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1810, 05-06, t. 42, n. 459-467 (5, 12, 19, 26 mai, 2, 9, 16, 23, 30 juin)
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33.50 Mo
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593
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Texte
MERCURE
DE
FRANCE ,
DEM
DE
LA
5.
cen
JOURNAL LITTÉRAIRE ET POLITIQUE.
TOME QUARANTE-DEUXIÈME.
VIRES
ACQUIRIT
EUNDO
L
A PARIS ,
CHEZ ARTHUS-BERTRAND , Libraire , rue Hautefeuille
, N° 23 , acquéreur du fonds deM. Buisson
etde celui de Mme Ve Desaint .
1810.
BIBL . UNIV.
GRAT
1972. B
DE L'IMPRIMERIE DE D. COLAS , rue du Vieux-
***Colombier , N° 26 , faubourg Saint-Germain.
TABLE

COM
MERCURE
DE FRANCE .
N° CCCCLIX. - Samedi 5 Mai 1810.
POÉSIE.
L
1607-07 201
HOTL
CANTATE A LL. MM. IMPERIALES ET ROYALES
NAPOLÉON IST ,
21
ET MARIE-LOUISE D'AUTRICHE .
CHOEUR DE PEUPLES.
ILbrille enfin ce jour
D'espérance et de paix , d'allégresse et d'amour
Un touchant hyménée
Des augustes Epoux unit la destinée ,
France! réjouis-tongued
Chante : DIEU ! BÉNISSEZ L'EPOUSE DE MON ROI
OMARIE
LAFRANCE. TV satica
à ce nom pour moi rempli de charmes ,
ل ا م
Je bannis à jamais les plaintives alarmės ;
Et vous , légers Zéphyrs ,
Au gré de mes désirs ,
Portez loin de ces plages
Mes voeux et mes hommages ;
Pressez-vous sur ses pas ,
TV
Dissipez les frimas ,
DE
IMERCE
A 2
MERCURE DE FRANCE ,
Et réchauffez les airs de votre douce haleine;
La Reine des Français est aussi votre Reine .
CHOEUR DE PEUPLES.
Il brille enfin ce jour ,
1
D'espérance et de paix , d'allégresse et d'amour ! etc.
LA GLOIRE.
Il doit à ses travaux des jours dignes d'envie ;
Oui , l'amourde la gloire a seul rempli savie.
L'HYMEN. :
De la fille des rois il possède le coeur ;
Je prépare pour lui des jours pleins de bonheur.
LA GLOIRE.
Soname magnanime , au sein de la tendresse ,
De mes fougueux transports voudra goûter l'ivresse.
L'HYMEN .
Ce généreux Vainqueur , satisfait de son sort ,
Au charme de l'Hymen cédera sans effort.
LA GLOIRE ET L'HYMEN .
De ces nobles liens consacrons la mémoire ;
Nos voeux seront comblés ; et , fidèle à nos lois ,
Nous verrons ce Héros obéir à-la-fois
Al'Hymen, à l'Amour , à l'Honneur , à la Gloire.
CHOEUR DE PEUPLES.
De ees nobles liens consacrons la Mémoire; etc.
LE DESTIN.
Ceschants de la tendresse et ces hymnes pieux ,
Avec des flots d'encens s'élèvent vers les cieux ;
Leur colère s'apaise , et la verge puissante
Qui frappa l'Univers de crainte et d'épouvante ,
Echappe à l'Eternel et se brise àjamais ;
Il rend aux Nations l'abondance et la paix.
Un gage heureux de sa clémence
Est déjà promis à la France;
4
Il naîtra cet ENFANT ,issu du sangdesRois ,
CeFils de son amour , cet Enfant de son choix ! .....
De l'éternelle providence
Ma voix révèle les secrets :
Mortels ! bénissez sa clémence ,
Etrendez gloire à ses décrets .
L'HYMEN .
Plus de troubles et plus d'alarmes;
ΜΑΙ 1810.
Cultivez, aimables Français ,
Loin du bruit terrible des armes ,
Les arts dont s'embellit la paix.
LA GLOIRE,
Beaux arts , doux charmes de la vie ,
C'est vous dont le culte enchanté
Fait taire , avec le tems , l'envie ,
Et mène à l'immortalité .
LA FRANCE.
1
Peuples! dans ces momens d'une sainte allégresse ,
Reprenez vos concerts , chantez avec ivresse :
Il brille enfin cejour
D'espérance et de paix , de bonheur et d'amour ;
Untouchant hyménée
Des augustes Epoux unit la destinée :
France ! réjouis-toi ;
Chante : Dieu! bénissez et MARIE et mon Roi !
Par M. C. M. MORIN.
1.
VERS présentés à S. M. l'Impératrice , le jour de son arrivée à
Compiègne , parvingt-quatre jeunes demoiselles de cette ville, en
lui offrant des bouquets defleurs naturelles .
QUAND partout à votre passage
Vous avez embelli le tableau des grandeurs ,
Vous daignerez peut-être , indulgente à notre âge ,
Accueillir un tribut de fleurs :
Vous accepterez un hommage ,
Doux comme voş vertus et pur comme nos coeurs.
Apeine vous touchez la France
Et partout le plaisir s'unit à la splendeur.
Onn'ajamais vu l'espérance
Ressembler autant au bonheur.
Au bonheur aujourd'hui qui pourrait ne pas croire?
Vous devez , dans l'hymen que le ciel va bénir ,
D'heureux gages à l'avenir
Et des rejettons à la gloire .
Deux grands peuples par vous à présent confondus
Garantissent la paix du couchant à l'aurore.
Tous les deux cependant se disputent encore .....
Aquivous aimera le plus .
)
6 MERCURE DE FRANCE;
Voilà la seule guerre où leur noble courage
Veut se combattre désormais ;
Mais elle sera longue , et tout nous le présage .
Pardonnez -nous , Madame : les Français
Ne céderont point l'avantage .
7
Nous-mêmes , si l'hymen prend aussi nos sermens ,
Bénissant à l'envi votre règne prospère ,
Nous apprendrons à nos enfans
A chérir en vous notre mère .
::
Par M. CREUZÉ DE LESSER. -
ENIGME .
:
Avoler dans les airs par les Dieux destinée ,
Tantôt d'un vain orgueil je flotte environnée ;
Tantôt je suis utile et languis sans honneur.
Je répands en traits noirs le fiel de la satire ,
J'accuse l'innocence , et défends le malheur .
D'un poëte tantôt secondant le délire ,
Je célèbre un héros et sa juste valeur.
Dans les bras du repos , la tranquille mollesse ,
De sa vaste épaisseur languissamment me presse .
Mais quelquefois , hélas ! dans mon fatal essor ,
Malgré moi , vers les cieux , lancée avec adresse ,
A celui que j'ornai , je vais porter la mort.
GUY.

LOGOGRIPHE .
PARFOIS enfant de l'infortune ,
Et plus souvent de l'infidélité ,
Depuis vingt ans en France on m'a vu plus commune
Que je n'avais jamais été.
Aux cris des malheureux d'avance préparé ,
D'un sentiment d'honneur mon auteur incapable ,
Acalculé que plus je suis considérable ,
Moins il est déconsidéré .
Ainsi que le profit l'impunité l'entraîne .
Le moindre châtiment qu'on devrait infliger
Audélinquant , serait de l'obliger A
:
ΜΑΙ 1810. 7
Asubir pour toujours la peine
Qu'indiquentmes trois premiers pieds.
J'en compte onze qu'on peut trancher en deux moitiés

Dont l'une
Peut vous mener à la fortune ,
L'autre partout où vous voudrez aller .
Dans mon ensemble on trouve encore
Ce que sur terre on voit rouler ;
Un animal têtu , l'habit qui le décore ;
Ce qui voyage dans les airs ;
Deux termes de musique , et pour différens airs
Le ton , la note aussi ; le séjour des sibylles ;
Ce qu'on voyait jadis aux portes de nos villes ,
Aux ailes des châteaux ; ce qu'un vil spadassin
Fait le plus aisément ; un grand repas . Enfin ,
Pour aller jusqu'au bout et ne point passer outre ,
L'équivalent du mot année
Se trouve en moi. Lecteur, pour être devinée ,
Il n'est besoin , je crois , de reluquer la poutre .
:
S ........
CHARADE .
IL faut qu'en mon premier brille la probité ;
On doit sur mon dernier trouver la sûreté :
Quoiqu'enfant du désordre et de l'improbité ,
Mon tout se fait souvent avec impunité.
S........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Pâques.
Celui du Logogriphe est Dictionnaire , dans lequel on trouve :
Diane , nonce , tri , once , aine , roi , trône , Etna , Antoine , rate ,
Aricie, Cain , Orient , rien , code , aconit , carote , Inde , Indien ,
citron, doctrine, âne , cardon , ratine , ocre , Caton , acier , étain, ancre,
air, écran, Dorat , Racine , canon , nitre , ride , etc.
Celui de la Charade est Verjus .
i
SCIENCES ET ARTS .
DESCRIPTION DES MALADIES DE LA PEAU OBSERVÉES A L'HÔPITAL
SAINT-LOUIS , et Exposition des meilleures méthodes
suivies pour leur traitement ; par J. L. ALIBERT,
médecin de cet hôpital et du Lycée Napoléon , membre
de la Société de l'école et de celle de médecine de
Paris , de l'Académie royale de médecine de Madrid ,
duCollégę royal de médecine de Stockholm, etc. , etc.
avec figures coloriées . Septième Livraison . Prix , 50 fr .
A Paris , chez Charles Barrois , libraire , place du
Carrousel , nº 26 .
Un jour Diderot malade envoie chercher le docteur
B .... son médecin , et lui rend compte de tout ce qu'il
éprouve , oppression , dégoût , toux fréquente , sputation
extraordinaire. Le docteur interroge , observe , examine
avec une attention scrupuleuse. Il reste quelque
tems dans le silence et la méditation , puis sortant toutà-
coup de son immobilité , il s'écrie avec un transport
de joie : Ah ! mon ami , que vous êtes heureux ! vous nous
rendez la pituite vitrée des anciens , qui était perdue depuis
plusieurs siècles .... La voilà , c'est bien elle , et Diderot
plus étonné que satisfait de la découverte , de répondre ,
eh bien ! mon ami , que fesaient les anciens pour guérir
la pituite vitrée ?
M. Alibert serait très-excusable de céder à l'enthousiasme
qui possédait le docteur B.... , lorsqu'observant
avec son regard analytique les différentes maladies que
lui offre l'hôpital Saint-Louis , il trouve des variétés qui
n'ont pas encore été décrites . On ne sait , en parcourant
son bel ouvrage , ce qu'on doit admirer le plus , ou du
courage avec lequel il suit le traitement de ces maladies
dégoûtantes , horribles , contagieuses , ou de la sagacité
avec laquelle il les classe , les divise et trace leur carac
tère .
La septième livraison , qu'il vient de publier , contient
T'histoire des lepres . Au nom de la lepre , on se rappelle
MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1810. C0
9
l'infortuné Job et ces malheureux Hébreux qui n'avaient
de médecins que leurs prêtres , de remède que la piscine,
et qui, séquestrés de la société, attendaient dans le
silence et la douleur , ou que la nature les guérît , ou que
la mort les délivrât de leurs maux: mais la mémoire ne
retrace ce fléau que comme un mal qu'on n'a plus à
craindre ; excepté quelques praticiens très-exercés , peu
de personnes savent que la lèpre existe maintenant en
France. Non-seulement M. Alibert la vue et traitée ,
mais , tandis que tous les nosographes ne décrivent que
deux sortes de lèpres , ilprouve qu'ilyenatrois espèces
bien distinctes qui se subdivisent en neuf variétés .
,
Qui ne serait effrayé en voyant au milieu de l'Empire
français cet hydre dévastateur? Heureusement qu'il n'est
pas aussi à craindre pour nous que pour les sujets de
Pharaon , et que ces lèpres hideuses , blanches , noires
tyriennes , léontines , éléphantines , etc. , ne se présentent
au médecinque de loin en loin , comme ces météores
alarmans qui paraissent quelquefois dans l'atmosphère
et sont des siècles sans se reproduire. On doit être
bien rassuré à cet égard , quand on pense qu'après les
Croisades il y avait enEurope neuf mille hôpitaux uniquement
consacrés au traitement de la lèpre, et qu'on ne
peut l'observer aujourd'hui que dans l'hôpital Saint-
Louis , où elle se montre très-rarement .
M. Alibert , plus occupé de déterminer ce qu'est cette
maladie de nos jours que ce qu'elle était autrefois , a tracé
brièvement et très-éloquemment le tableau de la lépre . Ila
fait preuve de goût en ne donnant pas dans un livre dé
médecine trop d'étendue aux recherches historiques ; cependant
, sous sa plume élégante et facile , cette partie
aurait offert beaucoup d'intérêt. Il eût été fort curieux et
fort instructif d'entendre M. Alibert discuter la question
de savoir si Tacite (Hist. I , 5. ) fait un roman quand il
dit que le roi Bocchoris a chassé les Hébreux d'Egypte ,
parce qu'ils étaient pour la plupart lépreux ; que Moïse ,
aussi lépreux que ses compagnons , se mit à leur tête
dans le désert et les conduisit en Judée , où le changement
de climat et un régime plus sain mit fin à leurs
maux. Les auteurs ecclésiastiques traitent ce récit de
fables , mais il est adopté par quelques historiens pro-
1
10 MERCURE DE FRANCE , MAI 1810.
fanes. M. Alibert aurait pu nous donner aussi son opinion
sur les deux maladies citées par le Lévitique ( XIV,
34 , et XII , 49 ) sous le nom de lèpre des maisons et
lèpre des habits . La première a , selon Moïse , les caractères
suivans : on voit sur les murailles de petits creux
et des endroits défigurés par des taches pâles ou rougeâtres
et plus enfoncées que le reste de la muraille ;
ces taches se multiplient , s'agrandissent et dégradent le
bâtiment . Moïse ordonne que l'on arrache les pierres où
la maladie se manifeste , pour y substituer des pierres
neuves ; si cela ne suffit pas pour purger la maison , il
veut qu'elle soit démolie et que ses débris soient jetés
hors de la ville dans un lieu impur . Le Journal des Savans
( année 1668 ) , explique ce fait par l'existence de
certains vers qui rongent les pierres . La seconde maladie
est fort analogue à la première : il se formait spontanément
des taches verdâtres ou rouges sur les étoffes ;
Moïse ordonna de porter ces habits au prêtre qui les enfermait
pendant sept jours . Au bout de ce tems , si ces
taches augmentaient , on brûlait l'habit comme infecté
d'une véritable lèpre ; si la tache n'avait pas pris de
l'étendue , on se contentait de couper la partie tachée, et
le prêtre rendait l'habit. Dom Calmet ne voit rien de
surnaturel dans ces taches , et les explique par le travail
des teignes et vers qui s'attachent aux étoffes de laine
mal soignées . Il paraît que les Hébreux voyaient la lèpre
par-tout , comme jadis les médecins en France croyaient
reconnaître la peste dans toutes les maladies épidémiques
et contagieuses .
4
La septième livraison de l'ouvrage de M. Alibert répond
parfaitement à la magnifique exécution des précédentes
: les gravures qui représentent les différentes
espèces de lèpres sont d'une vérité effrayante. Quant à
la description méthodique qu'en donne l'auteur , elle est
digne des plus grands éloges . Elle se distingue par
la clarté , la précision linnéenne qui caractérisent le
style que M. Alibert a choisi pour cet ouvrage dans
lequel il s'est interdit tout ornement superflu , afin
de rendre l'instruction plus facile , persuade avec raison
que l'intérêt du sujet suffira pour attacher le lecteur .
GaGat
A
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
VOYAGE DANS LES CATACOMBES DE ROME , par un membre
de l'Académie de Cortone .-Paris , chez F. Schoell,
rue des Fossés-Saint-Germain-l'Auxerrois , nº 29 .
