tous les
→ écarts des passions : mais imprimez à l'homme une
⚫ direction plus heureuse , l'audace produira l'héroïsme ;
▸ la curiosité , la science ; l'amour , peut-être le bon-
> heur . Il en sera de même de l'amour propre : se
> repliant sur lui-même dans l'inaction , il produira la
> vanité des petites ames ; se déployant dans des efforts
> généreux , il produira l'orgueil des grandes.......
Voyez ce savant qui s'arrache à sa retraite
> chérie , qui va chercher laborieusement la vérité à tra-
> vers les précipices ,les montagnes , les écueils ; qui ,
→pour connaître la nature , commence par la braver :
et . ...
108 MERCURE DE FRANCE ,
c'est encore la gloire qui l'entraîne. C'est elle , c'est
>> son brillant prestige qui adoucit , pour l'écrivain supé-
>> rieur, les derniers momens de la nature déclinante.
>> A l'instant même où cette vie périssable lui échappe
>>il arrète complaisamment ses regards sur cette autre
>> existence qu'il s'est créée par son génie , son immor-
>>talité. A la vue de la tombe qui va l'engloutir , il se
>> réfugie tout entier dans ses ouvrages , et de là semble
>> braver la mort . >>
M. Maillet part delà pour s'étendre , un peu longuement
peut-être, sur la différence apparente et l'accord
réel qu'il voit entre la sainte religion , qui fait de
I'humilité un de ses plus importans préceptes , et la
saine politique qui fait de l'amour-propre un de ses
plus puissans moyens ; après quoi il se résume ainsi :
Concluons , tout en reconnaissant la supériorité infinie
>>des vertus dont la religion est la source , que dévelop-
>> per cet amour-propre qu'elle condamne , sous le point
>> de vue de cette morale sévère qu'elle nous commande,
>>ce n'est point encore contredire son esprit, sous le
>> point de vue des sociétés qu'elle protége; c'est recon-
>>naître avec elle notre faiblesse ; c'est suppléer à son
>>>grand ouvrage ; c'est remplir dans la conduite des Etats
>>un vide immense qu'elle abandonne à la sagesse du
>>>législateur.>>>
Après cette justification , plus élégante qu'elle n'était
nécessaire , le zélé professeur entre en compte avec ses
auditeurs , sur les moyens dont il se sert pour applanir à
la délicate enfance le dur chemin de l'instruction ; les
premiers pas d'ordinaire y sont les plus difficiles ; l'ennui
, la contrainte et le dégoût se montrent aujeune débutant
comme autant de monstres postés à l'entrée de la
carrière , et qui menacent de le suivre dans toute sa
course; il n'est point d'écolier qui ne l'éprouve , point
de maître qui ne s'en souvienne ; voyons comment
M. Maillet va s'y prendre pour les combattre , ou du
moins pour les écarter. Il a jugé avec beaucoup de sens
que lamanière la plus sûre de fixer l'attention , c'est de ne
point la fatiguer. Il commencera donc par faire grace aux
plus faibles , de tout ce qui seraitencore trop au-dessusde
OCTOBRE 1811 .
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leur portée, comme de tout ce qui n'aurait encore pour
euxaucun intérêt; il voudrait que l'étude leur devînt , s'il
sepouvait , unamusement de plus (c'estbeaucoup demander)
, mais , au moins , qu'ils n'y trouvassent pas un supplice
; bien sûr que ce qui est appris à contre-coeur , ne
profite pas plus que ce qui est mangé avec répugnance.
Il se gardera bien , dès-lors , de les engager dans ce tissu
indéchiffrable de règles , dont ils n'aperçoivent pendant
long-tems que la confusion , et qui leur semblent autant
defils tendus par des araignées à de malheureuses pétites
mouches qui ne pourront jamais s'en dépétrer ; il
veut qu'en cela , comme il serait à désirer que cela
fût par-tout , la pratique précède la théorie , et les traductions
interlinéaires lui paraissent propres à son dessein.
L'enfant les lira , et comme, malgré les extrêmes
facilités qu'elles présentent, la pauvre petite créature aura
néanmoins encore quelque peine à s'y reconnaître , son
sage ami promet de venir charitablement à son secours ,
et de faire à la fois l'office de rudiment et de dictionnaire,
pour que l'écolier embarrassé trouve chez lui , à point
nommé , tout ce qu'il chercherait pendant trop longtems
et avec trop peu de fruit. Mais après que le jeune
catéchumène aura traduit ainsi quelques lignes d'une
langue dans une autre , on lui demandera de traduire
de nouveau ces mêmes lignes de la seconde langue dans
la première. Cette contre-épreuve qui nous paraît à tous
si facile , ne laisse pas d'avoir encore des difficultés pour
celui à qui on la propose , et il faudra que tantôt son
Intelligence vienne au secours de sa mémoire , et tantôt
sa mémoire au secours de son intelligence , et son maître
au secours de toutes les deux. L'instituteur espère que
par l'habitude de ces utiles retours sur ses propres traces ,
le sillon de l'instruction sera plus approfondi ; il se flatte
même que le jeune élève , de plus en plus familiarisé
avec les rapports des deux langues , se fera bientôt ses
premières règles à lui-même , au moyen d'un petit travail
intérieur dont il ne s'apercevra pas plus que de sa
croissance , et qu'il finira par avoir , en quelque sorte ,
composé son rudiment sans l'avoir appris .
Ne craignez pas non plus que ce maître attentifà tout ce
NO MERCURE DE FRANCE ,
qui peut résulter de ses leçons , présente à ses disciples
les froides inepties , les phrases insignifiantes dont beaucoup
de pédans ne se font pas scrupule de composer ce
qu'ils appellent les devoirs de leurs innocentes victimes ,
comme pour leur faire encore mieux savourer l'ennui
d'étudier . M. Maillet-Lacoste voudrait n'exercer leurs esprits
à peine éclos , que sur des traits dont ils pussent en
même-tems retirer quelqu'utilité morale. L'intention est
assurément bien louable , mais n'est-ce pas s'y prendre
un peu matin? Nous croyons connaître cet âge
aimable , qui seul a droit d'être frivole ; nous l'avons toujours
vu ennemi déclaré de tout ce qu'on lui propose
pour son plus grand bien , et craignant la morale autant
que la médecine ; rendez-donc , dirions-nous à M. Maillet
, vos leçons plutôt amusantes qu'utiles , il y aura ,
pour les enfans , la même différence qu'entre des pilules
et des dragées .
En général , on peut remarquer dans cette suite de
soins et d'attentions jusqu'à présent trop négligés dans
l'enseignement du premier âge , je ne sais quelle douceur,
je ne sais quelle sollicitude presque paternelle
qu'on aime à partager envers ces aimables créatures à
qui nous faisons passer de si tristes heures , en échange
des heures charmantes que nous leur devons ; ils ne
voyent pas encore , ces pauvres enfans , notre amour sous
notre tyrannie , etdans leur petite logique ils sont en droit
de croire que nous leur rendons le mal pour le bien . Es
pérons qu'ils ne penseront pas toujours ainsi ; mais , en attendant
qu'ils soyent justes , soyons compatissans , et remercions
en leurnom M. Maillet des soins qu'il se donne
pour adoucir leur sort ; on serait tenté de croire en effet
qu'il conserve une mémoire encore fraîche des ennuis
et des chagrins qu'il essaie de leur épargner , et qu'il leur
dirait volontiers comme Didon :
Non ignara mali miseris succurrere disco.
La même attention qu'il aura mise à soulager les pre
miers commençans de toutes les peines inutiles , il les
continuera , proportion gardée , avec les classes plus
hautes , mesurant toujours la tâche à la force , et la voile
• OCTOBRE 1811 . HH
an vent. Lorsque les progrès de l'instruction et de l'intelligence
auront mis ses élèves en état de comprendre
un peu au-delà du sens littéral de la phrase qu'on leur
aura donnée à traduire , mais d'en sentir l'élégance , la
finesse ou l'harmonie , il leur demandera compte de
l'impression qu'ils en auront reçue. Il a prévu d'avance
leur embarras (le pourquoi, en fait de goût, est si difficile
àdire) , mais cet embarras même. il en jouira, et ne viendra
point à leur secours qu'il ne les voye à bout de voie ;
persuadé qu'à tout âge on apprend mieux de soi que
d'autrui , et que le raisonnement d'un écolier devient
son premier instituteur.
Il semblerait qu'à la suite de tant de soins préliminaires
, le moment serait venu d'initier la jeunesse studieuse
aux mystères de la composition , qui paraît être le
terme et le but de toutes les leçons du professeur , ainsi
que de tous les travaux de l'étudiant ; mais notre prudent
professeur ne trouve point encore les ailes de ses
aiglons assez fortes pour les soulever hors de leur aire ;
il pense avec inquiétude aux dangers que court l'inexpérience
confiée à elle-même dans les vastes régions de
l'imagination ; il craint , d'une part , les efforts impuissans
d'une faiblesse présomptueuse; il craint, de l'autre ,
les écarts désordonnés d'une jeunesse trop ardente. En
vain lui objecterait-on que ce serait le vrai moyen de
juger de la vraie force de chacun , et de savoir
Quid valeant humeri , quidferre recusent .
Il pense qu'il n'a pas plus de tems qu'il ne lui en faut
pour former le goût et la raison de ses néophytes par la
connaissance approfondie et la critique raisonnée de la
foule des chefs-d'oeuvre que leur offrent la littérature
latine et la française , entre lesquelles il les promène ,
comme sur un fleuve tranquille , entre deux rives fleuries
: enfin il se contente de leur faire amasser le plus
de provisions qu'il lui sera possible , avant que de les
mettre en route; sans peut- être avoir assez réfléchi que
souvent la mémoire se remplit aux dépens de l'imagi
nation, et que tant de bagages empêchent quelquefois
d'avancer.
$12 MERCURE DE FRANCE ,
Notre professeur a eu d'autant plus de mérite à exprimer
comme il l'a fait ces menus détails d'enseignement ,
qu'ils paraissent moins compatibles avec la dignité du
style oratoire ; mais on peut juger qu'il en discourait devant
une assemblée d'hommes exerçant à-peu-près les
mêmes fonctions , qu'il ne pouvait pas manquer d'intéresser
; et devant une réunion de parens , aux yeux de qui
d'ordinaire rien de ce qui se rapporte à leurs enfans ne
semble puéril . Au reste , il ne tarde pas à se relever de
cette légère contrainte parune apostrophe énergique aux
professeurs qui ne sentiraient point assez l'importance
de leur mission , et qui ne trouveraient pas leurs plus
chères délices dans la pensée du bien qui doit en découler
sur toute la société; pour lui , il aime à espérer que
de ces germes précieux dont il conduit le développement
, il pourra s'élever des hommes dont le mérite transcendant
sera sa plus belle récompense ; et qui , après
avoir été l'espoir de l'âge présent , deviendront les ornemens
de l'avenir. Hélas ! le spectacle toujours changeant
de la nature et de la société nous apprend de reste
que rien ne brille toujours ; mais à mesure que l'inévitable
faulx du tems moissonnera ces êtres presque célestes
, en qui la patrie a mis son orgueil et ses complai-'
sances , un véritable instituteur travaille du moins loin
des regards d'un vulgaire ignorant et frivole, à préparer
pour cette chère patrie , de quoi réparer ses pertes ,
renouveler ses forces , et rajeunir sa gloire. En effet ,
puisque le mérite aussi doit mourir , il est satisfaisant
il est beau d'aider à le faire renaître , et de contribuer
ainsi à remplir le vrai trésor public de ces richesses vivantes
qui n'ont point d'équivalent , et qui haussent en
quelque sorte le change d'une nation vis-à-vis de tous
les peuples du monde. Telle est la louable perspective
qui se montre sans cesse à la pensée de l'éducateur , pour
le guider et le soutenir dans ses travaux; telle est lagloire
où il aspire , gloire modeste , mais pure , dont la conscience
elle-même s'enorgueillit , et qui n'a que de beaux
côtés . C'est ainsi qu'un discours de peu d'étendue et sur
un objet purement classique , décèle néanmoins un ami
| du bien, un ami de la patrie , un ami de l'humanité , et
OCTOBRE 1811. 113
te qui fait encore plus d'honneur , s'il est possible , au
professeur , ainsi qu'à la profession , un homme content
de son état.
COE
LA
SEINE
Quelques lecteurs accuseront M. Maillet d'abonder
un peu trop dans son sens , et de voir l'état de profes
seur trop en beau : eh bien ! que ces lecteurs-là sẽ đón
nent la peine de relire et ils se rétracteront. Onrepro
chera peut- être aussi à l'orateur de prêter à l'étude du
latinune importance que le commun des homines aurait
peine à lui reconnaître ; mais si le commun des hommes
est d'un avis , il se peut que l'élite soit d'un autre. Por
sons, tous tant que nous sommes qui avons appris cette
langue , à tout ce que nous lui devons; il y a dans le
latin plus que du latin ; ceux même qui depuis auraient
pu l'oublier s'en ressentiraient encore : il en seraitcomme
d'une source rentrée dans la terre , et qui n'aurait pas
laissé de fertiliser le champ où elle aurait sourdi. Quand
le latin n'aurait d'autres titres auprès de nous que d'être
depuis douze ou treize cents ans la langue savante de
[Europe , et d'avoir constamment servi aux premiers
esprits de tous les pays d'interprète commun , chargé
exclusivement , en quelque sorte , de l'exportation et de
l'importation des connaissances et des pensées , qui pourrait
se refuser à le conserver dans son emploi ? Ainsi
rendons, grace à celui qui pense à tout , d'avoir pensé à
raviver dans nos écoles cette branche d'instruction qui
commençait à s'y dessécher ; ne sait-on point d'ailleurs ,
combien il est utile pour se perfectionner dans une langue
, et pour la perfectionner , d'en posséder à fond
quelqu'autre , qui vous serve d'objet de comparaison et
d'émulation ; qui vous fournisse au besoin des expressions
, des tours , des figures , des ressources , des arti
fices de style qui ne sont pas dans la vôtre , mais qui ,
empruntés avec discrétion et employés avec discerne
ment , peuvent s'y naturaliser ?
La langue grecque aurait pu sans doute sous plusieurs
de ces rapports balancer et même surpasser tout ce
qu'onpouvait se promettre de la langue latine: l'énergie ,
ladélicatesse , Tharmonie , l'euphonie , une égale apti-
H
114 MERCURE DE FRANCE ,
tude à exprimer les pensées les plus fines et les idées
les plus sublimes , tout s'y trouve.
Musa loqui.
Grais dedit ore rotundo
C'est un superbe instrument , assorti de tous les jeux ,
et propre à toutes les musiques . Ajoutez à cela que le
grec est par lui-même une première initiation à la plupart
des arts et des sciences , dont il adéposé les termes
dans les autres idiomes ; ajoutez encore que dans cette
langue ingénieuse , toutes les expressions de choses
d'une même sorte , tiennent , comme on le sait, à une
racine particulière qui indique leur commune origine ,
et leur fait conserver entr'elles un air de famille ; en sorte
que la langue à elle seule offre à l'esprit une classification
naturelle des idées , à laquelle dans les autres idiômes
on ne parvient qu'avec beaucoup de réflexion et d'inexactitude;
mais il y a plus , c'est que non content d'exprimer
Jes idées , le grec les explique , au moyen de la composition
et de la décomposition des mots ; ensorte que
ceux qui le parlent , seraient doublement coupables d'e
ne pas savoir ce qu'ils disent.
On aurait donc bien fait , peut-être , de choisir partout
le grec pour la langue savante , d'autant plus qu'on
peut le considérer, dans son organisation, comme le plan
le plus détaillé , le plus net et le plus complet du champ
de l'intelligence humaine ; mais il fallait s'y prendre
quelques siècles plus tôt. Les hellénistes ne sont point à
beaucoup près assez répandus en Europe pour qu'on
puisse espérer d'y généraliser de sitôt l'enseignement de
leur langue , ainsi qu'on l'a fait pour la langue latine .
Ce que les Latins sont depuis long-tems aux Français ,
les Grecs l'avaient été jadis aux Latins , et convenons
qu'ils ont fait d'assez belles éducations pour mettre leurs
écoliers en état d'enseigner à leur tour. Horace veut
qu'un poëte latin passe ses jours et ses nuits à feuilleter
les poëtes grecs ; il pouvait donner un pareil précepte
aux orateurs , aux historiens , aux philosophes , à quiconque
ose entrer en commerce de pensées avec le
monde et lapostérité . M. l'abbé d'Oliveta,de nos jours.
OCTOBRE 1811 . 115
montré pour unRomain le même enthousiasme qu'Horace
pour les Grecs . Voulez-vous être un homme d'Etat ,
disait-il , un homme de guerre , un homme de cour....
lisez Cicéron; et il continuait toujours sur le même ton ,
jusqu'à dire , voulez-vous bien parler français , lisez
Cicéron. Il paraît au français de M. Maillet-Lacoste qu'il
a soigneusement suivi le conseil de M. l'abbé d'Olivet ;
il y paraît aussi à son latin , et l'on pourrait même quelquefois
s'en apercevoir des deux côtés à la durée des
périodes . Au reste , cet élégant discours imprimé dans
les deux langues , laisserait en doute dans laquelle il a
été pensé , tant son latin sent peu le thême , et son français
peu la version. Il est du moins bien clair que les
deux langues également aux ordres de l'orateur , se sont
rivalisées ou plutôt entr'aidées , car avec un peu d'attention
, on les voit se prêter un secours amical , pour embellir
, comme à l'envi , de belles pensées .
Alterius sie
Altera poscit opem res et conjurat amice.
BOUFFLERS.
-
HISTOIRE LITTÉRAIRE D'ITALIE ; par P. L. GINGUENÉ ,
membre de l'Institut de France . Trois vol . in-8° .
-Prix , 18 fr . , et 23 fr. 50 c. franc de port.-A Paris ,
chez Michaud frères , imprimeurs-libraires , rue des
Bons-Enfans , nº 34.
( TROISIÈME EXTRAIT . )
J'Ar laissé l'Histoire littéraire d'Italie , par M. Ginguené
, à la fin de la discussion sur le Decameron de
Boccace , qui termine avec éclat le tableau de la première
moitié du quatorzième siècle. Dans le chapitre
qui suit cette excellente discussion ( le XVII ) , on prend
une idée générale de l'état des sciences et des lettres
immédiatement après l'époque , et l'on pourrait dire ,
après le règne de Pétrarque et de Boccace. Les théologiens
, les jurisconsultes , les médecins , les historiens .
et les poëtes qui fleurirent , en grandnombre, dans cette
H2
116 MERCURE DE FRANCE ,
dernière portion du quatorzième siècle , y sont passés
en revue ; mais parmi eux , les uns ayant écrit en latin
n'appartiennent, pour ainsi dire , qu'à demi à la littérature
italienne ; les autres , ayant cultivé des sciences aujourd'hui
abandonnées , ou devenues des sciences toutes
nouvelles par les progrès qu'elles ont faites et les révolutions
qu'elles ont subies , la justice qui leur était due.
dans un ouvrage de la nature de celui de M. Ginguené ,
se bornait à celle qui leur y est en effet rendue : je veux
dire à l'énoncé de leurs travaux les plus importans , et au
récit des événemens de leur vie les plus notables ou les
plus propres à caractériser l'époque à laquelle ils appartiennent.
L'histoire littéraire d'Italie reprend plus d'intérêt
et plus d'importance , dès l'instant où elle revient
aux écrivains qui firent usage de la langue nationale ,
pour la soutenir au degré de beauté et de perfection où
elle venait d'être élevée .
Buonaccorso da Montemagno l'ancien , et sainte Catherine
de Sienne , sont les premiers qui se présentent ,
le premier comme poëte , la seconde comme prosateur .
Les lettres spirituelles de celle-ci sont lues encore avec
admiration et avec plaisir , même par ceux qui n'y cherchent
rien de plus que la grace , la finesse et la pureté
du style. Quant aux poésies de Buonaccorso , elles se
réduisent à un petit nombre de Sonnets auxquels on a
fait quelquefois l'honneur de les comparer à ceux de
Pétrarque; mais c'est un éloge qu'il ne faut pas prendre
à la lettre , sous peine de confondre les inspirations du
sentiment et du génie avec les produits de l'art dans sa
médiocrité , et borné , à peu de chose près , à ses seuls
moyens.
Mais c'est à l'émulation qu'excita subitement le prodigieux
succès du Décameron , que l'on doit les écrivains
les plus distingués de cette époque , parmi lesquels
Franco Sacchetti doit être placé , et peut- être au premier
rang. Outre un assez grand nombre de poésies pleines
de naturel et d'élégance , pour la plupart encore inédites
, au regret de ceux qui en connaissent des fragmens
F. Sacchetti a laissé deux volumes de Nouvelles.
On ne leur préfère que celles deBoccace avec
,
OCTOBRE 1811 .
,
lesquelles elles n'ont guère , d'ailleurs , que les rapports
généraux en vertu desquels les unes et les autres appartiennent
à un même genre de littérature , genre tout-àfait
particulier à l'Italie. Ecrites avec moins d'élégance ,
composées avec moins d'art , moins riches en traits éloquens
, moins variées que celles qui composent le Décameron
, elles sont , en général , d'un ton plus simple
plus naturel et plus franc ; et l'on y trouve une foule de
traits de la naïveté la plus piquante , on serait tenté
de dire , la plus hardie. Elles ont d'ailleurs en commun
avec ces dernières , et peut-être à un plus haut degré ,
le mérite de peindre avec énergie et vérité les moeurs et
l'esprit du tems qui en a fourni les sujets , et de celui où
elles ont été écrites. Aussi ne tiendrait-il qu'à l'historien
qui saurait les lire avec le discernement convenable, d'y
puiser beaucoup de notions utiles qui ne se sont conservées
que là ; mais c'est dans M. Ginguené même qu'il
faut prendre une idée juste de cet intéressant et singulier
recueil. Il aurait pu sans doute en parler avec plus de
développement , sans courir aucun risque de fatiguer
ses lecteurs ; mais ce qu'il en a dit suffit pour marquer
la place de Sacchetti parmi les écrivains de sa nation et
de son siècle ; et cette place est certainement plus dis
tinguée que ne le ferait présumer d'abord la nature et
lespèce de familiarité du genre dans lequel il s'est
exercé.
Un autre écrivain de Notuvelles , contemporain de
Franco Sacchetti , mais dont la personne est moins connue
, c'est Giovanni Fiorentino qui a laissé aussi un
recueil assez considérable de Nouvelles , sous le titre
bizarre de Pecorone .
Notre historien , d'accord en cela avec les littérateurs
italiens , lui donne au moins autant d'éloges qu'à Sacchetti
, en ce qui concerne la correction et la beauté de la
langue et du style. Plusieurs de ses Nouvelles sont , en
effet , écrites avec une certaine élégance facilement et
doucement soutenue qui en rend la lecture fort agréable .
Ilyen a aussi quelques-unes qui sont intéressantes pour
le fond : par exemple , celle qui a fourni à Shakespeare
le canevas et les principaux incidens de son Marchand
118 MERCURE DE FRANCE , 1
1
de Venise , l'une de ses pièces les plus ingénieusement
conduites . Mais à tout prendre . Giovanni Fiorentino ne
saurait être comparé pour l'invention des détails , pour
la vivacité et la flexibilité d'esprit , je ne dis pas seulement
àBoccace , mais même à Sacchetti. C'est ce que prouvent
plusieurs observations de M. Ginguené ; mais l'observation
qui , je crois , le prouverait le mieux , et que ,
pour cette raison , je m'étonne de ne pas trouver dans
notre historien , c'est que sur cinquante- trois Nouvelles,
la plupart assez longues , qui composent les éditions les
plus complètes du Pecorone, il y en a plus de la moitié
qui ne sauraient être appelées des Nouvelles dans le
sens exact de ce mot, et ne sont que de pures et froides
compilations de chroniques historiques . Sans doute ni
Воссасe, ni Sacchetti n'ont inventé le fond d'aucune de
leurs Nouvelles ; ils l'ont puisé dans les traditions qui
circulaient , ou dans les histoires qui se lisaient de leur
tems ; mais ils en ont inventé qu' animé les détails par ce
qu'ils y ont mis de leurs idées , de leur sentiment et de
leur esprit. Giovanni Fiorentino , au contraire , n'a fait
que copier servilement , et très-souvent à la lettre , des
chapitres pris comme au hasard dans des livres qu'il avait
sous les yeux , et particulièrement dans la chronique de
J. Villani . Quant aux nouvelles du Pecorone auxquelles
ce titre convient réellement , je soupçonneG. Fiorentino
d'en avoir puisé non seulement le fond et le motif , mais
souvent aussi l'ordonnance et les détails dans des sources
aujourd'hui perdues , pour la plupart , mais dont on retrouverait
, au besoin , quelques-unes .
Après nous avoir fait connaître deux des prosateurs
les plus anciens et les plus célèbres entre les imitateurs
deBoccace , et nous avoir justement intéressés à eux ,
M. Ginguené revient à la poésie; et ce sont deux imitateurs
du Dante qu'il offre à notre attention : Fazio degli
Uberti , et Federigo Frezzi, le premier Florentin , et le
second de Foligno . On a de Fazio degli Uberti quelques
poésies lyriques qui ont du mérite et du caractère ; mais
il a laissé aussi un grand poëme intitulé : il Dittamondo
où , dans un cadre analogue à celui de la Divine Comédie,
il trace une description géographique du globe , à
OCTOBRE 1811 . 119
peu-près aussi complète que cela était possible alors , et
entremêlée de diverses fictions poétiques qui sontcomme
autant d'épisodes de la fiction générale sur laquelle le
poëme est fondé. Ce poëme est rare et peu connu même
en Italie , et j'avoue que je dois tout ceque j'en sais au
travail de M. Ginguené : mais ce qu'il en dit est remarquable
, et me paraît plus que suffisant pour prouver que
le Dittamondo mériterait d'être beaucoup plus connu
qu'il ne l'est. Peut-être l'attention qu'il a donnée à cet
ouvrage et le jugement éclairé qu'il en porte inspirerontils
à quelque Italien zélé pour la gloire littéraire de sa
patrie , le projet d'en donner une nouvelle édition , et de
le retirer ainsi d'un injuste oubli .
Pour dire un mot de Federigo Frezzi, il est l'auteur
d'un long poëme où il décrit les quatre règnes de l'Amour,
de Satan , des Vices et des Vertus , et pour cela , intitulé :
il Quadriregio . Ce poëme est plus connu que le Dittamondo
, mais il ne l'est point encore assez , d'après l'idée
qu'en donne M. Ginguené .
Le dernier poëte du quatorzième siècle dont notre
historien ait fait mention avec quelque particularité ,
c'est Antonio Pucci , singulier personnage et poëte non
moins singulier , qui eut ; je ne sais si je dois dire la patience
ou la folle fantaisie de paraphraser en vers , dans
le mètre difficile que les Italiens nomment terza rima, la
longue chronique de J. Villani , son compatriote. Il
décrivit aussi l'état de Florence à l'époque de 1373 , dans
un Capitolo dont parle M. Ginguené , mais qu'il n'a pu
qualifierde satirique que par distraction. Ce n'est qu'une
description chorographique de Florence , la plus sèche
que l'on puisse imaginer , et un catalogue rimé des
familles qui prospéraient alors dans cette ville , et tout
cela ne ressemble guère à une oeuvre poétique quelconque
, et moins à une satire qu'à toute autre chose. Ce
qui a valu à Antonio Pucci la mention qu'en a faite
M. Ginguené , et ce qui la méritait effectivement le plus ,
ce sont quelques sonnets , satiriques pour la plupart ,
et d'un ton assez voisin du burlesque , dont les plus saillans
ne sont malheureusement pas les plus chastes.
Tout ce grand tableau littéraire du quatorzième siècle,
1
120 MERCURE DE FRANCE ,
1
c'est-à-dire d'un des siècles les plus glorieux que presentent
les annales de l'esprit humain , est terminé par
un résumé très-bien conçu , où M. Ginguené embrasse
d'un seul regard les diverses directions des études et des
esprits durant tout le cours de ce période , et discerne
ce qui est résulté d'heureux et d'efficace , ou de stérile
et de désavantageux , de chacune de ces directions . On
sentira facilement qu'après des discussions aussi variées
que celles qui précèdent , et après tant de notices partielles
sur des hommes emportés ou conduits par des
opinions ou des vues différentes , un tel résumé était
non-seulement utile , mais en quelque façon nécessaire
pour aider la pensée du lecteur à réduire dans un cadre
général et simple beaucoup de faits et de détails en
apparence isolés et indépendans les uns des autres .
,
Ce qui me reste à examiner de l'ouvrage de M. Ginguené
consiste en six chapitres , qui remplissent presque
les deux tiers du troisième volume , et contiennent tout
le quinzième siècle de la littérature italienne .
M. Ginguené débute dans cette nouvelle partie de son
vaste sujet par une observation générale très-importante :
c'est que , si les grands hommes du siècle précédent
s'étaient , en quelque sorte , formés d'eux-mêmes , et
n'avaient presque rien dû qu'à la force et à l'ardeur de
leur génie , ceux qui les suivirent furent , au contraire ,
puissamment secondés par les circonstances et jusqu'à
un certain point façonnés par elles : et il part de cette
observation , pour entrer plus avant qu'il n'avait eu besoin
jusque-là de le faire , dans les détails de la situation politique
de l'Italie , et de ses relations avec le reste de.
l'Europe. En effet , la liaison entre les événemens politiques
et la condition des lettres devient plus immédiate
etplus apparente qu'elle n'avait encore été. La chute de
l'Empire d'Orient et l'émigration des savans de Constantinople
en Italie , coïncidant presque avec la découverte
de l'imprimerie , déterminèrent dans la culture et la
marche de la littérature et des sciences une révolution
si grande , qu'elle comprenait, pour ainsi dire , en elle
toutes celles de l'avenir le plus indéfini .
Le quatorzième siècle avait été pour l'Italie le siècle
OCTOBRE 1811 . 121
du génie , non pas dans les sciences de raisonnement et
de fait , mais en tout ce qui devait constituer les grandes
bases de la littérature nationale : le quinzième fut proprement
celui de l'érudition. On avait bien à l'époque de
Pétrarque et de Boccace , outre une connaissance assez
approfondie du latin , une certaine teinture de la langue
grecque; et tout le monde sait que ces deux grands
hommes se signalèrent par l'ardeur avec laquelle ils étudièrent
Homère et quelques autres écrivains de l'antique
Grèce ; je serais même tenté de croire , contre l'opinion
aujourd'hui dominante en Italie , que Dante avait lu le
texte de quelques ouvrages grecs. Mais toutefois ce ne
fut qu'au quinzième siècle , que l'étude de la littérature
et des langues anciennes , surtout de la grecque , devint
générale , dominante , et fut soumise à certaines règles
de goût et de critique. Aussi , la tendance à limitation
des anciens devint- elle dès -lors aussi absolue et aussi
exclusive qu'elle pouvait l'être. La littérature nationale
fut sacrifiée à la recherche , àl'interprétation , on pourrait
dire , au culte des productions littéraires de l'antiquité
; et il n'y eut guère que des hommes dont l'amour
de la gloire ou la vanité n'étaient pas le premier mobile
qui écrivirent en italien , surtout dans les deux premiers
tiers du siècle. Nul doute enfin que la langue de Dante ,
de Pétrarque et de Boccace n'eût été dès -lors oubliée ou
anéantie , pour peu que cela eût dépendu des érudits .
Cette espèce de restauration de la littérature ancienne
n'aurait jamais pu avoir lieu sans la munificence et les
encouragemens les plus décidés des gouvernemens et
des souverains . Ainsi , M. Ginguené a eu raison de
commencer par exposer dans un chapitre particulier les
services rendus , à cet égard , par les princes et les autorités
souveraines de l'Italie . Il les montre dans des circonstances
plus ou moins favorables , et avec plus ou
moins de ressources pour seconder ce penchant de leur,
siècle ; mais le secondant presque tous avec zèle ; presque
tous consacrant une portion considérable de leurs,
revenus à former des collections de manuscrits grecs et,
latins , et à salarier largement les savans chargés de la
découverte de ces manuscrits et de tous les travaux qui
123 MERCURE DE FRANCE ,
devaient rendre cette découverte profitable aux lettres .
C'est à cette époque que l'on voit se former les premières
bibliothèques publiques ; et graces à l'imprimerie qui
venait d'être inventée , et passa rapidement d'Allemagne
en Italie , les trésors littéraires de l'antiquité , à mesure
qu'ils étaient retirés de la poussière , et sauvés d'une
destruction prochaine , recevaient une sorte d'existence
toute nouvelle qui les mettait à l'abri des ravages du
tems , et même de tout retour accidentel des époques
de barbarie.
Les trois chapitres suivans (c'est-à-dire les XIX, XX
et XXI ) , renferment l'exposé à-la-fois historique et
critique , mais cependant beaucoup plus historique que
critique , de tout ce qui a été fait en Italie par les savans
du quinzième siècle pour faire refleurir les lettres grecques
et latines. On sent bien, sans que je m'arrête à
en montrer les raisons , que cette partie du travail de
M. Ginguené n'était pas susceptible du genre d'attrait ,
ni du degré d'intérêt qu'il a su répandre sur ce qui précède.
Mais on reconnaîtra aussi , qu'à moins de laisser
dans son ouvrage une grande et évidente lacune , il ne
pouvait passer sous silence , ni même traiter légèrement
une époque d'où date pour l'Europe entière une certaine
communauté de goût et de principes dans la culture des
lettres et des arts ; c'est-là pour la littérature italienne
un titre de gloire que son historien ne pouvait se dispenser
de faire valoir. Et quel homme prétendant au
titre d'homme éclairé peut , sans une sorte d'ingratitude
et d'injustice , ignorer tout-à-fait les noms , les tentatives
et les travaux de tant de savans qui , nés peut-être avec
du génie , c'est-à-dire , capables d'inventer et de produire
, se bornèrent et se dévouèrent à connaître et à
faire connaître tant de chefs-d'oeuvre qui semblent devoir
rester à jamais les modèles du beau ? N'est-ce pas à la
contemplation de ces modèles que le génie des modernes
doit ce qu'il a de plus élevé et de plus pur , et pourrait ,
s'il était bien dirigé , devoir bien plus encore , je veux
dire les moyens de les surpasser ?
M. Ginguené a fait , d'ailleurs , tout ce qui dépend
d'un écrivain habile , lorsque dans un tableau très-riche,
OCTOBRE 1811 . 123
e
-
:
et très-intéressant dans son ensemble , il vient à rencontrer
quelque point moins fécond en résultats curieux ,
ou en grands exemples : il n'a insisté que sur les points
les plus essentiels relativement à son but principal , et il
adisposé ses recherches sur un plan méthodique , sans
toutefois intervertir l'ordre chronologique d'une manière
sensible . Ainsi , le XIX chapitre estprincipalement consacré
à l'examen des travaux philologiques et littéraires
proprement dits . Dans le XX , on trouve un récit succint,
mais très-bien fait , des querelles qui s'élevèrent à
l'époque dont il s'agit , entre les sectateurs de la philosophie
de Platon et ceux de la philosophie d'Aristote ; et
c'est de ces querelles que datent proprement les études
philosophiques en Europe. Dans le XXI , l'auteur traite
d'abord des travaux qui eurent pour objet la découverte
et les collections des monumens de l'histoire antique ,
tels que les médailles et les inscriptions : il nomme ensuite
les principaux écrivains d'histoire qui fleurirent
dans la dernière moitié du siècle , et finit par ceux qui
cultivèrent la poésie latine. Mais il faut remarquer que
le goût pour les vers latins ne fut point particulier au
quinzième siècle, il y fut seulement plus répandu ; et ce
qui caractérise le siècle sous ce rapport , c'est une connaissance
plus intime de la langue , plus d'élégance , de
souplesse et de richesse dans le style.
Après avoir observé l'espèce de difficulté attachée à
P'histoire littéraire du quinzième siècle , en raison de
l'uniformité des études , et sur-tout de l'asservissement
presqu'absolu des esprits aux lettres anciennes , il est
juste de ne pas ometire que cette époque présente néanmoins
, indépendamment de son importance réelle ,
quelques côtés piquans pour la curiosité , et que M. Ginguené
a saisis à son avantage. La fréquence et l'animosité
des querelles des érudits de ce siècle entr'eux sont
sans doute plus propres à satisfaire quiconque se plaît à.
noter les faiblesses de la vanité humaine que ceux qui
n'yvoient que des exceptions scandaleuses à l'accord
naturel du savoir et de la modestie. Mais ce qui est plus
singulier encore , et plus intéressant à observer que ces
querelles toutes si furieuses et presque toutes si vaines,
124 MERCURE DE FRANCE ,
c'est l'ardeur incroyable avec laquelle l'esprit humain se
livra alors à des recherches qui ne lui offraient cependant
pas le genre d'attrait le plus vif, le plaisir le plus
naturel qui soit attaché à l'exercice de ses forces , celui
de découvrir des vérités nouvelles, ou , ce qui semble la
même chose , des rapports nouveaux entre des vérités
déjà connues . Je ne trouve guère , dans l'histoire des
lettres et des sciences , qu'une seule époque où ilme
semble que les esprits fussent transportés avec autant de
passion et d'énergie vers des études d'ailleurs bien différentes
, et plus dignes encore d'un si grand zèle ; je veux
parler de l'époque où les sectes philosophiques de la
Grèce sondaient avec tant de hardiesse et de génie les
mystères de l'intelligence et de la volonté humaine , pour
en déduire les lois de la raison et de la morale.
Mais c'est en revenant à la poésie nationale de l'Italie
que M. Ginguené était le plus assuré de faire heureusement
diversion à ce que paraît avoir d'un peu aride l'érudition
du quinzième siècle. Dans la première moitié
du siècle , les deux poëtes italiens les plus remarquables
sont Giusto de' Conti et Burchiello . Le premier est célèbre
par un recueil considérable de sonnets qui eut le
mérite de l'élégance et de la correction , sous le rapport
de la langue , dans un tems où ce mérite était rare et peu
senti . Il fut grand imitateur de Pétrarque , mais il eût
mieux valu lui ressembler davantage , et l'imiter moins .
Burchiello est fameux comme inventeur d'un genre de
poésie particulier à l'Italie , et si bizarre que je n'en saurais
donner une idée , à moins de répéter tout ce qu'en
dit M. Ginguené , et même de citer textuellement des
exemples . Plus près de la fin du siècle fleurirent d'autres
poëtes de plus ou moins de mérite , mais qui furent tous
éclipsés par Laurent de Médicis et par Ange Politien .
Ces deux noms se présentent agréablement , et comme
de compagnie , à la mémoire des amis de la poésie et des
lettres . L'article que M. Ginguené a donné à chacun
d'eux est assez étendu , et je ne puis me livrer au plaisir
d'en indiquer les principaux traits , mais je n'hésite point
à affirmer que le chapitre dont ils forment la partie la
plus saillante est devenu par-là l'un des plus soignés, des
OCTOBRE 1811. 125
plus agréables de tout l'ouvrage. On ne saurait juger
avec plus de goût et de justesse , ni énoncer son jugement
avec plus de grâce et d'intérêt que ne l'a fait ici
notre historien : et l'hommage qu'il rend à deux talens
originaux et distingués dans un siècle dont il s'en faut
bien que l'originalité soit le cachet, termine le tableau
littéraire de ce siècle d'une manière plus brillante et plus
heureuse que l'on ne s'y attendait.
Il semblera peut-être que j'ai parlé bien longuement
de l'Histoire littéraire de l'Italie , par M. Ginguené , et
cependant je n'ai fait , pour ainsi dire , qu'indiquer fordre
matériel dans lequel se suivent les diverses parties de
cette histoire ; à peine ai-je pu dire quelque chose de
ce qui en fait le mérite intrinsèque . Je n'ai point parlé
du style ; constamment correct , animé et facile ; éloquent
et noble quand les matières le comportent ou
Lexigent ; agréable et léger, mais sans prétention et sans
recherche , quand il convient de sauver par la forme
l'aridité passagère et accidentelle du fond; attestant partout
, en un mot , non pas seulement le talent naturel ,
mais letalent assoupli , fortifié , fécondé par l'exercice.
Jen'ai pu faire remarquer comment les grandes parties
de l'ouvrage sont enchaînées entre elles , ni par quelles
transitions les détails en sont fondus ensemble ou rapprochés.
Je n'ai pu montrer comment l'unité et l'élévafionde
sentiment et de pensée qui y règnent par-tout ,
ajoutent à l'intérêt positif du sujet une sorte d'intérêt
moral qui l'ennoblit en lui communiquant quelque chose
de général et d'absolu . Il m'a été également impossible
d'entrer dans ladiscussion de quelques faits et de quelques
opinions , où j'aurais proposé à M. Ginguené mes
doutes bien plus que des objections ; mais toutes ces.
omissions tiennent à l'étendue même et à l'importance ,
de l'ouvrage dont j'avais à parler. J'aurai , je l'espère ,
l'occasion d'en réparer au moins quelques-unes , et je la
saisirai avec un plaisir égal à celui que m'a procuré la
lecture de cet ouvrage qui enrichit véritablement notre
littérature , dans un genre où l'on ne sent peut-être pas
assez combien elle a besoin de l'être.
Après tantde recherches partielles auxquelles il a fallu
126 MERCURE DE FRANCE ,
donner de l'importance par la manière de les lier et de
les présenter ; après tant de discussions dont il a fallu
prouver par le fait que les sujets n'en étaient point à
beaucoup près épuisés , quoique rebattus ; après tant
de jugemens où il a fallu satisfaire à la haute renommée
des hommes auxquels ils s'appliquaient , sans manquer
à la vérité , plus haute que toutes les renommées ,
M. Ginguené semble à peine arrivé au tiers de la carrière
qu'il a promis de parcourir. Mais la partie qui en reste
devant lui est la moins ardue , la plus brillante , celle où
un plus grand nombre de lecteurs , tout en faisant sur
ses pas beaucoup de découvertes inattendues , trouveront
néanmoins plus d'objets accoutumés d'admiration . Et
s'il avait besoin d'un autre sentiment que de celui de
vouloir et pouvoir bien faire , pour être encouragé à
poursuivre un aussi grand travail que le sien , un travail
dont les difficulés apparentes sont bien loin d'égaler les
difficultés réelles , il lui suffirait sans doute de considérer
avec quelle satisfaction la première livraison de ce travail
a été accueillie en Italie , en France , et j'ajouterai
dans la France méridionale, aux habitans de laquelle il a
retracé des anciens jours de gloire où ils donnèrent à
l'Europe entière les premières leçons et les premiers
exemples de la poésie et de l'art d'écrire. C. F.
AUX RÉDACTEURS DU MERCURE DE FRANCE ,
Sur le nouveau livre de Mme DE GENLIS, intitulé : Examen
critique de la BIOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Me suis-je trompé , Messieurs , lorsque j'ai pensé que
mon double titre d'abonné du Mercure et de souscripteur
de la Biographie Universelle , m'autorisait à vous proposer
d'insérer dans votre journal quelques réflexions surl'examen
critique que Mme de Genlis vient de publier de cet ouvrage ?
Non , me direz-vous , si ces réflexions sont utiles et ne
prennent pas un espace dont nous pourrions mieux disposer;
mais ...- Je vous entends , Messieurs , l'alternative
est trop juste. Voici mes observations , faites-en l'usage .
qu'il vous plaira ,
OCTOBRE 1811 .
127
Et d'abord je vous avouerai qu'avant votre article de
samedi dernier , où vous annoncez la première livraison
de la Biographie Universelle , je n'avais point pensé à lire
la brochure de Mme de Genlis ; la raison en est qu'elle
avait causé, pour me servir d'une expression de cette dame,
une espèce de désapprobation du public. J'entendais
répéter par-tout que la passion l'avait dictée , et qu'il serait
ridicule d'ajouter quelque importance aux critiques faites
par une femme , d'un livre où travaillent tant de savans
et de littérateurs distingués. Votre article , qui semble écrit
par l'impartialité la plus franche , m'a fait changer d'idée .
Ony relève plusieurs omissions et quelques fautes particulières
des nouveaux biographes , tout en rendant justice
à l'ensemble de leur travail. J'en ai conclu que , sans passion
, on pouvait critiquer utilement cet ouvrage ; que les
écrivains les plus distingués peuvent se tromper quelquefois;
et monbutdans la lecture des critiques étant sur-tout
de m'éclairer , j'ai pensé qu'après l'avoir été par l'impartialité
, je pouvais encore profiter des recherches de la malveillance
, bien entendu que je n'adopterais aucune de ses
imputations qu'après avoir eu soin d'en constater la vérité .
,
Voilà dans quelles dispositions j'ai ouvert l'Examen critique,
et vous saurez bientôt quel profit j'en ai tiré pour
mon instruction. Après quelques phrases préliminaires ,
P'auteur débute par allaquer, non l'ouvrage même , mais le
titre et le Prospectus . Elle ne veut point qu'un ouvrage soit
entiérementneuf lorsqu'il ne l'est entiérement que pour le
style, comme si les faits pouvaient être neufs dans un
livre historique , comme si les fables de La Fontaine
presque toutes empruntées d'autres fabulistes , n'étaient
pas, par le seul fait du style , un ouvrage entiérement
nenf. De cette remarque vraiment neuve , Mmede Genlis
passe à l'examen de la liste des collaborateurs , elle se récrie
sur leur nombre; elle observe que Bayle et D. Calmet
ent fait seuls de grands dictionnaires , et son observation
paraîtrait solide , si un peu plus loin elle n'exigeait deux
collaborateurs , non pourun dictionnaire entier , mais pour
un seul article , lorsqu'il concerne un homme qui a été géomètre
et littérateur tout ensemble , comme Leibnitz , Fontenelle
ou d'Alembert. Cette contradiction vous paraîtra
peut-être un peu forte , mais ce n'est point M de Genlis ,
c'estM.Augerqu'il faut en accuser ; si l'un ne s'était point
avisé de dire qu'il fallait une réunion nombreuse de gens
delettres pourcomposer un dictionnairehistorique , l'autre
1
128 MERCURE DE FRANCE ,
n'auraitpoint écrit que cette entreprise pouvait être exécutée
par un seul. Ce qui le prouve , c'est qu'après avoir bien
plaisanté sur le nombre des collaborateurs de la Biographie,
M de Genlis propose d'en faire composer une autre par
un pareil nombre de collaborateurs , d'où il résulte qu'ici
ce n'est point le nombre mais le choix qui la scandalise.
Pourquoi , dit-elle , n'a-t- on pas chargé de la vie des poëtes,
au lieu de M. Auger , M. Esménard , Mtume de Vannoz ou
M. Treneuil ? Pourquoi les auteurs tragiques vivans n'ontils
pas été chargés de juger les morts?Pourquoi n'a-t-on
pas suivi la même règle pour les auteurs comiques ? Pourquoi
les poëtes épiques et les grands traducteurs n'ont-ils
pas été mis entre les mains de M. Delille? Pourquoi les
littérateurs et les autres poëtes n'ont-ils pas pour historiens,
MM. Briffant , Perceval , Millevoye , etc. , Mme de Salm et
de Beaufort ? Pourquoi ? ...... Ces questions , Messieurs ,
né vous semblent-elles pas trop plaisantes ? ... Faut-il pour
y répondre rappeler à Mme de Genlis la note où elle reconnaît
qu'il n'est pas nécessaire d'être poëte pour juger les
poëtes , et où elle appuie cet aveu de l'exemple de M. Dussault?
Faut-il joindre à cet exemple , très - imposant sans
doute , ceux d'Aristote , de Quintilien , de Johnson , qui ,
sans être poëtes , ont parlé peut-être aussi bien des poëtes
et de la poésie que le journaliste qu'elle a cité ? Pourrait-elle
oublier enfin que ce n'est point dans les arts , dans les ouvrages
d'imagination qu'on est jugé par ses pairs de la
manière la plus équitable?
,
Mais voici qui vaut encore mieux : parmi les collaborateurs
de son nouveau Dictionnaire , Mme de Genlis propose
pour les voyageurs , et l'Histoire ancienne , M. de
Châteaubriant ; pour l'Histoire moderne , M. de Lacretelle ;
elle veut que les hommes d'Etat et les moralistes soient
traités par M. de Bonald , les romanciers par Me de Beaufort
et par l'auteur d'Adèle de Sénange . Il n'y a même que
le respect qui l'empêche d'ajouter à sa liste un poëte et
un orateur célèbres revêtus d'éminentes dignités . Mme de
Genlis a véritablement des idées neuves . Croit-elle donc
que les hommes et femmes de lettres que le respect ne
l'empêche pas de nommer , fussent tous disposés à faire
des articles pour un Dictionnaire ? Il semblerait, à l'entendre
, que MM. Michaud n'avaient qu'à envoyer un ordre à
tous les écrivains célèbres pour les attacher au leur; qu'aussitôt
chacun eût abandonné ses propres travaux , sacrifié ses
loisirs et mêmeses devoirs , pour coopérer à la nouvelle
OCTOBRE 1811 .
129
LASEINE
Biographie . Car il ne faut pas s'y tromper , cette occu
pation , selon Mme de Genlis , exclut toutes les autres . Elle
hous ditpositivement (page 46) , qu'il faut lire soi-même
tous les ouvrages des auteurs dont on se fait l'historien ,
(page47 ) qu'il ne suffit pas de les avoir lus jadis , qu'il
fda'uatutlreescrheolisree ,jussquup'àaglaef4in6)duqut'rialvainle. fAaiuntsip,as s'occupa
voilà , vom E
complaire à MM. Michaud ou plutôt à Mme de Genlis
nos auteurs tragiques et comiques désertant la scene
toutes nos romancières abandonnant les romans , tous nos
poëtes lyriques , didactiques , descriptifs , élégiaques,des
cendant des hauteurs du Pinde , et ne lisant plus que desen
ouvrages ensevelis dans la poussière des bibliothèques e
feuilletantque des compilations . Voilà M. de Bonaldo
gligeant les travaux de l'Université , M. de Lacretelle renoncant
à sa chaire d'histoire et de géographie ancienne , à ses
fonctions de censeur impérial ; l'un pour lire tout ce qu'on
a écrit sur la politique et la morale depuis deux mille ans ;
l'autre , pour fouiller toutes les archives de l'histoire moderne.
Encore ces Messieurs ne sont-ils pas tout prêts à
entreprendre ce travail. Mme de Genlis ne veut pas qu'on
juge sur des traductions ; il faut donc qu'ils apprennent
toutes les langues lettrées qu'ils ignorent; que M. Delille ,
par exemple , étudie l'allemand , s'il ne le sait pas , pour
parler del'auteur du Messie et du grand traducteur M. Voss ;
que M. Raynouard ou M. Delrieu prennent en main la
grammaire russe , pour juger le théâtre de Sumarokof
M. Picard la grammaire danoise , pour parler pertinemment
des comédies de Holberg ; et même que Mme de
Beaufort et l'auteur d'Adèle s'enfarinent au plutôt du grec ,
pour prononcer sur les romans d'Eustathe , de Longus ,
d'Achilles Tatius , et de Xénophon d'Ephese. Avouez
Messieurs , que voilà des propositions bien étranges , et
que Mme de Genlis ressemble un peu à ces médecins qui ,
après avoir signalé le mal , ne proposent pour le guérir
que des remèdes impraticables .
,
Mais enfin ce mal est-il bien aussi grand que l'anteur
de la brochure veut le faire ? Vous allez vous-mêmes en
juger. Sur les quatre-vingts collaborateurs qu'elle reproche
àla Biographie Universelle , elle n'en attaque guère que
cinq, et de ces cinq il n'y en a que deux contre qui elle
produise des griefs multipliés : ce sont MM. Suard et
Ginguené. Elle trouve leurs articles tantôt trop courts et
fantôt trop longs ; elle se fâche contre M. Ginguené de ce
I !
z30 MERCURE DE FRANCE ,
qu'il préfère l'Arioste au Tasse , tort qui est encore celui
de beaucoup d'Italiens ; elle blâme M. Suard de ce qu'il a
parlé d'Addisson autrement qu'elle-même n'en pense. Elle
chicane l'un et l'autre sur quelques phrases louches ou
embarrassées qui ont pu leur échapper dans la promptitude
du travail ; elle leur reproche à tous deux d'avoir raconté
des anecdotes qu'elle aurait supprimées , et d'en avoir
supprimé d'autres qu'elle aurait voulu raconter ; elle accuse
M. Suard d'avoir rapporté des impiétés dans certains articles
où il n'a d'autre but que de censurer la superstition
et l'intolérance . Ses attaques contre M. Auger sont du
même genre ; selon Me de Genlis ce littérateur n'a point
parlé avec assez de respect du concile de Trente , ni avec
assez d'horreur de l'accusation intentée contre d'Assouci .
M. Michaud n'est ni plus ni moins coupable . Il n'a pas
écrit les articles d'Attila et d'Alexandre du ton qu'aurait
voulu Mme de Genlis ; et M. Lacroix a eu le malheur de
ne pas juger les ouvrages littéraires de d'Alembert comme
ils l'auraient été par cette dame .
Vous me direz peut-être, Messieurs, que dans tout cela
vous ne voyez encore rien de bien grave; qu'on peut excuser
quelques fautes de style dans un long ouvrage ; qu'il est
permis de plaisanter sur d'Assouci , après Chapelle et Bachaumont
, et qu'à la rigueur , on peut pardonner à des
littérateurs du premier ordre , à des membres distingués
de l'Institut , d'avoir en littérature et en philosophie d'autres
opinions que Mme de Genlis. Vous me direz que ce n'est
pas ainsi qu'il fallait attaquer la Biographie , mais en y
relevant des omissions ou des erreurs. Vous me demanderez
ce que Mme de Genlis a découvert dans ce genre ;
le voici : 1º Alberti , très -grand compositeur de musique ,
a été oublié dans le Nouveau Dictionnaire ; 2° la famille
Talon n'est point éteinte , comme le dit un anonyme qui
signe K; 3º le célèbre abbé Andrès n'est pas mort , quoi
qu'en dise M. Bourgoing , dont cependant Mime de Gentis
loue en général les articles .- Cette dernière erreur , direzvous
, méritait d'être relevée ; mais sont-ce là toutes celles
qu'a rectifiées Mme de Genlis ? - Toutes (1) . —Etdes
(1 ) En relisant la brochure de Mme de Genlis , je trouve qu'elle a
rectifié une erreur de plus dans la Biographie. On y lit que le jardin
de feu M. d'Albon , à Franconville , était d'une grande beauté ; Mme
de Genlis nous apprend qu'il n'y a jamais eu de jardin plus mesquin,
plus pauvre , et plus ridicule.
OCTOBRE 1811 . 131
, et
,
quatre-vingts collaborateurs de MM. Michaud , ce sont-là
les seuls qu'elle ait critiqués ?-Les seuls; et même elle en
loue un beaucoup plus grand nombre .-Et de quoi donc
a-t-elle rempli sa brochure ?-Du beau projet dont je vous
ai parlé d'abord , d'une déclamation en trois pages à l'honneur
du Tasse de deux autres à la louange de Bossuet
de Vertot; de quelques plaisanteries bien fades qui sembleraient
prouver qu'elle ne connaît ni la géographie ni une
des locutions les plus en usage en français .-Mais enfin
que vous a -t-elle appris dans sa brochure?- Que l'abbé
Andrès n'est point mort.-Cela valait-il la peine de l'écrire
?-J'en doute.-Et pourquoi donc l'a-t-elle écrite ? ...
-Ah! vousm'en demandez trop. Interrogez M de Genlis
elle-même , elle vous répondra que c'est pour l'utilité
des jeunes littérateurs ; si cette raison ne vous suffit pas ,
remarquez que ses censures tombent principalement sur le
choix des rédacteurs de la Biographie Universelle , sur
M. Auger, auteur du Discours préliminaire , sur M. Michaud,
l'un des entrepreneurs ; sur M. Ginguené qui rédige
les articles de littérature italienne ; sur M. Suard , par qui
elle se plaint d'avoir été censurée pendant beaucoup d'années
dans le Publiciste et dans le Journal de Paris , et en
réfléchissant sur les effets , peut être remonterez -vous aux
causes. Au reste , quelles que puissent avoir été les intentions
deM de Genlis en publiant cette brochure , et quoiqu'elle
en promette une autre où elle donnera un article
qui a besoin , dit-elle , d'être refait , je crois que MM. Michaud
ne peuvent que se féliciter de ce qu'elle s'est jetée.
dans cette entreprise. Ils ne pouvaient rien désirer de
mieux pour le succès de leur Biographie , qu'une attaque
aussi couverte , aussi animée , et qui produit d'aussi minces
résultats.
Permettez-moi , Messieurs , de terminer ici ma lettre ,
quoique j'eusse encore bien des choses à dire , et quoique
labrochure de Mme de Genlis débute par une huitaine de
pages dont je n'ai rien dit. Elle y revient encore sur sa
querelle avec M. T. du Journal de l'Empire ; il n'est que
glorieux, pour cejournaliste , d'être confondu par elle dans
ses anathêmes contre Fénélon . Mme de Genlis , qui sait si
bien que le publie a reçu la Biographie Universelle avec
une espèce de désapprobation , est-elle aussi exactement
informée de l'effet qu'a produit sur ce même public son
attaque plus qu'étrange contre le vertueux archevêque de
Cambrai? J'aime à croire qu'elle est également trompée
12
132 MERCURE DE FRANCE ,
1
sur ces deux points, car, si la vérité lui était connue , elle
ne s'obstinerait sûrement pas dans une lutte où elle ne
peut recueillir que honte et confusion .
J'ai l'honneur , etc.
VARIÉTÉS .
SPECTACLES .- Théâtre du Vaudevi'le.-Première représentation
de l'Exil de Rochester , ou la Taverne , vaudeville
en un acte .
**L'Exil de Rochester ! Sur ce titre ,je m'attendais à voir
ce trait si connu : " Rochester exilé par le roi se cacha dans
> la cité , où déguisé en directeur de marionnettes , il eut
> tant de vogue , que le bruit de sa renommée passa bientôt
> de la citéjusqu'au palais de St.-James : plusieurs seigneurs
>> vinrent voir les marionnettes ; Rochester qui les faisait
parler , amusait les habitans de Londres du récit des avan-
> tures scandaleuses de la cour; enfin, les choses furent
> poussées si loin , que le roi lui-même s'y rendit . C'est
dans les mémoires du chevalier de Grammont qu'il faut
lire cette anecdote racontée avec tant de graces et de gaîté
parHamilton': je crois que si l'on y eût cousu une intrigue
amoureuse , elle aurait pu fournir le sujet d'un joli vaudeville;
mais ce n'est pas là le fond de la pièce nouvelle.
Rochester , exilé de même par le roi , se fait maître de taverne,
et Dorset, son ami , passe pour son associé ; le constable
du quartier vient visiter les nouveaux venus qui se
débarrassent de lui avec du punch. Quelques momens après,
Charles II vient lui-même souper dans cette taverne. Le
constable qui a reçu l'ordre de s'emparer de Rochester , se
trompe et veut arrêter le roi à sa place ; celui- ci , pour être
libre , sans être obligé de se nommer , présente au constable
un ordre signé du roi qui accorde la grace de Rochester et
deDorset : Rochester, présent à cette scène , s'empare prudemment
de l'ordre , et tombe aux genoux du roi pour implorer
son pardon qui lui est accordé .
Ce n'est pas tout de faire un ouvrage , il faut encore en
distribuer avantageusement les rôles. Henry représente
Rochester ; cerôle me semblerait devoir appartenir à Julien,
et Henry aurait été placé dans celui de Dorset mieux que
l'acteur qui le remplit , et qui a un air bien sévère et une
voix bien grave pour le compagnon de joyeuses débauOCTOBRE
1811: 133
1
ches . Le rôle du constable est une copie du commissaire
de Piron avec ses amis ; Edouard le joue avec trop de
charge; il imite servilement la caricature de Tiercelin.
Le reproche le mieux fondé qu'on puisse faire à l'Exil
de Rochester , c'est une ressemblance trop exacte avec la
jolie comédie de M. Alexandre Duval , la Jeunesse
d'HenriV; cependant l'ouvrage a réussi et il méritait d'être
applaudi : il unit des avantages qui deviennent plus rares
tous les jours ; il est bien écrit , et les auteurs , MM. Moreau
et Dumolard , ont mis de la vivacité dans le dialogue
et de l'esprit dans les couplets : il faudrait être bien mal
disposé pour ne pas se contenter de la réunion de ces deux
qualités dans un petit acte au Vaudeville . B. S.
On a donné à ce même théâtre la reprise des Deux
Edmon; cette jolie pièce a été revue avec beaucoup de
plaisir: c'est un des ouvrages qui fait le plus d'honneur
au talent aimable et fécond de MM. Barré , Radet et Desfontaines
, ce triumvirat qui conserve la bonne tradition
du vaudeville franc , spirituel, et même un peu malin.
L'ouvrage est bien joué par Henri , Joli , Saint-Léger et
MheHervey.
:
La troupe italienne vient enfin de satisfaire à l'impatience
des amateurs; elle a représenté l'opéra de Don Juan ;
l'exécution des trois premières représentations a été si
faible, que nous croyons rendre service à la troupe entière
de renvoyer à notre premier numéro le compte détaillé que
nous nous proposons de rendre de cet opéra.
1
POLITIQUE.
que
On a lu avec intérêt dans les gazettes allemandes une
note qui , datée de Vienne , avait un caractère demi-officiel .
Les lettres et les voyageurs , y est-il dit , arrivés récemment
de Presbourg assurent le meilleur accord règne à la
diète : la nation hongroise est disposée à tous les sacrifices
nécessaires pour prouver son attachement et sa fidélité à
son roi. Toutes les propositions soumises à la discussion
sont dictées par l'amour de la patrie; les séances sont paisibles;
tout s'y passe avec ordre et dignité . Les premiers
résultats des délibérations relatives aux finances ne peuvent
tarder à être connus officiellement , déjà ce qu'on croit savoir
de ces délibérations a produit un effet excellent. Les
améliorations qu'on espérait ont eu lieu ; le cours s'est
singulièrement bonifié ; on espère qu'il s'élèvera encore , et
le gouvernemenť a reçu des démonstrations de diverses
natures qui attestent l'affermissement de son crédit. Les
négocians qui sont en relation avec le Levant , ont surtout
donné des preuves de confiance dans le choix des
valeurs qu'ils acceptent.
Des lettres de Constantinople , en date du 25 août , donnent
, comme officielle , la nouvelle que le 5 de ce mois
Ismail Bey a effectué avec 15,000 hommes le passage du
Danube , et a pris une position retranchée sur la rive gauche;
le grand-visir fait travailler à un pont sur le fleuve
près deRudschuck; lorsque ce pont sera terminé , l'armée
entière passera le Danube et formera 60,000 hommes . Les
nouvelles de Bucharest vont plus loin ; elles annoncent que
les Turcs se sont avancés vers cette ville contre des opérations
de l'armée russe , et qu'ils n'en sont plus éloignés que
d'une petite distance. Déjà , dit-on , une grande partie des
habitans s'est éloignée ; les relations officielles , à cet égard ,
sont attendues avec une vive impatience .
Le roi de Saxe continue son voyage dans le duché de
Varsovie ; les diétines ont été convoquées pour élire les
députés à la diète générale qui doit se rassembler , à ce
qu'on présume , dans le mois de décembre. A Cassel , les
grandes manoeuvres sont terminées , et les troupes sont
vont être
MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1811. 135
rentrées dans leurs garnisons respectives; les limites du
royaume de Westphalie et de l'Empire Français , déterminées
par le traité de Paris du
établies par deux commissaires , l'un français , l'autre westphalien,
nommés à cet effet; leurs opérations sont déjà
commencées . La diète suisse s'occupe toujours des moyens
d'accomplir les divers engagemens pris par elle dans ses
capitulations militaires . La mission de M. Rénhard à Paris
, pour cet objet , est terminée , et la diète lui a exprimé
sa satisfaction pour la manière dont il a rempli cette mission.
Les grandes foires d'Allemagne sont terminées : on lira
peut-être avec intérêt une note détaillée et substantielle sur
les affaires qui se sont faites à Francfort. Quand de tels relevés
sont exacts , et émanent d'une source authentique ,
ils appellent au plus haut degré l'attention du commerce ,
et lui indiquent, pour l'année suivante, la partie faible ou la
partie forte des spéculations auxquelles il peut se livrer. C'est
à ce titre que nous publions les détails suivans , extraits du
Moniteur.
« Il s'est fait , pendant la foire actuelle de Francfort ,
pen de grandes opérations cambistes ; les denrées coloniales
, inclinant à la baisse , sont restées sans demande
ni mouvement. La vente en gros de tous les genres de
fabricationsren soie , en coton et laine , n'a pas fait la
moindre sensation ; celle en détail a , en échange , été
très-animée pendant la deuxième semaine seulement.
Les draps de France , de Bohême et de Saxe , et les
laines d'Allemagne , se sont vendus à 30 pour 100 audessous
des prix de l'année dernière .
4
,
Les tissus superfins , similaires de ceux de l'Angleterre
, fabriqués en France en Saxe , dans le Voigtland
, etc. , tels que les mousselines , percales , cambiks ,
calicots , etc. , ont eu beaucoup de vogue..
Les fabrications de toiles peintes on imprimées au
cylindre se sont bien vendues . On a enlevé , la première
semaine de la foire , à d'assez bons prix , toutes les nouveautés
de ce genre , en robes , schalls , mouchoirs : elles
étaient aussi remarquables par la belle exécution des dessins
à la mode que par l'éclat et la solidité des couleurs.
Quant aux autres indiennes de la Suisse , de la Saxe-,
du Voigtland et de quelques contrées de la Confédération
du Rhin , elles ont perdu 30 à 35 pour 100 sur les toiles
de coton imprimées en 1809 et 1810.
¥36 MERCURE DE FRANCE,
> Les linons , gazes et batistes de France ont trouvé du
débit. Il en a été de même des marchandises de mode en
général,
५ Lamercerie a eu du débit dans le détail. Les toiles et
nappages de l'Allemagne n'ont pas trouvé autant d'acheteurs
que pendant l'année dernière .
» Il s'est fait peu de chose en joaillerie , bijouterie , orfévrerie
, bronzes , plaqués , lustrés et papiers peints. Le
commerce de la librairie a été nul.
» Les cuirs tannés de toutes les espèces ont une trèsgrande
vogue pendant la foire de Francfort. Les fabricans
du département de l'Ourte sont en possession depuis des
siècles de tenir le haut bout dans ce genre de commerce ,
passant à juste titre pour des négocians immédiats . Ils ont
vendu tout ce que renferment leurs immenses magasins ,
et à des prix beaucoup plus élevés que pendant les foires
précédentes. "
१
Les extraits de papiers anglais termineront cet aperçu. Ils
contiennent quelques notions intéressantes sur les affaires
d'Espagne . Il y est question que le maréchal duc de Raguse
a reçu des renforts considérables que plusieurs
corps français ont franchi les Pyrénées , et se sont répandus
dans la Péninsule en suivant plusieurs direction. L'armée
anglaise a aussi reçu quelques transports , mais ils sont
jugés insuffisans . On demande de nouveaux secours . Les
Anglais croient à une affaire générale prochaine . Le blocus
de Ciudad-Rodrigo continue . Le duc de Raguse a ses forces
concentrées à Placentia. Les troupes ne souffrent pas
beaucoup du climat et de la saison.
Le résultat des délibérations du conseil de la reine sur
⚫ l'état de la santé de S. M. a été moins favorable qu'on ne
l'espérait. Le voici , en date du 5 octobre 1811 :
L'état de la santé de S. M. , depuis la date de notre
dernier rapport , ne s'est point amélioré au point de permettre
à S. M. de reprendre l'exercice personnel de l'autorité
royale , et quoique la santé corporelle du roi n'ait
point subi d'altération depuis notre dernier rapport , néanmoins
ses facultés mentales ont été , dans cet intervalle ,
considérablement affaiblies ; et les médecins de S. м.
pensent tous , excepté un seul , qu'il n'y a pas de probabilité
qu'elle puisse jamais être rétablie , et la majorité désespère
même entièrement du rétablissement de S. M. »
Cependant, il n'est pas encore question d'une régence
illimitée; dans ces circonstances , le parlement, qui devait
OCTOBRE 1811 . 137
se réunir au 12 novembre , ne se rassemblera que vers
Noël; on ne sait plus jusqu'où les ministres porteront la
crainte du rassemblement du parlement , et ajourneront le
compte qu'ils ont à rendre de l'état dans lequel ils ont mis
lanation.
Les mêmes feuilles donnent des détails assez étendus sur
les affaires de l'Amérique méridionale .
Ona reçu des lettres de Buenos-Ayres , qui vontjusqu'au
17 juillet. L'armée des provinces-unies de la Plata avait
bombardé Monte-Video; une petite escadre , partie de ce
port,s'était rendue devant Buenos-Ayres le 13 , et avait
essayé, dès le 15 , d'y jeter quelques bombes et obus. Les
deux partis ne paraissaient pas avancer leurs affaires . Le
général Elio a proposé à la junte une convention d'après
laquelle il abdiquerait sa dignité de vice-roi , et resterait
gouverneur de Monte-Video , en attendant que la junte se
soit réconciliée avec les cortès d'Espagne ; mais la junte a
répondu en exigeant que les habitans de Monte-Video
eussent liberté entière de se joindre au peuple des provincesunies
de la Plata. En attendant l'issue de ces négociations ,
une armée portugaise de 6 à 7000 hommes s'approche de
Monte-Video , dans l'intention d'en prendre possession .
L'amiral de Courcy , avec la flotte anglaise , s'est aussi
approché de cette place , et un dénouement est attendu
d'un jour à l'autre .
Les affaires de Sicile appellent , d'une manière plus
directe, l'attention du ministère ; l'orgueil national y est
intéressé.
Le 6 de ce mois , dit le Morning-Cronicle , une sur
prise et une anxiété générale se sont répandues dans le
publicpar suite du retour inopiné de Sicile de lord William
Bentinck , qui est arrivé hier à Londres , et a eu aussi
tôt une entrevue avec les ministres . Sa seigneurie , comme
on se le rappelle , a fait voile il n'y a que peu de tems pour
aller prendre le commandement de notre amée dans cette
île, et pour y exercer en même tems les fonctions de mi
nistre d'Angleterre près la cour de Sicile. A peine cependant
a-t-il débarqué , qu'il juge à propos de revenir en
Angleterre. Quelle peut être la cause d'une démarche
aussi extraordinaire et aussi imprévue? c'est sur quoi le
public est encore dans une entière ignorance . Le bruit
s'est répandu qu'une insurrection générale avait éclaté
en Sicile : et d'après la connaissance que l'on
l'état des affaires dans ce royaume , cet événement ne
a de
:
38 MERCURE DE FRANCE ,
doit paraître nullement improbable . Toutefois le Sun d'hier
soir nous dit que ce qui prouve qu'un tel événement n'a
pas eu lieu , c'est que sa seigneurie a laissé en Sicile sa
femme et ses enfans . Il eût été beaucoup plus satisfaisant
pour le public de voir contredits , d'une manière moins
équivoque , les bruits désagréables qui circulent sur ce
pays . Bien loin que les voeux du public aient été satisfaits ,
un voile de mystère a été jeté par les ministres sur toutes
les circonstances de cette affaire , et ils gardent soigneusement
le secret sur les avis qui leur sont parvenus. Ce
mystère étudié a fait prendre du crédit au bruit d'une
insurrection générale qui aurait éclaté dans cette île . Il est
bien évident , en effet , qu'il faut qu'il soit arrivé quelque
grand changement dans l'état des affaires en Sicile pour
justifier le retour inopiné de lord William Bentinck ,
venu , dit- on , pour chercher des instructions . Il n'y a
qu'une communication officielle qui puisse calmer les
esprits , et mettre fin à l'extrême inquiétude qui doit naître
naturellem ut , lorsqu'on considère dans quelle situation
il est possible que se trouve notre brave armée en Sicile .
Nous avons depuis long-tems appelé l'attention du
public sur l'état des affaires en Sicile , et prédit le résultat
certain du déplorable système que l'on suit à l'égard de
ce pays , si quelque prompt changement n'avait lieu , et
si nos ministres ne se décidaient pas enfin à prendre un ton
plus ferme et plus décisif à l'égard de la cour sicilienne ;
'ton que les sacrifices que nous faisons pour la défense de la
Sicile , nous donnent pleinement le droit de prendre . Il
nous fut dit , il y a quelque tems , que lord William
Bentinck était chargé d'instructions fermes etpositives pour
exiger certaines mesures de la cour de Sicile . Quelle qu'ait
pu être la nature de ces instructions , il paraît qu'elles
étaient insuffisantes ou qu'elles sont venues trop tard; il
est néanmoins bien extraordinaire que les ministres n'aient
pas prévu dans leurs instructions une crise dont l'approche
frappait tous les yeux. Eh quoi ! c'est au moment où cette
crise éclate , que le ministre de l'Angleterre et le commandant
de nos forces en Sicile se croit obligé de mettre à la
voile pour venir chercher en Angleterre de nouvelles instructions
! Nous souhaitons que le gouvernement donne
une explication satisfaisante sur ces différens points ; elle
est due au public , elle est due particulièrement aux parens
des braves compatriotes que nous avons en Sicile : le mystère
dont s'est enveloppé le gouvernement dans cette cirOCTOBRE
1811 . 139
:
Constance , n'a fait que donner crédit aux bruits de la nature
laplus alarmante. "
Le Sun dit, à cet égard , quelque chose de fort singulier.
Les ministres qui le font écrire viennent d'apprendre à
l'Angleterre et à l'Europe , que la reine de Sicile est tante
de l'Empereur Napoléon ; ce qui probablement n'avait
encore été soupçonné de personne ; et ils en infèrent que
ces relations de parente ont servi à l'Empereur pour changer
les dispositions de la cour de Palerme. Mais , dit le
Morning-Chronicle , lord Bentinck est parti pour la Sicile
long-tems après le mariage qui a uni les familles de France
et d'Autriche ; les ministres ne lui auraient-ils pas donné
des instructions adaptées à un tel état de choses ? Lenr
imprévoyance bien connue aurait-elle été jusqu'à ce point?
Dans ce cas , ils se seraient surpassés eux-mêmes . Mais
pendant que lord Bentinck découvre en Sicile que la reine
est parente de l'Empereur des Français , pendant qu'il revient
enAngleterre chercher des instructions , que devient
l'armée anglaise ? Que devient la Sicile ? Le bruit s'est
répandu que les troupes britanniques avaient évacué celle
île , et le crédit public a éprouvé une vive commotion à
Malte , sur la nouvelle de cette désertion. Quoi qu'il en
soit , à la date du 3 octobre , le résultat des délibérations
du conseil était , que la cour de Palerme ne conservant
pas avec les Anglais les formes de l'entière squmission
qu'exigent partout ces dangereux protecteurs , on s'emparerait
de la Sicile. Lord Bentinck doit repartir pour cette
île à cet effet . Le Ménélaüs, de 38 canous a reçu l'ordre
de le recevoir à son bord , et de faire voile pour la Sicile.
Quant aux Etats-Unis , les gazettes de New-Yorck , a là
date du 30 août , portaient : " Il paraît , d'après une feuille
officielle américaine qu'on s'attend à une guerre entre
l'Amérique et l'Angleterre. La proclamation d'un embargo
général dans tous les ports des Etats-Unis était aussi incessamment
attendue. La ville de New-Yorck , la partie
la plus précieuse et la plus vulnérable des Etats-Unis ,
faisait de grands préparatifs de défense . L'administration
est déterminée à faire tête à l'orage . >>
Le Public - Advertiser observe que l'attitude menaçante
et hostile que l'Angleterre vient de prendre , déterminera
l'Amérique à se déclarer définitivement . On.
présume que le parti qu'elle prendra sera d'agir conjointement
avec un bou nombre de troupes françaises , commandées
par des officiers français . « La France ( dit le
140 MERCURE DE FRANCE ,
1
Moniteur publié à Washington ) nous aidera non-seulement
de ses conseils , mais aussi en nous fournissant des
armes et un train convenable d'artillerie ; elle nous fournira
également plusieurs bons officiers et des ingenieurs
habiles ; et comme la crise est dans ce moment à ce point ,
c'est le seul choix raisonnable qui nous reste à faire . Acceptez
, habitans des Etats du nord et du sud , les secours.
de la nation française . Tel est le langage d'une gazette
récemment publiée à Washington , et dévouée au gouvernement.
Les Anglais ont un bien autre point d'inquiétude : c'est
sur leurs propres possessions qu'ils sont alarmés . Les îles
de Jersey et de Guernesey sont dans des transes contitinnelles
. Un officier écrit de Jersey , en date du 22 septembre
:
4« L'ennemi menace nos côtes : on fait tous les préparatifs
pour le repousser. Ala pointe du jour , on n'aperçoit
que des lunettes d'approche ; chacun voudrait être le premier
à annoncer l'approche de l'ennemi . On dit que 30,000
hommes se rassemblent à Cherbourg , pour venir attaquer
Jersey , Guernesey et Alderney. L'ennemia , dit- on , l'intention
de passer en chaloupes , dont chacune doit contenir
95 hommes , et sera armée d'une pièce de 24 à l'avant et
d'un mortier de 5 pouces en poupe .
" Notre opinion , dit le Times , est , que si l'ennemi a
sérieusement une entreprise en vue , elle ne sera point
dirigée contre Jersey , et une attaque contre cette île ne
sera qu'une feinte pour déguiser son véritable projet. S'il
peut nous persuader que c'est le seul but de ses préparatifs
, on peut croire que toutes nos forces dans le Canal
à la première nouvelle qu'elles auront de la sortie de l'ennemi
, se porteront à la bâte sur ce point , et laisseront
ainsi peut-être libre et ouvert le chemin pour l'Irlande.
Nous sommes donc fortement convaincus , que la plus
grande et la plus importante partie de l'Empire britanni
que demande la plus grande attention dans ce moment.
Notre ministère donnera à l'île de Jersey des forces navales
et militaires qu'il croira nécessaires pour sa défense , et
enverra le reste pour protéger l'Irlande . "
Nous aimons à croire que le Times est bien instruit , et
qu'il a d'excellens renseignemens ; mais il ne faut pas en
avoir reçu d'aussi précis , il ne faut que connaître l'état des
choses , et faire le calcul le plus simple pour sentir que l'Angleterre
ne pourra à-la-fois défendre le Portugal , alimenter
OCTOBRE 1811 . 14
Isbonne , soutenir Cadix , surveiller les ports d'Anvers ,
de Brest , de Cherbourg , de Toulon (1) , protéger ses expéditions
dans la Baltique , conserver ses comptoirs dans
l'Inde , conquérir Batavia , guerroyer avec les Etats-Unis ,
s'emparer de la Sicile , et profiter des mouvemens de l'Amé
rique méridionale . Telle est cependant la tâche que les mi-
Distres ont embrassée à-la-fois; mais dans ce tableau on ne
voit rien de réservé pour les possessions intérieures , le mot
dePitt est comme oublié , sa menace prophétique est méconnue
; en France on n'a pas oublié d'autres paroles également
remarquables , et ce que d'audacieux soldats de
Empereur peuvent faire avec un bon vent et quelques
heures.
Le voyage de l'Empereur continue . L'entrée de LL . MM.
àAmsterdam , a donné aux nouveaux Français qui habitent
cettetroisième ville de l'Empire , l'occasion de prouver qu'ils
saluaient Napoléon comme le restaurateur de la patrie.
Sa Majesté a visité tous les établissemens publics d'Amsterdam
et des endroits voisins : elle a paru très-satisfaite.
En même tems que le génie politique plane sur ces intéressantes
contrées destinées à redevenir , en peu d'années , les
dépositaires de l'entrepôt des richesses du monde , l'esprit
français s'y introduit avec nos institutions , nos lois , et il
faut ajouter , avec nos chansons . Dejolies pièces de circonstances
, d'ingénieux couplets , produisent sur le spectateur
d'Amsterdam leur effet accoutumé sur celui de Paris . On
croit qu'en quittant la Hollande LL. MM. doivent visiter le
grand-duché de Berg ; déjà le ministre de ce duché , M. le
senateur comte Ræderer , est parti pour y aller recevoir
l'Empereur.
PARIS .
S ....
Onannonce que M. le maréchal duc de Tarente , malade
de la goutte , a reçu un congé et revient en France . M. le
général de Caën est parti pour prendre un commandement
enCatalogne.
(1) Les Anglais croyaient avoir un mouillage sûr devant Toulon ;
ils n'y avaient pas encore été atteints . L'inspecteur-général , Lariboissière
, a fait établir des batteries de nouvelle invention qui , à l'apparition
des vaisseaux anglais au mouillage accoutumé , les ontpromptement
contraints à prendre le large.
}
i
142 MERCURE DE FRANCE ,
- L'académie française tiendra , le jeudi 7 novembre ;
une séance extraordinaire pour la réception de MM. Lacretelleet
Etienne.
ANNONCES .
Tome troisième de la Correspondance sur la conservation et l'amélioration
des animaux domestiques , pour perfectionner les moyens de
les choisir , de les employer, de les entretenir en santé, de les multiplier
, de les traiter dans leurs maladies ; en un mot, d'en tirer le parti
le plus utile aux propriétaires et à l'état. Recueillie de la pratique
d'une Société d'homines de l'art , français ou étrangers , et publiée
périodiquement par M. Fromage de Feugré , vétérinaire en chef de la
gendarmerie de la garde de S. M. l'Empereur et Roi, membre de la
Légion-d'Honneur , docteur en médecine de l'Université de Leipsick ,
ancien professeur à l'Ecole vétérinaire d'Alfort , etc. Prix , 3 fr . 50c . ,
et 4 fr . franc de port. Chez F. Buisson, libraire , rue Gilles - Coeur,
n° 10.
Leçonsfrançaises de littérature et de morale , ou Recueil en prose
et en vers des plus beaux morceaux de notre langue dans la littérature
des deux derniers siècles . Ouvrage classique à l'usage de tous les établissemens
d'instruction publics et particuliers de l'un et de l'autre
sexe ; par MM . Noël et Deľaplace. Cinquième édition . Deux vol. in-8°.
Prix , 12 fr . , et 15 fr . franc de port. Chez Lenorinant , imprimeurlibraire
, rue de Seine , nº 8 ; et chez Arthus-Bertrand , libraire , rue
Hautefeuille , nº 23 .
Détails historiques de la première expédition des Chrétiens dans la
Palestine , sous l'empereur Zimiscès ; tirés d'un manuscrit arménien
inédit de la Bibliothèque Impériale , composé dans le douzième siècle
par Mathieu d'Edesse ; traduits en français par F. Martin ; collationnés
sur le texte original , et accompagnés de notes , par M. Chahan de
Cirbied, professeur de langue 'arménienne à l'Ecole spéciale des
langues orientales , établie près la Bibliothèque Impériale. Pour servir
de supplément à l'Histoire du Bas-Empire. In-8°. Prix , 2 fr . , et 2 fr.
25 c. franc de port. Chez Lemarchand , libraire , quai des Augustins,
n° 41 .
Principes raisonnés d'Agriculture , traduits de l'allemand d'A.
Thaër , par E. V. B. Crud. Quatre vol. in-4°, Première livraison ,
OCTOBRE 1811 . 143
formant le tome Ier. Prix , 12 fr . , et 15 fr. franc de port . A Paris ,
chez J. J. Paschoud , libraire , rue Mazarine , nº 22 ; à Genève ,
chez le même libraire .
Nouvelle Grammaire latine , à l'usage de la sixième classe du Collège
de Genève; par un professeur de l'Académie impériale de
Genève. Un vol . in-8°. Prix, 2 fr . 50 c. , et 3 fr. 50 c. franc de port.
Chez le mème.
Grammairefrançaise , ouvrage posthume de M. Hellemans , ancien
officier d'artillerie , et ancien maire de Saint-Omer. Un vol . in- 8° .
Prix , 5 fr .. et 6 fr. 50 c. frane de port. Chez Mme Ve Courcier ,
imprim. - libraire pour les mathématiques , quai des Augustins , nº 57 ;
etchez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Instructions pour conserver les dents belles et saines , aux diverses
époques de la vie , ainsi que pour maintenir la bouchefraîche ; par.
J. L. Rivière , officier de santé. Un vol . in-12. Prix , I fr . 80 c . , et
2fr. 25 c. franc de port. Chez Lenormant , imprimeur-libraire , rue
de Seine , nº 8 , près le pont des Arts .
-
Travaux de la terre réunis à ceux de la construction . -Onzième
Conférence de Cointeraux . Celle-ci embrasse plusieurs principes
qui tendent tous à l'économie ; 1º en réfutant l'isolement des maisons
et les réunissant sans danger d'incendie ; 2º en réduisant l'épaisseur
des murs relativement à leur élévation , ce qui épargne beaucoup ,
sur-tout aux grands enclos , soit en changeant les formes des clôtures ,
ce qui rend les jardins charmans et fructueux , etc. , etc.
Cet ouvrage élémentaire renferme de plus quantité de figures gravées.
Prix , 3 fr . , et 3 fr . 50 c. franc de port . -Pour 14 brochures
in-8° et44 gravures , la plupart coloriées , 21 fr . , et 24 fr. franc de
port. Chez Mile Cointeraux , au salon d'exposition des modèles , rue
Traversière Saint-Honoré , nº 39 .
Mémoires de la princesse Frédérique- Sophie- Wilhelmine de Prusse,
Margrave de Bareith , soeur de Frédéric-le-Grand ; écrits de sa main .
Troisième édition . Deux vol. in-8°. Prix , 9 fr . , et 11 fr . 50 c . franc
de port. Chez F. Buisson , libraire , rue Gilles- Coeur , nº 10 .
OEuvres complettes de Ponce Denis Ecouchart Lebrun , membre de
f'Institutde France etde la Légion-d'honneur; mises en ordre etpubliées
par P. L. Ginguené, membre de l'Institut ; et précédées d'une Notice
sur sa vie et ses ouvrages , rédigée par l'éditeur. Quatre vol. in-80
ernés d'un portrait de l'auteur , gravés d'après le buste en marbre
144 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1811 .
d'Espercieux . Prix , 24 fr. , et 30 fr. franc de port. Chez Gabriel
VVarée , libraire , quai Voltaire , nº21 ; et chez Arthus-Bertrand,
libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Il en a été tiré quelques exemplaires sur papier vélin , prix , 48 fr . ,
er54 fr . franc de port .
Notice sur le Pastel ( Isatis tinctorum ) , sa culture et les moyens
d'en retirer l'indigo ; on y a joint l'instruction publiée dans le Moniteur
le 24 mars 1811 ; par M. Puymaurin , législateur, de plusieurs Acadé
mies . In-8 . Prix , I fr . , et I fr. 25 c. franc de port. Chez Arthus-
Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
Réponse aux reproches que les gens du mondefont à l'étude de la
Botanique; lue à la Société des Sciences physiques , médicales et d'agriculture
d'Orléans , le 26 novembre 1810 ; par Auguste de Saint-
Hilaire. In-8°. Prix , 75 c., et 1 fr. franc de port. Chez J. G. Dentu,
imprimeur-libraire , rue du Pont-de- Lodi , nº 3 , et au Palais-Royal ,
galeries de bois , nºs 265 et 266 .
Précis de la révolutionfrançaise , et des événemens politiques et militaires
qui l'ont suivie , jusqu'au 1er avril 1810; par F. Schoell.
Deuxième édition . In-18 . Prix , I fr. 80 c. , et 2 fr . franc de port ;
pap. vélin , 3 fr .. et 3 fr . 25 c. franc de port. Chez F. Schoell, libr . ,
rue des Fossés-Saint -Germain- l'Auxerrois , nº 29 .
Ce Manuel ayant manqué pendant quelques tems , on s'empresse
d'en annoncer la réimpression .
Histoire des générauxfrançais depuis 1792jusqu'à nos jours ; paz
A. H. Châteauneuf. XXIIIe LIVRAISON . - Ce volume contient
les généraux Berruyer , Hoche , Grenier , Emériau , Eblé , Delaage
Saint- Cyr , Claparède , d'Ayat. Prix , I fr. , et 3 fr . en papier vélin.
Nota. Les personnes qui n'ont acheté que les douze premières parties
de cet ouvrage , pourront s'en procurer la suite jusqu'à la vingttroisième
qui vient de paraitre , moyennant 14 fr . , et 17 fr . franc de
port , ou payer chaque petit volume qui manquerait à leur collection ,
I fr . 50 c . , et I fr. 70 c. franc de port. Chez l'Auteur , rue des
Bons-Enfans , nº 34.
Le Pal du bois de Brevannes , poëme ; suivi de l'Epitre à mon
Berceau , et d'une traduction du Cimetière de Village , de Thomas
Gray; par Hugues Nelson Cottreau . Un vol. in- 18. Prix , 1 fr . 25 c. ,
et 1 f. 50 c . franc de port. Chez Cretté libraire , rue Saint-Martin ,
nos 94 et 98 ; Arthus -Bertrand , libraire rue Hautefeuille , nº 23 ,
et au Palais-Royal , chez les Marchands de nouveautés.
id?
BING
MERCURE
DE FRANCE.
N° DXXXVI . -
5.
Samedi 26 Octobre 1811 .
POÉSIE .
ODE SUR L'AMOUR DE LA GLOIRE.
SUBLIME nourrisson du Dieu de l'harmonie ,
Toi qu'entrainent toujours de son puissant génie
Les rapides élans ,
Qui voudrais repousser le néant par la gloire ,
Etdéposerun jour au temple de Mémoire
Lapalme des talens ;
Laisse dans ses dédains s'obstiner le vulgaire :
Qu'il appelle la gloire un être imaginaire !
Qu'il condamne nos voeux !
Il n'est point enflammé par son souffle invincible ,
Et ses lauriers sont vains pour une ame insensible
Au bruit d'un nom fameux.
Mais c'est pourun grand coeur la plus noble espérance.
Couronné mille fois , l'Homère de la France
Reprenait ses crayons ;
La gloire alimenta les beaux jours de Voltaire ,
St réchauffait encor sa tête octogénaire
Du feu de ses rayons .
K
46 MERCURE DE FRANCE ,
Frédéric s'enivrait à sa coupe féconde :
Si pour cette immortelle il faisait craindre au monde
Ses belliqueux transports ,
Pour elle il abjurait ce funeste délire ,
Et déposant l'épée, il tirait de sa lyre
D'harmonieux accords .
Créons-nous d'autres jours loin du siècle où nous sommes ,
Qu'un éternel trophée atteste aux yeux des hommes
Que nous avons vécu !
Jadis , gloire , vertus , tout n'était qu'éphémère ,
Le Tems dévorait tout; mais le ciel fit Homère ,
Etle tems fut vaincu.
Où court ce furieux ? ..... O démence profane !
Unimpie..... Erostrate , au temple de Diane ,
Porte un feu destructeur ,
Et cet obscur mortel , célèbre téméraire ,
Ose , sur des débris , aspirer au salaire
D'un mortel créateur .
Sur ce mont mugissant , effroi de la Sicile ,
Empédocle dépose une marque stérile
De son délire affreux :
Il confie au volcan le soin de sa mémoire ,
Et, bravant sa fureur , il croit trouver la gloire
Dans ses flancs ténébreux .
Illustres insensés ! votre honte fameuse ,
Pour une ame sublime et de gloire amoureuse ,
Fut toujours sans appas ;
Unmortel généreux ne renonce à la vie
Qu'au moment où la gloire offre à sa noble envie
Unutile trépas .
Contemple ce héros : il saisit une lance ,
Et vole , impatient d'éprouver sa vaillance
Contre un fils d'Albion :
Aux champs de la valeur son corps blessé chancelle;
Mais la gloire l'entoure , et , succombant pour elle ,
Il revit dans son nom .
Ie vois -tu dans Calais , chargé de nobles chaînes ,
Gelui qui sedévoue aux fureurs souveraines
৮
OCTOBRE 1811 . 147
D'un vainqueur rigoureux ?
L'éclat de sa défaite éclipse la victoire :
Il est près d'arroser les palmes de la gloire
De son sang généreux !
ORotron! viens aussi nous servir de modèle ;
Le triomphe t'attend, mais ton pays t'appelle
Et tu n'hésites pas ;
To pars , tu sembles fuir l'immortelle déesse ;
Maisnon , elle te suit , t'environne sans cesse ,
Et tu meurs dans ses bras !
La gloire ne se rend qu'aux voeux d'une belle ame.
Le plus sublime esprit que le vice diffame ,
Brigue en vain son amour ;
Et s'il brille à nos yeux , c'est la flamme légère ,
Qui , rayonnant la nuit dans un astre éphémère ,
Cède à l'éclat du jour .
Mais celui qui , toujours rempli d'un saint délire ,
Consacre à la vertu les accords de sa lyre ,
Etl'aime avec ardeur ,
Ne nous laissant de lui que de nobles images ,
Irade son triomphe , aux yeux de tous les âges ,
Etaler la splendeur.
Toi qui voudrais trancher les ailes du génie ,
Qui joins ton sifflement à sa douce harmonie ,
Reptile furieux ,
Dans ce dédale impur , qu'on appelle le monde ,
Déroule tes replis , traîne ton corps immonde ,
Rampe ...... je vole aux cieux !
Suis-moi , fils de Linus , viens rouvrir la barrière ,
Vois le but , vois le prix au bout de la carrière ,
Ne crains pas d'y marcher ;
Et confonds ce mortel , jaloux de ta victoire ,
Qui , ne pouvant monter sur le char de la gloire ,
Voudrait t'en arracher .
Songe , te dira- t- il , songe au destin d'Homère :
11 traîna les lambeaux de l'horrible misère
Dont hérita Milton.
K2
148 MERCURE DE FRANCE ,
1
Oui , mais si ces mortels dans la foule commune
Avaient perdu leurs jours aux pieds de la fortune ,
Auraient-ils un grand nom?
Ah! loin des vains trésors de l'altière opulence ,
Le génie est heureux , même dans l'indigence ,
Qui ne peut le ternir.
Un poëte , sans l'or , excite assez l'envie ;
Rien ne manque à ses voeux , s'il peut quitter la vie
Riche de l'avenir .
C'était le seul besoin du plus grand des Corneilles .
Un ministre , jaloux de ses illustres veilles ,
Peut troubler son bonheur ;
Mais en vain Richelieu le prie ou l'importune ,
Il préfère aux flots d'or que verse la fortune ,
L'indigence et l'honneur !
Que ne peut ce désir sur les ames biennées !
Il nous fait mépriser de mortelles années
Etnous égale aux Dieux .
O Lachésis ! voilà le destin que j'envie !
N'ajoute plus qu'un jour à ma naissante vie ,
Mais qu'il soit glorieux !
F. DE VERNEUIL,
ARIANE.
Cantate exécutée dans la séance publique de la Classe des
beaux arts de l'Institut , du 5 octobre .
RÉCITATIF .
Phébé s'enfuit : déjà l'horizon se colore ;
Le soleil à son tour va s'emparer des cieux ;
D'un jour pur et serein , la plus brillante aurore
Annonce l'éclat radieux .
Un vent léger s'élève , et le flot qu'il caresse ,
Sur ces tranquilles bords s'agite sans fureur ;
Cette nuit , dans un songe , ô présage enchanteur !
Par ce vent protégée , au doux pays de Grèce ,
Je voguais avec mon vainqueur .
Thésée ! .... où donc est-il ? Ariane craintive ,
OCTOBRE 1811 . 149
Près d'elle , à son réveil , le voyait chaque jour....
Ah ! sans doute , empressé de voler sur la rive ,
Il prépare déjà la voile fugitive ,
Qui doit , loinde Naxos , m'emporter sans retour.
CANTABILE.
Fils de Vénus ! ô toi qui m'as choisie
Pour sauver d'un héros les destins précieux ;
Amour ! tu veux encor lui consacrer ma vie :
J'obéis .... qui pourrait résister à des Dieux ?
N'en doute point , Thésée : oui , celle qui t'adore
Au bout de l'univers te suivrait sans effroi ;
Et je le sens , ce que j'ai fait pour toi ,
Ace coeur enivré te rend plus cher encore.
RÉCITATIF.
De l'Amour quelle est done l'invincible douceur !
Quoi ! des plus saints devoirs rompant les douces chaînes ,
D'une vierge timide abjurant la pudeur,
La fille de Minos s'exile dans Athènes ,
Etbientôt.... Mais que fait ce tyran de mon coeur ?
Que ne m'éveillait- il pour le suivre au rivage ? ....
Je l'aurais suivi sans effort ;
J'aurais aidé moi-même aux apprêts du voyage ,
Etpeut- être déjà serions -nous loin du port ! ....
Thésée ! .... et cependant la mer étincelante
Du jour réfléchit tous les feux :
Le vent s'accroît , frémiť sur la vague écumante....
Je n'entends point sa voix ! rien ne s'offre à mes yeux!
Thésée ! .... Ah ! cher Thésée , accours vers ton amante ;
Sans toi , je meurs d'effroi dans ces sauvages lieux .
CAVATINE .
Omon protecteur ! ô mon guide !
Viens rassurer , par ton retour ,
Un coeur sans toi faible et timide ,
Mais qui peut tout avec l'amour.
Dans tes dangers , héros aimable ,
Si mon bras te fut secourable ,
L'amour me prêtait son appui.
Ce dieu me ranime ou m'accable ,
Et je n'existe que par lui.
Omonprotecteur ! etc.
150 MERCURE DE FRANCE ;
RÉCITATIF .
Thésée ! .... Ah ! c'en est trop , et mon impatience
Accuse justement un si cruel retard :
Du haut de ce rocher , je puis , d'un seul regard ,
Embrasser et Naxos et cette mer immense ....
Où donc est ton vaisseau ?.... Tout est muet , désert...
Hier mes yeux l'ont vu sur cette plage aride....
Mais quel objet au loin semble fuir sur la mer?
C'est ce vaisseau fatal ! ... c'est lui-même ! ... Ah ! perfide ! ...
Veillé -je ? ... Un songe affreux trouble- t-il ma raison ?...
Quoi ! ce lâche étranger , ce cruel , cet impie ,
A qui j'immolai tout , mon honneur , ma patrie ,
Et les liens du sang , et l'orgueil de mon nom ,
M'abandonne pour prix d'avoir sauvé sa vie ! ...
O crime inconcevable ! .... horrible trahison !
Et cependant il fuit ! .... Ah ! puisse la tempête
Engloutir le vaisseau de ce monstre odieux !
Que Jupiter vengeur , sur sa coupable tête.
De son tonnerre assemble tous les feux :
Ou si le dieu des mers protège les perfides ,
S'il touche au port , malgré tous ses forfaits ,
Vengeresses du crime ! .... ô saintes Euménides !....
Écoutez les voeux que je fais .
AIR :
Déesses !.... que votre colère
Seconde un si juste transport !
Que dans le palais de son père ,
Il trouve , en abordant la terre ,
Le trouble , le deuil et la mort !
Que dans l'exil et la misère
Il expire en proie au remord !
Alorsmon ombre redoutable ,
A ce parjurè , à ce coupable ,
Rendra les maux que j'ai soufferts ;
Et de sa vengeance implacable
Le poursuivra jusqu'aux enfers .
Par M. DE SAINT -VICTOR.
OCTOBRE 1811 . 151
FROSINE.
AIR : C'est le meilleur homme du monde.
FROSINE a vu seize printems ,
Frosine séduit et l'ignore ;
Cueillir les fleurs , courir les champs ,
C'est-là toutson plaisir encore.
Heureux et mille fois heureux
Le mortel dont la vive flamme
Lui faisant oublier ces jeux ,
Portera le trouble en son ame !
Tendre Sapho , ta douce voix
Près de la sienne a peu d'empire ;
Les accords d'un luth sous ses doigts ,
Flattent plus que ceux de ta lyre .
Lanature en enfant gâté
Avoulu traiter cette belle ,
Et qui chérit sa liberté
Craindra toujours d'approcher d'elle.
Ah! dois -je me féliciter
Oumeplaindrede la connaître?
Faut- il fuir , faut-il écouter
Cet amour qui me parle en maitre ?
Si mes yeux peignent mon ardeur ,
On semble à peine me comprendre :
Est-ce indifférence ou pudeur?
Je tremble et brûle de l'apprendre .
CHARLES WATRIN .
ÉNIGME .
On voit quatre frères jumeaux
Au sein d'une famille en France bien connue.
Trois de ces messieurs-là se servent de chapeaux ,
Tandis que l'autre est toujours tête nue.
L'un d'eux ouvre , en parlant , la bouche à tout propos ;
L'autre serre les dents , un autre sur les mots
Traine d'un air de conséquence;
Mais quant au quatrième il n'a pas ces défauts ;
Car il est sourd et muet de naissance .
B.
1
152 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1811 .
LOGOGRIPHE .
QUAND j'ai mes quatre pieds , je ne vais que sur deux.
Coupez-moi le premier ( sans peine on peut l'abattre );
Je n'en ai plus que trois , etje marche avec quatre.
Allons, ani lecteur , devine si tu peux.
B.
CHARADE .
CHAQUE mot exprime une chose ,
Ainsi chaque chose a son nom ,
Simple , élégant , décent ou non ;
Et de là vient qu'il est certains mots que l'on n'ose
Dans le monde poli prononcer franchement.
Ontergiverse , on périplirase , on glose ,
Si l'on ne peut faire autrement.
Au surplus , dire ou faire est un cas différent.
Sans proférer , ou même en proférant ,
Par exemple , tel mot , au moins n'allez pas faire
Ce qu'exprime će mot ; vous seriez téméraire ,
Malhonnête , grossier.
Eh bien! ce même mot , lecteur , est mon premier ;
Je vous ai dit pourquoije dois le taire.
Passons de suite à mon dernier .
Ondésigne par lui presqu'en chaque famille ,
Unparent dont parfois on devient l'héritier .
Mon entier , né marin , est un poisson- coquille .
JOUYNEAU-DESLOGES ( Faitiers ) 、
+
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Clio .
Celui du Logogriphe est Aimer, où l'on trouve : amie , ami , Mazie
, ame, air, mer , rime , arme, mare, rame, ire et mari.
Celui de la Charade est Opéra.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
PRÉCIS DE LA GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE , ou Description
de toutes les parties du monde sur un plan nouveau ,
d'après les grandes divisions naturelles du globe ; précédé
de l'Histoire de la géographie , et d'une Théorie
générale de la géographie mathématique , physique et
politique; accompagné de cartes et de tableaux analytiques
; par M. MALTE- BRUN . TOME III .
Vol. in-8°. Paris , chez F. Buisson, rue Gilles- Coeur ,
n° 10. (*)
-
AVANT qu'un Florentin s'avisût d'enfermer dans une
boîte et de suspendre sur un léger pivot cette aiguille
mobile et fugitive qui semble toujours prète à s'élancer
vers le pôle , quel était l'état de la navigation et de la
géographie ? Quel homme de génie pouvait jamais se
flatter de connaître un jour toutes les parties du globe
qu'il habitait , et d'enrichir la science d'une géographie
universelle ? Si je consulte les anciens , je vois qu'ils
étaient convaincus que la nature avait opposé à la curiosité
de l'homme des barrières insurmontables . Le
docte Macrobe , dans son commentaire sur le songe de
Scipion ( 1 ) , m'assure que la terre n'offre à la triste hu-
(*) L'ouvrage complet formera 5 forts volumes in-8°, imprimés
engrand format , sur beaux caractères neufs de philosophie , et papier
superfin d'Auvergne ; avec un atlas de 24 Cartes géographiques coloriées
, format in-folio ; ces Cartes , dirigées par l'auteur , sont
dessinées par MM. Lapie et Poirson gravées par d'habiles artistes ,
et coloriées avee grand soin. Le tome Ile comprend la Théorie de la
géographie , et le tome IIIe la Description de l'Asie , excepté l'Inde ;
avec des Tableaux synoptiques , analytiques et élémentaires . Prix ,
8fr. chaque volume broché , et ro fr. franc de port. Le tome ler
avec l'atlas coûte 31 fr . , dont 6 francs à valoir sur le dernier
volume, et 33 fr. 20cent. franc de port. Le prix de l'ouvrage complet
( en 5 forts volumes in-8° avec atlas de 24 Cartes colorićes ) ,
est de 58 francs , pris à Paris. Le tome IV est sous presse . On ne
vend séparément aucune partie de cet ouvrage .
(1) Liv. II , ch . 9.
164 MERCURE DE FRANCE ,
manité que deux zônes habitables , et que ces zones sont
condamnées à ne jamais se connaître; il me montre la
zône torride s'étendant comme une ceinture de feu entre
les extrémités du monde et leur fermant à jamais tout
espoir de communication ; il me décrit , à l'orient et à
l'occident , les immenses bras de l'océan qui terminent
de toutes parls notre horizon , et s'interposent , comme
une invincible limite , entre les deux hémisphères ; (car
le docte Macrobe ne doutait point de l'existence des
antipodes , et ce qu'il dit à ce sujet serait digne de nos
plus habiles académies . )
Je suppose maintenant, qu'au milieu de ses immenses
productions , la nature eût oublié de créer ce minéral
singulier , auquel elle semble avoir inspiré une sorte
d'ame et d'esprit ; ou , je suppose , si l'on veut , qu'un
jeune berger de la Colchide n'eût jamais mené paître ses
troupeaux sur une mine d'aimant , qu'il n'y eût jamais
été attaché par ses souliers , comme le prétend le poëte
Nicandre ; je suppose enfin qu'un physicien ingénieux
n'eût point saisi ce phénomène pour en faire une heureuse
application , quel serait aujourd'hui le sort de
notre Europe , si riche , si polie , si savante ? Plus de
commerce dans le nouveau monde , plus de Pérou pour
alimenter nos finances , plus de diamans du Brésil pour
parer nos beautés , plus de gérofle et de cannelle pour
assaisonner nos alimens , plus de sucreries pour nos
jeunes nones , plus de casse et de séné pour nos malades ,
plus d'acajou pour nos salons , plus de géographie universelle
pour la gloire de l'auteur , l'instruction du public
et le profit des libraires . L'astronomie elle-même languit
dans le doute et l'incertitude ; la plupart des sciences
physiques et mathématiques restent stationnaires et imparfaites
, et les idées de Macrobe forment de nouveau
tout le code géographique de l'Europe .
Ainsi , les combinaisons de la nature en apparence les
plus indifférentes et le génie de quelques hommes privilégiés
décident du sort des nations , agrandissent ou
maintiennent les limites de la pensée . Quel spectacle
plus intéressant que de voir l'homme former ses premiers
pas dans la carrière des sciences ! Il marche d'abord d'un
OCTOBRE 1811 . 155
pas timide et incertain , il s'effraie des moindres obstacles
, il cherche un appui dans tous les objets qui l'environnent
; il s'avance lentement et avec précaution , jusqu'à
ce que fortifié enfin par le tems , éclairé par l'expérience
, il s'élance avec sécurité , et brave audacieusement
les difficultés qui l'arrêtaient auparavant. Un jour,
sans doute , si le monde ne retombe point dans la nuit
de la barbarie , si le voisinage d'une comète ne bouleverse
point notre frêle machine , il en sera de notre géographie
comme de celle des anciens . D'autres Malte-
Brun viendront et s'étonneront de l'imperfection de nos
connaissances . En attendant , jouissons de ce que nous
possédons , et plaçons le Précis de la Géographie universelle
sur les premières tablettes de nos bibliothèques .
Après avoir tracé dans le premier volume la naissance,
les incertitudes et les progrès de la géographie , M. Malte-
Brun s'est attaché dans le second à la partie physique et
mathématique de son sujet ; car l'art du géographe ne
consiste pas dans la mesure stérile et inanimée des cieux.
Il faut qu'il soit astronome , naturaliste , physicien , chimiste.
Il faut qu'il me montre les rapports des phénomènes
terrestres avec les phénomènes célestes , qu'il
sonde les profondeurs du globe pour me révéler les élémens
qui le composent , qu'il parcoure sa surface pour
me décrire ses productions , qu'il s'élève dans l'atmosphère
pour m'en expliquer les météores , qu'il fixe les
limites que la nature a données aux diverses régions ,
qu'il m'indique celles que la politique a inventées , qu'il
me découvre les différences des climats , qu'il me fasse
connaître les diverses races d'hommes et d'animaux ,
qu'il me trace l'histoire des peuples , le tableau de leurs
moeurs , de leurs arts , de leur industrie , qu'il ne soit
enfin étranger à aucune science. Il serait difficile de
posséder ce mérite à un plus haut degré que M. Malte-
Brun. Tout ce qu'il a écrit annonce une variété de connaissances
aussi rares que précieuses ; et ce qui ajoute
un grand prix à ses leçons , c'est qu'elles n'ont rien de
pénible et d'obscur , que la science y est toujours facile
, exacte et lumineuse. Sans doute un travail si distingué
n'appartient point exclusivementà M. Malte-Brun;
156 MERCURE DE FRANCE ,
il s'est aidé des recherches des savans ; souvent même
il s'est contenté de donner un extrait de leurs ouvrages :
mais c'est un mérite assez grand que de bien choisir ;
un choix judicieux suppose toujours un esprit juste et
éclairé .
La géographie physique était, jusqu'à ce jour , presque
inconnue et très-imparfaite dans nos traités méthodiques .
M. Malte- Brun a non-seulement le mérite de l'avoir créée,
mais de l'avoir traitée avec un rare talent. Qui croirait
que dans un sujet en apparence si ingrat , l'auteur a
trouvé le secret d'animer son style , d'en varier les tons ,
d'enrichir ses descriptions de tous les charmes du langage?
On y trouve des morceaux que nos meilleurs écrivains
ne désavoueraient pas , et qui font d'autant plus
d'honneur à M. Malte-Brun , qu'il n'appartient point à
la France ; c'est sur-tout dans cette partie de la géographie
physique où la terre est considérée comme le
séjour des êtres animés , que l'auteur a déployé une
plus haute et plus noble éloquence.
Je ne sais si ce ton plaira à quelques hommes austères
et sourcilleux , qui prétendent bannir du domaine de la
science tout ce qui tient au domaine de l'imagination ,
assujétir les formes du langage aux formes de l'algèbre ,
et suivant l'expression de Boileau :
Oter à Pan sa flûte , aux Parques leurs ciseaux ;
mais les gens du monde applaudiront au travail de
M. Malte- Brun , et les gens de goût le féliciteront
d'avoir su joindre avec tant d'habileté l'utile et l'agréable.
Après avoir consacré les deux premiers volumes de
son ouvrage aux développemens des connaissances préliminaires
, M. Malte-Brun commence au troisième la
description de la terre . La première contrée qui s'offre
à ses regards , c'est l'Asie ; c'est d'elle , dit-il , qu'ont
jailli les premières clartés de la civilisation ; c'est dans
ses provinces qu'on trouve le berceau du genre humain;
soit que , dans l'origine des tems , la main du créateur
l'y ait réellement placé , soit qu'après quelque terrible
catastrophe ce point le plus élevé du globe ait offert un
asile aux tristes débris des nations .
1
OCTOBRE 1811 . 157
Les géographes européens avaient jusqu'à ce jour
commencé la description de la terre par celle de l'Europe
; mais c'était l'amour-propre et la vanité seule qui
avaient décidé de cette préférence ; car sur quels titres
se fondait sa prérogative ? Les nations européennes
sont-elles plus anciennes que les autres ? Occupent-elles
sur le globe un rang privilégié ? Ont-elles conservé plus
religieusement leurs divisions primitives ? Les barrières
posées par la nature y sont-elles plus respectées ? N'estelle
pas , au contraire , le séjour habituel des orages
politiques ? est- il un point sur la terre où le sort des
Empires soit plus changeant et plus variable? C'est done
par l'Europe qu'il faut terminer la description du globe ,
pour laisser au lecteur les impressions les plus vraies et
les notions les plus récentes .
,
C'est donc aussi un mérite pour M. Malte-Brun de
s'être affranchi du joug des routines et d'avoir envisagé
son sujet d'une manière libre et indépendante . Il fixe
d'abord les limites générales de l'Asie indique ses
grandes divisions , décrit ses fleuves , ses montagnes ,
ses lacs , ses déserts ; il en considère ensuite les contrées
particulières , et les envisage sous tous les rapports
qui peuvent intéresser nos connaissances .
Dans tous ces détails , son style est facile , élégant ,
animé ; ce ne sont point des descriptions sèches et dénuées
de toute grâce , ce sont des tableaux tracés par
un peintre habile et sur lesquels les regards aiment à se
reposer. C'est ainsi que Strabon avait traité autrefois
la géographie. Mais alors les sciences n'avaient point
encore acquis ce degré d'étendue auquel elles sont arrivées
aujourd'hui , et M. Malte-Brun a sur le géographe
grec tout l'avantage que lui donne l'accroissement de nos
connaissances .
Si M. Malte-Brun n'avait voulu faire qu'un ouvrage
vulgaire , il aurait pu se contenter de rassembler les ma
tériaux épars dans les livres de ses prédécesseurs , et en
les présentant sous un jour intéressant et nouveau , il
aurait encore eu des droits aux suffrages du public ; mais
il a fait mieux, il n'a rien négligé pour étendre le domaine
de la science : il a non-seulement consulté les
58 MERCURE DE FRANCE;
meilleures autorités , mais il s'est ouvert des communications
inconnues , soit dans les bibliothèques les plus
riches et parmi les manuscrits les plus précieux , soit
dans les portefeuilles des hommes les plus savans qui se
sont empressés de contribuer au succès de son ouvrage .
On trouvera donc dans ce troisième volume des parties
tout-à-fait neuves ; on y trouvera des détails curieux et
inconnus sur les Druses , les Kalmoukes , les îles du Japon
, les moeurs , la religion , le commerce de plusieurs
nations mal décrites par les voyageurs .
Mais l'auteur ne s'est pas contenté de nous donner
l'état le plus exact de la géographie moderne; il a senti
combien il était nécessaire d'établir une sorte d'alliance
entre elle et la géographie ancienne , et par des tableaux
comparatifs faits avec beaucoup de soin , il nous a mis
en état de retrouver ces lieux et ces peuples , objets de
nos premières études et de nos souvenirs les plus tendres .
Il n'a pas même négligé la statistique , cette partie si chère
à quelques profonds publicistes , à ces esprits exacts et
méthodiques qui ne voudraient pas qu'il pût naître un
seul habitant dans nos basses-cours sans être enregistré
aussitôt dans un état civil .
Ainsi tout est complet dans le Précis de la Géographie
universelle , et si l'oeil de la critique y découvre quelques
fautes , elles sont si légères qu'elles ne sauraient porter
le moindre préjudice au succès de l'ouvrage. On ne
peut donc former d'autre voeu que de voir M. Malte-
Brun achever promptement cette utile entreprise , et
porter le même soin dans toutes les parties qui doivent
la terminer. On lui a reproché de s'être quelquefois
appuyé sur les autres , il me paraît assez fort pour
marcher seul avec assurance . Il arrive souvent dans le
cours d'un long ouvrage que la verve se refroidit , que
l'activité s'endort , que le sommeil nous surprend; alors
on se sent disposé à faire quelques sacrifices à cette
douce paresse dont les langueurs ont tant de charmes :
mais avec l'esprit , le talent et l'émulation_de M. Malte-
Brun , ce repos ne saurait être long ; c'est celui de
Renaud dans les bras d'Armide. Le réveil d'un brave
est le signal d'un nouveau triomphe . SALGUES.
OCTOBRE 1811 . 159
DU BONHEUR INDIVIDUEL , considéré au physique et au
moral dans ses rapports divers avec les facultés et les
conditions humaines ; par M. le sénateur VERNIER .
Un vol. in-8 ° . A Paris , chez Blaise , libraire ,
quai des Augustins , nº 61. ( 1811. )
On a disserté , dans tous les tems , sur le bonheur ,
ordinaire prétexte des passions , et seul but visible de
l'existence. Derniérement encore , on a publié , sous un
titre à-peu-près semblable , un volume généralement
bien écrit et bien pensé : mais quel que soit le mérite
du livre de M. Droz , il restait sans doute beaucoup à
dire , comme il nous reste beaucoup à faire pour être
heureux , malgré les années favorables que certains
hommes peuvent obtenir au milieu de tant d'efforts qui
ajoutent au malheur du plus grand nombre . Après de
longs siècles passés dans l'attente d'une félicité générale ,
celui qui rendrait la multitude vraiment heureuse ferait
une chose inouie et surprenante : il en est de même à
cet égard du bonheur individuel ; il paraît assez facile
d'en indiquer les voies aux hommes bien organisés ;
cependant les obstacles au bonheur sont si nombreux
dans l'agitation d'une société florissante , qu'un excellent
traité sur l'objet que des millions d'hommes se proposent
depuis des milliers d'années , serait aujourd'hui
même un livre nouveau .
M. Vernier dit bien où est le bonheur ; mais peut- être
ne s'arrête- t- il pas assez aux difficultés qu'il faut surmonter
pour y arriver. La plupart de ces difficultés paraissent
accidentelles , et le sont en effet si l'on remonte
à l'origine des choses sociales , mais l'ensemble en est
inévitable pour nous . Au reste , cette sorte d'oubli des
fatigues d'une route que la fatigue même rend plus nécessaire
à suivre , paraît être l'effet d'un louable courage ,
et peut en inspirer à ces hommes qui ne restent faibles
qu'en s'exagérant leur faiblesse , qui ne songent point
que puisqu'enfin il faut être heureux , le plus simple est
devaincre pour n'avoir pas toujours à combattre , et qui
160 MERCURE DE FRANCE ,
ont négligé de prendre pour leur devise ce mot d'un
texte vénéré : Porrò unum est necessarium .
L'intelligence des leçons de la sagesse n'appartient
exclusivement à aucun age ; un génie impartial n'a pas
besoin de sa propre expérience pour concilier dans un
ordre meilleur , ou perfectionner les préceptes transmis
par d'autres générations ; mais lorsque , vers le soir de
la vie , rappelant les divers sentimens que la succession
des choses a produits en nous , et jugeant dans le silence
les mouvemens des hommes , l'on consacre , ainsi que
le fait M. Vernier , ses heures de recucillement à détromper
ceux que le défaut de réflexion livre aux erreurs ,
on donne une autorité plus grande aux conseils d'une
bienfaisante morale. Minerve était jeune , à la vérité ,
mais elle était déesse : si les traits de l'homme peuvent
devenir assez augustes pour donner l'idée d'une empreinte
divine , il faut du moins que le tems les ait préparés
; quand cette patronne des Athéniens prit la figure
d'un mortel , on la vit substituer au feu des regards de
Pallas la gravité du front de Mentor.
Si l'historien de Télémaque a fidélement rapporté les
discours de Minerve , Minerve n'a pas toujours dit des
choses neuves , à plus forte raison ne faut-il point reprocher
à M. Vernier d'employer dans la construction de
son édifice des matériaux préparés et disposés par d'autres
; il a mis à contribution , comme il le déclare luimême
, les sages, les philosophes de l'antiquité , et ceux
qui depuis la renaissance des lettres se sont occupés de cet
objet. Si nous offrons peu de maximes nouvelles , dit
M. Vernier , nous aurons du moins l'avantage de classer
celles qui sont connues dans l'ordre convenable pour les
rendre plus utiles . L'ordre , observe-t-il avec raison , est
un genre de création qui .... met en évidence les vérités ...
et leur donne une force nouvelle . Toutes les grandes
questions de morale et de philosophie seront , ajoute-t- il ,
non pas discutées , mais fondues dans cet essai, et nous
ne craignons pas d'avancer que nous n'offrirons rien qui
ne soit frappé au coin de la certitude et de l'évidence.
Un tel engagement bien rempli , formerait sans doute
un livre peu ordinaire. M. Vernier n'y manque pas d'une
OCTOBRE 1811 . 161
LA
SEIN
5
manière essentielle ; cependant j'aurais plusieurs objections
à lui proposer : j'en réduirai le nombre .
la seule c
FOT
E
La compensation entre les avantages des diverses con
ditions est plus clairement démontrée par
que l'inégalité dans le partage choquerait toutes les dejustice et de bonté.... En admettant une autre on
répond facilement à cette difficulté , ainsi la compensation
n'est point démontrée par-là . 5.
Le bonheur dont l'homme peut se flatter de jouir esen
dans ses mains , ildépend entiérement de sa conduite, etc
chap. ler de la seconde partie . Ceci me paraît au moins
exagéré. L'auteur dit lui-même dans le chapitre V de la
première partie : La santé .... est si essentielle à notre
bonheur que sans elle nous serions privés de toute espèce
de jouissance , que la vie même ne serait pas un bien , et
que tous les efforts de courage seraient insuffisans pour
nous faire supporter les maux attachés à sa privation .
Le bonheur ne dépend donc entiérementde notre conduite,
que si la santé en dépend toujours , ce que l'on ne saurait
prétendre.
Les hommes de lettres qui devraient avoir plus de droit
au bonheur, sont pour l'ordinaire les moins heureux , Şi
l'on eût voulu en rechercher la cause et l'approfondir , on
eût aisément reconnu qu'il n'en existe pas d'autre que le
défaut d'éducation morale perfectionnée par l'usage du
monde. On en reconnaîtrait , ce me semble , plusieurs
autres causes , dont la plus générale est dans l'inconvénient
des habitudes sédentaires et d'un travail sans activité
corporelle. Quand on ne pense qu'autant qu'il le
faut pour agir en même tems , pour diriger les divers
mouvemens du corps , la pensée ne saurait être fatigante
, puisqu'elle est inséparable de l'existence humaine
: mais réfléchir en restant immobile , occuper habituellement
le cerveau sans remuer les membres , c'est
s'écarter selon toute apparence des premières dispositions
de la nature . Si cette contention d'esprit ne détruit pas
toujours la santé , elle l'altère inévitablement , et sans
souffrir , on perd cette fraîcheur du sang , cette liberté
des organes , qui est , avec le calme des passions , la pre
mière disposition au contentement de la vie .
L
162 MERCURE DE FRANCE ,
M. Vernier dit encore : Si tu crains la mort, c'est
que tu as mal vécu. Il n'y a qu'un être fortement imbu
des préjugés de l'enfance , ou vicieux et corrompu , qui
puisse en être effrayé. Ne serait-ce pas prononcer d'une
manière trop absolue ? Si l'on ne veut point avouer que
nous ne pouvons pas toujours sentir les approches de la
mort avec indifférence , il faut expliquer comment il ne
doit pas nous être pénible de voir cesser tout espoir de
bien employer la vie , ou comment , en croyant à l'immortalité
, l'homme vertueux lui-même peut entrer sans
quelque terreur dans la vie inconnue , et commencer
sans trouble une destinée qui paraît irrévocable .
Les pensées justes ne sauraient être rarés dans un
traité moral dont l'auteur a mis les sages à contribution .
Je n'en citerai que deux ou trois , qui suffiront pour
donner quelque idée du système général adopté par
M. Vernier sur les vrais moyens du bonheur : Il suffit
de s'aimer soi-même pour aimer la morale ; il suffit de
désirer d'êtreheureux pour s'attacher à ses préceptes. Si
Pon demande à l'homme qui n'estpas éclairé par la morale ,
en quoi consiste le bonheur, il répondra : à contenter tous
ses désirs ; réponse d'un insensé , parce que...... l'on ne
peut obliger l'Univers àfaire ce qui nous plaît, et à l'instant
où il nous plaît.-La cause la plus ordinaire de nos
chagrins vient de ce que nous courons après les plaisirs
qui ne sont pasfaits pour nous , que nous nesavons pas les
concilier avec les principes qui doivent nous diriger, avec
notre état et notre condition. - Moins nous avons do
besoins , plus nous sommes rapprochés du bonheur ; il est
d'autant plus pur , d'autant plus durable , qu'il est composédeparties
plus simples , et qu'il est moins dépendant
d'autrui.
Ce qui vient d'être dit suffit sans doute pour faire entrevoirquel'auteur
ayant le désir de répandre desidées utiles ,
bienplus que l'ambition de présenter des choses neuves ,
a rendu son livre plus recommandable par le mérite d'une
telle intention , que par la hardiesse des pensées , ou la
grandeur des images , et que sans beaucoup de vigueur ,
le style en est généralement facile et convenable au sujet.
La critique pourrait néanmoins remarquer , en quelques
OCTOBRE 1811 : 163
endroits seulement , par exemple au chap . 8 , une manière
un peu triviale , ou même des expressions défectueuses
; mais elle ferait remarquer dans le même chapitre
cette heureuse définition des grâces , charme inexprimable
qui résulte d'un juste rapport des mouvemens
avec lafin qu'on se propose.....
Dans un ouvrage de cette nature , où l'auteur a conservé
d'ailleurs le ton qui convenait , et à lui-même et au
sujet , le grandjour de l'impression lui aura peut- être fait
apercevoir que des vers fréquemment cités au milieu du
texte, l'interrompent d'une manière trop familière , et
qu'ils semblent former quelque disparate , d'autant plus
que le choix même n'en est pas toujours fort sévère .
En voici de J.-B. Rousseau , que transcrit M. Vernier;
ils ne présentent , à notre avis , sous une couleur
très-peu poétique , qu'une idée assez commune .
Le parfait bonheur ne consiste
Qu'à rendre los hommes heureux.
Les Dieux même .
N'exigent qu'à ces mêmes titres
Nos offrandes et nos autels .
..
.... C'est leurbonté qu'on adore .
:
Ces vers rappellent l'idée exprimée avec plus de justesse
peut-être dans ce passage d'un écrivain moderne :
Dieu ! tu es admirable dans l'ordre des mondes ; mais
tu es adorable dans le regard de l'homme bon qui rompt
le pain qui lui reste dans la main de son semblable .>>
DE SEN .....
L2
164 MERCURE DE FRANCE ,
-
SUSANNE , poëme en quatre chants , suivi du Repentir ,
et de Poésies fugitives ; par Mme JOLIVEAU . Un
vol . in-18 . -Prix , 1 fr 50 c. , et 1 fr. 80 c. franc
de port . Chez Michaud frères , imprimeurs-libraires ,
rue des Bons-Enfans , nº 34.
AVANT quHorace eût donné le grand précepte si peu
suivi :
Non satis est pulchra esse poëmata , dulcia sunto ;
traduit , mais peu littéralement, par le législateur du
Parnasse :
C'est peu d'être sublime , il faut être touchant ;
,
avant cet axiôme moderne , disons-nous , nos livres
saints en avaient, dans l'antiquité la plus reculée , donné
Texemple ;et c'est, comme l'on sait, la meilleure de toutes
les leçons . Qui peut lire sans émotion les histoires de
Joseph , de Ruth , de Susanne et de Tobie ? Tous les arts
s'en sont emparés . Les artistes , les poëtes et les écrivains
de toutes les nations , ne se croyant pas une imagination
assez féconde , un génie assez inventif pour intéresser
par des fictions imitatives de la vérité , ontpeint ,
sculpté , raconté en vers ou en prose les événemens touchans
que nous a transmis la Bible, c'est-à-dire le livre
antonomase qui désigne parfaitement ce précieux recueil
dont le charme ravit et instruit tout-à-la-fois quiconque
a conservé la droiture du coeur et de l'esprit;
quiconque n'a point adopté ces doctrines odieuses aussi
fatales à la société qu'aux individus qui la composent.
Le mérite de ce recueil sacré , le livre par excellence ,
était bien connu de nos plus grands poëtes , Malherbe ,
Racine et J.-B. Rousseau. Ils y ont trouvé les plus
beaux diamans de leur couronne . Mme Joliveau a donc
fait un bon choix quand elle a mis en vers français l'histoire
de Susanne .
Des deux lois capitales promulguées par le poële
romain dans le code du bon goût qu'on appelle Art
OCTOBRE 1811 . 165
poétique , l'auteur que nous annonçons a suivi dans son
choix la première :
dulcia sunto (poëmata ) .
:
En peut-on dire autant de la seconde :
Sumite materiam vestris , qui scribilis , æquam
Viribus ? .....
Le chantre de Susanne a-t-il fait preuve d'une force
proportionnée à son sujet ? c'est ce que nous devons
examiner. Voici le début de cе роёме :
Qu'un autre suive l'aigle au séjour des éclairs ,
Exalte le héros qu'admire l'Univers ,
Quepour lui le génie embouche la trompette ;
Moi qui n'ose'essayer qu'une simple musette .
Qui veux parer mon frout de l'humble fleur des champs ,
Je cherche à moduler quelques récits touchans .
Cedébut , simple et gracieux , est parfaitement dans le
genre du poëme , et mériterait plus d'éloges s'il n'était
pas déparé par deux impropriétés d'expression tout-àfait
choquantes : on dit le séjour du tonnerre , mais non
pas le séjour des éclairs ; de même , on ne peut dire
moduler des récits , mais bien des chants .
En versifiant l'histoire de Susanne , Mme Joliveau s'est
permis des changemens qu'elle appelle petits , et qui
nous paraissent grands. Elle feint qu'un des deux vieillards
calomniateurs , avait été , dans sa jeunesse , amoureux
de Susanne , et sur le point de l'épouser. Outre que
cette fiction n'est point heureuse, c'est un anachronisme ;
car dans la jeunesse de ce vieillard , Susanne , aussi
jeune que belle , n'existait point. L'auteur représente
encore absent Joachim son époux , qui se trouvait près
d'elle quand elle fut accusée. Dans sa défense , Susanne
est accompagnée d'Helcias son vieux père ; de sa mère
Salomith , qui présente au peuple-juge l'enfant de sa
fille , et cette fiction est plus heureuse. Je la trouve bien
préférable à celle de Baal , démon tentateur qui veut
séduire Susanne par des prestiges , et qui ne séduit que
les deux vieillards .
La vertude Susanne au ciel portait la joie ,
166 MERCURE DE FRANCE ,
Baal désespéré , pour ravir cette proie ,
En vain la berce , etc.
Tous ces détails de faits ou d'inventions sont écrits de ce
style qui n'est nullement poétique .
Dans une première déclaration Joël dit à Susanne :
J'ai vécu , j'ai langui désolé , solitaire ;
Le devoir , l'amitié m'obligeaient à me taire ;
Je succombe à mes maux , tout me semble odieux ,
Je ne puis plus souffrir la lumière des cieux .....
Dieu ! tu parais troublée , et changes de couleur !
A ce coeur accablé rendrais- tu le bonheur ?
Le tien est- il ému ? daigne enfin me l'apprendre ;
S'il existe un ingrat.... Joël , toujours plus tendre ,
Malgré toi , malgré lui n'en est que plus constant.
Susanne lui répond avec l'air imposant :
Gardez-vous de jamais concevoir la pensée.....
Ce n'est point ainsi que Racine exprime les feux et le
trouble de Phèdre ; et cet amour du vieux Joël se ressent
fort des glaces de l'âge. Son rival Zarbas vient pour le
supplanter auprès de Susanne , il lui représente son
époux comme un infidèle indigne de sa tendresse .
Ton époux , ma Susanne , il te ravit son coeur ,
Dédaigne tes attraits ; mais moi qui les adore ,
Je viens chercher le prix du feu qui me dévore.
Nous n'avons point choisi ces morceaux , on en trouve
fréquemment de pareils dans tout ce poëme , et nous
sommes fâchés d'être obligés de faire de telles citations .
Il n'est point de si mince poëte qui ne puisse sentir toute
la faiblesse de ce style .
Zarbas dit encore à Susanne :
L'amour rapproche tout , le rang , l'état et l'âge ;
Ta divine beauté doit être son partage.
Ne vois done point enmoi , Susanne , un séducteur ,
Mais un amant discret , mais un consolateur.
Susanne dit à sa suivante :
Ton oeil observateur
A-t-il de ce jardin percé la sombre enceinte ,
OCTOBRE 1811 . 167
Etpuis-je au fond des eaux poser le pied sans crainte ?
,
Elle pálit. Ses cris sur ses lèvres tremblantes
Expirent ; elle sent ses forces défaillantes
Et ses yeux obscurcis roulent des pleurs amers.
Il croit en triompher ; les monstres des enfers
Espèrent sonbonheur arraché par la crainte;
L'allégresse déjà dans leurs regards est peinte ;
Mais ta vertu , Susanne , a fait fuir la terreur ;
Le trépas , le mépris ne te font point horreur.
On ne peut pas reprocher à ces vers d'être travaillés ,
ils sont d'une rare simplicité : mais la muse française qui
chante Susanne , quelque intéressante , quelque aimable
qu'elle puisse être , n'aurait pas dû se montrer ainsi au
public sans nulle parure.
Un goût plus sévère lui aurait aussi appris à purger
son poëme de beaucoup d'expressions non-seulement
prosaïques , mais impropres et incorrectes . Par exemple
, Mme Joliveau dit : le ruban qui couvrait l'ivoire
de son pied. On peut dire son pied d'ivoire , mais
je ne crois pas que l'on doive se permettre l'ivoire de
son pied : ou demandera pourquoi ; le goût ne saurait
donner de raison : c'est comme un sixième sens dont
les jouissances délicieuses ne peuvent être analysées .
Despote absolu , il régit impérieusement les bons écrivains
qui lui obéissent avec fidélité , quoique jamais il
ne leur rende compte de ses permissions et de ses défenses.
En peignant les charmes de la belle Inès , le Camoëns
a fort bien dit, et après lui son traducteur français
, sesjambes d'argent, ce qui présente l'image exacte
et voluptueuse d'une belle jambe de femme. A cette expression
substituez l'argent de ses jambes , et vous verrez
ce que c'est que le goût , vous sentirez ce qui le blesse ,
ce qui le flatte.
Enfin , comment a-t-on raconte le fait ? Comment a-ton
peint la belle Susanne au bain ? Je lis :
Elledit : vers le bain un doux charme l'entraîne ;
Lebaincalme les sens , il calme aussi la peine .....
1
168 MERCURE DE FRANCE, ۱
१ Et le lin délicat , et la chaste ceinture
Ses habits les plus chers vont couvrir la verdure....
Ses contours délicats , sa peau douce , éclatante ,
Chaque veine d'azur qui sous les lis serpente ....
Certes , ce n'est pas ainsi qu'il fallait faire ce tableau .
Sans doute , en racontant cette histoire , l'écrivain sacré
a voulu , pour l'instruction de la plus belle , de la plus
intéressante moitié du genre humain , peindre l'union
si rare de la beauté et de la chasteté , les vertus sous la
forme des grâces , et la protection céleste qui au besoin
ne leur manque jamais. Susanne est un mot hébreu qui
signifie rose et lis . Il fallait donc peindre , ou du moins
esquisser ces roses , ces lis ; et Mme Joliveau devait ici
emprunter le pinceau de Santerre et le burin de Porporati
. On eût bien fait de représenter cette belle comme
une colombe innocente sous la griffe de deux vautours ,
Susanne défendant ses charmes contre les entreprises
de deux vieux impudens , contre les honteux larcins de
l'amour hideux et ridicule en cheveux blancs ; et ces
tableaux tracés par une main savante , pouvaient être
à- la- fois voluptueux et modestes .
Le même amour de la vérité qui a rendu nos critiques
nécessaires , nous porte à avouer , et de très-bon
coeur, qu'il y a dans ce petit poëme beaucoup de vers
heureux qui expriment spirituellement une foule de sentimens
honnètes. Voici le début poétique du troisième
chant :
Déjà l'astre fécond qui verse la lumière
Touchait dans son déclin les bords de l'hémisphère ,
Et semblait agrandir son disque étincelant;
Sa pourpre se mêlait à la frange d'argent
Des nuages légers qu'un doux zéphyrpromène ;
Déjà brillait Vénus dans la céleste plaine .
Susanne respirait la fraîcheur des jardins ,
Ledoux parfum des fleurs , l'oeilflatte des raisins ,
Dont les ceps amoureux ornaient le sycomore ,
Parédes fruits vermeils qu'il n'a point fait éclore.
Au lieu de paré , pleonasme synonyme d'arnaient, il
fallait mettrefier, orgueilleux.
OCTOBRE 1811 . 169
Nous ne citerons rien du très-petit nombre de Poésies
fugitives qui terminent le volume. Nous pourrions , il est
vraiy trouver plusieurs passages dignes d'éloges ; mais la
part de la critique serait plus grande , et c'est l'ouvrage
d'une femme que nous avons sous les yeux : ce titre mérite
des égards . D.
VARIÉTÉS .
UNE BONNE ACTION,
La mort d'un homme respectable dont nous avions le
bonheur d'être l'ami , a fait tomber cette lettre entre nos
mains . Si les sentimens qui nous attachaient à l'auteur ne
nous font pas illusion , l'anecdote qu'elle renferme ne sera
pas sans quelqu'intérêt pour nos lecteurs . Ignorant jusqu'à
quel point il peut convenir aux personnes dont il est fait
mention dans cette lettre de s'y voir citées nominativement,
nous avons cru devoir faire usage de noms supposés ; c'est
le seul changement que nous nous soyons permis .
Rennes , le 21 février 1788.
Je voudrais bien , mon ami , pouvoir fixer l'époque où
je partirai d'ici pour aller te rejoindre ; mais cela dépend
de tant de causes étrangères à ma volonté , que je ne puis
encore te rien dire de positif à ce sujet. Dans tous les cas ,
compte , pour abréger notre séparation , sur le désir que
j'ai de me retrouver près de toi .
Il faut avouerquuee sans le secours d'Emmanuel, j'aurais eú
biende la peine à sortir du dédale d'affaires où je me trouvais
engagé , et je vois qu'il est bon d'avoir un conseiller
au Parlement pour frère , quand on a pour intendants des
avocats et des procureurs . Au demeurant , je me trouve
beaucoup plus riche que je ne l'espérais , et comme la fortune
ne fait jamais rien à demi , après m'avoir comblé de
faveurs aux bords du Gange , elle me procure en France
des successions que j'étais loin de désirer et d'attendre .
Apropos de succession ,je te dois le récit d'une petite
aventure qui m'est arrivée il y a quelques jours . J'ai toujours
entendu dire que c'était gâter une bonne action que
de la publier ; mais ce n'est pas la publier que d'en faire
170 MERCURE DE FRANCE ,
part à son ami ; c'est , tout simplement, s'en rendre compte
à soi-même .
,
for-
Venons au fait. Lorsqu'à mon arrivée , mon curateur
me mit sous les yeux l'état de mes biens , je vis avec surprise
que le baron de Saint- Maurice , cousin-germain de
mon père , mort il y a deux ans , m'avait institué par testament
son légataire universel d'une fortune d'environ
deux cent mille francs de capital. Les dispositions de ce
testament m'étonnèrent d'autant plus que je connaissais
au baron deux neveux auxquels cette succession devait naturellement
appartenir . Je m'informaides motiſs qui avaient
pu déterminer le testateur à frustrer de ses biens ses héritiers
légitimes . On m'apprit que ce vieillard célibataire
qui avait recueilli chez lui ces deux jeunes,sgens sans
tune , qui s'était chargé de leur éducation , et les avait
entretenus honorablement dans la différente carrière qu'ils
avaient embrassée , avait eu beaucoup à s'en plaindre dans
les dernières années de sa vie , que l'aîné avait été obligé
de quitter son régiment et le royaume , pour avoir tué en
duel un de ses camarades , et que le cadet , après avoir renoncé
au barreau , au moment d'y remplir une place
honorable , avait épousé , contre l'aveu de son oncle , une
jeune fille de cette ville sans fortune et sans naissance . Je
sus que l'officier , dont l'affaire avait été assoupie , se trouvait
à Rennes , ainsi que son frère , et que depuis deux ans
ils avaient en vain épuisé toutes leurs ressources pour faire
casser le testament de leur oncle . Mes informations bien
prises , et sachant qu'ils ignoraient encore mon arrivée
j'engageai mon frère qui les voyait quelquefois à me faire
dîner avec eux. Emmanuel , sans vouloir approfondir mes
motifs , qu'il pressentait sans doute , invita pour le lendemain
les deux frères et la femme du plus jeune. Tous trois
se rendirent à son invitation; nous nous étions perdus de vue
depuis trop long-tems pour qu'ils pussent me reconnaître ;
Emmanuel suppléant à leurmémoire, leurdit en me conduisant
vers eux : Messieurs , je vous présente mon frère , le chevalier
Félix. La tête de Méduse ne pétrifiait pas mieux son
monde . Ils restèrent immobiles ; mais revenus de leur première
surprise , mes cousins me firent une légère inclination
sans daigner répondre au compliment queje leur adressai.
Je vis avec plaisir , en jetant les yeux sur la jeune femme ,
qu'elle était douée d'une de ces figures douces et gracieuses
qui peuvent servir d'excuse à bien des folies : je m'approchaid'elle
, et j'en reçus un accueil, qu'en dépit du regard
,
OCTOBRE 1811 . 171
-
que son mari lui lança , elle ne parvint pas à rendre désobligeant
. On se mit à table , la conversation fut sèche et générale;
mais lorsque les gens se furent retirés , Emmanuel
parla du baron de Saint-Maurice ; j'en fis l'éloge . Le mari
de lajolie cousine , qui ne cherchait qu'une occasion d'éclater
, ne perdit pas celle que je lui offrais avec intention .
" La mémoire de mon oncle , dit-il avec un rire amer , ne
recevra pas un grand lustre de vos louanges ; on sait le cas
que l'on doit faire d'une oraison funèbre payée au poids de
l'or. La sortie est un peu brusque , mon cher cousin , répondis-
je sans aigreur; mais comme le reproche a le même
motif que vous supposez à l'éloge , il est permis de ne pas
lecroire plus juste .-Le même motif? Oui; vous me
jugez assez sévèrement pour ne voir dans mes louanges que
l'expression de la reconnaissance d'un héritier ; je puis bien
nevoirdans votre humeur que le regret de l'héritage. Dans
tous les cas , Monsieur, mes regrets ne sont pas, ainsi que
votre reconnaissance , une injure à la justice.-Je ne vois
pas jusqu'à présent en quoi je m'en suis écarté.-Etmoi , reprit
l'aîné des deux cousins , je ne vois pas de raisons pour
engager une discussion sur laquelle les lois ont prononcé.
Mon oncle était le maître de ses biens; nous étions ses héritiers
naturels , il a cru avoir à se plaindre de nous , et nous
a frustrés de sa succession en faveur d'un parent éloigné : ce
parent arrive et recueille un héritage qui lui est légalement
acquis; riendeplus simple. Nous pouvons taxer d'injustice
la volonté du testateur; nous avons d'excellentes raisons
pour cela; mais d'autres en ont d'aussi bonnes pour la justifier;
laissons donc une conversation chagrinante pour
celui qui possède , parce qu'elle mêle à ses plaisirs l'idée
du dépouillement d'autrui , et plus chagrinante pour nous
qui , n'ayant plus rien à prétendre , croyons encore avoir
droit à tout réclamer.-Je ne prends pas aussi facilement
mon parti , répliqua l'autre , et je ne m'accoutume pas à
regarder de sang-froid une extorsion légale. Monsieur peut
enjuger différemment; la justice des Indes après tout ne
ressemblepeut- être pas à celle d'Europe . J'écoutaiavecune
tranquillité imperturbable tous les traits piquans qu'ilplutau
cher cousindeme lancer,eettquesatfemme cherchait à détourner
parles interprétations qu'elle donnait au discours de son
mari , et la douceur aimable dont elle accompagnait les siens .
Son frère continuait à blâmer ses plaintes , et le bon Emmanuel
attendait avec impatience la fin de cette scène. Après
'avoir bien mis le jeune homme dans son tort : Mon-
1
172 MERCURE DE FRANCE ,
sieur , lui dis -je , je croyais m'attirer quelques remercimens,
et je vois que c'est moi qui finirai par vous en devoir. En
priant mon frère de nous réunir , je n'avais en vue qu'un
acte de justice , et vous m'offrez l'occasion d'en faire un de
générosité.- Mon notaire entra dans ce moment; monsieur
, continuai-je , en le fesant asseoir près de moi , est
chargéde répondre à vos injures , et je lui cède la parole .
Les deux frères demeurèrent interdits , incertains encore
où j'en voulais venir; ma petite cousine me regardait avec
des yeux qui m'indiquaient déjà qu'elle m'avait entendu
(les femmes vont plus vite au-devant d'un procédé délicat) .
Le notaire , sans autre préambule , tira de sa poche un papier
dont il fit lecture . Ce papier n'était autre chose qu'un
acte formel de renonciation à l'héritage du baron de Saint-
Maurice , et le transport de tous mes droits à ses neveux. Je
voudrais pouvoir te peindre les différentes figures de mon
auditoire à cette lecture; l'étonnement et la joie du frère
aîné, la confusion profonde et attendrissante du cadet , l'expression
vive et délicieuse de sa femme qui fondait en larmes,
et la physionomie rayonnante du bonEmmanuel .Vous
voyez , mon cousin , ajoutai-je en prenant la parole après le
notaire, que la justice des Indes est la même que celle de
l'Europe ; mais , sije ne suis que juste en renonçant à un bien
auquel je vous crois des droits mieux fondés quoique moins
reconnus que les miens , vous avouerez qu'il y a quelque
générosité à les proclamer dans ce moment.Etsur-le-champ
je signai l'acte dont on venait de donner lecture. Mon
étourdi se confondait en excuses , son frère en remercîmens ,
la petite femme en pleurs . Embrassons-nous , mes chers
cousins , dis -je avec cette gaieté que donne le contentement
de soi-même , et buvons à lamémoire du haron qui
doit maintenant nous être cher à tous. Je reçus , avec le
plaisir le plus vif que j'aie peut- être éprouvé de ma vie ,
les témoignages de reconnaissance dont m'accablèrent ces
bons parens , et le baiser mouillé de larmes que me donna
ma jolie petite cousine.
Tu trouveras , comme moi, que je n'ai pas grand mérite
à céder mes prétentions sur un bien qui ne ferait qu'augmenter
ma fortune , et dont la jouissance est tout pour
ceux aux dépens de qui je pouvais me l'approprier : mais
aussi ce n'est pas du sacrifice de deux cent mille francs
que je me vante à tes yeux , mais de celui que j'ai fait à
mon devoir , de mon injure personnelle , et des mouvemens
de mon amour-propre offense. Comme on juge du
1
OCTOBRE 1STT . 173
mérite d'une action par ce qu'elle exige d'efforts pour l'accomplir
, tu ne seras pas étonné , toi qui me connais , du
prix que j'attache à la mienne .
Adieu , nous nous reverrons bientôt.
ENCORE SUR LA COMÈTE.
A MM. les Chroniqueurs .
Y.
Vous vous croyez , Messieurs , d'habiles gens avec vos
anecdotes , vos bons mots , vos remarques et votre philosophie
: vous avez des ermites, qui ne bougent pas des
cercles de la capitale; desfemmes de lettres qui crient au
feu parce qu'on prétend qu'elles n'ont point de barbe au
menton; des professeurs qui , à propos de ce Pygmalion
sur lequel ils devraient se taire , vous entretiennent d'objets
dont on est convenu de ne jamais parler ; des raisonneurs /
à perte de vue sur la comète..... Mais ici je m'arrête , car
que n'avez-vous pas ? et j'en veux venir à la comète .
Vos journaux ont dit les plus belles choses du monde
sur ce corps lumineux dont on ignore la nature et la marche .
Les uns veulent que ce soit un astre en fusion , et les autres
un monde qui sort de l'eau. Celui-ci veut que la lumière
dont il brille , lui soit propre celui-là prétend qu'il la
reçoit du soleil : un troisième , partageant le différent par
lamoitié , assure que cette lumière est mixte , et due à ces
deux causes. Ily a de quoi contenter tous les goûts . Mais
il est un point sur lequel on est convenú de s'enorgueillir :
c'estle stoïcisme avec lequel on regarde cet astre aux longs
cheveux. Jadis il présageait la fin du monde ; à son apparition
les temples étaient remplis , les confessionnaux obstrués
, et nos ministres ne savaient plus auquel entendre .
Voilà du moins ce qu'on a dit , ce qu'on a répété , et ce
dontvous êtes convaincus , parce qu'il est flatteur pour votre
amour-propre de vous croire et plus courageux et plus instruits
que vos grands pères. Il semble , d'après tout ce
qu'on a écrit depuis deux mois , que dans les siècles
passés on ait toujours éprouvé de l'effroi en apercevant
dans les airs la queue , la barbe ou la chevelure d'une comète
, et que personne n'en a peur dans le dix-neuvième
siècle. Or , ce sont deux articles sur lesquels on est dans
l'erreur; en voici les preuves . Commençons par ce qui est
venu avant nous. Christophle de Gamon , fort mauvais
poëte, vivait sous le règne d'Henri IV; il était contempo174
MERCURE DE FRANCE ,
rain de Du Bartas qui ne valait guère mieux , mais qui
croyait aux revenans et craignait les comètes. Ce dernier
publia fort malencontreusement pour ceux qui, dans ce
tems , étaient obligés de tout lire , la Semaine de la Création
, en sept livres. Christophle de Gamon , trouvant que
ce sujet n'était pas bien traité , et voulant disputer la palme
à DuBartas , fit paraître , en 1609, la Semaine, ou Création
du-monnddee,, contre celle de Du Bartas. C'est de cette dernière
que je vais extraire un morceau sur les comètes .
«C'est se rendre complice à l'erreur monstrueux
> De donner du présage à l'astre aux longs cheveux ;
> Plus encor de penser que son crain porte-flame
• Par son branle incertain doive ébranler notre ame ,
› Causer perte aux pasteurs , etc.
» Que si , depuis que l'astre , à tort nommé funeste ,
» A commencé briller sous l'arcade céleste ,
> Tandis qu'il rougissait , quelqu'accident nouveau
» Se trouve être arrivé , qu'en peut mais ce flambeau ?
» Puis , où voit-on que Dieu nous ait prescrit cet astre
> Pour prédire aux humains quelqu'inhumain désastre ?
> Veut-il que nous lisions dans les airs agités ,
> Non dans les saints feuillets , ses saintes volontés ?
> Combien volt-on de fois que le Tout-Puissant jète
» Les comètes sans maux et les maux sans comète ? (1 )
L'on voit par cette citation qu'il y a plus de deux siècles
que les comètes étaient impunémentaffrontées et que nous
n'avons pas la gloire de les avoir bravées pour la première
fois . Il est vrai de dire qu'elles inspiraient à d'autres personnes
une grande terreur , et Du Bartas , tout ambassadeur
qu'il était du brave Henri , en est un exemple. Mais il n'est
pas moins vrai d'assurer que beaucoup de gens ont encore
peurde la comète , et j'en viens à la preuve .
Etant derniérement à quatre lieues de Paris , je regardais
comme les autres ce faisceau de rayons qui décrivaient
dans le ciel une légère courbe. L'impression que produisait
son éclat sur les spectateurs était différente. Quelques
individus donnaient des marques de frayeur : interrogés
sur le motif de leurs craintes , ils répondirent avec la persuasion
du mal que pouvait faire la comète. Aucun raisonnement
ne fut capable de calmer leurs alarmes . Tous
(1) La Semaine, par C. de Gamon , page 47 , édition de 1709.
OCTOBRE 1811 . 175
paraissaient redouter des effets semblables à ceux du tonherre.
L'un assurait que l'astre pouvait tomber sur sa
maison, et l'autre entrer par sa cheminée. Un mauvais
plaisant conseilla au premier de faire construire , sur son
toit , un para-comète , et au second de faire du bouillon
de comète si l'astre tombait dans sa marmite. Il fit prudemment
de s'éclipser. Il lui serait arrivé quelque mésaventure
, ce qui ne nous eût pas empêché de dire : qu'en
peutmais ce flambeau ? VERAX.
Aux Rédacteurs du Mercure de France.
MESSIEURS , je crois devoir , à plus d'un titre , vous adresser une
remarque utile aux lettres . Votre journal , sous le rapport littéraire ,
doit survivre à toutes les feuilles périodiques dans lesquelles se trourent
insérés un grand nombre d'articles incohérens et sans rapports
entreeux , qu'on ne consulte guère une fois lus. Le Mercure , au contraire
, est considéré , en général , comme un monument qui s'édifie
pour l'usage d'un grand nombre de gens de lettres qu'il intéressera
constamment. Tout ce qui peut concerner la littérature semble devoir
donc y être consigné , pour servir de matériaux à ce vaste édifice.
Je m'étonne chaque jour , Messieurs , que , dans un siècle que l'on
dit éclairé , où les éditions de la majeure partie des ouvrages utiles se
renouvellentrapidement, après avoir été soigneusement revues , corrigées
at considérablement augmentées , il se trouve , dans ces mêmes ouvrages,
des citations pleines d'erreurs grossières qui protestent contre
ces annotations pompeuses de messieurs les éditeurs .
Une de ces négligences , au sujet de la bataille de Marathon , brave
lelecteur confiant et débonnaire , dans huit éditions du Dictionnaire
historique de MM. Chaudon et Delandine , dont la neuvième édition
tst sur le point d'être complettée.
Onlit dans la table chronologique de cet ouvrage :
An 490 , avant J.-C., combat de Marathon où Miltiade , général
› des Athéniens , est vainqueur de Mardonius , général des Perses .
A la vérité , avant MM. Chaudon et Delandine , Bossuet a dit ,
dans son discours sur l'Histoire universelle :
«Mardonius , après avoir traversé l'Asie , croyait accabler les
› Grecs par le nombre de ses soldats , mais Miltiade défit cette armée
> immense dans la plaine de Marathon , avec dix mille hommes . »
M.A. Serieys, dans ses tables chronologiques , première et deuxième
éditions , nous offre le même texte .
1
176 MERCURE DE FRANCE ,
Il faudrait donc en conclure , par rapportà Mardonius , qu'il eut
T'honneur de combattre à Marathon à la tête des Perses .
On lit cependant , soit dans Hérodote , soit dans les nombreux historiens
qui ont écrit sur ce sujet d'après ce père de l'histoire :
<Darius envoya Mardonius pour le venger des insultes qu'il pré-
> tendait avoir reçues des Grecs; mais ce général et ses troupes , tra-
>> versés par une tempête qu'ils essuyèrent sur mer , ne purent exé-
■ cuter cette commission dont Datis et Artapherne fils furent chargés .
>.Mardonius se trouvant hors d'état de rien entreprendre de considé-
> rable , retourna en Asie . »
Mardonius n'eut donc aucune part à la bataille de Marathon. Ce
général , depuis son retour en Asie , que je viens de citer , ne reparut
sur la scène politique de la Grèce qu'après la mort de Darius , et pour
la grande et malheureuse expédition de Xerxès.
Un fait historique aussi important , m'a semblé exiger l'observation
que je vous adresse. Il me mettrait en droit d'ajouter , que les
deux Artapherne ne figurent daws aucune des neuf éditions de MM.
Chaudonet Delandine ; qu'ils ont également été oubliés par MM. les
Rédacteurs de la Biographie Universelle , dont il n'a paru encore que
deux volumes : mais je dois mettre un terme à cette digression déjà
trop longue , et garder même le silence sur le genre d'étonnement
que doivent causer ces sortes d'omissions .
J'ai l'honneur d'être , etc.
Rouen , le 29 septembre 1811 .
SOCIÉTÉS SAVANTES.
C. V.
Description de la fête décennale de la Société d'Agricul
ture et de Commerce de Caen, célébrée le 1 août 1811 .
C'EST un usage des membres de la Société de se rassembler tous les
ans , et de se trouver à une séance extraordinaire , suivie d'un banquet
pour se délasser ensemble de leurs travaux. La Société avait
cette fois à célébrer la fête décennale de son rétablissement.
Sur les trois heures de l'après-midi , M. le baron Méchain , préfet du
département , a ouvert la séance dans la salle ordinaire des assentblées
.
Le secrétaire a donné communication d'un arrêt du Conseil d'Etat
du Roi , en date du 25 juillet 1762, qui ordonne l'établissement d'une
Société d'Agriculture dans la généralité de Caen. Cet arrêt retrouvé
par les soins de M. de Magneville , comprend aussi les noms des
OCTOBRE 1811 .
177
SEINE
toixante-seize fondateurs . L'assemblée en a entendu la lecture avec
un vif intérêt , et ordonné l'insertion entière sur ses registres. Le
secrétaire a rappelé que la Société a été rétablie en 1801 , sous le titre
de Société d'Agriculture et de Commerce de Caen .
Plusieurs objets d'arts relatifs à l'agriculture et à l'industrie du département
, avaient été recueillis pour être soumis à l'examen de
Passemblée.
DEPT
DE
On a d'abord présenté des échantillons de laine merinos et rende
compte de l'état des béliers de race espagnole , donnés par M. Sa
guin de Livry , et confiés à des cultivateurs de l'arrondissement d
Caen. M. d'Aubigny, présent à la séance . a renouvelé l'offre da cen
deux béliers de race qui seraient pris , au choix de la Société , dans le
beau troupeau qu'il possède près de Falaise .
M. deMagneville a présenté des betteraves,rouges , jaunes et blanthes
, récoltées dans sa terre de Lébisey. Quoique ces betteraves no
paraissent point encore parvenues à leur dernier degré de maturité,
elles sont déjà très -sucrées , particulièrement la betterave blanche ,
destinée à faire du sucre .
On a goûté de la cassonade et du sucre de betterave de la fabrique
de Cormelles , qui n'a point semblé différer de la cassonade et du
suere de canne .
L'eau-de-vie provenant des résidus de la betterave , a paru délicate
et avoir le goût de l'eau-de- vie de cerise .
La Société s'est beaucoup occupée , cette année , de la culture du
pastel. S. Exc. le ministre de l'intérieur en avait envoyé de la graine
récoltée du côté de Turin , et M. le préfet avait chargé la Société de
ladistribuer. Le secrétaire a fait un rapport sur cette distribution. Il
en résulte que 200 kilogrammes de graines ont été répartis entre plus
de soixante personnes de l'arrondissement de Caen , et entre beaucoup
d'autres cultivateurs , par MM. les sous-préfets dans leurs différens
arrondissemens . La récolte qui se fait en ce moment est trèsabondante.
D'après l'invitation de M. le préfet , une commission
prise dans le sein de la Société , se livre avec beaucoup de zèle à des
expériences sur la manière la plus simple de tirer parti du pastel et
d'en extraire un indigo national .
Ona revu , avec un nouvel intérêt , des échantillons de bonnetetiedela
fabrique de M. Bellamy. Tous les membres ont été étonnés
de la régularité du tissu , de la finesse , presque imperceptible , de la
maille, et du bon goût de la broderie .
M. Bellamy avait obtenu l'avantage sur ses concurrens , et remporté
une médaille à la seconde exposition publique des productions
M
178 MERCURE DE FRANCE ,
des arts du département. Cette fois il s'est surpassé lui-même ; il
faisait alors le n° 30 fin , il fait à présent le nº 42. Notre collègue
s'occupe aussi de donner à la bonnéterie en fil le même degré de perfection.
Si dans cette circonstance il n'a point paru de dentelles , quoique
la fabrique ait fait de grands progrès depuis quelque tems , c'est que
les plus belles ont été achetées par S. M. l'Impératrice . M. Bonnaire
est en ce moment chargé d'exécuter un manteau en dentelles pour la
cour. Ce sera un des ouvrages remarquables sortis de son établissement.
Parmi plusieurs produits de la manufacture de M. Désétables , on
a distingué une feuille de papier de 42 pouces de longueur et de 34 de
largeur ; le papier de cette dimension n'avait pas de nom dans le
commerce. Notre collègue l'a désigné sous celui de papier grand
empire.
Une jolie console d'acajou roncé , sortie de l'atelier de MM. Lunel ,
a rappelé le souvenir du secrétaire en bois d'orme du pays , fait par
les mêmes artistes , et mis à la troisième exposition publique du
Calvados , qui a été honorée de la présence de LL. MM. pendant le
séjour qu'elles ont fait à Caen dans le moisde mai dernier . La Société
a exprimé le désir que les frères Lunel exerçant leur talent sur d'autres
expèces de bois français , nous affranchissent du tribut que nous
payons en ce genre à l'étranger. Ils trouveraient , dans notre département
même , des bois précieux dont ils pourraient tirer parti , tels
que l'orme tortillard , le hêtre , l'érable , que l'on semble dédaigner
parce qu'ils sont communs.
M. Guérin , élève de M. Huet , a présenté un forté-piano de sa
composition. M. Guérin est de Litteau, près de Lingèvres , lieu de
la naissance de M. le Breton , dont la Société entendit , il y a quelques
années , avec tant de plaisir , un piano à six octaves , dans une
de ces réunions qu'elle consacre quelquefois à ses délassemens . M. le
Breton habite en ce moment la ville de Rouen , où il jouit d'une réputation
méritée , comme facteur d'orgues .
Un ouvrage de M. le Prêtre , sur le jaugeage , et des observations
sur l'acier , par M. Damarume , ont été renvoyées à l'examen de
MM. Nicolas et Prudhomme .
M. de Roussel , professeur d'histoire naturelle au jardin des plantes
de Caen , a présenté six feuilles d'un tableau météorologique comprenant
les six premiers mois de l'année 1810. Il est relatif à des observations
particulières sur le baromètre , le thermomètre et l'hygromètre.
M. de Roussel continue son travail sur ce sujet important
OCTOBRE 1811 .
179
dont s'était beaucoup occupé feu M. Chibourg notre respectable collègue
, et dont s'occupe aussi M. Godefroy , professeur à l'Ecole de
médecine de Caen.
Unmembre a présenté plusieurs morceaux d'Histoire naturelle du
département , peints avec un soin particulier , par M. Amédée Léchaudée
. On a distingué une belemnite des Moutiers , près d'Harcourt,
un galet silicio-calcaire de Moudeville , près de Caen , et deux cornes
d'ammon; l'une trouvée près de Dives , et l'autre à Evrecy .
Les regards ont aussi été frappés de la beauté et de l'exactitude
d'un plan parcellaire de la ville de Caen , fait par M. Després ,
ingénieur-géomètre .
Parmi plusieurs dessins de monumens de notre ville , s'est trouvé
unouvrage de M. de la Rose, représentant l'horloge du pont Saint-
Pierre de Caen , construite en 1314 , et détruite le 15 mai 1755 .
Un membre a lu l'inscription placée sur la tombe de messire Guillaume
d'Auberville , mort le 5 août 1478 , transportée de l'Abbayeaux-
Dames dans le jardin de l'Hôtel de-Ville , par les soins de la
Société. Elle y a été déposée avec une salamandre en pierre , provenant
d'une maison , rue de Geole , que l'on présume avoir été
bâtie sous François Ier , et habitée par Jean Marot , né à Mathieu près
deCaen.
1
Après l'examen raisonné de ces différens objets qui servent à
prouver que les sciences , les arts et le goût font de véritables progrès
dans le département , et que la Société y contribue beaucoup
parles encouragemens qu'elle ne cesse d'y donner , l'assemblée a
passé dans les salles du Muséum de peinture où un banquet était
préparé. On ne pouvait choisir un local plus convenable à une fète de
ec genre. Au magnifique coup-d'oeil que présentait cette vaste galerie
, se joignaient des idées bien intéressantes. Ces salles , quoique
nouvellement faites , rappelaient déjà de précieux souvenirs. C'est là
que deux mois auparavant les personnages les plus distingués du département
, s'étaient rassemblés pour rendre hommage à LL. ММ. ІІ.
C'est là que la ville avait donné un banquet au protecteur des arts , à
M.le cointe de Montalivet , ministre de l'intérieur .
Tous les membres ont été frappés de la beauté variée et imposante
de cette galerie. Parmi les tableaux dont elle était décorée , on distinguait
les productions des peintres normands qui occupent une place
honorable dans l'école française . On apercevait aussi le portrait de
notre duc Guillaume et de la reine Mathilde , représentés avec les
costumes du tems . Mais le portrait qui fixait tous les regards , c'était
celui de Napoléon, fait par notre compatriote Robert Lefebvre. En
M2
180 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1811 .
1
contemplant l'image de l'Empereur, le souvenir de ses bienfaits se
retraçait naturellement à la mémoire. Le décret rendu par S. M. sur
la reconstruction d'un hôpital à Caen se trouvait lié avec la vue du
plan de ce monument utile qui doit d'autant plus intéresser les amis
de l'humanité , qu'il est destiné à remplacer de vieux bâtimens dont
la mauvaise distribution est le défaut le moins grand. L'aspect de ce
beau plan a contribué à donner quelque chose de plus touchant à
notre fête .
M. Lair a profité de cette heureuse circonstance pour offrir le
portrait de M. Le Berriays , cet auteur agronome dont la mémoire
sera toujours chère aux amis de l'agriculture .
Achaque banquet la Société invite un homme qui a rendu des
services au département par son talent et son mérite. Personne n'avait
plus de droit à cet honneur que M. Haron Le Romain , auquel nous
devons le projet d'hôpital militaire et civil dont nous venons de
parler , le bel arc-de-triomphe , et les autres monumens qui ont été
élevés à Caen au passage de LDL. MM. On avait aussi invité M. Elouis
qui , après une longue absence et des voyages utiles , rentre dans sa
ville natale par suite d'un concours honorable dans lequel il vient
d'obtenir la place de professeur de l'école publique de dessin . Notre
compatriote , M. Descotils fils , ingénieur en chef à l'école des
Mines , qu'un heureux hasard avait amené à Caen , faisait aussi partie
de cette réunion .
Pour extrait conforme au procès - verbal ,
P. A. LAIR , secrétaire .
POLITIQUE.
On a vu quelquefois des ministres chercher à donner
plus d'éclatàune heureuse nouvelle , en la faisant précéder
du bruit adroitement semé d'un événement malheureux ,
d'un échec , ou même d'un revers . Le bruit réparateur qui
succède est alors accueilli avec une joie inespérée , et le
récit officiel entendu avec enthousiasme. Les ministres anglais
auraient pu trouver une agréable description de cette
tactique , dans les écrits d'un de leurs compatriotes fait
pour être le nôtre , l'aimable et spirituel Hamilton : loin
de là , ils ont adopté un usage contraire dont vingt fois ils
ont dû reconnaître l'abus et le danger. Lorsque leurs généraux
ne leur donnent point de nouvelles ou ne leur en
donnent que d'insignifiantes , ils dictent aux feuilles dont
ils disposent des relations anticipées d'opérations qu'un
brillant succès a couronnées ; les Français sont cernés ,
battus , prisonniers , sur quelque point qu'ils aient dû combaltre
; on prépare les feux de joie dans la cité; on charge
le canon de la tour ; mais deux jours se passent , le Moniteur
débarque à Douvres , et porte rapidement à Londres le
démenti de tant de succès , le désaveu de si belles espérances
. Tout récemment encore la chose vient d'arriver , et
la petite distraction préparée au peuple anglais par ses ministres
est convertie , au moment où le lecteur recevra cette
feuille , en un véritable désappointement , motbien anglais ,
et que ce peuple a fort bien fait d'imaginer : il est ici trèsconvenable.
Le 8 octobre , Londres a retenti d'un bruit qu'avait dû
apporter à Liverpool un brick expédié d'Oporto : un passager
tenait ce bruit du colonel Fagan , qui le tenait du colonel
Trant gouverneur de la place ; rien n'était plus authentique
, et voici tout uniment quel était ce bruit :
" Lord Wellington a eu un engagement avec les Français
, et leur a tué ou pris 20,000 hommes dans les journées
des 25 et 26 septembre; la bataille a eu lieu à cinq ou six
lieues de Ciudad-Rodrigo , et a entraîné la chute de la
place. Les habitans d'Oporto font des réjouissances à cette
occasion.
1
182 MERCURE DE FRANCE ,
Nous ne faisons point aux gens sensés dont l'Angleterre
abonde l'injure de croire qu'ils ajoutent foi à detels bruits;
mais celui-ci avait été précédé de la publication d'une
lettre d'un officier d'état- major de lord Wellington , lettre
qui bien lue et bien interprêtée ne pouvait donner lieu qu'à
des alarmes , et non à des réjouissances . La voici :
" Cindad-Rodrigo est maintenant investi . Vingt pièces
de canon sont arrivées pour battre la place. Beaucoup de
personnes pensent que nous continuerons de lui couper les
vivres . La garnison attend dans quelques jours un convoi
considérable de vivres , que nous aurons sûrement le bonheur
d'intercepter , à moins que Soult et Marmont ne fassent,
de concert , un mouvement pour menacer l'Alentejo,
point , à mon avis , le plus accessible et le plus vulnérable
du Portugal . Dans ce cas , nous serons forcés de 'faire un
mouvement rétrograde pour assurer nos derrières : ce convoi
sera , dit-on , escorté par 12,000 hommes venant de
Salamanque .
» Les troupes souffrent beaucoup d'une fièvre d'une nature
très-maligne : il y a plus d'officiers de santé malades
par suite des fatigues causées par leurs fonctions
d'employés de toute espèce . >>>
, que
D'autres détails étaient donnés ; les généraux ennemis y
étaientprésentés comme ayant concentré toutes leurs forces :
le duc de Raguse avait dû attaquer l'armée anglaise devant
Ciudad-Rodrigo , et c'est dans cette entreprise qu'il avait
été battu.
-Empressons-nous de détruire ce vain échafaudage ; analysons
les rapports officiels qui viennent de paraître; nous
ytrouverons les Anglais toujours les mêmes : ils n'ont
point défendu Ciudad-Rodrigo lorsqu'attaquée par les
Français , déjà maîtres d'Almeida également tombé sans défense
, la garnison qui résistait par leur ordre implorait leur
secours; ils n'ont pas non plus défendu leurs lignes d'attaque
contre cette place lorsque les Français ont en effet
marché pour soutenir leur garnison et la ravitailler. La
pointe faite vers le nord par l'armée anglaise s'est convertie
en une pointe vers le midi ; ce n'est plus sur Salamanque ,
c'est sur Lisbonne , et ses éternelles lignes de Torres-Vedras
, que marche lord Wellington et son armée ; armée ,
il faut en convenir, infatigable pour la marche , quoiqu'elle
avoue que ses malades laissés en échelons sur la route
s'élèvent à 16,0co hommes .
Voici comment le maréchal duc de Raguse rend compte
OCTOBRE 1811 . 183
an prince major-général , en date de Ciudad-Rodrigo ,le
30 septembre , de ses mouvemens combinés avec le général
comte Dorsenne .
Après avoir fait lever le siége de Badajoz , dit- il , et
rejeté l'armée anglaise au-delà de la Guadiana , le duc de
Dalmatie etmoi convînmes que je me porterais sur le Tage
en laissant une division sur la Guadiana ; que l'armée du
Midi laisserait le cinquième corps dans l'Estramadure ; que
le duc de Dalmatie se porterait avec le reste de ses troupes
contre les divisions espagnoles qui avaient quitté l'armée
anglaise , et contre l'armée insurgée de Murcie , et que tandis
qu'il les détruirait et nettojerait les provinces de Cordoue
, Grenade , Malaga et Murcie , je tiendrais en échec
l'armée anglaise. Nous avons pris nos mesures dans le cas
où le général anglais ferait une diversion , et se porterait
de nouveau surBadajoz ; mais le général anglais , sourd aux
cris des Espagnols , a abandonné l'armée de Murcie à son
destin , et passant le Tage , s'est porté sur la Coa. On lui
supposa dès-lors le projet d'aller au secours de l'armée de
Galice.
Aussitôt que le général Dorsenne fut instruit de cette
nouvelle combinaison , il marcha sur Astorga , battit les
Galiciens , les dispersa au-delà de Villa-Franca et rétablit
les fortifications d'Astorga . Nous espérions que ce mouvement
engagerait les Anglais à se porter sur Salamanque ;
mais ils restèrent impassibles à cet événement , comme ils
l'avaient été aux désastres de l'armée de Murcie .
* Vers les premiers jours de septembre , j'appris que les
sept divisions de l'armée anglaise étaient toutes réunies
sur la Coa; qu'elles bloquaient Cindad-Rodrigo ; qu'on rassemblait
à Fuente-Guinaldo des fascines et des gabions ;
que les ouvrages du camp retranché de Fuente-Guinaldo
claient déjà avancés , et que même l'équipage de siége y
arrivait d'Oporto . Je proposai alors au général Dorsenne de
me réunir à lui avec une partie de mon armée pour faire
lever le siége de Ciudad-Rodrigo , l'approvisionner pour
long-tems , enlever le camp retranché de l'ennemi , ses magasins
et son parc de siége , et enfin lui livrer bataille , et
le poursuivre aussi loin que pourrait le permettre le plan
général d'opérations que V. A. m'a communiqué par sa
dernière lettre en chiffres , plan qui embrasse tous les climats.
J'ai aujourd'hui la satisfaction d'annoncer à V. A.
que tout a réussi à nos armes .
» Je partis avee cinq de mes divisions , et j'arrivai le 22
184 MERCURE DE FRANCE ,
par le col de Banos à Tamamès , où je fis majonction avee
les quatre divisions du général comte Dorsenne . J'admirai
le bon état d'un convoi de 1500 voitures chargées de vivres
qui avaient été rassemblées et organisées avec une activité
et un ordre extraordinaires . Les deux armées se mirent en
mouvement. Nous reployâmes tous les postes ennemis ,
et fimes entrer le 24 tout le convoi à Ciudad-Rodrigo .
Cetteplace setrouve par là approvisionnée pour long-tems .
Le comte Dorsenne m'a rendu les troupes de la garnison
qui appartenaient à mon corps d'armée et les a remplacées
par celles de l'armée du Nord .
» Le 25 , nous nous mîmes en marche ; nous aperçûmes à
deux lieues de Ciudad-Rodrigo l'arrière-garde anglaise. Le
général Montbrun , commandant l'avant-garde , chargea
Pennemi
'ennemi avec cette rapidité et cette audace qu'il a si
souvent montrées , et lui enleva quatre pièces de canon.
Nous nous emparâmes du platean et nous nous y maintinmes
malgré tous les efforts des Anglais , qui furent obligés
de se mettre en retraite . Le général Montbrun les poursuivit
pendant deux heures : son feu fut si vif qu'il usa ses
caissons de munition, La perte de l'ennemi a été considérable
; il ne s'est arrêté qu'au camp de Fuente-Guinaldo;
mais notre avant-garde seule était là ; nos divisions d'infanterie
étaient à une marche en arrière ; sans cela l'armée
anglaise était perdue; nous eûmes la douleur de voir ses
divisions se précipiter dans toutes les directions sur le
camp retranché . Si j'eusse eu alors seulement 15,oco
hommes sous la main , l'armée anglaise était prise en flagrant
délit , et battue en détail sans pouvoir se réunir . La
division du général anglais Coole était encore à Pajo ,
tandis que la division légère du général Crawfurd était à
Martiago ; mais notre infanterie n'arriva que pendant la
nuit; et à la pointe du jour , nous reconnûmes le camp
retranché entièrement garni de troupes ennemies . Nous
fîmes , le général Dorsenne et moi , les dispositions nécessaires
pour attaquer le 27 au matin. Le général anglais ne
crut pas devoir nous attendre ; il abandonna son camp
pendant la nuit, se retirant sur Alfayates et Sabugal .
>>Nous entrâmes au jour dans Fuente-Guinaldo , et fîmes
conduire dans la place de Ciudad-Rodrigo une grande
quantité de fascines et autres matériaux rassemblés pour le
siége . Je fis détruire les lignes de l'ennemi ; sa retraite se
fit sur trois colonnes . Le général Montbrun se mit à sa
poursuite par la route de Casillas de Flores . Le général
OCTOBRE 1811 . 185
-
Watier, avec la cavalerie de l'armée du Nord , prit la
route d'Albergeria ; il rencontra l'arrière-garde ennemie à
Aldea del Ponte et la fit charger sur-le-champ . La division
Souham étant arrivée , le combat fut glorieux pour les
armes de S. M. , et l'ennemi fut repoussé avec une grande
perte et confusion . Son arrière-garde continua sa retraite sur
Sabugal. Nous avons pris les bagages du prince d'Orange
et ceuxdu général Crawfurd . La confusion était telle dans
l'armée anglaise , qu'un aide-de-camp du général Wellington
, cherchant à la rejoindre , est venu se jeter dans nos
rangs . L'armée de Portugal a eu 120 hommes hors de
combat . L'ennemi a perdu un millier d'hommes . Les insurgés
espagnols se voyant à la fois abandonnés par les
Anglaisau nord et au midi , sentent redoubler contre eux
une haine qui éclatera tôt ou tard. L'armée française aurait
suivi lord Wellington jusqu'à ses lignes de Lisbonne , et
aurait fait de nouveau sa jonction avec l'armée du Midi ,
qui n'a devant elle que la division du général Hill , si le
moment préparé pour la catastrophe des Anglais était
arrivé.n
Le comte Dorsenne , commandant en chef l'armée du
Nord , donne dans sa relation des détails conformes à ceux
qu'on vient de lire; il termine en priant le prince majorgénéral
d'exprimer à S. M. le zèle et l'ardeur de ses troupes ;
Lorsqu'elle jugera arrivé , dit-il , le moment de commencer
les grandes opérations pour chasser définitivement les Anglais
de la péninsule , S. M. ne trouvera dans aucune
armée plus de fidélité et de dévouement .
En Aragon , nous avons laissé récemment le maréchal
comte Suchet préparant son expédition de Valence ; nous
le trouvons déjà sur le territoire fertile et intact de ce
royaume , assiégeant la forteresse de Murviédro , dont la
ville est occupée par ses troupes. L'armée est animée de
la plus grande ardeur. Le maréchal a assuré ses opérations
en battant successivement à la ronde tous les petits partis
qui se sont présentés .
Ses opérations sont appuyées par le général d'Armagnac ,
qui de Cuença s'est avancé avec sa division ; elles le sont
aussi par les dernières opérations du général Godinot en
Murcie. Le duc de Dalmatie , en retournant à Séville , a
laissé tout tranquille dans les provinces de Malaga et de
Grenade ; le général Cassagne occupe en force Ronda , le
duc de Bellune poursuit ses opérations contre Cadix , et le
général Drouet , comte d'Erlon , par ordre du duc de Dal186
MERCURE DE FRANCE ,
matie , s'étant porté de l'Estramadure vers l'embouchure
de la Guadiana , a purgé entiérement cette contrée des
bandes de Ballasteros , et l'a forcé de s'embarquer comme
Blake , et de se réfugier à Cadix .
La division en Sicile entre les Anglais et la cour , entre
le ministre Bentinck et le cabinet de Palerme , a déjà des
résultats qui inquiètent le gouvernement et le public . On
a reçu à Londres l'avis que la cour avait demandé l'évacuation
de l'île par les troupes anglaises , et que le commandant
de ces troupes avait été obligé de prendre des
mesures défensives et contre l'ennemi du dedans et contre
celui du dehors ; dans ces circonstances , et pendant que
le ministre Bentinck retourne en Sicile , porteur des nouvelles
instructions du cabinet , le Times nous semble dévoiler
, avec une grande naiveté , toute la politique de ce
cabinet à l'égard de la Sicile ; c'est une sorte de déclaration
patente des conditions auxquelles les Anglais protègent ,
et du sens dans lequel ils entendent le mot allié . Ce morceau
mérite d'être lu avec attention .
« La situation des affaires en Sicile , y est-il dit , est
tellement singulière , que nous ne pouvons nous empêcher
de présenter à nos lecteurs quelques réflexions à ce sujet .
Nous commençons par déclarer que si les mesures que
nous désirons voir adopter par les ministres ne nous paraissaient
pas aussi conformes à la justice qu'à la politique ,
nous rougirions de les recommander. Nos observations
toutefois ne sont motivées que sur la nouvelle crise que
l'on suppose avoir cu lieu dans cette île , et sur les désastres
qui pourraient en résulter , si notre gouvernement
n'en prévient les effets. Nous ne sommes que faiblement
enclins à blâmer la longanimité que notre gouvernement
amontrée jusqu'ici à l'égard de la cour et de la famille
royale de Sicile ; réprouvant comme nous le devons la
conduite perfide et tyrannique de nos adversaires à l'égard
de plusieurs souverains de l'Europe , il nous eût paru
odieux que nous eussions cherché d'une manière inconsidérée
et pou délicate à diriger le cabinet et à contrarier les
vues d'une puissance qui , au moins ostensiblement , se
montrait disposée à maintenir sa propre indépendance ,
ainsi que l'alliance qu'elle avait librement contractée avec
nous . Mais s'il était démontré que ce souverain ou sa cour
eût conspiré pour nous trahir , nous ne devrions pas pour
cela nous arroger le droit de le punir; l'humanité , au contraire
, nous ferait peut-être un devoir de protéger sa per
OCTOBRE 1811 . 187
sonne contre la vengeance de ses sujets offensés ; mais ne
conviendrait- il pas alors de le mettre dans une situation
semblable à celle où il se trouverait placé par l'effet seul
de sa conduite , abstraction faite de toute intervention de
notre part?
>Dans le cas donc (ou plutôt pour éviter toute offense ,
comme nous ne sommes encore que très-imparfaitement
informés de ce qui s'est passé en Sicile ) , dans la supposition
où le roi de Sicile aurait abandonné l'alliance de
l'Angleterre pour s'unir à la France , voyons dans quelle
position il se trouverait placé par cette hypothèse. En s'alliant
à la France , qui depuis long-tems l'a déposé , il
s'unit à la politique de son nouvel allié et souscrit en
quelque sorte lui-même à l'acte de sa propre déposition .
La mainpuissante de l'Angleterre le retenait seule sur ce
trône dont la France l'avait déclaré déchu ; mais aujourd'hui
il échappe à l'Angleterre et se jette dans les bras de
laFrance : donc par cela seul le siége royal devient vacant.
Nous avons bien le droit de le maintenir roi de Sicile en
dépit de Napoléon , mais nous n'avons pas le droit de le
maintenir roi en dépit de Napoléon et en dépit de luimême.
Il est donc évident qu'une union de S. M. sicilienne
avec la France qui l'a détrôné , n'est autre chose de sa part
qu'un acte volontaire d'abdication ; acte auquel nous n'avons
pas la moindre part , puisqu'il se trouve avoir été conclu
secrétement , et à notre grande surprise , entre Napoléon
et le roi lui-même .
77 Mais pour montrer cette vérité dans un jour encore
plus éclatant , considérons ce qui serait arrivé si nous
n'avions pas été en Sicile : précisément ce qui arriverait
dans l'hypothèse que nous venons de poser , c'est-à- dire
que Ferdinand IV ne serait plus roi de Sicile . Il s'ensuit
donc que ce n'est pas notre présence en Sicile , mais son
propre acquiescement aux volontés de notre ennemi , qui
opère le détrônement de ce monarque. Ici , par conséquent,
nos obligations comme alliés cessent. Ferdinand ,
par cela seul qu'il s'unit à la France , reconnaît Joachim
pour roi des Deux-Siciles , puisque c'est le seul roi que
reconnaisse la France . A cela , nous n'avons rien à dire ;
nous en sommes fâchés , mais ce n'est pas notre affaire .
Joachim a gagné un sujet de plus ; mais ce sujet n'a
pas le droit d'en entraîner d'autres avec lui , et d'offrir
àson nouveau maître l'hommage de ceux qui refusent
de se courber sous le joug que lui-même a reçu. Il est
188 MERCURE DE FRANCE ,
donc clair que notre devoir est de soutenir les Siciliens
contre la France , soit qu'ils aient , soit qu'ils n'aient pas
un roi à leur tête ; bien plus , c'est notre devoir plus que
jamais , dans la supposition que nous avons faite de la
désertion de leur souverain dans le parti de l'ennemi ,
de nous mettre en avant pour leur propre défense , et
de les exciter , par tous les moyens qui sont en notre
pouvoir , à maintenir leur indépendance , à assurer leurs
priviléges , et à pourvoir , comme bon leur semblera , à la
vacance du trône et à l'absence d'un gouvernement qui se
dissout lui-même .
Le Star traite le même sujet dans une longue dissertation
qui occupe six colonnes du Moniteur.
Il commence par mettre en balance les avantages commerciaux
résultant du traité de défense qui a appelé les
Anglais en Sicile , et les dépenses énormes qu'entraînent les
subsides : l'entretien de l'armée , l'approvisionnementmême
du pays , tout est à la charge de l'Angleterre . Le blé vient
d'Egypte , les boeufs de Grèce et de Sardaigne . Si l'île était
conquise par les Français , les Anglais pourraient disposer
de 15,000 hommes de plus et de sommes considérables ;
ils y gagneraient sous le rapport politique et sous le rapport
financier ; ils n'occupent donc , et ne défendent la
Sicile et sa cour , que par pure générosité.
Les malheurs de la cour de Naples ont contribué à la
prospérité même de la Sicile ; ellen'est plus reconnaissable
depuis le traité de défense et l'arrivée de la cour à Palerme.
La Sicile pourrait se défendre seule et sans appui ,
si l'on savait user des ressources qu'elle offre ; mais , dit
le Star, la cour refuse de mettre les armes à la main des
Siciliens , elle agit avec eux comme si elle les redoutait ;
elle excite des passions ennemies , tandis qu'elle-même est
agitée par la crainte . Le roi est personnellement aimé :
on admire les talens supérieurs de la reine ; mais on redoute
et l'on hait l'influence sous laquelle existe cette cour,
influence qui lui a fait perdre le royaume de Naples .
Le gouvernement redoutant les Siciliens , et ne voulant
pas les voir armés , a donc des projets contre eux , contre
leurs droits , lenrs lois , leur constitution . Ici le Star établit
en principe que le traité de défense s'applique aux choses
plus qu'aux personnes , et à l'île plus qu'au souverain , si
ce dernier commet une usurpation , s'il viole lui-même le
traité de défense . Le roi de Sicile levant des taxes et suspendant
les lois à son gré , n'est plus le souverain que les
OCTOBRE 1811 . 189
Anglais ont voulu soutenir et défendre ; ils distinguent
Thomme du monarque ; ce n'est point avec l'individu ,
c'est avec le premier magistrat de l'île qu'on a traité .
Le Star énumère ensuite les divers actes du ministre
Circello , et les divers ordres du cabinet où il trouve. la
preuve que le gouvernement sicilien s'est mis enhostilit,é
contre ses sujets , et bien plus , contre l'armée anglaise
appelée à sa défense ; que ces ordres ont été arbitraires
pour les Siciliens , injurieux , insultans pour les Anglais .
Jusqu'ici on ne peut remarquer que la distinction établie
par le Star entre la Sicile et son souverain , entre le territoire
et le roi , entre l'homme et le roi qu'il appelle premier
magistrat ou fonctionnaire , distinction qui a dû paraître
frappante; mais ce journal va devenir plus clair encore
, lorsqu'il établit que la nation qui fournit les moyens
de défense d'un territoire , est propriétaire de ce territoire.
Nous défendons la Jamaïque , dit-il , nous en sommes donc
les propriétaires politiques; ne doit-on pas en dire autant
de la Sicile ? Si l'on suivait ce raisonnement, le Star l'appliquerait
sans doute au Portugal, mais il ne s'éloigne pas de
Palerme, et s'étonne que le cabinet sicilien ne raisonne
pas comme lui sur le principe de la propriété attachée à la
défense , et considérée comme son résultat nécessaire. Mais
loin de là ce cabinet a fait arrêter des sujets anglais , il a suspendu
de ses fonctions un commissaire anglais; il a osé parlerde
sa clémence en ne punissantpas ce commissaire ; enfin
le roi de Sicile a fait chez lui des actes qui tendraient à faire
croire qu'il s'y regarde comme le souverain , et l'on conçoit
combien s'en indigne l'orgueil de ses alliés et de ses défenseurs
propriétaires . Toutefois le Star n'en accuse directement
ni le roi , ni même la reine dont il reconnaît l'esprit
, les talens , le jugement , qu'il nomme une femme
extraordinaire , mais dont il trouve toute la maladie dans
la vivacité de ses sentimens . Il accuse le ministère et surtout
Circello , qui , dit-il , inquiète , tourmente la reine ,
lui inspire contre les Anglais de vaines terreurs , et la
traîne au bord du précipice qu'elle craint tant. Ainsi raisonne
le Star, qui ne voit pas sans doute que les terreurs
dont il parle doivent être portées à leur comble au cabinet
de Palerme , si l'ony lit ses distinctions constitutionnelles ,
sa théorie politique sur les droits des peuples , et sur-tout
sa théorie , toute anglaise , sur les droits de propriété qu'on
acquiert sur un territoire , du moment qu'on est l'allié et le
deienseurde son souverain,
190 MERCURE DE FRANCE ,
Sur aucun autre point les nouvelles politiques n'ont assez
d'importance pour être recueillies et détaillées . Les séances
de la diète de Hongrie continuent sans résultats connus ;
les mouvemens sur le Danube ne présentent rien d'officiel;
Constantinople est tranquille ; la Porte s'occupe de
consolider son pouvoir raffermi en Egypte par la chute des
mamelucks , et d'étouffer en Syrie les sectaires armés connus
sous le nom de Véchabites. En Allemagne et en Italie
les manoeuvres d'automne sont terminées , et partout les
troupes sont rentrées dans leurs garnisons respectives .
Le voyage de l'Empereur en Hollande s'est prolongé ; il
acontinué à visiter les côtes , les digues , les ports , les
chantiers , les arsenaux et les camps : il a vu la Nord-Hollande
et le Helder ; on trace d'une manière incertaine l'itinéraire
de son retour . Les villes situées sur le bord du Rhin
depuis Dusseldorfjusqu'à Mayence se flattent de le posséder
: rien n'est connu , à cet égard , officiellement .
Pendant son absence , l'auguste rejeton sur le berceau
duquel a été déposée la couronne de Rome , fait apercevoir
l'heureux développement de ses forces naissantes .
Le premier travail que la nature impose à l'enfance , celui
de la dentition , s'opère avec succès : déjà un premier effort
a réussi ; il donne la plus heureuse espérance pour ceux
qui vont le suivre; la santé dujeune roi est parfaite.
S....
ΑΝΝΟΝCES.
Lexique grec-français du premier livre de l'Iliade. Un vol. in-13.
Prix , 2 fr . 50 с . relié en parchemin , et 3 fr . franc de port. ,
Lexique grec -français de quarante fables d'Esope. Unvol. in-12.
Prix , 2 fr . , relié en parchemin , et 2 fr . 50 c. franc de port.
Lexique grec-français de douze dialogues de Lucien . Un vol. in-12.
Prix , 2 fr . , relié en parchemin , et 2 fr . 50 c . franc de port.
Lexiquegrec-français du discours d'Isocrate à Démonique . Un vol.
in- 12. Prix , 2 fr . , relié en parchemin , et 2 fr . 50 c. franc de port.
Les quatre volumes , pris ensemble , coûtent 8 fr. , et 10 fr. franc
de port. Chez Brunot-Labbe , libraire de l'Université Impériale , quai
des Augustins , nº 33 ; et chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille
, nº 23 .
Ces quatre Lexiques , fruit de plusieurs années de travaux et d'éOCTOBRE
1811 .
191
1
preuves, sontdisposés de manière à pouvoir expliquer , avec la seule
connaissance des déclinaisons et des conjugaisons , les ouvrages qui
en sont l'objet , sans être arrêté par la recherche des mots , ni par aueune
difficulté grammaticale ou poétique .
Mémoires sur différens sujets relatifs aux sciences et aux arts , contenant
: 1º De la fabrication des vins en Angleterre et du préjudice
qu'elle porte à la consommation des vins de France ; 2º Notice historique
sur la fabrication de la faïence en Angleterre ; 30 Notice sur le
pastel , sa culture et les moyens d'en retirer l'indigo ; 4º Détails chimiques
sur la conservation des corps qui sont déposés aux caveaux des
Cordeliers et des Jacobins de Toulouse ; 5º Recherches sur le ver
blane qui détruit l'écorce des arbres ; 6º De l'acide fluorique , de son
actionsur les terres siliceuses , etc .; 7º Nouvelle méthode de faireles
cimens pour les terrasses en employant du goudron , etc; par Puymaurin
, de plusieurs Académies. In-8° . Prix , I fr . 50 c . , et 2 fr.
francde port. ChezArthus-Bertrand , libr. , rue Hautefeuille , nº23 .
Cours de Grammaire française , contenant : 1º des notions sur la
nature des mots ; des analyses grammaticales sur les parties du discours
; une instruction sur la conjugaison des verbes ; des observations
essentielles sur les mots considérés comme des sons ; des principes
d'orthographe , etc. 2. Des principes raisonnés sur l'arrangement
des mots dans le discours ; l'accord du participe passé , résolu
parune seule règle ; des notions sur la proposition , sur la construction
sur les gallicismes ; une méthode raisonnée de ponctuation ,
avee un exercice d'application; une analyse raisonnée des propositions;
un abrégé des règles de la versification , etc. Ouvrage classique
; par J. B. Lehodey , ex- directeur d'école secondaire et professeur
de belles-lettres . Prix , I fr . 50 c . , et 2 fr. franc de port. A la
librairie d'Education , chez P. Blanchard et Compe , rue Mazarine.,
nº 30 , et Palais-Royal , galerie de bois , nº 249; et chez l'Auteur ,
boulevard Saint-Antoine , nº 79.
,
Agrostologia Helvetica , definitionem descriptionem que Graminum
etplantarum eis affinium in Helvetia sponte nascentium complectens .
Auctore J. Gaudin. Deux vol . in-8° , imprimés sur beau papier.
Prix , 12 fr. , et 15 fr. franc de port. A Paris , chez J. J. Paschoud ,
libraire , rue des Petits -Augustins , nº 3 ; Arthus-Bertrand , libraire
rue Hautefeuille , nº 23 ; et à Genève , chez Paschoud.
Cet ouvrage est le fruit de dix années d'observations et d'un grand
nombrede voyages dans toutes les parties de la Suisse et sur-tout dans
des Alpes de ce pays-là. L'auteur , qui a été aidé des conseils de la
192 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1811 .
plupart des naturalistes ses compatriotes , n'a rien négligé pour le
rendre complet et pour faciliter aux amis de la botanique l'étude de
la famille intéressante , mais difficile, des Graminées. On peut assurer
qu'avec son secours les commençans se verront en état de déterminer
aisément et avec précision toutes les espèces qui y sont décrites , sans
être obligés d'avoir recours à d'autres livres et notamment à ces collections
de gravures que leurs prix élevés et souvent exorbitans rendent
inaccessibles à la plupart des amateurs . Du reste , l'accueil favorable
que le public a fait aux Etrennes de Flore du même auteur , et
le compte avantageux qu'en ont rendu les savans de la France et de
l'Allemagne, sont d'un heureux augure pour le succès de cette Agrostologie
dont ce petit ouvrage n'était que le prodrome .
Histoire du Pas -Empire , en commençant à Constantin -le-Grand ,
par Le Beau , secrétaire de l'Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres , continués par H. P. Ameilhon , ci- devant de la même Académie
, maintenant de l'Institut de France , membre de la Légiond'Honneur.
- TOME XXVII ET DERNIER , divisé en deux volumes
in-12. Prix , 4 fr . , et 5 fr . franc de port. Chez Caille et Ravier , lib . ,
rue Pavée- Saint-André-des-Arcs , no 17 .
L'Amour Maternel, poëme en quatre chants , par Mme B*****。
Unvol . in- 18 , grand-raisin fin. Prix , I fr . 50 c. , et 1 fr. 80 c. franc
de port. Chez Michaud frères , imprimeurs -libraires , rue des Bons-
Enfans , nº 34 .
Lemême , sur vélin superfin , satiné et cartonné à la Bradel , 3 fr.
Principes des Sciences Mathématiques , contenant des élémens d'arithmétique
, d'algèbre , de géométrie et de mécanique. Suivis d'une
Notice historique sur quinze mathématiciens nommés dans cet ouvrage
; par M. de Fortia d'Urban , chevalier de la Légion-d'Honneur,
membre de plusieurs Académies savantes . Un vol . in- 12 , avec trois
planches gravées en taille-douce. Prix, 3 fr. 50 c . , et 4 fr . 50 c. frane
de port. Chez d'Hautel , libraire , rue du Dragon , nº 13 , près la cour
duDragon.
Traité complet du Kermès , considéré sous un rapport nouveau , relativement
aux circonstances de sa vie , à sa propagation , à sa conservation
, et aux moyens de le rendre propre à remplacer la cochenille des
iles ; par M. Michel Truchet , d'Arles . Un vol. in-8° , avec deux
planches. Prix , 2 fr . , et 2 fr . 25/c. franc de port. Chez Arthus-Bertrand
, libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
DABLE
ELA
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
N° DXXXVII.
-
5.
CEDN
Samedi 2 Novembre 1811 .
POÉSIE .
A LA FRANCE.
ODE.
O France , ô ma douce patrie ,
Que ton nom préside à mes chants !
Et puisse ma lyre attendrie
Te plaire par des sons touchans !
France , qui vis à la lumière
S'ouvrir ma naissante paupière ,
Reçois les voeux de mon amour ;
Tu souriais à mon aurore ,
Puisse ton beau soleil encore
Se lever sur mon dernier jour !
Puisse alors ta voix libre et fière ,
Porter mon nom à l'avenir !
Heureux au bout de ma carrière
De laisser quelque souvenir !
Unbonheur si pur que j'envie
Console aisément de la vie :
N
194
MERCURE DE FRANCE ,
/
Oui , mondestin sera trop beau ,
Si le laurier cher à la gloire
Un jour fait fleurir ma mémoire
Sur l'humble pierre du tombeau .
Ah! quandmon oreille charmée
Tressaille au bruit du nom français ,
J'aspire à cette renommée
Messagère de nos succès.
Elève du fils de Latone ,
Cet espoir n'a rien qui m'étonne ;
Je tente un vol audacieux ;
Et franchissant la double cime ,
Si je ne tombe dans l'abyme ,
Vainqueur , je monte dans les cieux.
Par combien d'exemples célèbres
J'ai senti mes voeux enflammés !
De l'oubli perçant les ténèbres
Quéde noms fameux ranimés !
Ames regards qu'ils éblouissent
Jamais leurs rayons ne pâlissent ;
Ils sont au-dessus des revers :
Ainsi la gloire de la France
S'élève comme un astre immense
Sur l'horizon de l'univers .
O France ! tout l'éclat d'Athène
• Se fût perdu dans ta splendeur ;
Devant toi , Rome esclave reine ,
Aurait abaissé sa grandeur.
Du sort ne crains plus les orages ;
Ton trône , au-dessus des naufrages ,
Est debout dans l'éternité.
Tu lèves sur les rois eux-mêmes
Un front chargé de diadêmes ,
Tout brillant d'immortalité.
Que l'orgueil de ta noble joie
Eclate aux yeux de tes enfans ;
Des beaux arts le champ se déploie ,
Ouvert à leurs pas triomphans .
NOVEMBRE 1811
195
Vois les palmes toujours nouvelles
Quemoissonnent leurs mains fidelles ;
Apollon sourit à leurs voeux ;
Ils ont ses trésors en partage ,
Immense et superbe héritage ,
Où je viens glaner après eux.
Mais si les roses du Parnasse
Décorent leurs fronts généreux ,
Quels lauriers plus beaux leur audace
Cueille en des champs plus périlleux !
Bellone intrépide et sanglante
Saisit sa torche étincelante ,
Crie et s'élance vers son char;
La lice guerrière est ouverte ....
Tout fuit dans l'arêne déserte
Devant le glaive de César.
Trois fois d'une impuissante ligue
Il rompt les superbes projets ,
Et la Victoire se fatigue
Asuivre les pas des Français ;
Mais l'or semé par l'Angleterre
De nouveau fait germer la guerre
Prête à hérisser les sillons ;
La Mort lève sa faulx barbare ,
Et la cruelle se prépare
A moissonner les bataillons .
Insensés , qui peut vous résoudre
A vous armer contre un héros ?
Quoi! vous sollicitez la foudre
Qui dort sous son aigle en repos !
Craignez d'irriter sa victoire ,
Rappelez à votre mémoire
Le sort des Titans révoltés ;
Folle entreprise ! le tonnerre
Dans les abymes de la terre
Les eut bientôt précipités.
Las du fardeau qui les écrase ,
Ils soulèvent leur frontbrûlé;
>
N2
196
MERCURE DE FRANCE ,
1
1
A
Etna que leur haleine embráse
Retombe , et la terre a tremblé.
Etna que la fiamme couronne ,
Du ciel menaçante colonne ,
Monte et blanchit au haut des airs ,
Tandis que sa bouche insolente
Vomit la vague étincelante
Qui court sur le flanc des hivers .
En vain d'une orgueilleuse cime
S'élance un déluge de feux ;
Soudain repoussés dans l'abyme ,
Ses flots grondent tumultueux.
Les fureurs du volcan s'apaisent ,
L'air s'épure , les vents se taisent
Devant le souverain des Dieux :
L'onde reconnaît son empire ;
La majesté de son sourire
Amis le calme dans les cieux,
Ainsi rappelant son tonnerre
César nous fait des jours sereins ;
Il a vu fuir l'horrible guerre
Devant ses regards souverains.
L'hymen qu'appelait l'espérance ,
L'hymen vient consoler la France
Qu'il met à l'abri des hasards.
La colombe tendre et fidèle
Du doux battement de son aile
Caresse les genoux de Mars .
L'horizon voilé sur nos têtes
Se dépouille d'un crêpe obscur ;
L'aigle français , roi des tempêtes ,
S'envole et lui rend son azur .
Superbe , il plane sur la terre ,
Il tient dans sa royale serre
Sonjeune aiglon , dont l'oeil hardi
S'essaye à la flamme éclatante
Qui tourne en couronne flottante
Sur le front brûlant du midi.
NOVEMBRE 1811 .
197
Et noi , dans mon noble délire ,
Impatient d'un long repos ,
J'aimais à chanter sur ma lyre
Etmapatrie et son héros ;
S'il approuve ma jeune andace ,
Je puis des hauteurs du Parnasse
Montrer ma gloire à l'univers ;
Oui , j'en accepte le présage .
Mon nom le suivra d'âge en âge ,
Etl'avenir dira mes vers .
O privilége du génie !
Par le souffle du tems jaloux
Sa splendeur n'est jamais ternie ;
Son feu sacré vít après nous :
C'est le prix flatteur que j'implore :
Il en est un plus doux encore;
Heureux qui sur ses cheveux blancs ,
Lorsque la tombe le rappelle ,
Porte la couronne immortelle
Etdes vertus et des talens !
4
T
Par J. B. BARJAUD (de Mont-Luçon ) .
!
ODE SUR LA MORT DU JEUNE DORANGE.
EN VAIN mes yeux levés vers la double colline
Cherchent le pin harmonieux
Qui beau de vingt printems croît , fleurit et domine
Sur le vallon silencieux.
Je prête en vain l'oreille à son léger murmure ,
Son léger murmure a cessé ;
De son frontdans les cieux je cherche la verdure ,
Son front des cieux est effacé .
Iln'est plus ! au vallon de sa tête muète
Dorment les débris jaunissans ;
D'un reptile rongeur la dent leute et secrète
Adévoré ses pieds naissans .
Ainsi, fils d'Apollon , de ta lyre divine
Je cherche les accords touchans ;
198 MERCURE DE FRANCE,
Mais humides encor du lait de Mnemosyne
Tes lèvres ont cessé leurs chants .
Que vois-je ? des humains ta lyre inaperçue (1)
Se détend sur ton lit de mort ;
Par l'exemple d'Orphée à son couchant déçue
Ta voix crut donc fléchir le sort ?
Le bruit affreux du Styx charme seul les oreilles
De l'impitoyable Alecton ;
La musique des vers , pénibles fruits des veilles ,
Ne fait plus qu'irriter Pluton.
Si l'amour des neuf soeurs affranchissait une ame
De la balance de Minos ,
La parque aurait compté plus de fils à ta trame
Que l'Hippocrène n'a de flots.
Hélas! à ton berceau ces nourrices fidelles
Vers la tombe suivent tes pas (2) ;
Tunaquis sur leur sein, tu t'endormis près d'elles
Dans la longue nuit du trépas.
L'esprit seul du vulgaire au nom de Rhadamante
Tremble et recule épouvanté ,
Mais la vertu du sage et s'allume et s'augmente
Par cette utile vérité :
Les biens sont dans la mort et les maux dans la vie ,
Depuis qu'un bras audacieux (3)
Anima de la flamme à l'Olympe ravie
L'homme possession des Dieux .
Est-ce un bonheur si grand aux enfans de Mémoire
De briller sur ce globe obscur ,
Et, riches de longs jours , de bâtir une gloire
Dans un avenir si peu súr?
(1) Son nom était peu connu.
(2) Quelques jours avant sa mort il fit ses adieux à la vie, pièce de
"
vers qui a été insérée dans le Moniteur.
(3) Prométhée.
NOVEMBRE 1811 .
199
Hélas! vainqueurs de l'or , du mépris , de l'intrigue ,
Et de leurs rivaux insultans ,
Peude chantres fameux ont pu vaincre la ligue
Des flots , de la flamme et du tems .
Si la nuit des Enfers tend ses horribles voiles
Sur les yeux des géans défaits ,
L'Elysée offre au juste un ciel et des étoiles
Dont l'éclat ne mourra jamais .
Là, le tendre Virgile introduit ta jeune ombre
Aux purs banquets des demi-dieux ;
Il sait que des chansons qu'il contait aubois sombre
Tu fus l'écho mélodieux (4) .
Là , le Tasse épuisant du vin incorruptible (5)
Lacoupe d'immortalité ,
Ý réserve à ta soif une goutte visible
Auxyeux de la postérité.
Monarque du festin le sublime Pindare
Met dans tes mains sa lyre d'or (6) ,
Il veut ouïr tes chants à ce héros si rare
Que la terre retient encor.
Sans regret , de ce monde , aux fêtes éternelles ,
Ombre heureuse , va te mêler ,
Et cours unir ta voix à ces voix immortelles
Que nul bruit ne pourra troubler .
DENNE BARON.
(4) Sa traduction des Bucoliques .
(5) Il a traduit aussi une grande partie de la Jérusalem : cette traduction
est inédite .
(6) Son Bouquet lyrique , il est composé de trois odes à Napoléon.
200 MERCURE DE FRANCE ,
LA LEÇON D'ASTROLOGIE ,
OU L'EXPLICATION DE LA COMÈTE DE 1811 .
Du riche météore admiré chaque soir ,
Monpère! quelle est donc la magique puissance?
Depuis qu'il embellit l'horizon de la France ,
Il semble du soleil agrandir le pouvoir :
Les frimas n'osent plus paraître en sa présence ;
Jadis signe de crainte , il ne l'est que d'espoir ;
Il épure le ciel , rend aux champs l'abondance :
Loin de le redouter , combien j'aime à le voir !
Ainsi parlait Daphnis , dont le plaisir extrême
Etait de contempler sous la voûte des cieux
L'étoile au front brillant , au sillon radieux.
Oui , mon fils , comme vous chacun l'admire et l'aime ,
Lui répond l'astrologne : il frappe tous les yeux .
La science sur-tout y découvre un emblême ,
En lettres de lumière écrit par le ciel même ,
Qui de notre bonheur instruira nos neveux.
Quand de l'astre éclatant réparateur du monde
S'approche avec amour l'étoile aux longs cheveux ,
De leur belle union l'influence féconde
Pour l'univers charmé double les jours heureux.
L'Astrologuedela vallée de Montmorenci.
ÉNIGME .
FAIT pour aller au fen , je le brave sans cesse;
Là , posté sur mon pied , je m'élève ou m'abaisse
Au gré de la société ,
Pour laquelle il parait que je fus inventé.
Parfois sous un autre costume ,
Placédifféremment , Chloë me prend en main ,
Me tourne et retourne sans fin ;
Pour l'amuser , moi j'ai coutume
De proposer rébus , charade , calembourg ,
Que sonesprit subtil devine tour-à-tour.
S ........
NOVEMBRE 1811 . 201
LOGOGRIPHE .
UTILE à ta faible existence ,
Avec cinqpieds , lecteur , je couvris ton enfance
Sitôt que tu parus à la clarté du jour.
Viensme décapiter , si tu veux , en retour ,
Me prouver ta reconnaissance ,
Immortelle et divine essence ,
J'habiterai soudain le céleste séjour.
B.
CHARADE.
SOUVENT le matin à la chasse
Je vais donner de mon premier :
Le soir , lorsque je me délasse ,
Je vais jouer à mon dernier.
Dans mon tout quand j'aurai ma plaçe
Plus de premier, ni de dernier.
Un Abonné.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est les quatre E.
Celui du Logogriphe est Cane , où l'on trouve : âne .
Celui de la Charade est Petoncle .
SCIENCES ET ARTS.
ÉTAT DES ARTS MÉCANIQUES DANS L'AMÉRIQUE
SEPTENTRIONALE .
QUOIQUE l'Amérique du nord ne puisse être comparée
à l'Europe sous le rapport des beaux-arts , de la littérature
et des sciences , elle fait cependant tous les jours de grands
progrès , se distingue sur-tout dans les arts mécaniques .
Les circonstances où se trouvent les habitans de cette
partie du Nouveau-Monde , ne leur permettent pas encore
de se livrer à la culture des sciences avec cet enthousiasme
et ce succès qui caractérisent et qui dénotent un peuple
parvenu à un grand degré de population , de richesses et
de civilisation . Les fortunes moins considérables qu'en
Europe , et disséminées plus également parmi les diverses
classes , l'esprit agricole et commercial , le besoin et la
facilité d'augmenter sa fortune , sont autant de causes qui
retardent les progrès des connaissances parmi ce peuple
nouvellement organisé.
Ce retard est plus apparent que réel , et il ne doit pas
être confondu avec cette espèce d'assoupissement et d'inertie
qu'on trouve encore chez quelques nations de l'Europe.
L'activité intellectuelle agit d'une manière bien sensible
chez les Américains du nord , mais elle se porte vers les
besoins les plus réels et les plus urgens. Un peuple naissant
et civilisé doit diriger ses premiers efforts vers les
objets susceptibles de contribuer plus immédiatement à
son existence , à son organisation sociale , à ses besoins
domestiques , agricoles et industriels .
C'està ces diverses causes qu'il faut attribner les applications
et les nouvelles découvertes qui ont lieu chaque
jour dans les Etats-Unis , principalement en mécanique.
On doit mettre à la tête des hommes qui se distinguent
dans cette carrière M. Robert Fulton , connu en France
par le séjour qu'il a fait à Paris il y a quelques années , et
plus encore par son système de canaux à plans inclinés ,
et son bateau à naviguer sous l'ean. On a vu à Paris les
modèles de l'un et de l'autre ; et M. Fulton a publié un
MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811. 203
ouvrage dans lequel il développe son système sur les
canaux , en démontre l'économie et les autres avantages .
Il a principalement cherché à faciliter les transports à travers
des pays montueux , et dans les circonstances où le
défaut d'une assez grande quantité d'eau ne permettrait pas
de former des canaux construits d'après les anciens principes:
idée d'autant plus ingénieuse que l'on peut appliquer
au profit de l'agriculture le surplus des eaux qui se
trouvent ainsi économisés . M. Fulton prouve qu'une
tonne qui coûte cent dollars de frais de transport sur les
routes ordinaires d'Amérique pour un espace de 300
milles , ne coûterait que trois dollars sur des canaux construits
d'après son système , dans le cas où le droit de navigation
n'excéderait pas la somme nécessaire à l'entretien .
Cet ingénieux mécanicien a aussi inventé une machine
à faire des cordes , mue par l'eau. Elle peut être placée
dans une chambre de quarante pieds en carré , et sert à
fabriquer des cordes et des cables de toute dimension ,
avec le secours d'un seul ouvrier. La corde sort de la machine
toute faite etdisposée en rond , de sorte qu'on peut
la transporter de suite dans un magasin. On construit
dans ce moment , à Baltimore , une machine sur ce plan .
M. Fulton est aussi l'auteur d'un moulin à scier et polir
le marbre , qui lui a valu une médaille à la Société d'encouragement
de Londres .
On lui doit enfin l'invention d'un bateau qui remonte
les rivières par le moyen de la pompe à feu de Watt et
Boulton . Ce bateau, long de 150 pieds et large de 16 , a
été construit à Baltimore. Il est mis en mouvement par le
moyen de deux roues correspondantes et agissant sur l'eau .
Cette belle découverte qui avait été jusqu'à
tentée en vain par un si grand nombre de personnes , a
complétement réussi entre les mains de M. Fulton . Il
suffit , pour être convaincu des grands avantages qu'on
peut en retirer , de savoir que ce bateau surpasse en
vitesse le mail- coach et les autres diligences de terre , et
qu'il navigue mieux que tous les bateaux ou packet-boats
qui se trouvent sur la rivière d'Hudson entre Newyorck et
Albany.
ce moment
DE LASTEYRIE .
1
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
-Un
COURS COMPLET DE RHETORIQUE ; par M. AMAR , professeur
d'humanités au Lycée Napoléon , et l'un des
conservateurs de la Bibliothèque Mazarine. Seconde
édition , avec des corrections et des additions .
volume in-8° , imprimé sur carré fin d'Angoulême.-
Prix , 6 fr . , et 7 fr. 50 c. franc de port ; le double en
papier vélin . A Paris , chez Hyacinthe Langlois ,
libraire pour la Géographie et l'Histoire , rue de Seine,
n° 6 , faub . Saint-Germain..
-
L'AUTEUR a pris pour épigraphe ces paroles de Quintilien
, qui expriment une pensée que l'on trouve aussi
dans Cicéron : Oratorem autem illum instituimus , qui
esse, nisi vir bonus , non potest. Ainsi son but est parfaitement
indiqué . S'il veut former des orateurs , il veut aussi
en faire des hommes probes . Il a donc regardé comme
utile de faire passer de la classe où il professe dans la
société , les leçons qu'il donne à ses élèves. Rien de
plus ordinaire que de voir des professeurs communiquer
ainsi au public leur méthode d'enseignement ; des professeurs
qui , comme lui , se chargent de nous montrer
les beaux endroits ( c'est l'expression adoptée ) des ouvrages
devenus classiques .
M. Amar convient qu'il doit beaucoup aux grands
critiques qui l'ont précédé. En nommant , après les
anciens , Rollin , Blair et Laharpe , il n'aurait pas dû
oublier l'abbé. Lebatteux , homme d'un extrême mérite ,
dont l'ouvrage qui n'est pas , je l'avoue , écrit d'une
manière très-piquante , contient des principes sains , et
fait voir par-tout une connaissance parfaite de l'antiquité
grecque et latine. On y trouve des morceaux de main de
maître , spécialement une analyse comparative d'Héraclius
et d'Athalie , ces deux chefs-d'oeuvre tragiques .
M. Amar , suivant le conseil donné par Fénélon dans
sa lettre à l'Académie sur l'éloquence , a préféré les
MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811. 205
exemples aux préceptes, et son cours est un tissu de
citations. Toutefois ses premiers chapitres offrent des
notions élémentaires. Il commence par la plus difficile
de toutes les définitions , celle du goût. C'est', dit-il , la
faculté de recevoir une impression de plaisir ou de peine
des beautés ou des difformités de la nature. Mais je vois
ici l'effet plutôt que la cause d'un sentiment exquis . II
serait malheureux que cette définition du goût , qui
n'apprend rien , fût blamée par le goût même dont il est
si difficile de poser les principes et d'analyser les jouissances.
Les vains efforts que l'on fait à ce sujet rappellent
l'ancien adage de l'école , qui les qualifie : obscurum
per obscurius . M. Amar est plus heureux quand
il traite du sublime dans les choses et dans les compositions
littéraires . Ici ses préceptes ont plus de précision ,
et ses exemples sont bien choisis. Il indique ensuite les
sources du beau et des plaisirs du goût ; mais ce qu'il
dit des scènes champêtres est loin de soutenir la comparaison
avec les admirables morceaux de ce genre que
l'on trouve dans les Etudes de la nature , de M. de Saint-
Pierre. Celui-là est peintre ; oui , la plume qui traça les
tableaux des Etudes, et les sites de l'île où Virginie fut
élevée près de Paul , est un véritable pinceau .
Le chapitre cinquième traite du style en général et de
ses qualités , de l'harmonie imitative , de celle du style ,
des figures en général , et de celles qui appartiennent
spécialement à l'éloquence. On trouve dans tous ces
exposés , les bons principes ,une doctrine saine , du goût ,
de la vérité , et de grandes autorités faites pour appuyer
les maximes . En tout cela rien de neuf : ces choses sont
par-tout ; mais c'est beaucoup de les présenter dans un
bon ordre et avec clarté .
Le chapitre huitième nous fournit une remarque sur
les citations qui doivent être exactes et fidèles. M. Amar
ne peut l'ignorer, et c'est sans doute par erreur typographique
qu'on lit dans la citation d'un vers d'Athalie :
Vous rappelant un jour que caché sous ce lin.
Le grand prètre Joad dit à Joas enfant :
Vous souvenant , mon fils , que caché sous ce lin.
206 MERCURE DE FRANCE,
Le livre second commence par un bon exposé des
principes et des devoirs de l'éloquence : suit une histoire
abrégée de l'éloquence chez les anciens et les modernes
. Les réflexions sur les causes des succès et de la
décadence de l'art oratoire à Athènes , à Rome , et chez
nos contemporains , sont neuves , judicieuses et profondes
. La comparaison de notre éloquence avec celle
des Grecs et des Romains , avec celle des insulaires nos
voisins , est juste et instructive , balançant très-bien le
mérite et les défauts des uns et des autres .
Le livre troisième a pour objet les trois genres principaux
de l'éloquence qui éclate dans les trois tribunes : la
tribune politique , la tribune du barreau , et la tribune
sacrée. Dans la section qui traite de la tribune politique
, l'auteur caractérise fort bien Démosthènes et
Cicéron , ainsi que le mérite oratoire des historiens
anciens . Au sujet de l'éloquence politique des Français ,
M. Amar parle des grands talens qu'on vit malheureusement
briller dans nos états-généraux , de l'éloquence ,
qu'il fallait nommer brutale et funeste , de Mirabeau ,
de celle de son adversaire M. le cardinal Maury , plus
digne d'un grand succès .
En parlant de la tribune du barreau on donne une analyse
très-bien faite des harangues d'Eschine et de Démosthènes
pour et contre Ctesiphon. Les orateurs du barreau
français , Le Normant et Cochin, d'Aguesseau et Séguier,
obtiennent ici le tribut d'éloges qui leur est dû .
La section troisième concerne la tribune sacrée. On
s'attend bien à y voir paraître et briller Bourdaloue et
Cheminais , Bossuet et Massillon , mais est-il juste de
n'avoir pas nommé Segaud , Mascaron ,et aussi quelques
prédicateurs plus modernes qui méritent d'être lus ?
Le chapitre qui traite de l'éloquence des SS. PP. est
court pour un aussi grand sujet , et il est dépourvu de
citations qui , pour les autres orateurs , sont si longues
et si multipliées .
Le genre démonstratif est l'objet de la quatrième section
. L'auteur y traite des panégyriques , et nous fait
connaître les éloges de Socrate , de Démosthènes , de
Pompée , de César et de Trajan , le panégyrique de
NOVEMBRE 1817 .
207
Louis XV par Voltaire , son éloge funèbre des officiers
morts dans la guerre de 1744 , le genre de l'éloge funèbre
, en général et en particulier , les oraisons funèbres ,
comparées , de Bossuet , de Fléchier et de Mascaron .
La tribune académique occupe l'auteur dans la cinquième
section. Il y cite la défense de Fouquet par Pélisson
, les discours académiques de Racine , de Voltaire
et de Buffon , les éloges composés par Fontenelle, et quelques
mots ou phrases précises prononcées par des généraux
à la tête des armées , et valant au moins de longues
harangues . Ici on verra avec grand plaisir l'analyse d'un
excellent discours du père Guénard sur l'esprit philosophique.
Enfin l'on aperçoit dans cette galerie de
portraits la figure boursouflée de Thomas qui est jugé
sévèrement , mais sans injustice. Nous croyons devoir
remarquer que le mot très -plaisant qui caractérise si bien
le style hydropique de ce déclamateur , gulithomas , que
cemot, qui exprime parfaitement un nouveau genre de
galimathias , n'est point de Voltaire , mais de l'abbé
Arnaud.
Le livre quatrième , plus court que les autres , et qui
(on ne sait trop pourquoi ) n'offre aucune citation d'écrivains
français , traite de la disposition oratoire ou de
l'ordre mécanique du discours . L'auteur applique les
principes établis dans ce livre au plaidoyer de Cicéron
pour Milon; mais il aurait dû ajouter que nous n'avons
pas cette harangue telle qu'elle fut prononcée. Cicéron ,
toujours avide de gloire , la retoucha , et la changea tellement
, que son client , exilé à Marseille , auquel il
l'envoya , lui répondit : Ah! Cicero , si sic egisses , Milo
barbatulos pisces Massiliæ non ederet.
Tous les gens de bien et de goût applaudiront aux réflexions
que fait dans son livre cinquième M. Amar ,
touchant l'éloquence des livres saints dont l'improbation
et le mépris ne peuvent naître que de la corruption des
moeurs , du goût et de la morale. Ici l'on fait remarquer
dans les écrivains sacrés les figures , les beautés morales ,
philosophiques et oratoires , les beautés de détail et de
de sentiment. Les exemples sont encore très-bien choisis
, ainsi que leurs imitations par quelques-uns de nos
208 MERCURE DE FRANCE ,
poëtes; mais il en est une dont la critique injuste pourra
déplaire : c'est le cantique d'Ezéchias par J. B. Rousseau
, vrai chef-d'oeuvre , honneur de lapoésie française ,
etdont on ne peut dire que du bien.
L'ouvrage que nous annonçons est terminé par des
notes sur M. de Laharpe , sur M. de Châteaubriant , sur
M. Delille et ses ouvrages . M. Amar , après avoir donné
de justes éloges à M. de Châteaubriant , craint , avec
quelque raison , que son style brillant ne trouve de mauvais
imitateurs ; car on peut imiter la diction , mais non
pas le génie. Quant aux défauts des deux autres écrivains
M. Amar ne nous paraît pas toujours avoir mis le doigt
dans la plaie . Laharpe n'avait point l'ame tendre ; pour
être poëte il lui manquait le sentiment qui fut le génie
de Racine . Son style était pur , clair et froid comme l'eau
immobile d'un lac. A la fin de sa vie , la religion toucha
son coeur , attendrit sa pensée , et lui fit produire quelques
bons morceaux qui ne se ressentaient point des
glaces de l'âge , et qui sans doute auraient été suivis de
plusieurs autres si la mort ne l'eût ravi. Quant à M. Delille
, nous trouvons qu'il en a très-justement apprécié
le talent aussi brillant que varié ; mais peut- être auraitil
pu s'arrêter plus long-tems sur le danger de vouloir
l'imiter . De son école sont sortis des élèves qui , si on les
avait laissé faire , eussent accéléré la décadence de la
langue et du goût.
Nous finissons par recommander aux jeunes gens la
lecture du Cours complet de rhétorique . M. Amary montre
partout un grand désir d'être utile , avec les connaissances
, le goût et les talens nécessaires pour accomplir ce
grand oeuvre.
D.
NOVEMBRE 1811 . 209
"
SEINE
L'ASTRONOMIE , poëme en quatre chants ; par P. PH GUDIN, Correspondant de l'Institut. Nouvelle édition DE LA
A Paris , chez Firmin Didot , imprimeur- libraire pour les mathématiques , l'astronomie et la marine , rue Jacob . Un vol . in-8° .
SUITE ET FIN DE L'EXTRAIT (1) :
"
L'ARGUMENT du quatrième chant n'est pas long: Etat
du ciel , audace de l'homme ; mais on voit combien ce
double champ est vaste , et ce n'est pas trop d'environ
trois cents vers pour le parcourir. L'état du ciel , où
beaucoup de détails sont rendus avec présicion et
vérité , est précédé d'une assez longue discussion métaphysique
, et mêlé de quelques tirades épisodiques ,
qui y sont un peu gratuitement rattachées. Je ne sais
par exemple , si les satellites de Jupiter et de Saturne
amenaient nécessairement une tirade sur les inconvéniens
de la grandeur , sur l'amour de la solitude , sur le
plaisir d'y vivre avec une douce compagne , à qui on ,
fait remarquer les beautés de la campagne et les richesses
de la terre et du ciel . Ce morceau , en lui-même
bien , il annonce dans l'auteur des goûts aussi sains que
ses idées en général sont justes ; mais il rappelle un peu
le mot si connu du critique par excellence : Non erat
his locus.
est
Pour ménager une opposition , l'auteur fait précéder
son morceau sur l'audace de l'homme curieux et amoureux
des découvertes , par le tableau de l'indolence et
de la nullité présomptueuse d'un de ces hommes qui
croient que l'univers entier est fait pour eux et daignent
à peine y jeter leurs regards . Tout cela tient au sujet par
des liens trop faibles pour ne point paraître un véritable
hors -d'oeuvre . Il n'est pas douteux que ce morceau ne
fût aussi bien placé dans un poëme sur quelqu'une des
sciences naturelles autres que l'astronomie ; c'est dire
(1) Voyez le Mercure du 28 septembre.
5.
cen
:
)
210
MERCURE DE FRANCE ,
assez que le poëme de l'astronomie pouvait se passer de
cet ornement.
La partie de ce quatrième chant , vraiment inhérente au sujet , est une espèce de revue que l'auteur fait de l'état du ciel. Il y définit et y place convenablement
chacune des planètes qui roulent àdifférentes distances
autour du soleil , centre commun de tout notre système. Mais quatre nouvelles planètes découvertes en peu d'an- nées , le font douter que le nombre en soit encore
complet :
Mais ai-je tout compté ? mais puis-je être assuré
Qu'un meilleur télescope , un oeil mieux éclairé ,
Sondant des vastes cieux les profondes retraites,
N'apercevra jamais que ees onze planètes ?
Ce nombre est-il prescrit ? Ai-je atteint et pu voir
Le terme où du soleil s'arrête le pouvoir ?
Mais ce n'est pas assez de tous ces globes assujétis à des
courses régulières . Il en est dont la marche plus libre
échappe aux calculs de la science et paraît faire excер- tion aux lois générales de l'univers ; ce sont les comètes .
L'apparition prolongée d'un de ces phénomènes célestes
qui occupe en ce moment l'attention publique, m'engage
à citer , préférablement à tout autre passage descriptif , ou, si l'on veut, technique , celui dont ils sont l'objet.
Le soleil , qui retient onze globes captifs ,
Compte d'autres sujets plus nombreux , plus actifs ,
Poursuivant toujours seuls leur marches indiscrètes .
Vers lui de tous côtés s'élancent des comètes .
Le ciel est en tous sens à leur gré parcouru ;
Et sur notre horizon plus de cent ont paru.
Leur orbite s'alonge au loin dans l'étendue ;
La plus timide seule est encor revenue.
Plus d'une , du soleil osant braver les traits
Fond légère et rapide , et tombant tout auprès ,
Tourne autour de son disque en se parant d'aigrettes ,
Puis s'échappe et remonte au-delà des planètes.
Sans doute que son cours n'est point illimité ,
Que le soleil l'arrête en son immensité ;
Mais elle semble aller dans sa longue carrière
Dequelque autre soleil emprunter la lumière.
NOVEMBRE 1811 . 11
Monesprit, indigné qu'elle échappe à mes yeux ,
Admire en frémissant la profondeur des cieux.
Comètes, si long-tems la terreur de la terre ,
Votre aspect nous est-il funeste ou salutaire ?
Courez-vous du soleil alimenter les feux ?
Ou rajeunissez-vous les mondes déjà vieux ?
Quels sont vos habitans ? Pourquoi , quand votre audace
Vous porte à traverser les déserts de l'espace ,
Quand des rayons du jour la mourante clarté
Vous laisse si loin d'eux fuir dans l'obscurité
Pourquoi n'avez- vous pas le moindre satellite ?
Votre marche en un cercle est-elle circonscrite ? etc.
,
Ces derniers vers gagneraient à être resserrés , et
quelques-uns à être plus poétiquement écrits ; mais ils
présentent sous la forme de questions les opinions
diverses que les savans ont eues sur les comètes . Newton ,
par exemple , croyait qu'elles s'absorbent dans le soleil ,
et Buffon qu'elles jaillissent de son sein , etc. M. Gudin
termine un petit traité curieux sur la pluralité des mondes
, qu'il a placé à la suite de ses notes , par des conjectures
sur l'espèce d'habitans que les comètes peuvent
avoir , car il se persuade qu'elles sont habitées , ainsi
que toutes les planètes . « J'aime à croire , dit-il , que
les comètes sont habitées , et je pense que leurs animaux
different plus de ceux des planètes que les habitans des
planètes ne diffèrent des nôtres.-La proximité et l'éloignement
où elles sont alternativement du grand astre
qui éclaire et qui échauffe toutes les planètes , exigent
que leurs habitans ne soient susceptibles ni du chaud , ni
du froid , ni de la lumière , ni de l'obscurité.-La chevelure
, la queue et les aigrettes qu'elles prennent quand
elles approchent du soleil , indiquent qu'il se fait à leur
surface , et peut-être jusqu'à leur centre , des changemens
prodigieux . Il paraît que tantôt tout y est en combustion
, et que tantôt tout y est dans le calme le plus
approchant de la parfaite stabilité . Aucun être vivant
et sensible , même aucun être organisé à l'instar de ceux
de la terre , ne pourrait subsister avec de telles alternatives.
Nous ne connaissons que la matière privée de la
vie et de toute organisation à qui toute manière d'être
-
02
212 MERCURE DE FRANCE ,
-soit indifférente.-Si cependant la nature qui fait voler
les oiseaux dans l'air et respirer les poissons sous les
ondes , qui donne au pétrel la faculté de poursuivre
tranquillement, sa proie au milieu des flots en fureur ,
avait créé des étres intelligens et constitués assez fortement
pour subsister sans peine au milieu des variations
inconcevables du climat des comètes , quels admirables
aspects , quelle diversité le ciel ne leur présenterait-il
pas ? Quelle prodigieuse instruction ne trouverait- on pas
dans leurs annales astronomiques ? »
Toutes ces suppositions idéales sont bonnes dans un
poëme et dans les notes d'un poëme. Celles queM. Gudin
ajointes au sien , ne sont pas la partie la moins importante
de son travail. Dans quelques-unes , il ne fait
qu'éclaircir ou soutenir les expressions dont il s'est servi
dans son texte , mais dans la plupartil donne des expli- .
cations et des instructions qui ne pouvaient entrer dans
ses vers , et ce sont de petits traités ou théoriques , on
historiques, sur divers objets relatifs à l'astronomie , qui
complètent l'instruction ou satisfont la curiosité. La
note 6 du troisième livre , qui contient un résumé des
deux voyages astronomiques de nos savans français
dans le dix-huitième siècle , l'un au cercle polaire et
l'autre àl'équateur, offre dans peu d'espace deux tableaux
du plus grand intérêt. Celui que présente la note gest
plus intéressant encore , ou du moins d'un intérêt plus
général ; ce n'est plus seulement la France qui envoie ses
astronomes , en 1761 , observer le passage de Vénus sur
le disque du soleil , ce sont toutes les nations policées de
l'Europe ; une seule observation à faire met toute l'astronomie
européenne en mouvement , et la dissémine àla-
fois dans toutes les parties du globe .
Dans la note 3 du quatrième livre , l'auteur explique
et soutient par une discussion métaphysique , qui a le
double mérite de la concision et de la clarté , ce vers de
son poëme :
L'espacé est infini , le tems est éternel ,
vers qui semble impliquer une double contradiction
NOVEMBRE 1811 . 213
quand on regarde l'espace et le tems comme l'opposé
de l'infini et de l'éternité ; mais ce n'est pas ainsi que
M. Gudin les considère. L'espace , dit-il , est infini et le
tems est éternel , parce que l'un et l'autre ne sont rien ;
la matière est bornée , parce qu'elle est quelque chose .
Il s'attache sur-tout à démontrer la partie de sa proposition
qui regarde l'espace. Sa méthode est celle des
définitions exactes : c'est la bonne. « Il est indubitable ,
dit-il, que l'espace , l'étendue , le vide, sont des mots qui ,
lorsqu'on les prend dans une acception générale , deviennent
à-peu-près synonymes de néant, et représentént
l'immensité qui contient tous les corps et qui est par con--
séquent infinie. L'espace , proprement dit , est cette partie
du néant dans laquelle nage la matière. Le vide est la
partie de l'espace contenue entre les masses matérielles .
L'étendue est la partie de l'espace qu'on peut mesurer
par la géométrie entre les masses de la matière , ou qu'on
peut supposer à l'aide de l'imagination. Le néant existerait
seul sans limité et sans bornes , si la matière n'existait
pas . Il embrasse , il enveloppe l'assemblage entier
del'univers , et s'étend au-delà sans limite ; car iln'en peut
avoir , il est seul infini . Quelques personnes ont peine
à concevoir que l'espace ou le néant qui environne tous
les corps , tous les globes de l'univers , soit infini ! Mais
qu'est-ce qui le bornerait ? etderrière ces bornes , quelles
qu'elles fussent , ne trouverait on pas encore lespace ,
levide , le néant ?
Les notes proprement dites sont suivies de deux dissertations
ou essais philosophiques , l'une sur la pluralité
et la diversité des mondes, l'autre sur l'antiquité de
la terre. Dans le premier , l'auteur , comme on la déjà
vu , ne metplus en question si toutes les planètes sont
Habitées . Fontenelle en 1686 , etHuyghens en 1698 ont
épuisé cette matière , et n'y ont plus laissé de doutes ;
mais il examine de quels'êtres les différens mondes doivent
être peuplés ; il croit ces êtres les uns fort au-dessus
les autres fort an-dessous de notre faible intelligence;
ét passant en revac tous les globes , y compris le soleil ,
et même les comètes , il conjecture d'après leur constitution
apparente , et les sortes d'atmosphères dont ils
,
214 MERCURE DE FRANCE,
1
peuvent être pourvus , quelles doivent être les facultès ;
les habitudes et les idées de leurs habitans .
Dans la seconde dissertation , il interroge sur l'antiquité
de la terre toutes les sciences l'une après l'autre ;
l'astronomie , l'histoire , la physique , la botanique , l'histoire
naturelle , les arts , font tour- à-tour leur déposition
dans cette espèce d'enquête . « Il me semble , conclut
l'auteur , qu'après avoir entendu le rapport unanime de
toutes les sciences et de tous les arts , l'immense antiquité
de la terre devient aussi incontestable que son mouvement
autour du soleil . Aucune école de théologie ne
nie aujourd'hui ce mouvement ; et bientôt elles ne pourront
nier que la création du monde ne soit aussi ancienne
que toutes les sciences l'attestent. La vérité triomphe
'de tout à la longue. Le tems lime insensiblement les
chaînes dont l'ignorance avait garrotté la pensée , et contraint
les plus obstinés à se rendre à l'évidence . »
En général , la manière de philosopher de M. Gudin
est saine et ferme. Il sait douter quand la raison prescrit
le doute ; quand la raison et l'expérience lui font voir
une vérité comme démontrée , il la prend et la donne
pour telle . Son ouvrage a été durement traité dans quelques
journaux. N'en est-ce point là la cause , plutôt que
certaines expressions de sa préface , et certains défauts
de son poëme ? Ces défauts cependant sont assez nombreux
; le plus grand et le plus habituel est , selon moi ,
la faiblesse de style et le peu de couleur poétique : il me
serait trop aisé d'en donner ici des exemples ; mais si
l'on considère la difficulté du sujet , proportionnée à son
importance , la nouveauté dont il était dans notre langue,
et les améliorations considérables que le poëme a reçues
dans cette seconde édition , ne doit-on pas espérer
qu'avec de nouveaux soins M. Gudin parvienne à nous
donner sur ce beau sujet un poëme didactique qui joigne
à l'exactitude , à l'ordre et à la clarté , l'agrément dont
ce genre austère est susceptible ? et si cette espérance
est fondée , si les efforts déjà faits annoncent qu'elle
peut être remplie , quel est le véritable ami des sciences
etde lapoésie , qui ne doive des encouragemens à l'au
NOVEMBRE 1811 . 215
teur plutôt que ces critiques dures et chagrines qui ôtent
le pouvoir de perfectionner un ouvrage , et le désirmême
d'y revenir ? GINGUENĖ .
RÉFLEXIONS SUR L'AMITIÉ .
Tour être vivant a des forces bornées : mais cette limite
des facultés qui , dans les animaux , ne produit généralement
que l'impuissance , devient presque toujours chez
Thomme une véritable misère. Ses passions lui font connaître
l'indigence au milieu des biens superflus ; elles lui
font éprouver de la tristesse et une sorte de désespoir dans
les succès les plus imposans .
C'est à de tels êtres que l'association convient : elle est
utile chez plusieurs aninaux , elle semble nécessaire à
T'homme .
Si deux hommes sont unis , les besoins de tous deux ne
sont pas plus grands à quelques égards , que ne le seraient
ceux d'un seul , et leurs forces sont supérieures aux forces
de deux hommes séparés . L'union fait plus , quand elle
est parfaite ; elle satisfait tous les désirs , elle simplifie
tous les besoins , elle prévient les voeux de l'imagination ,
elle remplace tous les biens ; c'est un asile toujours ouvert ,
une fortune devenue constante , une prospérité immuable.
Ainsi la misère de l'homme fait que l'amitié lui est
propre, et l'étendue de ses désirs la lui rend presque indispensable.
C'est parce qu'il se connaît , qu'il cherche un
ami ; parce qu'il s'aime lui-même, il s'attache à ce qui n'est
pas lui.
Rienn'est désintéressé dans l'homme ; si l'on supposait
en lui quelque chose de désintéressé , cela ne serait pas
humain. Tout ce que peuvent faire et l'homme prudent,
et l'homme vertueux , c'est d'associer leurs semblables à
eux-mêmes , ou de concilier les intérêts des autres tems
avec ceux du tems présent. Divers actes d'amitié sont désintéressés
; mais l'amitié toute entière et considérée dans
ses causes , dans ses fins , dans son cours général , ne
peut être qu'un produit de l'intérêt mutuel . Un ami s'oublie
souvent en agissant pour son ami , mais ce n'est que
dans ses propres besoins qu'il faut chercher la cause première
de cette amitié. Ceci ne détruit ni les actions généreuses
, ni les grands sacrifices , ni l'héroïsme même de
216 MERCURE DE FRANCE ,
:
l'amitié . Pour 'jouir d'une sécurité durable , nous sommes
convenus qu'au besoin l'un des deux s'exposerait , se sacrifierait
pour l'autre. Celui qui ayant joui d'un tel avantage ,
ne remplirait pas ces conditions quand le moment en est
venu , serait un homme abominable . Nous les remplissons,
volontiers , et avec une sorte de joie , car les anciens plaisirs
de cette union nous ont rendu cette autre partie de
pous-mêmes aussi chère que la première : puisqu'il faut
que l'une périsse pour l'autre , ce qui est resté de personnel
dans nos affections , c'est-à-dire , le soiu de notre dignité
individuelle , veut que nous nous montrions dignes de la
confiance générale qu'on avait en nous , et que nous remplissions
l'engagement tacite que nous avons certainement
contracté . Ce principe vertueux qui soutient secrètement
nos propres intérêts , ne permettrait pas que la bassesse de
notre conduite humiliat celuidont l'estime se confond avec
l'estime que nous faisons de nous -mêmes .
L'amitié est tellement un résultat de l'intérêt personnel ,
que deux amis brouillés se reconcilient et deviennent intimes
dans un lieu désert. Les circonstances qui les sépa
raient ne sont plus ; les intérêts accidentels ont cessé de
les diviser , les intérêts communs à tous les hommes les
unissent.
Puisque l'homme , n'ayant d'autre fin connue que lui
même , ne fait aucun effort qui, dans son intention du
moins , ne tende à son propre bien , soit par des voies
directes , soit par des voies déguisées , l'amitié ne pord
rien de sa grandeur pour être soumise à la loi qui embrasse
toutes les choses humaines , et, comme le dit Cicéron
c'est , après la sagesse , le premier bien de l'homme sur la
terre. Le premier après la sagesse , car , bien que les sages
soient seuls de vrais amis , il peut arriver néaninoins qu'ils
vivent sans amitié ; mais quiconque est fait pour être ami
est déjà sage , ou du moins aspire à l'être , et par conséquent
ne saurait se passer de sagesse. Il faut à la foule des
affaires et des danses; il faut à de certains hommes la
sagesse d'abord , et ensuite l'amitié .
L'amitié réelle ne convient qu'aux hommes vertueux ,
l'amitié parfaite ne convient qu'au sage. L'amitié dans toute
son étendue exige une ame qui commande à ses passions :
celui-là seul peut se donner entiérement qui se possède
lui-même; ainsi quiconque n'a pas cette force , quiconque
n'est pas vertueux se montrera tôt ou tard indigne de
L'amitié ; il en sentira peut- être la force , mais il n'en aura
NOVEMBRE 1811. 217
...
pas la constance , et n'en connaîtra point la sainteté. Pour
concilier le devoir immense de l'amitié avec les autres
devoirs de la vie sociale qui , moins étendus peut-être , ne
sont pas moins sacrés , il faut une connaissance profonde
et sur-tout impartiale des choses et des hommes , il faut
ungrand esprit d'ordre et un sentiment exact des convenances
morales ; l'amitié dans sa perfection n'appartient
donc qu'au sage . D'autres hommes sont savans , d'autres
voient juste , ou sont doués d'un admirable génie ; mais
le sage seul pressent d'assez loin les conséquences des
choses, en regardant d'un oeil égal tout ce qu'il peut apercevoir.
Si plusieurs ont autant de sagacité , dejustessen
même de profondeur , le sage est le seul qui observe habituellement
l'ensemble , et qui voie chaque chose telle
qu'elle est , en la considérant toujours à sa place dans
l'universalité des êtres .
Te manque-t- il une seule vertu , renonce à l'amitié ,
disait l'école de Pythagore . En effet , celui qui ne réunit
pas les qualités essentielles n'est point un sage. Le sage a
des faiblesses et des imperfections , mais il n'a point de
défauts constans . La même école a défini l'amitié , le lien
de deux ames vertueuses : cette définition serait insuffisante
pour l'amitié parfaite , qui veut que l'on joigne à
lamour du devoir un caractère magnanime et les inclinations
des sages . Il ne suflit pás d'être exempt du trouble
des grandes passions présentes , il faut encore sentir le
prix de la paix de l'ame , et aimer par-dessus toute chose
la vie simple et naturelle .
« Les hommes les plus extrêmes , dit Vauvenargues ,
ne sont pas les plus capables d'une constante amitié. On
ne la trouve nulle part si vive et, si solide que dans les
esprits timides et sérieux dont l'ame modérée connaît la
vertu ; car elle soulage leur coeur oppressé sous le mystère
et sons le poids du secret , détend leur esprit , l'élargit , les
rend plus confians etplus vifs , se mêle à leurs amusemens,
à leurs affaires et à leurs plaisirs mystérieux ; c'est l'ame
de toute leur vie . "
Cette sympathic des sentimens et des idées , cette uni
formité dans les principes de conduite et dans la manière
de juger des choses , cet accord ne serait bien connu qu'a
près un long tems ; mais on le devine en quelque sorte
dans les détails de la vie, et l'on peut le pressentir aussitôt
dans la familiarité. Celui qui n'est pas ton ami au troisième
repas , disaient les Pythagoriciens , ne le sera jamais.
218 MERCURE DE FRANCE ,
(
Cette union inviolable , cette jouissance réservée aux
ames les plus faibles , appartient-elle également à toutes les
saisons de notre vie , subsiste-t- elle sans s'affaiblir , tandis
quetout le reste change ous'altère dans cette durée illusoire
qui n'est qu'une succession de ruines ? Des moralistes out
observé que le sentiment actif de l'amitié ne prend point
naissance au milieu de nos jours , et que trop souvent même
on le voit s'éteindre à cette époque où l'homme semble
s'isoler à mesure que ses liens avec la société générale
s'étendent et se multiplient. Combien cette vie que nous
nous sommes faite paraît différer de notre destination première
! Ces liens innombrables affaiblissent les liens les
plus précieux, et notre vaine inquiétude épuise l'activité
naturelle . Au milieu de cette industrie soucieuse excitée par
les passions , par les affaires , par les habitudes de la société,
l'art paisible , le grand art d'aimer et de vivre , est
pour jamais oublié .
Mais le charme de l'existence se maintiendra dans les
coeurs que la folie des passions n'aura pas desséchés , et
l'homme sage qui se refuse à ces mouvemens stériles_ne
verra point s'éteindre en lui les affections heureuses. Les
difficultés , les entraves qui ont pu suspendre l'action de sa
pensée, n'en ont que faiblement diminué la puissance , et
le malheur qui souvent l'a empêché de suivre ses penchans ,
ne luia pbaass ôté le besoin d'une amitié parfaite. L'occasion
peut en être refusée à l'homme de bien, mais jusqu'au dernier
moment il n'en perd ni le désir , ni la force .
L'amitié réelle suppose une ame détrompée que les passions
n'agiteront point , et les amis sûrs sont ceux chez qui
le sentiment de l'ordre remplace l'instinet passionné. Le
commun des hommes ou ne sent jamais tout le prix des
biens véritables , ou ne le sent que dans la maturité de la
vie ; mais ceux-là sont formés plus particulièrement pour
l'amitié qui n'attendent point la lente expérience , et qui ne
sauraient être séduits à aucun âge par des prestiges vulgaires
. Plutôt capables d'amitié , ils en éprouvent mieux
aussi le véritable besoin . L'incertitude ou le découragement
pourraient affaiblir celui qui , n'étant point abusé par les
aveugles fantaisies du coeur , ne voit dans les choses que ce
qu'elles contiennent : un ami lui devient nécessaire , soit
pour le dédommager de la perte de quelques songes qui
peuvent bercer doucement les autres hommes , soit pour
soutenir son courage et pour prévénir la lenteur naturelle
NOVEMBRE 1811 . 219
d'une ame qui n'a plus de désirs impétueux et qui peut-être
n'a plus d'espérances .
Quelle que soit la prudence ou la fermeté d'un homme ,
quelle que soit même sa puissance , se flattera-t-il d'être ce
que nuln'a encore été , se suffira-t-il à lui-même ? Dénué
de tout appui , subsistera-t-il jusqu'à son dernier jour sans
erreur et sans tristesse ? Lors même que la fortune le conduit
, ne lui manque-t-il plus rien , ne lui faut-il pas alors
quelqu'un, qui le retienne? Si je le suppose grand seulement,
je veux qu'un homme libre sache lui dire dans l'occasion,
surge carnifex; et s'il est grand et vertueux ,il aura
besoind'un ami qui le console sur le trône du monde , ou
qui peut-être l'avertisse que son fils doit être un Commode .
Qui remplira la solitude de ses palais? Qui interrompra le
silence d'une cour tumultueuse? Il ne trouvera que de maladroits
valets qui , en voulant faire tout à son gré , ne lui
procureront pas une émotion douce , et qui , à force de lui
plaire, le fatiguerontsans cesse;jamais il n'aura le bonheur
de rencontrer quelqu'un avec qui il puisse parler comme
unhomme parle à un homme .
L'amitié , ainsi que toute autre affection généreuse ,
comme l'amour de la patrie , ou l'amour filial , n'appartient
dans sa plénitude qu'aux ames qui sont pénétrées en quelque
sorte du sentiment de l'ordre et des convenances morales.
Quiconque n'est pas soumis à l'ordre , et reste capable
de suivre volontairement quelqu'autre loi , ne pourra jamais
aimerprofondément que lui-même ; n'ayant à d'autres
égards que des intentions passagères , il cédera souvent à
la voixdeson intérêt particulier , seule inclination constante
de son faible coeur .
L'amitié semble exiger plus particulièrement encore que
toute autre habitude vertueuse l'élévation et la force de
l'ame; les devoirs ordinaires sont prescrits , il faut consacrer
à les remplir ce degré d'énergie que la plupart des
hommes paraissent avoir ; mais on s'impose volontairementles
lois de l'amitié , elles demandent des facultés surabondantes
, et l'on ne se charge d'un fardeau si mâle que
quand on se sent des moyens assez grands pour le porter
noblement.
Epictète dit avec raison que si l'on connaît d'autre utilité
que la justice , il n'y a point d'amitié , car l'animal se porte
tout entier là où il voitson bien. En effet, si deux hommes
voient leur bien dans les objets des passions , ils ne seront
d'accord que pour des projets illicites , en sorte que
220 MERCURE DE FRANCE ,
nous les appellerons des complices , non des amis , et cet
accord même ne sera pas durable , parce qu'il n'est pas de
la nature des passions de ne point changer : mais s'ils considèrent
la justice avant tout , ils n'ont et n'auront qu'un
même objet , l'harmonie subsistera donc entre eux . Cette
harmonie se perpétuera d'autant plus facilement que l'amitić
sera pour eux un très -grand moyen d'atteindre à ce qu'ils
se proposent , et de se perfectionner tous les jours. C'est
le vraissennssdumot sublime attribbuuéé àPythagore : Trouve
un ami , avec un ami tu pourras te passer des Dieux (1 ).
L'amitié qui suppose l'amour de la vertu, en facilite l'exercice
: deux amis désirant la sagesse , l'obtiennent infailliblement
; soutenus l'un par l'autre , ils marchent d'un pas
( La suite à un prochain Numéro. )
là
assuré.
VARIÉTÉS .
CHRONIQUE DE PARIS..
-
MOEURS , USAGES , ANECDOTES . Ce qui se passe , soit
dans les environs , soit à une certaine distance de la capitale,
n'est pas sans intérêt pour l'observateur , et les moeurs ainsi
que les usages des départemens qui environnent cette ville
immense ont avec elle plus de liaison qu'on ne l'imagine.
On trouve souventen provincele motde l'énigme qu'on cherchait
à Paris ; et vice versa. Qu'il nous soit donc permis de
rendre compte d'une petite excursion faite à cent lieues du
centre des arts et des plaisirs ; car c'est ainsi que l'on est
convenu d'appeler Paris : passe pour les arts ; il n'est , je
pense, ancun lieu du monde qui le lui dispute : mais pour
les plaisirs , la sage Providence en a mis par-tout. Un des
(1) Lois de Pythagore , nº 90 ; à la suite des Voyages de Pythagore.
Je sais que ce recueil de lois n'est pas authentique , du moins
dans toutes ses parties : mais de quelque part que viennent ces sentences
, c'est le sens qu'elles renferment qui importe essentiellement.
Il enestde celacomme des fables laissées par les anciens , et de plusieurs
excellens proverbes de toutes les nations . J'ai fait une sorte de
choix de quatre à cinq cents maximes dans plus de trois mille cinq
cents que ce recueil contient, et que je crois pouvoir attribuer du
moins à l'école de Pythagore.
NOVEMBRE 1811 . 221 1
Paris. -
:
plus vifs , dans ce bas monde , est de revoir sa patrie après
une longue absence . Je le savourai ce plaisir délicieux dans
toute sa plénitude; mais le lendemain de mon arrivée , je
vis ce que c'était.... qu'une petite ville. Je sors : une foule
de curieux m'entourent. Tous parlent à la fois : chacun me
faitun conte à dormir debout, en terminant son récit par
cette question , est-ce bien vrai ? Je pensai que l'on croyait
que j'avais fait le tour dumonde et que l'on me demandait
des nouvelles de Monoinatapa. -Mais j'arrive de Paris
répondais-je; j'en suis parti avant-hier . C'est ce qu'il
nous faut.-Et de recommencer les relations les plus incroyables
des faits les plus absurdes passés au milieu de
Pas un mot de vrai , m'écriais-je avec l'air de la
stupéfaction .- Monsieur est bien mystérieux , disait l'un.'
-Îl croit être un personnage important , parce qu'il habite
Paris, disait le second.-C'est un badaud , criait le troisième.-
Vous me prouvez que les badauds ne sont pas
tous dans la capitale.-Débarrassé de cette troupe impor
tune, je cheminais lestement pour éviter de pareilles rencontres.
J'aperçois une dame qui jadis donnait le ton à la
ville.Elle était alors jeune , belle , riche et coquette. Jeu
nesse et beauté avaient disparu de concert. Le dépit remplaçait
la coquetterie , et l'avarice concentrait la fortune à
qui l'amour des plaisirs permettait autrefois de paraître . A
cet amour succédait , non cette piété douce et tolérante qui
fait aimer la religion , mais cette dévotion farouche qui en
est l'effroi. Instruit de ce changement, je crus que MmeG.
sortait de l'église près de laquelle je la rencontrai , et je
pensai qu'il n'y avait point d'inconvénient à le lui faire entandre
.-Fi donc ! monsieur , pour qui me prenez-vous ,
me dit Mme G. , avec l'air du mépris et l'accent de la colère .
Tout abasourdi , je m'interrogeai pour savoir quelle si
grande sottise on commettait en demandant à une dévote ,
si elle venait de la messe. Cette recherche m'occupa vainement.
Le soir un prédicateur qui , en passant par la ville ,
avait été prié , sur la renommée dont il jouissait, de faire
entendre la parole divine , devait prêcher pour la fête patronale.
La curiosité me conduisit au temple , comme bien
d'autres . Je jette les yeux de tous côtés pour apercevoir
M G. Elle n'y était pas . Ni messe , ni sermon , me
disais-je en moi-même; voilà une singulière dévote ! - Le
lendemain il n'était bruit que des talens oratoires du prédicateur.
Sachant que M. de D... tenait autrefois un rang
distingué dans la ville; qu'il avait eu , même comme offi-
-
:
1
222 MERCURE DE FRANCE ,
1
cier de recrutement , une espèce de réputation , je crus ,
n'ayant rien à lui dire , devoir lui demander son avis sur
le sermon de la veille .-Vous vous adressez mal , me
répliqua-t-il d'un air piqué , je ne vais point à l'église; vous
devriez le savoir.-Cette réponse me parut d'autant plus
extraordinaire que l'on m'avait appris que M. de D. s'était
converti . Il me semblait bizarre qu'on ne pût parler d'office
ni de sermon à des dévots . Je sus bientôt que M G.
et M. de D. se plaignaient amèrement de moi et en des
termes qui pouvaient faire croire que j'avais commis envers
eux quelque grossièreté. Enfin , un ami me tira de peine.
-Vous avez , me dit- il , commis une double maladresse
eu parlant de culte et de religion , précisément aux deux
personnes de la ville à qui l'on n'en doit point parler. La
première , de femme galante est devenue dévote. Elle ne
fréquente aucune église ; elle ignore le nom du curé de sa
paroisse; mais elle pratique , dans sa maison , tous les
exercices les plus minutieux de la religion et n'en omet
aucun , médit le soir de son prochain , joue toute la nuit
et friponne au jeu ; elle est dissidente ; M G. doit toujours
jouer un rôle . M. de D. vise à un autre but. N'ayant
qu'une très -modique fortune , il a désiré de l'augmenter;
pour yparvenir il fallait faire des dupes ; pour faire des
dupes il faut des gens crédules . Il s'est donc attaché à
ces ames timorées que leur ombre effarouche , et qui ont
toujours quelque capitulation à faire avec leur conscience.
De recruteur qu'il était , il est devenu directeur de dévotes.
Mais il recrute toujours , il n'a changé que de régiment.
Bref, M. de D. est dissident; son cabinet est devenu un
oratoire ! et Folard exilé s'est vu remplacé par Pontas .
-
Les méchans prétendent que M. de D. dicte à ses dévotes
leurs testamens , qu'il a soin de ne pas se faire
onblier , et que s'il attend , il ne perd pas pour attendre.-
M. de D. et Mme G. sont donc du même parti ? Point
du tout , ils se mangent l'ame et se damnent mutuellement.
Monsieur dit que madame veut faire oublier sa jeunesse
; Madame prétend que monsieur tâche , au nom du
ciel , de raccommoder, ses affaires .- Pauvre humanité à
qui il faut de la dissidence ! ...
- On parle d'une Histoire du Journalisme ; si le mot
est nouveau , la chose ne l'est pas , quoique l'invention des
journaux soit moderne. Mais leur influence n'a pas été
douteuse à différentes époques , particulièrement sur la
littérature. On peut donc les considérer sous plusieurs
NOVEMBRE 1811 . 223-
rapports ,
et leur historien trouverait facilement des maté
tiaux pour former un volume. Au lieu d'être un livre de
plus fait avec des feuilles qui ne devaient leur existence
qu'à d'autres livres , cet ouvrage pourrait offrir l'examen
d'une question qui n'est pas sans intérêt. Sera-t-elle traitée
dans le Journalisme ? N'est-ce qu'une revanche ,
qu'une récrimination faite par un auteur encore tout
meurtri du fouet de la critique ? C'est ce que nous saurons
unjour.
-On attend avec impatience l'Art poétique de M. Dorat-
Cubières-Palmézeaux. En se rappelant les ouvrages de
ce nouveau législateur du Parnasse , ses opinions , ses succès
ou ses chûtes , on peut faire quelques conjectures
plausibles sur les préceptes qu'il doit donner et sur les
modèles qu'il veut offrir à la jeunesse. Ce sera d'abord le
patron qu'entre tant d'autres il s'est choisi ; cepoëte dont
lamuse si proprette et si musquée , ressemble , par là
même , si peu à celle du nouveau Dorat : ce sera le
fécond , l'inépuisable Rétif qu'une femme d'esprit appelait
le Jean-Jacques des Ruisseaux. Voilà les deux bases
autour duquel l'auteur saura grouper avec art , d'autres
écrivains qui , pour être inférieurs en mérite à ces deux là ,
n'enméritent pas moins une place distinguée dans la poétique
de M. Palmézeaux .
-On assure que quelques personnes bien intentionnées
voulaient faire réimprimer un vieux livre ascétique connu
sous ce titre : la clé du Paradis ; mais qu'elles ont renoncé
à ce projet , parce qu'on leur a représenté que la clé n'allaitplus
à la serrure.
-On a publié en Allemagne les Principes fondamen- .
taux de l'Arithmétique de la Vie humaine; et un nouveau
journal intitulé , les Flambeaux. On n'en vivra pas plus
long-tems , et l'on n'en verra pas plus clair; mais il y a des
gens pour qui c'est une occupation agréable que de passer
tems à savoir combien on a de tems à vivre , quoiqu'en
dépit de leur calcul , ils arrivent au jour ne croyant être
qu'à la veille.
-Dans une séance de la Société de Médecine de Copenhague
, le professeurBang a lu un mémoire sur la Circonspection
des Médecins en conversation . Beaucoup de
malades n'aiment point le médecin qui se tait. Il leur faut
au moins une ordonnance , n'eût-elle pour objet que de
faire avaler un verre d'eau. Le docteur le plus habile , s'il
a'est unpeu causeur, n'obtiendra que de faibles succès, et
224 MERCURE DE FRANCE ,
pour son intérêt, il vaudrait mieux que l'art de guérir fût,
plutôt que la conversation ,l'objet de sa circonspection.
On répète aux Français une pièce nouvelle intitulée
P'auteur etle Critique. On soupçonne que le premier fait
faire patte de velours au second.
-Dans un nouveau recueil de mélanges , M. Kotzebue
fait un parallèle entre plusieurs personnages célèbres qui
n'avaient qu'un oeil . On en aurait encore trop si l'on était
obligé de tout lire .
-L'apparition de la comète vient de faire reparaître
au grand jour une brochure qui fut publiée en 1785 , et
dura moins qu'elle.Elle est intitulée : Théorie des Comètes ,
pour servir de système de l'électricité , suivie d'une lettre
critique sur l'Attraction . Notre comète s'éclipsera avant
que l'on connaisse la théorie qui la concerne et les lois auxquelles
elle est assujétie . Cependant l'astronome qui le
premier l'a signalée au monde savant , M. Fiaugergues
vient de publier des observations d'après lesquelles , dans
510 ans , les arrière-petits-neveux de nos petits- nevenx
auront l'espoir , si Dieu leur prête vie , de voir cet astre que
nous devons regreter , puisqu'il n'est pas douteux que nous
lui deyons la douce température du mois d'octobre. Il est
justede rappeler les observations de M. Flangergues : ."
« La comète , dit-il , que j'ai découverte le 25 mars der
nier dans le Navire que j'ai observé jusqu'au 29 mai ,
revue le 18 août dans la constellationdu petit lion , et qui
dans le moment actuel excite si vivement la curiosité du
public , me paraît être la même qui parut anmois de septembre
1301 ; du moins les élémens que j'ai trouvés pour
la comète de cette année représentent parfaitement les observations
faites par les astronomes chinois en 1301 , et
qui sont rapportées dans le manuscrit du père Gaubil. Il
est heureux que nous ayons ces observations , car on ne
peut rien conclure des notices que les historiens européens
nous ont laissées sur cette comète; elles sont obscures et
contradictoires , et dans ce siècle où brillaient tant de docfeurs
en toutes facultés , angéliques , subtils , irréfragables
, etc. etc. , il ne s'en est pas trouvé un seul qui ait pu
nous tracer , même grossiérement , la route de cette comète.
>>Suivant cette observation qui me paraît bien fondée ,
la révolution de cette comète serait d'environ 570 ans , en
sorte qu'elle pourrait reparaître vers l'an 2321. Son orbite
est une ellipse dont le grand axe est de 127,5 , et le petit
axe 22,8 , etc. n.
NOVEMBRE 1811 . 225
SPECTACLES . - Théâtre de l'impératrice . - Je voudrais
18
bien mm'expliquer un
suite le témoin. Comment se fait-il que la troupe italienne
dans laquelle on trouve tant de talens recommand bles
exécute l'opéra de Don Juan avec moins d'ensemble que
ne le fait une troupe d'Italie ou d'Allemagne du second
phénomène dont j'ai été cinq fois đoà LÀ
ordre?
Un de nos critiques , qui , pour se faire remarquer, naurait
pas besoin d'affecter autant d'originalité dans ses oop
nions , a assuré ses lecteurs , en rendant compte de cet
ouvrage , que Gluck était sur son déclin , et que Mozart
perdrait beaucoup de sa réputation, parce que la première
représentation de Don Juan n'avait pas tout-à-fait répondu
à l'attente du public. Que le critique se rassure, la réputation
de Mozart est établie sur des bases trop solides pour
sonffrir la moindre atteinte de la faible exécution d'un de
ses nombreux chefs- d'oeuvre . La réputation de Mozart est
universelle comme son génie , il a composé dans tous les
genres , et dans tous il s'est montré supérieur. Il faut
s'abstenir de toutes réflexions sur le poëme , quoique le
fond soit calqué sur le Don Juan français , mais les em-,
bellissemens qu'on a cru devoir y ajouter, l'ont rendu
méconnaissable dans l'opéra italien . Je ne citerai qu'un
seul des nombreux changemens qui ont été faits : on a
retranché le rôle du père ; dans la pièce française ce qui
condamne Don Juan, ce sont les paroles affreuses qu'il
adresse à son père : Mourez quand vous voudrez . Sans ,
cette horrible ingratitude envers l'auteur de ses jours , le ,
reste de sa conduite , qui n'est pas cependant trop régulière
, ne mériterait pourtant pas que le ciel, pour le punir,
permît le renversement des lois de la nature ; et si le feu
du ciel consumait tous ceux qui trahissent ou multiplient
leurs sermens ,
Jupiter exiguo tempore inermis erit.
Le Don Juan de Mozart , regardé comme l'un de ses
meilleurs ouvrages , jouit depuis long-tems de l'estime:
qu'ilmérite. On ne sait ce qu'il faut admirer le plus dans
cette belle production , ou de la pureté et de la mélodie
du chant , ou de l'expression forte et dramatique des morceaux
d'ensemble , ou des savantes combinaisons des instrumens
qui produisent des effets si pittoresques dans l'or-
P
SEINE
226 MERCURE DE FRANCE ,
১
chestre; et que l'on ne croie pas que cette partie , quoique
écrite d'une inanière harmonieuse et détaillée , nuisejamais
au chant principal ; ce faisceau d'harmonie qui s'élève de
l'orchestre , soutient le chant de l'acteur et ne le couvre
jamais. Mozart me paraît , en un mot , avoir résolu dans cet
ouvrage le problême si difficile de l'union de l'harmonie
avec la mélodie .
Tachinardi a un talent trop vrai pour être déplacé dans
aucun rôle ; cependant celui de Don Juan me paraît peu
lai convenir; je n'ai pas retrouvé dans l'expression qu'ily
met , cette facilité , cette pureté de sons que l'on admire
dans l'opéra de la destruction de Jérusalem .
Dona Elvire est une femme outragée et abandonuée par
Don Juan , et Mlle Néri représente ce personnage avec
calme :je rends justice au talent de cette cantatrice , mais
elle devrait animer son chant , et faire ensorte que les paroles
de son rôle, ne soient pas en opposition parfaite avec
son expression . Mme Barilli a mérité , aux premières représentations
, les mêmes reproches que Mlls Néri , mais à
présent elle rend avec vigueur le rôle de Dona Anna.
Barilli représente bien Leporello . Mme Festa est charmante
dans le rôle de Zerline; la nature de son talent l'appelle
particulièrement à chanter la musique gracieuse et expressive.
Angrisani représente le commandeur avant et après sa
mort; avant d'être tué par Don Juan , il ne paraît que pour
se battre avec lui et expirer sous ses coups ; mais après sa
mort son rôle devient important; il agit bien plus ; il a à
chanter plusieurs morceaux qui , par leur couleur particulière
, exigent une voix aussibelle que celle de cet acteur.
Porto joue et chante le rôle de Mazetto de manière à
faire regretter qu'on ne l'entende pas plus souvent .
Je ne conçois pas pourquoi l'administration a confié le
rôle de Don Octavio à Benelli ; je ne veux pas lui refuser
le mérite de tenir tant bien que mal sa partie dans un morceau
d'ensemble ou dans un choeur ; mais il me paraît
manquer des qualités nécessaires pour remplir d'une manière
satisfaisante un rôle qui , sans être le premier de
l'ouvrage , occupe aussi souvent la scène . J'ai admiré encore
àcette occasion l'indulgence de notre public de Paris pour
lés étrangers : je mets en fait que si un acteur français se
hasardait sur la scène de l'Opéra ou sur celle de Feydeau
avec aussi peu de moyens que Benelli , on le recevrait de
manière à lui ôter toute envie de reparaître une seconde fois .
NOVEMBRE 1811
227
Procès-verbal de la séance publique de la Société d'Agriculture
, Commerce , Sciences et Arts du département
de la Marne , tenue à Châlons , le 18 août 1811 .
LE 18 août 1811 , la Société d'Agriculture , Commerce , Sciences
et Arts du département de la Marne a tenu sa séance publique dans
le grand salon de l'Hôtel-de-Ville de Châlons , sous la présidence de
M. le préfet , baron de Jessaint , officier de la Légion-d'Honneur, et
en présence d'un grand nombre de citoyens .
M. Turpin , juge au tribunal civil , président annuel , a ouvert la
séance par un discours à l'honneur des guerriers français morts en
défendant la patrie. - Après avoir développé les avantages de la
force publique , il a parlé des vertus qu'exige la profession militaire ;
il n'a pas dissimulé lesprivations et les dangers qui l'accompagnent ,
mais il a montré à côté les honneurs et la gloire qui en sont le prix ;
il a raconté plusieurs traits qui attestent le courage , la patience et le
dévouement du soldat français , et qui prouvent que le sentiment de
T'honneur où ils ont pris leur source est inhérent au caractère national
, et ne peut qu'être exalté par l'institution de cette Légion
composée de tant de héros. Parmi les guerriers morts aux champs
de la victoire , il a nominé un grand nombre de ceux qui appartiennent
au département de la Marne ; il a cité plusieurs actions par
lesquelles ils se sont illustrés , et a félicité leurs parens d'avoir donné
lejour à des citoyens aussi recommandables , dont l'exemple doit
enflammer les jeunes gens qui veulent se distinguer dans la carrière
brillante des armes. Enfin l'orateur a évoqué les ombres des guerriers
morts endéfendant la patrie , et leur a montré la récompense de leur
dévouement dans le bonheur et la gloire de l'Empire français.
M. Dupuis , secrétaire , a présenté le compte sommaire des travaux
de la Société pendant le cours de cette année. Au nombre de ces
travaux , on doit placer l'examen auquel elle a soumis une nouvelle
charrue- semoir qui lui a été adressée par M. Goret, propriétaire à
Dormans , et les essais répétés qu'elle a faits de cette charrue comparativement
avec la manière ordinaire de semer ; lesquels essais ont
donné un résultat avantageux .
Le secrétaire a parlé des expériences de la Société relativement
aux plantes fourragères propres à former de bonnes prairies naturelles
et artificielles , ainsi que par rapport aux différens engrais . Il
a cité le Mémoire d'un associé correspondant , sur la découverte
d'uneterre sulfureuse qui est de nature à servir d'engrais , et les tentatives
d'un autre associé correspondant , pour la destruction des
insectes ennemis de la vigne:
L P2
228 MERCURE DE FRANCE ,
Il a présenté le tableau rapide des plantations exécutées dans plusieurs
parties du département par des membres de la Société.
Il a parlé successivement de la fabrication du sucre de raisin par
unmembre de la Société , des expériences qu'elle a faites pour s'assurer
de la nature et des propriétés de divers sirops de raisin fabriqués
dans le département; des soins qu'elle a donnés et qu'elle continuera
de donner à la culture du pastel et de la betterave ; d'une
machine à cylindre destinée à nétoyer le blé carié , et de fourneaux
économiques qui ont mérité l'attention de la Société .
Il a donné l'analyse de quelques Mémoires de membres titulaires
et d'associés correspondans , sur différens objets d'économie rurale ,
de commerce , de sciences et de littérature.
M. Vanzut a lu des Réflexions sur les progrès des sciences et des
arts . Il a représenté l'homme renfermant en lui le germe de tous les
talens et le désir de les étendre sans cesse ; près d'atteindre à la perfection
, et soudain précipité de cette hauteur par quelque grande
catastrophe ; tour-à-tour fier de ses progrès et honteux de sa dégradation
morale , mais faisant bientôt de nouveaux efforts pour agrandir
la sphère de ses connaissances .
C'est aux troubles politiques que l'auteur attribue la décadence
des sciences et des arts à certaines époques . Par la raison des contraires
, il prédit , à ces nobles objets de l'étude de l'homme , les
progrès les plus étendus sous un gouvernement juste , appréciateur
des talens et des connaissances , et dont la main ferme et puissante
saura étouffer les semences des discordes civiles , et conquérir une
paix extérieure , solide et durable .
Après avoir rendu hommage aux vertus du chef de l'Empire , il
parle de l'heureuse naissance du roi de Rome , qui a comble de joie
tous les eoeurs français , et qui , consolidant les fondemens d'un trône
appuyé sur la justice et les lumières , présage à la France les plus
belles destinées , et aux sciences et aux arts une éclatante protection ,
source des plus heureux efforts .
Dans une notice sur M. De Juigné , chanoine du chapitre impérial
de Saint- Denis , ancien évêque de Châlons-sur-Marne , et prési-,
dent de l'Académie de cette ville , ancien archevêque de Paris
M. Perin a retracé les vertus publiques et privées de ce prélat , quia
laissé de son zèle pour l'instruction de la jeunesse , de sa piété édifiante
, de son active charité , de l'aimable simplicité de ses moeurs ,
un souvenir qui ne s'effacera jamais .
M. Leblanc a lu un rapport sur les travaux agricoles de Mme la
comtesse d'Harvilie , à Arzillières , tels que l'établissement d'une
ferme expérimentale , le desséchement de marais et leur chargement
NOVEMBRE 1811 .
229
en prairies , une grande quantité de plantations , l'entretien de superbes
troupeaux , et une culture très- variée et très-florissante .
M. de Villarsy a offert à l'assemblée des observations sur les avantages
que retirerait le département de la Marne de la culture plus
multipliée du châtaignier , de l'épicea , du hêtre , etc. , espèces d'arbres
qui croissent dans les terrains les plus maigres ; il indique let
moyens de former des pépinières de ces arbres , et de prévenir les
accidens dont le hêtre n'est pas exempt.
M. de Villarsy recommande encore aux soins des amateurs et des
pépiniéristes le vernis du Japon , dont la végétation est aussi prompte
que vigoureuse , même dans les sols arides , et le cytise des Alpes où
faux ébénier qui réussirait dans le département , comme le prouvens
déjà quelques expériences.
Ces diverses lectures ont été entremêlées de morceaux de musique ,
exécutés par MM. les Elèves de l'école impériale d'arts et métiers , qui
ont aussi fait entendre , avec ce talent agréable et précieux qu'on leur
connaît , une cantate sur la Naissance du Roi de Rome .
M. le Président annuel a ensuite proclamé les sujets de prix.
La Société avait proposé , pour le concours de 1811 , la question
dumeilleur système d'irrigation à introduire dans le département de
la Marne ; mais'n'ayant reçu qu'un mémoire après le terme du concours
, et considérant que les personnes qui auraient pu concourir
n'ont pas eu le tems suffisant pour traiter cette question , qui a été
annoncée très - tard dans les journaux , elle la propose de nouveau
pour 1812 , en ces termes :
Quels seraient les meilleurs systèmes d'irrigation à introduire dans
le département de la Marne , suivant la nature et la situation des différens
sols ?
Les concurrens indiqueront les machines et les divers moyens dont
onpeut faire usage , et en feront l'application aux eaux courantes ,
pluviales et souterraines .
Lemémoire qui a été adressé à la Société restera pour le concours .
L'auteur pourra , sous la même devise , y faire les additions et les
changemens qu'il croira convenables .
Elle propose pour la même année cette question :
Quels seraient les moyens d'accroître , dans le département de la
Marne , lafabrication de ses chanvres , dont la plus grande partis
s'exporte brute ? Quels genres de fabrication seraient les plus avantágeux?
Ces prix, consistant chacun en une médaille de la valeur de mille
grammes d'argent , seront distribués dans la séance publique qui se
Sendra le dimanche d'après la Saint-Napoléon 1812.
230 MERCURE DE FRANCE ,
1
La Société distribuera dans la même séance des médailles d'encouragement
à chacun des deux propriétaires ou fermiers qui auront cultivé
avec succès la plus grande quantité de betteraves à sucre.
Elle propose pour 1813 la question suivante :
Quelle est la cause de la maladie des vins connue vulgairement sous
le nom de graisse ? Quels seraient les moyens de prévenir cettemaladie?
Quels seraient ceux de la guérir ?
Le prix sera une médaille de mille grammes d'argent.
La Société continuera de décerner , en 1812 et en 1813 , une médaille
à l'auteur du meilleur tableau statistique d'un canton du département
de la Marne , à l'exception de ceux de Marson et de Suippes
qui ont été traités . Les personnes qui ne pourront donner des détails
que sur quelques communes d'un canton , sur une seule même , sont
invitées à les adresser à la Société , qui les recevra avec reconnaissance
et les mentionnera honorablement.
Les ouvrages sur les deux premières questions et les tableaux statistiques
qu'on voudra faire admettre au concours prochain , devront
parvenir (frane de port) au Secrétaire de la Société , avant le premier
juillet 1812 ; et les mémoires sur la troisième question , et les
tableaux statistiques qui n'auront pas été adressés avant le premier
juillet 1812 , devront être adressés pour le premier juillet 1813. Се
terme est de rigueur. Les auteurs mettront en tête de leurs ouvrages
une épigraphe qu'ils répéteront dans le billet cacheté où seront leur
nom et leur demeure. Les membres titulaires sont seuls exclus de ces
différens concours .
La séance a été terminée par la distribution que M. le Président a
faite des médailles d'encouragement , et par la proclamation des mentions
honorables , dans l'ordre suivant :
La Société avait proposé une médaille d'or de 200 fr. pour celui
qui fabriquerait avec le moins de frais , et avec le plus de suceès ,
une quantité de sucre de raisin qui ne pouvait être moindre de 50 kilogrammes
, et dont les échantillons devaient parvenir à la Société avant
le premier mars de cette année. Personne n'a répondu précisément à
cet appel ; mais considérant que ceux qui avaient fabriqué du sirop de
raisin , avaient servi utilement le commerce de vins du département ,
et qu'ils contribuaient à la diminntion de la consommation du sucre
de canne , ce qui a été le principal objet de la Société dans l'ouverture
de ce concours , elle a accordé une médaille d'or de la valeur de 100 fr .
à MM. Adrien et Jouron, qui, dans le terme fixé pour le concours ,
ont fabriqué en commun , avec beaucoup de succès , la quantité de
1880 kilogrammes de sirop de raisin.
Elle regrette de ne pouvoir disposer d'un second prix en faveur
NOVEMBRE 1811 . 231
de M. Pointe-Bertrand. d'Arise , qui a aussi fabriqué avec succès
1200 kilogramines de sirop de raisin.
Elle a eru devoir aussi mentionner honorablement MM. Deschamps ,
pharmacien . Robinet , propriétaire à Epernai , et Mathieu , chirurgien
à Vitri- le-Brûlé, qui se sont livrés aux mêmes travaux avec
plus ou moins de succès .
Elle a décerné une médaille de première classe àMme la comtesse
d'Harville , pour les travaux agricoles extrêmement utiles qu'elle a fait
exécuter à Arzillières ;
Une médaille de seconde classe à M. Joseph Bocquet de Reims ,
qui a planté vingt- cinq mille pieds d'arbres dans un terrain négligé ,
situé près d'un des faubourgs de cette ville ;
Unementionhonorable à M. Nicolas Bliard,de Vienne-le-Chateau
, qui a couvert de bouleaux environ trente hectares d'un mauvais
terrain;
Une médaille de première classe à M. Dez- Cartier , de Joncherysur-
Suippes , pour l'intelligence avec laquelle il élève depuis plusieurs
années jusqu'à huit et neuf cents ruches d'abeilles ;
Une médaille de première classe à M. Normand , ancien chirurgienmajor
des armées , demeurant à Courtisols , pour un tableau statistique
du canton de Marson ;
Une pareille médaille à M. Hubert , chirurgien à Somme-Suippes ,
pourune Topographie du canton de Suippes .
La Société a adopté la rédaction du présent procès -verbal , et a
arrêté qu'il serait imprimé et adressé à S. Ex . le Ministre de l'Interieur
, à M. le Préfet , au Conseil général du département , aux
Autorités constituées , aux Sociétés correspondantes , et distribué
ses Membres tant associés que résidans .
Pour extrait conforme au registre des délibérations :
TURPIN , président ; DUPUIS , secrétaire .
Prix proposé par la Société académique des Sciences ,
Belles-Lettres et Arts de Besançon , pour le 14août 1812 .
La Société académiqué des Sciences , Belles-Lettres et Arts de Besançon
, décernera . le 14 août 1812 , une médaille d'or de la valeur
de 200 fr .. à l'auteur du meilleur Bloge historique de M. l'abbé Millot.
Les concurrens ne mettront point leurs noms à leurs ouvrages ,
mais seulement une sentence ou devise à leur choix. Ils la répéteront
dans un billet cacheté,qui contiendra leur nom et leur adresse.
Les auteurs adresseront leurs ouvrages , franc de port , à M. le secrétaire
perpétuel , avant le rer juin 1812 .
L'étendné des discours serade trois quarts d'heure de lecturé , saus
ycomprendre les notes.
Arrêté,enséance générale. le 8 août 1811 .
Signé , J. J. ORDINAIRE , président. GRAPPIN , secrét. perp .
POLITIQUE.
Les dernières relations des événemens de l'Amérique
méridionale nous présentaient Monte-Video armé coutre
Buenos -Ayres , et cette ville elle-même attaquant la première
, toutes deux échangeant leurs forces et s'assiégeant
mutuellement , la première dans la partie del'ancienne Espagne
soutenue par le vice-roi Ellio , la seconde arborant le
drapeau de l'indépendance sur les rives de laPlata, comme
il l'est sur le golfe du Mexique . Le 15 août, l'escadre de
Monte-Video a fait une démonstration, sérieuse contre
Bućnos -Ayres , des bombes ont été jetées dans la vilte qui
fut exposée au feu pendant deux heures. Le trouble était
extrême ; des pourparters furent entamés , mais ils n'enrent
aucun résultat : on s'attendait à voir recommencer le feu ,
mais au grand étonnement de laville elle- même , les bâtimens
ennemis se retirèrent. Dans les premiers jours d'août
Ellie a fait faire de nouvelles ouvertures à la junte , il paraît
qu'il doity avoir une conférence entre deux commis
saires de la junte et deux du vice-roi à bord du Nereus .
Le parti de l'indépendance était contenu au Pérou par le
vice-roi de Lima ; mais la province d'Arequippa a pris le
parti de Buenos-Ayres. Fa cour du Brésil a offert ses services
à Ellio ; celui-ci les a jugés suspects et dangereux . 11
a refusé des secours trop considérables , et n'a reçu qu'un
nombre d'hommes trop petit pour parler en maître après.
avoir été auxiliaires .
Dans l'Amérique du Nord les armemens et les mesures
deprécaution et de défense continuent avec la plus grande
activité : les Anglais ont multiplié leurs actes d'hostilités
contre le commerce , et la guerre est regardée comme inévitable
. Il est reconnu et de là déclaré que dans l'affaire
entre le Président et le Little-Belt ce sont les Anglais qui
ont été , en pleine paix , les agresseurs . L'Amérique entière
approuve la conduite de son commodore , et la vengeance
de son insulte est le sentiment national. Les Américains
établis en Angleterre assiégent les navires expédiés pour
les Etats-Unis , et retournent dans leur patrie , où ils rappartent
leurs fortunes et leurs établissemens .
MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811. 233
Le ministre qui doit reporter à la cour de Palerme les
dernières volontées des alliés propriétaires de la Sicile est
parti. Son départ de Londres pour Palerme avait été annoncé
par l'autorité militaire anglaise comme liée à des circonstances
d'un grand intérêt politique; son retour était
aussi annoncé comme prochain. Il faut donc attendre pour
voir de quelle manière seront reçues les applications de
la théorie politique du Star, et les définitions du pouvoir
royal appliquées par les Anglais au souverain qu'ils défendent
, à-peu-près comme pourrait le faire un ennemi de ce
souverain qui joindrait l'insulte à l'agression , et l'usurpation
à la perfidie.
Rien enAllemagne , rien de relatif à la guerre sur le Danube
et aux affaires de la diète de Hongrie , qui porte à-lafois
le caractère de l'intérêt et de l'authenticite .
Les derniers événemens de la guerre d'Espagne , la retraite
de lord Wellington, la levée din siége de Ciudad-
Rodrigo, les progrès du maréchal Suchet dans le royaume
de Valence , l'inutilité de toutes les diversions tentées
pourdistraire les corps d'armée principaux de leurs opérations
, sont connus , avonés en Angleterre , et les propres
aveux de lord Wellington y donnent lieu à des plaintes
amères de la part de ces hommes de bon sens dont nous
disions naguères que l'Angleterre abonde , hommes que
tous les artifices ministériels ne peuvent séduire , et qui
n'ont pour base de leurs jugemens politiques que la carte
du théâtrede la guerre etle cours du change de l'Angleterre
avec l'étranger. Le Morning-Chronicle écoute souvent les
raisonnemens de cette classe , et s'en rend aujourd'hui le
fidèle interprète dans les termes suivans :
«On a reçu des dépêches de lord Wellington . Elles ne
peuvent manquer d'ouvrir les yeux au public sur les chances
désespérées de la guerre que nous soutenens . Il est impossible
à tout homme raisonnable de résister à l'évidence de
la vérité que le noble lord dévoile avec candeur aux yeux
de sonpays : c'est que , malgré tous les renforts qu'a reçus
S. S. , elle est hors d'état de lutter avec les Français .
Mylord avoue de bonne foi que l'ennemi lui avait si complétement
dérobé ses préparatifs , ses mouvemens , ses
plans et le nombre de ses troupes , qu'il s'était vu dans la
nécessité de réunir toute son armée pour observer l'ennemi
de ses propres yeux. Voilà bien le spectacle le plus dispendieux
qui ait jamais été imaginé pour satisfaire la vue
d'un individu. Quel art dans les dispositions de l'ennemi !
34 MERCURE DE FRANCE ,
18
quelle profondeur dans ses manoeuvres , puisque notre
grand général a été obligé de réunir toute son armée pour
Le rreecconnaître !et , malgré cela , l'adresse de l'ennemi à
cacher ses projets l'a empêché de deviner le point sur lequel
les Français devaient s'avancer pour l'attaquer ; il n'a pas
même pu réussir à mettre sa cavalerie en contact avec la
leur. Ainsi donc l'Angleterre a été dégarnie de toutes ses
troupes , et notamment de sa cavalerie , dont il reste à
peine quatre régimens dans toute la Grande-Bretagne : et
cependant les mouvemens de l'ennemi dans l'emploi de la
sienne étaient si rapides , que notre infanterie a été exposée
à une charge sur trois des faces de l'un de ses carrés .
>LordWellington mérite cependanntt qu'on lui sachegré
d'avoir évité une bataille ; car la plus belle victoire n'aurait
pu compenser la perte de 6 à 7000 hommes qu'il aurait
éprouvée pour la remporter : tel est le désavantage de cette
lutte insensée , au soutien de laquelle notre population ,
le soin de notre prospérité intérieure et la liberté de notre
constitution nous rendent peu propres . Les militaires les
plus distingués ont constamment prédit ce qui est arrivé.
Ces prédictions , ces alarmes , ces plaintes , ne sont
que trop justifiées par le tableau suivant ; c'est un officier
de l'armée anglaise qui le trace dans une lettre de Rovina ,
d'une date récente.
"Presque toute la route depuis Lisbonne jusqu'ici offre
une scène de misère et de dépopulation. Le dernier état
des hommes hors d'état de combattre était de 17,000 et de
- 700 officiers , nombre effrayant . Le rr régiment a la moitié
de son monde à l'hôpital. On s'attend à une attaque contre
le pont de bateaux que nous avons eu tant de peine à construire
à Villa-Felha, sur le Tage. Si ce pont était détruit ,
nous nous trouverions coupés de nos immenses magasins
d'Abrantès . Nous avons reçu hier l'ordre d'envoyer nos
malades sur les derrières , et de prendre avec nous pour
trois jours de biscuit et de riz , afin d'être prêts à marcher
au premier moment. Notre fourrage consiste en joncs
et en paille , qu'il faut aller quelquefois chercher à deux
Jienes. "
Voici les dernières relations officielles publiées par le
Moniteur sur la suite des événemens de cette guerre .
Au midi , la petite colonne que commande le général
Castanos , du côté d'Albuquerque , avait cru pouvoir profiter
de l'éloignement de l'armée de Portugal , et se porter
dụ côté de Montijo . Le général Girard y envoya le duc
NOVEMBRE 1811 . 235
d'Aremberg , qui nettoya avec son régiment les deux rives
du Tage , culbuta tout ce qu'il rencontra , et poursuivit
Castanos jusqu'aux frontières de Portugal .
Balleisteros , chassé du comté de Niebla , a débarqué à
Algésiras et s'est réuni aux brigands des montagnes de
Ronda. Le colonel Rignoux partit de Ronda le 12 septembre
avec le 4º régiment du grand-duché de Varsovie ;
il surprit dans les montagnes 5 à 600hommes qui s'y étaient
cachés , et les fit passer par les armes : après différentes
marches , il parvint à découvrir des amas considérables
d'armes et de munitions dans différens endroits , entre
autres à Montejaque et Ubrique ; tout a été détruit , les
rassemblemens ont été dispersés et ont eu plus de 1000
hommes tués. Notre perte est de 10 tués et 25 blessés .
Le colonel Combelle , avec sept compagnies du 94°,
s'est porté sur Alcala de los Gonzales , que l'ennemi avait
occupé et fortifié ; il attaqua un bataillon qui défendait la
ville, le culbuta et le dispersa ; au jour , le mineur fut
attaché à une des tours du château , le commandant se
rendit à discrétion avec 300 hommes. Le lendemain , Balleisteros
parut avec ses bandes : il n'était plus tems ; il fut
obligé de se retirer .
Le colonelRignoux profitant de la marche de Balleisteros
surAlcala , se porta sur Ximena avec 1200 hommes ; mais
déjà Balleisteros était de retour : les insurgés , quoiqu'au
nombre de cinq contre un , ne purent entamer notre colonne,
et furent constamment repoussés .
Notre perte se monte à 12 hommes tués , 25 blessés et
25 faits prisonniers , parmi lesquels le colonel du 4º régiment
de la Vistule. Le 28 , une brigade avait marché sur
Ximena , et le siége de Tarifa était ordonné.
Au centre , le général Darmagnac s'est établi à Cuença
où il est en communication avec l'armée d'Arragon qui
poursuit ses opérations . Le 12 , de bruit courait à Madrid
que le maréchal comte Suchet était entré à Valence. Voici
jusqu'à ce moment les détails officiels que contient la correspondance
avec le prince major-général.
Après la défaite d'Obispo le 30 septembre , je fus informé
que les généraux O'Donell , Villa-Campa et San-
Juan réunissaient 8000 hommes d'infanterie et 1500 chevaux
à la chartreuse de Porta-Coeli : je partis dans la nuit
du 1er octobre avec trois régimens de la division Harispe ,
labrigade Robert et 700 chevaux. L'avant-garde ennemie
fut rencontrée à Betera; elle opposa d'abord quelque résis
236 MERCURE DE FRANCE ,
tance , mais elle fut bientôt culbutée par les hussards du4
et quelques voltigeurs du 7º de ligne, quoiqu'elle fût soutenue
par 300 dragons .
Aune heure après-midi , nous reconnûmes le camp
ennemi à la Puebla de Benaguacil : ses troupes , formées
sur deux lignes , annonçaient l'intention de se défendre ;
les généraux Harispe et Paris , à la tête du 7º de ligne ,
formé en colonne d'attaque par bataillons , chargerent
l'ennemi , l'enfoncèrent , et le mirent dans une déroute
complète. La difficulté du terrain , coupé de canaux, nous
empêcha de rainasser un grand nombre de prisonniers , et
donna à O'Donell le teins de se renforcer sur les hauteurs
en arrière du village de Benaguacil ; j'ordonnai au général
Harispe de marcher à lui , tandis que le général Paris , sur
la gauche , chassait des partis ennemis sur Ribaroja : à
peine le général Harispe arrivait à Benaguacil , que l'ennemi
opérait en toute hâte sa retraite . Mille chevaux de
dragons de Numance , de la Maestranza et de Valence
parurent alors dans la plaine. Le colonel Christophe ,
commandant le 4º régiment de hussards , forma deux de
ses escadrons en colonne et un en bataille , et les chargea
avec impétuosité : cette masse fut renversée et mise en
fuite; plus de 100 hommes furent tués , 85 pris avec deux
officiers et 100 chevaux ; une partie de ces gens a fui sur
Gistalgar, l'autre a passé précipitamment le Guadalaviar å
Villa-Marchante . Nous avons eu dans cette affaire une
trentaine de blessés et 25 chevaux tués ou blessés , qui ont
été sur-le-champ remplacés. Le général Paris et le major
Durand , du 7º , ont en leurs chevaux tués sous eux. Le chef
d'escadron Lemperrierre , du 4º de hussards , le lieutenant
Schmitz , du même régiment , ainsi que le capitaine de
voltigenrs du 7º , Gaury , se sont distingués par leur intrépidité.
Après avoir chassé l'ennemi au-delà de la Guadalaviar ,
je me suis assuré de sa dispersion complète : je vais faire
pousser avec célérité les travaux du siége de Murviedro.
Black est resté dans Valence tranquille spectateur des
deux combats dans lesquels les trois divisions de son armée
ont été défaites .
Des paysans avaient tenté de se rassembler sur Onda et
Lucena; le chef de bataillon Meneau , du 121° , a tué leur
chef avec tune cinquantaine de ses gens , et a dispersé les
autres : ces villages sont occupés et sont rentrés dans
L'ordre.
NOVEMBRE 1811 .
237
La garnison du fort de Péniscola a tenté une sortie le
1º de ce mois , et a attaqué avec une pièce de canon notre
avant-poste de la Venta; le chefde bataillon Ronfor , du
114 , s'est de suite porté ausecours du poste ; l'ennemia été
repoussé avec perte , et a laissé entre nos mains un officier
et huit soldats prisonniers .
Les travaux de San- Carlos de la Rapita avancent rapidement
, et seront sous peu de jours dans un état de défense
respectable.
De bonnes nouvelles de Batavia sont venues en Hollande
comme un à-propos de circonstances pendant le voyage de
LL. MM. dans ce pays; en voici les détails officiels :
Le général Daendels , gouverneur-général de l'île de
Java , est arrivé en France sur la corvette la Sapho . Il a
apporté les nouvelles les plus satisfaisantes de cette colonie .
La nouvelle de la réunion avait été apportée par le brick
le Claudius Civilis , arrivé en février , et avait été reçue avec
plaisir.
Le général Jansen , nommé par l'Empereur gouverneurgénéral
, était arrivé à Batavia le 25 avril, avec trois frégates .
Le 16 mai , le général Daendels lui avait remis les pouvoirs
en présence d'une assemblée du conseil suprême des
Indes. Le 20, le général Jansen avait reçu les autorités
constituées , qui avaient prêté serment entre ses mains . En
juin, il avait reçu le serment des rois et princes du pays ,
qui avaient témoigné la plus grande joie de la nouvelle si
fuation de la colonie .
Le 16 mai , le général Daendels avait , par une proclamation,
notifie sa demission et a fait reconnaître sen successeur.
→ Un arrêté du général Jansen , en date du 4juin , rapporte
un arrêté du gouverneur antérieur, qui défendait
aux habitans d'avoir dans leurs maisons plus de deux vases
remplis d'eau purifiée , avec ordre de reprendre la même
précaution si la ville était déclarée en état de siége . Il paraissait
que les craintes d'un débarquement d'ennemis
étaient éloignées .
L'armée était en bon état, et toutes les mesures
étaient prises pour la défense de l'île . "
De retour à Amsterdam , où l'Empereur a rendu un
grand nombre de décrets qui organisent , en Hollande ,
Pinstruction publique,le budjetdes recettes et des dépenses.
pour 1810, les maisons de détention , les dépôts de men-.
dicité, la liquidation générale , les pensions,le service de
238 MERCURE DE FRANCE ,
la garde nationale , le budjet annuel des recettes et des
dépenses , les manufactures impériales , etc. LL. MM.
ont reçu les hommages des habitans de cette troisième
ville de l'Empire , au milieu d'une réunion brillante formée
pour une très-belle fête. Elles ont daigné accueillir
avec bonté l'expression des sentimens que leurs bienfaits
ont gravés en caractères ineffaçables dans les coeurs
dévoués et fidèles dusage et prévoyantHollandais qui , cette
fois , a perdu sa gravité accoutumée , son flegme imperturbable,
et a prouvé que chez les nations les plus graves il
estdes sentimens assez vifs pour produire l'enthousiasme ,
et pour donner à ces nations une physionomie toute nouvelle
, une attitude différente, et des moyens d'expression
nouveaux. D'Amsterdam , LL. MM. ont été à Leyde , àLa
Haye , à Rotterdam , où elles ont trouvé dans le même
peuple les mêmes témoignages de reconnaissance et d'attachement.
Dans ces visites multipliées , où l'Empereur
trouve naturellement quelques obstacles locaux à la rapidité
ordinaire de sa marche ; malgré quelques contrariétés
de tems attachées à la saison et au climat , l'Empereur a
tout vu , tout inspecté , et porté sur toutes les parties de
services ce coup-d'oeil qui est lui seul une amélioration , et
qui en enfante d'innombrables. It a partout'accueilli , entretenu
les fonctionnaires avec cet intérêt paternel qui multiplie
les questions , et rend les réponses instructives en les
encourageant par la bienveillance. De son côté , l'Impératrice
a partout reçu et daigné entretenir les dames des villes
admises à l'honneur de lui être présentées , heureuse
d'avoir à exercer, en quelque sorte , la mission digne d'elle,
d'annoncer à ses peuples les bienfaits de son époux , de les
entretenir de son amour pour eux , et de recevoir à-la- fois
et l'expression de leurs voeux , et celle de leur reconnaissance
. Les villes des bords du Rhin , de Dusseldorf à
Mayence , font des préparatifs pour recevoir LL. MM. dont
riend'officiel n'annonce positivement l'itinéraire pour leur
retour à Paris . L'Empereur trouvera dans une activité complète
tous les travaux d'utilité ou de magnificence qu'il a
ordonnés . Les vastes conduits d'eau ouverts dans plusieurs
quartiers sont presqu'achevés , et leur service est assuré ;
le marché des Augustins va être ouvert; celui du Temple
l'est déjà ; celui de Saint-Martin occupe ses constructeurs;
l'intérieur du Louvre avance; la galerie nouvelle sur
le Carrousel est achevée. Le magnifique pont d'Jéna est
terminé; ony passera dans les premiers jours de novemNOVEMBRE
1851 . 23g
bre ; il offre du côté de Saint- Cloud un coup-d'oeil admirable
inconnu jusqu'ici à la capitale , tandis qu'à la droite
du spectateur va s'élever majestueusement le palais quirinal
de Paris , la demeure destinée au roi de Rome ; déjà les
démolitions sont très-avancées; la saison prochaine pourra
être consacrée au tracé des rampes et aux fondations. Le
Temple de la Gioire s'élève non loin de là ; il semble destiné
à her en quelque sorte la demeure du souverain qui
préside aux destinées de l'Empire à celle du jeune prince
sur la tête duquel doit reposer un jour cet immense héritage.
PARIS. -
S ....
M. de Rossel , auteur de la relation du voyage de d'Entrecasteaux
, et déjà membre du Bureau des Longitudes ,
vient d'être nommé membre de la première classe de l'Institut
, à la place de M. de Bougainville.
-L'académie française tiendra une séance jeudi prochain
pour la réception de MM. Lacretelle et Etienne . Elle
arenouvelé son bureau. M. de Bassano est nommé prési
dent , M. Bigot de Préameneu vice-président .
ANNONCES.
Xe cahier de la quatrième souscription , ou XLVIe de la collection
desAnnalesdes Voyages,de la Géographie et de l'Histoire , publiées
parM. Malte-Brun. Ce cahier contient la carte géographique de la
Nouvelle-Grenade , Caracas et lesGuyanes , avec les articles suivans :
Voyage dans le Saterland, canton du département de l'Ems-Supe
rieur; par M. Depping.-Mémoire sur le mouvement elliptique des
comètes ; par M. Rosenstein.-Tableau civil et moral des Araucans ,
nation indépendantesdu Chili , traduit de l'espagnol , par M. P
Descriptionde lacaverne de spath, dans l'ile de Skye ( Haute-Ecosse ) ;
par M. VV. Makleay.-Notice sur un voyage au sommet de la montagne
appelée Jungfrau , oude pic de la Vierge , par M. Mayer.
Notice sur le voyage chez les Hindous, deM. Solvyns; et les ar
tieles du Bulletin. Chaque mois , depuis leteeseptembre 1807 , 让
paraîtuncahier de cetouvrage , de 128 ou144 pages in-8º, accompa
gnéd'une estampe ou d'une Carte géographique , quelquefois coloriée.
Les première , deuxième et troisième souscriptions ( formant 12
volumes in-8º avec 36 cartes ou gravures ) sont complètes , et coûtent
240 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811 ..
chacune 27fr. pour Paris , et 33 fr. frane de port. Les personnes qui
souscrivent en même tems pour les quatre souscriptions , payent les
trois premières 3 fr. de moins chacune. Le prix de l'abonnement pour
la quatrième souscription est de 27 fr. pour Paris , pour 12 cahiers.
Pour les départemens , le prix est de 33,fr. pour 12 cahiers , rendus
francs de port par la poste. L'argent et la lettre d'avis doivent être
affranchis et adressés à Fr. Buisson , libraire-éditeur , rue Gilles-Coeur ,
nº 10 , à Paris.
Essai sur les maladies et les lésions organiques du coeur et des gros
vaisseaux; par J. N. Corvisart , premier médecin de LL. MM. II. et
RR. , baron de l'Empire , officier de la Légion-d'Honneur , membre
de l'Institut , etc. , etc. Dédié à S. M. l'Empereur et Roi. Seconde édition
, corrigée et augmentée . Un vol. in-8 °. Prix , br. , 6 fr . , et 7 fr .
50 c. franc de port. Chez H. Nicolle , à la librairie stéréotype , rue
de Seine , nº 12 .
Nouvelle méthode pour reconnaître les maladies internes de la poi.
trine par la percussion de cette cavité, par Avenbrugger. Ouvrage traduit
du latin et commenté par J. N. Corvisart. Un vol. in-8° , Prix ,
br. , 7 fr . , et 8 fr . 50 c. franc de port. Chez le même.
Discours prononcé dans le temple des Chrétiens de la Confession
Augsbourg, rue des Billettes , à Paris, le 15 août 1811 ,jour anniversaire
de la naissance de S. M. l'Empereur ; par G. D. F. Boissard ,
l'un des pasteurs de ladite église. Imprimé par délibération du Consistoire
. Chez L. Haussmann , imprimeur , rue de la Harpe , nº 80.
A
Les Hommes illustres de la ville de Rome , depuis Romulusjusqu'à
César-Auguste; ouvrage traduit du latin , conforme à l'édition que le
traducteur a donnée du texte , avec des corrections et augmentations .
enrichi de notes historiques et littéraires , précédé d'un coup-d'oeil
sur la ville de Rome , sur les moeurs et coutumes de ses habitans , et
suivi d'un tableau des personnages célèbres qui existèrent en Grèce
et en Italie depuis la fondation de Rome jusqu'au règne de Constantin-
le-Grand; par M. Boinvilliers , correspondant de l'Institut de
France , etc. Seconde édition . Un vol. in-12 de 396 pages , avec le
texte en regard. Prix , relié en basanne , 3 fr . 25 c.; cartonné , 2 fr .
75 c .; broché, franc de port , 3 fr. 30 c. Chez Aug. Delalain , imprimeur-
libraire , rue des Mathurins-Saint-Jacques , nº5 ; et chez Arthus-
Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
La traduction en vers d'un choix des poésies de Catulle , par
M. Mollevaut, traducteur de Tibulle, paraîtra le 1er janvier prochain.
t
TABLE
MERCURE
DE FRANCE.
N° DXXXVIII . -
DEPT
DE
LA
SEIN
Samedi 9 Novembre 1811 .
POÉSIE .
MON RETOUR DE L'ITALIE
Sur les bords du lac de Genève , ouHommage à la Suisse.
SALUT , Ô roi des monts (1)! Salut , pompeux glaciers ,
Où la gloire à Saussure indiqua des sentiers .
Heureux Léman , salut ! de tes grottes profondes
Mes regards attendris ont reconnu les ondes .
Et toi , Clarens , et toi , lieu sans cesse nouveau ,
QueRousseau rendit cher , qui fus cher à Rousseau ,
Salut ! à ton aspect , je cède à mon délire (2) ,
Etdéjà sous mes doigts je sens frémir ma lyre.
Obords inspirateurs ! 6 fortuné séjour !
Où le chant du poëte est un hymne d'amour ,
Sites majestueux dont l'imposante vue
Laisse au coeur le plus froid une extase inconnue ;
:
(1) Le Mont-Blanc , où M. de Saussure a fait le premier voyage .
(2) J'approchais de Clarens , et j'avais en face les sombres roches
deMeillerie , dont la vue ne laisse personne de sang- froid.
5.
Cen
९
1
242 MERCURE DE FRANCE,
;
;
Devant qui l'infortune , oubliant ses malheurs ,
Déposait ses regrets , et perdait ses douleurs (3 ) ,
Asiles révérés , mémorables rivages ,
Où la reconnaissance appelle tant d'hommages ,
Plein encore aujourd'hui des douceurs qu'il vous dut ,
Mon coeur , après dix ans , vous offre son tribut .
Hélas ! sa voix n'est point une voix immortelle ,
Accueillez cependant une muse fidelle
Qui , par le souvenir, citoyenne en ces lieux ,
Dans l'absence toujours y reporta ses voeux .
J'en atteste le ciel qui sur ces hautes cîmes
Elève la hauteur de ses voûtes sublimes ,
J'en atteste ce ciel : quand un destin jaloux
Troubla votre repos et m'éloigna de vous (4) ,
Je crus , en vous perdant , perdre une autre patrie ,
Et mon regret amer ne vit que l'Ausonie.
L'Ausonie ! .... à ce nom , mes maux sont adoucis ,
Je vous quitte en pleurant , et vos monts sont franchis .
Mais je dépasse à peine une limite chère ,
Et déjà tout me montre une terre étrangère.
Cen'était plus ces soins , ces soins si généreux
Que la vertu gardait au malheur vertueux .
En vain s'offrait à moi la superbe Italie ,
J'avais laissé mon coeur à la simple Helvétie.
Hélas ! armé contre elle , un sort plein de rigueur
Osait.... Mais la vertu sut vaincre son malheur.
O bons Helvétiens ! séchez enfin vos larmes ,
Dans un sort adouci retrouvez quelques charmes.
Vous respirez .... Les Dieux vous ont rendu la paix :
Le reste de l'Europe invoque ses bienfaits .
Quand le ciel de nos coeurs veut d'autres sacrifices ,
Voyez dans vos destins des destins plus propices ,
Et, pour nous consoler , offrez -nous des heureux ;
Mais, pour l'être , ayez soin d'imiter vos aïeux.
Vos aïeux ! ... Ah ! gardez , gardez leurs saints usages .
Qu'ils vous rendent toujours dignes des premiers âges !
(3) Le pays de Vaud a servi d'asile à beaucoup de malheureux
Français qui y trouvaient les plus douces consolations , et dans les
beautés de la nature , et dans l'hospitalité des habitans .
(4) En 1798 , lors de la malheureuse révolution qui agita la Suisse.
NOVEMBRE 1811 !
243
Sijamais le destin allait peser sur vous ,
Montrez-lui des vertus qui retiennent ses coups ;
Et long-tems irrités des crimes de la terre
Qu'au moins pour vous les Dieux déposent leur tonnerre !
Hélas ! tels sont les voeux , les voeux les plus ardens
Que j'adresse à ce ciel qui féconde vos champs .
Je vous suis étranger : mais vos lois me sont chères ,
Et je suis par mon coeur au nombre de vos frères .
En vain pour moi le sort redevenu plus doux
Va me rendre un bondieur que m'õta son courroux ,
En vain je vais revoir une chère patrie ,
La vôtre restera dans mon ame attendrie.
Quel charine ravissant de souvenirs profonds
Doivent me rappeler vos fortunés cantons ?
Quej'y verrai d'attraits, quelle volupté pure
M'y donneront ensemble et l'homme et la nature !
Odouce illusion ! je croirai sous mes yeux ,
Je croirai retenir l'image de vos lieux .
Zurich m'étalera la beauté de son site :
Combien je chérirai son touchant Théocrite (5) ,
Ses Fuëssli , ses Bodmer , et ce rare pasteur
Qu'honorent à-la- fois ses écrits et son coeur ,
Qui mourant nous offrit l'héroïsme d'un sage ,
Etdont les saints adieux veulent un saint hommage (6) .
Orgueilleuse à jamais du chantre de vos monts (7)
Berne m'entretiendra de ses travaux féconds.
Je reverrai ces lieux d'où ce vaste génie
Volait , tout rayonnant , aux sommets d'Aonie ,
Etdans le grand tableau de son Eternité
Lui-même me peindra son inmortalité.
(5) SalomonGessner.
(6) Quelques jours avant sa mortle Fénélon de la Suisse fit ses
adieux à ses concitoyens dans un des plus beaux discours qu'il ait
laissé à la chaire évangélique . La ville de Zurich a fait élever à sa
mémoire un monument à côté de celui du chantre d'Abel . 1
(7) Le célèbre Haller , un des premiers savans de l'Allemagne ,
auteur du poëme des Alpes et de plusieurs chefs-d'oeuvre lyriques .
parmi lesquels on distingue les odes sur la Vertu, la Superstition , la
Gloire ,et sur-tout celle sur l'Eternité, i
Qa
244 MERGURE DE FRANCE ,
De vos trois fondateurs la vertueuse histoire
Me redira de Sparte et les moeurs et la gloire (8) .
J'aurai dans le Valais l'âge d'or tout entier .
Quel paisible séjour , quel sol hospitalier ,
De charmes inconnus quelle étonnante image !
Lieux cachés , doux abris du poëte et du sage ,
Que vous les entourez de merveilleux tableaux ,
D'horreurs et de beautés , de bruit et de repos !"
Qued'abîmes profonds , de roches menaçantes ,
De gouffres , de torrens , de cascades grondantes ,
Et, parmi tous ces monts hérissés de débris ,
Quel doux luxe de fleurs , de moissons et de fruits (9)
Mais toi , séjour si cher , délicieuse terre ,
Qui vis naître Rousseau , qui possédas Voltaire ,
Toi qu'il me faut quitter ! ... De mon sol paternel
Quede fois reporté sous l'azur de ton ciel ,
Mon amour de ces lieux constamment idolâtre
Me peindra de tes monts le vaste amphithéâtre ,
L'appareil de tes champs , l'émail de tes coteaux ,
La grâce de tes bords , le miroir de tes eaux !
Que de foisdes rochers du sombre Meillerie
Ma muse charmera sa longue rêverie ,
Et le sein agité , l'oeil humide de pleurs ,
Pleine de ces aspects si chers à tous les coeurs ,
Croira , dans ses transports , jouir de leur présence ,
Etdu moins sur sa lyre en trompera l'absence !
O Suisse ! où tout respire et donne le bonheur ,
Où l'homme plus heureux se sent encor meilleur ;
Séjour pur , où le ciel semble du premier âge ,
Même au sein des cités , fixer la douce image ;
Toi qu'à peine je vis et que j'aimai d'abord ,
Qu'aujourd'hui je revois et j'aime plus encor ;
Toi qui d'un sort cruel m'adoucissant l'injure ,
Eus pour moi les attraits qu'a pour toi la nature ,
Reçois l'humble tribut d'un poëte ignoré :
Il ne t'offrira pas un hommage sacré ! ...
(8) Les trois petits cantons d'Uri , Schweitz et Underwald.
(9) C'est dans la 23me lettre de la Nouvelle Héloïse qu'il faut lire
ladescription de cette contrée et des moeurs de ses bons habitans .
NOVEMBRE 1811 . 245
Mais tu jouis des chants du rival de Virgile :
Eh! comment retracer ce qu'a tracé Delille ?
Quels sentimens profonds , quels pinceaux gracieux !
Son amour ! est l'amour inspiré par tes lieux .
Qui le sait , lit encor son hommage à Glairesse (10) :
Jen'ai pas son grand art , j'ai toute son ivresse.
Délicieux transport , je voulais t'exprimer ,
Et mes vers l'eussent fait , s'il eût suffi d'aimer.
Envoi à Madame de P*** , qui habite l'Italie et a résidé
en Suisse.
Ovous ! qui , meme au sein de l'antique Ausonie ,
Toujours par la pensée habitez l'Helvétie ,
Verrez -vous dans mes chants la pompe de ses lieux ?
Ah! si l'amour sacré que vous gardez pour eux
Nous décrivait jamais une terre si belle ,
Le tableau deviendrait le rival du modèle.
J. B. D. LAVERGNE.
IMITATION DU PROLOGUE DE LABÉRIUS (*) .
De la nécessité l'inévitable loi ,
Aux portes du tombeau , s'appesantit sur moi :
Où me réduit , hélas ! cette aveugle déesse ?
Ni l'or , ni les honneurs , n'ont vaincu ma jeunesse;
Puissance , crainte , espoir , mobiles des humains ,
Rienne m'a détourné de mes libres desseins ;
Et voilà qu'aujourd'hui l'humble et douce prière ,
Ala voix d'un héros , change mon ame altière !
Odouleur ! ... Mais comment opposer les refus
Al'homme qui des Dieux n'en a jamais reçus ?
(10) Village sur les bords du lac de Bienne qu'a habité M. Delille ,
et que rappelleront à jamais les vers de ce grand poëte.
(*) Laberium asperæ libertatis equitem romanum Cæsar quingentis
millibus invitavit , ut prodiret in scenam , et ipse ageret mimos quos
scriptitabat . Sed potestas , non solum si invitet , sed etiam si supplicet
, cogit. Unde se et Laberius à Cæsare coactum in prologo tes-
MACROB. , SATURN . , lib . 2 , caр. ѴЦ. tatur.
(
246 MERCURE DE FRANCE;
Mes jours furent nombreux , ils sont plus purs encore.
Des chevaliers romains le signe me décore...
Quel changement subit dans ma condition !
Ce matin , chevalier ! et ce soir , histrion ! ...
J'ai trop vécu d'un jour ... O fortune inhumaine
Sans borne en ta faveur ainsi que dans ta haine ,
7
Si tu devais , ardente à servir Apollon ,
Pour honorer les arts , déshonorer mon nom ,
Au déclin de mes ans fallait-il done attendre ?
Aplaire aux spectateurs je ne saurais prétendre :
Peut-être , en mon printems , aurais-je réussi ;
Mais qu'apporté-je au cirque à l'âge où me voici ?
La grâce m'a quitté ; ma voix s'est affaiblie ;
Mon corps est chancelant , et ma force amollie ;
J'ai tout perdu. Semblable au lierre tortueux
Vainqueur du chêne altier qu'il presse de ses noeuds ,
Le tems , m'environnant d'un long cercle d'années ,
Etouffe en ses replis mes nobles destinées .
Ainsi qu'un vain tombeau , dans mon sort malheureux ,
Je ne conserve plus qu'un nom jadis fameux .
J. P. CH. DE SAINT-AMAND.
ON Y VA. - CHANSONNETTE.
AIR: Dans la vigne à Claudine.
CUPIDON est un drôle ...
Avec son air latin ,
Oh ! comme il vous enjole
L'esprit le plus mutia !
Chez untendron qu'il guette ,
Dès qu'il frappe ... voilà
Le coeur de la fillette
Qui répond : Ony va.
Entendez nos grand'mères ,
Dire que dans les bois ,
Pour croquer les bergères ,
Les loups sont aux abois?
Fille alors est à plaindre ...
Nos belles savent ça ,
Etpourtant sans rien craindre
Tous les jours ony va.
:
NOVEMBRE 1815. 247
4
Les bals et le théâtre
Sont contraires aux moeurs ;
La jeunesse folâtre
Y puise ses erreurs .
Chacun est à la ronde
D'accord sur ce point-là;
Pourtant ( voyez le monde ) ,
Tous les jours ony va.
Şans faire la grimace
Envisageons la mort :
Petits , grands , tout y passe ,
Car tel est notre sort.
Narguons sa faulx cruelle ;
Quand notre tour viendra ,
Nous dirons à la belle :
Unmoment , ony va.
CHARLES MALO.
ÉNIGME.
DEPUIS long-tems je joue un rôle dans l'histoire ,
Et si je n'y dis pas toujours la vérité ,
Je m'y tiens à l'écart de toute fausseté ,
Et je n'oblige pas le lecteur à me croire.
De crainte d'indiscrétion ,
Je reste toujours dans le doute ;
Je ne crois pas que celui qui m'écoute
M'ait jamais entendu dire ni oui , ni non.
En législation ainsi qu'en politique ,
Enmorale comme en physique .
Dans le passé , le présent , l'avenir ,
Je suis sur la réserve , et toujours je m'applique
Ane rien affirmer , de crainte de mentir.
Malgré cette horreur du mensonge ,
Ma droiture , ma bonne foi ,
Prends bien garde , lecteur , et songe
Qu'on ne doit pas compter sur moi .
S........
248 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811
:
LOGOGRIPHE .
Au milieu des hivers j'étale ma verdure ,
Endépit de la neige et du froid aquilon.
Renverse mes deux pieds , je change de nature ,
Etje deviens alors une interjection
Qui désigne mépris , dégoût , aversion.
By
CHARADE .
Apeu de frais , dans un ménage ,
On peut , à l'aide du premier ,
Se procurer lait et fromage .
Du doux printems heureux présage ,
C'est sur la fin de février
Que , sur les arbres du bocage ,
On voit renaître le dernier.
Agréable arbuste , l'entier
Aisément prête son feuillage
Aux caprices du jardinier ;
Mais de ce tout , en homme sage ,
Il doit écarter le premier.
B.
1
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Ecran que l'on place devant la cheminée,
et écran que l'on tient à la main .
Celui du Logogriphe est Lange, où l'on trouve : ange.
Celui de la Charade est Corbillard,
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
GRAMMAIRE GÉNÉRALE ET RAISONNÉE DE PORT-ROYAL , par
ARNAUD et LANCELOT ; précédée d'un Essaisur l'origine
et les progrès de la languefrançaise , par M. PETITOT ,
inspecteur-général de l'Université impériale , et suivi
du Commentaire de Duclos , auquel on a ajouté des
notes . Seconde édition . Un volume in-8°. - Prix
5 fr. , et 6 fr . franc de port. -A Paris , chez Bossangeet
Masson , libraires de S. A. I. et R. Madame
Mère , rue de Tournon , nº 6 .
,
A quelque distance de Paris , dans un lieu que la
nature semblait avoir consacré à la paix et à la médi
tation , vivaient , loin des agitations de la vie publique
et des tourmens de l'ambition , quelques sages qui dans
l'union la plus douce se livraient aux exercices de la
religion , à la pratique de toutes les vertus et aux charmes
de l'étude. La raison , le goût et le génie semblaient
avoir fixé leur domicile parmi eux , et tout ce qui sortait
de leur plume portait le caractère de la sagesse et du
savoir.
Qu'est devenue cette réunion vénérable ? Où sont les
toits pacifiques à l'ombre desquels ils ont composé tant
d'ouvrages qui font , encore aujourd'hui , l'honneur et
la gloire de la France ? La fureur des partis , l'envie et
les intrigues d'une société rivale ont tout anéanti. Sous
le règne d'un de nos plus grands rois , on a vu la hache
et le marteau , animés par le fanatisme , frapper jusque
dans ses fondemens l'asile de la paix et de la science .