DANS le monde physique , comme dans le monde intellectuel
, les profondeurs ténébreuses sont le vrai domaine
de l'imagination . Où l'on ne voit rien , il faut bien
que l'on se figure tout. La peur , qui n'est autre chose
que l'imagination mue par l'idée du danger , peuple de
fantômes les lieux entiérement inhabités ; où règnent le
repos , le silence et l'obscurité absolue , elle crée le mouvement
, le bruit , la forme et la couleur : ses yeux
fascinés viennent-ils à découvrir quelque objet réel , ils
le métamorphosent , l'agrandissent, le multiplient; alors
le toucher même , perdant son infaillibilité accoutumée ,
confirme les erreurs de la vue , au lieu de les rectifier .
Cette prodigieuse impression des ténèbres sur l'ame et
sur les sens ne s'arrête pas à ceux qui la reçoivent immédiatement
; essentiellement contagieuse , elle se communique
aux autres par la parole . On n'entend point parler
sans une sorte d'effroi des lieux totalement privés de
lumière ; on frissonne d'avance au récit des événemens
dont ils ont été le théâtre ; sur-tout on est disposé à -
croire tout ce qui en sera raconté de plus extraordinaire ,
et l'on est presque fâché d'apprendre que les choses s'y
soient passées comme en plein jour. Voilà ce qu'ont parfaitement
senti nos romanciers et nos mélodramatistes
modernes , lorsqu'ils ont placé dans leurs compositions
tant de cavernes et de souterrains . C'est un art auquel
les bonnes d'enfans elles-mêmes ne sont pas étrangères :
elles ne racontent guère que des histoires de voleurs et
de revenans , parce que la nuit est nécessaire à ceux-ci
pour être vus comme aux premiers pour ne l'être pas ,
et elles donnent la préférence aux aventures de nuit ,
12 MERCURE DE FRANCE ,
2
parce qu'elles font plus d'effet que toutes les autres sur
leur auditoire. De son côté , l'auditoire justifie la bonté
du système , en demandant toujours avec instance qu'on
lui fasse bien peur.
Ces réflexions m'ont à-peu-près expliqué pourquoi je
me suis promis tant de plaisir à la seule vue du titre de
Voyage dans les catacombes . Si l'on est d'autant plus
avide de connaître un objet , qu'il est plus caché , plus
secret , plus mystérieux , quelle vive curiosité ne doit
pas exciter la description des catacombes , de ces cités
souterraines où le jour ne pénètre jamais , qui ne sont
habitées que par des cadavres , et où des vivans ont été
ensevelis pour toujours , comme si la mort les eût punis
d'avoir violé son territoire ! Mais sur-tout quel intérêt
mêlé de crainte ne doit pas inspirer le hardi voyageur
qui , sur la foi d'un guide inconnu que rien n'empêche
de devenir un scélérat , et d'un flambeau que mille accidens
peuvent éteindre , ayant quelquefois des abîmes
sous ses pieds et toujours sur sa tête une masse non soutenue
qui peut l'écraser ou lui fermer le retour , s'engage
dans des routes nombreuses qui se croisent en labyrinthe
inextricable , pour exhumer quelques débris de la
nature ou des arts , déchiffrer et recueillir des inscriptions
barbares à demi rongées par le tems , copier ou
décrire des peintures presqu'effacées qui souvent choquent
les principes de l'art autant que les saines idées
de la religion , et de tant de dangers , de tant de fatigues ,
de tant de recherches , ne tirer d'autre profit que de répandre
quelques lueurs incertaines de vérité sur des
siècles et des récits plus obscurs que les lieux mêmes !
Originairement , les catacombes étaient des excavations
que les Romains , du tems même de la république ,
faisaient , sous la couche végétale , pour en tirer la pouzolane
, espèce de sable volcanique qu'ils employaient
comme enduit et comme ciment dans leurs constructions ,
Ces excavations , comme celles qui ont fourni les pierres
dont Paris est bâti , ont commencé autour de Rome renfermée
encore dans d'étroites limites : la ville , en s'agrandissant
, a couvert ces premières carrières ; d'autres ont
été ouvertes plus loin , et , les monumens se multipliant ,
ΜΑΙ 1810 . 13
elles se sont étendues fort avant dans la campagne de
Rome. La pouzolane se soutenant d'elle-même par une
sorte d'adhérence que ses parties tiennent de leur nature
ou de leur forme , les catacombes ne sont soutenues
artificiellement qu'en fort peu d'endroits , et ces endroits
sont probablement ceux où la terre végétale a été atteinte
et mise à découvert par l'excavation . Du reste , pour
prévenir les éboulemens , on a donné peu d'ouverture
aux rues , dont la largeur est communément de trois à
quatre pieds : la hauteur, qui avait moins d'inconvénient,
est plus grande et diffère davantage. Ces rues ou galeries
communiquent les unes aux autres par des carrefours
assez nombreux , et quelquefois des soupiraux , ouverts
àtrois cents pas ou plus de distance , leur fournissent
un peu d'air extérieur. Outre les carrefours , on rencontre
de tems en tems des espaces plus grands , appelés
cubicula ou chambres , dont les murs sont souvent enduits
d'une couche de plâtre qui a reçu des peintures à
fresque. Dans les galeries , à droite et à gauche , sont
pratiquées , à côté les unes des autres , des cavités d'une
profondeur égale à la longueur du corps humain , dont
l'ouverture assez étroite en tout sens était fermée par
une tuile. Ces cavités étaient destinées à recevoir les
cadavres; on en voit quelquefois jusqu'à cinq ou six
rangées les unes au-dessus des autres . Ily a aussi , dans
quelques parties des catacombes , deux et même trois
étages de rues ; ondescend de l'un à l'autre par des ou
vertures en pente , semblables aux ouvertures appelées
foramina qui conduisent de la surface de la terre à
l'étage qui est immédiatement au-dessous . Les catacombes
ne forment pas un ensemble continu ; elles sont
divisées en un grand nombre de cimetières distincts et
séparés , dont chacun porte le nom du saint qui l'a principalement
consacré par sa sépulture. Il est présumable
que quelques cimetières contigus communiquent entre
eux; mais il est bien difficile d'en acquérir la certitude.
Un ecclésiastique avait assuré à l'auteur du Voyage,
qu'en plusieurs endroits ces souterrains passaient sous
le Tibre , et que lui-même y étant entré d'un côté cu
fleuve , en était sorti de l'autre côté , après avoir suivi
MERCURE DE FRANCE ;
une route qui d'abord descendait et ensuite remontait
beaucoup . Notre voyageur , très-curieux de vérifier le
fait , descendit dans un cimetière voisin du Tibre , espérant
qu'à l'aide d'une boussole il pourrait se diriger de
manière à rencontrer un de ces passages pratiqués sous
le fleuve ; mais il fut obligé de renoncer à son entreprise.
11
Les catacombes ont déjà été décrites , en 1632 , parl
Antoine Bosio , agent de l'ordre de Malte à Rome , dans
un volume in-folio avec figures , intitulé Roma Sotterranea.
Ce Bosio fut , pendant plus de vingt années , un
véritable habitant des catacombes ; il y emportait des
vivres pour une semaine et ne remontait sur terre que
pour renouveler ses provisions . Jouissant de la faveur
du gouvernement romain et de la confiance des particuliers
surle fonds desquels se trouvaient desforamina ,
et assisté de quelques disciples fidèles qui frayaient sa
route dans les souterrains et recueillaient par écrit ses
observations , il pénétra le plus avant possible dans tous
les cimetières connus , et en découvrit plusieurs dont
l'existence n'était pas soupçonnée : les uns et les autres
furent explorés et décrits par lui avec cette ardeur , cette
attention et cette exactitude qui semblent être particu
liérement dévolus aux antiquaires . Depuis lui , les catacombes
ont été fort négligées ; la plupart des foramina
se sont obstrués au point de n'être plus praticables 'ni
même visibles . Les aammaatteeuurrss se sont contentés et se con
tentent encore de visiter quelques allées du cimetière
supérieur de Saint-Sébastien , allées trop fréquentées .
pour avoir rien conservé du charme attaché aux lieux
secrets et solitaires , et dépouillées d'ailleurs de tout ce
qui pouvait exciter la curiosité en monumens de l'his
toire , de la religion et des arts . robato 1
6093
Héritier du zèle de Bosio , le nouveau voyageur s'est
attaché particulièrement à parcourir les cimetières où
les recherches de ce savant avaient été moins fréquentés ?
et moins profondes : il a mème été assez heureux pour
avoir à sonder de nouvelles catacombes , échappées àla
sagacité de Bosio . Des éboulemens arrivés en 1803 dans
les jardins de la Villa Pamphili , avaientrévélé ces nou
ΜΑΙ 1810: : 15
veaux souterrains et en même tems ouvert plusieurs
chemins pour y pénétrer . Il y descendit deux ans après
la découverte ; les tombeaux étaient intacts ; les ex-voto ,
les inscriptions , les vases destinés à contenir des parfums
ou de l'eau lustrale , étaient encore à leur place.
Les squelettes offraient divers phénomènes : plusieurs
étaient enveloppés de stalactites ; d'autres qui n'étaient
point recouverts de cette concrétion , étaient , au moins
en apparence , dans un état d'intégrité et de solidité parfaite
. Le guide de notre voyageur ayant voulu soulever
l'un de ceux-ci , la forme de squelette disparut comme
par enchantement dans un nuage de poussière blanchâtre
qui se volatilisa promptement ; ce corps aurait pu
passer pour une image fantastique , si onze dents restées
entre les mains du guide n'en eussent attesté la réalité.
C'est dans le Voyage même qu'il faut lire la descrip-i
tion détaillée de tout ce que ces nouvelles catacombes
offrirent de curieux à l'auteur. C'est aussi là qu'on doita
prendre connaissance des inductions plus ou moins plausibles
qu'il a tirées de ses observations , relativement às
l'histoire des catacombes en général. Je me bornerai à
dire que , selon le moderne Bosio , ces souterrains n'ont
pas été exclusivement la sépulture des premiers chré
tiens ; que probablement les anciens Romains s'y faisaient
ensevelir , avant que l'usage de brûler les corps
se fût introduit parmi eux ; que depuis ils y ont déposé
sans doute les esclaves et même les citoyens dont la for
tune ne pouvait subvenir aux frais d'un bûcher ; et que,q
vers le milieu du deuxième siècle , ce lieu d'inhumation
est devenu celui de beaucoup de personnes libres et
riches , et non chrétiennes , comme l'attestent des inscriptions
et certaines effigies évidemment conformes aux
dogmes du polytheisme . Le même auteur pense qu'on
est également sorti des bornes de la vérité relativement <
au séjour que les chrétiens ont pu faire dans les catacombes
ces souterrains , connus des païens aussi bien
que d'eux-mêmes , ne pouvaient les mettre à l'abri de la
persécution , et d'ailleurs on sait qu'ils couraient audevant
des supplices , au lieu de chercher à s'y soustraire
. Si donc ils se sont retirés dans les catacombes ,
16 MERCURE DE FRANCE ,
ce n'a dû être que hors des tems de persécution etpour
vaquer plus librement aux exercices d'une religion qui
n'avait point encore de temples sur la terre. Comme je
n'apporterais à l'examen de ces questions ni l'intérêt
qu'elles méritent , ni les connaissances qu'elles exigent ,
je ne prendrai aucun parti entre l'auteur du Voyageet
les nombreux écrivains dont l'imagination échauffée par
le zèle de la religion , a vu dans les catacombes des lieux
incessamment habités par le peuple des premiers chrétiens
, et des reliques de martyrs dans tous les cadavres
dont ces souterrains étaient remplis (1) . Il paraît que la
respectable partialité de ces écrivains en a entraîné quelques-
uns jusqu'à de petites fraudes calomnieuses contre
les empereurs romains qui n'ont point embrassé ou
favorisé le christianisme. L'auteur du Voyage cite deux
inscriptions rapportées dans d'autres ouvrages , lesquelles
ont pour objet de constater deux martyres soufferts , l'un
sous Antonin , l'autre sous Adrien : toutes deux portent
des caractères évidens de supposition ; ainsi , par la maladresse
du faussaire , lamémoire dedeux eexxcceellens
princes se trouve déchargée d'une accusation qui , sans
cela, eût peut-être prévalu , malgré le témoignage contraire
de l'histoire.
-Les inscriptions trouvées par l'auteur du Voyage luimême
dans les catacombes dePamphili , mettent en évidence
des vérités d'un autre ordre qui ne pourront manquer
d'intéresser les amateurs de faits et d'observations
philologiques. On sait de combien de discussions sans
résultat , l'ancienne prononciation du latin a été l'objet
(1) Le président de Brosses , dans ses Lettres historiques sur l'Italie,
est d'une opinion entiérement conforme à celle de l'auteur du
Voyage. « On peut assurer , avec certitude , dit-il , que ceci n'a jamais
> été fait que pour servir de cimetière , soit depuis qu'on eût quitté
> l'usage de brûler les corps , soit peut-être même avant que cet usage
*ne fût introduit ....... C'est une folie ridicule que de dire qu'elles
> ont été creusées par les premiers chrétiens pour s'y loger et célébrer
> les saints mystères à l'abri de la persécution.... Je ne dis pas que
> quelquefois par hasard quelqu'un n'ait pu s'y cacher; mais à coup
> sûr ceci n'a jamais servi de demeure aux vivans . »
parmi
ΜΑΙ 1810 .
1
obscure ma
LA
SEIN
parmi les savans. Plusieurs points de cette
tière se trouvent éclaircis par les inscriptions des cata
combes. Ces inscriptions , placées avec plus ou moins de
mystère dans des souterrains où elles n'étaient exposéesni
aux regards critiquesdupeuple deRome ni àlasurveillange
des magistrats de l'édilité , n'ont , ni dans le style , nidans
l'orthographe , l'élégance et la correction qui distinguent
celles desmonumens publics . Elles étaient probablement
faites par d'inhabiles ouvriers , soit romains , soit grecs ,
également étrangers aux principes de la langue latine.
Lorsque l'orthographe et la prononciation d'une langue
ne sont pas d'accord , les orthographes fautives et populaires
peuvent être considérées comme un moyen de
transmettre à la postérité la prononciation véritable .
Dans beaucoup d'inscriptions des catacombes , le V est
remplacé par le B; ce qui semble prouver que la première
de ces lettres se prononçait à-peu-près comme
l'autre : ainsi on lit bixit pour vixit; vibus , viba ou bien
bivus et biva et même bibus et biba , pour vivus et viva ; '
Bincentius pour Vincentius , etc. On sait que les Gascons
ont cette manière de prononcer le B. D'autres inscriptions
confirment d'anciennes conjectures ou en font
naître de nouvelles sur la prononciation de quelques
autres lettres : il en est une dont le latin , écrit en caractères
grecs , suffirait seul pour constater la manière dont
les Romains prononçaient l'U et le C. L'ignorance des
ouvriers n'altérait pas seulement l'orthographe des mots;
elle dénaturait encore les mots en eux-mêmes par le changement
de déclinaison et de genre. On voit filibus pour
filiis , et sepulchrum hunc pour hoc sepulchrum ; il est
assez présumable que ceux qui faisaient de sepulchrum
unsubstantif masculin , disaient et écrivaient sepulcher
au nominatif.