On a vu des hommes armés arracher de leurs modestes
cellules des femmes tremblantes et infirmes , pour les
traîner dans l'exil et les livrer à toutes les horreurs de la
misère . Dans l'excès d'une fureur aveugle et brutale
on a violé la paix des tombeaux et dispersé la cendre
des morts .
Aujourd'hui des monceaux de ruines , quelques pans
,
250. MERCURE DE FRANCE ,
1
de murs qui formaient l'enceinte du couvent, un moulin
dont le bruit sourd et monotone ajoute encore au silence
du désert , voilà tout ce qui reste d'une grande et célèbre
institution. Les troupeaux paissent là où des hommes
éminens en science et en génie tenaient leurs doctes entretiens
, le boeuf rumine sous l'ombrage où Paschal méditait
les plus sublimes problèmes de la géométrie .
Quel avantage les ennemis de ces grands hommes ontils
retiré de tant d'excès et de persécutions ? Ils ont sacrifié
à d'aveugles rivalités , à des arguties scholastiques ,
des hommes dont la mémoire sera éternellement chère
aux amis de la vertu , de la science et des lettres . Ils ont
obtenu une victoire d'un moment; mais combien ils ont
payé chèrement ce triomphe passager ! eux-mêmes ils ne
sont plus ; déjà plus d'un demi- siècle s'est écoulé sur les
ruines de cette société fameuse qui prétendait imposer à
univers le joug de sa puissance et de ses opinions .
Grande et mémorable leçon pour les esprits fiers et
intolérans qui oseraient s'arroger exclusivement le sceptre
de l'opinion , faire taire la pensée , substituer l'autorité à
la raison, et la force à la persuasion ? Mais tel est l'aveuglement
et l'opiniâtreté de l'esprit de parti que rien ne
saurait en modérer les excès . Nous avons vu le fanatisme
s'introduire jusque dans la philosophie. Les jansénistes
ont survécu aux jésuites ; s'ils étaient aussi puissans que
leurs rivaux , croyez-vous qu'ils fussent plus tolérans ?
Toute secte est ennemie de la paix, parce qu'elle est fondée
sur le doute ou le mensonge , et quand on n'a pas
pour soi l'évidence et qu'on veut dominer , il faut bien
user de quelque violence .
Supposons maintenant que les hommes eussent été
toujours sages , humains , modérés , qu'ils ne se fussent
jamais écartés de ces principes de charité dont la religion
leur fait une loi si noble et si douce ; supposons qu'un
évêque d'Ypres n'eût jamais composé un énorme volume
sur la doctrinede S. Augustin ; que des esprits de travers
ne se fussent pas avisé de scruter cet inintelligible
in-folio pour y découvrir des propositions téméraires ,
mal sonnantes et sentant l'hérésie; supposons que toute
l'Eglise romaine ne se fût pas mise enfeu pour des sub
NOVEMBRE 1811. 251
+
5.
tilités théologiques , que serait-il arrivé ? Les savans de
Port-Royal eussent , au sein de la retraite , continué leurs
paisibles études , et de nouveaux chefs -d'oeuvre auraient
Benrichi les lettres et les sciences . Quelle profondeur
dans les écrits sortis de cette illustre école , et quels
noms que ceux des Arnaud , des Paschal , des Nicole ,
des Lancelot , etc. !
A l'époque où l'un d'eux venait de fixer notre langue ,
d'autres cherchaient à découvrir les rapports du langage
avec la pensée , à établir ses règles sur des bases invariables
. Jusqu'alors les mots n'avaient été considérés
que comme des sons ; on s'était occupé du choix , de la
pureté , de l'harmonie de l'expression sans songer à établir
ses relations avec les opérations de l'entendement ,
ou si l'on avait essayé de le faire , toutes les tentatives
n'avaient produit que des résultats équivoques ou insuffisans.
Arnaud fixa le premier ces incertitudes , et renferma
souvent dans un mot une vérité profonde. C'est
ainsi qu'en parlant du verbe il le définit : un mot dont le
principalusage est de signifier l'affirmation . Son ouvrage
est encore aujourd'hui classique , et depuis plus d'un
siècle l'esprit d'analyse n'a presque rien ajouté à ses
☐ premières découvertes .
Nous avions une assez bonne édition de la grammaire
de Port-Royal , publiée par l'abbé Froment , avec les
commentaires de Duclos . M. Petitot a fait mieux , ila
joint ses propres observations à celles de l'académicien
français , et placé à la tête de l'ouvrage un essai sur
l'origine et les progrès de la langue française. C'est un
sujet neuf et plein d'intérêt ; car quel tableau est plus
digne de l'attention des hommes de lettres que l'arbre
généalogique de la langue française !
On la voit à son berceau se dégager des ruines de la
langue latine , combiner ensuite les élémens de la langue
primitive avec les restes épars des langues du nord ,
étendre progressivement ses conquêtes sur les contrées
voisines , s'approprier une partie de leurs richesses , rectifier
et polir la rudesse de ses formes primitives , et se
montrer enfin avec cette pureté et cet éclat qui en a fait
la langue reine de l'Europe. Avant M. Petitot, ce sujet
252 MERCURE DE FRANCE ;
avait été traité par Duclos , qui nous a donné deux dissertations
insérées dans les Mémoires de l'Académie des
belles-lettres . Il rapporte des monumens curieux , dont
le plus ancien est la formule de serment entre l'empereur
Charles-le-Chauve et Louis de Germanie . Cet acte
remonte à l'an 848. On y trouve les premiers linéamens
de la langue française encore confondus dans ceux de
la langue latine ; on reconnaît tous les traits de la mère
dans ceux de la fille .
Pro don amur et pro Christian poblo et nostro commun
salvament dist di en avant , in quam Deus savir et potir
me dunat , si salvarai eo cest meon fradra Karlo et in
adjudha et in cadhuna cosa , si com' hom per dreit son
fradra salvar dist.
<<Pour l'amour du Seigneur et pour le chrétien peu-
>> ple et notre commun sauvement , d'hui en avant , en
>> tant que Dieu savoir et pouvoir me donne , si sauverai-
» je ce mien frère Charles en aide et en chacune chose ,
>> si comme homme par droit son frère doit sauver. >>
La moindre attention suffit pour retrouver dans ce
latin barbare tous nos titres d'origine et reconnaître les
traces de nos premiers pas . On y voit le latin amené,
par une décadence progressive , à une révolution inévitable
, et forcé d'enfanter une langue nouvelle. Duclos
cite ensuite des actes publics , et quelques morceaux de
prose et de vers postérieurs à cette époque; il fait remarquer
leur analogie avec cette première formule , et
descendant de siècle en siècle , il nous trace en abrégé
le tableau généalogique de notre langue. Mais ses recherches
n'excèdent pas les bornes d'une dissertation ,
et portent moins le caractère de l'histoire que celui
d'une discussion littéraire . M. Petitot , en marchant sur
ses traces , s'est fait un plan différent. Sa marche est
plus vive , il dessine son sujet à plus grands traits ; mais
sonburin a moins de profondeur et ses traits sont plus
indécis . Son ouvrage renferme des vues exactes , son
style est facile , ses tableaux sont distribués avec ordre
et méthode ; mais souvent il est plus orateur qu'historien
, et les érudits lui reprocheront d'avoir trop négligé
les titres justificatifs . On pourrait lui reprocher aussi de
NOVEMBRE 1811 . 253
manifester quelquefois trop d'éloignement pour l'esprit
et les vues philosophiques , de subordonner le mérite
littéraire au mérite religieux , et d'écouter trop facilement
ses préventions .
Il serait possible , par exemple , que l'on contestât à
M. Petitot ce qu'il dit des grands écrivains du dix-septième
siècle .
>>
«Le caractère principal des bons auteurs du siècle
■ de Louis XIV fut le naturel et la vérité . Craindrait- on
> d'avancer un paradoxe si l'on disait que ce, fut à la
⚫ religion qu'ils durent ce caractère? L'écrivain qui croit
>>à la religion a des bases certaines ; il ne fatigue point
*son imagination en cherchant à pénétrer des mystères
inaccessibles à notre faiblesse ; il ne se livre point au
>>délire de ses pensées ; il ne corrompt point sa raison
> et son style par de vaines recherches et par des sub-
>>tilités contraires au bon goût. L'incrédule , au con-
>>traire , s'abandonne en aveugle à la raison humaine ,
> si faible pour expliquer tout ce qui est surnaturel; il
>>entasse systèmes sur systèmes , il s'égare dans un laby-
> rinthe d'idées qui se contredisent ; son style employé
>>à peindre les écarts d'une imagination incertaine et
>>insensée , perd le naturel et la vérité. Cette opinion
» n'a été justifiée que par trop d'exemples>. >>
Ilme semble que la conclusion naturelle que l'on doit
tirer de ce passage , c'est qu'il faut croire sans examen',
et que la foi est l'unique source du naturel et du vrai
dans les ouvrages d'esprit. Je ne veux point déployer
ici toutes les conséquences qui naîtraient de ce principe ,
je me contenterai de proposer à l'auteur une seule difficulté.
S'il est démontré que tout homme doit croire sans
examen , comme la vérité est une et qu'elle ne connaît
point les vaines considérations des tems , des lieux , des
personnes , cette proposition sera vraie partout ; ainsi
le calviniste , le luthérien , l'anabaptiste , le musulman
, etc. devront croire sans examiner , et la foi deviendra
chez eux comme chez nous la source unique du
naturel et du vrai . Mais si la religion du calviniste , du
luthérien , de l'anabaptiste , du musulman est fausse ,
comme M. Petitot ne pourra se dispenser d'en convenir
254 MERCURE DE FRANCE ,
.
voilà donc la source unique du naturel et du vrai qui
dérive essentiellement de l'erreur et du mensonge .
Il faudrait , je crois , quand on se jette dans ces sortes
de discussions , et qu'on les place à la tête d'un traité de
grammaire , commencer par fixer la valeur des termes
et définir nettement ce qu'il faut entendre par religion .
Il est évident qu'il n'existe qu'une certaine somme de
vérités religieuses , et qu'au-delà de ce cercle tout n'est
plus qu'erreur et superstition. Quand Cicéron se moquait
, én secret , des augures , et de toutes les divinités
chimériques dont la crédulité et l'ignorance avaient peuplé
le ciel , quand il s'élevait sur les ailes de son génie ,
aux idées sublimes de l'unité de Dieu et à toute la majesté
de ses attributs , il était assurément frès-religieux ;
cependant il n'avait point la foi ; sa croyance n'était pas
celle du peuple , ce n'était même qu'en secret et dans
l'intimité particulière qu'il osait l'exprimer. Un musulman
qui douterait que Mahomet eût mis la lune dans sa
manche , serait-il pour cela un homme irréligieux ? Sans
doute il est du devoir d'un homme de bien de respecter
la religion de sa patrie , parce qu'il est également de son
devoir de ne troubler ni la paix des consciences , ni celle
de l'Etat ; et c'est pour cela que la loi qui protège la
liberté des cultes , et contient en même tems la turbulence
des sectes , est une loi sage , prévoyante .
Lorsque quelques philosophes du siècle dernier , non
contens d'examiner les bases de la religion chrétienne ,
entreprirent de les saper et prêchèrent sa destruction ,
quand ils proposèrent une sorte de croisade contre les
temples catholiques , il était juste d'étouffer leurs déclamafions
, parce qu'elles portaient tous les symptômes du
fanatisme et qu'elles menaçaient l'Etat de ces excès qui
ont éclaté depuis , et à la suite desquels on a vu les autels
renversés , leurs ministres proscrits , et l'athéisme
proclamé.
Mais si l'on suppose un homme d'une ame paisible
d'un coeur honnête et droit , qui dans le silence de la vie
domestique s'occupe sincèrement de la recherche de la
vérité , et travaille , par amour même pour la religion , à
se dégager de tous les liens de la superstition et des préNOVEMBRE
1811 . 255
jugés ; s'il est fidèle aux lois de la vertu , aux règles de
la morale , refuserez-vous de le placer aux rang des
hommes vraiment religieux . Et croirez-vous que dans
ses écrits il ne puisse jamais atteindre aux sources du
naturel et du vrai ? N'est- ce pas le respect pour les
moeurs , l'amour de la justice et du bien public, qui inepire
les sentimens nobles et les hautes pensées ? Et de
quelque foi que l'on puisse être doué , si l'on n'a pas ces
vertus , peut- on se flatter d'être véritablement religieux ?
J'ai combattu avec quelque étendue l'opinion de
M. Petitot , parce qu'il me semble qu'un livre d'instruction
doit être exempt de tout esprit de parti ; mais je lui
dois cet éloge qu'il exprime ses idées avec une rare modération
, qu'il ne prétend y assujétir personne et que son
livre porte partout le caractère honorable de la franchise
et de la conviction. C'est d'ailleurs un ouvrage qui se recommande
par la sagesse des principes , la solidité du
raisonnement , la facilité et l'élégance du style . Les observations
sur le commentaire de Duclos sont pleines de
justesse et de sagacité . L'auteur y défend , toujours avec
avantage , la doctrine de Port-Royal , et dans toutes ses
discussions on reconnaît aisément l'homme éclairé qui a
long-tems médité sur les principes du langage et le caractère
propre de la langue française. Les jeunes gens , les
gens du monde , et les professeurs même ne sauraient
trop rechercher une édition faite avec autant de talent ,
de méthode et de soin . SALGUES .
L'ESPAGNE EN 1808 , ou Recherches sur l'état de l'administration
, des sciences , etc. , etc. , faites dans un
voyage à Madrid en l'année 1808 , par M. REHFUES ,
bibliothécaire de S. M. le roi de Würtemberg ; traduit
en français sur le manuscrit en langue allemande .
Deux volumes in-8° . -Prix , 10 fr . , et 12 fr. 50 с..
franc de port .-A Paris , chez Treuttel et Würtz ,
libraires , rue de Lille , nº 17 .
-
DEPUIS les époques les plus anciennes où l'histoire
puisse remonter avec certitude , les terres voisines de la
256 MERCURE DE FRANCE ,
Méditerranée furent le principal théâtre de l'activité
humaine . Le contour de ce grand golfe forme une
sorte d'abrégé du globe , on y trouve , dans un espace
de vingt à vingt-cinq degrés de latitude , une réunion
remarquable de différens sols et d'expositions ou de
produits variés , et la température , quoique très-diverse ,
y est presque par-tout convenable à l'homme en société.
Des forêts , des chaînes de monts élevés , et les sables
de l'Afrique ou de l'Arabie circonscrivent ce vaste
bassin qui ne fut réuni qu'une fois sous une même
domination , mais qui semblait destiné à nourrir des
peuples à-peu -près semblables dans leurs moeurs et
soumis à des institutions analogues . Peuplée d'abord ,
ou du moins civilisée plus tôt dans sa partie orien
tale , cette région présente le phénomène d'une progression
assez constante qui , en se rapprochant du
pôle , étendit vers l'occident les effets de l'industrie
moderne . A l'Egypte , à la Phénicie , succédèrent les
Grecs , que les Romains remplacerent . Athènes périt
après la chute des villes du Liban , Rome tomba plus
tard , et le foyer des lumières et de la puissance se trouve
enfin dans ces plages que baigne l'Océan , et que Tyr et
Memphis croyaient aux confins du monde .
Les circonstances actuelles qui attirent sur cette péninsule
les regards de l'Europe , y opéreront inévitablement
des changemens essentiels , et rendent plus
intéressant l'ouvrage de M. Rehfues qui l'a visitée au
moment où l'ancien état de choses y subsistait encore.
Mais indépendamment même de cette époque décisive ,
nul pays peut- être ne devait exciter plus de curiosité.
Jusqu'aujourd'hui , cependant , l'Espagne , située si près
de nous , était restée peu connue. Les monumens des
beaux-arts , et ces grands noms que la terre des Romains
porte encore , entraînaient les Français dans l'Italie , et
peut- être l'étudiaient-ils mieux que la France même .
L'imagination se plaisait sans cesse à franchir les Alpes ,
mais les Pyrénées semblèrent l'arrêter jusqu'au jour où
une voix plus puissante introduisit et guida l'ardeur française
au milieu du silence des Castilles. A l'exception
de l'époque peu reculée où la rapide décadence des deux
NOVEMBRE 1811 .
257
waste
LAM
monarchies espagnole et portugaise les rendit presque
nulles dans la politique de l'Europe , le pays qui les
forme fut bien digne d'être observé dans l'étendue de ses
Japports , et dans l'ensemble de son histoire , Presqu'environnée
par les eaux et fermée par de hautes montagnes
, cette contrée , d'une étendue moyenne , semblait
destinée à jouir d'une puissance commerce. Cet isolement même etpaliessimbloentestcddu'iulna sub
divisent , ainsi que de grandes différences dansla tem
pérature , et dès- lors dans les productions ende génie de
ses diverses provinces , devaient en faire , dans les toms
anciens , une confédération de peuplades facilemenfumies
et indépendantes . Presque également séparer dans le
principe , des tribus celtiques et numides ,
lapopulation
de ce pays , qui eut toujours un caractère particulier ,
quoique formé de nuances contraires , oppose encore aux
nations du nord le valeureux descendant des Cantabres
le laborieux Gallicien , et l'industrieux Catalan , comme
elle se rapproche de celles du midi par la gravité dans
Thumeur et la solidité dans les travaux des habitans de
l'intérieur , et par cette teinte du génie africain que l'on
retrouve jusque dans les femmes de l'Andalousie .
Par une de ces compensations qui existent souvent ,
mais que l'on ne remarque point sans quelque surprise ,
l'Espagnol lent , constant , opiniâtre , parvint subitement
à un point de grandeur qui alarma l'Europe , et laissa
voir aussi promptement qu'il ne pourrait s'y maintenir .
Un événementunique dans l'histoire du monde vint, après
la soumission des Maures , donner le change en quelque
sorte à l'énergie des Espagnols , et prévint en Europe les
suites de leur prépondérance. De cette péninsule dont
les navigateurs avaient doublé la pointe de l'Afrique et
soumis les Indes , sortirent aussi ces hommes d'une
audace particulière à qui leur destinée gigantesque livra
l'immense proie d'un monde nouveau. Après l'avoir dépouillée
, après l'avoir dévorée , après avoir cherché dans
le christianisme même des prétextes impies pour soumettre
tout un continent à cet esclavage (1) que le chris-
(1) Quand les Américains furent presque tous détruits par le car
R
,
SEINT
258 MERCORE DE FRANCE ,
tianisme a, dit-on , détruit , le Castillan crut dominer
dans l'Europe ; mais il n'y parvint pas , et cette effroyable
calamité d'une partie du monde fut impunie , mais infructueuse.
Il restait à l'Espagne des prétentions exagérées et mal
soutenues , des souvenirs magnifiques , une fierté tantôt
imposante , tantôt déplacée , un mépris risible pour tout
ce qui n'est point espagnol , de l'ignorance sans incapacité
, du découragement sans bassesse , et quelques
hommes d'un grand mérite au milieu d'une multitude
susceptible d'en avoir , mais encore incapable d'en sentir
le besoin . Cette idée générale que les étrangers se
formaient des Espagnes , est confirmée en grande partie ,
et rectifiée en quelques points par M. Rehfues , qui
donne des renseignemens détaillés sur l'état des lumières
dans ce royaume , sur son administration , sur les vastes
ressources de sa marine et les entraves multipliées que
le commerce y éprouvait , sur les fonctions de l'inquisition
dans les derniers tems , et sur les moeurs ou l'influence
du clergé .
L'auteur parle de la chimie et de la médecine comme des
sciences les moins négligées par les Espagnols . Il décrit
particulièrement une contrée que la nature du pays , le
caractère de ses habitans et la manière dont elle était gouvernée
, distinguent du reste de l'Espagne, et qui comprend
la Navarre et les trois Provincias Vascongadas ; n'ayant
trouvé , dit- il , dans aucun historien , ni dans le récit
d'aucun voyageur, ces détails circonstanciés . Il a placé
dans un appendice ( mot que le traducteur suppose féminin)
une dissertation intéressante sur la littérature des
Basques , et sur cette langue singulière qui a fait naître
plusieurs disputes , et à laquelle on veut absolument
trouver une origine primitive. Dans sa notice concer
nage , par la misère , par le désespoir , les Africains les remplacèrent
. Voyez l'étendue de ce genre de commerce dans une note à la
fin du chapitre XIIe . Ainsi , dit M. Rehfues en terminant cette note ,
de l'an 1500 à l'an 1800 , un million cinq cent mille hommes ont été
vendus comme esclaves aux Espagnols. On les tirait généralement
des possessions portugaises .
NOVEMBRE 1811 259
nant les artistes espagnols et dans ce qu'il dit au sujet
des tableaux conservés dans les appartemens de Buen-
Retiro , l'on trouvera des réflexions sur l'art qui en décèlent
une étude approfondie .
Les observations de M. Rehfues sont judicieuses , et
samanière devoir paraît impartiale; on se sent donc porté
à le suivre avec confiance , même dans les matières où
l'on manque des connaissances indispensables pour
adopter réellement , ou pour réfuter son opinion : mais
ce qu'on ne saurait admettre , par exemple , c'est l'exactitude
des tableaux comparés de la population de l'Espagne.
Dans les derniers recensemens on a mis probablement
tout le soin qu'une pareille opération exige ,
mais les dénombremens antérieurs n'auront été faits , en
beaucoup d'endroits , que par approximation , en sorte
que les suppositions et les analogies auront donné des
résultats essentiellement faux. Dans le court espace de
vingt-six années , la population de l'Espagne aurait été
réduite de douze millions à six millions , si l'on en croyait
le rapport des historiens espagnols . M. Rehfues en reconnaît
l'invraisemblance , mais il ne conteste point un
accroissement , moins frappant et cependant extraordinaire
, qui dans le dix-huitième siècle , en quatre-vingttrois
ans , aurait augmenté de six millions , c'est-à-dire ,
doublé le nombre des habitans de l'Espagne . Cette augmentation
aurait été plus rapide encore dans le royaume
de Valence : en 1718 il n'avait, dit M. Rehfues , que 318 ,
850 habitans , et en 1808 il en contenait plus d'un million.
Quelque favorables qu'aient été les circonstances ,
ce changement paraît trop grand; mais fût-il prouvé incontestablement
, il laisserait encore beaucoup de doutes
sur les six millions d'hommes que l'Espagne doit avoir
acquis en moins d'un siècle . Diverses causes peuvent engager
la population d'un pays à se porter principalement
sur telle ou telle province; mais que la nation espagnole
toute entière ait multiplié à ce point, c'est ce qu'on ne
voudra croire que d'après les preuves les plus authentiques
, malgré le repos de la monarchie , et malgré la diminution
du nombre des ecclésiastiques ou des nobles ,
et de celui des domestiques. Le sol est bon dans une
Ra
260 MERCURE DE FRANCE ,
:
grande partie de l'Espagne , et l'agriculture y est susceptible
d'une extrème amélioration; l'on peut donc s'amuser
à suivre en idée cet accroissement progressif de la
population : au milieu du vingt- unième siècle l'Espagne
aura environ cent millions d'habitans ; Voltaire aurait eu
grand tort de rire des calculs systématiques par lesquels
on avait voulu justifier , de nos jours , la multiplication
rapide que les récits des anciens historiens supposent
quelquefois.
Ce qui ajoute à la défiance sur ce point , c'est de voir
M. Rehfues persuadé que Tarragone a eu jadis deux
millions et demi d'habitans , que Mérida entretenait une
garnison de quatre-vingt-dix mille hommes , et que sous
les Maures , Grenade en nourrissait trois millions . Ces
diverses sommes sont exprimées en chiffres , et l'on croirait
volontiers que l'imprimeur a mis à ces trois nombres
un zéro de trop , en déplaçant les virgules ; mais comme
on trouve , au premier volume , un erratum pour une
faute de ce genre qui est étrangère à ceci , l'on ne peut
guères en imputer d'autres à l'imprimeur.
,
A ces renseignemens extraits de récits un peu suspects
, qui égalent Grenade au Pékin des Pères Jésuites ,
et Tarragone à la capitale des Romains sous Auguste
succède un tableau détaillé des diverses provinces d'Espagne
, d'après le dénombrement fait en 1788. Il résulte
de ce tableau que les provinces les plus montueuses et les
moins fertiles , laGalice et la Biscaye , sont proportionnellement
les plus peuplées . Ainsi la prospérité des peuples
n'est point essentiellement liée à la fertilité du sol ,
à l'abondance des denrées , aux bienfaits de la température
; rarement même elle en est le résultat . On la
observé au milieu des Alpes , dans les départemens du
Simplon et du Mont-Blanc , dans celui de l'Adda au
royaume d'Italie , et dans le canton suisse du Tésin , les
vallées fertiles et d'une heureuse exposition nourrissent
ou plutôt fatiguent un peuple triste , faible , sale et dénué
de tout ; la force , la propreté , l'aisance , l'énergie , le
contentement frappent aussitôt la vue lorsque le voyageur
s'élève dans les vallons voisins des neiges perpétuelles
, où une terre sans printems ne produit que de
NOVEMBRE 1811 . 261
l'herbe et des sapins . L'observation est générale , le fait
est constant , les causes en sont naturelles ; mais l'évidence
même est inutile , car les passions de quelquesuns
parlent beaucoup plus haut que la raison de tous .
L'auteur s'est rendu directement de Bayonneà Madrid ,
et ne paraît pas avoir visité d'autres provinces ; il observe
néanmoins que les deux Castilles , la Manche , l'Estramadure
et le royaume de Léon manquent d'arbres , et
que celui de Valence est bien cultivé ; il parle de la dégénération
des chevaux Andalous ; il donne une étymologie
vraisemblable du mot merinos , et dans un article
particulier , il fait connaître le climat de Madrid aussi
bien qu'il se puisse quand on ne donne pas les résultats
d'observations météorologiques faites avec les instrumens
dont rien ne peut remplacer la précision. Il parle ,
trop succinctement peut-être , de l'aspect du pays , des
productions et de la température des différentes parties
du royaume ; le peu qu'il en dit se trouve principalement
dans le premier chapitre , qui seul est intitulé Voyage.
Dans le chapitre VIII , on verra réunies les observations
relatives aux abus qui affligeaient l'Espagne . Des traits
épars dans les chapitres Ier et IIIe forment une peinture
attachante de la nation basque qui n'a point dégénéré
des anciens Cantabres , et qui s'enorgueillit encore de ce
nom .
Cette notice sur les peintres espagnols que j'ai déjà
citée , forme , sous le titre d'Appendice , un article particulier
. J'observerai à cette occasion que la renommée
des artistes espagnols n'a pas été favorisée par le sort.
Plusieurs peintres du second ordre en Flandre , en France ,
ou en Italie , sans égaler les Murillo , les Luca-Giordano
, les Juan de Juanez , ou les Velasquez , ont une
réputation plus universelle . Outre l'isolement dans lequel
Espagne se trouvait depuis long-tems , quoiqu'un prince
Trançais en occupât le trône , une autre cause doit avoir
affaibli la célébrité des grands artistes de ce royaume ;
ils n'ont point adopté généralement une manière particulière
, ils n'ont point formé précisément une école. La
classification des tableaux espagnols en écoles romaine ,
vénitienne , flamande , etc., en fournit la preuve . L'une
262 MERCURE DE FRANCE ;
de ces écoles est, à la vérité , nationale, mais elle n'a
point unfaire qui la distingue des écoles étrangères , car
on lanomme aussi éclectique.
M. Rehfues oppose à son tableau de l'Espagne en
1808 , un'morceau historique aussi curieux que sagement
écrit , qui est intitulé : Les Espagnols du quatorzième
siècle , et dont l'auteur n'est point désigné. Mais
ce fragment , auquel on ne voit qu'un rapport vague avec
"le reste du livre , ne donne rien moins qu'une idée générale
des Espagnols de ces tems-là : c'est tout simplement
le récit des exploits de quelques milliers d'Aragonais , etc.
qui , sous la conduite de ce Roger que la faiblesse de
l'empereur Andronic nomma César , et sous celle de
quelques autres aventuriers , étonnèrent par leur bravoure
les Turcs et les Grecs , et les eussent étonnés aussi
par leur cruauté , si des excès de ce genre eussent pu
surprendre dans un siècle si fécond en désordres .
DE SEN...
LE PARADIS PERDU DE JEAN MILTON , traduit de l'anglais
par J. MOSNERON. Quatrième édition , revue et corrigée
avec beaucoup de soin ; précédée de la Vie de Milton
et ornée de son portrait.- Prix , 3 fr . , et 4fr. franc
de port A Paris , chez François Louis , libraire -
rue de Savoie , nº 6 .
,
Ce n'était pas une entreprise téméraire que celle de
traduire Milton après Dupré de Saint-Maur et Racine le
fils . Le premier avait été élégant , correct , mais peu
fidèle ; le second , fidèle jusqu'à la servitude , étouffa
son original sous le poids de la littéralité. Eclairé sur les
défauts de ses deux prédécesseurs , et témoin des progrès
qu'a faits l'art de traduire dans le dernier siècle
M. Mosneron publia , en 1788 , une nouvelle traduction
du Paradis perdu , dont nous annonçons aujourd'hui la
quatrième édition . On convint généralement qu'au mérite
de l'exactitude et de la fidélité , elle réunissait à un
assez haut degré le sentiment des beautés poétiques de
l'original , et qu'elle suffisait , comme l'a dit un litté
,
NOVEMBRE 1811 . 263
rateur distingué dont je me plais à citer ici le témoignage
, pourfaire apprécier le génie de l'auteur anglais .
Ce suffrage des critiques et du public n'a point empèché
M. Mosneron de revoir son ouvrage , et d'en faire
disparaître quelques taches que le premier travail y avait
laissées . Une préface modeste et à laquelle on ne peut
reprocher , peut-être , que de porter en quelques endroits
le caractère de la récrimination contre des censures
de journaux , expose les principes de l'auteur sur
la manière de traduire les poëtes . On croit d'abord qu'il
va remettre en question , si les poëtes doivent être traduits
en prose ou en vers ; question déjà trop débattue ,
et que d'ailleurs tout traducteur croit suffisamment résolue
par le fait même de sa traduction , selon qu'elle est
envers ou en prose. Mais M. Mosneron s'abstient sage
ment de cette discussion , et se borne à l'exposition de
ses principes sur la traduction en général. Ces principes
sont d'une saine doctrine ; également éloignée du faux
système d'une version trop libre , et du système non
moins faux à la faveur duquel on voudrait , sans égard
au génie particulier de chaque langue , reproduire dans
une traduction , non-seulement les tours et la pensée ,
mais presque l'idiôme de l'auteur original : système qui ,
sous le spécieux prétexte des importations dont on peut
enrichir la langue dans laquelle on écrit , ne tendrait à
rien moins qu'à la corrompre .
M. Mosneron , plein d'un respect qu'on ne peut blåmer
pour le génie fier et sombre du poëte anglais , combat
l'opinion de ceux qui prétendent qu'une traduction
pour être bonne doit réunir l'élégance à la fidélité. Le
mot élégant , appliqué à Milton , lui semble une insulte
faite à son auteur. Je crains que M. Mosneron ne confonde
l'élégance avec la mignardise. L'élégance , comme
on doit l'entendre ici , comme on peut la désirer dans
tous les ouvrages d'esprit , n'est autre chose qu'une
liberté noble , un air facile et naturel ; c'est la grâce
qu'on a , tandis que la mignardise est la grâce qu'on se
donne . Je crois donc qu'une traduction de Milton pourrait
être élégante et cependant fort bonne , comme le
serait une traduction d'Homère , de cet Homère à qui
264. MERCURE DE FRANCE,
1
l'on a comparé Milton , et dont Boileau n'a pas voulu
faire la critique dans ces vers :
Ondirait que pour plaire , instruit par la nature ,
Homère ait à Vénus dérobé sa ceinture .
Mais je défends ici M. Mosneron contre lui-même ;
et sa traduction combat encore mieux ce passage de sa
préface que je ne pourrais le faire. Elle est élégante et
fidèle. Entre plusieurs morceaux que j'en pourrais citer
pour preuve , je préfère la peinture d'Adam et d'Eve
dans le paradis , quoique déjà si connue , ou plutôt par
cela même qu'elle est très -connue , que plusieurs traducteurs
qui n'ont donné que des fragmens du Paradis
perdu , se sont tous exercés sur celui-ci , et que le lecteur
aura plus d'objets de comparaison .
<<Leur noble maintien , leur stature droite et élevée
comme celle des habitans du ciel , l'innocence primitive
qui couvre leur majestueuse nudité, tout annonce qu'elles
commandent aux autres créatures et qu'elles sont dignes
de leur empire. Dans leurs divins regards respirent avec
l'image de leur glorieux créateur , ce qui constitue sur .
la terre une légitime puissance , la vérité , la sagesse , la
piété pure et même austère ; mais de cette austérité que
tempèrent la confiance et la liberté filiale . La différence
de leur sexe met cependant entre eux quelque inégalité ;
l'un est formé pour le courage et la méditation , l'autre
pour la douceur et la grace attirante ; celui-ci pour
Dieu seul , celle-là pour l'homme et pour Dieu . »
Le texte anglais offre ici une variante assez notable .
L'édition que j'ai sous les yeux , dit :
-'
Hefor God only , shefor God in him .
• Lui pour Dieu seul , elle pourDieu dans lui. »
D'autres éditions ( et il paraît que c'est le plus grand
nombre) substituent au mot in le mot and.
Lui , pour Dieu seul ; elle , pour Dieu et lui. »
Il n'entrait pas dans le plan de M. Mosneron de dire
ce qui l'avait décidé pour le second sens plutôt que pour
le premier ; il a choisi le plus naturel , et je crois qu'il a
bien fait. Ceux qui veulent lire , shefor God in him ,
NOVEMBRE 1811 . 265
« elle pour Dieu dans lui , » ont sans doute leurs raisons .
C'est ainsi que traduit M. de Châteaubriand dans le
fragment que l'on connaît de sa traduction . Je n'en
persiste pas moins à croire que ce sens offre une subtilité
mystique qui n'est pas à la portée de tous les esprits .
Ce n'est donc pas sur le texte qu'a choisi M. Mosneron
que je prendrai la liberté de le combattre , mais sur la
manière dont il l'a rendu. Je lui demanderai pourquoi
il intervertit l'ordre des mots anglais qu'il me semblait
ici nécessaire de conserver . Qu'a prétendu Milton ?
établir les rapports des deux créatures envers Dieu
et entr'elles . Or , on ne peut douter que dans les desseins
de la Providence , la femme n'ait été créée pour Dieu et
pour l'homme. C'est cet ordre que M. Mosneron me
semblerait avoir dû conserver ; c'est celui qu'a conservé
Louis Racine , sans doute autant par suite de son système
de traduction littérale que déterminé par la force
du sens . M. Mosneron a sur lui tant d'autres avantages ,
comme traducteur , qu'on peut faire honneur à celui-ci
de ce petit trait de fidélité . Mais je reprends le passage
que j'ai commencé à citer .
<<Un front grand et superbe , un oeil sublime , marquent
la suprème autorité du premier ; ses cheveux ,
semblables à la fleur d'hyacinthe , descendent de chaque
côté de sa tête en se bouclant avec noblesse , et vont s'arrondir
sur ses larges épaules . La blonde chevelure de
l'autre , éparse et flottante en folâtres anneaux , comme
ceux de la vigne riante , tombe , ainsi qu'un voile , jusqu'au
bas de sa taille élégante et svelte , ses longs cheveux
sont un signe de sa dépendance ; mais l'obéissance
est aussi douce que l'empire ; elle est accompagnée d'une
pudeur ingénue , d'une fierté modeste et de cette molle
résistance , de ces tendres refus qui lui prêtent tant de
charmes . On ne cachait pas alors ce que le mystère a
depuis enveloppé de son ombre , et la coupable honte
n'existait pas encore
• Ils marchaient ainsi sans vêtement , ces heureux
époux , les plus tendres que l'amour ait jamais unis ;
Adam , le plus majestueux des hommes ; Eve , la plus
belle des femmes .>>>
266 MERCURE DE FRANCE ,
C'est de ce morceau plein de grâce et de charme que
Voltaire a dit : « Comme il n'y a point d'exemple d'un
>> pareil amour , il n'y en a pas d'une pareille poésie. » II
ne pensait point alors à sa satyre du Mondain , et à représenter
lui-même , dans un tableau de couleurs un peu
différentes , Adam et Eve ,
Les ongles longs , un peu noirs et crasseux ,
La chevelure assez mal ordonnée ,
Le teint bruni , la peau bise et tannée.
Racine le fils a mis en tête de sa traduction du Paradis
perdu un discours sur ce poëme dont il fait l'éloge le
plus magnifique . Il dut faire autorité dans un tems où la
réputation de Milton n'était pas encore solidement établie
parmi nous . Il est assez curieux de voir dans les
notes , l'auteur du poëme de la Religion , dont le respect.
pour les beautés nobles et régulières de la littérature
ancienne devait être un sentiment héréditaire et avoir
quelque chose d'exclusif , défendre contre les critiques
de Voltaire les conceptions , quelquefois bizarres , du
poëte anglais . Il donne à la vérité le droit de douter que
la justice qu'il rendait à Milton fût tout-à-fait désintéressée
. L'espèce de curiosité intolérante avec laquelle it
cherche en plusieurs endroits à découvrir s'il croyait à la
religion , de quelle secte il était , si même il avait une religion
, ce zèle plus qu'indiscret avec lequel il veut sonder
les coeurs , autorise en quelque sorte à fouiller dans le
sien , et à s'assurer s'il n'y aurait pas eu quelque motifun
peutrop humain pour une ame aussi chrétienne , dans le
projet d'associer son nom à celui du poëte . Tous deux
eurent à se plaindre de leur siècle et de leur nation . On
ne peut s'empêcher de reconnaître ( toute proportion
gardée ) qu'ils n'ayent été frustrés tous deux de la gloire
à laquelle ils avaient droit de prétendre . Milton , en Angleterre,
meurt pauvre et ignoré; son génie est méconnu;
parmi nous Racine le fils ne vit pas son talent honoré des
distinctions littéraires qui lui étaient dues . Ne serait-ce
pas le sentiment de ces rapports communs de fortune ,
qui aurait dicté à ce dernier la phrase chagrine par laquelle
finit le discours préliminaire de sa traduction ?
NOVEMBRE 1811 . 267
«Un poëte qui , attendant de son travail sa récom-
>> pense , chante la religion , a mal choisi son sujet. >>>
Je n'aurais donné qu'une idée imparfaite de la nouvelle
édition du Paradis perdu , si je ne parlais d'une
vie de Milton que M. Mosneron a mise en tête de sa
traduction . La vie de Milton est une des plus curieuses
que la biographie des gens de lettres puisse offrir.
M. Mosneron n'affaiblit point les couleurs sous lesquelles
l'histoire ne peut s'empêcher de représenter les
excès démagogiques qui déshonorent la première partie
de cette vie. Instrument aveugle et terrible entre les
mains d'un scélérat qui avait fait tomber la tête de son
roi , Milton fut un exemple effrayant de ce que peut le
fanatisme de la liberté ; il souilla sa plume par les plus
affreux libelles contre l'autorité et la religion . Voilà le
mal qu'il fallait dire sans rien infirmer . C'est ce qu'a
fait M. Mosneron ; mais peut- être ne s'est-il pas assez
étendu sur le bien , sur ces traits de noble désintéressement
, de grandeur d'ame , de résignation constante dont
s'embellit la vie privée de Milton. Si c'est un esprit de
critique qui lui a fait rejeter plusieurs de ces traits cités
par les biographes , il aurait dû le dire , de peur de faire
douter de son esprit de justice. Il n'était pas inutile de
rappeler que Milton sortit pauvre de la place de secrétaire
du conseil , après la révolution qui replaça Charles
II sur le trône. On pouvait examiner si en effet ,
comme le prétendent quelques auteurs de sa vie , cette
place lui fut offerte de nouveau et s'il la refusa ; s'il est
vrai qu'il dit à sa femme qui le pressait de l'accepter :
« Vous êtes femme et vous voulez avoir un équipage ;
>>moi , je veux vivre et mourir honnête homme. » Ces
omissions et quelques autres que M. Mosneron peut défendre
par de bonnes raisons , n'empêchentppaassque
vie de Milton ne soit un bon morceau de biographie .
Jy blâmerais seulement cette phrase qui me semble
obscure et ambitieuse : « C'est sans doute durant ces
>> cinq années de travaux solitaires , que son esprit fit les
>>plus grands progrès , et peut-être les seuls dont il fût
>> susceptible dans l'éducation de la pensée. »
LANDRIEUX.
sa
268 MERCURE DE FRANCE ,
1
LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE.
De la littérature russe et de SUMOROCOW.
Si la Russie , considérée sous le rapport de la puissance
civile et militaire , tient aujourd'hui un des premiers rangs
parmi les nations de l'Europe , ses progrès dans les sciences
et dans les lettres ont été jusqu'ici beaucoup moins rapides .
L'histoire de sa littérature , antérieurement au règne de
Pierre - le-Grand , se borne aux annales obscures de Nestor
et de Nikon , et ce fut seulement au commencement du
dernier siècle que Théophanes Procovitz , archevêque de
Novogorod , commença par son exemple et sa protection
à répandre le goût des sciences parmi ses compatriotes .
Après la mort de ce prélat , Kilcop et le prince Scherebatow
publièrent des fragmens historiques , recommandables
à quelques égards ; cependant, si l'on en excepte les
voyages du célèbre Pallas , les recherches historiques de
Muller , et quelques essais sur l'histoire naturelle , aucune
production littéraire n'a illustré le règne de Catherine II.
Les mathématiques et l'histoire naturelle sont les seules
sciences au progrès desquelles les Russes aient jusqu'ici
contribué en quelque chose. N est de fait , cependant ,
qu'aucune contrée au monde n'est plus heureusement
située que la Russie , pour rendre aux lettres les services.
les plus signalés . Quelles découvertes l'histoire ancienne.
n'a-t-elle pas droit d'en attendre ! Les ruines de vingt cités
attestent que la Tartarie fut habitée jadis par des nations
civilisées , et les monumens qui restent à découvrir réaliseront
peut-être un jour les sublimes conceptions de Buffon
et de Bajlly. Des bibliothèques entières ont été trouvées
sous les ruines d'Alai-Kitt , et parmi ces débris amoncelés
qui couvrent les rivages de l'Irtich : pourquoi faut-il que
tant de précieux manuscrits , chinois , calmoucks , manchoux
, qu'un grand nombre d'autres écrits dans un langage
inconnu , resteut ensevelis de nouveau dans les galeries
désertes des académies de Pétersbourg et de Moscow.
Lomonosow fit preuve d'un talent distingué dans plusieurs
parties de la littérature , et prit rang parmi les
poëtes : mais le génie le plus extraordinaire qu'ait produit
la Russie , est , sans aucun doute , Alexandre Sumorocow ,
auquel était réservé l'honneur de fonder l'art dramatique
sur les bords de la Néva .
NOVEMBRE 1811 . 260
Cet écrivain célèbre naquit à Moscow en 1727 , et fut
élevé à Pétersbourg où d'heureuses dispositions , un esprit
naturel et des manières agréables lui méritèrent la protection
du comte Ivan Schovalow , favori de l'impératrriicceeElisabeth
. Son admiration pour les maîtres de la scène française
, et particulièrement pour Racine , dont il ne parlait
qu'avec enthousiasme , dirigea ces études vers l'art où ce
grandhomme avait excellé .
Sumorocow avait vingt-neuf ans lorsqu'il fit représenter
Koref, sa première tragédie , et le premier ouvrage drama
tique écrit en langue russe qui ne fût pas d'un bout à l'autre
un tissu d'absurdités . Le grand succès que cet ouvrage obtint
, attira sur son auteur les yeux et la faveur de l'impératrice.
Dans les années suivantes il fit successivement paraître
les tragédies d'Hamlet , d'Aristona , du Faux Démétrius
et de Zémire; plusieurs comédies dont les principales
sont le Juge , le Tuteur , l'Envieux et l'Imposteur, et trois
opéras.
Ce Corneille de la Russie n'eut à se plaindre ni de son
pays , ni de son siècle . Elisabeth l'éleva le même jour au
rang de brigadier de ses armées et de directeur de son
théâtre , et lui assigna une pension de 1800 roubles . Catherine
II en fit un conseiller-d'état , le décora de l'ordre de
Sainte-Anne , et le combla d'honneurs et de richesses pendant
le reste de sa vie. Elle ne fut pas longue; Sumorocow
mourut à Moscow , à l'âge de cinquante-un ans .
Malgré tant d'avantages , cet écrivain ne fut point heureux:
doué de talens supérieurs etd'un génie peu commun,
il eut tous les défauts qui marchent trop souvent à la suite
de ces brillantes qualités . Son caractère , comme auteur ,
se composait d'une sensibilité si vive , d'un amour-propre
si irritable qu'il ne supportait aucune espèce de critique ,
quelque fondée qu'elle pût être. Les applaudissemens , les
éloges excessifs dont il était continuellement l'objet , en
donnantun nouvel essor à sa vanité naturelle, contribuèrent
à lui faire prendre de sa personne et de son talent l'opinion
la plus extravagante dont la cervelle d'un auteur aitjamais
été atteinte. Y.
270 MERCURE DE FRANCE ,
RÉFLEXIONS SUR L'AMITIÉ .
(SUITE .- Voyez le dernierN°. )
,
L'INTELLIGENCE de l'homme est susceptible de modifications
étendues et tellement variées , que le besoin de la
communication et de la société en résulte nécessairement :
mais ce qu'on appelle vulgairement société , ce commerce
fastidieux , de triste échange de puérilités ne convient qu'à
une multitude incapable de liens plus sérieux et plus sacrés .
Le sage ne souffre ces petites liaisons qu'autant qu'il les
juge indispensables dans un ordre de choses auquel il n'a
pu se soustraire. A la vérité , il voit avec plaisir des connaissances
choisies , et il se prête à cette faible intimité
mais il ne se livre qu'à son ami. On n'a qu'un ami. Si
cependant l'on ne trouve point à réaliser cette hauté espérance
, il se peut que l'on en divise en quelque sorte l'image
affaiblie. Ne pouvant avoir cet unique ami , l'on se borne
à des amis : de telles affections rendent la vie agréable ,
mais elles ne la rendent point heureuse , et il faut se garder
d'y chercher ce qu'elles ne sauraient contenir. Cette amitié
avec plusieurs est imparfaite : comment se consacrer tout
entier à celui-ci , et encore tout entier à celui-là ? Je concevrais
néanmoins un lien réel avec plusieurs , s'il était
mutuel en tout sens , si trois et même quatre individus
étaient essentiellement unis entre eux , chose qui ne me
paraît point chimérique , mais dont l'occasion est trèsdifficile
à rencontrer.
Dans toutes les situations possibles on vit ou malheureusement
, ou tristement , si l'on n'a point d'ami , et dès
que l'on a trouvé ce complément de la vie , aucun changement
de fortune ne peut faire qu'il cesse d'être nécessaire.
Dans l'adversité il est pénible d'être seul , la faiblesse
humaine est alors trop sentie; dans le bonheur c'est un
vide plus grand encore ; que faire du bonheur ?
Une femme , des enfans , et même, des connaissances
intimes sont aussi des amis sans doute , et si l'on n'avait
pas ces divers dédommagemens , la vie serait , pour le plus
grand nombre , dénuée d'intérêt et privée de consolations ;
mais l'amitié entière et pleine suffit seule à l'homme supérieur.
NOVEMBRE 1811 . 271
Si l'amitié est le lien de deux ames semblables , de deux
ames fortes par elles -mêmes et restées aussi indépendantes
qu'il se puisse , cette association n'existera guères dans sa
perfection qu'entre des hommes . Les femmes sont rarement
assez libres ; elles sont aussi trop généralement passionnées
et trop souvent occupées de petits intérêts . L'amitié
veut qu'il n'y ait dans l'ame ni trouble , ni asservissement.
Sans doute il est des femmes faites pour l'amitié ,
parce qu'il en est qui ont dans le caractère beaucoup de
rapports avec l'idée presque exclusive que nous nous formons
du caractère de l'homme .
Mme de Lambert trouve quelque avantage dans l'amitié
entre des individus de sexe différent ; mais à moins que ce
ne soit entre le mari et la femme , cette haison n'est point
sans réserve , et ne s'étend pas aussi loin que doit aller
toute amitié réelle , c'est- à-dire , qu'elle ne parvient pas à
faire que deux destinées n'en forment qu'une. De plus , si
celte amitié admet l'amour , l'amour yjettera du trouble ,
il y introduira ses inégalités , ses craintes et sa lassitude ;
si l'amour en est exclu , cette réserve incommode pour les
sens , gênera l'affection , établira une contrainte habi
tuelle , et empêchera cet abandon de toutes choses qui est
le charme de l'amitié . Même entre le mari et la femme ,
l'amitié ne sera pas encore telle que je la veux , car les enfans
et les soins domestiques formeront des affections nouvelles
et des diversions que l'amitié n'admet guères . Je
veux que deux amis n'aient point de famille ( car s'ils en
avaient , il faudrait qu'ils n'en eussent qu'une ) , et qu'à
l'exception du devoir filial qui n'est pas de notre choix , ils
ne connaissent d'autre lien que celui qui unit tous les
'hommes , et d'autre asservissement que l'obéissance aux
lois de leur pays. Il faut qu'ils aient la même patrie ; il
estbon qu'ils la servent de la même manière , afin qu'ils
ne soient jamais séparés , ou qu'ils ne le soient que pour
fort peu de tems ; ils ne doivent point passer sans nécessité
deux nuits sous un toit différent . Si des amis restent
volontairement éloignés l'un de l'autre durant plusieurs
jours , diverses circonstances pourront faire qu'ils passent
ainsi des années . L'absence prolongée interrompt les habitudes
que l'on partageait , et elle empêche celles que l'on
eût partagées : si même on se retrouve enfin , ce n'est plus
la suite du passé , il faut commencer de nouveau à vivre
ensemble ; tous deux ont changé , peut-être , et sans changer
de la même manière , en sorte que l'on aurait de la
272 MERCURE DE FRANCE ,
peine à reconnaître des côtés semblables par lesquels il fût
doux de se réunir.
« L'objet de l'amitié , dit Cicéron d'après Pythagore ,
est que plusieurs ne fassent qu'un. Il faut donc être à
l'égard de son ami dans les mêmes dispositions que pour
soi-même. L'amitié est une sorte de pacte des sages , une
convention de se regarder comme semblables l'un à l'autre ,
et de se rendre tels ; mais quand deux hommes d'un grand
caractère se sont rencontrés , quand les rapports qui sont
entre les humains se trouvent , en quelque sorte , concentrés
entre ces deux amis , quand ils reçoivent l'un de l'autre
tout ce que nous pouvons attendre de douceur et d'utilité
morale de la communication avec nos semblables , resteront-
ils au milieu de cette foule qui s'agitant par habitude
, par imitation , par vanité , promet beaucoup et ne
produit pas ? iront-ils y chercher les flatteries , les disputes
, l'intrigue et les secrètes inimitiés , les puériles bienséances
et les tristes plaisirs , ou vivront-ils en paix dans la
cabane solitaire qu'ils sauraient si bien remplir (1) ? Je ne
veux point que leur félicité les porte à oublier le genre
humain , et que leur repos les rende indifférens pour tout
ce qui n'est pas eux ; mais je veux qu'ils ne cherchent plus
les hommes que pour les servir, et qu'ils sachent qu'excepté.
P'occasion de bien faire , il n'est rien sous le soleil qui vaille
ce qu'ils possèdent sans sortir de leur asile .
Un lien si étroit , si exclusif , exige d'abord un examen
très-scrupuleux : mais on se trompera plus rarement dans
ce choix que dans celui que le mariage demande , parce
que l'illusion de l'amour et la précipitation des sens ne s'en
mêleront point , et parce que l'intervention des autres
hommes n'empêchera pas d'en juger sainement.
Quoiqu'il soit de l'essence de l'amitié de ne finir qu'à la
mort , s'il arrive que l'on soit tombé dans l'erreur , elle
n'est pas irrévocable : mais les intentions et le caractère
de ceux qui contractent de semblables engagemens doivent
rendre cette erreur très-rare. On ne les forme pas légèrement
, on ne les rompt qu'avec une peine extrême : car
un ami déjà ancien sera de beaucoup préférable au nouveau
, si seulement ils ont un mérite à-peu-près semblable.
Mais en reconnaissant même son erreur , celui qui
était digne de rencontrer mieux , conservera toujours des
(1 ) Renferme- toi avec ton ami , et vivez ensemble comme si vous
n'existiez plus pour le restedes hommes. Lois de Pythagore , nº 91
NOVEMBRE 1811 .
273
regrets , un souvenir , une sorte de respect de l'ancienne
intimité (2) .
Le plus grand obstacle à la sagesse du choix , c'est pent
être l'impatience d'en faire un. Cette impatience paraît
justifiée par la briéveté de la vie . Il faut se hater de la
séder cette vie rapide , on veut pouvoir se dire: j'ai
ce
DE
LA
SEINE
qu'elle contient de meilleur , et je n'ai pas besoin
an res choses dont la recherche fait le tourmentdes hommes
les plus enviés . Mais voici deux hommes sages qui sont
l'un à l'autre tout ce qu'ils peuvent être ; l'un deux .
meurt .... l'autre sera admirable s'il peut se soutenir encoun
sur la terre .
Quelle autre force pouvait les désunir ? La confiance
n'avait point de bornes , le dévouement n'en avait point .
Comme l'amitié n'est point une passion , ce dévouement
nejette dans aucun écart ; comme l'amitié n'existe qu'entre
des hommes justes , jamais cette fidélité n'altère le devoir :
si l'un d'eux demandait quelque chose d'illégitime , ce
serait par erreur , l'autre le désabuserait ; chacun voulant
absolument ne faire pour lui-même que ce qui est juste ,
ne vent aussi que cela pour son ami.
Ils ne sauraient être en grand nombre, ceux qui désirent
, qui comprennent cette union sans réserve , cette
convention sacrée , cette sécurité profonde. Elle ne peut
être connue que d'hommes irréprochables qui réunissent
Ja justesse de l'esprit à la droiture du coeur ; il faut qu'ils
aient de l'élévation dans l'ame , de l'étendue dans la pensée
, un égal amour de la sagesse ,une égale indépendance
de tout autre lien , une égale indifférence pour les divers
objets des passions , enfin une vraie conformité d'inclina
tions (3) et de goûts jusque dans les détails de la vie (4) .
(2) Ne deviens pas l'ennemi de l'homme dont tu cesses d'être
l'ami. Lois de Pythagore , no 843 .
(3) D'autres rapports peuvent être convenables pour les amitiés
vulgaires . Un moraliste a dit : « Une grande diversité dans l'esprit , le
3 caractère , les prétentions , un grand rapport dans les besoins ima
> ginaires ou réels , voilà ce qui forme , sans doute , entre les hommes ,
> les liens les plus durables. C'est aussi la pensée de l'auteur du
Génie du Christianisme : « Ce sentiment ( l'amitié ) se fortifie autant
> par les oppositions que par les ressemblances. Pour que deux
•hommes soient parfaits amis , ils doivent s'attirer et se repousser sans
➤ cesse par quelque endroit : il faut qu'ils aient des génies d'une
D
S
274 MERCURE DE FRANCE ,
A
: Il ne serait pas bon que l'un des amis fûtun homme de
génie et que l'autre n'eût de commun avec lui que d'être
homme de bien ; il ne serait point convenable que l'un se
soumît pour ainsi dire à l'autre et le vénérât comme son
supérieur : mais il faut que tous d'eux s'estiment parfaitement
, et restent toujours égaux ; nul ne pouvant être ni le
disciple , ni l'imitateur , le confident ou le complaisant de
celui qui a dit, nous n'aurons plus qu'une intention et
qu'unevie.
Si les amis que je suppose n'étaient pas des hommes
sages , je dirais que la fortune aussi doit être à-peu-près
égale entre eux , du moins dans le tems où l'union se forme.
Celui qui sent le prix de la sagesse , compte le reste pour si
peu de chose en comparaison , que s'il possède de grands
biens il lui importe peu que l'ami qu'il choisit n'ait rien , et
que même si c'est lui quin'a rien , il lui soit presque indifférent
que celui sur qui il jète les yeux ait de grands biens
mais pour les amitiés qui sont imparfaites quoique louables
encore , et parmiles hommes estimables dont l'ame manque
d'une certaine élévation , il faut supposer une fortune à
peu-près égale. L'un peut bien dire à l'autre : j'ai plus ,
:
> même force , mais d'une différente espèce ; des opinions opposées .
> des principes semblables ; des haines et des amours diverses , mais
> au fond la même sensibilité ; des humeurs tranchantes et pourtant
> des goûts pareils ; en un mot, de grands contrastes de caractère et
> de grandes harmonies de coeur. Comme il est très-difficile qu'avec
des principes semblables les opinions soient opposées , quand on a
l'esprit étendu , impartial et juste , M. de C. ne parle sans doute que
du commundes hommes ; d'ailleurs il faut croire que ces haines , ete .
qu'il leur suppose en sont une preuve , malgré le mot parfait.
Epicure recommande de choisir un ami d'un caractère gai et complaisant
: mais ces liaisons prudentes conviennent à des gens d'esprit
dont la première idée est de ne pas se voir éclipsés . On ne choisit
point ainsi unami , mais simplement une sorte de client qui partage
avec nous les habitudes de la vie , un second qui nous aide fidellement
dans nos entreprises .
(4) Sois le chien fidèle , le cheval officieux de ton ami , n'en sois
jamais le singe.
Ne suis le despote de personne , pas même de ton chien ; ne sois
l'esclave de personne , pas même de ton ami. Lois de Pythagore ,
nº 2934, et n° 89.
NOVEMBRE 1811 .
275
⚫ainsitout sera commun entre nous; mais celui qui a moins
ne se présentera pas pour ami , et même il n'accepterait
point celle communauté de toutes choses sans laquelle
Famitié n'est guères qu'un fantôme , ou n'a que des momens
d'existence. Pour l'accepter il faudrait absolument regarder
comme un homme peu ordinaire celui qui , malgré
les avantagesplus grands qu'il tient du sort , veut être notre
ami : il faudrait être entièrement convainccuu que cet ami ,
incapable de toute défiance , de toute finesse , de toute pensée
secrète , méprise et méprisera toujours cette vaine pénétration
qui , prétendant connaître le coeur humain , le connaît
si mal qu'elle ne sait pas faire les exceptions les plus
justes aux tristes lois générales qu'elle a imaginées ou exagérées.
L'indépendance de ceux que ce lien doit unir est une
des conditions , non pas indispensables , mais favorables ,
que j'ai indiquées , et puisque d'ailleurs l'argent dans des
mains prudentes peut opérer tant de bien, il est évidemment
préférable que les amis possèdent quelque chose ;
mais quand ces amis sont tels que je veux les supposer , il
est indifférent que les biens viennent de tous deux ou d'un
seul , et si même un âge avancé ou d'autres circonstances
particulières ne les asservissaient point , il n'importerait pas
essentiellement que leurs moyens se bornassent aux ressources
que tout homme en santé doit trouver dans son travail.
La fortune peut nous être contraire en tant de manières
que souvent nous ne saurions vivre avec l'ami que nous
nous sommes fait , et que même quelquefois nous ne trouvon's
point l'occasion de former des liaisons étroites , ou
nous ne pouvons convenablement nous attacher à rendre
plus intimes d'anciennes relations .
Les hommes à qui le sort n'a point permis de sortir du
cours ordinaire des choses,quelle que soitl'élévation de leur
ame , n'en peuvent conserver toute l'indépendance. Siune
longue adversité les atteint , et que leurs amis ne changent
point à leur égard , c'est eux-mêmes qui changeront. Il
faut une vie différente de la nôtre pour conserver , quand
on n'a rien , cette manière d'être qui semblerait dire à l'ami
opulent, ce que tu possèdes n'est-il pas à nous ? Frappé
par le malheur , on se sépare un peu de ses amis pour leur
éviter le soin de s'éloigner eux-mêmes. Parmi nous , il faut
renoncer à tout lorsqu'on n'a pas cet argent qu'un homme
scrupuleux peut conserver, mais qu'il n'acquiert point. Ces
S2
276 MERCURE DE FRANCE ,
pas rétrogades sont pénibles , mais ou souffrirait davantage
en les voyant faire par celui que l'on aimait. S'il doit arriver
que l'un ou l'autre se retire jusqu'à un certain point ,
celui qui peut le faire sans honte doity songer le premier,
afin que leur amitié , en perdant sa force et sa beauté ,
soit du moins ni détruite , ni avilie .
ne
Il faut le répéter, puisque tout le confirme , l'amitié n'est
entière et sûre qu'entre deux sages; autrement l'effort de
celui qui en a rêvé la plénitude n'est qu'un nouveau témoignage
des misères de notre destinée. On cite Dubreuil et
Pechméja : il est vrai que celui-ci a dit : j'ai peu de chose ,
maisDubreuil est riche. Ce mot est sans doute remarquable
au milieu de nous ; mais comment de deux amis , l'un estil
riche sans que l'autre le soit? Je sais un homme qui ,
voyant sa fortune renversée , s'est dit : je ne veux plus être
ami . Dubreuil et Pechméja paraissent des modèles d'amitié,
mais d'une amitié encore imparfaite. L'un d'eux a dit
en mourant : pourquoi laisse-t-on entrer tant de monde
ici?ma maladie est contagieuse , il ne devrait y avoir que
10i. Ce mot est beau, mais il est de Dubreuil; s'il avait été
dit par Pechméja, je les mettrais au nombre des vrais amis .
Quand on découvre que l'on s'était trompé , quand on
aperçoit de la faiblesse ou même de l'égoïsme et quelque
duplicité dans celui dont on avait cru se faire un ami , c'est
un mauvais choix que l'on en doit accuser, et il faut se garder
de prétendre alors que l'amitié soit une chimère. Ces
sentences du dépit n'appartiennent qu'à des gens d'un esprit
faible, qui étant incapables d'idées générales , ne sauraient
juger des choses que par ce qui leur arrive de personnel.
Si vous ne rencontrez pas un ami parfait , liez-vous jusqu'à
un certain point avec quelqu'un d'estimable : si vous
ne pouvez être un ami réel , soyez un ami vulgaire , mais
généreux , afin que parmi les hommes il y ait quelqu'un qui
soit content par la volonté d'un autre. Serait-ce même un
sigrand mal d'être unpeu dupe en ceci , pourvu que ce fût
volontairement? la plus faible des habitudes intimes est
encore une douce habitude .
Ily a dans le malheur d'innombrables combinaisons , e
nul ne saurait affirmer que rien ne l'empêchera de jouir de
toute l'étendue de l'amitié . Qui oserait marquer des bornés
àl'infortune , et sonder les abîmes de la détresse humaine ?
Ce serait même une témérité de se dire : rien ne pourra
m'arrêter dans la pratique de la sagesse. Vous avez en vain
1
•
277
NOVEMBRE 1811 .
tout ce qui fait l'homme , si le sort le veut , tout sera inutile;
le sort ne vous rendra ni criminel , ni vil, mais il saura tout
affaiblir , tout éluder , et il vous détruira vivant. Vous aurez
des amis , mais un ami ne vous sera pas donné ; ce sera
beaucoup si du moins vous vivez un jour avec un compagnon
de la même peine . DE SEN ...
VARIÉTÉS .
INSTITUT DE FRANCE.
La classe de la langue et de la littérature française de
l'Institut, a tenu jeudi une séance publique pour la réception
deMM. Lacretellejenne et Etienne . Cette séance avait
attiré un grand nombre de spectateurs malgré le plus mauvais
tems qu'on ait eu de l'année : ce qui prouve que le
public ne veut pas absolument partager l'opinion de quelques
obscurs écrivains de journaux , contre l'utilité des socotés
littéraires .
M. Lacretelle a lu le premier son discours de réception.
Le style de ce discours a paru noble sans enflure , simple
sans trivialité , élégant sans affectation , comme la muse
de l'histoire à qui M. Lacretelle doit ses succès . M. de
Ségur , en répondant au récipiendaire , a observé , comme
lui, dans son style ,toutes les convenances que commandait
son sujet. Il y a semé en outre un grand nombre de
ces réflexions fines , judicieuses , et souvent brillantes
qui caractérisent son talent .
M. Etienne remplaçait M. Laujon. Il avait à parler des
ouvrages agréables de cet homme de lettres , et de la comédie
en général , et il a cru devoir donner à son discours
laphysionomie de la muse comique , au culte de laquelle
il s'est consacré. Il a été tour-à-tour gracieux , piquant ,
satirique , ettoujours spirituel. M. de Fontanes , dans sa
réponse à laquelle on ne pent reprocher que sa brièveté , a
parlé de la comédie et de M. Etienne , en orateur qui depuis
long-tems a une opinion faite sur les hommes de lettres et
sur leurs ouvrages .
La séance a été terminée par quelques fables de M. Arnault
, qu'on a écoutées avec un vif intérêt , quoique cette
séance se fût prolongée bien au-delà du terme ordinaire.
On a remarqué dans l'attitude du public à cette solennité
,
278 MERCURE DE FRANCE ,
et dans les témoignages d'approbation qu'il a données ,une
intégrité d'opinion et une justesse de jugement bien encourageante
pour les vrais amis des lettres .
SOCIÉTÉS SAVANTES .
Programmedes prix proposés par l'Académie des sciences,
belles-lettres et arts de Lyon .
L'ACADÉMIE avait proposé deux prix pour l'année 1811 ;
L'un de 300 francs , sur cette question :
L'inconstance de la mode depuis François Ier jusqu'à nos jours ,
> a-t-elle été utile ou nuisible à la prospérité des manufactures de
> France ? »
L'autre prix , consistanten une médaille d'or de 1,200 francs , avait
pour objet la question suivante :
•Quel serait le moyen le plus sûr et le moins dispendieux , d'ame-
> ner dans l'intérieur de la ville de Lyon, des eaux abondantes et
> salubres , qui puissent procurer :
> 1 ° . Des fontaines jaillissantes , dont les courans nettoieraient les
> rues , et suppléeraient à l'insuffisance des pompes .
> 2°. Des distributions journalières pour les usages domestiques
> etmanufacturiers .
> 3º. Des réservoirs ou des prises d'eau pour les incendies . >
Aucun mémoire n'ayant été envoyé sur ces deux questions , proposées
pour la seconde fois , les sujets ont été retirés .
Leprix d'encouragement, fondé par S. A. S. le prince archi-trésorier
de l'Empire , a été décerné à M. Etienne Jaillet , membre du conseit
des prud'hommes de Lyon , qui a inventé un métier pour la
fabrication d'étoffes de grande dimension , sans lisage préparatoire.
Le sujet du prix proposé pour l'année 1812 est relatif à la congélation
de l'eau .
L'expérience de la congélation de l'eau , produite dans le vide
pneumatique , par la présence d'un corps absorbant , non-seulement
est intéressante sous le rapport de la science ; mais elle peut être encore
d'une application utile dans les arts économiques . Déjà MM. Désorme
et Clément , dans une Notice insérée au nº 233 des Annales de
Chimie , ont présenté un aperçu de ces diverses applications . Elles ne
se bornent pas aux moyens de se procurer de la glace artificielle dans
les pays , dans les tems et dans les circonstances où l'on ne peut en
avoir de naturelle. Mais comme on n'obtient la congélation de l'eau
que par une évaporation très - rapide , c'est comme moyen d'évaporation
que l'expérience de Leslie peut présenter des avantages plus
grands etplus nombreux. L'illustre Montgolfier avait proposéun
pareil évaporatoire mécanique sans le secours du fen et à la seule
température de l'atmosphère. Il était aussi parvenu à obtenir des effets
d'évaporation sous le récipient de la machine pneumatique; il ne lui
manquait que l'adjonction d'un corps absorbant , pour arriver aux
plus brilluns résultats. Il avait pour but d'obtenir la dessiccation et la
apNOVEMBRE
1817. 279
!
conservation des viandes . du lait . et des sucs des fruits , sans addition
desel ni de sucre. On sent tous les avantages de ce moyen d'évaporation
. sur l'évaporation obtenue par la chaleur qui tend toujours à
opérerla décomposition des substances qui y sont soumises .
Il peut donc résulter de toutes ces données . un art nouveau , intéressant
et utile ; l'Académie propose pour sujet d'un prix , la solution
des questions suivantes :
1º. Développer la théorie de la congélation de l'eau par le vide de
lamachine pneumatique et celle de tous les phénomènes qui l'accompagnent.
2º. Déterminer les circonstances les plus favorables pour obtenir la
congélation . tant sous le rapport de la matière des vases . de leur capacité,
de celle des récipiens,que sous celui des enveloppes accessoires
dont on peut les entourer.
3º. Rechercher quel est le plus grand abaissement de température
qu'on peut obtenir dans le vide , eu égard à la température extérieure,
et si cet abaissement peut être porté jusqu'à la congélation du mercure.
4º. Déterminer avec précision toutes les applications utiles aux arts
économiques que l'on peut faire de cette expérience , soit pour obte-
Dir de la glace dans tous les tems et dans tous les lieux , soit en l'envisageant
comme moyen d'évaporation propre à procurer la dessiccation
des viandes , du lait , etc. , ainsi que la concentration des sucs
des fruits; faire connaitre les avantages de ce nouveau mode d'évaporation
sur celui où l'on emploie la chaleur.
5º. Donnerune idée générale des machines les plus propres à obtenir
ces effets en grand et d'une manière économique , et offrir quelques
résultats obtenus par ces machines .
Leprix seraune médaille d'or , de la valeur de 300 fr .
Lesmémoires doivent être écrits en français ou en latin , et porter
en tête une devise ou épigraphe , répété dans un billet cacheté , contenant
les noms , qualités et demeure des auteurs.
Ils doivent être envoyés , francs de port , avant le 30 juin 1812 ,
M. Mollet ou à M. Dumas , secrétaires , ou à tout autre membre de
l'Académie . Le prix sera décerné en séance publique , le dernier mardi
du mois d'août.
Ala même époque , seront distribués les prix d'encouragement ,
fondés par S. A. S. Mgr. le Prince Lebrun, et destinés aux artistes
qui auraient fait connaitre quelque nouveau procédé avantageux
pourlesmanufactures lyonnaises : tels que des moyens pour abaisser
leprixde la main-d'oeuvre , pour économiser le tems , pour perfectionner
la fabrication , pour introduire de nouvelles branches d'industrie
, etc.
Les artistes qui veulent concourir , peuvent s'adresser dans tous les
tems àM. Mollet ou à M. Dumas , secrétaires , ou à MM. Mayeuvre ,
Caminet , Cochet , Eynard et Picard , composant la commission spéciale
chargée de recueillir les nouvelles inventions et les procédés
utiles.
1
L
POLITIQUE.
Nous nous gardons , avec un soin constant , de recueillir
sur les événemens de la guerre du Danube les nouvelles
contradictoires qui se succèdent dans les journaux d'Esclavonie
et de Hongrie. Nous ne nous arrêtons qu'aux relations
officielles des deux partis . Nous avons fait connaître
sur le passage du fleuve les rapports officiels russes , il est
juste d'en rapprocher ceux publiés à Constantinople le 20
septembre; la comparaison des dates , des lieux cités , et
des mouvemens énoncés , peut seule instruire le lecteur
et le tenir au courant des événemens .
,
Le 27 août ( 8 septembre ) il y eut au quartier-général
ture un grand conseil de guerre présidé par S. Exc. le
grand-visir . Tous les chefs militaires et les ministres y
assistèrent . Le passage du Danube fut unanimement résolu
. Galal-Eddin-Mehemet , pacha de Tschapar Zade ,
désigné en l'absence du grand-visir à la garde du camp ,
s'y rendit vers le soir et occupa la tente du Kehaja-Bey .
Le grand-visir vint en même tems avec ses principaux
officiers et ses troupes à l'endroit choisi pour effectuer le
passage, qui est au - dessus du magasin à blé deRudschuck .
Seize canots les attendaient là , dont cinq assez grands
pour contenir chacun deux cent cinquante hommes ; les
autres étaient plus petits. Toutes les mesures préalables
étant bien prises , le passage se fit au-dessus du village
de Slobodsa , avec si peu de défiance de la part de l'ennemi
que les troupes ottomanes eurent encore tout le tems
de se retrancher. La garde avancée russe s'étant enfin
aperçue de leur passage et de leurs opérations, les signala
pardeux coups de pistolet et se replia sur les retranchemens
voisins. Un petit corps russe parut alors , mais il fut
repoussé avec perte. Jusqu'au lendemain matin tout resta
tranquille. Le nombre des troupes ottomanes qui avaient
passé le Danube dans la nuit , en six différens transports ,
montait à trois mille hommes et était sous les ordres de
Mehmich-Bey-Sipa-Hilar-Agassi , neveu du grand-visir ,
du pacha Aydie , etc. Le lendemain à la pointe du jour ,
les Russes , partagés en plusieurs corps d'infanterie et de
MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811. 281
cavalerie, se mirenten mouvement et s'avancèrentjusqu'aux
Tetranchemens turcs; l'artillerie joua des deux côtés . 4
Des petits corps russes détachés firent une attaque vive
et régulière ; l'action fut opiniâtre ; le nombre des tués et
des blessés de part et d'autre fut considérable , mais enfin
les Russes furent obligés à la retraite . Deux autres corps
qui arrivaient pour les appuyer , eurent le même sort.
Toutes les troupes qui se présentèrent jusqu'à midi furent
Tepoussées avec la même valeur , et l'ennemi se vit enfia
forcé de se retirer , tant par la bravoure des troupes ottomanes
que par la perte qu'il éprouvait soit de notre résistance
, soit des batteries placées sur la droite du fleuve .
Cependant le feu avait pris à un magasin à poudre de nos
Tetranchemens ; le dommage qu'il causa , et l'impossibilité
de recevoir des secours , firent croire à l'ennemi que notre
position était très-critique . Il envoya un parlementaire.
pour engager nos troupes à prendre en considération notre
situation qui lui paraissait désespérée , et à accepter l'offre
da général-commandant , qui leur permettait de repasser
le Danube sans être inquiétées ; mais nos braves troupes
Tépondirent qu'elles mourraient plutôt que de se soumettre
à des conditions humiliantes . Le parlementaire ayant rapporté
cette réponse aux Russes , ils renouvelèrent une cinquième
attaque sur nos retranchemens ; elle fut vive , mais
notre défense le fut aussi ; de manière que les Russes , après
avoir essuyé une perte considérable en tués et blessés , se
retirèrent au plus vite. Ils furent poursuivis par nos
troupes , qui s'emparèrent d'un canon . A l'entrée de la
nuit les Russes amenèrent les canons qu'ils avaient sur la
gauche du Danube , soit pour nous forcer à repasser , soit
pour nous empêcher de recevoir des renforts , et les conduisirent
au-delà de nos retranchemens . Ces différens
combats durèrent depuis le matin jusqu'au soir. On se
battit avec acharnement de part et d'autre , et le résultat
fut à l'avantage des Turcs , qui se distinguèrent par une
valeur inouie. Les Russes ont en 700 tués , beaucoup de
blessés , et nous ont laissé quelques prisonniers . De notre
côté , le pacha Aydie a été grièvement blessé ; Silibtar-
Aga a reçu une légère blessure ; Agalar-Agasir-Halil-Usta
est resté sur la place . " Le grand-visir avait le projet d'envoyer des secours
dans la nuit ; mais craignant de les exposer à cause
de l'obscurité , il différa jusqu'au lendemain. De vingtcinq
chaloupes russes qui se trouvaient sur la gauche du
282 MERCURE DE FRANCE ,
Danube , au-dessous de Giurgewo , douze furent remorquées
dans la nuit jusqu'à l'endroit où les Turcs avaient
effectué leur passage ; ceux - ci , qui s'en aperçurent à
minuit , commencerent à tirer dessus , le feu dura jusqu'au
matin , et les força de s'éloigner ; les Russes perdirent
une chaloupe qui fut coulée. Cinq d'entr'elles étaient
arrivées devant Rudschuck ety avaient déjàjeté l'ancre,
Les sept autres voulaient descendre le fleuve et se retirer ;
mais quatre seulement ont pu arriver sans dommage considerable
, les trois autres ont été très- maltraitées , etont
dérivé sur la gauche pour débarquer les soldats. Les
chaloupes qui étaient devant Rudschuck , se seront probablement
retirées en même tems d'après l'ordre qu'elles
en auront reçu par les signaux. S. Exc. le grand-visir , qui
vit que les tentatives des chaloupes canonnières russes
avaient été non- sculement sans succès , mais que l'ennemi
avait encore quitté les bords du Danube , s'empressa
d'envoyer ce jour-là et le jour suivant aux braves troupes
qui avaient passé le fleuve , des munitions , des vivres et
des renforts .
D'autres rapports font connaître que la flotte du capitan
pacha a enfin mis à la voile le 16 septembre , mais que ,
tourmentée par les vents contraires , elle a dû rentrer. La
flotte russe était également rentrée à Sébastopol. Le grand
seigneur a ordonné une nouvelle expédition contre les rebelles
d'Héraclée; le capitan pacha lui-même doit la commander.
Une autre expédition formidable se prépare au
Caire contre les Wahabis dont le fanatisme indestructible
réalise la fable de l'hydre ; Jussum pacha , fils du pacha
d'Egypte , doit la commander. Des moyens de transport
et de passage par la mer rouge sont assurés . On craint toutefois
que le schérifde la Mecque ne se tourne du côté des
nouveaux sectaires , dans la crainte d'éprouver un traitement
semblable à celui dont au Caire les derniers manmelucks
ont été les victimes .
L'Empereur d'Autriche a appelé auprès de lui ses ministres
à Presbourg . Le 23 octobre il a tenu un grand conseil
d'état , et le lendemain la diète de Hongrie a tenu une
séance générale. Les objets en discussion paraissent d'une
haute importance , mais il est impossible non moins qu'il
serait indiscret de les préciser , et de dire avec exactitude
jusqu'à quel point les propositions royales éprouvent de
contradiction , jusqu'à quel point aussi la diète persiste
dans ses anciennes réclamations . Le cours autrichien s'est
NOVEMBRE 1811 . 283
bonifié. Les gens de finance ont donné de nouvelles
preuvesde zèle etde bonne volonté qui ont signalé de plus
en plus l'affermissement du crédit , et ont ainsi fait disparaître
les préventions qu'une conduite différente avait
élevés contre eux. En Prusse , le change a baissé; les troupes
qui garnissaient les côtes de la Baltique vont rentrer
dans leurs garnisons , les Anglais sont obligés de quitter la
Baltique. M. de Krusemarck a quitté Berlin pour revenir à
sonposte à Paris . Le roi de Saxe continue son voyage dans
le grand duché de Varsovie. En Russie , le change qui
avait éprouvé quelque hausse a tombé de nouveau ; à la
date du 15 octobre le change du rouble sur Paris était à
103 centimes. Le ministère de la guerre russe a mis à l'ordredujour
un extrait de la gazette de la cour qui annonce
la prise sur les côtes de l'Esthonie d'un bâtiment anglais
capturé d'une manière singulière. Ce bâtiment faisait naufrage
, ou en paraissait menacé. Le commandant russe sur
la côte a envoyé à son secours; les Anglais reçoivent les
Russes à main armée , blessent et tuent des matelots et des
paysans. Le commandant russe réunit alors quelques détachemens
de hullans, les jette dans des barques, et abordent
le bâtiment anglais , malgré un feu à mitraille que la vivacité
de l'attaque rendit sans effet : le bâtiment anglais fut
forcé de baisser pavillon. Sa prise est estimée, avec le corps
du navire , à 295 mille roubles . L'Empereur a élevé le capitaine
auteur de cette action à un grade supérieur , et a ordonné
la distribution de la valeur de la prise à ses capteurs .
M. Thorton , ce ministre anglais dont on annonce le départ
pour la Baltique , aura pour premier renseignement ă
prendre, le compte rendu de cette capture : il part pour la
Russie , disent les papiers anglais ministériels , afin de
s'assurer d'une manière plus positive des dispositions du
cabinet de Pétersbourg , et de presser ce gouvernement
d'adopter enfin une ligne de conduite plus conforme à sa
dignité et à ses véritables intérêts ; il doit être aussi chargé
d'offrir la médiation du gouvernement anglais pour mettre
fin à cette guerre contre les Turcs dans laquelle la Russie
épuise ses ressources .
Acette attention bienveillante , à cette offre amicale , à
ce généreux procédé , il faudrait joindre , si l'on en croyait
les papiers anglais non ministériels ; cités par le Moniteur ,
l'envoi dans la Baltique d'un train d'artillerie considérable,
et f'embarquement de 1,500,000 cartouches destinées aux
gouvernemens russe et prussien. Nos ministres , dit à cet
284 MERCURE DE FRANCE , :
nous
égard le Star, également cité par le Moniteur, nos ministres
sont tout fiers et attendent les plus grands résultats de
la mission de M. Thorton qui s'est embarqué pour la .
Baltique. Ils ont évidemment pour but d'étourdir le peuple
anglais afin de lui faire supporter l'horrible calamité que fait
peser sur lui l'expédition du Portugal ; que pouvons
espérer d'une telle mission ? L'objet en serait -il de payer
un nouveau subside aux puissances du nord ? Mais dussions-
nous réussir dans une telle négociation , à quoi servirait-
elle ? L'expérience a cinq fois répondu; elle servirait
à agrandir la domination de la France , à augmenter le
pouvoir de Napoléon .
Les mêmes journaux annoncent en même tems le départ
des commissaires pour l'Amérique méridionale. Ils ajoutent,
sur la foi des lettres de Malte , qu'on regarde comme
prochaine l'occupation de la Sicile parles troupes anglaises ,
et qu'à son retour dans l'île , lord Bentinck doit trouver
cette opération consommée . Cependant des lettres de
Messine donnent de nouveaux détails sur l'état de cette
ville ; on s'y attend à une révolution ; le peuple y est
extrêmement exaspéré contre les Anglais. Le gouvernement
a fait mettre en prison l'imprimeur de la Gazette
Britannique , qui se publiait dans cette ville. Tout annonce
une grande secousse politique , de la nature de celles qui
éclatent dans tous les lieux où les Anglais se font les protecteurs
des souverains , et se déclarent les possesseurs du
territoire.
Le blocus de l'Escaut est , pour le moment , suspendu ;
les Anglais y ont laissé une faible escadre. La flotte française
paraît avoir remonté l'Escaut jusqu'à Anvers . Une
flotte considérable a pour rendez-vous la rade de Spithéad ;
on suppose en Angleterre que cette mesure a pour cause
les préparatifs qu'on voit faire aux Français sur la rive
opposée aux côtes orientales de la Grande-Bretagne. La
flotte de l'amiral Saumarez est réunie , on présage son
très -prochain retour.
Il n'y a point de nouvelles officielles de l'armée de Portugal
; mais le Wolwich est arrivé à Portsmouth , venant
de Gibraltar , d'où il avait fait voile le 18 de ce mois . Ce
bâtiment a apporté des dépêches au gouvernement , et ,
en outre , la nouvelle que le général Balleisteros a été
repoussé jusque sous le rocher de Gibraltar. L'ennemia ,
dit-on, pris le camp de Saint-Roch , et forcé les habitans
de chercher un asile sur ce qu'on appelle le terrain neutre
NOVEMBRE 1811 . 285
(espace compris entre les ouvrages avancés de Gibraltar et
les lignes de Saint-Roch ) .
1
Une lettre de Lisbonne , en date du 17 octobre , ajoute
les détails suivans , sur la situation de l'armée anglaise :
Je profite de la présente occasion pour vous faire part
de notre situation dans cette ville ; situation qui certes n'a
rien que l'on puisse envier. Quant à celle de l'armée , je
laconnais très-peu , et n'en reçois de nouvelles que lorsque
quelques-uns de nos amis veulent bien m'en écrire du
quartier-général. Je reçus , il y a six jours , une lettre de
notre ami , qui est guéri de la fièvre . Je suis fâché d'avoir
à vous apprendre que ce pays-ci est une seconde île
de Walcheren pour les maladies . Il y a dans cette capitale
et dans les environs de 10 à 11,000 malades . Tous les couvens
et les églises en sont encombrés , ainsi que de blessés
quimeurent comme les moutons de la clavelée. Il fait ici
en ce moment une chaleur étouffante , et quand ces chaleurs
seront passées , nous serons inondés de torrens de
pluie. Tout est fort cher en ce moment; les pommes de
terre coûtent cinq sols la livre , et les autres végétaux à
proportion : le porter coûte trente sous la bouteille. Le
faitestque tout ce pays-ci offre une scène continuelle de
ruine et de désolation. Toutes les subsistances , non-seulement
celles de l'armée , mais encore celles des malheureux
habitans , doivent être tirées d'Angleterre ou d'autres
marchés étrangers , etc. "
Après avoir visité la Hollande , reçu les témoignages
d'amour et de fidélité de ses nouveaux sujets , mérité leur
éternelle reconnaissance par ses décrets nombreux ; après
avoir donné dans tous les ports le signal de l'activité ,
sur les flottes l'ordre de se rendre digne de la victoire par
l'instruction et la discipline ; après avoir entendu les magistrats
reconnaître le bienfait des lois nouvelles , les ministres
des divers cultes parler de l'union qui règne entre
eux sous l'influence d'une tolérance vraiment religieuse ,
et sous la protection des lois communes à tous , et partout
les habitans se féliciter d'être devenus Français , l'Empereur
a mis le pied sur un territoire où il était impatiemment
attendu , où ses lois , ses bienfaits , et les respectables
organes de sa volonté l'ont depuis long-tems précédé ;
il a visité le grand-duché de Berg, où il n'a entendu qu'un
même voeu , qu'une même expression de l'opinion générale
. Puisse , ont dit tous les magistrats , tous les fonctionnaires
, tous les citoyens , puisse la durée des jours de
286 MERCURE DE FRANCE ,
V. M. être égale à leur gloire ! gouvernés par vos lois ,
servant sous vos drapeaux , ne sommes-nous pas aussi vos
enfans ? Lorsqu'il s'agira de prouver son zèle et sa fidélité
, quel Français pourra se flatter de surpasser les habitans
du grand-duché ?
C'est le 2 de ce mois que l'Empereur , après avoir visité
Wesel , et ordonné de nouveaux ouvrages , est arrivé à
Dusseldorf. A la frontière du grand-duché , elle a trouvé
M. le comte Beugnot , commissaire-impérial et ministre
des finances : à l'entrée de la ville toutes les autorités étaient
réunies , ayant à leur tête M. le comte Ræderer , ministre
secrétaire-d'état du grand-duché , et M. le comte Nesselrode
, ministre de l'intérieur et de la guerre .Asix heures ,
S. M. a donné audience aux principaux fonctionnaires
civils et militaires . Le soir , les dames du grand-duché ont
eu l'honneur d'être présentées à LL. MM. On présume
que S. M. continue son voyage en remontant le Rhin jusqu'à
Mayence ; qu'elle revient par Metz , et qu'elle sera de
retour le 12 de ce mois . S ....
ANNONCES .
1
Nouveaux élémens de Géographie moderne et universelle , extraits de
la septième édition de l'Abrégé de la Géographie de Guthrie; contenant
les derniers changemens politiques survenus en Europe jusqu'au
1er novembre 1811 ; par l'auteur du même ouvrage. Ornés de trois
cartes à l'usage des jeunes élèves de l'un et l'autre sexe. Un fort vol.
in-12 de 674 pages . Prix , 3 fr. 60 c. , et 5 fr. franc de port. Chez
Hyacinthe Langlois , libraire-éditeur pour la géographie , rue de Seine ,
nº 12 ; et chez Arthus- Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
On vend avec cet ouvrage , ou séparément , l'Atlas universel portatifde
géographie ancienne et moderne , par Arowsmith et d'Anville
composé de trente-huit cartes . Un vol. in- fol. enluminé et cartonné.
Prix , 15 fr . , et 16 fr. franc de port. Il faut affranchir les lettres et
l'argent.
Le règne de Louis XI, et de l'influence qu'il a euejusque sur les derniers
tems de la troisième dynastie; par M. Alexis Dumesnil. Un vol.
in-8° . Prix , 3 fr . 60 c. , et 4 fr . 25 c. franc de port. Chez Maradan ,
libraire, rue des Grands-Augustins , nº 9 .
Merveilles et beautés de la nature en France; par Depping . Un fort
vol. in-12 , avec carte et gravure. Prix , 4 fr . , et 5 fr. 50 c. franc de
1
NOVEMBRE 1811 . 287
port. Chez P. Blanchard et compe, libraires , rue Mazarine , no 30; et
Palais-Royal , galerie de bois , nº 249 .
Epigrammes de Martial , latines et françaises . Trois vol. in-8° .
Prix, 15 fr. , et 18 fr. franc de port; pap. vél . , 24 fr. , et 27 fr . franc
deport. Chez Volland aîné et jeune ,quai des Augustins , no 17.
Discours qui a obtenu l'accessit à l'Académie de la Rochelle , sur
les questions suivantes : « Quel est le genre d'éducation le plus propre
> àformer un administrateur ? A quel degré les lettres et les sciences
→ lui sont- elles nécessaires ? Quel secours l'administrateur et l'homme
> de lettres peuvent-ils et doivent- ils réciproquement se prêter ? »
Par M. de Sales , avocat à Paris . Brochure in-8 de 68 pages . Prix ,
1 fr. , et 1 fr. 20c. franc de port. Chez Crapart , libraire , rue du
Jardinet , nº 1o ..
Choix des lettres de Mirabeau à Sophie. Quatre vol . in- 18 , ornés
des portraits de Mirabeau et de Sophie . Prix , 5 fr. , et 6 fr. franc de
port. Chez L. Duprat- Duverger , rue des Grands-Augustins , nº 21.*
Harpaginet, ou la Cassette ; comédie-vaudeville en un acte ; par
Duronceray. Brochure in-12. Prix , 75 c. , et 1 fr. franc de port.
Chez Bacot , libraire , Palais-Royal , nº 252 .
Traitépratique de toutes espèces de conventions , contrats , obligations
et engagemens , tant civils que de commerce intérieur et maritime,
qu'il est permis de passer sous seings -privés; avec les formules de chacunde
ces actes . Ouvrage utile à toutes les personnes qui veulent gérer
ou conduire elles-mêmes leurs propres affaires ; par A. G. Daubanton,
ex-juge de paix , avocat à la cour impériale , à Paris ; auteur
de divers ouvrages sur les nouvelles lois . Troisième édition , revue
par l'auteur , et considérablement augmentée. Deux vol. in- 12 de 750
pages. Prix , br. , 6 fr. , et 7 fr. 50 c. franc de port. Chez F. Buisson ,
libraire , rue Gilles-Coeur , nº 10 .
Grammaire simplifiée, ou Abrégé analytique des principes généraux
et particuliers de la langue française. Par M. Fr. Collin-d'Ambly ,
instituteur , membre de l'Athénée de la langue française , auteur de
P'usage des expressions négatives et de la Grammairefrançaise analytique
et littéraire. Un vol. in-12 de 210 pages , imprimé avec soin et
sur beau papier. Prix , relié en parchemin , t fr. 25 c. , et 1 fr. 75 c.
francde port. Chez Ch. Villet , libraire et commissionnaire , rueHautefeuille
, nº 1 .
Notice historique etjustification sur la vie militaire du général Houchard;
par son fils. In-8°. Prix, I fr. , et I fr . 25 c. franc de port. A
288 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811 .
Strasbourg , de l'imprimerie de Levrault ; et à Paris , chez Lenormant,
imprimeur-libraire , rue de Seine , nº 8, près le pont des Arts .
Les premières connaissances à l'usage des Enfans qui commencent à
lire. Un volume in- 18 , imprimé en gros caractères et orné de 5 jolies
gravures et d'un titre gravé. Seconde édition . Prix , I fr. 25 c. , et gra
vures coloriées , I fr . 50 c. Il faut ajouter 30 c. pour l'avoir franc
de port par la poste. Chez P. Blanchard et Compe .. libraires , rue
Mazarine , nº 30 , et Palais -Royal , galerie de bois , nº 249.
Ce petit ouvrage est un abrégé de toutes les sciences mises à la
portée des enfans .-Les notions qu'il contient sont de la plus grande
simplicité. On doit le faire succéder aux abécédaires et syllabaires .
-L'impression en est nette et bien convenable à ce genre de livre .
Platon devant Critias ; par J. P. Bres . Un vol . in- 16. Prix , 2 fr . ,
et 2 fr. 25 c. franc de port. Chez Lenormand , rue de Seine , nº 8.
L'Art defaire le pain , et observations théoriques et pratiques sur
l'analyse et la synthèse dufroment , et sur la manière la plus avantageuse
depréparer un pain léger ; précédées de quelques recherches sur
l'origine et les maladies du blé , par Edlin , traduit de l'anglais pat
M. Peschier , docteur-médecin , de plusieurs Sociétés Savantes . In-80.
Prix, 2 fr . 50 c., et 3 fr . franc de port. A Paris , chez J. J. Paschoud,
libraire , rue des Petits-Augustins , nº 3 ; Arthus -Bertrand , libraire ,
rue Hautefouille , nº 23 ; et à Genève , chez Paschoud.
LAbécédaire des petites Demoiselles , avec de jolies figures représentant
leurs jeux et leurs occupations les plus ordinaires . In-12 ,
broché et rogné. Prix , 75c . , et fig. colorices , I fr. Chez P. Blanchard
et Compe , libraires , rue Mazarine , nº 30 ,et Palais-Royal ,
galerie de bois , nº 249 .
L'Abécédaire des petits Garçons , avec des figures représentant
leurs principaux jeux. Même format ; même prix , et se trouve chez
les mêmes.
Des figures et de petits contes ne sont pas inutiles dans un livre
destiné à donner aux enfans les premières notions de la lecture : Il
faut emmieller les bords du vase. Sous ce double rapport , les deux
Abécédaires que nous annonçous seront probablement remarqués par
les instituteurs et par les mères qui s'occupent de la première instruction
de leur jeune famille .
Essai historique et critique sur l'institution canonique des évêques,
par M. Tabaraud , prêtre de la ci-devant Congrégation de l'Oratoire .
Un vol . in-8°. Prix , 3 fr. , et 4 fr. frane de port. Chez Michaud
frères , imprimeurs-libraires , rue desBons-Enfans , nº 34.
DE LA
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
N° DXXXIX .
-
Samedi 16 Novembre 1811 .
POÉSIE .
Fragment du troisième chant d'un poème sur la Peinture .
DE L'EXPRESSION .
VAINEMENT , avec choix prodiguant les couleurs ,
Vous charmez nos regards par des accords flatteurs ;
Vainement , sous vos mains légères et savantes ,
Naissent de doux contours et des formes vivantes;
Si de nos passions vos pinceaux enflammés
N'embrâsent vos héros sur la toile animés ,
Ce spectacle éclatant , que notre esprit rejette ,
Nous lasséra bientôt de sa pompe muette.
Rappelez -vous Orphée : au cri de ses douleurs ,
Les tigres , les rochers ont répandu des pleurs .
Cette fable est pour vous une leçon utile .
Qu'ainsi , dans vos tableaux , la nature docile,
Des teintes du sujet prompte à se revêtir ,
Partage les transports que nous devons sentir.
Voulez - vous exprimer une scène touchante ,
La vertu malheureuse et la beauté mourante ?
T
5.
290
MERCURE DE FRANCE ,
Parune ombre douteuse et de pâles couleurs ,
Attristez la nature émue à ses douleurs.
Offrez-vous à nos yeux les sanglantes images
D'unepassion sombre et de ses noirs orages?
Quedansun site affreux qui frappe de terreur ,
Des vents , de la tempête éclate la fureur ;
Des transports du héros agitez le ciel même.
Mais faites plus encore , et par un art suprême
Dévoilez à nos yeux dans les malheurs passés
La source des malheurs par vos mains retracés ,
Et qu'à nos coeurs émus vos peintures fidelles
Annoncent leurs effets et leurs suites cruelles.
D'un seul moment alors le tableau déchirant
Aura d'un long récit l'intérêt dévorant .
Voyez-vous retracés sur la toile éloquente
Tancrède et sa maîtresse et leur lutte sanglante (1) .
Sans doute le combat fut terrible et cruel !
Ah! que de coups portés avant le coup mortel !
Tous ces débris épars de lances et d'armures ,
Ce gazon teint de sang et ces larges blessures ,
Attestent des guerriers l'audace et la fureur.
La nuit de ce combat avait voilé l'horreur .
Tancrède enfin triomphe ; une clarté douteuse
N'éclaire qu'à regret cette victoire affreuse .
Lui-même , pour donner au guerrier malheureux
Le signe rédempteur qui nous ouvre les cieux ,
Dans son casque brisé , de son sang tout humide ,
Vient de puiser les flots d'une source limpide.
Il découvre le front de son fier ennemi ....
Dieu ! comme à cet aspect tout son corps a frémi !
L'étonnement , l'horreur sur son visage empreinte
Frappent nos yeux surpris et nous glacent de crainte .
Ses pleurs mêlés au sang qui couvre sa páleur
Révèlent ses regrets , accusent son erreur .
Malheureux ! tu frappais une amante adorée...
Bientôt , en la voyant dans tes bras expirée ,
Affaibli de douleur plus que de sang versé
Tu tomberas près d'elle et comme elle glacé .
(1 ) Sujet tiré d'un magnifique épisode du Tasse. Voyez la Jérusalem
délivrée, chant XIIe.
NOVEMBRE 1811 .
291
Déployez le même art dans la sombre peinture
De ces noires fureurs dont frémit la nature.
Si , de retour enfin dans ces lieux redoutés
Toujours par le malheur et le crime habités ,
Après de si longs jours perdus pour sa colère ,
Oreste vient pleurer au tombeau de son père ,
S'il vient y consacrer aux mânes infernaux
Le glaive destiné pour des crimes nouveaux ;
Que l'air soit menaçant , la lumière voilée ,
Et, comme le héros , la terre désolée ;
Que lui-même , accablé par sa longue douleur ,
Retrouve sur la tombe une atroce vigueur ,
Et , sortant des enfers , que l'ombre de son père
L'enflamme , en l'embrassant , d'une ardeur meurtrière.
Que son regard terrible et ses flancs oppressés ,
Son geste menaçant , ses cheveux hérissés ,
Et son front jeune encor ridé par la souffrance
Pâle de son affront , pâle de sa vengeance ,
Découvrent à nos yeux le trouble de son coeur ,
Un destin inflexible excitant sa fureur ,
Guidant tous les transports de son aveugle rage ,
Le poussant dans le crime; etcet affreux orage
Que les Dieux dans son sein ont pris soin d'exciter ,
Amassé dès long-tems , et tout près d'éclater.
Ah! quel sera l'effet d'une telle colère ?
Tremblez , peuples d'Argos ! il va frapper sa mère.
Et, chassé de vos murs , teint du sang maternel ,
Errant et dévoré d'un remord éternel ,
En horreur à la terre , en horreur à soi-même ,
Trainant par-tout des Dieux la vengeance suprême ,
De spectres , de terreurs sans cesse environné ,
Son nom fera frémir l'univers étonné.
P
J. R. AUGUSTE FABRE .
ÉPITRE A MON AMI , SUR LA RICHESSE.
CHÉRI de l'amitié , caressé par l'amour ,
De myrtes , de lauriers , couronné tour-à-tour ,
Coulant dans les plaisirs ta brillante jeunesse ,
:
Quepeux-ta donc encor désirer ? - La richesse.
Ta
292 MERCURE DE FRANCE ,
La richesse , dis - tu ? mortel ambitieux !
Par des voeux insensés crains d'irriter les Dieux ;
Crains que ces Dieux , jaloux de ton destin prospère ,
Ne t'accordent cet or donné dans leur colère .
Cesse de souhaiter des trésors superflus ,
Fuis-les comme un écueil funeste à tes vertus ;
Et, content désormais de ton heureux partage ,
Garde ce sort modeste , ambition du sage .
Le riche et l'indigent forment les mêmes voeux.
Modérer ses désirs est l'art de vivre heureux .
Supposons un moment que , de ton humble aisance ,
Tu fasses , dès ce jour , un pas vers l'opulence :
Adieu les doux travaux et les paisibles soins .
Aussitôt je te vois , fuyant l'oeil des témoins ,
Déposer , dans le sein d'une sombre retraite ,
Etton ame et ton or en la même cassette .
Dévoré de soupçons et d'un souffle alarmé ,
Tu ne dormiras plus que l'oeil demi-fermé.
Ce n'est plus pour la gloire alors que ton coeur veille ,
Ce n'est plus pour l'amour que l'aurore t'éveille ;
Le désir dévorant d'augmenter ton trésor ,
De
:
compter , recompter et recompter encor ,
Est le seul qui t'obsède et qui t'offre des charmes .
L'infortuné jadis faisait couler tes larmes ,
Et tu lui prodiguais un secours généreux ;
Mais il fuit maintenant ton abord rigoureux.
Ton or , ton or , voilà ta gloire et ta tendresse !
Je te vois indigent au sein de la richesse ,
De peur de l'acheter , refuser le plaisir ,
Et , pour entasser l'or , oublier d'en jouir .
Malheur à tout mortel que cette soif dévore !
Pauvre , on a désiré ; riche , on désire encore :
Rien de l'ambition ne peut combler les voeux.
Ah! du moins si cet or pouvait nous rendre heureux !
Si , grâce à l'or , nos noms au temple de Mémoire
Etaient plus vite inscrits par la main de la Gloire ;
De la tendre amitié s'il resserrait les noeuds ;
Si , du Dieu de Paphos purifiant les feux ,
Notre amante en était plus tendre et plus fidelle ;
Enfin , lorque la parque au tombeau nous appelle ,
Si eet or désarmait l'inflexible Atropos ,
NOVEMBRE 1811. 293
Jedirais : amasssons , oublions le repos
Pour cet heureux trésor , source de tant de joie.
Mais on sait qu'au théâtre , à la cabale en proie ,
Ainsi que Richemont , ce n'est point réussir ,
Que de prodiguer l'or pour se faire applaudir ;
Quepour un noble coeur elles sont trop vulgaires ,
Ces palmes que l'on doit à des mains mercenaires .
On sait que l'amitié , que l'amour fastueux ,
Perdent le doux plaisir d'être chéris pour eux ;
Et qu'un brillant amas de cet or qu'on envie
Ne peut ni prolonger ni racheter la vie.
Tu le vois ; on peut être et riche et malheureux ,
Ne perds donc plus tes jours en de stériles voeux.
Ah! fuis d'un vil métal les amorces perfides ,
Et recherche avec moi des trésors plus solides .
La fortune est volage et laisse des regrets ,
Mais il est d'autres biens qui ne trompent jamais ,
Qui seuls font le bonheur et dont la source est pure.
Plaisirs si peu goûtés , enfans de la nature ,
Vous fuyez des palais les lambris somptueux
Etcherchez l'humble toît du mortel vertueux.
Ces plaisirs , ces vrais biens sont dans ta métairie ,
Près d'un ami constant , d'une épouse chérie ,
Ce jeune et tendre objet , charme de tes beaux jours ;
Dans les jeux enfantins d'une troupe d'amours ,
Image de vos traits , richesse d'un bon père ,
Qui joindront tes vertus aux grâces de leur mère ;
Dans l'étude des arts , qui remplit nos loisirs ,
Et qui , loin du Potose , offre de vrais plaisirs .
Abjure dès ce jour ton humeur inquiète ,
Et vis content de peu dans ta douce retraite.
Que la soifdes trésors n'égare plus ton coeur;
Et si tu vois briguer un métal corrupteur ,
Aumortel que séduit cette honteuse ivresse ,
Dis : la félicité n'est point dans la richesse ;
Si l'avare au bonheur croit son or suffisant ,
L'homme sage en ses voeux , sensible , bienfaisant ,
Qui chérit les beaux- arts , que la nature enflamme ,
Doit toujours le trouver dans le fond de son ame .
F. DE VERNEUIL.
294 MERCURE DE FRANCE,
CONTRE LES DÉTRACTEURS DE LA POÉSIE (1 ) .
MUSES! quels blasphemes impies
Attaquent vos droits immortels?
Les avides mains des harpies
Osent donc souiller vos autels .
Doctes filles de Mnemosyne ,
Aumépris de votre origine
Etde vos sublimes concerts ,
Quelques écrivains téméraires
Acélébrer les faits vulgaires
Voudraient rabaisser l'art des vers .
Achille reçut les hommages
De la savante antiquité.
Son nom qui traversa les âges
Croissait toujours plus respecté .
On fait pour flétrir sa mémoire
Passer les rayons de sa gloire
Autravers d'un prisme imposteur.
Pouvez -vous , absurdes critiques ,
Jusque sur ces tems héroïques
Porter un oeil profanateur ?
Vous osez blâmer Alexandre
D'avoir envié les beaux vers
Qui , sur les rives du Scamandre ,
Fixent les yeux de l'Univers .
Ses regrets menacent la terre .
C'est pour mériter un Homère
Qu'il vole aux plus nobles travaux.
Désir immense de louange !
Sur les bords étonnés du Gange
Tu vas conduire ce héros .
Si des actions mémorables
Clio garde le souvenir ,
Ses fastes souvent peu durables
Ne traversent point l'avenir .
(1 ) Ces strophes répondent à un article inséré , il y a environ six
mois , dans le feuilleton d'un journal célèbre.
NOVEMBRE 1811 .
295
Tandis qu'aux murs d'Alexandrie
Les flammes de la barbarie
Consument tous ses monumens ,
Aux vers la mémoire fidèle ,
Gardant leur empreinte éternelle ,
Les ravit à la faulx du Tems .
Envain votre rage ennemie ,
Zoïles trop audacieux ,
Voudrait fermer à Polymnie
Les oreilles des demi-dieux .
Le héros amant de la gloire ,
Sait bien qu'au temple de Mémoire ,
Où l'attend l'immortalité ,
C'est la sublime poésie
Qui lui versera l'ambroisie
Au nom de la postérité.
Du génie illustre conquête ,
Sachez que le même laurier
Ombrage le front du poëte
Comme le casque du guerrier.
Dans les sentiers de l'Elysée
L'auteur divin de l'Odyssće
Suit les rois vainqueurs d'Ilion ;
Et c'est en vain que votre audace
Veut de l'Olympe et du Parnasse
Rompre l'éternelle union .
Par M. L***.
ÉNIGME .
Je suis d'une origine antique ,
Car suivant certaine chronique ,
Elle remonte à l'âge d'or ,
Autrement , si l'on veut encor ,
Au tems que le bon vieux Saturne
Habitait les bords du Vulturne ,
Dans le palais du roi Janus
Où le Dieu se tenait reclus .
Quoi qu'il soit de mon origine ,
Combiende gens criraient famine
296 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811 .
S'ils n'avaient pas d'autre aliment
Que ce que l'on veut très-souvent
Que je reçoive et que j'avale ?
Est- ce donc ainsi qu'on régale
Celle dont la fidélité
Est égale à l'antiquité ?
Par CARVILLE ( de Tonnayboutonne ),
LOGOGRIPHE .
LECTEUR , şi la chose te plaît ,
Tu peux avec mon tout présenter un placet ;
Et puis , par grâce spéciale ,
En me coupant la queue obtenir une place.
$ ........
CHARADE .
NE soyez pas trop le premier ,
Ou sur ma foi vous serez dupe.
Aplaire quiconque s'occupe
Dessus comme dessous doit être le dernier.
Quant à l'entier ,
Nous le prenons à la chandelle ,
Du moins assez communément .
La femme en fait aussi le jour un ornement ;
Mais chez nous , ainsi que chez elle ,
Cetentier-là couvre ordinairement
Plus d'une tête sans cervelle .
B.
Mots de PENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Peut-être .
Çelui du Logogriphe est If, où l'on trouve : f
Celui de la Charade est Chèvrefeuille.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
LE RÈGNE DE LOUIS XI , ET DE L'INFLUENCE QU'IL A EUE
JUSQUE SUR LES DERNIERS TEMS DE LA TROISIÈME DYNASTIE ;
par ALEXIS DUMESNIL . -Un vol . in-8°. - Prix , 3 fr .
60 c . , et 4 fr . 25 c. franc de port . -A Paris , chez
Maradan, libraire , rue des Grands-Augustins , nº 9.
S'IL suffisait d'avoir et d'annoncer de hautes prétentions
pour produire un bon ouvrage , il ne manquerait
rien sans doute au mérite du Règne de Louis XI, par
M. Alexis Dumesnil. Cet auteur n'est pas de ceux qui
s'agenouillent dans une humble préface pour demander
grace au lecteur de l'ennui qu'ils vont lui causer. M. Dumesnil
commence , au contraire , par faire le procès à
tous les historiens modernes qui ont la bonhommie de
citer les dates et de multiplier les faits ; il compare leurs
discussions et leurs digressions aux bizarres ornemens
de l'architecture gothique , et déclare que pour son
compte il va imiter ces grands et immortels artistes qui
revinrent les premiers à la noble architecture des Grecs .
Il condamne ainsi en deux mots les Voltaire , les Hume ,
les Robertson , et ne propose comme modèles dignes
d'être imités que Tite-Live et Tacite,
Ce début , nous l'avouerons , nous avait assez faiblement
prévenus en faveur de M. Dumesnil ; car nous
avons le malheur de croire à ce vieux préjugé que la
modestie est inséparable du vrai mérite. Cependant l'importance
du but annoncé par notre auteur nous engagea
à passer sur la présomptueuse légèreté de sa préface ;
ce but , dit- il , était de considérer dans le règne de
Louis XI la révolution qu'il a produite dans la monar--
chie , et jamais on ne fut mieux placé qu'à l'époque où
nous sommes pour considérer et juger les révolutions .
Peut- être , disions-nous , M. Dumesnil , instruit par celle
que nous avons essuyće , trouvera-t-il quelque chose de
pouveau à dire sur le gouvernement de ce monarque
298 MERCURE DE FRANCE ,
fameux , qui , malgré ses perfidies et ses cruautés , est
regardé par tant d'écrivains comme un grand roi , parce
qu'il fit aussi sa révolution en mettant les rois hors de
page.
C'est dans ces dispositions que nous avons commencé
à lire l'ouvrage qui nous occupe , et si nous avons été
trompés dans nos espérances , ce n'est pas du moins
dans celle d'y trouver quelque chose de nouveau. Nous
y avons lu , par exemple , que c'est une intention' malheureuse
de liberté inhérente à la nation , et toujours mal
exprimée , qui produisit autrefois les grandes divisions
de la monarchie et créa les maires du palais ; nous y
avons vu que c'est dans César et non dans les Régulus ,
les Scipions ou les Emile qu'il faut chercher le peuple
romain tout entier ; et que Louis XI astucieux , cruel
et perfide , était le Français de son siècle , comme
Louis XIV fut le Français du sien. Nous y avons fait
quelques découvertes un peu moins importantes , mais
ce qu'il y a de plus nouveau dans l'ouvrage , c'est le
résultat auquel l'auteur nous conduit ; savoir , que c'est
aux changemens opérés par Louis XI dans la monarchie,
qu'il faut attribuer et la Ligue qui , au seizième siècle , fut
au momentde la démembrer , et les assassinats d'Henri III ,
d'Henri IV , de Louis XV, et enfin notre dernière révolution.
Vous ne vous y attendiez guère , mais on peut
vous faire voir la marche de l'auteur en peu de mots :
Louis XI , pour rabaisser les grands , fortifia le pouvoir
du peuple ; or , si vous hésitez à croire que ce fut le
peuple qui fit laLigue , vous ne nierez pas du moins qu'il
n'ait fait la révolution. Avec un peu de soin, de dialectique
et d'érudition , il n'est même pas très-mal aisé de
suppléer les faits intermédiaires . Rien n'est plus séduisant
que cette manière d'expliquer l'histoire en s'arrêtant
à un moment donné . Voltaire a fort bien démontré
quelque part qu'un brame avait été la cause de la mort
d'Henri IV , en s'avançant du pied droit plutôt que
du pied gauche pour se baigner dans l'Indus ; et
l'assassinat d'Henri IV ayant considérablement influé
sur la suite de l'histoire , il serait aussi facile de prouver
que c'est ce même pied droit du brame qui a causé
NOVEMBRE 1811 . 299
la révolution , qu'il l'a été d'attribuer à une paire de
gants l'honneur d'avoir sauvé la France dans la guerre
de la succession . Le malheur de M. Alexis Dumesnil ,
c'est de n'avoir pas été assez infatué de sa cause favorite
pour négliger toutes les autres , infatuation
absolument nécessaire dans les démonstrations de ce
genre , et sans laquelle on est sujet à se contredire
àtout moment. C'est , en effet , ce qui est arrivé à l'auteur
du Règne de Louis XI. Quoiqu'il regarde ce prince
déloyal et dissimulé comme le Français de son siècle , il
ne peut s'empêcher , dans une note ( page 15 ) , de
regarder une noble franchise comme le caractère français
de son tems . Après avoir annoncé le pouvoir attribué
au peuple par Louis XI comme la cause de nos
derniers malheurs , il retrouve cette cause dans la révο-
cation de l'édit de Nantes sous Louis XIV, dans la tolérance
prêchée par les philosophes sous Louis XV; et il
la retrouve encore dans l'institution et les maximes de
cette adroite société des jésuites , dont tant de bonnes
dévotes et même d'innocens dévots déplorent aujourd'hui
la perte , persuadés qu'elle aurait pu seule nous préserver
de la révolution .
,
Sans nous amuser à citer d'autres contradictions que
M. Dumesnil a encore répandues dans son ouvrage , et
qui toutes ont la même source , nous nous bornerons
donc à lui faire observer qu'il est lui-même homme de
trop bonne foi pour écrire ainsi l'histoire dans un système.
La bonne-foi commande l'examen , l'examen fait
naître le doute , et il faut des talens qui n'appartiennent
pas à tout le monde pour l'étouffer ou le dissimuler .
Mais nous dira-t- on , si le tableau systématique du
règne de Louis XI n'a pas réussi à M. Dumesnil , cet
ouvrage annonce-t-il du moins , dans son auteur , les
talens suffisans pour écrire l'histoire d'une manière
moins ambitieuse ? Cette question est assez difficile à
résoudre. Comment décider d'après un ouvrage dont le
plan est radicalement vicieux , si l'auteur est en état d'en
concevoir et d'en exécuter un raisonnable , sur- tout lorsqu'il
débute par censurer ceux des historiens les plus
estimés ? M. Dumesnil a cependant quelquefois des vues
300 MERCURE DE FRANCE ,
très-saines . Il expose fort bien la politique, de LouisXI ,
qui ne jouissant encore que d'une puissance mal affermię
, jointe à un titre imposant , laissait ses ennemis se
consumer en folles entreprises , fomentait leurs divisions
, les combattait plutôt par la corruption que par
les armes , et se tenait toujours prêt à profiter de leurs
fautes et de leurs revers . Il le compare ingénieusement
à l'araignée qui tend furtivement ses filets , puis se retirant
au centre de ses embûches , attend dans un insidieux
repos que sa victime se livre elle-même couverte de cent
liens ( p . 104) . Ailleurs , M. Dumesnil établit un parallèle
très-bien raisonné et très-bien suivi entre Louis XI
et Tibère. Il lui échappe de tems en tems de bonnes et
solides réflexions , telle que celle-ci (p. 67) au sujet de
la position et des richesses de l'Angleterre : « Il n'en est
pas des nations comme des particuliers ; l'or , parmi
elles , ne paye ni le rang , ni la puissance : s'il en était
autrement , Carthage eût acheté Rome et toute sa gloire .>>
Mais à côté de ces choses bien écrites et bien pensées , se
trouvent des passages obscurs , louches , ampoulés .
Après avoir comparé Louis XI à l'impure araignée
M. Dumesnil compare les jésuites à l'abeille qui laisse
son aiguillon dans la blessure qu'elle a faite . Il prend le
ton d'un homme qui montre la lanterne magique, lorsqu'il
veut tracer rapidement la décadence de Charles-le-
Téméraire. Il vous propose une énigme lorsqu'il vous
dit (p. 150) que là où s'apprêtent les progrès de la vie ,
c'est là précisément que la mort prend naissance ; et
cette énigme est d'autant plus embarrassante qu'il est
difficile de dire ce que c'est que la naissance de la mort.
La première phrase de son ouvrage est une autre espèce
d'énigme dont la réflexion peut seule débrouiller le sens ,
et ce qui peut-être est pis que tout cela , c'est le pathos
où se jette notre auteur lorsqu'il veut parler de la Providence
. Que conclure de cette bigarrure et de ces contradictions
? que pour le règne de Louis XI en particulier ,
on le connaîtra mieux dans le président Hénaut ou dans
un chapitre de Voltaire que dans l'ouvrage de M. Alexis
Dumesnil , et qu'en général cet écrivain qui ne manque
ni d'imagination , ni de vues , a besoin , avant d'entre
NOVEMBRE 1811 . 3of
prendreune nouvelle histoire , de se faire des idées plus
justes de la nature de l'histoire et des devoirs de l'historien
, de renoncer à l'exagération et à l'enflure , et de
se persuader que la clarté et la simplicité sont les premières
qualités qu'il doit donner à son style , s'il veut se
procurer des lecteurs . M. B.
2
ک
S
5
MA BROCHURE , EN RÉPONSE AUX DEUX BROCHURES DE
MADAME DE GENLIS ; par L. S. AUGER. Avec cette
épigraphe :
Furens quidfemina possit .
ÆNEID . liv . V.
Prix , 1 fr . 50 с. - A Paris , chez Colnet, libraire ,
quai Voltaire .
QUE les ennemis de Mme de Genlis y prennent garde .
L'opinion publique est sujette à de singuliers retours ;
elle n'est jamais plus près de louer une chose ou un
homme , que lorsque l'une ou l'autre a été l'objet de ses
censures les plus amères et souvent même les plus justes .
Ilya , dans presque tous nos sentimens , une force de
réaction qui nous rejette dans un sentiment contraire à
celui que nous venons d'éprouver. Jamais , assuréinent ,
écrivain ne souleva contre soi plus d'indignation que
Mmede Genlis , lorsqu'on la vit , dans un ouvrage consacré
aux personnes de son sexe qui se sont illustrées
dans les sciences ou les lettres , distiller sur les unes le
fiel de la critique , sur les autres le venin de la calomnie
, attaquer enfin des réputations en quelque sorte
sacrées et que les contemporains avaient léguées au respect
et à l'admiration de la postérité . Il n'y eut qu'une
opinion et qu'une voix sur ce déplorable abus du métier
d'écrire . Aussi , quand les journalistes , organes , cette
fois , de l'opinion publique , firent justice de ce délit
littéraire , virent-ils applaudir à chacun de leurs coups .
Tel , parmi eux , fut remarqué par son adresse à manier
l'arme légère du ridicule ; tel autre par des coups plus
fermes et mieux assénés , que Mme de Genlis trouvait
302 MERCURE DE FRANCE ;
lourds ; tout le monde voulait combattre et beaucoup
se retirèrent , comme Oreste , avec le regret
De n'avoir pu trouver de place pour frapper.
Il parut trop évident que Mme de Genlis avait été blessée
dans le combat ; et le public , comme à Rome dans les
combats de gladiateurs , cria hoc habet ( elle en tient ) ;
mais sans exiger d'elle , comme le peuple romain, qu'elle
tombât avec grâce. Est-ce de ce moment que date ce
retour des esprits à la commisération , que je signalais
au commencement de cet article ? Ce qu'il y a de sûr ,
c'est que voilà au moins trois personnes à qui j'entends
dire : Cette pauvre Mme de Genlis ! et voilà que moimême
, en lisant la brochure de M. Auger , je me prends
à dire : Pauvre Mme de Genlis ! D'où peut naître ce
sentiment ? M. Auger aurait-il violé quelqu'une de ces
bienséances dont le public est un juge si délicat , et
montré trop peu d'égards pour le sexe de son adversaire
? mais je ne vois rien , dans ses trois premiers
articles , que ne puisse avouer la critique la plus décente
et la plus mesurée : à la vérité , dans les deux autres ,
qui sont une réplique , il se montre un peu plus sévère ;
mais Mme de Genlis lui en avait donné le droit par sa
réponse . Est- elle donc d'ailleurs une victime faible et
sans défense ? Je vois , au contraire , que l'agression est
toujours de son côté , et que maintenant encore elle
n'attend que la guérison de ses blessures , pour recommencer
de nouveaux combats . Cette pitié ne serait-elle
pas plutôt celle qu'inspire la faiblesse , même astucieuse
et perfide , lorsqu'elle est terrassée par un ennemi vigoureux
qui brise entre ses mains le stylet dont elle voulait
le frapper ? Je n'ai l'honneur d'ètre ni janséniste , ni
moliniste : mais je me rappelle ( toute comparaison à
part ) qu'en lisant les Provinciales , et voyant ces pauvres
théologiens de la compagnie de Jésus écrasés sous la
dialectique de Pascal ou battus avec leurs propres armes ,
il m'est arrivé quelquefois de dire , en souriant : pauvres
jésuites ! Il semble que ce soit un sentiment qu'inspire
lavue de tout combat où les forces sont trop inégales ,
de quelque côté que soit le droit .
NOVEMBRE 1811 . 303
Quoi qu'il en soit , si Mme de Genlis parvientà inspirer
ce sentiment tout nouveau à son égard , c'est à M. Auger
qu'elle en aura , en très -grande partie , l'obligation. Je
sais bien que le dicton populaire est vrai , et qu'il vaudrait
mieux faire envie. Mais quoi ! Mme de Genlis , qui ,
à l'en croire , a fait la guerre avec tant de succès contre
les philosophes du dernier siècle , a dû s'attendre à quelques
revers .
La guerre a ses faveurs ainsi que ses disgráces .
Aussi , que ne lui laissait-on , dans son ouvrage : De
P'influence des femmes sur la littérature française , exhumer
tranquillement cinq ou six victimes et violer leurs
mânes ? On pouvait déjà juger que son humeur belliqueuse
était beaucoup diminuée , ou qu'elle sentait ellemême
ses forces affaiblies : là , du moins , elle ne s'attaquait
qu'à des femmes et à des femmes mortes , ou à ce
bon La Fontaine qu'elle accusait de plagiat , ou à un
pieux archevêque dont la soumission aux volontés de
l'église était connue , et qui , à la voix de ce nouveau
docteur , aurait bien pu rétracter dans le ciel son Télémaque
, comme il avait rétracté , ici bas , son livre des
Maximes des Saints . Voilà , au contraire , que s'élève
un défenseur de mesdames Dudeffant de l'Espinasse ,
Necker , Cotin et de Fénélon . Pour celui-ei , je dois
dire que le défenseur lui-même est embarrassé de son
rôle.
« A quelle fàcheuse nécessité , dit- il , Mme de Genlis
> vient-elle de me réduire ? Fénélon inculpé et justifié !
>>>c'est , je l'avoue , un vrai scandale , et je rougis de la
> part que j'y ai prise. On fait injure au public , on
> outrage Fénélon lui-même lorsqu'on essaye de défendre
> sa vertu et son génie .>>>
Profitons de cet aveu de l'auteur de la Brochure ; ne
renouvelons pas une discussion dans laquelle les lecteurs
ont presque à se reprocher le plaisir qu'ils ont pris.
M. Auger a assez d'autres occasions de combattre Mme
de Genlis . Parlons d'abord d'un avertissement qui se
trouve en tête de sa réponse . On y voit par quelles raisons
M. Auger , auteur de cinq articles imprimés dans
304
MERCURE DE FRANCE ,
le Journal de l'Empire , sur le livre de l'Influence des femmes , s'est déterminé à leur donner une nouvelle
publicité. <<Mme de Genlis , dit-il , m'accuse de les avoir rem- >> plis de calomnies et d'odieuses personnalités . Je veux >>que le prétendu corps de délit ait la même forme , la >>même consistance que les actes d'accusation ; je veux >> opposer brochure à brochure ; je veux que la mienne >> poursuive celles de Mme de Genlis , qu'elle aille se >> placer dans les mêmes mains qui ont feuilleté les >> siennes , et ensuite ( si on ne les en juge pas toutes >>indignes ) s'associer à elles dans les mêmes recueils . » Un faux brave , après avoir essuyé deux fois le feu de Mme de Genlis , aurait pu se féliciter intérieurement , en trouvant en tête de sa seconde brochure : Ma dernière réponse au feuilleton du Journal de l'Empire. Mais M. Auger en paraît aussi surpris que faché , et c'est de la meilleure grâce du monde qu'il relève son adversaire
de cette espèce de voeu formé en présence du public. «Mme de Genlis peut , en toute sûreté de conscience , >> faire une troisième brochure contre moi. Joserais l'en >> prier , si je ne craignais par là de lui donner l'envie
» de n'en rien faire . >>> Une des ruses qu'emploie le plus fréquemment Mme de Genlis et dont ses adversaires paraissent avoir le plus à se plaindre , c'est de citer faux. En effet , tout le monde ne sait pas quel avantage prend , dans une polémique , celui qui se saisit le premier de cette arme. D'abord le plaisir de prêter à autrui des opinions absurdes pour se donner le plaisir plus facile encore de les réfuter ;
ensuite l'embarras
où se trouve naturellement
l'écrivain cité inexactement
pour rétablir et son opinion et son texte ; ces répétitions obligées des mêmes mots ; ce retour fréquent , mais presque indispensable , des mêmes formules : Vous dites que j'ai dit : je n'ai point dit cela , voici ma phrase , etc. etc. Embarrassé dans une pareille discussion , eût- on le plus heureux talent d'écrire , on court le risque d'ennuyer , même en parlant de Mme de Genlis. Aussi M. Anger ne s'est-il pas laissé prendre à ce piège. Il se contente de signaler la fraude et de réta
NOVEMBRE 1811 . 305
LA
SEINE
Genis
blir en quelques endroits altère , tout en affectant d'leemptelxotyeerqulees cMamraectdèrees ali
ques ; ou bien il redresse le sens de quelques phrases
que ce Procuste littéraire s'est amusé à torturer . Il s'ap
pesantit pourtant davantage sur ce petit artifice , lorsque
Mme de Genlis l'emploie à l'égard de quelques auteurs
de la Biographie de MM. Michaud. Cette dame , comme
on sait , a pris l'engagement de relever les erreurs
faits , les fautes de style et de langage qu'elle remarquera
dans les livraisons successives de cet intéressant ouvrage .
Elle a déjà lancé une brochure qui n'a pas à la vérité
tenu tout ce qu'elle avait promis . Elle y relève cependant
entr'autres choses un article de M. Ginguené sur
Andreini , et sur-tout une phrase de cet article qui lui
donne une grande occasion de s'égayer. Voici cette
phrase , telle que la cite Mme de Genlis . « Andreini
> donna des fragmens de sa femme Isabelle . » Cela ne
veut pourtant pas dire , ajoute-t-elle , qu'Andreini mit
safemme en pièces . « Voilà sûrement , dit M. Auger ,
>> une plaisanterie d'un goût bien délicat ; mais si l'on
>> s'apercevait que le passage est faux et controuvé ? »
Puis le voilà citant le texte de M. Ginguené , qui dit
qu'Andreini donna une édition desfragmens de sa femme
Isabelle : ce qui est un peu différent. Ce M. Auger est
terrible pour citer et pour citer juste ; car , à l'occasion
de cemême passage , il en cite un de Mme de Genlis qui
lui sert à qualifier le procédé dont elle venait d'user
envers M. Ginguené.
« Quoi ! diront les gens du monde , est-il possible
>> qu'une femme auteur , pour peu qu'elle se respecte ,
>> ose faire un tel mensonge ( car il faut bien dire le mot
>> propre ) ? Oui , cela est très-possible , et même très-
>> vrai. » ( Préface de Bélisaire . )
Je ne sais comment fait Mime de Genlis pour trouver
M. Auger si lourd , si assoupissant , etc. etc. Il me paraît
à moi formé à la bonne école , nourri de la lecture des
meilleurs écrivains , et particulièrement de Mme de Genlis
elle-même. On dirait que pas un des go ou 100 volumes
de cet infatigable auteur ne lui est échappé , qu'il les a
tous lus , relus , médités et commentés . Il est vrai qu'il
DE
V
1
306 MERCURE DE FRANCE ,
ressemble un peu à ces enfans drus et forts d'un bon
lait , dont parle La Bruyère , et qui battent leur nourrice .
Mais voilà en quoi il a tort. Que M. Auger , admirateur
de Mme de Genlis , ait extrait de ses ouvrages ce qui
lui a paru le plus remarquable , qu'il ait fait , comme je
le suppose , de ces extraits , un corps de doctrine , un
cours de morale à son usage , applicable aux différentes
situations dans lesquelles il pourrait se trouver : rien de
mieux. Mais qu'il se fasse de ces principes , des armes
contre leur auteur , n'est- ce pas mettre tous les bons
coeurs contre lui et faire dire ? Cette pauvre Mme de Genlis !
Parce que , fière de soixante ans de succès , elle aura
'dit avec un ton un peu trop avantageux peut-être , qu'elle
referait un article de la Biographie , faut-il aller rappeler
le mot de Gluck en parlant de Piccini : Si son Roland
réussit , je le referai , et citer ce qu'elle-même disait à
cette occasion ? « Ce mot est d'un genre qui ne me plaira
>> jamais ; un langage constamment modeste est de si bon
>> goût ! » N'est- ce pas- là abuser de sa mémoire et donner
encore à dire ? Pauvre Mme de Genlis !
Parce que , dans un de ces mouvemens d'humeur
mutine qu'on pardonne aux enfans gâtés , elle aura menacé
de faire imprimer des lettres qui lui avaient été
écrites pour un autre usage , faut-il lui rappeler si cruellement
ce qu'elle a dit sur le secret des lettres ? << qu'il
>> est sacré entre particuliers , et que l'on commet une
>> insigne bassesse quand on viole ce secret pour satis-
>> faire des passions particulières . >> N'est- ce pas vouloir
encore faire dire ? Pauvre Mme de Genlis !
Parce qu'innocemment , et sans aucun mouvement
d'orgueil , elle aura parlé des nouvelles éditions de ses
ouvrages , qui paraissent en grand nombre dans ce moment
, faut-il lui jeter au nez qu'elle a dit autrefois ? « Je
» n'ai jamais conçu qu'un auteur eût le courage de dire :
>> On a fait plusieurs éditions de mes ouvrages . Sous
>> quél prétexte ose-t- on dire de pareilles choses au pu-
>> blic ? etc. etc. >> Voilà encore pour faire dire : Pauvre
Mme de Genlis !
Je sais bien que toutes ces citations sont exactes ; et
à cet égard ,' il faut rendre justice à la probité littéraire
NOVEMBRE 1811 . 307
deM. Auger. Il me dira qu'il ne s'est pas toujours contenté
de ce genre d'escrime , et qu'il n'a pas toujours
pris les armes de Mme de Genlis pour la combattre. Je
sais encore cela , et je ne sache pas que j'aie jamais lu
dans les ouvrages de cette dame le passage suivant , que
j'extrais de la petite réponse à l'examen critique de la
biographie universelle.
<<Elle (Madame de Genlis) a bonne envie de porter
>> des coups dangereux , c'est une justice à lui rendre;
» mais sa main est si débile , si peu sûre et souvent si mal-
>> adroite ! Ses traits sont lourds , mal acérés , émoussés
>> d'avance. Pour suppléer à leur mauvaise trempe , elle
>> en empoisonne quelquefois la pointe. Mais comment
>> pourraient-ils nuire ? Ils n'arrivent pas à moitié che-
>> min , ils tombent plus près de celle qui les lance , que
>> de ceux qu'elle en voudrait frapper ; et tout leur effet ,
>>> quand ils en ont , est de blesser la triste amazone qui
>> ne sait plus autre chose alors que se plaindre du mal
>> qu'elle s'est fait elle-même , et injurier les gens qu'elle
>> n'a pas su percer . MM. Suard , Ginguené et Michaud
>> n'ont point à se défendre et ne se défendront pas : si je
>> les voulais venger , je serais , à coup sûr , désavoué
- » par eux. Il ne faut pas déranger le trop risible spec-
>>tacle que donne aujourd'hui au public une femme en
•>> colère , qu'on voit , seule dans l'arène , s'escrimer de
>> loin contre plusieurs hommes qui ne daignent pas ré-
>>pondre à ses provocations et s'apercevoir de ses vaines
>> estocades . Quelques bonnes ames la plaindront ......
Et vraiment voilà ce qui me fait dire : Pauvre Mme de
Genlis! Une bonne ame de vos Abonnés .
Note des Rédacteurs . - Nous n'avions point encore
rendu compte de la brochure de M. Auger. Nous profitons
de l'article qui nous est envoyé , pour la faire connaître à
nos lecteurs , et adresser en même tems quelques reproches
à Mme de Genlis . Les rédacteurs du Mercure ont plus que
d'autres des droits à sa reconnaissance : ce sont eux qui
pourraient lui dire :
Vous auriez bien aussi quelque grace à nous rendre.
C'est sur eux qu'elle s'est exercée avec le plus d'avantage
Va
308 MERCURE DE FRANCE ,
dans ce persifflage léger et badin qu'elle ne condamne que
lorsqu'on rend compte d'un ouvrage de femme. Ils lui ont
fourni le sujet de la plus agréable page de sa première brochure
; et ils sont tout-à-fait oubliés dans la seconde . Qu'il
leur soit du moins permis d'espérer qu'elle ne les oubliera
pas dans la troisième .
POÉSIES DE MADAME LA COMTESSE DE SALM.-In-8°.-
A Paris , de l'imprimerie de Firmin Didot , à sa librairie
, rue Jacob , nº 24. (1811.)
Nous avons vu , il y a quelques années , une guerre
poétique assez vive dont les femmes auteurs étaient le
sujet. Un grand poëte , que des juges , qu'on peut se permettre
de ne pas regarder comme infaillibles , ont décidé
depuis peu n'être ni grand , ni presque même poëte ,
Le Brun avait pris là-dessus un travers qu'il soutint avec
beaucoup d'esprit et de talent , mais qui , j'en demande
pardon à sa mémoire , n'en était pas moins un travers .
Dans cette mauvaise cause , il se croyait fort de l'opinion
de Molière , qui ne fait cependant rien pour lui.
Arnolphe élève bien son Agnès dans une ignorance profonde
; il dit bien que c'est assez pour elle de savoir
prier Dieu , l'aimer ( lui Arnolphe ) , coudre etfiler; mais
Arnolphe est un personnage ridicule , et nous voyons ce
qui lui en arrive. Dans les Femmes savantes , ces trois
femmes sont insupportables , et l'ignorante Henriette est
la seule aimable de la pièce : mais c'est la sotte manie
de la science , c'est l'humeur aigre et l'esprit tortu des
unes , c'est le charmant caractère de l'autre qui font la
différence , et point du tout le plus ou le moins de savoir.
Henriette pourrait entendre très-bien le grec ,sa mère ,
sa tante et sa soeur ne savoir pas lire , et les choses , au
fond , rester les mêmes , quoique sous d'autres formes .
Qui n'a pas connu , dans sa vie , des femmes instruites ,
et en même tems douces et bonnes ; d'autres qui , comme
on dit , ne savaient ni A ni B , et cependant d'un commerce
aussi insoutenable que les Bélises , les Philamintes
et les Armandes ?
Voulez-vous connaître ce que Molière pensait réelleNOVEMBRE
1811 .
30g
:
2
ment là-dessus ? n'écoutez point son bonhomme Chrisale
, qui n'a qu'une lueur de gros bon sens , avec un
esprit étroit et borné ; demandez-le plutôt à Clitandre
qui est un homme de bon esprit et de bon ton , un homme
du monde bien élevé . Il vous dira très-nettement , il est
vrai , que lesfemmes docteurs ne sont point de son goût;
mais , de peur que vous ne vous y trompiez , il ajoutera ,
sur-le-champ, qu'ilconsent qu'une femme ait des notions ,
ou , comme il le dit un peu improprement , des clartés de
tout ; voici seulement les restrictions qu'il y met et que
tout homme juste y peut mettre comme luii::
Mais je ne lui veux point la passion choquante
De se rendre savante afin d'être savante ;
Et j'aime que souvent aux questions qu'on fait
Elle sache ignorer les choses qu'elle sait ;
De son étude enfin je veux qu'elle se cache ,
Et qu'elle ait du savoir sans vouloir qu'on le sache
Sans citer les auteurs , sans dire de grands mots ,
Et clouer de l'esprit à ses moindres propos.
Il trouve donc très-bon qu'elle sache , qu'elle étudie ,
qu'elle ait du savoir en un mot , pourvu qu'elle n'en fasse
pas un ennuyeux étalage .
Et dans tout cela , encore , il n'est question que de
science ; que dirait- il donc du talent en général , et en
particulier du talent d'écrire , et plus particulièrement
encore d'écrire en vers ? Quoi ! vous accordez à une
femme l'art du dessin , même l'art de peindre ; vous
recherchez en elle l'art du chant , celui de jouer des instrumens
, la science de l'harmonie qui exige non-seulement
de l'exercice et de l'habitude , mais de l'application
, et une étude sérieuse ; vous ne lui refusez pas ,
sans doute , le don de penser , de sentir ; vous lui pardonnez
d'être émue , charmée , transportée en entendant
les vers de Raeine , de Voltaire , et les vôtres ; et si un
goût naturel , développé par une éducation soignée , la
porte à cadencer ses pensées , à mesurer l'expression de
ses sentimens , à tâcher d'imiter par l'harmonie de ses
vers ce langage harmonieux des grands poëtes qui l'a
tant de fois et si profondement émue , vous lui en ferez
uncrime !
310 MERCURE DE FRANCE ,
Mais elle aura des prétentions , une exigeance , un
orgueil , une aigreur impossibles à supporter...... Elle
les aura , croyez-vous , uniquement parce qu'elle écrira
en vers ? Cela serait trop absurde. Lui passerez-vous la
prose ? Distinguerez-vous quelle prose elle pourra écrire?
Si Mme de Sévigné eût employé à tracer des caractères ,
des passions , une action suivie , le talent supérieur
qu'elle a dépensé tout entier à s'entretenir familièrement
avec sa fille , si elle eût écrit des romans comme son
amie Mme de La Fayette , l'en aimeriez-vous moins ?
Sévigné , La Fayette, La Suze , ces noms inscrits par les
Grâces dans les fastes de notre littérature , ne furent- ils
pas aussi les noms des femmes de la société la plus
douce et la plus aimable ?
Vous allez , je le vois bien , m'objecter telle femme
qui a fait aussi des romans et de jolies petites pièces de
théâtre , et des traités d'éducation , et de la morale , et
des histoires , et que sais- je ? tout ce qu'on peut entasser
et ressasser dans des centaines de volumes ; qui nous
étale , depuis long-tems , précisément les qualités que
vous dites , qui en est venue maintenant à s'en prendre à
tout le monde , à mordre celui-ci , provoquer celui-là ,
examiner l'univers , se ruer à grands coups de plume sur
son sexe comme sur le nôtre. Qu'en voulez-vous conclure?
rien autre chose , si vous m'en croyez , que les
tristes dispositions qu'elle avait reçues de la nature , dispositions
que les heureux succès de sa jeunesse avaient
assoupies , que la première apparence d'un succès contraire
a réveillées , que des chutes réitérées et les progrès
de l'âge exaspèrent , et qui ne s'assoupiront plus ?
Qu'est-ce que la douce poésie a de commun avec tout
cela ? car c'est de la poésie qu'il s'agissait dans cette
guerre , et c'est-là qu'il en faut revenir. C'est le talent
poétique qu'un homme qui avait plus que du talent refusait
aux femmes . On lui objectait les La Suze , les Deshoulières
de l'autre siècle , les La Suze et les Deshoulières
du nôtre ; il n'en tenait compte , et pour peu que
l'on insistât , il avait une épigramme toute prête contre
les femmes-poëtes et contre leurs défenseurs .
Quoiqu'on m'ait fait l'honneur de m'attribuer une
NOVEMBRE 1811 . 311
aveugle partialité pour lui , et que la peine très-gratuite
que j'ai prise d'être l'éditeur de ses OEuvres m'ait valu une
assez forte part au feu roulant de critiques et presque
d'injures que l'on a fait sur lui quand cette édition a
paru , je n'ai jamais été de son avis sur ce point-là , non
plus que sur quelques autres ; et je suis presque tenté aujourd'hui
d'en avoir du regret. Voici une si belle occasion
de revenir d'une prévention même invétérée !
Mme la comtesse de Salm , connue d'abord par des
poésies légères , que les censeurs les plus difficiles veulent
bien pardonner aux femmes , s'est permis ensuite
une tragédie lyrique en trois actes , qui , en laissant à la
musique du savant compositeur M. Martini toute la part
qu'elle a eue dans ce succès , n'aurait cependant pas obtenu
cent représentations et plus , si l'auteur n'y eût pas
mis de son côté le talent que le titre seul de Sapho fait
attendre , et si elle n'eût assorti le fond , les accessoires
et le langage de sa pièce à l'idée que l'on a de cette patrone
des femmes-poëtes .
Depuis quelques années , elle a fait plus : elle a entrepris
de faire parler la raison en vers , et de revêtir des
pensées morales qui ne sont point communes d'un style
ferme , précis , quelquefois même austère , et qu'on pourrait
appeler male si le sexe de l'auteur n'avertissait de
n'en point donner au style. C'est bien plus qu'il n'en
faut assurément pour devenir, non pas un Bélise ou une
Armande , celles-là sont des sottes et des folles , mais
enfin telle que les adversaires des femmes-auteurs prétendent
qu'elles sont , ou telle que beaucoup de gens qui
ne professent pas une opposition aussi marquée craignent
qu'elles ne soient.
Ecoutez cependant les amis de Mme de Salm , et les
hommes et même les femmes qui forment sa société ; ils
vous diront qu'on n'est ni plus aimable , ni plus égale ,
ni plus simple , que personne n'a moins de prétention ni
à l'esprit , ni dans l'esprit , qu'elle aime à parler de toute
autre chose que de vers et sur-tout de ses vers . Ils vous
diront beaucoup d'autres choses qu'il ne faut point répéter
ici , et qui paraitraient des fadeurs aux yeux du public
et aux siens .
312 MERCURE DE FRANCE ,
Laissons donc là les thèses générales , laissons même
les parallèles , quoiqu'il s'en présente naturellement ,
qu'au reste tout le monde peut faire; concluons qu'il en
est de la passion d'écrire comme de toutes les autres , et
particulièrement comme de celle de l'amour: elles prennent
toutes la teinte du caractère , et ne font que développer
et renforcer le naturel.
La première moitié de ce recueil de poésies , qu'on
en peut regarder comme la plus considérable , est remplie
par dix Epîtres ou Discours en grands vers : dans
toutes ces pièces , l'auteur prend pour sujet des préjugés
ou des erreurs à combattre , des vérités à établir , ou du
moins , dans les unes comme dans les autres , ce qui lui
paraît tel , ce qui le lui paraît bien réellement , et non ce
qu'elle se fait ou un jeu d'esprit , ou un rôle convenu
d'appeler ainsi . On voit , à la franchise et souvent même
à la véhémence de son style , qu'elle est vraiment persuadée
; et si l'on n'est pas toujours de son avis , on ne
peut du moins pas lui soutenir , comme on le pourrait
souvent à d'autres , qu'elle n'en est pas non plus .
La première Epître est adressée aux femmes . Mme de
Salm y prend en main la défense de son sexe , non-seulement
contre l'injustice dont il est question au commencement
de cet article , mais en général contre toutes les
injustices des hommes , contre tous les genres de supériorité
qu'ils affectent , tous les assujétissemens et toutes
les exclusions qu'il leur a plu d'imposer aux femmes . En
ennemie aussi habile que brave , elle ne se tient pas toujours
sur la défensive ; elle attaque et blesse à son tour ,
et c'est sur-tout à ceux qui voudraient arracher aux
femmes les armes de la main qu'elle se pique de prouver
comment elles peuvent sans servir. Quel poëte satirique
désavouerait les vers suivans ?
Mais déjà mille voix ont blâme notre audace ;
On s'étonne , on murmure , on s'agite , on menace ;
On veut nous arracher la plume et les pinceaux :
Chacun a contre nous ses chansons , ses bons mots.
L'un , ignorant et sot , vient , avec ironie ,
Nous citer de Molière un vers qu'il estropie ;
L'autre , vain par système et jaloux par métier ,
NOVEMBRE 1811 . 313
Dit d'un air dédaigneux : elle a son teinturier .
Des jeunes gens , à peine échappés du collége ,
Discutent hardiment nos droits , leur privilége;
Et leurs arrêts , dictés par la frivolité ,
La mode , l'ignorance ou la fatuité ,
Répétés en échos par cesjuges imberbes ,
Après deux ou trois jours sont passés en proverbes , etc.
Bientôt elle fait succéder à ce ton qu'une femme ne
peut garder long-tems celui du sentiment qui lui sied
toujours . On croit avoir tout dit pour détourner les
femmes de la culture des arts et des lettres en leur rappelant
les devoirs de la maternité : c'est en mère qui les a
remplis , et qui les remplit encore , qu'elle répond à cette
objection.
O nature , ô devoir ! que c'est mal nous connaître !
L'ingrat est-il aveugle , ou bien feint-il de l'être ?
Feint-il de pas voir qu'en ces premiers instans
Où le ciel à nos voeux accorde des enfans ,
Tout entières aux soins que leur âge réclame ,
Tout ce qui n'est pas eux ne peut rien sur notre ame ?
Feint -il de ne pas voir ( 1) que de nouveaux besoins
Nous imposent bientôt de plus glorieux soins ,
Et que pour diriger une enfance timide
Il faut être à- la-fois son modèle et son guide ?
Disons tout . En criant : femmes , vous êtes mères !
Cruels , vous oubliez que les hommes sont pères ;
Que les charges , les soins sont partagés entr'eux ,
Que le fils qui vous naît appartient à tous deux ,
Et qu'après les momens de sa première enfance ,
Vous devez plus que nous soigner son existence?
(1) Je mets en italique deux petites négligences , deux répétitions de
mots, dont la seconde est celle que je désirerais le plus voir corrigée ,
parce qu'elle tient à une espèce d'usage que la paresse d'un poëte célèbre
a établi , et qui consiste à répéter mot pour mot un hémistiche
et quelquefois plus , sous prétexte de donner au style plus de force
ou de mouvement. A quoi bon répéter ce qu'on adit , quand on a
de la place et qu'on est en fonds pour dire autre chose ?
314 MERCURE DE FRANCE,
Ah! s'il était possible , ( et le fût- il jamais ? )
Qu'une mère un instant suspendit ses bienfaits ,
Un cri de son enfant , dans son ame attendrie ,
Réveillerait bientôt la nature assoupie , etc.
Tel est en général le ton de versification de Mme de
Salm , et l'on conviendra qu'il y aurait au moins une rigueur
excessive à vouloir, sous ce prétexte , interdire la
poésie à qui se montre en même tems si bon poëte et si
bonne mère .
On trouve le même talent et la même verve dans l'Epître
à un jeune auteur sur l'indépendance et les devoirs de
l'homme de lettres , dans celle à un vieil auteur mécontent
de se voir oublié , dans le Discours sur les dissentions
des gens de lettres , terminé par un tableau terrible du
méchant , et par une imprécation contre lui in extremis ,
qui est l'effet ou d'une inspiration bien véhémente , si elle
s'adresse aux méchans en général , ou d'un ressentiment
bien profond si cette imprécation avait, comme on le
crut dans sa nouveauté , une application particulière , et
si elle était lancée par la vengeance .
N'y a-t- il point quelque chose d'un peu paradoxal dans
l'Epître sur les inconvéniens du séjour de la campagne ,
adressée à unefemme de trente ans qui veut renoncer à la
ville ? C'est peut-être mon amour bien constant et bien
vrai pour la campagne qui me le fait croire ; mais il me
semble que l'auteur s'est dissimulé à elle-même des raisons
très- fortes qui combattent les siennes . Il est vrai
qu'elle ne veut détromper des illusions du bonheur champêtre
qu'une femme jeune encore , qui a fait jusqu'alors
ses délices de la ville , que les vices , les travers et les
plaisirs fatigans du monde en ont dégoûtée , qui a connu
cependant les jouissances de l'esprit , celles des arts , et
qui se promet à la campagne un bonheur où elles n'entreront
plus pour rien. On sent qu'alors l'auteur se donne
des avantages dont son talent sait profiter. Il est vrai de
plus que ce n'est ni par dépit , ni par dégoût qu'il faut
habiter la campagne , si l'on veut y être heureux , qu'il
faut l'habiter parce qu'on l'aime , parce qu'on y éprouve
un attrait toujours renaissant dont rien ne peut tenir lieu
quand on le connaît, ni donner l'idée quand on l'ignore.
NOVEMBRE 1811 . 315
C
C'est encore , mais tout le monde n'est pas assez heureux
pour y pouvoir trouver cette jouissance , c'est parce
qu'on y fait mieux , plus aisément et plus utilement le
bien que par-tout ailleurs; parce que , avec une fortune
qui à la ville irait à peine à la simple aisance , on est riche
à la campagne et que l'on peut dire à peu de frais : je ne
verrai pas autour de moi un malheureux. C'est sous ces
différens points de vue et sous quelques autres qu'il y
aurait peut-être une réponse à faire à cette épître , sans
se priver pour cela d'y reconnaître le même talent de
raisonner et d'écrire que dans les autres .
Mais le grand ouvrage de Mme la comtesse de Salm ,
celui dont elle s'occupe depuis dix ans et dont elle ne
nous donne encore , en trois Epitres , que la première
partie , ce sont ses Epîtres à Sophie contre le mariage ,
ou plutôt contre les hommes . Elle a été inspirée dans
ce projet par les satires de Juvénal et de Boileau
contre les femmes , mais on la croit facilement quand
elle promet de prendre une autre route et un ton tout
différent. « Ses Epîtres , dit- elle , ne sont véritablement
que des conseils prudens donnés à une jeune personne
qui songe à se marier , et une suite de tableaux des malheurs
qu'entraîne une union mal assortie , tableaux dont
le but n'est pas de détourner d'un lien qui seul peut faire
le bonheur de la vie , mais d'en faire sentir toute l'importance.
» Avec tout cela , on trouvera peut- être que
lamesure de ces conseils est un peu forte , que si après
avoir tracé dans sa première Epître le tableau général des
dangers d'un mauvais choix ; dans sa seconde , ce qui
était facile , ceux d'une union formée avec un mari trop
jeune, un mari de vingt ans ; et dans sa troisième , ce
qui était encore moins difficile , les dangers ou plutôt
les désagrémens d'un mari vieillard , elle détourne aussi
sa Sophie de s'unir avec Phomme de trente ans ,
l'homme qui , parvenu à la force de l'âge , et à tout le
développement de la raison , peut enfin , selon l'expression
même de l'auteur , aimer celle qu'il a choisie , il
restera peu de latitude au choix que cette amie peut
faire.
avec
C'est ce que nous verrons dans les Epîtres suivantes ,
316 • MERCURE DE FRANCE ,
si jamais elles sont finies et publiées ; mais que sait-on?
Mme de Salm se trouve peut-être maintenant sur un terrain
peu favorable à l'entière exécution de son dessein ;
peut-être a- t- elle trouvé , sans l'avoir prévu , une réponse
sans replique aux objections qu'elle méditait encore.
Ce sera une perte pour la partie satirique de son talent ;
mais il faudra bien qu'elle s'en console et que nous nous
en consolions aussi , si c'est au profit de son bonheur.
Je ne m'en dédirai point , l'aimable auteur est revenue
trop souvent , dans ses Epîtres , au ton de la satire pour
qu'on ne reconnaisse pas dans son talent une partie que
l'on peut nommer satirique , et qui est peut-être plus
dominante qu'elle ne le croit. Comment appeler autrement
ce portrait qu'elle fait , non de l'homme de tel ou tel
âge, de tel ou tel caractère, mais de l'homme en général?
Les hommes sont moins bons que tu ne le supposes .
Bizarre composé de divers élémens ,
Combattu par l'orgueil , la raison et les sens ;
Faibles aveo excès , forts avec arrogance ,
Vaincus par leurs désirs , vainqueurs de leur prudence ;
Affligés par nos pleurs et les faisant couler ,
Abusant de leurs droits pour nous les rappeler ;
Fatigués des plaisirs qu'ils obtiennent sans peines ,
Vantant l'indépendance et recherchant les chaines ;
Nous blâmant des défauts qui les charment en nous ;
Esclaves ou tyrans , volages ou jaloux (2) ,
Et pour comble de maux , forts de notre faiblesse
Toujours chers à nos coeurs qu'ils déchirent sans cesse.
Voilà quels sont pour nous ces êtres dangereux ,
Pour qui seuls nous vivons et qui vivent pour eux.
On sent que le portrait entier du mari de vingt ans ne
peut et ne doit être qu'une satire , et que ce serait une
grande faute si celui du mari vieillard ne l'était pas ;
(2) Dans ce vers , nous en sommes quittes à bon marché . L'auteur
pouvait dire :
Esclaves et tyrans , volages et jaloux ;
etje prends la liberté de lui proposer cette variante .
NOVEMBRE 1811 :
317
cette faute , il suffit de ces vingt vers pour prouver que
l'auteur ne l'a point commise.
Mais qu'attendre du sort dans un fatal lien ,
Misérable union en disputes féconde ,
Où l'un naît à la vie et l'autre meurt au monde ,
Où chaque pas qu'on fait éloigne d'un plaisir ,
Où l'oeil épouvanté ne voit pas d'avenir ,
Oùdes fleurs du printems l'épouse couronnée
Des frimas de l'hiver se trouve environnée ,
Oùd'un tems qui n'est plus l'inflexible rigueur
Elève un demi-siècle entr'elle et le bonheur ?
Qu'attendred'un époux dans cet âge terrible
Où l'on se trouve heureux de n'être plus sensible ,
Où la glace des sens pénétrant jusqu'au coeur ,
D'un vieux garçon aimé fait un mari grondeur ,
Qui blamant par boutade , approuvant par caprice ,
Croit que l'âge est un titre et la jeunesse un vice ;
Qui de regrets amers sourdement consumé ,
Estjaloux d'être craint plutôt que d'être aimé ;
Qui vient sans cesse à tout opposer une digue ,
Que l'ennui satisfait , que la gaité fatigue ,
Qui croirait , sur le trône où le tems l'a porté ,
Par un mot caressant blesser sa dignité ? etc.
;
La plupart des sujets traités dans ces Epîtres , amenaient
nécessairement des peintures pareilles , et donnaient
peu de place à des couleurs plus douces. On voit
cependant , par le second passage que j'ai cité, que la
muse de Mme de Salm est loin d'y être étrangère , et il
ne serait pas difficile d'ajouter dans ce même genre
d'autres citations . Plusieurs morceaux et mêmes plusieurs
scènes de l'opéra de Sapho ont la teinte de sensibilité
que le sujet comporte , et l'on en trouve aussi
dans un assez grand nombre des Poésies diverses .
L'auteur n'a pas admis dans ce recueil toutes celles
que l'on connaît d'elle. Le choix qu'elle en a fait est le
même qu'aurait fait la critique , si la critique eût été
assez sévère pour vouloir y faire un choix.
Je demande à Mme la comtesse de Salm la permission
de revenir , en finissant , sur le projet de ses Epîtres à
Sophie , dont elle a suspendu l'exécution . J'oserai lui
318
MERCURE DE FRANCE ,
dire qu'elle a fait assez pour prouver qu'elle peut beaucoup
davantage , mais que cet état de guerre ouverte
avec tout notre sexe peut , en se prolongeant , lui donner
un air de Clorinde et de Marphise , deux guerrières assurément
fort belles , mais auxquelles on préfère la tendre
Herminie , et qu'elle peut faire de son beau talent des
emplois qui la satisferont elle-même davantage.
D'ailleurs , je ne sais si je me trompe, et si je vois trop
en beau , mais il me semble que cette guerre entre les
deux sexes a fini par un accommodement , qu'ily a eu des
transactions faites , que l'on est convenu de se passer réciproquement
ce qui abesoin d'une mutuelle indulgence ,
et qu'enfin , sauf les cas particuliers , on s'entend maintenant
assez bien.
Parmi les petites comédies de Dancourt il y en a une
fort gaie et que l'on donnait souventautrefois , parce que
Préville , de joyeuse mémoire , y jouait à mourir de rire
un rôle de cocher ivre. Ce cocher de fiacre a amené au
Moulin de Javelle une belle dame et sa suivante , qu'il
prend pour ce que vous entendez bien. Il veut être payé ;
on le rudoie. Il ne se fâche pas , mais il insiste ; on le
traite de misérable : écoutez donc , mes princesses , dit- il
enfin , avec sa langue embarrassée : « Vous autres , et
>> nous autres , nous ne saurions nous passer les uns
C
> des autres . >>>
GINGUENÉ .
VARIÉTÉS .
INSTITUT DE FRANCE .
BEAUX-ARTS . - La séance publique que la classe des
Beaux-Arts de l'Institut impérial de France a tenue , au
mois d'octobre dernier , a offert , comme elle offre tous les
ans , beaucoup d'intérêt. M. J. Le Breton , secrétaire perpétuel
, a d'abord présenté le tableau des objets qui ont occupé
pendant l'année la classe dont il est l'organe , tableau
qui comprend aussi l'état des écoles de Paris et de Rome ,
c'est-à -dire des études des élèves de première ligne dans
ces deux grands gymnases des arts . Il a désigné les travaux
NOVEMBRE 1811 : 319
de huit peintres , cinq sculpteurs , cinq architectes , trois
graveurs en taille-douce , un graveur en pierres fines , et de
trois compositeurs de musique qui composaient en 1809 et
1810 l'école impériale des Beaux-Arts à Rome. Eloigné du
ton emphatique de l'éloge qui , au lieu d'encourager les
jeunes talens , les enivre d'eux-mêmes , M. le secrétaire perpétuel
ne montre que les devoirs qu'ils ont à remplir , les
espérances qu'ils donnent et le but qu'ils doivent atteindre .
Il faut lui savoir gré d'adopter cette manière qui est en
même tems dans les convenances de ses fonctions et dans
celles de la raison. Dans tous les arts de l'imagination , il
est rare que l'éloge et la critique soient mesurés .
La classe des Beaux-Arts de l'Institut a sollicité le ministre
de l'intérieur de mettre un terme aux contrefacteurs
quimoulent et contremoulent impunément les ouvrages des
sculpteurs et des graveurs en médailles : elle a payé le tribut
de ses lumières au même ministre pour l'établissement
d'une nouvelle école de dessin en faveur des ouvriers d'un
des quartiers les plus industrieux et les plus peuplés de la
capitale , et sur l'encouragement à donner à un graveur qui
pourrait exécuter en petit sur la pierre et sur le bronze des
portraits qui deviendraient des monumens historiques
qu'on néglige trop de perfectionner et même de produire .
M. Le Breton rappelle à ce sujet la gravure sur pierres fines
qui a été cultivée dans tous les siècles où les arts ont prospéré
et qu'on semble oublier totalement .
Entre plusieurs instrumens nouveaux , tels que la basse
et contrebasse guerrières inventées par M. Dumas , et
dont on doit espérer des résultats heureux , le mélodion de
M. Diez , la Classe des Beaux-Arts de l'Institut a éminemment
distingué l'orgue expressifde M. Grenié. C'est une
découverte du plus grand intérêt , et qui réunit la simplicité
et pour ainsi dire la perfection. " On savait , dit M. le
■ secrétaire perpétuel , étendre presqu'à l'infini les effets
➤ de l'orgue. Il avait conquis presque tous les instrumens ;
> mais il semblait , par sa conquête même , condamné à ne
> leur parler qu'en maître , et les touchantes émotions , la
>>la grâce , lui étaient refusées . Il reçoit de M. Grenié le
> droit de charmer et d'attendrir. L'Institut et l'école impé-
> riale demusique (le Conservatoire ) l'ontjugé de même. »
Suit une analyse claire et précise de cet instrument .
Des perfectionnemens apportés au piano-forte par M.
Schmidt , à la clarinette par M. Muller , musicien de le
chapelle de l'empereur de Russie; des ouvrages de théorie
320 MERCURE DE FRANCE ,
ou d'histoire musicale par MM. Choron ,la Salette , Fayolia
et de Brack , attestent que la quatrième Classe de l'Institut
a eu , cette année , sous les yeux la preuve , ainsi que l'a
dit son secrétaire perpétuel , que la musique semble l'art
▸ dont on s'occupe le plus d'étendre le domaine , de per
fectionner les méthodes et les instrumens . »
Passant ensuite aux corps d'ouvrages qui se publient sur
les arts , et qui sont un moyen de juger du goût d'une
nation , M. Le Breton a cité , en les caractérisant , l'histoire
de l'art par M. Dagincourt ; la description de Cons
tantinople , la galerie de Florence , qui s'achève , la galerie
du Musée Napoléon , par Filhol ; les liliacées de Redouté ,
lès ouvrages classiques publiés par Percier et Fontaine ,
Balthard , Vaudoyer , Landon ; les ouvrages descriptiſs
de Solvyns , Humboldt , Willemin , Beaunier et Rathier ,
Milbert , Castellan : il annonce celui que M. Langlez va
publier sur les monumens de l'Inde , et un voyage pittoresque
dans le nord de l'Italie , par M. Bruun Néergard,
avec des gravures d'après les dessins de feu Naudet ;
enfin un petit ouvrage de théorie sur le bon goût , ou la
beauté de la peinture considérée dans toutes ses parties ,
par M. Lens d'Anvers , correspondant de l'Institut.
Passant ensuite par une transition touchante et animée
au devoir imposé aux secrétaires perpétuels de l'Institut,
de rendre un hommage public à la mémoire des membres
décédés , M. Le Breton a fait l'éloge suivant de M. Chaudet.
ANTOINE-DENIS CHAUDET était né à Paris , le 31 mars 1763 , de
parens pauvres , et c'est ici que commence son éloge , car le premier
usage qu'il fit de sa raison, fut d'apprendre qu'il n'avait rien à
espérer que de lui-même. Les jeux de son enfance présagèrent sa
vocation : il s'amusait à modeler d'instinct de petites figures en terme
glaise. Un peu plus tard il restait dans une sorte d'extase d'admiration
devant les statues , trop souvent médiocres , qui meublent
nos jardins , comme on le vit dans la suite contempler les chefsd'oeuvre
de l'art , pour s'en inspirer.
Il s'inscrivit à l'âge de quatorze ans parmi les élèves de l'Académie.
L'heureuse révolution que l'influence de Vien avait opérée dans
la peinture , n'avait point encore régénéré l'art statuaire ; mais en
se soumettant au goût de l'école , Chaudet suivit , autant qu'il le
put , de meilleurs exemples que quelques sculpteurs commençaient
à offrir à la jeunesse studieuse. Cependant , lorsqu'il remporta le
grand prix , en 1784 , sur le sujet de Joseph vendu par ses fières ,
NOVEMBRE 1811 . 321
représentait en LA
SEINE
docileàl'espritdu tems , et peut-être aussi pour ne pas aliéner ses
juges , il composa son bas-relief dans la manière de l'école. On y
voyait des arbres , un pont et de petits garçons avec des chevaux .
J'y aurais mis de la pluie ,disait-il assez plaisamment , si le pro
gramme l'eût ordonné . » Il est vrai qu'alors on
sculpture jusqu'aux substances vaporeuses , les nuages et la fumée
Malgré l'erreur qui appartenait à cette époque , le bas- relief de
M. Chaudet méritait la couronne qui lui fut décernée : il annonçait
déjàun beau talent. Les autres élèves , même ses concurrens , en те
parent une impression si vive qu'ils portèrent l'auteur en triomphe
dans les salles et sur la place de l'Académie.
peinture très-remarquables , l'un à Drouais , l'autre à Gauffier , et a
Hubert un prix d'architecture dont le souvenir s'est conservé dans
l'école. Ces quatre artistes partagèrent le même enthousiasme et
reçurent de leurs émules les mêmes honneurs : mais , par une sorte
de fatalité , aucun n'a fourni la carrière commune de la vie . Drouais ,
mort à Rome avant que le laurier de son prix fût fané , occupe une
place entre les grands maitres , par le tableau même qui lui avait
mérité cette couronne (1). Le tableau de Rachel , par Gauffier ,
qui est aussi l'ouvrage couronné en 1784 , semble inspiré par
LePoussin (2) . Hubert alaissé la réputation d'un très-habile archifecte
, et Chaudet a fait Cyparisse pour la postérité. Mais tous auraient
pu honorer encore la moitié du siècle.
Cette année fut riche en beaux succès: on décerna deux p
De ce moment Chaudet fut passionné pour la sculpture et pour
la gloire. Il se rendit à l'école de Rome , où il donna toujours
l'exemple de la passion de l'étude , de l'honnêteté et de la douceur
demoeurs que le commerce des arts devrait inspirer à ceux qui ne
les auraient pas reçues de la nature. Il voulait connaître l'art dans
toute son étendue : aussi le vit-on passer des vases étrusques aux
loges de Raphaël , faire avec Drouais des croquis qu'on aurait pu
sttribuer à un habile peintre , puis se fixer sur les statues et les basreliefs
antiques pour se pénétrer non-seulement du beau idéal de
leurs formes , mais de l'esprit ingénieux de leur composition. Il
revint à Paris , le 30 mai 1789 , avec cette direction qu'il n'a jamais
abandonnée. L'Académie royale de peinture et sculpture lui donna
presqu'aussitôt le titre d'agréé , qui était le premier objet de l'ambition
d'un artiste sortant de l'école de Rome .
(1) La Samaritaine. Ce tableau est dans le Musée Napoléon.
(2) Ce tableau est chez S. Ex. le ministre de l'intérieur .
7
X
322 MERCURE DE FRANCE ,
し
Mais il existait alors un inconvénient grave , qu'on a omis de
réparer dans la réorganisation des écoles et dans les encouragemens ,
donnés d'ailleurs aux arts avec tant de libéralité : les élèves , après
-avoir fini leur tems d'étude en Italie , rentraient en France avec des
titres de gloire déjà anciens , mais sans travaux assurés , et s'ils ne
rencontraient pas de ces hasards heureux qui dépendent du patronage
individuel des hommes en place , ils pouvaient tomber subitement
du triomphe dans la misère : c'est un écueil qui a été funeste àplus
d'un talent. M. Chaudet avait lieu de le craindre , lorsque les travaux
du Panthéon vinrent l'y dérober .
Au reste , le groupe qu'il a fait pour la décoration du péristyle
de ce temple est un de ses meilleurs ouvrages : il est plein de sentiment
et de pensée. Il exprime l'émulation de la gloire. La France ,
sous la figure de Minerve , montre la couronne de l'immortalité à un
adolescent qui s'efforce de l'atteindre. Le jeune homme foule aux
pieds le serpent de l'envie. Son expression , l'attitude de la déesse ,
lamanière dont les figures se groupent font sentir au spectateur,
encore plus qu'ils ne la lui expliquent , l'idée que l'artiste a voulu
rendre.
Cegroupe ne fut pas apprécié par tout le monde , comme il l'est
aujourd'hui : on n'était point encore entièrement revenu à la belle
simplicité , etdes artistes , habiles d'ailleurs , mais qui tenaient , sans
s'en apercevoir , à l'ancienne manière , commirent l'erreur de le
croire au -dessous d'un autre ouvrage , placé sous le même péristyle ,
et qui est loin de jouir de la même estime .
Chaudet éprouva , dans les dernières années de sa vie , une autre
injustice à laquelle il se montra plus sensible : ce fut quand on refusa
à son Edipe le prix d'encouragement accordé à la sculpture , exposée
au salon de 1801. Get ouvrage est , je le répète , unde ses plus beaux
titres de gloire ; car il est difficile de concevoir une composition mieux
pensée pour l'art statuaire et une idée mieux exprimée. Un berger
vient de détacher l'Edipe , nouveau né , de l'arbre où il était suspendu
par une courroie qui lui traversait le talon. Il tient cette jeune victime
dans ses bras avec l'expression de l'intérêt dû à un malheur si précoce.
Le chien du berger partage la sensibilité de son maitre , et la révèle
en quelque sorte ; il lèche la blessure du pied de l'enfant , et par la
manière dont il se groupe , il présente , en prenant part à l'action , un
support nécessaire pour l'exécution en marbre , moyen que l'on ne
trouve le plus souvent que dans des accessoires plus ou moins gauches
, et qui nuisent à l'intérêt du sujet.
Mais ces contrariétés qu'on rencontre dans toutes les carrières
NOVEMBRE 1811 . 323
n'abattaient point l'ame de Chaudet , qui était forte et constante. Il
ne se plaiguit jamais , et réfuta les mauvais jugemens par de beaux
ouvrages.
La statue de Sa Majesté l'Empereur , placée dans la salle du Corps
législatif, le bas-relief de la cour intérieure du Louvre , l'aimable
groupe de Cyparisse se succédèrent rapidement et vinrent fixer leur
auteur au rang des premiers statuaires modernes .
La statue de Sa Majesté réunit toutes les convenances : le style en
est héroïque ; mais c'est un héros législateur , placé dans le sanctuaire
des lois. L'attitude et l'expression en sont nobles , quoique simples.
Lemélange de nud et de draperie est sagement combiné pour donner
lecaractère monumental , sans copier les costumes antiques , ni aucune
des statues votives connues . La sérénité convenable au Législateur
et au Monarque compose l'expression de la figure.
Lebas-reliefde la cour du Louvre porte un autre caractère , qui
était aussi dans le talent de M. Chaudet , savoir , la grâce et l'élégance.
Il réprésente la poésie avec ses deux plus illustres chantres ,
Homère et Virgile. On y reconnait l'imagination aimable et la pureté
du goût de M. Chaudet.
Mais c'est principalement dans le groupe de Cyparisse qu'on retrouve
toute la finesse de conception et la délicatesse de sentiment
qui est répartie entre ses autres ouvrages . Le berger Cyparisse ,
favori d'Apollon , et à peine adolescent , tient dans ses bras un faon
qu'il a blessé , et semble vouloir le consoler par ses caresses . La sensibilité
se joint encore ici au mérite de la pensée : on dirait que le
statuaire a été inspiré par le génie de Théocrite. Dans l'exécution ,
l'artiste a triomphé des plus grandes difficultés de l'art , en rendant
avec pureté les formes et les contours de lajeunesse , qui , dans un
pareil sujet , offrent le mélange de la grace féminine avec la vigueur
naissante de l'autre sexe. Cette charmante statue , qui appartient encore
à la veuve de M. Chaudet , est un monument que nous devons
désirer de conserver en France pour l'honneur de l'école , et qui transmettra
la gloire de son auteur aux siècles futurs .
Après cette élite des ouvrages de M. Chaudet , nous lui trouverions
encore un assez grand nombre de titres pour unebelle réputation .
Ses statues de la Paix (3) et de Cincinnatus (4) , le bas -relief dont il
a décoré le plafond de la première salle du Musée Napoléon , et qui
(3) Cette statue ( de grandeur naturelle ) , qui a été exécutée en
argent , est placée dans le Palais Impérial des Tuileries .
(4) N'est encore qu'en plâtre , dans lasalle du Sénat.
Xa
324 MERCURE DE FRANCE,
(
représente , sous les figures de trois femmes , gracieusement enlacées,
la peinture , la sculpture et l'architecture ; la figure allégorique de
l'Amour qui tend un piège aux ames et qui les amuse avec des fleurs ,
ainsi que les petits bas- reliefs placés sur le socle , et qui sont comme
autant d'épisodes de ce joli poëme , lui donneraient des droits bien
réels à la renommée : la figure représentant la Sensibilité sous la
forme d'une jeune personne qui touche la sensitive; Paul et Virginie
qu'il a traduits en marbre , et auxquels il a conservé cette tendresse ,
cette puissance d'intérêt dont les a doués l'admirable talent de M. de
Saint- Pierre ; le Nid d'Amours ; et en dessins , l'Elégie pathétique de
l'Amitié consolatrice , à la porte d'une prison ; le Triomphe de
Psyché , à laquelle les différens peuples de la terre viennent rendre
les honneurs divins , dessin capital par son étendue et son fini; un
assez grand nombre d'autres dessins , profondément pensés , pour la
magnifique édition de Racine , par P. Didot ; le tableau représentant
Enée et Anchise au milieu de l'incendie de Troye (5) , tableau qui
acheva de prouver que Chaudet aurait pu devenir un peintre d'une
grandedistinction ; les nombreux sujets de médailles qu'il a composés
et dessinés pour l'histoire numismatique de l'Empereur dont s'occupe
la troisieme Classe de l'Institut , tous ces ouvrages enfin , qui ne sont
que les accessoires de sa réputation , n'attestent pas seulement l'activité
et l'étendue du talent de M. Chaudet , mais bien mieux encore
son esprit ingénieux et penseur , son imagination tempérée de raison
et de sensibilité.
Dans cette immensité de travaux , nous ne croyons pas devoir nous
arrêter sur les deux plus vastes , le Fronton du Corps législatif et la
statue de la Colonne d'Austerlitz , parce que les conceptions en ont
été généralement blâmées , et qu'il est certain que la première lui a
été imposée , en même tems qu'il est douteux qu'il n'ait pas admis la
seconde par complaisance . En effet , on ne peut point reconnaître son
esprit judicieux dans le choix d'un costume idéal pour l'Empereur des
Français , placé sur une colonne dont tous les ornemens et les costumes
sont nationaux et du tems où nous vivons. Il n'aurait pas
imaginé aussi , pour Frontispice du Temple des Lois , un épisode
d'une victoire , quand on avait à consacrer un si beau sujet d'histoire
Tégislative : Napoléon donnant son Code immortel aux Français , et
aux nations qui veulent participer à sa haute sagesse. La gloire de
Chaudét est trop bien établie pour rechercher le mérite qu'on pour-
(5) Ce tableau fut exposé au Salon de 1798 : il a été gravé par
M. J. Godrefroy.
NOVEMBRE 1811 . 325
rait trouverdans ces deux ouvrages , que d'ailleurs ses forces défaillantes
ne lui ont pas permis de soigner autant qu'il l'aurait fait , si
elles avaient secondé son caractère moral et son talent.
Il a exécuté un assez grand nombre de bustes . Je ne parlerai
point de ceux de l'Empereur et Roi , ils se confondent , pour le
mérite , avec la statue du Corps législatif , qui en est le type ; mais ,
il y en a deux qu'on doit placer parmi ses beaux ouvrages : savoir ,
unbuste de feu Sabatier et celui de David Leroi. L'amitié et la reconnaissance
l'avaient inspiré pour l'un et l'autre. C'est un trait qui
caractérise encore M. Chaudet : son ame et son talent étaient étroitement
unis .
Il ne fut pas seulement un des premiers statuaires : il eut encore le
mérite d'être un des plus utiles. Lorsqu'il fut nommé professeur aux
écoles de peinture et sculpture , il se livra avec ardeur aux fonctions
de l'enseignement. Il avait tant réfléchi sur son art , il l'aimait avec
tant de passion , que c'était un bonheur pour lui d'en exposer la
saine doctrine et sur-tout d'en répandre le sentiment. Aussi leş
élèves de l'école , comme ses élèves particuliers , étaient avides de
ses leçons.
Mais c'est sur-tout dans la commission du Dictionnaire de la lan
gue des Beaux Arts et dans les discussions de ce travail que nous
eûmeş l'occasion de connaitre la sagacité , la justesse , la trempe
forte de son esprit. Instruit , mais non lettre , il nous étonnait tous
par la manière analytique avec laquelle il concevait et disposait les
articles nombreux qui lui étaient échus .
Il aurait été heureux pour l'art et pour nous qu'il se fût restreint
àces travaux spéculatifs et à l'enseignement : il existerait peut-être
encore !
Mais n'augmentons point nos regrets par les pénibles réflexions
que pourrait faire naitre sa mort prématurée : sa vie a été pleine ,
quoique circonscrite à la moitié de la durée qu'il est permis d'espérer.
Il a été estimé et chéri : il a obtenu toutes les distinctions du talent :
il a senti tout ce qui fait le charme de l'existence , les tendres affections
et la gloire. Plaignons donc seulement la digne compagne qu'il
s'était associée et qui lui avait apporté elle-même une riche dot de
talent : consolons sa douleur , en lui montrant le nom de CHAUDET
consacré pour la postérité , et sa mémoire chérie des contemporains .
Il mourut le 19 avril 1810 , au commencement de sa quarantehuitième
année .
POLITIQUE.
Nous n'avons encore à faire connaître aucun événement
important arrivé sur les bords du Danube. Les deux armées
se tiennent respectivement en échec. Il paraîtrait que les
Turcs cherchent à contenir les forces principales des Russes
qui sont auprès de Giurgewo , tandis qu'ils manoeuvrent
contre leurs ailes ; le général Kutusow au contraire semble
préparer une attaque générale contre toutes les troupes qui
ontpassé sur la rive gauche du Danube, pour les rejetter
de l'autre côté , et venir au secours de l'aile droite de son
armée , afin qu'elle puisse reprendre , sous les ordres du
général Essen , les positions qu'elle a quittées . Des lettres
de Brody annoncent que le général Kutusow a déclaré aux
Valaques qu'il n'abandonnerait leur territoire que si la victoire
lui était enlevée dans un engagement décisif, ce qu'il
ne paraissait pas redouter .
Tunis vient d'être le théâtre des troubles les plus sérieux,
etd'une catastrophe sanglante . Les Turcs souffraient depuis
long-tems de voir la régence entre les mains d'une famille
maure , ils résolurent de renverser le bey , et de l'attaquer de
vive force au Bardo , où il habite avec sa cour; mais le bey
prévenu avait fait armer les Arabes et les autres troupes du
pays. Les rebelles avaient arboré un drapeau vert qui est
celui du grand-seigneur. Aussitôt que les troupes du bey
furent réunies , les Turcs furent attaqués dans le fort où ils
s'étaient retranchés . Le consul de France avait mis à la disposition
du bey des artilleurs français arrivés récemment
de Malte , où ils avaient été prisonniers. Après une forte
canonnade les assiégés songèrent à se sauver par la fuite ,
si cela leur était possible. Certain de les atteindre au-delà
des murs , le bey donna l'ordre de les laisser passer. Bientôt
ils furent atteints sur le chemin de Tabara : la plupart
étaient presque morts de faim et de fatigue; ils firent cependant
à une vingtaine de lieues de Tunis une assez vigoureuse
résistance , mais enfin il leur fallut succomber , et
tous ont perdu la vie. Les dépouilles des Turcs furent
partagés entre les Arabes vainqueurs . Ainsi s'est terminée
cette conspiration-: le beya pris toutes les mesures de pru
:
MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811. 327
dence nécessaires pour que de semblables événemens ne
puissent plus arriver .
Les dernières nouvelles de Londres sont du 4 de ce mois:
elles n'apportent aucun changement aux idées précédemment
données sur la santé du roi ; mais le Statesman dont
laplume ressemble à la lance d'Achille et guérit les blessures
qu'elle a faites , le Statesman dont nous avons fait remarquer
les derniers extraits , s'exprime en ces termes . « On a
affiché hier ( 3 novembre ) la note suivante au café Loyd.
Les quatre transports chargés de munitions qui étaient
partis il y a quinze jours pour la Baltique , s'en reviennent
avec leurs cargaisons : ils ont mis à la voile , le 23 octobre ,
de la passe de Wingo. "
Que diront maintenant , ajoute la même feuille , les gens
qui déjà proclamaient la guerre entre la France et la Russie?
ils avaient fondé leurs espérances sur le départ de ces
bâtimens et croyaienty voir une preuve des intentions hostiles
de la Russie ; mais cette puissance a complètement
trompé leurs calculs , malgré le besoin de munitions que
nécessite la guerre avec la Porte . "
Le Courrier annonce définitivement le départ de lord
Bentinck pour la Sicile. Il ne paraît pas y avoir de milieu :
on il apporte l'ordre d'évacuer l'île , ou celui d'en prendre
militairement possession pour la sûreté de l'armée anglaise ,
pour celle aussi da peuple sicilien. Dans ce trouble , dans
cette anxiété , à l'approche d'une catastrophe que tous les
esprits prévoient et qui est redoutée de toutes les classes ,
les Napolitains réfugiés en Sicile où ils ont si imprudemment
suivi l'anciende cour , cherchent à quitter un si dangereux
asyle ; un très-grand nombre a fui , et est arrivé en
Calabre, où le gouvernement les a accueillis avec bonté , et
leur a permis de rentrer au sein de leurs foyers . Le Courrier,
en parlant de la mesure de l'occupation , dit qu'un tel
acte ne peut sans doute être provoqué que par de très-fortes
raisons : probablement , dit-il, les ministres seront en état
de les produire , et de prouver que les agressions et la conduite
de la cour de Palerme les justifient; cependant on
aunonce que la reine est dans un état d'abatiement extraordinaire;
elle prend par jour jusqu'à six grains d'opium. On
craignait qu'elle ne s'emparât de l'argent de toutes les banques
des particuliers , et ne le remplaçat avec du papier.
Les Anglais ont dans l'île 18,000 hommes .
Quant à l'Amérique du nord , les nouvelles reçues à
Londres continuent à être à la guerre. Le consul général
328 MERCURE DE FRANCE ,
1
de France , M. Lescallier , a été reçu avec tontes les marques
de la plus grande faveur ; sa reconnaissance a été
l'objet d'une note officielle dans laquelle on lui annonce
qu'il trouvera dans tout l'exercice de ses fonctions l'assistance
et les égards que le gouvernement accorde aux nations
les plus favorisées . La frégate le Président et la Guerrière
croisent dans les mêmes parages ; il y a eu des
provocations de la part des officiers anglais , et l'on croit
que si elles se rencontrent il s'ensuivra un engagement
décisif.
Au surplus , les Anglais peuvent entamer de nouvelles
guerres , et s'attirer de nouveaux ennemis. Leurs moyens
sont immenses , et leurs soldats peu coûteux. Une nouvelle
circonstance vient de faire reconnaître de quel prix
ils achètent les services et le sang des malheureux que
la misère et des situations extraordinaires forcent à céder
aux suggestions de leurs embaucheurs . Depuis quelque
tems , les bâtimens anglais jettent à quelque distance
des côtes de Flandres et de Hollande , au risque de les
voir engloutis dans la mer , les soldats du continent qui ,
enrôlés sous leurs drapeaux , ne peuvent plus y servir ;
ce sont des Westphaliens , des Hanovriens , des Autri
chiens , des Polonais , des Prussiens , des Hongrois
quelques Français passés des prisons ennemies dans des
chaînes moins honorables , et qui ont cru racheter leur
liberté en la perdant pour une moins noble cause. Ces
malheureux ont servi quatre , six , dix ans dans des régimens
anglais ; sont-ils blessés , l'âge les a-t-il affaiblis , un
vice de conformation et de constitution s'est-il déclaré ; à
P'instant ils sont congédiés du service , mais ce ne serait
rien; ils sont bannis du territoire de l'Angleterre ! Ils sont
rejetés hors de cette île à laquelle ils ont si imprudemment
vendu leur sang , ils sont reportés ou plutôt jetés sur les
bords du continent , la plupart sans secours , sans habits ,
sans moyend'existence. TRENTE- SIX FRANCS sont la gratification
, l'indemnité , la marque de reconnaissance qu'accorde
le gouvernement anglais pour de nombreuses années
de service , pour la perte d'un membre , à l'étranger qui a
marché sous ses drapeaux. Arrivés sur le territoire français,
ces malheureux auraient pu être suspectés d'espionage , et
traités avec rigueur; ils ont été interrogés , mais accueillis,
secourus ; à Wesel , l'Empereur n'a pas dédaigné de jeter
lesyeux sur eux , et ils ont aussitôt ressenti l'heureux effet
d'une telle faveur; ils sont renvoyés à leur patrie. Ainsi
NOVEMBRE 1811 . 329
l'Anglais bannit sans ressource ceux qui l'ont servi , et
leMonarque français , à juste titre nommé le père des peuples
alliés à sa cause , excuse une erreur coupable , et pardonne
à des hommes qui se sont armés contre lui : il les
reçoit , leur donne des secours , les rend à leurs familles .
Hommes de toutes les nations , qui vous êtes voués au
métier de la guerre , et qui n'y voyant trop souvent qu'un
métier , oubliez qu'il n'est honorable que quand on sert sa
patrie , vous que de différens drapeaux ont souvent vus
armés pour les défendre , apprenez au moins , par de tels
exemples , ceux dont il faut vous défier ; vous aviez calculé
le prix du sacrifice , vous aviez cru vendre vos bras et votre
sang , voyez au moins le prix que l'Angleterre en donne ,
et connaissez la valeur des promesses de ses agens (1 ) .
Les craintes sur une tentative de la part des Français se
sont renouvelées ; sur toute la côte les précautions ont été
prisesavec plus de sévérité que jamais; les corsaires français
, par une audace qui rappelle les faits d'armes des aventuriers
les plus déterminés , entrent jusque dans les ports
de la Grande-Bretagne , et sous le canon même des forts
enlèvent , au grand étonnement des Anglais , les navires
qui se croyaient le plus en sûreté ; le fait est arrivé à Douvres
, le 5 novembre , en plein midi . L'escadre anglaise a
été forcée de quitter les parages de Cherbourg ; on sait que
dans la rade de Brest il règne une très-grande activité , plusieurs
vaisseaux sont dans la rade entièrement prêts à mettre
en mer. La flotte entière de la Baltique revient; comme
expédition commerciale , il faudra compter l'énormité de
la dépense et la balancer avec les produits , calculer les
pertes , les avaries , les prises essuyées , et probablement
l'on sera forcé de reconnaître que de telles expéditions
sont ruineuses ; comme expédition militaire , on sait que
(1) On peut citer à cette occasion un procès singulier intenté
à un journaliste qui avait fait un parallèle entre l'armée française toute
nationale et celle anglaise : les soldats de Napoléon ( disait ce journaliste
déjà en prison , et qui de cette prison éloignée dirige son journal
) sont mieux traités que les nôtres . Ils peuvent recevoir l'étoile
que porte leur souverain , le chemin des honneurs leur est ouvert ;
aussi dans l'armée française il règne une noble émulation , un véritable
esprit militaire . Notre armée , au contraire , est avilie , découragée...
Le journaliste aurait pu citer l'article des réformes dont nous venons
de parler : il a été acquitté par le jury de cette nouvelle accusation.
(
330 MERCURE DE FRANCE ,
les corsaires danois en ont eu toute la gloire ; comme expédition
politique , le renvoi des munitions , de ces dangereux
présens que le continent a refusés , répond assez
sur ce point. Voici d'ailleurs l'extrait d'une lettre de Pétersbourg
, publiée par les Anglais . On s'attend ici ,
dit cettelettre , à des mesures vigoureuses contre les productions
coloniales et les manufactures anglaises ; le ministère
a convaincu l'Empereur que le gouvernement anglais
continue d'accorder des licences malgré son exclusion. Les
bâtimens de transport arrivés à Revel ont produit l'effetle
plus malheureux, et ont donné lieu à beaucoup de propos :
cette démarche aussi évidemment notoire est devenue le
sujet de l'étonnement et de la dérision .
D'autres nouvelles du continent ont également dû donner
quelque dépit au ministère anglais . Il apprend d'Héligoland
qu'un immense dépôt de bois de construction accumulé
à Hambourg avant l'occupation par les Français , a
été pris , et qu'il est transporté sur les chantiers d'Anvers .
Il apprend d'Hambourg que de nombreux convois de blé
embarqués sur l'Elbe , vont être transportés au sud , en prenant
le même chemin que le bois de construction. Il apprend
aussi d'Héligoland que ce qu'on appelle productions
de retour, c'est-à-dire , n'ayant pas trouvé d'acheteur, composent
la presque-totalité des bâtimens qui reviennent en
Angleterre. Il apprend sur-tout , que pour un grand nombre
d'articles de matière première nécessaire aux ateliers de
Londres , il est dans la déplorable nécessité d'épuiser les
objets d'échange qu'il voudrait le moins donner , les guinées
, par exemple , et , selon l'Alfred, tout doit lui prouver
la fausseté des calculs politiques auxquels on s'est livré
depuis dix ans .
Les nouvelles transmises d'Elvas à Londres , en date du 9
octobre , annoncent qu'on n'y a point eu de nouvelles de la
marche du maréchal duc deRaguse sur ce point ; que la garnison
de Badajoz a fait dernièrement une sortie , et a réuni
des vivres considérables ; mais , à la date du 20 , on écrivait
de Lisbonne que le même maréchal s'avançait de nouveau
sur Badajoz , qu'on préparait des pontons et autres équipages
dans le voisinage de cette forteresse , comme pour se
porter dans l'Alentejo du côté de Gibraltar. Ballasteros
s'est retiré, après són engagement avec le général Godinot ,
sous les ouvrages de cette place ; il ne peut y rester ; on
croit qu'il se dispose à s'embarquer pour Tarifa , où il doit
être joint par 3000 Espagnols et 1500 Anglais venus de
NOVEMBRE 1811 . 331
Cadix il tenterait alors un nouvel effort. Ce mouvement
est indiqué par l'Alfred, dans un paragraphe qui mérite
d'être lu.
«Les Français sont évidemment postés entre le_corps
deBallesteros et les troupes anglaises débarquées à Tarifa ,
el comme la force de l'ennemi est évaluée à 10,000hommes ,
il est impossible de partager l'espoir que Ballesteros paraît
avoir conçu . En effet , il serait possible que nos troupes se
rembarquassent à Tarifa , si l'arrivée de la division espagnole
éprouvait un plus long délai. Le mouvement de
Marmont dans la direction de l'Alentejo , contredit l'opinion
que la saison des opérations actives est terminée , et
nous verrons peut-être , avant la fin de l'hiver , les généraux
français entreprendre de mettre à exécution le plan
de Berthier , plan dont la nature est actuellement inconnue
, même par conjecture. Nous craignons que le succès
de l'entreprise de Suchet ne soit pas douteux , malgré la
confiance avec laquelle on parle déjà des mesures vigoureuses
de défense adoptées dans le royaume de Valence .
Si Ballesteros est acculé sous la protection du canon
deGibraltar , nous craignons beaucoup que la vigourense
résistance de Valence n'existe plus en paroles qu'en, subsfance.
On ne peut guères compter sur les nouvelles que
nous avons extraites des journaux de Lisbonne , ces feuilles
ayant jusqu'ici constamment suivi le pernicieux système de
flatter le public par des rapports mensongers sur la situation
de l'ennemi. »
Quant à la situation de l'armée anglaise , les lettres de
Lisbonne , à la même date , portent le nombre des malades
àquelques milliers de moins que dans les rapports précédens
; l'armée est en cantonnement; le nombre des troupes
anglaises s'élève à 35,000 hommes , mais il n'y en a pas
plus de 18,000 sous les armes. L'officier qui donne ces
détails porte à 30,000 hommes les Français réunis à Salamanque
, et ne doute pas que vers le mois de décembre
les Français ne reportent de nouveau leurs opérations
sur Elvas et Badajoz .
Visitons actuellement une autre partie du théâtre de la
guerre , et continuons de suivre les mouvemens de l'armée
d'Arragon sous les ordres du maréchal comte Suchet. Il
vient de remporter une nouvelle victoire sous les murs de
Sagonte , et la défaite de Blacke , qui avait réuni toutes ses
forces , a entraîné la chute de la place.
Voici l'analyse du rapport du maréchal au prince vice
332 MERCURE DE FRANCE;
connétable : il est daté du camp de Murviedro , le 26
octobre .
«Après vingt jours de peines et de fatigues devant Sagonte
, y est-il dit , on était parvenu à rendre la brèche
praticable ; mais pendant ce tems , Blacke avait eu celui
d'attirer à lui le général en chef de l'armée de Murcie, Mahy,
avec ce que les insurgés avaient de disponible , montant à
6000 hommes . La division dite d'Albuera , aux ordres de
Lardizabal et Zayas , jointe aux divisions de Villacampo et
d'Obizpo , commandées par Odonnel et Miranda , qui font
l'armée de Valence réunie aux Guerillas , formait un corps
de plus de 20,000 hommes d'infanterie et de3000 chevaux.
Le 24 octobre , ce corps vint s'établir sur les hauteurs de
Puch , appuyant sa droite à la mer , flanqué par une flotte
anglaise , et sa gauche du côté de Livia. Blacke voyant que
Sagonte était sur le point de succomber , et que la batterie
de huit pièces de 24 que j'avais fait établir allait en décider,
marcha à moi pour me livrer bataille , et m'obliger à faire
lever le siége .
Le 25 , à sept heures du matin , je reconnus l'ennemi .
Les hauteursdel Puch etcelles qui couvrentla route deBetera
étaient garnies d'artillerie et d'infanterie. A huit heures
mes tirailleurs furent brusquement ramenés , et je fus convaincu
dès-lors que j'avais affaire à d'autres troupes qu'à
des troupes valenciennes . De fortes colonnes me débordaient
par ma gauche sous la protection de quelques bordées
anglaises ; les troupes de l'ennemi remplissaient le
village de Puzol , queje venais de quitter : six mille hommes
attaquèrent ma droite qui se trouvait à une grande lieue de
moi. Me trouvant ainsi débordé par mes deux fláncs , je
résolus d'enfoncer le centre de l'ennemi. A peine je quittais
une hauteur que j'avais reconnue propre à favoriser
mon attaque , que mille hommes de cavalerie , six mille
d'infanterie et de l'artillerie vinrent m'y remplacer. Les
hussards du 4º chargèrent avec valeur , et trois fois repoussés
revinrent trois fois à la charge. Le feu de neuf pièces de
24, qui battaient en brèche sur Sagonte , ne pouvait arrêter
l'enthousiasme de la garnison qui , témoin d'un mouvement
en avant auquel elle croyait pouvoir prendre bientôt
part , allait jusqu'à jeter ses schakos en l'air et crier à la
victoire .
Ce premier effort fut aussitôt arrêté par notre infanterie
, qui arrivait en colonnes sur la ligne de bataille . J'ordonnai
au général Harispe d'attaquer l'ennemi. Il se porta
NOVEMBRE 1811 . 333
avec le général Paris à la tête du 7º de ligne; les 116° et
3º de la Vistule, venant après et l'arme au bras , se déployèrent
avec ordre sous le feu le plus vif de mitraille et de
mousqueterie , comme des troupes accoutumées à vaincre .
Le brave 7 enlève le mamelon à la baïonnette , rejette
l'ennemi et le poursuit. Notre artillerie occupe le mamelon,
mais l'ennemi revient à la charge. Nos canonniers sont
entourés et sabrés ; le général Boussart et le chef d'escadron
Saint-Georges , à la tête du 13º de cuirassiers , chargent
vigoureusement 1,500 chevaux qu'emmenait avec résolution
le général Caro , frère de la Romana. La mêlée
fut longue , mais la valeur des hussards et cuirassiers l'emporte.
Les maréchaux-de-camp Caro , gouverneur de Valence
, et Almoya , venu de Cadix , sont blessés et faits
prisonniers par les maréchaux-des -logis Bazin et Vachelot ,
des bussards ; six pièces de canon sont enlevées .
> Pendant ce tems l'ennemi faisait des progrès à gauche;
quelques pelotons de notre cavalerie furent obligés de se
replier devant les dragons espagnols . Le général Palombini
, à la tête de quatre bataillons , les reçut avec le plus
grand calme ; le 2ºléger et le 4º de ligne italiens , par un
feu des plus nourris , repoussèrent la charge et couvrirent
le champ de bataille de morts . En portant la division Harispe
au centre , je chargeai le général Habert de se diriger
sur la grande route et de s'emparer de Puzol. Il avait en
tête la division d'Albuhera. IIll la fait charger d'abord par
deux bataillons du 5º léger ; une fusillade très-vive s'engage
de part et d'autre , le général Montmarie soutient avec le
16º de ligne le 5º : l'on se bat avec acharnement , l'ennemi
se défend dans les maisons de Puzol , par les fenêtres et
par les toits : un corps de cavalerie espagnole veut tourner
nos troupes et s'avancer sur la grande route de Valence.
Le général de cavalerie Delort reçoit l'ordre de culbuter
l'ennemi avec le 24 de dragons ; il l'exécute avec une haute
valeur et le pousse jusqu'au-delà d'Albalate sans se laisser
arrêter par le feu de plusieurs bataillons embusqués ; il
enlève sur la route un obusier , une pièce de quatre , et
trente canonniers . Cependant l'ennemi , quoique débordé
très au loin se défendait encore dans Puzol , et n'avait
point abandonné les hauteurs del Puch . Le 16º de ligne le
charge de rue en rue et le poursuit l'épée dans les reins ;
le 5 léger parvient à envelopper 700 gardes valonnes et
leur fait poser les armes .
,
- Le général Chlopiski , à quij'avais confié ma droite ,
:
334 MERCURE DE FRANCE ;
sentit de bonne heure qu'il importait de ne pas se laisser
déborder; il chargea le général Robert d'attaquer et de
poursuivre les troupes d'Obizpo et de Miranda. Ce général
fit exécuter avec succès plusieurs charges d'infanterie ; le
114° et le 1º de la Vistule se battirent bien et ne tardèrent
pas à repousser l'ennemi. Dès-lors le général Chlopiski ,
avec le44° et les dragons Napoléon , vint prendre une part
glorieuse au succès du centre. Le colonel des dragons
Schiaretti , à la tête de son brave régiment , enfonce trois
bataillous ennemis et fait 800 prisonniers . Dès ce moment
les hussards , les cuirassiers et les dragons Napoléon se
trouvent sur le même champ de bataille ; ils culbutent
tous les corps de cavalerie qui se présentent , enfoncent
tous les carrés que l'ent. mi cherchait à former , et pendant
deux lieues couvrent la terre d'armes , de morts , et pamassent
2000 prisonniers , parmi lesquels sont 150 officiers .
Les généraux Harispe , Boussart et Chlopiski poussent par
mon ordre l'ennemi sans lui donner du repos . Cependant
il parvient à se reformer en arrière de Betera , à l'aide d'un
profond ravin. Nous sommes arrêtés quelque tems , l'infanterie
n'ayant pu suivre la marche rapide de la cavalerie .
Dès son arrivée , l'ennemi ne cherche plus son salut que
dans la fuite .
J'avais donné quelque repos aux troupes des généraux
Habert et Palombini ; j'ordonnai à ce dernier de dépasser
dans la plaine le village et les hauteurs del Puch avec ses
Italiens et le 3º de la Vistule , tandis que le général Habert
ferait attaquer de front les hauteurs del Puch , que défendait
Blacke lui-même avec sa réserve et cinq pièces de
canon . Le chef de bataillon Passelac , avec un bataillon du
117º, parvient le premier sur le plateau qu'occupait l'ennemi
, tandis que le général Montmarie le force par la gauche
; l'ennemi fuit en désordre , les cinq pièces sont enlevées
, et c'est sous la protection des vaisseaux anglais que
ces troupes cherchent un abri . Dans ce moment la flotte
anglaise qui , dès le matin , était venue prendre part à la
bataille , exécute en même tems que ses alliés son mouvement
de retraite sur le Grao de Valence .
» La perte de l'ennemi en tués , blessés ou prisonniers
excède 6,500 hommes ; de notre côté nous avons eu 128
morts et 596 blessés . Toutes les troupes de l'armée , Monseigneur
, ont rivalisé entr'elles à qui servirait mieux l'Empereur
dans cette journée ; elles ont combattu sept heures ,
et poursuivi la victoire jusqu'à la nuit close. :
1
NOVEMBRE 1811 . 335
> En résultat , la victoire de Sagonte met au pouvoir.de
l'Empereur4639prisonniers, dont 230 officiers , 40colonels
ou lieutenans-colonels , 2 maréchaux-de-camp , 16 pièces
de canon , 8 caissons , 4200 fusils anglais et 4drapeaux. "
Après la bataille , le maréchal Suchet a laissé son armée
à une liene de Valence , et est revenu devant Sagonte ,
l'instruire de la défaite de l'armée qui était venue à son secours
et la sommer de se rendre , en accordant à la garnison
tous les honneurs de la guerre : le même jour la
capitulation fut signée , le brigadier commandant Andriani,
huit officiers supérieurs , 2,572 soldats défilèrent par la
brèche , déposèrent leurs armes et six drapeaux , et furent
conduits prisonniers à Murviedro .
Ainsi , en réunissant les prisonniers faits à la bataille du
25 , à ceux qui composaient la garnison de Sagonte , on
trouve 7,211 prisonniers , dont plus de369 officiers , dirigés
surFrance . S....
PARIS .
LL. MM. sont arrivées lundi dernier au Palais impérial
de Saint-Cloud. Le lendemain toutes les personnes éminentes
en dignités , ont été leur présenter leurshhoommmmages.
S. M. a tenu le mercredi un conseil des ministres. Lejeudi
il y a eu spectacle au théâtre de la cour et cercle . Les Comédiens
français ont représenté le Méchant.
:
ANNONCES .
1
Annales des Arts et Manufactures; par S. N. Barbier de Vémars ,
nembre de la Société d'encouragement pour l'industrie nationale, etc.
No 123 , livraison du 30 septembre. Ce Numéro contient entre autres
articles intéressans : 1º Recherches de MM. Dobson sur la meilleure
forme à donner aux fourneaux de forges , et suite de leur Mémoire
sur la fabrication du fer avec la houille ; 2º sur la décoloration des
liquides au moyen du charbon animal , par MM. Figuier et le Normand
; 3º Mémoire sur le minimum des travaux d'art à faire pour la
formation d'un canal de petite navigation , avec plans inclinés qui
laisserait une grande partie de ses eaux disponibles , soit pour les
asines , soit pour les irrigations rurales , etc. , etc. , etc.
Le prix de l'abonnement est de 30 fr. par an , pour Paris ; de 35 fr .
336 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811 .
:
franc de port pour les départemens , et de 40 fr. pour les pays
étrangers.
La collection entière des quarante-un premiers volumes des Annales
des Arts et Manufactures, avec les 446 planches entaille-douce ,
se trouve au bureau des Annales et des Arts et Manufactures , rue
Jean-Jacques Rousseau , nº 1 , pour le prix de 307 fr. , prise à Paris .
Abrégé de Géographie moderne , rédigé sur un nouveau plan , ou
Description historique , politique , civile et naturelle des Empires ,
Royaumes , Etats et leurs Colonies , avec celle des mers et des iles
de toutes les parties du monde ; par J. Pinkerton et C. A. Walckenaer
: précédé d'une Introduction à la Géographie mathématique et
critique , avec figures , par S. F. Lacroix , membre de l'Institut et de
la Légion d'Honneur , etc.; suivi d'un Précis de Géographie ancienne,
par J. D. Barbié du Bocage , meinbre de l'Institut , professeur de
géographie et d'histoire à l'Université impériale , etc.; accompagné
de dix Cartes coloriées , dressées par Arrowsmith et P. Lapie ; et
terminé par une Table de noms de géographie ancienne et moderne.
Edition conforme à la division politique de l'Europe en 1811 , adoptée
pour l'enseignement des Ecoles impériales militaires de France. Un
vol. in-8º de 1300 pages , caractères petit romain et petit texte ,
grande justification . Prix , 12 fr . , et 16 fr. 50 c. franc de port.
Relié très-proprement , à dos brisé , 14fr. AParis , chez J. G. Dentu,
imprimeur-libraire , rue du Pont-de-Lodi , nº3 , près le Pont-Neuf;
et Palais -Royal , galeries de bois , nos 265 et 266.
Lefils d'Annodée , suivi de il ya des choses plus extraordinaires ,
ou Lettres de la marquise Lézannes à la comtesse de Mirville ; par
M. Elisa d'Entragan. Trois vol. in-12. Prix , 5 fr. , et 6 fr. 50 c. franc
de port. Chez L. M. Guillaume , libraire , place Saint-Germain-
L'Auxerrois , nº 41 .
Discours pour la réception de M. Lacretelle le jeune , à l'Académie
Française , prononcé par M. le comte de Ségur , grand-maître des
cérémonies , conseiller-d'état , présidant la séance du 7 novembre
1811. Brochure in-80. Prix , 75 c. , et 1 fr . franc de port. Chez F.
Buisson, libraire , rue Gilles - Coeur , nº 10.
LePréjugé excusable , ou il voulait et ne voulait pas ; comédie en
cinq actes et en vers , par M. Ph. L. C ..... Prix , 1 fr . 20 c. , et 1 fr .
50 c. franc de port. Chez Martinet , libraire , rue du Coq-Saint-
Honoré, nº 15.
TABLE
D
MERCURE 5.
DE FRANCE .
cen
N° DXL . Samedi 23 Novembre 1811 . -
POÉSIE .
HERMINIE CHEZ LES BERGERS .
A
SEINE
Traduction du commencement du septième chant
de la Jérusalem délivrée .
Au milieu de la nuit Herminie éperdue
D'une antique forêt parcourait l'étendue ,
Et son coursier , du frein méconnaissant les lois ,
L'emportait à son gré dans l'épaisseur des bois.
Les guerriers dont l'ardeur accélérait sa fuite ,
Honteux et rebutés d'une vaine poursuite ,
Ou craignant quelque piége en ce désert lointain ,
S'arrêtent et du camp reprennent le chemin .
Telle après une chasse et longue et fatigante ,
Sur le déclin du jour une neute aboyante ,
Perd un cerf qu'ont sauvé la nuit et la forêt ,
Ethurle de dépit , de rage et de regret .
En ces détours obscurs se croyant poursuivie ,
La princesse au hasard abandonne sa vie ,
Et la frayeur troublant ses timides esprits ,
Elle croit des chrétiens entendre encor les eris.
338 MERCURE DE FRANCE ,
L'auroré et la clarté redoublent ses alarmes;
Sans guide , sans conseil , tremblante, toute en larmes ,
Sesplaintes et ses cris font retentir les airs ,
Et seuls troublent la paix de ces vastes déserts :
Mais lorsque le soleil, au boutde sa carrière ,
Plongeait au sein des mers sa mourante lumière ,
De l'antique Jourdain elle aperçoit les flots , **
Qui par leur doux murmure invitaient au repos (1) .
Assise sur ses bords , faible , sans nourriture ,
Elle rêve en pleurant à sa triste aventure :
Cependant le sommeil , ami du malheureux ,
Lui verse ses pavots , appesantit ses yeux ,
Et déployant autour ses ailes bienfaisantes ,
Adoucit de son coeur les blessures cuisantes :
Mais le cruel amour , auteur de tous ses maux ,
Par mille songes vains trouble encor son repos .
Et déjà les oiseaux , par leurs tendres ramages ,
Saluaient le soleil et charmaient les bocages ,
Les zéphyrs se jouaient sur l'onde et sur les fleurs ,
Etparfumaient les airs des plus douces odeurs .
(1) M. de Châteaubriand dans son Itinéraire deParis à Jérusalem,
pages 8 et 9 , vol . 3, observe qu'il est inconcevable que le Tasse n'ait
pas nommé le fleuve où la fugitive Herminie rencontre le pasteur
qui lui donne asile , mais que probablement il a voulu placer cette
scène charmante sur les bords du Jourdain .
Il paraît que M. de Châteaubriand n'avait pas sous les yeux le
Poëme de la Jérusalem délivrée lorsqu'il a fait cette espèce de reproche
à son auteur. C'est nominativement sur les bords du Jourdain que le
Tasse a placé cette rencontre ; et voici les deux derniers vers de la
troisième strophe du septième chant :
Giunse (Herminia ) del bel Giordano alle chiare acque ;
E scese in riva alfiume , e qui si giaoque ;
Elle s'endort , et c'est en s'éveillant qu'elle entend cette voix ,
Tra l'acqua , è ì rami ,
Ch'ài sospiri ed al pianto la Richiami.
Ainsi nul doute que cet aimable épisode a pour théâtre les bords
duJourdain , comme le pense M. de Châteaubriand.
NOVEMBRE 1811. 33g
Elle ouvre en ce moment son humide paupière ,
Contemple avecterreur cet abri solitaire .
Et soudain croit entendré , à travers les roseaux,
Une voix qui se mêle aux murmures des flots .
Ces accens inconnus renouvellent ses craintes :
Bientôt interrompant ses soupirs et ses plaintes ,
Un rustique hautbois .par ses sons discordans ,
Non loin semble d'un pâtre accompagner les chants.
Elle approche et distingue , à travers le feuillage ,
Un vieillard vénérable assis sur le rivage ;
Il nouait des filets en gardant ses moutons ,
Etde trois jouvenceaux écoutait les chansons.
Mais l'aspect imprévu d'un guerrier et des armes
Aux timides pasteurs inspire des alarmes :
Herminie aperçoit leur crainte et leur erreur ,
Et déposant son casque , objet de leur frayeur ,
Découvre de son front les grâces attrayantes ,
Et de ses blonds cheveux les tresses ondoyantes.
«Je ne viens point , dit-elle . interrompre vos chants ,
> O bergers ! ni troubler vos travaux innocens :
➤ Mais lorsqu'autour de vous la discorde et la guerre
• De tisons et de sang couvrent au loin la terre ,
> Par quel charme écartant ces fléaux destructeurs
> De la paix en ces lieux goûtez-vous les douceurs ..?
> Mon fils , dit le vieillard , j'ai pu jusqu'à cette heure
> Aux fureurs des soldats dérober ma demeure ,
> Et Mars jusqu'aujourd'hui respectant mon repos
• N'a pas fait de ses cris retentir nos échos.
→ Soit que de l'Éternel la faveur singulière
> D'un pasteur innocent protége la chaumière ,
> Soit plutôt que les traits de ses foudres vengeurs
>>Epargnent les bas-lieux et frappent les hauteurs :
> Telles nous avons vu des lances étrangères ,
• Tomber sur les puissans , les fureurs passagères ,
> Et le chaume avili de l'humble pauvreté
> Du farouche vainqueur braver l'avidité.
> Heureuse pauvreté ! sois ma seule défensé ,
› Je te dois le bonheur que le ciel me dispense ;
2
Y 2
340
MERCURE DE FRANCE ;
> Mon coeur qui te chérit te préféra toujours
› Aux trésors , aux grandeurs , à la pompe des cours
> Ici je ne crains pas qu'une main criminelle
> Empoisonne la source où la soif me rappelle ,
> Et ma table frugale et simple en ses apprêts ,
► M'offre en tout tems des fruits et des laitages frais.
• Ah! qu'ils sont limités en cette courte vie
> Les besoins d'un mortel sans orgueil , sans envie !
Servi par mes enfans , libre dans ces forêts ,
► La nature est mon bien , mes trésors sont la paix.
► D'ici je vois les faons bondir sur la bruyère ,
» Les poissons se jouer au fond de l'onde claire ,
> Tandis qu'autour de moi , de leurs tendres concerts ,
►Mille chantres ailés font retentir les airs ....
>Hélas ! il m'en souvient , en ma folle jeunesse
> Ecoutant de l'espoir la voix enchanteresse ,
» Je méprisai ces biens , je fuis loin de ces lieux,
> Et portai dans Memphis mes pas ambitieux.
> Là mes soins , mes travaux , mon active constance ,
> Des jardins du Soudan m'obtinrent l'intendance ;
> Je vis de près les grands , leurs soucis , leurs malheurs ,
» Et tous les maux secrets attachés aux grandeurs .
> Trahi par la fortune , en butte à son caprice ,
> Des hommes et du sort j'épuisai l'injustice ...
> Mais enfin la raison , triste fille du tems ,
> Eclaira mon esprit , désenchanta mes sens ;
> Je regrettai les jours de mon heureuse enfance ,
> Et de ces bois chéris la paix et l'innocence ,
> Et fuyant de la cour le charme suborneur ,
> Je courus vers ces lieux retrouver le bonheur .....
Tandis qu'il parle ainsi , la princesse attentive
Tenait , en l'écoutant , son haleine captive ;
Et du sage vieillard les propos consolans
Ramenant par degrés le calme dans ses sens ,
Elle accueille en son coeur l'espérance et l'envio
Depasser près de lui le reste de sa vie ,
Ou d'attendre du moins , au fond de ces déserts .
Un remède à ses maux , un terme à ses revers.
NOVEMBRE 1811. 34
i
Bon vieillard, reprit-elle , ô toi dont la sagesse
> Est le fruit des malheurs qu'éprouva ta jeunesse ,
> Puisse-tu conserver , au déclin de tes jours ,
> Cette paix dont en vain j'implore le secourst
> Exauce par pitié ma prière importune ,
> Daigne m'associer à ton humble fortune ,.
> Et permettre qu'ici , sous l'ombre des forêts ,
> Je pleure mes malheurs et cache mes regrets.
> Ah ! si des vains trésors que le vulgaire adore
> Ton coeur ambitieux était avide encore ,
> Exige , il m'est facile , en comblant tous tes voeux ,
> De payer tes bienfaits et de te rendre heureux.....
Aces mots de ses yeux coule un torrent de larmes ,
Qui semble à sa beauté prêter de nouveaux charmes.
Le vieillard attendri partage sa douleur
Etdevine à moitié les secrets de son coeur.....
Vers sonantique épouse il conduit la princesse &
Le ciel depuis trente ans sourit à leur tendresse,
Et tous deux à l'envi par leurs soins paternels
Ecartent de son coeur les souvenirs cruels......
Déposantde sonrang la pompe et l'élégance ,
Sous les habits grossiers de l'obscure indigence ,
Herminie en vain cherche à cacher ses attraits ,
Elle marche , on la croit reine de ces forêts .....
Rien ne peut effacer le sacré caractère
Dont le ciel amarqué les maîtres de la terre-;
Sur leur front , dans leurs yeux , une noble fierté
Révèle de leur sang l'antique majesté.
Auxpremiers feux du jour ouvrant sa bergerie ,
Au bord d'une onde pure , ou sur l'herbe fleurie ,
Les troupeaux sont conduits par la fille des rois ,
Et le lait écumant bouillonne entre ses doigts.
Mais lorsque du midi les ardeurs dévorantes
Retenaient à l'écart ses brebis haletantes ,
Sur l'écorce d'un hêtre , ou d'un tendre laurier,
Elle grave le nom de l'aimable guerrier ,
342 MERCURE DE FRANCE,
Objet mystérieux de sa flamme secrète....
Le soir en revoyant ces muets interprêtes ,
Ces arbres tout couverts d'emblemes amoureux ,
Les larmes à torrens coulaient de ses beaux yeux.
« Conservez , disait-elle , à jamais les vestiges
> Deces traits que ma main imprima sur vos tiges.
> Beaux arbres ! si jamais votre ombrage chéri ,
> Aquelque amant fidèle offrait un doux abri ,
> Excitez sa pitié pour une infortunée ,
> Aux tortures du coeur sans espoir condamnée ;
> Qu'il pleure en apprenant mon destin rigoureux ,
>Et le prix dont amour paya mes tendres feux .
> Si le ciel exauçant mes prières secrètes ,
> Amenait , quelque jour , sous vos fraîches retraites ,
> Cet aimable guerrier , si fatal à mon coeur ,
> Et qui , peut-être , hélas ! se rit de ma douleur ,
›Arrêtez ses regards sur les pierres funestes
• Qui de mon corps glacé renfermeront les restes.
> Qu'il accorde àma cendre , une larme , un soupir ,
> Et la triste faveur d'un tendre repentir....
> Ah ! combien sera chère à mon ombre plaintive ,
> D'un touchant souvenir cette marque tardive !
> S'il fut pendant ma vie insensible à mes pleurs ,
!
> Qu'après ma mort , du moins , it plaigne mes malheurs . »
FORNIER DE SAINT- LARY , ex-législateur.
LES EMBELLISSEMENS DE PARIS.
POÊME.
Eterant valdè bona ....
GENÈSE, liv. 3 , chap. 2..
Je n'irai point chercher en des plages lointaines
Les antiques débris de Palmyre ou d'Athènes ;
Sous un ciel nébuleux , m'exilant de nos bords ,
Je n'irai point vanter Londres ni ses trésors :
Mais toi , grande cité, souveraine du monde ,
Toi , superbe enpalais , en monumens féconde,
ما
NOVEMBRE 1811 . 343
Immense capitale où triomphent les arts ,
Tes embellissemens appellent mes regards .
Paris , quels jours nouveaux de splendeur et de gloire
Succèdent à ce tems d'odieuse mémoire ,
Où le monstre anarchique escorté de bourreaux
Dans tes murs tout sanglans arbora ses drapeaux?
Le dirai-je , en ce tems et d'opprobre et de criines ,
Répandant la terreur , entassant ses victimes ,
L'hydre des factions , dans ses moindres forfaits ,
Brisait tes monumens , ravageait tes palais .
Mais tel que sur les flots battus par la tempête ,
Fatigué du tumulte excité sur sa tête ,
Le dieu des mers s'élève , et dans leur antre affreux
Repousse d'un coup-d'oeil les vents séditieux ;
Tel vint Napoléon. La discorde sanglante
Al'aspect du héros fuit pâle d'épouvante ;
L'espérance renaît : de Paris exilés
Accourent tous les arts dans Paris rappelés :
Tout change en un moment. La Seine sur ses rives ,
Que caressent ses eaux lentement fugitives ,
Voit son libérateur premier de nos Césars
Transformant les débris en superbes remparts (1) ,
En pompeux bâtimens qui lancés dans la nue
De Paris dans les airs prolongent l'étendue ,
En ponts audacieux (2) sur les flots élevés ,
Travaux d'un demi-siècle en un jour achevés :
Elle voit , s'étonnant de ta pompe nouvelle ,
Elle voit terminer , capitale iminortelle ,
Ce Louvre , que des arts le siècle si vanté
Ne légua qu'imparfait à la postérité.
Louvre majestueux , le burin de l'histoire
Adepuis six cents ans consacré ta mémoire ,
Et d'un tems plus lointain la sombre profondeur
Dérobe à nos regards ton premier fondateur.
Les siècles dégradaient ta vieille architecture
Quand l'aurore parut de ta grandeur future ;
(1 ) Les quais Napoléon , du Louvre , des Invalides , etc.
(2) Les ponts des Arts , d'Jéna, d'Austerlitz.
344 MERCURE DE FRANCE ,
C'est sous François premier que les arts renaissans
Prolongent de tes murs les vastes fondemens .
Comme on voit un Etat , faible dans sa naissance ,
Croître de siècle en siècle , en richesse , en puissance..
Tel on voit sous dix rois le Louvre s'agrandir ,
Se frayant d'âge en âge un plus noble avenir.
Quand le siècle des arts se leva sur la France ,
De le voir terminer on conçut l'espérance ;
Mais ce siècle et dix rois ne purent l'achever ,
Tant ce Louvre était grand qu'il fallait élevert
C'est toi , Napoléon , toi que tes destinées
Appelaient à finir l'oeuvre de tant d'années :
Illustre par tes lois , illustre au champ de Mars,
Tu devais l'être aussi par les travaux des arts .
En vain la politique armant l'Europe entière
Soulève contre nous l'étendard de la guerre :
La guerre éclate en vain. La guerre de nos jours
Des travaux de la paix n'interrompt point le cours
Dans ces tems de combats en triomphes fertiles ,
Tout l'Empire est orné de monumens utiles .....
Paris , lorsque ton roi court dompter l'Univers ,
Sur toi du fond des camps ses regards sont ouverts .
Aux accents de sa voix vingt fontaines fécondes
Onjailli dans tes murs de leurs grottes profondes.
Et toi , fleuve de l'Ourcq , de ton cours détourné ,
Tu viens rouler tes flots dans Paris étonné.
De moment en moment , l'illustre capitale ,
Redoublant de splendeur , à nos regards étale ,
Là , des arcs (3) triomphaux que payent les tributs ,
Les dépouilles des rois et des peuples vaincus :
Là , ce palais auguste , orné d'une aile immense ,
Qui manquait à sa gloire , à sa magnificence .
Palais de nos Césars , noble et brillant séjour,
Où le héros du siècle a rassemblé sa cour ,
Prenez rang dans mes vers , pompeuses Tuileries,
De vos destins nouveaux , ières , enorgueillies ;
Et toi , fameux jardin , que Lenôtre autrefois
Planta pour embellir la demeure des rois .
(3) Arc triomphaldu Carrousel , are triomphal de l'Etoile.
NOVEMBRE 1811 . 345
combiend'ornemens prodigués à ma vue
Parent de ce jardin la superbe étendue !
Là, croissent rassemblés le marronier pompeux ,
Le tilleul odorant et l'orme audacieux .
Là ,quand l'heureux printems a loin de nos rivages
Banni le triste hiver père des noirs orages ,
L'oranger sur des chars superbement traîné ,
Etde fleurs et de fruits s'avance couronné .
Là , l'onde prisonnière , en des canaux pressée ,
Tombe en perles d'argent dans les airs élancée ;
Là , groupes variés , mille odorantes fleurs
Répandent leurs parfums , étalent leurs couleurs .
Mais les arbres , les eaux , les fleurs et la verdure ,
Ne sont de ce jardin que la moindre parure .
Plus nobles ornemens par le ciseau formés ,
Brillent de toutes parts des marbres animés .
Là , le sceptre à la main , là , revit le grand homme
Qu'immola ce Brutus , farouche amant de Rome ,
Qui , s'il eût mieux connu son siècle et les mortels ,
ACésar qui l'aimait eût dressé desautels .
Là , fuyant des remparts qu'il ne peut plus défendre ,
Suivi du jeune Ascagne , au sein de Troie en cendre ,
Le fils d'Anchise emporte et son père et ses dieux ,
Et serre dans ses bras ce fardeau précieux ;
D'Achille tout sanglant la valeur forcenée
N'égale point la gloire et la vertu d'Enée .
Allez , loin tu tumulte , allez , amis des arts ,
Retrouver, tour-à-tour , dans ce jardin épars ,
Arria , de courage et d'amour expirante ,
Et le beau Méléagre , et l'agile Atalante ;
Allez interroger , dans vos doctes loisirs ,
Ces marbres éloquens , féconds en souvenirs.
Ce jardin , le plus beau de l'empire de Flore ,
De tout ce qui l'entoure à vos yeux se décore ;
Mais à travers les flots d'une noble splendeur ,
De notre grande armée atestant la valeur ,
C'est toi , c'est toi sur-tout que l'oeil surpris admire ,
Colonne des héros , fiers soutiens de l'Empire ,
Toi que je vois briller dans la postérité ,
346 MERCURE DE FRANCE ,
1
Symbole de la force et de la majesté .
Plus imposant peut- être et plus auguste encore,
Dans la grande cité quel temple vient d'éclore ?
Quelmonument s'élève au pied des boulevarts
D'où Paris dès long-tems recula ses remparts ?
«Jeconsacre en ces lieux untemple à la Victoire ,
>> Et je fonde à jamais le culte de la Gloire,
Adit Napoléon. Soudain du haut des airs
Une voix prophétique annonce à l'Univers
Que les Napoléons , que leur race éternelle ,
Au culte de la Gloire est à jamais fidèle.
Que vois-je ! sur les pas d'un monarque adoré
Se presse un peuple entier dans ce temple sacré !
Ici , de cette main qui fonda tant de trônes ,
Les talens , les vertus , reçoivent des couronnes .
La gloire aux yeux de feu nourrit dans tous les coeurs
De l'émulation les sublimes ardeurs ;
Et l'Empire français dans le long cours des âges
Se peuple de savans , de héros et de sages.
Accourez contempler ces monumens divers
Dont l'éclat s'affaiblit réfléchi par mes vers .
Etrangers , accourez : déposant son tonnerre ,
Le plus grand des héros rend la paix (4) à la terre :
La paix orne Paris de monumens nouveaux ,
Et les travaux par-tout succèdent aux travaux.
Tels les flots renaissans d'un fleuve qui s'écoule ,
Pressés par d'autres flots se succèdent en foule.
Empereur des Français , un seul de tes regards
Enfante le génie , anime tous les arts :
Les arts qui sous ton règne ont , en moins de deux lustres ,
Surpassé les travaux de vingt siècles illustres ;
Et dans ce même tems tes armes et tes lois
Ont fixé les destins des peuples et des rois .
GAMON , président de la cour impériale de Nimes ,
membre de la Légion-d'Honneur.
(4) Ces vers furent faits lors du dernier traité de paix avec l'Autriche.
NOVEMBRE 1811 . 347
ÉNIGME.
Issu de nation Thébaine ,
Du sang royal et de famille ancienne ,
Mon père est mort depuis trois à quatre mille ans ,
Après avoir laissé seize ou dix-sept enfans .
Je vins au monde le cinquième ,
Et suis de mon nom le troisième ;
Enquinze cent cinquante , oudu moins à-peu-près ,
Je fus classé parmi les sourds- muets .
Agé de trois mille ans , et même davantage ,
On peut bien être sourd et muet àcet âge.
Vers la fin du siècle dernier ,
Un savant qui s'est fait un nom de bienfaisance ,
Sans plus d'égards pour moi que pour un écolier ,
Voulut anéantir mon utile existence ;
Mais j'eus des défenseurs pour la gloire de l'art ;
Sans eux c'en était fait de l'antique mesure ,
Et l'on eût vu crouler de toute part
( Qui l'eût cru de l'abbé Sicard? )
La poétique architecture.
Que seraient devenus tant d'immortels écrits?
De Corneille et Racine il tuait le génie ,
Le barbare ! il laissait des lambeaux , des débris ,
En place de Cinna , de Phèdre , d'Athalie .
S ........
LOGOGRIPHE .
SURmes cinq pieds foudre de guerre
Je sers aux conquérans à dépeupler la terre .
Coupez-moi le premier , est-ce fait ? A l'instant
Je deviens le petit d'un quadrupède utile ,
Laborieux , sobre , docile ,
Et que l'on méprise pourtant.
Chez les humains tel est l'usage :
Al'agréable ils donnent l'avantage;
L'utile reste de côté.
348 MERCURE DE FRANCE, NOVEMBRE 1811.
1
Mais c'est assez ; on n'a que faire
De ma morale en cette affaire ;
Ainsi continuons où j'en étais resté.
Mon nouveau chefà bas , syllabe malhonnête ,
Je ne suis en tout sens que contrariété.
Ce qu'ondemande , on veut , on propose, on arrête ,
Je le refuse avec opiniâtreté.
Pour la dernière fois , lecteur , coupez ma tête ;
Soudain, très-employé dans l'art grammatical,
Je suis ce pronom général
Qui volontiers se met à toute sauce ,
Et qui , bon gré malgré , souvent porte l'endoss
De tout ce que l'on peut faire on dire de mal.
B.
CHARADE.
AIR : de Joconde
Si vous parcourez mon premier .
Redoutez le naufrage;
Si vous parcourez mon dernier ,
Armez -vous de courage;
Enfin pour ne rien oublier ,
Observez qu'à tout âge ,
Pour échapper à mon entier,
Vous devez être sage .
$........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADK
insérés dans le dernier Numéro.
Lemot de l'Enigme est Serrure.
Celui du Logogriphe est Placet , où l'on trouve : place.
Celui de la Charade est Bonnet.
DOR
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
ABRÉGÉ DE GÉOGRAPHIE MODERNE , RÉDIGÉ SUR UN NOUVEAU
PLAN , ou Description historique , politique , civile et
naturelle des Empires , Royaumes , Etats et leurs
Colonies , avec celle des mers et des îles de toutes les
parties du monde ; par J. PINKERTON et C. A. WALCKNAER
: précédé d'une Introduction à la Géographie
mathématique et critique , avec figures , par S. F. LACROIX
, membre de l'Institut et de la Legion-d'Honneur,
etc.; suivi d'un Précis de Géographie ancienne ,
par J. D. BARBIE DU BOCAGE , membre de l'Institut ,
professeur de géographie et d'histoire à l'Université
impériale , etc.; accompagné de dix cartes coloriées ,
dressées par ARROWSMITH et P. LAPIE ; et terminé par
une Table de noms de géographie ancienne et moderne.
Edition conforme à la division politique de
l'Europe en 1811 , adoptée pour l'enseignement des
Ecoles impériales militaires de France .- Un volume
in-8° de 1300 pages , caractères petit romain et petit
texte , grande justification.- Prix , 12 fr . , et 16 fr.
50 c. franc de port . - A Paris , chez J. G. Dentu
imp. -libraire , rue du Pont-de-Lodi , nº 3 , près le Pont-
Neuf;et Palais-Royal , galeries de bois, nº 265 et 266.
,
Je suis assez de l'avis de M. Pinkerton lorsqu'il
avoue que de toutes les sciences la géographie est
celle qui est demeurée la plus imparfaite et qui a fait les
progrès les plus lents. Je ne connais encore aucun
traité de géographie qui puisse pleinement satisfaire un
homme éclairé. Lorsque Strabon entreprit de décrire les
parties du monde connues de son tems , il parcourut l'Europe
, l'Asie , l'Afrique , pour s'assurer de la position
des lieux , observer et reconnaître par lui-même les
moeurs des nations. Nos géographes modernes travaillent
plus commodément , ils composent dans leur cabinet ,
350 MERCURE DE FRANCE,
voyagent dans leur chambre , et se contentent de com
piler , pour notre instruction , de vieilles géographies ,
des voyages et quelques mémoires ; et quand ils ont
rassemblé en quinze ou vingt volumes ces matériaux
informes et grossiers , ils nous assurent que rien ne
manque plus maintenant à nos connaissances et à leur
gloire .
Mais bientôt on publie de nouveaux mémoires , on
imprime de nouveaux voyages ; tout ce qu'on avait
donné pour des certitudes se trouve converti en mensonges
et en fables . Il faut alors recommencer , et les
géographies , comme la toile de Pénélope , deviennent
des ouvrages interminables .
Il me semble que si j'entreprenais de composer un
traité de géographie , j'aimerais à me faire un plan et
des idées nouvelles . Je m'affranchirais de tout esprit
d'imitation et de servitude , et ne suivrais pas l'exemple
de mes chers confrères qui se croient de grands génies
en copiant humblement leurs prédécesseurs . Varenius
est fort bon ; mais il ne faut pas toujours compiler
Varenius. J'aime assez les tables géographiques de
Gérard Mercator et l'atlas de Josse Hondius ; mais depuis
Mercator et Josse Hondius les connaissances
humaines ont fait quelques progrès . Papire Masson a
décrit avec assez d'exactitude les fleuves , les rivières ,
et quelques villes de France ; mais il est possible de les
décrire plus exactement encore , et quand on est sur les
lieux , il en coûte peu pour vérifier les faits .
L'empire des sciences ne s'accroîtra réellement que
lorsqu'elles seront cultivées par des hommes plus ocси-
pés de leur gloire que de leur fortune ; mais aujourd'hui
tout est calcul. On veut de l'argent avant tout : Virtus
post nummos . Avec de l'argent , on a de l'honneur , de
la réputation , des places . On se dit : Je n'ai ni le génie ,
ni le talent , ni les connaissances suffisantes pour faire
un bon livre ; mais qu'ai-je besoin de tout cela ? n'ai-je
pas , grâce à Dieu , une noble assurance en moi-même ?
ne suis-je pas souple et fier , humble et audacieux ? Je
sais faire une préface , j'ai des amis parmi les journalistes
, je vanterai mon propre ouvrage , je dénigrerai
NOVEMBRE 1811: 35r
mes rivaux; le public , un peu grue , me croira , et avant
que les gens instruits puissent le désabuser, j'aurai vendu
quatre mille exemplaires de mon livre . Cet art de travailler
ses succès est porté aujourd'hui au plus haut degré
de perfection , et si j'en voulais révéler tous les
secrets , combien de grands hommes n'ébranlerais-je pas
sur leur piédestal ? C'est cette facilité de réussir par
l'intrigue qui a jeté dans les sciences et dans les lettres
tant d'aventuriers dont la gloire et les ouvrages se sont
effacés comme une vapeur légère .
Cicéron demandait avant tout qu'un orateur fût homme
de bien. Cette probité est également nécessaire dans
l'exercice et l'étude de toutes les sciences : car ce n'est
pas pour nous enrichir que le public achète nos ouvrages
, mais pour s'instruire ; ce n'est pas pour récompenser
l'art de l'intrigue que les distinctions littéraires ont
été inventées , mais pour honorer le mérite: l'homme de
lettres et le savant doivent sans cesse être occupés de
la pensée noble et généreuse , que c'est pour l'avancement
de l'esprit humain qu'ils travaillent.
Vous voulez composer un ouvrage nouveau , commencez
par avoir des idées à vous ; créez un plan , envisagez
votre sujet sous toutes ses faces ,voyez non ce qu'on
a fait , mais ce qu'on peut faire. Si je considère les divers
traités de géographie publiés jusqu'à ce jour , je remarque
que les hommes les plus habiles ont essayé de joindre
la partie historique à la partie descriptive , de lier le
présent avec le passé , de nous faire connaître les révolutions
physiques et politiques de notre globe , et de
nous le montrer tel qu'il a été aux diverses époques de
notre histoire. Ces idées ont de la justesse et de la grandeur;
car quel objet est plus digne de notre intérêt qué
les annales de cette terre que nous habitons ? mais il faut
que l'exécution réponde au dessein : si vous ne me présentez
qu'une esquisse imparfaite , une image ébauchée,
untableau informe , vous trompez les espérances que
vous m'avez données .
J'ouvre l'abrégé de la géographie de Pinkerton , dont
je rends compte en ce moment; j'y trouve une excellente
introduction , un plan bien conçu , des vues nouvelles ,
352 MERCURE DE FRANCE ,
/
un grand nombre de parties traitées avec beaucoup de
méthode et de soin; mais je remarque aussi , sur d'autres
points , un peu de négligence . Je choisis pour exemple
la description de la France : l'auteur s'y propose d'en
faire connaître la géographie ancienne et moderne ;
mais la partie de la géographie ancienne occupe à peine
une page.
Jeme dis alors : un traité élémentaire est particulièrement
destiné à l'instruction des jeunes gens , et les ouvrages
des anciens sont plus souvent sous les yeux des
jeunes gens , que l'histoire même de leur tems . Les écrits
de l'antiquité seraient pour eux des énigmes indéchiffrables',
si quelques hommes instruits ne prenaient la peine
de les leur expliquer .
Pourquoi donc ne pas leur tracer une suite de tableaux
fidèlement dessinés , où ils apprendraient sans confusion
et sans peine ce que leur pays a été dans tous les tems?
Je leur montrerais d'abord la France occupée par les
peuplades gauloises ; je leur décrirais ses vastes lacs , ses
immenses forêts; ils verraient à la place des villes magnifiques
qui couvrent aujourd'hui son sol heureux et
fécond , de simples villages , habités par des tribus sauvages
; ils observeraient avec intérêt la marche progres
sive de la cialisation; ils descendraient avec les Grecs
sur les rives de la Provence ; ils se plairaient à voir les
arts , le commerce et l'industrie s'établir successivement
dans les provinces méridionales ; les conquêtes des Romains
leur offriraient de nouveaux spectacles. Alors le
géographe pourrait décrire avec plus de sûreté les diverses
républiques des Gaules , leurs moeurs , leurs lois ,
les formes de leur gouvernement. Ces descriptions n'exigeraient
que peu de travail. Sous Auguste , de nouvelles
divisions succéderaient aux premières , et les lois romaines
accéléreraient rapidement les progrès de la civilisation.
L'époque de l'invasion des barbares me fournirait de
nouvelles images . Les arts rétrogradent , le nord ,
l'orient et le midi de la France sont occupés par des
peuples nouveaux; le choc des passions , le conflit des
moeurs et des intérêts , couvrent la surface de la France
de désordres et de dévastations . Enfin Charlemagnejette
NOVEMBRE 1811 353
DE
LA
SEINE
les fondemens d'une vaste monarchie ; la gloire des tems
anciens semble renaître ; mais l'incapacité d'un fils , trop
faible héritier d'un tel père , enfante de nouvelles calamités
. La face de la France est bouleversée , mille petits
Etats se forment des ruines de l'Empire , et l'anarchie
continue de désoler la France jusqu'au moment
glorieux ministère de Richelieu fixe enfin nos destinees
Ces tableaux tracés rapidement et développés l'aide
de quelques cartes fidèlement dessinées donneraient anx
jeunes gens une idée exacte des révolutions géoraphi
ques de leur pays ; on suivrait le même plan pourt Ifalie
la Grèce , la Germanie et toutes les terres classiques
l'histoire et la géographie s'éclaireraient mutuellen
et les jeunes élèves de nos écoles publiques n'ignoreraient
plus ces rapports essentiels des tems passés avec
les tems présens .
Combien de secours un géographe français ne trouverait
- il pas dans nos laborieux écrivains ! Quelles
sources d'instructions que les ouvrages des Labbe ,
des Valois , des Duchesne , des Le Cointe , et de tant
d'hommes habiles qui ont enrichi l'Académie des belleslettres
de leurs savantes recherches ! Il serait d'autant
plus à souhaiter que M. Walcknaër voulût s'occu
per de ce travail , qu'il me paraît plus convaincu qu'un
autre de l'imperfection de la géographie , et qu'il a pris
un soin particulier de l'abrégé qu'il présente au public.
Ce n'est plus Pinkerton ; c'est un ouvrage nouveau .
« Quoiqu'on ait beaucoup profité de l'ouvrage anglais,'
>>dit M. Walcknaer , cependant plus de la moitié de
>>notre abrégé est composé d'un texte entièrement neuf ,
>> dont la plus grande partie est rédigée d'après des ma-
>>tériaux qui n'ont point été à la disposition de M. Pin-
> kerton . Il m'a été impossible d'indiquer , par aucun
>> procédé géographique , les changemens que je me suis
>>permis de faire au plan primitif de l'ouvrage anglais .
>> Le plus considérable est la nouvelle classification que
>> j'ai fait subir aux divers Etats de l'Europe. En général ,
>> je me suis occupé par-tout à concilier l'ordre politique
>> et par conséquent l'ordre historique avec l'ordre natu-
>> rel. M. Eyriés qui a visité le Danemarck et la Suède ,
Z
354 MERCURE DE FRANCE ,
>> qui connaît les langues et la littérature de ces contrées,
> a consenti à revoir les descriptions que j'en ai faites .
» Il a aussi extrait , pour moi , des voyages de M. Léo-
>> pold de Buch , une description des Alpes scandinaves .
>> J'ai cité dans la description de la Perse un ouvrage
>> manuscrit intitulé : Tableau de la Perse actuelle ;
>>M. Langlés , qui a eu la bonté de me prêter ce manus-
>> crit , m'apprend qu'il en a aussi fait usage dans son
>>édition de Chardin , et que M. Joannin , chevalier de
>> l'ordre du Soleil , et attaché à l'ambassade française en
>>>Perse , en est l'auteur , etc.>>>
Plusieurs autres savans ont aussi aidés de leurs conseils
M. Walcknaër , ainsi il paraît qu'il n'a rien négligé de ce
qui pouvait donner du mérite à son ouvrage. C'est dans
ces nobles intentions que tout livre devrait être composé.
Cependant M. Walcknaër ne se dissimule point que
malgré ses soins , ce traité de géographie ne contienne
encore quelques fautes. <<<Plusieurs , dit-il , sont dues à
>> la nature d'une semblable entreprise et à l'imperfection
>>même de la science ; un plus grand nombre , sans
>>doute , tiennent à ma propre incapacité. Toutefois ,
>> j'ose espérer que ce livre , malgré ses défauts , sera
>> long-tems utile à ceux qui veulent s'instruire et même
>> à ceux qui savent.>>>
Quandun auteur fait profession de cette modestie ,
on ne craint plus de lui communiquer des observations ,
parce qu'on sait qu'elles ne l'irriteront point. J'ai déjà
dit quelque chose du plan général de l'ouvrage qui m'a
paru susceptible d'être amélioré , j'indiquerai à M. Walcknaër
quelques imperfections d'un ordre moins important
et qu'il est facile de corriger ; elles tiennent d'ailleurs
souvent plus à la manière dont l'auteur exprime
son idée , qu'à l'idée même. L'auteur dit (page 8) : « La
>> religion chrétienne est la dominante en Europe , si on
>> en excepte la Turquie , et même dans ce pays au
»moins la moitié des habitans est attachée à la religion
>> grecque . »
Il est constant que la religion chrétienne est la religion
dominante en Europe , et quand même toute la
Turquie serait fidèle à Mahomet , le fait n'en serait pas
NOVEMBRE 1811 . 355
1
moins certain , puisque la Turquie ne forme pas la plus
grande partie de l'Europe .
Page 31. « Quant aux antiquités romaines , il en est
>> resté , en France , un grand nombre dont plusieurs
> sont admirablement conservées . Parmi les plus célè-
>> bres on compte celles de Nîmes qui consistent en un
>> amphithéatre , et le temple appelé la Maison carrée.
> On peut citer encore le pont du Gard. En 1653 , on
>>découvrit à Tournai le tombeau de Childéric , dans
>> lequel se trouvèrent quelques objets curieux. Paris
>> renferme aussi quelques restes d'architectures ro-
>>maines , etc. »
Puisque M. Walknaër voulait parler des antiquités
romaines , il pouvait citer celles d'Autun et d'un grand
nombre d'autres villes ; mais il fallait laisser le tombeau
de Childéric , qui n'est évidemment pas une antiquité
romaine.
Page 41. L'auteur , sous le titre de Littérature , donne
une liste des grands écrivains dont s'honore la France.
On y trouve Gresset , mais ony cherche inutilement celui
dePascal.
Page 128. Je lis à l'article Italie : « Le golfe Adria-
>> tique , la mer Méditerranée , et la chaîne des Alpes
>> séparent l'Italie de la France , de la Suisse et de l'Alle-
>> magne. >> En suivant l'ordre naturel de la phrase , il
s'ensuivrait que le golfe Adriatique sépare l'Italie de la
France , que la Méditerranée la sépare de la Suisse , et
les Alpes de l'Allemagne . Ce n'est assurément pas ce que
M. Walcknaër a voulu dire ; mais quand on écrit pour
des élèves , on ne saurait exprimer ses idées avec trop de
justesse et de précision.
La partie de la géographie ancienne que M. Barbié
du Bocage a traité séparément , et qui m'eût semblé
mieux placée dans le corps même de l'ouvrage , comme
je l'ai observé précédemment , m'a paru quelquefois
écrite avec trop de négligence ; je n'en citerai qu'un
exemple : « Les Rhétiens , disait-on , étaient une colo-
> nie de Toscans ; mais ils avaient bien dégénéré ; car
» ils étaient devenus barbares et cruels . Ils étaient divisés
en plusieurs petites peuplades dont les princi
22
356 MERGURE DE FRANCE ,
>>pales étaient les Sarunètes qui occupaient le val de
>>Sargans sur le Rhin. Auprès de ces peuples était la
>> ville de Curia , etc. >> En général , M. Barbié du Bocage
ne s'est pas assez occupé de son style ; il était facile
de varier davantage ses expressions et les formes de sa
phrase. Ce retour continuel des mêmes verbes , produit
àla fin une monotonie désagréable .
Mais M. Barbié du Bocage est un homme très -instruit,
et ces ſautes n'empêchent pas que son traité n'ait beaucoup
de mérite. L'abrégé de Pinkerton a déjà reçu une
marque honorable d'estime et de bienveillance ; il a été
adopté pour l'enseignement des écoles impériales militaires
de France. Cette marque de distinction est un
plus grand éloge que tout ceux que je pourrais lui donner.
SALGUES .
OEUVRES COMPLÈTES DE MALFILATRE, précédées d'une Notice
historique et littéraire sur sa vie ; par M. L. S.
AUGER. Seconde édition . Avec cette épigraphe :
Lafaim mit au tombeau Malfilâtre ignoré.
GILBERT.
Un vol. in-12 . - Prix , 2 fr. 50 c. , et 3fr. franc de
port.- A Paris , chez Longchamp , libraire , rue
Croix-des-Petits-Champs , n° 35 .
Le poëme de Narcisse , quelques odes couronnées en
province , quelques fragmens traduits de Virgile , voilà
tout ce que Malfilâtre nous a laissé : les odes sont médiocres
, les fragmens n'ont plus d'intérêt depuis qu'on a
traduit tout Virgile ; Narcisse même a de nombreux défauts
; mais cet ouvrage seul n'en suffira pas moins pour
immortaliser le nom de Malfilâtre , car c'est legénieddeellaa
véritable poésie qui l'a dicté .
Narcisse offrit un phénomène aussi brillant qu'extraordinaire
à l'époque où il fut imprimé. On faisait alors
beaucoup de vers , mais l'esprit du tems n'était rien
moins que poétique. On ne voulait plus être simplement
poëte en amusant ou en intéressant ses lecteurs; le ta-
1
NOVEMBRE 1811 . 357
lent de raconter semblait presque puéril , ou du moins
c'était au genre du conte qu'on le bornait : le merveilleux
, cette ressource indispensable de l'épopée , paraissait
indigne d'un siècle de lumières ; on croyait qu'il
n'était permis d'en faire usage que pour s'en moquer.
On faisait donc des poëmes philosophiques , descriptifs ,
didactiques , voire cyniques. Voltaire écrivait la loi naturelle
et les aventures de Jeanne-d'Arc; Saint- Lambert
chantait les saisons ; d'autres nous donnaient le poëme
des sens , le poëme des mois , ceux de la peinture , de
l'agriculture , des merveilles de la nature. Tout le monde
voulait nous régenter et nous instruire ; on se donnait
même quelques peines pour nous éblouir ; on condescendait
à flatter notre malignité naturelle : mais sacrifier
l'amour propre du poëte au véritable intérêt de la poésie,
nous toucher , nous attendrir en adressant des récits à
notre coeur et non des descriptions ou des préceptes à
notre esprit , et des vers imitatifs à notre oreille , c'est à
quoi personne ne songeait : pour y parvenir , en effet , il
faut commencer par s'oublier soi-même, il faut se tromper
avant de nous tromper , il faut se livrer le premier à
l'illusion que l'on veut produire chez les autres ; il faut
croire aux sentimens qu'on a la prétention d'inspirer : or
tout cela suppose dans le poëte une bonhommie dont
chacun aurait rougi à l'époque dont nous parlons , et
dont il n'est pas bien sûr que les poëtes de nos jours
osassent encourir le ridicule .
C'est cette hardiesse qu'eut Malfilâtre , et comme les
travers du jour ne changent point la nature des choses ,
cette hardiesse eut un plein succès. L'auteur de Narcisse
n'est , en effet , ni docteur , ni philosophe ; il ne prétend
ni nous instruire , ni se faire admirer. Si quelques
maximes lui échappent , elles naissent du sujet , et souvent
elles ressemblent plus à un sentiment qu'à une
maxime ; elles sortent de son ame , non comme un précepte
, mais comme un souhait. Il ne décrit pas non plus
pour décrire : il rend comme un miroir fidèle les tableaux
qui ont frappé son imagination ; il ne cherche point
Pharmonie imitative , mais ses vers prennent naturellement
le nombre et la couleur qu'ils doivent avoir. C'est
358 MERCURE DE FRANCE ,
1
le sentiment qui les mesure et les colore , sans que l'art
en calcule les effets . Malfilatre semble moins composer
que produire. Il n'est point artiste ; c'est tout simplement
un homme sensible , un bon homme que touchent vivement
les malheurs de Narcisse et d'Echo , qui ne peut
parler de ceux de Tirésias sans une émotion visible , qui
même est assez simple pour mettre du prix à l'antique
innocence , pour regretter le véritable amour. Il pousse
aussi loin la simplicité dans un autre genre. Il croit
(quel autre que lui n'en eût été honteux? ) il croit aux
êtres surnaturels qu'il emploie , aussi long-tems qu'il les
fait agir . L'Olympe des Grecs n'a pas cessé pour lui
d'être l'Olympe ; il tremble de la colère de Junon , et
s'enivre des charmes de Vénus ; il peint même , sans un
seul trait de malignité , les ébats des demi-dieux champètres
.... et tout cela lui réussit. La persuasion , de sa
nature , est contagieuse : nous partageons l'illusion qu'il
se fait . Ses sentimens sont si vrais que nous ne pouvons
soupçonner ses récits d'imposture : et commentd'ailleurs
nous défierions-nous d'un homme qui n'annonce pour
lui- même aucune prétention ?
1
Cependant le poëme de Narcisse ( et nous l'avons déjà
remarqué) n'est point un ouvrage sans défauts ; et ils
tiennent presque tous à ce que l'auteur n'a pu s'affranchir
tout-à-fait du tribut que chacun doit à son siècle.
L'instinct de la véritable poésie fut assez puissant chez
lui pour le jeter dans la carrière épique ; mais l'esprit
du tems voulut qu'il donnât à son ouvrage un but instructif
et moral. Il crut sans doute satisfaire à-la-fois.et
sonpropre génie et le goût de ses contemporains , en
choisissant un sujet qui prêtait à l'allégorie : celui d'Echo
et Narcisse remplissait cette condition ; et il s'y arrêta
sans s'apercevoir de son peu d'étendue , sans réfléchir
qu'il rendrait l'allégorie trop transparente en l'amplifiant.
D'autres ont relevé avant nous les défauts qui sont nés
de ce vice de la conception primitive. Malfilâtre nous
dit clairement qu'il va nous mettre sous les yeux les inconvéniens
de la curiosité , les combats de l'amour et de
l'amour-propre; ce sont là de ces choses que nous n'aimons
pas qu'on nous dise , parce que nous voulons les
NOVEMBRE 1811 . 35g
deviner. Le désir de généraliser sa morale lui a inspiré
la fiction peu vraisemblable et assez gratuite de l'île où
Vénus fait élever ses enfans . Le moyen dont Junon se
sert pour la combattre , le poison qu'elle verse dans les
eaux de l'île , est peu digne d'une aussi grande divinité ,
et le contre-poison que Vénus y verse trop tard me semble
tout-à-fait puéril. Le dénouement sur-tout n'est
avoué ni par la poésie , ni par le goût. Narcisse s'est vu
dans le miroir de la fatale fontaine : comme dans Ovide ,
il prend son image pour celle de la nymphe qui préside
àces eaux. La méprise dure aussi long-tems chez lui que
chez son modèle , mais la reconnaisance est ménagée
différemment . Ovide glisse sur ce moment critique , et
la manière rapide dont il a traité cette fable le lui permettait
. Malfilâtre a cru qu'il ne pouvait éluder la difficulté
d'une manière aussi leste ; et comme il a eu soin
de nous dire que Narcisse n'avait jamais vu son image ,
il ne lui restait guère qu'un moyen de le détromper . Au
défaut de ses traits , qu'il ne connaît pas , il fallait lui
faire reconnaître son sexe. En conséquence , le beau
jeune homme, avant de se mettre à l'eau , quitte prudemment
ses habits que sans doute il craint de mouiller ; il
veut ensuite regarder encore une fois sa nymphe , et
l'on conçoit que ce dernier coup-d'oeil lui découvre la
vérité d'une manière qui n'est que trop naturelle .
Ces défauts sont grands , sans doute , et nous pourrions
en indiquer beaucoup d'autres ; mais par combien
de beautés ne sont-ils pas rachetés ? On a cité plus d'une
fois l'invocation à Vénus , imitée de Lucrèce dans le
premier chant : le tableau suivant y a quelque rapport ,
et me paraît mériter la préférence ; c'est celui des soins
que prend l'Amour de ses favoris , la première nuit de
leur hyménée :
,
Il adoucit le murmure des eaux ,
Il tient captifs les fils légers d'Eole
Hors le Zéphyre habitant des roseaux :
Il règne enDieu sur les airs qu'il épure ,
Des prés , des bois , ranime la verdure ,
Des astres même en silence roulans ,
Il rend plus vifs les feux étincelans.
360 MERCURE DE FRANCE,
1
Amans heureux ! dans la nature entière ,
Tout vous invite aux tendres voluptés :
Les yeux sur vous la nocturne courière
D'unpas plus lent marche dans sa carrière ,
Et pénétrant de ses traits argentés
La profondeur des bosquets enchantés ,
N'y répand trop , ni trop peu de lumière.
Ce faible jour , le frais délicieux ,
Le doux parfum , le calme des bocages ,
Les sons plantifs , les chants mélodieux
Du rossignol caché dans les feuillages ,
Tout , jusqu'à l'air qu'on respire en ces lieux ,
Jette dans l'ame un trouble plein de charmes ;
Tout attendrit , tout flatte , et de ses yeux
Avec plaisir on sent couler des larmes .
On cite encore dans un autre genre l'apparition des
deux serpens , au chant quatrième , imitée de l'épisode
de Laocoon . Qu'on me pardonne de chercher plutôt à
faire valoir les amours des dragons de Samos dans le
chant qui précède ; l'auteur y est également inspiré par
Virgile , mais il ne l'imite pas ; c'est Tirésias qui parle :
Comme à Cadmus , le sort m'offrit un jour
Deux grands serpens qui près d'une onde claire ,
Gardaient ses bords et les bois d'alentour.
L'Amour s'apprête à les unir ensemble :
Mais quel amour ! à la haine il ressemble.
Ces fiers dragons , près de se caresser,
En s'abordant semblent se menacer .
Entre les dents dont leur gueule est armée ,
Sort en trois dards leur langue envenimée ,
Organe impur qu'anime le désir ,
Signal affreux de leur affreux plaisir.
D'un rouge ardent leur prunelle enflammee
Jette autour d'eux des regards foudroyans .
Mais tout-à- coup, ils sifflent ,ils s'embrassent
Etroitement l'un l'autre ils s'entrelacent
Dans les replis de leurs corps ondoyans .
De vingt couleurs l'éclat qui les émaille
Varie au gré de ces longs mouvemens ,
Et mon oeil voit , dans leurs embrassemens ,
NOVEMBRE 1811 . 361
D'un feu changeant s'allumer leur écaille.
Telle est l'Iris quand un nuage obscur
Chargé de pluie , altéré de lumière ,
Boit le soleil , et vers notre paupière
Réfléchit l'or, et la pourpre et l'azur.
La mort des deux serpens tués par Tiresias , qui suit
ce tableau , est un modèle de narration pittoresque et
rapide , tout-à-fait dans le goût des anciens , mais que
jene puis me livrer au plaisir de citer , retenu dans les
bornes de cette feuille : cela seul m'empêche de transcrire
et le passage où l'indiscrète Echo se cache pour
épier le récit que Tirésias fait à Vénus , et la plus grande
partie de ce récit même , et les apprêts , ainsi que la description
du sacrifice au dernier chant , et l'arrivée de
Vénus dans son île , et vingt autres morceaux qui respirent
le goût antique , qui prouvent qu'entre les mains
d'un véritable poëte les ressorts de la mythologie grecque
ne sont point usés .
Qu'il me soit permis du moins d'insister sur cette dernière
observation , qui sans doute eût été bien inutile
dans le siècle de notre poésie , mais qui , dans le siècle
de la prose poétique , peut n'être pas sans utilité. Il est
demode aujourd'hui ( car où la mode ne se fourre-t-elle
pas? ) de décrier le merveilleux du paganisme , d'exalter
celui que peuvent offrir nos livres saints . On met la
poésie de la Bible au-dessus de toute poésie , et je conviendrai
volontiers qu'il n'y a aucune comparaison entre
la grandeur du Dieu des Juifs et des Chrétiens et celle du
Jupiter d'Homère; j'accorderai qu'indépendamment de sa
sainteté notre religion est infiniment plus grave , plus
mélancolique , plus philosophique que celle des Grecs
etdes Romains . Mais le Dieu le plus grand , le seul puissant
, le plus immatériel , le plus dégagé de passions ,
est-il aussi le plus poétique ? La religion la plus sérieuse ,
laplus ennemie des sens , est-elle aussi celle qui fournit
le plus à l'imagination ?... Je crois qu'on peut en douter ;
qu'en accordant que ses hymnes seront les plus sublimes ,
ses chants de douleur les plus touchans , on peut craindre
qu'elle ne suffit pas à une grande composition , qu'elle
n'yjettât de la monotonie ; et je n'exigerai de ceux qui
363 MERCURE DE FRANCE ,
voudronten juger avec connaissance de cause, que d'ôter
aux plus grands poëtes modernes tout ce qu'ils ont emprunté
à la mythologie et aux poëtes anciens , sans le
savoir, ou du moins sans l'avouer , de supprimer toutes
les hérésies qu'ils ont introduites par-là dans leurs ouvrages
et de voir ce qu'il en restera.
Après avoir parié des talens de Malfilâtre , il serait
juste de dire quelques mots de sa personne , de rendre
hommage à la mémoire de ce poete infortuné ; mais
cette tache a déjà été remplie par M. Auger d'une manière
qui ne laisse rien à désirer , dans une notice placée
à la tête de la première édition de ses OEuvres , et qui
figure pareillement à la tête de celle-ci. Nous ne pouvons
mieux faire que d'y renvoyer nos lecteurs , persuadés
que tout amateur de la poésie qui ne possède pas encore
ce petit volume , s'empressera de se le procurer.
Μ. Β. f
LA MUSIQUE ÉTUDIÉE COMME SCIENCE NATURELLE , CERTAINE
ET COMME ART , ou Grammaire et Dictionnaire musical;
par G. L. CHRETIEN , musicien de S. M. l'Empereur et
Roi , précédemment pensionnaire du Roi , membre de
l'Académie royale de musique , musicien de la chapelle,
de la chambre et des concerts particuliers de la
reine , inventeur du Physionotrace et membre de plusieurs
Sociétés savantes de Paris . Ouvrage posthume .
-Le précis , l'ouvrage théorique et le cahier des
planches , 24fr. -A Paris, chez Mme Ve Chretien ,
rue Saint-Honoré, en face de l'Oratoire , nº 152 ; et
aux adresses ordinaires de musique .
La pratique et la théorie de l'art musical sont traités
dans cet ouvrage d'une manière absolument neuve.
Quelques exemples , multipliés par un mécanisme ingénieux
dans tous les tons , y apprennent à constituer des
chants purs , variés et toujours en relation parfaite avec
l'harmonie. L'auteur très - familiarisé avec la musique
par son talent sur le violoncelle , a su établir avec solidité,
des principes dont il a tiré des conséquences heureuses.
NOVEMBRE 1811. 363
Ses discussions sont semées de réflexions très-profondes
qui à leur tour excitent celles du lecteur. Non-seulement
avec son livre on se met au fait des difficultés de la
science , mais encore on apprend à les surmonter . Il
n'attache point un élève à un thême bannal , qu'un maître
apprend à retourner de mille manières plus ou moins
forcées . Au contraire , l'élève se fait son thème à luimême
, et il se trouve nécessairement en juste rapport
avec l'harmonie , correctement conçue , dont toutes les
parties qui l'accompagnent doivent dériver. On trouve
aussi dans cette sorte de grammaire beaucoup d'idées intéressantes
sur la philosophie de l'art. Il renferme surtout
une découverte singulièrement importante , c'est
celle de la tolérance des sons , gravement rejetés comme
non harmoniques par des musiciens algébristes , tandis
qu'une expérience continuelle justifie leur emploi , et
même fait une loi de les employer pour le charme de
l'oreille , dont les sensations apparemment n'admettent
pas tout-à-fait les mêmes calculs . Cette observation précieuse
a pour objet un des points les plus importans que
la musique ait encore présenté à discuter , et elle doit
terminer enfin la longue querelle qui depuis Pythagore
a divisé les musiciens en deux sectes , les théoriciens et
les praticiens , ou pour mieux dire ceux qui font de la musique
sans en raisonner , et ceux qui en raisonnent sans
être en état d'en faire (*) .
M. Chretien qui avait trouvé ( ce que des savans regardaient
comme impossible ) le moyen d'appliquer
l'instrument nommé rapporteur , à l'art de tracer le portrait
, et qui avait un talent particulier pour la mécanique,
a gravé lui-même les planches de son ouvrage , elles le
sont dans une telle perfection qu'elles seraient extrêmement
précieuses , même sous cet unique rapport . Cet artiste
chéri de tous ceux qui l'ont connu est mort en les
terminant. LEFÉBURE , sous- préfet de Verdun .
(*) Il a paru , en 1789 , un livre imprimé à Paris chez Knapen ,
intitulé : Erreurs , méprises , etc. , de divers auteurs , en matière de
musique , où les ridicules conséquences du système des théoriciens ,
non musiciens , paraissent avoir été portées jusqu'au délire de l'absurdité.
364 MERCURE DE FRANCE,
LE RETOUR DE MAURICE .
,
TROIS années s'étaient écoulées depuis que le jeune
Maurice Helger avait quitté le lieu de sa naissance , le beau
village de Sonnemberg. Il avait vu bien du pays , habitéde
biengrandes villes , fait des progrès dans son joli métier
d'ébéniste et revenait avec impatience et plaisir dans sa
patrie : il y avait laissé une famille chérie , et ce qui tient
bien autant au coeur , à vingt-cinq ans , une charmante
fiancée , nommée Ernestine Sélert; ils s'étaient aimés dès
leur enfance , et jusqu'au moment de leur séparation ils
n'avaient éprouvé aucun chagrin d'amour , jamais ils ne
s'étaient donné l'un à l'autre le moindre sujet de jalousie ;
leur naissance et leur fortune étaient égales , et quand
Maurice eut dit à ses parens : « J'aime Ernestine Sélert et
je voudrais l'avoir pour femme, sonpère lui avait répondu:
"Tant mieux , mon fils , c'est la bru que nous aurions
choisie. Le même jour il en parla à son voisin Sélert ,
et lui demanda sa fille .
Tu me fais bien plaisir , lui répondit Sélert , car notre
Ernestine nous a confié qu'elle aimait ton fils plus que tout
au monde. On fit venir les heureux jeunes gens : Nous
consentons à votre bonheur , leur dirent leurs parens , et
votre union fera le nôtre ; nous n'y mettons qu'une seule
condition , c'est que le mariage ne se fera que dans trois
années , et que vous les passerez séparés l'un de l'autre .
Ernestine n'a que dix-sept ans , sa mère ne veut pas qu'elle
soit femme avant qu'elle ait vingt ans ; Maurice en a vingtdeux
, il est tems qu'il fasse son tour (1) : il faut qu'il connaisse
le monde , qu'il apprenne à se passer de sa mère ,
et à se distinguer dans sa profession; à son retour il
s'établira comme maître dans la ville voisine , et ce sera
le moinent de prendre une ménagère . Prépare-toi donc à
partir , mon fils : le plus tôtsera le mieux , tu en seras plus
vite revenu ; embrasse ta fiancée; échangez vos bagues ,
promettez-vous foi et fidélité , et séparez-vous sans inquiétude
: trois ans sont bientôt passés .
Maurice prit en silence la main de son père , et la serra
en signe d'obéissance ; il n'aurait pu prendre sur lui de
(1 ) On appelle faire son tour le voyage que les jeunes ouvriers
sont obligés de faire avant que d'entrer dans leurs maitrises.
NOVEMBRE 1811 . 365
prononcer : oui , je consens à partir. Il reçut ensuite dans
ses bras sa pauvre Ernestine qui pleurait amèrement ; les
roses du plaisir avaient fait place aux larmes sur ses belles
joues. Trois ans , disait-elle en sanglottant , moi qui ne
pouvais pas être trois heures sans te voir, cher Maurice, que
deviendrai-je ? Tu penseras à ton ami , mon Ernestine , dit
Maurice en affectant un courage que le ton ému de sa voix
démentait ; tu te diras : Maurice m'aime, et compte tous les
instans jusqu'à celui de son retour ; il arrivera , ce doux
moment , je reviendrai plus habile ébéniste , ayant plus
demoyens d'augmenter ton bien-être , et de te rendre heureuse.
Ernestine secouait la tête , elle aurait mieux aimé
moins d'habileté , moins de bien-être , et que son Maurice
restât près d'elle; mais les parens avaient prononcé, il fallut
obéir. Elle se promit de son côté d'employer le tems de
cette longue absence à filer son trousseau et la toile de
leur petit ménage , et à tricotter une bonne provision de
bas à son ami ; leur projet d'occupations , qui se rapportaient
à leur union future , adoucit le moment des adieux :
Maurice n'obtint qu'un jour pour faaiirree son paquet et prendre
congé de ses parens et de ses amis , et le surlendemain
il était à dix lieues de Sonnemberg , sans comprendre qu'il
eût pu se résoudre à le quitter. Ernestine , renfermée dans
sapetite chambre , pleurait de tout son coeur , et n'avait
nulle envie d'en sortir , puisqu'elle ne pouvait plus rencontrer
Maurice; mais ensuite tous les deux , sans se regretter
moins, pensèrent à mettre à profit ce tems d'ennui .
Le rouet tourna , le rabot glissa , et le tems s'écoula , mais,
non pas tout-à-fait de la même manière pour l'un que
pour l'autre; la tendre Ernestine , fidèle à son chagrin et à
ses projets , ne se permit aucune distraction , ne perdit
pas un instant , et n'eut d'autre plaisir que d'avancer sa
toile et son tricotage , et de se dire tous les soirs , voilà un
jour écoulé .
Maurice comptait aussi les jours passés loin de son
amie , mais il ne donnait pas tout son tems à la tristesse
et aux regrets . Dans les séparations , celui qui part est
toujours le plus vite consolé; iln'était jamais sorti de son
village , il vit avec plaisir des pays nouveaux, d'autres
moeurs , d'autres costumes , etc. Il passa toute une année
à voyager de ville en ville , en travaillant de son métier. Il
appritassez bien le français , et s'engagea , pour les deux
années qui lui restaient aparcourir , à Lyon chez unhabile
menuisier-ébéniste , nommé maître Thomas , qui avait la
366 MERCURE DE FRANCE ,
vogue , recevait de beaux modèles de meubles de Paris ,
et chez qui Maurice pouvait beaucoup apprendre et beaucoup
gagner. Maître Thomas avait les meilleures pratiques
de la ville , mais il aimait plus la bouteille et le jeu que le
travail; il fut enchanté d'avoir enfin trouvé ce qu'il cherchait
depuis long-tems , un ouvrier entendu , honnête,
sage , qui ne quittaitpas l'atelier , et sur qui il pouvait se
reposer pour faire aller la besogne quand il était au cabaret;
il n'épargna donc rien pour retenir Maurice , et crut
qu'un des plus sûrs moyens était d'envoyer souvent auprès
de lui sa fille unique , Mlle Thérèse, petite Lyonnaise ,bien
éveillée , bien jolie et bien agaçante . Va-l'en à la boutique
, petite , lui criait son père en sortant, et travaille
auprès de Maurice pour qu'il ne s'ennuie pas. Il n'y aurait
pas grand mal , pensait-il , quand il en résulterait un peu
d'amour; je ne puis pas avoir un gendre qui me convienne
mieux; je n'ai plus de femme; je garderai ma fille. Maurice
est habile , intelligent, il ne laissera pas reposer le rabot
pendant que je m'amuse. Il estjoli garçon aussi , et fera ,
j'espère , oublier à Thérèse ce grand fainéant de Fréderich
, que j'ai renvoyé , crainte de malheur. Maurice est
sage lui , et quand il ne le serait pas , le mariage raccommode
tout. Ce Frederich était un ouvrier qui en contait
très -vivement à Mile Thérèse , et ne faisait guère autre
chose , maître Thomas s'en était défait : Maurice le remplaça
, et gagna bientôt le coeur du papa ; celui de la fille
se donnait tant qu'on voulait; elle trouva que le beau Maurice
méritait bien d'en avoir aussi sa petite part ; elle allait
donc avec grand plaisir lui tenir compagnie dans un atelier
particulier où il travaillait ; elle lui disait mille folies , lui
chantait le vaudeville du jour , et lui lisait quelquefois un
opéra , une comédie , un mauvais roman, l'almanach, la
gazette , enfin ce qu'elle pouvait accrocher ; le soir , quand
l'ouvrage était finí, elle le prenait sous le bras , etle ménait
promener avec elle , ou plus souvent encore jouait au
volant avec lui devant la maison, son joli pied en avant ,
son bras rond et blanc en l'air , ainsi que son petit nez
retroussé , riant aux éclats quand le volant tombait , et
montrant alors deux rangs de dents plus blanches que
l'ivoire , se donnant enfin toutes les graces que ce jeu
developpe...... Sonnemberg et la triste Ernestine sontils
donc oubliés ? Il faut l'avouer , Maurice n'y pense
guère quand il reçoit sur sa raquette le volant de Thérèse ,
etqu'ille lui renvoie , et pas beaucoup lorsque Thérèse
11
NOVEMBRE 1811 . 367
assise sur l'établi , lui chaute gaie chansonnette et doux
refrain d'amour , et moins encore lorsque penchée devant
lui , de manière que leurs deux fronts se touchent , sa jolie
main passée sur celles de Maurice , qu'elle presse de toute
sa force , elle lui aide à pousser le rabot; mais il faut être
juste, retiré le soir dans sa petite chambre , si Thérèse ne
l'a pas accompagné jusqu'à la porte en riant , et lui faisant
des niches , il pense à son Ernestine , et sent quelque chose
qui ressemble à des remords ; souvent aussi il la voit dans
ses songes , tendre , aimante comme dans leur enfance ;
cette image le suit à son réveil , il se lève en jurant de ne
plus regarder Thérèse; la petite espiègle l'agace , le tourmente
, pleure , rit , le boude et le caresse tour-à-tour ; il
tientbonquelques minutes ; mais à vingt-trois ans , peut-on
résister long-tems à une fille aussi séduisante que Thérèse ,
et qui se donne autant de peine pour que Maurice ne s'ennuie
pas ? J'en appelle à la mémoire de mes lecteurs , pour
les rendre indulgens envers mon bon Maurice ; ils se souviendront
, sans doute , combien de fois dans leur vie ils
ont aimé deux belles en même tems , si du moins ils
appellent aimer ce que Thérèse inspire à Maurice ; Ernestine
est encore toute entière au fond de son coeur , et n'y
aurajamais de rivale . Bientôt il en donnera la preuve , mais
Maurice est jeune , mais Ernestine est à deux cents lieues ,
et Thérèse à deux pas , et souvent bien plus près encore ,
et papa Thomas leur laisse une entière liberté , et va toujours
disant , le mariage raccommode tout; mais n'étant
point pressé de donner une dot, il attendait patiemment
qu'il y eût quelque chose à raccommoder, et se contentait ,
pour éloigner tout prétendant à la main de sa fille , de dire
tout le monde qu'elle était engagée avec son premier
ouvrier Maurice , et qu'il n'aurait point d'autre gendre ; il
le dit plus positivement encore à l'ancien amoureux Fréderich
qu'il rencontra un soir rôdant dans son quartier , et
fort triste d'avoir vu Thérèse jouer au volant avec Maurice .
Pour achever de lui ôter tout espoir , maître Thomas lui
dit que la chose était faite : quand je te dis que tu perds
tontems et tes peines , grand nigaud , n'as-tu donc pas vu
comme Thérèse et Maurice s'aiment ? je la lui ai donnée ,
tout est dit , tout est baclé , et Maurice est capable de te
briser les os comme chair à pâté , si tu regardes seulement
sa petite femme. Soit dépit , soit terreur , Fréderich se le
tintpour dit; il ne restait à Lyon que pour Thérèse ; il en
partit le lendemain , convaincu qu'elle était mariée.
368 MERCURE DE FRANCE,
Les deux années d'engagement de Maurice s'écoulèrent ?
pendant ce tems il avait reçu quelques lettres bien tendres
d'Ernestine , et lui avait écrit moins qu'il ne l'aurait fait si
Thérèse n'avait pas occupé tous ses momens de liberté.
Entre le rabot et le volant il lui restait peu de tems pour la
correspondance , et comme tous ceux qui ont un tort secret,
il éprouvait quelque embarras , et renvoyait d'un courier à
l'autre ; cependant n'ayant rien reçu de Sonnemberg depuis
plus de deux mois, il commençait à être inquiet , et quoi
qu'il lui en coûtât bien un peu de quitter sa jolie amie , il
s'était enfin décidé à demander son congé , malgré les séductions
de Thérèse. Maurice avait été , strictement parlant,
fidèle à son Ernestine : il trouvait Thérèse fort jolie , fort
gentille ; il jouait avec elle , il prenait et recevait en pénitence
autantde baisers qu'il en voulait , mais il s'en était
tenu là , et n'avait jamais songé à l'épouser. Qu'on juge
donc de sa surprise , lorsqu'un soir maître Thomas , à moitié
ivre , rentre chez lui, fait cesser le volant et leur demande
s'ils ne songent pas à jouer un jeu plus sérieux. A quand
la noce , mes enfans ? voici le printems ; c'est le moment
d'y penser , et je crois qu'il en est tems . Je veux que tout
soit en règle chez moi... Ton engagement est fini, Maurice,
il faut en passer un autre à vie avec Thérèse . Ecris chez toi ,
mon garçon , fais venir le consentement de ton père , les
paperasses de bourgeoisie , et puis vogue la galère; il sera
content le papa Helger quand il saura que je te donne ma
fille , toutes mes pratiques , tout mon vaillant, et que je ne
te demande pour tout cela que tes deux bras et le bonheur
de ma petite Thérèse. Allons , parlez donc , que diable !
cela vaut bien un grand merci , je crois ; et toi, petite sotte,
viens m'embrasser , au lieu d'user ton tablier à force de le
tortiller. Thérèse toute rouge de plaisir se jeta dans les
bras de son père , et Maurice , pâle comme la mort, se
laissa tomber à genoux la tête cachée dans les mains , et
ne sut comment articuler un refus . Père Thomas éclatait
derire. Imbécile , dit-il enfin , ne vas-tu pas faire comme
ces grands bénêts d'amoureux de comédie qui se mettent
à genoux devant leur belle et le beau-père , comme devant
des idoles ? Allons , lève-toi , mon fils , embrasse ta
fiancee ; échangez vos bagues et vive la joie , cela ne
coûte rien . Ces mots , embrasse tafiancée , échangez vos
bogues , rendit à Maurice tout son courage ; il crut entendre
son père lui dire , en lui donnant son Ernestine , va , mon
fils , embrasse ta fiancée; il crut voir cette fille chérie se
,
NOVEMBRE 1811 . 369
son
jeter toute en larmes dans ses bras , et lui dire , cher Maurice
, que deviendrai-je sans toi? et cet anneau qu'on lui
demandait était celui qu'il reçut d'elle . A l'instant il se
releva , et d'un ton à-la-fois ferme et touché , il remercia
maître Thomas , il lui dit qu'il n'oublierait jamais
amitié et ses bonnes intentions ,
Thérèse comme une soeur , mais qu'il ne pouvait l'épouser
puisqu'il était déjà engagé dans son pays , et que l'anneau
qu'il portait à son doigt était celui de sa promise. Il mia
maître Thomas, de demander à sa fille s'il lui avait jamais
dit un seul mot de mariage : il aurait même pu ajouter que en
cent fois il lui avait parlé d'Ernestine , et montré son
anneau dont elle le plaisantait ; mais il ne voulut pas lui
attirer des reproches de son père. Ces reproches tombèrent
tous sur lui ; il les supporta avec tant de douceur que père
Thomas , qui était un bon diable , finit par en être touché .
Va donc épouser ta prétendue , lui dit-il d'un ton moitié
faché , moitié amical ; puisque ce n'est pas Thérèse , le
plus tôt que tu partiras sera le mieux; je te regretterai toute
ma vie , et tu pourras bien aussi regretter peut-être une
fois la boutique et la fille du père Thomas .
qu'il aimerait toujours, DE LA
SEFN
,
Maurice partit le lendemain avec le coeur serré d'avoir
dit adieu pour jamais à Thérèse. Elle pleura aussi ; mais
ne la plaignons pas trop, elle est jeune ,jolie et française ;
Maurice n'était pas son premier amant, il ne sera pas le
dernier , et déjà elle commençait à le trouver un peu trop
sage et trop allemand . Pendant les premières journées , le
jeune voyageur fut assez triste. La jolie mine de Thérèse
occupait sa tête , ses larmes pesaient sur son coeur ; il ne
pouvait se dissimuler qu'il avait quelques torts avec elle
et beaucoup avec Ernestine : mais Thérèse se consolera ,
et la bonne Ernestine pardonnera, je lui conterai tout ,
pensait-il , elle me saura gré de ma franchise et de ma
idélité quand elle saura comme Thérèse était jolie . Plein
de cette douce espérance , il chemina plus gaîment , et plus
il s'approchait de sa chère patrie, plus Lyon , Thérèse et
Patelier du père Thomas s'effacaient de sa pensée : tout ce
qu'il voyait autour de lui lui retraçait de plus doux souvemirs
; déjà les bavolets à barbes retroussées et le tablier de
cotonnade rouge ont fait place aux jolis chapeaux de paille
et aux tresses flottantes; les coteaux de vigne ont disparu ,
il ne voit que de vertes prairies et des vergers en fleurs ;
bientôt il n'entend plus que la langue maternelle que son
Ernestine savait bien rendre douce en lui parlant , déjà
Aa
:
370 MERCURE DE FRANCE ,
mille choses lui ont rappelé les moeurs et les coutumes de
son pays . On était aux premiers jours de mai : chaque
amoureux, le premier dimanche de mai , plante unjeune
sapin ou un bouleau orné de fleurs devant la demeure de sa
belle ; Maurice se rappelle tous ceux qu'il a plantés devant
la fenêtre de sa chère Ernestine , et comme il était heureux
d'entendre dire le lendemain que la plus belle des filles du
village avait eu le plus beau des mai! Ah ! s'il pouvait arriver
assez tôt pour lui annoncer ainsi son retour ! Il presse sa
marche , il fait de plus longues journées , à peine s'accorde-
t-il quelques heures de repos; mais il a beau faire ,
le premier dimanche de mai arrive , et il est encore à deux
grandes journées de Sonnemberg . Il se trouve le soir dans
un grand village qui se nommait Nesselrode : fatigué de ses
marches forcées et inutiles , puisque le moment de planter
le mai était passé , il se décide à ne pas aller plus loin ce
jour-là , et å passer la nuit à Nesselrode . Tout semblait y
être préparé pour la fête de mai : la rue était propre , les
fontaines ornées de branchages , et de hautes perches au
bout desquelles étaient attachés de gros bouquets avec des
rubans flottans ; de jolis mai marquaient les demeures des
jeunes filles , tous avaient des fleurs : mais il remarqua un
sapin qui n'en avait que de blanches rattachées par un ruban
de crêpe; la rue était déserte . Pour arriver à l'auberge ,
qui était à l'autre bout , il fallait passer devant l'église etle
cimetière , tous les deux étaient ouverts; l'église lui parut
pleine de femmes , et dans le cimetière des hommes étaient
occupés à creuser une fosse. Cette vue lui expliqua tout ,
sans doute il était mort dans ce village un être intéressant;
sa perte suspendait la joie publique , et le sapin orné de
crêpes avait été planté devant la maison de deuil: il éprouva
unserrement de coeur auquel se joignit bientôt un sentiment
de contentement de n'être pas à Sonnemberg. «Ah
Dieu ! pensait-il , si en arrivant chez moij'avais vu creuser
une fosse mortuaire , quel eût été mon effroi ! et si ce triste
mai avait été devant la maison d'Ernestine ! Cette pensée
l'émut au point que ne voulant pas entrer dans l'auberge
avec cette impression douloureuse, il alla s'asseoir dans une
belle place plantée d'arbres attenante à l'église : il tâcha de
se remettre en se disant qu'il n'était pas à Sonnemberg, qu'il
neconnaissaitpersonne aNesselrode où ilpassait pour la pres
mière fois de sa vie , et qu'à chacun appartiennent ses peines :
son coeur était toujours oppressé , ill'attribua au contraste si
frappant des apprêts de la fête du printems et de ceux de la
NOVEMBRE 1811 371
mort. Tout marquait ce triste contraste autour de lui ; la
place avait été nouvellement arrangée pour la danse , elle était
couverte d'un sable fin et battu; des bancs de gazon tout frais ,
des tables , un tréteau pour l'orchestre , et quelques guirlandes
de fleurs dans les arbres , tout annonçait que c'était
Ja salle du bal champêtre : mais au lieu du tambourin et
du flageolet on entendait les sons plaintifs de l'orgue
accompaguant des chants tristes et religieux; au lieu des
jeunes et folâtres danseuses foulant le gazon d'un pied
léger , des groupes de jeunes filles , vêtues de deuil , et
tenant toutes à la main une couronne de romarin entremêlée
de muguet blanc , vinrent se promener silencieusement
en sortantdu temple , et attendant sans doute le moment du
convoi funèbre. La lune était dans son plein , sa douce lumière
se réfléchissait sur leur visage à demi voilé à travers la
feuillée , et leur donnait une teinte de pâleur analogue à la
circonstance. Elles en parlaient en se promenant , et Maurice
comprit à leur propos que la défunte était une belle et
jeune fille. Pauvre Zélie , si jeune et si jolie ( dit l'une
d'elle en s'asseyant sur le même banc où était Maurice ) !
mon Dieu , sur quoi peut-on compter ?- Oui , mais si
languissante et si malheureuse ! dit une seconde, elle ne
désirait , dit- on , que de mourir. N'aurait - elle pas
mieux fait , dit une troisième , d'aimer et d'épouser Henri
le frère de Marie , qui l'aimait si tendrement ? elle serait àprésent
au milieu de nous heureuse et contente au lieu
d'êtredans son tombeau. Et ce pauvre Henri , comme il est
malheureux à présent ! de long-tems il ne nous fera plus
de chansons .
-
Avez-vous vu la dernière romance sur la pauvre Zélie ,
ditl'une d'elles ? ah ! comme elle est touchante ! sa soeur me
ľa prêtée et je l'ai d'abord retenue, car c'est l'air de Plaisir
d'amour.
Nous ne l'avons pas vue , dirent-elles toutes ; chantesnous-
la , Rose , puisque tu l'as apprise .
-
Ah ! je ne sais si j'oserai chanter dans ce moment , dit
Rose en regardant du côté de l'église : si on allait venir;
Marie serait fâchée , peut-être , d'entendre chanter. Et
on est- elle Marie ? elle était avec nous à l'église .-Elle est
allée faire placer sa pauvre amie dans la bière . Elle viendra
bientôt. Tenez , la voici Comme elle est triste ! elle ne
voudra pas qu'on chante .-Nous allons le lui demander,
dirent-elles ; c'est un hommage à Zélie .
Marie arriva , elle était plus en deuil que les autres
Aa 2
372 MERCURE DE FRANCE ;
,
toute vêtue de noir et tenant à la main le bouquet de fleurs
blanches , nouées avec un crêpe , que Maurice avait vu
attaché au sapin ; elle fut d'abord entourée , on lui fit
place sur le banc .-Marie , en attendant qu'on vienne ,
chante-nous la romance de ton frère sur la pauvre Zélie
lui dirent-elle toutes à-la-fois. Je ne puis pas chanter ,
dit Marie en pressant sa main sur son coeur , en vérité je
ne le puis pas , mais je crois que tu la sais , Rose ? chante
la bien doucement. Il se fit alors un grand silence pour
écouter Rose qui chanta à demi-voix , mais lentement et
distinctement , les six couplets suivans , dont Maurice ne
perdit pas un mot.
LA PAUVRE ZÉLIE. - ROMANCE ( * ) .
Du doux printems on célèbre la fête ,
Beau mois de mai enfin vient à son tour ;
Dans le hameau chaque berger s'apprête ,
Cueille des fleurs , les destine , et répète
Tant doux refrain d'amour.
Guirlande en main la gentille bergère
Va décorer les bosquets d'alentour ,
Et puis revient d'une marche légère
Chanter , danser , sur la verte fougère
Le joli rond d'amour.
!
(Pis. )
(Bis.)
Mais las ! Zélie , à l'écart dans la plaine , .
Fuyant les jeux , et l'éclat d'un beau jour,
Triste et pensive au bord d'une fontaine ,
Main sur les yeux , et le coeur plein de peine .
Verse larmes d'amour. (Bis.)
L'ingrat qu'elle aime a quitté le village ,'
Il fuit loin d'elle , hélas ! et pour toujours ;
Il donne ailleurs la foi du mariage ;
(Bis . )
En même tems et parjure et volage ,
Il a trahi l'amour .
Le printems passe , et la pauvre Zélie
Plus du printems ne verra le retour ,
Sombre chagrin a terminé sa vie.
Comme une fleur elle tombe flétrie
Sous l'orage d'amour .
(*) L'air gravé est à la fin de ce numéro.
(Bis.)
1
NOVEMBRE 1811 . 373
Du mois de mai quand reviendra la fête ,
Plus de plaisir dans ce triste séjour ;
Chacun ira sur sa tombe muette
Jeter des fleurs. Chacun plaint et regrette
La victime d'amour . (Bis.)
Le chant cessa et il y eut encore un silence ; les jeunes
filles pleuraient : Maurice lui-même ne put retenir ses
larmes ; il pensait combien il avait été près de donner
peut-être aussi la mort à son Ernestine .
Combien ce doit être triste de mourir ainsi d'amour , dit
enfin la petite Rose ! mais aussi pourquoi ne pas imiter
son volage ? Que n'aimait-elle ton frère Henri qui est si
beau , si gentil, et qui fait si bien les chansons ! Je l'aimerais
bien , moi , s'il me voulait. Ah ! comme Zélie aurait
bienmieux fait ! n'est-ce pas , Marie ?
Elle me disait toujours , répondait celle-ci , qu'on ne
peut aimer qu'une fois , et qu'elle n'avait plus de coeur à
donner.
-Mais du moins , dit une autre , ne s'est-elle pas trop
pressée de mourir ? était-il bien sûr que son ami fût infidèle
?
-Ah ! bien sûr. Depuis long-tems elle s'en doutait ,
elle voyait cela dans ses lettres . Quand on aime comme
aimait Zélie , le coeur devine tout ; mais elle se disait :
Il reviendra , je le retrouverai , et j'aurai le plaisir de lui
pardonner . Il y a trois mois que cet espoir s'évanouit ,
elle apprit qu'il était marié et qu'il adorait sa femme.
Pensez comme c'est cruel ! Depuis lors elle n'a fait que
languir : elle aurait voulu pouvoir vivre , car elle aimait
ses parens ; mais la douleur a été la plus forte . Il m'a
quittée au mois de mai , me disait-elle , au mois de mai
je quitterai la vie. Le mois de mai est arrivé , et Zélie
n'existe plus .
Conte-nous toute son histoire , Marie , dit la jeune fille ;
tu la sais mieux que nous , toi qui étais son amie.
Marie y consentit , on se pressa autour d'elle ; Maurice
aussi se rapprocha , et redoubla d'attention. Son histoire
est bien courte , dit Marie. Depuis son enfance elle avait ...
A ce moment la cloche funèbre se fit entendre . Je vous
ferai l'histoire de la pauvre Zélie un autre jour , dit Marie
en se levant ; allons à présent l'accompagner dans sa dernière
demeure et poser, nos couronnes de fleurs sur sa
tombe.
374 MERCURE DE FRANCE ,
,
Elles se mirent en marche tristement et deux à deux ;
Maurice les suivit , il voulait aussi rendre les derniers
devoirs à la victime d'amour. Le cercueil s'avançait précédé
de quelques flambeaux obscurcis par la lumière de la
lune , six jeunes garçons leportaient : il était facile de reconnaître
parmi eux le poëte Henri , frère de Marie , à sa douleur
; mais à la grande surprise de Maurice , Ini seul pleurait
, lui seul avait l'air profondément affecté . Les hommes
plus âgés qui suivaient le convoi , celui même qui le conduisait
el qui sans doute était le père ou le plus proche
parent de la défunte , n'avait , ainsi que tous les autres ,
qu'un air décent et touché , mais sans aucune marque
d'affliction . Le cercueil fut déposé dans la fosse. Le pasteur
fit un petit discours assez froid sur la fragilité de la vie ; les
jeunes filles s'avancèrent ensuite , et chacune jeta sa petite
couronne de romarin sur la bière , et Marie son bonquet
blanc, auquel était attaché un papier écrit , que le pasteur
lut à haute-voix : c'étaient des rimes dictées sans art parle
coeur simple et sensible d'une villageoise , mais qui touchèrent
plus les assistans que le froid discours qu'on venait
d'entendre.
:
Comme la fleur passagère
Jeunesse s'évanouit ,
Brille un instant sur la terre,
Puis se flétrit et périt.
Hélas ! cette courte vie ,
N'est qu'un séjour de douleur;
Et c'est quand elle est finie
Que commence le bonheur.
Oui , dans la vie éternelle ,
L'ame pure brillera 1
Et la couronne immortelle
Jamais ne se flétrira .
On recouvrit ensuite le cercueil de terre ; le bruit de la
terre, entombant, résonnait sur la bière et semblait frapper
aussi sur le coeur de Maurice. Cette jeune fleur succombant
sous la faulx du malheur et de la perfidie , et qui ne semble
regrettée que d'une amie et de l'amant qu'elle a dédaigné ,
remplissait son coeur de tristesse. La foule se dissipa.
Henri et Marie restaient seuls debout et se tenant embrassés
à côté de la tombe. Maurice éprouvait le besoin d'y
NOVEMBRE 1811 . 375
déposer au moins une larme; il s'en approcha . Marie le
regarda avec un triste sourire. La connaissiez-vous ? lui
dit-elle , je vous ai vu suivre avec intérêt le cortége , à
présent je vois couler vos larmes ; êtes-vous son parent ,
son ami , ou seulement son compatriote ? Maurice écoutait
avec surprise ; je ne vous comprends pas , dit- il , je suis un
voyageur , le hasard seul m'a conduit ici dans ce triste
moment, et celle qui repose dans ce tombeau était votre
amie.
Ah ! oui , sans doute , répondit la jeune fille , ma bien
bonne amie , mais seulement depuis deux mois qu'elle
demeurait chez mon père , qui est médecin ; ma pauvre
Zélie était d'un endroit éloigné et si malade; ses parens la
voyant périr de langueur l'avaient amenée chez mon père ,
pour qu'il la guérît ; elle était si bonne , si patiente , si reconnaissante
de nos soins , que nous l'aimions tendrement;
mais hélas ! ils ont été inutiles , son mal était dans le coeur ,
et l'on n'en guérit pas... Ah ! pauvre Zélie , combien elle
a souffert , et comme regrreettttee!!je vous sais gré de VOS
larines , vous qui ne la connaissiez pas .
jela
Nous sommes les seuls qui la pleurons, dit Maurice , ses
parens m'ont paru bien calmes . Ses parens , répondit
Marie , elle n'en a point ici , je vous l'ai dit , elle était étrangère
; son père, mourant lui-même de chagrin , n'a pu venir
fensevelir , c'est le mien qui l'a remplacé : il regrette Zélie,
mais elle n'était pas sa fille , quoique je l'aimasse comme
une soeur.
Zélie , elle s'appelait Zélie ! dites-vous , et son nom de
famille ? je voudrais aussi le savoir ; souvent , bien souvent
je penserai à la pauvre victime d'amour.
Ah ! dit Marie , vous avez entendu la romance de lapauvre
Zélie ; oui , nous l'appelions tous ainsi , c'est un joli
nom de fantaisie que mon frère lui donnait dans ses chansons
, et qu'elle avait adopté ; alle l'aimait mieux que le
sien qu'elle ne pouvait plus entendre . Marie , me disaitelle
au commencement , je t'en prie , ne me nomme pas
comme me nommait celui qui m'a tuée , ne m'appelle pas
chère Ernestine.
Ernestine ! dit Maurice , d'une voix altérée et pâlissant
comme la mort.-Oui , Ernestine Sélert de Sonnemberg ....
Elle n'a pas fini de prononcer ce mot, qu'elle voit le jeune
étranger tomber sans connaissance sur la tombe , en répétant
faiblement le nom d'Ernestine . Marie appelle à son
secours son frère qui s'était un peu éloigné ; ils relèvent
376 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811 .
tous deux le malheureux jeune homme, qui rouvre un instant
des yeux éteints , et bégaie encore le nom d'Ernestine.
Dieu ! c'est Maurice , ce ne peut être que l'infidèle Maurice
, criait Marie. Il fait un effort , il prononce encore ;
oui , Maurice l'assassin d'Ernestine , et il retombe sans
force , et comme déjà mort. Henri l'emporte chez son père ,
tous les secours lui furent prodigués inutilement; il revint
cependant un instant à lui , pour apprendre de Marie qu'un
jeune voyageur , nommé Fréderich , avait apporté à Sonnemberg
la nouvelle positive que Maurice avait épousé à
Lyon la fille de son maître : ce jeune homme le tenait de
Ja bouche même du père de l'épouse ; il avait vu de ses
yeux.Maurice et sa femme dans le ravissement du bonheur.
Il ne fut pas possible d'en douter; ses parens indignés
ne voulaient plus entendre parler de lui , et cette nouvelle
fut le coup de la mort pour la sensible Ernestine .
Ses parens craignant qu'elle ne perdit la raison l'avaient
amenée chez le médecin de Nesselrod , qui était en grande
réputation pour les maladies de l'ame : celle de la pauvreErnestine
était blessée à mort , et ni la science du docteur
, ni l'amitié de sa fille , ni l'amour de son fils ne purent
la sauver. Maurice chargea Marie de sa justification auprès
de ses parens et de ceux d'Ernestine. Il expira doucement
sur le matin; la même lune qui avait éclairé les funérailles
d'Ernestine , éclaira les siennes , et ils reposent à côté l'un
del'autre.
Par ISABELLE DE MONTOLIEU.
POLITIQUE.
LA gazette de Pétersbourg vient de publier le rapport
suivant ,adressé au gouvernement par le général en chef
Kutusow.
« Les troupes turques qui étaient campées sur la rive
droite du Danube , ont été attaquées à l'improvisté le 14
octobre (nouveau style ) par le lieutenant-général Markoff.
Elles ont été mises en fuite avec une perte de 1500 morts
et 300 prisonniers , parmi lesquels plusieurs officiers de
marque . Nous avons pris en outre 8 canons , 22 drapeaux ,
lebâton de commandement de l'aga des janissaires , et une
grande quantité de munitions et de bagages. Notre perte
consiste en 9morts et en 40 blessés . Le major de Bibikoff ,.
du régiment des hussards d'Owerpol , a été blessé. Le
grand-visir est en personne auprès du corps turc qui est
sur la rive gauche du Danube , vis-à-vis de notre armée ,
dont les deux ailes sont sur le Danube même . Nos chasseurs
se sont emparés , sur la rive droite du Danube , de
presque tous les bateaux dont les Turcs s'étaient servis pour
effectuer leur passage. Toute communication avec Rudschuck
est coupée aux Turcs qui sont sur la rive gauche du
Danube . Le corps du général Markoff est composé de dix
escadrons de hussards , deux régimens de Cosaques et
5000 hemmes d'infanterie , avec l'artillerie nécessaire . "
Cet événement publié à Bucharest y a été célébré par un
Te Deum, auquel toutes les autorités civiles et militaires
ont assisté ; on croyait , à cette époque , dans les provinces
qui sont le théâtre et le sujet de la contestation , que cet
avantage pourrait avoir des résultats importans .
Pendant ce tems , le pacha Juleimann a passé la Drina
avec la plus grande partie de l'armée bosnienne auprès de
Zuorwich , et a pénétré en Servie; on n'a encore aucun
détail des combats qui ont pu avoir lieu , et du degré dé
résistance que les Turcs ont pu éprouver. Les Serviens , à
ce qu'on assure , ont, dans cette situation critique , formé
deux corps ; le plus considérable s'est porté sur Widdin
l'autre sur Nyssa. Le pacha de Bosnie se tient avec un corps
,
!
378
MERCURE DE FRANCE ,
de réserve auprès de Rwornich sur la gauche de la Drina ,
occupé à mander et à organiser des renforts .
A Constantinople , tout était tranquille à la date du 10
octobre , et l'on ne considérait que comme des événemens
peu importans les petits combats jusqu'alors livrés sur le
Danube. L'expédition contre Aly Molla , pacha d'Héraclée
, était terminée ; ce rebelle menacé par terre et par
'mer avait pris la fuite. Tous les gouverneurs de la haute
Asie ont reçu l'ordre de le livrer mort ou vif. En Egypte
tout se préparait pour l'expédition contre les Wahabitas ;
l'infanterie était déjà arrivée à Suez , et s'embarquait pour
les côtes d'Asie. La cavalerie était encore attendue du
Caire . On évalue à 20 millions de piastres les frais de cette
expédition , poussée avec une activité extraordinaire par
Mehemed Aly Pacha qui poursuit son plan avec ardeur ,
et paraît espérer un ample dédommagement dans l'immense
butin qu'il compte faire.
A Vienne , le cours se bonifie , et l'on a tout lieu d'espérer
qu'il se soutiendra ; on croit savoir que la cause de
cette amélioration est dans quelques déclarations faites à
la diète par l'Empereur, déclarations qui doivent hater le
terme de sa session.
En Saxe , le roi continue à visiter le grand-duché de
Varsovie ; on présume qu'il ira à Cracovie . Dans le royaume
on s'occupe sans relâche de tout ce qui peut contribuer à
l'amélioration de l'organisation militaire ; celle de la cavalerie
occupe sur-tout le gouvernement ; divers régimens
de dragons doivent être convertis en hullans et lanciers ;
le régiment du prince Clément est de ce nombre ; l'armée
est en cantonnement sur les deux rives de l'Elbe . En Westphalie
, le maréchal prince d'Ekmull est arrivé le 3 novembre
à Magdebourg , où il a été reçu par la garnison sous
les armes et avec tous les honneurs dus à son rang. Il est
reparti de cette place le lendemain .
Les nouvelles du Danemarck se réduisent à des détails
sur les suites désastreuses pour les convois anglais du coup
de vent qui a régné depuis le 23 octobre jusqu'au 2 novembre
sur les côtes de la Séélande. Une frégate anglaise
a disparu dans la tempête ; un vaisseau de ligne a touché
sur un écueil près de Bonholm ,et a coulé ; le convoi qui
récemment avait passé le Belt a été dispersé .
Les Anglais ne peuvent apprendre ces désastres qu'avec
beaucoup de chagrin ; mais enfin quoiqu'ils se soient persuadés
être les maîtres de la mer , comme il faut bien payer
NOVEMBRE 1811 . 379
r
un tribut à la perfidie de cet élément , ils sont moins sensibles
aux pertes qu'ils essuient dans le fort de la tempête ,
qu'à celles que leur font éprouver nos corsaires sur toute
l'etendue de leurs côtes , sous leurs batteries , dans leurs
rades même , comme à Douvres , et sur toute la ligne des
côtes de l'Amérique septentrionale ; ils trouvent partout
des bâtimens montés par des hommes qu'à la singulière
audace de leurs entreprises , ils sont bien forcés de reconnaître
pour Français . Ces corsaires ne se font pas suivre
en mer par les bâtimens qu'ils enlèvent ; ils abordent , ils
capturent , s'emparent de ce que les cargaisons ont de plus
riche , prennent les hommes et brûlent les bâtimens en
pleine mer. Cette méthode expéditive irrite les Anglais au
dernier point , et il ne serait pas surprenant de les voir établir
bientôt une discussion sur cette manière d'exercer le
droit de guerre maritime (1); mais sur un objet d'inquiétude
plus général encore , inquiétude qui naît de rapprochemens
plus alarmans pour la politique et la domination
anglaise , il est curieux de lire ce que publie le Courier en
date du 8 novembre .
« Le bruit d'un nouveau plan d'invasion médité par les
Français , ne doit pas être traité , selon nous , avec le mépris
que nous pouvions avoir pour cette menace lorsqu'il
n'était question que d'une expédition de Boulogne. L'annexiondes
villes anséatiques à la France , la politique du
Danemarck , la force sans cesse croissante des flottes de
l'Escaut et du Texel , sont autant de circonstances qui
changent considérablement l'état du continent et particulièrement
des côtes opposées à nos frontières nord-est , et le
rendent bien différent de ce qu'il était en 1805. La certitude
, en outre , de n'avoir rien à craindre de l'Autriche ,
est une autre circonstance qui ajoute encore à la force disponible
de l'ennemi. D'un autre côté , la guerre en Espagne
et l'attitude de la Russie occupent une grande partie
des forces de la France , et il n'est pas propable que le
nouveau plan de Napoléon puisse aller au-delà de quelque
(1) Ils sontsur- tout d'une colère inexprimable contre le Marengoet
leDuc deDantsick , noms en effet de bien mauvais augure pour les
Anglais , et qui sont justifiés par le bonheur de leurs entreprises et le
courage de leurs équipages. Le Marengo (armé à Baltimore) a particulièrement
pris un bâtiment venant de la Havane à la Jamaïque ,
chargé de 80,000 piastres et 3000 doublons.
380 MERCURE DE FRANCE ,
tentative faite seulement pour nous empêcher d'envoyer
des renforts à notre armée en Portugal , ou propre tout au
plus à lui fournir quelque chance pour encourager la rebellion
en Irlande. La flotte de l'Escaut , celle du Texel , et
les flottilles de Boulogne et de Cherbourg , tenteraient diverses
entreprises . Et si Jersey on Guernesey nous était
seulement enlevé , cette conquête (y compris son éclat et
sa valeur réelle) serait suffisante pour lui offrir une récompense
ostensible et un dédommagement pour tout ce qu'il
aurait risqué en la tentant.
» Il est bien plus probable que les objets qui se traitent
aujourd'hui entre Napoléon et le plus dévoué de ses alliés ,
le roi de Danemarck , sont rélatifs à quelque plan de cette
nature plutôt qu'à la possession d'Altona , que les gazettes
étrangères ont eu ordre d'assigner comme motif de ces négociations.
» Le plan peut encore être plus étendu et plus compliqué
que celui que nous venons de supposer , mais il ne doit
toutefois exciter chez nous rien autre chose que de la prudence
et de la vigilance : il ne peut avoir aucun résultat
que nous ne puissions avoir l'espoir de contre-carrer ( son
effet sur la guerre d'Espagne seul excepté ) , si nous savons
faire une distribution convenable de nos forces navales .
C'est le désir du gouvernement de s'attendre à tous les
contingens possibles , de manière que des moyens de résistance
distincts les uns des autres soient préparés pour
chaque tentative possible , et que l'ennemi ne puisse pas
profiter de l'avantage qui résulterait pour lui , s'il pouvait
trouver un point dégarni , parce que les moyens destinés
à sa défense auraient été employés au secours d'un autre.
Dans la confusion , dans les fausses mesures qui résultent
nécessairement de ce défaut de prévoyance générale , consiste
le principal ou plutôt le seul avantage de celui qui
attaque . Nous devons être tellement préparés à cette multiplicité
d'attaques , nous devons tellement être persuadés
qu'une tentative ne sera pas faite seule , que les portions
de nos forces auxquelles les différens points de notre défense
seront assignés , doivent avoir l'ordre particulier de
ne pas laisser leur attention se détourner du point dont la
défense leur est confiée par la nouvelle qu'une tentative a
été faite ailleurs ; chacun doit attendre à son poste le moment
du péril , et ne pas s'en écarter pour parer à des dan
gers qui ne sont pas les siens. Nous pouvons avoir une ou
deux escadres d'observation , outre celles qui doivent être
NOVEMBRE 1811 : 381
stationnaires ; avec nos forces navales , le royaume est en
droit d'attendre une protection efficace contre tous les efforts
de l'ennemi. "
Quelques notes reçues de Memel achèvent de donner à
ces considérations tout le degré d'intérêt dont elles sont
susceptibles .
Le gouvernement prussien , est-il dit dans une de ses
notes , vient de révoquer le décret par lequel il permettait
de tirer des denrées coloniales de laRussie sous un droit
modéré , et il y a substitué purement et simplement le tarif
continental ; en conséquence les prix ont haussé . J'apprends
, dit un autre correspondant , en date du 4 novembre,
que les denrées coloniales sont ici décidément prohibées.
Un petit bâtiment chargé de rhum , venant de Liéban,
a été confisqué. Quant à la politique prussienne , il est impossible
de dire ce qui se passe .
,
Les relations avec les Etats-Unis sont aussi toujours
l'objet des inquiétudes du ministère : on croit généralement
que l'Amérique embrassera le parti de la France , et que
M. Barlow , ambassadeur des Etats-Unis auprès de l'Empereur
Napoléon a déjà accrédité cette opinion . Rien
n'est encore connu des résultats de sa mission : on ajoute
- seulement que probablement le gouvernement français se
: rapproche de celui d'Amérique pour accroître et soutenirsa
marine. Il est difficile de passer l'Atlantique sans être aperçu
par les croiseurs anglais ; on présume donc à Londres que la
France se propose d'envoyer successivement des ports de
France de petites escadres pour former par degrés des
vt forces navales considérables dans les ports de l'Amérique .
✓ Dans cette circonstance l'opinion est partagée sur la question
du maintien ou du rapport des ordres du conseil : le
bruit courait , le 7 , que l'intention des ministres de S. M.
était d'abolir ces ordres , ou de les modifier de manière à
éloigner de la part des Etats-Unis tout sujet de mécontentement.
L'Amérique méridionale continue à être le théâtre de la
guerre que s'y livrent le parti de l'indépendance et celui de
la vieille Espagne. Aux Caraccas , Miranda a pris la nouvelle
Valence , et le pays est rangé sous le nouvel étendard;
mais sur les bords de la Plata , les deux partis de Buenos-
Ayres et de Montevideo , assez forts pour lutter , pas assez
sans doute pour que l'un domptât l'autre , ont accédé à un
arrangement conclu le 10 septembre . La négociation a duré
48heures . Les bases convenues entre lajunte et le vice
1
382 MERCURE DE FRANCE ,
roi , sont l'unité de la province avec la mère-patrie ,une
amnistie générale , le rétablissement du commerce sur les
mêmes bases qu'il avait anciennement ; l'exclusion du
territoire de toutes les troupes portugaises qui s'y sont avancées
; si ces troupes refusaient d'evacuer le territoire , les
deux armées réunies marcheraient pour les y contraindre.
Quant à la reconnaissance des cortès qui soutiennent en ce
moment , en Espagne , la guerre contre la France , cette
question sera débattue par le congrès général qui devra
s'assembler par suite de la convention .
Les papiers anglais ne donnent sur l'Espagne aucune
nouvelle postérieure aux événemens déjà connus . Quelques
lettres contiennent seulement sur ces événemens des
détails curieux , et qui méritent d'être rapportés .
,
Marmont , écrit un officier de lord Wellington , avait
eu certainement l'intention de nous attaquer le 27 septembre;
mais lord Wellington n'a échappé qu'avec peine à
l'ennemi le 25; quelques dragons , au moment où il était
très-occupé à reconnaître les mouvemens de l'ennemi
ayant tout-à-fait gagné ses derrières , eussent certainement
atteint et pris S. S. , si le major Gordon ne fût venu au grand
galop l'informer de la position où il se trouvait; ce qui lui
fit chercher son salut dans la vitesse de son cheval . Lord
Charles Manners fut aussi vivement poursuivi , elfutobligé
de sauter un large ruisseau .
» Ilcourt le bruit , et ce bruit est très-probable , que Soult
descend du côté de l'Alentejo. Il est bien clair que les Français
n'ont pas besoin de nous chasser de la péninsule , ou
du moins sont persuadés qu'ils atteindront mieux leur but
en nous laissant faire dans cette guerre de grandes dépenses
d'hommes et d'argent . "
En Sicile tout est confusion . Les troupes napolitaines
passent 16,000 hommes , elles seules sont attachées à la
reine . Les Anglais prétendent que les Siciliens sont pour
eux , que la noblesse , sur-tout , leur est très-attachée . On
a fait venir de Malte de nouvelles troupes anglaises et de
P'artillerie . Tout reste suspendu jusqu'au retour de lord
Bentinck dans l'île , et il est difficile de dire , observe le
Statesman , de quel côté est l'inquiétude la plus grande ,
si c'est chez les Anglais , chez les Siciliens ou chez la reine.
Cet aveu a quelque chose de par trop naïf : n'en résultet-
il pas dans l'un des trois cas , ou que les Anglais sont de
bien faibles auxiliaires , ou qu'ils sont de bien dangereux
alliés , ou qu'ils ont pris une position qu'ils ne sont pas
NOVEMBRE 1811 . 383
assez forts pour soutenir ? J'espère encore être reine pendant
trois mois , a , dit- on , répondu la reine à un officier
anglais qui prenait congé d'elle . Si ce mot est vrai , il est
difficile de mieux donner à un officier allié la mesure de
l'idée que l'on se forme de sa loyauté et du désintéressementde
ses services ,
Il est vraisemblable , dit le Courrier du 14 , que l'événement
dont nous avons parlé ( l'occupation ) a déjà lieu
dans le moment actuel ( il suppose lord Bentinck arrivé et
agissant d'après les instructions ministérielles ). On assure
que toute l'ile est en insurrection. On voyait par-tout afficher
ces mots : Rien que les Anglais , ou point d'Anglais
(1) .
(1) Le Moniteur publie à cet égard la note que nous allons transcrire;
nous nous félicitons d'avoir , dans les quatre derniers numéros ,
présenté les mêmes idées , mais elles sont ici produites et rapprochées
dans une forme piquante qui ajoute à leur intérêt.
•Ce qui se passe entre l'Angleterre et le gouvernement de Sicile ,
c'est la fable du loup et de l'agneau. Toute discussion sur ce sujet deviendrait
donc puérile.
La France n'a jamais eu de plus grande ennemie que la cour du roi
Ferdinand.
L'Angleterre n'en a jamais eu qui lui ait été plus constamment et
plus aveuglément attachée.
Leprince qui règne en Sicile a perdu un royaume pour avoir été
fidèle à son alliance avec l'Angleterre .
Les Anglais sont détestés en Sicile. Le caractère anglais ne sympathise
avec celui d'aucun peuple : langue , religion , moeurs , tout est
ici en opposition. Siles Anglais chassent le roi Ferdinand de la Sicile ,
ils font une chose extrêmement agréable à la France , et une chose
coptraire à leur vraie politique. Occuper de petits postes etjamais de
grands pays , voilà ce que leur intérêt bien entendu leur commande
impérieusement. Oublier ce principe , c'est agrandir le gouffre déjà
entr'ouvert sous les îles britanniques.
Quinze mille hommes que l'Angleterre a aujourd'hui en Sicile
joints à vingt mille Siciliens , forment une force de trente-cinq mille
hommes. Lorsque l'Angleterre sera maîtresse de la Sicile , ses quinze
millehommes ne lui suffiront pas pour la police du pays. Elle n'en
retirera aucune ressource . La Sicile lui coûtera beaucoup . L'administration
anglaise est la plus coûteuse et la pire de toutes les administrations
. Le climat , les assassinats , les pertes journalières viendront
miner encore la population de l'Angleterre ; et les dépenses
que les Anglais feront en Sicile seront une nouvelle source de dépréciationde
leur change.
Les six maximes suivantes , extraites des écrits officiels anglais ,
doivent être lues , relues et méditées par tous les rois .
PREMIÈRE MAXIME . Notre traité de défense avec le roi de Sicile
384 MERCURE DE FRANCE, NOVEMBRE 1811
L'Empereur a tenu lundi un conseil de commerce et
manufactures , et mercredi celui des ministres .
Le dimanche 17 novembre , S. M. l'Empereur et Roi
reçu en audience particulière , au palais de Saint-Cloud
avant la messe , S. Exc . M. Joël Barlow , ministre plénipot
tentiaire des Etats-Unis , qui a présenté ses lettres de créance
S. Exc . a été conduite à l'audience dans les formes accou
tumées par un maître et un aide des cérémonies ; introduit
dans le cabinet de l'Empereur par S. Exc. le grand-maître
et présentée à S. M. par S. A. S. le prince archichancelic
de l'Empire , remplissant les fonctions d'archichancelic
d'Etat.
S. Exc . a eu l'honneur d'être présentée le même jour
après la messe , à S. M. l'Impératrice ; elle a été conduit
à l'audience , et introduite par M. le baron de Hamel
maître des cérémonies de service . S....
n'est pas un pacte avec un individu , mais avec unfonctionnaire publi
revêtu du caractère royal , avec le premier magistrat de la Sicile.
DEUXIÈME. Le roi de Sicile , levant des taxes et suspendant le
lois à songré , n'est plus le même roi avec lequel nous avons contracte
TROISIÈME . Nous ne sommes tenus à rien envers cet usurpateur .
QUATRIÈME. Le gouvernement usurpateur et anti- social de la Sicil
esthostile; ilfaut le considérer commejacobin dans sa nature.
CINQUIÈME. Lajustice de la nation britannique n'exige-t-elle pa
qu'un gouvernement qui professe publiquement lejacobinisme soit prin
dupouvoir defaire du mal ?
SIXIÈME . La nation quifournit les moyens de défense à un pay
estlepropriétaire politique de ce pays . Nous sommes les propriétaires
de la Jamaïque , parce que nous la défendons . N'avons-nous pas
droit ,par conséquent , de nous considérer comme les propriétaires de
la Sicile ?
Il serait curieux de faire un recueil des sentences de la politique anglaise.
Aux six que nous venons de copier , il faudrait enjoindre douze
mises en avant lors des affaires atroces de Copenhague , deux lors du
guet-à-pens des quatre frégates espagnoles , enfin une vingtaine sur la
législation suivie avec les neutres et avec l'Amérique. On pourrait
réunir ainsi une soixantaine de maximes d'Etat , qui seraient un mo
nument de l'esprit de justice , d'équité et de morale du gouvernement
anglais.
ANNONCES.
L'Américain , ou l'Homme comme il n'est pas , par l'auteur de
Homme comme il n'est pas ; traduit de l'anglais par le traducteur du
Polonais . Deux vol . in- 12 . Prix , 4 fr. 50 c., et 5 fr. 50 c. franc des
port. Chez L. M. Guillaume , lib., place Saint-Germain-l'Auxerrois .
t a son tour dans le ha meau cha
s'ap - prê te cueil le des fleurs les
す
re pe te jo li re frain d'a
DEP
DE
LA SRINE
!
:
:
TABLE
OD
LA
SEINE
MERCURE
DE FRANCE.
N° DXLI .
-
Samedi 30 Novembre 1811 .
POÉSIE .
5.
cen
Fragmens de la traduction du poème de la Maison des
Champs , de M. V. CAMPENON .
L'HIVER a fui : la verdure nouvelle , etc. ( p . 1. )
Fugit hyems : redeunt turgenti germinefrondes ,
Umbrosisque comis iterùm spineta teguntur.
Acri concretum quod vidifrigoreflumen
Naviculam rapidajam nunc circumdedit unda ,
Etquâ nascuntur viridantia gramina ripa ,
Prima mihi volitans oculos recreavit hirundo .
Vere novo , tandem cum Jupiter , æthere surgens ,
Infundit puramque diem noctesque serenas ,
Quàm placet optati ductus qui ruris amore,
Prædiolum petit , et , modicè vestitus , eundo
Virgilium manibus , coelestia munera , versat !
Perfolia obscuri nemoris , ramosque recentes ,
Ut cupidis minuens oculis iter , aspicere ardet
Notæ tecta domûs , muros , culmenque remotum ,
Etfumum qui celsa , columne mobilis instar ,
Astra petens , tremulis mixtum se nubibus infert!
Bb
386 • MERCURE DE FRANCE ,
Intentus , quoties , arrectis auribus , adstat ,
Ora tenens , solitam , gratissima murmura , vocem
Grandævi an canis accipiat : sed quanta voluptas,
Proxima cùm villa apparet , cùm tota patescit ,
Et porta in sese est conversa , diùque silenti
Ferrati subito striderunt cardine postes ! .....
Voyez -vous naitre une source limpide ? .... etc.
Fortè salit rivus nitidis pellucidus undis ?
Tu ripam sequere , atque explora quis sit aquarum
Cursus , an immenso rapidos cum murmurefluctus
Volvat , an occultè claudo pede languidus erret.
Quand l'ouragan dans les airs déchaîné , eto....
Aera cùm Boreas insano turbine perflans ,
Objectæ cameras sylvæjaculatur apertas ,
Culmina si nemorum , etfolia inconcussa procellam
Irrident , ventique minas , vanosquefurores ;
Si , cùm nuda queri amissos natura videtur
Ornatus ,frondes et adhuc infronte virescunt ,
Tomanethicfundus , manet hæc te terra paranda.
Mais soit que l'eau sur les bords qu'elle arrose , etc.
Ast aqua , seu puris quas lambit limpida ripis
Currerejam didicit , seu segnis lentaquefluctus
Deducat stagno morituros , atque quiescat ;
Montibus aut altis irrorans imbribus agros ,
Et ruat , et cadat , et sonitu vicinafatiget ;
Hæc loca cuncta placent .
A. J. B. BOUVET , instituteur en l'Université impériale.
LE RÉVEIL D'HERMINIE ,
FRAGMENT D'UNE IMITATION INÉDITE
Les oiseaux éveillés au lever de l'aurore
Saluaient le matin d'une voix faible encore ;
Les plantes répandaient leurs suaves odeurs ;
Zéphyre , en se jouant sur l'onde et sur les fleurs,
Murmurait , et son souffle éveilla la guerrière .
NOVEMBRE 1811 . 387
Elle ouvre au jour naissant une humide paupière ;
Et dans son coeur ému retrouvant son amour ,
Hélas! elle gémit d'avoir revu le jour .
Mais bientôt par degrés la douce rêverie
Succède à la douleur dans son ame attendrie.
Près de là dans ces bois frais et mystérieux ,
Elle entend tout-à- coup des sons harmonieux ,
Et mêlée aux accens d'une voix matinale ,
Mollement soupirer la flûte pastorale.
Elle croit reconnaitre , en ce concert flatteur ,
Et la voix des bergers , et les chants du bonheur.
Elle se lève , approche , et voyant des chaumières ,
Contemple tristement ces retraites si chères .
Un vieillard vénérable , à l'ombre d'un palmier ,
En légère corbeille entrelaçait l'osier ;
Les trois enfans gardaient un troupeau sur la rive ,
Etcharmaient de leurs chants son oreille attentive.
Al'aspect d'une armure ils se troublent soudain ;
Mais l'amazone alors découvrant sous l'airain
L'azur de ses beaux yeux , l'or de sa chevelure ,
D'un air plein de douceur en ces mots les rassure :
•Mortels chéris des cieux , ô bergers innocens !
Je ne viens point troubler vos travaux ni vos chants ;
Mais autant qu'il me plaît votre bonheur m'étonne.
Mon père , dans ces bois que la guerre environne ,
Lorsque de la Syrie elle embrâse les tours ,
Comment seuls coulez -vous d'aussi paisibles jours ? »
•Monfils , dit le vieillard , aux champs on ne voit guère
Sur de faibles roseaux éclater le tonnerre ;
Il écrase plutôt les cèdres orgueilleux.
Nos biens , vils pour autrui , mais si doux à mes yeux ,
Des avides soldats n'excitent point l'envie .
Le ciel toujours protége une innocente vie :
Près de nous la discorde en vain gronde en fureur ;
D'une profonde paix nous goûtons la douceur.
F. DELCROIX.
Bb2
388 MERCURE DE FRANCE;
STANCES SUR LA PHILOSOPHIE.
PROTECTEUR éclairé des arts ,
Amant de la gloire solide ,
Qui fais briller à nos regards
Les moeurs d'une vertu rigide ;
Toi que la vérité conduit ,
Toi que la raison fortifie
Qui cultivas toujours le fruit
De la saine philosophie ;
D.... , tu bravas les fureurs
De cet impur philosophisme
Qui cacha ses pas destructeurs
Dans les ténèbres du sophisme.
Tes yeux l'ont vu dans nos remparts ,
Attaquant le pouvoir suprême ,
Aiguiser la pointe des dards
Qui devaient le percer lui-même.
C'est lui dont le bras furieux
Croyait, dans une infâme guerre ,
Renverser le trône des cieux
Comme un vain trône de la terre
Oui , sa voix a chez les humains
Soulevé d'horribles tempêtes;
Et fit , sous les plus viles inains ,
Tomber les plus superbes têtes .
Tel ce monstre affreux qu'entourait
Une sinueuse retraite ,
Malgré les Crétois , dévoraít
Le plus noble espoir de la Crète.
Il frappait un peuple tremblant ;
Mais la Crète tranquillisée ,
Vit le Minotaure sanglant
Tomber sous les coups de Thésée.
NOVEMBRE 1811 . 389
Philosophisme détesté ,
Cache ton front dans la poussière ;
Reptile , d'un souffle empesté
Ne viens plus souiller la lumière .
Mais que cette fille des cieux ,
Que l'auguste philosophie
Revienne exercer à nos yeux
L'emploi que le ciel lui confie !
Noble guide du genre humain ,
On la vit sans orgueil , sans voiles ,
Marcher l'olivier dans la main ,
Etle front couronné d'étoiles .
Elle admirait avec Platon
D'un Dieu la sublime industrie ,
Et fit sauver à Cicéron
Une criminelle patrie .
Oui , ce vertueux citoyen ,
Qui pensa , vécut en grand homme ,
De Rome intrépide soutien ,
Atrouvé des bourreaux dans Rome.
La philosophie affrontait
Les furears les plus inhumaines ,
Quand Longin sous le fer tombait ,
Quand Sénèque épuisait ses veines .
Regardant la mort sans frémir
Elle a su , dans Athène ingrate ,
Contre la ciguë affermir
J'ame tranquille de Socrate .
Cette déesse offre toujours
Des vertus douces , bienfaisantes ,
Et n'arme point contre nos jours
Cette hydre aux têtes renaissantes .
Elle n'a point par des fureurs
Légué de crimes à l'histoire ;
Et sur nos funestes erreurs
Elle ne fonde point sa gloire.
390 MERCURE DE FRANCE,
Elle sait que de justes droits
Ont consacré le diadême ;
Qu'il faut un sceptre pour les rois,
Des autels pour le roi suprême.
Sans proscrire la vérité ,
Elle est fidelle à la prudence ;
Et sa plus douce liberté
N'est qu'une sage indépendance.
Elle n'embrâse point nos coeurs
Du feu des discordes civiles;
Et laisse au monde ses erreurs
Quand ses erreurs lui sont utiles .
F. DE VERNEUIL.
IMITATIONS DE MARTIAL .
LIV . XII , EP . XL .
Tu veux sortir, je sors : turis , on me voit rire :
Tu chantes , j'applaudis aux charmes de ta voix :
Fais-tu de mauvais vers ? tout haut je les admire :
Veux-tu dormir? je dors : veux-tu boire ? je bois .
Lamusique te plaît? je t'apporte ma lyre :
Nous jouons , et je perds : tu ments , et je te crois ...
Montré-je pour tes goûts assez de complaisance ?
Cependant de ta part nul présent d'importance
N'est venu me payer de tant de soins flatteurs .
-Après toi , me dis-tu , je serai légataire
De tamaison de ville etde ta belle terr'e ;
Que voudrai-je de plus ? -Je ne veux rien , mais meurs.
AUG . DE LABOUÏSSE.
LIV . XII , EP. VII .
Si la minaudière Collète
N'avait vu qu'autant de printems
Qu'elle a de cheveux sur la tête ,
Collète n'aurait que trois ans.
Par le même.
NOVEMBRE 1811 . 391
L'AMOUR ET L'OCCASION.
CHANSON.
UNE déesse très -légère
Qu'on appelle l'Occasion ,
Naquit dans un bois solitaire
En même tems que Cupidon .
Errant au gré de l'inconstance ,
Elle songeait toujours à fuir ,
Et dans les jeux de leur enfance
L'Amour cherchait à la saisir.
Se dérobant à sa poursuite ,
Elle s'échappait chaque jour ;
Vénus la voyant fuir si vite
Donna des ailes à l'Amour ;
Et l'on voit que pour apanage
De sa mère il reçut ce don ,
Non pas pour devenir volage
Mais pour saisir l'Occasion.
Dans un bois propice au mystère ,
Au front il sut la prendre un jour.
L'Occasion entre en colère
Et crève les yeux à l'Amour.
Ayant ainsi perdu la vue ,
L'Amour , à sa confusion ,
Prenant une route inconnue ,
Manqua souvent l'Occasion.
Le tems appaisa leur querelle ;
Et de nouveau l'aveugle dieu ,
Cherchant à se rapprocher d'elle ,
Sut la rencontrer en tout lieu .
C'est à quoi l'on devait s'attendre ;
Plus d'obstacle à leur union :
Du moment qu'ils surent s'entendre
L'Amour trouva l'Occasion .
M. DA*** ( d'Aix ).
393
MERCURE DE FRANCE ,
ÉNIGME .
:
FILLE d'un petit roi , dans mes vastes Etats ,
J'entretiens à grands frais au moins vingtpotentats ;
La beauté , dit-on , passe et s'enfuit avec l'âge ,
Sur la mienne le tems n'exerce aucun ravage.
J'ai plus de trois mille ans ,cependant , tous les jours ,
La nature pour moi contrariant son cours ,
Embellit mes attraits. J'ai trois soeurs dans le monde ,
Quime cèdent le pas sur la terre et sur l'onde ,
Quoique de belle taille et plus grandes que moi ,
Je les force toujours à plier sous ma loi ;
•Pourtant il en est une , elle est notre cadette ,
Qui de s'en affranchir a le projet en tête ,
Mais rien ne peut changer la marche des destins :
Elle a beau recueillir des transfuges mutins ,
Un seul de mes enfans , celui que rien n'égale ,
Saura , quand je voudrai , soumettre ma rivale.
V. B. (d'Agen ).
LOGOGRIPHE .
Sans feu ni lieu , manquant de tout pour être heureux ,
J'ai mérité le nom de très- célèbre gueux ;
Pour moi les dignités ne furent que chimère
Atout le genre humain du haut de ma misère
J'insultais à loisir ; le plus grand des mortels ,
Le même à qui la Grèce érigeait des autels ,
Essuya mes refus ; à ce trait de ma vie ,
Tu m'as déjà connu , lecteur , je le parie ;
Ainsi sans t'épuiser en efforts superflus ,
En moi tu trouveras d'un Etat qui n'est plus
Le mentor et le chef; cette flamme divine
Qui brillent dans les vers de Corneille et Racine ,
Du Raphaël moderne anime le pinceau ,
De Phidias jadis illustra le ciseau ,
Et qui dans les combats , en ce siècle de gloire ,
Al'homme de la France assure la victoire;
NOVEMBRE 1811 . 393
Ceque fille galante accepte volontiers ;
Les tas qui du Simplon obstruaient les sentiers ;
Un vigneron fameux , et la peine gênante
Inconnue à Solon , que la constituante
Plaça dans certain code ; un personnage enfin
Qui fit dans Syracuse une bien triste fin.
Par lemême.
CHARADE .
Mon premier , cher lecteur , illustre personnage ,
De mon dernier parfois te prohibe l'usage ;
Mon tout est un tartuffe , un mauvais garnement ,
Qu'éloigne de chez lui tout citoyen prudent.
Par le même .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est l'E muet.
Celui du Logogriphe est Canon , où l'on trouve : ânon , non et on ,
Celui de la Charade est Police.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
,
CATALOGUE DES LIVRES RARES PRÉCIEUX ET BIEN CONDITIONNÉS
DU CABINET DE M*** , contenant une partie des
plus anciennes éditions du quinzième siècle ; une belle
suite d'auteurs classiques grecs et latins , la plupart
en grand papier ; une collection d'ouvrages d'histoire
naturelle , avec des planches coloriées ; un grand
nombre d'éditions de luxe ; des livres imprimés survélin
et quelques manuscrits richement décorés : le
tout accompagné d'éclaircissemens nécessaires par
T.-CH. BRUNET fils . Un vol . in-8 ° . Prix , 3 fr .
- A Paris , chez Brunet , libraire , rue Git-le-Coeur,
n° 4 ( 1) .
,
Parmi les nombreux catalogues de bibliothèques qui
ont été publiés depuis cinquante ans il en est très-peu
qui aient survécu aux circonstances pour lesquelles ils
avaient été faits , et ceux qu'on recherche encore n'ont
pas tous le même mérite , ni le même intérêt.
On placera toujours au premier rang les trois catalogues
de la bibliothèque La Vallière , les catalogues de
Falconnet , 1763 , 2 vol. in-8° ; de M. La Serna Santander
, 1803 , 5 vol. in-8° , et le catalogue de Gaignat ,
1769 , 2 vol . in-8° .
Ce dernier sur-tout est très-recherché. Publié par
M. Debure peu de tems après sa Bibliographie instructive
, il en est considéré comme le supplément nécessaire
, et en forme les tomes VIII et IX. L'auteur luimême
l'a intitulé : Supplément à la Bibliographie instructive
, ou Catalogue , etc.
Plusieurs raisons feront rechercher le catalogue que
nous annonçons. M. ****** avait rassemblé à grands frais
et les premières productions de l'imprimerie , ces mo-
(1) La vente de la bibliothèque commencera le 16 décembre.
MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811. 395
numens si importans de la typographie , et ses belles
productions nouvelles dans lesquelles les imprimeurs
français , italiens et anglais rivalisent de goût et d'élégance
. A côté des premiers essais de l'imprimerie , on y
trouve les belles éditions des Alde , des Junte , des
Etienne , etc. , les superbes livres sortis des presses de
Baskerville , d'Ibarra , des Didot , de Bodoni , de Bulmer
, une magnifique suite des plus beaux ouvrages
d'histoire naturelle , exécutés tant en France que chez
l'étranger depuis près de quatre-vingts ans .
Les bibliographes , les auteurs de dictionnaires historiques
ne peuvent pas toujours se procurer les livres
dont ils ont à parler. Ils sont obligés alors d'avoir recours
à des catalogues . Celui de M. Brunet sera pour eux une
nouvelle ressource. On n'ignore pas que le nom de l'auteur
fait autorité .
M. Brunet ne s'est pas contenté de mettre de l'ordre
et de l'exactitude dans son travail , il a inséré à la
suite de beaucoup d'articles des notes très- curieuses .
Nous citerous celle qu'il a mise à l'occasion des Contes
de La Fontaine , Amsterdam , 1685 , deux vol. in- 12 .
« Il y a , dit-il , trois éditions de ce livre sous la même
>> date et avec les mêmes figures , mais la première mé-
>> rite particulièrement d'être recherchée , parce qu'elle
>> contient les premières épreuves des gravures et qu'elle
>> est bien imprimée. La seconde est moins belle ; et
>> quant à la troisième , elle est fort mal exécutée sous
>>tous les rapports .
>>Les remarques suivantes pourront faire connaître
>> chacune de ces éditions .
>> TOME Ier . Dans l'édition originale la page 211 , pre-
>> mière de la dissertation sur la Joconde , n'a que II
>> lignes de texte ; elle en a 16 dans l'une et l'autre con-
>> trefaçons .
7. >>Dans la première contrefaçon , la table des contes ,
>>placée après la préface , porte à la dernière ligne de la.
>> première page , 211 au lieu de 221 , faute qui n'existe
>>> ni dans la bonne édition , ni dans la seconde contre-
>> façon. Même page , six lignes plus haut , on lit dans
396 MERCURE DE FRANCE ; -
» la première contrefaçon le Juge de Nêle , et dans les
> deux autres éditions le Juge de Mêle.
>> TOME II . La première page de la préface n'a que 17
>> lignes dans la première édition ainsi que dans la troi-
>> sième , et elle en a 19 dans la première contrefaçon :
> mais dans l'édition originale , cette page de 17 lignes
>> est cotée au bas , * 2 , tandis que dans la plus mauvaise
>> elle est cotée A 2. »
Par cette note l'auteur rectifie celle qu'il avait donnée
dans le Manuel de Librairie, M. Brunet n'a laissé échapper
aucune occasion de donner des corrections et additions
pour son Manuel de Librairie , dont le catalogue ,
sujet de notre article , peut être considéré comme le supplément,
A. J. Q. B.
ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE DES EMPEREURS QUI ONT RÉGNÉ EN
EUROPE DEPUIS JULES-CESAR JUSQU'A NAPOLEON- LEGRAND.
Troisième édition , continuée jusqu'à la naissance
du Roi de Rome . - In- 12 , avec un portrait.
-A Paris , chez Ferra aìné , libraire , rue des Grands,
Augustins , nº 11 .
CE court précis de la vie des Empereurs qui ont
régné en Europe , comprend l'histoire des Empereurs
romains , grecs , allemands , turcs et russes ; les souverains
de chacun de ces Empires y sont classés selon
l'ordre chronologique .
Nous croyons qu'il manque à ce volume : 1º une
table alphabétique des noms des souverains dont l'auteur
a abrégé Thistoire ; 2º une synonymie des noms
latins sous lesquels les Empereurs romains sont indiqués
dans leurs historiens originaux et d'autres abré
gés ; sans cette synonymie il pourra être souvent difficile
aux personnes qui ne sont pas familiarisées avec
es noms , de retrouver les dénominations latines dans
les travestissemens français reçus par l'usage . Cette table
serait encore plus nécessaire pour la liste des Empereurs
turcs . Nous croyons aussi qu'il y a de trop , dans ce
volume , les contes débités et mille fois répétés sur l'ori
NOVEMBRE 1811 . 397
gine merveilleuse de Rome , l'envoi d'Enée en Italie, etc.
comme s'il était impossible d'écrire quelques pages raisonnables
sur les peuples antiques de l'Italie , sur leur
civilisation avant la prépondérance des Romains , et sur
leurs arts , dont les nombreux monumens sont chaque
jour offerts à tous les yeux !
Malgré ces observations , l'Abrégé de l'Ilistoire des
Empereurs pourra être utile aux personnes qui voudront
connaître , à-peu-près , les principaux traits de la vię
de ces souverains et l'époque de leur existence dans
l'ordre des tems . J. Β . Β . ΒοQUEFORT.
EPITRE SUR QUELQUES GENRES DONT BOILEAU N'A POINT
FAIT MENTION DANS SON ART POÉTIQUE ; par P. J. B.
CHAUSSARD aîné , professeur académique dans l'Université
impériale , etc. Avec cette épigraphe :
Restat uthis ego me ipse regam solerque elementis .
HOR. Ep. I , I , v. 27 .
In-4°. (1811.)-A Paris , de l'imprimerie de P. Didot
Taîné.
L'ENTREPRISE de M. Chaussard , suffisammentannoncée
par son titre , n'a pas manqué d'exciter contre lui , comme
il devait s'y attendre , des préventions de plus d'un genre ,
et l'esprit de parti littéraire , et encore un autre esprit de
parti . Oser se placer à côté de Boileau ou à sa suite !
Oser suppléer ce qu'il n'a pas fait ! Oser se couvrir de
son nom pour trancher du légistaseur ! Quelle témérité !
quelle audace ! .... Le projet est hardi , sans doute ; mais
l'exécution seule décide s'il était , ou non , téméraire . Il
faut donc en revenir à examiner la chose en soi , parti
qu'il serait toujours plus sage de prendre en commençant
, de quelque ouvrage ou de quelque action qu'il
s'agit.
Quelle est ici la question ? Boileau , parfait et d'une
autorité irréfragable dans toutes les parties de l'art qu'il a
traitées , en a négligé quelques-unes qui ont aussi de
l'importance , et qui ayant fourni de bons modèles
doivent , par conséquent , avoir des lois . L'Epître , le
398 MERCURE DE FRANCE ,
Conte , la Fable , la Poésie légère , l'Inscription , le
Poëme didactique , l'Epopée badine , ne se trouvent
point dans l'Art poétique . Quel est le motif de ce silence?
on l'ignore , mais qu'importe ? ils n'y sont pas , voilà le
fait. Si un poëte qui a réfléchi sur son art , qui goûte et
apprécie les chefs-d'oeuvre que chacun de ces genres a
produits , croit que l'on peut essayer d'en tracer les
règles , et si nourri des leçons d'Horace et de Boileau ,
il tâche de resserrer , à leur exemple , dans la mesure
du vers les préceptes qu'il regarde comme les plus conformes
à ceux que ces deux législateurs ont donnés à
tous les autres genres de poésie , doit- on lui en faire un
crime ?
Le crime , ou du moins la faute , serait d'avoir établi
de mauvais principes ou de les avoir exprimés en méchans
vers . S'il a commis ce double délit , tout juge impartial
a droit de l'en blâmer ; si son ouvrage a le mérite contraire
, il faut se hater de le reconnaître et de lui accorder
le tribut de louange dû au degré de ce mérite .
Son début annonce par une comparaison ingénieuse
le but qu'il s'est proposé. Elle était difficile à rendre ;
quelques efforts de plus auraient peut-être fait disparaître
l'air de prétention et l'embarras qui règnent dans les
premiers vers.
Lorsqu'au sein de la plaine un grand fleuve s'avance ,
Superbe , et , sur ses pas épanchant l'abondance ,
Partage son cristal en fertiles canaux ,
Et livre à vingt cités le trésor de ses eaux ,
Il délaisse parfois une agréable rive ,
Qui se plaint de l'oubli de, l'onde fugitive ;
Des naïades alors si la plus humble soeur
Fait d'un ruisseau timide éclore la fraîcheur ,
La rive consolée et s'anime et l'embrasse :
Tant le bienfait modeste a de force et de grâce !
C'est ainsi que ma muse aux doctes nourrissons ,
En l'absence du maître , apporte des leçons .
Je cultive le coin qu'il a laissé stérile ;
Le zèle est mon talent; la gloire est d'être utile .
La prétention est dans cette épithète superbe , déta.
NOVEMBRE 1811 . 399
chée du premier vers et montrant dès le second une
forme de versification que ce Boileau , que l'auteur indique
par l'image d'un grand fleuve , n'a jamais employée.
L'embarras vient des deux et du second et du
quatrième vers , et de la phrase incidente du second ,
que l'on ne sait si l'on doit rapporter à ce qui précède
ou à ce qui suit. Il y a aussi de l'impropriété dans le
mot il délaisse du cinquième vers . On délaisse ou on
quitte ce qu'on a occupé ou possédé ; et le dé ajouté au
mot laisse , exprime ce mouvement. Cela voudrait donc
dire que le fleuve se détourne de son cours , et que des
rives et des campagnes qu'il parcourait auparavant , il les
abandonne , il les délaisse. Je crois que il néglige rendrait
mieux la pensée de M. Chaussard. Ce fleuve se
partage en vingt canaux qui répandent l'abondance ; il
oublie , il néglige une rive agréable qui se plaint , etc. et
cela exprime précisément ce qu'a fait Boileau dans son
Art poétique ; il a négligé quelque genres de poésie , et
l'auteur se propose de réparer cette négligence ou cet
oubli.
Après une invocation adressée à Boileau lui-même , il
commence par l'Epître .
Ce genre ingénieux est souple dans son style ,
Plait sans art , suit les pas d'un caprice fertile ;
Son tour facile et vif, heureux négligemment ,
Respire l'abandon , la grâce et l'enjouement.
Horace, Despréaux et Voltaire sont les meilleurs modèles
de ce genre aimable et varié. Les deux premiers sur-tout
gardèrent une mesure que le troisième passa quelquefois .
Suivons de ces auteurs les pas judicieux :
L'un et l'autre ils ont su , railleurs ingénieux ,
Blâmer , même en louant , rire , narrer , décrire ,
Et donner à l'Epitre unfaux air de Satire .
Que le trait délicat n'effleure qu'en passant ;
Le sarcasme est coupable , et le rire innocent.
Le poison de l'aigreur , que ne puis-je le taire ?'
Gâte quelques discours de Pope et de Voltaire ;
Cette tache se perd dans l'éclat radieux
Dont , sur le Pinde assis , brillent ces demi-dieux.
400 MERCURE DE FRANCE ,
Quelquefois l'Epître hausse le ton , et s'élève jusqu'a
celui de l'épopée. Boileau sur-tout en offre un exemple
célèbre qui est ici rappelé poétiquement.
Ondit qu'Homère , un jour , de sa couronne épique
Lui-même détachant une branche héroïque ,
La posa sur le front du chantre du Lutrin :
Achille revivait dans le vainqueur du Rhin.
A l'imitation de Boileau , M, Chaussard coupe ainsi
quelquefois et les préceptes et les exemples par de
courtes fictions . Il se sert du même tour pour amener le
Conte après l'Epître .
Une fée eut pitié de la faiblesse humaine.
Un jour elle appela ses plus aimables fils :
Obéissez , dit-elle , ô mes sylphes chéris !
Soit raison , soit folie , allez , je vous envoie
Semer sur l'univers les Contes et la joie.
De là les contes arabes , et les romans grecs d'Héliodore
et de Longus , et toutes ces fables nées dans l'aimable
Ionie.
C'est là que sur des fleurs languissamment couché
L'Amour même dicta la fable de Psyché.
En peignant les jeux de l'amour et de la volupté,
sachez éviter la licence . Pétrone et Boccace allèrent
trop loin , mais accusons- en leur siècle. Rabelais a été
plus loin encore , et paraît n'avoir point d'excuse ; il
en a une cependant , aurait pu observer l'auteur , il en
a une pour la folie dont il fallait bien que sa raison
trop forte et trop hardie empruntat le masque , mais il
n'en a aucune pour les saletés dégoûtantes dont il l'a
trop souvent barbouillé . Faudra-t-il proscrire de même
la reine de Navarre , La Fontaine , Voltaire ? non , sans
doute , et c'est d'après leurs charmans ouvrages que le
Poëte paraît tracer les préceptes convenables à ce genre
libre , mais cependant soumis , comme tous les genres
avoués par le goût , à des convenances et à des règles .
Ces préceptes ramènent à celui de nos poëtes qui les a le
mieux observées ou devinées , à La Fontaine , et La Fontaine
qui est chez nous le modèle du Conte est pour toutes.
NOVEMBRE 1811 . 401
les nations comme pour nous celui de la Fable. Cette
transition naturelle conduit à traiter de l'Apologue , de
son histoire, des poëtes qui s'y sont distingués , du caractère
neuf et vraiment créé que lui a donné La Fontaine.
Ce n'est pas
M. Chaussard veut , et
de de l'aime a grande raison de vouloir DE LA
SEINE
le prenne pour maître et pour guide ; il se représente u
même entraîné par ce charme irrésistible, et son style
dans ce morceau , en parait en quelque sorte pénétré. 5.
A ce guide attrayant abandonnons nos pas ;
Il conduit aux vertus par une pente douce.
Lapointe du reproche entre ses mains s'émousse;
La Fontaine est pour nous le véritable ami .
L'enfant , dans sa carrière encor mal affermi ,
Sur le bras du Bonhomme ingénûment s'appuie ;
cen
Le sage qui termine une innocente vie
Redit ces mots touchans : c'est le soir d'un beaujour.
: Heureux amans , il est votre maître en amour.
C'est lui qui du lettré charme la solitude ;
Au politiquemême il fournit une étude .
Ah! puisse de ses vers l'instructive douceur
Des esprits à jamais bannir la sombre erreur ,
La folle ambition , la stupide avarice ,
Etdes simples vertus leur faire un pur délice !
champs ! o doux loisirs ! 6 médiocrité !
Plaisir de ne rien faire ! aimable liberté !
Long dormir ! vrais trésors , volupté souveraine ,
Je vous goûte bien mieux , grâce au bon La Fontaine.
J'en demande pardon à l'auteur , et je ne sais si nos lec
teurs et lui prendront en bien ou en mal ce que je vais
dire , mais ces vers m'ont paru rendre si bien ce que
j'éprouve (au far niente et au long dormir près , qui sont
charmans , mais qui ne sont pas de mon régime ) , qu'en
les transcrivant , j'ai cru tout-à- coup les avoir faits . 1
La Poésie légère vient ensuite. Benserade et Voiture
y ont joui d'une réputation usurpée ; Lainez , Chapelle ,
Chaulieu en furent les premiers modèles . Ce genre fut
inventé par Momus lui-même ; etl'auteur le meten scène,
comme il a mis plus haut Homère et une fée ; peut-être
répète-t-il un peu trop ce moyen , et devient-il , au
Cc
402 MERCURE DE FRANCE ,
;
moins à cet égard , uniforme en cherchant la variété.
Voltaire et Gresset ont donné chacun une couleur qui
leur est propre à ce genre vraiment français , et dans lequel
le premier sur-tout excelle; ils montrent ce qu'il
faut faire , et Dorat ce qu'on doit fuir. Le naturel vaut
mieux que tant d'art ou plutôt d'artifice. L'auteur n'oublie
pas l'heureux quatrain du vieux Saint-Aulaire, jusque-
là , il a entièrement raison ; mais on regrette de le
voir finir cet éloge du naturel par un vers aussi entortillé
et aussi peu naturel que celui-ci :
La nature c'est l'art ; le bon sens est l'esprit .
Si quelqu'un entend ce vers , j'avouerai franchement
que ce n'est pas moi.
En parlant de l'Inscription , M. Chaussard veut que
les nôtres soient composées en notre langue ; et il n'est
pas le premier à donner ce conseil , qu'il a au reste répété
en très-bons vers ; nulle objection contre la théorie ; la
difficulté n'est que dans l'exécution. On parvient bien à
s'affranchir, comme il l'exige , du tour académique et de
tout ce qui sent l'emphase ; mais lorsqu'il veut que nous
soyons
, Naïvement profonds , simples , concis et vrais
concis sur-tout , n'oublie-t-il pas un peu les formes prolixes
dont notre phrase est presque inévitablement enchevêtrée?
Ala place des mots laissons briller les faits .
Oui, si par les mots vous entendez les mots vides , le verbiage;
mais si la plupart de nos mots marchent accompagnés
de particules , de prépositions , d'articles , d'auxiliaires
, si l'on n'en peut intervertir ni sous-entendre
presque aucun, comment remplir votre précepte ? pour
rendre les faits savez-vous un autre moyen que les mots ?
Un célèbre chanteur italien était devenu riche par l'exercice
de son art. Il fit bâtir une jolie maison , et y mit
pour inscription ces quatre mots latins : Amphion
Thebas , Ego domum : essayez de la rendre par quatre
mots français .
L'auteur a réservé pour la fin les deux genres les plus
NOVEMBRE 1811 . 403
importans , le Poëme didactique et l'Epopée badine ; il
les traite l'un et l'autre avec plus d'étendue , et suit à leur
égard la même méthode d'entremêler les règles avec les
exemples , et de présenter des modèles , en proposant des
lois. Un des principaux écueils de l'Epopée badine est la
licence : en prescrivant de la bannir il cite les heureux
exemples du Lutrin , de la Boucle de Cheveux , et du
Vert -Vert. Il ajoute encore ici une nouvelle fiction par
laquelle il termine toute la partie didactique de son
épître , ou plutôt de son essai , car pourquoi appeler
épître un petit poëme qui n'est adressé à personne , qui
aune exposition , une invocation , qui n'a en un mot
aucun des caractères de l'épître ? Finissons nous-mêmes
cet extrait en citant cette espèce de fable , terminée par
un arrêt qui easse un jugement bien célèbre dans le
monde, et regardé jusqu'à présent comme sans appel.
La Muse est une vierge , et sa prompte rougeur
Vous dit : ah ! respectez la divine Pudeur!
Ecoutez ce récit que m'a fait la Sagesse.
Du Berger de l'Ida l'impétueuse ivresse
Avait livré la pomme aux appas de Cypris ;
Junon tonnait; Pallas redemandait le prix ;
L'Amour en souriant , et les Grâces fidelles
Rassemblaient les atours de ces trois immortelles ,
QuandDiane au front pur , et reine de ces bois ,
Apparut l'arc en main , sur l'épaule un carquois .
Sa sauvage fierté brillait de mille charmes ;
Farouche , elle essayait la pointe de ses armes,
Quel spectacle ! elle a vu trois nobles déités ,
Sans pudeur , sans amour , révéler leurs beautés !
L'orgueil étala seul leur nudité rivale.
Diane , de ton sein l'écharpe virginale
Se soulève ; ton front et s'indigne et rougit.
Dans les airs aussitôt une voix retentit :
1
•Beauté devient plus belle alors qu'elle est modeste;
Rendez la pomme d'or à la Pudeur céleste . >>
Citer m'a paru la meilleure manière de faire connaître
cette production dont la hardiesse me paraîtrait justifiée,
quand bien même elle ne contiendrait pas d'autres bons
vers que ceux que j'en ai tirés ; mais quoiqu'ils ne soient
Cc 2
404 MERCURE DE FRANCE ;
pas pris au hasard, comme on le dit un peu trop souvent
, je puis assurer que j'aurais facilement trouvé au
moins autant de morceaux à ajouter aux premiers . Je
n'ai point dissimulé les défauts qui m'y ont frappé. J'en
pourrais relever quelques autres si j'entrais dans plus de
détails ; mais je les crois de nature à disparaître facilement
dans un second travail; il me semble que tous les
amis des vers doivent désirer comme moi que M. Chaussard
s'en donne la peine , et que cela seul autorise à lui
en présager le succès . GINGUENĖ.
-
L'AMOUR MATERNEL , poëme en quatre chants ; par
Mme B*****. Un vol . in- 18 , grand raisin . -Prix ,
1 fr. 50 c . , et 1 fr. 80 c. franc de port . - AParis ,
chez Michaud frères , imprimeurs-libraires , rue des
Bons-Enfans , nº 34. 1
AUTREFOIS , lorsqu'un auteur mettait au jour un ouvrage
, il était rare qu'il ne le fit pas précéder d'un bout
de préface ou d'avertissement , dans lequel il ne manquait
jamais de se jeter aux pieds de ses lecteurs , et de
réclamer toute leur indulgence. Les choses ont bien
changé depuis ce tems-là ! Les préfaces sont toujours à
lamode ; mais le ton en est fort différent. Ce sont quelquefois
de longues dissertations dans lesquelles un auteur
, enflé d'amour propre , vous entretient avec une
sorte de fierté de son talent et de sa personne : souvent
aussi ce sont de violentes diatribes dirigées contre tels
ou tels censeurs . Les femmes elles -mêmes , à qui la douceur
et la modestie conviennent si bien , ne craignent
pas , en de certaines occasions , de prendre de pareils
airs , et l'on oubliera difficilement la conduite que tient
assez fréquemment une dame fort connue , de beaucoup
d'esprit , mais qui ne saurait vivre un instant sans avoir
quelque chose à démêler avec ses critiques. Dernièrement
encore , à propos d'une compilation médiocre
et qu'on ne lui pardonnera jamais , ne l'a-t-on pas vue
chercher querelle à des littérateurs d'un mérite distingué
, aux avis desquels elle ferait très-bien de se mon-
,
NOVEMBRE 1811 . 405
trer docile , et dont elle devrait sur-tout respecter l'opinion
?
De semblables reproches s'adresseront- ils un jour à
Mme B***** ? C'est ce que je ne puis prévoir. Elle se
présente dans la carrière avec beaucoup de défiance et
de candeur ; elle prétend bien moins à des éloges qu'a
des encouragemens et à des conseils . Tant de modestie
est sans doute très-sincère , et je ne pense pas que je
doive craindre de m'exposer à son ressentiment , en
m'expliquant avec franchise sur le poëme qu'elle offre
au public. Je la prierai cependant de ne point s'effrayer.
Je ne viens pas avec l'intention de censurer
amèrement son ouvrage : je sais les égards que l'on doit
aux dames , et personne ne m'accusera , dans cette circonstance
, d'y avoir manqué .
Tout le monde connaît le poëme de M. Millevoye sur
l'amour maternel. Mme B***** nous assure qu'elle ne
le connaissait pas encore quand elle a commencé le sien :
peut-être ne dit- elle pas ici la vérité. Je crois , au contraire
, qu'elle le connaissait très-bien , qu'elle l'avait lu
et relu ; mais comme les productions de M. Millevoye ne
sont pas marquées du sceau de la perfection , elle a
pensé qu'elle pouvait , sans inconvénient , s'essayer sur
un sujet déjà traité par lui. Malheureusement pour Mme
B***** , elle est restée fort au-dessous de M. Millevoye ;
son petit poëme présente peu d'invention , peu d'intérêt
; mais des détails gracieux , des sentimens doux et
honnêtes qui pourraient quelquefois être exprimés d'une
manière moins faible et moins commune,
Après une courte invocation à la tendresse maternelle ,
Mme B***** entre en matière par la peinture des agitations
qu'éprouve une jeune épouse qui attend vainement
le bonheur d'être mère . Ce qui ajoute encore aux tourmens
de cette jeune épouse , c'est l'indifférence et la
froideur de son mari .
Autrefois , orgueilleux du bonheur de lui plaire ,
Près d'elle chaque peine était alors légère .
Sans cesse il la cherchait , maintenant il la fuit ....
Ah ! d'un stérile hymen voilà le triste fruit ! .....
406 MERCURE DE FRANCE;
Enelle il ne voit plus cette épouse féconde
Sur qui chaque projet et chaque espoir se fonde :
Isolé sur la terre , il doit vivre et mourir
En comptant tristement des jours sans avenir.
Il faut avouer que voilà un époux bien peu raisonnable
, et qui se hâte furieusement de perdre l'espérance
d'avoir des enfans . Un autre , à sa place , examinerait
que sa femme a tout au plus dix-sept ans , que ce qui
n'arrive pas à la première ni à la seconde année de mariage
, peut se présenter à la troisième , et il n'en serait
que plus vif et plus empressé auprès de l'objet que son
coeur a choisi ; mais non , l'époux de Phrosine s'attriste
et se décourage : Mme B***** va même jusqu'à lui reprocher
de dormir en paix à côté de sa femme. Le reproche
est sanglant , il faut en convenir. Est-il bien fondé ?
c'est ce que je n'accorderai pas à Mme B***** , puisqu'à la
fin Phrosine devient enceinte , et que quelques pages
plus loin , elle met au monde une fille qui reçoit en
naissant le nom de Zélis . Cet heureux évènement ramène
au milieu des deux époux la joie et les plaisirs , et termine
le premier chant du poëme.
Dans le second chant , l'auteur plaide en faveur de
l'hymen. Ce n'est point un joug dur et pesant , comme
sele figurent quelques libertins : c'est une chaîne aimable
et fortunée , dans laquelle les coeurs honnêtes et sensibles
peuvent goûter des douceurs infinies . Mme B*****
représente ensuite Phrosine occupée entièrement de
l'enfance de sa fille, et lui prodiguant tous les soins d'une
tendre mère .
Dans le troisième chant , Zélis a atteint sa quinzième
année. Instruite à toutes les vertus , on les lui voit pratiquer
sous les yeux de Phrosine .
Dans le réduit obscur où le pauvre honteux
Dérobe sa misère aux regards curieux ,
Et gémit sur le sort de sa triste famille ,
Phrosine quelquefois accompagne sa fille ;
Et long-tems attendu ce jour si désiré
Est au coeur de Zélis plus cher et plus sacré .
Avec timidité je la vois qui s'avance ,
Elle soupire à peine et garde le silence ,
NOVEMBRE 1811 . 407
Jette un triste regard sur ces murs dépouillés .
Et sur elle soudain baissant ses yeux mouillés ,
Contemple en rougissant sa parure légère ,
Etconfuse se presse à côté de sa mère ;
Cependant elle avance , et son oeil suppliant ,
Semble implorer un don , en offrant un présent.
Enfin Zélis fait sa première communion , et dans le
quatrième chant sa mère l'amène à Paris , avec le projet
de la marier . A son arrivée dans la grande capitale ,
Zélis tombe malade. Phrosine tremble pour les jours de
sa fille ; mais
Tant d'amour et de soins auront leur récompense ,
La crainte sans retour le cède à l'espérance ,
Le délire a cessé , la fièvre a disparu ,
Sur ce livide front les lis ont reparu ;
Zélis retrouve enfin la parole et la vie ,
Et déjà dans les bras de sa mère ravie
Lui paie en un instant un siècle de douleurs.
Phrosine la contemple et l'inonde de pleurs ;
Les cieux se sont ouverts , un bonheur sans mélange ,
Lui vient d'être apporté sur les ailes d'un ange.
Pour célébrer l'heureux rétablissement de sa fille , la
tendre Phrosine apprête une fête brillante. Le jour fixé
arrive. Zélis voudrait pouvoir éviter tous les yeux ; mais
comment parvenir à s'y soustraire ?
Une aimable et bruyante jeunesse ,
En ce lieu réunie , autour d'elle s'empresse ;
Tous les coeurs à l'envi lui demandent des fers..
Parmi les voeux secrets qui lui furent offerts ,
Phrosine a distingué de sa plus tendre amie
L'unique rejeton. •
Charles est le nom de cet aimable jeune homme. II
est prudent , sage , modeste ; il a su se garantir des
écueils que le monde présente à chaque pas ; il est de
plus possesseur d'un héritage immense : son mariage
avee Zélis est aussitôt arrêté. Le jeune couple est conduit
à l'autel ; il y prononce le serment de toujours
408
MERCURE DE FRANCE ,
:
s'aimer , et bientôt après toute la famille abandonne
Paris .
Onrevient sous le toit antique et révéré
Qu'une suite d'aïeux ont toujours illustré ;
C'est là que désormais , au sein de sa patrie ,
Entre un fils de son choix , une fille chérie ,
Et de leur tendre hymen les gages précieux ,
Phrosine va couler des jours délicieux .
Cependant, au milieu de toutes ces jouissances , l'impitoyable
mort vient fermer les yeux de Phrosine. Ce
triste tableau finit le quatrième chant . Et voilà ce que
Mme B ***** appelle un Poëme sur l'Amour maternel ! Me
sera-t-il permis de lui demander si elle n'est pas un peu
dans l'erreur ? Je l'inviterai néanmoins à ne pas se décourager
. Si l'ensemble de son poëme n'offre rien de bien
satisfaisant , je puis dire que ses vers ont du naturel et
de la facilité. On reconnaît en elle une femme d'esprit
et d'un sens droit : avec des qualités aussi précieuses ,
un peu plus d'expérience et d'habitude d'écrire , que ne
doit-on pas espérer !
P***
Conseils d'un sage littérateur à un jeune auteur , ou Lettre
de M. D. à M. R.
C'EST maintenant , Alphonse , que le monde s'ouvre
pour vous ; votre vie presqu'entière vous appartient encore .
Mon âge , et l'intérêt que je dois prendre au sort d'un
neveu , me portent à vous faire part de mes observations .
Il est vrai que la raison pourrait suppléer à l'expérience ;
mais ce n'est qu'en faisant un choix dans les conséquences
qui résultent des réflexions des autres , ce qui suppose
toujours qu'une expérience quelconque est indispensable ,
et que pour voir les choses telles qu'elles sont , il faut les
avoir observées long-tems . Voyez-les donc par mes yeux ,
si vous voulez les considérer sous un aspect qui vous soit
utile . Pour arriver au but, il faut marcher, dès les premiers
pas , dans des voies sûres. Le terme que nous nous proposons
s'éloigne assez sans que nos erreurs nous en détournent
, et le tems , ou le courage , nous manquent
plutôt que vous ne croyez peut-être.
1
NOVEMBRE 1811 : 409
Vous voulez écrire , ou bien , pour me servir d'une
expression neuve , vous voulez entrer dans la carrière des
lettres. Je n'ai rien à objecter contre une résolution déjà
prise ; mais voyons quels principes vous la feront suivre
d'une manière plus heureuse.
Une considération se présente d'abord , c'est la nécessité
de choisir entre l'une ou l'autre renommée . Votre nom
peut briller de votre vivant ou subsister dans l'avenir :
pesez bien ces divers avantages . Vous êtes jeune , de
grands mots pourront vous séduire ; mais distinguez du
moins ; il y a gloire et gloire , et une ame qui se croit magnanime
, peut n'être que dupe . N'écrire que des choses
utiles , propager les vraies lumières , contribuer à maintenir
l'ordre , à perfectionner la morale , enfin s'attacher à servir
les hommes ; ces vues seraient fort louables , mais les idées
qu'elles supposent appartiennent à d'autres tems , et il convient
, avant tout , de regarder où l'on est. En travaillant
seul , que peut-on produire? Après quelques années vous
seriez détrompé , vous regretteriez le tems perdu , vous
sentiriez que la vie est trop courte pour en consacrer une
partie à de telles chimères. Le talent soutenu par de certaines
précautions peut vous illustrer ; les intentions les
plus estimables ne vous donneraient pas trente lecteurs .
Il vous faut un nom : l'avoir est le point essentiel . Quand
vous aurez fait tout ce qui , dans la théorie , devraitle rendre
célèbre , s'il arrive qu'il ne le soit point , comment prouverez-
vous qu'il eût mérité de l'être ? C'est à la renommée
que vous devez vous attacher directement , mais en n'oubliant
pas qu'il est presqu'indispensable d'opter . Espérerezvous
concilier de prompts succès et l'estime de l'avenir ,
obtenir la vogue et conquérir l'immortalité ? Cette réunion,
difficile en tout tems , est réputée impossible à de certaines
époques . La postérité laisse dans la poussière des vieux
siècles tout ce qui ne lui montre point quelque trace d'un
art profond ; mais écrivez parmi nous avec cette profondeur
, et vous verrez quelle parfaite indifférence va remplacer
, dans le public, son engouement ordinaire pour
une historiette agréablement contée. Choisissez donc ou
de plaire à vingt peuples lorsque vous ne serez plus , lorsque
vous aurez péniblement consumé la vie dans l'incertitude
même de votre réputation future , ou de mourir pour toujours
au moment où vous quitterez la terre , mais après
avoir fait sensation ; mais après avoir entendu circuler au
410 MERCURE DE FRANCE ,
tour de vous ce bruit flatteur qui suit les pas d'un homme
connu de tous les libraires , et couronné par dix académies .
Si vous suivez ce dernier parti , ( or vous le préférerez
sans doute ; on aime à jouir , et l'on ne peut guères prendre
d'autre tems pour cela que celui où l'on est vivant , ) si
donc vous voulez réussir, portez en ce genre vos prétentions
très-haut , mais ne les annoncez pas indiscrètement . Employez
d'abord , et lorsqu'il serait encore facile de vous
écarter des rangs , autant de prudence et de réserve pour
ne point donner l'alarme , que vous montrerez ensuite
d'audace et que vous déploierez de mmooyyens quand vous
serez bien établi , quand il ne sera plus possible de vous
détruire.
Dans les premiers tems sur-tout il s'agit moins de travailler
bien que de vous conduire sagement , et les opinions
littéraires que vous professerez seront peut-être plus
importantes que vos ouvrages mêmes . Vous vous attacherez
à l'un des partis dominans ; si vous aimez l'autorité ,
vous serez complaisant et souple : ce n'est que par une conduite
modeste que l'on s'élève sûrement aux premiers degrés
. Docile aux vues des chefs d'une cabale littéraire ,
yous les forcez à louer vos principes , à vanter vos talens ,
et pourvu que le public entende prononcer votre nom tous
les jours , il importe assez peu d'où cela vienne , le mérite
d'un auteur connu devientà ses yeux un mérite reconnu ;
mais toute célébrité sera étouffée dès sa naissance , si elle
n'est point utile à l'une des deux factions principales dont
les perpétuelles hostilités font du champ littéraire une arêne
souvent curieuse et quelquefois trop sanglante . Redoutez
les conseils dangereux d'une vaine délicatesse; elle peut
donner des noms vils à des moyens dont la fin est pourtant
louable , mais quel fruit retirerez-vous de ces pernicieuses
leçons ? Si vous n'êtes point dévoué à l'un des deux
partis , au lieu d'avoir seulement l'autre contre vous , vous
les aurez infailliblement tous deux. Que leur opposerezvous
alors ? De l'impartialité ou du génie apparemment !
En effet , si vous aviez mille ans à vivre , cela ne serait pas
tout-à- fait absurde , etje ne conteste point que neuf ou dix
siècles de persévérance ne pussent avoir des résultats inconnus
dans notre courte durée .
Croyez-moi , si vous ne voulez vous perdre; croyez-moi ,
des principes trop sévères en ont perdu bien d'autres, L'esprit
de parti est vraiment naturel aux hommes : celui qui
e vous voit pas au milieu de ses amis se persuade néces
• NOVEMBRE 1811 . 41
* sairement que vous appartenez à ses ennemis, et la supposition
même que vous soyez étranger à toute brigue ne saurait
entrer dans sa pensée. Vous aliénerez donc de vous
quiconque est , à son propre avis , un littérateur du premier
ordre ; c'est , de compte fait , dans le tems où nous sommes ,
mille ennemis qui vous accableront de concert.
Soumettez-vous sans peine ; vous vous dédommagerez
unjour de cette feinte docilité . Vous verrez , ô consolante
perspective ! vous verrez ceux que vous aurez servi se ranger
d'eux-mêmes à votre suite , et s'empresser sur vos pas .
Pour qu'un tel moment ne tarde point trop , il sera bon que
sans s'écarter de la trace qu'on vous montre , votre démarche
ait quelque chose de particulier . Même au nom d'un
autre , soyez vous ; en un mot , ayez une couleur : il faut y
songer d'avance et préparer un point de ralliement ; mais le
choixdecette couleur est difficile , caril est des ménagemens
àgarder. Par exemple , n'affectéz point en littérature d'opinions
hétérodoxes sur des objets importans; véritable ou
fausse, la doctrine consacrée est à jamais respectable. Si
vous avez une autre pensée , taisez-la; du moins , ne la dites
qu'en secret. Moi-même , un jour , j'entendis la lecture
d'une ode qui me parut aussi belle que les meilleures odes
de Rousseau ; je l'avouai tout simplement à l'auteur , nous
étions seuls . Un tiers survient , et la discussion se prolonge
; je soutiens alors que depuis J. B. on n'a rien fait
de semblable à l'Ode à la Fortune. Ce n'est point fausseté ,
c'est prudence : irai -je m'exposer aux suites d'une dispute
littéraire surun point aussi sérieux , et me placer gratuitement
dans l'alternative ou de me compromettre , ou de
faire des efforts inouis pour amener le public à mon avis ?
Fallût-il perpétuer quelques préventions , quelques erreurs
même, il est indispensable de se faire la réputation d'un
homme dont l'esprit est solide etle goût épuré : ce goût sûr,
cef esprit juste , c'est le goût et l'esprit du tems où l'on vit ,
puisque l'on n'est approuvé que par les gens dont les idées
- et les penchans sont ou peuvent facilement devenir conformes
aux nôtres . Il en résulte que l'opinion du siècle doit
décider jusqu'à un certain point de vos principes religieux ;
- et vous remarquerez facilement que cette condescendance
ne va pas jusqu'à l'hypocrisie , que vous ne dites pas pour
vous ce que vous dites pour les autres ; que vos écrits
s'adressent au public , mais que votre façon d'agir est à
us.
Louez , louez souvent; cela fait un bon effet : vantez
412 MERCURE DE FRANCE ,
beaucoup , non pas les vivans qui deviendraient peut-être
de dangereux rivaux , si l'on travaillait à leur élévation sans
réserve et sans arrière-pensée , mais les anciens , toujours
les anciens , ce qui dans le fond ne coûte pas beaucoup à
P'orgueil ou à l'envie , et ne saurait ni vous nuire à vousmême
, ni mécontenter personne. L'on est alors approuvé
soit par la génération qui commençant à passer elle-même,
commence à aimer le passé , soit par ceux d'entre les
jeunes gens qui veulent faire paraître un goût réfléchi , et qui
partagent les opinions des hommes graves , en aspirant à
partager leurs places avant l'âge , soit enfin par plusieurs
littérateurs qui ayant échoué trop publiquement, ou même
dans le secret , se sont insensiblement convaincus que de
nos jours nul ne fait , ni ne fera rien de bon.
Il est des occasions qui nous forcent à parler de nousmêmes
; l'usage veut que ce soit avec une modestie craintive
, qu'une nuance de fierté peut néanmoins tempérer
avec le tems . Gardez-vous de croire qu'on puisse agir ici
naturellement , et exposer à tous les yeux ce qu'on sent,
ce qu'on éprouve ; au contraire rien ne demande plus d'art.
Il faut parler humblement de ses faibles talens , des bornes
de ses lumières , de la seule pureté de ses vues , rajeunir
néanmoins ces vieillès expressions , et sur-tout avoir soin ,
comme on l'a toujours eu , de faire concevoir de soi-même
une idée, imposante doucement insinuée par ce touchant
abandon . Je vous entends m'observer que l'on ne séduit
guère ainsi que les sots. Ah ! mon cher Alphonse , les sots
veulent absolument qu'on les séduise : quelle cruelle fantaisie
de les déranger dans leurs habitudes ! Et puis , s'ils
se fâchent , en savez-vous le nombre ?
Principe général : ne point se passionner pour la vérité.
On l'aime , soit : mais l'on s'aime aussi soi-même; nesaurait-
elle nous plaire sans nous rendre enthousiastes ? La
prudence est le premier conseil de la sagesse. Voyez les
anciens : Ulysse était-il franc ? Non ; Ulysse était sage . Il
estbon de connaître la vérité pour s'arranger en conséquence
; mais trop rigoureusement suivie , elle ne vous
menerait à rien. Je ne dis pas , assurément , qu'il convienne
de s'en écarter d'une manière visible : mais enfin ,
voyez-vous , la vérité exacte n'a pas de latitude , c'est une
ligne moyenne sur laquelle personne ne marche ; vous iriez
seul , c'est perdre ses pas ; vous ne rencontreriez point sur
une trace si étroite quelque passion à servir , et cependant
cela seul abrège la route: Entretenir la passion dans les
NOVEMBRE 1811 . 413
autres, et lui commander chez soi-même , c'est , en tout
genre , un excellent moyen pour gouverner les hommes ;
si vous calculez de sang-froid les ressorts qui peuvent les
agiter, leurs propres mouvemens vous conduiront à votre
but.
Avotre âge , on est trop porté à croire que ce qui devrait
être existe en effet . Désabusez-vous promptement de cette
erreur, que la parole doive servir habituellement à expliquer
ce qu'on croit être la vérité , en sorte qu'à l'exception
de quelques fourbes qui , dans les affaires d'intérêt , argumentent
contre leur persuasion intime , chacun userait
sincèrement de l'art de bien exprimer ses idées , afin de
rendre plus sensihle aux yeux des autres l'évidence qui
frappe les siens . Je ne conteste point que ce n'ait été l'usage
peut-être au tems de Saturne; mais , sous le règne de son
fils , Mercure a obtenu de l'influence sur nos moeurs : il veut
que l'éloquence ne soit qu'une manière de disserter en
faveur d'une cause de quelque nature qu'elle soit ; et , si
j'ai bien observé , l'on peut prétendre que sur vingt livres
estimés et sérieux , dix-neuf ne contiennent guère autre
chose que des exercices de l'art sur tel sujet donné . Historiens
, moralistes , prédicateurs quelquefois , et philosophes
trop souvent , tous , un vingtième excepté , s'exercent tellement
à nous abuser qu'ils s'abusent enfin eux-mêmes ;
tous arrangent les choses à leur guise. Docile aux préceptes
reçus dans son enfance , chacun continue à faire des amplifications
de collége , et se livre à la thèse qu'il soutient ,
comme un acteur se pénètre du rôle qu'il joue. Voulezvous
prétendre à l'honneur d'une réforme impossible ? voulez-
vous ébranler une ou deux colonnes de cet édifice toujours
ruineux et toujours réparé selon le vieux plan ? Vous
péririez sous les décombres qui serviraient de matériaux
pour en reconstruire les diverses parties dans un style aussi
défectueux.
Employez vos forces avec plus d'adresse , plus d'industrie
: ces mots n'ont rien qui doive scandaliser ; soyez
adroit non pas au détriment de vos confrères , mais pour
votre avantage personnel. C'est ainsi qu'au sujet des malheurs
publics , dont le souvenir est encore si récent , vous
parlerez avec animosité de ce qui a contribué à faire la
révolution , et même de ce qui n'y a pas contribué. M'objecteriez-
vous que c'est un soin superflu, puisqu'on n'a
pointà craindre de voir renaître ce tems-là? Vous n'auriez
pas saisima pensée. Il n'est point, ici question de l'intérêt
414 MERCURE DE FRANCE ,
public ; mais , pour le vôtre , je crois à propos que vous
paraissiez laisser échapper quelques marques d'un ressentiment
difficile à contenir ; rien ne sera plus propre à vous
faire croire du nombre de ceux qui essuyèrent alors des
pertes considérables . Il est vrai que ces hommes-là ne sont
pas les plus prompts à déclamer de la sorte; mais faites
attention que , sans chercher ici à prévenir en votre faveur
les gens qui réfléchissent , je vous parle au contraire des
jugemens de la multitude. Elle est trop méprisable , à votre
avis; ilfaut pourtant lui plaire, vous dis-je . Un triomphe
au théâtre en captiverait les suffrages ; c'est là que son
empire est visible, c'est là qu'un nom se fait en un jour.
Trois ou quatre mille applaudissemens réunis forment le
plus éclatant des éloges , et dès qu'un auteur a été l'objet
d'un tel bruit , son sort est presque assuré.
in-
Consultez néanmoins vos goûts , vos penchans , nonseulement
pour faire mieux , mais sur-tout pour travailler
avec moins de peine. Un labeur opiniâtre altère la santé ;
une santé flétrie a ses inconvéniens dans le monde , et
peut vous nuire dans des circonstances particulières . Nele
perdez jamais de vue , ce monde à qui l'on reproche tant
d'inconséquence ettant dejugemens précipités , mais qu'on
appelle pourtant le monde, parce qu'en effet ses décisions
règlent tout sur la terre . Saisissez quelque occasion favorable
, et parlez-y avec chaleur de ceux qui protègent les
lettres ; onccrrooiraque vous êtes protégé ; l'on se diratout
bas , peut-être deviendra- il puissant, et dès-lors vous apercevrez
je ne sais quoi de différent dans la manière dont on
vous lira. C'est le premier avantage que vous en retirerez ,
mais ce n'est point leseul , et les moyens que je vous
dique ont plus de fécondité : cet artifice , qui n'a rien de
coupable , peut faire naître dans l'esprit de quelque prince
l'idée de vous protéger en effet . Doutez-vous que mon stratagême
soit très-moral ? Raisonnons. De manière ou d'autre
, vous ne pouvez éviter de flatter les grands et de servir
les riches , ce qui , en vous attirant le blâme de peut-être
dix esprits moroses et sévères , vous procure les moyens
d'éblouir cent personnes aimables , dont les suffrages en
entraîneront douze cents . Eh bien ! de tout ce qui tient à
l'intrigue , la voie que je propose est la plus innocente ; saus
être qualifié d'intrigant, vous jouirez des avantages que les
intrigans se promettent , et il faut convenir que s'ils emploient
quelquefois des moyens odieux que je suis loin de
Fous conseiller, leur art,considéré sous un autre aspect , a
NOVEMBRE 1811 . 415
1
vraimentdubon; j'en entrevois les difficultés et les ennuis ,
mais enfin il fatigue moins la tête que le travail assidu sans
lequel on ne peut achever un grand ouvrage , et ses effets
sont plus stars que ceux du zèle .
Il est de nobles sentimens que l'on se voit forcé de réprimerquand
ils ont quelque chose de trop inflexible . Vous
voudriez être désintéressé , mais le serez-vous , si la raison
même ne le conseille pas ? Je crois vous avoir entendu
dire qu'il conviendrait de ne tirer aucun avantage pécuniaire
de ses écrits , à moins d'y être contraint par le malheur
, qu'alors même il y a plusieurs exceptions à faire ,
et qu'il n'est point de nécessité qui puisse tout justifier à
cet égard : toutefois quand vous y aurez mûrement réfléchi
, vous écrirez pour de l'argent ; oui , vous -même , et
voici comme vous argumenterez en deux mots . L'on a un
motifquand on agit, et l'on ne travaille que pour satisfaire
un désir quelconque , or ce que je désire , l'argent le
donne , puisqu'il donne tout : écrirais-je pour la gloire ?
mais c'est l'argent qui la donne .
Rienne vous réussira si vous ne pouvez pas faire à propos
de certains sacrifices , ou seulement laisser entrevoir que
vous sauriez donner , et si vous n'avez pas même un dîner
à proposer, une loge à partager. Cependant vous serez
accueilli jusqu'à un certain point , et plusieurs voies s'ouvriront
pour vous , parce que le désir d'obliger est universel
; mais bientôt des obstacles imprévus vous les fermeront
toutes , parce que les obstacles imprévus sont en
nombre arbitraire. Les facilités que l'argent procure conduisent
à la réputation , et celles que la réputation multiplie
accroissent les revenus : ces deux sources de prospérité
doivent couler simultanément.
Si vos débuts sont heureux , n'en perdez pas le fruit par
trop de confiance , et gardez-vous de négliger quelques avis
queje dois vous donner encore : je voudrais ne rien omettre
d'essentiel dans ce rapide exposé d'une théorie qui est trop
compliquée sans doute et trop étendue pour les bornes
d'une lettre .
Ces voix douces et trompeuses que les navigateurs entendaient
jadis dans le voisinage des écueils et des profonds
abîmes, n'étaient pas plus dangereuses , n'étaient pas plus
perfides que le murmure flatteur d'une célébrité naissante .
L'ame s'élève aussitôt et croit s'affermir en concevant de
brillantes espérances , elle s'agrandit pour cette destinée
peucommune , elle se persuade que la flamme du génie .
416 MERCURE DE FRANCE ;
peut luire dans des régions sublimes . Sublime est votre
mot , j'en suis sûr : eh bien ! mon cher , c'est précisément
ce qui peut vous réduire à faire une humble figure sur la
terre. Tout est perdu , si vous prétendez mériter qu'on
vous admire : rendez-vous agréable au contraire etvous
serez estimé , faiblement peut-être , mais unanimement.
,
Voulez-vous plaire ? fréquentez les salons. Si vous n'y
paraissiez point , votre nom mis à vos ouvrages , passerait
pour un nom supposé ; l'on chercherait à deviner parmi les
auteurs à la mode l'auteur du livre que vous publieriez . Je
yeux que l'on puisse enfin connaître votre vie retirée , l'inconvénient
ne sera pas moins grand , et rien ne paraîtra plus
suspect . Le moyen de croire en effet , qu'un auteur qui ne
dînerait que chez ses amis , qui ne chercherait aucune protectrice,
eett qui ne s'attacherait à aucun parti , pût agir de
la sorte , d'après ses principes et son caractère , et saus
avoir l'intention d'en être d'autant plus remarqué ! Vous
n'êtes pas avec , vous êtes donc contre nous , dira-t- on;
nous ne vous rencontrons pas dans l'antichambre des
hommes puissans , nous sommes donc justement convaincus
que vos opinions secrètes ne tendent qu'au renversement
de la société . Vous recueillerez d'ailleurs dans les
salons des applaudissemens d'un augure favorable , et vos
ouvrages connus avant de paraître , se seront d'avance assuré
des lecteurs . Cet avantage est inappréciable , et le
livre d'un homme du métier qui a fait de prudentes lectures
, doit l'emporter sur ceux d'un homme de génie qui
laisserait au libraire le soin d'annoncer les siens .
Voulez-vous plaire ? remplissez les vôtres , non pas de
ce qui engagerait vos lecteurs à réformer leur vie , mais de
tout ce qui peut la leur faire trouver bonne telle qu'elle est .
Ily auraitde la maladresse à leur parler de la rendre plus
heureuse ; ils cesseraient de vous lire : ainsi votre ouvrage
inutile , pour vous , le serait aussi pour eux. Peignezleur
tout en beau ; par-là vous ne leur ferez également
aucun bien , mais du moins vous vous en ferez à vousmême
; l'on vous lira , l'on vous approuvera. Délassemens
, plaisirs , ouvrages d'agrément , c'est l'affaire la plus
sérieuse de la société ; ce qui est vrai pour elle aujourd'hui ,
c'est ce qui est gai ; jamais on n'a mieux senti , je pense ,
que l'art de vivre est celui de s'amuser.
Voulez-vous plaire ? livrez-vous sur-tout à la poésie .
Maintenant la prose est pour ainsi dire déplacée ; il semble
toujours qu'elle prétende instruire, Le vers , plus agréable ,
:
NOVEMBRE 1811 . 43
ne veut qu'amuser , et l'on s'y livre sans crainte , sachant
que le poëte ne cherche que l'art ; mais la prose la plus
légère inspire toujours quelque défiance , elle pourrait toutà-
coup devenir raisonnable , et dès-lors préparer de nou
veau ces calamités dont les Montesquieu, les Mably , les
Condillac ont été les vérifables artisans . Si toutefois vous
écrivez en prose , si vous donnez même dans le genre sérieux
, car effectivement cela servirait à prévenir la monotonie
, et l'on ne saurait s'opposer tout- à-fait à la diversité
des penehans , si donc ce lot malheureux vous tombe en
partage , n'allez pas y mettre une
nature a pu vous faire profond , mais pour dissimater un
tel défaut , n'écrivez que sur les sciences précisément dites:
il est permis encore d'être un vrai savant , hatez-vous den
profiter, on ignore si cela durera; mais dans toutle reste ,
peu de raison, fort pen. Gardez le silence si vous ne savez
pas être frivole , et n'allez point suivre les traces de ces
graves insensés que , soit par obstination, soit seulement
par habitude , l'on regarda si long-tems comme des sages
Si vous les en croyez eux-mêmes , rien n'est plus noble
ou plus utile que le ministère qu'ils aspiraient à remplir ; si
vous consultez l'histoire , des faits nombreux paraissent
confirmer leurs prétentions : mais , au fond , qu'est-ce que
eela prouve ? Que l'histoire aussi peut nous tromper. Ce
que nos principes ne sauraient admettre n'est sûrement
pas arrivé. Plusieurs écrivains d'ailleurs ont étrangement
abusé de la philosophie dans des tems voisins de nous; à
plus forte raison tous doivent en avoir abusé dans les
siècles éloignés et moins bien connus : vous le voyez , on
ne saurait guères répondre à cela. C'est pourquoi je vous
conseille fort de ne pas imiter ces sortes de gens , et même
de ne pas les lire , afin de les mépriser plus facilement.
Attachez-vous à ce qui est positif; fuyez en tout l'idéal ; la
contemplation de l'idéal peut conduire dans le vague , et
même dans la région des chimères , donc l'idéal est essentiellement
mauvais . Toujours du positif, je le répète : les
fleurs ne seront belles désormais que dans un jardin botanique
, ou dans l'atelier d'un Van-Dael .
importance surannée La LA
SET
Voulez-vous plaire enfin , et plaire au grand nombre ?
flattez notre penchant naturel à nous occuper uniquement
de nos intérêts les plus directs , à n'étudier que nous
mêmes . C'est un instinct conforme aux lois générales ;
si j'étais fabuliste , si , dans mes vers , les lièvres savaient
peindre , il y aurait toujours dans leurs paysages un gîte
Dd
418 MERCURE DE FRANCE ,
sur le premier plan. Il faut tont rapporter à soi-même,
et pour un lièvre un tableau sans lièvres serait dénué de
tout intérêt. Si donc il vous arrive , je le suppose ,
de décrire l'heureuse matinée d'un beau jour , la douce
harmonie des terres que le soleil commence à éclairer ,
des eaux qu'il colore, et des forêts dont il semble épaissir
les ombres , les nuages brillans qui s'élèvent , le brouillard
léger qui roule dans la prairie , et cette fraîche émanation ,
cette odeurplus suave que tous les parfums qu'exhalent de
toutes parts les champs et les bois , ne manquez pas , pour
nous intéresser , d'introduire dans ces paisibles lieux un
homme d'esprit qui sache exprimer , en rimes savantes ,
les plus ingénieux caprices d'une ardeur amoureuse , et
que sur-tout il n'aille point , follement enthousiasmé des
splendeurs de la nature , oublier les moindres délicatesses
de la manière actuelle et le goût particulier des maisons
où il désire être admis .
(Article communiqué par M. de SEN**. )
VARIÉTÉS .
NOUVELLES LITTÉRAIRES . - La troisième Classe de l'Ins
titut de Hollande ayant appris par le Courrier Royal du
2 septembre 1809 , qu'un laboureur avait trouvé dans un
champ près de Monte-Rosi , une médaille qu'on jugeait
être la plus antique de toutes celles qui sont connues , et
qu'on rapportait anx tems de Servius Tullius , a fait faire
d'exactes recherches pour s'assurer de la rareté et de l'antiquité
de cette pièce. Elle s'est adressée à son correspondant
, le chevalier de Galdi , alors intendant à Naples , et
lui a demandé tous les éclaircissemens qu'il serait à même
de lui communiquer sur cet objet. M. de Galdi a envoyé à
cet effet , à la troisième Classe , un dessin très-fidèle et de
la grandeur de la médaille , d'après lequel on a pu juger
de sa forme véritable . La Classe a été bientôt convaincue
que cette pièce était loin d'être aussi inconnue et aussi rarę
qu'on l'avait prétendu. C'est simplement un as romain ,
exactement conforme à celui du Cabinet de la bibliothèque
de Sainte-Geneviève , qui a été décrit par le Père Claude
de Molinet , et dont Montfaucon a reproduit le dessin
dans son Antiquité expliquée , tome III, première partie,
page 155.
NOVEMBRE 1811. 419
"
-La Société de Teyler , à Harlem , a proposé , pour
Fannée 1811 , les sujets de prix suivans : « Par quelle cause
doit- on expliquer la longue durée de l'Empire chinois qui,
> d'après les calculs également judicieux et modérés de
> M. de Guignes , offre un phénomène unique dans l'histoire
du monde ? Le prix est une médaille de la valeur
de 400 florins hollandais. Les mémoires doivent être envoyés
avant le 1er avril 1812. La question proposée en 1809
est de nouveau remise au concours. Le terme pour l'envoi
des mémoires est fixé au 12 avril 1812. La Société demande
pour cette année : que l'on détermine par des observa-
> tions nouvelles et par la comparaison de celles qui ont
» déjà été faites , ce qu'il y a d'incontestable dans tout ce
» qu'on a avancé sur l'organisation des plantes , et spécia-
>>lement surla structure et les fonctions de leurs vaisseaux;
» qu'on indique avec précision ce qu'il y a encore de dou-
> teux, et les procédés qu'on pourrait employer pour acqué-
> rir plus de lumières sur ces divers objets . On devra
consulter les anciens ouvrages de Grew , de Malpighi , de
Duhamel, etc., les écrits plus récens d'Hedwig , de Mirbel,
de Sprengel , et d'autres , ainsi que les mémoires déjà couronnés
par la Société , de MM. Rudolphi , Link et Tréviranus
. La Société désire qu'on accompagne de dessins les
mémoires qu'on lui adressera . Ces mémoires peuvent être
rédigés en hollandais , en latin , en français , en allemand ,
ou en anglais. Ils doivent être adressés à la Société avant
le 1 avril 1812. Les prix seront décernés avant le 1" novembre.
SOCIÉTÉS SAVANTES .
-
er
SOCIÉTÉ PHILOTECHNIQUE DE PARIS . Cette Société paraît redoubler
de zèle pour l'intérêt des arts et de la littérature , sa séance
publique du 17 novembre dernier en est une nouvelle preuve. Elle
avait à décerner deux prix , l'un d'éloquence dont le sujet était l'Eloge
du Poussin. M. Joseph Lavallée , l'un des secrétaires perpétuels ,
dans son rapport sur le concours , a fait voir que si le sujet présentait
des difficultés par la réunión des connaissances qu'il exige , elles n'étaient
cependant pas insurmontables , et lui-même , dans un exposé
rapide des talens et de la philosophie du Poussin , a donné en quelque
sorte aux concurrens l'exemple avec le précepte sur la manière de
haiter le sujet.
M. de la Chabeaussière , dans le rapport sur le concours de poésie,
Dd 2
420 MERCURE DE FRANCE ,
adû consoler les concurrens vaincus par la manière dont il a cité et
fait valoir quelques beautés des différens ouvrages. Son but était sans
doute de consoler à-la-fois et d'encourager les athlètes qui n'avaient
point atteint cette fois la palme' du triomphe. Il a annoncé que le prix
avait été décerné à M. Auguste Fabre le jeune , frère de M. Victorin-
Fabre , déjà si connu par des palmes académiques ; et l'accessit à
M. André de Murville , littérateur et poëte , également connu par des
succès littéraires en plusieurs genres .
Quelques personnes ont paru préférer les fragmens de l'accessit à
lapièce couronnée; c'est sans doute faute d'avoir réfléchi qu'il faudrait
lire les deux ouvrages entiers pour les comparer avec justice ,
et qu'un fragment a toujours de l'avantage sur une pièce entière.
MM. Pigault-le-Brun et Bouilli ont été entendus avec beaucoup de
plaisir , l'un dans un conte philosophique en prose , intitulé : Tout
n'est pas mal , dont le style fin et spirituel a fait rire; et l'autre dans
une anecdote intitulée : la Robefeuille-morte de Mme Cottin , extraite
d'un ouvrage nouveau qui va paraître et qui est intitulé : Conseils à
mafille , pour faire suite à ses contes ; le succès que cette lecture a
obtenue est le présage de celui qu'obtiendra sans doute le livre entier.
On y reconnaît la touche morale , spirituelle et sensible de l'auteur
des contes .
M. de la Chabeaussière a lu trois de ses apologues en vers , librement
imités de Saadi : on s'accorde à les trouver d'un style agréable
etd'unbon choix .
M. Raboteau a lu un conte en vers intitulé : La Comète et le Moniteur,
qui par sa gaîté et l'agrément du style a terminé avec grâce
cette séance intéressante .
Mlle Paulin et M. Nourrit , par leur chant , M. Lebon avec son
beau talent sur le violon, ont paru compléter la satisfaction du public.
Voici le programme des prix pour 1812.
PRIX D'ELOQUENCE. - Le sujet de ce prix est l'Eloge de Nicolas
Poussin.
La Société désire que cet Eloge soit environ d'une heure de lecture.
PRIX DE POÉSIE .- Ce prix sera adjugé à une pièce de vers dont
le sujet est le Triomphe de Molière , ou la Représentation de Tartuffe.
Le genre du poëme est laissé au choix des auteurs .
Tout ouvrage destiné au concours doit avoir cent vers au moins ,
et trois cents au plus .
Conditions du Concours .
Toute personne , à l'exception des membres résidans de la Société,
est admise à concourir.
NOVEMBRE 1811 . 421
Aucun ouvrage envoyé au concours ne doit porter le nom de l'auteur
, mais seulement une sentence on devise. On pourra y attacher
unbillet séparé et cacheté , qui renfermera , outre la sentence ou
devise , le nom et l'adresse de l'auteur. Ce billet ne sera ouvert que
dans le cas où la pièce aura mérité le prix.
Les ouvrages destinés au concours seront adressés au secrétaire de
la Société Philotechnique , Musée des Monumens Français , rue des
Petits-Augustins . Le commis au Secrétariat en donnera des récépissés.
Les concurrens sont prévenus que la Société ne rendra aucune des
pièces qui auront été envoyées au concours . Il est superflu sans doute
d'avertir qu'elle ne peut admettre que des ouvrages écrits dans la
langue nationale.
Leterme prescrit pour l'envoi des pièces destinées au concours est
fixé au premier août 1812 : ce terme est de rigueur.
Les prix d'Eloquence et de Poésie seront , pour chacun , une médaille
d'or de 300 francs . Ils seront décernés dans la séance publique
du mois de novembre 1812 .
La commission administrative de la Société délivrera la médaille
au porteur du récépissé ; et , dans le cas où il n'y aurait point de récépissé
, la médaille ne sera remise qu'à l'auteur même , ou au porteur
de sa procuration .
-
SPECTACLES . Théâtre de l'Opcra- Comique. — L'Enfant
prodigue , opéra en trois actes .
Un homine de mérite trouve-t-il un sujet heureux , s'il
le traite avec quelque succès , bientôt se présente une foule
d'imitateurs , chacun s'empare du fonds , et modifiant les
détails à sa guise , reproduit le même ouvrage sous une
forme différente . De tems immémorial cet usage est établi
dans la république des lettres. Loin de le blâmer , ily faut
applaudir , dans ce siècle de misère , lorsque l'esprit d'imitation
s'attache , comme ici , à un bon modèle , et montre
assez d'art , de talent et de goût pour ne point le défigurer.
• Le nouvel opéra est entiérement pris dans le poëme de
M. Campenon. Il n'y a de différence que celle exigée par
le genre ; du reste , mêmes incidens , mêmes personnages
. L'Enfant prodigue a quitté depuis long-tems la tento
paternelle pour le séjour de la superbe Memphis . Chaque
jour son absence est un nouveau sujet de larmes pour la
tendre Nephtale sa mère , pour la sensible Jephtèle , jeune
fille élevée parmi les pasteurs de la terre de Gessen , et
า
422 MERCURE DE FRANCE ;
dont le volage Azael a su toucher le coeur. Ruben , som
vieux père , son frère Pharan , toute la tribu , enfin , dé
ploreut ses erreurs , gémissent de son éloignement et font
des voeux pour son retour. Telle est la situation des divers
personnages dans l'avant-scène .
Au premier acte , l'impétueux Pharan déclare son
amour à Jephtèle et n'en éprouve que des refus . Ainsi
commence à se former le noeud de la pièce ; ainsi se préparent
les scènes les plus intéressantes de la fin . Peut-être
l'auteur de l'opéra a-t-il , dans ce même acte , suivi trop
exactement le poëte épique. Un messager envoyé àMemphis
pour connaître quelle est la destinée d'Azael , revientet
apprend à toute la tribu que cet infortuné jeune homme
est errant , proscrit , pour avoir causé la mort d'une jeune
Moabite , en l'abandonnant après l'avoir déshonorée . On
avait déjà reproché , avec quelque raison , cet épisode à
M. Campenon; mais les peintures gracieuses ou touchantes
qu'il lui avait fournis atténuaient beaucoup ce reproche.
Les mêmes excuses n'existent point pour llee poëte dramatique
. D'ailleurs , au théâtre , les événemens se pressent
et le pardon suit de trop près la nouvelle du crime.
L'intérêt augmente au second acte . Nephtale était allée
dans le désert sur les traces de son fils ; un orage survient;
elle est près de périr , lorsque Jeptèle vole au secours de
cette mère infortunée , et la ramène à la tente des pasteurs
. Pour récompenser tant de zèle, Ruben adopte Jephtèle
et lui donne la main de Pharan. On sent combien le
projet de cet hyménée , en comblant les voeux de Pharan ,
doit jeter de trouble dans le coeur de la sensible Jephtèle.
C'estdans ce moment qu'Azael , errant dans le désert , arrive
, sans se faire reconnaître , dans les lieux où il a pris
naissance . Rongé de remords , il cherche à se dérober à
tous les regards . Cependant Jephtèle l'a reconnu et lui fait
espérer le pardon d'un père .
L'Enfant prodigue , au troisième acte , obtient de Jephtèle
une entrevue. Il venait pour lui dire un éternel adieu ,
mais l'amour a repris son empire ; Jephtèle a tout oublié ,
elle va lui déclarer le nouveau malheur qui les menace ,
lorsque Pharan les surprend ensemble . Furieux , il est près
de frapper celui qu'il croit son rival; bientôt il reconnaît
son frère et se précipite dans ses bras . Cette scène est une
des plus attachantes de tout l'opéra. Il ne tarde pas néanmoins
à découvrir leurs véritables sentimens . Dans sa
jalousie ,il accable son frère des reproches les plus cruels a
NOVEMBRE 1811 . 423
mais le crì de la nature se fait entendre , il rend à Azael
toute son amitié , et obtient pour lui le pardon de Ruben.
Dans toutes ces dernières scènes où la gradation d'intérêt
et de pathétique est très-bien observée , l'auteur a mis
beaucoup d'art et de talent dans le développement des
passions qui agitent le coeur de ces différens personnages.
En général , la pièce , qui est écrite en vers , est d'un style
facile , élégant , et qui ne manque point de chaleur dans le
dernier acte .
Lamusiquede cet opéra qui , comme on voit , n'a rien
de comique , est d'un genre simple et religieux ; on désirerait
qu'elle cût une couleur plus prononcée. Cependant
on a retenu plusieurs morceaux qui ont faitgrand plaisir:
telle est la romance que chante Mile Regnaultdans le premier
acte , l'air d'Elleviou : Dieu d'Israël, calme mon désespoir.
La finale du premier acte a été aussi vivement
applaudie. Cette musique est de M. Gaveau , qu'une maladie
douloureuse a empêché de jouir de ce succès.
La pièce est généralement bien montée. Elleviou a joué
avec beaucoup de naturel et de sensibilité le rôle de l'Enfant
prodigue ; Gavaudan a mis beaucoup de chaleur dans
celui de Pharan. Il y est costumé avec un goût exquis , et
rappelle ces belles figures que Le Poussin plaçait dans les
sujetshébreux.
Nous ne chercherons point à découvrir le motif qui a pu
engager l'auteur des paroles à garder l'anonyme après les
applaudissemens qu'il a obtenus . Cela nous rappelle que
Voltaire en fit autant quand il donna son Enfant prodigue ;
mais il avait traité ce sujet d'une manière un peu grotesque,
et d'ailleurs il regardait cette pièce comme peu digne de
sa plume. Κ.
1
1
POLITIQUE.
L'ARMÉE russe , depuis les derniers événemens , a tou
jours son quartier-général à Giurgewo . Voici les notes
officielles publiées vers la fin d'octobre à Bucharest .
«Le 2 ( 14) octobre , le lieutenant-général Markow passa
le Danube avec un corps de 7 à 8000 hommes , à seize
werstes au- dessus de Slobodse . Il se mit aussitôt en marche
pour se porter sur le camp turc établi près de Rudschuck
; il y parvint sans être aperçu , et si promptement,
que les Turcs ne purent lui opposer qu'une faible résistance.
Un corps de cavalerie qu'on envoya contre lui fut
culbuté , et le camp fut bientôt la proie des vainqueurs.
Les Turcs qui se trouvent sur l'île de Slobodse ne furent
instruïts du résultat de l'expédition que par le feu des bat
teries établies sur la rive droite , que les Russes tournèrent
contre eux. Tout ce qui put se sauver du camp se jeta dans
Rudschuck .
79 Le grand-visir se trouvait en personne dans les retranchemens
sur la rive gauche du Danube. Il proposa une
suspension d'armes ; le commandant de l'armée russe ne
l'ayant point acceptée , il profita de l'obscurité de la nuit
pour se rendre à Rudschuck, dans une barque que Bosniak-
Aga lui avait envoyée .
Pendant qu'on s'emparait du camp du grand-visir ,
le général en chef russe faisait une fausse attaque sur le
campde Vely-Pacha , établi à droite de Rudschuck , sur le
chemin de Turtukay , dont les troupes se retirèrent également
dans Rudschuck . Le commandant russe mit alors
tous ses soins à occuper tous les points par lesquels les Tures
qui se trouvent sur l'île de Slobodse pouvaient communiquer
avec la rive droite . Il fit avancer des bâtimens armés ,
et s'empara d'une petite île sur laquelle les Turcs avaient
établi une batterie de deux pièces de canon , et d'où l'on
peut battre la grande île .
>>Le fils de Czapan-Oglou et quelques autres pachas
commandent le corps renfermé sur la grande île .
» Dans le même tems que ces événemens avaient lieu
près de Rudschuck , d'autres corps russes passaient égale,
MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811. 425
ment le Danube. Un de ces corps s'empara de Turtukay ;
unautre se porta sur Silistrie , qu'il prit d'assaut. Le général
Sass força Ismail bey de Sérès à évacuer aussi la rive
gauche du Danube dans la petite Valachie , et le suivit
avec son corps sur la rive droite . »
Les mêmes détails ont été confirmés par des notes publiées
à Pétersbourg ; on n'a point de détails sur l'assaut et
la prise de Silistrie. Les journaux allemands varient sur le
nom de l'officier-général qui commandait cette attaque.
On ignore si ces événemens ont eu pour résultat une reprise
de négociations , ainsi que le bruit en a été répandu ,
ou si les Russes se mettront en mesure de donner suite à
leurs succès .
Voici quel était l'état des choses au 21 octobre : les
deux tiers de l'armée russe se trouvaient déjà sur la rive
droite du Danube , et se concentraient en avant de Rudschuck
, de manière que cette place est entièrement bloquée.
L'autre tiers de l'armée russe est demeurée en face
de cette position sur la rive gauche. Il ne s'est rien passé
sur les bords de la Drina. Les derniers événemens ont
rendu beaucoup d'espérances aux Serviens .
La diète de Presbourg continue de se réunir : elle est à
ca 32ª séance. Rien de positif n'est connu sur les propositions
qui lui sont faites , sur ses délibérations , sur la
nature de l'opposition qui paraît s'y être manifestée : les
papiers prussiens analysent ainsi les propositions qu'ils
croient avoir été faites à la diète : 1" la Hongrie se charge
de la garantie de 100 millions; 2º pour servir à l'échange
annuel des billets d'amortissement en numéraire , toute la
monarchie paiera 2 millions par an , et la Hongrie , pour sa
quote-part , 942,680 florins 53 kreutzers ; 3º pour la mise
hors de circulation des billets d'amortissement , toute la
monarchie paiera 4 millions de florins , et la Hongrie ,
1,885,371 florins 46 kreutzers ; 4º pour couvrir les dépenses
courantes de la monarchie , la Hongrie paiera en sus des
contributions ordinaires la somme de 12 millions , qui sefont
levés par la voie des impôts indirects .
Les journaux bavarois ont à cet égard publié une lettre
impériale qui aurait été envoyée par M. de Wallis au
gouverneur d'Autriche , relativement aux affaires de Hongrie
; ony lisait ces mots :
"Rienne sera capable de me détourner des plans que
j'ai arrêtés pour le bien de mes Etats; je ne souffrirai ni en
Hongrie , ni dans les autres pays soumis àma domination,
426 MERCURE DE FRANCE ,
aucune opposition , aucune limitation de mes droits , ou
toute autre résistance ; ainsi , je ne permettrai en aucun cas
que les Etats de Hongrie fassent échouer mes projets bienfaisans
, et les mesures générales que j'ai prises pour le
bien de mes autres sujets.n
Nous n'avons point à relater de pièces officielles de
l'armée d'Espagne Les journaux espagnols contiennent
toutefois sur Cadix et sur Valence des notes qui peuvent
être lues avec intérêt .
A Cadix , y est-il dit , on a perdu tout espoir de voir
lever le siége de cette place , les Français ayant non loin
d'elle des forces considérables sous les ordres des généraux
Soult et Godinot. Les ouvrages élevés par eux sont d'une
force incroyable , sur-tout ceux construits près de Chiclara
et de Sainte-Marie. Les fortifications de ces villes ont été
récemment réparées par les Français , qui sont toujours
dans le voisinage de Tarifa et de Saint-Roch .
AValence , la nouvelle de la défaite de Blake et de la
prise de Sagonte a porté au dernier degré la perplexité et
Ja confusion. Le général Harispe a notifié au gouverneur
de Valence la défaite de l'armée qui devait l'appuyer. Voici
les termes de cette lettre :
« M. le gouverneur , vous devez avoir connaissance du
résultat de la journée d'hier . Huit mille prisonniers , beaucoup
de généraux , et la plus grande partie de l'artillerie
de l'armée commandée par M. Blacke , sont en notre pouvoir.
Je suis chargé par S. Exc. le maréchal comte Suchet
de vous proposer d'éviter à la ville de Valence les
maux et toutes les horreurs qu'entraînerait inévitablement
sur elle une résistance inutile , et dont toutes les villes
prises d'assaut parnos troupes vous présentent un exemple
épouvantable. Je suis autorisé à vous offrir les conditions
les plus honorables et les plus avantageuses poouurr assurer
la sécurité et la tranquillité des habitans de Valence . Dès
l'instant que cette ville se sera rendue aux armes de S. M.
l'Empereur et Roi , le passé sera oublié , et il n'existera
plus de ressentiment chez les Français contre les Valenciens.
Nous nous efforcerons par nos bons procédés et par
la protection spéciale que leur promet S. Exc. le maréchal ,
de leur faire oublier les malheurs de la gguueerrrree etde l'anarchie
horrible dont ils sont accablés depuis tant de tems . »
On ignore encore , dit la Gazette de Madrid , qui publie
cette lettre , si les défenseurs de Valence, rendus plus prudens
par l'exemple du passé et plus justes appréciateurs des
NOVEMBRE 1811 . 427
procédés des généraux français après la victoire , préféreront
une capitulation honorable aux désastres inséparables
d'une prise de vive force.
Les nouvelles de la Baltique ne parlent que des pertes
éprouvées par la flotte marchande anglaise à son passage
par le Beldt pour retourner en Angleterre; celles des îles
Jersey et de Guernesey ne parlent que de l'audace des
corsaires français , et des succès attachés à leur témérité.
Nous avons , dit une lettre de cette île , sept à huit vaisseaux
de guerre qui mouillent pendant l'été à Jersey , et
vont hiverner à Guernesey ; mais rien de plus pacifique que
cette escadre. Siles Français venaient attaquer les îles dont
la défense lui est confiée , ils la trouveraient sans doute à
son poste , c'est-à-dire se tenant bravement dans l'intérieur
du port , où elle peut mouiller assez en sûreté sous la protection
des canons du château Cornet . Les corsaires français
sont si bien instruits de cet état de choses , qu'ils
viennent tous les jours prendre à la vue de nos frégates de
riches bâtimens marchands qu'ils emmènent fort à leur aise
à Cherbourg . La valeur des objets trouvés à bord du Chesterfield
rendra probablement à l'avenir les Français moins
dédaigneux à l'égard de nos paquebots , qu'ils pourront
capturer toutes les fois qu'ils le jugeront à propos . De plus ,
et lorsque le gouvernement français voudra se procurerdes
nouvelles de ces îles , il n'aura qu'à ordonner à ses corsaires
d'être un peu moins complaisans , et nos malles seront à
sadisposition. Je n'accuse personne ; mais le fait est que
les corsaires français balaient absolument la mer autour de
Jersey et de Guernesey , que toute embarcation d'une force
au-dessus de celle d'un bateau à rames peut enlever les
paquebots , et que nous avons sur cette station une escadre
considérable en vue de laquelle tout se passe. "
Les feuilles de la Jamaïque annoncent de nouveaux
succès du Marengo , du duc de Danzick ; leurs prises se
succèdent avec rapidité. Les feuilles des Caraccas présentent
le général Miranda poursuivant ses succès , et
profitant de la prise de Valence pour s'avancer dans le
pays , qui paraît lui offrir désormais une conquête facile.
Les dernières lettres de Buenos-Ayres donneraient à penser
que les différens entre cette place et Monte-Video , ne
seraient pas si promptement terminés que l'aurait fait présumer
l'accord préliminaire conclu sur les bords de la
Plata , entre le vice-roi Ellio et les commissaires de l'in
surrection.
428 MERCURE DE FRANCE ,
L'Empereur a tenu cette semaine son conseil des ministres
, le conseil d'Etat , le conseil de commerce et des
manufactures . Le Moniteur a publié sous le titre statistique
industrielle et manufacturière de l'Empire français au
1 janvier 1811 , plusieurs tableaux qui sont des documens
historiques du plus haut intérêt , et que nos ennemis consulteront
avec une jalouse inquiétude. Nous présenterons
les résultats essentiels de ces tableaux .
Le premier renferme les mines et substances minérales
en exploitation , les métaux et substances minérales en
fabrication. Les résultats donnent 6,918 établissemens ,
377,174 ouvriers , et pour produits , 419,569,640 fr .
Le second présente les substances végétales : les établis
semens qui leur sont consacrés sont au nombre de 48,100,
celui des ouvriers de 583,863 ; la valeur des produits est
503,940,292 fr.
Le troisième est consacré aux substances animales : on
y trouve 26,700 établissemens , 786,069 ouvriers employés,
et438,620,681 fr. produits .
+
Il'est aisé par récapitulation générale de reconnaître que
les établissemens pour l'industrie manufacturière s'exerçant
sur les trois règnes sont au nombre de 81,718 , qu'ils
emploient 1,747,108 ouvriers , et que leur produit annuel
total est de 1,362,130,613 fr .
Dimanche prochain l'on célébrera , dans tout l'Empire ,
l'anniversaire du couronnement de l'Empereur. On annonce
que LL. MM. arriveront samedi prochain au palais des
Tuileries . Il y aura le lendemain messe en musique à la
chapelle du palais ; après la messe , grande audience ,
grande parade ; et lundi , spectacle au théâtre de la cour .
Il sera aussi chanté dimanche prochain , dans l'église
métropolitaine de Paris , une messe solennelle , suivie d'un
Te Deum, à laquelle assisteront toutes les autorités . Monseigneur
l'archevêque de Malines montera en chaire après
le Credo, et prononcera un discours relatif à l'anniversaire
du couronnement de S. M. $....
ANNONCES .
Desmaladies de la Vessie et du Méat urinaire, chez les personnes
avancées en âge , pour servir de réponse aux questions proposées en 1807
sur ces maladies , par l'Académie Joséphine de Médecine et do" Chia
NOVEMBRE 1811 . 429
rurgie de Vienne ; par M. Nauche , docteur - médecin , membre
de plusieurs Sociétés de Médecine et de Chirurgie. Un vol. in-12.
Prix. 2 fr. 50 c. , et 3 fr. franc de port. Chez D. Colas , imprimeurlibraire
, rue du Vieux- Colombier , nº 26 ; et chez Gabon , libraire ,
place de l'Ecole de Médecine.
Mélanges de critique et de philologie ; par S. Chardon de la Rochette.
Trois vol . in-80. Prix , 18 fr. , et 22 fr. 50 c. franc de port ;
papier vélin , 30 fr. , et 34 fr. 50 c. franc de port. Chez d'Hautel , libraire
, rue de la Harpe , nº 80 .
On rendra compte incessamment de cet ouvrage plein d'érudition
etde recherches curieuses .
Moniteur rural , ou Traité élémentaire de l'agriculture en France ;
avec des tableaux et modèles d'états propres à se rendre compte des
diverses parties de l'administration d'un domaine ; par J. L. F. Deschartres
, cultivateur , membre de la Société d'agriculture du département
de l'Indre , et correspondant de celle de Paris. Un vol . in-8°.
Prix, 6 fr. , et 7 fr. 50 c. franc de port. Chez Ant. Bailleul , imprimeur-
libraire du commerce , rue Helvétius , nº 71 ; A. J. Marchand,
libraire , rue des Grands-Augustins , nº 23; et chez Arthus-Bertrand,
libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Second Voyage de Pallas , ou Voyages entrepris dans les gouvernemens
méridionaux de l'Empire de Russie , pendant les années
1793 et 1794; par M. le professeur Pallas , traduit de l'allemand par
MM. de la Boulaye , docteur en médecine de la faculté de Gottingue ,
et Tonnelier , membre de la Société d'Histoire naturelle et philomathique
de Paris , conservateur du cabinet de minéralogie de l'école des
mines , 4 vol. in-8°, ornés de 28 vignettes , et I vol. in-folio de planches.
Prix , 50 fr . , et 60 fr. franc de port.
Le même ouvrage , 2 vol. in-4° , et I vol. in-folio de planches.
Prix , 60 fr . , et 7o fr . franc de port.
Le même , papier vélin , 120 fr . , et 130 fr . franc de port.
Le même , 4 vol . in-8º etr vol. in-folio de planches , pap, vélin e
108 fr. , et 118 fr. franc de port. A Paris , chez Guillaume , libraire ,
place Saint-Germain- l'Auxerrois , nº 41 ; Déterville , libraire , rue
Hautefeuille , n° 8 ; et chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille
, nº 23 .
Nota, On trouve aux mêmes adresses le premier voyage du même,
auteur.
430 MERCURE DE FRANCE ,
XIe cahier de la quatrième souscription , ou XLVIIe de la collestion
des Annales des Voyages , de la Géographie et de l'Histoire,
publiées par M. Malte-Brun. Ce cahier contient les articles suivans :
Tableau civil et moral des Araucans , nation indépendante du Chili ,
traduit de l'espagnol , par M. P. ( suite et fin. ) -Notice sur les iles
de Juan Fernandez et de Masa-Fuero , dans l'Océan pacifique , par
le capitaine Moss ; traduit de l'anglais . - Suite des Lettres sur la
Galitzie , ou la Pologne autrichienne ; par M. de Schultes , conseiller
de S. M. le roi de Bavière , etc. , etc. -Extrait de la Sunna , ou
tradition orale de Mohammed; par M. Rosenstein. - Notes sur
quelques curiosités du cabinet de M. de T*** ; par M. Depping. -
Mémoire sur le mouvement elliptique des Comètes ; par M. Rosens
tein; et les articles du Bulletin. Chaque mois , depuis le 1er septembre
1807 , il parait un cahier de cet ouvrage , de 128 ou 144 pages in-8 ,
accompagné d'une estampe ou d'une Carte géographique , quelquefois
coloriée. Les première , deuxième et troisième souscriptions
(formant 12 volumes in-8º avee 36 cartes ou gravures ) sont complètes
, et coûtent chacune 27 fr. pour Paris , et 33 fr . franc de port.
Les personnes qui souscrivent en même tems pour les quatre-souscriptions
, payent les trois premières 3 fr. de moins chacune. Le prix
de l'abonnement pour la quatrième souscription est de 27fr . pour
Paris , pour 12 cahiers . Pour les départemens , le prix est de 33 fr.
pour 12 cahiers , rendus francs de port par la poste. L'argent et la
lettre d'avis doivent être affranchis et adressés à Fr. Buisson , libraireéditeur
, rue Gilles-Coeur , nº 10 , à Paris .
Dictionnaire des Sciences médicales par une société de Médecins et
de Chirurgiens . MM. Alard , Alibert , Barbier ( J. B. G. ) , Bayle ,
Biett , Boyer , Cadet - Gassicourt , Cayol , Chaumeton , Chaussier ,
Cullerier, Cuvier, Dubois , Gall , Gardien, Hallé , Heurteloup , Jourdan
, Landré-Beauvais , Larret , Lerminier , Marc , Marjolin , Mouton
( Philibert ) , Nysten , Pariset , Pinel , Renauldin , Roux , Royer-
Collard , Virey .Douze vol. grand in-8° , avec fig . , offerts par souscription
. Le tome rer est sous presse , et paraitra irrévocablement le
15 février 1812; les suivans de mois en mois. L'ouvrage sera imprimé
sur beau papier.
AVIS DES ÉDITEURS .
Il n'existait pas en France de véritable Dictionnaire de Médecins
avant 1748; à cette époque le Dictionnaire de Médecine du docteur
anglais James futtraduit par Diderot , Eidous , Toussaint etBusson;
Get ouvrage , formant 6 vol. in-fol ., n'existe plus dans le commerce,
etd'ailleurs est trop en arrière des progrès de la Médecine. En 17721
NOVEMBRE 1811 . 431
<
parut un nouveau Dictionnaire de Médecine, de Chirurgie et de
l'Art vétérinaire , en 6 vol . in-80 , qui , au jugement du célèbre Haller,
contient une foule d'erreurs et de fausses observations . Multa
vertè vilia et improbabiles historiæ .
On peut donc dire qu'il n'existe pas de Dictionnaire de Médecine
enFrance. Cependant , depuis un demi- siècle , la Médecine s'est enrichie
de nombreuses et importantes découvertes ; toutes ses branches
ont été cultivées avec autant de zèle que de succès : la Chirurgie a
obtenu des améliorations dans ses appareils et des perfectionnemens
dans ses instrumens ; les maladies ont été décrites avec plus d'exactitude;
la Thérapeutique s'est éclairée du flambeau de l'analyse ; la Matière
médicale et la Pharmacie , débarrassées d'un vain étalage de
substances inertes et de formules incohérentes , ne se distinguent plus
aujourd'hui que par leur simplicité. Mais les travaux des hommes de
génie qui ont agrandi le domaine de la science médicale restent disséminés
dans une foule d'ouvrages qu'il serait très-dispendieux et peutêtre
impossible de rassembler.
Un livre dans lequel tous ces matériaux épars seraient réunis par
une main habile et exercée formerait sans doute un recueil infiniment
précieux ; mais pour lui donner le plus haut degré de perfection , il
fallait que les hommes célèbres auxquels la Médecine et la Chirurgie
doivent l'éclat dont elles brillent fussent eux-mêmes les architectes de
⚫et édifice . En effet , une observation curieuse , une grande et utile
découverte , exposées par celui qui en est l'inventeur , inspirent une
confiance , un intérêt , que chercherait vainement à leur donner une
plume étrangère.
Telle a été l'intention des éditeurs ; ils ont appelé à cette entreprise
utile toutes les personnes qui illustrent la Médecine et la Chirurgie :
elles se sont plues à se réunir pour déposer ensemble , dans un même
recueil , leurs recherches , leurs observations , enfin tous les fruits
d'une expérience longue et active. MM. les éditeurs , pour assurer
davantage le mérite et le succès de cette entreprise , ont formé un
Comité particulier de professeurs . où l'on discute avec discernement
les mots qu'on doit admettre et ceux qu'on doit rejeter : tous les artielesdu
Dictionnaire y sont successivement distribués à chacun des
collaborateurs auxquels ils appartiennent directement , soit qu'ils
aient déjà fait des traités ex professo sur ces sujets , soit qu'une habile
pratique les ait mis àmeine de les connaître à fond, de sorte que
chaque article se trouve , pour ainsi dire , tout fait. La marche de
cette entreprise n'éprouvera donc aucun retard.
Cet ouvrage sera la bibliothèque du Médecin et du Chirurgien ,
432 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811 .
puisqu'il remplacera tous les traités divers sur la Médecine etla Chie
rurgie.
Il sera aussi la bibliothèque médicale des Médecins et Chirurgiens
qui suivent les armées .
Pour le public , il doit remplacer tout ce qui a été fait sur laMéde
einedomestique .
Conditions de la souscription.
LeDictionnaire des Sciences médicales sera composé de 12 volumes
in-8º de chacun 600 pages , grande justification , caractères neufs
Les gravures , confiées à des artistes distingués , seront jointes en regard
de chaque article auquel elles se rapportent.
Lepremier volume paraîtra le 15 février prochain , les volumes
suivans paraîtront de mois en mois .
Chaque vol. sera composé de 40 feuilles ou 640 pages in-8° , et
contiendra plus de matières que 3 vol. in-8° ordinaires .
Chaque volume sera orné de 5 ou 6 gravures ou plus : elles seront
exécutées avec le plus grand soin , au burin , et représenteront des
maladies de la peau d'après des dessins confiés par M. Alíbert; des
instrumens nouveaux de chirurgie non encore publiés , etc.
La Souscription sera irrévocablement fermée au 1er janvier 1812.
Le prix de chaque volume sera , pour les personnes qui n'auront pas.
souscrit , de 9 fr . , pris à Paris , et de II fr . franc de port .
Deux modes de Souscriptions sont offerts au public ,
1º . Souscription sans avances de paiement , ou simple Inscription
avec engagement de payer à la fois le premier et le dernier volume ,
Jorsque le premier paraítra .
Le prix , pour les personnes inscrites avant le 1er janvier , sera de
7 fr. 50 c. par volume , et 9 fr . 50 c. franc de port ; ce qui leur donnera
une diminution de 18 fr. sur les 12 volumes ;
20. Souscription avec avances de paiement des tomes premier et
dernier , en un mandat sur la poste ou sur une maisonde Paris ( la
lettre de demande et l'envoi d'argent affranchis ) . Ces souscripteurs
ue paieront que 6 fr. et 8 fr. franc de port , chaque volume , et
obtiendront ainsi une diminution de 36 fr. sur les 12 volumes . Ils
paieront le premier et le dernier volume à la fois.
Les Souscripteurs indiqueront par quelle voie ils désirent recevoir
chaque livraison.
On souscrit ou l'on se fait inscrire chez les Libraires - Editeurs
associés pour cette entreprise :
C. L. F. Panckoucke , rue et hôtel Serpente , nº 16, au coin de la
rue Hautefeuille ;
Crapart , rue du Jardinet , nº 10.
DABLE
D
G LA
SEINE
5 .
Cen
MERCURE
DE FRANCE.
N° DXLIL- Samedi 6 Décembre 1811 .
POÉSIE .
FRAGMENT DE PRAXITELLE ,
Ou la Statue de Vénus ; poëme inédit en trois chants .
DÉBUT.
DIVINITÉ des fictions riantes ,
Toi qu'adorait la sage antiquité ,
Toi qui couvris l'austère vérité
Du voile heureux de tes fables brillantes ,
Muse , desćends des hauteurs d'Hélicon !
Viens m'éblouir de ton prisme magique ;
Fais résonner , sous ta main poétique ,
La lyre d'or , chère aux fils d'Apollon.
De ton prestige entourant ihon enfance ,
Tu m'as bercé des plus douces erreurs ;
Tes doigts légers entrelaçaient les fleurs
Aux fruits tardifs de l'aride science.
Jeune et séduit par tes divins attraits ,
Qu'avec plaisir , aimable enchanteresse ,
Je te suivais au beau pays de Grècol
En m'égarant sous tes bocages frais ,
434 MERCURE DE FRANCE ,
Tu m'as montré les sentiers du Parnasse;
Faible , j'osai tenter ses bois trompeurs ,
Et d'un sourire approuyant mon audace
Tume promis le laurier des neuf-soeurs .
Combienj'aimais tes retraites fleuries ,
Le Sperchius et ses mille détours !
,
Combien j'aimais au printems de mes jours
Le bruit des flots et l'émail des prairies ,
Qui livrent l'ame aux douces rêveries ;
Tes bois si chers aux folátres amours ,
Où des Sylvains et des nymphes légères
Pan conduisait les danses bocagères !
Là je crus voir l'olympe et tous ses dieux ;
Leur gloire immense éblouissait mes yeux .
J'ai vu planer l'aigle , roi du tonnerre ;
J'ai vu l'essor du cygne harmonieux
Qui pour Léda descendit sur la terre ,
Le vol léger de l'oiseau de Cythère
Et tout l'orgueil de la reine des cieux
Dans les regards du paon qu'elle préfère .
Si tu charmas ces tranquilles momens
Par les attraits de tes rians mensonges ,.
Je suis encor dans l'âge heureux des songes ,
Muse , rends - moi tous ces enchantemens !
Mais quels accords , mélodie imprévue ,
Frappent mes sens d'un bruit mystérieux ?
Dans la splendeur d'un azur radieux
Quel jeune enfant se présente à ma vue ?
Ses ailes d'or frémissent ; un carquois
Sur son épaule et s'agite et rayonne ;
Avec mollesse il touche de ses doigts
Un luth doré qui tendrement résonne .
Ce bel enfant , c'est un Dieu , c'est l'Amour ....
•Oui , me dit- il avec un doux sourire ,
> Je viens , du haut de l'éternel séjour ,
> Fils d'Apollon , te confier ma lyre . »
En voltigeant il s'abaisse , et soudain
Il la remet à ma tremblante main .
« Chante Vénus et sa gloire immortelle ,
> Consacre lui ce luth inspirateur.
DECEMBRE 1811 .
435
► A l'univers dis comment Praxitelle
→ Sut , aux regards d'un peuple adorateur ,
➤Rendre Vémis dans un marbre fidèle.
D'un vol léger il s'éloigne , et mes yeux
Avidement le suivent dans les cieux.
Il disparaît. Incertain . immobile ,
Sur moi j'abaisse unregard étonné ;
J'ose . en tremblant , d'une main inhabile ,
J'ose essayer le luth abandonné .
La corde émue et frémit et résonne ,
Elle obéit à mes brûlans transports ....
Cliantons Vénus , puisqu'Amour me l'ordonne ;
Et puisse H*. applaudir mes accords !
FOUQUEAU DE PUSSY.
ÉNIGME .
Ce que je suis , ce que je fais ,
Ce qu'on veut que je sois , ce qu'on veut que je fasse ,
J'exprime tout cela par un seul mot français ,
Et ce mot est mon nom. Je protége ou menace ;
J'accompagne , surveille , et combats ou poursuis .
Il faut bon gré malgré queje subisse
Et chaleurs et frimas, soit les jours . soit les nuits.
Le repos , le sommeil me sont presqu'interdits ;
Si je me les permets . je fais mal mon service ,
Quoiqu'il soit honorable autant que rigoureux ;
Quelquefois cependant il est très gracieux,
Et j'y trouve à- la-fois plaisir et bénéfice.
Je suis de tous les tems , je suis de tous les lieux ,
Et l'on m'emploie à maint office .
Il en est de devoir , il en est de faveur ;
Il en est aussi de caprice.
On m'établit partout comme un conservateur.
Dans le monde il n'est rien que l'on ne me confie .
Etres vivans . êtres sans vie .
Plus ou moins précieux . lieux publics on secrets ,
De mes soins obligés déviennent les objets.
Sans doute leur liste est immense .
Il serait trop oiseux de les indiquer tous .
Ee 2
436 MERCURE DE FRANCE ;
Il suffira , lecteur , de citer , entre nous ,
Les plus connus , du moins enFrance.
Sur- tout n'oubliez pas que mon nom , chaque fois ,
Précède celui de la chose
Que me commet soit autrui , soit mon choix.
C'est ainsi que l'effet s'explique par la cause.
Dorment- ils , veillent-ils , on me voit près des rois ,
Et je réponds de leur personne :
Le bien public ainsi l'ordonne.
Puis , d'un signe formel , nécessaire à leurs lois ,
Js suis fidèle agent , sacré dépositaire .
Tels sont mes plus nobles emplois .
J'en ai d'autres aussi que je ne dois pas taire.
Sur les bords de la mer , et sur plus d'un vaisseau ,
J'ai titre positif et fonction précise..
Dans les forêts , par un coup de marteau ,
De par la loi , j'impose une main-mise.
Ailleurs je tiens sous clé plus d'une marchandise .
Sans moi , le feu causerait bien du mal ,
Soit pont , soit escalier pourrait être fatal ;
Des braconniers on craindrait les ravages ;
Des chiens , des chats , des rats , des mouches les dommages.
Malade , enfant , vieillard , ont droit à mon secours .
De tout greffier , de tout notaire ,
Je fixe le devoir et suis le savoir- faire.
Al'escrime on a soin de m'observer toujours .
Depuis long- tems il me vient un scrupule ,
Et dem'en expliquer voici l'occasion.
Ne semble- t-il pas ridicule
D'appeler par le même nom
Deux réduits de votre maison
De qui la destination
Est absolument différente ?
Il faut en convenir , la remarque est frappante.
Voudriez-vous , lecteur , m'en donner la raison ?
Ehbien ! cette bizarrerie ,
C'est moi qui la cause en partie.
Mais c'est trop abuser de votre attention .
Il est tems de cesser d'écrire .
On ne finirait pas si l'on voulait tout dire .
JOUXNEAU-DESLOGES ( Poitiers ).
DECEMBRE 1811 437
LOGOGRIPHE .
J'ai trois pieds qui sur le terrain posés ,
Et plus ou moins dans la terre enfoncés ,
Donnent àmon corps la figure
D'un plan incliné . Ma stature
Est d'avoir beaucoup de rondeur
En dedans , en dehors , et fort peu d'épaisseur.
Tendu comme un tambour de basque ,
Je serais sans effet si je devenais flasque .
Ma tête à bas , je reste inutile et sans prix ,
Mais je ne suis pas sans amis.
Rétablissez mon chef; je puis rendre service ,
Ala cuisine aussi bien qu'à l'office ,
Et je sais , dans l'occasion ,
Vous faire passer un bouillon.
S........
CHARADE .
JOUEUR, que je vous plains si votre espoir se fonde
Sur le retour heureux des chances du premier !
Veux-tu qu'à tes désirs l'événement réponde ?
Toujours , sans t'écarter , marchevers le dernier.
Jeune homme , en paraissant sur la scène du monde ,
Songe que tes succès dépendent de l'entier.
B.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Europe .
Celui du Logogriphe est Diogène , où l'on trouve : doge , génie,
don , neige, Noé , gêne et Dion.
Celui de la Charade est Papelard.
SCIENCES ET ARTS.
MONITEUR RURAL , ou Traité élémentaire de l'agriculture
en France , avec des tableaux et modèles d'états propres
à se rendre compte des diverses parties de l'administration
d'un domaine; par J. L. F. DFSCHARTRES ,
cultivateur , membre de la Société d'agriculture du
département de l'Indre , et correspondant de celle de
Paris . Un vol. in- 8 °. Prix , 6 fr . , et 7 fr. 5o c. franc
de port . A Paris , chez Ant. Bailleul , imprimeurlibraire
du Commerce , rue Helvétius , nº 11 ; A. J.
Marchant, libraire pour l'agriculture , rue des Grands-
Augustins , nº 23 ; et chez D. Colas , imprimeurlibraire
, rue du Vieux- Colombier , nº26 , près la
Croix-Rouge , faubourg Saint- Germain .
IL est constant que l'agriculture est beaucoup plus
avancée dans les villes que dans les campagnes . La
science paraît être l'apanage'exclusif de l'habitant des
cités ; lignorance et les préjugés semblent avoir fixé
leur domicile sous la chaumière du laboureur. Et quel
progrès la raison de l'homme des champs pourrait-elle
faire dans l'état d'imperfection où son éducation est
restée jusqu'à ce jour? Qu'importe que nos Sociétés
d'agriculture proposent des prix , produisent chaque
année des livres excellens ? Ces livres n'arrivent point
dans l'habitation du cultivateur , ou s'ils y parviennent ,
les idées du cultivateur sont trop bornées pour qu'il
puisse les comprendre . Quel est le laboureur ou lejardinier
qui connaisse les premiers élémens de la physiologie
végétale ? Demandez à votre fermier ce qu'il entend
par calice , pistil , corolle , étamines ? Priez votre vigneron
de vous expliquer par quelle cause simple et
naturelle la vigne coule dans les tems de pluie. A peine
en trouverez-vous un sur mille , capable de vous entendre.
Toute la science du village git dans quelques pro
MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1811. 439
verbes populaires , l'autorité des anciens et l'almanach
du bon laboureur ; on retrouve à trente lieues de Paris
les moeurs et les préjugés du quinzième siècle. Il me
semble que jusqu'à ce jour Thomme des champs a été
trop célébré dans nos poèmes et trop négligé dans nos
institutions . Ce n'est pas assez d'avoir des maîtres , il
faut encore leur donner des disciples . Avant d'établir
des académies d'agriculture , peut- être aurait-il été convenable
de préparer le peuple des campagnes à recevoir
leur instruction. Nous avons des écoles pour les classes
qui se destinent à l'étude des lettres , des sciences et des
beaux arts ; la munificence du chef de l'Empire en a
ouvert pour les arts mécaniques , mais il nous en manque
encore pour l'agriculture. J'ai toujours pensé que
rien ne serait plus facile et d'une utilité plus grande que
d'établir au-dessous des colléges des maisons d'éducation
rurale , où les fils des cultivateurs viendraient s'associer
aux lumières de leur siècle , déposer les préjugés de leur
enfance , et s'instruire de toutes les parties de la science
qui se rapportent à leur importante profession .
La Société d'agriculture de Paris avait proposé il y
a trois ans un concours pour la rédaction d'un Almanach
du Cultivateur , où l'on indiquerait avec la plus
grande précision les principes les plus généralement
reçus , les procédés les plus avantageux , les découvertes
les plus utiles . Ce sujet a été remis pour 1809 et 1810 ,
et n'a point encore été traité d'une manière assez satisfaisante
pour mériter le prix. Ce serait cependant un
don précieux à faire aux campagnes . Mais ce ne serait
pas assez qu'il fût précis , il faudrait encore qu'il fût
clair et sur-tout dégagé de cet étalage d'érudition , de ce
pédantisme de mots grecs et latins dont nos savans
agriculteurs ne surchargent que trop souvent leurs écrits .
M. Deschartres , sans vouloir concourir pour le prix ,
a cru pouvoir répondre aux vues de la Société en publiant
son Moniteur rural. Il l'a divisé en deux partiest
dans l'une il décrit tout ce qui appartient à la culture
proprement dite , dans l'autre tout ce qui regarde la partie
administrative d'un domaine . M. Deschartres n'est
pointun de ces cultivateurs citadins qui sans sortir de
{
440 MERCURE DE FRANCE ,
leur chambre s'érigent en législateurs et prétendent régler
en souverains l'empire de Pomone et de Cérès . Son
ouvrage est le fruit de sa propre expérience ; c'est au
milieu des champs , au sein de ses propriétés rurales ,
qu'il a recueilli les faits qu'il nous transmet , essayé les
méthodes , vérifié les observations des plus habiles
agriculteurs . Il n'affiche point d'orgueilleuses prétentions
. Sa marche est simple et facile ; il se contente
d'indiquer mois par mois les travaux qui conviennent à
la culture des terres , des bois , des prés et des vignobles .
J'avoue que plusieurs de ces détails m'ont semblé si
connus , qu'il était presqu'inutile de les répéter. C'est le
tableau des opérations les plus vulgaires de la science
agricole . Mais aumilieu de ces détails communs , onaperçoit
quelquefois des vues neuves , utiles et propres à
donner aux cultivateurs des idées justes et étendues .
Un des articles qui m'ont paru mériter le plus d'attention
et offrir le plus d'intérêt , c'est celui qui regarde la carie
des blés . M. Deschartres a fait à ce sujet des expériences
qui méritent d'être connues , et qui jettent un grand jour
sur ce phénomène dont la cause est encore incertaine et
douteuse .
M. Deschartres observe d'abord , que cette maladie
du règne végétal était inconnue aux anciens , que son
origine ne remonte pas au-delà du milieu du seizième .
siècle : que Champier , qui écrivait en 1560 , en parle
comme d'un fléau récent , et déclare positivement que
de son tems les cultivateurs assuraient qu'il ne remontait
pas au-delà de trente ans . Mais à quelle cause faut- il
l'imputer ? Olivier de Serres l'attribue à l'action des brouillards
, à l'humidité de l'air , à une influence particulière
de l'atmosphère. Le célèbre docteur Réad , et Geoffroi
avant lui , pensent que dans quelques circonstances les
étamines sont privées de leur poussière , etque , dans cet
état, le grain renfermé dans l'épi, se corrompt par degrés ,
et se convertit en une poussière noire , grasse , et d'une
odeur insupportable .
Mais M. Deschartres observe très-bien qu'il faut être
étranger aux premières notions de la botanique , pour
émettre une pareille opinion; car, si la poussière des éta
DECEMBRE 1811 441
mines manque, il n'y a plus de fécondation , et parconséquent
point de grain. Cet argument est si frappant
, que le docteur Réad s'est empressé de désavouer
son opinion. Il faut donc chercher une autre cause plus
vraie et plus conformé à la marche de la nature. Il est
constant que les variations de l'atmosphère influent
puissamment sur la végétation , et qu'elles en modifient
les phénomènes d'une manière très-sensible. Mais comment
les brouillards produiraient-ils la carie , et comment
ne la produiraient-ils que depuis deux cents ans ?
Les brouillards sont-ils une création de nos siècles modernes
? Leur origine n'est- elle pas aussi ancienne que
celle de l'atmosphère elle-même ? Et comment se feraitil
que de deux champs exposés à la même influence de
l'atmosphère , l'un produisit des épis cariés , l'autre des
épis sains et vigoureux ?
Quelques auteurs ont écrit que les symptômes de la
carie se manifestaient dès l'instant dela germination , et
qu'avec des yeux exercés on pourrait d'avance distinguer
ceux des pieds qui devaient être atteints de la carie ; que
lamaladie se connaissait à la pâleur des feuilles . Ces faits
ont même été avancés avec une telle assurance , qu'ils
sont aujourd'hui reçus comme des articles de foi chez la
plupart des cultivateurs ; mais M. Deschartres les a soumis
à l'expérience , et il en résulte que les médecins du
règne végétal ne sont guères plus infaillibles que les
nôtres , et qu'ils se sont complètement trompés quand ils
ont donné la paleur des feuilles comme le signe pathognomonique
de la carie,
«Pour m'assurer , dit M. Deschartres , si la blancheur
>> des feuilles était un signe réel de la carie , je semai du
» blé dans un terrain argileux , compact et froid. Je fais
>> ordinairement emblaver le plus tard possible ce champ,
>> de la contenance de huit hectares environ . Le blé qui
>> à la fin de décembre n'avait encore que deux feuilles
offrait un quart de plan vergeté , marqueté de taches
>>blanches et , comme on dit , panaché. Le champ voisin ,
>> au contraire , qui avait été semé cinq à six semaines
▸ avant , présentait un blé fort , vigoureux , d'une ver-
> dure franche , bien prononcé et sans tâche , et couvrant
1
442 MERCURE DE FRANCE,
>> enun mot toute la terre : mais aux approches de la ré-
>> colte , ce bled avait au moins un sixième de carié , tan-
>> dis que mon champ à feuilles panachées a produit un
>> blé sain et de la couleur la plus belle . J'ai renouvelé
>> cette observation plusieurs fois , et j'ai constamment
>>remarqué les mêmes résultats . Il ne m'a pas été difficile
>> de reconnaître que ces caractères n'ont d'autre cause
>> que l'action de la gelée sur un blé qui n'a pas encore
>> acquis assez de vigueur pour la supporter , mais qui
>> se répare aisément lorsque la température devient plus
>>> élevée . >>>
Virgile avait raison quand il disait :
Felix qui potuit rerum cognoscere causas ,
Nous connaissons à peine les choses les plus simples ,
et cette maladie des blés , devenue si commune , est encore
l'objet de mille opinions diverses et opposées . Les
docteurs en agriculture , forcés de renoncer à leurs
accusations contre la nature de l'air , se sont rejetés sur
les mauvaises qualités de la terre ; ils ont soutenu que la
carie ne provenait que du vice du terrain , et pour justifier
leur opinion , ils ont produit des pieds entiers dont
toutes les tiges étaient attaquées du même mal. Le fait
paraît constant. Il a été vérifié par M. Deschartres , qui
déclare qu'en effet la carie n'est point un accident
particulier à une seule tige , mais qu'il est commun à
toutes les tiges qui partent de la même racine, et qu'ainsi
le mal est dans la racine ; mais s'ensuit-il que ce soit àla
nature du terrain qu'il faille attribuer cet accident? Si le
terrain était le seul coupable , pourquoi trouverait- on à
côté d'un épi carié un épi sain et vigoureux ? pourquoi
la maladie atteindrait-elle si souvent les individus les
plus beaux et les mieux nourris ? Ces réflexions ont engagé
M. Deschartres à se livrer à de nouvelles recherches ,
et comme les insectes jouent un très-grand rôle dans
toutes les maladies qui attaquent les plantes , il s'est persuadé
qu'à l'époque de la fructification , quelques insectes
inconnus attaquaient les racines des blés , portaient
le désordre dans le système organique de la plante
et y produisaient la carie.
DECEMBRE 1811 . 443
et
«Dès l'instant de la lésion , dit-il , la substance laiteuse
→ et sucrée qui crée le gluten n'étant plus alimentée, entre
>> en fermentation par le contact de l'air , se décompose
>> et amène la carie .» Cette opinion n'est encore qu'une
conjecture ; mais elle n'est point sans vraisemblance ,
si jamais l'expérience la vérifie , on expliquera facilement
pourquoi les anciens n'ont pas connu la carie , et
pourquoi le chaulage garantit les grains de cette funeste
maladie . M. Deschartres a fait d'autres expériences qui
sont également intéressantes. Il s'est assuré , par exemple ,
que la carie n'est point une substance grasse et oléagineuse
, comme on l'a cru ; qu'elle n'est point contagieuse ;
qu'elle n'infecte ni les pailles avec lesquelles elle se
mèle , ni les grains sur lesquels elle peut tomber . Toutes
ces observations sont d'un grand intérêt pour l'agriculture
, et ce n'est que de cette manière qu'on peut parvenir
à dégager les connaissances humaines des préjugés .
qui en retardent si souvent les progrès .
M. Deschartres s'est aussi occupé de l'influence des
phénomènes météorologiques . C'estla partie de la science
laplus suspecte. Les anciens étaient , à cet égard , d'une
crédulité excessive. Le grand Hippocrate lui - même
regardait les météores du ciel comme les signes manifestes
de la volonté des Dieux . Combien de croyances
puériles et superstitieuses dans les ouvrages de Pline ,
de Virgile , de Manilius , et des écrivains de l'antiquité
qui ont écrit sur l'astronomie ou l'agriculture ! Ce n'est
qu'au dix-septième siècle que la physique et l'histoire
naturelle ont commencé à prendre un caractère plus raisonnable
. Si l'on veut prendre une idée de toutes les
rêveries que la crédulité avait consacrées jusqu'alors , il
faut lire un petit livre intitulé : Ephemerides aëris perpetuæ
, seu popularis et rustica tempestatum astrologia
ubique terrarum vera et certa , autore Antonio Mizaldo :
c'est-à-dire , Ephémerides perpétuelles de l'air , ou la
véritable astrologie populaire et rurale pour tous les
lieux de la terre ; par Antoine Mizauld, en 1560. L'auteur
y a rassemblé tous les pronostics connus de son
tems , avec l'explication que le peuple des campagnes
leur donnait. Il paraît lui-même fort pénétré de leurs
444 MERCURE DE FRANCE ,
vertus , et ne doute pas qu'en s'y attachant avec scru
pule l'homme ne parvienne à acquérir , en quelque sorte,
l'esprit de prophétie .
M. Deschartres est beaucoup plus réservé; il n'a recueilli
que les pronostics les plus avérés , et a pris pour
guides le Père Cotte et M. de Lamark. Néanmoins on
pourrait bien encore se permettre quelques observations
sur ce sujet , et réduire la science des présages à des
données moins nombreuses . La partie de son ouvrage
relative à l'administration d'un domaine serait aussi
susceptible de quelques observations. L'auteur paraît
descendre dans des détails trop minutieux. Il suppose
trop peu d'intelligence et de capacité à ses lecteurs . Par
exemple , s'il veut convaincre de la nécessité de tenir un
registre exact des travaux de la moisson , il pousse la
prévoyance jusqu'à nous dresser un tableau des moissonneurs
employés , avec leurs noms , prénoms , qualités
, demeure et caractère. Ainsi l'on apprend que
M. Deschartres a employé Claude Bertrand-Desbornes ,
que Bertrand a fait cinquante journées à 42 sous , mais
qu'il moissonne mal et qu'il est trop âgé ; qu'Etienne
Maraud de Corlay est ivrogne et grand parleur ; qu'André
Grésil de la Vieuville est mauvais ouvrier et raisonneur
, et que Bonamy-Chartier de Frague est paresseux
et cabaleur . Tout cela peut être très-intéressant pour
M. Deschartres , mais Bonamy-Chartier, Claude Bertrand
et Etienne Maraud sont des personnages qui nous intéressent
peu , et il n'est pas de la plus haute importance
pour la prospérité de l'agriculture que l'univers apprenne
qu'ils boivent et parlent trop , et ne travaillent
pas assez .
Les raisonnemens de M. Deschartres ne sont pas non
plus d'une exactitude toujours bien conforme aux règles
d'Aristote . Il se plaint , dans sa préface , de cette foule
d'ouvrages sur l'agriculture qui pleuvent de toutes parts ;
il remarque que les femmes elles-mêmes ont voulu se
faire nos précepteurs , et pour nous montrer combien
leurs prétentions sont ridicules , il interroge la nature
et dit : « Elles ont oublié que l'ordonnateur de l'uni-
>> vers leur a assigné des fonctions d'un plus grand inté
DECEMBRE 1811 . 445
» rêt ; à l'époque où les individus des deux sexes sem-
>> blent acquérir une nouvelle nature , la femme éprouve .
>> une secousse générale ; la masse cellulaire est ébranlée ,
>> des productions nouvelles animent les traits de son vi-
>> sage , arrondissent le col , vont se perdre agréablement
>> vers les épaules , en donnant aux bras ces contours
>> gracieux et déliés qui se prolongent jusqu'aux extré
>> mités des doigts . Cette marche de la nature ne démon-
>>>tre-t-elle point dans la femme une destination particu-
>> lière ? etc. » Il faut avouer que cette phrase ressemble
un peu àcelle du docteur Sganarelle , et voilà justement
ce quifait que votrefille est muette. Si M. Deschartres
eût consulté quelques amis , ils lui auraient sans doute
indiqué quelques fautes de ce genre qui déparent trop
souvent son ouvrage ; mais ces taches sont légères , et
le fonds de l'ouvrage n'en est pas moins bon. Un propriétaire
, jaloux de s'instruire , ne peut guère manquer
d'acquérir le Moniteur rural.
SALGUES.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
LETTRES SUR LE GOUVERNEMENT , LES MEURS ET LES USAGES
DU PORTUGAL ; par ARTHUR WILLIAM COSTIGAN , officier
irlandais ; traduites de l'anglais . - Un vol . in-8 °.
-A Paris , chez Lenormant , imprimeur- libraire , rue
de Seine , nº 8 .
Le voyager , disait Montaigne , me semble un exercice
profitable. L'ame y a une continuelle exercitation , et je
ne sache point une meilleure école àfaçonner la vie, que
de lui proposer la diversité de tant d'autres vies , fantaisies
et usances (1) . De cette remarque incontestablement
vraie pour ceux qui savent voyager avec fruit., on peut
conclure que la relation du voyage d'un observateur produirait
les mêmes résultats , et que le tableau de la continuelle
exercitation de l'ame serait , pour le lecteur , une
bonne école , propre àfaçonner sa vie. Ajoutons qu'il y
a entre les vies , fantaisies , usances portugaises et les
nôtres si peu d'analogie , qu'il en résulte nécessairement
cette diversité désirée par Montaigne .
Le gouvernement , la religion , les moeurs , les usages ,
ont , dans beaucoup de pays , une action et une réaction
continuelles , et peut-être en Portugal plus qu'ailleurs .
On pourrait en trouver la cause dans la lutte du clergé et
du gouvernement , tour-à- tour victorieux et vaincu.
Une contradiction singulière existait entre les moeurs
des ministres de la religion (particulièrement les moines )
et la morale qu'ils prèchaient , entre leur langage et leur
conduite ; et ce qui paraîtrait inexplicable , c'est la profonde
vénération dont ils étaient l'objet , quoique cette
conduite licencieuse fût connue . D'un côté ce respect
aveugle , sans bornes et si peu mérité ; de l'autre , cette
licence , ces actions qui ne devaient produire que le mé-
(1) Essais , liv. 8 .
MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1811. 447
pris , offriraient un problème dont la solution serait
très-didicide sans la sainte inquisition ; mais la sainte
inquisition explique beaucoup de choses : c'est l'ultima
ratro des contrées où elle est établie. Notre voyageur
s'applaudit de ce que sa patrie ne possède point cette
institution ; en partageant son bonheur , nous allons le
suivre dans sa course. Commençons par donner une
idée du pays et de ses habitans .
«Un écrivain portugais compare , avec assez de justesse
, tout le royaume de Portugal à une araignée dont
le corps enorme renferme toute la substance dans la capitale
, avec des jambes longues , minces et faibles , qui
atteignent à une grande distance , mais qui ne lui sont
d'aucune utilité et qu'elle a bien de la peine à remuer .
Les profits ou commerce étranger et des vastes contrées
que le souverain possédait en Afrique et au Levant , ou
de celles qui lui restaient dans le sud de l'Amérique ,
n'ont jamais atteint le paysan portugais , si ce n'est en
donnant aux habitans des deux villes principales les
moyens de lui payer un peu mieux les provisions qu'il
amène au marché ; et la splendeur des conquètes étrangères
n'a jamais amélioré sa situation. Le seul objet de
luxe qu'il connaisse est le tabac. Un morceau de pain de
blé d'inde , avec une sardine salée ou une tête d'ail pour
lui donner de la saveur , forme son plat d'ordinaire ; et
s'il peut se procurer un peu de viande pour régaler sa
famille aux deux principales fêtes de l'année ( Noël et
Pâques ) , il est parvenu au comble de la félicité dans ce
monde. Il faut l'avouer , tout ce qu'il pourrait posséder
au-delà de cette pénurie habituede , lui serait , daprès
l'état actuel de son intelligence et l'usage qu'il en fait ,
bientôt enlevé ou plutôt , il s'en déferait lui -même en
faveur des nombreux directeurs spirituels dont fourmille
son pays , et qui lui enseignent à attendre le bonheur de
cette autre vie vers laquelle ils dirigent infailliblement .
On lui apprend , dès son enfance , à croire que ce bonheur
arrivera , en payant fidèlement la dîme , en faisant
des offrandes au couvent voisin , à la châsse d'une sainte ,
à l'autel du patron , aux prètres qui le desservent ; s'il
lui arrive quelque malheur , c'est qu'il a manqué à
448 MERCURE DE FRANCE ,
quelque pratique , c'est qu'il est tiède , c'est que son
offrande est trop modique : il redouble en conséquence
de ferveur et de dons . S'il possède assez d'argent pour
faire de son fils un moine ou de sa fille une religieuse ,
il relève pour toujours le crédit de sa famille .
>> Les villes de Lisbonne et de Porto peuvent être
regardées comme les deux yeux du Portugal : c'est là
que sont toutes les richesses du pays ; c'est là que se fait
tout le commerce avec les nations étrangères ; c'est là
que se rendent les produits des possessions dans le Brésil ,
dont l'existence des Portugais dépend comme peuple . ».
L'auteur fait un parallèle entre les premières classes
de la société en Espagne et celles du Portugal. Ce parallèle
est , sous ce rapport , tout à l'avantage des Espagnols
. Mais comparant ensuite les dernières classes des
deux peuples , il donne la préférence au Portugais. Voici
la cause à laquelle il attribue l'infériorité de la noblesse
portugaise. « Indépendamment des effets mortels de la
tyrannie religieuse et de la mauvaise éducation qui contribuent
à rendre les hommes abjects , je suis convaincu
que la composition du sang qui coule dans nos veines a
la plus grande influence sur les bonnes comme sur les
mauvaises qualités , et par suité sur les actions morales
de l'individu . Ne pourrait- on donc pas croire avec raison
que le mélange du sang juif pendant les règnes de
Jean second, D. Manuel et de son fils Jean III , a totalement
vicié le caractère national ? Ce qui rend ce malheur
d'autant plus déplorable , c'est que les familles de
⚫rang et de distinction sont celles qui ont été le plus directement
affectées et tachées par cette contagieuse connexion
. >>
C'est , il nous semble , remonter un peu haut ; et l'auteur
pouvait s'arrêter à l'éducation et aux opinions religieuses
.
Il règne en Portugal deux usages qui s'éloignent de
toutes les idées reçues dans les autres pays civilisés du
monde . Le premier est celui des empenhos , mot qui se
rend faiblement , dans notre langue , par celui de
recommandation . L'empenho ôte aux lois toute leur force
et dérobe à leur vengeance le criminel le plus atroce
DECEMBRE 1811 . 449
Donnons-enun exemple par ce récit que j'abrége. Deux
cousins germains avaient leurs propriétés voisines l'une
de l'autre. L'amour que chacun eut pour le même objet
les rendit rivaux , jaloux ensuite , enfin ennemis into E
conciliables. L'un des deux avait avec lui sa soeur :
LA
SEINE
était veuf. Le premier sortit un jour armé , accompagné
de domestiques et d'un nègre. Il rencontre le second
le fait saisir, et maltraiter par ses gens . L'officier , vis à 5.
l'improviste et ne pouvant résister , porte la main san
moustache et jure de se venger. L'autre , comprenanz
parfaitement le sens de ce geste et sentant la valeur de
cette menace , abandonna prudemment le pays et se
retira dans le royaume de Galice. Après trois ans d'absence
, croyant la colère de son cousin apaisée , il revint
dans sa terre : mais il ne sortait jamais qu'avec sa soeur
et dans la même voiture . L'officier n'avait plus reparu à
son régiment : il avait juré solennellement de ne faire sa
barbe et de n'assister à la messe que lorsqu'il aurait pris
satisfaction de l'affront sanglant qu'il avait reçu . On va
voir ce qu'en Portugal on entend parprendre satisfaction .
Pendant les trois années , l'officier rôda sans cesse dans
le pays , déguisé en ermite. Apprenant enfin le retour
de son parent , il prend des gens avec lui et le guette
dans une route de traverse ,'près de sa maison. Comme
ily rentrait un soir avec sa soeur , le faux ermite arrête
la voiture et prie , avec beaucoup de politesse , la dame
de descendre. Quand elle est descendue , il applique un
pistolet sur le front de son cousin , le tire , entraîne ensuite
le malheureux hors de sa voiture et lui décharge
l'autre pistolet sur le coeur. Faisant des excuses à la
dame sur l'embarras qu'il lui causait , il lui demanda où
elle désirait d'être menée . Elle désigna un couvent voisin
dans lequel elle avait une soeur religieuse , et l'officier
l'y conduisit. Après cette action il retourne à son régiment
, y reprend ses fonctions et paraît en uniforme à
la parade , comme autrefois . Le bruit de ce lache assassinat
se divulgue : il ne le nie pas , et toute la noblessey
applaudit , disant que c'était le moins que pût faire un
homme bien né . Le colonel du régiment recueille toutes
les preuves du meurtre , reçoit les dépositions des té- Ff
450 MERCURE DE FRANCE ,
moins , et veut le faire juger par une cour martiale ,
selon les lois de la guerre. Un ami de l'accusé va solliciter
une lettre d'empenho , du consul , intimément lié
avec le colonel. Le consul répond que quand il en écrirait
cinquante , elles seraient inutiles . L'ami répliqua
ainsi : « M. le consul , vous savez qu'ici l'on ne peut
pas refuser une lettre d'empenho à un mendiant même ,
et bien moins à une personne de mon rang. En supposant
que mon ami soit coupable comme vous le prétendez
, il en a d'autant plus besoin de la protection des
personnes puissantes , qu'un homme probe et vertueux
est suffisamment protégé par son propre caractère. Quand
une fois j'accorde ma protection à un criminel de la plus
noire espèce , je ne m'embarrasse pas des qualités ou des
défauts de ce criminel , mais de savoir si mon autorité
doit être écoutée de la personne à laquelle je m'adresse ,
et qui a le pouvoir de protéger le coupable contre les
rigueurs de la justice et des lois. » Quoi que le consul
objectât sur l'inutilité de la lettre , parce que le colonel
ferait son devoir , l'autre ayant toujours insisté , la lettre
lui fut accordée. Ce qu'il y a de plus'bizarre , c'est que
le colonel fut obligé de cesser sa poursuite parce qu'il
suffisait de prouver qu'il existait une lettre d'empento
écrite par un de ses amis.
Le second usage est relatif au duel. Quand un gentilhomme
se trouve offensé , il peut en tirer satisfaction :
cette praposition est admise non dans la morale , mais
dans le code des nations civilisées de l'Europe : voici le
genre de satisfaction permis en Portugal. On attend son
adversaire au coin d'une rue ou d'un chemin , et on le
tue sans aucune forme de procès . « Le duel , disent les
Portugais , est une manière abominable et ressemble à
un assassinat prémédité , qui ne convient qu'aux Anglais
et aux Allemands et aux autres sauvages du nord de
l'Europe. » Enfoncer le poignard dans le coeur de son
rival , ce n'est point un assassinat prémédité , c'est simplement
une vengeance, et lavengeance est permise . Ces
meurtres ne sont jamais poursuivis. Il y a une classe
d'hommes fort habiles à manier le stilet et qui sont aux
gages des autres . En se rappelant les réfutations élo
DECEMBRE 1811 : 451-
quentes que nos plus célèbres écrivains ont faites du
duel , si l'on songe qu'effectivement un démenti n'avait
d'autre résultat en Europe , suivant les lieux et l'usage ,
que le duel ou le guet-apens , on est obligé de convenir
que le premier méritait la préférence sur le second ,
parce qu'entre deux maux il faut choisir le moindre .
Pendant que nous en sommes aux usages portugais ,
il ne faut pas en oublier un relatif au militaire. Tous les
régimens de ce pays sont mis sous la protection d'un
saint . Voici le récit du commandant d'un de ces régimens.
« Le corps dans lequel je sers , formé il y a environ
cent ans , prit saint Antoine pour son patron et son
protecteur. Le saint reçut , quelque tems après , une
commission de capitaine. Ses appointemens payés régulièrement
depuis cette époque ont toujours été employés ,
ainsi que deux sols par mois pris sur la paye de chaque
individu , à faire dire un nombre fixe de messes , à nourrir
les chapelains , à parer la chapelle , à défrayer les
autres dépenses casuelles , sous l'inspection d'un officier
du régiment , appointé pour cela. Le major , ayant occupé
depuis quelques années le poste de surintendant pour
saint Antoine , n'a cessé de fatiguer la cour de mémoires
et de certificats de service en faveur du saint , pour le
faire parvenir au rang de major-adjoint. Ces certificats
renfermaient le détail des miracles faits par saint Antoine,
attestés par le témoignage dontvoici un extrait : D. Hercule-
Antoine - Charles - Louis - Joseph - Marie Aranjo de
Magalhaens , seigneur de , etc. , j'atteste et certifie que le
seigneur saint Antoine , autrement le grand saint Antoine
, a été enregistré et a exercé un emploi dans le régiment
depuis le 24 janvier 1668 , qu'il fut enrôlé comme
simple soldat ; qu'il donna pour sa caution la reine des
anges ; que S. M. l'a promu au rang de capitaine pour
s'être bravement conduit; que , dans tous les registres , il
n'y a aucune note de mauvaise conduite , ni d'aucune punition
à lui infligée , telle que la fustigation; qu'il a constammentfait
son devoir; qu'il a été vu une quantité defois
innombrables par ses soldats , ainsi qu'ils sont tous prêts
à le certifier; d'après tous ces témoignages , je le regarde
somme très-digne du rang de major-adjoinFt,fetc2.La der
453 MERCURE DE FRANCE ,
nière reine accorda la promotion et fit saint Antoine
major-adjoint . Il serait facheux qu'elle eût oublié le
compagnon dont Sedaine a fait un moine ; cependant le
voyageur n'en fait aucune mention.
Un lieutenant-colonel envoyé de Goa contre les Marattes
par le vice-roi , fut chargé d'exécuter les ordres
qu'il trouverait dans une lettre clause qu'il ne devait ouvrir
que dans un endroit désigné. Sa troupe ayant fui à
l'approche des ennemis , il fut traduit devant une cour
martiale . Il ouvrit la lettre clause signée du vice-roi et
lut ce qui suit : « Sous les ordres des deux généraux en
chef saint Xavier des Indes et saint Antoine, le lieutenant-
colonel Gatinoco marchera avec 200 hommes, selon
les instructions qu'il recevra des deux saints . » Gatinoco
prétendit que les deux généraux devaient être traduits à
sa place : il prouva qu'il n'avait reçu aucun ordre ni de
saint ni d'homme : la cour martiale ne le trouva pas
coupable , mais le vice-roi le retint en prison pendant
plusieurs années .
Entre mille preuves de la puérile crédulité du peuple,
nous choisissons celle-ci . « On nous montra à Lisbonne
la vierge tenant l'enfant Jésus dans ses bras . La vierge
était portée sur la lune dans son croissant : tout autour
d'elle étaient peintes des étoiles d'or sur un fond d'azur .
On l'appelait nostra senhora de Empyreo , notre dame de
l'Empyrée. L'enfant tenait un globe d'une main et un
sceptre de l'autre. Le prêtre ayant mis ses gants bénits
et son étole avant d'oser le regarder , nous dit que l'enfant
que nous voyions sur les genoux de sa mère , grandissait
d'une manière sensible tous les ans , que souvent
on lui coupait les ongles des mains et des pieds dont il
conservait précieusement les rognures . >>> Voir grandir
sensiblement un enfant sans qu'il atteigne jamais taille
d'homme , ce n'est pas un miracle ordinaire.
Ceux qui aiment les aventures en trouveront dans cet
ouvrage : nous avons dû le considérer sous un point de
vue plus sérieux. Terminons par un mot sur le marquis
de Pombal , dont le voyageur s'occupe à différentes reprises
et avec des détails intéressans . « Ce ministre avait
promulgué d'excellentes lois , mais elles n'avaient aucune
DECEMBRE 1811 . 453
espèce de connexion entre elles , et se contrariaient de
manière qu'une loi abrogeait toujours quelques parties
de celles qui l'avaient précédée immédiatement. On remarquait
que toute loi nouvelle était plutôt calculée pour
atteindre à un but particulier que le ministre avait alors ,
que pour servir au bien général. Le marquis de Pombal
fit des lois pour l'encouragement de l'agriculture , pour
la répartition des terres , pour empêcher les propriétés
particulières de devenir trop étendues , pour le recrutement
de l'armée , mais il ne permit à la loi d'agir que
dans les procès qui s'élevèrent entre les gens de campagne
: elle atteignit tout au plus la classe mitoyenne
des villes; et les propriétés du marquis s'agrandissaient
hors de toute proportion au moment même où il limitait
celles des autres .>>>
On est très-heureux de faire un pareil voyage au coin
de son feu ; et quand on sait qu'en des pays si beaux , où
le soleil brille d'un éclat aussi vif, la terre attend toujours
des mains industrieuses , que la vie de l'homme est mise
impunément à un vil prix , que les arts sont méconnus ,
les douceurs d'un commerce social ignoré , on se félicite
d'avoir une patrie où l'on goûte ces plaisirs purs et vrais
qui , seuls , embellissent l'existence. D. D.
PLATON DEVANT CRITIAS; par J. P. BRES , avec cette
épigraphe :
Dixit insipiens in corde suo : non est Deus.
Un vol . in- 16. Prix , 2 fr. , et 2 fr. 25 cent. franc de
port . A Paris , chez Lenormant, rue de Seine , n° 8 .
QUELQUES incrédules du dernier siècle ont prétendu
que les premiers chrétiens avaient embrassé les dogmes
de Platon , que presque toutes les écoles de philosophie
s'accordaient alors à regarder comme le maître de la
sagesse et l'interprête de la divinité. Il est vrai que des
Pères de l'Eglise eux-mêmes , frappés des rapports qui
1
454 MERCURE DE FRANCE ,
,
se trouvent entre les dogmes de la religion chrétienne
et certains points de la doctrine du philosophe grec ,
n'avaient pas hésité de dire que la grace l'avait éclairé et
lui avait révélé quelques-uns des mystères de notre foi.
Quelque respectable que soit une pareille autorité , je
doute cependant qu'elle suffise pour fonder une épopée
dans laquelle Platon , quatre ou cinq cents ans avant l'an
de grace , prêcherait le culte du vrai Dieu , recevrait les
inspirations de l'un de ces esprits célestes qui ne se communiquaient
alors qu'aux élus du peuple hébreu et
transformerait le plus fougueux athée de l'antiquité en
confesseur de la foi , en héros de la légende. On a reproché
à Virgile d avoir fait Enée contemporain de la reine
de Carthage ; l'anachronisme qu'on peut reprocher à
M. J. P. Bres n'est pas racheté par autant de beautés et
pourrait faire naître plus de scrupules . Je regarde , quant
à moi , la question comme assez délicate pour mériter
d'être soumise à quelque docteur in utroque , tel , par
exemple , que Mme de Genlis , que ses connaissances en
littérature , et ses lumières en matières de religion , rendent
plus propre que personne à la résoudre. Je me bornerai
à faire remarquer , sous le rapport littéraire , l'effet
général d'une composition qui intervertit ainsi l'ordre des
tems , et sacrifie la vérité historique à des fictions .
M. Bres dit quelque part qu'il a écrit son poëёте еп
l'honneur de la divinité ; et en effet, sur sept livres dont
il se compose , il y en a six de consacrés à la réfutation
de l'athéisme . Cependant le titre de l'ouvrage et une
préface que l'auteur consacre au développement du sujet ,
annoncent une action : c'est la délivrance d'Athènes par
Trasybule , et le sujet du 7º livre. On ne saisit pas trop
comment cette action se lie à l'idée principale. Mais ce
qu'on voit clairement , c'est qu'il n'y a pas d'unité dans
l'ouvrage , et que les six premiers livres sont trop didactiques
pour le septième , ou celui-ci trop épique pour
les six autres , Une analyse succincte mettra le lecteur à
même d'en juger.
L'auteur remonte à l'exil d'Alcibiade et à l'oppression
d'Athènes sous les trente tyrans . Platon , le héros du
poëme, pour se soustraire à l'esclavage , se met à voyaDECEMBRE
1811 . 455
ger. Ses voyages lui donnent occasion de rendre grâces
aux Dieux. Ils ont , dit-il ,
Ils ont tout fait pour nous , comme pour la nature ;
Elle a reçu leurs dons ; mais elle a resté pure.
Je remarque en passant que le verbe neutre rester ne
se conjugue qu'avec l'auxiliaire étre. Mais je me hâte
d'arriver avec Platon sur le mont Olympe .
Un mortel d'une noble structure
Lui paraît en ces lieux observer la nature.
Il avance , et Platon , par un attrait puissant ,
Trouve dans l'étranger un charme intéressant.
Plus d'un lecteur pourrait se figurer que cet étranger,
ce mortel d'une noble structure , n'est autre que l'une de
ces divinités païennes qui faisaient de l'Olympe leur résidence
sur la terre : il se tromperait. Cet étranger est
Le sensible Araël , cet ange de la vie.
Un nom si peu grec dut surprendre Platon. Ce qui
n'est pas moins étonnant . c'est qu'Araël ignore ce qui
se passe sur la terre et fasse des questions telles que
celle-ci :
Socrate est- il toujours avec son bon génie ,
Le chef intéressant de la philosophie ?
A quoi Platon répond par un tableau de la tyrannie
sous laquelle gémissent les Athéniens .
Nos crimes sont toujours basés sur nos vertus.
L'on mène à l'échafaud les citoyens connus
Par des talens , de l'or ou par quelque énergie;
La seule obscurité donne espoir à la vie .
J'ai cru comprendre que le premier vers voulait dire
que «plus on était vertueux , plus on était criminel ; >>>
et le dernier , que « la seule obscurité préservait du sup-
>> plice. » J'avoue que j'en ai senti un mouvement d'orgueil
que je pourrais bien n'avoir pas suffisamment
réprimé ; car je m'aperçois en cemoment , que c'est avec
un ton de découverte que je fais part à nos lecteurs de
456 MERCURE DE FRANCE ,
1
mon commentaire. Je reprends mon analyse. Araël
tache de relever le courage de Platon.
Pourquoi d'un Critias supporter le courroux?
Ce découragement est indigne de vous.
Il lui fait ensuite un long discours dans lequel il lui
parle tantôt au nom des dieux , tantôt au nom du trèshaut
; et conclut à ce que Platon retourne à Athènes
pour y ranimer le zèle des amis de la liberté et de la
patrie.
Quand vous aurez vaincu vos tyrans abhorrés ,
Enseignez du très-haut les préceptes sacrés .
Sur ton front Dieu va mettre un rayon de sa gloire .
Il te fera briller au temple de mémoire.
Ton coeur doit pressentir ses décrets éternels
Etd'un flambeau céleste éclairer les mortels .
Dans l'espoir , dans l'amour et dans l'intelligence
Du Dieu qui nous créa fais voir latriple essence.
Cepassage offre deux particularités queje crois devoir
faire remarquer ; d'abord , cette mission apostolique de
Platon sur laquelle j'ai fait entrevoir quelques-uns de
mes scrupules ; ensuite la révélation de la trinité . Il ne
faut cependant pas croire que cette définition du plus
grand de nos mystères soit exactement celle qu'en donne
Platon, L'auteur du poëme en revendique une partie.
On peut voir dans une note assez longue ce qui est à
lui et ce qui appartient au philosophe grec. Cette question
est d'un ordre trop élevé et trop étrangère d'ailleurs
à la critique littéraire pour que je m'y arrête davantage.
Je crois avec les simples que ce sont des profondeurs
qu'il est imprudent de sonder.
Ici finit le premier livre : dans le second , Platon a
une entrevue avec Trasybule qu'il fallait bien commencer
à mettre en scène dans une action dont , au rapport de
l'histoire , il fut le premier et long-tems le seul mobile.
En groupant autour de lui et Socrate et Platon et Diagoras
, M. Bres me semble avoir ôté quelque chose de
ses proportions à ce héros de la Grèce , qui fut , sinon
l'un des plus grands hommes de l'antiquité , du moins
DECEMBRE 1811 . 457
l'un des plus vertueux , et l'un des plus nobles caractères
que l'histoire nous ait conservés . C'est pour lui que le
biographe le plus sobre de réflexions , Cornélius Népos ,
semble sortir de la simplicité ordinaire de son style ; c'est
lui qu'il voudrait placer au premier rang de ceux dont
il écrit la vie , si l'on pesait la vertu et non la fortune .
Du moins , dit-il , je n'en vois aucun que je lui préfère
pour la bonne foi , le courage , la grandeur d'ame ,
l'amour de la patrie. Cependant , ajoute- t-il avec naïveté
, je ne sais comment cela se fit ; mais tandis que
personne ne le surpassait dans l'exercice de ces vertus ,
beaucoup le devancèrent dans la carrière des honneurs
et des dignités . Voulant ensuite faire ressortir davantage
le fait d'armes qui délivra Athènes de l'oppression , il le
compare aux autres exploits militaires dans lesquels le
soldat revendique une part , et la fortune une plus grande
encore ; tandis que la victoire de Trasybule lui appartenait
en propre , qu'il avait été non-seulement le premier
, mais , au commencement , le seul artisan de la
guerre contre les tyrans : Non solum princeps , sed et
solus initio . Il paraît en effet que les secours sur lesquels
il avait compte , se firent long-tems attendre. C'est encore
son historien qui en donne la raison. Dès-lors
dit- il , les gens de bien parlaient mieux pour la liberté
qu'ils ne combattaient pour elle. On me pardonnera ,
j'espère , cette digression qui ne m'a point paru trop
étrangère au sujet , et qui peut servir à montrer en quoi
et jusqu'à quel point M. Bres , dans son poëme , s'éloigne
de l'histoire. Je laisse à d'autres à décider s'il est
justifié par le succès .
,
Lorsque Platon s'est ainsi assuré de Trasybule , qui
n'avait pas besoin de ses encouragemens , il court auprès
de Socrate son maître qui lui promet aussi son bras ,
et revient à Athènes où il ne tarde pas à se faire enfermer .
On se demande d'abord pourquoi , au lieu de se joindre
à cette poignée de braves qui s'emparaient des forteresses
d'Athènes , et se préparaient à attaquer les tyrans ,
Platon vient argumenter contre eux. Mais telles étaient
les instructions de l'envoyé cóleste ; dans la prison , nou
458 MERCURE DE FRANCE ,
velle apparition d'Araël , à qui Platon dit d'un air assez
mécontent :
J'ai suivi ta doctrine ,
J'osai tout espérer de sa clarté divine .
Vois pourtant dans les lieux où me voilà plongé
Les fers dont , pour mourir , les tyrans m'ont chargé .
Homère des philosophes , cygne de l'Académie , divin
Platon! est- ce bien là votre sublime langage? Qui reconnaîtrait
dans la prose un peu dure de ces vers , la poésie
mélodieuse de votre prose ?
Mais la scène change; un être moins fantastique que
le chérubin se fait bientôt entendre par des imprécations
contre la divinité : c'était Diagoras , fameux dans l'antiquité
pour son athéisme et pour avoir unjour , dans une
auberge où le bois manquait, jeté au feu une statue
d'Hercule en disant : fais bouillir la marmite , ce sera le
dernier de tes travaux. Platon lui demande son nom .
Que t'importe ? répond Diagoras .
Toujours plus sagement on en poursuit le cours ,
Lorsqu'on sait à quel homme adresser son discours ,
Réplique Platon ; et voilà la conversation engagée sur
l'athéisme . Elle termine le second chant ou livre. ( Car
M. Bres a donné ce nom modeste aux divisions de son
poëme , et par les échantillons qu'on a vus de ses vers ,
on peut croire qu'il a bien fait. )
Dans une prison on n'a rien de mieux à faire que de
causer. Ainsi font Diagoras et Platon ; l'un prêchant
toujours contre l'existence des Dieux , et l'autre pour.
La discussion peut paraître longue , car elle est seule
l'objet des troisième et quatrième livres ; mais Diagoras
était difficile à convertir. Au cinquième , Platon paraît
devant Critias , et là , nouvelle discussion sur l'existence
de Dieu ; elle n'est interrompue que par le sixième livre ,
et parce que Critias avait à
Vaquer à la liste fatale
Qui livrait ses proscrits à la rive infernale .
Il revient bientôt reprendre une conversation qui l'inDECEMBRE
1811 . 459
téresse , mais n'ébranle pas sa croyance , et finit par renvoyer
Platon en prison. Celui- ci retrouve Diagoras et
reprend l'oeuvre de sa conversion. Il est plus heureux
cette fois que la première . Il lui explique son système de
l'amour de Dieu , et comment
Pour le grand prix d'amour on aime à concourir.
Ici , c'est- à-dire avec le sixième livre , finit la partie
didactique du poëme de M. Bres , et commence l'action .
Trasybule s'empare d'Athènes . Les tyrans sont en
fuite , les prisons ouvertes ; Diagoras converti , et à qui il
ne manque que le baptême , veut à son tour convertis
Critias mourant.
Connais la main d'un Dieu vengeur enfin du crime.
Implore la bonté du ørai Dieu que j'adore.
Mais Critias meurt dans l'impénitence finale et en voulant
frapper Diagoras du glaive dont il est encore armé.
Heureusement le néophyte esquive le coup .
On finit par découvrir qu'Araël n'est autre que le génie
de Socrate dont la mort , par un nouvel anachronisme
, termine le poëme. Par un anachronisme de mots ,
s'il est permis de parler ainsi , l'auteur appelle Socrate
martyr , mot grec à la vérité , mais dont l'acception détournée
servit , comme on sait , à désigner les premiers
chrétiens qui scellèrent la religion de leur sang .
Si l'ouvrage de M. Bres , sous le rapport de la composition
et du style , laisse beaucoup à désirer , on ne
peut s'empêcher au moins de rendre justice aux intentions
de l'auteur et à la pureté de sa morale. Mais si je
connais jamais quelqu'un qui ait le malheur de n'être pas
assez persuadé des vérités sublimes et consolantes que
cet ouvrage renferme , je l'engagerai à les chercher de
préférence dans celui de Fénélon sur le même sujet ,
quoiqu'il ne soit qu'en prose.
LANDRIEUX.
460 MERCURE DE FRANCE ,
1
ODES , PRÉCÉDÉES DE RÉFLEXIONS SUR LA POÉSIE LYRIQUE ;
par L. M. DE CORMENIN , auditeur au Conseil-d'Etat.
- Prix , 1 fr . 25 c. , et 1 fr . 50 c. frane de port .-
A Paris , chez P. Blanchard et Comp , libraire , rue
Mazarine , nº 30 , et Palais- Royal , galerie de bois ,
n° 249 ; Martinet , libraire , rue du Coq-St-Honoré ;
Lebour , Palais -Royal , galerie de bois .
DANS un tems où les poëtes se laissent encore égarer
par l'influence des nouvelles doctrines littéraires , on
doit des encouragemens au jeune écrivain qui , fidèle
aux lois du bon goût , les suit dans ses compositions et
les recommande dans ses préceptes .
M. de Cormenin a fait précéder ses Odes de réflexions
sur la poésie lyrique. Ces réflexions nous ont paru
écrites dans un esprit sage et remarquables par leur
méthode . Files offrent même quelques aperçus nouveaux
qui nous semblent ingénieux .
L'auteur examine d'abord l'influence des moeurs , des
événemens et des climats , sur le génie , les règles et
l'objet de la poésie lyrique chez tous les peuples . Après
avoir développé les causes qui chez les anciens donnaient
à l'ode le plus vif intérêt , et recherché pourquoi ce
genre paraît si négligé maintenant parmi nous , il pense ,
avec raison , qu'il faudrait imprimer à l'ode un caractère
national. Nous citerons le morceau qui termine ces
réflexions .
« Sil existe une nation qui doive concevoir d'elle-
>> même un noble et juste orgueil , et se croire portée aux
>>plus hautes destinées , n'est-ce pas aujourd'hui la
>>nation Française ? Quelle époque a brillé avec plus
>> d'éclat dans les annales de l'univers ? Quand y eut- il
>> tant et de si vastes sujets que la muse de l'ode peut, en
>>chantant nos exploits , parcourir le monde entier ?
» Veut- elle réveiller d'imposans souvenirs , et donner de
>> salutaires leçons aux rois et aux peuples ? qu'elle retrace
>> la chute de la dernière dynastie , les orages de la révo-
>> lution , la vue des pyramides et des tombeaux des
DECEMBRE 1811 . 461
Pharaons . Veut-elle nous éblouir par les couleurs de
>> la plus riche poésie ? qu'elle peigne le Danube franchi
» au milieu de la nuit , des éclairs et de la tempête ; le
>> passage des Alpes glacées et les ouragans brûlans des
>> déserts . Veut-elle enflammer le courage ? qu'elle
>> célèbre les mémorables campagnes d'Italie , la con-
▸ quête de Malte , les victoires d'Austerlitz , d'Iéna , de
>> Friedland et d'Essling. Si les sujets pacifiques lui plai-
>> sent davantage , elle peut chanter l'entrevue du Nié-
>> men , les embellissemens de Paris , ces colonnes d'ai-
> rain qui , s'élevant au sein des places publiques , doi-
>> vent apprendre à l'avenir le triomphe de nos armes ,
>> ces routes qui percent les hautes montagnes , et font
>> communiquer les empires , et ces canaux qui unissent
>> les mers . Enfin , si elle veut faire couler nos larmes ,
» qu'elle nous montre Desaix mourant dans les plaines
> fameuses de Marengo , qu'elle nous redise les adieux
>> touchans de Montebello , et le nomde tous les braves
>> qui ont péri pour la défense ou la gloire de la patrie !
>>Quelle source féconde d'immortelles inspirations !
» et que de motifs aussi doivent exciter le zèle de nos
>> poëtes !
>> Quand toutes les carrières de la littérature ont été
» parcourues avec éclat , ils ont l'avantage inestimable
>> de voir s'ouvrir devant eux une route nouvelle que les
>>grands poëtes du siècle de Louis XIV n'ont pas même
>>frayée !
>> Qu'ils ne se bornent plus à cultiver l'art frivole de
> flatter l'oreille par des sons harmonieux. Que , dignes
>>interprêtes de la nation , ils expriment en beaux vers
» sa reconnaissance à tous ceux qui ont bien mérité
» d'elle , et qu'ils briguent à l'envi le glorieux emploi
>>d'allumer dans tous les coeurs l'amour des vertus , des
>> devoirs , du souverain et de la patrie !>>>
M. de Cormenin , comme nous venons de le voir ,
invite les poëtes à traiter de préférence des sujets nationaux.
On pourrait lui alléguer que ce conseil qu'il
donne aux autres devait d'abord lui profiter à lui-même.
C'est une chose surprenante , en effet , que persuadé ,
comme il paraît l'être , de tous les avantages qu'un poëte
:
462
MERCURE DE FRANCE ,
doit trouver à traiter de semblables sujets , il ne s'en soit
pas saisi le premier , et qu'il n'ait pas exploité lui-même
une mine si riche et si féconde. La raison qu'il nous en
donne fait honneur à sa modestie , mais elle ne nous a
pas semblé décisive. La lecture des Odes de M. Cormenin
nous a persuadés , au contraire , qu'il pouvait ,
aussi bien que personne , entrer dans une carrière où
tout lui promettait le succès le plus flatteur. Quelques
citations un peu étendues viendront à l'appui de notre
opinion .
Nous dirons peu de chose de la première Ode. Ilya
moins à louer et à blamer que dans les autres , par conséquent
elle est d'un moindre intérêt pour le lecteur et
pour le critique . Le plan de cette Ode , adressée au roi de
Bavière , est assez sage. On y remarque un écart sur les
mauvais rois , où l'auteur a fait une application trèsheureuse
d'un passage de l'Ecriture-Sainte :
Couchés dans les festins aux pieds de leurs maitresses ,
De roses couronnés , ils chantaient leurs faiblesses
Sur des luths complaisans ;
Et sur l'autel de Dieu plaçant leur propre image ,
Sans crainte du tonnerre ils recevaient l'hommage
De leurs vils courtisans .
Tandis que des flatteurs la perfide éloquence
Promettait ici bas à leur folle espérance
Un éternel séjour ,
Soudain la foudre gronde , et sur le mur terrible
Le prophétique doigt d'une main invisible
Ecrit leur dernier jour .
Voici le début de la deuxième Ode , adressée aux
Muses :
Assises au sommet de la double colline ,
Vous pleurez , filles d'Apollon ,
Vous pleurez , et le son de votre voix divine
Attendrit le sacré vallon !
Le farouche Ottoman sur vos saintes images
Porte de sacriléges mains ;
Fuyez , Muses , fuyez les profanes outrages
De ces Tartares inhumains..
DECEMBRE 1811 . 463
Sur ses bords triomphans la Seine vous appelle ,
La Seine amante des héros ,
Qui roule avec orgueil dans la ville éternelle
Le royal tribut de ses flots .
Mais par un doux penchant , malgré vous ramenées
Vers l'antique séjour des arts
Sur le riant berceau de vos jeunes années
Vous tournez de tristes regards !
Ah! quand il faut quitter le beau ciel de la Grèce ,
Les bois fleuris du Sperchius ,
Le vallon de Tempé , les rives du Permesse ,
Et les frais sentier de l'Hémus ;
Quand il faut loin des Grecs dont la tombe soupire
Traverser les profondes mers ,
Quelle main dites-vous protégera leur lyre ?
Quelle voix redira leurs vers ?
Vous veillez auprès d'eux ; hélas ! pour les défendre
Vos cris ne sont pas entendus !
Onaime , on aime encore à pleurer sur la cendre
Des amis que l'on a perdus .
Muses , consolez-vous ; nos rives fortunées
Adoptent vos chastes autels :
Venez , le front riant et de fleurs couronnées ,
Recevoir l'encens des mortels .
Que vos doigts inspirés sur la lyre savante
Vont réveiller de sons touchans !
Jamais dans ses beaux jours la Grèce triomphante
N'offrit plus de gloire à vos chants .
Ce commencement nous paraît plein de charme . Il a
cette heureuse mollesse , ce tendre abandon de la mélancolie.
Ces deux répétitions : Vous pleurez , filles d'Apollon
, fuyez muses , qui ailleurs seraient un défaut , ne
sont ici qu'une beauté de plus. Ce mouvement , sürtout
, nous semble plein de vérité et de sentiment ,
Mais par un doux penchant , etc.
Ah! quand il faut quitter le beau ciel de la Grèce , etc.
C'est bien là ce que l'on éprouve lorsque l'on est prêt
464 MERCURE DE FRANCE;
à s'éloigner pour toujours des lieux qui nous sont chers.
Ils viennent se retracer à notre mémoire embellis de
tout ce qui leur donne du prix à nos yeux ; on les passe ,
en quelque sorte , en revue , les uns après les autres ,
comme pour leur dire un dernier adieu ..
On pourrait objecter à l'auteur que les muses n'ont
pas tardé si long-tems à venir en France. Prétendre
qu'elles inspiraient de loin les Corneille , les Racine ,
les Voltaire , les Rousseau , ce serait établir une étrange
opinion . Si malgré cet éloignement elles ont opéré parmi
nous tant de prodiges , que ne doit-on pas attendre de
leur présence ? Cependant nos poëtes actuels ne se flattent
pas , sans doute , de surpasser les grands modèles
qui sont la gloire éternelle de notre littérature. Or , si
ces grands hommes ne sont pas surpassés ou même
égalés , il s'ensuivra , dans l'hypothèse du poëte, que les
muses auront eu plus de pouvoir de loin que de près . Il
était pour le moins inutile qu'elles fissent le voyage.
Voilà le vice réel du sujet. Le lecteur est obligé d'admetfre
une supposition un peugratuite; mais enfin cette
hypothèse reçue , l'Ode marche d'elle-même , et comme
elle est sagement conduite , on ne s'aperçoit guère que le
point de départ n'est pas bien choisi .
Le style de cette Ode , ainsi que des deux autres , est
-généralement remarquable par la fraîcheur et l'éclat du
coloris , ainsi que par la pureté de l'expression . Les
strophes que nous avons citées sont douces etharmonieuses
. Celles qui suivent nous ont présenté quelques
taches . L'auteur nous représente César
D'un triple noeud d'airain enchainant l'injustice
Devant la majesté des lois .
Injustice est trop faible , sur-tout après le triple noeud
d'airain.
Les arts sontflorissans , et le travail utile
Enrichit le sol des hameaux .
Le premier de ces deux vers manque de poésie.
Aux bords lointains du Nil le Dieu de la victoire
Tonnait pour eux du haut des airs
)
DECEMBRE 1811 465
Lavoixde la tempête a racontéleur gloire
Aux sables brûlans des déserts.
L'auteur tombe ici dans un défaut qui ne lui est
ordinaire : l'enflure et l'obscurité.
asaDE LA
SEINE
La troisième Ode, sur les vanités humaines, commence
de la manière la plus imposante .
Les rois humiliés sous la pourpre captive
Adoraient à genoux la superbe Ninive ;
Des hauteurs du Liban l'orage est accouru.
Ils ont levé les yeux au séjour du tonnerre ;
Et comme ils ramenaient leurs regards vers la terre
Ninive a disparu.
On voit ici combien le choix heureux du mètre peut
ajouter à l'effet d'une grande pensée ou d'une belle
image.
Ton sceptre , ô noble Tyr , gouvernait les tempêtes ;
Tes fils voluptueux dans leurs royales fêtes
S'endormaient sur lesfleurs au doux bruit des concerts ,
OTyr ! et tu n'es plus qu'une roche sauvage
Et la mer , en fuyant , a cédé ton rivage
Au sable des déserts .
Sur lesfleurs , cette expression n'est pas locale ; il eût
mieux valu sur la pourpre . A cédé ton rivage : on peut
contester la justesse de cette pensée. Le rivage ne se
forme pas des sables du désert qui empiétent sur les
ondes , mais bien des sables que la mer recouvrait ellemême
, et qu'elle abandonne en se retirant plus loin .
Sur les bords gémissans du Tibre solitaire
Rome pleure aujourd'hui l'empire de la terre.
O retours du destin ! ô vide des grandeurs !
Voilà César , Sylla , le héros de Minturne !
Regardez, conquérans ! l'espace étroit d'une urne
Enferme ces vainqueurs.
A l'exception du dernier vers qui désigne d'une manière
trop générale Marius , César et Sylla , cette strophe
nous paraît très-belle de pensée et d'expression. Nous
en dirons autant de celle qui suit. Nous la croyons
Gg
5.
th
:
466 MERCURE DE FRANCE ,
même supérieure à la précédente ; elle rappelle un vers
souvent cité , de Juvénal .
Déplorable néant des vanités humaines !
Que reste-t-il de vous , ô cités souveraines !
Vous n'avez donc laissé qu'un nom dans l'univers ?
Oui , tout s'est englouti dans le torrent des âges ,
Comme la goutte d'eau qui tombe des nuages
Dans l'abyme des mers .
Cette strophe ne serait pas déplacée même parmi les
plus belles de Rousseau . Si le poëte se soutenait toujours
à cette hauteur , cette Ode pourrait être regardée comme
un des meilleurs morceaux dans ce genre , mais les dernières
strophes ne répondent pas tout-à-fait aux premières
. Il n'y a plus la même suite dans les idées ; le
dessein de l'auteur paraît vague et incertain . Cette critique
, du moins , ne s'applique pas à la strophe qui suit
immédiatement celle que nous venons de citer. Au contraire
, le mouvement nous en paraît très-heureux . Après
avoir indiqué par des traits rapides la ruine ou même la
disparition totale des plus grandes villes et des plus
grands empires , le poëte s'écrie :
Elevez maintenant des palais magnifiques ,
Ogrands , et contemplez leurs fastueux portiques ,
Rêvant le fol espoir d'un immortel séjour ...
Comptez plutôt , comptez vos fugitives heures!
Et combien pensez-vous habiter ces demeures ?
Des siècles ? un seul jour.
Cette opposition est grande et vivement exprimée.
L'auteur dit , quelques strophes après , en parlant des
rois :
Combien sont maintenant étendus sous la pierre ,
Avec leurs ornemens tout souillés de poussière ,
Leur couronne brisée et leur pourpre enlambeaux !
Dussé-je encor blesser votre superbe oreille,
La cendre la plus vile à la vôtre est pareille ,
Majestés des tombeaux !
Pour les justes mourans s'ouvre un plus noble asyle , etc.
Dussé-je encor blesser, etc. Ici il n'y a pas de transition.
DECEMBRE 1811 . 467
Les vers qui suivent ne sont pas la conclusion de ceux
qui précèdent. Boileau a dit :
Souvent un beau désordre est un effet de l'art .
Ce désordre apparent ne doit pas exister dans la liaison
des idées , autrement on cesserait de s'entendre , et le
beau désordre conduirait à l'obscurité. Le poëte peut
sortir de son sujet , si une image ou une réflexion incidente
l'y convie ; il peut suivre le nouvel ordre d'idées
qui viendront frapper son esprit, et par une transition
heureuse rentrer dans le sujet comme un homme qui
suivant la route tracée devant lui s'en écarterait un moment
pour y revenir par des sentiers détournés . Voilà
ce qui constitue ces écarts permis aux poëtes lyriques .
Il sont d'autant plus heureux qu'ils sont plus adroitement
ménagés ; mais , quand ils brisent la chaîne des idées
sans rejoindre les anneaux séparés , il n'en résulte que
de la fatigue pour le lecteur occupé à chercher les idées
intermédiaires . Ainsi , on ne voit pas pourquoi M. de
Cormenindit : Dussé-jeencorblesser votre superbe oreille.
C'est faute d'un développement qu'il devait donner aux
vers précédens . Il fallait qu'ils renfermassent une comparaison
semblable à celle qui est exprimée dans les derniers
vers de la strophe .
De cette analyse nous devons conclure que M. de
Cormenin élevé à l'école des bons modèles sait marcher
sur leurs traces . Les réflexions qui précèdent ses Odes
annoncent un esprit solide , un bon jugement , et un
goût déjà éclairé. Son style a de la pureté , de l'harmonie
et de la précision. Ces mêmes qualités se retrouvent
dans ses vers avec celles qui conviennent plus particulièrement
à la poésie. Si nous avons relevé des fautes
que la jeunesse de l'auteur rend très- excusables , c'est
que nous avons cru devoir le prévenir sur des défauts
dont il lui sera facile de se corriger. Χ.
Gg2
468 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTÉS .
CHRONIQUE DE PARIS.
:
MOEURS , USAGES , ANECDOTES , etc. - Nous approchons
d'une époque fort chérie des uns , fort redoutée des autres ,
suivant l'âge , le rang , les circonstances. Les petits enfans
l'aiment beaucoup , passent une moitié de l'année à la regretter
, et l'autre à la désirer; et les grands enfans la regrettent
une partie de leur vie . Cette époque n'est donc indifférente
pour personne. Ceux qui donnent, ceux qui reçoivent
, ceux qui souhaitent , ( c'est-à-dire toute l'espèce
humaine civilisée ) la voient arriver avec des sentimens
analogues à leurs diverses positions. Tout le mois de décembre
est consacré à différens préparatifs : chacun s'évertue
, s'ingénie ; chacun étudie son rôle. Ce dernier mois
paraît un siècle à l'enfant qui attend avec une impatience
égale à la vivacité de ses désirs , les joujoux promis ; il a la
rapidité de l'éclair pour les tantes et parens collatéraux qui
ne voient dans le premier jour de l'an qu'un usage tyrannique
dont le respect humain seul les empêche de s'affranchir.
Ce premier tableau se répète dans les diverses classes
de la société ; seulement on y remarque des nuances et
quelques changemens de décorations. D'abord c'est le règue
des complimens. On a personnifié le compliment : on l'a
placé sur un trône porté par l'aile des vents : il promène
des regards rians sur la foule qui l'environne , et qu'il
nourrit d'encens et de fumée; denrée inépuisable qui ,
malgré l'étonnante consommation qu'on en fait , ne perd
jamais de son prix. Autour de lui voltigent les songes flatteurs
et l'espérance qui sème les mensonges . Sa main écrit
au hasard les bienfaits , les services sur le sable mobile
dont l'haleine des vents se plaît à changer , confondre ,
effacer les traces légères etfugitives . C'est dans les jours
qui vont arriver que se compose l'eau la plus limpide et la
plus suave; celle dont on fait le plus d'usage , qui rafraîchit
le teint , ravive les couleurs , et rend au tissu le plus
flétri sa souplesse et son éclat ; celle qui a plus de parfum
que l'eau-rose , plus de fraîcheur que la rosée , et plus
d'ambroisie que le nectar... En un mot , l'eau bénite de
cour, si nécessaire aux petits et si utile aux grands . C'est
DECEMBRE 1811 . 469
dans les derniers jours de ce mois que ceux-ci renouvellent
leurs provisions , et que ceux-là se disposent à recevoir
quelques gouttes de cette pluie bienfaisante .
Si nous jetons les yeux sur la classe ouvrière , nous la
voyons sans cesse occupée du soin d'enrichir sa boutique
ou son atelier de quelque nouvelle combinaison propre à
fixer l'attention des curieux , à faire naître l'envie ou le
désir. Le marchand de joujoux par excellence , Cacheleux
déballe avec précaution des magots qu'il dit arrivés non
de la Chine , mais de Nuremberg; les marchandes de
modes fabriquent des chapeaux de toutes les formes , excepté
de celles des têtes qui s'en affubleront ; elles étalent
avecart les robes et les schals drapés avec mollesse et grâce,
qui malheureusement ne sortent presque jamais dumagasin
; elles font ondoyer des rubans sur lesquels un demijour
perfide , habilement ménagé , fait glisser mille reflets ,
mille nuances délicates qui disparaissent dès qu'on y touche
. Les libraires disposent de vieux livres en habit neuf et
doré (et ce ne sont pas les moins bons) , près d'autres livres
nés d'hier dont la gravure et la reliure font tout le prix ;
ils exposent entr'ouverts des almanachs de toutes les couleurs
, de tous les formats ; mettent à côté de la chanson
grivoise , la romance plaintive , et le rustique Mathieu
Lansberg qui ne ment
de l'almanach des grâces qui va toujours à son adresse.
que lorsqu'ilprédit l'avenir, auprès
Mais trouvons-nous au rendez-vous général , où s'approvisionnent
les personnes de tout âge , de tout rang , de
toute condition. C'est un palais de fée : on le dirait formé
de cristaux , de rubis et de diamans . L'oeil est blessé de
son éclat éblouissant : on respire à peine à travers un nuage
de parfums dans une atmosphère attiédie d'où l'on brave.
les frimas . Combien de cerveaux ont été mis à contributionpour
meubler ce palais enchanté dédié aufidèle berger!
Que de tortures on s'est données pour trouver de nouvelles
combinaisons , pour imaginer des nuances inconnues , pour
produire des effets inattendus ! Les muses mêmes si fières
si libres , se sont mises aux gages du Dieu de la gourmandise
; leur vaste génie s'est rapetissé , rétréci , roulé , renfermé
dans le creux d'une noix , d'une olive ; ou , dédaignant
cette étroite prison et se dégageant des entraves de
la devise et du distique , il produit quelquefois un quatrain
pour avoir les honneurs de la papillote et devenir un diablotin
sucré. De cette réunion bizarre résultent les amusemens
du goût et de l'esprit. Si les vers sont mauvais ,
,
470 MERCURE DE FRANCE ,
les bombons ne le sont pas. On a toujours quelques dódommagemens
. Le confiseur trouve son compte; le rimeur
n'a pas perdu son tems : le marmot qui ne sait pas encore
lire bien couramment est celui qui gagne le plus ; pendant
qu'il croque le bombon, il se fait lire la devise , et la part
du lecteur ressemble à celle que donne le juge dans la
fable de l'Huître et des Plaideurs .
- Il paraît un nouvel ouvrage ancien . Ce n'est point
une compilation ni un plagiat : ce sont des mémoires écrits
dans le seizième siècle , et qu'on dit fort curieux. En voici
le titre : Les Commentaires du soldat Vivarais , où se vait
l'origine de la rebellion de France et toutes les guerres que,
durant icelle , le pays a souffertes , divisés en trois liers,
selon le tems que lesdites guerres sont arrivees . Ces Mémoires
sont suivis du voyage du duc de Rohan en Vivarais,
en 1628 , et d'une anecdote extraite du journal manuscrit
d'un ancien chanoine de Viviers .
-Un bon Suisse , parti de ses montagnes pour se faire
auteur à Paris , a eu le bon esprit , de peur d'écrire du
français- suisse , de copier littéralement , par-ci , par-là ,
non pas des pages , mais des chapitres entiers , dont il a
supprimé le titre , après les avoir amalgamés tant bien que
mal. De cette opération il est résulté d'abord un ouvrage
sur l'agriculture , en deux volumes . Tout étonné de cette
création , il a redoublé d'ardeur , et calculant qu'après
avoir écrit pour les cultivateurs de cabinet qui ne sontpas
mal nombreux à Paris , il fallait instruire ceux qui instruisent
la jeunesse et sont plus nombreux encore , ila
rapétassé tous nos recueils pour en faire un ouvrage sur
l'éducation , ne citant personne parce que c'est un usage
trop vulgaire , s'appropriant tout et offrant le précepte et
l'exemple . Pendant que ce ravaudage arrivait à sa fin , on
confrontait le premier ouvrage avec tous ceux aux dépens
desquels il existait , et l'on trouvait que dans un volume ,
sur 380 pages , il y en avait 373 littéralement transcrites .
Cette découverte a donné l'éveil. On a soigneusement
examiné la seconde production. Même résultat. De crier
au voleur; et le voleur de prouver qu'il n'avait pillé que les
morts et les anonymes , deux classes de gens qui ne se
plaignent point , et de prétendre que les vivans n'ont pas
le droit de se plaindre pour eux ; enfin de démontrer qu'il
avait droit de pillage . L'affaire du bon Suisse en est là.
Aumoins ily a quelque conscience dans son fait .
-La fécondité de Scudéry paraissait prodigieuse àBoi
DECEMBRE 1811 . 471
lean; mais elle n'est rien en comparaison de celle de quelques
auteurs modernes. Quoiqu'il ne fût pas difficile
d'en trouver parmi nous des exemples , nous sommes cependant
obligés de convenir que nos voisins , grâces à un
seul écrivain , l'emportent sur nous , et qu'ils ont même
sur les autres nations une incontestable supériorité. II
s'agit de Kotzbue qui , à des entreprises de romans , de
drames , de mélanges et de voyages , vient d'ajouter celle
de deux journaux qu'il a créés . L'un paraît à Darmstatt ,
sous le titre de la Corbeille de fleurs de Clio , et l'autre à
Kænigsberg , sous celui du Grillon , petit animal dont le
cri fort importun , assourdissant , est sans doute beaucoup
moins incommode que le pathos germanique du journal qui
porte son nom . Si l'on demandait comment on peut ,
la fois , faire paraître deux journaux dans deux villes ,
roman dans une troisième , un drame dans une quatrième,
nous répondrions que c'est le secret de l'auteur .
-
à
un
Un autre Allemand , qui refuse à Racine la sensibilité
, l'harmonie , le génie poétique , vient de publier un
cours de lecture sur l'art dramatique . Il dépèce Corneille ,
Voltaire , Regnard , Molière , dont la prose et les vers
choquent certaines oreilles tudesques. Nous regardons ,
nous autres Français , que c'est folie de vouloir juger une
langue étrangère , et quand nous nous avisons de critiquer
un ouvrage écrit dans cette langue , nous ne parlons que du
plan ,des idées et de leur enchaînement .
- On parle d'un poëme satirique intitulé : Profession de
foi des poetes à la mode. C'est une muse des bords de la
Garonne , qui s'amuse aux dépens des muses de la Seine.
Celles- ci attendent et se mettent en mesure de répondre .
,
- Il a paru dans le mois de novembre trois romans :
Le Secret impénétrable ,par M. de Faverolles; Stanislas
par M Bournon- Mallarme , de l'Académie des Arcades
de Rome , et Bonheur et Malheur, par Mme Guénard .
INVENTIONS .- En voici une qu'on assure n'être pas une
plaisanterie , et comme l'annonce en a été faite dans plusieurs
journaux, nous allons l'offrir textuellement ne connaissant
ni l'instrument , ni les sybarites qui en ont fait
usage. On cite un de nos célèbres pharmaciens qui a fait
établir une seringue à mécanique vraiment originale. Il la
réserve pour les jeunes personnes qui trop souvent répugnentà
prendre un genre de remède si simple et si salu-
Jutaire. L'instrument est renfermé dans un meuble de la
472 MERCURE DE FRANCE ,
forme accoutumée. Quand le liquide est parvenu au degré
de tiédeur que vous désirez , et que vous êtes assis bien à
votre aise , vous mettez en mouvement un balancier à tems
égaux; le piston s'avance , le cylindre tourne : vous entendez
alors un petit concert tout-à-fait enchanteur , et qui
vous distrait fort agréablement de l'espèce d'ennui que
pourrait vous causer la cérémonie . Cette recherche officieuse
produit un résultat admirable sans doute ; mais en
toute chose il faut songer à l'avenir : on est toujours obligé
à des redditions de compte , et l'invention d'un moyen qui
exempterait de cette reddition serait plus précieuse encore .
Personne n'est curieux de voir son épitaphe ni de mériter
celle qui fut faite pour un malade mort parce qu'il n'avait
pas voulu rendre ses comptes . On conviendra que ce n'est
pointà-propos de bottes que nous rappelons cette épitaphe :
Ci-git qui se plut tant à prendre ,
Et qui l'avait si bien appris ,
Qu'il aima mieux mourir que rendre
Un lavement qu'il avait pris .
Χ.
- SPECTACLES . Théâtre du Vaudeville .- Première représentation
de Laujon aux Champs - Elysées , vaudeville
en un acte .
En affaires de commerce et de théâtre , les associations
les plus nombreuses ne sont pas les plus heureuses ; il y a
même peu de tems que l'on est convenu de se réunir pour
faire ensemble ce que jadis on faisait tout seul : ce n'est
pas que je proscrive toute association ; le genre du vaudeville
semble même les permettre , et ma rigueur ne se
laisserait - elle pas désarmer en songeant que c'est au
triumvirat de MM. Barré , Radet et Desfontaines que nous
devons un bon nombre des plus jolis ouvrages joués sur ce
théâtre , tels que M. Guillaume , Lantara, les Deux Edmond,
Duguay-Trouin , la Colonne de Rosbach , et tant
d'autres pièces dont ne se lassent point les amateurs da
vrai genre du vaudeville ?
Laujon , président du caveau moderne , était chéri de
chacun des aaiimmaabblleess épicuriens qui lecomposent.Unpeintre
qui perdrait son ami ferait revivre ses traits sur la toile animée
; un sculpteur ferait parler le marbre; un poëte exhalerait
sa douleur en vers harmonieux et mélancoliques ; les
DECEMBRE 1811 . 473
chansonniers du Rocher de Cancale , persuadés que leur
président , ainsi que Coligny ,
> Voulut du moins mourir comme il avait vécu , »
ont épanché leur douleur en joyeux flons-flons , et consigné
leurs regrets dans des couplets remplis de grâce et d'esprit ;
voici la fable qu'ils ont imaginée .
Le théâtre représente les Champs-Elysées , où les ci-devant
chansonniers ont l'habitude de se réunir tous les mois
comme jadis ils le faisaient sur terre. Anacreon ne peut
cette fois présider leur joyeuse réunion , et l'on est embarrassé
sur le choix du suppléant , lorsqu'on annonce l'arrivée
de Laujon; alors plus de doute , et lui seul est jugé digne
de présider le Caveau des Champs -Elysées comme il présidait
celui du Rocher de Cancale. Que pouvait- il résulter
d'une réunion aussi nombreuse que celle des dîneurs modernes
? une pièce , ...... non , mais un assemblage de couplets
charmans , dont un bon nombre a obtenu les honneurs
du bis , et si le public n'en a pas fait répéter davantage ,
c'est qu'il était embarrassé sur le choix , et qu'il craignait
de faire jouer deux fois la pièce .
Nous représenterons seulement aux auteurs que c'est par
inadvertance sans doute qu'ils se sont comparés à Favart ,
Panard , Collé , Piron , Voisenon et Vadé. Nos poëtes tragiques
et comiques pensent peut-être dans le fond de leur
ame égaler Corneille , Molière et Racine , mais ils n'ont pas
la bonne foi d'en convenir .
Les acteurs et actrices chargés de représenter les illustres
morts qui reçoivent Laujon aux Champs -Elysées , ont joué
leurs rôles de manière à ne pas faire dire qu'ils n'étaient
que l'ombre d'eux-mêmes . B.
POLITIQUE.
On connaît enfin d'une manière positive les détails des
derniers engagemens qui ont en lieu sur le Danube entre
les Russes et les Turcs : une relation générale et officielle
a été publiée au quartier-général russe à Giurgewo , le 30
octobre 1811. La voici :
1
« Le 26 août , le grand-visir avait fait passer , avec une
habileté et un courage qui lui font honneur, le Danube à
3000 janissaires , et s'était fortifié sur la rive gauche . Le
lendemain matin , nous prîmes , après plusieurs engagemens
, une position devant lui , ce qui l'obligea d'augmenter
ses forces et d'ajouter à ses retranchemens ; nous en
fimes autant de notre côté . Les deux armées bivouaquèrent
en présence l'une de l'autre et à la portée du canon l'espace
de 35 jours , qui furent tous marqués par des combats
meurtriers . Des deux côtés on se battit avec tant de valeur
et d'acharnement , que le général en cheflui-même , exposé
continuellement. au ſeu de l'ennemi , passa tout ce tems
sans prendre aucun repos . Cependant il s'était borné jusqu'alors
à empêcher les Turcs de faire des incursions dans
le pays , et n'avait encore rien entrepris contre eux .
Le grand-visir enhardi par cette faiblesse apparente ,
qui masquait le véritable plan du général russe , transporta
la majeure partie de ses forces dans son camp retranché
sur la rive gauche .
>>C'est alors que M. Kutusow , prenant à son tour l'offensive
, fit passer le Danube un peu au-dessus de Rudschuck
, le 2 (14) octobre , à un corps de 7 à 8000 hommes ,
sous les ordres du lieutenant-général Marckow , qui , marchant
sans perdre un instant à l'ennemi , le surprit, culbuta
les faibles détachemens de cavalerie qui se présentèrent ,
et lui enleva son camp . L'armée turque, mise en déroute et
saisie d'une terreur panique , se jeta toute entière dans
Rudschuck , où , tandis que le général Marckow , dirigeant
contre elle sa propre artillerie qu'elle avait abandonnée ,
lui annonçait la brillante victoire des Russes par une grêle
de boulets et de grenades , le général comte de Langeron
la foudroyait de l'autre rive avec 100 pièces de canon. Le
!
MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1811. 475
résultat principal de ce mouvement brusque et bien concerte
futla séparation totale du corps de troupes ottomanes
retranché sur la rive gauche d'avec le reste de l'armée . Le
butin fait à cette occasion est immense ; tout le camp, la
tente même du grand - visir , sa chancellerie , celle du divan,
ses effets , toute l'artillerie , armes et bagages , un tas de
drapeaux , les magasins de toute l'armée , 200 boutiques ,
avec plusieurs millions de richesses , et un grand nombre
de prisonniers , parmi lesquels beaucoup d'officiers de
marque , sont tombés en notre pouvoir. Le champ de bataille
était couvert de morts et de mourans .
>> Le grand- visir qui se trouvait en personne sur la rivė
gauche demanda , lejour même de sa défaite , un armistice
; comme il ne lui fut point accordé , il profita la nuit
suivante d'une grosse pluie pour se sauver , et gagna
Rudschuck dans une nacelle à deux rames que lui avait
envoyée Rosniac-Aga , et où il se jetta tout seul. Pendant
cette attaque du grand camp, le général en chef en avait
ordonné une fausse sur celui de Vely-Pacha , établi le long
du Danube vers Turtukay. A l'approche des Russes , ces
troupes se retirèrent également dans la ville. Pour détruire
alors toute communication entre Rudschuck et le corps
ennemi que l'on avait coupé , M. Kutusow fit avancer sa
flottille , et la plaça de manière à ce que la plus petite
barque ne pouvait passer. On s'empara aussi d'une île où
les Turcs avaient établi une batterie qu'on dirigea ensuite
contre eux. Le fils de Czapan-Oglou avec quelques autres
pachas commande le corps d'armée cerné de Slobodsé. Il
était déjà réduit à manger ses chevaux , et n'aurait pu résister
long-tems au feu continuel de nos batteries , lorsqu'une
cessation d'hostilités , ordonnée par le général en
chef, suspendit la résolution qu'il allait prendre .
» L'armée du grand-visir , depuis son passage sur la rive
gauche , n'avait pu gagner un pouce de terrain ; elle se
trouvait totalement bloquée dans ses retranchemens . La
cavalerie seule avait essayé quelquefois de percer , mais
en se tenant toujours sous la protection des batteries du
camp ; elle a été constamment repoussée avec perte . Les
deux neveux du grand-visir ont été , l'un tué, et l'autre blessé
àmort. Tandis que ces faits d'armes se passaient , les autres
détachemens de l'armée russe n'étaient pas oisifs . Le
colonel Grekow passa le Danube à Turtukay , emporta
cette ville et poussa ses partis jusqu'à Rasgard . Le commandant
de la place fut fait prisonnier avec d'autres .
476 MERCURE DE FRANCE ,
,
» Le général Gamber passa ce fleuve d'un autre côté , prit
Silistria d'assaut avec son artillerie , consistant en huit
pièces de canon de cuivre et plusieurs autres de fonte
s'empara de l'arsenal , des barques de transport , eut un
butin considérable , fit 1000 prisonniers et poussa sa pointe
jusque vers Schumla .
> Ismail Bey de Sères , qui , étant entré en Valachie , se
tenait sur les bords du Danube , sans pouvoir avancer , fut
obligé de repasser ce fleuve. Le lieutenant-général Sass le
poursuivit , en se portant aussi sur l'autre rive .
» Le généralcomte Worontzow a effectué son passage près
de Widdin . ”
Peu de jours après ces événemens , le grand-visir a demandé
à rouvrir les négociations . Quelques parlementaires
ont d'abord été échangés de part et d'autre. M. Italinsky
s'est transféré de Bucharest à Giurgewo , où s'est rendu
de son côté le plénipotentiaire turc , et les premiers pourparlers
ont eu lieu le jour même du départ du courier qui
aapporté ces nouvelles .
Les conditions suivantes ont été publiées comme étant
celles de l'armistice conclu à Giurgewo .
L'armistice doit durer pendant le cours des négociations
qui vont s'entamer .
Si contre toute attente , ces négociations n'amènent pas
la paix , les hostilités ne pourrout recommencer que8 jours
après la dénonciation qui en sera faite de part oud'autre .
L'armistice existera entre tous les corps des armées russe
et turque. L'armistice s'étendra également aux armées de
Servie et de Boşnie .
On conservera de part et d'autre les positions où l'on se
trouve dans le moment .
Les Russes continueront à bloquer Rudschuk. Les Turcs
établis sur la gauche du Danube ne pourront pas quitter
leurs positions , et les Russes leur fourniront des vivres
pendant toute la durée de l'armistice. Le chevalier Italinsky
s'est rendu à Rudschuk près du grand-visir.
L'Empereur Alexandre a ordonné une levée d'hommes .
Lemanifeste impérial concernant cette levée est ainsi conçu :
"Alexandre Ier , etc.
,
> Trouvant nécessaire de tenir notre armée au complet ,
après avoir entendu le conseil de l'Empire ,
Nous ordonnons :
» Il sera levé dans toute l'étendue de l'Empire , à l'exception
des provinces de Bialystock , de Tarnepol et de
DECEMBRE 1811 . 477
la Grusie , quatre recrues sur chaque 500 ames . Cette levée
commencera le 1ºt novembre de la présente année , et sera
terminée au 1 janvier 1812. Les dispositions ultérieures ,
relativement à cette levée de recrues , seront données par
le sénat , conformément aux ordonnances précédentes .
Pétersbourg , 16 septembre (v. st . ) 1811 .
Signé, ALEXANDRE .
Un second ukase détermine l'organisation de la garde
intérieure de l'Empire ; l'Empire est divisé en huit arrondissemens
, et chacun d'eux est sous le commandement
d'un officier général. L'Empereur Alexandre vient aussi
de former un régiment finlandais attachés à sa garde .
De la Suède et du Danemarck , on apprend que l'unionde
ces gouvernemens et l'inconstance de la mer continuent
à livrer aux Anglais une guerre qui leur fera regarder
comme de angereuses spéculations les expéditions marchandes
dans la Baltique , leur impossibilité d'y tenter des
expéditions militaires étant bien reconnue. De nouvelles
mesures plus rigoureuses que les précédentes ont été prises
en Suède contre les marchandises anglaises et leurs détenteurs
; ces marchandises sont sévèrement repoussées à l'introduction
; celles qui auraient pu s'introduire sont confisquées.
En même tems des coups de vents terribles ont
forcé les Anglais à marquer leur passage à travers les Belts
par les tristes débris de leurs naufrages . Dans la nuit du
17septembre une tempête affreuse s'éleva sur les côtes de
la Zélande. Quelques bateaux furent écrasés dans le port
d'Elseneur , mais 17 bâtimens ennemis , dont un vaisseau
de ligne et deux frégates , ont été jetés sur la côte de l'île
de Laadland. Le vaisseau de ligne a été obligé de couper
ses mâts pour se remettre à flot ; quelques autres navires
ont été secourus par le convoi , le reste a été pris . On
compte 1300 prisonniers faits par les Danois dans cette
occasion. Leurs corsaires font une chasse extrêmement
heureuse aux vaisseaux dispersés par la tempête , et séparés
des convois dont ils faisaient partie .
L'Empereur d'Autriche était revenu de Presbourg à
Vienne , où la lettre de ce souverain relative aux affaires
de la diète avait produit la sensation la plus vive. Une députation
de la diète avait suivi le monarque , et sur la
prière qui lui en a été adressée par les Etats de Hongrie ,
il s'est déterminé à retourner à Presbourg ; mais la cour
reste à Vienne ; on regarde actuellement comme très-prochaine
la clôture des séances de la diète .
,
1
478 MERCURE DE FRANCE ,
Les papiers anglais gardent un profond silence sur les
affaires d'Espagne; rien n'est connu par eux de la position
critique où se trouvait Ballasteros , des suites du mouvement
rétrograde du général Wellington , ou des progrès
dans le royaume de Valence du maréchal comte Suchet.
Les troubles de Dublin commencent à inquiéter le gouvernement
plus sérieusement que jamais , etpeut-être même
à le distraire du soin de porter ailleurs ses secours intéressés
et sa protection dangereuse . Les troubles se sont
étendus en Irlande jusqu'à des comtés qui jusqu'alors
avaientjoui d'une grande tranquillité : on y procède à des
associations mystérieuses qui , sous le voile maçonique ou
anti -maçonique , ne paraissent au ministère que des foyers
d'insurrection . A Nottingham la maison de M. Hollings- ,
worth a été brisée , les métiers détruits ; lui , sa famille et
ses amis n'ont échappé à la mort qu'à force de courage et
de présence d'esprit. A ce système de destruction des métiers
, sejoint celui des incendies . Les milices locales pren- .
nent les armes pour réprimer ces excès .
Une des choses qui paraissent le plus alarmer le gouvernement
, déjà si embarrassé de réprimer ces insurrections
et ces excès , est l'esprit qui règne relativement aux
affaires des catholiques , et l'inutilité des efforts des agens
du gouvernement pour perdre M. Sheridan , le premier des
délégués catholiques qui ait été mis en jugement pour prétendues
contraventions à l'acte du parlement relatif à leurs
assemblées . M. Sheridan a été acquitté . Le Times l'avone
avec beaucoup d'humeur. Toute l'Irlande , dit-il, prenait
, ainsi qu'on peut aisément le présumer, le plus vif
intérêt à la décision de cette affaire . On peutjuger de l'état
de l'opinion publique dans cette occasion , parlanécessité
on s'est trouvé le procureur-général de récuser vingt-deux
membres de la liste du jury , avant de pouvoir former le
jury de jugement. La nouvelle ajoute que le docteur a été
acquitté par défaut de preuves quant aux faits , et non par
ancun doute de la part du tribunal sur la question de droit.
C'est cependant un début assez mal-adroit de la partdu
procureur-général , que cet accusé ait été acquitté , quel
qu'en ait été le motif. Dans cet état de choses , il n'est pas
probable que la partie publique venille continuer ces precès-
là ; et le gouvernement irlandais se trouvera dans une
situation extrêmement embarrassante ! Il sera obligé de
laisser suivre aux catholiques une ligne de conduite qui a
été signalée comme hostile envers l'Etat.n
DECEMBRE 1811 . 479
Les dernières nouvelles de Sicile reçues en Angleterre y
ont appris que les troupes anglaises avaient reçu l'ordre
de se concentrer , et qu'elles avaient quitté les garnisons
de Trapani , de Syracuse , d'Augusta. Les Français paraissaient
toujours occupés de préparatifs sur la côte opposée.
Des bateaux canonniers siciliens étaient employés à Messine
: la cour en a demandé le retour à Palerme ; le général
anglais , en sa qualité de protecteur propriétaire de l'île , et
probablement aussi comme amiral commandant les forces
navales de Sicile , a refusé . On prétend que la reine a en
une attaque d'apoplexie pendant que son secrétaire lui lisait
quelques dépêches , qu'elle a témoigné la plus grande surprise
du départ du lord Bentinck pour l'Angleterre , que
depuis ce départ auquel elle ne s'attendait pas , elle a cru
devoir prendre avec les Anglais un ton moins impérieux .
Cependant des lettres de Palerme , en date du 20 octobre
disent qu'il règne une grande division entre le roi et la reine.
relativement à la conduite qu'il convient de tenir en ce moment,
et que la reine , voulant faire tête à l'orage , s'environnait
de troupes napolitaines , et voulait lever 20,000
hommes .
,
Relativement à l'Amérique , on attend avec impatience
l'ouverture du congrès et le discours du président : des bâtimens
sont prêts pour porter ce discours en Angleterre .
Quant à l'Amérique méridionale , les Anglais affectent
d'espérer qu'il s'établira un commerce lucratif pour eux
entre la Jamaïque et les ports brésiliens ou ceux de la nouvelle
Espagne; ils espèrent que cette île deviendra l'entrepôt
d'un commerce actif entre l'Angleterre et le continent
méridional de l'Amérique . Peut-être n'ont-ils pas assez bien
calculé ce que peuvent sur de tels parages de nouveaux flibustiers
, des corsaires américains , danois , suédois , français
, rivalisant d'audace , et ruinant le commerce anglais
sur le nouveau théâtre que ses pertes sur l'ancien le forcent
à chercher.
L'état du roi est le même, le prince régent est tout-à-fait
rétabli des suites de sa chute .
er
Lajournée du dimanche 18 décembre , a été consacrée
à la commémoration du septième anniversaire d'une
époque à dater de laquelle le peuple français a vu se réaliserles
espérances qu'il avait conçues quelques années auparavant,
lorsque le plus grand des hommes consentit à se
charger de diriger les destinées de la plus grande des nations.
L'Empire s'est accru, sous la main puissante de son
480 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1811.
fondateur , de tout le territoire dont l'ennemi commun n'a
pas respecté l'indépendance ; il a acquis une ligne de côtes
formidables , et tous les moyens qui étaient désirables pour
en peu de tems , non seulement créer une marine , mais
même former des marins ; les alarmes ont été reportées sur
la côte opposée ; c'est encore une fois pour ses arsenaux ,
ses ports , ses chantiers que l'Angleterre a dû concevoir des
inquiétudes , tandis qu'un système inébranlablement soutenu
, fonde un commerce continental qui isole tout-à-fait
le peuple que la nature avait déjà isolé du reste du monde,
anéantit le crédit , paralyse l'industrie de ce peuple manufacturier
et navigateur qui s'estabusé au point de prétendre
devenir agricole et militaire. Les rois alliés , ceux que la
nature ou la politique attachent à la fortune de l'Empire
français , ont secondé la cause désormais commune des
souverains du continent , contre la nation qui veut être
souveraine de la mer; bien plus, les deux continens se sont
unis pour le libre usage de l'élément qui les sépare , leurs
pavillons unis pourronty combattre l'Angleterre pour l'indépendance
de l'Europe et de l'Amérique . Voilà quel est
l'aspect que présente au dehors la politique de l'Empire
français ; au dedans , tous les monumens qui se rattachent
à une grande pensée d'utilité publique , sont terminés
ou s'achèvent ; toutes les distances ont été abrégées , tous
les moyens de communication ont été ouverts , toutes les
ressources de l'industrie encouragées , tous les arts protégés
, chaque progrès , chaque succès dans les sciences et
dans les lettres marqués par un bienfait , source d'une émulation
renaissante , présage d'un succès nouveau ; enfiu
dans le cours de cette année mémorable les destinées de
l'Empire ont été fixées sur les bases monarchiques de l'hérédité
, et un prince , roi de Rome au berceau , promet aux
Français un successeur digne d'un père qui veut être son
maître , comme il sera son modèle .
L'Empereur a reçu l'hommage de tous les sentimens de
reconnaissance que ces rapprochemens inspirent ; ils lui
ont été décernés partout ce que la France a de plus illustre,
et par les nations étrangères représentées auprès de son
auguste personne par leurs ministres : ces hommages ont
été répétés le même jour dans tout l'Empire où les mêmes
actions de grâce et les mêmes voeux se sont adressés au
ciel , à la même heure , pour la prospérité et pour la durée
d'un règue à jamais glorieux. S....
TABLE
401
5.
LA
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
N° DXLIII . - Samedi 14 Décembre 1811 .
POÉSIE .
EPITRE A UN CRITIQUE.
Tor qui , levant sur nous ton austère férule ,
Y vois une massue et te crois un Hercule ;
Toi qu'un rival effraye et qu'un succès aigrit ;
Qui , croyant m'accabler du poids de ton esprit ,
Gourmandas rudement ma muse un peu légère ,
Ne redoute de moi ni plainte , ni colère .
Mes vers , bien défendus , n'en seraient pas meilleurs.
Pourtant , quand je retiens d'inutiles fureurs ,
Je pourrais sur un point t'accuser d'injustice.
Tu proscris l'avenir d'un poëte novice ,
S'il ne brille d'abord par un écrit vainqueur :
Mais cueillis- tu jamais le fruit avant la fleur ?
Jamais , dans nos vergers , vis-tu Flore et Pomone
Prodiguer au printems les trésors de l'automne ,
Et Phébus infidèle , en ses douze maisons ,
Déroger , pour te plaire , à l'ordre des saisons ?
Si ma timide main , dans un premier délire',
A touché faiblement les cordes de la lyre ,
Me faut-il renoncer à de nouveaux transports ,
A l'espoir de former de plus heureux accords ?
Hh
482 MERCURE DE FRANCE ,
Dansles arts périlleux , aux combats , au Parnasse ,
C'estpar un beau laurier que la honte s'efface;
C'estpardes soins constans et des vers pleins de feu
Qu'on arrache à l'envie un éclatant avèu.
Sitoujours ici-bas , marchant à l'aventure ,
Tu vis , sans l'admirer , la féconde nature ,
Viens , observe avec moi ce mobile univers
T'offrira des progrès dans mille objets divers .
Ce pin , qui dans les cieux lève sa tête altière ,
Humble tige , en naissant , rampait dans la poussière .
Ce ruisseau , vers sa source , étroit et sinueux ,
Ici descend d'un roc en flots impétueux;
Etplus loin , se frayant une route certaine ,
Fleuve majestueux , s'avance dans la plaine .
Le soleil , étonnant nos yeux par sa grandeur ,
Fait briller dans l'azur un disque bienfaiteur ;
Mais, lorsquede la nuit il dégage le monde ,
Cet astre lumineux , dans sa marche féconde ,
A-t-il à son lever l'éclat de son midi ?
L'aigle doit dans les cieux porter son vol hardi ;
Mais le regard brûlant , les ailes étendues ,
Fendra-t- il tout-à-coup le vaste sein des nues ?
Non ; il rase le sol , s'élève , tombe encor ,
Et bientôt il ira ,dans un rapide essor ,
Défier du soleil l'éclatante lumière .
Tout marche lentement dans la nature entière :
Ses plus rares objets , à l'oeil observateur ,
Ont insensiblement déployé leur splendeur .
Echapperions-nous seuls à ces lois éternelles ?
Ah! loin de les trancher , laisse croître nos ailes ;
Et tu verras leur vol , aussi prompt que l'éclair ,
Sillonner , sans affront , les campagnes de l'air.
Mais , dans tous ses travaux observant la nature ,
Toi-même réfléchis sur ta propre structure.
Si , le corps plein de force et cuirassé de fer ,
Minerve s'élança du front de Jupiter ;
Comme le sien , ton corps , affranchi de l'enfance ,
N'est point sorti des flancs auteurs de ta naissance.
Ainsi tu fus d'abord frêle , informe , impuissant ;
Mais un suc nourricier chaque jour accroissant
Ce principe vital , aliment de ton être ,
DECEMBRE 1811 . 483
Bientôt tu pus agir , voir , sentir et connaître,
Bientôt , de l'homme seul te montrant le rival ,
Tu cessas de ramper comme un vil animal.
Enfin, à regretter l'âge de l'innocence ,
Tu consumas les jours de ton adolescence ;
Et , mûri par les ans , tu le vis s'avancer ,
Ce tems , heureux et triste , où l'homme doit penser.
Mais de quoi te sert- il d'avoir atteint cet age ;
Si la raison chez toi n'agit pas davantage ;
Si , de la vérité repoussant le flambeau ,
Tu ne sais point encor que dans l'homme nouveatı ,
Qui sacrifie aux arts son bonheur et sa joie ,
L'esprit, comme le corps , lentement se déploie;
Et qu'il n'enfante point , dans ses transports naissans ,
Ces traits impérieux qui subjuguent nos sens?
Eh quoi ! tu voudrais done qu'une faible machine ,
Simulacre mortel de la grandeur divine ,
De l'immortelle essence atteignit la hauteur ;
Qu'elle fût en mérite égale à son auteur ,
Et qu'à peine créée , elle créât de même ?
Dieu seul a ce pouvoir infaillible et suprême.
Le premier des mortels s'animant sous ses mains ,
Son travail fut bientôt admiré des humains ;
Et notre vanité lui donnant son suffrage ,
Nous assura que l'homme est son plus beľ ouvrage .
Homme superbe ! apprends qu'en ce terrestre lieu ,
L'insecte , ainsi que toi , porte le sceau d'un Dieu .
Il soumit à des lois une informe matière ;
Dans un azur immense il plaça la lumière ;
Du tems , des cieux , des mers , il sut régler le cours ;
Mais , tout Dieu qu'il était , il lui fallut six jours .
Eh! quels mortels , jaloux d'une illustre mémoire ,
Ont moissonné soudain les palmes de la gloire ?
Nul n'obtint sur-le-champ de durables succès.
De l'aveu de David , que de faibles essais
Echappés à la main qui peiguit les Horaces (1 ) !
(1) D'intimes amis de cet illustre peintre m'ont assuré qu'il leur
avait plusieurs fois avoué lui-même que durant un grand nombre
d'années il avait fait une foule d'ouvrages très-médiocres . Ces mêmes
Hh2
484 MERCURE DE FRANCE ,
:
Long-tems Espercieux chercha les nobles traces
De ces Grecs si vantés , ses modèles chéris ,
Avant que son ciseau du vainqueur d'Austerlitz
Pût offrir à nos yeux une immortelle image (2) .
Perrault par un chef-d'oeuvre obtient un juste hommage ;
Mais ce chef-d'oeuvre est-il l'essai de son compas ?
Ases beaux airs Grétry ne préludait-il pas ?
De degrés en degrés s'élève le génie .
Dans le sein de l'étude , au printems de leur vie ,
Quand ces grands écrivains , qu'on admire toujours ,
Pleins d'un feu créateur , préparaient leurs beaux jours ,
Etaient-ils donc alors la gloire de la France ?
Molière , heureux vainqueur de Plaute et de Térence ,
Dans le coeur des humains d'abord n'a point fouillé.
Son Médecin volant , son Jaloux barbouillé ,
Sont-ils marqués au coin des peintures brillantes
L'effroi des faux dévots et des femmes savantes ?
Racine , dont long-tems un stupide travers ,
A, malgré Despréaux , proscrit les plus beaux vers ,
De Phèdre , à son début , conçut-il la merveille ?
EtCorneille naissant fut-il le grand Corneille (3) ?
amis , qui sont tous des artistes distingués , m'ont dit aussi qu'il était
effectivement bien loin d'annoncer qu'il deviendrait un jour le plus
grand peintre de son tems.
Ah! pourquoi ne conserve-t-on pas les essaisde nos grands maîtres?
Ils devraient être aussi précieux que leurs chefs -d'oeuvre. Ces premiers
élans du génie enfanteraient de nouveaux miracles. Le jeune
homme qui veut s'élancer sur les pas de ses modèles , est rebuté à
l'aspect de tant de monuinens glorieux : mais son ame se repose avec
plaisir sur les premiers jours de ces mortels qui ont fait retentir l'univers
de leur nom; alors leurs chefs - d'oeuvre ne le découragent plus ,
il travaille hardiment , et s'écrie , dans un noble enthousiasme : ils
ont commencé comme moi , peut- être finirai-je comme eux.
(2) C'est cet habile sculpteur qui a exécuté , pour l'arc de triomphe
de la place du Carrousel , le bas-relief représentant labataille d'Austerlitz.
(3) Ses premières comédies sont sèches , languissantes , et ne laissaient
pas espérer qu'il dût aller si loin , comme ses dernières font
qu'on s'étonne qu'il ait pu tomber de si haut. La Bruyère.
DECEMBRE 1811 . 485
,
Vint-il , aux premiers jours de son noble destin ,
Cinna , Pompée , Horace , et le Cid à la main ?
Et ce fruit de l'Amour , d'une bonne fortune ,
Mélite , faisait-elle espérer Rodogune ?
Non , sans doute , et pourtantde ses contemporains
Il n'a point essuyé d'injurieux dédains :
Après Mélite encore ils ont souffert Clitandre .
Nos pères , protégeant sa muse jeune et tendre ,
Témoins de ses progrès , de ses travaux fameux
L'ont vu naître , grandir , et surpasser leurs voeux.
Ah! dans leurs jeunes ans , ces maîtres du Parnasse
Nous ressemblaient , n'avaient qu'une superbe audace ,
Que la soif de la gloire , aiguillon des grands coeurs ,
Noble feu qui d'avance annonce des vainqueurs.
Oui , dans ces vrais enfans des filles de mémoire
Le premier des besoins , ce besoin de la gloire ,
Fut bientôt assouvi par de brillans travaux ;
Mais alors , confondus avec d'obscurs rivaux ,
Ignorés de la France et s'ignorant eux-même ,
Il n'avaient pour tout bien que cet instinct suprême
Qui devait les guider vers des lauriers lointains ;
Alors , nourris d'espoir , mais toujours incertains ,
Racine , de la lice entrouvrant la barrière ,
D'un oeil timide encor mesurait la carrière ,
Molière n'offrait rien digne d'un souvenir ,
Et tout le grand Corneille était dans l'avenir.
Ade pareils discours tu répondras sans doute
Qu'au milieu de la nuit se frayant une route
Loinde ses devanciers qui marchaient au hasard,
Corneille du chaos tirait alors son art .
१
Mais , malgré les efforts de ce génie immense ,
L'art commence toujours dans celui qui commence ;
Selonles tems divers que nous parcourons tous ,
Il naît , il croît , il brille et décroit avec nous .
C'est envain qu'un grand homme y marque son passage ,
Nous donnons à cet art les défauts de notre âge ;
Et , pleins de son talent , à nos yeux déployé ,
Nous payons le tribut que lui-même a payé.
On a vu , je le sais , des enfans du Permesse
Qui , jetant tout leur feu dès leur première ivresse .
Ont pourtant mérité d'être alors applaudis ;
486 MERCURE DE FRANCE ,
Mais qui , par l'indulgence un instant accueillis ,
Donnaient , en remportant leur unique victoire
Assez pour l'espérance et trop peu pour la gloire ;
Et qui , depuis l'effet de ces jours éclatans ,
Dorment sur des lauriers desséchés par le tens.
Le vrai poëte , ami de l'équité sévère ,
Sait toujours dédaigner une palme éphémère :
S'il immole à son nom , plaisirs , repos , santé ,
Il veut unir sa gloire à l'immortalité.
Onvante cet auteur qu'aveuglent tes louanges ,
Qui te prône , à son tour , dans ses livres étranges :
Mais croyez -vous aller , par des sentiers obscurs
Vous encenser tous deux dans les âges futurs ?
L'avenir juge mieux que le siècle où nous sommes .
Parfois la faux du Tems raccourcit les grands hommes.
Il doit anéantir tel qu'on vante aujourd'hui ,
Et tel , que l'on dénigre , obtiendra tout de lui.
J'en reviens à ces morts si grands par notre estime :
Leur vaste gloire accable un coeur pusillanime ;
Mais , suivant leurs progrès , l'élève courageux ,
Se console , s'enflamme , et s'illustre avec eux.
Oui , lorsque renfermé dans mon humble retraite ,
La nuit , seul , tourmenté d'une ardeur inquiète ,
J'admire , avec effroi , les chefs -d'oeuvre divers
Dont ces Dieux du Parnasse ont peuplé l'Univers ,
J'use en vain mon courage en de stériles veilles .
Ici , je suis aux pieds de l'aîné des Corneilles ,
Et les regards altiers du chantre des Romains
Font tomber aussitôt la lyre de mes mains.
D'une imposante voix j'entends le grand Racine :
Audacieux mortel , de ma muse divinę
Ton orgueil prétend-il égaler les attraits ?
EtDespréaux, sur moi faisant pleuvoir ses traits ,
Me dit : D'un vain plaisir fuis l'amorce perfide.
Mais j'aperçois Mélite et vois la Thébaïde !
Ociel ! demon bonheur comment peindre l'excès ?
Vous ne m'effrayez plus par vos brillans succès ,
Je vois vos premiers pas , écrivains qu'on admire !
Aussitôt je reprends mes transports et ma lyre ,
DECEMBRE 1811 . 487
(4)
Mon audace renait , et , malgré leurs autels ,
Je medis : Tous ces Dieux n'étaient que des mortels (4) .
Si dans l'âge présent , plein de censeurs caustiques ,
Où pour un vrai poëte on compte cent critiques ,
Le père d'Athalie avait coulé ses jours ,
Lui qu'ont souvent blessé de frivoles discours ,
Lui que les cris des sots , l'injustice et l'envie
Ont arrêté , douze ans , au milieu de sa vie ,
Que la froideur d'un roi conduisit au tombeau
Dans notre âge , privé de l'appui de Boileau ,
Laissant tomber sa plume au seul nom de satire ,
Le sensible Racine eût vécu sans écrire (5) ;
Et du Pinde français les jeunes nourrissons ,
Au lieu de ses beaux vers , liraient des feuilletons .
,
Pour moi , qui , dès l'enfance errant sur le Parnasse ,
De ce maître fameux cherche avec soin la trace ,
Qui , de son art divin chaque jour plus épris ,
Viens allumer ma verve au feu de ses écrits
Rienne peut m'effrayer : ce grand homme , à mon âge ,
Ignoré comme moi , n'avait pas mon courage.
Je sais de l'injustice arrêter les complots ,
Je méprise l'envie et je berne les sots .
Cette audace intrépide honora mon enfance.
Je vis à mon aspect sourire l'espérance :
C'est elle qui d'abord accueillit mes essais ,
Et me fit méditer de plus brillans succès .
Ennemi de tout nom obtenu par la brigue
Je laisse à nos Cotins , les prôneurs et l'intrigue ,
Je laisse , sans regrets , en proie à leur courroux ,
De vains lauriers flétris par leurs venins jaloux ,
Que Plutus leur accorde un regard favorable!
Moi , toujours amoureux de la gloire durable ,
Seul avec l'amitié dans un coin retiré ,
1
Summi sunt homines tamen . QUINTILIEN.
(5) On sait que depuis Phèdre jusques à Athalie , Racine fut douze
ans sans vouloir reprendre la plume . Il s'arrêta à trente-huit ans , et
comme il donnait une tragédie chaque année , c'est douze chefsd'oeuvre
que nous avons perdus. Voilà les bienfaits de l'injustice et de
l'envie !
488 MERCURE DE FRANCE ,
Loindes sots , des fâcheux , aux travaux consacré ,
J'interroge mon coeur , je cherche à me connaître.
Je ne suis rien , hélas ! mais je serai peut- être ,
Si quelques jours encor m'exemptant de sa loi ,
La mort ne se met point entre la gloire et moi.
F. DE VERNEUIL .
CLÉMENCE ET LE TROUBADOUR.
ROMANCE DU DOUZIÈME SIÈCLE.
L'AIR était froid , la nuit obscure ,
L'horloge allait sonner minuit :
Tout se taisait dans la nature ,
Les vents seuls faisaient quelque bruit ;
Quand le troubadour le plus tendre ,
Au pied d'un antique donjon ,
Disait : Clémence , viens entendre
De ton doux ami la chanson.
J'entrais dans mon adolescence
Lorsque je perdis mes parens .
Le ciel semblait à la souffrance
Avoir dévoué mon printems .
Je me mis à courir la terre ;
Et tous les soirs , pour me loger ,
Je chantais aux barons la guerre .
Ou l'amour à quelque berger .
Un jour , le plus beau de ma vie ,
En suivant le cours d'un ruisseau ,
Je me trouvai dans la prairie
Qui s'étend près de ce château ;
Je prends ma harpe et je commence
Ma plus tendre chanson d'amour.
Presqu'aussitôt je vois Clémence
Paraitre au haut de cette tour .
Du donjon descend un beau page ,
Qui me dit : Jeune Troubadour ,
Clémence vient dans ce bocage
Ecouter tes doux chants d'amour.
Oh! que mon ame fut émue
Encontemplant tant de beauté!
DECEMBRE 1811 . 489
Rien d'aussi charmant à ma vue
Ne s'était jamais présenté .
D'amour je sentis la puissance :
Ses traits avaient blessé mon coeur.
J'osai l'avouer à Clémence ;
Elle me dit avec douceur :
Je suis dame de haut parage ,
Mon père est un puissant baron :
Je veux avoir en mariage
Un chevalier de grand renom.
Si ta flamme est vive et sincère ,
Prends un glaive et bravant le sort ,
Pars , et sous les yeux de mon père ,
Va chercher la gloire ou la mort !
Et puis d'une voix attendrie ,
Enm'offrant un gage d'amour ,
Songe , dit-elle , à ton amie :
Hâte , s'il se peut , ton retour .
Bientôt je fus dans la Syrie ,
Non loin des remparts de Damas .
Au baron consacrant ma vie ,
Je le suivais dans les combats .
Tous les jours il voyait ma lance
Prompte à voler à son secours .
11 confesse que ma vaillance
Trois fois a conservé ses jours .
Dans les monts de la Pamphilie ,
Louis à pied sur un rocher ,
Vaillamment défendait sa vie ,
Je parvins à m'en approcher.
Il vit món zèle à le défendre ,
Et de retour dans notre camp ,
Dema bouche il voulut apprendre
Quel était mon nom et mon rang.
Je n'ai point de rang sur la terre ,
Je suis un jeune Troubadour ,
Qui jamais n'aurais fait la guerre
S'il n'avait pas connu l'amour.
490 MERCURE DE FRANCE ,
Une dame de haut parage ,
La fille d'un puissant baron ,
M'a dit : je veux en mariage
Un chevalier degrand renom.
Louis alors à mon épée
Attache un riche haudrier .
En présence de son armée,
Il me fait comte et chevalier !
Sur ses vaisseaux lui-même en France
Ordonne à l'instant mon retour.
Je viens demander si Clémence
Se souvient de son Troubadour.
Bientôt le Dieu de l'hyménée ,
Porté sur l'aile de l'Amour ,
Unit l'heureuse destinée
De Clémence et du Troubadour.
Pour eux de flammes immortelles ,
L'Amour fit brûler son flambeau .
Toujours tendres , toujours fidèles ,
Ils s'aimèrent jusqu'au tombeau.
Par Mme ANTOINETTE L. G.
ÉNIGME .
J'OFFRE , lecteur , à ton esprit perplexe
Un objet de différent sexe ,
Un phénomène singulier ,
Tantôt cheval et tantôt cavalier.
De mâle que j'étais , quand je deviens femelle ,
J'entre dans la toilette , et parfois la dentelle ,
Dont on me pare élégamment ,
Me donne un air d'ajustement
Et de prétention. En guerre l'on me porte
En tête de chaque cohorte ;
Bien souvent j'en reviens dans un piteux état ,
Mais aux yeux du vainqueur j'en reçois plus d'éclat.
S........
DECEMBRE 1811 . 491
LOGOGRIPHE .
SURmes six pieds , je suis dur et glacé ,
Coupez mon chef, je suis très-élancé :
1
Onme voit sans mon chef dans les bois , dans la ville.
Je suis partout , partout je suis utile ;
Je sers à réchauffer , je sers à raffraîchir ,
L'hiver je reste nud , l'été vient me vêtir.
J. D. B.
CHARADE .
LORSQU'ON Vous rend un important service .
Ou seulement un bon office ,
Lecteur , vous n'êtes point ingrat.
Un coeur sensible et délicat
Connaît tous les devoirs de la reconnaissance ,
Et les remplit exactement ;
Et le plus ordinairement
C'est par mon premier qu'il commence ,
En le témoignant franchement.
Ce n'est pas tout , ce sentiment ,
Aussi doux qu'il est estimable ,
Doit être fidèle et durable ;
Mais mon dernier ne le veut pas.
Deblâmer mon dernier certes c'est bien le cas ;
Il mérite qu'on le récuse.
Vous nommer mon entier serait un embarras ;
J'ai presque besoin d'une excuse.
Mais j'ai tort , car déjà vous l'avez deviné.
Quine se souvient pas , dès l'âge de l'école ,
D'avoir lu volontiers les écrits d'un abbé
Rimeur scandaleux et frivole ,
Que bientôt la pudeur dut se faire une loi
De rejeter ? Or , ce rimeur c'est noi.
JOUYNEAU-DESLOGES ( Poitiers ) .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Garde.
Celui du Logogriphe est Tamis , où l'on trouve : amis.
Celui de la Charade est Début ,
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
ARISTOMÈNE , traduit de l'allemand d'AUGUSTE LAFONTAINE
; par Mme ISABELLE DE MONTOLIEU . - Deux vol.
in-12. -Prix , 4 fr. , et 4 fr. 50 cent . franc de port.
A Paris , chez P. Blanchard et comp. , libraires ,
rue Mazarine , nº 30 , et Palais-Royal , galeries de
bois , nº 249 .
C'EST un aimable romancier qu'Auguste Lafontaine ;
il a même par sa naïveté, par un certain charme de style ,
d'autres rapports que celui de son nom avec notre inimitable
fablier. Mme de Montolieu , qui est d'ailleurs
accoutumée à donner de nouvelles grâces à tout ce qu'elle
touche , a donc pu penser qu'il en serait des romans de
cet auteur comme des fables de notre La Fontaine . Mmede
Sévigné les comparait à un panier de cerises : on choisit
les meilleures , disait-elle , on finit par les manger toutes .
Pourquoi n'en serait-il pas de même des ouvrages du
Lafontaine allemand ? Je crois qu'en effet les lecteurs de
romans ne frustreront point son espérance . Aristomène
offre beaucoup plus de mouvement et d'intérêt qu'il n'en
faut pour les occuper d'une manière agréable ; mais auprès
des gens de goût qui jugent sévèrement un auteur ,
même après s'être amusés de son ouvrage , je crains fort
qu'Aristomène n'augmente pas la réputation du sien. Le
plus grand nombre de nos lecteurs commencera sans
doute par s'étonner qu'Auguste Lafontaine , ce peintre
aimable des moeurs de son pays et de son tems , ait pu
s'éloigner assez de sa vocation pour choisir un sujet
aussi terrible que celui qu'au seul nom d'Aristomène ils
ont déjà dû deviner : la seconde guerre de Messénie.
Qu'offrait-il au pinceau suave et délicat de l'auteur ? Des
pillages et des combats , des oppresseurs et des opprimés ;
des meurtres , des trahisons , des incendies . Dans un
ouvrage aussi étranger à la nature de son talent , Anguste
MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1811. 403-
Lafontaine ne pouvait guère se sauver que par des épisodes
: il l'a senti mieux que personne et ne les a point
épargnés ; mais c'est précisément dans ces épisodes que
son talent naturel a trahi sa vocation forcée. Au milieu
de cette guerre de destruction entre Sparte et Messène ,
guerre qui finit en effet par la ruine entière des Messéniens
, l'ame douce et sensible de l'auteur a introduit
trois couples amoureux , et dans chacun l'amant et la
maîtresse appartiennent aux deux peuples ennemis ; sans
doute il a voulu montrer par-là que l'amour ne connaissait
point la différence des pays et des peuples , il a
voulu inspirer la concorde , la tolérance universelle ,
intentions qu'on ne saurait trop louer; mais les faits
historiques qu'il ne pouvait ni ne devait dénaturer , font
attendre au lecteur que ces amours auront une issue tragique
, et c'est à quoi la sensibilité de l'auteur n'a pu
consentir. C'est en vain que Sparte et Messène se font
une guerre à mort , c'est en vain que les Messéniens sont
obligés d'abandonner leurs villes en feu et leurs campagnes
dévastées ; au milieu des ruines et des morts , le
Messénien Gorgus épouse la Spartiate Théano ; la Spartiate
Ethuse s'unit au Messénien Manticlès , et si le troisième
couple d'amans périt d'une manière misérable
avant d'avoir serré les noeuds de l'hymen , ce n'est pas
du moins sans avoir pris quelques avances , ni sans avoir
mérité son sort par une faiblesse qui ressemble beaucoup .
à une trahison.
On sent déjà combien l'intérêt que tous ces amans
pouvaient inspirer se trouve affaibli par la scène où l'auteur
les place. Il l'est peut-être encore davantage par
l'affectation avec laquelle cet auteur met son but en évidence
, au lieu de chercher à le cacher. Il revient si souvent
à son sentiment favori sur la concorde qui devrait
régner entre les peuples , qu'on voit bien que tous ces
amours entre Messéniens et Spartiates ne sont là que
pour fortifier son opinion ; et l'on sait combien l'illusion
est prompte à se dissiper lorsque l'art se montre . A tout
prendre cependant , nous préférons encore ces épisodes
où l'auteur met sa doctrine en action aux dialogues où il
la prêche. Ils ont lieu souvent entre Gorgus , fils d'Aris494
MERCURE DE FRANCE ,
tomène , et un vieux prêtre , nommé Pandion , qui ne
résout pas toujours bien clairement les difficultés du
jeune homme.
Ce plan systématique de l'auteur l'a fait tomber dans
un inconvénient presqu'aussi grave . Le véritable titre de
son roman est Aristomène et Gorgus , ou Vengeance et
humanité. Gorgus représente l'humanité , et Aristomène
la vengeance . Pour que l'humanité joue toujours le rôle
le plus brillant , l'auteur s'arrange de manière que la
vengeance ne cesse de précipiter Aristomène dans les
plus grands dangers , et que c'est toujours au souvenir
des actes d'humanité exercés auparavant par son fils qu'il
est redevable de sa délivrance. Cela est fort beau , sans
contredit , mais il en résulte beaucoup trop de disgraces
pour cet invincible Aristomène, qui se trouve ainsi toura-
tour la terreur des Lacédémoniens et le prisonnier des
Lacédémoniennes .
Mais je me ferais scrupule de pousser ma critique
plus loin. La célébrité d'Auguste Lafontaine en commandait
la sévérité , mais je serais fâché de donner aux
lecteurs légers une idée défavorable de son ouvrage .
Médiocre pour lui , il serait fort bon pour beaucoup d'autres
. Ses caractères sur-tout sont très-bien soutenus , et
l'on ne peut qu'admirer l'art avec lequel il a su faire
contraster l'inflexibilité d'Aristomène et la sensibilité de
son fils , la générosité de Manticlès , et la fureur d'Evergétidas
, la magnanimité de l'un des rois de Sparte et la
perfidie de l'autre. Nous verrons même incessamment
que la plupart des fautes de l'auteur qui ne peuvent être
attribuées au mauvais choix de son sujet retombent sur
celui du genre , et que ce choix même est plus excusable
qu'il ne paraît .
En effet , il est ici de notre devoir de relever une erreur
bien pardonnable où Mme de Montolieu est tombée. De
ce qu'Aristomène est qualifié dans l'original de traditions
antiques , première partie , elle conclut qu'il n'est que le
premier d'une longue suite de tableaux dans le même
genre ; mais cela prouve seulement qu'il en avait eu
l'idée , car la vérité est qu'il s'est bien gardé de l'exécuter.
Après avoir débuté dans cette carrière par Brutus
DECEMBRE 1811 . 495
-
et Aristomène , je ne crois pas qu'il leur ait donné d'autre
successeur que Romulus. Il ne tarda point à quitter
les antiques habitans de Rome et de la Grèce pour ses
compatriotes et ses contemporains ; il renonça aux tableaux
des révolutions pour peindre des tableaux de
famille, et c'est dans le genre modeste du roman de
moeurs qu'il s'est fait sa réputation : nous croyons qu'il
n'en aurait jamais acquis une aussi solide dans le genre
ambitieux et bâtard qu'il avait d'abord adopté , genre
que l'on nommera , si l'on veut , roman héroïque ,
épopée en prose , poëme prosaïque , et que le goût
pourrait condamner peut-être sur cette seule variété de
noms .
Et que les partisans trop nombreux encore que ce
genre a pu conserver ne viennent point alléguer en sa
faveur l'exemple du Télémaque ; qu'ils ne citent point
ce vers déjà tant cité , et qui vient de donner lieu à une
dispute littéraire dans une de nos feuilles :
: Tous les genres sont bons , hors le genre ennuyeux.
Pour s'entendre sur la valeur de cette maxime avec
ceux qui l'ont mise en avant , il ne s'agit que d'établir
une distinction fort simple. La maxime est vraie pour
l'auteur qui n'a d'autre prétention que celle de nous
amuser , sans s'inquiéter du rang que lui assignera son
ouvrage , ni de l'influence qu'il peut avoir sur le goût
de ses contemporains : elle est fausse pour celui qui veut
se faire une réputation durable , et qui dédaigne de nous
amuser en hâtant la corruption du goût. Or ces deux
inconvéniens appartiennent incontestablement aux romans
héroïques ou poëmes en prose. On ferait une liste
volumineuse de ceux qui n'ont amusé qu'une génération ,
à commencer par ceux de la Calprenède , et à finir par
Télephe ou Numa Pompilius . C'est par la peinture des
moeurs et des moeurs contemporaines que se soutiennent
les bons romans , tels que Clarisse et l'Héloïse , tels que
Tom Jones et Gilblas . Le roman épique y renonce puisqu'il
nous transporte dans des siècles reculés , ou dans
des contrées lointaines , son essence étant de nous dépayser;
et là pour comble de malheur , il trouve pour
496 MERCURE DE FRANCE ,
rivale la véritable épopée qui s'est déjà emparée de tous
les sujets qu'il peut traiter. Il n'a , en effet , à nous offrir
que des descriptions , des comparaisons , des cérémonies
, des siéges , des batailles , d'héroïques amours , et
il ne nous les donne qu'en humble prose , tandis qu'Homère
, Virgile , le Tasse , l'Arioste nous les présentent
revêtus du charme des plus beaux vers . Quant à la corruption
du goût que nous les accusons d'accélérer , elle
commence par les auteurs mêmes. La dangereuse facilité
de ce genre leur permet de se livrer à tous les écarts
de leur imagination; ils mènent facilement à bien les
conceptions les plus gigantesques et les plus bizarres :
les concurrens sont nombreux dans tous les genres faciles
; les derniers venus enchérissent encore sur les
premiers ; et pour dernier résultat , les lecteurs trompés
par les violentes émotions qu'on leur procure , cessent
de trouver du charme dans les beautés sublimes , mais
simples et naturelles des maîtres de l'art ; leurs ouvrages
sont oubliés , et c'est ainsi que le goût s'égare . Mais
dira-t- on , vous oubliez Télémaque , et cet exemple
prouve plus que tous vos raisonnemens . Nous répondrons
que Télémaque est une exception , qui , comme
chacun sait , confirme la règle , et qu'il ne fallait pas
moins pour le produire que le génie de Fénélon. Qu'il
s'élève , s'il se peut , des génies semblables , et nous leur
permettrons de s'exercer dans tel genre qu'il leur plaira.
Nous sommes persuadés que s'ils se présentent sur le
Parnasse , et qu'Apollon fidèle à ses rigoureuses lois ne
puisse les admettre dans son sanctuaire , il les traitera
du moins comme Platon aurait voulu qu'on traitât les
poëtes eux-mêmes qui se seraient présentés aux frontières
de sa république : il ne les congédiera qu'en les
couronnant de lauriers et de fleurs .
Cette digression nous a entraînés un peu loin d'Aristomène
: il est trop tard pour y revenir. Nous nous contenterons
d'assurer de nouveau nos lecteurs que , malgré
ses défauts et notre critique , ce roman est encore
bien au-dessus de la foule de ceux qui paraissent tous
lesjours; et que sans être le meilleur des romans d'Auguste
Lafontaine , il a droit à figurer dans leur collection.
,
DECEMBRE 1811 .
497
SEINE
Le style de la traduction est coulant et facile , comme
dans toutes celles qui sont sorties de la plume de Mme do
Montolieu . Nous devons seulement l'engager à se mettre
plus constamment en garde contre les germanismes.A
Nous en avons remarqué quelques-uns dont l'effet est
d'autant plus désagréable que le style en général est
plus correct et plus français. М. В.
ODES NATIONALES , suivies d'un fragment d'un preme
épique en vingt chants , intitulé : Charlemagne , pad
J. B. BARJAUD . - Prix , 1 fr . , et 1 fr. 25 c . franc de
port . - A Paris , chez P. Blanchard et Comp , libr. ,'
rue Mazarine , nº 30 , et Palais-Royal , galerie de
bois , nº 249 ; et chez Lebour, Palais-Royal , galerie
de bois .
DANS des réflexions pleines de sens et de goût , dont
on a rendu compte dans le dernier numéro de ce journal
(1) , M. de Cormenin exhorte les auteurs à tirer la
poésie lyrique de l'oubli et même du mépris auquel elle
paraît abandonnée. « Le seul moyen , dit- il , de donner
» à l'Ode cet intérêt populaire qu'elle n'a jamais eu
>>parmi nous , et de lui imprimer un caractère national ,
>> c'est de la rappeler à sa noble origine; car son but fut
>>de chanter les héros , les belles actions et la patrie .>>>
Un jeune poëte , M. Barjaud , vient de mettre ce précepte
judicieux en pratique. Un poëme sur Homère ,
divers fragmens d'un poëme épique en vingt chants , sur
Charlemagne , l'ont déjà fait connaître d'une manière
avantageuse ; le recueil d'Odes nationales qu'il vient de
publier tout nouvellement , ne peut qu'ajouter aux espérances
que ces premières productions ont fait concevoir
de son talent.
(1) Odes , précédées de Réflexions sur la poésie lyrique , par M. de
Cormenin , auditeur au Conseil-d'Etat. Prix , 1 fr. 25 c. , et 1 fr. 50 с.
franc de port. Chez Blanchard et Compe , libraires , rue Mazarine ,
nº 30 , et Palais-Royal , galerie de bois , nº 249 ; Delaunay, libraire ,
Palais-Royal , galerie de bois.
Ii
498 MERCURE DE FRANCE ,
4
Dans les sept odes qui composent ce recueil, M. Bar- .
jaud célèbre uniquement la gloire de la France et de ses
héros. Il semble qu'il ait consacré sa lyre à sa patrie;
ce voeu est noble , fait honneur à son ame , et tout doit
l'engager à lui être religieusement fidèle. La carrière
qui s'ouvre devant lui est immense , mais plus elle est
difficile à parcourir , plus il lui sera glorieux d'en atteindre
le but. Les annales anciennes de notre histoire ,
sur-tout celles des tems modernes , présentent à sa verve
une foule de sujets tour-à-tour grands , sublimes ou
touchans ; reproduits par un pinceau habile qui saurait
leur donner une couleur vraiment nationale , quel intérêt
ne doivent-ils pas avoir pour les Français ? Nos poëtes lyriques
ont puisé aux sources antiques , et n'ont guères
songé à profiter des richesses de notre pays . L'Ode nationale
est encore chez nous , il faut l'avouer , une mine
presque nouvelle à exploiter ; mais quelle flexibilité de
talent ne doit- on pas exiger de celui qui ose traiter le
plus élevé et peut-être le plus difficile de tous les genres ,
dans une langue dont la timidité s'effarouche de ces
mouvemens rapides , de ces élans lyriques si fréquens
chez les poëtes hébreux , grecs et romains ! S'il veut
chanter les hauts faits d'une grande nation , et nouveau
Pindare , s'attribuer le glorieux ministère de décerner
des récompenses aux vertus , au courage et au génie ,
par combien de qualités éminentes ne doit-il pas justifier
cette noble ambition ! M. Barjaud serait-il appelé à ces
fonctions honorables-? Ses Odes ne sont point dénuées
d'imagination ; on y rencontre fréquemment des figures
grandes et hardies ; à la vigueur et à l'élévation des pensées
, il nous paraît réunir souvent cette verve et cette
chaleur de sentiment qui seules animent le style , et donnent
la vie aux ouvrages. Ces brillantes qualités sont
obscurcies , sans doute , par des défauts ; ils sont inhé.
rens à son âge ; le tems et le travail l'aideront à s'en corriger
. Ce qui nous confirme dans notre opinion , c'est
que ce jeune poëte semble plein d'enthousiasme et d'amour
pour son art ; favorables dispositions que la nature
seule dispense , et sans lesquelles , dans toutes les productionsde
l'esprit , il est impossible , même à l'homme
DECEMBRE 1811
499
qui a le plus travaillé , de réussir . Pour n'être point
accusés de préventions en faveur de M. Barjaud , nous
allons , par des citations étendues , mettre nos lecteurs
en état de le juger par eux-mêmes .
L'ode qui se trouve en tête du recueil est adressée à
la France. Elle célèbre à-la-fois et sa gloire littéraire et
les victoires de ses armes . Le début est naturel et plein
de sentiment : c'est dommage que le troisième et le quatrième
vers de la strophe soient un peu faibles.
O France ! o ma douce patrie !
Que ton nom préside à mes chants ,
Et puisse ma lyre attendrie
Te plaire par des sons touchans !
France , qui vis à la lumière
S'ouvrir ma naissante paupière ,
Reçois les voeux de mon amour ;
Tu souriais à mon aurore ,
Puisse ton beau solei! encore
Se lever sur mon dernier jour!
La marche de l'auteur est vive et rapide. Après avoir
décrit les nombreux triomphes du héros des Français , il
compare ses ennemis vaincus aux Titans précipités du
haut des cieux par la foudre de Jupiter :
Las du fardeau qui les écrase ,
Ils soulèvent leur front brûlé.
Etna , que leur haleine embrase ,
Retombe , et la terre a tremblé.
Etna que la flamme couronne ,
Du ciel menaçante colonne ,
Monte et blanchit au haut des airs ,
Tandis que sa bouche insolente
Vomit la vague étincelante
Qui court sur le flanc des hivers .
Cette image n'est pas neuve ; elle est puisée dans Pindare
; mais M. Barjaud a su l'enrichir de couleurs brillantes.
Ce n'est pas le seul emprunt qu'il ait fait à ce grand
Ii
500 MERCURE DE FRANCE ,
poëte , il lui doit aussi la pensée philosophique qui termine
cette ode :
Heureux qui sur ses cheveux blancs ,
Lorsque la tombe le rappelle ,
Porte la couronne immortelle
Etdes vertus et des talens (2) .
Nous sommes loin de faire un reproche à M. Barjaud
de ces fréquentes imitations. Elles prouvent qu'il n'a
pas négligé la lecture des anciens , et qu'il sait en profiter.
Nous l'engageons à continuer cette étude approfondie
de Pindare et d'Horace , dont les ouvrages immortels
sont une source féconde d'inspirations poétiques .
Le passage du mont Saint-Bernard est le sujet de la
seconde Ode. Ce sujet est grand et noble ; il peut offrir
au poëte de beaux développemens. Voyons de quelle
manière M. Barjaud l'a traité.
Il commence par célébrer les prodiges les plus remarquables
que le génie ait enfantés à différentes époques
et chez différens peuples. Ce début est lyrique , et dans
le genre des anciens. O génie , s'écrie le poëte :
Ton bras impérieux gouverne le tonnerre ,
Un empire s'élève ou s'abaisse à ta voix ;
Tu changes à ton gré la face de la terre ,
Le ciel connait tes lois .
Ainsi jadis dans Syracuse ,
Tout unpeuple captif sollicitait les Dieux ;
L'espoir les implorait , la frayeur les accuse.
Tu parais , et tu dis : Peuple , lève les yeux;
Du soleil , sur son char , ma voix est entendue :
> Il me prête un éclair de son flambeau sacré ,
> Vois les vaisseaux romains : la flamme est descendue ,
> Elle a tout dévoré . »
Fière de l'onde turbulente
Qui roulant sous ses murs en défendait l'abord ,
(2) Le premier des biens est la vertu , la gloire est le second ; les
réunir , c'est porter la plus belle couronne. Pindare , Ite Pythique.
DECEMBRE 1811 . 5or
Tyr couronnait son front d'une pourpre insolente;
Alexandre ! elle osait t'interdire son port.
Déjà le flot blanchit sous un pont qui l'outrage ,
La vague y vient briser son courroux impuissant ,
Et l'Océan dompté , qui bouillonne de rage ,
S'appaise en mugissant.
Ces strophes sont belles : les deux évènemens où le
génie de deux hommes célèbres s'est signalé d'une manière
si étonnante , sont bien choisis , et retracés avec
des couleurs très-poétiques . L'auteur arrive au passage
du mont Saint-Bernard , autre prodige non moins surprenant
, du génie d'un héros qui sut triompher de tous
les obstacles de la nature et des hommes conjurés contre
lui. Dans son enthousiasme il s'adresse au mont Saint-
Bernard lui-même :
En vain dans l'épaisseur des nues
Ton front se dérobait à ses hardis regards ;
L'aigle connaît bientôt les routes inconnues ;
Il franchit tes rochers , infidèles remparts.
Les Français gravissant ta redoutable cime .
Arborent leurs drapeaux sur tes sommets déserts ,
Un héros les devancé , et d'abime en abime ,
Ils montent dans les airs .
Mais le Dieu tonnant des montagnes ,
Etincelant de glace aux rayons du soleil ,
Tranquille et dédaigneux , les vit dans les campag
Déployer des combats l'homicide appareil .
Aujourd'hui , qu'à travers des rocs inabordables
Ils osent s'approcher de son trône éteel ,
Il s'irrite , et trois fois ses cris épouvantables
Font retentir le ciel.
Ses cris dont les guerriers frémissent ,
Ont trois fois ébranlé le trône des hivers.
J'entends tomber déjà leurs foudres qui mugissent.
Ah ! malheureux ! ſuyez ces foudres sans éclairs .
Fuyez , l'orage gronde , il est sur votre tête ;
Même avant de frapper , ses traits donnent la mort :
Mais Bonaparte a dit : « Défions la tempête ,
> Il faut vaincre le sort.a
6
502 MERCURE DE FRANCE ,
L'air gémit du poids qui le foule ;
O fortune ! sur toi le héros a compté .
Un abime reçoit ce tonnerre qui roule ;
Duhaut de la montagne il s'est précipité.
Unmonstre sommeillait dans ce gouffre funeste .
Que jamais du soleil n'effleure un doux rayon ;
Les Dieux l'ont en horreur , la terre le déteste ,
Le Vertige est son nom.
La nuit l'engendra dans le vide ;
Habitant du chaos , monarque du néant ,
L'illusion le suit , l'erreur lui sert de guide ,
Le ciel tremble et recule à l'aspect du géant .
Malheur à qui verra le bouclier magique
Dont l'immense contour sur son bras s'arrondit !
Miroir- éblouissant , dont l'airain fantastique
Dans l'ombre s'agrandit .
Sitôt que frappera sa vue
Du bouclier mouvant l'infidèle tableau ,
Il sera pénétré d'une horreur imprévue ,
Le monde à ses regards prend un aspect nouveau .
Torrens , bois et rochers , tout tremble , tout vacille ;
Sous ses pieds incertains la terre semble fuir ;
Il voit les monts glisser vers l'horizon mobile ,
Et tourner et courir .
Tel est l'effroyable prestige
Qui frappe en ce moment les Français éperdus ;
Au fond du précipice apparaît le Vertige ,
Et sur son bouclier mille objets confondus ,
Mille objets inouis , prodigieux , enormes ,
La lumière et la nuit semés confusément ,
Des formes sans couleurs , et des couleurs sans formes;
Tout est en mouvement .
Français ! qu'un bandeau salutaire
Nepuisse-t-il cacher ce spectacle à vos yeux !
Le ciel se précipite au-dessous de la terre ,
Et la terre s'élance à la hauteur des cieux ;
L'univers avec vous tourne en cercle rapide ;
Les Alpes , que transporte une invisible main
Renversent leurs sominets qui plongent dans levide ,
Et s'alongent sans fin.
•
DECEMBRE 1811. 503
Tous ces braves guerriers pâlissent ;
D'une froide sueur leur corps est inondé
Sur leur front égaré leurs cheveux se hérissent,
Pour la première fois leur courage a cédé.
Je les veis chancelans au bord de ces abimes :
Des fureurs du Géant qui peut les délivrer ?
Dieux ! sa bouche est béante ; il attend ses victimes,
Prêt à les dévorer .
Seul , du penchant de la montagne ,
Le héros sans pálir voit le monstre ennemi.
• Si jadis Annibal , César et Charlemagne ,
> Ont bravé ces périls dont je n'ai point frémi ,
> Je veux sur ces rochers qui gardent leur mémoire ,
> A côté de leurs noms laisser un nom rival ;
> Dumoins si quelque jour je n'efface leur gloire ,
* » Je serai leur égal . >
Ildit : son regard intrépide
:
Sonde du gouffre obscur la vaste profondeur ;
Aussitôt s'élançant hors de l'ombre homicide ,
Le monstre s'est levé dans toute sa grandenr.
Son front touche les cienx , ses pieds sont dans l'abime;
Son affreux bouclier , qui tourne incessamment ,
Ne présente au héros tranquille et magnanime
Qu'un vain enchantement.
Il recule devant l'audace
De ce mortel hardi qui l'ose envisager ,
Il fuit , du bouclier le prestige s'efface ;
Lui-même dans l'abime il court se replonger ,
Il s'y plonge , il descend pour ne plus reparaitre ,
Il décroît , il se perd sous les yeux du héros :
Les Français ont cru voir le monde entier renaître
Etsortir du chaos .
Cette apparition du Vertige est encore une imitation.
M. Barjaud semble avoir une lecture aussi variée qu'étendue
. Cette invention extraordinaire appartient à
M. Baggesen , auteur de la Parthénéide . C'est avec raison
que , dans ce journal , on a observé qu'une idée semblable
ne pouvait être conçue que dans l'imagination
d'un habitant des Alpes , et ne pouvait être heureuse-
)
504 MERCURE DE FRANCE ,
4
ment développée que dans une action placée sur de
hautes montagnes . Ceux qui ont visité la Suisse , qui ont
contemplé le spectacle de ses monts sauvages couverts
de glaces éternelles ; qui ont entendu le bruit effrayant
de ses cascades , de ses torrens et de ses avalanches ;
qui du haut d'une roche escarpée ont mesuré la profondeur
de ses précipices , ceux-là , sur-tout , sentiront la
vérité d'une pareille peinture .
Le lecteur aura sans doute remarqué dans les strophes
où l'auteur représente les Français gravissant avec effort
la cime du Saint-Bernard , ces vers dont l'image est si
juste et si frappante :
Unhéros les devance , et d'abîme en abime
Ils montent dans les airs .
Ah ! malheureux ! fuyez cesfoudres sans éclairs .
Ces expressions figurées sont d'une heureuse hardiesse.
Ce dernier hémistiche peint , sur-tout , très-bien
une avalanche. En général , le style de l'Ode entière est
noble et soutenu , et la critique n'y trouverait que des
taches légères .
Dans la troisième Ode , l'auteur célèbre la conquête
de laPrusse , cette conquête si rapide et si glorieuse , et
dont nos neveux douteraient peut-être un jour , si l'histoire
du vainqueur ne les accoutumait pas d'avance à de
semblables miracles .
La quatrième Ode est d'un genre différent. Le poële
chante la mort du duc de Montebello , de ce héros dont
le nom rappelle toutes les vertus guerrières , et réveille
de si touchans souvenirs .
Il nous transporte dans un temple; un cercueil s'élève
sous les voûtes en deuil ; les restes de Montebello y
reposent ; sa veuve , ses enfans , et ses compagnons
d'armes l'entourent en gémissant. Emu par ce spectacle,
l'auteur s'anime , et nouvel Orphée , il s'écrie dans un
transport poétique :
O Mort ! entends ma voix du fondde ton empire ;
Que l'Enfer désarmé par les sons de ma lyre
Interrompe ses lois.
DECEMBRE 1811 . 505
Rends pour quelques instans un grand homme à la terre ;
Si j'ose t'invoquer , c'est au nom d'une mère.
O Mort , entends ma voix.
,
Un lugubre gémissement s'échappe du mausolée :
l'ombre de Montebello paraît ; son épouse , ses enfans
les guerriers et le peuple , muets d'étonnement , sont à
genoux. Le héros interrompt ce silence universel :
•Ne pleurez point ma mort , elle ajoute à ma gloire ;
D Guerriers , celui qui tombe aux champs de la victoire
> Se relève immortel .
> Heureux qui peut donner son sang à la patrie!
> La palme qu'il obtient ne sera pas flétrie
> Par le courroux du ciel .
› Au milieu des Gaston , des Bayard , des Turenne ,
> J'ai revu çe héros , digne amour de la Seine ,
» L'intrépide Desaix ;
> D'une main j'ai pressé sa main victorieuse ,
> Il m'a dit : nous avons l'estime glorieuse
» Des chevaliers français ..
› Volcz , jeunes guerriers , à la même conquête ;
› Gardez- vous de baisser , quand la mort vous arrête
> Un timide regard ;
>Le prix est dans les cieux; que votre bras l'obtienne ,
→ Si vous voulez un jour voir ce fameux Turenne ,
> Et Gaston et Bayard .
> Pour vous qui me rendez à l'amour d'une mère ,
> O mes fils , songez-y , le nom de votre père
> Est un dépôt sacré.
> Qu'on puisse dire un jour : c'est la même vaillance;
→ Le sang de ce guerrier qui mourut pour la France
» N'a point dégénéré. » D
,
Il s'adresse ensuite à son épouse , lui recommande ses
enfans chéris , lui dit un dernier adieu et disparaît ,
laissant un silence terrible sous les voûtes du temple qui
venait de retentir de sanglots et de plaintes .
Le plan de cette Ode est bon ; mais le style n'en est pas
toujours irréprochable . Il faut convenir que cette apparition
soudaine et miraculeuse de Montebello aux regards
506 MERCURE D'E FRANCE ,
de sa famille et de ses amis en pleurs , produit un grand
effet. M. Barjaud nous paraît en avoir pris l'idée dans
une Ode de Filicaya , sur la mort de Lorenzo Bollini ,
médecin fameux ; mais le poëte italien n'a pas su profiter
de cette heureuse invention. Il évoque sans aucune préparation
l'ombre de son ami , le montre un moment , et
le fait sur-le-champ disparaître. Si l'auteur français lui
est redevable de cette première idée si poétique , il ne
doit à personne les développemens qu'il a su lui donner .
,
Parmi les Odes qui suivent , il y en a deux sur la naissance
du roi de Rome ; elles sont déjà connues nous
ne ferons aucune citation. La première a remporté le
grand prix au concours proposé par MM. Lucet et
Eckart . Les journaux en ont rendu compte ; chacune de
ces deux pièces a valu à leur auteur des éloges et des critiques
. Nous remarquerons avec plaisir que M. Barjaud,
docile à la critique , a fait differens changemens qu'elle
lui avait judicieusement indiqués .
La dernière Ode du recueil est adressée à la garde
impériale. Cette production , malgré plusieurs taches ,
est aussi remarquable par la force des pensées et l'harmonie
du style. La strophe qui la termine offre une
grande image. Le poële représente l'Empereur entouré
de ses braves guerriers qui empruntent de lui leur
splendeur :
Ainsi géant audacieux ,
Le soleil marche entre les mondes ,
Roi des planètes vagabondes
Que son regard suit dans les cieux.
Des nuages pourprés , à flots d'or , l'environnent
Cortége éblouissant , ils roulent dans les airs ,
Réfléchissent l'éelat des feux qui le couronnent ,
Et portent devant lui la foudre et les éclairs .
وت
On est fâché d'apercevoir des vers tels que ceux-ci :
Ses yeux liront de toutes parts
Les leçons les plus éclatantes .
On ne peut dire lire des leçons, que dans la langue
vulgaire des écoles. La poésie lyrique rejette ces expresDECEMBRE
1811 . 507
sions communes . Nous conseillerons aussi à M. Barjaud
de changer ce vers : Les casques dont l'airain rayonne ,
qui forme un son dur et désagréable à l'oreille .
Ces différentes citations suffisent pour mettre le lecteur
en état de juger le mérite de ces odes. Il a pu se convaincre
que les pensées de l'auteur sont très souvent élevées
, que son style est souvent pur , harmonieux , ennemi
des recherches du mauvais goût , et plein de mouvemens
lyriques .
Il nous reste à parler d'un fragment tiré d'un poëme
épique en vingt chants , intitulé : Charlemagne; ouvrage
auquel depuis long-tems M. Barjaud travaille avec ardeur.
Nous en ferons le sujet d'un second article .
Χ.
LE BAL DU BOIS DE BREVANNES , poëme ; suivi de l'Epitre
à mon Berceau , et d'une traduction du Cimetière de
Village , de THOMAS GRAY , par HUGUES NELSON COTTREAU
. Un vol . in- 18 . - Prix , 1 fr . 25 c . , et 1 fr.
50 c. franc de port.-A Paris , chez Cretté , libraire ,
rue. Saint-Martin , nºs 94 et 98 .
QU'EST- CE que M. Hugues Nelson Cottreau ? C'est un
des plus déterminés amans de la nature que je connaisse
, un jeune homme qui recherche avec une espèce
de sensualité lafraîcheur des bois et leur ombre hospitalière.
Tous les délassemens que présentent nos cités
sont tristes , insipides ou dangereux pour lui ; il n'estime
rien au-dessus des jeux et des plaisirs champêtres , et
son coeur tressaillait de joie à l'aspect des nymphes charmantes
qui faisaient l'ornement du bal de Brevannes .
Que veut M. Nelson Cottreau avec son Poëme sur le
bal de Brevannes ? Hélas ! une chose bien innocente . Il
veut essayer de rendre à ce bal charmant sa première
splendeur, et il faudrait être bien sévère pour ne pas
applaudir à ses efforts .
Pourquoi le bal de Brevannes a- t- il perdu son éclat ?
Quelle est la cause de sa décadence ? « L'étiquette ,
>> répond M. Nelson Cottreau , l'étiquette , cette com
508 MERCURE DE FRANCE ,
» pagne cérémonieuse de l'ennui , ce tyran des plaisirs
>> purs et simples qu'assaisonne une franche gaîté. Les
>> habitudes parisiennes ont prévalu ; l'habitant de la
>> capitale , au lieu de laisser à la barrière ses moeurs et
>> ses usages de salon , au lieu de se débarrasser de tout
>> ce vain décorum qu'accompagne une régularité métho-
>> dique , s'entoure de ce fatigant cortége jusqu'au sein
» même de la campagne et de la retraite : voila ce qui a
>> perdu le bal de Brevannes ! » Etmoi j'ajoute : Voilà
ce qui porte la désolation dans le coeur pur et simple de
M. Nelson Cottreau .
En vérité , je partage bien sincèrement la douleur de
cet intéressant jeune homme , et je désire de toute mon
ame que les beautés modestes en l'honneur desquelles il
a composé son petit poëme , éprouvent au fond de leur
coeur le sentiment de gratitude qu'il attend de leur bienveillance.
Je désire aussi qu'elles aient un regret amer
d'avoir si cruellement déserté le bal de Brevannes , et
qu'elles reviennent , au printems prochain , y faire
admirer leurs graces touchantes ; mais que de choses on
désire tous les jours , et qu'on est assez malheureux pour
n'obtenir jamais ! Peut- être M. Nelson Cottreau s'adresset-
il à des femmes à présent gâtées par le séjour de Paris ,
et qui donneraient toutes les réunions champêtres les plus
agréables pour une représentation d'opéra : peut-être
même dédaigneront-elles de lire l'aimable poëme qu'il
vient leur offrir .
Quoi qu'il en soit, examinons un instant le poëme de
M. Nelson Cottreau' , et voyons comment il a chanté
sur sa lyre sauvage les nymphes légères du bal de Brevannes
.
Brevannes , lieu charmant , chéri de Terpsichore ,
Où la beauté sansfard séduit , plaît et s'ignore,
Où brillent à-la-fois d'un éclat enchanteur
Sage coquetterie etfolâtre pudeur;
Maintenant que l'hiver plane sur tes ombrages ,
Je t'apporte en tribut mes regrets , mes hommages ! ....
Et quand déjà Borée , éloignant les beaux jours ,
Eloignant Victorine , éloigne les amours ,
DECEMBRE 1811 . 509
Je voudrais essayer sur maflûte légère ,
Acharmer de tes bois la nymphe bocagère.
C'est ainsi que débute M. Nelson Cottreau , et chacun,
je crois , en sera charmé . Effectivement , il n'est guères
possible de refuser à ces vers un tour heureux et fort
original ; on voit que l'auteur a une sorte de grâce et de
facilité , qu'il choisit ses expressions et qu'il cherche à
les placer avec art ; on voit enfin qu'il a quelque peu
étudié les bons modèles .
Et quand déjà Borée , éloignant les beaux jours ,
Eloignant Victorine , éloigne les amours ,
sont deux vers assez coulans ; ils rappellent avec plaisir
ceux de Chapelain :
O grand prince que grand dès cette heure j'appelle ,
Il est vrai , le respect sert de bride à mon zèle ;
Mais ton illustre aspect me redouble le coeur ,
Etme le redoublant , me redouble la peur.
Je vais plus loin. Si quelqu'un était tenté d'accuser
M. Cottreau de plagiat , je répondrais pour sa justification
que de tout tems le plagiat a été permis quand on
tuait son homme , et qu'en cette occasion M. Cottreau a
vraiment tué Chapelain. Que sait-on ? Peut-être M. Cottreau
est- il appelé à le faire oublier !
Après ce joli début , M. Nelson Cottreau appelle à son
secours les satyres bondissans , lesfaunes, les dryades et
les sylvains ; puis il s'avance en tremblant sous leurs
retraites sombres . Là , son oreille n'entend plus le violon
joyeux qui préludait aux jeux de Brevannes , ni le tambourin
, cette ame de la danse , qui enchantait les airs de
ses sons rustiques ; son oeil ne voit plus l'essaim vif et
folâtre de ces mille beautés qui attiraient les regards
d'une foule idolâtre. Mais que ne peut l'imagination ?
c'est une grande enchanteresse : par elle , M. Cottreau
croit entendre les douces voix de ces beautés charmantes
, attrayantes , séduisantes , brillantes ; il pense
L
510 MERCURE DE FRANCE ,
encore les voir mollement suspendues dans les bras des
valseurs ; il croit voir palpiter leur sein ,
Et son ame exaltée , en son brûlant délire ,
Les admire en silence , et ne peut les décrire .
Bientôt , pourtant , M. Nelson Cottreau se sent pénétrer
d'une active chaleur ; il enfrevoit la lueur de l'inspiration
; son coeur bat , il se gonfle ; mais par un malheur
qui ne se conçoit pas , la plume tremblante échappe
lentement à sa défaillante main ! Que fait-il alors ? il
évoque les ombres de l'Albane et du Corrège ; il leur
demande leurs brillans pinceaux ; il les invite à quitter un
instant les sombres rivages , et à venir guider sa main , et
aussitôt il se met à esquisser les traits de Mlle Victorine ,
qui a des bras d'ivoire , une bouche purpurine , des yeux
d'azur , des traits ravissans , une figure touchante. Viennent
ensuite Mile Pauline , qui allie aux yeux des mortels
la pose de Minerve aux grâces de Cypris ; Mlle Eugénie ,
dont le beau front se colore d'un incarnat changeant , et
qui est blanche et rose tour à tour ; Mlle Aglaé , l'espoir
des bocages de Brevannes , et sur laquelle Hygie a répandu
à pleines mains les trésors de sa coupe immortelle;
Mlle Aurore , dont les yeux à chaque instant donnent
naissance à l'amour ; Mile Laure , dont le gracieux sourire
propage le délire de l'amour dans les coeurs ; Mll
Sophie , pour laquelle l'orgueilleux Mahomet abandonnerait
son paradis ; Mile Lily ,
Aussi fraîche qu'Hébé , vive comme les Grâces,
Et qui voit les plaisirs éclore sur ses traces ;
Mlle Céleste , nymphe légère que chacun veut contempler,
Qui de ses pieds à peine effleure la fougère;
Enfin les trois charmantes Adèles , que les volages
Zéphyrs, au matin d'un beau jour , virent croître ensemble
à l'abri de l'amour.
Ces troisjeunes beautés sont trois boutons de roses .
Trois odorantes fleurs nouvellement écloses.
DECEMBRE 1811 . 51г
Il est encore une beauté fort séduisante et que j'allais
oublier. Je me hâte de la faire connaître : c'est Mlle
Olympe. M. Nelson Cottreau en parle avec tant d'enthousiasme
, que je soupçonne fort qu'il la préfère à
toutes les autres. Voici les vers où il est question de
cette jeune beauté : qu'on juge s'il est possible d'en
trouver une plus accomplie .
Mais Olympe paraît pour la première fois!
La voir, c'est l'adorer : fuyez loin de ces bois
Vous qui craignez l'Amour ; déjà l'Amour s'apprête
D'un seul de ses regards vous serez la conquéte.
Ah! pour chanter Olympe , il faudrait qu'Apollon
Désertât l'Hippoorêne et le sacré vallon;
Lui seul peindrait sa grâce , attrait irrésistible ,
Qui du coeur le plusfroid ferait un coeur sensible .
Combienje l'admirais aux dépens de mon coeur!
Eh ! comment résister à ce regard vainqueur ,
Ace regard touchant , regard qui semble dire :
Pourquoi seul vous soustraire à mon aimable empire?
Regards impérieux , et cependant si doux !
Hélas ! chacun s'empresse au devant de vos coups.
De volupté, d'amour , une vive auréole
Semble partir des plis de sa robe qui vole.
Si je fuyais ses yeux , sa gráce m'enchantait ;
Si je baissais les miens , sa voix me transportait;
Chaque instant la rendait plus brillante et plus belle ;
Je respirais l'amour en respirant près d'elle .
Onditque le bon La Fontaine ne se doutait pas de
son esprit : je parierais que M. Nelson Cottreau ressemble
à La Fontaine , et qu'il ignore encore toute la
douceur , toute la délicatesse qu'il y a dans ce morceau ,
comme dans le reste du poëme . Je lui avouerai franchement
que j'en suis émerveillé , et que je ne connais personne
aujourd'hui qui fût capable de présenter des peintures
aussi riches , aussi variées , aussi gracieuses . Ah !
mademoiselle Olympe , mes demoiselles Victorine , Pauline
, Aglaé , Laure , Sophie , Aurore , vous toutes
nymphes brillantes qui embellissiez le bal de Brevannes ,
512 MERCURE DE FRANCE ,
que de reconnaissance vous devez à un poëte qui vous a
chantées si dignement !
Le poëme de M. Nelson Cottreau est aussi accompagné
de notes ; mais en très-petit nombre. Je n'en ai
compté que dix : j'aurais voulu en trouver davantage ,
car elles sont extrêmement instructives : par exemple ,
on y apprend que M. Delille est le plus grand poëte de
notre tems ; que Lemoyne doit être regardé comme un
très- grand peintre , quoique sa manière s'éloigne beaucoup
de celle de Lesueur et du Poussin ; que feu Lebrun
est notre premier poëte lyrique après Jean-Baptiste
Rousseau , et qu'il a fait autrefois un très-joli madrigal
sur les yeux bleus et les yeux noirs ; enfin , qu'Hygie était
honorée chez les anciens comme déesse de la santé.
Tout cela est , comme on voit , extraordinairement
savant , très-neuf sur-tout , et donne la plus haute idée
de la littérature immense de M. Nelson Cottreau .
P***.
YARICO.
Traduction de l'anglais, par Mme E. L.
Tout ce qu'il y a de spirituel et de galant dans les deux
sexes , se fait un devoir de se rendre chez Arrietta : elle est
dans cette saison de la vie qui n'est sujette ni aux folies
de la jeunesse , ni aux infirmités de la vieillesse; et dans
tout ce qu'elle dit , les nuances de sagesse et d'enjouement
sont si bien ménagées que sa conversation plaît à tous les
âges. Elle vit sans contrainte , sans se mettre en peine de la
censure et sans lui laisser la moindre prise ; exempte d'amour
, d'ambition , elle se donne toute entière à ses amis ,
et il n'en est aucun qui ne vienne lui confier lesecret de
ses intérêts ou celui de son coeur .
Je suis allé chez elle cet après-dîner ; Will Honeycomb
m'a présenté , et on veut bien m'y recevoir à titre de bonhomme
, d'homme sans prétention; je l'ai trouvée seule
avec un discoureur de profession , qui s'est levé pour me
saluer très -cavalièrement , s'est remis à sa place sans me
regarder , et a repris une dissertation qu'il avait entamée ;
le sujet n'en était pas neuf : c'était la constance en amouг.
DECEMBRE 1811 .
513
qui ont LA
SEINE Cet homme a débité avec une merveilleuse facilité je ne
sais combien de preuves de l'inconstance , de la perfidie
du beau sexe ; il les appuyait d'une foule d'autorités tirées
de nos comédies et de nos chansons , et il accompagnait le
tout de gestes convenables et d'éclats de rire
point été contagieux ; il m'a paru que l'envie de briller devant
une femme d'esprit, et d'humilier un homme qui ne
disait mot , ajoutait encore quelque chose à sa sottise grdinaire.
Arrietta voulut l'interrompre , mais il fallut attendre
qu'il s'arrêtat de lui-même : il finit par l'histoire de la Matrone
d'Ephèse , qu'il voulut bien nous apprendre .Arrietta
me sembla irritée ; j'ai toujours observé que soit que les
femmes ayent plus de délicatesse en matière d'honne
soit pour quelqu'autre raison que j'ignore , elles sont beaucoup
plus sensibles àces reproches généraux dont on noircit
leur sexe , que nous ne le sommes à tout le mal qu'on
peut dire du nôtre. Arrietta se contint , et après avoir calmé
un peu son émotion , elle fit cette réponse :
71
J'admire , Monsieur, les choses justes et neuves que
vous avez dites , particulièrement le récit de cette belle
» histoire qui n'a pas encore deux mille ans accomplis , et
> je sens tout ce que je risque en répondant à un adversaire
> aussi redoutable que vous ; j'oserai pourtant vous dire
que vos citations m'ont fait souvenir de la fable du lion
" et de l'homme : ils voyageaient ensemble , et l'homme ,
pour faire valoir la supériorité de son espèce , fit remarquer
à son camarade une enseigne où l'on avait peint un
> homme terrassant un lion ; le fier animal lui répondit :
nous autres lions nous ne sommes pas peintres , et c'est
> dommage , car pour un lion tué par un homme , nous
» vous ferions voir cent hommes mis en pièces par les
» lions. J'en dis à-peu-près autapt : vous êtes auteurs ,
> Messieurs , et dans vos écrits vous pouvez nous peindre
» aussi méprisables qu'il vous plaît, sans que nous puissions
vous le rendre. Vous , monsieur , vous disiez tout à
» T'heure que l'hypocrisie était la base de notre éducation ,
» que la première vertu dont une femme se pique , est l'art
» de cacher ses pensées et tout ce qu'elle éprouve ; mais
> cette accusation et tant d'autres qu'on trouve répandues
77 dans beaucoup de livres , que prouvent-elles ? le dépit ,
> le ressentiment de ceux qui les y ont mises. Un bel esprit
» maltraité par une femme s'en venge en déchirant tout
son sexe , et laisse un monument de sa vengeance dans
» son livre . Voilà , j'en suis sûre , le cas de votre Pétrone ,
Kk
514 MERCURE DE FRANCE ,
> voilà d'où vient la satire outrée ou le conte plaisant de
> cette matrone si fragile; mais pour juger le procès des
> deux sexes , ce procès aussi ancien que l'homme et la
> femme , qui a produit tant de disputes sérieuses et ba-
" dines , interrogeons , si vous m'en croyez , d'autres té-
> moins que esprits , demandons les faits à ces
> gens simples , bons , qui n'ont ni assez de vanité , ni assez
> d'imagination pour les embellir. Je lisais , il n'y a pas
> long-tems , la relation que Ligon nous a donnée de la
> Barbade; c'est d'après ce voyageur très-digne de foi ,
> que j'ai envie de vous réciter l'histoire d'Inkle et d'Yarico,
> ne fût- ce que pour vous remercier de votre joli conte .
»
71 Thomasas Inkle , natif de Londres , résolut , à l'âge de
> vingt ans , de s'enrichir par le commerce; dans ce des-
» sein , il s'embarqua aux Dunes , le 16 juin 1674, sur le
» vaisseau l'Achille , qui mettait à la voile pour les Indes
Occidentales ; ce jeune homme , grâce à l'éducation qu'il
avait reçue de son père , possédait éminemmentla science
>> des nombres , et pouvait calculer au premier coup-d'oeil
> la perte et le gain de toutes sortes d'entreprises . Il avait
> conçu de bonne heure une ardeur si vive pour le gain ,
» qu'elle avait prévenu et comme étouffé les autres pas-
> sions plus naturelles à son âge à ces qualités de l'es-
> prit et du coeur , il joignait une beauté mâle , un teint
>> vermeil , et de beaux cheveux blonds qui lui tombaient
» en boucles sur les épaules .
» Dans le cours du voyage , l'Achille fut forcé de rela-
» cher dans une petite baie , sur une côte du continent de
» l'Amérique : on envoya la chaloupe à terre , et le héros
> de monhistoire fut un de ceux qui s'y embarquèrent ; ils
> abordent et s'engagent sans précaution : un parti d'Indiens,
caché dans des bois d'où il les observait, sort brus-
> quement de son embuscade et leur coupe la retraite; les
►Anglais furent presque tous massacrés . Notre aventurier
se sauve dans une forêt , il s'y enfonce , et là il se jette à
terre hors d'haleine et succombant à la fatigue; il entend
> quelque bruit, il se retourne , il voitune jeune Indienne.
> Après les premiers momens de surprise , ces deux personnes
furent également joyeuses de s'être rencontrées .
> Si l'Européen fut frappé de la taille et des grâces sauvages
> de l'Américaine , de ses beautés qu'aucun voile ne ca-
> chait, elle ne fut pas moins charmée de la figure de ce
» jeune inconnu , de l'éclat de son teint et de la bizarrerie
des ornemens qui le couvraient de la tête aux pieds ; eile
DECEMBRE 1811 . 515.
→ devina sa situation malheureuse : éprise de l'amour le
> plus tendre , Yarico ne songe qu'à la conservation de ce
» qu'elle aime ; elle conduit Inkle dans une grotte , où elle
> lui sert un repas d'excellens fruits , elle va lui puiser une
> eau limpide pour le désaltérer ; elle le venait voir tous
> les jours parée de grains de jais , des plus beaux coquillages
, qu'elle ne mettaitjamais plus d'une fois , magnificence
qui annonçait une Indienne de la première distion;
elle lui apportait les peaux mouchetées , les plumes
- de toutes couleurs , dont les Indiens lui faisaient hommage;
» ces richesses étaient consacrées à orner la grotte du bel
> étranger. Quelquefois , pour rendre sa retraite moins en-
> nuyeuse , elle le promenait à la chute du jour , au clair de
> lune; elle lui choisissait dans quelque bocage un asile
» délicieux où il pût dormir au bruit des cascades , aux
>> chants des rossignols ; Yarico se chargeait de veiller pendant
le sommeil de son amant , elle le tenait dans ses
bras ; sa tête reposait sur son sein , prête à l'avertir du
moindre danger : elle en courait elle-même un fort grand "
en le cachant ainsi , ses compatriotes lui auraient fait
> subir la mort cruelle réservée à l'Européen ; mais le coeur
» d'Yarico , plein d'une passion forte , dévouée , ne cherchait
que le moyen d'en donner de nouvelles preuves
>> chaque jour à Inkle . Tous deux parvinrent au bout de
quelque tems à s'entendre dans une langue qu'ils se com-
> posèrent. Notre voyageur lui apprit combien il se croirait
> heureux s'il pouvait la posséder dans son pays ; là , disaitil
, elle serait vêtue d'étoffes précieuses ; là , sans craindre
> les injures de l'air , elle se promènerait dans une maison
roulante tirée par des chevaux ; là , en un mot, il la ferait
jouir d'un bonheur parfait et tranquille ! Les deux amans
> vivajent ainsi dans l'union la plus tendre , lorsqu'Yarico
» découvrit enfin un vaisseau sur la côte ; instruite par son
> amant , elle fit des signaux , et la nuit venue , ce fut avec
> une joie incroyable qu'elle le suivit. L'équipage était anglais
, il allait à la Barbade , et en y arrivant il trouva les
habitans assemblés sur le port . ( Il paraît que c'est leur
> coutume , à l'arrivée des vaisseaux , de tenir une espèce
> de foire où l'on vendles Indiens et les Negres . ) J'abrège
> mon histoire : Thomas Inkle , se voyant dans une colonie
> anglaise , commença à réfléchir sérieusement sur le tems
> qu'il avait perdu avec Yarico : ses fonds avaient dormi
tant de jours , la perte se montait à tant; ces réflexions
le chagrinèrent, mais il prit son parti enjeune homme
ת
Kka
516 MERCURE DE FRANCE ,
cette dé-
> rangé; il vendit Yarico à un marchand de la Barbade.
» L'infortunée indienne , dans l'espérance de l'attendrir , se
était le père ; déclara grosse d'un enfant dont il
claration ne fut pas sans effet , car Thomas en profita
» pour la vendre un peu plus cher.
"
On ne saurait être plus touché que je ne l'ai été de cette
histoire , qui peut servir de pendant à celle de laMatrone.
- Je sortis les yeux remplis de larmes , et je suis bien sûr
qu'Arrietta m'en saura plus de gré que de tous les compli
mens que j'aurais pu lui faire (*) .
VARIÉTÉS .
BEAUX-ARTS. -ARTS .- Les restes des trois colonnes du magnifique
temple du Jupiter Tonnant , à Rome , situé sur la
pente du mont Capitolin du côté du Forum romain ( Campo
Vaccino ) , qui étaient enterrées et hors d'à-plomp , ont
été déchargées de l'énorme poids de leurs architraves , frises
et corniches . Ces marbres précieux par la beauté de leurs
profils et de leur sculpture , ont été posés sur le pont de
l'échafaud construit à cet effet , à l'exception de la grande
pierre qui s'appuie sur les deux colonnes du côtédu Forum,
et qui occupe la hauteur de l'architrave et de la frise. Ces
colonnes , disons-nous , ont été remises d'a-plomb et dans
leur premier état au moyen d'un mécanisme très-ingénieux.
Le surplomb de ces deux dernières colonnes était de
3palmes I once romain , et le surplomb de l'autre , en
face du tabulario , était de 4 palmes . On restaure en ce
moment celles qui se trouvent vers le Forum pour pouvoir
y replacer les marbres dont nous avons parlé plus haut , et
qui forment une partie de l'entablement.
Le projet de cette intéressante et périlleuse entreprise ,
vu la mauvaise nature de la pierre et l'état de dégradation
où se trouvent les tronçons des colonnes , a été formé par
M. Joseph Camporesi , architecte municipal de la ville. Il
en a dirigé l'exécution avec l'approbation de tous les amateurs
des arts et du public , témoin de l'heureux succès
d'une opération aussi grande qu'elle était difficile .
(*) L'histoire qu'on vient de lire est ancienne et très-connue. Cependant
nous l'avons insérée parce qu'il nous semble que l'auteur l'a
placéedans un cadre neuf.
DECEMBRE 1811 . 517
SPECTACLES. - Théâtre de l'Impératrice.—Première
représentation du Faux Paysan , comédie en trois actes ,
en vers .
L'auteur de cette comédie , en travaillant sur pareil fond ,
n'a pas cru , sans doute , avoir trouvé un plan qui pût lui
fournir aisément des situations comiques . Rien ne pouvait
l'être moins que ce sujet : un jeune seigneur, poursuivi
pour un duel , est forcé de se cacher sous les habits d'un
paysan. Il aime et il est tendrement aimé d'une jeune personne
qu'il retrouve dans sa retraite; un sensible villageois
se dévoue à ses intérêts , et tâche vainement de le soustraire
aux recherches d'un certain corrégidor moitié imbécille
moitié rusé , qui est sottement amoureux de la maîtresse
du jeune seigneur ; une vieille est aussi fort éprise de ce
dernier qu'elle croit un simple paysan . Tout cela ne pouvait
guère allumer la verve d'un poëte comique ; aussi les
situations sont-elles tristes et larmoyantes , les caractères
peu prononcés , le style généralement prosaïque et sans
traits saillans . Il est même quelquefois rebutant
Vous savez que depuis peu
Je suis seigneur de ce lieu.
,
Les vers tombent presque toujours ainsi l'un sur l'autre .
On a cependant remarqué quelques intentions qui , plus
approfondies , auraient pu avoir des résultats comiques.
Par exemple , dans la scène où les deux jeunes paysans ,
tout en se félicitant du bon accord qui règne dans leur
nouveau ménage , finissent par se quereller assez vivement .
Dans cette autre scène où les vieux amans prennent pour
eux tout ce que se disent le héros de la pièce et sa maîtresse.
Mais lorsque dès les premiers mots de ce drame , dans l'exposition
que fait le jeune seigneur de la situation où il se
trouve , le spectateur entendit le mot malheur , que l'acteur
prononça sur un ton fort lamentable ; dès-lors , quoique
l'on eût annoncé une comédie , on s'attendit aux mots
vertu , honneur, devoir , innocence , enfin à tous les lieux
communs de la sensiblomanie , et l'on ne fut pas trompé
dans son attente . L'auteur a cru que son drame devait au
moins intéresser ; mais il aurait fallu , pour qu'il en retirât
un pareil fruit , que le principal personnage eût d'abord été
mis dans une situation qui pût inspirer l'intérêt , il ne sait
que se lamenter , que pousser de tristes jérémiades ; it
n'agit point , et le sot corregidor qui le poursuit esttrop
518 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1811 .
facile à éconduire pour qu'il soit un obstacle à son évasion.
Les sifflets ont succédé à l'ennui, à la première occasion
qu'ils ont trouvée . Cependant la pièce a été entendue jusqu'au
bout. L'auteur a été demandé , et les impitoyables
sifflets ont voulu empêcher son nom de retentir dans la
salle; mais , grâce aux vigoureux poumons de Dugrand ,
qui fit l'annonce avec une humeur assez plaisante , l'on sut
que l'auteur voulait garder l'anonyme : c'est ce qu'il a pu
faire de mieux , puisqu'il est , à ce qu'on a dit , déjà
connu par des ouvrages d'un plus grand mérite. Nous
lui conseillons de donner dorénavant un caractère plus
décidé à ses ouvrages , de faire ou des comédies , ou des
mélodrames . On a senti néanmoins que l'auteur avait
fait tout ce qu'il avait pu pour égayer un sujet aussi triste.
Le fermier et la vieille sont quelquefois plaisans . Le corrégidor
est celui qui a fait le plus rire ; cependant on l'a
trouvé trop imbécille dans le commencement , et trop fin
lorsqu'il apprend que sa proie est près de tomber entre ses
mains . Il faudrait que l'acteur en fit plutôt un sot enorgueilli
de son autorité , ou du moins qu'il mit une transition
moins brusque entre l'imbécillité et la finesse.
La pièce a été généralement bien jouée , et l'auteur ne
peut reprocher à aucun acteur l'ennui que son drame a
inspiré.
V.
:
POLITIQUE.
DEPUIS que les négociations de paix sont entamées , il
n'y a point d'évènemens intéressans en Turquie . Voici les
positions qu'occupe actuellement l'armée russe :
,
L'aile gauche a tout-à-fait passé sur la rive droite du
Danube et est en possession d'Hirsowa , de Rastchesty ,
Rochowah , Silistria et Turtukay. Les places importantes
de Braila , Galacz et Ismail , lui fournissent une sûreté
parfaite et lui servent de point d'appui . Le centre occupe
les environs de Rudschuk , et s'étend jusque vers Nicopolis .
Il bloque la forteresse de Rudschuk . La cavalerie légère va
jusqu'à Rasgrad et Bréslowatz , afin d'observer les routes
de Schumla , de Sophia et de Widdin . Le corps de réserve
est placé entre Giurgewo et Slobodse ( sur la rive gauche
du Danube ) , afin de contenir le corps turc posté dans
l'île et dans les retranchemens de Slobodse .
L'aile droite a repris toutes les positions qu'elle avait
perdues dans la petite Valachie ; cependant , les Turcs
occupent encore les îles du Danube voisines de Widdin .
Un corps russe faisant partie de l'aile droite a passé le
Danube du côté de Pranwa , et s'est réuni aux troupes
russes et serviennes stationnées sur les bords du Timock .
La communication est rétablie entre l'armée russe et les
Serviens . Le plus grand secret règne sur l'état des négociations
.
Le quartier-général russe est toujours établi à Giurgewo .
Le général Kutusow a été créé comte par un ordre de
l'empereur Alexandre .
,
L'armée prussienne est entièrement mise sur l'état de
paix. On a eu connaissance d'un décret de l'Empereur
Napoléon , qui par mesure de réciprocité , et conformément
aux dispositions prises en Prusse , ordonne qu'à
l'avenir le droit d'aubaine ne sera point exercé en France à
l'égard des sujets de S. M. le roi de Prusse.
L'Empereur d'Autriche est de retour à Vienne. Il n'avait
point été à Presbourg , comme on l'avait présumé , mais à
Laxembourg . La diète de Hongrie touche à sa fin . Le
cours de Vienne a éprouvé une amélioration sensible.
520 MERCURE DE FRANCE ,
S. M. le roi de Saxe a convoqué la diète générale du
duché de Varsovie pour le 9 décembre .
« C'est avec une vraie satisfaction , dit S. M. dans la
circulaire publiée à cette occasion , que nous nous rappelons
la première diète , qui a présenté le plus parfait modèle
de l'union des membres et de leur amour pour la
patrie. Animée par l'exemple de sos députés , et réunie
par les liens de la concorde , la nation a combattu avec le
plus grand courage et soutenu avec beaucoup de fermeté la
guerre qui vint fondre inopinément sur ce pays au moment
où la diète était à peine terminée . Les six anciens départemens
reconquis par les victoires de Napoléon -le-Grand , et
la réunion fraternelle sous notre sceptre des pays nouvellement
incorporés à la monarchie , tels furent les fruits des
glorieux efforts de nos sujets . L'éclat qui en a rejailli sur ce
royaume , et l'augmentation de ses forces , doivent être un
nouvel encouragement à soutenir ces efforts . Nous sommes
fondés à espérer que cette seconde diète , animée du même
zèle pour le bien du pays , sera couronnée des mêmes succès
. Nous avons la connaissance bien pénible pour notre
coeur des maux que le pays souffre. Tous nos efforts tendent
à choisir les meilleurs moyens pour les adoucir , et
nous ne négligeons rien de ce qui peut contribuer à diminuer
les charges ou à réduire les dépenses .
>>Nous nous livrons à la douce espérance de recueillir
les fruits désirés de nos travaux , qui seront aidés par les
efforts d'un peuple distingué . Son zèle le rendra digne de
la continuation des bontés du héros qui a rétabli son existence
politique . " FREDERIC-AUGUSTE .
Le roi d'Angleterre est toujours dans le même état ; il
souffre , et jount de peu de sommeil.
Les poursuites commencées à Dublin contre les membres
du comité des catholiques n'ayant pas réussi au gré
des agens du gouvernement , on paraît disposé à les abandonner.
Les troubles continuent. ANottingham, le 27 octobre
, de nouveaux dégats ont eu lieu. Le rapport établit
que les pousseurs ( c'est le nom donné aux briseurs de
métiers et de vitres ) sont devenus si insolens qu'ils volent
en plein jour au milieu des rues , et rient au nez de ceux
qu'ils ont dépouillés .
Les lettres de l'Inde annoncent que l'expédition anglaise
bloque les ports de Java , mais que les troupes n'y
sont point descendues , Celles d'Amérique confirment ce
DECEMBRE 1811 . 521
:
qu'on connaissait sur l'insurrection qui a éclaté à la Martinique
; plusieurs nègres qui avaient été excités à la révolte,
et qui s'étaient livrés au pillage et à l'incendie , qui
avaient tiré sur les troupes anglaises , ont été exécutés . La
tranquillité est rétablie. Le major-général Charles Wale a
publié une proclamation tendant à réprimer toute idée de
sédition par l'exemple du châtiment infligé aux coupables ,
et à assurer à toutes les classes et à toutes les couleurs de
la colonie la protection de son gouvernement.
L'état de la Sicile devient de plus en plus alarmant . Aux
dernières nouvelles le moment de la crise approchait . Vers
le 18 novembre on avait vu lord Bentinck traversant le
détroit et se rendant à Palerme . La cour y est dans la plus
grande agitation , elle s'attend à voir prendre des mesures
décidément hostiles et usurpatrices aussitôt l'arrivée de
lord Bentinck ; on croit savoir que les troupes siciliennes
gagnées par les Anglais se joindront à eux , et l'on pense
à Londres que la famille royale cherchera un asyle en
Sardaigne.
Relativement aux affaires de l'Amérique , le cabinet anglais
a reçu le discours du président des Etats -Unis au
congrès , et le trouve en général d'une nature hostile . La
non-révocation des ordres du conseil anglais a anéanti chez
les Américains tout espoir de rapprochement. Dans l'affaire
des frégates , les Anglais sont reconnus avoir eu tout
le tort de l'agression. Les mesures de précaution et de
défense sont donc poussées en Amérique avec la plus
grande activité . Les régimens seront mis au complet , une
force auxiliaire sera levée , les offres de corps de volontaires
acceptées , etc. Quant à l'Amérique méridionale , on
craint en Angleterre que les prétentions trop ouvertement
manifestées ne nuisent au gouvernement , et que les Espagnols
ne s'aperçoivent qu'on vent à Londres s'emparer
exclusivement du commerce du Mexique et de la Plata ,
sous prétexte de le protéger. Les plus fortes réclamations
se sont élevées à cet égard jusqu'au sein de Cadix même ,
et c'est dans la ville que les Anglais prétendent défendre
et servir avec plus de zèle , qu'on a le mieux discerné leur
politique , et qu'on s'oppose avec le plus de force à ce
qu'ils retirentde leur alliance des fruits si dangereux pour
la nation à laquelle ils feraient si chèrement payer leurs
services .
La situation intérieure , commerciale , industrielle et
manufacturière de l'Angleterre s'agrave de jour en jour.
522 MERCURE DE FRANCE ,
Un négociant d'Amsterdam écrit , et le Moniteur publie
les détails suivans : « Les manufactures anglaises souffrent
tous les jours davantage . Les faillites sont si nombreuses
qu'on ne les compte plus. On n'observe même pas avec
toute leur rigueur les lois contre les débiteurs . L'armée
anglaise en Portugal n'est pas payée depuis cinq mois . La
banque , pour restreindre l'émission de ses billets , a réduit
ses escomptes au tiers de ce qu'ils étaient avant ; ce qui
est une nouvelle cause ou un nouveau prétexte de banqueroute
: enun mot, la crise devient de jour enjour plus
violente .
Le Moniteur a publié , le 10 de ce mois , un extrait de la
correspondance officielle sur les affaires d'Espagne .
Le général Compère est arrivé à Paris avec 40 colonels
ou lieutenans-colonels , 300 officiers , et 6700 prisonniers
espagnols , provenant de la bataille de Sagonte et de la
prise des forts . Ce convoi de prisonniers , dit le Moniteur,
a été amené avec tant d'ordre, qu'il n'en est resté aux hôpitaux
ou échappé que 100 .
Le maréchal comte Suchet n'a pas tardé à profiter des
avantages que lui donnaientla victoire de Sagonte et la prise
du fort. Il a resserré de très-près Valence . La division
Habert est dans les faubourgs . Les ouvrages sont commencés
. Le Grao seul débouché sur la mer est occupé. Le
parc de siége est arrivé . Les convois se succèdent avec
rapidité . Le fanatisme des malheureux Valenciens est entretenu
par unAnglais , le consul Tupper, qui répand à-lafois
l'argent et les nouvelles les plus ridicules .Ala tête de
la garnison se trouvent trois mille moines formant deux
régimens .
ABarcelone , le général-commandant Maurice Mathieu
afait une excursion , a surpris et détruit le dépôt des bandes
de Catalogne à Mataro ; il a fait un butin considérable .
Le général Decaen, qui est arrivé en Catalogne, a pris toutes
les dispositions nécessaires pour détruire dans l'islot de
Las Medas les travaux que les Anglais avaient commencés
pour s'y établir , et intercepter les approvisionnemens de
Barcelone . Les batteries de la côte ne leur permettent plus
d'approcher de l'île , réduite à être défendue par quelques
recrues espagnoles .
avec
En Murcie , il y a eu différentes attaques des insurgés
qui toutes ont été repoussées av pertes. Du côté de Gibraltar,
les généraux français n'ont pu parvenir à faire sortir
Ballasteros de la position qu'il occupait prudemment sur le
DECEMBRE 1811 . 523
A
rocher et sous le canon de la forteresse. Les Anglais toutefois
, ce qui est très-remarquable , n'ont pas voulu recevoir
Ballasteros dans la place où il demandait un asyle . Après
avoir occupé le camp de Saint-Roch quelques jours sans
pouvoir déterminer l'ennemi à recevoir le combat , le général
Godinot est rentré à Séville .
Au nord, le comte Dorsenne a exécuté toutes les dispositions
prises pour réoccuper les Asturies . Les généraux
Bonnet et Dumoustier ont réussi dans cette expédition .
L'armée , après divers engagemens où elle a combattu
avec impétuosité , a occupé Oviedo , le camp de Grado ,
et le port de Gison. Le général Bonnet se porte actuellement
vers les débouchés de la Gallice ; dans le même
tems , les bandes de Marquisito et de Mendizabal perdaient
plusieurs milliers d'hommes , et Mendizabal cherchait
son salut dans les montagnes de Potez . Les colonnes
mobiles ne cessaient de poursuivre les restes des petites
bandes de brigands . Au centre , le général d'Armagnac
occupe toujours Cuença et est en communication avec le
maréchal comte Suchet. Les partis de la province de la
Manche ont été atteints et dispersés .
Sur la frontière du Portugal , le comte Dorsenne a été
obligé d'envoyer commander à Ciudad-Rodrigo le général
de brigade Barrié. Le général Reynaud , qui commandait
dans la place , a eu l'extrême imprudence d'en sortir sans
nécessité avec quatre dragons ; il a été pris par la bande de
D. Julian qui rôdait dans les environs . Sur un autre point
de la même frontière , il s'est passé des événemens dont les
résultats fâcheux sont également dûs à une confiance trop
aveugle dans son propre courage , à une imprudente témérité
, à un défaut de surveillance et de précaution qu'on a
tant de fois reprochés à nos braves Français . Ces événemens
sont retracés dans la lettre suivante , adressée au
prince-major-général :
Au quartier-général de Séville , le 2 novembre 1811 .
Monseigneur , l'événement dont me rend compte le général comte
d'Erlon , commandant le 5e corps , dans ses rapports des 28 , 29 et
30 octobre , est si honteux , que je ne saurais comment le qualifier.
Le général Girard , après avoir dispersé le corps espagnol du général
Castanos , avait poussé jusqu'à Cacérès , où il était depuis le 13.
Il avait ordre de se rendre le 22 à Mérida ; il crut cependant devoir
rester à Cacérès jusqu'au 26; enfin il en est parti pour venir coucher
524 MERCURE DE FRANCE ,
le 27 à Arroyo de Molinos ; son quartier-général fut établi dans ce
village , ainsi que celui du duc d'Aremberg , commandant la cavalerie
légère . On se coucha sans placer aucun poste au dehors ni établir
d'avant-garde; cependant le général Girard était prévenu que la division
anglaise du général Hill manoeuvrait sur la frontière ; plusieurs
chefs de flanqueurs l'avaient averti que l'ennemi s'approchait en force;
son aveuglement et sa présomption furent si grands , que le 27 au
soir l'ennemi était déjà dans les premières maisons à demi-lieue de la
ville, sans qu'il en eût aucune connaissance. Le 28, la rre brigade
cominandée par le général Rémond , était déjà en route et à plus
d'une lieue et demie , lorsque le général Hill arriva avec ses troupes
jusqu'au logement du général Girard sans qu'aucun coup de fusil eût
été tiré. Un bataillon du 34º et un du 40e étaient en ville avec trois
pièces d'artillerie légère , et furent ainsi surpris par la négligence de
leurs chefs ; ces braves prirent cependant leurs armes , se rallièrent
rapidement , et perçant à travers l'ennemi , se dirigèrent vers les montagnes
, mais non sans perte. Le duc d'Aremberg , colonel du 27e régiment
, 15 officiers , dont 2 chefs de bataillon , avec 400 soldats et
3 canons , ont été pris par l'ennemi .
Le général Girard agagné les montagnes avec la moitié de ses deux
bataillons , 500 cavaliers et les aigles des deux bataillons .
Le reste de la division , commandé par le général Rémond , qui
était partiune heure avant le jour , est arrivé à Mérida sans avoir rien
entendu.
Le général Bron , à la tête du 200, s'était porté rapidement sur
| l'ennemi , dès le commencement de l'affaire , et par plusieurs charges
il avait aidé à dégager les troupes; mais son cheval ayant été tué
sous lui par une balle , il fut pris .
Le général Girard avait avec lui des troupes d'élite , et il s'est honteusement
laissé surprendre par excès de présomption et de confiance.
Au moment où il était en danger , aucune garde n'était établie ; les
officiers et les soldats étaient dans les maisons comme enpleine paix.
Je vais ordonner une enquête et un exemple sévère .
Aussitôt que le comte d'Erlon fut instruit de cet événement facheux
, il se porta sur Mérida où déjà les Anglais, étaient arrivés;
mais ils évacuèrent cette place à son approche. Après ce coup de
main, les Anglais sont rentrés en Portugal, suivis par le comte d'Erlon.
Je suis avec respect , monseigneur , de votre altesse sérénissime ,
le très -humble et très -dévoué serviteur ,
Le général en chef de l'armée du Midi ,
Signé, maréchal DUC DE DALMATIE.
DECEMBRE 1811 . 525
Un autre évènement qui pour être étranger aux opérations
de cette partie de la campagne n'en est pas moins
affligeant , est rapporté dans une autre lettre du duc de
Dalmatie. Il annonce le suicide du général Godinot. Ce
général était arrivé à Séville le 26 octobre . Il était extrêmement
fatigué et souffrant d'une ancienne maladie de nerfs ,
qui souvent le mettait en danger et le plongeait dans une
sombre mélancolie. Il se coucha en arrivant. Le matin ,
à 5 heures , il est sorti de sa chambre , a pris le fusil d'un
soldat d'ordonnance , et est rentré chez lui sans être remarqué.
Il a lui-même chargé l'arme , et s'est fait sauter la
cervelle. Son domestique est entré un instant après , et l'a
trouvé étendu sur le carreau. Le coup avait à peine été
entendu .
Le suicide a été bien constaté par un procès-verbal .
Le général Godinot était généralement aimé et estimé
je lui étais particulièrement attaché , dit M. le maréchalduc;
on ne lui connaissait aucun motif de chagrin que
celui de sa santé altérée par l'effet de ces crises violentes
qu'il éprouvait souvent. Il disait assez familièrement qu'il
se croyait près de sa fin ; on a trouvé dans son porte-feuille
un testament fait dans le mois de mai dernier , dans lequel
il dispose de ses chevaux , donne des gratifications à
ses domestiques , et prescrit de quelle manière son fils
doit être élevé. Toutes ces circonstances portent à croire
que depuis long-tems il était déterminé à abréger ses jours ,
si ses souffrances continuaient .
L'Empereur a tenu cette semaine le conseil des ministres
et celui du commerce et des manufactures . Dimanche , il
y a eu grande parade . La place du Carrousel , sur la partie
nord de laquelle s'élève déjà la nouvelle galerie parallèle à
celle du Musée , offrait la réunion d'une multitude immense
de spectateurs pressés sur la place ou aux fenêtres , sur les
toits et sur des établissemens mobiles . Les troupes de
toutes armes , dont la plus grande partie était arrivée le
matin des environs de Paris , occupaient la place , le quai
du Louvre , la rue de Rivoli , la place Vendôme . La garde
imperiale était stationnée aux Tuileries , les lanciers de la
garde sur la place de la Concorde .
L'Empereur est monté à cheval à midi . Il a successivement
passé en revue , fait manoeuvrer et défiler devant lui
plusieurs régimens de ligne et d'infanterie légère , des régimens
Suisses et Croates, les grenadiers de la garde hollandaise
, les grenadiers et chasseurs àpied , les lanciers , les
526 MERCURE DE FRANCE ,
dragons , les chasseurs à cheval et les grenadiers à cheval
delagarde.
La parade a duré quatre heures , pendant lesquelles les
eris de vive l'Empereur se mêlaient souvent au son des ins
trumens guerriers et au bruit des armes. Un autre cri a été
souvent aussi proféré : c'est celui de vive le Roi de Rome ,
toutes les fois que les troupes apercevaient cet auguste
enfant dans ses appartemens . Le jeune Roi fait tous les
jours des promenades en voiture : par- tout la foule se
presse sur les pas de son cortége , et cherche à contempler
avec une extrême avidité des traits qui rappellent et promettent
à-la- fois les plus hautes destinées .
ANNONCES .
S....
Cinquante-sixième livraison du Traité des Arbres et Arbustes que
l'on cultive en France en pleine terre , par Duhamel ; nouvelle édition,
augmentée de plus de moitié pour le nombre des espèces , et dans lequel
on a refondu le Traité des Arbres fruitiers , du même auteur ;
rédigée par M. J. L. A. Loiseleur-Deslongchamps , docteur-médecin
, et membre de plusieurs sociétés savantes ; contenant la description
des arbres , l'exposé des caractères du genre , des espèces , des
variétés , leur culture , les moyens à prendre pour les naturaliser , le
tems de la fleuraison et de la maturité de leurs fruits , les propriétés
économiques et médicinales , le lieu natal , l'époque où ils ont été
apportés en Europe , et des remarques historiques sur leurs usages
chez les peuples anciens ; avec des figures imprimées en couleur ou
en noir , d'après les dessins peints sur la nature , par MM. P. J.
Redouté et P. Bessa , peintres d'histoire naturelle ;publié par Etienne
Michelet Arthus. Bertrand , par livraisons de format in- folio , ornées
de six figures en couleur ou en noir.- Livraisons de 1 à 56e .
10. On ne demande aucune avance à MM. les souscripteurs , ils ne
paieront qu'en faisant retirer leur livraison chez les éditeurs . (Il y en
a jusqu'à présent 56 à jour , et l'ouvrage entier en aura 70 à 80 au
plus . ) Si la dépense , pour la totalité des livraisons , paraît trop considérable
, on prendra des arrangemens qui faciliteront cette acquisition.
20. Les frais de port et d'emballage sont à la charge dés souscripteurs.
3º. Pour que toutes les personnes puissent atteindre à l'acquisition
de cet ouvrage , aussi utile qu'agréable , on l'a imprimé sur trois
DECEMBRE 1811 . 527
papiers différens . Le premier , sur beau carré , avec les planches en
noir , dont le prix est de 9 fr. par livraison ; le second , sur carré vélin,
avec les planches imprimées en couleur , dont le prix et de 25 fr .;
et enfin le troisième , sur nom-de-jésus , figures imprimées en couleur,
40 fr . par livraison .
4°. Les lettres de demande et l'envoi de l'argent doivent être affranchis.
On souscrit à Paris , chez MM. Etienne Michel , rue des Francs-
Bourgeois , nº 12 , au Marais ; et chez Arthus-Bertrand , libraire , rue
Hautefeuille , nº 23 .
OEuvres diverses d'Evariste Parny; avec deux figures et musique
pour diverses romances . Deux vol . in- 18. Nouvelle édition , très-bien
imprimée , sur très-beau papier. Prix , 5 fr . , et 6 fr . franc de port .
Chez A. G. Debray , libraire , rue Saint-Honoré , nº 168 ; et chez
L. Duprat-Duverger , libraire , rue des Grands-Augustins , noº 21 .
Grammaire polyglotte , française , latine , italienne , espagnole ,
portugaise et anglaise , dans laquelle ces diverses langues sont considévées
sous le rapport du mécanisme et de l'analogie propres à chacune
d'elles; par J. N. Blondin , ci-devant secrétaire interprète à la bibliothèque
du roi. Un vol . in-80. Prix , 2 fr . , et 2 fr . 50 c. franc de
port. Chez l'Auteur , rue Saint-Germain-l'Auxerrois , nº 65 ; Pélicier
, libraire , Palais - Royal , galerie de la place , nº 10 ; Debray.rue
Saint-Honoré , nº 168 ; Brunot- Labbe , libraire de l'Université impériale
, quai des Augustins , nº 33 .
Entretiens d'un père avec ses enfans sur l'Histoire naturelle , par
J. F. Dubroca , ancien professeur. Cinq vol . in- 12 , dont un de planches
, contenant 400 figures tirées des trois règnes de la nature. Prix ,
12 fr. , et 15 fr. frane de port. Chez Arthus-Bertrand , libraire , rue
Hautefeuille , nº 23.
Le Quadrille des Enfans , ou Système nouveau de lecture , avec lequel
tout enfant de 4 à 5 ans peut , par le moyen de 84 figures , être
mis en état de lire dans toute sorte de livres en trois ou quatre mois;
par Berthaud. Un vol in-8° , 84 fig . , édition originale acquise des
héritiers de l'auteur ; avec les 84 fiches en couleur. Prix , 15 fr . , et
16 fr . franc de port. Chez le même libraire .
L'auteur a joint à cet intéressant ouvrage l'usage des fiches de différentes
couleurs , sur lesquelles sont collés d'un côté la figure , de
l'autre le son qui y a rapport. Le livre est plus pour le maitre , les
fiches plus pour l'enfant ; elles deviennent entre ses mains des joujoux
instructifs qui l'attachent par les images immobiles .
528 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1811 .
Ta-Tsing-Leu-Lée, ou les Lois fondamentales du Code Pénal de
la Chine , d'après la nouvelle édition imprimée et publiée à Pékin ;
traduit du chinois en anglais par sir Georges Thomas Staunton,
membre de la Société royale de Londres ; mis en français par M. Félix
Renouard de Sainte- Croix , de l'Académie de Besançon , de la Société
Philotechnique de Paris , auteur du Voyage politique et commercial
aux Indes Orientales , aux Phillipines et à la Chine. Deux vol.
in-80. Prix , 12 fr. , et 15 fr . franc de port. Chez Lenormand , imprimeur-
libraire , rue de Seine , nº 8 ; Galignani , libraire , rue Vivienne,
nº 17 ; Laloy , libraire , rue de Richelieu , nº 95 ; et chez Arthus-Bertrand
, libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Isaureet Elvire, par Mme Guenard de Méré , auteur d'Emélie de
Valbrun , etc. Trois vol . in- 12 . Prix , 6 fr . , et 8 fr. franc de port.
Chez L. M. Guillaume , libr . , place St-Germain-l'Auxerrois , nº 41 .
Lettres de la marquise de Pompadour. Nouvelle édition , augmentée
d'une Notice sur la vie de cette femme célèbre. Deux vol. in- 12 ,
imprimés sur papier superfin. Prix , 5 fr . , et 6 fr . 50 c. franc de
port. Chez Longchamps , libraire rue Croix- des - Petits - Champs ,
n° 35 .
4
Etrennes des Marchandsforains , ou Almanach des Foires et Marchés
, contenant généralement les foires et marchés de l'Empire français
, mois par mois , leur durée et les principales marchandises qui
s'y vendent ; suivi du tableau de la valeur actuelle des anciennes
pièces de monnaies , et du Calendrier pour l'année 1812. Un volume
in-24. Prix , 75 c. , et I fr. franc de port. Chez Caillot , libraire ,
rue Pavée- Saint-André , nº 19 .
Histoire romaine de Tite - Live , traduction nouvelle , par Dureaude-
la -Malle , de l'Académie française , traducteur de Tacite et de
Salluste , et par M. Noel , conseiller ordinaire , inspecteur général de
l'Université . Troisième livraison , composée de la 4º décade , 3 vol .
in-8° , papier ordinaire , prix , 18 fr . et 24 fr. franc de port; papier
vélin , 36 fr. et 42 fr. franc de port .
La tre livraison en 4 vol. se vend 24 fr. , et 48 fr . sur papier vélin.
Et la 2e livraison en 6 vol . 36 fr . , et 72 fr . sur papier vélin.
La 4º et dernière , composée de deux volumes , paraîtra en mars
prochain , et alors le prix de l'ouvrage complet en 15 vol . in-8 , avec
le texte latin en regard , sera de 90 fr. et 180 fr. pour le papier vélin ,
sans augmentation malgré l'impôt établi sur le papier.
Chez Michaud frères , imprimeurs-libraires , rue des Bons -Enfans ,
nº 34 ; et chez Arthus -Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
MERCURE
DE FRANCE.
N° DXLIV . -
1
Samedi 21 Décembre 1811 .
POÉSIE .
LES GRACES VENGÉES .
IMITATION DE MÉTASTASE .
DE LA SESEINE
EUPHROSİNE , AGLAÉ , THALIE
EUPHROSINE .
NON' , n'espérez pas me calmer :
Un trop juste courroux commence à m'enflammer.
Vénus défend que nous suivions ses traces ,
Mais que peut la beauté sans le secours des Grâces ?
Le jour paraît , Vénus a quitté l'orient ;
Des célestes palais l'aurore se dévoile :
Nous verrons , nous verrons , si sa fidèle étoile
Etincelle sans nous d'un éclat si brillant .
AGLAÉ.
Ne troublons point le mouvement des sphères.
THALIE.
Notre courroux retarde trop le jour ,
Les coursiers du soleil attendent son retour ,
LI
530 MERCURE DE FRANCE ,
Impatiens de franchir les barrières :
L'aube s'éveille, et Vénus nous attend.
Allons apprêter toute chose ,
Pigeons amoureux , frein de rose ,
Conque marine , il faut ...
EUPHROSINE .
Ne vous pressez pas tant.
Quoi toujours avec complaisance
Ases travers nous prêterons les mains ?
Des crimes de son fils punissons l'insolence ,
Etmontrons par notre vengeance
Quenous devons le jour au maître des humains .
AGLAÉ.
Ma soeur , vous a-t- on fait quelque nouvel outrage ?
EUPHROSINE.
Ecoutez et voyeż si je me fâche en vain.
Hier le ciel fut troublé par un affreux orage ;
Vous le savez . L'Amour se trouvait en chemin .
Les autans soufflaient avec rage ,
La froide pluie entr'ouvrait lenuage.
Dans cemoment il s'égara fort loin .
Enfinpar un bonheur extrême
De Chypre il regagna la cour.
J'étais avec Vénus , et Vénus elle-même
Ne reconnaissait plus l'Amour.
De son départ à son retour
Il était si changé ! ses flèches et ses ailes ,
Ses cheveux , l'arc et le bandeau ;
Autour de lui dégouttaient d'eau .
Pleurant , tremblant , presque sans vie ,
Il poussait des cris gémissans ,
Il confondait tous ses accens ,
Et soudain d'une larme une autre était suivie.
Je vais à lui , je le prends par la main ,
Puis des bois de Saba j'enlève une ramée ;
La flamme , l'odeur parfumée ,
Bientôt remettent l'inhumain
Dans sa chaleur accoutumée .
Je vais par mes soins diligens ,
Séchant son front , ses cheveux et ses ailes ,
Ses membres étaient si tremblans !
DECEMBRE 1811 .
Dans mes deux mains je prends ses mains
Je le flatte , je lui souris ,
Ecoutez quel en fut le prix.
A peine est- il remis qu'il demande ses armes.
Le perfide ! l'ingrat ! j'ai vu dans ses regards
Qu'il voulait essayer la force de ses dards ;
Et sans redouter mes alarmes
Il me lance un trait vers le flanc.
crueller
LA
SEINE
DEPT
DE
Je fuis. Il me poursuit. Cependant je m'échappe ,
Il n'atteint point mon coeur; mais à ma main il frappe.
AGLAÉ.
Que fit Vénus dans cet instant?
5.
THALIE.
Elle punit son fils ?
EUPHROSINE.
Le punir ? au contraire ,
:
Craignant pour lui l'effet de ma colère
Entre ses bras elle le prit ,
Le loua , le baisa , puis encore elle rit.
AGLAÉ .
On vous a fait , ma soeur , une cruelle offense .
THALIE .
Il faut pourtant cacher un si juste courroux ,
Il est mieux de souffrir en gardant le silence.
EUPHROSINE.
Souffrir sans parler , dites-vous :
Non , je veux en tirer vengeance ,
Et le conseil ne me plait pas ,
Qui me dit de souffrir tout bas .
Quand le cruel verse des larmes
S'il nous fait craindre ses rigueurs ,
Que feront désormais nos coeurs
Quand il menace de ses armes ?
THALIE .
Croyez- vous être seule à souffrir de sa part ?
AGLAÉ.
Ah! pensez que pour nous il n'a pas plus d'égard.
EUPHROSINE.
Il peut vous avoir fait injure ,
Mais non jamais un outrage pareil.
Ll 2
:
532 MERCURE DE FRANCE ,
AGLAÉ.
Ecoutez-moi : fuyant les rayons du soleil ,
Un jour je cherchais la verdure
Etle silence des forêts .
Auparavant une onde pure ,
Ama bouche altérée avait rendu le frais .
Je m'étendis sur l'herbe , et là je respirais.
Le lieu solitaire , l'ombrage ,
Le doux murmure des ruisseaux ,
Le bruissement du feuillage ,
Le souffle du zéphir jouant sur mon visage ,
Les flatteuses erreurs d'un songe gracieux ,
Ala fin fermèrent mes yeux.
L'Amour n'était pas loin. Il me voit , et sans peine
De roses il forme une chaîne ,
S'approche doucement , tourne , et vient me lier
Autour du tronc d'un vieux laurier.
Il s'y prit de telle manière ,
Et sut tout conduire si bien
Qu'il partit de ces lieux et je n'entendis rien.
Lesommeil quittant ma paupière ,
Etvoulant dessiller mes yeux appesantis ,
Les secours de mes mains m'avaient été ravis .
Enfin je veux quitter la place
Entre l'effroi , le sommeil , la douleur.
Jeme sens retenir , ce qui croît ma frayeur ;
Je veux briser ma chaîne. O ! surprise ; ô disgrâce ,
Plus je veux m'affranchir , et plus je m'embarrasse .
Il rit. Je me détourne et reconnais l'Amour
Pour l'auteur d'un si méchant tour.
Combien alors je brûlai de colère !
Je l'appelle méchant , perfide , téméraire ,
Il rit. Ala fin , ne sachant comment l'apitoyer
Je recourus à le prier.
:
Je lui donnai cent noms aimables ;
Mais vous savez qu'il est des coeurs impitoyables.
Que vous dirai-je , enfin ! Hébé vint dans ces lieux
Et brisa mes liens , grâce à la destinée ,
Car sans son zèle officieux
Je serais encore enchaînée.
DECEMBRE 18119 533
1
EUPHROSINE .
Des outrages si grands pouvez-vous les souffrir?
AGLAÉ.
Penser à son chagrin c'est encor le nourrir.
Quelquefois le courroux m'enflamme ,
Je veux punir l'audacieux ,
Etpuis il me revient dans l'ame
Qu'il est enfant , et qu'il vaut mieux
User envers lui de clémence ,
Et lui pardonner son offense.
THALIE.
Ah! les chagrins qu'il m'a donnés ,
Sont plus grands que ceux qu'il vous cause.
Je n'en dirai qu'un seul ; mais c'est bien autre chose
Quand ils sont tous examinés.
Au bas de la belle Amathonte ,
Où la mer s'introduit , et qu'un rocher surmonte ,
J'étais avec la ligne et l'hameçon ,
Tâchant de prendre du poisson.
Le front de ce rocher superbe ,
Domine sur les eaux que son oeil voit couler ;
Ames côtés l'Amour jouait sur l'herbe ,
Je ne voulais pas le troubler.
Le traître vit ma confiance
Il suten abuser , un buisson était près ,
De dictames fleuris. Il y cache des traits ,
Puis à quelques pas de distance ,
Parmi les fleurs , sur l'herbe , il étend des filets .
Il achève tout son ouvrage ,
Ensuite il crie , hélas ! je suis blessé ,
De ses petites mains se couvrant le visage.
Mon hameçon est bientôt délaissé.
D'une vitesse sans pareille ,
Je vais à lui savoir ce qu'il avait.
Hélas ! je suis piqué par une abeille ,
Dit-il , à mon secours ! puis il se désolait.
Aces mots la pitié se glisse dans mon ame
Et vite je cours au dictame.
Mais tandis que je choisissais
Les feuilles les moins avancées ,
Je me sentis les mains blessées
Par ses inévitables traits.
534 MERCURE DE FRANCE ,
L'ingrat bientôt passa des pleurs au rire ,
Et dit : voilà tout ce que je désire ,
Je suis déjà guéri. Regardez . Voyez -vous ?
Sa joue était fraiche et vermeille ,
Je la croyais blessée ,est- il ruse pareille ?
Rien ne pourrait vous peindre mon courroux.
Je le poursuis pour entirer vengeance.
Mais le trompeur, dans nos combats ,
Me fuit , fait mille tours et dirige mes pas
Vers les piéges cachés . Dans mon impatience
Je le poursuis encor. Mon pied se trouve pris ;
Ma colère s'accroit et mon courage augmente ,
Je rompis les filets , tantje ne débattis .
Je l'aurais joint ; mais quand je me tourmente
Pour sortir d'embarras , en riant il s'enfuit ,
Et me laisse en partant la honte et le dépit.
EUPHROSINE .
Et vous me conseillez de garder le silence ?
THALIE .
Je hais l'Amour autant que vous le haïssez ,
Je voudrais en tirer vengeance ,
Mais comment faire? je ne sais .
Il est sans foi , sans indulgence ,
Sans respect , sans pitié . Mais non mal est commun ,
Le craindre et le souffrir est le sort de chacun :
Partager les malheurs de tant de coeurs ensemble
Peut les adoucir , ce me semble.