Ceux qui s'occupent de l'histoire des arts du dessin ,
auront aussi des lumières à puiser dans l'ouvrage dont
je rends compte. Cette histoire présentait une longue
lacune que l'auteur s'était déjà efforcé de remplir ; déjà
il avait établi dans une précédente brochure , et constaté
par des tableaux authentiques , une succession de
peintres italiens qui commence avec le douzième siècle ,
B
BIBL. UNIV,
GENT
1
18 MERCURE DE FRANCE ,
s'étend sur les deux siècles suivans et s'arrête au Pérugin
, le maître de Raphaël. Ainsi , il avait renversé l'opinion
commune qui ne fait remonter qu'à Cimabué, Florentin
, l'époque où la peinture a passé de la Grèce dans
l'Italie . Aujourd'hui il donne à son système une base
beaucoup plus profonde . C'est dans les premiers siècles
du christianisme , que la peinture , chassée de la Grèce
par les persécutions des Iconoclastes , s'est réfugiée en
Italie , et s'est cachée dans les catacombes , comme dans
le seul asyle assez sûr pour la soustraire aux fureurs dont
le souvenir la poursuivait encore. Selon notre auteur ,
les fresques des catacombes doivent être , pour la plupart
, l'ouvrage des religieux de l'ordre de Saint-Basile ,
ordre qui avait eu son berceau dans l'Orient , et dont les
membres s'étaient adonnés particulièrement à la peinture
, vers la fin du quatrième siècle . Toutes ces fresques
offrent des sujets de l'ancien et du nouveau Testament ;
mais ce qu'on n'apprendra pas sans quelque surprise ,
c'est qu'en beaucoup d'endroits Orphée figure avec
Adam , Moïse , Jonas , Daniel et Jésus- Christ . Il est vrai
que Saint-Justin , dans son Exhortation aux Gentils , autorisa
cette étrange association , en assurant qu'Orphée ,
après avoir lu le Pentateuque , avait abjuré le dogme du
polythéisme dont il avait été le premier apôtre , et enseigné
à Musée, son fils ou son disciple , qu'il n'y avait
qu'un seul dieu véritable. On conjecture que dans la
suite quelque concile aura décidé que ce n'était pas une
raison suffisante pour prendre place au milieu des patriarches
, des prophètes et des saints tant de l'ancienne
que de la nouvelle loi .
Sans doute l'art avait dégénéré beaucoup sous le pinceau
des Grecs de l'empire d'Orient , et les Basiliens
qui avaient quitté le beau ciel de leur patrie pour les
ténèbres des catacombes , n'y avaient porté qu'une bien
faible étincelle du génie des Apelle et des Protogène ;
mais un oeil exercé retrouve dans leurs compositions les
moins heureusement conçues et exécutées , quelques
souvenirs de ces nobles airs de tête et de ces formes
pures que les artistes de l'ancienne Grèce dessinaient
d'après une belle nature et perfectionnaient par une plus
ΜΑΙ 1810 .
19
9
belle imagination. Ces mêmes formes , ces mêmes traits ,
ont été reproduits depuis par Raphaël qui était descendu
dans les catacombes pour en saisir le type , et qui , digne
de les créer lui-même , les avait rétablis dans toute leur
pureté , dans toute leur noblesse originaire . Ainsi
malgré les grands bouleversemens politiques , les fureurs
religieuses , les transmigrations lointaines , les ravages
du tems et des hommes , une filiation non interrompue
de principes et de compositions semble unir les deux
plus beaux siècles de la peinture , ceux de Périclès et de
Léon X. Cette longue chaîne était brisée ; il paraissait
impossible d'en rapprocher les parties séparées par de
grands intervalles : l'auteur du voyage des catacombes
en a retrouvé quelques chaînons jusque dans le sein de
la terre , et il les a rattachés . C'est à lui d'achever cet
important ouvrage. J'ose l'engager à s'y livrer tout entier
; une fortune qui permet des sacrifices , un zèle qui
les compte pour rien , une ardeur que nul obstacle
n'éteint , que nul succès n'attiédit , une bonne - foi
à l'épreuve des plus séduisantes tentations de l'esprit
de système , voilà des avantages qu'il est rare d'allier et
avec lesquels il est impossible de ne pas réussir. Tranquille
sur le résultat des recherches , je ne le suis pas
tout-à-fait autant , je l'avoue , sur la manière dont ce
résultat sera présenté . L'auteur du Voyage me paraît
jusqu'ici peu familiarisé avec les principes , et sur-tout
avec l'exercice de la composition. Il n'y a point assez
de méthode dans son livre ; les mêmes faits accompagnés
des mêmes observations , se présentent plusieurs fois
sans nécessité ; les idées analogues sont éparses et perdent
ainsi beaucoup de leur force ; quelques descriptions
manquent de précision et de netteté ; enfin le style n'est
pas à l'abri de tout reproche sous le rapport de la correction.
Au total , ce n'est pas sans fatigue qu'on se
forme une idée distincte des détails et principalement
de l'ensemble de l'ouvrage. S'il était permis de tirer
avantage de ce qu'on a fait pour remplir un devoir , je
dirais qu'il m'en a coûté du soin et quelques efforts pour
rassembler et faire ressortir dans cette analyse les traits
marquans d'instruction solide ou agréable que l'auteur a
B2
20 MERCURE DE FRANCE ,
disséminés avec trop peu d'art dans son écrit. Au reste ,
le plaisir que j'y ai pris et le profit que j'en ai tiré , m'ont
récompensé bien amplement de ma peine. AUGER.
MAXIMES ET RÉFLEXIONS SUR DIFFÉRENS SUJETS DE MORALE
ET DE POLITIQUE , suivies de quelques Essais , par.
M. G. de LEVIS . Seconde édition , augmentée d'un
supplément . -A Paris , chez Xhrouet , imprimeur ,
rue des Moineaux , nº 16 ; et chez Déterville , libraire ,
rue Hautefeuille , nº 8 .
(TROISIÈME ET DERNIER EXTRAIT..)
On apu le remarquer ; nos observations sur les Maximes
de M. de Levis portent , presque uniquement , sur le
fonds des choses. La critique s'attache sur-tout aux
expressions et au style ; la réfutation aux opinions et à
⚫la pensée ; et en rendant compte d'un livre de MAXIMES ,
nous avons cru convenable de nous occuper de ce qui
peut blesser la justesse et la raison , beaucoup plus que
de ce qui peut blesser le goût et la langue. Nous nous
sommes cru obligés à réfuter beaucoup et à critiquer
peu. En distinguant ainsi la critique et la réfutation ,
presque toujours nécessairement unies , notre intention
n'est pas de faire entendre qu'il soit possible et utile de
les séparer : elles n'ont pas , toutefois , dans leur emploi
le plus ordinaire , le même but ; elles n'exigent pas les
mêmes attributs d'esprit et de talent ; et on ne doit pas
leur reconnaître la même importance. Qu'on nous permette
d'instituer ici ce parallèle avec quelque étendue ;
M. de Levis , dans son livre , erre sur beaucoup de questions
de morale et de goût ; et ce parallèle même nous le
fera retrouver quelque part .
En signalant avec une précision si heureuse les bons
offices de la critique , Horace et Boileau , si propres à les
représenter dans toute leur grandeur , les bornent à
écarter les ornemens ambitieux , à exiger qu'il soit
donné de la force aux vers faibles et de l'harmonie aux
vers durs , à marquer sa place à chaque morceau , à
chaque vers , à chaque mot : dans les préceptes de ces
-L
ΜΑΙ 1810 . 21
vrais oracles du goût , la poétique s'étend à tout , et la
critique porte directement sur le style , sur l'instrument
de la pensée.
Si l'on donnait des préceptes de réfutation , tous devraient
porter principalement sur les choses ; sur les
sources où il faut les puiser ; sur les meilleures méthodes
pour les approfondir et pour les éclaircir ; sur
l'adresse à saisir et à dévoiler la fausseté d'un raisonnement
dans le mot même où elle se cache et d'où elle
veut et peut éblouir ; sur cet art de la liaison des idées et
de leur ordonnance qui n'est plus un artifice de poétique
ou de rhétorique , mais l'art de donner à la raison
humaine sa certitude , sa force , son étendue , et une
partie encore de sa grâce .
La critique enseigne à ne jamais blesser , à plaire
toujours , à flatter les sens qui sont inconstans et mobiles
, à toucher les passions qui ont leurs caprices
comme leurs tempêtes ; et des soins si délicats en entraînent
de minutieux. La réfutation garde tous ses soins
pour préparer et remporter des victoires , pour ravager
l'empire des erreurs , et pour étendre les domaines de la
vérité.
C'est dans ses plus grandes injustices que la critique
obtient souvent le plus de faveurs ; la réfutation , quand
elle est faible , obtient à peine un regard .
Dans ses plus rares succès , la critique ne peut guère
s'égaler aux talens qu'elle éclaire ; la réfutation , dans
ses triomphes , s'élève au dessus des opinions dominantes
et des Grands de l'esprit qu'elle renverse . On
connaît des critiques qui ont donné aux auteurs plus de
lumière que de chagrins , et il n'y en a pas une , pourtant
, qui soit placée par la France et par l'Europe au
rang de nos monumens littéraires ; dans la réfutation
au contraire , le dix-septième siècle sur des questions de
culte , et le dix-huitième sur des questions de morale ,
ont produit des chefs -d'oeuvre de raisonnement et de
style qu'on peut comparer aux chefs-d'oeuvre de l'éloquence
ancienne , et qu'il faut souvent leur préférer .
Dans ces guerres dont on peut déplorer les sujets , mais
où il y a tant de sortes d'esprit et de talens à admirer ,
,
22 MERCURE DE FRANCE ,
Arnaud et Pascal sont-ils inférieurs à Démosthène et à
Eschine , Bossuet et Fénélon à Cicéron et à Hortensius?
Les oeuvres littéraires ont aussi , en quelque sorte
leurs jugemens de première instance sur la terre , et leur
jugement dernier dans une justice au delà de laquelle
' il n'y a point d'appel ; et Jean-Jacques qui , ses confessions
à la main , a ouvert si véridiquement sa conscience,
a exposé si fiérement sa vie aux yeux de l'hypocrisie
scandalisée , Jean-Jacques aurait pu aussi , ses lettres à
d'Alembert et à l'archevêque de Paris à la main , même
en pensant à Cicéron et à Démosthène , dire avec assurance
, QUE LA TROMPETTE DU JUGEMENT DERNIER SONNE.
Quand ces questions de morale universelle , quand
ces abîmes de la religion et de la métaphysiqueneglacent
pas et n'engloutissent pas un génie fait pour l'éloquence ,
l'éloquence y prend et plus de force et plus d'essor , et
un plus auguste caractère ; c'est en sortant de ces
sombres profondeurs qu'elle resplendit de la lumière la
plus pure et la plus éclatante . Quel goût que celui qui
regarde de telles questions comme peu propres à l'éloquence
! Philippe est-il vivant ? est-il mort ? Sera- t- il
vainqueur ou vaincu ? Doit- on l'adorer ou peut- on le châ
tier ?-Faut-il déchirer et fouler aux pieds la couronne
suspendue par Ctésiphon sur le front de Démosthène , ou
la Grèce entière doit-elle la voir poser sur la tête de l'orateur
citoyen qui , ne pouvant défendre sa patrie , en a au
moins sauvé la gloire ? Grandes questions et bien propres
à provoquer et à déployer toute la puissance de cette
parole de Démosthène , si simple , si terrible et si
sublime ! Dieu est- il ou n'est- il pas ? est-il seulement le
dieu des vivans , ou le dieu des vivans et des morts ?
Faut- il appréhender au corps etjeter dans les cachots ,
faut-il livrer aux parlemens et aux bourreaux l'auteur de
la Profession de foi du vicaire savoyard , ou l'Europe
reconnaissante lui doit- elle une statue ? Questions bien
autrement grandes encore , et qui n'importent pas seulement
à une république , mais aux générations des êtres
vivans et mourans sur toute la terre ; questions qui ne
peuvent pas être traitées en observant des faits et des
hommes que tout le monde a sous les yeux , mais en
-
م
ΜΑΙ 1810 . 23
:
1
découvrant à une grande profondeur et en rendant sensibles
à tous les esprits les lois qui régissent l'univers et
celles qui président à la pensée et à la morale .
Des opinions si vaines et qui tendent à resserrer prodigieusement
le champ et les triomphes du talent oratoire ,
ont pris leur origine dans des rhétoriques et dans des
poétiques qui enseignaient l'art de donner de la noblesse
et de l'élégance à des idées vulgaires : art qu'il ne faut
pas dédaigner , sans doute , mais qu'il faut moins encore
honorer de la première place. Il ne faut exclure du
domaine du goût que les vérités qu'il est impossible de
rendre sensibles à l'imagination ; et des vérités inaperçues
qui reçoivent , pour la première fois , des formes
visibles et des vêtemens de lumière , seront toujours
celles qui auront le plus de charmes pour le goût comme
le plus d'utilité pour la raison .
On a défini le goût , la raison transformée par l'habitude
en instinct et en sentiment. Parmi tant de définitions
du goût , celle-là , peut-être , n'est pas la moins
bonne. Ce que le goût , quand il est sain et pur , sans
être faible et timide , sent et juge avec rapidité , la
raison , en effet , le vérifie toujours ensuite avec plus
oumoins de lenteur ; mais il est probable que ces jugemens
du goût , aussi prompts que les impressions de nos
sens , ne sont pourtant que les opérations de la raison
devenue , par l'exercice , aussi rapide que nos sensations
mêmes . Ce qui ne peut pas être senti d'abord , dit Vauvenargue
, je crois , n'est pas du ressort du goût ; et
trente ans après Vauvenargue , un panégyriste de Racine
, M. de Laharpe , a imprimé qu'il afallu un siècle
pour démêler et pour sentir toutes les beautés du style de
cepoëte. Ce mot que nous croyons vrai , est le plus bel
éloge qu'on ait fait de Racine . Des beautés si long-tems
inconnues augoût d'une nation sensible qui s'en occupait
tous les jours , c'est l'attention et la réflexion qui les ont
découvertes . Pour savoir jouir de tout ce que le génie
sait créer , il faut donc une sensibilité très-éclairée ;
mais quand les lumières sont acquises et que la sensibilité
n'est pas affaiblie , alors on jouit soudainement de
ces mêmes beautés démêlées avec lenteur. Celui qui
1
24 MERCURE DE FRANCE ,
1
aurait senti à la première lecture toutes les beautés de
Tacite , aurait eu presque autant de génie et le même
génie que Tacite même ; mais on peut croire que cela
n'est arrivé à personne .
Rien n'est plus beau que le vrai, est la loi suprême par
laquelle le goût doit juger tous les talens et tous les ouvrages
. Mais ce qui est vrai reste toujours exclusivement
dans la compétence de la raison seule , et ce qui est beau
est plus du ressort du goût qui , pourtant , doit apprendre
à le juger et même à le sentir. Entre la raison et le
goût existent , ce semble , des différences analogues à
celles de la critique et de la réfutation . Quand ils se
réunissent pour juger ensemble un même ouvrage , la
raison et le goût doivent , pour ainsi dire , se céder tourà-
tour la première place . Faut-il juger le style ? c'est le
goût qui préside . Faut-il juger la pensée ? c'est la raison .
Malheureusement on veut et il faut même juger toutà-
la-fois , et il n'est pas du tout rare que celui qui est
capable de discerner la beauté et la grace des expressions
, le soit très -peu de distinguer une idée exacte
d'une absurdité . Dans les mêmes collections d'écrits et
du même auteur , à côté de critiques d'un goût sain , se
rencontrent des réfutations qui ne sont que des verbiages
. Le logicien rigoureux , à son tour , fait souvent
frémir le goût , et il lui arrive de le blesser quelquefois ,
même en le flattant par l'élégance et par la finesse de la
discussion. Combien on en trouve d'exemples dans Fontenelle
et dans Lamotte !
Malheureux qui toujours raisonne
Et qui ne s'attendrit jamais !
Dieu du goût , ton divin palais
Est un séjour qu'il abandonne .
Cependant , et il importe beaucoup de le remarquer ,
les principes par lesquels on juge de ce qui est vrai sont
plus universellement convenus que les principes par lesquels
on juge de ce qui est beau . Il y a moins de logi
ques différentes que de goûts divers . Les nations different
dans leur goût presqu'autant que dans leurs cultes ;
ils different moins dans le raisonnement : Bacon même
ΜΑΙ 1810. 25
etMallebranche ne sont pas toujours opposés. Locke et
Condillac ne s'éloignent l'un de l'autre que parce que
Condillac va beaucoup plus vite et beaucoup plus loin
dans les mêmes routes . Entre Shakespear et Corneille ,
entre Racine même et Addisson les différences sont prodigieuses
; elles sont très-grandes encore entre Pope
même et Boileau : quoique formés sur les mêmes modèles
de l'antiquité , il serait aisé de trouver des lois différentes
de goût dans l'art poétique de l'un , et dans le
poëme sur la critique de l'autre.