EUPHROSINE .
De mon courroux l'Amour n'est pas l'unique objet ,
Un tel rival serait peu redoutable ;
Des fautes de son fils Vénus se rend coupable ,
De tous nos maux elle est le seul sujet.
Encor ses offenses dernières
Pourraient me paraître légères
Sans le souvenir dupassé .
AGLAÉ.
Lequel?
EUPHROSINE.
Lequel ? vous demandez encore ,
Quel pouvoir le destin nous a-t-il done laissé ,
Le ministère enfin dont le ciel nous honore?
DECEMBRE 1811 . 535
AGLAÉ.
D'accorder les mortels entr'eux
Etde tácher qu'ils soient heureux.
THALIE .
De caliner la colère et d'éteindre la haine.
AGLAÉ.
Nourrir la paix , maintenir l'amitié.
EUPHROSINE .
Vénus veut de son fils étendre le domaine ,
Et ne nous met point de moitié .
Seulement elle veut que nous soyons complices
Des crimes de son fils et de ses injustices .
Tantôt dirigeant un coup-d'oeil ,
Ordonnant un souris , vous verriez sur la terre ,
Et la violence et le deuil ,
Et l'infidélité compagne de la guerre .
THALIE.
Il est trop vrai ; mais que pouvons-nous faire ?
Et quelmoyen de nous venger?
EUPHROSINE.
J'enconnais un qui peut nous satisfaire ,
Mes soeurs , c'est à vous d'en juger.
Ecoutez-moi , d'attraits si Vénus est paréo ,
De qui tient-elle tous ses dons ?
Sans nous serait-elle honorée ?
Ah! vengeons-nous , puisque nous le pouvons.
Ensemble formons une belle ,
Dont les attraits plus séduisans
Otent à Vénus tout l'encens
Qu'elle obtient chaque jour de la troupe mortelle,
Et dont toutes les qualités
Surpassent encor les beautés.
Qu'elle unisse à-la- fois la grâce à la décence ,
La douceur à la majesté ;
Que ses talens égalent sa naissance ,
Et qu'en elle l'esprit se joigne à la bonté.
THALIE.
Ypensez-vous , ma soeur, et pouvons-nous encore
Disposer de tant de bienfaits ?
La souveraine qu'on adore
Les déploie aux yeux des Français.
536 MERCURE DE FRANCE ,
:
Ah! vous savez , sans que je vous le dise ,
Les soins que nous avons prodigués à Louise
Quand chaque jour autour de son berceau
Nous lui donnions quelque charme nouveau.
ZUPHROSINE.
Oui , nous avons fait voir , en marchant sur ses traces ,
Que la France n'est pas le seul pays des Grâces.
Maintenant de Vénus abandonnant la cour ,
Nous pouvons à loisir nous venger de l'Amour.
Il est unRoi dont la naissance
Ne date encor que d'un printems ,
Et qui du monde entier fait l'unique espérance ,
Suivons ses pas dans tous les tems.
ORoide Rome , avant que le courage ,
Mette dans tes mains son flambeau ,
Tujouiras des trésors de ton âge ;
Comme l'amour tu seras beau ;
Meilleur que lui , tu plairas davantage.
Tous deux vous êtes fils etdes Dieux et des Rois ,
Mais l'Amour connaît-il la justice et les lois ?
Souvent ce dieu , dans son humeur légère ,
Fait le tourment des coeurs qu'il a vaincus ;
Il gardera les défauts de sa mère ,
Quand de latienne en toi brilleront les vertus .
Par Mile SOPHIE DE C .......
LES PARJURES ET LES SERMENS.
A DÉLIE. - ROMANCE.
Si jejure qu'à ma faiblesse
La raison succède à son tour ,
Que je vous revois sans amour ,
Que votre absence est pour moi sans tristesse;
Que désormais vous ne m'entendrez pas
Vous accuser des peines que j'endure ;
Regardez-moi ... Soudain ,hélas ,
Je sens que j'ai faitunparjure.
DECEMBRE 1811 . 537
!
Mais si j'ose peindre l'ardeur
D'un amour délirant , extrême ;
Si ce mot trop vrai ,je vous aime ,
Dans un soupir s'échappe de mon coeur ;
Si je vous dis qu'un moment d'espérance
Me paye assez d'un siècle de tourmens ;
Ah! mes yeux vous l'ont dit d'avance ,
Iln'est pas besoin de sermens.
Portant aux pieds d'une autre belle
Un coeur par vous trop rebuté ,
Si je jure par sa beauté
Qu'il l'aime seule et ne veut aimer qu'elle ,
Que cet amour sera jusqu'au trépas
De mon bonheur la source unique et pure ,
Je pense à vous ... Soudain , hélas ,
Je sens que j'ai fait un parjure.
Mais quand votre aimable souris
Semble encourager ma tendresse ,
Si je dis que d'une déesse
Les doux baisers seraient d'un moindre prix ;
Qu'un autre amour , vos rigueurs , ni l'absence ,
N'éteindront point l'amour que je ressens ;
Ah ! mes yeux vous l'ont dit d'avance ,
Il n'est pas besoin de sermens .
EUSÈBE SALVERTE .
AU JEUNE ALFRED REGNIER.
UN Alfred , brillant dans l'histoire ,
Fut législateur et guerrier :
Dans quinze ans à tes voeux la gloire
Ouvrira ce double sentier.
De tes aïeuls , l'un (1 ) à la France
Donne son sang et ses exploits ;
L'autre (2) , noble organe des lois ,
Toujours veille pour l'innocence .
(1) Le maréchal duc de Tarente .
(2) Le grand-juge , duc de Massa.
538 MERCURE DE FRANCE,
Heureux enfant , tu choisiras .
Mais de Thénis ,mais de Pallas ,
Le front est quelquefois sévère ;
Pour l'adoucir , tu leur diras :
Mesdames , regardez ma mère.
EVARISTE PARNY.
ÉNIGME .
En tout tems , en tout lieu , comme l'on me consulte ,
Il convient qu'en tout tems , en tout lieu ,je sois juste ,
Et quand je n'obtiens pas cette perfection ,
En moi c'est un défaut d'organisation.
Je marche avec mes soeurs tellement divisée ,
Que par celle qui suit je suis toujours chassée.
Il se peut que souvent on me voie arriver ,
Ainsi qu'on me voit fuir, sans beaucoup m'observer.
Prends-y garde pourtant ! dans ma course légère ,
S'il se fait que pour toi j'arrive la dernière ,
Tu me redoutes lors avec trop de raison ,
Et je répands le deuil dans toute tamaison.
5........
LOGOGRIPHE .
DANS le palais des rois de la seconde race ,
Si j'occupai jadis une éminente place ,
Sansmentir à présent , je pourrais me vanter ,
En France , d'en avoir trente mille à compter.
Donnera qui pourra de mon nom l'origine ,
Ouvrage mal aisé plus qu'on ne l'imagine ,
Pour faire de ses pieds les transpositions ,
Jevais pourun instant quitter mes fonctions.
Si tu connus , lécteur , le comte de Lignole ,
Tu trouveras enmoi, sois sûrde ma parole ,
Ce qu'il cherchait d'abord , lorsqu'il faisait des vers;
Un fluide léger qui remplit l'univers ;
Le saint quipour sacrer un monarque de France
Reçut du ciel un sue qui doit être fort rance ,
1
DECEMBRE 1811 . 539
Si , comme l'ont écrit et Dupleix et Velly ,
Il a jusqu'à ce jour dans l'ampoule vieilli ;
La fureur d'un instant ; ce mois où la nature
Reprend avec éclat sa brillante parure ;
Un sujet distingué de l'Empire ottoman ;
Un poisson qui nous vient des bords de l'Océan ;
Une vierge célèbre , et l'appui salutaire
Quedésire ardeinment , quand il a su lui plaire ,
Fillette qui languit ; le nom d'un instrument
Utile au matelot , sur l'humide élément ;
Une mesure agraire; un gouffre insatiable
Où parmi des moneeaux de rocaille et de sable ,
Des trésors enfouis sont perdus pour toujours ;
Deux notes de musique; un point qui de nos jours ,
Sous les murs de Cadix et sur les bords du Tage ,
Il faut en convenir , cause bien du ravage ;
Un endroit très -bourbeux , un autre où tous les ans ,
Parde rustiques mains de Cérès les présens
Sont battus et vannés ; enfin ce feu céleste
Qui brille dans tes yeux ; à deviner sois preste .
V. B. (d'Agen. )
CHARADE .
MONpremier qui se trouve en certaine ordonnance ,
D'un peuple fugitif fut aussi lapitance;
Tel qui se croit du pape un premier moutardier ,
S'abuse étrangement et n'est que mon entier ;
L'écorce du Pérou pour la fièvre efficace ,
Amondernier deux fois dans son étre fait place.
Par lemême..
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Cravatte ( cheval ) , cravatte ( soldat ) ,
cravatte( ornementde cou ) , et cravatte ( décoration d'enseigne militaire
).
Celui du Logogriphe est Marbre , où l'on trouve : arbre.
Celui de la Charade est Grécourt ..
১০
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
COURS COMPLET D'ÉTUDES POUR LA FIGURE , d'après les plus
beaux monumens de l'antiquité et les tableaux des
grands maîtres ; dessiné par G. REVERDIN , et gravé à
la manière du crayon par les premiers artistes de
Paris .
on
QUOIQU'IL ait été publié un grand nombre d'ouvrages
pour faciliter à la jeunesse l'étude des beaux-arts ,
désirait encore un cours complet qui pût servir de guide
et d'exemple dans l'art du dessin. Un ouvrage entrepris
dans cette intention , et exécuté avec soin , mérite d'attirer
l'attention du public .
,
M. Reverdin l'un des bons élèves de l'école de
M. David , a conçu le projet de faire paraître une collection
de gravures qui , des premiers élémens de la
tête , s'élève progressivement jusqu'à la figure entière
ou académie , et prépare l'écolier à dessiner facilement
et correctement en le familiarisant , pour ainsi dire, avec
les plus beaux monumens connus . Un trait pur lui présente
l'esquisse , tandis qu'à côté le même objet ombré
lui enseigne à finir d'une manière large et soignée .
Cet ouvrage comprendra trois divisions qui pourront
être acquises séparément (*) . La première , que nous
annonçons , renferme douze cahiers , dont les cinq premiers
de quatre feuilles chacun , représentent les traits du
visage isolément , et les demi-profils sous divers aspects .
Les quatre suivans se composent de trois feuilles ; on y
trouve les profils de l'Apollon du Belvédère , de l'Achille
de la Villa-Borghèse , d'Ariane , de la Vénus d'Arles et
de l'Antinoüs , des masques d'Apollon , de l'Amour
(*) Chacune des trois parties du Cours d'études, est de 36 fr . ,
chez Roverdin , rue du Sentier , nº 15 ; et chez les principaux marchands
d'estampes de Paris.
MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1811. 541
grec , d'Hercule , de Thalie , de Diane et de la Vénus
de Médicis . Les dixième , onzième et douzième offrent
les plus belles mains et les plus beaux pieds qu'on ait pu
choisir dans l'antique .
La seconde partie de l'ouvrage , déjà avancée , présentera
, en feuilles détachées , des têtes moyennes , de
grandes têtes , dessinées d'après les tableaux des grands
maîtres et d'après l'antique .
La troisième sera composée d'académies , et terminées
par deux groupes dessinés d'après les plus beaux monumens
connus .
Une suite de belles figures drapées , pourra être substituée
à la troisième partie du Cours d'études , dans les
établissemens où le dessin du nud serait inconvenant .
D'après ce qui a paru dans ce Cours , nous sommes
fondés à croire que c'est rendre un service aux parens et
aux instituteurs qui veulent donner des principes sûrs
et former le goût des élèves , que de leur indiquer cet
ouvrage , le meilleur qui ait paru jusqu'à présent.
H. R.
APPENDICE AUX HOMMAGES POÉTIQUES A LL. MM. II. ET
RR. , SUR LA NAISSANCE DE S. M. LE ROI DE ROME ,
publié par J. ECKARD .
On a beaucoup loué et beaucoup critiqué le recueil
publié par MM. Lucet et Eckard; cela devait être ainsi.
Tout livre qui renferme un grand nombre de morceaux
écrits par différentes plumes sur le même sujet , doit
contenir , si l'éditeur n'est pas entièrement dépourvu de
goût , beaucoup de choses excellentes et d'autres moins
estimables , ou même tout-à-fait mauvaises ; car il est
impossible que , quelque soin qu'il apporte dans le choix
des objets , le critique le plus judicieux ne se trompe
pas quelquefois ou ne se laisse pas déterminer par des
motifs souvent très - étrangers au ministère qu'il doit renplir
, aux devoirs qu'il s'est imposés . Ici la part de l'éloge
a été plus considérable que celle de la critique ; nous en
avons pour preuve le témoignage favorable que la plu
542 MERCURE DE - FRANCE ,
part des journaux ont rendu de cette entreprise , ainsi
que des deux volumes qui en sont résultés. Si quelques
voix se sont élevées par intervalle contre l'ouvrage et
contre les éditeurs , on a pu reconnaître aisément les
criailleries intéressées de quelque grand homme dont le
petit mérite a été mis en oubli , de quelque oracle perdu
dans les déserts . qui n'a pas été consulté ; enfin de quelque
poëte mal intentionné , malevoli poëtæ , mécontent du
lot de gloire qui lui est échu en partage. Il est tout naturel
, d'ailleurs , que le choc de tant d'amours-propres
froissés produise quelque bruit dans la littérature. Il
n'y a rien de si dur , de si intraitable , et qui fasse plus
d'éclat que la vanité des poëtes , heurtée par un jugement
ou par une critique qui les remet à leur place.
Les cris de la médisance ou de la jalousie sont tombés ,
le livre reste. Il tiendra désormais un rang honorable
dans la bibliothèque de l'homme de lettres , de l'homme
d'état , et de l'homme du monde. On se plaira à y
retrouver l'expression fidèle de tous les sentimens dont
fut agité le coeur des Français à une époque également
intéressante pour la génération actuelle et pour celles
qui doivent suivre. Il attestera le zèle et l'amour des
peuples pour un héros objet de tant et de si justes hommages
. La poésie n'a été que l'organe de la reconnaissance
nationale. Dans ces grandes occasions le Parnasse
est l'écho de la voix publique ; il est l'asile de toutes les
renommées qui viennent s'y rendre à-la-fois , comme
pour se faire entendre de plus haut à l'univers .
, On avait observé , avec raison que le recueil de
MM. Lucet et Eckard n'était pas aussi complet qu'il
pouvait l'être . Il manquait à cette couronne poétique
quelques fleurons dont l'absence se faisait remarquer.
Ce vide était facile à remplir. M. Eckard , sans être
arrêté par les dépenses très - considérables que lui a causées
son entreprise , et ne voyant que le devoir d'un
éditeur qui croit n'avoir rien fait tant qu'il reste quelque
chose à faire , a publié un supplément aux deux volumes
déjà mis en lumière. Quelques morceaux lui étaient , si
je puis m'exprimer ainsi , désignés d'avance par le doigt
judicieux de la critique; il ne les a pas oubliés . L'occaDECEMBRE
1811 . 543
sion étant favorable , il a donné place à quelques autres
poëtes qui ne se plaindront pas du voisinage.
Nous allons examiner les plus remarquables des onze
pièces qui composent ce supplément. La première est
une ode ou plutôt un dithyrambe de M. d'Avrigny. Le
début a de la pompe et de la majesté. Quelques lecteurs
se sont plaints de ne pas le comprendre assez facilement.
Ils n'aiment pas que les premiers nominatifs de la phrase
soient rejetés , l'un au quinzième vers et l'autre au quatrième
.
Ils disaient dans leur vain délire ,
•Que de sa cime altière il touche jusqu'aux cieux ,
› Que la terre à ses pieds l'admire ,
> Le cèdre qui toujours superbe , audacieux ,
> Calme au milieu de la tempête ,
> Des vents déchaînés sur sa tête
> Brave l'effort ambitieux ;
> Les ans n'épargneront que son nom et sa gloire ,
> Et les mortels un jour tout pleins de sa mémoire ,
> Chercheront des forêts le fier dominateur.
› Quel jeune rejeton , digne de sa naissance ,
> Viendra du cèdre roi dans toute sa puissance ,
> Rendre à la terre en deuil l'ombrage protecteur ? .. »
Ainsi du héros de la France ,
Les fougueux ennemis se perdaient dans leurs voeux , etc.
Le poëte représente ensuite la France prosternée au
pied de nos autels . Il la fait parler en strophes mesurées ,
et le discours qu'il met dans sa bouche est une ode ou
plutôt un hymne véritable. Il représente la nouvelle
Clotilde
Le souris sur la bouche et les pleurs dans les yeux :
Elle étend vers le ciel , au moment d'être mère ,
Ces mains qui tant de fois de leurs bienfaits pieux
Ont prévenu l'humble raisère.
Cette strophe est pleine d'agrément ; les derniers vers ,
sur-tout , sont très-heureux. Le premier rappelle ce
544 MERCURE DE FRANCE ,
passage qui a été admiré par tous les connaisseurs dans
le dithyrambe du jeune Lavigne :
Et sur ces traits souffrans où la beauté respire ,
Le souris maternel brille parmi des pleurs.
La strophe suivante , de M. d'Avrigny , ne répond pas
à celle que nous venons de citer.
Dieu juste ! qui plus qu'elle eut droit aux dons heureux
Qu'assurent aux vertus tes promesses fidèles ?
Qui plus que le héros digne objet de ses voeux ,
Règne protégé par tes ailes ?
L'oreille ne se familiarise pas aisément avec des sons
✓ aussi durs que ceux des premiers vers . Nous ne croyons
pas qu'on puisse dire : Qui plus que ce héros règne ? On
ne règne que d'une manière absolue , le sens du verbe
régner , pris dans son acception ordinaire , n'admet pas
de comparaisons à moins qu'elles ne soient déterminées
par un adverbe ou par une phrase équivalente . On dit :
régner plus ou moins glorieusement , avec plus ou moins
de prudence .
Le poëte se relève dans les strophes suivantes , qui
présentent de beaux rapprochemens .
Apeine en son printems , mais déjà sans rival ,
Il s'élançait , armé de ta foudre brûlante ;
LesAlpes , sous les pas d'un nouvel Annibal ,
Abaissaient leur cime tremblante .
Bientôt loin de mes bords à ta voix entraîné ,
Des Français dans Massoure il court venger la cendre .
Le Jourdain tressaillit , et le Nil étonné
Crut encor revoir Alexandre .
Encore revoir , forment un pleonasme ; revoir dit tout.
En général , la fin de cette espèce d'ode ou d'hymne ,
comme on voudra l'appeler , nous paraît inférieure à ce
qui précède . On y trouve cette singulière image :
Tous les coeurs étonnés ne sont plus qu'unfaisceau
Que réunit ta main puissante .
La seconde partie de ce chant dithyrambique pêche
par les longueurs . M. d'Avrigny reprend tous ses avan
DECEMBRE 1811 .
545
SEINE
tages lorsqu'il célèbre l'heureux instant de la naissar
du Roi de Rome. Ce morceau est plein
poésie . Nous y avons d'éclat remarqué un trait charmant
Dans la commune ivresse ,
L'infortune elle-même a retenu ses pleurs.
DEP
D
Ede
A
Voici de quelle manière commence la deuxième odes
Dans les coeurs palpitans d'une illustre famille ,
Dans ses yeux attendris quelle espérance brille !
Lorsqu'éprouvant ces maux que l'amour rend si doux ,
Vierge naguère encore , au lit de l'hyménée
Par Lucine enchaînée ,
Une épouse , d'un fils va doter son époux.
Ce début pourrait nous dispenser d'un plus long exa
men. Cette espérance qui brille dans les coeurs palpitans,
cette épouse qui dote son époux d'un fils , sont des métaphores
tellement dépourvues de justesse , qu'elles
paraissent d'abord annoncer un écrivain sans expérience
, un poëte sans vocation ; cependant cette pièce
est signée de M. André Murville . Nous ne reconnaissons
pas laplume qui a tracé les belles scènes d'Addelazy et
Zuleima.
La troisième strophe contient ces vers :
C'est là que la victoire etla paix consolante ,
Qui l'atteint tôt ou tard en sa marche plus lente,
Reçoivent dans leur sein le plus cher des dépôts .
I
1
Qui l'atteint tôt ou tard est horriblement dur . L'auteur
nous devrait ici une petite explication. Comment la
paix avec sa démarche plus lente peut-elle atteindre la
victoire ? Sans doute comme la tortue de la fable , en ne
s'amusant pas en chemin. Cette image , naturelle et
vraie dans La Fontaine , qui parle d'un lièvre et d'une
tortue , nous semble un peu burlesque dès qu'il s'agit
de la paix et de la victoire.
Il faut rendre justice à M. Murville , nous avons
trouvé dans son ode des vers qui caractérisent d'une
Mm
546
MERCURE DE FRANCE ,
manière singulièrement énergique la situation actuelle
de l'Angleterre.
L'Anglais dont un héros a comprimé l'essor ,
Et qui voit sur son ile en sa détresse urgente
Sa richesse indigente
Enfler ses magasins et tarir son trésor.
Ces deux derniers vers renferment en substance tout ce
que M. de Montgaillard a développé dans une brochure
in-8 °, avec beaucoup de sagacité , de méthode , et quelquefois
de prolixité .
La troisième ode ne présente à la critique ni grandes
fautes dans le style , ni grandes beautés. La composition
nous en paraît bizarre . L'auteur , M. Delrieu , fait descendre
aux enfers le héros dont il célèbre les vertus . Il
ébranle les voûtes de l'Elysée , l'entrouvre , et fait apparaître
le Destin :
C'EST LE DESTIN . Sa voix a l'éclat du tonnerre,
Il presse sous ses pieds le globe de la terre ,
Une urne est dans ses mains .
Nous ne concevons guère comment le Destin presse
le globe de la terre sous ses pieds lorsqu'il se présente
dans les Champs-Elysées. M. Delrieu n'ignore pas ,
sans doute , que les anciens plaçaient leur Tartare dans
le centre du globe que nous habitons. Ici la position
du DESTIN nous paraît très - difficile à déterminer , à
moins que le poëte ne l'ait voulu représenter la tête en
bas , les pieds en haut ; en effet , il pourrait alors presser
sous ses pieds la terre et non pas encore le globe de la
terre . D'ailleurs cette suspension a quelque chose de
merveilleux , de pittoresque , qui peut plaire à l'imagination
d'un poëte ou d'un artiste . Un poëte l'a rendue
nous la proposons aux peintres. Il est encore assez
extraordinaire que l'auteur fasse descendre le Destin du
haut de l'Olympe au fond du Tartare . Il était plus naturel
de transporter la scène dans le palais même du
Destin . C'est peut-être parce que nul n'est prophète
chez soi , que M. Delrieu n'a pas jugé à propos d'en
agir ainsi .
,
DECEMBRE 1811 . 547
Nous ferons ici une observation que la lecture de ces
pièces de vers amène à chaque instant : c'est que tout cet
appareil mythologique , déjà si usé par les poëtes anciens
et modernes , semble plus petit , plus mesquin , plus
misérable encore dans des sujets qui doivent se recommander
par leur gravité , leur décence et leur noblesse ,
à l'attention des lecteurs . Nos poëtes n'ont- ils pas à leur
disposition de véritables trésors dont l'éclat fait pâlir
tout ce clinquant suranné ? Ne peuvent- ils pas associer
à la majesté du trône , à la grandeur du héros qui l'occupe
, la pompe et la majesté d'une religion véritablement
imposante , et qui seule a établi une véritable
alliance entre la terre et les cieux , entre Dieu et les
hommes ? Ne se lassera-t-on jamais de poursuivre nos
yeux , de fatiguer nos oreilles de ces éternelles représentations
des divinités mensongères , d'un Olympe souvent
ridicule ? Verra-t-on toujours figurer sur nos théâtres
, dans nos livres , dans tout ce qui nous environne ,
Mars , Hercule , Vénus , Jupiter , le Destin , et tous les
personnages fabuleux de la Grèce crédule , de Romesuperstitieuse
? L'exemple de plusieurs poëtes distingués
qui n'ont pas été chercher hors de leur patrie et de leur
siècle un merveilleux tout-à-fait inconvenant , ramènera
sans doute le troupeau des imitateurs , servum pecus ,
dans la bonne voie , dans le chemin de la raison et de la
vérité.
Nous voici entraînés un peu loin du recueil dont nous
avons à rendre compte ; nous y reviendrons sans transition.
Une ode de ce recueil sur laquelle nous nous arrêterons
avec plus de plaisir que sur les dernières dont
nous venons de parler , est celle de M. Soumet . Cette
ode a de l'éclat , du coloris ; quelques strophes contiennent
de fort beaux vers . Nous sommes forcés de
convenir que ces éloges ne sauraient s'appliquer à la
première. La voici :
En nuage embaumé l'encens vole et s'exhale ,
L'autel s'orne de fleurs; la cloche baptismale
८
Mm2
548 MERCURE DE FRANCE ,
Apromis à la terre un habitant nouveau .
Quel est ce jeune enfant que Lutèce contemple?
Et sous les portiques du temple
Quelle voix a chanté les hymnes du berceau ?
Les quatre consonnances nasales du premier vers produisent
un effet désagréable à l'oreille. Le poëte , parmi
toutes les circonstances qui pouvaient annoncer le grand
événement célébré par sa muse, choisit justement la
plus petite , celle qui doit se présenter la dernière à
l'imagination . Il voit d'abord fumer l'encens ! Pautel
s'orne de fleurs . Cette circonstance est encore trop peu
importante et exprimée d'une manière trop vague , on
est cet autel ? par quelles mains est- il orné de fleurs ? La
cloche baptismale, il ne s'agit pas encore de baptiser le
royal enfant , mais de rendre grâce au ciel de sa naissance
. Un habitant nouveau , c'est ce que l'on dirait en
parlant d'un enfant vulgaire , du fils d'un bon bourgeois .
Que Lutèce contemple, quoi ! Lutèce contemple cet enfant
avant que le bruit du canon ou des cloches ait annoncé
qu'il voit la lumière! on me le montre exposé aux
regards de Lutèce avant d'avoir représenté son auguste
père arrêtant sur lui ses regards pleins de l'ivresse du
bonheur ! Cette circonstance n'est pas ici à sa place .
Sous les portiques du temple, nous ne croyons pas qu'il
arrive souvent de chanter sous les portiques du temple ,
mais bien sous les voûtes , dans l'intérieur du sanctuaire.
Les hymnes du berceau , cette expression est maniérée .
Elle appartient à cette école moderne plus jalouse de
briller par le faste des mots que par la sagesse des pensées
et la vérité des images .
La seconde strophe n'est pas plus que la première à
l'épreuve d'un pareil examen , elle commence ainsi :
Tout- à-coup l'air frémit , l'airain s'allume et gronde.
Le frémissement de l'air n'est pas encore la première
chose qu'il fallait exprimer. Le retentissement du canon
doit le précéder et non le suivre. C'est une vérité physique
qui n'a pas besoin de démonstration .
Aupieddu fils des rois tombent les rois du monde.
DECEMBRE 1811 .
549
Il n'y a pas d'opposition bien sensible entre le fils des
rois et les rois du monde. Ces rois qui ont un fils sont
également des rois du monde , de sorte que l'auteur a dit
contre son intention que les rois du monde tombaient au
pied de leur fils . La recherche ambitieuse des phrases
est toujours voisine de l'obscurité.
Toutes les strophes qui suivent ces deux premières se
recommandent plus ou moins par des beautés supérieures .
Nous en citerons une comme exemple d'une très-belle
comparaison :
Déjà Napoléon lui-même
Entre ses bras vainqueurs le montre à ses héros.
Tel un aigle quittant sa roche hospitalière
Emporte ses aiglons dans les champs de lumière ;
Fier il les accoutume à l'empire du ciel;
Ettraversant des airs la foudre étincelante
Les montre à la foudre brûlante ,
Qui doit être soumise à leur vol immortel.
Plus loin le poëte met dans la bouche de Rome personnifiée
ce vers qui nous parait sublime :
J'avais perdu mes Dieux , il me donne son fils .
La cinquième ode est adressée à la garde impériale,
M. Barjaud en est l'auteur. On en a déjà rendu compte
dans ce journal en faisant l'analyse du recueil entier des
odes de ce jeune poëte.
Nous avons remarqué ces vers très-poétiques dans le
dithyrambe de M. Dupuy-des-Islets :
Ressuscitant l'éclat de nos fêtes magiques ,
Vienne brillante soeur du superbe Paris
De chiffres enflammés décore ses portiques ,
Orgueilleux des beaux noms de deux époux chéris.
Partout l'illusion promène ses prestiges ;
Et couronnant de feux son front enorgueilli
Sur ses vieux fondemens tout peuplés de prodiges
Le Capitole a tressailli.
La dernière pièce française dont nous ayons à entre550
MERCURE DE FRANCE ,
tenir nos lecteurs , est un chant lyrique imité du poëme
de M. Lemaire. C'est faire le plus grand éloge de cette
copie , que de dire qu'elle est souvent digne de l'original.
En voyant une collection si nombreuse de poëmes ,
d'odes , de dithyrambes , de stances sur le même sujet ,
il se présente une question toute naturelle . Parmi tant
d'auteurs déjà connus ou entièrement ignorés , qui sont
entrés en lice dans un concours public ou qui ne s'y
sont pas présentés , lequel a le mieux réussi ? Quel est
l'ouvrage auquel les Muses elles -mêmes donneraient
la préférence , si elles avaient un choix à faire? Ici nous
devons observer que l'avis des uns ne sera pas celui des
autres , et que tel qui se croira infaillible dans son jugement
sera récusé par tel autre , non moins intrépide dans
la bonne opinion qu'il a de son goût et de son esprit.
C'est sur-tout dans les controverses littéraires qu'il est
difficile de concilier toutes les opinions . Sans prétendre
donner la nôtre comme la mesure sur laquelle chacun
doit régler la sienne , si nous étions consultés sur ce
sujet , nous répondrions hardiment que la palme appartient
de droit à ce même M. Lemaire dont nous parlions
à l'instant. Nous ne craignons pas de soulever contre
nous toutes les muses françaises en prétendant qu'une
seule muse latine a remporté sur elles une victoire pleine
et entière . S'il y avait réclamation de leur part , l'examen
des pièces du procès ne ferait sans doute que donner à
notre cause un degré de bonté et d'intérêt de plus . II
nous serait facile en effet de prouver qu'aucun poëte
français n'a su réunir comme M. Lemaire tous les charmes
de la pensée et toutes les grâces du style , que lui seul a
fait contraster d'une manière toujours heureuse les tableaux
les plus sublimes avec les images les plus riantes ,
que seul il a constamment gardé dans ses vers celte sage
mesure qui retient les écarts d'une imagination trop
prompte à s'enflammer , et qu'enfin il a su choisir mieux
que personne un cadre assez étendu pour donner à son
ujet tous les développemens convenables , et assez resserré
pour qu'on pût saisir d'un coup-d'oeil la beauté de
DECEMBRE 1811 . 55r
J'ensemble et les justes proportions de chacune des parties
. Voici son début .
Undèpio strepitu, templorum è turribus altis ,
Æra cient populos ad limina sacra ruentes ?
Undè tot insoliti tolluntur ad æthera cantus ,
Et stant votivis cumulata altaria donis ?
Il était impossible de mieux entrer dans son sujet. Nos
lecteurs ont remarqué le mouvement et l'harmonie de
ces premiers vers . Quelle grâce et quelle heureuse hardiesse
d'expression dans ceux que nous allons citer !
Cæptaspergepreces ( tibi munia prima precari ) ,
UtMariæfecundi abeant sine pondere menses ,
Nullaque maturæfastidia sentiat horæ .
Si nous voulons un exemple dela plus haute poésie, nous
le trouverons dans les vers suivans :
Gallia, tolle caput!jam surgunt aurea verè
Tempora ; plaude tibi ; te vastis ardua ramis
Protegit, et primam generoso èstipite prolem
Arbor agit , longos quæ duratura per annos
Ventorum immotâ ridebitfrontefurores.
Quelle charmante peinture que celle de la jeune fille des
Empereurs s'instruisant à l'amour maternelle en prodiguant
des soins pieux aux enfans des pauvres !
Rexetpateroptimus idem
Tematrem essejubet puerorum matre carentum
Ut, dùm pauperibus spargens solatia cunis
Virgineo infantes miseras solabere vultu ,
Virgincum pectus materno assuescat amori.
Ce sujet si heureux présentait de lui-même le rapprochement
le plus flatteur . M. Lemaire ne l'a pas négligé.
OMariæ geminumjubar , 6fax alma salutis !
Ocultum semper nomen semperque colendum!
Hæc cælo regina micat ; micat altera terris .
Le poëte , loin d'être fatigué en arrivant au terme de sa
552 MERCURE DE FRANCE ,
course , paraît reprendre une nouvelle ardeur et de nouvelles
forces .
Sequana Danubiusque simul concordia tandem
Agmina lympharum sub eodem sidere volvant ,
Immuniqueferant commercia libera ponto :
Etjamfraternis gaudentes fluctibus urnas
Defendant aquila , sociato fulmine ,junctæ :
Atque olim assuetæ grandi terrere volatu ,
Romulidumque gravi imperio verare , quietum
Nuncfaveant amplexæ alis victricibus orbem .
La poésie n'a jamais exprimé , à ce qu'il nous semble ,
de plus grandes idées en plus beaux vers . Le défaut
d'espace nous empêche de parler des pièces latines de
MM. Tesseidre et Seryeis . Nous y avons reconnu beaucoup
de mérite , particulièrement dans celle de M. Tesseidre.
B.
LES PROJETS DE BONHEUR.
NOUVELLE .
J'AI connu dans mes voyages un jeune homme nommé
Eugène de Croizerolles ; il m'a lui-même raconté son histoire
, et comme dans ce récit il n'y avait rien à gagner
pour son amour-propre et pour sa fortune , je crois qu'il
m'a dit la vérité. Si l'intérêt et l'orgueil étaient bannis de
la terre , les hommes ne se donneraient pas la peine de
mentir.
Eugène de Croizerolles avait vingt ans , une imagination
très-vive , et beaucoup d'esprit naturel. Ses parens ne lui
avaient laissé qu'une fortune très-modique ; il vivait à la
campagne , dans sa petite terre située aux environs de
Moulins . Eugène dans sa solitude faisait souvent des chadeaux
en Espagne; c'est la richesse du pauvre , et cette
richesse a bien son prix . Unjour qu'il avait passé quelques
heures à la chasse aux environs d'une terre superbe dont
le propriétaire , riche financier , habitait la capitale , il promenait
un oeil d'envie sur les bois magnifiques , sur les
belles avenues de la demeure du financier. " Quel dommage
, se disait-il, que je n'aie pas cinq à six cent mille
francs ! Cette belle terre està vendre , j'en ferais sur-le
DECEMBRE IS11 . 553
champ l'acquisition , et dès qu'elle serait à moi .... Voyons ,
que ferais -je , s'il me tombait des nues trente mille livres de
rente ? J'irais d'abord demander en mariage ma jolie petite
cousine Emilie d'Orfeuille. Nous nous aimons depuis deux
ans ; notre pauvreté seule s'oppose à notre bonheur. Plus
d'obstacle , je suis riche pour Emilie et pour moi. Il me
vient une idée , ajoute-t-il en souriant , oui , cela serait fort
plaisant ! j'épouse ma petite cousine , sans lui parler de
mon beau château ; elle me croit toujours le pauvre Eugène
. Au jour fixé pour la conduire chez moi , je pars
avec elle dans une voiture très-simple , le soir , assez tard ,
et par des chemins détournés . Elle croit venir habiter ma
petite terre , et ne m'en aime pas moins . Tout-à-coup elle
voit ces belles avenues magnifiquement illuminées ; des
lampions de toutes les couleurs dessinent agréablement les
contours de ce beau château . Quelle surprise ! quelle admiration!
Emilie se croit transportée dans le palais des fées ;
elleme fait mille questions , etje ne réponds rien. Enfin la
voiture s'arrête . Deux laquais , en livrées du meilleur goût,
viennent nous aider à descendre. Emilie me questionne
de nouveau : je suis muet. Je la fais entrer dans un salou
somptueusement meublé , etje me place auprès d'elle sur
une ottomane. Elle jette un regard d'étonnement sur tout
ce qui l'environne . Où sommes - nous donc enfin ?
Chez toi , ma chère amie. -Chez moi ? vous êtes fou ,
mon cher Eugène . Ce château ? - Il est à toi ; je te le
donne.-Quelle extravagance ! où sont les maîtres de cette
maison ? nous devons au moins les saluer. -Alors je la
prends par la main et la conduisant vers une glace : les voilà,
Ini dis-je , en faisant une profonde révérence à son image
et à la mienne. Dans ce moment un laquais vient annoncer
que le souper est servi , nous passons dans un salon à
manger , peint avec beaucoup de goût , et dans lequel
nous attend un excellent souper. La surprise d'Emilie est
au comble quand elle ne voit que deux couverts mis ; mais
comme elle a voyagé et que mon cuisinier est habile , son
étonnement ne l'empêche pas de manger de très -bon appétit.
Au dessert , les domestiques sont congédiés . Je raconte
alors à ma chère Emilie , par quel bonheur inespéré je me
trouve en possession de cette belle terre. Elle croyait n'avoir
épousé que le pauvre Eugène , et tout-à-coup elle se
veit dame de château. Quelle joie ! quelles caresses !
quelles expressions de reconnaissance et d'amour ! que
nous serons heureux !, Dans le moment où le bon Eu-
- -
554 MERCURE DE FRANCE ,
-
gène achevait ce discours , son chien tombe en arrêt, il
arme son fusil , tue une perdrix , et après avoir fait une
chasse fortheureuse , il rentre dans son modeste ermitage.
Apeine avait-il soupé , qu'on lui apporte une lettre timbrée
de Paris . Eugène n'avait pas beaucoup de relation
avec les habitans de la capitale ; cette lettre le surprend, il
l'ouvre et lit ce qui suit :
" J'ai longtems été chargé , monsieur , des affaires de
M. de Croizerolles , habitant de la Martinique , et votre parent.
Cet homme respectable, dont vous ignoriez peut-être
Pexistence , avait formé depuis long-tems le projet de réaliser
sa fortune et de venir se fixer en France . Déjà ses
fonds étaient déposés entre mes mains ; j'attendais le moment
de son arrivée pour les lui remettre à lui-même , lorsque
je viens d'apprendre qu'il est mort dans la traversée . Il
ne laisse ni femme ni enfans , et son testament donne toute
sa fortune à ses parens du Bourbonnais , dont vous êtes ,
je crois , l'unique rejeton; cette fortune se monte à sept
cent mille francs que j'aurai l'honneur de vous remettre ,
lorsque vous voudrez bien vous présenter chez moi , muni
decette lettre et des papiers qui attestent que vous êtes l'unique
héritier de la famille Croizerolles. Je vous prie , monsieur
, de partir sans retard , et de me croire votre dévoué
serviteur. ROBERTIN , notaire..
Celui qui pourrait peindre la joie extravagante d'Eugène
serait un habile peintre. Toutes ses espérances se réalisent
dans un instant ; ce rêve de son imagination n'est plus un
rêve ; ses illusions de bonheur ne sont plus des illusions .
Partons , dit- il , partons ; allons annoncer cette bonne nouvelle
à ma chère Emilie.... Mais non , cela n'est pas possible
. Emilie est à Clermont chez sa tante ; il faut un jour
pour aller , un jour pour revenir , et les préparatifs du
voyage .... Voilà trois jours de retard , et l'on m'enjoint de
partir sur-le-champ..... Ecrivons lui..... encore moins ; ce
serait lui ôter leplaisir de la surprise. Il vaut mieux partir
sans délai pour Paris ; je ne ferai que toucher barre , je recevrai
mes sept cent mille francs ,j'acheterai la belle terre
du financier ; je reviendrai sans dire un mot de cette aventure
; j'irai sur-le- champ demander ma petite cousine en
mariage , et la noce finie , je la conduirai dans mon ......
dans son château.Ah ! de quelle félicité nous allons jouir!
Comme nous nous aimerons !Anotre bonheur nous ajouterons
encore le bonheur des autres . Nous ferons tout le
DECEMBRE 1814. 555
bienque nous pourrons . Faire du bien ! faire des heureux!
quelle volupté ! c'est pour cela que l'on est riche .
Eugène ne ferma pas les yeux de la nuit. L'homme le
plus sage n'eût pas mieux dormi peut-être. Il est question
du bonheur de sa vie toute entière ; un instant vient de
changer tous ses goûts , toutes ses habitudes , toute son
existence. Il pense à la considération dont il va être entouré
, à l'étonnement, à la petite jalousie de ses voisins
riches ou pauvres ; il en jouit d'avance. Nous plaindrions
les envieux si notre amour-propre n'était plus fort que
notre pitié ; mais leurs souffrances sont un hommage qu'ils
nous rendent , et nous oublions ce qu'il leur coûte . Eugène
d'ailleurs forme des plans fort raisonnables pour son âge ;
il tègle la dépense de sa maison , de manière à ne manger
que son revenu. Il ne recevra chez lui qu'une société choisie
, que des gens aimables , instruits , qui sauront tout à
la fois lui plaire et lui donner de bons conseils ; car il se
rend justice , et quoiqu'il n'ait que vingt ans , il pense qu'il
peut exister dans le monde des hommes plus sages et plus
éclairés que lui . Il a le projet de demeurer toute l'année
dans sa terre et de l'améliorer. Il partagera son tems entre
l'agriculture et les lettres; il aime passionnément la littérature
; il a même dans son portefeuille un certain nombre
d'opuscules qui ne sont pas à dédaigner , et que des connaisseurs
de Moulins ont applaudis avec un enthousiasme
très-vif. Les lettres , l'agriculture , une femme charmante
et adorée , de jolis enfans , heureux fruits d'une union si
chère , quels élémens de félicité !
Dès le lendemain , il prend la poste à Moulins , et en
deux jours il arrive à Paris . Pour la première fois de sa
vie, il voyait la capitale. Je ne peindrai point l'effet que
produisit sur sa jeune imagination cette vaste étendue d'édifices
, ce bruit tumultueux et continuel, cette foule d'équipages
qui semblent se multiplier à chaque pas , cette multitude
toujours croissante de gens désoeuvrés ou affairés
que l'intérêt , le plaisir , la curiosité font mouvoir en tout
sens . Il va descendre chez M. Robertin qui lui avait donné
son adresse ; il lui montre les papiers qui le font reconnaître
pour l'unique héritier des Croizerolles , et reçoit
toute la fortune du parent qui , après s'être donné bien de
la peine dans ce monde , a bien voulu passer dans l'autre
pour enrichir un neveu qu'il ne connaissait pas .
Eugène a bonne envie de repartir sur-le-champ pour
Moulins ; mais venir à Paris sans voir tout ce que cette
556 MERCURE DE FRANCE ,
ville renferme de curieux; pour un jeune homme qui a de
l'imagination , de l'esprit , du goût pour les arts , cette
idée n'est pas supportable. Eugène est bien aise aussi de
voir quelques gens de lettres , de montrer son portefeuille ;
il a même apporté une certaine comédie en cinq actes qui
peut lui faire une grande réputatiou. Perdre ainsi le fruit
de ses veilles , ce serait un meurtre. Il n'a pas travaillé
seulement pour ses bois , pour ses champs et les habitans
de Moulins . D'ailleurs il a quelques connaissances à Paris ,
des amis de collége dont quelques-uns sont riches , mènent
un genre de vie très-brillant et peuvent lui procurer les
moyens les plus agréables de satisfaire en peu de tems sa
curiosité. Il songe cependant à sa petite cousine Emilie,
et lui écrit ; il la prie de n'être point inquiète , lui dit qu'une
affaire très - importante l'a forcé de faire un voyage à Paris;
mais que cette absence sera de courte durée. Il lui parle
de son amour et lui promet une éternelle fidélité .
Cette lettre écrite , il se fait conduire chez le jeune
Charles de Fouville , l'un des compagnons de son enfance .
Fouville est un jeune homme fort riche , fort élégant ,
d'une jolie tournure et très-répandu dans le grand et beau
monde. Il accueille Eugène avec le plus vif empressement
, et lui demande par quel heureux hasard on le voit
à Paris . Eugène lui raconte l'histoire de la succession.
Excellente aventure ! dit Charles en riant ; c'eût été bien
dommage , en vérité , qu'un garçon de ton mérite n'eût
pas de fortune ! Du caractère dont je te connais , tu feras
bonusage des bienfaits de la Providence .
Fouville donnait ce jour-là un déjeûner ; il invite Eugène
qui bientôt voit arriver une douzaine de jeunes gens à la
mode . Le déjeûner est excellent , les vins exquis , la conversation
très -enjouée. C'est à qui fêtera l'ami du jeune
Amphytrion , c'est à qui lui servira de Cicerone dans les
excursions qu'il médite. Eugène est dans le ravissement.
Quel ton agréable et léger ! quelles manières aimables et
franches ! quelle complaisance ! Il se livre à toute la gaîté
que lui inspire cette société brillante. Charles lui demande
de quelle manière il compte employer ses fonds et manger
son revenu . Eugène fait part aux convives de son projet
d'acheter une belle terre , de son mariage prochain , et de
l'agréable surprise qu'il veut causer à sa petite cousine.
Tout le cercle partit à-la- fois d'un bruyant éclat de rire.
Parbleu ! mon cher , tu es bien de ton village , lui dit
Fouville, et tu mériterais bien que ton parent revînt de
-
DECEMBRE 1811 . 557
P'autre monde pour te reprendre une succession dont tu
veux faire un usage aussi ridicule. Quant à moi , je crois
de mon devoir de t'empêcher de faire une sottise, et d'épouser
une jeune personne sans fortune. N'as -tu pas de
honte? Un homme comme toi s'enterrer au fond d'une
province , avec ta figure , ton esprit et tes talens ! Apropos
de talens , continue Fouville , je t'ai vu grand amateur
de poésie . Au collége tu tournais fort joliment des vers .
Eugène avoue qu'il a toujours conservé ce goût , et qu'il
lui doit les momens les plus heureux de sa vie. Charles le
prie de leur réciter quelque morceau de sa composition ,
et le bon Eugène , après s'être un peu fait tirer l'oreille ,
cède à cette invitation . Les vers qu'il récite sont applaudis
avec le plus vif enthousiasme. Le méritaient-ils ? Je n'en
sais rien , et je ne m'y connais guères , mais j'ai toujours
eu fort mince idée des succès de société .-Allons , allons ,
lui dit son ami ; tu restes à Paris. Un homme comme toi
est fait pour vivre dans la capitale ; c'est le centre du bon
goût . L'imagination s'épuise dans la solitude ; à Paris
c'est une source féconde dont les trésors se renouvellent
sans cesse . Nous vous ferons connaître les gens de lettres
les plus distingués , lui dit l'un des convives . Si vous
avez envie de faire imprimer un recueil , dit un second ,
j'ai pour amis les critiques les plus célèbres . -Pour votre
comédie, lui dit un troisième, c'est moi qui m'en charge. Je
connais tous les acteurs et toutes les actrices du théâtre
Français ; ils font tout ce que je leur demande , et d'après
l'échantillon que nous venons de voir de votre talent , vous
irez fort loin. -Je connais beaucoup Picard , dit l'un .-
Et moi, Duval , dit l'autre . Je suis intimement lié avec
Etienne, ditun troisième . -Andrieux , dit un quatrième ,
me communique toutes ses productions avant de les livrer
au public.-Enfin , tous ces messieurs se trouvent avoir
uu homme à talent pour ami. Un homme à talent est l'ami
de tout le monde .
-
-
,
Après le déjeûner , les jeunes gens montent sur de jolis
chevaux , et vont faire une promenade au bois de Boulogne.
Eugène est de la partie; Fouville lui a prêté son
plus beau cheval .
Ce cercle brillant et joyeux ne se sépare point de toute
la journée . Eugène a déjà vu une partie des objets les
plu's curieux de Paris ; il a passé la soirée au spectacle
et presque toute la nuit au bal , où il a vu des beautés
558 MERCURE DE FRANCE ,
bien supérieures à sa petite cousine Emilie , déployer des
graces qu'elle n'a pas.
-
-
-
Bon!
Le lendemain , assez tard , au moment où il vient de se
lever , Charles entre dans sa chambre . -Eh bien ! mon
cher , que penses -tu de ta journée ?-J'en suis enivré.
Avoue que Paris est un séjour charmant . -Délicieux !
Ettu vas le quitter dans huit jours ?- Non , non , je suis
déterminé à rester encore deux mois avec vous .
et la petite cousine Emilie , que dira-t-elle de cette longne
absence ?-Oh ! je lui écriraí.-Elle te grondera.-Nous
nous reconcilierons .-Et puis vous vous marierez . Pauvre
Eugène ! en vérité tu me ferais rire , si tu ne me faisais
pitié , avec tes amours de province .-Mes amours de province
!Ah ! si tu connaissais Emilie !- Je la connais assez
pour me moquer de toi. A-t-elle les graces de Mme de Rémilli
que tu as vu hier au bal ?-Non , mais ....-Danset-
elle comme Mm d'Egerville ?-Non , sans doute , mais ....
-
-
Se met-elle avec autant d'élégance et de goût que la
jolie Mme de Jenissac ?-Non , cependant .....-Chante-1-
elle comme Mme d'Hermini?-Oh ! non , mais sa voix.....
Allons donc , sa voix ! ne parlons plus de cet enfantillage.
Tu étais amoureux , je te conçois ; en province on n'a
rien à faire , et l'oisiveté est la mère ..... du ridicule. Je veux
te parler d'une affaire plus importante , du placement de
tes fonds . Tu voulais acheter une terre ; c'est un projet extravagant
. Il y a ici mille manières bien plus avantageuses
de placer son argent. Nous trouvons des banquiers trèssolides
qui prennent le nôtre à un intérêt fort raisonnable.
Avecsept cent mille francs je me fais fort de te procurer
quarante mille livres de rente. Point de frais, point d'impôts
, point de réparations , point d'embarras , c'est délicieux
! on n'achète une terre que lorsque l'on a le projetde
s'enterrer . Je vais te conduire chez mon banquier M. Corsanges;
c'est un fort honnête homme , j'ai placé sur lui
des sommes considérables , et je n'en ai jamais été dupe.
-Eugène approuve le plan que Charles lui propose. Ce
n'est pas le tout , continue Charles ; il faut te mettre au
niveau des gens riches. Tu as de la fortune , c'est pour en
jouir. Il te faut des domestiques , un équipage dans le dernier
goût. Pendant le séjour que tu feras à Paris et qui
durera , j'espère , plus long-tems que tu ne l'as projeté , il
faut que tu tiennes ce qu'on appelle un bon ménage de garçon.
C'est le moyen d'attirer chez soi la meilleure compagnie,
et d'être admis dans son sein; c'est le moyen de voir
DECEMBRE 1811 . 559
les gens de lettres et les artistes. Je te conduirai dans les
meilleures maisons de Paris ; tu donneras des fêtes , toutes
les portes te seront ouvertes , et tu méneras le genre de vie
le plus agréable.
Eugène ne trouve pas une objection contre des conseils
aussi sages . Il se livre à l'expérience de son ami , place
son argent sur M. Corsanges , et fait l'acquisition d'un
charmant équipage . Il est enivré de sa situation nouvelle.
Admis dans les cercles les plus brillans , dirigé par Charles
qui taille en grand , et qui d'ailleurs passe pour un homme
de goût , il donne des fêtes ruineuses , mais qui ne laissent
rien à désirer. Il prie à dîner un grand nombre de gens de
lettres ; il leur lit ses vers au dessert , et les vers sont trouvés
admirables . Il invite aussi des acteurs , leur lit sa pièce
et reçoit des applaudissemens dont la sincérité n'est pas
suspecte ; il a grisé ses juges , et comme dit le proverbe ,
in vino veritas .
Eugène est au comble du bonheur , recherché , prôné ,
fêté ; une multitude de goûts , de penchans qu'il ne se
connaissait pas , se développent par la facilité qu'il trouve
à les satisfaire . La soif du plaisir et la vanité , mère de
toutes les folies , l'entraînent à qui mieux mieux vers sa
ruine. La pauvre petite cousine Emilie est oubliée . Comment
aurait-il pu garder son souvenir dans les bras de
l'une des plus jolies danseuses de l'Opéra ? au milieu
des plus brillans succès ; au moment où sa comédie vient
d'être reçue avec les plus vifs applaudissemens ; au moment
où son recueil de poésies fugitives , approuvé d'avance
par tous les gens de goût , va paraître aux yeux du public ,
enlever tous les suffrages , et le placer au rang de nos poëtes
les plus agréables ? Quelle perspective à vingt ans , lorsque
les séductions du luxe , du plaisir et de l'amour-propre ont
encore tout l'attrait de la nouveauté .
Il est vrai que le bonheur dont jouit Eugène lui coûte
un peu cher. Les femmes et les fêtes ont un peu dérangé
ses finances . Il aurait vu dans un an disparaître une grande
partie de sa fortune , si le jeu n'était venu à son secours .
Il est heureux, il gagne des sommes considérables , et se
promet bien de suivre cette veine de prospérité . Mais quel
bonheur dure toujours ? la vie humaine est un jeu de hasard;
tout est chance dans ce monde , tout dépend d'un
coup de dé , et l'homme ne cesse de jouer qu'en cessant
de vivre.
Une nuit funeste fait perdre au bon Eugène beaucoup
560 MERCURE DE FRANCE ,
plus d'argent qu'il n'en a gagné dans six mois. La veine
épuisée dévore à mesure tout l'or de celui qui veut en
tirer quelques paillettes, Eugène, en quinze jours , a perdu
plus de cent mille écus. Cette perte luifaitouvrir les yeux;
il revient de son éblouissement et se reproche son extravagance.
Avec ce qui lui reste , il peut être encore riche en
province, quoiqu'il ne le soit plus assez pour acheter cette
belle terre , premier objet de ses désirs : mais comment se
décider à quitter la jolie danseuse dont il est si tendrement
aimé? comment s'éloigner de Paris dans le moment où il
est recherché de tout le monde, dans l'instant où ses poésies
vont paraître , où sa première comédie va être représentée
sur le Théâtre-Français? On ne renonce pas si facilement
à ses goûts , à ses plaisirs , aux jouissances de la vanité et
sur-tout à ses espérances.
Enfin le recueil est publié. Eugène est allé voir tous les
critiques ; il leur a donné le dîner le plus exquis . Son ouvrage
est recommandé aussi bien qu'ouvrage puisse l'être ;
mais les ingrats journalistes n'ont pas eu l'esprit d'y voir
même les traces du talent. Leurs oreilles peu sensibles et
peu délicates n'ont pas trouvé dans de si jolis vers le
moindre sentiment de l'harmonie. Ils osent dire, les barbares
, que ces vers sont de la prose rimée , encore , encore
...... pas trop bien rimée. Il est vrai qu'ils ont dit tout
cela avec toute la politesse , tout le ménagement possible;
ils ont rendu justice à l'esprit de l'auteur , et se sont plaints
seulement de ce qu'il l'avait réservé pour une meilleure occasion.
Eugène est furieux . Il attend avec une vive impatience
que le succès de sa comédie le venge de ces insolens .
Il est enfin arrivé ce grand jour où sa réputation littéraire
ne sera plus douteuse ; on va jouer sa comédie ; sa cabale
est prête , ses amis sont rassemblés en grand nombre. Il a
donné vingt dîners splendides pour s'assurer du succès de
cette première représentation si importante pour sa gloire .
Les acteurs sont dans les meilleures dispositions , et déjà l'on
applaudit que la toile n'est pas encore levée . Tout présage
le plus brillant succès , et ce présage sans doute n'eût pas
été démenti si , dès le second acte , un ennemi secret de
T'auteur ne s'était emparé de l'esprit du plus grand nombre
des spectateurs , et n'eût formé contre l'ouvrage une cabale
furieuse à laquelle la première ne put résister. Cet ennemi
qui joue au pauvre Eugène un tour aussi perfide , est l'ennemi
juré de presque tous nos acteurs tragiques et comiques,
c'est l'ennui. Dès les premières scènes , il s'établit
DECEMBRE 1811 . 561
dans le parterre , il souffle dé tous côtés l'impatience ét lã
révolte.On commence par bâiller; puis les murmures , puis
les sifflets mêlés de tumultueux éclats de rire se font entendre
de tous côtés . La cabale des amis est réduite au šilence;
les acteurs troublés oublient leur rôle et finissent
par baisser la toile .
O LA
SEINE La douleur d'Eugène est facile à concevoir. Voila
toutes les illusions de son amour-propre détruites , toutes
ses espérances dissipées ; gloire et fortune,toutlui échappe
à-la-fois . Le lendemain tous les journaux achèvent d'acca- 5.
bler l'auteur infortuné .
Eugène , après un échec aussi affligeant , ne songe plus
qu'à s'éloigner de la capitale , sans dire adieu à sesnombreux
amis dont il redoute , par dessus tout , les consolations
. Il forme le projet de réaliser les fonds qui lui restent
, et de se retirer dans une province éloignée , où son
nom même ne soit pas connu. Il va chez son banquier
pour lui redemander son argent. C'est là que l'attend un
nouveau coup de foudre plus terrible que le premier. II
apprend que Phonnête M. Corsanges vient de partir dans
la nuit , et qu'il fait une banqueroute complète , après avoir
emporté la fortune d'une quantité de familles qui lui avaient
donné toute leur confiance.
A cette nouvelle , Eugène reste comine anéanti. II
remonte dans sa voiture sans dire un seul mot. Rentré
dans son appartement , il se livre à toute sa douleur : il a
des dettes; son mobilier , sa petite terre du Bourbonnais
suffiront à peine pour les payer. Il se voit sans ressource
obligé de solliciter les secours de la pitié , après avoir reçu
les hommages de la flatterie. Dans les premiers transports
de sa fureur , il vole chez le jeune Fouville , sonconseiller
perfide. C'est lui qu'il accuse de sa ruine , il brûle d'en
tirer vengeance. Mais en arrivant chez Charles , il le trouve
Ini-même désespéré . Ce jeune étourdi , victime comme lui
de son imprudence et de sa légéreté , avait placé presque
toute sa fortune entre les mains de M. Corsanges . Le malheur
de Charles désarme Eugène .
Il sort et dirige ses pas vers l'hôtel d'un homme en place ,
qui jouit d'une grande fortune et d'un crédit très-étendu.
Cethomme étaitun de ses amis et lui avait cent fois offert
ses bons offices . Eugène lui fait part de sa déplorable
situation, et le prie en grâce de lui procurer quelque moyen
d'existence . Je puis vous employer utilement pour vous
et pour moi', lui dit cet ami généreux ; j'ai beaucoup de
Nn
562
MERCURE DE FRANCE ,
dépêches à faire , c'est vous qui vous en chargerez , mais
sous une condition , c'est que vous ne les mettrez pas eu
vers.n
,
Désespéré , il vole chez Juliette cette jolie danseuse ,
qui a contribué avec tant de zèle à sa ruine et à ses plaisirs .
Il entre dans son appartement et la trouve couchée sur une
ottomane , dans le négligé le plus frais et le plus voluptueux.
Il lui raconte son malheur. Juliette garde un profond
silence. « Je n'ai plus rien , plus rien au monde , ma
chère Juliette , lui dit Eugène ; mais le plus grand de
tous mes maux , c'est la cruelle nécessité de me séparer de
vous . La douleur vous empêche de me répondre.... Je
comprends ce silence expressif. Chère Juliette ! il faut
pourtant vous consoler....... J'y ai pensé , dit Juliette.
Tranquillisez-vous , Eugène ; Monsieur , que voilà , se
chargera d'être mon consolateur. , Eugène étonné , tourne
les yeux vers ce consolateur qu'il n'avait point encore
aperçu, et voit , dans un coin de l'appartement , un petit
vieillard borgne , boîteux , et dont la figure représente , au
naturel , celle que l'on prête au dieu Plutus .
-
Il rentre chez lui , dévoré d'un sombre chagrin. II
n'avait tenu qu'à lui d'être riche , heureux et considéré ; le
voilà critiqué , sifflé , baffoué , ruiné. Que faire ? que devenir
? C'est alors que l'image de sa petite cousine Emilie
vient s'offrir à sa pensée. Pour ajouter à son malheur , ce
premier amour qu'elle lui avait inspiré vient de renaître
dans son coeur avec plus de force que jamais . « Emilie !
chère Emilie ! se dit-il ; pourquoi n'ai-je pas suivi le premier
mouvement de mon coeur ? il m'entraînait vers le
bonheur en m'entraînant vers toi. De folles passions m'ont
égaré . De quel front oserai-je me présenter devant toi ,
femme adorée ! Quels reproches n'ai-je pas mérités ! Que
tu dois me mépriser ! ..... Ah ! je ne puis supporter cette idée. Je ne puis survivre à la perte de ton amour , deton
estime , de mes espérances , de mon honneur. Je n'ai
plus qu'un seul parti à prendre , celui de m'arracher une
vie que je terminerais dans l'opprobre , les regrets et la
misère.... A ces mots , il ouvre son secrétaire , saisit un
pistolet , il va se brûler la cervelle , quand la porte de son
cabinet s'ouvre tout-à-coup. Il entend pousser un cri , il
tourne les yeux , et voit sa petite cousine Emilie elle-même
qui vole vers lui , le désarme et tombe évanouie dans ses
bras .
Je nedépeindrai point lajoie et l'étonnementd'Eugène.
DECEMBRE 1811 .
563
(
Bientôt Emilie ouvre les yeux, les porte sur son amant
avec un doux sourire et lui dit : Tu te repens , tout est
pardonné . Eugène est à ses genoux , il baise et baigne
de larmes les jolies mains qu'elle lui abandonne ; et lui
racontant l'histoire de sa brillante fortune et de ses extravagances
, à commencer par les châteaux en Espagne qu'il
avait faits à la chasse , jusqu'au moment de sa ruine complète
, il implore mille fois un pardon qui vient de lui être
accordé.
L'indulgente Emilie savait par coeur toutes les folies
de son cousin. Quelque tems après le départ d'Eugène
pour Paris , elle avait écrit à une amie intime qu'elle avait
dans la capitale et qui l'informait soigneusement de
toutes les démarches du jeune étourdi. J'étais sans cesse
occupée de vous , lui dit-elle. J'avais l'espoir que vous
reviendriez un jour de toutes vos erreurs. Tant que vous
avez été dans une situation brillante ,je mesuis bien gardée
de troubler vos plaisirs et vos illusions . Mes lettres ou
ma présence vous eussent reproché quelque chose , et les
passions n'aiment pas les reproches. Mais lorsque j'ai su
que vous aviez perdu la meilleure partie de votre fortune ,
quand j'ai vu dans les journaux la critique de vos ouvrages
et la chute de votre pièce, je me suis dit : il est malheureux
, volons à son secours . M. de S*** , l'un de mes
oncles , était à la veille de partir pour Paris; il m'offre une
place dans sa voiture , me dépose en arrivant chez mon
amie qui loge heureusement dans cette rue , et prend luimême
un appartement dans un hôtel encore plus voisin
de vous. Il apprend ce matin la banqueroute de Corsanges,
il me l'annonce , nous accourons ici ; vous étiez sorti ,
nous dit-on , et nous prenons le parti de vous attendre.
De ce cabinet nous avons tout vu , tout observé . Heureuse
de vous avoir arraché au désespoir le plus funeste ! je voudrais
faire plus , Eugène , je voudrais vous rendre vousmême
au bonheur. Vous savez que je n'étais pas riche .
Cependant ma fortune a pris un peu d'accroissement depuis
votre départ du Bourbonuais. Une parente m'a laissé
quelque chose en mourant. Je vous offre de partager avec
moi ce que le ciel a bien voulu me donner, si toutefois ce
coeur qui n'a point changé , peut vous dédommager du bien
que vous avez perdu .
Apeine Eugène avait-il eu le tems de se jeter aux pieds
d'Emilie et de Ini bégayer une réponse dictée par la reconnaissance
et le plus tendre amour, qu'il vit sortir du cabi
Nn 2
564 MERCURE DE FRANCE ,
net M. de S *** qui jusque-là n'avait pas voulu troubler les
premiers transports des deux amans. Il les conduisit tous
deux chez l'amie de sa nièce , et quelques jours après leur
mariage fut célébré sans aucun appareil ; l'amour et l'amitié
firent tous les frais de la noce , et dès le lendemaiu les
deux jeunes époux reprirent le chemin du Bourbonais.
Ils n'étaient plus qu'à quelques lieues de Moulins , lorsqu'ils
furent surpris par la nuit. Les ténèbres devenant insensiblement
plus épaisses , Emilie craignit de continuer
plus long-tems sa route dans des chemins que le postillon
pouvait à peine distinguer. Elle manifesta le désir de s'arrêterjusqu'au
lendemain dans la première ferme. Le postillon
exécute cet ordre , et après quelques minutes il
entre dans la cour d'une vaste métairie. Eugène et Emilie
demandent au fermier de vouloir bien leur donner à souper
et à coucher pour cette nuit. Les bons habitans des campagnes
sont hospitaliers ; le fermier et la fermière s'empressent
d'offrir aux voyageurs un souper frugal ; puis on
leur donne une chambre dans laquelle estun bon lit. Ils
se couchent après s'être entretenus quelque tems de la bonhomie
et de la cordialité de leurs hôtes . Chère Emilie!
dit Eugène , que j'aime une vie simple et tranquille ! Vois
cesbons fermiers , comme ils ont l'air heureux! ils ne sont
pas riches , mais ils ont le nécessaire et peuvent encore
donner l'hospitalité. Je travaillerai comme eux , et près de
toi je serai plus heureux dans la médiocrité que je ne l'étais ,
sans toi , au milieu de toutes les superfluités de l'opulence.
-Emilie sourit ; un doux sommeil ferma bientôt leurs
yeux , et ils ne se réveillèrent qu'à huit heures du matin.
Après s'être levés , les deux époux sortent de la ferme.
Emilie a manifesté le désir de faire une petite promenade
à pied aux environs de cette belle métairie. A peine sontils
sortis de la cour du fermier , qu'ils entrent dans une
autre cour d'une vaste étendue, et plantée d'arbres magnifiques
. Eugène aperçoità droite et à gauche de belles avenues
d'ormeaux , et à peu de distance un château fort
élégamment bâti .- Ah ! ah ! dit-il , quelle est cette jolie
ferre ? Ce pays est riant, dit Emilie.-Il est délicieux ,
reprend Eugène . De beaux arbres , des eaux pures et
abondantes , une charmante perspective .... Cette habitation
est un séjour enchanteur. Ah ! ma chère Emilie ! voilà ce
que j'aurais dût'offrir si .....-Ne rappelons point le passé,
ditEmilie ; nous nous aimons , nous sommes réunis , nons
n'avons rien à regreter.- Eugène est curieux de visiter
1
565
DECEMBRE 1811 .
l'intérieur du château. Il rencontre un domestique et lui
demande si les maîtres de cette maison l'habitent en ce
moment . Pas encore, lui répond le domestique , mais
nous les attendons ; si vous le désirez , monsieur, il vous
est bien permis d'entrer .
-
-
On les conduit dans un salon fort bien meublé. Emilie
fait asseoir Eugène sur une ottomane; le jeune homme
promène un oeil admirateur sur l'ameublement , sur les
glaces , et répète à plusieurs reprises : quel est donc l'heureux
propriétaire de cejoli château ? - Et si c'était toì? lui
ditEmilie.
Je suis curieux de le connaître , poursuit
Eugène , sans avoir l'air d'entendre le peu de mots qu'Emilie
a prononcés ; comment se nomme-t- il ?
Croizerolles , répond Emilie en fixant les yeux sur les siens
Eugène de
pour saisirtout cequi se passait dans son ame, et elle répète
encore son nom . Eugène se tait. Il'interroge à son tour les
yeux d'Emilie. Ilne peut concevoir que ce parc, ces avenues ,
ces bois, ces prairies , cette ferme puissent appartenir à sa
femme ou à lui. Si cependant Emilie plaisante , il trouve
lejeu bien cruel. Quelque coupable qu'il ait été, il la croyait
trop généreuse pour le punir de cette manière. Il hésite
encore : une larme roule dans ses yeux; mais Emilie ne l'a
pas plutôt aperçue qu'elle se jette dans ses bras : oui , mon
cherEugène , lui dit-elle , oui , tout ceci t'appartient puisque
mon amour te le donne. Deux mots feront cesser ton
étonnement. Tu sais qu'avant ton départ pour Paris ,
Mme d'Orban , ma tante , m'avait fait appeler auprès d'elle.
Sa fille unique était dangereusement malade , et ma tante
était dans de violentes inquiétudes pour un enfant qu'elle
idolâtrait. Malgré tous mes soins et ceux de sa mère , ma
jeune cousine mourut. Ma pauvre tante , qui ne respirait
que pour elle , n'avait cessé de pleurer et de veiller pendant
la longue et douloureuse maladie qui venait d'emporter ce
qu'elle avait de plus cher au monde; elle ne tarda pas à
suivre sa fille au tombeau . Me d'Orban avait une grande
fortune; touchée de mes soins et de inon attachement , elle
m'a fait sa légatrice universelle . J'ai vendu ses biens qui
m'éloignaient d'un pays où j'ai reçu le jour , où mon amour
pour toi a přis naissance , et j'ai acheté cette jolie terre
avec l'espoir de te l'offrir. Pardonne si le plaisir de la surprise
que j'ai voulu te ménager....-Ne parle point de pardon
, monEmilie , interrompit Eugène . Tu n'as pas voulu
m'attliger, je le sais. A qui la faute enfin si cette surprise
ne pouvait manquer d'avoir pour moi un peu d'amertune ?
1
566 MERCURE DE FRANCE ,
1
ma punition est bien légère ; plût au ciel qu'en voulant te
ménager une autre surprise je ne me fusse pas attiré d'autre
châtiment!... -Pendant un moment son front s'obscureit
encore,mais reprenant bientôt sa sérénité : non, dit-il ,
non , je ne suis point jaloux , ma chère Emilie , ce triomphe
ť'appartenait . Toi seule tu méritais de réaliser ces projets
rians que j'avais su former et que des passions développées
subitement par une prospérité inattendue m'ont empêché
d'exécuter ! que d'amour ! quelle générosité , quelle délicatesse
! et j'avais pu ! ....... - Brisons-là , mon ami , interrompt
vivement Emilie . Bien d'autres à ta place n'auraient
pas été plus sages que toi. J'ai toujours oui dire que les
beaux projets formés dans l'infortune , étaient souvent
démentis par la prospérité.-Et moi , dit Eugène en l'embrassant
de nouveau , je sens qu'on a bien raison lorsqu'on
dit que le hasard peut nous procurer une fortune brillante ,
mais qu'un bonheur pur et durable ne peut nous être offert
quepar la vertu.
ADRIEN DE SARRAZIN .
VARIÉTÉS .
SPECTACLES . - Théâtre-Français . - L'Auteur et le
Critique , comédie nouvelle en un acte et en vers .
וומ
,
it
Le critique et l'auteur qui figurent dans cette comédie
ne ressemblent guères à ceux que nous voyons tous les
jours . Valcour le journaliste , est un jeune homme plein
de talent et de goût , d'une conscience littéraire incorruptible
, qui ne ditjamais que ce qu'il pense , et se fait tout
bas reproche des petites méchancetés dont sa profession
lui fait un devoir. Fontalbin l'auteur est un bon homnie
plein de modestie ; il ne se croit pas un être privilégié
parce qu'il a fait un livre ; et quoiqu'il attende avec impatience
lejugementqui en sera porté dans les journaux ,
n'a fait , fait faire aucune démarche auprès des journalistes.
Cependant il quitte la province qu'il habite ordinairement
, et vient observer à Paris l'effet de son livre ; mais
il est déterminé à ce voyage par un motif encore plus
pressant. Il vient demander en mariage , à Dolmon son
ami , sa fille Emilie , et il doute encore moins du succès
de sa demande que de celui de son ouvrage ; mais le sort
semble se plaire à le contrarier. Il arrive chez Dolmon ,it
y trouve Emilie amoureuse de Valcour ; il y reçoit un
תו
DECEMBRE 1811. 567
journal dù son ouvrage est mis en pièce ; il y rencontre
Valcour traité par Dolmon comme un fils , et auteur de
l'article funeste. Voilà sans doute un auteur mis à de
terribles épreuves ; mais Fontalbin en sort victorieux. Il
obtient pour Valcour une place importante , qui lui permet
de renoncer à la critique ; il lui cède la main d'Emilie
et décide Dolmon à la lui donner. Il lui pardonne enfin
sa critique , et ce n'est pas le moins noble de ses efforts .
Tout finit ainsi an gré de tout le monde , car Fontalbin ,
trompé dans sa double espérance , oublie sa disgrâce pour
jomir du bonheur qu'il procure à Emilie et à Valcour.
Telle est l'action assez faible de ce petit ouvrage. On voit
que les caractères ont une teinte trop uniforme de bonté ,
que rien ne pouvait y fournir des scènes bien gaies , des
situations fortement comiques ; et le public a remarqué
ou plutôt il a senti tous ces défauts . La représentation a
été froide et languissante ; il y a eu plus d'applaudissemens
que de marques d'improbation , mais si peu des uns
et des autres , que l'auteur , quoique demandé , n'a pas eu
trop grand tort de garder l'anonyme, et de retirer sa pièce,
comme on l'assure , après cette seule représentation. Bien
des gens , cependant , auraient regardé comme un succès
lamanière dont on l'a reçue , et nous croyons qu'elle aurait
été encore mieux accueillie si elle eût été jouée avec plus
d'intelligence et de chaleur . La versification en est élégante
, le dialogne naturel , le ton excellent. On y a saisi
plusieurs vers heureux , et quelques traits de caractère. Si
cet ouvrage est le coup d'essai de l'auteur anonyme , un
échec de cette nature ne doit pas le décourager.
Fleury a rendu avec son talent ordinaire le rôle de l'Anfeur.
Mlle Mars a été charmante dans celui d'Emilie .
Saint-Fal a eu l'air d'essayer le rôle de Dolmon au lieu de
le jouer , et Armand a expédié sans réflexion celui du
Critique.
-
М. В.
Théâtre de l'Impératrice . Première représentation
des Projets de Sagesse , comédie en un acte et en vers de
M. de Latouche.
3
Le sujet de cette petite comédie était susceptible de plus
grands développemens ; l'auteur avait assez de malière
pour faire trois actes . Alors il aurait pu , dès le premier ,
préparer ses incidens de manière à alimenter plus long-tems
lagaîté du spectateur : mais il aurait fallu , pour parvenir à
un tel but , qu'il eût fouillé davantage la mine qu'il a déi
568 MERCURE DE FRANCE ,
couverte. Toutefois , quoiqu'il ait borné nos plaisirs , il
serait injuste d'exiger de lui plus qu'il ne pouvait faire dans
le cadre étroit qu'il a choisi. Lorsque , pendant le court espace
d'un acte , on sait exposer, nouer et dénouer plaisamment
son action , on a atteint le but que tout auteur comique
doit se proposer. Voici les ressorts que M. de Latouche a
mis en usage pour y parvenir. Un jeune homme de vingt
ans , revenu des erreurs de sa jeunesse , convaincu que les
plaisirs mondains laissent toujours un vide affreux dans le
coeur de l'être qui pense , ne veut plus consacrer son tems
qu'aux arts et à des études sérieuses : il vient , pour cet
effet , dans le faubourg Saint-Germain ; il prend une bonne
résolution , s'enferme avec Justinien, Domat et quelques
autres auteurs de droit , et leur dit ;
Venez , accourez tous ,
Je veux vivre , penser et dormir avec vous .
Il fait serment de fuir le jeu , les duels , les plaisirs de la
table et sur-tout les jolies femmes. Il se met au régime ,
congédie son valet, dont l'humeur mondaine pourrait lui
faire abandonner ses projets , et savoure un moment en
paix les plaisirs de la solitude : mais l'on voit bientôt arriver
deux jolies femmes et deux jeunes élégans du quartier
d'Antin qui , ayant découvert la retraite du nouveau converti
, viennent remettre sous ses yeux les travers auxquels
il voulait renoncer. Il est follement amoureux d'une de ces
deux dames ; sa voix de sirène , son regard agaçant l'attirent
malgré lui vers la table où le festin est préparé. Il résiste
quelques instans , mais enfin la beauté l'emporte et il
Anit par y prendre place. Dès ce moment, adieu tous les
projets de sagesse ! il mange , il boit , il s'enivre , il joue , il
signe une promesse de mariage , et , découvrant un rival
dans un de ses amis , il sort pour se battre avec lui . Un
coup d'épée le ramène encore à la raison , mais à une raison
moins folle. Il connaît enfin la légèreté et la perfidie de
ceux qui se disaient ses amis . Son tuteur arrive ; et lui
montre la promesse qu'il a retirée , moyennant une forte
somme d'argent , des mains de celle qui l'avait trompé par
une fausse tendresse. Enfin ce tuteur débonnaire lui pardonne
, l'emmène avec lui pour lui faire épouser sa fille ,
et arrange toutes choses pour le mieux ; ce que doit tous
jours faire un tuteur de comédie .
DECEMBRE 1811 . 569
L'auteur a voulu prouver , par la folie de son héros , la
vérité de ce précepte d'Horace :
In vitium ducit culpæfuga,
et que l'excès , même dans la sagesse , pouvait devenir un
travers : mais ce but moral est-il entièrement rempli ? je ne
le crois pas . Son principal personnage ne fait que des projets.
Il faudrait qu'il les réalisât et que son amour déréglé
pour ce qu'il appelle la sagesse , lui fit faire des actions désavouées
par la véritable sagesse. Alors il aurait pu prendre
pour épigraphe : inter utrumque tene. Mais comme l'intention
morale échappe à la multitude , et que les caractères
plaisans et les traits comiques sont toujours goûtés par
elle, toute la pièce a obtenu un plein succès. Elle le meri
tait. Les ridicules de nos gens à la mode y sont peints des
couleurs les plus vives , les scènes marchent bien, le dialogue
est vif et plein de gaîté , et le style est généralement correct
et fourmille de vers heureux. Les acteurs ont bien senti
les intentions de l'auteur : Mmes Delisle et Fleury ont
animé ce tableau par les grâces de leur talent et la vérité
de leur débit . Clozel a fait ressortir avec beaucoup d'art les
détails agréables de son rôle , et Pélissier a surpris le public
par l'intelligence et la chaleur qu'il a fait briller dans tout
le sien. Ce jeune acteur cherche à nous consoler de la perte
que nous avons faite de Firmin ; et le public lui témoigne
par ses applaudissemens qu'il lui tient compte de tous les
efforts qu'il fait pour lui plaire. F. de V.
,
On a donné mardi dernier , à l'Académie impériale de
Musique , la première représentation des Amazones , ou la
fondation de Thèbes opéra en trois actes , paroles de
M. de Jouy , musique de M. Méhul. Le nom des auteurs
était déjà d'un favorable augure ; et l'évenement l'a pleinementjustifié
.
Dans notre prochain numéro nous rendrons un compte
détaillé de cet ouvrage qui , par l'intérêt du poëme , la
beauté de la musique , la pompe du spectacle et le fini des
décorations , doit faire époque dans les annales de ce
théâtre.
1
:
1
POLITIQUE.
LES relations officielles des Russes n'ont fait mention
que des avantages remportés par eux ; rien n'a été publié
sur l'état de leurs négociations avec le grand-visir. Si l'ou
en croit les nouvelles particulières , ces négociations n'auraient
point une issue favorable . Le grand-visir a adressé
dit-on , le récit des événemens du Danube au divan , et ce
récita produit à Constantinople la plus vive sensation. Le
divan s'est assemblé sur-le-champ ,plusieurs conférences
ont eu lieu; on a blâmé le grand-visir de s'être placé dans
une position difficile , on l'a blâmé de n'avoir pas été vainqueur
; mais sur-tout on l'a blâmé de proposer à son gonvernement
des conditions que celui-ci paraît loin de croire
proportionnées à sa fortune , à ses revers et à ses ressources.
On croit savoir que ces conditions seront rejetées,
que la Porte ne veut consentir à céder aucune partie du
territoire sur lequel a été arboré l'étendard du Prophête ,
et pour soutenir ces résolutions courageuses , toutes les
troupes stationnées en Romélie ont ordre de marcher au
camp de Schumla; cette année , par extraordinaire , les
troupes asiatiques resteront sous les armes ; tous les corps
disponibles sortiront de Constantinople et des autres villes
pour joindre la grande armée , à laquelle on donne pour
chef nouveau le pacha de Serez qui s'est constamment
distingué dans les opérations précédentes .
Un mystère plus profond règne sur la nature des délibérations
de la diète de Hongrie ; on peut toutefois assurer
qu'iln'y a encore aucune résolution définitive arrêtée . L'archiduc
palatin de Hongrie est toujours à Vienne ; de fréquentes
conférences ministérielles ont lien. Le change , au
milieu de cet état d'incertitude ,, a naturellement éprouvé
des variations ; dans la première semaine de décembre , il
avait été coté à 192 sur Augsbourg; il a baissé à 212
213 , il a même été jusqu'à 218. Il s'est bonifié depuis et
est remonté à 209 .
La diète de Styrie s'est assemblée , et a reçu officiellement
les demandes du gouvernement pour 1812 .
%
On n'a point publié de nouvelles officielles sur les affaires
MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1811. 571
d'Espagne , mais les papiers anglais du 12 décembre contiennent
l'aveu qu'en s'emparant de Gison, les Français ont
trouvé dans le port une très-grande quantité de caboteurs
qui sont tombés en leur pouvoir; les mêmes feuilles annoncent
que le siége de Valence est poussé avec la plus
grande activité , que des renforts considérables marchent
d'Arragon vers l'armée du maréchal comte Suchet .
Ces journaux gardent le silence sur la Sicile , où lord
Bentinck doit être arrivé en ce moment. Les notes qu'ils
contiennent sur les affaires de l'Amérique méridionale ,
vont jusqu'à la date du 21 septembre. A cette époque ,
les négociations entre Buenos-Ayres et Monte-Vidéo n'étaient
point terminées ; l'amiral de Courcy était dans la
rivière de la Plata , cherchant à profiter des circonstances .
On croira difficilement que 1300 Espagnols soient sortis de
Cadix dans l'intention de passer les mers et de contribuer
à réduire les Espagnols américains . Le Statesman blâme
le ministère britannique d'avoir permis cette expédition au
moment même où il se déclarait médiateur entre le parti
de Monte-Vidéo , Buénos-Ayres , les Caraccas et la mère
patrie. Mais une telle expédition , si elle arrive , ne peut
avoir pour résultat que de consommer la ruine du pays ;
car que prétendrait- on faire avec ces 1300 hommes ? sont-ce
les compagnons de Fernand-Cortez ? Croit-on que les habitans
de la Nouvelle-Espagne soient de nos jours aussi
faibles que les vassaux de Montezuma ? Les affaires sont
trop loin engagées ; l'Amérique a tiré l'épée du fourreau ,
et elle accomplira son affranchissement ; la cause des rébelles
, c'est ainsi que lajunte de Cadix désigne les Américains
, n'a jamais eu un aspect plus favorable que dans ce
moment. Tout annonce que si les malheureux qui se sont
embarqués avec tant d'imprudence , passent du continent
européen sur celui d'Amérique , ils y trouveront le sort
réservé à une tentative aussi follement conçue .
De son côté l'Amérique du nord redouble d'efforts pour
appuyer l'énergie de ses déclarations contre l'Angleterre ,
par le déploiement de forces imposantes .
«Le doigt de Dieu nous indique la guerre ! disent les
journaux de New-Yorck , Américains ! votre patrie parle ;
elle vous ordonne de vous préparer à défendre vos droits à
la bouche du canon. Lisez le discours du chef qui vous
gouverne , et connaissez votre situation et vos véritabtes
intérêts .
Yaurait-il quelqu'un parmi nous , se disant Américain,
572 MERCURE DE FRANCE ,
qui pût lire cet appel , sans sentir renaître dans son coeur
lachaleur du patriotisme ? S'ily en avait quelqu'un , plutôt
il s'embarquera pour les Etats de Sa Majesté , mieux il
pourvoira à sa propre sûreté et au bonheur de la nation.
Quant aux écrivains britanniques , nous devons nous attendre
à ce qu'ils attaqueront tout message envoyé par un
premier magistrat républicain , et sur-tout un message si
peu favorable au monarque qui les paie pour leurs honorables
travaux. Il est fort à désirer que de pareils hommes
se montrent à découvert .
**" Il est à desirer que le peuple les connaisse; car le jour
approche où il faudra régler en plein , entr'eux et leur pays ,
un compte arriéré depuis long-tems . Nos soldats pourraient-
ils lire avec indifférence cette partie du message qui
s'adresse aux corps des volontaires , dont l'ardeur patriotique
peut les porter àprendre part àdes services urgens ?
nous ne saurions le croire ; et , sans doute , nous n'aurons
pas long-tems à attendre pour publier la première offre
honorable faite par nos troupes . Puisse la première offre de
ce genre venir de la ville de New-Yorck ! Le corps qui donnera
cet exemple , sera l'honneur de sa patrie. »
Le parlement va se réunir ; la première chose que
M. Parceval doit lui soumettre , dit-on , est un arrangement
relatifà la maison du roi , et à celle du prince régent , après
l'expiration des restrictions : on peut demander si à cette
ouverture du parlement M. Parceval jugera à propos de
communiquer aux nobles membres qui le composent , un
des tableaux les plus frappans des opérations les plus essentielles
des ministères dont le sien suit les erremens avec
tant de fidélité. Ce tableau est de la plus haute importance ;
onpeutle nommérl'acte d'accusation des ministères anglais ,
eny comprenant celui de M. Pitt dont le serment de haine
à la France a été si imprudemment renouvellé par ses successeurs
. On y trouve le rapprochement de toutes les expeditions
anglaises dirigées contre la France depuis 1793
jusqu'à nos jours . Nous ne croyons pouvoir rien mettre de
plus curieux et de plus véritablement historique sous les
yeux du lecteur.
- Administration de Pitt. 1º. En février 1793 , une expédition
composée de 35,000 hommes , sous les ordres du
duc d'Yorck , fut envoyée sur la côte de France , dans le
dessein de conquérir ce royaume. Cette expédition échoua,
après avoir perdu 28,000 hommes etune quantité immense
DECEMBRE 1811 . 573
:d'artillerie et de provisions de tous genres . Les débris de
cette armée revinrent en Angleterre au mois de mars 1795.
2º.Au mois de mars 1794 , une autre expédition composée
de 10,000 hommes , sous le commandement du
comte de Moira , fut envoyée en France dans le dessein
de soutenir la cause des royalistes en Bretagne. Cette
expédition échoua aussi ; elle ne put même pas effectuer
son débarquement en Bretagne. Elle fit voile pour Ostende
et partagea la mauvaise fortune de la malheureuse armée
du duc d'Yorck .
:
3°. La trop fameuse, expédition de Quiberon , sous le
commandement de Puissaye , composée de 12,000 hommes
, fit voile en juin 1795 , dans le dessein de marcher sur
Paris. Les trois-quarts de l'armée d'anglo-émigrés , avec
70,000 fusils , des provisions et des habillemens pour40,000
hommes , une somme considérable en argent , et six bâti
mens richement chargés , tombèrent au pouvoir de l'ennemi.
4°. L'expédition suivante , composée de 1200 hommes ,
sous les ordres du général Coote, fit voile au mois de mai
1798 , dans le noble dessein de détruire la navigation de la
Hollande. Ce corps fit sauter les ouvrages du canal de
Bruges , de sorte que leur réparation demanda quelques
semaines pour être achevée : mais le général Coote et son
corps tombèrent au pouvoir de l'ennemi.
5°. En août 1799, le duc d'Yorck et les générauxHemten
et Essen , avec 27,000 Anglais et 20,000 Russes , partirent
pour cette gloriense expédition qui devait délivrer l'Europe
, mais qui échoua après qu'environ la moitié de l'armée
expéditionnaire eut péri dans les marais de la Hollande.
Enfin , une capitulation fut conclue le 13 octobre ,
par laquelle le duc d'Yorck , afin d'obtenir la permission de
se rembarquer , consentit à délivrer 8000 Français et Bataves
, alors prisonniers en Angleterre .
Administration de Fox.- 6°. Au mois de juillet 1806 ,
une expédition forte de 5000 hommes , sous les ordres de
sir John Stuart , partit des ports d'Angleterre ; son objet
était l'expulsion des Français de l'Italie. Elle échoua dans
sonprojet.
Administration de Portland. -7°. Une armée de 20,000
hommes , sous le commandement de lord Cathcart , fit
voile , au mois d'août 1807 , pour Copenhague. L'objet de
cette expédition était de prendre possession de la flotte
594 MERCURE DE FRANCE ,
danoise , ce à quoi elle réussit. La Grande-Bretagne , dans
un état de paix profonde avec le Danemarck , bombarda et
incendia sa capitale , tua un grand nombre d'habitans ,
brûla 400maisons , et s'empara de 15 vaisseaux de ligne ,
15 frégates , 6 bricks et 25 chaloupes canonnières , ainsi
que des bâtimens sur le chantier , et des provisions navales
montant à 20,000 tonnes .
Ce qui est évidemment mal en morale , ne saurait être
bien en politique .
8°. Dans le dessein de soutenir la Suède contre laRussie,
une expédition forte de 14,000 hommes , sous le commandement
de sir J. Moore , fit voile , au mois de mai 1808 ;
elle échoua . Gustave mit aux arrêts sir J. Moore : ce ne fut
qu'avec difficulté qu'il échappa , et son armée , après être
demeurée plusieurs semaines à bord des transports , revint
en Angleterre .
• 9°. Au mois de juillet 1808 , 10,000 hommes , sous les
ordres de sir Arthur Wellesley , furent envoyés en Es--
pagne , pour secourir les patriotes espagnols . La Junte de
Galice refusa les secours qu'on lui offrait , assurant qu'elle
n'avait pas besoin d'hommes , mais seulement d'armes ,
de munitions et d'argent ; et elle conseilla à sir Arthur de
se rendre en Portugal.
10º. En août 1806 , sir Arthur Wellesley fut envoyé en
Portugal avec 10,000 hommes pour chasser les Français de
la Péninsule. SirArthur fut remplacé par sir H. Burrard ,
qui , lui-même , fut remplacé par sir H. Dalrymple . La
campagne qui amena la victoire de Vimiera fut terminée
par la mémorable convention de Cintra. L'armée française
fut ramenée saine et sauve dans les ports de France , et la
plus grande partie de l'armée anglaise fut envoyée en
Espagne . Le reste de nos forces quitta subséquemment le
Portugal lors de l'approche des Français.
11 °. Une seconde expédition fut envoyée en Espagne
sous le commandement de sir John Moore ; elle était composée
de 28,000 hommes , et avait pour objet l'expulsion
desFrançais de la Péninsule. L'armée anglaise s'avança de
la côte dans l'intérieur de l'Espagne; mais voyant qu'elle
ne pouvait pas compter sur l'appui de l'universalitéde la
nation espagnole , et les armées françaises marchant sur
elle , elle fut obligée de se replier sur la côte , et finalement
elle se rembarqua à la Corogne , où fut tué son brave chef ,
après avoir vu périr un tiers de son armée par la faim ou
l'épée.
DECEMBRE 1814 . 575
12°. Toujours dans l'intention de délivrer l'Espagne, nos
ministres firent partir une nouvelle expédition pour ce pays ;
elle était composée de 30,000 hommes , nombre demandé
par sir A. Wellesley , qui en avait le commandement ,
pour chasser les Français de la Péninsule . Cette expédition
fit voile au mois d'avril 1809. Sir Arthur s'étant avancé
jusqu'à Talavera , remporta une victoire problématique sur
le roi Joseph . Mais étant mal secondé par les Espagnols ,
et réduit à de grandes extrémités par le manque de vivres ,
par suite de l'apathie de la Junte et du manque de cordialité
chez les habitans , il fut obligé de se retirer, et il arriva
sur les frontières de Portugal , son armée étant grandement
réduite en nombre. Quelques rapports disent qu'elle était
réduite à 12,000 hommes . 1
13°. Dans le dessein de faire une diversion en faveur de
l'Autriche , cette treizième expédition , composée seulement
de 18,000hommes , sous le commandementde sirJ. Stuart ,
fit voile pour Ischia et Procida en juin 1809 : elle prit possession
de ces îles , qui furent ensuite abandonnées , sans
que pour cela les Français détachassent un seul bataillon
de leurs forces sur le Danube , ou même ralentissent la
marche de ceux qui s'y rendaient.
14°. Au mois d'août 1809 , la troisième expédition pour
la Hollande mit à la voile sous le commandement du comte
de Chatam . Elle était composée de 50,000 hommes , 42
vaisseaux de guerre , 156 bâtimens armés , sans y comprendre
les transports . Son objet était de faire une diversion en
faveur de l'Autriche , et de détruire la flotte de l'ennemi à
Anvers . Mais ce ne fut qu'après l'armistice du 12 juillet
qui avaitmis fin à la guerre entre la France et l'Autriche,
que cette expédition sortit des ports de l'Angleterre ! Elle y
revint avec 10,000 malades sans avoir tenté aucune opérationcontre
la flotte à Anvers ! Elle prit possession de Walcheren
et de Béveland . Cette dernière île fut ensuite abandonnée
: mais ce ne fut qu'après que plusieurs milliers de
nos soldats eurent péri de maladie , que ce qui en restait
reçut enfin l'ordre de revenir en Angleterre .
Onvoit que ce tableau n'est pas encore complet ; on n'y
trouve point en ligne de compte les embarquemens successifs
faits pour soutenir la guerre en Portugal , les envois de
troupes à Cadix , ceux qui ont été dirigés sur les côtes de
la Catalogne et du royaume de Valence , ceux que les projets
de l'Angleterre sur la Sicile ont forcé d'y entretenir.
Une autre chose non moins essentielle manque encore à ce
576 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1811 .
tableau , c'est l'état des sommes qu'ont coûté de telles éxpéditions
. Quant au résultat , les Anglais le connaissent et
l'apprécient aussi bien que nous ; ils avouent que tant de
sang et des sommes si énormes ont été employés uniquement
à prolonger des guerres entreprises ostensiblement
pour des objets auxquels l'Angleterre convient elle-même
être forcés de renoncer.
Une nouvelle affligeante va leur parvenir. Ils doivent
savoir , en ce moment , l'événement que nous a appris une
lettre de Bayonne . Leur expédition de Madras , partie le
30 avril , a été assaillie par une tempête furieuse , le 2mai .
Vingt-neuf bâtimens , dont deux vaisseaux de ligne et une
frégate , chargée de troupes , ont péri corps et biens. La
frégate la Saldahna , a également péri corps et biens .
L'Empereur a présidé mercredi le conseil des ministres ,
et dans la semaine plusieurs conseils d'état.
Le Moniteur a publié divers décrets très-étendus de
baute administration . S ....
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Le Petit Astrologue en belle humeur; oracles en vaudevilles. Un
vol. in-64. Prix, 75 c. , et 1 fr . franc de port. Chez Crapart, libraire ,
rue du Jardinet, nº 10; Delaunay , libraire , au Palais-Royal ; et
chez Lefuel , libraire , rue Saint-Jacques.
: .
TABLE
1
다
A.
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
N° DXLV . - Samedi 28 Décembre 1811 .
POÉSIE .
5.
PRAXITELLE , OU LA STATUE DE VÉNUS.
10
1
7
24
FOÊME EN QUATRE CHANTS .
Fragment du troisième chant,
SE dérobant aux baisers de Titon ,
Les yeux en pleurs , l'Aurore printanière
Dorait les monts de sa douce lumière
Et dissipait les ombres du vallon .
Le jour qui luit dans la grotte brillante
De Praxitelle a frappé les regards ;
Il se réveille à la clarté naissante ,
Et s'arrachant de sa couche brûlante ,
D'un pied rapide il franchit les remparts ,
Plein des pensers de la gloire et des arts .
L'aspect riant de la simple nature ,
Les sons joyeux des concerts du matin ,
L'émail des fleurs qui pare la verdure ,
Et la fraîcheur d'un air calme et serein ,
Tout le remplit d'une volupté pure ;
Un doux espoir fait palpiter son sein .
00
578
MERCURE DE FRANCE ,
Moment divin , favorable au génie ,
Vous enflammez ses sublimes transports !
Au noble fils du Dieu de l'harmonie
Vous inspirez de célestes accords .
L'heureux pinceau des successeurs d'Apelle
Vous doit l'éclat de ses riches couleurs ,
Et des amans de l'art de Praxitelle
Vous animez les ciseaux créateurs .
Près du Céphise , et sous un verd bocage ,
Qui dans les airs monte en voûte arrondi ,
Et dont zéphyr balance le feuillage
Impénétrable aux ardeurs du midi ,
D'un frais gazon la terre revêtue
Semble inviter le mystère et l'amour.
Le flot plaintif , de détour en détour ,
Fuit , caressant l'herbe molle et touffue ,
Et , retardant sa course irrésolue ,
Quitte à regret ce fortuné séjour. f
Dans ces beaux lieux Praxitelle s'avance ,
Le front brillant de joie et d'espérance .
Là , vingt beautés accourent à sa voix ,
Le sein voilé d'une gaze légère ,
Et folâtrant sous l'ombre bocagère ,
Par leurs attraits sollicitent son choix .
Réunissant leur grâce différente ,
Il va former le plus beau des portraits ,
Polir le marbre , et Vénus triomphante
Viendra sourire elle-même à ses traits .
Ainsi jadis pour embellir Pandore ,
Objet chéri des soins de leur amour ,
Les immortels choisirent tour-à-tour
Le front d'Hébé , le sourire de Flore ,
Le teint vermeil de la timide Aurore ,
Et pour orner cette fille des cieux ,
A Cythérée empruntèrent encore
Ce doux regard qui subjugue les Dieux.
Pour attirer le choix de Praxitelle ,
Chaque beauté , pleine d'un juste orgueil ,
Sedisputant la gloire d'un coup- d'oeil ,
Veut se parer d'une grâce nouvelle .
DECEMBRE 1811. 579
Fleur d'innocence . au printems des amours ,
La vive Egié déploie avec mollesse
De ses bras nus l'élégante souplesse ,
Etde son corps les faciles contours ;
Sa jeune soeur , la tendre Polyxène ,
Languissamment soulève ses beaux yeux ,
Qui , couronnés de deux sourcils d'ébène ,
Du Dieu d'amour respirent tous les feux;
Et la piquante et folâtre Thémire ,
Dont le lis pur envirait la blancheur ,
Joint à l'attrait d'un regard séducteur
Le doux attrait du plus charmant sourire.
Au vol léger de Zéphire amoureux
Phryné cédant l'or de ses blonds cheveux ,
Sur son beau cou laisse jouer leurs ondes ;
Zulmé nouant leurs tresses vagabondes ,
De l'Orient y verse les odeurs ,
Et sur son front les enlace de fleurs .
Mais pour Naïs quelle gloire immortelle !
Naïs a vu les yeux de Praxitelle ,
Trompaut l'espoir de vingt jeunes beautés ,
Sur elle seule un moment arrêtés ;
D'amour , de joie , et d'orgueil palpitante ,
Elle promène un regard dédaigneux ,
Et sans rivale , au comble de ses voeux ,
A relevé sa tête triomphante ;
Tandis qu'auprès l'aimable Athénaïs
Baisse des yeux où roulent quelques larmes ,
Et frémissant du succès de Naïs ,
Rougit , pâlit du mépris de ses charmes .
Pour décider Praxitelle incertain ,
Déjà la fière et superbe Corinne
Du dernier voile affranchit son beau sein ,
Son corps d'albâtre , et sa taille divine .
Au mont Ida , telle parut Cypris
Aux yeux mortels du fortuné Pâris
Plus loin la fraiche et la timide Aglaure ,
Qui dans l'Elide a vu quinze printems
Renouveler les doux présens de Flore
Et ramener les zéphyrs inconstans ,
Laisse sans art la gaze paresseuse
002
580
MERCURE DE FRANCE ,
f
En longs replis tomber voluptueuse ,
Et dessiner le ravissant contour
D'un sein de neige , inconnu de l'Amour.
Dans le cristal du ruisseau qui serpente
Elle aperçoit l'image de ses traits ,
Rougit , se trouble , et la vierge tremblante
De ses deux mains a voilé ses attraits.
Mais vainement. Les zéphyrs indiscrets
En se jouant sous la gaze flottante
Livrent au jour des appas plus secrets.
Doux embarras ! émotion charmante !
Ses yeux baissés avec timidité
Se sontcouverts d'une langueur touchante ,
Sonjeune sein se soulève agité ;
Ce trouble heureux la rend plus séduisante ,
Et la pudeur embellit la beauté.
Environné de la troupe folâtre ,
Et sur le marbre essayant le ciseau ,
De tant d'objets Praxitelle idolâtre ,
Reste enivré de ce brillant tableau .
Avidement son regard s'y promène.
Dieux ! quels trésors à ses yeux sont offerts !
Il les compare , et sa vue incertaine
Glisse en courant sur mille appas divers.
Ainsi Zéphire , époux léger de Flore ,
Dans nos jardins contemple avec amour
Le doux émail des filles de l'aurore ,
Dont le bouton rougit aux feux du jour.
Chaque rivale et l'attire et l'appelle
Par son éclat et sa suave odeur ;
Mais sans choisir , cet amant infidèle
Vole incertain de l'une à l'autre fleur ,
Voltige encore , et la rose nouvelle
Ases regards est toujours la plus belle.
F. DE PUSSY.
LES PLAINTES
DE MIRTHE .
ÉLÉGIE EN VERS LIBRES.
DIEUX protecteurs de nos bocages ,
Tendres Sylvains , faunes audacieux,
DECEMBRE 1811 . 581
Qai dans vos téméraires feux
Craignez encor de paraitre volages ,
Ecoutez et plaignez les douleurs de Mirthé !
Et toi qu'une nymphe rebelle
Trouva toujours amant fidèle ,
Partage les transports de mon coeur irrité ,
Pan ! exhauce les voeux d'une amante trahie .
Syrinx qui de toi fut chérie ,
Sous ses roseaux gémit de mes malheurs ,
Et son murmure est l'écho de mes pleurs .
Auprès de cette nymphe aimable
Hylas venait m'attendre et devançait le jour;
< Tu vois , me disait-il , le destin déplorable
> De quiconque refuse un tribut à l'amour ?
› Aime , chère Mirthé , le berger qui t'adore .
1
> En ces tristes roseaux je veux être changé ,
> Si jamais de tes fers tu me vois dégagé.
› Va , la divinité que tout Cithère honore ,
> M'offrirait vainement ses charmes et son coeur ,
> Le tien , chère Mirthé , suffit à mon bonheur......
Et l'ingrat me trompait ! et sa bouche infidèle , !
Offrait les mêmes voeux , fesait même sermment
Achaque bergère nouvelle !
Punis , punis ses désirs inconstans ,
Toi qui me fis aimer d'un sentiment si tendre ;
Que son coeur soit en proie à mes affreux tourmens ,
Amour ! ah ! tu le sais , j'ai voulu me défendre
Contre tes charmes séduisans ;
La crainte arrêtait dans mon ame
L'effetde tes traits dangereux ,
Je désirais et repoussais ta flamme ,
Je voulais à mon gré modifier tes feux..
Hé quoi ! ma sage prévoyance
A-t-elle excité ton courroux ?
De ma raison tu t'es montré jaloux ,
Et docile à ton joug , j'éprouve ta vengeance ?
Pourquoi , des bergers du hameau ,
Qui sous ton nom viennent me rendre hommage ,
Ne m'offrais- tu dans le plus beau
Qu'un amant perfide et volage ?
Les talens de Mirtil , les vertus de Lycas ,
Eussent excusé ma faiblesse ;
582 MERCURE DE FRANCE ,
Depuis long-tems objetdeleur tendresse ,
Aleurs yeux enchantés j'ai toujours mille appas ;
Mais en aimant un d'eux j'eusse été trop heureuse.
Rendre ma destinée affreuse ,
Dien cruel , est un de tes jeux ;
Tu fis naitre et trahir mes voeux !
Quelle est ta fatale puissance ?
Les Dieux , au jour de ma naissance ,
T'armèrent-ils du trait mortel
Qui devait m'immoler aux pieds de ton autel ?
Ehbien ! regarde ta victime
Parée encor des fleurs qu'elle reçut d'Hylas.
Aimerplus quetoi-même , hélas ! fut tout moncrime ,
Mes rivales du moins ne le commettront pas.
En expirant je les verrai sourire
Et préparer le même sort
Ace berger trompeur qui seul hâte ma mort.....
Mais le calme succède à l'amoureux délire ;
Dans mes yeux affaiblis je sens sécher les pleurs ;
Quelle main bienfaisante adoucit mes douleurs ?
Ah! je te reconnais , tendre mélancolie ,
Qui soupire des maux qu'elle ne peut guérir ;
La sensibilité , ta compagne chérie ,
Dans mon coeur agité saura te retenir.
O vous que j'implorais dans mon malheur extrême ,
Dieux vengeurs ! n'exaucez que mon dernier désir.
Qu'Hylas plus vertueux abjure de lui-même
Cet art si dangereux de plaire et de trahir ;
Qu'il soit de nos hameaux l'amour et le modèle ,
S'il est coupable encor , tardez à le punir.
La vengeance ne plaît qu'à l'amante cruelle ,
Je puis ne plus aimer , mais je ne puis haïr.
Par Mme DE MONTANCLOS.
LENNUI . (*)
Il est unmal qui nous consume
En tous les lieux , en tous les tems :
Il remplit l'ame d'amertume ,
Le coeur de tristes sentimens .
(*) Voyez à la fin du No la musique gravée.
DECEMBRE 1817 . 583
Tourment du bonheur qu'il altère ,
Du froid dégoût toujours suivi ,
Par son nom seul il désespère ;
Faut- il le dire ? c'est l'Ennui .
Dès l'instant de notre naissance
Dans le repos il nous surprend :
Il se mêle aux jeux de l'enfance ,
Aux travaux de l'adolescent ;
Des passions il fuit l'orage ,
Mais il revient sécrètement :
Même dans plus d'un bon ménage ,
11 s'insinue adroitement.
De la femme , sage ou coquette ,
Sans cesse il trouble la raison :
L'une le trouve à sa toilette ,
L'autre le voit dans sa maison.
Il ouvre leur coeur aux surprises
Plus que l'Amour son ennemi ; ...
Ah! que de fautes , de sottises ,
N'ont été faites que par lui !
En secret il nous accompagne :
Tel , qu'il accablait de soucis ,
Croit le laisser à la campague
Et le retrouve dans Paris .
On pourrait braver son audace ,
Il craint les arts , les jeux , l'esprit ;
En tous lieux le travail le chasse ,
Mais l'opulence le nourrit.
Le traître arrive sans obstacles
Dans mille salons chaque soir :
Pourtant il se montre aux spectacles
Etquelquefois dans le boudoir.
Au concert , dès la symphonie ,
Chacun le voit , chacun l'entend ....
Jusque dans notre académie
Il vient s'asseoir insolemment.
Bizarre dans son assurance ,
D'un mot , d'un rien, il est troublé..
584 MERCURE DE FRANCE ,
Eloigné par la médisance ,
Par l'éloge il est rappelé :
Tantôt à l'étude il nous livre ,
Tantôt au découragement :
Pour l'éviter l'un fait un livre ,
L'autre le trouve en le lisant.
Il aime enfin tout ce qui brille ;
L'infortuné ne le voit pas .
Il vient au diner de famille ;
Mais il préfère un grand repas .
Quand sur lui le plaisir l'emporte ,
Il s'épouvante et fuit chacun ;
Mais quand on le croit à la porte ,
Il rentre avec un importun.
Vous dont il trouble l'existence ,
Comme moi sachez l'éviter.
Plus onlui donne d'importance ,
Et plus il est à redouter .
A l'instant , dans mon doux asile ,
Le perfide s'était glissé :
Mais plus que lui je suis habile ,
Enm'enmoquant je l'ai chassé.
Mme la Comtesse de S.
ÉNIGME .
C'EST sans le moindre bruit queje me fais connaître :
On ne me voit pas ; mais mon être
Est en ton pouvoir tellement
Que tu n'as qu'à parler pour me mettre au néant.
Les lieux les plus déserts sont les lieux que j'habite
Depréférence à tout. Si l'indiscret m'évite ,
Le sage de moi fait grand cas ;
Et pour se tirer d'embarras ,
Le sot de moi peut faire usage ;
1
C'est toujours pour son avantage
Que je suis là . Qui veut m'obtenir au palais ,
Me réclame toujours et ne me faitjamais .
)
S........
DECEMBRE 1811 . 585
LOGOGRIPHE .
Pour l'infortune je suis née;
Lecteur , apprends ma destinée :
Onme voit toujours dans les pleurs ,
Dans le chagrin , dans les douleurs.
Si quand la tête m'est ravie ,
Je terminais aussi ma vie ,
Tranquille enfin et sans remords ,
Je descendrais parmi les morts :
Mais le ciel qui me persécute
Veutque j'existe après sa chute
Pour le malheur du genre humain ;
Alors comparable à Caïn ,
Comme lui perfide et traîtresse ,
Pauvres mortels , de votre espèce
Je deviens le cruel bourreau ,
Le destructeur et le fléau ,
Je ne respire que carnage ,
Et vos combats sont mon ouvrage.
V. B. ( d'Agen. )
CHARADE .
MON premier sert dans les tripots ;
Mon second se met sur le dos
D'un animal d'humeur mutine :
Dans la plus simple question ,
Parfois pour un qui , pour un non ,
Mon entier prend son origine ,
Le plus souvent sans rime , ni raison.
S........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Heure ( l' ) .
Celui du Logogriphe est Maire , où l'on trouve : rime, air, Rémi,
ire, mai , Emir, raie, Marie, mari, rame , are , mer , re, mi, mire ,
mare , aireet ame .
Celui de la Charade est Manequin.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
ANNALES DES VOYAGES , DE LA GÉOGRAPHIE ET DE L'HISTOIRE
, Ou Collection des Voyages nouveaux les plus
estimés traduits de toutes les langues européennes , etc.;
avec des cartes etdes planches gravées en taille-douce.
Ouvrage publié par M. MALTE-BRUN.
de la collection. Cahiers 46 et 47 (*) .
- Tom. XVI
IL y a long-tems que nous n'avons entretenu nos lecteurs
de ce recueil intéressant qui se continue avec le
mème succès , parce que l'éditeur le rédige avec lemême
soin , qu'il apporte un jugement sévère dans le choix des
articles et qu'il l'enrichit de mémoires neufs , curieux et
instructifs . Après nous avoir donné successivement des
notices historiques sur plusieurs voyageurs célèbres de
l'Asie , des détails topographiques sur des contrées et
des villes peu connues , des descriptions de moeurs pleines
d'intérêt , il nous entretient , dans les deux derniers numéros
, d'un voyage dans le Saterland, l'un des cantons
du département de l'Ems- Supérieur , d'une notice sur
les îles de Juan-Fernandès et de Massa-Fuero, d'une
suite de lettres sur la Galitzie , que nous appelons vulgairement
la Gallicie, et d'un mémoire sur le mouvement
elliptique des comètes , objet d'un intérêt présent ,
et digne de fixer l'attention des savans ; mais un morceau
plus piquant peut-être que ceux-ci, c'est un tableau
(*) Chaque mois , depuis le rer septembre 1807, il paraît un cahier
de cet ouvrage, de 128 ou 144 pages in-8º , accompagné d'une estampe
ou d'une Carte géographique , quelquefois coloriée .
Le prix de l'abonnement pour la quatrième souscription est de
27fr . pour Paris , pour 12 cahiers. Pour les départemens , le prix
est de 33 fr . pour 12 cahiers , rendus francs de port par la poste.
L'argent et la lettre d'avis doivent être affranchis et adressés à
Fr. Buisson , libraire- éditeur , rue Gilles- Coeur , nº 10 , à Paris.
MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1811. 587
civil et moral des Araucans , nation indépendante du
Chili...
Les Araucans sont déjà célèbres dans les fastes de la
littérature : leur amour pour l'indépendance , le courage
intrépide avec lequel ils ont défendu leur liberté , a fourni
au célèbre poëte espagnol dom Alonzo d'Ercilla le sujet
d'une épopée . Il est vrai que le poëme est d'un goût presque
aussi sauvage que les héros qu'on y célèbre , mais il
n'en passe pas moins aux yeux des Espagnols pour un
chef-d'oeuvre digne de rivaliser avec ceux d'Homère et
de Virgile .
Les Araucans habitent cette belle partie méridionale
du Chili située entre les rivières de Valdivia et de Biobio ;
quoique conquis plusieurs fois par les Espagnols , ils
ont conservé encore une grande partie de leur liberté ,
et les vainqueurs nomment la contrée qu'ils occupent
estado indomito . Dom Alonzo d'Ercilla n'est pas le seul
qui ait chanté leurs exploits ; ils ont été célébrés également
par plusieurs poëtes espagnols dont les chefs-
-d'oeuvre ne sont pas aussi connus que celui de dom
Ercilla .
Quoique les Araucans ne soient guères au-dessus de
la taille des autres hommes de l'Amérique , ils sont cependant
plus robustes , plus fiers , plus disposés à la
guerre. Leur teint est moins cuivré , moins foncé que
celui des autres Américains ; on trouve même , dans
quelques cantons , des familles dont les cheveux sont ou
bruns ou blonds , comme ceux des Européens . Ils ont
peu de barbe , et sont fort loin de regarder cet ornement
comme une marque de grandeur et de supériorité .
L'axiôme , du côté de la barbe est la toutepuissance , serait
sifflé chez eux ; ils l'arrachent avec le plus grand soin et
ne souffrent rien de semblable sur toute l'habitude de leur
corps ; mais les cheveux sont pour eux l'objet d'une prédilection
particulière. Un Araucan tondu , se regarderait
comme déshonoré ; la perruque est là sans aucune considération
; un barbier y mourrait de faim , mais un
coiffeur y ferait fortune. Les femmes sont pour la plupart
jolies . L'historien espagnol qui nous fournit ces détails
assure qu'elles n'éprouvent les infirmités de la
588 MERCURE DE FRANCE ,
vieillesse que dans un âge très-avancé , qu'elles n'ontdes
cheveux gris qu'à soixante-dix ans , et des rides qu'à
quatre-vingt. En France , nos beautés sont presque
fanées à trente ans , et sans le secours de l'eau de Ninon
de l'Enclos , elles auraient des rides à trente-six.
Les Araucans se distinguent par les qualités morales
les plus précieuses : ils sont généreux , hospitaliers , humains
envers les vaincus et reconnaissans , ( notez bien
ce point ; ) mais comme il faut que le mal soit toujours
à côté du bien , ils sont paresseux, hautains , et d'unedévotion
particulière aux autels de Bacchus . Notre auteur
espagnol prétend que si jamais les arts européens s'introduisaient
chez eux , ils auraient bientôt leurs Montesquieu
, leurs Corneille , leurs Phidias et leurs Raphaël .
Tandis que tous les peuples de l'Amérique ont une
préférence marquée pour les habits larges , les Araucans,
semblables en ce point à nos anciens Gaulois , préfèrent
les habits étroits et serrés comme plus commodes , plus
lestes , plus propres aux exercices du corps et de la
guerre. Leur tête est presque toujours nue ; ils l'entourent
seulement d'une bandelette assez large , en forme
de diadême. Les grands seuls ont des chaussures , les
petits vont pieds nus .
Les femmes , comme par-tout ailleurs , s'occupent
beaucoup de leur toilette. Elles se chargent la tête de
pierreries , les oreilles de larges boucles , les doigts de
bagues , les bras et le col de tous les ornemens que
peut inventer l'imagination vive , active et bizarre d'une
femme jeune et coquette.
Les lois austères du christianisme ne sont pointencore
parvenues chez les Araucans ; ils entretiennent autant
de femmes qu'ils en peuvent nourrir , et leur donnent à
chacune leur maison séparée ; mais ce luxe ne les ruine
pas . La petite maison n'est qu'une hutte , et l'ameublement
se réduit aux objets de première nécessité.
Le gouvernement des Araucans est aristocratique. Ils
ont trois ordres de magistratures qui se réunissent dans
les grandes occasions et décident des intérêts de l'Etat
en assemblée générale. Les dignités sont héréditaires et
transmissibles de mâle en mâle ; car les Araucans ont
DECEMBRE 1811 . 589
{
!
aussi leur loi salique. Comme ils ne savent pas même
lire , ils ont fort peu d'officiers de justice , et les procès
ne sont jamais surchargés de pièces d'écriture ; mais ils
ont des avocats , et notre auteur espagnol assure qu'ils
font grand cas de l'éloquence et de la rhétorique. Je ne
sais si le discours du cacique Colocolo , rapporté par
domErcilla, est réel ou inventé à plaisir ; mais si Colocolo
l'a réellement prononcé , il s'ensuit qu'on peut être fort
grand orateur sans avoir étudié les institutions de Quintilien
, et le traité des études de notre sage Rollin . Leur
code pénal est fort sévère sur quelques points , et fort
indulgent sur d'autres . Un mari peut tuer sa femme , un
père ses enfans sans que qui que ce soit y trouve à
redire ; mais une femme qui manque de fidélité à son
époux est impitoyablement mise à mort. On traite aussi
fort mal les sorciers , quand ils emploient leur savoir à
nuire à leurs voisins. Un sorcier est ou brûlé à petit feu ,
•ou tué à coup de flècles . La sainte inquisition ne ferait
pas mieux. Les autres délits sont punis par la peine du
talion. Oculum pro oculo , dentem pro dente .
,
Les Araucans n'entretiennent point d'armée sur pied ;
mais dès que le grand conseil a pris la résolution de
faire la guerre , on procède au choix d'un généralissime
. Ce chef militaire se nomme Toqui; il reçoit du
conseil la hache de pierre et le serment de fidélité . Son
autorité est absolue ; il ordonne les enrólemens , fixe
les contingens , et distribue les grades. L'armée des
Araucans est de cinq à six mille hommes. Elle est composée
de cavalerie et d'infanterie. La cavalerie est trèsbonne
; car les Araucans ayant senti les avantages de
cette sorte d'arme dans leurs combats avecles Espagnols ,
parvinrent à se procurer de bonnes races de chevaux ,
les élevèrent avec soin , et s'exercèrent eux-mêmes au
manége , de sorte que dix-sept ans après leurs premières
défaites , ils furent en état d'opposer aux Espagnols des
escadrons aussi bien dressés que les leurs .
Les armes des Araucans sont la lance , l'épée et la
massue. Jusqu'à présent il n'ont pu parvenir à se procurer
de la poudre. Si l'on en croit une vieille tradition
fort accréditée parmi les Espagnols, la première fois que
590 MERCURE DE FRANCE ;
les Araucans virent des nègres au service des Espagnols;
ils s'imaginèrent que c'était avec leur peau noire et ténébreuse
qu'on faisait de la poudre ; ils en firent un prisonnier
, le tuèrent , le réduisirent en charbon et le
pilèrent. Le peu de succès de cette expérience les ayant
détrompés , ils renoncèrent au plaisir de brûler et de
piler des nègres. Rien n'égale le courage et l'intrépidité
des Araucans . Dès que le signal de la bataille est donné ,
ils s'élancent sur l'ennemi en poussantdes cris effroyables
et bravent tous les dangers ; au moment même où l'artillerie
ravage leurs rangs , ils font tous leurs efforts pour
pénétrer dans le centre de l'armée ennemie . Ils savent
que les premières lignes sont exposées à une mort certaine
, et cependant ils se disputent la gloire de s'y placer.
Les premiers bataillons tombent ; ils sont aussitôt
remplacés par d'autres , jusqu'à ce qu'ils puissent joindre
l'ennemi et combattre corps à corps .
Les dépouilles du vaincu appartiennent à celui qui
s'en empare. Les prisonniers de guerre sont esclaves ,
jusqu'à ce qu'ils soient rachetés ; mais ils arrive quelquefois
qu'on choisit un de ces malheureux pour l'immoler
aux mânes des guerriers morts aux champs de l'honneur.
Le sacrifice est affreux. On amène la victime sur un
cheval sans oreilles et sans queue ; on lui fait creuser
une fosse , on prononce des imprécations sur sa tête et
sur les guerriers les plus célèbres de son pays , on lui
fracasse le crâne d'un coup de massue , on lui arrache le
coeur , le Toqui et tous les officiers de l'armée le sucent ;
les soldats creusent ses os pour en faire des flûtes , portent
sa tête sur une pique , et célèbrent leur victoire par
des hurlemens barbares . Si le crâne du malheureux prisonnier
n'est pas entièrement brisé , on en fait une coupe
où l'on boit dans les grandes solennités . Telles étaient ,
il y a deux mille ans , les moeurs des nations européennes
aujourd'hui si délicates et si polies .
Les Araucans reconnaissent un grand esprit qui gouverne
le monde et qu'ils appellent le grand-toqui ; ils lui
donnent des ministres inférieurs qui sont chargés de
régler les petits détails d'administration , tels que les
saisons , les vents , les tempêtes , la pluie et le beau
DECEMBRE 1811 : 591
tems . Ils admettent aussi un mauvais génie qui se fait
un plaisir malin de troubler l'ordre et de molester le
grand- toqui ; ils l'appellent le Guecubu , c'est notre
Satan sous un autre nom . Leurs dieux inférieurs sont
mâles et femelles ; mais les femelles sont toujours vierges
, car la génération n'a pas lieu dans le monde intellectuel
. Idée raffinée , s'écrie notre écrivain espagnol ,
et qu'on n'attendrait pas d'une nation sauvage .
J'en demande pardon à sa seigneurie , mais cette idée
me paraît plus inconséquente que raffinée ; car , si la
reproduction n'a pas lieu dans le monde intellectuel , à
quoi bon la différence des sexes ? Il y aurait bien plus
de raffinement à faire tous les dieux comme les fourmis
et les abeilles , du genre neutre .
Les Araucans n'entretiennent ni temples , ni prêtres .
Ils supposent que la divinité n'a besoin d'ètre appaisée
que quand on l'a offensée. Ils lui font peu de prières , et
le seul sacrifice qu'ils lui accordent , est la fumée de
quelques feuilles de tabac qu'ils regardent comme un
parfum très - agréable , même pour des nez célestes . Dans
leurs affaires importantes , ils consultent des devins , des
sorciers ou charlatans qu'ils appellent Dugols , parleurs ;
parce que dans tout pays la parole est le premier des
charlatanismes . Ils croient aux revenans , aux enchanteurs
, aux esprits follets , et même aux loups-garous .
Ils sont d'accord sur l'immortalité de l'ame , mais divisés
d'opinion sur sa destinée . Va-t-elle en enfer, en paradis ,
en purgatoire ? Les mauvaises ames sont-elles grillées ,
fustigées par des furies ou des démons ? les bonnes
reçoivent-elles des récompenses dignes de leurs vertus ?
c'est ce que les plus habiles théologiens du lieu n'oseraient
décider . Quelques philosophes prétendent que
toutes les ames se reposent indistinctement , et que les
actions de ce bas monde sont de trop peu d'importance
pour que le grand-toqui s'en occupe. Dans ce cas , à
quoi bon faire des ames immortelles ?
On garde parmi eux le souvenir d'un grand déluge
qui détruisit le genre humain presque tout entier . Le
peu d'hommes qui se sauva vécut sur une île flottante
qui fournit à leurs premiers besoins . Cette tradition paraît
592 MERCURE DE FRANCE ,
n'avoir rien de commun avec celle du déluge de Noé.
Les Araucans attribuent ce grand événement à des tremblemens
de terre et à l'éruption des volcans : idée plus
naturelle que celle d'un déluge occasionné par l'effet de
pluies longues et violentes .
L'auteur espagnol entre dans beaucoup d'autres détails
sur l'industrie , les sciences , les arts et l'esprit des
Araucans . Tous ces détails sont curieux et instructifs ,
mais sont- ils toujours bien avérés ? J'ai de la peine à croire
que les Araucans aient porté les connaissances astronomiques
assez loin pour diviser leur année avec autant de
justesse et de précision qu'on le suppose . L'année , dit-on ,
est divisée en douze mois de trente jours chacun, comme
celle des Egyptiens et des Persans ; on y ajoute cinq
jours pour en compléter le cours. Les mois avaient d'abord
été réglés sur la période lunaire ; mais elle a été
réformée par des observateurs plus exacts , et se règle
maintenant sur le cours du soleil. Les étoiles sont partagées
en constellations qui prennent leur nom du nombre
des étoiles qui les composent. Ainsi les pléiades sont
appelées consublas , c'est-à-dire , constellations de six
étoiles . Ils savent aussi distinguer les planètes , étudier
leurs cours , et discerner la différence de leurs mouvemens
; il n'est pas jusqu'aux comètes qui n'aient été
l'objet de leurs méditations , et mon auteur m'assuré
qu'ils professent à leur égard la même doctrine qu'Aristote
, et qu'ils les regardent comme des exhalaisons célestes
qui s'enflamment dans les régions supérieures des
airs .
J'avoue que tout cela me paraît un peu fort pour des
peuples barbares qui ne savent ni lire , ni écrire, et dont
tout le système arithmétique se règle sur les doigts de la
main. Les Chinois , qui depuis tant de siècles possèdent
des philosophes et des lettrés , n'ont pu parvenir encore
à composer un calendrier exact , et les Araucans , étran
gers à tous les bienfaits de la civilisation , auraient un
système astronomique aussi parfait que les Européens !
Il faudrait pour le croire une dose de foi que le ciel
ne m'a pas encore départie. SALGUES.
DECEMBRE 1811 . 593
de Sophil A
SEINE
CHOIX DES LETTRES DE MIRABEAU A SOPHIE . Quatre vol
in- 18 , ornés des portraits de Mirabeau et de
-Prix , 5 fr . , et 6 fr. franc de port.-A Dans chez
L. Duprat-Duverger , rue des Grands-Augustins , nº 21
La publication des Lettres originales , en 1793, no
pouvait ajouter beaucoup à l'éclat qu'avaient fait , quinze
ans -auparavant , la liaison de Mirabeau avec Mma de
Monnier , et les suites de cette liaison. Il est donc perm
de douter que ce soit par un sentiment des bienséances ,
dégagé de tout autre intérêt , qu'alors et depuis , des
censeurs chagrins ont blamé la publicité donnée à ces
mêmes lettres , comme une indiscrétion coupable et un
tort grave fait aux familles respectables qui y sont nommées
. On pourrait d'ailleurs faire observer qu'en cette
circonstance , personne n'eut véritablement à se plaindre
d'un abus de confiance ou d'une violation de dépôt .
Tout le monde sait par quelle suite d'événemens aussi
extraordinaires qu'impossibles à prévoir , les manuscrits
originaux passèrent entre les mains du premier éditeur .
Celui qui pouvait en être regardé comme le véritable
propriétaire , était un lieutenant de police qui , par une
singulière condescendance , s'était fait l'intermédiaire
de la correspondance des deux amans emprisonnés : et
certes , à l'époque où les lettres parurent , ce n'était pas
le desservir ni accuser son ministère , que de montrer
qu'il en avait su quelquefois tempérer la rigueur par des
actes de bienveillance. Ce fut une infidélité plus condamnable
qui livra au public le premier recueil connu
des lettres de Mme de Sévigné , que sa famille se refusait
opiniâtrement à laisser imprimer . Cependant peu de
monde le sait , et personne n'y pense ; on jouit du larcin
, sans se mettre en peine si un éditeur plus avide
peut- être , que sensible au mérite de ces lettres , a eu le
droit d'en faire imprimer en Hollande une copie frauduleuse
et tronquée. Dieu lui fasse paix ! que la terre lui
soit légère ! comme disaient les anciens ; et s'il se trouve
de nos jours , quelque trésor pareil entre les mains de
Pp
!
594 MERCURE DE FRANCE ,
DE
LA
SER
!
possesseurs exclusifs , puissent leur être appliquées les
lois relatives à la propriété des mines , où les gouvernemens
interviennent comme co-propriétaires !
Quelques-uns de nos lecteurs connaissaient déjà le
jugement que Laharpe a porté , dans ce même journal ,
des lettres originales de Mirabeau , à l'époque où elies
parurent. Ceux qui avaient pu l'oublier , l'auront retrouvé
avec plaisir dans les mélanges inédits de cet
habile critique (1) , publiés l'année dernière par un
homme qui joint lui-même à une critique très-saine
beaucoup d'esprit et de goût. Il est vrai que pour quelques
personnes , il faut distinguer dans Laharpe deux
hommes , le vieil homme et le nouveau , le rédacteur du
Mercure et le rédacteur du Mémorial , le philosophe
enfin et le converti. De cette distinction , résulte une
autre distinction entre ses jugemens littéraires de telle
époque et ceux de telle autre. On est presque convenu
de tirer une ligne de démarcation entre tout ce qu'il a
écrit jusqu'à telle année , et tout ce qu'il a écrit depuis
lors jusqu'à sa nort ; et par un bizarre renversement des
idées communes , c'est l'âge mûr , l'âge de la raison et
du talent , qui aurait été pour lui l'âge de la déraison
et de l'affaiblissement des organes. Il suffit alors , pour
réfuter ses opinions d'un certain tems , de dire que depuis
il aurait pensé ou écrit différemment. Ce même
homme aheureusement pour sa gloire élevé un monument
littéraire dans lequel on pourra trouver à reprendre
quelques défauts de proportions et d'ensemble , mais où
il a déposé des opinions fixes qui feront toujours autorité.
Quant à moi qui tiens toujours pour bon et trèsbon
l'article du Mercure de 1792 , je ne hasarde qu'avec
une extrême défiance quelques réflexions sur un sujet
traité par une plume aussi habile et aussi exercée.
Un écrivain qui , jeune encore , s'annonce avec de
grands talens est déjà certain d'attirer sur lui l'attention
publique et d'éveiller la critique littéraire ; mais que des
passions fougueuses et une ame forte viennent à révéler
(1) Mélanges inédits de littérature de J. F. de Laharpe , recueillis
par J. B. Salgues. Paris , Chaumerot.
DECEMBRE 1811 . 595
en lui unde ces hommes extraordinaires , qui passent la
portée de nos vices et de nos vertus ; qu'à peu de tems
de là , éclate une de ces révolutions qui bouleversent
tout un ordre de choses , et froissent les plus grands
intérêts ; que cet homme s'en déclare le chef : il ne sera
plus possible désormais de séparer en lui l'écrivain de
Thomme d'Etat ; et sa réputation littéraire et politique ,
déprimée ridiculement par un parti , exaltée peut- être
avec excès par l'autre , deviendra pour la postérité
un de ces problêmes qu'il faut lui laisser à résoudre .
L'homme de la révolution est encore trop près de
nous , pour que l'écrivain puisse être jugé sans passion
et avec impartialité . Nous voyons tous les jours tant
de réputations littéraires plus solides , et qu'on met en
question ! A l'époque où parurent les Lettres de Mirabeau
à Mme de Monnier , tout contribuait à répandre
sur lui le plus vif intérêt. Une mort prématurée , le
souvenir de ses travaux législatifs , les craintes de
l'avenir , le mal présent dont on le croyait seul capable
d'arrêter les progrès , une foule d'autres circonstances
ajoutaient aux regrets de sa perte etrendaientles particularités
de sa vie plus précieuses . La curiosité fut générale ;
ami ou ennemi , tout s'empressait de lire ces lettres pour
y trouver , les uns , de nouveaux motifs d'admiration ,
les autres , de nouveaux sujets de dénigrement . L'espoir
de ceux-ci pouvait n'être pas sans fondement ; on a vu
tant de ces lettres écrites dans l'intimité d'une correspondance
familière qui , devenues publiques par l'impression ,
ont été plutôt des monumens à la honte qu'à l'honneur
de ceux qui les avaient écrites! on fut généralement
obligé de convenir qu'il n'en était pas de même de
celles -ci . Aux yeux les plus sévères et les plus prévenus ,
Mirabeau peut paraître coupable , mais jamais vil. Il est
difficile de refuser son admiration à cette fermeté d'ame
que rien ne peut abattre , ni le malheur , ni le sentiment
de l'injustice victorieuse et toute puissante. Je ne puis
convenir toutefois avec M. de Laharpe que ces lettres ,
comme ouvrage de sentiment , soient comparables aux
plus belles de la Nouvelle Héloïse . En cherchant à m'expliquer
pourquoi elles m'attachent plus qu'elles ne m'at-
Ppa
596 MERCURE DE FRANCE ,
tendrissent , je serais tenté d'en attribuer la cause à cette
même fermeté d'ame que j'y admirais tout-à-l'heure .
C'est, comme on l'a dit , un grand et beau spectacle que
celui d'un homme aux prises avec l'adversité ; mais ce
spectacle étonne plus qu'il ne touche. Tant qu'il y a
lutte , il y a espoir ; c'est le malheur sans espérance qui
émeut et arrache des larmes . Les pages en petit nombre
où la douleur de Mirabeau est vraiment éloquente et
parle le plus au coeur , sont celles où son courage semble
l'abandonner , où pensant à quitter la vie , il lègue à sa
maîtresse et à son enfant ce portrait, ces bagues , ces
cheveux , précieuses bagatelles et seules marques de
souvenir qu'il lui soit permis de donner. Alors , mais
alors seulement , il s'élève à ce haut degré d'intérêt qui
anime les pages de Rousseau . Par-tout ailleurs , c'est le
sentiment de l'oppression qui paraît guider sa plume;
c'est moins le cri de la douleur que celui de la vengeance .
Dans les fers , il intimide ses ennemis . Il y a plus ,
comme amant , on ne peut pas dire que Mirabeau soit
malheureux . Il aime , il est aimé; il est sûr du coeur de
sa maîtresse . Il a l'espoir d'être bientôt rejoint à elle.
Faut- il s'étonner qu'il conserve cette liberté d'esprit qui
lui permet de traduire et Boccace et Tibulle , et les baisers
de Jean second , et de se livrer à un grand ouvrage
sur les prisons d'état? Aussi sent-il lui-même qu'il peut y
avoir de plus grandes infortunes en amour. On le voit
bien dans cette question qu'il propose à Sophie : Quel
est le moment où Orosmane est le plus malheureux :
est-ce celui où il se croit trahi par sa maîtresse ? est-ce
celui où , après l'avoir poignardée , il reconnaît qu'elle
est innocente ? Question qu'il résout lui-même dans une
autre lettre , comme on devait l'attendre de sa manière
de concevoir et de sentir l'amour : c'est- à-dire , qu'il
trouve Orosmane plus malheureux quand il se croit
trahi , que lorsqu'il a poignardé Zaïre , parce qu'alors ,
dit- il , il sait bien qu'il n'a plus qu'à se tuer lui-même . Je
crois au surplus que sa lettre est du tems où cette question
assez singulière était débattue dans les journaux ,
comme devant une cour d'amour , par quelques beaux
esprits , et que c'est-là ce qui lui a donné l'idée de la traiter
DECEMBRE 1811 : 597
lui-même. C'est peut-être aussi sa manière de décider la
question qui lui a valu , dans un dictionnaire historique,
la qualification d'amant brutal. Rien dans les anecdotes
connues de sa vie , ni dans ses lettres , ne fonde cette
accusation de brutalité . On sent à la vérité que l'amour
platonique n'était point son fait. Trop souvent même il
se livre à des peintures plus libertines que voluptueuses ;
son expression n'est pas toujours assez chaste; il ne met
pas toujours un choix assez délicat dans les anecdotes
dont il égaie sa correspondance; enfin un grand nombre
de ces pages que Laharpe compare à celles de la Julie ,
rappellent bien plutôt l'auteur de l'Erotika Biblion
et du Libertin de qualité ; mais il n'y a pas là de quoi
appeler un homme amant brutal. Ce n'est pas un amant
sans délicatesse que celui qui revient sans cesse et avec
l'expression de laplus vive douleur sur les chagrins et les
persécutions qu'il a attirés à la femme qu'il aime . Cette
idée se reproduit en plus de vingt endroits de ses lettres .
J'insiste sur ce fait parce que dernièrement encore j'ai
vu reprocher à Mirabeau son indifférence sur les malheurs
dans lesquels il avait entraîné Mme de Monnier .
Si ses lettres ne sont pas des modèles de sentiment ,
elles n'en sont pas moins intéressantes par la variété des
sujets qu'il traite . Economie politique , littérature , physiologie
, éducation physique des enfans , rien ne lui
est étranger. Et c'est à vingt-huit ans , et dans des lettres
écrites avec la rapidité de la pensée , qu'il jette sur des
matières si diverses , des vues dont la profondeur étonne .
Presque tous les esprits d'un certain ordre , comme
les physionomies caractérisées , ont un trait principal et
saillant , une sorte de caricature. Ce qui semble distinguer
particulièrement l'esprit de Mirabeau , c'est la dialectique
; espèce d'arme qu'il sent plus qu'aucun autre à
sa main , dont il aime à faire usage , et qui , jointe aux
autres parties de l'orateur , devait lui faire donner plus
tard le surnom de Démosthènefrançais. On pense bien
que dans les lettres dont il s'agit , cette faculté doit être
souvent oisive ; il semble qu'il craigne de la perdre dans
le repos , et c'est avec une naïveté qui seule prouverait ,
s'il en était besoin , l'authenticité de ces lettres et l'aban
598 MERCURE DE FRANCE ,
don avec lequel elles étaient écrites , qu'il demande à sa
maîtresse qu'elle lui fasse ses objections , soit sur l'inoculation
, soit sur autre chose , se promettant bien de la
combattre , et comme appréhendant qu'elle ne se rende
trop tôt à son avis ; mais ce besoin d'escrime a peu d'occasion
de se satisfaire. Sophie ne pense et ne voit que
parGabriel.
Le caractère , qui décide avec tant d'autorité de nos
goûts et de nos opinions en littérature , dicte à Mirabeau
une grande partie de ses jugemens sur les écrivains du
dix-huitième siècle . On n'est pas étonné de son enthousiasme
pour Montesquieu , Buffon , Voltaire , et de lui
voir préférer Rousseau à tous . Son admiration pour lui
est un culte. Tantôt c'est son génie devant lequel il se
prosterne , tantôt c'est sa personne qu'il défend. « O So-
>> phie ! Sophie ! dit-il quelque part , où est ta raison ,
>> ton tact et ta justice ? Ily a des choses excellentes dans
>> Emile , dis- tu. Eh ! quoi donc n'y est pas excellent ?
> Ordonnance sublime , détails admirables , style ma-
>> gique , raison profonde .... Et tu compares un enfant
>> à un tel homme..... Qu'ai-je fait ? une mauvaise bro-
>> chure où se trouvent quelques vérités , des tableaux
>>fortement coloriés , peut- être , qui décèlent une ame
>> haute et noble , et du feu dans la tête ; mais encore
>> une fois , ce livre est détestable ; oui , Sophie , détes-
>> table ; c'est un tissu de lambeaux unis sans ordre ,
>>empreint de tous les défauts de l'âge où j'écrivais . Il
>>n'a ni plan , ni forme , ni correction , ni méthode......
>>Bon dieu ! quelle distance de là au génie mâle et pro-
>> fond , créateur et sublime de Rousseau ! O Sophie ,
>> Sophie! tu me fais honte de moi-même. » Ilya, се
me semble , dans ce langage de l'enthousiasme , dans
cettejustice rigoureuse exercée envers soi- mème, quelque
chose de noble et qui décèle une ame non commune. Il
n'appartient pas à tout le monde de s'emporter avec cette
véhémence contre un éloge auquel l'amour propre ,
n'ayant rien à craindre du ridicule , pouvait aisément se
laisser prendre ; le repousser avec cette franchise , c'est
presque s'en montrer digne. L'indiscrète admiration de
Sophie pour Gabriel , donne à celui-ci de fréquentes
1.
DECEMBRE 1811 . 599
,
occasions de la rappeler aux respect dû à nos grands
écrivains . « Point de ces phrases légères , Sophie ; en
>>> fait de science , comparer l'opinion et l'autorité de
>>>M. de Buffon à la mienne c'est comparer l'aigle au
>> moineau ...... Ne parlons jamais du génie qu'avec le
> respect que nous lui devons . » Je pourrais citer plusieurs
autres preuves de cette modestie vraie , qui ne
peut être qu'à l'usage des hommes supérieurs , puisqu'on
n'en peut tenir compte à la médiocrité .
Il ne faut pas s'étonner que ces lettres où il épanchait
son indignation contre ses persécuteurs , offre souvent
des traits d'une ironie mordante , et des sarcasmes amers .
UnM. de R.... alors gouverneur du château de Vincennes
, a le malheur de se trouver souvent sous ses
coups . C'est apparemment le même qu'il a signalé dans
son ouvrage sur les prisons d'état , et qui , offensé du ton
et des manières de son prisonnier , lui dit un jour :
Monsieur, sachez que je représente le Roi. Eh bien !
monsieur , lui repliqua Mirabeau , j'en suis fâché pour
leRoi , il est grotesquement représenté. Ses plaintes contre
son père ont trop souvent ce caractère d'amertume et de
causticité ; mais dans les accens de son plus profond
désespoir , la voix de la nature se fait encore entendre :
« Veux- tu , dit- il , que j'attende ma liberté de celui qui
>>me refuse mes plus pressans besoins ? Eh ! qui ne sait
» combien les méchans viventplus que les bons ?..... Ah !
>> quelle que soit sa cruauté , je neme familiariserai jamais
>>avec l'idée de n'attendre du repos que de la mort d'un
>> père ! >> Ce mot de repos , au surplus , ne paraît pas lui
offrir une idée bien nette. Il n'est peut-être pas sans intérêt
de voir comment le définissait cet homme dont la vie
jusqu'alors si agitée n'était que le prélude d'une vie bien
autrement agitée et tumultueuse. « Cependant , je sou-
>>pire après le repos que je regarde , après l'amour ,
>> comme le seul bien réel de la vie , qu'il est insensé de
>> sacrifier à l'amour de la gloire; mais ce repos passifoù
>> je suis engourdi m'est aussi insupportable que perni-
>>cieux ..... L'action m'épuise , le repos me tourmente ;
>> il semble que la nature ne me laisse que le choix de
>>de la fatigue ou de l'ennui . » A le voir soupirer ainsi
600 MERCURE DE FRANCE ,
après le repos , on peut croire qu'il se trompait sur la
nature de son ame , comme ilsetrompait sur la nature de
son talent , lorsqu'il ébauchait une tragédie. Quelques
vers de lui qu'il envoya à sa maîtresse , n'annoncent pas
que la langue poétique dût jamais être la sienne. Son
goût et ses études avaient une autre direction .
J'ai peut- être déjà trop cédé à l'envie de réunir et de
rapprocher quelques traits de caractère épars dans les
quatre volumes de lettres de Mirabeau . Je finis par celuici
qui pourra achever de faire connaître l'homme , et
donner de lui une idée bien contraire à celle que beaucoup
de gens ont pu s'en former. Qui ne croirait en
effet que né, comme il semblait l'être , pour les tourmentes
d'une révolution ou d'un état démocratique , il
eût fait une étude particulière de la finesse et de l'astuce
? Cependant cette opinion se trouve démentie par
ses lettres où il traite la finesse de vue courte qui aperçoit
et grossit les objets voisins , et ne voit qu'un nuage
dans l'éloignement; et si l'on voulait (ce qui pourra
paraître puéril ) , chercher dans les lettres écrites de
Vincennes l'explication des principes qui ont dirigé la
conduite politique de Mirabeau , ne pourrait- on pas dire
que ce fut en effet par l'audace plus que par l'intrigue
qu'il se trouva à la tête d'un parti , et contint les autres
jusqu'à sa mort ?
L'édition que nous annonçons des lettres de Mirabeau
, n'en offre qu'un choix. Il plaira plus que l'édition
originale à ceux qui ne cherchent dans ces lettres
que le langage de la passion et du sentiment. Ceux qui
n'y veulent voir que les lettres d'un homme d'esprit
devenu si intéressant à connaître , regretteront de n'y
pas trouver les lettres à son père , les mémoires aux ministres
pour sa défense , « chefs - d'oeuvre , dit Laharpe
>> qui réunissent à une dialectique victorieuse , une élégance
noble , sans jamais passer la mesure en rien. >>
LANDRIEUX.
DECEMBRE 1811 . 601
LITTÉRATURE ANCIENNE.
Aux Rédacteurs du Mercure de France.
au
MESSIEURS , j'ai toujours aimé la littérature ancienne ;
dans ma jeunesse je faisais mes délices de la lecture des
poëtes grecs et latins ; aujourd'hui , par un goût plus conforme
à mon âge , je me plais sur-tout à l'érudition que les
modernes , et sur-tout les Allemands , développent pour
nous faire mieux sentir , mieux apprécier leurs écrits. Je
ne suis cependant qu'un simple amateur , je quête par-tout
des lumières ; et depuis que le Mercure a réuni à son
domaine la littérature ancienne et étrangère , je suis un de
vos lecteurs les plus assidus . C'est en cette qualité , Messieurs
, que je vous demanderai compte à vous-même d'un
oubli que je ne puis vous pardonner. Depuis un an ,
moins , il paraît en Allemagne une nouvelle traduction en
vers de Tibulle , dont l'auteur est le célèbre M. Voss ;
depuis six mois que j'en suis instruit , j'en attends tous
les samedis l'annonce dans votre feuille : pourquoi n'at-
elle pas encore paru ? Vous me direz , peut-être , qu'une
traduction allemande d'un poëte latin ne peut être jugée
qu'en Allemagne , et que d'ailleurs la réputation de
M. Voss est faite en qualité de traducteur : vous me direz
que son extrême fidélité ... N'allez pas plus loin , Messieurs ,
car je conviens de tout ce que vous avancez , et de tout ce
que vous pourriez avancer encore : mais ce n'est pas sur la
traduction de M. Voss que je m'attendais à vous voir
exprimer votre sentiment; son mérite est de peu d'intérêt
pour les lecteurs à qui votre feuille est destinée : c'est sur
la préface de cette traduction , sur les notes qui l'accompagnent
, que je voudrais qu'on m'éclairât , et vous allez
voir , Messieurs , que la chose en vaut bien la peine .
Vous savez sans doute , aussi bien et mieux que moi , que
les érudits les plus profonds ont été fort embarrassés jusqu'à
ee jour sur plusieurs points qui regardent Tibulle . Les
simples littérateurs n'y regardent pas de si près : ils lisent
ordinairement les deux premiers livres de ce poëte aimable
; ils en sentent les beautés , le charme inexprimable ,
et cela leur suffit; ils sentent bien aussi en commençantle
troisième livre que le ton du poëte a changé , mais ils ne
cherchent point à s'en expliquer la cause; plus ils avancent
602 MERCURE DE FRANCE ,
dans ce livre , plus l'ennui les gagne; aussi est-il rare qu'ils
le finissent ; s'ils vont jusqu'au bout , c'est avec très-pen
d'attention ; ils n'entament guères le quatrième , et ne relisent
jamais que les deux premiers .
,
Mais cette conduite fort naturelle de la part du lecteur
qui ne veut que jouir , ne saurait convenir à celui qui veut
s'éclairer afin d'éclairer les autres . Ces lecteurs-là doivent
tout lire , et tout lire avec la plus grande attention ; aussi
leur arrive-t-il souvent de trouver des pierres d'achoppement
dans les chemins qui paraissaient le plus unis au
lecteur vulgaire. Ainsi le quatrième livre de Tibulle est
composé d'élégies plus courtes que les autres ; tantôt il
semble que le poëte y parle pour lui-même ; tantôt , et
plus souvent encore c'est un jeune homme nommé
Cerinthe , et une jeune femme nommée Sulpicie , qui
semblent s'adresser des billets doux, Tous ces billets sontils
de Tibulle ? De très-habiles gens le nient , et veulent
qu'ils aient été réellement écrits parune dame romaine de
La famille Sulpicia, et par un jeune Grec nommé Cerinthe.
Ces mêmes savans ne disputent point à Tibulle son troisième
livre ; mais ce livre a causé entre eux de longs débats
sur l'âge de son auteur En effet , tout ce que Tibulle dit
de lui-même dans les deux autres , tout ce qu'Ovide nous
apprend de lui et tous ses rapports avec Horace , prouvent
qu'il était à-peu-près du même âge que ce grand lyrique ,
et parconséquent de vingt ans plus jeune que l'auteur de
l'Art d'aimer. Ces preuves sont si évidentes que la plupart
des savans n'ont pu s'y refuser; et cependant Dacier et
d'autres , appuyés d'un passage de la cinquième élégie du
troisième livre , ont soutenu que Tibulle était né la même
année qu'Ovide , sans qu'on puisse leur en savoir mauvais
gré ; car ce passage est si formel , le poëte y indique si
précisément l'année de sa naissance , que pour en nier la
date il a fallu soutenir que le vers qui la contient est interpolé.
Telles sont , Messieurs , les difficultés que vous connaissiez
, sans doute , et que l'on peut résumer ainsi : Le
quatrième livre d'Elégies attribué à Tibulle est-il de lui on
de Sulpicia ? Tibulle était-il de l'âge d'Ovide ou de celui
d'Horace ? M. Voss répond dans sa préface et dans ses
notes à ces questions : voyons d'abord comment il a résolu
la dernière .
Vous devinez sûrement qu'un homme qui réunit ,comme
M. Voss , l'esprit et le talent poétique à la plus vaste éru
DECEMBRE 1811 . 603
dition, ne pouvait être de l'avis de ceux qui font Tibulle
contemporain d'Ovide ; mais , en adhérant au sentiment
opposé , en faisant valoir les preuves dont on l'appuye , il
ne se laisse pas amener aussi facilement à supprimer d'autorité
ce versde la cinquième Elégie du livre III , où lepoëte
dit qu'il est né l'année de la mort des consuls Hirtiuset
Pansa , date qui est aussi celle de la naissance d'Ovide .
Quoique ce vers se retrouve mot à mot dans Ovide , il me
semble que la réserve de M. Voss est louable ; car je n'aime
pas que l'on se permette légèrement de toucher aux écrits
des anciens ; et d'ailleurs , dit fort bien M. Voss , qu'aurez
vous gagné à supprimer ce vers? Le reste du passage subsiste
, l'Elégie , le livre entier subsiste , le poëte s'y montre
comme unjeune homme de vingt-ans , sans éclat et sans
fortune , recherchant en mariage une beauté sage , nommée
Neèra , fille de bourgeois aisés et honnêtes ; et parlant
enfin de suicide lorsqu'elle refuse de l'épouser. ( Lib . III ,
El. 3, 23. El. 2 , 11-24; 4 , 93. El . 1 , 23. El . 2 , 7. )
Qu'y a-t- il de commun entre un obscur adolescent , un
amoureux transi de cette espèce , et l'aimable , le brillant
Tibulle , chevalier romain , qui à vingt ans possédait encore
le riche patrimoine dont il parle dans sa première
Elégie ( v. 19 ) et dans ses félicitations à Messala , ou du
moins conservait , même après le partage des terres , une
médiocrité bien éloignée de l'indigence, et qui , loin de se
livrer à des amours si sérieux et si tragiques , avait à trente
ans Délie pour maîtresse , et riait le premier de ses infi
délités ?
Je ne suivrai pas M. Voss dans toutes les inductions par
lesquelles il commence à faire soupçonner que l'auteur du
troisième livre d'élégies attribué à Tibulle est un antre poëte
que Tibulle ; mais je crois que l'on sera bien aise de trouver
ici le parallèle qu'il établit entre la manière de ces deux
auteurs . L'amant de Neèra , dit-il , ne sait dire autre chose
quej'aime , on me rebute , je veux mourir. On ne trouve
point chez lui cette vivacité d'expression qui nous charme
dans Tibulle ; il ne lui échappe aucun trait de ce goût pour
la vie champêtre propreà l'amant de Délie et de Némésis ;
Tien chez lui ne retrace le plaisir que prenait Tibulle à
vivre au milien des laboureurs et des bergers , à célébrer
les fêtes des dieux rustiques , à rendre hommage aux antiques
lares dutoit paternel. Dans l'occasion même où l'amant
de Neèra avait le plus grand intérêt à lui peindre en
beau les plaisirs qui l'attendaient à la campagne après
ン
604 MERCURE DE FRANCE';
l'union qu'il lui proposait ( Elég. 3) , il ne sait que lui répéter
des lieux communs sur le mépris des richesses. En
unmot, plus vous suivrez et rapprocherez dans leurs élégies
l'amant de Délie et celui de Neèra , plus vous inclinerez à
penser qu'ils furent en effet deux personnages très-différens
l'un de l'autre , que le premier peut fort bien avoir été
du même âge qu'Horace , tandis que le second ne sera né ,
comme il le dit lui-même , que vingt ans plus tard .
Mais quel est donc , me direz-vous , Messieurs , ce poëte
inconnu qui sort tout-à-coup de l'obscurité pour s'approprier
le troisième livre de Tibulle ? M. Voss va vous le nommer,
ou plutôt il va se nommer lui-même , car il a signé ses ouvrages
, il n'a pas prétendu les décorer d'un nom célèbre ,
et ce n'est nullement sa faute si les commentateurs s'y sont
trompés si long-tems : lisez les derniers vers de sa seconde
élégie : il veut/absolument attendrir la cruelle Neèra , il lui
déclare qu'il se tuera si elle demeure inflexible ; il prescrit
la manière dont il devra être enseveli , et demande enfin
qu'on décore son tombeau de cette épitaphe :
Lygdamus hic situs est: dolor huic et cura Neæræ
Conjugis ereptæ , causa perirefuit.
« Ci -gît Lygdamus ; la douleur , le chagrin d'avoir perdu
Neèra , dont il voulait faire son épouse , ont été la causede
sa mort.n
Ceci est si clair , Messieurs , que je crains presque à présent
de voir l'étonnement de vos lecteurs se tourner en sens
contraire , et qu'ils ne demandent comment il a été pos
sible d'attribuer à Tibulle un livre d'élégies signé Lygdamus
? La chose est assez simple. D'abord nous n'avons que
des manuscrits très -modernes de Tibulle , et dans tous on
trouve sous son nom les élégies de Lygdamus : en second
lieu , avant de soupçonner l'intelligence ou la bonne-foi des
copistes , les interprêtes ont argumenté sur ce nom de Lygdamus
, et sur le nom de famille de Tibulle , et ils ont cra
en démontrer l'identité . Albius , disaient- ils , vient d'Albus ,
qui signifie blanc; le marbre Lygdinien était célèbre par
sa blancheur : donc Lygdamus est un nom emprunté sous
lequel se cachait Albius Tibulle . Il faut voir dans la préface
de M. Voss comment il réfute cette bizarre explication ,
fausse dans presque toutes ses parties . Je me contenterai
de rapporter ici une de ses raisons qui me paraît sans réplique.
Tibulle se nomme lui-même par son véritable nom
dans la troisième élégie de son premier livre (v. 55 ) , ea
DECEMBRE 1811 . 605
composant une épitaphe pour son tombeau; il se nomme
encore et de la même manière dans l'élégie neuvième de
ce même livre ( v. 83 ). Pourquoi aurait-il eu la fantaisie
de prendre ailleurs le nomde Lygdamus ? :
Ou je me trompe fort , Messieurs , où il résulte de tout
ceci que l'hypothèse de M. Voss lève toutes difficultés sur
l'âge de Tibulle ; et qu'elle l'absout d'avoir composé un
livre d'élégies qui, sans manquer d'un certain mérite , n'est
nullement digne de lui , puisqu'il endort souvent ses lecteurs;
et ce sont-là sûrement deux grands avantages . Il
est vrai que l'hypothèse crée ou du moins renouvelle
l'existence d'un poëte tout-à-fait inconnu , ce qui n'est pas
sans inconvénient pour les gens qui n'aiment point à multiplier
les êtres : mais enfin , si le troisième livre des élégies
de Tibulle n'est pas de Tibulle , encore faut-il bien , dirait
Bridoison , qu'il soit de quelqu'un , et autant vaut Lygdamus
qu'un autre. Or , il me semble que les notes dont
M. Voss a enrichi ses élégies ne laissent aucun doute sur
le premier point.A chaque pas il y dévoile le déclamateur,
l'imitateur , le poëse qui se bat les flancs ou cherche à
s'échauffer dellaaffllaaraurmed'un autre , tandis que les élégies
de Tibulle se distinguent au contraire par la vérité des
sentimens et par tous les charmes du plus heureux naturel.
Je l'avouerai donc de bonne foi , quoique juge incompétent
de ces matières : l'hypothèse de M. Voss me sourit ;
elle me séduit d'autant mieux qu'il l'avait déjà conçue il y
a vingt-cinq ans , qu'il a eu tout le tems de la mûrir , de la
discuter ; etqu'en la développant aujourd'hui il abandonne
avec candeur une autre opinion qu'il avait émise dans le
même tems sur un autre ouvrage de Tibulle : je n'attends
donc plus , Messieurs , que l'avis de vos savans collègues
ajouter au titre de mon Tibulle latin , comme M. Voss
Pa faitdans sa traduction allemande (1),le nomde Lygdamus
à celui du chantre de Délie et de Némésis .
Ce premier point ainsi réglé , j'en viendrai maintenant ,
Messieurs , si toutefois ma lettre ne vous paraît pas trop
longue , à la seconde hypothèse de M Voss , etje la traiterai
plus brièvement , carje crains qu'elle ne vous paraisse
pas aussi heureuse que la première . M. Voss , comme
nous venons de le voir , a ôté à Tibulle son troisième livre
(1) Cette traduction porte pour titre : Albius Tibullus und Lygdamus,
etc. Tibulle et Lygdamus , traduits et expliqués par J. H. Voss.
606 MERCURE DE FRANCE,
que personne ne lui disputait; il va lui rendre au contraire
le quatrième que des savans très-respectables ont voulu lui
enlever. Broukhuysen le premier, relevant une idée avancée
sans preuve par Gaspar Barthius , avait prétendu que les
courtes élégies , ou plutôt les épîtres en vers élégiaques ,
dont ce livre se compose , étaient l'ouvrage de cette Sulpicia
qui vivait sous Domitien , et dont il nous reste une
satire; mais Broukhuysen n'avait pas été plus fécond en
preuves que Barthius , et Vulpius démontra bientôt après
que cette supposition était en contradiction ouverte avec
da chronologie et l'histoire. Tibulle rentra donc en possession
de son quatrième livre , où personne d'ailleurs ne
lui conteste les deux dernières élégies , ni le panégyrique
de Messala , mais un savant allemand ne tarda pas à le
dépouiller une seconde fois de tout le reste : il iimmaagina
une Sulpicia contemporaine de Tibulle , à qui il attribua
un certain nombre de ces élégies ; il fit présent des autres
à quelques jeunes Romains de son tems , et de même que
M. Voss publie aujourd'hui sous le nom de Lygdamus le
troisième livre de Tibulle , M. Heyne (car quoiqueM. Voss
ne le nomme pas, il est impossible de le méconnaître ),
M. Heyne , dis -je , publia en 1798 le quatrième livre sous
le nom de Sulpicie et consorts , ( Sulpiciæ et aliorum.)
Je l'avouerai, MM. , jesuis fâché qu'un savant aussi illustre
que M. Heyne ait eu cette témérité , etj'en suis fâché par
deux raisons que vous approuverez sans doute; la première,
c'est que M. Voss a prouvé d'une manière invincible que
l'opinion de M. Heyne est insoutenable , attendu qu'il ne
peut y avoir eu de romaine du nom de Sulpicia qui se soit
illustrée par ses vers avant celle dont nous avons la satire
sur le bannissement des philosophes ; la seconde , c'est
que cette erreur de M. Heyne a porté M. Voss à le traiter
dans sa préface avec cette rigueur impolie qui choque peu
dans les savans en us , mais qui paraît toujours déplacée
⚫de la part de ceux qui écrivent en langues modernes . Cette
sévérité de M. Voss est d'autant moins excusable que l'hypothèse
qu'il veut substituer à celle de M. Heyne , n'est pas
å beaucoup près exempte de difficultés . Pour expliquer
comment il nous est parvenu sous le nom de Tibulle un
recueil de lettres et de billets où le poëte parle quelquefois ,
mais où Cérinthe et Sulpicia parlent plus souvent encore ,
il suppose que ce jeune Grec amoureux d'une riche patricienne
, n'osait , quoique riche lui-même , prétendre onvertement
à sa main; que Sulpicie l'encouragea ; que
DECEMBRE 1811 . 607
Tibulle leur servit d'intermédiaire , et que le mariage ayant
réussi , notre poëte s'amusa , sans doute après la noce , à
mettre en vers les billets doux des deux amans , et ses propres
lettres , dont le recueil forme ce quatrième livre sur
lequel on a tant disputé. M. Voss se sait fort bon gré de
cette hypothèse; elle est en effet ingénieuse , et lui a fourni
le canevas d'un assez joli petit roman. Mais d'abord il faut
pour la soutenir renverser entièrement l'ordre des épîtres
et des élégies qui en font la matière , et il est ensuite nécessaire
de donner à certains passages des épîtres de Sulpicia
une interprétation beaucoup plus favorable qu'on
n'avait pu l'imaginer jusqu'à présent. Dans la plupart de
ces passages M. Heyne lui-même n'avait encore trouvé
que le langage d'une coquette effrontée , M. Voss s'en indigne
et prétend ne voir dans ces mêmes passages que les
sentimens d'une noble vierge , qui ne rougit point de son
chaste ainour , et qui le publie sans crainte pour forcer ses
parens à le couronner. Voilà deux interprétations passablement
différentes ; elles appartiennent à deux illustres :
qui osera décider entre eux ?
Who shall decide , when doctors disagree?
comme disait l'illustre Pope. Ce ne sera sûrement pas moi,
Messieurs , car si je trouve que M. Voss a complétement
détruit l'hypothèse de M. Heyne , il me semble qu'il n'a pas
aussi solidement établi la sienne , et jusqu'ici le parti le
plus sage serait selon moi de suspendre son jugement. Cependant,
comme cette suspension devient pénible à la
longue , j'ai cru qu'il ne serait pas hors de propos de faire
connaître , par la voix de votre feuille , aux littérateurs
français qui n'entendent pas l'allemand , les opinions opposées
du poëte d'Heidelberg et du professeur de Goettingue .
Une nouvelle discussion peut répandre un nouveau jour
sur cette question encore assez obscure : elle peut sur-tout
engager M. Voss à nous donner plus tôt le nouveau texte de
Tibulle , qu'il a en quelque sorte promis de publier , et qui
peut- être suffira pour justifier son hypothèse. On sait que
souvent il ne s'agit que de remplacer un mot par un autre
pour changer le sens d'un passage , pour le rendre très-décent
de scandaleux qu'il était ; et tel peut être entre autres
le mot concubuisse dans le 16º vers de la première épître
de Sulpicie ..... Mais je ne veux point allonger encore par
d'inutiles citations une lettre déjà trop étendue ; je la finirai ,
Messieurs , en vous priant d'en faire l'usage qu'il vous
608' MERCURE DE FRANCE ,
plaira , de la supprimer si elle vous semble sans intérêt , et
de la publier si vousy trouvez quelque chosed'utile : quelque
parti que vous preniez à cet égard, je n'en demeurerai pas
moins avec la considération la plus distinguée ,
L'un de vos plus assidus lecteurs ***
VARIÉTÉS .
CHRONIQUE DE PARIS.
ANECDOTES. -Les filous forment dans la société une
classe de fort honnêtes gens qui vivent d'industrie , ne
s'occupant dans le repos , que des moyens de pouvoir
s'approprier à moins de frais possibles et sans coup-ferir
le bien de leur prochain. Du silence , de l'adresse , du
moelleux dans les mouvemens , des combinaisons savantes
, des reconnaissances faites avec soin , tels sont les
élémens dont se forme leur art. Art innocent qui respecte
la vie et la réputation d'autrui ; qui tend seulement à faire
passer de petits objets précieux d'une poche dans l'autre ,
etne paraît inventé que pour rétablir l'équilibre . La république
de la Grèce , la plus renommée par l'austérité de
ses moeurs , honorait le filoutage , et ne punissait que les
mal-adroits . Les modernes , avec des moeurs moins édifiantes
, ont usé de plus de sévérité . On pendait jadis les
filous , on les enferme maintenant : aussi voudraient-ils
voir remettre en vigueur les usages de Lacédémone . On eut
sans doute admiré , dans cette ville célèbre , et peut- être
récompensé le héros que nous allons mettre en scène. Un
étranger qualifié et décoré d'une croix de diamans entre
chez un restaurateur suivi d'un homme bien mis , auquel
il ne fit pas toute l'attention qu'il méritait. Cet homme est
pris par le restaurateur pour le valet de chambre de l'étranger
, et par celui- ci pourl'un des garçons de la maison.
Il résulte de cette double erreur , que ce Sosie d'une nouvelle
espèce , sert l'étranger sans faire naître aucun soupçon.
Son zèle , la prestesse de ses mouvemens , la rapidité
du service en font un objet d'envie . Que n'ai-je un valet
aussi intelligent , disait l'un ! Ce garçon en vaut dix , pensait
l'autre : ces louanges tacites furent interrompues par
un accident imprévu , quoique très-bien combiné . L'inconnu
laisse tomber une sausse épaisse sur l'habit de
gi - naire, toujours de mil le maux sui
nom seul il de ses
pe- re , faut- il le
l'en nui , parsonnom seul il déses - -
DEPT
DE
LA
SEINE
FINE
)
30
T
THE
NEW
YORK
PUBLIC
LIBRARY
.
ASTOR
, LENOX
AND
TILDEN
FOUNDATIONS
,
DECEMBRE 1811 . 609
!
SEINE
:
l'étranger. Se précipiter , exprimer les regrets les plus touchans
, se combler de malédictions , ce fut l'affaire d'um 1
instant. « Je suis perdu , si vous vous plaignez , on me
renverra de la maison , dit à voix basse l'inconne , qui
bientôt offre de porter sur-le-champ l'habit chez un degrais
seur du voisinage. L'offre est acceptée : l'étranger se dépouille
: l'inconnu emprunte une serviette au restaurateur:
l'habit part , la croix de diamans le suit; le dîner s'achèven
le café paraît , les liqueurs lui succèdent : l'étranger estbien
lesté, mais il setrouve un peu leste pour la saison . L'habi
ne revient point : la patience se perd : les éclaircissemens
arrivent , et l'espoir s'en va. On est obligé de convenir que
la tactique de l'inconnu était savante et bien combinée.
Voici un autre fait dans lequel le hasard a joué au filou
un tour perfide. Un commissionnaire se présente chez le
sieur Hossart , homme d'affaires de M. le sénateur Lespinasse
, et lui remet une boîte cachetée , avec une lettre
écrite d'Orléans . Dans cette lettre on annonce à M. Hossart
qu'on lui fait passer , pour son maître , douze onces de
racines de dattier de la Martinique , stomachique, purgative
et journalière. On demande 42 francs tant pour le prix
que pour le port : la somme est à l'instant payée. La boîte ,
au lieu de la précieuse racine , ne contenait que de la fécule
de pomme-de-terre. Lemême commissionnaire se présente
ensuite avec une pareille lettre et une boîte semblable
chez une femme-de-chambre de la dame Tourin :
mais celle- ci ne veut payer qu'après avoirconsulté Mª Denys ,
notaire , chez lequel elle se rend avec le commissionnaire
; le sieur Hossart se trouve à la porte de ce notaire ,
reconnaît l'homme , le fait arrêter et conduire chez le commissaire
de police. Le commissionnaire déclare qu'il est
chargé de cette boîte et de la lettre par un homme qui l'attend
pour recevoir l'argent qu'on doit lui remettre . En
effet , on s'empare d'un nommé Géronville , arrêté et précédemment
emprisonné pour des faits du même genre. Le
tribunal de police correctionnelle a, par son jugement du
17 de ce mois , acquitté le commissionnaire qui n'avait été
qu'un instrument passif , et condamné Géronville à cinq
ans d'emprisonnement , à 50 fr . d'amende , et à rester pendant
cinq autres années sous la surveillance de la haute
police.
-M. Beffroi de Reigny , connu jadis sous le nom du
Cousin-Jacques , et dont la muse était depuis long-tema
የ q
1
610 MERCURE DE FRANCE ,
:
devenue muette , vient de payer le tribut à la nature , après
avoir vu mourir avant lui tous les enfans de cette muse .
Le Club des bonnes gens et Nicodème dans la lune , qui
devaient leur succès éphémère aux.circonstances , passèrent
avec elles . Les lunes du cousin excitèrent la curiosité sans
la satisfaire ; elles n'eurent point un cours réglé ; elle s'affaiblirent
et bientôt furent totalement éclipsées . Le public
et leur auteur ne demeurèrent pas long-tems cousins .
M. de Reigny fit la musique de ses opéras : les mauvais
plaisans prétendirent qu'ils n'en valaient pas mieux. On
assure que depuis plusieurs années la raison du Cousin
avait déménagé : nous ne savons jusqu'à quel point ce bruit
était fondé , mais l'usage qu'il en fit pendant quelque tems
semble autoriser à y croire . On n'a pas oublié que dans
la conversation , à table , au salon , dans l'antichambre , le
Cousin notait tout ce qu'il entendait , prenait les noms ,
prénoms , âges , de ceux qui s'offraient à ses yeux ; le tout
pour être rangé suivant l'ordre alphabétique , dans un ouvrage
informe qu'il projettait , dont le contenu ne devait
avoir aucun rapport avec le titre , quoique l'un et l'autre
fussent très-bizarres , et qui n'ajamais eu son exécution . 2.
-Nous n'avons point, comme le veulent les gens tourmentés
d'une bile noire , dégénéré de la vertu de nos ancêtres
. J'en trouve la preuve dans cinquante-neuf almanachs
chantans qui paraissent ou paraîtront ce mois-ci , et
seront tous prêts pour les étrennes. Nos pères chantaient ,
nous chantons , nos petits enfans chanteront. Nous avons
la voix fausse , mais nous n'en chantons pas moins avec
gaîté. Cela vaut mieux que d'avoir le spleen .
-Il paraît une brochure intitulée : Coup-d'oeil sur les
imperfections de la chaussure et les incommodités qui en
proviennent , suivi d'un procédé ingénieux quia l'avantage
de corrigerles unes et de faire disparaître ou de prévenir
les autres. Elle est de M. Sakoski , bottier au Palais-Royal ,
qui veut absolument qu'un soulier soit fait pour le pied qui
doit s'y renfermer : c'est une prétention fort ridicule. Nos
chapeaux sont-ils faits pour nos têtes ? est-il une partie de
nos vêtemens qui soit faite pour le membre qu'elle doit ou
couvrir ou renfermer ? S'avise-t-on de faire descendre la
taille de nos habits jusqu'à la chute de nos reins ? Ne fait-on
pas nos hauts-de-chausses pour envelopper par leur extrémité
supérieure notre poitrine ; et bientôt , terminés par
une fraise , ne feront-ils point partie de notre col? PourDECEMBRE
1811 ! 61 f
!
quoidonc un soulier aurait-il la forme d'un pied ? M. Sakoski
va se brouiller avec tous les cordonniers et savetiers de la
capitale , mais nos aristarques ne pourront lui dire , ne sutor
ultra crepidam.
-L'an passé M. Bouilly nous donna pour nos étrennes
les Contes à safille , cette année il nous fait cadeau des
Conseils à sa fille . Nous souhaitons que ce nouvel ouvrage
ait autant de succès que le premier.-Des critiques
blâment l'auteur d'avoir dit qu'il s'abstenait ordinairement
de toute prétention littéraire . Est-ce parce qu'on
sait à quoi s'en tenir , ou parce qu'un auteur a tort de
s'abstenir de toute prétention ? Ce sont pures chicanes ,
qui , je l'espère , ne décourageront ni le faiseur de contes ,
ni le donneur de conseils; et l'année prochaine , si Mille
Flavie ( c'est le nom de la fille de M. Bouilly ) prend un
mari , nous aurons les Adieux à ma fille , mais non pas
les Adieux au public,qui désire que l'auteur devienne grandpère
pour faire encore des contes à ses petits-enfans .
-Il a paru , dans la première quinzaine de ce mois , une
douzaine d'ouvrages. L'un des plus piquans est le recueil
des Lettres de Madame la marquise du DeffantàM. Horace
Walpole . La marquise se plaint toujours de l'ennui qu'elle
éprouve : toujours elle meurt d'ennui, et comme elle a vécu
quatre-vingts ans , on peut conclure que l'ennui est un poison
fort lent . C'était par bizarrerie qu'elle tenait ce langage
, car elle était riche , avait une bonne table garnie de
gourmands qui payaient leur écot par une conversation insfructive;
des amis dont quelques-uns devinrent amans , et
par-dessus tout cela , le plus commode des maris que sa
femme congédiait , rappelait suivant son caprice pour le
renvoyer et le rappeler encore.
-Un traducteur fécond , ne trouvant plus rien à traduire
, vient d'inventer un genre de reliûre en carton verni,
ayant avec les tabatières faites de la même substance ,
quelqu'analogie. Il a commencé par couvrir ses chères et
nombreuses traductions. En bon père de famille , il s'est
fait tailleur pour habiller ses enfans. Mais on craint que
ce nouveau procédé ne soit peu solide et que reliûres et
traductions ne passent de compagnie , à moins que , n'y
touchant pas , on ne les mette sous verre : ce qui serait un
marché fort avantageux pour ceux qui sont condamnés à
toutlire .
Qq2
612 MERCURE DE FRANCE ,
HISTOIRE .-BIOGRAPHIE .- On a déjà eu occasion dans
plusieurs journaux d'y annoncer la prochaine publication
d'un ouvrage biographique dont M. P. V. A. Laboubée ,
avocat etjuge suppléant au tribunal de première instance
de Bordeaux , s'occupe depuis plus de vingt années .
Nous croyons utile de donner quelques développemens
àcette annonce, et cela dans l'intérêt du public et de l'ouvrage
de M. Laboubée.
Cet auteur laborieux , pénétré de l'importance des biographies
locales pour la formation d'un Dictionnaire biographique
général , s'est appliqué pendant toute sa vie , à
puiser dans les papiers des familles , dans les archives ,
dans les bibliothèques de la Guienne , une foule de renseignemens
authentiques qu'il a joint aux faits non moins
précieux que la tradition orale lui a transmis sur les hommes
célèbres dont il a entrepris d'écrire l'histoire .
Les administrations municipales de Bordeaux et les préfets
du département de la Gironde n'ont pas laissé sans
encouragement le zèle vraiment patriotique de M. Laboubée
, et les arrêtés qui constatent ce fait honorable pour
les dépositaires de l'autorité , sont imprimés par ordre
chronologique dans une brochure in-4º que nous avons
sous les yeux.
La plupart de nos lecteurs connaissent par expérience
l'utilité de nos bibliothèques historiques dela Bourgogne ,
duPoitou , etc. dans les études et les recherches qui ont
trait à l'histoire de la France ; ils savent que ce n'est que
dans ces répertoires locaux qu'on trouve cette abondance ,
cette variété de détails , dont les auteurs des histoires nationales
sont toujours obligés de faire le sacrifice , mais
que les érudits aiment cependant à rencontrer dans leurs
lectures.
La Guyenne , l'une des plus vastes provinces de l'ancienne
France , et qui a donné le jour à des hommes de
génie, tels que Montaigne , Montesquieu , Fénélon , etc. ,
méritait peut-être plus que tout autre de fixer les méditations
des savans . Depuis long-tems on se plaignait avec
raison de voir dans les bibliothèques un vide qui , grâce à
Youvrage de M. Laboubée , va cesser d'exister.Ainsi les
hommes célèbres qu'a produits la Guyenne seront mieux
appréciés , et cette biographie locale , susceptible d'être rédigée
avec une perfection qui en rende la lecture instructive
DECEMBRE 1811 . 613
pourra nous faire connaître des noms oubliés , quoique
dignes de la postérité .
Encouragé par plusieurs hommes de lettres distingués ,
auxquels l'auteur a communiqué son manuscrit , nous ne
doutons pas qu'il ne se détermine à publier bientôt le premier
volume de sa Bibliothèque de la Guyenne , et nous
pensons que cet important ouvrage honorera également et
la province qui en fait le sujet , etl'écrivain recommandable
qui consacre les plus belles années de sa vie à ce travail
ingrat , mais utile.
-
J. B. B. ROQUEFORT.
sa
INSTITUT IMPÉRIAL . La Classe d'histoire et de littérature
anciennes de l'Institut impérial , a élu , dans
séance du 13 de ce mois , M. Amaury-Duval , à la place
vacante par la mort de M. Ameilhon . Le 19, S. M. l'Empereur
a donné son approbation au choix de la Classe .
M. Amaury-Duval a remporté successivement trois prix ,
à l'Institut , sur des questions d'histoire et d'archæologie .
Il est auteur d'un ouvrage sur les sépultures chez les ançiens
, du grand ouvrage de Paris et ses monumens , de
plusieurs dissertations et mémoires archæologiques , etc.
Il a coopéré à la traduction des Voyages de Spallanzani
dans les Deux-Siciles , et à la rédaction de la Statistiquede
la France , publiée il y a quelques années , en 7 vol. in-8°.
Onvientde mettre en vente chez MM. Michaud frères ,
rue des Bons- Enfans , nº 34 , les Noces de Thétis et de
Pelée , poëme de Catulle , traduit en vers français par
M. GINGUENE , membre de l'Institut ; avec une préface
historique et critique , un appendice , composé de plusieurs
notes ou petites dissertations sur quelques endroits de cette
préface; des variantes pour le texte du poëme , tirées des
plus anciennes éditions et des manuscrits , et des notes
pour la traduction. Le tout forme un volume in-18 , du
même format que les Fables de l'auteur, qui se trouvent
à la même adresse. M. Ginguené rappelle dans un Aver,
tissement qu'il a fait cette traduction en 1802 , et qu'il la
lut publiquement à l'Institut dans la séance d'avril 1803. Il
indique en peu de mots pourquoi l'impression de tout son
travail a été retardée jusqu'à ce moment, et pourquoi il
' est enfin décidé à le publier. Nous en rendrons compte
1
1
614 MERCURE DE FRANCE ,
1
incessamment. Nous ajouterons que la Décade Philosophique
inséra , après la séance publique de l'Institut , trois
morceaux assez étendus de cette traduction , dans son
nº 19 de l'an XII; tom. 41 de la collection , p. 46 et suiv.
SPECTACLES .-Il y a bien long-tems que nous n'avons
parlé du théâtre des Variétés ; nous ne nous sommes pas
crus obligés de rendre compte , dans un journal spécialement
consacré à la littérature , d'une foule de farces dont
le principal mérite consiste dans le jeu des acteurs , et qui
presque toutes offrent le cadre usé d'un imbécille éconduit
oud'un provincial mystifié.
Depuis deux mois l'administration de ce théâtre semble
s'être attachée à régénérer son répertoire , en offrant au
publicdes ouvrages dont le dialogue n'est plus un mélange
insipide de calembourgs , de pointes et de rébus ; nous
allons donc reprendre notre tâche en le mettant au rang des
théâtres qui ont droit à nos analyses .
aux
La Chatte merveilleuse avait porté un coup terrible à ce
genre léger et sans prétention , qui avait fait la fortune du
théâtre Montansier. Les habits paillètes , les décors brillans
, les changemens à vue , avaient pendant quelque
tems couvert de l'obscurité la plus profonde les petites
pièces qui faisaient autrefois le charme des habitués ;
recettes abondantes de Cendrillon , avait succédé un peu
de désertion . Plusieurs petits vaudevilles avaient expié par
leurs chutes ce merveilleux succès ; enfin ce n'est que depuis
peu que le public a recouvré son goût pour l'ancien
genre de ce théâtre , et qu'il vient en foule rire à quelques
ouvrages aussi remarquables par leur gaîté que par le
piquant de leurs tableaux. Fidèle à son titre , ce théâtre
varie son genre; tous les sujets comiques , gracieux , villageois
, bouffons ou grivois , viennent s'adapter au cadre du
répertoire ; aussi les amateurs de la gaîté y trouvent de
quoi se satisfaire dans le joli vaudeville des Expédiens ,
d'un tour de Colalto , de M. Grégoire ou La Grange Chancel;
les jolis tableaux de Quinze ans d'absence , des Innocens
, du Petit fifre , des Habitans des Landes , et de
la Ferme et le Château , plaisent aux partisans du genre
villageois ; enfin des tableaux de moeurs y trouvent encore
leur place dans Romainville , les Bourgeois campagnards ,
et la Matinée d'autrefois , où Brunet est si comique en
DECEMBRE 1811 . 615
abbé coquet , et Mlle Pauline si jolie sous le costume que
des femmes portaient il y a vingt- cinq ans .
En ayant soin de choisir ainsi les ouvrages , l'administration
du théâtre des Variétés fera bientôt de ce théâtre
une véritable succursale du Vaudeville , puisque celui de
la rue de Chartres , grâces à quelques auteurs de bon goût
et de bon ton , a dénaturé son genre et ne nous offre depuis
long-tems que de petits drames bien sérieux , des
scènes de marivaudage , qui nous paraissent d'autant plus
tristes , qu'elles figurent quelquefois à côté des charmantes
productions de MM. Barret , Radet , Desfontaines , Deschamps
, Desprès et Dieulafoi , si connus par leur gaîté
franche et leur esprit.
Les amateurs regrettent que ces pères du Vaudeville
aient abandonné depuis plus d'un an la scène à quelques
jeunes auteurs qui leur succèdent bien , mais qui ne les
remplacent pas. D.
POLITIQUE.
ILrègne toujours un défaut absolu de nouvelles officielles
surl'étatdes négociations ouvertes entre les généraux russes
et le grand-visir. Rien n'annonce , toutefois , que le résultat
doive être pacifique. Les Russes ont repris tous leurs
anciens cantonnemens sur la rive droite du Danube. La
cavalerie qui devait retourner en Moldavie a reçu contre
ordre . Les Russes ont établi de très-forts retranchemens
autour de la place de Rudschuck qu'ils pressent de nouveau
, et qui paraît menacée de manquer d'approvisionnemens
. Les dernières nouvelles de Constantinople sont
du 9 novembre. En ce moment le grand-seigneur avait
appris les derniers événemens , et avait donné tous les
ordres nécessaires pour soutenir la guerre avec vigueur.
Le 7, il y avait eu grand conseil chez le Muphti ; on en
ignorait le résultat .
Les nouvelles de la Haute-Egypte feraient croire que le
massacre des Mamelucks au Caire n'a pas entièrement
détruit cette race ennemie du gouvernement du Grand
Seigneur. Ceux qui ont pu éechapper à la scène sanglante
du Caire, se sont enfuis dans la Haute-Egypte ; ils ont
armé des Arabes vagabonds , se répandent sur les bords de
la merRouge, etparaissent tenter de se lier aux Wahabites ,
et de les soutenir dans leur rébellion contre la Porte .
La diète du grand-duché de Varsovie s'est réunie le 9
décembre . S. M. le roi de Saxe a reçu le serment de ses
nouveaux sujets . Le ministre de l'intérieur a présenté un
rapport sur la situation du grand-duché. Dans le dîner qui
a eu lieu à la cour à l'occasion de cette cérémonie , des
toasts ont été portés à l'Empereur Napoléon , au roi de
Saxe et au bonheur de la nation .
La diète de Presbourg a tenu le 6 décembre sa trentetroisième
séancé. Aucun résultat officiel n'est connu. Le
change de Vienne a éprouvé de fréquentes variations .
En Suisse , de nouvelles négociations sur les capitulations
militaires et sur les affaires du canton du Tésin , vont
s'ouvrir à Berne. M. le comte de Talleyrand a eu à cet
égard une conférence préliminaire avec le landamann .
MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1811. 617
Le roi de Wurtemberg a établi dans ses états une exposition
annuelle des objets d'industrie , et décerné des récompenses
pour l'émulation des manufacturiers. Les tribunaux
continuent à s'occuper du procès relatif aux dettes
du prince héréditaire : à l'avenir ce prince ne pourra contracter
aucune obligation valable sans le concours de M. le
conseiller Faber , chargé de surveiller les affaires du prince.
L'état de S. M. Britannique est de plus en plus alarmant;
ilse refuse à prendre toute espèce de nourriture. Leprince
régent est lui-même malade , et au nombre de médecins
qui lui ont été envoyés on serait en droit de croire que sa
maladie est sérieuse. Les alarmes redoublent et sur l'état
de l'Irlande , et sur celui des approvisionnemens . Une
députation d'Yarmouth et une de la cité de Londres ont
demandé la suspension de la distillation de l'eau-de-vie de
grains; elles ont exprimé le voeu de voir se rouvrir les
communications avec les pays étrangers , sur-tout avec les
pays neutres , pour en recevoir les grains qui manquent
d'une manière effrayante pour l'Angleterre exclue des ports
du continent. Aucune nouvelle n'est donnée sur les affaires
de la Sicile; les Anglais paraissent s'être éloignés des côtes
de l'Adriatique , où le commerce français , italien et illyrien
a repris beaucoup d'activité .
Mais les avis les plus décourageans arrivent de la Baltique
: un convoi de 200 bâtimens a été dispersé par la
tempête , quinze ont été perdus . D'autres ont été pris par
les corsaires ; d'autres se sont réfugiés dans les ports suédois
, où l'on craint qu'ils ne soient saisis . Le même coup
de vent a occasionné des désastres considérables à la plus
part des stations anglaises , et notamment à celle devant
Héligoland . Les mêmes avis viennent de l'Amérique du
Nord. Le corsaire le Duc de Dantzick poursuit sa glorieuse
et lucrative carrière . Une foule de bâtimens sont lancés
contre lui , il a réussi jusqu'ici à leur échapper ; ses prises
sont immenses; il capture et il brûle après s'être emparé
des objets précieux et des équipages ; on croit qu'il est en
ce momentdans un des ports d'Amérique , et qu'il y amis
ses richesses en sûreté avant de se remettre en mer..
Relativement aux deux Amériques , on apprend de celle
du midi , que la guerre civile continue à y exercer des
ravages; les partis sont toujours en présence ; aux Carac+
cas , une conspiration en faveur de l'ancien gouvernement
a été découverte et sévèrement punie par un lieutenant de
Miranda ; les Portugais paraissent décidés à intervenir à
,
618 MERCURE DE FRANCE ,
mainarmée entre Buenos-Ayres et Monte-Video. Les Anglais
suivent toujours et épient les mouvemens des divers
partis . L'amiral de Courcy est toujours dans la Plata. Aux
Etats-Unis , la correspondance officielle entre M. Madisson
et M. Forster a été mise sous les yeux du congrès . L'affaire
de la Chesapeach a été arrangé à l'amiable ; le gouvernement
anglais a faitdes réparations qui prouvent à
quel point il redoute l'inimitié de cette partie de l'Amérique
; on en jugera lorsqu'on apprendra que ce gouvernement
a été jusqu'à offrir des dédommagemens en argent
pour les familles des marins qui ont péri , et pour les marins
blessés dans l'affaire de la Chesapeach.
Les frégates la Nymphe et la Méduse , commandées par
le capitaine de vaisseau Reval , parties de l'île de Java dans
le courant de septembre , sont arrivées à Brest après une
heureuse navigation; elles ont apporté le rapport du général
Jansens , gouverneur-général à l'île de Java , sur la
descente des Anglais et l'occupation de Batavia. L'expédition
anglaise s'esf présentée le 4 août; le lendemain le
débarquement a commencé sous la protection du feu des
vaisseaux , à trois lieues de Batavia. Jusqu'au 24, le tems
se passa en affaires de poste , et en préliminaires d'attaques.
Le général Jansens avait été sommé dès le 8 par le générallord
Minto ; le 16 , une seconde sommationde se rendre
fut également inutile. Le général Jansens annonce au ministre
qu'il s'est rendu à Samarang , qu'il y fait tous ses
efforts pour rallier ses troupes , et qu'il tiendra dans l'île
autant qu'il lui sera possible , mais qu'il ne peut s'attendre
àune résistance bien forte des Indiens contre des troupes
européennes .
Le Moniteur qui publie ce rapport a publié également de
nouveaux extraits de la correspondance officielle des armées
de S. M. en Espagne .
Le général de Caën est parti de Gironne pour se rendre
Barcelonne où il a fait entrer un gros convoi de vivres ; il
a eu un engagement avec les insurgés qu'il a culbutés et
mis en déroute avec une perte de plusieurs milliers
d'hommes .
Le maréchal comte Suchet presse le siége de Valence .
Ses redoutes sont achevées et armées. Les sorties de l'ennemi
sont vaines ; il tire beaucoup , mais sans résultat . Le
parc de siége se forme ; aux environs de la place de petits
engagemens ont eu lieu. La division Severoli arrive au
DECEMBRE 1811 . 619
siége. Depuis l'entrée de l'armée dans la province de Var
lence , elle a fait 7500 prisonniers ; 2500 autres sont dans
les hôpitaux à Sagonte.
Le duc de Dalmatie donne de nouveaux détails sur l'affaire
où le général Girard a été surpris . L'honneur des
armes est sauvé , les aigles ne sont pas tombées au pouvoir
de l'ennemi. La perte se monte exactement à 400
hommes d'infanterie prisonniers , 120 de cavalerie , 200
chevaux , et 25 canonniers qui suivaient les trois pièces
qui ont été prises . M. le général Bron a été pris ; M. le
duc d'Aremberg , blessé de deux coups de baïonnettes , a
eu le même sort ; il est aux avant-postes entre Elvas et
Campo-Maïor ; son jeune frère , lieutenant au 27º de chasseurs
, a pu le voir; son état n'est point alarmant .
Le duc de Dalmatie continue à regarder la conduite du
général Girard comme repréhensible , et il voulait le faire
traduire devant un conseil de guerre ; cependant les rapports
du général comte d'Erlon , et ceux même du général
Girard ont prouvé , qu'après sa surprise , il avait fait tout
ce qui était humainement possible pour ramener le fond
de sa division , et sauver les aigles .
Une autre dépêche du maréchal duc de Dalmatie , à laquelle
se trouve joint le rapport des officiers de santé en
chef du 4º corps , annonce qu'une épidémie caractérisée
règne en Murcie : la fièvre jaune y est reconnue ; elle est
éminemment contagieuse , attaque tous les sexes , tous les
âges ; elle exerce ses fureurs dans l'armée espagnole sur le
général comme sur le soldat . Toutes les précautions de
salubrité ont été prises. Le 4º corps a gardé une position
arrière sur un terrain sain ; des lazareths sont établis . Les
progrès de la saison doivent être regardés comme un
moyen auxiliaire très-puissant , et les signataires du rapport
déclarent qu'on peut être entièrement rassuré sur le
sort du 4º corps .
L'Empereur a tenu mercredi le conseil des ministres et
le lendemain un conseil du génie. Dimanche dernier , il
ya eu grande parade , et présentations .
Le Sénat s'est réuni le 18 et le 20 de ce mois . Le 21 , le
Moniteur a publié , dans les formules accoutumées , le
sénatus-consulte dont voici les dispositions .
Extraits des registres du Sénat-Conservateur , du vendredi
20 décembre 1811 ..
Le Sénat- Conservateur , réuni au nombre de membres prescrit par
620 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1811 .
l'article 90 de l'acte des constitutions , du 13 décembre 1799 ; vu le
projet de sénatus-consulte , rédigé en la forme prescrite par l'art. 57
de l'acte des constitutions en date du 4 août 1802 ; après avoir entendu,
sur les motifs dudit projet , les orateurs du Conseil-d'Etat et
le rapport de sa commission spéciale , nommée dans la séance du 18
de ce mois ; l'adoption ayant été délibérée au nombre de voix prescrit
par l'art . 56 de l'acte des constitutions , du 4 août 1802 , décrète :
Art. rer. Cent vingt mille hommes de la conscription de 1812 ,
sont mis à la disposition du ministre de la guerre , pour le recrutement
de l'armée .
2. Ils seront pris parmi les Français qui sont nés du 1er janvier
1792 au 31 décembre de la même année.
3. Les appels et leurs époques seront déterminés pardes règlemens
d'administration publique. (
4. Le présent sénatus-consulte sera transmis , par un message , à
S. M. I. et R.
ANNONCES .
- Almanach lyrique des Dames . II. ANNÉE. -Recueil de
vingt-quatre romances choisies , des plus à la mode et des meilleurs
compositeurs , tels que Garat , Lamparelli , Naderman , Grétry ,
Blangini , Dominch , Paër , etc. Orné de quatre jolies gravures , dessinées
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COLLECTION Complète du Mercure de France, depuis l'an VIII(1800),
jusques et compris l'année 1811 , en tout , 49 vol. in-80. Les tomes
1 à 27 sont reliés à neuf en demi-reliûres , et les autres brochés .
Cet ouvrage complet est très-rare ; il serait mêmepresqu'impossible
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S'adresser au Bureau du Mercure de France , rue Hautefeuille ,
n°23.
TABLE
DU TOME QUARANTE - NEUVIÈME.
POÉSIE .
FRARAGGMMENS d'un poëme de Charlemagne; parM.Milleroye. Page3
Scipion à son armée , fragment ; par M. Talairat .
Les rives de Provence , élégie ; par M. S. Edmond Géraud.
Vers pour le portrait de M. Ducis ; par M. Ginguené.
Pétrarque , poëme ; par M. de Valory .
Ode sur l'amour de la Gloire ; par M. F. de Verneuil.
Ariane , cantate ; par M. de Saint-Victor.
Frosine ; par M. Charles Watrin .
A la France ; par M. J. B. Barjaud.
Ode sur la mort du jeune Dorange ; par M. Denne Baron.
49
51
53
97
145
148
15г
193
197
La leçon d'Astrologie.
200
Mon retour de l'Italie sur les bords du lac de Genève; par M.
Lavergne.
241
Imitation du prologue de Labérius ; par M. de Saint-Amand. 245
On y va. Chansonnette ; par M. Charles Malo. 246
Fragment d'un poëme sur la Peinture ; par M. Auguste Fabre 289
Epitre sur la Richesse ; par M. de Verneuil. 291
Contre les détracteurs de la Poésie ; par M. L***. 294
Herminie chez les Bergers ; par M. Fornier de Saint-Larry 337
Les Embellissemens de Paris ; par M. Gamon . 342
Fragment d'une traduction latine du poëme de la Maison des
Champs ; par M. J. B. Bouvet. 385
Le réveil d'Herminie ; par M. Delcroix . 387
Stances sur la Philosophie ; par M. de Verneuil. 388
Imitation de Martial ; par M. Auguste de Labouisse. 390
622 TABLE DES MATIERES .
L'Amouret l'Occasion. Chanson ; par M. Da** . 391
Fragmens de Praxitelle. Poëme ; par M. Fouqueau de Pussy. 433
Epitre à un Critique; par M. F. de Verneuil. 481
Clémence et le Troubadour . Romance ; par Mme Antoinette
L. G.
488
Les Grâces vengées . Imitation de Métastase ; par Melle Sophie
de C**. 529
Les Parjures et les Sermens ; par M. Eusèbe Salverto . 536
Aujeune AlfredRegnier ; par M. EvaristeParny. 537
Praxitelle , ou la statue de Vénus ; par M. F. de Pussy. 577
Les plaintes de Mirthé. Elégie en vers libres ; par Mme de Montanclos
. 581
L'ennui; par Mmela comtesse de S. 582
Enigmes , 9,54 , 104 , 151 , 200, 247 , 295 , 347,392,435,490 ,
538,584 .
Logogriphes , 9,54, 104, 152 , 201 , 248 , 296 , 347,392,437 ,
490 , 538 , 585 .
Charades , ro , 54 , 105 , 152 , 201 , 248, 296 , 348, 393,437,491 ,
*539,585 .
SCIENCES ET ARTS .
L'art de faire le Pain ; par Edlin , traduit de l'anglais parM. Peschier.
( Extrait. )
Etat des Arts mécaniques dans l'Amérique septentrionale ; par
M. Lasteyrie.
Moniteur rural ; par M. Deschartres. (Extrait. )
ΙΣ
202
438
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
Tobie , ou les Captifs de Ninive. Poëme; par P. J. Charin .
(Extrait.)
Le serin de J.-J. Rousseau. Anecdote ; par Mme Isabelle de
Montolieu.
Biographie universelle , ancienne et moderne ; par une Société
de gens de lettres et de savans . ( Extrait. )
La Maltéide . Poëme ; par M. N. Halma. ( Extrait . )
Coup-d'oeil sur les révolutions de la Philosophie , depuis Thales
jusqu'à l'Université impériale.
18
21
55
62
67
TABLE DES MATIERES . 623
Discours prononcé en français et en latin , à l'école de M. Laurent
, à Brest. ( Extrait. ) 106
Histoire littéraire d'Italie ; par P. L. Ginguené. (Extrait. ) 115
Aux Rédacteurs du Mercure sur un nouveau livre de Mme de
Genlis. 126
Précis de la Géographie Universelle ; par M. Malte-Brun .
(Extrait. ) 153
Le Bonheur individuel ; par M. le sénateur Vernier. ( Extrait. ) 159
Susanne ; poëme par Mme Joliveau . ( Extrait. ) 164
Une bonne action ; par M. Y. 169
Cours complet de rhétorique ; par M. Amar. ( Extrait . ) 204
L'Astronomie , poëme ; par M. Gudin .. ( Extrait. ) 209
Réflexions sur l'Amitié. 275 , 270
Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal ; nouvellement
publiée par M. Petitot . ( Extrait . ) 249
L'Espagne en 1808 ; par M. Rehfues . ( Extrait. ) 255
Le Paradis perdu ; trad. de M. J. Mosneron . ( Extrait. ) 262
De la littérature russe et de Sumorocow ; par M. Y. 268
• Le règne de Louis XI ; par Alexis Dumesnil . ( Extrait. ) 297
Ma Brochure en réponse aux deux Brochures de Mme de Genlis ;
par M. L. S. Auger. ( Extrait. ) 3or
Poésies de Mme la comtesse de Salm . ( Extr. ) 308
Abrégé de Géographie moderne ; par J. Pinkerton et M.
Walcknaër. ( Extrait . ) 349
OEuvres complètes deMalfilâtre. ( Extrait. )
La Musique étudiée comme science naturelle et comme art ; par
M. G. L. Chrétien , ( Extrait. )
356
362
Le Retour de Maurice ; par Mme Isab . de Montolieu . 364
Catalogues de livres rares du cabinet de M*** ; par T. Ch . Brunet.
( Extrait. ) 394
Abrégé de l'histoire des Empereurs , etc. ( Extrait . ) 396
Epitre sur quelques genres dont Boileau n'a point fait mention
dans son Art poétique ; par P. Chaussard. ( Extrait. ) 397
L'Amour maternel ; par Mme L***. ( Extrait. ) 404
Conseils d'un sage Littérateur à un jeune Auteur ; par M. de
Sen**.
408
Lettres sur le Gouvernement , les Moeurs et les Usages du Portugal;
par Arthur William Costican . (Extrait. ) 446 Platon devant Critias ; par J. P. Bres. (Extrait.)
Odes précédées de réflexions sur la Poésie lyrique ; par M. de
453
Cormenin . ( Extrait) 460
1 TABLE DES MATIERES.
624
Aristomène ; traduit de l'allemand par Mme de Montolieu.
(Extr. ) 492
Odes nationales ; par J.-B. Barjaud. (Extrait.) 497
Le bal du bois de Brevannes ; poëme , par Hugues Nelson Cottreau
. ( Extrait. ) 507
Yarico ; traduction de l'anglais ; par Mme E. L.
512
Cours complet d'études pour la Figure , etc.; par M. Reverdin.
(Extrait.) 540
Appendice aux Hommages poétiques. (Extr. ) 541
Les Projets de Bonheur. Nouvelle ; par M. Adrien de Sarrazin. 552
Annales des Voyages ; par M. Malte-Brun. (Extrait. )
585
Choix des Lettres de Mirabeau à Sophie . ( Extr. ) 595
Littérature ancienne .
601
VARIÉTÉS .
Chronique de Paris. ,
83 220 , 468 , 608
Spectacles. 87, 132 , 225 , 421 , 472 , 517,566,614
Sur la Comète . 178
Nouvelles littéraires . 418
Beaux-Arts . 516
Lettres aux Rédacteurs . 175
Institut de France.
Histoire , Biographie.
Sociétés savantes .
277, 318, 613
612
176 , 227 , 278 , 419.
1
POLITIQUE.
Evénemens historiques . 37 , 89 , 134, 181 , 232, 280, 326, 377, 424,
Paris.
474,519 , 570 , 616 .
141, 335
ANNONCES .
Livres nouveaux. 95 , 142 , 190 , 239 , 286 , 335 , 384,428 , 520 ,
576 , 620.
Fin de la Table du tome quarante-neuvième .
DE
FRANCE ,
JOURNAL LITTÉRAIRE ET POLITIQUE
DEPT
DE
LA
S
TOME QUARANTE-NEUVIÈME
cen
VIRES
ACQUIPAT
EUNDO
.
A PARIS ,
CHEZ ARTHUS-BERTRAND , Libraire , rue Haute
feuille , Nº 23 , acquéreur du fonds de M. Buisson
et de celui de Mme Ve Desaint .
:
1811 .
THE NEW YORK
PUBLIC LIBRARY
335403
ASTOR, LENOX AND
TILDEN FOUNDATIONS
1905
DE L'IMPRIMERIE DE D. COLAS , rue du Vieux-
Colombier , N° 26 , faubourg Saint-Germain .
MERCURE
DE FRANCE.
N° DXXXIII . Samedi 5 Octobre 1811 . -
POÉSIE .
FRAGMENS DE CHARLEMAGNE ,
Poëme héroïque en dix chants ; par M. MILLEVOYE (*) .
(Lafée Morgane veut inspirer à la jeune Ophélie , fille du roi Didier,
de l'amour pour Charlemagne ; elle a recours à tous les prestiges
de son art. )
L'enchanteresse , en sa grotte profonde ,
Des blancs lutins , des sylphes mensongers ,
A rassemblé la troupe vagabonde ,
Aux feux errans des phosphores légers ,
Etditces mots : « Aimables infidèles ,
(*) Ilvient de paraître plusieurs fragmens d'un autre Charlemagne .
Quelle que soit l'époque des deux publications , le poême de M. Millevoye
, annoncé depuis fort long-tems , conservera son droit de
priorité.
A 2
4
MERCURE DE FRANCE ,
Sylphes brillans , ministres de ma cour !
Illusions , jeunes soeurs de l'Amour !
Prenez vos luths et parfumez vos ailes.
Si tant de fois votre magique essaim
Glissant dans l'ombre à l'heure du mystère ,.
,
Fit soupirer la vierge solitaire
Et souleva l'albâtre de son sein ;
Si tant de fois , à travers un nuage ,
Du jeune amant qu'elle ne connait pas
Ason regard vous offrites l'image ;
Vers l'Italie accourez sur mes pas.
Cette Italie est sur -tout notre empire :
Ce ciel d'amour , si brûlant et si doux ,
Cette langueur qu'avec l'air on respire ,
Ces chants heureux que la beauté soupire ,
Tout nous protége et tout combat pour nous. »
Elle se tut. Dans la troupe volage
Un bruit flatteur doucement circula
Comme le bruit du mobile feuillage
Ou de l'abeille aux montagnes d'Hybla.
En ses jardins , odorant labyrinthe ,
La fée alors descend : dans leur enceinte ,
Croît à l'écart un arbuste enchanté ,
Et que Morgane elle-même a planté :
Un charme pur de sa tige s'exhale ,
Etmollement la brise orientale
,
Sous l'épaisseur de ses rameaux fleuris
Balance un prisme au changeant coloris .
L'urne à la main , douze jeunes sylphides ,
Aux réseaux d'or , aux flottantes chlamydes
D'un frais nectar l'abreuvent tout le jour.
L'arbre charmant se nomme arbre d'amour.
Tout est soumis à son magique empire .
L'hôte des airs , sur sa branche arrêté ,
Charmé soudain , frémit de volupté ;
Plus tendrement la palombe y soupire .
L'indifférent , qui sous l'ombrage heureux
S'est endormi se réveille amoureux.
Même on a vu les nymphes palpitantes
Abandonnant leurs urnes éclatantes ,
Faibles , céder aux langueurs du désir,
,
1
OCTOBRE 1817 . 5
Et l'oeil fermé , la bouche demi-close ,
Enmurmurant les accents du plaisir ,
Tomber d'amour sur les tapis de rose.
Morgane approche en invoquant la nuit ;
Puis , proférant des mots plein de mystère,
Elledétacheune branche légère ,
Etdisparaît comme le trait qui fuit.
Al'escorter sa cour est préparée .
Quatre lutins , à l'aile diaprée ,
Sont les coursiers du char qui te conduit,
Belle Morgane ! autour de toi s'élance
Le groupe ailé de ces fils du silence .
Lemétéore allumant tous ses feux
Est le flambeau qui marche devant eux;
Etdans sesmains la branche balancée ,
Sceptre léger , ressemble au caducée
Qui mène au Styx les mânes fabuleux.
Mais le char vole , et Morgane ravio
Dans la vapeur a reconnu Pavie :
Le char docile y descend à sa voix .
Devant ses pas déjà s'ouvre l'asile
Où d'un sommeil innocent et tranquille
Dormait encor l'héritière des rois .
En la voyantet si jeune sibelle ,
Elle frémit : Souffle de volupté !
Parfums d'amour ! enivrez - la , dit-elle,
Etdu rameau doucement agité
Avec lenteur elle effleura la couche
Où reposait la pudique beauté ,
Et respira quelque tems sur sa bouche.
Durant ce tems , les sylphes vaporeux
Vont caressant de leur souffle amoureux
La vierge pure , et font jouer dans l'ombre,
De leurs miroirs les facettes sans nombre .
Le roi des preux , sous mille aspects mouvans ,
Paraît , s'enfuit , et reparait encore ,
Tantôt porté du couchant à l'aurore
Sur un coursier plus léger que les vents ;
Tantôt debout sur le char de la guerre
Distribuant les trônes de la terre,
1
6 MERCURE DE FRANCE,
Dictant la paix à vingt peuples soumis ;
Tantôt aux pieds de la beauté qu'il aime ,
Avec son sceptre , avec son diadême
Posant un fer qui manque d'ennemis .
Prodige heureux ! cette beauté , c'est elle ...
Et tout- à-coup dans le vague des cieux
Elle entendit ce chant délicieux
Que le zéphyr apportait sur son aile :
« L'ombre s'enfuit , la courrière du jour
Va colorer l'asile où tu reposes .
Aimable soeur du printems et des roses !
Eyeille-toi du doux réveil d'amour.
> Aime et jouis : le plaisir n'a qu'un jour ;
Moins fugitive est la fleur printanière .
Dans les bosquets de rose et de lumière ,
Viens te mêler à nos danses d'amour.
> Viens d'Obéron charmer le beau séjour.
Titania sur son trône t'appelle :
Un char trainé par la blanche gazelle
Te conduira vers son ile d'amour. >
La voix s'exhale et meurt .... mais Ophélio
Jusqu'au matin crut dans l'éloignement
L'entendre encor se mêler faiblement
Aux sons légers des harpes d'Folie.
(Chant 2me. )
Les premiers feux de l'aurore nouvelle
Ont d'Ophélie éclairé le séjour.
Elle s'éveille , et regarde autour d'elle ,
Et son regard semble étonné du jour.
Songes légers , peuple de Sylphirie ,
Déjà , bornant votre rapide essor ,
Vous reposiez au palais de féerie ,
Que du réveil elle doutait encor.
Elle se lève et marche à l'aventure :
En noirs anneaux flotte sa chevelure .
L'air est frappé de ses gémissemens ;
Puis , retenant ses plaintes étouffées ,
Elle s'arrête , et croit quelques momens
OCTOBRE 1811 .
T
Ouïr les sons de la lyre des fées .
Le regard fixe et le sein palpitant ,
Elle poursuit l'image qu'elle adore ;
Ellė la voit , et lui parle et l'entend.
L'erreur s'enfuit , elle la cherche encore ;
Etdans son coeur s'accroit à chaque instant
L'affreux progrès du mal qui la dévore.
Telle , sous l'oeil du Tropique enflammé ,
Du bords des mers , la rêveuse Africaine
Croit découvrir la pirogue lointaine
Qui lui rendra l'aspect du bien-aimé .
Les flots en vain mouillent ses pieds d'ébène;
Lajeune amante , ainsi que le rocher ,
Reste immobile , et de l'image vaine
Ses longs regards n'ont pu se détacher :
La vague enfin la soulève et l'entraîne .
Durant ce tems , Charlemagne et sa cour
Se préparaient aux nouvelles conquêtes ,
Et, d'Isambart saluant le retour ,
A leurs combats préludaient par des fêtes.
De tous côtés , des dards , des boucliers
Jaillit l'éclair : les nombreux chevaliers ,
Rêvant déjà les hautes aventures ,
L'oeil enflammé , polissent leurs armures.
La lance au poing , l'un exerce en champ clos
Son destrier fatigué du repos ;
L'autre aux caveaux des vieilles basiliques ,
De ses aïeux vient toucher les reliques ,
Ou visiter la tombe des héros.
Vierges d'amour , beautés mélancoliques ,
Vous achevez , en les baignant de pleurs ,
Les tendres noeuds de rubans et de fleurs ,
De noeuds plus doux images symboliques !
Plus d'une aussi pour l'ami de son coeur
Porte une offrande à la sainte chapelle ,
Priant tout haut qu'il revienne vainqueur ,
Priant tout bas qu'il revienne fidelle .
Mais cependant les larges boucliers ,
Les cimiers d'or , les hauberts magnifiques ,
Les bracelets et les brillans colliers
S MERCURE DE FRANCE;
Sont suspendus aux lances pacifiques .
Superbe , et jeune en sa maturité ,
Sur le pavois Charles va prendre place :
On admirait sa libre majesté ,
De sa stature et la force et la grace ,
Etde son front la douce gravité ;
Sur cette foule à sa voix réunie
Il dominait : tel aux bois d'Hercynie
L'arbre sacré , de ses puissans rameaux ,
Ombrage au loin les robustes ormeaux.
L'aigle lui seul repose sur sa tête ;
Plus d'un trophée orne ses bras noueux ;
Et des forêts ce roi majestueux ,
Qui mille fois affronta la tempête ,
Protège encor les fêtes et les jeux .
Non loin siégeaient ce chancelier fidèle ,
Cet Archambaut , dont l'oeil rapide et sûr
Perce des lois le labyrinthe obscur ;
Cet Adélard , des sages le modèle ;
Cét Albion dont les sanglans exploits
Furent lavés dans les eaux du baptême ;
Ce jeune Ecbert , qui , déchu de ses droits ,
De loin s'essaie au poids du diadême ,
Et , s'instruisant sous un maître qu'il aime ,
Baise à genoux la main qui fait les rois .
Près du monarque assise sous la tente ,
Sa noble soeur doit aux vaillans rivaux
Distribuer le prix de leurs travaux ,
Et les parer d'une marque éclatante .
Aux sons du cor qui retentit soudain ,
La jeune Ulda se lève : elle détache
L'armet d'azur et le mouvant panache ,
Et , les offrant à chaque paladin ,
Double le prix que décerne sa main .
Pour recevoir l'auguste récompense
Lorsque Angilbert se présente à son tour ,
En rougissant elle offre à son amour
Ledon chéri qu'attendait sa vaillance .
Pour le départ le signal est donné .
Tblouissant de pourpre et de dorure ,
OCTOBRE 1811 . 9
Un destrier , à la noble encolure ,
Au grand monarque est alors amené.
C'est Fulgurin. Son pied qui bat la poudre
Est un éclair , son souffle un tourbillon :
Son flanc jaunais n'a senti l'aiguillon ;
Fier de son maitre , il vole , et de la foudre
Ala vitesse et le choc et le nom .
Dans la carrière Angilbert caracole.
Son palefroi , l'impétueux Eole ,
Les crins gonflés et les naseaux mouvans ,
Est comparable aux coursiers dont la race
Naquit , dit-on , des cavales de Thrace
Que fécondaient les caresses des vents .
ÉNIGME.
(Chant 3me.)
DANS la France je suis à tel point nécessaire ,
Que si je n'interviens, la plus petite affaire
Ne se peut terminer. A la religion ,
Je préside toujours , ainsi qu'à la raison.
Je suis au sein du sacerdoce ,
Au sein de la vertu , comme au sein de la force ;
Au coeur de tout guerrier , au coeur de tout héros ;
J'annonce son réveil , j'annonce son repos ;
Je contribue à sa victoire ,
J'achève le laurier qui couronne sa gloire.
S .........
LOGOGRIPHE .
MONnom n'est pas d'accord avec la vérité ,
Ainsi du moins l'ont attesté ,
Newton , Descartes , Galilée ,
Copernic et Tycho-Brahée.
J'ai huit pieds qui t'offrent , lecteur ,
L'espace prescrite au jouteur
Qui veut emporter à la lutte
Le prix qu'un autre lui dispute;
Le nom du soleil en latin ,
10 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1811 .
1
Ce qui reste au tonneau quand on a bu le vin;
Un terme de géographie ;
Ce que fait entrevoir Chloë de plus malin ,
Une ridicule manie ;
Les poils protecteurs des deux yeux ;
Ce qu'on voudrait gagner au jeu de loterie ;
Deux notes de musique; un terme injurieux ,
Et le singulier du mot cieux :
Certain papier plein d'écriture
Contenant la nomenclature
De sénateurs , de préfets , de conscrits ,
De mille autres objets ou communs ou de prix .
CHARADE .
$ ........
D'ÊTRE riche et vivre en bon lieu
Naturellement c'est le voeu
De tous ceux qui voudraient mener joyeuse vie .
Deux mots seuls , pour cela , doivent se rapprocher ;
Et pour y parvenir , sans qu'on vous contrarie ,
Ayez ce que je suis , et la chose est finie .
Vous avez sous vos yeux mon premier , mon dernier.
Un ministre fameux , une cité jolie
Dans un seul mot vous offrent mon entier.
JOUYNEAU-DESLOGES ( Poitiers ) .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Fallot .
Celui du Logogriphe est Dictionnaire , où l'on trouve : date , notaire
, Caron , corne , rond , antre , acte , docte , doctrine , taire ,
corde , ocre , Tarn , tonne, nid , or , dot , dort , arc , cône , cane , oie ,
air, rit , ire , canon , cire , ronde , Cid , don , Troie , âtre , rade,
Etna , Tien , âne , ânon , non , none , acre , note , cor , art, ode,
rat , Caire , Ida , etc.
Celui de la Charade est Barberousse.
SCIENCES ET ARTS.
L'ART DE FAIRE LE PAIN , ET OBSERVATIONS THÉORIQUES
ET PRATIQUES SUR L'ANALYSE ET LA SYNTHÈSE DU FROMENT,
ET SUR LA MANIÈRE LA PLUS AVANTAGEUSE DE PRÉPARER
UN PAIN LÉGER ; précédées de quelques recherches sur
l'origine des maladies du blé , par EDLIN , traduit
de l'anglais par M. PESCHIER , docteur-médecin de
plusieurs Sociétés savantes . -In-8° . -Prix , 2 fr.
5o c. , et 3 fr. franc de port. -A Paris , chez J. J.
Paschoud , libraire , rue des Petits-Augustins , nº 5 ;
et à Genève , même maison de commerce.
AVANT que le besoin , l'expérience et la réflexion nous
eussent appris à transformer en pâte succulente cette
graine précieuse dont Triptolème et Cérès nous ont enseigné
les vertus , quelle était la nourriture de l'homme ?
Si j'en crois d'ingénieuses fictions , dans les premiers
siècles du monde , le lait et le miel coulaient en ruisseaux
sur la terre , et la nature, toujours féconde et généreuse,
nous offrait sans travail et sans effort le tribut de ses
richesses . Si j'en crois des observations plus fidèles et
plus sûres , l'homme réduit à errer au sein des forêts et
des déserts , borné dans ses moyens , borné dans son
industrie , disputait aux animaux une nourriture grossière
et misérable . C'était à la naissance de l'agriculture,
à la découverte d'une plante en apparence vile et méprisable
, qu'était attaché le bienfait de la vie sociale et
toute la perfection de nos facultés ; mais par quelle réunion
de circonstances , par quels signes particuliers
l'homme parvint-il à reconnaître dans la foule des végétaux
cette plante libérale et bienfaisante ? Les recherches les
plus exactes nous apprennent que nulle part on ne trouve
le blé dans l'état naturel ; c'est un présent que les générations
se transmettent et que l'agriculture seule nous
12 MERCURE DE FRANCE ,
,
conserve. Les anciens regardaient le blé comme originaire
de la Sicile ; c'est dans la Sicile que la mythologie
place le berceau de Cérès et ses premiers autels .
L'historien Diodore assure que de son tems les plantes
eéréales croissaient spontanément dans les champs de sa
patrie ; Strabon fait le même honneur au pays des
Musicains , province du nord de l'Inde : mais leur autorité
paraît démentie par les faits . L'auteur de l'Art de
faire le pain observe que ces écrivains n'étaient pas
assez habiles botanistes pour qu'on puisse ajouter foi à
leur témoignage. Les plus savans naturalistes ont vainement
scruté toutes les parties de l'Inde et de la Sicile
ils n'ont trouvé nulle part la graine précieuse indiquée
par Cérès . Faudra- t- il s'en rapporter davantage aux récits
des modernes ? Heintzelman et Michaux de Satory
prétendent , à la vérité , avoir rencontré le blé dans
l'état sauvage , l'un en Perse , l'autre en Egypte ; mais
qui sait si ces graminées n'étaient pas provenues de
leurs analogues cultivés ? Anson a découvert l'avoine
dans l'île de Juan Fernandez ; n'est-il pas évident qu'elle
provenait de graines répandues par les Européens ? car
assurément on ne croira pas que l'Amérique ait été découverte
dans l'origine du monde ; que la connaissance
de cette vaste contrée ait été perdue et que nous ayions
conservé , malgré toutes les vicissitudes des tems , le
présent que nous avait fait l'île de Juan Fernandez .
Ainsi l'origine du blé reste encore inconnue. L'auteur de
Y.Art de faire le pain pense même qu'elle remonte audelà
de la grande catastrophe du déluge , et que c'est
du reste des nations échappées à ce mémorable désastre
que nous tenons l'usage des plantes céréales .
Il est constant que dans les tems les plus reculés on
voit les hommes occupés à cultiver les grains comme la
ressource alimentaire la plus féconde et la plus saine ;
mais combien l'art était grossier dans son origine ! On
se contenta d'abord de faire cuire le blé dans de l'eau ,
et d'en former un mélange lourd , visqueux , et difficile
à digérer. On le broya ensuite dans les mortiers ou sur
des pierres ; on sépara grossièrement le son de la farine,
OCTOBRE 1811 . 13
et l'on obtint des gâteaux sans levain , mais toujours insipides
et pesans . Enfin on inventa les moulins , on se
procura une farine plus pure , et l'on apprit que la pâte
fermentée donnait un aliment succulent , léger, agréable
au goût : de là est venu ce pain qu'on sert aujourd'hui
sur nos tables , et qui nourrit une grande partie de l'Europe
et des contrées fréquentées par lesEuropéens . Mais
ce n'est pas assez de laisser fermenter la farine et de
mèler le levain avec une pâte vierge pour en obtenir du
pain: iln'est pas d'industrie qui ne soit susceptible d'être
perfectionnée , et l'art de faire le pain exige aussi dên
nombreuses connaissances , des observations multipliées
et sur-tout une longue expérience.
Ce sont ces connaissances , cette expérience , ces
observations que M. Edlin entreprend de nous communiquer.
Il commence par décrire les six espèces de blé
reconnues par les botanistes , le cultivé , le rameux
Pépeautre , le polonais et le monocoque ou locular ; il
indique leurs variétés et traite de leurs maladies . La connaissance
de ces maladies est de la plus haute importance.
Le pain fait avec des graines infectées de carie ou
de charbon , fermente et se cuit mal. Il est visqueux ,
pesant , excite des nausées et produit souvent des maladies
chroniques du bas ventre et de la peau.
Le seigle ergoté occasionne des maux bien plus redoutables
. L'histoire n'a pas dédaigné de consigner dans ses
fastes les ravages qu'il a causés à diverses époques . En
1596 , les peuples de la Hesse furent frappés d'épilepsie
et de démence pour en avoir fait usage. Ils mouraient
stupides ; leurs cadavres se corrompaient avec une
extrême rapidité , et par une circonstance jusqu'alors
inconnue , ce cruel fléau se propagea par la contagion
et frappa également les hommes et les animaux. On le
vit se reproduire dans le Voigtland en 1648 , 1649 ,
1675. En 1702 , il parcourut tout le territoire de Freyberg.
En 1716, il affligea la Saxe et la Lusace. En 1736,
la Bohème et la Silésie en furent désolées . Ses principaux
symptômes étaient un fourmillement incommode
aux pieds , une cardialgie grave , la contraction spasz
14 MERCURE DE FRANCE ,
modique des nerfs , la pesanteur de la tête , l'obscurcis
sement de la vue , les vertiges et l'aliénation mentale.
Les enfans et les femmes en étaient plus vivement incommodés
que les hommes .
En 1632 , l'usage du blé ergoté produisit en France de
cruelles épidémies . Les provinces méridionales en furent
sur-tout affectées. Les malades éprouvaient un engourdissement
considérable dans les jambes; leurs membres
se chargeaient de tumeurs livides et gangreneuses , et la
partie affectée ne tardait point à tomber. Les animaux
domestiques mouraient dans d'affreuses convulsions . Un
cochon nourri de ce seigle ergoté avec deux fois autant
d'orge périt chargé d'ulcères aux jambes . Son foie , ses
instestins se trouvèrent en partie gangrenés . L'auteur de
Art de faire le Pain indique les moyens de prévenir
cette cruelle maladie , décrit toutes celles qui affectent le
blé , et nous enseigne les moyens propres à le conserver.
Rien n'est plus célèbre que les greniers publics de Dantzick.
Ils sont élevés de sept, huit ou neuf étages avec un
entonnoir au milieu de chaque salle , pour faire passer le
blé de l'une à l'autre . Ils sont construits avec tant de soin
que l'humidité ne les attaque jamais , quoiqu'entourés
d'eau de tous côtés . En Russie , on garde le blé dans des
greniers souterrains , de la forme d'un cône , larges en
bas , étroits dans la partie supérieure ; les parties latérales
sont mastiquées avec un soin extrême , le sommet
du cône est fermé par des pierres . Dans quelques endroits ,
on passe le grain au four avant de l'entasser dans les
greniers : mais si le grain est nouveau , cette précaution
l'expose à un danger dont la cause est encore un mystère
pour les physiciens . On a remarqué que la foudre
altère , dénature matériellement les grains préparés de
cette manière , qu'ils deviennent pâteux et gluans et occasionnent
des maladies graves . Le remède est de les
remuer trois ou quatre fois par jour pendant deux mois ;
encore ne parvient-on pas toujours à le rendre propre à
l'usage domestique .
On dirait que la nature ait armé tous les fléaux contre
l'industrie de l'homme . Les insectes lui font une guerre
OCTOBRE 1811 . 15
1
t
1
【
1
perpétuelle , les quadrupèdes et les volatiles lui disputent
sa nourriture , le ciel lui-même semble prendre part à
cette coalition universelle ; et quand la meule a réduit en
farine ces grains cultivés avec tant de soins , obtenus
ou prix de tant de sueurs , une simple étincelle suffit
pour nous ravir en un instant les trésors les plus précieux ..
On a vu en 1785 , à Turin , un magasin de farine sauter
avec une horrible explosion . L'auteur expose , à ce sujet,
quelques principes qui méritent d'être connus de tous les
boulangers . Lorsqu'on entasse une grande quantité de
farinedans un espace étroit , la combinaison de la chaleur
et de l'humidité donne lieu à un dégagement considérable
de gaz hydrogène , et si dans le moment où l'on
agite de la farine , une main imprudente approche une
lumière du magasin , il peut s'enflammer avec une violente
détonation. C'est par une imprévoyance de ce
genre qu'on a vu , il y a quelques années , une frégate
russe sauter en l'air dans le port de Cronstadt.
Quoique ces connaissances ne se rapportent qu'indirectement
à l'art de faire le pain , elles n'en sont pas
moins curieuses et importantes ; c'est en étendant le
cercle de ces idées que l'on parvient à accroître le raisonnement
et l'intelligence . Cent mille boulangers pétrissent
tous les jours leur farine , sans avoir jamais songé
aux élémens qui la composent; faut-il pour cela que la
chimie renonce à en faire l'analyse ? Faut-il repousser
la science comme inutile et rejeter son intervention ?
Nest-ce pas la science qui perfectionne nos inventions ,
rectifie nos erreurs , régularise nos procédés ? M. Edlin a
décomposé la farine , il en a recherché les parties constituantes
, et il a reconnu que les élémens dont se compose
le pain , sont le gluten , l'amidon , le sucre et le
gaz acide carbonique. C'est le gluten qui donne au froment
la propriété de former une pâte adhésive avec l'eau .
Cette faculté n'existe point dans l'orge. La pâte qui èn
résulte est très-solide , mais peu ductile ; elle se rompt
avec une extrême facilité , et fermente difficilement .
M. Edlin s'est assuré aussi que le gluten a toutes les
qualités d'une matière animale , et lui ressemble dans
1
56 MERCURE DE FRANCE ;
tous ses produits . Cette découverte importante est due
aux recherches des savans du dernier siècle . On était
convaincu autrefois que la farine de toutes les graines
céréales était également chargée de gluten. Ce fut
M. Beccasi qui reconnut en 1728 que le froment était
doué d'une constitution particulière; et que pour obtenir
des autres céréales un pain d'une bonne qualité , il
suffisait d'y ajouter le gluten du froment. En général , il
est impossible d'obtenir un pain bon et léger , toutes les
fois que la substance farineuse qu'on emploie manque
d'une des parties constituantes du froment. Enlevez ,
par exemple , l'amidon des pommes-de-terre ; vous leur
ajouterez inutilement le gluten , la levure , l'eau , elles
ne vous donneront jamais de pain , parce qu'elles seront
dépouillées de l'acide saccharin renfermé dans l'amidon ,
et sans lequel il n'est point de fermentation. C'est surtout
cet acide que M. Edlin a considéré le plus attentivement
, et après plusieurs expériences décisives , il
areconnu que quelque petite que soit la quantité de
sucre contenu dans la farine , sa présence est absolument
nécessaire pour obtenir un pain de bonne qualité,
et que sans elle il est impossible de produire aucune
fermentation . Ces recherches peuvent être du plus
grand intérêt ; car les élémens qui composent la farine
de froment , une fois bien connus , on peut par des procédés
chimiques communiquer à d'autres substances farineuses
les parties qui leur manquent et les améliorer .
C'est ainsi que M. Edlin est parvenu à faire un pain artificiel
qui ne le cédait en rien au meilleur pain des boulangers
. Il pétrit ensemble 12 décagrammes ou 4 onces
d'amidon , 16 grammes ou 1 demi-once de colle de poisson
, deux gros de sucre , une cuillerée à café dé levure
et un peu d'eau , il plaça le tout près du feu; et dans
l'espace d'une demi-heure , le mélange leva , et quand il
fut cuit au four , il produisit une substance alimentaire
poreuse , légère , et à laquelle il ne manqua qu'un peu
de sel pour être très-agréable au goût .
Après avoir ainsi déterminé les parties élémentaires
qui entrent dans la constitution du froment , M. Edlin
OCTOBRE 1811 .
17
passe à l'analyse de la levure , et rapporte plusieurs expériences
qui l'ont convaincu que c'est à la présence du
gaz acide carbonique qu'est dû le phénomène de la fermentation.
Tout ce qu'il dit sur ce sujet et sur les
principes de la fermentation panaire est également curieux
et instructif. On lit aussi avec plaisir les chapitres
qu'il a consacrés à la description des différens pains en
usage chez les peuples anciens et modernes . Son livre
est terminé par un article sur la construction d'une bou- DEPT
DE
LA
langerie , et le four perpétuel de M. comte de Rumfort
Son ouvrage est, en général , utile et intéressant , mais
il est à craindre qu'il ne reste entre les mains des savans
La plupart de nos boulangers n'ont pas assez d'instruc
tionpour apprécier le mérite d'un pareil travail , et quand cen
il s'agit d'attaquer l'ignorance et la routine , l'issue du
combat est toujours incertaine et douteuse. Il faut plus
de tems et d'efforts pour vaincre un préjugé que pour
conquérir une province ou soumettre un empire.
SALGUES.
5.
B
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
TOBIE , Ou les Captifs de Ninive. Poëme qui a obtenu
la mention honorable au concours de l'Athénée de
Niort , le 14 juin 1810 ; suivi d'un choix de poésies ,
par P. J. CHARIN (de Lyon) , membre correspondant
de la Société des Sciences et Arts du département des
Deux- Sèvres . - A Paris , chez Hocquet et Compe ,
imprimeurs , rue du faubourg Montmartre , nº 4 .
Ce sujet a été plus heureusement traité par Florian ,
qui laissant , comme étrangers à son récit , les crimes et
les malheurs de Ninive , commence par l'évènement
fàcheux qui aveugla le vieux Tobie ; et , toujours d'accord
avec l'Ecriture , finit sa narration à l'instant où
l'ange Raphaël remonte aux cieux , après s'être fait connaître
à la famille israélite. Ce plan est plus simple que
celui de M. Charin , qui raconte tout ce qui attira sur
Ninive la colère céleste. Ces événemens peuvent être
intéressans ; mais en les lisant on peut dire aussi avec
Horace : Non erat his locus .
Cet avantage d'une marche plus naturelle n'est pas le
seul que l'ouvrage de Florian ait sur celui de M. Charin ;
le premier , sans être poëte d'une grande élévation , versifie
avec beaucoup d'élégance , de grâce et de pureté.
Le second ne nous paraît pas mériter les mêmes éloges ,
et nous regrettons d'avoir très-peu de bien à dire de la
production de M. Charin. Voici le début de Tobie :
« O Dieu ! viens m'inspirer , viens aider ma mémoire !
> D'un sage d'Israël je vais tracer l'histoire .
> Rappelle-moi ces tems où les tribus en pleurs
> D'un esclavage affreux sentirent les rigueurs .
› Cruels Assyriens , en brûlant ses domaines ,
> Au peuple du Seigneur vous donnâtes des chaînes , etc. >
Ge frontispice n'est pas fait pour donner une grande
MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1811 . 19
idée du temple , ni pour inspirer la curiosité d'y entrer .
On voit ici une prose commune que la rime n'enhoblit
pas. Qui peut supporter : En brûlant ses domaines ?
Précédemment on lit : Tracer l'histoire ; mais le poëte
n'est pas un historien , et la poésie ne trace point , elle
peint. Viens aider ma mémoire ! Quel commencement
d'invocation ! Ce n'est pas ainsi qu'un grand poëte
(le Tasse ) évoque sa pensée.
Mentede glianni , e del l'obblio nemica , etc.
Si l'auteur veut peindre les vertus de Tobie , il dit :
> Toujours bon, toujours juste , il soulage en secret
› L'indigent qui toujours le devine au bienfait. »
Nous nous abstiendrons de qualifier ce dernier vers .
Est-ce là écrire en poëte ?
Le portrait du fils de Salmanazar ne vaut pas mieux
que celui de Tobie ; le voici :
•Salmanazar mourant revêt de son pouvoir
> Un fils qui pour régner foule aux pieds tout devoir. »
Nous pourrions multiplier à l'infini ces citations , et extraire
de Tobie appelé poëme je ne sais pourquoi , car il
n'ya aucune espèce d'action , en extraire , dis-je , quelques
centaines de lignes de prose rimée. On y trouve
aussi des fautes de goût , et plusieurs incorrections de
langage. Par exemple , on lit dans l'invocation : au peuple.
du Seigneur ; on dit le peuple de Dieu , mais non pas le
peupledu Seigneur. Suit le monarque exécré; ce participe
est antiharmonique , inusité même en prose. M. Charin
ditl'hébreu fuit , ailleurs le sage hébreu , et plusieurs fois
le jeune hébreu. Mais ce mot hébreu est collectif, fait
pourdésigner la nation , et non pas un individu ; Boileau
afortbiendit :
› L'hébreu sauvé du joug de ses injustes maîtres.
Le vieux Tobie , soupçonnant la jeunesse du guide céleste
de son fils , lui dit avant le départ :
Je te crois , mon enfant ; mais sans expérience
> On voit souvent , hélas ! succomber l'innocence.
B
20 MERCURE DE FRANCE ,
> Pardonne mes soupçons ,je puis bien en avoir.
► Mon fils de ma vieillesse est le plus doux espoir.
> Et toi qui dès ce jour , vas lui servir de guide ,
► Ne l'égare jamais par un conseil perſide .
> Le craindre est t'offenser : ah ! je suis dans l'erreur ,
> Un sentiment secret me parle en ta faveur ... »
Ces soupçons si mal exprimés ne sont point dans laBible .
Voilà , à ce qu'il nous semble , assez de citations pour
que notre examen de Tobie ne soit pas accusé d'injustice
; nous n'avons pas voulu y répandre unfiel précieux,
ni unfiel salutaire, comme l'auteur appelle le fiel du poisson
qui doit rendre la vue au vieux Tobie.
Le discours de l'ange Raphaël se faisant connaître à la
famille israélite , est ce que dans cet opuscule nous avons
trouvé de mieux écrit , mais il ne fallait pas le terminer
par ce vers incroyable où l'on souhaite le bon soir à la
compagnie :
> J'ai rempli mon devoir , je te fais mes adieux .
Tobie est suivi d'une églogue intitulée : le Tombeau .
L'invention n'en est ni heureuse ni neuve , et dans la versification
, comme dans la pensée , il n'y a rien de touchant
et de naturel .
Une idylle succède ; elle est intitulée : la Journée
Champêtre, sujet heureux , s'il était bien traité ; l'auteur
ypeint ses amusemens , et d'abord la pèche :
« Dès l'aube matinale , en quittant ma chaumière ,
> Je chemine gaîment jusques à la rivière .
• Arrivé ,je m'assieds sur un frêle bateau
> Qui , sans être guidé , suit le courant de l'eau .
> Je tente , par l'appât , le poisson trop avide ;
➤ Je le sens s'accrocher à l'hameçon perfide ;
> Il se débat , s'agite , et le roseau pliant
► Fait tomber en mes mains un brochet ſrétillant ,
> Que j'enferme avec soin dans un filethumide .
Les détails sont le charme de la poésie , le triomphe des
poëtes , et l'écueil de ceux qui ne le sont pas.
Nous passons légèrement sur une autre idylle , surdes
OCTOBRE 1811. 21
fables sans invention , mal contées , et dont les moralités
sont des lieux communs .
L'auteur offre encore au public des chansons . Ce sont
des vers de société , et dans toute la force du terme de
petits vers .
Il y a pourtant du bien à dire , et nous en saisissons
avec joie l'occasion , il y a du bien à dire du Cimetière
de Village, imitation de l'élégie très-connue de Gray ,
dont les écrits sont en Angleterre réputés de haute poésie .
M. Charin s'est approché du poëte anglais en l'imitant ,
et plusieurs strophes de cette élégie sont d'une véritable
beauté. D.
LE SERIN DE JEAN-JACQUES-ROUSSEAU,
ANECDOTE INÉDITE.
Mapatrie est celle de Jean-Jacques-Rousseau. Je fus
long-tems enthousiaste de son génie et de ses ouvrages .
J'étais très -jeune lorsque je perdis une mère chérie qui
me servait de guide ;je restai seule avec mon père qui, trop
occupé de ses affaires , ne pouvait diriger ni surveiller mes
lectures. Les oeuvres de Jean- Jacques faisaient le fond
d'une petite bibliothèque à ma disposition. Dès que j'ens
commencé à les lire, toute autre lecture me devint insipide;
etje crois que j'y ai plas gagné que perdu. J'ai lu , il est
vrai , bienjeune encore ,un roman qu'il dit lui-même être
dangereux , mais du moins je n'en ai pas lu d'autres : et
dans celui-là j'ai trouvé bien plus d'encouragement à la
vertu qu'au vice. Si j'ai bien compris la phrase tant citée
de sa préface , c'est en général la lecture des romans qu'il
interdit aux jeunes filles, plutôt que celle de son Héloïse
enparticulier. Quoi qu'il en soit , je puis affirmer que la lecture
répétée de la nouvelle Héloïse et d'Emile , loin d'avoir
eududanger pour moi , m'a toujours faitdésirer plus vivement
de devenir et meilleure , et plus vertueuse. Je lui
dois peut-être aussi d'avoir évité tous les dangers de mon
âge dans une ville où les jeunes gens des deux sexes ont de
fréquentes occasions de se rencontrer. Combien tous les
hommes me paraissaient au-dessous de cet auteur sublime
dont je cherchais en vain le modèle dans les lieux de sa
Naissance ! et lorsque je venais de lire ses écrits , comme
20 MERCURE DE FRANCE ,
> Pardonne mes soupçons ,je puis bien en avoir.
► Mon fils de ma vieillesse est le plus doux espoir.
> Et toi qui dès ce jour , vas lui servir de guide ,
• Ne l'égare jamais par un conseil perfide .
> Le craindre est t'offenser : ah ! je suis dans l'erreur ,
> Un sentiment secret me parle en ta faveur ... »
Ces soupçons si mal exprimés ne sont point dans laBible .
Voilà , à ce qu'il nous semble , assez de citations pour
que notre examen de Tobie ne soit pas accusé d'injustice;
nous n'avons pas voulu y répandre unfiel précieux,
ni unfiel salutaire, comme l'auteur appelle le fiel du poisson
qui doit rendre la vue au vieux Tobie .
Le discours de l'ange Raphaël se faisant connaître à la
famille israélite , est ce que dans cet opuscule nous avons
trouvé de mieux écrit , mais il ne fallait pas le terminer
par ce vers incroyable où l'on souhaite le bon soir à la
compagnie :
> J'ai rempli mon devoir , je te fais mes adieux.
Tobie est suivi d'une églogue intitulée : le Tombeau .
L'invention n'en est ni heureuse ni neuve , et dans la versification
, comme dans la pensée , il n'y a rien de touchant
et de naturel .
Une idylle succède; elle est intitulée : la Journée
Champêtre, sujet heureux , s'il était bien traité ; l'auteur
ypeint ses amusemens , et d'abord la pèche :
« Dès l'aube matinale , en quittant ma chaumière ,
> Je chemine gaîment jusques à la rivière .
• Arrivé ,je m'assieds sur un frêle bateau
> Qui , sans être guidé , suit le courant de l'eau .
> Je tente , par l'appât , le poisson trop avide ;
➤ Je le sens s'accrocher à l'hameçon perfide ;
> Il se débat , s'agite , et le roseau pliant
► Fait tomber en mes mains un brochet frétillant ,
> Que j'enferme avec soin dans un filet humide.
Les détails sont le charme de la poésie , le triomphe des
poëtes , et l'écueil de ceux qui ne le sont pas .
Nous passons légèrement sur une autre idylle , surdes
OCTOBRE 1811 . 21
fables sans invention, mal contées , et dont les moralités
sont des lieux communs .
L'auteur offre encore au public des chansons . Ce sont
des vers de société , et dans toute la force du terme de
petits vers.
Il y a pourtant du bien à dire , et nous en saisissons
avec joie l'occasion , il y a du bien à dire du Cimetière
de Village, imitation de l'élégie très -connue de Gray ,
dont les écrits sont en Angleterre réputés de haute poésie.
M. Charin s'est approché du poëte anglais en l'imitant ,
et plusieurs strophes de cette élégie sont d'une véritable
beauté. D.
LE SERIN DE JEAN-JACQUES-ROUSSEAU.
ANECDOTE INÉDITE .
MA patrie est celle de Jean-Jacques-Rousseau. Je fus
long-tems enthousiaste de son génie et de ses ouvrages .
J'étais très-jeune lorsque je perdis une mère chérie qui
me servait de guide ; je restai seule avec mon père qui , trop
occupé de ses affaires , ne pouvait diriger ni surveiller mes
lectures . Les oeuvres de Jean-Jacques faisaient le fond
d'une petite bibliothèque à ma disposition. Dès que j'eus
commencé à les lire, toute autre lecture me devint insipide ;
et je crois que j'y ai plus gagné que perdu. J'ai lu , il est
vrai , bien jeune encore , un roman qu'il dit lui-même être
dangereux , mais du moins je n'en ai pas lu d'autres : et
dans celui-là j'ai trouvé bien plus d'encouragement à la
vertu qu'an vice. Si j'ai bien compris la phrase tant citée
de sa préface , c'est en général la lecture des romans qu'il
interdit aux jeunes filles , plutôt que celle de son Héloïse
enparticulier. Quoi qu'il en soit , je puis affirmer que la lecture
répétée de la nouvelle Héloïse et d'Emile , loin d'avoir
eu du danger pour moi , m'a toujours fait désirer plus vivement
de devenir et meilleure , et plus vertueuso. Je lui
dois peut-être aussi d'avoir évité tous les dangers de mon
åge dans une ville où les jeunes gens des deux sexes ont de
fréquentes occasions de se rencontrer. Combien tous les
hommes me paraissaient au-dessous de cet auteur sublime
dont je cherchais en vain le modèle dans les lieux de sa
paissance ! et lorsque je venais de lire ses écrits , comme
22 MERCURE DE FRANCE ,
tout ce que j'entendais me paraissait d'une fadeur insupportable
! la magie de son style , ce charme inconnu qu'on
ne peut défnir ni imiter , qui donne à sa prose l'effet d'une
musique délicieuse , m'enchantait au point que je ne pouvais
supposer aucun défaut à l'être qui exprimait ses pensées
avec tant de sensibilité et d'énergie. Je lui trouvais
tous les caractères de l'idéal de la perfection. J'aurais
voulu pouvoir vivre avec lui , être sa soeur , son amie , sa
compagne , le soigner dans ses maux , le consoler de ses
peines , lui consacrer toute mon existence ; j'en étais sans
cesse occupée. Cette passion pour un homme que je ne
connaissais que par ses écrits , était sans doute une folie;
mais si , comme j'en suis persuadée , je lui dois de m'avoir
garantie d'autres passions et d'autres folies , puis-je en voufoir
à celui qui me l'inspirait ? Elle remplissait entièrement
mon jeune coeur ( ou plutôt ma très-jeune tête ) , lorsque
Jean-Jacques mourut à Ermenonville, et très -certainement
il ne fut regretté de personne plus sincèrement que de sa
jeune amie inconnue , dontjamais il ne s'était douté. Cent
fois j'avais voulu lui écrire , lui apprendre mon admiration ,
mon enthousiasme ; mais la timidité de mon âge , unejuste
défiance de moi-même et de mon style , plus que tout encore
la crainte de perdre cette chère illusion qui me faisait
imaginer qu'il m'aurait aimée s'il eût su combien je l'aimais,
m'avaientarrêtée . Iln'était plus tems ; et cela même augmentait
mes regrets. Il me semblait que mon attachement aurait
pu embellir et prolonger son existence. J'aurais voulu
du moins rendre un hommage à sa mémoire; je l'essayai ,
et ne fus contente d'aucun de mes essais , soit que je manquasse
de talens , ou que je sentisse trop pour exprimer à
mongré nes sentimens .
J'avais un oncle très-aimable , assez bon poëte de société ,
qui m'avait paru partager mon enthousiasme pour notre
compatriote . Lorsqu'il me voyait rongir et m'auimer en
parlant de lui , il riait et me disait en me frappant sur l'épaule
: Bonne Pauline , tu es digne d'être l'amie de Jean-
Jacques ! " C'était à mon gré le plus beau des éloges , il me
rendait bien fière de moi-même. Ce fut à lui que je m'adressai
enle conjurant d'employer tout son coeur et tout son esprit
à faire une épitaphe pour mon cher Jean-Jacques . J'y
penserai , medit-il , et dès le lendemain il m'en apporta une
quime mit en fureur , que je déchirai et jetai au feu , mais
quema bonne mémoire retint malgré moi. Je ne la crois
pas connue. Mon oncle avait le double mérite de rimer
OCTOBRE 1811 . 23
avec esprit et facilité et de n'attacher ni prétention , ni importance
à ses productions. Mes vers n'ont point de lendemain,
nous disait-il souvent , en nous récitant ceux qu'il
venait de faire. Cependant plusieurs de ses poésies auraient
mérité de lui survivre; mais c'était si peu son opinion qu'on
n'a trouvé dans ses papiers après sa mort ni brouillon , ni
copie d'aucune de ses compositions. C'est un trait si rare
chez les poëtes que je me plais à le citer , ainsi que l'épitaphe
qui avaitsi fort excité ma colère , et que je trouve à présent
moins mauvaise :
Ci-gitRousseau ! en lui tout fut contraste ;
Il aima les humains , mais ce fut pour les fuir ;
Il perdit sa patrie en voulant la servir.
Modeste avec orgueil , il fut pauvre avec faste ,
Ne sut pas vivre et sut mourir.
Eh quoi , mơn oncle ! dis -je avec indignation , n'aviez-vous
donc que cela à dire?-Rien autre chose, ma nièce . - Ah
Dieu! pas autre chose ! ... et sa sensibilité profonde ! ... et
cette ardente humanité ! ... et ce génie si supérieur ! ... et
cette ame si sublime! ... et sa magique éloquence ! ... et sa
passion pour lavérité ! ... et cette occupation touchante du
bonheur des enfans !... et tout ce qui le distingue , qui le
met si fort au-dessus de tous les écrivains ,... de tous les
mortels ! ... Mononcle , votre épitaphe me paraît une cruelle
satire... jeme suis bien trompée... je croyais que vous partagiez
mon admiration ... que vous étiez son ami dévoué...
-Son admirateur,je le suis sans aucun doute; son ami ...
le ciel m'en préserve ! Pauline , un jour tu reviendras de ton
erreur; tu verras que l'être à-peu-près divin que tu viens de
peindre , n'était souvent qu'un mortel bien faible et bien
orgueilleux.- Mon oncle ! -Tu es bien courroucée , eh
bien! venge-toi sur mon épitaphe , je te l'abandonne. Au
reste , nous allons avoir , sous le titre de CONFESSIONS , les
mémoires de cet homme célèbre . L'apôtre de la vérité
(comme tu le nommes ) , n'en aura pas imposé ; et nous
sanrons à quoi nous en tenir surson compte. En attendant,
calme ton imagination , de peur qu'elle ne t'égare comme
la sienne qui fit son malheur, et celui de tous ceux qui l'ont
aimé.
Les Confessions parurent , en effet, quelques mois après ,
et le voile tomba. Voilà ton ami J.-J. , me dit mon oncle
en me les apportant : je conviens avec toi qu'il est véri
24 MERCURE DE FRANCE ,
dique ; mais il prouve que s'il y a de la vertu à ne pas
mentir , il y en a aussi à ne pas tout dire.
Je lus et j'en revins à-peu-près à l'opinion de mon
oncle. Je dois avouer cependant que dans plus d'une page
de at inconcevable ouvrage , je retrouvai toute mon admiration
et tous mes regrets , que ce fut même celui qui
m'attacha et m'attendrit le plus ; mais en même tems j'eus
à rougir plus d'une fois de mon adoration insensée qui
s'évanouit par degrés , et se changea en tendre compassion
sur ses erreurs dont la source fut une sensibilité exaltée .
Rousseau fut toujours pour moi le premier des écrivains
mais non plus le premier des hommes. Les années amenèrent
enfin l'âge de la raison. Je lus d'autres bons ouvrages
, je relus les siens , et fus entiérement convaincue
que Rousseau était en effet un composé des plus étonnans
contrastes .
,
Des affaires m'appelèrent , en 1800 , de Genève à Paris .
Je visitai tous les monumens de la capitale ; et celui qui ,
après le Louvre , me parut mériter le plus l'admiration
générale , fut ce superbe édifice que l'on nommait alors le
Panthéon . Dans l'église souterraine , on me fit remarquer
parmi d'autres tombeaux celui de J.-J. Rousseau : à cette
vue , à ce nom , je me rappelai mon ancienne passion , et
j'en retrouvai même dans mon coeur quelque étincelle. Ce
bras armé d'un flambeau qui sortait de la tombe eutronverte
, me parut être la sublime image de l'immortalité et
du feu de son génie. Je me retragai tour-à-tour et ses plus
belles pensées , et ses sophismes , et sa grandeur , et sa
foiblesse , et ses torts , et ses malheurs , et l'épitaphe de
mon oncle . J'étais absorbée dans ces souvenirs , lorsque
j'aperçus , sous le pli du bras qui tient le flambean , une
petite boîte ficelée. Dans ce moment mes amis se raprochèrent,
et avec eux celui qui nous montrait l'édifice . Jo
me hâtai de lui demander , en la lui montrant , ce que
c'était que cette petite boîte. Il parut surpris , et m'assura
qu'il ignorait quand et comment elle avait été déposée là .
Il fallait , en effet , loute l'attention que j'avais mise à examiner
le monument pour la découvrir ; et la poussière qui
la couvrait indiquait qu'elle était là depuis quelque tems .
Le concierge la prit et me la donna ; on lisait écrit sur le
couvercle de la boîte , d'une petite écriture de femme s
Jean-Jacques m'aimait. Notre curiosité , très-excitée , fot
bientôt satisfaite le concierge reprit la boîte , coupa la
ficelle , l'ouvrit , et nous présenta un très-joli serin de
OCTOBRE 1811 . 25
,
Canarie , très-proprement empaillé , et couché sur un lit
de coton. Le gardien leva les épaules en souriant de pitié ,
et ne fit nulle difficulté de me céder ce qu'il appelait ma
trouvaille. J'étais redevenuebienjeune auprès du monument
de Rousseau car j'emportai la petite boîte et la petite
bête avec un vrai plaisir d'enfant; et de crainte qu'on ne
m'en séparât , je me hâtai de cacher mon trésor et de m'en
aller l'admirer chez moi. Je sortis avec précaution le petit
oiseau de sa niche , je lissais son joli plumage jaune , je
soufflais dessus pour le relever , je penchais ensuite l'oiseau
sur mon doigt; on l'aurait cru vivant , deux jais noirs
remplaçaient ses yeux à s'y tromper. L'absence totale d'air
l'avait sans doute conservé si bien qu'il paraissait prêt à
chanter. Ah! combien j'aurais désiré qu'il pût parler et me
dire à quel titre il avait appartenu à Jean-Jacques , et qui
s'était donné le soin de le placer sur son tombeau ! Je ne
pouvais me rappeler aucune page de ses oeuvres où il fût
question d'un oiseau. Cependant je me promis de relire
ses Confessions , que je n'avais pas voulu rouvrir depuis
que leur lecture m'avait désenchantée. En attendant , j'eus
la fantaisie de placer le serin sur un buste de son maître
que j'avais sur ma cheminée je me levai dans cette intention
; la boîte tombe , je la relève : le coton s'était
dérangé , et ce dérangement me fait apercevoir un petit
papier fin écrit de la même main que le dessus de la boîte.
Ilyavaitpour adresse : A ceux qui trouveront mon serin .
C'était indubitablement à moi. Je lus etj'appris ainsi l'histoire
de mon oiseau , que je vais copier sans rien changer
au récit naïfde son historienne. Heureuse et simpleRosine !
combien autrefois j'aurais envié ton sort ! Tufus pour J.-J.
ce que j'ai tant désiré d'être , son élève , son amie ... et
sans doute tu le méritais mieux que moi , puisque tes sentimens
et ta vénération n'ont point varié.
Copiede l'écrit trouvé aufond de la boîte.
■C'est demain que le monument qu'on élève au Panthéon
, à mon vieil ami , sera terminé . Je ne veux plus
perdre un seul jour , j'irai , comme il me l'a demandé ,
déposer notre serin sur son tombeau. Hélas ! depuis longtems
, tous deux ont cessé de vivre, et je n'ai pu remplir encore
mapromesse ; maisj'ai tout préparé ; son Carino (1 ) ,
e(1) Mot italien qui équivaut à ceux-ci : cher-petit.
26 MERCURE DE FRANCE ,
bien empaillé , repose dans une petite boîte , et j'espère
pouvoir trouver un moment pour le réunir à son bon
maître , quoiqu'il soit allé mourir si loin de la pauvre
Rosine. Ah ! ils étaient déjà réunis dans ma pensée ! ....
Qui que vous soyez , qui déplacerez Carino , ne méprisez
pas ce petit oiseau ! Il fut tendrement aimé de Jean-Jacques
et de sa Rosine . Je vais , en peu de mots , faire son
histoire ; je la mettrai au fond de la petite boîte ; vous la
lirez ; elle vous intéressera , et vous remettrez Carino sur
le tombeau de son ami.
"
,
Je me nomme Rosine. Mon père , dont j'étais l'unique
enfant , vivait à la Chaux-de-Fonds , dans la principauté.
de Neufchâtel. Il était habile horloger- mécanicien , et
P'associé du fameux Jacques Droz , avec qui il composa ces
figures organisées qu'ils appelaient des automates , qui
furent admirées de toute l'Europe , et qui ont fait les plaisirs
de mon enfance. J'étais cependant un peu jalouse du
petit dessinateur et de la petile musicienne. Ils étaient si
obéissans , si dociles , si attentifs à leur ouvrage , qu'on
me les présentait sans cesse pour modèles . " Vois, Rosine,
me disait mon père , comme ils sont plus sages que toi :
je n'ai d'autre souci que de les monter , et ils travaillent
sans la moindre distraction , tandis que ton nez est toujours
en l'air : aussi sont-ils beaucoup plus habiles que toi.-
Mais papa , disais-je , ils font toujours les mêmes choses .
-J'en conviens , mais ils les font bien et toi tu barbouilles
tout ce que tu fais. Je les vis donc partir sans
peine. J'aimais beaucoup mieux un charmant petit serin
de Canarie que mon père avait organisé pour moi , auquel
on ne me comparait point et qui faisait tout mon bonheur.
Il sifflait à merveille trois jolis airs l'un après l'autre ; il
tournait la tête , et pendant un quart d'heure il sautait
d'un bâton à l'autre dans sa jolie cage , de l'air du monde
le plus naturel. Je l'aimais à la folie ; et lorsqu'après la
mort de mon bon père , ma mère vint s'établir à Mottier-
Travers , chez une soeur qui y était établie , je n'eus garde
d'oublier mon gentil automate que je nommais Bibi. Ma
tante , chez qui nous logeâmes , était veuve aussi et n'avait
qu'un fils plus âgé que moi de cinq ou six ans , et que
j'aimais beaucoup . Lorsqu'il venait chez mon père , il
avait, mille complaisances pour sa petite cousine. J'avais
souvent entendu nos mamans former le projet de nous
marier ensemble , et j'en étais bien aise , car personne ne
OCTOBRE 1811 .
27
me plaisait plus que mon cousin Armand ; mais il n'en
était pas question encore. J'étais dans ma onzième année ,
et mon cousin , qui en avait dix-sept , était élevé à Paris ,
chez un parent de son père qui l'avait demandé. Je fus
forttristedene pas letrouver chez lui, il ne fallut pas moins
que les caresses de ma bonne tante , dont j'étais l'enfant
gâté, et la gentillesse de l'oiseau automate , pour me consoler.
Je le montais vingt fois par jour sans me lasser
jamais de l'éternelle répétition des trois airs qu'il sifflait. Il
est vrai qu'ils étaient charmans et nouveaux. C'était trois
airs du Devin de Village : J'ai perdu mon serviteur, etc.;
Sides galans de la ville , et le charmant vaudeville de la
fin: C'est un enfant , c'est un enfant. On m'en avait
apris les paroles ; je les chantais avec une voix juste et
fraiche ; le serin m'accompagnait en balançant sa petito
tête à droite et à gauche , et nous formions ainsi de petits
concerts , peu variés , il est vrai , mais qui n'enchantaient
pas moins mes bonnes parentes et moi-même.
,
■ J'appris enfin à connaître d'autres plaisirs que celui de
chanter avec un automate . Nous occupions , avec ma tante ,
undes corps de logis de la maison. Il y en avaitun autre
séparé parun petit jardin et qui n'était pas habité. Un vieux
monsieur de Neufchâtel vint proposer à matante de louer
ce pavillon , qui était très-petit , à un de ses amis. C'était ,
lui dit-il , un homme sur le retour , maladif , bon , doux ,
tranquille , n'ayant avec lui qu'une gouvernante qui le soignait
et faisait son ménage. Ma tante accepta , et son
locataire ne tarda pas à arriver. C'était J.-J. Rousseau . On
en parlait très-diversement ; les uns comme d'une divinité,
les autres comme d'un méchant homme. Ma tante prenait
son parti parce qu'il logeait chez elle et ma mère parce
qu'elle avail un roman de lui qui lui avait fait plaisir.
Pour moi , petite fille, je n'en pensais ni bien , ni mal;
mais sa physionomie me plaisait et son costume m'amusait.
Il portait une longue robe garnie de fourrure , rattachée
au milieu du corps par une large ceinture , et sur
sa tête un bonnet fourré , aussi en forme de turban . Il
ressemblait ainsi à un automate turc que j'avais vu chez
mon père , qui frappait de la timbale. Tout le monde , à
Mottier , l'appelait l'Arménien Jean-Jacques ; moi , je le
nommais toujours l'Automate Jean-Jacques . Je me mettaisàla
fenêtre dès que je le voyais sortir de chez lui . Il se
promenait tout seul avec une grande boîte de fer-blanc
sous unbras , et un livre sous l'autre. Quelquefois je me
28 MERCURE DE FRANCE ,
trouvais sur son passage , et je lui fesais une grande révé
rence qu'il me rendait par un sourire de bienveillance et
quelques mots caressans , car il aimait les enfans et savait
s'en faire aimer. Ma tante , qui l'avait reçu à son arrivée , et
qui voyait souvent Mlle Thérèse Levasseur , sa gouvernante
, disait qu'il était le meilleur des hommes , simple
lui-même comme un enfant , mais sauvage et singulier
dans sa manière de vivre . Il herborisait dans la matinée ,
faisait des lacets sur un coussin dans la soirée , et dans ses
momens perdus il s'occupait d'un serin de Canarie qu'il
avait apporté avec lui , et qui était sa seule société . Cet
oiseau qui nous rapprocha l'un de l'autre , est le pauvre
Carino renfermé dans cette boîte .
Les fenêtres de mon cabinet étaient vis-à-vis de celles
de notre voisin. Son oiseau avait la liberté de voler dans la
chambre , mais non pas celle d'en sortir. Attiré par le chant
du mien , et profitant d'un moment où l'on ouvrit la
fenêtre , il s'échappa , traversa rapidement le jardin et se
plaça sur la cage de Bibi que je venais de monter , et qui
débitait ses trois airs. Qu'on juge de mon enchantement
en voyant arriver ce second oiseau; il commença aussi à
chanter après avoir écouté un moment ; mais ce n'était
pas des airs , c'était une mélodie bruyante et variée , toute
nouvelle pour moi , et qui me parut délicieuse. Il tournait
aussi sa tête en chantant , mais avec beaucoup plus de
grace que Bibi , et d'un air bien plus intelligent. Je lui
tendis le doigt , il s'y plaça , puis sur mon épaule , puis
sur ma tête , tandis que Bibi ayant fini son chant saulait
régulièrement d'un bâton sur un autre , toujours à la même
place , jusqu'à ce qu'il s'arrêtât tout-à-fait ; le nouvean
venu retourna sur sa cage , puis sur mon doigt. Je le trouvais
charmant , et je l'approchais de mes lèvres , lorsqu'un
coup de sifflet et le nom de Carino , répété plusieurs fois ,
le firent partir à tire d'aile. Il se posa encore sur un arbre
dujardin,puis rejoignit son maître que je voyais à la fenêtre
P'appeler sans relâche . Quand il l'eut repris , il me fit un
signe qui exprimait le plaisir de le revoir et une félicitation
sur la sagesse du mien qui ne sortait pas . Un moment
après , je vis notre voisin sortir, traverser le jardin , et entrer
chez nous . Bientôt on m'appela , je le trouvai assis entre
ma mère et ma tante.- Je viens vous remercier, ma belle
enfant , me dit-il avec bonté , de l'accueil que vous avez
faità mon oiseau ; je vous dois des excuses du mauvais
exemple qu'il donne au vôtre , mais vous l'avez mieux
OCTOBRE 1811 .
29
ed
a
L
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t
1
+
-
,
,
levé ; il se trouve bien auprès de vous; il ne vous quittera
pas. Oh ! non monsieur , dis-je en riant , il ne
s'envolera pas , j'en suis bien sûre.... Je voudrais bien
qu'il pût s'envoler.-Pour avoir le plaisir de le voir reve
nir , sans doute ? Voulez-vous me le montrer ? Il siffle à
merveille , à ce qu'il m'a paru , des airs .... que je siffle.
aussi quelquefois. Je courus le chercher , et son immobilité
parfaite, lui eut bientôt appris ce que c'était , car le
ressort avait fini son jeu. - Quoi ! c'est un automate !
s'écria-t-il avec surprise : de ma fenêtre j'y ai été complétement
trompé , etje l'ai cru plein de vie. Il le prit , l'examina.
Je lui racontai que c'était l'ouvrage de mon bon
papa que j'avais tant regretté; je lui montrai comment on
lemontait, et dès qu'il le fut il recommença ses petits
mouvemens ses petites cadences , et puis les trois airs les
uas après les autres , qu'il n'était pas question d'arrêter.
Mon coeur battait de plaisir , car je voyais visiblement que
Automate Jean-Jacques en avait beaucoup à entendre,
ľautomate Bibi ; j'en attribuais la gloire à ce dernier , et
J'en prenais bien une petite portion pour sa maîtresse
ignorant alors qu'un auteur a toujours du plaisir à entendre,
ou voir ses ouvrages , et que j'avais devant moi celui des
jolis airs tant répétés. Ses yeux assez petits , mais noirs et
pleins de feu , avaient une expression d'orgueil et de joie ;
elle augmenta encore , lorsque ma tante m'ordonna de
chanter les paroles. J'obéis promptement , car j'en mou-,
tais d'envie . Je crois le voir encore , ce bon Jean-Jacques ,
m'écoutant avec délices battant la mesure sur ma main
qu'il avait pris dans les siennes ; et répétant d'une voix
douce, juste , mais un peu cassée : C'est un enfant, c'est
un enfant; et un aimable enfant , ajouta-t-il quand l'air
fut fini , en pressant de ses lèvres la main qu'il avait gardée
dans les siennes . Il voulut savoir comment je m'appelais .
Rosine , monsieur.-Ce nom vous va fort bien ; et vous ,
savez-vous comment je m'appelle ?-Je baissai les yeux
ensouriant sans répondre . Ma mère trouva très-plaisant
de lui dire que je l'avais baptisé du nom d'automate àcause
de son vêtement, et il en rit beaucoup . " Elle a plus raison
> que vous ne pensez , lui dit-il; plût au ciel que je n'eusse
⚫ été qu'un automate , ou que je pusse le devenir ! C'est à
cela que j'aspire : d'ailleurs c'est un moyen de plaire à
Rosine ; elle aimait tant son serin ! Il avait raison de
parler au passé ; car , sans savoir pourquoi , il me semblait,
que j'aimais déjà moins Bibi. Il était démonté. Je lui
,
n
30 MERGURE DE FRANCE ,
1
,
trouvais l'air si imbécile avec son bec entr'ouvert et sa
figure immobile ! Je le remis dans sa loge pour l'émporter .
«Bien obligé , bonne Rosine, me dit notre aimable voisin ;
> je sais bon gré à votre gentil automate; sans le savoir , il
> vous occupait de moi , il vous a appris très-bien des airs
» que j'aime à entendre ; mais je crains cependant qu'à la
> fin ils ne vous ennuyent . Oh non ! monsieur , jamais !
ils sont si jolis ! Il parut attendri . Douce petite , me dit-il ,
puisses-tu conserver cette précieuse innocence , et ne t'ennuyer
jamais de ce qui t'a plu une fois ! Veux-tu m'aimer ,
Rosine , comme tu aimais ton bon papa ? Les larmes me
vinrent aux yeux au nom de mon père et je répondis en
secouant la tête : Je veux bien vous aimer , monsieur , et
je vous aime déjà ; mais comme monpapa........ Oh non ! je
ne le pourrais pas ; je sens que je n'aimerai jamais personne
antant que j'aimais mon papa.-Excellente fille ! Eh bien !
aime-moi donc comme un ami. Appelle-moi ton vieux
bon ami . Tu le veux bien , n'est-ce pas ? Il mit un accent
si tendre dans ces derniers mots , que je me jetai dans ses
bras . De ce moment je fus sa Rosine , sa bonne fille , et lui
mon bon vieux ami. Daignez me confier votre enfant ,
dit- il à ma mère. Je me suis souvent occupé d'éducation ,
et j'ose vous assurer , en toute confiance , qu'elle s'en trouvera
bien Ma mère le remercia avec attendrissement , et
lui dit qu'elle s'en reposait entiérement sur lui. Te voilà
donc , ma fille , mon élève , ma Sophie , me dit-il en me
serrant dans ses bras ;je voudrais que tu te fusses appelée
Sophie , mais le nom deRosine te va si bien , il m'intéressera
aussi . Après quelques momens d'entretien sur ce
que je savais , ou plutôt sur ce que je ne savais pas , car je
n'avais guère appris qu'à soigner mon serin , il me proposa
d'aller rendre à Carino la visite qu'il m'avait faite . Il n'a que
le chant de la nature , dit- il , mais il le varie sans cesse , et
le redouble quand je lui réponds , comme pour me répondre
à son tour. Tu sentiras la différence d'un automate à un
être vivant et sensible . De plus , mon cher Carino me donne
le plaisir de le rendre heureux.
Ce qui trouble le plaisir d'avoir des oiseaux dans sa
chambre , dit ma mère, c'est l'obligation où l'on est de les
tenir en captivité .
Vous avez raison, madame ; ce futpendant long-tems co
qui m'empêcha d'en avoir. Le premier des biens est la liberté
. Pénétré de cette idée , j'avais le mauvais goût de préférer
un chat à cause du goût de son espèce pour l'indé-
P
OCTOBRE 1811 . 31
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1
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7-
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20
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I
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,
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3
pendance; mais je finis par trouver que les chats ressemblent
trop aux hommes. Ils ont comme eux la liberté du
coup de griffe , et ils s'en servent trop souvent. Une amie
bien chère me donna Carino , et dès ce moment les chats
perdirent leur crédit chez moi . Je frémis à l'idée que sil'un
d'eux apercevait mon pauvre oiseau il le traiterait aussi mal
qu'on a traité son pauvre maître , et qu'il serait aussi déchiré
à belles dents. D'ailleurs Carino n'est esclave que de
son amitié pour moi ; sa cage n'est jamais fermée ; il ne
m'aquitté encore que pour visiter Rosine , et je l'en aime
davantage ; viens, ma fille, je veux que tu fasses plus ample
connaissance avec lui .
Nous sortîmes ensemble nous tenant par la main , et
j'étais déjà tout-à-fait familiarisée avec lui. En traversant
le jardin il me nomma plusieurs plantes dontj'ignorais les
noms , et me promit de m'apprendre à les connaître toutes .
Enentrant dans sa chambre il me présenta à Mlle Thérèse ,
qui était occupée à la ranger. C'est ma fille , dit- il , et je
Venx qu'elle ait ses entrées libres chez moi. Je courus
d'abord à la cage de Carino. Elle était ouverte. Mon vieux
ami l'appela en lui présentant un petit morceau de sucre
qu'il vint becqueter ; il voltigea ensuite tour-à-tour sur nos
têtes , sur nos épaules. J'eus le plaisir ( inconnu avec le
mien ) de lui faire manger des grains entre mes lèvres ; il
nous régala ensuite de son joli chant. Il volait dans tous les
coins de la chambre avec un air si content ! je le suivais
des yeux avec transport; et je sentis que l'insipide Bibi
avait grand besoin d'être un don de mon père , et de chanter
les airs de mon vieux ami , pour m'intéresser encore .
» Depuis ce jour je devins l'élève de Jean-Jacques . Il tint
tout ce qu'il avait promis à ma mère , en m'apprenant ce
qu'il savait de bien , et me laissant l'ignorance du mal . Par
ses soins je devins une passable musicienne ; j'appris les
noms de toutes les plantes usuelles , et assez de botanique
pour les classer moi-même; j'appris de l'histoire et de la
géographie ce qu'il en fallait pour comprendre les gazettes
que je lisais à ma tante. Je lisais avec lui quelques morceaux
choisis des meilleurs auteurs français ; quelques tragédies
de Racine , Télémaque en entier , peu d'ouvrages
modernes , et des siens seulement quelques pages d'Emile ,
qui me firent comprendre pourquoi il me nommait quelquefois
sa Sophie. Ce nom réveillait en lui mille souvenirs
doux et pénibles. Il le prononçait souvent en caressant
Carino. Il medit que celle qui le lui avait donné, portait ce
32 MERCURE DE FRANCE ,
nom qu'il ne prononçait jamais sans émotion. Ce fut dans
un de ces momens qu'il me dit les larmes aux yeux : Bonne
Rosine ! si tu m'aimes encore quand je ne serai plus , porte
Carino sur ma tombe lorsque sa vie aussi sera terminée ; tu
le placeras sur la pierre qui couvrira ton vieux ami , ce sera
peut- être le seul être qui m'aura toujours aimé. Ce futmon
tour de pleurer. Tais-toi , lui dis-je en portant ma main sur
sa bouche, tu dis qu'il ne faut pas mentir, et à-présent tu
ne dis pas la vérité ; tu sais bien que je t'aime , que je t'aimerai
toute ma vie .
» Toute sa vie , répéta-t-il en souriant ; puis il me donna
un baiser sur le front en renouvellant sa prière de placer
Carino sur sa tombe. Je le lui promis . Hélas ! il ne prévoyait
pas alors qu'il irait mourir si loin de moi , et que bientôt
nous serions séparés à jamais. Il voulait , disait-il sans
cesse , se fixer à Mottier pour le reste de sa vie ; il voulait
voir sa Rosine femme ,mère et nourrice : quand ilme disait
cela , je riais et je pensais à mon cousin Armand qui
.manquait seul à mon bonheur. Il revint , et son arrivée occasionna
mes premières découvertes sur le caractère défiant
et ombrageux de mon vieux ami . Je lui avais vu souvent
des momens d'humeur , ou plutôt de tristesse; mais ils
étaient ordinairement causés par quelque propos de
Mlle Thérèse ; et une caresse de Rosine , ou le chant du
serin , la dissipait bientôt .
» Armand arriva sans être attendu ; nous étions à souper.
On comprend notre joie ; c'était à qui lui prodiguerait
plus de caresses . Il était cependant devenu un
grand beau monsieur de très-bonne façon , qui aurait dû
n'intimider ; mais pour moi c'était toujours mon Armand .
I1 ne pouvait nonplus en croire ses yeux en retrouvant sa
petite Rosine avec le maintien de grande fille , de l'aisance,
de la grâce , et un accent très-pur ! car mon vieux ami , qui
attachait beaucoup de prix à ces avantages chez une femme,
ne me passait aucun mauvais terme , aucune inflexion
aigre ou fausse , aucune mauvaise contenance ; il me faisait
tenir droite sans roideur; il ramenait mes bras en avant
pour qu'en marchant ou sautant je n'eusse pas , disait- il ,
l'air d'une sauterelle : j'avais donc , grâce à ses leçons , une
très-bonne tenue. A chaque surprise de mon cousin , à
chaque éloge , je me hâtais de répondre : c'est mon vieux
ami. Mais combien son étonnement augmenta lorsque jelui
nommai ce vieux ami ! il courait hors de lui-même par la
chambre en répétant : Jean-Jacques-Rousseau est ici ! il est
OCTOBRE 1841 . 33
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Voire ami , est-il possible ! Que je suis heureux ! Quoi ! je
pourrai le voir , l'entendre ? Dès ce soir , si tu le veux , Armand
, je vais chez lui quand il me plaît. Nos mères nous
firent observer qu'il était trop tard , que la maison serait
fermée , que Mlle Thérèse grognerait... et malgré sa
sie et son impatience M. Armand fut obligé d'attendre au
lendemain . Toute la soirée il nous entretint de Rousseau
de ses ouvrages , des amis et des ennemis qu'il avait à
Paris. Il nous dit que lui , Armand , était collaborateur
d'un journal ; et qu'il se réjouissait beaucoup d'y parlerde cen
Jean-Jacques-Rousseau , de sa retraite à Mottier , et de
tout ce qu'il aurait vu et entendu de cet écrivain célèbre.
Cela ne me plaisait pas trop ; mais dans ma joie de revoir
mon cousin, je ne voulus pas le contrarier.A peine étionsnous
levés qu'il me conjura de le conduire chez mon vieux
ami. Je n'y allais jamais de si bonne heure ; mais je cédai,
nous ne le trouvâmes pas; il était déjà sorti pour herboriser
: Thérèse préparait son café , et nous dit qu'il ne tarderait
pas à rentrer. Jouvris sa chambre pour nous y établir
en l'attendant. Je caressai Carino , je contai à mon cousin
sonhistoire et celle de l'automate , ce qui l'amusa beaucoup
; je m'assis ensuite au clavecin, et déchiffrai quelques
ariettes . Pendant ce tems -là Armand touchait tout , regardait
tout , ouvrait tous les livres , et prenait des notes sur
son portefeuille , lorsque mon vieux ami rentra. Bon Dieu !
comment est-il possible qu'un homme puisse devenir aussi
différent de lui-même ! Cette aimable et bonne physionomie
qui me souriait toujours , devint sombre , farouche : son
regard exprimait l'indignation et la colère la plus violente .
Il le porta d'abord sur Arinand , puis sur moi . - Que
faites-vous ici , Rosine , avec ce jeune homme ? Pourquoi
me l'amenez-vous ? Qui est - il ? Que me veut-il ? C'est mon
cousinArmand , répondis -je toute tremblante , qui est de
retour de Paris et...-Dieu ! de Paris , dit-il avec un accent
terrible , en cachant son visage dans ses deux mains qui
tremblaient de colère , je vois ..... je comprends ..... retirez-
Fous ..... laissez -moi , laissez-moi. Il se promenait avec
agitation , Armand le suivait en lui faisant des excuses , et
lui nommant des gens de lettres de Paris qu'il connaissait ,
A chaque nom, à chaque pas , la fureur de Jean-Jacques
redoublait, et son terrible laissez -moi devenait plus positif.
Je voulus aller prendre Carino dans sa cage pour m'aider à
Fapaiser.-Laissez cet oiseau , Rosine ; vous n'êtes plus
digne de lui , il est le seul être qui ne m'ait pas trahi. Je
C
34 MERCURE DE FRANCE ,
vis bien qu'il fallait laisser passer ce mauvais moment ; et
prenantmoncousin sous le bras , je sortis bien affligée , en
le grondant beaucoup , sûre que c'était lui qui avait ainsi
irritémon vieux ami. Je pleurais aux sanglots , et lui riait aux
éclats . Il était enchanté , disait-il , d'avoir cette scène à raconter
à ses amis et à mettre sur son journal ; et moi les
mains jointes je le conjurais de n'en parler à personne , en
lui assurant que je saurais bien apaiser mon vieux ami .
Je voulus y retourner seule l'après -midi ; mais il lui vint
des visites d'étrangers , ce qui arrivait quelquefois ; et ces
jours-là je ne me montrais pas . Ils restèrent deux jours qui
me parurent bien longs , je lui écrivis un mot pour lui demander
excuse pour Armand et moi , le conjurant de me
pardonner mon tort involontaire. Je portai moi-même mon
billet à M Thérèse que je trouvai , comme à son ordinaire ,
de très -mauvaise humeur. Elle me dit qu'on en voulait à
son maître , et que sa vie n'était pas en sûreté s'il restait à
Mottier. Il y avait, il est vrai , beaucoup de gens contre
lui ; mais il était adoré du plus grand nombre ; et Me Thérèse
disait laut de sottises que celle-là me fit peu d'impression.
» Je ne veux raconter que ce qui a rapport à Carino, etce
que je sais positivement : je ne parlerai donc de la fameuse
lapidation qui eut lieu cette même nuit , que pour rappeler
qu'elle fit partir subitement Jean-Jacques de Mottier, et
me causa ainsi une peine bien cruelle. On peut en voir les
détails dans ses mémoires . Le lendemain matin nous étions
occupés tristement de ce qui s'était passé chez lui pendant
lanuit , et j'allais essayer de pénétrerjusqu'à lui pour le consoler
, lorsqu'une fille qui aidait dans son ménage vint
m'apprendre leur départ subit , en m'apportant , de la part
demon vieux ami , Carino dans sa cage , et ce billet :
» Adieu, Rosine , il m'en coûterait trop de te baïr; c'est
→ bien asseż de te quitter. Je veux te croire innocente de
la conspiration qui me chasse de Mottier. Je voulais y
> passer le reste de ma vie , mais je ne veux pas la perdre
> par un supplice qui n'est destiné qu'au méchant. Jepars ,
> chère et bonne fille ! non , tu n'es pas coupable , tu n'as
> pas conspiré contre celui qui t'aimait. Mais qu'ai-je fait
» à ce jeune homme pour venir m'épier , pour se liguer
avec mes ennemis ? Tu l'aimes , Rosine , il est ton cousin,
il sera ton mari... Eh bien ! qu'il te rende heureuse , et je
> lui pardonne . Je pars , je vais dérober ma triste existence
» à ceux qui la poursuivent.Rosine ! je ne te reverrai plus ;
OCTOBRE 1811 : 35
-
"
mais tous les jours je penserai à toi , jusqu'à celui où ma
> pensée s'anéantira pour jamais. Je ne sais où ma fatale
> destinée va me conduire; peut-être au-delà des mers :
Carinonepeutme suivre; il faut nous séparer , et ce n'est
pas le moindre de mes chagrins:: il fut le gage d'amitié
> de la femme que j'ai le plus aimée , qu'il soit pour toi
➤ celui de la mienne . Soigne Carino,Rosine, comme tu au-
> rais soignéton vieux ami s'il fût resté auprès de toi. Qu'à
⚫ chaque instant il te le rappelle; et souviens-toi que tu
m'as promis de réunir dans le même tombeau , s'il est
• possible , Jean-Jacques et l'oiseau de Sophie. Si ma der-
> nière demeure est trop éloignée de la tienne , si les ondes
> m'engloutissent , si je péris ignoré dans une terre étran-
⚫ gère , tu me remplaceras , et mon serin reposera près de
toi . Adieu , Rosine ! n'oublie pas ton malheureux vieux
> ami, ton père, ton instituteur; et que tes vertus prouvent
⚫ que celui qui instruisit ta jeunesse était vertueux.n
,
Ce n'est pas mon histoire que j'écris , et mon papier
estprès d'être rempli ; je n'entrerai donc pas dans le détail
demon chagrin profond , de mes larmes , de mes éternels
regrets . Je n'ai plus revu mon vieux ami; mais je n'ai
jamais cessé de penser à lui , et mes soins continuels ont
prolongé la vie de Carino, beaucoup au-delà de celle des serins
ordinaires : il a survécu à notre protecteur, dont j'appris
la mort avec un redoublement de regrets . Retenue à
Mottier par les soins que demandaient la vieillesse et la
santé de mes deux mères ( car colle d'Armand devint la
mienne), joints à mes nouveaux devoirs de mère et de nourrice
, je n'avais pu faire le pélerinage d'Erménonville
quoique je l'eusse passionnément désirépour revoir encore
une fois monexcellent instituteur : mais je lui avais écrit , et
j'en avais reçu une réponse . Il n'avait oublié ni Rosine , ni
Carino. Ce dernier expira doucement de vieillesse , après
avoir encore chanté un moment auparavant , comme pour
me faire ses adieux . Je le fis empailler par un artiste de
mon pays ; il m'offrit de l'organiser comme le mien ; mais
je n'aimais plus les automates , et Carino devait dormir
avec Jean-Jacques Je voulais seulement le conserver pour
remplir un jour ma promesse. Enfin le moment en est
venu ; Armand, qui a des correspondans à Paris , apprit
qu'on transportait au Panthéon les restes de Rousseau , et
qu'on lui élevait un monument : il m'offrit de m'y conduire
, jugez si j'acceptai . J'amenai avec moi mes deux enfans
, mon Emile et ma Sophie, nommés ainsi en mémoirą
4
C2
36 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1811 .
de mon vieux ami. Ils m'ont accompagné au Panthéon ,
son ombre les bénira ; je les ai nourris comme il me l'avait
tant de fois recommandé ; je les ai élevés d'après sés principes
, et jusqu'à présent je n'ai qu'à m'en féliciter .
Si cet écrit tombe entre les mains d'un ami de Jean-
Jacques , il le lira avec intérêt , et remettra peut- être Carino
auprès de son maître. Eh! quel autre qu'un ami de Jean-
Jacques visiterait son tombeau avec assez d'attention pour
ydécouvrir le modeste petit cercueil que j'y vais déposer ? "
ROSINE M.
Ah ! sans doute c'était une amie qui l'avait trouvé ; et
qui l'a reporté avec un saint respect sur le monument de
Rousseau , en demandant qu'il n'en soit plus ôté . Je n'ai
gardé que l'écrit de Rosine dont je ne garantis point l'authenticité
. Il porte cependant un tel caractère de vérité et de
simplicité qu'il ne doit laisser aucun doute ; car qui pourrait
avoir engagé Rosine à mentir ?
Rien , il est vrai , ne confirme cette anecdote dans les
mémoires de Rousseau , et ce petit épisode valait bien
quelques-uns de ceux qu'on ytrouve ; mais cette liaison
avecRosine a eu lieu dans un des momens de sa vie où il
était le plus agité , malheureux , occupé de tristes pensées ;
ses Confessions finissent avec son séjour à Mottier , et j'y
vois qu'il y avait formé des liaisons assez intimes sur lesquelles
il n'entre dans aucun détail; je veux croire que ma
petiteRosine était du nombre. Quoi qu'il en soit, il me
semble qu'elle et son oiseau ont droit d'intéresser ceux qui ,
comme moi , ont aimé et plaint Jean - Jacques -Rousseau .
Note de l'Editeur. Nous pouvons affirmer que le serin , tel qu'il est
ici dépeint , a vraiment été trouvé sur le monument de Jean-Jacques.
L'histoire de sa relation avec cet homine célèbre et celle de la petite
Rosine sont- elles réelles ou imaginaires ? c'est ce qu'il est impossible
de savoir avec certitude .
Mme ISABELLE DE MONTOLIEU.
POLITIQUE .
LES nouvelles de Hongrie , à la date du 17 septembre ,
donnent toujours comme très-prochain un engagement
général entre les deux armées belligérantes sur le Danube .
Elles annoncent que déjà 30,000 Turcs ont passé le Danube
, ce qui jusqu'à ce moment avait été en question ; que
les familles aisées de la Moldavie et de la Valachie se
réfugient enHongrie , ce qui serait une conséquence de la
première nouvelle , sur laquelle il reste encore des doutes .
Cependant , on écrit de Belgrade que cette ville craint
d'être bientôt assiégée . L'entrée de quatre mille Russes
dans ses murs ne s'est pas confirmée . Les femmes , dit-on ,
les enfans , les vieillards abandonnent le plat pays pour se
réfugier dans les forteresses voisines . La garnison russe
est très-faible , le sénat a délibéré sur les moyens de défense.
Près de Sophia et de Widdin les Turcs ont été considérablement
renforcés . L'armée bosniaque menace toujours
d'une invasion en Servic .
Les nouvelles de Pétersbourg que nous allons ici rapporter
sont officielles , mais elles remontent à une date
plus éloignée; la distance qui sépare la capitale russe du
théâtre de la guerre explique assez pourquoi les bruits
relatifs aux opérations nous parviennent plus promptementpar
l'Allemagne méridionale , que les relations officielles
russes par l'Allemagne du nord .
Lagazette de la cour de Pétersbourg publiait , à la date
du9septembre , la note suivante :
-Le général en chef de notre armée en Valachie mande
qu'un corps d'armée turc, sous les ordres d'Ismail , bey
de Serès , occupe plusieurs îles situées sous le canon de la
forteresse de Widdin , séparées de la rive gauche par un
bras du fleuve , que l'on peut passer au gué. L'ennemi a
pénétré ensuite sur la rive gauche , sous la protection des
batteries qu'il avait établies dans ces îles .
" Le 3 août , les Turcs attaquèrent nos troupes avec impétuosité
sur trois points différens . Les généraux-majors
Repninski Ier et II , et Ibywski repoussèrent l'attaque de
Yennemi , et le forcèrent à fuir jusque dans ses retranchemens
, après avoir laissé beaucoup de morts sur le champ
38 MERCURE DE FRANCE ;
de bataille. Nos troupes ont combattu contre des troupes
deux fois supérieures en nombre , depuis sept heures du
matin jusqu'à trois après -midi . Les Turcs ont perdu plus
de mille hommes tués ou blessés . Notre perte consiste en
3 officiers et 93'soldats tués ou blessés. »
Dans le même rapport , le général en chef annonce que,
le 15 août , à trois heures après- midi , les Turcs sont de
nouveau sortis de leur camp , et ont attaqué la position occupée
par le corps d'armée du lieutenant-général de Sass.
Ils ont renouvelle trois fois l'attaque contre la redoute que
nous élevions , et trois fois ils ont été complétement repoussés
. Le combat a duré jusqu'à la nuit. L'ennemi a
perdu encore dans cette journée plus de mille hommes
tués ou blessés. Notre perte consiste en un officier et 19
*soldats tués , 4 officiers et 122 soldats blessés .
La diète de Presbourg a tenu dix séances ; on connaît
les propositions royales faites à cette diète ; elles sont relatives
à l'état des finances et au plan adopté par le cabinet
de Vienne pour les restaurer. Le point essentiel est d'assurer
aux billets d'amortissement un crédit solide et du-
*rable , en travaillant conjointement dans les royaumes qui
composent la monarchie autrichienne , à hypothéquer ,
"réaliser et amortir ces billets .
Le second objet des propositions est qu'il soit pourvu aux
besoins de l'Etat par des moyens suffisans , en épargnant
la classe des contribuables . Les fonds actuels destinés à
l'entretien de l'état militaire ne suffisent pas . Sous ce double
rapport , tous les documens nécessaires , toutes les instructions
désirables ont été remis aux Etats .
Le troisième point est relatif aux engagemens des particuliers
entr'eux , et à l'établissementd'une échelle de proportion
, que les vicissitudes dans la valeur du papiermonnaie
ont rendu nécessaire .
Le quatrième est relatif à l'administration intérieure du
pays , et aux améliorations qui peuvent y être désirées ;
mais S. M. a établi la nécessité pour l'intérêt général que
les trois premiers points fussent d'abord débattus et vidés.
S. A. I. l'archídue palatin de Hongrie a fait au discours
émané du trône , au nom de la diète qu'il préside ,
les réponses suivantes :
Sire , V. M. I. , R. et apostolique a donné une preuve touchante
de la sollicitude paternelle dont elle est animée envers ses fidèles
sujets , en appelant autour de son trône les fidèles Etats de Hongrie
etdes pays attenant à ce royaume pour délibérer sur la restauration
du créditpublic et dutrésor royal , épuisés parune succession d'éréOCTOBRE
1811 . 39
5
1
1
1
nemensmalheureux , pour leur faire connaitre ,comme à ses enfans ,
les besoins pressans de l'Etat , et en prenant la résolution de confier à
leurs soins le rétablissement de la félicité publique. Les Etats de
Hongrie et des pays attachés à ce royaume reconnaissent par-là
combien S. M. s'intéresse au maintien de l'antique constitution ; ils
sentent par-là le prix que S. M. a mis à la fidélité inébranlable du
peuple hongrois, aux sacrifices immenses qu'il a faits pour la gloire
de son roi et le salut de la patrie , et qu'il en coûterait infiniment au
coeur paternel de S. M. d'exiger de nouveaux et de plus importans
sacrifices; mais bien convaincus que S. M. , par suite de sa bienfaisance
innée , et dont nous avons tant d'exemples , n'exigera d'eux
que ce qui peutse concilier avec la constitutionaannttiiqquuee .. que cequi
est proportionné aux forces du royaume , ce qui n'excède pas la
mesure précise des besoins de l'Empire , les Etats écouteront avec
joie les propositions royales, les prendront en considération , et feront
tous leurs efforts pour appuyer les vues paternelles de S. M. , et se
rendre toujours dignes de ses bontés . Tels sont les sentimens de vos
fidèles sujets de Hongrie, Sire , comme j'ai eu l'honneur de l'assurer
à V. M. , lorsqu'elle voulut bien me confier ses projets sur les fonds
suffisans pour les billets de rachat , sur le crédit public qui en devait
résulter , sur la manière de couvrir avec sagesse les besoins de l'Etat ,
etmême me consulter . J'osai , dès lors , assurer à V. M. que si les
Etats étaient requis d'une manière légaallee , ils s'empresseraient de
concourir au biende la patrie et au maintien de la constitution , et
de répondre aux vues du meilleur des rois. V. M. ne peut pas douter
que ce ne soit aujourd'hui les sentimens des Etats qui environnent son
trône. Que S. M. daigne donc , dans la plus parfaite confiance , leur
communiquer les besoins de l'Empire ; qu'elle daigne aussi recevoir
avec bonté et comme un tendre père les voeux respectueux qu'ils font
pour elle, et qu'elle daigne accorder à tous , à chacun de nous ,
moi,sa grace et sa bienveillance. »
à
Les nouvelles de Londres donnent de l'état du roi des
détails satisfaisans . S. M. paraît visiblement mieux ; le
sommeil et l'appétit sontrevenus . L'état mental est toujours
le même. Onregarde désormais la guerre avec les Etats-Unis
comme inévitable; la frégate anglaise le Mélampus a pris
la frégate le Président. Le gouvernement anglais a envoyé
en Canada 40,000 équipemens complets ; à Monte-Video ,
les insurgés ont obtenu un succès complet : on annonce
comme certaine la reddition de la place. Mais ce qui se
passe en Sicile mérite une attention et une mention particulière.
Les notes suivantes apprendront de quel oeil les
Anglais ysont vus , et quel rôle ils ont prétendu y jouer.
On connaît à présent , dit l'Englishmann , la cause des
arrestations qui ont eu lieu en Sicile. Cinquante-deux personnes
de la première noblesse avaient adressé une pétition
an gouvernement britannique , tendante à provoquer la
coopération de l'Angleterre pour établir un meilleur ordre
dans l'administration intérieure.On nomme les princes de
40 MERCURE DE FRANCE ,
Villa-Franca , Belmonte, Castel-Nuovo , d'Archy , et même
une personne liée à la famille royale . La plupart de ces pétitionnaires
ont été envoyés en exil à Pantalarie : mais on
espérait que lord William Bentinck intercèderait en leur
faveur.
Aussi les plaintes contre le gouvernement de la Sicile
prennent de jour en jour un caractère plus affligeant. Nous
apprenons qu'un vaisseau grec , muni de licences anglaises ,
aété pris par un corsaire sicilien , et déclaré de bonne prise.
Le tribunal sicilien a osé déclarer que les licences anglaises
n'étaient d'aucune valeur. Les déportés sont cinq des premiers
barons du royaume et les plus fermes soutiens de
l'intérêt britannique. Le roi Ferdinand allait même signer
des pleins-pouvoirs qui autorisaient le chevalier Gastrani
à bannir tout étranger qui se rendrait suspect , lorsque
lord Bentinck est arrivé et a fait des remontrances .
Mais ces remontrances ont été nulles ; les propositions
apportées à la cour de Palerme par cet ambassadeur ont
parus incompatibles avec l'honneur du pays ; Flaminius
Bentinck a quitté la Sicile : son départ précipité , et son retour
à Londres , annoncent une prompte rupture avec la
cour de Palerme .
Les détails reçus d'Espagne ont confirmé le désastre de
l'armée de Murcie. Le général Freire a été complètement
battu. Les Espagnols fuyant sur tous les points qui conduisent
à Murcie, les ont ouverts aux Français qui préparent
une expédition contre Carthagène. De son côté, lord
Wellington est devant Ciudad-Rodrigo. Les Français continuent
à occuper leur position de Coria; il ne s'est rien
passé d'important. Les Anglais s'étendent de la route de
Placentia , où les Français sont en force considérable , à
Ciudad-Rodrigo . Les premiers s'attendent à être attaqués
incessammentparles Français , séparés d'eux pardes défilés .
Quant à Cadix , nous avons déjà fait mention des plaintes
que le gouvernement anglais a élevées contre la conduite
d'un grand nombre d'habitans de cette ville . Le ministre
Wellesley les a consignées dans une note authentique ;
cette pièce est étendue , mais elle appartient trop à l'histoire
de cette guerre , elle y dévoile trop bien et l'égarement des
insurgés , et l'incertitude de leurs dispositions , et l'embarras
de leurs instigateurs , pour ne pas la publier en entier .
Le ministre anglais l'adresse au secrétaire-d'état de la
junte insurrectionnelle de Cadix ; il commence par rappeler
sa longue patience , et son silence sur les bruits etles
:
OCTOBRE 1811 . 41
écrits qui circulent à Cadix contre le gouvernement anglais .
Mais, ajoute-t-il , les écrits qui ont été publiés , ainsi que
les bruits qui ont circulé , sont devenus si injurieux pour le
nom et le caractère anglais , et tendent tellement à favoriser
les vues de l'ennemi et à semer des dissentions parmi les
alliés , que je croirais manquer aux devoirs de ma place et
aux sentimens qui doivent animer toutAnglais , si je pouvais
voir avec indifférence les calomnies qu'on accumule
chaque jour contre mon pays . Pour donner une idée des
termes dans lesquels sont conçues ces assertions , il me
suffira , je crois , de prier V. Exc . de lire la pièce ci-jointe ,
où l'on impute à mon souverain et à son gouvernement ,
ainsi qu'à la nation britannique , des intentions contraires à
Thonneur , à la justice et à la bonne foi , et entièrement
subversives de tous les principes qui ont déterminé la
Grande-Bretagne à servir la cause de la nation espagnole.
Onreproduit, en outre , dans cet écrit , les plaintes et les
imputations dirigées au mois de mars dernier contre
l'Angleterre ; savoir : que les provinces espagnoles frontières
du Portugal étaient placées sous le commandement
militaire de lord Wellington ; que l'armée espagnole devait
être commandée par des officiers anglais , et en un mot
soustraite à l'autorité militaire espagnole , afin de former
une armée véritablement anglaise . On attribue aussi au
gouvernement britannique le projet d'envoyer à Cadix un
renfort de troupes suffisant pour prendre possession de la
ville et de l'île , et de les garder au nom et comme une
propriété de S. M. britannique. Si l'on considère les sacrifices
qu'a faits l'Angleterre, les déclarations successives de
la conduite qu'elle a résolu de tenir à l'égard des colonies
espagnoles , dont quelques-unes ont été insérées dans la
Gazette de la Régence ; si l'on considère la preuve décisive
qu'elle vient tout récemment de donner du désintéressement
de ses vues , en offrant sa médiation entre la junte et celles
des colonies qui ont refusé de reconnaître son autorité , je
ne devrais pas être dans la nécessité de réfuter des charges
telles que celles contenues dans la pièce en question. II
Ellait , en effet , que nous nous trouvassions dans une
situation aussi critique que celle où nous nous trouvons
reduits dans les bornes étroites de cette place , dont le
salut dépend de l'harmonie et de la bonne intelligence ,
pour que je me soumisse à l'humiliation de venger l'honneur
de mon pays , outragé par les publications dont la
tendance malveillante se fait suffisammentapercevoir.
=Désirant cependant conserver sans la moindre altération
42 MERCURE DE FRANCE ,
les sentimens d'estime et de respect dont mon souverain et
lajunte sont mutuellement animés , je me crois obligé à
réclamer de la manière la plus positive et la plus solennelle,
au nom de S. M. B. , de son gouvernement , et de la nation
anglaise toute entière, contre les imputations injurieuses
dirigées contre eux. Je nie avec la même assurance qu'il
existe le moindre fondement pour l'interprétation donnée
aux notes que j'ai présentées au mois de mars dernier , par
lesquelles je suggérais qu'il convenait que les provinces
espagnoles frontières du Portugal fussent placées sous l'autorité
temporaire de lord Wellington , cette mesure n'ayant
d'autre objet que d'autoriser S. S. à en tirer les secours
militaires qu'elles sont capables de fournir . J'affirme pareillement
, de la manière la plus solennelle , que ni mon souverain
, ni son gouvernement , n'ont en l'intention de s'emparer
de Cadix , et que si l'on y envoyait des renforts , ce
serait exclusivement pour concourir à la défense de cette
importante position ..
Enfin , je répète ce que j'ai plusieurs fois déclaré à
V. Exc. , c'est qu'en prenant part à la lutte actuelle , la
Grande-Bretagne n'a pas en l'intention de profiter des circonstances
malheureuses où se trouve l'Espagne pour en
obtenir des avantages exclusifs , et qu'elle n'a voulu que
contribuer à l'expulsion de l'ennemi .
> Jetermine, très -excellent seigneur, en suppliantV. Exc .
de vouloir bien soumettre cette note au conseil de régence
dans le plus bref délai possible , et je me crois obligé de
demander qu'il lui donne la publicité convenable , afin de
prévenir les conséquences fâcheuses qui pourraient avoir
lieu si l'on se persuaduait que les intentions de la nation anglaise
sont telles que les représentent les bruits et les écrits
qui ont circulé dans cette ville.
» J'ai l'honneur de réitérer à V. Exc. les assurances de
ma considération distinguée . Signé, WELLESLEY.
Cet écrit fait juger les dispositions des alliés , celles des
insurgés , et des chefs de parti. Il atteste la désunion et la
haine qui règnent dans cette coalition . Nous avons dû le
rapporter en le rapprochant de l'ordre du jour par lequel
le général anglais inflige des punitions exemplaires à des
officiers portugais ou qui désertent leur cause , ou qui la
servent comme s'ils voulaient la déserter .
De telles publications , faites en Angleterre même , ne
contribuent pas peu à y éclairer les esprits, ày former l'opinion.
Les alarmes qu'inspire le voyage de l'Empereur sur
tes côtes n'y sont point dissimulées. Un des journaux de
OCTOBRE 1811 . 43
l'opposition s'en rend l'interprête avec une force de dialectique
qui ne semble permettre la sécurité ni aux ministres ,
Di au dernier de leurs adhérens .
Tandis que des difficultés imprévues , dit-il , paralysaient
dans la péninsule la vigueur que le gouvernement
français a coutume de déployer à la guerre , la vaste étendue
de ses différens ports , la tentation qu'il éprouve de
faire un effort maritime , et , plus que cela , les circonstances
où nous nous trouvons , circonstances aussi imprévues
qu'heureuses pour lui , ont absorbé tous les soins et
dirigé toute l'attention de Napoléon vers la création d'une
marine française , et son organisation. Le courage et l'habileté
des amiraux anglais ont sans doute presque entièrement
anéanti la marine française , jadis si formidable ;mais
ce que la science et le courage ont détruit , le génie , secondé
de l'industrie , peut le rétablir . La France peut , à
l'abri de tout danger , construire des flottes nombreuses ;
et l'énergie d'une vigoureuse administration , puissamment
aidée de l'irrésistible levier de la conscription ,peut donner
une existence dangereuse à cette masse inerte , en l'armant
d'un nombre suffisant d'hommes et de navigateurs .
Nous nous abuserions étrangement si nous supposions que
parce des hommes n'ont pas passé leur vie à la mer ,
leur habileté ne suffirait pas dans un moment de danger et
dans le cas d'une urgente nécessité . Une portion comparativement
faible d'habiles matelots , suffirait pour mettre
une flotte considérable en état de manoeuvrer et de combattre;
et du moment où les Français s'apercevront que
le nombre de leurs vaisseaux atteindra celui des nôtres ,
rien ne pourra les retenir dans leurs ports , sur-tout s'ils
croient pouvoir , par une sortie audacieuse , accomplir
quelque grand objet .
L'étatde nos relations avec l'Amérique , et la malheureuse
situation de l'Irlande , sont pour Napoléon les causes
d'une tentation irrésistible , d'employer tous les moyens qui
sont en son pouvoir pour créer une marine. Les vues du
gouvernement et les espérances des Français sont également
dirigées vers ce grand objet national . Les avis les
plus récens des côtes de France et de Hollande s'accordent
tous à montrer le peuple comme rempli d'espoir et pleinementconvaincu
que dans peu la France aura une flotte capable
de lutter , quant à l'habileté , avec celles si vantées
de la Grande-Bretagne. Lorsque les vues du gouvernement
sont ainsi fondées sur les véritables sentimens de la nation ,
les mesures d'exécution sont rarement insuffisantes et
44 MERCURE DE FRANCE ,
échouent difficilement. Les immenses travaux que l'ennemi
a faits dans l'Escaut pour hâter l'exécution de ses projets
maritimes , sont réellement formidables et de nature à nous
causer les plus sérieuses alarmes . Les malheurs qui résulteraientpour
nous de la sortie heureuse d'une escadre française
qui se porterait sur l'Irlande en tournant l'Ecosse , ou
qui cinglerait vers l'Amérique , dans les circonstances où
nous nous trouvons relativement aux Etats - Unis , méritent
Tattention la plus sérieuse . Les dangers auxquels une flotte
ennemie serait exposée dans un tel cas , seraient sans doute
très-grands; mais l'objet est de la plus haute importance
mérite bien qu'on s'expose à quelques risques . et
» L'opinion générale en France est que, sous peude tems,
Napoléon aura des forces navales suffisantes pour lutter
avec les nôtres. Il est constant que , dans l'Escaut seulement,
la France aura avant Noël une flotte de trente à
trente-cinq vaisseaux de ligne . Nous devons donc surveiller
ses mouvemens et ses mesures avec d'autant plus de soin ,
que nous ne pouvons douter que Napoléon ne soit toujours
disposé à tenter les plus grands efforts pour anéantir notre
supériorité maritime . "
En lisant ces extraits de papiers anglais , on croirait que
notre ennemi avait connaissance des détails que le voyage
de S. M. sur les côtes allait rendre publics . L'Anglais , en
effet , ne fait ici que présager et dire à l'avance ce que le Moniteurva
en quelque sorte dire après lui . Les aveux ennemis
vont au-delà de nos assertions , et les alarmes de l'Angleterre
sont en proportion de nos espérances .
Voici ces notes officielles sur le voyage de S. M.: elles
doivent terminer cet aperçu des événemens hebdomadaires
qui intéressent la politique générale .
S. M. est partie le 19 de ce mois au matin de Compiègne ,
et arrivée à Montreuil à quatre heures après midi ; elle
est restée deux heures dans cette place , et a ordonné , après
en avoir inspecté la situation , divers travaux aux officiers
du génie.
Ahuit heures du soir elle est arrivée à Boulogne ; le 20 ,
à six heures du matin , elle a passé en revue la division
d'infanterie commandée par le général Ledru ; à midi ,
S. M. s'est embarquée pour visiter la flottille , et est allée
par mer voir les ports de Vimereux et d'Ambleteuse ; le
prince de Neuchâtel et le ministre de la marine accompagnaient
l'Empereur dans son canot , qui était conduit
par le capitaine de vaisseau Lecoat-Saint-Haouen .
OCTOBRE 1811 . 45
Pendant ce tems , la flottille échangeait des coups de
canon avec la station anglaise et la forçait de prendre le
large.
Le 21 , l'Empereur a passé en revue les autres troupes
et a inspecté les fortifications de Boulogne .
Le contre-amiral Baste , commandant de la flottille , a'
eu différens engagemens avec la croisière ennemie; un
bâtiment écurie étant allé à la dérive , a été pris ; mais les
bâtimens anglais ont été très -maltraités ; ils ont eu deux
officiers et une trentaine d'hommes tués ou blessés . La frégate
commandante a été criblée par les boulets de 24 de nos
canonnières , qui l'ont obligée à mettre sur-le-champ le cap
sur l'Angleterre , pour se faire radouber; on sera forcé de
lafaire entrer dans le bassin .
Le 22 , à neuf heures du matin , S. M. a fait défiler le
corps d'armée que commande le maréchal duc d'Elchingen,
ainsi que les bataillons d'équipage de la flottille; avant
que S. M. montat à cheval , les différentes autorités du
pays lui avaient été présentées à l'issue de la messe .
Adeuxheures , S. M. est montée en voiture , et est arrivée
à Ostende à minuit.
Le 23 , l'Empereur , après avoir visité les fortifications
d'Ostende et ordonné de nouveaux travaux , est parti à
cheval en suivant le Strand par la route de Blankeimberg ,
a passé le Swyn et est arrivé à Breskins à six heures du
5015.
Le 24, l'Empereur est monté à cheval , et a visité dans
lé plus grand détail le Fort-Impérial , le Fort-Napoléonet
le Fort-du-Centre de l'île de Cadzand . S. M. a été trèssatisfaite
des travaux du génie . Soixante mortiers , partie à
plaque , partie de nouvelle invention , partie mortiers de
12 pouces à laGomer , les uns portant leurs bombes à 2500
toises , les autres à 2000 toises , et les mortiers à la Gomer ,
à 1500 toises , soixante pièces de 36 et vingt pièces de 48 ,
sont en batterie dans ces trois forts . Des casemates à l'épreuve
de la bombe contiennent les magasins et la garnison .
Une large inondation couvre les fraits de terre , qui ont
eux-mêmes des cavaliers armés de pièces de siége. Dans
l'impossibilité de cheminer à travers l'inondation , l'ennemi
qui voudrait prendre le Fort- Impérial , devrait cheminer
sur la digue. Il n'arriverait au Fort-Impérial qu'après s'être
emparé du Fort-Napoléon , fort qui est construit en ma-
) çonnerie , et susceptible d'une vigoureuse résistance . Il
serait après cela obligé de cheminer sur la digue pour forcer
le Fort-du-Centre; et , après ces deux grands siéges ,
46 MERCURE DE FRANCE ,
évalués par les gens de l'art devoir durer quarante jours de
tranchée ouverte , il ne se trouverait qu'à quatre cents toises
du Fort- Impérial , ce fort ayant des cavaliers casemates ,
une galerie de mine , une traverse sur la digue et autres
ouvrages avancés. Deux autres forts placés sur la digue
défendent le Fort-Impérial en amont du fleuve. On doit
donc considérer le Fort-Impérial comme susceptible
d'une défense régulière de trois mois de tranchée ouverte
sans calculer les accidens que l'assiégé pourra faire naître
dans un terrain où l'on ne peut cheminer que sur une
digue.
Aune heure après-midi , S. M. est montée à bord de
l'escadre par un très-joli tems . Elle a commencé sa visite
par l'Anversois, vaisseau de 74 , commandé par le capilaine
Soleil , qui tenait la tête de la ligne . Elle a parcouru
successivement toute la ligne , s'arrêtant sur chaque bâtiment;
S. M. a donné sur chacun divers avancemens ; elle
a été très -satisfaite de la tenue des équipages et des vaisseaux;
elle en a témoigné sa satisfaction au vice-amiral
Missiessy , commandant en chef l'escadre , et aux officiers .
Le ministre de la marine , en peu d'années , a créé une escadre
de 30 vaisseaux de guerre , munis de tout , dans une
contrée où , il y a huit ans , il n'y avait pas un chantier ;
cales de construction , bassin , magasin , vaisseaux , tout a
été formé .
,
Asix heures du soir , S. M. a fait arborer son pavillon à
bord du Charlemagne , où elle a passé la nuit.
Le 25 , à huit heures du matin , la mer est grosse et le
vent grand frais .
S. M. a accordé la décoration de la Légion-d'honneur
aux pilotes Pierre Thomas et Mathieu Amadis , et à chacun
une pension de 3000 fr, leur vie durant , pour les services
rendus à l'escadre. L'un de ces pilotes est de Flessingue ,
l'autre de Brest. L'un est chefdu pilotage de l'intérieur du
fleuve , l'autre de l'extérieur.
Le ministre de la marine , le vice-amiral Ganteaume ,
colonel commandant les marins de la garde , le vice-amiral
Missiessy , le contre-amiral Ruysch , ont eu l'honneur de
dîner avec S. M.
Le 25 et le 26 , un coup de l'équinoxe s'est fait sentir . Il
a venté grand-frais , et la mer a été très-houleuse . Il a été
impossible de communiquer avec la terre .
Le 26 après-midi , trois vaisseaux ont appareillé , et ont
faitdifférentes manoeuvres .
S. M. n'a point souffert de la mer,
OCTOBRE 1811 . 47
Le 27 septembre , l'Empereur est allé à Flessingue .
S. M. a été très-satisfaite des immenses travaux que le
génie et la marine y ont exécutés .
Le fort Montebello est armé de quatre-vingts bouches à
feu , avec réduit casematé. Les fronts de mer de Flessingue
sont armés de cent pièces de 36 , et de soixante mortiers à
plaque , ou de 12 pouces à la Gomer. Toute la partie en
arrière de Flessingue a été relevée ; dès flaques d'eau y
procurentune inondation de 150 toises , soutenue par un
système de lunettes. De bons chemins couverts , de bons
glacis et trois couronnes placées à 1200 toises en avant ,
s'appuyent sur les forts Saint-Hilaire et Montebello , et
mettent la place à l'abri de tout bombardement. Le fort
Saint-Hilaire , armé de cinquante bouches à feu , est réuni
au fort Rameskens par des forts intermédiaires . Le fort
Rameskens , couvert par une couronne qui est elle-même
couverte par des inondations ; des digues coupées et réunies
par batardeaux en maçonnerie ; des galeries de mine
pratiquées à soixante toises des digues , de manière à les
faire sauter si cela était nécessaire : tel est l'aperçu des
immenses travaux faits depuis deux ans à Flessingue. Il est
vrai que le génie de terre seul a employé dans cet espace
de tems près de neuf millions . On achève des cavaliers
casematés dans l'intérieur de la ville ; et déjà les magasins
à poudre , les magasins des vivres et l'arsenal sont à l'abri
de la bombe. Ces travaux ont mis Flessingue au rang des
places de premier ordre .
La marine a fait également des travaux considérables .
Tous les quais des bassins que les Anglais avaient voulu
détruire ont été réparés . Les mines par lesquelles l'ennemi
a fait sauter l'écluse étaient si mal dirigées , que le radier
n'a pas souffert ; on l'a découvert , et on l'a trouvé intact
et en bon état. L'ingénieur Sganzin est parvenu à donner
vingt-cinq pieds d'eau aux portes , en faisant creuser dans
le radier. L'écluse sera finie cette année , et trente vaisseaux
de guerre pourront y entrer tout armés , avantage
que ce bassin n'offrait pas précédemment. Le magasin
général , que les Anglais avaient fait sauter , est rétabli
mis à l'abri de la bombe , et un cavalier s'élève sur la
plate-forme.
,
Le 28 , S. M. est allée à Middelbourg et à Tervere . Elle
a ordonné de nouveaux ouvrages pour accroître les fortifications
de Tervere , dont il est important de faire une
bonne place.
Le29, à cinqheures du matin , l'Empereur s'est rendu
48 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1811 .
à Terneuse pour visiter les travaux du bassin que les ingénieurs
des ponts et chaussées y construisent , et dans lequel
quarante vaisseaux de ligne pourront entrer à basse-mer
comme à haute-mer. Il y a soixante pieds d'eau au pied
des digues de Terneuse , et ce point important est appuyé
sur les deux rades de Terneuse et de Baerlandt.
Après avoir examiné les travaux du bassin , S. M. a continué
de remonter l'Escaut , dans son canot , jusqu'à Batz ,
où elle est arrivée à sept heures du soir. Elle y a visité les
ouvrages qu'on a faits pour s'assurer le passage du bras de
Berg-op-Zoom , dont le fort de Batz n'est que le réduit.'
Elle est ensuite rentrée dans son yacht , et à une heure
après minuit elle arrivait à Anvers , très- satisfaite de l'avan
cement de tous les travaux , du bon état personnel etmatériel
de ses escadres , et de la rapidité de leurs manoeuvres ,
Voilàles détails publiés sur les mouvemens qu'impriment
sur tous les points de la côte les ordres de S. M. , et que
redouble sa présence. Il gouverne son Empire en le parcourant
, l'émulation le précède , les bienfaits l'accompagnent
, et les témoignages de la reconnaissance de toutes
les classes le suivent ; mais après avoir montré le souverain
veillant à l'exécution de ses ordres , jugeant tout par luimême
et voyant tout par ses yeux , on aime à le retrouver
dans les détails les plus petitsddeessoonn voyage ; on veut assister
à toutes ses actions , et entendre , s'il se peut , toutes ses
paroles . Voici une anecdote en ce genre à ajouter à celles
qui ontfournitantde sujets aux beaux-arts , et tant de pages
intéressantes au biographe .
L'Empereur , en partant d'Ostende , a suivi l'Estran .
Ne voulant pas faire le tour par Ecluse , elle s'est jetée ,
pour passer le Swin , dans un bateau pêcheur avec le duc
de Vicence , son grand-écuyer ; le comte Lobau , l'un de
ses aides -de-camp , et deux chasseurs de la garde. Deux
pauvres pêcheurs menaient la barque qui , avec tout son
gréement , valait 150 florins : c'était tout leur bien . La
traversée a duré une demi-heure . S. M. est arrivée au fort
Orange dans l'île de Cadsan où l'attendaient le préfet et sa
suite . On a allumé un grand feu , parce que l'Empereur
était mouillé et qu'il faisait froid. Les pêcheurs auxquels
on a demandé ce qu'ils voulaient pour leur passage , ont
demandé un florin pas passager. S. M. alors les a fait appeler
, leur a fait donner 100 napoléons et 300 fr. de pension
leur vie durant. Il est difficile de se peindre la joie
de ces pauvres gens , qui étaient bien loin de se douter qui
ils avaient reçu dans leur barque .
S....
40
MERCURE
DE FRANCE .
N° DXXXIV. Samedi -
DEPT
DE
LA
SEA
12
Octobre 18
POÉSIE .
SCIPION A SON ARMÉE , EN ABORDANT EN AFRIQUE.
FRAGMENT .
1 1
ROMAINS , la voilà donc cette terre fatale ,
De vos destins fameux dangereuse rivale ,
Où furent assemblés ces bataillons nombreux ,
Qui, sous un chef encor plus redoutable qu'eux ,
Pour renverser nos murs venus avec furie ,
Depuis plus de seize ans dévorent, Italie !
Soldats , rappelez- vous toutes leurs cruautés ,
Les fleuves teints de sang et nos champs dévastés
En tous lieux sous leurs pas les campagnes fumantes ,
Vos enfans éperdus et vos femmes tremblantės,
Veyant avec effroi du haut de nos remparts
Auxbords du Tévéron flotter leurs étendards.
4
Maisle jour est venu de laver nos injures ,
Il est tems de punir ces traîtres , ces parjures ,
Desplus sacrés sermens infracteurs odieux ,
Etdevenger enfin la patrie et les Dieux.
Abattonsla fierté de cette république ;
T
Excités par la haine , allons rendre à l'Afrique JA
D
50 MERCURE DE FRANCE,
Toutes les cruautés de ce nom de vainqueur ,
La désolation , le carnage et l'horreur .
Ces fiers Carthaginois du fond de l'Ibérie ,
Auront pu pénétrer au sein de l'Italie :
Et vous , braves guerriers , invincibles soldats ,
Ce qu'ils ont entrepris vous ne l'oseriez pas !
Ah ! je vois s'indigner votre bouillant courage.
Allons ; et de ce pas , je vous mène à Carthage;
Annibal vint à Rome , et je veux l'imiter ,
Ce qu'envain il tenta je veux l'exécuter.
Aurons-nous à passer des monts inaccessibles ,
Nous opposera-t-on des troupes invincibles ?
Ils n'ont pour défenseurs qu'un ramas d'étrangers ,
Vil troupeau qui s'enfuit à l'aspect des dangers ,
Sans patrie et sans biens , du seul pillage avides ,
Quin'ont que la fureur et l'intérêt pour guides.
Et nous , braves amis ,nous verrons tous les jours
Le Numide allié nous prêter son secours ;
L'ardent Massinissa que son serment engage ,
Accourt s'unir à nous pour renverser Carthage ;
Nous le verrons suivi de ses nombreux soldats ,
Et bientôt sur ces bords il guidera nos pas .
Marchons , et le succès est certain pour nos armes ,
Tout tremble dans l'Afrique , et Carthage en alarmes
D'Annibal vainement implorant le secours ,
Frémit , et croit déjà voir s'écrouler ses tours .
Et ce qui doit bien plus flatter notre espérance ,
Ce Dieu qui prit toujoursRome sous sa défense ,
Ce Dieu le seul auteur de tous nos grands exploits ,
Ce Dieu qui doit ranger l'univers sous nos lois ,
Le grand Capitolin nous promet la victoire ;
Mais si vous démentez en ce jour votre gloire ,
Si la crainte un instant peut s'emparer de vous ,
Trop indignes soldats , redoutez son courroux.
Rappelez-vous plutôt que l'Espagne soumise ,
Mardonius défait , Carthagène conquise ,
Par vos sanglantes mains les Scipions vengés ,
Font voir que par les dieux vous êtes protégés.
OCTOBRE 1811 ! 51
Et quelle gloire , amis , si nous pouvions encore
Détruire ces remparts que l'Italie abhorre ,
Soumettre ce pays à Rome si fatal ,
QuinourritAmilcar , qui vit naître Annibal ,
Etpour prix de nos soins et de notre courage ,
Voir croitre les moissons aux lieux où fut Carthage.
TALAIRAT.
LES RIVES DE PROVENCE.
ÉLÉGIE.
SURtes bords , aimable Provence ,
Que ne puis-je couler mes jours !
Que ne puis -je , au sein des amours ,
Savourer le bonheur d'une obscure existence ,
Et reposer mon indolence ,
Dans ces bois parfumés , à l'ombre de ces tours ,
Qui conservent encor des premiers troubadours ,
La poétique souvenance !
Jeune amantde la lyre et des ombrages verds ,
Avec quel doux transport icije me rappelle
Ces chanteurs si naïfs , dont les heureux concerts,
Inspirés par l'amour , n'eurent point de modèle!
Aleurs tendres accords , ce rivage enchanté ,
Vit naître l'art des vers , la noble courtoisie ,
Et cette fleur de loyauté ,
Par qui du Gaulois indompté
La rudesse fut adoucie .
Ocharme des antiques moeurs !
C'est ici que l'amant , avec persévérance ,
De sadouce ennemie adorait les rigueurs ,
La servait en esclave , ornait de ses couleurs ,
Ou sa guitare , ou le fer de sa lance ;
Et moins timide après tant de souffrance ,
Venaità ses genoux , les yeux mouillés de pleurs ,
Demander un peu d'espérance.
1
1
Voilà ces frais vallons , ces fertiles coteaux ,
Où de gais ménestrels , sur des harpes légères ,
S'en allaient récitant de châteaux en châteaux' ,
Γ
Da
52
MERCURE DE FRANCE ,
Les sirventes malins , les gentils fabliaux ,
Qu'enfantait chaque jour la muse des Trouvères .
Visité par eux tour-a-tour ,
Hélas ! pourquoi ce beau rivage
A-t-il vu tomber sans retour ,
Ces superbes donjons , illustrés d'âge en âge ,
Où des dames de haut parage
Rassemblaient leur galante cour !
Pourquoi sur ces gazons émaillés de pervenches ,
Ne vois-je plus se rendre , ainsi qu'au bon vieux tems ,
Des poursuivans d'amour , vêtus d'habits flottans ,
Etcouronnés de roses blanches !
O bergers ! dans ces lieux vous qui fûtes nourris ,
Vous dont la folle ivresse et me plaît et m'attireę ,
De grâce , inontrez -moi les ombrages fleuris ,
Où , pleins d'un aimable délire ,
Cesjeunes paladins , ces poëtes chéris ,
Venaient se disputer le prix ,
Du bien aimer et du bien dire .
Apprenez -moi quels murs , quels palais autrefois
Du joyeux Adhémar entendirent la voix :
Quel asyle a reçu la dépouille mortelle
Du noble Bérenger , du tendre Palazis ,
Ou de ce Mirval si fidèle
Aux doux attraits d'Azalaïs .
Mais en vain je les prie.... aucun d'eux ne m'écoute.
Les sons du galoubet mêlés au tambourin ,
Vers ces bois arrondis en voûte ,
Appellent le folâtre essaim.
Là , sous de frais palmiers qu'un doux rayon colore ,
Au bord de cette mer , témoin de leurs amours ,
Je vois se rassembler encore
Ces enfans des vieux troubadours.
Semblable au chevreuil des montagnes
Près d'eux , une jeune beauté
Accourt d'un pas précipité ,
A la tête de ses compagnes .
Dans les flots de ses noirs cheveux ,
Le souffle du zéphir se joue ,
La rose brille sur sa joue ,
OCTOBRE 1811 . 53
!
La flamme étincelle en ses yeux.
Aux bras de son amant , légère , elle s'élance :
Toutes à l'imiter s'empressent à-la - fois ;
Et répétant un refrain villageois ,
La foule bondit en cadence .
Cependant du sommet de ces riches cóteaux ,
Un faible crépuscule , avant-coureur de l'ombre ,
Ala gaîté de čes tableaux ,
Vient mêler une teinte sombre .
Le long du bord , plus mollement ,
Chaque flot tour-à- tour s'avance et se retire.
Avec un sourd gémissement ,
Dans la feuille des bois le vent du soir expire;
Et lamer qui semble sourire ,
Apeine au plus léger navire
Imprime un doux balancement.
Fidèle à de si beaux rivages ,
L'astre des nuits leur donne un regard indulgent ,
Et sur un trône de nuages
Il jette son manteau d'argent .
Aces clartés mystérieuses ,
Folátrez , innocens pasteurs !
Vierges! couronnez -vous de fleurs ,
Et vers ces rives amoureuses ,
De vos danses voluptueuses ,
Ramenez , ramenez les choeurs .
L'âge vient; les fêtes joyeuses
Assez tôt font place aux douleurs.
La plus belle vie a des pleurs ,
Lamerdes saisons orageuses ;.
Jamais sur ces bords enchanteurs
Vous ne danserez plus heureuses .
S. EDMOND GÉRAUD .
:
Pour le portrait de M. Ducis , gravé d'après le beau tableau
de M. GERARD.
Ace front, à ces yeux , à cet air de fierté ,
Et de puissance etde bonté ,
54 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1811
Français , reconnaissez ce fils de Melpomène ,
Qui , vingt ans maitre de la scène ,
Ymarcha dans saforce et dans sa liberté (1) .
GINGUENÉ.
ENIGME , LOGOGRIPHE , CHARADE .
Tache de fuir mes appas dangereux .
Rougis , lecteur , même de me connaitre;
Il est constant que les plaisirs , les jeux ,
Peuvent , chez moi , détruire ton bien-être ,
Où , malheureux ! par ta perversité ,
Tu peux encor détruire ta santé.
Cherche à-présent , ami , trouve dans mes six lettres ,
Ce que l'on voit toujours au- dessus des fenêtres ,
Une ville d'Afrique , un adverbe , un pronom ,
Un souverain , un chant , l'opposé de raison ,
Ce qui n'est ni le pas , ni le galop des bêtes ,
Ce qui met les vaisseaux à l'abri des tempêtes ,
Un de tes ennemis , fameux ministre anglais ,
Ce qu'un avare entasse et ne donne jamais ,
Un vent qui peut par fois attirer un reproche ,,
Ce qu'on cuit sur le gril , et souvent à la broche.
Enfin , mon premier est un jeu ,
Mon second est souvent au feu ,
Etmon tout est un mauvais lieu .
Par un Abonné de Lunel.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est la lettre R.
Celui du Logogriphe est Solstice , où l'on trouve : lice, soleil, Ties
site , oeil, tic , cils , lot, si , sol , sot , eiel et lister
Celui de la Charade est Richelieu .
(1) Vers de la tragédie d'Abufar.
400
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
BIOGRAPHIE UNIVERSELLE , ANCIENNE ET MODERNE , OU
Histoire , par ordre alphabétique , de la vie publique
et privée de tous les hommes qui se sontfait remarquer
par leurs écrits , leurs actions , leurs talens , leurs
vertus ou leurs crimes . Ouvrage entiérement neuf ,
rédigé par une Société de gens de lettres et de savans .
Première livraison , en deux volumes in- 8° d'environ
700 pages . -Prix, 14 fr . , et 19 fr. franc de port .
- A Paris , chez Michaud frères , imprim .-libraires ,
rue des Bons-Enfans , nº 34 .
Le prospectus de cet important ouvrage excita vivement
l'attention publique lorsqu'il fut mis au jour par
MM. Michaud , en 1810. Il s'ouvrait par un discours
préliminaire qui sert à présent de préface à l'ouvrage ,
et dans lequel M. Auger , l'un de nos meilleurs littérateurs
, exposait avec beaucoup de clarté le plan de cette
entreprise , signalait les défauts des anciens dictionnaires
, et annonçait par quels moyens on se proposait
de les éviter ; à la suite du Discours se trouvait une liste
des collaborateurs entre lesquels on avait distribué les
différentes parties de l'Encyclopédie biographique : elle
offrait bien quelques noms obscurs , mais elle en présentait
aussi de très-célèbres ; en un mot , le Discours et
la Liste semblaient promettrę , dans la Biographie universelle
, un ouvrage aussi sagement conçu que soigneusement
exécuté. Cependant , il faut l'avouer , ce prospectus
ne pouvait manquer de faire aussi naître des
craintes. De combien d'annonces semblables ne trouvet-
on pas l'histoire dans ce vers d'Horace :
Parturiunt montes , nascetur ridiculus mus !
Et combien n'a-t-on pas vu d'entreprises où les noms
célèbres n'étaient affichés que pour inspirer la confiance
56 MERCURE DE FRANCE ,
et dont l'exécution était ensuite remise aux ouvriers les
plus obscurs ! Il fallait donc attendre la première livraison
de la Biographie universelle , pour se fier avec un
peu de certitude aux promesses des éditeurs , et nou's
nous faisons un plaisir d'annoncer aujourd'hui qu'elles
n'ont point été trompeuses . Les noms de leurs collaborateurs
les plus distingués , après avoir décoré le prospectus
, attestent à présent la bonté d'un très-grand
nombre d'articles . Le plan annoncé dans ce même prospectus
a été exactement suivi ; si l'on n'a point atteint
tous les avantages qu'on s'en promettait , si en évitant
certains défauts on est tombé quelquefois dans des défauts
contraires , cela tient beaucoup plus à la nature de
L'entreprise et à ses nombreuses difficultés , qu'à la négligence
de ceux qui l'exécutent ou la dirigent ; et ce qu'il
faut principalement observer , les inconvéniens où l'on
a pu tomber ne sont rien en comparaison de ceux que
Pon reprochait aux anciens Dictionnaires .
Le plus grave de tous a été fort bien développé par
M. Auger dans son Discours . Un seul homme , ou deux
tout au plus , s'étant chargés jusqu'ici des entreprises do
ce genre , comment pouvait- on se flatter qu'un si petit
nombre d'individus rassemblat des connaissances assez
variées pour juger pertinemment les hommes de tous
les siècles et de tous les pays , les écrivains de toutes
les langues , les hommes illustres dans toutes les sciences
et dans tous les arts ? Un tel espoir était chimérique , ef
Ion devait par conséquent être sûr que la plupart des
jugemens de ces biographes universels étaient prononcés
sur parole . La division du travail a fait totalement disparaître
cet inconvénient dans le nouveau Dictionnaire ;
et sans recourir à des preuves qu'il serait trop long de
rapporter , nous croyons que nos lecteurs seront convaincus
, en apprenant que fidèles aux annonces du
prospectus , MM. Delambre et Lacroix ont réellement
écrit les notices qui regardent les mathématiciens célèbres
; que les principaux naturalistes ont été traités par
M. Cuvier ; que MM, Clavier et Boissonnade ont donné
les articles les plus intéressans de l'histoire et de la littérature
grecque ; que MM. Suard et deLally se sont par
OCTOBRE 1811 . 57
tagé l'histoire d'Angleterre , et que celle de l'Autriche et
de l'Allemagne n'est point sortie des mains de MM. Stapfer
, Constant de Rebecque et Guizot. De ce premier
inconvénient il en était résulté un autre presque aussi
grave dans les anciens Dictionnaires . Lorsque les auteurs
ne trouvaient plus de sources à consulter , ils
étaient forcés de garder le silence , et comme ils connaissaient
mieux la littérature française que toute autre ,
ils compensaient , par la surabondance et l'étendue des
articles nationaux , une pénurie quelquefois honteuse
d'articles étrangers. On sera encore convaincu que ce
défaut n'existe plus dans la nouvelle Biographie , si aux
noms que l'on vient de lire , on veut ajouter ceux de
M. Langlès , qui a traité à fond la littérature orientale ;
de M. Ginguené , qui s'est chargé de la littérature itahenne
, et de M. Correa de Serra , à qui l'on doit d'excellens
articles sur les écrivains portugais et espagnols .
M. Auger reproche , avec raison , aux anciennes compilations
historiques , un autre défaut qu'il était encore
plus facile d'éviter. On y avait introduit une surcharge
d'articles géographiques , archéologiques , mythologiques
, qui occupaient un espace bien précieux . On
s'était encore embarrassé de l'histoire de certains êtres
coffectifs , tels que sectes et sociétés religieuses , qui
devaient , ce semble , être exclus d'un ouvrage biographique
, où l'on ne doit admettre que des individus .
Tous ces articles pouvaient être abrégés , et l'on pouvait
en réduire le nombre ; une justice plus complète , et
peut-être plus que complète , les a fait totalement supprimer.
Tels sont les avantages que présente le plan de la
Biographie universelle , comparé à ceux des autres ouvrages
du même genre que nous possédions déjà : mais
nous avons aussi fait entrevoir qu'on ne pouvait guères
se les procurer sans en perdre d'autres , et l'auteur du
Discours préliminaire ne l'a pas non plus dissimulé . En
acquérant par l'association d'un grand nombre de collaborateurs
, une plus grande variété de connaissances , il
avoue que l'on a pu craindre de nuire à cette unité ou
du moins à cette parité de vues etd'esprit si nécessaires
58 MERCURE DE FRANCE ,
pour ne pas plonger le jugement des lecteurs dans l'incertitude
qui naît toujours des contradictions . Mais on a
pris tous les moyens les plus propres à prévenir cet inconvénient
. On a voulu que les faits plus que les opinions
fussent l'objet de la Biographie universelle ; et l'on
a établi un centre de révision et de rédaction où tous les
articles doivent être lus et confrontés , afin que les réviseurs
en fassent disparaître les contradictions les plus
apparentes . Pour en diminuer le nombre , et aussi
pour ménager l'espace , les collaborateurs ont même fait
le sacrifice d'une partie de leur amour-propre , en immolant
à la précision et à l'exactitude le désir de juger et
de briller . Convenons qu'il était impossible de faire plus
pour arriver au but desiré , la perfection et l'utilité de
l'ouvrage .
Nous croyons , en effet , qu'on en est déjà bien près
dans cette première livraison ; et nous espérons qu'après
ce témoignage que nous leur rendons avec sincérité , les
éditeurs nous permettront quelques observations qui
pourront les aider à s'approcher encore davantage de
cette perfection à laquelle nous devons toujours tendre ,
bien qu'avec la certitude de n'y arriver jamais .
Nous sommes loin d'avoir examiné ces deux premiers
volumes en détail et avec sévérité , et cependant nous y
avons trouvé plus d'une exception à l'éloge général qu'ils
méritent.
1 ° . Quelques collaborateurs ne soignent pas assez leur
style , ou du moins on ne le soigne pas assez pour eux .
On nous dit à l'article Alcman , qu'Horace doit beaucoup
à ce poëte , et en général à tous les lyriques dont il a traduit
ou imité unefoule de pièces . Il fallait dire : à tous
les lyriques grecs , autrement ce passage n'offre qu'une
vérité niaise . M. Malte-Brun , de son côté , nous dit
qu'on a du savant Abilgaard beaucoup de mémoires particuliers
insérés dans ocux de l'académie des sciences de
Copenhague ; on n'insère point des mémoires dans des
mémoires , mais dans un recueil de ce genre d'écrits ..
M. Botta , dont nous honorons d'ailleurs les talens et le
savoir , s'exprime ainsi à l'article de John Adams , second
président des Etats -Unis : L'histoire l'a placé au
OCTOBRE 1811 . 59
nombre des premiers hommes d'état de son pays .
M. Botta aurait dû se rappeler que l'histoire n'a pas
encore commencé , en 1811 , pour un homme mort en
1803. Enfin , pour ne plus citer qu'un seul exemple , on
nous apprend, à l'article Archytas , qu'un fragment de ce
philosophe fut édité par H. Etienne , en 1557 ; editus est
latin , mais édité n'appartient à aucune langue .
2º . D'autres collaborateurs se laissent trop entraîner à
l'intérêt que leur inspirent certains sujets , beaucoup
moins intéressans pour l'immense majorité des lecteurs
de la Biographie. M. Treneuil , par exemple , a écrit
neuf colonnes entières sur le baron des Adrets ; c'est
trois de plus que M. Clavier n'en a employé à l'histoire
d'Agésilas , et l'on conviendra cependant que ce dernier
personnage a un peu plus d'importance. M. de Lally n'a
pu se tenir de remplir huit colonnes de l'histoire de
Georges Abbot ; c'est quelques lignes de plus qu'on n'en
compte à l'article de Saint-Ambroise , qui pourtant intéresse
un peu plus l'histoire de l'église que cet archevêque
de Cantorbery. Mais M. Noël a été plus loin encore :
dix-huit colonnes pour Antoine Arnauld! En vérité
c'est tout ce qu'on aurait pu faire pour lui, il y a soixante
ans , dans un Dictionnaire des Jansénistes .
,
3º . Les rédacteurs généraux n'ont pas toujours donné
assez de soin à ce qu'ils appellent la corélation des articles
. Lisez celui d'Adam , par M. Tabaraud . Vous y
verrez qu'Adam passa 130 ans dans le paradis terrestre ,
et qu'il n'eut d'enfans , selon l'Ecriture , qu'après en être
sorti ; d'où il suit qu'Abel , à le supposer frère jumeau
de Caïn , serait né tout au plus l'an 131 du monde. Lisez
ensuite l'article Abel , par M. Coteret; ce docte ecclésiastique
vous apprendra qu'Abel est né probablement
la deuxième année du monde , ce qui fait une petite différence
de 129 ans.
4°. Ces mêmes rédacteurs ne soignent pas toujours
assez l'orthographe des noms propres et les notices bibliographiques
. Il nous semble du moins qu'on a toujours
écrit Vanoza ou Vanozza , le nom de la maîtresse d'Alexandre
VI , et non Venozza , comme dans l'article de
M. Desportes . Il nous semble que l'amant de Melle Aïssé
60 MERCURE DE FRANCE ,
se nommait d'Aydie et non d'Aidy comme l'écrit Mme de
Vannoz , et nous sommes sûrs qu'en 1806, comme en
1787 , les lettres de Mlle Aïssé ne faisaient qu'un volume ,
ét non trois , comme le dit son historienne .
5°. Ceci nous conduit naturellement à la correction
typographique de l'ouvrage , et nous devons engager les
éditeurs à prendre des mesures pour l'assurer à l'avenir.
Il est fâcheux de lire cette phrase à l'article Alderete
(Diego Gracian) , par M. Correa de Serra : « Charles-
Quint le fit son secrétaire particulier , fut conservé dans
la même qualité par Philippe II , etc. » Il manque là un il
dont rien ne répare l'absence. On doit aussi soupçonner
une faute grave dans ce passage de l'article Apollonius
de Tyanes, par M. Michaud : « Il y avait dans le temple
d'Ægæ un temple consacré à Esculape ; >> et rien ne peut
excuser le réviseur d'épreuves qui alaissé subsister dans
lénumération des généraux d'Alexandre qui se partagerent
ses états , Ptoléméefils de Pagus , au lieu de Lagus,
et Hysimaque pour Lysimaque .
:
Nous faisons d'autant moins scrupule de relever ces
fautes , qu'il sera facile de les corriger dans un errata ou
dans un supplément , et c'est aussi par cette raison que
nous indiquerons ici aux éditeurs quelques omissions
qu'ils pourront réparer de la même manière. Ils nous
donneront , par exemple , un article sur Acron , le plus
estimé des commentateurs d'Horace , qu'ils ont exclus de
leur Dictionnaire sans aucune raison et qui se trouve
dans celui de MM. Chaudon et Delandine ; il faut en
dire autant du poëte Arrien qui florissait sous Tibère , et
dont les ouvrages sont indiqués dans le Dictionnaire de
Lyon. S'ils veulent consulter le Dictionnaire des Savans
écrit en Allemand par Joecher, ils pourronty compter
seulement , depuis A jusqu'à AEM, une cinquantaine
d'auteurs allemands , hollandais ou suisses dont ils ne
font aucune mention, et parmi lesquels il s'en trouvera
peut-être cinq ou six dont une Biographie universelle
ne pouvait se dispenser de parler. Mais ce que
nous devons sur-tout leur recommander de revoir avec
le plus grand soin , c'est la partie des musiciens , et
des auteurs qui ont écrit sur la musique; elle est aussi
OCTOBRE 1811 . 64
par trop incomplète. Nous pourrions leur indiquer ,
seulement pour leur premier volume , dix-huit articles
à faire , tous plus ou moins importans pour Fhistoire
de l'art . Nous nous bornerons à citer ici un auteur
persan Abdulcadir et un arabe Abu Nasr dont les ouvrages
manuscrits se trouvent à la bibliothèque de Leyde ;
nous nommerons encore Adraste , philosophe grec et
disciple d'Aristote , auteur de trois livres sur l'harmonie
conservés dans la bibliothèque royale de Naples ; et pour
faciliter aux rédacteurs les recherches de ce genre , nous
leur recommanderons les ouvrages du prince-abbé de
Saint-Blaise , publiés en 1774 et 1784 , en cinq volumeş
in-4°, ou, pour plus de commodité , le Dictionnaire historique
et bibliographique des Musiciens , publié en allemand
par E. L. Gerber en 1790 et 1792 .
Quoiqu'il soit un peu tard après la publication de
deux gros volumes , nous aurions aussi grande envie de
réclamer contre l'exclusion de tous les personnages
appartenant aux tems mythologiques ou héroïques , car
ils ne sont pas tous fabuleux. De toutes les raisons
qu'on en donne dans le Discours préliminaire , il n'y en
a qu'une seule de concluante ; mais en revanche elle est
de nature , quoiqu'à peine indiquée , à nous ôter tout
espoir de réussir. On a laissé , dit-on , tous les articles
de ce genre dans les Dictionnaires mythologiques de
deux collaborateurs de la Biographie universelle , MM.
Millinet Noel. Il est tout simple que ces messieurs
n'ayent pas voulu nuire au débit de leurs propres ouvrages
pour en enrichir un autre où ils ne sont que
simples collaborateurs .
Cette annonce est déjà si longue qu'il ne nous reste
plus d'espace pour joindre aux éloges généraux par lesquels
nous l'avons commencé , l'éloge particulier d'un
grand nombre d'articles des principaux collaborateurs .
Heureusement que la plupart ont déjà été indiqués au
public par les journalistes . Les citer ici de nouveau
n'ajouterait rien à l'idée qu'on a pu se faire de leur
valeur. Nous croyons avoir plus fait pour les éditeurs ,
en relevant les défectuosités dont nous avons été le plus
frappés dans ces ceux premiers volumes , et en indiquant
62 MERCURE DE FRANCE ,
)
les moyens de les réparer et de les éviter à l'avenir. Les
éloges des journaux peuvent faire le sort d'une brochure ,
d'un roman , d'un ouvrage de circonstances , de tout
livre en un mot qui ne peut avoir que le succès du
moment. Ces éloges n'influent presque en rien sur la
fortune d'une entreprise qui ne peut être exécutée qu'en
plusieurs années , d'un ouvrage dont le débit doit durer
encore plus long-tems . L'examen du lecteur impartial et
éclairé suit nécessairement celui des journalistes , seul il
engage les souscripteurs à persévérer , et procure de
nouveaux acquéreurs à l'ouvrage . Or le résultat de cet
examen dépend uniquement de la solidité , de l'exactitude
du travail qui en est l'objet ; en provoquer la perfection
est donc le meilleur moyen d'en assurer la réussite.
Μ. Β.
LA MALTÉIDE , ou le Siége de Malte par Soliman II ,
empereur des Turcs , poëme en seize chants ; par
N. HALMA jeune . - A Paris , chez J. G. Dentu , imprimeur-
libraire , rue du Pont-de-Lodi , nº 3 .
La piété et la valeur instituèrent l'ordre de Malte ;
elles en avaient fait un des objets les plus intéressans de
l'histoire moderne. La fleur de la noblesse européenne
s'élevait heureusement et brillait sur cette roche méditerranée
où Charles-Quint l'avait transplantée de Rhodes .
Le Directoire français , il y a quelques années , trancha
les belles destinées des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem
, chassa de leur nid , bâti par eux , ces fiers aigles
marins , et termina ainsi , tout d'un coup , l'histoire de
Malte.
Ces braves chevaliers soutinrent , en 1565 , contre
toutes les forces de Soliman II , un siége meurtrier que
M. Halma a choisi pour sujet de son poëme , et que
l'abbé de Vertot a raconté avec fidélité et élégance .
Nous observerons d'abord que ce mot nouveau , la
'Maltéide , n'est pas une création heureuse , que même
il semble plutôt indiquer l'histoire entière de Malte ,
OCTOBRE 1811 . 63
1
qu'un fait particulier de cette histoire (1) . L'auteur feint
qu'une belle Grecque , enlevée par des Maltais à l'amour
de Soliman , fut la première cause de ses fureurs contré
les chevaliers , et le décida à les assiéger dans leur île .
L'invocation ou le début du poëte mérite d'être cité .
Je chante la valeur et les travaux guerriers
De ces hommes pieux , illustres chevaliers ,
Qui parmi les assauts , au plus fort des batailles ,
Affrontèrent la mort pour sauver leurs murailles ,
Etglorieux vainqueurs d'un ennemi puissant
Délivrèrent leurs bords des armes du Croissant .
Du pur sang des héros leur milice formée
Avait sur mille exploits bâti sa renommée :
Elle régnait dans Malte , et maîtresse des eaux ,
De l'Europe chrétienne assurait le repos .
Ce début est noble et assez élevé ; mais on est fâché d'y
voir quelques taches , comme , au plus fort des batailles ,
et sauver leurs murailles , expressions peu poétiques ;
enfin , maîtresse des eaux , qui est vague.
L'enlèvement de la belle Grecque Elvire , l'Hélène de
cette guerre , est une fiction heureuse , ainsi que le
songe envoyé par l'Amour à Soliman désespéré de la
perte qu'il a faite . Ce dieu prend la figure , les charmes
d'Elvire ; lui apprend qu'elle est captive , et que son
ravisseur est le rival de l'empereur des Musulmans . Sa
flotte part pour assiéger Malte . Son amiral Piali court de
grands dangers dont l'Amour le délivre , et lui fournit
ensuite les moyens de débarquer dans l'île . Cette fiction
, trop voisine de l'autre , est moins heureuse ; l'Auteur
l'emploie encore au cinquième chant. Un épisode
enrichit le quatrième , mais il est trop court , et l'on
désirerait qu'il offrît plus d'intérêt. Je préfère celui
d'Elvire transportée par son ravisseur dans une île déserte
où elle se donne la mort pour sauver son hon-
(1) Il a paru , ily a deux ou trois ans , un ouvraga intitulé : Malte
ancienne et moderne , par M. Louis de Boisgelin , chevalier de Malte
Nous n'avons pas lu cet écrit; mais le bien qu'on nous en a dit , ne
nous a pointsurpris ; nous connaissons l'auteur.
64 MERCURE DE FRANCE ,
neur. Soliman arrive au moment de cette catastrophe
mais est- il bien naturel que ce héros abandonne un siége
si important pour courir sur les mers après sa maîtresse ?
Il y a de l'invention poétique dans le projet de Sélima
qui , avec ses compagnes , va demander aux chevaliers
le corps de son mari Dragus tué sous les murs de
Malte; le grand-maître les admet au festin pompeux qu'il
donne en réjouissance de ses succès . Un chevalier y
prend sa harpe et chante les hauts faits des héros chrétiens
. On trouvera , dans cette fiction , de la fécondité ,
de l'agrément et de l'intérêt . Mais il suffit de lire seulement
les argumens sommaires de presque tous les autres
chants de ce poëme , pour voir que la manière de l'Auteur
est plus historique que poétique , ce qui ne devrait
pas être . Le génie de la poésie n'aime point à chanter
des faits connus et déjà célébrés , il veut créer. Il ne
s'abaisse point sur des pages d'histoire , sur des mémoires ,
des récits ; la poudre de toutes ces paperasses souillerait
ses ailes sublimes . Voyez sur un sujet à-peu-près pareil
le génie créateur du Tasse. Dans son poëme (peut-être
la plus haute gloire de l'esprit humain), il n'y a de réellement
et exactement historique que le fait du Siége de
Jérusalem . Tout le reste est invention , et quelle invention
! On en peut dire avec l'auteur ,
Magnanima menzogna !
Equal ver a te si puo preporre ? ( Chant IV . )
را
De ce reproche de peu d'invention dans la Maltéïde ,
nous exceptons volontiers l'épisode de Soliman qui ,
s'éloignant de Malte , aborde dans une île délicieuse où
la Nature , qui l'y reçoit , lui apparaît sous une forme
terrible , et lui fournit des secours . Le tableau que l'au
teur fait de la Nature est grand et poétique , on le lira
avec plaisir. 1710
Au sixième chant , Mahomet avait apparu en songe à
Soliman , pour l'exhorter à presser le siége de Malte .
Ces apparitions se suivent de trop près : d'ailleurs l'apparition
de la Nature n'est pas bien motivée ; elle n'était
point nécessaire à la marche du poëme.
Nec Deus intersit nisi dignus vindice nodus. HORAGE.
OCTOBRE 1811 . 65
SEINE
La Discorde , le démon des combats , et la gloire ré
vélant au grand maître les destinées de Malte , interviennent
encore dans ce poëme , dont elles écartent la
monotonie qui résulterait du récit historique. On y verra
avec plaisir l'épisode de Linna , au quinzième chant ,
mais non pas les tentatives de l'Amour pour exciter les
Turcs contre les Chrétiens , tentatives confondues PaDEST
DE
LA
l'Eternel , et présentant l'idée d'une rivalité peu raison
nable.
La puissance du ciel triomphant sépare les deux chefs
combattans , le grand-maître Lavalette et Soliman ; the 5.
dénoue et termine l'action épique en déclarant Elvive cen
vengée , les chrétiens innocens de sa mort , et en conseillant
à Soliman , qui a tué le coupable ravisseur , de
retourner dans ses Etats .... Cette fin est satisfaisante ;
mais peut- être fallait-il à un poëme si important une
conclusion plus remarquable .
Il nous reste à parler du style : il offre des taches et
des beautés . Les taches sont des vers prosaïques . Si
l'auteur , par exemple , annonce que l'ennemi a pénétré
dans Malte , il dit :
Dans Malte enfin pénètre une troupe guerrière ;
Mais contre elle marchait le jeune Larivière ...
Dans un calme profond s'avançait à sa suite
Un escadron formé d'une troupe d'élite .
Tout-à- coup il s'arrête , il écoute , il entend ,
Unbruit sourd et confus qui jusqu'à lui s'étend.
Ce récit n'a pas la couleur poétique . -Gusman , dans
lépisode qui porte ce nom ,
Goûtaitun doux repos au déclin de ses ans :
Heureux , il possédait pour unique richesse ,
Des champs , de frais enclos , charme de sa vieillesse ;
Lesoin de leur culture occupait ses loisirs ,
Et dans leurs seuls tributs se bornaient ses désirs .
D'une terre stérile enrichissant le fond ,
Il en avait enfin rendu le sol fécond.
Nous pourrions multiplier ces citations de vers prosaiques
, mais nous aimons bien mieux prouver que
F
66 MERCURE DE FRANCE ,
M. Halma sait , en maints endroits , racheter ces défauts
par de très-bonnes tirades .
Voici comme il peint l'île sauvage où Soliman vit
Elvire :
C'était au fond d'une île et déserte et sauvage
Que le cruel Ismar lui cachait son outrage.
Ce lieu favorisait ses coupables desseins .
Un ombrage touffu , des antres souterrains ,
Des rochers dont la cime allait toucher la nue ,
Des abymes , des monts d'une vaste étendue ,
Tout , dans ce solitaire et lugubre séjour ,
Se prêtait aux larcins d'un criminel amour .
Un bruit sourd en tout tems au loin s'y fait entendre.
L'horreur semble y régner ; jamais une voix tendre
N'y charma les échos par d'agréables sons ;
Le berger n'y vient pas fredonner ses chansons , etc.
Il décrit encore fort bien les funérailles de Dragut ,
que dirige Sélima .
Ses compagnes , comme elle , avaient voilé leurs charmes ,
Etde leur tendre amour exprimaient les alarmes .
Des guerriers les suivaient ......
Déplorant en secret les malheurs de la guerre ,
Le front courbé , l'oeil morne et fixé vers la terre ,
Cheminaient au bruit sourd d'un airain gémissant,,
Dont les échos plaintifs multipliaient l'accent.
Tous en ordrefilaient : dans sa marche imposante ,
Leur troupe était pareille à la vague dormante
Qu'un paisible aquilon soulève mollement
Dans les champs aplanis de l'humide élément.
Enfin , si un langage presque toujours correct , un
heureux choix de termes nobles , des sentimens élevés ,
des pensées justes , l'éloignement de toute afféterie et de
mauvais goût suffisent pour faire réussir un ouvrage , la
Maltéide droit prétendre à des succès. L'auteur a fait
preuve d'un grand courage en osant entreprendre une
épopée , dans ce siècle où il ne paraît que des opuscules .
•A ce titre seul il mériterait des ménagemens ; mais on
lui doit de plus des éloges pour le talent qu'il a montré
dans quelques épisodes et dans un assez grand nombre
de descriptions . D.
OCTOBRE 1811 . 67
COUP-D'CELL rapide sur les révolutions de la philosophie
depuis Thalès jusqu'à l'Université impériale.
C'EST chez les Grecs qu'il faut aller chercher l'origine de
toutes nos connaissances ; c'est d'eux que nous tenons notre
philosophie . Sans parler ici des sept sages , d'Orphée et de -
quelques autres philosophes peu connus , je passerai de
suite à Thalès , Pythagore et Xénophane . Thalès fonda
l'école d'Ionie , et donna le premier en Grèce des leçons de
physique et d'astronomie. Il eut pour disciples Anaximène,
qui regardait l'infini comme le principe de tout ; Anaxagore
, qui reconnut un premier principe intelligent , immatériel
, et fut accusé d'impiété. A cet Anaxagore succéda
Archelaüs de Milet , qui donna des leçons à Socrate , auteur
d'une révolution dans la philosophie .
Pythagore forma en Italie une école célèbre. Il chercha
vainement le principe de nos connaissances dans les nombres
et l'harmonie , et eut sur la morale des idées élevées
et sévères , dont quelques-unes menaient à l'enthousiasme .
C'est à son école que se forma Héraclite , maître d'Hippocrate
, qui prit pour fondement de sa philosophie l'expérience
dirigée par la raison. La secte assez nombreuse de
Pythagore s'éteignit au milieu des persécutions .
Xénophane est le chefde la secte éléatique. Il soutenait
que tout est immuable. Il compte , parmi ses disciples ,
Leucippe et Démocrite , auteurs du système des atômes ,
et les sophistes Protagoras et Diagoras .
La plupart de ces philosophes eurent des idées assez
justes sur lamorale ; tous s'égarèrent sur la physique ; tous
mêlèrent à quelques vérités beaucoup d'erreurs sur le principe
de nos connaissances et sur l'art de raisonner. Bientốt
, sur-tout dans la secte éléatique , on vit les sophistes se
multiplier . Plus un peuple est ingénieux , vif etsubtil, plus
cette espèce de charlatans doit pulluler. Aussi se répandirent-
ils de toutes parts dans la Grèce. Ils se donnaient
en spectacle dans les différentes villes , attiraient la foule
et surprenaient la multitude par l'abondance de leurs paroles
et la subtilité de leurs idées. On peut voir dans les
philosophes à l'encan du railleur Lucien , jusqu'où ces
espèces de joueurs de gobelets avaient porté le délire et la
déraison, et comment , après avoir fait devenir un homme
pierre à l'aide d'un syllogisme , ils le faisaient redevenir
homme à l'aide d'un autre syllogisme,
,
E2
68 MERCURE DE FRANCE ,
Pour tirer la philosophic de ce chaos , il fallait unhomme
d'un courage héroïque , d'un esprit profond, adroit , insinuant
, animé d'un vif désir de la vertu et de la vérité .
Socrate fut cet homme ; il se fit un devoir de combattre et
de confondre ces corrupteurs de la morale et de la raison .
Il fit changer de face à la philosophie , et disparaître toutes
les sectes anciennes . Il existe un Dieu , disait-il , il est
nimmuable , éternel , différent de la matière. Voilà tout
» ce que je sais , et il sera dangereux d'en savoir davantage.
Nous ne sommes pas faits pour connaître la nature
des choses , mais seulement leur rapport avec nous . »
Rien n'était plus raisonnable , mais on continua de deviner
au lieu d'observer ; on s'égara dans de vains systèmes , et
l'abus des mots prit la place de l'expérience.
71
Platonet Aristote , les deux disciples les plus célèbres
de Socrate , n'eurent pas toujours la sagesse et la réserve
de leur maître. Le premier fut doué d'un beau génie ,
d'une imagination brillante , d'une éloquence entraînante ,
et eut une élocution noble et riche. Le second montra un
esprit plus étendu , plus méthodique , plus subtil , plus
observateur. Tous deux eurent sur nos études et nos idées
une influence immense qui se fait encore sentir de nos
jours. Platon qui admettait des essences immuables , éternelles
, nécessaires , qui dégageait nos ames de la matière
et les purifiait par la vue de ces essences , régna sur les.
philosophes païens et chrétiens des six premiers siècles de
notre ère , et donna naissance aux contemplatifs , aux illuminés
; mais au moins ses disciples écrivirent avec éloquence
, et nous ont laissé des ouvrages où se montreut la
noblesse et la grandeur des idées , l'élévation de l'ame ,
une morale pure et sublime. Aristote voulant combattre
les essences de Platon , ne fit qu'y substituer de nouvelles
erreurs, et nous donna la matière , la forme et la privation .
Il voulait détrúire les abstractions de Platon et en créait
d'une autre espèce . Il montra du génie dans ce qu'il dit
de l'influence du langage sur les idées , et dans sa nomenclature
de toutes les formes possibles du raisonnement
où il indique avec précision celles qui sont fausses et celles
qui sont vraies ; mais , en s'arrêtant au mécanisme du raisonnement
plutôt qu'au raisonnement même , il contribua
à égarer les esprits et fit naître la scholastique qui depuis le
onzième siècle régna exclusivement dans les écoles catholiques
sur la philosophie , la physique et la théologie . Ses
disciples auxquels il parvint souvent défiguré, et qui ne le
,
OCTOBRE 1811 . 69
comprirentpas toujours , s'attachèrent sur-tout à ses formes
arides et rebutantes ; ils divisèrent , morcelèrent , disséquèrent
toutes les questions , et portèrent par-tout la sécheresse
et la subtilité.
Il serait trop long de parler ici d'Epicure , de Pyrrhon ,
de Diogène , et d'autres philosophes tous sortis de l'école
de Socrate , qu'ils dénaturèrent; je m'arrêterai seulement à
Zénon , le fondateur du stoïcisine , qui paraît avoir assez
bien saisi et connu les procédés de l'esprit humain . Il
avança qu'il n'y a rien dans l'entendement qui n'ait été
dans les sens , que les abstractions ne sont que des vues de
l'esprit , que toute connaissance vient de l'observation
d'un fait. C'est l'oubli de ces principes qui , pendant près
de deux mille ans , plongea la philosophie dans un chaos
dont elle n'a été tirée que de nos jours .
Chez les Romains , peuple sérieux et guerrier , la philosophie
fut plusieurs siècles sans trouver de sectateurs . On
bannitmême plusieurs fois de Rome ceux qui la professaient.
Catonfit renvoyerenGrèce l'ambassadeurCarnéades .
Cependant elle surmonta les obstacles qu'on lui opposait,
et parvint enfin à s'introduire dans la capitale du monde.
Lucrèce développant le système d'Epicure nia en beaux
vers la Providence et l'immortalité de fame . Cicéron , sańs
adopter aucun système particulier , se déclare pour l'existence
de Dieu et l'immortalité de l'ame , et pour tous ces
sentimens moraux que l'auteur de la nature a gravés luimêmedans
nos coeurs ; il sème la philosophie de fleurs ét
développe avec une élégante austérité les principes éternels
dela morale'.
Depuis Auguste qui favorisa les philosophes , ils furent
maltraités jusqu'à Nerva et Trajan : mais alors on cultivait
bien plus la morale et les doctrines qui tendaient à affermir
Fame contre les dangers , que la logique et l'art de raison-
Rer. On avait besoin de se fortifier contre la tyrannie et
Finfortune. Le stoïcisme fut en honneur, et l'école de Zénonproduisit
ungrand nombre d'ames fortes qui donnèrent
au monde le spectacle des vertus le plus héroïques . Sénèque
développa avec une espèce d'enthousiasme les principes de
cefte secte , et Tacite s'attachant à la pratique , en qualité
d'bistorien, peignit avec son éloquence mâle et précise et la
cruauté qui se met au-dessus de toutes les lois , et le courage
inébranlable qui sait la braver. On raisonnait trop
mal pour faire aucun grogrès dans les sciences ; cependant
70
MERCURE DE FRANCE ,
Sénèque fit sur la physique un traité dont la partie historique
n'est pas sans mérite.
La philosophie fut favorisée et honorée sous Adrien ,
Marc-Aurèle , Septime-Sévère et Antonin . Toutes les doctrines
cherchent à se mélanger , à se combiner. On s'efforce
d'allier les théories de Platon avec le stoïcisme . On modifie
successivement les systèmes de Pythagore et de Platon .
Porphyre au troisième siècle tâche de concilier ce dernier
avec Aristote . Sextus Empiricus défend avec beaucoup
d'art et de subtilité le septicisme , qui bientôt disparaît au
milieu de l'enthousisme dogmatique . L'école d'Alexandrie
domine. La contemplation et l'illumination sont regardées
comme l'origine unique des connaissances . On peuple
l'Univers de génies intermédiaires avec lesquels les initiés
entrent en communication . Ils peuvent conjurer les efforts
des mauvais et s'attirer la protection des bons. Excepté les
deux Plines , Galien qui comme Hippocrate son maître
s'attacha à l'observation , et Ptolémée qui donna sur le
monde un système assez bien enchaîné et rectifié au seizième
siècle par Tichobrahé et Copernic , tous les autres
philosophes de cette époque , mais sur-tout Jamblique
Porphyre , Prodicus et Sopatre , donnèrent plus oumoins
dans la magie et la daimonologie. Julien fut un de leurs
plus zélés partisans ; il abandonna le christianisme pour la
théurgie.
,
La philosophie cultivée par tous les hommes instruits ,
enseignée dans toutes les écoles , n'avait pu manquer de s'introduire
dans le christianisme . Platon parle avec éloquence
de la divinité , de la pureté de l'ame , de la vertu ; aussi
tous les premiers pères de l'église , Justin , Tatien , Origène
, Quadrat , Lactance furent-ils platoniciens . Aristote
au contraire semblait nier la Providence , l'immortalité de
l'ame ; il raisonne d'une manière sèche et aride ; il trouva
peu de partisans parmi les chrétiens. Tertullien disait que
la dialectique d'Aristote n'était propre qu'à jeter dans des
disputes interminables .
Constantin, en transportant à Constantinople le siége de
l'empire , prépara la chute de Rome ; bientôt l'arianisme
met tout en feu. Les Goths surviennent et ravagent l'Italie ;
Alaric est maître de Rome . Au milieu de tant de dissen
sions et de guerres pouvait- on se livrer à l'étude ? On voit
cependantparaître , vers cette époque , saint Jean de Damas
qui ayant étudié chez les Arabes donna un corps de théologie
scholastique , etBoëce, auteur de la Consolation de
OCTOBRE 1811 .
71
JaPhilosophie , et traducteur de Platon et d'Aristote ; mais
c'étaient les dernières étincelles d'un feu qui ne devait se
rallumer de long-tems .
Les plus profondes ténèbres vinrent couvrir toute l'Europe.
Pendant près de huit siècles , l'esprit humain , loin de
faire aucun progrès , s'enfonça de plus en plus dans l'ignorance
et la barbarie. La religion consistait en apparitions ,
en reliques , en pélerinages , la justice en épreuves et en
combats . On supposait des écrits , des titres ; tout était
marqué au coin de la fausseté , et à peine dans cette longue
suite de siècles trouverait-on un seul ouvrage que pût
avouer le goût et la raison. On avait vu la magie s'introduire
dans la philosophie ; on redouta donc cette dernière
science , on proscrivit toute étude profane , et au septième
siècle nous voyons saint Grégoire-le-Grand se faire un
mérite de violer les lois de la grammaire en écrivant . Bientôt
toute la philosophie consista à savoir chanter au lutrin.
Charlemagne paraît; il était au-dessus de son siècle et
par ses talens militaires , et par ses vues politiques , et par
son zèle pour l'instruction . Il fit tout ce qu'il dépendait de
lui pour se tirer de l'ignorance lui et ses sujets , et n'en put
venir à bout. Les méthodes étaient vicieuses , et les guides
que l'on suivait ne pouvaient qu'égarer. C'étaient Cassiodore
, Capella , Macrobe qui a critiqué Virgile , et saint
Augustin qui avait un beau génie , mais peu de goût et
trop de subtilité. La philosophie commençait à se confondre
avec la théologie. Cependant nous ne voyons pas
encore dans les écoles la scholastique et l'artde disputer.Les
troubles dont l'Europe fut agitée sous les faibles successeurs
de Charlemagne , apportèrent de grands obstacles aux
études ; et les établissemens de ce grand homme tombèrent
dans la langueur. Le latin se défigura; on ne fut plus en
état de rien produire ; on se contenta de compiler les pères ,
de faire des recueils de leurs pensées et de leurs sentimens .
Ainsi firentBede et Theodulfe ; cette méthode paisible ,
assez bonne en elle-même , annonçait cependant une espèce
de sommeil léthargique dans la pensée.
, Ce sommeil cessa enfin ; ce fut au onzième siècle
époque fameuse des violentes querelles du sacerdoce et
de l'empire , au moment où l'austère et inflexible Grégoire
VII détrônait les rois et bouleversait les états , que
lesprit humain reprenant son activité se livra à la scholastique
qui entra définitivement dans la philosophie et la
theologie. Cette méthode nous venait des Arabes . Avi72
MERCURE DE FRANCE ,
cennes et Averroes , commentateurs obscurs des traduc
tions déjà infidelles d'Aristote , furent les guides auxquels
on s'attacha. L'habileté dans la dispute conduisit aux richesses
et aux dignités . Ce fut à qui se signalerait le plus
dans cette carrière . Une distinction nouvelle était regardée
comme une découverte importante , comme un moyen de
victoire et de triomphe. Ce siècle devait être celui des hérésies
. Bérenger, écolâtre de Tours , fécond en opinions
nouvelles qu'il était bientôt obligé de rétracter , fut con
damné dans onze conciles . Abeilard qui excite l'intérêt par
ses liaisons avec Héloïse , qui eut du génie et quelques
vues saines , poussa l'art de disputer jusqu'à la plus profonde
subtilité . Sans cesse entouré de plusieurs milliers
d'écoliers , il jouissait de la plus brillante réputation. Mais
il ne fut pas plus heureux en dialectique qu'en amour.
Saint Bernard l'attaqua et le fit condamner. Je ne sais si
ce saint , la gloire et l'oracle de son siècle , ne mit pas un
peu trop de vivacité dans ses poursuites contre Abeilard ;
je ne sais s'il eut raison de l'accuser d'hérésie , mais à
coup sûr , il pouvait lui reprocher d'obscurcir la raison et
la foi par des abstractions minutieuses , et de se consumer
trop souvent en vains efforts pour ne saisir que des ombres
et des fantômes , Saint Bernard montra certainement du
goût et de la justesse d'esprit en condamnant tant de vaines
subtilités , et en traitant la religion selon la méthode des
pères.
L'art de raisonner n'est que l'art de comparer l'inconnu
avec le connu , pour découvrir par-là ce que l'on ne connaît
pas. Aristote sut réduire à certaines classes toutes ces
manières de comparer les idées. Ces classes sont les
figures du syllogisme, à l'aide desquelles on peut voirtoutà-
coup si une conséquence est fausse ou juste . Le même
philosophe classa également les attributs et les propriétés
des êtres en général, et pour connaître l'essence et les
rapports d'un être en particulier, il ne fallait qu'examiner
àquelle classe il appartenait. Telles sont les cathégories .
On crut donc , à l'aide de ces cathégories et des figures du
syllogisme , pouvoirjuger et raisonuer de tout : mais avec
toutes ces formules , aussi embarrassantes qu'ingénieuses ,
on pouvait fort bien ne raisonner que sur des mots , et sur
des êtres qui n'ont d'existence que dans l'imagination .
C'est ce qui avait lieu effectivement. Roscelin , maître d'Abeilard
, s'en aperçut et montra que les idées sur lesquelles
on raisonnait n'étaient que de simples vues de l'esprit et
OCTOBRE 1811 . 73
:
:
,
n'avaient aucune réalité dans la nature. Cette opinion
pouvait mener à des résultats utiles , mais déjà soutenue
par Zénon, elle fut mal défendue. Elle trouva des adversaires
violens qui prétendirent que la logique telle qu'elle
était, avait pour objet les choses et les mots. De là seformèrent
les sectes des nominaux et des réalistes , dont les
disputes très-vives et souvent sanglantes durèrent plusieurs
siècles .L'opinion des nominaux finit par être par-tout proserite
, jusqu'à ce que Bacon s'en emparant 500 ans après ,
en tira cetle conséquence utile et féconde , que les abstraction's
nous égarent quand on en veut faire le principe de nos
connaissances , et que l'on ne s'instruit véritablement que
par les faits et l'observation .
On était encore loin d'en venir à cette idée qui nous
paraît simple aujourd'hui . On brûla , il est vrai , la physique,
la métaphysique d'Aristote en 1209 , mais sa dialectique
fut toujours suivie ; elle prit un nouvel ascendant et trouva
de solides appuis dans Albert-le-Grand qui vint alors à
Paris, dans Scor et dans saint Thomas d'Aquin qui ayant
été canonisé depuis , rendit respectable une méthode souvent
combattue.
Jean Scotet saint Thomas donnèrent naissance aux scotistes
et aux thomistes .Ces deux partis , divisés par quelques
distinctions et quelques subtilités , se réunissaient contre les
nominaux qui même furent assez vivement persécutés en
Allemagnepar les papes. En vain les nominaux recommandaient
l'étude de l'écriture sainte , de la tradition , de l'histoire
ecclésiastique et civile . Il était plus aisé de n'avoir à
étudier qu'un seul ouvrage où l'on prétendait tout trouver.
Aristote , qui avait été condamné dans le treizième siècle
triompha complètement dans le quinzième. La cour de
Rome ordonna de l'enseigner , et l'on ne fut plus reçu aux
grades de l'Université sans être en état de répondre sur sa
dialectique , sa physique , sa métaphysique et sa morale. Le
péripatétisme domina dans toutes les écoles. A ces mauvaises
méthodes joignez une langue informe , un latin barbare
, et vous pourrez juger de l'état où se trouvaient les
sciences . La rhétorique n'était que l'art de parler par des
figures gigantesques , la poésie rampait sans harmonie ; la
logique consistait à faire des syllogismes bons ou mauvais ;
la métaphysique ne savait que réaliser des abstractions ; en
physique, on croyait pouvoir tout expliquer par le moyen
des qualités occultes ; la théologie n'était qu'un amas de
doutes et d'opinions probables. On expliquait l'écriture
74 MERCURE DE FRANCE ,
sainte par des allégories ; la morale ne roulait que sur des
questions frivoles etridicules, dontles disputesdeJeanXXII
avec les franciscains sur la propriété du pain qu'ils mangeaient
, peuvent donner une idée . On ignorait l'art d'observer
et par conséquent de raisonner; on isolait trop les
sciences qui doivent se prêter un appui mutuel. Qu'on le
remarque bien , la vraie logique, ou l'art de fonder ses raisonnemens
sur des faits , précède les autres sciences , les
guide et les éclaire . Tant qu'elle ne sera pas née , nous n'aurons
ni physique , ni histoire naturelle , ni chimie , ni législation
, ni même de mathématiques . Toutes ces sciences
renaîtront avec elle , et à leur tour elles éclaireront sa marche
et affermiront ses pas .
Tandis que notre occident languissait dans cet état d'igno.
rance et de dégradation , l'orient brillait encore de quelque
lumière . La langue grecque si belle et si féconde n'avait
point été altérée comme la latine . Malgré les persécutions
de quelques empereurs iconoclastes , les sciences souvent
gênées dans leur marche n'avaient pas cessé d'être cultivées
, et la Grèce avait toujours eu des écrivains de mérite .
L'Arabie au douzième siècle fut gouvernée par des princes
amis des lettres , et sous leur empire on étudia avec succès
la médecine , l'astronomie et la dialectique ; mais cette dernière
science produisit chez les Arabes les mêmes effets
que chez nous , et jeta les docteurs mahométans dans des
questions frivoles et insolubles . Athènes , Alexandrie ,
avaient aussi leurs écoles; mais an quinzième siècle , en
1455 , Mahomet II se rend maître de Constantinople et
d'Athènes : peu - à - près Alexandrie succombe sous les
efforts des Perses , et bientôt , par un retour qui n'est que
trop ordinaire , l'ignorance la plus complette s'empare de
ces contrées célèbres presqu'au moment même où les
lumières renaissaient en occident pour ne plus faire que
des progrès rapides et non interrompus .
L'orient , en perdant ses lumières , en communiqua du
moins une partie à l'occident . Des Grecs célèbres vinrent
se réfugier en Italie , et y apportèrent leur langue , leurs
connaissances , leurs systèmes de philosophie, le platonisme
qui triompha sous les Médicis , le péripapétisme qui ent
son tour sous leurs successeurs . Ces Grecs firent connaître
les anciens , et c'est à-peu-près le seul service qu'ils rendirent
à l'Italie : le peuple ingénieux de cette contrée avait
avant l'arrivée des Grecs cultivé sa langue avec succès.
OCTOBRE 1811 .
7
Déjà le Dante et Pétrarque avaient produit des chefsd'oeuvre
et fondé la véritable gloire littéraire de l'italie .
Bientôt séduits par les charmes de la littérature , les savans
de toutes parts s'attachent à l'étude des anciens .
Sénèque et Cicéron forment des enthousiastes . Tous les
systèmes des philosophes grecs renaissent , et la theurgie
elle-même trouve des partisans. Mais autant on prit de
goût pour tout ce qui tenait à l'antiquité , autant la scholastique
inspira-t-elle de mépris et d'aversion . Elle fut
proscrite , et son langage regardé comme un jargon barbare
et inintelligible. Elle fut sur-tont tournée en ridicule parun
esprit sage et étendu , par Erasme qui dans un siècle à
demi-sauvage évitant tous les excès sut tenir unjuste milieu
entre les catholiques trop zélés et les protestans fanatiques.
D'un autre côté les partisans de la scholastique la
présentaientcomme le rempart de la religion, et les moines
mendians dont elle faisait la gloire et la force la défendaient
avec tout le zèle que donne l'intérêt et l'esprit de parti. De
plus les ennemis d'Aristote donnèrent dans des erreurs
pernicieuses à la morale ; on crut donc ne pouvoir trouver
la vérité et la vertu qu'en se réfugiant dans le sein de co
philosophe , et en respectant ses décisions comme celles
d'un oracle infaillible.Dans ces circonstances où les ennemis
du catholicisme établissent pour une des premières
bases de leur réforme l'abolition de la scholastique , il n'en
faudra pas davantage pour la faire adopter plus que jamais
partoutes les écoles catholiques : on la regardera comme
le palladium de la foi ; ou l'identifiera avec la religion , et
tous les ennemis de cette méthode passeront pour des hérétiques
: telle est la logique des passions .
Cependant les Allemands, les Genevois , les Anglais ,
en rejettant la scholastique , gagnèrent beaucoup du côté
des études . Adoptant peu-à-peu les principes de Bacon ,
ils prirent l'expérience pour base de leur philosophie , et
étudièrent la théologie dans les sources. Avant la formation
de l'Université impériale , nous n'avions rien en France qui
égalât les établissemens d'instruction publique de l'Allemagne
et de Genève . Là toutes les sciences , la bonne littérature
,la saine philosophie , sont enseignées sur le plan
le plus vaste. Là se trouvent réunis les savans les plus distingués
dans tous les genres . Aussi a-t-on dit avec quelque
raison les étuddeess ddeess Allemands commencent où
que
les nôtres finissent .
Montaigne et Charron avaient déjà introduit le bon sen's
56 MERCURE DE FRANCE ,
dans la philosophie , et fait sentir l'utilité du doute. La découverte
du Nouveau-Monde , la réforme , l'invention de
l'imprimerie , avaient mis dans toutes les têtes une activité
que rien ne pouvait arrêter. Il ne fallait qu'une imagination
ardente et forte pour opérer une révolution dans la philosophie
, même au sein du catholicisme. Descartes paraît ,
combat la scholastique , change la face des sciences , et
pour en hâter les progrès , pose quelques principes qu'il ne
suit pas toujours . Il rendit aux mathématiques des services
essentiels , mais presque tous ses pas dans les sciences
philosophiques furent marqués par des erreurs . Au lieu de
commencer par des faits , il avait eu recours à des abstractions
et à des principes .
Descartes cut pour partisans en France tous ceux qui
n'avaient aucun intérêt à soutenir les opinions des scholastiques
; les plus distingués furent les solitaires de Port-
Royal : seuls ils eussent suffi pour faire une révolution
dans les sciences , mais au moins ils contribuèrent fortement
à leurs progrès. C'est à eux que l'on est redevable
d'unemultitude d'écrits qui ont fixé la langue française et
quidureront autant qu'elle; de ces Provinciales si purement
écrites et où se trouvent réunis tous les genres d'éloquence;
de ces grammaires grecques et latines où sont approfondis
les principes des deux langues; de cette logique si différente
de celle des écoles , et qui renferme tout ce qu'Aristote
a dit de meilleur sur le langage , et tout ce que Descartes
a de plus juste sur la méthode; de cette grammaire
générale où la vraie métaphysique paraissait pour la première
fois , et de tous ces traités de morale où les principes
de la philosophie chrétienne sont exposés avec tant de
force et de netteté. Ils dûrent leurs succès à la justesse de
leurs méthodes et à l'habileté avec laquelle ils manièrent la
langue française. Tantde mérite devait porter ombrage aux
jésuites alors dominans , et chargés presque partout de
Téducation de la jeunesse . Ils jurèrent la perte de cette
école rivale où fut formé Racine . Il était impossible d'attaquer
les solitaires de Port-Royal du côté de la science , il
fut aisé de les prendre sur les opinions religieuses . Ne
pouvant les faire ignorans , on les fit jansénistes ; mais les
jésuites n'y gagnèrent rien . Pour se justifier du crime d'hérésie
et continuer de poursuivre leurs adversaires , d'un
côté les port- royalistes combattirent vigoureusement les
protestans ; de l'autre, sans vouloir rompre l'unité , ils soumirent
aux règles d'une saine critique les droits des papes ,
OCTOBRE 1811 . 77
et éclaircirent les principes qui servirent de base aux quatre
fameux articles de l'église gallicane. Les jésuites ayant
pour eux la raison du plus fort , vinrent à bout de détruire
Port-Royal en 1708 ; mais moins de soixante ans après
eux-mêmes avaient disparu .
Malgré leurs lumières , ni Descartes , ni les solitaires de
Port-Royal , n'avaient découvert la véritable logique et la
marche naturelle de l'esprit humain ; ils n'avaient dissipé
qu'en partie les ténèbres qui couvraient l'horizon des
sciences : cet honneur était réservé à nos voisins. Bacon ,
le vrai Socrate moderne , et né trente-six ans avant Descartes,
portant un regard juste et profond sur toutes les
connaissances humaines , avait commencé à débrouiller le
chaos dans lequel elles étaient plongées , avait fait sentir le
vide et l'inutilité des anciennes méthodes , et posé pour
unique base des découvertes et de la certitude l'expérience
et l'observation. Trop éclairé pour son siècle , il n'en fut
pas assez entendu ; mais un de ses compatriotes , né trentesix
ans après lui , devait avoir la gloire de développer ses
principes. Locke , profitant des vues de Bacon' et de celles
de Descartes , appliqua l'observation aux opérations de .
l'entendement , découvrit l'origine et la filiation des idées ,.
marqua avec précision les forces et les limites de l'esprit ,
montra l'influence du langage sur les idées , distingua les
abstractions des objets réels , et fut ainsi le fondateur de la
vraie philosophie .
Gassendi avant Descartes et Locke , marchant sur les
traces deBacon , avait donné une logique dont le plan simple
servit depuis de modèle aux auteurs de celle de Port-Royal.
Il place l'origine des idées dans les sens , et insiste sur le
danger de l'abus des mots. Buffier, dans son Cours des
Sciences , a suivi la même doctrine et montré un esprit vraiment
philosophique. Enfin Voltaire à qui les sciences , les
lettres et la philosophie ont presqu'une égale obligation ,
Voltaire par ses lettres sur les Anglais acheva d'accréditer
les sentimens de Locke , comme il avait donné à la physique,
età l'astronomie une impulsion salutaire par ses Elémens
de la philosophie de Newton : mais bientôt la France ne
devait avoir plus rien à envier aux étrangers . Elle possédait
dans son sein un disciple de Locke qui ne tarda pas à égaler
et même à surpasser son maître. Condillac, espritjuste ,
profond, méthodique, plein de clarté, invariable dans sa
marche , mit à la portée de tous les esprits ce qu'il y a de
plus caché dans les profondeurs de la philosophie. II eut
78 MERCURE DE FRANCE ;
beaucoup de partisans et ne fit pas d'enthousiastes. Il ne
parla qu'à la raison , et c'est par l'imagination que l'on enflamme
les esprits . Il n'eut que du bon sens , et l'on ne séduit
que par des erreurs brillantes . Excellent observateur ,
son système fut celui de la nature. Au même moment où
cet auteur célèbre , dans un de ses meilleurs écrits , animait
une statue pour découvrir les idées que nous devons à chacun
de nos sens , Bonnet à Genève concevait un pareil ouvrage
et l'exécutait à-peu-près sur un plan analogue . Les
mêmes principes de philosophie qui ne trouvaient qu'un
seul écrivain en Espagne et en Portugal, un petit nombre
en Italie , se propageaient par des écrits nombreux en Alles
magne , en Ecosse , en Angleterre , et dans d'autres contrées
de l'Europe .
En France , cette philosophie pénétra dans toutes les
Académies et fut adoptée par tous les hommes instruits .
Elle contribua à introduire dans tous les ouvrages plus
d'ordre , de suite et de clarté ; mais elle fut toujours
exclue des écoles publiques. La méthode des scholastiques ,
sauf quelques modifications et un peu de cartésianisme ,
continua d'être la base de l'enseignement philosophique
dans les colléges et les universités .
,
La révolution arrive . L'assemblée constituante , composée
de tout ce qu'il y avait de plus éclairé dans tous les
ordres , ne tarda pas à porter ses vues sur l'instruction .
Aussi bon écrivain que philosophe et politique habile
M. Taleyrand-Périgord fut chargé de rédiger un plan sur
cette partie. Ce plan fut brillant , vaste et méthodique .
L'art de raisonner , dans les écoles de district qui correspondaient
aux lycées , était lié avec la rhétorique et par
conséquent dégagé de la rouille scholastique. La logique
et la morale avaient deux chaires dans l'Institut qui devait
remplacer les anciennes académies. On peut remarquer
que le plan des écoles de district pour les études littéraires
està-très-peu-près le même que celui des lycées . Malheureusement
l'assemblée constituante se sépara trop tôt . Elle
forma beaucoup de projets et en laissa l'exécution à des
successeurs infidèles qui s'empressèrent de détruire son
ouvrage .
Les opinions n'eurent bientôt plus de mesures . Les
idées exagérées prirent rapidement la place des idées justes
et raisonnables. L'assemblée législative , oubliant les travaux
de ses prédécesseurs , se fit présenter un nouveau
rapport sur l'instruction. Condorcet lui servit d'organe.
OCTOBRE 1811 .
79
Son ouvrage , pour le style et les idées , me paraît aussi
inférieur à celui du prince de Bénévent que l'assemblée
législative était elle-même au-dessous de l'assemblée
constituante . Condorcet , aux écoles de district substitua
des instituts , déclama contre l'éloquence et la langue
latine , et exclut la religion de l'enseignement. Les mathématiques
, la physique , l'histoire naturelle , remplacèrent
exclusivement l'étude des langues dont on méconnut
la nécessité , sans songer qu'elles sont l'instrument
indispensable de toutes les sciences , que leur étude est
une logique perpétuelle , qu'il faut des efforts soutenus et
commencés dès sa jeunesse pour apprendre à bien mamier
sa propre langue , et que ce rare talent n'est départi
qu'à un petit nombre d'écrivains privilégiés : Pauci quos
equus amavit , etc. La philosophie , dans le plan de Condorcet
, eut une chaire sous le titre d'Analyse des sensations
et des idées , de morale , de méthode des sciences ou
logique , de principes généraux des constitutions politiques.
Ce plan n'eut pas non plus d'exécution. Tout disparut
sous la faux révolutionnaire . Enfin , après dix-huit mois
d'une horrible tourmente , l'ordre fait place au chaos , les
lois renaissent. On sent le besoin de rétablir l'instruction :
une école normale est créée , douze cents jeunes gens
arrivent de tous les points de la France pour y être instruits
par les hommes les plus habiles dans tous les genres . Pendant
cinq mois , ces maîtres donnèrent des leçons que la
plupart de leurs disciples écoutaient avec une espèce d'enthousiasme
. De nouveaux troubles s'élèvent : le pain
manque dans Paris , les fonds dans le trésor public; et de
toute cette vaste école , il ne reste que quelques volumes ,
monumens de l'habileté des maîtres. La philosophie eut
dans cette école une chaire sous le titre d'Analyse de l'entendement
humain. Le professeur , un des premiers écrivains
de la France , ne donna que deux leçons .
Les troubles n'ayant été que momentanés , la Convention
reprit le travail de l'instruction . On décréta et l'en
organisa une école centrale par chaque département. Dans
tous les autres plans on avait établiplusieurs degrés d'instruction;
ici ( car je ne parle pas des écoles primaires ) , il
paraissait n'y en avoir qu'un seul assez élevé . On avait , en
quelque sorie , commencé l'édifice par le toit ; les fondemens
avaient été oubliés . Ici encore , comme dans le plan
de Condorcet, l'étude des langues avait été sacrifiée à celle
80 MERCURE DE FRANCE ,
des sciences physiques. La philosophie dans les écoles
centrales fut enseignée sous letitre un peu circonscrit et
resserré de Grammaire générale. Cette partie fut cultivée
avec assez de zèle et d'intérêt ; mais le tems seul pouvait
en assurer et consolider le succès. Quoi qu'il en soit , dans
les circonstances où l'on se trouvait, les écoles centrales
rendirent de grands services : elles ont trouvé des défenseurs
habiles dont l'autorité était d'un assez grand poids .
On aurait peut- être pu en tirer parti , soit en formant des
écoles inférieures qui leur eussent servi d'échelons , soit
en faisant mieux connaître l'esprit de leur plan : mais le
restaurateur des lettres et des sciences dans notre patrie , lé
grandmonarque qui d'une vue générale embrassait el coordonnait
déjà les institutions qu'il préparait à la France ,
supprima ces écoles pour leur substituer des lycées , et
bientôt après cette grande Université qui finira par surpasser
ce que nos voisins ont de plus parfait en ce genre .
La philosophie n'eut pas d'abord de chaire dans les
lycées; mais admise dans les académies et dans les lycées
de Paris , elle ne tarda pas à l'être dans ceux des départemens
. Les élèves de cette classe doivent être instruits sur
la logique , la métaphysique , la morale et l'histoire des opinions
des anciens philosophes . Les principes de l'enseignement
philosophique ne peuvent plus être douteux d'après
Jes livres que l'on recommande aux professeurs et dont ils
doivent se pénétrer. Ces livres sont , parmi les anciens ,
les Dialogues de Platon , les Analytiques d'Aristote , les
Traités philosophiques de Cicéron , et parmi les modernes ,
Bacon, Descartes , Pascal , l'Essai de Locke sur l'entendementhumain;
l'Essai analytique des facultés de l'ame ,
par Charles Bonnet; Fénélon et Clarke sur l'existence de
Dicu, etc. Le sort de la philosophie dans les écoles de
la France me paraît désormais fixé. La méthode ancienne
des scholastiques ne peut plus subsister avec les auteurs
que l'on vient de nommer , et sur-tout avec la facultéde
pouvoir enseigner en français . Cette méthode n'est en
rapport avec aucune des sciences que l'on cultive aujourd'hui
, avec la chimie , la physique , l'histoire naturelle
les mathématiques , et cependant la vraie philosophie doit
éclairer la marche de ces sciences , en faire connaître l'origine
et les progrès , et dévoiler les procédés secrets de l'esprithumain
dans leur formation. Telle est celle de Locke
et de Condillac . Tout autre mode serait , à chaque instant,
convaincu de fausseté , et heurterait de front la raison et
OCTOBRE 1811 . 81
P'expérience , qui servent aujourd'hui de bases à toutes les
parties de l'enseignement. On peut même dire de chaque
science qu'elle est une véritable logique mise en pratique .
Cependant, il faut l'avouer , la philosophie de Locke et
de Condillac a encore des ennemis nombreux; et cela doit
être. Les idées ne changent pas en un jour. On l'accuse de
favoriser le matérialisme , et on la confond avec ce qu'on
appelle vulgairement la philosophie moderne. Je donuerai
quelques éclaircissemens sur ce dernier point , après avoir
répondu à l'accusation .
K
-
3.
LA
SEINE
La philosophie qui désormais paraît devoir présidera
l'enseignement n'est nullement favorable au matérialisme
comme il est facile de s'en convaincre par le sentiment de
ses fondateurs. Bacon , leur chef, dit positivement que
✓ l'incrédulité est un attentat contre l'autorité et la puissance
de Dieu .- Que Dieu s'est réservé les fondemens
de notre croyance, sans qu'il soitpossible de les contester.
>- Que les mystères sont les conventions de Dieu comme
les lois sont les conventions des rois . -Qu'un peu de
> philosophie mène à l'incrédulité, et que beaucoup de
philosophie ramène à la religion . n Un auteur qui
s'exprime ainsi est bien éloigne d'être un matérialiste et de
rien avancer qui soit contraire à la doctrine de l'immortalité
de l'ame . Locke a toujours été très-attaché à la religion
chrétienne , dont il a même pris la défense dans un de ses
écrits. Ila établi fortement l'existence de Dieu,et si, comme
philosophe , il a parujeter quelque doute sur l'immatérialité
de l'ame , question qui n'a été bien éclaircie que depuis
Descartes, il est certain qu'il croyait fermement à son immortalité.
Condillac , plus positifencore , insiste sur la spiritualité
de l'ame dans plusieurs endroits de ses écrits , et il
est impossible de démontrer l'existence de Dieu avec plus
de force et de clarté que lui. Bonnet enfin est le plus grand
spiritualiste que je connaisse. Il a employé tout ce qu'il
avaitde force de tête et de logique pour établir l'immatérialité
de l'ame. Il n'oublie rien pour faire sentir la possibilité
de l'union du corps et de l'ame , et il revient à cette vérité
dans cent endroits de ses ouvrages; on voit qu'il se faisait
une gloire de la fortifier par tous les moyens qui étaient
en sonpouvoir. Quel auteur a jamais démontré avec plus
de force et d'éloquence la nécessité d'une cause première
intelligente? et sa Contemplation de la Nature n'est-elle pas
la réunion de toutes les preuves les plus convaincantes.en
F
e
82 MERCURE DE FRANCE ,
faveur de la divinité ? Jamais ces fondateurs de la saine
philosophie n'ont attaqué aucune vérité morale , religieuse
ou politique. La raison et la vertu ont dicté tous leurs écrits ,
et leurs véritables disciples répandus en grand nombre
dans toutes les parties de l'Europe ont marché constamment
sur leur trace , et montré la même sagesse et la même
modération .
Que fait- on cependant pour pouvoir condamner tout ce
qui s'appelle philosophes et philosophie ? On confond les
Bacon, les Locke , les Condillac, les Bonnet qui n'ont écrit
que pour diriger la marche de l'esprit humain , pour éclairer
l'origine de ses opérations , avec les philosphes qui ont
examiné nos institutions politiques et religieuses , et qui
ont souvent scruté avec trop de hardiesse et de liberté les
principes du pouvoir du trône et de l'autel . Quelle différence
néanmoins dans ces deux espèces de philosophie !
L'une , douce , paisible , pacifique , appuyée modestement
sur les faits et l'expérience , ne s'est jamais occupée que de
l'avancement des sciences ; elle a guidé Lavoisier dans la
réforme de la chimie , et guide encore tous les jours dans
la médecine les Pinel , les Richerand , les Dumas , etc. ,
et dans toutes les autres parties des connaissances humaines
un assez grand nombre de savans illustres . L'autre , un peu
inquiète et ambitieuse , n'a dû son existence qu'à la faiblesse
de l'ancien gouvernement qui , faisant tout le contraire
de ce qu'il aurait dû faire , souffrait patiemment qu'on
lui dénonçât tous les abus , sans avoir jamais le courage ou
d'en réformer aucun ou d'imposer un silence absolu.
L'une prétend régler les empires , l'autre ne veut qu'éclairerl'esprit
et le coeur. Peut-on avoir une marche plus opposée
et un but plus différent ? Mais , au reste , on peut dire
pour la justification de ces philosophes politiques , qu'ils
ont mis en avant beaucoup de vérités utiles et pratiques
dont nous profitons aujourd'hui , et que s'ils revenaient en
cemoment ils tiendraient un autre langage et penseraient
bien différemment . Car enfin que voulaient-ils sur-tout ?
Que désirait Voltaire désigné comme leur chef? la tolérance
et rien autre chose . Ce point une fois obtenu , Voltaire
eût été le premier à défendre le trône et l'autel . Cette
idée n'étonnera que ceux qui ne connaissent pas bien ses
écrits . C'est donc bien vainement que l'on se plaît à attaquer
des auteurs qui souvent penseraient comme leurs adversaires
, s'il était possible qu'ils sortissent du tombeau ;
OCTOBRE 1811 . 83
c'est bien injustement que l'on confond la philosophie qui
s'occupe de l'origine et de la marche de nos idées, avec
celle qui s'est mêlée de politique et de religion .
Parun Abonné.
VARIÉTÉS .
CIIRONIQUE DE PARIS.
On a trouvé la femme forte que cherchait le grand roi
Salomon ; elle est au milieu de nous , et si l'on fait une
nouvelle édition de la Galerie des femmes fortes du P. Lemoyne,
on y verra certainement Mme de G.... figurer avec
avantage auprès des Judith , des Arrie , des Jeanne
d'Arc , etc. N'est-elle pas une femme forte , celle qui , à
peine guérie des glorieuses blessures qu'elle avait reçues
dans un premier choc , donne déjà le signal d'un nouveau
combat? Elle n'a jamais compté ses ennemis , ni mesuré
leurs forces . Elle attaque toujours , et dédaigne l'art des
retraites. La plus belle retraite dont pourraient s'honorer
des héros , ne lui paraît qu'une honteuse fuite. Après
s'être escrimée toute sa vie ( on sait avec quel succès)
contre tous les hommes célèbres du dernier siècle , et
même contre quelques person
personnages
illustres de son siècle
favori , c'est à la génération aaccttuueelllle qu'elle adresse
redoutables traits . Ce n'est ni Fénélon , ni J.-J. Rousseau ,
ni Voltaire , ni d'Alembert , etc. qu'elle attaque aujourd'hui
; elle est bien sûre de les avoir terrassés : ce sont tous
les écrivains dont peut s'honorer notre siècle. Tremblez ,
Mr A. B. C. jusqu'à Z. , tremblez . Vos pères et vos maîtres
ont succombé sous ses coups . Cédez le champ de bataille .
Pourquoi avez-vous entrepris une biographie universelle?
ou pourquoi n'empruntez-vous pas , pour l'exécution de
cet ouvrage , les opinions et le style de Mme de G .... ?
L'entreprise n'y gagnerait pas peut-être ; mais vous seriez
tranquilles , si toutefois l'ardeur belliqueuse dont elle est
animée pouvait lui permettre de laisser un peu de repos à
ses rivaux de gloire.
ses
MmsdeG.... n'a-t-elle donc point un ami qui puisse lui
dire : Pour Dieu , madame , reposez-vous ; il en est tems .
Vous avez une réputation littéraire fondée sur de véritables
titres , et ce sont les ouvrages de votre jeunesse : mais
F2
84 MERCURE DE FRANCE,
voulez-vous donc qu'on ne s'occupe jamais que de vous ?
Vous avez peint tous les dangers de la célébrité pour une
femme. Croyez-vous être seule à l'abri de ces dangers ?
Cependant, vous l'avez-vu , vos adversaires ont fait pleuvoir
sur vous les traits les plus piquans , d'autant plus piquans
qu'ils ne sont pas toujours ceux de la calomnie ; et pour
comble de disgrace , ils ont pris le parti de n'employer
contre vous que l'arme du ridicule . Tâchez , enfin , de
mettre en pratique les principes religieux que vous avez
répandus dans vos ouvrages . Vous voulez régenter les
sciences et les lettres . Où sont vos droits pour exercer cette
magistrature ? Quelques jolis ouvrages doivent-ils vous
placer au rang de ces génies qui enfantent des chefs -d'oeuvre
, qui donnent une physionomie à tout un siècle , et
qui forment les opinions et le goût de la postérité ? Puisque
vous avez la manie d'écrire , bornez-vous du moins au
conte et au roman ; et s'il reste encore quelques couleurs
pures et douces sur votre palette , peignez-nous quelque
aufre Mme de Clermont , quelque autre La Valière ....
-Un libraire de Caen vient , dit-on , de publier un
ouvrage intitulé : Bonum vinum lætificat cor hominis .
Comme c'est un latin que tout le monde connaît , et qu'on
peut appeler un latin de cuisine , nous ne l'expliquerons
point aux daines qui nous font l'honneur de lire notre
journal .
Cet ouvrage paraît tout juste dans le ppaayyss le plus favorisé
du ciel pour la qualité du cidre , et dans le moment où il
se fabrique. C'est le jus de la pomme qui a sans doute
inspiré l'auteur ; et s'il a bien parlé des effets du bon vin ,
cela doit faire honneur à son imagination. Au reste , en
vantant les charmes du divinjus à ses compatriotes , il les
expose à souffrir le supplice de Tantale ; à moins toutefois
qu'il n'en ait parlé de manière à leur faire préférer
même les plus mauvaises qualités de cidre , ce qui serait
un acte de patriotisme très-recommandable .
- Il paraît un petit ouvrage qui a pour titre : Sermon
pour la consolation des Cocus .
L'auteur , en prenant ce sujet , comptait sans doute
s'adresser à un grand nombre de gens désolés , et trouver
par conséquent un grand débit de son livre. En effet , il y
aplusieurs siècles qu'il aurait fait une fort belle spéculation
; mais où sont aujourd'hui les maris qui ont besoin
de consolation ? L'auteur du sermon ne peut prêcher que
OCTOBRE 1811 . 83
des convertis. Qui ne connaît ces deux vers du bon
La Fontaine :
Quand on l'ignore , ce n'est rien ;
Quand on le sait , c'est peu de chose .
Etqui n'a senti tout ce qu'ils ont de consolant? Il y a même
beaucoup d'honnêtes gens qui trouvent à redire au dernier
vers , en ce qu'il leur semble que ce n'est rien lors même
qu'on le sait.
-Pour rédiger la Chronique de Paris , on ne peut guères
s'empêcher de puiser quelquefois dans le Journal des
Dames et des Modes . Voici donc un article sur la Petite
Poste que nous allons extraire de ces précieuses annales
des moeurs etdu goût .
C'est une chose admirable que l'activité de la Petite
Poste. Du matin au soir , à toutes les heures , vous rencontrez
de ces agens fidèles qui de l'Arsenal au faubourg du
Roule, et de la barrière des Martyrs au boulevard du Mont-
Parnasse, par quelque tems qu'il fasse , par la pluie , par la
neige , par la grêle , par les orages , se chargent de porter
vos missives pour une rétribution bien légère : quinze centimes.
» Qui peut donc fournir à ces paquets énormes qui se
renouvellent comme par magie ? Qui , dites-vous ? Belle
demande ! à Paris , la ville des amours et des dettes ! Car
je gage que c'est de dettes et d'amours que parlent les trois
quarts de ces lettres .
"
C'estun jeune homme encore neuf qui , plutôtqquue
d'attendre gaiment son créancier pour le payer de bonnes
on mauvaises raisons , lui demande tristement quelques
semaines de grâce , et par cette maladresse perd le reste de
crédit qu'il pouvait avoir .
C'est une jeune femme qui par de cruels parens
( comme elles disent toutes ) mariée à un vieil égoïste , in
dique à l'ami de son choix l'instant où elle pourra l'entretenir
sans témoins et se consoler autant que possible des
ennuis que l'hymen lui cause.
> C'est une foule de gens de la sorte qui appellent le
plaisir ou que les huissiers menacent .
Quelles dépenses d'encre et de papier cela fait à la fin
de l'année ! Papier timbré pour les billets à ordre , papier à
vignettes pour les poulets mignons . Aussi on ne voit le
long des rues que des marchands papetiers qui paraissent
tous être en fort bonne laine. Tout le monde a la plume à
86 MERCURE DE FRANCE ,
1
lamain. On écrit , on écrit , il n'y a pas si petite lingère
ou demoiselle en modes , qui ne rivalise sinon par le style ,
dumoins par le nombre de ses épîtres , avec Mesdames
de Riccoboni , de Grafigny , etc.
५
Il serait piquant de voir la tournure que chacun donne
à ses doléances on à ses protestations .An fait , cela ne serait
peut- être pas aussi curieux que je me l'imagine . Toutes ces
correspondances se divisent en cinq ou six espèces , et dans
chacune de celles-ci c'est à-peu-près le même ton qui règne .
» Si c'est un amant de la veille qui écrit , ce doit être de
cette façon : "Ah ! mon adorable, que votre voix est tou-
>>chante ! que je soupire après l'instant oit je pourrai l'entendre
encore ! Votre image ne sort pas de ma pensée.
Cette nuit en songe je vous voyais , Dieux , que de
charmes ! ... » Et mille belles choses ainsi .
1
" Si c'est un amant du lendemain : " Je t'avais promis ,
ma bonne , d'aller dîner avec toi. Impossible , Charles
> est venu me prendre , il m'emmène , il m'entraîne ; je
suis au désespoir, mais ce soir sans faute , compte sur
> moi... "
"
"
" Si c'estun mari : " Madame , ( en vedette ) je prends
le parti de vous écrire , puisque vous n'êtes jamais chez
> vous , et qu'il faut que je renonce au plaisir de vous y
voir. Dès le matin vous partez en leste et brillant équi-
» page . Prenez garde , vous ruinerez votre santé , vous me
> ruinerez aussi et vous en aurez trop tard du regret . Je
» veux vous prévenir que j'ai fait solder tous vos comptes,
chez Leroy , Grosjean , Versepuy , chez tous enfin ...
Quel bon caractère de mari ! que d'honnêteté dans cette
lettre ! Il y a bien d'abord quelque mine de reproche, puis
ensuite des espèces de conseils , mais la fin raccommode
tout et fait tout passer.
Qu'est-ce ? Qu'apportez-vous là ? C'est l'humble requête
d'un tailleur à l'un de nos élégans : « Je prends la
liberté de faire tenir à Monsieur le mémoire des fourni-
> tures que , depuis cinq ans , j'ai eu l'honneur... Peste
soit de l'impertinent ! Eh ! je vous prie , qui lui a demandé
cette note , ce détail? Ne pouvait-il attendre ? Il est donc
bien pressé ? En vérité , si on n'y met ordre , on ne sait pas
où s'arrêteront ces messieurs-là ! »
OCTOBRE 1811 .
87
1
SPECTACLES . -Théâtre impérial de l'Opéra-Comique.-
Première représentation de Bayard à La Ferté, opéra en
trois actes .
Cette première représentation a été applaudie , mais
l'opéra a obtenu encore plus de succès à la seconde . On a
dit souvent qu'une première représentation n'était qu'une
répétition générale ; c'est sur-tout à Bayard que l'on peut
appliquer cette observation : les acteurs , à l'exception de
G..vaudan , étaient pen sûrs de leur mémoire , et cette hésitation
, en jetant du froid sur l'exécution , a nui à l'ensemble
de l'ouvrage. La seconde représentation , mieux
sentie , a obtenu un plein succès , confirmé encore par la
troisième.
La scène se passe à La Ferté , dans le château de Mme de
Randan , où François Ir s'est rendu sous le prétexte de se
livrer au plaisir de la chasse .
Cependant Mézières est assiégée par les Impériaux ;
François Ir a envoyé Bayard presque seul au secours de
cette place , mais pendant que le chevalier sans peur et
sans reproche verse son sang pour son prince , il est en
butte aux intrigues des courtisans : deux seigneurs , jaloux
de sa gloire , l'accusent auprès du roi ; ils produisent une
lettre de Bayard lui-même , par laquelle il paraîtrait que
celui-ci aurait quitté son poste et livré Mézières aux impériaux
: le roi refuse de croire coupable celui qui l'a armé
chevalier , et lui a donné les premières leçons du métier de
la guerre. Mais une nouvelle circonstance vient ajouter
quelque vraisemblance à l'accusation des ennemis de
Bayard: celui-ci vient d'arriver à La Ferté dans le moment
on il devrait être à Mézières , dont les dernières nouvelles
ont annoncé l'étroit blocus . Le roi et Bayard sont rivaux ,
tous deux aiment Mme de Randan , et chacun sait qu'un roi
est un terrible concurrent : Bayard paraît , et François Ier le
reçoit assez mal ; aulieu dese justifier , Bayard chante pour
annoncer qu'il ne peut se résoudre à renoncer à sa maî-
⚫ tresse, et il sort incontinent. On pense bien que lorsqu'il
en sera tems Bayard n'aura qu'un seul mot à dire pour
faire connaître son innocence : le roi veut enfin savoir la
vérité , il mande Bayard qui lui annonce devant ses accusateurs
que le siége de Mézières est levé , et que les impériaux
ont été complétement battus : en faveur d'un service si
important , d'un fait d'armes si beau , François Ier renonce
88 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1811 .
1
à son amour , et reconnaît le mariage secret qui unissait
Bayard à Mm de Randan.
Sans montrer trop de rigueur , il est permis de relever les
invraisemblances échappées aux auteurs ; un opéra en trois
actes mérite bien une analyse plus détaillée qu'un mélodrame.
Comment se fait - il que Bayard ne soit pas intruit du
séjour du roi à la Ferté ? Comment le chevalier sans reproche
, au lieu de se rendre directement auprès du roi , s'écarte-
t-il de sa route pour visiter sa maîtresse ? Comment
sur-tout , aux premiers reproches que lui adresse le roi ,
Bayard ne répond-il pas : le siége de Mézières est levé ? S'il
agissait ainsi , il se conduirait sensément ; mais alors il n'
aurait pas de pièce , et j'en serais fâché , car nous aurions à
regretter une belle scène entre le roi et Bayard , des détails
agréables , et sur-tout la musique de M. Plantade dont je
vais parler.
M. Plantade est connu par des compositions gracieuses
et par le joli opéra de Palma, it a voulu prouver que sa lyre
pouvait prendre tous les tons ;
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère .
Etje crois qu'il y a réussi : l'ouverture a été vivement applaudie
; c'est un tableau dans lequel on retrace les principaux
événemens qui doivent passer sous les yeux des speclateurs
; un choeur au premier acte , exprime bien le chant
joyeux du peuple; au second acte , on remarque deux airs
pour leur facture et leur couleur particulière ; l'un est chanté
parBayard , il peint les craintes du chevalier qui se dissipent
au souvenir des vertus de Mme de Randan ; l'autre
chanté parM Paul Michu , est remarquable par samélodie
simple ; la partie de l'orchestre est bien écrite , on a cependant
remarqué un usage un peu trop fréquent du cor. Cet
opéra est le premier ouvrage de M. Plantade depuis son
retour , et le succès qu'il a obtenu est un engagement que le.
compositeur contracte avec le public .
Gavaudan , chargé du rôle de Bayard , a bien représenté
ce héros ; il a su allier la noblesse et la fermeté d'un chevaliers
: cet acteur me paraît être le seul , à ce théâtre , qui
puisse jouer cet emploi . Mme Paul Michu a mis de la grace
et de la décence dans le rôle de Mme de Randan.
i
POLITIQUE.
LESmouvemens qui doivent suivre de la part du grandvisir
celui des Russes au-delà du Danube , sont toujours
Tobjet de beaucoup de rapports contradictoires ; mais tous
s'accordent à présenter le chef de l'armée ottomane comme
offrant la plupart des qualités qui constituent un général
distingué. Il entretient dans son camp une discipline sévère,
il reste étranger au faste oriental ; il se concilie l'estime
des chefs et l'affection des soldats par un mélange de
douceur et de sévérité. Ses soins particuliers sont donnés à
létat de sa cavalerie , et sur-tout à celui de l'artillerie plus
forte etmieux exercée qu'elle ne l'a jamais été dans les armées
turques . Il paraît hors de doute que sur plusieurs
points le passage du Danube a été tenté , et qu'après
divers engagemens , deux corps turcs ayant passé successivement,
sont parvenus à se retrancher sur la rive gauche
du fleuve. Les îles qui pouvaient protéger le passage et
entretenir les communications sont au pouvoir des Ottomans
. Le grand-visir est près du corps qui a passé le fleuve ,
et tous les jours des engagemens partiels font prévoir celui
qui peutdécider du sort des provinces , théâtre et cause de
la guerre. A cet égard, les nouvelles de Vienne ont lien
d'étonner ; voici ce qu'on écrit de cette ville , en date du
28 septembre :
«Les nouvelles que nous recevons aujourd'hui de l'armée
russe dérangent tous les calculs de nos politiques . Une
suite de rapports uniformes nous avait appris , depuis
quelques semaines , que le général Kutusow , instruit des
projets du grand-visir de s'emparer de la Valachie , avait
donné ordre à toutes les troupes de réserve qui se trouvaient
en Moldavie et sur les bords du Dniester et du
Dnieper de se porter en toute hâte sur le Danube , et l'on
ajoutait que ces troupes avaient , sur-le-champ , quitté
leurs canionnemens pour obéir. Des lettres de Lemberg
nous apprennent maintenant que l'un des corps de cette
armée de réserve , qui se mettait en marche , a reçu inopinément
l'ordre de rétrograder et de se porter en Podolie ;
ce qu'il a fait. La force de ce corps est de 20 mille hommes
90 MERCURE DE FRANCE ,
qui auraient été très-utiles dans un moment aussi décisif
que celui- ci ; car les Turcs rassemblent toutes les forces
disponibles de leur Empire pour enlever aux Russes leurs
conquêtes , et les Russes ne sont pas nombreux . Les frontières
de la Servie sont plus que jamais menacées par les
Tures : on s'attend même à une attaque prochaine du
camp de Deligrade .
Les travaux de la diète de Presbourg continuent ; aucun
résultat essentiel n'est encore connu . Il paraîtrait que le
débat sur la question de priorité à donner aux objets en
discussion , a occupé long-tems l'assemblée et les comités .
Rien encore n'a été statué sur les propositions royales , et
rien sur les réclamations précédemment formées ; MM. de
Wallis et de Metternich sont retournés à Presbourg , par
ordre de l'empereur qui a ordonné que l'état le plus exact de
la situation des finances fût mis sous les yeux de ses fidèles
Hongrois . Le cours se sontient .
Le roi de Saxe visite son grand-duché de Varsovie ; il y
est arrivé le 23 septembre , et y a été reçu par le général
en chef de l'armée le prince Poniatowski , et le général
Zavonzeck . La ville entière était illuminée , le roi a été
complimenté par le sénat et les ministres. Il a assisté le
lendemain à un Te Deum , et a reçu toutes les autorités .
Par-tout les marques de l'allégresse publique , les témoignages
du respect et de l'amour des peuples accompagnent
les pas de ce digne souverain .
Les nouvelles anglaises offrent très-peu d'intérêt. L'état
du roi est le même . Le parlement a été prorogé au 12 novembre
prochain. Les ministres ont jugé à propos de se
donner un peu plus de tems pour préparer les comptes
qu'ils ont à rendre sur tant d'objets importans qui tiennent
l'Angleterre dans l'incertitude et les alarmes , par exemple
, sur les résultats effectifs de l'expédition de la Baltique
, sur le commerce d'Héligoland , sur les relations
avec l'Amérique , sur la conduite des généraux et des
ministres anglais en Sicile , sur la position hasardée de
lord Wellington en Espagne , sur le degré d'union qui
règne entre ce général et la junte de Cadix , sur les disposttions
des Portugais à l'égard de leurs auxiliaires , enfin , sur
l'accord qui règne en Irlande entre les milices anglaises et
celles du pays pour le maintien de l'autorité établie , accord
cimenté par le sang qui vient de couler à Dublin même ,
dans un combat dont les détails ne sont pas précisés , mais
où l'on prétend que 400 Irlandais déterminés ont tenu tête
OCTOBRE 1811 .
91
1
:
:
à 1500 des hôtes stipendiés qu'on leur envoie pour protéger
la liberté des cultes , et le plein exercice des droits
constitutionnels assurés à tous les sujets du royaume-uni .
On conviendra que pour traiter dignement de tels sujets ,
et pour les exposer à la nation sous le jour qui convient
aux intérêts du ministère plus qu'à ceux de la vérité et de
Fintérêt public , ce même ministère ne peut trop différer
la séance dans laquelle il doit présenter le discours émané
du trône . Cette ouverture du parlement doit être attendue
avec impatience , et il est curieux de connaître dans quels
termes pourra être conçue l'adresse de remerciment pour
tant de plans utiles , tant d'entreprises bien combinées ,
tant de succès politiques , militaires et commerciaux.
Pendant ce tems , l'Empereur des Français poursuit l'un
de ces voyages auxquels il sait toujours attacher le double
but de l'intérêt général de l'état , de l'intérêt particulier des
pays qu'il visite ; partout il porte l'activité , l'émulation ,
Fencouragement et la vie. Où rien n'existait , il crée ; où
tout était détruit , il réédifie ; où de bons élémens se
trouvaient , il rectifie , il perfectionne , il répare tout pour le
passé, il prévoit , il dispose tout pour l'avenir. Le lecteur
prévoit que nous allons l'entretenir de Flessingue , de l'Escautet
d'Anvers . Il y aura loin de ce qu'il va lire à l'état où
étaient ces importans parages au moment où les Anglais y
ont laissé pour tout monument , le souvenir de leur faiblesse,
de leur incertitude , de leurs dispositions inhabiles ,
et, le croirait-on ? de leur inexpérience .
Le 30 septembre à neuf heures du matin , dit le Moniteur,
S. M. a reçu à Anvers les différentes autorités . A
midi, elle est montée à cheval , et a visité les bassins , l'arsenal,
les fortifications , les quais . Aquatre heures de l'aprèsmidi
, S. M. l'Impératrice est arrivée de Bruxelles. Le
1 octobre , S. M. a continué à visiter les fortifications et
larsenal , et a vu entrer des bâtimens de guerre dans le bassin.
Le 2 , elle a passé en revue le 26º régiment d'infantene
légère , les troupes d'artillerie , le bataillon d'ouvriers
dela marine , et a visité les travaux de la tête de Flandres .
Le3, S. M. a tenu différens conseils . Le 4 , à deux heures
du matin , S. M. est partie pour aller visiter la place de
Willenstadt et l'île de Gorée. S. M. l'Impératrice est partie
à dix heures du matin , pour aller coucher à Breda .
Anvers peut être considéré aujourd'hui comme une
place forte du rang de celles de Metz et de Strasbourg. Les
travaux qui y ont été faits sont prodigieux. C'est un des
92 MERCURE DE FRANCE ,
boulevards de la France. Sur la rive gauche de l'Escaut ,
où il n'existait , ily a deux ans , qu'une redoute , s'élève une
villede2000toises de développement, formant huit fronts
bastionnés, défendue par une inondation soutenue par la
chaussée de Gand et des digues d'amont et d'aval Les
sommes considérables qui ont été dépensées pour ces
grands travaux , ont été employées avec intelligence et profit
. S. M. en a témoigné sa satisfaction au corps du génie
et an major Bernard, qui ont dirigé ces travaux avec une
singulière activité .
Le spectacle qu'offrent les chantiers de la marine est
unique et sans exemple. Vingt-un vaisseaux de guerre
dont huit à trois ponts sont en construction ,et sont plus
ou moins avancés . L'arsenal est pourvu abondamment de
toute espèce d'approvisionnemens , que le Rhin et laMeuse
y font affluer. Il y a plusieurs milliers de mâts, du nord .
Il y a sept ans qu'il n'y avait pas à Anvers un seul quai,
et les maisons s'avançaient jusqu'au bord de la rivière.Aujourd'hui
ces maisons ont fait place à de superbes quais
utiles au commerce , et même à la défense de la place.
Il y a six ans , il n'y avait pas de bassin , mais seulement
quelques canaux , où des bâtimens tirant 10 ou 12 pieds
d'eau pouvaient à peine entrer. Aujourd'hui il existe un
bassin ayant 26 pieds d'eau à partir du radier , pouvant
contenir 50 vaisseaux de ligne , avec une écluse donnant
passage à des vaisseaux de 120 canons .
Les quais de la nouvelle ville sur la rive gauche , seront
incessamment construits , et l'on y creusera un nouveau
bassin.
Tous les canaux , égouts ou aqueducs de la ville qui corrompaient
l'air , et donnaient à cette belle ville un aspect de
ruines , ont été réparés et nettoyés .
L'Escaut , depuis son embouchure jusqu'à Anvers , est
partout praticable pour des vaisseaux à trois ponts : c'est
une rade continue abritée de tous les vents. Plus de cent
vaisseaux de guerre peuvent mouiller dans les rades de
Hoogdlaten , de Terneuse et de Baërland .
Indépendamment des places fortes de Flessingue et de
Cadzand , S. M. a ordonné l'établissement d'une autre
place forte à la pointe de Borselen . Ces places , jointes aux
forts de Batz , de Lillo , de Liefkensoeck , qui ont été l'objet
de grands travaux , mettent désormais les établissemens de
ce fleuve à l'abri de toute expédition.
Les places de Berg-op-Zoom , de Willenstadt , les forts
OCTOBRE 1811 . 93
de l'ile de Gorée , les places de Breda et de Gorcum complettent
la défense de tout le territoire .
S. M. est partie d'Anvers le 4, à trois heures du matin;
elle est arrivée à Willenstadt à huit heures : après avoir
visité les fortifications de la place et les nouveaux forts
qu'on y a ajoutés , S. M. s'est embarquée et a descendu la
Meuse jusqu'à Helvoet-Sluys , où elle est arrivée à deux
heures après -midi ; elle a visité la place, le bassin et les
établissemens maritimes de ce port important. Le vaisseau
de guerre le Tromp , de 70 canons , venait d'y arriver de
Rotterdam . S. M. , après avoir vu évoluer la flottille de cette
slation , est venue passer la nuit dans son yacht mouillé
près deGorée.
Le 5, au point du jour , S. M. a continué sa roule ; elle
est arrivée à Dordrecht à sept heures du matin , sans y être
attendue , a fait le tour de la ville et en a visité les magasins.
S. M. a visité également les trains de la Meuse et du Rhin,
qui se composent de plusieurs centaines de milliers de
pieds cubes de bois , en chargement pour l'arsenal d'Anvers.
De retour dans son yacht , S. M. y a reçu le maire , le
conseil municipal , le tribunal de première instance , le
conseilde commerce et les autres autorités de Dordrecht.
Adeux heures après -midi , S. M. a continué sa route en
canot , et est arrivé à Gorcum à trois heures. Le prince archi-
trésorier , gouverneur-général de la Hollande , le maréchal
duc de Reggio , le général Molitor et d'autres principaux
fonctionnaires se trouvaient dans cette ville poury
recevoir l'Empereur .
En arrivant à Gorcum , S. M. a fait aussitôt la visite des
fortifications de la place .
S. M. a été extrêmement satisfaite de tout ce qu'elle a vu
dans la partie de la Hollande qu'elle a visitée . Un million
aété dépensé cette année aux fortifications de Willenstadt
et deGorée , pour mettre ces positions importantes dans un
état respectable de défense . La place d'Helvoet-Sluys est
très-forte et n'exigera aucune nouvelle dépense .
S. M. l'Impératrice , après avoir couché à Breda , est arrivée
directement à Gorcum , à six heures après midi .
LL. MM. sont parties de Gorcum le 6 octobre , à neuf
heures du matin : elles ont passé le Leck dans un yacht ,
et sont arrivées à Utrecht à deux heures après midi .
Une demi-heure après , l'Empereur est monté à cheval
four faire le tour des remparts , avisité les principales rues.
1
94 MERCURE DE FRANCE ;
et places de la ville , sans gardes et environné d'un peuple
immense.
Le 7 , à neufheures du matin , S. M. a passé la revue da
corps du duc de Reggio ; elle est rentrée à cinq heures du
soir.
LL. MM. , malgré les fatigues du voyage , se portent
très-bien.
Voici donc l'Empereur au milicu de ces fidèles Hollandais ,
qui sans renoncer à leurs qualités nationales , vont trouver
dans leur nom nouveau, un nouveau développement de
leur excellent caractère , d'autres qualités encore et des
vertus différentes . L'Empereur , maître de la terre classique
des héros , maître de celle des arts , a touché celle de l'industrie
et du commerce , moins en conquérant, qu'en législateur,
appelé à réparer de longues infortunes etd'immenses
pertes. Bientôt nous le verrons sur ces digues fameuses
prodiges de l'industrie hollandaise , qui , si une main puissante
ne les soutenait , céderaient peut- être à l'effort de
l'élément qu'elles ont dompté , et lui rendraient le territoire
conquis sur son empire ; nous le verrons rendre inébranlables
ces remparts sous lesquels le Hollandais brave l'effort
de la tempête , et la masse ébranlée de l'Océan ; nous
le verrons parcourir ces mille canaux qui portent dans
toutes les parties de ces contrées la circulation et lavie , les
réparer , les épurer , les rendre et plus faciles et plus sains ;
nous le verrons aussi sur ces chantiers fameux où un czar vint
apprendre à construire un vaisseau , mais où notre Empereur
, recevant facilement les tributs du nord , marquera la
place où de nombreuses flottes devront s'élever à sa voix ,
pour rétablir dans les annales de la marine et du commerce
des noms qui y furent si fameux. De grands souvenirs
seront attachés à ce voyage , parce qu'il ouvre à l'imagination
une carrière brillante. Toutes les espérances comme
tous les voeux y sont attachés , et tandis que nous suivons
avec tant d'intérêt et de reconnaissance les pas de notre
immortel souverain , l'insulaire les suit aussi , mais avec
une jalouse rage , et avec une sombre inquiétude; il est
averti de la marche de l'Empereur par les feux qui l'éclairent
, et les cris de joie qui l'accompagnent. Il compte avec
une fureur impuissante les vaisseaux élancés de leurs quilles ,
les matelots nationaux ou alliés rangés sous le pavillon impérial
, et ces forêts ambulantes qui descendent le cours des
fleuves et arrivent jusqu'à la mer, pour un jour, peut-être ,
s'y élever en reines , ou du moins en disputer l'empire.
OCTOBRE 1811 . 95
Sans doute dans ce compte ministériel que le parlement
anglais doit entendre , il sera question de ce que prometlent
au commerce et à la marine des Anglais un système
si fortement conçu , si constamment soutenu , tant de génie
et tantd'efforts , tant d'audace et tant de moyens . S....
ANNONCES .
Notices et observations pour préparer etfaciliter la lecture des Essais
de Montaigne. Par M. Vernier , sénateur , comte de Mont- Orient ,
commandant de la Légion-d'Honneur , membre de la Société littéraire ,
belles -lettres et arts de Besançon , de la Société académique des
sciences , de la Société philotechnique , de celle de l'Athénée des arts
de Paris , et de la Société d'agriculture de la Haute-Saone . Deux vol .
in-8º. Prix , to fr. , et 12 fr . 50 c. franc de port. Chez Blaise , libr . ,
quai des Augustins , nº 61 .
Du Bonheur individuel , considéré au physique et au moral dans ses
rapports divers avec les facultés et les conditions humaines . Par le
même. Un vol . in-80. Prix , 3 fr . 50 c . , et 4 fr. 50 c. franc de port.
Chez lemême.
Examen critique de l'ouvrage intitulé : Biographie universelle , ouvrage
entièrement neuf, etc.; par Mme de Genlis. Brochure in-8° .
Prix, I fr . 80 c . , et 2 fr . franc de port. Chez Maradan , libraire
rue des Grands-Augustins , nº 9 .
Mélanges de Botanique et de Voyages ; par Aubert du Petit-Thouars,
directeur de la pépinière impériale du Roule , membre des Sociétés
d'Agriculture et Philomathique de Paris , et de l'Académie phytologique
de Gorenki . Un vol . in-8° , avec une carte et 18 planches . Prix ,
6fr. , et7 fr. 50 c. frane de port. Chez Arthus-Bertrand , libraire
rue Hautefeuille , nº 23 .
Ouvrage du même auteur , qui se trouve chez le même libraire :
Essais sur la végétation considérée dans le développement des bourgeons.
Unvol. in-8° , fig . Prix , 5 fr .; sur grand- raisin , 6 fr.; sur
grand-raisin vélin , 8 fr .
Histoire des eampagnes du maréchal Bernadotte, prince royal de
Suède; par A. H. Châteauneuf. Nouvelle édition , revue et corrigée .
Ce volume , supérieurement bien imprimé par M. Didot l'aîné , sur
beau papier vélin , se vend 5 fr. , et 5 fr . 50 c. franc de port. Chez
P'Auteur , rue des Bons- Enfans , nº 34 ; Didot l'ainé , rue du Pontde-
Lodi ; et chez Michaud frères , rue des Bons-Enfans , nº 34.
,
!
06 MERCURE DE FRANCE, OCTOBRE 1811.
Mémoires de la Société médicale d'émulation , séant à l'Ecole dé
médecine de Paris , dédiés à son président honoraire perpétuel,
M. Corvisart, baron de l'Empire,premiermédecinde leurs MM. II.
etRR.; avec son portrait. Septième volume , in-8º de 558 pages ,
ornéde neufplanches en taille-douce. Prix. 7 fr . 50 c. , et 9 fr. 50 c.
franc deport. Chez Capelle etRenand, libraires- commissionnaires ,
rue Jean-Jacques-Rousseau , n° 6.
Cet ouvrage contient :
10. L'Eloge de François Péron ; par M. Alard.
2º. Mémoire sur la circulation capillaire , tendant à faire mieux
connaitre les fonctions du foie, de la rate et des glandes lymphatiques ,
parM. le docteur Broussais .
3°. Memoire sur l'exhalation sanguine ; par M. F. V. Mérat.
4°. Recherches anatomiques et physiologiques sur quelques parties
de l'oeil , à l'occasion d'une plaie de tête , par M. F. Ribes .
5º . Mémoire sur les maladies organiques ; par M. Martin .
6". Alberti Mathiæ Vering, medicinæ doctoris solutio quæstionum
morbos organicos sistentium , quas mense Februarii 1809 proposuit
illustrissima emulationis medica Societas .
7° . Commentaire sur la loi de Numa Pompilius , relative à l'ouverture
cadavétique des femmes enceintes ; par M. Marc.
8º. Considérations et observations théoriques etpratiques sur lasyphilis
dégénérée; par M. le docteur Kéraudren.
9º. De temperamentis ; danturne tria vel quator temperamenta ?
auctore Roussille- Chamseru .
10° . Mémoire sur les terminaisons de l'hépatitis; par M. le docteur
Hébréard .
110. Mémoire sur la ligature de l'artère iliaque externe , dans les
anévrismes de la fémorale , au pli de l'aine ; par M. Delaporte.
Is2º . Mémoire sur les rapports qui existent entre les premières et
les secondes dents , et sur la disposition favorable de ces dernières au
développement des deux mâchoires ; par M. Léveillé.
13º. Quelques idées sur le rapport des deux dentitions , et sur l'accroissement
des mâchoires dans l'homme ; par M. Miel.
Edition stéréotype d'après le procédé d'Herhann .
DICTIONNAIRE ABRÉGÉ DE LA FABLE , pour l'intelligence des
poëtes , des tableaux et des statues dont les sujets sont tirés de l'histoire
poétique ; par Chompré. Edition revue et corrigée d'après les
meilleurs dictionnaires mythologiques . Un gros volume in-18. Prix
2fr. , et 2 fr. 65 c. franc de port. Relié en basane , 2 f. 60c. Chez
H. Nicolle , rue de Seine , nº 12 ; Arthus-Bertrand , libraire , rus
Hautefeuille , nº 23 ; et à Tours , chez Ad. Mame.
Mme de Montolieu vient de traduire de l'allemand : AGATOGLES .
-Lettres écrites de Rome et de Nicomédie , les années 301 , 302, etc.
ParMme Caroline Piébler. L'ouvrage , qui formera trois volumes , est
soue presse.
DEPT
DE
LA
F
1
MERCURE
DE FRANCE .
N° DXXXV . - Samedi 19 Octobre 1811 .
POÉSIE .
PÉTRARQUE .
POÊME.
1
Grandissimofilosofo, grandissimo innamorato ,
grandissimo poeta.
(Mot de Christine, reine de Suède , sur Pétrarque. )
DANS ce tems déplorable où Bellone en furie ,
Du sang des factieux inondait l'Etrurie (1) ,
Et foulait les débris du trône des Césars
Tout-à-coup apparut sur l'horizon des arts ,
Unastre radieux qui , dans ces jours d'orages ,
D'un siècle ténébreux dissipa les nuages .
Pétrarque , poursuivi par un sort trop fatal ,
Transfuge , jeune encor , de son séjour natal ,
Vint se réfugier dans ce pays magique ,
Des brillans Troubadours le berceau poétique ,
(1 ) L'Italie était déchirée par les deux factions des Guelphes et des
Gibelins.
G
5.
cen
SEONE
98
MERCURE
DE
FRANCE
, S'élança vers le Pinde , et du Comtat charmant
Devint , par ses écrits , la gloire et l'ornement.
Viens , accours à ma voix , tendre et sensible muse
Qui l'inspiras souvent aux rives de Vaucluse !
Interroge avec moi ce paisible séjour ,
Qu'habitaient avec lui les Muses et l'Amour :
Ensemble visitons ce solitaire asile ,
Où Pétrarque , fuyant l'air impur de la ville ,
Venait , pour échapper aux traits d'un dieu vainqueur ,
Rêver l'indépendance , et distraire son coeur .
(2) Laure l'avait séduit par un charme suprême :
Ses yeux dignes , eux seuls , d'inspirer un poëme ,
Ses gestes et ses pas par la grâce embellis ,
Ses bras , comme l'ivoire , éclatans et polis ,
Sa blonde chevelure et ses sourcils d'ébène ,
Son sourire angélique et sa voix de sirène ,
De mille attraits enfin le dangereux poison ,
Du chantre d'Arezzo troublèrent la raison (3) .
Mais comment éviter cette amante adorée ?
Où fuir ? ... Je vous salue , ô fontaine sacrée (4) ,
Antre mystérieux , romantique vallon ,
Célèbres à jamais par un autre Apollon !
J'aime à voir de ces bords la plaintive naïade
S'élancer , retomber de cascade en cascade ;.
Le fracas de ces flots au loin retentissans ,
L'antique nudité de ces rocs imposans ;
Cet écho qui redit au loin le bruit de l'onde ,
Seule , de ces beaux lieux troublant la paix profonde ;
Ce torrent , qui bientôt plus rapide et plus pur ,
Réfléchitet les fleurs et le céleste azur.
(2) J'ai peint la belle Laure d'après le portrait qu'il en atracé dans
ses Sonnets .
(3) François Pétrarque , fils d'un notaire d'Arezzo en Toscane ,
naquit en cette ville le 20juillet 1304.
(4) Vaucluse , appelé par Pline Vallis clausa , est un vallon situé
à cinq lieues d'Avignon , renfermé de tous côtés par des rochers
d'une hauteur prodigieuse , qui sont élevés perpendiculairement , et
forment un fer à cheval : c'est au pied de ces rocs , dans un bassin'
sans fond , que la Sorgue prend sa source.
OCTOBRE 1811 .
99
Decedouble tableau la rapide magie
Semble inviter notre ame à la mélancolie :
Pétrarque vint pleurer sur ces rochers déserts ,
Queconsacrent son nom , sa Laure et ses beaux vers .
Ah! redis-moi ses chants , immortelle retraite ,
Que vont chercher de loin l'amant et le poëte !
Vaucluse , que sans peine ils ne peuvent quitter ,
Otoi qu'avec transport je courus visiter ,
Jeune encore , et surpris d'y rêver une amante ,
Quatre siècles ont fui ; mais ton onde écumante ,
Et tes monts recourbés en cercle sur tes bords ,
Tes antres encor pleins d'harmonieux accords ,
Semblent nous y montrer ces deux ombres fidèles ,
Etl'amoureux penser vient errer autour d'elles .
Auxnymphes du vallon , aux bergers d'alentour
Tes flots enmurmurant parlent encor d'amour ;
C'est là qu'on aime bien par un charme invincible ;
C'est là que l'on gémit de n'être plus sensible .
C'est donc là , me disais-je , oui , c'est en ce séjour ,
Dans l'âge où le bonheur n'est vraiment que l'amour ,
Que Laure triompha des feux qu'elle fit naitre ,
Et des vers d'un amant plus dangereux peut-être .
Ses vers au moins l'ont dit , croyons à sa rigueur;
L'amour qu'elle inspira fut sa seule faveur (5) .
Là , d'heureux souvenirs son image parée ,
Suivait , charmait Pétrarque , et cette ombre adorée
D'un magique univers entourait son amant ;
Dans le parfum des fleurs qu'avec lui mollement
Foulait sous l'oranger le pied léger de Laure ,
C'était son souffle pur qu'il respirait encore .
Près des eaux de Vaucluse il aimait à s'asseoir ;
Dans les eaux de Vaucluse il croyait la revoir ;
Il la voyait encor dans ces routes secrètes ,
Portant ce tissu verd , orné de violettes (6) ,
(5) Les devoirs de l'hymen furent toujours un obstacle insurmontable
dans le coeur de la belle Laure , qui l'empêcha de couronner la
vive tendresse de Pétrarque .
(6) Le 6 avril 1327 , le lundi de la semaine sainte , à la première
'heure, c'est-à-dire , six heures du matin , dans l'église de Sainte-
?
G2
MERCURE DE FRANCE ,
Dont elle était parée en ce temple chrétien
Où son prentier regard sollicita le sien.
Il croyait quitter Laure en quittant la fontaine ;
Quelquefois appuyé sur le tronc d'un vieux chêne ,
Ou du sombre bosquet parcourant les détours ,
Triste et seul , il rêvait ; mais plus belle toujours
Laure absente peuplait le solitaire ombrage ;
Laure en un lieu charmant changeait un lieu sauvage .
Et lanuit que de fois l'oeil fixé sur les cieux ,
Tranquille , contemplant tous ces points radieux ,
Ces mondes étoilés dont leur voûte se dore ,
Il voulait les chanter ! il ne chantait que Laure ;
Et les vers accouraient plus prompts à la nommer ;
Vingt ans il fut heureux du seul bonheur d'aimer.
Il chantait , et le coeur lui seul montait la lyre ;
Le coeur est éloquent , lorsque l'amour l'inspire .
Laure , quoique rebelle à des feux si touchans ,
Se vit avec orgueil l'objet de ses doux chants ;
Laure aimait l'art des vers , les vers l'immortalisent.
Belles , aimez les vers , eux seuls vous éternisent :
Vos noms par eux vivront tant qu'Hébé dans les cieux
Versera l'ambroisie au monarque des dieux ,
Que Vénus sourira , que la reine de l'onde
De son écharpe humide embrassera le monde.
Tout périt sans les vers : sans cet art immortel ,
Que de Dieux oubliés n'auraient point eu d'autel !
Toi-même , il t'en souvient , Vénus , le vieil Homère
Ata belle ceinture attacha l'art de plaire.
Pétrarque d'un laurier (7) , l'orgueil de son jardin ,
Long-tems d'un nom chéri fit l'emblême divin :
Heureux , il mariait sur l'écorce nouvelle ,
Ason chiffre amoureux le chiffre de sa belle ,
Et serrait dans ses bras l'arbrisseau qu'il aimait .
Croyant qu'en un laurier Laure se transformait ;
Claire d'Avignon , il vit une dane fort jeune dont la beauté le frappa.
Elle était vêtue d'une robe verte parsemée de violettes ; c'était Laure ,
fille d'Audibert de Noves , mariée à Huges de la maison de Sade .
(7) Il croyait à la métempsycose et se plaisait dans le rapproche-
-ment des mots Lauraet Laure
OCTOBRE 1811.
KOR
1
Mais bientôt à ses sens l'erreur était ravie ;
Ainsi par ApollonDaphné fut poursuivie ;
Et le poëte amant , dans son riant vallon ,
N'embrassa qu'un laurier de même qu'Apollon .
Dans le calme inspirant de cette solitude ,
Il combattit l'amour par l'arme de l'étude ,
Et leDieudes beaux vers lui donna des beaux jours .
Là , d'une amitié sainte invoquant le secours ,
Quelquefois il reçut dans son nouveau Parnasse ,
Et le sage Colonne , et le riant Boccace.
De la cour d'Avignon méprisant les faveurs (8) ,
Du pontife à Vaucluse il attaquait les moeurs .
C'est ainsi qu'à Tuscule autrefois un grand homine
Tonnaît contre le luxe et les crimes de Rome .
C'est là quepour tromper un rigoureux destin ,
Moraliste , imitant le pieux Augustin ,
Pétrarque médita ces chapitres sublimes
Dont le sage relit les profondes maximes.
Quoique l'ambition ne troublật point ses sens ,
De l'autel de la gloire il savourait l'encens .
La médiocrité , fille de la sagesse ,
De son coeur satisfait fut la seule déesse.
Implacable censeur , peu sensible aux présens ,
Objet d'antipathie à tous les courtisans ,
Trouvant ainsi que l'or la grandeur importune ,
Sur son rocher sauvage il bravait la fortune .
Oui , c'est là qu'évoquant les ombres des mortels
Aqui l'antiquité consacra des autels ,
OFrançois ! tu chantas les fameux capitaines ,
Les sages , les savans et de Rome et d'Athènes !
C'est là qu'avec Clio , des annales du tems
Parcourant le grand livre et les faits éclatans ,
Tu sus ressusciter dans tes savantes pages ,
De ces siècles brillans les nobles personnages {
De la langue natale en tes écrits charmans ,
Ton goût ingénieux fixa les élémens (9) ,
(8) Le Saint-Siége était alors établi dans le comtat Venaissin.
(9) Le Dante avait composé un poëme sublime , quoique bizarre ;
ependant la langue italienne , appelée alors la langue vulgaire , qui
1
403 MERCURE DE FRANCE;
Et par l'expression d'une douce harmonie ,
Et par des vers heureux , proverbes du génie.
« Epurons , disait-il, mes écrits imparfaits ,
> Qu'ils soient dignes de Laure et de ses doux attraits !
> Inutile projet ! mon goût toujours sévère
> Dans la postérité redoute unjuge austère. >
Omodeste écrivain , que d'aimables leçons ,
Dans tes brillans sonnets , dans tes tendres chansons !
Tant d'esprit , de savoir méritaient la couronne
Que le talent réclame et que Minerve donne.
Il luit enfin ce jour , où malgré ses rivaux ,
Minerve , pour payer ses sublimes travaux ,
De lauriers toujours verds , unis au chêne antique ,
Compose pour son front la tresse poétique (10) .
Le Capitole ouvert par un insigne honneur ,
D'Ovide et de Tibulle attend le successeur .
Un cortége pompeux , dans les places de Rome ,
Dès l'aurore au sénat précède ce grand homme :
Des enfans revêtus des plus riches couleurs ,
En récitant ses vers , sèment au loin des fleurs ;
Décoré de la pourpre , il monte au Capitole ,
Et le vin et l'encens ont fumé pour l'idole.
•Gloire , crie un hérault , et triomphe au vainqueur !
> Triomphe , ont répété tous les Romains en choeur !
Mais lorsqu'avec respect s'incline le poëte ,
Le feuillage immortel rayonne sur sa tête
EtRome en ses écrits couronne tour-à-tour
L'histoire , l'art des vers , la morale et l'amour.
,
Mais que son coeur fut grand , si ses vers sont sublimes !
Sur les Alpes un jour , sur ces superbes cimes
Qui dominent les airs de leur front souverain ,
De la guerre civile avait tonné l'airain ;
Telle la cloche exhale au loin des sons funèbres ,
Ce formidable bruit émeut les bords célèbres
tirait son origine d'un latin corrompu que parlaient les soldats romains
, était informe et sans règles avant que Pétrarque l'enrichit .
(10) Il fut couronné à Rome, dans le Capitole , au milieu des
honneurs suprêmes et des acclamations du peuple romain. 3
OCTOBRE 1811 . 103
Où le På de son urne épanche le torrent.
Jouissant des attraits d'un beau jour expirant ,
Pétrarque entend ce bruit , à ce signal frissonne ;
Il croit voir tout-à-coup Némésis et Bellone
Aleur char fratricide atteler leurs chevaux ;
Il voit flotter partout des étendards rivaux.
•Romains , pourquoi, dit-il , ces aigles mercenaires ?
> Vous creusez vos tombeaux de vos mains sanguinaires ;
› La nature éleva , bienfaisante pour vous ,
› Ces Alpes où viendra se briser le courroux
•Deces fiers étrangers enrichis de vos pertes ;
> Pourquoi porter la mort dans vos cités désertes ?
• Qu'un baiser fraternel assure leur repos !
> Unissez à- la - fois vos coeurs et vos drapeaux. >
Il chantait : ô pouvoir de sa céleste lyre !
Abjurant tout-à-coup leur belliqueux délire ,
Ces guerriers sont vaincus par la douce pitié ,
Et sous leurs étendards vient s'asseoir l'amitié .
Mais pour chanter Vaucluse il poursuivait encore ,
Ses pleurs coulent.... On voit qu'il veut parler de Laure.
Ah! toujours plus épris , toujours plus malheureux ,
Et fuyant , mais en vain , un objet dangereux ,
L'infortune traina dans toute l'Italie
Le fatal souvenir de sa Laure chérie ,
Qu'il aima si long-tems , et qu'il chantait si bien.
Philosophe , počte , amant , historien
Que n'eût pas fait Pétrarque électrisé par elle !
Il puisait dans ses yeux une ardeur immortelle .
Mais , ô douleur affreuse ! un mal contagieux ( II )
Soudain a frappé Laure , et ses jours précieux
S'éteignent par degrés, Ainsi le doux sourire
Presqu'insensiblement sur les lèvres expire :
Ainsi du rossignol l'harmonieuse voix
Presqu'insensiblement se perd au fond des bois.
De Vaucluse écartant l'image dangereuse ,
Il choisit pour sa tombe une obscure Chartreuse.
(11) La belle Laure mourutde la peste àAvignon , le 6 avril 1348,
àsix heures du matin , à la même heure que Pétrarque l'avait vue
pour la première fois.
104 MERCURE DE FRANCE,
Arqua (12) le vit mourir en sage , en vrai chrétien ,
Du cloitre devenu l'honneur et le soutien .
Si la religion regretta son saint zèle ,
La science perdit un apôtre fidèle ,
Qui le jour et la nuit par l'étude enffammé
Nourrit le feu divin dont il fut animé .
Quelle ardeur ! Le poëte allait cesser de vivre ,
Et sa mourante main ouvrait encore un livre .
Il expira . L'Amour pleurant sur son tombeau
De douleur tout-à-coup éteignit son flambeau .
Armé d'un de ses traits , chers à l'amant célèbre
De la pointe il grava sur le marbre funèbre ,
東
Ces mots ingénieux qui le peignent si bien :
Par Laure il était tout , sans Laure il n'était rien . »
H. DE VALORI.
ÉNIGME .
UNE déesse éloquente ,
Bien connue au tems jadis
Parmi la troupe savante ,
Ici , lecteur , vous présente
Ses quatre pieds réunis .
De leur ensemble ôtez dix ;
Le reste vaut cent cinquante.
B.
LOGOGRIPHE.
Je suis undes plaisirs faits pour le genre humain ,
Et je suis le plus doux peut- être .
Lecteur , si tu veux me connaître ,
Le nombre de mes pieds se trouve dans ta main.
Avec eux tu feras le nom que chacun donne
Al'objet qui charme son coeur.
Un autre , hélas ! qui par malheur
(12) Pétrarque mourut à Arqua d'une apoplexie , le 18 juillet
1388. On le trouva mort dans sa bibliothèque , la tête penchée sur
un livre.
:
OCTOBRE 1811. 105
Nedoitpresquejamais se donner à personne !
Unautre nom révéré du chrétien ;
Ce que tu dois sauver , et ce que l'on respire ;
Ce qu'un fils de Saturne avait pour son empire ;
Ce que Boileau trouvaiť si bien;
Ce qui dans les combats est le plus nécessaire ;
D'animaux croassans la retraite ordinaire ;
Ce que , bien malgré lui , le pauvre forçat tient ;
Unmot synonyme à colère ;
D'autres encor , mais je n'en dirai rien.
Enfince que sans moi l'homme est souvent las d'être .
Ne t'en étonne pas , lecteur ,
Si tu parviens à me connaître ,
Tu trouveras sans moi qu'il n'est pointde bonheur,
$ ........
CHARADE .
MON premier se trouve dans tout ,
On ne voitmon second qu'en une seule ville ;
Monentier réunit l'esprit , les arts et le goût ;
Des plaisirs , des talens , c'est le vrai domicile.
J. D. B.
Mots de P'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Lemot de l'Enigme , en acrostiche , est Tripot ( maison de jeu. )
Celui du Logogriphe est Tripot , où l'on trouve : toît , tir , trop ,
Joi, roi, trio, tort , trot , port , Pitt , or, rot et rêti.
Celui de la Charade est Tripot.
:
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
DISCOURS PRONONCÉ EN FRANÇAIS L'AN 1809 , ET EN LATIN
L'AN 1810 , à l'école de M. LAURENT , à Brest , par
M. MAILLET- LACOSTE , de Saint-Domingue , ancien
élève de l'Ecole Polytechnique. - A Paris , chez
Lenormant, imprimeur-libraire , rue de Seine , n° 8 ;
Pillet , rue Christine ; Delance et Belin , rue des Mathurins-
Saint-Jacques.
SOUVENT un gros volume qu'on aurait lu en conscience
( chose assez rare ) , laisserait à peine dans votre esprit
de quoi remplir peu de pages ; quelquefois aussi , mais
plus rarement , un mince cahier y déposera de quoi
remplir un gros volume. D'un côté , on dirait quelquefois
une mer de sable qui vous offre par-ci par-là quelques
plantes sans parfum et sans vertus , des arbres sans
graces , sans feuilles et sans fruits : vous la mesurez des
yeux et vous la traversez aussi vite que la fatigue vous le
permet ; de l'autre côté , c'est un verger fécond où vous
trouvez par-tout quelque fruit qui vous tente ; par-tout
quelque charme qui vous invite àvous promener , à
vous arrêter , à revenir sur vos pas...... Boileau disait
decertains livres ennuyeux ( car on en faisait déjà de son
tems ) , rendons-les courts en ne les lisant point ; de
même , on serait tenté de dire de certaine petite brochure
que nous avons en ce moment sous les yeux ,
relisons-la pour la rendre plus longue.
Nous voulons parler d'un Discours de M. Maillet-
Lacoste , en français et en latin , sur l'instruction de
la jeunesse , et particulièrement sur l'enseignement
du latin , cette langue ordinairement si redoutée de
ceux qui l'apprennent , si aimée de ceux qui la
savent ; mais avant que d'entrer en matière sur les
détails et les procédés de la méthode qu'il a choisie
, M. Maillet se croit obligé d'écarter préalable-
MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1811. 107
ment quelques objections qu'il suppose , un peu gratuitement
peut-être , qu'on va lui faire sur le parti qu'il se
promet de tirer de l'amour propre des enfans. Il paraît
craindre qu'une dévotion trop facile à inquiéter ne s'a-
Jarme d'un système d'éducation qui chercherait dans
l'orgueil humain le perfectionnement de l'homme , tandis
que la doctrine évangélique , au contraire , ne place la
vraie perfection que dans l'humilité. Une pareille difficulté
, qu'on attendrait plutôt d'un cloître que d'un
lycée , n'avait pas besoin de la sagacité de M. Maillet
pour étre résolue : malheur à l'éducateur , si dans l'accomplissement
de ses nobles devoirs , il rejetait le secours
de l'amour propre , ce grand ressort des plus beaux efforts
humains qui s'annonce presqu'aussitôt que la vie , et qui
nese détend qu'à la mort ! Regardons-le plutôtcomme un
vent favorable àtous les progrès vers toute espèce de bien ,
comme une tendance continuelle à s'élever , non-seulement
au-dessus des autres , mais encore au-dessus de
soi-même. Au reste , quand M. Maillet se serait fait à
plaisir des fantômes pour les combattre , il n'en faudrait
pas moins applaudir à la grace et à la force qu'il déploie
dans ce brillant assaut , ainsi qu'aux belles couleurs
sous lesquelles il sait montrer les deux opinions contraires.
« Le grand art , dans nos institutions humaines , dit
>> notre orateur , est , non point de détruire , mais de
> diriger les sentimens imprimés ennous par la nature .
■ L'audace peut mener l'homme à la férocité , la curiosité
à tous les écarts de l'esprit , l'amour à tous les
→ écarts des passions : mais imprimez à l'homme une
⚫ direction plus heureuse , l'audace produira l'héroïsme ;
▸ la curiosité , la science ; l'amour , peut-être le bon-
> heur . Il en sera de même de l'amour propre : se
> repliant sur lui-même dans l'inaction , il produira la
> vanité des petites ames ; se déployant dans des efforts
> généreux , il produira l'orgueil des grandes.......
Voyez ce savant qui s'arrache à sa retraite
> chérie , qui va chercher laborieusement la vérité à tra-
> vers les précipices ,les montagnes , les écueils ; qui ,
→pour connaître la nature , commence par la braver :
et . ...
108 MERCURE DE FRANCE ,
c'est encore la gloire qui l'entraîne. C'est elle , c'est
>> son brillant prestige qui adoucit , pour l'écrivain supé-
>> rieur, les derniers momens de la nature déclinante.
>> A l'instant même où cette vie périssable lui échappe
>>il arrète complaisamment ses regards sur cette autre
>> existence qu'il s'est créée par son génie , son immor-
>>talité. A la vue de la tombe qui va l'engloutir , il se
>> réfugie tout entier dans ses ouvrages , et de là semble
>> braver la mort . >>
M. Maillet part delà pour s'étendre , un peu longuement
peut-être, sur la différence apparente et l'accord
réel qu'il voit entre la sainte religion , qui fait de
I'humilité un de ses plus importans préceptes , et la
saine politique qui fait de l'amour-propre un de ses
plus puissans moyens ; après quoi il se résume ainsi :
Concluons , tout en reconnaissant la supériorité infinie
>>des vertus dont la religion est la source , que dévelop-
>> per cet amour-propre qu'elle condamne , sous le point
>> de vue de cette morale sévère qu'elle nous commande,
>>ce n'est point encore contredire son esprit, sous le
>> point de vue des sociétés qu'elle protége; c'est recon-
>>naître avec elle notre faiblesse ; c'est suppléer à son
>>>grand ouvrage ; c'est remplir dans la conduite des Etats
>>un vide immense qu'elle abandonne à la sagesse du
>>>législateur.>>>
Après cette justification , plus élégante qu'elle n'était
nécessaire , le zélé professeur entre en compte avec ses
auditeurs , sur les moyens dont il se sert pour applanir à
la délicate enfance le dur chemin de l'instruction ; les
premiers pas d'ordinaire y sont les plus difficiles ; l'ennui
, la contrainte et le dégoût se montrent aujeune débutant
comme autant de monstres postés à l'entrée de la
carrière , et qui menacent de le suivre dans toute sa
course; il n'est point d'écolier qui ne l'éprouve , point
de maître qui ne s'en souvienne ; voyons comment
M. Maillet va s'y prendre pour les combattre , ou du
moins pour les écarter. Il a jugé avec beaucoup de sens
que lamanière la plus sûre de fixer l'attention , c'est de ne
point la fatiguer. Il commencera donc par faire grace aux
plus faibles , de tout ce qui seraitencore trop au-dessusde
OCTOBRE 1811 .
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leur portée, comme de tout ce qui n'aurait encore pour
euxaucun intérêt; il voudrait que l'étude leur devînt , s'il
sepouvait , unamusement de plus (c'estbeaucoup demander)
, mais , au moins , qu'ils n'y trouvassent pas un supplice
; bien sûr que ce qui est appris à contre-coeur , ne
profite pas plus que ce qui est mangé avec répugnance.
Il se gardera bien , dès-lors , de les engager dans ce tissu
indéchiffrable de règles , dont ils n'aperçoivent pendant
long-tems que la confusion , et qui leur semblent autant
defils tendus par des araignées à de malheureuses pétites
mouches qui ne pourront jamais s'en dépétrer ; il
veut qu'en cela , comme il serait à désirer que cela
fût par-tout , la pratique précède la théorie , et les traductions
interlinéaires lui paraissent propres à son dessein.
L'enfant les lira , et comme, malgré les extrêmes
facilités qu'elles présentent, la pauvre petite créature aura
néanmoins encore quelque peine à s'y reconnaître , son
sage ami promet de venir charitablement à son secours ,
et de faire à la fois l'office de rudiment et de dictionnaire,
pour que l'écolier embarrassé trouve chez lui , à point
nommé , tout ce qu'il chercherait pendant trop longtems
et avec trop peu de fruit. Mais après que le jeune
catéchumène aura traduit ainsi quelques lignes d'une
langue dans une autre , on lui demandera de traduire
de nouveau ces mêmes lignes de la seconde langue dans
la première. Cette contre-épreuve qui nous paraît à tous
si facile , ne laisse pas d'avoir encore des difficultés pour
celui à qui on la propose , et il faudra que tantôt son
Intelligence vienne au secours de sa mémoire , et tantôt
sa mémoire au secours de son intelligence , et son maître
au secours de toutes les deux. L'instituteur espère que
par l'habitude de ces utiles retours sur ses propres traces ,
le sillon de l'instruction sera plus approfondi ; il se flatte
même que le jeune élève , de plus en plus familiarisé
avec les rapports des deux langues , se fera bientôt ses
premières règles à lui-même , au moyen d'un petit travail
intérieur dont il ne s'apercevra pas plus que de sa
croissance , et qu'il finira par avoir , en quelque sorte ,
composé son rudiment sans l'avoir appris .
Ne craignez pas non plus que ce maître attentifà tout ce
NO MERCURE DE FRANCE ,
qui peut résulter de ses leçons , présente à ses disciples
les froides inepties , les phrases insignifiantes dont beaucoup
de pédans ne se font pas scrupule de composer ce
qu'ils appellent les devoirs de leurs innocentes victimes ,
comme pour leur faire encore mieux savourer l'ennui
d'étudier . M. Maillet-Lacoste voudrait n'exercer leurs esprits
à peine éclos , que sur des traits dont ils pussent en
même-tems retirer quelqu'utilité morale. L'intention est
assurément bien louable , mais n'est-ce pas s'y prendre
un peu matin? Nous croyons connaître cet âge
aimable , qui seul a droit d'être frivole ; nous l'avons toujours
vu ennemi déclaré de tout ce qu'on lui propose
pour son plus grand bien , et craignant la morale autant
que la médecine ; rendez-donc , dirions-nous à M. Maillet
, vos leçons plutôt amusantes qu'utiles , il y aura ,
pour les enfans , la même différence qu'entre des pilules
et des dragées .
En général , on peut remarquer dans cette suite de
soins et d'attentions jusqu'à présent trop négligés dans
l'enseignement du premier âge , je ne sais quelle douceur,
je ne sais quelle sollicitude presque paternelle
qu'on aime à partager envers ces aimables créatures à
qui nous faisons passer de si tristes heures , en échange
des heures charmantes que nous leur devons ; ils ne
voyent pas encore , ces pauvres enfans , notre amour sous
notre tyrannie , etdans leur petite logique ils sont en droit
de croire que nous leur rendons le mal pour le bien . Es
pérons qu'ils ne penseront pas toujours ainsi ; mais , en attendant
qu'ils soyent justes , soyons compatissans , et remercions
en leurnom M. Maillet des soins qu'il se donne
pour adoucir leur sort ; on serait tenté de croire en effet
qu'il conserve une mémoire encore fraîche des ennuis
et des chagrins qu'il essaie de leur épargner , et qu'il leur
dirait volontiers comme Didon :
Non ignara mali miseris succurrere disco.
La même attention qu'il aura mise à soulager les pre
miers commençans de toutes les peines inutiles , il les
continuera , proportion gardée , avec les classes plus
hautes , mesurant toujours la tâche à la force , et la voile
• OCTOBRE 1811 . HH
an vent. Lorsque les progrès de l'instruction et de l'intelligence
auront mis ses élèves en état de comprendre
un peu au-delà du sens littéral de la phrase qu'on leur
aura donnée à traduire , mais d'en sentir l'élégance , la
finesse ou l'harmonie , il leur demandera compte de
l'impression qu'ils en auront reçue. Il a prévu d'avance
leur embarras (le pourquoi, en fait de goût, est si difficile
àdire) , mais cet embarras même. il en jouira, et ne viendra
point à leur secours qu'il ne les voye à bout de voie ;
persuadé qu'à tout âge on apprend mieux de soi que
d'autrui , et que le raisonnement d'un écolier devient
son premier instituteur.
Il semblerait qu'à la suite de tant de soins préliminaires
, le moment serait venu d'initier la jeunesse studieuse
aux mystères de la composition , qui paraît être le
terme et le but de toutes les leçons du professeur , ainsi
que de tous les travaux de l'étudiant ; mais notre prudent
professeur ne trouve point encore les ailes de ses
aiglons assez fortes pour les soulever hors de leur aire ;
il pense avec inquiétude aux dangers que court l'inexpérience
confiée à elle-même dans les vastes régions de
l'imagination ; il craint , d'une part , les efforts impuissans
d'une faiblesse présomptueuse; il craint, de l'autre ,
les écarts désordonnés d'une jeunesse trop ardente. En
vain lui objecterait-on que ce serait le vrai moyen de
juger de la vraie force de chacun , et de savoir
Quid valeant humeri , quidferre recusent .
Il pense qu'il n'a pas plus de tems qu'il ne lui en faut
pour former le goût et la raison de ses néophytes par la
connaissance approfondie et la critique raisonnée de la
foule des chefs-d'oeuvre que leur offrent la littérature
latine et la française , entre lesquelles il les promène ,
comme sur un fleuve tranquille , entre deux rives fleuries
: enfin il se contente de leur faire amasser le plus
de provisions qu'il lui sera possible , avant que de les
mettre en route; sans peut- être avoir assez réfléchi que
souvent la mémoire se remplit aux dépens de l'imagi
nation, et que tant de bagages empêchent quelquefois
d'avancer.
$12 MERCURE DE FRANCE ,
Notre professeur a eu d'autant plus de mérite à exprimer
comme il l'a fait ces menus détails d'enseignement ,
qu'ils paraissent moins compatibles avec la dignité du
style oratoire ; mais on peut juger qu'il en discourait devant
une assemblée d'hommes exerçant à-peu-près les
mêmes fonctions , qu'il ne pouvait pas manquer d'intéresser
; et devant une réunion de parens , aux yeux de qui
d'ordinaire rien de ce qui se rapporte à leurs enfans ne
semble puéril . Au reste , il ne tarde pas à se relever de
cette légère contrainte parune apostrophe énergique aux
professeurs qui ne sentiraient point assez l'importance
de leur mission , et qui ne trouveraient pas leurs plus
chères délices dans la pensée du bien qui doit en découler
sur toute la société; pour lui , il aime à espérer que
de ces germes précieux dont il conduit le développement
, il pourra s'élever des hommes dont le mérite transcendant
sera sa plus belle récompense ; et qui , après
avoir été l'espoir de l'âge présent , deviendront les ornemens
de l'avenir. Hélas ! le spectacle toujours changeant
de la nature et de la société nous apprend de reste
que rien ne brille toujours ; mais à mesure que l'inévitable
faulx du tems moissonnera ces êtres presque célestes
, en qui la patrie a mis son orgueil et ses complai-'
sances , un véritable instituteur travaille du moins loin
des regards d'un vulgaire ignorant et frivole, à préparer
pour cette chère patrie , de quoi réparer ses pertes ,
renouveler ses forces , et rajeunir sa gloire. En effet ,
puisque le mérite aussi doit mourir , il est satisfaisant
il est beau d'aider à le faire renaître , et de contribuer
ainsi à remplir le vrai trésor public de ces richesses vivantes
qui n'ont point d'équivalent , et qui haussent en
quelque sorte le change d'une nation vis-à-vis de tous
les peuples du monde. Telle est la louable perspective
qui se montre sans cesse à la pensée de l'éducateur , pour
le guider et le soutenir dans ses travaux; telle est lagloire
où il aspire , gloire modeste , mais pure , dont la conscience
elle-même s'enorgueillit , et qui n'a que de beaux
côtés . C'est ainsi qu'un discours de peu d'étendue et sur
un objet purement classique , décèle néanmoins un ami
| du bien, un ami de la patrie , un ami de l'humanité , et
OCTOBRE 1811. 113
te qui fait encore plus d'honneur , s'il est possible , au
professeur , ainsi qu'à la profession , un homme content
de son état.
COE
LA
SEINE
Quelques lecteurs accuseront M. Maillet d'abonder
un peu trop dans son sens , et de voir l'état de profes
seur trop en beau : eh bien ! que ces lecteurs-là sẽ đón
nent la peine de relire et ils se rétracteront. Onrepro
chera peut- être aussi à l'orateur de prêter à l'étude du
latinune importance que le commun des homines aurait
peine à lui reconnaître ; mais si le commun des hommes
est d'un avis , il se peut que l'élite soit d'un autre. Por
sons, tous tant que nous sommes qui avons appris cette
langue , à tout ce que nous lui devons; il y a dans le
latin plus que du latin ; ceux même qui depuis auraient
pu l'oublier s'en ressentiraient encore : il en seraitcomme
d'une source rentrée dans la terre , et qui n'aurait pas
laissé de fertiliser le champ où elle aurait sourdi. Quand
le latin n'aurait d'autres titres auprès de nous que d'être
depuis douze ou treize cents ans la langue savante de
[Europe , et d'avoir constamment servi aux premiers
esprits de tous les pays d'interprète commun , chargé
exclusivement , en quelque sorte , de l'exportation et de
l'importation des connaissances et des pensées , qui pourrait
se refuser à le conserver dans son emploi ? Ainsi
rendons, grace à celui qui pense à tout , d'avoir pensé à
raviver dans nos écoles cette branche d'instruction qui
commençait à s'y dessécher ; ne sait-on point d'ailleurs ,
combien il est utile pour se perfectionner dans une langue
, et pour la perfectionner , d'en posséder à fond
quelqu'autre , qui vous serve d'objet de comparaison et
d'émulation ; qui vous fournisse au besoin des expressions
, des tours , des figures , des ressources , des arti
fices de style qui ne sont pas dans la vôtre , mais qui ,
empruntés avec discrétion et employés avec discerne
ment , peuvent s'y naturaliser ?
La langue grecque aurait pu sans doute sous plusieurs
de ces rapports balancer et même surpasser tout ce
qu'onpouvait se promettre de la langue latine: l'énergie ,
ladélicatesse , Tharmonie , l'euphonie , une égale apti-
H
114 MERCURE DE FRANCE ,
tude à exprimer les pensées les plus fines et les idées
les plus sublimes , tout s'y trouve.
Musa loqui.
Grais dedit ore rotundo
C'est un superbe instrument , assorti de tous les jeux ,
et propre à toutes les musiques . Ajoutez à cela que le
grec est par lui-même une première initiation à la plupart
des arts et des sciences , dont il adéposé les termes
dans les autres idiomes ; ajoutez encore que dans cette
langue ingénieuse , toutes les expressions de choses
d'une même sorte , tiennent , comme on le sait, à une
racine particulière qui indique leur commune origine ,
et leur fait conserver entr'elles un air de famille ; en sorte
que la langue à elle seule offre à l'esprit une classification
naturelle des idées , à laquelle dans les autres idiômes
on ne parvient qu'avec beaucoup de réflexion et d'inexactitude;
mais il y a plus , c'est que non content d'exprimer
Jes idées , le grec les explique , au moyen de la composition
et de la décomposition des mots ; ensorte que
ceux qui le parlent , seraient doublement coupables d'e
ne pas savoir ce qu'ils disent.
On aurait donc bien fait , peut-être , de choisir partout
le grec pour la langue savante , d'autant plus qu'on
peut le considérer, dans son organisation, comme le plan
le plus détaillé , le plus net et le plus complet du champ
de l'intelligence humaine ; mais il fallait s'y prendre
quelques siècles plus tôt. Les hellénistes ne sont point à
beaucoup près assez répandus en Europe pour qu'on
puisse espérer d'y généraliser de sitôt l'enseignement de
leur langue , ainsi qu'on l'a fait pour la langue latine .
Ce que les Latins sont depuis long-tems aux Français ,
les Grecs l'avaient été jadis aux Latins , et convenons
qu'ils ont fait d'assez belles éducations pour mettre leurs
écoliers en état d'enseigner à leur tour. Horace veut
qu'un poëte latin passe ses jours et ses nuits à feuilleter
les poëtes grecs ; il pouvait donner un pareil précepte
aux orateurs , aux historiens , aux philosophes , à quiconque
ose entrer en commerce de pensées avec le
monde et lapostérité . M. l'abbé d'Oliveta,de nos jours.
OCTOBRE 1811 . 115
montré pour unRomain le même enthousiasme qu'Horace
pour les Grecs . Voulez-vous être un homme d'Etat ,
disait-il , un homme de guerre , un homme de cour....
lisez Cicéron; et il continuait toujours sur le même ton ,
jusqu'à dire , voulez-vous bien parler français , lisez
Cicéron. Il paraît au français de M. Maillet-Lacoste qu'il
a soigneusement suivi le conseil de M. l'abbé d'Olivet ;
il y paraît aussi à son latin , et l'on pourrait même quelquefois
s'en apercevoir des deux côtés à la durée des
périodes . Au reste , cet élégant discours imprimé dans
les deux langues , laisserait en doute dans laquelle il a
été pensé , tant son latin sent peu le thême , et son français
peu la version. Il est du moins bien clair que les
deux langues également aux ordres de l'orateur , se sont
rivalisées ou plutôt entr'aidées , car avec un peu d'attention
, on les voit se prêter un secours amical , pour embellir
, comme à l'envi , de belles pensées .
Alterius sie
Altera poscit opem res et conjurat amice.
BOUFFLERS.
-
HISTOIRE LITTÉRAIRE D'ITALIE ; par P. L. GINGUENÉ ,
membre de l'Institut de France . Trois vol . in-8° .
-Prix , 18 fr . , et 23 fr. 50 c. franc de port.-A Paris ,
chez Michaud frères , imprimeurs-libraires , rue des
Bons-Enfans , nº 34.
( TROISIÈME EXTRAIT . )
J'Ar laissé l'Histoire littéraire d'Italie , par M. Ginguené
, à la fin de la discussion sur le Decameron de
Boccace , qui termine avec éclat le tableau de la première
moitié du quatorzième siècle. Dans le chapitre
qui suit cette excellente discussion ( le XVII ) , on prend
une idée générale de l'état des sciences et des lettres
immédiatement après l'époque , et l'on pourrait dire ,
après le règne de Pétrarque et de Boccace. Les théologiens
, les jurisconsultes , les médecins , les historiens .
et les poëtes qui fleurirent , en grandnombre, dans cette
H2
116 MERCURE DE FRANCE ,
dernière portion du quatorzième siècle , y sont passés
en revue ; mais parmi eux , les uns ayant écrit en latin
n'appartiennent, pour ainsi dire , qu'à demi à la littérature
italienne ; les autres , ayant cultivé des sciences aujourd'hui
abandonnées , ou devenues des sciences toutes
nouvelles par les progrès qu'elles ont faites et les révolutions
qu'elles ont subies , la justice qui leur était due.
dans un ouvrage de la nature de celui de M. Ginguené ,
se bornait à celle qui leur y est en effet rendue : je veux
dire à l'énoncé de leurs travaux les plus importans , et au
récit des événemens de leur vie les plus notables ou les
plus propres à caractériser l'époque à laquelle ils appartiennent.
L'histoire littéraire d'Italie reprend plus d'intérêt
et plus d'importance , dès l'instant où elle revient
aux écrivains qui firent usage de la langue nationale ,
pour la soutenir au degré de beauté et de perfection où
elle venait d'être élevée .
Buonaccorso da Montemagno l'ancien , et sainte Catherine
de Sienne , sont les premiers qui se présentent ,
le premier comme poëte , la seconde comme prosateur .
Les lettres spirituelles de celle-ci sont lues encore avec
admiration et avec plaisir , même par ceux qui n'y cherchent
rien de plus que la grace , la finesse et la pureté
du style. Quant aux poésies de Buonaccorso , elles se
réduisent à un petit nombre de Sonnets auxquels on a
fait quelquefois l'honneur de les comparer à ceux de
Pétrarque; mais c'est un éloge qu'il ne faut pas prendre
à la lettre , sous peine de confondre les inspirations du
sentiment et du génie avec les produits de l'art dans sa
médiocrité , et borné , à peu de chose près , à ses seuls
moyens.
Mais c'est à l'émulation qu'excita subitement le prodigieux
succès du Décameron , que l'on doit les écrivains
les plus distingués de cette époque , parmi lesquels
Franco Sacchetti doit être placé , et peut- être au premier
rang. Outre un assez grand nombre de poésies pleines
de naturel et d'élégance , pour la plupart encore inédites
, au regret de ceux qui en connaissent des fragmens
F. Sacchetti a laissé deux volumes de Nouvelles.
On ne leur préfère que celles deBoccace avec
,
OCTOBRE 1811 .
,
lesquelles elles n'ont guère , d'ailleurs , que les rapports
généraux en vertu desquels les unes et les autres appartiennent
à un même genre de littérature , genre tout-àfait
particulier à l'Italie. Ecrites avec moins d'élégance ,
composées avec moins d'art , moins riches en traits éloquens
, moins variées que celles qui composent le Décameron
, elles sont , en général , d'un ton plus simple
plus naturel et plus franc ; et l'on y trouve une foule de
traits de la naïveté la plus piquante , on serait tenté
de dire , la plus hardie. Elles ont d'ailleurs en commun
avec ces dernières , et peut-être à un plus haut degré ,
le mérite de peindre avec énergie et vérité les moeurs et
l'esprit du tems qui en a fourni les sujets , et de celui où
elles ont été écrites. Aussi ne tiendrait-il qu'à l'historien
qui saurait les lire avec le discernement convenable, d'y
puiser beaucoup de notions utiles qui ne se sont conservées
que là ; mais c'est dans M. Ginguené même qu'il
faut prendre une idée juste de cet intéressant et singulier
recueil. Il aurait pu sans doute en parler avec plus de
développement , sans courir aucun risque de fatiguer
ses lecteurs ; mais ce qu'il en a dit suffit pour marquer
la place de Sacchetti parmi les écrivains de sa nation et
de son siècle ; et cette place est certainement plus dis
tinguée que ne le ferait présumer d'abord la nature et
lespèce de familiarité du genre dans lequel il s'est
exercé.
Un autre écrivain de Notuvelles , contemporain de
Franco Sacchetti , mais dont la personne est moins connue
, c'est Giovanni Fiorentino qui a laissé aussi un
recueil assez considérable de Nouvelles , sous le titre
bizarre de Pecorone .
Notre historien , d'accord en cela avec les littérateurs
italiens , lui donne au moins autant d'éloges qu'à Sacchetti
, en ce qui concerne la correction et la beauté de la
langue et du style. Plusieurs de ses Nouvelles sont , en
effet , écrites avec une certaine élégance facilement et
doucement soutenue qui en rend la lecture fort agréable .
Ilyen a aussi quelques-unes qui sont intéressantes pour
le fond : par exemple , celle qui a fourni à Shakespeare
le canevas et les principaux incidens de son Marchand
118 MERCURE DE FRANCE , 1
1
de Venise , l'une de ses pièces les plus ingénieusement
conduites . Mais à tout prendre . Giovanni Fiorentino ne
saurait être comparé pour l'invention des détails , pour
la vivacité et la flexibilité d'esprit , je ne dis pas seulement
àBoccace , mais même à Sacchetti. C'est ce que prouvent
plusieurs observations de M. Ginguené ; mais l'observation
qui , je crois , le prouverait le mieux , et que ,
pour cette raison , je m'étonne de ne pas trouver dans
notre historien , c'est que sur cinquante- trois Nouvelles,
la plupart assez longues , qui composent les éditions les
plus complètes du Pecorone, il y en a plus de la moitié
qui ne sauraient être appelées des Nouvelles dans le
sens exact de ce mot, et ne sont que de pures et froides
compilations de chroniques historiques . Sans doute ni
Воссасe, ni Sacchetti n'ont inventé le fond d'aucune de
leurs Nouvelles ; ils l'ont puisé dans les traditions qui
circulaient , ou dans les histoires qui se lisaient de leur
tems ; mais ils en ont inventé qu' animé les détails par ce
qu'ils y ont mis de leurs idées , de leur sentiment et de
leur esprit. Giovanni Fiorentino , au contraire , n'a fait
que copier servilement , et très-souvent à la lettre , des
chapitres pris comme au hasard dans des livres qu'il avait
sous les yeux , et particulièrement dans la chronique de
J. Villani . Quant aux nouvelles du Pecorone auxquelles
ce titre convient réellement , je soupçonneG. Fiorentino
d'en avoir puisé non seulement le fond et le motif , mais
souvent aussi l'ordonnance et les détails dans des sources
aujourd'hui perdues , pour la plupart , mais dont on retrouverait
, au besoin , quelques-unes .
Après nous avoir fait connaître deux des prosateurs
les plus anciens et les plus célèbres entre les imitateurs
deBoccace , et nous avoir justement intéressés à eux ,
M. Ginguené revient à la poésie; et ce sont deux imitateurs
du Dante qu'il offre à notre attention : Fazio degli
Uberti , et Federigo Frezzi, le premier Florentin , et le
second de Foligno . On a de Fazio degli Uberti quelques
poésies lyriques qui ont du mérite et du caractère ; mais
il a laissé aussi un grand poëme intitulé : il Dittamondo
où , dans un cadre analogue à celui de la Divine Comédie,
il trace une description géographique du globe , à
OCTOBRE 1811 . 119
peu-près aussi complète que cela était possible alors , et
entremêlée de diverses fictions poétiques qui sontcomme
autant d'épisodes de la fiction générale sur laquelle le
poëme est fondé. Ce poëme est rare et peu connu même
en Italie , et j'avoue que je dois tout ceque j'en sais au
travail de M. Ginguené : mais ce qu'il en dit est remarquable
, et me paraît plus que suffisant pour prouver que
le Dittamondo mériterait d'être beaucoup plus connu
qu'il ne l'est. Peut-être l'attention qu'il a donnée à cet
ouvrage et le jugement éclairé qu'il en porte inspirerontils
à quelque Italien zélé pour la gloire littéraire de sa
patrie , le projet d'en donner une nouvelle édition , et de
le retirer ainsi d'un injuste oubli .
Pour dire un mot de Federigo Frezzi, il est l'auteur
d'un long poëme où il décrit les quatre règnes de l'Amour,
de Satan , des Vices et des Vertus , et pour cela , intitulé :
il Quadriregio . Ce poëme est plus connu que le Dittamondo
, mais il ne l'est point encore assez , d'après l'idée
qu'en donne M. Ginguené .
Le dernier poëte du quatorzième siècle dont notre
historien ait fait mention avec quelque particularité ,
c'est Antonio Pucci , singulier personnage et poëte non
moins singulier , qui eut ; je ne sais si je dois dire la patience
ou la folle fantaisie de paraphraser en vers , dans
le mètre difficile que les Italiens nomment terza rima, la
longue chronique de J. Villani , son compatriote. Il
décrivit aussi l'état de Florence à l'époque de 1373 , dans
un Capitolo dont parle M. Ginguené , mais qu'il n'a pu
qualifierde satirique que par distraction. Ce n'est qu'une
description chorographique de Florence , la plus sèche
que l'on puisse imaginer , et un catalogue rimé des
familles qui prospéraient alors dans cette ville , et tout
cela ne ressemble guère à une oeuvre poétique quelconque
, et moins à une satire qu'à toute autre chose. Ce
qui a valu à Antonio Pucci la mention qu'en a faite
M. Ginguené , et ce qui la méritait effectivement le plus ,
ce sont quelques sonnets , satiriques pour la plupart ,
et d'un ton assez voisin du burlesque , dont les plus saillans
ne sont malheureusement pas les plus chastes.
Tout ce grand tableau littéraire du quatorzième siècle,
1
120 MERCURE DE FRANCE ,
1
c'est-à-dire d'un des siècles les plus glorieux que presentent
les annales de l'esprit humain , est terminé par
un résumé très-bien conçu , où M. Ginguené embrasse
d'un seul regard les diverses directions des études et des
esprits durant tout le cours de ce période , et discerne
ce qui est résulté d'heureux et d'efficace , ou de stérile
et de désavantageux , de chacune de ces directions . On
sentira facilement qu'après des discussions aussi variées
que celles qui précèdent , et après tant de notices partielles
sur des hommes emportés ou conduits par des
opinions ou des vues différentes , un tel résumé était
non-seulement utile , mais en quelque façon nécessaire
pour aider la pensée du lecteur à réduire dans un cadre
général et simple beaucoup de faits et de détails en
apparence isolés et indépendans les uns des autres .
,
Ce qui me reste à examiner de l'ouvrage de M. Ginguené
consiste en six chapitres , qui remplissent presque
les deux tiers du troisième volume , et contiennent tout
le quinzième siècle de la littérature italienne .
M. Ginguené débute dans cette nouvelle partie de son
vaste sujet par une observation générale très-importante :
c'est que , si les grands hommes du siècle précédent
s'étaient , en quelque sorte , formés d'eux-mêmes , et
n'avaient presque rien dû qu'à la force et à l'ardeur de
leur génie , ceux qui les suivirent furent , au contraire ,
puissamment secondés par les circonstances et jusqu'à
un certain point façonnés par elles : et il part de cette
observation , pour entrer plus avant qu'il n'avait eu besoin
jusque-là de le faire , dans les détails de la situation politique
de l'Italie , et de ses relations avec le reste de.
l'Europe. En effet , la liaison entre les événemens politiques
et la condition des lettres devient plus immédiate
etplus apparente qu'elle n'avait encore été. La chute de
l'Empire d'Orient et l'émigration des savans de Constantinople
en Italie , coïncidant presque avec la découverte
de l'imprimerie , déterminèrent dans la culture et la
marche de la littérature et des sciences une révolution
si grande , qu'elle comprenait, pour ainsi dire , en elle
toutes celles de l'avenir le plus indéfini .
Le quatorzième siècle avait été pour l'Italie le siècle
OCTOBRE 1811 . 121
du génie , non pas dans les sciences de raisonnement et
de fait , mais en tout ce qui devait constituer les grandes
bases de la littérature nationale : le quinzième fut proprement
celui de l'érudition. On avait bien à l'époque de
Pétrarque et de Boccace , outre une connaissance assez
approfondie du latin , une certaine teinture de la langue
grecque; et tout le monde sait que ces deux grands
hommes se signalèrent par l'ardeur avec laquelle ils étudièrent
Homère et quelques autres écrivains de l'antique
Grèce ; je serais même tenté de croire , contre l'opinion
aujourd'hui dominante en Italie , que Dante avait lu le
texte de quelques ouvrages grecs. Mais toutefois ce ne
fut qu'au quinzième siècle , que l'étude de la littérature
et des langues anciennes , surtout de la grecque , devint
générale , dominante , et fut soumise à certaines règles
de goût et de critique. Aussi , la tendance à limitation
des anciens devint- elle dès -lors aussi absolue et aussi
exclusive qu'elle pouvait l'être. La littérature nationale
fut sacrifiée à la recherche , àl'interprétation , on pourrait
dire , au culte des productions littéraires de l'antiquité
; et il n'y eut guère que des hommes dont l'amour
de la gloire ou la vanité n'étaient pas le premier mobile
qui écrivirent en italien , surtout dans les deux premiers
tiers du siècle. Nul doute enfin que la langue de Dante ,
de Pétrarque et de Boccace n'eût été dès -lors oubliée ou
anéantie , pour peu que cela eût dépendu des érudits .
Cette espèce de restauration de la littérature ancienne
n'aurait jamais pu avoir lieu sans la munificence et les
encouragemens les plus décidés des gouvernemens et
des souverains . Ainsi , M. Ginguené a eu raison de
commencer par exposer dans un chapitre particulier les
services rendus , à cet égard , par les princes et les autorités
souveraines de l'Italie . Il les montre dans des circonstances
plus ou moins favorables , et avec plus ou
moins de ressources pour seconder ce penchant de leur,
siècle ; mais le secondant presque tous avec zèle ; presque
tous consacrant une portion considérable de leurs,
revenus à former des collections de manuscrits grecs et,
latins , et à salarier largement les savans chargés de la
découverte de ces manuscrits et de tous les travaux qui
123 MERCURE DE FRANCE ,
devaient rendre cette découverte profitable aux lettres .
C'est à cette époque que l'on voit se former les premières
bibliothèques publiques ; et graces à l'imprimerie qui
venait d'être inventée , et passa rapidement d'Allemagne
en Italie , les trésors littéraires de l'antiquité , à mesure
qu'ils étaient retirés de la poussière , et sauvés d'une
destruction prochaine , recevaient une sorte d'existence
toute nouvelle qui les mettait à l'abri des ravages du
tems , et même de tout retour accidentel des époques
de barbarie.
Les trois chapitres suivans (c'est-à-dire les XIX, XX
et XXI ) , renferment l'exposé à-la-fois historique et
critique , mais cependant beaucoup plus historique que
critique , de tout ce qui a été fait en Italie par les savans
du quinzième siècle pour faire refleurir les lettres grecques
et latines. On sent bien, sans que je m'arrête à
en montrer les raisons , que cette partie du travail de
M. Ginguené n'était pas susceptible du genre d'attrait ,
ni du degré d'intérêt qu'il a su répandre sur ce qui précède.
Mais on reconnaîtra aussi , qu'à moins de laisser
dans son ouvrage une grande et évidente lacune , il ne
pouvait passer sous silence , ni même traiter légèrement
une époque d'où date pour l'Europe entière une certaine
communauté de goût et de principes dans la culture des
lettres et des arts ; c'est-là pour la littérature italienne
un titre de gloire que son historien ne pouvait se dispenser
de faire valoir. Et quel homme prétendant au
titre d'homme éclairé peut , sans une sorte d'ingratitude
et d'injustice , ignorer tout-à-fait les noms , les tentatives
et les travaux de tant de savans qui , nés peut-être avec
du génie , c'est-à-dire , capables d'inventer et de produire
, se bornèrent et se dévouèrent à connaître et à
faire connaître tant de chefs-d'oeuvre qui semblent devoir
rester à jamais les modèles du beau ? N'est-ce pas à la
contemplation de ces modèles que le génie des modernes
doit ce qu'il a de plus élevé et de plus pur , et pourrait ,
s'il était bien dirigé , devoir bien plus encore , je veux
dire les moyens de les surpasser ?
M. Ginguené a fait , d'ailleurs , tout ce qui dépend
d'un écrivain habile , lorsque dans un tableau très-riche,
OCTOBRE 1811 . 123
e
-
:
et très-intéressant dans son ensemble , il vient à rencontrer
quelque point moins fécond en résultats curieux ,
ou en grands exemples : il n'a insisté que sur les points
les plus essentiels relativement à son but principal , et il
adisposé ses recherches sur un plan méthodique , sans
toutefois intervertir l'ordre chronologique d'une manière
sensible . Ainsi , le XIX chapitre estprincipalement consacré
à l'examen des travaux philologiques et littéraires
proprement dits . Dans le XX , on trouve un récit succint,
mais très-bien fait , des querelles qui s'élevèrent à
l'époque dont il s'agit , entre les sectateurs de la philosophie
de Platon et ceux de la philosophie d'Aristote ; et
c'est de ces querelles que datent proprement les études
philosophiques en Europe. Dans le XXI , l'auteur traite
d'abord des travaux qui eurent pour objet la découverte
et les collections des monumens de l'histoire antique ,
tels que les médailles et les inscriptions : il nomme ensuite
les principaux écrivains d'histoire qui fleurirent
dans la dernière moitié du siècle , et finit par ceux qui
cultivèrent la poésie latine. Mais il faut remarquer que
le goût pour les vers latins ne fut point particulier au
quinzième siècle, il y fut seulement plus répandu ; et ce
qui caractérise le siècle sous ce rapport , c'est une connaissance
plus intime de la langue , plus d'élégance , de
souplesse et de richesse dans le style.
Après avoir observé l'espèce de difficulté attachée à
P'histoire littéraire du quinzième siècle , en raison de
l'uniformité des études , et sur-tout de l'asservissement
presqu'absolu des esprits aux lettres anciennes , il est
juste de ne pas ometire que cette époque présente néanmoins
, indépendamment de son importance réelle ,
quelques côtés piquans pour la curiosité , et que M. Ginguené
a saisis à son avantage. La fréquence et l'animosité
des querelles des érudits de ce siècle entr'eux sont
sans doute plus propres à satisfaire quiconque se plaît à.
noter les faiblesses de la vanité humaine que ceux qui
n'yvoient que des exceptions scandaleuses à l'accord
naturel du savoir et de la modestie. Mais ce qui est plus
singulier encore , et plus intéressant à observer que ces
querelles toutes si furieuses et presque toutes si vaines,
124 MERCURE DE FRANCE ,
c'est l'ardeur incroyable avec laquelle l'esprit humain se
livra alors à des recherches qui ne lui offraient cependant
pas le genre d'attrait le plus vif, le plaisir le plus
naturel qui soit attaché à l'exercice de ses forces , celui
de découvrir des vérités nouvelles, ou , ce qui semble la
même chose , des rapports nouveaux entre des vérités
déjà connues . Je ne trouve guère , dans l'histoire des
lettres et des sciences , qu'une seule époque où ilme
semble que les esprits fussent transportés avec autant de
passion et d'énergie vers des études d'ailleurs bien différentes
, et plus dignes encore d'un si grand zèle ; je veux
parler de l'époque où les sectes philosophiques de la
Grèce sondaient avec tant de hardiesse et de génie les
mystères de l'intelligence et de la volonté humaine , pour
en déduire les lois de la raison et de la morale.
Mais c'est en revenant à la poésie nationale de l'Italie
que M. Ginguené était le plus assuré de faire heureusement
diversion à ce que paraît avoir d'un peu aride l'érudition
du quinzième siècle. Dans la première moitié
du siècle , les deux poëtes italiens les plus remarquables
sont Giusto de' Conti et Burchiello . Le premier est célèbre
par un recueil considérable de sonnets qui eut le
mérite de l'élégance et de la correction , sous le rapport
de la langue , dans un tems où ce mérite était rare et peu
senti . Il fut grand imitateur de Pétrarque , mais il eût
mieux valu lui ressembler davantage , et l'imiter moins .
Burchiello est fameux comme inventeur d'un genre de
poésie particulier à l'Italie , et si bizarre que je n'en saurais
donner une idée , à moins de répéter tout ce qu'en
dit M. Ginguené , et même de citer textuellement des
exemples . Plus près de la fin du siècle fleurirent d'autres
poëtes de plus ou moins de mérite , mais qui furent tous
éclipsés par Laurent de Médicis et par Ange Politien .
Ces deux noms se présentent agréablement , et comme
de compagnie , à la mémoire des amis de la poésie et des
lettres . L'article que M. Ginguené a donné à chacun
d'eux est assez étendu , et je ne puis me livrer au plaisir
d'en indiquer les principaux traits , mais je n'hésite point
à affirmer que le chapitre dont ils forment la partie la
plus saillante est devenu par-là l'un des plus soignés, des
OCTOBRE 1811. 125
plus agréables de tout l'ouvrage. On ne saurait juger
avec plus de goût et de justesse , ni énoncer son jugement
avec plus de grâce et d'intérêt que ne l'a fait ici
notre historien : et l'hommage qu'il rend à deux talens
originaux et distingués dans un siècle dont il s'en faut
bien que l'originalité soit le cachet, termine le tableau
littéraire de ce siècle d'une manière plus brillante et plus
heureuse que l'on ne s'y attendait.
Il semblera peut-être que j'ai parlé bien longuement
de l'Histoire littéraire de l'Italie , par M. Ginguené , et
cependant je n'ai fait , pour ainsi dire , qu'indiquer fordre
matériel dans lequel se suivent les diverses parties de
cette histoire ; à peine ai-je pu dire quelque chose de
ce qui en fait le mérite intrinsèque . Je n'ai point parlé
du style ; constamment correct , animé et facile ; éloquent
et noble quand les matières le comportent ou
Lexigent ; agréable et léger, mais sans prétention et sans
recherche , quand il convient de sauver par la forme
l'aridité passagère et accidentelle du fond; attestant partout
, en un mot , non pas seulement le talent naturel ,
mais letalent assoupli , fortifié , fécondé par l'exercice.
Jen'ai pu faire remarquer comment les grandes parties
de l'ouvrage sont enchaînées entre elles , ni par quelles
transitions les détails en sont fondus ensemble ou rapprochés.
Je n'ai pu montrer comment l'unité et l'élévafionde
sentiment et de pensée qui y règnent par-tout ,
ajoutent à l'intérêt positif du sujet une sorte d'intérêt
moral qui l'ennoblit en lui communiquant quelque chose
de général et d'absolu . Il m'a été également impossible
d'entrer dans ladiscussion de quelques faits et de quelques
opinions , où j'aurais proposé à M. Ginguené mes
doutes bien plus que des objections ; mais toutes ces.
omissions tiennent à l'étendue même et à l'importance ,
de l'ouvrage dont j'avais à parler. J'aurai , je l'espère ,
l'occasion d'en réparer au moins quelques-unes , et je la
saisirai avec un plaisir égal à celui que m'a procuré la
lecture de cet ouvrage qui enrichit véritablement notre
littérature , dans un genre où l'on ne sent peut-être pas
assez combien elle a besoin de l'être.
Après tantde recherches partielles auxquelles il a fallu
126 MERCURE DE FRANCE ,
donner de l'importance par la manière de les lier et de
les présenter ; après tant de discussions dont il a fallu
prouver par le fait que les sujets n'en étaient point à
beaucoup près épuisés , quoique rebattus ; après tant
de jugemens où il a fallu satisfaire à la haute renommée
des hommes auxquels ils s'appliquaient , sans manquer
à la vérité , plus haute que toutes les renommées ,
M. Ginguené semble à peine arrivé au tiers de la carrière
qu'il a promis de parcourir. Mais la partie qui en reste
devant lui est la moins ardue , la plus brillante , celle où
un plus grand nombre de lecteurs , tout en faisant sur
ses pas beaucoup de découvertes inattendues , trouveront
néanmoins plus d'objets accoutumés d'admiration . Et
s'il avait besoin d'un autre sentiment que de celui de
vouloir et pouvoir bien faire , pour être encouragé à
poursuivre un aussi grand travail que le sien , un travail
dont les difficulés apparentes sont bien loin d'égaler les
difficultés réelles , il lui suffirait sans doute de considérer
avec quelle satisfaction la première livraison de ce travail
a été accueillie en Italie , en France , et j'ajouterai
dans la France méridionale, aux habitans de laquelle il a
retracé des anciens jours de gloire où ils donnèrent à
l'Europe entière les premières leçons et les premiers
exemples de la poésie et de l'art d'écrire. C. F.
AUX RÉDACTEURS DU MERCURE DE FRANCE ,
Sur le nouveau livre de Mme DE GENLIS, intitulé : Examen
critique de la BIOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Me suis-je trompé , Messieurs , lorsque j'ai pensé que
mon double titre d'abonné du Mercure et de souscripteur
de la Biographie Universelle , m'autorisait à vous proposer
d'insérer dans votre journal quelques réflexions surl'examen
critique que Mme de Genlis vient de publier de cet ouvrage ?
Non , me direz-vous , si ces réflexions sont utiles et ne
prennent pas un espace dont nous pourrions mieux disposer;
mais ...- Je vous entends , Messieurs , l'alternative
est trop juste. Voici mes observations , faites-en l'usage .
qu'il vous plaira ,
OCTOBRE 1811 .
127
Et d'abord je vous avouerai qu'avant votre article de
samedi dernier , où vous annoncez la première livraison
de la Biographie Universelle , je n'avais point pensé à lire
la brochure de Mme de Genlis ; la raison en est qu'elle
avait causé, pour me servir d'une expression de cette dame,
une espèce de désapprobation du public. J'entendais
répéter par-tout que la passion l'avait dictée , et qu'il serait
ridicule d'ajouter quelque importance aux critiques faites
par une femme , d'un livre où travaillent tant de savans
et de littérateurs distingués. Votre article , qui semble écrit
par l'impartialité la plus franche , m'a fait changer d'idée .
Ony relève plusieurs omissions et quelques fautes particulières
des nouveaux biographes , tout en rendant justice
à l'ensemble de leur travail. J'en ai conclu que , sans passion
, on pouvait critiquer utilement cet ouvrage ; que les
écrivains les plus distingués peuvent se tromper quelquefois;
et monbutdans la lecture des critiques étant sur-tout
de m'éclairer , j'ai pensé qu'après l'avoir été par l'impartialité
, je pouvais encore profiter des recherches de la malveillance
, bien entendu que je n'adopterais aucune de ses
imputations qu'après avoir eu soin d'en constater la vérité .
,
Voilà dans quelles dispositions j'ai ouvert l'Examen critique,
et vous saurez bientôt quel profit j'en ai tiré pour
mon instruction. Après quelques phrases préliminaires ,
P'auteur débute par allaquer, non l'ouvrage même , mais le
titre et le Prospectus . Elle ne veut point qu'un ouvrage soit
entiérementneuf lorsqu'il ne l'est entiérement que pour le
style, comme si les faits pouvaient être neufs dans un
livre historique , comme si les fables de La Fontaine
presque toutes empruntées d'autres fabulistes , n'étaient
pas, par le seul fait du style , un ouvrage entiérement
nenf. De cette remarque vraiment neuve , Mmede Genlis
passe à l'examen de la liste des collaborateurs , elle se récrie
sur leur nombre; elle observe que Bayle et D. Calmet
ent fait seuls de grands dictionnaires , et son observation
paraîtrait solide , si un peu plus loin elle n'exigeait deux
collaborateurs , non pourun dictionnaire entier , mais pour
un seul article , lorsqu'il concerne un homme qui a été géomètre
et littérateur tout ensemble , comme Leibnitz , Fontenelle
ou d'Alembert. Cette contradiction vous paraîtra
peut-être un peu forte , mais ce n'est point M de Genlis ,
c'estM.Augerqu'il faut en accuser ; si l'un ne s'était point
avisé de dire qu'il fallait une réunion nombreuse de gens
delettres pourcomposer un dictionnairehistorique , l'autre
1
128 MERCURE DE FRANCE ,
n'auraitpoint écrit que cette entreprise pouvait être exécutée
par un seul. Ce qui le prouve , c'est qu'après avoir bien
plaisanté sur le nombre des collaborateurs de la Biographie,
M de Genlis propose d'en faire composer une autre par
un pareil nombre de collaborateurs , d'où il résulte qu'ici
ce n'est point le nombre mais le choix qui la scandalise.
Pourquoi , dit-elle , n'a-t- on pas chargé de la vie des poëtes,
au lieu de M. Auger , M. Esménard , Mtume de Vannoz ou
M. Treneuil ? Pourquoi les auteurs tragiques vivans n'ontils
pas été chargés de juger les morts?Pourquoi n'a-t-on
pas suivi la même règle pour les auteurs comiques ? Pourquoi
les poëtes épiques et les grands traducteurs n'ont-ils
pas été mis entre les mains de M. Delille? Pourquoi les
littérateurs et les autres poëtes n'ont-ils pas pour historiens,
MM. Briffant , Perceval , Millevoye , etc. , Mme de Salm et
de Beaufort ? Pourquoi ? ...... Ces questions , Messieurs ,
né vous semblent-elles pas trop plaisantes ? ... Faut-il pour
y répondre rappeler à Mme de Genlis la note où elle reconnaît
qu'il n'est pas nécessaire d'être poëte pour juger les
poëtes , et où elle appuie cet aveu de l'exemple de M. Dussault?
Faut-il joindre à cet exemple , très - imposant sans
doute , ceux d'Aristote , de Quintilien , de Johnson , qui ,
sans être poëtes , ont parlé peut-être aussi bien des poëtes
et de la poésie que le journaliste qu'elle a cité ? Pourrait-elle
oublier enfin que ce n'est point dans les arts , dans les ouvrages
d'imagination qu'on est jugé par ses pairs de la
manière la plus équitable?
,
Mais voici qui vaut encore mieux : parmi les collaborateurs
de son nouveau Dictionnaire , Mme de Genlis propose
pour les voyageurs , et l'Histoire ancienne , M. de
Châteaubriant ; pour l'Histoire moderne , M. de Lacretelle ;
elle veut que les hommes d'Etat et les moralistes soient
traités par M. de Bonald , les romanciers par Me de Beaufort
et par l'auteur d'Adèle de Sénange . Il n'y a même que
le respect qui l'empêche d'ajouter à sa liste un poëte et
un orateur célèbres revêtus d'éminentes dignités . Mme de
Genlis a véritablement des idées neuves . Croit-elle donc
que les hommes et femmes de lettres que le respect ne
l'empêche pas de nommer , fussent tous disposés à faire
des articles pour un Dictionnaire ? Il semblerait, à l'entendre
, que MM. Michaud n'avaient qu'à envoyer un ordre à
tous les écrivains célèbres pour les attacher au leur; qu'aussitôt
chacun eût abandonné ses propres travaux , sacrifié ses
loisirs et mêmeses devoirs , pour coopérer à la nouvelle
OCTOBRE 1811 .
129
LASEINE
Biographie . Car il ne faut pas s'y tromper , cette occu
pation , selon Mme de Genlis , exclut toutes les autres . Elle
hous ditpositivement (page 46) , qu'il faut lire soi-même
tous les ouvrages des auteurs dont on se fait l'historien ,
(page47 ) qu'il ne suffit pas de les avoir lus jadis , qu'il
fda'uatutlreescrheolisree ,jussquup'àaglaef4in6)duqut'rialvainle. fAaiuntsip,as s'occupa
voilà , vom E
complaire à MM. Michaud ou plutôt à Mme de Genlis
nos auteurs tragiques et comiques désertant la scene
toutes nos romancières abandonnant les romans , tous nos
poëtes lyriques , didactiques , descriptifs , élégiaques,des
cendant des hauteurs du Pinde , et ne lisant plus que desen
ouvrages ensevelis dans la poussière des bibliothèques e
feuilletantque des compilations . Voilà M. de Bonaldo
gligeant les travaux de l'Université , M. de Lacretelle renoncant
à sa chaire d'histoire et de géographie ancienne , à ses
fonctions de censeur impérial ; l'un pour lire tout ce qu'on
a écrit sur la politique et la morale depuis deux mille ans ;
l'autre , pour fouiller toutes les archives de l'histoire moderne.
Encore ces Messieurs ne sont-ils pas tout prêts à
entreprendre ce travail. Mme de Genlis ne veut pas qu'on
juge sur des traductions ; il faut donc qu'ils apprennent
toutes les langues lettrées qu'ils ignorent; que M. Delille ,
par exemple , étudie l'allemand , s'il ne le sait pas , pour
parler del'auteur du Messie et du grand traducteur M. Voss ;
que M. Raynouard ou M. Delrieu prennent en main la
grammaire russe , pour juger le théâtre de Sumarokof
M. Picard la grammaire danoise , pour parler pertinemment
des comédies de Holberg ; et même que Mme de
Beaufort et l'auteur d'Adèle s'enfarinent au plutôt du grec ,
pour prononcer sur les romans d'Eustathe , de Longus ,
d'Achilles Tatius , et de Xénophon d'Ephese. Avouez
Messieurs , que voilà des propositions bien étranges , et
que Mme de Genlis ressemble un peu à ces médecins qui ,
après avoir signalé le mal , ne proposent pour le guérir
que des remèdes impraticables .
,
Mais enfin ce mal est-il bien aussi grand que l'anteur
de la brochure veut le faire ? Vous allez vous-mêmes en
juger. Sur les quatre-vingts collaborateurs qu'elle reproche
àla Biographie Universelle , elle n'en attaque guère que
cinq, et de ces cinq il n'y en a que deux contre qui elle
produise des griefs multipliés : ce sont MM. Suard et
Ginguené. Elle trouve leurs articles tantôt trop courts et
fantôt trop longs ; elle se fâche contre M. Ginguené de ce
I !
z30 MERCURE DE FRANCE ,
qu'il préfère l'Arioste au Tasse , tort qui est encore celui
de beaucoup d'Italiens ; elle blâme M. Suard de ce qu'il a
parlé d'Addisson autrement qu'elle-même n'en pense. Elle
chicane l'un et l'autre sur quelques phrases louches ou
embarrassées qui ont pu leur échapper dans la promptitude
du travail ; elle leur reproche à tous deux d'avoir raconté
des anecdotes qu'elle aurait supprimées , et d'en avoir
supprimé d'autres qu'elle aurait voulu raconter ; elle accuse
M. Suard d'avoir rapporté des impiétés dans certains articles
où il n'a d'autre but que de censurer la superstition
et l'intolérance . Ses attaques contre M. Auger sont du
même genre ; selon Me de Genlis ce littérateur n'a point
parlé avec assez de respect du concile de Trente , ni avec
assez d'horreur de l'accusation intentée contre d'Assouci .
M. Michaud n'est ni plus ni moins coupable . Il n'a pas
écrit les articles d'Attila et d'Alexandre du ton qu'aurait
voulu Mme de Genlis ; et M. Lacroix a eu le malheur de
ne pas juger les ouvrages littéraires de d'Alembert comme
ils l'auraient été par cette dame .
Vous me direz peut-être, Messieurs, que dans tout cela
vous ne voyez encore rien de bien grave; qu'on peut excuser
quelques fautes de style dans un long ouvrage ; qu'il est
permis de plaisanter sur d'Assouci , après Chapelle et Bachaumont
, et qu'à la rigueur , on peut pardonner à des
littérateurs du premier ordre , à des membres distingués
de l'Institut , d'avoir en littérature et en philosophie d'autres
opinions que Mme de Genlis. Vous me direz que ce n'est
pas ainsi qu'il fallait attaquer la Biographie , mais en y
relevant des omissions ou des erreurs. Vous me demanderez
ce que Mme de Genlis a découvert dans ce genre ;
le voici : 1º Alberti , très -grand compositeur de musique ,
a été oublié dans le Nouveau Dictionnaire ; 2° la famille
Talon n'est point éteinte , comme le dit un anonyme qui
signe K; 3º le célèbre abbé Andrès n'est pas mort , quoi
qu'en dise M. Bourgoing , dont cependant Mime de Gentis
loue en général les articles .- Cette dernière erreur , direzvous
, méritait d'être relevée ; mais sont-ce là toutes celles
qu'a rectifiées Mme de Genlis ? - Toutes (1) . —Etdes
(1 ) En relisant la brochure de Mme de Genlis , je trouve qu'elle a
rectifié une erreur de plus dans la Biographie. On y lit que le jardin
de feu M. d'Albon , à Franconville , était d'une grande beauté ; Mme
de Genlis nous apprend qu'il n'y a jamais eu de jardin plus mesquin,
plus pauvre , et plus ridicule.
OCTOBRE 1811 . 131
, et
,
quatre-vingts collaborateurs de MM. Michaud , ce sont-là
les seuls qu'elle ait critiqués ?-Les seuls; et même elle en
loue un beaucoup plus grand nombre .-Et de quoi donc
a-t-elle rempli sa brochure ?-Du beau projet dont je vous
ai parlé d'abord , d'une déclamation en trois pages à l'honneur
du Tasse de deux autres à la louange de Bossuet
de Vertot; de quelques plaisanteries bien fades qui sembleraient
prouver qu'elle ne connaît ni la géographie ni une
des locutions les plus en usage en français .-Mais enfin
que vous a -t-elle appris dans sa brochure?- Que l'abbé
Andrès n'est point mort.-Cela valait-il la peine de l'écrire
?-J'en doute.-Et pourquoi donc l'a-t-elle écrite ? ...
-Ah! vousm'en demandez trop. Interrogez M de Genlis
elle-même , elle vous répondra que c'est pour l'utilité
des jeunes littérateurs ; si cette raison ne vous suffit pas ,
remarquez que ses censures tombent principalement sur le
choix des rédacteurs de la Biographie Universelle , sur
M. Auger, auteur du Discours préliminaire , sur M. Michaud,
l'un des entrepreneurs ; sur M. Ginguené qui rédige
les articles de littérature italienne ; sur M. Suard , par qui
elle se plaint d'avoir été censurée pendant beaucoup d'années
dans le Publiciste et dans le Journal de Paris , et en
réfléchissant sur les effets , peut être remonterez -vous aux
causes. Au reste , quelles que puissent avoir été les intentions
deM de Genlis en publiant cette brochure , et quoiqu'elle
en promette une autre où elle donnera un article
qui a besoin , dit-elle , d'être refait , je crois que MM. Michaud
ne peuvent que se féliciter de ce qu'elle s'est jetée.
dans cette entreprise. Ils ne pouvaient rien désirer de
mieux pour le succès de leur Biographie , qu'une attaque
aussi couverte , aussi animée , et qui produit d'aussi minces
résultats.
Permettez-moi , Messieurs , de terminer ici ma lettre ,
quoique j'eusse encore bien des choses à dire , et quoique
labrochure de Mme de Genlis débute par une huitaine de
pages dont je n'ai rien dit. Elle y revient encore sur sa
querelle avec M. T. du Journal de l'Empire ; il n'est que
glorieux, pour cejournaliste , d'être confondu par elle dans
ses anathêmes contre Fénélon . Mme de Genlis , qui sait si
bien que le publie a reçu la Biographie Universelle avec
une espèce de désapprobation , est-elle aussi exactement
informée de l'effet qu'a produit sur ce même public son
attaque plus qu'étrange contre le vertueux archevêque de
Cambrai? J'aime à croire qu'elle est également trompée
12
132 MERCURE DE FRANCE ,
1
sur ces deux points, car, si la vérité lui était connue , elle
ne s'obstinerait sûrement pas dans une lutte où elle ne
peut recueillir que honte et confusion .
J'ai l'honneur , etc.
VARIÉTÉS .
SPECTACLES .- Théâtre du Vaudevi'le.-Première représentation
de l'Exil de Rochester , ou la Taverne , vaudeville
en un acte .
**L'Exil de Rochester ! Sur ce titre ,je m'attendais à voir
ce trait si connu : " Rochester exilé par le roi se cacha dans
> la cité , où déguisé en directeur de marionnettes , il eut
> tant de vogue , que le bruit de sa renommée passa bientôt
> de la citéjusqu'au palais de St.-James : plusieurs seigneurs
>> vinrent voir les marionnettes ; Rochester qui les faisait
parler , amusait les habitans de Londres du récit des avan-
> tures scandaleuses de la cour; enfin, les choses furent
> poussées si loin , que le roi lui-même s'y rendit . C'est
dans les mémoires du chevalier de Grammont qu'il faut
lire cette anecdote racontée avec tant de graces et de gaîté
parHamilton': je crois que si l'on y eût cousu une intrigue
amoureuse , elle aurait pu fournir le sujet d'un joli vaudeville;
mais ce n'est pas là le fond de la pièce nouvelle.
Rochester , exilé de même par le roi , se fait maître de taverne,
et Dorset, son ami , passe pour son associé ; le constable
du quartier vient visiter les nouveaux venus qui se
débarrassent de lui avec du punch. Quelques momens après,
Charles II vient lui-même souper dans cette taverne. Le
constable qui a reçu l'ordre de s'emparer de Rochester , se
trompe et veut arrêter le roi à sa place ; celui- ci , pour être
libre , sans être obligé de se nommer , présente au constable
un ordre signé du roi qui accorde la grace de Rochester et
deDorset : Rochester, présent à cette scène , s'empare prudemment
de l'ordre , et tombe aux genoux du roi pour implorer
son pardon qui lui est accordé .
Ce n'est pas tout de faire un ouvrage , il faut encore en
distribuer avantageusement les rôles. Henry représente
Rochester ; cerôle me semblerait devoir appartenir à Julien,
et Henry aurait été placé dans celui de Dorset mieux que
l'acteur qui le remplit , et qui a un air bien sévère et une
voix bien grave pour le compagnon de joyeuses débauOCTOBRE
1811: 133
1
ches . Le rôle du constable est une copie du commissaire
de Piron avec ses amis ; Edouard le joue avec trop de
charge; il imite servilement la caricature de Tiercelin.
Le reproche le mieux fondé qu'on puisse faire à l'Exil
de Rochester , c'est une ressemblance trop exacte avec la
jolie comédie de M. Alexandre Duval , la Jeunesse
d'HenriV; cependant l'ouvrage a réussi et il méritait d'être
applaudi : il unit des avantages qui deviennent plus rares
tous les jours ; il est bien écrit , et les auteurs , MM. Moreau
et Dumolard , ont mis de la vivacité dans le dialogue
et de l'esprit dans les couplets : il faudrait être bien mal
disposé pour ne pas se contenter de la réunion de ces deux
qualités dans un petit acte au Vaudeville . B. S.
On a donné à ce même théâtre la reprise des Deux
Edmon; cette jolie pièce a été revue avec beaucoup de
plaisir: c'est un des ouvrages qui fait le plus d'honneur
au talent aimable et fécond de MM. Barré , Radet et Desfontaines
, ce triumvirat qui conserve la bonne tradition
du vaudeville franc , spirituel, et même un peu malin.
L'ouvrage est bien joué par Henri , Joli , Saint-Léger et
MheHervey.
:
La troupe italienne vient enfin de satisfaire à l'impatience
des amateurs; elle a représenté l'opéra de Don Juan ;
l'exécution des trois premières représentations a été si
faible, que nous croyons rendre service à la troupe entière
de renvoyer à notre premier numéro le compte détaillé que
nous nous proposons de rendre de cet opéra.
1
POLITIQUE.
que
On a lu avec intérêt dans les gazettes allemandes une
note qui , datée de Vienne , avait un caractère demi-officiel .
Les lettres et les voyageurs , y est-il dit , arrivés récemment
de Presbourg assurent le meilleur accord règne à la
diète : la nation hongroise est disposée à tous les sacrifices
nécessaires pour prouver son attachement et sa fidélité à
son roi. Toutes les propositions soumises à la discussion
sont dictées par l'amour de la patrie; les séances sont paisibles;
tout s'y passe avec ordre et dignité . Les premiers
résultats des délibérations relatives aux finances ne peuvent
tarder à être connus officiellement , déjà ce qu'on croit savoir
de ces délibérations a produit un effet excellent. Les
améliorations qu'on espérait ont eu lieu ; le cours s'est
singulièrement bonifié ; on espère qu'il s'élèvera encore , et
le gouvernemenť a reçu des démonstrations de diverses
natures qui attestent l'affermissement de son crédit. Les
négocians qui sont en relation avec le Levant , ont surtout
donné des preuves de confiance dans le choix des
valeurs qu'ils acceptent.
Des lettres de Constantinople , en date du 25 août , donnent
, comme officielle , la nouvelle que le 5 de ce mois
Ismail Bey a effectué avec 15,000 hommes le passage du
Danube , et a pris une position retranchée sur la rive gauche;
le grand-visir fait travailler à un pont sur le fleuve
près deRudschuck; lorsque ce pont sera terminé , l'armée
entière passera le Danube et formera 60,000 hommes . Les
nouvelles de Bucharest vont plus loin ; elles annoncent que
les Turcs se sont avancés vers cette ville contre des opérations
de l'armée russe , et qu'ils n'en sont plus éloignés que
d'une petite distance. Déjà , dit-on , une grande partie des
habitans s'est éloignée ; les relations officielles , à cet égard ,
sont attendues avec une vive impatience .
Le roi de Saxe continue son voyage dans le duché de
Varsovie ; les diétines ont été convoquées pour élire les
députés à la diète générale qui doit se rassembler , à ce
qu'on présume , dans le mois de décembre. A Cassel , les
grandes manoeuvres sont terminées , et les troupes sont
vont être
MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1811. 135
rentrées dans leurs garnisons respectives; les limites du
royaume de Westphalie et de l'Empire Français , déterminées
par le traité de Paris du
établies par deux commissaires , l'un français , l'autre westphalien,
nommés à cet effet; leurs opérations sont déjà
commencées . La diète suisse s'occupe toujours des moyens
d'accomplir les divers engagemens pris par elle dans ses
capitulations militaires . La mission de M. Rénhard à Paris
, pour cet objet , est terminée , et la diète lui a exprimé
sa satisfaction pour la manière dont il a rempli cette mission.
Les grandes foires d'Allemagne sont terminées : on lira
peut-être avec intérêt une note détaillée et substantielle sur
les affaires qui se sont faites à Francfort. Quand de tels relevés
sont exacts , et émanent d'une source authentique ,
ils appellent au plus haut degré l'attention du commerce ,
et lui indiquent, pour l'année suivante, la partie faible ou la
partie forte des spéculations auxquelles il peut se livrer. C'est
à ce titre que nous publions les détails suivans , extraits du
Moniteur.
« Il s'est fait , pendant la foire actuelle de Francfort ,
pen de grandes opérations cambistes ; les denrées coloniales
, inclinant à la baisse , sont restées sans demande
ni mouvement. La vente en gros de tous les genres de
fabricationsren soie , en coton et laine , n'a pas fait la
moindre sensation ; celle en détail a , en échange , été
très-animée pendant la deuxième semaine seulement.
Les draps de France , de Bohême et de Saxe , et les
laines d'Allemagne , se sont vendus à 30 pour 100 audessous
des prix de l'année dernière .
4
,
Les tissus superfins , similaires de ceux de l'Angleterre
, fabriqués en France en Saxe , dans le Voigtland
, etc. , tels que les mousselines , percales , cambiks ,
calicots , etc. , ont eu beaucoup de vogue..
Les fabrications de toiles peintes on imprimées au
cylindre se sont bien vendues . On a enlevé , la première
semaine de la foire , à d'assez bons prix , toutes les nouveautés
de ce genre , en robes , schalls , mouchoirs : elles
étaient aussi remarquables par la belle exécution des dessins
à la mode que par l'éclat et la solidité des couleurs.
Quant aux autres indiennes de la Suisse , de la Saxe-,
du Voigtland et de quelques contrées de la Confédération
du Rhin , elles ont perdu 30 à 35 pour 100 sur les toiles
de coton imprimées en 1809 et 1810.
¥36 MERCURE DE FRANCE,
> Les linons , gazes et batistes de France ont trouvé du
débit. Il en a été de même des marchandises de mode en
général,
५ Lamercerie a eu du débit dans le détail. Les toiles et
nappages de l'Allemagne n'ont pas trouvé autant d'acheteurs
que pendant l'année dernière .
» Il s'est fait peu de chose en joaillerie , bijouterie , orfévrerie
, bronzes , plaqués , lustrés et papiers peints. Le
commerce de la librairie a été nul.
» Les cuirs tannés de toutes les espèces ont une trèsgrande
vogue pendant la foire de Francfort. Les fabricans
du département de l'Ourte sont en possession depuis des
siècles de tenir le haut bout dans ce genre de commerce ,
passant à juste titre pour des négocians immédiats . Ils ont
vendu tout ce que renferment leurs immenses magasins ,
et à des prix beaucoup plus élevés que pendant les foires
précédentes. "
१
Les extraits de papiers anglais termineront cet aperçu. Ils
contiennent quelques notions intéressantes sur les affaires
d'Espagne . Il y est question que le maréchal duc de Raguse
a reçu des renforts considérables que plusieurs
corps français ont franchi les Pyrénées , et se sont répandus
dans la Péninsule en suivant plusieurs direction. L'armée
anglaise a aussi reçu quelques transports , mais ils sont
jugés insuffisans . On demande de nouveaux secours . Les
Anglais croient à une affaire générale prochaine . Le blocus
de Ciudad-Rodrigo continue . Le duc de Raguse a ses forces
concentrées à Placentia. Les troupes ne souffrent pas
beaucoup du climat et de la saison.
Le résultat des délibérations du conseil de la reine sur
⚫ l'état de la santé de S. M. a été moins favorable qu'on ne
l'espérait. Le voici , en date du 5 octobre 1811 :
L'état de la santé de S. M. , depuis la date de notre
dernier rapport , ne s'est point amélioré au point de permettre
à S. M. de reprendre l'exercice personnel de l'autorité
royale , et quoique la santé corporelle du roi n'ait
point subi d'altération depuis notre dernier rapport , néanmoins
ses facultés mentales ont été , dans cet intervalle ,
considérablement affaiblies ; et les médecins de S. м.
pensent tous , excepté un seul , qu'il n'y a pas de probabilité
qu'elle puisse jamais être rétablie , et la majorité désespère
même entièrement du rétablissement de S. M. »
Cependant, il n'est pas encore question d'une régence
illimitée; dans ces circonstances , le parlement, qui devait
OCTOBRE 1811 . 137
se réunir au 12 novembre , ne se rassemblera que vers
Noël; on ne sait plus jusqu'où les ministres porteront la
crainte du rassemblement du parlement , et ajourneront le
compte qu'ils ont à rendre de l'état dans lequel ils ont mis
lanation.
Les mêmes feuilles donnent des détails assez étendus sur
les affaires de l'Amérique méridionale .
Ona reçu des lettres de Buenos-Ayres , qui vontjusqu'au
17 juillet. L'armée des provinces-unies de la Plata avait
bombardé Monte-Video; une petite escadre , partie de ce
port,s'était rendue devant Buenos-Ayres le 13 , et avait
essayé, dès le 15 , d'y jeter quelques bombes et obus. Les
deux partis ne paraissaient pas avancer leurs affaires . Le
général Elio a proposé à la junte une convention d'après
laquelle il abdiquerait sa dignité de vice-roi , et resterait
gouverneur de Monte-Video , en attendant que la junte se
soit réconciliée avec les cortès d'Espagne ; mais la junte a
répondu en exigeant que les habitans de Monte-Video
eussent liberté entière de se joindre au peuple des provincesunies
de la Plata. En attendant l'issue de ces négociations ,
une armée portugaise de 6 à 7000 hommes s'approche de
Monte-Video , dans l'intention d'en prendre possession .
L'amiral de Courcy , avec la flotte anglaise , s'est aussi
approché de cette place , et un dénouement est attendu
d'un jour à l'autre .
Les affaires de Sicile appellent , d'une manière plus
directe, l'attention du ministère ; l'orgueil national y est
intéressé.
Le 6 de ce mois , dit le Morning-Cronicle , une sur
prise et une anxiété générale se sont répandues dans le
publicpar suite du retour inopiné de Sicile de lord William
Bentinck , qui est arrivé hier à Londres , et a eu aussi
tôt une entrevue avec les ministres . Sa seigneurie , comme
on se le rappelle , a fait voile il n'y a que peu de tems pour
aller prendre le commandement de notre amée dans cette
île, et pour y exercer en même tems les fonctions de mi
nistre d'Angleterre près la cour de Sicile. A peine cependant
a-t-il débarqué , qu'il juge à propos de revenir en
Angleterre. Quelle peut être la cause d'une démarche
aussi extraordinaire et aussi imprévue? c'est sur quoi le
public est encore dans une entière ignorance . Le bruit
s'est répandu qu'une insurrection générale avait éclaté
en Sicile : et d'après la connaissance que l'on
l'état des affaires dans ce royaume , cet événement ne
a de
:
38 MERCURE DE FRANCE ,
doit paraître nullement improbable . Toutefois le Sun d'hier
soir nous dit que ce qui prouve qu'un tel événement n'a
pas eu lieu , c'est que sa seigneurie a laissé en Sicile sa
femme et ses enfans . Il eût été beaucoup plus satisfaisant
pour le public de voir contredits , d'une manière moins
équivoque , les bruits désagréables qui circulent sur ce
pays . Bien loin que les voeux du public aient été satisfaits ,
un voile de mystère a été jeté par les ministres sur toutes
les circonstances de cette affaire , et ils gardent soigneusement
le secret sur les avis qui leur sont parvenus. Ce
mystère étudié a fait prendre du crédit au bruit d'une
insurrection générale qui aurait éclaté dans cette île . Il est
bien évident , en effet , qu'il faut qu'il soit arrivé quelque
grand changement dans l'état des affaires en Sicile pour
justifier le retour inopiné de lord William Bentinck ,
venu , dit- on , pour chercher des instructions . Il n'y a
qu'une communication officielle qui puisse calmer les
esprits , et mettre fin à l'extrême inquiétude qui doit naître
naturellem ut , lorsqu'on considère dans quelle situation
il est possible que se trouve notre brave armée en Sicile .
Nous avons depuis long-tems appelé l'attention du
public sur l'état des affaires en Sicile , et prédit le résultat
certain du déplorable système que l'on suit à l'égard de
ce pays , si quelque prompt changement n'avait lieu , et
si nos ministres ne se décidaient pas enfin à prendre un ton
plus ferme et plus décisif à l'égard de la cour sicilienne ;
'ton que les sacrifices que nous faisons pour la défense de la
Sicile , nous donnent pleinement le droit de prendre . Il
nous fut dit , il y a quelque tems , que lord William
Bentinck était chargé d'instructions fermes etpositives pour
exiger certaines mesures de la cour de Sicile . Quelle qu'ait
pu être la nature de ces instructions , il paraît qu'elles
étaient insuffisantes ou qu'elles sont venues trop tard; il
est néanmoins bien extraordinaire que les ministres n'aient
pas prévu dans leurs instructions une crise dont l'approche
frappait tous les yeux. Eh quoi ! c'est au moment où cette
crise éclate , que le ministre de l'Angleterre et le commandant
de nos forces en Sicile se croit obligé de mettre à la
voile pour venir chercher en Angleterre de nouvelles instructions
! Nous souhaitons que le gouvernement donne
une explication satisfaisante sur ces différens points ; elle
est due au public , elle est due particulièrement aux parens
des braves compatriotes que nous avons en Sicile : le mystère
dont s'est enveloppé le gouvernement dans cette cirOCTOBRE
1811 . 139
:
Constance , n'a fait que donner crédit aux bruits de la nature
laplus alarmante. "
Le Sun dit, à cet égard , quelque chose de fort singulier.
Les ministres qui le font écrire viennent d'apprendre à
l'Angleterre et à l'Europe , que la reine de Sicile est tante
de l'Empereur Napoléon ; ce qui probablement n'avait
encore été soupçonné de personne ; et ils en infèrent que
ces relations de parente ont servi à l'Empereur pour changer
les dispositions de la cour de Palerme. Mais , dit le
Morning-Chronicle , lord Bentinck est parti pour la Sicile
long-tems après le mariage qui a uni les familles de France
et d'Autriche ; les ministres ne lui auraient-ils pas donné
des instructions adaptées à un tel état de choses ? Lenr
imprévoyance bien connue aurait-elle été jusqu'à ce point?
Dans ce cas , ils se seraient surpassés eux-mêmes . Mais
pendant que lord Bentinck découvre en Sicile que la reine
est parente de l'Empereur des Français , pendant qu'il revient
enAngleterre chercher des instructions , que devient
l'armée anglaise ? Que devient la Sicile ? Le bruit s'est
répandu que les troupes britanniques avaient évacué celle
île , et le crédit public a éprouvé une vive commotion à
Malte , sur la nouvelle de cette désertion. Quoi qu'il en
soit , à la date du 3 octobre , le résultat des délibérations
du conseil était , que la cour de Palerme ne conservant
pas avec les Anglais les formes de l'entière squmission
qu'exigent partout ces dangereux protecteurs , on s'emparerait
de la Sicile. Lord Bentinck doit repartir pour cette
île à cet effet . Le Ménélaüs, de 38 canous a reçu l'ordre
de le recevoir à son bord , et de faire voile pour la Sicile.
Quant aux Etats-Unis , les gazettes de New-Yorck , a là
date du 30 août , portaient : " Il paraît , d'après une feuille
officielle américaine qu'on s'attend à une guerre entre
l'Amérique et l'Angleterre. La proclamation d'un embargo
général dans tous les ports des Etats-Unis était aussi incessamment
attendue. La ville de New-Yorck , la partie
la plus précieuse et la plus vulnérable des Etats-Unis ,
faisait de grands préparatifs de défense . L'administration
est déterminée à faire tête à l'orage . >>
Le Public - Advertiser observe que l'attitude menaçante
et hostile que l'Angleterre vient de prendre , déterminera
l'Amérique à se déclarer définitivement . On.
présume que le parti qu'elle prendra sera d'agir conjointement
avec un bou nombre de troupes françaises , commandées
par des officiers français . « La France ( dit le
140 MERCURE DE FRANCE ,
1
Moniteur publié à Washington ) nous aidera non-seulement
de ses conseils , mais aussi en nous fournissant des
armes et un train convenable d'artillerie ; elle nous fournira
également plusieurs bons officiers et des ingenieurs
habiles ; et comme la crise est dans ce moment à ce point ,
c'est le seul choix raisonnable qui nous reste à faire . Acceptez
, habitans des Etats du nord et du sud , les secours.
de la nation française . Tel est le langage d'une gazette
récemment publiée à Washington , et dévouée au gouvernement.
Les Anglais ont un bien autre point d'inquiétude : c'est
sur leurs propres possessions qu'ils sont alarmés . Les îles
de Jersey et de Guernesey sont dans des transes contitinnelles
. Un officier écrit de Jersey , en date du 22 septembre
:
4« L'ennemi menace nos côtes : on fait tous les préparatifs
pour le repousser. Ala pointe du jour , on n'aperçoit
que des lunettes d'approche ; chacun voudrait être le premier
à annoncer l'approche de l'ennemi . On dit que 30,000
hommes se rassemblent à Cherbourg , pour venir attaquer
Jersey , Guernesey et Alderney. L'ennemia , dit- on , l'intention
de passer en chaloupes , dont chacune doit contenir
95 hommes , et sera armée d'une pièce de 24 à l'avant et
d'un mortier de 5 pouces en poupe .
" Notre opinion , dit le Times , est , que si l'ennemi a
sérieusement une entreprise en vue , elle ne sera point
dirigée contre Jersey , et une attaque contre cette île ne
sera qu'une feinte pour déguiser son véritable projet. S'il
peut nous persuader que c'est le seul but de ses préparatifs
, on peut croire que toutes nos forces dans le Canal
à la première nouvelle qu'elles auront de la sortie de l'ennemi
, se porteront à la bâte sur ce point , et laisseront
ainsi peut-être libre et ouvert le chemin pour l'Irlande.
Nous sommes donc fortement convaincus , que la plus
grande et la plus importante partie de l'Empire britanni
que demande la plus grande attention dans ce moment.
Notre ministère donnera à l'île de Jersey des forces navales
et militaires qu'il croira nécessaires pour sa défense , et
enverra le reste pour protéger l'Irlande . "
Nous aimons à croire que le Times est bien instruit , et
qu'il a d'excellens renseignemens ; mais il ne faut pas en
avoir reçu d'aussi précis , il ne faut que connaître l'état des
choses , et faire le calcul le plus simple pour sentir que l'Angleterre
ne pourra à-la-fois défendre le Portugal , alimenter
OCTOBRE 1811 . 14
Isbonne , soutenir Cadix , surveiller les ports d'Anvers ,
de Brest , de Cherbourg , de Toulon (1) , protéger ses expéditions
dans la Baltique , conserver ses comptoirs dans
l'Inde , conquérir Batavia , guerroyer avec les Etats-Unis ,
s'emparer de la Sicile , et profiter des mouvemens de l'Amé
rique méridionale . Telle est cependant la tâche que les mi-
Distres ont embrassée à-la-fois; mais dans ce tableau on ne
voit rien de réservé pour les possessions intérieures , le mot
dePitt est comme oublié , sa menace prophétique est méconnue
; en France on n'a pas oublié d'autres paroles également
remarquables , et ce que d'audacieux soldats de
Empereur peuvent faire avec un bon vent et quelques
heures.
Le voyage de l'Empereur continue . L'entrée de LL . MM.
àAmsterdam , a donné aux nouveaux Français qui habitent
cettetroisième ville de l'Empire , l'occasion de prouver qu'ils
saluaient Napoléon comme le restaurateur de la patrie.
Sa Majesté a visité tous les établissemens publics d'Amsterdam
et des endroits voisins : elle a paru très-satisfaite.
En même tems que le génie politique plane sur ces intéressantes
contrées destinées à redevenir , en peu d'années , les
dépositaires de l'entrepôt des richesses du monde , l'esprit
français s'y introduit avec nos institutions , nos lois , et il
faut ajouter , avec nos chansons . Dejolies pièces de circonstances
, d'ingénieux couplets , produisent sur le spectateur
d'Amsterdam leur effet accoutumé sur celui de Paris . On
croit qu'en quittant la Hollande LL. MM. doivent visiter le
grand-duché de Berg ; déjà le ministre de ce duché , M. le
senateur comte Ræderer , est parti pour y aller recevoir
l'Empereur.
PARIS .
S ....
Onannonce que M. le maréchal duc de Tarente , malade
de la goutte , a reçu un congé et revient en France . M. le
général de Caën est parti pour prendre un commandement
enCatalogne.
(1) Les Anglais croyaient avoir un mouillage sûr devant Toulon ;
ils n'y avaient pas encore été atteints . L'inspecteur-général , Lariboissière
, a fait établir des batteries de nouvelle invention qui , à l'apparition
des vaisseaux anglais au mouillage accoutumé , les ontpromptement
contraints à prendre le large.
}
i
142 MERCURE DE FRANCE ,
- L'académie française tiendra , le jeudi 7 novembre ;
une séance extraordinaire pour la réception de MM. Lacretelleet
Etienne.
ANNONCES .
Tome troisième de la Correspondance sur la conservation et l'amélioration
des animaux domestiques , pour perfectionner les moyens de
les choisir , de les employer, de les entretenir en santé, de les multiplier
, de les traiter dans leurs maladies ; en un mot, d'en tirer le parti
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ancien professeur à l'Ecole vétérinaire d'Alfort , etc. Prix , 3 fr . 50c . ,
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Hautefeuille , nº 23 .
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Palestine , sous l'empereur Zimiscès ; tirés d'un manuscrit arménien
inédit de la Bibliothèque Impériale , composé dans le douzième siècle
par Mathieu d'Edesse ; traduits en français par F. Martin ; collationnés
sur le texte original , et accompagnés de notes , par M. Chahan de
Cirbied, professeur de langue 'arménienne à l'Ecole spéciale des
langues orientales , établie près la Bibliothèque Impériale. Pour servir
de supplément à l'Histoire du Bas-Empire. In-8°. Prix , 2 fr . , et 2 fr.
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f'Institutde France etde la Légion-d'honneur; mises en ordre etpubliées
par P. L. Ginguené, membre de l'Institut ; et précédées d'une Notice
sur sa vie et ses ouvrages , rédigée par l'éditeur. Quatre vol. in-80
ernés d'un portrait de l'auteur , gravés d'après le buste en marbre
144 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1811 .
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VVarée , libraire , quai Voltaire , nº21 ; et chez Arthus-Bertrand,
libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Il en a été tiré quelques exemplaires sur papier vélin , prix , 48 fr . ,
er54 fr . franc de port .
Notice sur le Pastel ( Isatis tinctorum ) , sa culture et les moyens
d'en retirer l'indigo ; on y a joint l'instruction publiée dans le Moniteur
le 24 mars 1811 ; par M. Puymaurin , législateur, de plusieurs Acadé
mies . In-8 . Prix , I fr . , et I fr. 25 c. franc de port. Chez Arthus-
Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
Réponse aux reproches que les gens du mondefont à l'étude de la
Botanique; lue à la Société des Sciences physiques , médicales et d'agriculture
d'Orléans , le 26 novembre 1810 ; par Auguste de Saint-
Hilaire. In-8°. Prix , 75 c., et 1 fr. franc de port. Chez J. G. Dentu,
imprimeur-libraire , rue du Pont-de- Lodi , nº 3 , et au Palais-Royal ,
galeries de bois , nºs 265 et 266 .
Précis de la révolutionfrançaise , et des événemens politiques et militaires
qui l'ont suivie , jusqu'au 1er avril 1810; par F. Schoell.
Deuxième édition . In-18 . Prix , I fr. 80 c. , et 2 fr . franc de port ;
pap. vélin , 3 fr .. et 3 fr . 25 c. franc de port. Chez F. Schoell, libr . ,
rue des Fossés-Saint -Germain- l'Auxerrois , nº 29 .
Ce Manuel ayant manqué pendant quelques tems , on s'empresse
d'en annoncer la réimpression .
Histoire des générauxfrançais depuis 1792jusqu'à nos jours ; paz
A. H. Châteauneuf. XXIIIe LIVRAISON . - Ce volume contient
les généraux Berruyer , Hoche , Grenier , Emériau , Eblé , Delaage
Saint- Cyr , Claparède , d'Ayat. Prix , I fr. , et 3 fr . en papier vélin.
Nota. Les personnes qui n'ont acheté que les douze premières parties
de cet ouvrage , pourront s'en procurer la suite jusqu'à la vingttroisième
qui vient de paraitre , moyennant 14 fr . , et 17 fr . franc de
port , ou payer chaque petit volume qui manquerait à leur collection ,
I fr . 50 c . , et I fr. 70 c. franc de port. Chez l'Auteur , rue des
Bons-Enfans , nº 34.
Le Pal du bois de Brevannes , poëme ; suivi de l'Epitre à mon
Berceau , et d'une traduction du Cimetière de Village , de Thomas
Gray; par Hugues Nelson Cottreau . Un vol. in- 18. Prix , 1 fr . 25 c. ,
et 1 f. 50 c . franc de port. Chez Cretté libraire , rue Saint-Martin ,
nos 94 et 98 ; Arthus -Bertrand , libraire rue Hautefeuille , nº 23 ,
et au Palais-Royal , chez les Marchands de nouveautés.
id?
BING
MERCURE
DE FRANCE.
N° DXXXVI . -
5.
Samedi 26 Octobre 1811 .
POÉSIE .
ODE SUR L'AMOUR DE LA GLOIRE.
SUBLIME nourrisson du Dieu de l'harmonie ,
Toi qu'entrainent toujours de son puissant génie
Les rapides élans ,
Qui voudrais repousser le néant par la gloire ,
Etdéposerun jour au temple de Mémoire
Lapalme des talens ;
Laisse dans ses dédains s'obstiner le vulgaire :
Qu'il appelle la gloire un être imaginaire !
Qu'il condamne nos voeux !
Il n'est point enflammé par son souffle invincible ,
Et ses lauriers sont vains pour une ame insensible
Au bruit d'un nom fameux.
Mais c'est pourun grand coeur la plus noble espérance.
Couronné mille fois , l'Homère de la France
Reprenait ses crayons ;
La gloire alimenta les beaux jours de Voltaire ,
St réchauffait encor sa tête octogénaire
Du feu de ses rayons .
K
46 MERCURE DE FRANCE ,
Frédéric s'enivrait à sa coupe féconde :
Si pour cette immortelle il faisait craindre au monde
Ses belliqueux transports ,
Pour elle il abjurait ce funeste délire ,
Et déposant l'épée, il tirait de sa lyre
D'harmonieux accords .
Créons-nous d'autres jours loin du siècle où nous sommes ,
Qu'un éternel trophée atteste aux yeux des hommes
Que nous avons vécu !
Jadis , gloire , vertus , tout n'était qu'éphémère ,
Le Tems dévorait tout; mais le ciel fit Homère ,
Etle tems fut vaincu.
Où court ce furieux ? ..... O démence profane !
Unimpie..... Erostrate , au temple de Diane ,
Porte un feu destructeur ,
Et cet obscur mortel , célèbre téméraire ,
Ose , sur des débris , aspirer au salaire
D'un mortel créateur .
Sur ce mont mugissant , effroi de la Sicile ,
Empédocle dépose une marque stérile
De son délire affreux :
Il confie au volcan le soin de sa mémoire ,
Et, bravant sa fureur , il croit trouver la gloire
Dans ses flancs ténébreux .
Illustres insensés ! votre honte fameuse ,
Pour une ame sublime et de gloire amoureuse ,
Fut toujours sans appas ;
Unmortel généreux ne renonce à la vie
Qu'au moment où la gloire offre à sa noble envie
Unutile trépas .
Contemple ce héros : il saisit une lance ,
Et vole , impatient d'éprouver sa vaillance
Contre un fils d'Albion :
Aux champs de la valeur son corps blessé chancelle;
Mais la gloire l'entoure , et , succombant pour elle ,
Il revit dans son nom .
Ie vois -tu dans Calais , chargé de nobles chaînes ,
Gelui qui sedévoue aux fureurs souveraines
৮
OCTOBRE 1811 . 147
D'un vainqueur rigoureux ?
L'éclat de sa défaite éclipse la victoire :
Il est près d'arroser les palmes de la gloire
De son sang généreux !
ORotron! viens aussi nous servir de modèle ;
Le triomphe t'attend, mais ton pays t'appelle
Et tu n'hésites pas ;
To pars , tu sembles fuir l'immortelle déesse ;
Maisnon , elle te suit , t'environne sans cesse ,
Et tu meurs dans ses bras !
La gloire ne se rend qu'aux voeux d'une belle ame.
Le plus sublime esprit que le vice diffame ,
Brigue en vain son amour ;
Et s'il brille à nos yeux , c'est la flamme légère ,
Qui , rayonnant la nuit dans un astre éphémère ,
Cède à l'éclat du jour .
Mais celui qui , toujours rempli d'un saint délire ,
Consacre à la vertu les accords de sa lyre ,
Etl'aime avec ardeur ,
Ne nous laissant de lui que de nobles images ,
Irade son triomphe , aux yeux de tous les âges ,
Etaler la splendeur.
Toi qui voudrais trancher les ailes du génie ,
Qui joins ton sifflement à sa douce harmonie ,
Reptile furieux ,
Dans ce dédale impur , qu'on appelle le monde ,
Déroule tes replis , traîne ton corps immonde ,
Rampe ...... je vole aux cieux !
Suis-moi , fils de Linus , viens rouvrir la barrière ,
Vois le but , vois le prix au bout de la carrière ,
Ne crains pas d'y marcher ;
Et confonds ce mortel , jaloux de ta victoire ,
Qui , ne pouvant monter sur le char de la gloire ,
Voudrait t'en arracher .
Songe , te dira- t- il , songe au destin d'Homère :
11 traîna les lambeaux de l'horrible misère
Dont hérita Milton.
K2
148 MERCURE DE FRANCE ,
1
Oui , mais si ces mortels dans la foule commune
Avaient perdu leurs jours aux pieds de la fortune ,
Auraient-ils un grand nom?
Ah! loin des vains trésors de l'altière opulence ,
Le génie est heureux , même dans l'indigence ,
Qui ne peut le ternir.
Un poëte , sans l'or , excite assez l'envie ;
Rien ne manque à ses voeux , s'il peut quitter la vie
Riche de l'avenir .
C'était le seul besoin du plus grand des Corneilles .
Un ministre , jaloux de ses illustres veilles ,
Peut troubler son bonheur ;
Mais en vain Richelieu le prie ou l'importune ,
Il préfère aux flots d'or que verse la fortune ,
L'indigence et l'honneur !
Que ne peut ce désir sur les ames biennées !
Il nous fait mépriser de mortelles années
Etnous égale aux Dieux .
O Lachésis ! voilà le destin que j'envie !
N'ajoute plus qu'un jour à ma naissante vie ,
Mais qu'il soit glorieux !
F. DE VERNEUIL,
ARIANE.
Cantate exécutée dans la séance publique de la Classe des
beaux arts de l'Institut , du 5 octobre .
RÉCITATIF .
Phébé s'enfuit : déjà l'horizon se colore ;
Le soleil à son tour va s'emparer des cieux ;
D'un jour pur et serein , la plus brillante aurore
Annonce l'éclat radieux .
Un vent léger s'élève , et le flot qu'il caresse ,
Sur ces tranquilles bords s'agite sans fureur ;
Cette nuit , dans un songe , ô présage enchanteur !
Par ce vent protégée , au doux pays de Grèce ,
Je voguais avec mon vainqueur .
Thésée ! .... où donc est-il ? Ariane craintive ,
OCTOBRE 1811 . 149
Près d'elle , à son réveil , le voyait chaque jour....
Ah ! sans doute , empressé de voler sur la rive ,
Il prépare déjà la voile fugitive ,
Qui doit , loinde Naxos , m'emporter sans retour.
CANTABILE.
Fils de Vénus ! ô toi qui m'as choisie
Pour sauver d'un héros les destins précieux ;
Amour ! tu veux encor lui consacrer ma vie :
J'obéis .... qui pourrait résister à des Dieux ?
N'en doute point , Thésée : oui , celle qui t'adore
Au bout de l'univers te suivrait sans effroi ;
Et je le sens , ce que j'ai fait pour toi ,
Ace coeur enivré te rend plus cher encore.
RÉCITATIF.
De l'Amour quelle est done l'invincible douceur !
Quoi ! des plus saints devoirs rompant les douces chaînes ,
D'une vierge timide abjurant la pudeur,
La fille de Minos s'exile dans Athènes ,
Etbientôt.... Mais que fait ce tyran de mon coeur ?
Que ne m'éveillait- il pour le suivre au rivage ? ....
Je l'aurais suivi sans effort ;
J'aurais aidé moi-même aux apprêts du voyage ,
Etpeut- être déjà serions -nous loin du port ! ....
Thésée ! .... et cependant la mer étincelante
Du jour réfléchit tous les feux :
Le vent s'accroît , frémiť sur la vague écumante....
Je n'entends point sa voix ! rien ne s'offre à mes yeux!
Thésée ! .... Ah ! cher Thésée , accours vers ton amante ;
Sans toi , je meurs d'effroi dans ces sauvages lieux .
CAVATINE .
Omon protecteur ! ô mon guide !
Viens rassurer , par ton retour ,
Un coeur sans toi faible et timide ,
Mais qui peut tout avec l'amour.
Dans tes dangers , héros aimable ,
Si mon bras te fut secourable ,
L'amour me prêtait son appui.
Ce dieu me ranime ou m'accable ,
Et je n'existe que par lui.
Omonprotecteur ! etc.
150 MERCURE DE FRANCE ;
RÉCITATIF .
Thésée ! .... Ah ! c'en est trop , et mon impatience
Accuse justement un si cruel retard :
Du haut de ce rocher , je puis , d'un seul regard ,
Embrasser et Naxos et cette mer immense ....
Où donc est ton vaisseau ?.... Tout est muet , désert...
Hier mes yeux l'ont vu sur cette plage aride....
Mais quel objet au loin semble fuir sur la mer?
C'est ce vaisseau fatal ! ... c'est lui-même ! ... Ah ! perfide ! ...
Veillé -je ? ... Un songe affreux trouble- t-il ma raison ?...
Quoi ! ce lâche étranger , ce cruel , cet impie ,
A qui j'immolai tout , mon honneur , ma patrie ,
Et les liens du sang , et l'orgueil de mon nom ,
M'abandonne pour prix d'avoir sauvé sa vie ! ...
O crime inconcevable ! .... horrible trahison !
Et cependant il fuit ! .... Ah ! puisse la tempête
Engloutir le vaisseau de ce monstre odieux !
Que Jupiter vengeur , sur sa coupable tête.
De son tonnerre assemble tous les feux :
Ou si le dieu des mers protège les perfides ,
S'il touche au port , malgré tous ses forfaits ,
Vengeresses du crime ! .... ô saintes Euménides !....
Écoutez les voeux que je fais .
AIR :
Déesses !.... que votre colère
Seconde un si juste transport !
Que dans le palais de son père ,
Il trouve , en abordant la terre ,
Le trouble , le deuil et la mort !
Que dans l'exil et la misère
Il expire en proie au remord !
Alorsmon ombre redoutable ,
A ce parjurè , à ce coupable ,
Rendra les maux que j'ai soufferts ;
Et de sa vengeance implacable
Le poursuivra jusqu'aux enfers .
Par M. DE SAINT -VICTOR.
OCTOBRE 1811 . 151
FROSINE.
AIR : C'est le meilleur homme du monde.
FROSINE a vu seize printems ,
Frosine séduit et l'ignore ;
Cueillir les fleurs , courir les champs ,
C'est-là toutson plaisir encore.
Heureux et mille fois heureux
Le mortel dont la vive flamme
Lui faisant oublier ces jeux ,
Portera le trouble en son ame !
Tendre Sapho , ta douce voix
Près de la sienne a peu d'empire ;
Les accords d'un luth sous ses doigts ,
Flattent plus que ceux de ta lyre .
Lanature en enfant gâté
Avoulu traiter cette belle ,
Et qui chérit sa liberté
Craindra toujours d'approcher d'elle.
Ah! dois -je me féliciter
Oumeplaindrede la connaître?
Faut- il fuir , faut-il écouter
Cet amour qui me parle en maitre ?
Si mes yeux peignent mon ardeur ,
On semble à peine me comprendre :
Est-ce indifférence ou pudeur?
Je tremble et brûle de l'apprendre .
CHARLES WATRIN .
ÉNIGME .
On voit quatre frères jumeaux
Au sein d'une famille en France bien connue.
Trois de ces messieurs-là se servent de chapeaux ,
Tandis que l'autre est toujours tête nue.
L'un d'eux ouvre , en parlant , la bouche à tout propos ;
L'autre serre les dents , un autre sur les mots
Traine d'un air de conséquence;
Mais quant au quatrième il n'a pas ces défauts ;
Car il est sourd et muet de naissance .
B.
1
152 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1811 .
LOGOGRIPHE .
QUAND j'ai mes quatre pieds , je ne vais que sur deux.
Coupez-moi le premier ( sans peine on peut l'abattre );
Je n'en ai plus que trois , etje marche avec quatre.
Allons, ani lecteur , devine si tu peux.
B.
CHARADE .
CHAQUE mot exprime une chose ,
Ainsi chaque chose a son nom ,
Simple , élégant , décent ou non ;
Et de là vient qu'il est certains mots que l'on n'ose
Dans le monde poli prononcer franchement.
Ontergiverse , on périplirase , on glose ,
Si l'on ne peut faire autrement.
Au surplus , dire ou faire est un cas différent.
Sans proférer , ou même en proférant ,
Par exemple , tel mot , au moins n'allez pas faire
Ce qu'exprime će mot ; vous seriez téméraire ,
Malhonnête , grossier.
Eh bien! ce même mot , lecteur , est mon premier ;
Je vous ai dit pourquoije dois le taire.
Passons de suite à mon dernier .
Ondésigne par lui presqu'en chaque famille ,
Unparent dont parfois on devient l'héritier .
Mon entier , né marin , est un poisson- coquille .
JOUYNEAU-DESLOGES ( Faitiers ) 、
+
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Clio .
Celui du Logogriphe est Aimer, où l'on trouve : amie , ami , Mazie
, ame, air, mer , rime , arme, mare, rame, ire et mari.
Celui de la Charade est Opéra.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
PRÉCIS DE LA GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE , ou Description
de toutes les parties du monde sur un plan nouveau ,
d'après les grandes divisions naturelles du globe ; précédé
de l'Histoire de la géographie , et d'une Théorie
générale de la géographie mathématique , physique et
politique; accompagné de cartes et de tableaux analytiques
; par M. MALTE- BRUN . TOME III .
Vol. in-8°. Paris , chez F. Buisson, rue Gilles- Coeur ,
n° 10. (*)
-
AVANT qu'un Florentin s'avisût d'enfermer dans une
boîte et de suspendre sur un léger pivot cette aiguille
mobile et fugitive qui semble toujours prète à s'élancer
vers le pôle , quel était l'état de la navigation et de la
géographie ? Quel homme de génie pouvait jamais se
flatter de connaître un jour toutes les parties du globe
qu'il habitait , et d'enrichir la science d'une géographie
universelle ? Si je consulte les anciens , je vois qu'ils
étaient convaincus que la nature avait opposé à la curiosité
de l'homme des barrières insurmontables . Le
docte Macrobe , dans son commentaire sur le songe de
Scipion ( 1 ) , m'assure que la terre n'offre à la triste hu-
(*) L'ouvrage complet formera 5 forts volumes in-8°, imprimés
engrand format , sur beaux caractères neufs de philosophie , et papier
superfin d'Auvergne ; avec un atlas de 24 Cartes géographiques coloriées
, format in-folio ; ces Cartes , dirigées par l'auteur , sont
dessinées par MM. Lapie et Poirson gravées par d'habiles artistes ,
et coloriées avee grand soin. Le tome Ile comprend la Théorie de la
géographie , et le tome IIIe la Description de l'Asie , excepté l'Inde ;
avec des Tableaux synoptiques , analytiques et élémentaires . Prix ,
8fr. chaque volume broché , et ro fr. franc de port. Le tome ler
avec l'atlas coûte 31 fr . , dont 6 francs à valoir sur le dernier
volume, et 33 fr. 20cent. franc de port. Le prix de l'ouvrage complet
( en 5 forts volumes in-8° avec atlas de 24 Cartes colorićes ) ,
est de 58 francs , pris à Paris. Le tome IV est sous presse . On ne
vend séparément aucune partie de cet ouvrage .
(1) Liv. II , ch . 9.
164 MERCURE DE FRANCE ,
manité que deux zônes habitables , et que ces zones sont
condamnées à ne jamais se connaître; il me montre la
zône torride s'étendant comme une ceinture de feu entre
les extrémités du monde et leur fermant à jamais tout
espoir de communication ; il me décrit , à l'orient et à
l'occident , les immenses bras de l'océan qui terminent
de toutes parls notre horizon , et s'interposent , comme
une invincible limite , entre les deux hémisphères ; (car
le docte Macrobe ne doutait point de l'existence des
antipodes , et ce qu'il dit à ce sujet serait digne de nos
plus habiles académies . )
Je suppose maintenant, qu'au milieu de ses immenses
productions , la nature eût oublié de créer ce minéral
singulier , auquel elle semble avoir inspiré une sorte
d'ame et d'esprit ; ou , je suppose , si l'on veut , qu'un
jeune berger de la Colchide n'eût jamais mené paître ses
troupeaux sur une mine d'aimant , qu'il n'y eût jamais
été attaché par ses souliers , comme le prétend le poëte
Nicandre ; je suppose enfin qu'un physicien ingénieux
n'eût point saisi ce phénomène pour en faire une heureuse
application , quel serait aujourd'hui le sort de
notre Europe , si riche , si polie , si savante ? Plus de
commerce dans le nouveau monde , plus de Pérou pour
alimenter nos finances , plus de diamans du Brésil pour
parer nos beautés , plus de gérofle et de cannelle pour
assaisonner nos alimens , plus de sucreries pour nos
jeunes nones , plus de casse et de séné pour nos malades ,
plus d'acajou pour nos salons , plus de géographie universelle
pour la gloire de l'auteur , l'instruction du public
et le profit des libraires . L'astronomie elle-même languit
dans le doute et l'incertitude ; la plupart des sciences
physiques et mathématiques restent stationnaires et imparfaites
, et les idées de Macrobe forment de nouveau
tout le code géographique de l'Europe .
Ainsi , les combinaisons de la nature en apparence les
plus indifférentes et le génie de quelques hommes privilégiés
décident du sort des nations , agrandissent ou
maintiennent les limites de la pensée . Quel spectacle
plus intéressant que de voir l'homme former ses premiers
pas dans la carrière des sciences ! Il marche d'abord d'un
OCTOBRE 1811 . 155
pas timide et incertain , il s'effraie des moindres obstacles
, il cherche un appui dans tous les objets qui l'environnent
; il s'avance lentement et avec précaution , jusqu'à
ce que fortifié enfin par le tems , éclairé par l'expérience
, il s'élance avec sécurité , et brave audacieusement
les difficultés qui l'arrêtaient auparavant. Un jour,
sans doute , si le monde ne retombe point dans la nuit
de la barbarie , si le voisinage d'une comète ne bouleverse
point notre frêle machine , il en sera de notre géographie
comme de celle des anciens . D'autres Malte-
Brun viendront et s'étonneront de l'imperfection de nos
connaissances . En attendant , jouissons de ce que nous
possédons , et plaçons le Précis de la Géographie universelle
sur les premières tablettes de nos bibliothèques .
Après avoir tracé dans le premier volume la naissance,
les incertitudes et les progrès de la géographie , M. Malte-
Brun s'est attaché dans le second à la partie physique et
mathématique de son sujet ; car l'art du géographe ne
consiste pas dans la mesure stérile et inanimée des cieux.
Il faut qu'il soit astronome , naturaliste , physicien , chimiste.
Il faut qu'il me montre les rapports des phénomènes
terrestres avec les phénomènes célestes , qu'il
sonde les profondeurs du globe pour me révéler les élémens
qui le composent , qu'il parcoure sa surface pour
me décrire ses productions , qu'il s'élève dans l'atmosphère
pour m'en expliquer les météores , qu'il fixe les
limites que la nature a données aux diverses régions ,
qu'il m'indique celles que la politique a inventées , qu'il
me découvre les différences des climats , qu'il me fasse
connaître les diverses races d'hommes et d'animaux ,
qu'il me trace l'histoire des peuples , le tableau de leurs
moeurs , de leurs arts , de leur industrie , qu'il ne soit
enfin étranger à aucune science. Il serait difficile de
posséder ce mérite à un plus haut degré que M. Malte-
Brun. Tout ce qu'il a écrit annonce une variété de connaissances
aussi rares que précieuses ; et ce qui ajoute
un grand prix à ses leçons , c'est qu'elles n'ont rien de
pénible et d'obscur , que la science y est toujours facile
, exacte et lumineuse. Sans doute un travail si distingué
n'appartient point exclusivementà M. Malte-Brun;
156 MERCURE DE FRANCE ,
il s'est aidé des recherches des savans ; souvent même
il s'est contenté de donner un extrait de leurs ouvrages :
mais c'est un mérite assez grand que de bien choisir ;
un choix judicieux suppose toujours un esprit juste et
éclairé .
La géographie physique était, jusqu'à ce jour , presque
inconnue et très-imparfaite dans nos traités méthodiques .
M. Malte- Brun a non-seulement le mérite de l'avoir créée,
mais de l'avoir traitée avec un rare talent. Qui croirait
que dans un sujet en apparence si ingrat , l'auteur a
trouvé le secret d'animer son style , d'en varier les tons ,
d'enrichir ses descriptions de tous les charmes du langage?
On y trouve des morceaux que nos meilleurs écrivains
ne désavoueraient pas , et qui font d'autant plus
d'honneur à M. Malte-Brun , qu'il n'appartient point à
la France ; c'est sur-tout dans cette partie de la géographie
physique où la terre est considérée comme le
séjour des êtres animés , que l'auteur a déployé une
plus haute et plus noble éloquence.
Je ne sais si ce ton plaira à quelques hommes austères
et sourcilleux , qui prétendent bannir du domaine de la
science tout ce qui tient au domaine de l'imagination ,
assujétir les formes du langage aux formes de l'algèbre ,
et suivant l'expression de Boileau :
Oter à Pan sa flûte , aux Parques leurs ciseaux ;
mais les gens du monde applaudiront au travail de
M. Malte- Brun , et les gens de goût le féliciteront
d'avoir su joindre avec tant d'habileté l'utile et l'agréable.
Après avoir consacré les deux premiers volumes de
son ouvrage aux développemens des connaissances préliminaires
, M. Malte-Brun commence au troisième la
description de la terre . La première contrée qui s'offre
à ses regards , c'est l'Asie ; c'est d'elle , dit-il , qu'ont
jailli les premières clartés de la civilisation ; c'est dans
ses provinces qu'on trouve le berceau du genre humain;
soit que , dans l'origine des tems , la main du créateur
l'y ait réellement placé , soit qu'après quelque terrible
catastrophe ce point le plus élevé du globe ait offert un
asile aux tristes débris des nations .
1
OCTOBRE 1811 . 157
Les géographes européens avaient jusqu'à ce jour
commencé la description de la terre par celle de l'Europe
; mais c'était l'amour-propre et la vanité seule qui
avaient décidé de cette préférence ; car sur quels titres
se fondait sa prérogative ? Les nations européennes
sont-elles plus anciennes que les autres ? Occupent-elles
sur le globe un rang privilégié ? Ont-elles conservé plus
religieusement leurs divisions primitives ? Les barrières
posées par la nature y sont-elles plus respectées ? N'estelle
pas , au contraire , le séjour habituel des orages
politiques ? est- il un point sur la terre où le sort des
Empires soit plus changeant et plus variable? C'est done
par l'Europe qu'il faut terminer la description du globe ,
pour laisser au lecteur les impressions les plus vraies et
les notions les plus récentes .
,
C'est donc aussi un mérite pour M. Malte-Brun de
s'être affranchi du joug des routines et d'avoir envisagé
son sujet d'une manière libre et indépendante . Il fixe
d'abord les limites générales de l'Asie indique ses
grandes divisions , décrit ses fleuves , ses montagnes ,
ses lacs , ses déserts ; il en considère ensuite les contrées
particulières , et les envisage sous tous les rapports
qui peuvent intéresser nos connaissances .
Dans tous ces détails , son style est facile , élégant ,
animé ; ce ne sont point des descriptions sèches et dénuées
de toute grâce , ce sont des tableaux tracés par
un peintre habile et sur lesquels les regards aiment à se
reposer. C'est ainsi que Strabon avait traité autrefois
la géographie. Mais alors les sciences n'avaient point
encore acquis ce degré d'étendue auquel elles sont arrivées
aujourd'hui , et M. Malte-Brun a sur le géographe
grec tout l'avantage que lui donne l'accroissement de nos
connaissances .
Si M. Malte-Brun n'avait voulu faire qu'un ouvrage
vulgaire , il aurait pu se contenter de rassembler les ma
tériaux épars dans les livres de ses prédécesseurs , et en
les présentant sous un jour intéressant et nouveau , il
aurait encore eu des droits aux suffrages du public ; mais
il a fait mieux, il n'a rien négligé pour étendre le domaine
de la science : il a non-seulement consulté les
58 MERCURE DE FRANCE;
meilleures autorités , mais il s'est ouvert des communications
inconnues , soit dans les bibliothèques les plus
riches et parmi les manuscrits les plus précieux , soit
dans les portefeuilles des hommes les plus savans qui se
sont empressés de contribuer au succès de son ouvrage .
On trouvera donc dans ce troisième volume des parties
tout-à-fait neuves ; on y trouvera des détails curieux et
inconnus sur les Druses , les Kalmoukes , les îles du Japon
, les moeurs , la religion , le commerce de plusieurs
nations mal décrites par les voyageurs .
Mais l'auteur ne s'est pas contenté de nous donner
l'état le plus exact de la géographie moderne; il a senti
combien il était nécessaire d'établir une sorte d'alliance
entre elle et la géographie ancienne , et par des tableaux
comparatifs faits avec beaucoup de soin , il nous a mis
en état de retrouver ces lieux et ces peuples , objets de
nos premières études et de nos souvenirs les plus tendres .
Il n'a pas même négligé la statistique , cette partie si chère
à quelques profonds publicistes , à ces esprits exacts et
méthodiques qui ne voudraient pas qu'il pût naître un
seul habitant dans nos basses-cours sans être enregistré
aussitôt dans un état civil .
Ainsi tout est complet dans le Précis de la Géographie
universelle , et si l'oeil de la critique y découvre quelques
fautes , elles sont si légères qu'elles ne sauraient porter
le moindre préjudice au succès de l'ouvrage. On ne
peut donc former d'autre voeu que de voir M. Malte-
Brun achever promptement cette utile entreprise , et
porter le même soin dans toutes les parties qui doivent
la terminer. On lui a reproché de s'être quelquefois
appuyé sur les autres , il me paraît assez fort pour
marcher seul avec assurance . Il arrive souvent dans le
cours d'un long ouvrage que la verve se refroidit , que
l'activité s'endort , que le sommeil nous surprend; alors
on se sent disposé à faire quelques sacrifices à cette
douce paresse dont les langueurs ont tant de charmes :
mais avec l'esprit , le talent et l'émulation_de M. Malte-
Brun , ce repos ne saurait être long ; c'est celui de
Renaud dans les bras d'Armide. Le réveil d'un brave
est le signal d'un nouveau triomphe . SALGUES.
OCTOBRE 1811 . 159
DU BONHEUR INDIVIDUEL , considéré au physique et au
moral dans ses rapports divers avec les facultés et les
conditions humaines ; par M. le sénateur VERNIER .
Un vol. in-8 ° . A Paris , chez Blaise , libraire ,
quai des Augustins , nº 61. ( 1811. )
On a disserté , dans tous les tems , sur le bonheur ,
ordinaire prétexte des passions , et seul but visible de
l'existence. Derniérement encore , on a publié , sous un
titre à-peu-près semblable , un volume généralement
bien écrit et bien pensé : mais quel que soit le mérite
du livre de M. Droz , il restait sans doute beaucoup à
dire , comme il nous reste beaucoup à faire pour être
heureux , malgré les années favorables que certains
hommes peuvent obtenir au milieu de tant d'efforts qui
ajoutent au malheur du plus grand nombre . Après de
longs siècles passés dans l'attente d'une félicité générale ,
celui qui rendrait la multitude vraiment heureuse ferait
une chose inouie et surprenante : il en est de même à
cet égard du bonheur individuel ; il paraît assez facile
d'en indiquer les voies aux hommes bien organisés ;
cependant les obstacles au bonheur sont si nombreux
dans l'agitation d'une société florissante , qu'un excellent
traité sur l'objet que des millions d'hommes se proposent
depuis des milliers d'années , serait aujourd'hui
même un livre nouveau .
M. Vernier dit bien où est le bonheur ; mais peut- être
ne s'arrête- t- il pas assez aux difficultés qu'il faut surmonter
pour y arriver. La plupart de ces difficultés paraissent
accidentelles , et le sont en effet si l'on remonte
à l'origine des choses sociales , mais l'ensemble en est
inévitable pour nous . Au reste , cette sorte d'oubli des
fatigues d'une route que la fatigue même rend plus nécessaire
à suivre , paraît être l'effet d'un louable courage ,
et peut en inspirer à ces hommes qui ne restent faibles
qu'en s'exagérant leur faiblesse , qui ne songent point
que puisqu'enfin il faut être heureux , le plus simple est
devaincre pour n'avoir pas toujours à combattre , et qui
160 MERCURE DE FRANCE ,
ont négligé de prendre pour leur devise ce mot d'un
texte vénéré : Porrò unum est necessarium .
L'intelligence des leçons de la sagesse n'appartient
exclusivement à aucun age ; un génie impartial n'a pas
besoin de sa propre expérience pour concilier dans un
ordre meilleur , ou perfectionner les préceptes transmis
par d'autres générations ; mais lorsque , vers le soir de
la vie , rappelant les divers sentimens que la succession
des choses a produits en nous , et jugeant dans le silence
les mouvemens des hommes , l'on consacre , ainsi que
le fait M. Vernier , ses heures de recucillement à détromper
ceux que le défaut de réflexion livre aux erreurs ,
on donne une autorité plus grande aux conseils d'une
bienfaisante morale. Minerve était jeune , à la vérité ,
mais elle était déesse : si les traits de l'homme peuvent
devenir assez augustes pour donner l'idée d'une empreinte
divine , il faut du moins que le tems les ait préparés
; quand cette patronne des Athéniens prit la figure
d'un mortel , on la vit substituer au feu des regards de
Pallas la gravité du front de Mentor.
Si l'historien de Télémaque a fidélement rapporté les
discours de Minerve , Minerve n'a pas toujours dit des
choses neuves , à plus forte raison ne faut-il point reprocher
à M. Vernier d'employer dans la construction de
son édifice des matériaux préparés et disposés par d'autres
; il a mis à contribution , comme il le déclare luimême
, les sages, les philosophes de l'antiquité , et ceux
qui depuis la renaissance des lettres se sont occupés de cet
objet. Si nous offrons peu de maximes nouvelles , dit
M. Vernier , nous aurons du moins l'avantage de classer
celles qui sont connues dans l'ordre convenable pour les
rendre plus utiles . L'ordre , observe-t-il avec raison , est
un genre de création qui .... met en évidence les vérités ...
et leur donne une force nouvelle . Toutes les grandes
questions de morale et de philosophie seront , ajoute-t- il ,
non pas discutées , mais fondues dans cet essai, et nous
ne craignons pas d'avancer que nous n'offrirons rien qui
ne soit frappé au coin de la certitude et de l'évidence.
Un tel engagement bien rempli , formerait sans doute
un livre peu ordinaire. M. Vernier n'y manque pas d'une
OCTOBRE 1811 . 161
LA
SEIN
5
manière essentielle ; cependant j'aurais plusieurs objections
à lui proposer : j'en réduirai le nombre .
la seule c
FOT
E
La compensation entre les avantages des diverses con
ditions est plus clairement démontrée par
que l'inégalité dans le partage choquerait toutes les dejustice et de bonté.... En admettant une autre on
répond facilement à cette difficulté , ainsi la compensation
n'est point démontrée par-là . 5.
Le bonheur dont l'homme peut se flatter de jouir esen
dans ses mains , ildépend entiérement de sa conduite, etc
chap. ler de la seconde partie . Ceci me paraît au moins
exagéré. L'auteur dit lui-même dans le chapitre V de la
première partie : La santé .... est si essentielle à notre
bonheur que sans elle nous serions privés de toute espèce
de jouissance , que la vie même ne serait pas un bien , et
que tous les efforts de courage seraient insuffisans pour
nous faire supporter les maux attachés à sa privation .
Le bonheur ne dépend donc entiérementde notre conduite,
que si la santé en dépend toujours , ce que l'on ne saurait
prétendre.
Les hommes de lettres qui devraient avoir plus de droit
au bonheur, sont pour l'ordinaire les moins heureux , Şi
l'on eût voulu en rechercher la cause et l'approfondir , on
eût aisément reconnu qu'il n'en existe pas d'autre que le
défaut d'éducation morale perfectionnée par l'usage du
monde. On en reconnaîtrait , ce me semble , plusieurs
autres causes , dont la plus générale est dans l'inconvénient
des habitudes sédentaires et d'un travail sans activité
corporelle. Quand on ne pense qu'autant qu'il le
faut pour agir en même tems , pour diriger les divers
mouvemens du corps , la pensée ne saurait être fatigante
, puisqu'elle est inséparable de l'existence humaine
: mais réfléchir en restant immobile , occuper habituellement
le cerveau sans remuer les membres , c'est
s'écarter selon toute apparence des premières dispositions
de la nature . Si cette contention d'esprit ne détruit pas
toujours la santé , elle l'altère inévitablement , et sans
souffrir , on perd cette fraîcheur du sang , cette liberté
des organes , qui est , avec le calme des passions , la pre
mière disposition au contentement de la vie .
L
162 MERCURE DE FRANCE ,
M. Vernier dit encore : Si tu crains la mort, c'est
que tu as mal vécu. Il n'y a qu'un être fortement imbu
des préjugés de l'enfance , ou vicieux et corrompu , qui
puisse en être effrayé. Ne serait-ce pas prononcer d'une
manière trop absolue ? Si l'on ne veut point avouer que
nous ne pouvons pas toujours sentir les approches de la
mort avec indifférence , il faut expliquer comment il ne
doit pas nous être pénible de voir cesser tout espoir de
bien employer la vie , ou comment , en croyant à l'immortalité
, l'homme vertueux lui-même peut entrer sans
quelque terreur dans la vie inconnue , et commencer
sans trouble une destinée qui paraît irrévocable .
Les pensées justes ne sauraient être rarés dans un
traité moral dont l'auteur a mis les sages à contribution .
Je n'en citerai que deux ou trois , qui suffiront pour
donner quelque idée du système général adopté par
M. Vernier sur les vrais moyens du bonheur : Il suffit
de s'aimer soi-même pour aimer la morale ; il suffit de
désirer d'êtreheureux pour s'attacher à ses préceptes. Si
Pon demande à l'homme qui n'estpas éclairé par la morale ,
en quoi consiste le bonheur, il répondra : à contenter tous
ses désirs ; réponse d'un insensé , parce que...... l'on ne
peut obliger l'Univers àfaire ce qui nous plaît, et à l'instant
où il nous plaît.-La cause la plus ordinaire de nos
chagrins vient de ce que nous courons après les plaisirs
qui ne sont pasfaits pour nous , que nous nesavons pas les
concilier avec les principes qui doivent nous diriger, avec
notre état et notre condition. - Moins nous avons do
besoins , plus nous sommes rapprochés du bonheur ; il est
d'autant plus pur , d'autant plus durable , qu'il est composédeparties
plus simples , et qu'il est moins dépendant
d'autrui.
Ce qui vient d'être dit suffit sans doute pour faire entrevoirquel'auteur
ayant le désir de répandre desidées utiles ,
bienplus que l'ambition de présenter des choses neuves ,
a rendu son livre plus recommandable par le mérite d'une
telle intention , que par la hardiesse des pensées , ou la
grandeur des images , et que sans beaucoup de vigueur ,
le style en est généralement facile et convenable au sujet.
La critique pourrait néanmoins remarquer , en quelques
OCTOBRE 1811 : 163
endroits seulement , par exemple au chap . 8 , une manière
un peu triviale , ou même des expressions défectueuses
; mais elle ferait remarquer dans le même chapitre
cette heureuse définition des grâces , charme inexprimable
qui résulte d'un juste rapport des mouvemens
avec lafin qu'on se propose.....
Dans un ouvrage de cette nature , où l'auteur a conservé
d'ailleurs le ton qui convenait , et à lui-même et au
sujet , le grandjour de l'impression lui aura peut- être fait
apercevoir que des vers fréquemment cités au milieu du
texte, l'interrompent d'une manière trop familière , et
qu'ils semblent former quelque disparate , d'autant plus
que le choix même n'en est pas toujours fort sévère .
En voici de J.-B. Rousseau , que transcrit M. Vernier;
ils ne présentent , à notre avis , sous une couleur
très-peu poétique , qu'une idée assez commune .
Le parfait bonheur ne consiste
Qu'à rendre los hommes heureux.
Les Dieux même .
N'exigent qu'à ces mêmes titres
Nos offrandes et nos autels .
..
.... C'est leurbonté qu'on adore .
:
Ces vers rappellent l'idée exprimée avec plus de justesse
peut-être dans ce passage d'un écrivain moderne :
Dieu ! tu es admirable dans l'ordre des mondes ; mais
tu es adorable dans le regard de l'homme bon qui rompt
le pain qui lui reste dans la main de son semblable .>>
DE SEN .....
L2
164 MERCURE DE FRANCE ,
-
SUSANNE , poëme en quatre chants , suivi du Repentir ,
et de Poésies fugitives ; par Mme JOLIVEAU . Un
vol . in-18 . -Prix , 1 fr 50 c. , et 1 fr. 80 c. franc
de port . Chez Michaud frères , imprimeurs-libraires ,
rue des Bons-Enfans , nº 34.
AVANT quHorace eût donné le grand précepte si peu
suivi :
Non satis est pulchra esse poëmata , dulcia sunto ;
traduit , mais peu littéralement, par le législateur du
Parnasse :
C'est peu d'être sublime , il faut être touchant ;
,
avant cet axiôme moderne , disons-nous , nos livres
saints en avaient, dans l'antiquité la plus reculée , donné
Texemple ;et c'est, comme l'on sait, la meilleure de toutes
les leçons . Qui peut lire sans émotion les histoires de
Joseph , de Ruth , de Susanne et de Tobie ? Tous les arts
s'en sont emparés . Les artistes , les poëtes et les écrivains
de toutes les nations , ne se croyant pas une imagination
assez féconde , un génie assez inventif pour intéresser
par des fictions imitatives de la vérité , ontpeint ,
sculpté , raconté en vers ou en prose les événemens touchans
que nous a transmis la Bible, c'est-à-dire le livre
antonomase qui désigne parfaitement ce précieux recueil
dont le charme ravit et instruit tout-à-la-fois quiconque
a conservé la droiture du coeur et de l'esprit;
quiconque n'a point adopté ces doctrines odieuses aussi
fatales à la société qu'aux individus qui la composent.
Le mérite de ce recueil sacré , le livre par excellence ,
était bien connu de nos plus grands poëtes , Malherbe ,
Racine et J.-B. Rousseau. Ils y ont trouvé les plus
beaux diamans de leur couronne . Mme Joliveau a donc
fait un bon choix quand elle a mis en vers français l'histoire
de Susanne .
Des deux lois capitales promulguées par le poële
romain dans le code du bon goût qu'on appelle Art
OCTOBRE 1811 . 165
poétique , l'auteur que nous annonçons a suivi dans son
choix la première :
dulcia sunto (poëmata ) .
:
En peut-on dire autant de la seconde :
Sumite materiam vestris , qui scribilis , æquam
Viribus ? .....
Le chantre de Susanne a-t-il fait preuve d'une force
proportionnée à son sujet ? c'est ce que nous devons
examiner. Voici le début de cе роёме :
Qu'un autre suive l'aigle au séjour des éclairs ,
Exalte le héros qu'admire l'Univers ,
Quepour lui le génie embouche la trompette ;
Moi qui n'ose'essayer qu'une simple musette .
Qui veux parer mon frout de l'humble fleur des champs ,
Je cherche à moduler quelques récits touchans .
Cedébut , simple et gracieux , est parfaitement dans le
genre du poëme , et mériterait plus d'éloges s'il n'était
pas déparé par deux impropriétés d'expression tout-àfait
choquantes : on dit le séjour du tonnerre , mais non
pas le séjour des éclairs ; de même , on ne peut dire
moduler des récits , mais bien des chants .
En versifiant l'histoire de Susanne , Mme Joliveau s'est
permis des changemens qu'elle appelle petits , et qui
nous paraissent grands. Elle feint qu'un des deux vieillards
calomniateurs , avait été , dans sa jeunesse , amoureux
de Susanne , et sur le point de l'épouser. Outre que
cette fiction n'est point heureuse, c'est un anachronisme ;
car dans la jeunesse de ce vieillard , Susanne , aussi
jeune que belle , n'existait point. L'auteur représente
encore absent Joachim son époux , qui se trouvait près
d'elle quand elle fut accusée. Dans sa défense , Susanne
est accompagnée d'Helcias son vieux père ; de sa mère
Salomith , qui présente au peuple-juge l'enfant de sa
fille , et cette fiction est plus heureuse. Je la trouve bien
préférable à celle de Baal , démon tentateur qui veut
séduire Susanne par des prestiges , et qui ne séduit que
les deux vieillards .
La vertude Susanne au ciel portait la joie ,
166 MERCURE DE FRANCE ,
Baal désespéré , pour ravir cette proie ,
En vain la berce , etc.
Tous ces détails de faits ou d'inventions sont écrits de ce
style qui n'est nullement poétique .
Dans une première déclaration Joël dit à Susanne :
J'ai vécu , j'ai langui désolé , solitaire ;
Le devoir , l'amitié m'obligeaient à me taire ;
Je succombe à mes maux , tout me semble odieux ,
Je ne puis plus souffrir la lumière des cieux .....
Dieu ! tu parais troublée , et changes de couleur !
A ce coeur accablé rendrais- tu le bonheur ?
Le tien est- il ému ? daigne enfin me l'apprendre ;
S'il existe un ingrat.... Joël , toujours plus tendre ,
Malgré toi , malgré lui n'en est que plus constant.
Susanne lui répond avec l'air imposant :
Gardez-vous de jamais concevoir la pensée.....
Ce n'est point ainsi que Racine exprime les feux et le
trouble de Phèdre ; et cet amour du vieux Joël se ressent
fort des glaces de l'âge. Son rival Zarbas vient pour le
supplanter auprès de Susanne , il lui représente son
époux comme un infidèle indigne de sa tendresse .
Ton époux , ma Susanne , il te ravit son coeur ,
Dédaigne tes attraits ; mais moi qui les adore ,
Je viens chercher le prix du feu qui me dévore.
Nous n'avons point choisi ces morceaux , on en trouve
fréquemment de pareils dans tout ce poëme , et nous
sommes fâchés d'être obligés de faire de telles citations .
Il n'est point de si mince poëte qui ne puisse sentir toute
la faiblesse de ce style .
Zarbas dit encore à Susanne :
L'amour rapproche tout , le rang , l'état et l'âge ;
Ta divine beauté doit être son partage.
Ne vois done point enmoi , Susanne , un séducteur ,
Mais un amant discret , mais un consolateur.
Susanne dit à sa suivante :
Ton oeil observateur
A-t-il de ce jardin percé la sombre enceinte ,
OCTOBRE 1811 . 167
Etpuis-je au fond des eaux poser le pied sans crainte ?
,
Elle pálit. Ses cris sur ses lèvres tremblantes
Expirent ; elle sent ses forces défaillantes
Et ses yeux obscurcis roulent des pleurs amers.
Il croit en triompher ; les monstres des enfers
Espèrent sonbonheur arraché par la crainte;
L'allégresse déjà dans leurs regards est peinte ;
Mais ta vertu , Susanne , a fait fuir la terreur ;
Le trépas , le mépris ne te font point horreur.
On ne peut pas reprocher à ces vers d'être travaillés ,
ils sont d'une rare simplicité : mais la muse française qui
chante Susanne , quelque intéressante , quelque aimable
qu'elle puisse être , n'aurait pas dû se montrer ainsi au
public sans nulle parure.
Un goût plus sévère lui aurait aussi appris à purger
son poëme de beaucoup d'expressions non-seulement
prosaïques , mais impropres et incorrectes . Par exemple
, Mme Joliveau dit : le ruban qui couvrait l'ivoire
de son pied. On peut dire son pied d'ivoire , mais
je ne crois pas que l'on doive se permettre l'ivoire de
son pied : ou demandera pourquoi ; le goût ne saurait
donner de raison : c'est comme un sixième sens dont
les jouissances délicieuses ne peuvent être analysées .
Despote absolu , il régit impérieusement les bons écrivains
qui lui obéissent avec fidélité , quoique jamais il
ne leur rende compte de ses permissions et de ses défenses.
En peignant les charmes de la belle Inès , le Camoëns
a fort bien dit, et après lui son traducteur français
, sesjambes d'argent, ce qui présente l'image exacte
et voluptueuse d'une belle jambe de femme. A cette expression
substituez l'argent de ses jambes , et vous verrez
ce que c'est que le goût , vous sentirez ce qui le blesse ,
ce qui le flatte.
Enfin , comment a-t-on raconte le fait ? Comment a-ton
peint la belle Susanne au bain ? Je lis :
Elledit : vers le bain un doux charme l'entraîne ;
Lebaincalme les sens , il calme aussi la peine .....
1
168 MERCURE DE FRANCE, ۱
१ Et le lin délicat , et la chaste ceinture
Ses habits les plus chers vont couvrir la verdure....
Ses contours délicats , sa peau douce , éclatante ,
Chaque veine d'azur qui sous les lis serpente ....
Certes , ce n'est pas ainsi qu'il fallait faire ce tableau .
Sans doute , en racontant cette histoire , l'écrivain sacré
a voulu , pour l'instruction de la plus belle , de la plus
intéressante moitié du genre humain , peindre l'union
si rare de la beauté et de la chasteté , les vertus sous la
forme des grâces , et la protection céleste qui au besoin
ne leur manque jamais. Susanne est un mot hébreu qui
signifie rose et lis . Il fallait donc peindre , ou du moins
esquisser ces roses , ces lis ; et Mme Joliveau devait ici
emprunter le pinceau de Santerre et le burin de Porporati
. On eût bien fait de représenter cette belle comme
une colombe innocente sous la griffe de deux vautours ,
Susanne défendant ses charmes contre les entreprises
de deux vieux impudens , contre les honteux larcins de
l'amour hideux et ridicule en cheveux blancs ; et ces
tableaux tracés par une main savante , pouvaient être
à- la- fois voluptueux et modestes .
Le même amour de la vérité qui a rendu nos critiques
nécessaires , nous porte à avouer , et de très-bon
coeur, qu'il y a dans ce petit poëme beaucoup de vers
heureux qui expriment spirituellement une foule de sentimens
honnètes. Voici le début poétique du troisième
chant :
Déjà l'astre fécond qui verse la lumière
Touchait dans son déclin les bords de l'hémisphère ,
Et semblait agrandir son disque étincelant;
Sa pourpre se mêlait à la frange d'argent
Des nuages légers qu'un doux zéphyrpromène ;
Déjà brillait Vénus dans la céleste plaine .
Susanne respirait la fraîcheur des jardins ,
Ledoux parfum des fleurs , l'oeilflatte des raisins ,
Dont les ceps amoureux ornaient le sycomore ,
Parédes fruits vermeils qu'il n'a point fait éclore.
Au lieu de paré , pleonasme synonyme d'arnaient, il
fallait mettrefier, orgueilleux.
OCTOBRE 1811 . 169
Nous ne citerons rien du très-petit nombre de Poésies
fugitives qui terminent le volume. Nous pourrions , il est
vraiy trouver plusieurs passages dignes d'éloges ; mais la
part de la critique serait plus grande , et c'est l'ouvrage
d'une femme que nous avons sous les yeux : ce titre mérite
des égards . D.
VARIÉTÉS .
UNE BONNE ACTION,
La mort d'un homme respectable dont nous avions le
bonheur d'être l'ami , a fait tomber cette lettre entre nos
mains . Si les sentimens qui nous attachaient à l'auteur ne
nous font pas illusion , l'anecdote qu'elle renferme ne sera
pas sans quelqu'intérêt pour nos lecteurs . Ignorant jusqu'à
quel point il peut convenir aux personnes dont il est fait
mention dans cette lettre de s'y voir citées nominativement,
nous avons cru devoir faire usage de noms supposés ; c'est
le seul changement que nous nous soyons permis .
Rennes , le 21 février 1788.
Je voudrais bien , mon ami , pouvoir fixer l'époque où
je partirai d'ici pour aller te rejoindre ; mais cela dépend
de tant de causes étrangères à ma volonté , que je ne puis
encore te rien dire de positif à ce sujet. Dans tous les cas ,
compte , pour abréger notre séparation , sur le désir que
j'ai de me retrouver près de toi .
Il faut avouerquuee sans le secours d'Emmanuel, j'aurais eú
biende la peine à sortir du dédale d'affaires où je me trouvais
engagé , et je vois qu'il est bon d'avoir un conseiller
au Parlement pour frère , quand on a pour intendants des
avocats et des procureurs . Au demeurant , je me trouve
beaucoup plus riche que je ne l'espérais , et comme la fortune
ne fait jamais rien à demi , après m'avoir comblé de
faveurs aux bords du Gange , elle me procure en France
des successions que j'étais loin de désirer et d'attendre .
Apropos de succession ,je te dois le récit d'une petite
aventure qui m'est arrivée il y a quelques jours . J'ai toujours
entendu dire que c'était gâter une bonne action que
de la publier ; mais ce n'est pas la publier que d'en faire
170 MERCURE DE FRANCE ,
part à son ami ; c'est , tout simplement, s'en rendre compte
à soi-même .
,
for-
Venons au fait. Lorsqu'à mon arrivée , mon curateur
me mit sous les yeux l'état de mes biens , je vis avec surprise
que le baron de Saint- Maurice , cousin-germain de
mon père , mort il y a deux ans , m'avait institué par testament
son légataire universel d'une fortune d'environ
deux cent mille francs de capital. Les dispositions de ce
testament m'étonnèrent d'autant plus que je connaissais
au baron deux neveux auxquels cette succession devait naturellement
appartenir . Je m'informaides motiſs qui avaient
pu déterminer le testateur à frustrer de ses biens ses héritiers
légitimes . On m'apprit que ce vieillard célibataire
qui avait recueilli chez lui ces deux jeunes,sgens sans
tune , qui s'était chargé de leur éducation , et les avait
entretenus honorablement dans la différente carrière qu'ils
avaient embrassée , avait eu beaucoup à s'en plaindre dans
les dernières années de sa vie , que l'aîné avait été obligé
de quitter son régiment et le royaume , pour avoir tué en
duel un de ses camarades , et que le cadet , après avoir renoncé
au barreau , au moment d'y remplir une place
honorable , avait épousé , contre l'aveu de son oncle , une
jeune fille de cette ville sans fortune et sans naissance . Je
sus que l'officier , dont l'affaire avait été assoupie , se trouvait
à Rennes , ainsi que son frère , et que depuis deux ans
ils avaient en vain épuisé toutes leurs ressources pour faire
casser le testament de leur oncle . Mes informations bien
prises , et sachant qu'ils ignoraient encore mon arrivée
j'engageai mon frère qui les voyait quelquefois à me faire
dîner avec eux. Emmanuel , sans vouloir approfondir mes
motifs , qu'il pressentait sans doute , invita pour le lendemain
les deux frères et la femme du plus jeune. Tous trois
se rendirent à son invitation; nous nous étions perdus de vue
depuis trop long-tems pour qu'ils pussent me reconnaître ;
Emmanuel suppléant à leurmémoire, leurdit en me conduisant
vers eux : Messieurs , je vous présente mon frère , le chevalier
Félix. La tête de Méduse ne pétrifiait pas mieux son
monde . Ils restèrent immobiles ; mais revenus de leur première
surprise , mes cousins me firent une légère inclination
sans daigner répondre au compliment queje leur adressai.
Je vis avec plaisir , en jetant les yeux sur la jeune femme ,
qu'elle était douée d'une de ces figures douces et gracieuses
qui peuvent servir d'excuse à bien des folies : je m'approchaid'elle
, et j'en reçus un accueil, qu'en dépit du regard
,
OCTOBRE 1811 . 171
-
que son mari lui lança , elle ne parvint pas à rendre désobligeant
. On se mit à table , la conversation fut sèche et générale;
mais lorsque les gens se furent retirés , Emmanuel
parla du baron de Saint-Maurice ; j'en fis l'éloge . Le mari
de lajolie cousine , qui ne cherchait qu'une occasion d'éclater
, ne perdit pas celle que je lui offrais avec intention .
" La mémoire de mon oncle , dit-il avec un rire amer , ne
recevra pas un grand lustre de vos louanges ; on sait le cas
que l'on doit faire d'une oraison funèbre payée au poids de
l'or. La sortie est un peu brusque , mon cher cousin , répondis-
je sans aigreur; mais comme le reproche a le même
motif que vous supposez à l'éloge , il est permis de ne pas
lecroire plus juste .-Le même motif? Oui; vous me
jugez assez sévèrement pour ne voir dans mes louanges que
l'expression de la reconnaissance d'un héritier ; je puis bien
nevoirdans votre humeur que le regret de l'héritage. Dans
tous les cas , Monsieur, mes regrets ne sont pas, ainsi que
votre reconnaissance , une injure à la justice.-Je ne vois
pas jusqu'à présent en quoi je m'en suis écarté.-Etmoi , reprit
l'aîné des deux cousins , je ne vois pas de raisons pour
engager une discussion sur laquelle les lois ont prononcé.
Mon oncle était le maître de ses biens; nous étions ses héritiers
naturels , il a cru avoir à se plaindre de nous , et nous
a frustrés de sa succession en faveur d'un parent éloigné : ce
parent arrive et recueille un héritage qui lui est légalement
acquis; riendeplus simple. Nous pouvons taxer d'injustice
la volonté du testateur; nous avons d'excellentes raisons
pour cela; mais d'autres en ont d'aussi bonnes pour la justifier;
laissons donc une conversation chagrinante pour
celui qui possède , parce qu'elle mêle à ses plaisirs l'idée
du dépouillement d'autrui , et plus chagrinante pour nous
qui , n'ayant plus rien à prétendre , croyons encore avoir
droit à tout réclamer.-Je ne prends pas aussi facilement
mon parti , répliqua l'autre , et je ne m'accoutume pas à
regarder de sang-froid une extorsion légale. Monsieur peut
enjuger différemment; la justice des Indes après tout ne
ressemblepeut- être pas à celle d'Europe . J'écoutaiavecune
tranquillité imperturbable tous les traits piquans qu'ilplutau
cher cousindeme lancer,eettquesatfemme cherchait à détourner
parles interprétations qu'elle donnait au discours de son
mari , et la douceur aimable dont elle accompagnait les siens .
Son frère continuait à blâmer ses plaintes , et le bon Emmanuel
attendait avec impatience la fin de cette scène. Après
'avoir bien mis le jeune homme dans son tort : Mon-
1
172 MERCURE DE FRANCE ,
sieur , lui dis -je , je croyais m'attirer quelques remercimens,
et je vois que c'est moi qui finirai par vous en devoir. En
priant mon frère de nous réunir , je n'avais en vue qu'un
acte de justice , et vous m'offrez l'occasion d'en faire un de
générosité.- Mon notaire entra dans ce moment; monsieur
, continuai-je , en le fesant asseoir près de moi , est
chargéde répondre à vos injures , et je lui cède la parole .
Les deux frères demeurèrent interdits , incertains encore
où j'en voulais venir; ma petite cousine me regardait avec
des yeux qui m'indiquaient déjà qu'elle m'avait entendu
(les femmes vont plus vite au-devant d'un procédé délicat) .
Le notaire , sans autre préambule , tira de sa poche un papier
dont il fit lecture . Ce papier n'était autre chose qu'un
acte formel de renonciation à l'héritage du baron de Saint-
Maurice , et le transport de tous mes droits à ses neveux. Je
voudrais pouvoir te peindre les différentes figures de mon
auditoire à cette lecture; l'étonnement et la joie du frère
aîné, la confusion profonde et attendrissante du cadet , l'expression
vive et délicieuse de sa femme qui fondait en larmes,
et la physionomie rayonnante du bonEmmanuel .Vous
voyez , mon cousin , ajoutai-je en prenant la parole après le
notaire, que la justice des Indes est la même que celle de
l'Europe ; mais , sije ne suis que juste en renonçant à un bien
auquel je vous crois des droits mieux fondés quoique moins
reconnus que les miens , vous avouerez qu'il y a quelque
générosité à les proclamer dans ce moment.Etsur-le-champ
je signai l'acte dont on venait de donner lecture. Mon
étourdi se confondait en excuses , son frère en remercîmens ,
la petite femme en pleurs . Embrassons-nous , mes chers
cousins , dis -je avec cette gaieté que donne le contentement
de soi-même , et buvons à lamémoire du haron qui
doit maintenant nous être cher à tous. Je reçus , avec le
plaisir le plus vif que j'aie peut- être éprouvé de ma vie ,
les témoignages de reconnaissance dont m'accablèrent ces
bons parens , et le baiser mouillé de larmes que me donna
ma jolie petite cousine.
Tu trouveras , comme moi, que je n'ai pas grand mérite
à céder mes prétentions sur un bien qui ne ferait qu'augmenter
ma fortune , et dont la jouissance est tout pour
ceux aux dépens de qui je pouvais me l'approprier : mais
aussi ce n'est pas du sacrifice de deux cent mille francs
que je me vante à tes yeux , mais de celui que j'ai fait à
mon devoir , de mon injure personnelle , et des mouvemens
de mon amour-propre offense. Comme on juge du
1
OCTOBRE 1STT . 173
mérite d'une action par ce qu'elle exige d'efforts pour l'accomplir
, tu ne seras pas étonné , toi qui me connais , du
prix que j'attache à la mienne .
Adieu , nous nous reverrons bientôt.
ENCORE SUR LA COMÈTE.
A MM. les Chroniqueurs .
Y.
Vous vous croyez , Messieurs , d'habiles gens avec vos
anecdotes , vos bons mots , vos remarques et votre philosophie
: vous avez des ermites, qui ne bougent pas des
cercles de la capitale; desfemmes de lettres qui crient au
feu parce qu'on prétend qu'elles n'ont point de barbe au
menton; des professeurs qui , à propos de ce Pygmalion
sur lequel ils devraient se taire , vous entretiennent d'objets
dont on est convenu de ne jamais parler ; des raisonneurs /
à perte de vue sur la comète..... Mais ici je m'arrête , car
que n'avez-vous pas ? et j'en veux venir à la comète .
Vos journaux ont dit les plus belles choses du monde
sur ce corps lumineux dont on ignore la nature et la marche .
Les uns veulent que ce soit un astre en fusion , et les autres
un monde qui sort de l'eau. Celui-ci veut que la lumière
dont il brille , lui soit propre celui-là prétend qu'il la
reçoit du soleil : un troisième , partageant le différent par
lamoitié , assure que cette lumière est mixte , et due à ces
deux causes. Ily a de quoi contenter tous les goûts . Mais
il est un point sur lequel on est convenú de s'enorgueillir :
c'estle stoïcisme avec lequel on regarde cet astre aux longs
cheveux. Jadis il présageait la fin du monde ; à son apparition
les temples étaient remplis , les confessionnaux obstrués
, et nos ministres ne savaient plus auquel entendre .
Voilà du moins ce qu'on a dit , ce qu'on a répété , et ce
dontvous êtes convaincus , parce qu'il est flatteur pour votre
amour-propre de vous croire et plus courageux et plus instruits
que vos grands pères. Il semble , d'après tout ce
qu'on a écrit depuis deux mois , que dans les siècles
passés on ait toujours éprouvé de l'effroi en apercevant
dans les airs la queue , la barbe ou la chevelure d'une comète
, et que personne n'en a peur dans le dix-neuvième
siècle. Or , ce sont deux articles sur lesquels on est dans
l'erreur; en voici les preuves . Commençons par ce qui est
venu avant nous. Christophle de Gamon , fort mauvais
poëte, vivait sous le règne d'Henri IV; il était contempo174
MERCURE DE FRANCE ,
rain de Du Bartas qui ne valait guère mieux , mais qui
croyait aux revenans et craignait les comètes. Ce dernier
publia fort malencontreusement pour ceux qui, dans ce
tems , étaient obligés de tout lire , la Semaine de la Création
, en sept livres. Christophle de Gamon , trouvant que
ce sujet n'était pas bien traité , et voulant disputer la palme
à DuBartas , fit paraître , en 1609, la Semaine, ou Création
du-monnddee,, contre celle de Du Bartas. C'est de cette dernière
que je vais extraire un morceau sur les comètes .
«C'est se rendre complice à l'erreur monstrueux
> De donner du présage à l'astre aux longs cheveux ;
> Plus encor de penser que son crain porte-flame
• Par son branle incertain doive ébranler notre ame ,
› Causer perte aux pasteurs , etc.
» Que si , depuis que l'astre , à tort nommé funeste ,
» A commencé briller sous l'arcade céleste ,
> Tandis qu'il rougissait , quelqu'accident nouveau
» Se trouve être arrivé , qu'en peut mais ce flambeau ?
» Puis , où voit-on que Dieu nous ait prescrit cet astre
> Pour prédire aux humains quelqu'inhumain désastre ?
> Veut-il que nous lisions dans les airs agités ,
> Non dans les saints feuillets , ses saintes volontés ?
> Combien volt-on de fois que le Tout-Puissant jète
» Les comètes sans maux et les maux sans comète ? (1 )
L'on voit par cette citation qu'il y a plus de deux siècles
que les comètes étaient impunémentaffrontées et que nous
n'avons pas la gloire de les avoir bravées pour la première
fois . Il est vrai de dire qu'elles inspiraient à d'autres personnes
une grande terreur , et Du Bartas , tout ambassadeur
qu'il était du brave Henri , en est un exemple. Mais il n'est
pas moins vrai d'assurer que beaucoup de gens ont encore
peurde la comète , et j'en viens à la preuve .
Etant derniérement à quatre lieues de Paris , je regardais
comme les autres ce faisceau de rayons qui décrivaient
dans le ciel une légère courbe. L'impression que produisait
son éclat sur les spectateurs était différente. Quelques
individus donnaient des marques de frayeur : interrogés
sur le motif de leurs craintes , ils répondirent avec la persuasion
du mal que pouvait faire la comète. Aucun raisonnement
ne fut capable de calmer leurs alarmes . Tous
(1) La Semaine, par C. de Gamon , page 47 , édition de 1709.
OCTOBRE 1811 . 175
paraissaient redouter des effets semblables à ceux du tonherre.
L'un assurait que l'astre pouvait tomber sur sa
maison, et l'autre entrer par sa cheminée. Un mauvais
plaisant conseilla au premier de faire construire , sur son
toit , un para-comète , et au second de faire du bouillon
de comète si l'astre tombait dans sa marmite. Il fit prudemment
de s'éclipser. Il lui serait arrivé quelque mésaventure
, ce qui ne nous eût pas empêché de dire : qu'en
peutmais ce flambeau ? VERAX.
Aux Rédacteurs du Mercure de France.
MESSIEURS , je crois devoir , à plus d'un titre , vous adresser une
remarque utile aux lettres . Votre journal , sous le rapport littéraire ,
doit survivre à toutes les feuilles périodiques dans lesquelles se trourent
insérés un grand nombre d'articles incohérens et sans rapports
entreeux , qu'on ne consulte guère une fois lus. Le Mercure , au contraire
, est considéré , en général , comme un monument qui s'édifie
pour l'usage d'un grand nombre de gens de lettres qu'il intéressera
constamment. Tout ce qui peut concerner la littérature semble devoir
donc y être consigné , pour servir de matériaux à ce vaste édifice.
Je m'étonne chaque jour , Messieurs , que , dans un siècle que l'on
dit éclairé , où les éditions de la majeure partie des ouvrages utiles se
renouvellentrapidement, après avoir été soigneusement revues , corrigées
at considérablement augmentées , il se trouve , dans ces mêmes ouvrages,
des citations pleines d'erreurs grossières qui protestent contre
ces annotations pompeuses de messieurs les éditeurs .
Une de ces négligences , au sujet de la bataille de Marathon , brave
lelecteur confiant et débonnaire , dans huit éditions du Dictionnaire
historique de MM. Chaudon et Delandine , dont la neuvième édition
tst sur le point d'être complettée.
Onlit dans la table chronologique de cet ouvrage :
An 490 , avant J.-C., combat de Marathon où Miltiade , général
› des Athéniens , est vainqueur de Mardonius , général des Perses .
A la vérité , avant MM. Chaudon et Delandine , Bossuet a dit ,
dans son discours sur l'Histoire universelle :
«Mardonius , après avoir traversé l'Asie , croyait accabler les
› Grecs par le nombre de ses soldats , mais Miltiade défit cette armée
> immense dans la plaine de Marathon , avec dix mille hommes . »
M.A. Serieys, dans ses tables chronologiques , première et deuxième
éditions , nous offre le même texte .
1
176 MERCURE DE FRANCE ,
Il faudrait donc en conclure , par rapportà Mardonius , qu'il eut
T'honneur de combattre à Marathon à la tête des Perses .
On lit cependant , soit dans Hérodote , soit dans les nombreux historiens
qui ont écrit sur ce sujet d'après ce père de l'histoire :
<Darius envoya Mardonius pour le venger des insultes qu'il pré-
> tendait avoir reçues des Grecs; mais ce général et ses troupes , tra-
>> versés par une tempête qu'ils essuyèrent sur mer , ne purent exé-
■ cuter cette commission dont Datis et Artapherne fils furent chargés .
>.Mardonius se trouvant hors d'état de rien entreprendre de considé-
> rable , retourna en Asie . »
Mardonius n'eut donc aucune part à la bataille de Marathon. Ce
général , depuis son retour en Asie , que je viens de citer , ne reparut
sur la scène politique de la Grèce qu'après la mort de Darius , et pour
la grande et malheureuse expédition de Xerxès.
Un fait historique aussi important , m'a semblé exiger l'observation
que je vous adresse. Il me mettrait en droit d'ajouter , que les
deux Artapherne ne figurent daws aucune des neuf éditions de MM.
Chaudonet Delandine ; qu'ils ont également été oubliés par MM. les
Rédacteurs de la Biographie Universelle , dont il n'a paru encore que
deux volumes : mais je dois mettre un terme à cette digression déjà
trop longue , et garder même le silence sur le genre d'étonnement
que doivent causer ces sortes d'omissions .
J'ai l'honneur d'être , etc.
Rouen , le 29 septembre 1811 .
SOCIÉTÉS SAVANTES.
C. V.
Description de la fête décennale de la Société d'Agricul
ture et de Commerce de Caen, célébrée le 1 août 1811 .
C'EST un usage des membres de la Société de se rassembler tous les
ans , et de se trouver à une séance extraordinaire , suivie d'un banquet
pour se délasser ensemble de leurs travaux. La Société avait
cette fois à célébrer la fête décennale de son rétablissement.
Sur les trois heures de l'après-midi , M. le baron Méchain , préfet du
département , a ouvert la séance dans la salle ordinaire des assentblées
.
Le secrétaire a donné communication d'un arrêt du Conseil d'Etat
du Roi , en date du 25 juillet 1762, qui ordonne l'établissement d'une
Société d'Agriculture dans la généralité de Caen. Cet arrêt retrouvé
par les soins de M. de Magneville , comprend aussi les noms des
OCTOBRE 1811 .
177
SEINE
toixante-seize fondateurs . L'assemblée en a entendu la lecture avec
un vif intérêt , et ordonné l'insertion entière sur ses registres. Le
secrétaire a rappelé que la Société a été rétablie en 1801 , sous le titre
de Société d'Agriculture et de Commerce de Caen .
Plusieurs objets d'arts relatifs à l'agriculture et à l'industrie du département
, avaient été recueillis pour être soumis à l'examen de
Passemblée.
DEPT
DE
On a d'abord présenté des échantillons de laine merinos et rende
compte de l'état des béliers de race espagnole , donnés par M. Sa
guin de Livry , et confiés à des cultivateurs de l'arrondissement d
Caen. M. d'Aubigny, présent à la séance . a renouvelé l'offre da cen
deux béliers de race qui seraient pris , au choix de la Société , dans le
beau troupeau qu'il possède près de Falaise .
M. deMagneville a présenté des betteraves,rouges , jaunes et blanthes
, récoltées dans sa terre de Lébisey. Quoique ces betteraves no
paraissent point encore parvenues à leur dernier degré de maturité,
elles sont déjà très -sucrées , particulièrement la betterave blanche ,
destinée à faire du sucre .
On a goûté de la cassonade et du sucre de betterave de la fabrique
de Cormelles , qui n'a point semblé différer de la cassonade et du
suere de canne .
L'eau-de-vie provenant des résidus de la betterave , a paru délicate
et avoir le goût de l'eau-de- vie de cerise .
La Société s'est beaucoup occupée , cette année , de la culture du
pastel. S. Exc. le ministre de l'intérieur en avait envoyé de la graine
récoltée du côté de Turin , et M. le préfet avait chargé la Société de
ladistribuer. Le secrétaire a fait un rapport sur cette distribution. Il
en résulte que 200 kilogrammes de graines ont été répartis entre plus
de soixante personnes de l'arrondissement de Caen , et entre beaucoup
d'autres cultivateurs , par MM. les sous-préfets dans leurs différens
arrondissemens . La récolte qui se fait en ce moment est trèsabondante.
D'après l'invitation de M. le préfet , une commission
prise dans le sein de la Société , se livre avec beaucoup de zèle à des
expériences sur la manière la plus simple de tirer parti du pastel et
d'en extraire un indigo national .
Ona revu , avec un nouvel intérêt , des échantillons de bonnetetiedela
fabrique de M. Bellamy. Tous les membres ont été étonnés
de la régularité du tissu , de la finesse , presque imperceptible , de la
maille, et du bon goût de la broderie .
M. Bellamy avait obtenu l'avantage sur ses concurrens , et remporté
une médaille à la seconde exposition publique des productions
M
178 MERCURE DE FRANCE ,
des arts du département. Cette fois il s'est surpassé lui-même ; il
faisait alors le n° 30 fin , il fait à présent le nº 42. Notre collègue
s'occupe aussi de donner à la bonnéterie en fil le même degré de perfection.
Si dans cette circonstance il n'a point paru de dentelles , quoique
la fabrique ait fait de grands progrès depuis quelque tems , c'est que
les plus belles ont été achetées par S. M. l'Impératrice . M. Bonnaire
est en ce moment chargé d'exécuter un manteau en dentelles pour la
cour. Ce sera un des ouvrages remarquables sortis de son établissement.
Parmi plusieurs produits de la manufacture de M. Désétables , on
a distingué une feuille de papier de 42 pouces de longueur et de 34 de
largeur ; le papier de cette dimension n'avait pas de nom dans le
commerce. Notre collègue l'a désigné sous celui de papier grand
empire.
Une jolie console d'acajou roncé , sortie de l'atelier de MM. Lunel ,
a rappelé le souvenir du secrétaire en bois d'orme du pays , fait par
les mêmes artistes , et mis à la troisième exposition publique du
Calvados , qui a été honorée de la présence de LL. MM. pendant le
séjour qu'elles ont fait à Caen dans le moisde mai dernier . La Société
a exprimé le désir que les frères Lunel exerçant leur talent sur d'autres
expèces de bois français , nous affranchissent du tribut que nous
payons en ce genre à l'étranger. Ils trouveraient , dans notre département
même , des bois précieux dont ils pourraient tirer parti , tels
que l'orme tortillard , le hêtre , l'érable , que l'on semble dédaigner
parce qu'ils sont communs.
M. Guérin , élève de M. Huet , a présenté un forté-piano de sa
composition. M. Guérin est de Litteau, près de Lingèvres , lieu de
la naissance de M. le Breton , dont la Société entendit , il y a quelques
années , avec tant de plaisir , un piano à six octaves , dans une
de ces réunions qu'elle consacre quelquefois à ses délassemens . M. le
Breton habite en ce moment la ville de Rouen , où il jouit d'une réputation
méritée , comme facteur d'orgues .
Un ouvrage de M. le Prêtre , sur le jaugeage , et des observations
sur l'acier , par M. Damarume , ont été renvoyées à l'examen de
MM. Nicolas et Prudhomme .
M. de Roussel , professeur d'histoire naturelle au jardin des plantes
de Caen , a présenté six feuilles d'un tableau météorologique comprenant
les six premiers mois de l'année 1810. Il est relatif à des observations
particulières sur le baromètre , le thermomètre et l'hygromètre.
M. de Roussel continue son travail sur ce sujet important
OCTOBRE 1811 .
179
dont s'était beaucoup occupé feu M. Chibourg notre respectable collègue
, et dont s'occupe aussi M. Godefroy , professeur à l'Ecole de
médecine de Caen.
Unmembre a présenté plusieurs morceaux d'Histoire naturelle du
département , peints avec un soin particulier , par M. Amédée Léchaudée
. On a distingué une belemnite des Moutiers , près d'Harcourt,
un galet silicio-calcaire de Moudeville , près de Caen , et deux cornes
d'ammon; l'une trouvée près de Dives , et l'autre à Evrecy .
Les regards ont aussi été frappés de la beauté et de l'exactitude
d'un plan parcellaire de la ville de Caen , fait par M. Després ,
ingénieur-géomètre .
Parmi plusieurs dessins de monumens de notre ville , s'est trouvé
unouvrage de M. de la Rose, représentant l'horloge du pont Saint-
Pierre de Caen , construite en 1314 , et détruite le 15 mai 1755 .
Un membre a lu l'inscription placée sur la tombe de messire Guillaume
d'Auberville , mort le 5 août 1478 , transportée de l'Abbayeaux-
Dames dans le jardin de l'Hôtel de-Ville , par les soins de la
Société. Elle y a été déposée avec une salamandre en pierre , provenant
d'une maison , rue de Geole , que l'on présume avoir été
bâtie sous François Ier , et habitée par Jean Marot , né à Mathieu près
deCaen.
1
Après l'examen raisonné de ces différens objets qui servent à
prouver que les sciences , les arts et le goût font de véritables progrès
dans le département , et que la Société y contribue beaucoup
parles encouragemens qu'elle ne cesse d'y donner , l'assemblée a
passé dans les salles du Muséum de peinture où un banquet était
préparé. On ne pouvait choisir un local plus convenable à une fète de
ec genre. Au magnifique coup-d'oeil que présentait cette vaste galerie
, se joignaient des idées bien intéressantes. Ces salles , quoique
nouvellement faites , rappelaient déjà de précieux souvenirs. C'est là
que deux mois auparavant les personnages les plus distingués du département
, s'étaient rassemblés pour rendre hommage à LL. ММ. ІІ.
C'est là que la ville avait donné un banquet au protecteur des arts , à
M.le cointe de Montalivet , ministre de l'intérieur .
Tous les membres ont été frappés de la beauté variée et imposante
de cette galerie. Parmi les tableaux dont elle était décorée , on distinguait
les productions des peintres normands qui occupent une place
honorable dans l'école française . On apercevait aussi le portrait de
notre duc Guillaume et de la reine Mathilde , représentés avec les
costumes du tems . Mais le portrait qui fixait tous les regards , c'était
celui de Napoléon, fait par notre compatriote Robert Lefebvre. En
M2
180 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1811 .
1
contemplant l'image de l'Empereur, le souvenir de ses bienfaits se
retraçait naturellement à la mémoire. Le décret rendu par S. M. sur
la reconstruction d'un hôpital à Caen se trouvait lié avec la vue du
plan de ce monument utile qui doit d'autant plus intéresser les amis
de l'humanité , qu'il est destiné à remplacer de vieux bâtimens dont
la mauvaise distribution est le défaut le moins grand. L'aspect de ce
beau plan a contribué à donner quelque chose de plus touchant à
notre fête .
M. Lair a profité de cette heureuse circonstance pour offrir le
portrait de M. Le Berriays , cet auteur agronome dont la mémoire
sera toujours chère aux amis de l'agriculture .
Achaque banquet la Société invite un homme qui a rendu des
services au département par son talent et son mérite. Personne n'avait
plus de droit à cet honneur que M. Haron Le Romain , auquel nous
devons le projet d'hôpital militaire et civil dont nous venons de
parler , le bel arc-de-triomphe , et les autres monumens qui ont été
élevés à Caen au passage de LDL. MM. On avait aussi invité M. Elouis
qui , après une longue absence et des voyages utiles , rentre dans sa
ville natale par suite d'un concours honorable dans lequel il vient
d'obtenir la place de professeur de l'école publique de dessin . Notre
compatriote , M. Descotils fils , ingénieur en chef à l'école des
Mines , qu'un heureux hasard avait amené à Caen , faisait aussi partie
de cette réunion .
Pour extrait conforme au procès - verbal ,
P. A. LAIR , secrétaire .
POLITIQUE.
On a vu quelquefois des ministres chercher à donner
plus d'éclatàune heureuse nouvelle , en la faisant précéder
du bruit adroitement semé d'un événement malheureux ,
d'un échec , ou même d'un revers . Le bruit réparateur qui
succède est alors accueilli avec une joie inespérée , et le
récit officiel entendu avec enthousiasme. Les ministres anglais
auraient pu trouver une agréable description de cette
tactique , dans les écrits d'un de leurs compatriotes fait
pour être le nôtre , l'aimable et spirituel Hamilton : loin
de là , ils ont adopté un usage contraire dont vingt fois ils
ont dû reconnaître l'abus et le danger. Lorsque leurs généraux
ne leur donnent point de nouvelles ou ne leur en
donnent que d'insignifiantes , ils dictent aux feuilles dont
ils disposent des relations anticipées d'opérations qu'un
brillant succès a couronnées ; les Français sont cernés ,
battus , prisonniers , sur quelque point qu'ils aient dû combaltre
; on prépare les feux de joie dans la cité; on charge
le canon de la tour ; mais deux jours se passent , le Moniteur
débarque à Douvres , et porte rapidement à Londres le
démenti de tant de succès , le désaveu de si belles espérances
. Tout récemment encore la chose vient d'arriver , et
la petite distraction préparée au peuple anglais par ses ministres
est convertie , au moment où le lecteur recevra cette
feuille , en un véritable désappointement , motbien anglais ,
et que ce peuple a fort bien fait d'imaginer : il est ici trèsconvenable.
Le 8 octobre , Londres a retenti d'un bruit qu'avait dû
apporter à Liverpool un brick expédié d'Oporto : un passager
tenait ce bruit du colonel Fagan , qui le tenait du colonel
Trant gouverneur de la place ; rien n'était plus authentique
, et voici tout uniment quel était ce bruit :
" Lord Wellington a eu un engagement avec les Français
, et leur a tué ou pris 20,000 hommes dans les journées
des 25 et 26 septembre; la bataille a eu lieu à cinq ou six
lieues de Ciudad-Rodrigo , et a entraîné la chute de la
place. Les habitans d'Oporto font des réjouissances à cette
occasion.
1
182 MERCURE DE FRANCE ,
Nous ne faisons point aux gens sensés dont l'Angleterre
abonde l'injure de croire qu'ils ajoutent foi à detels bruits;
mais celui-ci avait été précédé de la publication d'une
lettre d'un officier d'état- major de lord Wellington , lettre
qui bien lue et bien interprêtée ne pouvait donner lieu qu'à
des alarmes , et non à des réjouissances . La voici :
" Cindad-Rodrigo est maintenant investi . Vingt pièces
de canon sont arrivées pour battre la place. Beaucoup de
personnes pensent que nous continuerons de lui couper les
vivres . La garnison attend dans quelques jours un convoi
considérable de vivres , que nous aurons sûrement le bonheur
d'intercepter , à moins que Soult et Marmont ne fassent,
de concert , un mouvement pour menacer l'Alentejo,
point , à mon avis , le plus accessible et le plus vulnérable
du Portugal . Dans ce cas , nous serons forcés de 'faire un
mouvement rétrograde pour assurer nos derrières : ce convoi
sera , dit-on , escorté par 12,000 hommes venant de
Salamanque .
» Les troupes souffrent beaucoup d'une fièvre d'une nature
très-maligne : il y a plus d'officiers de santé malades
par suite des fatigues causées par leurs fonctions
d'employés de toute espèce . >>>
, que
D'autres détails étaient donnés ; les généraux ennemis y
étaientprésentés comme ayant concentré toutes leurs forces :
le duc de Raguse avait dû attaquer l'armée anglaise devant
Ciudad-Rodrigo , et c'est dans cette entreprise qu'il avait
été battu.
-Empressons-nous de détruire ce vain échafaudage ; analysons
les rapports officiels qui viennent de paraître; nous
ytrouverons les Anglais toujours les mêmes : ils n'ont
point défendu Ciudad-Rodrigo lorsqu'attaquée par les
Français , déjà maîtres d'Almeida également tombé sans défense
, la garnison qui résistait par leur ordre implorait leur
secours; ils n'ont pas non plus défendu leurs lignes d'attaque
contre cette place lorsque les Français ont en effet
marché pour soutenir leur garnison et la ravitailler. La
pointe faite vers le nord par l'armée anglaise s'est convertie
en une pointe vers le midi ; ce n'est plus sur Salamanque ,
c'est sur Lisbonne , et ses éternelles lignes de Torres-Vedras
, que marche lord Wellington et son armée ; armée ,
il faut en convenir, infatigable pour la marche , quoiqu'elle
avoue que ses malades laissés en échelons sur la route
s'élèvent à 16,0co hommes .
Voici comment le maréchal duc de Raguse rend compte
OCTOBRE 1811 . 183
an prince major-général , en date de Ciudad-Rodrigo ,le
30 septembre , de ses mouvemens combinés avec le général
comte Dorsenne .
Après avoir fait lever le siége de Badajoz , dit- il , et
rejeté l'armée anglaise au-delà de la Guadiana , le duc de
Dalmatie etmoi convînmes que je me porterais sur le Tage
en laissant une division sur la Guadiana ; que l'armée du
Midi laisserait le cinquième corps dans l'Estramadure ; que
le duc de Dalmatie se porterait avec le reste de ses troupes
contre les divisions espagnoles qui avaient quitté l'armée
anglaise , et contre l'armée insurgée de Murcie , et que tandis
qu'il les détruirait et nettojerait les provinces de Cordoue
, Grenade , Malaga et Murcie , je tiendrais en échec
l'armée anglaise. Nous avons pris nos mesures dans le cas
où le général anglais ferait une diversion , et se porterait
de nouveau surBadajoz ; mais le général anglais , sourd aux
cris des Espagnols , a abandonné l'armée de Murcie à son
destin , et passant le Tage , s'est porté sur la Coa. On lui
supposa dès-lors le projet d'aller au secours de l'armée de
Galice.
Aussitôt que le général Dorsenne fut instruit de cette
nouvelle combinaison , il marcha sur Astorga , battit les
Galiciens , les dispersa au-delà de Villa-Franca et rétablit
les fortifications d'Astorga . Nous espérions que ce mouvement
engagerait les Anglais à se porter sur Salamanque ;
mais ils restèrent impassibles à cet événement , comme ils
l'avaient été aux désastres de l'armée de Murcie .
* Vers les premiers jours de septembre , j'appris que les
sept divisions de l'armée anglaise étaient toutes réunies
sur la Coa; qu'elles bloquaient Cindad-Rodrigo ; qu'on rassemblait
à Fuente-Guinaldo des fascines et des gabions ;
que les ouvrages du camp retranché de Fuente-Guinaldo
claient déjà avancés , et que même l'équipage de siége y
arrivait d'Oporto . Je proposai alors au général Dorsenne de
me réunir à lui avec une partie de mon armée pour faire
lever le siége de Ciudad-Rodrigo , l'approvisionner pour
long-tems , enlever le camp retranché de l'ennemi , ses magasins
et son parc de siége , et enfin lui livrer bataille , et
le poursuivre aussi loin que pourrait le permettre le plan
général d'opérations que V. A. m'a communiqué par sa
dernière lettre en chiffres , plan qui embrasse tous les climats.
J'ai aujourd'hui la satisfaction d'annoncer à V. A.
que tout a réussi à nos armes .
» Je partis avee cinq de mes divisions , et j'arrivai le 22
184 MERCURE DE FRANCE ,
par le col de Banos à Tamamès , où je fis majonction avee
les quatre divisions du général comte Dorsenne . J'admirai
le bon état d'un convoi de 1500 voitures chargées de vivres
qui avaient été rassemblées et organisées avec une activité
et un ordre extraordinaires . Les deux armées se mirent en
mouvement. Nous reployâmes tous les postes ennemis ,
et fimes entrer le 24 tout le convoi à Ciudad-Rodrigo .
Cetteplace setrouve par là approvisionnée pour long-tems .
Le comte Dorsenne m'a rendu les troupes de la garnison
qui appartenaient à mon corps d'armée et les a remplacées
par celles de l'armée du Nord .
» Le 25 , nous nous mîmes en marche ; nous aperçûmes à
deux lieues de Ciudad-Rodrigo l'arrière-garde anglaise. Le
général Montbrun , commandant l'avant-garde , chargea
Pennemi
'ennemi avec cette rapidité et cette audace qu'il a si
souvent montrées , et lui enleva quatre pièces de canon.
Nous nous emparâmes du platean et nous nous y maintinmes
malgré tous les efforts des Anglais , qui furent obligés
de se mettre en retraite . Le général Montbrun les poursuivit
pendant deux heures : son feu fut si vif qu'il usa ses
caissons de munition, La perte de l'ennemi a été considérable
; il ne s'est arrêté qu'au camp de Fuente-Guinaldo;
mais notre avant-garde seule était là ; nos divisions d'infanterie
étaient à une marche en arrière ; sans cela l'armée
anglaise était perdue; nous eûmes la douleur de voir ses
divisions se précipiter dans toutes les directions sur le
camp retranché . Si j'eusse eu alors seulement 15,oco
hommes sous la main , l'armée anglaise était prise en flagrant
délit , et battue en détail sans pouvoir se réunir . La
division du général anglais Coole était encore à Pajo ,
tandis que la division légère du général Crawfurd était à
Martiago ; mais notre infanterie n'arriva que pendant la
nuit; et à la pointe du jour , nous reconnûmes le camp
retranché entièrement garni de troupes ennemies . Nous
fîmes , le général Dorsenne et moi , les dispositions nécessaires
pour attaquer le 27 au matin. Le général anglais ne
crut pas devoir nous attendre ; il abandonna son camp
pendant la nuit, se retirant sur Alfayates et Sabugal .
>>Nous entrâmes au jour dans Fuente-Guinaldo , et fîmes
conduire dans la place de Ciudad-Rodrigo une grande
quantité de fascines et autres matériaux rassemblés pour le
siége . Je fis détruire les lignes de l'ennemi ; sa retraite se
fit sur trois colonnes . Le général Montbrun se mit à sa
poursuite par la route de Casillas de Flores . Le général
OCTOBRE 1811 . 185
-
Watier, avec la cavalerie de l'armée du Nord , prit la
route d'Albergeria ; il rencontra l'arrière-garde ennemie à
Aldea del Ponte et la fit charger sur-le-champ . La division
Souham étant arrivée , le combat fut glorieux pour les
armes de S. M. , et l'ennemi fut repoussé avec une grande
perte et confusion . Son arrière-garde continua sa retraite sur
Sabugal. Nous avons pris les bagages du prince d'Orange
et ceuxdu général Crawfurd . La confusion était telle dans
l'armée anglaise , qu'un aide-de-camp du général Wellington
, cherchant à la rejoindre , est venu se jeter dans nos
rangs . L'armée de Portugal a eu 120 hommes hors de
combat . L'ennemi a perdu un millier d'hommes . Les insurgés
espagnols se voyant à la fois abandonnés par les
Anglaisau nord et au midi , sentent redoubler contre eux
une haine qui éclatera tôt ou tard. L'armée française aurait
suivi lord Wellington jusqu'à ses lignes de Lisbonne , et
aurait fait de nouveau sa jonction avec l'armée du Midi ,
qui n'a devant elle que la division du général Hill , si le
moment préparé pour la catastrophe des Anglais était
arrivé.n
Le comte Dorsenne , commandant en chef l'armée du
Nord , donne dans sa relation des détails conformes à ceux
qu'on vient de lire; il termine en priant le prince majorgénéral
d'exprimer à S. M. le zèle et l'ardeur de ses troupes ;
Lorsqu'elle jugera arrivé , dit-il , le moment de commencer
les grandes opérations pour chasser définitivement les Anglais
de la péninsule , S. M. ne trouvera dans aucune
armée plus de fidélité et de dévouement .
En Aragon , nous avons laissé récemment le maréchal
comte Suchet préparant son expédition de Valence ; nous
le trouvons déjà sur le territoire fertile et intact de ce
royaume , assiégeant la forteresse de Murviédro , dont la
ville est occupée par ses troupes. L'armée est animée de
la plus grande ardeur. Le maréchal a assuré ses opérations
en battant successivement à la ronde tous les petits partis
qui se sont présentés .
Ses opérations sont appuyées par le général d'Armagnac ,
qui de Cuença s'est avancé avec sa division ; elles le sont
aussi par les dernières opérations du général Godinot en
Murcie. Le duc de Dalmatie , en retournant à Séville , a
laissé tout tranquille dans les provinces de Malaga et de
Grenade ; le général Cassagne occupe en force Ronda , le
duc de Bellune poursuit ses opérations contre Cadix , et le
général Drouet , comte d'Erlon , par ordre du duc de Dal186
MERCURE DE FRANCE ,
matie , s'étant porté de l'Estramadure vers l'embouchure
de la Guadiana , a purgé entiérement cette contrée des
bandes de Ballasteros , et l'a forcé de s'embarquer comme
Blake , et de se réfugier à Cadix .
La division en Sicile entre les Anglais et la cour , entre
le ministre Bentinck et le cabinet de Palerme , a déjà des
résultats qui inquiètent le gouvernement et le public . On
a reçu à Londres l'avis que la cour avait demandé l'évacuation
de l'île par les troupes anglaises , et que le commandant
de ces troupes avait été obligé de prendre des
mesures défensives et contre l'ennemi du dedans et contre
celui du dehors ; dans ces circonstances , et pendant que
le ministre Bentinck retourne en Sicile , porteur des nouvelles
instructions du cabinet , le Times nous semble dévoiler
, avec une grande naiveté , toute la politique de ce
cabinet à l'égard de la Sicile ; c'est une sorte de déclaration
patente des conditions auxquelles les Anglais protègent ,
et du sens dans lequel ils entendent le mot allié . Ce morceau
mérite d'être lu avec attention .
« La situation des affaires en Sicile , y est-il dit , est
tellement singulière , que nous ne pouvons nous empêcher
de présenter à nos lecteurs quelques réflexions à ce sujet .
Nous commençons par déclarer que si les mesures que
nous désirons voir adopter par les ministres ne nous paraissaient
pas aussi conformes à la justice qu'à la politique ,
nous rougirions de les recommander. Nos observations
toutefois ne sont motivées que sur la nouvelle crise que
l'on suppose avoir cu lieu dans cette île , et sur les désastres
qui pourraient en résulter , si notre gouvernement
n'en prévient les effets. Nous ne sommes que faiblement
enclins à blâmer la longanimité que notre gouvernement
amontrée jusqu'ici à l'égard de la cour et de la famille
royale de Sicile ; réprouvant comme nous le devons la
conduite perfide et tyrannique de nos adversaires à l'égard
de plusieurs souverains de l'Europe , il nous eût paru
odieux que nous eussions cherché d'une manière inconsidérée
et pou délicate à diriger le cabinet et à contrarier les
vues d'une puissance qui , au moins ostensiblement , se
montrait disposée à maintenir sa propre indépendance ,
ainsi que l'alliance qu'elle avait librement contractée avec
nous . Mais s'il était démontré que ce souverain ou sa cour
eût conspiré pour nous trahir , nous ne devrions pas pour
cela nous arroger le droit de le punir; l'humanité , au contraire
, nous ferait peut-être un devoir de protéger sa per
OCTOBRE 1811 . 187
sonne contre la vengeance de ses sujets offensés ; mais ne
conviendrait- il pas alors de le mettre dans une situation
semblable à celle où il se trouverait placé par l'effet seul
de sa conduite , abstraction faite de toute intervention de
notre part?
>Dans le cas donc (ou plutôt pour éviter toute offense ,
comme nous ne sommes encore que très-imparfaitement
informés de ce qui s'est passé en Sicile ) , dans la supposition
où le roi de Sicile aurait abandonné l'alliance de
l'Angleterre pour s'unir à la France , voyons dans quelle
position il se trouverait placé par cette hypothèse. En s'alliant
à la France , qui depuis long-tems l'a déposé , il
s'unit à la politique de son nouvel allié et souscrit en
quelque sorte lui-même à l'acte de sa propre déposition .
La mainpuissante de l'Angleterre le retenait seule sur ce
trône dont la France l'avait déclaré déchu ; mais aujourd'hui
il échappe à l'Angleterre et se jette dans les bras de
laFrance : donc par cela seul le siége royal devient vacant.
Nous avons bien le droit de le maintenir roi de Sicile en
dépit de Napoléon , mais nous n'avons pas le droit de le
maintenir roi en dépit de Napoléon et en dépit de luimême.
Il est donc évident qu'une union de S. M. sicilienne
avec la France qui l'a détrôné , n'est autre chose de sa part
qu'un acte volontaire d'abdication ; acte auquel nous n'avons
pas la moindre part , puisqu'il se trouve avoir été conclu
secrétement , et à notre grande surprise , entre Napoléon
et le roi lui-même .
77 Mais pour montrer cette vérité dans un jour encore
plus éclatant , considérons ce qui serait arrivé si nous
n'avions pas été en Sicile : précisément ce qui arriverait
dans l'hypothèse que nous venons de poser , c'est-à- dire
que Ferdinand IV ne serait plus roi de Sicile . Il s'ensuit
donc que ce n'est pas notre présence en Sicile , mais son
propre acquiescement aux volontés de notre ennemi , qui
opère le détrônement de ce monarque. Ici , par conséquent,
nos obligations comme alliés cessent. Ferdinand ,
par cela seul qu'il s'unit à la France , reconnaît Joachim
pour roi des Deux-Siciles , puisque c'est le seul roi que
reconnaisse la France . A cela , nous n'avons rien à dire ;
nous en sommes fâchés , mais ce n'est pas notre affaire .
Joachim a gagné un sujet de plus ; mais ce sujet n'a
pas le droit d'en entraîner d'autres avec lui , et d'offrir
àson nouveau maître l'hommage de ceux qui refusent
de se courber sous le joug que lui-même a reçu. Il est
188 MERCURE DE FRANCE ,
donc clair que notre devoir est de soutenir les Siciliens
contre la France , soit qu'ils aient , soit qu'ils n'aient pas
un roi à leur tête ; bien plus , c'est notre devoir plus que
jamais , dans la supposition que nous avons faite de la
désertion de leur souverain dans le parti de l'ennemi ,
de nous mettre en avant pour leur propre défense , et
de les exciter , par tous les moyens qui sont en notre
pouvoir , à maintenir leur indépendance , à assurer leurs
priviléges , et à pourvoir , comme bon leur semblera , à la
vacance du trône et à l'absence d'un gouvernement qui se
dissout lui-même .
Le Star traite le même sujet dans une longue dissertation
qui occupe six colonnes du Moniteur.
Il commence par mettre en balance les avantages commerciaux
résultant du traité de défense qui a appelé les
Anglais en Sicile , et les dépenses énormes qu'entraînent les
subsides : l'entretien de l'armée , l'approvisionnementmême
du pays , tout est à la charge de l'Angleterre . Le blé vient
d'Egypte , les boeufs de Grèce et de Sardaigne . Si l'île était
conquise par les Français , les Anglais pourraient disposer
de 15,000 hommes de plus et de sommes considérables ;
ils y gagneraient sous le rapport politique et sous le rapport
financier ; ils n'occupent donc , et ne défendent la
Sicile et sa cour , que par pure générosité.
Les malheurs de la cour de Naples ont contribué à la
prospérité même de la Sicile ; ellen'est plus reconnaissable
depuis le traité de défense et l'arrivée de la cour à Palerme.
La Sicile pourrait se défendre seule et sans appui ,
si l'on savait user des ressources qu'elle offre ; mais , dit
le Star, la cour refuse de mettre les armes à la main des
Siciliens , elle agit avec eux comme si elle les redoutait ;
elle excite des passions ennemies , tandis qu'elle-même est
agitée par la crainte . Le roi est personnellement aimé :
on admire les talens supérieurs de la reine ; mais on redoute
et l'on hait l'influence sous laquelle existe cette cour,
influence qui lui a fait perdre le royaume de Naples .
Le gouvernement redoutant les Siciliens , et ne voulant
pas les voir armés , a donc des projets contre eux , contre
leurs droits , lenrs lois , leur constitution . Ici le Star établit
en principe que le traité de défense s'applique aux choses
plus qu'aux personnes , et à l'île plus qu'au souverain , si
ce dernier commet une usurpation , s'il viole lui-même le
traité de défense . Le roi de Sicile levant des taxes et suspendant
les lois à son gré , n'est plus le souverain que les
OCTOBRE 1811 . 189
Anglais ont voulu soutenir et défendre ; ils distinguent
Thomme du monarque ; ce n'est point avec l'individu ,
c'est avec le premier magistrat de l'île qu'on a traité .
Le Star énumère ensuite les divers actes du ministre
Circello , et les divers ordres du cabinet où il trouve. la
preuve que le gouvernement sicilien s'est mis enhostilit,é
contre ses sujets , et bien plus , contre l'armée anglaise
appelée à sa défense ; que ces ordres ont été arbitraires
pour les Siciliens , injurieux , insultans pour les Anglais .
Jusqu'ici on ne peut remarquer que la distinction établie
par le Star entre la Sicile et son souverain , entre le territoire
et le roi , entre l'homme et le roi qu'il appelle premier
magistrat ou fonctionnaire , distinction qui a dû paraître
frappante; mais ce journal va devenir plus clair encore
, lorsqu'il établit que la nation qui fournit les moyens
de défense d'un territoire , est propriétaire de ce territoire.
Nous défendons la Jamaïque , dit-il , nous en sommes donc
les propriétaires politiques; ne doit-on pas en dire autant
de la Sicile ? Si l'on suivait ce raisonnement, le Star l'appliquerait
sans doute au Portugal, mais il ne s'éloigne pas de
Palerme, et s'étonne que le cabinet sicilien ne raisonne
pas comme lui sur le principe de la propriété attachée à la
défense , et considérée comme son résultat nécessaire. Mais
loin de là ce cabinet a fait arrêter des sujets anglais , il a suspendu
de ses fonctions un commissaire anglais; il a osé parlerde
sa clémence en ne punissantpas ce commissaire ; enfin
le roi de Sicile a fait chez lui des actes qui tendraient à faire
croire qu'il s'y regarde comme le souverain , et l'on conçoit
combien s'en indigne l'orgueil de ses alliés et de ses défenseurs
propriétaires . Toutefois le Star n'en accuse directement
ni le roi , ni même la reine dont il reconnaît l'esprit
, les talens , le jugement , qu'il nomme une femme
extraordinaire , mais dont il trouve toute la maladie dans
la vivacité de ses sentimens . Il accuse le ministère et surtout
Circello , qui , dit-il , inquiète , tourmente la reine ,
lui inspire contre les Anglais de vaines terreurs , et la
traîne au bord du précipice qu'elle craint tant. Ainsi raisonne
le Star, qui ne voit pas sans doute que les terreurs
dont il parle doivent être portées à leur comble au cabinet
de Palerme , si l'ony lit ses distinctions constitutionnelles ,
sa théorie politique sur les droits des peuples , et sur-tout
sa théorie , toute anglaise , sur les droits de propriété qu'on
acquiert sur un territoire , du moment qu'on est l'allié et le
deienseurde son souverain,
190 MERCURE DE FRANCE ,
Sur aucun autre point les nouvelles politiques n'ont assez
d'importance pour être recueillies et détaillées . Les séances
de la diète de Hongrie continuent sans résultats connus ;
les mouvemens sur le Danube ne présentent rien d'officiel;
Constantinople est tranquille ; la Porte s'occupe de
consolider son pouvoir raffermi en Egypte par la chute des
mamelucks , et d'étouffer en Syrie les sectaires armés connus
sous le nom de Véchabites. En Allemagne et en Italie
les manoeuvres d'automne sont terminées , et partout les
troupes sont rentrées dans leurs garnisons respectives .
Le voyage de l'Empereur en Hollande s'est prolongé ; il
acontinué à visiter les côtes , les digues , les ports , les
chantiers , les arsenaux et les camps : il a vu la Nord-Hollande
et le Helder ; on trace d'une manière incertaine l'itinéraire
de son retour . Les villes situées sur le bord du Rhin
depuis Dusseldorfjusqu'à Mayence se flattent de le posséder
: rien n'est connu , à cet égard , officiellement .
Pendant son absence , l'auguste rejeton sur le berceau
duquel a été déposée la couronne de Rome , fait apercevoir
l'heureux développement de ses forces naissantes .
Le premier travail que la nature impose à l'enfance , celui
de la dentition , s'opère avec succès : déjà un premier effort
a réussi ; il donne la plus heureuse espérance pour ceux
qui vont le suivre; la santé dujeune roi est parfaite.
S....
ΑΝΝΟΝCES.
Lexique grec-français du premier livre de l'Iliade. Un vol. in-13.
Prix , 2 fr . 50 с . relié en parchemin , et 3 fr . franc de port. ,
Lexique grec -français de quarante fables d'Esope. Unvol. in-12.
Prix , 2 fr . , relié en parchemin , et 2 fr . 50 c. franc de port.
Lexique grec-français de douze dialogues de Lucien . Un vol. in-12.
Prix , 2 fr . , relié en parchemin , et 2 fr . 50 c . franc de port.
Lexiquegrec-français du discours d'Isocrate à Démonique . Un vol.
in- 12. Prix , 2 fr . , relié en parchemin , et 2 fr . 50 c. franc de port.
Les quatre volumes , pris ensemble , coûtent 8 fr. , et 10 fr. franc
de port. Chez Brunot-Labbe , libraire de l'Université Impériale , quai
des Augustins , nº 33 ; et chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille
, nº 23 .
Ces quatre Lexiques , fruit de plusieurs années de travaux et d'éOCTOBRE
1811 .
191
1
preuves, sontdisposés de manière à pouvoir expliquer , avec la seule
connaissance des déclinaisons et des conjugaisons , les ouvrages qui
en sont l'objet , sans être arrêté par la recherche des mots , ni par aueune
difficulté grammaticale ou poétique .
Mémoires sur différens sujets relatifs aux sciences et aux arts , contenant
: 1º De la fabrication des vins en Angleterre et du préjudice
qu'elle porte à la consommation des vins de France ; 2º Notice historique
sur la fabrication de la faïence en Angleterre ; 30 Notice sur le
pastel , sa culture et les moyens d'en retirer l'indigo ; 4º Détails chimiques
sur la conservation des corps qui sont déposés aux caveaux des
Cordeliers et des Jacobins de Toulouse ; 5º Recherches sur le ver
blane qui détruit l'écorce des arbres ; 6º De l'acide fluorique , de son
actionsur les terres siliceuses , etc .; 7º Nouvelle méthode de faireles
cimens pour les terrasses en employant du goudron , etc; par Puymaurin
, de plusieurs Académies. In-8° . Prix , I fr . 50 c . , et 2 fr.
francde port. ChezArthus-Bertrand , libr. , rue Hautefeuille , nº23 .