Il en résulte qu'étant plus facile de s'assurer de ce
qui est vrai , le vrai doit être le premier objet de nos
recherches . Si nos expressions ne sont pas exactes , nous
pouvons être certains que nos idées ne le sont plus ou
ne le seront pas long-tems . Un seul motimpropre porte
le trouble , la confusion et l'erreur dans le génie le plus
puissant : il prosterne des esprits créateurs devant des
doles . Changez ce mot , le géant qui était à terre
st relevé . On a long-tems exercé la puissance de la
nagie avec des mots ; cette puissance du génie qui péètre
, dit- on , dans les enfers et dans les cieux , est une
spèce de magie qui s'exerce avec des mots aussi . En un
10t , si les expressions ne sont pas bien choisies ou même
Dien placées , on cesse de savoir ce qu'on pense , préciément
parce qu'on ne sait plus ce qu'on dit. Levulgaire
qui s'en aperçoit quelquefois , et qui est naïf, dit dans ces
as , la langue m'a tourné , et le jugement tourne avec la
angue . Cela nous arrive à tous ; nous avons tous le
même intérêt à y porter une surveillance continuelle .
C'est cette surveillance nécessaire à tous qui manque
trop souvent à M. de Levis , appelé d'ailleurs par son
esprit et par ses études à s'exprimer et à penser avec
justesse.
Je n'en citerai que deux exemples , et je choisirai
ceux qui pourront me servir de transition à des discussions
d'un autre genre que je dois avoir encore avec
M. de Levis .
M. de Levis veut établir que l'esprit et les talens des
emmes n'ont jamais égalé et n'égaleraient jamais ceux
les hommes quand elles seraient élevées dans les mêmes
26 MERCURE DE FRANCE ,
écoles , dans les mêmes études , dans les mêmes travaux.
Leur organisation s'y oppose , dit-il , et il ajoute : J'aimerais
autant croire que des pommiers placés dans une
orangerie produiraient des oranges .
1º . Entre un oranger et un pommier il y a toute la
différence d'une espèce à une autre espèce : mais quoique
dans nos écoles et dans nos grammaires il soit beaucoup
question du genre masculin et du genre féminin ,
il n'y a pourtant entre un homme et une femme de différence
ni de genre , ni même d'espèce : il n'y en a
qu'une de sexe . Comment M. de Levis pourrait-il raisonner
avec exactitude sur les attributs et sur les dons
divers qui naissent de la différence des sexes lorsqu'il la
confond avec la différence des espèces? Les plantes , dit-on,
ont aussi des sexes ; pourquoi ne pas chercher ses exemples
dans les sexes d'une même espèce de plante ? Si M. de
Levis a craintde ne pas y trouvertoutes les différences don
il avait besoin , cette crainte même devait lui servir do
logique. 2° . Une orangerie n'est pas un lieu de culture pou
les arbres , comme une école l'est pour les esprits ; c'es
un lieu de serre . 3 ° . La plus habile culture des plante
ne peut faire pour elles que ce que font pour nous
choix des alimens , du climat et de l'exercice : mas
l'esprit de l'homme a sur l'esprit de la femme une action
que la sève d'une plante ne peut pas avoir sur la sèv
d'une plante voisine . Je dénombre toutes ces différence
non pour prouver une méprise qui saute aux yeux , с
me semble , mais pour nous effrayer de tout ce qu'un
mauvaise expression peut nous dérober de vérités évidentes
.
M. de Levis dit ailleurs : Où pensez -vous que l'on ren
contre le plus de femmes chastes ? ..... En Suisse , en
Hollande ..... Vous vous trompez ; c'est à Paris , et surtout
à Venise et à Naples ; lorsque le climat , le mauvais
exemple et l'occasion sollicitent , c'est alors qu'il y a du
mérite à résister. Sans doute , c'est là que lafemme chasti
P'est le plus ; mais ce n'est point là qu'il y a le plus d
femmes chastes . Du commencement de la phrase à la
fin , la proposition change totalement : et l'éblouisse
mentn'a pour cause que ces deux syllabes le plus pri
ΜΑΙ 1810 .
27
:
1
au même sens dans la pensée de l'auteur , quoiqu'ils en
aient deux différens et même opposés dans sa phrase et
dans notre langue .
Comment peut tomber dans une pareille confusion de
termes un homme qui a réellement de l'esprit et qui en
a beaucoup ? On ne le comprend pas . Que dis -je ? Cela
n'est que trop facile à comprendre. Les exemples de ces
abus des mots si funestes à la raison, et contre lesquels
des génies éminens et simples se flattaient d'avoir trouvé
des remèdes , se multiplient plus que jamais de toutes
parts . Les livres et leurs extraits , les vers , la prose , les
conversations , tout en est plein : des nations entières
fondent sur de tels abus et sur de plus grands encore
leurs cultes , leurs lois , leurs sciences , leurs logiques
et leurs métaphysiques . On fausse ou on brise dans les
mains des aveugles le bâton qui les dirige sur le bord
des abîmes , et entre les roues des chars prêts à les
écraser : et on écrit avec sécurité , avec orgueil , avec
joie ! et on n'entend pas même , on ne comprend pas
ceux qui jettent le cri d'alarme et de douleur , ceux qui
tirent le canon de miséricorde ! O PECTORA CÆCA !
M. de Levis qui a commencé par croire que la forme
des sentences était la seule propre à son sujet , n'en est
pas à la moitié de son livre qu'il prend d'autres formes .
Son esprit , son talent , et son goût pour les paradoxes ,
affranchis du cadre étroit des maximes , se répandent
plus librement et plus hardiment sur les questions importantes
et délicates de l'organisation sociale , de l'économie
politique , de la philosophie de l'esprit . Elevé à
ces considérations , M. de Levis regarde un grand accroissement
de la population dans l'espèce humaine
comme un grand malheur pour elle ; l'invention de la
charrue comme un fléau ; celle des armes à feu et du
canon comme des découvertes favorables à la civilisation
; la SÉPARATION ABSOLUE des deux sexes en Orient
comme l'une des plus belles inventions de cette civilisation
et de ces lumières qui nous sont venues de ce côté :
l'intelligence des femmes , auxquelles il adjuge de la finesse
et de la grace , à jamais déshéritée par la nature elle
28 MERCURE DE FRANCE ,
même de cet esprit d'invention et de découvertes placé
si haut sous le nom de génie .
Un livre qui jette le gant , pour ainsi dire , sur tant
dequestions , qui ouvre tantde champs de bataille, expose
beaucoup celui qui en rend compte à dépasser toutes les
bornes de tous les extraits . Nous tâcherons de ne tomber
qu'à moitié , au moins , dans le piége, et de choisir pour
le débat celles de ces questions qui peuvent avoir le
plus d'intérêt pour tous les esprits .
M. de Levis n'appelle aucune autorité au secours ou
à l'appui de ses opinions qui n'ont pas le premier coupd'oeil
pour elles : on dirait qu'il marche seul dans ces
routes qui ne sont pas , en effet , très- fréquentées . Il
aurait pu cependant sur la population , par exemple ,
faire cause commune avec M. Malthus , écrivain anglais ,
qui a publié trois volumes pour répandre la même opinion
en Angleterre et en Europe ; sur les femmes , avec
Jean-Jacques , qui , dans cette fameuse lettre contre nos
théâtres , où il retrouvait notre monde , parle des femmes
avec tant d'humeur et avec tant de charme , où il a l'air ,
à-la- fois , d'être toujours emporté par la colère et toujours
inspiré par les graces .
M. de Levis ne cite pas Jean-Jacques et ne le copie
pas non plus : il peut être curieux de rapprocher les
passages où tous les deux parlent des talens des femmes .
« La nature , en donnant tant de graces et de finesse
>> aux femmes , dit M. de Levis , a voulu leur donner une
>> indemnité pour le génie qu'elle a exclusivement ré-
>> servé à l'homme .- Je m'étonne que les femmes , avec
> autant de discernement que les hommes , toujours plus
>> de finesse , n'aient jamais rien inventé . Je vois , Madame,
>> que cette assertion vous choque ; eh bien ! citez dans
>>les arts , dans les sciences , une découverte , une in-
>> vention , un simple perfectionnement qui appartienne
>> à votre sexe . Vous ne serez pas plus heureuse en lit-
>> térature ; des poésies légères , de la prose gracieuse ne
>>sont point de ces compositions fortes , telles que le
>> poëme épique , la tragédie , ou même la comédie de
>> caractère qui , seules , peuvent recevoir l'empreinte du
>>génie . Cette observation sur les femmes s'applique
ΜΑΙ 1810.
29
» avec autant de vérité aux eunuques de tous les pays et
» de tous les siècles . C'est que le pouvoir de la répro-
» duction et la génération des pensées dépendent dans
> l'homme du même principe . >>
Cette théorie surle principe commun des deux espèces
de génération , M. de Levis , qui ne veut pas la développer
ici , la croit neuve. Nousla croyons très-ancienne ;
mais son ancienneté ou sa nouveauté n'est pas ce qui
peut la rendre vraie ou fausse .
»
Ecoutons actuellement Rousseau .
<«<Les femmes, en général , n'aiment aucun art , ne se
connaissent à aucun , et n'ont aucun génie. Elles peu-
» vent réussir aux petits ouvrages qui ne demandent que
>>de la légèreté d'esprit , du goût , de la grace , quel-
>>quefois même de la philosophie et du raisonnement.
>>Elles peuvent acquérir de la science , de l'érudition ,
> des talens , et tout ce qui s'acquiert à force de travail .
> Mais ce feu céleste qui échauffe et embrase l'ame , ce
>>génie qui consume et dévore , cette brûlante élo-
>> quence , ces transports sublimes qui portent leurs
>>ravissemens jusqu'au fond des coeurs , manqueront
> toujours aux écrits des femmes . Ils sont tous froids et
» jolis comme elles ; ils auront tant d'esprit que vous
>>voudrez , jamais d'ame ; ils seraient cent fois plutôt
>>sensés que passionnés . Elles ne savent ni décrire , ni
> sentir l'amour même. La seule Sapho , que je sache ,
» et une autre méritèrent d'être exceptées. Je parierais
> tout au monde que les Lettres portugaises ont été
>>écrites par un homme. »
Il me semble qu'on n'a pas fait assez d'attention à ces
étonnantes lignes; et moi-même en les copiant , je
viens d'en être frappé comme si je les lisais pour la première
fois . Quelle certitude dans des choses qui présentent
tant de doutes !
Avant d'examiner ce qu'il y a de commun dans les
deux morceaux que je viens de transcrire , je ferai quelques
observations de détail sur l'un et sur l'autre , et
d'abord sur celui de Jean-Jacques. Elles ne savent ni décrire
, ni SENTIR l'amourmême. Quoi ! pas même le SENTIR !
Lapassion de Bérénice et d'Hermione, celle de Phèdre
30 MERCURE DE FRANCE ,
!
1
:
Y
et d'Aménaïde , sont donc des peintures Idéales ! elles
n'ont donc point eu de modèle dans la nature ! Et Jean-
Jacques lui-même pourquoi donc a-t-il donné tant d'ame
et tant d'amour à Julie d'Etanges ? Ils sont tous froids
etjolis comme elles . Toutes les femmes n'ont pas une
jolie figure, et des apparences assez prononcées persuadent
que toutes n'ont pas une ame froide. Ces derniers
mots de Rousseau rappellent une chose surprenante qu'il
raconte de Mme de Warens : mais pour savoir à quoi
m'en tenir là-dessus , j'aurais voulu recevoir aussi les
confessions de Claude Anet et de Joseph Venture. La
seule Sapho , queje sache , et UNE AUTRE méritèrent d'être
exceptées . Je ne crois pas du tout à ces exceptions si
rares et si fortes des lois générales de la nature : et s'il
était vrai que la seule Sapho eût mérité d'être exceptée ,
je commencerais par soupçonner qu'on a été trompé sur
son sexe ; et quelques circonstances de ce qu'on nous
raconte d'elle viendraient à l'appui de mon soupçon.
Mais pour Jean-Jacques il y en a eu une autre ; quelqu'un
dit très -bien dans le tems à Rousseau : mais , Monsieur,
pour peu que chacun en ait connu aussi UNE AUTRE ,
le nombre des exceptions pourra s'accroître beaucoup .
Combien , par exemple , il y a trente ans , et lorsque tout
le monde ignorait un secret qui vient d'être révélé ,
M. de Guibert était autorisé à dire Sapho et UNE AUTRE !
Quelle réponse à Rousseau que la vie , la mort et les
Lettres de Mlle de Lespinasse ! Les Lettres manquentelles
d'ame? Et celle qui les a écrites n'a-t-elle pas assez
senti l'amour pour en être dévorée et consumée ? Quel
genre d'esprit , de goût , de sentiment délicat et noble a
manqué à cette femme qui , au milieu d'une société de
philosophes qui éclairaient l'Europe , recevait leurs lumières
et combattait leurs préventions , qui , amie intime
de d'Alembert , adorait l'auteur d'Héloïse et d'Emile ,
qui défendait le génie de Thomas devant ceux qui voulaient
flétrir les couronnes qu'eux-mêmes lui avaient
décernées , qui ne pouvait prononcer le nom de Turgot
sans attendrissement et sans enthousiasme , qui n'avait
que l'ambition d'être aimée , avec tant de droits à l'ambition
de la gloire !
i
ΜΑΙ 1810 . 31
i
Je passe à M. de Levis : il paraît croire que l'épopée ,
la tragédie et la comédie de caractère peuvent , SEULES ,
recevoir l'empreinte du génie . Sans doute , c'est dans ces
grandes compositions que le génie se déploie avec le
plus d'éclat et le plus de grandeur : mais dans les arts ,
ainsi que dans la nature , cet attribut divin , la création ,
ne l'aperçoit-on que dans les créations vastes et fortes ?
Pindare , Horace , et même Anacréon sont- ils sans génie
parce qu'ils n'ont pas celui d'Homère ? Et ce La Fontaine
que Molière élevait à la première place littéraire
de son siècle n'a-t- il rien inventé dans ces fables mêmes
dont il a emprunté tous les sujets ? N'ont-ils rien créé ,
ceux qui ont créé les graces du style? Ceux qui veulent
expliquer la nature et ceux qui l'aiment ne reconnaissent-
ils pas sa puissance créatrice dans le colibri et dans
l'aigle , dans le chêne et dans la rose ?
Des vers légers et de la prose gracieuse , voilà tout ce
que M. de Levis croit les femmes capables d'écrire.
M. de Levis n'a pas vu tout ce qui est dans les lettres de
Mme de Sévigné , par exemple , s'il n'y a vu que de la
prose gracieuse ; toute femme qu'elle est , et elle l'est
beaucoup , Mme de Sévigné , de la grâce quelle a toujours
, s'élève plus d'une fois jusqu'au sublime. Cette
femme aussi a jeté des mots qui auraient retenti profondément
dans les temples et dans les sanctuaires : elle
a du Bossuet , non-seulement dans des mots , mais dans
des tableaux ; et le tableau qu'elle trace de l'Arianisme ,
dont elle venait de lire l'histoire dans cet ennuieux
Maimbourg , serait tout-à-fait digne de l'histoire des
variations . Que dans le roman , d'ailleurs assez médiocre ,
de Fanni Butler , M. de Levis relise la lettre qui le termine
; et qu'il nous dise ensuite si cette prose d'une
femme est une prose gracieuse ou éloquente .
Je n'oserai dire qu'il y a réellement de l'invention
dans les deux romans de Zaïde et de la Princesse de
Clèves ; mais je rappellerai comme un fait , que les
hommes les plus éclairés de l'époque où ces deux romans
parurent , crurent y voir beaucoup de secrets du coeur
humain révélés et beaucoup de mouvemens des passions
reproduits pour la première fois . Ces deux romans
,
32 MERCURE DE FRANCE ,
firent une révolution dans un genre cultivé depuis avec
gloire dans plusieurs littératures de l'Europe. L'expression
des passions touchantes suppose-t-elle moins de
génie que l'expression des passions ardentes , quand
l'une et l'autre expression sont également neuves ? et
pour être le génie faut-il absolument que le génie consume
et dévore ? S'il est un peu moins le génie , ne l'est-il
pas pourtant beaucoup encore lorsqu'il éclaire et lorsqu'à
force d'émotions il pénètre au fond des coeurs ,
lorsqu'il les touchejusqu'aux larmes , et lorsqu'il les élève
jusqu'aux vertus ?