Cours de Grammaire française , contenant : 1º des notions sur la
nature des mots ; des analyses grammaticales sur les parties du discours
; une instruction sur la conjugaison des verbes ; des observations
essentielles sur les mots considérés comme des sons ; des principes
d'orthographe , etc. 2. Des principes raisonnés sur l'arrangement
des mots dans le discours ; l'accord du participe passé , résolu
parune seule règle ; des notions sur la proposition , sur la construction
sur les gallicismes ; une méthode raisonnée de ponctuation ,
avee un exercice d'application; une analyse raisonnée des propositions;
un abrégé des règles de la versification , etc. Ouvrage classique
; par J. B. Lehodey , ex- directeur d'école secondaire et professeur
de belles-lettres . Prix , I fr . 50 c . , et 2 fr. franc de port. A la
librairie d'Education , chez P. Blanchard et Compe , rue Mazarine.,
nº 30 , et Palais-Royal , galerie de bois , nº 249; et chez l'Auteur ,
boulevard Saint-Antoine , nº 79.
,
Agrostologia Helvetica , definitionem descriptionem que Graminum
etplantarum eis affinium in Helvetia sponte nascentium complectens .
Auctore J. Gaudin. Deux vol . in-8° , imprimés sur beau papier.
Prix , 12 fr. , et 15 fr. franc de port. A Paris , chez J. J. Paschoud ,
libraire , rue des Petits -Augustins , nº 3 ; Arthus-Bertrand , libraire
rue Hautefeuille , nº 23 ; et à Genève , chez Paschoud.
Cet ouvrage est le fruit de dix années d'observations et d'un grand
nombrede voyages dans toutes les parties de la Suisse et sur-tout dans
des Alpes de ce pays-là. L'auteur , qui a été aidé des conseils de la
192 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1811 .
plupart des naturalistes ses compatriotes , n'a rien négligé pour le
rendre complet et pour faciliter aux amis de la botanique l'étude de
la famille intéressante , mais difficile, des Graminées. On peut assurer
qu'avec son secours les commençans se verront en état de déterminer
aisément et avec précision toutes les espèces qui y sont décrites , sans
être obligés d'avoir recours à d'autres livres et notamment à ces collections
de gravures que leurs prix élevés et souvent exorbitans rendent
inaccessibles à la plupart des amateurs . Du reste , l'accueil favorable
que le public a fait aux Etrennes de Flore du même auteur , et
le compte avantageux qu'en ont rendu les savans de la France et de
l'Allemagne, sont d'un heureux augure pour le succès de cette Agrostologie
dont ce petit ouvrage n'était que le prodrome .
Histoire du Pas -Empire , en commençant à Constantin -le-Grand ,
par Le Beau , secrétaire de l'Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres , continués par H. P. Ameilhon , ci- devant de la même Académie
, maintenant de l'Institut de France , membre de la Légiond'Honneur.
- TOME XXVII ET DERNIER , divisé en deux volumes
in-12. Prix , 4 fr . , et 5 fr . franc de port. Chez Caille et Ravier , lib . ,
rue Pavée- Saint-André-des-Arcs , no 17 .
L'Amour Maternel, poëme en quatre chants , par Mme B*****。
Unvol . in- 18 , grand-raisin fin. Prix , I fr . 50 c. , et 1 fr. 80 c. franc
de port. Chez Michaud frères , imprimeurs -libraires , rue des Bons-
Enfans , nº 34 .
Lemême , sur vélin superfin , satiné et cartonné à la Bradel , 3 fr.
Principes des Sciences Mathématiques , contenant des élémens d'arithmétique
, d'algèbre , de géométrie et de mécanique. Suivis d'une
Notice historique sur quinze mathématiciens nommés dans cet ouvrage
; par M. de Fortia d'Urban , chevalier de la Légion-d'Honneur,
membre de plusieurs Académies savantes . Un vol . in- 12 , avec trois
planches gravées en taille-douce. Prix, 3 fr. 50 c . , et 4 fr . 50 c. frane
de port. Chez d'Hautel , libraire , rue du Dragon , nº 13 , près la cour
duDragon.
Traité complet du Kermès , considéré sous un rapport nouveau , relativement
aux circonstances de sa vie , à sa propagation , à sa conservation
, et aux moyens de le rendre propre à remplacer la cochenille des
iles ; par M. Michel Truchet , d'Arles . Un vol. in-8° , avec deux
planches. Prix , 2 fr . , et 2 fr . 25/c. franc de port. Chez Arthus-Bertrand
, libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
DABLE
ELA
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
N° DXXXVII.
-
5.
CEDN
Samedi 2 Novembre 1811 .
POÉSIE .
A LA FRANCE.
ODE.
O France , ô ma douce patrie ,
Que ton nom préside à mes chants !
Et puisse ma lyre attendrie
Te plaire par des sons touchans !
France , qui vis à la lumière
S'ouvrir ma naissante paupière ,
Reçois les voeux de mon amour ;
Tu souriais à mon aurore ,
Puisse ton beau soleil encore
Se lever sur mon dernier jour !
Puisse alors ta voix libre et fière ,
Porter mon nom à l'avenir !
Heureux au bout de ma carrière
De laisser quelque souvenir !
Unbonheur si pur que j'envie
Console aisément de la vie :
N
194
MERCURE DE FRANCE ,
/
Oui , mondestin sera trop beau ,
Si le laurier cher à la gloire
Un jour fait fleurir ma mémoire
Sur l'humble pierre du tombeau .
Ah! quandmon oreille charmée
Tressaille au bruit du nom français ,
J'aspire à cette renommée
Messagère de nos succès.
Elève du fils de Latone ,
Cet espoir n'a rien qui m'étonne ;
Je tente un vol audacieux ;
Et franchissant la double cime ,
Si je ne tombe dans l'abyme ,
Vainqueur , je monte dans les cieux.
Par combien d'exemples célèbres
J'ai senti mes voeux enflammés !
De l'oubli perçant les ténèbres
Quéde noms fameux ranimés !
Ames regards qu'ils éblouissent
Jamais leurs rayons ne pâlissent ;
Ils sont au-dessus des revers :
Ainsi la gloire de la France
S'élève comme un astre immense
Sur l'horizon de l'univers .
O France ! tout l'éclat d'Athène
• Se fût perdu dans ta splendeur ;
Devant toi , Rome esclave reine ,
Aurait abaissé sa grandeur.
Du sort ne crains plus les orages ;
Ton trône , au-dessus des naufrages ,
Est debout dans l'éternité.
Tu lèves sur les rois eux-mêmes
Un front chargé de diadêmes ,
Tout brillant d'immortalité.
Que l'orgueil de ta noble joie
Eclate aux yeux de tes enfans ;
Des beaux arts le champ se déploie ,
Ouvert à leurs pas triomphans .
NOVEMBRE 1811
195
Vois les palmes toujours nouvelles
Quemoissonnent leurs mains fidelles ;
Apollon sourit à leurs voeux ;
Ils ont ses trésors en partage ,
Immense et superbe héritage ,
Où je viens glaner après eux.
Mais si les roses du Parnasse
Décorent leurs fronts généreux ,
Quels lauriers plus beaux leur audace
Cueille en des champs plus périlleux !
Bellone intrépide et sanglante
Saisit sa torche étincelante ,
Crie et s'élance vers son char;
La lice guerrière est ouverte ....
Tout fuit dans l'arêne déserte
Devant le glaive de César.
Trois fois d'une impuissante ligue
Il rompt les superbes projets ,
Et la Victoire se fatigue
Asuivre les pas des Français ;
Mais l'or semé par l'Angleterre
De nouveau fait germer la guerre
Prête à hérisser les sillons ;
La Mort lève sa faulx barbare ,
Et la cruelle se prépare
A moissonner les bataillons .
Insensés , qui peut vous résoudre
A vous armer contre un héros ?
Quoi! vous sollicitez la foudre
Qui dort sous son aigle en repos !
Craignez d'irriter sa victoire ,
Rappelez à votre mémoire
Le sort des Titans révoltés ;
Folle entreprise ! le tonnerre
Dans les abymes de la terre
Les eut bientôt précipités.
Las du fardeau qui les écrase ,
Ils soulèvent leur frontbrûlé;
>
N2
196
MERCURE DE FRANCE ,
1
1
A
Etna que leur haleine embráse
Retombe , et la terre a tremblé.
Etna que la fiamme couronne ,
Du ciel menaçante colonne ,
Monte et blanchit au haut des airs ,
Tandis que sa bouche insolente
Vomit la vague étincelante
Qui court sur le flanc des hivers .
En vain d'une orgueilleuse cime
S'élance un déluge de feux ;
Soudain repoussés dans l'abyme ,
Ses flots grondent tumultueux.
Les fureurs du volcan s'apaisent ,
L'air s'épure , les vents se taisent
Devant le souverain des Dieux :
L'onde reconnaît son empire ;
La majesté de son sourire
Amis le calme dans les cieux,
Ainsi rappelant son tonnerre
César nous fait des jours sereins ;
Il a vu fuir l'horrible guerre
Devant ses regards souverains.
L'hymen qu'appelait l'espérance ,
L'hymen vient consoler la France
Qu'il met à l'abri des hasards.
La colombe tendre et fidèle
Du doux battement de son aile
Caresse les genoux de Mars .
L'horizon voilé sur nos têtes
Se dépouille d'un crêpe obscur ;
L'aigle français , roi des tempêtes ,
S'envole et lui rend son azur .
Superbe , il plane sur la terre ,
Il tient dans sa royale serre
Sonjeune aiglon , dont l'oeil hardi
S'essaye à la flamme éclatante
Qui tourne en couronne flottante
Sur le front brûlant du midi.
NOVEMBRE 1811 .
197
Et noi , dans mon noble délire ,
Impatient d'un long repos ,
J'aimais à chanter sur ma lyre
Etmapatrie et son héros ;
S'il approuve ma jeune andace ,
Je puis des hauteurs du Parnasse
Montrer ma gloire à l'univers ;
Oui , j'en accepte le présage .
Mon nom le suivra d'âge en âge ,
Etl'avenir dira mes vers .
O privilége du génie !
Par le souffle du tems jaloux
Sa splendeur n'est jamais ternie ;
Son feu sacré vít après nous :
C'est le prix flatteur que j'implore :
Il en est un plus doux encore;
Heureux qui sur ses cheveux blancs ,
Lorsque la tombe le rappelle ,
Porte la couronne immortelle
Etdes vertus et des talens !
4
T
Par J. B. BARJAUD (de Mont-Luçon ) .
!
ODE SUR LA MORT DU JEUNE DORANGE.
EN VAIN mes yeux levés vers la double colline
Cherchent le pin harmonieux
Qui beau de vingt printems croît , fleurit et domine
Sur le vallon silencieux.
Je prête en vain l'oreille à son léger murmure ,
Son léger murmure a cessé ;
De son frontdans les cieux je cherche la verdure ,
Son front des cieux est effacé .
Iln'est plus ! au vallon de sa tête muète
Dorment les débris jaunissans ;
D'un reptile rongeur la dent leute et secrète
Adévoré ses pieds naissans .
Ainsi, fils d'Apollon , de ta lyre divine
Je cherche les accords touchans ;
198 MERCURE DE FRANCE,
Mais humides encor du lait de Mnemosyne
Tes lèvres ont cessé leurs chants .
Que vois-je ? des humains ta lyre inaperçue (1)
Se détend sur ton lit de mort ;
Par l'exemple d'Orphée à son couchant déçue
Ta voix crut donc fléchir le sort ?
Le bruit affreux du Styx charme seul les oreilles
De l'impitoyable Alecton ;
La musique des vers , pénibles fruits des veilles ,
Ne fait plus qu'irriter Pluton.
Si l'amour des neuf soeurs affranchissait une ame
De la balance de Minos ,
La parque aurait compté plus de fils à ta trame
Que l'Hippocrène n'a de flots.
Hélas! à ton berceau ces nourrices fidelles
Vers la tombe suivent tes pas (2) ;
Tunaquis sur leur sein, tu t'endormis près d'elles
Dans la longue nuit du trépas.
L'esprit seul du vulgaire au nom de Rhadamante
Tremble et recule épouvanté ,
Mais la vertu du sage et s'allume et s'augmente
Par cette utile vérité :
Les biens sont dans la mort et les maux dans la vie ,
Depuis qu'un bras audacieux (3)
Anima de la flamme à l'Olympe ravie
L'homme possession des Dieux .
Est-ce un bonheur si grand aux enfans de Mémoire
De briller sur ce globe obscur ,
Et, riches de longs jours , de bâtir une gloire
Dans un avenir si peu súr?
(1) Son nom était peu connu.
(2) Quelques jours avant sa mort il fit ses adieux à la vie, pièce de
"
vers qui a été insérée dans le Moniteur.
(3) Prométhée.
NOVEMBRE 1811 .
199
Hélas! vainqueurs de l'or , du mépris , de l'intrigue ,
Et de leurs rivaux insultans ,
Peude chantres fameux ont pu vaincre la ligue
Des flots , de la flamme et du tems .
Si la nuit des Enfers tend ses horribles voiles
Sur les yeux des géans défaits ,
L'Elysée offre au juste un ciel et des étoiles
Dont l'éclat ne mourra jamais .
Là, le tendre Virgile introduit ta jeune ombre
Aux purs banquets des demi-dieux ;
Il sait que des chansons qu'il contait aubois sombre
Tu fus l'écho mélodieux (4) .
Là , le Tasse épuisant du vin incorruptible (5)
Lacoupe d'immortalité ,
Ý réserve à ta soif une goutte visible
Auxyeux de la postérité.
Monarque du festin le sublime Pindare
Met dans tes mains sa lyre d'or (6) ,
Il veut ouïr tes chants à ce héros si rare
Que la terre retient encor.
Sans regret , de ce monde , aux fêtes éternelles ,
Ombre heureuse , va te mêler ,
Et cours unir ta voix à ces voix immortelles
Que nul bruit ne pourra troubler .
DENNE BARON.
(4) Sa traduction des Bucoliques .
(5) Il a traduit aussi une grande partie de la Jérusalem : cette traduction
est inédite .
(6) Son Bouquet lyrique , il est composé de trois odes à Napoléon.
200 MERCURE DE FRANCE ,
LA LEÇON D'ASTROLOGIE ,
OU L'EXPLICATION DE LA COMÈTE DE 1811 .
Du riche météore admiré chaque soir ,
Monpère! quelle est donc la magique puissance?
Depuis qu'il embellit l'horizon de la France ,
Il semble du soleil agrandir le pouvoir :
Les frimas n'osent plus paraître en sa présence ;
Jadis signe de crainte , il ne l'est que d'espoir ;
Il épure le ciel , rend aux champs l'abondance :
Loin de le redouter , combien j'aime à le voir !
Ainsi parlait Daphnis , dont le plaisir extrême
Etait de contempler sous la voûte des cieux
L'étoile au front brillant , au sillon radieux.
Oui , mon fils , comme vous chacun l'admire et l'aime ,
Lui répond l'astrologne : il frappe tous les yeux .
La science sur-tout y découvre un emblême ,
En lettres de lumière écrit par le ciel même ,
Qui de notre bonheur instruira nos neveux.
Quand de l'astre éclatant réparateur du monde
S'approche avec amour l'étoile aux longs cheveux ,
De leur belle union l'influence féconde
Pour l'univers charmé double les jours heureux.
L'Astrologuedela vallée de Montmorenci.
ÉNIGME .
FAIT pour aller au fen , je le brave sans cesse;
Là , posté sur mon pied , je m'élève ou m'abaisse
Au gré de la société ,
Pour laquelle il parait que je fus inventé.
Parfois sous un autre costume ,
Placédifféremment , Chloë me prend en main ,
Me tourne et retourne sans fin ;
Pour l'amuser , moi j'ai coutume
De proposer rébus , charade , calembourg ,
Que sonesprit subtil devine tour-à-tour.
S ........
NOVEMBRE 1811 . 201
LOGOGRIPHE .
UTILE à ta faible existence ,
Avec cinqpieds , lecteur , je couvris ton enfance
Sitôt que tu parus à la clarté du jour.
Viensme décapiter , si tu veux , en retour ,
Me prouver ta reconnaissance ,
Immortelle et divine essence ,
J'habiterai soudain le céleste séjour.
B.
CHARADE.
SOUVENT le matin à la chasse
Je vais donner de mon premier :
Le soir , lorsque je me délasse ,
Je vais jouer à mon dernier.
Dans mon tout quand j'aurai ma plaçe
Plus de premier, ni de dernier.
Un Abonné.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est les quatre E.
Celui du Logogriphe est Cane , où l'on trouve : âne .
Celui de la Charade est Petoncle .
SCIENCES ET ARTS.
ÉTAT DES ARTS MÉCANIQUES DANS L'AMÉRIQUE
SEPTENTRIONALE .
QUOIQUE l'Amérique du nord ne puisse être comparée
à l'Europe sous le rapport des beaux-arts , de la littérature
et des sciences , elle fait cependant tous les jours de grands
progrès , se distingue sur-tout dans les arts mécaniques .
Les circonstances où se trouvent les habitans de cette
partie du Nouveau-Monde , ne leur permettent pas encore
de se livrer à la culture des sciences avec cet enthousiasme
et ce succès qui caractérisent et qui dénotent un peuple
parvenu à un grand degré de population , de richesses et
de civilisation . Les fortunes moins considérables qu'en
Europe , et disséminées plus également parmi les diverses
classes , l'esprit agricole et commercial , le besoin et la
facilité d'augmenter sa fortune , sont autant de causes qui
retardent les progrès des connaissances parmi ce peuple
nouvellement organisé.
Ce retard est plus apparent que réel , et il ne doit pas
être confondu avec cette espèce d'assoupissement et d'inertie
qu'on trouve encore chez quelques nations de l'Europe.
L'activité intellectuelle agit d'une manière bien sensible
chez les Américains du nord , mais elle se porte vers les
besoins les plus réels et les plus urgens. Un peuple naissant
et civilisé doit diriger ses premiers efforts vers les
objets susceptibles de contribuer plus immédiatement à
son existence , à son organisation sociale , à ses besoins
domestiques , agricoles et industriels .
C'està ces diverses causes qu'il faut attribner les applications
et les nouvelles découvertes qui ont lieu chaque
jour dans les Etats-Unis , principalement en mécanique.
On doit mettre à la tête des hommes qui se distinguent
dans cette carrière M. Robert Fulton , connu en France
par le séjour qu'il a fait à Paris il y a quelques années , et
plus encore par son système de canaux à plans inclinés ,
et son bateau à naviguer sous l'ean. On a vu à Paris les
modèles de l'un et de l'autre ; et M. Fulton a publié un
MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811. 203
ouvrage dans lequel il développe son système sur les
canaux , en démontre l'économie et les autres avantages .
Il a principalement cherché à faciliter les transports à travers
des pays montueux , et dans les circonstances où le
défaut d'une assez grande quantité d'eau ne permettrait pas
de former des canaux construits d'après les anciens principes:
idée d'autant plus ingénieuse que l'on peut appliquer
au profit de l'agriculture le surplus des eaux qui se
trouvent ainsi économisés . M. Fulton prouve qu'une
tonne qui coûte cent dollars de frais de transport sur les
routes ordinaires d'Amérique pour un espace de 300
milles , ne coûterait que trois dollars sur des canaux construits
d'après son système , dans le cas où le droit de navigation
n'excéderait pas la somme nécessaire à l'entretien .
Cet ingénieux mécanicien a aussi inventé une machine
à faire des cordes , mue par l'eau. Elle peut être placée
dans une chambre de quarante pieds en carré , et sert à
fabriquer des cordes et des cables de toute dimension ,
avec le secours d'un seul ouvrier. La corde sort de la machine
toute faite etdisposée en rond , de sorte qu'on peut
la transporter de suite dans un magasin. On construit
dans ce moment , à Baltimore , une machine sur ce plan .
M. Fulton est aussi l'auteur d'un moulin à scier et polir
le marbre , qui lui a valu une médaille à la Société d'encouragement
de Londres .
On lui doit enfin l'invention d'un bateau qui remonte
les rivières par le moyen de la pompe à feu de Watt et
Boulton . Ce bateau, long de 150 pieds et large de 16 , a
été construit à Baltimore. Il est mis en mouvement par le
moyen de deux roues correspondantes et agissant sur l'eau .
Cette belle découverte qui avait été jusqu'à
tentée en vain par un si grand nombre de personnes , a
complétement réussi entre les mains de M. Fulton . Il
suffit , pour être convaincu des grands avantages qu'on
peut en retirer , de savoir que ce bateau surpasse en
vitesse le mail- coach et les autres diligences de terre , et
qu'il navigue mieux que tous les bateaux ou packet-boats
qui se trouvent sur la rivière d'Hudson entre Newyorck et
Albany.
ce moment
DE LASTEYRIE .
1
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
-Un
COURS COMPLET DE RHETORIQUE ; par M. AMAR , professeur
d'humanités au Lycée Napoléon , et l'un des
conservateurs de la Bibliothèque Mazarine. Seconde
édition , avec des corrections et des additions .
volume in-8° , imprimé sur carré fin d'Angoulême.-
Prix , 6 fr . , et 7 fr. 50 c. franc de port ; le double en
papier vélin . A Paris , chez Hyacinthe Langlois ,
libraire pour la Géographie et l'Histoire , rue de Seine,
n° 6 , faub . Saint-Germain..
-
L'AUTEUR a pris pour épigraphe ces paroles de Quintilien
, qui expriment une pensée que l'on trouve aussi
dans Cicéron : Oratorem autem illum instituimus , qui
esse, nisi vir bonus , non potest. Ainsi son but est parfaitement
indiqué . S'il veut former des orateurs , il veut aussi
en faire des hommes probes . Il a donc regardé comme
utile de faire passer de la classe où il professe dans la
société , les leçons qu'il donne à ses élèves. Rien de
plus ordinaire que de voir des professeurs communiquer
ainsi au public leur méthode d'enseignement ; des professeurs
qui , comme lui , se chargent de nous montrer
les beaux endroits ( c'est l'expression adoptée ) des ouvrages
devenus classiques .
M. Amar convient qu'il doit beaucoup aux grands
critiques qui l'ont précédé. En nommant , après les
anciens , Rollin , Blair et Laharpe , il n'aurait pas dû
oublier l'abbé. Lebatteux , homme d'un extrême mérite ,
dont l'ouvrage qui n'est pas , je l'avoue , écrit d'une
manière très-piquante , contient des principes sains , et
fait voir par-tout une connaissance parfaite de l'antiquité
grecque et latine. On y trouve des morceaux de main de
maître , spécialement une analyse comparative d'Héraclius
et d'Athalie , ces deux chefs-d'oeuvre tragiques .
M. Amar , suivant le conseil donné par Fénélon dans
sa lettre à l'Académie sur l'éloquence , a préféré les
MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811. 205
exemples aux préceptes, et son cours est un tissu de
citations. Toutefois ses premiers chapitres offrent des
notions élémentaires. Il commence par la plus difficile
de toutes les définitions , celle du goût. C'est', dit-il , la
faculté de recevoir une impression de plaisir ou de peine
des beautés ou des difformités de la nature. Mais je vois
ici l'effet plutôt que la cause d'un sentiment exquis . II
serait malheureux que cette définition du goût , qui
n'apprend rien , fût blamée par le goût même dont il est
si difficile de poser les principes et d'analyser les jouissances.
Les vains efforts que l'on fait à ce sujet rappellent
l'ancien adage de l'école , qui les qualifie : obscurum
per obscurius . M. Amar est plus heureux quand
il traite du sublime dans les choses et dans les compositions
littéraires . Ici ses préceptes ont plus de précision ,
et ses exemples sont bien choisis. Il indique ensuite les
sources du beau et des plaisirs du goût ; mais ce qu'il
dit des scènes champêtres est loin de soutenir la comparaison
avec les admirables morceaux de ce genre que
l'on trouve dans les Etudes de la nature , de M. de Saint-
Pierre. Celui-là est peintre ; oui , la plume qui traça les
tableaux des Etudes, et les sites de l'île où Virginie fut
élevée près de Paul , est un véritable pinceau .
Le chapitre cinquième traite du style en général et de
ses qualités , de l'harmonie imitative , de celle du style ,
des figures en général , et de celles qui appartiennent
spécialement à l'éloquence. On trouve dans tous ces
exposés , les bons principes ,une doctrine saine , du goût ,
de la vérité , et de grandes autorités faites pour appuyer
les maximes . En tout cela rien de neuf : ces choses sont
par-tout ; mais c'est beaucoup de les présenter dans un
bon ordre et avec clarté .
Le chapitre huitième nous fournit une remarque sur
les citations qui doivent être exactes et fidèles. M. Amar
ne peut l'ignorer, et c'est sans doute par erreur typographique
qu'on lit dans la citation d'un vers d'Athalie :
Vous rappelant un jour que caché sous ce lin.
Le grand prètre Joad dit à Joas enfant :
Vous souvenant , mon fils , que caché sous ce lin.
206 MERCURE DE FRANCE,
Le livre second commence par un bon exposé des
principes et des devoirs de l'éloquence : suit une histoire
abrégée de l'éloquence chez les anciens et les modernes
. Les réflexions sur les causes des succès et de la
décadence de l'art oratoire à Athènes , à Rome , et chez
nos contemporains , sont neuves , judicieuses et profondes
. La comparaison de notre éloquence avec celle
des Grecs et des Romains , avec celle des insulaires nos
voisins , est juste et instructive , balançant très-bien le
mérite et les défauts des uns et des autres .
Le livre troisième a pour objet les trois genres principaux
de l'éloquence qui éclate dans les trois tribunes : la
tribune politique , la tribune du barreau , et la tribune
sacrée. Dans la section qui traite de la tribune politique
, l'auteur caractérise fort bien Démosthènes et
Cicéron , ainsi que le mérite oratoire des historiens
anciens . Au sujet de l'éloquence politique des Français ,
M. Amar parle des grands talens qu'on vit malheureusement
briller dans nos états-généraux , de l'éloquence ,
qu'il fallait nommer brutale et funeste , de Mirabeau ,
de celle de son adversaire M. le cardinal Maury , plus
digne d'un grand succès .
En parlant de la tribune du barreau on donne une analyse
très-bien faite des harangues d'Eschine et de Démosthènes
pour et contre Ctesiphon. Les orateurs du barreau
français , Le Normant et Cochin, d'Aguesseau et Séguier,
obtiennent ici le tribut d'éloges qui leur est dû .
La section troisième concerne la tribune sacrée. On
s'attend bien à y voir paraître et briller Bourdaloue et
Cheminais , Bossuet et Massillon , mais est-il juste de
n'avoir pas nommé Segaud , Mascaron ,et aussi quelques
prédicateurs plus modernes qui méritent d'être lus ?
Le chapitre qui traite de l'éloquence des SS. PP. est
court pour un aussi grand sujet , et il est dépourvu de
citations qui , pour les autres orateurs , sont si longues
et si multipliées .
Le genre démonstratif est l'objet de la quatrième section
. L'auteur y traite des panégyriques , et nous fait
connaître les éloges de Socrate , de Démosthènes , de
Pompée , de César et de Trajan , le panégyrique de
NOVEMBRE 1817 .
207
Louis XV par Voltaire , son éloge funèbre des officiers
morts dans la guerre de 1744 , le genre de l'éloge funèbre
, en général et en particulier , les oraisons funèbres ,
comparées , de Bossuet , de Fléchier et de Mascaron .
La tribune académique occupe l'auteur dans la cinquième
section. Il y cite la défense de Fouquet par Pélisson
, les discours académiques de Racine , de Voltaire
et de Buffon , les éloges composés par Fontenelle, et quelques
mots ou phrases précises prononcées par des généraux
à la tête des armées , et valant au moins de longues
harangues . Ici on verra avec grand plaisir l'analyse d'un
excellent discours du père Guénard sur l'esprit philosophique.
Enfin l'on aperçoit dans cette galerie de
portraits la figure boursouflée de Thomas qui est jugé
sévèrement , mais sans injustice. Nous croyons devoir
remarquer que le mot très -plaisant qui caractérise si bien
le style hydropique de ce déclamateur , gulithomas , que
cemot, qui exprime parfaitement un nouveau genre de
galimathias , n'est point de Voltaire , mais de l'abbé
Arnaud.
Le livre quatrième , plus court que les autres , et qui
(on ne sait trop pourquoi ) n'offre aucune citation d'écrivains
français , traite de la disposition oratoire ou de
l'ordre mécanique du discours . L'auteur applique les
principes établis dans ce livre au plaidoyer de Cicéron
pour Milon; mais il aurait dû ajouter que nous n'avons
pas cette harangue telle qu'elle fut prononcée. Cicéron ,
toujours avide de gloire , la retoucha , et la changea tellement
, que son client , exilé à Marseille , auquel il
l'envoya , lui répondit : Ah! Cicero , si sic egisses , Milo
barbatulos pisces Massiliæ non ederet.
Tous les gens de bien et de goût applaudiront aux réflexions
que fait dans son livre cinquième M. Amar ,
touchant l'éloquence des livres saints dont l'improbation
et le mépris ne peuvent naître que de la corruption des
moeurs , du goût et de la morale. Ici l'on fait remarquer
dans les écrivains sacrés les figures , les beautés morales ,
philosophiques et oratoires , les beautés de détail et de
de sentiment. Les exemples sont encore très-bien choisis
, ainsi que leurs imitations par quelques-uns de nos
208 MERCURE DE FRANCE ,
poëtes; mais il en est une dont la critique injuste pourra
déplaire : c'est le cantique d'Ezéchias par J. B. Rousseau
, vrai chef-d'oeuvre , honneur de lapoésie française ,
etdont on ne peut dire que du bien.
L'ouvrage que nous annonçons est terminé par des
notes sur M. de Laharpe , sur M. de Châteaubriant , sur
M. Delille et ses ouvrages . M. Amar , après avoir donné
de justes éloges à M. de Châteaubriant , craint , avec
quelque raison , que son style brillant ne trouve de mauvais
imitateurs ; car on peut imiter la diction , mais non
pas le génie. Quant aux défauts des deux autres écrivains
M. Amar ne nous paraît pas toujours avoir mis le doigt
dans la plaie . Laharpe n'avait point l'ame tendre ; pour
être poëte il lui manquait le sentiment qui fut le génie
de Racine . Son style était pur , clair et froid comme l'eau
immobile d'un lac. A la fin de sa vie , la religion toucha
son coeur , attendrit sa pensée , et lui fit produire quelques
bons morceaux qui ne se ressentaient point des
glaces de l'âge , et qui sans doute auraient été suivis de
plusieurs autres si la mort ne l'eût ravi. Quant à M. Delille
, nous trouvons qu'il en a très-justement apprécié
le talent aussi brillant que varié ; mais peut- être auraitil
pu s'arrêter plus long-tems sur le danger de vouloir
l'imiter . De son école sont sortis des élèves qui , si on les
avait laissé faire , eussent accéléré la décadence de la
langue et du goût.
Nous finissons par recommander aux jeunes gens la
lecture du Cours complet de rhétorique . M. Amary montre
partout un grand désir d'être utile , avec les connaissances
, le goût et les talens nécessaires pour accomplir ce
grand oeuvre.
D.
NOVEMBRE 1811 . 209
"
SEINE
L'ASTRONOMIE , poëme en quatre chants ; par P. PH GUDIN, Correspondant de l'Institut. Nouvelle édition DE LA
A Paris , chez Firmin Didot , imprimeur- libraire pour les mathématiques , l'astronomie et la marine , rue Jacob . Un vol . in-8° .
SUITE ET FIN DE L'EXTRAIT (1) :
"
L'ARGUMENT du quatrième chant n'est pas long: Etat
du ciel , audace de l'homme ; mais on voit combien ce
double champ est vaste , et ce n'est pas trop d'environ
trois cents vers pour le parcourir. L'état du ciel , où
beaucoup de détails sont rendus avec présicion et
vérité , est précédé d'une assez longue discussion métaphysique
, et mêlé de quelques tirades épisodiques ,
qui y sont un peu gratuitement rattachées. Je ne sais
par exemple , si les satellites de Jupiter et de Saturne
amenaient nécessairement une tirade sur les inconvéniens
de la grandeur , sur l'amour de la solitude , sur le
plaisir d'y vivre avec une douce compagne , à qui on ,
fait remarquer les beautés de la campagne et les richesses
de la terre et du ciel . Ce morceau , en lui-même
bien , il annonce dans l'auteur des goûts aussi sains que
ses idées en général sont justes ; mais il rappelle un peu
le mot si connu du critique par excellence : Non erat
his locus.
est
Pour ménager une opposition , l'auteur fait précéder
son morceau sur l'audace de l'homme curieux et amoureux
des découvertes , par le tableau de l'indolence et
de la nullité présomptueuse d'un de ces hommes qui
croient que l'univers entier est fait pour eux et daignent
à peine y jeter leurs regards . Tout cela tient au sujet par
des liens trop faibles pour ne point paraître un véritable
hors -d'oeuvre . Il n'est pas douteux que ce morceau ne
fût aussi bien placé dans un poëme sur quelqu'une des
sciences naturelles autres que l'astronomie ; c'est dire
(1) Voyez le Mercure du 28 septembre.
5.
cen
:
)
210
MERCURE DE FRANCE ,
assez que le poëme de l'astronomie pouvait se passer de
cet ornement.
La partie de ce quatrième chant , vraiment inhérente au sujet , est une espèce de revue que l'auteur fait de l'état du ciel. Il y définit et y place convenablement
chacune des planètes qui roulent àdifférentes distances
autour du soleil , centre commun de tout notre système. Mais quatre nouvelles planètes découvertes en peu d'an- nées , le font douter que le nombre en soit encore
complet :
Mais ai-je tout compté ? mais puis-je être assuré
Qu'un meilleur télescope , un oeil mieux éclairé ,
Sondant des vastes cieux les profondes retraites,
N'apercevra jamais que ees onze planètes ?
Ce nombre est-il prescrit ? Ai-je atteint et pu voir
Le terme où du soleil s'arrête le pouvoir ?
Mais ce n'est pas assez de tous ces globes assujétis à des
courses régulières . Il en est dont la marche plus libre
échappe aux calculs de la science et paraît faire excер- tion aux lois générales de l'univers ; ce sont les comètes .
L'apparition prolongée d'un de ces phénomènes célestes
qui occupe en ce moment l'attention publique, m'engage
à citer , préférablement à tout autre passage descriptif , ou, si l'on veut, technique , celui dont ils sont l'objet.
Le soleil , qui retient onze globes captifs ,
Compte d'autres sujets plus nombreux , plus actifs ,
Poursuivant toujours seuls leur marches indiscrètes .
Vers lui de tous côtés s'élancent des comètes .
Le ciel est en tous sens à leur gré parcouru ;
Et sur notre horizon plus de cent ont paru.
Leur orbite s'alonge au loin dans l'étendue ;
La plus timide seule est encor revenue.
Plus d'une , du soleil osant braver les traits
Fond légère et rapide , et tombant tout auprès ,
Tourne autour de son disque en se parant d'aigrettes ,
Puis s'échappe et remonte au-delà des planètes.
Sans doute que son cours n'est point illimité ,
Que le soleil l'arrête en son immensité ;
Mais elle semble aller dans sa longue carrière
Dequelque autre soleil emprunter la lumière.
NOVEMBRE 1811 . 11
Monesprit, indigné qu'elle échappe à mes yeux ,
Admire en frémissant la profondeur des cieux.
Comètes, si long-tems la terreur de la terre ,
Votre aspect nous est-il funeste ou salutaire ?
Courez-vous du soleil alimenter les feux ?
Ou rajeunissez-vous les mondes déjà vieux ?
Quels sont vos habitans ? Pourquoi , quand votre audace
Vous porte à traverser les déserts de l'espace ,
Quand des rayons du jour la mourante clarté
Vous laisse si loin d'eux fuir dans l'obscurité
Pourquoi n'avez- vous pas le moindre satellite ?
Votre marche en un cercle est-elle circonscrite ? etc.
,
Ces derniers vers gagneraient à être resserrés , et
quelques-uns à être plus poétiquement écrits ; mais ils
présentent sous la forme de questions les opinions
diverses que les savans ont eues sur les comètes . Newton ,
par exemple , croyait qu'elles s'absorbent dans le soleil ,
et Buffon qu'elles jaillissent de son sein , etc. M. Gudin
termine un petit traité curieux sur la pluralité des mondes
, qu'il a placé à la suite de ses notes , par des conjectures
sur l'espèce d'habitans que les comètes peuvent
avoir , car il se persuade qu'elles sont habitées , ainsi
que toutes les planètes . « J'aime à croire , dit-il , que
les comètes sont habitées , et je pense que leurs animaux
different plus de ceux des planètes que les habitans des
planètes ne diffèrent des nôtres.-La proximité et l'éloignement
où elles sont alternativement du grand astre
qui éclaire et qui échauffe toutes les planètes , exigent
que leurs habitans ne soient susceptibles ni du chaud , ni
du froid , ni de la lumière , ni de l'obscurité.-La chevelure
, la queue et les aigrettes qu'elles prennent quand
elles approchent du soleil , indiquent qu'il se fait à leur
surface , et peut-être jusqu'à leur centre , des changemens
prodigieux . Il paraît que tantôt tout y est en combustion
, et que tantôt tout y est dans le calme le plus
approchant de la parfaite stabilité . Aucun être vivant
et sensible , même aucun être organisé à l'instar de ceux
de la terre , ne pourrait subsister avec de telles alternatives.
Nous ne connaissons que la matière privée de la
vie et de toute organisation à qui toute manière d'être
-
02
212 MERCURE DE FRANCE ,
-soit indifférente.-Si cependant la nature qui fait voler
les oiseaux dans l'air et respirer les poissons sous les
ondes , qui donne au pétrel la faculté de poursuivre
tranquillement, sa proie au milieu des flots en fureur ,
avait créé des étres intelligens et constitués assez fortement
pour subsister sans peine au milieu des variations
inconcevables du climat des comètes , quels admirables
aspects , quelle diversité le ciel ne leur présenterait-il
pas ? Quelle prodigieuse instruction ne trouverait- on pas
dans leurs annales astronomiques ? »
Toutes ces suppositions idéales sont bonnes dans un
poëme et dans les notes d'un poëme. Celles queM. Gudin
ajointes au sien , ne sont pas la partie la moins importante
de son travail. Dans quelques-unes , il ne fait
qu'éclaircir ou soutenir les expressions dont il s'est servi
dans son texte , mais dans la plupartil donne des expli- .
cations et des instructions qui ne pouvaient entrer dans
ses vers , et ce sont de petits traités ou théoriques , on
historiques, sur divers objets relatifs à l'astronomie , qui
complètent l'instruction ou satisfont la curiosité. La
note 6 du troisième livre , qui contient un résumé des
deux voyages astronomiques de nos savans français
dans le dix-huitième siècle , l'un au cercle polaire et
l'autre àl'équateur, offre dans peu d'espace deux tableaux
du plus grand intérêt. Celui que présente la note gest
plus intéressant encore , ou du moins d'un intérêt plus
général ; ce n'est plus seulement la France qui envoie ses
astronomes , en 1761 , observer le passage de Vénus sur
le disque du soleil , ce sont toutes les nations policées de
l'Europe ; une seule observation à faire met toute l'astronomie
européenne en mouvement , et la dissémine àla-
fois dans toutes les parties du globe .
Dans la note 3 du quatrième livre , l'auteur explique
et soutient par une discussion métaphysique , qui a le
double mérite de la concision et de la clarté , ce vers de
son poëme :
L'espacé est infini , le tems est éternel ,
vers qui semble impliquer une double contradiction
NOVEMBRE 1811 . 213
quand on regarde l'espace et le tems comme l'opposé
de l'infini et de l'éternité ; mais ce n'est pas ainsi que
M. Gudin les considère. L'espace , dit-il , est infini et le
tems est éternel , parce que l'un et l'autre ne sont rien ;
la matière est bornée , parce qu'elle est quelque chose .
Il s'attache sur-tout à démontrer la partie de sa proposition
qui regarde l'espace. Sa méthode est celle des
définitions exactes : c'est la bonne. « Il est indubitable ,
dit-il, que l'espace , l'étendue , le vide, sont des mots qui ,
lorsqu'on les prend dans une acception générale , deviennent
à-peu-près synonymes de néant, et représentént
l'immensité qui contient tous les corps et qui est par con--
séquent infinie. L'espace , proprement dit , est cette partie
du néant dans laquelle nage la matière. Le vide est la
partie de l'espace contenue entre les masses matérielles .
L'étendue est la partie de l'espace qu'on peut mesurer
par la géométrie entre les masses de la matière , ou qu'on
peut supposer à l'aide de l'imagination. Le néant existerait
seul sans limité et sans bornes , si la matière n'existait
pas . Il embrasse , il enveloppe l'assemblage entier
del'univers , et s'étend au-delà sans limite ; car iln'en peut
avoir , il est seul infini . Quelques personnes ont peine
à concevoir que l'espace ou le néant qui environne tous
les corps , tous les globes de l'univers , soit infini ! Mais
qu'est-ce qui le bornerait ? etderrière ces bornes , quelles
qu'elles fussent , ne trouverait on pas encore lespace ,
levide , le néant ?
Les notes proprement dites sont suivies de deux dissertations
ou essais philosophiques , l'une sur la pluralité
et la diversité des mondes, l'autre sur l'antiquité de
la terre. Dans le premier , l'auteur , comme on la déjà
vu , ne metplus en question si toutes les planètes sont
Habitées . Fontenelle en 1686 , etHuyghens en 1698 ont
épuisé cette matière , et n'y ont plus laissé de doutes ;
mais il examine de quels'êtres les différens mondes doivent
être peuplés ; il croit ces êtres les uns fort au-dessus
les autres fort an-dessous de notre faible intelligence;
ét passant en revac tous les globes , y compris le soleil ,
et même les comètes , il conjecture d'après leur constitution
apparente , et les sortes d'atmosphères dont ils
,
214 MERCURE DE FRANCE,
1
peuvent être pourvus , quelles doivent être les facultès ;
les habitudes et les idées de leurs habitans .
Dans la seconde dissertation , il interroge sur l'antiquité
de la terre toutes les sciences l'une après l'autre ;
l'astronomie , l'histoire , la physique , la botanique , l'histoire
naturelle , les arts , font tour- à-tour leur déposition
dans cette espèce d'enquête . « Il me semble , conclut
l'auteur , qu'après avoir entendu le rapport unanime de
toutes les sciences et de tous les arts , l'immense antiquité
de la terre devient aussi incontestable que son mouvement
autour du soleil . Aucune école de théologie ne
nie aujourd'hui ce mouvement ; et bientôt elles ne pourront
nier que la création du monde ne soit aussi ancienne
que toutes les sciences l'attestent. La vérité triomphe
'de tout à la longue. Le tems lime insensiblement les
chaînes dont l'ignorance avait garrotté la pensée , et contraint
les plus obstinés à se rendre à l'évidence . »
En général , la manière de philosopher de M. Gudin
est saine et ferme. Il sait douter quand la raison prescrit
le doute ; quand la raison et l'expérience lui font voir
une vérité comme démontrée , il la prend et la donne
pour telle . Son ouvrage a été durement traité dans quelques
journaux. N'en est-ce point là la cause , plutôt que
certaines expressions de sa préface , et certains défauts
de son poëme ? Ces défauts cependant sont assez nombreux
; le plus grand et le plus habituel est , selon moi ,
la faiblesse de style et le peu de couleur poétique : il me
serait trop aisé d'en donner ici des exemples ; mais si
l'on considère la difficulté du sujet , proportionnée à son
importance , la nouveauté dont il était dans notre langue,
et les améliorations considérables que le poëme a reçues
dans cette seconde édition , ne doit-on pas espérer
qu'avec de nouveaux soins M. Gudin parvienne à nous
donner sur ce beau sujet un poëme didactique qui joigne
à l'exactitude , à l'ordre et à la clarté , l'agrément dont
ce genre austère est susceptible ? et si cette espérance
est fondée , si les efforts déjà faits annoncent qu'elle
peut être remplie , quel est le véritable ami des sciences
etde lapoésie , qui ne doive des encouragemens à l'au
NOVEMBRE 1811 . 215
teur plutôt que ces critiques dures et chagrines qui ôtent
le pouvoir de perfectionner un ouvrage , et le désirmême
d'y revenir ? GINGUENĖ .
RÉFLEXIONS SUR L'AMITIÉ .
Tour être vivant a des forces bornées : mais cette limite
des facultés qui , dans les animaux , ne produit généralement
que l'impuissance , devient presque toujours chez
Thomme une véritable misère. Ses passions lui font connaître
l'indigence au milieu des biens superflus ; elles lui
font éprouver de la tristesse et une sorte de désespoir dans
les succès les plus imposans .
C'est à de tels êtres que l'association convient : elle est
utile chez plusieurs aninaux , elle semble nécessaire à
T'homme .
Si deux hommes sont unis , les besoins de tous deux ne
sont pas plus grands à quelques égards , que ne le seraient
ceux d'un seul , et leurs forces sont supérieures aux forces
de deux hommes séparés . L'union fait plus , quand elle
est parfaite ; elle satisfait tous les désirs , elle simplifie
tous les besoins , elle prévient les voeux de l'imagination ,
elle remplace tous les biens ; c'est un asile toujours ouvert ,
une fortune devenue constante , une prospérité immuable.
Ainsi la misère de l'homme fait que l'amitié lui est
propre, et l'étendue de ses désirs la lui rend presque indispensable.
C'est parce qu'il se connaît , qu'il cherche un
ami ; parce qu'il s'aime lui-même, il s'attache à ce qui n'est
pas lui.
Rienn'est désintéressé dans l'homme ; si l'on supposait
en lui quelque chose de désintéressé , cela ne serait pas
humain. Tout ce que peuvent faire et l'homme prudent,
et l'homme vertueux , c'est d'associer leurs semblables à
eux-mêmes , ou de concilier les intérêts des autres tems
avec ceux du tems présent. Divers actes d'amitié sont désintéressés
; mais l'amitié toute entière et considérée dans
ses causes , dans ses fins , dans son cours général , ne
peut être qu'un produit de l'intérêt mutuel . Un ami s'oublie
souvent en agissant pour son ami , mais ce n'est que
dans ses propres besoins qu'il faut chercher la cause première
de cette amitié. Ceci ne détruit ni les actions généreuses
, ni les grands sacrifices , ni l'héroïsme même de
216 MERCURE DE FRANCE ,
:
l'amitié . Pour 'jouir d'une sécurité durable , nous sommes
convenus qu'au besoin l'un des deux s'exposerait , se sacrifierait
pour l'autre. Celui qui ayant joui d'un tel avantage ,
ne remplirait pas ces conditions quand le moment en est
venu , serait un homme abominable . Nous les remplissons,
volontiers , et avec une sorte de joie , car les anciens plaisirs
de cette union nous ont rendu cette autre partie de
pous-mêmes aussi chère que la première : puisqu'il faut
que l'une périsse pour l'autre , ce qui est resté de personnel
dans nos affections , c'est-à-dire , le soiu de notre dignité
individuelle , veut que nous nous montrions dignes de la
confiance générale qu'on avait en nous , et que nous remplissions
l'engagement tacite que nous avons certainement
contracté . Ce principe vertueux qui soutient secrètement
nos propres intérêts , ne permettrait pas que la bassesse de
notre conduite humiliat celuidont l'estime se confond avec
l'estime que nous faisons de nous -mêmes .
L'amitié est tellement un résultat de l'intérêt personnel ,
que deux amis brouillés se reconcilient et deviennent intimes
dans un lieu désert. Les circonstances qui les sépa
raient ne sont plus ; les intérêts accidentels ont cessé de
les diviser , les intérêts communs à tous les hommes les
unissent.
Puisque l'homme , n'ayant d'autre fin connue que lui
même , ne fait aucun effort qui, dans son intention du
moins , ne tende à son propre bien , soit par des voies
directes , soit par des voies déguisées , l'amitié ne pord
rien de sa grandeur pour être soumise à la loi qui embrasse
toutes les choses humaines , et, comme le dit Cicéron
c'est , après la sagesse , le premier bien de l'homme sur la
terre. Le premier après la sagesse , car , bien que les sages
soient seuls de vrais amis , il peut arriver néaninoins qu'ils
vivent sans amitié ; mais quiconque est fait pour être ami
est déjà sage , ou du moins aspire à l'être , et par conséquent
ne saurait se passer de sagesse. Il faut à la foule des
affaires et des danses; il faut à de certains hommes la
sagesse d'abord , et ensuite l'amitié .
L'amitié réelle ne convient qu'aux hommes vertueux ,
l'amitié parfaite ne convient qu'au sage. L'amitié dans toute
son étendue exige une ame qui commande à ses passions :
celui-là seul peut se donner entiérement qui se possède
lui-même; ainsi quiconque n'a pas cette force , quiconque
n'est pas vertueux se montrera tôt ou tard indigne de
L'amitié ; il en sentira peut- être la force , mais il n'en aura
NOVEMBRE 1811. 217
...
pas la constance , et n'en connaîtra point la sainteté. Pour
concilier le devoir immense de l'amitié avec les autres
devoirs de la vie sociale qui , moins étendus peut-être , ne
sont pas moins sacrés , il faut une connaissance profonde
et sur-tout impartiale des choses et des hommes , il faut
ungrand esprit d'ordre et un sentiment exact des convenances
morales ; l'amitié dans sa perfection n'appartient
donc qu'au sage . D'autres hommes sont savans , d'autres
voient juste , ou sont doués d'un admirable génie ; mais
le sage seul pressent d'assez loin les conséquences des
choses, en regardant d'un oeil égal tout ce qu'il peut apercevoir.
Si plusieurs ont autant de sagacité , dejustessen
même de profondeur , le sage est le seul qui observe habituellement
l'ensemble , et qui voie chaque chose telle
qu'elle est , en la considérant toujours à sa place dans
l'universalité des êtres .
Te manque-t- il une seule vertu , renonce à l'amitié ,
disait l'école de Pythagore . En effet , celui qui ne réunit
pas les qualités essentielles n'est point un sage. Le sage a
des faiblesses et des imperfections , mais il n'a point de
défauts constans . La même école a défini l'amitié , le lien
de deux ames vertueuses : cette définition serait insuffisante
pour l'amitié parfaite , qui veut que l'on joigne à
lamour du devoir un caractère magnanime et les inclinations
des sages . Il ne suflit pás d'être exempt du trouble
des grandes passions présentes , il faut encore sentir le
prix de la paix de l'ame , et aimer par-dessus toute chose
la vie simple et naturelle .
« Les hommes les plus extrêmes , dit Vauvenargues ,
ne sont pas les plus capables d'une constante amitié. On
ne la trouve nulle part si vive et, si solide que dans les
esprits timides et sérieux dont l'ame modérée connaît la
vertu ; car elle soulage leur coeur oppressé sous le mystère
et sons le poids du secret , détend leur esprit , l'élargit , les
rend plus confians etplus vifs , se mêle à leurs amusemens,
à leurs affaires et à leurs plaisirs mystérieux ; c'est l'ame
de toute leur vie . "
Cette sympathic des sentimens et des idées , cette uni
formité dans les principes de conduite et dans la manière
de juger des choses , cet accord ne serait bien connu qu'a
près un long tems ; mais on le devine en quelque sorte
dans les détails de la vie, et l'on peut le pressentir aussitôt
dans la familiarité. Celui qui n'est pas ton ami au troisième
repas , disaient les Pythagoriciens , ne le sera jamais.
218 MERCURE DE FRANCE ,
(
Cette union inviolable , cette jouissance réservée aux
ames les plus faibles , appartient-elle également à toutes les
saisons de notre vie , subsiste-t- elle sans s'affaiblir , tandis
quetout le reste change ous'altère dans cette durée illusoire
qui n'est qu'une succession de ruines ? Des moralistes out
observé que le sentiment actif de l'amitié ne prend point
naissance au milieu de nos jours , et que trop souvent même
on le voit s'éteindre à cette époque où l'homme semble
s'isoler à mesure que ses liens avec la société générale
s'étendent et se multiplient. Combien cette vie que nous
nous sommes faite paraît différer de notre destination première
! Ces liens innombrables affaiblissent les liens les
plus précieux, et notre vaine inquiétude épuise l'activité
naturelle . Au milieu de cette industrie soucieuse excitée par
les passions , par les affaires , par les habitudes de la société,
l'art paisible , le grand art d'aimer et de vivre , est
pour jamais oublié .
Mais le charme de l'existence se maintiendra dans les
coeurs que la folie des passions n'aura pas desséchés , et
l'homme sage qui se refuse à ces mouvemens stériles_ne
verra point s'éteindre en lui les affections heureuses. Les
difficultés , les entraves qui ont pu suspendre l'action de sa
pensée, n'en ont que faiblement diminué la puissance , et
le malheur qui souvent l'a empêché de suivre ses penchans ,
ne luia pbaass ôté le besoin d'une amitié parfaite. L'occasion
peut en être refusée à l'homme de bien, mais jusqu'au dernier
moment il n'en perd ni le désir , ni la force .
L'amitié réelle suppose une ame détrompée que les passions
n'agiteront point , et les amis sûrs sont ceux chez qui
le sentiment de l'ordre remplace l'instinet passionné. Le
commun des hommes ou ne sent jamais tout le prix des
biens véritables , ou ne le sent que dans la maturité de la
vie ; mais ceux-là sont formés plus particulièrement pour
l'amitié qui n'attendent point la lente expérience , et qui ne
sauraient être séduits à aucun âge par des prestiges vulgaires
. Plutôt capables d'amitié , ils en éprouvent mieux
aussi le véritable besoin . L'incertitude ou le découragement
pourraient affaiblir celui qui , n'étant point abusé par les
aveugles fantaisies du coeur , ne voit dans les choses que ce
qu'elles contiennent : un ami lui devient nécessaire , soit
pour le dédommager de la perte de quelques songes qui
peuvent bercer doucement les autres hommes , soit pour
soutenir son courage et pour prévénir la lenteur naturelle
NOVEMBRE 1811 . 219
d'une ame qui n'a plus de désirs impétueux et qui peut-être
n'a plus d'espérances .
Quelle que soit la prudence ou la fermeté d'un homme ,
quelle que soit même sa puissance , se flattera-t-il d'être ce
que nuln'a encore été , se suffira-t-il à lui-même ? Dénué
de tout appui , subsistera-t-il jusqu'à son dernier jour sans
erreur et sans tristesse ? Lors même que la fortune le conduit
, ne lui manque-t-il plus rien , ne lui faut-il pas alors
quelqu'un, qui le retienne? Si je le suppose grand seulement,
je veux qu'un homme libre sache lui dire dans l'occasion,
surge carnifex; et s'il est grand et vertueux ,il aura
besoind'un ami qui le console sur le trône du monde , ou
qui peut-être l'avertisse que son fils doit être un Commode .
Qui remplira la solitude de ses palais? Qui interrompra le
silence d'une cour tumultueuse? Il ne trouvera que de maladroits
valets qui , en voulant faire tout à son gré , ne lui
procureront pas une émotion douce , et qui , à force de lui
plaire, le fatiguerontsans cesse;jamais il n'aura le bonheur
de rencontrer quelqu'un avec qui il puisse parler comme
unhomme parle à un homme .
L'amitié , ainsi que toute autre affection généreuse ,
comme l'amour de la patrie , ou l'amour filial , n'appartient
dans sa plénitude qu'aux ames qui sont pénétrées en quelque
sorte du sentiment de l'ordre et des convenances morales.
Quiconque n'est pas soumis à l'ordre , et reste capable
de suivre volontairement quelqu'autre loi , ne pourra jamais
aimerprofondément que lui-même ; n'ayant à d'autres
égards que des intentions passagères , il cédera souvent à
la voixdeson intérêt particulier , seule inclination constante
de son faible coeur .
L'amitié semble exiger plus particulièrement encore que
toute autre habitude vertueuse l'élévation et la force de
l'ame; les devoirs ordinaires sont prescrits , il faut consacrer
à les remplir ce degré d'énergie que la plupart des
hommes paraissent avoir ; mais on s'impose volontairementles
lois de l'amitié , elles demandent des facultés surabondantes
, et l'on ne se charge d'un fardeau si mâle que
quand on se sent des moyens assez grands pour le porter
noblement.
Epictète dit avec raison que si l'on connaît d'autre utilité
que la justice , il n'y a point d'amitié , car l'animal se porte
tout entier là où il voitson bien. En effet, si deux hommes
voient leur bien dans les objets des passions , ils ne seront
d'accord que pour des projets illicites , en sorte que
220 MERCURE DE FRANCE ,
nous les appellerons des complices , non des amis , et cet
accord même ne sera pas durable , parce qu'il n'est pas de
la nature des passions de ne point changer : mais s'ils considèrent
la justice avant tout , ils n'ont et n'auront qu'un
même objet , l'harmonie subsistera donc entre eux . Cette
harmonie se perpétuera d'autant plus facilement que l'amitić
sera pour eux un très -grand moyen d'atteindre à ce qu'ils
se proposent , et de se perfectionner tous les jours. C'est
le vraissennssdumot sublime attribbuuéé àPythagore : Trouve
un ami , avec un ami tu pourras te passer des Dieux (1 ).
L'amitié qui suppose l'amour de la vertu, en facilite l'exercice
: deux amis désirant la sagesse , l'obtiennent infailliblement
; soutenus l'un par l'autre , ils marchent d'un pas
( La suite à un prochain Numéro. )
là
assuré.
VARIÉTÉS .
CHRONIQUE DE PARIS..
-
MOEURS , USAGES , ANECDOTES . Ce qui se passe , soit
dans les environs , soit à une certaine distance de la capitale,
n'est pas sans intérêt pour l'observateur , et les moeurs ainsi
que les usages des départemens qui environnent cette ville
immense ont avec elle plus de liaison qu'on ne l'imagine.
On trouve souventen provincele motde l'énigme qu'on cherchait
à Paris ; et vice versa. Qu'il nous soit donc permis de
rendre compte d'une petite excursion faite à cent lieues du
centre des arts et des plaisirs ; car c'est ainsi que l'on est
convenu d'appeler Paris : passe pour les arts ; il n'est , je
pense, ancun lieu du monde qui le lui dispute : mais pour
les plaisirs , la sage Providence en a mis par-tout. Un des
(1) Lois de Pythagore , nº 90 ; à la suite des Voyages de Pythagore.
Je sais que ce recueil de lois n'est pas authentique , du moins
dans toutes ses parties : mais de quelque part que viennent ces sentences
, c'est le sens qu'elles renferment qui importe essentiellement.
Il enestde celacomme des fables laissées par les anciens , et de plusieurs
excellens proverbes de toutes les nations . J'ai fait une sorte de
choix de quatre à cinq cents maximes dans plus de trois mille cinq
cents que ce recueil contient, et que je crois pouvoir attribuer du
moins à l'école de Pythagore.
NOVEMBRE 1811 . 221 1
Paris. -
:
plus vifs , dans ce bas monde , est de revoir sa patrie après
une longue absence . Je le savourai ce plaisir délicieux dans
toute sa plénitude; mais le lendemain de mon arrivée , je
vis ce que c'était.... qu'une petite ville. Je sors : une foule
de curieux m'entourent. Tous parlent à la fois : chacun me
faitun conte à dormir debout, en terminant son récit par
cette question , est-ce bien vrai ? Je pensai que l'on croyait
que j'avais fait le tour dumonde et que l'on me demandait
des nouvelles de Monoinatapa. -Mais j'arrive de Paris
répondais-je; j'en suis parti avant-hier . C'est ce qu'il
nous faut.-Et de recommencer les relations les plus incroyables
des faits les plus absurdes passés au milieu de
Pas un mot de vrai , m'écriais-je avec l'air de la
stupéfaction .- Monsieur est bien mystérieux , disait l'un.'
-Îl croit être un personnage important , parce qu'il habite
Paris, disait le second.-C'est un badaud , criait le troisième.-
Vous me prouvez que les badauds ne sont pas
tous dans la capitale.-Débarrassé de cette troupe impor
tune, je cheminais lestement pour éviter de pareilles rencontres.
J'aperçois une dame qui jadis donnait le ton à la
ville.Elle était alors jeune , belle , riche et coquette. Jeu
nesse et beauté avaient disparu de concert. Le dépit remplaçait
la coquetterie , et l'avarice concentrait la fortune à
qui l'amour des plaisirs permettait autrefois de paraître . A
cet amour succédait , non cette piété douce et tolérante qui
fait aimer la religion , mais cette dévotion farouche qui en
est l'effroi. Instruit de ce changement, je crus que MmeG.
sortait de l'église près de laquelle je la rencontrai , et je
pensai qu'il n'y avait point d'inconvénient à le lui faire entandre
.-Fi donc ! monsieur , pour qui me prenez-vous ,
me dit Mme G. , avec l'air du mépris et l'accent de la colère .
Tout abasourdi , je m'interrogeai pour savoir quelle si
grande sottise on commettait en demandant à une dévote ,
si elle venait de la messe. Cette recherche m'occupa vainement.
Le soir un prédicateur qui , en passant par la ville ,
avait été prié , sur la renommée dont il jouissait, de faire
entendre la parole divine , devait prêcher pour la fête patronale.
La curiosité me conduisit au temple , comme bien
d'autres . Je jette les yeux de tous côtés pour apercevoir
M G. Elle n'y était pas . Ni messe , ni sermon , me
disais-je en moi-même; voilà une singulière dévote ! - Le
lendemain il n'était bruit que des talens oratoires du prédicateur.
Sachant que M. de D... tenait autrefois un rang
distingué dans la ville; qu'il avait eu , même comme offi-
-
:
1
222 MERCURE DE FRANCE ,
1
cier de recrutement , une espèce de réputation , je crus ,
n'ayant rien à lui dire , devoir lui demander son avis sur
le sermon de la veille .-Vous vous adressez mal , me
répliqua-t-il d'un air piqué , je ne vais point à l'église; vous
devriez le savoir.-Cette réponse me parut d'autant plus
extraordinaire que l'on m'avait appris que M. de D. s'était
converti . Il me semblait bizarre qu'on ne pût parler d'office
ni de sermon à des dévots . Je sus bientôt que M G.
et M. de D. se plaignaient amèrement de moi et en des
termes qui pouvaient faire croire que j'avais commis envers
eux quelque grossièreté. Enfin , un ami me tira de peine.
-Vous avez , me dit- il , commis une double maladresse
eu parlant de culte et de religion , précisément aux deux
personnes de la ville à qui l'on n'en doit point parler. La
première , de femme galante est devenue dévote. Elle ne
fréquente aucune église ; elle ignore le nom du curé de sa
paroisse; mais elle pratique , dans sa maison , tous les
exercices les plus minutieux de la religion et n'en omet
aucun , médit le soir de son prochain , joue toute la nuit
et friponne au jeu ; elle est dissidente ; M G. doit toujours
jouer un rôle . M. de D. vise à un autre but. N'ayant
qu'une très -modique fortune , il a désiré de l'augmenter;
pour yparvenir il fallait faire des dupes ; pour faire des
dupes il faut des gens crédules . Il s'est donc attaché à
ces ames timorées que leur ombre effarouche , et qui ont
toujours quelque capitulation à faire avec leur conscience.
De recruteur qu'il était , il est devenu directeur de dévotes.
Mais il recrute toujours , il n'a changé que de régiment.
Bref, M. de D. est dissident; son cabinet est devenu un
oratoire ! et Folard exilé s'est vu remplacé par Pontas .
-
Les méchans prétendent que M. de D. dicte à ses dévotes
leurs testamens , qu'il a soin de ne pas se faire
onblier , et que s'il attend , il ne perd pas pour attendre.-
M. de D. et Mme G. sont donc du même parti ? Point
du tout , ils se mangent l'ame et se damnent mutuellement.
Monsieur dit que madame veut faire oublier sa jeunesse
; Madame prétend que monsieur tâche , au nom du
ciel , de raccommoder, ses affaires .- Pauvre humanité à
qui il faut de la dissidence ! ...
- On parle d'une Histoire du Journalisme ; si le mot
est nouveau , la chose ne l'est pas , quoique l'invention des
journaux soit moderne. Mais leur influence n'a pas été
douteuse à différentes époques , particulièrement sur la
littérature. On peut donc les considérer sous plusieurs
NOVEMBRE 1811 . 223-
rapports ,
et leur historien trouverait facilement des maté
tiaux pour former un volume. Au lieu d'être un livre de
plus fait avec des feuilles qui ne devaient leur existence
qu'à d'autres livres , cet ouvrage pourrait offrir l'examen
d'une question qui n'est pas sans intérêt. Sera-t-elle traitée
dans le Journalisme ? N'est-ce qu'une revanche ,
qu'une récrimination faite par un auteur encore tout
meurtri du fouet de la critique ? C'est ce que nous saurons
unjour.
-On attend avec impatience l'Art poétique de M. Dorat-
Cubières-Palmézeaux. En se rappelant les ouvrages de
ce nouveau législateur du Parnasse , ses opinions , ses succès
ou ses chûtes , on peut faire quelques conjectures
plausibles sur les préceptes qu'il doit donner et sur les
modèles qu'il veut offrir à la jeunesse. Ce sera d'abord le
patron qu'entre tant d'autres il s'est choisi ; cepoëte dont
lamuse si proprette et si musquée , ressemble , par là
même , si peu à celle du nouveau Dorat : ce sera le
fécond , l'inépuisable Rétif qu'une femme d'esprit appelait
le Jean-Jacques des Ruisseaux. Voilà les deux bases
autour duquel l'auteur saura grouper avec art , d'autres
écrivains qui , pour être inférieurs en mérite à ces deux là ,
n'enméritent pas moins une place distinguée dans la poétique
de M. Palmézeaux .
-On assure que quelques personnes bien intentionnées
voulaient faire réimprimer un vieux livre ascétique connu
sous ce titre : la clé du Paradis ; mais qu'elles ont renoncé
à ce projet , parce qu'on leur a représenté que la clé n'allaitplus
à la serrure.
-On a publié en Allemagne les Principes fondamen- .
taux de l'Arithmétique de la Vie humaine; et un nouveau
journal intitulé , les Flambeaux. On n'en vivra pas plus
long-tems , et l'on n'en verra pas plus clair; mais il y a des
gens pour qui c'est une occupation agréable que de passer
tems à savoir combien on a de tems à vivre , quoiqu'en
dépit de leur calcul , ils arrivent au jour ne croyant être
qu'à la veille.
-Dans une séance de la Société de Médecine de Copenhague
, le professeurBang a lu un mémoire sur la Circonspection
des Médecins en conversation . Beaucoup de
malades n'aiment point le médecin qui se tait. Il leur faut
au moins une ordonnance , n'eût-elle pour objet que de
faire avaler un verre d'eau. Le docteur le plus habile , s'il
a'est unpeu causeur, n'obtiendra que de faibles succès, et
224 MERCURE DE FRANCE ,
pour son intérêt, il vaudrait mieux que l'art de guérir fût,
plutôt que la conversation ,l'objet de sa circonspection.
On répète aux Français une pièce nouvelle intitulée
P'auteur etle Critique. On soupçonne que le premier fait
faire patte de velours au second.
-Dans un nouveau recueil de mélanges , M. Kotzebue
fait un parallèle entre plusieurs personnages célèbres qui
n'avaient qu'un oeil . On en aurait encore trop si l'on était
obligé de tout lire .
-L'apparition de la comète vient de faire reparaître
au grand jour une brochure qui fut publiée en 1785 , et
dura moins qu'elle.Elle est intitulée : Théorie des Comètes ,
pour servir de système de l'électricité , suivie d'une lettre
critique sur l'Attraction . Notre comète s'éclipsera avant
que l'on connaisse la théorie qui la concerne et les lois auxquelles
elle est assujétie . Cependant l'astronome qui le
premier l'a signalée au monde savant , M. Fiaugergues
vient de publier des observations d'après lesquelles , dans
510 ans , les arrière-petits-neveux de nos petits- nevenx
auront l'espoir , si Dieu leur prête vie , de voir cet astre que
nous devons regreter , puisqu'il n'est pas douteux que nous
lui deyons la douce température du mois d'octobre. Il est
justede rappeler les observations de M. Flangergues : ."
« La comète , dit-il , que j'ai découverte le 25 mars der
nier dans le Navire que j'ai observé jusqu'au 29 mai ,
revue le 18 août dans la constellationdu petit lion , et qui
dans le moment actuel excite si vivement la curiosité du
public , me paraît être la même qui parut anmois de septembre
1301 ; du moins les élémens que j'ai trouvés pour
la comète de cette année représentent parfaitement les observations
faites par les astronomes chinois en 1301 , et
qui sont rapportées dans le manuscrit du père Gaubil. Il
est heureux que nous ayons ces observations , car on ne
peut rien conclure des notices que les historiens européens
nous ont laissées sur cette comète; elles sont obscures et
contradictoires , et dans ce siècle où brillaient tant de docfeurs
en toutes facultés , angéliques , subtils , irréfragables
, etc. etc. , il ne s'en est pas trouvé un seul qui ait pu
nous tracer , même grossiérement , la route de cette comète.
>>Suivant cette observation qui me paraît bien fondée ,
la révolution de cette comète serait d'environ 570 ans , en
sorte qu'elle pourrait reparaître vers l'an 2321. Son orbite
est une ellipse dont le grand axe est de 127,5 , et le petit
axe 22,8 , etc. n.
NOVEMBRE 1811 . 225
SPECTACLES . - Théâtre de l'impératrice . - Je voudrais
18
bien mm'expliquer un
suite le témoin. Comment se fait-il que la troupe italienne
dans laquelle on trouve tant de talens recommand bles
exécute l'opéra de Don Juan avec moins d'ensemble que
ne le fait une troupe d'Italie ou d'Allemagne du second
phénomène dont j'ai été cinq fois đoà LÀ
ordre?
Un de nos critiques , qui , pour se faire remarquer, naurait
pas besoin d'affecter autant d'originalité dans ses oop
nions , a assuré ses lecteurs , en rendant compte de cet
ouvrage , que Gluck était sur son déclin , et que Mozart
perdrait beaucoup de sa réputation, parce que la première
représentation de Don Juan n'avait pas tout-à-fait répondu
à l'attente du public. Que le critique se rassure, la réputation
de Mozart est établie sur des bases trop solides pour
sonffrir la moindre atteinte de la faible exécution d'un de
ses nombreux chefs- d'oeuvre . La réputation de Mozart est
universelle comme son génie , il a composé dans tous les
genres , et dans tous il s'est montré supérieur. Il faut
s'abstenir de toutes réflexions sur le poëme , quoique le
fond soit calqué sur le Don Juan français , mais les em-,
bellissemens qu'on a cru devoir y ajouter, l'ont rendu
méconnaissable dans l'opéra italien . Je ne citerai qu'un
seul des nombreux changemens qui ont été faits : on a
retranché le rôle du père ; dans la pièce française ce qui
condamne Don Juan, ce sont les paroles affreuses qu'il
adresse à son père : Mourez quand vous voudrez . Sans ,
cette horrible ingratitude envers l'auteur de ses jours , le ,
reste de sa conduite , qui n'est pas cependant trop régulière
, ne mériterait pourtant pas que le ciel, pour le punir,
permît le renversement des lois de la nature ; et si le feu
du ciel consumait tous ceux qui trahissent ou multiplient
leurs sermens ,
Jupiter exiguo tempore inermis erit.
Le Don Juan de Mozart , regardé comme l'un de ses
meilleurs ouvrages , jouit depuis long-tems de l'estime:
qu'ilmérite. On ne sait ce qu'il faut admirer le plus dans
cette belle production , ou de la pureté et de la mélodie
du chant , ou de l'expression forte et dramatique des morceaux
d'ensemble , ou des savantes combinaisons des instrumens
qui produisent des effets si pittoresques dans l'or-
P
SEINE
226 MERCURE DE FRANCE ,
১
chestre; et que l'on ne croie pas que cette partie , quoique
écrite d'une inanière harmonieuse et détaillée , nuisejamais
au chant principal ; ce faisceau d'harmonie qui s'élève de
l'orchestre , soutient le chant de l'acteur et ne le couvre
jamais. Mozart me paraît , en un mot , avoir résolu dans cet
ouvrage le problême si difficile de l'union de l'harmonie
avec la mélodie .
Tachinardi a un talent trop vrai pour être déplacé dans
aucun rôle ; cependant celui de Don Juan me paraît peu
lai convenir; je n'ai pas retrouvé dans l'expression qu'ily
met , cette facilité , cette pureté de sons que l'on admire
dans l'opéra de la destruction de Jérusalem .
Dona Elvire est une femme outragée et abandonuée par
Don Juan , et Mlle Néri représente ce personnage avec
calme :je rends justice au talent de cette cantatrice , mais
elle devrait animer son chant , et faire ensorte que les paroles
de son rôle, ne soient pas en opposition parfaite avec
son expression . Mme Barilli a mérité , aux premières représentations
, les mêmes reproches que Mlls Néri , mais à
présent elle rend avec vigueur le rôle de Dona Anna.
Barilli représente bien Leporello . Mme Festa est charmante
dans le rôle de Zerline; la nature de son talent l'appelle
particulièrement à chanter la musique gracieuse et expressive.
Angrisani représente le commandeur avant et après sa
mort; avant d'être tué par Don Juan , il ne paraît que pour
se battre avec lui et expirer sous ses coups ; mais après sa
mort son rôle devient important; il agit bien plus ; il a à
chanter plusieurs morceaux qui , par leur couleur particulière
, exigent une voix aussibelle que celle de cet acteur.
Porto joue et chante le rôle de Mazetto de manière à
faire regretter qu'on ne l'entende pas plus souvent .
Je ne conçois pas pourquoi l'administration a confié le
rôle de Don Octavio à Benelli ; je ne veux pas lui refuser
le mérite de tenir tant bien que mal sa partie dans un morceau
d'ensemble ou dans un choeur ; mais il me paraît
manquer des qualités nécessaires pour remplir d'une manière
satisfaisante un rôle qui , sans être le premier de
l'ouvrage , occupe aussi souvent la scène . J'ai admiré encore
àcette occasion l'indulgence de notre public de Paris pour
lés étrangers : je mets en fait que si un acteur français se
hasardait sur la scène de l'Opéra ou sur celle de Feydeau
avec aussi peu de moyens que Benelli , on le recevrait de
manière à lui ôter toute envie de reparaître une seconde fois .
NOVEMBRE 1811
227
Procès-verbal de la séance publique de la Société d'Agriculture
, Commerce , Sciences et Arts du département
de la Marne , tenue à Châlons , le 18 août 1811 .
LE 18 août 1811 , la Société d'Agriculture , Commerce , Sciences
et Arts du département de la Marne a tenu sa séance publique dans
le grand salon de l'Hôtel-de-Ville de Châlons , sous la présidence de
M. le préfet , baron de Jessaint , officier de la Légion-d'Honneur, et
en présence d'un grand nombre de citoyens .
M. Turpin , juge au tribunal civil , président annuel , a ouvert la
séance par un discours à l'honneur des guerriers français morts en
défendant la patrie. - Après avoir développé les avantages de la
force publique , il a parlé des vertus qu'exige la profession militaire ;
il n'a pas dissimulé lesprivations et les dangers qui l'accompagnent ,
mais il a montré à côté les honneurs et la gloire qui en sont le prix ;
il a raconté plusieurs traits qui attestent le courage , la patience et le
dévouement du soldat français , et qui prouvent que le sentiment de
T'honneur où ils ont pris leur source est inhérent au caractère national
, et ne peut qu'être exalté par l'institution de cette Légion
composée de tant de héros. Parmi les guerriers morts aux champs
de la victoire , il a nominé un grand nombre de ceux qui appartiennent
au département de la Marne ; il a cité plusieurs actions par
lesquelles ils se sont illustrés , et a félicité leurs parens d'avoir donné
lejour à des citoyens aussi recommandables , dont l'exemple doit
enflammer les jeunes gens qui veulent se distinguer dans la carrière
brillante des armes. Enfin l'orateur a évoqué les ombres des guerriers
morts endéfendant la patrie , et leur a montré la récompense de leur
dévouement dans le bonheur et la gloire de l'Empire français.
M. Dupuis , secrétaire , a présenté le compte sommaire des travaux
de la Société pendant le cours de cette année. Au nombre de ces
travaux , on doit placer l'examen auquel elle a soumis une nouvelle
charrue- semoir qui lui a été adressée par M. Goret, propriétaire à
Dormans , et les essais répétés qu'elle a faits de cette charrue comparativement
avec la manière ordinaire de semer ; lesquels essais ont
donné un résultat avantageux .
Le secrétaire a parlé des expériences de la Société relativement
aux plantes fourragères propres à former de bonnes prairies naturelles
et artificielles , ainsi que par rapport aux différens engrais . Il
a cité le Mémoire d'un associé correspondant , sur la découverte
d'uneterre sulfureuse qui est de nature à servir d'engrais , et les tentatives
d'un autre associé correspondant , pour la destruction des
insectes ennemis de la vigne:
L P2
228 MERCURE DE FRANCE ,
Il a présenté le tableau rapide des plantations exécutées dans plusieurs
parties du département par des membres de la Société.
Il a parlé successivement de la fabrication du sucre de raisin par
unmembre de la Société , des expériences qu'elle a faites pour s'assurer
de la nature et des propriétés de divers sirops de raisin fabriqués
dans le département; des soins qu'elle a donnés et qu'elle continuera
de donner à la culture du pastel et de la betterave ; d'une
machine à cylindre destinée à nétoyer le blé carié , et de fourneaux
économiques qui ont mérité l'attention de la Société .
Il a donné l'analyse de quelques Mémoires de membres titulaires
et d'associés correspondans , sur différens objets d'économie rurale ,
de commerce , de sciences et de littérature.
M. Vanzut a lu des Réflexions sur les progrès des sciences et des
arts . Il a représenté l'homme renfermant en lui le germe de tous les
talens et le désir de les étendre sans cesse ; près d'atteindre à la perfection
, et soudain précipité de cette hauteur par quelque grande
catastrophe ; tour-à-tour fier de ses progrès et honteux de sa dégradation
morale , mais faisant bientôt de nouveaux efforts pour agrandir
la sphère de ses connaissances .
C'est aux troubles politiques que l'auteur attribue la décadence
des sciences et des arts à certaines époques . Par la raison des contraires
, il prédit , à ces nobles objets de l'étude de l'homme , les
progrès les plus étendus sous un gouvernement juste , appréciateur
des talens et des connaissances , et dont la main ferme et puissante
saura étouffer les semences des discordes civiles , et conquérir une
paix extérieure , solide et durable .
Après avoir rendu hommage aux vertus du chef de l'Empire , il
parle de l'heureuse naissance du roi de Rome , qui a comble de joie
tous les eoeurs français , et qui , consolidant les fondemens d'un trône
appuyé sur la justice et les lumières , présage à la France les plus
belles destinées , et aux sciences et aux arts une éclatante protection ,
source des plus heureux efforts .
Dans une notice sur M. De Juigné , chanoine du chapitre impérial
de Saint- Denis , ancien évêque de Châlons-sur-Marne , et prési-,
dent de l'Académie de cette ville , ancien archevêque de Paris
M. Perin a retracé les vertus publiques et privées de ce prélat , quia
laissé de son zèle pour l'instruction de la jeunesse , de sa piété édifiante
, de son active charité , de l'aimable simplicité de ses moeurs ,
un souvenir qui ne s'effacera jamais .
M. Leblanc a lu un rapport sur les travaux agricoles de Mme la
comtesse d'Harvilie , à Arzillières , tels que l'établissement d'une
ferme expérimentale , le desséchement de marais et leur chargement
NOVEMBRE 1811 .
229
en prairies , une grande quantité de plantations , l'entretien de superbes
troupeaux , et une culture très- variée et très-florissante .
M. de Villarsy a offert à l'assemblée des observations sur les avantages
que retirerait le département de la Marne de la culture plus
multipliée du châtaignier , de l'épicea , du hêtre , etc. , espèces d'arbres
qui croissent dans les terrains les plus maigres ; il indique let
moyens de former des pépinières de ces arbres , et de prévenir les
accidens dont le hêtre n'est pas exempt.
M. de Villarsy recommande encore aux soins des amateurs et des
pépiniéristes le vernis du Japon , dont la végétation est aussi prompte
que vigoureuse , même dans les sols arides , et le cytise des Alpes où
faux ébénier qui réussirait dans le département , comme le prouvens
déjà quelques expériences.
Ces diverses lectures ont été entremêlées de morceaux de musique ,
exécutés par MM. les Elèves de l'école impériale d'arts et métiers , qui
ont aussi fait entendre , avec ce talent agréable et précieux qu'on leur
connaît , une cantate sur la Naissance du Roi de Rome .
M. le Président annuel a ensuite proclamé les sujets de prix.
La Société avait proposé , pour le concours de 1811 , la question
dumeilleur système d'irrigation à introduire dans le département de
la Marne ; mais'n'ayant reçu qu'un mémoire après le terme du concours
, et considérant que les personnes qui auraient pu concourir
n'ont pas eu le tems suffisant pour traiter cette question , qui a été
annoncée très - tard dans les journaux , elle la propose de nouveau
pour 1812 , en ces termes :
Quels seraient les meilleurs systèmes d'irrigation à introduire dans
le département de la Marne , suivant la nature et la situation des différens
sols ?
Les concurrens indiqueront les machines et les divers moyens dont
onpeut faire usage , et en feront l'application aux eaux courantes ,
pluviales et souterraines .
Lemémoire qui a été adressé à la Société restera pour le concours .
L'auteur pourra , sous la même devise , y faire les additions et les
changemens qu'il croira convenables .
Elle propose pour la même année cette question :
Quels seraient les moyens d'accroître , dans le département de la
Marne , lafabrication de ses chanvres , dont la plus grande partis
s'exporte brute ? Quels genres de fabrication seraient les plus avantágeux?
Ces prix, consistant chacun en une médaille de la valeur de mille
grammes d'argent , seront distribués dans la séance publique qui se
Sendra le dimanche d'après la Saint-Napoléon 1812.
230 MERCURE DE FRANCE ,
1
La Société distribuera dans la même séance des médailles d'encouragement
à chacun des deux propriétaires ou fermiers qui auront cultivé
avec succès la plus grande quantité de betteraves à sucre.
Elle propose pour 1813 la question suivante :
Quelle est la cause de la maladie des vins connue vulgairement sous
le nom de graisse ? Quels seraient les moyens de prévenir cettemaladie?
Quels seraient ceux de la guérir ?
Le prix sera une médaille de mille grammes d'argent.
La Société continuera de décerner , en 1812 et en 1813 , une médaille
à l'auteur du meilleur tableau statistique d'un canton du département
de la Marne , à l'exception de ceux de Marson et de Suippes
qui ont été traités . Les personnes qui ne pourront donner des détails
que sur quelques communes d'un canton , sur une seule même , sont
invitées à les adresser à la Société , qui les recevra avec reconnaissance
et les mentionnera honorablement.
Les ouvrages sur les deux premières questions et les tableaux statistiques
qu'on voudra faire admettre au concours prochain , devront
parvenir (frane de port) au Secrétaire de la Société , avant le premier
juillet 1812 ; et les mémoires sur la troisième question , et les
tableaux statistiques qui n'auront pas été adressés avant le premier
juillet 1812 , devront être adressés pour le premier juillet 1813. Се
terme est de rigueur. Les auteurs mettront en tête de leurs ouvrages
une épigraphe qu'ils répéteront dans le billet cacheté où seront leur
nom et leur demeure. Les membres titulaires sont seuls exclus de ces
différens concours .
La séance a été terminée par la distribution que M. le Président a
faite des médailles d'encouragement , et par la proclamation des mentions
honorables , dans l'ordre suivant :
La Société avait proposé une médaille d'or de 200 fr. pour celui
qui fabriquerait avec le moins de frais , et avec le plus de suceès ,
une quantité de sucre de raisin qui ne pouvait être moindre de 50 kilogrammes
, et dont les échantillons devaient parvenir à la Société avant
le premier mars de cette année. Personne n'a répondu précisément à
cet appel ; mais considérant que ceux qui avaient fabriqué du sirop de
raisin , avaient servi utilement le commerce de vins du département ,
et qu'ils contribuaient à la diminntion de la consommation du sucre
de canne , ce qui a été le principal objet de la Société dans l'ouverture
de ce concours , elle a accordé une médaille d'or de la valeur de 100 fr .
à MM. Adrien et Jouron, qui, dans le terme fixé pour le concours ,
ont fabriqué en commun , avec beaucoup de succès , la quantité de
1880 kilogrammes de sirop de raisin.
Elle regrette de ne pouvoir disposer d'un second prix en faveur
NOVEMBRE 1811 . 231
de M. Pointe-Bertrand. d'Arise , qui a aussi fabriqué avec succès
1200 kilogramines de sirop de raisin.
Elle a eru devoir aussi mentionner honorablement MM. Deschamps ,
pharmacien . Robinet , propriétaire à Epernai , et Mathieu , chirurgien
à Vitri- le-Brûlé, qui se sont livrés aux mêmes travaux avec
plus ou moins de succès .
Elle a décerné une médaille de première classe àMme la comtesse
d'Harville , pour les travaux agricoles extrêmement utiles qu'elle a fait
exécuter à Arzillières ;
Une médaille de seconde classe à M. Joseph Bocquet de Reims ,
qui a planté vingt- cinq mille pieds d'arbres dans un terrain négligé ,
situé près d'un des faubourgs de cette ville ;
Unementionhonorable à M. Nicolas Bliard,de Vienne-le-Chateau
, qui a couvert de bouleaux environ trente hectares d'un mauvais
terrain;
Une médaille de première classe à M. Dez- Cartier , de Joncherysur-
Suippes , pour l'intelligence avec laquelle il élève depuis plusieurs
années jusqu'à huit et neuf cents ruches d'abeilles ;
Une médaille de première classe à M. Normand , ancien chirurgienmajor
des armées , demeurant à Courtisols , pour un tableau statistique
du canton de Marson ;
Une pareille médaille à M. Hubert , chirurgien à Somme-Suippes ,
pourune Topographie du canton de Suippes .
La Société a adopté la rédaction du présent procès -verbal , et a
arrêté qu'il serait imprimé et adressé à S. Ex . le Ministre de l'Interieur
, à M. le Préfet , au Conseil général du département , aux
Autorités constituées , aux Sociétés correspondantes , et distribué
ses Membres tant associés que résidans .
Pour extrait conforme au registre des délibérations :
TURPIN , président ; DUPUIS , secrétaire .
Prix proposé par la Société académique des Sciences ,
Belles-Lettres et Arts de Besançon , pour le 14août 1812 .
La Société académiqué des Sciences , Belles-Lettres et Arts de Besançon
, décernera . le 14 août 1812 , une médaille d'or de la valeur
de 200 fr .. à l'auteur du meilleur Bloge historique de M. l'abbé Millot.
Les concurrens ne mettront point leurs noms à leurs ouvrages ,
mais seulement une sentence ou devise à leur choix. Ils la répéteront
dans un billet cacheté,qui contiendra leur nom et leur adresse.
Les auteurs adresseront leurs ouvrages , franc de port , à M. le secrétaire
perpétuel , avant le rer juin 1812 .
L'étendné des discours serade trois quarts d'heure de lecturé , saus
ycomprendre les notes.
Arrêté,enséance générale. le 8 août 1811 .
Signé , J. J. ORDINAIRE , président. GRAPPIN , secrét. perp .
POLITIQUE.
Les dernières relations des événemens de l'Amérique
méridionale nous présentaient Monte-Video armé coutre
Buenos -Ayres , et cette ville elle-même attaquant la première
, toutes deux échangeant leurs forces et s'assiégeant
mutuellement , la première dans la partie del'ancienne Espagne
soutenue par le vice-roi Ellio , la seconde arborant le
drapeau de l'indépendance sur les rives de laPlata, comme
il l'est sur le golfe du Mexique . Le 15 août, l'escadre de
Monte-Video a fait une démonstration, sérieuse contre
Bućnos -Ayres , des bombes ont été jetées dans la vilte qui
fut exposée au feu pendant deux heures. Le trouble était
extrême ; des pourparters furent entamés , mais ils n'enrent
aucun résultat : on s'attendait à voir recommencer le feu ,
mais au grand étonnement de laville elle- même , les bâtimens
ennemis se retirèrent. Dans les premiers jours d'août
Ellie a fait faire de nouvelles ouvertures à la junte , il paraît
qu'il doity avoir une conférence entre deux commis
saires de la junte et deux du vice-roi à bord du Nereus .
Le parti de l'indépendance était contenu au Pérou par le
vice-roi de Lima ; mais la province d'Arequippa a pris le
parti de Buenos-Ayres. Fa cour du Brésil a offert ses services
à Ellio ; celui-ci les a jugés suspects et dangereux . 11
a refusé des secours trop considérables , et n'a reçu qu'un
nombre d'hommes trop petit pour parler en maître après.
avoir été auxiliaires .
Dans l'Amérique du Nord les armemens et les mesures
deprécaution et de défense continuent avec la plus grande
activité : les Anglais ont multiplié leurs actes d'hostilités
contre le commerce , et la guerre est regardée comme inévitable
. Il est reconnu et de là déclaré que dans l'affaire
entre le Président et le Little-Belt ce sont les Anglais qui
ont été , en pleine paix , les agresseurs . L'Amérique entière
approuve la conduite de son commodore , et la vengeance
de son insulte est le sentiment national. Les Américains
établis en Angleterre assiégent les navires expédiés pour
les Etats-Unis , et retournent dans leur patrie , où ils rappartent
leurs fortunes et leurs établissemens .
MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811. 233
Le ministre qui doit reporter à la cour de Palerme les
dernières volontées des alliés propriétaires de la Sicile est
parti. Son départ de Londres pour Palerme avait été annoncé
par l'autorité militaire anglaise comme liée à des circonstances
d'un grand intérêt politique; son retour était
aussi annoncé comme prochain. Il faut donc attendre pour
voir de quelle manière seront reçues les applications de
la théorie politique du Star, et les définitions du pouvoir
royal appliquées par les Anglais au souverain qu'ils défendent
, à-peu-près comme pourrait le faire un ennemi de ce
souverain qui joindrait l'insulte à l'agression , et l'usurpation
à la perfidie.
Rien enAllemagne , rien de relatif à la guerre sur le Danube
et aux affaires de la diète de Hongrie , qui porte à-lafois
le caractère de l'intérêt et de l'authenticite .
Les derniers événemens de la guerre d'Espagne , la retraite
de lord Wellington, la levée din siége de Ciudad-
Rodrigo, les progrès du maréchal Suchet dans le royaume
de Valence , l'inutilité de toutes les diversions tentées
pourdistraire les corps d'armée principaux de leurs opérations
, sont connus , avonés en Angleterre , et les propres
aveux de lord Wellington y donnent lieu à des plaintes
amères de la part de ces hommes de bon sens dont nous
disions naguères que l'Angleterre abonde , hommes que
tous les artifices ministériels ne peuvent séduire , et qui
n'ont pour base de leurs jugemens politiques que la carte
du théâtrede la guerre etle cours du change de l'Angleterre
avec l'étranger. Le Morning-Chronicle écoute souvent les
raisonnemens de cette classe , et s'en rend aujourd'hui le
fidèle interprète dans les termes suivans :
«On a reçu des dépêches de lord Wellington . Elles ne
peuvent manquer d'ouvrir les yeux au public sur les chances
désespérées de la guerre que nous soutenens . Il est impossible
à tout homme raisonnable de résister à l'évidence de
la vérité que le noble lord dévoile avec candeur aux yeux
de sonpays : c'est que , malgré tous les renforts qu'a reçus
S. S. , elle est hors d'état de lutter avec les Français .
Mylord avoue de bonne foi que l'ennemi lui avait si complétement
dérobé ses préparatifs , ses mouvemens , ses
plans et le nombre de ses troupes , qu'il s'était vu dans la
nécessité de réunir toute son armée pour observer l'ennemi
de ses propres yeux. Voilà bien le spectacle le plus dispendieux
qui ait jamais été imaginé pour satisfaire la vue
d'un individu. Quel art dans les dispositions de l'ennemi !
34 MERCURE DE FRANCE ,
18
quelle profondeur dans ses manoeuvres , puisque notre
grand général a été obligé de réunir toute son armée pour
Le rreecconnaître !et , malgré cela , l'adresse de l'ennemi à
cacher ses projets l'a empêché de deviner le point sur lequel
les Français devaient s'avancer pour l'attaquer ; il n'a pas
même pu réussir à mettre sa cavalerie en contact avec la
leur. Ainsi donc l'Angleterre a été dégarnie de toutes ses
troupes , et notamment de sa cavalerie , dont il reste à
peine quatre régimens dans toute la Grande-Bretagne : et
cependant les mouvemens de l'ennemi dans l'emploi de la
sienne étaient si rapides , que notre infanterie a été exposée
à une charge sur trois des faces de l'un de ses carrés .
>LordWellington mérite cependanntt qu'on lui sachegré
d'avoir évité une bataille ; car la plus belle victoire n'aurait
pu compenser la perte de 6 à 7000 hommes qu'il aurait
éprouvée pour la remporter : tel est le désavantage de cette
lutte insensée , au soutien de laquelle notre population ,
le soin de notre prospérité intérieure et la liberté de notre
constitution nous rendent peu propres . Les militaires les
plus distingués ont constamment prédit ce qui est arrivé.
Ces prédictions , ces alarmes , ces plaintes , ne sont
que trop justifiées par le tableau suivant ; c'est un officier
de l'armée anglaise qui le trace dans une lettre de Rovina ,
d'une date récente.
"Presque toute la route depuis Lisbonne jusqu'ici offre
une scène de misère et de dépopulation. Le dernier état
des hommes hors d'état de combattre était de 17,000 et de
- 700 officiers , nombre effrayant . Le rr régiment a la moitié
de son monde à l'hôpital. On s'attend à une attaque contre
le pont de bateaux que nous avons eu tant de peine à construire
à Villa-Felha, sur le Tage. Si ce pont était détruit ,
nous nous trouverions coupés de nos immenses magasins
d'Abrantès . Nous avons reçu hier l'ordre d'envoyer nos
malades sur les derrières , et de prendre avec nous pour
trois jours de biscuit et de riz , afin d'être prêts à marcher
au premier moment. Notre fourrage consiste en joncs
et en paille , qu'il faut aller quelquefois chercher à deux
Jienes. "
Voici les dernières relations officielles publiées par le
Moniteur sur la suite des événemens de cette guerre .
Au midi , la petite colonne que commande le général
Castanos , du côté d'Albuquerque , avait cru pouvoir profiter
de l'éloignement de l'armée de Portugal , et se porter
dụ côté de Montijo . Le général Girard y envoya le duc
NOVEMBRE 1811 . 235
d'Aremberg , qui nettoya avec son régiment les deux rives
du Tage , culbuta tout ce qu'il rencontra , et poursuivit
Castanos jusqu'aux frontières de Portugal .
Balleisteros , chassé du comté de Niebla , a débarqué à
Algésiras et s'est réuni aux brigands des montagnes de
Ronda. Le colonel Rignoux partit de Ronda le 12 septembre
avec le 4º régiment du grand-duché de Varsovie ;
il surprit dans les montagnes 5 à 600hommes qui s'y étaient
cachés , et les fit passer par les armes : après différentes
marches , il parvint à découvrir des amas considérables
d'armes et de munitions dans différens endroits , entre
autres à Montejaque et Ubrique ; tout a été détruit , les
rassemblemens ont été dispersés et ont eu plus de 1000
hommes tués. Notre perte est de 10 tués et 25 blessés .
Le colonel Combelle , avec sept compagnies du 94°,
s'est porté sur Alcala de los Gonzales , que l'ennemi avait
occupé et fortifié ; il attaqua un bataillon qui défendait la
ville, le culbuta et le dispersa ; au jour , le mineur fut
attaché à une des tours du château , le commandant se
rendit à discrétion avec 300 hommes. Le lendemain , Balleisteros
parut avec ses bandes : il n'était plus tems ; il fut
obligé de se retirer .
Le colonelRignoux profitant de la marche de Balleisteros
surAlcala , se porta sur Ximena avec 1200 hommes ; mais
déjà Balleisteros était de retour : les insurgés , quoiqu'au
nombre de cinq contre un , ne purent entamer notre colonne,
et furent constamment repoussés .
Notre perte se monte à 12 hommes tués , 25 blessés et
25 faits prisonniers , parmi lesquels le colonel du 4º régiment
de la Vistule. Le 28 , une brigade avait marché sur
Ximena , et le siége de Tarifa était ordonné.
Au centre , le général Darmagnac s'est établi à Cuença
où il est en communication avec l'armée d'Arragon qui
poursuit ses opérations . Le 12 , de bruit courait à Madrid
que le maréchal comte Suchet était entré à Valence. Voici
jusqu'à ce moment les détails officiels que contient la correspondance
avec le prince major-général.
Après la défaite d'Obispo le 30 septembre , je fus informé
que les généraux O'Donell , Villa-Campa et San-
Juan réunissaient 8000 hommes d'infanterie et 1500 chevaux
à la chartreuse de Porta-Coeli : je partis dans la nuit
du 1er octobre avec trois régimens de la division Harispe ,
labrigade Robert et 700 chevaux. L'avant-garde ennemie
fut rencontrée à Betera; elle opposa d'abord quelque résis
236 MERCURE DE FRANCE ,
tance , mais elle fut bientôt culbutée par les hussards du4
et quelques voltigeurs du 7º de ligne, quoiqu'elle fût soutenue
par 300 dragons .
Aune heure après-midi , nous reconnûmes le camp
ennemi à la Puebla de Benaguacil : ses troupes , formées
sur deux lignes , annonçaient l'intention de se défendre ;
les généraux Harispe et Paris , à la tête du 7º de ligne ,
formé en colonne d'attaque par bataillons , chargerent
l'ennemi , l'enfoncèrent , et le mirent dans une déroute
complète. La difficulté du terrain , coupé de canaux, nous
empêcha de rainasser un grand nombre de prisonniers , et
donna à O'Donell le teins de se renforcer sur les hauteurs
en arrière du village de Benaguacil ; j'ordonnai au général
Harispe de marcher à lui , tandis que le général Paris , sur
la gauche , chassait des partis ennemis sur Ribaroja : à
peine le général Harispe arrivait à Benaguacil , que l'ennemi
opérait en toute hâte sa retraite . Mille chevaux de
dragons de Numance , de la Maestranza et de Valence
parurent alors dans la plaine. Le colonel Christophe ,
commandant le 4º régiment de hussards , forma deux de
ses escadrons en colonne et un en bataille , et les chargea
avec impétuosité : cette masse fut renversée et mise en
fuite; plus de 100 hommes furent tués , 85 pris avec deux
officiers et 100 chevaux ; une partie de ces gens a fui sur
Gistalgar, l'autre a passé précipitamment le Guadalaviar å
Villa-Marchante . Nous avons eu dans cette affaire une
trentaine de blessés et 25 chevaux tués ou blessés , qui ont
été sur-le-champ remplacés. Le général Paris et le major
Durand , du 7º , ont en leurs chevaux tués sous eux. Le chef
d'escadron Lemperrierre , du 4º de hussards , le lieutenant
Schmitz , du même régiment , ainsi que le capitaine de
voltigenrs du 7º , Gaury , se sont distingués par leur intrépidité.
Après avoir chassé l'ennemi au-delà de la Guadalaviar ,
je me suis assuré de sa dispersion complète : je vais faire
pousser avec célérité les travaux du siége de Murviedro.
Black est resté dans Valence tranquille spectateur des
deux combats dans lesquels les trois divisions de son armée
ont été défaites .
Des paysans avaient tenté de se rassembler sur Onda et
Lucena; le chef de bataillon Meneau , du 121° , a tué leur
chef avec tune cinquantaine de ses gens , et a dispersé les
autres : ces villages sont occupés et sont rentrés dans
L'ordre.
NOVEMBRE 1811 .
237
La garnison du fort de Péniscola a tenté une sortie le
1º de ce mois , et a attaqué avec une pièce de canon notre
avant-poste de la Venta; le chefde bataillon Ronfor , du
114 , s'est de suite porté ausecours du poste ; l'ennemia été
repoussé avec perte , et a laissé entre nos mains un officier
et huit soldats prisonniers .
Les travaux de San- Carlos de la Rapita avancent rapidement
, et seront sous peu de jours dans un état de défense
respectable.
De bonnes nouvelles de Batavia sont venues en Hollande
comme un à-propos de circonstances pendant le voyage de
LL. MM. dans ce pays; en voici les détails officiels :
Le général Daendels , gouverneur-général de l'île de
Java , est arrivé en France sur la corvette la Sapho . Il a
apporté les nouvelles les plus satisfaisantes de cette colonie .
La nouvelle de la réunion avait été apportée par le brick
le Claudius Civilis , arrivé en février , et avait été reçue avec
plaisir.
Le général Jansen , nommé par l'Empereur gouverneurgénéral
, était arrivé à Batavia le 25 avril, avec trois frégates .
Le 16 mai , le général Daendels lui avait remis les pouvoirs
en présence d'une assemblée du conseil suprême des
Indes. Le 20, le général Jansen avait reçu les autorités
constituées , qui avaient prêté serment entre ses mains . En
juin, il avait reçu le serment des rois et princes du pays ,
qui avaient témoigné la plus grande joie de la nouvelle si
fuation de la colonie .
Le 16 mai , le général Daendels avait , par une proclamation,
notifie sa demission et a fait reconnaître sen successeur.
→ Un arrêté du général Jansen , en date du 4juin , rapporte
un arrêté du gouverneur antérieur, qui défendait
aux habitans d'avoir dans leurs maisons plus de deux vases
remplis d'eau purifiée , avec ordre de reprendre la même
précaution si la ville était déclarée en état de siége . Il paraissait
que les craintes d'un débarquement d'ennemis
étaient éloignées .
L'armée était en bon état, et toutes les mesures
étaient prises pour la défense de l'île . "
De retour à Amsterdam , où l'Empereur a rendu un
grand nombre de décrets qui organisent , en Hollande ,
Pinstruction publique,le budjetdes recettes et des dépenses.
pour 1810, les maisons de détention , les dépôts de men-.
dicité, la liquidation générale , les pensions,le service de
238 MERCURE DE FRANCE ,
la garde nationale , le budjet annuel des recettes et des
dépenses , les manufactures impériales , etc. LL. MM.
ont reçu les hommages des habitans de cette troisième
ville de l'Empire , au milieu d'une réunion brillante formée
pour une très-belle fête. Elles ont daigné accueillir
avec bonté l'expression des sentimens que leurs bienfaits
ont gravés en caractères ineffaçables dans les coeurs
dévoués et fidèles dusage et prévoyantHollandais qui , cette
fois , a perdu sa gravité accoutumée , son flegme imperturbable,
et a prouvé que chez les nations les plus graves il
estdes sentimens assez vifs pour produire l'enthousiasme ,
et pour donner à ces nations une physionomie toute nouvelle
, une attitude différente, et des moyens d'expression
nouveaux. D'Amsterdam , LL. MM. ont été à Leyde , àLa
Haye , à Rotterdam , où elles ont trouvé dans le même
peuple les mêmes témoignages de reconnaissance et d'attachement.
Dans ces visites multipliées , où l'Empereur
trouve naturellement quelques obstacles locaux à la rapidité
ordinaire de sa marche ; malgré quelques contrariétés
de tems attachées à la saison et au climat , l'Empereur a
tout vu , tout inspecté , et porté sur toutes les parties de
services ce coup-d'oeil qui est lui seul une amélioration , et
qui en enfante d'innombrables. It a partout'accueilli , entretenu
les fonctionnaires avec cet intérêt paternel qui multiplie
les questions , et rend les réponses instructives en les
encourageant par la bienveillance. De son côté , l'Impératrice
a partout reçu et daigné entretenir les dames des villes
admises à l'honneur de lui être présentées , heureuse
d'avoir à exercer, en quelque sorte , la mission digne d'elle,
d'annoncer à ses peuples les bienfaits de son époux , de les
entretenir de son amour pour eux , et de recevoir à-la- fois
et l'expression de leurs voeux , et celle de leur reconnaissance
. Les villes des bords du Rhin , de Dusseldorf à
Mayence , font des préparatifs pour recevoir LL. MM. dont
riend'officiel n'annonce positivement l'itinéraire pour leur
retour à Paris . L'Empereur trouvera dans une activité complète
tous les travaux d'utilité ou de magnificence qu'il a
ordonnés . Les vastes conduits d'eau ouverts dans plusieurs
quartiers sont presqu'achevés , et leur service est assuré ;
le marché des Augustins va être ouvert; celui du Temple
l'est déjà ; celui de Saint-Martin occupe ses constructeurs;
l'intérieur du Louvre avance; la galerie nouvelle sur
le Carrousel est achevée. Le magnifique pont d'Jéna est
terminé; ony passera dans les premiers jours de novemNOVEMBRE
1851 . 23g
bre ; il offre du côté de Saint- Cloud un coup-d'oeil admirable
inconnu jusqu'ici à la capitale , tandis qu'à la droite
du spectateur va s'élever majestueusement le palais quirinal
de Paris , la demeure destinée au roi de Rome ; déjà les
démolitions sont très-avancées; la saison prochaine pourra
être consacrée au tracé des rampes et aux fondations. Le
Temple de la Gioire s'élève non loin de là ; il semble destiné
à her en quelque sorte la demeure du souverain qui
préside aux destinées de l'Empire à celle du jeune prince
sur la tête duquel doit reposer un jour cet immense héritage.
PARIS. -
S ....
M. de Rossel , auteur de la relation du voyage de d'Entrecasteaux
, et déjà membre du Bureau des Longitudes ,
vient d'être nommé membre de la première classe de l'Institut
, à la place de M. de Bougainville.
-L'académie française tiendra une séance jeudi prochain
pour la réception de MM. Lacretelle et Etienne . Elle
arenouvelé son bureau. M. de Bassano est nommé prési
dent , M. Bigot de Préameneu vice-président .
ANNONCES.
Xe cahier de la quatrième souscription , ou XLVIe de la collection
desAnnalesdes Voyages,de la Géographie et de l'Histoire , publiées
parM. Malte-Brun. Ce cahier contient la carte géographique de la
Nouvelle-Grenade , Caracas et lesGuyanes , avec les articles suivans :
Voyage dans le Saterland, canton du département de l'Ems-Supe
rieur; par M. Depping.-Mémoire sur le mouvement elliptique des
comètes ; par M. Rosenstein.-Tableau civil et moral des Araucans ,
nation indépendantesdu Chili , traduit de l'espagnol , par M. P
Descriptionde lacaverne de spath, dans l'ile de Skye ( Haute-Ecosse ) ;
par M. VV. Makleay.-Notice sur un voyage au sommet de la montagne
appelée Jungfrau , oude pic de la Vierge , par M. Mayer.
Notice sur le voyage chez les Hindous, deM. Solvyns; et les ar
tieles du Bulletin. Chaque mois , depuis leteeseptembre 1807 , 让
paraîtuncahier de cetouvrage , de 128 ou144 pages in-8º, accompa
gnéd'une estampe ou d'une Carte géographique , quelquefois coloriée.
Les première , deuxième et troisième souscriptions ( formant 12
volumes in-8º avec 36 cartes ou gravures ) sont complètes , et coûtent
240 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811 ..
chacune 27fr. pour Paris , et 33 fr. frane de port. Les personnes qui
souscrivent en même tems pour les quatre souscriptions , payent les
trois premières 3 fr. de moins chacune. Le prix de l'abonnement pour
la quatrième souscription est de 27 fr. pour Paris , pour 12 cahiers.
Pour les départemens , le prix est de 33,fr. pour 12 cahiers , rendus
francs de port par la poste. L'argent et la lettre d'avis doivent être
affranchis et adressés à Fr. Buisson , libraire-éditeur , rue Gilles-Coeur ,
nº 10 , à Paris.
Essai sur les maladies et les lésions organiques du coeur et des gros
vaisseaux; par J. N. Corvisart , premier médecin de LL. MM. II. et
RR. , baron de l'Empire , officier de la Légion-d'Honneur , membre
de l'Institut , etc. , etc. Dédié à S. M. l'Empereur et Roi. Seconde édition
, corrigée et augmentée . Un vol. in-8 °. Prix , br. , 6 fr . , et 7 fr .
50 c. franc de port. Chez H. Nicolle , à la librairie stéréotype , rue
de Seine , nº 12 .
Nouvelle méthode pour reconnaître les maladies internes de la poi.
trine par la percussion de cette cavité, par Avenbrugger. Ouvrage traduit
du latin et commenté par J. N. Corvisart. Un vol. in-8° , Prix ,
br. , 7 fr . , et 8 fr . 50 c. franc de port. Chez le même.
Discours prononcé dans le temple des Chrétiens de la Confession
Augsbourg, rue des Billettes , à Paris, le 15 août 1811 ,jour anniversaire
de la naissance de S. M. l'Empereur ; par G. D. F. Boissard ,
l'un des pasteurs de ladite église. Imprimé par délibération du Consistoire
. Chez L. Haussmann , imprimeur , rue de la Harpe , nº 80.
A
Les Hommes illustres de la ville de Rome , depuis Romulusjusqu'à
César-Auguste; ouvrage traduit du latin , conforme à l'édition que le
traducteur a donnée du texte , avec des corrections et augmentations .
enrichi de notes historiques et littéraires , précédé d'un coup-d'oeil
sur la ville de Rome , sur les moeurs et coutumes de ses habitans , et
suivi d'un tableau des personnages célèbres qui existèrent en Grèce
et en Italie depuis la fondation de Rome jusqu'au règne de Constantin-
le-Grand; par M. Boinvilliers , correspondant de l'Institut de
France , etc. Seconde édition . Un vol. in-12 de 396 pages , avec le
texte en regard. Prix , relié en basanne , 3 fr . 25 c.; cartonné , 2 fr .
75 c .; broché, franc de port , 3 fr. 30 c. Chez Aug. Delalain , imprimeur-
libraire , rue des Mathurins-Saint-Jacques , nº5 ; et chez Arthus-
Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
La traduction en vers d'un choix des poésies de Catulle , par
M. Mollevaut, traducteur de Tibulle, paraîtra le 1er janvier prochain.
t
TABLE
MERCURE
DE FRANCE.
N° DXXXVIII . -
DEPT
DE
LA
SEIN
Samedi 9 Novembre 1811 .
POÉSIE .
MON RETOUR DE L'ITALIE
Sur les bords du lac de Genève , ouHommage à la Suisse.
SALUT , Ô roi des monts (1)! Salut , pompeux glaciers ,
Où la gloire à Saussure indiqua des sentiers .
Heureux Léman , salut ! de tes grottes profondes
Mes regards attendris ont reconnu les ondes .
Et toi , Clarens , et toi , lieu sans cesse nouveau ,
QueRousseau rendit cher , qui fus cher à Rousseau ,
Salut ! à ton aspect , je cède à mon délire (2) ,
Etdéjà sous mes doigts je sens frémir ma lyre.
Obords inspirateurs ! 6 fortuné séjour !
Où le chant du poëte est un hymne d'amour ,
Sites majestueux dont l'imposante vue
Laisse au coeur le plus froid une extase inconnue ;
:
(1) Le Mont-Blanc , où M. de Saussure a fait le premier voyage .
(2) J'approchais de Clarens , et j'avais en face les sombres roches
deMeillerie , dont la vue ne laisse personne de sang- froid.
5.
Cen
९
1
242 MERCURE DE FRANCE,
;
;
Devant qui l'infortune , oubliant ses malheurs ,
Déposait ses regrets , et perdait ses douleurs (3 ) ,
Asiles révérés , mémorables rivages ,
Où la reconnaissance appelle tant d'hommages ,
Plein encore aujourd'hui des douceurs qu'il vous dut ,
Mon coeur , après dix ans , vous offre son tribut .
Hélas ! sa voix n'est point une voix immortelle ,
Accueillez cependant une muse fidelle
Qui , par le souvenir, citoyenne en ces lieux ,
Dans l'absence toujours y reporta ses voeux .
J'en atteste le ciel qui sur ces hautes cîmes
Elève la hauteur de ses voûtes sublimes ,
J'en atteste ce ciel : quand un destin jaloux
Troubla votre repos et m'éloigna de vous (4) ,
Je crus , en vous perdant , perdre une autre patrie ,
Et mon regret amer ne vit que l'Ausonie.
L'Ausonie ! .... à ce nom , mes maux sont adoucis ,
Je vous quitte en pleurant , et vos monts sont franchis .
Mais je dépasse à peine une limite chère ,
Et déjà tout me montre une terre étrangère.
Cen'était plus ces soins , ces soins si généreux
Que la vertu gardait au malheur vertueux .
En vain s'offrait à moi la superbe Italie ,
J'avais laissé mon coeur à la simple Helvétie.
Hélas ! armé contre elle , un sort plein de rigueur
Osait.... Mais la vertu sut vaincre son malheur.
O bons Helvétiens ! séchez enfin vos larmes ,
Dans un sort adouci retrouvez quelques charmes.
Vous respirez .... Les Dieux vous ont rendu la paix :
Le reste de l'Europe invoque ses bienfaits .
Quand le ciel de nos coeurs veut d'autres sacrifices ,
Voyez dans vos destins des destins plus propices ,
Et, pour nous consoler , offrez -nous des heureux ;
Mais, pour l'être , ayez soin d'imiter vos aïeux.
Vos aïeux ! ... Ah ! gardez , gardez leurs saints usages .
Qu'ils vous rendent toujours dignes des premiers âges !
(3) Le pays de Vaud a servi d'asile à beaucoup de malheureux
Français qui y trouvaient les plus douces consolations , et dans les
beautés de la nature , et dans l'hospitalité des habitans .
(4) En 1798 , lors de la malheureuse révolution qui agita la Suisse.
NOVEMBRE 1811 !
243
Sijamais le destin allait peser sur vous ,
Montrez-lui des vertus qui retiennent ses coups ;
Et long-tems irrités des crimes de la terre
Qu'au moins pour vous les Dieux déposent leur tonnerre !
Hélas ! tels sont les voeux , les voeux les plus ardens
Que j'adresse à ce ciel qui féconde vos champs .
Je vous suis étranger : mais vos lois me sont chères ,
Et je suis par mon coeur au nombre de vos frères .
En vain pour moi le sort redevenu plus doux
Va me rendre un bondieur que m'õta son courroux ,
En vain je vais revoir une chère patrie ,
La vôtre restera dans mon ame attendrie.
Quel charine ravissant de souvenirs profonds
Doivent me rappeler vos fortunés cantons ?
Quej'y verrai d'attraits, quelle volupté pure
M'y donneront ensemble et l'homme et la nature !
Odouce illusion ! je croirai sous mes yeux ,
Je croirai retenir l'image de vos lieux .
Zurich m'étalera la beauté de son site :
Combien je chérirai son touchant Théocrite (5) ,
Ses Fuëssli , ses Bodmer , et ce rare pasteur
Qu'honorent à-la- fois ses écrits et son coeur ,
Qui mourant nous offrit l'héroïsme d'un sage ,
Etdont les saints adieux veulent un saint hommage (6) .
Orgueilleuse à jamais du chantre de vos monts (7)
Berne m'entretiendra de ses travaux féconds.
Je reverrai ces lieux d'où ce vaste génie
Volait , tout rayonnant , aux sommets d'Aonie ,
Etdans le grand tableau de son Eternité
Lui-même me peindra son inmortalité.
(5) SalomonGessner.
(6) Quelques jours avant sa mortle Fénélon de la Suisse fit ses
adieux à ses concitoyens dans un des plus beaux discours qu'il ait
laissé à la chaire évangélique . La ville de Zurich a fait élever à sa
mémoire un monument à côté de celui du chantre d'Abel . 1
(7) Le célèbre Haller , un des premiers savans de l'Allemagne ,
auteur du poëme des Alpes et de plusieurs chefs-d'oeuvre lyriques .
parmi lesquels on distingue les odes sur la Vertu, la Superstition , la
Gloire ,et sur-tout celle sur l'Eternité, i
Qa
244 MERGURE DE FRANCE ,
De vos trois fondateurs la vertueuse histoire
Me redira de Sparte et les moeurs et la gloire (8) .
J'aurai dans le Valais l'âge d'or tout entier .
Quel paisible séjour , quel sol hospitalier ,
De charmes inconnus quelle étonnante image !
Lieux cachés , doux abris du poëte et du sage ,
Que vous les entourez de merveilleux tableaux ,
D'horreurs et de beautés , de bruit et de repos !"
Qued'abîmes profonds , de roches menaçantes ,
De gouffres , de torrens , de cascades grondantes ,
Et, parmi tous ces monts hérissés de débris ,
Quel doux luxe de fleurs , de moissons et de fruits (9)
Mais toi , séjour si cher , délicieuse terre ,
Qui vis naître Rousseau , qui possédas Voltaire ,
Toi qu'il me faut quitter ! ... De mon sol paternel
Quede fois reporté sous l'azur de ton ciel ,
Mon amour de ces lieux constamment idolâtre
Me peindra de tes monts le vaste amphithéâtre ,
L'appareil de tes champs , l'émail de tes coteaux ,
La grâce de tes bords , le miroir de tes eaux !
Que de foisdes rochers du sombre Meillerie
Ma muse charmera sa longue rêverie ,
Et le sein agité , l'oeil humide de pleurs ,
Pleine de ces aspects si chers à tous les coeurs ,
Croira , dans ses transports , jouir de leur présence ,
Etdu moins sur sa lyre en trompera l'absence !
O Suisse ! où tout respire et donne le bonheur ,
Où l'homme plus heureux se sent encor meilleur ;
Séjour pur , où le ciel semble du premier âge ,
Même au sein des cités , fixer la douce image ;
Toi qu'à peine je vis et que j'aimai d'abord ,
Qu'aujourd'hui je revois et j'aime plus encor ;
Toi qui d'un sort cruel m'adoucissant l'injure ,
Eus pour moi les attraits qu'a pour toi la nature ,
Reçois l'humble tribut d'un poëte ignoré :
Il ne t'offrira pas un hommage sacré ! ...
(8) Les trois petits cantons d'Uri , Schweitz et Underwald.
(9) C'est dans la 23me lettre de la Nouvelle Héloïse qu'il faut lire
ladescription de cette contrée et des moeurs de ses bons habitans .
NOVEMBRE 1811 . 245
Mais tu jouis des chants du rival de Virgile :
Eh! comment retracer ce qu'a tracé Delille ?
Quels sentimens profonds , quels pinceaux gracieux !
Son amour ! est l'amour inspiré par tes lieux .
Qui le sait , lit encor son hommage à Glairesse (10) :
Jen'ai pas son grand art , j'ai toute son ivresse.
Délicieux transport , je voulais t'exprimer ,
Et mes vers l'eussent fait , s'il eût suffi d'aimer.
Envoi à Madame de P*** , qui habite l'Italie et a résidé
en Suisse.
Ovous ! qui , meme au sein de l'antique Ausonie ,
Toujours par la pensée habitez l'Helvétie ,
Verrez -vous dans mes chants la pompe de ses lieux ?
Ah! si l'amour sacré que vous gardez pour eux
Nous décrivait jamais une terre si belle ,
Le tableau deviendrait le rival du modèle.
J. B. D. LAVERGNE.
IMITATION DU PROLOGUE DE LABÉRIUS (*) .
De la nécessité l'inévitable loi ,
Aux portes du tombeau , s'appesantit sur moi :
Où me réduit , hélas ! cette aveugle déesse ?
Ni l'or , ni les honneurs , n'ont vaincu ma jeunesse;
Puissance , crainte , espoir , mobiles des humains ,
Rienne m'a détourné de mes libres desseins ;
Et voilà qu'aujourd'hui l'humble et douce prière ,
Ala voix d'un héros , change mon ame altière !
Odouleur ! ... Mais comment opposer les refus
Al'homme qui des Dieux n'en a jamais reçus ?
(10) Village sur les bords du lac de Bienne qu'a habité M. Delille ,
et que rappelleront à jamais les vers de ce grand poëte.
(*) Laberium asperæ libertatis equitem romanum Cæsar quingentis
millibus invitavit , ut prodiret in scenam , et ipse ageret mimos quos
scriptitabat . Sed potestas , non solum si invitet , sed etiam si supplicet
, cogit. Unde se et Laberius à Cæsare coactum in prologo tes-
MACROB. , SATURN . , lib . 2 , caр. ѴЦ. tatur.
(
246 MERCURE DE FRANCE;
Mes jours furent nombreux , ils sont plus purs encore.
Des chevaliers romains le signe me décore...
Quel changement subit dans ma condition !
Ce matin , chevalier ! et ce soir , histrion ! ...
J'ai trop vécu d'un jour ... O fortune inhumaine
Sans borne en ta faveur ainsi que dans ta haine ,
7
Si tu devais , ardente à servir Apollon ,
Pour honorer les arts , déshonorer mon nom ,
Au déclin de mes ans fallait-il done attendre ?
Aplaire aux spectateurs je ne saurais prétendre :
Peut-être , en mon printems , aurais-je réussi ;
Mais qu'apporté-je au cirque à l'âge où me voici ?
La grâce m'a quitté ; ma voix s'est affaiblie ;
Mon corps est chancelant , et ma force amollie ;
J'ai tout perdu. Semblable au lierre tortueux
Vainqueur du chêne altier qu'il presse de ses noeuds ,
Le tems , m'environnant d'un long cercle d'années ,
Etouffe en ses replis mes nobles destinées .
Ainsi qu'un vain tombeau , dans mon sort malheureux ,
Je ne conserve plus qu'un nom jadis fameux .
J. P. CH. DE SAINT-AMAND.
ON Y VA. - CHANSONNETTE.
AIR: Dans la vigne à Claudine.
CUPIDON est un drôle ...
Avec son air latin ,
Oh ! comme il vous enjole
L'esprit le plus mutia !
Chez untendron qu'il guette ,
Dès qu'il frappe ... voilà
Le coeur de la fillette
Qui répond : Ony va.
Entendez nos grand'mères ,
Dire que dans les bois ,
Pour croquer les bergères ,
Les loups sont aux abois?
Fille alors est à plaindre ...
Nos belles savent ça ,
Etpourtant sans rien craindre
Tous les jours ony va.
:
NOVEMBRE 1815. 247
4
Les bals et le théâtre
Sont contraires aux moeurs ;
La jeunesse folâtre
Y puise ses erreurs .
Chacun est à la ronde
D'accord sur ce point-là;
Pourtant ( voyez le monde ) ,
Tous les jours ony va.
Şans faire la grimace
Envisageons la mort :
Petits , grands , tout y passe ,
Car tel est notre sort.
Narguons sa faulx cruelle ;
Quand notre tour viendra ,
Nous dirons à la belle :
Unmoment , ony va.
CHARLES MALO.
ÉNIGME.
DEPUIS long-tems je joue un rôle dans l'histoire ,
Et si je n'y dis pas toujours la vérité ,
Je m'y tiens à l'écart de toute fausseté ,
Et je n'oblige pas le lecteur à me croire.
De crainte d'indiscrétion ,
Je reste toujours dans le doute ;
Je ne crois pas que celui qui m'écoute
M'ait jamais entendu dire ni oui , ni non.
En législation ainsi qu'en politique ,
Enmorale comme en physique .
Dans le passé , le présent , l'avenir ,
Je suis sur la réserve , et toujours je m'applique
Ane rien affirmer , de crainte de mentir.
Malgré cette horreur du mensonge ,
Ma droiture , ma bonne foi ,
Prends bien garde , lecteur , et songe
Qu'on ne doit pas compter sur moi .
S........
248 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811
:
LOGOGRIPHE .
Au milieu des hivers j'étale ma verdure ,
Endépit de la neige et du froid aquilon.
Renverse mes deux pieds , je change de nature ,
Etje deviens alors une interjection
Qui désigne mépris , dégoût , aversion.
By
CHARADE .
Apeu de frais , dans un ménage ,
On peut , à l'aide du premier ,
Se procurer lait et fromage .
Du doux printems heureux présage ,
C'est sur la fin de février
Que , sur les arbres du bocage ,
On voit renaître le dernier.
Agréable arbuste , l'entier
Aisément prête son feuillage
Aux caprices du jardinier ;
Mais de ce tout , en homme sage ,
Il doit écarter le premier.
B.
1
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Ecran que l'on place devant la cheminée,
et écran que l'on tient à la main .
Celui du Logogriphe est Lange, où l'on trouve : ange.
Celui de la Charade est Corbillard,
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
GRAMMAIRE GÉNÉRALE ET RAISONNÉE DE PORT-ROYAL , par
ARNAUD et LANCELOT ; précédée d'un Essaisur l'origine
et les progrès de la languefrançaise , par M. PETITOT ,
inspecteur-général de l'Université impériale , et suivi
du Commentaire de Duclos , auquel on a ajouté des
notes . Seconde édition . Un volume in-8°. - Prix
5 fr. , et 6 fr . franc de port. -A Paris , chez Bossangeet
Masson , libraires de S. A. I. et R. Madame
Mère , rue de Tournon , nº 6 .
,
A quelque distance de Paris , dans un lieu que la
nature semblait avoir consacré à la paix et à la médi
tation , vivaient , loin des agitations de la vie publique
et des tourmens de l'ambition , quelques sages qui dans
l'union la plus douce se livraient aux exercices de la
religion , à la pratique de toutes les vertus et aux charmes
de l'étude. La raison , le goût et le génie semblaient
avoir fixé leur domicile parmi eux , et tout ce qui sortait
de leur plume portait le caractère de la sagesse et du
savoir.
Qu'est devenue cette réunion vénérable ? Où sont les
toits pacifiques à l'ombre desquels ils ont composé tant
d'ouvrages qui font , encore aujourd'hui , l'honneur et
la gloire de la France ? La fureur des partis , l'envie et
les intrigues d'une société rivale ont tout anéanti. Sous
le règne d'un de nos plus grands rois , on a vu la hache
et le marteau , animés par le fanatisme , frapper jusque
dans ses fondemens l'asile de la paix et de la science .
On a vu des hommes armés arracher de leurs modestes
cellules des femmes tremblantes et infirmes , pour les
traîner dans l'exil et les livrer à toutes les horreurs de la
misère . Dans l'excès d'une fureur aveugle et brutale
on a violé la paix des tombeaux et dispersé la cendre
des morts .
Aujourd'hui des monceaux de ruines , quelques pans
,
250. MERCURE DE FRANCE ,
1
de murs qui formaient l'enceinte du couvent, un moulin
dont le bruit sourd et monotone ajoute encore au silence
du désert , voilà tout ce qui reste d'une grande et célèbre
institution. Les troupeaux paissent là où des hommes
éminens en science et en génie tenaient leurs doctes entretiens
, le boeuf rumine sous l'ombrage où Paschal méditait
les plus sublimes problèmes de la géométrie .
Quel avantage les ennemis de ces grands hommes ontils
retiré de tant d'excès et de persécutions ? Ils ont sacrifié
à d'aveugles rivalités , à des arguties scholastiques ,
des hommes dont la mémoire sera éternellement chère
aux amis de la vertu , de la science et des lettres . Ils ont
obtenu une victoire d'un moment; mais combien ils ont
payé chèrement ce triomphe passager ! eux-mêmes ils ne
sont plus ; déjà plus d'un demi- siècle s'est écoulé sur les
ruines de cette société fameuse qui prétendait imposer à
univers le joug de sa puissance et de ses opinions .
Grande et mémorable leçon pour les esprits fiers et
intolérans qui oseraient s'arroger exclusivement le sceptre
de l'opinion , faire taire la pensée , substituer l'autorité à
la raison, et la force à la persuasion ? Mais tel est l'aveuglement
et l'opiniâtreté de l'esprit de parti que rien ne
saurait en modérer les excès . Nous avons vu le fanatisme
s'introduire jusque dans la philosophie. Les jansénistes
ont survécu aux jésuites ; s'ils étaient aussi puissans que
leurs rivaux , croyez-vous qu'ils fussent plus tolérans ?
Toute secte est ennemie de la paix, parce qu'elle est fondée
sur le doute ou le mensonge , et quand on n'a pas
pour soi l'évidence et qu'on veut dominer , il faut bien
user de quelque violence .
Supposons maintenant que les hommes eussent été
toujours sages , humains , modérés , qu'ils ne se fussent
jamais écartés de ces principes de charité dont la religion
leur fait une loi si noble et si douce ; supposons qu'un
évêque d'Ypres n'eût jamais composé un énorme volume
sur la doctrinede S. Augustin ; que des esprits de travers
ne se fussent pas avisé de scruter cet inintelligible
in-folio pour y découvrir des propositions téméraires ,
mal sonnantes et sentant l'hérésie; supposons que toute
l'Eglise romaine ne se fût pas mise enfeu pour des sub
NOVEMBRE 1811. 251
+
5.
tilités théologiques , que serait-il arrivé ? Les savans de
Port-Royal eussent , au sein de la retraite , continué leurs
paisibles études , et de nouveaux chefs -d'oeuvre auraient
Benrichi les lettres et les sciences . Quelle profondeur
dans les écrits sortis de cette illustre école , et quels
noms que ceux des Arnaud , des Paschal , des Nicole ,
des Lancelot , etc. !
A l'époque où l'un d'eux venait de fixer notre langue ,
d'autres cherchaient à découvrir les rapports du langage
avec la pensée , à établir ses règles sur des bases invariables
. Jusqu'alors les mots n'avaient été considérés
que comme des sons ; on s'était occupé du choix , de la
pureté , de l'harmonie de l'expression sans songer à établir
ses relations avec les opérations de l'entendement ,
ou si l'on avait essayé de le faire , toutes les tentatives
n'avaient produit que des résultats équivoques ou insuffisans.
Arnaud fixa le premier ces incertitudes , et renferma
souvent dans un mot une vérité profonde. C'est
ainsi qu'en parlant du verbe il le définit : un mot dont le
principalusage est de signifier l'affirmation . Son ouvrage
est encore aujourd'hui classique , et depuis plus d'un
siècle l'esprit d'analyse n'a presque rien ajouté à ses
☐ premières découvertes .
Nous avions une assez bonne édition de la grammaire
de Port-Royal , publiée par l'abbé Froment , avec les
commentaires de Duclos . M. Petitot a fait mieux , ila
joint ses propres observations à celles de l'académicien
français , et placé à la tête de l'ouvrage un essai sur
l'origine et les progrès de la langue française. C'est un
sujet neuf et plein d'intérêt ; car quel tableau est plus
digne de l'attention des hommes de lettres que l'arbre
généalogique de la langue française !
On la voit à son berceau se dégager des ruines de la
langue latine , combiner ensuite les élémens de la langue
primitive avec les restes épars des langues du nord ,
étendre progressivement ses conquêtes sur les contrées
voisines , s'approprier une partie de leurs richesses , rectifier
et polir la rudesse de ses formes primitives , et se
montrer enfin avec cette pureté et cet éclat qui en a fait
la langue reine de l'Europe. Avant M. Petitot, ce sujet
252 MERCURE DE FRANCE ;
avait été traité par Duclos , qui nous a donné deux dissertations
insérées dans les Mémoires de l'Académie des
belles-lettres . Il rapporte des monumens curieux , dont
le plus ancien est la formule de serment entre l'empereur
Charles-le-Chauve et Louis de Germanie . Cet acte
remonte à l'an 848. On y trouve les premiers linéamens
de la langue française encore confondus dans ceux de
la langue latine ; on reconnaît tous les traits de la mère
dans ceux de la fille .
Pro don amur et pro Christian poblo et nostro commun
salvament dist di en avant , in quam Deus savir et potir
me dunat , si salvarai eo cest meon fradra Karlo et in
adjudha et in cadhuna cosa , si com' hom per dreit son
fradra salvar dist.
<<Pour l'amour du Seigneur et pour le chrétien peu-
>> ple et notre commun sauvement , d'hui en avant , en
>> tant que Dieu savoir et pouvoir me donne , si sauverai-
» je ce mien frère Charles en aide et en chacune chose ,
>> si comme homme par droit son frère doit sauver. >>
La moindre attention suffit pour retrouver dans ce
latin barbare tous nos titres d'origine et reconnaître les
traces de nos premiers pas . On y voit le latin amené,
par une décadence progressive , à une révolution inévitable
, et forcé d'enfanter une langue nouvelle. Duclos
cite ensuite des actes publics , et quelques morceaux de
prose et de vers postérieurs à cette époque; il fait remarquer
leur analogie avec cette première formule , et
descendant de siècle en siècle , il nous trace en abrégé
le tableau généalogique de notre langue. Mais ses recherches
n'excèdent pas les bornes d'une dissertation ,
et portent moins le caractère de l'histoire que celui
d'une discussion littéraire . M. Petitot , en marchant sur
ses traces , s'est fait un plan différent. Sa marche est
plus vive , il dessine son sujet à plus grands traits ; mais
sonburin a moins de profondeur et ses traits sont plus
indécis . Son ouvrage renferme des vues exactes , son
style est facile , ses tableaux sont distribués avec ordre
et méthode ; mais souvent il est plus orateur qu'historien
, et les érudits lui reprocheront d'avoir trop négligé
les titres justificatifs . On pourrait lui reprocher aussi de
NOVEMBRE 1811 . 253
manifester quelquefois trop d'éloignement pour l'esprit
et les vues philosophiques , de subordonner le mérite
littéraire au mérite religieux , et d'écouter trop facilement
ses préventions .
Il serait possible , par exemple , que l'on contestât à
M. Petitot ce qu'il dit des grands écrivains du dix-septième
siècle .
>>
«Le caractère principal des bons auteurs du siècle
■ de Louis XIV fut le naturel et la vérité . Craindrait- on
> d'avancer un paradoxe si l'on disait que ce, fut à la
⚫ religion qu'ils durent ce caractère? L'écrivain qui croit
>>à la religion a des bases certaines ; il ne fatigue point
*son imagination en cherchant à pénétrer des mystères
inaccessibles à notre faiblesse ; il ne se livre point au
>>délire de ses pensées ; il ne corrompt point sa raison
> et son style par de vaines recherches et par des sub-
>>tilités contraires au bon goût. L'incrédule , au con-
>>traire , s'abandonne en aveugle à la raison humaine ,
> si faible pour expliquer tout ce qui est surnaturel; il
>>entasse systèmes sur systèmes , il s'égare dans un laby-
> rinthe d'idées qui se contredisent ; son style employé
>>à peindre les écarts d'une imagination incertaine et
>>insensée , perd le naturel et la vérité. Cette opinion
» n'a été justifiée que par trop d'exemples>. >>
Ilme semble que la conclusion naturelle que l'on doit
tirer de ce passage , c'est qu'il faut croire sans examen',
et que la foi est l'unique source du naturel et du vrai
dans les ouvrages d'esprit. Je ne veux point déployer
ici toutes les conséquences qui naîtraient de ce principe ,
je me contenterai de proposer à l'auteur une seule difficulté.
S'il est démontré que tout homme doit croire sans
examen , comme la vérité est une et qu'elle ne connaît
point les vaines considérations des tems , des lieux , des
personnes , cette proposition sera vraie partout ; ainsi
le calviniste , le luthérien , l'anabaptiste , le musulman
, etc. devront croire sans examiner , et la foi deviendra
chez eux comme chez nous la source unique du
naturel et du vrai . Mais si la religion du calviniste , du
luthérien , de l'anabaptiste , du musulman est fausse ,
comme M. Petitot ne pourra se dispenser d'en convenir
254 MERCURE DE FRANCE ,
.
voilà donc la source unique du naturel et du vrai qui
dérive essentiellement de l'erreur et du mensonge .
Il faudrait , je crois , quand on se jette dans ces sortes
de discussions , et qu'on les place à la tête d'un traité de
grammaire , commencer par fixer la valeur des termes
et définir nettement ce qu'il faut entendre par religion .
Il est évident qu'il n'existe qu'une certaine somme de
vérités religieuses , et qu'au-delà de ce cercle tout n'est
plus qu'erreur et superstition. Quand Cicéron se moquait
, én secret , des augures , et de toutes les divinités
chimériques dont la crédulité et l'ignorance avaient peuplé
le ciel , quand il s'élevait sur les ailes de son génie ,
aux idées sublimes de l'unité de Dieu et à toute la majesté
de ses attributs , il était assurément frès-religieux ;
cependant il n'avait point la foi ; sa croyance n'était pas
celle du peuple , ce n'était même qu'en secret et dans
l'intimité particulière qu'il osait l'exprimer. Un musulman
qui douterait que Mahomet eût mis la lune dans sa
manche , serait-il pour cela un homme irréligieux ? Sans
doute il est du devoir d'un homme de bien de respecter
la religion de sa patrie , parce qu'il est également de son
devoir de ne troubler ni la paix des consciences , ni celle
de l'Etat ; et c'est pour cela que la loi qui protège la
liberté des cultes , et contient en même tems la turbulence
des sectes , est une loi sage , prévoyante .
Lorsque quelques philosophes du siècle dernier , non
contens d'examiner les bases de la religion chrétienne ,
entreprirent de les saper et prêchèrent sa destruction ,
quand ils proposèrent une sorte de croisade contre les
temples catholiques , il était juste d'étouffer leurs déclamafions
, parce qu'elles portaient tous les symptômes du
fanatisme et qu'elles menaçaient l'Etat de ces excès qui
ont éclaté depuis , et à la suite desquels on a vu les autels
renversés , leurs ministres proscrits , et l'athéisme
proclamé.
Mais si l'on suppose un homme d'une ame paisible
d'un coeur honnête et droit , qui dans le silence de la vie
domestique s'occupe sincèrement de la recherche de la
vérité , et travaille , par amour même pour la religion , à
se dégager de tous les liens de la superstition et des préNOVEMBRE
1811 . 255
jugés ; s'il est fidèle aux lois de la vertu , aux règles de
la morale , refuserez-vous de le placer aux rang des
hommes vraiment religieux . Et croirez-vous que dans
ses écrits il ne puisse jamais atteindre aux sources du
naturel et du vrai ? N'est- ce pas le respect pour les
moeurs , l'amour de la justice et du bien public, qui inepire
les sentimens nobles et les hautes pensées ? Et de
quelque foi que l'on puisse être doué , si l'on n'a pas ces
vertus , peut- on se flatter d'être véritablement religieux ?
J'ai combattu avec quelque étendue l'opinion de
M. Petitot , parce qu'il me semble qu'un livre d'instruction
doit être exempt de tout esprit de parti ; mais je lui
dois cet éloge qu'il exprime ses idées avec une rare modération
, qu'il ne prétend y assujétir personne et que son
livre porte partout le caractère honorable de la franchise
et de la conviction. C'est d'ailleurs un ouvrage qui se recommande
par la sagesse des principes , la solidité du
raisonnement , la facilité et l'élégance du style . Les observations
sur le commentaire de Duclos sont pleines de
justesse et de sagacité . L'auteur y défend , toujours avec
avantage , la doctrine de Port-Royal , et dans toutes ses
discussions on reconnaît aisément l'homme éclairé qui a
long-tems médité sur les principes du langage et le caractère
propre de la langue française. Les jeunes gens , les
gens du monde , et les professeurs même ne sauraient
trop rechercher une édition faite avec autant de talent ,
de méthode et de soin . SALGUES .
L'ESPAGNE EN 1808 , ou Recherches sur l'état de l'administration
, des sciences , etc. , etc. , faites dans un
voyage à Madrid en l'année 1808 , par M. REHFUES ,
bibliothécaire de S. M. le roi de Würtemberg ; traduit
en français sur le manuscrit en langue allemande .
Deux volumes in-8° . -Prix , 10 fr . , et 12 fr. 50 с..
franc de port .-A Paris , chez Treuttel et Würtz ,
libraires , rue de Lille , nº 17 .
-
DEPUIS les époques les plus anciennes où l'histoire
puisse remonter avec certitude , les terres voisines de la
256 MERCURE DE FRANCE ,
Méditerranée furent le principal théâtre de l'activité
humaine . Le contour de ce grand golfe forme une
sorte d'abrégé du globe , on y trouve , dans un espace
de vingt à vingt-cinq degrés de latitude , une réunion
remarquable de différens sols et d'expositions ou de
produits variés , et la température , quoique très-diverse ,
y est presque par-tout convenable à l'homme en société.
Des forêts , des chaînes de monts élevés , et les sables
de l'Afrique ou de l'Arabie circonscrivent ce vaste
bassin qui ne fut réuni qu'une fois sous une même
domination , mais qui semblait destiné à nourrir des
peuples à-peu -près semblables dans leurs moeurs et
soumis à des institutions analogues . Peuplée d'abord ,
ou du moins civilisée plus tôt dans sa partie orien
tale , cette région présente le phénomène d'une progression
assez constante qui , en se rapprochant du
pôle , étendit vers l'occident les effets de l'industrie
moderne . A l'Egypte , à la Phénicie , succédèrent les
Grecs , que les Romains remplacerent . Athènes périt
après la chute des villes du Liban , Rome tomba plus
tard , et le foyer des lumières et de la puissance se trouve
enfin dans ces plages que baigne l'Océan , et que Tyr et
Memphis croyaient aux confins du monde .
Les circonstances actuelles qui attirent sur cette péninsule
les regards de l'Europe , y opéreront inévitablement
des changemens essentiels , et rendent plus
intéressant l'ouvrage de M. Rehfues qui l'a visitée au
moment où l'ancien état de choses y subsistait encore.
Mais indépendamment même de cette époque décisive ,
nul pays peut- être ne devait exciter plus de curiosité.
Jusqu'aujourd'hui , cependant , l'Espagne , située si près
de nous , était restée peu connue. Les monumens des
beaux-arts , et ces grands noms que la terre des Romains
porte encore , entraînaient les Français dans l'Italie , et
peut- être l'étudiaient-ils mieux que la France même .
L'imagination se plaisait sans cesse à franchir les Alpes ,
mais les Pyrénées semblèrent l'arrêter jusqu'au jour où
une voix plus puissante introduisit et guida l'ardeur française
au milieu du silence des Castilles. A l'exception
de l'époque peu reculée où la rapide décadence des deux
NOVEMBRE 1811 .
257
waste
LAM
monarchies espagnole et portugaise les rendit presque
nulles dans la politique de l'Europe , le pays qui les
forme fut bien digne d'être observé dans l'étendue de ses
Japports , et dans l'ensemble de son histoire , Presqu'environnée
par les eaux et fermée par de hautes montagnes
, cette contrée , d'une étendue moyenne , semblait
destinée à jouir d'une puissance commerce. Cet isolement même etpaliessimbloentestcddu'iulna sub
divisent , ainsi que de grandes différences dansla tem
pérature , et dès- lors dans les productions ende génie de
ses diverses provinces , devaient en faire , dans les toms
anciens , une confédération de peuplades facilemenfumies
et indépendantes . Presque également séparer dans le
principe , des tribus celtiques et numides ,
lapopulation
de ce pays , qui eut toujours un caractère particulier ,
quoique formé de nuances contraires , oppose encore aux
nations du nord le valeureux descendant des Cantabres
le laborieux Gallicien , et l'industrieux Catalan , comme
elle se rapproche de celles du midi par la gravité dans
Thumeur et la solidité dans les travaux des habitans de
l'intérieur , et par cette teinte du génie africain que l'on
retrouve jusque dans les femmes de l'Andalousie .
Par une de ces compensations qui existent souvent ,
mais que l'on ne remarque point sans quelque surprise ,
l'Espagnol lent , constant , opiniâtre , parvint subitement
à un point de grandeur qui alarma l'Europe , et laissa
voir aussi promptement qu'il ne pourrait s'y maintenir .
Un événementunique dans l'histoire du monde vint, après
la soumission des Maures , donner le change en quelque
sorte à l'énergie des Espagnols , et prévint en Europe les
suites de leur prépondérance. De cette péninsule dont
les navigateurs avaient doublé la pointe de l'Afrique et
soumis les Indes , sortirent aussi ces hommes d'une
audace particulière à qui leur destinée gigantesque livra
l'immense proie d'un monde nouveau. Après l'avoir dépouillée
, après l'avoir dévorée , après avoir cherché dans
le christianisme même des prétextes impies pour soumettre
tout un continent à cet esclavage (1) que le chris-
(1) Quand les Américains furent presque tous détruits par le car
R
,
SEINT
258 MERCORE DE FRANCE ,
tianisme a, dit-on , détruit , le Castillan crut dominer
dans l'Europe ; mais il n'y parvint pas , et cette effroyable
calamité d'une partie du monde fut impunie , mais infructueuse.
Il restait à l'Espagne des prétentions exagérées et mal
soutenues , des souvenirs magnifiques , une fierté tantôt
imposante , tantôt déplacée , un mépris risible pour tout
ce qui n'est point espagnol , de l'ignorance sans incapacité
, du découragement sans bassesse , et quelques
hommes d'un grand mérite au milieu d'une multitude
susceptible d'en avoir , mais encore incapable d'en sentir
le besoin . Cette idée générale que les étrangers se
formaient des Espagnes , est confirmée en grande partie ,
et rectifiée en quelques points par M. Rehfues , qui
donne des renseignemens détaillés sur l'état des lumières
dans ce royaume , sur son administration , sur les vastes
ressources de sa marine et les entraves multipliées que
le commerce y éprouvait , sur les fonctions de l'inquisition
dans les derniers tems , et sur les moeurs ou l'influence
du clergé .
L'auteur parle de la chimie et de la médecine comme des
sciences les moins négligées par les Espagnols . Il décrit
particulièrement une contrée que la nature du pays , le
caractère de ses habitans et la manière dont elle était gouvernée
, distinguent du reste de l'Espagne, et qui comprend
la Navarre et les trois Provincias Vascongadas ; n'ayant
trouvé , dit- il , dans aucun historien , ni dans le récit
d'aucun voyageur, ces détails circonstanciés . Il a placé
dans un appendice ( mot que le traducteur suppose féminin)
une dissertation intéressante sur la littérature des
Basques , et sur cette langue singulière qui a fait naître
plusieurs disputes , et à laquelle on veut absolument
trouver une origine primitive. Dans sa notice concer
nage , par la misère , par le désespoir , les Africains les remplacèrent
. Voyez l'étendue de ce genre de commerce dans une note à la
fin du chapitre XIIe . Ainsi , dit M. Rehfues en terminant cette note ,
de l'an 1500 à l'an 1800 , un million cinq cent mille hommes ont été
vendus comme esclaves aux Espagnols. On les tirait généralement
des possessions portugaises .
NOVEMBRE 1811 259
nant les artistes espagnols et dans ce qu'il dit au sujet
des tableaux conservés dans les appartemens de Buen-
Retiro , l'on trouvera des réflexions sur l'art qui en décèlent
une étude approfondie .
Les observations de M. Rehfues sont judicieuses , et
samanière devoir paraît impartiale; on se sent donc porté
à le suivre avec confiance , même dans les matières où
l'on manque des connaissances indispensables pour
adopter réellement , ou pour réfuter son opinion : mais
ce qu'on ne saurait admettre , par exemple , c'est l'exactitude
des tableaux comparés de la population de l'Espagne.
Dans les derniers recensemens on a mis probablement
tout le soin qu'une pareille opération exige ,
mais les dénombremens antérieurs n'auront été faits , en
beaucoup d'endroits , que par approximation , en sorte
que les suppositions et les analogies auront donné des
résultats essentiellement faux. Dans le court espace de
vingt-six années , la population de l'Espagne aurait été
réduite de douze millions à six millions , si l'on en croyait
le rapport des historiens espagnols . M. Rehfues en reconnaît
l'invraisemblance , mais il ne conteste point un
accroissement , moins frappant et cependant extraordinaire
, qui dans le dix-huitième siècle , en quatre-vingttrois
ans , aurait augmenté de six millions , c'est-à-dire ,
doublé le nombre des habitans de l'Espagne . Cette augmentation
aurait été plus rapide encore dans le royaume
de Valence : en 1718 il n'avait, dit M. Rehfues , que 318 ,
850 habitans , et en 1808 il en contenait plus d'un million.
Quelque favorables qu'aient été les circonstances ,
ce changement paraît trop grand; mais fût-il prouvé incontestablement
, il laisserait encore beaucoup de doutes
sur les six millions d'hommes que l'Espagne doit avoir
acquis en moins d'un siècle . Diverses causes peuvent engager
la population d'un pays à se porter principalement
sur telle ou telle province; mais que la nation espagnole
toute entière ait multiplié à ce point, c'est ce qu'on ne
voudra croire que d'après les preuves les plus authentiques
, malgré le repos de la monarchie , et malgré la diminution
du nombre des ecclésiastiques ou des nobles ,
et de celui des domestiques. Le sol est bon dans une
Ra
260 MERCURE DE FRANCE ,
:
grande partie de l'Espagne , et l'agriculture y est susceptible
d'une extrème amélioration; l'on peut donc s'amuser
à suivre en idée cet accroissement progressif de la
population : au milieu du vingt- unième siècle l'Espagne
aura environ cent millions d'habitans ; Voltaire aurait eu
grand tort de rire des calculs systématiques par lesquels
on avait voulu justifier , de nos jours , la multiplication
rapide que les récits des anciens historiens supposent
quelquefois.
Ce qui ajoute à la défiance sur ce point , c'est de voir
M. Rehfues persuadé que Tarragone a eu jadis deux
millions et demi d'habitans , que Mérida entretenait une
garnison de quatre-vingt-dix mille hommes , et que sous
les Maures , Grenade en nourrissait trois millions . Ces
diverses sommes sont exprimées en chiffres , et l'on croirait
volontiers que l'imprimeur a mis à ces trois nombres
un zéro de trop , en déplaçant les virgules ; mais comme
on trouve , au premier volume , un erratum pour une
faute de ce genre qui est étrangère à ceci , l'on ne peut
guères en imputer d'autres à l'imprimeur.
,
A ces renseignemens extraits de récits un peu suspects
, qui égalent Grenade au Pékin des Pères Jésuites ,
et Tarragone à la capitale des Romains sous Auguste
succède un tableau détaillé des diverses provinces d'Espagne
, d'après le dénombrement fait en 1788. Il résulte
de ce tableau que les provinces les plus montueuses et les
moins fertiles , laGalice et la Biscaye , sont proportionnellement
les plus peuplées . Ainsi la prospérité des peuples
n'est point essentiellement liée à la fertilité du sol ,
à l'abondance des denrées , aux bienfaits de la température
; rarement même elle en est le résultat . On la
observé au milieu des Alpes , dans les départemens du
Simplon et du Mont-Blanc , dans celui de l'Adda au
royaume d'Italie , et dans le canton suisse du Tésin , les
vallées fertiles et d'une heureuse exposition nourrissent
ou plutôt fatiguent un peuple triste , faible , sale et dénué
de tout ; la force , la propreté , l'aisance , l'énergie , le
contentement frappent aussitôt la vue lorsque le voyageur
s'élève dans les vallons voisins des neiges perpétuelles
, où une terre sans printems ne produit que de
NOVEMBRE 1811 . 261
l'herbe et des sapins . L'observation est générale , le fait
est constant , les causes en sont naturelles ; mais l'évidence
même est inutile , car les passions de quelquesuns
parlent beaucoup plus haut que la raison de tous .
L'auteur s'est rendu directement de Bayonneà Madrid ,
et ne paraît pas avoir visité d'autres provinces ; il observe
néanmoins que les deux Castilles , la Manche , l'Estramadure
et le royaume de Léon manquent d'arbres , et
que celui de Valence est bien cultivé ; il parle de la dégénération
des chevaux Andalous ; il donne une étymologie
vraisemblable du mot merinos , et dans un article
particulier , il fait connaître le climat de Madrid aussi
bien qu'il se puisse quand on ne donne pas les résultats
d'observations météorologiques faites avec les instrumens
dont rien ne peut remplacer la précision. Il parle ,
trop succinctement peut-être , de l'aspect du pays , des
productions et de la température des différentes parties
du royaume ; le peu qu'il en dit se trouve principalement
dans le premier chapitre , qui seul est intitulé Voyage.
Dans le chapitre VIII , on verra réunies les observations
relatives aux abus qui affligeaient l'Espagne . Des traits
épars dans les chapitres Ier et IIIe forment une peinture
attachante de la nation basque qui n'a point dégénéré
des anciens Cantabres , et qui s'enorgueillit encore de ce
nom .
Cette notice sur les peintres espagnols que j'ai déjà
citée , forme , sous le titre d'Appendice , un article particulier
. J'observerai à cette occasion que la renommée
des artistes espagnols n'a pas été favorisée par le sort.
Plusieurs peintres du second ordre en Flandre , en France ,
ou en Italie , sans égaler les Murillo , les Luca-Giordano
, les Juan de Juanez , ou les Velasquez , ont une
réputation plus universelle . Outre l'isolement dans lequel
Espagne se trouvait depuis long-tems , quoiqu'un prince
Trançais en occupât le trône , une autre cause doit avoir
affaibli la célébrité des grands artistes de ce royaume ;
ils n'ont point adopté généralement une manière particulière
, ils n'ont point formé précisément une école. La
classification des tableaux espagnols en écoles romaine ,
vénitienne , flamande , etc., en fournit la preuve . L'une
262 MERCURE DE FRANCE ;
de ces écoles est, à la vérité , nationale, mais elle n'a
point unfaire qui la distingue des écoles étrangères , car
on lanomme aussi éclectique.
M. Rehfues oppose à son tableau de l'Espagne en
1808 , un'morceau historique aussi curieux que sagement
écrit , qui est intitulé : Les Espagnols du quatorzième
siècle , et dont l'auteur n'est point désigné. Mais
ce fragment , auquel on ne voit qu'un rapport vague avec
"le reste du livre , ne donne rien moins qu'une idée générale
des Espagnols de ces tems-là : c'est tout simplement
le récit des exploits de quelques milliers d'Aragonais , etc.
qui , sous la conduite de ce Roger que la faiblesse de
l'empereur Andronic nomma César , et sous celle de
quelques autres aventuriers , étonnèrent par leur bravoure
les Turcs et les Grecs , et les eussent étonnés aussi
par leur cruauté , si des excès de ce genre eussent pu
surprendre dans un siècle si fécond en désordres .
DE SEN...
LE PARADIS PERDU DE JEAN MILTON , traduit de l'anglais
par J. MOSNERON. Quatrième édition , revue et corrigée
avec beaucoup de soin ; précédée de la Vie de Milton
et ornée de son portrait.- Prix , 3 fr . , et 4fr. franc
de port A Paris , chez François Louis , libraire -
rue de Savoie , nº 6 .
,
Ce n'était pas une entreprise téméraire que celle de
traduire Milton après Dupré de Saint-Maur et Racine le
fils . Le premier avait été élégant , correct , mais peu
fidèle ; le second , fidèle jusqu'à la servitude , étouffa
son original sous le poids de la littéralité. Eclairé sur les
défauts de ses deux prédécesseurs , et témoin des progrès
qu'a faits l'art de traduire dans le dernier siècle
M. Mosneron publia , en 1788 , une nouvelle traduction
du Paradis perdu , dont nous annonçons aujourd'hui la
quatrième édition . On convint généralement qu'au mérite
de l'exactitude et de la fidélité , elle réunissait à un
assez haut degré le sentiment des beautés poétiques de
l'original , et qu'elle suffisait , comme l'a dit un litté
,
NOVEMBRE 1811 . 263
rateur distingué dont je me plais à citer ici le témoignage
, pourfaire apprécier le génie de l'auteur anglais .
Ce suffrage des critiques et du public n'a point empèché
M. Mosneron de revoir son ouvrage , et d'en faire
disparaître quelques taches que le premier travail y avait
laissées . Une préface modeste et à laquelle on ne peut
reprocher , peut-être , que de porter en quelques endroits
le caractère de la récrimination contre des censures
de journaux , expose les principes de l'auteur sur
la manière de traduire les poëtes . On croit d'abord qu'il
va remettre en question , si les poëtes doivent être traduits
en prose ou en vers ; question déjà trop débattue ,
et que d'ailleurs tout traducteur croit suffisamment résolue
par le fait même de sa traduction , selon qu'elle est
envers ou en prose. Mais M. Mosneron s'abstient sage
ment de cette discussion , et se borne à l'exposition de
ses principes sur la traduction en général. Ces principes
sont d'une saine doctrine ; également éloignée du faux
système d'une version trop libre , et du système non
moins faux à la faveur duquel on voudrait , sans égard
au génie particulier de chaque langue , reproduire dans
une traduction , non-seulement les tours et la pensée ,
mais presque l'idiôme de l'auteur original : système qui ,
sous le spécieux prétexte des importations dont on peut
enrichir la langue dans laquelle on écrit , ne tendrait à
rien moins qu'à la corrompre .
M. Mosneron , plein d'un respect qu'on ne peut blåmer
pour le génie fier et sombre du poëte anglais , combat
l'opinion de ceux qui prétendent qu'une traduction
pour être bonne doit réunir l'élégance à la fidélité. Le
mot élégant , appliqué à Milton , lui semble une insulte
faite à son auteur. Je crains que M. Mosneron ne confonde
l'élégance avec la mignardise. L'élégance , comme
on doit l'entendre ici , comme on peut la désirer dans
tous les ouvrages d'esprit , n'est autre chose qu'une
liberté noble , un air facile et naturel ; c'est la grâce
qu'on a , tandis que la mignardise est la grâce qu'on se
donne . Je crois donc qu'une traduction de Milton pourrait
être élégante et cependant fort bonne , comme le
serait une traduction d'Homère , de cet Homère à qui
264. MERCURE DE FRANCE,
1
l'on a comparé Milton , et dont Boileau n'a pas voulu
faire la critique dans ces vers :
Ondirait que pour plaire , instruit par la nature ,
Homère ait à Vénus dérobé sa ceinture .
Mais je défends ici M. Mosneron contre lui-même ;
et sa traduction combat encore mieux ce passage de sa
préface que je ne pourrais le faire. Elle est élégante et
fidèle. Entre plusieurs morceaux que j'en pourrais citer
pour preuve , je préfère la peinture d'Adam et d'Eve
dans le paradis , quoique déjà si connue , ou plutôt par
cela même qu'elle est très -connue , que plusieurs traducteurs
qui n'ont donné que des fragmens du Paradis
perdu , se sont tous exercés sur celui-ci , et que le lecteur
aura plus d'objets de comparaison .
<<Leur noble maintien , leur stature droite et élevée
comme celle des habitans du ciel , l'innocence primitive
qui couvre leur majestueuse nudité, tout annonce qu'elles
commandent aux autres créatures et qu'elles sont dignes
de leur empire. Dans leurs divins regards respirent avec
l'image de leur glorieux créateur , ce qui constitue sur .
la terre une légitime puissance , la vérité , la sagesse , la
piété pure et même austère ; mais de cette austérité que
tempèrent la confiance et la liberté filiale . La différence
de leur sexe met cependant entre eux quelque inégalité ;
l'un est formé pour le courage et la méditation , l'autre
pour la douceur et la grace attirante ; celui-ci pour
Dieu seul , celle-là pour l'homme et pour Dieu . »
Le texte anglais offre ici une variante assez notable .
L'édition que j'ai sous les yeux , dit :
-'
Hefor God only , shefor God in him .
• Lui pour Dieu seul , elle pourDieu dans lui. »
D'autres éditions ( et il paraît que c'est le plus grand
nombre) substituent au mot in le mot and.
Lui , pour Dieu seul ; elle , pour Dieu et lui. »
Il n'entrait pas dans le plan de M. Mosneron de dire
ce qui l'avait décidé pour le second sens plutôt que pour
le premier ; il a choisi le plus naturel , et je crois qu'il a
bien fait. Ceux qui veulent lire , shefor God in him ,
NOVEMBRE 1811 . 265
« elle pour Dieu dans lui , » ont sans doute leurs raisons .
C'est ainsi que traduit M. de Châteaubriand dans le
fragment que l'on connaît de sa traduction . Je n'en
persiste pas moins à croire que ce sens offre une subtilité
mystique qui n'est pas à la portée de tous les esprits .
Ce n'est donc pas sur le texte qu'a choisi M. Mosneron
que je prendrai la liberté de le combattre , mais sur la
manière dont il l'a rendu. Je lui demanderai pourquoi
il intervertit l'ordre des mots anglais qu'il me semblait
ici nécessaire de conserver . Qu'a prétendu Milton ?
établir les rapports des deux créatures envers Dieu
et entr'elles . Or , on ne peut douter que dans les desseins
de la Providence , la femme n'ait été créée pour Dieu et
pour l'homme. C'est cet ordre que M. Mosneron me
semblerait avoir dû conserver ; c'est celui qu'a conservé
Louis Racine , sans doute autant par suite de son système
de traduction littérale que déterminé par la force
du sens . M. Mosneron a sur lui tant d'autres avantages ,
comme traducteur , qu'on peut faire honneur à celui-ci
de ce petit trait de fidélité . Mais je reprends le passage
que j'ai commencé à citer .
<<Un front grand et superbe , un oeil sublime , marquent
la suprème autorité du premier ; ses cheveux ,
semblables à la fleur d'hyacinthe , descendent de chaque
côté de sa tête en se bouclant avec noblesse , et vont s'arrondir
sur ses larges épaules . La blonde chevelure de
l'autre , éparse et flottante en folâtres anneaux , comme
ceux de la vigne riante , tombe , ainsi qu'un voile , jusqu'au
bas de sa taille élégante et svelte , ses longs cheveux
sont un signe de sa dépendance ; mais l'obéissance
est aussi douce que l'empire ; elle est accompagnée d'une
pudeur ingénue , d'une fierté modeste et de cette molle
résistance , de ces tendres refus qui lui prêtent tant de
charmes . On ne cachait pas alors ce que le mystère a
depuis enveloppé de son ombre , et la coupable honte
n'existait pas encore
• Ils marchaient ainsi sans vêtement , ces heureux
époux , les plus tendres que l'amour ait jamais unis ;
Adam , le plus majestueux des hommes ; Eve , la plus
belle des femmes .>>>
266 MERCURE DE FRANCE ,
C'est de ce morceau plein de grâce et de charme que
Voltaire a dit : « Comme il n'y a point d'exemple d'un
>> pareil amour , il n'y en a pas d'une pareille poésie. » II
ne pensait point alors à sa satyre du Mondain , et à représenter
lui-même , dans un tableau de couleurs un peu
différentes , Adam et Eve ,
Les ongles longs , un peu noirs et crasseux ,
La chevelure assez mal ordonnée ,
Le teint bruni , la peau bise et tannée.
Racine le fils a mis en tête de sa traduction du Paradis
perdu un discours sur ce poëme dont il fait l'éloge le
plus magnifique . Il dut faire autorité dans un tems où la
réputation de Milton n'était pas encore solidement établie
parmi nous . Il est assez curieux de voir dans les
notes , l'auteur du poëme de la Religion , dont le respect.
pour les beautés nobles et régulières de la littérature
ancienne devait être un sentiment héréditaire et avoir
quelque chose d'exclusif , défendre contre les critiques
de Voltaire les conceptions , quelquefois bizarres , du
poëte anglais . Il donne à la vérité le droit de douter que
la justice qu'il rendait à Milton fût tout-à-fait désintéressée
. L'espèce de curiosité intolérante avec laquelle it
cherche en plusieurs endroits à découvrir s'il croyait à la
religion , de quelle secte il était , si même il avait une religion
, ce zèle plus qu'indiscret avec lequel il veut sonder
les coeurs , autorise en quelque sorte à fouiller dans le
sien , et à s'assurer s'il n'y aurait pas eu quelque motifun
peutrop humain pour une ame aussi chrétienne , dans le
projet d'associer son nom à celui du poëte . Tous deux
eurent à se plaindre de leur siècle et de leur nation . On
ne peut s'empêcher de reconnaître ( toute proportion
gardée ) qu'ils n'ayent été frustrés tous deux de la gloire
à laquelle ils avaient droit de prétendre . Milton , en Angleterre,
meurt pauvre et ignoré; son génie est méconnu;
parmi nous Racine le fils ne vit pas son talent honoré des
distinctions littéraires qui lui étaient dues . Ne serait-ce
pas le sentiment de ces rapports communs de fortune ,
qui aurait dicté à ce dernier la phrase chagrine par laquelle
finit le discours préliminaire de sa traduction ?
NOVEMBRE 1811 . 267
«Un poëte qui , attendant de son travail sa récom-
>> pense , chante la religion , a mal choisi son sujet. >>>
Je n'aurais donné qu'une idée imparfaite de la nouvelle
édition du Paradis perdu , si je ne parlais d'une
vie de Milton que M. Mosneron a mise en tête de sa
traduction . La vie de Milton est une des plus curieuses
que la biographie des gens de lettres puisse offrir.
M. Mosneron n'affaiblit point les couleurs sous lesquelles
l'histoire ne peut s'empêcher de représenter les
excès démagogiques qui déshonorent la première partie
de cette vie. Instrument aveugle et terrible entre les
mains d'un scélérat qui avait fait tomber la tête de son
roi , Milton fut un exemple effrayant de ce que peut le
fanatisme de la liberté ; il souilla sa plume par les plus
affreux libelles contre l'autorité et la religion . Voilà le
mal qu'il fallait dire sans rien infirmer . C'est ce qu'a
fait M. Mosneron ; mais peut- être ne s'est-il pas assez
étendu sur le bien , sur ces traits de noble désintéressement
, de grandeur d'ame , de résignation constante dont
s'embellit la vie privée de Milton. Si c'est un esprit de
critique qui lui a fait rejeter plusieurs de ces traits cités
par les biographes , il aurait dû le dire , de peur de faire
douter de son esprit de justice. Il n'était pas inutile de
rappeler que Milton sortit pauvre de la place de secrétaire
du conseil , après la révolution qui replaça Charles
II sur le trône. On pouvait examiner si en effet ,
comme le prétendent quelques auteurs de sa vie , cette
place lui fut offerte de nouveau et s'il la refusa ; s'il est
vrai qu'il dit à sa femme qui le pressait de l'accepter :
« Vous êtes femme et vous voulez avoir un équipage ;
>>moi , je veux vivre et mourir honnête homme. » Ces
omissions et quelques autres que M. Mosneron peut défendre
par de bonnes raisons , n'empêchentppaassque
vie de Milton ne soit un bon morceau de biographie .
Jy blâmerais seulement cette phrase qui me semble
obscure et ambitieuse : « C'est sans doute durant ces
>> cinq années de travaux solitaires , que son esprit fit les
>>plus grands progrès , et peut-être les seuls dont il fût
>> susceptible dans l'éducation de la pensée. »
LANDRIEUX.
sa
268 MERCURE DE FRANCE ,
1
LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE.
De la littérature russe et de SUMOROCOW.
Si la Russie , considérée sous le rapport de la puissance
civile et militaire , tient aujourd'hui un des premiers rangs
parmi les nations de l'Europe , ses progrès dans les sciences
et dans les lettres ont été jusqu'ici beaucoup moins rapides .
L'histoire de sa littérature , antérieurement au règne de
Pierre - le-Grand , se borne aux annales obscures de Nestor
et de Nikon , et ce fut seulement au commencement du
dernier siècle que Théophanes Procovitz , archevêque de
Novogorod , commença par son exemple et sa protection
à répandre le goût des sciences parmi ses compatriotes .
Après la mort de ce prélat , Kilcop et le prince Scherebatow
publièrent des fragmens historiques , recommandables
à quelques égards ; cependant, si l'on en excepte les
voyages du célèbre Pallas , les recherches historiques de
Muller , et quelques essais sur l'histoire naturelle , aucune
production littéraire n'a illustré le règne de Catherine II.
Les mathématiques et l'histoire naturelle sont les seules
sciences au progrès desquelles les Russes aient jusqu'ici
contribué en quelque chose. N est de fait , cependant ,
qu'aucune contrée au monde n'est plus heureusement
située que la Russie , pour rendre aux lettres les services.
les plus signalés . Quelles découvertes l'histoire ancienne.
n'a-t-elle pas droit d'en attendre ! Les ruines de vingt cités
attestent que la Tartarie fut habitée jadis par des nations
civilisées , et les monumens qui restent à découvrir réaliseront
peut-être un jour les sublimes conceptions de Buffon
et de Bajlly. Des bibliothèques entières ont été trouvées
sous les ruines d'Alai-Kitt , et parmi ces débris amoncelés
qui couvrent les rivages de l'Irtich : pourquoi faut-il que
tant de précieux manuscrits , chinois , calmoucks , manchoux
, qu'un grand nombre d'autres écrits dans un langage
inconnu , resteut ensevelis de nouveau dans les galeries
désertes des académies de Pétersbourg et de Moscow.
Lomonosow fit preuve d'un talent distingué dans plusieurs
parties de la littérature , et prit rang parmi les
poëtes : mais le génie le plus extraordinaire qu'ait produit
la Russie , est , sans aucun doute , Alexandre Sumorocow ,
auquel était réservé l'honneur de fonder l'art dramatique
sur les bords de la Néva .
NOVEMBRE 1811 . 260
Cet écrivain célèbre naquit à Moscow en 1727 , et fut
élevé à Pétersbourg où d'heureuses dispositions , un esprit
naturel et des manières agréables lui méritèrent la protection
du comte Ivan Schovalow , favori de l'impératrriicceeElisabeth
. Son admiration pour les maîtres de la scène française
, et particulièrement pour Racine , dont il ne parlait
qu'avec enthousiasme , dirigea ces études vers l'art où ce
grandhomme avait excellé .
Sumorocow avait vingt-neuf ans lorsqu'il fit représenter
Koref, sa première tragédie , et le premier ouvrage drama
tique écrit en langue russe qui ne fût pas d'un bout à l'autre
un tissu d'absurdités . Le grand succès que cet ouvrage obtint
, attira sur son auteur les yeux et la faveur de l'impératrice.
Dans les années suivantes il fit successivement paraître
les tragédies d'Hamlet , d'Aristona , du Faux Démétrius
et de Zémire; plusieurs comédies dont les principales
sont le Juge , le Tuteur , l'Envieux et l'Imposteur, et trois
opéras.
Ce Corneille de la Russie n'eut à se plaindre ni de son
pays , ni de son siècle . Elisabeth l'éleva le même jour au
rang de brigadier de ses armées et de directeur de son
théâtre , et lui assigna une pension de 1800 roubles . Catherine
II en fit un conseiller-d'état , le décora de l'ordre de
Sainte-Anne , et le combla d'honneurs et de richesses pendant
le reste de sa vie. Elle ne fut pas longue; Sumorocow
mourut à Moscow , à l'âge de cinquante-un ans .
Malgré tant d'avantages , cet écrivain ne fut point heureux:
doué de talens supérieurs etd'un génie peu commun,
il eut tous les défauts qui marchent trop souvent à la suite
de ces brillantes qualités . Son caractère , comme auteur ,
se composait d'une sensibilité si vive , d'un amour-propre
si irritable qu'il ne supportait aucune espèce de critique ,
quelque fondée qu'elle pût être. Les applaudissemens , les
éloges excessifs dont il était continuellement l'objet , en
donnantun nouvel essor à sa vanité naturelle, contribuèrent
à lui faire prendre de sa personne et de son talent l'opinion
la plus extravagante dont la cervelle d'un auteur aitjamais
été atteinte. Y.
270 MERCURE DE FRANCE ,
RÉFLEXIONS SUR L'AMITIÉ .
(SUITE .- Voyez le dernierN°. )
,
L'INTELLIGENCE de l'homme est susceptible de modifications
étendues et tellement variées , que le besoin de la
communication et de la société en résulte nécessairement :
mais ce qu'on appelle vulgairement société , ce commerce
fastidieux , de triste échange de puérilités ne convient qu'à
une multitude incapable de liens plus sérieux et plus sacrés .
Le sage ne souffre ces petites liaisons qu'autant qu'il les
juge indispensables dans un ordre de choses auquel il n'a
pu se soustraire. A la vérité , il voit avec plaisir des connaissances
choisies , et il se prête à cette faible intimité
mais il ne se livre qu'à son ami. On n'a qu'un ami. Si
cependant l'on ne trouve point à réaliser cette hauté espérance
, il se peut que l'on en divise en quelque sorte l'image
affaiblie. Ne pouvant avoir cet unique ami , l'on se borne
à des amis : de telles affections rendent la vie agréable ,
mais elles ne la rendent point heureuse , et il faut se garder
d'y chercher ce qu'elles ne sauraient contenir. Cette amitié
avec plusieurs est imparfaite : comment se consacrer tout
entier à celui-ci , et encore tout entier à celui-là ? Je concevrais
néanmoins un lien réel avec plusieurs , s'il était
mutuel en tout sens , si trois et même quatre individus
étaient essentiellement unis entre eux , chose qui ne me
paraît point chimérique , mais dont l'occasion est trèsdifficile
à rencontrer.
Dans toutes les situations possibles on vit ou malheureusement
, ou tristement , si l'on n'a point d'ami , et dès
que l'on a trouvé ce complément de la vie , aucun changement
de fortune ne peut faire qu'il cesse d'être nécessaire.
Dans l'adversité il est pénible d'être seul , la faiblesse
humaine est alors trop sentie; dans le bonheur c'est un
vide plus grand encore ; que faire du bonheur ?
Une femme , des enfans , et même, des connaissances
intimes sont aussi des amis sans doute , et si l'on n'avait
pas ces divers dédommagemens , la vie serait , pour le plus
grand nombre , dénuée d'intérêt et privée de consolations ;
mais l'amitié entière et pleine suffit seule à l'homme supérieur.
NOVEMBRE 1811 . 271
Si l'amitié est le lien de deux ames semblables , de deux
ames fortes par elles -mêmes et restées aussi indépendantes
qu'il se puisse , cette association n'existera guères dans sa
perfection qu'entre des hommes . Les femmes sont rarement
assez libres ; elles sont aussi trop généralement passionnées
et trop souvent occupées de petits intérêts . L'amitié
veut qu'il n'y ait dans l'ame ni trouble , ni asservissement.
Sans doute il est des femmes faites pour l'amitié ,
parce qu'il en est qui ont dans le caractère beaucoup de
rapports avec l'idée presque exclusive que nous nous formons
du caractère de l'homme .
Mme de Lambert trouve quelque avantage dans l'amitié
entre des individus de sexe différent ; mais à moins que ce
ne soit entre le mari et la femme , cette haison n'est point
sans réserve , et ne s'étend pas aussi loin que doit aller
toute amitié réelle , c'est- à-dire , qu'elle ne parvient pas à
faire que deux destinées n'en forment qu'une. De plus , si
celte amitié admet l'amour , l'amour yjettera du trouble ,
il y introduira ses inégalités , ses craintes et sa lassitude ;
si l'amour en est exclu , cette réserve incommode pour les
sens , gênera l'affection , établira une contrainte habi
tuelle , et empêchera cet abandon de toutes choses qui est
le charme de l'amitié . Même entre le mari et la femme ,
l'amitié ne sera pas encore telle que je la veux , car les enfans
et les soins domestiques formeront des affections nouvelles
et des diversions que l'amitié n'admet guères . Je
veux que deux amis n'aient point de famille ( car s'ils en
avaient , il faudrait qu'ils n'en eussent qu'une ) , et qu'à
l'exception du devoir filial qui n'est pas de notre choix , ils
ne connaissent d'autre lien que celui qui unit tous les
'hommes , et d'autre asservissement que l'obéissance aux
lois de leur pays. Il faut qu'ils aient la même patrie ; il
estbon qu'ils la servent de la même manière , afin qu'ils
ne soient jamais séparés , ou qu'ils ne le soient que pour
fort peu de tems ; ils ne doivent point passer sans nécessité
deux nuits sous un toit différent . Si des amis restent
volontairement éloignés l'un de l'autre durant plusieurs
jours , diverses circonstances pourront faire qu'ils passent
ainsi des années . L'absence prolongée interrompt les habitudes
que l'on partageait , et elle empêche celles que l'on
eût partagées : si même on se retrouve enfin , ce n'est plus
la suite du passé , il faut commencer de nouveau à vivre
ensemble ; tous deux ont changé , peut-être , et sans changer
de la même manière , en sorte que l'on aurait de la
272 MERCURE DE FRANCE ,
peine à reconnaître des côtés semblables par lesquels il fût
doux de se réunir.
« L'objet de l'amitié , dit Cicéron d'après Pythagore ,
est que plusieurs ne fassent qu'un. Il faut donc être à
l'égard de son ami dans les mêmes dispositions que pour
soi-même. L'amitié est une sorte de pacte des sages , une
convention de se regarder comme semblables l'un à l'autre ,
et de se rendre tels ; mais quand deux hommes d'un grand
caractère se sont rencontrés , quand les rapports qui sont
entre les humains se trouvent , en quelque sorte , concentrés
entre ces deux amis , quand ils reçoivent l'un de l'autre
tout ce que nous pouvons attendre de douceur et d'utilité
morale de la communication avec nos semblables , resteront-
ils au milieu de cette foule qui s'agitant par habitude
, par imitation , par vanité , promet beaucoup et ne
produit pas ? iront-ils y chercher les flatteries , les disputes
, l'intrigue et les secrètes inimitiés , les puériles bienséances
et les tristes plaisirs , ou vivront-ils en paix dans la
cabane solitaire qu'ils sauraient si bien remplir (1) ? Je ne
veux point que leur félicité les porte à oublier le genre
humain , et que leur repos les rende indifférens pour tout
ce qui n'est pas eux ; mais je veux qu'ils ne cherchent plus
les hommes que pour les servir, et qu'ils sachent qu'excepté.
P'occasion de bien faire , il n'est rien sous le soleil qui vaille
ce qu'ils possèdent sans sortir de leur asile .
Un lien si étroit , si exclusif , exige d'abord un examen
très-scrupuleux : mais on se trompera plus rarement dans
ce choix que dans celui que le mariage demande , parce
que l'illusion de l'amour et la précipitation des sens ne s'en
mêleront point , et parce que l'intervention des autres
hommes n'empêchera pas d'en juger sainement.
Quoiqu'il soit de l'essence de l'amitié de ne finir qu'à la
mort , s'il arrive que l'on soit tombé dans l'erreur , elle
n'est pas irrévocable : mais les intentions et le caractère
de ceux qui contractent de semblables engagemens doivent
rendre cette erreur très-rare. On ne les forme pas légèrement
, on ne les rompt qu'avec une peine extrême : car
un ami déjà ancien sera de beaucoup préférable au nouveau
, si seulement ils ont un mérite à-peu-près semblable.
Mais en reconnaissant même son erreur , celui qui
était digne de rencontrer mieux , conservera toujours des
(1 ) Renferme- toi avec ton ami , et vivez ensemble comme si vous
n'existiez plus pour le restedes hommes. Lois de Pythagore , nº 91
NOVEMBRE 1811 .
273
regrets , un souvenir , une sorte de respect de l'ancienne
intimité (2) .
Le plus grand obstacle à la sagesse du choix , c'est pent
être l'impatience d'en faire un. Cette impatience paraît
justifiée par la briéveté de la vie . Il faut se hater de la
séder cette vie rapide , on veut pouvoir se dire: j'ai
ce
DE
LA
SEINE
qu'elle contient de meilleur , et je n'ai pas besoin
an res choses dont la recherche fait le tourmentdes hommes
les plus enviés . Mais voici deux hommes sages qui sont
l'un à l'autre tout ce qu'ils peuvent être ; l'un deux .
meurt .... l'autre sera admirable s'il peut se soutenir encoun
sur la terre .
Quelle autre force pouvait les désunir ? La confiance
n'avait point de bornes , le dévouement n'en avait point .
Comme l'amitié n'est point une passion , ce dévouement
nejette dans aucun écart ; comme l'amitié n'existe qu'entre
des hommes justes , jamais cette fidélité n'altère le devoir :
si l'un d'eux demandait quelque chose d'illégitime , ce
serait par erreur , l'autre le désabuserait ; chacun voulant
absolument ne faire pour lui-même que ce qui est juste ,
ne vent aussi que cela pour son ami.
Ils ne sauraient être en grand nombre, ceux qui désirent
, qui comprennent cette union sans réserve , cette
convention sacrée , cette sécurité profonde. Elle ne peut
être connue que d'hommes irréprochables qui réunissent
Ja justesse de l'esprit à la droiture du coeur ; il faut qu'ils
aient de l'élévation dans l'ame , de l'étendue dans la pensée
, un égal amour de la sagesse ,une égale indépendance
de tout autre lien , une égale indifférence pour les divers
objets des passions , enfin une vraie conformité d'inclina
tions (3) et de goûts jusque dans les détails de la vie (4) .
(2) Ne deviens pas l'ennemi de l'homme dont tu cesses d'être
l'ami. Lois de Pythagore , no 843 .
(3) D'autres rapports peuvent être convenables pour les amitiés
vulgaires . Un moraliste a dit : « Une grande diversité dans l'esprit , le
3 caractère , les prétentions , un grand rapport dans les besoins ima
> ginaires ou réels , voilà ce qui forme , sans doute , entre les hommes ,
> les liens les plus durables. C'est aussi la pensée de l'auteur du
Génie du Christianisme : « Ce sentiment ( l'amitié ) se fortifie autant
> par les oppositions que par les ressemblances. Pour que deux
•hommes soient parfaits amis , ils doivent s'attirer et se repousser sans
➤ cesse par quelque endroit : il faut qu'ils aient des génies d'une
D
S
274 MERCURE DE FRANCE ,
A
: Il ne serait pas bon que l'un des amis fûtun homme de
génie et que l'autre n'eût de commun avec lui que d'être
homme de bien ; il ne serait point convenable que l'un se
soumît pour ainsi dire à l'autre et le vénérât comme son
supérieur : mais il faut que tous d'eux s'estiment parfaitement
, et restent toujours égaux ; nul ne pouvant être ni le
disciple , ni l'imitateur , le confident ou le complaisant de
celui qui a dit, nous n'aurons plus qu'une intention et
qu'unevie.
Si les amis que je suppose n'étaient pas des hommes
sages , je dirais que la fortune aussi doit être à-peu-près
égale entre eux , du moins dans le tems où l'union se forme.
Celui qui sent le prix de la sagesse , compte le reste pour si
peu de chose en comparaison , que s'il possède de grands
biens il lui importe peu que l'ami qu'il choisit n'ait rien , et
que même si c'est lui quin'a rien , il lui soit presque indifférent
que celui sur qui il jète les yeux ait de grands biens
mais pour les amitiés qui sont imparfaites quoique louables
encore , et parmiles hommes estimables dont l'ame manque
d'une certaine élévation , il faut supposer une fortune à
peu-près égale. L'un peut bien dire à l'autre : j'ai plus ,
:
> même force , mais d'une différente espèce ; des opinions opposées .
> des principes semblables ; des haines et des amours diverses , mais
> au fond la même sensibilité ; des humeurs tranchantes et pourtant
> des goûts pareils ; en un mot, de grands contrastes de caractère et
> de grandes harmonies de coeur. Comme il est très-difficile qu'avec
des principes semblables les opinions soient opposées , quand on a
l'esprit étendu , impartial et juste , M. de C. ne parle sans doute que
du commundes hommes ; d'ailleurs il faut croire que ces haines , ete .
qu'il leur suppose en sont une preuve , malgré le mot parfait.
Epicure recommande de choisir un ami d'un caractère gai et complaisant
: mais ces liaisons prudentes conviennent à des gens d'esprit
dont la première idée est de ne pas se voir éclipsés . On ne choisit
point ainsi unami , mais simplement une sorte de client qui partage
avec nous les habitudes de la vie , un second qui nous aide fidellement
dans nos entreprises .
(4) Sois le chien fidèle , le cheval officieux de ton ami , n'en sois
jamais le singe.
Ne suis le despote de personne , pas même de ton chien ; ne sois
l'esclave de personne , pas même de ton ami. Lois de Pythagore ,
nº 2934, et n° 89.
NOVEMBRE 1811 .
275
⚫ainsitout sera commun entre nous; mais celui qui a moins
ne se présentera pas pour ami , et même il n'accepterait
point celle communauté de toutes choses sans laquelle
Famitié n'est guères qu'un fantôme , ou n'a que des momens
d'existence. Pour l'accepter il faudrait absolument regarder
comme un homme peu ordinaire celui qui , malgré
les avantagesplus grands qu'il tient du sort , veut être notre
ami : il faudrait être entièrement convainccuu que cet ami ,
incapable de toute défiance , de toute finesse , de toute pensée
secrète , méprise et méprisera toujours cette vaine pénétration
qui , prétendant connaître le coeur humain , le connaît
si mal qu'elle ne sait pas faire les exceptions les plus
justes aux tristes lois générales qu'elle a imaginées ou exagérées.
L'indépendance de ceux que ce lien doit unir est une
des conditions , non pas indispensables , mais favorables ,
que j'ai indiquées , et puisque d'ailleurs l'argent dans des
mains prudentes peut opérer tant de bien, il est évidemment
préférable que les amis possèdent quelque chose ;
mais quand ces amis sont tels que je veux les supposer , il
est indifférent que les biens viennent de tous deux ou d'un
seul , et si même un âge avancé ou d'autres circonstances
particulières ne les asservissaient point , il n'importerait pas
essentiellement que leurs moyens se bornassent aux ressources
que tout homme en santé doit trouver dans son travail.
La fortune peut nous être contraire en tant de manières
que souvent nous ne saurions vivre avec l'ami que nous
nous sommes fait , et que même quelquefois nous ne trouvon's
point l'occasion de former des liaisons étroites , ou
nous ne pouvons convenablement nous attacher à rendre
plus intimes d'anciennes relations .
Les hommes à qui le sort n'a point permis de sortir du
cours ordinaire des choses,quelle que soitl'élévation de leur
ame , n'en peuvent conserver toute l'indépendance. Siune
longue adversité les atteint , et que leurs amis ne changent
point à leur égard , c'est eux-mêmes qui changeront. Il
faut une vie différente de la nôtre pour conserver , quand
on n'a rien , cette manière d'être qui semblerait dire à l'ami
opulent, ce que tu possèdes n'est-il pas à nous ? Frappé
par le malheur , on se sépare un peu de ses amis pour leur
éviter le soin de s'éloigner eux-mêmes. Parmi nous , il faut
renoncer à tout lorsqu'on n'a pas cet argent qu'un homme
scrupuleux peut conserver, mais qu'il n'acquiert point. Ces
S2
276 MERCURE DE FRANCE ,
pas rétrogades sont pénibles , mais ou souffrirait davantage
en les voyant faire par celui que l'on aimait. S'il doit arriver
que l'un ou l'autre se retire jusqu'à un certain point ,
celui qui peut le faire sans honte doity songer le premier,
afin que leur amitié , en perdant sa force et sa beauté ,
soit du moins ni détruite , ni avilie .
ne
Il faut le répéter, puisque tout le confirme , l'amitié n'est
entière et sûre qu'entre deux sages; autrement l'effort de
celui qui en a rêvé la plénitude n'est qu'un nouveau témoignage
des misères de notre destinée. On cite Dubreuil et
Pechméja : il est vrai que celui-ci a dit : j'ai peu de chose ,
maisDubreuil est riche. Ce mot est sans doute remarquable
au milieu de nous ; mais comment de deux amis , l'un estil
riche sans que l'autre le soit? Je sais un homme qui ,
voyant sa fortune renversée , s'est dit : je ne veux plus être
ami . Dubreuil et Pechméja paraissent des modèles d'amitié,
mais d'une amitié encore imparfaite. L'un d'eux a dit
en mourant : pourquoi laisse-t-on entrer tant de monde
ici?ma maladie est contagieuse , il ne devrait y avoir que
10i. Ce mot est beau, mais il est de Dubreuil; s'il avait été
dit par Pechméja, je les mettrais au nombre des vrais amis .
Quand on découvre que l'on s'était trompé , quand on
aperçoit de la faiblesse ou même de l'égoïsme et quelque
duplicité dans celui dont on avait cru se faire un ami , c'est
un mauvais choix que l'on en doit accuser, et il faut se garder
de prétendre alors que l'amitié soit une chimère. Ces
sentences du dépit n'appartiennent qu'à des gens d'un esprit
faible, qui étant incapables d'idées générales , ne sauraient
juger des choses que par ce qui leur arrive de personnel.
Si vous ne rencontrez pas un ami parfait , liez-vous jusqu'à
un certain point avec quelqu'un d'estimable : si vous
ne pouvez être un ami réel , soyez un ami vulgaire , mais
généreux , afin que parmi les hommes il y ait quelqu'un qui
soit content par la volonté d'un autre. Serait-ce même un
sigrand mal d'être unpeu dupe en ceci , pourvu que ce fût
volontairement? la plus faible des habitudes intimes est
encore une douce habitude .
Ily a dans le malheur d'innombrables combinaisons , e
nul ne saurait affirmer que rien ne l'empêchera de jouir de
toute l'étendue de l'amitié . Qui oserait marquer des bornés
àl'infortune , et sonder les abîmes de la détresse humaine ?
Ce serait même une témérité de se dire : rien ne pourra
m'arrêter dans la pratique de la sagesse. Vous avez en vain
1
•
277
NOVEMBRE 1811 .
tout ce qui fait l'homme , si le sort le veut , tout sera inutile;
le sort ne vous rendra ni criminel , ni vil, mais il saura tout
affaiblir , tout éluder , et il vous détruira vivant. Vous aurez
des amis , mais un ami ne vous sera pas donné ; ce sera
beaucoup si du moins vous vivez un jour avec un compagnon
de la même peine . DE SEN ...
VARIÉTÉS .
INSTITUT DE FRANCE.
La classe de la langue et de la littérature française de
l'Institut, a tenu jeudi une séance publique pour la réception
deMM. Lacretellejenne et Etienne . Cette séance avait
attiré un grand nombre de spectateurs malgré le plus mauvais
tems qu'on ait eu de l'année : ce qui prouve que le
public ne veut pas absolument partager l'opinion de quelques
obscurs écrivains de journaux , contre l'utilité des socotés
littéraires .
M. Lacretelle a lu le premier son discours de réception.
Le style de ce discours a paru noble sans enflure , simple
sans trivialité , élégant sans affectation , comme la muse
de l'histoire à qui M. Lacretelle doit ses succès . M. de
Ségur , en répondant au récipiendaire , a observé , comme
lui, dans son style ,toutes les convenances que commandait
son sujet. Il y a semé en outre un grand nombre de
ces réflexions fines , judicieuses , et souvent brillantes
qui caractérisent son talent .
M. Etienne remplaçait M. Laujon. Il avait à parler des
ouvrages agréables de cet homme de lettres , et de la comédie
en général , et il a cru devoir donner à son discours
laphysionomie de la muse comique , au culte de laquelle
il s'est consacré. Il a été tour-à-tour gracieux , piquant ,
satirique , ettoujours spirituel. M. de Fontanes , dans sa
réponse à laquelle on ne pent reprocher que sa brièveté , a
parlé de la comédie et de M. Etienne , en orateur qui depuis
long-tems a une opinion faite sur les hommes de lettres et
sur leurs ouvrages .
La séance a été terminée par quelques fables de M. Arnault
, qu'on a écoutées avec un vif intérêt , quoique cette
séance se fût prolongée bien au-delà du terme ordinaire.
On a remarqué dans l'attitude du public à cette solennité
,
278 MERCURE DE FRANCE ,
et dans les témoignages d'approbation qu'il a données ,une
intégrité d'opinion et une justesse de jugement bien encourageante
pour les vrais amis des lettres .
SOCIÉTÉS SAVANTES .
Programmedes prix proposés par l'Académie des sciences,
belles-lettres et arts de Lyon .
L'ACADÉMIE avait proposé deux prix pour l'année 1811 ;
L'un de 300 francs , sur cette question :
L'inconstance de la mode depuis François Ier jusqu'à nos jours ,
> a-t-elle été utile ou nuisible à la prospérité des manufactures de
> France ? »
L'autre prix , consistanten une médaille d'or de 1,200 francs , avait
pour objet la question suivante :
•Quel serait le moyen le plus sûr et le moins dispendieux , d'ame-
> ner dans l'intérieur de la ville de Lyon, des eaux abondantes et
> salubres , qui puissent procurer :
> 1 ° . Des fontaines jaillissantes , dont les courans nettoieraient les
> rues , et suppléeraient à l'insuffisance des pompes .
> 2°. Des distributions journalières pour les usages domestiques
> etmanufacturiers .
> 3º. Des réservoirs ou des prises d'eau pour les incendies . >
Aucun mémoire n'ayant été envoyé sur ces deux questions , proposées
pour la seconde fois , les sujets ont été retirés .
Leprix d'encouragement, fondé par S. A. S. le prince archi-trésorier
de l'Empire , a été décerné à M. Etienne Jaillet , membre du conseit
des prud'hommes de Lyon , qui a inventé un métier pour la
fabrication d'étoffes de grande dimension , sans lisage préparatoire.
Le sujet du prix proposé pour l'année 1812 est relatif à la congélation
de l'eau .
L'expérience de la congélation de l'eau , produite dans le vide
pneumatique , par la présence d'un corps absorbant , non-seulement
est intéressante sous le rapport de la science ; mais elle peut être encore
d'une application utile dans les arts économiques . Déjà MM. Désorme
et Clément , dans une Notice insérée au nº 233 des Annales de
Chimie , ont présenté un aperçu de ces diverses applications . Elles ne
se bornent pas aux moyens de se procurer de la glace artificielle dans
les pays , dans les tems et dans les circonstances où l'on ne peut en
avoir de naturelle. Mais comme on n'obtient la congélation de l'eau
que par une évaporation très - rapide , c'est comme moyen d'évaporation
que l'expérience de Leslie peut présenter des avantages plus
grands etplus nombreux. L'illustre Montgolfier avait proposéun
pareil évaporatoire mécanique sans le secours du fen et à la seule
température de l'atmosphère. Il était aussi parvenu à obtenir des effets
d'évaporation sous le récipient de la machine pneumatique; il ne lui
manquait que l'adjonction d'un corps absorbant , pour arriver aux
plus brilluns résultats. Il avait pour but d'obtenir la dessiccation et la
apNOVEMBRE
1817. 279
!
conservation des viandes . du lait . et des sucs des fruits , sans addition
desel ni de sucre. On sent tous les avantages de ce moyen d'évaporation
. sur l'évaporation obtenue par la chaleur qui tend toujours à
opérerla décomposition des substances qui y sont soumises .
Il peut donc résulter de toutes ces données . un art nouveau , intéressant
et utile ; l'Académie propose pour sujet d'un prix , la solution
des questions suivantes :
1º. Développer la théorie de la congélation de l'eau par le vide de
lamachine pneumatique et celle de tous les phénomènes qui l'accompagnent.
2º. Déterminer les circonstances les plus favorables pour obtenir la
congélation . tant sous le rapport de la matière des vases . de leur capacité,
de celle des récipiens,que sous celui des enveloppes accessoires
dont on peut les entourer.
3º. Rechercher quel est le plus grand abaissement de température
qu'on peut obtenir dans le vide , eu égard à la température extérieure,
et si cet abaissement peut être porté jusqu'à la congélation du mercure.
4º. Déterminer avec précision toutes les applications utiles aux arts
économiques que l'on peut faire de cette expérience , soit pour obte-
Dir de la glace dans tous les tems et dans tous les lieux , soit en l'envisageant
comme moyen d'évaporation propre à procurer la dessiccation
des viandes , du lait , etc. , ainsi que la concentration des sucs
des fruits; faire connaitre les avantages de ce nouveau mode d'évaporation
sur celui où l'on emploie la chaleur.
5º. Donnerune idée générale des machines les plus propres à obtenir
ces effets en grand et d'une manière économique , et offrir quelques
résultats obtenus par ces machines .
Leprix seraune médaille d'or , de la valeur de 300 fr .
Lesmémoires doivent être écrits en français ou en latin , et porter
en tête une devise ou épigraphe , répété dans un billet cacheté , contenant
les noms , qualités et demeure des auteurs.
Ils doivent être envoyés , francs de port , avant le 30 juin 1812 ,
M. Mollet ou à M. Dumas , secrétaires , ou à tout autre membre de
l'Académie . Le prix sera décerné en séance publique , le dernier mardi
du mois d'août.
Ala même époque , seront distribués les prix d'encouragement ,
fondés par S. A. S. Mgr. le Prince Lebrun, et destinés aux artistes
qui auraient fait connaitre quelque nouveau procédé avantageux
pourlesmanufactures lyonnaises : tels que des moyens pour abaisser
leprixde la main-d'oeuvre , pour économiser le tems , pour perfectionner
la fabrication , pour introduire de nouvelles branches d'industrie
, etc.
Les artistes qui veulent concourir , peuvent s'adresser dans tous les
tems àM. Mollet ou à M. Dumas , secrétaires , ou à MM. Mayeuvre ,
Caminet , Cochet , Eynard et Picard , composant la commission spéciale
chargée de recueillir les nouvelles inventions et les procédés
utiles.
1
L
POLITIQUE.
Nous nous gardons , avec un soin constant , de recueillir
sur les événemens de la guerre du Danube les nouvelles
contradictoires qui se succèdent dans les journaux d'Esclavonie
et de Hongrie. Nous ne nous arrêtons qu'aux relations
officielles des deux partis . Nous avons fait connaître
sur le passage du fleuve les rapports officiels russes , il est
juste d'en rapprocher ceux publiés à Constantinople le 20
septembre; la comparaison des dates , des lieux cités , et
des mouvemens énoncés , peut seule instruire le lecteur
et le tenir au courant des événemens .
,
Le 27 août ( 8 septembre ) il y eut au quartier-général
ture un grand conseil de guerre présidé par S. Exc. le
grand-visir . Tous les chefs militaires et les ministres y
assistèrent . Le passage du Danube fut unanimement résolu
. Galal-Eddin-Mehemet , pacha de Tschapar Zade ,
désigné en l'absence du grand-visir à la garde du camp ,
s'y rendit vers le soir et occupa la tente du Kehaja-Bey .
Le grand-visir vint en même tems avec ses principaux
officiers et ses troupes à l'endroit choisi pour effectuer le
passage, qui est au - dessus du magasin à blé deRudschuck .
Seize canots les attendaient là , dont cinq assez grands
pour contenir chacun deux cent cinquante hommes ; les
autres étaient plus petits. Toutes les mesures préalables
étant bien prises , le passage se fit au-dessus du village
de Slobodsa , avec si peu de défiance de la part de l'ennemi
que les troupes ottomanes eurent encore tout le tems
de se retrancher. La garde avancée russe s'étant enfin
aperçue de leur passage et de leurs opérations, les signala
pardeux coups de pistolet et se replia sur les retranchemens
voisins. Un petit corps russe parut alors , mais il fut
repoussé avec perte. Jusqu'au lendemain matin tout resta
tranquille. Le nombre des troupes ottomanes qui avaient
passé le Danube dans la nuit , en six différens transports ,
montait à trois mille hommes et était sous les ordres de
Mehmich-Bey-Sipa-Hilar-Agassi , neveu du grand-visir ,
du pacha Aydie , etc. Le lendemain à la pointe du jour ,
les Russes , partagés en plusieurs corps d'infanterie et de
MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811. 281
cavalerie, se mirenten mouvement et s'avancèrentjusqu'aux
Tetranchemens turcs; l'artillerie joua des deux côtés . 4
Des petits corps russes détachés firent une attaque vive
et régulière ; l'action fut opiniâtre ; le nombre des tués et
des blessés de part et d'autre fut considérable , mais enfin
les Russes furent obligés à la retraite . Deux autres corps
qui arrivaient pour les appuyer , eurent le même sort.
Toutes les troupes qui se présentèrent jusqu'à midi furent
Tepoussées avec la même valeur , et l'ennemi se vit enfia
forcé de se retirer , tant par la bravoure des troupes ottomanes
que par la perte qu'il éprouvait soit de notre résistance
, soit des batteries placées sur la droite du fleuve .
Cependant le feu avait pris à un magasin à poudre de nos
Tetranchemens ; le dommage qu'il causa , et l'impossibilité
de recevoir des secours , firent croire à l'ennemi que notre
position était très-critique . Il envoya un parlementaire.
pour engager nos troupes à prendre en considération notre
situation qui lui paraissait désespérée , et à accepter l'offre
da général-commandant , qui leur permettait de repasser
le Danube sans être inquiétées ; mais nos braves troupes
Tépondirent qu'elles mourraient plutôt que de se soumettre
à des conditions humiliantes . Le parlementaire ayant rapporté
cette réponse aux Russes , ils renouvelèrent une cinquième
attaque sur nos retranchemens ; elle fut vive , mais
notre défense le fut aussi ; de manière que les Russes , après
avoir essuyé une perte considérable en tués et blessés , se
retirèrent au plus vite. Ils furent poursuivis par nos
troupes , qui s'emparèrent d'un canon . A l'entrée de la
nuit les Russes amenèrent les canons qu'ils avaient sur la
gauche du Danube , soit pour nous forcer à repasser , soit
pour nous empêcher de recevoir des renforts , et les conduisirent
au-delà de nos retranchemens . Ces différens
combats durèrent depuis le matin jusqu'au soir. On se
battit avec acharnement de part et d'autre , et le résultat
fut à l'avantage des Turcs , qui se distinguèrent par une
valeur inouie. Les Russes ont en 700 tués , beaucoup de
blessés , et nous ont laissé quelques prisonniers . De notre
côté , le pacha Aydie a été grièvement blessé ; Silibtar-
Aga a reçu une légère blessure ; Agalar-Agasir-Halil-Usta
est resté sur la place . " Le grand-visir avait le projet d'envoyer des secours
dans la nuit ; mais craignant de les exposer à cause
de l'obscurité , il différa jusqu'au lendemain. De vingtcinq
chaloupes russes qui se trouvaient sur la gauche du
282 MERCURE DE FRANCE ,
Danube , au-dessous de Giurgewo , douze furent remorquées
dans la nuit jusqu'à l'endroit où les Turcs avaient
effectué leur passage ; ceux - ci , qui s'en aperçurent à
minuit , commencerent à tirer dessus , le feu dura jusqu'au
matin , et les força de s'éloigner ; les Russes perdirent
une chaloupe qui fut coulée. Cinq d'entr'elles étaient
arrivées devant Rudschuck ety avaient déjàjeté l'ancre,
Les sept autres voulaient descendre le fleuve et se retirer ;
mais quatre seulement ont pu arriver sans dommage considerable
, les trois autres ont été très- maltraitées , etont
dérivé sur la gauche pour débarquer les soldats. Les
chaloupes qui étaient devant Rudschuck , se seront probablement
retirées en même tems d'après l'ordre qu'elles
en auront reçu par les signaux. S. Exc. le grand-visir , qui
vit que les tentatives des chaloupes canonnières russes
avaient été non- sculement sans succès , mais que l'ennemi
avait encore quitté les bords du Danube , s'empressa
d'envoyer ce jour-là et le jour suivant aux braves troupes
qui avaient passé le fleuve , des munitions , des vivres et
des renforts .
D'autres rapports font connaître que la flotte du capitan
pacha a enfin mis à la voile le 16 septembre , mais que ,
tourmentée par les vents contraires , elle a dû rentrer. La
flotte russe était également rentrée à Sébastopol. Le grand
seigneur a ordonné une nouvelle expédition contre les rebelles
d'Héraclée; le capitan pacha lui-même doit la commander.
Une autre expédition formidable se prépare au
Caire contre les Wahabis dont le fanatisme indestructible
réalise la fable de l'hydre ; Jussum pacha , fils du pacha
d'Egypte , doit la commander. Des moyens de transport
et de passage par la mer rouge sont assurés . On craint toutefois
que le schérifde la Mecque ne se tourne du côté des
nouveaux sectaires , dans la crainte d'éprouver un traitement
semblable à celui dont au Caire les derniers manmelucks
ont été les victimes .
L'Empereur d'Autriche a appelé auprès de lui ses ministres
à Presbourg . Le 23 octobre il a tenu un grand conseil
d'état , et le lendemain la diète de Hongrie a tenu une
séance générale. Les objets en discussion paraissent d'une
haute importance , mais il est impossible non moins qu'il
serait indiscret de les préciser , et de dire avec exactitude
jusqu'à quel point les propositions royales éprouvent de
contradiction , jusqu'à quel point aussi la diète persiste
dans ses anciennes réclamations . Le cours autrichien s'est
NOVEMBRE 1811 . 283
bonifié. Les gens de finance ont donné de nouvelles
preuvesde zèle etde bonne volonté qui ont signalé de plus
en plus l'affermissement du crédit , et ont ainsi fait disparaître
les préventions qu'une conduite différente avait
élevés contre eux. En Prusse , le change a baissé; les troupes
qui garnissaient les côtes de la Baltique vont rentrer
dans leurs garnisons , les Anglais sont obligés de quitter la
Baltique. M. de Krusemarck a quitté Berlin pour revenir à
sonposte à Paris . Le roi de Saxe continue son voyage dans
le grand duché de Varsovie. En Russie , le change qui
avait éprouvé quelque hausse a tombé de nouveau ; à la
date du 15 octobre le change du rouble sur Paris était à
103 centimes. Le ministère de la guerre russe a mis à l'ordredujour
un extrait de la gazette de la cour qui annonce
la prise sur les côtes de l'Esthonie d'un bâtiment anglais
capturé d'une manière singulière. Ce bâtiment faisait naufrage
, ou en paraissait menacé. Le commandant russe sur
la côte a envoyé à son secours; les Anglais reçoivent les
Russes à main armée , blessent et tuent des matelots et des
paysans. Le commandant russe réunit alors quelques détachemens
de hullans, les jette dans des barques, et abordent
le bâtiment anglais , malgré un feu à mitraille que la vivacité
de l'attaque rendit sans effet : le bâtiment anglais fut
forcé de baisser pavillon. Sa prise est estimée, avec le corps
du navire , à 295 mille roubles . L'Empereur a élevé le capitaine
auteur de cette action à un grade supérieur , et a ordonné
la distribution de la valeur de la prise à ses capteurs .
M. Thorton , ce ministre anglais dont on annonce le départ
pour la Baltique , aura pour premier renseignement ă
prendre, le compte rendu de cette capture : il part pour la
Russie , disent les papiers anglais ministériels , afin de
s'assurer d'une manière plus positive des dispositions du
cabinet de Pétersbourg , et de presser ce gouvernement
d'adopter enfin une ligne de conduite plus conforme à sa
dignité et à ses véritables intérêts ; il doit être aussi chargé
d'offrir la médiation du gouvernement anglais pour mettre
fin à cette guerre contre les Turcs dans laquelle la Russie
épuise ses ressources .
Acette attention bienveillante , à cette offre amicale , à
ce généreux procédé , il faudrait joindre , si l'on en croyait
les papiers anglais non ministériels ; cités par le Moniteur ,
l'envoi dans la Baltique d'un train d'artillerie considérable,
et f'embarquement de 1,500,000 cartouches destinées aux
gouvernemens russe et prussien. Nos ministres , dit à cet
284 MERCURE DE FRANCE , :
nous
égard le Star, également cité par le Moniteur, nos ministres
sont tout fiers et attendent les plus grands résultats de
la mission de M. Thorton qui s'est embarqué pour la .
Baltique. Ils ont évidemment pour but d'étourdir le peuple
anglais afin de lui faire supporter l'horrible calamité que fait
peser sur lui l'expédition du Portugal ; que pouvons
espérer d'une telle mission ? L'objet en serait -il de payer
un nouveau subside aux puissances du nord ? Mais dussions-
nous réussir dans une telle négociation , à quoi servirait-
elle ? L'expérience a cinq fois répondu; elle servirait
à agrandir la domination de la France , à augmenter le
pouvoir de Napoléon .
Les mêmes journaux annoncent en même tems le départ
des commissaires pour l'Amérique méridionale. Ils ajoutent,
sur la foi des lettres de Malte , qu'on regarde comme
prochaine l'occupation de la Sicile parles troupes anglaises ,
et qu'à son retour dans l'île , lord Bentinck doit trouver
cette opération consommée . Cependant des lettres de
Messine donnent de nouveaux détails sur l'état de cette
ville ; on s'y attend à une révolution ; le peuple y est
extrêmement exaspéré contre les Anglais. Le gouvernement
a fait mettre en prison l'imprimeur de la Gazette
Britannique , qui se publiait dans cette ville. Tout annonce
une grande secousse politique , de la nature de celles qui
éclatent dans tous les lieux où les Anglais se font les protecteurs
des souverains , et se déclarent les possesseurs du
territoire.
Le blocus de l'Escaut est , pour le moment , suspendu ;
les Anglais y ont laissé une faible escadre. La flotte française
paraît avoir remonté l'Escaut jusqu'à Anvers . Une
flotte considérable a pour rendez-vous la rade de Spithéad ;
on suppose en Angleterre que cette mesure a pour cause
les préparatifs qu'on voit faire aux Français sur la rive
opposée aux côtes orientales de la Grande-Bretagne. La
flotte de l'amiral Saumarez est réunie , on présage son
très -prochain retour.
Il n'y a point de nouvelles officielles de l'armée de Portugal
; mais le Wolwich est arrivé à Portsmouth , venant
de Gibraltar , d'où il avait fait voile le 18 de ce mois . Ce
bâtiment a apporté des dépêches au gouvernement , et ,
en outre , la nouvelle que le général Balleisteros a été
repoussé jusque sous le rocher de Gibraltar. L'ennemia ,
dit-on, pris le camp de Saint-Roch , et forcé les habitans
de chercher un asile sur ce qu'on appelle le terrain neutre
NOVEMBRE 1811 . 285
(espace compris entre les ouvrages avancés de Gibraltar et
les lignes de Saint-Roch ) .
1
Une lettre de Lisbonne , en date du 17 octobre , ajoute
les détails suivans , sur la situation de l'armée anglaise :
Je profite de la présente occasion pour vous faire part
de notre situation dans cette ville ; situation qui certes n'a
rien que l'on puisse envier. Quant à celle de l'armée , je
laconnais très-peu , et n'en reçois de nouvelles que lorsque
quelques-uns de nos amis veulent bien m'en écrire du
quartier-général. Je reçus , il y a six jours , une lettre de
notre ami , qui est guéri de la fièvre . Je suis fâché d'avoir
à vous apprendre que ce pays-ci est une seconde île
de Walcheren pour les maladies . Il y a dans cette capitale
et dans les environs de 10 à 11,000 malades . Tous les couvens
et les églises en sont encombrés , ainsi que de blessés
quimeurent comme les moutons de la clavelée. Il fait ici
en ce moment une chaleur étouffante , et quand ces chaleurs
seront passées , nous serons inondés de torrens de
pluie. Tout est fort cher en ce moment; les pommes de
terre coûtent cinq sols la livre , et les autres végétaux à
proportion : le porter coûte trente sous la bouteille. Le
faitestque tout ce pays-ci offre une scène continuelle de
ruine et de désolation. Toutes les subsistances , non-seulement
celles de l'armée , mais encore celles des malheureux
habitans , doivent être tirées d'Angleterre ou d'autres
marchés étrangers , etc. "
Après avoir visité la Hollande , reçu les témoignages
d'amour et de fidélité de ses nouveaux sujets , mérité leur
éternelle reconnaissance par ses décrets nombreux ; après
avoir donné dans tous les ports le signal de l'activité ,
sur les flottes l'ordre de se rendre digne de la victoire par
l'instruction et la discipline ; après avoir entendu les magistrats
reconnaître le bienfait des lois nouvelles , les ministres
des divers cultes parler de l'union qui règne entre
eux sous l'influence d'une tolérance vraiment religieuse ,
et sous la protection des lois communes à tous , et partout
les habitans se féliciter d'être devenus Français , l'Empereur
a mis le pied sur un territoire où il était impatiemment
attendu , où ses lois , ses bienfaits , et les respectables
organes de sa volonté l'ont depuis long-tems précédé ;
il a visité le grand-duché de Berg, où il n'a entendu qu'un
même voeu , qu'une même expression de l'opinion générale
. Puisse , ont dit tous les magistrats , tous les fonctionnaires
, tous les citoyens , puisse la durée des jours de
286 MERCURE DE FRANCE ,
V. M. être égale à leur gloire ! gouvernés par vos lois ,
servant sous vos drapeaux , ne sommes-nous pas aussi vos
enfans ? Lorsqu'il s'agira de prouver son zèle et sa fidélité
, quel Français pourra se flatter de surpasser les habitans
du grand-duché ?
C'est le 2 de ce mois que l'Empereur , après avoir visité
Wesel , et ordonné de nouveaux ouvrages , est arrivé à
Dusseldorf. A la frontière du grand-duché , elle a trouvé
M. le comte Beugnot , commissaire-impérial et ministre
des finances : à l'entrée de la ville toutes les autorités étaient
réunies , ayant à leur tête M. le comte Ræderer , ministre
secrétaire-d'état du grand-duché , et M. le comte Nesselrode
, ministre de l'intérieur et de la guerre .Asix heures ,
S. M. a donné audience aux principaux fonctionnaires
civils et militaires . Le soir , les dames du grand-duché ont
eu l'honneur d'être présentées à LL. MM. On présume
que S. M. continue son voyage en remontant le Rhin jusqu'à
Mayence ; qu'elle revient par Metz , et qu'elle sera de
retour le 12 de ce mois . S ....
ANNONCES .
1
Nouveaux élémens de Géographie moderne et universelle , extraits de
la septième édition de l'Abrégé de la Géographie de Guthrie; contenant
les derniers changemens politiques survenus en Europe jusqu'au
1er novembre 1811 ; par l'auteur du même ouvrage. Ornés de trois
cartes à l'usage des jeunes élèves de l'un et l'autre sexe. Un fort vol.
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Hyacinthe Langlois , libraire-éditeur pour la géographie , rue de Seine ,
nº 12 ; et chez Arthus- Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
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géographie ancienne et moderne , par Arowsmith et d'Anville
composé de trente-huit cartes . Un vol. in- fol. enluminé et cartonné.
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l'argent.
Le règne de Louis XI, et de l'influence qu'il a euejusque sur les derniers
tems de la troisième dynastie; par M. Alexis Dumesnil. Un vol.
in-8° . Prix , 3 fr . 60 c. , et 4 fr . 25 c. franc de port. Chez Maradan ,
libraire, rue des Grands-Augustins , nº 9 .
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vol. in-12 , avec carte et gravure. Prix , 4 fr . , et 5 fr. 50 c. franc de
1
NOVEMBRE 1811 . 287
port. Chez P. Blanchard et compe, libraires , rue Mazarine , no 30; et
Palais-Royal , galerie de bois , nº 249 .
Epigrammes de Martial , latines et françaises . Trois vol. in-8° .
Prix, 15 fr. , et 18 fr. franc de port; pap. vél . , 24 fr. , et 27 fr . franc
deport. Chez Volland aîné et jeune ,quai des Augustins , no 17.
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les questions suivantes : « Quel est le genre d'éducation le plus propre
> àformer un administrateur ? A quel degré les lettres et les sciences
→ lui sont- elles nécessaires ? Quel secours l'administrateur et l'homme
> de lettres peuvent-ils et doivent- ils réciproquement se prêter ? »
Par M. de Sales , avocat à Paris . Brochure in-8 de 68 pages . Prix ,
1 fr. , et 1 fr. 20c. franc de port. Chez Crapart , libraire , rue du
Jardinet , nº 1o ..
Choix des lettres de Mirabeau à Sophie. Quatre vol . in- 18 , ornés
des portraits de Mirabeau et de Sophie . Prix , 5 fr. , et 6 fr. franc de
port. Chez L. Duprat- Duverger , rue des Grands-Augustins , nº 21.*
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Duronceray. Brochure in-12. Prix , 75 c. , et 1 fr. franc de port.
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qu'il est permis de passer sous seings -privés; avec les formules de chacunde
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par l'auteur , et considérablement augmentée. Deux vol. in- 12 de 750
pages. Prix , br. , 6 fr. , et 7 fr. 50 c. franc de port. Chez F. Buisson ,
libraire , rue Gilles-Coeur , nº 10 .
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et particuliers de la langue française. Par M. Fr. Collin-d'Ambly ,
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P'usage des expressions négatives et de la Grammairefrançaise analytique
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M. Peschier , docteur-médecin , de plusieurs Sociétés Savantes . In-80.
Prix, 2 fr . 50 c., et 3 fr . franc de port. A Paris , chez J. J. Paschoud,
libraire , rue des Petits-Augustins , nº 3 ; Arthus -Bertrand , libraire ,
rue Hautefouille , nº 23 ; et à Genève , chez Paschoud.
LAbécédaire des petites Demoiselles , avec de jolies figures représentant
leurs jeux et leurs occupations les plus ordinaires . In-12 ,
broché et rogné. Prix , 75c . , et fig. colorices , I fr. Chez P. Blanchard
et Compe , libraires , rue Mazarine , nº 30 ,et Palais-Royal ,
galerie de bois , nº 249 .
L'Abécédaire des petits Garçons , avec des figures représentant
leurs principaux jeux. Même format ; même prix , et se trouve chez
les mêmes.
Des figures et de petits contes ne sont pas inutiles dans un livre
destiné à donner aux enfans les premières notions de la lecture : Il
faut emmieller les bords du vase. Sous ce double rapport , les deux
Abécédaires que nous annonçous seront probablement remarqués par
les instituteurs et par les mères qui s'occupent de la première instruction
de leur jeune famille .
Essai historique et critique sur l'institution canonique des évêques,
par M. Tabaraud , prêtre de la ci-devant Congrégation de l'Oratoire .
Un vol . in-8°. Prix , 3 fr. , et 4 fr. frane de port. Chez Michaud
frères , imprimeurs-libraires , rue desBons-Enfans , nº 34.
DE LA
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
N° DXXXIX .
-
Samedi 16 Novembre 1811 .
POÉSIE .
Fragment du troisième chant d'un poème sur la Peinture .
DE L'EXPRESSION .
VAINEMENT , avec choix prodiguant les couleurs ,
Vous charmez nos regards par des accords flatteurs ;
Vainement , sous vos mains légères et savantes ,
Naissent de doux contours et des formes vivantes;
Si de nos passions vos pinceaux enflammés
N'embrâsent vos héros sur la toile animés ,
Ce spectacle éclatant , que notre esprit rejette ,
Nous lasséra bientôt de sa pompe muette.
Rappelez -vous Orphée : au cri de ses douleurs ,
Les tigres , les rochers ont répandu des pleurs .
Cette fable est pour vous une leçon utile .
Qu'ainsi , dans vos tableaux , la nature docile,
Des teintes du sujet prompte à se revêtir ,
Partage les transports que nous devons sentir.
Voulez - vous exprimer une scène touchante ,
La vertu malheureuse et la beauté mourante ?
T
5.
290
MERCURE DE FRANCE ,
Parune ombre douteuse et de pâles couleurs ,
Attristez la nature émue à ses douleurs.
Offrez-vous à nos yeux les sanglantes images
D'unepassion sombre et de ses noirs orages?
Quedansun site affreux qui frappe de terreur ,
Des vents , de la tempête éclate la fureur ;
Des transports du héros agitez le ciel même.
Mais faites plus encore , et par un art suprême
Dévoilez à nos yeux dans les malheurs passés
La source des malheurs par vos mains retracés ,
Et qu'à nos coeurs émus vos peintures fidelles
Annoncent leurs effets et leurs suites cruelles.
D'un seul moment alors le tableau déchirant
Aura d'un long récit l'intérêt dévorant .
Voyez-vous retracés sur la toile éloquente
Tancrède et sa maîtresse et leur lutte sanglante (1) .
Sans doute le combat fut terrible et cruel !
Ah! que de coups portés avant le coup mortel !
Tous ces débris épars de lances et d'armures ,
Ce gazon teint de sang et ces larges blessures ,
Attestent des guerriers l'audace et la fureur.
La nuit de ce combat avait voilé l'horreur .
Tancrède enfin triomphe ; une clarté douteuse
N'éclaire qu'à regret cette victoire affreuse .
Lui-même , pour donner au guerrier malheureux
Le signe rédempteur qui nous ouvre les cieux ,
Dans son casque brisé , de son sang tout humide ,
Vient de puiser les flots d'une source limpide.
Il découvre le front de son fier ennemi ....
Dieu ! comme à cet aspect tout son corps a frémi !
L'étonnement , l'horreur sur son visage empreinte
Frappent nos yeux surpris et nous glacent de crainte .
Ses pleurs mêlés au sang qui couvre sa páleur
Révèlent ses regrets , accusent son erreur .
Malheureux ! tu frappais une amante adorée...
Bientôt , en la voyant dans tes bras expirée ,
Affaibli de douleur plus que de sang versé
Tu tomberas près d'elle et comme elle glacé .
(1 ) Sujet tiré d'un magnifique épisode du Tasse. Voyez la Jérusalem
délivrée, chant XIIe.
NOVEMBRE 1811 .
291
Déployez le même art dans la sombre peinture
De ces noires fureurs dont frémit la nature.
Si , de retour enfin dans ces lieux redoutés
Toujours par le malheur et le crime habités ,
Après de si longs jours perdus pour sa colère ,
Oreste vient pleurer au tombeau de son père ,
S'il vient y consacrer aux mânes infernaux
Le glaive destiné pour des crimes nouveaux ;
Que l'air soit menaçant , la lumière voilée ,
Et, comme le héros , la terre désolée ;
Que lui-même , accablé par sa longue douleur ,
Retrouve sur la tombe une atroce vigueur ,
Et , sortant des enfers , que l'ombre de son père
L'enflamme , en l'embrassant , d'une ardeur meurtrière.
Que son regard terrible et ses flancs oppressés ,
Son geste menaçant , ses cheveux hérissés ,
Et son front jeune encor ridé par la souffrance
Pâle de son affront , pâle de sa vengeance ,
Découvrent à nos yeux le trouble de son coeur ,
Un destin inflexible excitant sa fureur ,
Guidant tous les transports de son aveugle rage ,
Le poussant dans le crime; etcet affreux orage
Que les Dieux dans son sein ont pris soin d'exciter ,
Amassé dès long-tems , et tout près d'éclater.
Ah! quel sera l'effet d'une telle colère ?
Tremblez , peuples d'Argos ! il va frapper sa mère.
Et, chassé de vos murs , teint du sang maternel ,
Errant et dévoré d'un remord éternel ,
En horreur à la terre , en horreur à soi-même ,
Trainant par-tout des Dieux la vengeance suprême ,
De spectres , de terreurs sans cesse environné ,
Son nom fera frémir l'univers étonné.
P
J. R. AUGUSTE FABRE .
ÉPITRE A MON AMI , SUR LA RICHESSE.
CHÉRI de l'amitié , caressé par l'amour ,
De myrtes , de lauriers , couronné tour-à-tour ,
Coulant dans les plaisirs ta brillante jeunesse ,
:
Quepeux-ta donc encor désirer ? - La richesse.
Ta
292 MERCURE DE FRANCE ,
La richesse , dis - tu ? mortel ambitieux !
Par des voeux insensés crains d'irriter les Dieux ;
Crains que ces Dieux , jaloux de ton destin prospère ,
Ne t'accordent cet or donné dans leur colère .
Cesse de souhaiter des trésors superflus ,
Fuis-les comme un écueil funeste à tes vertus ;
Et, content désormais de ton heureux partage ,
Garde ce sort modeste , ambition du sage .
Le riche et l'indigent forment les mêmes voeux.
Modérer ses désirs est l'art de vivre heureux .
Supposons un moment que , de ton humble aisance ,
Tu fasses , dès ce jour , un pas vers l'opulence :
Adieu les doux travaux et les paisibles soins .
Aussitôt je te vois , fuyant l'oeil des témoins ,
Déposer , dans le sein d'une sombre retraite ,
Etton ame et ton or en la même cassette .
Dévoré de soupçons et d'un souffle alarmé ,
Tu ne dormiras plus que l'oeil demi-fermé.
Ce n'est plus pour la gloire alors que ton coeur veille ,
Ce n'est plus pour l'amour que l'aurore t'éveille ;
Le désir dévorant d'augmenter ton trésor ,
De
:
compter , recompter et recompter encor ,
Est le seul qui t'obsède et qui t'offre des charmes .
L'infortuné jadis faisait couler tes larmes ,
Et tu lui prodiguais un secours généreux ;
Mais il fuit maintenant ton abord rigoureux.
Ton or , ton or , voilà ta gloire et ta tendresse !
Je te vois indigent au sein de la richesse ,
De peur de l'acheter , refuser le plaisir ,
Et , pour entasser l'or , oublier d'en jouir .
Malheur à tout mortel que cette soif dévore !
Pauvre , on a désiré ; riche , on désire encore :
Rien de l'ambition ne peut combler les voeux.
Ah! du moins si cet or pouvait nous rendre heureux !
Si , grâce à l'or , nos noms au temple de Mémoire
Etaient plus vite inscrits par la main de la Gloire ;
De la tendre amitié s'il resserrait les noeuds ;
Si , du Dieu de Paphos purifiant les feux ,
Notre amante en était plus tendre et plus fidelle ;
Enfin , lorque la parque au tombeau nous appelle ,
Si eet or désarmait l'inflexible Atropos ,
NOVEMBRE 1811. 293
Jedirais : amasssons , oublions le repos
Pour cet heureux trésor , source de tant de joie.
Mais on sait qu'au théâtre , à la cabale en proie ,
Ainsi que Richemont , ce n'est point réussir ,
Que de prodiguer l'or pour se faire applaudir ;
Quepour un noble coeur elles sont trop vulgaires ,
Ces palmes que l'on doit à des mains mercenaires .
On sait que l'amitié , que l'amour fastueux ,
Perdent le doux plaisir d'être chéris pour eux ;
Et qu'un brillant amas de cet or qu'on envie
Ne peut ni prolonger ni racheter la vie.
Tu le vois ; on peut être et riche et malheureux ,
Ne perds donc plus tes jours en de stériles voeux.
Ah! fuis d'un vil métal les amorces perfides ,
Et recherche avec moi des trésors plus solides .
La fortune est volage et laisse des regrets ,
Mais il est d'autres biens qui ne trompent jamais ,
Qui seuls font le bonheur et dont la source est pure.
Plaisirs si peu goûtés , enfans de la nature ,
Vous fuyez des palais les lambris somptueux
Etcherchez l'humble toît du mortel vertueux.
Ces plaisirs , ces vrais biens sont dans ta métairie ,
Près d'un ami constant , d'une épouse chérie ,
Ce jeune et tendre objet , charme de tes beaux jours ;
Dans les jeux enfantins d'une troupe d'amours ,
Image de vos traits , richesse d'un bon père ,
Qui joindront tes vertus aux grâces de leur mère ;
Dans l'étude des arts , qui remplit nos loisirs ,
Et qui , loin du Potose , offre de vrais plaisirs .
Abjure dès ce jour ton humeur inquiète ,
Et vis content de peu dans ta douce retraite.
Que la soifdes trésors n'égare plus ton coeur;
Et si tu vois briguer un métal corrupteur ,
Aumortel que séduit cette honteuse ivresse ,
Dis : la félicité n'est point dans la richesse ;
Si l'avare au bonheur croit son or suffisant ,
L'homme sage en ses voeux , sensible , bienfaisant ,
Qui chérit les beaux- arts , que la nature enflamme ,
Doit toujours le trouver dans le fond de son ame .
F. DE VERNEUIL.
294 MERCURE DE FRANCE,
CONTRE LES DÉTRACTEURS DE LA POÉSIE (1 ) .
MUSES! quels blasphemes impies
Attaquent vos droits immortels?
Les avides mains des harpies
Osent donc souiller vos autels .
Doctes filles de Mnemosyne ,
Aumépris de votre origine
Etde vos sublimes concerts ,
Quelques écrivains téméraires
Acélébrer les faits vulgaires
Voudraient rabaisser l'art des vers .
Achille reçut les hommages
De la savante antiquité.
Son nom qui traversa les âges
Croissait toujours plus respecté .
On fait pour flétrir sa mémoire
Passer les rayons de sa gloire
Autravers d'un prisme imposteur.
Pouvez -vous , absurdes critiques ,
Jusque sur ces tems héroïques
Porter un oeil profanateur ?
Vous osez blâmer Alexandre
D'avoir envié les beaux vers
Qui , sur les rives du Scamandre ,
Fixent les yeux de l'Univers .
Ses regrets menacent la terre .
C'est pour mériter un Homère
Qu'il vole aux plus nobles travaux.
Désir immense de louange !
Sur les bords étonnés du Gange
Tu vas conduire ce héros .
Si des actions mémorables
Clio garde le souvenir ,
Ses fastes souvent peu durables
Ne traversent point l'avenir .
(1 ) Ces strophes répondent à un article inséré , il y a environ six
mois , dans le feuilleton d'un journal célèbre.
NOVEMBRE 1811 .
295
Tandis qu'aux murs d'Alexandrie
Les flammes de la barbarie
Consument tous ses monumens ,
Aux vers la mémoire fidèle ,
Gardant leur empreinte éternelle ,
Les ravit à la faulx du Tems .
Envain votre rage ennemie ,
Zoïles trop audacieux ,
Voudrait fermer à Polymnie
Les oreilles des demi-dieux .
Le héros amant de la gloire ,
Sait bien qu'au temple de Mémoire ,
Où l'attend l'immortalité ,
C'est la sublime poésie
Qui lui versera l'ambroisie
Au nom de la postérité.
Du génie illustre conquête ,
Sachez que le même laurier
Ombrage le front du poëte
Comme le casque du guerrier.
Dans les sentiers de l'Elysée
L'auteur divin de l'Odyssće
Suit les rois vainqueurs d'Ilion ;
Et c'est en vain que votre audace
Veut de l'Olympe et du Parnasse
Rompre l'éternelle union .
Par M. L***.
ÉNIGME .
Je suis d'une origine antique ,
Car suivant certaine chronique ,
Elle remonte à l'âge d'or ,
Autrement , si l'on veut encor ,
Au tems que le bon vieux Saturne
Habitait les bords du Vulturne ,
Dans le palais du roi Janus
Où le Dieu se tenait reclus .
Quoi qu'il soit de mon origine ,
Combiende gens criraient famine
296 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811 .
S'ils n'avaient pas d'autre aliment
Que ce que l'on veut très-souvent
Que je reçoive et que j'avale ?
Est- ce donc ainsi qu'on régale
Celle dont la fidélité
Est égale à l'antiquité ?
Par CARVILLE ( de Tonnayboutonne ),
LOGOGRIPHE .
LECTEUR , şi la chose te plaît ,
Tu peux avec mon tout présenter un placet ;
Et puis , par grâce spéciale ,
En me coupant la queue obtenir une place.
$ ........
CHARADE .
NE soyez pas trop le premier ,
Ou sur ma foi vous serez dupe.
Aplaire quiconque s'occupe
Dessus comme dessous doit être le dernier.
Quant à l'entier ,
Nous le prenons à la chandelle ,
Du moins assez communément .
La femme en fait aussi le jour un ornement ;
Mais chez nous , ainsi que chez elle ,
Cetentier-là couvre ordinairement
Plus d'une tête sans cervelle .
B.
Mots de PENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Peut-être .
Çelui du Logogriphe est If, où l'on trouve : f
Celui de la Charade est Chèvrefeuille.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
LE RÈGNE DE LOUIS XI , ET DE L'INFLUENCE QU'IL A EUE
JUSQUE SUR LES DERNIERS TEMS DE LA TROISIÈME DYNASTIE ;
par ALEXIS DUMESNIL . -Un vol . in-8°. - Prix , 3 fr .
60 c . , et 4 fr . 25 c. franc de port . -A Paris , chez
Maradan, libraire , rue des Grands-Augustins , nº 9.
S'IL suffisait d'avoir et d'annoncer de hautes prétentions
pour produire un bon ouvrage , il ne manquerait
rien sans doute au mérite du Règne de Louis XI, par
M. Alexis Dumesnil. Cet auteur n'est pas de ceux qui
s'agenouillent dans une humble préface pour demander
grace au lecteur de l'ennui qu'ils vont lui causer. M. Dumesnil
commence , au contraire , par faire le procès à
tous les historiens modernes qui ont la bonhommie de
citer les dates et de multiplier les faits ; il compare leurs
discussions et leurs digressions aux bizarres ornemens
de l'architecture gothique , et déclare que pour son
compte il va imiter ces grands et immortels artistes qui
revinrent les premiers à la noble architecture des Grecs .
Il condamne ainsi en deux mots les Voltaire , les Hume ,
les Robertson , et ne propose comme modèles dignes
d'être imités que Tite-Live et Tacite,
Ce début , nous l'avouerons , nous avait assez faiblement
prévenus en faveur de M. Dumesnil ; car nous
avons le malheur de croire à ce vieux préjugé que la
modestie est inséparable du vrai mérite. Cependant l'importance
du but annoncé par notre auteur nous engagea
à passer sur la présomptueuse légèreté de sa préface ;
ce but , dit- il , était de considérer dans le règne de
Louis XI la révolution qu'il a produite dans la monar--
chie , et jamais on ne fut mieux placé qu'à l'époque où
nous sommes pour considérer et juger les révolutions .
Peut- être , disions-nous , M. Dumesnil , instruit par celle
que nous avons essuyće , trouvera-t-il quelque chose de
pouveau à dire sur le gouvernement de ce monarque
298 MERCURE DE FRANCE ,
fameux , qui , malgré ses perfidies et ses cruautés , est
regardé par tant d'écrivains comme un grand roi , parce
qu'il fit aussi sa révolution en mettant les rois hors de
page.
C'est dans ces dispositions que nous avons commencé
à lire l'ouvrage qui nous occupe , et si nous avons été
trompés dans nos espérances , ce n'est pas du moins
dans celle d'y trouver quelque chose de nouveau. Nous
y avons lu , par exemple , que c'est une intention' malheureuse
de liberté inhérente à la nation , et toujours mal
exprimée , qui produisit autrefois les grandes divisions
de la monarchie et créa les maires du palais ; nous y
avons vu que c'est dans César et non dans les Régulus ,
les Scipions ou les Emile qu'il faut chercher le peuple
romain tout entier ; et que Louis XI astucieux , cruel
et perfide , était le Français de son siècle , comme
Louis XIV fut le Français du sien. Nous y avons fait
quelques découvertes un peu moins importantes , mais
ce qu'il y a de plus nouveau dans l'ouvrage , c'est le
résultat auquel l'auteur nous conduit ; savoir , que c'est
aux changemens opérés par Louis XI dans la monarchie,
qu'il faut attribuer et la Ligue qui , au seizième siècle , fut
au momentde la démembrer , et les assassinats d'Henri III ,
d'Henri IV , de Louis XV, et enfin notre dernière révolution.
Vous ne vous y attendiez guère , mais on peut
vous faire voir la marche de l'auteur en peu de mots :
Louis XI , pour rabaisser les grands , fortifia le pouvoir
du peuple ; or , si vous hésitez à croire que ce fut le
peuple qui fit laLigue , vous ne nierez pas du moins qu'il
n'ait fait la révolution. Avec un peu de soin, de dialectique
et d'érudition , il n'est même pas très-mal aisé de
suppléer les faits intermédiaires . Rien n'est plus séduisant
que cette manière d'expliquer l'histoire en s'arrêtant
à un moment donné . Voltaire a fort bien démontré
quelque part qu'un brame avait été la cause de la mort
d'Henri IV , en s'avançant du pied droit plutôt que
du pied gauche pour se baigner dans l'Indus ; et
l'assassinat d'Henri IV ayant considérablement influé
sur la suite de l'histoire , il serait aussi facile de prouver
que c'est ce même pied droit du brame qui a causé
NOVEMBRE 1811 . 299
la révolution , qu'il l'a été d'attribuer à une paire de
gants l'honneur d'avoir sauvé la France dans la guerre
de la succession . Le malheur de M. Alexis Dumesnil ,
c'est de n'avoir pas été assez infatué de sa cause favorite
pour négliger toutes les autres , infatuation
absolument nécessaire dans les démonstrations de ce
genre , et sans laquelle on est sujet à se contredire
àtout moment. C'est , en effet , ce qui est arrivé à l'auteur
du Règne de Louis XI. Quoiqu'il regarde ce prince
déloyal et dissimulé comme le Français de son siècle , il
ne peut s'empêcher , dans une note ( page 15 ) , de
regarder une noble franchise comme le caractère français
de son tems . Après avoir annoncé le pouvoir attribué
au peuple par Louis XI comme la cause de nos
derniers malheurs , il retrouve cette cause dans la révο-
cation de l'édit de Nantes sous Louis XIV, dans la tolérance
prêchée par les philosophes sous Louis XV; et il
la retrouve encore dans l'institution et les maximes de
cette adroite société des jésuites , dont tant de bonnes
dévotes et même d'innocens dévots déplorent aujourd'hui
la perte , persuadés qu'elle aurait pu seule nous préserver
de la révolution .
,
Sans nous amuser à citer d'autres contradictions que
M. Dumesnil a encore répandues dans son ouvrage , et
qui toutes ont la même source , nous nous bornerons
donc à lui faire observer qu'il est lui-même homme de
trop bonne foi pour écrire ainsi l'histoire dans un système.
La bonne-foi commande l'examen , l'examen fait
naître le doute , et il faut des talens qui n'appartiennent
pas à tout le monde pour l'étouffer ou le dissimuler .
Mais nous dira-t- on , si le tableau systématique du
règne de Louis XI n'a pas réussi à M. Dumesnil , cet
ouvrage annonce-t-il du moins , dans son auteur , les
talens suffisans pour écrire l'histoire d'une manière
moins ambitieuse ? Cette question est assez difficile à
résoudre. Comment décider d'après un ouvrage dont le
plan est radicalement vicieux , si l'auteur est en état d'en
concevoir et d'en exécuter un raisonnable , sur- tout lorsqu'il
débute par censurer ceux des historiens les plus
estimés ? M. Dumesnil a cependant quelquefois des vues
300 MERCURE DE FRANCE ,
très-saines . Il expose fort bien la politique, de LouisXI ,
qui ne jouissant encore que d'une puissance mal affermię
, jointe à un titre imposant , laissait ses ennemis se
consumer en folles entreprises , fomentait leurs divisions
, les combattait plutôt par la corruption que par
les armes , et se tenait toujours prêt à profiter de leurs
fautes et de leurs revers . Il le compare ingénieusement
à l'araignée qui tend furtivement ses filets , puis se retirant
au centre de ses embûches , attend dans un insidieux
repos que sa victime se livre elle-même couverte de cent
liens ( p . 104) . Ailleurs , M. Dumesnil établit un parallèle
très-bien raisonné et très-bien suivi entre Louis XI
et Tibère. Il lui échappe de tems en tems de bonnes et
solides réflexions , telle que celle-ci (p. 67) au sujet de
la position et des richesses de l'Angleterre : « Il n'en est
pas des nations comme des particuliers ; l'or , parmi
elles , ne paye ni le rang , ni la puissance : s'il en était
autrement , Carthage eût acheté Rome et toute sa gloire .>>
Mais à côté de ces choses bien écrites et bien pensées , se
trouvent des passages obscurs , louches , ampoulés .
Après avoir comparé Louis XI à l'impure araignée
M. Dumesnil compare les jésuites à l'abeille qui laisse
son aiguillon dans la blessure qu'elle a faite . Il prend le
ton d'un homme qui montre la lanterne magique, lorsqu'il
veut tracer rapidement la décadence de Charles-le-
Téméraire. Il vous propose une énigme lorsqu'il vous
dit (p. 150) que là où s'apprêtent les progrès de la vie ,
c'est là précisément que la mort prend naissance ; et
cette énigme est d'autant plus embarrassante qu'il est
difficile de dire ce que c'est que la naissance de la mort.
La première phrase de son ouvrage est une autre espèce
d'énigme dont la réflexion peut seule débrouiller le sens ,
et ce qui peut-être est pis que tout cela , c'est le pathos
où se jette notre auteur lorsqu'il veut parler de la Providence
. Que conclure de cette bigarrure et de ces contradictions
? que pour le règne de Louis XI en particulier ,
on le connaîtra mieux dans le président Hénaut ou dans
un chapitre de Voltaire que dans l'ouvrage de M. Alexis
Dumesnil , et qu'en général cet écrivain qui ne manque
ni d'imagination , ni de vues , a besoin , avant d'entre
NOVEMBRE 1811 . 3of
prendreune nouvelle histoire , de se faire des idées plus
justes de la nature de l'histoire et des devoirs de l'historien
, de renoncer à l'exagération et à l'enflure , et de
se persuader que la clarté et la simplicité sont les premières
qualités qu'il doit donner à son style , s'il veut se
procurer des lecteurs . M. B.
2
ک
S
5
MA BROCHURE , EN RÉPONSE AUX DEUX BROCHURES DE
MADAME DE GENLIS ; par L. S. AUGER. Avec cette
épigraphe :
Furens quidfemina possit .
ÆNEID . liv . V.
Prix , 1 fr . 50 с. - A Paris , chez Colnet, libraire ,
quai Voltaire .
QUE les ennemis de Mme de Genlis y prennent garde .
L'opinion publique est sujette à de singuliers retours ;
elle n'est jamais plus près de louer une chose ou un
homme , que lorsque l'une ou l'autre a été l'objet de ses
censures les plus amères et souvent même les plus justes .
Ilya , dans presque tous nos sentimens , une force de
réaction qui nous rejette dans un sentiment contraire à
celui que nous venons d'éprouver. Jamais , assuréinent ,
écrivain ne souleva contre soi plus d'indignation que
Mmede Genlis , lorsqu'on la vit , dans un ouvrage consacré
aux personnes de son sexe qui se sont illustrées
dans les sciences ou les lettres , distiller sur les unes le
fiel de la critique , sur les autres le venin de la calomnie
, attaquer enfin des réputations en quelque sorte
sacrées et que les contemporains avaient léguées au respect
et à l'admiration de la postérité . Il n'y eut qu'une
opinion et qu'une voix sur ce déplorable abus du métier
d'écrire . Aussi , quand les journalistes , organes , cette
fois , de l'opinion publique , firent justice de ce délit
littéraire , virent-ils applaudir à chacun de leurs coups .
Tel , parmi eux , fut remarqué par son adresse à manier
l'arme légère du ridicule ; tel autre par des coups plus
fermes et mieux assénés , que Mme de Genlis trouvait
302 MERCURE DE FRANCE ;
lourds ; tout le monde voulait combattre et beaucoup
se retirèrent , comme Oreste , avec le regret
De n'avoir pu trouver de place pour frapper.
Il parut trop évident que Mme de Genlis avait été blessée
dans le combat ; et le public , comme à Rome dans les
combats de gladiateurs , cria hoc habet ( elle en tient ) ;
mais sans exiger d'elle , comme le peuple romain, qu'elle
tombât avec grâce. Est-ce de ce moment que date ce
retour des esprits à la commisération , que je signalais
au commencement de cet article ? Ce qu'il y a de sûr ,
c'est que voilà au moins trois personnes à qui j'entends
dire : Cette pauvre Mme de Genlis ! et voilà que moimême
, en lisant la brochure de M. Auger , je me prends
à dire : Pauvre Mme de Genlis ! D'où peut naître ce
sentiment ? M. Auger aurait-il violé quelqu'une de ces
bienséances dont le public est un juge si délicat , et
montré trop peu d'égards pour le sexe de son adversaire
? mais je ne vois rien , dans ses trois premiers
articles , que ne puisse avouer la critique la plus décente
et la plus mesurée : à la vérité , dans les deux autres ,
qui sont une réplique , il se montre un peu plus sévère ;
mais Mme de Genlis lui en avait donné le droit par sa
réponse . Est- elle donc d'ailleurs une victime faible et
sans défense ? Je vois , au contraire , que l'agression est
toujours de son côté , et que maintenant encore elle
n'attend que la guérison de ses blessures , pour recommencer
de nouveaux combats . Cette pitié ne serait-elle
pas plutôt celle qu'inspire la faiblesse , même astucieuse
et perfide , lorsqu'elle est terrassée par un ennemi vigoureux
qui brise entre ses mains le stylet dont elle voulait
le frapper ? Je n'ai l'honneur d'ètre ni janséniste , ni
moliniste : mais je me rappelle ( toute comparaison à
part ) qu'en lisant les Provinciales , et voyant ces pauvres
théologiens de la compagnie de Jésus écrasés sous la
dialectique de Pascal ou battus avec leurs propres armes ,
il m'est arrivé quelquefois de dire , en souriant : pauvres
jésuites ! Il semble que ce soit un sentiment qu'inspire
lavue de tout combat où les forces sont trop inégales ,
de quelque côté que soit le droit .
NOVEMBRE 1811 . 303
Quoi qu'il en soit , si Mme de Genlis parvientà inspirer
ce sentiment tout nouveau à son égard , c'est à M. Auger
qu'elle en aura , en très -grande partie , l'obligation. Je
sais bien que le dicton populaire est vrai , et qu'il vaudrait
mieux faire envie. Mais quoi ! Mme de Genlis , qui ,
à l'en croire , a fait la guerre avec tant de succès contre
les philosophes du dernier siècle , a dû s'attendre à quelques
revers .
La guerre a ses faveurs ainsi que ses disgráces .
Aussi , que ne lui laissait-on , dans son ouvrage : De
P'influence des femmes sur la littérature française , exhumer
tranquillement cinq ou six victimes et violer leurs
mânes ? On pouvait déjà juger que son humeur belliqueuse
était beaucoup diminuée , ou qu'elle sentait ellemême
ses forces affaiblies : là , du moins , elle ne s'attaquait
qu'à des femmes et à des femmes mortes , ou à ce
bon La Fontaine qu'elle accusait de plagiat , ou à un
pieux archevêque dont la soumission aux volontés de
l'église était connue , et qui , à la voix de ce nouveau
docteur , aurait bien pu rétracter dans le ciel son Télémaque
, comme il avait rétracté , ici bas , son livre des
Maximes des Saints . Voilà , au contraire , que s'élève
un défenseur de mesdames Dudeffant de l'Espinasse ,
Necker , Cotin et de Fénélon . Pour celui-ei , je dois
dire que le défenseur lui-même est embarrassé de son
rôle.
« A quelle fàcheuse nécessité , dit- il , Mme de Genlis
> vient-elle de me réduire ? Fénélon inculpé et justifié !
>>>c'est , je l'avoue , un vrai scandale , et je rougis de la
> part que j'y ai prise. On fait injure au public , on
> outrage Fénélon lui-même lorsqu'on essaye de défendre
> sa vertu et son génie .>>>
Profitons de cet aveu de l'auteur de la Brochure ; ne
renouvelons pas une discussion dans laquelle les lecteurs
ont presque à se reprocher le plaisir qu'ils ont pris.
M. Auger a assez d'autres occasions de combattre Mme
de Genlis . Parlons d'abord d'un avertissement qui se
trouve en tête de sa réponse . On y voit par quelles raisons
M. Auger , auteur de cinq articles imprimés dans
304
MERCURE DE FRANCE ,
le Journal de l'Empire , sur le livre de l'Influence des femmes , s'est déterminé à leur donner une nouvelle
publicité. <<Mme de Genlis , dit-il , m'accuse de les avoir rem- >> plis de calomnies et d'odieuses personnalités . Je veux >>que le prétendu corps de délit ait la même forme , la >>même consistance que les actes d'accusation ; je veux >> opposer brochure à brochure ; je veux que la mienne >> poursuive celles de Mme de Genlis , qu'elle aille se >> placer dans les mêmes mains qui ont feuilleté les >> siennes , et ensuite ( si on ne les en juge pas toutes >>indignes ) s'associer à elles dans les mêmes recueils . » Un faux brave , après avoir essuyé deux fois le feu de Mme de Genlis , aurait pu se féliciter intérieurement , en trouvant en tête de sa seconde brochure : Ma dernière réponse au feuilleton du Journal de l'Empire. Mais M. Auger en paraît aussi surpris que faché , et c'est de la meilleure grâce du monde qu'il relève son adversaire
de cette espèce de voeu formé en présence du public. «Mme de Genlis peut , en toute sûreté de conscience , >> faire une troisième brochure contre moi. Joserais l'en >> prier , si je ne craignais par là de lui donner l'envie
» de n'en rien faire . >>> Une des ruses qu'emploie le plus fréquemment Mme de Genlis et dont ses adversaires paraissent avoir le plus à se plaindre , c'est de citer faux. En effet , tout le monde ne sait pas quel avantage prend , dans une polémique , celui qui se saisit le premier de cette arme. D'abord le plaisir de prêter à autrui des opinions absurdes pour se donner le plaisir plus facile encore de les réfuter ;
ensuite l'embarras
où se trouve naturellement
l'écrivain cité inexactement
pour rétablir et son opinion et son texte ; ces répétitions obligées des mêmes mots ; ce retour fréquent , mais presque indispensable , des mêmes formules : Vous dites que j'ai dit : je n'ai point dit cela , voici ma phrase , etc. etc. Embarrassé dans une pareille discussion , eût- on le plus heureux talent d'écrire , on court le risque d'ennuyer , même en parlant de Mme de Genlis. Aussi M. Anger ne s'est-il pas laissé prendre à ce piège. Il se contente de signaler la fraude et de réta
NOVEMBRE 1811 . 305
LA
SEINE
Genis
blir en quelques endroits altère , tout en affectant d'leemptelxotyeerqulees cMamraectdèrees ali
ques ; ou bien il redresse le sens de quelques phrases
que ce Procuste littéraire s'est amusé à torturer . Il s'ap
pesantit pourtant davantage sur ce petit artifice , lorsque
Mme de Genlis l'emploie à l'égard de quelques auteurs
de la Biographie de MM. Michaud. Cette dame , comme
on sait , a pris l'engagement de relever les erreurs
faits , les fautes de style et de langage qu'elle remarquera
dans les livraisons successives de cet intéressant ouvrage .
Elle a déjà lancé une brochure qui n'a pas à la vérité
tenu tout ce qu'elle avait promis . Elle y relève cependant
entr'autres choses un article de M. Ginguené sur
Andreini , et sur-tout une phrase de cet article qui lui
donne une grande occasion de s'égayer. Voici cette
phrase , telle que la cite Mme de Genlis . « Andreini
> donna des fragmens de sa femme Isabelle . » Cela ne
veut pourtant pas dire , ajoute-t-elle , qu'Andreini mit
safemme en pièces . « Voilà sûrement , dit M. Auger ,
>> une plaisanterie d'un goût bien délicat ; mais si l'on
>> s'apercevait que le passage est faux et controuvé ? »
Puis le voilà citant le texte de M. Ginguené , qui dit
qu'Andreini donna une édition desfragmens de sa femme
Isabelle : ce qui est un peu différent. Ce M. Auger est
terrible pour citer et pour citer juste ; car , à l'occasion
de cemême passage , il en cite un de Mme de Genlis qui
lui sert à qualifier le procédé dont elle venait d'user
envers M. Ginguené.
« Quoi ! diront les gens du monde , est-il possible
>> qu'une femme auteur , pour peu qu'elle se respecte ,
>> ose faire un tel mensonge ( car il faut bien dire le mot
>> propre ) ? Oui , cela est très-possible , et même très-
>> vrai. » ( Préface de Bélisaire . )
Je ne sais comment fait Mime de Genlis pour trouver
M. Auger si lourd , si assoupissant , etc. etc. Il me paraît
à moi formé à la bonne école , nourri de la lecture des
meilleurs écrivains , et particulièrement de Mme de Genlis
elle-même. On dirait que pas un des go ou 100 volumes
de cet infatigable auteur ne lui est échappé , qu'il les a
tous lus , relus , médités et commentés . Il est vrai qu'il
DE
V
1
306 MERCURE DE FRANCE ,
ressemble un peu à ces enfans drus et forts d'un bon
lait , dont parle La Bruyère , et qui battent leur nourrice .
Mais voilà en quoi il a tort. Que M. Auger , admirateur
de Mme de Genlis , ait extrait de ses ouvrages ce qui
lui a paru le plus remarquable , qu'il ait fait , comme je
le suppose , de ces extraits , un corps de doctrine , un
cours de morale à son usage , applicable aux différentes
situations dans lesquelles il pourrait se trouver : rien de
mieux. Mais qu'il se fasse de ces principes , des armes
contre leur auteur , n'est- ce pas mettre tous les bons
coeurs contre lui et faire dire ? Cette pauvre Mme de Genlis !
Parce que , fière de soixante ans de succès , elle aura
'dit avec un ton un peu trop avantageux peut-être , qu'elle
referait un article de la Biographie , faut-il aller rappeler
le mot de Gluck en parlant de Piccini : Si son Roland
réussit , je le referai , et citer ce qu'elle-même disait à
cette occasion ? « Ce mot est d'un genre qui ne me plaira
>> jamais ; un langage constamment modeste est de si bon
>> goût ! » N'est- ce pas- là abuser de sa mémoire et donner
encore à dire ? Pauvre Mme de Genlis !
Parce que , dans un de ces mouvemens d'humeur
mutine qu'on pardonne aux enfans gâtés , elle aura menacé
de faire imprimer des lettres qui lui avaient été
écrites pour un autre usage , faut-il lui rappeler si cruellement
ce qu'elle a dit sur le secret des lettres ? << qu'il
>> est sacré entre particuliers , et que l'on commet une
>> insigne bassesse quand on viole ce secret pour satis-
>> faire des passions particulières . >> N'est- ce pas vouloir
encore faire dire ? Pauvre Mme de Genlis !
Parce qu'innocemment , et sans aucun mouvement
d'orgueil , elle aura parlé des nouvelles éditions de ses
ouvrages , qui paraissent en grand nombre dans ce moment
, faut-il lui jeter au nez qu'elle a dit autrefois ? « Je
» n'ai jamais conçu qu'un auteur eût le courage de dire :
>> On a fait plusieurs éditions de mes ouvrages . Sous
>> quél prétexte ose-t- on dire de pareilles choses au pu-
>> blic ? etc. etc. >> Voilà encore pour faire dire : Pauvre
Mme de Genlis !
Je sais bien que toutes ces citations sont exactes ; et
à cet égard ,' il faut rendre justice à la probité littéraire
NOVEMBRE 1811 . 307
deM. Auger. Il me dira qu'il ne s'est pas toujours contenté
de ce genre d'escrime , et qu'il n'a pas toujours
pris les armes de Mme de Genlis pour la combattre. Je
sais encore cela , et je ne sache pas que j'aie jamais lu
dans les ouvrages de cette dame le passage suivant , que
j'extrais de la petite réponse à l'examen critique de la
biographie universelle.
<<Elle (Madame de Genlis) a bonne envie de porter
>> des coups dangereux , c'est une justice à lui rendre;
» mais sa main est si débile , si peu sûre et souvent si mal-
>> adroite ! Ses traits sont lourds , mal acérés , émoussés
>> d'avance. Pour suppléer à leur mauvaise trempe , elle
>> en empoisonne quelquefois la pointe. Mais comment
>> pourraient-ils nuire ? Ils n'arrivent pas à moitié che-
>> min , ils tombent plus près de celle qui les lance , que
>> de ceux qu'elle en voudrait frapper ; et tout leur effet ,
>>> quand ils en ont , est de blesser la triste amazone qui
>> ne sait plus autre chose alors que se plaindre du mal
>> qu'elle s'est fait elle-même , et injurier les gens qu'elle
>> n'a pas su percer . MM. Suard , Ginguené et Michaud
>> n'ont point à se défendre et ne se défendront pas : si je
>> les voulais venger , je serais , à coup sûr , désavoué
- » par eux. Il ne faut pas déranger le trop risible spec-
>>tacle que donne aujourd'hui au public une femme en
•>> colère , qu'on voit , seule dans l'arène , s'escrimer de
>> loin contre plusieurs hommes qui ne daignent pas ré-
>>pondre à ses provocations et s'apercevoir de ses vaines
>> estocades . Quelques bonnes ames la plaindront ......
Et vraiment voilà ce qui me fait dire : Pauvre Mme de
Genlis! Une bonne ame de vos Abonnés .
Note des Rédacteurs . - Nous n'avions point encore
rendu compte de la brochure de M. Auger. Nous profitons
de l'article qui nous est envoyé , pour la faire connaître à
nos lecteurs , et adresser en même tems quelques reproches
à Mme de Genlis . Les rédacteurs du Mercure ont plus que
d'autres des droits à sa reconnaissance : ce sont eux qui
pourraient lui dire :
Vous auriez bien aussi quelque grace à nous rendre.
C'est sur eux qu'elle s'est exercée avec le plus d'avantage
Va
308 MERCURE DE FRANCE ,
dans ce persifflage léger et badin qu'elle ne condamne que
lorsqu'on rend compte d'un ouvrage de femme. Ils lui ont
fourni le sujet de la plus agréable page de sa première brochure
; et ils sont tout-à-fait oubliés dans la seconde . Qu'il
leur soit du moins permis d'espérer qu'elle ne les oubliera
pas dans la troisième .
POÉSIES DE MADAME LA COMTESSE DE SALM.-In-8°.-
A Paris , de l'imprimerie de Firmin Didot , à sa librairie
, rue Jacob , nº 24. (1811.)
Nous avons vu , il y a quelques années , une guerre
poétique assez vive dont les femmes auteurs étaient le
sujet. Un grand poëte , que des juges , qu'on peut se permettre
de ne pas regarder comme infaillibles , ont décidé
depuis peu n'être ni grand , ni presque même poëte ,
Le Brun avait pris là-dessus un travers qu'il soutint avec
beaucoup d'esprit et de talent , mais qui , j'en demande
pardon à sa mémoire , n'en était pas moins un travers .
Dans cette mauvaise cause , il se croyait fort de l'opinion
de Molière , qui ne fait cependant rien pour lui.
Arnolphe élève bien son Agnès dans une ignorance profonde
; il dit bien que c'est assez pour elle de savoir
prier Dieu , l'aimer ( lui Arnolphe ) , coudre etfiler; mais
Arnolphe est un personnage ridicule , et nous voyons ce
qui lui en arrive. Dans les Femmes savantes , ces trois
femmes sont insupportables , et l'ignorante Henriette est
la seule aimable de la pièce : mais c'est la sotte manie
de la science , c'est l'humeur aigre et l'esprit tortu des
unes , c'est le charmant caractère de l'autre qui font la
différence , et point du tout le plus ou le moins de savoir.
Henriette pourrait entendre très-bien le grec ,sa mère ,
sa tante et sa soeur ne savoir pas lire , et les choses , au
fond , rester les mêmes , quoique sous d'autres formes .
Qui n'a pas connu , dans sa vie , des femmes instruites ,
et en même tems douces et bonnes ; d'autres qui , comme
on dit , ne savaient ni A ni B , et cependant d'un commerce
aussi insoutenable que les Bélises , les Philamintes
et les Armandes ?
Voulez-vous connaître ce que Molière pensait réelleNOVEMBRE
1811 .
30g
:
2
ment là-dessus ? n'écoutez point son bonhomme Chrisale
, qui n'a qu'une lueur de gros bon sens , avec un
esprit étroit et borné ; demandez-le plutôt à Clitandre
qui est un homme de bon esprit et de bon ton , un homme
du monde bien élevé . Il vous dira très-nettement , il est
vrai , que lesfemmes docteurs ne sont point de son goût;
mais , de peur que vous ne vous y trompiez , il ajoutera ,
sur-le-champ, qu'ilconsent qu'une femme ait des notions ,
ou , comme il le dit un peu improprement , des clartés de
tout ; voici seulement les restrictions qu'il y met et que
tout homme juste y peut mettre comme luii::
Mais je ne lui veux point la passion choquante
De se rendre savante afin d'être savante ;
Et j'aime que souvent aux questions qu'on fait
Elle sache ignorer les choses qu'elle sait ;
De son étude enfin je veux qu'elle se cache ,
Et qu'elle ait du savoir sans vouloir qu'on le sache
Sans citer les auteurs , sans dire de grands mots ,
Et clouer de l'esprit à ses moindres propos.
Il trouve donc très-bon qu'elle sache , qu'elle étudie ,
qu'elle ait du savoir en un mot , pourvu qu'elle n'en fasse
pas un ennuyeux étalage .
Et dans tout cela , encore , il n'est question que de
science ; que dirait- il donc du talent en général , et en
particulier du talent d'écrire , et plus particulièrement
encore d'écrire en vers ? Quoi ! vous accordez à une
femme l'art du dessin , même l'art de peindre ; vous
recherchez en elle l'art du chant , celui de jouer des instrumens
, la science de l'harmonie qui exige non-seulement
de l'exercice et de l'habitude , mais de l'application
, et une étude sérieuse ; vous ne lui refusez pas ,
sans doute , le don de penser , de sentir ; vous lui pardonnez
d'être émue , charmée , transportée en entendant
les vers de Raeine , de Voltaire , et les vôtres ; et si un
goût naturel , développé par une éducation soignée , la
porte à cadencer ses pensées , à mesurer l'expression de
ses sentimens , à tâcher d'imiter par l'harmonie de ses
vers ce langage harmonieux des grands poëtes qui l'a
tant de fois et si profondement émue , vous lui en ferez
uncrime !
310 MERCURE DE FRANCE ,
Mais elle aura des prétentions , une exigeance , un
orgueil , une aigreur impossibles à supporter...... Elle
les aura , croyez-vous , uniquement parce qu'elle écrira
en vers ? Cela serait trop absurde. Lui passerez-vous la
prose ? Distinguerez-vous quelle prose elle pourra écrire?
Si Mme de Sévigné eût employé à tracer des caractères ,
des passions , une action suivie , le talent supérieur
qu'elle a dépensé tout entier à s'entretenir familièrement
avec sa fille , si elle eût écrit des romans comme son
amie Mme de La Fayette , l'en aimeriez-vous moins ?
Sévigné , La Fayette, La Suze , ces noms inscrits par les
Grâces dans les fastes de notre littérature , ne furent- ils
pas aussi les noms des femmes de la société la plus
douce et la plus aimable ?
Vous allez , je le vois bien , m'objecter telle femme
qui a fait aussi des romans et de jolies petites pièces de
théâtre , et des traités d'éducation , et de la morale , et
des histoires , et que sais- je ? tout ce qu'on peut entasser
et ressasser dans des centaines de volumes ; qui nous
étale , depuis long-tems , précisément les qualités que
vous dites , qui en est venue maintenant à s'en prendre à
tout le monde , à mordre celui-ci , provoquer celui-là ,
examiner l'univers , se ruer à grands coups de plume sur
son sexe comme sur le nôtre. Qu'en voulez-vous conclure?
rien autre chose , si vous m'en croyez , que les
tristes dispositions qu'elle avait reçues de la nature , dispositions
que les heureux succès de sa jeunesse avaient
assoupies , que la première apparence d'un succès contraire
a réveillées , que des chutes réitérées et les progrès
de l'âge exaspèrent , et qui ne s'assoupiront plus ?
Qu'est-ce que la douce poésie a de commun avec tout
cela ? car c'est de la poésie qu'il s'agissait dans cette
guerre , et c'est-là qu'il en faut revenir. C'est le talent
poétique qu'un homme qui avait plus que du talent refusait
aux femmes . On lui objectait les La Suze , les Deshoulières
de l'autre siècle , les La Suze et les Deshoulières
du nôtre ; il n'en tenait compte , et pour peu que
l'on insistât , il avait une épigramme toute prête contre
les femmes-poëtes et contre leurs défenseurs .
Quoiqu'on m'ait fait l'honneur de m'attribuer une
NOVEMBRE 1811 . 311
aveugle partialité pour lui , et que la peine très-gratuite
que j'ai prise d'être l'éditeur de ses OEuvres m'ait valu une
assez forte part au feu roulant de critiques et presque
d'injures que l'on a fait sur lui quand cette édition a
paru , je n'ai jamais été de son avis sur ce point-là , non
plus que sur quelques autres ; et je suis presque tenté aujourd'hui
d'en avoir du regret. Voici une si belle occasion
de revenir d'une prévention même invétérée !
Mme la comtesse de Salm , connue d'abord par des
poésies légères , que les censeurs les plus difficiles veulent
bien pardonner aux femmes , s'est permis ensuite
une tragédie lyrique en trois actes , qui , en laissant à la
musique du savant compositeur M. Martini toute la part
qu'elle a eue dans ce succès , n'aurait cependant pas obtenu
cent représentations et plus , si l'auteur n'y eût pas
mis de son côté le talent que le titre seul de Sapho fait
attendre , et si elle n'eût assorti le fond , les accessoires
et le langage de sa pièce à l'idée que l'on a de cette patrone
des femmes-poëtes .
Depuis quelques années , elle a fait plus : elle a entrepris
de faire parler la raison en vers , et de revêtir des
pensées morales qui ne sont point communes d'un style
ferme , précis , quelquefois même austère , et qu'on pourrait
appeler male si le sexe de l'auteur n'avertissait de
n'en point donner au style. C'est bien plus qu'il n'en
faut assurément pour devenir, non pas un Bélise ou une
Armande , celles-là sont des sottes et des folles , mais
enfin telle que les adversaires des femmes-auteurs prétendent
qu'elles sont , ou telle que beaucoup de gens qui
ne professent pas une opposition aussi marquée craignent
qu'elles ne soient.
Ecoutez cependant les amis de Mme de Salm , et les
hommes et même les femmes qui forment sa société ; ils
vous diront qu'on n'est ni plus aimable , ni plus égale ,
ni plus simple , que personne n'a moins de prétention ni
à l'esprit , ni dans l'esprit , qu'elle aime à parler de toute
autre chose que de vers et sur-tout de ses vers . Ils vous
diront beaucoup d'autres choses qu'il ne faut point répéter
ici , et qui paraitraient des fadeurs aux yeux du public
et aux siens .
312 MERCURE DE FRANCE ,
Laissons donc là les thèses générales , laissons même
les parallèles , quoiqu'il s'en présente naturellement ,
qu'au reste tout le monde peut faire; concluons qu'il en
est de la passion d'écrire comme de toutes les autres , et
particulièrement comme de celle de l'amour: elles prennent
toutes la teinte du caractère , et ne font que développer
et renforcer le naturel.
La première moitié de ce recueil de poésies , qu'on
en peut regarder comme la plus considérable , est remplie
par dix Epîtres ou Discours en grands vers : dans
toutes ces pièces , l'auteur prend pour sujet des préjugés
ou des erreurs à combattre , des vérités à établir , ou du
moins , dans les unes comme dans les autres , ce qui lui
paraît tel , ce qui le lui paraît bien réellement , et non ce
qu'elle se fait ou un jeu d'esprit , ou un rôle convenu
d'appeler ainsi . On voit , à la franchise et souvent même
à la véhémence de son style , qu'elle est vraiment persuadée
; et si l'on n'est pas toujours de son avis , on ne
peut du moins pas lui soutenir , comme on le pourrait
souvent à d'autres , qu'elle n'en est pas non plus .
La première Epître est adressée aux femmes . Mme de
Salm y prend en main la défense de son sexe , non-seulement
contre l'injustice dont il est question au commencement
de cet article , mais en général contre toutes les
injustices des hommes , contre tous les genres de supériorité
qu'ils affectent , tous les assujétissemens et toutes
les exclusions qu'il leur a plu d'imposer aux femmes . En
ennemie aussi habile que brave , elle ne se tient pas toujours
sur la défensive ; elle attaque et blesse à son tour ,
et c'est sur-tout à ceux qui voudraient arracher aux
femmes les armes de la main qu'elle se pique de prouver
comment elles peuvent sans servir. Quel poëte satirique
désavouerait les vers suivans ?
Mais déjà mille voix ont blâme notre audace ;
On s'étonne , on murmure , on s'agite , on menace ;
On veut nous arracher la plume et les pinceaux :
Chacun a contre nous ses chansons , ses bons mots.
L'un , ignorant et sot , vient , avec ironie ,
Nous citer de Molière un vers qu'il estropie ;
L'autre , vain par système et jaloux par métier ,
NOVEMBRE 1811 . 313
Dit d'un air dédaigneux : elle a son teinturier .
Des jeunes gens , à peine échappés du collége ,
Discutent hardiment nos droits , leur privilége;
Et leurs arrêts , dictés par la frivolité ,
La mode , l'ignorance ou la fatuité ,
Répétés en échos par cesjuges imberbes ,
Après deux ou trois jours sont passés en proverbes , etc.
Bientôt elle fait succéder à ce ton qu'une femme ne
peut garder long-tems celui du sentiment qui lui sied
toujours . On croit avoir tout dit pour détourner les
femmes de la culture des arts et des lettres en leur rappelant
les devoirs de la maternité : c'est en mère qui les a
remplis , et qui les remplit encore , qu'elle répond à cette
objection.
O nature , ô devoir ! que c'est mal nous connaître !
L'ingrat est-il aveugle , ou bien feint-il de l'être ?
Feint-il de pas voir qu'en ces premiers instans
Où le ciel à nos voeux accorde des enfans ,
Tout entières aux soins que leur âge réclame ,
Tout ce qui n'est pas eux ne peut rien sur notre ame ?
Feint -il de ne pas voir ( 1) que de nouveaux besoins
Nous imposent bientôt de plus glorieux soins ,
Et que pour diriger une enfance timide
Il faut être à- la-fois son modèle et son guide ?
Disons tout . En criant : femmes , vous êtes mères !
Cruels , vous oubliez que les hommes sont pères ;
Que les charges , les soins sont partagés entr'eux ,
Que le fils qui vous naît appartient à tous deux ,
Et qu'après les momens de sa première enfance ,
Vous devez plus que nous soigner son existence?
(1) Je mets en italique deux petites négligences , deux répétitions de
mots, dont la seconde est celle que je désirerais le plus voir corrigée ,
parce qu'elle tient à une espèce d'usage que la paresse d'un poëte célèbre
a établi , et qui consiste à répéter mot pour mot un hémistiche
et quelquefois plus , sous prétexte de donner au style plus de force
ou de mouvement. A quoi bon répéter ce qu'on adit , quand on a
de la place et qu'on est en fonds pour dire autre chose ?
314 MERCURE DE FRANCE,
Ah! s'il était possible , ( et le fût- il jamais ? )
Qu'une mère un instant suspendit ses bienfaits ,
Un cri de son enfant , dans son ame attendrie ,
Réveillerait bientôt la nature assoupie , etc.
Tel est en général le ton de versification de Mme de
Salm , et l'on conviendra qu'il y aurait au moins une rigueur
excessive à vouloir, sous ce prétexte , interdire la
poésie à qui se montre en même tems si bon poëte et si
bonne mère .
On trouve le même talent et la même verve dans l'Epître
à un jeune auteur sur l'indépendance et les devoirs de
l'homme de lettres , dans celle à un vieil auteur mécontent
de se voir oublié , dans le Discours sur les dissentions
des gens de lettres , terminé par un tableau terrible du
méchant , et par une imprécation contre lui in extremis ,
qui est l'effet ou d'une inspiration bien véhémente , si elle
s'adresse aux méchans en général , ou d'un ressentiment
bien profond si cette imprécation avait, comme on le
crut dans sa nouveauté , une application particulière , et
si elle était lancée par la vengeance .
N'y a-t- il point quelque chose d'un peu paradoxal dans
l'Epître sur les inconvéniens du séjour de la campagne ,
adressée à unefemme de trente ans qui veut renoncer à la
ville ? C'est peut-être mon amour bien constant et bien
vrai pour la campagne qui me le fait croire ; mais il me
semble que l'auteur s'est dissimulé à elle-même des raisons
très- fortes qui combattent les siennes . Il est vrai
qu'elle ne veut détromper des illusions du bonheur champêtre
qu'une femme jeune encore , qui a fait jusqu'alors
ses délices de la ville , que les vices , les travers et les
plaisirs fatigans du monde en ont dégoûtée , qui a connu
cependant les jouissances de l'esprit , celles des arts , et
qui se promet à la campagne un bonheur où elles n'entreront
plus pour rien. On sent qu'alors l'auteur se donne
des avantages dont son talent sait profiter. Il est vrai de
plus que ce n'est ni par dépit , ni par dégoût qu'il faut
habiter la campagne , si l'on veut y être heureux , qu'il
faut l'habiter parce qu'on l'aime , parce qu'on y éprouve
un attrait toujours renaissant dont rien ne peut tenir lieu
quand on le connaît, ni donner l'idée quand on l'ignore.
NOVEMBRE 1811 . 315
C
C'est encore , mais tout le monde n'est pas assez heureux
pour y pouvoir trouver cette jouissance , c'est parce
qu'on y fait mieux , plus aisément et plus utilement le
bien que par-tout ailleurs; parce que , avec une fortune
qui à la ville irait à peine à la simple aisance , on est riche
à la campagne et que l'on peut dire à peu de frais : je ne
verrai pas autour de moi un malheureux. C'est sous ces
différens points de vue et sous quelques autres qu'il y
aurait peut-être une réponse à faire à cette épître , sans
se priver pour cela d'y reconnaître le même talent de
raisonner et d'écrire que dans les autres .
Mais le grand ouvrage de Mme la comtesse de Salm ,
celui dont elle s'occupe depuis dix ans et dont elle ne
nous donne encore , en trois Epitres , que la première
partie , ce sont ses Epîtres à Sophie contre le mariage ,
ou plutôt contre les hommes . Elle a été inspirée dans
ce projet par les satires de Juvénal et de Boileau
contre les femmes , mais on la croit facilement quand
elle promet de prendre une autre route et un ton tout
différent. « Ses Epîtres , dit- elle , ne sont véritablement
que des conseils prudens donnés à une jeune personne
qui songe à se marier , et une suite de tableaux des malheurs
qu'entraîne une union mal assortie , tableaux dont
le but n'est pas de détourner d'un lien qui seul peut faire
le bonheur de la vie , mais d'en faire sentir toute l'importance.
» Avec tout cela , on trouvera peut- être que
lamesure de ces conseils est un peu forte , que si après
avoir tracé dans sa première Epître le tableau général des
dangers d'un mauvais choix ; dans sa seconde , ce qui
était facile , ceux d'une union formée avec un mari trop
jeune, un mari de vingt ans ; et dans sa troisième , ce
qui était encore moins difficile , les dangers ou plutôt
les désagrémens d'un mari vieillard , elle détourne aussi
sa Sophie de s'unir avec Phomme de trente ans ,
l'homme qui , parvenu à la force de l'âge , et à tout le
développement de la raison , peut enfin , selon l'expression
même de l'auteur , aimer celle qu'il a choisie , il
restera peu de latitude au choix que cette amie peut
faire.
avec
C'est ce que nous verrons dans les Epîtres suivantes ,
316 • MERCURE DE FRANCE ,
si jamais elles sont finies et publiées ; mais que sait-on?
Mme de Salm se trouve peut-être maintenant sur un terrain
peu favorable à l'entière exécution de son dessein ;
peut-être a- t- elle trouvé , sans l'avoir prévu , une réponse
sans replique aux objections qu'elle méditait encore.
Ce sera une perte pour la partie satirique de son talent ;
mais il faudra bien qu'elle s'en console et que nous nous
en consolions aussi , si c'est au profit de son bonheur.
Je ne m'en dédirai point , l'aimable auteur est revenue
trop souvent , dans ses Epîtres , au ton de la satire pour
qu'on ne reconnaisse pas dans son talent une partie que
l'on peut nommer satirique , et qui est peut-être plus
dominante qu'elle ne le croit. Comment appeler autrement
ce portrait qu'elle fait , non de l'homme de tel ou tel
âge, de tel ou tel caractère, mais de l'homme en général?
Les hommes sont moins bons que tu ne le supposes .
Bizarre composé de divers élémens ,
Combattu par l'orgueil , la raison et les sens ;
Faibles aveo excès , forts avec arrogance ,
Vaincus par leurs désirs , vainqueurs de leur prudence ;
Affligés par nos pleurs et les faisant couler ,
Abusant de leurs droits pour nous les rappeler ;
Fatigués des plaisirs qu'ils obtiennent sans peines ,
Vantant l'indépendance et recherchant les chaines ;
Nous blâmant des défauts qui les charment en nous ;
Esclaves ou tyrans , volages ou jaloux (2) ,
Et pour comble de maux , forts de notre faiblesse
Toujours chers à nos coeurs qu'ils déchirent sans cesse.
Voilà quels sont pour nous ces êtres dangereux ,
Pour qui seuls nous vivons et qui vivent pour eux.
On sent que le portrait entier du mari de vingt ans ne
peut et ne doit être qu'une satire , et que ce serait une
grande faute si celui du mari vieillard ne l'était pas ;
(2) Dans ce vers , nous en sommes quittes à bon marché . L'auteur
pouvait dire :
Esclaves et tyrans , volages et jaloux ;
etje prends la liberté de lui proposer cette variante .
NOVEMBRE 1811 :
317
cette faute , il suffit de ces vingt vers pour prouver que
l'auteur ne l'a point commise.
Mais qu'attendre du sort dans un fatal lien ,
Misérable union en disputes féconde ,
Où l'un naît à la vie et l'autre meurt au monde ,
Où chaque pas qu'on fait éloigne d'un plaisir ,
Où l'oeil épouvanté ne voit pas d'avenir ,
Oùdes fleurs du printems l'épouse couronnée
Des frimas de l'hiver se trouve environnée ,
Oùd'un tems qui n'est plus l'inflexible rigueur
Elève un demi-siècle entr'elle et le bonheur ?
Qu'attendred'un époux dans cet âge terrible
Où l'on se trouve heureux de n'être plus sensible ,
Où la glace des sens pénétrant jusqu'au coeur ,
D'un vieux garçon aimé fait un mari grondeur ,
Qui blamant par boutade , approuvant par caprice ,
Croit que l'âge est un titre et la jeunesse un vice ;
Qui de regrets amers sourdement consumé ,
Estjaloux d'être craint plutôt que d'être aimé ;
Qui vient sans cesse à tout opposer une digue ,
Que l'ennui satisfait , que la gaité fatigue ,
Qui croirait , sur le trône où le tems l'a porté ,
Par un mot caressant blesser sa dignité ? etc.
;
La plupart des sujets traités dans ces Epîtres , amenaient
nécessairement des peintures pareilles , et donnaient
peu de place à des couleurs plus douces. On voit
cependant , par le second passage que j'ai cité, que la
muse de Mme de Salm est loin d'y être étrangère , et il
ne serait pas difficile d'ajouter dans ce même genre
d'autres citations . Plusieurs morceaux et mêmes plusieurs
scènes de l'opéra de Sapho ont la teinte de sensibilité
que le sujet comporte , et l'on en trouve aussi
dans un assez grand nombre des Poésies diverses .
L'auteur n'a pas admis dans ce recueil toutes celles
que l'on connaît d'elle. Le choix qu'elle en a fait est le
même qu'aurait fait la critique , si la critique eût été
assez sévère pour vouloir y faire un choix.
Je demande à Mme la comtesse de Salm la permission
de revenir , en finissant , sur le projet de ses Epîtres à
Sophie , dont elle a suspendu l'exécution . J'oserai lui
318
MERCURE DE FRANCE ,
dire qu'elle a fait assez pour prouver qu'elle peut beaucoup
davantage , mais que cet état de guerre ouverte
avec tout notre sexe peut , en se prolongeant , lui donner
un air de Clorinde et de Marphise , deux guerrières assurément
fort belles , mais auxquelles on préfère la tendre
Herminie , et qu'elle peut faire de son beau talent des
emplois qui la satisferont elle-même davantage.
D'ailleurs , je ne sais si je me trompe, et si je vois trop
en beau , mais il me semble que cette guerre entre les
deux sexes a fini par un accommodement , qu'ily a eu des
transactions faites , que l'on est convenu de se passer réciproquement
ce qui abesoin d'une mutuelle indulgence ,
et qu'enfin , sauf les cas particuliers , on s'entend maintenant
assez bien.
Parmi les petites comédies de Dancourt il y en a une
fort gaie et que l'on donnait souventautrefois , parce que
Préville , de joyeuse mémoire , y jouait à mourir de rire
un rôle de cocher ivre. Ce cocher de fiacre a amené au
Moulin de Javelle une belle dame et sa suivante , qu'il
prend pour ce que vous entendez bien. Il veut être payé ;
on le rudoie. Il ne se fâche pas , mais il insiste ; on le
traite de misérable : écoutez donc , mes princesses , dit- il
enfin , avec sa langue embarrassée : « Vous autres , et
>> nous autres , nous ne saurions nous passer les uns
C
> des autres . >>>
GINGUENÉ .
VARIÉTÉS .
INSTITUT DE FRANCE .
BEAUX-ARTS . - La séance publique que la classe des
Beaux-Arts de l'Institut impérial de France a tenue , au
mois d'octobre dernier , a offert , comme elle offre tous les
ans , beaucoup d'intérêt. M. J. Le Breton , secrétaire perpétuel
, a d'abord présenté le tableau des objets qui ont occupé
pendant l'année la classe dont il est l'organe , tableau
qui comprend aussi l'état des écoles de Paris et de Rome ,
c'est-à -dire des études des élèves de première ligne dans
ces deux grands gymnases des arts . Il a désigné les travaux
NOVEMBRE 1811 : 319
de huit peintres , cinq sculpteurs , cinq architectes , trois
graveurs en taille-douce , un graveur en pierres fines , et de
trois compositeurs de musique qui composaient en 1809 et
1810 l'école impériale des Beaux-Arts à Rome. Eloigné du
ton emphatique de l'éloge qui , au lieu d'encourager les
jeunes talens , les enivre d'eux-mêmes , M. le secrétaire perpétuel
ne montre que les devoirs qu'ils ont à remplir , les
espérances qu'ils donnent et le but qu'ils doivent atteindre .
Il faut lui savoir gré d'adopter cette manière qui est en
même tems dans les convenances de ses fonctions et dans
celles de la raison. Dans tous les arts de l'imagination , il
est rare que l'éloge et la critique soient mesurés .
La classe des Beaux-Arts de l'Institut a sollicité le ministre
de l'intérieur de mettre un terme aux contrefacteurs
quimoulent et contremoulent impunément les ouvrages des
sculpteurs et des graveurs en médailles : elle a payé le tribut
de ses lumières au même ministre pour l'établissement
d'une nouvelle école de dessin en faveur des ouvriers d'un
des quartiers les plus industrieux et les plus peuplés de la
capitale , et sur l'encouragement à donner à un graveur qui
pourrait exécuter en petit sur la pierre et sur le bronze des
portraits qui deviendraient des monumens historiques
qu'on néglige trop de perfectionner et même de produire .
M. Le Breton rappelle à ce sujet la gravure sur pierres fines
qui a été cultivée dans tous les siècles où les arts ont prospéré
et qu'on semble oublier totalement .
Entre plusieurs instrumens nouveaux , tels que la basse
et contrebasse guerrières inventées par M. Dumas , et
dont on doit espérer des résultats heureux , le mélodion de
M. Diez , la Classe des Beaux-Arts de l'Institut a éminemment
distingué l'orgue expressifde M. Grenié. C'est une
découverte du plus grand intérêt , et qui réunit la simplicité
et pour ainsi dire la perfection. " On savait , dit M. le
■ secrétaire perpétuel , étendre presqu'à l'infini les effets
➤ de l'orgue. Il avait conquis presque tous les instrumens ;
> mais il semblait , par sa conquête même , condamné à ne
> leur parler qu'en maître , et les touchantes émotions , la
>>la grâce , lui étaient refusées . Il reçoit de M. Grenié le
> droit de charmer et d'attendrir. L'Institut et l'école impé-
> riale demusique (le Conservatoire ) l'ontjugé de même. »
Suit une analyse claire et précise de cet instrument .
Des perfectionnemens apportés au piano-forte par M.
Schmidt , à la clarinette par M. Muller , musicien de le
chapelle de l'empereur de Russie; des ouvrages de théorie
320 MERCURE DE FRANCE ,
ou d'histoire musicale par MM. Choron ,la Salette , Fayolia
et de Brack , attestent que la quatrième Classe de l'Institut
a eu , cette année , sous les yeux la preuve , ainsi que l'a
dit son secrétaire perpétuel , que la musique semble l'art
▸ dont on s'occupe le plus d'étendre le domaine , de per
fectionner les méthodes et les instrumens . »
Passant ensuite aux corps d'ouvrages qui se publient sur
les arts , et qui sont un moyen de juger du goût d'une
nation , M. Le Breton a cité , en les caractérisant , l'histoire
de l'art par M. Dagincourt ; la description de Cons
tantinople , la galerie de Florence , qui s'achève , la galerie
du Musée Napoléon , par Filhol ; les liliacées de Redouté ,
lès ouvrages classiques publiés par Percier et Fontaine ,
Balthard , Vaudoyer , Landon ; les ouvrages descriptiſs
de Solvyns , Humboldt , Willemin , Beaunier et Rathier ,
Milbert , Castellan : il annonce celui que M. Langlez va
publier sur les monumens de l'Inde , et un voyage pittoresque
dans le nord de l'Italie , par M. Bruun Néergard,
avec des gravures d'après les dessins de feu Naudet ;
enfin un petit ouvrage de théorie sur le bon goût , ou la
beauté de la peinture considérée dans toutes ses parties ,
par M. Lens d'Anvers , correspondant de l'Institut.
Passant ensuite par une transition touchante et animée
au devoir imposé aux secrétaires perpétuels de l'Institut,
de rendre un hommage public à la mémoire des membres
décédés , M. Le Breton a fait l'éloge suivant de M. Chaudet.
ANTOINE-DENIS CHAUDET était né à Paris , le 31 mars 1763 , de
parens pauvres , et c'est ici que commence son éloge , car le premier
usage qu'il fit de sa raison, fut d'apprendre qu'il n'avait rien à
espérer que de lui-même. Les jeux de son enfance présagèrent sa
vocation : il s'amusait à modeler d'instinct de petites figures en terme
glaise. Un peu plus tard il restait dans une sorte d'extase d'admiration
devant les statues , trop souvent médiocres , qui meublent
nos jardins , comme on le vit dans la suite contempler les chefsd'oeuvre
de l'art , pour s'en inspirer.
Il s'inscrivit à l'âge de quatorze ans parmi les élèves de l'Académie.
L'heureuse révolution que l'influence de Vien avait opérée dans
la peinture , n'avait point encore régénéré l'art statuaire ; mais en
se soumettant au goût de l'école , Chaudet suivit , autant qu'il le
put , de meilleurs exemples que quelques sculpteurs commençaient
à offrir à la jeunesse studieuse. Cependant , lorsqu'il remporta le
grand prix , en 1784 , sur le sujet de Joseph vendu par ses fières ,
NOVEMBRE 1811 . 321
représentait en LA
SEINE
docileàl'espritdu tems , et peut-être aussi pour ne pas aliéner ses
juges , il composa son bas-relief dans la manière de l'école. On y
voyait des arbres , un pont et de petits garçons avec des chevaux .
J'y aurais mis de la pluie ,disait-il assez plaisamment , si le pro
gramme l'eût ordonné . » Il est vrai qu'alors on
sculpture jusqu'aux substances vaporeuses , les nuages et la fumée
Malgré l'erreur qui appartenait à cette époque , le bas- relief de
M. Chaudet méritait la couronne qui lui fut décernée : il annonçait
déjàun beau talent. Les autres élèves , même ses concurrens , en те
parent une impression si vive qu'ils portèrent l'auteur en triomphe
dans les salles et sur la place de l'Académie.
peinture très-remarquables , l'un à Drouais , l'autre à Gauffier , et a
Hubert un prix d'architecture dont le souvenir s'est conservé dans
l'école. Ces quatre artistes partagèrent le même enthousiasme et
reçurent de leurs émules les mêmes honneurs : mais , par une sorte
de fatalité , aucun n'a fourni la carrière commune de la vie . Drouais ,
mort à Rome avant que le laurier de son prix fût fané , occupe une
place entre les grands maitres , par le tableau même qui lui avait
mérité cette couronne (1). Le tableau de Rachel , par Gauffier ,
qui est aussi l'ouvrage couronné en 1784 , semble inspiré par
LePoussin (2) . Hubert alaissé la réputation d'un très-habile archifecte
, et Chaudet a fait Cyparisse pour la postérité. Mais tous auraient
pu honorer encore la moitié du siècle.
Cette année fut riche en beaux succès: on décerna deux p
De ce moment Chaudet fut passionné pour la sculpture et pour
la gloire. Il se rendit à l'école de Rome , où il donna toujours
l'exemple de la passion de l'étude , de l'honnêteté et de la douceur
demoeurs que le commerce des arts devrait inspirer à ceux qui ne
les auraient pas reçues de la nature. Il voulait connaître l'art dans
toute son étendue : aussi le vit-on passer des vases étrusques aux
loges de Raphaël , faire avec Drouais des croquis qu'on aurait pu
sttribuer à un habile peintre , puis se fixer sur les statues et les basreliefs
antiques pour se pénétrer non-seulement du beau idéal de
leurs formes , mais de l'esprit ingénieux de leur composition. Il
revint à Paris , le 30 mai 1789 , avec cette direction qu'il n'a jamais
abandonnée. L'Académie royale de peinture et sculpture lui donna
presqu'aussitôt le titre d'agréé , qui était le premier objet de l'ambition
d'un artiste sortant de l'école de Rome .
(1) La Samaritaine. Ce tableau est dans le Musée Napoléon.
(2) Ce tableau est chez S. Ex. le ministre de l'intérieur .
7
X
322 MERCURE DE FRANCE ,
し
Mais il existait alors un inconvénient grave , qu'on a omis de
réparer dans la réorganisation des écoles et dans les encouragemens ,
donnés d'ailleurs aux arts avec tant de libéralité : les élèves , après
-avoir fini leur tems d'étude en Italie , rentraient en France avec des
titres de gloire déjà anciens , mais sans travaux assurés , et s'ils ne
rencontraient pas de ces hasards heureux qui dépendent du patronage
individuel des hommes en place , ils pouvaient tomber subitement
du triomphe dans la misère : c'est un écueil qui a été funeste àplus
d'un talent. M. Chaudet avait lieu de le craindre , lorsque les travaux
du Panthéon vinrent l'y dérober .
Au reste , le groupe qu'il a fait pour la décoration du péristyle
de ce temple est un de ses meilleurs ouvrages : il est plein de sentiment
et de pensée. Il exprime l'émulation de la gloire. La France ,
sous la figure de Minerve , montre la couronne de l'immortalité à un
adolescent qui s'efforce de l'atteindre. Le jeune homme foule aux
pieds le serpent de l'envie. Son expression , l'attitude de la déesse ,
lamanière dont les figures se groupent font sentir au spectateur,
encore plus qu'ils ne la lui expliquent , l'idée que l'artiste a voulu
rendre.
Cegroupe ne fut pas apprécié par tout le monde , comme il l'est
aujourd'hui : on n'était point encore entièrement revenu à la belle
simplicité , etdes artistes , habiles d'ailleurs , mais qui tenaient , sans
s'en apercevoir , à l'ancienne manière , commirent l'erreur de le
croire au -dessous d'un autre ouvrage , placé sous le même péristyle ,
et qui est loin de jouir de la même estime .
Chaudet éprouva , dans les dernières années de sa vie , une autre
injustice à laquelle il se montra plus sensible : ce fut quand on refusa
à son Edipe le prix d'encouragement accordé à la sculpture , exposée
au salon de 1801. Get ouvrage est , je le répète , unde ses plus beaux
titres de gloire ; car il est difficile de concevoir une composition mieux
pensée pour l'art statuaire et une idée mieux exprimée. Un berger
vient de détacher l'Edipe , nouveau né , de l'arbre où il était suspendu
par une courroie qui lui traversait le talon. Il tient cette jeune victime
dans ses bras avec l'expression de l'intérêt dû à un malheur si précoce.
Le chien du berger partage la sensibilité de son maitre , et la révèle
en quelque sorte ; il lèche la blessure du pied de l'enfant , et par la
manière dont il se groupe , il présente , en prenant part à l'action , un
support nécessaire pour l'exécution en marbre , moyen que l'on ne
trouve le plus souvent que dans des accessoires plus ou moins gauches
, et qui nuisent à l'intérêt du sujet.
Mais ces contrariétés qu'on rencontre dans toutes les carrières
NOVEMBRE 1811 . 323
n'abattaient point l'ame de Chaudet , qui était forte et constante. Il
ne se plaiguit jamais , et réfuta les mauvais jugemens par de beaux
ouvrages.
La statue de Sa Majesté l'Empereur , placée dans la salle du Corps
législatif, le bas-relief de la cour intérieure du Louvre , l'aimable
groupe de Cyparisse se succédèrent rapidement et vinrent fixer leur
auteur au rang des premiers statuaires modernes .
La statue de Sa Majesté réunit toutes les convenances : le style en
est héroïque ; mais c'est un héros législateur , placé dans le sanctuaire
des lois. L'attitude et l'expression en sont nobles , quoique simples.
Lemélange de nud et de draperie est sagement combiné pour donner
lecaractère monumental , sans copier les costumes antiques , ni aucune
des statues votives connues . La sérénité convenable au Législateur
et au Monarque compose l'expression de la figure.
Lebas-reliefde la cour du Louvre porte un autre caractère , qui
était aussi dans le talent de M. Chaudet , savoir , la grâce et l'élégance.
Il réprésente la poésie avec ses deux plus illustres chantres ,
Homère et Virgile. On y reconnait l'imagination aimable et la pureté
du goût de M. Chaudet.
Mais c'est principalement dans le groupe de Cyparisse qu'on retrouve
toute la finesse de conception et la délicatesse de sentiment
qui est répartie entre ses autres ouvrages . Le berger Cyparisse ,
favori d'Apollon , et à peine adolescent , tient dans ses bras un faon
qu'il a blessé , et semble vouloir le consoler par ses caresses . La sensibilité
se joint encore ici au mérite de la pensée : on dirait que le
statuaire a été inspiré par le génie de Théocrite. Dans l'exécution ,
l'artiste a triomphé des plus grandes difficultés de l'art , en rendant
avec pureté les formes et les contours de lajeunesse , qui , dans un
pareil sujet , offrent le mélange de la grace féminine avec la vigueur
naissante de l'autre sexe. Cette charmante statue , qui appartient encore
à la veuve de M. Chaudet , est un monument que nous devons
désirer de conserver en France pour l'honneur de l'école , et qui transmettra
la gloire de son auteur aux siècles futurs .
Après cette élite des ouvrages de M. Chaudet , nous lui trouverions
encore un assez grand nombre de titres pour unebelle réputation .
Ses statues de la Paix (3) et de Cincinnatus (4) , le bas -relief dont il
a décoré le plafond de la première salle du Musée Napoléon , et qui
(3) Cette statue ( de grandeur naturelle ) , qui a été exécutée en
argent , est placée dans le Palais Impérial des Tuileries .
(4) N'est encore qu'en plâtre , dans lasalle du Sénat.
Xa
324 MERCURE DE FRANCE,
(
représente , sous les figures de trois femmes , gracieusement enlacées,
la peinture , la sculpture et l'architecture ; la figure allégorique de
l'Amour qui tend un piège aux ames et qui les amuse avec des fleurs ,
ainsi que les petits bas- reliefs placés sur le socle , et qui sont comme
autant d'épisodes de ce joli poëme , lui donneraient des droits bien
réels à la renommée : la figure représentant la Sensibilité sous la
forme d'une jeune personne qui touche la sensitive; Paul et Virginie
qu'il a traduits en marbre , et auxquels il a conservé cette tendresse ,
cette puissance d'intérêt dont les a doués l'admirable talent de M. de
Saint- Pierre ; le Nid d'Amours ; et en dessins , l'Elégie pathétique de
l'Amitié consolatrice , à la porte d'une prison ; le Triomphe de
Psyché , à laquelle les différens peuples de la terre viennent rendre
les honneurs divins , dessin capital par son étendue et son fini; un
assez grand nombre d'autres dessins , profondément pensés , pour la
magnifique édition de Racine , par P. Didot ; le tableau représentant
Enée et Anchise au milieu de l'incendie de Troye (5) , tableau qui
acheva de prouver que Chaudet aurait pu devenir un peintre d'une
grandedistinction ; les nombreux sujets de médailles qu'il a composés
et dessinés pour l'histoire numismatique de l'Empereur dont s'occupe
la troisieme Classe de l'Institut , tous ces ouvrages enfin , qui ne sont
que les accessoires de sa réputation , n'attestent pas seulement l'activité
et l'étendue du talent de M. Chaudet , mais bien mieux encore
son esprit ingénieux et penseur , son imagination tempérée de raison
et de sensibilité.
Dans cette immensité de travaux , nous ne croyons pas devoir nous
arrêter sur les deux plus vastes , le Fronton du Corps législatif et la
statue de la Colonne d'Austerlitz , parce que les conceptions en ont
été généralement blâmées , et qu'il est certain que la première lui a
été imposée , en même tems qu'il est douteux qu'il n'ait pas admis la
seconde par complaisance . En effet , on ne peut point reconnaître son
esprit judicieux dans le choix d'un costume idéal pour l'Empereur des
Français , placé sur une colonne dont tous les ornemens et les costumes
sont nationaux et du tems où nous vivons. Il n'aurait pas
imaginé aussi , pour Frontispice du Temple des Lois , un épisode
d'une victoire , quand on avait à consacrer un si beau sujet d'histoire
Tégislative : Napoléon donnant son Code immortel aux Français , et
aux nations qui veulent participer à sa haute sagesse. La gloire de
Chaudét est trop bien établie pour rechercher le mérite qu'on pour-
(5) Ce tableau fut exposé au Salon de 1798 : il a été gravé par
M. J. Godrefroy.
NOVEMBRE 1811 . 325
rait trouverdans ces deux ouvrages , que d'ailleurs ses forces défaillantes
ne lui ont pas permis de soigner autant qu'il l'aurait fait , si
elles avaient secondé son caractère moral et son talent.
Il a exécuté un assez grand nombre de bustes . Je ne parlerai
point de ceux de l'Empereur et Roi , ils se confondent , pour le
mérite , avec la statue du Corps législatif , qui en est le type ; mais ,
il y en a deux qu'on doit placer parmi ses beaux ouvrages : savoir ,
unbuste de feu Sabatier et celui de David Leroi. L'amitié et la reconnaissance
l'avaient inspiré pour l'un et l'autre. C'est un trait qui
caractérise encore M. Chaudet : son ame et son talent étaient étroitement
unis .
Il ne fut pas seulement un des premiers statuaires : il eut encore le
mérite d'être un des plus utiles. Lorsqu'il fut nommé professeur aux
écoles de peinture et sculpture , il se livra avec ardeur aux fonctions
de l'enseignement. Il avait tant réfléchi sur son art , il l'aimait avec
tant de passion , que c'était un bonheur pour lui d'en exposer la
saine doctrine et sur-tout d'en répandre le sentiment. Aussi leş
élèves de l'école , comme ses élèves particuliers , étaient avides de
ses leçons.
Mais c'est sur-tout dans la commission du Dictionnaire de la lan
gue des Beaux Arts et dans les discussions de ce travail que nous
eûmeş l'occasion de connaitre la sagacité , la justesse , la trempe
forte de son esprit. Instruit , mais non lettre , il nous étonnait tous
par la manière analytique avec laquelle il concevait et disposait les
articles nombreux qui lui étaient échus .
Il aurait été heureux pour l'art et pour nous qu'il se fût restreint
àces travaux spéculatifs et à l'enseignement : il existerait peut-être
encore !
Mais n'augmentons point nos regrets par les pénibles réflexions
que pourrait faire naitre sa mort prématurée : sa vie a été pleine ,
quoique circonscrite à la moitié de la durée qu'il est permis d'espérer.
Il a été estimé et chéri : il a obtenu toutes les distinctions du talent :
il a senti tout ce qui fait le charme de l'existence , les tendres affections
et la gloire. Plaignons donc seulement la digne compagne qu'il
s'était associée et qui lui avait apporté elle-même une riche dot de
talent : consolons sa douleur , en lui montrant le nom de CHAUDET
consacré pour la postérité , et sa mémoire chérie des contemporains .
Il mourut le 19 avril 1810 , au commencement de sa quarantehuitième
année .
POLITIQUE.
Nous n'avons encore à faire connaître aucun événement
important arrivé sur les bords du Danube. Les deux armées
se tiennent respectivement en échec. Il paraîtrait que les
Turcs cherchent à contenir les forces principales des Russes
qui sont auprès de Giurgewo , tandis qu'ils manoeuvrent
contre leurs ailes ; le général Kutusow au contraire semble
préparer une attaque générale contre toutes les troupes qui
ontpassé sur la rive gauche du Danube, pour les rejetter
de l'autre côté , et venir au secours de l'aile droite de son
armée , afin qu'elle puisse reprendre , sous les ordres du
général Essen , les positions qu'elle a quittées . Des lettres
de Brody annoncent que le général Kutusow a déclaré aux
Valaques qu'il n'abandonnerait leur territoire que si la victoire
lui était enlevée dans un engagement décisif, ce qu'il
ne paraissait pas redouter .
Tunis vient d'être le théâtre des troubles les plus sérieux,
etd'une catastrophe sanglante . Les Turcs souffraient depuis
long-tems de voir la régence entre les mains d'une famille
maure , ils résolurent de renverser le bey , et de l'attaquer de
vive force au Bardo , où il habite avec sa cour; mais le bey
prévenu avait fait armer les Arabes et les autres troupes du
pays. Les rebelles avaient arboré un drapeau vert qui est
celui du grand-seigneur. Aussitôt que les troupes du bey
furent réunies , les Turcs furent attaqués dans le fort où ils
s'étaient retranchés . Le consul de France avait mis à la disposition
du bey des artilleurs français arrivés récemment
de Malte , où ils avaient été prisonniers. Après une forte
canonnade les assiégés songèrent à se sauver par la fuite ,
si cela leur était possible. Certain de les atteindre au-delà
des murs , le bey donna l'ordre de les laisser passer. Bientôt
ils furent atteints sur le chemin de Tabara : la plupart
étaient presque morts de faim et de fatigue; ils firent cependant
à une vingtaine de lieues de Tunis une assez vigoureuse
résistance , mais enfin il leur fallut succomber , et
tous ont perdu la vie. Les dépouilles des Turcs furent
partagés entre les Arabes vainqueurs . Ainsi s'est terminée
cette conspiration-: le beya pris toutes les mesures de pru
:
MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811. 327
dence nécessaires pour que de semblables événemens ne
puissent plus arriver .
Les dernières nouvelles de Londres sont du 4 de ce mois:
elles n'apportent aucun changement aux idées précédemment
données sur la santé du roi ; mais le Statesman dont
laplume ressemble à la lance d'Achille et guérit les blessures
qu'elle a faites , le Statesman dont nous avons fait remarquer
les derniers extraits , s'exprime en ces termes . « On a
affiché hier ( 3 novembre ) la note suivante au café Loyd.
Les quatre transports chargés de munitions qui étaient
partis il y a quinze jours pour la Baltique , s'en reviennent
avec leurs cargaisons : ils ont mis à la voile , le 23 octobre ,
de la passe de Wingo. "
Que diront maintenant , ajoute la même feuille , les gens
qui déjà proclamaient la guerre entre la France et la Russie?
ils avaient fondé leurs espérances sur le départ de ces
bâtimens et croyaienty voir une preuve des intentions hostiles
de la Russie ; mais cette puissance a complètement
trompé leurs calculs , malgré le besoin de munitions que
nécessite la guerre avec la Porte . "
Le Courrier annonce définitivement le départ de lord
Bentinck pour la Sicile. Il ne paraît pas y avoir de milieu :
on il apporte l'ordre d'évacuer l'île , ou celui d'en prendre
militairement possession pour la sûreté de l'armée anglaise ,
pour celle aussi da peuple sicilien. Dans ce trouble , dans
cette anxiété , à l'approche d'une catastrophe que tous les
esprits prévoient et qui est redoutée de toutes les classes ,
les Napolitains réfugiés en Sicile où ils ont si imprudemment
suivi l'anciende cour , cherchent à quitter un si dangereux
asyle ; un très-grand nombre a fui , et est arrivé en
Calabre, où le gouvernement les a accueillis avec bonté , et
leur a permis de rentrer au sein de leurs foyers . Le Courrier,
en parlant de la mesure de l'occupation , dit qu'un tel
acte ne peut sans doute être provoqué que par de très-fortes
raisons : probablement , dit-il, les ministres seront en état
de les produire , et de prouver que les agressions et la conduite
de la cour de Palerme les justifient; cependant on
aunonce que la reine est dans un état d'abatiement extraordinaire;
elle prend par jour jusqu'à six grains d'opium. On
craignait qu'elle ne s'emparât de l'argent de toutes les banques
des particuliers , et ne le remplaçat avec du papier.
Les Anglais ont dans l'île 18,000 hommes .
Quant à l'Amérique du nord , les nouvelles reçues à
Londres continuent à être à la guerre. Le consul général
328 MERCURE DE FRANCE ,
1
de France , M. Lescallier , a été reçu avec tontes les marques
de la plus grande faveur ; sa reconnaissance a été
l'objet d'une note officielle dans laquelle on lui annonce
qu'il trouvera dans tout l'exercice de ses fonctions l'assistance
et les égards que le gouvernement accorde aux nations
les plus favorisées . La frégate le Président et la Guerrière
croisent dans les mêmes parages ; il y a eu des
provocations de la part des officiers anglais , et l'on croit
que si elles se rencontrent il s'ensuivra un engagement
décisif.
Au surplus , les Anglais peuvent entamer de nouvelles
guerres , et s'attirer de nouveaux ennemis. Leurs moyens
sont immenses , et leurs soldats peu coûteux. Une nouvelle
circonstance vient de faire reconnaître de quel prix
ils achètent les services et le sang des malheureux que
la misère et des situations extraordinaires forcent à céder
aux suggestions de leurs embaucheurs . Depuis quelque
tems , les bâtimens anglais jettent à quelque distance
des côtes de Flandres et de Hollande , au risque de les
voir engloutis dans la mer , les soldats du continent qui ,
enrôlés sous leurs drapeaux , ne peuvent plus y servir ;
ce sont des Westphaliens , des Hanovriens , des Autri
chiens , des Polonais , des Prussiens , des Hongrois
quelques Français passés des prisons ennemies dans des
chaînes moins honorables , et qui ont cru racheter leur
liberté en la perdant pour une moins noble cause. Ces
malheureux ont servi quatre , six , dix ans dans des régimens
anglais ; sont-ils blessés , l'âge les a-t-il affaiblis , un
vice de conformation et de constitution s'est-il déclaré ; à
P'instant ils sont congédiés du service , mais ce ne serait
rien; ils sont bannis du territoire de l'Angleterre ! Ils sont
rejetés hors de cette île à laquelle ils ont si imprudemment
vendu leur sang , ils sont reportés ou plutôt jetés sur les
bords du continent , la plupart sans secours , sans habits ,
sans moyend'existence. TRENTE- SIX FRANCS sont la gratification
, l'indemnité , la marque de reconnaissance qu'accorde
le gouvernement anglais pour de nombreuses années
de service , pour la perte d'un membre , à l'étranger qui a
marché sous ses drapeaux. Arrivés sur le territoire français,
ces malheureux auraient pu être suspectés d'espionage , et
traités avec rigueur; ils ont été interrogés , mais accueillis,
secourus ; à Wesel , l'Empereur n'a pas dédaigné de jeter
lesyeux sur eux , et ils ont aussitôt ressenti l'heureux effet
d'une telle faveur; ils sont renvoyés à leur patrie. Ainsi
NOVEMBRE 1811 . 329
l'Anglais bannit sans ressource ceux qui l'ont servi , et
leMonarque français , à juste titre nommé le père des peuples
alliés à sa cause , excuse une erreur coupable , et pardonne
à des hommes qui se sont armés contre lui : il les
reçoit , leur donne des secours , les rend à leurs familles .
Hommes de toutes les nations , qui vous êtes voués au
métier de la guerre , et qui n'y voyant trop souvent qu'un
métier , oubliez qu'il n'est honorable que quand on sert sa
patrie , vous que de différens drapeaux ont souvent vus
armés pour les défendre , apprenez au moins , par de tels
exemples , ceux dont il faut vous défier ; vous aviez calculé
le prix du sacrifice , vous aviez cru vendre vos bras et votre
sang , voyez au moins le prix que l'Angleterre en donne ,
et connaissez la valeur des promesses de ses agens (1 ) .
Les craintes sur une tentative de la part des Français se
sont renouvelées ; sur toute la côte les précautions ont été
prisesavec plus de sévérité que jamais; les corsaires français
, par une audace qui rappelle les faits d'armes des aventuriers
les plus déterminés , entrent jusque dans les ports
de la Grande-Bretagne , et sous le canon même des forts
enlèvent , au grand étonnement des Anglais , les navires
qui se croyaient le plus en sûreté ; le fait est arrivé à Douvres
, le 5 novembre , en plein midi . L'escadre anglaise a
été forcée de quitter les parages de Cherbourg ; on sait que
dans la rade de Brest il règne une très-grande activité , plusieurs
vaisseaux sont dans la rade entièrement prêts à mettre
en mer. La flotte entière de la Baltique revient; comme
expédition commerciale , il faudra compter l'énormité de
la dépense et la balancer avec les produits , calculer les
pertes , les avaries , les prises essuyées , et probablement
l'on sera forcé de reconnaître que de telles expéditions
sont ruineuses ; comme expédition militaire , on sait que
(1) On peut citer à cette occasion un procès singulier intenté
à un journaliste qui avait fait un parallèle entre l'armée française toute
nationale et celle anglaise : les soldats de Napoléon ( disait ce journaliste
déjà en prison , et qui de cette prison éloignée dirige son journal
) sont mieux traités que les nôtres . Ils peuvent recevoir l'étoile
que porte leur souverain , le chemin des honneurs leur est ouvert ;
aussi dans l'armée française il règne une noble émulation , un véritable
esprit militaire . Notre armée , au contraire , est avilie , découragée...
Le journaliste aurait pu citer l'article des réformes dont nous venons
de parler : il a été acquitté par le jury de cette nouvelle accusation.
(
330 MERCURE DE FRANCE ,
les corsaires danois en ont eu toute la gloire ; comme expédition
politique , le renvoi des munitions , de ces dangereux
présens que le continent a refusés , répond assez
sur ce point. Voici d'ailleurs l'extrait d'une lettre de Pétersbourg
, publiée par les Anglais . On s'attend ici ,
dit cettelettre , à des mesures vigoureuses contre les productions
coloniales et les manufactures anglaises ; le ministère
a convaincu l'Empereur que le gouvernement anglais
continue d'accorder des licences malgré son exclusion. Les
bâtimens de transport arrivés à Revel ont produit l'effetle
plus malheureux, et ont donné lieu à beaucoup de propos :
cette démarche aussi évidemment notoire est devenue le
sujet de l'étonnement et de la dérision .
D'autres nouvelles du continent ont également dû donner
quelque dépit au ministère anglais . Il apprend d'Héligoland
qu'un immense dépôt de bois de construction accumulé
à Hambourg avant l'occupation par les Français , a
été pris , et qu'il est transporté sur les chantiers d'Anvers .
Il apprend d'Hambourg que de nombreux convois de blé
embarqués sur l'Elbe , vont être transportés au sud , en prenant
le même chemin que le bois de construction. Il apprend
aussi d'Héligoland que ce qu'on appelle productions
de retour, c'est-à-dire , n'ayant pas trouvé d'acheteur, composent
la presque-totalité des bâtimens qui reviennent en
Angleterre. Il apprend sur-tout , que pour un grand nombre
d'articles de matière première nécessaire aux ateliers de
Londres , il est dans la déplorable nécessité d'épuiser les
objets d'échange qu'il voudrait le moins donner , les guinées
, par exemple , et , selon l'Alfred, tout doit lui prouver
la fausseté des calculs politiques auxquels on s'est livré
depuis dix ans .
Les nouvelles transmises d'Elvas à Londres , en date du 9
octobre , annoncent qu'on n'y a point eu de nouvelles de la
marche du maréchal duc deRaguse sur ce point ; que la garnison
de Badajoz a fait dernièrement une sortie , et a réuni
des vivres considérables ; mais , à la date du 20 , on écrivait
de Lisbonne que le même maréchal s'avançait de nouveau
sur Badajoz , qu'on préparait des pontons et autres équipages
dans le voisinage de cette forteresse , comme pour se
porter dans l'Alentejo du côté de Gibraltar. Ballasteros
s'est retiré, après són engagement avec le général Godinot ,
sous les ouvrages de cette place ; il ne peut y rester ; on
croit qu'il se dispose à s'embarquer pour Tarifa , où il doit
être joint par 3000 Espagnols et 1500 Anglais venus de
NOVEMBRE 1811 . 331
Cadix il tenterait alors un nouvel effort. Ce mouvement
est indiqué par l'Alfred, dans un paragraphe qui mérite
d'être lu.
«Les Français sont évidemment postés entre le_corps
deBallesteros et les troupes anglaises débarquées à Tarifa ,
el comme la force de l'ennemi est évaluée à 10,000hommes ,
il est impossible de partager l'espoir que Ballesteros paraît
avoir conçu . En effet , il serait possible que nos troupes se
rembarquassent à Tarifa , si l'arrivée de la division espagnole
éprouvait un plus long délai. Le mouvement de
Marmont dans la direction de l'Alentejo , contredit l'opinion
que la saison des opérations actives est terminée , et
nous verrons peut-être , avant la fin de l'hiver , les généraux
français entreprendre de mettre à exécution le plan
de Berthier , plan dont la nature est actuellement inconnue
, même par conjecture. Nous craignons que le succès
de l'entreprise de Suchet ne soit pas douteux , malgré la
confiance avec laquelle on parle déjà des mesures vigoureuses
de défense adoptées dans le royaume de Valence .
Si Ballesteros est acculé sous la protection du canon
deGibraltar , nous craignons beaucoup que la vigourense
résistance de Valence n'existe plus en paroles qu'en, subsfance.
On ne peut guères compter sur les nouvelles que
nous avons extraites des journaux de Lisbonne , ces feuilles
ayant jusqu'ici constamment suivi le pernicieux système de
flatter le public par des rapports mensongers sur la situation
de l'ennemi. »
Quant à la situation de l'armée anglaise , les lettres de
Lisbonne , à la même date , portent le nombre des malades
àquelques milliers de moins que dans les rapports précédens
; l'armée est en cantonnement; le nombre des troupes
anglaises s'élève à 35,000 hommes , mais il n'y en a pas
plus de 18,000 sous les armes. L'officier qui donne ces
détails porte à 30,000 hommes les Français réunis à Salamanque
, et ne doute pas que vers le mois de décembre
les Français ne reportent de nouveau leurs opérations
sur Elvas et Badajoz .
Visitons actuellement une autre partie du théâtre de la
guerre , et continuons de suivre les mouvemens de l'armée
d'Arragon sous les ordres du maréchal comte Suchet. Il
vient de remporter une nouvelle victoire sous les murs de
Sagonte , et la défaite de Blacke , qui avait réuni toutes ses
forces , a entraîné la chute de la place.
Voici l'analyse du rapport du maréchal au prince vice
332 MERCURE DE FRANCE;
connétable : il est daté du camp de Murviedro , le 26
octobre .
«Après vingt jours de peines et de fatigues devant Sagonte
, y est-il dit , on était parvenu à rendre la brèche
praticable ; mais pendant ce tems , Blacke avait eu celui
d'attirer à lui le général en chef de l'armée de Murcie, Mahy,
avec ce que les insurgés avaient de disponible , montant à
6000 hommes . La division dite d'Albuera , aux ordres de
Lardizabal et Zayas , jointe aux divisions de Villacampo et
d'Obizpo , commandées par Odonnel et Miranda , qui font
l'armée de Valence réunie aux Guerillas , formait un corps
de plus de 20,000 hommes d'infanterie et de3000 chevaux.
Le 24 octobre , ce corps vint s'établir sur les hauteurs de
Puch , appuyant sa droite à la mer , flanqué par une flotte
anglaise , et sa gauche du côté de Livia. Blacke voyant que
Sagonte était sur le point de succomber , et que la batterie
de huit pièces de 24 que j'avais fait établir allait en décider,
marcha à moi pour me livrer bataille , et m'obliger à faire
lever le siége .
Le 25 , à sept heures du matin , je reconnus l'ennemi .
Les hauteursdel Puch etcelles qui couvrentla route deBetera
étaient garnies d'artillerie et d'infanterie. A huit heures
mes tirailleurs furent brusquement ramenés , et je fus convaincu
dès-lors que j'avais affaire à d'autres troupes qu'à
des troupes valenciennes . De fortes colonnes me débordaient
par ma gauche sous la protection de quelques bordées
anglaises ; les troupes de l'ennemi remplissaient le
village de Puzol , queje venais de quitter : six mille hommes
attaquèrent ma droite qui se trouvait à une grande lieue de
moi. Me trouvant ainsi débordé par mes deux fláncs , je
résolus d'enfoncer le centre de l'ennemi. A peine je quittais
une hauteur que j'avais reconnue propre à favoriser
mon attaque , que mille hommes de cavalerie , six mille
d'infanterie et de l'artillerie vinrent m'y remplacer. Les
hussards du 4º chargèrent avec valeur , et trois fois repoussés
revinrent trois fois à la charge. Le feu de neuf pièces de
24, qui battaient en brèche sur Sagonte , ne pouvait arrêter
l'enthousiasme de la garnison qui , témoin d'un mouvement
en avant auquel elle croyait pouvoir prendre bientôt
part , allait jusqu'à jeter ses schakos en l'air et crier à la
victoire .
Ce premier effort fut aussitôt arrêté par notre infanterie
, qui arrivait en colonnes sur la ligne de bataille . J'ordonnai
au général Harispe d'attaquer l'ennemi. Il se porta
NOVEMBRE 1811 . 333
avec le général Paris à la tête du 7º de ligne; les 116° et
3º de la Vistule, venant après et l'arme au bras , se déployèrent
avec ordre sous le feu le plus vif de mitraille et de
mousqueterie , comme des troupes accoutumées à vaincre .
Le brave 7 enlève le mamelon à la baïonnette , rejette
l'ennemi et le poursuit. Notre artillerie occupe le mamelon,
mais l'ennemi revient à la charge. Nos canonniers sont
entourés et sabrés ; le général Boussart et le chef d'escadron
Saint-Georges , à la tête du 13º de cuirassiers , chargent
vigoureusement 1,500 chevaux qu'emmenait avec résolution
le général Caro , frère de la Romana. La mêlée
fut longue , mais la valeur des hussards et cuirassiers l'emporte.
Les maréchaux-de-camp Caro , gouverneur de Valence
, et Almoya , venu de Cadix , sont blessés et faits
prisonniers par les maréchaux-des -logis Bazin et Vachelot ,
des bussards ; six pièces de canon sont enlevées .
> Pendant ce tems l'ennemi faisait des progrès à gauche;
quelques pelotons de notre cavalerie furent obligés de se
replier devant les dragons espagnols . Le général Palombini
, à la tête de quatre bataillons , les reçut avec le plus
grand calme ; le 2ºléger et le 4º de ligne italiens , par un
feu des plus nourris , repoussèrent la charge et couvrirent
le champ de bataille de morts . En portant la division Harispe
au centre , je chargeai le général Habert de se diriger
sur la grande route et de s'emparer de Puzol. Il avait en
tête la division d'Albuhera. IIll la fait charger d'abord par
deux bataillons du 5º léger ; une fusillade très-vive s'engage
de part et d'autre , le général Montmarie soutient avec le
16º de ligne le 5º : l'on se bat avec acharnement , l'ennemi
se défend dans les maisons de Puzol , par les fenêtres et
par les toits : un corps de cavalerie espagnole veut tourner
nos troupes et s'avancer sur la grande route de Valence.
Le général de cavalerie Delort reçoit l'ordre de culbuter
l'ennemi avec le 24 de dragons ; il l'exécute avec une haute
valeur et le pousse jusqu'au-delà d'Albalate sans se laisser
arrêter par le feu de plusieurs bataillons embusqués ; il
enlève sur la route un obusier , une pièce de quatre , et
trente canonniers . Cependant l'ennemi , quoique débordé
très au loin se défendait encore dans Puzol , et n'avait
point abandonné les hauteurs del Puch . Le 16º de ligne le
charge de rue en rue et le poursuit l'épée dans les reins ;
le 5 léger parvient à envelopper 700 gardes valonnes et
leur fait poser les armes .
,
- Le général Chlopiski , à quij'avais confié ma droite ,
:
334 MERCURE DE FRANCE ;
sentit de bonne heure qu'il importait de ne pas se laisser
déborder; il chargea le général Robert d'attaquer et de
poursuivre les troupes d'Obizpo et de Miranda. Ce général
fit exécuter avec succès plusieurs charges d'infanterie ; le
114° et le 1º de la Vistule se battirent bien et ne tardèrent
pas à repousser l'ennemi. Dès-lors le général Chlopiski ,
avec le44° et les dragons Napoléon , vint prendre une part
glorieuse au succès du centre. Le colonel des dragons
Schiaretti , à la tête de son brave régiment , enfonce trois
bataillous ennemis et fait 800 prisonniers . Dès ce moment
les hussards , les cuirassiers et les dragons Napoléon se
trouvent sur le même champ de bataille ; ils culbutent
tous les corps de cavalerie qui se présentent , enfoncent
tous les carrés que l'ent. mi cherchait à former , et pendant
deux lieues couvrent la terre d'armes , de morts , et pamassent
2000 prisonniers , parmi lesquels sont 150 officiers .
Les généraux Harispe , Boussart et Chlopiski poussent par
mon ordre l'ennemi sans lui donner du repos . Cependant
il parvient à se reformer en arrière de Betera , à l'aide d'un
profond ravin. Nous sommes arrêtés quelque tems , l'infanterie
n'ayant pu suivre la marche rapide de la cavalerie .
Dès son arrivée , l'ennemi ne cherche plus son salut que
dans la fuite .
J'avais donné quelque repos aux troupes des généraux
Habert et Palombini ; j'ordonnai à ce dernier de dépasser
dans la plaine le village et les hauteurs del Puch avec ses
Italiens et le 3º de la Vistule , tandis que le général Habert
ferait attaquer de front les hauteurs del Puch , que défendait
Blacke lui-même avec sa réserve et cinq pièces de
canon . Le chef de bataillon Passelac , avec un bataillon du
117º, parvient le premier sur le plateau qu'occupait l'ennemi
, tandis que le général Montmarie le force par la gauche
; l'ennemi fuit en désordre , les cinq pièces sont enlevées
, et c'est sous la protection des vaisseaux anglais que
ces troupes cherchent un abri . Dans ce moment la flotte
anglaise qui , dès le matin , était venue prendre part à la
bataille , exécute en même tems que ses alliés son mouvement
de retraite sur le Grao de Valence .
» La perte de l'ennemi en tués , blessés ou prisonniers
excède 6,500 hommes ; de notre côté nous avons eu 128
morts et 596 blessés . Toutes les troupes de l'armée , Monseigneur
, ont rivalisé entr'elles à qui servirait mieux l'Empereur
dans cette journée ; elles ont combattu sept heures ,
et poursuivi la victoire jusqu'à la nuit close. :
1
NOVEMBRE 1811 . 335
> En résultat , la victoire de Sagonte met au pouvoir.de
l'Empereur4639prisonniers, dont 230 officiers , 40colonels
ou lieutenans-colonels , 2 maréchaux-de-camp , 16 pièces
de canon , 8 caissons , 4200 fusils anglais et 4drapeaux. "
Après la bataille , le maréchal Suchet a laissé son armée
à une liene de Valence , et est revenu devant Sagonte ,
l'instruire de la défaite de l'armée qui était venue à son secours
et la sommer de se rendre , en accordant à la garnison
tous les honneurs de la guerre : le même jour la
capitulation fut signée , le brigadier commandant Andriani,
huit officiers supérieurs , 2,572 soldats défilèrent par la
brèche , déposèrent leurs armes et six drapeaux , et furent
conduits prisonniers à Murviedro .
Ainsi , en réunissant les prisonniers faits à la bataille du
25 , à ceux qui composaient la garnison de Sagonte , on
trouve 7,211 prisonniers , dont plus de369 officiers , dirigés
surFrance . S....
PARIS .
LL. MM. sont arrivées lundi dernier au Palais impérial
de Saint-Cloud. Le lendemain toutes les personnes éminentes
en dignités , ont été leur présenter leurshhoommmmages.
S. M. a tenu le mercredi un conseil des ministres. Lejeudi
il y a eu spectacle au théâtre de la cour et cercle . Les Comédiens
français ont représenté le Méchant.
:
ANNONCES .
1
Annales des Arts et Manufactures; par S. N. Barbier de Vémars ,
nembre de la Société d'encouragement pour l'industrie nationale, etc.
No 123 , livraison du 30 septembre. Ce Numéro contient entre autres
articles intéressans : 1º Recherches de MM. Dobson sur la meilleure
forme à donner aux fourneaux de forges , et suite de leur Mémoire
sur la fabrication du fer avec la houille ; 2º sur la décoloration des
liquides au moyen du charbon animal , par MM. Figuier et le Normand
; 3º Mémoire sur le minimum des travaux d'art à faire pour la
formation d'un canal de petite navigation , avec plans inclinés qui
laisserait une grande partie de ses eaux disponibles , soit pour les
asines , soit pour les irrigations rurales , etc. , etc. , etc.
Le prix de l'abonnement est de 30 fr. par an , pour Paris ; de 35 fr .
336 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811 .
:
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étrangers.
La collection entière des quarante-un premiers volumes des Annales
des Arts et Manufactures, avec les 446 planches entaille-douce ,
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de toutes les parties du monde ; par J. Pinkerton et C. A. Walckenaer
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critique , avec figures , par S. F. Lacroix , membre de l'Institut et de
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par J. D. Barbié du Bocage , meinbre de l'Institut , professeur de
géographie et d'histoire à l'Université impériale , etc.; accompagné
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Honoré, nº 15.
TABLE
D
MERCURE 5.
DE FRANCE .
cen
N° DXL . Samedi 23 Novembre 1811 . -
POÉSIE .
HERMINIE CHEZ LES BERGERS .
A
SEINE
Traduction du commencement du septième chant
de la Jérusalem délivrée .
Au milieu de la nuit Herminie éperdue
D'une antique forêt parcourait l'étendue ,
Et son coursier , du frein méconnaissant les lois ,
L'emportait à son gré dans l'épaisseur des bois.
Les guerriers dont l'ardeur accélérait sa fuite ,
Honteux et rebutés d'une vaine poursuite ,
Ou craignant quelque piége en ce désert lointain ,
S'arrêtent et du camp reprennent le chemin .
Telle après une chasse et longue et fatigante ,
Sur le déclin du jour une neute aboyante ,
Perd un cerf qu'ont sauvé la nuit et la forêt ,
Ethurle de dépit , de rage et de regret .
En ces détours obscurs se croyant poursuivie ,
La princesse au hasard abandonne sa vie ,
Et la frayeur troublant ses timides esprits ,
Elle croit des chrétiens entendre encor les eris.
338 MERCURE DE FRANCE ,
L'auroré et la clarté redoublent ses alarmes;
Sans guide , sans conseil , tremblante, toute en larmes ,
Sesplaintes et ses cris font retentir les airs ,
Et seuls troublent la paix de ces vastes déserts :
Mais lorsque le soleil, au boutde sa carrière ,
Plongeait au sein des mers sa mourante lumière ,
De l'antique Jourdain elle aperçoit les flots , **
Qui par leur doux murmure invitaient au repos (1) .
Assise sur ses bords , faible , sans nourriture ,
Elle rêve en pleurant à sa triste aventure :
Cependant le sommeil , ami du malheureux ,
Lui verse ses pavots , appesantit ses yeux ,
Et déployant autour ses ailes bienfaisantes ,
Adoucit de son coeur les blessures cuisantes :
Mais le cruel amour , auteur de tous ses maux ,
Par mille songes vains trouble encor son repos .
Et déjà les oiseaux , par leurs tendres ramages ,
Saluaient le soleil et charmaient les bocages ,
Les zéphyrs se jouaient sur l'onde et sur les fleurs ,
Etparfumaient les airs des plus douces odeurs .
(1) M. de Châteaubriand dans son Itinéraire deParis à Jérusalem,
pages 8 et 9 , vol . 3, observe qu'il est inconcevable que le Tasse n'ait
pas nommé le fleuve où la fugitive Herminie rencontre le pasteur
qui lui donne asile , mais que probablement il a voulu placer cette
scène charmante sur les bords du Jourdain .
Il paraît que M. de Châteaubriand n'avait pas sous les yeux le
Poëme de la Jérusalem délivrée lorsqu'il a fait cette espèce de reproche
à son auteur. C'est nominativement sur les bords du Jourdain que le
Tasse a placé cette rencontre ; et voici les deux derniers vers de la
troisième strophe du septième chant :
Giunse (Herminia ) del bel Giordano alle chiare acque ;
E scese in riva alfiume , e qui si giaoque ;
Elle s'endort , et c'est en s'éveillant qu'elle entend cette voix ,
Tra l'acqua , è ì rami ,
Ch'ài sospiri ed al pianto la Richiami.
Ainsi nul doute que cet aimable épisode a pour théâtre les bords
duJourdain , comme le pense M. de Châteaubriand.
NOVEMBRE 1811. 33g
Elle ouvre en ce moment son humide paupière ,
Contemple avecterreur cet abri solitaire .
Et soudain croit entendré , à travers les roseaux,
Une voix qui se mêle aux murmures des flots .
Ces accens inconnus renouvellent ses craintes :
Bientôt interrompant ses soupirs et ses plaintes ,
Un rustique hautbois .par ses sons discordans ,
Non loin semble d'un pâtre accompagner les chants.
Elle approche et distingue , à travers le feuillage ,
Un vieillard vénérable assis sur le rivage ;
Il nouait des filets en gardant ses moutons ,
Etde trois jouvenceaux écoutait les chansons.
Mais l'aspect imprévu d'un guerrier et des armes
Aux timides pasteurs inspire des alarmes :
Herminie aperçoit leur crainte et leur erreur ,
Et déposant son casque , objet de leur frayeur ,
Découvre de son front les grâces attrayantes ,
Et de ses blonds cheveux les tresses ondoyantes.
«Je ne viens point , dit-elle . interrompre vos chants ,
> O bergers ! ni troubler vos travaux innocens :
➤ Mais lorsqu'autour de vous la discorde et la guerre
• De tisons et de sang couvrent au loin la terre ,
> Par quel charme écartant ces fléaux destructeurs
> De la paix en ces lieux goûtez-vous les douceurs ..?
> Mon fils , dit le vieillard , j'ai pu jusqu'à cette heure
> Aux fureurs des soldats dérober ma demeure ,
> Et Mars jusqu'aujourd'hui respectant mon repos
• N'a pas fait de ses cris retentir nos échos.
→ Soit que de l'Éternel la faveur singulière
> D'un pasteur innocent protége la chaumière ,
> Soit plutôt que les traits de ses foudres vengeurs
>>Epargnent les bas-lieux et frappent les hauteurs :
> Telles nous avons vu des lances étrangères ,
• Tomber sur les puissans , les fureurs passagères ,
> Et le chaume avili de l'humble pauvreté
> Du farouche vainqueur braver l'avidité.
> Heureuse pauvreté ! sois ma seule défensé ,
› Je te dois le bonheur que le ciel me dispense ;
2
Y 2
340
MERCURE DE FRANCE ;
> Mon coeur qui te chérit te préféra toujours
› Aux trésors , aux grandeurs , à la pompe des cours
> Ici je ne crains pas qu'une main criminelle
> Empoisonne la source où la soif me rappelle ,
> Et ma table frugale et simple en ses apprêts ,
► M'offre en tout tems des fruits et des laitages frais.
• Ah! qu'ils sont limités en cette courte vie
> Les besoins d'un mortel sans orgueil , sans envie !
Servi par mes enfans , libre dans ces forêts ,
► La nature est mon bien , mes trésors sont la paix.
► D'ici je vois les faons bondir sur la bruyère ,
» Les poissons se jouer au fond de l'onde claire ,
> Tandis qu'autour de moi , de leurs tendres concerts ,
►Mille chantres ailés font retentir les airs ....
>Hélas ! il m'en souvient , en ma folle jeunesse
> Ecoutant de l'espoir la voix enchanteresse ,
» Je méprisai ces biens , je fuis loin de ces lieux,
> Et portai dans Memphis mes pas ambitieux.
> Là mes soins , mes travaux , mon active constance ,
> Des jardins du Soudan m'obtinrent l'intendance ;
> Je vis de près les grands , leurs soucis , leurs malheurs ,
» Et tous les maux secrets attachés aux grandeurs .
> Trahi par la fortune , en butte à son caprice ,
> Des hommes et du sort j'épuisai l'injustice ...
> Mais enfin la raison , triste fille du tems ,
> Eclaira mon esprit , désenchanta mes sens ;
> Je regrettai les jours de mon heureuse enfance ,
> Et de ces bois chéris la paix et l'innocence ,
> Et fuyant de la cour le charme suborneur ,
> Je courus vers ces lieux retrouver le bonheur .....
Tandis qu'il parle ainsi , la princesse attentive
Tenait , en l'écoutant , son haleine captive ;
Et du sage vieillard les propos consolans
Ramenant par degrés le calme dans ses sens ,
Elle accueille en son coeur l'espérance et l'envio
Depasser près de lui le reste de sa vie ,
Ou d'attendre du moins , au fond de ces déserts .
Un remède à ses maux , un terme à ses revers.
NOVEMBRE 1811. 34
i
Bon vieillard, reprit-elle , ô toi dont la sagesse
> Est le fruit des malheurs qu'éprouva ta jeunesse ,
> Puisse-tu conserver , au déclin de tes jours ,
> Cette paix dont en vain j'implore le secourst
> Exauce par pitié ma prière importune ,
> Daigne m'associer à ton humble fortune ,.
> Et permettre qu'ici , sous l'ombre des forêts ,
> Je pleure mes malheurs et cache mes regrets.
> Ah ! si des vains trésors que le vulgaire adore
> Ton coeur ambitieux était avide encore ,
> Exige , il m'est facile , en comblant tous tes voeux ,
> De payer tes bienfaits et de te rendre heureux.....
Aces mots de ses yeux coule un torrent de larmes ,
Qui semble à sa beauté prêter de nouveaux charmes.
Le vieillard attendri partage sa douleur
Etdevine à moitié les secrets de son coeur.....
Vers sonantique épouse il conduit la princesse &
Le ciel depuis trente ans sourit à leur tendresse,
Et tous deux à l'envi par leurs soins paternels
Ecartent de son coeur les souvenirs cruels......
Déposantde sonrang la pompe et l'élégance ,
Sous les habits grossiers de l'obscure indigence ,
Herminie en vain cherche à cacher ses attraits ,
Elle marche , on la croit reine de ces forêts .....
Rien ne peut effacer le sacré caractère
Dont le ciel amarqué les maîtres de la terre-;
Sur leur front , dans leurs yeux , une noble fierté
Révèle de leur sang l'antique majesté.
Auxpremiers feux du jour ouvrant sa bergerie ,
Au bord d'une onde pure , ou sur l'herbe fleurie ,
Les troupeaux sont conduits par la fille des rois ,
Et le lait écumant bouillonne entre ses doigts.
Mais lorsque du midi les ardeurs dévorantes
Retenaient à l'écart ses brebis haletantes ,
Sur l'écorce d'un hêtre , ou d'un tendre laurier,
Elle grave le nom de l'aimable guerrier ,
342 MERCURE DE FRANCE,
Objet mystérieux de sa flamme secrète....
Le soir en revoyant ces muets interprêtes ,
Ces arbres tout couverts d'emblemes amoureux ,
Les larmes à torrens coulaient de ses beaux yeux.
« Conservez , disait-elle , à jamais les vestiges
> Deces traits que ma main imprima sur vos tiges.
> Beaux arbres ! si jamais votre ombrage chéri ,
> Aquelque amant fidèle offrait un doux abri ,
> Excitez sa pitié pour une infortunée ,
> Aux tortures du coeur sans espoir condamnée ;
> Qu'il pleure en apprenant mon destin rigoureux ,
>Et le prix dont amour paya mes tendres feux .
> Si le ciel exauçant mes prières secrètes ,
> Amenait , quelque jour , sous vos fraîches retraites ,
> Cet aimable guerrier , si fatal à mon coeur ,
> Et qui , peut-être , hélas ! se rit de ma douleur ,
›Arrêtez ses regards sur les pierres funestes
• Qui de mon corps glacé renfermeront les restes.
> Qu'il accorde àma cendre , une larme , un soupir ,
> Et la triste faveur d'un tendre repentir....
> Ah ! combien sera chère à mon ombre plaintive ,
> D'un touchant souvenir cette marque tardive !
> S'il fut pendant ma vie insensible à mes pleurs ,
!
> Qu'après ma mort , du moins , it plaigne mes malheurs . »
FORNIER DE SAINT- LARY , ex-législateur.
LES EMBELLISSEMENS DE PARIS.
POÊME.
Eterant valdè bona ....
GENÈSE, liv. 3 , chap. 2..
Je n'irai point chercher en des plages lointaines
Les antiques débris de Palmyre ou d'Athènes ;
Sous un ciel nébuleux , m'exilant de nos bords ,
Je n'irai point vanter Londres ni ses trésors :
Mais toi , grande cité, souveraine du monde ,
Toi , superbe enpalais , en monumens féconde,
ما
NOVEMBRE 1811 . 343
Immense capitale où triomphent les arts ,
Tes embellissemens appellent mes regards .
Paris , quels jours nouveaux de splendeur et de gloire
Succèdent à ce tems d'odieuse mémoire ,
Où le monstre anarchique escorté de bourreaux
Dans tes murs tout sanglans arbora ses drapeaux?
Le dirai-je , en ce tems et d'opprobre et de criines ,
Répandant la terreur , entassant ses victimes ,
L'hydre des factions , dans ses moindres forfaits ,
Brisait tes monumens , ravageait tes palais .
Mais tel que sur les flots battus par la tempête ,
Fatigué du tumulte excité sur sa tête ,
Le dieu des mers s'élève , et dans leur antre affreux
Repousse d'un coup-d'oeil les vents séditieux ;
Tel vint Napoléon. La discorde sanglante
Al'aspect du héros fuit pâle d'épouvante ;
L'espérance renaît : de Paris exilés
Accourent tous les arts dans Paris rappelés :
Tout change en un moment. La Seine sur ses rives ,
Que caressent ses eaux lentement fugitives ,
Voit son libérateur premier de nos Césars
Transformant les débris en superbes remparts (1) ,
En pompeux bâtimens qui lancés dans la nue
De Paris dans les airs prolongent l'étendue ,
En ponts audacieux (2) sur les flots élevés ,
Travaux d'un demi-siècle en un jour achevés :
Elle voit , s'étonnant de ta pompe nouvelle ,
Elle voit terminer , capitale iminortelle ,
Ce Louvre , que des arts le siècle si vanté
Ne légua qu'imparfait à la postérité.
Louvre majestueux , le burin de l'histoire
Adepuis six cents ans consacré ta mémoire ,
Et d'un tems plus lointain la sombre profondeur
Dérobe à nos regards ton premier fondateur.
Les siècles dégradaient ta vieille architecture
Quand l'aurore parut de ta grandeur future ;
(1 ) Les quais Napoléon , du Louvre , des Invalides , etc.
(2) Les ponts des Arts , d'Jéna, d'Austerlitz.
344 MERCURE DE FRANCE ,
C'est sous François premier que les arts renaissans
Prolongent de tes murs les vastes fondemens .
Comme on voit un Etat , faible dans sa naissance ,
Croître de siècle en siècle , en richesse , en puissance..
Tel on voit sous dix rois le Louvre s'agrandir ,
Se frayant d'âge en âge un plus noble avenir.
Quand le siècle des arts se leva sur la France ,
De le voir terminer on conçut l'espérance ;
Mais ce siècle et dix rois ne purent l'achever ,
Tant ce Louvre était grand qu'il fallait élevert
C'est toi , Napoléon , toi que tes destinées
Appelaient à finir l'oeuvre de tant d'années :
Illustre par tes lois , illustre au champ de Mars,
Tu devais l'être aussi par les travaux des arts .
En vain la politique armant l'Europe entière
Soulève contre nous l'étendard de la guerre :
La guerre éclate en vain. La guerre de nos jours
Des travaux de la paix n'interrompt point le cours
Dans ces tems de combats en triomphes fertiles ,
Tout l'Empire est orné de monumens utiles .....
Paris , lorsque ton roi court dompter l'Univers ,
Sur toi du fond des camps ses regards sont ouverts .
Aux accents de sa voix vingt fontaines fécondes
Onjailli dans tes murs de leurs grottes profondes.
Et toi , fleuve de l'Ourcq , de ton cours détourné ,
Tu viens rouler tes flots dans Paris étonné.
De moment en moment , l'illustre capitale ,
Redoublant de splendeur , à nos regards étale ,
Là , des arcs (3) triomphaux que payent les tributs ,
Les dépouilles des rois et des peuples vaincus :
Là , ce palais auguste , orné d'une aile immense ,
Qui manquait à sa gloire , à sa magnificence .
Palais de nos Césars , noble et brillant séjour,
Où le héros du siècle a rassemblé sa cour ,
Prenez rang dans mes vers , pompeuses Tuileries,
De vos destins nouveaux , ières , enorgueillies ;
Et toi , fameux jardin , que Lenôtre autrefois
Planta pour embellir la demeure des rois .
(3) Arc triomphaldu Carrousel , are triomphal de l'Etoile.
NOVEMBRE 1811 . 345
combiend'ornemens prodigués à ma vue
Parent de ce jardin la superbe étendue !
Là, croissent rassemblés le marronier pompeux ,
Le tilleul odorant et l'orme audacieux .
Là ,quand l'heureux printems a loin de nos rivages
Banni le triste hiver père des noirs orages ,
L'oranger sur des chars superbement traîné ,
Etde fleurs et de fruits s'avance couronné .
Là , l'onde prisonnière , en des canaux pressée ,
Tombe en perles d'argent dans les airs élancée ;
Là , groupes variés , mille odorantes fleurs
Répandent leurs parfums , étalent leurs couleurs .
Mais les arbres , les eaux , les fleurs et la verdure ,
Ne sont de ce jardin que la moindre parure .
Plus nobles ornemens par le ciseau formés ,
Brillent de toutes parts des marbres animés .
Là , le sceptre à la main , là , revit le grand homme
Qu'immola ce Brutus , farouche amant de Rome ,
Qui , s'il eût mieux connu son siècle et les mortels ,
ACésar qui l'aimait eût dressé desautels .
Là , fuyant des remparts qu'il ne peut plus défendre ,
Suivi du jeune Ascagne , au sein de Troie en cendre ,
Le fils d'Anchise emporte et son père et ses dieux ,
Et serre dans ses bras ce fardeau précieux ;
D'Achille tout sanglant la valeur forcenée
N'égale point la gloire et la vertu d'Enée .
Allez , loin tu tumulte , allez , amis des arts ,
Retrouver, tour-à-tour , dans ce jardin épars ,
Arria , de courage et d'amour expirante ,
Et le beau Méléagre , et l'agile Atalante ;
Allez interroger , dans vos doctes loisirs ,
Ces marbres éloquens , féconds en souvenirs.
Ce jardin , le plus beau de l'empire de Flore ,
De tout ce qui l'entoure à vos yeux se décore ;
Mais à travers les flots d'une noble splendeur ,
De notre grande armée atestant la valeur ,
C'est toi , c'est toi sur-tout que l'oeil surpris admire ,
Colonne des héros , fiers soutiens de l'Empire ,
Toi que je vois briller dans la postérité ,
346 MERCURE DE FRANCE ,
1
Symbole de la force et de la majesté .
Plus imposant peut- être et plus auguste encore,
Dans la grande cité quel temple vient d'éclore ?
Quelmonument s'élève au pied des boulevarts
D'où Paris dès long-tems recula ses remparts ?
«Jeconsacre en ces lieux untemple à la Victoire ,
>> Et je fonde à jamais le culte de la Gloire,
Adit Napoléon. Soudain du haut des airs
Une voix prophétique annonce à l'Univers
Que les Napoléons , que leur race éternelle ,
Au culte de la Gloire est à jamais fidèle.
Que vois-je ! sur les pas d'un monarque adoré
Se presse un peuple entier dans ce temple sacré !
Ici , de cette main qui fonda tant de trônes ,
Les talens , les vertus , reçoivent des couronnes .
La gloire aux yeux de feu nourrit dans tous les coeurs
De l'émulation les sublimes ardeurs ;
Et l'Empire français dans le long cours des âges
Se peuple de savans , de héros et de sages.
Accourez contempler ces monumens divers
Dont l'éclat s'affaiblit réfléchi par mes vers .
Etrangers , accourez : déposant son tonnerre ,
Le plus grand des héros rend la paix (4) à la terre :
La paix orne Paris de monumens nouveaux ,
Et les travaux par-tout succèdent aux travaux.
Tels les flots renaissans d'un fleuve qui s'écoule ,
Pressés par d'autres flots se succèdent en foule.
Empereur des Français , un seul de tes regards
Enfante le génie , anime tous les arts :
Les arts qui sous ton règne ont , en moins de deux lustres ,
Surpassé les travaux de vingt siècles illustres ;
Et dans ce même tems tes armes et tes lois
Ont fixé les destins des peuples et des rois .
GAMON , président de la cour impériale de Nimes ,
membre de la Légion-d'Honneur.
(4) Ces vers furent faits lors du dernier traité de paix avec l'Autriche.
NOVEMBRE 1811 . 347
ÉNIGME.
Issu de nation Thébaine ,
Du sang royal et de famille ancienne ,
Mon père est mort depuis trois à quatre mille ans ,
Après avoir laissé seize ou dix-sept enfans .
Je vins au monde le cinquième ,
Et suis de mon nom le troisième ;
Enquinze cent cinquante , oudu moins à-peu-près ,
Je fus classé parmi les sourds- muets .
Agé de trois mille ans , et même davantage ,
On peut bien être sourd et muet àcet âge.
Vers la fin du siècle dernier ,
Un savant qui s'est fait un nom de bienfaisance ,
Sans plus d'égards pour moi que pour un écolier ,
Voulut anéantir mon utile existence ;
Mais j'eus des défenseurs pour la gloire de l'art ;
Sans eux c'en était fait de l'antique mesure ,
Et l'on eût vu crouler de toute part
( Qui l'eût cru de l'abbé Sicard? )
La poétique architecture.
Que seraient devenus tant d'immortels écrits?
De Corneille et Racine il tuait le génie ,
Le barbare ! il laissait des lambeaux , des débris ,
En place de Cinna , de Phèdre , d'Athalie .
S ........
LOGOGRIPHE .
SURmes cinq pieds foudre de guerre
Je sers aux conquérans à dépeupler la terre .
Coupez-moi le premier , est-ce fait ? A l'instant
Je deviens le petit d'un quadrupède utile ,
Laborieux , sobre , docile ,
Et que l'on méprise pourtant.
Chez les humains tel est l'usage :
Al'agréable ils donnent l'avantage;
L'utile reste de côté.
348 MERCURE DE FRANCE, NOVEMBRE 1811.
1
Mais c'est assez ; on n'a que faire
De ma morale en cette affaire ;
Ainsi continuons où j'en étais resté.
Mon nouveau chefà bas , syllabe malhonnête ,
Je ne suis en tout sens que contrariété.
Ce qu'ondemande , on veut , on propose, on arrête ,
Je le refuse avec opiniâtreté.
Pour la dernière fois , lecteur , coupez ma tête ;
Soudain, très-employé dans l'art grammatical,
Je suis ce pronom général
Qui volontiers se met à toute sauce ,
Et qui , bon gré malgré , souvent porte l'endoss
De tout ce que l'on peut faire on dire de mal.
B.
CHARADE.
AIR : de Joconde
Si vous parcourez mon premier .
Redoutez le naufrage;
Si vous parcourez mon dernier ,
Armez -vous de courage;
Enfin pour ne rien oublier ,
Observez qu'à tout âge ,
Pour échapper à mon entier,
Vous devez être sage .
$........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADK
insérés dans le dernier Numéro.
Lemot de l'Enigme est Serrure.
Celui du Logogriphe est Placet , où l'on trouve : place.
Celui de la Charade est Bonnet.
DOR
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
ABRÉGÉ DE GÉOGRAPHIE MODERNE , RÉDIGÉ SUR UN NOUVEAU
PLAN , ou Description historique , politique , civile et
naturelle des Empires , Royaumes , Etats et leurs
Colonies , avec celle des mers et des îles de toutes les
parties du monde ; par J. PINKERTON et C. A. WALCKNAER
: précédé d'une Introduction à la Géographie
mathématique et critique , avec figures , par S. F. LACROIX
, membre de l'Institut et de la Legion-d'Honneur,
etc.; suivi d'un Précis de Géographie ancienne ,
par J. D. BARBIE DU BOCAGE , membre de l'Institut ,
professeur de géographie et d'histoire à l'Université
impériale , etc.; accompagné de dix cartes coloriées ,
dressées par ARROWSMITH et P. LAPIE ; et terminé par
une Table de noms de géographie ancienne et moderne.
Edition conforme à la division politique de
l'Europe en 1811 , adoptée pour l'enseignement des
Ecoles impériales militaires de France .- Un volume
in-8° de 1300 pages , caractères petit romain et petit
texte , grande justification.- Prix , 12 fr . , et 16 fr.
50 c. franc de port . - A Paris , chez J. G. Dentu
imp. -libraire , rue du Pont-de-Lodi , nº 3 , près le Pont-
Neuf;et Palais-Royal , galeries de bois, nº 265 et 266.
,
Je suis assez de l'avis de M. Pinkerton lorsqu'il
avoue que de toutes les sciences la géographie est
celle qui est demeurée la plus imparfaite et qui a fait les
progrès les plus lents. Je ne connais encore aucun
traité de géographie qui puisse pleinement satisfaire un
homme éclairé. Lorsque Strabon entreprit de décrire les
parties du monde connues de son tems , il parcourut l'Europe
, l'Asie , l'Afrique , pour s'assurer de la position
des lieux , observer et reconnaître par lui-même les
moeurs des nations. Nos géographes modernes travaillent
plus commodément , ils composent dans leur cabinet ,
350 MERCURE DE FRANCE,
voyagent dans leur chambre , et se contentent de com
piler , pour notre instruction , de vieilles géographies ,
des voyages et quelques mémoires ; et quand ils ont
rassemblé en quinze ou vingt volumes ces matériaux
informes et grossiers , ils nous assurent que rien ne
manque plus maintenant à nos connaissances et à leur
gloire .
Mais bientôt on publie de nouveaux mémoires , on
imprime de nouveaux voyages ; tout ce qu'on avait
donné pour des certitudes se trouve converti en mensonges
et en fables . Il faut alors recommencer , et les
géographies , comme la toile de Pénélope , deviennent
des ouvrages interminables .
Il me semble que si j'entreprenais de composer un
traité de géographie , j'aimerais à me faire un plan et
des idées nouvelles . Je m'affranchirais de tout esprit
d'imitation et de servitude , et ne suivrais pas l'exemple
de mes chers confrères qui se croient de grands génies
en copiant humblement leurs prédécesseurs . Varenius
est fort bon ; mais il ne faut pas toujours compiler
Varenius. J'aime assez les tables géographiques de
Gérard Mercator et l'atlas de Josse Hondius ; mais depuis
Mercator et Josse Hondius les connaissances
humaines ont fait quelques progrès . Papire Masson a
décrit avec assez d'exactitude les fleuves , les rivières ,
et quelques villes de France ; mais il est possible de les
décrire plus exactement encore , et quand on est sur les
lieux , il en coûte peu pour vérifier les faits .
L'empire des sciences ne s'accroîtra réellement que
lorsqu'elles seront cultivées par des hommes plus ocси-
pés de leur gloire que de leur fortune ; mais aujourd'hui
tout est calcul. On veut de l'argent avant tout : Virtus
post nummos . Avec de l'argent , on a de l'honneur , de
la réputation , des places . On se dit : Je n'ai ni le génie ,
ni le talent , ni les connaissances suffisantes pour faire
un bon livre ; mais qu'ai-je besoin de tout cela ? n'ai-je
pas , grâce à Dieu , une noble assurance en moi-même ?
ne suis-je pas souple et fier , humble et audacieux ? Je
sais faire une préface , j'ai des amis parmi les journalistes
, je vanterai mon propre ouvrage , je dénigrerai
NOVEMBRE 1811: 35r
mes rivaux; le public , un peu grue , me croira , et avant
que les gens instruits puissent le désabuser, j'aurai vendu
quatre mille exemplaires de mon livre . Cet art de travailler
ses succès est porté aujourd'hui au plus haut degré
de perfection , et si j'en voulais révéler tous les
secrets , combien de grands hommes n'ébranlerais-je pas
sur leur piédestal ? C'est cette facilité de réussir par
l'intrigue qui a jeté dans les sciences et dans les lettres
tant d'aventuriers dont la gloire et les ouvrages se sont
effacés comme une vapeur légère .
Cicéron demandait avant tout qu'un orateur fût homme
de bien. Cette probité est également nécessaire dans
l'exercice et l'étude de toutes les sciences : car ce n'est
pas pour nous enrichir que le public achète nos ouvrages
, mais pour s'instruire ; ce n'est pas pour récompenser
l'art de l'intrigue que les distinctions littéraires ont
été inventées , mais pour honorer le mérite: l'homme de
lettres et le savant doivent sans cesse être occupés de
la pensée noble et généreuse , que c'est pour l'avancement
de l'esprit humain qu'ils travaillent.
Vous voulez composer un ouvrage nouveau , commencez
par avoir des idées à vous ; créez un plan , envisagez
votre sujet sous toutes ses faces ,voyez non ce qu'on
a fait , mais ce qu'on peut faire. Si je considère les divers
traités de géographie publiés jusqu'à ce jour , je remarque
que les hommes les plus habiles ont essayé de joindre
la partie historique à la partie descriptive , de lier le
présent avec le passé , de nous faire connaître les révolutions
physiques et politiques de notre globe , et de
nous le montrer tel qu'il a été aux diverses époques de
notre histoire. Ces idées ont de la justesse et de la grandeur;
car quel objet est plus digne de notre intérêt qué
les annales de cette terre que nous habitons ? mais il faut
que l'exécution réponde au dessein : si vous ne me présentez
qu'une esquisse imparfaite , une image ébauchée,
untableau informe , vous trompez les espérances que
vous m'avez données .
J'ouvre l'abrégé de la géographie de Pinkerton , dont
je rends compte en ce moment; j'y trouve une excellente
introduction , un plan bien conçu , des vues nouvelles ,
352 MERCURE DE FRANCE ,
/
un grand nombre de parties traitées avec beaucoup de
méthode et de soin; mais je remarque aussi , sur d'autres
points , un peu de négligence . Je choisis pour exemple
la description de la France : l'auteur s'y propose d'en
faire connaître la géographie ancienne et moderne ;
mais la partie de la géographie ancienne occupe à peine
une page.
Jeme dis alors : un traité élémentaire est particulièrement
destiné à l'instruction des jeunes gens , et les ouvrages
des anciens sont plus souvent sous les yeux des
jeunes gens , que l'histoire même de leur tems . Les écrits
de l'antiquité seraient pour eux des énigmes indéchiffrables',
si quelques hommes instruits ne prenaient la peine
de les leur expliquer .
Pourquoi donc ne pas leur tracer une suite de tableaux
fidèlement dessinés , où ils apprendraient sans confusion
et sans peine ce que leur pays a été dans tous les tems?
Je leur montrerais d'abord la France occupée par les
peuplades gauloises ; je leur décrirais ses vastes lacs , ses
immenses forêts; ils verraient à la place des villes magnifiques
qui couvrent aujourd'hui son sol heureux et
fécond , de simples villages , habités par des tribus sauvages
; ils observeraient avec intérêt la marche progres
sive de la cialisation; ils descendraient avec les Grecs
sur les rives de la Provence ; ils se plairaient à voir les
arts , le commerce et l'industrie s'établir successivement
dans les provinces méridionales ; les conquêtes des Romains
leur offriraient de nouveaux spectacles. Alors le
géographe pourrait décrire avec plus de sûreté les diverses
républiques des Gaules , leurs moeurs , leurs lois ,
les formes de leur gouvernement. Ces descriptions n'exigeraient
que peu de travail. Sous Auguste , de nouvelles
divisions succéderaient aux premières , et les lois romaines
accéléreraient rapidement les progrès de la civilisation.
L'époque de l'invasion des barbares me fournirait de
nouvelles images . Les arts rétrogradent , le nord ,
l'orient et le midi de la France sont occupés par des
peuples nouveaux; le choc des passions , le conflit des
moeurs et des intérêts , couvrent la surface de la France
de désordres et de dévastations . Enfin Charlemagnejette
NOVEMBRE 1811 353
DE
LA
SEINE
les fondemens d'une vaste monarchie ; la gloire des tems
anciens semble renaître ; mais l'incapacité d'un fils , trop
faible héritier d'un tel père , enfante de nouvelles calamités
. La face de la France est bouleversée , mille petits
Etats se forment des ruines de l'Empire , et l'anarchie
continue de désoler la France jusqu'au moment
glorieux ministère de Richelieu fixe enfin nos destinees
Ces tableaux tracés rapidement et développés l'aide
de quelques cartes fidèlement dessinées donneraient anx
jeunes gens une idée exacte des révolutions géoraphi
ques de leur pays ; on suivrait le même plan pourt Ifalie
la Grèce , la Germanie et toutes les terres classiques
l'histoire et la géographie s'éclaireraient mutuellen
et les jeunes élèves de nos écoles publiques n'ignoreraient
plus ces rapports essentiels des tems passés avec
les tems présens .
Combien de secours un géographe français ne trouverait
- il pas dans nos laborieux écrivains ! Quelles
sources d'instructions que les ouvrages des Labbe ,
des Valois , des Duchesne , des Le Cointe , et de tant
d'hommes habiles qui ont enrichi l'Académie des belleslettres
de leurs savantes recherches ! Il serait d'autant
plus à souhaiter que M. Walcknaër voulût s'occu
per de ce travail , qu'il me paraît plus convaincu qu'un
autre de l'imperfection de la géographie , et qu'il a pris
un soin particulier de l'abrégé qu'il présente au public.
Ce n'est plus Pinkerton ; c'est un ouvrage nouveau .
« Quoiqu'on ait beaucoup profité de l'ouvrage anglais,'
>>dit M. Walcknaer , cependant plus de la moitié de
>>notre abrégé est composé d'un texte entièrement neuf ,
>> dont la plus grande partie est rédigée d'après des ma-
>>tériaux qui n'ont point été à la disposition de M. Pin-
> kerton . Il m'a été impossible d'indiquer , par aucun
>> procédé géographique , les changemens que je me suis
>>permis de faire au plan primitif de l'ouvrage anglais .
>> Le plus considérable est la nouvelle classification que
>> j'ai fait subir aux divers Etats de l'Europe. En général ,
>> je me suis occupé par-tout à concilier l'ordre politique
>> et par conséquent l'ordre historique avec l'ordre natu-
>> rel. M. Eyriés qui a visité le Danemarck et la Suède ,
Z
354 MERCURE DE FRANCE ,
>> qui connaît les langues et la littérature de ces contrées,
> a consenti à revoir les descriptions que j'en ai faites .
» Il a aussi extrait , pour moi , des voyages de M. Léo-
>> pold de Buch , une description des Alpes scandinaves .
>> J'ai cité dans la description de la Perse un ouvrage
>> manuscrit intitulé : Tableau de la Perse actuelle ;
>>M. Langlés , qui a eu la bonté de me prêter ce manus-
>> crit , m'apprend qu'il en a aussi fait usage dans son
>>édition de Chardin , et que M. Joannin , chevalier de
>> l'ordre du Soleil , et attaché à l'ambassade française en
>>>Perse , en est l'auteur , etc.>>>
Plusieurs autres savans ont aussi aidés de leurs conseils
M. Walcknaër , ainsi il paraît qu'il n'a rien négligé de ce
qui pouvait donner du mérite à son ouvrage. C'est dans
ces nobles intentions que tout livre devrait être composé.
Cependant M. Walcknaër ne se dissimule point que
malgré ses soins , ce traité de géographie ne contienne
encore quelques fautes. <<<Plusieurs , dit-il , sont dues à
>> la nature d'une semblable entreprise et à l'imperfection
>>même de la science ; un plus grand nombre , sans
>>doute , tiennent à ma propre incapacité. Toutefois ,
>> j'ose espérer que ce livre , malgré ses défauts , sera
>> long-tems utile à ceux qui veulent s'instruire et même
>> à ceux qui savent.>>>
Quandun auteur fait profession de cette modestie ,
on ne craint plus de lui communiquer des observations ,
parce qu'on sait qu'elles ne l'irriteront point. J'ai déjà
dit quelque chose du plan général de l'ouvrage qui m'a
paru susceptible d'être amélioré , j'indiquerai à M. Walcknaër
quelques imperfections d'un ordre moins important
et qu'il est facile de corriger ; elles tiennent d'ailleurs
souvent plus à la manière dont l'auteur exprime
son idée , qu'à l'idée même. L'auteur dit (page 8) : « La
>> religion chrétienne est la dominante en Europe , si on
>> en excepte la Turquie , et même dans ce pays au
»moins la moitié des habitans est attachée à la religion
>> grecque . »
Il est constant que la religion chrétienne est la religion
dominante en Europe , et quand même toute la
Turquie serait fidèle à Mahomet , le fait n'en serait pas
NOVEMBRE 1811 . 355
1
moins certain , puisque la Turquie ne forme pas la plus
grande partie de l'Europe .
Page 31. « Quant aux antiquités romaines , il en est
>> resté , en France , un grand nombre dont plusieurs
> sont admirablement conservées . Parmi les plus célè-
>> bres on compte celles de Nîmes qui consistent en un
>> amphithéatre , et le temple appelé la Maison carrée.
> On peut citer encore le pont du Gard. En 1653 , on
>>découvrit à Tournai le tombeau de Childéric , dans
>> lequel se trouvèrent quelques objets curieux. Paris
>> renferme aussi quelques restes d'architectures ro-
>>maines , etc. »
Puisque M. Walknaër voulait parler des antiquités
romaines , il pouvait citer celles d'Autun et d'un grand
nombre d'autres villes ; mais il fallait laisser le tombeau
de Childéric , qui n'est évidemment pas une antiquité
romaine.
Page 41. L'auteur , sous le titre de Littérature , donne
une liste des grands écrivains dont s'honore la France.
On y trouve Gresset , mais ony cherche inutilement celui
dePascal.
Page 128. Je lis à l'article Italie : « Le golfe Adria-
>> tique , la mer Méditerranée , et la chaîne des Alpes
>> séparent l'Italie de la France , de la Suisse et de l'Alle-
>> magne. >> En suivant l'ordre naturel de la phrase , il
s'ensuivrait que le golfe Adriatique sépare l'Italie de la
France , que la Méditerranée la sépare de la Suisse , et
les Alpes de l'Allemagne . Ce n'est assurément pas ce que
M. Walcknaër a voulu dire ; mais quand on écrit pour
des élèves , on ne saurait exprimer ses idées avec trop de
justesse et de précision.
La partie de la géographie ancienne que M. Barbié
du Bocage a traité séparément , et qui m'eût semblé
mieux placée dans le corps même de l'ouvrage , comme
je l'ai observé précédemment , m'a paru quelquefois
écrite avec trop de négligence ; je n'en citerai qu'un
exemple : « Les Rhétiens , disait-on , étaient une colo-
> nie de Toscans ; mais ils avaient bien dégénéré ; car
» ils étaient devenus barbares et cruels . Ils étaient divisés
en plusieurs petites peuplades dont les princi
22
356 MERGURE DE FRANCE ,
>>pales étaient les Sarunètes qui occupaient le val de
>>Sargans sur le Rhin. Auprès de ces peuples était la
>> ville de Curia , etc. >> En général , M. Barbié du Bocage
ne s'est pas assez occupé de son style ; il était facile
de varier davantage ses expressions et les formes de sa
phrase. Ce retour continuel des mêmes verbes , produit
àla fin une monotonie désagréable .
Mais M. Barbié du Bocage est un homme très -instruit,
et ces ſautes n'empêchent pas que son traité n'ait beaucoup
de mérite. L'abrégé de Pinkerton a déjà reçu une
marque honorable d'estime et de bienveillance ; il a été
adopté pour l'enseignement des écoles impériales militaires
de France. Cette marque de distinction est un
plus grand éloge que tout ceux que je pourrais lui donner.
SALGUES .
OEUVRES COMPLÈTES DE MALFILATRE, précédées d'une Notice
historique et littéraire sur sa vie ; par M. L. S.
AUGER. Seconde édition . Avec cette épigraphe :
Lafaim mit au tombeau Malfilâtre ignoré.
GILBERT.
Un vol. in-12 . - Prix , 2 fr. 50 c. , et 3fr. franc de
port.- A Paris , chez Longchamp , libraire , rue
Croix-des-Petits-Champs , n° 35 .
Le poëme de Narcisse , quelques odes couronnées en
province , quelques fragmens traduits de Virgile , voilà
tout ce que Malfilâtre nous a laissé : les odes sont médiocres
, les fragmens n'ont plus d'intérêt depuis qu'on a
traduit tout Virgile ; Narcisse même a de nombreux défauts
; mais cet ouvrage seul n'en suffira pas moins pour
immortaliser le nom de Malfilâtre , car c'est legénieddeellaa
véritable poésie qui l'a dicté .
Narcisse offrit un phénomène aussi brillant qu'extraordinaire
à l'époque où il fut imprimé. On faisait alors
beaucoup de vers , mais l'esprit du tems n'était rien
moins que poétique. On ne voulait plus être simplement
poëte en amusant ou en intéressant ses lecteurs; le ta-
1
NOVEMBRE 1811 . 357
lent de raconter semblait presque puéril , ou du moins
c'était au genre du conte qu'on le bornait : le merveilleux
, cette ressource indispensable de l'épopée , paraissait
indigne d'un siècle de lumières ; on croyait qu'il
n'était permis d'en faire usage que pour s'en moquer.
On faisait donc des poëmes philosophiques , descriptifs ,
didactiques , voire cyniques. Voltaire écrivait la loi naturelle
et les aventures de Jeanne-d'Arc; Saint- Lambert
chantait les saisons ; d'autres nous donnaient le poëme
des sens , le poëme des mois , ceux de la peinture , de
l'agriculture , des merveilles de la nature. Tout le monde
voulait nous régenter et nous instruire ; on se donnait
même quelques peines pour nous éblouir ; on condescendait
à flatter notre malignité naturelle : mais sacrifier
l'amour propre du poëte au véritable intérêt de la poésie,
nous toucher , nous attendrir en adressant des récits à
notre coeur et non des descriptions ou des préceptes à
notre esprit , et des vers imitatifs à notre oreille , c'est à
quoi personne ne songeait : pour y parvenir , en effet , il
faut commencer par s'oublier soi-même, il faut se tromper
avant de nous tromper , il faut se livrer le premier à
l'illusion que l'on veut produire chez les autres ; il faut
croire aux sentimens qu'on a la prétention d'inspirer : or
tout cela suppose dans le poëte une bonhommie dont
chacun aurait rougi à l'époque dont nous parlons , et
dont il n'est pas bien sûr que les poëtes de nos jours
osassent encourir le ridicule .
C'est cette hardiesse qu'eut Malfilâtre , et comme les
travers du jour ne changent point la nature des choses ,
cette hardiesse eut un plein succès. L'auteur de Narcisse
n'est , en effet , ni docteur , ni philosophe ; il ne prétend
ni nous instruire , ni se faire admirer. Si quelques
maximes lui échappent , elles naissent du sujet , et souvent
elles ressemblent plus à un sentiment qu'à une
maxime ; elles sortent de son ame , non comme un précepte
, mais comme un souhait. Il ne décrit pas non plus
pour décrire : il rend comme un miroir fidèle les tableaux
qui ont frappé son imagination ; il ne cherche point
Pharmonie imitative , mais ses vers prennent naturellement
le nombre et la couleur qu'ils doivent avoir. C'est
358 MERCURE DE FRANCE ,
1
le sentiment qui les mesure et les colore , sans que l'art
en calcule les effets . Malfilatre semble moins composer
que produire. Il n'est point artiste ; c'est tout simplement
un homme sensible , un bon homme que touchent vivement
les malheurs de Narcisse et d'Echo , qui ne peut
parler de ceux de Tirésias sans une émotion visible , qui
même est assez simple pour mettre du prix à l'antique
innocence , pour regretter le véritable amour. Il pousse
aussi loin la simplicité dans un autre genre. Il croit
(quel autre que lui n'en eût été honteux? ) il croit aux
êtres surnaturels qu'il emploie , aussi long-tems qu'il les
fait agir . L'Olympe des Grecs n'a pas cessé pour lui
d'être l'Olympe ; il tremble de la colère de Junon , et
s'enivre des charmes de Vénus ; il peint même , sans un
seul trait de malignité , les ébats des demi-dieux champètres
.... et tout cela lui réussit. La persuasion , de sa
nature , est contagieuse : nous partageons l'illusion qu'il
se fait . Ses sentimens sont si vrais que nous ne pouvons
soupçonner ses récits d'imposture : et commentd'ailleurs
nous défierions-nous d'un homme qui n'annonce pour
lui- même aucune prétention ?
1
Cependant le poëme de Narcisse ( et nous l'avons déjà
remarqué) n'est point un ouvrage sans défauts ; et ils
tiennent presque tous à ce que l'auteur n'a pu s'affranchir
tout-à-fait du tribut que chacun doit à son siècle.
L'instinct de la véritable poésie fut assez puissant chez
lui pour le jeter dans la carrière épique ; mais l'esprit
du tems voulut qu'il donnât à son ouvrage un but instructif
et moral. Il crut sans doute satisfaire à-la-fois.et
sonpropre génie et le goût de ses contemporains , en
choisissant un sujet qui prêtait à l'allégorie : celui d'Echo
et Narcisse remplissait cette condition ; et il s'y arrêta
sans s'apercevoir de son peu d'étendue , sans réfléchir
qu'il rendrait l'allégorie trop transparente en l'amplifiant.
D'autres ont relevé avant nous les défauts qui sont nés
de ce vice de la conception primitive. Malfilâtre nous
dit clairement qu'il va nous mettre sous les yeux les inconvéniens
de la curiosité , les combats de l'amour et de
l'amour-propre; ce sont là de ces choses que nous n'aimons
pas qu'on nous dise , parce que nous voulons les
NOVEMBRE 1811 . 35g
deviner. Le désir de généraliser sa morale lui a inspiré
la fiction peu vraisemblable et assez gratuite de l'île où
Vénus fait élever ses enfans . Le moyen dont Junon se
sert pour la combattre , le poison qu'elle verse dans les
eaux de l'île , est peu digne d'une aussi grande divinité ,
et le contre-poison que Vénus y verse trop tard me semble
tout-à-fait puéril. Le dénouement sur-tout n'est
avoué ni par la poésie , ni par le goût. Narcisse s'est vu
dans le miroir de la fatale fontaine : comme dans Ovide ,
il prend son image pour celle de la nymphe qui préside
àces eaux. La méprise dure aussi long-tems chez lui que
chez son modèle , mais la reconnaisance est ménagée
différemment . Ovide glisse sur ce moment critique , et
la manière rapide dont il a traité cette fable le lui permettait
. Malfilâtre a cru qu'il ne pouvait éluder la difficulté
d'une manière aussi leste ; et comme il a eu soin
de nous dire que Narcisse n'avait jamais vu son image ,
il ne lui restait guère qu'un moyen de le détromper . Au
défaut de ses traits , qu'il ne connaît pas , il fallait lui
faire reconnaître son sexe. En conséquence , le beau
jeune homme, avant de se mettre à l'eau , quitte prudemment
ses habits que sans doute il craint de mouiller ; il
veut ensuite regarder encore une fois sa nymphe , et
l'on conçoit que ce dernier coup-d'oeil lui découvre la
vérité d'une manière qui n'est que trop naturelle .
Ces défauts sont grands , sans doute , et nous pourrions
en indiquer beaucoup d'autres ; mais par combien
de beautés ne sont-ils pas rachetés ? On a cité plus d'une
fois l'invocation à Vénus , imitée de Lucrèce dans le
premier chant : le tableau suivant y a quelque rapport ,
et me paraît mériter la préférence ; c'est celui des soins
que prend l'Amour de ses favoris , la première nuit de
leur hyménée :
,
Il adoucit le murmure des eaux ,
Il tient captifs les fils légers d'Eole
Hors le Zéphyre habitant des roseaux :
Il règne enDieu sur les airs qu'il épure ,
Des prés , des bois , ranime la verdure ,
Des astres même en silence roulans ,
Il rend plus vifs les feux étincelans.
360 MERCURE DE FRANCE,
1
Amans heureux ! dans la nature entière ,
Tout vous invite aux tendres voluptés :
Les yeux sur vous la nocturne courière
D'unpas plus lent marche dans sa carrière ,
Et pénétrant de ses traits argentés
La profondeur des bosquets enchantés ,
N'y répand trop , ni trop peu de lumière.
Ce faible jour , le frais délicieux ,
Le doux parfum , le calme des bocages ,
Les sons plantifs , les chants mélodieux
Du rossignol caché dans les feuillages ,
Tout , jusqu'à l'air qu'on respire en ces lieux ,
Jette dans l'ame un trouble plein de charmes ;
Tout attendrit , tout flatte , et de ses yeux
Avec plaisir on sent couler des larmes .
On cite encore dans un autre genre l'apparition des
deux serpens , au chant quatrième , imitée de l'épisode
de Laocoon . Qu'on me pardonne de chercher plutôt à
faire valoir les amours des dragons de Samos dans le
chant qui précède ; l'auteur y est également inspiré par
Virgile , mais il ne l'imite pas ; c'est Tirésias qui parle :
Comme à Cadmus , le sort m'offrit un jour
Deux grands serpens qui près d'une onde claire ,
Gardaient ses bords et les bois d'alentour.
L'Amour s'apprête à les unir ensemble :
Mais quel amour ! à la haine il ressemble.
Ces fiers dragons , près de se caresser,
En s'abordant semblent se menacer .
Entre les dents dont leur gueule est armée ,
Sort en trois dards leur langue envenimée ,
Organe impur qu'anime le désir ,
Signal affreux de leur affreux plaisir.
D'un rouge ardent leur prunelle enflammee
Jette autour d'eux des regards foudroyans .
Mais tout-à- coup, ils sifflent ,ils s'embrassent
Etroitement l'un l'autre ils s'entrelacent
Dans les replis de leurs corps ondoyans .
De vingt couleurs l'éclat qui les émaille
Varie au gré de ces longs mouvemens ,
Et mon oeil voit , dans leurs embrassemens ,
NOVEMBRE 1811 . 361
D'un feu changeant s'allumer leur écaille.
Telle est l'Iris quand un nuage obscur
Chargé de pluie , altéré de lumière ,
Boit le soleil , et vers notre paupière
Réfléchit l'or, et la pourpre et l'azur.
La mort des deux serpens tués par Tiresias , qui suit
ce tableau , est un modèle de narration pittoresque et
rapide , tout-à-fait dans le goût des anciens , mais que
jene puis me livrer au plaisir de citer , retenu dans les
bornes de cette feuille : cela seul m'empêche de transcrire
et le passage où l'indiscrète Echo se cache pour
épier le récit que Tirésias fait à Vénus , et la plus grande
partie de ce récit même , et les apprêts , ainsi que la description
du sacrifice au dernier chant , et l'arrivée de
Vénus dans son île , et vingt autres morceaux qui respirent
le goût antique , qui prouvent qu'entre les mains
d'un véritable poëte les ressorts de la mythologie grecque
ne sont point usés .
Qu'il me soit permis du moins d'insister sur cette dernière
observation , qui sans doute eût été bien inutile
dans le siècle de notre poésie , mais qui , dans le siècle
de la prose poétique , peut n'être pas sans utilité. Il est
demode aujourd'hui ( car où la mode ne se fourre-t-elle
pas? ) de décrier le merveilleux du paganisme , d'exalter
celui que peuvent offrir nos livres saints . On met la
poésie de la Bible au-dessus de toute poésie , et je conviendrai
volontiers qu'il n'y a aucune comparaison entre
la grandeur du Dieu des Juifs et des Chrétiens et celle du
Jupiter d'Homère; j'accorderai qu'indépendamment de sa
sainteté notre religion est infiniment plus grave , plus
mélancolique , plus philosophique que celle des Grecs
etdes Romains . Mais le Dieu le plus grand , le seul puissant
, le plus immatériel , le plus dégagé de passions ,
est-il aussi le plus poétique ? La religion la plus sérieuse ,
laplus ennemie des sens , est-elle aussi celle qui fournit
le plus à l'imagination ?... Je crois qu'on peut en douter ;
qu'en accordant que ses hymnes seront les plus sublimes ,
ses chants de douleur les plus touchans , on peut craindre
qu'elle ne suffit pas à une grande composition , qu'elle
n'yjettât de la monotonie ; et je n'exigerai de ceux qui
363 MERCURE DE FRANCE ,
voudronten juger avec connaissance de cause, que d'ôter
aux plus grands poëtes modernes tout ce qu'ils ont emprunté
à la mythologie et aux poëtes anciens , sans le
savoir, ou du moins sans l'avouer , de supprimer toutes
les hérésies qu'ils ont introduites par-là dans leurs ouvrages
et de voir ce qu'il en restera.
Après avoir parié des talens de Malfilâtre , il serait
juste de dire quelques mots de sa personne , de rendre
hommage à la mémoire de ce poete infortuné ; mais
cette tache a déjà été remplie par M. Auger d'une manière
qui ne laisse rien à désirer , dans une notice placée
à la tête de la première édition de ses OEuvres , et qui
figure pareillement à la tête de celle-ci. Nous ne pouvons
mieux faire que d'y renvoyer nos lecteurs , persuadés
que tout amateur de la poésie qui ne possède pas encore
ce petit volume , s'empressera de se le procurer.
Μ. Β. f
LA MUSIQUE ÉTUDIÉE COMME SCIENCE NATURELLE , CERTAINE
ET COMME ART , ou Grammaire et Dictionnaire musical;
par G. L. CHRETIEN , musicien de S. M. l'Empereur et
Roi , précédemment pensionnaire du Roi , membre de
l'Académie royale de musique , musicien de la chapelle,
de la chambre et des concerts particuliers de la
reine , inventeur du Physionotrace et membre de plusieurs
Sociétés savantes de Paris . Ouvrage posthume .
-Le précis , l'ouvrage théorique et le cahier des
planches , 24fr. -A Paris, chez Mme Ve Chretien ,
rue Saint-Honoré, en face de l'Oratoire , nº 152 ; et
aux adresses ordinaires de musique .
La pratique et la théorie de l'art musical sont traités
dans cet ouvrage d'une manière absolument neuve.
Quelques exemples , multipliés par un mécanisme ingénieux
dans tous les tons , y apprennent à constituer des
chants purs , variés et toujours en relation parfaite avec
l'harmonie. L'auteur très - familiarisé avec la musique
par son talent sur le violoncelle , a su établir avec solidité,
des principes dont il a tiré des conséquences heureuses.
NOVEMBRE 1811. 363
Ses discussions sont semées de réflexions très-profondes
qui à leur tour excitent celles du lecteur. Non-seulement
avec son livre on se met au fait des difficultés de la
science , mais encore on apprend à les surmonter . Il
n'attache point un élève à un thême bannal , qu'un maître
apprend à retourner de mille manières plus ou moins
forcées . Au contraire , l'élève se fait son thème à luimême
, et il se trouve nécessairement en juste rapport
avec l'harmonie , correctement conçue , dont toutes les
parties qui l'accompagnent doivent dériver. On trouve
aussi dans cette sorte de grammaire beaucoup d'idées intéressantes
sur la philosophie de l'art. Il renferme surtout
une découverte singulièrement importante , c'est
celle de la tolérance des sons , gravement rejetés comme
non harmoniques par des musiciens algébristes , tandis
qu'une expérience continuelle justifie leur emploi , et
même fait une loi de les employer pour le charme de
l'oreille , dont les sensations apparemment n'admettent
pas tout-à-fait les mêmes calculs . Cette observation précieuse
a pour objet un des points les plus importans que
la musique ait encore présenté à discuter , et elle doit
terminer enfin la longue querelle qui depuis Pythagore
a divisé les musiciens en deux sectes , les théoriciens et
les praticiens , ou pour mieux dire ceux qui font de la musique
sans en raisonner , et ceux qui en raisonnent sans
être en état d'en faire (*) .
M. Chretien qui avait trouvé ( ce que des savans regardaient
comme impossible ) le moyen d'appliquer
l'instrument nommé rapporteur , à l'art de tracer le portrait
, et qui avait un talent particulier pour la mécanique,
a gravé lui-même les planches de son ouvrage , elles le
sont dans une telle perfection qu'elles seraient extrêmement
précieuses , même sous cet unique rapport . Cet artiste
chéri de tous ceux qui l'ont connu est mort en les
terminant. LEFÉBURE , sous- préfet de Verdun .
(*) Il a paru , en 1789 , un livre imprimé à Paris chez Knapen ,
intitulé : Erreurs , méprises , etc. , de divers auteurs , en matière de
musique , où les ridicules conséquences du système des théoriciens ,
non musiciens , paraissent avoir été portées jusqu'au délire de l'absurdité.
364 MERCURE DE FRANCE,
LE RETOUR DE MAURICE .
,
TROIS années s'étaient écoulées depuis que le jeune
Maurice Helger avait quitté le lieu de sa naissance , le beau
village de Sonnemberg. Il avait vu bien du pays , habitéde
biengrandes villes , fait des progrès dans son joli métier
d'ébéniste et revenait avec impatience et plaisir dans sa
patrie : il y avait laissé une famille chérie , et ce qui tient
bien autant au coeur , à vingt-cinq ans , une charmante
fiancée , nommée Ernestine Sélert; ils s'étaient aimés dès
leur enfance , et jusqu'au moment de leur séparation ils
n'avaient éprouvé aucun chagrin d'amour , jamais ils ne
s'étaient donné l'un à l'autre le moindre sujet de jalousie ;
leur naissance et leur fortune étaient égales , et quand
Maurice eut dit à ses parens : « J'aime Ernestine Sélert et
je voudrais l'avoir pour femme, sonpère lui avait répondu:
"Tant mieux , mon fils , c'est la bru que nous aurions
choisie. Le même jour il en parla à son voisin Sélert ,
et lui demanda sa fille .
Tu me fais bien plaisir , lui répondit Sélert , car notre
Ernestine nous a confié qu'elle aimait ton fils plus que tout
au monde. On fit venir les heureux jeunes gens : Nous
consentons à votre bonheur , leur dirent leurs parens , et
votre union fera le nôtre ; nous n'y mettons qu'une seule
condition , c'est que le mariage ne se fera que dans trois
années , et que vous les passerez séparés l'un de l'autre .
Ernestine n'a que dix-sept ans , sa mère ne veut pas qu'elle
soit femme avant qu'elle ait vingt ans ; Maurice en a vingtdeux
, il est tems qu'il fasse son tour (1) : il faut qu'il connaisse
le monde , qu'il apprenne à se passer de sa mère ,
et à se distinguer dans sa profession; à son retour il
s'établira comme maître dans la ville voisine , et ce sera
le moinent de prendre une ménagère . Prépare-toi donc à
partir , mon fils : le plus tôtsera le mieux , tu en seras plus
vite revenu ; embrasse ta fiancée; échangez vos bagues ,
promettez-vous foi et fidélité , et séparez-vous sans inquiétude
: trois ans sont bientôt passés .
Maurice prit en silence la main de son père , et la serra
en signe d'obéissance ; il n'aurait pu prendre sur lui de
(1 ) On appelle faire son tour le voyage que les jeunes ouvriers
sont obligés de faire avant que d'entrer dans leurs maitrises.
NOVEMBRE 1811 . 365
prononcer : oui , je consens à partir. Il reçut ensuite dans
ses bras sa pauvre Ernestine qui pleurait amèrement ; les
roses du plaisir avaient fait place aux larmes sur ses belles
joues. Trois ans , disait-elle en sanglottant , moi qui ne
pouvais pas être trois heures sans te voir, cher Maurice, que
deviendrai-je ? Tu penseras à ton ami , mon Ernestine , dit
Maurice en affectant un courage que le ton ému de sa voix
démentait ; tu te diras : Maurice m'aime, et compte tous les
instans jusqu'à celui de son retour ; il arrivera , ce doux
moment , je reviendrai plus habile ébéniste , ayant plus
demoyens d'augmenter ton bien-être , et de te rendre heureuse.
Ernestine secouait la tête , elle aurait mieux aimé
moins d'habileté , moins de bien-être , et que son Maurice
restât près d'elle; mais les parens avaient prononcé, il fallut
obéir. Elle se promit de son côté d'employer le tems de
cette longue absence à filer son trousseau et la toile de
leur petit ménage , et à tricotter une bonne provision de
bas à son ami ; leur projet d'occupations , qui se rapportaient
à leur union future , adoucit le moment des adieux :
Maurice n'obtint qu'un jour pour faaiirree son paquet et prendre
congé de ses parens et de ses amis , et le surlendemain
il était à dix lieues de Sonnemberg , sans comprendre qu'il
eût pu se résoudre à le quitter. Ernestine , renfermée dans
sapetite chambre , pleurait de tout son coeur , et n'avait
nulle envie d'en sortir , puisqu'elle ne pouvait plus rencontrer
Maurice; mais ensuite tous les deux , sans se regretter
moins, pensèrent à mettre à profit ce tems d'ennui .
Le rouet tourna , le rabot glissa , et le tems s'écoula , mais,
non pas tout-à-fait de la même manière pour l'un que
pour l'autre; la tendre Ernestine , fidèle à son chagrin et à
ses projets , ne se permit aucune distraction , ne perdit
pas un instant , et n'eut d'autre plaisir que d'avancer sa
toile et son tricotage , et de se dire tous les soirs , voilà un
jour écoulé .
Maurice comptait aussi les jours passés loin de son
amie , mais il ne donnait pas tout son tems à la tristesse
et aux regrets . Dans les séparations , celui qui part est
toujours le plus vite consolé; iln'était jamais sorti de son
village , il vit avec plaisir des pays nouveaux, d'autres
moeurs , d'autres costumes , etc. Il passa toute une année
à voyager de ville en ville , en travaillant de son métier. Il
appritassez bien le français , et s'engagea , pour les deux
années qui lui restaient aparcourir , à Lyon chez unhabile
menuisier-ébéniste , nommé maître Thomas , qui avait la
366 MERCURE DE FRANCE ,
vogue , recevait de beaux modèles de meubles de Paris ,
et chez qui Maurice pouvait beaucoup apprendre et beaucoup
gagner. Maître Thomas avait les meilleures pratiques
de la ville , mais il aimait plus la bouteille et le jeu que le
travail; il fut enchanté d'avoir enfin trouvé ce qu'il cherchait
depuis long-tems , un ouvrier entendu , honnête,
sage , qui ne quittaitpas l'atelier , et sur qui il pouvait se
reposer pour faire aller la besogne quand il était au cabaret;
il n'épargna donc rien pour retenir Maurice , et crut
qu'un des plus sûrs moyens était d'envoyer souvent auprès
de lui sa fille unique , Mlle Thérèse, petite Lyonnaise ,bien
éveillée , bien jolie et bien agaçante . Va-l'en à la boutique
, petite , lui criait son père en sortant, et travaille
auprès de Maurice pour qu'il ne s'ennuie pas. Il n'y aurait
pas grand mal , pensait-il , quand il en résulterait un peu
d'amour; je ne puis pas avoir un gendre qui me convienne
mieux; je n'ai plus de femme; je garderai ma fille. Maurice
est habile , intelligent, il ne laissera pas reposer le rabot
pendant que je m'amuse. Il estjoli garçon aussi , et fera ,
j'espère , oublier à Thérèse ce grand fainéant de Fréderich
, que j'ai renvoyé , crainte de malheur. Maurice est
sage lui , et quand il ne le serait pas , le mariage raccommode
tout. Ce Frederich était un ouvrier qui en contait
très -vivement à Mile Thérèse , et ne faisait guère autre
chose , maître Thomas s'en était défait : Maurice le remplaça
, et gagna bientôt le coeur du papa ; celui de la fille
se donnait tant qu'on voulait; elle trouva que le beau Maurice
méritait bien d'en avoir aussi sa petite part ; elle allait
donc avec grand plaisir lui tenir compagnie dans un atelier
particulier où il travaillait ; elle lui disait mille folies , lui
chantait le vaudeville du jour , et lui lisait quelquefois un
opéra , une comédie , un mauvais roman, l'almanach, la
gazette , enfin ce qu'elle pouvait accrocher ; le soir , quand
l'ouvrage était finí, elle le prenait sous le bras , etle ménait
promener avec elle , ou plus souvent encore jouait au
volant avec lui devant la maison, son joli pied en avant ,
son bras rond et blanc en l'air , ainsi que son petit nez
retroussé , riant aux éclats quand le volant tombait , et
montrant alors deux rangs de dents plus blanches que
l'ivoire , se donnant enfin toutes les graces que ce jeu
developpe...... Sonnemberg et la triste Ernestine sontils
donc oubliés ? Il faut l'avouer , Maurice n'y pense
guère quand il reçoit sur sa raquette le volant de Thérèse ,
etqu'ille lui renvoie , et pas beaucoup lorsque Thérèse
11
NOVEMBRE 1811 . 367
assise sur l'établi , lui chaute gaie chansonnette et doux
refrain d'amour , et moins encore lorsque penchée devant
lui , de manière que leurs deux fronts se touchent , sa jolie
main passée sur celles de Maurice , qu'elle presse de toute
sa force , elle lui aide à pousser le rabot; mais il faut être
juste, retiré le soir dans sa petite chambre , si Thérèse ne
l'a pas accompagné jusqu'à la porte en riant , et lui faisant
des niches , il pense à son Ernestine , et sent quelque chose
qui ressemble à des remords ; souvent aussi il la voit dans
ses songes , tendre , aimante comme dans leur enfance ;
cette image le suit à son réveil , il se lève en jurant de ne
plus regarder Thérèse; la petite espiègle l'agace , le tourmente
, pleure , rit , le boude et le caresse tour-à-tour ; il
tientbonquelques minutes ; mais à vingt-trois ans , peut-on
résister long-tems à une fille aussi séduisante que Thérèse ,
et qui se donne autant de peine pour que Maurice ne s'ennuie
pas ? J'en appelle à la mémoire de mes lecteurs , pour
les rendre indulgens envers mon bon Maurice ; ils se souviendront
, sans doute , combien de fois dans leur vie ils
ont aimé deux belles en même tems , si du moins ils
appellent aimer ce que Thérèse inspire à Maurice ; Ernestine
est encore toute entière au fond de son coeur , et n'y
aurajamais de rivale . Bientôt il en donnera la preuve , mais
Maurice est jeune , mais Ernestine est à deux cents lieues ,
et Thérèse à deux pas , et souvent bien plus près encore ,
et papa Thomas leur laisse une entière liberté , et va toujours
disant , le mariage raccommode tout; mais n'étant
point pressé de donner une dot, il attendait patiemment
qu'il y eût quelque chose à raccommoder, et se contentait ,
pour éloigner tout prétendant à la main de sa fille , de dire
tout le monde qu'elle était engagée avec son premier
ouvrier Maurice , et qu'il n'aurait point d'autre gendre ; il
le dit plus positivement encore à l'ancien amoureux Fréderich
qu'il rencontra un soir rôdant dans son quartier , et
fort triste d'avoir vu Thérèse jouer au volant avec Maurice .
Pour achever de lui ôter tout espoir , maître Thomas lui
dit que la chose était faite : quand je te dis que tu perds
tontems et tes peines , grand nigaud , n'as-tu donc pas vu
comme Thérèse et Maurice s'aiment ? je la lui ai donnée ,
tout est dit , tout est baclé , et Maurice est capable de te
briser les os comme chair à pâté , si tu regardes seulement
sa petite femme. Soit dépit , soit terreur , Fréderich se le
tintpour dit; il ne restait à Lyon que pour Thérèse ; il en
partit le lendemain , convaincu qu'elle était mariée.
368 MERCURE DE FRANCE,
Les deux années d'engagement de Maurice s'écoulèrent ?
pendant ce tems il avait reçu quelques lettres bien tendres
d'Ernestine , et lui avait écrit moins qu'il ne l'aurait fait si
Thérèse n'avait pas occupé tous ses momens de liberté.
Entre le rabot et le volant il lui restait peu de tems pour la
correspondance , et comme tous ceux qui ont un tort secret,
il éprouvait quelque embarras , et renvoyait d'un courier à
l'autre ; cependant n'ayant rien reçu de Sonnemberg depuis
plus de deux mois, il commençait à être inquiet , et quoi
qu'il lui en coûtât bien un peu de quitter sa jolie amie , il
s'était enfin décidé à demander son congé , malgré les séductions
de Thérèse. Maurice avait été , strictement parlant,
fidèle à son Ernestine : il trouvait Thérèse fort jolie , fort
gentille ; il jouait avec elle , il prenait et recevait en pénitence
autantde baisers qu'il en voulait , mais il s'en était
tenu là , et n'avait jamais songé à l'épouser. Qu'on juge
donc de sa surprise , lorsqu'un soir maître Thomas , à moitié
ivre , rentre chez lui, fait cesser le volant et leur demande
s'ils ne songent pas à jouer un jeu plus sérieux. A quand
la noce , mes enfans ? voici le printems ; c'est le moment
d'y penser , et je crois qu'il en est tems . Je veux que tout
soit en règle chez moi... Ton engagement est fini, Maurice,
il faut en passer un autre à vie avec Thérèse . Ecris chez toi ,
mon garçon , fais venir le consentement de ton père , les
paperasses de bourgeoisie , et puis vogue la galère; il sera
content le papa Helger quand il saura que je te donne ma
fille , toutes mes pratiques , tout mon vaillant, et que je ne
te demande pour tout cela que tes deux bras et le bonheur
de ma petite Thérèse. Allons , parlez donc , que diable !
cela vaut bien un grand merci , je crois ; et toi, petite sotte,
viens m'embrasser , au lieu d'user ton tablier à force de le
tortiller. Thérèse toute rouge de plaisir se jeta dans les
bras de son père , et Maurice , pâle comme la mort, se
laissa tomber à genoux la tête cachée dans les mains , et
ne sut comment articuler un refus . Père Thomas éclatait
derire. Imbécile , dit-il enfin , ne vas-tu pas faire comme
ces grands bénêts d'amoureux de comédie qui se mettent
à genoux devant leur belle et le beau-père , comme devant
des idoles ? Allons , lève-toi , mon fils , embrasse ta
fiancee ; échangez vos bagues et vive la joie , cela ne
coûte rien . Ces mots , embrasse tafiancée , échangez vos
bogues , rendit à Maurice tout son courage ; il crut entendre
son père lui dire , en lui donnant son Ernestine , va , mon
fils , embrasse ta fiancée; il crut voir cette fille chérie se
,
NOVEMBRE 1811 . 369
son
jeter toute en larmes dans ses bras , et lui dire , cher Maurice
, que deviendrai-je sans toi? et cet anneau qu'on lui
demandait était celui qu'il reçut d'elle . A l'instant il se
releva , et d'un ton à-la-fois ferme et touché , il remercia
maître Thomas , il lui dit qu'il n'oublierait jamais
amitié et ses bonnes intentions ,
Thérèse comme une soeur , mais qu'il ne pouvait l'épouser
puisqu'il était déjà engagé dans son pays , et que l'anneau
qu'il portait à son doigt était celui de sa promise. Il mia
maître Thomas, de demander à sa fille s'il lui avait jamais
dit un seul mot de mariage : il aurait même pu ajouter que en
cent fois il lui avait parlé d'Ernestine , et montré son
anneau dont elle le plaisantait ; mais il ne voulut pas lui
attirer des reproches de son père. Ces reproches tombèrent
tous sur lui ; il les supporta avec tant de douceur que père
Thomas , qui était un bon diable , finit par en être touché .
Va donc épouser ta prétendue , lui dit-il d'un ton moitié
faché , moitié amical ; puisque ce n'est pas Thérèse , le
plus tôt que tu partiras sera le mieux; je te regretterai toute
ma vie , et tu pourras bien aussi regretter peut-être une
fois la boutique et la fille du père Thomas .
qu'il aimerait toujours, DE LA
SEFN
,
Maurice partit le lendemain avec le coeur serré d'avoir
dit adieu pour jamais à Thérèse. Elle pleura aussi ; mais
ne la plaignons pas trop, elle est jeune ,jolie et française ;
Maurice n'était pas son premier amant, il ne sera pas le
dernier , et déjà elle commençait à le trouver un peu trop
sage et trop allemand . Pendant les premières journées , le
jeune voyageur fut assez triste. La jolie mine de Thérèse
occupait sa tête , ses larmes pesaient sur son coeur ; il ne
pouvait se dissimuler qu'il avait quelques torts avec elle
et beaucoup avec Ernestine : mais Thérèse se consolera ,
et la bonne Ernestine pardonnera, je lui conterai tout ,
pensait-il , elle me saura gré de ma franchise et de ma
idélité quand elle saura comme Thérèse était jolie . Plein
de cette douce espérance , il chemina plus gaîment , et plus
il s'approchait de sa chère patrie, plus Lyon , Thérèse et
Patelier du père Thomas s'effacaient de sa pensée : tout ce
qu'il voyait autour de lui lui retraçait de plus doux souvemirs
; déjà les bavolets à barbes retroussées et le tablier de
cotonnade rouge ont fait place aux jolis chapeaux de paille
et aux tresses flottantes; les coteaux de vigne ont disparu ,
il ne voit que de vertes prairies et des vergers en fleurs ;
bientôt il n'entend plus que la langue maternelle que son
Ernestine savait bien rendre douce en lui parlant , déjà
Aa
:
370 MERCURE DE FRANCE ,
mille choses lui ont rappelé les moeurs et les coutumes de
son pays . On était aux premiers jours de mai : chaque
amoureux, le premier dimanche de mai , plante unjeune
sapin ou un bouleau orné de fleurs devant la demeure de sa
belle ; Maurice se rappelle tous ceux qu'il a plantés devant
la fenêtre de sa chère Ernestine , et comme il était heureux
d'entendre dire le lendemain que la plus belle des filles du
village avait eu le plus beau des mai! Ah ! s'il pouvait arriver
assez tôt pour lui annoncer ainsi son retour ! Il presse sa
marche , il fait de plus longues journées , à peine s'accorde-
t-il quelques heures de repos; mais il a beau faire ,
le premier dimanche de mai arrive , et il est encore à deux
grandes journées de Sonnemberg . Il se trouve le soir dans
un grand village qui se nommait Nesselrode : fatigué de ses
marches forcées et inutiles , puisque le moment de planter
le mai était passé , il se décide à ne pas aller plus loin ce
jour-là , et å passer la nuit à Nesselrode . Tout semblait y
être préparé pour la fête de mai : la rue était propre , les
fontaines ornées de branchages , et de hautes perches au
bout desquelles étaient attachés de gros bouquets avec des
rubans flottans ; de jolis mai marquaient les demeures des
jeunes filles , tous avaient des fleurs : mais il remarqua un
sapin qui n'en avait que de blanches rattachées par un ruban
de crêpe; la rue était déserte . Pour arriver à l'auberge ,
qui était à l'autre bout , il fallait passer devant l'église etle
cimetière , tous les deux étaient ouverts; l'église lui parut
pleine de femmes , et dans le cimetière des hommes étaient
occupés à creuser une fosse. Cette vue lui expliqua tout ,
sans doute il était mort dans ce village un être intéressant;
sa perte suspendait la joie publique , et le sapin orné de
crêpes avait été planté devant la maison de deuil: il éprouva
unserrement de coeur auquel se joignit bientôt un sentiment
de contentement de n'être pas à Sonnemberg. «Ah
Dieu ! pensait-il , si en arrivant chez moij'avais vu creuser
une fosse mortuaire , quel eût été mon effroi ! et si ce triste
mai avait été devant la maison d'Ernestine ! Cette pensée
l'émut au point que ne voulant pas entrer dans l'auberge
avec cette impression douloureuse, il alla s'asseoir dans une
belle place plantée d'arbres attenante à l'église : il tâcha de
se remettre en se disant qu'il n'était pas à Sonnemberg, qu'il
neconnaissaitpersonne aNesselrode où ilpassait pour la pres
mière fois de sa vie , et qu'à chacun appartiennent ses peines :
son coeur était toujours oppressé , ill'attribua au contraste si
frappant des apprêts de la fête du printems et de ceux de la
NOVEMBRE 1811 371
mort. Tout marquait ce triste contraste autour de lui ; la
place avait été nouvellement arrangée pour la danse , elle était
couverte d'un sable fin et battu; des bancs de gazon tout frais ,
des tables , un tréteau pour l'orchestre , et quelques guirlandes
de fleurs dans les arbres , tout annonçait que c'était
Ja salle du bal champêtre : mais au lieu du tambourin et
du flageolet on entendait les sons plaintifs de l'orgue
accompaguant des chants tristes et religieux; au lieu des
jeunes et folâtres danseuses foulant le gazon d'un pied
léger , des groupes de jeunes filles , vêtues de deuil , et
tenant toutes à la main une couronne de romarin entremêlée
de muguet blanc , vinrent se promener silencieusement
en sortantdu temple , et attendant sans doute le moment du
convoi funèbre. La lune était dans son plein , sa douce lumière
se réfléchissait sur leur visage à demi voilé à travers la
feuillée , et leur donnait une teinte de pâleur analogue à la
circonstance. Elles en parlaient en se promenant , et Maurice
comprit à leur propos que la défunte était une belle et
jeune fille. Pauvre Zélie , si jeune et si jolie ( dit l'une
d'elle en s'asseyant sur le même banc où était Maurice ) !
mon Dieu , sur quoi peut-on compter ?- Oui , mais si
languissante et si malheureuse ! dit une seconde, elle ne
désirait , dit- on , que de mourir. N'aurait - elle pas
mieux fait , dit une troisième , d'aimer et d'épouser Henri
le frère de Marie , qui l'aimait si tendrement ? elle serait àprésent
au milieu de nous heureuse et contente au lieu
d'êtredans son tombeau. Et ce pauvre Henri , comme il est
malheureux à présent ! de long-tems il ne nous fera plus
de chansons .
-
Avez-vous vu la dernière romance sur la pauvre Zélie ,
ditl'une d'elles ? ah ! comme elle est touchante ! sa soeur me
ľa prêtée et je l'ai d'abord retenue, car c'est l'air de Plaisir
d'amour.
Nous ne l'avons pas vue , dirent-elles toutes ; chantesnous-
la , Rose , puisque tu l'as apprise .
-
Ah ! je ne sais si j'oserai chanter dans ce moment , dit
Rose en regardant du côté de l'église : si on allait venir;
Marie serait fâchée , peut-être , d'entendre chanter. Et
on est- elle Marie ? elle était avec nous à l'église .-Elle est
allée faire placer sa pauvre amie dans la bière . Elle viendra
bientôt. Tenez , la voici Comme elle est triste ! elle ne
voudra pas qu'on chante .-Nous allons le lui demander,
dirent-elles ; c'est un hommage à Zélie .
Marie arriva , elle était plus en deuil que les autres
Aa 2
372 MERCURE DE FRANCE ;
,
toute vêtue de noir et tenant à la main le bouquet de fleurs
blanches , nouées avec un crêpe , que Maurice avait vu
attaché au sapin ; elle fut d'abord entourée , on lui fit
place sur le banc .-Marie , en attendant qu'on vienne ,
chante-nous la romance de ton frère sur la pauvre Zélie
lui dirent-elle toutes à-la-fois. Je ne puis pas chanter ,
dit Marie en pressant sa main sur son coeur , en vérité je
ne le puis pas , mais je crois que tu la sais , Rose ? chante
la bien doucement. Il se fit alors un grand silence pour
écouter Rose qui chanta à demi-voix , mais lentement et
distinctement , les six couplets suivans , dont Maurice ne
perdit pas un mot.
LA PAUVRE ZÉLIE. - ROMANCE ( * ) .
Du doux printems on célèbre la fête ,
Beau mois de mai enfin vient à son tour ;
Dans le hameau chaque berger s'apprête ,
Cueille des fleurs , les destine , et répète
Tant doux refrain d'amour.
Guirlande en main la gentille bergère
Va décorer les bosquets d'alentour ,
Et puis revient d'une marche légère
Chanter , danser , sur la verte fougère
Le joli rond d'amour.
!
(Pis. )
(Bis.)
Mais las ! Zélie , à l'écart dans la plaine , .
Fuyant les jeux , et l'éclat d'un beau jour,
Triste et pensive au bord d'une fontaine ,
Main sur les yeux , et le coeur plein de peine .
Verse larmes d'amour. (Bis.)
L'ingrat qu'elle aime a quitté le village ,'
Il fuit loin d'elle , hélas ! et pour toujours ;
Il donne ailleurs la foi du mariage ;
(Bis . )
En même tems et parjure et volage ,
Il a trahi l'amour .
Le printems passe , et la pauvre Zélie
Plus du printems ne verra le retour ,
Sombre chagrin a terminé sa vie.
Comme une fleur elle tombe flétrie
Sous l'orage d'amour .
(*) L'air gravé est à la fin de ce numéro.
(Bis.)
1
NOVEMBRE 1811 . 373
Du mois de mai quand reviendra la fête ,
Plus de plaisir dans ce triste séjour ;
Chacun ira sur sa tombe muette
Jeter des fleurs. Chacun plaint et regrette
La victime d'amour . (Bis.)
Le chant cessa et il y eut encore un silence ; les jeunes
filles pleuraient : Maurice lui-même ne put retenir ses
larmes ; il pensait combien il avait été près de donner
peut-être aussi la mort à son Ernestine .
Combien ce doit être triste de mourir ainsi d'amour , dit
enfin la petite Rose ! mais aussi pourquoi ne pas imiter
son volage ? Que n'aimait-elle ton frère Henri qui est si
beau , si gentil, et qui fait si bien les chansons ! Je l'aimerais
bien , moi , s'il me voulait. Ah ! comme Zélie aurait
bienmieux fait ! n'est-ce pas , Marie ?
Elle me disait toujours , répondait celle-ci , qu'on ne
peut aimer qu'une fois , et qu'elle n'avait plus de coeur à
donner.
-Mais du moins , dit une autre , ne s'est-elle pas trop
pressée de mourir ? était-il bien sûr que son ami fût infidèle
?
-Ah ! bien sûr. Depuis long-tems elle s'en doutait ,
elle voyait cela dans ses lettres . Quand on aime comme
aimait Zélie , le coeur devine tout ; mais elle se disait :
Il reviendra , je le retrouverai , et j'aurai le plaisir de lui
pardonner . Il y a trois mois que cet espoir s'évanouit ,
elle apprit qu'il était marié et qu'il adorait sa femme.
Pensez comme c'est cruel ! Depuis lors elle n'a fait que
languir : elle aurait voulu pouvoir vivre , car elle aimait
ses parens ; mais la douleur a été la plus forte . Il m'a
quittée au mois de mai , me disait-elle , au mois de mai
je quitterai la vie. Le mois de mai est arrivé , et Zélie
n'existe plus .
Conte-nous toute son histoire , Marie , dit la jeune fille ;
tu la sais mieux que nous , toi qui étais son amie.
Marie y consentit , on se pressa autour d'elle ; Maurice
aussi se rapprocha , et redoubla d'attention. Son histoire
est bien courte , dit Marie. Depuis son enfance elle avait ...
A ce moment la cloche funèbre se fit entendre . Je vous
ferai l'histoire de la pauvre Zélie un autre jour , dit Marie
en se levant ; allons à présent l'accompagner dans sa dernière
demeure et poser, nos couronnes de fleurs sur sa
tombe.
374 MERCURE DE FRANCE ,
,
Elles se mirent en marche tristement et deux à deux ;
Maurice les suivit , il voulait aussi rendre les derniers
devoirs à la victime d'amour. Le cercueil s'avançait précédé
de quelques flambeaux obscurcis par la lumière de la
lune , six jeunes garçons leportaient : il était facile de reconnaître
parmi eux le poëte Henri , frère de Marie , à sa douleur
; mais à la grande surprise de Maurice , Ini seul pleurait
, lui seul avait l'air profondément affecté . Les hommes
plus âgés qui suivaient le convoi , celui même qui le conduisait
el qui sans doute était le père ou le plus proche
parent de la défunte , n'avait , ainsi que tous les autres ,
qu'un air décent et touché , mais sans aucune marque
d'affliction . Le cercueil fut déposé dans la fosse. Le pasteur
fit un petit discours assez froid sur la fragilité de la vie ; les
jeunes filles s'avancèrent ensuite , et chacune jeta sa petite
couronne de romarin sur la bière , et Marie son bonquet
blanc, auquel était attaché un papier écrit , que le pasteur
lut à haute-voix : c'étaient des rimes dictées sans art parle
coeur simple et sensible d'une villageoise , mais qui touchèrent
plus les assistans que le froid discours qu'on venait
d'entendre.
:
Comme la fleur passagère
Jeunesse s'évanouit ,
Brille un instant sur la terre,
Puis se flétrit et périt.
Hélas ! cette courte vie ,
N'est qu'un séjour de douleur;
Et c'est quand elle est finie
Que commence le bonheur.
Oui , dans la vie éternelle ,
L'ame pure brillera 1
Et la couronne immortelle
Jamais ne se flétrira .
On recouvrit ensuite le cercueil de terre ; le bruit de la
terre, entombant, résonnait sur la bière et semblait frapper
aussi sur le coeur de Maurice. Cette jeune fleur succombant
sous la faulx du malheur et de la perfidie , et qui ne semble
regrettée que d'une amie et de l'amant qu'elle a dédaigné ,
remplissait son coeur de tristesse. La foule se dissipa.
Henri et Marie restaient seuls debout et se tenant embrassés
à côté de la tombe. Maurice éprouvait le besoin d'y
NOVEMBRE 1811 . 375
déposer au moins une larme; il s'en approcha . Marie le
regarda avec un triste sourire. La connaissiez-vous ? lui
dit-elle , je vous ai vu suivre avec intérêt le cortége , à
présent je vois couler vos larmes ; êtes-vous son parent ,
son ami , ou seulement son compatriote ? Maurice écoutait
avec surprise ; je ne vous comprends pas , dit- il , je suis un
voyageur , le hasard seul m'a conduit ici dans ce triste
moment, et celle qui repose dans ce tombeau était votre
amie.
Ah ! oui , sans doute , répondit la jeune fille , ma bien
bonne amie , mais seulement depuis deux mois qu'elle
demeurait chez mon père , qui est médecin ; ma pauvre
Zélie était d'un endroit éloigné et si malade; ses parens la
voyant périr de langueur l'avaient amenée chez mon père ,
pour qu'il la guérît ; elle était si bonne , si patiente , si reconnaissante
de nos soins , que nous l'aimions tendrement;
mais hélas ! ils ont été inutiles , son mal était dans le coeur ,
et l'on n'en guérit pas... Ah ! pauvre Zélie , combien elle
a souffert , et comme regrreettttee!!je vous sais gré de VOS
larines , vous qui ne la connaissiez pas .
jela
Nous sommes les seuls qui la pleurons, dit Maurice , ses
parens m'ont paru bien calmes . Ses parens , répondit
Marie , elle n'en a point ici , je vous l'ai dit , elle était étrangère
; son père, mourant lui-même de chagrin , n'a pu venir
fensevelir , c'est le mien qui l'a remplacé : il regrette Zélie,
mais elle n'était pas sa fille , quoique je l'aimasse comme
une soeur.
Zélie , elle s'appelait Zélie ! dites-vous , et son nom de
famille ? je voudrais aussi le savoir ; souvent , bien souvent
je penserai à la pauvre victime d'amour.
Ah ! dit Marie , vous avez entendu la romance de lapauvre
Zélie ; oui , nous l'appelions tous ainsi , c'est un joli
nom de fantaisie que mon frère lui donnait dans ses chansons
, et qu'elle avait adopté ; alle l'aimait mieux que le
sien qu'elle ne pouvait plus entendre . Marie , me disaitelle
au commencement , je t'en prie , ne me nomme pas
comme me nommait celui qui m'a tuée , ne m'appelle pas
chère Ernestine.
Ernestine ! dit Maurice , d'une voix altérée et pâlissant
comme la mort.-Oui , Ernestine Sélert de Sonnemberg ....
Elle n'a pas fini de prononcer ce mot, qu'elle voit le jeune
étranger tomber sans connaissance sur la tombe , en répétant
faiblement le nom d'Ernestine . Marie appelle à son
secours son frère qui s'était un peu éloigné ; ils relèvent
376 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811 .
tous deux le malheureux jeune homme, qui rouvre un instant
des yeux éteints , et bégaie encore le nom d'Ernestine.
Dieu ! c'est Maurice , ce ne peut être que l'infidèle Maurice
, criait Marie. Il fait un effort , il prononce encore ;
oui , Maurice l'assassin d'Ernestine , et il retombe sans
force , et comme déjà mort. Henri l'emporte chez son père ,
tous les secours lui furent prodigués inutilement; il revint
cependant un instant à lui , pour apprendre de Marie qu'un
jeune voyageur , nommé Fréderich , avait apporté à Sonnemberg
la nouvelle positive que Maurice avait épousé à
Lyon la fille de son maître : ce jeune homme le tenait de
Ja bouche même du père de l'épouse ; il avait vu de ses
yeux.Maurice et sa femme dans le ravissement du bonheur.
Il ne fut pas possible d'en douter; ses parens indignés
ne voulaient plus entendre parler de lui , et cette nouvelle
fut le coup de la mort pour la sensible Ernestine .
Ses parens craignant qu'elle ne perdit la raison l'avaient
amenée chez le médecin de Nesselrod , qui était en grande
réputation pour les maladies de l'ame : celle de la pauvreErnestine
était blessée à mort , et ni la science du docteur
, ni l'amitié de sa fille , ni l'amour de son fils ne purent
la sauver. Maurice chargea Marie de sa justification auprès
de ses parens et de ceux d'Ernestine. Il expira doucement
sur le matin; la même lune qui avait éclairé les funérailles
d'Ernestine , éclaira les siennes , et ils reposent à côté l'un
del'autre.
Par ISABELLE DE MONTOLIEU.
POLITIQUE.
LA gazette de Pétersbourg vient de publier le rapport
suivant ,adressé au gouvernement par le général en chef
Kutusow.
« Les troupes turques qui étaient campées sur la rive
droite du Danube , ont été attaquées à l'improvisté le 14
octobre (nouveau style ) par le lieutenant-général Markoff.
Elles ont été mises en fuite avec une perte de 1500 morts
et 300 prisonniers , parmi lesquels plusieurs officiers de
marque . Nous avons pris en outre 8 canons , 22 drapeaux ,
lebâton de commandement de l'aga des janissaires , et une
grande quantité de munitions et de bagages. Notre perte
consiste en 9morts et en 40 blessés . Le major de Bibikoff ,.
du régiment des hussards d'Owerpol , a été blessé. Le
grand-visir est en personne auprès du corps turc qui est
sur la rive gauche du Danube , vis-à-vis de notre armée ,
dont les deux ailes sont sur le Danube même . Nos chasseurs
se sont emparés , sur la rive droite du Danube , de
presque tous les bateaux dont les Turcs s'étaient servis pour
effectuer leur passage. Toute communication avec Rudschuck
est coupée aux Turcs qui sont sur la rive gauche du
Danube . Le corps du général Markoff est composé de dix
escadrons de hussards , deux régimens de Cosaques et
5000 hemmes d'infanterie , avec l'artillerie nécessaire . "
Cet événement publié à Bucharest y a été célébré par un
Te Deum, auquel toutes les autorités civiles et militaires
ont assisté ; on croyait , à cette époque , dans les provinces
qui sont le théâtre et le sujet de la contestation , que cet
avantage pourrait avoir des résultats importans .
Pendant ce tems , le pacha Juleimann a passé la Drina
avec la plus grande partie de l'armée bosnienne auprès de
Zuorwich , et a pénétré en Servie; on n'a encore aucun
détail des combats qui ont pu avoir lieu , et du degré dé
résistance que les Turcs ont pu éprouver. Les Serviens , à
ce qu'on assure , ont, dans cette situation critique , formé
deux corps ; le plus considérable s'est porté sur Widdin
l'autre sur Nyssa. Le pacha de Bosnie se tient avec un corps
,
!
378
MERCURE DE FRANCE ,
de réserve auprès de Rwornich sur la gauche de la Drina ,
occupé à mander et à organiser des renforts .
A Constantinople , tout était tranquille à la date du 10
octobre , et l'on ne considérait que comme des événemens
peu importans les petits combats jusqu'alors livrés sur le
Danube. L'expédition contre Aly Molla , pacha d'Héraclée
, était terminée ; ce rebelle menacé par terre et par
'mer avait pris la fuite. Tous les gouverneurs de la haute
Asie ont reçu l'ordre de le livrer mort ou vif. En Egypte
tout se préparait pour l'expédition contre les Wahabitas ;
l'infanterie était déjà arrivée à Suez , et s'embarquait pour
les côtes d'Asie. La cavalerie était encore attendue du
Caire . On évalue à 20 millions de piastres les frais de cette
expédition , poussée avec une activité extraordinaire par
Mehemed Aly Pacha qui poursuit son plan avec ardeur ,
et paraît espérer un ample dédommagement dans l'immense
butin qu'il compte faire.
A Vienne , le cours se bonifie , et l'on a tout lieu d'espérer
qu'il se soutiendra ; on croit savoir que la cause de
cette amélioration est dans quelques déclarations faites à
la diète par l'Empereur, déclarations qui doivent hater le
terme de sa session.
En Saxe , le roi continue à visiter le grand-duché de
Varsovie ; on présume qu'il ira à Cracovie . Dans le royaume
on s'occupe sans relâche de tout ce qui peut contribuer à
l'amélioration de l'organisation militaire ; celle de la cavalerie
occupe sur-tout le gouvernement ; divers régimens
de dragons doivent être convertis en hullans et lanciers ;
le régiment du prince Clément est de ce nombre ; l'armée
est en cantonnement sur les deux rives de l'Elbe . En Westphalie
, le maréchal prince d'Ekmull est arrivé le 3 novembre
à Magdebourg , où il a été reçu par la garnison sous
les armes et avec tous les honneurs dus à son rang. Il est
reparti de cette place le lendemain .
Les nouvelles du Danemarck se réduisent à des détails
sur les suites désastreuses pour les convois anglais du coup
de vent qui a régné depuis le 23 octobre jusqu'au 2 novembre
sur les côtes de la Séélande. Une frégate anglaise
a disparu dans la tempête ; un vaisseau de ligne a touché
sur un écueil près de Bonholm ,et a coulé ; le convoi qui
récemment avait passé le Belt a été dispersé .
Les Anglais ne peuvent apprendre ces désastres qu'avec
beaucoup de chagrin ; mais enfin quoiqu'ils se soient persuadés
être les maîtres de la mer , comme il faut bien payer
NOVEMBRE 1811 . 379
r
un tribut à la perfidie de cet élément , ils sont moins sensibles
aux pertes qu'ils essuient dans le fort de la tempête ,
qu'à celles que leur font éprouver nos corsaires sur toute
l'etendue de leurs côtes , sous leurs batteries , dans leurs
rades même , comme à Douvres , et sur toute la ligne des
côtes de l'Amérique septentrionale ; ils trouvent partout
des bâtimens montés par des hommes qu'à la singulière
audace de leurs entreprises , ils sont bien forcés de reconnaître
pour Français . Ces corsaires ne se font pas suivre
en mer par les bâtimens qu'ils enlèvent ; ils abordent , ils
capturent , s'emparent de ce que les cargaisons ont de plus
riche , prennent les hommes et brûlent les bâtimens en
pleine mer. Cette méthode expéditive irrite les Anglais au
dernier point , et il ne serait pas surprenant de les voir établir
bientôt une discussion sur cette manière d'exercer le
droit de guerre maritime (1); mais sur un objet d'inquiétude
plus général encore , inquiétude qui naît de rapprochemens
plus alarmans pour la politique et la domination
anglaise , il est curieux de lire ce que publie le Courier en
date du 8 novembre .
« Le bruit d'un nouveau plan d'invasion médité par les
Français , ne doit pas être traité , selon nous , avec le mépris
que nous pouvions avoir pour cette menace lorsqu'il
n'était question que d'une expédition de Boulogne. L'annexiondes
villes anséatiques à la France , la politique du
Danemarck , la force sans cesse croissante des flottes de
l'Escaut et du Texel , sont autant de circonstances qui
changent considérablement l'état du continent et particulièrement
des côtes opposées à nos frontières nord-est , et le
rendent bien différent de ce qu'il était en 1805. La certitude
, en outre , de n'avoir rien à craindre de l'Autriche ,
est une autre circonstance qui ajoute encore à la force disponible
de l'ennemi. D'un autre côté , la guerre en Espagne
et l'attitude de la Russie occupent une grande partie
des forces de la France , et il n'est pas propable que le
nouveau plan de Napoléon puisse aller au-delà de quelque
(1) Ils sontsur- tout d'une colère inexprimable contre le Marengoet
leDuc deDantsick , noms en effet de bien mauvais augure pour les
Anglais , et qui sont justifiés par le bonheur de leurs entreprises et le
courage de leurs équipages. Le Marengo (armé à Baltimore) a particulièrement
pris un bâtiment venant de la Havane à la Jamaïque ,
chargé de 80,000 piastres et 3000 doublons.
380 MERCURE DE FRANCE ,
tentative faite seulement pour nous empêcher d'envoyer
des renforts à notre armée en Portugal , ou propre tout au
plus à lui fournir quelque chance pour encourager la rebellion
en Irlande. La flotte de l'Escaut , celle du Texel , et
les flottilles de Boulogne et de Cherbourg , tenteraient diverses
entreprises . Et si Jersey on Guernesey nous était
seulement enlevé , cette conquête (y compris son éclat et
sa valeur réelle) serait suffisante pour lui offrir une récompense
ostensible et un dédommagement pour tout ce qu'il
aurait risqué en la tentant.
» Il est bien plus probable que les objets qui se traitent
aujourd'hui entre Napoléon et le plus dévoué de ses alliés ,
le roi de Danemarck , sont rélatifs à quelque plan de cette
nature plutôt qu'à la possession d'Altona , que les gazettes
étrangères ont eu ordre d'assigner comme motif de ces négociations.
» Le plan peut encore être plus étendu et plus compliqué
que celui que nous venons de supposer , mais il ne doit
toutefois exciter chez nous rien autre chose que de la prudence
et de la vigilance : il ne peut avoir aucun résultat
que nous ne puissions avoir l'espoir de contre-carrer ( son
effet sur la guerre d'Espagne seul excepté ) , si nous savons
faire une distribution convenable de nos forces navales .
C'est le désir du gouvernement de s'attendre à tous les
contingens possibles , de manière que des moyens de résistance
distincts les uns des autres soient préparés pour
chaque tentative possible , et que l'ennemi ne puisse pas
profiter de l'avantage qui résulterait pour lui , s'il pouvait
trouver un point dégarni , parce que les moyens destinés
à sa défense auraient été employés au secours d'un autre.
Dans la confusion , dans les fausses mesures qui résultent
nécessairement de ce défaut de prévoyance générale , consiste
le principal ou plutôt le seul avantage de celui qui
attaque . Nous devons être tellement préparés à cette multiplicité
d'attaques , nous devons tellement être persuadés
qu'une tentative ne sera pas faite seule , que les portions
de nos forces auxquelles les différens points de notre défense
seront assignés , doivent avoir l'ordre particulier de
ne pas laisser leur attention se détourner du point dont la
défense leur est confiée par la nouvelle qu'une tentative a
été faite ailleurs ; chacun doit attendre à son poste le moment
du péril , et ne pas s'en écarter pour parer à des dan
gers qui ne sont pas les siens. Nous pouvons avoir une ou
deux escadres d'observation , outre celles qui doivent être
NOVEMBRE 1811 : 381
stationnaires ; avec nos forces navales , le royaume est en
droit d'attendre une protection efficace contre tous les efforts
de l'ennemi. "
Quelques notes reçues de Memel achèvent de donner à
ces considérations tout le degré d'intérêt dont elles sont
susceptibles .
Le gouvernement prussien , est-il dit dans une de ses
notes , vient de révoquer le décret par lequel il permettait
de tirer des denrées coloniales de laRussie sous un droit
modéré , et il y a substitué purement et simplement le tarif
continental ; en conséquence les prix ont haussé . J'apprends
, dit un autre correspondant , en date du 4 novembre,
que les denrées coloniales sont ici décidément prohibées.
Un petit bâtiment chargé de rhum , venant de Liéban,
a été confisqué. Quant à la politique prussienne , il est impossible
de dire ce qui se passe .
,
Les relations avec les Etats-Unis sont aussi toujours
l'objet des inquiétudes du ministère : on croit généralement
que l'Amérique embrassera le parti de la France , et que
M. Barlow , ambassadeur des Etats-Unis auprès de l'Empereur
Napoléon a déjà accrédité cette opinion . Rien
n'est encore connu des résultats de sa mission : on ajoute
- seulement que probablement le gouvernement français se
: rapproche de celui d'Amérique pour accroître et soutenirsa
marine. Il est difficile de passer l'Atlantique sans être aperçu
par les croiseurs anglais ; on présume donc à Londres que la
France se propose d'envoyer successivement des ports de
France de petites escadres pour former par degrés des
vt forces navales considérables dans les ports de l'Amérique .
✓ Dans cette circonstance l'opinion est partagée sur la question
du maintien ou du rapport des ordres du conseil : le
bruit courait , le 7 , que l'intention des ministres de S. M.
était d'abolir ces ordres , ou de les modifier de manière à
éloigner de la part des Etats-Unis tout sujet de mécontentement.
L'Amérique méridionale continue à être le théâtre de la
guerre que s'y livrent le parti de l'indépendance et celui de
la vieille Espagne. Aux Caraccas , Miranda a pris la nouvelle
Valence , et le pays est rangé sous le nouvel étendard;
mais sur les bords de la Plata , les deux partis de Buenos-
Ayres et de Montevideo , assez forts pour lutter , pas assez
sans doute pour que l'un domptât l'autre , ont accédé à un
arrangement conclu le 10 septembre . La négociation a duré
48heures . Les bases convenues entre lajunte et le vice
1
382 MERCURE DE FRANCE ,
roi , sont l'unité de la province avec la mère-patrie ,une
amnistie générale , le rétablissement du commerce sur les
mêmes bases qu'il avait anciennement ; l'exclusion du
territoire de toutes les troupes portugaises qui s'y sont avancées
; si ces troupes refusaient d'evacuer le territoire , les
deux armées réunies marcheraient pour les y contraindre.
Quant à la reconnaissance des cortès qui soutiennent en ce
moment , en Espagne , la guerre contre la France , cette
question sera débattue par le congrès général qui devra
s'assembler par suite de la convention .
Les papiers anglais ne donnent sur l'Espagne aucune
nouvelle postérieure aux événemens déjà connus . Quelques
lettres contiennent seulement sur ces événemens des
détails curieux , et qui méritent d'être rapportés .
,
Marmont , écrit un officier de lord Wellington , avait
eu certainement l'intention de nous attaquer le 27 septembre;
mais lord Wellington n'a échappé qu'avec peine à
l'ennemi le 25; quelques dragons , au moment où il était
très-occupé à reconnaître les mouvemens de l'ennemi
ayant tout-à-fait gagné ses derrières , eussent certainement
atteint et pris S. S. , si le major Gordon ne fût venu au grand
galop l'informer de la position où il se trouvait; ce qui lui
fit chercher son salut dans la vitesse de son cheval . Lord
Charles Manners fut aussi vivement poursuivi , elfutobligé
de sauter un large ruisseau .
» Ilcourt le bruit , et ce bruit est très-probable , que Soult
descend du côté de l'Alentejo. Il est bien clair que les Français
n'ont pas besoin de nous chasser de la péninsule , ou
du moins sont persuadés qu'ils atteindront mieux leur but
en nous laissant faire dans cette guerre de grandes dépenses
d'hommes et d'argent . "
En Sicile tout est confusion . Les troupes napolitaines
passent 16,000 hommes , elles seules sont attachées à la
reine . Les Anglais prétendent que les Siciliens sont pour
eux , que la noblesse , sur-tout , leur est très-attachée . On
a fait venir de Malte de nouvelles troupes anglaises et de
P'artillerie . Tout reste suspendu jusqu'au retour de lord
Bentinck dans l'île , et il est difficile de dire , observe le
Statesman , de quel côté est l'inquiétude la plus grande ,
si c'est chez les Anglais , chez les Siciliens ou chez la reine.
Cet aveu a quelque chose de par trop naïf : n'en résultet-
il pas dans l'un des trois cas , ou que les Anglais sont de
bien faibles auxiliaires , ou qu'ils sont de bien dangereux
alliés , ou qu'ils ont pris une position qu'ils ne sont pas
NOVEMBRE 1811 . 383
assez forts pour soutenir ? J'espère encore être reine pendant
trois mois , a , dit- on , répondu la reine à un officier
anglais qui prenait congé d'elle . Si ce mot est vrai , il est
difficile de mieux donner à un officier allié la mesure de
l'idée que l'on se forme de sa loyauté et du désintéressementde
ses services ,
Il est vraisemblable , dit le Courrier du 14 , que l'événement
dont nous avons parlé ( l'occupation ) a déjà lieu
dans le moment actuel ( il suppose lord Bentinck arrivé et
agissant d'après les instructions ministérielles ). On assure
que toute l'ile est en insurrection. On voyait par-tout afficher
ces mots : Rien que les Anglais , ou point d'Anglais
(1) .
(1) Le Moniteur publie à cet égard la note que nous allons transcrire;
nous nous félicitons d'avoir , dans les quatre derniers numéros ,
présenté les mêmes idées , mais elles sont ici produites et rapprochées
dans une forme piquante qui ajoute à leur intérêt.
•Ce qui se passe entre l'Angleterre et le gouvernement de Sicile ,
c'est la fable du loup et de l'agneau. Toute discussion sur ce sujet deviendrait
donc puérile.
La France n'a jamais eu de plus grande ennemie que la cour du roi
Ferdinand.
L'Angleterre n'en a jamais eu qui lui ait été plus constamment et
plus aveuglément attachée.
Leprince qui règne en Sicile a perdu un royaume pour avoir été
fidèle à son alliance avec l'Angleterre .
Les Anglais sont détestés en Sicile. Le caractère anglais ne sympathise
avec celui d'aucun peuple : langue , religion , moeurs , tout est
ici en opposition. Siles Anglais chassent le roi Ferdinand de la Sicile ,
ils font une chose extrêmement agréable à la France , et une chose
coptraire à leur vraie politique. Occuper de petits postes etjamais de
grands pays , voilà ce que leur intérêt bien entendu leur commande
impérieusement. Oublier ce principe , c'est agrandir le gouffre déjà
entr'ouvert sous les îles britanniques.
Quinze mille hommes que l'Angleterre a aujourd'hui en Sicile
joints à vingt mille Siciliens , forment une force de trente-cinq mille
hommes. Lorsque l'Angleterre sera maîtresse de la Sicile , ses quinze
millehommes ne lui suffiront pas pour la police du pays. Elle n'en
retirera aucune ressource . La Sicile lui coûtera beaucoup . L'administration
anglaise est la plus coûteuse et la pire de toutes les administrations
. Le climat , les assassinats , les pertes journalières viendront
miner encore la population de l'Angleterre ; et les dépenses
que les Anglais feront en Sicile seront une nouvelle source de dépréciationde
leur change.
Les six maximes suivantes , extraites des écrits officiels anglais ,
doivent être lues , relues et méditées par tous les rois .
PREMIÈRE MAXIME . Notre traité de défense avec le roi de Sicile
384 MERCURE DE FRANCE, NOVEMBRE 1811
L'Empereur a tenu lundi un conseil de commerce et
manufactures , et mercredi celui des ministres .
Le dimanche 17 novembre , S. M. l'Empereur et Roi
reçu en audience particulière , au palais de Saint-Cloud
avant la messe , S. Exc . M. Joël Barlow , ministre plénipot
tentiaire des Etats-Unis , qui a présenté ses lettres de créance
S. Exc . a été conduite à l'audience dans les formes accou
tumées par un maître et un aide des cérémonies ; introduit
dans le cabinet de l'Empereur par S. Exc. le grand-maître
et présentée à S. M. par S. A. S. le prince archichancelic
de l'Empire , remplissant les fonctions d'archichancelic
d'Etat.
S. Exc . a eu l'honneur d'être présentée le même jour
après la messe , à S. M. l'Impératrice ; elle a été conduit
à l'audience , et introduite par M. le baron de Hamel
maître des cérémonies de service . S....
n'est pas un pacte avec un individu , mais avec unfonctionnaire publi
revêtu du caractère royal , avec le premier magistrat de la Sicile.
DEUXIÈME. Le roi de Sicile , levant des taxes et suspendant le
lois à songré , n'est plus le même roi avec lequel nous avons contracte
TROISIÈME . Nous ne sommes tenus à rien envers cet usurpateur .
QUATRIÈME. Le gouvernement usurpateur et anti- social de la Sicil
esthostile; ilfaut le considérer commejacobin dans sa nature.
CINQUIÈME. Lajustice de la nation britannique n'exige-t-elle pa
qu'un gouvernement qui professe publiquement lejacobinisme soit prin
dupouvoir defaire du mal ?
SIXIÈME . La nation quifournit les moyens de défense à un pay
estlepropriétaire politique de ce pays . Nous sommes les propriétaires
de la Jamaïque , parce que nous la défendons . N'avons-nous pas
droit ,par conséquent , de nous considérer comme les propriétaires de
la Sicile ?
Il serait curieux de faire un recueil des sentences de la politique anglaise.
Aux six que nous venons de copier , il faudrait enjoindre douze
mises en avant lors des affaires atroces de Copenhague , deux lors du
guet-à-pens des quatre frégates espagnoles , enfin une vingtaine sur la
législation suivie avec les neutres et avec l'Amérique. On pourrait
réunir ainsi une soixantaine de maximes d'Etat , qui seraient un mo
nument de l'esprit de justice , d'équité et de morale du gouvernement
anglais.
ANNONCES.
L'Américain , ou l'Homme comme il n'est pas , par l'auteur de
Homme comme il n'est pas ; traduit de l'anglais par le traducteur du
Polonais . Deux vol . in- 12 . Prix , 4 fr. 50 c., et 5 fr. 50 c. franc des
port. Chez L. M. Guillaume , lib., place Saint-Germain-l'Auxerrois .
t a son tour dans le ha meau cha
s'ap - prê te cueil le des fleurs les
す
re pe te jo li re frain d'a
DEP
DE
LA SRINE
!
:
:
TABLE
OD
LA
SEINE
MERCURE
DE FRANCE.
N° DXLI .
-
Samedi 30 Novembre 1811 .
POÉSIE .
5.
cen
Fragmens de la traduction du poème de la Maison des
Champs , de M. V. CAMPENON .
L'HIVER a fui : la verdure nouvelle , etc. ( p . 1. )
Fugit hyems : redeunt turgenti germinefrondes ,
Umbrosisque comis iterùm spineta teguntur.
Acri concretum quod vidifrigoreflumen
Naviculam rapidajam nunc circumdedit unda ,
Etquâ nascuntur viridantia gramina ripa ,
Prima mihi volitans oculos recreavit hirundo .
Vere novo , tandem cum Jupiter , æthere surgens ,
Infundit puramque diem noctesque serenas ,
Quàm placet optati ductus qui ruris amore,
Prædiolum petit , et , modicè vestitus , eundo
Virgilium manibus , coelestia munera , versat !
Perfolia obscuri nemoris , ramosque recentes ,
Ut cupidis minuens oculis iter , aspicere ardet
Notæ tecta domûs , muros , culmenque remotum ,
Etfumum qui celsa , columne mobilis instar ,
Astra petens , tremulis mixtum se nubibus infert!
Bb
386 • MERCURE DE FRANCE ,
Intentus , quoties , arrectis auribus , adstat ,
Ora tenens , solitam , gratissima murmura , vocem
Grandævi an canis accipiat : sed quanta voluptas,
Proxima cùm villa apparet , cùm tota patescit ,
Et porta in sese est conversa , diùque silenti
Ferrati subito striderunt cardine postes ! .....
Voyez -vous naitre une source limpide ? .... etc.
Fortè salit rivus nitidis pellucidus undis ?
Tu ripam sequere , atque explora quis sit aquarum
Cursus , an immenso rapidos cum murmurefluctus
Volvat , an occultè claudo pede languidus erret.
Quand l'ouragan dans les airs déchaîné , eto....
Aera cùm Boreas insano turbine perflans ,
Objectæ cameras sylvæjaculatur apertas ,
Culmina si nemorum , etfolia inconcussa procellam
Irrident , ventique minas , vanosquefurores ;
Si , cùm nuda queri amissos natura videtur
Ornatus ,frondes et adhuc infronte virescunt ,
Tomanethicfundus , manet hæc te terra paranda.
Mais soit que l'eau sur les bords qu'elle arrose , etc.
Ast aqua , seu puris quas lambit limpida ripis
Currerejam didicit , seu segnis lentaquefluctus
Deducat stagno morituros , atque quiescat ;
Montibus aut altis irrorans imbribus agros ,
Et ruat , et cadat , et sonitu vicinafatiget ;
Hæc loca cuncta placent .
A. J. B. BOUVET , instituteur en l'Université impériale.
LE RÉVEIL D'HERMINIE ,
FRAGMENT D'UNE IMITATION INÉDITE
Les oiseaux éveillés au lever de l'aurore
Saluaient le matin d'une voix faible encore ;
Les plantes répandaient leurs suaves odeurs ;
Zéphyre , en se jouant sur l'onde et sur les fleurs,
Murmurait , et son souffle éveilla la guerrière .
NOVEMBRE 1811 . 387
Elle ouvre au jour naissant une humide paupière ;
Et dans son coeur ému retrouvant son amour ,
Hélas! elle gémit d'avoir revu le jour .
Mais bientôt par degrés la douce rêverie
Succède à la douleur dans son ame attendrie.
Près de là dans ces bois frais et mystérieux ,
Elle entend tout-à- coup des sons harmonieux ,
Et mêlée aux accens d'une voix matinale ,
Mollement soupirer la flûte pastorale.
Elle croit reconnaitre , en ce concert flatteur ,
Et la voix des bergers , et les chants du bonheur.
Elle se lève , approche , et voyant des chaumières ,
Contemple tristement ces retraites si chères .
Un vieillard vénérable , à l'ombre d'un palmier ,
En légère corbeille entrelaçait l'osier ;
Les trois enfans gardaient un troupeau sur la rive ,
Etcharmaient de leurs chants son oreille attentive.
Al'aspect d'une armure ils se troublent soudain ;
Mais l'amazone alors découvrant sous l'airain
L'azur de ses beaux yeux , l'or de sa chevelure ,
D'un air plein de douceur en ces mots les rassure :
•Mortels chéris des cieux , ô bergers innocens !
Je ne viens point troubler vos travaux ni vos chants ;
Mais autant qu'il me plaît votre bonheur m'étonne.
Mon père , dans ces bois que la guerre environne ,
Lorsque de la Syrie elle embrâse les tours ,
Comment seuls coulez -vous d'aussi paisibles jours ? »
•Monfils , dit le vieillard , aux champs on ne voit guère
Sur de faibles roseaux éclater le tonnerre ;
Il écrase plutôt les cèdres orgueilleux.
Nos biens , vils pour autrui , mais si doux à mes yeux ,
Des avides soldats n'excitent point l'envie .
Le ciel toujours protége une innocente vie :
Près de nous la discorde en vain gronde en fureur ;
D'une profonde paix nous goûtons la douceur.
F. DELCROIX.
Bb2
388 MERCURE DE FRANCE;
STANCES SUR LA PHILOSOPHIE.
PROTECTEUR éclairé des arts ,
Amant de la gloire solide ,
Qui fais briller à nos regards
Les moeurs d'une vertu rigide ;
Toi que la vérité conduit ,
Toi que la raison fortifie
Qui cultivas toujours le fruit
De la saine philosophie ;
D.... , tu bravas les fureurs
De cet impur philosophisme
Qui cacha ses pas destructeurs
Dans les ténèbres du sophisme.
Tes yeux l'ont vu dans nos remparts ,
Attaquant le pouvoir suprême ,
Aiguiser la pointe des dards
Qui devaient le percer lui-même.
C'est lui dont le bras furieux
Croyait, dans une infâme guerre ,
Renverser le trône des cieux
Comme un vain trône de la terre
Oui , sa voix a chez les humains
Soulevé d'horribles tempêtes;
Et fit , sous les plus viles inains ,
Tomber les plus superbes têtes .
Tel ce monstre affreux qu'entourait
Une sinueuse retraite ,
Malgré les Crétois , dévoraít
Le plus noble espoir de la Crète.
Il frappait un peuple tremblant ;
Mais la Crète tranquillisée ,
Vit le Minotaure sanglant
Tomber sous les coups de Thésée.
NOVEMBRE 1811 . 389
Philosophisme détesté ,
Cache ton front dans la poussière ;
Reptile , d'un souffle empesté
Ne viens plus souiller la lumière .
Mais que cette fille des cieux ,
Que l'auguste philosophie
Revienne exercer à nos yeux
L'emploi que le ciel lui confie !
Noble guide du genre humain ,
On la vit sans orgueil , sans voiles ,
Marcher l'olivier dans la main ,
Etle front couronné d'étoiles .
Elle admirait avec Platon
D'un Dieu la sublime industrie ,
Et fit sauver à Cicéron
Une criminelle patrie .
Oui , ce vertueux citoyen ,
Qui pensa , vécut en grand homme ,
De Rome intrépide soutien ,
Atrouvé des bourreaux dans Rome.
La philosophie affrontait
Les furears les plus inhumaines ,
Quand Longin sous le fer tombait ,
Quand Sénèque épuisait ses veines .
Regardant la mort sans frémir
Elle a su , dans Athène ingrate ,
Contre la ciguë affermir
J'ame tranquille de Socrate .
Cette déesse offre toujours
Des vertus douces , bienfaisantes ,
Et n'arme point contre nos jours
Cette hydre aux têtes renaissantes .
Elle n'a point par des fureurs
Légué de crimes à l'histoire ;
Et sur nos funestes erreurs
Elle ne fonde point sa gloire.
390 MERCURE DE FRANCE,
Elle sait que de justes droits
Ont consacré le diadême ;
Qu'il faut un sceptre pour les rois,
Des autels pour le roi suprême.
Sans proscrire la vérité ,
Elle est fidelle à la prudence ;
Et sa plus douce liberté
N'est qu'une sage indépendance.
Elle n'embrâse point nos coeurs
Du feu des discordes civiles;
Et laisse au monde ses erreurs
Quand ses erreurs lui sont utiles .
F. DE VERNEUIL.
IMITATIONS DE MARTIAL .
LIV . XII , EP . XL .
Tu veux sortir, je sors : turis , on me voit rire :
Tu chantes , j'applaudis aux charmes de ta voix :
Fais-tu de mauvais vers ? tout haut je les admire :
Veux-tu dormir? je dors : veux-tu boire ? je bois .
Lamusique te plaît? je t'apporte ma lyre :
Nous jouons , et je perds : tu ments , et je te crois ...
Montré-je pour tes goûts assez de complaisance ?
Cependant de ta part nul présent d'importance
N'est venu me payer de tant de soins flatteurs .
-Après toi , me dis-tu , je serai légataire
De tamaison de ville etde ta belle terr'e ;
Que voudrai-je de plus ? -Je ne veux rien , mais meurs.
AUG . DE LABOUÏSSE.
LIV . XII , EP. VII .
Si la minaudière Collète
N'avait vu qu'autant de printems
Qu'elle a de cheveux sur la tête ,
Collète n'aurait que trois ans.
Par le même.
NOVEMBRE 1811 . 391
L'AMOUR ET L'OCCASION.
CHANSON.
UNE déesse très -légère
Qu'on appelle l'Occasion ,
Naquit dans un bois solitaire
En même tems que Cupidon .
Errant au gré de l'inconstance ,
Elle songeait toujours à fuir ,
Et dans les jeux de leur enfance
L'Amour cherchait à la saisir.
Se dérobant à sa poursuite ,
Elle s'échappait chaque jour ;
Vénus la voyant fuir si vite
Donna des ailes à l'Amour ;
Et l'on voit que pour apanage
De sa mère il reçut ce don ,
Non pas pour devenir volage
Mais pour saisir l'Occasion.
Dans un bois propice au mystère ,
Au front il sut la prendre un jour.
L'Occasion entre en colère
Et crève les yeux à l'Amour.
Ayant ainsi perdu la vue ,
L'Amour , à sa confusion ,
Prenant une route inconnue ,
Manqua souvent l'Occasion.
Le tems appaisa leur querelle ;
Et de nouveau l'aveugle dieu ,
Cherchant à se rapprocher d'elle ,
Sut la rencontrer en tout lieu .
C'est à quoi l'on devait s'attendre ;
Plus d'obstacle à leur union :
Du moment qu'ils surent s'entendre
L'Amour trouva l'Occasion .
M. DA*** ( d'Aix ).
393
MERCURE DE FRANCE ,
ÉNIGME .
:
FILLE d'un petit roi , dans mes vastes Etats ,
J'entretiens à grands frais au moins vingtpotentats ;
La beauté , dit-on , passe et s'enfuit avec l'âge ,
Sur la mienne le tems n'exerce aucun ravage.
J'ai plus de trois mille ans ,cependant , tous les jours ,
La nature pour moi contrariant son cours ,
Embellit mes attraits. J'ai trois soeurs dans le monde ,
Quime cèdent le pas sur la terre et sur l'onde ,
Quoique de belle taille et plus grandes que moi ,
Je les force toujours à plier sous ma loi ;
•Pourtant il en est une , elle est notre cadette ,
Qui de s'en affranchir a le projet en tête ,
Mais rien ne peut changer la marche des destins :
Elle a beau recueillir des transfuges mutins ,
Un seul de mes enfans , celui que rien n'égale ,
Saura , quand je voudrai , soumettre ma rivale.
V. B. (d'Agen ).
LOGOGRIPHE .
Sans feu ni lieu , manquant de tout pour être heureux ,
J'ai mérité le nom de très- célèbre gueux ;
Pour moi les dignités ne furent que chimère
Atout le genre humain du haut de ma misère
J'insultais à loisir ; le plus grand des mortels ,
Le même à qui la Grèce érigeait des autels ,
Essuya mes refus ; à ce trait de ma vie ,
Tu m'as déjà connu , lecteur , je le parie ;
Ainsi sans t'épuiser en efforts superflus ,
En moi tu trouveras d'un Etat qui n'est plus
Le mentor et le chef; cette flamme divine
Qui brillent dans les vers de Corneille et Racine ,
Du Raphaël moderne anime le pinceau ,
De Phidias jadis illustra le ciseau ,
Et qui dans les combats , en ce siècle de gloire ,
Al'homme de la France assure la victoire;
NOVEMBRE 1811 . 393
Ceque fille galante accepte volontiers ;
Les tas qui du Simplon obstruaient les sentiers ;
Un vigneron fameux , et la peine gênante
Inconnue à Solon , que la constituante
Plaça dans certain code ; un personnage enfin
Qui fit dans Syracuse une bien triste fin.
Par lemême.
CHARADE .
Mon premier , cher lecteur , illustre personnage ,
De mon dernier parfois te prohibe l'usage ;
Mon tout est un tartuffe , un mauvais garnement ,
Qu'éloigne de chez lui tout citoyen prudent.
Par le même .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est l'E muet.
Celui du Logogriphe est Canon , où l'on trouve : ânon , non et on ,
Celui de la Charade est Police.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
,
CATALOGUE DES LIVRES RARES PRÉCIEUX ET BIEN CONDITIONNÉS
DU CABINET DE M*** , contenant une partie des
plus anciennes éditions du quinzième siècle ; une belle
suite d'auteurs classiques grecs et latins , la plupart
en grand papier ; une collection d'ouvrages d'histoire
naturelle , avec des planches coloriées ; un grand
nombre d'éditions de luxe ; des livres imprimés survélin
et quelques manuscrits richement décorés : le
tout accompagné d'éclaircissemens nécessaires par
T.-CH. BRUNET fils . Un vol . in-8 ° . Prix , 3 fr .
- A Paris , chez Brunet , libraire , rue Git-le-Coeur,
n° 4 ( 1) .
,
Parmi les nombreux catalogues de bibliothèques qui
ont été publiés depuis cinquante ans il en est très-peu
qui aient survécu aux circonstances pour lesquelles ils
avaient été faits , et ceux qu'on recherche encore n'ont
pas tous le même mérite , ni le même intérêt.
On placera toujours au premier rang les trois catalogues
de la bibliothèque La Vallière , les catalogues de
Falconnet , 1763 , 2 vol. in-8° ; de M. La Serna Santander
, 1803 , 5 vol. in-8° , et le catalogue de Gaignat ,
1769 , 2 vol . in-8° .
Ce dernier sur-tout est très-recherché. Publié par
M. Debure peu de tems après sa Bibliographie instructive
, il en est considéré comme le supplément nécessaire
, et en forme les tomes VIII et IX. L'auteur luimême
l'a intitulé : Supplément à la Bibliographie instructive
, ou Catalogue , etc.
Plusieurs raisons feront rechercher le catalogue que
nous annonçons. M. ****** avait rassemblé à grands frais
et les premières productions de l'imprimerie , ces mo-
(1) La vente de la bibliothèque commencera le 16 décembre.
MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811. 395
numens si importans de la typographie , et ses belles
productions nouvelles dans lesquelles les imprimeurs
français , italiens et anglais rivalisent de goût et d'élégance
. A côté des premiers essais de l'imprimerie , on y
trouve les belles éditions des Alde , des Junte , des
Etienne , etc. , les superbes livres sortis des presses de
Baskerville , d'Ibarra , des Didot , de Bodoni , de Bulmer
, une magnifique suite des plus beaux ouvrages
d'histoire naturelle , exécutés tant en France que chez
l'étranger depuis près de quatre-vingts ans .
Les bibliographes , les auteurs de dictionnaires historiques
ne peuvent pas toujours se procurer les livres
dont ils ont à parler. Ils sont obligés alors d'avoir recours
à des catalogues . Celui de M. Brunet sera pour eux une
nouvelle ressource. On n'ignore pas que le nom de l'auteur
fait autorité .
M. Brunet ne s'est pas contenté de mettre de l'ordre
et de l'exactitude dans son travail , il a inséré à la
suite de beaucoup d'articles des notes très- curieuses .
Nous citerous celle qu'il a mise à l'occasion des Contes
de La Fontaine , Amsterdam , 1685 , deux vol. in- 12 .
« Il y a , dit-il , trois éditions de ce livre sous la même
>> date et avec les mêmes figures , mais la première mé-
>> rite particulièrement d'être recherchée , parce qu'elle
>> contient les premières épreuves des gravures et qu'elle
>> est bien imprimée. La seconde est moins belle ; et
>> quant à la troisième , elle est fort mal exécutée sous
>>tous les rapports .
>>Les remarques suivantes pourront faire connaître
>> chacune de ces éditions .
>> TOME Ier . Dans l'édition originale la page 211 , pre-
>> mière de la dissertation sur la Joconde , n'a que II
>> lignes de texte ; elle en a 16 dans l'une et l'autre con-
>> trefaçons .
7. >>Dans la première contrefaçon , la table des contes ,
>>placée après la préface , porte à la dernière ligne de la.
>> première page , 211 au lieu de 221 , faute qui n'existe
>>> ni dans la bonne édition , ni dans la seconde contre-
>> façon. Même page , six lignes plus haut , on lit dans
396 MERCURE DE FRANCE ; -
» la première contrefaçon le Juge de Nêle , et dans les
> deux autres éditions le Juge de Mêle.
>> TOME II . La première page de la préface n'a que 17
>> lignes dans la première édition ainsi que dans la troi-
>> sième , et elle en a 19 dans la première contrefaçon :
> mais dans l'édition originale , cette page de 17 lignes
>> est cotée au bas , * 2 , tandis que dans la plus mauvaise
>> elle est cotée A 2. »
Par cette note l'auteur rectifie celle qu'il avait donnée
dans le Manuel de Librairie, M. Brunet n'a laissé échapper
aucune occasion de donner des corrections et additions
pour son Manuel de Librairie , dont le catalogue ,
sujet de notre article , peut être considéré comme le supplément,
A. J. Q. B.
ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE DES EMPEREURS QUI ONT RÉGNÉ EN
EUROPE DEPUIS JULES-CESAR JUSQU'A NAPOLEON- LEGRAND.
Troisième édition , continuée jusqu'à la naissance
du Roi de Rome . - In- 12 , avec un portrait.
-A Paris , chez Ferra aìné , libraire , rue des Grands,
Augustins , nº 11 .
CE court précis de la vie des Empereurs qui ont
régné en Europe , comprend l'histoire des Empereurs
romains , grecs , allemands , turcs et russes ; les souverains
de chacun de ces Empires y sont classés selon
l'ordre chronologique .
Nous croyons qu'il manque à ce volume : 1º une
table alphabétique des noms des souverains dont l'auteur
a abrégé Thistoire ; 2º une synonymie des noms
latins sous lesquels les Empereurs romains sont indiqués
dans leurs historiens originaux et d'autres abré
gés ; sans cette synonymie il pourra être souvent difficile
aux personnes qui ne sont pas familiarisées avec
es noms , de retrouver les dénominations latines dans
les travestissemens français reçus par l'usage . Cette table
serait encore plus nécessaire pour la liste des Empereurs
turcs . Nous croyons aussi qu'il y a de trop , dans ce
volume , les contes débités et mille fois répétés sur l'ori
NOVEMBRE 1811 . 397
gine merveilleuse de Rome , l'envoi d'Enée en Italie, etc.
comme s'il était impossible d'écrire quelques pages raisonnables
sur les peuples antiques de l'Italie , sur leur
civilisation avant la prépondérance des Romains , et sur
leurs arts , dont les nombreux monumens sont chaque
jour offerts à tous les yeux !
Malgré ces observations , l'Abrégé de l'Ilistoire des
Empereurs pourra être utile aux personnes qui voudront
connaître , à-peu-près , les principaux traits de la vię
de ces souverains et l'époque de leur existence dans
l'ordre des tems . J. Β . Β . ΒοQUEFORT.
EPITRE SUR QUELQUES GENRES DONT BOILEAU N'A POINT
FAIT MENTION DANS SON ART POÉTIQUE ; par P. J. B.
CHAUSSARD aîné , professeur académique dans l'Université
impériale , etc. Avec cette épigraphe :
Restat uthis ego me ipse regam solerque elementis .
HOR. Ep. I , I , v. 27 .
In-4°. (1811.)-A Paris , de l'imprimerie de P. Didot
Taîné.
L'ENTREPRISE de M. Chaussard , suffisammentannoncée
par son titre , n'a pas manqué d'exciter contre lui , comme
il devait s'y attendre , des préventions de plus d'un genre ,
et l'esprit de parti littéraire , et encore un autre esprit de
parti . Oser se placer à côté de Boileau ou à sa suite !
Oser suppléer ce qu'il n'a pas fait ! Oser se couvrir de
son nom pour trancher du légistaseur ! Quelle témérité !
quelle audace ! .... Le projet est hardi , sans doute ; mais
l'exécution seule décide s'il était , ou non , téméraire . Il
faut donc en revenir à examiner la chose en soi , parti
qu'il serait toujours plus sage de prendre en commençant
, de quelque ouvrage ou de quelque action qu'il
s'agit.
Quelle est ici la question ? Boileau , parfait et d'une
autorité irréfragable dans toutes les parties de l'art qu'il a
traitées , en a négligé quelques-unes qui ont aussi de
l'importance , et qui ayant fourni de bons modèles
doivent , par conséquent , avoir des lois . L'Epître , le
398 MERCURE DE FRANCE ,
Conte , la Fable , la Poésie légère , l'Inscription , le
Poëme didactique , l'Epopée badine , ne se trouvent
point dans l'Art poétique . Quel est le motif de ce silence?
on l'ignore , mais qu'importe ? ils n'y sont pas , voilà le
fait. Si un poëte qui a réfléchi sur son art , qui goûte et
apprécie les chefs-d'oeuvre que chacun de ces genres a
produits , croit que l'on peut essayer d'en tracer les
règles , et si nourri des leçons d'Horace et de Boileau ,
il tâche de resserrer , à leur exemple , dans la mesure
du vers les préceptes qu'il regarde comme les plus conformes
à ceux que ces deux législateurs ont donnés à
tous les autres genres de poésie , doit- on lui en faire un
crime ?
Le crime , ou du moins la faute , serait d'avoir établi
de mauvais principes ou de les avoir exprimés en méchans
vers . S'il a commis ce double délit , tout juge impartial
a droit de l'en blâmer ; si son ouvrage a le mérite contraire
, il faut se hater de le reconnaître et de lui accorder
le tribut de louange dû au degré de ce mérite .
Son début annonce par une comparaison ingénieuse
le but qu'il s'est proposé. Elle était difficile à rendre ;
quelques efforts de plus auraient peut-être fait disparaître
l'air de prétention et l'embarras qui règnent dans les
premiers vers.
Lorsqu'au sein de la plaine un grand fleuve s'avance ,
Superbe , et , sur ses pas épanchant l'abondance ,
Partage son cristal en fertiles canaux ,
Et livre à vingt cités le trésor de ses eaux ,
Il délaisse parfois une agréable rive ,
Qui se plaint de l'oubli de, l'onde fugitive ;
Des naïades alors si la plus humble soeur
Fait d'un ruisseau timide éclore la fraîcheur ,
La rive consolée et s'anime et l'embrasse :
Tant le bienfait modeste a de force et de grâce !
C'est ainsi que ma muse aux doctes nourrissons ,
En l'absence du maître , apporte des leçons .
Je cultive le coin qu'il a laissé stérile ;
Le zèle est mon talent; la gloire est d'être utile .
La prétention est dans cette épithète superbe , déta.
NOVEMBRE 1811 . 399
chée du premier vers et montrant dès le second une
forme de versification que ce Boileau , que l'auteur indique
par l'image d'un grand fleuve , n'a jamais employée.
L'embarras vient des deux et du second et du
quatrième vers , et de la phrase incidente du second ,
que l'on ne sait si l'on doit rapporter à ce qui précède
ou à ce qui suit. Il y a aussi de l'impropriété dans le
mot il délaisse du cinquième vers . On délaisse ou on
quitte ce qu'on a occupé ou possédé ; et le dé ajouté au
mot laisse , exprime ce mouvement. Cela voudrait donc
dire que le fleuve se détourne de son cours , et que des
rives et des campagnes qu'il parcourait auparavant , il les
abandonne , il les délaisse. Je crois que il néglige rendrait
mieux la pensée de M. Chaussard. Ce fleuve se
partage en vingt canaux qui répandent l'abondance ; il
oublie , il néglige une rive agréable qui se plaint , etc. et
cela exprime précisément ce qu'a fait Boileau dans son
Art poétique ; il a négligé quelque genres de poésie , et
l'auteur se propose de réparer cette négligence ou cet
oubli.
Après une invocation adressée à Boileau lui-même , il
commence par l'Epître .
Ce genre ingénieux est souple dans son style ,
Plait sans art , suit les pas d'un caprice fertile ;
Son tour facile et vif, heureux négligemment ,
Respire l'abandon , la grâce et l'enjouement.
Horace, Despréaux et Voltaire sont les meilleurs modèles
de ce genre aimable et varié. Les deux premiers sur-tout
gardèrent une mesure que le troisième passa quelquefois .
Suivons de ces auteurs les pas judicieux :
L'un et l'autre ils ont su , railleurs ingénieux ,
Blâmer , même en louant , rire , narrer , décrire ,
Et donner à l'Epitre unfaux air de Satire .
Que le trait délicat n'effleure qu'en passant ;
Le sarcasme est coupable , et le rire innocent.
Le poison de l'aigreur , que ne puis-je le taire ?'
Gâte quelques discours de Pope et de Voltaire ;
Cette tache se perd dans l'éclat radieux
Dont , sur le Pinde assis , brillent ces demi-dieux.
400 MERCURE DE FRANCE ,
Quelquefois l'Epître hausse le ton , et s'élève jusqu'a
celui de l'épopée. Boileau sur-tout en offre un exemple
célèbre qui est ici rappelé poétiquement.
Ondit qu'Homère , un jour , de sa couronne épique
Lui-même détachant une branche héroïque ,
La posa sur le front du chantre du Lutrin :
Achille revivait dans le vainqueur du Rhin.
A l'imitation de Boileau , M, Chaussard coupe ainsi
quelquefois et les préceptes et les exemples par de
courtes fictions . Il se sert du même tour pour amener le
Conte après l'Epître .
Une fée eut pitié de la faiblesse humaine.
Un jour elle appela ses plus aimables fils :
Obéissez , dit-elle , ô mes sylphes chéris !
Soit raison , soit folie , allez , je vous envoie
Semer sur l'univers les Contes et la joie.
De là les contes arabes , et les romans grecs d'Héliodore
et de Longus , et toutes ces fables nées dans l'aimable
Ionie.
C'est là que sur des fleurs languissamment couché
L'Amour même dicta la fable de Psyché.
En peignant les jeux de l'amour et de la volupté,
sachez éviter la licence . Pétrone et Boccace allèrent
trop loin , mais accusons- en leur siècle. Rabelais a été
plus loin encore , et paraît n'avoir point d'excuse ; il
en a une cependant , aurait pu observer l'auteur , il en
a une pour la folie dont il fallait bien que sa raison
trop forte et trop hardie empruntat le masque , mais il
n'en a aucune pour les saletés dégoûtantes dont il l'a
trop souvent barbouillé . Faudra-t-il proscrire de même
la reine de Navarre , La Fontaine , Voltaire ? non , sans
doute , et c'est d'après leurs charmans ouvrages que le
Poëte paraît tracer les préceptes convenables à ce genre
libre , mais cependant soumis , comme tous les genres
avoués par le goût , à des convenances et à des règles .
Ces préceptes ramènent à celui de nos poëtes qui les a le
mieux observées ou devinées , à La Fontaine , et La Fontaine
qui est chez nous le modèle du Conte est pour toutes.
NOVEMBRE 1811 . 401
les nations comme pour nous celui de la Fable. Cette
transition naturelle conduit à traiter de l'Apologue , de
son histoire, des poëtes qui s'y sont distingués , du caractère
neuf et vraiment créé que lui a donné La Fontaine.
Ce n'est pas
M. Chaussard veut , et
de de l'aime a grande raison de vouloir DE LA
SEINE
le prenne pour maître et pour guide ; il se représente u
même entraîné par ce charme irrésistible, et son style
dans ce morceau , en parait en quelque sorte pénétré. 5.
A ce guide attrayant abandonnons nos pas ;
Il conduit aux vertus par une pente douce.
Lapointe du reproche entre ses mains s'émousse;
La Fontaine est pour nous le véritable ami .
L'enfant , dans sa carrière encor mal affermi ,
Sur le bras du Bonhomme ingénûment s'appuie ;
cen
Le sage qui termine une innocente vie
Redit ces mots touchans : c'est le soir d'un beaujour.
: Heureux amans , il est votre maître en amour.
C'est lui qui du lettré charme la solitude ;
Au politiquemême il fournit une étude .
Ah! puisse de ses vers l'instructive douceur
Des esprits à jamais bannir la sombre erreur ,
La folle ambition , la stupide avarice ,
Etdes simples vertus leur faire un pur délice !
champs ! o doux loisirs ! 6 médiocrité !
Plaisir de ne rien faire ! aimable liberté !
Long dormir ! vrais trésors , volupté souveraine ,
Je vous goûte bien mieux , grâce au bon La Fontaine.
J'en demande pardon à l'auteur , et je ne sais si nos lec
teurs et lui prendront en bien ou en mal ce que je vais
dire , mais ces vers m'ont paru rendre si bien ce que
j'éprouve (au far niente et au long dormir près , qui sont
charmans , mais qui ne sont pas de mon régime ) , qu'en
les transcrivant , j'ai cru tout-à- coup les avoir faits . 1
La Poésie légère vient ensuite. Benserade et Voiture
y ont joui d'une réputation usurpée ; Lainez , Chapelle ,
Chaulieu en furent les premiers modèles . Ce genre fut
inventé par Momus lui-même ; etl'auteur le meten scène,
comme il a mis plus haut Homère et une fée ; peut-être
répète-t-il un peu trop ce moyen , et devient-il , au
Cc
402 MERCURE DE FRANCE ,
;
moins à cet égard , uniforme en cherchant la variété.
Voltaire et Gresset ont donné chacun une couleur qui
leur est propre à ce genre vraiment français , et dans lequel
le premier sur-tout excelle; ils montrent ce qu'il
faut faire , et Dorat ce qu'on doit fuir. Le naturel vaut
mieux que tant d'art ou plutôt d'artifice. L'auteur n'oublie
pas l'heureux quatrain du vieux Saint-Aulaire, jusque-
là , il a entièrement raison ; mais on regrette de le
voir finir cet éloge du naturel par un vers aussi entortillé
et aussi peu naturel que celui-ci :
La nature c'est l'art ; le bon sens est l'esprit .
Si quelqu'un entend ce vers , j'avouerai franchement
que ce n'est pas moi.
En parlant de l'Inscription , M. Chaussard veut que
les nôtres soient composées en notre langue ; et il n'est
pas le premier à donner ce conseil , qu'il a au reste répété
en très-bons vers ; nulle objection contre la théorie ; la
difficulté n'est que dans l'exécution. On parvient bien à
s'affranchir, comme il l'exige , du tour académique et de
tout ce qui sent l'emphase ; mais lorsqu'il veut que nous
soyons
, Naïvement profonds , simples , concis et vrais
concis sur-tout , n'oublie-t-il pas un peu les formes prolixes
dont notre phrase est presque inévitablement enchevêtrée?
Ala place des mots laissons briller les faits .
Oui, si par les mots vous entendez les mots vides , le verbiage;
mais si la plupart de nos mots marchent accompagnés
de particules , de prépositions , d'articles , d'auxiliaires
, si l'on n'en peut intervertir ni sous-entendre
presque aucun, comment remplir votre précepte ? pour
rendre les faits savez-vous un autre moyen que les mots ?
Un célèbre chanteur italien était devenu riche par l'exercice
de son art. Il fit bâtir une jolie maison , et y mit
pour inscription ces quatre mots latins : Amphion
Thebas , Ego domum : essayez de la rendre par quatre
mots français .
L'auteur a réservé pour la fin les deux genres les plus
NOVEMBRE 1811 . 403
importans , le Poëme didactique et l'Epopée badine ; il
les traite l'un et l'autre avec plus d'étendue , et suit à leur
égard la même méthode d'entremêler les règles avec les
exemples , et de présenter des modèles , en proposant des
lois. Un des principaux écueils de l'Epopée badine est la
licence : en prescrivant de la bannir il cite les heureux
exemples du Lutrin , de la Boucle de Cheveux , et du
Vert -Vert. Il ajoute encore ici une nouvelle fiction par
laquelle il termine toute la partie didactique de son
épître , ou plutôt de son essai , car pourquoi appeler
épître un petit poëme qui n'est adressé à personne , qui
aune exposition , une invocation , qui n'a en un mot
aucun des caractères de l'épître ? Finissons nous-mêmes
cet extrait en citant cette espèce de fable , terminée par
un arrêt qui easse un jugement bien célèbre dans le
monde, et regardé jusqu'à présent comme sans appel.
La Muse est une vierge , et sa prompte rougeur
Vous dit : ah ! respectez la divine Pudeur!
Ecoutez ce récit que m'a fait la Sagesse.
Du Berger de l'Ida l'impétueuse ivresse
Avait livré la pomme aux appas de Cypris ;
Junon tonnait; Pallas redemandait le prix ;
L'Amour en souriant , et les Grâces fidelles
Rassemblaient les atours de ces trois immortelles ,
QuandDiane au front pur , et reine de ces bois ,
Apparut l'arc en main , sur l'épaule un carquois .
Sa sauvage fierté brillait de mille charmes ;
Farouche , elle essayait la pointe de ses armes,
Quel spectacle ! elle a vu trois nobles déités ,
Sans pudeur , sans amour , révéler leurs beautés !
L'orgueil étala seul leur nudité rivale.
Diane , de ton sein l'écharpe virginale
Se soulève ; ton front et s'indigne et rougit.
Dans les airs aussitôt une voix retentit :
1
•Beauté devient plus belle alors qu'elle est modeste;
Rendez la pomme d'or à la Pudeur céleste . >>
Citer m'a paru la meilleure manière de faire connaître
cette production dont la hardiesse me paraîtrait justifiée,
quand bien même elle ne contiendrait pas d'autres bons
vers que ceux que j'en ai tirés ; mais quoiqu'ils ne soient
Cc 2
404 MERCURE DE FRANCE ;
pas pris au hasard, comme on le dit un peu trop souvent
, je puis assurer que j'aurais facilement trouvé au
moins autant de morceaux à ajouter aux premiers . Je
n'ai point dissimulé les défauts qui m'y ont frappé. J'en
pourrais relever quelques autres si j'entrais dans plus de
détails ; mais je les crois de nature à disparaître facilement
dans un second travail; il me semble que tous les
amis des vers doivent désirer comme moi que M. Chaussard
s'en donne la peine , et que cela seul autorise à lui
en présager le succès . GINGUENĖ.
-
L'AMOUR MATERNEL , poëme en quatre chants ; par
Mme B*****. Un vol . in- 18 , grand raisin . -Prix ,
1 fr. 50 c . , et 1 fr. 80 c. franc de port . - AParis ,
chez Michaud frères , imprimeurs-libraires , rue des
Bons-Enfans , nº 34. 1
AUTREFOIS , lorsqu'un auteur mettait au jour un ouvrage
, il était rare qu'il ne le fit pas précéder d'un bout
de préface ou d'avertissement , dans lequel il ne manquait
jamais de se jeter aux pieds de ses lecteurs , et de
réclamer toute leur indulgence. Les choses ont bien
changé depuis ce tems-là ! Les préfaces sont toujours à
lamode ; mais le ton en est fort différent. Ce sont quelquefois
de longues dissertations dans lesquelles un auteur
, enflé d'amour propre , vous entretient avec une
sorte de fierté de son talent et de sa personne : souvent
aussi ce sont de violentes diatribes dirigées contre tels
ou tels censeurs . Les femmes elles -mêmes , à qui la douceur
et la modestie conviennent si bien , ne craignent
pas , en de certaines occasions , de prendre de pareils
airs , et l'on oubliera difficilement la conduite que tient
assez fréquemment une dame fort connue , de beaucoup
d'esprit , mais qui ne saurait vivre un instant sans avoir
quelque chose à démêler avec ses critiques. Dernièrement
encore , à propos d'une compilation médiocre
et qu'on ne lui pardonnera jamais , ne l'a-t-on pas vue
chercher querelle à des littérateurs d'un mérite distingué
, aux avis desquels elle ferait très-bien de se mon-
,
NOVEMBRE 1811 . 405
trer docile , et dont elle devrait sur-tout respecter l'opinion
?
De semblables reproches s'adresseront- ils un jour à
Mme B***** ? C'est ce que je ne puis prévoir. Elle se
présente dans la carrière avec beaucoup de défiance et
de candeur ; elle prétend bien moins à des éloges qu'a
des encouragemens et à des conseils . Tant de modestie
est sans doute très-sincère , et je ne pense pas que je
doive craindre de m'exposer à son ressentiment , en
m'expliquant avec franchise sur le poëme qu'elle offre
au public. Je la prierai cependant de ne point s'effrayer.
Je ne viens pas avec l'intention de censurer
amèrement son ouvrage : je sais les égards que l'on doit
aux dames , et personne ne m'accusera , dans cette circonstance
, d'y avoir manqué .
Tout le monde connaît le poëme de M. Millevoye sur
l'amour maternel. Mme B***** nous assure qu'elle ne
le connaissait pas encore quand elle a commencé le sien :
peut-être ne dit- elle pas ici la vérité. Je crois , au contraire
, qu'elle le connaissait très-bien , qu'elle l'avait lu
et relu ; mais comme les productions de M. Millevoye ne
sont pas marquées du sceau de la perfection , elle a
pensé qu'elle pouvait , sans inconvénient , s'essayer sur
un sujet déjà traité par lui. Malheureusement pour Mme
B***** , elle est restée fort au-dessous de M. Millevoye ;
son petit poëme présente peu d'invention , peu d'intérêt
; mais des détails gracieux , des sentimens doux et
honnêtes qui pourraient quelquefois être exprimés d'une
manière moins faible et moins commune,
Après une courte invocation à la tendresse maternelle ,
Mme B***** entre en matière par la peinture des agitations
qu'éprouve une jeune épouse qui attend vainement
le bonheur d'être mère . Ce qui ajoute encore aux tourmens
de cette jeune épouse , c'est l'indifférence et la
froideur de son mari .
Autrefois , orgueilleux du bonheur de lui plaire ,
Près d'elle chaque peine était alors légère .
Sans cesse il la cherchait , maintenant il la fuit ....
Ah ! d'un stérile hymen voilà le triste fruit ! .....
406 MERCURE DE FRANCE;
Enelle il ne voit plus cette épouse féconde
Sur qui chaque projet et chaque espoir se fonde :
Isolé sur la terre , il doit vivre et mourir
En comptant tristement des jours sans avenir.
Il faut avouer que voilà un époux bien peu raisonnable
, et qui se hâte furieusement de perdre l'espérance
d'avoir des enfans . Un autre , à sa place , examinerait
que sa femme a tout au plus dix-sept ans , que ce qui
n'arrive pas à la première ni à la seconde année de mariage
, peut se présenter à la troisième , et il n'en serait
que plus vif et plus empressé auprès de l'objet que son
coeur a choisi ; mais non , l'époux de Phrosine s'attriste
et se décourage : Mme B***** va même jusqu'à lui reprocher
de dormir en paix à côté de sa femme. Le reproche
est sanglant , il faut en convenir. Est-il bien fondé ?
c'est ce que je n'accorderai pas à Mme B***** , puisqu'à la
fin Phrosine devient enceinte , et que quelques pages
plus loin , elle met au monde une fille qui reçoit en
naissant le nom de Zélis . Cet heureux évènement ramène
au milieu des deux époux la joie et les plaisirs , et termine
le premier chant du poëme.
Dans le second chant , l'auteur plaide en faveur de
l'hymen. Ce n'est point un joug dur et pesant , comme
sele figurent quelques libertins : c'est une chaîne aimable
et fortunée , dans laquelle les coeurs honnêtes et sensibles
peuvent goûter des douceurs infinies . Mme B*****
représente ensuite Phrosine occupée entièrement de
l'enfance de sa fille, et lui prodiguant tous les soins d'une
tendre mère .
Dans le troisième chant , Zélis a atteint sa quinzième
année. Instruite à toutes les vertus , on les lui voit pratiquer
sous les yeux de Phrosine .
Dans le réduit obscur où le pauvre honteux
Dérobe sa misère aux regards curieux ,
Et gémit sur le sort de sa triste famille ,
Phrosine quelquefois accompagne sa fille ;
Et long-tems attendu ce jour si désiré
Est au coeur de Zélis plus cher et plus sacré .
Avec timidité je la vois qui s'avance ,
Elle soupire à peine et garde le silence ,
NOVEMBRE 1811 . 407
Jette un triste regard sur ces murs dépouillés .
Et sur elle soudain baissant ses yeux mouillés ,
Contemple en rougissant sa parure légère ,
Etconfuse se presse à côté de sa mère ;
Cependant elle avance , et son oeil suppliant ,
Semble implorer un don , en offrant un présent.
Enfin Zélis fait sa première communion , et dans le
quatrième chant sa mère l'amène à Paris , avec le projet
de la marier . A son arrivée dans la grande capitale ,
Zélis tombe malade. Phrosine tremble pour les jours de
sa fille ; mais
Tant d'amour et de soins auront leur récompense ,
La crainte sans retour le cède à l'espérance ,
Le délire a cessé , la fièvre a disparu ,
Sur ce livide front les lis ont reparu ;
Zélis retrouve enfin la parole et la vie ,
Et déjà dans les bras de sa mère ravie
Lui paie en un instant un siècle de douleurs.
Phrosine la contemple et l'inonde de pleurs ;
Les cieux se sont ouverts , un bonheur sans mélange ,
Lui vient d'être apporté sur les ailes d'un ange.
Pour célébrer l'heureux rétablissement de sa fille , la
tendre Phrosine apprête une fête brillante. Le jour fixé
arrive. Zélis voudrait pouvoir éviter tous les yeux ; mais
comment parvenir à s'y soustraire ?
Une aimable et bruyante jeunesse ,
En ce lieu réunie , autour d'elle s'empresse ;
Tous les coeurs à l'envi lui demandent des fers..
Parmi les voeux secrets qui lui furent offerts ,
Phrosine a distingué de sa plus tendre amie
L'unique rejeton. •
Charles est le nom de cet aimable jeune homme. II
est prudent , sage , modeste ; il a su se garantir des
écueils que le monde présente à chaque pas ; il est de
plus possesseur d'un héritage immense : son mariage
avee Zélis est aussitôt arrêté. Le jeune couple est conduit
à l'autel ; il y prononce le serment de toujours
408
MERCURE DE FRANCE ,
:
s'aimer , et bientôt après toute la famille abandonne
Paris .
Onrevient sous le toit antique et révéré
Qu'une suite d'aïeux ont toujours illustré ;
C'est là que désormais , au sein de sa patrie ,
Entre un fils de son choix , une fille chérie ,
Et de leur tendre hymen les gages précieux ,
Phrosine va couler des jours délicieux .
Cependant, au milieu de toutes ces jouissances , l'impitoyable
mort vient fermer les yeux de Phrosine. Ce
triste tableau finit le quatrième chant . Et voilà ce que
Mme B ***** appelle un Poëme sur l'Amour maternel ! Me
sera-t-il permis de lui demander si elle n'est pas un peu
dans l'erreur ? Je l'inviterai néanmoins à ne pas se décourager
. Si l'ensemble de son poëme n'offre rien de bien
satisfaisant , je puis dire que ses vers ont du naturel et
de la facilité. On reconnaît en elle une femme d'esprit
et d'un sens droit : avec des qualités aussi précieuses ,
un peu plus d'expérience et d'habitude d'écrire , que ne
doit-on pas espérer !
P***
Conseils d'un sage littérateur à un jeune auteur , ou Lettre
de M. D. à M. R.
C'EST maintenant , Alphonse , que le monde s'ouvre
pour vous ; votre vie presqu'entière vous appartient encore .
Mon âge , et l'intérêt que je dois prendre au sort d'un
neveu , me portent à vous faire part de mes observations .
Il est vrai que la raison pourrait suppléer à l'expérience ;
mais ce n'est qu'en faisant un choix dans les conséquences
qui résultent des réflexions des autres , ce qui suppose
toujours qu'une expérience quelconque est indispensable ,
et que pour voir les choses telles qu'elles sont , il faut les
avoir observées long-tems . Voyez-les donc par mes yeux ,
si vous voulez les considérer sous un aspect qui vous soit
utile . Pour arriver au but, il faut marcher, dès les premiers
pas , dans des voies sûres. Le terme que nous nous proposons
s'éloigne assez sans que nos erreurs nous en détournent
, et le tems , ou le courage , nous manquent
plutôt que vous ne croyez peut-être.
1
NOVEMBRE 1811 : 409
Vous voulez écrire , ou bien , pour me servir d'une
expression neuve , vous voulez entrer dans la carrière des
lettres. Je n'ai rien à objecter contre une résolution déjà
prise ; mais voyons quels principes vous la feront suivre
d'une manière plus heureuse.
Une considération se présente d'abord , c'est la nécessité
de choisir entre l'une ou l'autre renommée . Votre nom
peut briller de votre vivant ou subsister dans l'avenir :
pesez bien ces divers avantages . Vous êtes jeune , de
grands mots pourront vous séduire ; mais distinguez du
moins ; il y a gloire et gloire , et une ame qui se croit magnanime
, peut n'être que dupe . N'écrire que des choses
utiles , propager les vraies lumières , contribuer à maintenir
l'ordre , à perfectionner la morale , enfin s'attacher à servir
les hommes ; ces vues seraient fort louables , mais les idées
qu'elles supposent appartiennent à d'autres tems , et il convient
, avant tout , de regarder où l'on est. En travaillant
seul , que peut-on produire? Après quelques années vous
seriez détrompé , vous regretteriez le tems perdu , vous
sentiriez que la vie est trop courte pour en consacrer une
partie à de telles chimères. Le talent soutenu par de certaines
précautions peut vous illustrer ; les intentions les
plus estimables ne vous donneraient pas trente lecteurs .
Il vous faut un nom : l'avoir est le point essentiel . Quand
vous aurez fait tout ce qui , dans la théorie , devraitle rendre
célèbre , s'il arrive qu'il ne le soit point , comment prouverez-
vous qu'il eût mérité de l'être ? C'est à la renommée
que vous devez vous attacher directement , mais en n'oubliant
pas qu'il est presqu'indispensable d'opter . Espérerezvous
concilier de prompts succès et l'estime de l'avenir ,
obtenir la vogue et conquérir l'immortalité ? Cette réunion,
difficile en tout tems , est réputée impossible à de certaines
époques . La postérité laisse dans la poussière des vieux
siècles tout ce qui ne lui montre point quelque trace d'un
art profond ; mais écrivez parmi nous avec cette profondeur
, et vous verrez quelle parfaite indifférence va remplacer
, dans le public, son engouement ordinaire pour
une historiette agréablement contée. Choisissez donc ou
de plaire à vingt peuples lorsque vous ne serez plus , lorsque
vous aurez péniblement consumé la vie dans l'incertitude
même de votre réputation future , ou de mourir pour toujours
au moment où vous quitterez la terre , mais après
avoir fait sensation ; mais après avoir entendu circuler au
410 MERCURE DE FRANCE ,
tour de vous ce bruit flatteur qui suit les pas d'un homme
connu de tous les libraires , et couronné par dix académies .
Si vous suivez ce dernier parti , ( or vous le préférerez
sans doute ; on aime à jouir , et l'on ne peut guères prendre
d'autre tems pour cela que celui où l'on est vivant , ) si
donc vous voulez réussir, portez en ce genre vos prétentions
très-haut , mais ne les annoncez pas indiscrètement . Employez
d'abord , et lorsqu'il serait encore facile de vous
écarter des rangs , autant de prudence et de réserve pour
ne point donner l'alarme , que vous montrerez ensuite
d'audace et que vous déploierez de mmooyyens quand vous
serez bien établi , quand il ne sera plus possible de vous
détruire.
Dans les premiers tems sur-tout il s'agit moins de travailler
bien que de vous conduire sagement , et les opinions
littéraires que vous professerez seront peut-être plus
importantes que vos ouvrages mêmes . Vous vous attacherez
à l'un des partis dominans ; si vous aimez l'autorité ,
vous serez complaisant et souple : ce n'est que par une conduite
modeste que l'on s'élève sûrement aux premiers degrés
. Docile aux vues des chefs d'une cabale littéraire ,
yous les forcez à louer vos principes , à vanter vos talens ,
et pourvu que le public entende prononcer votre nom tous
les jours , il importe assez peu d'où cela vienne , le mérite
d'un auteur connu devientà ses yeux un mérite reconnu ;
mais toute célébrité sera étouffée dès sa naissance , si elle
n'est point utile à l'une des deux factions principales dont
les perpétuelles hostilités font du champ littéraire une arêne
souvent curieuse et quelquefois trop sanglante . Redoutez
les conseils dangereux d'une vaine délicatesse; elle peut
donner des noms vils à des moyens dont la fin est pourtant
louable , mais quel fruit retirerez-vous de ces pernicieuses
leçons ? Si vous n'êtes point dévoué à l'un des deux
partis , au lieu d'avoir seulement l'autre contre vous , vous
les aurez infailliblement tous deux. Que leur opposerezvous
alors ? De l'impartialité ou du génie apparemment !
En effet , si vous aviez mille ans à vivre , cela ne serait pas
tout-à- fait absurde , etje ne conteste point que neuf ou dix
siècles de persévérance ne pussent avoir des résultats inconnus
dans notre courte durée .
Croyez-moi , si vous ne voulez vous perdre; croyez-moi ,
des principes trop sévères en ont perdu bien d'autres, L'esprit
de parti est vraiment naturel aux hommes : celui qui
e vous voit pas au milieu de ses amis se persuade néces
• NOVEMBRE 1811 . 41
* sairement que vous appartenez à ses ennemis, et la supposition
même que vous soyez étranger à toute brigue ne saurait
entrer dans sa pensée. Vous aliénerez donc de vous
quiconque est , à son propre avis , un littérateur du premier
ordre ; c'est , de compte fait , dans le tems où nous sommes ,
mille ennemis qui vous accableront de concert.
Soumettez-vous sans peine ; vous vous dédommagerez
unjour de cette feinte docilité . Vous verrez , ô consolante
perspective ! vous verrez ceux que vous aurez servi se ranger
d'eux-mêmes à votre suite , et s'empresser sur vos pas .
Pour qu'un tel moment ne tarde point trop , il sera bon que
sans s'écarter de la trace qu'on vous montre , votre démarche
ait quelque chose de particulier . Même au nom d'un
autre , soyez vous ; en un mot , ayez une couleur : il faut y
songer d'avance et préparer un point de ralliement ; mais le
choixdecette couleur est difficile , caril est des ménagemens
àgarder. Par exemple , n'affectéz point en littérature d'opinions
hétérodoxes sur des objets importans; véritable ou
fausse, la doctrine consacrée est à jamais respectable. Si
vous avez une autre pensée , taisez-la; du moins , ne la dites
qu'en secret. Moi-même , un jour , j'entendis la lecture
d'une ode qui me parut aussi belle que les meilleures odes
de Rousseau ; je l'avouai tout simplement à l'auteur , nous
étions seuls . Un tiers survient , et la discussion se prolonge
; je soutiens alors que depuis J. B. on n'a rien fait
de semblable à l'Ode à la Fortune. Ce n'est point fausseté ,
c'est prudence : irai -je m'exposer aux suites d'une dispute
littéraire surun point aussi sérieux , et me placer gratuitement
dans l'alternative ou de me compromettre , ou de
faire des efforts inouis pour amener le public à mon avis ?
Fallût-il perpétuer quelques préventions , quelques erreurs
même, il est indispensable de se faire la réputation d'un
homme dont l'esprit est solide etle goût épuré : ce goût sûr,
cef esprit juste , c'est le goût et l'esprit du tems où l'on vit ,
puisque l'on n'est approuvé que par les gens dont les idées
- et les penchans sont ou peuvent facilement devenir conformes
aux nôtres . Il en résulte que l'opinion du siècle doit
décider jusqu'à un certain point de vos principes religieux ;
- et vous remarquerez facilement que cette condescendance
ne va pas jusqu'à l'hypocrisie , que vous ne dites pas pour
vous ce que vous dites pour les autres ; que vos écrits
s'adressent au public , mais que votre façon d'agir est à
us.
Louez , louez souvent; cela fait un bon effet : vantez
412 MERCURE DE FRANCE ,
beaucoup , non pas les vivans qui deviendraient peut-être
de dangereux rivaux , si l'on travaillait à leur élévation sans
réserve et sans arrière-pensée , mais les anciens , toujours
les anciens , ce qui dans le fond ne coûte pas beaucoup à
P'orgueil ou à l'envie , et ne saurait ni vous nuire à vousmême
, ni mécontenter personne. L'on est alors approuvé
soit par la génération qui commençant à passer elle-même,
commence à aimer le passé , soit par ceux d'entre les
jeunes gens qui veulent faire paraître un goût réfléchi , et qui
partagent les opinions des hommes graves , en aspirant à
partager leurs places avant l'âge , soit enfin par plusieurs
littérateurs qui ayant échoué trop publiquement, ou même
dans le secret , se sont insensiblement convaincus que de
nos jours nul ne fait , ni ne fera rien de bon.
Il est des occasions qui nous forcent à parler de nousmêmes
; l'usage veut que ce soit avec une modestie craintive
, qu'une nuance de fierté peut néanmoins tempérer
avec le tems . Gardez-vous de croire qu'on puisse agir ici
naturellement , et exposer à tous les yeux ce qu'on sent,
ce qu'on éprouve ; au contraire rien ne demande plus d'art.
Il faut parler humblement de ses faibles talens , des bornes
de ses lumières , de la seule pureté de ses vues , rajeunir
néanmoins ces vieillès expressions , et sur-tout avoir soin ,
comme on l'a toujours eu , de faire concevoir de soi-même
une idée, imposante doucement insinuée par ce touchant
abandon . Je vous entends m'observer que l'on ne séduit
guère ainsi que les sots. Ah ! mon cher Alphonse , les sots
veulent absolument qu'on les séduise : quelle cruelle fantaisie
de les déranger dans leurs habitudes ! Et puis , s'ils
se fâchent , en savez-vous le nombre ?
Principe général : ne point se passionner pour la vérité.
On l'aime , soit : mais l'on s'aime aussi soi-même; nesaurait-
elle nous plaire sans nous rendre enthousiastes ? La
prudence est le premier conseil de la sagesse. Voyez les
anciens : Ulysse était-il franc ? Non ; Ulysse était sage . Il
estbon de connaître la vérité pour s'arranger en conséquence
; mais trop rigoureusement suivie , elle ne vous
menerait à rien. Je ne dis pas , assurément , qu'il convienne
de s'en écarter d'une manière visible : mais enfin ,
voyez-vous , la vérité exacte n'a pas de latitude , c'est une
ligne moyenne sur laquelle personne ne marche ; vous iriez
seul , c'est perdre ses pas ; vous ne rencontreriez point sur
une trace si étroite quelque passion à servir , et cependant
cela seul abrège la route: Entretenir la passion dans les
NOVEMBRE 1811 . 413
autres, et lui commander chez soi-même , c'est , en tout
genre , un excellent moyen pour gouverner les hommes ;
si vous calculez de sang-froid les ressorts qui peuvent les
agiter, leurs propres mouvemens vous conduiront à votre
but.
Avotre âge , on est trop porté à croire que ce qui devrait
être existe en effet . Désabusez-vous promptement de cette
erreur, que la parole doive servir habituellement à expliquer
ce qu'on croit être la vérité , en sorte qu'à l'exception
de quelques fourbes qui , dans les affaires d'intérêt , argumentent
contre leur persuasion intime , chacun userait
sincèrement de l'art de bien exprimer ses idées , afin de
rendre plus sensihle aux yeux des autres l'évidence qui
frappe les siens . Je ne conteste point que ce n'ait été l'usage
peut-être au tems de Saturne; mais , sous le règne de son
fils , Mercure a obtenu de l'influence sur nos moeurs : il veut
que l'éloquence ne soit qu'une manière de disserter en
faveur d'une cause de quelque nature qu'elle soit ; et , si
j'ai bien observé , l'on peut prétendre que sur vingt livres
estimés et sérieux , dix-neuf ne contiennent guère autre
chose que des exercices de l'art sur tel sujet donné . Historiens
, moralistes , prédicateurs quelquefois , et philosophes
trop souvent , tous , un vingtième excepté , s'exercent tellement
à nous abuser qu'ils s'abusent enfin eux-mêmes ;
tous arrangent les choses à leur guise. Docile aux préceptes
reçus dans son enfance , chacun continue à faire des amplifications
de collége , et se livre à la thèse qu'il soutient ,
comme un acteur se pénètre du rôle qu'il joue. Voulezvous
prétendre à l'honneur d'une réforme impossible ? voulez-
vous ébranler une ou deux colonnes de cet édifice toujours
ruineux et toujours réparé selon le vieux plan ? Vous
péririez sous les décombres qui serviraient de matériaux
pour en reconstruire les diverses parties dans un style aussi
défectueux.
Employez vos forces avec plus d'adresse , plus d'industrie
: ces mots n'ont rien qui doive scandaliser ; soyez
adroit non pas au détriment de vos confrères , mais pour
votre avantage personnel. C'est ainsi qu'au sujet des malheurs
publics , dont le souvenir est encore si récent , vous
parlerez avec animosité de ce qui a contribué à faire la
révolution , et même de ce qui n'y a pas contribué. M'objecteriez-
vous que c'est un soin superflu, puisqu'on n'a
pointà craindre de voir renaître ce tems-là? Vous n'auriez
pas saisima pensée. Il n'est point, ici question de l'intérêt
414 MERCURE DE FRANCE ,
public ; mais , pour le vôtre , je crois à propos que vous
paraissiez laisser échapper quelques marques d'un ressentiment
difficile à contenir ; rien ne sera plus propre à vous
faire croire du nombre de ceux qui essuyèrent alors des
pertes considérables . Il est vrai que ces hommes-là ne sont
pas les plus prompts à déclamer de la sorte; mais faites
attention que , sans chercher ici à prévenir en votre faveur
les gens qui réfléchissent , je vous parle au contraire des
jugemens de la multitude. Elle est trop méprisable , à votre
avis; ilfaut pourtant lui plaire, vous dis-je . Un triomphe
au théâtre en captiverait les suffrages ; c'est là que son
empire est visible, c'est là qu'un nom se fait en un jour.
Trois ou quatre mille applaudissemens réunis forment le
plus éclatant des éloges , et dès qu'un auteur a été l'objet
d'un tel bruit , son sort est presque assuré.
in-
Consultez néanmoins vos goûts , vos penchans , nonseulement
pour faire mieux , mais sur-tout pour travailler
avec moins de peine. Un labeur opiniâtre altère la santé ;
une santé flétrie a ses inconvéniens dans le monde , et
peut vous nuire dans des circonstances particulières . Nele
perdez jamais de vue , ce monde à qui l'on reproche tant
d'inconséquence ettant dejugemens précipités , mais qu'on
appelle pourtant le monde, parce qu'en effet ses décisions
règlent tout sur la terre . Saisissez quelque occasion favorable
, et parlez-y avec chaleur de ceux qui protègent les
lettres ; onccrrooiraque vous êtes protégé ; l'on se diratout
bas , peut-être deviendra- il puissant, et dès-lors vous apercevrez
je ne sais quoi de différent dans la manière dont on
vous lira. C'est le premier avantage que vous en retirerez ,
mais ce n'est point leseul , et les moyens que je vous
dique ont plus de fécondité : cet artifice , qui n'a rien de
coupable , peut faire naître dans l'esprit de quelque prince
l'idée de vous protéger en effet . Doutez-vous que mon stratagême
soit très-moral ? Raisonnons. De manière ou d'autre
, vous ne pouvez éviter de flatter les grands et de servir
les riches , ce qui , en vous attirant le blâme de peut-être
dix esprits moroses et sévères , vous procure les moyens
d'éblouir cent personnes aimables , dont les suffrages en
entraîneront douze cents . Eh bien ! de tout ce qui tient à
l'intrigue , la voie que je propose est la plus innocente ; saus
être qualifié d'intrigant, vous jouirez des avantages que les
intrigans se promettent , et il faut convenir que s'ils emploient
quelquefois des moyens odieux que je suis loin de
Fous conseiller, leur art,considéré sous un autre aspect , a
NOVEMBRE 1811 . 415
1
vraimentdubon; j'en entrevois les difficultés et les ennuis ,
mais enfin il fatigue moins la tête que le travail assidu sans
lequel on ne peut achever un grand ouvrage , et ses effets
sont plus stars que ceux du zèle .
Il est de nobles sentimens que l'on se voit forcé de réprimerquand
ils ont quelque chose de trop inflexible . Vous
voudriez être désintéressé , mais le serez-vous , si la raison
même ne le conseille pas ? Je crois vous avoir entendu
dire qu'il conviendrait de ne tirer aucun avantage pécuniaire
de ses écrits , à moins d'y être contraint par le malheur
, qu'alors même il y a plusieurs exceptions à faire ,
et qu'il n'est point de nécessité qui puisse tout justifier à
cet égard : toutefois quand vous y aurez mûrement réfléchi
, vous écrirez pour de l'argent ; oui , vous -même , et
voici comme vous argumenterez en deux mots . L'on a un
motifquand on agit, et l'on ne travaille que pour satisfaire
un désir quelconque , or ce que je désire , l'argent le
donne , puisqu'il donne tout : écrirais-je pour la gloire ?
mais c'est l'argent qui la donne .
Rienne vous réussira si vous ne pouvez pas faire à propos
de certains sacrifices , ou seulement laisser entrevoir que
vous sauriez donner , et si vous n'avez pas même un dîner
à proposer, une loge à partager. Cependant vous serez
accueilli jusqu'à un certain point , et plusieurs voies s'ouvriront
pour vous , parce que le désir d'obliger est universel
; mais bientôt des obstacles imprévus vous les fermeront
toutes , parce que les obstacles imprévus sont en
nombre arbitraire. Les facilités que l'argent procure conduisent
à la réputation , et celles que la réputation multiplie
accroissent les revenus : ces deux sources de prospérité
doivent couler simultanément.
Si vos débuts sont heureux , n'en perdez pas le fruit par
trop de confiance , et gardez-vous de négliger quelques avis
queje dois vous donner encore : je voudrais ne rien omettre
d'essentiel dans ce rapide exposé d'une théorie qui est trop
compliquée sans doute et trop étendue pour les bornes
d'une lettre .
Ces voix douces et trompeuses que les navigateurs entendaient
jadis dans le voisinage des écueils et des profonds
abîmes, n'étaient pas plus dangereuses , n'étaient pas plus
perfides que le murmure flatteur d'une célébrité naissante .
L'ame s'élève aussitôt et croit s'affermir en concevant de
brillantes espérances , elle s'agrandit pour cette destinée
peucommune , elle se persuade que la flamme du génie .
416 MERCURE DE FRANCE ;
peut luire dans des régions sublimes . Sublime est votre
mot , j'en suis sûr : eh bien ! mon cher , c'est précisément
ce qui peut vous réduire à faire une humble figure sur la
terre. Tout est perdu , si vous prétendez mériter qu'on
vous admire : rendez-vous agréable au contraire etvous
serez estimé , faiblement peut-être , mais unanimement.
,
Voulez-vous plaire ? fréquentez les salons. Si vous n'y
paraissiez point , votre nom mis à vos ouvrages , passerait
pour un nom supposé ; l'on chercherait à deviner parmi les
auteurs à la mode l'auteur du livre que vous publieriez . Je
yeux que l'on puisse enfin connaître votre vie retirée , l'inconvénient
ne sera pas moins grand , et rien ne paraîtra plus
suspect . Le moyen de croire en effet , qu'un auteur qui ne
dînerait que chez ses amis , qui ne chercherait aucune protectrice,
eett qui ne s'attacherait à aucun parti , pût agir de
la sorte , d'après ses principes et son caractère , et saus
avoir l'intention d'en être d'autant plus remarqué ! Vous
n'êtes pas avec , vous êtes donc contre nous , dira-t- on;
nous ne vous rencontrons pas dans l'antichambre des
hommes puissans , nous sommes donc justement convaincus
que vos opinions secrètes ne tendent qu'au renversement
de la société . Vous recueillerez d'ailleurs dans les
salons des applaudissemens d'un augure favorable , et vos
ouvrages connus avant de paraître , se seront d'avance assuré
des lecteurs . Cet avantage est inappréciable , et le
livre d'un homme du métier qui a fait de prudentes lectures
, doit l'emporter sur ceux d'un homme de génie qui
laisserait au libraire le soin d'annoncer les siens .
Voulez-vous plaire ? remplissez les vôtres , non pas de
ce qui engagerait vos lecteurs à réformer leur vie , mais de
tout ce qui peut la leur faire trouver bonne telle qu'elle est .
Ily auraitde la maladresse à leur parler de la rendre plus
heureuse ; ils cesseraient de vous lire : ainsi votre ouvrage
inutile , pour vous , le serait aussi pour eux. Peignezleur
tout en beau ; par-là vous ne leur ferez également
aucun bien , mais du moins vous vous en ferez à vousmême
; l'on vous lira , l'on vous approuvera. Délassemens
, plaisirs , ouvrages d'agrément , c'est l'affaire la plus
sérieuse de la société ; ce qui est vrai pour elle aujourd'hui ,
c'est ce qui est gai ; jamais on n'a mieux senti , je pense ,
que l'art de vivre est celui de s'amuser.
Voulez-vous plaire ? livrez-vous sur-tout à la poésie .
Maintenant la prose est pour ainsi dire déplacée ; il semble
toujours qu'elle prétende instruire, Le vers , plus agréable ,
:
NOVEMBRE 1811 . 43
ne veut qu'amuser , et l'on s'y livre sans crainte , sachant
que le poëte ne cherche que l'art ; mais la prose la plus
légère inspire toujours quelque défiance , elle pourrait toutà-
coup devenir raisonnable , et dès-lors préparer de nou
veau ces calamités dont les Montesquieu, les Mably , les
Condillac ont été les vérifables artisans . Si toutefois vous
écrivez en prose , si vous donnez même dans le genre sérieux
, car effectivement cela servirait à prévenir la monotonie
, et l'on ne saurait s'opposer tout- à-fait à la diversité
des penehans , si donc ce lot malheureux vous tombe en
partage , n'allez pas y mettre une
nature a pu vous faire profond , mais pour dissimater un
tel défaut , n'écrivez que sur les sciences précisément dites:
il est permis encore d'être un vrai savant , hatez-vous den
profiter, on ignore si cela durera; mais dans toutle reste ,
peu de raison, fort pen. Gardez le silence si vous ne savez
pas être frivole , et n'allez point suivre les traces de ces
graves insensés que , soit par obstination, soit seulement
par habitude , l'on regarda si long-tems comme des sages
Si vous les en croyez eux-mêmes , rien n'est plus noble
ou plus utile que le ministère qu'ils aspiraient à remplir ; si
vous consultez l'histoire , des faits nombreux paraissent
confirmer leurs prétentions : mais , au fond , qu'est-ce que
eela prouve ? Que l'histoire aussi peut nous tromper. Ce
que nos principes ne sauraient admettre n'est sûrement
pas arrivé. Plusieurs écrivains d'ailleurs ont étrangement
abusé de la philosophie dans des tems voisins de nous; à
plus forte raison tous doivent en avoir abusé dans les
siècles éloignés et moins bien connus : vous le voyez , on
ne saurait guères répondre à cela. C'est pourquoi je vous
conseille fort de ne pas imiter ces sortes de gens , et même
de ne pas les lire , afin de les mépriser plus facilement.
Attachez-vous à ce qui est positif; fuyez en tout l'idéal ; la
contemplation de l'idéal peut conduire dans le vague , et
même dans la région des chimères , donc l'idéal est essentiellement
mauvais . Toujours du positif, je le répète : les
fleurs ne seront belles désormais que dans un jardin botanique
, ou dans l'atelier d'un Van-Dael .
importance surannée La LA
SET
Voulez-vous plaire enfin , et plaire au grand nombre ?
flattez notre penchant naturel à nous occuper uniquement
de nos intérêts les plus directs , à n'étudier que nous
mêmes . C'est un instinct conforme aux lois générales ;
si j'étais fabuliste , si , dans mes vers , les lièvres savaient
peindre , il y aurait toujours dans leurs paysages un gîte
Dd
418 MERCURE DE FRANCE ,
sur le premier plan. Il faut tont rapporter à soi-même,
et pour un lièvre un tableau sans lièvres serait dénué de
tout intérêt. Si donc il vous arrive , je le suppose ,
de décrire l'heureuse matinée d'un beau jour , la douce
harmonie des terres que le soleil commence à éclairer ,
des eaux qu'il colore, et des forêts dont il semble épaissir
les ombres , les nuages brillans qui s'élèvent , le brouillard
léger qui roule dans la prairie , et cette fraîche émanation ,
cette odeurplus suave que tous les parfums qu'exhalent de
toutes parts les champs et les bois , ne manquez pas , pour
nous intéresser , d'introduire dans ces paisibles lieux un
homme d'esprit qui sache exprimer , en rimes savantes ,
les plus ingénieux caprices d'une ardeur amoureuse , et
que sur-tout il n'aille point , follement enthousiasmé des
splendeurs de la nature , oublier les moindres délicatesses
de la manière actuelle et le goût particulier des maisons
où il désire être admis .
(Article communiqué par M. de SEN**. )
VARIÉTÉS .
NOUVELLES LITTÉRAIRES . - La troisième Classe de l'Ins
titut de Hollande ayant appris par le Courrier Royal du
2 septembre 1809 , qu'un laboureur avait trouvé dans un
champ près de Monte-Rosi , une médaille qu'on jugeait
être la plus antique de toutes celles qui sont connues , et
qu'on rapportait anx tems de Servius Tullius , a fait faire
d'exactes recherches pour s'assurer de la rareté et de l'antiquité
de cette pièce. Elle s'est adressée à son correspondant
, le chevalier de Galdi , alors intendant à Naples , et
lui a demandé tous les éclaircissemens qu'il serait à même
de lui communiquer sur cet objet. M. de Galdi a envoyé à
cet effet , à la troisième Classe , un dessin très-fidèle et de
la grandeur de la médaille , d'après lequel on a pu juger
de sa forme véritable . La Classe a été bientôt convaincue
que cette pièce était loin d'être aussi inconnue et aussi rarę
qu'on l'avait prétendu. C'est simplement un as romain ,
exactement conforme à celui du Cabinet de la bibliothèque
de Sainte-Geneviève , qui a été décrit par le Père Claude
de Molinet , et dont Montfaucon a reproduit le dessin
dans son Antiquité expliquée , tome III, première partie,
page 155.
NOVEMBRE 1811. 419
"
-La Société de Teyler , à Harlem , a proposé , pour
Fannée 1811 , les sujets de prix suivans : « Par quelle cause
doit- on expliquer la longue durée de l'Empire chinois qui,
> d'après les calculs également judicieux et modérés de
> M. de Guignes , offre un phénomène unique dans l'histoire
du monde ? Le prix est une médaille de la valeur
de 400 florins hollandais. Les mémoires doivent être envoyés
avant le 1er avril 1812. La question proposée en 1809
est de nouveau remise au concours. Le terme pour l'envoi
des mémoires est fixé au 12 avril 1812. La Société demande
pour cette année : que l'on détermine par des observa-
> tions nouvelles et par la comparaison de celles qui ont
» déjà été faites , ce qu'il y a d'incontestable dans tout ce
» qu'on a avancé sur l'organisation des plantes , et spécia-
>>lement surla structure et les fonctions de leurs vaisseaux;
» qu'on indique avec précision ce qu'il y a encore de dou-
> teux, et les procédés qu'on pourrait employer pour acqué-
> rir plus de lumières sur ces divers objets . On devra
consulter les anciens ouvrages de Grew , de Malpighi , de
Duhamel, etc., les écrits plus récens d'Hedwig , de Mirbel,
de Sprengel , et d'autres , ainsi que les mémoires déjà couronnés
par la Société , de MM. Rudolphi , Link et Tréviranus
. La Société désire qu'on accompagne de dessins les
mémoires qu'on lui adressera . Ces mémoires peuvent être
rédigés en hollandais , en latin , en français , en allemand ,
ou en anglais. Ils doivent être adressés à la Société avant
le 1 avril 1812. Les prix seront décernés avant le 1" novembre.
SOCIÉTÉS SAVANTES .
-
er
SOCIÉTÉ PHILOTECHNIQUE DE PARIS . Cette Société paraît redoubler
de zèle pour l'intérêt des arts et de la littérature , sa séance
publique du 17 novembre dernier en est une nouvelle preuve. Elle
avait à décerner deux prix , l'un d'éloquence dont le sujet était l'Eloge
du Poussin. M. Joseph Lavallée , l'un des secrétaires perpétuels ,
dans son rapport sur le concours , a fait voir que si le sujet présentait
des difficultés par la réunión des connaissances qu'il exige , elles n'étaient
cependant pas insurmontables , et lui-même , dans un exposé
rapide des talens et de la philosophie du Poussin , a donné en quelque
sorte aux concurrens l'exemple avec le précepte sur la manière de
haiter le sujet.
M. de la Chabeaussière , dans le rapport sur le concours de poésie,
Dd 2
420 MERCURE DE FRANCE ,
adû consoler les concurrens vaincus par la manière dont il a cité et
fait valoir quelques beautés des différens ouvrages. Son but était sans
doute de consoler à-la-fois et d'encourager les athlètes qui n'avaient
point atteint cette fois la palme' du triomphe. Il a annoncé que le prix
avait été décerné à M. Auguste Fabre le jeune , frère de M. Victorin-
Fabre , déjà si connu par des palmes académiques ; et l'accessit à
M. André de Murville , littérateur et poëte , également connu par des
succès littéraires en plusieurs genres .
Quelques personnes ont paru préférer les fragmens de l'accessit à
lapièce couronnée; c'est sans doute faute d'avoir réfléchi qu'il faudrait
lire les deux ouvrages entiers pour les comparer avec justice ,
et qu'un fragment a toujours de l'avantage sur une pièce entière.
MM. Pigault-le-Brun et Bouilli ont été entendus avec beaucoup de
plaisir , l'un dans un conte philosophique en prose , intitulé : Tout
n'est pas mal , dont le style fin et spirituel a fait rire; et l'autre dans
une anecdote intitulée : la Robefeuille-morte de Mme Cottin , extraite
d'un ouvrage nouveau qui va paraître et qui est intitulé : Conseils à
mafille , pour faire suite à ses contes ; le succès que cette lecture a
obtenue est le présage de celui qu'obtiendra sans doute le livre entier.
On y reconnaît la touche morale , spirituelle et sensible de l'auteur
des contes .
M. de la Chabeaussière a lu trois de ses apologues en vers , librement
imités de Saadi : on s'accorde à les trouver d'un style agréable
etd'unbon choix .
M. Raboteau a lu un conte en vers intitulé : La Comète et le Moniteur,
qui par sa gaîté et l'agrément du style a terminé avec grâce
cette séance intéressante .
Mlle Paulin et M. Nourrit , par leur chant , M. Lebon avec son
beau talent sur le violon, ont paru compléter la satisfaction du public.
Voici le programme des prix pour 1812.
PRIX D'ELOQUENCE. - Le sujet de ce prix est l'Eloge de Nicolas
Poussin.
La Société désire que cet Eloge soit environ d'une heure de lecture.
PRIX DE POÉSIE .- Ce prix sera adjugé à une pièce de vers dont
le sujet est le Triomphe de Molière , ou la Représentation de Tartuffe.
Le genre du poëme est laissé au choix des auteurs .
Tout ouvrage destiné au concours doit avoir cent vers au moins ,
et trois cents au plus .
Conditions du Concours .
Toute personne , à l'exception des membres résidans de la Société,
est admise à concourir.
NOVEMBRE 1811 . 421
Aucun ouvrage envoyé au concours ne doit porter le nom de l'auteur
, mais seulement une sentence on devise. On pourra y attacher
unbillet séparé et cacheté , qui renfermera , outre la sentence ou
devise , le nom et l'adresse de l'auteur. Ce billet ne sera ouvert que
dans le cas où la pièce aura mérité le prix.
Les ouvrages destinés au concours seront adressés au secrétaire de
la Société Philotechnique , Musée des Monumens Français , rue des
Petits-Augustins . Le commis au Secrétariat en donnera des récépissés.
Les concurrens sont prévenus que la Société ne rendra aucune des
pièces qui auront été envoyées au concours . Il est superflu sans doute
d'avertir qu'elle ne peut admettre que des ouvrages écrits dans la
langue nationale.
Leterme prescrit pour l'envoi des pièces destinées au concours est
fixé au premier août 1812 : ce terme est de rigueur.
Les prix d'Eloquence et de Poésie seront , pour chacun , une médaille
d'or de 300 francs . Ils seront décernés dans la séance publique
du mois de novembre 1812 .
La commission administrative de la Société délivrera la médaille
au porteur du récépissé ; et , dans le cas où il n'y aurait point de récépissé
, la médaille ne sera remise qu'à l'auteur même , ou au porteur
de sa procuration .
-
SPECTACLES . Théâtre de l'Opcra- Comique. — L'Enfant
prodigue , opéra en trois actes .
Un homine de mérite trouve-t-il un sujet heureux , s'il
le traite avec quelque succès , bientôt se présente une foule
d'imitateurs , chacun s'empare du fonds , et modifiant les
détails à sa guise , reproduit le même ouvrage sous une
forme différente . De tems immémorial cet usage est établi
dans la république des lettres. Loin de le blâmer , ily faut
applaudir , dans ce siècle de misère , lorsque l'esprit d'imitation
s'attache , comme ici , à un bon modèle , et montre
assez d'art , de talent et de goût pour ne point le défigurer.
• Le nouvel opéra est entiérement pris dans le poëme de
M. Campenon. Il n'y a de différence que celle exigée par
le genre ; du reste , mêmes incidens , mêmes personnages
. L'Enfant prodigue a quitté depuis long-tems la tento
paternelle pour le séjour de la superbe Memphis . Chaque
jour son absence est un nouveau sujet de larmes pour la
tendre Nephtale sa mère , pour la sensible Jephtèle , jeune
fille élevée parmi les pasteurs de la terre de Gessen , et
า
422 MERCURE DE FRANCE ;
dont le volage Azael a su toucher le coeur. Ruben , som
vieux père , son frère Pharan , toute la tribu , enfin , dé
ploreut ses erreurs , gémissent de son éloignement et font
des voeux pour son retour. Telle est la situation des divers
personnages dans l'avant-scène .
Au premier acte , l'impétueux Pharan déclare son
amour à Jephtèle et n'en éprouve que des refus . Ainsi
commence à se former le noeud de la pièce ; ainsi se préparent
les scènes les plus intéressantes de la fin . Peut-être
l'auteur de l'opéra a-t-il , dans ce même acte , suivi trop
exactement le poëte épique. Un messager envoyé àMemphis
pour connaître quelle est la destinée d'Azael , revientet
apprend à toute la tribu que cet infortuné jeune homme
est errant , proscrit , pour avoir causé la mort d'une jeune
Moabite , en l'abandonnant après l'avoir déshonorée . On
avait déjà reproché , avec quelque raison , cet épisode à
M. Campenon; mais les peintures gracieuses ou touchantes
qu'il lui avait fournis atténuaient beaucoup ce reproche.
Les mêmes excuses n'existent point pour llee poëte dramatique
. D'ailleurs , au théâtre , les événemens se pressent
et le pardon suit de trop près la nouvelle du crime.
L'intérêt augmente au second acte . Nephtale était allée
dans le désert sur les traces de son fils ; un orage survient;
elle est près de périr , lorsque Jeptèle vole au secours de
cette mère infortunée , et la ramène à la tente des pasteurs
. Pour récompenser tant de zèle, Ruben adopte Jephtèle
et lui donne la main de Pharan. On sent combien le
projet de cet hyménée , en comblant les voeux de Pharan ,
doit jeter de trouble dans le coeur de la sensible Jephtèle.
C'estdans ce moment qu'Azael , errant dans le désert , arrive
, sans se faire reconnaître , dans les lieux où il a pris
naissance . Rongé de remords , il cherche à se dérober à
tous les regards . Cependant Jephtèle l'a reconnu et lui fait
espérer le pardon d'un père .
L'Enfant prodigue , au troisième acte , obtient de Jephtèle
une entrevue. Il venait pour lui dire un éternel adieu ,
mais l'amour a repris son empire ; Jephtèle a tout oublié ,
elle va lui déclarer le nouveau malheur qui les menace ,
lorsque Pharan les surprend ensemble . Furieux , il est près
de frapper celui qu'il croit son rival; bientôt il reconnaît
son frère et se précipite dans ses bras . Cette scène est une
des plus attachantes de tout l'opéra. Il ne tarde pas néanmoins
à découvrir leurs véritables sentimens . Dans sa
jalousie ,il accable son frère des reproches les plus cruels a
NOVEMBRE 1811 . 423
mais le crì de la nature se fait entendre , il rend à Azael
toute son amitié , et obtient pour lui le pardon de Ruben.
Dans toutes ces dernières scènes où la gradation d'intérêt
et de pathétique est très-bien observée , l'auteur a mis
beaucoup d'art et de talent dans le développement des
passions qui agitent le coeur de ces différens personnages.
En général , la pièce , qui est écrite en vers , est d'un style
facile , élégant , et qui ne manque point de chaleur dans le
dernier acte .
Lamusiquede cet opéra qui , comme on voit , n'a rien
de comique , est d'un genre simple et religieux ; on désirerait
qu'elle cût une couleur plus prononcée. Cependant
on a retenu plusieurs morceaux qui ont faitgrand plaisir:
telle est la romance que chante Mile Regnaultdans le premier
acte , l'air d'Elleviou : Dieu d'Israël, calme mon désespoir.
La finale du premier acte a été aussi vivement
applaudie. Cette musique est de M. Gaveau , qu'une maladie
douloureuse a empêché de jouir de ce succès.
La pièce est généralement bien montée. Elleviou a joué
avec beaucoup de naturel et de sensibilité le rôle de l'Enfant
prodigue ; Gavaudan a mis beaucoup de chaleur dans
celui de Pharan. Il y est costumé avec un goût exquis , et
rappelle ces belles figures que Le Poussin plaçait dans les
sujetshébreux.
Nous ne chercherons point à découvrir le motif qui a pu
engager l'auteur des paroles à garder l'anonyme après les
applaudissemens qu'il a obtenus . Cela nous rappelle que
Voltaire en fit autant quand il donna son Enfant prodigue ;
mais il avait traité ce sujet d'une manière un peu grotesque,
et d'ailleurs il regardait cette pièce comme peu digne de
sa plume. Κ.
1
1
POLITIQUE.
L'ARMÉE russe , depuis les derniers événemens , a tou
jours son quartier-général à Giurgewo . Voici les notes
officielles publiées vers la fin d'octobre à Bucharest .
«Le 2 ( 14) octobre , le lieutenant-général Markow passa
le Danube avec un corps de 7 à 8000 hommes , à seize
werstes au- dessus de Slobodse . Il se mit aussitôt en marche
pour se porter sur le camp turc établi près de Rudschuck
; il y parvint sans être aperçu , et si promptement,
que les Turcs ne purent lui opposer qu'une faible résistance.
Un corps de cavalerie qu'on envoya contre lui fut
culbuté , et le camp fut bientôt la proie des vainqueurs.
Les Turcs qui se trouvent sur l'île de Slobodse ne furent
instruïts du résultat de l'expédition que par le feu des bat
teries établies sur la rive droite , que les Russes tournèrent
contre eux. Tout ce qui put se sauver du camp se jeta dans
Rudschuck .
79 Le grand-visir se trouvait en personne dans les retranchemens
sur la rive gauche du Danube. Il proposa une
suspension d'armes ; le commandant de l'armée russe ne
l'ayant point acceptée , il profita de l'obscurité de la nuit
pour se rendre à Rudschuck, dans une barque que Bosniak-
Aga lui avait envoyée .
Pendant qu'on s'emparait du camp du grand-visir ,
le général en chef russe faisait une fausse attaque sur le
campde Vely-Pacha , établi à droite de Rudschuck , sur le
chemin de Turtukay , dont les troupes se retirèrent également
dans Rudschuck . Le commandant russe mit alors
tous ses soins à occuper tous les points par lesquels les Tures
qui se trouvent sur l'île de Slobodse pouvaient communiquer
avec la rive droite . Il fit avancer des bâtimens armés ,
et s'empara d'une petite île sur laquelle les Turcs avaient
établi une batterie de deux pièces de canon , et d'où l'on
peut battre la grande île .
>>Le fils de Czapan-Oglou et quelques autres pachas
commandent le corps renfermé sur la grande île .
» Dans le même tems que ces événemens avaient lieu
près de Rudschuck , d'autres corps russes passaient égale,
MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811. 425
ment le Danube. Un de ces corps s'empara de Turtukay ;
unautre se porta sur Silistrie , qu'il prit d'assaut. Le général
Sass força Ismail bey de Sérès à évacuer aussi la rive
gauche du Danube dans la petite Valachie , et le suivit
avec son corps sur la rive droite . »
Les mêmes détails ont été confirmés par des notes publiées
à Pétersbourg ; on n'a point de détails sur l'assaut et
la prise de Silistrie. Les journaux allemands varient sur le
nom de l'officier-général qui commandait cette attaque.
On ignore si ces événemens ont eu pour résultat une reprise
de négociations , ainsi que le bruit en a été répandu ,
ou si les Russes se mettront en mesure de donner suite à
leurs succès .
Voici quel était l'état des choses au 21 octobre : les
deux tiers de l'armée russe se trouvaient déjà sur la rive
droite du Danube , et se concentraient en avant de Rudschuck
, de manière que cette place est entièrement bloquée.
L'autre tiers de l'armée russe est demeurée en face
de cette position sur la rive gauche. Il ne s'est rien passé
sur les bords de la Drina. Les derniers événemens ont
rendu beaucoup d'espérances aux Serviens .
La diète de Presbourg continue de se réunir : elle est à
ca 32ª séance. Rien de positif n'est connu sur les propositions
qui lui sont faites , sur ses délibérations , sur la
nature de l'opposition qui paraît s'y être manifestée : les
papiers prussiens analysent ainsi les propositions qu'ils
croient avoir été faites à la diète : 1" la Hongrie se charge
de la garantie de 100 millions; 2º pour servir à l'échange
annuel des billets d'amortissement en numéraire , toute la
monarchie paiera 2 millions par an , et la Hongrie , pour sa
quote-part , 942,680 florins 53 kreutzers ; 3º pour la mise
hors de circulation des billets d'amortissement , toute la
monarchie paiera 4 millions de florins , et la Hongrie ,
1,885,371 florins 46 kreutzers ; 4º pour couvrir les dépenses
courantes de la monarchie , la Hongrie paiera en sus des
contributions ordinaires la somme de 12 millions , qui sefont
levés par la voie des impôts indirects .
Les journaux bavarois ont à cet égard publié une lettre
impériale qui aurait été envoyée par M. de Wallis au
gouverneur d'Autriche , relativement aux affaires de Hongrie
; ony lisait ces mots :
"Rienne sera capable de me détourner des plans que
j'ai arrêtés pour le bien de mes Etats; je ne souffrirai ni en
Hongrie , ni dans les autres pays soumis àma domination,
426 MERCURE DE FRANCE ,
aucune opposition , aucune limitation de mes droits , ou
toute autre résistance ; ainsi , je ne permettrai en aucun cas
que les Etats de Hongrie fassent échouer mes projets bienfaisans
, et les mesures générales que j'ai prises pour le
bien de mes autres sujets.n
Nous n'avons point à relater de pièces officielles de
l'armée d'Espagne Les journaux espagnols contiennent
toutefois sur Cadix et sur Valence des notes qui peuvent
être lues avec intérêt .
A Cadix , y est-il dit , on a perdu tout espoir de voir
lever le siége de cette place , les Français ayant non loin
d'elle des forces considérables sous les ordres des généraux
Soult et Godinot. Les ouvrages élevés par eux sont d'une
force incroyable , sur-tout ceux construits près de Chiclara
et de Sainte-Marie. Les fortifications de ces villes ont été
récemment réparées par les Français , qui sont toujours
dans le voisinage de Tarifa et de Saint-Roch .
AValence , la nouvelle de la défaite de Blake et de la
prise de Sagonte a porté au dernier degré la perplexité et
Ja confusion. Le général Harispe a notifié au gouverneur
de Valence la défaite de l'armée qui devait l'appuyer. Voici
les termes de cette lettre :
« M. le gouverneur , vous devez avoir connaissance du
résultat de la journée d'hier . Huit mille prisonniers , beaucoup
de généraux , et la plus grande partie de l'artillerie
de l'armée commandée par M. Blacke , sont en notre pouvoir.
Je suis chargé par S. Exc. le maréchal comte Suchet
de vous proposer d'éviter à la ville de Valence les
maux et toutes les horreurs qu'entraînerait inévitablement
sur elle une résistance inutile , et dont toutes les villes
prises d'assaut parnos troupes vous présentent un exemple
épouvantable. Je suis autorisé à vous offrir les conditions
les plus honorables et les plus avantageuses poouurr assurer
la sécurité et la tranquillité des habitans de Valence . Dès
l'instant que cette ville se sera rendue aux armes de S. M.
l'Empereur et Roi , le passé sera oublié , et il n'existera
plus de ressentiment chez les Français contre les Valenciens.
Nous nous efforcerons par nos bons procédés et par
la protection spéciale que leur promet S. Exc. le maréchal ,
de leur faire oublier les malheurs de la gguueerrrree etde l'anarchie
horrible dont ils sont accablés depuis tant de tems . »
On ignore encore , dit la Gazette de Madrid , qui publie
cette lettre , si les défenseurs de Valence, rendus plus prudens
par l'exemple du passé et plus justes appréciateurs des
NOVEMBRE 1811 . 427
procédés des généraux français après la victoire , préféreront
une capitulation honorable aux désastres inséparables
d'une prise de vive force.
Les nouvelles de la Baltique ne parlent que des pertes
éprouvées par la flotte marchande anglaise à son passage
par le Beldt pour retourner en Angleterre; celles des îles
Jersey et de Guernesey ne parlent que de l'audace des
corsaires français , et des succès attachés à leur témérité.
Nous avons , dit une lettre de cette île , sept à huit vaisseaux
de guerre qui mouillent pendant l'été à Jersey , et
vont hiverner à Guernesey ; mais rien de plus pacifique que
cette escadre. Siles Français venaient attaquer les îles dont
la défense lui est confiée , ils la trouveraient sans doute à
son poste , c'est-à-dire se tenant bravement dans l'intérieur
du port , où elle peut mouiller assez en sûreté sous la protection
des canons du château Cornet . Les corsaires français
sont si bien instruits de cet état de choses , qu'ils
viennent tous les jours prendre à la vue de nos frégates de
riches bâtimens marchands qu'ils emmènent fort à leur aise
à Cherbourg . La valeur des objets trouvés à bord du Chesterfield
rendra probablement à l'avenir les Français moins
dédaigneux à l'égard de nos paquebots , qu'ils pourront
capturer toutes les fois qu'ils le jugeront à propos . De plus ,
et lorsque le gouvernement français voudra se procurerdes
nouvelles de ces îles , il n'aura qu'à ordonner à ses corsaires
d'être un peu moins complaisans , et nos malles seront à
sadisposition. Je n'accuse personne ; mais le fait est que
les corsaires français balaient absolument la mer autour de
Jersey et de Guernesey , que toute embarcation d'une force
au-dessus de celle d'un bateau à rames peut enlever les
paquebots , et que nous avons sur cette station une escadre
considérable en vue de laquelle tout se passe. "
Les feuilles de la Jamaïque annoncent de nouveaux
succès du Marengo , du duc de Danzick ; leurs prises se
succèdent avec rapidité. Les feuilles des Caraccas présentent
le général Miranda poursuivant ses succès , et
profitant de la prise de Valence pour s'avancer dans le
pays , qui paraît lui offrir désormais une conquête facile.
Les dernières lettres de Buenos-Ayres donneraient à penser
que les différens entre cette place et Monte-Video , ne
seraient pas si promptement terminés que l'aurait fait présumer
l'accord préliminaire conclu sur les bords de la
Plata , entre le vice-roi Ellio et les commissaires de l'in
surrection.
428 MERCURE DE FRANCE ,
L'Empereur a tenu cette semaine son conseil des ministres
, le conseil d'Etat , le conseil de commerce et des
manufactures . Le Moniteur a publié sous le titre statistique
industrielle et manufacturière de l'Empire français au
1 janvier 1811 , plusieurs tableaux qui sont des documens
historiques du plus haut intérêt , et que nos ennemis consulteront
avec une jalouse inquiétude. Nous présenterons
les résultats essentiels de ces tableaux .
Le premier renferme les mines et substances minérales
en exploitation , les métaux et substances minérales en
fabrication. Les résultats donnent 6,918 établissemens ,
377,174 ouvriers , et pour produits , 419,569,640 fr .
Le second présente les substances végétales : les établis
semens qui leur sont consacrés sont au nombre de 48,100,
celui des ouvriers de 583,863 ; la valeur des produits est
503,940,292 fr.
Le troisième est consacré aux substances animales : on
y trouve 26,700 établissemens , 786,069 ouvriers employés,
et438,620,681 fr. produits .
+
Il'est aisé par récapitulation générale de reconnaître que
les établissemens pour l'industrie manufacturière s'exerçant
sur les trois règnes sont au nombre de 81,718 , qu'ils
emploient 1,747,108 ouvriers , et que leur produit annuel
total est de 1,362,130,613 fr .
Dimanche prochain l'on célébrera , dans tout l'Empire ,
l'anniversaire du couronnement de l'Empereur. On annonce
que LL. MM. arriveront samedi prochain au palais des
Tuileries . Il y aura le lendemain messe en musique à la
chapelle du palais ; après la messe , grande audience ,
grande parade ; et lundi , spectacle au théâtre de la cour .
Il sera aussi chanté dimanche prochain , dans l'église
métropolitaine de Paris , une messe solennelle , suivie d'un
Te Deum, à laquelle assisteront toutes les autorités . Monseigneur
l'archevêque de Malines montera en chaire après
le Credo, et prononcera un discours relatif à l'anniversaire
du couronnement de S. M. $....
ANNONCES .
Desmaladies de la Vessie et du Méat urinaire, chez les personnes
avancées en âge , pour servir de réponse aux questions proposées en 1807
sur ces maladies , par l'Académie Joséphine de Médecine et do" Chia
NOVEMBRE 1811 . 429
rurgie de Vienne ; par M. Nauche , docteur - médecin , membre
de plusieurs Sociétés de Médecine et de Chirurgie. Un vol. in-12.
Prix. 2 fr. 50 c. , et 3 fr. franc de port. Chez D. Colas , imprimeurlibraire
, rue du Vieux- Colombier , nº 26 ; et chez Gabon , libraire ,
place de l'Ecole de Médecine.
Mélanges de critique et de philologie ; par S. Chardon de la Rochette.
Trois vol . in-80. Prix , 18 fr. , et 22 fr. 50 c. franc de port ;
papier vélin , 30 fr. , et 34 fr. 50 c. franc de port. Chez d'Hautel , libraire
, rue de la Harpe , nº 80 .
On rendra compte incessamment de cet ouvrage plein d'érudition
etde recherches curieuses .
Moniteur rural , ou Traité élémentaire de l'agriculture en France ;
avec des tableaux et modèles d'états propres à se rendre compte des
diverses parties de l'administration d'un domaine ; par J. L. F. Deschartres
, cultivateur , membre de la Société d'agriculture du département
de l'Indre , et correspondant de celle de Paris. Un vol . in-8°.
Prix, 6 fr. , et 7 fr. 50 c. franc de port. Chez Ant. Bailleul , imprimeur-
libraire du commerce , rue Helvétius , nº 71 ; A. J. Marchand,
libraire , rue des Grands-Augustins , nº 23; et chez Arthus-Bertrand,
libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Second Voyage de Pallas , ou Voyages entrepris dans les gouvernemens
méridionaux de l'Empire de Russie , pendant les années
1793 et 1794; par M. le professeur Pallas , traduit de l'allemand par
MM. de la Boulaye , docteur en médecine de la faculté de Gottingue ,
et Tonnelier , membre de la Société d'Histoire naturelle et philomathique
de Paris , conservateur du cabinet de minéralogie de l'école des
mines , 4 vol. in-8°, ornés de 28 vignettes , et I vol. in-folio de planches.
Prix , 50 fr . , et 60 fr. franc de port.
Le même ouvrage , 2 vol. in-4° , et I vol. in-folio de planches.
Prix , 60 fr . , et 7o fr . franc de port.
Le même , papier vélin , 120 fr . , et 130 fr . franc de port.
Le même , 4 vol . in-8º etr vol. in-folio de planches , pap, vélin e
108 fr. , et 118 fr. franc de port. A Paris , chez Guillaume , libraire ,
place Saint-Germain- l'Auxerrois , nº 41 ; Déterville , libraire , rue
Hautefeuille , n° 8 ; et chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille
, nº 23 .
Nota, On trouve aux mêmes adresses le premier voyage du même,
auteur.
430 MERCURE DE FRANCE ,
XIe cahier de la quatrième souscription , ou XLVIIe de la collestion
des Annales des Voyages , de la Géographie et de l'Histoire,
publiées par M. Malte-Brun. Ce cahier contient les articles suivans :
Tableau civil et moral des Araucans , nation indépendante du Chili ,
traduit de l'espagnol , par M. P. ( suite et fin. ) -Notice sur les iles
de Juan Fernandez et de Masa-Fuero , dans l'Océan pacifique , par
le capitaine Moss ; traduit de l'anglais . - Suite des Lettres sur la
Galitzie , ou la Pologne autrichienne ; par M. de Schultes , conseiller
de S. M. le roi de Bavière , etc. , etc. -Extrait de la Sunna , ou
tradition orale de Mohammed; par M. Rosenstein. - Notes sur
quelques curiosités du cabinet de M. de T*** ; par M. Depping. -
Mémoire sur le mouvement elliptique des Comètes ; par M. Rosens
tein; et les articles du Bulletin. Chaque mois , depuis le 1er septembre
1807 , il parait un cahier de cet ouvrage , de 128 ou 144 pages in-8 ,
accompagné d'une estampe ou d'une Carte géographique , quelquefois
coloriée. Les première , deuxième et troisième souscriptions
(formant 12 volumes in-8º avee 36 cartes ou gravures ) sont complètes
, et coûtent chacune 27 fr. pour Paris , et 33 fr . franc de port.
Les personnes qui souscrivent en même tems pour les quatre-souscriptions
, payent les trois premières 3 fr. de moins chacune. Le prix
de l'abonnement pour la quatrième souscription est de 27fr . pour
Paris , pour 12 cahiers . Pour les départemens , le prix est de 33 fr.
pour 12 cahiers , rendus francs de port par la poste. L'argent et la
lettre d'avis doivent être affranchis et adressés à Fr. Buisson , libraireéditeur
, rue Gilles-Coeur , nº 10 , à Paris .
Dictionnaire des Sciences médicales par une société de Médecins et
de Chirurgiens . MM. Alard , Alibert , Barbier ( J. B. G. ) , Bayle ,
Biett , Boyer , Cadet - Gassicourt , Cayol , Chaumeton , Chaussier ,
Cullerier, Cuvier, Dubois , Gall , Gardien, Hallé , Heurteloup , Jourdan
, Landré-Beauvais , Larret , Lerminier , Marc , Marjolin , Mouton
( Philibert ) , Nysten , Pariset , Pinel , Renauldin , Roux , Royer-
Collard , Virey .Douze vol. grand in-8° , avec fig . , offerts par souscription
. Le tome rer est sous presse , et paraitra irrévocablement le
15 février 1812; les suivans de mois en mois. L'ouvrage sera imprimé
sur beau papier.
AVIS DES ÉDITEURS .
Il n'existait pas en France de véritable Dictionnaire de Médecins
avant 1748; à cette époque le Dictionnaire de Médecine du docteur
anglais James futtraduit par Diderot , Eidous , Toussaint etBusson;
Get ouvrage , formant 6 vol. in-fol ., n'existe plus dans le commerce,
etd'ailleurs est trop en arrière des progrès de la Médecine. En 17721
NOVEMBRE 1811 . 431
<
parut un nouveau Dictionnaire de Médecine, de Chirurgie et de
l'Art vétérinaire , en 6 vol . in-80 , qui , au jugement du célèbre Haller,
contient une foule d'erreurs et de fausses observations . Multa
vertè vilia et improbabiles historiæ .
On peut donc dire qu'il n'existe pas de Dictionnaire de Médecine
enFrance. Cependant , depuis un demi- siècle , la Médecine s'est enrichie
de nombreuses et importantes découvertes ; toutes ses branches
ont été cultivées avec autant de zèle que de succès : la Chirurgie a
obtenu des améliorations dans ses appareils et des perfectionnemens
dans ses instrumens ; les maladies ont été décrites avec plus d'exactitude;
la Thérapeutique s'est éclairée du flambeau de l'analyse ; la Matière
médicale et la Pharmacie , débarrassées d'un vain étalage de
substances inertes et de formules incohérentes , ne se distinguent plus
aujourd'hui que par leur simplicité. Mais les travaux des hommes de
génie qui ont agrandi le domaine de la science médicale restent disséminés
dans une foule d'ouvrages qu'il serait très-dispendieux et peutêtre
impossible de rassembler.
Un livre dans lequel tous ces matériaux épars seraient réunis par
une main habile et exercée formerait sans doute un recueil infiniment
précieux ; mais pour lui donner le plus haut degré de perfection , il
fallait que les hommes célèbres auxquels la Médecine et la Chirurgie
doivent l'éclat dont elles brillent fussent eux-mêmes les architectes de
⚫et édifice . En effet , une observation curieuse , une grande et utile
découverte , exposées par celui qui en est l'inventeur , inspirent une
confiance , un intérêt , que chercherait vainement à leur donner une
plume étrangère.
Telle a été l'intention des éditeurs ; ils ont appelé à cette entreprise
utile toutes les personnes qui illustrent la Médecine et la Chirurgie :
elles se sont plues à se réunir pour déposer ensemble , dans un même
recueil , leurs recherches , leurs observations , enfin tous les fruits
d'une expérience longue et active. MM. les éditeurs , pour assurer
davantage le mérite et le succès de cette entreprise , ont formé un
Comité particulier de professeurs . où l'on discute avec discernement
les mots qu'on doit admettre et ceux qu'on doit rejeter : tous les artielesdu
Dictionnaire y sont successivement distribués à chacun des
collaborateurs auxquels ils appartiennent directement , soit qu'ils
aient déjà fait des traités ex professo sur ces sujets , soit qu'une habile
pratique les ait mis àmeine de les connaître à fond, de sorte que
chaque article se trouve , pour ainsi dire , tout fait. La marche de
cette entreprise n'éprouvera donc aucun retard.
Cet ouvrage sera la bibliothèque du Médecin et du Chirurgien ,
432 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1811 .
puisqu'il remplacera tous les traités divers sur la Médecine etla Chie
rurgie.
Il sera aussi la bibliothèque médicale des Médecins et Chirurgiens
qui suivent les armées .
Pour le public , il doit remplacer tout ce qui a été fait sur laMéde
einedomestique .
Conditions de la souscription.
LeDictionnaire des Sciences médicales sera composé de 12 volumes
in-8º de chacun 600 pages , grande justification , caractères neufs
Les gravures , confiées à des artistes distingués , seront jointes en regard
de chaque article auquel elles se rapportent.
Lepremier volume paraîtra le 15 février prochain , les volumes
suivans paraîtront de mois en mois .
Chaque vol. sera composé de 40 feuilles ou 640 pages in-8° , et
contiendra plus de matières que 3 vol. in-8° ordinaires .
Chaque volume sera orné de 5 ou 6 gravures ou plus : elles seront
exécutées avec le plus grand soin , au burin , et représenteront des
maladies de la peau d'après des dessins confiés par M. Alíbert; des
instrumens nouveaux de chirurgie non encore publiés , etc.
La Souscription sera irrévocablement fermée au 1er janvier 1812.
Le prix de chaque volume sera , pour les personnes qui n'auront pas.
souscrit , de 9 fr . , pris à Paris , et de II fr . franc de port .
Deux modes de Souscriptions sont offerts au public ,
1º . Souscription sans avances de paiement , ou simple Inscription
avec engagement de payer à la fois le premier et le dernier volume ,
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dernier , en un mandat sur la poste ou sur une maisonde Paris ( la
lettre de demande et l'envoi d'argent affranchis ) . Ces souscripteurs
ue paieront que 6 fr. et 8 fr. franc de port , chaque volume , et
obtiendront ainsi une diminution de 36 fr. sur les 12 volumes . Ils
paieront le premier et le dernier volume à la fois.
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C. L. F. Panckoucke , rue et hôtel Serpente , nº 16, au coin de la
rue Hautefeuille ;
Crapart , rue du Jardinet , nº 10.
DABLE
D
G LA
SEINE
5 .
Cen
MERCURE
DE FRANCE.
N° DXLIL- Samedi 6 Décembre 1811 .
POÉSIE .
FRAGMENT DE PRAXITELLE ,
Ou la Statue de Vénus ; poëme inédit en trois chants .
DÉBUT.
DIVINITÉ des fictions riantes ,
Toi qu'adorait la sage antiquité ,
Toi qui couvris l'austère vérité
Du voile heureux de tes fables brillantes ,
Muse , desćends des hauteurs d'Hélicon !
Viens m'éblouir de ton prisme magique ;
Fais résonner , sous ta main poétique ,
La lyre d'or , chère aux fils d'Apollon.
De ton prestige entourant ihon enfance ,
Tu m'as bercé des plus douces erreurs ;
Tes doigts légers entrelaçaient les fleurs
Aux fruits tardifs de l'aride science.
Jeune et séduit par tes divins attraits ,
Qu'avec plaisir , aimable enchanteresse ,
Je te suivais au beau pays de Grècol
En m'égarant sous tes bocages frais ,
434 MERCURE DE FRANCE ,
Tu m'as montré les sentiers du Parnasse;
Faible , j'osai tenter ses bois trompeurs ,
Et d'un sourire approuyant mon audace
Tume promis le laurier des neuf-soeurs .
Combienj'aimais tes retraites fleuries ,
Le Sperchius et ses mille détours !
,
Combien j'aimais au printems de mes jours
Le bruit des flots et l'émail des prairies ,
Qui livrent l'ame aux douces rêveries ;
Tes bois si chers aux folátres amours ,
Où des Sylvains et des nymphes légères
Pan conduisait les danses bocagères !
Là je crus voir l'olympe et tous ses dieux ;
Leur gloire immense éblouissait mes yeux .
J'ai vu planer l'aigle , roi du tonnerre ;
J'ai vu l'essor du cygne harmonieux
Qui pour Léda descendit sur la terre ,
Le vol léger de l'oiseau de Cythère
Et tout l'orgueil de la reine des cieux
Dans les regards du paon qu'elle préfère .
Si tu charmas ces tranquilles momens
Par les attraits de tes rians mensonges ,.
Je suis encor dans l'âge heureux des songes ,
Muse , rends - moi tous ces enchantemens !
Mais quels accords , mélodie imprévue ,
Frappent mes sens d'un bruit mystérieux ?
Dans la splendeur d'un azur radieux
Quel jeune enfant se présente à ma vue ?
Ses ailes d'or frémissent ; un carquois
Sur son épaule et s'agite et rayonne ;
Avec mollesse il touche de ses doigts
Un luth doré qui tendrement résonne .
Ce bel enfant , c'est un Dieu , c'est l'Amour ....
•Oui , me dit- il avec un doux sourire ,
> Je viens , du haut de l'éternel séjour ,
> Fils d'Apollon , te confier ma lyre . »
En voltigeant il s'abaisse , et soudain
Il la remet à ma tremblante main .
« Chante Vénus et sa gloire immortelle ,
> Consacre lui ce luth inspirateur.
DECEMBRE 1811 .
435
► A l'univers dis comment Praxitelle
→ Sut , aux regards d'un peuple adorateur ,
➤Rendre Vémis dans un marbre fidèle.
D'un vol léger il s'éloigne , et mes yeux
Avidement le suivent dans les cieux.
Il disparaît. Incertain . immobile ,
Sur moi j'abaisse unregard étonné ;
J'ose . en tremblant , d'une main inhabile ,
J'ose essayer le luth abandonné .
La corde émue et frémit et résonne ,
Elle obéit à mes brûlans transports ....
Cliantons Vénus , puisqu'Amour me l'ordonne ;
Et puisse H*. applaudir mes accords !
FOUQUEAU DE PUSSY.
ÉNIGME .
Ce que je suis , ce que je fais ,
Ce qu'on veut que je sois , ce qu'on veut que je fasse ,
J'exprime tout cela par un seul mot français ,
Et ce mot est mon nom. Je protége ou menace ;
J'accompagne , surveille , et combats ou poursuis .
Il faut bon gré malgré queje subisse
Et chaleurs et frimas, soit les jours . soit les nuits.
Le repos , le sommeil me sont presqu'interdits ;
Si je me les permets . je fais mal mon service ,
Quoiqu'il soit honorable autant que rigoureux ;
Quelquefois cependant il est très gracieux,
Et j'y trouve à- la-fois plaisir et bénéfice.
Je suis de tous les tems , je suis de tous les lieux ,
Et l'on m'emploie à maint office .
Il en est de devoir , il en est de faveur ;
Il en est aussi de caprice.
On m'établit partout comme un conservateur.
Dans le monde il n'est rien que l'on ne me confie .
Etres vivans . êtres sans vie .
Plus ou moins précieux . lieux publics on secrets ,
De mes soins obligés déviennent les objets.
Sans doute leur liste est immense .
Il serait trop oiseux de les indiquer tous .
Ee 2
436 MERCURE DE FRANCE ;
Il suffira , lecteur , de citer , entre nous ,
Les plus connus , du moins enFrance.
Sur- tout n'oubliez pas que mon nom , chaque fois ,
Précède celui de la chose
Que me commet soit autrui , soit mon choix.
C'est ainsi que l'effet s'explique par la cause.
Dorment- ils , veillent-ils , on me voit près des rois ,
Et je réponds de leur personne :
Le bien public ainsi l'ordonne.
Puis , d'un signe formel , nécessaire à leurs lois ,
Js suis fidèle agent , sacré dépositaire .
Tels sont mes plus nobles emplois .
J'en ai d'autres aussi que je ne dois pas taire.
Sur les bords de la mer , et sur plus d'un vaisseau ,
J'ai titre positif et fonction précise..
Dans les forêts , par un coup de marteau ,
De par la loi , j'impose une main-mise.
Ailleurs je tiens sous clé plus d'une marchandise .
Sans moi , le feu causerait bien du mal ,
Soit pont , soit escalier pourrait être fatal ;
Des braconniers on craindrait les ravages ;
Des chiens , des chats , des rats , des mouches les dommages.
Malade , enfant , vieillard , ont droit à mon secours .
De tout greffier , de tout notaire ,
Je fixe le devoir et suis le savoir- faire.
Al'escrime on a soin de m'observer toujours .
Depuis long- tems il me vient un scrupule ,
Et dem'en expliquer voici l'occasion.
Ne semble- t-il pas ridicule
D'appeler par le même nom
Deux réduits de votre maison
De qui la destination
Est absolument différente ?
Il faut en convenir , la remarque est frappante.
Voudriez-vous , lecteur , m'en donner la raison ?
Ehbien ! cette bizarrerie ,
C'est moi qui la cause en partie.
Mais c'est trop abuser de votre attention .
Il est tems de cesser d'écrire .
On ne finirait pas si l'on voulait tout dire .
JOUXNEAU-DESLOGES ( Poitiers ).
DECEMBRE 1811 437
LOGOGRIPHE .
J'ai trois pieds qui sur le terrain posés ,
Et plus ou moins dans la terre enfoncés ,
Donnent àmon corps la figure
D'un plan incliné . Ma stature
Est d'avoir beaucoup de rondeur
En dedans , en dehors , et fort peu d'épaisseur.
Tendu comme un tambour de basque ,
Je serais sans effet si je devenais flasque .
Ma tête à bas , je reste inutile et sans prix ,
Mais je ne suis pas sans amis.
Rétablissez mon chef; je puis rendre service ,
Ala cuisine aussi bien qu'à l'office ,
Et je sais , dans l'occasion ,
Vous faire passer un bouillon.
S........
CHARADE .
JOUEUR, que je vous plains si votre espoir se fonde
Sur le retour heureux des chances du premier !
Veux-tu qu'à tes désirs l'événement réponde ?
Toujours , sans t'écarter , marchevers le dernier.
Jeune homme , en paraissant sur la scène du monde ,
Songe que tes succès dépendent de l'entier.
B.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Europe .
Celui du Logogriphe est Diogène , où l'on trouve : doge , génie,
don , neige, Noé , gêne et Dion.
Celui de la Charade est Papelard.
SCIENCES ET ARTS.
MONITEUR RURAL , ou Traité élémentaire de l'agriculture
en France , avec des tableaux et modèles d'états propres
à se rendre compte des diverses parties de l'administration
d'un domaine; par J. L. F. DFSCHARTRES ,
cultivateur , membre de la Société d'agriculture du
département de l'Indre , et correspondant de celle de
Paris . Un vol. in- 8 °. Prix , 6 fr . , et 7 fr. 5o c. franc
de port . A Paris , chez Ant. Bailleul , imprimeurlibraire
du Commerce , rue Helvétius , nº 11 ; A. J.
Marchant, libraire pour l'agriculture , rue des Grands-
Augustins , nº 23 ; et chez D. Colas , imprimeurlibraire
, rue du Vieux- Colombier , nº26 , près la
Croix-Rouge , faubourg Saint- Germain .
IL est constant que l'agriculture est beaucoup plus
avancée dans les villes que dans les campagnes . La
science paraît être l'apanage'exclusif de l'habitant des
cités ; lignorance et les préjugés semblent avoir fixé
leur domicile sous la chaumière du laboureur. Et quel
progrès la raison de l'homme des champs pourrait-elle
faire dans l'état d'imperfection où son éducation est
restée jusqu'à ce jour? Qu'importe que nos Sociétés
d'agriculture proposent des prix , produisent chaque
année des livres excellens ? Ces livres n'arrivent point
dans l'habitation du cultivateur , ou s'ils y parviennent ,
les idées du cultivateur sont trop bornées pour qu'il
puisse les comprendre . Quel est le laboureur ou lejardinier
qui connaisse les premiers élémens de la physiologie
végétale ? Demandez à votre fermier ce qu'il entend
par calice , pistil , corolle , étamines ? Priez votre vigneron
de vous expliquer par quelle cause simple et
naturelle la vigne coule dans les tems de pluie. A peine
en trouverez-vous un sur mille , capable de vous entendre.
Toute la science du village git dans quelques pro
MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1811. 439
verbes populaires , l'autorité des anciens et l'almanach
du bon laboureur ; on retrouve à trente lieues de Paris
les moeurs et les préjugés du quinzième siècle. Il me
semble que jusqu'à ce jour Thomme des champs a été
trop célébré dans nos poèmes et trop négligé dans nos
institutions . Ce n'est pas assez d'avoir des maîtres , il
faut encore leur donner des disciples . Avant d'établir
des académies d'agriculture , peut- être aurait-il été convenable
de préparer le peuple des campagnes à recevoir
leur instruction. Nous avons des écoles pour les classes
qui se destinent à l'étude des lettres , des sciences et des
beaux arts ; la munificence du chef de l'Empire en a
ouvert pour les arts mécaniques , mais il nous en manque
encore pour l'agriculture. J'ai toujours pensé que
rien ne serait plus facile et d'une utilité plus grande que
d'établir au-dessous des colléges des maisons d'éducation
rurale , où les fils des cultivateurs viendraient s'associer
aux lumières de leur siècle , déposer les préjugés de leur
enfance , et s'instruire de toutes les parties de la science
qui se rapportent à leur importante profession .
La Société d'agriculture de Paris avait proposé il y
a trois ans un concours pour la rédaction d'un Almanach
du Cultivateur , où l'on indiquerait avec la plus
grande précision les principes les plus généralement
reçus , les procédés les plus avantageux , les découvertes
les plus utiles . Ce sujet a été remis pour 1809 et 1810 ,
et n'a point encore été traité d'une manière assez satisfaisante
pour mériter le prix. Ce serait cependant un
don précieux à faire aux campagnes . Mais ce ne serait
pas assez qu'il fût précis , il faudrait encore qu'il fût
clair et sur-tout dégagé de cet étalage d'érudition , de ce
pédantisme de mots grecs et latins dont nos savans
agriculteurs ne surchargent que trop souvent leurs écrits .
M. Deschartres , sans vouloir concourir pour le prix ,
a cru pouvoir répondre aux vues de la Société en publiant
son Moniteur rural. Il l'a divisé en deux partiest
dans l'une il décrit tout ce qui appartient à la culture
proprement dite , dans l'autre tout ce qui regarde la partie
administrative d'un domaine . M. Deschartres n'est
pointun de ces cultivateurs citadins qui sans sortir de
{
440 MERCURE DE FRANCE ,
leur chambre s'érigent en législateurs et prétendent régler
en souverains l'empire de Pomone et de Cérès . Son
ouvrage est le fruit de sa propre expérience ; c'est au
milieu des champs , au sein de ses propriétés rurales ,
qu'il a recueilli les faits qu'il nous transmet , essayé les
méthodes , vérifié les observations des plus habiles
agriculteurs . Il n'affiche point d'orgueilleuses prétentions
. Sa marche est simple et facile ; il se contente
d'indiquer mois par mois les travaux qui conviennent à
la culture des terres , des bois , des prés et des vignobles .
J'avoue que plusieurs de ces détails m'ont semblé si
connus , qu'il était presqu'inutile de les répéter. C'est le
tableau des opérations les plus vulgaires de la science
agricole . Mais aumilieu de ces détails communs , onaperçoit
quelquefois des vues neuves , utiles et propres à
donner aux cultivateurs des idées justes et étendues .
Un des articles qui m'ont paru mériter le plus d'attention
et offrir le plus d'intérêt , c'est celui qui regarde la carie
des blés . M. Deschartres a fait à ce sujet des expériences
qui méritent d'être connues , et qui jettent un grand jour
sur ce phénomène dont la cause est encore incertaine et
douteuse .
M. Deschartres observe d'abord , que cette maladie
du règne végétal était inconnue aux anciens , que son
origine ne remonte pas au-delà du milieu du seizième .
siècle : que Champier , qui écrivait en 1560 , en parle
comme d'un fléau récent , et déclare positivement que
de son tems les cultivateurs assuraient qu'il ne remontait
pas au-delà de trente ans . Mais à quelle cause faut- il
l'imputer ? Olivier de Serres l'attribue à l'action des brouillards
, à l'humidité de l'air , à une influence particulière
de l'atmosphère. Le célèbre docteur Réad , et Geoffroi
avant lui , pensent que dans quelques circonstances les
étamines sont privées de leur poussière , etque , dans cet
état, le grain renfermé dans l'épi, se corrompt par degrés ,
et se convertit en une poussière noire , grasse , et d'une
odeur insupportable .
Mais M. Deschartres observe très-bien qu'il faut être
étranger aux premières notions de la botanique , pour
émettre une pareille opinion; car, si la poussière des éta
DECEMBRE 1811 441
mines manque, il n'y a plus de fécondation , et parconséquent
point de grain. Cet argument est si frappant
, que le docteur Réad s'est empressé de désavouer
son opinion. Il faut donc chercher une autre cause plus
vraie et plus conformé à la marche de la nature. Il est
constant que les variations de l'atmosphère influent
puissamment sur la végétation , et qu'elles en modifient
les phénomènes d'une manière très-sensible. Mais comment
les brouillards produiraient-ils la carie , et comment
ne la produiraient-ils que depuis deux cents ans ?
Les brouillards sont-ils une création de nos siècles modernes
? Leur origine n'est- elle pas aussi ancienne que
celle de l'atmosphère elle-même ? Et comment se feraitil
que de deux champs exposés à la même influence de
l'atmosphère , l'un produisit des épis cariés , l'autre des
épis sains et vigoureux ?
Quelques auteurs ont écrit que les symptômes de la
carie se manifestaient dès l'instant dela germination , et
qu'avec des yeux exercés on pourrait d'avance distinguer
ceux des pieds qui devaient être atteints de la carie ; que
lamaladie se connaissait à la pâleur des feuilles . Ces faits
ont même été avancés avec une telle assurance , qu'ils
sont aujourd'hui reçus comme des articles de foi chez la
plupart des cultivateurs ; mais M. Deschartres les a soumis
à l'expérience , et il en résulte que les médecins du
règne végétal ne sont guères plus infaillibles que les
nôtres , et qu'ils se sont complètement trompés quand ils
ont donné la paleur des feuilles comme le signe pathognomonique
de la carie,
«Pour m'assurer , dit M. Deschartres , si la blancheur
>> des feuilles était un signe réel de la carie , je semai du
» blé dans un terrain argileux , compact et froid. Je fais
>> ordinairement emblaver le plus tard possible ce champ,
>> de la contenance de huit hectares environ . Le blé qui
>> à la fin de décembre n'avait encore que deux feuilles
offrait un quart de plan vergeté , marqueté de taches
>>blanches et , comme on dit , panaché. Le champ voisin ,
>> au contraire , qui avait été semé cinq à six semaines
▸ avant , présentait un blé fort , vigoureux , d'une ver-
> dure franche , bien prononcé et sans tâche , et couvrant
1
442 MERCURE DE FRANCE,
>> enun mot toute la terre : mais aux approches de la ré-
>> colte , ce bled avait au moins un sixième de carié , tan-
>> dis que mon champ à feuilles panachées a produit un
>> blé sain et de la couleur la plus belle . J'ai renouvelé
>> cette observation plusieurs fois , et j'ai constamment
>>remarqué les mêmes résultats . Il ne m'a pas été difficile
>> de reconnaître que ces caractères n'ont d'autre cause
>> que l'action de la gelée sur un blé qui n'a pas encore
>> acquis assez de vigueur pour la supporter , mais qui
>> se répare aisément lorsque la température devient plus
>>> élevée . >>>
Virgile avait raison quand il disait :
Felix qui potuit rerum cognoscere causas ,
Nous connaissons à peine les choses les plus simples ,
et cette maladie des blés , devenue si commune , est encore
l'objet de mille opinions diverses et opposées . Les
docteurs en agriculture , forcés de renoncer à leurs
accusations contre la nature de l'air , se sont rejetés sur
les mauvaises qualités de la terre ; ils ont soutenu que la
carie ne provenait que du vice du terrain , et pour justifier
leur opinion , ils ont produit des pieds entiers dont
toutes les tiges étaient attaquées du même mal. Le fait
paraît constant. Il a été vérifié par M. Deschartres , qui
déclare qu'en effet la carie n'est point un accident
particulier à une seule tige , mais qu'il est commun à
toutes les tiges qui partent de la même racine, et qu'ainsi
le mal est dans la racine ; mais s'ensuit-il que ce soit àla
nature du terrain qu'il faille attribuer cet accident? Si le
terrain était le seul coupable , pourquoi trouverait- on à
côté d'un épi carié un épi sain et vigoureux ? pourquoi
la maladie atteindrait-elle si souvent les individus les
plus beaux et les mieux nourris ? Ces réflexions ont engagé
M. Deschartres à se livrer à de nouvelles recherches ,
et comme les insectes jouent un très-grand rôle dans
toutes les maladies qui attaquent les plantes , il s'est persuadé
qu'à l'époque de la fructification , quelques insectes
inconnus attaquaient les racines des blés , portaient
le désordre dans le système organique de la plante
et y produisaient la carie.
DECEMBRE 1811 . 443
et
«Dès l'instant de la lésion , dit-il , la substance laiteuse
→ et sucrée qui crée le gluten n'étant plus alimentée, entre
>> en fermentation par le contact de l'air , se décompose
>> et amène la carie .» Cette opinion n'est encore qu'une
conjecture ; mais elle n'est point sans vraisemblance ,
si jamais l'expérience la vérifie , on expliquera facilement
pourquoi les anciens n'ont pas connu la carie , et
pourquoi le chaulage garantit les grains de cette funeste
maladie . M. Deschartres a fait d'autres expériences qui
sont également intéressantes. Il s'est assuré , par exemple ,
que la carie n'est point une substance grasse et oléagineuse
, comme on l'a cru ; qu'elle n'est point contagieuse ;
qu'elle n'infecte ni les pailles avec lesquelles elle se
mèle , ni les grains sur lesquels elle peut tomber . Toutes
ces observations sont d'un grand intérêt pour l'agriculture
, et ce n'est que de cette manière qu'on peut parvenir
à dégager les connaissances humaines des préjugés .
qui en retardent si souvent les progrès .
M. Deschartres s'est aussi occupé de l'influence des
phénomènes météorologiques . C'estla partie de la science
laplus suspecte. Les anciens étaient , à cet égard , d'une
crédulité excessive. Le grand Hippocrate lui - même
regardait les météores du ciel comme les signes manifestes
de la volonté des Dieux . Combien de croyances
puériles et superstitieuses dans les ouvrages de Pline ,
de Virgile , de Manilius , et des écrivains de l'antiquité
qui ont écrit sur l'astronomie ou l'agriculture ! Ce n'est
qu'au dix-septième siècle que la physique et l'histoire
naturelle ont commencé à prendre un caractère plus raisonnable
. Si l'on veut prendre une idée de toutes les
rêveries que la crédulité avait consacrées jusqu'alors , il
faut lire un petit livre intitulé : Ephemerides aëris perpetuæ
, seu popularis et rustica tempestatum astrologia
ubique terrarum vera et certa , autore Antonio Mizaldo :
c'est-à-dire , Ephémerides perpétuelles de l'air , ou la
véritable astrologie populaire et rurale pour tous les
lieux de la terre ; par Antoine Mizauld, en 1560. L'auteur
y a rassemblé tous les pronostics connus de son
tems , avec l'explication que le peuple des campagnes
leur donnait. Il paraît lui-même fort pénétré de leurs
444 MERCURE DE FRANCE ,
vertus , et ne doute pas qu'en s'y attachant avec scru
pule l'homme ne parvienne à acquérir , en quelque sorte,
l'esprit de prophétie .
M. Deschartres est beaucoup plus réservé; il n'a recueilli
que les pronostics les plus avérés , et a pris pour
guides le Père Cotte et M. de Lamark. Néanmoins on
pourrait bien encore se permettre quelques observations
sur ce sujet , et réduire la science des présages à des
données moins nombreuses . La partie de son ouvrage
relative à l'administration d'un domaine serait aussi
susceptible de quelques observations. L'auteur paraît
descendre dans des détails trop minutieux. Il suppose
trop peu d'intelligence et de capacité à ses lecteurs . Par
exemple , s'il veut convaincre de la nécessité de tenir un
registre exact des travaux de la moisson , il pousse la
prévoyance jusqu'à nous dresser un tableau des moissonneurs
employés , avec leurs noms , prénoms , qualités
, demeure et caractère. Ainsi l'on apprend que
M. Deschartres a employé Claude Bertrand-Desbornes ,
que Bertrand a fait cinquante journées à 42 sous , mais
qu'il moissonne mal et qu'il est trop âgé ; qu'Etienne
Maraud de Corlay est ivrogne et grand parleur ; qu'André
Grésil de la Vieuville est mauvais ouvrier et raisonneur
, et que Bonamy-Chartier de Frague est paresseux
et cabaleur . Tout cela peut être très-intéressant pour
M. Deschartres , mais Bonamy-Chartier, Claude Bertrand
et Etienne Maraud sont des personnages qui nous intéressent
peu , et il n'est pas de la plus haute importance
pour la prospérité de l'agriculture que l'univers apprenne
qu'ils boivent et parlent trop , et ne travaillent
pas assez .
Les raisonnemens de M. Deschartres ne sont pas non
plus d'une exactitude toujours bien conforme aux règles
d'Aristote . Il se plaint , dans sa préface , de cette foule
d'ouvrages sur l'agriculture qui pleuvent de toutes parts ;
il remarque que les femmes elles-mêmes ont voulu se
faire nos précepteurs , et pour nous montrer combien
leurs prétentions sont ridicules , il interroge la nature
et dit : « Elles ont oublié que l'ordonnateur de l'uni-
>> vers leur a assigné des fonctions d'un plus grand inté
DECEMBRE 1811 . 445
» rêt ; à l'époque où les individus des deux sexes sem-
>> blent acquérir une nouvelle nature , la femme éprouve .
>> une secousse générale ; la masse cellulaire est ébranlée ,
>> des productions nouvelles animent les traits de son vi-
>> sage , arrondissent le col , vont se perdre agréablement
>> vers les épaules , en donnant aux bras ces contours
>> gracieux et déliés qui se prolongent jusqu'aux extré
>> mités des doigts . Cette marche de la nature ne démon-
>>>tre-t-elle point dans la femme une destination particu-
>> lière ? etc. » Il faut avouer que cette phrase ressemble
un peu àcelle du docteur Sganarelle , et voilà justement
ce quifait que votrefille est muette. Si M. Deschartres
eût consulté quelques amis , ils lui auraient sans doute
indiqué quelques fautes de ce genre qui déparent trop
souvent son ouvrage ; mais ces taches sont légères , et
le fonds de l'ouvrage n'en est pas moins bon. Un propriétaire
, jaloux de s'instruire , ne peut guère manquer
d'acquérir le Moniteur rural.
SALGUES.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
LETTRES SUR LE GOUVERNEMENT , LES MEURS ET LES USAGES
DU PORTUGAL ; par ARTHUR WILLIAM COSTIGAN , officier
irlandais ; traduites de l'anglais . - Un vol . in-8 °.
-A Paris , chez Lenormant , imprimeur- libraire , rue
de Seine , nº 8 .
Le voyager , disait Montaigne , me semble un exercice
profitable. L'ame y a une continuelle exercitation , et je
ne sache point une meilleure école àfaçonner la vie, que
de lui proposer la diversité de tant d'autres vies , fantaisies
et usances (1) . De cette remarque incontestablement
vraie pour ceux qui savent voyager avec fruit., on peut
conclure que la relation du voyage d'un observateur produirait
les mêmes résultats , et que le tableau de la continuelle
exercitation de l'ame serait , pour le lecteur , une
bonne école , propre àfaçonner sa vie. Ajoutons qu'il y
a entre les vies , fantaisies , usances portugaises et les
nôtres si peu d'analogie , qu'il en résulte nécessairement
cette diversité désirée par Montaigne .
Le gouvernement , la religion , les moeurs , les usages ,
ont , dans beaucoup de pays , une action et une réaction
continuelles , et peut-être en Portugal plus qu'ailleurs .
On pourrait en trouver la cause dans la lutte du clergé et
du gouvernement , tour-à- tour victorieux et vaincu.
Une contradiction singulière existait entre les moeurs
des ministres de la religion (particulièrement les moines )
et la morale qu'ils prèchaient , entre leur langage et leur
conduite ; et ce qui paraîtrait inexplicable , c'est la profonde
vénération dont ils étaient l'objet , quoique cette
conduite licencieuse fût connue . D'un côté ce respect
aveugle , sans bornes et si peu mérité ; de l'autre , cette
licence , ces actions qui ne devaient produire que le mé-
(1) Essais , liv. 8 .
MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1811. 447
pris , offriraient un problème dont la solution serait
très-didicide sans la sainte inquisition ; mais la sainte
inquisition explique beaucoup de choses : c'est l'ultima
ratro des contrées où elle est établie. Notre voyageur
s'applaudit de ce que sa patrie ne possède point cette
institution ; en partageant son bonheur , nous allons le
suivre dans sa course. Commençons par donner une
idée du pays et de ses habitans .
«Un écrivain portugais compare , avec assez de justesse
, tout le royaume de Portugal à une araignée dont
le corps enorme renferme toute la substance dans la capitale
, avec des jambes longues , minces et faibles , qui
atteignent à une grande distance , mais qui ne lui sont
d'aucune utilité et qu'elle a bien de la peine à remuer .
Les profits ou commerce étranger et des vastes contrées
que le souverain possédait en Afrique et au Levant , ou
de celles qui lui restaient dans le sud de l'Amérique ,
n'ont jamais atteint le paysan portugais , si ce n'est en
donnant aux habitans des deux villes principales les
moyens de lui payer un peu mieux les provisions qu'il
amène au marché ; et la splendeur des conquètes étrangères
n'a jamais amélioré sa situation. Le seul objet de
luxe qu'il connaisse est le tabac. Un morceau de pain de
blé d'inde , avec une sardine salée ou une tête d'ail pour
lui donner de la saveur , forme son plat d'ordinaire ; et
s'il peut se procurer un peu de viande pour régaler sa
famille aux deux principales fêtes de l'année ( Noël et
Pâques ) , il est parvenu au comble de la félicité dans ce
monde. Il faut l'avouer , tout ce qu'il pourrait posséder
au-delà de cette pénurie habituede , lui serait , daprès
l'état actuel de son intelligence et l'usage qu'il en fait ,
bientôt enlevé ou plutôt , il s'en déferait lui -même en
faveur des nombreux directeurs spirituels dont fourmille
son pays , et qui lui enseignent à attendre le bonheur de
cette autre vie vers laquelle ils dirigent infailliblement .
On lui apprend , dès son enfance , à croire que ce bonheur
arrivera , en payant fidèlement la dîme , en faisant
des offrandes au couvent voisin , à la châsse d'une sainte ,
à l'autel du patron , aux prètres qui le desservent ; s'il
lui arrive quelque malheur , c'est qu'il a manqué à
448 MERCURE DE FRANCE ,
quelque pratique , c'est qu'il est tiède , c'est que son
offrande est trop modique : il redouble en conséquence
de ferveur et de dons . S'il possède assez d'argent pour
faire de son fils un moine ou de sa fille une religieuse ,
il relève pour toujours le crédit de sa famille .
>> Les villes de Lisbonne et de Porto peuvent être
regardées comme les deux yeux du Portugal : c'est là
que sont toutes les richesses du pays ; c'est là que se fait
tout le commerce avec les nations étrangères ; c'est là
que se rendent les produits des possessions dans le Brésil ,
dont l'existence des Portugais dépend comme peuple . ».
L'auteur fait un parallèle entre les premières classes
de la société en Espagne et celles du Portugal. Ce parallèle
est , sous ce rapport , tout à l'avantage des Espagnols
. Mais comparant ensuite les dernières classes des
deux peuples , il donne la préférence au Portugais. Voici
la cause à laquelle il attribue l'infériorité de la noblesse
portugaise. « Indépendamment des effets mortels de la
tyrannie religieuse et de la mauvaise éducation qui contribuent
à rendre les hommes abjects , je suis convaincu
que la composition du sang qui coule dans nos veines a
la plus grande influence sur les bonnes comme sur les
mauvaises qualités , et par suité sur les actions morales
de l'individu . Ne pourrait- on donc pas croire avec raison
que le mélange du sang juif pendant les règnes de
Jean second, D. Manuel et de son fils Jean III , a totalement
vicié le caractère national ? Ce qui rend ce malheur
d'autant plus déplorable , c'est que les familles de
⚫rang et de distinction sont celles qui ont été le plus directement
affectées et tachées par cette contagieuse connexion
. >>
C'est , il nous semble , remonter un peu haut ; et l'auteur
pouvait s'arrêter à l'éducation et aux opinions religieuses
.
Il règne en Portugal deux usages qui s'éloignent de
toutes les idées reçues dans les autres pays civilisés du
monde . Le premier est celui des empenhos , mot qui se
rend faiblement , dans notre langue , par celui de
recommandation . L'empenho ôte aux lois toute leur force
et dérobe à leur vengeance le criminel le plus atroce
DECEMBRE 1811 . 449
Donnons-enun exemple par ce récit que j'abrége. Deux
cousins germains avaient leurs propriétés voisines l'une
de l'autre. L'amour que chacun eut pour le même objet
les rendit rivaux , jaloux ensuite , enfin ennemis into E
conciliables. L'un des deux avait avec lui sa soeur :
LA
SEINE
était veuf. Le premier sortit un jour armé , accompagné
de domestiques et d'un nègre. Il rencontre le second
le fait saisir, et maltraiter par ses gens . L'officier , vis à 5.
l'improviste et ne pouvant résister , porte la main san
moustache et jure de se venger. L'autre , comprenanz
parfaitement le sens de ce geste et sentant la valeur de
cette menace , abandonna prudemment le pays et se
retira dans le royaume de Galice. Après trois ans d'absence
, croyant la colère de son cousin apaisée , il revint
dans sa terre : mais il ne sortait jamais qu'avec sa soeur
et dans la même voiture . L'officier n'avait plus reparu à
son régiment : il avait juré solennellement de ne faire sa
barbe et de n'assister à la messe que lorsqu'il aurait pris
satisfaction de l'affront sanglant qu'il avait reçu . On va
voir ce qu'en Portugal on entend parprendre satisfaction .
Pendant les trois années , l'officier rôda sans cesse dans
le pays , déguisé en ermite. Apprenant enfin le retour
de son parent , il prend des gens avec lui et le guette
dans une route de traverse ,'près de sa maison. Comme
ily rentrait un soir avec sa soeur , le faux ermite arrête
la voiture et prie , avec beaucoup de politesse , la dame
de descendre. Quand elle est descendue , il applique un
pistolet sur le front de son cousin , le tire , entraîne ensuite
le malheureux hors de sa voiture et lui décharge
l'autre pistolet sur le coeur. Faisant des excuses à la
dame sur l'embarras qu'il lui causait , il lui demanda où
elle désirait d'être menée . Elle désigna un couvent voisin
dans lequel elle avait une soeur religieuse , et l'officier
l'y conduisit. Après cette action il retourne à son régiment
, y reprend ses fonctions et paraît en uniforme à
la parade , comme autrefois . Le bruit de ce lache assassinat
se divulgue : il ne le nie pas , et toute la noblessey
applaudit , disant que c'était le moins que pût faire un
homme bien né . Le colonel du régiment recueille toutes
les preuves du meurtre , reçoit les dépositions des té- Ff
450 MERCURE DE FRANCE ,
moins , et veut le faire juger par une cour martiale ,
selon les lois de la guerre. Un ami de l'accusé va solliciter
une lettre d'empenho , du consul , intimément lié
avec le colonel. Le consul répond que quand il en écrirait
cinquante , elles seraient inutiles . L'ami répliqua
ainsi : « M. le consul , vous savez qu'ici l'on ne peut
pas refuser une lettre d'empenho à un mendiant même ,
et bien moins à une personne de mon rang. En supposant
que mon ami soit coupable comme vous le prétendez
, il en a d'autant plus besoin de la protection des
personnes puissantes , qu'un homme probe et vertueux
est suffisamment protégé par son propre caractère. Quand
une fois j'accorde ma protection à un criminel de la plus
noire espèce , je ne m'embarrasse pas des qualités ou des
défauts de ce criminel , mais de savoir si mon autorité
doit être écoutée de la personne à laquelle je m'adresse ,
et qui a le pouvoir de protéger le coupable contre les
rigueurs de la justice et des lois. » Quoi que le consul
objectât sur l'inutilité de la lettre , parce que le colonel
ferait son devoir , l'autre ayant toujours insisté , la lettre
lui fut accordée. Ce qu'il y a de plus'bizarre , c'est que
le colonel fut obligé de cesser sa poursuite parce qu'il
suffisait de prouver qu'il existait une lettre d'empento
écrite par un de ses amis.
Le second usage est relatif au duel. Quand un gentilhomme
se trouve offensé , il peut en tirer satisfaction :
cette praposition est admise non dans la morale , mais
dans le code des nations civilisées de l'Europe : voici le
genre de satisfaction permis en Portugal. On attend son
adversaire au coin d'une rue ou d'un chemin , et on le
tue sans aucune forme de procès . « Le duel , disent les
Portugais , est une manière abominable et ressemble à
un assassinat prémédité , qui ne convient qu'aux Anglais
et aux Allemands et aux autres sauvages du nord de
l'Europe. » Enfoncer le poignard dans le coeur de son
rival , ce n'est point un assassinat prémédité , c'est simplement
une vengeance, et lavengeance est permise . Ces
meurtres ne sont jamais poursuivis. Il y a une classe
d'hommes fort habiles à manier le stilet et qui sont aux
gages des autres . En se rappelant les réfutations élo
DECEMBRE 1811 : 451-
quentes que nos plus célèbres écrivains ont faites du
duel , si l'on songe qu'effectivement un démenti n'avait
d'autre résultat en Europe , suivant les lieux et l'usage ,
que le duel ou le guet-apens , on est obligé de convenir
que le premier méritait la préférence sur le second ,
parce qu'entre deux maux il faut choisir le moindre .
Pendant que nous en sommes aux usages portugais ,
il ne faut pas en oublier un relatif au militaire. Tous les
régimens de ce pays sont mis sous la protection d'un
saint . Voici le récit du commandant d'un de ces régimens.
« Le corps dans lequel je sers , formé il y a environ
cent ans , prit saint Antoine pour son patron et son
protecteur. Le saint reçut , quelque tems après , une
commission de capitaine. Ses appointemens payés régulièrement
depuis cette époque ont toujours été employés ,
ainsi que deux sols par mois pris sur la paye de chaque
individu , à faire dire un nombre fixe de messes , à nourrir
les chapelains , à parer la chapelle , à défrayer les
autres dépenses casuelles , sous l'inspection d'un officier
du régiment , appointé pour cela. Le major , ayant occupé
depuis quelques années le poste de surintendant pour
saint Antoine , n'a cessé de fatiguer la cour de mémoires
et de certificats de service en faveur du saint , pour le
faire parvenir au rang de major-adjoint. Ces certificats
renfermaient le détail des miracles faits par saint Antoine,
attestés par le témoignage dontvoici un extrait : D. Hercule-
Antoine - Charles - Louis - Joseph - Marie Aranjo de
Magalhaens , seigneur de , etc. , j'atteste et certifie que le
seigneur saint Antoine , autrement le grand saint Antoine
, a été enregistré et a exercé un emploi dans le régiment
depuis le 24 janvier 1668 , qu'il fut enrôlé comme
simple soldat ; qu'il donna pour sa caution la reine des
anges ; que S. M. l'a promu au rang de capitaine pour
s'être bravement conduit; que , dans tous les registres , il
n'y a aucune note de mauvaise conduite , ni d'aucune punition
à lui infligée , telle que la fustigation; qu'il a constammentfait
son devoir; qu'il a été vu une quantité defois
innombrables par ses soldats , ainsi qu'ils sont tous prêts
à le certifier; d'après tous ces témoignages , je le regarde
somme très-digne du rang de major-adjoinFt,fetc2.La der
453 MERCURE DE FRANCE ,
nière reine accorda la promotion et fit saint Antoine
major-adjoint . Il serait facheux qu'elle eût oublié le
compagnon dont Sedaine a fait un moine ; cependant le
voyageur n'en fait aucune mention.
Un lieutenant-colonel envoyé de Goa contre les Marattes
par le vice-roi , fut chargé d'exécuter les ordres
qu'il trouverait dans une lettre clause qu'il ne devait ouvrir
que dans un endroit désigné. Sa troupe ayant fui à
l'approche des ennemis , il fut traduit devant une cour
martiale . Il ouvrit la lettre clause signée du vice-roi et
lut ce qui suit : « Sous les ordres des deux généraux en
chef saint Xavier des Indes et saint Antoine, le lieutenant-
colonel Gatinoco marchera avec 200 hommes, selon
les instructions qu'il recevra des deux saints . » Gatinoco
prétendit que les deux généraux devaient être traduits à
sa place : il prouva qu'il n'avait reçu aucun ordre ni de
saint ni d'homme : la cour martiale ne le trouva pas
coupable , mais le vice-roi le retint en prison pendant
plusieurs années .
Entre mille preuves de la puérile crédulité du peuple,
nous choisissons celle-ci . « On nous montra à Lisbonne
la vierge tenant l'enfant Jésus dans ses bras . La vierge
était portée sur la lune dans son croissant : tout autour
d'elle étaient peintes des étoiles d'or sur un fond d'azur .
On l'appelait nostra senhora de Empyreo , notre dame de
l'Empyrée. L'enfant tenait un globe d'une main et un
sceptre de l'autre. Le prêtre ayant mis ses gants bénits
et son étole avant d'oser le regarder , nous dit que l'enfant
que nous voyions sur les genoux de sa mère , grandissait
d'une manière sensible tous les ans , que souvent
on lui coupait les ongles des mains et des pieds dont il
conservait précieusement les rognures . >>> Voir grandir
sensiblement un enfant sans qu'il atteigne jamais taille
d'homme , ce n'est pas un miracle ordinaire.
Ceux qui aiment les aventures en trouveront dans cet
ouvrage : nous avons dû le considérer sous un point de
vue plus sérieux. Terminons par un mot sur le marquis
de Pombal , dont le voyageur s'occupe à différentes reprises
et avec des détails intéressans . « Ce ministre avait
promulgué d'excellentes lois , mais elles n'avaient aucune
DECEMBRE 1811 . 453
espèce de connexion entre elles , et se contrariaient de
manière qu'une loi abrogeait toujours quelques parties
de celles qui l'avaient précédée immédiatement. On remarquait
que toute loi nouvelle était plutôt calculée pour
atteindre à un but particulier que le ministre avait alors ,
que pour servir au bien général. Le marquis de Pombal
fit des lois pour l'encouragement de l'agriculture , pour
la répartition des terres , pour empêcher les propriétés
particulières de devenir trop étendues , pour le recrutement
de l'armée , mais il ne permit à la loi d'agir que
dans les procès qui s'élevèrent entre les gens de campagne
: elle atteignit tout au plus la classe mitoyenne
des villes; et les propriétés du marquis s'agrandissaient
hors de toute proportion au moment même où il limitait
celles des autres .>>>
On est très-heureux de faire un pareil voyage au coin
de son feu ; et quand on sait qu'en des pays si beaux , où
le soleil brille d'un éclat aussi vif, la terre attend toujours
des mains industrieuses , que la vie de l'homme est mise
impunément à un vil prix , que les arts sont méconnus ,
les douceurs d'un commerce social ignoré , on se félicite
d'avoir une patrie où l'on goûte ces plaisirs purs et vrais
qui , seuls , embellissent l'existence. D. D.
PLATON DEVANT CRITIAS; par J. P. BRES , avec cette
épigraphe :
Dixit insipiens in corde suo : non est Deus.
Un vol . in- 16. Prix , 2 fr. , et 2 fr. 25 cent. franc de
port . A Paris , chez Lenormant, rue de Seine , n° 8 .
QUELQUES incrédules du dernier siècle ont prétendu
que les premiers chrétiens avaient embrassé les dogmes
de Platon , que presque toutes les écoles de philosophie
s'accordaient alors à regarder comme le maître de la
sagesse et l'interprête de la divinité. Il est vrai que des
Pères de l'Eglise eux-mêmes , frappés des rapports qui
1
454 MERCURE DE FRANCE ,
,
se trouvent entre les dogmes de la religion chrétienne
et certains points de la doctrine du philosophe grec ,
n'avaient pas hésité de dire que la grace l'avait éclairé et
lui avait révélé quelques-uns des mystères de notre foi.
Quelque respectable que soit une pareille autorité , je
doute cependant qu'elle suffise pour fonder une épopée
dans laquelle Platon , quatre ou cinq cents ans avant l'an
de grace , prêcherait le culte du vrai Dieu , recevrait les
inspirations de l'un de ces esprits célestes qui ne se communiquaient
alors qu'aux élus du peuple hébreu et
transformerait le plus fougueux athée de l'antiquité en
confesseur de la foi , en héros de la légende. On a reproché
à Virgile d avoir fait Enée contemporain de la reine
de Carthage ; l'anachronisme qu'on peut reprocher à
M. J. P. Bres n'est pas racheté par autant de beautés et
pourrait faire naître plus de scrupules . Je regarde , quant
à moi , la question comme assez délicate pour mériter
d'être soumise à quelque docteur in utroque , tel , par
exemple , que Mme de Genlis , que ses connaissances en
littérature , et ses lumières en matières de religion , rendent
plus propre que personne à la résoudre. Je me bornerai
à faire remarquer , sous le rapport littéraire , l'effet
général d'une composition qui intervertit ainsi l'ordre des
tems , et sacrifie la vérité historique à des fictions .
M. Bres dit quelque part qu'il a écrit son poëёте еп
l'honneur de la divinité ; et en effet, sur sept livres dont
il se compose , il y en a six de consacrés à la réfutation
de l'athéisme . Cependant le titre de l'ouvrage et une
préface que l'auteur consacre au développement du sujet ,
annoncent une action : c'est la délivrance d'Athènes par
Trasybule , et le sujet du 7º livre. On ne saisit pas trop
comment cette action se lie à l'idée principale. Mais ce
qu'on voit clairement , c'est qu'il n'y a pas d'unité dans
l'ouvrage , et que les six premiers livres sont trop didactiques
pour le septième , ou celui-ci trop épique pour
les six autres , Une analyse succincte mettra le lecteur à
même d'en juger.
L'auteur remonte à l'exil d'Alcibiade et à l'oppression
d'Athènes sous les trente tyrans . Platon , le héros du
poëme, pour se soustraire à l'esclavage , se met à voyaDECEMBRE
1811 . 455
ger. Ses voyages lui donnent occasion de rendre grâces
aux Dieux. Ils ont , dit-il ,
Ils ont tout fait pour nous , comme pour la nature ;
Elle a reçu leurs dons ; mais elle a resté pure.
Je remarque en passant que le verbe neutre rester ne
se conjugue qu'avec l'auxiliaire étre. Mais je me hâte
d'arriver avec Platon sur le mont Olympe .
Un mortel d'une noble structure
Lui paraît en ces lieux observer la nature.
Il avance , et Platon , par un attrait puissant ,
Trouve dans l'étranger un charme intéressant.
Plus d'un lecteur pourrait se figurer que cet étranger,
ce mortel d'une noble structure , n'est autre que l'une de
ces divinités païennes qui faisaient de l'Olympe leur résidence
sur la terre : il se tromperait. Cet étranger est
Le sensible Araël , cet ange de la vie.
Un nom si peu grec dut surprendre Platon. Ce qui
n'est pas moins étonnant . c'est qu'Araël ignore ce qui
se passe sur la terre et fasse des questions telles que
celle-ci :
Socrate est- il toujours avec son bon génie ,
Le chef intéressant de la philosophie ?
A quoi Platon répond par un tableau de la tyrannie
sous laquelle gémissent les Athéniens .
Nos crimes sont toujours basés sur nos vertus.
L'on mène à l'échafaud les citoyens connus
Par des talens , de l'or ou par quelque énergie;
La seule obscurité donne espoir à la vie .
J'ai cru comprendre que le premier vers voulait dire
que «plus on était vertueux , plus on était criminel ; >>>
et le dernier , que « la seule obscurité préservait du sup-
>> plice. » J'avoue que j'en ai senti un mouvement d'orgueil
que je pourrais bien n'avoir pas suffisamment
réprimé ; car je m'aperçois en cemoment , que c'est avec
un ton de découverte que je fais part à nos lecteurs de
456 MERCURE DE FRANCE ,
1
mon commentaire. Je reprends mon analyse. Araël
tache de relever le courage de Platon.
Pourquoi d'un Critias supporter le courroux?
Ce découragement est indigne de vous.
Il lui fait ensuite un long discours dans lequel il lui
parle tantôt au nom des dieux , tantôt au nom du trèshaut
; et conclut à ce que Platon retourne à Athènes
pour y ranimer le zèle des amis de la liberté et de la
patrie.
Quand vous aurez vaincu vos tyrans abhorrés ,
Enseignez du très-haut les préceptes sacrés .
Sur ton front Dieu va mettre un rayon de sa gloire .
Il te fera briller au temple de mémoire.
Ton coeur doit pressentir ses décrets éternels
Etd'un flambeau céleste éclairer les mortels .
Dans l'espoir , dans l'amour et dans l'intelligence
Du Dieu qui nous créa fais voir latriple essence.
Cepassage offre deux particularités queje crois devoir
faire remarquer ; d'abord , cette mission apostolique de
Platon sur laquelle j'ai fait entrevoir quelques-uns de
mes scrupules ; ensuite la révélation de la trinité . Il ne
faut cependant pas croire que cette définition du plus
grand de nos mystères soit exactement celle qu'en donne
Platon, L'auteur du poëme en revendique une partie.
On peut voir dans une note assez longue ce qui est à
lui et ce qui appartient au philosophe grec. Cette question
est d'un ordre trop élevé et trop étrangère d'ailleurs
à la critique littéraire pour que je m'y arrête davantage.
Je crois avec les simples que ce sont des profondeurs
qu'il est imprudent de sonder.
Ici finit le premier livre : dans le second , Platon a
une entrevue avec Trasybule qu'il fallait bien commencer
à mettre en scène dans une action dont , au rapport de
l'histoire , il fut le premier et long-tems le seul mobile.
En groupant autour de lui et Socrate et Platon et Diagoras
, M. Bres me semble avoir ôté quelque chose de
ses proportions à ce héros de la Grèce , qui fut , sinon
l'un des plus grands hommes de l'antiquité , du moins
DECEMBRE 1811 . 457
l'un des plus vertueux , et l'un des plus nobles caractères
que l'histoire nous ait conservés . C'est pour lui que le
biographe le plus sobre de réflexions , Cornélius Népos ,
semble sortir de la simplicité ordinaire de son style ; c'est
lui qu'il voudrait placer au premier rang de ceux dont
il écrit la vie , si l'on pesait la vertu et non la fortune .
Du moins , dit-il , je n'en vois aucun que je lui préfère
pour la bonne foi , le courage , la grandeur d'ame ,
l'amour de la patrie. Cependant , ajoute- t-il avec naïveté
, je ne sais comment cela se fit ; mais tandis que
personne ne le surpassait dans l'exercice de ces vertus ,
beaucoup le devancèrent dans la carrière des honneurs
et des dignités . Voulant ensuite faire ressortir davantage
le fait d'armes qui délivra Athènes de l'oppression , il le
compare aux autres exploits militaires dans lesquels le
soldat revendique une part , et la fortune une plus grande
encore ; tandis que la victoire de Trasybule lui appartenait
en propre , qu'il avait été non-seulement le premier
, mais , au commencement , le seul artisan de la
guerre contre les tyrans : Non solum princeps , sed et
solus initio . Il paraît en effet que les secours sur lesquels
il avait compte , se firent long-tems attendre. C'est encore
son historien qui en donne la raison. Dès-lors
dit- il , les gens de bien parlaient mieux pour la liberté
qu'ils ne combattaient pour elle. On me pardonnera ,
j'espère , cette digression qui ne m'a point paru trop
étrangère au sujet , et qui peut servir à montrer en quoi
et jusqu'à quel point M. Bres , dans son poëme , s'éloigne
de l'histoire. Je laisse à d'autres à décider s'il est
justifié par le succès .
,
Lorsque Platon s'est ainsi assuré de Trasybule , qui
n'avait pas besoin de ses encouragemens , il court auprès
de Socrate son maître qui lui promet aussi son bras ,
et revient à Athènes où il ne tarde pas à se faire enfermer .
On se demande d'abord pourquoi , au lieu de se joindre
à cette poignée de braves qui s'emparaient des forteresses
d'Athènes , et se préparaient à attaquer les tyrans ,
Platon vient argumenter contre eux. Mais telles étaient
les instructions de l'envoyé cóleste ; dans la prison , nou
458 MERCURE DE FRANCE ,
velle apparition d'Araël , à qui Platon dit d'un air assez
mécontent :
J'ai suivi ta doctrine ,
J'osai tout espérer de sa clarté divine .
Vois pourtant dans les lieux où me voilà plongé
Les fers dont , pour mourir , les tyrans m'ont chargé .
Homère des philosophes , cygne de l'Académie , divin
Platon! est- ce bien là votre sublime langage? Qui reconnaîtrait
dans la prose un peu dure de ces vers , la poésie
mélodieuse de votre prose ?
Mais la scène change; un être moins fantastique que
le chérubin se fait bientôt entendre par des imprécations
contre la divinité : c'était Diagoras , fameux dans l'antiquité
pour son athéisme et pour avoir unjour , dans une
auberge où le bois manquait, jeté au feu une statue
d'Hercule en disant : fais bouillir la marmite , ce sera le
dernier de tes travaux. Platon lui demande son nom .
Que t'importe ? répond Diagoras .
Toujours plus sagement on en poursuit le cours ,
Lorsqu'on sait à quel homme adresser son discours ,
Réplique Platon ; et voilà la conversation engagée sur
l'athéisme . Elle termine le second chant ou livre. ( Car
M. Bres a donné ce nom modeste aux divisions de son
poëme , et par les échantillons qu'on a vus de ses vers ,
on peut croire qu'il a bien fait. )
Dans une prison on n'a rien de mieux à faire que de
causer. Ainsi font Diagoras et Platon ; l'un prêchant
toujours contre l'existence des Dieux , et l'autre pour.
La discussion peut paraître longue , car elle est seule
l'objet des troisième et quatrième livres ; mais Diagoras
était difficile à convertir. Au cinquième , Platon paraît
devant Critias , et là , nouvelle discussion sur l'existence
de Dieu ; elle n'est interrompue que par le sixième livre ,
et parce que Critias avait à
Vaquer à la liste fatale
Qui livrait ses proscrits à la rive infernale .
Il revient bientôt reprendre une conversation qui l'inDECEMBRE
1811 . 459
téresse , mais n'ébranle pas sa croyance , et finit par renvoyer
Platon en prison. Celui- ci retrouve Diagoras et
reprend l'oeuvre de sa conversion. Il est plus heureux
cette fois que la première . Il lui explique son système de
l'amour de Dieu , et comment
Pour le grand prix d'amour on aime à concourir.
Ici , c'est- à-dire avec le sixième livre , finit la partie
didactique du poëme de M. Bres , et commence l'action .
Trasybule s'empare d'Athènes . Les tyrans sont en
fuite , les prisons ouvertes ; Diagoras converti , et à qui il
ne manque que le baptême , veut à son tour convertis
Critias mourant.
Connais la main d'un Dieu vengeur enfin du crime.
Implore la bonté du ørai Dieu que j'adore.
Mais Critias meurt dans l'impénitence finale et en voulant
frapper Diagoras du glaive dont il est encore armé.
Heureusement le néophyte esquive le coup .
On finit par découvrir qu'Araël n'est autre que le génie
de Socrate dont la mort , par un nouvel anachronisme
, termine le poëme. Par un anachronisme de mots ,
s'il est permis de parler ainsi , l'auteur appelle Socrate
martyr , mot grec à la vérité , mais dont l'acception détournée
servit , comme on sait , à désigner les premiers
chrétiens qui scellèrent la religion de leur sang .
Si l'ouvrage de M. Bres , sous le rapport de la composition
et du style , laisse beaucoup à désirer , on ne
peut s'empêcher au moins de rendre justice aux intentions
de l'auteur et à la pureté de sa morale. Mais si je
connais jamais quelqu'un qui ait le malheur de n'être pas
assez persuadé des vérités sublimes et consolantes que
cet ouvrage renferme , je l'engagerai à les chercher de
préférence dans celui de Fénélon sur le même sujet ,
quoiqu'il ne soit qu'en prose.
LANDRIEUX.
460 MERCURE DE FRANCE ,
1
ODES , PRÉCÉDÉES DE RÉFLEXIONS SUR LA POÉSIE LYRIQUE ;
par L. M. DE CORMENIN , auditeur au Conseil-d'Etat.
- Prix , 1 fr . 25 c. , et 1 fr . 50 c. frane de port .-
A Paris , chez P. Blanchard et Comp , libraire , rue
Mazarine , nº 30 , et Palais- Royal , galerie de bois ,
n° 249 ; Martinet , libraire , rue du Coq-St-Honoré ;
Lebour , Palais -Royal , galerie de bois .
DANS un tems où les poëtes se laissent encore égarer
par l'influence des nouvelles doctrines littéraires , on
doit des encouragemens au jeune écrivain qui , fidèle
aux lois du bon goût , les suit dans ses compositions et
les recommande dans ses préceptes .
M. de Cormenin a fait précéder ses Odes de réflexions
sur la poésie lyrique. Ces réflexions nous ont paru
écrites dans un esprit sage et remarquables par leur
méthode . Files offrent même quelques aperçus nouveaux
qui nous semblent ingénieux .
L'auteur examine d'abord l'influence des moeurs , des
événemens et des climats , sur le génie , les règles et
l'objet de la poésie lyrique chez tous les peuples . Après
avoir développé les causes qui chez les anciens donnaient
à l'ode le plus vif intérêt , et recherché pourquoi ce
genre paraît si négligé maintenant parmi nous , il pense ,
avec raison , qu'il faudrait imprimer à l'ode un caractère
national. Nous citerons le morceau qui termine ces
réflexions .
« Sil existe une nation qui doive concevoir d'elle-
>> même un noble et juste orgueil , et se croire portée aux
>>plus hautes destinées , n'est-ce pas aujourd'hui la
>>nation Française ? Quelle époque a brillé avec plus
>> d'éclat dans les annales de l'univers ? Quand y eut- il
>> tant et de si vastes sujets que la muse de l'ode peut, en
>>chantant nos exploits , parcourir le monde entier ?
» Veut- elle réveiller d'imposans souvenirs , et donner de
>> salutaires leçons aux rois et aux peuples ? qu'elle retrace
>> la chute de la dernière dynastie , les orages de la révo-
>> lution , la vue des pyramides et des tombeaux des
DECEMBRE 1811 . 461
Pharaons . Veut-elle nous éblouir par les couleurs de
>> la plus riche poésie ? qu'elle peigne le Danube franchi
» au milieu de la nuit , des éclairs et de la tempête ; le
>> passage des Alpes glacées et les ouragans brûlans des
>> déserts . Veut-elle enflammer le courage ? qu'elle
>> célèbre les mémorables campagnes d'Italie , la con-
▸ quête de Malte , les victoires d'Austerlitz , d'Iéna , de
>> Friedland et d'Essling. Si les sujets pacifiques lui plai-
>> sent davantage , elle peut chanter l'entrevue du Nié-
>> men , les embellissemens de Paris , ces colonnes d'ai-
> rain qui , s'élevant au sein des places publiques , doi-
>> vent apprendre à l'avenir le triomphe de nos armes ,
>> ces routes qui percent les hautes montagnes , et font
>> communiquer les empires , et ces canaux qui unissent
>> les mers . Enfin , si elle veut faire couler nos larmes ,
» qu'elle nous montre Desaix mourant dans les plaines
> fameuses de Marengo , qu'elle nous redise les adieux
>> touchans de Montebello , et le nomde tous les braves
>> qui ont péri pour la défense ou la gloire de la patrie !
>>Quelle source féconde d'immortelles inspirations !
» et que de motifs aussi doivent exciter le zèle de nos
>> poëtes !
>> Quand toutes les carrières de la littérature ont été
» parcourues avec éclat , ils ont l'avantage inestimable
>> de voir s'ouvrir devant eux une route nouvelle que les
>>grands poëtes du siècle de Louis XIV n'ont pas même
>>frayée !
>> Qu'ils ne se bornent plus à cultiver l'art frivole de
> flatter l'oreille par des sons harmonieux. Que , dignes
>>interprêtes de la nation , ils expriment en beaux vers
» sa reconnaissance à tous ceux qui ont bien mérité
» d'elle , et qu'ils briguent à l'envi le glorieux emploi
>>d'allumer dans tous les coeurs l'amour des vertus , des
>> devoirs , du souverain et de la patrie !>>>
M. de Cormenin , comme nous venons de le voir ,
invite les poëtes à traiter de préférence des sujets nationaux.
On pourrait lui alléguer que ce conseil qu'il
donne aux autres devait d'abord lui profiter à lui-même.
C'est une chose surprenante , en effet , que persuadé ,
comme il paraît l'être , de tous les avantages qu'un poëte
:
462
MERCURE DE FRANCE ,
doit trouver à traiter de semblables sujets , il ne s'en soit
pas saisi le premier , et qu'il n'ait pas exploité lui-même
une mine si riche et si féconde. La raison qu'il nous en
donne fait honneur à sa modestie , mais elle ne nous a
pas semblé décisive. La lecture des Odes de M. Cormenin
nous a persuadés , au contraire , qu'il pouvait ,
aussi bien que personne , entrer dans une carrière où
tout lui promettait le succès le plus flatteur. Quelques
citations un peu étendues viendront à l'appui de notre
opinion .
Nous dirons peu de chose de la première Ode. Ilya
moins à louer et à blamer que dans les autres , par conséquent
elle est d'un moindre intérêt pour le lecteur et
pour le critique . Le plan de cette Ode , adressée au roi de
Bavière , est assez sage. On y remarque un écart sur les
mauvais rois , où l'auteur a fait une application trèsheureuse
d'un passage de l'Ecriture-Sainte :
Couchés dans les festins aux pieds de leurs maitresses ,
De roses couronnés , ils chantaient leurs faiblesses
Sur des luths complaisans ;
Et sur l'autel de Dieu plaçant leur propre image ,
Sans crainte du tonnerre ils recevaient l'hommage
De leurs vils courtisans .
Tandis que des flatteurs la perfide éloquence
Promettait ici bas à leur folle espérance
Un éternel séjour ,
Soudain la foudre gronde , et sur le mur terrible
Le prophétique doigt d'une main invisible
Ecrit leur dernier jour .
Voici le début de la deuxième Ode , adressée aux
Muses :
Assises au sommet de la double colline ,
Vous pleurez , filles d'Apollon ,
Vous pleurez , et le son de votre voix divine
Attendrit le sacré vallon !
Le farouche Ottoman sur vos saintes images
Porte de sacriléges mains ;
Fuyez , Muses , fuyez les profanes outrages
De ces Tartares inhumains..
DECEMBRE 1811 . 463
Sur ses bords triomphans la Seine vous appelle ,
La Seine amante des héros ,
Qui roule avec orgueil dans la ville éternelle
Le royal tribut de ses flots .
Mais par un doux penchant , malgré vous ramenées
Vers l'antique séjour des arts
Sur le riant berceau de vos jeunes années
Vous tournez de tristes regards !
Ah! quand il faut quitter le beau ciel de la Grèce ,
Les bois fleuris du Sperchius ,
Le vallon de Tempé , les rives du Permesse ,
Et les frais sentier de l'Hémus ;
Quand il faut loin des Grecs dont la tombe soupire
Traverser les profondes mers ,
Quelle main dites-vous protégera leur lyre ?
Quelle voix redira leurs vers ?
Vous veillez auprès d'eux ; hélas ! pour les défendre
Vos cris ne sont pas entendus !
Onaime , on aime encore à pleurer sur la cendre
Des amis que l'on a perdus .
Muses , consolez-vous ; nos rives fortunées
Adoptent vos chastes autels :
Venez , le front riant et de fleurs couronnées ,
Recevoir l'encens des mortels .
Que vos doigts inspirés sur la lyre savante
Vont réveiller de sons touchans !
Jamais dans ses beaux jours la Grèce triomphante
N'offrit plus de gloire à vos chants .
Ce commencement nous paraît plein de charme . Il a
cette heureuse mollesse , ce tendre abandon de la mélancolie.
Ces deux répétitions : Vous pleurez , filles d'Apollon
, fuyez muses , qui ailleurs seraient un défaut , ne
sont ici qu'une beauté de plus. Ce mouvement , sürtout
, nous semble plein de vérité et de sentiment ,
Mais par un doux penchant , etc.
Ah! quand il faut quitter le beau ciel de la Grèce , etc.
C'est bien là ce que l'on éprouve lorsque l'on est prêt
464 MERCURE DE FRANCE;
à s'éloigner pour toujours des lieux qui nous sont chers.
Ils viennent se retracer à notre mémoire embellis de
tout ce qui leur donne du prix à nos yeux ; on les passe ,
en quelque sorte , en revue , les uns après les autres ,
comme pour leur dire un dernier adieu ..
On pourrait objecter à l'auteur que les muses n'ont
pas tardé si long-tems à venir en France. Prétendre
qu'elles inspiraient de loin les Corneille , les Racine ,
les Voltaire , les Rousseau , ce serait établir une étrange
opinion . Si malgré cet éloignement elles ont opéré parmi
nous tant de prodiges , que ne doit-on pas attendre de
leur présence ? Cependant nos poëtes actuels ne se flattent
pas , sans doute , de surpasser les grands modèles
qui sont la gloire éternelle de notre littérature. Or , si
ces grands hommes ne sont pas surpassés ou même
égalés , il s'ensuivra , dans l'hypothèse du poëte, que les
muses auront eu plus de pouvoir de loin que de près . Il
était pour le moins inutile qu'elles fissent le voyage.
Voilà le vice réel du sujet. Le lecteur est obligé d'admetfre
une supposition un peugratuite; mais enfin cette
hypothèse reçue , l'Ode marche d'elle-même , et comme
elle est sagement conduite , on ne s'aperçoit guère que le
point de départ n'est pas bien choisi .
Le style de cette Ode , ainsi que des deux autres , est
-généralement remarquable par la fraîcheur et l'éclat du
coloris , ainsi que par la pureté de l'expression . Les
strophes que nous avons citées sont douces etharmonieuses
. Celles qui suivent nous ont présenté quelques
taches . L'auteur nous représente César
D'un triple noeud d'airain enchainant l'injustice
Devant la majesté des lois .
Injustice est trop faible , sur-tout après le triple noeud
d'airain.
Les arts sontflorissans , et le travail utile
Enrichit le sol des hameaux .
Le premier de ces deux vers manque de poésie.
Aux bords lointains du Nil le Dieu de la victoire
Tonnait pour eux du haut des airs
)
DECEMBRE 1811 465
Lavoixde la tempête a racontéleur gloire
Aux sables brûlans des déserts.
L'auteur tombe ici dans un défaut qui ne lui est
ordinaire : l'enflure et l'obscurité.
asaDE LA
SEINE
La troisième Ode, sur les vanités humaines, commence
de la manière la plus imposante .
Les rois humiliés sous la pourpre captive
Adoraient à genoux la superbe Ninive ;
Des hauteurs du Liban l'orage est accouru.
Ils ont levé les yeux au séjour du tonnerre ;
Et comme ils ramenaient leurs regards vers la terre
Ninive a disparu.
On voit ici combien le choix heureux du mètre peut
ajouter à l'effet d'une grande pensée ou d'une belle
image.
Ton sceptre , ô noble Tyr , gouvernait les tempêtes ;
Tes fils voluptueux dans leurs royales fêtes
S'endormaient sur lesfleurs au doux bruit des concerts ,
OTyr ! et tu n'es plus qu'une roche sauvage
Et la mer , en fuyant , a cédé ton rivage
Au sable des déserts .
Sur lesfleurs , cette expression n'est pas locale ; il eût
mieux valu sur la pourpre . A cédé ton rivage : on peut
contester la justesse de cette pensée. Le rivage ne se
forme pas des sables du désert qui empiétent sur les
ondes , mais bien des sables que la mer recouvrait ellemême
, et qu'elle abandonne en se retirant plus loin .
Sur les bords gémissans du Tibre solitaire
Rome pleure aujourd'hui l'empire de la terre.
O retours du destin ! ô vide des grandeurs !
Voilà César , Sylla , le héros de Minturne !
Regardez, conquérans ! l'espace étroit d'une urne
Enferme ces vainqueurs.
A l'exception du dernier vers qui désigne d'une manière
trop générale Marius , César et Sylla , cette strophe
nous paraît très-belle de pensée et d'expression. Nous
en dirons autant de celle qui suit. Nous la croyons
Gg
5.
th
:
466 MERCURE DE FRANCE ,
même supérieure à la précédente ; elle rappelle un vers
souvent cité , de Juvénal .
Déplorable néant des vanités humaines !
Que reste-t-il de vous , ô cités souveraines !
Vous n'avez donc laissé qu'un nom dans l'univers ?
Oui , tout s'est englouti dans le torrent des âges ,
Comme la goutte d'eau qui tombe des nuages
Dans l'abyme des mers .
Cette strophe ne serait pas déplacée même parmi les
plus belles de Rousseau . Si le poëte se soutenait toujours
à cette hauteur , cette Ode pourrait être regardée comme
un des meilleurs morceaux dans ce genre , mais les dernières
strophes ne répondent pas tout-à-fait aux premières
. Il n'y a plus la même suite dans les idées ; le
dessein de l'auteur paraît vague et incertain . Cette critique
, du moins , ne s'applique pas à la strophe qui suit
immédiatement celle que nous venons de citer. Au contraire
, le mouvement nous en paraît très-heureux . Après
avoir indiqué par des traits rapides la ruine ou même la
disparition totale des plus grandes villes et des plus
grands empires , le poëte s'écrie :
Elevez maintenant des palais magnifiques ,
Ogrands , et contemplez leurs fastueux portiques ,
Rêvant le fol espoir d'un immortel séjour ...
Comptez plutôt , comptez vos fugitives heures!
Et combien pensez-vous habiter ces demeures ?
Des siècles ? un seul jour.
Cette opposition est grande et vivement exprimée.
L'auteur dit , quelques strophes après , en parlant des
rois :
Combien sont maintenant étendus sous la pierre ,
Avec leurs ornemens tout souillés de poussière ,
Leur couronne brisée et leur pourpre enlambeaux !
Dussé-je encor blesser votre superbe oreille,
La cendre la plus vile à la vôtre est pareille ,
Majestés des tombeaux !
Pour les justes mourans s'ouvre un plus noble asyle , etc.
Dussé-je encor blesser, etc. Ici il n'y a pas de transition.
DECEMBRE 1811 . 467
Les vers qui suivent ne sont pas la conclusion de ceux
qui précèdent. Boileau a dit :
Souvent un beau désordre est un effet de l'art .
Ce désordre apparent ne doit pas exister dans la liaison
des idées , autrement on cesserait de s'entendre , et le
beau désordre conduirait à l'obscurité. Le poëte peut
sortir de son sujet , si une image ou une réflexion incidente
l'y convie ; il peut suivre le nouvel ordre d'idées
qui viendront frapper son esprit, et par une transition
heureuse rentrer dans le sujet comme un homme qui
suivant la route tracée devant lui s'en écarterait un moment
pour y revenir par des sentiers détournés . Voilà
ce qui constitue ces écarts permis aux poëtes lyriques .
Il sont d'autant plus heureux qu'ils sont plus adroitement
ménagés ; mais , quand ils brisent la chaîne des idées
sans rejoindre les anneaux séparés , il n'en résulte que
de la fatigue pour le lecteur occupé à chercher les idées
intermédiaires . Ainsi , on ne voit pas pourquoi M. de
Cormenindit : Dussé-jeencorblesser votre superbe oreille.
C'est faute d'un développement qu'il devait donner aux
vers précédens . Il fallait qu'ils renfermassent une comparaison
semblable à celle qui est exprimée dans les derniers
vers de la strophe .
De cette analyse nous devons conclure que M. de
Cormenin élevé à l'école des bons modèles sait marcher
sur leurs traces . Les réflexions qui précèdent ses Odes
annoncent un esprit solide , un bon jugement , et un
goût déjà éclairé. Son style a de la pureté , de l'harmonie
et de la précision. Ces mêmes qualités se retrouvent
dans ses vers avec celles qui conviennent plus particulièrement
à la poésie. Si nous avons relevé des fautes
que la jeunesse de l'auteur rend très- excusables , c'est
que nous avons cru devoir le prévenir sur des défauts
dont il lui sera facile de se corriger. Χ.
Gg2
468 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTÉS .
CHRONIQUE DE PARIS.
:
MOEURS , USAGES , ANECDOTES , etc. - Nous approchons
d'une époque fort chérie des uns , fort redoutée des autres ,
suivant l'âge , le rang , les circonstances. Les petits enfans
l'aiment beaucoup , passent une moitié de l'année à la regretter
, et l'autre à la désirer; et les grands enfans la regrettent
une partie de leur vie . Cette époque n'est donc indifférente
pour personne. Ceux qui donnent, ceux qui reçoivent
, ceux qui souhaitent , ( c'est-à-dire toute l'espèce
humaine civilisée ) la voient arriver avec des sentimens
analogues à leurs diverses positions. Tout le mois de décembre
est consacré à différens préparatifs : chacun s'évertue
, s'ingénie ; chacun étudie son rôle. Ce dernier mois
paraît un siècle à l'enfant qui attend avec une impatience
égale à la vivacité de ses désirs , les joujoux promis ; il a la
rapidité de l'éclair pour les tantes et parens collatéraux qui
ne voient dans le premier jour de l'an qu'un usage tyrannique
dont le respect humain seul les empêche de s'affranchir.
Ce premier tableau se répète dans les diverses classes
de la société ; seulement on y remarque des nuances et
quelques changemens de décorations. D'abord c'est le règue
des complimens. On a personnifié le compliment : on l'a
placé sur un trône porté par l'aile des vents : il promène
des regards rians sur la foule qui l'environne , et qu'il
nourrit d'encens et de fumée; denrée inépuisable qui ,
malgré l'étonnante consommation qu'on en fait , ne perd
jamais de son prix. Autour de lui voltigent les songes flatteurs
et l'espérance qui sème les mensonges . Sa main écrit
au hasard les bienfaits , les services sur le sable mobile
dont l'haleine des vents se plaît à changer , confondre ,
effacer les traces légères etfugitives . C'est dans les jours
qui vont arriver que se compose l'eau la plus limpide et la
plus suave; celle dont on fait le plus d'usage , qui rafraîchit
le teint , ravive les couleurs , et rend au tissu le plus
flétri sa souplesse et son éclat ; celle qui a plus de parfum
que l'eau-rose , plus de fraîcheur que la rosée , et plus
d'ambroisie que le nectar... En un mot , l'eau bénite de
cour, si nécessaire aux petits et si utile aux grands . C'est
DECEMBRE 1811 . 469
dans les derniers jours de ce mois que ceux-ci renouvellent
leurs provisions , et que ceux-là se disposent à recevoir
quelques gouttes de cette pluie bienfaisante .
Si nous jetons les yeux sur la classe ouvrière , nous la
voyons sans cesse occupée du soin d'enrichir sa boutique
ou son atelier de quelque nouvelle combinaison propre à
fixer l'attention des curieux , à faire naître l'envie ou le
désir. Le marchand de joujoux par excellence , Cacheleux
déballe avec précaution des magots qu'il dit arrivés non
de la Chine , mais de Nuremberg; les marchandes de
modes fabriquent des chapeaux de toutes les formes , excepté
de celles des têtes qui s'en affubleront ; elles étalent
avecart les robes et les schals drapés avec mollesse et grâce,
qui malheureusement ne sortent presque jamais dumagasin
; elles font ondoyer des rubans sur lesquels un demijour
perfide , habilement ménagé , fait glisser mille reflets ,
mille nuances délicates qui disparaissent dès qu'on y touche
. Les libraires disposent de vieux livres en habit neuf et
doré (et ce ne sont pas les moins bons) , près d'autres livres
nés d'hier dont la gravure et la reliure font tout le prix ;
ils exposent entr'ouverts des almanachs de toutes les couleurs
, de tous les formats ; mettent à côté de la chanson
grivoise , la romance plaintive , et le rustique Mathieu
Lansberg qui ne ment
de l'almanach des grâces qui va toujours à son adresse.
que lorsqu'ilprédit l'avenir, auprès
Mais trouvons-nous au rendez-vous général , où s'approvisionnent
les personnes de tout âge , de tout rang , de
toute condition. C'est un palais de fée : on le dirait formé
de cristaux , de rubis et de diamans . L'oeil est blessé de
son éclat éblouissant : on respire à peine à travers un nuage
de parfums dans une atmosphère attiédie d'où l'on brave.
les frimas . Combien de cerveaux ont été mis à contributionpour
meubler ce palais enchanté dédié aufidèle berger!
Que de tortures on s'est données pour trouver de nouvelles
combinaisons , pour imaginer des nuances inconnues , pour
produire des effets inattendus ! Les muses mêmes si fières
si libres , se sont mises aux gages du Dieu de la gourmandise
; leur vaste génie s'est rapetissé , rétréci , roulé , renfermé
dans le creux d'une noix , d'une olive ; ou , dédaignant
cette étroite prison et se dégageant des entraves de
la devise et du distique , il produit quelquefois un quatrain
pour avoir les honneurs de la papillote et devenir un diablotin
sucré. De cette réunion bizarre résultent les amusemens
du goût et de l'esprit. Si les vers sont mauvais ,
,
470 MERCURE DE FRANCE ,
les bombons ne le sont pas. On a toujours quelques dódommagemens
. Le confiseur trouve son compte; le rimeur
n'a pas perdu son tems : le marmot qui ne sait pas encore
lire bien couramment est celui qui gagne le plus ; pendant
qu'il croque le bombon, il se fait lire la devise , et la part
du lecteur ressemble à celle que donne le juge dans la
fable de l'Huître et des Plaideurs .
- Il paraît un nouvel ouvrage ancien . Ce n'est point
une compilation ni un plagiat : ce sont des mémoires écrits
dans le seizième siècle , et qu'on dit fort curieux. En voici
le titre : Les Commentaires du soldat Vivarais , où se vait
l'origine de la rebellion de France et toutes les guerres que,
durant icelle , le pays a souffertes , divisés en trois liers,
selon le tems que lesdites guerres sont arrivees . Ces Mémoires
sont suivis du voyage du duc de Rohan en Vivarais,
en 1628 , et d'une anecdote extraite du journal manuscrit
d'un ancien chanoine de Viviers .
-Un bon Suisse , parti de ses montagnes pour se faire
auteur à Paris , a eu le bon esprit , de peur d'écrire du
français- suisse , de copier littéralement , par-ci , par-là ,
non pas des pages , mais des chapitres entiers , dont il a
supprimé le titre , après les avoir amalgamés tant bien que
mal. De cette opération il est résulté d'abord un ouvrage
sur l'agriculture , en deux volumes . Tout étonné de cette
création , il a redoublé d'ardeur , et calculant qu'après
avoir écrit pour les cultivateurs de cabinet qui ne sontpas
mal nombreux à Paris , il fallait instruire ceux qui instruisent
la jeunesse et sont plus nombreux encore , ila
rapétassé tous nos recueils pour en faire un ouvrage sur
l'éducation , ne citant personne parce que c'est un usage
trop vulgaire , s'appropriant tout et offrant le précepte et
l'exemple . Pendant que ce ravaudage arrivait à sa fin , on
confrontait le premier ouvrage avec tous ceux aux dépens
desquels il existait , et l'on trouvait que dans un volume ,
sur 380 pages , il y en avait 373 littéralement transcrites .
Cette découverte a donné l'éveil. On a soigneusement
examiné la seconde production. Même résultat. De crier
au voleur; et le voleur de prouver qu'il n'avait pillé que les
morts et les anonymes , deux classes de gens qui ne se
plaignent point , et de prétendre que les vivans n'ont pas
le droit de se plaindre pour eux ; enfin de démontrer qu'il
avait droit de pillage . L'affaire du bon Suisse en est là.
Aumoins ily a quelque conscience dans son fait .
-La fécondité de Scudéry paraissait prodigieuse àBoi
DECEMBRE 1811 . 471
lean; mais elle n'est rien en comparaison de celle de quelques
auteurs modernes. Quoiqu'il ne fût pas difficile
d'en trouver parmi nous des exemples , nous sommes cependant
obligés de convenir que nos voisins , grâces à un
seul écrivain , l'emportent sur nous , et qu'ils ont même
sur les autres nations une incontestable supériorité. II
s'agit de Kotzbue qui , à des entreprises de romans , de
drames , de mélanges et de voyages , vient d'ajouter celle
de deux journaux qu'il a créés . L'un paraît à Darmstatt ,
sous le titre de la Corbeille de fleurs de Clio , et l'autre à
Kænigsberg , sous celui du Grillon , petit animal dont le
cri fort importun , assourdissant , est sans doute beaucoup
moins incommode que le pathos germanique du journal qui
porte son nom . Si l'on demandait comment on peut ,
la fois , faire paraître deux journaux dans deux villes ,
roman dans une troisième , un drame dans une quatrième,
nous répondrions que c'est le secret de l'auteur .
-
à
un
Un autre Allemand , qui refuse à Racine la sensibilité
, l'harmonie , le génie poétique , vient de publier un
cours de lecture sur l'art dramatique . Il dépèce Corneille ,
Voltaire , Regnard , Molière , dont la prose et les vers
choquent certaines oreilles tudesques. Nous regardons ,
nous autres Français , que c'est folie de vouloir juger une
langue étrangère , et quand nous nous avisons de critiquer
un ouvrage écrit dans cette langue , nous ne parlons que du
plan ,des idées et de leur enchaînement .
- On parle d'un poëme satirique intitulé : Profession de
foi des poetes à la mode. C'est une muse des bords de la
Garonne , qui s'amuse aux dépens des muses de la Seine.
Celles- ci attendent et se mettent en mesure de répondre .
,
- Il a paru dans le mois de novembre trois romans :
Le Secret impénétrable ,par M. de Faverolles; Stanislas
par M Bournon- Mallarme , de l'Académie des Arcades
de Rome , et Bonheur et Malheur, par Mme Guénard .
INVENTIONS .- En voici une qu'on assure n'être pas une
plaisanterie , et comme l'annonce en a été faite dans plusieurs
journaux, nous allons l'offrir textuellement ne connaissant
ni l'instrument , ni les sybarites qui en ont fait
usage. On cite un de nos célèbres pharmaciens qui a fait
établir une seringue à mécanique vraiment originale. Il la
réserve pour les jeunes personnes qui trop souvent répugnentà
prendre un genre de remède si simple et si salu-
Jutaire. L'instrument est renfermé dans un meuble de la
472 MERCURE DE FRANCE ,
forme accoutumée. Quand le liquide est parvenu au degré
de tiédeur que vous désirez , et que vous êtes assis bien à
votre aise , vous mettez en mouvement un balancier à tems
égaux; le piston s'avance , le cylindre tourne : vous entendez
alors un petit concert tout-à-fait enchanteur , et qui
vous distrait fort agréablement de l'espèce d'ennui que
pourrait vous causer la cérémonie . Cette recherche officieuse
produit un résultat admirable sans doute ; mais en
toute chose il faut songer à l'avenir : on est toujours obligé
à des redditions de compte , et l'invention d'un moyen qui
exempterait de cette reddition serait plus précieuse encore .
Personne n'est curieux de voir son épitaphe ni de mériter
celle qui fut faite pour un malade mort parce qu'il n'avait
pas voulu rendre ses comptes . On conviendra que ce n'est
pointà-propos de bottes que nous rappelons cette épitaphe :
Ci-git qui se plut tant à prendre ,
Et qui l'avait si bien appris ,
Qu'il aima mieux mourir que rendre
Un lavement qu'il avait pris .
Χ.
- SPECTACLES . Théâtre du Vaudeville .- Première représentation
de Laujon aux Champs - Elysées , vaudeville
en un acte .
En affaires de commerce et de théâtre , les associations
les plus nombreuses ne sont pas les plus heureuses ; il y a
même peu de tems que l'on est convenu de se réunir pour
faire ensemble ce que jadis on faisait tout seul : ce n'est
pas que je proscrive toute association ; le genre du vaudeville
semble même les permettre , et ma rigueur ne se
laisserait - elle pas désarmer en songeant que c'est au
triumvirat de MM. Barré , Radet et Desfontaines que nous
devons un bon nombre des plus jolis ouvrages joués sur ce
théâtre , tels que M. Guillaume , Lantara, les Deux Edmond,
Duguay-Trouin , la Colonne de Rosbach , et tant
d'autres pièces dont ne se lassent point les amateurs da
vrai genre du vaudeville ?
Laujon , président du caveau moderne , était chéri de
chacun des aaiimmaabblleess épicuriens qui lecomposent.Unpeintre
qui perdrait son ami ferait revivre ses traits sur la toile animée
; un sculpteur ferait parler le marbre; un poëte exhalerait
sa douleur en vers harmonieux et mélancoliques ; les
DECEMBRE 1811 . 473
chansonniers du Rocher de Cancale , persuadés que leur
président , ainsi que Coligny ,
> Voulut du moins mourir comme il avait vécu , »
ont épanché leur douleur en joyeux flons-flons , et consigné
leurs regrets dans des couplets remplis de grâce et d'esprit ;
voici la fable qu'ils ont imaginée .
Le théâtre représente les Champs-Elysées , où les ci-devant
chansonniers ont l'habitude de se réunir tous les mois
comme jadis ils le faisaient sur terre. Anacreon ne peut
cette fois présider leur joyeuse réunion , et l'on est embarrassé
sur le choix du suppléant , lorsqu'on annonce l'arrivée
de Laujon; alors plus de doute , et lui seul est jugé digne
de présider le Caveau des Champs -Elysées comme il présidait
celui du Rocher de Cancale. Que pouvait- il résulter
d'une réunion aussi nombreuse que celle des dîneurs modernes
? une pièce , ...... non , mais un assemblage de couplets
charmans , dont un bon nombre a obtenu les honneurs
du bis , et si le public n'en a pas fait répéter davantage ,
c'est qu'il était embarrassé sur le choix , et qu'il craignait
de faire jouer deux fois la pièce .
Nous représenterons seulement aux auteurs que c'est par
inadvertance sans doute qu'ils se sont comparés à Favart ,
Panard , Collé , Piron , Voisenon et Vadé. Nos poëtes tragiques
et comiques pensent peut-être dans le fond de leur
ame égaler Corneille , Molière et Racine , mais ils n'ont pas
la bonne foi d'en convenir .
Les acteurs et actrices chargés de représenter les illustres
morts qui reçoivent Laujon aux Champs -Elysées , ont joué
leurs rôles de manière à ne pas faire dire qu'ils n'étaient
que l'ombre d'eux-mêmes . B.
POLITIQUE.
On connaît enfin d'une manière positive les détails des
derniers engagemens qui ont en lieu sur le Danube entre
les Russes et les Turcs : une relation générale et officielle
a été publiée au quartier-général russe à Giurgewo , le 30
octobre 1811. La voici :
1
« Le 26 août , le grand-visir avait fait passer , avec une
habileté et un courage qui lui font honneur, le Danube à
3000 janissaires , et s'était fortifié sur la rive gauche . Le
lendemain matin , nous prîmes , après plusieurs engagemens
, une position devant lui , ce qui l'obligea d'augmenter
ses forces et d'ajouter à ses retranchemens ; nous en
fimes autant de notre côté . Les deux armées bivouaquèrent
en présence l'une de l'autre et à la portée du canon l'espace
de 35 jours , qui furent tous marqués par des combats
meurtriers . Des deux côtés on se battit avec tant de valeur
et d'acharnement , que le général en cheflui-même , exposé
continuellement. au ſeu de l'ennemi , passa tout ce tems
sans prendre aucun repos . Cependant il s'était borné jusqu'alors
à empêcher les Turcs de faire des incursions dans
le pays , et n'avait encore rien entrepris contre eux .
Le grand-visir enhardi par cette faiblesse apparente ,
qui masquait le véritable plan du général russe , transporta
la majeure partie de ses forces dans son camp retranché
sur la rive gauche .
>>C'est alors que M. Kutusow , prenant à son tour l'offensive
, fit passer le Danube un peu au-dessus de Rudschuck
, le 2 (14) octobre , à un corps de 7 à 8000 hommes ,
sous les ordres du lieutenant-général Marckow , qui , marchant
sans perdre un instant à l'ennemi , le surprit, culbuta
les faibles détachemens de cavalerie qui se présentèrent ,
et lui enleva son camp . L'armée turque, mise en déroute et
saisie d'une terreur panique , se jeta toute entière dans
Rudschuck , où , tandis que le général Marckow , dirigeant
contre elle sa propre artillerie qu'elle avait abandonnée ,
lui annonçait la brillante victoire des Russes par une grêle
de boulets et de grenades , le général comte de Langeron
la foudroyait de l'autre rive avec 100 pièces de canon. Le
!
MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1811. 475
résultat principal de ce mouvement brusque et bien concerte
futla séparation totale du corps de troupes ottomanes
retranché sur la rive gauche d'avec le reste de l'armée . Le
butin fait à cette occasion est immense ; tout le camp, la
tente même du grand - visir , sa chancellerie , celle du divan,
ses effets , toute l'artillerie , armes et bagages , un tas de
drapeaux , les magasins de toute l'armée , 200 boutiques ,
avec plusieurs millions de richesses , et un grand nombre
de prisonniers , parmi lesquels beaucoup d'officiers de
marque , sont tombés en notre pouvoir. Le champ de bataille
était couvert de morts et de mourans .
>> Le grand- visir qui se trouvait en personne sur la rivė
gauche demanda , lejour même de sa défaite , un armistice
; comme il ne lui fut point accordé , il profita la nuit
suivante d'une grosse pluie pour se sauver , et gagna
Rudschuck dans une nacelle à deux rames que lui avait
envoyée Rosniac-Aga , et où il se jetta tout seul. Pendant
cette attaque du grand camp, le général en chef en avait
ordonné une fausse sur celui de Vely-Pacha , établi le long
du Danube vers Turtukay. A l'approche des Russes , ces
troupes se retirèrent également dans la ville. Pour détruire
alors toute communication entre Rudschuck et le corps
ennemi que l'on avait coupé , M. Kutusow fit avancer sa
flottille , et la plaça de manière à ce que la plus petite
barque ne pouvait passer. On s'empara aussi d'une île où
les Turcs avaient établi une batterie qu'on dirigea ensuite
contre eux. Le fils de Czapan-Oglou avec quelques autres
pachas commande le corps d'armée cerné de Slobodsé. Il
était déjà réduit à manger ses chevaux , et n'aurait pu résister
long-tems au feu continuel de nos batteries , lorsqu'une
cessation d'hostilités , ordonnée par le général en
chef, suspendit la résolution qu'il allait prendre .
» L'armée du grand-visir , depuis son passage sur la rive
gauche , n'avait pu gagner un pouce de terrain ; elle se
trouvait totalement bloquée dans ses retranchemens . La
cavalerie seule avait essayé quelquefois de percer , mais
en se tenant toujours sous la protection des batteries du
camp ; elle a été constamment repoussée avec perte . Les
deux neveux du grand-visir ont été , l'un tué, et l'autre blessé
àmort. Tandis que ces faits d'armes se passaient , les autres
détachemens de l'armée russe n'étaient pas oisifs . Le
colonel Grekow passa le Danube à Turtukay , emporta
cette ville et poussa ses partis jusqu'à Rasgard . Le commandant
de la place fut fait prisonnier avec d'autres .
476 MERCURE DE FRANCE ,
,
» Le général Gamber passa ce fleuve d'un autre côté , prit
Silistria d'assaut avec son artillerie , consistant en huit
pièces de canon de cuivre et plusieurs autres de fonte
s'empara de l'arsenal , des barques de transport , eut un
butin considérable , fit 1000 prisonniers et poussa sa pointe
jusque vers Schumla .
> Ismail Bey de Sères , qui , étant entré en Valachie , se
tenait sur les bords du Danube , sans pouvoir avancer , fut
obligé de repasser ce fleuve. Le lieutenant-général Sass le
poursuivit , en se portant aussi sur l'autre rive .
» Le généralcomte Worontzow a effectué son passage près
de Widdin . ”
Peu de jours après ces événemens , le grand-visir a demandé
à rouvrir les négociations . Quelques parlementaires
ont d'abord été échangés de part et d'autre. M. Italinsky
s'est transféré de Bucharest à Giurgewo , où s'est rendu
de son côté le plénipotentiaire turc , et les premiers pourparlers
ont eu lieu le jour même du départ du courier qui
aapporté ces nouvelles .
Les conditions suivantes ont été publiées comme étant
celles de l'armistice conclu à Giurgewo .
L'armistice doit durer pendant le cours des négociations
qui vont s'entamer .
Si contre toute attente , ces négociations n'amènent pas
la paix , les hostilités ne pourrout recommencer que8 jours
après la dénonciation qui en sera faite de part oud'autre .
L'armistice existera entre tous les corps des armées russe
et turque. L'armistice s'étendra également aux armées de
Servie et de Boşnie .
On conservera de part et d'autre les positions où l'on se
trouve dans le moment .
Les Russes continueront à bloquer Rudschuk. Les Turcs
établis sur la gauche du Danube ne pourront pas quitter
leurs positions , et les Russes leur fourniront des vivres
pendant toute la durée de l'armistice. Le chevalier Italinsky
s'est rendu à Rudschuk près du grand-visir.
L'Empereur Alexandre a ordonné une levée d'hommes .
Lemanifeste impérial concernant cette levée est ainsi conçu :
"Alexandre Ier , etc.
,
> Trouvant nécessaire de tenir notre armée au complet ,
après avoir entendu le conseil de l'Empire ,
Nous ordonnons :
» Il sera levé dans toute l'étendue de l'Empire , à l'exception
des provinces de Bialystock , de Tarnepol et de
DECEMBRE 1811 . 477
la Grusie , quatre recrues sur chaque 500 ames . Cette levée
commencera le 1ºt novembre de la présente année , et sera
terminée au 1 janvier 1812. Les dispositions ultérieures ,
relativement à cette levée de recrues , seront données par
le sénat , conformément aux ordonnances précédentes .
Pétersbourg , 16 septembre (v. st . ) 1811 .
Signé, ALEXANDRE .
Un second ukase détermine l'organisation de la garde
intérieure de l'Empire ; l'Empire est divisé en huit arrondissemens
, et chacun d'eux est sous le commandement
d'un officier général. L'Empereur Alexandre vient aussi
de former un régiment finlandais attachés à sa garde .
De la Suède et du Danemarck , on apprend que l'unionde
ces gouvernemens et l'inconstance de la mer continuent
à livrer aux Anglais une guerre qui leur fera regarder
comme de angereuses spéculations les expéditions marchandes
dans la Baltique , leur impossibilité d'y tenter des
expéditions militaires étant bien reconnue. De nouvelles
mesures plus rigoureuses que les précédentes ont été prises
en Suède contre les marchandises anglaises et leurs détenteurs
; ces marchandises sont sévèrement repoussées à l'introduction
; celles qui auraient pu s'introduire sont confisquées.
En même tems des coups de vents terribles ont
forcé les Anglais à marquer leur passage à travers les Belts
par les tristes débris de leurs naufrages . Dans la nuit du
17septembre une tempête affreuse s'éleva sur les côtes de
la Zélande. Quelques bateaux furent écrasés dans le port
d'Elseneur , mais 17 bâtimens ennemis , dont un vaisseau
de ligne et deux frégates , ont été jetés sur la côte de l'île
de Laadland. Le vaisseau de ligne a été obligé de couper
ses mâts pour se remettre à flot ; quelques autres navires
ont été secourus par le convoi , le reste a été pris . On
compte 1300 prisonniers faits par les Danois dans cette
occasion. Leurs corsaires font une chasse extrêmement
heureuse aux vaisseaux dispersés par la tempête , et séparés
des convois dont ils faisaient partie .
L'Empereur d'Autriche était revenu de Presbourg à
Vienne , où la lettre de ce souverain relative aux affaires
de la diète avait produit la sensation la plus vive. Une députation
de la diète avait suivi le monarque , et sur la
prière qui lui en a été adressée par les Etats de Hongrie ,
il s'est déterminé à retourner à Presbourg ; mais la cour
reste à Vienne ; on regarde actuellement comme très-prochaine
la clôture des séances de la diète .
,
1
478 MERCURE DE FRANCE ,
Les papiers anglais gardent un profond silence sur les
affaires d'Espagne; rien n'est connu par eux de la position
critique où se trouvait Ballasteros , des suites du mouvement
rétrograde du général Wellington , ou des progrès
dans le royaume de Valence du maréchal comte Suchet.
Les troubles de Dublin commencent à inquiéter le gouvernement
plus sérieusement que jamais , etpeut-être même
à le distraire du soin de porter ailleurs ses secours intéressés
et sa protection dangereuse . Les troubles se sont
étendus en Irlande jusqu'à des comtés qui jusqu'alors
avaientjoui d'une grande tranquillité : on y procède à des
associations mystérieuses qui , sous le voile maçonique ou
anti -maçonique , ne paraissent au ministère que des foyers
d'insurrection . A Nottingham la maison de M. Hollings- ,
worth a été brisée , les métiers détruits ; lui , sa famille et
ses amis n'ont échappé à la mort qu'à force de courage et
de présence d'esprit. A ce système de destruction des métiers
, sejoint celui des incendies . Les milices locales pren- .
nent les armes pour réprimer ces excès .
Une des choses qui paraissent le plus alarmer le gouvernement
, déjà si embarrassé de réprimer ces insurrections
et ces excès , est l'esprit qui règne relativement aux
affaires des catholiques , et l'inutilité des efforts des agens
du gouvernement pour perdre M. Sheridan , le premier des
délégués catholiques qui ait été mis en jugement pour prétendues
contraventions à l'acte du parlement relatif à leurs
assemblées . M. Sheridan a été acquitté . Le Times l'avone
avec beaucoup d'humeur. Toute l'Irlande , dit-il, prenait
, ainsi qu'on peut aisément le présumer, le plus vif
intérêt à la décision de cette affaire . On peutjuger de l'état
de l'opinion publique dans cette occasion , parlanécessité
on s'est trouvé le procureur-général de récuser vingt-deux
membres de la liste du jury , avant de pouvoir former le
jury de jugement. La nouvelle ajoute que le docteur a été
acquitté par défaut de preuves quant aux faits , et non par
ancun doute de la part du tribunal sur la question de droit.