M. de Levis et Jean - Jacques refusent également
toute espèce de génie aux femmes ; on découvre pourtant
quelques différences dans leurs opinions . Le génie
que Rousseau leur refuse est celui qui a son foyer
dans les passions profondes et ardentes , c'est ce génie
qui devient plus brûlant et plus terrible dans les profondeurs
mêmes de la méditation; c'est ce génie qui a inspiré
à Voltaire plusieurs de ses tragédies , et à Jean-Jacques
lui-même plusieurs de ses ouvrages . M. de Levis leur
refuse , en outre , toute faculté d'inventer , de découvrir
dans les arts et dans les sciences , d'y apporter même le
plus simple perfectionnement. Il fait à toutes les femmes
le défi d'en citer un seul exemple . M. de Levis prononce
des jugemens absolus nous nous bornons à élever des
doutes .
Quoique dans l'organisation de l'homme et de la
femme les ressemblances soient beaucoup plus nombreuses
que les différences , les différences pourtant sont
grandes , et celles qui sont extérieures et visibles , ne peuvent
être que les développemens des différences intérieures
plus puissantes encore pour varier extrêmement
les manières de sentir et de penser ; et quoique dans les
sociétés de l'Europe les deux sexes placés à côté l'un de
l'autre paraissent vivre d'une vie commune , il y a tant
de diversité et de séparation dans les soins qu'on donne
à leur enfance , dans leurs études et dans leurs travaux
, que les mondes intellectuels où ils vivent , où ils
s'exercent , et où ils se forment , sont pourtant deux
mondes qui se touchent et se pénètrent sans être du tout
les
>

ΜΑΙ 1810 .
DENO
DE
LA
les mêmes. Des causes d'une telle puissanceetdont
tion sensible ou insensible est continuelle , doivent avoir
des résultats toujours assez divers pour être couvent
opposés .
cen
Est-il question de ces découvertes faites par une forco
de tête qui combine de longues suites de faits et d'idees
et qui combine ensuite les combinaisons elles-mêmes ? il
n'est pas naturel d'attendre ces découvertes des femmes
qui n'ont pas reçu cette force de tête de la nature , et qui
ne l'ont pas acquise par l'exercice. Est- il question de ces
découvertes que les hommes ont faites plus d'une fois en
trouvant ce qu'ils ne cherchaient pas , en recevant du
hasard ce qu'ils ont ensuite présenté à la gloire sous le
nom d'invention ? Les femmes , sans doute , sauraient
recevoir une faveur du hasard tout aussi bien que les
hommes , et elles auraient ensuite autant d'esprit qu'eux
pour se glorifier d'une heureuse rencontre ; mais c'est
au milieu des grandes scènes de la nature et de la société ,
sur les monts , sur les mers , c'est dans les travaux de
ces grands ateliers où les forces de la nature sont maniées
par l'homme , que ces hasards que l'on confond
avec le génie se multiplient ; et la femme n'est point
placée comme l'homme pour les recueillir. Elle en rencontrera
beaucoup plus rarement , quoique très- capable
d'enprofiter.
Descartes , qui avait donné des leçons de philosophie
à une reine et à une princesse , croyait la femme éminemment
douée de l'esprit philosophique : cependant ,
si toutes les femmes même , sous un tel maître , pouvaient
apprendre facilement les fausses lois du mouvement
qu'il pouvait leur enseigner , il est bien certain qu'il n'a
jamais pu exister sur la terre une femme capable de
partager la gloire des trois ou quatre géométres qui,
peu de tems après que Descartes se fut trompé , découvrirent
en même tems et presque à-la-fois les véritables
lois dumouvement. Le premier , et par là je veux dire
le plus grand de tous les métaphysiciens , a voulu faire
honneur de ses découvertes à une femme dont il pleurait
la mort ; mais il est à croire que mademoiselle
Ferrant aurait été très-peu propre à trouver d'elle-même
C
34 MERCURE DE FRANCE ,
ce que peut-être elle inspirait en partie à son ami. Ces
chefs-d'oeuvre de l'analyse peuvent répandre leur lumière
sur les femmes ; mais il n'est pas à espérer que cette
lumière puisse jamais sortir d'elles . Cependant , de ce
que ces créations qui ajoutent tant à la puissance de
l'esprit humain ne paraissent pas pouvoir leur appartenir
, faut-il en conclure que toute invention leur est
interdite ? M. de Levis n'a pas cru nécessaire de nous
dire ce qu'il entend par inventer. Inventer c'est trouver ,
INVENIRE. Aussi Racine et Boileau , qui savaient trèsbien
et leur latin , et leur français , ont-ils appelé certains
mots de génie des mots trouvés . Eh bien ! les femmes
que M. de Levis et Jean-Jacques ne croient pas incapables
d'apprendre parfaitement ce qui leur est parfaitement
enseigné , je ne les crois pas non plus du tout
incapables de trouver d'elle-mêmes beaucoup au delà de
ce qu'on leur enseigne ; je les crois très-propres à perfectionner
ce qu'elles ont appris .
S'il nous est jamais arrivé d'avoir une seule idée juste
que nous n'avions pas reçue de nos maîtres ou de nos
livres , tachons de nous ressouvenir dans quelles circonstances
cela nous est arrivé , et nous serons probablement
plus circonspects à refuser toute invention à celles à qui
on accorde beaucoup d'intelligence .
Vauvenargue a dit : il y a peu de choses que nous
sachions bien ; et cette vérité qui , au premier coup -d'oeil ,
ne paraît pas trop valoir la peine d'être imprimée, est, je
crois , ce qui explique le mieux , pourquoi dans tous
les genres certains esprits s'arrêtent si vite et pourquoi
d'autres s'avancent toujours : les uns savent mal , et les
autres savent bien. Celui qui sait mal est arrêté comme
un voyageur au déclin du jour ; celui qui sait bien , un
grand jour l'environne de toutes parts , et s'il se repose ,
il ne s'arrête pas ; sa course va toujours aussi loin que
savue; etune lumière forte ne vous environne pas seulement,
elle se porte au loin en avant de vous . En un mot,
entre la science parfaite et l'invention , les limites sont
si voisines et si déliées qu'il paraît même impossible de
ne pas les franchir. Ceux mêmes qui sont étrangers aux
mathématiques , comme moi, peuvent connaitre la théoΜΑΙ
1810 . 35
rie des exposans ; ils peuvent savoir combien elle a đã
de progrès à la notation imaginée par Descartes . Quand
je m'exposerais à dire une absurdité ( car ici le jour
baisse ou mème tombe pour moi) , je dirai pourtant que
dans cette notation ont pris leur première puissance
plusieurs des parties les plus transcendantes des mathématiques
. En quoi consiste-t-elle? dans une invention
qui ne paraît pas au-dessus des forces d'un enfant impatient
de finir ses calculs pour aller reprendre ses jeux.
Pourquoi des femmes qui aiment bien aussi à abréger
leurs travaux et à prolonger leurs plaisirs , ne seraientelles
pas capables du même effort de génie ? Quoi ! les
femmes créer quelque chose dans l'algèbre ! Oui , puisqu'elles
peuvent l'aimer , elles peuvent la rendre féconde;
etMme Duchâtelet n'est pas la seule qui l'ait beaucoup
aimée.
J'ai connu dans majeunesse un homme de lettres qui
s'était avisé , un peu tard , d'étudier sérieusement l'algèbre
, à l'âge , à-peu-près , où Francaleu s'avise d'être
poëte : pour mieux l'apprendre , il l'enseignait à une
nièce , femme jeune et aimable , qui aurait pu mieux
faire , et qui apprit pourtant très-bien l'algèbre. Elle ne
comprenait pas seulement son oncle ; elle le devinait ,
elle le devançait. Les sables de leur jardin , les murs de
leur chateau , tout était couvert de ces caractères et de
ces formules qui font peur à tant de gens , et qui faisaient
alors leur charme . La mort de l'un mit fin aux
progrès et aux enchantemens de tous les deux : car
c'est là que tout s'évanouit , et la tombe a dévoré plus
d'une fois , saus doute , les belles espérances de l'esprit
humain au moment où elles allaient se réaliser .
Ce n'est pas , on peut le croire , pour la gloire des
femmes que je me suis arrêté si long-tems à cette question:
les femmes ont plus besoin d'être heureuses que
d'être illustres ; ce qui estle contraire des hommes ,
pour qui la gloire est souvent un plus grand besoin
que le bonheur . Ce n'est pas non plus pour leur plaire ;
les femmes qui ont le plus d'esprit aiment peu les
discussions et ne s'y entendent pas toujours. La vérité
les saisit vite, ou ne les touche jamais. On pourrait pa
C2
36 MERCURE DE FRANCE , ...
rier que dans Voltaire même , dont le style n'a jamais
de parure et a toujours du charme , jamais femme n'a
lu le morceau admirable qui a pour titre : Ilfaut prendre
un parti , ou du principe d'action . Mais ces questions,
sur les facultés de l'espr. dans les deux sexes , tiennent
àdes points importans et pratiques de la théorie de l'esprit
humain : l'erreur, dans ce genre , est trop funeste;
l'indifférence même l'est encore ...
M. de Lévis n'a eu garde d'encourir le reproche fait
à Duclos , d'avoir écrit un ouvrage sur les moeurs sans
avoir parlé des femmes . D'abord , plusieurs maximes leur
sont consacrées ; ensuite tout un chapitre; et M. de
Lévis revient encore à elles dans UN SUPPLÉMENT. Le chapitre
est un des mieux écrits de l'ouvrage ; en parlant de
la maternité , l'auteur a tracé des tableaux qui rappellent
et ceux de Raphaël et ceux de Jean-Jacques . On peut
douter pourtant que ce chapitre soit celui quiplaiseleplus
auxfemmes : si c'est par lavérité que M. de Levis a pu les
blesser , il les a servies . La galanterie , a-t-on dit , est le
doux , le perpétuel mensonge de l'amour. L'amour , autant
au moins que la raison , doit aimer la vérité ; les
mensonges n'ont pas la même grace que les fictions , et
il ne faut ni fictions ni mensonges dans un livre de philosophie.
Mais avant tout , il faut bien s'assurer de la
vérité , quand cela n'est pas impossible ; ce qui a lieu
trop souvent.
M. de Levis nous a déjà étonnés quelquefois ; il va
nous étonner encore davantage. Il a exclu les femmes
de toutes les créations des arts , et même de toutes les
découvertes parmi lesquelles il y en a qui sont des présens
du hasard : mais si elles ne peuvent pas servir la
société par leurs talens , elles peuvent la troubler , elles
la troublent par leurs passions qui allument les nôtres ,
et M. de Levis , s'il ne prononce pas le décret , laisse
échapper le voeu de les exclure de la société comme de
l'empire des arts. Ila observé cette espèce de promiscuité
des hommes et des femmes dans ces tourbillons qu'en
France on appelle LE MONDE et qui , en Europe , porter.t
beaucoup de noms divers : et il en frémit pour les vertus
et pour la raison des femmes qu'on ne peut pas sejar
ΜΑΙ 1810 . 37
1
de leur bonheur : d'une autre part , il a vu dans la vie
des tribus sauvages , les femmes retenues en dedans ou
très -près de la cabane ; et dans l'Orient , dans ces premiers
pays civilisés , il les a vues renfermées sous la garde
non de leurs vertus , mais des verroux ; M. de Levis en a
conclu que le voeu de la nature , à cet égard , est prononcé
dans la vie sauvage , qu'il a été sanctionné dans la civilisation
de l'Orient , et violé , à notre grand dommage ,
dans la civilisation de l'Europe ; il croit voir des traces
et même des monumens de cette sagesse orientale et
dans l'Egypte des Pharaons , et dans la Grèce naissante ,
et sur-tout dans cet empire de la Chine , où , d'après des
calculs modérés , il doit y avoir cent millions de femmes,
et où , par une précaution cruelle , on casse le pied des
femmes que cette infirmitéfactice retient à leur place naturelle.
Nous ne contesterons rien à M. de Levis , de tout ce
qu'il dit de cet Orient d'où la civilisation nous est , en
effet , venue , mais il y a bien trois ou quatre mille ans :
nous avons quelques observations à lui faire sur les
autres pays auxquels il fait honneur d'une sagesse
presque égale.
t
1º . Je ne suis pas très-sûr que tout ce qu'Hérodote
raconte de l'extrême liberté dont jouissaient les femmes
dans l'Egypte deş Pyromis et des Pyramides , soit parfaitement
exact : mais il est certain que l'un des progrès
des moeurs dans la caste des prêtres fut de se réduire à
n'avoir qu'une femme ; la nation entière imita par degrés
ses prêtres ; et par toute la terre , à mesure que la multiplicité
des femmes a été abólie , leur liberté est devenue
plus grande . C'est lorsqu'un seul homme a plusieurs
femmes qu'il juge prudent de les renfermer toutes .
C'est , comme on l'a si bien dit , un débiteur insolvable :
il craint qu'elles ne le fouillent sans cesse et ne lui trouvent
toujours moins de richesses ; il craint qu'elles ne
rencontrent des protecteurs ; il les emprisonne .
2º. Dans la Grèce où il y avait tant de peuples divers
sur un petit continent et dans de petites îles , il y avait
aussi une grande diversité dans les moeurs et dans les
usages ; rien ne se ressemblait moins que ces danses si
38 MERCURE DE FRANCE ,
peu voilées des jeunes vierges de Sparte qui n'ont beaucoup
enflammé les imaginations que dans l'histoire , et
les promenades , sur les bords de la mer , de ces courtisannes
d'Athènes qui ne se couvraient que de leurs cheveux
aux yeux des statuaires et de la république entière :
et d'un autre côté les gynécées de l'Attique , ces appartemens
des femmes si profondément retirés , ont bien
quelques teintes orientales . Cependant , mille faits le
prouvent , ils n'avaient réellement rien de commun avec
les harem : c'étaient , comme les chambres à coucher
des femmes anglaises , le sanctuaire fermé du bonheur
domestique dont le temple était la maison, ouverte à tous
ceux qui étaient dignes d'approcher la mère et la femme
des Cimon et des Miltiade.
3º . Nulle part la liberté des femmes n'a été ni mieux
établie , ni plus féconde en vertus purés , douces et fortes
que dans les beaux siècles de Rome ; on a beaucoup
douté des vertus des Romains , jamais des vertus des
Romaines ; et si , dans d'autres tems , ces vertus allèrent
se perdre dans les plus horribles excès , ce ne fut point
parce que leur liberté devint plus grande , c'est parce
que la liberté publique fut perdue sans retour , 3.
4°. Il paraît souvent plus difficile de connaître un peu
bien ce qui est à quatre ou cinq mille lieues de nous ,
que ce qui s'est passé il y a trois ou quatre mille ans ,
J'ai en un grand oncle qui est allé à la Chine , un autre
grand oncle qui n'y est jamais allé , mais qui en a parlé
à toute l'Europe , et l'unique chose un peu certaine que
je sache sur les petits pieds des femmes chinoises , c'est
que c'est encore un sujet de controverse entre les voyageurs
missionnaires , les voyageurs commerçans , et les
envoyés en ambassade . Ces petits pieds sont- ils si étonnamment
petits ( j'ai vu un soulier ) , parce qu'on les
casse, ou parce qu'on les dessèche en les empêchant
de recevoir la nourriture par des bandelettes extrê
mement serrées ? Est- ce pour qu'elles puissent avoir une
grace de plus , pour qu'elles puissent faire une promesse
de plus aux hommes , qu'on façonne ainsi aux
Chinoises leurs petits pieds ? ou bien pour les retenir
auprès de leurs maris et de leurs devoirs par l'impossi=
1
ΜΑΙ 1810 . 39
bilité de s'en éloigner ? Beaucoup de circonstances, dans
les relations , multiplient les doutes , et aucune ne les
fixe. Ce qui ne paraît pas douteux , c'est que , dans
l'oubli de ses devoirs , une femme qui n'est retenue ni
par l'amour , ni par la morale , ni par l'opinion , peut
aller bien loin sans faire beaucoup de chemin , sans sortir
de chez elle ; c'est que leur casser le pied n'est pas une
précaution aussi sûre qu'elle est cruelle . On a porté ,
dit-on, dans ce même Orient , l'avisement plus loin ; et
je doute que ce soit avec un succès plus grand. Quelle
barbarie , quelle tyrannie stupide dans toutes ces institutions
qui n'appartiennent pas à la morale , et qui en
attestent la totale absence ! On cherche curieusement et
puérilement dans cent causes différentes la véritable
cause de ce peu de progrès que font les Chinois immobiles
, depuis tant de siècles , dans ce qu'on appelle leur
civilisation et leurs connaissances , et qui ne se remuent
un instant que lorsque du haut des montagnes les Tartares
fondent sur la Chine , pour devenir bientôt aussi
immobiles eux-mêmes . C'est leur langue , c'est leur écriture
, ce sont leurs moines , ce sont leurs philosophes ,
ce sont ces coups de bâton ou de bambou donnés et reçus
de toutes parts et qui font si vite le tour de l'empire ,
c'est tout ce qui se fait et tout ce qui se dit dans la Chine ,
c'est Tour qui en est cause ; et les petits pieds qui retiennent
les femmes si près de leurs maisons , ne sont peutêtre
pas une des moindres causes qui retiennent un
Empire beaucoup plus peuplé que toute l'Europe dans
une condition qui devait être déplorée et non vantée
par ces écrivains dont le génie a fait tant d'honneur et
tant de bien à l'humanité .