C'est cependant un début assez mal-adroit de la partdu
procureur-général , que cet accusé ait été acquitté , quel
qu'en ait été le motif. Dans cet état de choses , il n'est pas
probable que la partie publique venille continuer ces precès-
là ; et le gouvernement irlandais se trouvera dans une
situation extrêmement embarrassante ! Il sera obligé de
laisser suivre aux catholiques une ligne de conduite qui a
été signalée comme hostile envers l'Etat.n
DECEMBRE 1811 . 479
Les dernières nouvelles de Sicile reçues en Angleterre y
ont appris que les troupes anglaises avaient reçu l'ordre
de se concentrer , et qu'elles avaient quitté les garnisons
de Trapani , de Syracuse , d'Augusta. Les Français paraissaient
toujours occupés de préparatifs sur la côte opposée.
Des bateaux canonniers siciliens étaient employés à Messine
: la cour en a demandé le retour à Palerme ; le général
anglais , en sa qualité de protecteur propriétaire de l'île , et
probablement aussi comme amiral commandant les forces
navales de Sicile , a refusé . On prétend que la reine a en
une attaque d'apoplexie pendant que son secrétaire lui lisait
quelques dépêches , qu'elle a témoigné la plus grande surprise
du départ du lord Bentinck pour l'Angleterre , que
depuis ce départ auquel elle ne s'attendait pas , elle a cru
devoir prendre avec les Anglais un ton moins impérieux .
Cependant des lettres de Palerme , en date du 20 octobre
disent qu'il règne une grande division entre le roi et la reine.
relativement à la conduite qu'il convient de tenir en ce moment,
et que la reine , voulant faire tête à l'orage , s'environnait
de troupes napolitaines , et voulait lever 20,000
hommes .
,
Relativement à l'Amérique , on attend avec impatience
l'ouverture du congrès et le discours du président : des bâtimens
sont prêts pour porter ce discours en Angleterre .
Quant à l'Amérique méridionale , les Anglais affectent
d'espérer qu'il s'établira un commerce lucratif pour eux
entre la Jamaïque et les ports brésiliens ou ceux de la nouvelle
Espagne; ils espèrent que cette île deviendra l'entrepôt
d'un commerce actif entre l'Angleterre et le continent
méridional de l'Amérique . Peut-être n'ont-ils pas assez bien
calculé ce que peuvent sur de tels parages de nouveaux flibustiers
, des corsaires américains , danois , suédois , français
, rivalisant d'audace , et ruinant le commerce anglais
sur le nouveau théâtre que ses pertes sur l'ancien le forcent
à chercher.
L'état du roi est le même, le prince régent est tout-à-fait
rétabli des suites de sa chute .
er
Lajournée du dimanche 18 décembre , a été consacrée
à la commémoration du septième anniversaire d'une
époque à dater de laquelle le peuple français a vu se réaliserles
espérances qu'il avait conçues quelques années auparavant,
lorsque le plus grand des hommes consentit à se
charger de diriger les destinées de la plus grande des nations.
L'Empire s'est accru, sous la main puissante de son
480 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1811.
fondateur , de tout le territoire dont l'ennemi commun n'a
pas respecté l'indépendance ; il a acquis une ligne de côtes
formidables , et tous les moyens qui étaient désirables pour
en peu de tems , non seulement créer une marine , mais
même former des marins ; les alarmes ont été reportées sur
la côte opposée ; c'est encore une fois pour ses arsenaux ,
ses ports , ses chantiers que l'Angleterre a dû concevoir des
inquiétudes , tandis qu'un système inébranlablement soutenu
, fonde un commerce continental qui isole tout-à-fait
le peuple que la nature avait déjà isolé du reste du monde,
anéantit le crédit , paralyse l'industrie de ce peuple manufacturier
et navigateur qui s'estabusé au point de prétendre
devenir agricole et militaire. Les rois alliés , ceux que la
nature ou la politique attachent à la fortune de l'Empire
français , ont secondé la cause désormais commune des
souverains du continent , contre la nation qui veut être
souveraine de la mer; bien plus, les deux continens se sont
unis pour le libre usage de l'élément qui les sépare , leurs
pavillons unis pourronty combattre l'Angleterre pour l'indépendance
de l'Europe et de l'Amérique . Voilà quel est
l'aspect que présente au dehors la politique de l'Empire
français ; au dedans , tous les monumens qui se rattachent
à une grande pensée d'utilité publique , sont terminés
ou s'achèvent ; toutes les distances ont été abrégées , tous
les moyens de communication ont été ouverts , toutes les
ressources de l'industrie encouragées , tous les arts protégés
, chaque progrès , chaque succès dans les sciences et
dans les lettres marqués par un bienfait , source d'une émulation
renaissante , présage d'un succès nouveau ; enfiu
dans le cours de cette année mémorable les destinées de
l'Empire ont été fixées sur les bases monarchiques de l'hérédité
, et un prince , roi de Rome au berceau , promet aux
Français un successeur digne d'un père qui veut être son
maître , comme il sera son modèle .
L'Empereur a reçu l'hommage de tous les sentimens de
reconnaissance que ces rapprochemens inspirent ; ils lui
ont été décernés partout ce que la France a de plus illustre,
et par les nations étrangères représentées auprès de son
auguste personne par leurs ministres : ces hommages ont
été répétés le même jour dans tout l'Empire où les mêmes
actions de grâce et les mêmes voeux se sont adressés au
ciel , à la même heure , pour la prospérité et pour la durée
d'un règue à jamais glorieux. S....
TABLE
401
5.
LA
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
N° DXLIII . - Samedi 14 Décembre 1811 .
POÉSIE .
EPITRE A UN CRITIQUE.
Tor qui , levant sur nous ton austère férule ,
Y vois une massue et te crois un Hercule ;
Toi qu'un rival effraye et qu'un succès aigrit ;
Qui , croyant m'accabler du poids de ton esprit ,
Gourmandas rudement ma muse un peu légère ,
Ne redoute de moi ni plainte , ni colère .
Mes vers , bien défendus , n'en seraient pas meilleurs.
Pourtant , quand je retiens d'inutiles fureurs ,
Je pourrais sur un point t'accuser d'injustice.
Tu proscris l'avenir d'un poëte novice ,
S'il ne brille d'abord par un écrit vainqueur :
Mais cueillis- tu jamais le fruit avant la fleur ?
Jamais , dans nos vergers , vis-tu Flore et Pomone
Prodiguer au printems les trésors de l'automne ,
Et Phébus infidèle , en ses douze maisons ,
Déroger , pour te plaire , à l'ordre des saisons ?
Si ma timide main , dans un premier délire',
A touché faiblement les cordes de la lyre ,
Me faut-il renoncer à de nouveaux transports ,
A l'espoir de former de plus heureux accords ?
Hh
482 MERCURE DE FRANCE ,
Dansles arts périlleux , aux combats , au Parnasse ,
C'estpar un beau laurier que la honte s'efface;
C'estpardes soins constans et des vers pleins de feu
Qu'on arrache à l'envie un éclatant avèu.
Sitoujours ici-bas , marchant à l'aventure ,
Tu vis , sans l'admirer , la féconde nature ,
Viens , observe avec moi ce mobile univers
T'offrira des progrès dans mille objets divers .
Ce pin , qui dans les cieux lève sa tête altière ,
Humble tige , en naissant , rampait dans la poussière .
Ce ruisseau , vers sa source , étroit et sinueux ,
Ici descend d'un roc en flots impétueux;
Etplus loin , se frayant une route certaine ,
Fleuve majestueux , s'avance dans la plaine .
Le soleil , étonnant nos yeux par sa grandeur ,
Fait briller dans l'azur un disque bienfaiteur ;
Mais, lorsquede la nuit il dégage le monde ,
Cet astre lumineux , dans sa marche féconde ,
A-t-il à son lever l'éclat de son midi ?
L'aigle doit dans les cieux porter son vol hardi ;
Mais le regard brûlant , les ailes étendues ,
Fendra-t- il tout-à-coup le vaste sein des nues ?
Non ; il rase le sol , s'élève , tombe encor ,
Et bientôt il ira ,dans un rapide essor ,
Défier du soleil l'éclatante lumière .
Tout marche lentement dans la nature entière :
Ses plus rares objets , à l'oeil observateur ,
Ont insensiblement déployé leur splendeur .
Echapperions-nous seuls à ces lois éternelles ?
Ah! loin de les trancher , laisse croître nos ailes ;
Et tu verras leur vol , aussi prompt que l'éclair ,
Sillonner , sans affront , les campagnes de l'air.
Mais , dans tous ses travaux observant la nature ,
Toi-même réfléchis sur ta propre structure.
Si , le corps plein de force et cuirassé de fer ,
Minerve s'élança du front de Jupiter ;
Comme le sien , ton corps , affranchi de l'enfance ,
N'est point sorti des flancs auteurs de ta naissance.
Ainsi tu fus d'abord frêle , informe , impuissant ;
Mais un suc nourricier chaque jour accroissant
Ce principe vital , aliment de ton être ,
DECEMBRE 1811 . 483
Bientôt tu pus agir , voir , sentir et connaître,
Bientôt , de l'homme seul te montrant le rival ,
Tu cessas de ramper comme un vil animal.
Enfin, à regretter l'âge de l'innocence ,
Tu consumas les jours de ton adolescence ;
Et , mûri par les ans , tu le vis s'avancer ,
Ce tems , heureux et triste , où l'homme doit penser.
Mais de quoi te sert- il d'avoir atteint cet age ;
Si la raison chez toi n'agit pas davantage ;
Si , de la vérité repoussant le flambeau ,
Tu ne sais point encor que dans l'homme nouveatı ,
Qui sacrifie aux arts son bonheur et sa joie ,
L'esprit, comme le corps , lentement se déploie;
Et qu'il n'enfante point , dans ses transports naissans ,
Ces traits impérieux qui subjuguent nos sens?
Eh quoi ! tu voudrais done qu'une faible machine ,
Simulacre mortel de la grandeur divine ,
De l'immortelle essence atteignit la hauteur ;
Qu'elle fût en mérite égale à son auteur ,
Et qu'à peine créée , elle créât de même ?
Dieu seul a ce pouvoir infaillible et suprême.
Le premier des mortels s'animant sous ses mains ,
Son travail fut bientôt admiré des humains ;
Et notre vanité lui donnant son suffrage ,
Nous assura que l'homme est son plus beľ ouvrage .
Homme superbe ! apprends qu'en ce terrestre lieu ,
L'insecte , ainsi que toi , porte le sceau d'un Dieu .
Il soumit à des lois une informe matière ;
Dans un azur immense il plaça la lumière ;
Du tems , des cieux , des mers , il sut régler le cours ;
Mais , tout Dieu qu'il était , il lui fallut six jours .
Eh! quels mortels , jaloux d'une illustre mémoire ,
Ont moissonné soudain les palmes de la gloire ?
Nul n'obtint sur-le-champ de durables succès.
De l'aveu de David , que de faibles essais
Echappés à la main qui peiguit les Horaces (1 ) !
(1) D'intimes amis de cet illustre peintre m'ont assuré qu'il leur
avait plusieurs fois avoué lui-même que durant un grand nombre
d'années il avait fait une foule d'ouvrages très-médiocres . Ces mêmes
Hh2
484 MERCURE DE FRANCE ,
:
Long-tems Espercieux chercha les nobles traces
De ces Grecs si vantés , ses modèles chéris ,
Avant que son ciseau du vainqueur d'Austerlitz
Pût offrir à nos yeux une immortelle image (2) .
Perrault par un chef-d'oeuvre obtient un juste hommage ;
Mais ce chef-d'oeuvre est-il l'essai de son compas ?
Ases beaux airs Grétry ne préludait-il pas ?
De degrés en degrés s'élève le génie .
Dans le sein de l'étude , au printems de leur vie ,
Quand ces grands écrivains , qu'on admire toujours ,
Pleins d'un feu créateur , préparaient leurs beaux jours ,
Etaient-ils donc alors la gloire de la France ?
Molière , heureux vainqueur de Plaute et de Térence ,
Dans le coeur des humains d'abord n'a point fouillé.
Son Médecin volant , son Jaloux barbouillé ,
Sont-ils marqués au coin des peintures brillantes
L'effroi des faux dévots et des femmes savantes ?
Racine , dont long-tems un stupide travers ,
A, malgré Despréaux , proscrit les plus beaux vers ,
De Phèdre , à son début , conçut-il la merveille ?
EtCorneille naissant fut-il le grand Corneille (3) ?
amis , qui sont tous des artistes distingués , m'ont dit aussi qu'il était
effectivement bien loin d'annoncer qu'il deviendrait un jour le plus
grand peintre de son tems.
Ah! pourquoi ne conserve-t-on pas les essaisde nos grands maîtres?
Ils devraient être aussi précieux que leurs chefs -d'oeuvre. Ces premiers
élans du génie enfanteraient de nouveaux miracles. Le jeune
homme qui veut s'élancer sur les pas de ses modèles , est rebuté à
l'aspect de tant de monuinens glorieux : mais son ame se repose avec
plaisir sur les premiers jours de ces mortels qui ont fait retentir l'univers
de leur nom; alors leurs chefs - d'oeuvre ne le découragent plus ,
il travaille hardiment , et s'écrie , dans un noble enthousiasme : ils
ont commencé comme moi , peut- être finirai-je comme eux.
(2) C'est cet habile sculpteur qui a exécuté , pour l'arc de triomphe
de la place du Carrousel , le bas-relief représentant labataille d'Austerlitz.
(3) Ses premières comédies sont sèches , languissantes , et ne laissaient
pas espérer qu'il dût aller si loin , comme ses dernières font
qu'on s'étonne qu'il ait pu tomber de si haut. La Bruyère.
DECEMBRE 1811 . 485
,
Vint-il , aux premiers jours de son noble destin ,
Cinna , Pompée , Horace , et le Cid à la main ?
Et ce fruit de l'Amour , d'une bonne fortune ,
Mélite , faisait-elle espérer Rodogune ?
Non , sans doute , et pourtantde ses contemporains
Il n'a point essuyé d'injurieux dédains :
Après Mélite encore ils ont souffert Clitandre .
Nos pères , protégeant sa muse jeune et tendre ,
Témoins de ses progrès , de ses travaux fameux
L'ont vu naître , grandir , et surpasser leurs voeux.
Ah! dans leurs jeunes ans , ces maîtres du Parnasse
Nous ressemblaient , n'avaient qu'une superbe audace ,
Que la soif de la gloire , aiguillon des grands coeurs ,
Noble feu qui d'avance annonce des vainqueurs.
Oui , dans ces vrais enfans des filles de mémoire
Le premier des besoins , ce besoin de la gloire ,
Fut bientôt assouvi par de brillans travaux ;
Mais alors , confondus avec d'obscurs rivaux ,
Ignorés de la France et s'ignorant eux-même ,
Il n'avaient pour tout bien que cet instinct suprême
Qui devait les guider vers des lauriers lointains ;
Alors , nourris d'espoir , mais toujours incertains ,
Racine , de la lice entrouvrant la barrière ,
D'un oeil timide encor mesurait la carrière ,
Molière n'offrait rien digne d'un souvenir ,
Et tout le grand Corneille était dans l'avenir.
Ade pareils discours tu répondras sans doute
Qu'au milieu de la nuit se frayant une route
Loinde ses devanciers qui marchaient au hasard,
Corneille du chaos tirait alors son art .
१
Mais , malgré les efforts de ce génie immense ,
L'art commence toujours dans celui qui commence ;
Selonles tems divers que nous parcourons tous ,
Il naît , il croît , il brille et décroit avec nous .
C'est envain qu'un grand homme y marque son passage ,
Nous donnons à cet art les défauts de notre âge ;
Et , pleins de son talent , à nos yeux déployé ,
Nous payons le tribut que lui-même a payé.
On a vu , je le sais , des enfans du Permesse
Qui , jetant tout leur feu dès leur première ivresse .
Ont pourtant mérité d'être alors applaudis ;
486 MERCURE DE FRANCE ,
Mais qui , par l'indulgence un instant accueillis ,
Donnaient , en remportant leur unique victoire
Assez pour l'espérance et trop peu pour la gloire ;
Et qui , depuis l'effet de ces jours éclatans ,
Dorment sur des lauriers desséchés par le tens.
Le vrai poëte , ami de l'équité sévère ,
Sait toujours dédaigner une palme éphémère :
S'il immole à son nom , plaisirs , repos , santé ,
Il veut unir sa gloire à l'immortalité.
Onvante cet auteur qu'aveuglent tes louanges ,
Qui te prône , à son tour , dans ses livres étranges :
Mais croyez -vous aller , par des sentiers obscurs
Vous encenser tous deux dans les âges futurs ?
L'avenir juge mieux que le siècle où nous sommes .
Parfois la faux du Tems raccourcit les grands hommes.
Il doit anéantir tel qu'on vante aujourd'hui ,
Et tel , que l'on dénigre , obtiendra tout de lui.
J'en reviens à ces morts si grands par notre estime :
Leur vaste gloire accable un coeur pusillanime ;
Mais , suivant leurs progrès , l'élève courageux ,
Se console , s'enflamme , et s'illustre avec eux.
Oui , lorsque renfermé dans mon humble retraite ,
La nuit , seul , tourmenté d'une ardeur inquiète ,
J'admire , avec effroi , les chefs -d'oeuvre divers
Dont ces Dieux du Parnasse ont peuplé l'Univers ,
J'use en vain mon courage en de stériles veilles .
Ici , je suis aux pieds de l'aîné des Corneilles ,
Et les regards altiers du chantre des Romains
Font tomber aussitôt la lyre de mes mains.
D'une imposante voix j'entends le grand Racine :
Audacieux mortel , de ma muse divinę
Ton orgueil prétend-il égaler les attraits ?
EtDespréaux, sur moi faisant pleuvoir ses traits ,
Me dit : D'un vain plaisir fuis l'amorce perfide.
Mais j'aperçois Mélite et vois la Thébaïde !
Ociel ! demon bonheur comment peindre l'excès ?
Vous ne m'effrayez plus par vos brillans succès ,
Je vois vos premiers pas , écrivains qu'on admire !
Aussitôt je reprends mes transports et ma lyre ,
DECEMBRE 1811 . 487
(4)
Mon audace renait , et , malgré leurs autels ,
Je medis : Tous ces Dieux n'étaient que des mortels (4) .
Si dans l'âge présent , plein de censeurs caustiques ,
Où pour un vrai poëte on compte cent critiques ,
Le père d'Athalie avait coulé ses jours ,
Lui qu'ont souvent blessé de frivoles discours ,
Lui que les cris des sots , l'injustice et l'envie
Ont arrêté , douze ans , au milieu de sa vie ,
Que la froideur d'un roi conduisit au tombeau
Dans notre âge , privé de l'appui de Boileau ,
Laissant tomber sa plume au seul nom de satire ,
Le sensible Racine eût vécu sans écrire (5) ;
Et du Pinde français les jeunes nourrissons ,
Au lieu de ses beaux vers , liraient des feuilletons .
,
Pour moi , qui , dès l'enfance errant sur le Parnasse ,
De ce maître fameux cherche avec soin la trace ,
Qui , de son art divin chaque jour plus épris ,
Viens allumer ma verve au feu de ses écrits
Rienne peut m'effrayer : ce grand homme , à mon âge ,
Ignoré comme moi , n'avait pas mon courage.
Je sais de l'injustice arrêter les complots ,
Je méprise l'envie et je berne les sots .
Cette audace intrépide honora mon enfance.
Je vis à mon aspect sourire l'espérance :
C'est elle qui d'abord accueillit mes essais ,
Et me fit méditer de plus brillans succès .
Ennemi de tout nom obtenu par la brigue
Je laisse à nos Cotins , les prôneurs et l'intrigue ,
Je laisse , sans regrets , en proie à leur courroux ,
De vains lauriers flétris par leurs venins jaloux ,
Que Plutus leur accorde un regard favorable!
Moi , toujours amoureux de la gloire durable ,
Seul avec l'amitié dans un coin retiré ,
1
Summi sunt homines tamen . QUINTILIEN.
(5) On sait que depuis Phèdre jusques à Athalie , Racine fut douze
ans sans vouloir reprendre la plume . Il s'arrêta à trente-huit ans , et
comme il donnait une tragédie chaque année , c'est douze chefsd'oeuvre
que nous avons perdus. Voilà les bienfaits de l'injustice et de
l'envie !
488 MERCURE DE FRANCE ,
Loindes sots , des fâcheux , aux travaux consacré ,
J'interroge mon coeur , je cherche à me connaître.
Je ne suis rien , hélas ! mais je serai peut- être ,
Si quelques jours encor m'exemptant de sa loi ,
La mort ne se met point entre la gloire et moi.
F. DE VERNEUIL .
CLÉMENCE ET LE TROUBADOUR.
ROMANCE DU DOUZIÈME SIÈCLE.
L'AIR était froid , la nuit obscure ,
L'horloge allait sonner minuit :
Tout se taisait dans la nature ,
Les vents seuls faisaient quelque bruit ;
Quand le troubadour le plus tendre ,
Au pied d'un antique donjon ,
Disait : Clémence , viens entendre
De ton doux ami la chanson.
J'entrais dans mon adolescence
Lorsque je perdis mes parens .
Le ciel semblait à la souffrance
Avoir dévoué mon printems .
Je me mis à courir la terre ;
Et tous les soirs , pour me loger ,
Je chantais aux barons la guerre .
Ou l'amour à quelque berger .
Un jour , le plus beau de ma vie ,
En suivant le cours d'un ruisseau ,
Je me trouvai dans la prairie
Qui s'étend près de ce château ;
Je prends ma harpe et je commence
Ma plus tendre chanson d'amour.
Presqu'aussitôt je vois Clémence
Paraitre au haut de cette tour .
Du donjon descend un beau page ,
Qui me dit : Jeune Troubadour ,
Clémence vient dans ce bocage
Ecouter tes doux chants d'amour.
Oh! que mon ame fut émue
Encontemplant tant de beauté!
DECEMBRE 1811 . 489
Rien d'aussi charmant à ma vue
Ne s'était jamais présenté .
D'amour je sentis la puissance :
Ses traits avaient blessé mon coeur.
J'osai l'avouer à Clémence ;
Elle me dit avec douceur :
Je suis dame de haut parage ,
Mon père est un puissant baron :
Je veux avoir en mariage
Un chevalier de grand renom.
Si ta flamme est vive et sincère ,
Prends un glaive et bravant le sort ,
Pars , et sous les yeux de mon père ,
Va chercher la gloire ou la mort !
Et puis d'une voix attendrie ,
Enm'offrant un gage d'amour ,
Songe , dit-elle , à ton amie :
Hâte , s'il se peut , ton retour .
Bientôt je fus dans la Syrie ,
Non loin des remparts de Damas .
Au baron consacrant ma vie ,
Je le suivais dans les combats .
Tous les jours il voyait ma lance
Prompte à voler à son secours .
11 confesse que ma vaillance
Trois fois a conservé ses jours .
Dans les monts de la Pamphilie ,
Louis à pied sur un rocher ,
Vaillamment défendait sa vie ,
Je parvins à m'en approcher.
Il vit món zèle à le défendre ,
Et de retour dans notre camp ,
Dema bouche il voulut apprendre
Quel était mon nom et mon rang.
Je n'ai point de rang sur la terre ,
Je suis un jeune Troubadour ,
Qui jamais n'aurais fait la guerre
S'il n'avait pas connu l'amour.
490 MERCURE DE FRANCE ,
Une dame de haut parage ,
La fille d'un puissant baron ,
M'a dit : je veux en mariage
Un chevalier degrand renom.
Louis alors à mon épée
Attache un riche haudrier .
En présence de son armée,
Il me fait comte et chevalier !
Sur ses vaisseaux lui-même en France
Ordonne à l'instant mon retour.
Je viens demander si Clémence
Se souvient de son Troubadour.
Bientôt le Dieu de l'hyménée ,
Porté sur l'aile de l'Amour ,
Unit l'heureuse destinée
De Clémence et du Troubadour.
Pour eux de flammes immortelles ,
L'Amour fit brûler son flambeau .
Toujours tendres , toujours fidèles ,
Ils s'aimèrent jusqu'au tombeau.
Par Mme ANTOINETTE L. G.
ÉNIGME .
J'OFFRE , lecteur , à ton esprit perplexe
Un objet de différent sexe ,
Un phénomène singulier ,
Tantôt cheval et tantôt cavalier.
De mâle que j'étais , quand je deviens femelle ,
J'entre dans la toilette , et parfois la dentelle ,
Dont on me pare élégamment ,
Me donne un air d'ajustement
Et de prétention. En guerre l'on me porte
En tête de chaque cohorte ;
Bien souvent j'en reviens dans un piteux état ,
Mais aux yeux du vainqueur j'en reçois plus d'éclat.
S........
DECEMBRE 1811 . 491
LOGOGRIPHE .
SURmes six pieds , je suis dur et glacé ,
Coupez mon chef, je suis très-élancé :
1
Onme voit sans mon chef dans les bois , dans la ville.
Je suis partout , partout je suis utile ;
Je sers à réchauffer , je sers à raffraîchir ,
L'hiver je reste nud , l'été vient me vêtir.
J. D. B.
CHARADE .
LORSQU'ON Vous rend un important service .
Ou seulement un bon office ,
Lecteur , vous n'êtes point ingrat.
Un coeur sensible et délicat
Connaît tous les devoirs de la reconnaissance ,
Et les remplit exactement ;
Et le plus ordinairement
C'est par mon premier qu'il commence ,
En le témoignant franchement.
Ce n'est pas tout , ce sentiment ,
Aussi doux qu'il est estimable ,
Doit être fidèle et durable ;
Mais mon dernier ne le veut pas.
Deblâmer mon dernier certes c'est bien le cas ;
Il mérite qu'on le récuse.
Vous nommer mon entier serait un embarras ;
J'ai presque besoin d'une excuse.
Mais j'ai tort , car déjà vous l'avez deviné.
Quine se souvient pas , dès l'âge de l'école ,
D'avoir lu volontiers les écrits d'un abbé
Rimeur scandaleux et frivole ,
Que bientôt la pudeur dut se faire une loi
De rejeter ? Or , ce rimeur c'est noi.
JOUYNEAU-DESLOGES ( Poitiers ) .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Garde.
Celui du Logogriphe est Tamis , où l'on trouve : amis.
Celui de la Charade est Début ,
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
ARISTOMÈNE , traduit de l'allemand d'AUGUSTE LAFONTAINE
; par Mme ISABELLE DE MONTOLIEU . - Deux vol.
in-12. -Prix , 4 fr. , et 4 fr. 50 cent . franc de port.
A Paris , chez P. Blanchard et comp. , libraires ,
rue Mazarine , nº 30 , et Palais-Royal , galeries de
bois , nº 249 .
C'EST un aimable romancier qu'Auguste Lafontaine ;
il a même par sa naïveté, par un certain charme de style ,
d'autres rapports que celui de son nom avec notre inimitable
fablier. Mme de Montolieu , qui est d'ailleurs
accoutumée à donner de nouvelles grâces à tout ce qu'elle
touche , a donc pu penser qu'il en serait des romans de
cet auteur comme des fables de notre La Fontaine . Mmede
Sévigné les comparait à un panier de cerises : on choisit
les meilleures , disait-elle , on finit par les manger toutes .
Pourquoi n'en serait-il pas de même des ouvrages du
Lafontaine allemand ? Je crois qu'en effet les lecteurs de
romans ne frustreront point son espérance . Aristomène
offre beaucoup plus de mouvement et d'intérêt qu'il n'en
faut pour les occuper d'une manière agréable ; mais auprès
des gens de goût qui jugent sévèrement un auteur ,
même après s'être amusés de son ouvrage , je crains fort
qu'Aristomène n'augmente pas la réputation du sien. Le
plus grand nombre de nos lecteurs commencera sans
doute par s'étonner qu'Auguste Lafontaine , ce peintre
aimable des moeurs de son pays et de son tems , ait pu
s'éloigner assez de sa vocation pour choisir un sujet
aussi terrible que celui qu'au seul nom d'Aristomène ils
ont déjà dû deviner : la seconde guerre de Messénie.
Qu'offrait-il au pinceau suave et délicat de l'auteur ? Des
pillages et des combats , des oppresseurs et des opprimés ;
des meurtres , des trahisons , des incendies . Dans un
ouvrage aussi étranger à la nature de son talent , Anguste
MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1811. 403-
Lafontaine ne pouvait guère se sauver que par des épisodes
: il l'a senti mieux que personne et ne les a point
épargnés ; mais c'est précisément dans ces épisodes que
son talent naturel a trahi sa vocation forcée. Au milieu
de cette guerre de destruction entre Sparte et Messène ,
guerre qui finit en effet par la ruine entière des Messéniens
, l'ame douce et sensible de l'auteur a introduit
trois couples amoureux , et dans chacun l'amant et la
maîtresse appartiennent aux deux peuples ennemis ; sans
doute il a voulu montrer par-là que l'amour ne connaissait
point la différence des pays et des peuples , il a
voulu inspirer la concorde , la tolérance universelle ,
intentions qu'on ne saurait trop louer; mais les faits
historiques qu'il ne pouvait ni ne devait dénaturer , font
attendre au lecteur que ces amours auront une issue tragique
, et c'est à quoi la sensibilité de l'auteur n'a pu
consentir. C'est en vain que Sparte et Messène se font
une guerre à mort , c'est en vain que les Messéniens sont
obligés d'abandonner leurs villes en feu et leurs campagnes
dévastées ; au milieu des ruines et des morts , le
Messénien Gorgus épouse la Spartiate Théano ; la Spartiate
Ethuse s'unit au Messénien Manticlès , et si le troisième
couple d'amans périt d'une manière misérable
avant d'avoir serré les noeuds de l'hymen , ce n'est pas
du moins sans avoir pris quelques avances , ni sans avoir
mérité son sort par une faiblesse qui ressemble beaucoup .
à une trahison.
On sent déjà combien l'intérêt que tous ces amans
pouvaient inspirer se trouve affaibli par la scène où l'auteur
les place. Il l'est peut-être encore davantage par
l'affectation avec laquelle cet auteur met son but en évidence
, au lieu de chercher à le cacher. Il revient si souvent
à son sentiment favori sur la concorde qui devrait
régner entre les peuples , qu'on voit bien que tous ces
amours entre Messéniens et Spartiates ne sont là que
pour fortifier son opinion ; et l'on sait combien l'illusion
est prompte à se dissiper lorsque l'art se montre . A tout
prendre cependant , nous préférons encore ces épisodes
où l'auteur met sa doctrine en action aux dialogues où il
la prêche. Ils ont lieu souvent entre Gorgus , fils d'Aris494
MERCURE DE FRANCE ,
tomène , et un vieux prêtre , nommé Pandion , qui ne
résout pas toujours bien clairement les difficultés du
jeune homme.
Ce plan systématique de l'auteur l'a fait tomber dans
un inconvénient presqu'aussi grave . Le véritable titre de
son roman est Aristomène et Gorgus , ou Vengeance et
humanité. Gorgus représente l'humanité , et Aristomène
la vengeance . Pour que l'humanité joue toujours le rôle
le plus brillant , l'auteur s'arrange de manière que la
vengeance ne cesse de précipiter Aristomène dans les
plus grands dangers , et que c'est toujours au souvenir
des actes d'humanité exercés auparavant par son fils qu'il
est redevable de sa délivrance. Cela est fort beau , sans
contredit , mais il en résulte beaucoup trop de disgraces
pour cet invincible Aristomène, qui se trouve ainsi toura-
tour la terreur des Lacédémoniens et le prisonnier des
Lacédémoniennes .
Mais je me ferais scrupule de pousser ma critique
plus loin. La célébrité d'Auguste Lafontaine en commandait
la sévérité , mais je serais fâché de donner aux
lecteurs légers une idée défavorable de son ouvrage .
Médiocre pour lui , il serait fort bon pour beaucoup d'autres
. Ses caractères sur-tout sont très-bien soutenus , et
l'on ne peut qu'admirer l'art avec lequel il a su faire
contraster l'inflexibilité d'Aristomène et la sensibilité de
son fils , la générosité de Manticlès , et la fureur d'Evergétidas
, la magnanimité de l'un des rois de Sparte et la
perfidie de l'autre. Nous verrons même incessamment
que la plupart des fautes de l'auteur qui ne peuvent être
attribuées au mauvais choix de son sujet retombent sur
celui du genre , et que ce choix même est plus excusable
qu'il ne paraît .
En effet , il est ici de notre devoir de relever une erreur
bien pardonnable où Mme de Montolieu est tombée. De
ce qu'Aristomène est qualifié dans l'original de traditions
antiques , première partie , elle conclut qu'il n'est que le
premier d'une longue suite de tableaux dans le même
genre ; mais cela prouve seulement qu'il en avait eu
l'idée , car la vérité est qu'il s'est bien gardé de l'exécuter.
Après avoir débuté dans cette carrière par Brutus
DECEMBRE 1811 . 495
-
et Aristomène , je ne crois pas qu'il leur ait donné d'autre
successeur que Romulus. Il ne tarda point à quitter
les antiques habitans de Rome et de la Grèce pour ses
compatriotes et ses contemporains ; il renonça aux tableaux
des révolutions pour peindre des tableaux de
famille, et c'est dans le genre modeste du roman de
moeurs qu'il s'est fait sa réputation : nous croyons qu'il
n'en aurait jamais acquis une aussi solide dans le genre
ambitieux et bâtard qu'il avait d'abord adopté , genre
que l'on nommera , si l'on veut , roman héroïque ,
épopée en prose , poëme prosaïque , et que le goût
pourrait condamner peut-être sur cette seule variété de
noms .
Et que les partisans trop nombreux encore que ce
genre a pu conserver ne viennent point alléguer en sa
faveur l'exemple du Télémaque ; qu'ils ne citent point
ce vers déjà tant cité , et qui vient de donner lieu à une
dispute littéraire dans une de nos feuilles :
: Tous les genres sont bons , hors le genre ennuyeux.
Pour s'entendre sur la valeur de cette maxime avec
ceux qui l'ont mise en avant , il ne s'agit que d'établir
une distinction fort simple. La maxime est vraie pour
l'auteur qui n'a d'autre prétention que celle de nous
amuser , sans s'inquiéter du rang que lui assignera son
ouvrage , ni de l'influence qu'il peut avoir sur le goût
de ses contemporains : elle est fausse pour celui qui veut
se faire une réputation durable , et qui dédaigne de nous
amuser en hâtant la corruption du goût. Or ces deux
inconvéniens appartiennent incontestablement aux romans
héroïques ou poëmes en prose. On ferait une liste
volumineuse de ceux qui n'ont amusé qu'une génération ,
à commencer par ceux de la Calprenède , et à finir par
Télephe ou Numa Pompilius . C'est par la peinture des
moeurs et des moeurs contemporaines que se soutiennent
les bons romans , tels que Clarisse et l'Héloïse , tels que
Tom Jones et Gilblas . Le roman épique y renonce puisqu'il
nous transporte dans des siècles reculés , ou dans
des contrées lointaines , son essence étant de nous dépayser;
et là pour comble de malheur , il trouve pour
496 MERCURE DE FRANCE ,
rivale la véritable épopée qui s'est déjà emparée de tous
les sujets qu'il peut traiter. Il n'a , en effet , à nous offrir
que des descriptions , des comparaisons , des cérémonies
, des siéges , des batailles , d'héroïques amours , et
il ne nous les donne qu'en humble prose , tandis qu'Homère
, Virgile , le Tasse , l'Arioste nous les présentent
revêtus du charme des plus beaux vers . Quant à la corruption
du goût que nous les accusons d'accélérer , elle
commence par les auteurs mêmes. La dangereuse facilité
de ce genre leur permet de se livrer à tous les écarts
de leur imagination; ils mènent facilement à bien les
conceptions les plus gigantesques et les plus bizarres :
les concurrens sont nombreux dans tous les genres faciles
; les derniers venus enchérissent encore sur les
premiers ; et pour dernier résultat , les lecteurs trompés
par les violentes émotions qu'on leur procure , cessent
de trouver du charme dans les beautés sublimes , mais
simples et naturelles des maîtres de l'art ; leurs ouvrages
sont oubliés , et c'est ainsi que le goût s'égare . Mais
dira-t- on , vous oubliez Télémaque , et cet exemple
prouve plus que tous vos raisonnemens . Nous répondrons
que Télémaque est une exception , qui , comme
chacun sait , confirme la règle , et qu'il ne fallait pas
moins pour le produire que le génie de Fénélon. Qu'il
s'élève , s'il se peut , des génies semblables , et nous leur
permettrons de s'exercer dans tel genre qu'il leur plaira.
Nous sommes persuadés que s'ils se présentent sur le
Parnasse , et qu'Apollon fidèle à ses rigoureuses lois ne
puisse les admettre dans son sanctuaire , il les traitera
du moins comme Platon aurait voulu qu'on traitât les
poëtes eux-mêmes qui se seraient présentés aux frontières
de sa république : il ne les congédiera qu'en les
couronnant de lauriers et de fleurs .
Cette digression nous a entraînés un peu loin d'Aristomène
: il est trop tard pour y revenir. Nous nous contenterons
d'assurer de nouveau nos lecteurs que , malgré
ses défauts et notre critique , ce roman est encore
bien au-dessus de la foule de ceux qui paraissent tous
lesjours; et que sans être le meilleur des romans d'Auguste
Lafontaine , il a droit à figurer dans leur collection.
,
DECEMBRE 1811 .
497
SEINE
Le style de la traduction est coulant et facile , comme
dans toutes celles qui sont sorties de la plume de Mme do
Montolieu . Nous devons seulement l'engager à se mettre
plus constamment en garde contre les germanismes.A
Nous en avons remarqué quelques-uns dont l'effet est
d'autant plus désagréable que le style en général est
plus correct et plus français. М. В.
ODES NATIONALES , suivies d'un fragment d'un preme
épique en vingt chants , intitulé : Charlemagne , pad
J. B. BARJAUD . - Prix , 1 fr . , et 1 fr. 25 c . franc de
port . - A Paris , chez P. Blanchard et Comp , libr. ,'
rue Mazarine , nº 30 , et Palais-Royal , galerie de
bois , nº 249 ; et chez Lebour, Palais-Royal , galerie
de bois .
DANS des réflexions pleines de sens et de goût , dont
on a rendu compte dans le dernier numéro de ce journal
(1) , M. de Cormenin exhorte les auteurs à tirer la
poésie lyrique de l'oubli et même du mépris auquel elle
paraît abandonnée. « Le seul moyen , dit- il , de donner
» à l'Ode cet intérêt populaire qu'elle n'a jamais eu
>>parmi nous , et de lui imprimer un caractère national ,
>> c'est de la rappeler à sa noble origine; car son but fut
>>de chanter les héros , les belles actions et la patrie .>>>
Un jeune poëte , M. Barjaud , vient de mettre ce précepte
judicieux en pratique. Un poëme sur Homère ,
divers fragmens d'un poëme épique en vingt chants , sur
Charlemagne , l'ont déjà fait connaître d'une manière
avantageuse ; le recueil d'Odes nationales qu'il vient de
publier tout nouvellement , ne peut qu'ajouter aux espérances
que ces premières productions ont fait concevoir
de son talent.
(1) Odes , précédées de Réflexions sur la poésie lyrique , par M. de
Cormenin , auditeur au Conseil-d'Etat. Prix , 1 fr. 25 c. , et 1 fr. 50 с.
franc de port. Chez Blanchard et Compe , libraires , rue Mazarine ,
nº 30 , et Palais-Royal , galerie de bois , nº 249 ; Delaunay, libraire ,
Palais-Royal , galerie de bois.
Ii
498 MERCURE DE FRANCE ,
4
Dans les sept odes qui composent ce recueil, M. Bar- .
jaud célèbre uniquement la gloire de la France et de ses
héros. Il semble qu'il ait consacré sa lyre à sa patrie;
ce voeu est noble , fait honneur à son ame , et tout doit
l'engager à lui être religieusement fidèle. La carrière
qui s'ouvre devant lui est immense , mais plus elle est
difficile à parcourir , plus il lui sera glorieux d'en atteindre
le but. Les annales anciennes de notre histoire ,
sur-tout celles des tems modernes , présentent à sa verve
une foule de sujets tour-à-tour grands , sublimes ou
touchans ; reproduits par un pinceau habile qui saurait
leur donner une couleur vraiment nationale , quel intérêt
ne doivent-ils pas avoir pour les Français ? Nos poëtes lyriques
ont puisé aux sources antiques , et n'ont guères
songé à profiter des richesses de notre pays . L'Ode nationale
est encore chez nous , il faut l'avouer , une mine
presque nouvelle à exploiter ; mais quelle flexibilité de
talent ne doit- on pas exiger de celui qui ose traiter le
plus élevé et peut-être le plus difficile de tous les genres ,
dans une langue dont la timidité s'effarouche de ces
mouvemens rapides , de ces élans lyriques si fréquens
chez les poëtes hébreux , grecs et romains ! S'il veut
chanter les hauts faits d'une grande nation , et nouveau
Pindare , s'attribuer le glorieux ministère de décerner
des récompenses aux vertus , au courage et au génie ,
par combien de qualités éminentes ne doit-il pas justifier
cette noble ambition ! M. Barjaud serait-il appelé à ces
fonctions honorables-? Ses Odes ne sont point dénuées
d'imagination ; on y rencontre fréquemment des figures
grandes et hardies ; à la vigueur et à l'élévation des pensées
, il nous paraît réunir souvent cette verve et cette
chaleur de sentiment qui seules animent le style , et donnent
la vie aux ouvrages. Ces brillantes qualités sont
obscurcies , sans doute , par des défauts ; ils sont inhé.
rens à son âge ; le tems et le travail l'aideront à s'en corriger
. Ce qui nous confirme dans notre opinion , c'est
que ce jeune poëte semble plein d'enthousiasme et d'amour
pour son art ; favorables dispositions que la nature
seule dispense , et sans lesquelles , dans toutes les productionsde
l'esprit , il est impossible , même à l'homme
DECEMBRE 1811
499
qui a le plus travaillé , de réussir . Pour n'être point
accusés de préventions en faveur de M. Barjaud , nous
allons , par des citations étendues , mettre nos lecteurs
en état de le juger par eux-mêmes .
L'ode qui se trouve en tête du recueil est adressée à
la France. Elle célèbre à-la-fois et sa gloire littéraire et
les victoires de ses armes . Le début est naturel et plein
de sentiment : c'est dommage que le troisième et le quatrième
vers de la strophe soient un peu faibles.
O France ! o ma douce patrie !
Que ton nom préside à mes chants ,
Et puisse ma lyre attendrie
Te plaire par des sons touchans !
France , qui vis à la lumière
S'ouvrir ma naissante paupière ,
Reçois les voeux de mon amour ;
Tu souriais à mon aurore ,
Puisse ton beau solei! encore
Se lever sur mon dernier jour!
La marche de l'auteur est vive et rapide. Après avoir
décrit les nombreux triomphes du héros des Français , il
compare ses ennemis vaincus aux Titans précipités du
haut des cieux par la foudre de Jupiter :
Las du fardeau qui les écrase ,
Ils soulèvent leur front brûlé.
Etna , que leur haleine embrase ,
Retombe , et la terre a tremblé.
Etna que la flamme couronne ,
Du ciel menaçante colonne ,
Monte et blanchit au haut des airs ,
Tandis que sa bouche insolente
Vomit la vague étincelante
Qui court sur le flanc des hivers .
Cette image n'est pas neuve ; elle est puisée dans Pindare
; mais M. Barjaud a su l'enrichir de couleurs brillantes.
Ce n'est pas le seul emprunt qu'il ait fait à ce grand
Ii
500 MERCURE DE FRANCE ,
poëte , il lui doit aussi la pensée philosophique qui termine
cette ode :
Heureux qui sur ses cheveux blancs ,
Lorsque la tombe le rappelle ,
Porte la couronne immortelle
Etdes vertus et des talens (2) .
Nous sommes loin de faire un reproche à M. Barjaud
de ces fréquentes imitations. Elles prouvent qu'il n'a
pas négligé la lecture des anciens , et qu'il sait en profiter.
Nous l'engageons à continuer cette étude approfondie
de Pindare et d'Horace , dont les ouvrages immortels
sont une source féconde d'inspirations poétiques .
Le passage du mont Saint-Bernard est le sujet de la
seconde Ode. Ce sujet est grand et noble ; il peut offrir
au poëte de beaux développemens. Voyons de quelle
manière M. Barjaud l'a traité.
Il commence par célébrer les prodiges les plus remarquables
que le génie ait enfantés à différentes époques
et chez différens peuples. Ce début est lyrique , et dans
le genre des anciens. O génie , s'écrie le poëte :
Ton bras impérieux gouverne le tonnerre ,
Un empire s'élève ou s'abaisse à ta voix ;
Tu changes à ton gré la face de la terre ,
Le ciel connait tes lois .
Ainsi jadis dans Syracuse ,
Tout unpeuple captif sollicitait les Dieux ;
L'espoir les implorait , la frayeur les accuse.
Tu parais , et tu dis : Peuple , lève les yeux;
Du soleil , sur son char , ma voix est entendue :
> Il me prête un éclair de son flambeau sacré ,
> Vois les vaisseaux romains : la flamme est descendue ,
> Elle a tout dévoré . »
Fière de l'onde turbulente
Qui roulant sous ses murs en défendait l'abord ,
(2) Le premier des biens est la vertu , la gloire est le second ; les
réunir , c'est porter la plus belle couronne. Pindare , Ite Pythique.
DECEMBRE 1811 . 5or
Tyr couronnait son front d'une pourpre insolente;
Alexandre ! elle osait t'interdire son port.
Déjà le flot blanchit sous un pont qui l'outrage ,
La vague y vient briser son courroux impuissant ,
Et l'Océan dompté , qui bouillonne de rage ,
S'appaise en mugissant.
Ces strophes sont belles : les deux évènemens où le
génie de deux hommes célèbres s'est signalé d'une manière
si étonnante , sont bien choisis , et retracés avec
des couleurs très-poétiques . L'auteur arrive au passage
du mont Saint-Bernard , autre prodige non moins surprenant
, du génie d'un héros qui sut triompher de tous
les obstacles de la nature et des hommes conjurés contre
lui. Dans son enthousiasme il s'adresse au mont Saint-
Bernard lui-même :
En vain dans l'épaisseur des nues
Ton front se dérobait à ses hardis regards ;
L'aigle connaît bientôt les routes inconnues ;
Il franchit tes rochers , infidèles remparts.
Les Français gravissant ta redoutable cime .
Arborent leurs drapeaux sur tes sommets déserts ,
Un héros les devancé , et d'abime en abime ,
Ils montent dans les airs .
Mais le Dieu tonnant des montagnes ,
Etincelant de glace aux rayons du soleil ,
Tranquille et dédaigneux , les vit dans les campag
Déployer des combats l'homicide appareil .
Aujourd'hui , qu'à travers des rocs inabordables
Ils osent s'approcher de son trône éteel ,
Il s'irrite , et trois fois ses cris épouvantables
Font retentir le ciel.
Ses cris dont les guerriers frémissent ,
Ont trois fois ébranlé le trône des hivers.
J'entends tomber déjà leurs foudres qui mugissent.
Ah ! malheureux ! ſuyez ces foudres sans éclairs .
Fuyez , l'orage gronde , il est sur votre tête ;
Même avant de frapper , ses traits donnent la mort :
Mais Bonaparte a dit : « Défions la tempête ,
> Il faut vaincre le sort.a
6
502 MERCURE DE FRANCE ,
L'air gémit du poids qui le foule ;
O fortune ! sur toi le héros a compté .
Un abime reçoit ce tonnerre qui roule ;
Duhaut de la montagne il s'est précipité.
Unmonstre sommeillait dans ce gouffre funeste .
Que jamais du soleil n'effleure un doux rayon ;
Les Dieux l'ont en horreur , la terre le déteste ,
Le Vertige est son nom.
La nuit l'engendra dans le vide ;
Habitant du chaos , monarque du néant ,
L'illusion le suit , l'erreur lui sert de guide ,
Le ciel tremble et recule à l'aspect du géant .
Malheur à qui verra le bouclier magique
Dont l'immense contour sur son bras s'arrondit !
Miroir- éblouissant , dont l'airain fantastique
Dans l'ombre s'agrandit .
Sitôt que frappera sa vue
Du bouclier mouvant l'infidèle tableau ,
Il sera pénétré d'une horreur imprévue ,
Le monde à ses regards prend un aspect nouveau .
Torrens , bois et rochers , tout tremble , tout vacille ;
Sous ses pieds incertains la terre semble fuir ;
Il voit les monts glisser vers l'horizon mobile ,
Et tourner et courir .
Tel est l'effroyable prestige
Qui frappe en ce moment les Français éperdus ;
Au fond du précipice apparaît le Vertige ,
Et sur son bouclier mille objets confondus ,
Mille objets inouis , prodigieux , enormes ,
La lumière et la nuit semés confusément ,
Des formes sans couleurs , et des couleurs sans formes;
Tout est en mouvement .
Français ! qu'un bandeau salutaire
Nepuisse-t-il cacher ce spectacle à vos yeux !
Le ciel se précipite au-dessous de la terre ,
Et la terre s'élance à la hauteur des cieux ;
L'univers avec vous tourne en cercle rapide ;
Les Alpes , que transporte une invisible main
Renversent leurs sominets qui plongent dans levide ,
Et s'alongent sans fin.
•
DECEMBRE 1811. 503
Tous ces braves guerriers pâlissent ;
D'une froide sueur leur corps est inondé
Sur leur front égaré leurs cheveux se hérissent,
Pour la première fois leur courage a cédé.
Je les veis chancelans au bord de ces abimes :
Des fureurs du Géant qui peut les délivrer ?
Dieux ! sa bouche est béante ; il attend ses victimes,
Prêt à les dévorer .
Seul , du penchant de la montagne ,
Le héros sans pálir voit le monstre ennemi.
• Si jadis Annibal , César et Charlemagne ,
> Ont bravé ces périls dont je n'ai point frémi ,
> Je veux sur ces rochers qui gardent leur mémoire ,
> A côté de leurs noms laisser un nom rival ;
> Dumoins si quelque jour je n'efface leur gloire ,
* » Je serai leur égal . >
Ildit : son regard intrépide
:
Sonde du gouffre obscur la vaste profondeur ;
Aussitôt s'élançant hors de l'ombre homicide ,
Le monstre s'est levé dans toute sa grandenr.
Son front touche les cienx , ses pieds sont dans l'abime;
Son affreux bouclier , qui tourne incessamment ,
Ne présente au héros tranquille et magnanime
Qu'un vain enchantement.
Il recule devant l'audace
De ce mortel hardi qui l'ose envisager ,
Il fuit , du bouclier le prestige s'efface ;
Lui-même dans l'abime il court se replonger ,
Il s'y plonge , il descend pour ne plus reparaitre ,
Il décroît , il se perd sous les yeux du héros :
Les Français ont cru voir le monde entier renaître
Etsortir du chaos .
Cette apparition du Vertige est encore une imitation.
M. Barjaud semble avoir une lecture aussi variée qu'étendue
. Cette invention extraordinaire appartient à
M. Baggesen , auteur de la Parthénéide . C'est avec raison
que , dans ce journal , on a observé qu'une idée semblable
ne pouvait être conçue que dans l'imagination
d'un habitant des Alpes , et ne pouvait être heureuse-
)
504 MERCURE DE FRANCE ,
4
ment développée que dans une action placée sur de
hautes montagnes . Ceux qui ont visité la Suisse , qui ont
contemplé le spectacle de ses monts sauvages couverts
de glaces éternelles ; qui ont entendu le bruit effrayant
de ses cascades , de ses torrens et de ses avalanches ;
qui du haut d'une roche escarpée ont mesuré la profondeur
de ses précipices , ceux-là , sur-tout , sentiront la
vérité d'une pareille peinture .
Le lecteur aura sans doute remarqué dans les strophes
où l'auteur représente les Français gravissant avec effort
la cime du Saint-Bernard , ces vers dont l'image est si
juste et si frappante :
Unhéros les devance , et d'abîme en abime
Ils montent dans les airs .
Ah ! malheureux ! fuyez cesfoudres sans éclairs .
Ces expressions figurées sont d'une heureuse hardiesse.
Ce dernier hémistiche peint , sur-tout , très-bien
une avalanche. En général , le style de l'Ode entière est
noble et soutenu , et la critique n'y trouverait que des
taches légères .
Dans la troisième Ode , l'auteur célèbre la conquête
de laPrusse , cette conquête si rapide et si glorieuse , et
dont nos neveux douteraient peut-être un jour , si l'histoire
du vainqueur ne les accoutumait pas d'avance à de
semblables miracles .
La quatrième Ode est d'un genre différent. Le poële
chante la mort du duc de Montebello , de ce héros dont
le nom rappelle toutes les vertus guerrières , et réveille
de si touchans souvenirs .
Il nous transporte dans un temple; un cercueil s'élève
sous les voûtes en deuil ; les restes de Montebello y
reposent ; sa veuve , ses enfans , et ses compagnons
d'armes l'entourent en gémissant. Emu par ce spectacle,
l'auteur s'anime , et nouvel Orphée , il s'écrie dans un
transport poétique :
O Mort ! entends ma voix du fondde ton empire ;
Que l'Enfer désarmé par les sons de ma lyre
Interrompe ses lois.
DECEMBRE 1811 . 505
Rends pour quelques instans un grand homme à la terre ;
Si j'ose t'invoquer , c'est au nom d'une mère.
O Mort , entends ma voix.
,
Un lugubre gémissement s'échappe du mausolée :
l'ombre de Montebello paraît ; son épouse , ses enfans
les guerriers et le peuple , muets d'étonnement , sont à
genoux. Le héros interrompt ce silence universel :
•Ne pleurez point ma mort , elle ajoute à ma gloire ;
D Guerriers , celui qui tombe aux champs de la victoire
> Se relève immortel .
> Heureux qui peut donner son sang à la patrie!
> La palme qu'il obtient ne sera pas flétrie
> Par le courroux du ciel .
› Au milieu des Gaston , des Bayard , des Turenne ,
> J'ai revu çe héros , digne amour de la Seine ,
» L'intrépide Desaix ;
> D'une main j'ai pressé sa main victorieuse ,
> Il m'a dit : nous avons l'estime glorieuse
» Des chevaliers français ..
› Volcz , jeunes guerriers , à la même conquête ;
› Gardez- vous de baisser , quand la mort vous arrête
> Un timide regard ;
>Le prix est dans les cieux; que votre bras l'obtienne ,
→ Si vous voulez un jour voir ce fameux Turenne ,
> Et Gaston et Bayard .
> Pour vous qui me rendez à l'amour d'une mère ,
> O mes fils , songez-y , le nom de votre père
> Est un dépôt sacré.
> Qu'on puisse dire un jour : c'est la même vaillance;
→ Le sang de ce guerrier qui mourut pour la France
» N'a point dégénéré. » D
,
Il s'adresse ensuite à son épouse , lui recommande ses
enfans chéris , lui dit un dernier adieu et disparaît ,
laissant un silence terrible sous les voûtes du temple qui
venait de retentir de sanglots et de plaintes .
Le plan de cette Ode est bon ; mais le style n'en est pas
toujours irréprochable . Il faut convenir que cette apparition
soudaine et miraculeuse de Montebello aux regards
506 MERCURE D'E FRANCE ,
de sa famille et de ses amis en pleurs , produit un grand
effet. M. Barjaud nous paraît en avoir pris l'idée dans
une Ode de Filicaya , sur la mort de Lorenzo Bollini ,
médecin fameux ; mais le poëte italien n'a pas su profiter
de cette heureuse invention. Il évoque sans aucune préparation
l'ombre de son ami , le montre un moment , et
le fait sur-le-champ disparaître. Si l'auteur français lui
est redevable de cette première idée si poétique , il ne
doit à personne les développemens qu'il a su lui donner .
,
Parmi les Odes qui suivent , il y en a deux sur la naissance
du roi de Rome ; elles sont déjà connues nous
ne ferons aucune citation. La première a remporté le
grand prix au concours proposé par MM. Lucet et
Eckart . Les journaux en ont rendu compte ; chacune de
ces deux pièces a valu à leur auteur des éloges et des critiques
. Nous remarquerons avec plaisir que M. Barjaud,
docile à la critique , a fait differens changemens qu'elle
lui avait judicieusement indiqués .
La dernière Ode du recueil est adressée à la garde
impériale. Cette production , malgré plusieurs taches ,
est aussi remarquable par la force des pensées et l'harmonie
du style. La strophe qui la termine offre une
grande image. Le poële représente l'Empereur entouré
de ses braves guerriers qui empruntent de lui leur
splendeur :
Ainsi géant audacieux ,
Le soleil marche entre les mondes ,
Roi des planètes vagabondes
Que son regard suit dans les cieux.
Des nuages pourprés , à flots d'or , l'environnent
Cortége éblouissant , ils roulent dans les airs ,
Réfléchissent l'éelat des feux qui le couronnent ,
Et portent devant lui la foudre et les éclairs .
وت
On est fâché d'apercevoir des vers tels que ceux-ci :
Ses yeux liront de toutes parts
Les leçons les plus éclatantes .
On ne peut dire lire des leçons, que dans la langue
vulgaire des écoles. La poésie lyrique rejette ces expresDECEMBRE
1811 . 507
sions communes . Nous conseillerons aussi à M. Barjaud
de changer ce vers : Les casques dont l'airain rayonne ,
qui forme un son dur et désagréable à l'oreille .
Ces différentes citations suffisent pour mettre le lecteur
en état de juger le mérite de ces odes. Il a pu se convaincre
que les pensées de l'auteur sont très souvent élevées
, que son style est souvent pur , harmonieux , ennemi
des recherches du mauvais goût , et plein de mouvemens
lyriques .
Il nous reste à parler d'un fragment tiré d'un poëme
épique en vingt chants , intitulé : Charlemagne; ouvrage
auquel depuis long-tems M. Barjaud travaille avec ardeur.
Nous en ferons le sujet d'un second article .
Χ.
LE BAL DU BOIS DE BREVANNES , poëme ; suivi de l'Epitre
à mon Berceau , et d'une traduction du Cimetière de
Village , de THOMAS GRAY , par HUGUES NELSON COTTREAU
. Un vol . in- 18 . - Prix , 1 fr . 25 c . , et 1 fr.
50 c. franc de port.-A Paris , chez Cretté , libraire ,
rue. Saint-Martin , nºs 94 et 98 .
QU'EST- CE que M. Hugues Nelson Cottreau ? C'est un
des plus déterminés amans de la nature que je connaisse
, un jeune homme qui recherche avec une espèce
de sensualité lafraîcheur des bois et leur ombre hospitalière.
Tous les délassemens que présentent nos cités
sont tristes , insipides ou dangereux pour lui ; il n'estime
rien au-dessus des jeux et des plaisirs champêtres , et
son coeur tressaillait de joie à l'aspect des nymphes charmantes
qui faisaient l'ornement du bal de Brevannes .
Que veut M. Nelson Cottreau avec son Poëme sur le
bal de Brevannes ? Hélas ! une chose bien innocente . Il
veut essayer de rendre à ce bal charmant sa première
splendeur, et il faudrait être bien sévère pour ne pas
applaudir à ses efforts .
Pourquoi le bal de Brevannes a- t- il perdu son éclat ?
Quelle est la cause de sa décadence ? « L'étiquette ,
>> répond M. Nelson Cottreau , l'étiquette , cette com
508 MERCURE DE FRANCE ,
» pagne cérémonieuse de l'ennui , ce tyran des plaisirs
>> purs et simples qu'assaisonne une franche gaîté. Les
>> habitudes parisiennes ont prévalu ; l'habitant de la
>> capitale , au lieu de laisser à la barrière ses moeurs et
>> ses usages de salon , au lieu de se débarrasser de tout
>> ce vain décorum qu'accompagne une régularité métho-
>> dique , s'entoure de ce fatigant cortége jusqu'au sein
» même de la campagne et de la retraite : voila ce qui a
>> perdu le bal de Brevannes ! » Etmoi j'ajoute : Voilà
ce qui porte la désolation dans le coeur pur et simple de
M. Nelson Cottreau .
En vérité , je partage bien sincèrement la douleur de
cet intéressant jeune homme , et je désire de toute mon
ame que les beautés modestes en l'honneur desquelles il
a composé son petit poëme , éprouvent au fond de leur
coeur le sentiment de gratitude qu'il attend de leur bienveillance.
Je désire aussi qu'elles aient un regret amer
d'avoir si cruellement déserté le bal de Brevannes , et
qu'elles reviennent , au printems prochain , y faire
admirer leurs graces touchantes ; mais que de choses on
désire tous les jours , et qu'on est assez malheureux pour
n'obtenir jamais ! Peut- être M. Nelson Cottreau s'adresset-
il à des femmes à présent gâtées par le séjour de Paris ,
et qui donneraient toutes les réunions champêtres les plus
agréables pour une représentation d'opéra : peut-être
même dédaigneront-elles de lire l'aimable poëme qu'il
vient leur offrir .
Quoi qu'il en soit, examinons un instant le poëme de
M. Nelson Cottreau' , et voyons comment il a chanté
sur sa lyre sauvage les nymphes légères du bal de Brevannes
.
Brevannes , lieu charmant , chéri de Terpsichore ,
Où la beauté sansfard séduit , plaît et s'ignore,
Où brillent à-la-fois d'un éclat enchanteur
Sage coquetterie etfolâtre pudeur;
Maintenant que l'hiver plane sur tes ombrages ,
Je t'apporte en tribut mes regrets , mes hommages ! ....
Et quand déjà Borée , éloignant les beaux jours ,
Eloignant Victorine , éloigne les amours ,
DECEMBRE 1811 . 509
Je voudrais essayer sur maflûte légère ,
Acharmer de tes bois la nymphe bocagère.
C'est ainsi que débute M. Nelson Cottreau , et chacun,
je crois , en sera charmé . Effectivement , il n'est guères
possible de refuser à ces vers un tour heureux et fort
original ; on voit que l'auteur a une sorte de grâce et de
facilité , qu'il choisit ses expressions et qu'il cherche à
les placer avec art ; on voit enfin qu'il a quelque peu
étudié les bons modèles .
Et quand déjà Borée , éloignant les beaux jours ,
Eloignant Victorine , éloigne les amours ,
sont deux vers assez coulans ; ils rappellent avec plaisir
ceux de Chapelain :
O grand prince que grand dès cette heure j'appelle ,
Il est vrai , le respect sert de bride à mon zèle ;
Mais ton illustre aspect me redouble le coeur ,
Etme le redoublant , me redouble la peur.
Je vais plus loin. Si quelqu'un était tenté d'accuser
M. Cottreau de plagiat , je répondrais pour sa justification
que de tout tems le plagiat a été permis quand on
tuait son homme , et qu'en cette occasion M. Cottreau a
vraiment tué Chapelain. Que sait-on ? Peut-être M. Cottreau
est- il appelé à le faire oublier !
Après ce joli début , M. Nelson Cottreau appelle à son
secours les satyres bondissans , lesfaunes, les dryades et
les sylvains ; puis il s'avance en tremblant sous leurs
retraites sombres . Là , son oreille n'entend plus le violon
joyeux qui préludait aux jeux de Brevannes , ni le tambourin
, cette ame de la danse , qui enchantait les airs de
ses sons rustiques ; son oeil ne voit plus l'essaim vif et
folâtre de ces mille beautés qui attiraient les regards
d'une foule idolâtre. Mais que ne peut l'imagination ?
c'est une grande enchanteresse : par elle , M. Cottreau
croit entendre les douces voix de ces beautés charmantes
, attrayantes , séduisantes , brillantes ; il pense
L
510 MERCURE DE FRANCE ,
encore les voir mollement suspendues dans les bras des
valseurs ; il croit voir palpiter leur sein ,
Et son ame exaltée , en son brûlant délire ,
Les admire en silence , et ne peut les décrire .
Bientôt , pourtant , M. Nelson Cottreau se sent pénétrer
d'une active chaleur ; il enfrevoit la lueur de l'inspiration
; son coeur bat , il se gonfle ; mais par un malheur
qui ne se conçoit pas , la plume tremblante échappe
lentement à sa défaillante main ! Que fait-il alors ? il
évoque les ombres de l'Albane et du Corrège ; il leur
demande leurs brillans pinceaux ; il les invite à quitter un
instant les sombres rivages , et à venir guider sa main , et
aussitôt il se met à esquisser les traits de Mlle Victorine ,
qui a des bras d'ivoire , une bouche purpurine , des yeux
d'azur , des traits ravissans , une figure touchante. Viennent
ensuite Mile Pauline , qui allie aux yeux des mortels
la pose de Minerve aux grâces de Cypris ; Mlle Eugénie ,
dont le beau front se colore d'un incarnat changeant , et
qui est blanche et rose tour à tour ; Mlle Aglaé , l'espoir
des bocages de Brevannes , et sur laquelle Hygie a répandu
à pleines mains les trésors de sa coupe immortelle;
Mlle Aurore , dont les yeux à chaque instant donnent
naissance à l'amour ; Mile Laure , dont le gracieux sourire
propage le délire de l'amour dans les coeurs ; Mll
Sophie , pour laquelle l'orgueilleux Mahomet abandonnerait
son paradis ; Mile Lily ,
Aussi fraîche qu'Hébé , vive comme les Grâces,
Et qui voit les plaisirs éclore sur ses traces ;
Mlle Céleste , nymphe légère que chacun veut contempler,
Qui de ses pieds à peine effleure la fougère;
Enfin les trois charmantes Adèles , que les volages
Zéphyrs, au matin d'un beau jour , virent croître ensemble
à l'abri de l'amour.
Ces troisjeunes beautés sont trois boutons de roses .
Trois odorantes fleurs nouvellement écloses.
DECEMBRE 1811 . 51г
Il est encore une beauté fort séduisante et que j'allais
oublier. Je me hâte de la faire connaître : c'est Mlle
Olympe. M. Nelson Cottreau en parle avec tant d'enthousiasme
, que je soupçonne fort qu'il la préfère à
toutes les autres. Voici les vers où il est question de
cette jeune beauté : qu'on juge s'il est possible d'en
trouver une plus accomplie .
Mais Olympe paraît pour la première fois!
La voir, c'est l'adorer : fuyez loin de ces bois
Vous qui craignez l'Amour ; déjà l'Amour s'apprête
D'un seul de ses regards vous serez la conquéte.
Ah! pour chanter Olympe , il faudrait qu'Apollon
Désertât l'Hippoorêne et le sacré vallon;
Lui seul peindrait sa grâce , attrait irrésistible ,
Qui du coeur le plusfroid ferait un coeur sensible .
Combienje l'admirais aux dépens de mon coeur!
Eh ! comment résister à ce regard vainqueur ,
Ace regard touchant , regard qui semble dire :
Pourquoi seul vous soustraire à mon aimable empire?
Regards impérieux , et cependant si doux !
Hélas ! chacun s'empresse au devant de vos coups.
De volupté, d'amour , une vive auréole
Semble partir des plis de sa robe qui vole.
Si je fuyais ses yeux , sa gráce m'enchantait ;
Si je baissais les miens , sa voix me transportait;
Chaque instant la rendait plus brillante et plus belle ;
Je respirais l'amour en respirant près d'elle .
Onditque le bon La Fontaine ne se doutait pas de
son esprit : je parierais que M. Nelson Cottreau ressemble
à La Fontaine , et qu'il ignore encore toute la
douceur , toute la délicatesse qu'il y a dans ce morceau ,
comme dans le reste du poëme . Je lui avouerai franchement
que j'en suis émerveillé , et que je ne connais personne
aujourd'hui qui fût capable de présenter des peintures
aussi riches , aussi variées , aussi gracieuses . Ah !
mademoiselle Olympe , mes demoiselles Victorine , Pauline
, Aglaé , Laure , Sophie , Aurore , vous toutes
nymphes brillantes qui embellissiez le bal de Brevannes ,
512 MERCURE DE FRANCE ,
que de reconnaissance vous devez à un poëte qui vous a
chantées si dignement !
Le poëme de M. Nelson Cottreau est aussi accompagné
de notes ; mais en très-petit nombre. Je n'en ai
compté que dix : j'aurais voulu en trouver davantage ,
car elles sont extrêmement instructives : par exemple ,
on y apprend que M. Delille est le plus grand poëte de
notre tems ; que Lemoyne doit être regardé comme un
très- grand peintre , quoique sa manière s'éloigne beaucoup
de celle de Lesueur et du Poussin ; que feu Lebrun
est notre premier poëte lyrique après Jean-Baptiste
Rousseau , et qu'il a fait autrefois un très-joli madrigal
sur les yeux bleus et les yeux noirs ; enfin , qu'Hygie était
honorée chez les anciens comme déesse de la santé.
Tout cela est , comme on voit , extraordinairement
savant , très-neuf sur-tout , et donne la plus haute idée
de la littérature immense de M. Nelson Cottreau .
P***.
YARICO.
Traduction de l'anglais, par Mme E. L.
Tout ce qu'il y a de spirituel et de galant dans les deux
sexes , se fait un devoir de se rendre chez Arrietta : elle est
dans cette saison de la vie qui n'est sujette ni aux folies
de la jeunesse , ni aux infirmités de la vieillesse; et dans
tout ce qu'elle dit , les nuances de sagesse et d'enjouement
sont si bien ménagées que sa conversation plaît à tous les
âges. Elle vit sans contrainte , sans se mettre en peine de la
censure et sans lui laisser la moindre prise ; exempte d'amour
, d'ambition , elle se donne toute entière à ses amis ,
et il n'en est aucun qui ne vienne lui confier lesecret de
ses intérêts ou celui de son coeur .
Je suis allé chez elle cet après-dîner ; Will Honeycomb
m'a présenté , et on veut bien m'y recevoir à titre de bonhomme
, d'homme sans prétention; je l'ai trouvée seule
avec un discoureur de profession , qui s'est levé pour me
saluer très -cavalièrement , s'est remis à sa place sans me
regarder , et a repris une dissertation qu'il avait entamée ;
le sujet n'en était pas neuf : c'était la constance en amouг.
DECEMBRE 1811 .
513
qui ont LA
SEINE Cet homme a débité avec une merveilleuse facilité je ne
sais combien de preuves de l'inconstance , de la perfidie
du beau sexe ; il les appuyait d'une foule d'autorités tirées
de nos comédies et de nos chansons , et il accompagnait le
tout de gestes convenables et d'éclats de rire
point été contagieux ; il m'a paru que l'envie de briller devant
une femme d'esprit, et d'humilier un homme qui ne
disait mot , ajoutait encore quelque chose à sa sottise grdinaire.
Arrietta voulut l'interrompre , mais il fallut attendre
qu'il s'arrêtat de lui-même : il finit par l'histoire de la Matrone
d'Ephèse , qu'il voulut bien nous apprendre .Arrietta
me sembla irritée ; j'ai toujours observé que soit que les
femmes ayent plus de délicatesse en matière d'honne
soit pour quelqu'autre raison que j'ignore , elles sont beaucoup
plus sensibles àces reproches généraux dont on noircit
leur sexe , que nous ne le sommes à tout le mal qu'on
peut dire du nôtre. Arrietta se contint , et après avoir calmé
un peu son émotion , elle fit cette réponse :
71
J'admire , Monsieur, les choses justes et neuves que
vous avez dites , particulièrement le récit de cette belle
» histoire qui n'a pas encore deux mille ans accomplis , et
> je sens tout ce que je risque en répondant à un adversaire
> aussi redoutable que vous ; j'oserai pourtant vous dire
que vos citations m'ont fait souvenir de la fable du lion
" et de l'homme : ils voyageaient ensemble , et l'homme ,
pour faire valoir la supériorité de son espèce , fit remarquer
à son camarade une enseigne où l'on avait peint un
> homme terrassant un lion ; le fier animal lui répondit :
nous autres lions nous ne sommes pas peintres , et c'est
> dommage , car pour un lion tué par un homme , nous
» vous ferions voir cent hommes mis en pièces par les
» lions. J'en dis à-peu-près autapt : vous êtes auteurs ,
> Messieurs , et dans vos écrits vous pouvez nous peindre
» aussi méprisables qu'il vous plaît, sans que nous puissions
vous le rendre. Vous , monsieur , vous disiez tout à
» T'heure que l'hypocrisie était la base de notre éducation ,
» que la première vertu dont une femme se pique , est l'art
» de cacher ses pensées et tout ce qu'elle éprouve ; mais
> cette accusation et tant d'autres qu'on trouve répandues
77 dans beaucoup de livres , que prouvent-elles ? le dépit ,
> le ressentiment de ceux qui les y ont mises. Un bel esprit
» maltraité par une femme s'en venge en déchirant tout
son sexe , et laisse un monument de sa vengeance dans
» son livre . Voilà , j'en suis sûre , le cas de votre Pétrone ,
Kk
514 MERCURE DE FRANCE ,
> voilà d'où vient la satire outrée ou le conte plaisant de
> cette matrone si fragile; mais pour juger le procès des
> deux sexes , ce procès aussi ancien que l'homme et la
> femme , qui a produit tant de disputes sérieuses et ba-
" dines , interrogeons , si vous m'en croyez , d'autres té-
> moins que esprits , demandons les faits à ces
> gens simples , bons , qui n'ont ni assez de vanité , ni assez
> d'imagination pour les embellir. Je lisais , il n'y a pas
> long-tems , la relation que Ligon nous a donnée de la
> Barbade; c'est d'après ce voyageur très-digne de foi ,
> que j'ai envie de vous réciter l'histoire d'Inkle et d'Yarico,
> ne fût- ce que pour vous remercier de votre joli conte .
»
71 Thomasas Inkle , natif de Londres , résolut , à l'âge de
> vingt ans , de s'enrichir par le commerce; dans ce des-
» sein , il s'embarqua aux Dunes , le 16 juin 1674, sur le
» vaisseau l'Achille , qui mettait à la voile pour les Indes
Occidentales ; ce jeune homme , grâce à l'éducation qu'il
avait reçue de son père , possédait éminemmentla science
>> des nombres , et pouvait calculer au premier coup-d'oeil
> la perte et le gain de toutes sortes d'entreprises . Il avait
> conçu de bonne heure une ardeur si vive pour le gain ,
» qu'elle avait prévenu et comme étouffé les autres pas-
> sions plus naturelles à son âge à ces qualités de l'es-
> prit et du coeur , il joignait une beauté mâle , un teint
>> vermeil , et de beaux cheveux blonds qui lui tombaient
» en boucles sur les épaules .
» Dans le cours du voyage , l'Achille fut forcé de rela-
» cher dans une petite baie , sur une côte du continent de
» l'Amérique : on envoya la chaloupe à terre , et le héros
> de monhistoire fut un de ceux qui s'y embarquèrent ; ils
> abordent et s'engagent sans précaution : un parti d'Indiens,
caché dans des bois d'où il les observait, sort brus-
> quement de son embuscade et leur coupe la retraite; les
►Anglais furent presque tous massacrés . Notre aventurier
se sauve dans une forêt , il s'y enfonce , et là il se jette à
terre hors d'haleine et succombant à la fatigue; il entend
> quelque bruit, il se retourne , il voitune jeune Indienne.
> Après les premiers momens de surprise , ces deux personnes
furent également joyeuses de s'être rencontrées .
> Si l'Européen fut frappé de la taille et des grâces sauvages
> de l'Américaine , de ses beautés qu'aucun voile ne ca-
> chait, elle ne fut pas moins charmée de la figure de ce
» jeune inconnu , de l'éclat de son teint et de la bizarrerie
des ornemens qui le couvraient de la tête aux pieds ; eile
DECEMBRE 1811 . 515.
→ devina sa situation malheureuse : éprise de l'amour le
> plus tendre , Yarico ne songe qu'à la conservation de ce
» qu'elle aime ; elle conduit Inkle dans une grotte , où elle
> lui sert un repas d'excellens fruits , elle va lui puiser une
> eau limpide pour le désaltérer ; elle le venait voir tous
> les jours parée de grains de jais , des plus beaux coquillages
, qu'elle ne mettaitjamais plus d'une fois , magnificence
qui annonçait une Indienne de la première distion;
elle lui apportait les peaux mouchetées , les plumes
- de toutes couleurs , dont les Indiens lui faisaient hommage;
» ces richesses étaient consacrées à orner la grotte du bel
> étranger. Quelquefois , pour rendre sa retraite moins en-
> nuyeuse , elle le promenait à la chute du jour , au clair de
> lune; elle lui choisissait dans quelque bocage un asile
» délicieux où il pût dormir au bruit des cascades , aux
>> chants des rossignols ; Yarico se chargeait de veiller pendant
le sommeil de son amant , elle le tenait dans ses
bras ; sa tête reposait sur son sein , prête à l'avertir du
moindre danger : elle en courait elle-même un fort grand "
en le cachant ainsi , ses compatriotes lui auraient fait
> subir la mort cruelle réservée à l'Européen ; mais le coeur
» d'Yarico , plein d'une passion forte , dévouée , ne cherchait
que le moyen d'en donner de nouvelles preuves
>> chaque jour à Inkle . Tous deux parvinrent au bout de
quelque tems à s'entendre dans une langue qu'ils se com-
> posèrent. Notre voyageur lui apprit combien il se croirait
> heureux s'il pouvait la posséder dans son pays ; là , disaitil
, elle serait vêtue d'étoffes précieuses ; là , sans craindre
> les injures de l'air , elle se promènerait dans une maison
roulante tirée par des chevaux ; là , en un mot, il la ferait
jouir d'un bonheur parfait et tranquille ! Les deux amans
> vivajent ainsi dans l'union la plus tendre , lorsqu'Yarico
» découvrit enfin un vaisseau sur la côte ; instruite par son
> amant , elle fit des signaux , et la nuit venue , ce fut avec
> une joie incroyable qu'elle le suivit. L'équipage était anglais
, il allait à la Barbade , et en y arrivant il trouva les
habitans assemblés sur le port . ( Il paraît que c'est leur
> coutume , à l'arrivée des vaisseaux , de tenir une espèce
> de foire où l'on vendles Indiens et les Negres . ) J'abrège
> mon histoire : Thomas Inkle , se voyant dans une colonie
> anglaise , commença à réfléchir sérieusement sur le tems
> qu'il avait perdu avec Yarico : ses fonds avaient dormi
tant de jours , la perte se montait à tant; ces réflexions
le chagrinèrent, mais il prit son parti enjeune homme
ת
Kka
516 MERCURE DE FRANCE ,
cette dé-
> rangé; il vendit Yarico à un marchand de la Barbade.
» L'infortunée indienne , dans l'espérance de l'attendrir , se
était le père ; déclara grosse d'un enfant dont il
claration ne fut pas sans effet , car Thomas en profita
» pour la vendre un peu plus cher.
"
On ne saurait être plus touché que je ne l'ai été de cette
histoire , qui peut servir de pendant à celle de laMatrone.
- Je sortis les yeux remplis de larmes , et je suis bien sûr
qu'Arrietta m'en saura plus de gré que de tous les compli
mens que j'aurais pu lui faire (*) .
VARIÉTÉS .
BEAUX-ARTS. -ARTS .- Les restes des trois colonnes du magnifique
temple du Jupiter Tonnant , à Rome , situé sur la
pente du mont Capitolin du côté du Forum romain ( Campo
Vaccino ) , qui étaient enterrées et hors d'à-plomp , ont
été déchargées de l'énorme poids de leurs architraves , frises
et corniches . Ces marbres précieux par la beauté de leurs
profils et de leur sculpture , ont été posés sur le pont de
l'échafaud construit à cet effet , à l'exception de la grande
pierre qui s'appuie sur les deux colonnes du côtédu Forum,
et qui occupe la hauteur de l'architrave et de la frise. Ces
colonnes , disons-nous , ont été remises d'a-plomb et dans
leur premier état au moyen d'un mécanisme très-ingénieux.
Le surplomb de ces deux dernières colonnes était de
3palmes I once romain , et le surplomb de l'autre , en
face du tabulario , était de 4 palmes . On restaure en ce
moment celles qui se trouvent vers le Forum pour pouvoir
y replacer les marbres dont nous avons parlé plus haut , et
qui forment une partie de l'entablement.
Le projet de cette intéressante et périlleuse entreprise ,
vu la mauvaise nature de la pierre et l'état de dégradation
où se trouvent les tronçons des colonnes , a été formé par
M. Joseph Camporesi , architecte municipal de la ville. Il
en a dirigé l'exécution avec l'approbation de tous les amateurs
des arts et du public , témoin de l'heureux succès
d'une opération aussi grande qu'elle était difficile .
(*) L'histoire qu'on vient de lire est ancienne et très-connue. Cependant
nous l'avons insérée parce qu'il nous semble que l'auteur l'a
placéedans un cadre neuf.
DECEMBRE 1811 . 517
SPECTACLES. - Théâtre de l'Impératrice.—Première
représentation du Faux Paysan , comédie en trois actes ,
en vers .
L'auteur de cette comédie , en travaillant sur pareil fond ,
n'a pas cru , sans doute , avoir trouvé un plan qui pût lui
fournir aisément des situations comiques . Rien ne pouvait
l'être moins que ce sujet : un jeune seigneur, poursuivi
pour un duel , est forcé de se cacher sous les habits d'un
paysan. Il aime et il est tendrement aimé d'une jeune personne
qu'il retrouve dans sa retraite; un sensible villageois
se dévoue à ses intérêts , et tâche vainement de le soustraire
aux recherches d'un certain corrégidor moitié imbécille
moitié rusé , qui est sottement amoureux de la maîtresse
du jeune seigneur ; une vieille est aussi fort éprise de ce
dernier qu'elle croit un simple paysan . Tout cela ne pouvait
guère allumer la verve d'un poëte comique ; aussi les
situations sont-elles tristes et larmoyantes , les caractères
peu prononcés , le style généralement prosaïque et sans
traits saillans . Il est même quelquefois rebutant
Vous savez que depuis peu
Je suis seigneur de ce lieu.
,
Les vers tombent presque toujours ainsi l'un sur l'autre .
On a cependant remarqué quelques intentions qui , plus
approfondies , auraient pu avoir des résultats comiques.
Par exemple , dans la scène où les deux jeunes paysans ,
tout en se félicitant du bon accord qui règne dans leur
nouveau ménage , finissent par se quereller assez vivement .
Dans cette autre scène où les vieux amans prennent pour
eux tout ce que se disent le héros de la pièce et sa maîtresse.
Mais lorsque dès les premiers mots de ce drame , dans l'exposition
que fait le jeune seigneur de la situation où il se
trouve , le spectateur entendit le mot malheur , que l'acteur
prononça sur un ton fort lamentable ; dès-lors , quoique
l'on eût annoncé une comédie , on s'attendit aux mots
vertu , honneur, devoir , innocence , enfin à tous les lieux
communs de la sensiblomanie , et l'on ne fut pas trompé
dans son attente . L'auteur a cru que son drame devait au
moins intéresser ; mais il aurait fallu , pour qu'il en retirât
un pareil fruit , que le principal personnage eût d'abord été
mis dans une situation qui pût inspirer l'intérêt , il ne sait
que se lamenter , que pousser de tristes jérémiades ; it
n'agit point , et le sot corregidor qui le poursuit esttrop
518 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1811 .
facile à éconduire pour qu'il soit un obstacle à son évasion.
Les sifflets ont succédé à l'ennui, à la première occasion
qu'ils ont trouvée . Cependant la pièce a été entendue jusqu'au
bout. L'auteur a été demandé , et les impitoyables
sifflets ont voulu empêcher son nom de retentir dans la
salle; mais , grâce aux vigoureux poumons de Dugrand ,
qui fit l'annonce avec une humeur assez plaisante , l'on sut
que l'auteur voulait garder l'anonyme : c'est ce qu'il a pu
faire de mieux , puisqu'il est , à ce qu'on a dit , déjà
connu par des ouvrages d'un plus grand mérite. Nous
lui conseillons de donner dorénavant un caractère plus
décidé à ses ouvrages , de faire ou des comédies , ou des
mélodrames . On a senti néanmoins que l'auteur avait
fait tout ce qu'il avait pu pour égayer un sujet aussi triste.
Le fermier et la vieille sont quelquefois plaisans . Le corrégidor
est celui qui a fait le plus rire ; cependant on l'a
trouvé trop imbécille dans le commencement , et trop fin
lorsqu'il apprend que sa proie est près de tomber entre ses
mains . Il faudrait que l'acteur en fit plutôt un sot enorgueilli
de son autorité , ou du moins qu'il mit une transition
moins brusque entre l'imbécillité et la finesse.
La pièce a été généralement bien jouée , et l'auteur ne
peut reprocher à aucun acteur l'ennui que son drame a
inspiré.
V.
:
POLITIQUE.
DEPUIS que les négociations de paix sont entamées , il
n'y a point d'évènemens intéressans en Turquie . Voici les
positions qu'occupe actuellement l'armée russe :
,
L'aile gauche a tout-à-fait passé sur la rive droite du
Danube et est en possession d'Hirsowa , de Rastchesty ,
Rochowah , Silistria et Turtukay. Les places importantes
de Braila , Galacz et Ismail , lui fournissent une sûreté
parfaite et lui servent de point d'appui . Le centre occupe
les environs de Rudschuk , et s'étend jusque vers Nicopolis .
Il bloque la forteresse de Rudschuk . La cavalerie légère va
jusqu'à Rasgrad et Bréslowatz , afin d'observer les routes
de Schumla , de Sophia et de Widdin . Le corps de réserve
est placé entre Giurgewo et Slobodse ( sur la rive gauche
du Danube ) , afin de contenir le corps turc posté dans
l'île et dans les retranchemens de Slobodse .
L'aile droite a repris toutes les positions qu'elle avait
perdues dans la petite Valachie ; cependant , les Turcs
occupent encore les îles du Danube voisines de Widdin .
Un corps russe faisant partie de l'aile droite a passé le
Danube du côté de Pranwa , et s'est réuni aux troupes
russes et serviennes stationnées sur les bords du Timock .
La communication est rétablie entre l'armée russe et les
Serviens . Le plus grand secret règne sur l'état des négociations
.
Le quartier-général russe est toujours établi à Giurgewo .
Le général Kutusow a été créé comte par un ordre de
l'empereur Alexandre .
,
L'armée prussienne est entièrement mise sur l'état de
paix. On a eu connaissance d'un décret de l'Empereur
Napoléon , qui par mesure de réciprocité , et conformément
aux dispositions prises en Prusse , ordonne qu'à
l'avenir le droit d'aubaine ne sera point exercé en France à
l'égard des sujets de S. M. le roi de Prusse.
L'Empereur d'Autriche est de retour à Vienne. Il n'avait
point été à Presbourg , comme on l'avait présumé , mais à
Laxembourg . La diète de Hongrie touche à sa fin . Le
cours de Vienne a éprouvé une amélioration sensible.
520 MERCURE DE FRANCE ,
S. M. le roi de Saxe a convoqué la diète générale du
duché de Varsovie pour le 9 décembre .
« C'est avec une vraie satisfaction , dit S. M. dans la
circulaire publiée à cette occasion , que nous nous rappelons
la première diète , qui a présenté le plus parfait modèle
de l'union des membres et de leur amour pour la
patrie. Animée par l'exemple de sos députés , et réunie
par les liens de la concorde , la nation a combattu avec le
plus grand courage et soutenu avec beaucoup de fermeté la
guerre qui vint fondre inopinément sur ce pays au moment
où la diète était à peine terminée . Les six anciens départemens
reconquis par les victoires de Napoléon -le-Grand , et
la réunion fraternelle sous notre sceptre des pays nouvellement
incorporés à la monarchie , tels furent les fruits des
glorieux efforts de nos sujets . L'éclat qui en a rejailli sur ce
royaume , et l'augmentation de ses forces , doivent être un
nouvel encouragement à soutenir ces efforts . Nous sommes
fondés à espérer que cette seconde diète , animée du même
zèle pour le bien du pays , sera couronnée des mêmes succès
. Nous avons la connaissance bien pénible pour notre
coeur des maux que le pays souffre. Tous nos efforts tendent
à choisir les meilleurs moyens pour les adoucir , et
nous ne négligeons rien de ce qui peut contribuer à diminuer
les charges ou à réduire les dépenses .
>>Nous nous livrons à la douce espérance de recueillir
les fruits désirés de nos travaux , qui seront aidés par les
efforts d'un peuple distingué . Son zèle le rendra digne de
la continuation des bontés du héros qui a rétabli son existence
politique . " FREDERIC-AUGUSTE .
Le roi d'Angleterre est toujours dans le même état ; il
souffre , et jount de peu de sommeil.
Les poursuites commencées à Dublin contre les membres
du comité des catholiques n'ayant pas réussi au gré
des agens du gouvernement , on paraît disposé à les abandonner.
Les troubles continuent. ANottingham, le 27 octobre
, de nouveaux dégats ont eu lieu. Le rapport établit
que les pousseurs ( c'est le nom donné aux briseurs de
métiers et de vitres ) sont devenus si insolens qu'ils volent
en plein jour au milieu des rues , et rient au nez de ceux
qu'ils ont dépouillés .
Les lettres de l'Inde annoncent que l'expédition anglaise
bloque les ports de Java , mais que les troupes n'y
sont point descendues , Celles d'Amérique confirment ce
DECEMBRE 1811 . 521
:
qu'on connaissait sur l'insurrection qui a éclaté à la Martinique
; plusieurs nègres qui avaient été excités à la révolte,
et qui s'étaient livrés au pillage et à l'incendie , qui
avaient tiré sur les troupes anglaises , ont été exécutés . La
tranquillité est rétablie. Le major-général Charles Wale a
publié une proclamation tendant à réprimer toute idée de
sédition par l'exemple du châtiment infligé aux coupables ,
et à assurer à toutes les classes et à toutes les couleurs de
la colonie la protection de son gouvernement.
L'état de la Sicile devient de plus en plus alarmant . Aux
dernières nouvelles le moment de la crise approchait . Vers
le 18 novembre on avait vu lord Bentinck traversant le
détroit et se rendant à Palerme . La cour y est dans la plus
grande agitation , elle s'attend à voir prendre des mesures
décidément hostiles et usurpatrices aussitôt l'arrivée de
lord Bentinck ; on croit savoir que les troupes siciliennes
gagnées par les Anglais se joindront à eux , et l'on pense
à Londres que la famille royale cherchera un asyle en
Sardaigne.
Relativement aux affaires de l'Amérique , le cabinet anglais
a reçu le discours du président des Etats -Unis au
congrès , et le trouve en général d'une nature hostile . La
non-révocation des ordres du conseil anglais a anéanti chez
les Américains tout espoir de rapprochement. Dans l'affaire
des frégates , les Anglais sont reconnus avoir eu tout
le tort de l'agression. Les mesures de précaution et de
défense sont donc poussées en Amérique avec la plus
grande activité . Les régimens seront mis au complet , une
force auxiliaire sera levée , les offres de corps de volontaires
acceptées , etc. Quant à l'Amérique méridionale , on
craint en Angleterre que les prétentions trop ouvertement
manifestées ne nuisent au gouvernement , et que les Espagnols
ne s'aperçoivent qu'on vent à Londres s'emparer
exclusivement du commerce du Mexique et de la Plata ,
sous prétexte de le protéger. Les plus fortes réclamations
se sont élevées à cet égard jusqu'au sein de Cadix même ,
et c'est dans la ville que les Anglais prétendent défendre
et servir avec plus de zèle , qu'on a le mieux discerné leur
politique , et qu'on s'oppose avec le plus de force à ce
qu'ils retirentde leur alliance des fruits si dangereux pour
la nation à laquelle ils feraient si chèrement payer leurs
services .
La situation intérieure , commerciale , industrielle et
manufacturière de l'Angleterre s'agrave de jour en jour.
522 MERCURE DE FRANCE ,
Un négociant d'Amsterdam écrit , et le Moniteur publie
les détails suivans : « Les manufactures anglaises souffrent
tous les jours davantage . Les faillites sont si nombreuses
qu'on ne les compte plus. On n'observe même pas avec
toute leur rigueur les lois contre les débiteurs . L'armée
anglaise en Portugal n'est pas payée depuis cinq mois . La
banque , pour restreindre l'émission de ses billets , a réduit
ses escomptes au tiers de ce qu'ils étaient avant ; ce qui
est une nouvelle cause ou un nouveau prétexte de banqueroute
: enun mot, la crise devient de jour enjour plus
violente .
Le Moniteur a publié , le 10 de ce mois , un extrait de la
correspondance officielle sur les affaires d'Espagne .
Le général Compère est arrivé à Paris avec 40 colonels
ou lieutenans-colonels , 300 officiers , et 6700 prisonniers
espagnols , provenant de la bataille de Sagonte et de la
prise des forts . Ce convoi de prisonniers , dit le Moniteur,
a été amené avec tant d'ordre, qu'il n'en est resté aux hôpitaux
ou échappé que 100 .
Le maréchal comte Suchet n'a pas tardé à profiter des
avantages que lui donnaientla victoire de Sagonte et la prise
du fort. Il a resserré de très-près Valence . La division
Habert est dans les faubourgs . Les ouvrages sont commencés
. Le Grao seul débouché sur la mer est occupé. Le
parc de siége est arrivé . Les convois se succèdent avec
rapidité . Le fanatisme des malheureux Valenciens est entretenu
par unAnglais , le consul Tupper, qui répand à-lafois
l'argent et les nouvelles les plus ridicules .Ala tête de
la garnison se trouvent trois mille moines formant deux
régimens .
ABarcelone , le général-commandant Maurice Mathieu
afait une excursion , a surpris et détruit le dépôt des bandes
de Catalogne à Mataro ; il a fait un butin considérable .
Le général Decaen, qui est arrivé en Catalogne, a pris toutes
les dispositions nécessaires pour détruire dans l'islot de
Las Medas les travaux que les Anglais avaient commencés
pour s'y établir , et intercepter les approvisionnemens de
Barcelone . Les batteries de la côte ne leur permettent plus
d'approcher de l'île , réduite à être défendue par quelques
recrues espagnoles .
avec
En Murcie , il y a eu différentes attaques des insurgés
qui toutes ont été repoussées av pertes. Du côté de Gibraltar,
les généraux français n'ont pu parvenir à faire sortir
Ballasteros de la position qu'il occupait prudemment sur le
DECEMBRE 1811 . 523
A
rocher et sous le canon de la forteresse. Les Anglais toutefois
, ce qui est très-remarquable , n'ont pas voulu recevoir
Ballasteros dans la place où il demandait un asyle . Après
avoir occupé le camp de Saint-Roch quelques jours sans
pouvoir déterminer l'ennemi à recevoir le combat , le général
Godinot est rentré à Séville .
Au nord, le comte Dorsenne a exécuté toutes les dispositions
prises pour réoccuper les Asturies . Les généraux
Bonnet et Dumoustier ont réussi dans cette expédition .
L'armée , après divers engagemens où elle a combattu
avec impétuosité , a occupé Oviedo , le camp de Grado ,
et le port de Gison. Le général Bonnet se porte actuellement
vers les débouchés de la Gallice ; dans le même
tems , les bandes de Marquisito et de Mendizabal perdaient
plusieurs milliers d'hommes , et Mendizabal cherchait
son salut dans les montagnes de Potez . Les colonnes
mobiles ne cessaient de poursuivre les restes des petites
bandes de brigands . Au centre , le général d'Armagnac
occupe toujours Cuença et est en communication avec le
maréchal comte Suchet. Les partis de la province de la
Manche ont été atteints et dispersés .
Sur la frontière du Portugal , le comte Dorsenne a été
obligé d'envoyer commander à Ciudad-Rodrigo le général
de brigade Barrié. Le général Reynaud , qui commandait
dans la place , a eu l'extrême imprudence d'en sortir sans
nécessité avec quatre dragons ; il a été pris par la bande de
D. Julian qui rôdait dans les environs . Sur un autre point
de la même frontière , il s'est passé des événemens dont les
résultats fâcheux sont également dûs à une confiance trop
aveugle dans son propre courage , à une imprudente témérité
, à un défaut de surveillance et de précaution qu'on a
tant de fois reprochés à nos braves Français . Ces événemens
sont retracés dans la lettre suivante , adressée au
prince-major-général :
Au quartier-général de Séville , le 2 novembre 1811 .
Monseigneur , l'événement dont me rend compte le général comte
d'Erlon , commandant le 5e corps , dans ses rapports des 28 , 29 et
30 octobre , est si honteux , que je ne saurais comment le qualifier.
Le général Girard , après avoir dispersé le corps espagnol du général
Castanos , avait poussé jusqu'à Cacérès , où il était depuis le 13.
Il avait ordre de se rendre le 22 à Mérida ; il crut cependant devoir
rester à Cacérès jusqu'au 26; enfin il en est parti pour venir coucher
524 MERCURE DE FRANCE ,
le 27 à Arroyo de Molinos ; son quartier-général fut établi dans ce
village , ainsi que celui du duc d'Aremberg , commandant la cavalerie
légère . On se coucha sans placer aucun poste au dehors ni établir
d'avant-garde; cependant le général Girard était prévenu que la division
anglaise du général Hill manoeuvrait sur la frontière ; plusieurs
chefs de flanqueurs l'avaient averti que l'ennemi s'approchait en force;
son aveuglement et sa présomption furent si grands , que le 27 au
soir l'ennemi était déjà dans les premières maisons à demi-lieue de la
ville, sans qu'il en eût aucune connaissance. Le 28, la rre brigade
cominandée par le général Rémond , était déjà en route et à plus
d'une lieue et demie , lorsque le général Hill arriva avec ses troupes
jusqu'au logement du général Girard sans qu'aucun coup de fusil eût
été tiré. Un bataillon du 34º et un du 40e étaient en ville avec trois
pièces d'artillerie légère , et furent ainsi surpris par la négligence de
leurs chefs ; ces braves prirent cependant leurs armes , se rallièrent
rapidement , et perçant à travers l'ennemi , se dirigèrent vers les montagnes
, mais non sans perte. Le duc d'Aremberg , colonel du 27e régiment
, 15 officiers , dont 2 chefs de bataillon , avec 400 soldats et
3 canons , ont été pris par l'ennemi .
Le général Girard agagné les montagnes avec la moitié de ses deux
bataillons , 500 cavaliers et les aigles des deux bataillons .
Le reste de la division , commandé par le général Rémond , qui
était partiune heure avant le jour , est arrivé à Mérida sans avoir rien
entendu.
Le général Bron , à la tête du 200, s'était porté rapidement sur
| l'ennemi , dès le commencement de l'affaire , et par plusieurs charges
il avait aidé à dégager les troupes; mais son cheval ayant été tué
sous lui par une balle , il fut pris .
Le général Girard avait avec lui des troupes d'élite , et il s'est honteusement
laissé surprendre par excès de présomption et de confiance.
Au moment où il était en danger , aucune garde n'était établie ; les
officiers et les soldats étaient dans les maisons comme enpleine paix.
Je vais ordonner une enquête et un exemple sévère .
Aussitôt que le comte d'Erlon fut instruit de cet événement facheux
, il se porta sur Mérida où déjà les Anglais, étaient arrivés;
mais ils évacuèrent cette place à son approche. Après ce coup de
main, les Anglais sont rentrés en Portugal, suivis par le comte d'Erlon.
Je suis avec respect , monseigneur , de votre altesse sérénissime ,
le très -humble et très -dévoué serviteur ,
Le général en chef de l'armée du Midi ,
Signé, maréchal DUC DE DALMATIE.
DECEMBRE 1811 . 525
Un autre évènement qui pour être étranger aux opérations
de cette partie de la campagne n'en est pas moins
affligeant , est rapporté dans une autre lettre du duc de
Dalmatie. Il annonce le suicide du général Godinot. Ce
général était arrivé à Séville le 26 octobre . Il était extrêmement
fatigué et souffrant d'une ancienne maladie de nerfs ,
qui souvent le mettait en danger et le plongeait dans une
sombre mélancolie. Il se coucha en arrivant. Le matin ,
à 5 heures , il est sorti de sa chambre , a pris le fusil d'un
soldat d'ordonnance , et est rentré chez lui sans être remarqué.
Il a lui-même chargé l'arme , et s'est fait sauter la
cervelle. Son domestique est entré un instant après , et l'a
trouvé étendu sur le carreau. Le coup avait à peine été
entendu .
Le suicide a été bien constaté par un procès-verbal .
Le général Godinot était généralement aimé et estimé
je lui étais particulièrement attaché , dit M. le maréchalduc;
on ne lui connaissait aucun motif de chagrin que
celui de sa santé altérée par l'effet de ces crises violentes
qu'il éprouvait souvent. Il disait assez familièrement qu'il
se croyait près de sa fin ; on a trouvé dans son porte-feuille
un testament fait dans le mois de mai dernier , dans lequel
il dispose de ses chevaux , donne des gratifications à
ses domestiques , et prescrit de quelle manière son fils
doit être élevé. Toutes ces circonstances portent à croire
que depuis long-tems il était déterminé à abréger ses jours ,
si ses souffrances continuaient .
L'Empereur a tenu cette semaine le conseil des ministres
et celui du commerce et des manufactures . Dimanche , il
y a eu grande parade . La place du Carrousel , sur la partie
nord de laquelle s'élève déjà la nouvelle galerie parallèle à
celle du Musée , offrait la réunion d'une multitude immense
de spectateurs pressés sur la place ou aux fenêtres , sur les
toits et sur des établissemens mobiles . Les troupes de
toutes armes , dont la plus grande partie était arrivée le
matin des environs de Paris , occupaient la place , le quai
du Louvre , la rue de Rivoli , la place Vendôme . La garde
imperiale était stationnée aux Tuileries , les lanciers de la
garde sur la place de la Concorde .
L'Empereur est monté à cheval à midi . Il a successivement
passé en revue , fait manoeuvrer et défiler devant lui
plusieurs régimens de ligne et d'infanterie légère , des régimens
Suisses et Croates, les grenadiers de la garde hollandaise
, les grenadiers et chasseurs àpied , les lanciers , les
526 MERCURE DE FRANCE ,
dragons , les chasseurs à cheval et les grenadiers à cheval
delagarde.
La parade a duré quatre heures , pendant lesquelles les
eris de vive l'Empereur se mêlaient souvent au son des ins
trumens guerriers et au bruit des armes. Un autre cri a été
souvent aussi proféré : c'est celui de vive le Roi de Rome ,
toutes les fois que les troupes apercevaient cet auguste
enfant dans ses appartemens . Le jeune Roi fait tous les
jours des promenades en voiture : par- tout la foule se
presse sur les pas de son cortége , et cherche à contempler
avec une extrême avidité des traits qui rappellent et promettent
à-la- fois les plus hautes destinées .
ANNONCES .
S....
Cinquante-sixième livraison du Traité des Arbres et Arbustes que
l'on cultive en France en pleine terre , par Duhamel ; nouvelle édition,
augmentée de plus de moitié pour le nombre des espèces , et dans lequel
on a refondu le Traité des Arbres fruitiers , du même auteur ;
rédigée par M. J. L. A. Loiseleur-Deslongchamps , docteur-médecin
, et membre de plusieurs sociétés savantes ; contenant la description
des arbres , l'exposé des caractères du genre , des espèces , des
variétés , leur culture , les moyens à prendre pour les naturaliser , le
tems de la fleuraison et de la maturité de leurs fruits , les propriétés
économiques et médicinales , le lieu natal , l'époque où ils ont été
apportés en Europe , et des remarques historiques sur leurs usages
chez les peuples anciens ; avec des figures imprimées en couleur ou
en noir , d'après les dessins peints sur la nature , par MM. P. J.
Redouté et P. Bessa , peintres d'histoire naturelle ;publié par Etienne
Michelet Arthus. Bertrand , par livraisons de format in- folio , ornées
de six figures en couleur ou en noir.- Livraisons de 1 à 56e .
10. On ne demande aucune avance à MM. les souscripteurs , ils ne
paieront qu'en faisant retirer leur livraison chez les éditeurs . (Il y en
a jusqu'à présent 56 à jour , et l'ouvrage entier en aura 70 à 80 au
plus . ) Si la dépense , pour la totalité des livraisons , paraît trop considérable
, on prendra des arrangemens qui faciliteront cette acquisition.
20. Les frais de port et d'emballage sont à la charge dés souscripteurs.
3º. Pour que toutes les personnes puissent atteindre à l'acquisition
de cet ouvrage , aussi utile qu'agréable , on l'a imprimé sur trois
DECEMBRE 1811 . 527
papiers différens . Le premier , sur beau carré , avec les planches en
noir , dont le prix est de 9 fr. par livraison ; le second , sur carré vélin,
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et enfin le troisième , sur nom-de-jésus , figures imprimées en couleur,
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couleurs , sur lesquelles sont collés d'un côté la figure , de
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fiches plus pour l'enfant ; elles deviennent entre ses mains des joujoux
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Ta-Tsing-Leu-Lée, ou les Lois fondamentales du Code Pénal de
la Chine , d'après la nouvelle édition imprimée et publiée à Pékin ;
traduit du chinois en anglais par sir Georges Thomas Staunton,
membre de la Société royale de Londres ; mis en français par M. Félix
Renouard de Sainte- Croix , de l'Académie de Besançon , de la Société
Philotechnique de Paris , auteur du Voyage politique et commercial
aux Indes Orientales , aux Phillipines et à la Chine. Deux vol.
in-80. Prix , 12 fr. , et 15 fr . franc de port. Chez Lenormand , imprimeur-
libraire , rue de Seine , nº 8 ; Galignani , libraire , rue Vivienne,
nº 17 ; Laloy , libraire , rue de Richelieu , nº 95 ; et chez Arthus-Bertrand
, libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Isaureet Elvire, par Mme Guenard de Méré , auteur d'Emélie de
Valbrun , etc. Trois vol . in- 12 . Prix , 6 fr . , et 8 fr. franc de port.
Chez L. M. Guillaume , libr . , place St-Germain-l'Auxerrois , nº 41 .
Lettres de la marquise de Pompadour. Nouvelle édition , augmentée
d'une Notice sur la vie de cette femme célèbre. Deux vol. in- 12 ,
imprimés sur papier superfin. Prix , 5 fr . , et 6 fr . 50 c. franc de
port. Chez Longchamps , libraire rue Croix- des - Petits - Champs ,
n° 35 .
4
Etrennes des Marchandsforains , ou Almanach des Foires et Marchés
, contenant généralement les foires et marchés de l'Empire français
, mois par mois , leur durée et les principales marchandises qui
s'y vendent ; suivi du tableau de la valeur actuelle des anciennes
pièces de monnaies , et du Calendrier pour l'année 1812. Un volume
in-24. Prix , 75 c. , et I fr. franc de port. Chez Caillot , libraire ,
rue Pavée- Saint-André , nº 19 .
Histoire romaine de Tite - Live , traduction nouvelle , par Dureaude-
la -Malle , de l'Académie française , traducteur de Tacite et de
Salluste , et par M. Noel , conseiller ordinaire , inspecteur général de
l'Université . Troisième livraison , composée de la 4º décade , 3 vol .
in-8° , papier ordinaire , prix , 18 fr . et 24 fr. franc de port; papier
vélin , 36 fr. et 42 fr. franc de port .
La tre livraison en 4 vol. se vend 24 fr. , et 48 fr . sur papier vélin.
Et la 2e livraison en 6 vol . 36 fr . , et 72 fr . sur papier vélin.
La 4º et dernière , composée de deux volumes , paraîtra en mars
prochain , et alors le prix de l'ouvrage complet en 15 vol . in-8 , avec
le texte latin en regard , sera de 90 fr. et 180 fr. pour le papier vélin ,
sans augmentation malgré l'impôt établi sur le papier.
Chez Michaud frères , imprimeurs-libraires , rue des Bons -Enfans ,
nº 34 ; et chez Arthus -Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
MERCURE
DE FRANCE.
N° DXLIV . -
1
Samedi 21 Décembre 1811 .
POÉSIE .
LES GRACES VENGÉES .
IMITATION DE MÉTASTASE .
DE LA SESEINE
EUPHROSİNE , AGLAÉ , THALIE
EUPHROSINE .
NON' , n'espérez pas me calmer :
Un trop juste courroux commence à m'enflammer.
Vénus défend que nous suivions ses traces ,
Mais que peut la beauté sans le secours des Grâces ?
Le jour paraît , Vénus a quitté l'orient ;
Des célestes palais l'aurore se dévoile :
Nous verrons , nous verrons , si sa fidèle étoile
Etincelle sans nous d'un éclat si brillant .
AGLAÉ.
Ne troublons point le mouvement des sphères.
THALIE.
Notre courroux retarde trop le jour ,
Les coursiers du soleil attendent son retour ,
LI
530 MERCURE DE FRANCE ,
Impatiens de franchir les barrières :
L'aube s'éveille, et Vénus nous attend.
Allons apprêter toute chose ,
Pigeons amoureux , frein de rose ,
Conque marine , il faut ...
EUPHROSINE .
Ne vous pressez pas tant.
Quoi toujours avec complaisance
Ases travers nous prêterons les mains ?
Des crimes de son fils punissons l'insolence ,
Etmontrons par notre vengeance
Quenous devons le jour au maître des humains .
AGLAÉ.
Ma soeur , vous a-t- on fait quelque nouvel outrage ?
EUPHROSINE.
Ecoutez et voyeż si je me fâche en vain.
Hier le ciel fut troublé par un affreux orage ;
Vous le savez . L'Amour se trouvait en chemin .
Les autans soufflaient avec rage ,
La froide pluie entr'ouvrait lenuage.
Dans cemoment il s'égara fort loin .
Enfinpar un bonheur extrême
De Chypre il regagna la cour.
J'étais avec Vénus , et Vénus elle-même
Ne reconnaissait plus l'Amour.
De son départ à son retour
Il était si changé ! ses flèches et ses ailes ,
Ses cheveux , l'arc et le bandeau ;
Autour de lui dégouttaient d'eau .
Pleurant , tremblant , presque sans vie ,
Il poussait des cris gémissans ,
Il confondait tous ses accens ,
Et soudain d'une larme une autre était suivie.
Je vais à lui , je le prends par la main ,
Puis des bois de Saba j'enlève une ramée ;
La flamme , l'odeur parfumée ,
Bientôt remettent l'inhumain
Dans sa chaleur accoutumée .
Je vais par mes soins diligens ,
Séchant son front , ses cheveux et ses ailes ,
Ses membres étaient si tremblans !
DECEMBRE 1811 .
Dans mes deux mains je prends ses mains
Je le flatte , je lui souris ,
Ecoutez quel en fut le prix.
A peine est- il remis qu'il demande ses armes.
Le perfide ! l'ingrat ! j'ai vu dans ses regards
Qu'il voulait essayer la force de ses dards ;
Et sans redouter mes alarmes
Il me lance un trait vers le flanc.
crueller
LA
SEINE
DEPT
DE
Je fuis. Il me poursuit. Cependant je m'échappe ,
Il n'atteint point mon coeur; mais à ma main il frappe.
AGLAÉ.
Que fit Vénus dans cet instant?
5.
THALIE.
Elle punit son fils ?
EUPHROSINE.
Le punir ? au contraire ,
:
Craignant pour lui l'effet de ma colère
Entre ses bras elle le prit ,
Le loua , le baisa , puis encore elle rit.
AGLAÉ .
On vous a fait , ma soeur , une cruelle offense .
THALIE .
Il faut pourtant cacher un si juste courroux ,
Il est mieux de souffrir en gardant le silence.
EUPHROSINE.
Souffrir sans parler , dites-vous :
Non , je veux en tirer vengeance ,
Et le conseil ne me plait pas ,
Qui me dit de souffrir tout bas .
Quand le cruel verse des larmes
S'il nous fait craindre ses rigueurs ,
Que feront désormais nos coeurs
Quand il menace de ses armes ?
THALIE .
Croyez- vous être seule à souffrir de sa part ?
AGLAÉ.
Ah! pensez que pour nous il n'a pas plus d'égard.
EUPHROSINE.
Il peut vous avoir fait injure ,
Mais non jamais un outrage pareil.
Ll 2
:
532 MERCURE DE FRANCE ,
AGLAÉ.
Ecoutez-moi : fuyant les rayons du soleil ,
Un jour je cherchais la verdure
Etle silence des forêts .
Auparavant une onde pure ,
Ama bouche altérée avait rendu le frais .
Je m'étendis sur l'herbe , et là je respirais.
Le lieu solitaire , l'ombrage ,
Le doux murmure des ruisseaux ,
Le bruissement du feuillage ,
Le souffle du zéphir jouant sur mon visage ,
Les flatteuses erreurs d'un songe gracieux ,
Ala fin fermèrent mes yeux.
L'Amour n'était pas loin. Il me voit , et sans peine
De roses il forme une chaîne ,
S'approche doucement , tourne , et vient me lier
Autour du tronc d'un vieux laurier.
Il s'y prit de telle manière ,
Et sut tout conduire si bien
Qu'il partit de ces lieux et je n'entendis rien.
Lesommeil quittant ma paupière ,
Etvoulant dessiller mes yeux appesantis ,
Les secours de mes mains m'avaient été ravis .
Enfin je veux quitter la place
Entre l'effroi , le sommeil , la douleur.
Jeme sens retenir , ce qui croît ma frayeur ;
Je veux briser ma chaîne. O ! surprise ; ô disgrâce ,
Plus je veux m'affranchir , et plus je m'embarrasse .
Il rit. Je me détourne et reconnais l'Amour
Pour l'auteur d'un si méchant tour.
Combien alors je brûlai de colère !
Je l'appelle méchant , perfide , téméraire ,
Il rit. Ala fin , ne sachant comment l'apitoyer
Je recourus à le prier.
:
Je lui donnai cent noms aimables ;
Mais vous savez qu'il est des coeurs impitoyables.
Que vous dirai-je , enfin ! Hébé vint dans ces lieux
Et brisa mes liens , grâce à la destinée ,
Car sans son zèle officieux
Je serais encore enchaînée.
DECEMBRE 18119 533
1
EUPHROSINE .
Des outrages si grands pouvez-vous les souffrir?
AGLAÉ.
Penser à son chagrin c'est encor le nourrir.
Quelquefois le courroux m'enflamme ,
Je veux punir l'audacieux ,
Etpuis il me revient dans l'ame
Qu'il est enfant , et qu'il vaut mieux
User envers lui de clémence ,
Et lui pardonner son offense.
THALIE.
Ah! les chagrins qu'il m'a donnés ,
Sont plus grands que ceux qu'il vous cause.
Je n'en dirai qu'un seul ; mais c'est bien autre chose
Quand ils sont tous examinés.
Au bas de la belle Amathonte ,
Où la mer s'introduit , et qu'un rocher surmonte ,
J'étais avec la ligne et l'hameçon ,
Tâchant de prendre du poisson.
Le front de ce rocher superbe ,
Domine sur les eaux que son oeil voit couler ;
Ames côtés l'Amour jouait sur l'herbe ,
Je ne voulais pas le troubler.
Le traître vit ma confiance
Il suten abuser , un buisson était près ,
De dictames fleuris. Il y cache des traits ,
Puis à quelques pas de distance ,
Parmi les fleurs , sur l'herbe , il étend des filets .
Il achève tout son ouvrage ,
Ensuite il crie , hélas ! je suis blessé ,
De ses petites mains se couvrant le visage.
Mon hameçon est bientôt délaissé.
D'une vitesse sans pareille ,
Je vais à lui savoir ce qu'il avait.
Hélas ! je suis piqué par une abeille ,
Dit-il , à mon secours ! puis il se désolait.
Aces mots la pitié se glisse dans mon ame
Et vite je cours au dictame.
Mais tandis que je choisissais
Les feuilles les moins avancées ,
Je me sentis les mains blessées
Par ses inévitables traits.
534 MERCURE DE FRANCE ,
L'ingrat bientôt passa des pleurs au rire ,
Et dit : voilà tout ce que je désire ,
Je suis déjà guéri. Regardez . Voyez -vous ?
Sa joue était fraiche et vermeille ,
Je la croyais blessée ,est- il ruse pareille ?
Rien ne pourrait vous peindre mon courroux.
Je le poursuis pour entirer vengeance.
Mais le trompeur, dans nos combats ,
Me fuit , fait mille tours et dirige mes pas
Vers les piéges cachés . Dans mon impatience
Je le poursuis encor. Mon pied se trouve pris ;
Ma colère s'accroit et mon courage augmente ,
Je rompis les filets , tantje ne débattis .
Je l'aurais joint ; mais quand je me tourmente
Pour sortir d'embarras , en riant il s'enfuit ,
Et me laisse en partant la honte et le dépit.
EUPHROSINE .
Et vous me conseillez de garder le silence ?
THALIE .
Je hais l'Amour autant que vous le haïssez ,
Je voudrais en tirer vengeance ,
Mais comment faire? je ne sais .
Il est sans foi , sans indulgence ,
Sans respect , sans pitié . Mais non mal est commun ,
Le craindre et le souffrir est le sort de chacun :
Partager les malheurs de tant de coeurs ensemble
Peut les adoucir , ce me semble.
EUPHROSINE .
De mon courroux l'Amour n'est pas l'unique objet ,
Un tel rival serait peu redoutable ;
Des fautes de son fils Vénus se rend coupable ,
De tous nos maux elle est le seul sujet.
Encor ses offenses dernières
Pourraient me paraître légères
Sans le souvenir dupassé .
AGLAÉ.
Lequel?
EUPHROSINE.
Lequel ? vous demandez encore ,
Quel pouvoir le destin nous a-t-il done laissé ,
Le ministère enfin dont le ciel nous honore?
DECEMBRE 1811 . 535
AGLAÉ.
D'accorder les mortels entr'eux
Etde tácher qu'ils soient heureux.
THALIE .
De caliner la colère et d'éteindre la haine.
AGLAÉ.
Nourrir la paix , maintenir l'amitié.
EUPHROSINE .
Vénus veut de son fils étendre le domaine ,
Et ne nous met point de moitié .
Seulement elle veut que nous soyons complices
Des crimes de son fils et de ses injustices .
Tantôt dirigeant un coup-d'oeil ,
Ordonnant un souris , vous verriez sur la terre ,
Et la violence et le deuil ,
Et l'infidélité compagne de la guerre .
THALIE.
Il est trop vrai ; mais que pouvons-nous faire ?
Et quelmoyen de nous venger?
EUPHROSINE.
J'enconnais un qui peut nous satisfaire ,
Mes soeurs , c'est à vous d'en juger.
Ecoutez-moi , d'attraits si Vénus est paréo ,
De qui tient-elle tous ses dons ?
Sans nous serait-elle honorée ?
Ah! vengeons-nous , puisque nous le pouvons.
Ensemble formons une belle ,
Dont les attraits plus séduisans
Otent à Vénus tout l'encens
Qu'elle obtient chaque jour de la troupe mortelle,
Et dont toutes les qualités
Surpassent encor les beautés.
Qu'elle unisse à-la- fois la grâce à la décence ,
La douceur à la majesté ;
Que ses talens égalent sa naissance ,
Et qu'en elle l'esprit se joigne à la bonté.
THALIE.
Ypensez-vous , ma soeur, et pouvons-nous encore
Disposer de tant de bienfaits ?
La souveraine qu'on adore
Les déploie aux yeux des Français.
536 MERCURE DE FRANCE ,
:
Ah! vous savez , sans que je vous le dise ,
Les soins que nous avons prodigués à Louise
Quand chaque jour autour de son berceau
Nous lui donnions quelque charme nouveau.
ZUPHROSINE.
Oui , nous avons fait voir , en marchant sur ses traces ,
Que la France n'est pas le seul pays des Grâces.
Maintenant de Vénus abandonnant la cour ,
Nous pouvons à loisir nous venger de l'Amour.
Il est unRoi dont la naissance
Ne date encor que d'un printems ,
Et qui du monde entier fait l'unique espérance ,
Suivons ses pas dans tous les tems.
ORoide Rome , avant que le courage ,
Mette dans tes mains son flambeau ,
Tujouiras des trésors de ton âge ;
Comme l'amour tu seras beau ;
Meilleur que lui , tu plairas davantage.
Tous deux vous êtes fils etdes Dieux et des Rois ,
Mais l'Amour connaît-il la justice et les lois ?
Souvent ce dieu , dans son humeur légère ,
Fait le tourment des coeurs qu'il a vaincus ;
Il gardera les défauts de sa mère ,
Quand de latienne en toi brilleront les vertus .
Par Mile SOPHIE DE C .......
LES PARJURES ET LES SERMENS.
A DÉLIE. - ROMANCE.
Si jejure qu'à ma faiblesse
La raison succède à son tour ,
Que je vous revois sans amour ,
Que votre absence est pour moi sans tristesse;
Que désormais vous ne m'entendrez pas
Vous accuser des peines que j'endure ;
Regardez-moi ... Soudain ,hélas ,
Je sens que j'ai faitunparjure.
DECEMBRE 1811 . 537
!
Mais si j'ose peindre l'ardeur
D'un amour délirant , extrême ;
Si ce mot trop vrai ,je vous aime ,
Dans un soupir s'échappe de mon coeur ;
Si je vous dis qu'un moment d'espérance
Me paye assez d'un siècle de tourmens ;
Ah! mes yeux vous l'ont dit d'avance ,
Iln'est pas besoin de sermens.
Portant aux pieds d'une autre belle
Un coeur par vous trop rebuté ,
Si je jure par sa beauté
Qu'il l'aime seule et ne veut aimer qu'elle ,
Que cet amour sera jusqu'au trépas
De mon bonheur la source unique et pure ,
Je pense à vous ... Soudain , hélas ,
Je sens que j'ai fait un parjure.
Mais quand votre aimable souris
Semble encourager ma tendresse ,
Si je dis que d'une déesse
Les doux baisers seraient d'un moindre prix ;
Qu'un autre amour , vos rigueurs , ni l'absence ,
N'éteindront point l'amour que je ressens ;
Ah ! mes yeux vous l'ont dit d'avance ,
Il n'est pas besoin de sermens .
EUSÈBE SALVERTE .
AU JEUNE ALFRED REGNIER.
UN Alfred , brillant dans l'histoire ,
Fut législateur et guerrier :
Dans quinze ans à tes voeux la gloire
Ouvrira ce double sentier.
De tes aïeuls , l'un (1 ) à la France
Donne son sang et ses exploits ;
L'autre (2) , noble organe des lois ,
Toujours veille pour l'innocence .
(1) Le maréchal duc de Tarente .
(2) Le grand-juge , duc de Massa.
538 MERCURE DE FRANCE,
Heureux enfant , tu choisiras .
Mais de Thénis ,mais de Pallas ,
Le front est quelquefois sévère ;
Pour l'adoucir , tu leur diras :
Mesdames , regardez ma mère.
EVARISTE PARNY.
ÉNIGME .
En tout tems , en tout lieu , comme l'on me consulte ,
Il convient qu'en tout tems , en tout lieu ,je sois juste ,
Et quand je n'obtiens pas cette perfection ,
En moi c'est un défaut d'organisation.
Je marche avec mes soeurs tellement divisée ,
Que par celle qui suit je suis toujours chassée.
Il se peut que souvent on me voie arriver ,
Ainsi qu'on me voit fuir, sans beaucoup m'observer.
Prends-y garde pourtant ! dans ma course légère ,
S'il se fait que pour toi j'arrive la dernière ,
Tu me redoutes lors avec trop de raison ,
Et je répands le deuil dans toute tamaison.
5........
LOGOGRIPHE .
DANS le palais des rois de la seconde race ,
Si j'occupai jadis une éminente place ,
Sansmentir à présent , je pourrais me vanter ,
En France , d'en avoir trente mille à compter.
Donnera qui pourra de mon nom l'origine ,
Ouvrage mal aisé plus qu'on ne l'imagine ,
Pour faire de ses pieds les transpositions ,
Jevais pourun instant quitter mes fonctions.
Si tu connus , lécteur , le comte de Lignole ,
Tu trouveras enmoi, sois sûrde ma parole ,
Ce qu'il cherchait d'abord , lorsqu'il faisait des vers;
Un fluide léger qui remplit l'univers ;
Le saint quipour sacrer un monarque de France
Reçut du ciel un sue qui doit être fort rance ,
1
DECEMBRE 1811 . 539
Si , comme l'ont écrit et Dupleix et Velly ,
Il a jusqu'à ce jour dans l'ampoule vieilli ;
La fureur d'un instant ; ce mois où la nature
Reprend avec éclat sa brillante parure ;
Un sujet distingué de l'Empire ottoman ;
Un poisson qui nous vient des bords de l'Océan ;
Une vierge célèbre , et l'appui salutaire
Quedésire ardeinment , quand il a su lui plaire ,
Fillette qui languit ; le nom d'un instrument
Utile au matelot , sur l'humide élément ;
Une mesure agraire; un gouffre insatiable
Où parmi des moneeaux de rocaille et de sable ,
Des trésors enfouis sont perdus pour toujours ;
Deux notes de musique; un point qui de nos jours ,
Sous les murs de Cadix et sur les bords du Tage ,
Il faut en convenir , cause bien du ravage ;
Un endroit très -bourbeux , un autre où tous les ans ,
Parde rustiques mains de Cérès les présens
Sont battus et vannés ; enfin ce feu céleste
Qui brille dans tes yeux ; à deviner sois preste .
V. B. (d'Agen. )
CHARADE .
MONpremier qui se trouve en certaine ordonnance ,
D'un peuple fugitif fut aussi lapitance;
Tel qui se croit du pape un premier moutardier ,
S'abuse étrangement et n'est que mon entier ;
L'écorce du Pérou pour la fièvre efficace ,
Amondernier deux fois dans son étre fait place.
Par lemême..
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Cravatte ( cheval ) , cravatte ( soldat ) ,
cravatte( ornementde cou ) , et cravatte ( décoration d'enseigne militaire
).
Celui du Logogriphe est Marbre , où l'on trouve : arbre.
Celui de la Charade est Grécourt ..
১০
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
COURS COMPLET D'ÉTUDES POUR LA FIGURE , d'après les plus
beaux monumens de l'antiquité et les tableaux des
grands maîtres ; dessiné par G. REVERDIN , et gravé à
la manière du crayon par les premiers artistes de
Paris .
on
QUOIQU'IL ait été publié un grand nombre d'ouvrages
pour faciliter à la jeunesse l'étude des beaux-arts ,
désirait encore un cours complet qui pût servir de guide
et d'exemple dans l'art du dessin. Un ouvrage entrepris
dans cette intention , et exécuté avec soin , mérite d'attirer
l'attention du public .
,
M. Reverdin l'un des bons élèves de l'école de
M. David , a conçu le projet de faire paraître une collection
de gravures qui , des premiers élémens de la
tête , s'élève progressivement jusqu'à la figure entière
ou académie , et prépare l'écolier à dessiner facilement
et correctement en le familiarisant , pour ainsi dire, avec
les plus beaux monumens connus . Un trait pur lui présente
l'esquisse , tandis qu'à côté le même objet ombré
lui enseigne à finir d'une manière large et soignée .
Cet ouvrage comprendra trois divisions qui pourront
être acquises séparément (*) . La première , que nous
annonçons , renferme douze cahiers , dont les cinq premiers
de quatre feuilles chacun , représentent les traits du
visage isolément , et les demi-profils sous divers aspects .
Les quatre suivans se composent de trois feuilles ; on y
trouve les profils de l'Apollon du Belvédère , de l'Achille
de la Villa-Borghèse , d'Ariane , de la Vénus d'Arles et
de l'Antinoüs , des masques d'Apollon , de l'Amour
(*) Chacune des trois parties du Cours d'études, est de 36 fr . ,
chez Roverdin , rue du Sentier , nº 15 ; et chez les principaux marchands
d'estampes de Paris.
MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1811. 541
grec , d'Hercule , de Thalie , de Diane et de la Vénus
de Médicis . Les dixième , onzième et douzième offrent
les plus belles mains et les plus beaux pieds qu'on ait pu
choisir dans l'antique .
La seconde partie de l'ouvrage , déjà avancée , présentera
, en feuilles détachées , des têtes moyennes , de
grandes têtes , dessinées d'après les tableaux des grands
maîtres et d'après l'antique .
La troisième sera composée d'académies , et terminées
par deux groupes dessinés d'après les plus beaux monumens
connus .
Une suite de belles figures drapées , pourra être substituée
à la troisième partie du Cours d'études , dans les
établissemens où le dessin du nud serait inconvenant .
D'après ce qui a paru dans ce Cours , nous sommes
fondés à croire que c'est rendre un service aux parens et
aux instituteurs qui veulent donner des principes sûrs
et former le goût des élèves , que de leur indiquer cet
ouvrage , le meilleur qui ait paru jusqu'à présent.
H. R.
APPENDICE AUX HOMMAGES POÉTIQUES A LL. MM. II. ET
RR. , SUR LA NAISSANCE DE S. M. LE ROI DE ROME ,
publié par J. ECKARD .
On a beaucoup loué et beaucoup critiqué le recueil
publié par MM. Lucet et Eckard; cela devait être ainsi.
Tout livre qui renferme un grand nombre de morceaux
écrits par différentes plumes sur le même sujet , doit
contenir , si l'éditeur n'est pas entièrement dépourvu de
goût , beaucoup de choses excellentes et d'autres moins
estimables , ou même tout-à-fait mauvaises ; car il est
impossible que , quelque soin qu'il apporte dans le choix
des objets , le critique le plus judicieux ne se trompe
pas quelquefois ou ne se laisse pas déterminer par des
motifs souvent très - étrangers au ministère qu'il doit renplir
, aux devoirs qu'il s'est imposés . Ici la part de l'éloge
a été plus considérable que celle de la critique ; nous en
avons pour preuve le témoignage favorable que la plu
542 MERCURE DE - FRANCE ,
part des journaux ont rendu de cette entreprise , ainsi
que des deux volumes qui en sont résultés. Si quelques
voix se sont élevées par intervalle contre l'ouvrage et
contre les éditeurs , on a pu reconnaître aisément les
criailleries intéressées de quelque grand homme dont le
petit mérite a été mis en oubli , de quelque oracle perdu
dans les déserts . qui n'a pas été consulté ; enfin de quelque
poëte mal intentionné , malevoli poëtæ , mécontent du
lot de gloire qui lui est échu en partage. Il est tout naturel
, d'ailleurs , que le choc de tant d'amours-propres
froissés produise quelque bruit dans la littérature. Il
n'y a rien de si dur , de si intraitable , et qui fasse plus
d'éclat que la vanité des poëtes , heurtée par un jugement
ou par une critique qui les remet à leur place.
Les cris de la médisance ou de la jalousie sont tombés ,
le livre reste. Il tiendra désormais un rang honorable
dans la bibliothèque de l'homme de lettres , de l'homme
d'état , et de l'homme du monde. On se plaira à y
retrouver l'expression fidèle de tous les sentimens dont
fut agité le coeur des Français à une époque également
intéressante pour la génération actuelle et pour celles
qui doivent suivre. Il attestera le zèle et l'amour des
peuples pour un héros objet de tant et de si justes hommages
. La poésie n'a été que l'organe de la reconnaissance
nationale. Dans ces grandes occasions le Parnasse
est l'écho de la voix publique ; il est l'asile de toutes les
renommées qui viennent s'y rendre à-la-fois , comme
pour se faire entendre de plus haut à l'univers .
, On avait observé , avec raison que le recueil de
MM. Lucet et Eckard n'était pas aussi complet qu'il
pouvait l'être . Il manquait à cette couronne poétique
quelques fleurons dont l'absence se faisait remarquer.
Ce vide était facile à remplir. M. Eckard , sans être
arrêté par les dépenses très - considérables que lui a causées
son entreprise , et ne voyant que le devoir d'un
éditeur qui croit n'avoir rien fait tant qu'il reste quelque
chose à faire , a publié un supplément aux deux volumes
déjà mis en lumière. Quelques morceaux lui étaient , si
je puis m'exprimer ainsi , désignés d'avance par le doigt
judicieux de la critique; il ne les a pas oubliés . L'occaDECEMBRE
1811 . 543
sion étant favorable , il a donné place à quelques autres
poëtes qui ne se plaindront pas du voisinage.
Nous allons examiner les plus remarquables des onze
pièces qui composent ce supplément. La première est
une ode ou plutôt un dithyrambe de M. d'Avrigny. Le
début a de la pompe et de la majesté. Quelques lecteurs
se sont plaints de ne pas le comprendre assez facilement.
Ils n'aiment pas que les premiers nominatifs de la phrase
soient rejetés , l'un au quinzième vers et l'autre au quatrième
.
Ils disaient dans leur vain délire ,
•Que de sa cime altière il touche jusqu'aux cieux ,
› Que la terre à ses pieds l'admire ,
> Le cèdre qui toujours superbe , audacieux ,
> Calme au milieu de la tempête ,
> Des vents déchaînés sur sa tête
> Brave l'effort ambitieux ;
> Les ans n'épargneront que son nom et sa gloire ,
> Et les mortels un jour tout pleins de sa mémoire ,
> Chercheront des forêts le fier dominateur.
› Quel jeune rejeton , digne de sa naissance ,
> Viendra du cèdre roi dans toute sa puissance ,
> Rendre à la terre en deuil l'ombrage protecteur ? .. »
Ainsi du héros de la France ,
Les fougueux ennemis se perdaient dans leurs voeux , etc.
Le poëte représente ensuite la France prosternée au
pied de nos autels . Il la fait parler en strophes mesurées ,
et le discours qu'il met dans sa bouche est une ode ou
plutôt un hymne véritable. Il représente la nouvelle
Clotilde
Le souris sur la bouche et les pleurs dans les yeux :
Elle étend vers le ciel , au moment d'être mère ,
Ces mains qui tant de fois de leurs bienfaits pieux
Ont prévenu l'humble raisère.
Cette strophe est pleine d'agrément ; les derniers vers ,
sur-tout , sont très-heureux. Le premier rappelle ce
544 MERCURE DE FRANCE ,
passage qui a été admiré par tous les connaisseurs dans
le dithyrambe du jeune Lavigne :
Et sur ces traits souffrans où la beauté respire ,
Le souris maternel brille parmi des pleurs.
La strophe suivante , de M. d'Avrigny , ne répond pas
à celle que nous venons de citer.
Dieu juste ! qui plus qu'elle eut droit aux dons heureux
Qu'assurent aux vertus tes promesses fidèles ?
Qui plus que le héros digne objet de ses voeux ,
Règne protégé par tes ailes ?
L'oreille ne se familiarise pas aisément avec des sons
✓ aussi durs que ceux des premiers vers . Nous ne croyons
pas qu'on puisse dire : Qui plus que ce héros règne ? On
ne règne que d'une manière absolue , le sens du verbe
régner , pris dans son acception ordinaire , n'admet pas
de comparaisons à moins qu'elles ne soient déterminées
par un adverbe ou par une phrase équivalente . On dit :
régner plus ou moins glorieusement , avec plus ou moins
de prudence .
Le poëte se relève dans les strophes suivantes , qui
présentent de beaux rapprochemens .
Apeine en son printems , mais déjà sans rival ,
Il s'élançait , armé de ta foudre brûlante ;
LesAlpes , sous les pas d'un nouvel Annibal ,
Abaissaient leur cime tremblante .
Bientôt loin de mes bords à ta voix entraîné ,
Des Français dans Massoure il court venger la cendre .
Le Jourdain tressaillit , et le Nil étonné
Crut encor revoir Alexandre .
Encore revoir , forment un pleonasme ; revoir dit tout.
En général , la fin de cette espèce d'ode ou d'hymne ,
comme on voudra l'appeler , nous paraît inférieure à ce
qui précède . On y trouve cette singulière image :
Tous les coeurs étonnés ne sont plus qu'unfaisceau
Que réunit ta main puissante .
La seconde partie de ce chant dithyrambique pêche
par les longueurs . M. d'Avrigny reprend tous ses avan
DECEMBRE 1811 .
545
SEINE
tages lorsqu'il célèbre l'heureux instant de la naissar
du Roi de Rome. Ce morceau est plein
poésie . Nous y avons d'éclat remarqué un trait charmant
Dans la commune ivresse ,
L'infortune elle-même a retenu ses pleurs.
DEP
D
Ede
A
Voici de quelle manière commence la deuxième odes
Dans les coeurs palpitans d'une illustre famille ,
Dans ses yeux attendris quelle espérance brille !
Lorsqu'éprouvant ces maux que l'amour rend si doux ,
Vierge naguère encore , au lit de l'hyménée
Par Lucine enchaînée ,
Une épouse , d'un fils va doter son époux.
Ce début pourrait nous dispenser d'un plus long exa
men. Cette espérance qui brille dans les coeurs palpitans,
cette épouse qui dote son époux d'un fils , sont des métaphores
tellement dépourvues de justesse , qu'elles
paraissent d'abord annoncer un écrivain sans expérience
, un poëte sans vocation ; cependant cette pièce
est signée de M. André Murville . Nous ne reconnaissons
pas laplume qui a tracé les belles scènes d'Addelazy et
Zuleima.
La troisième strophe contient ces vers :
C'est là que la victoire etla paix consolante ,
Qui l'atteint tôt ou tard en sa marche plus lente,
Reçoivent dans leur sein le plus cher des dépôts .
I
1
Qui l'atteint tôt ou tard est horriblement dur . L'auteur
nous devrait ici une petite explication. Comment la
paix avec sa démarche plus lente peut-elle atteindre la
victoire ? Sans doute comme la tortue de la fable , en ne
s'amusant pas en chemin. Cette image , naturelle et
vraie dans La Fontaine , qui parle d'un lièvre et d'une
tortue , nous semble un peu burlesque dès qu'il s'agit
de la paix et de la victoire.
Il faut rendre justice à M. Murville , nous avons
trouvé dans son ode des vers qui caractérisent d'une
Mm
546
MERCURE DE FRANCE ,
manière singulièrement énergique la situation actuelle
de l'Angleterre.
L'Anglais dont un héros a comprimé l'essor ,
Et qui voit sur son ile en sa détresse urgente
Sa richesse indigente
Enfler ses magasins et tarir son trésor.
Ces deux derniers vers renferment en substance tout ce
que M. de Montgaillard a développé dans une brochure
in-8 °, avec beaucoup de sagacité , de méthode , et quelquefois
de prolixité .
La troisième ode ne présente à la critique ni grandes
fautes dans le style , ni grandes beautés. La composition
nous en paraît bizarre . L'auteur , M. Delrieu , fait descendre
aux enfers le héros dont il célèbre les vertus . Il
ébranle les voûtes de l'Elysée , l'entrouvre , et fait apparaître
le Destin :
C'EST LE DESTIN . Sa voix a l'éclat du tonnerre,
Il presse sous ses pieds le globe de la terre ,
Une urne est dans ses mains .
Nous ne concevons guère comment le Destin presse
le globe de la terre sous ses pieds lorsqu'il se présente
dans les Champs-Elysées. M. Delrieu n'ignore pas ,
sans doute , que les anciens plaçaient leur Tartare dans
le centre du globe que nous habitons. Ici la position
du DESTIN nous paraît très - difficile à déterminer , à
moins que le poëte ne l'ait voulu représenter la tête en
bas , les pieds en haut ; en effet , il pourrait alors presser
sous ses pieds la terre et non pas encore le globe de la
terre . D'ailleurs cette suspension a quelque chose de
merveilleux , de pittoresque , qui peut plaire à l'imagination
d'un poëte ou d'un artiste . Un poëte l'a rendue
nous la proposons aux peintres. Il est encore assez
extraordinaire que l'auteur fasse descendre le Destin du
haut de l'Olympe au fond du Tartare . Il était plus naturel
de transporter la scène dans le palais même du
Destin . C'est peut-être parce que nul n'est prophète
chez soi , que M. Delrieu n'a pas jugé à propos d'en
agir ainsi .
,
DECEMBRE 1811 . 547
Nous ferons ici une observation que la lecture de ces
pièces de vers amène à chaque instant : c'est que tout cet
appareil mythologique , déjà si usé par les poëtes anciens
et modernes , semble plus petit , plus mesquin , plus
misérable encore dans des sujets qui doivent se recommander
par leur gravité , leur décence et leur noblesse ,
à l'attention des lecteurs . Nos poëtes n'ont- ils pas à leur
disposition de véritables trésors dont l'éclat fait pâlir
tout ce clinquant suranné ? Ne peuvent- ils pas associer
à la majesté du trône , à la grandeur du héros qui l'occupe
, la pompe et la majesté d'une religion véritablement
imposante , et qui seule a établi une véritable
alliance entre la terre et les cieux , entre Dieu et les
hommes ? Ne se lassera-t-on jamais de poursuivre nos
yeux , de fatiguer nos oreilles de ces éternelles représentations
des divinités mensongères , d'un Olympe souvent
ridicule ? Verra-t-on toujours figurer sur nos théâtres
, dans nos livres , dans tout ce qui nous environne ,
Mars , Hercule , Vénus , Jupiter , le Destin , et tous les
personnages fabuleux de la Grèce crédule , de Romesuperstitieuse
? L'exemple de plusieurs poëtes distingués
qui n'ont pas été chercher hors de leur patrie et de leur
siècle un merveilleux tout-à-fait inconvenant , ramènera
sans doute le troupeau des imitateurs , servum pecus ,
dans la bonne voie , dans le chemin de la raison et de la
vérité.
Nous voici entraînés un peu loin du recueil dont nous
avons à rendre compte ; nous y reviendrons sans transition.
Une ode de ce recueil sur laquelle nous nous arrêterons
avec plus de plaisir que sur les dernières dont
nous venons de parler , est celle de M. Soumet . Cette
ode a de l'éclat , du coloris ; quelques strophes contiennent
de fort beaux vers . Nous sommes forcés de
convenir que ces éloges ne sauraient s'appliquer à la
première. La voici :
En nuage embaumé l'encens vole et s'exhale ,
L'autel s'orne de fleurs; la cloche baptismale
८
Mm2
548 MERCURE DE FRANCE ,
Apromis à la terre un habitant nouveau .
Quel est ce jeune enfant que Lutèce contemple?
Et sous les portiques du temple
Quelle voix a chanté les hymnes du berceau ?
Les quatre consonnances nasales du premier vers produisent
un effet désagréable à l'oreille. Le poëte , parmi
toutes les circonstances qui pouvaient annoncer le grand
événement célébré par sa muse, choisit justement la
plus petite , celle qui doit se présenter la dernière à
l'imagination . Il voit d'abord fumer l'encens ! Pautel
s'orne de fleurs . Cette circonstance est encore trop peu
importante et exprimée d'une manière trop vague , on
est cet autel ? par quelles mains est- il orné de fleurs ? La
cloche baptismale, il ne s'agit pas encore de baptiser le
royal enfant , mais de rendre grâce au ciel de sa naissance
. Un habitant nouveau , c'est ce que l'on dirait en
parlant d'un enfant vulgaire , du fils d'un bon bourgeois .
Que Lutèce contemple, quoi ! Lutèce contemple cet enfant
avant que le bruit du canon ou des cloches ait annoncé
qu'il voit la lumière! on me le montre exposé aux
regards de Lutèce avant d'avoir représenté son auguste
père arrêtant sur lui ses regards pleins de l'ivresse du
bonheur ! Cette circonstance n'est pas ici à sa place .
Sous les portiques du temple, nous ne croyons pas qu'il
arrive souvent de chanter sous les portiques du temple ,
mais bien sous les voûtes , dans l'intérieur du sanctuaire.
Les hymnes du berceau , cette expression est maniérée .
Elle appartient à cette école moderne plus jalouse de
briller par le faste des mots que par la sagesse des pensées
et la vérité des images .
La seconde strophe n'est pas plus que la première à
l'épreuve d'un pareil examen , elle commence ainsi :
Tout- à-coup l'air frémit , l'airain s'allume et gronde.
Le frémissement de l'air n'est pas encore la première
chose qu'il fallait exprimer. Le retentissement du canon
doit le précéder et non le suivre. C'est une vérité physique
qui n'a pas besoin de démonstration .
Aupieddu fils des rois tombent les rois du monde.
DECEMBRE 1811 .
549
Il n'y a pas d'opposition bien sensible entre le fils des
rois et les rois du monde. Ces rois qui ont un fils sont
également des rois du monde , de sorte que l'auteur a dit
contre son intention que les rois du monde tombaient au
pied de leur fils . La recherche ambitieuse des phrases
est toujours voisine de l'obscurité.
Toutes les strophes qui suivent ces deux premières se
recommandent plus ou moins par des beautés supérieures .
Nous en citerons une comme exemple d'une très-belle
comparaison :
Déjà Napoléon lui-même
Entre ses bras vainqueurs le montre à ses héros.
Tel un aigle quittant sa roche hospitalière
Emporte ses aiglons dans les champs de lumière ;
Fier il les accoutume à l'empire du ciel;
Ettraversant des airs la foudre étincelante
Les montre à la foudre brûlante ,
Qui doit être soumise à leur vol immortel.
Plus loin le poëte met dans la bouche de Rome personnifiée
ce vers qui nous parait sublime :
J'avais perdu mes Dieux , il me donne son fils .
La cinquième ode est adressée à la garde impériale,
M. Barjaud en est l'auteur. On en a déjà rendu compte
dans ce journal en faisant l'analyse du recueil entier des
odes de ce jeune poëte.
Nous avons remarqué ces vers très-poétiques dans le
dithyrambe de M. Dupuy-des-Islets :
Ressuscitant l'éclat de nos fêtes magiques ,
Vienne brillante soeur du superbe Paris
De chiffres enflammés décore ses portiques ,
Orgueilleux des beaux noms de deux époux chéris.
Partout l'illusion promène ses prestiges ;
Et couronnant de feux son front enorgueilli
Sur ses vieux fondemens tout peuplés de prodiges
Le Capitole a tressailli.
La dernière pièce française dont nous ayons à entre550
MERCURE DE FRANCE ,
tenir nos lecteurs , est un chant lyrique imité du poëme
de M. Lemaire. C'est faire le plus grand éloge de cette
copie , que de dire qu'elle est souvent digne de l'original.
En voyant une collection si nombreuse de poëmes ,
d'odes , de dithyrambes , de stances sur le même sujet ,
il se présente une question toute naturelle . Parmi tant
d'auteurs déjà connus ou entièrement ignorés , qui sont
entrés en lice dans un concours public ou qui ne s'y
sont pas présentés , lequel a le mieux réussi ? Quel est
l'ouvrage auquel les Muses elles -mêmes donneraient
la préférence , si elles avaient un choix à faire? Ici nous
devons observer que l'avis des uns ne sera pas celui des
autres , et que tel qui se croira infaillible dans son jugement
sera récusé par tel autre , non moins intrépide dans
la bonne opinion qu'il a de son goût et de son esprit.
C'est sur-tout dans les controverses littéraires qu'il est
difficile de concilier toutes les opinions . Sans prétendre
donner la nôtre comme la mesure sur laquelle chacun
doit régler la sienne , si nous étions consultés sur ce
sujet , nous répondrions hardiment que la palme appartient
de droit à ce même M. Lemaire dont nous parlions
à l'instant. Nous ne craignons pas de soulever contre
nous toutes les muses françaises en prétendant qu'une
seule muse latine a remporté sur elles une victoire pleine
et entière . S'il y avait réclamation de leur part , l'examen
des pièces du procès ne ferait sans doute que donner à
notre cause un degré de bonté et d'intérêt de plus . II
nous serait facile en effet de prouver qu'aucun poëte
français n'a su réunir comme M. Lemaire tous les charmes
de la pensée et toutes les grâces du style , que lui seul a
fait contraster d'une manière toujours heureuse les tableaux
les plus sublimes avec les images les plus riantes ,
que seul il a constamment gardé dans ses vers celte sage
mesure qui retient les écarts d'une imagination trop
prompte à s'enflammer , et qu'enfin il a su choisir mieux
que personne un cadre assez étendu pour donner à son
ujet tous les développemens convenables , et assez resserré
pour qu'on pût saisir d'un coup-d'oeil la beauté de
DECEMBRE 1811 . 55r
J'ensemble et les justes proportions de chacune des parties
. Voici son début .
Undèpio strepitu, templorum è turribus altis ,
Æra cient populos ad limina sacra ruentes ?
Undè tot insoliti tolluntur ad æthera cantus ,
Et stant votivis cumulata altaria donis ?
Il était impossible de mieux entrer dans son sujet. Nos
lecteurs ont remarqué le mouvement et l'harmonie de
ces premiers vers . Quelle grâce et quelle heureuse hardiesse
d'expression dans ceux que nous allons citer !
Cæptaspergepreces ( tibi munia prima precari ) ,
UtMariæfecundi abeant sine pondere menses ,
Nullaque maturæfastidia sentiat horæ .
Si nous voulons un exemple dela plus haute poésie, nous
le trouverons dans les vers suivans :
Gallia, tolle caput!jam surgunt aurea verè
Tempora ; plaude tibi ; te vastis ardua ramis
Protegit, et primam generoso èstipite prolem
Arbor agit , longos quæ duratura per annos
Ventorum immotâ ridebitfrontefurores.
Quelle charmante peinture que celle de la jeune fille des
Empereurs s'instruisant à l'amour maternelle en prodiguant
des soins pieux aux enfans des pauvres !
Rexetpateroptimus idem
Tematrem essejubet puerorum matre carentum
Ut, dùm pauperibus spargens solatia cunis
Virgineo infantes miseras solabere vultu ,
Virgincum pectus materno assuescat amori.
Ce sujet si heureux présentait de lui-même le rapprochement
le plus flatteur . M. Lemaire ne l'a pas négligé.
OMariæ geminumjubar , 6fax alma salutis !
Ocultum semper nomen semperque colendum!
Hæc cælo regina micat ; micat altera terris .
Le poëte , loin d'être fatigué en arrivant au terme de sa
552 MERCURE DE FRANCE ,
course , paraît reprendre une nouvelle ardeur et de nouvelles
forces .
Sequana Danubiusque simul concordia tandem
Agmina lympharum sub eodem sidere volvant ,
Immuniqueferant commercia libera ponto :
Etjamfraternis gaudentes fluctibus urnas
Defendant aquila , sociato fulmine ,junctæ :
Atque olim assuetæ grandi terrere volatu ,
Romulidumque gravi imperio verare , quietum
Nuncfaveant amplexæ alis victricibus orbem .
La poésie n'a jamais exprimé , à ce qu'il nous semble ,
de plus grandes idées en plus beaux vers . Le défaut
d'espace nous empêche de parler des pièces latines de
MM. Tesseidre et Seryeis . Nous y avons reconnu beaucoup
de mérite , particulièrement dans celle de M. Tesseidre.
B.
LES PROJETS DE BONHEUR.
NOUVELLE .
J'AI connu dans mes voyages un jeune homme nommé
Eugène de Croizerolles ; il m'a lui-même raconté son histoire
, et comme dans ce récit il n'y avait rien à gagner
pour son amour-propre et pour sa fortune , je crois qu'il
m'a dit la vérité. Si l'intérêt et l'orgueil étaient bannis de
la terre , les hommes ne se donneraient pas la peine de
mentir.
Eugène de Croizerolles avait vingt ans , une imagination
très-vive , et beaucoup d'esprit naturel. Ses parens ne lui
avaient laissé qu'une fortune très-modique ; il vivait à la
campagne , dans sa petite terre située aux environs de
Moulins . Eugène dans sa solitude faisait souvent des chadeaux
en Espagne; c'est la richesse du pauvre , et cette
richesse a bien son prix . Unjour qu'il avait passé quelques
heures à la chasse aux environs d'une terre superbe dont
le propriétaire , riche financier , habitait la capitale , il promenait
un oeil d'envie sur les bois magnifiques , sur les
belles avenues de la demeure du financier. " Quel dommage
, se disait-il, que je n'aie pas cinq à six cent mille
francs ! Cette belle terre està vendre , j'en ferais sur-le
DECEMBRE IS11 . 553
champ l'acquisition , et dès qu'elle serait à moi .... Voyons ,
que ferais -je , s'il me tombait des nues trente mille livres de
rente ? J'irais d'abord demander en mariage ma jolie petite
cousine Emilie d'Orfeuille. Nous nous aimons depuis deux
ans ; notre pauvreté seule s'oppose à notre bonheur. Plus
d'obstacle , je suis riche pour Emilie et pour moi. Il me
vient une idée , ajoute-t-il en souriant , oui , cela serait fort
plaisant ! j'épouse ma petite cousine , sans lui parler de
mon beau château ; elle me croit toujours le pauvre Eugène
. Au jour fixé pour la conduire chez moi , je pars
avec elle dans une voiture très-simple , le soir , assez tard ,
et par des chemins détournés . Elle croit venir habiter ma
petite terre , et ne m'en aime pas moins . Tout-à-coup elle
voit ces belles avenues magnifiquement illuminées ; des
lampions de toutes les couleurs dessinent agréablement les
contours de ce beau château . Quelle surprise ! quelle admiration!
Emilie se croit transportée dans le palais des fées ;
elleme fait mille questions , etje ne réponds rien. Enfin la
voiture s'arrête . Deux laquais , en livrées du meilleur goût,
viennent nous aider à descendre. Emilie me questionne
de nouveau : je suis muet. Je la fais entrer dans un salou
somptueusement meublé , etje me place auprès d'elle sur
une ottomane. Elle jette un regard d'étonnement sur tout
ce qui l'environne . Où sommes - nous donc enfin ?
Chez toi , ma chère amie. -Chez moi ? vous êtes fou ,
mon cher Eugène . Ce château ? - Il est à toi ; je te le
donne.-Quelle extravagance ! où sont les maîtres de cette
maison ? nous devons au moins les saluer. -Alors je la
prends par la main et la conduisant vers une glace : les voilà,
Ini dis-je , en faisant une profonde révérence à son image
et à la mienne. Dans ce moment un laquais vient annoncer
que le souper est servi , nous passons dans un salon à
manger , peint avec beaucoup de goût , et dans lequel
nous attend un excellent souper. La surprise d'Emilie est
au comble quand elle ne voit que deux couverts mis ; mais
comme elle a voyagé et que mon cuisinier est habile , son
étonnement ne l'empêche pas de manger de très -bon appétit.
Au dessert , les domestiques sont congédiés . Je raconte
alors à ma chère Emilie , par quel bonheur inespéré je me
trouve en possession de cette belle terre. Elle croyait n'avoir
épousé que le pauvre Eugène , et tout-à-coup elle se
veit dame de château. Quelle joie ! quelles caresses !
quelles expressions de reconnaissance et d'amour ! que
nous serons heureux !, Dans le moment où le bon Eu-
- -
554 MERCURE DE FRANCE ,
-
gène achevait ce discours , son chien tombe en arrêt, il
arme son fusil , tue une perdrix , et après avoir fait une
chasse fortheureuse , il rentre dans son modeste ermitage.
Apeine avait-il soupé , qu'on lui apporte une lettre timbrée
de Paris . Eugène n'avait pas beaucoup de relation
avec les habitans de la capitale ; cette lettre le surprend, il
l'ouvre et lit ce qui suit :
" J'ai longtems été chargé , monsieur , des affaires de
M. de Croizerolles , habitant de la Martinique , et votre parent.
Cet homme respectable, dont vous ignoriez peut-être
Pexistence , avait formé depuis long-tems le projet de réaliser
sa fortune et de venir se fixer en France . Déjà ses
fonds étaient déposés entre mes mains ; j'attendais le moment
de son arrivée pour les lui remettre à lui-même , lorsque
je viens d'apprendre qu'il est mort dans la traversée . Il
ne laisse ni femme ni enfans , et son testament donne toute
sa fortune à ses parens du Bourbonnais , dont vous êtes ,
je crois , l'unique rejeton; cette fortune se monte à sept
cent mille francs que j'aurai l'honneur de vous remettre ,
lorsque vous voudrez bien vous présenter chez moi , muni
decette lettre et des papiers qui attestent que vous êtes l'unique
héritier de la famille Croizerolles. Je vous prie , monsieur
, de partir sans retard , et de me croire votre dévoué
serviteur. ROBERTIN , notaire..
Celui qui pourrait peindre la joie extravagante d'Eugène
serait un habile peintre. Toutes ses espérances se réalisent
dans un instant ; ce rêve de son imagination n'est plus un
rêve ; ses illusions de bonheur ne sont plus des illusions .
Partons , dit- il , partons ; allons annoncer cette bonne nouvelle
à ma chère Emilie.... Mais non , cela n'est pas possible
. Emilie est à Clermont chez sa tante ; il faut un jour
pour aller , un jour pour revenir , et les préparatifs du
voyage .... Voilà trois jours de retard , et l'on m'enjoint de
partir sur-le-champ..... Ecrivons lui..... encore moins ; ce
serait lui ôter leplaisir de la surprise. Il vaut mieux partir
sans délai pour Paris ; je ne ferai que toucher barre , je recevrai
mes sept cent mille francs ,j'acheterai la belle terre
du financier ; je reviendrai sans dire un mot de cette aventure
; j'irai sur-le- champ demander ma petite cousine en
mariage , et la noce finie , je la conduirai dans mon ......
dans son château.Ah ! de quelle félicité nous allons jouir!
Comme nous nous aimerons !Anotre bonheur nous ajouterons
encore le bonheur des autres . Nous ferons tout le
DECEMBRE 1814. 555
bienque nous pourrons . Faire du bien ! faire des heureux!
quelle volupté ! c'est pour cela que l'on est riche .
Eugène ne ferma pas les yeux de la nuit. L'homme le
plus sage n'eût pas mieux dormi peut-être. Il est question
du bonheur de sa vie toute entière ; un instant vient de
changer tous ses goûts , toutes ses habitudes , toute son
existence. Il pense à la considération dont il va être entouré
, à l'étonnement, à la petite jalousie de ses voisins
riches ou pauvres ; il en jouit d'avance. Nous plaindrions
les envieux si notre amour-propre n'était plus fort que
notre pitié ; mais leurs souffrances sont un hommage qu'ils
nous rendent , et nous oublions ce qu'il leur coûte . Eugène
d'ailleurs forme des plans fort raisonnables pour son âge ;
il tègle la dépense de sa maison , de manière à ne manger
que son revenu. Il ne recevra chez lui qu'une société choisie
, que des gens aimables , instruits , qui sauront tout à
la fois lui plaire et lui donner de bons conseils ; car il se
rend justice , et quoiqu'il n'ait que vingt ans , il pense qu'il
peut exister dans le monde des hommes plus sages et plus
éclairés que lui . Il a le projet de demeurer toute l'année
dans sa terre et de l'améliorer. Il partagera son tems entre
l'agriculture et les lettres; il aime passionnément la littérature
; il a même dans son portefeuille un certain nombre
d'opuscules qui ne sont pas à dédaigner , et que des connaisseurs
de Moulins ont applaudis avec un enthousiasme
très-vif. Les lettres , l'agriculture , une femme charmante
et adorée , de jolis enfans , heureux fruits d'une union si
chère , quels élémens de félicité !
Dès le lendemain , il prend la poste à Moulins , et en
deux jours il arrive à Paris . Pour la première fois de sa
vie, il voyait la capitale. Je ne peindrai point l'effet que
produisit sur sa jeune imagination cette vaste étendue d'édifices
, ce bruit tumultueux et continuel, cette foule d'équipages
qui semblent se multiplier à chaque pas , cette multitude
toujours croissante de gens désoeuvrés ou affairés
que l'intérêt , le plaisir , la curiosité font mouvoir en tout
sens . Il va descendre chez M. Robertin qui lui avait donné
son adresse ; il lui montre les papiers qui le font reconnaître
pour l'unique héritier des Croizerolles , et reçoit
toute la fortune du parent qui , après s'être donné bien de
la peine dans ce monde , a bien voulu passer dans l'autre
pour enrichir un neveu qu'il ne connaissait pas .
Eugène a bonne envie de repartir sur-le-champ pour
Moulins ; mais venir à Paris sans voir tout ce que cette
556 MERCURE DE FRANCE ,
ville renferme de curieux; pour un jeune homme qui a de
l'imagination , de l'esprit , du goût pour les arts , cette
idée n'est pas supportable. Eugène est bien aise aussi de
voir quelques gens de lettres , de montrer son portefeuille ;
il a même apporté une certaine comédie en cinq actes qui
peut lui faire une grande réputatiou. Perdre ainsi le fruit
de ses veilles , ce serait un meurtre. Il n'a pas travaillé
seulement pour ses bois , pour ses champs et les habitans
de Moulins . D'ailleurs il a quelques connaissances à Paris ,
des amis de collége dont quelques-uns sont riches , mènent
un genre de vie très-brillant et peuvent lui procurer les
moyens les plus agréables de satisfaire en peu de tems sa
curiosité. Il songe cependant à sa petite cousine Emilie,
et lui écrit ; il la prie de n'être point inquiète , lui dit qu'une
affaire très - importante l'a forcé de faire un voyage à Paris;
mais que cette absence sera de courte durée. Il lui parle
de son amour et lui promet une éternelle fidélité .
Cette lettre écrite , il se fait conduire chez le jeune
Charles de Fouville , l'un des compagnons de son enfance .
Fouville est un jeune homme fort riche , fort élégant ,
d'une jolie tournure et très-répandu dans le grand et beau
monde. Il accueille Eugène avec le plus vif empressement
, et lui demande par quel heureux hasard on le voit
à Paris . Eugène lui raconte l'histoire de la succession.
Excellente aventure ! dit Charles en riant ; c'eût été bien
dommage , en vérité , qu'un garçon de ton mérite n'eût
pas de fortune ! Du caractère dont je te connais , tu feras
bonusage des bienfaits de la Providence .
Fouville donnait ce jour-là un déjeûner ; il invite Eugène
qui bientôt voit arriver une douzaine de jeunes gens à la
mode . Le déjeûner est excellent , les vins exquis , la conversation
très -enjouée. C'est à qui fêtera l'ami du jeune
Amphytrion , c'est à qui lui servira de Cicerone dans les
excursions qu'il médite. Eugène est dans le ravissement.
Quel ton agréable et léger ! quelles manières aimables et
franches ! quelle complaisance ! Il se livre à toute la gaîté
que lui inspire cette société brillante. Charles lui demande
de quelle manière il compte employer ses fonds et manger
son revenu . Eugène fait part aux convives de son projet
d'acheter une belle terre , de son mariage prochain , et de
l'agréable surprise qu'il veut causer à sa petite cousine.
Tout le cercle partit à-la- fois d'un bruyant éclat de rire.
Parbleu ! mon cher , tu es bien de ton village , lui dit
Fouville, et tu mériterais bien que ton parent revînt de
-
DECEMBRE 1811 . 557
P'autre monde pour te reprendre une succession dont tu
veux faire un usage aussi ridicule. Quant à moi , je crois
de mon devoir de t'empêcher de faire une sottise, et d'épouser
une jeune personne sans fortune. N'as -tu pas de
honte? Un homme comme toi s'enterrer au fond d'une
province , avec ta figure , ton esprit et tes talens ! Apropos
de talens , continue Fouville , je t'ai vu grand amateur
de poésie . Au collége tu tournais fort joliment des vers .
Eugène avoue qu'il a toujours conservé ce goût , et qu'il
lui doit les momens les plus heureux de sa vie. Charles le
prie de leur réciter quelque morceau de sa composition ,
et le bon Eugène , après s'être un peu fait tirer l'oreille ,
cède à cette invitation . Les vers qu'il récite sont applaudis
avec le plus vif enthousiasme. Le méritaient-ils ? Je n'en
sais rien , et je ne m'y connais guères , mais j'ai toujours
eu fort mince idée des succès de société .-Allons , allons ,
lui dit son ami ; tu restes à Paris. Un homme comme toi
est fait pour vivre dans la capitale ; c'est le centre du bon
goût . L'imagination s'épuise dans la solitude ; à Paris
c'est une source féconde dont les trésors se renouvellent
sans cesse . Nous vous ferons connaître les gens de lettres
les plus distingués , lui dit l'un des convives . Si vous
avez envie de faire imprimer un recueil , dit un second ,
j'ai pour amis les critiques les plus célèbres . -Pour votre
comédie, lui dit un troisième, c'est moi qui m'en charge. Je
connais tous les acteurs et toutes les actrices du théâtre
Français ; ils font tout ce que je leur demande , et d'après
l'échantillon que nous venons de voir de votre talent , vous
irez fort loin. -Je connais beaucoup Picard , dit l'un .-
Et moi, Duval , dit l'autre . Je suis intimement lié avec
Etienne, ditun troisième . -Andrieux , dit un quatrième ,
me communique toutes ses productions avant de les livrer
au public.-Enfin , tous ces messieurs se trouvent avoir
uu homme à talent pour ami. Un homme à talent est l'ami
de tout le monde .
-
-
,
Après le déjeûner , les jeunes gens montent sur de jolis
chevaux , et vont faire une promenade au bois de Boulogne.
Eugène est de la partie; Fouville lui a prêté son
plus beau cheval .
Ce cercle brillant et joyeux ne se sépare point de toute
la journée . Eugène a déjà vu une partie des objets les
plu's curieux de Paris ; il a passé la soirée au spectacle
et presque toute la nuit au bal , où il a vu des beautés
558 MERCURE DE FRANCE ,
bien supérieures à sa petite cousine Emilie , déployer des
graces qu'elle n'a pas.
-
-
-
Bon!
Le lendemain , assez tard , au moment où il vient de se
lever , Charles entre dans sa chambre . -Eh bien ! mon
cher , que penses -tu de ta journée ?-J'en suis enivré.
Avoue que Paris est un séjour charmant . -Délicieux !
Ettu vas le quitter dans huit jours ?- Non , non , je suis
déterminé à rester encore deux mois avec vous .
et la petite cousine Emilie , que dira-t-elle de cette longne
absence ?-Oh ! je lui écriraí.-Elle te grondera.-Nous
nous reconcilierons .-Et puis vous vous marierez . Pauvre
Eugène ! en vérité tu me ferais rire , si tu ne me faisais
pitié , avec tes amours de province .-Mes amours de province
!Ah ! si tu connaissais Emilie !- Je la connais assez
pour me moquer de toi. A-t-elle les graces de Mme de Rémilli
que tu as vu hier au bal ?-Non , mais ....-Danset-
elle comme Mm d'Egerville ?-Non , sans doute , mais ....
-
-
Se met-elle avec autant d'élégance et de goût que la
jolie Mme de Jenissac ?-Non , cependant .....-Chante-1-
elle comme Mme d'Hermini?-Oh ! non , mais sa voix.....
Allons donc , sa voix ! ne parlons plus de cet enfantillage.
Tu étais amoureux , je te conçois ; en province on n'a
rien à faire , et l'oisiveté est la mère ..... du ridicule. Je veux
te parler d'une affaire plus importante , du placement de
tes fonds . Tu voulais acheter une terre ; c'est un projet extravagant
. Il y a ici mille manières bien plus avantageuses
de placer son argent. Nous trouvons des banquiers trèssolides
qui prennent le nôtre à un intérêt fort raisonnable.
Avecsept cent mille francs je me fais fort de te procurer
quarante mille livres de rente. Point de frais, point d'impôts
, point de réparations , point d'embarras , c'est délicieux
! on n'achète une terre que lorsque l'on a le projetde
s'enterrer . Je vais te conduire chez mon banquier M. Corsanges;
c'est un fort honnête homme , j'ai placé sur lui
des sommes considérables , et je n'en ai jamais été dupe.
-Eugène approuve le plan que Charles lui propose. Ce
n'est pas le tout , continue Charles ; il faut te mettre au
niveau des gens riches. Tu as de la fortune , c'est pour en
jouir. Il te faut des domestiques , un équipage dans le dernier
goût. Pendant le séjour que tu feras à Paris et qui
durera , j'espère , plus long-tems que tu ne l'as projeté , il
faut que tu tiennes ce qu'on appelle un bon ménage de garçon.
C'est le moyen d'attirer chez soi la meilleure compagnie,
et d'être admis dans son sein; c'est le moyen de voir
DECEMBRE 1811 . 559
les gens de lettres et les artistes. Je te conduirai dans les
meilleures maisons de Paris ; tu donneras des fêtes , toutes
les portes te seront ouvertes , et tu méneras le genre de vie
le plus agréable.
Eugène ne trouve pas une objection contre des conseils
aussi sages . Il se livre à l'expérience de son ami , place
son argent sur M. Corsanges , et fait l'acquisition d'un
charmant équipage . Il est enivré de sa situation nouvelle.
Admis dans les cercles les plus brillans , dirigé par Charles
qui taille en grand , et qui d'ailleurs passe pour un homme
de goût , il donne des fêtes ruineuses , mais qui ne laissent
rien à désirer. Il prie à dîner un grand nombre de gens de
lettres ; il leur lit ses vers au dessert , et les vers sont trouvés
admirables . Il invite aussi des acteurs , leur lit sa pièce
et reçoit des applaudissemens dont la sincérité n'est pas
suspecte ; il a grisé ses juges , et comme dit le proverbe ,
in vino veritas .
Eugène est au comble du bonheur , recherché , prôné ,
fêté ; une multitude de goûts , de penchans qu'il ne se
connaissait pas , se développent par la facilité qu'il trouve
à les satisfaire . La soif du plaisir et la vanité , mère de
toutes les folies , l'entraînent à qui mieux mieux vers sa
ruine. La pauvre petite cousine Emilie est oubliée . Comment
aurait-il pu garder son souvenir dans les bras de
l'une des plus jolies danseuses de l'Opéra ? au milieu
des plus brillans succès ; au moment où sa comédie vient
d'être reçue avec les plus vifs applaudissemens ; au moment
où son recueil de poésies fugitives , approuvé d'avance
par tous les gens de goût , va paraître aux yeux du public ,
enlever tous les suffrages , et le placer au rang de nos poëtes
les plus agréables ? Quelle perspective à vingt ans , lorsque
les séductions du luxe , du plaisir et de l'amour-propre ont
encore tout l'attrait de la nouveauté .
Il est vrai que le bonheur dont jouit Eugène lui coûte
un peu cher. Les femmes et les fêtes ont un peu dérangé
ses finances . Il aurait vu dans un an disparaître une grande
partie de sa fortune , si le jeu n'était venu à son secours .
Il est heureux, il gagne des sommes considérables , et se
promet bien de suivre cette veine de prospérité . Mais quel
bonheur dure toujours ? la vie humaine est un jeu de hasard;
tout est chance dans ce monde , tout dépend d'un
coup de dé , et l'homme ne cesse de jouer qu'en cessant
de vivre.
Une nuit funeste fait perdre au bon Eugène beaucoup
560 MERCURE DE FRANCE ,
plus d'argent qu'il n'en a gagné dans six mois. La veine
épuisée dévore à mesure tout l'or de celui qui veut en
tirer quelques paillettes, Eugène, en quinze jours , a perdu
plus de cent mille écus. Cette perte luifaitouvrir les yeux;
il revient de son éblouissement et se reproche son extravagance.
Avec ce qui lui reste , il peut être encore riche en
province, quoiqu'il ne le soit plus assez pour acheter cette
belle terre , premier objet de ses désirs : mais comment se
décider à quitter la jolie danseuse dont il est si tendrement
aimé? comment s'éloigner de Paris dans le moment où il
est recherché de tout le monde, dans l'instant où ses poésies
vont paraître , où sa première comédie va être représentée
sur le Théâtre-Français? On ne renonce pas si facilement
à ses goûts , à ses plaisirs , aux jouissances de la vanité et
sur-tout à ses espérances.
Enfin le recueil est publié. Eugène est allé voir tous les
critiques ; il leur a donné le dîner le plus exquis . Son ouvrage
est recommandé aussi bien qu'ouvrage puisse l'être ;
mais les ingrats journalistes n'ont pas eu l'esprit d'y voir
même les traces du talent. Leurs oreilles peu sensibles et
peu délicates n'ont pas trouvé dans de si jolis vers le
moindre sentiment de l'harmonie. Ils osent dire, les barbares
, que ces vers sont de la prose rimée , encore , encore
...... pas trop bien rimée. Il est vrai qu'ils ont dit tout
cela avec toute la politesse , tout le ménagement possible;
ils ont rendu justice à l'esprit de l'auteur , et se sont plaints
seulement de ce qu'il l'avait réservé pour une meilleure occasion.
Eugène est furieux . Il attend avec une vive impatience
que le succès de sa comédie le venge de ces insolens .
Il est enfin arrivé ce grand jour où sa réputation littéraire
ne sera plus douteuse ; on va jouer sa comédie ; sa cabale
est prête , ses amis sont rassemblés en grand nombre. Il a
donné vingt dîners splendides pour s'assurer du succès de
cette première représentation si importante pour sa gloire .
Les acteurs sont dans les meilleures dispositions , et déjà l'on
applaudit que la toile n'est pas encore levée . Tout présage
le plus brillant succès , et ce présage sans doute n'eût pas
été démenti si , dès le second acte , un ennemi secret de
T'auteur ne s'était emparé de l'esprit du plus grand nombre
des spectateurs , et n'eût formé contre l'ouvrage une cabale
furieuse à laquelle la première ne put résister. Cet ennemi
qui joue au pauvre Eugène un tour aussi perfide , est l'ennemi
juré de presque tous nos acteurs tragiques et comiques,
c'est l'ennui. Dès les premières scènes , il s'établit
DECEMBRE 1811 . 561
dans le parterre , il souffle dé tous côtés l'impatience ét lã
révolte.On commence par bâiller; puis les murmures , puis
les sifflets mêlés de tumultueux éclats de rire se font entendre
de tous côtés . La cabale des amis est réduite au šilence;
les acteurs troublés oublient leur rôle et finissent
par baisser la toile .
O LA
SEINE La douleur d'Eugène est facile à concevoir. Voila
toutes les illusions de son amour-propre détruites , toutes
ses espérances dissipées ; gloire et fortune,toutlui échappe
à-la-fois . Le lendemain tous les journaux achèvent d'acca- 5.
bler l'auteur infortuné .
Eugène , après un échec aussi affligeant , ne songe plus
qu'à s'éloigner de la capitale , sans dire adieu à sesnombreux
amis dont il redoute , par dessus tout , les consolations
. Il forme le projet de réaliser les fonds qui lui restent
, et de se retirer dans une province éloignée , où son
nom même ne soit pas connu. Il va chez son banquier
pour lui redemander son argent. C'est là que l'attend un
nouveau coup de foudre plus terrible que le premier. II
apprend que Phonnête M. Corsanges vient de partir dans
la nuit , et qu'il fait une banqueroute complète , après avoir
emporté la fortune d'une quantité de familles qui lui avaient
donné toute leur confiance.
A cette nouvelle , Eugène reste comine anéanti. II
remonte dans sa voiture sans dire un seul mot. Rentré
dans son appartement , il se livre à toute sa douleur : il a
des dettes; son mobilier , sa petite terre du Bourbonnais
suffiront à peine pour les payer. Il se voit sans ressource
obligé de solliciter les secours de la pitié , après avoir reçu
les hommages de la flatterie. Dans les premiers transports
de sa fureur , il vole chez le jeune Fouville , sonconseiller
perfide. C'est lui qu'il accuse de sa ruine , il brûle d'en
tirer vengeance. Mais en arrivant chez Charles , il le trouve
Ini-même désespéré . Ce jeune étourdi , victime comme lui
de son imprudence et de sa légéreté , avait placé presque
toute sa fortune entre les mains de M. Corsanges . Le malheur
de Charles désarme Eugène .
Il sort et dirige ses pas vers l'hôtel d'un homme en place ,
qui jouit d'une grande fortune et d'un crédit très-étendu.
Cethomme étaitun de ses amis et lui avait cent fois offert
ses bons offices . Eugène lui fait part de sa déplorable
situation, et le prie en grâce de lui procurer quelque moyen
d'existence . Je puis vous employer utilement pour vous
et pour moi', lui dit cet ami généreux ; j'ai beaucoup de
Nn
562
MERCURE DE FRANCE ,
dépêches à faire , c'est vous qui vous en chargerez , mais
sous une condition , c'est que vous ne les mettrez pas eu
vers.n
,
Désespéré , il vole chez Juliette cette jolie danseuse ,
qui a contribué avec tant de zèle à sa ruine et à ses plaisirs .
Il entre dans son appartement et la trouve couchée sur une
ottomane , dans le négligé le plus frais et le plus voluptueux.
Il lui raconte son malheur. Juliette garde un profond
silence. « Je n'ai plus rien , plus rien au monde , ma
chère Juliette , lui dit Eugène ; mais le plus grand de
tous mes maux , c'est la cruelle nécessité de me séparer de
vous . La douleur vous empêche de me répondre.... Je
comprends ce silence expressif. Chère Juliette ! il faut
pourtant vous consoler....... J'y ai pensé , dit Juliette.
Tranquillisez-vous , Eugène ; Monsieur , que voilà , se
chargera d'être mon consolateur. , Eugène étonné , tourne
les yeux vers ce consolateur qu'il n'avait point encore
aperçu, et voit , dans un coin de l'appartement , un petit
vieillard borgne , boîteux , et dont la figure représente , au
naturel , celle que l'on prête au dieu Plutus .
-
Il rentre chez lui , dévoré d'un sombre chagrin. II
n'avait tenu qu'à lui d'être riche , heureux et considéré ; le
voilà critiqué , sifflé , baffoué , ruiné. Que faire ? que devenir
? C'est alors que l'image de sa petite cousine Emilie
vient s'offrir à sa pensée. Pour ajouter à son malheur , ce
premier amour qu'elle lui avait inspiré vient de renaître
dans son coeur avec plus de force que jamais . « Emilie !
chère Emilie ! se dit-il ; pourquoi n'ai-je pas suivi le premier
mouvement de mon coeur ? il m'entraînait vers le
bonheur en m'entraînant vers toi. De folles passions m'ont
égaré . De quel front oserai-je me présenter devant toi ,
femme adorée ! Quels reproches n'ai-je pas mérités ! Que
tu dois me mépriser ! ..... Ah ! je ne puis supporter cette idée. Je ne puis survivre à la perte de ton amour , deton
estime , de mes espérances , de mon honneur. Je n'ai
plus qu'un seul parti à prendre , celui de m'arracher une
vie que je terminerais dans l'opprobre , les regrets et la
misère.... A ces mots , il ouvre son secrétaire , saisit un
pistolet , il va se brûler la cervelle , quand la porte de son
cabinet s'ouvre tout-à-coup. Il entend pousser un cri , il
tourne les yeux , et voit sa petite cousine Emilie elle-même
qui vole vers lui , le désarme et tombe évanouie dans ses
bras .
Je nedépeindrai point lajoie et l'étonnementd'Eugène.
DECEMBRE 1811 .
563
(
Bientôt Emilie ouvre les yeux, les porte sur son amant
avec un doux sourire et lui dit : Tu te repens , tout est
pardonné . Eugène est à ses genoux , il baise et baigne
de larmes les jolies mains qu'elle lui abandonne ; et lui
racontant l'histoire de sa brillante fortune et de ses extravagances
, à commencer par les châteaux en Espagne qu'il
avait faits à la chasse , jusqu'au moment de sa ruine complète
, il implore mille fois un pardon qui vient de lui être
accordé.
L'indulgente Emilie savait par coeur toutes les folies
de son cousin. Quelque tems après le départ d'Eugène
pour Paris , elle avait écrit à une amie intime qu'elle avait
dans la capitale et qui l'informait soigneusement de
toutes les démarches du jeune étourdi. J'étais sans cesse
occupée de vous , lui dit-elle. J'avais l'espoir que vous
reviendriez un jour de toutes vos erreurs. Tant que vous
avez été dans une situation brillante ,je mesuis bien gardée
de troubler vos plaisirs et vos illusions . Mes lettres ou
ma présence vous eussent reproché quelque chose , et les
passions n'aiment pas les reproches. Mais lorsque j'ai su
que vous aviez perdu la meilleure partie de votre fortune ,
quand j'ai vu dans les journaux la critique de vos ouvrages
et la chute de votre pièce, je me suis dit : il est malheureux
, volons à son secours . M. de S*** , l'un de mes
oncles , était à la veille de partir pour Paris; il m'offre une
place dans sa voiture , me dépose en arrivant chez mon
amie qui loge heureusement dans cette rue , et prend luimême
un appartement dans un hôtel encore plus voisin
de vous. Il apprend ce matin la banqueroute de Corsanges,
il me l'annonce , nous accourons ici ; vous étiez sorti ,
nous dit-on , et nous prenons le parti de vous attendre.
De ce cabinet nous avons tout vu , tout observé . Heureuse
de vous avoir arraché au désespoir le plus funeste ! je voudrais
faire plus , Eugène , je voudrais vous rendre vousmême
au bonheur. Vous savez que je n'étais pas riche .
Cependant ma fortune a pris un peu d'accroissement depuis
votre départ du Bourbonuais. Une parente m'a laissé
quelque chose en mourant. Je vous offre de partager avec
moi ce que le ciel a bien voulu me donner, si toutefois ce
coeur qui n'a point changé , peut vous dédommager du bien
que vous avez perdu .
Apeine Eugène avait-il eu le tems de se jeter aux pieds
d'Emilie et de Ini bégayer une réponse dictée par la reconnaissance
et le plus tendre amour, qu'il vit sortir du cabi
Nn 2
564 MERCURE DE FRANCE ,
net M. de S *** qui jusque-là n'avait pas voulu troubler les
premiers transports des deux amans. Il les conduisit tous
deux chez l'amie de sa nièce , et quelques jours après leur
mariage fut célébré sans aucun appareil ; l'amour et l'amitié
firent tous les frais de la noce , et dès le lendemaiu les
deux jeunes époux reprirent le chemin du Bourbonais.
Ils n'étaient plus qu'à quelques lieues de Moulins , lorsqu'ils
furent surpris par la nuit. Les ténèbres devenant insensiblement
plus épaisses , Emilie craignit de continuer
plus long-tems sa route dans des chemins que le postillon
pouvait à peine distinguer. Elle manifesta le désir de s'arrêterjusqu'au
lendemain dans la première ferme. Le postillon
exécute cet ordre , et après quelques minutes il
entre dans la cour d'une vaste métairie. Eugène et Emilie
demandent au fermier de vouloir bien leur donner à souper
et à coucher pour cette nuit. Les bons habitans des campagnes
sont hospitaliers ; le fermier et la fermière s'empressent
d'offrir aux voyageurs un souper frugal ; puis on
leur donne une chambre dans laquelle estun bon lit. Ils
se couchent après s'être entretenus quelque tems de la bonhomie
et de la cordialité de leurs hôtes . Chère Emilie!
dit Eugène , que j'aime une vie simple et tranquille ! Vois
cesbons fermiers , comme ils ont l'air heureux! ils ne sont
pas riches , mais ils ont le nécessaire et peuvent encore
donner l'hospitalité. Je travaillerai comme eux , et près de
toi je serai plus heureux dans la médiocrité que je ne l'étais ,
sans toi , au milieu de toutes les superfluités de l'opulence.
-Emilie sourit ; un doux sommeil ferma bientôt leurs
yeux , et ils ne se réveillèrent qu'à huit heures du matin.
Après s'être levés , les deux époux sortent de la ferme.
Emilie a manifesté le désir de faire une petite promenade
à pied aux environs de cette belle métairie. A peine sontils
sortis de la cour du fermier , qu'ils entrent dans une
autre cour d'une vaste étendue, et plantée d'arbres magnifiques
. Eugène aperçoità droite et à gauche de belles avenues
d'ormeaux , et à peu de distance un château fort
élégamment bâti .- Ah ! ah ! dit-il , quelle est cette jolie
ferre ? Ce pays est riant, dit Emilie.-Il est délicieux ,
reprend Eugène . De beaux arbres , des eaux pures et
abondantes , une charmante perspective .... Cette habitation
est un séjour enchanteur. Ah ! ma chère Emilie ! voilà ce
que j'aurais dût'offrir si .....-Ne rappelons point le passé,
ditEmilie ; nous nous aimons , nous sommes réunis , nons
n'avons rien à regreter.- Eugène est curieux de visiter
1
565
DECEMBRE 1811 .
l'intérieur du château. Il rencontre un domestique et lui
demande si les maîtres de cette maison l'habitent en ce
moment . Pas encore, lui répond le domestique , mais
nous les attendons ; si vous le désirez , monsieur, il vous
est bien permis d'entrer .
-
-
On les conduit dans un salon fort bien meublé. Emilie
fait asseoir Eugène sur une ottomane; le jeune homme
promène un oeil admirateur sur l'ameublement , sur les
glaces , et répète à plusieurs reprises : quel est donc l'heureux
propriétaire de cejoli château ? - Et si c'était toì? lui
ditEmilie.
Je suis curieux de le connaître , poursuit
Eugène , sans avoir l'air d'entendre le peu de mots qu'Emilie
a prononcés ; comment se nomme-t- il ?
Croizerolles , répond Emilie en fixant les yeux sur les siens
Eugène de
pour saisirtout cequi se passait dans son ame, et elle répète
encore son nom . Eugène se tait. Il'interroge à son tour les
yeux d'Emilie. Ilne peut concevoir que ce parc, ces avenues ,
ces bois, ces prairies , cette ferme puissent appartenir à sa
femme ou à lui. Si cependant Emilie plaisante , il trouve
lejeu bien cruel. Quelque coupable qu'il ait été, il la croyait
trop généreuse pour le punir de cette manière. Il hésite
encore : une larme roule dans ses yeux; mais Emilie ne l'a
pas plutôt aperçue qu'elle se jette dans ses bras : oui , mon
cherEugène , lui dit-elle , oui , tout ceci t'appartient puisque
mon amour te le donne. Deux mots feront cesser ton
étonnement. Tu sais qu'avant ton départ pour Paris ,
Mme d'Orban , ma tante , m'avait fait appeler auprès d'elle.
Sa fille unique était dangereusement malade , et ma tante
était dans de violentes inquiétudes pour un enfant qu'elle
idolâtrait. Malgré tous mes soins et ceux de sa mère , ma
jeune cousine mourut. Ma pauvre tante , qui ne respirait
que pour elle , n'avait cessé de pleurer et de veiller pendant
la longue et douloureuse maladie qui venait d'emporter ce
qu'elle avait de plus cher au monde; elle ne tarda pas à
suivre sa fille au tombeau . Me d'Orban avait une grande
fortune; touchée de mes soins et de inon attachement , elle
m'a fait sa légatrice universelle . J'ai vendu ses biens qui
m'éloignaient d'un pays où j'ai reçu le jour , où mon amour
pour toi a přis naissance , et j'ai acheté cette jolie terre
avec l'espoir de te l'offrir. Pardonne si le plaisir de la surprise
que j'ai voulu te ménager....-Ne parle point de pardon
, monEmilie , interrompit Eugène . Tu n'as pas voulu
m'attliger, je le sais. A qui la faute enfin si cette surprise
ne pouvait manquer d'avoir pour moi un peu d'amertune ?
1
566 MERCURE DE FRANCE ,
1
ma punition est bien légère ; plût au ciel qu'en voulant te
ménager une autre surprise je ne me fusse pas attiré d'autre
châtiment!... -Pendant un moment son front s'obscureit
encore,mais reprenant bientôt sa sérénité : non, dit-il ,
non , je ne suis point jaloux , ma chère Emilie , ce triomphe
ť'appartenait . Toi seule tu méritais de réaliser ces projets
rians que j'avais su former et que des passions développées
subitement par une prospérité inattendue m'ont empêché
d'exécuter ! que d'amour ! quelle générosité , quelle délicatesse
! et j'avais pu ! ....... - Brisons-là , mon ami , interrompt
vivement Emilie . Bien d'autres à ta place n'auraient
pas été plus sages que toi. J'ai toujours oui dire que les
beaux projets formés dans l'infortune , étaient souvent
démentis par la prospérité.-Et moi , dit Eugène en l'embrassant
de nouveau , je sens qu'on a bien raison lorsqu'on
dit que le hasard peut nous procurer une fortune brillante ,
mais qu'un bonheur pur et durable ne peut nous être offert
quepar la vertu.
ADRIEN DE SARRAZIN .
VARIÉTÉS .
SPECTACLES . - Théâtre-Français . - L'Auteur et le
Critique , comédie nouvelle en un acte et en vers .
וומ
,
it
Le critique et l'auteur qui figurent dans cette comédie
ne ressemblent guères à ceux que nous voyons tous les
jours . Valcour le journaliste , est un jeune homme plein
de talent et de goût , d'une conscience littéraire incorruptible
, qui ne ditjamais que ce qu'il pense , et se fait tout
bas reproche des petites méchancetés dont sa profession
lui fait un devoir. Fontalbin l'auteur est un bon homnie
plein de modestie ; il ne se croit pas un être privilégié
parce qu'il a fait un livre ; et quoiqu'il attende avec impatience
lejugementqui en sera porté dans les journaux ,
n'a fait , fait faire aucune démarche auprès des journalistes.
Cependant il quitte la province qu'il habite ordinairement
, et vient observer à Paris l'effet de son livre ; mais
il est déterminé à ce voyage par un motif encore plus
pressant. Il vient demander en mariage , à Dolmon son
ami , sa fille Emilie , et il doute encore moins du succès
de sa demande que de celui de son ouvrage ; mais le sort
semble se plaire à le contrarier. Il arrive chez Dolmon ,it
y trouve Emilie amoureuse de Valcour ; il y reçoit un
תו
DECEMBRE 1811. 567
journal dù son ouvrage est mis en pièce ; il y rencontre
Valcour traité par Dolmon comme un fils , et auteur de
l'article funeste. Voilà sans doute un auteur mis à de
terribles épreuves ; mais Fontalbin en sort victorieux. Il
obtient pour Valcour une place importante , qui lui permet
de renoncer à la critique ; il lui cède la main d'Emilie
et décide Dolmon à la lui donner. Il lui pardonne enfin
sa critique , et ce n'est pas le moins noble de ses efforts .
Tout finit ainsi an gré de tout le monde , car Fontalbin ,
trompé dans sa double espérance , oublie sa disgrâce pour
jomir du bonheur qu'il procure à Emilie et à Valcour.
Telle est l'action assez faible de ce petit ouvrage. On voit
que les caractères ont une teinte trop uniforme de bonté ,
que rien ne pouvait y fournir des scènes bien gaies , des
situations fortement comiques ; et le public a remarqué
ou plutôt il a senti tous ces défauts . La représentation a
été froide et languissante ; il y a eu plus d'applaudissemens
que de marques d'improbation , mais si peu des uns
et des autres , que l'auteur , quoique demandé , n'a pas eu
trop grand tort de garder l'anonyme, et de retirer sa pièce,
comme on l'assure , après cette seule représentation. Bien
des gens , cependant , auraient regardé comme un succès
lamanière dont on l'a reçue , et nous croyons qu'elle aurait
été encore mieux accueillie si elle eût été jouée avec plus
d'intelligence et de chaleur . La versification en est élégante
, le dialogne naturel , le ton excellent. On y a saisi
plusieurs vers heureux , et quelques traits de caractère. Si
cet ouvrage est le coup d'essai de l'auteur anonyme , un
échec de cette nature ne doit pas le décourager.
Fleury a rendu avec son talent ordinaire le rôle de l'Anfeur.
Mlle Mars a été charmante dans celui d'Emilie .
Saint-Fal a eu l'air d'essayer le rôle de Dolmon au lieu de
le jouer , et Armand a expédié sans réflexion celui du
Critique.
-
М. В.
Théâtre de l'Impératrice . Première représentation
des Projets de Sagesse , comédie en un acte et en vers de
M. de Latouche.
3
Le sujet de cette petite comédie était susceptible de plus
grands développemens ; l'auteur avait assez de malière
pour faire trois actes . Alors il aurait pu , dès le premier ,
préparer ses incidens de manière à alimenter plus long-tems
lagaîté du spectateur : mais il aurait fallu , pour parvenir à
un tel but , qu'il eût fouillé davantage la mine qu'il a déi
568 MERCURE DE FRANCE ,
couverte. Toutefois , quoiqu'il ait borné nos plaisirs , il
serait injuste d'exiger de lui plus qu'il ne pouvait faire dans
le cadre étroit qu'il a choisi. Lorsque , pendant le court espace
d'un acte , on sait exposer, nouer et dénouer plaisamment
son action , on a atteint le but que tout auteur comique
doit se proposer. Voici les ressorts que M. de Latouche a
mis en usage pour y parvenir. Un jeune homme de vingt
ans , revenu des erreurs de sa jeunesse , convaincu que les
plaisirs mondains laissent toujours un vide affreux dans le
coeur de l'être qui pense , ne veut plus consacrer son tems
qu'aux arts et à des études sérieuses : il vient , pour cet
effet , dans le faubourg Saint-Germain ; il prend une bonne
résolution , s'enferme avec Justinien, Domat et quelques
autres auteurs de droit , et leur dit ;
Venez , accourez tous ,
Je veux vivre , penser et dormir avec vous .
Il fait serment de fuir le jeu , les duels , les plaisirs de la
table et sur-tout les jolies femmes. Il se met au régime ,
congédie son valet, dont l'humeur mondaine pourrait lui
faire abandonner ses projets , et savoure un moment en
paix les plaisirs de la solitude : mais l'on voit bientôt arriver
deux jolies femmes et deux jeunes élégans du quartier
d'Antin qui , ayant découvert la retraite du nouveau converti
, viennent remettre sous ses yeux les travers auxquels
il voulait renoncer. Il est follement amoureux d'une de ces
deux dames ; sa voix de sirène , son regard agaçant l'attirent
malgré lui vers la table où le festin est préparé. Il résiste
quelques instans , mais enfin la beauté l'emporte et il
Anit par y prendre place. Dès ce moment, adieu tous les
projets de sagesse ! il mange , il boit , il s'enivre , il joue , il
signe une promesse de mariage , et , découvrant un rival
dans un de ses amis , il sort pour se battre avec lui . Un
coup d'épée le ramène encore à la raison , mais à une raison
moins folle. Il connaît enfin la légèreté et la perfidie de
ceux qui se disaient ses amis . Son tuteur arrive ; et lui
montre la promesse qu'il a retirée , moyennant une forte
somme d'argent , des mains de celle qui l'avait trompé par
une fausse tendresse. Enfin ce tuteur débonnaire lui pardonne
, l'emmène avec lui pour lui faire épouser sa fille ,
et arrange toutes choses pour le mieux ; ce que doit tous
jours faire un tuteur de comédie .
DECEMBRE 1811 . 569
L'auteur a voulu prouver , par la folie de son héros , la
vérité de ce précepte d'Horace :
In vitium ducit culpæfuga,
et que l'excès , même dans la sagesse , pouvait devenir un
travers : mais ce but moral est-il entièrement rempli ? je ne
le crois pas . Son principal personnage ne fait que des projets.
Il faudrait qu'il les réalisât et que son amour déréglé
pour ce qu'il appelle la sagesse , lui fit faire des actions désavouées
par la véritable sagesse. Alors il aurait pu prendre
pour épigraphe : inter utrumque tene. Mais comme l'intention
morale échappe à la multitude , et que les caractères
plaisans et les traits comiques sont toujours goûtés par
elle, toute la pièce a obtenu un plein succès. Elle le meri
tait. Les ridicules de nos gens à la mode y sont peints des
couleurs les plus vives , les scènes marchent bien, le dialogue
est vif et plein de gaîté , et le style est généralement correct
et fourmille de vers heureux. Les acteurs ont bien senti
les intentions de l'auteur : Mmes Delisle et Fleury ont
animé ce tableau par les grâces de leur talent et la vérité
de leur débit . Clozel a fait ressortir avec beaucoup d'art les
détails agréables de son rôle , et Pélissier a surpris le public
par l'intelligence et la chaleur qu'il a fait briller dans tout
le sien. Ce jeune acteur cherche à nous consoler de la perte
que nous avons faite de Firmin ; et le public lui témoigne
par ses applaudissemens qu'il lui tient compte de tous les
efforts qu'il fait pour lui plaire. F. de V.
,
On a donné mardi dernier , à l'Académie impériale de
Musique , la première représentation des Amazones , ou la
fondation de Thèbes opéra en trois actes , paroles de
M. de Jouy , musique de M. Méhul. Le nom des auteurs
était déjà d'un favorable augure ; et l'évenement l'a pleinementjustifié
.
Dans notre prochain numéro nous rendrons un compte
détaillé de cet ouvrage qui , par l'intérêt du poëme , la
beauté de la musique , la pompe du spectacle et le fini des
décorations , doit faire époque dans les annales de ce
théâtre.
1
:
1
POLITIQUE.
LES relations officielles des Russes n'ont fait mention
que des avantages remportés par eux ; rien n'a été publié
sur l'état de leurs négociations avec le grand-visir. Si l'ou
en croit les nouvelles particulières , ces négociations n'auraient
point une issue favorable . Le grand-visir a adressé
dit-on , le récit des événemens du Danube au divan , et ce
récita produit à Constantinople la plus vive sensation. Le
divan s'est assemblé sur-le-champ ,plusieurs conférences
ont eu lieu; on a blâmé le grand-visir de s'être placé dans
une position difficile , on l'a blâmé de n'avoir pas été vainqueur
; mais sur-tout on l'a blâmé de proposer à son gonvernement
des conditions que celui-ci paraît loin de croire
proportionnées à sa fortune , à ses revers et à ses ressources.
On croit savoir que ces conditions seront rejetées,
que la Porte ne veut consentir à céder aucune partie du
territoire sur lequel a été arboré l'étendard du Prophête ,
et pour soutenir ces résolutions courageuses , toutes les
troupes stationnées en Romélie ont ordre de marcher au
camp de Schumla; cette année , par extraordinaire , les
troupes asiatiques resteront sous les armes ; tous les corps
disponibles sortiront de Constantinople et des autres villes
pour joindre la grande armée , à laquelle on donne pour
chef nouveau le pacha de Serez qui s'est constamment
distingué dans les opérations précédentes .
Un mystère plus profond règne sur la nature des délibérations
de la diète de Hongrie ; on peut toutefois assurer
qu'iln'y a encore aucune résolution définitive arrêtée . L'archiduc
palatin de Hongrie est toujours à Vienne ; de fréquentes
conférences ministérielles ont lien. Le change , au
milieu de cet état d'incertitude ,, a naturellement éprouvé
des variations ; dans la première semaine de décembre , il
avait été coté à 192 sur Augsbourg; il a baissé à 212
213 , il a même été jusqu'à 218. Il s'est bonifié depuis et
est remonté à 209 .
La diète de Styrie s'est assemblée , et a reçu officiellement
les demandes du gouvernement pour 1812 .
%
On n'a point publié de nouvelles officielles sur les affaires
MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1811. 571
d'Espagne , mais les papiers anglais du 12 décembre contiennent
l'aveu qu'en s'emparant de Gison, les Français ont
trouvé dans le port une très-grande quantité de caboteurs
qui sont tombés en leur pouvoir; les mêmes feuilles annoncent
que le siége de Valence est poussé avec la plus
grande activité , que des renforts considérables marchent
d'Arragon vers l'armée du maréchal comte Suchet .
Ces journaux gardent le silence sur la Sicile , où lord
Bentinck doit être arrivé en ce moment. Les notes qu'ils
contiennent sur les affaires de l'Amérique méridionale ,
vont jusqu'à la date du 21 septembre. A cette époque ,
les négociations entre Buenos-Ayres et Monte-Vidéo n'étaient
point terminées ; l'amiral de Courcy était dans la
rivière de la Plata , cherchant à profiter des circonstances .
On croira difficilement que 1300 Espagnols soient sortis de
Cadix dans l'intention de passer les mers et de contribuer
à réduire les Espagnols américains . Le Statesman blâme
le ministère britannique d'avoir permis cette expédition au
moment même où il se déclarait médiateur entre le parti
de Monte-Vidéo , Buénos-Ayres , les Caraccas et la mère
patrie. Mais une telle expédition , si elle arrive , ne peut
avoir pour résultat que de consommer la ruine du pays ;
car que prétendrait- on faire avec ces 1300 hommes ? sont-ce
les compagnons de Fernand-Cortez ? Croit-on que les habitans
de la Nouvelle-Espagne soient de nos jours aussi
faibles que les vassaux de Montezuma ? Les affaires sont
trop loin engagées ; l'Amérique a tiré l'épée du fourreau ,
et elle accomplira son affranchissement ; la cause des rébelles
, c'est ainsi que lajunte de Cadix désigne les Américains
, n'a jamais eu un aspect plus favorable que dans ce
moment. Tout annonce que si les malheureux qui se sont
embarqués avec tant d'imprudence , passent du continent
européen sur celui d'Amérique , ils y trouveront le sort
réservé à une tentative aussi follement conçue .
De son côté l'Amérique du nord redouble d'efforts pour
appuyer l'énergie de ses déclarations contre l'Angleterre ,
par le déploiement de forces imposantes .
«Le doigt de Dieu nous indique la guerre ! disent les
journaux de New-Yorck , Américains ! votre patrie parle ;
elle vous ordonne de vous préparer à défendre vos droits à
la bouche du canon. Lisez le discours du chef qui vous
gouverne , et connaissez votre situation et vos véritabtes
intérêts .
Yaurait-il quelqu'un parmi nous , se disant Américain,
572 MERCURE DE FRANCE ,
qui pût lire cet appel , sans sentir renaître dans son coeur
lachaleur du patriotisme ? S'ily en avait quelqu'un , plutôt
il s'embarquera pour les Etats de Sa Majesté , mieux il
pourvoira à sa propre sûreté et au bonheur de la nation.
Quant aux écrivains britanniques , nous devons nous attendre
à ce qu'ils attaqueront tout message envoyé par un
premier magistrat républicain , et sur-tout un message si
peu favorable au monarque qui les paie pour leurs honorables
travaux. Il est fort à désirer que de pareils hommes
se montrent à découvert .
**" Il est à desirer que le peuple les connaisse; car le jour
approche où il faudra régler en plein , entr'eux et leur pays ,
un compte arriéré depuis long-tems . Nos soldats pourraient-
ils lire avec indifférence cette partie du message qui
s'adresse aux corps des volontaires , dont l'ardeur patriotique
peut les porter àprendre part àdes services urgens ?
nous ne saurions le croire ; et , sans doute , nous n'aurons
pas long-tems à attendre pour publier la première offre
honorable faite par nos troupes . Puisse la première offre de
ce genre venir de la ville de New-Yorck ! Le corps qui donnera
cet exemple , sera l'honneur de sa patrie. »
Le parlement va se réunir ; la première chose que
M. Parceval doit lui soumettre , dit-on , est un arrangement
relatifà la maison du roi , et à celle du prince régent , après
l'expiration des restrictions : on peut demander si à cette
ouverture du parlement M. Parceval jugera à propos de
communiquer aux nobles membres qui le composent , un
des tableaux les plus frappans des opérations les plus essentielles
des ministères dont le sien suit les erremens avec
tant de fidélité. Ce tableau est de la plus haute importance ;
onpeutle nommérl'acte d'accusation des ministères anglais ,
eny comprenant celui de M. Pitt dont le serment de haine
à la France a été si imprudemment renouvellé par ses successeurs
. On y trouve le rapprochement de toutes les expeditions
anglaises dirigées contre la France depuis 1793
jusqu'à nos jours . Nous ne croyons pouvoir rien mettre de
plus curieux et de plus véritablement historique sous les
yeux du lecteur.
- Administration de Pitt. 1º. En février 1793 , une expédition
composée de 35,000 hommes , sous les ordres du
duc d'Yorck , fut envoyée sur la côte de France , dans le
dessein de conquérir ce royaume. Cette expédition échoua,
après avoir perdu 28,000 hommes etune quantité immense
DECEMBRE 1811 . 573
:d'artillerie et de provisions de tous genres . Les débris de
cette armée revinrent en Angleterre au mois de mars 1795.
2º.Au mois de mars 1794 , une autre expédition composée
de 10,000 hommes , sous le commandement du
comte de Moira , fut envoyée en France dans le dessein
de soutenir la cause des royalistes en Bretagne. Cette
expédition échoua aussi ; elle ne put même pas effectuer
son débarquement en Bretagne. Elle fit voile pour Ostende
et partagea la mauvaise fortune de la malheureuse armée
du duc d'Yorck .
:
3°. La trop fameuse, expédition de Quiberon , sous le
commandement de Puissaye , composée de 12,000 hommes
, fit voile en juin 1795 , dans le dessein de marcher sur
Paris. Les trois-quarts de l'armée d'anglo-émigrés , avec
70,000 fusils , des provisions et des habillemens pour40,000
hommes , une somme considérable en argent , et six bâti
mens richement chargés , tombèrent au pouvoir de l'ennemi.
4°. L'expédition suivante , composée de 1200 hommes ,
sous les ordres du général Coote, fit voile au mois de mai
1798 , dans le noble dessein de détruire la navigation de la
Hollande. Ce corps fit sauter les ouvrages du canal de
Bruges , de sorte que leur réparation demanda quelques
semaines pour être achevée : mais le général Coote et son
corps tombèrent au pouvoir de l'ennemi.
5°. En août 1799, le duc d'Yorck et les générauxHemten
et Essen , avec 27,000 Anglais et 20,000 Russes , partirent
pour cette gloriense expédition qui devait délivrer l'Europe
, mais qui échoua après qu'environ la moitié de l'armée
expéditionnaire eut péri dans les marais de la Hollande.
Enfin , une capitulation fut conclue le 13 octobre ,
par laquelle le duc d'Yorck , afin d'obtenir la permission de
se rembarquer , consentit à délivrer 8000 Français et Bataves
, alors prisonniers en Angleterre .
Administration de Fox.- 6°. Au mois de juillet 1806 ,
une expédition forte de 5000 hommes , sous les ordres de
sir John Stuart , partit des ports d'Angleterre ; son objet
était l'expulsion des Français de l'Italie. Elle échoua dans
sonprojet.
Administration de Portland. -7°. Une armée de 20,000
hommes , sous le commandement de lord Cathcart , fit
voile , au mois d'août 1807 , pour Copenhague. L'objet de
cette expédition était de prendre possession de la flotte
594 MERCURE DE FRANCE ,
danoise , ce à quoi elle réussit. La Grande-Bretagne , dans
un état de paix profonde avec le Danemarck , bombarda et
incendia sa capitale , tua un grand nombre d'habitans ,
brûla 400maisons , et s'empara de 15 vaisseaux de ligne ,
15 frégates , 6 bricks et 25 chaloupes canonnières , ainsi
que des bâtimens sur le chantier , et des provisions navales
montant à 20,000 tonnes .
Ce qui est évidemment mal en morale , ne saurait être
bien en politique .
8°. Dans le dessein de soutenir la Suède contre laRussie,
une expédition forte de 14,000 hommes , sous le commandement
de sir J. Moore , fit voile , au mois de mai 1808 ;
elle échoua . Gustave mit aux arrêts sir J. Moore : ce ne fut
qu'avec difficulté qu'il échappa , et son armée , après être
demeurée plusieurs semaines à bord des transports , revint
en Angleterre .
• 9°. Au mois de juillet 1808 , 10,000 hommes , sous les
ordres de sir Arthur Wellesley , furent envoyés en Es--
pagne , pour secourir les patriotes espagnols . La Junte de
Galice refusa les secours qu'on lui offrait , assurant qu'elle
n'avait pas besoin d'hommes , mais seulement d'armes ,
de munitions et d'argent ; et elle conseilla à sir Arthur de
se rendre en Portugal.
10º. En août 1806 , sir Arthur Wellesley fut envoyé en
Portugal avec 10,000 hommes pour chasser les Français de
la Péninsule. SirArthur fut remplacé par sir H. Burrard ,
qui , lui-même , fut remplacé par sir H. Dalrymple . La
campagne qui amena la victoire de Vimiera fut terminée
par la mémorable convention de Cintra. L'armée française
fut ramenée saine et sauve dans les ports de France , et la
plus grande partie de l'armée anglaise fut envoyée en
Espagne . Le reste de nos forces quitta subséquemment le
Portugal lors de l'approche des Français.
11 °. Une seconde expédition fut envoyée en Espagne
sous le commandement de sir John Moore ; elle était composée
de 28,000 hommes , et avait pour objet l'expulsion
desFrançais de la Péninsule. L'armée anglaise s'avança de
la côte dans l'intérieur de l'Espagne; mais voyant qu'elle
ne pouvait pas compter sur l'appui de l'universalitéde la
nation espagnole , et les armées françaises marchant sur
elle , elle fut obligée de se replier sur la côte , et finalement
elle se rembarqua à la Corogne , où fut tué son brave chef ,
après avoir vu périr un tiers de son armée par la faim ou
l'épée.
DECEMBRE 1814 . 575
12°. Toujours dans l'intention de délivrer l'Espagne, nos
ministres firent partir une nouvelle expédition pour ce pays ;
elle était composée de 30,000 hommes , nombre demandé
par sir A. Wellesley , qui en avait le commandement ,
pour chasser les Français de la Péninsule . Cette expédition
fit voile au mois d'avril 1809. Sir Arthur s'étant avancé
jusqu'à Talavera , remporta une victoire problématique sur
le roi Joseph . Mais étant mal secondé par les Espagnols ,
et réduit à de grandes extrémités par le manque de vivres ,
par suite de l'apathie de la Junte et du manque de cordialité
chez les habitans , il fut obligé de se retirer, et il arriva
sur les frontières de Portugal , son armée étant grandement
réduite en nombre. Quelques rapports disent qu'elle était
réduite à 12,000 hommes . 1
13°. Dans le dessein de faire une diversion en faveur de
l'Autriche , cette treizième expédition , composée seulement
de 18,000hommes , sous le commandementde sirJ. Stuart ,
fit voile pour Ischia et Procida en juin 1809 : elle prit possession
de ces îles , qui furent ensuite abandonnées , sans
que pour cela les Français détachassent un seul bataillon
de leurs forces sur le Danube , ou même ralentissent la
marche de ceux qui s'y rendaient.
14°. Au mois d'août 1809 , la troisième expédition pour
la Hollande mit à la voile sous le commandement du comte
de Chatam . Elle était composée de 50,000 hommes , 42
vaisseaux de guerre , 156 bâtimens armés , sans y comprendre
les transports . Son objet était de faire une diversion en
faveur de l'Autriche , et de détruire la flotte de l'ennemi à
Anvers . Mais ce ne fut qu'après l'armistice du 12 juillet
qui avaitmis fin à la guerre entre la France et l'Autriche,
que cette expédition sortit des ports de l'Angleterre ! Elle y
revint avec 10,000 malades sans avoir tenté aucune opérationcontre
la flotte à Anvers ! Elle prit possession de Walcheren
et de Béveland . Cette dernière île fut ensuite abandonnée
: mais ce ne fut qu'après que plusieurs milliers de
nos soldats eurent péri de maladie , que ce qui en restait
reçut enfin l'ordre de revenir en Angleterre .
Onvoit que ce tableau n'est pas encore complet ; on n'y
trouve point en ligne de compte les embarquemens successifs
faits pour soutenir la guerre en Portugal , les envois de
troupes à Cadix , ceux qui ont été dirigés sur les côtes de
la Catalogne et du royaume de Valence , ceux que les projets
de l'Angleterre sur la Sicile ont forcé d'y entretenir.
Une autre chose non moins essentielle manque encore à ce
576 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1811 .
tableau , c'est l'état des sommes qu'ont coûté de telles éxpéditions
. Quant au résultat , les Anglais le connaissent et
l'apprécient aussi bien que nous ; ils avouent que tant de
sang et des sommes si énormes ont été employés uniquement
à prolonger des guerres entreprises ostensiblement
pour des objets auxquels l'Angleterre convient elle-même
être forcés de renoncer.
Une nouvelle affligeante va leur parvenir. Ils doivent
savoir , en ce moment , l'événement que nous a appris une
lettre de Bayonne . Leur expédition de Madras , partie le
30 avril , a été assaillie par une tempête furieuse , le 2mai .
Vingt-neuf bâtimens , dont deux vaisseaux de ligne et une
frégate , chargée de troupes , ont péri corps et biens. La
frégate la Saldahna , a également péri corps et biens .
L'Empereur a présidé mercredi le conseil des ministres ,
et dans la semaine plusieurs conseils d'état.
Le Moniteur a publié divers décrets très-étendus de
baute administration . S ....
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chez Lefuel , libraire , rue Saint-Jacques.
: .
TABLE
1
다
A.
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
N° DXLV . - Samedi 28 Décembre 1811 .
POÉSIE .
5.
PRAXITELLE , OU LA STATUE DE VÉNUS.
10
1
7
24
FOÊME EN QUATRE CHANTS .
Fragment du troisième chant,
SE dérobant aux baisers de Titon ,
Les yeux en pleurs , l'Aurore printanière
Dorait les monts de sa douce lumière
Et dissipait les ombres du vallon .
Le jour qui luit dans la grotte brillante
De Praxitelle a frappé les regards ;
Il se réveille à la clarté naissante ,
Et s'arrachant de sa couche brûlante ,
D'un pied rapide il franchit les remparts ,
Plein des pensers de la gloire et des arts .
L'aspect riant de la simple nature ,
Les sons joyeux des concerts du matin ,
L'émail des fleurs qui pare la verdure ,
Et la fraîcheur d'un air calme et serein ,
Tout le remplit d'une volupté pure ;
Un doux espoir fait palpiter son sein .
00
578
MERCURE DE FRANCE ,
Moment divin , favorable au génie ,
Vous enflammez ses sublimes transports !
Au noble fils du Dieu de l'harmonie
Vous inspirez de célestes accords .
L'heureux pinceau des successeurs d'Apelle
Vous doit l'éclat de ses riches couleurs ,
Et des amans de l'art de Praxitelle
Vous animez les ciseaux créateurs .
Près du Céphise , et sous un verd bocage ,
Qui dans les airs monte en voûte arrondi ,
Et dont zéphyr balance le feuillage
Impénétrable aux ardeurs du midi ,
D'un frais gazon la terre revêtue
Semble inviter le mystère et l'amour.
Le flot plaintif , de détour en détour ,
Fuit , caressant l'herbe molle et touffue ,
Et , retardant sa course irrésolue ,
Quitte à regret ce fortuné séjour. f
Dans ces beaux lieux Praxitelle s'avance ,
Le front brillant de joie et d'espérance .
Là , vingt beautés accourent à sa voix ,
Le sein voilé d'une gaze légère ,
Et folâtrant sous l'ombre bocagère ,
Par leurs attraits sollicitent son choix .
Réunissant leur grâce différente ,
Il va former le plus beau des portraits ,
Polir le marbre , et Vénus triomphante
Viendra sourire elle-même à ses traits .
Ainsi jadis pour embellir Pandore ,
Objet chéri des soins de leur amour ,
Les immortels choisirent tour-à-tour
Le front d'Hébé , le sourire de Flore ,
Le teint vermeil de la timide Aurore ,
Et pour orner cette fille des cieux ,
A Cythérée empruntèrent encore
Ce doux regard qui subjugue les Dieux.
Pour attirer le choix de Praxitelle ,
Chaque beauté , pleine d'un juste orgueil ,
Sedisputant la gloire d'un coup- d'oeil ,
Veut se parer d'une grâce nouvelle .
DECEMBRE 1811. 579
Fleur d'innocence . au printems des amours ,
La vive Egié déploie avec mollesse
De ses bras nus l'élégante souplesse ,
Etde son corps les faciles contours ;
Sa jeune soeur , la tendre Polyxène ,
Languissamment soulève ses beaux yeux ,
Qui , couronnés de deux sourcils d'ébène ,
Du Dieu d'amour respirent tous les feux;
Et la piquante et folâtre Thémire ,
Dont le lis pur envirait la blancheur ,
Joint à l'attrait d'un regard séducteur
Le doux attrait du plus charmant sourire.
Au vol léger de Zéphire amoureux
Phryné cédant l'or de ses blonds cheveux ,
Sur son beau cou laisse jouer leurs ondes ;
Zulmé nouant leurs tresses vagabondes ,
De l'Orient y verse les odeurs ,
Et sur son front les enlace de fleurs .
Mais pour Naïs quelle gloire immortelle !
Naïs a vu les yeux de Praxitelle ,
Trompaut l'espoir de vingt jeunes beautés ,
Sur elle seule un moment arrêtés ;
D'amour , de joie , et d'orgueil palpitante ,
Elle promène un regard dédaigneux ,
Et sans rivale , au comble de ses voeux ,
A relevé sa tête triomphante ;
Tandis qu'auprès l'aimable Athénaïs
Baisse des yeux où roulent quelques larmes ,
Et frémissant du succès de Naïs ,
Rougit , pâlit du mépris de ses charmes .
Pour décider Praxitelle incertain ,
Déjà la fière et superbe Corinne
Du dernier voile affranchit son beau sein ,
Son corps d'albâtre , et sa taille divine .
Au mont Ida , telle parut Cypris
Aux yeux mortels du fortuné Pâris
Plus loin la fraiche et la timide Aglaure ,
Qui dans l'Elide a vu quinze printems
Renouveler les doux présens de Flore
Et ramener les zéphyrs inconstans ,
Laisse sans art la gaze paresseuse
002
580
MERCURE DE FRANCE ,
f
En longs replis tomber voluptueuse ,
Et dessiner le ravissant contour
D'un sein de neige , inconnu de l'Amour.
Dans le cristal du ruisseau qui serpente
Elle aperçoit l'image de ses traits ,
Rougit , se trouble , et la vierge tremblante
De ses deux mains a voilé ses attraits.
Mais vainement. Les zéphyrs indiscrets
En se jouant sous la gaze flottante
Livrent au jour des appas plus secrets.
Doux embarras ! émotion charmante !
Ses yeux baissés avec timidité
Se sontcouverts d'une langueur touchante ,
Sonjeune sein se soulève agité ;
Ce trouble heureux la rend plus séduisante ,
Et la pudeur embellit la beauté.
Environné de la troupe folâtre ,
Et sur le marbre essayant le ciseau ,
De tant d'objets Praxitelle idolâtre ,
Reste enivré de ce brillant tableau .
Avidement son regard s'y promène.
Dieux ! quels trésors à ses yeux sont offerts !
Il les compare , et sa vue incertaine
Glisse en courant sur mille appas divers.
Ainsi Zéphire , époux léger de Flore ,
Dans nos jardins contemple avec amour
Le doux émail des filles de l'aurore ,
Dont le bouton rougit aux feux du jour.
Chaque rivale et l'attire et l'appelle
Par son éclat et sa suave odeur ;
Mais sans choisir , cet amant infidèle
Vole incertain de l'une à l'autre fleur ,
Voltige encore , et la rose nouvelle
Ases regards est toujours la plus belle.
F. DE PUSSY.
LES PLAINTES
DE MIRTHE .
ÉLÉGIE EN VERS LIBRES.
DIEUX protecteurs de nos bocages ,
Tendres Sylvains , faunes audacieux,
DECEMBRE 1811 . 581
Qai dans vos téméraires feux
Craignez encor de paraitre volages ,
Ecoutez et plaignez les douleurs de Mirthé !
Et toi qu'une nymphe rebelle
Trouva toujours amant fidèle ,
Partage les transports de mon coeur irrité ,
Pan ! exhauce les voeux d'une amante trahie .
Syrinx qui de toi fut chérie ,
Sous ses roseaux gémit de mes malheurs ,
Et son murmure est l'écho de mes pleurs .
Auprès de cette nymphe aimable
Hylas venait m'attendre et devançait le jour;
< Tu vois , me disait-il , le destin déplorable
> De quiconque refuse un tribut à l'amour ?
› Aime , chère Mirthé , le berger qui t'adore .
1
> En ces tristes roseaux je veux être changé ,
> Si jamais de tes fers tu me vois dégagé.
› Va , la divinité que tout Cithère honore ,
> M'offrirait vainement ses charmes et son coeur ,
> Le tien , chère Mirthé , suffit à mon bonheur......
Et l'ingrat me trompait ! et sa bouche infidèle , !
Offrait les mêmes voeux , fesait même sermment
Achaque bergère nouvelle !
Punis , punis ses désirs inconstans ,
Toi qui me fis aimer d'un sentiment si tendre ;
Que son coeur soit en proie à mes affreux tourmens ,
Amour ! ah ! tu le sais , j'ai voulu me défendre
Contre tes charmes séduisans ;
La crainte arrêtait dans mon ame
L'effetde tes traits dangereux ,
Je désirais et repoussais ta flamme ,
Je voulais à mon gré modifier tes feux..
Hé quoi ! ma sage prévoyance
A-t-elle excité ton courroux ?
De ma raison tu t'es montré jaloux ,
Et docile à ton joug , j'éprouve ta vengeance ?
Pourquoi , des bergers du hameau ,
Qui sous ton nom viennent me rendre hommage ,
Ne m'offrais- tu dans le plus beau
Qu'un amant perfide et volage ?
Les talens de Mirtil , les vertus de Lycas ,
Eussent excusé ma faiblesse ;
582 MERCURE DE FRANCE ,
Depuis long-tems objetdeleur tendresse ,
Aleurs yeux enchantés j'ai toujours mille appas ;
Mais en aimant un d'eux j'eusse été trop heureuse.
Rendre ma destinée affreuse ,
Dien cruel , est un de tes jeux ;
Tu fis naitre et trahir mes voeux !
Quelle est ta fatale puissance ?
Les Dieux , au jour de ma naissance ,
T'armèrent-ils du trait mortel
Qui devait m'immoler aux pieds de ton autel ?
Ehbien ! regarde ta victime
Parée encor des fleurs qu'elle reçut d'Hylas.
Aimerplus quetoi-même , hélas ! fut tout moncrime ,
Mes rivales du moins ne le commettront pas.
En expirant je les verrai sourire
Et préparer le même sort
Ace berger trompeur qui seul hâte ma mort.....
Mais le calme succède à l'amoureux délire ;
Dans mes yeux affaiblis je sens sécher les pleurs ;
Quelle main bienfaisante adoucit mes douleurs ?
Ah! je te reconnais , tendre mélancolie ,
Qui soupire des maux qu'elle ne peut guérir ;
La sensibilité , ta compagne chérie ,
Dans mon coeur agité saura te retenir.
O vous que j'implorais dans mon malheur extrême ,
Dieux vengeurs ! n'exaucez que mon dernier désir.
Qu'Hylas plus vertueux abjure de lui-même
Cet art si dangereux de plaire et de trahir ;
Qu'il soit de nos hameaux l'amour et le modèle ,
S'il est coupable encor , tardez à le punir.
La vengeance ne plaît qu'à l'amante cruelle ,
Je puis ne plus aimer , mais je ne puis haïr.
Par Mme DE MONTANCLOS.
LENNUI . (*)
Il est unmal qui nous consume
En tous les lieux , en tous les tems :
Il remplit l'ame d'amertume ,
Le coeur de tristes sentimens .
(*) Voyez à la fin du No la musique gravée.
DECEMBRE 1817 . 583
Tourment du bonheur qu'il altère ,
Du froid dégoût toujours suivi ,
Par son nom seul il désespère ;
Faut- il le dire ? c'est l'Ennui .
Dès l'instant de notre naissance
Dans le repos il nous surprend :
Il se mêle aux jeux de l'enfance ,
Aux travaux de l'adolescent ;
Des passions il fuit l'orage ,
Mais il revient sécrètement :
Même dans plus d'un bon ménage ,
11 s'insinue adroitement.
De la femme , sage ou coquette ,
Sans cesse il trouble la raison :
L'une le trouve à sa toilette ,
L'autre le voit dans sa maison.
Il ouvre leur coeur aux surprises
Plus que l'Amour son ennemi ; ...
Ah! que de fautes , de sottises ,
N'ont été faites que par lui !
En secret il nous accompagne :
Tel , qu'il accablait de soucis ,
Croit le laisser à la campague
Et le retrouve dans Paris .
On pourrait braver son audace ,
Il craint les arts , les jeux , l'esprit ;
En tous lieux le travail le chasse ,
Mais l'opulence le nourrit.
Le traître arrive sans obstacles
Dans mille salons chaque soir :
Pourtant il se montre aux spectacles
Etquelquefois dans le boudoir.
Au concert , dès la symphonie ,
Chacun le voit , chacun l'entend ....
Jusque dans notre académie
Il vient s'asseoir insolemment.
Bizarre dans son assurance ,
D'un mot , d'un rien, il est troublé..
584 MERCURE DE FRANCE ,
Eloigné par la médisance ,
Par l'éloge il est rappelé :
Tantôt à l'étude il nous livre ,
Tantôt au découragement :
Pour l'éviter l'un fait un livre ,
L'autre le trouve en le lisant.
Il aime enfin tout ce qui brille ;
L'infortuné ne le voit pas .
Il vient au diner de famille ;
Mais il préfère un grand repas .
Quand sur lui le plaisir l'emporte ,
Il s'épouvante et fuit chacun ;
Mais quand on le croit à la porte ,
Il rentre avec un importun.
Vous dont il trouble l'existence ,
Comme moi sachez l'éviter.
Plus onlui donne d'importance ,
Et plus il est à redouter .
A l'instant , dans mon doux asile ,
Le perfide s'était glissé :
Mais plus que lui je suis habile ,
Enm'enmoquant je l'ai chassé.
Mme la Comtesse de S.
ÉNIGME .
C'EST sans le moindre bruit queje me fais connaître :
On ne me voit pas ; mais mon être
Est en ton pouvoir tellement
Que tu n'as qu'à parler pour me mettre au néant.
Les lieux les plus déserts sont les lieux que j'habite
Depréférence à tout. Si l'indiscret m'évite ,
Le sage de moi fait grand cas ;
Et pour se tirer d'embarras ,
Le sot de moi peut faire usage ;
1
C'est toujours pour son avantage
Que je suis là . Qui veut m'obtenir au palais ,
Me réclame toujours et ne me faitjamais .
)
S........
DECEMBRE 1811 . 585
LOGOGRIPHE .
Pour l'infortune je suis née;
Lecteur , apprends ma destinée :
Onme voit toujours dans les pleurs ,
Dans le chagrin , dans les douleurs.
Si quand la tête m'est ravie ,
Je terminais aussi ma vie ,
Tranquille enfin et sans remords ,
Je descendrais parmi les morts :
Mais le ciel qui me persécute
Veutque j'existe après sa chute
Pour le malheur du genre humain ;
Alors comparable à Caïn ,
Comme lui perfide et traîtresse ,
Pauvres mortels , de votre espèce
Je deviens le cruel bourreau ,
Le destructeur et le fléau ,
Je ne respire que carnage ,
Et vos combats sont mon ouvrage.
V. B. ( d'Agen. )
CHARADE .
MON premier sert dans les tripots ;
Mon second se met sur le dos
D'un animal d'humeur mutine :
Dans la plus simple question ,
Parfois pour un qui , pour un non ,
Mon entier prend son origine ,
Le plus souvent sans rime , ni raison.
S........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Heure ( l' ) .
Celui du Logogriphe est Maire , où l'on trouve : rime, air, Rémi,
ire, mai , Emir, raie, Marie, mari, rame , are , mer , re, mi, mire ,
mare , aireet ame .
Celui de la Charade est Manequin.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
ANNALES DES VOYAGES , DE LA GÉOGRAPHIE ET DE L'HISTOIRE
, Ou Collection des Voyages nouveaux les plus
estimés traduits de toutes les langues européennes , etc.;
avec des cartes etdes planches gravées en taille-douce.
Ouvrage publié par M. MALTE-BRUN.
de la collection. Cahiers 46 et 47 (*) .
- Tom. XVI
IL y a long-tems que nous n'avons entretenu nos lecteurs
de ce recueil intéressant qui se continue avec le
mème succès , parce que l'éditeur le rédige avec lemême
soin , qu'il apporte un jugement sévère dans le choix des
articles et qu'il l'enrichit de mémoires neufs , curieux et
instructifs . Après nous avoir donné successivement des
notices historiques sur plusieurs voyageurs célèbres de
l'Asie , des détails topographiques sur des contrées et
des villes peu connues , des descriptions de moeurs pleines
d'intérêt , il nous entretient , dans les deux derniers numéros
, d'un voyage dans le Saterland, l'un des cantons
du département de l'Ems- Supérieur , d'une notice sur
les îles de Juan-Fernandès et de Massa-Fuero, d'une
suite de lettres sur la Galitzie , que nous appelons vulgairement
la Gallicie, et d'un mémoire sur le mouvement
elliptique des comètes , objet d'un intérêt présent ,
et digne de fixer l'attention des savans ; mais un morceau
plus piquant peut-être que ceux-ci, c'est un tableau
(*) Chaque mois , depuis le rer septembre 1807, il paraît un cahier
de cet ouvrage, de 128 ou 144 pages in-8º , accompagné d'une estampe
ou d'une Carte géographique , quelquefois coloriée .
Le prix de l'abonnement pour la quatrième souscription est de
27fr . pour Paris , pour 12 cahiers. Pour les départemens , le prix
est de 33 fr . pour 12 cahiers , rendus francs de port par la poste.
L'argent et la lettre d'avis doivent être affranchis et adressés à
Fr. Buisson , libraire- éditeur , rue Gilles- Coeur , nº 10 , à Paris.
MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1811. 587
civil et moral des Araucans , nation indépendante du
Chili...
Les Araucans sont déjà célèbres dans les fastes de la
littérature : leur amour pour l'indépendance , le courage
intrépide avec lequel ils ont défendu leur liberté , a fourni
au célèbre poëte espagnol dom Alonzo d'Ercilla le sujet
d'une épopée . Il est vrai que le poëme est d'un goût presque
aussi sauvage que les héros qu'on y célèbre , mais il
n'en passe pas moins aux yeux des Espagnols pour un
chef-d'oeuvre digne de rivaliser avec ceux d'Homère et
de Virgile .
Les Araucans habitent cette belle partie méridionale
du Chili située entre les rivières de Valdivia et de Biobio ;
quoique conquis plusieurs fois par les Espagnols , ils
ont conservé encore une grande partie de leur liberté ,
et les vainqueurs nomment la contrée qu'ils occupent
estado indomito . Dom Alonzo d'Ercilla n'est pas le seul
qui ait chanté leurs exploits ; ils ont été célébrés également
par plusieurs poëtes espagnols dont les chefs-
-d'oeuvre ne sont pas aussi connus que celui de dom
Ercilla .
Quoique les Araucans ne soient guères au-dessus de
la taille des autres hommes de l'Amérique , ils sont cependant
plus robustes , plus fiers , plus disposés à la
guerre. Leur teint est moins cuivré , moins foncé que
celui des autres Américains ; on trouve même , dans
quelques cantons , des familles dont les cheveux sont ou
bruns ou blonds , comme ceux des Européens . Ils ont
peu de barbe , et sont fort loin de regarder cet ornement
comme une marque de grandeur et de supériorité .
L'axiôme , du côté de la barbe est la toutepuissance , serait
sifflé chez eux ; ils l'arrachent avec le plus grand soin et
ne souffrent rien de semblable sur toute l'habitude de leur
corps ; mais les cheveux sont pour eux l'objet d'une prédilection
particulière. Un Araucan tondu , se regarderait
comme déshonoré ; la perruque est là sans aucune considération
; un barbier y mourrait de faim , mais un
coiffeur y ferait fortune. Les femmes sont pour la plupart
jolies . L'historien espagnol qui nous fournit ces détails
assure qu'elles n'éprouvent les infirmités de la
588 MERCURE DE FRANCE ,
vieillesse que dans un âge très-avancé , qu'elles n'ontdes
cheveux gris qu'à soixante-dix ans , et des rides qu'à
quatre-vingt. En France , nos beautés sont presque
fanées à trente ans , et sans le secours de l'eau de Ninon
de l'Enclos , elles auraient des rides à trente-six.
Les Araucans se distinguent par les qualités morales
les plus précieuses : ils sont généreux , hospitaliers , humains
envers les vaincus et reconnaissans , ( notez bien
ce point ; ) mais comme il faut que le mal soit toujours
à côté du bien , ils sont paresseux, hautains , et d'unedévotion
particulière aux autels de Bacchus . Notre auteur
espagnol prétend que si jamais les arts européens s'introduisaient
chez eux , ils auraient bientôt leurs Montesquieu
, leurs Corneille , leurs Phidias et leurs Raphaël .
Tandis que tous les peuples de l'Amérique ont une
préférence marquée pour les habits larges , les Araucans,
semblables en ce point à nos anciens Gaulois , préfèrent
les habits étroits et serrés comme plus commodes , plus
lestes , plus propres aux exercices du corps et de la
guerre. Leur tête est presque toujours nue ; ils l'entourent
seulement d'une bandelette assez large , en forme
de diadême. Les grands seuls ont des chaussures , les
petits vont pieds nus .
Les femmes , comme par-tout ailleurs , s'occupent
beaucoup de leur toilette. Elles se chargent la tête de
pierreries , les oreilles de larges boucles , les doigts de
bagues , les bras et le col de tous les ornemens que
peut inventer l'imagination vive , active et bizarre d'une
femme jeune et coquette.
Les lois austères du christianisme ne sont pointencore
parvenues chez les Araucans ; ils entretiennent autant
de femmes qu'ils en peuvent nourrir , et leur donnent à
chacune leur maison séparée ; mais ce luxe ne les ruine
pas . La petite maison n'est qu'une hutte , et l'ameublement
se réduit aux objets de première nécessité.
Le gouvernement des Araucans est aristocratique. Ils
ont trois ordres de magistratures qui se réunissent dans
les grandes occasions et décident des intérêts de l'Etat
en assemblée générale. Les dignités sont héréditaires et
transmissibles de mâle en mâle ; car les Araucans ont
DECEMBRE 1811 . 589
{
!
aussi leur loi salique. Comme ils ne savent pas même
lire , ils ont fort peu d'officiers de justice , et les procès
ne sont jamais surchargés de pièces d'écriture ; mais ils
ont des avocats , et notre auteur espagnol assure qu'ils
font grand cas de l'éloquence et de la rhétorique. Je ne
sais si le discours du cacique Colocolo , rapporté par
domErcilla, est réel ou inventé à plaisir ; mais si Colocolo
l'a réellement prononcé , il s'ensuit qu'on peut être fort
grand orateur sans avoir étudié les institutions de Quintilien
, et le traité des études de notre sage Rollin . Leur
code pénal est fort sévère sur quelques points , et fort
indulgent sur d'autres . Un mari peut tuer sa femme , un
père ses enfans sans que qui que ce soit y trouve à
redire ; mais une femme qui manque de fidélité à son
époux est impitoyablement mise à mort. On traite aussi
fort mal les sorciers , quand ils emploient leur savoir à
nuire à leurs voisins. Un sorcier est ou brûlé à petit feu ,
•ou tué à coup de flècles . La sainte inquisition ne ferait
pas mieux. Les autres délits sont punis par la peine du
talion. Oculum pro oculo , dentem pro dente .
,
Les Araucans n'entretiennent point d'armée sur pied ;
mais dès que le grand conseil a pris la résolution de
faire la guerre , on procède au choix d'un généralissime
. Ce chef militaire se nomme Toqui; il reçoit du
conseil la hache de pierre et le serment de fidélité . Son
autorité est absolue ; il ordonne les enrólemens , fixe
les contingens , et distribue les grades. L'armée des
Araucans est de cinq à six mille hommes. Elle est composée
de cavalerie et d'infanterie. La cavalerie est trèsbonne
; car les Araucans ayant senti les avantages de
cette sorte d'arme dans leurs combats avecles Espagnols ,
parvinrent à se procurer de bonnes races de chevaux ,
les élevèrent avec soin , et s'exercèrent eux-mêmes au
manége , de sorte que dix-sept ans après leurs premières
défaites , ils furent en état d'opposer aux Espagnols des
escadrons aussi bien dressés que les leurs .
Les armes des Araucans sont la lance , l'épée et la
massue. Jusqu'à présent il n'ont pu parvenir à se procurer
de la poudre. Si l'on en croit une vieille tradition
fort accréditée parmi les Espagnols, la première fois que
590 MERCURE DE FRANCE ;
les Araucans virent des nègres au service des Espagnols;
ils s'imaginèrent que c'était avec leur peau noire et ténébreuse
qu'on faisait de la poudre ; ils en firent un prisonnier
, le tuèrent , le réduisirent en charbon et le
pilèrent. Le peu de succès de cette expérience les ayant
détrompés , ils renoncèrent au plaisir de brûler et de
piler des nègres. Rien n'égale le courage et l'intrépidité
des Araucans . Dès que le signal de la bataille est donné ,
ils s'élancent sur l'ennemi en poussantdes cris effroyables
et bravent tous les dangers ; au moment même où l'artillerie
ravage leurs rangs , ils font tous leurs efforts pour
pénétrer dans le centre de l'armée ennemie . Ils savent
que les premières lignes sont exposées à une mort certaine
, et cependant ils se disputent la gloire de s'y placer.
Les premiers bataillons tombent ; ils sont aussitôt
remplacés par d'autres , jusqu'à ce qu'ils puissent joindre
l'ennemi et combattre corps à corps .
Les dépouilles du vaincu appartiennent à celui qui
s'en empare. Les prisonniers de guerre sont esclaves ,
jusqu'à ce qu'ils soient rachetés ; mais ils arrive quelquefois
qu'on choisit un de ces malheureux pour l'immoler
aux mânes des guerriers morts aux champs de l'honneur.
Le sacrifice est affreux. On amène la victime sur un
cheval sans oreilles et sans queue ; on lui fait creuser
une fosse , on prononce des imprécations sur sa tête et
sur les guerriers les plus célèbres de son pays , on lui
fracasse le crâne d'un coup de massue , on lui arrache le
coeur , le Toqui et tous les officiers de l'armée le sucent ;
les soldats creusent ses os pour en faire des flûtes , portent
sa tête sur une pique , et célèbrent leur victoire par
des hurlemens barbares . Si le crâne du malheureux prisonnier
n'est pas entièrement brisé , on en fait une coupe
où l'on boit dans les grandes solennités . Telles étaient ,
il y a deux mille ans , les moeurs des nations européennes
aujourd'hui si délicates et si polies .
Les Araucans reconnaissent un grand esprit qui gouverne
le monde et qu'ils appellent le grand-toqui ; ils lui
donnent des ministres inférieurs qui sont chargés de
régler les petits détails d'administration , tels que les
saisons , les vents , les tempêtes , la pluie et le beau
DECEMBRE 1811 : 591
tems . Ils admettent aussi un mauvais génie qui se fait
un plaisir malin de troubler l'ordre et de molester le
grand- toqui ; ils l'appellent le Guecubu , c'est notre
Satan sous un autre nom . Leurs dieux inférieurs sont
mâles et femelles ; mais les femelles sont toujours vierges
, car la génération n'a pas lieu dans le monde intellectuel
. Idée raffinée , s'écrie notre écrivain espagnol ,
et qu'on n'attendrait pas d'une nation sauvage .
J'en demande pardon à sa seigneurie , mais cette idée
me paraît plus inconséquente que raffinée ; car , si la
reproduction n'a pas lieu dans le monde intellectuel , à
quoi bon la différence des sexes ? Il y aurait bien plus
de raffinement à faire tous les dieux comme les fourmis
et les abeilles , du genre neutre .
Les Araucans n'entretiennent ni temples , ni prêtres .
Ils supposent que la divinité n'a besoin d'ètre appaisée
que quand on l'a offensée. Ils lui font peu de prières , et
le seul sacrifice qu'ils lui accordent , est la fumée de
quelques feuilles de tabac qu'ils regardent comme un
parfum très - agréable , même pour des nez célestes . Dans
leurs affaires importantes , ils consultent des devins , des
sorciers ou charlatans qu'ils appellent Dugols , parleurs ;
parce que dans tout pays la parole est le premier des
charlatanismes . Ils croient aux revenans , aux enchanteurs
, aux esprits follets , et même aux loups-garous .
Ils sont d'accord sur l'immortalité de l'ame , mais divisés
d'opinion sur sa destinée . Va-t-elle en enfer, en paradis ,
en purgatoire ? Les mauvaises ames sont-elles grillées ,
fustigées par des furies ou des démons ? les bonnes
reçoivent-elles des récompenses dignes de leurs vertus ?
c'est ce que les plus habiles théologiens du lieu n'oseraient
décider . Quelques philosophes prétendent que
toutes les ames se reposent indistinctement , et que les
actions de ce bas monde sont de trop peu d'importance
pour que le grand-toqui s'en occupe. Dans ce cas , à
quoi bon faire des ames immortelles ?
On garde parmi eux le souvenir d'un grand déluge
qui détruisit le genre humain presque tout entier . Le
peu d'hommes qui se sauva vécut sur une île flottante
qui fournit à leurs premiers besoins . Cette tradition paraît
592 MERCURE DE FRANCE ,
n'avoir rien de commun avec celle du déluge de Noé.
Les Araucans attribuent ce grand événement à des tremblemens
de terre et à l'éruption des volcans : idée plus
naturelle que celle d'un déluge occasionné par l'effet de
pluies longues et violentes .
L'auteur espagnol entre dans beaucoup d'autres détails
sur l'industrie , les sciences , les arts et l'esprit des
Araucans . Tous ces détails sont curieux et instructifs ,
mais sont- ils toujours bien avérés ? J'ai de la peine à croire
que les Araucans aient porté les connaissances astronomiques
assez loin pour diviser leur année avec autant de
justesse et de précision qu'on le suppose . L'année , dit-on ,
est divisée en douze mois de trente jours chacun, comme
celle des Egyptiens et des Persans ; on y ajoute cinq
jours pour en compléter le cours. Les mois avaient d'abord
été réglés sur la période lunaire ; mais elle a été
réformée par des observateurs plus exacts , et se règle
maintenant sur le cours du soleil. Les étoiles sont partagées
en constellations qui prennent leur nom du nombre
des étoiles qui les composent. Ainsi les pléiades sont
appelées consublas , c'est-à-dire , constellations de six
étoiles . Ils savent aussi distinguer les planètes , étudier
leurs cours , et discerner la différence de leurs mouvemens
; il n'est pas jusqu'aux comètes qui n'aient été
l'objet de leurs méditations , et mon auteur m'assuré
qu'ils professent à leur égard la même doctrine qu'Aristote
, et qu'ils les regardent comme des exhalaisons célestes
qui s'enflamment dans les régions supérieures des
airs .
J'avoue que tout cela me paraît un peu fort pour des
peuples barbares qui ne savent ni lire , ni écrire, et dont
tout le système arithmétique se règle sur les doigts de la
main. Les Chinois , qui depuis tant de siècles possèdent
des philosophes et des lettrés , n'ont pu parvenir encore
à composer un calendrier exact , et les Araucans , étran
gers à tous les bienfaits de la civilisation , auraient un
système astronomique aussi parfait que les Européens !
Il faudrait pour le croire une dose de foi que le ciel
ne m'a pas encore départie. SALGUES.
DECEMBRE 1811 . 593
de Sophil A
SEINE
CHOIX DES LETTRES DE MIRABEAU A SOPHIE . Quatre vol
in- 18 , ornés des portraits de Mirabeau et de
-Prix , 5 fr . , et 6 fr. franc de port.-A Dans chez
L. Duprat-Duverger , rue des Grands-Augustins , nº 21
La publication des Lettres originales , en 1793, no
pouvait ajouter beaucoup à l'éclat qu'avaient fait , quinze
ans -auparavant , la liaison de Mirabeau avec Mma de
Monnier , et les suites de cette liaison. Il est donc perm
de douter que ce soit par un sentiment des bienséances ,
dégagé de tout autre intérêt , qu'alors et depuis , des
censeurs chagrins ont blamé la publicité donnée à ces
mêmes lettres , comme une indiscrétion coupable et un
tort grave fait aux familles respectables qui y sont nommées
. On pourrait d'ailleurs faire observer qu'en cette
circonstance , personne n'eut véritablement à se plaindre
d'un abus de confiance ou d'une violation de dépôt .
Tout le monde sait par quelle suite d'événemens aussi
extraordinaires qu'impossibles à prévoir , les manuscrits
originaux passèrent entre les mains du premier éditeur .
Celui qui pouvait en être regardé comme le véritable
propriétaire , était un lieutenant de police qui , par une
singulière condescendance , s'était fait l'intermédiaire
de la correspondance des deux amans emprisonnés : et
certes , à l'époque où les lettres parurent , ce n'était pas
le desservir ni accuser son ministère , que de montrer
qu'il en avait su quelquefois tempérer la rigueur par des
actes de bienveillance. Ce fut une infidélité plus condamnable
qui livra au public le premier recueil connu
des lettres de Mme de Sévigné , que sa famille se refusait
opiniâtrement à laisser imprimer . Cependant peu de
monde le sait , et personne n'y pense ; on jouit du larcin
, sans se mettre en peine si un éditeur plus avide
peut- être , que sensible au mérite de ces lettres , a eu le
droit d'en faire imprimer en Hollande une copie frauduleuse
et tronquée. Dieu lui fasse paix ! que la terre lui
soit légère ! comme disaient les anciens ; et s'il se trouve
de nos jours , quelque trésor pareil entre les mains de
Pp
!
594 MERCURE DE FRANCE ,
DE
LA
SER
!
possesseurs exclusifs , puissent leur être appliquées les
lois relatives à la propriété des mines , où les gouvernemens
interviennent comme co-propriétaires !
Quelques-uns de nos lecteurs connaissaient déjà le
jugement que Laharpe a porté , dans ce même journal ,
des lettres originales de Mirabeau , à l'époque où elies
parurent. Ceux qui avaient pu l'oublier , l'auront retrouvé
avec plaisir dans les mélanges inédits de cet
habile critique (1) , publiés l'année dernière par un
homme qui joint lui-même à une critique très-saine
beaucoup d'esprit et de goût. Il est vrai que pour quelques
personnes , il faut distinguer dans Laharpe deux
hommes , le vieil homme et le nouveau , le rédacteur du
Mercure et le rédacteur du Mémorial , le philosophe
enfin et le converti. De cette distinction , résulte une
autre distinction entre ses jugemens littéraires de telle
époque et ceux de telle autre. On est presque convenu
de tirer une ligne de démarcation entre tout ce qu'il a
écrit jusqu'à telle année , et tout ce qu'il a écrit depuis
lors jusqu'à sa nort ; et par un bizarre renversement des
idées communes , c'est l'âge mûr , l'âge de la raison et
du talent , qui aurait été pour lui l'âge de la déraison
et de l'affaiblissement des organes. Il suffit alors , pour
réfuter ses opinions d'un certain tems , de dire que depuis
il aurait pensé ou écrit différemment. Ce même
homme aheureusement pour sa gloire élevé un monument
littéraire dans lequel on pourra trouver à reprendre
quelques défauts de proportions et d'ensemble , mais où
il a déposé des opinions fixes qui feront toujours autorité.
Quant à moi qui tiens toujours pour bon et trèsbon
l'article du Mercure de 1792 , je ne hasarde qu'avec
une extrême défiance quelques réflexions sur un sujet
traité par une plume aussi habile et aussi exercée.
Un écrivain qui , jeune encore , s'annonce avec de
grands talens est déjà certain d'attirer sur lui l'attention
publique et d'éveiller la critique littéraire ; mais que des
passions fougueuses et une ame forte viennent à révéler
(1) Mélanges inédits de littérature de J. F. de Laharpe , recueillis
par J. B. Salgues. Paris , Chaumerot.
DECEMBRE 1811 . 595
en lui unde ces hommes extraordinaires , qui passent la
portée de nos vices et de nos vertus ; qu'à peu de tems
de là , éclate une de ces révolutions qui bouleversent
tout un ordre de choses , et froissent les plus grands
intérêts ; que cet homme s'en déclare le chef : il ne sera
plus possible désormais de séparer en lui l'écrivain de
Thomme d'Etat ; et sa réputation littéraire et politique ,
déprimée ridiculement par un parti , exaltée peut- être
avec excès par l'autre , deviendra pour la postérité
un de ces problêmes qu'il faut lui laisser à résoudre .
L'homme de la révolution est encore trop près de
nous , pour que l'écrivain puisse être jugé sans passion
et avec impartialité . Nous voyons tous les jours tant
de réputations littéraires plus solides , et qu'on met en
question ! A l'époque où parurent les Lettres de Mirabeau
à Mme de Monnier , tout contribuait à répandre
sur lui le plus vif intérêt. Une mort prématurée , le
souvenir de ses travaux législatifs , les craintes de
l'avenir , le mal présent dont on le croyait seul capable
d'arrêter les progrès , une foule d'autres circonstances
ajoutaient aux regrets de sa perte etrendaientles particularités
de sa vie plus précieuses . La curiosité fut générale ;
ami ou ennemi , tout s'empressait de lire ces lettres pour
y trouver , les uns , de nouveaux motifs d'admiration ,
les autres , de nouveaux sujets de dénigrement . L'espoir
de ceux-ci pouvait n'être pas sans fondement ; on a vu
tant de ces lettres écrites dans l'intimité d'une correspondance
familière qui , devenues publiques par l'impression ,
ont été plutôt des monumens à la honte qu'à l'honneur
de ceux qui les avaient écrites! on fut généralement
obligé de convenir qu'il n'en était pas de même de
celles -ci . Aux yeux les plus sévères et les plus prévenus ,
Mirabeau peut paraître coupable , mais jamais vil. Il est
difficile de refuser son admiration à cette fermeté d'ame
que rien ne peut abattre , ni le malheur , ni le sentiment
de l'injustice victorieuse et toute puissante. Je ne puis
convenir toutefois avec M. de Laharpe que ces lettres ,
comme ouvrage de sentiment , soient comparables aux
plus belles de la Nouvelle Héloïse . En cherchant à m'expliquer
pourquoi elles m'attachent plus qu'elles ne m'at-
Ppa
596 MERCURE DE FRANCE ,
tendrissent , je serais tenté d'en attribuer la cause à cette
même fermeté d'ame que j'y admirais tout-à-l'heure .
C'est, comme on l'a dit , un grand et beau spectacle que
celui d'un homme aux prises avec l'adversité ; mais ce
spectacle étonne plus qu'il ne touche. Tant qu'il y a
lutte , il y a espoir ; c'est le malheur sans espérance qui
émeut et arrache des larmes . Les pages en petit nombre
où la douleur de Mirabeau est vraiment éloquente et
parle le plus au coeur , sont celles où son courage semble
l'abandonner , où pensant à quitter la vie , il lègue à sa
maîtresse et à son enfant ce portrait, ces bagues , ces
cheveux , précieuses bagatelles et seules marques de
souvenir qu'il lui soit permis de donner. Alors , mais
alors seulement , il s'élève à ce haut degré d'intérêt qui
anime les pages de Rousseau . Par-tout ailleurs , c'est le
sentiment de l'oppression qui paraît guider sa plume;
c'est moins le cri de la douleur que celui de la vengeance .
Dans les fers , il intimide ses ennemis . Il y a plus ,
comme amant , on ne peut pas dire que Mirabeau soit
malheureux . Il aime , il est aimé; il est sûr du coeur de
sa maîtresse . Il a l'espoir d'être bientôt rejoint à elle.
Faut- il s'étonner qu'il conserve cette liberté d'esprit qui
lui permet de traduire et Boccace et Tibulle , et les baisers
de Jean second , et de se livrer à un grand ouvrage
sur les prisons d'état? Aussi sent-il lui-même qu'il peut y
avoir de plus grandes infortunes en amour. On le voit
bien dans cette question qu'il propose à Sophie : Quel
est le moment où Orosmane est le plus malheureux :
est-ce celui où il se croit trahi par sa maîtresse ? est-ce
celui où , après l'avoir poignardée , il reconnaît qu'elle
est innocente ? Question qu'il résout lui-même dans une
autre lettre , comme on devait l'attendre de sa manière
de concevoir et de sentir l'amour : c'est- à-dire , qu'il
trouve Orosmane plus malheureux quand il se croit
trahi , que lorsqu'il a poignardé Zaïre , parce qu'alors ,
dit- il , il sait bien qu'il n'a plus qu'à se tuer lui-même . Je
crois au surplus que sa lettre est du tems où cette question
assez singulière était débattue dans les journaux ,
comme devant une cour d'amour , par quelques beaux
esprits , et que c'est-là ce qui lui a donné l'idée de la traiter
DECEMBRE 1811 : 597
lui-même. C'est peut-être aussi sa manière de décider la
question qui lui a valu , dans un dictionnaire historique,
la qualification d'amant brutal. Rien dans les anecdotes
connues de sa vie , ni dans ses lettres , ne fonde cette
accusation de brutalité . On sent à la vérité que l'amour
platonique n'était point son fait. Trop souvent même il
se livre à des peintures plus libertines que voluptueuses ;
son expression n'est pas toujours assez chaste; il ne met
pas toujours un choix assez délicat dans les anecdotes
dont il égaie sa correspondance; enfin un grand nombre
de ces pages que Laharpe compare à celles de la Julie ,
rappellent bien plutôt l'auteur de l'Erotika Biblion
et du Libertin de qualité ; mais il n'y a pas là de quoi
appeler un homme amant brutal. Ce n'est pas un amant
sans délicatesse que celui qui revient sans cesse et avec
l'expression de laplus vive douleur sur les chagrins et les
persécutions qu'il a attirés à la femme qu'il aime . Cette
idée se reproduit en plus de vingt endroits de ses lettres .
J'insiste sur ce fait parce que dernièrement encore j'ai
vu reprocher à Mirabeau son indifférence sur les malheurs
dans lesquels il avait entraîné Mme de Monnier .
Si ses lettres ne sont pas des modèles de sentiment ,
elles n'en sont pas moins intéressantes par la variété des
sujets qu'il traite . Economie politique , littérature , physiologie
, éducation physique des enfans , rien ne lui
est étranger. Et c'est à vingt-huit ans , et dans des lettres
écrites avec la rapidité de la pensée , qu'il jette sur des
matières si diverses , des vues dont la profondeur étonne .
Presque tous les esprits d'un certain ordre , comme
les physionomies caractérisées , ont un trait principal et
saillant , une sorte de caricature. Ce qui semble distinguer
particulièrement l'esprit de Mirabeau , c'est la dialectique
; espèce d'arme qu'il sent plus qu'aucun autre à
sa main , dont il aime à faire usage , et qui , jointe aux
autres parties de l'orateur , devait lui faire donner plus
tard le surnom de Démosthènefrançais. On pense bien
que dans les lettres dont il s'agit , cette faculté doit être
souvent oisive ; il semble qu'il craigne de la perdre dans
le repos , et c'est avec une naïveté qui seule prouverait ,
s'il en était besoin , l'authenticité de ces lettres et l'aban
598 MERCURE DE FRANCE ,
don avec lequel elles étaient écrites , qu'il demande à sa
maîtresse qu'elle lui fasse ses objections , soit sur l'inoculation
, soit sur autre chose , se promettant bien de la
combattre , et comme appréhendant qu'elle ne se rende
trop tôt à son avis ; mais ce besoin d'escrime a peu d'occasion
de se satisfaire. Sophie ne pense et ne voit que
parGabriel.
Le caractère , qui décide avec tant d'autorité de nos
goûts et de nos opinions en littérature , dicte à Mirabeau
une grande partie de ses jugemens sur les écrivains du
dix-huitième siècle . On n'est pas étonné de son enthousiasme
pour Montesquieu , Buffon , Voltaire , et de lui
voir préférer Rousseau à tous . Son admiration pour lui
est un culte. Tantôt c'est son génie devant lequel il se
prosterne , tantôt c'est sa personne qu'il défend. « O So-
>> phie ! Sophie ! dit-il quelque part , où est ta raison ,
>> ton tact et ta justice ? Ily a des choses excellentes dans
>> Emile , dis- tu. Eh ! quoi donc n'y est pas excellent ?
> Ordonnance sublime , détails admirables , style ma-
>> gique , raison profonde .... Et tu compares un enfant
>> à un tel homme..... Qu'ai-je fait ? une mauvaise bro-
>> chure où se trouvent quelques vérités , des tableaux
>>fortement coloriés , peut- être , qui décèlent une ame
>> haute et noble , et du feu dans la tête ; mais encore
>> une fois , ce livre est détestable ; oui , Sophie , détes-
>> table ; c'est un tissu de lambeaux unis sans ordre ,
>>empreint de tous les défauts de l'âge où j'écrivais . Il
>>n'a ni plan , ni forme , ni correction , ni méthode......
>>Bon dieu ! quelle distance de là au génie mâle et pro-
>> fond , créateur et sublime de Rousseau ! O Sophie ,
>> Sophie! tu me fais honte de moi-même. » Ilya, се
me semble , dans ce langage de l'enthousiasme , dans
cettejustice rigoureuse exercée envers soi- mème, quelque
chose de noble et qui décèle une ame non commune. Il
n'appartient pas à tout le monde de s'emporter avec cette
véhémence contre un éloge auquel l'amour propre ,
n'ayant rien à craindre du ridicule , pouvait aisément se
laisser prendre ; le repousser avec cette franchise , c'est
presque s'en montrer digne. L'indiscrète admiration de
Sophie pour Gabriel , donne à celui-ci de fréquentes
1.
DECEMBRE 1811 . 599
,
occasions de la rappeler aux respect dû à nos grands
écrivains . « Point de ces phrases légères , Sophie ; en
>>> fait de science , comparer l'opinion et l'autorité de
>>>M. de Buffon à la mienne c'est comparer l'aigle au
>> moineau ...... Ne parlons jamais du génie qu'avec le
> respect que nous lui devons . » Je pourrais citer plusieurs
autres preuves de cette modestie vraie , qui ne
peut être qu'à l'usage des hommes supérieurs , puisqu'on
n'en peut tenir compte à la médiocrité .
Il ne faut pas s'étonner que ces lettres où il épanchait
son indignation contre ses persécuteurs , offre souvent
des traits d'une ironie mordante , et des sarcasmes amers .
UnM. de R.... alors gouverneur du château de Vincennes
, a le malheur de se trouver souvent sous ses
coups . C'est apparemment le même qu'il a signalé dans
son ouvrage sur les prisons d'état , et qui , offensé du ton
et des manières de son prisonnier , lui dit un jour :
Monsieur, sachez que je représente le Roi. Eh bien !
monsieur , lui repliqua Mirabeau , j'en suis fâché pour
leRoi , il est grotesquement représenté. Ses plaintes contre
son père ont trop souvent ce caractère d'amertume et de
causticité ; mais dans les accens de son plus profond
désespoir , la voix de la nature se fait encore entendre :
« Veux- tu , dit- il , que j'attende ma liberté de celui qui
>>me refuse mes plus pressans besoins ? Eh ! qui ne sait
» combien les méchans viventplus que les bons ?..... Ah !
>> quelle que soit sa cruauté , je neme familiariserai jamais
>>avec l'idée de n'attendre du repos que de la mort d'un
>> père ! >> Ce mot de repos , au surplus , ne paraît pas lui
offrir une idée bien nette. Il n'est peut-être pas sans intérêt
de voir comment le définissait cet homme dont la vie
jusqu'alors si agitée n'était que le prélude d'une vie bien
autrement agitée et tumultueuse. « Cependant , je sou-
>>pire après le repos que je regarde , après l'amour ,
>> comme le seul bien réel de la vie , qu'il est insensé de
>> sacrifier à l'amour de la gloire; mais ce repos passifoù
>> je suis engourdi m'est aussi insupportable que perni-
>>cieux ..... L'action m'épuise , le repos me tourmente ;
>> il semble que la nature ne me laisse que le choix de
>>de la fatigue ou de l'ennui . » A le voir soupirer ainsi
600 MERCURE DE FRANCE ,
après le repos , on peut croire qu'il se trompait sur la
nature de son ame , comme ilsetrompait sur la nature de
son talent , lorsqu'il ébauchait une tragédie. Quelques
vers de lui qu'il envoya à sa maîtresse , n'annoncent pas
que la langue poétique dût jamais être la sienne. Son
goût et ses études avaient une autre direction .
J'ai peut- être déjà trop cédé à l'envie de réunir et de
rapprocher quelques traits de caractère épars dans les
quatre volumes de lettres de Mirabeau . Je finis par celuici
qui pourra achever de faire connaître l'homme , et
donner de lui une idée bien contraire à celle que beaucoup
de gens ont pu s'en former. Qui ne croirait en
effet que né, comme il semblait l'être , pour les tourmentes
d'une révolution ou d'un état démocratique , il
eût fait une étude particulière de la finesse et de l'astuce
? Cependant cette opinion se trouve démentie par
ses lettres où il traite la finesse de vue courte qui aperçoit
et grossit les objets voisins , et ne voit qu'un nuage
dans l'éloignement; et si l'on voulait (ce qui pourra
paraître puéril ) , chercher dans les lettres écrites de
Vincennes l'explication des principes qui ont dirigé la
conduite politique de Mirabeau , ne pourrait- on pas dire
que ce fut en effet par l'audace plus que par l'intrigue
qu'il se trouva à la tête d'un parti , et contint les autres
jusqu'à sa mort ?
L'édition que nous annonçons des lettres de Mirabeau
, n'en offre qu'un choix. Il plaira plus que l'édition
originale à ceux qui ne cherchent dans ces lettres
que le langage de la passion et du sentiment. Ceux qui
n'y veulent voir que les lettres d'un homme d'esprit
devenu si intéressant à connaître , regretteront de n'y
pas trouver les lettres à son père , les mémoires aux ministres
pour sa défense , « chefs - d'oeuvre , dit Laharpe
>> qui réunissent à une dialectique victorieuse , une élégance
noble , sans jamais passer la mesure en rien. >>
LANDRIEUX.
DECEMBRE 1811 . 601
LITTÉRATURE ANCIENNE.
Aux Rédacteurs du Mercure de France.
au
MESSIEURS , j'ai toujours aimé la littérature ancienne ;
dans ma jeunesse je faisais mes délices de la lecture des
poëtes grecs et latins ; aujourd'hui , par un goût plus conforme
à mon âge , je me plais sur-tout à l'érudition que les
modernes , et sur-tout les Allemands , développent pour
nous faire mieux sentir , mieux apprécier leurs écrits. Je
ne suis cependant qu'un simple amateur , je quête par-tout
des lumières ; et depuis que le Mercure a réuni à son
domaine la littérature ancienne et étrangère , je suis un de
vos lecteurs les plus assidus . C'est en cette qualité , Messieurs
, que je vous demanderai compte à vous-même d'un
oubli que je ne puis vous pardonner. Depuis un an ,
moins , il paraît en Allemagne une nouvelle traduction en
vers de Tibulle , dont l'auteur est le célèbre M. Voss ;
depuis six mois que j'en suis instruit , j'en attends tous
les samedis l'annonce dans votre feuille : pourquoi n'at-
elle pas encore paru ? Vous me direz , peut-être , qu'une
traduction allemande d'un poëte latin ne peut être jugée
qu'en Allemagne , et que d'ailleurs la réputation de
M. Voss est faite en qualité de traducteur : vous me direz
que son extrême fidélité ... N'allez pas plus loin , Messieurs ,
car je conviens de tout ce que vous avancez , et de tout ce
que vous pourriez avancer encore : mais ce n'est pas sur la
traduction de M. Voss que je m'attendais à vous voir
exprimer votre sentiment; son mérite est de peu d'intérêt
pour les lecteurs à qui votre feuille est destinée : c'est sur
la préface de cette traduction , sur les notes qui l'accompagnent
, que je voudrais qu'on m'éclairât , et vous allez
voir , Messieurs , que la chose en vaut bien la peine .
Vous savez sans doute , aussi bien et mieux que moi , que
les érudits les plus profonds ont été fort embarrassés jusqu'à
ee jour sur plusieurs points qui regardent Tibulle . Les
simples littérateurs n'y regardent pas de si près : ils lisent
ordinairement les deux premiers livres de ce poëte aimable
; ils en sentent les beautés , le charme inexprimable ,
et cela leur suffit; ils sentent bien aussi en commençantle
troisième livre que le ton du poëte a changé , mais ils ne
cherchent point à s'en expliquer la cause; plus ils avancent
602 MERCURE DE FRANCE ,
dans ce livre , plus l'ennui les gagne; aussi est-il rare qu'ils
le finissent ; s'ils vont jusqu'au bout , c'est avec très-pen
d'attention ; ils n'entament guères le quatrième , et ne relisent
jamais que les deux premiers .
,
Mais cette conduite fort naturelle de la part du lecteur
qui ne veut que jouir , ne saurait convenir à celui qui veut
s'éclairer afin d'éclairer les autres . Ces lecteurs-là doivent
tout lire , et tout lire avec la plus grande attention ; aussi
leur arrive-t-il souvent de trouver des pierres d'achoppement
dans les chemins qui paraissaient le plus unis au
lecteur vulgaire. Ainsi le quatrième livre de Tibulle est
composé d'élégies plus courtes que les autres ; tantôt il
semble que le poëte y parle pour lui-même ; tantôt , et
plus souvent encore c'est un jeune homme nommé
Cerinthe , et une jeune femme nommée Sulpicie , qui
semblent s'adresser des billets doux, Tous ces billets sontils
de Tibulle ? De très-habiles gens le nient , et veulent
qu'ils aient été réellement écrits parune dame romaine de
La famille Sulpicia, et par un jeune Grec nommé Cerinthe.
Ces mêmes savans ne disputent point à Tibulle son troisième
livre ; mais ce livre a causé entre eux de longs débats
sur l'âge de son auteur En effet , tout ce que Tibulle dit
de lui-même dans les deux autres , tout ce qu'Ovide nous
apprend de lui et tous ses rapports avec Horace , prouvent
qu'il était à-peu-près du même âge que ce grand lyrique ,
et parconséquent de vingt ans plus jeune que l'auteur de
l'Art d'aimer. Ces preuves sont si évidentes que la plupart
des savans n'ont pu s'y refuser; et cependant Dacier et
d'autres , appuyés d'un passage de la cinquième élégie du
troisième livre , ont soutenu que Tibulle était né la même
année qu'Ovide , sans qu'on puisse leur en savoir mauvais
gré ; car ce passage est si formel , le poëte y indique si
précisément l'année de sa naissance , que pour en nier la
date il a fallu soutenir que le vers qui la contient est interpolé.
Telles sont , Messieurs , les difficultés que vous connaissiez
, sans doute , et que l'on peut résumer ainsi : Le
quatrième livre d'Elégies attribué à Tibulle est-il de lui on
de Sulpicia ? Tibulle était-il de l'âge d'Ovide ou de celui
d'Horace ? M. Voss répond dans sa préface et dans ses
notes à ces questions : voyons d'abord comment il a résolu
la dernière .
Vous devinez sûrement qu'un homme qui réunit ,comme
M. Voss , l'esprit et le talent poétique à la plus vaste éru
DECEMBRE 1811 . 603
dition, ne pouvait être de l'avis de ceux qui font Tibulle
contemporain d'Ovide ; mais , en adhérant au sentiment
opposé , en faisant valoir les preuves dont on l'appuye , il
ne se laisse pas amener aussi facilement à supprimer d'autorité
ce versde la cinquième Elégie du livre III , où lepoëte
dit qu'il est né l'année de la mort des consuls Hirtiuset
Pansa , date qui est aussi celle de la naissance d'Ovide .
Quoique ce vers se retrouve mot à mot dans Ovide , il me
semble que la réserve de M. Voss est louable ; car je n'aime
pas que l'on se permette légèrement de toucher aux écrits
des anciens ; et d'ailleurs , dit fort bien M. Voss , qu'aurez
vous gagné à supprimer ce vers? Le reste du passage subsiste
, l'Elégie , le livre entier subsiste , le poëte s'y montre
comme unjeune homme de vingt-ans , sans éclat et sans
fortune , recherchant en mariage une beauté sage , nommée
Neèra , fille de bourgeois aisés et honnêtes ; et parlant
enfin de suicide lorsqu'elle refuse de l'épouser. ( Lib . III ,
El. 3, 23. El. 2 , 11-24; 4 , 93. El . 1 , 23. El . 2 , 7. )
Qu'y a-t- il de commun entre un obscur adolescent , un
amoureux transi de cette espèce , et l'aimable , le brillant
Tibulle , chevalier romain , qui à vingt ans possédait encore
le riche patrimoine dont il parle dans sa première
Elégie ( v. 19 ) et dans ses félicitations à Messala , ou du
moins conservait , même après le partage des terres , une
médiocrité bien éloignée de l'indigence, et qui , loin de se
livrer à des amours si sérieux et si tragiques , avait à trente
ans Délie pour maîtresse , et riait le premier de ses infi
délités ?
Je ne suivrai pas M. Voss dans toutes les inductions par
lesquelles il commence à faire soupçonner que l'auteur du
troisième livre d'élégies attribué à Tibulle est un antre poëte
que Tibulle ; mais je crois que l'on sera bien aise de trouver
ici le parallèle qu'il établit entre la manière de ces deux
auteurs . L'amant de Neèra , dit-il , ne sait dire autre chose
quej'aime , on me rebute , je veux mourir. On ne trouve
point chez lui cette vivacité d'expression qui nous charme
dans Tibulle ; il ne lui échappe aucun trait de ce goût pour
la vie champêtre propreà l'amant de Délie et de Némésis ;
Tien chez lui ne retrace le plaisir que prenait Tibulle à
vivre au milien des laboureurs et des bergers , à célébrer
les fêtes des dieux rustiques , à rendre hommage aux antiques
lares dutoit paternel. Dans l'occasion même où l'amant
de Neèra avait le plus grand intérêt à lui peindre en
beau les plaisirs qui l'attendaient à la campagne après
ン
604 MERCURE DE FRANCE';
l'union qu'il lui proposait ( Elég. 3) , il ne sait que lui répéter
des lieux communs sur le mépris des richesses. En
unmot, plus vous suivrez et rapprocherez dans leurs élégies
l'amant de Délie et celui de Neèra , plus vous inclinerez à
penser qu'ils furent en effet deux personnages très-différens
l'un de l'autre , que le premier peut fort bien avoir été
du même âge qu'Horace , tandis que le second ne sera né ,
comme il le dit lui-même , que vingt ans plus tard .
Mais quel est donc , me direz-vous , Messieurs , ce poëte
inconnu qui sort tout-à-coup de l'obscurité pour s'approprier
le troisième livre de Tibulle ? M. Voss va vous le nommer,
ou plutôt il va se nommer lui-même , car il a signé ses ouvrages
, il n'a pas prétendu les décorer d'un nom célèbre ,
et ce n'est nullement sa faute si les commentateurs s'y sont
trompés si long-tems : lisez les derniers vers de sa seconde
élégie : il veut/absolument attendrir la cruelle Neèra , il lui
déclare qu'il se tuera si elle demeure inflexible ; il prescrit
la manière dont il devra être enseveli , et demande enfin
qu'on décore son tombeau de cette épitaphe :
Lygdamus hic situs est: dolor huic et cura Neæræ
Conjugis ereptæ , causa perirefuit.
« Ci -gît Lygdamus ; la douleur , le chagrin d'avoir perdu
Neèra , dont il voulait faire son épouse , ont été la causede
sa mort.n
Ceci est si clair , Messieurs , que je crains presque à présent
de voir l'étonnement de vos lecteurs se tourner en sens
contraire , et qu'ils ne demandent comment il a été pos
sible d'attribuer à Tibulle un livre d'élégies signé Lygdamus
? La chose est assez simple. D'abord nous n'avons que
des manuscrits très -modernes de Tibulle , et dans tous on
trouve sous son nom les élégies de Lygdamus : en second
lieu , avant de soupçonner l'intelligence ou la bonne-foi des
copistes , les interprêtes ont argumenté sur ce nom de Lygdamus
, et sur le nom de famille de Tibulle , et ils ont cra
en démontrer l'identité . Albius , disaient- ils , vient d'Albus ,
qui signifie blanc; le marbre Lygdinien était célèbre par
sa blancheur : donc Lygdamus est un nom emprunté sous
lequel se cachait Albius Tibulle . Il faut voir dans la préface
de M. Voss comment il réfute cette bizarre explication ,
fausse dans presque toutes ses parties . Je me contenterai
de rapporter ici une de ses raisons qui me paraît sans réplique.
Tibulle se nomme lui-même par son véritable nom
dans la troisième élégie de son premier livre (v. 55 ) , ea
DECEMBRE 1811 . 605
composant une épitaphe pour son tombeau; il se nomme
encore et de la même manière dans l'élégie neuvième de
ce même livre ( v. 83 ). Pourquoi aurait-il eu la fantaisie
de prendre ailleurs le nomde Lygdamus ? :
Ou je me trompe fort , Messieurs , où il résulte de tout
ceci que l'hypothèse de M. Voss lève toutes difficultés sur
l'âge de Tibulle ; et qu'elle l'absout d'avoir composé un
livre d'élégies qui, sans manquer d'un certain mérite , n'est
nullement digne de lui , puisqu'il endort souvent ses lecteurs;
et ce sont-là sûrement deux grands avantages . Il
est vrai que l'hypothèse crée ou du moins renouvelle
l'existence d'un poëte tout-à-fait inconnu , ce qui n'est pas
sans inconvénient pour les gens qui n'aiment point à multiplier
les êtres : mais enfin , si le troisième livre des élégies
de Tibulle n'est pas de Tibulle , encore faut-il bien , dirait
Bridoison , qu'il soit de quelqu'un , et autant vaut Lygdamus
qu'un autre. Or , il me semble que les notes dont
M. Voss a enrichi ses élégies ne laissent aucun doute sur
le premier point.A chaque pas il y dévoile le déclamateur,
l'imitateur , le poëse qui se bat les flancs ou cherche à
s'échauffer dellaaffllaaraurmed'un autre , tandis que les élégies
de Tibulle se distinguent au contraire par la vérité des
sentimens et par tous les charmes du plus heureux naturel.
Je l'avouerai donc de bonne foi , quoique juge incompétent
de ces matières : l'hypothèse de M. Voss me sourit ;
elle me séduit d'autant mieux qu'il l'avait déjà conçue il y
a vingt-cinq ans , qu'il a eu tout le tems de la mûrir , de la
discuter ; etqu'en la développant aujourd'hui il abandonne
avec candeur une autre opinion qu'il avait émise dans le
même tems sur un autre ouvrage de Tibulle : je n'attends
donc plus , Messieurs , que l'avis de vos savans collègues
ajouter au titre de mon Tibulle latin , comme M. Voss
Pa faitdans sa traduction allemande (1),le nomde Lygdamus
à celui du chantre de Délie et de Némésis .
Ce premier point ainsi réglé , j'en viendrai maintenant ,
Messieurs , si toutefois ma lettre ne vous paraît pas trop
longue , à la seconde hypothèse de M Voss , etje la traiterai
plus brièvement , carje crains qu'elle ne vous paraisse
pas aussi heureuse que la première . M. Voss , comme
nous venons de le voir , a ôté à Tibulle son troisième livre
(1) Cette traduction porte pour titre : Albius Tibullus und Lygdamus,
etc. Tibulle et Lygdamus , traduits et expliqués par J. H. Voss.
606 MERCURE DE FRANCE,
que personne ne lui disputait; il va lui rendre au contraire
le quatrième que des savans très-respectables ont voulu lui
enlever. Broukhuysen le premier, relevant une idée avancée
sans preuve par Gaspar Barthius , avait prétendu que les
courtes élégies , ou plutôt les épîtres en vers élégiaques ,
dont ce livre se compose , étaient l'ouvrage de cette Sulpicia
qui vivait sous Domitien , et dont il nous reste une
satire; mais Broukhuysen n'avait pas été plus fécond en
preuves que Barthius , et Vulpius démontra bientôt après
que cette supposition était en contradiction ouverte avec
da chronologie et l'histoire. Tibulle rentra donc en possession
de son quatrième livre , où personne d'ailleurs ne
lui conteste les deux dernières élégies , ni le panégyrique
de Messala , mais un savant allemand ne tarda pas à le
dépouiller une seconde fois de tout le reste : il iimmaagina
une Sulpicia contemporaine de Tibulle , à qui il attribua
un certain nombre de ces élégies ; il fit présent des autres
à quelques jeunes Romains de son tems , et de même que
M. Voss publie aujourd'hui sous le nom de Lygdamus le
troisième livre de Tibulle , M. Heyne (car quoiqueM. Voss
ne le nomme pas, il est impossible de le méconnaître ),
M. Heyne , dis -je , publia en 1798 le quatrième livre sous
le nom de Sulpicie et consorts , ( Sulpiciæ et aliorum.)
Je l'avouerai, MM. , jesuis fâché qu'un savant aussi illustre
que M. Heyne ait eu cette témérité , etj'en suis fâché par
deux raisons que vous approuverez sans doute; la première,
c'est que M. Voss a prouvé d'une manière invincible que
l'opinion de M. Heyne est insoutenable , attendu qu'il ne
peut y avoir eu de romaine du nom de Sulpicia qui se soit
illustrée par ses vers avant celle dont nous avons la satire
sur le bannissement des philosophes ; la seconde , c'est
que cette erreur de M. Heyne a porté M. Voss à le traiter
dans sa préface avec cette rigueur impolie qui choque peu
dans les savans en us , mais qui paraît toujours déplacée
⚫de la part de ceux qui écrivent en langues modernes . Cette
sévérité de M. Voss est d'autant moins excusable que l'hypothèse
qu'il veut substituer à celle de M. Heyne , n'est pas
å beaucoup près exempte de difficultés . Pour expliquer
comment il nous est parvenu sous le nom de Tibulle un
recueil de lettres et de billets où le poëte parle quelquefois ,
mais où Cérinthe et Sulpicia parlent plus souvent encore ,
il suppose que ce jeune Grec amoureux d'une riche patricienne
, n'osait , quoique riche lui-même , prétendre onvertement
à sa main; que Sulpicie l'encouragea ; que
DECEMBRE 1811 . 607
Tibulle leur servit d'intermédiaire , et que le mariage ayant
réussi , notre poëte s'amusa , sans doute après la noce , à
mettre en vers les billets doux des deux amans , et ses propres
lettres , dont le recueil forme ce quatrième livre sur
lequel on a tant disputé. M. Voss se sait fort bon gré de
cette hypothèse; elle est en effet ingénieuse , et lui a fourni
le canevas d'un assez joli petit roman. Mais d'abord il faut
pour la soutenir renverser entièrement l'ordre des épîtres
et des élégies qui en font la matière , et il est ensuite nécessaire
de donner à certains passages des épîtres de Sulpicia
une interprétation beaucoup plus favorable qu'on
n'avait pu l'imaginer jusqu'à présent. Dans la plupart de
ces passages M. Heyne lui-même n'avait encore trouvé
que le langage d'une coquette effrontée , M. Voss s'en indigne
et prétend ne voir dans ces mêmes passages que les
sentimens d'une noble vierge , qui ne rougit point de son
chaste ainour , et qui le publie sans crainte pour forcer ses
parens à le couronner. Voilà deux interprétations passablement
différentes ; elles appartiennent à deux illustres :
qui osera décider entre eux ?
Who shall decide , when doctors disagree?
comme disait l'illustre Pope. Ce ne sera sûrement pas moi,
Messieurs , car si je trouve que M. Voss a complétement
détruit l'hypothèse de M. Heyne , il me semble qu'il n'a pas
aussi solidement établi la sienne , et jusqu'ici le parti le
plus sage serait selon moi de suspendre son jugement. Cependant,
comme cette suspension devient pénible à la
longue , j'ai cru qu'il ne serait pas hors de propos de faire
connaître , par la voix de votre feuille , aux littérateurs
français qui n'entendent pas l'allemand , les opinions opposées
du poëte d'Heidelberg et du professeur de Goettingue .
Une nouvelle discussion peut répandre un nouveau jour
sur cette question encore assez obscure : elle peut sur-tout
engager M. Voss à nous donner plus tôt le nouveau texte de
Tibulle , qu'il a en quelque sorte promis de publier , et qui
peut- être suffira pour justifier son hypothèse. On sait que
souvent il ne s'agit que de remplacer un mot par un autre
pour changer le sens d'un passage , pour le rendre très-décent
de scandaleux qu'il était ; et tel peut être entre autres
le mot concubuisse dans le 16º vers de la première épître
de Sulpicie ..... Mais je ne veux point allonger encore par
d'inutiles citations une lettre déjà trop étendue ; je la finirai ,
Messieurs , en vous priant d'en faire l'usage qu'il vous
608' MERCURE DE FRANCE ,
plaira , de la supprimer si elle vous semble sans intérêt , et
de la publier si vousy trouvez quelque chosed'utile : quelque
parti que vous preniez à cet égard, je n'en demeurerai pas
moins avec la considération la plus distinguée ,
L'un de vos plus assidus lecteurs ***
VARIÉTÉS .
CHRONIQUE DE PARIS.
ANECDOTES. -Les filous forment dans la société une
classe de fort honnêtes gens qui vivent d'industrie , ne
s'occupant dans le repos , que des moyens de pouvoir
s'approprier à moins de frais possibles et sans coup-ferir
le bien de leur prochain. Du silence , de l'adresse , du
moelleux dans les mouvemens , des combinaisons savantes
, des reconnaissances faites avec soin , tels sont les
élémens dont se forme leur art. Art innocent qui respecte
la vie et la réputation d'autrui ; qui tend seulement à faire
passer de petits objets précieux d'une poche dans l'autre ,
etne paraît inventé que pour rétablir l'équilibre . La république
de la Grèce , la plus renommée par l'austérité de
ses moeurs , honorait le filoutage , et ne punissait que les
mal-adroits . Les modernes , avec des moeurs moins édifiantes
, ont usé de plus de sévérité . On pendait jadis les
filous , on les enferme maintenant : aussi voudraient-ils
voir remettre en vigueur les usages de Lacédémone . On eut
sans doute admiré , dans cette ville célèbre , et peut- être
récompensé le héros que nous allons mettre en scène. Un
étranger qualifié et décoré d'une croix de diamans entre
chez un restaurateur suivi d'un homme bien mis , auquel
il ne fit pas toute l'attention qu'il méritait. Cet homme est
pris par le restaurateur pour le valet de chambre de l'étranger
, et par celui- ci pourl'un des garçons de la maison.
Il résulte de cette double erreur , que ce Sosie d'une nouvelle
espèce , sert l'étranger sans faire naître aucun soupçon.
Son zèle , la prestesse de ses mouvemens , la rapidité
du service en font un objet d'envie . Que n'ai-je un valet
aussi intelligent , disait l'un ! Ce garçon en vaut dix , pensait
l'autre : ces louanges tacites furent interrompues par
un accident imprévu , quoique très-bien combiné . L'inconnu
laisse tomber une sausse épaisse sur l'habit de
gi - naire, toujours de mil le maux sui
nom seul il de ses
pe- re , faut- il le
l'en nui , parsonnom seul il déses - -
DEPT
DE
LA
SEINE
FINE
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30
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NEW
YORK
PUBLIC
LIBRARY
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ASTOR
, LENOX
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FOUNDATIONS
,
DECEMBRE 1811 . 609
!
SEINE
:
l'étranger. Se précipiter , exprimer les regrets les plus touchans
, se combler de malédictions , ce fut l'affaire d'um 1
instant. « Je suis perdu , si vous vous plaignez , on me
renverra de la maison , dit à voix basse l'inconne , qui
bientôt offre de porter sur-le-champ l'habit chez un degrais
seur du voisinage. L'offre est acceptée : l'étranger se dépouille
: l'inconnu emprunte une serviette au restaurateur:
l'habit part , la croix de diamans le suit; le dîner s'achèven
le café paraît , les liqueurs lui succèdent : l'étranger estbien
lesté, mais il setrouve un peu leste pour la saison . L'habi
ne revient point : la patience se perd : les éclaircissemens
arrivent , et l'espoir s'en va. On est obligé de convenir que
la tactique de l'inconnu était savante et bien combinée.
Voici un autre fait dans lequel le hasard a joué au filou
un tour perfide. Un commissionnaire se présente chez le
sieur Hossart , homme d'affaires de M. le sénateur Lespinasse
, et lui remet une boîte cachetée , avec une lettre
écrite d'Orléans . Dans cette lettre on annonce à M. Hossart
qu'on lui fait passer , pour son maître , douze onces de
racines de dattier de la Martinique , stomachique, purgative
et journalière. On demande 42 francs tant pour le prix
que pour le port : la somme est à l'instant payée. La boîte ,
au lieu de la précieuse racine , ne contenait que de la fécule
de pomme-de-terre. Lemême commissionnaire se présente
ensuite avec une pareille lettre et une boîte semblable
chez une femme-de-chambre de la dame Tourin :
mais celle- ci ne veut payer qu'après avoirconsulté Mª Denys ,
notaire , chez lequel elle se rend avec le commissionnaire
; le sieur Hossart se trouve à la porte de ce notaire ,
reconnaît l'homme , le fait arrêter et conduire chez le commissaire
de police. Le commissionnaire déclare qu'il est
chargé de cette boîte et de la lettre par un homme qui l'attend
pour recevoir l'argent qu'on doit lui remettre . En
effet , on s'empare d'un nommé Géronville , arrêté et précédemment
emprisonné pour des faits du même genre. Le
tribunal de police correctionnelle a, par son jugement du
17 de ce mois , acquitté le commissionnaire qui n'avait été
qu'un instrument passif , et condamné Géronville à cinq
ans d'emprisonnement , à 50 fr . d'amende , et à rester pendant
cinq autres années sous la surveillance de la haute
police.
-M. Beffroi de Reigny , connu jadis sous le nom du
Cousin-Jacques , et dont la muse était depuis long-tema
የ q
1
610 MERCURE DE FRANCE ,
:
devenue muette , vient de payer le tribut à la nature , après
avoir vu mourir avant lui tous les enfans de cette muse .
Le Club des bonnes gens et Nicodème dans la lune , qui
devaient leur succès éphémère aux.circonstances , passèrent
avec elles . Les lunes du cousin excitèrent la curiosité sans
la satisfaire ; elles n'eurent point un cours réglé ; elle s'affaiblirent
et bientôt furent totalement éclipsées . Le public
et leur auteur ne demeurèrent pas long-tems cousins .
M. de Reigny fit la musique de ses opéras : les mauvais
plaisans prétendirent qu'ils n'en valaient pas mieux. On
assure que depuis plusieurs années la raison du Cousin
avait déménagé : nous ne savons jusqu'à quel point ce bruit
était fondé , mais l'usage qu'il en fit pendant quelque tems
semble autoriser à y croire . On n'a pas oublié que dans
la conversation , à table , au salon , dans l'antichambre , le
Cousin notait tout ce qu'il entendait , prenait les noms ,
prénoms , âges , de ceux qui s'offraient à ses yeux ; le tout
pour être rangé suivant l'ordre alphabétique , dans un ouvrage
informe qu'il projettait , dont le contenu ne devait
avoir aucun rapport avec le titre , quoique l'un et l'autre
fussent très-bizarres , et qui n'ajamais eu son exécution . 2.
-Nous n'avons point, comme le veulent les gens tourmentés
d'une bile noire , dégénéré de la vertu de nos ancêtres
. J'en trouve la preuve dans cinquante-neuf almanachs
chantans qui paraissent ou paraîtront ce mois-ci , et
seront tous prêts pour les étrennes. Nos pères chantaient ,
nous chantons , nos petits enfans chanteront. Nous avons
la voix fausse , mais nous n'en chantons pas moins avec
gaîté. Cela vaut mieux que d'avoir le spleen .
-Il paraît une brochure intitulée : Coup-d'oeil sur les
imperfections de la chaussure et les incommodités qui en
proviennent , suivi d'un procédé ingénieux quia l'avantage
de corrigerles unes et de faire disparaître ou de prévenir
les autres. Elle est de M. Sakoski , bottier au Palais-Royal ,
qui veut absolument qu'un soulier soit fait pour le pied qui
doit s'y renfermer : c'est une prétention fort ridicule. Nos
chapeaux sont-ils faits pour nos têtes ? est-il une partie de
nos vêtemens qui soit faite pour le membre qu'elle doit ou
couvrir ou renfermer ? S'avise-t-on de faire descendre la
taille de nos habits jusqu'à la chute de nos reins ? Ne fait-on
pas nos hauts-de-chausses pour envelopper par leur extrémité
supérieure notre poitrine ; et bientôt , terminés par
une fraise , ne feront-ils point partie de notre col? PourDECEMBRE
1811 ! 61 f
!
quoidonc un soulier aurait-il la forme d'un pied ? M. Sakoski
va se brouiller avec tous les cordonniers et savetiers de la
capitale , mais nos aristarques ne pourront lui dire , ne sutor
ultra crepidam.
-L'an passé M. Bouilly nous donna pour nos étrennes
les Contes à safille , cette année il nous fait cadeau des
Conseils à sa fille . Nous souhaitons que ce nouvel ouvrage
ait autant de succès que le premier.-Des critiques
blâment l'auteur d'avoir dit qu'il s'abstenait ordinairement
de toute prétention littéraire . Est-ce parce qu'on
sait à quoi s'en tenir , ou parce qu'un auteur a tort de
s'abstenir de toute prétention ? Ce sont pures chicanes ,
qui , je l'espère , ne décourageront ni le faiseur de contes ,
ni le donneur de conseils; et l'année prochaine , si Mille
Flavie ( c'est le nom de la fille de M. Bouilly ) prend un
mari , nous aurons les Adieux à ma fille , mais non pas
les Adieux au public,qui désire que l'auteur devienne grandpère
pour faire encore des contes à ses petits-enfans .
-Il a paru , dans la première quinzaine de ce mois , une
douzaine d'ouvrages. L'un des plus piquans est le recueil
des Lettres de Madame la marquise du DeffantàM. Horace
Walpole . La marquise se plaint toujours de l'ennui qu'elle
éprouve : toujours elle meurt d'ennui, et comme elle a vécu
quatre-vingts ans , on peut conclure que l'ennui est un poison
fort lent . C'était par bizarrerie qu'elle tenait ce langage
, car elle était riche , avait une bonne table garnie de
gourmands qui payaient leur écot par une conversation insfructive;
des amis dont quelques-uns devinrent amans , et
par-dessus tout cela , le plus commode des maris que sa
femme congédiait , rappelait suivant son caprice pour le
renvoyer et le rappeler encore.
-Un traducteur fécond , ne trouvant plus rien à traduire
, vient d'inventer un genre de reliûre en carton verni,
ayant avec les tabatières faites de la même substance ,
quelqu'analogie. Il a commencé par couvrir ses chères et
nombreuses traductions. En bon père de famille , il s'est
fait tailleur pour habiller ses enfans. Mais on craint que
ce nouveau procédé ne soit peu solide et que reliûres et
traductions ne passent de compagnie , à moins que , n'y
touchant pas , on ne les mette sous verre : ce qui serait un
marché fort avantageux pour ceux qui sont condamnés à
toutlire .
Qq2
612 MERCURE DE FRANCE ,
HISTOIRE .-BIOGRAPHIE .- On a déjà eu occasion dans
plusieurs journaux d'y annoncer la prochaine publication
d'un ouvrage biographique dont M. P. V. A. Laboubée ,
avocat etjuge suppléant au tribunal de première instance
de Bordeaux , s'occupe depuis plus de vingt années .
Nous croyons utile de donner quelques développemens
àcette annonce, et cela dans l'intérêt du public et de l'ouvrage
de M. Laboubée.
Cet auteur laborieux , pénétré de l'importance des biographies
locales pour la formation d'un Dictionnaire biographique
général , s'est appliqué pendant toute sa vie , à
puiser dans les papiers des familles , dans les archives ,
dans les bibliothèques de la Guienne , une foule de renseignemens
authentiques qu'il a joint aux faits non moins
précieux que la tradition orale lui a transmis sur les hommes
célèbres dont il a entrepris d'écrire l'histoire .
Les administrations municipales de Bordeaux et les préfets
du département de la Gironde n'ont pas laissé sans
encouragement le zèle vraiment patriotique de M. Laboubée
, et les arrêtés qui constatent ce fait honorable pour
les dépositaires de l'autorité , sont imprimés par ordre
chronologique dans une brochure in-4º que nous avons
sous les yeux.
La plupart de nos lecteurs connaissent par expérience
l'utilité de nos bibliothèques historiques dela Bourgogne ,
duPoitou , etc. dans les études et les recherches qui ont
trait à l'histoire de la France ; ils savent que ce n'est que
dans ces répertoires locaux qu'on trouve cette abondance ,
cette variété de détails , dont les auteurs des histoires nationales
sont toujours obligés de faire le sacrifice , mais
que les érudits aiment cependant à rencontrer dans leurs
lectures.
La Guyenne , l'une des plus vastes provinces de l'ancienne
France , et qui a donné le jour à des hommes de
génie, tels que Montaigne , Montesquieu , Fénélon , etc. ,
méritait peut-être plus que tout autre de fixer les méditations
des savans . Depuis long-tems on se plaignait avec
raison de voir dans les bibliothèques un vide qui , grâce à
Youvrage de M. Laboubée , va cesser d'exister.Ainsi les
hommes célèbres qu'a produits la Guyenne seront mieux
appréciés , et cette biographie locale , susceptible d'être rédigée
avec une perfection qui en rende la lecture instructive
DECEMBRE 1811 . 613
pourra nous faire connaître des noms oubliés , quoique
dignes de la postérité .
Encouragé par plusieurs hommes de lettres distingués ,
auxquels l'auteur a communiqué son manuscrit , nous ne
doutons pas qu'il ne se détermine à publier bientôt le premier
volume de sa Bibliothèque de la Guyenne , et nous
pensons que cet important ouvrage honorera également et
la province qui en fait le sujet , etl'écrivain recommandable
qui consacre les plus belles années de sa vie à ce travail
ingrat , mais utile.
-
J. B. B. ROQUEFORT.
sa
INSTITUT IMPÉRIAL . La Classe d'histoire et de littérature
anciennes de l'Institut impérial , a élu , dans
séance du 13 de ce mois , M. Amaury-Duval , à la place
vacante par la mort de M. Ameilhon . Le 19, S. M. l'Empereur
a donné son approbation au choix de la Classe .
M. Amaury-Duval a remporté successivement trois prix ,
à l'Institut , sur des questions d'histoire et d'archæologie .
Il est auteur d'un ouvrage sur les sépultures chez les ançiens
, du grand ouvrage de Paris et ses monumens , de
plusieurs dissertations et mémoires archæologiques , etc.
Il a coopéré à la traduction des Voyages de Spallanzani
dans les Deux-Siciles , et à la rédaction de la Statistiquede
la France , publiée il y a quelques années , en 7 vol. in-8°.
Onvientde mettre en vente chez MM. Michaud frères ,
rue des Bons- Enfans , nº 34 , les Noces de Thétis et de
Pelée , poëme de Catulle , traduit en vers français par
M. GINGUENE , membre de l'Institut ; avec une préface
historique et critique , un appendice , composé de plusieurs
notes ou petites dissertations sur quelques endroits de cette
préface; des variantes pour le texte du poëme , tirées des
plus anciennes éditions et des manuscrits , et des notes
pour la traduction. Le tout forme un volume in-18 , du
même format que les Fables de l'auteur, qui se trouvent
à la même adresse. M. Ginguené rappelle dans un Aver,
tissement qu'il a fait cette traduction en 1802 , et qu'il la
lut publiquement à l'Institut dans la séance d'avril 1803. Il
indique en peu de mots pourquoi l'impression de tout son
travail a été retardée jusqu'à ce moment, et pourquoi il
' est enfin décidé à le publier. Nous en rendrons compte
1
1
614 MERCURE DE FRANCE ,
1
incessamment. Nous ajouterons que la Décade Philosophique
inséra , après la séance publique de l'Institut , trois
morceaux assez étendus de cette traduction , dans son
nº 19 de l'an XII; tom. 41 de la collection , p. 46 et suiv.
SPECTACLES .-Il y a bien long-tems que nous n'avons
parlé du théâtre des Variétés ; nous ne nous sommes pas
crus obligés de rendre compte , dans un journal spécialement
consacré à la littérature , d'une foule de farces dont
le principal mérite consiste dans le jeu des acteurs , et qui
presque toutes offrent le cadre usé d'un imbécille éconduit
oud'un provincial mystifié.
Depuis deux mois l'administration de ce théâtre semble
s'être attachée à régénérer son répertoire , en offrant au
publicdes ouvrages dont le dialogue n'est plus un mélange
insipide de calembourgs , de pointes et de rébus ; nous
allons donc reprendre notre tâche en le mettant au rang des
théâtres qui ont droit à nos analyses .
aux
La Chatte merveilleuse avait porté un coup terrible à ce
genre léger et sans prétention , qui avait fait la fortune du
théâtre Montansier. Les habits paillètes , les décors brillans
, les changemens à vue , avaient pendant quelque
tems couvert de l'obscurité la plus profonde les petites
pièces qui faisaient autrefois le charme des habitués ;
recettes abondantes de Cendrillon , avait succédé un peu
de désertion . Plusieurs petits vaudevilles avaient expié par
leurs chutes ce merveilleux succès ; enfin ce n'est que depuis
peu que le public a recouvré son goût pour l'ancien
genre de ce théâtre , et qu'il vient en foule rire à quelques
ouvrages aussi remarquables par leur gaîté que par le
piquant de leurs tableaux. Fidèle à son titre , ce théâtre
varie son genre; tous les sujets comiques , gracieux , villageois
, bouffons ou grivois , viennent s'adapter au cadre du
répertoire ; aussi les amateurs de la gaîté y trouvent de
quoi se satisfaire dans le joli vaudeville des Expédiens ,
d'un tour de Colalto , de M. Grégoire ou La Grange Chancel;
les jolis tableaux de Quinze ans d'absence , des Innocens
, du Petit fifre , des Habitans des Landes , et de
la Ferme et le Château , plaisent aux partisans du genre
villageois ; enfin des tableaux de moeurs y trouvent encore
leur place dans Romainville , les Bourgeois campagnards ,
et la Matinée d'autrefois , où Brunet est si comique en
DECEMBRE 1811 . 615
abbé coquet , et Mlle Pauline si jolie sous le costume que
des femmes portaient il y a vingt- cinq ans .
En ayant soin de choisir ainsi les ouvrages , l'administration
du théâtre des Variétés fera bientôt de ce théâtre
une véritable succursale du Vaudeville , puisque celui de
la rue de Chartres , grâces à quelques auteurs de bon goût
et de bon ton , a dénaturé son genre et ne nous offre depuis
long-tems que de petits drames bien sérieux , des
scènes de marivaudage , qui nous paraissent d'autant plus
tristes , qu'elles figurent quelquefois à côté des charmantes
productions de MM. Barret , Radet , Desfontaines , Deschamps
, Desprès et Dieulafoi , si connus par leur gaîté
franche et leur esprit.
Les amateurs regrettent que ces pères du Vaudeville
aient abandonné depuis plus d'un an la scène à quelques
jeunes auteurs qui leur succèdent bien , mais qui ne les
remplacent pas. D.
POLITIQUE.
ILrègne toujours un défaut absolu de nouvelles officielles
surl'étatdes négociations ouvertes entre les généraux russes
et le grand-visir. Rien n'annonce , toutefois , que le résultat
doive être pacifique. Les Russes ont repris tous leurs
anciens cantonnemens sur la rive droite du Danube. La
cavalerie qui devait retourner en Moldavie a reçu contre
ordre . Les Russes ont établi de très-forts retranchemens
autour de la place de Rudschuck qu'ils pressent de nouveau
, et qui paraît menacée de manquer d'approvisionnemens
. Les dernières nouvelles de Constantinople sont
du 9 novembre. En ce moment le grand-seigneur avait
appris les derniers événemens , et avait donné tous les
ordres nécessaires pour soutenir la guerre avec vigueur.
Le 7, il y avait eu grand conseil chez le Muphti ; on en
ignorait le résultat .
Les nouvelles de la Haute-Egypte feraient croire que le
massacre des Mamelucks au Caire n'a pas entièrement
détruit cette race ennemie du gouvernement du Grand
Seigneur. Ceux qui ont pu éechapper à la scène sanglante
du Caire, se sont enfuis dans la Haute-Egypte ; ils ont
armé des Arabes vagabonds , se répandent sur les bords de
la merRouge, etparaissent tenter de se lier aux Wahabites ,
et de les soutenir dans leur rébellion contre la Porte .
La diète du grand-duché de Varsovie s'est réunie le 9
décembre . S. M. le roi de Saxe a reçu le serment de ses
nouveaux sujets . Le ministre de l'intérieur a présenté un
rapport sur la situation du grand-duché. Dans le dîner qui
a eu lieu à la cour à l'occasion de cette cérémonie , des
toasts ont été portés à l'Empereur Napoléon , au roi de
Saxe et au bonheur de la nation .
La diète de Presbourg a tenu le 6 décembre sa trentetroisième
séancé. Aucun résultat officiel n'est connu. Le
change de Vienne a éprouvé de fréquentes variations .
En Suisse , de nouvelles négociations sur les capitulations
militaires et sur les affaires du canton du Tésin , vont
s'ouvrir à Berne. M. le comte de Talleyrand a eu à cet
égard une conférence préliminaire avec le landamann .
MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1811. 617
Le roi de Wurtemberg a établi dans ses états une exposition
annuelle des objets d'industrie , et décerné des récompenses
pour l'émulation des manufacturiers. Les tribunaux
continuent à s'occuper du procès relatif aux dettes
du prince héréditaire : à l'avenir ce prince ne pourra contracter
aucune obligation valable sans le concours de M. le
conseiller Faber , chargé de surveiller les affaires du prince.
L'état de S. M. Britannique est de plus en plus alarmant;
ilse refuse à prendre toute espèce de nourriture. Leprince
régent est lui-même malade , et au nombre de médecins
qui lui ont été envoyés on serait en droit de croire que sa
maladie est sérieuse. Les alarmes redoublent et sur l'état
de l'Irlande , et sur celui des approvisionnemens . Une
députation d'Yarmouth et une de la cité de Londres ont
demandé la suspension de la distillation de l'eau-de-vie de
grains; elles ont exprimé le voeu de voir se rouvrir les
communications avec les pays étrangers , sur-tout avec les
pays neutres , pour en recevoir les grains qui manquent
d'une manière effrayante pour l'Angleterre exclue des ports
du continent. Aucune nouvelle n'est donnée sur les affaires
de la Sicile; les Anglais paraissent s'être éloignés des côtes
de l'Adriatique , où le commerce français , italien et illyrien
a repris beaucoup d'activité .
Mais les avis les plus décourageans arrivent de la Baltique
: un convoi de 200 bâtimens a été dispersé par la
tempête , quinze ont été perdus . D'autres ont été pris par
les corsaires ; d'autres se sont réfugiés dans les ports suédois
, où l'on craint qu'ils ne soient saisis . Le même coup
de vent a occasionné des désastres considérables à la plus
part des stations anglaises , et notamment à celle devant
Héligoland . Les mêmes avis viennent de l'Amérique du
Nord. Le corsaire le Duc de Dantzick poursuit sa glorieuse
et lucrative carrière . Une foule de bâtimens sont lancés
contre lui , il a réussi jusqu'ici à leur échapper ; ses prises
sont immenses; il capture et il brûle après s'être emparé
des objets précieux et des équipages ; on croit qu'il est en
ce momentdans un des ports d'Amérique , et qu'il y amis
ses richesses en sûreté avant de se remettre en mer..
Relativement aux deux Amériques , on apprend de celle
du midi , que la guerre civile continue à y exercer des
ravages; les partis sont toujours en présence ; aux Carac+
cas , une conspiration en faveur de l'ancien gouvernement
a été découverte et sévèrement punie par un lieutenant de
Miranda ; les Portugais paraissent décidés à intervenir à
,
618 MERCURE DE FRANCE ,
mainarmée entre Buenos-Ayres et Monte-Video. Les Anglais
suivent toujours et épient les mouvemens des divers
partis . L'amiral de Courcy est toujours dans la Plata. Aux
Etats-Unis , la correspondance officielle entre M. Madisson
et M. Forster a été mise sous les yeux du congrès . L'affaire
de la Chesapeach a été arrangé à l'amiable ; le gouvernement
anglais a faitdes réparations qui prouvent à
quel point il redoute l'inimitié de cette partie de l'Amérique
; on en jugera lorsqu'on apprendra que ce gouvernement
a été jusqu'à offrir des dédommagemens en argent
pour les familles des marins qui ont péri , et pour les marins
blessés dans l'affaire de la Chesapeach.
Les frégates la Nymphe et la Méduse , commandées par
le capitaine de vaisseau Reval , parties de l'île de Java dans
le courant de septembre , sont arrivées à Brest après une
heureuse navigation; elles ont apporté le rapport du général
Jansens , gouverneur-général à l'île de Java , sur la
descente des Anglais et l'occupation de Batavia. L'expédition
anglaise s'esf présentée le 4 août; le lendemain le
débarquement a commencé sous la protection du feu des
vaisseaux , à trois lieues de Batavia. Jusqu'au 24, le tems
se passa en affaires de poste , et en préliminaires d'attaques.
Le général Jansens avait été sommé dès le 8 par le générallord
Minto ; le 16 , une seconde sommationde se rendre
fut également inutile. Le général Jansens annonce au ministre
qu'il s'est rendu à Samarang , qu'il y fait tous ses
efforts pour rallier ses troupes , et qu'il tiendra dans l'île
autant qu'il lui sera possible , mais qu'il ne peut s'attendre
àune résistance bien forte des Indiens contre des troupes
européennes .
Le Moniteur qui publie ce rapport a publié également de
nouveaux extraits de la correspondance officielle des armées
de S. M. en Espagne .
Le général de Caën est parti de Gironne pour se rendre
Barcelonne où il a fait entrer un gros convoi de vivres ; il
a eu un engagement avec les insurgés qu'il a culbutés et
mis en déroute avec une perte de plusieurs milliers
d'hommes .
Le maréchal comte Suchet presse le siége de Valence .
Ses redoutes sont achevées et armées. Les sorties de l'ennemi
sont vaines ; il tire beaucoup , mais sans résultat . Le
parc de siége se forme ; aux environs de la place de petits
engagemens ont eu lieu. La division Severoli arrive au
DECEMBRE 1811 . 619
siége. Depuis l'entrée de l'armée dans la province de Var
lence , elle a fait 7500 prisonniers ; 2500 autres sont dans
les hôpitaux à Sagonte.
Le duc de Dalmatie donne de nouveaux détails sur l'affaire
où le général Girard a été surpris . L'honneur des
armes est sauvé , les aigles ne sont pas tombées au pouvoir
de l'ennemi. La perte se monte exactement à 400
hommes d'infanterie prisonniers , 120 de cavalerie , 200
chevaux , et 25 canonniers qui suivaient les trois pièces
qui ont été prises . M. le général Bron a été pris ; M. le
duc d'Aremberg , blessé de deux coups de baïonnettes , a
eu le même sort ; il est aux avant-postes entre Elvas et
Campo-Maïor ; son jeune frère , lieutenant au 27º de chasseurs
, a pu le voir; son état n'est point alarmant .
Le duc de Dalmatie continue à regarder la conduite du
général Girard comme repréhensible , et il voulait le faire
traduire devant un conseil de guerre ; cependant les rapports
du général comte d'Erlon , et ceux même du général
Girard ont prouvé , qu'après sa surprise , il avait fait tout
ce qui était humainement possible pour ramener le fond
de sa division , et sauver les aigles .
Une autre dépêche du maréchal duc de Dalmatie , à laquelle
se trouve joint le rapport des officiers de santé en
chef du 4º corps , annonce qu'une épidémie caractérisée
règne en Murcie : la fièvre jaune y est reconnue ; elle est
éminemment contagieuse , attaque tous les sexes , tous les
âges ; elle exerce ses fureurs dans l'armée espagnole sur le
général comme sur le soldat . Toutes les précautions de
salubrité ont été prises. Le 4º corps a gardé une position
arrière sur un terrain sain ; des lazareths sont établis . Les
progrès de la saison doivent être regardés comme un
moyen auxiliaire très-puissant , et les signataires du rapport
déclarent qu'on peut être entièrement rassuré sur le
sort du 4º corps .
L'Empereur a tenu mercredi le conseil des ministres et
le lendemain un conseil du génie. Dimanche dernier , il
ya eu grande parade , et présentations .
Le Sénat s'est réuni le 18 et le 20 de ce mois . Le 21 , le
Moniteur a publié , dans les formules accoutumées , le
sénatus-consulte dont voici les dispositions .
Extraits des registres du Sénat-Conservateur , du vendredi
20 décembre 1811 ..
Le Sénat- Conservateur , réuni au nombre de membres prescrit par
620 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1811 .
l'article 90 de l'acte des constitutions , du 13 décembre 1799 ; vu le
projet de sénatus-consulte , rédigé en la forme prescrite par l'art. 57
de l'acte des constitutions en date du 4 août 1802 ; après avoir entendu,
sur les motifs dudit projet , les orateurs du Conseil-d'Etat et
le rapport de sa commission spéciale , nommée dans la séance du 18
de ce mois ; l'adoption ayant été délibérée au nombre de voix prescrit
par l'art . 56 de l'acte des constitutions , du 4 août 1802 , décrète :
Art. rer. Cent vingt mille hommes de la conscription de 1812 ,
sont mis à la disposition du ministre de la guerre , pour le recrutement
de l'armée .
2. Ils seront pris parmi les Français qui sont nés du 1er janvier
1792 au 31 décembre de la même année.
3. Les appels et leurs époques seront déterminés pardes règlemens
d'administration publique. (
4. Le présent sénatus-consulte sera transmis , par un message , à
S. M. I. et R.
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d'Almanachs.
COLLECTION Complète du Mercure de France, depuis l'an VIII(1800),
jusques et compris l'année 1811 , en tout , 49 vol. in-80. Les tomes
1 à 27 sont reliés à neuf en demi-reliûres , et les autres brochés .
Cet ouvrage complet est très-rare ; il serait mêmepresqu'impossible
d'en trouver un autre exemplaire dans le commerce.
S'adresser au Bureau du Mercure de France , rue Hautefeuille ,
n°23.
TABLE
DU TOME QUARANTE - NEUVIÈME.
POÉSIE .
FRARAGGMMENS d'un poëme de Charlemagne; parM.Milleroye. Page3
Scipion à son armée , fragment ; par M. Talairat .
Les rives de Provence , élégie ; par M. S. Edmond Géraud.
Vers pour le portrait de M. Ducis ; par M. Ginguené.
Pétrarque , poëme ; par M. de Valory .
Ode sur l'amour de la Gloire ; par M. F. de Verneuil.
Ariane , cantate ; par M. de Saint-Victor.
Frosine ; par M. Charles Watrin .
A la France ; par M. J. B. Barjaud.
Ode sur la mort du jeune Dorange ; par M. Denne Baron.
49
51
53
97
145
148
15г
193
197
La leçon d'Astrologie.
200
Mon retour de l'Italie sur les bords du lac de Genève; par M.
Lavergne.
241
Imitation du prologue de Labérius ; par M. de Saint-Amand. 245
On y va. Chansonnette ; par M. Charles Malo. 246
Fragment d'un poëme sur la Peinture ; par M. Auguste Fabre 289
Epitre sur la Richesse ; par M. de Verneuil. 291
Contre les détracteurs de la Poésie ; par M. L***. 294
Herminie chez les Bergers ; par M. Fornier de Saint-Larry 337
Les Embellissemens de Paris ; par M. Gamon . 342
Fragment d'une traduction latine du poëme de la Maison des
Champs ; par M. J. B. Bouvet. 385
Le réveil d'Herminie ; par M. Delcroix . 387
Stances sur la Philosophie ; par M. de Verneuil. 388
Imitation de Martial ; par M. Auguste de Labouisse. 390
622 TABLE DES MATIERES .
L'Amouret l'Occasion. Chanson ; par M. Da** . 391
Fragmens de Praxitelle. Poëme ; par M. Fouqueau de Pussy. 433
Epitre à un Critique; par M. F. de Verneuil. 481
Clémence et le Troubadour . Romance ; par Mme Antoinette
L. G.
488
Les Grâces vengées . Imitation de Métastase ; par Melle Sophie
de C**. 529
Les Parjures et les Sermens ; par M. Eusèbe Salverto . 536
Aujeune AlfredRegnier ; par M. EvaristeParny. 537
Praxitelle , ou la statue de Vénus ; par M. F. de Pussy. 577
Les plaintes de Mirthé. Elégie en vers libres ; par Mme de Montanclos
. 581
L'ennui; par Mmela comtesse de S. 582
Enigmes , 9,54 , 104 , 151 , 200, 247 , 295 , 347,392,435,490 ,
538,584 .
Logogriphes , 9,54, 104, 152 , 201 , 248 , 296 , 347,392,437 ,
490 , 538 , 585 .
Charades , ro , 54 , 105 , 152 , 201 , 248, 296 , 348, 393,437,491 ,
*539,585 .
SCIENCES ET ARTS .
L'art de faire le Pain ; par Edlin , traduit de l'anglais parM. Peschier.
( Extrait. )
Etat des Arts mécaniques dans l'Amérique septentrionale ; par
M. Lasteyrie.
Moniteur rural ; par M. Deschartres. (Extrait. )
ΙΣ
202
438
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
Tobie , ou les Captifs de Ninive. Poëme; par P. J. Charin .
(Extrait.)
Le serin de J.-J. Rousseau. Anecdote ; par Mme Isabelle de
Montolieu.
Biographie universelle , ancienne et moderne ; par une Société
de gens de lettres et de savans . ( Extrait. )
La Maltéide . Poëme ; par M. N. Halma. ( Extrait . )
Coup-d'oeil sur les révolutions de la Philosophie , depuis Thales
jusqu'à l'Université impériale.
18
21
55
62
67
TABLE DES MATIERES . 623
Discours prononcé en français et en latin , à l'école de M. Laurent
, à Brest. ( Extrait. ) 106
Histoire littéraire d'Italie ; par P. L. Ginguené. (Extrait. ) 115
Aux Rédacteurs du Mercure sur un nouveau livre de Mme de
Genlis. 126
Précis de la Géographie Universelle ; par M. Malte-Brun .
(Extrait. ) 153
Le Bonheur individuel ; par M. le sénateur Vernier. ( Extrait. ) 159
Susanne ; poëme par Mme Joliveau . ( Extrait. ) 164
Une bonne action ; par M. Y. 169
Cours complet de rhétorique ; par M. Amar. ( Extrait . ) 204
L'Astronomie , poëme ; par M. Gudin .. ( Extrait. ) 209
Réflexions sur l'Amitié. 275 , 270
Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal ; nouvellement
publiée par M. Petitot . ( Extrait . ) 249
L'Espagne en 1808 ; par M. Rehfues . ( Extrait. ) 255
Le Paradis perdu ; trad. de M. J. Mosneron . ( Extrait. ) 262
De la littérature russe et de Sumorocow ; par M. Y. 268
• Le règne de Louis XI ; par Alexis Dumesnil . ( Extrait. ) 297
Ma Brochure en réponse aux deux Brochures de Mme de Genlis ;
par M. L. S. Auger. ( Extrait. ) 3or
Poésies de Mme la comtesse de Salm . ( Extr. ) 308
Abrégé de Géographie moderne ; par J. Pinkerton et M.
Walcknaër. ( Extrait . ) 349
OEuvres complètes deMalfilâtre. ( Extrait. )
La Musique étudiée comme science naturelle et comme art ; par
M. G. L. Chrétien , ( Extrait. )
356
362
Le Retour de Maurice ; par Mme Isab . de Montolieu . 364
Catalogues de livres rares du cabinet de M*** ; par T. Ch . Brunet.
( Extrait. ) 394
Abrégé de l'histoire des Empereurs , etc. ( Extrait . ) 396
Epitre sur quelques genres dont Boileau n'a point fait mention
dans son Art poétique ; par P. Chaussard. ( Extrait. ) 397
L'Amour maternel ; par Mme L***. ( Extrait. ) 404
Conseils d'un sage Littérateur à un jeune Auteur ; par M. de
Sen**.
408
Lettres sur le Gouvernement , les Moeurs et les Usages du Portugal;
par Arthur William Costican . (Extrait. ) 446 Platon devant Critias ; par J. P. Bres. (Extrait.)
Odes précédées de réflexions sur la Poésie lyrique ; par M. de
453
Cormenin . ( Extrait) 460
1 TABLE DES MATIERES.
624
Aristomène ; traduit de l'allemand par Mme de Montolieu.
(Extr. ) 492
Odes nationales ; par J.-B. Barjaud. (Extrait.) 497
Le bal du bois de Brevannes ; poëme , par Hugues Nelson Cottreau
. ( Extrait. ) 507
Yarico ; traduction de l'anglais ; par Mme E. L.
512
Cours complet d'études pour la Figure , etc.; par M. Reverdin.
(Extrait.) 540
Appendice aux Hommages poétiques. (Extr. ) 541
Les Projets de Bonheur. Nouvelle ; par M. Adrien de Sarrazin. 552
Annales des Voyages ; par M. Malte-Brun. (Extrait. )
585
Choix des Lettres de Mirabeau à Sophie . ( Extr. ) 595
Littérature ancienne .
601
VARIÉTÉS .
Chronique de Paris. ,
83 220 , 468 , 608
Spectacles. 87, 132 , 225 , 421 , 472 , 517,566,614
Sur la Comète . 178
Nouvelles littéraires . 418
Beaux-Arts . 516
Lettres aux Rédacteurs . 175
Institut de France.
Histoire , Biographie.
Sociétés savantes .
277, 318, 613
612
176 , 227 , 278 , 419.
1
POLITIQUE.
Evénemens historiques . 37 , 89 , 134, 181 , 232, 280, 326, 377, 424,
Paris.
474,519 , 570 , 616 .
141, 335
ANNONCES .
Livres nouveaux. 95 , 142 , 190 , 239 , 286 , 335 , 384,428 , 520 ,
576 , 620.
Fin de la Table du tome quarante-neuvième .
Qualité de la reconnaissance optique de caractères