Sans doute , les désordres dont M. de Levis a tracé
l'énergique tableau sont sous nos yeux ; ils sont réels ,
ils sont grands : ils naissent de la cause à laquelle il les
attribue : mais doit-on en conclure qu'il faut absolument
séparer les deux sexes pour le bon ordre de la société ,
et qu'il est impossible de séparer les effets funestes et
accidentels de cette cause , de ses effets heureux et nécessaires
?
Voici deux grands faits et deux grands résultats .
40 MERCURE DE FRANCE ,
L'Orient a séparé les deux sexes ; et il est resté barbare
: l'Europe a laissé les deux sexes libres dans leurs
réunions ; et s'il n'est pas très-bien civilisé , il a fait dans
les arts , dans les sciences , dans la morale , dans le bon
sens , des progrès qui peuvent facilement le conduire à
une civilisation moins imparfaite .
!
Les premiers instituteurs de ce génie si beau et si
aimable de la Grèce , ont été les Orphée et les Linus ; et
ils n'auraient jamais touché la lyre si , pour les sauver
des Bacchantes , on avait renfermé les Eurydice . Les
premiers instituteurs du génie de la France et de l'Europe
ont été les Trouvères et les Troubadours ; notre
civilisation contre laquelle semblaient élevés nos antiques
châtels , y a commencé lorsque leurs vieilles tours furent
égayées et attendries par les chants réunis des femmes
et des hommes , lorsque les Troubadours avec des vers
dans leur mémoire , et des airs dans leurs vielles ,
arrivaient dans des banquets où l'on posait sur le front
des guerriers vainqueurs les couronnes attachées ou
regardées par la beauté ; elle a commencé dans ces
COURS D'AMOUR , qui ne sont devenues ridicules
que par les progrès dont on leur était redevable . C'étaient
les fêtes de ces siècles ; mais dans tous les siècles , c'est
dans des fêtes qu'ontpris naissance les vertus et les talens
qui ont le plus honoré , éclairé et embelli le monde . C'est
souvent dans la solitude que le génie enfante ; mais c'est
dans les grands et brillans spectacles qu'il a reçu l'inspiration
. Quand on ne devrait aux femmes aucune création
qui leur fût propre , on leur devrait toutes celles des hom
mes; on leur doit tout ce qu'il y a de mieux sur la terre ,
ou par ce qu'elles produisent, ou par ce qu'elles inspirent ;
et si vous voulez éteindre le génie des deux sexes , mettez-
en un en prison. Jamais , tant que les femmes persannes
seront esclaves , il ne naîtra dans la Perse un
homme capable d'écrire une seule des lettres d'Usbeck .
Gardons-nous done de ces pratiques du despotisme
qui coupe par le pied l'arbre dont il veut cueillir lefruit ;
et au lieu d'accorder de l'estime et des regrets à la clôture
des femmes , cherchons ou fortifions les moyens de rendre
leurs réunions aux hommes dans la société plus
41
1
heureuses pour elles , plus utiles pour nous , plus honorables
pour l'Empire et pour l'Europe .
Une observation peut nous aider tout de suite dans
cette recherche . Ces désordres , dont la plume de M.
de Levis reproduit le tableau , ont eu en France , à une
autre époque , plus d'ivresse et plus d'égarement encore,
à cette époque oùl'auteur du Sopha les retraçait comme
des peintures piquantes d'un monde élégant , et où Jean-
Jacques indigné , fuyant dans les déserts et dans les forêts ,
rassemblait dans l'Héloïse toutes les forces de ses passions
et de son éloquence , pour faire remonterson siècle , non
pas jusqu'à la vertu dont il le croyait incapable , mais
jusqu'à l'amour. Qu'est- ce qui a , si non détruit , au
moins atténué la pernicieuse influence de ces moeurs si
dépravées ? Jean-Jacques d'abord , et lui seul plus que
tout le reste ensemble. Ce n'est pas M. de Levis qui
pourra le contester : lui-même remarque que le moment
où une jeune femme devient mère et nourrice , est la
circonstance la plus favorable pour l'attacher à ses devoirs
par un sentiment dont le charme profond rend
insipide tout ce qui n'est pas aussi énergique , et méprisable
tout ce qui n'est pas aussi pur. Or , Rousseau a
beaucoup multiplié ces circonstances pour les femmes.
Ce sont ensuite trois ou quatre pièces de théâtre dont
le mérite a été un problème pour le goût , l'intérêt vif et
constant pour les spectateurs , et l'effet excellent pour les
moeurs : enfin ce sont certains progrès de la raison qui sè
faisaient et se répandaient à côté de cette dépravation ou
même au milieu .
L'histoire , le roman , les deux scènes tragique et
comique , et partout l'éloquence propre à chaque genre,
partout l'éloquence dirigée vers les pensées et vers les
affections de la morale publique ; quels instrumens pour
agir sur les ames , pour les agrandir, pour les épurer par
les émotions qu'on leur donne ! Ne saurons-nous plus les
manier ? et quelle institution que celle des prix décennaux
pour élever les talens du goût et de l'imagination à
toutes les conceptions qui peuvent perfectionner l'esprit
, les moeurs et les habitudes de tout un peuple ! Des
prix décernés par un monarque et du haut de son trône,
42 MERCURE DE FRANCE ,
:
ne doivent-ils pas être la récompense , à la fois , et des
services , et des plaisirs reçus par tout l'Empire ?
٤٠٠Que le théâtre peigne le monde , il le faut; mais qu'il
en crée aussi un meilleur que celui qui existe ; et que le
monde lui-même soit ensuite la représentation des modèles
qui lui seront présentés par le théâtre. Si la scène
n'est qu'un miroir fidèle de ce que nous sommes , elle ne
changera pas plus nos ames que les glaces ne changent
nos figures .
2. Qu'une littérature plus forte , que des talens nourris ,
à-la-fois , dans les sources des modèles de l'antiquité et
dans les sources de la philosophie moderne , étouffent
dans le mépris public cette littérature de quelques salons
et de quelques jours , dont le goût n'a pas plus de rapport
avec la raison humaine que nos modes ; cette littérature
qui s'effraie aux fiers accens d'une éloquence profonde
et passionnée , comme l'oreille du faible et du timide aux
sons éclatans de la trompette ou de la foudre ; cette littérature
qui , dans le style de Thomas , n'a vu que des
efforts , et dans celui de Jean-Jacques que des excès .
Qu'à cette littérature qui a bien ses raisons pour vouloir
tout énerver , tout raccourcir , tout dégrader , il en succède
une autre dont le premier principe ne soit pas d'arrêter
les siècles , mais d'en accélérer la marche et les
perfectionnemens ; et les peuples éprouveront ce qué
peuvent les bonnes pensées pour les bonnes moeurs ; on
apprendra de l'expérience si la raison, quand on la laisse
s'établir sur ses vrais principes , ne porte pas la plus vive
clarté dans ses plus grandes profondeurs , si son évidence
n'est pas aussi une puissance , si cette puissance ne
balance pas celle des passions , si les passions ellesmêmes
ne deviennent pas aisément nobles et généreuses
quand elles s'associent à des pensées sublimes et qu'elles
les inspirent . O vous qui , dans ce tourbillon confus de
gens qui s'appellent entre eux gens de lettres et gens du
monde , perdez toutes les jouissances parce que vous
voulez toujours jouir , sacrifiez aux grâces , mais ne leur
sacrifiez ni le bon sens , ni la force , ni la vérité ; car
dans ces sacrifices vous immoleriez bientôt les grâces
elles-mêmes . Elles fuient la dépravation et restent quel
AMAL 4810. 43
quefois auprès de l'austérité pour l'adoucir. Cette antiquité
qui a peu connu les scrupules , mais qui a bien
connu les vrais devoirs et le vrai bonheur , a créé les
graces pour faire jouir souvent de la beauté par les seuls
regards et en lui laissant sa pureté.
Mais les apostrophes ne prouvent rien : des idées
exactes prouveraient quelque chose ; tachons de nous
en faire.
Rien de ce qui est frivole ne peut ni remplir l'ame , ni
la régler, ni lui faire trouver un charme constant dans la
vie, Quand les deux sexes ne se réunissent que pour de
vains amusemens , ils contractent Fhabitude et le besoin
d'être toujours amusés et réunis . Les amusemens prolongésdeviennent
toujours insipides ; les jeux conduisent aux
excès . Chez les nations et dans les villes où les goûts littéraires
sont répandus , ces goûts , s'ils sont légers , sont
d'autres frivolités . Ils ne servent qu'à faire jouir l'amourpropre
de ce qui achève d'affaiblir et d'égarer les esprits ,
lespassions et les caractères . Tous les arts du goût, quand
ils ne reçoivent pas leur direction secrète d'une philosophie
et d'une législation non austères , mais éclairées
etpures , ne font que semer quelques fleurs enivrantes
sur le bord de ces abîmes où l'on se précipite au bruit
des chants , des instrumens et des applaudissemens ,
Quefaut ildonc faire ? Rien , s'il est impossible de rendre
les salons , les arts du goût et les lettres moins frivoles .
De petites ames et de petits esprits extrêmement mobiles
et toujours remués , toujours étourdis et toujours troublés
par le bruit qu'ils font eux-mêmes , ne donnent aucune
prise sur eux , pour les arracher à leurs amusemens
et à leur ennui , à leurs jeux et à leurs malheurs . Mais
on peut agir d'abord sur les lettres et sur les arts ; tout
ce qui a de la force , de la grandeur et une haute importance
, a de l'attrait pour ceux qui cultivent des talens
, parce qu'ils en ont : et l'on peut ensuite , par eux ,
faire arriver dans les salons mêmes , peut-être , des émotions
qui seront plus douces , parce qu'elles seront pro
fondes , des goûts qui seront plus aimables , parce qu'ils
seront sérieux , et des jouissances qui n'ébranleront la
raison que pour ajouter à ses lumières. Que d'impres44
MERCURE DE FRANCE ,
sions fortes et fécondes , que d'imageesseett d'idées charmantes
et bienfaisantes , par exemple , on pourrait porter
et graver à jamais dans les coeurs émus par les charmes
réunis des vers italiens et des chants des Cimarosa et des
Mozart ! La lyre des Orphées et leur langue retentit
dans notre Odéon; et on croirait les paroles qu'elle fait
entendre destinées à rendre un peuple civilisé barbare
et sauvage !
Les réunions des deux sexes n'auront que des avantages
quand elles seront des délassemens nécessaires ;
quand les femmes comprendront bien qu'on ne peut les
adorer que quelques instans , et qu'on peut les aimer toute
lavie; quand les talens agrandis et perfectionnés dans des
études solitaires seront ceux à qui le monde accordera le
plus de caresses , le plus d'estime et le plus de gloire ;
quand le véritable amour paraîtra dans un jeune homme
une grace et presque une vertu , et la galanterie une dégradation;
lorsqu'enfin les grands intérêts des lettres ,
des sciences , de la patrie et de l'humanité se mêleront ,
sans étonner et sans effrayer personne , aux agrémens
d'une conversation facile et aimable. Tous ces objets
sont grands ; ils sont sérieux : ils impriment leur carac
tère aux ames qu'ils occupent et qu'ils remplissent : ils
doivent tenir très-souvent séparés les deux sexes qu'ils
réunissent ; au milieu de la splendeur des villes , ils font
soupirer après le charme et le repos des campagnes . Les
ames sérieuses , qu'elles soient celles des hommes ou des
femmes , ont souvent besoin de la solitude ; elles ont
besoin de s'y plonger et d'y rester plongées , comme sous
les feux des tropiques et, sous tous les climats , dans les
incendies du sang et des passions , on a besoin des eaux
d'un fleuve ou d'une mer , pour sauver sa vie et sa raison .
Ceux qui ont visité ou seulement traversé plusieurs
contrées de l'Europe , ont vu partout les deux sexes
réunis , et chez trois ou quatre peuples , au moins , la
morale domestique respectée , et la société embellie par
ces réunions qui sont les fêtes de la vie et qui n'en sont
pas les habitudes . C'est pour ces belles contrées qu'il est
vrai de dire que les femmes y font le bonheur d'un seul,
et le charme encore de tous .
ΜΑΙ 1810. ριο, 45
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Il faut mettre un terme à ces longues discussions avec
M. de Levis : on se laisse entraîner par le grand intérêt
des objets qu'on traite , et on oublie qu'on peut le leur
faire perdre par la manière de les traiter .
Je parlerai probablement un jour de l'opinion de
M. Malthus devenue celle de M. de Levis , sur les malheurs
de l'accroissement de la population : tout ce que
j'en dirai ici , c'est que la France , de long-tems encore ,
ne pourra voir ces inconvéniens du même oeil que l'Angleterre
. L'empire français , qu'on pourra bientôt nommer
le monde français à aussi bon droit que l'empire
romain s'appela jadis le monde romain , porte et nourrit
une population de quarante millions d'ames : et unAnglais
, bon observateur en ce genre , Arthur Young , a
pensé que la terre de France pouvait aisément accroître
ses produits d'un grand tiers . Cet état de la culture est ,
à-peu-près , la même dans la France entière , et on y
compte , en outre , d'assez vastes départemens que l'administration
impériale va , pour la première fois , couvrir
de productions : telles sont les Landes entre Bordeaux
et Bayonne . Là où l'on est bien , là est la patrie ,
dit un vieil adage , cité et loué très-inconsidérément . Là
où l'on peut faire un grand bien , là est la patrie , disent
les ames nobles et généreuses : et c'est le sentiment dont
j'ai vu animé un préfet (M. Duplantier) qui , en quittant
les riantes vallées et les belles montagnes du Dauphiné ,
où il a reçu le jour, est allé s'ensevelir et travailler dans
ces déserts de sable , où je l'ai vu jouir d'un bonheur
égal à celui que ses lumières et ses veilles répandent autour
de lui .
Et combien les richesses que le sol de la France produit
, celles qu'il récèle encore , et qu'on va lui demander
, vont avoir de moyens faciles , économiques
et rapides de circuler et de se multiplier dans ces grands
canaux , unissant tous les grands fleuves , et dans les
petits canaux ensuite , qui seront comme des sentiers
d'eau ; dans ces routes qui ont descendu les abîmes et
franchi les montagnes , lorsque les rouliers , les voitures
et les armées se croient encore dans les plaines ! Quelles
créations environnent la France au milieu des fêtes
46 MERCURE DE FRANCE ,
de l'hymen et des fêtes de la victoire ! Et qu'elles sont
hautes les destinées de celui qui , pouvant offrir en présent
de noces les préparatifs et les espérances des prospérités
d'un vaste Empire , est assez jeune pour laisser ,
endouaire , les prospérités réalisées de l'Europe !
:
URDAINS .
:
CHRONIQUE DE PARIS.
Nous approchotns de la saison des bains , quelques mots
à ce sujet ne paraîtront pas déplacés Paris est la senle
ville de l'Europe (Constantinople exceptée ) , où ces sortes
d'établissemens se distinguent par une recherche d'élégance,
de luxe même , qui donneqquuelqu'idée de ceux des
Orientaux et des anciens Romains . Les trois établissemens
de M. Vigier , sur la Seine , sont remarquables par la commodité
des distributions ; ceux de la rue Saint-Sauveur,
par la grandeur du local ; les bains Chinois , ceux d'Albert
et de Tivoli , par la propreté , par les soins de toute
espèce qu'on y prodigue ; les nouveaux bains de la rue de
Montesquieu nous ont paru réunir presque tous ces avantages.
L'édifice est ce qu'il doit être , élégant et simple : le
péristyle , d'un goût excellent , est décoré de figures allégoriques
et d'arabesques dans le genre de celles qu'on voit
aux Cassine ; elles sont de M. Favart. Un jardin plus joli
que vaste , autour duquel tournent les cabinets, y entretient
une fraîcheur agréable , et réjouit à-la-fois les yeux et
l'odorat, de la vue etdu parfum des fleurs dont il est orné :
l'édifice est une nouvelle preuve du talent et du goût de
M. Alavoine qui en en a été l'architecte. Cependant on
peut en critiquer la distribution et faire à cet établissement
le reproche que méritent souvent les établissemens
publics à Paris , c'est d'être trop resserrés , d'avoir les
plus belles apparences extérieures , et d'être ou incommodes
ou trop peu soignés dans les détails essentiels
à leur destination. Ainsi , le couloir du rez-de-chaussée ,
où sont les bains des hommes , est obscur et triste ; il y
faut des lampes en plein jour , ou l'on y marche à tâtons.
Les croisées des cabinets sont trop petites et ne donnent
point assez de lumière. La galerie et les bains du premier
étage , destinés aux dames , sont , dit-on , fort agréables ..
Au reste , c'est un véritable bienfait que de multiplier ce
ΜΑΪ 1810.3 .: 47
T
1
genre d'établissemens si nécessaire pour la salubrité des
grandes villes . Naguère encore l'on était réduit aux bains
placés sur la rivière et à ceux d'Albert qui ont été sử
utiles ! Maintenant tous les quartiers de Paris ont des
bains dans leur intérieur. Le faubourg Saint-Germain
compte trois établissemens de ce genre ; savoir , à l'hôtel
de Larochefoucauld, à la rue Taranne et rue du Paon.
Nous avons cité ceux des autres quartiers , auxquels il faut
ajouter les bains de la pompe à feu , au-dessous de Chaillot.
Le nombre de ces bains s'accroîtra sans doute encore ,
car il n'est pas proportionné à l'étendue et à la population
de la ville. Pourquoi ne porterions-nous pas nos voeux plus
loin , sous un prince qui aime à créer des établissemens
uliles au peuple ? Quand par sa munificence Paris sera en
possession de toutes les eaux que le canal de l'Ourcq lui
amènera , et que peut- être on aura repris le projet plus
facile , moins dispendieux et moins longd'assujétir la petite
rivière de l'Ivette à venir arroser , embellir , assainir l'autre
moitié de la capitale , espérons qu'il y aura de vastes bains
publics gratuits , ou à-peu-près , pour la masse du peuple
de la grande cité .
Quoi qu'il en soit, il est à remarquer que les pays lesplus
chauds de l'Europe (nous exceptons toujours laTurquie)
sont ceux où les bains publics se trouvent en moins grand
nombre ; l'Italie, le Portugal , l'Espagne n'ont que très -peu
d'établissemens de cette espèce : on n'en compte que deux à
Madrid , encore ne sont-ils ouverts au public que depuis
lemois de mai jusqu'à la fin de septembre ; on n'y connaît
d'ailleurs aucune de ces recherches de soins et de propreté
que l'on trouve dans ceux de toutes les villes un peu
considérables de France .
MM. Bordier et Lange viennent de renouveler une
discussion qui s'est élevée , il y a trente ans , pour la pre
mière fois : il s'agit encore de l'invention des lampes à
courant d'air , qui portent le nom de M. Quinquet , comme
l'Amérique ( si licet parva componere magnis ) porte celui
d'Améric Vespuce , en dépit des véritables auteurs des
deux découvertes . Il paraît cependant qu'une transaction
récente a mis d'accord les deux nouveaux compétiteurs :
ces messieurs se sont partagé l'empire des lumieres , et
sont convenus d'un nom différent pour qualifier et distinguer
l'espèce de lampes dont le perfectionnement est dû à
leur industrie. Les unes , sous le nom de lampes astrales ,
sont spécialement destinées à éclairer les lieux saints ; les
.
48 MERCURE DE FRANCE ,
autres , appelées lampes hydrodynamiques , sont àl'usage des
lieux profanes , tels que salles de spectacle , de bal , de
concerts , etc .; en sorte que MM. Bordier et Lange se partageront
la succession de l'abbé Pellegrin .
-
L'un vivra du théâtre et l'autre de l'autel.
Avez-vous lu les Voyages de Kang-Hi? Avez-vous
lu le roman de Charles Barimore ? Telles sont les deux
questions que l'on se fait depuis quelques jours , dès qu'il
est question ddee littérature. Mme D... à qui l'ondemandait
ce qu'elle pensait de ces livres , disait que l'un était l'ouvrage
d'un homme chagrin , mécontent de son siècle ; et
l'autre celui d'un amant las de sa maîtresse .
1
Ce mot nous en rappelle un autre de la même personne ;.
il pourra trouver place dans quelque Ana. En sortant d'une,
première représentation , pendant laquelle un ouvrage qui
n'était point sans mérite , avait été maltraité par un parterre
ignorant , cette dame plaignait le sort des gens de lettres,
en présence d'un critique qui se vante d'en être l'Attila :
ces gens-là n'ont que ce qu'ils méritent , répondit-il ; de
persécuteurs qu'ils étaient nous en avons fait des martyrs ,
et nous les livrons aux bêtes . Eh bien ! n'en parlons plus ,
répliqua Mme de D... , je vous les abandonne.
-Les journaux ontbesoin de tems en tems de quelquesunes
de ces nouvelles qui fournissent , pendant plusieurs
mois , matière aux entretiens des habitués du café de Foi ,
et des politiques de la Petite-Provence . On a oublié depuis
long-tems l'histoire de la cave enchantée , où pleuvaient des
tessons de bouteille ; les pierres tombées de la lune , commencent
à perdre de leur poids , et l'on est tout-à-fait refroidi
sur l'Espagnol incombustible ; heureusement , on
vient de découvrir un pays où il tombe de la neige couleur
de rose , ce qui doit donner à cette contrée un aspect toutà-
fait riant. Quelques physiciens s'occupent déjà de la recherche
des causes qui peuvent produire un pareil phénomène.
Fontenelle était homme à exiger qu'on lui prouvât
d'abord qu'il était tombé de la neige rouge. La dent estelle
d'or ? c'étaittoujours là sa première question .
En nous permettant de rire de cette aveugle crédulité
qui adopte si légèrement les contes les plus absurdes , nous
ne prétendons pas nier l'existence d'un fait possible , en
faveur duquel on peut même déjà citer quelques autorités
imposantes ; un des collaborateurs les plus instruits de ce
journal , a bien voulu nous communiquer , à ce sujet , quel
-1
:
ques
:
ΜΑΙ 1810. ,
DEPT
DE
LA
SEIN
ques observations que nos lecteurs nous sauront gré
mettre sous leurs yeux .
«Des naturalistes assurent qu'il est tombé plus d'une
foisdes neiges rouges en Arménie , en Phrygie, etc. Trand
de l'Opinion , tom . VI. )
» Boulainvilliers , dans son Abrégé chronologique , rap
porteque pendant les hivers des années 859 et 860 , il
tombade la neige couleur de sang.
» Le Vayerattribue la couleurde ces neiges à la qualité
des exhalaisons terrestres qui la leur communique. Phip.
ch. 17.
Jonston qui parle de neiges rouges dans sa Thaumaturgie
naturelle , s'appuie de l'autorité d'Homère qui fait
mentionde neiges teintes de sang, ψιάδας ἁρματοέσσας. Ilattribue,
de même , cette singularité au minium qui se trouve
en abondance dans les lieux où ce phénomène s'est fait
remarquer : il ajoute , sans apporter aucune preuve il est
vrai , qu'une eau colorée de rouge , un champ de bataille
imbibé de sang , produisent des évaporations et une rosée
de même couleur. Admirand. meteor. Ch. 9.
Oncite encoredes neiges et des glaces bleues : Mairan ,
danssonTraitéde l'Aurore boréale , rapporte qu'au Spitzberg,
vers le 80 degré de latitude, on trouve de grandes
montagnes de glaces qui sont ou du moins qui paraissent ,
ainsique la neige , d'un beau bleu d'azur.
: On a observé enLaponie le même phénomène des neiges
etdes glaces bleues , et l'on ajoute qu'elles changent
quelquefois de couleur et deviennent rouges.Hist. de l'Air,
Tom. VIII.
Si ces preuves ne sont pas suffisantes pour établir la
vérité d'un fait aussi extraordinaire , elles sont cependant
de nature à ne pas être rejetées sans examen.
-M. Mercier , qui ne dit jamais rien comme un autre ,
voudrait qu'on désinconvénientôt l'actricisme. Il est de
fait, cependant, que si l'étatde comédien a ses inconvéniens ,
il a bien aussi ses avantages : par exemple , les chaînes
de l'hymenysont en général plus élastiques et moins pesantes
que dans toute autre condition ; mais une règle se
prouve aussi par ses exceptions ,et la scène qui s'est passée
:ux Champs-Elysées , ily a quelques jours , est au nombre
de ces dernières. Une de nos plus aimables ingénues se
promenait innocemment avec un jeune homme qui lui fesait
répéter son rôle , lorsqu'elle fit la rencontre facheuse de
son mari , le moins tolérant des hommes de cette espèce.
D
50 MERCURE DE FRANCE ,
Le déloyal , sans donner à la dame et à son chevalier le
tems de se reconnaître , les accueillit avec des armes dis
courtoises,et l'on ne sait trop où se serait arrêtée la colère
conjugale , sans l'intervention d'un commissaire de police
qui , après s'être assuré que la jeune personne jouait le
soir même , a cru devoir la prendre sous sa protection , en
prévenant son mari de ne corriger sa femme à l'avenir ,
qu'après avoir préalablement regardé l'affiche .
-La riche bibliothèque de feu M. Naigeon , membre de
l'Institut , avait été vendue par lui quelques années avant
sa mort , à M. Firmin Didot , qui déjà en possédait une
fort précieuse ; mais M. Naigeon s'était réservé quelques
centaines de volumes choisis qui sont maintenant envente ,
et parmis lesquels il y a des manuscrits , entr'autres une
Vie de Diderot , dont on parle avec éloge. M. Naigeon
était un véritable bibliomane ; la composition de sa bibliothèque
avait occupé sa vie entière , et ses acquisitions journalières
l'avaient mis dans le cas de la renouveler plus d'une
fois . Etait-ce pour le plaisir de la refaire qu'il la vendait
était-ce pour y gagner? l'on n'est pas d'accord à cet égard.
Au surplus , l'un et l'autre est légitime , et pourquoi les
deux motifs n'auraient-ils pas influé en même tems?
,
-Les parterres du Vaudeville et desVariétés ont été, la
semaine dernière , le champ de bataille d'une cabale trop
bien servie , malheureusement par les auteurs eux-mêmes .
Depuis Pierre-le-Grand , de tragique mémoire , on n'avait
pas vu de chute plus bruyante que celle de la Mère Gaudichon
. Quelques personnes intéressées à rechercher les
causes de ces grands événemens , ne sont pas éloignées
croire que la mort subite de cette bonne vieille est l'effet
d'une ruade des chevaux de Franconi , piqués , dans la
parodie de Cortez , par un des auteurs de la Mère Gaudichon:
Tantde fiel entre-t-il dans l'ame des chevaux!
de
-C'est sans doute uniquement parce qu'on craint de le
perdre , qu'on fait circuler que Talma , l'honneur et le soutien
de notre scène tragique, abandonnera bientôt le théâtre
de sa gloire , et que la tragédie des Etats de Blois , qui se
répète en ce moment, sera la dernière pièce où jouera cet
excellent acteur. Nous ne voyons pas que sa santé rende sa
retraite nécessaire , et que rien dans sa position puisse la
lui rendre désirable. Cette retraite serait tellement prématurée
, et elle serait tellement irréparable , que nous
sommes très -loin d'y ajouter foi.
MAI 1818. 51
a
P
3.
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1-
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15
L'Odéon , menacé pour la troisième fois de perdre
Clauzel,s'est pourvu d'un remplaçant dans la personne de
M. Pélissié , dont les débuts ont eu du succès. On répète à
ce théâtre une comédie en trois actes , dont le titre ,
J'enlèvema Femme, promet une action comique . Feydeau
prépare une Partie de Campagne: si nous voulions jouer
sur le mot , en rappelant la cause qui a fait manquer
l'Opera , dimanche dernier , nous dirions que les acteurs
font trop souvent de ces parties -là .
-Les travaux de Lucine tiennent en ce moment plusieurs
de nos actrices éloignées de la scène .
Les Variétés annoncent l'Arrivée à Saint-Malo, et l'on
assure que si cette pièce a le succès des deux dont elle est
la suite, les administrateurs , en reconnaissance , feront élever
une statue à M. Dumollet.
MODES. Le jardin Turc et celui des Princes , trèsélégamment
restaurés , se partagent tous les soirs la foule
des promeneurs des boulevards . L'un est célèbre par son
punch à la romaine et ses sorbets ; l'autre par ses glaces
et sonorangeade : M. de la Reynière , contrôleur-général
dela bouche française , nous promet un itinéraire raisonné
de ces deux établissemens .
L'ouverture des jardins de Tivoli S'est faite dimanche
dernier , avec beaucoup d'éclat : dès cinq heures , les allées
étaient encombrées de bons marchands de la rue St.-
Denis avec leur nombreuse famille , de paisibles bourgeois
du Marais , reconnaissables à la forme de leur habit du
tems de laRégence, aux bonnets à carcasse de leurs femmes ,
au maintien gauche de leurs vieilles filles . Mais vers neuf
heures , au moment où l'on soupe dans la cité , et où l'on
finit de dîner à la chaussée d'Antin , la brillante société a
pris possession de ces jardins délicieux , où tous les plaisirs ,
disséminés ailleurs , se trouvent à-la - fois réunis .
La chaussure des hommes a subi de notables changemens.
Les talons ont repris faveur. Ceux des bottes doivent
être d'un pouce de hauteur; six lignes est la mesure
de ceux des souliers. Des brodequins en soie ,blancs ,
rose ou bleus , distinguent le matin les femmes les plus
élégantes ; cette chaussure , il est vrai , n'est favorable
qu'aux jolis pieds et ne peut guères se maintenir qu'à
Paris.
Quipourrait nombrer toutes les espèces de capottes et de
chapeaux que les fêtes de Longchamp ontmis tout-à-coup
en évidence , et trouver des noms pour toutes ces fleurs
; D2
52 MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1810 .
bizarres nouvellement écloses du cerveau de nos marchandes
de modes , et que le printems désavoue ? Que
signifient ces roses-épis , ces roses-laitues , ces violettes
jaunes à feuilles de carotte , ces muguets lilas ? Rien , sinon
que l'art ne doit jamais se proposer d'autre but que
l'imitation de la nature , sous peine de ne produire que
des monstres . Y!
SOCIÉTÉS SAVANTES .- La Société académique de médecine de
Paris , séant à l'Oratoire , décernera dans sa séance ordinaire du mois
de septembre 1811 , le deuxième mardi , une médaille d'or de la valeur
detrois centsfranos , à l'auteur du meilleur mémoire sur la question
suivante:
Quels sont les signes qui indiquent ou contre-indiquent la saignées
soit dans les fièvres intermittentes , soit dans lesfièvres continues désignées
sous les noms de putrides ou adynamiques , de malignes ou
ataxiques ?
Les mémoires écrits lisiblement en français ou en latin seront
adressés, francde port , avant le premier juillet 1811 , à M. Léveillé,
secrétaire de la Société , rue Neuve-des-Petits-Champs , nº 52;
chacun , portant une épigraphe , sera accompagné d'un billet cacheté
contenant lamême devise , le nom et l'adresse de l'auteur.
13
POLITIQUE.
6
Lepremiersoin du roi de Suède , après avoir rendu la
paix à ses états , a dû être la réorganisation, le complète+
ment de l'armée ; il a faitbà cet égard aux états , des
propositions qui ont été l'objet de débats intéressans ; le
modedelaconscription atrouvé de l'opposition dans l'ordre
des paysans ; les états ont demandé , le 30 mars), darsupe
pression de laVargering , c'est-à-dire , de la duplication de
l'armée suédoise. S. M. , dans sa réponse , a declaré qu'elle
regardait comme un devoir d'appeler l'attention des états
surlesdangersqui peuvent résulter ,dans des cas possibles,
d'une nouvelle diminution dans les moyens déjà insuffi
sans pour la défense de l'état . Que les législateurs de la
Suède, dit S. M.; bannissent tout-à-fait cette idée étran
gère au caractère suédois , que des alliances au dehors
peuvent suffire pour le soutien et la conservation de l'état,
les leçons de l'expérience et l'exemple de tous les peuples
démontrent qu'il n'y a de puissance capable de se maintenir,
que celle qui, comptant sur ses propres ressources , cherche
dans la permanence de ses forces militaires le plus sûr garant
de sa tranquillité.
Cette réponse a paru faire une vive impression sur les
états; l'ordre de la noblesse a fait part aux autres ordres
de la résolution où il est de répondre aux voeux de S. M. ,
et de faire toutes sortes de sacrifices pour le bien et la
défense de la patrie . On croit la majorité des états dans
la même disposition .
Par une lettre amicale , le roi a notifié son avénement
au trône à la confédération helvétique . Les Suédois , prisonniers
en France , continuent à reennttrreerr de la Poméranie
à Ystad. Le prince royal va faire un voyage , et parcourir
toutes les provinces de l'Empire . Les états ont délibéré
sur sa dépense .
L'organisation de l'administration générale continue
d'occuper très-activement le gouvernement russe ; on se
rappelle que par un ukase d'une très-haute importance ,
celle du conseil-d'état a été fixée , que ses attributions ,
celles des ministres et des secrétaires d'état l'ont été éga-
BIBL. UNIV,
GENT
54 MERCURE DE FRANCE
lement. Cette organisation mise en activité , le gouvernement
en a recueilli ,pour premier fruit , des travaux intéressans
sur l'état des finances de l'Empire , la balance des
recettes et des impôts , la situation du trésor public et celle
du commerce. Un décret impérial relatif à la dette publique
et aux impôts nécessaires aux dépenses de l'état , a été
rendu . Le préambule présente , avec l'indication de l'objet
de ce décrety des paragraphes qui ont besoin d'êtredus et
médités par les personnes qui aiment à calculer les chancés
d'accroissement, ou de diminution; dans les finances
des états voisins , et y trouvent d'utiles sujets de rapprochemens
avec la situation du gouvernement sous lequel
ils vivent pour tout Français , cet objet d'étude et de
comparaison est d'un intérêt très-vif. Il y voit quelle est
saplace parmi les nations , quels ont été pour lui et pour
elles.les effetsadivers et les résultats différens d'une guerre
longue et cruelle ; et si , après cette guerre , il retrouve son
gouvernement sans embarras dans ses finances , sans besoin
de ressources nouvelles ; si d'un autre côté ilovoit les
états voisins appeler toutes les idées et tous les moyens
au secoursedu crédit , et dutrésor public ,non conçoit ce
qu'un tel rapprochement peut lui donner de consolation ,
lui permettre d'espérances , et ce qu'il ajouté au sentiment
de sa reconnaissance pour son souverain. line thote b
Voici quelques fragmens du préambule russe :
Anotre avènement au trône, nous avons pensé que l'extinction
graduelle de la dette publique était un des premiers objets dignes de
notre sollicitude ; et profitantde la paix dont nous avons jouilpendant
les premières années de notre règne , nous avons commencé ce grand.
ouvrage par une réduction considérable dans les dépenses , et par une
économie sévère dans l'administration des revenus de l'Etat. Chacun
sait combien ces mesures avaient donné d'étendue au crédit public ,
tant à l'extérieur que dans l'intérieur de l'Empire.
> Des guerres terribles , auxquelles la position de la Russie ne lui
a pas permis de rester étrangère , ont bientôt après suspendu l'exécution
du plan que nous avions adopté. Dans cette lutte violente , notre
patrie est demeurée inébranlable ; elle a même reculé ses frontières
parde nouvelles acquisitions . Nous avons reconnu , par des expériences
multipliées , que dans les situations les plus difficiles , l'Etat pouvait se
suffire à lui-même , et n'employer que ses propres ressources ; mais
descirconstances extraordinaires exigeant des efforts extraordinaires ,
il n'a pas été possible , dans le cours rapide et continuel des événemens,
ΜΑΙ 1810 . 55
1
dedéterminer avec précision la mesuredes sacrifices commandés par
l'intérêt public , et de les répartir avec égalité.
>C'est ainsi que les dettes se sont accumulées. A la vérité , les
banquesdel'Etat ont conservé la confiance générale , fondée sur des
richesses matérielles qui sont restées intactes ; leurs assignations circulent
toujours avec la même facilité ; maisleur valeur comparative avec
cellede l'argent adiminué dans une proportion dangereuse ; le prix
detous les objets s'est rapidement élevé. Plusieurs classes de la société.
subissentdes pertes considérables , tandis qu'un petit nombre d'individus
obtient de grands bénéfices ; et les dettes de l'Etat s'augmentant
chaque jour , sans qu'aucune mesure détermine l'époque et le mode
deleur remboursement périodique , sont devenues un impôt effectif
etdisproportionné.
› Ayant doncreconnu la pesanteurde cetimpôtpar ses effets actuels,
et prévoyant ses conséquences ultérieures , nous avons jugé nécessaire
de procéder sans retard à l'amortissement progressif des dettes publiques.
> Avant tout , il faut en arrêter l'augmentation : mais au milieu
d'une guerre qui dure encore , et vu le renchérissement de toutes les
consommations de la couronne , il est impossible d'arriver à ce but ,
sans recourir à des mesures et àdes secours extraordinaires .
>>Ces secours , pour l'année 1810 , doivent être très-considérables.
-Avant le rerjanvier prochain,plusieurs nouvelles sources du revenn
public seront ouvertes , sans aucune charge pour les peuples ; mais les
mesuresprisespour l'année courante se bornent forcément à la dimiautionpossible
des dépenses ordinaires , et à l'augmentation indispensabledes
impôts actuellement existans.
› Or , 1º les dépenses de l'Etat , malgré la difficulté des circonstances,
sont déjà réduites de plus de vingt millions de roubles .
> 2º Le produit des impôts actuels , très-modérés dans leur origine .
adiminué progressivement en suivant le cours des assignations qui
sont reçues en paiement , et se trouve actuellement réduit de plus de
moitié , dans toutes les parties du revenu de la couronne. Cette perte
énormen'a pu être compensée , dans ces derniers tems , que par la
création de nouvelles dettes dans l'intérieur , qui doivent être considérées
comme un véritable impôt.
> Nous avons penséqu'au lieu de cette ressource abusive , une aug
mentation franche et modérée des charges publiques, remplaçant l'impôtannuel
déguisé jusqu'à présent sous l'apparence d'une dette nouvelle,
établirait sur une base solide le remboursement progressifde
ces mêmes dettes; cette mesure , destinée à soutenir le crédit des assi
56 MERCURE DE FRANCE ,
gnations d'Etat , à poser les fondemens d'un meilleur système de
finances , à prévenir les embarras futurspar un effort instantané; enfin,
àpréparer le succès des travaux commencés , et qui seront graduellement
suivis dans le cours de cette année , pour parvenir à un ordre
invariable dans la partie la plus importante de l'administration ; cette
mesure , disons-nous , cette augmentation modérée des impôts ,
ordonnée dans les vues paternelles et les intentions que nous venons
d'exposer , sera sans doute reconnue par tous les fidèles sujets et tous
les individusbienpensans , comme unemesure aussi indispensable
qu'avantageuse pour l'Etat . »
On n'a point de nouvelles positives et récentes de l'armée
du Danube ; on se borne à annoncer la jonction des armées
russes et serviennes ; les opérations doivent dès-lors commencer
aussitôt l'arrivée du général Kam nskoi , qui remplace
le prince Bagration. D'autres versions portent que
déjà ce même prince Bagration s'est porté en avant et fait
des dispositions pour attaquer sur tous les points ; que
l'armée turque se grossit à là hâte des troupes d'A'sie qui y
arrivent dans un affreux état d'indiscipline et de dénuement.
Le bruit d'une insurrection à Constantinople est répanduz
Quoi qu'il en soit , la cour de Vienne a établi, sur les frontières
voisines de ce théâtre de la guerre , un fort cordon
chargé de faire respecter sa neutralité . Sur les frontières de
la Croatie , les partis tures sortis de la Bosnie ont été repoussés
avec vigneur. On croit que le pacha de Trawnich
apuni les auteurs de ces excès , lesquels ont été désavoués .
Le maréchal duc de Raguse doit avoir une conférence avec
cepacha.
Le ministre des finances autrichien travaille avec beaucoup
de vigueur à mettre à exécution le décret concernant
la vente des domaines ecclésiastiques ; ces biens ne seront
pas payés en argent comptant , mais en quittances d'amor
tissement. Ce moyen retirera de la circulation une grande
quantité de papier de banque , et n'y laissera que la somme
nécessaire pour l'entretenir et le faciliter. A dater du mois
prochain , les droits de douanes , sur-tout ceux sur les
marchandises coloniales , seront considérablement augmentés
. :
(
? だ
: Diverses circonstances donnent lieu de croire que d'importantes
négociations continuent d'être suivies entre la
France et l'Autriche. La prolongation de M. de Metternich
àParis , et les distinctions signalées dont il a été l'objet à
la cour de France , donnent à Vienne les plus grandes
ΜΑΙ 1810. 57
:
espérances; on peutles rapprocher de l'arrivée , à Morlaix ,
de M. Makensie , ancien secrétaire de lord Willington ,
quideMorlaix, dit-on , a obtenu la permissionde se rendre
à Paris . Quoi qu'il en soit , l'échange de courriers entre
Vienne et Paris est très-fréquent ; un officier supérieur
français est aussi arrivé à Vienne avec des dépêches qu'on
assure très-importantes . Dans l'attente des événemens
heureux que , sous de tels auspices , on peut , en quelque
sorte , espérer , les Français restés à Vienne , pour quelque
cause que ce soit , y sont l'objet de l'attention et de l'affection
publique : un touchant esprit de famille a succédé
àcesentimentd'animosité qui , même dans l'état de guerre ,
n'a jamais été de la haine , et a toujours été inséparable de
l'estime; jamais l'alliance de deux souverains n'avait trouvé
les peuples dans des dispositions plus favorables à s'unir.
Les bataillons de milice sont tous rentrés dans leurs foyers :
à certaines époques , cet été , il y aura des rassemblemens
pourles exercer au maniement des armes. La démolition
des fortifications continue , cependant la ville restera séparéedes
faubourgs . On a encore remarqué les ordres donnés
par la direction de police pour que tous les pamphlets
politiques qui ont paru contre la France avant la dernière
guerre, fussent saisis et foulés. Quant aux brochures politiques
qui ont paru pendant l'occupation française , il a été
ordonné de lesdéposer jusqu'à nouvel ordre; mais les ouvrages
complets , tels que ceux de Goethe ,de Scheller, de
Voltaire , défendus avant la guerre , introduits avec les
Français , et réimprimés pendant l'occupation , continuent
d'avoir une libre circulation .
Le grand quartier-général français se trouve toujours à
Ratisbonne; on le croit à la veille de quitter cette ville.
Augsbourg est toujours un lieu de passage continuel pour
lestroupes, les détachemens et les hommes isolés qui se
rendent à Strasbourg. Les lignes de démarcation nouvelles
nesont pas encore officiellement connues ; cependant le
sortdu Tyrol n'est plus douteux; la partie méridionale est
cédée à la France ; le général Vialy commande depuis le
retour en France du général Baraguay-d'Hilliers : il a établi
son quartier-général à Trente .
1.
Le Moniteur, qui a donné avec tant d'étendue toutes les
pièces de l'enquête relative à Walcheren , n'a pas négligé
de publier aussi les débats qui ont suivi cette enquête. Lạ
curiosité à cet égard est épuisée; les nouveaux orateurs
58 MERCURE DE FRANCE ,
n'ont pu que se répéter. Cependant on peut remarquer, &
l'avantage de la France et àla gloire de ses armes , ce que
M. Canning a dit d'un projet de descente en Allemagne ,
au lieu de le tenter vers l'Escaut.
" Quand notre armée , a dit M. Canning, se montra , à
la première époque citée , sur les côtes du nord de l'Allemagne
, l'empereur de Russie marchait à la tête d'une
armée considérable contre l'ennemi commun; la Prusse
était intacte , et quelque opinion qu'on se formât de la neutralité
qu'elle gardait alors , du moins son pays offrait un
vaste territoire que l'ennemi était forcé de respecter. Jetez
actuellement les yeux sur l'état de ces mêmes contrées . La
Russie et le Danemarck sont contre nous ; la Suède a
échappé à notre système ; et l'épée de la Prusse..... cette
épée sur laquelle elle s'appuyait avec tant de confiance ,
s'est brisée dans ses propres mains. La Prusse est au nombre
de nos ennemis . Je veux bien ne pas parler de tous les
Etats d'une moindre importance , dont les gouvernemens
sont sous l'influence de l'ennemi ; telle est la perspective
qu'offrait ce théâtre , sur lequel on voulait que se rendit
notre dernière expédition .
L'expédition de l'Escaut fut résolue ; elle fut considérée
comme le meilleur moyen de venir au secours de
l'Autriche , en opérant en sa faveur une puissante diversion.
C'était frapper directement au territoire français , quoique
nous n'eussions aucune espérance de pouvoir compter sur
la coopération des habitans . Je dis que nous ne comptions
nullement sur la coopération des habitans ; et je prie qu'on
veuille bien faire attention à cette phrase , parce que dans
le Moniteur , journal officiel de France , on m'a fait , à tort ,
tenir un langage différent; et l'on a prétendu que je comptais
sur la coopération des habitans. Comme cette allégationpeut
devenir une arme dangereuse , j'ai lieu d'espérer
que cette dénégation du propos que l'on m'a prêté trouvera
place dans le même journal . Nous ne comptions nullement
sur la coopération des habitans. "
Le Moniteur, comme on peut le croire , s'est empressé
de consigner cet aveu de M. Canning , et ce témoignage
rendu au patriotisme et à la fidélité des Belges ; il a aussi
consigné ces expressions piquantes de M. Whitbréad sur
la nature des renseignemens que le ministère avait cru
suffisans pour ordonner l'expédition.
Je
, ne serai point surpris , a dit M. Whitbréad , que le
noble lord appelle en témoignage l'Empereur des Français
ΜΑΜΑΙ 1810 . 59
L
lui-même , pour attester la bonté et la convenance des
mesures qu'il a prises ; mais dans la circonstance actuelle ,
le noble lord doit s'attendre qu'on répondrá à cet appel ,
conformément à ce vieil adage , qu'il se marie , et qu'il ne
peut venir. Ah ! s'écrie l'orateur , qu'ilse marie , et puisse
cetté unionproduire le bonheur général , en conduisant à
cette paix que la France a cherché si souvent , mais en
vain , à conclure avec ce pays ! 15
La décision de la chambre sur cette affaire est encore
ajournée.
Aucune nouvelle n'a été publiée officiellement sur l'Espagne
; on sait seulement que le siége de Cadix est commencé
et va être poussé avec une grande vigueur. Madrid
continue àjouir , sous le gouvernement du général Béliard,
de la plus profonde tranquillité. Le général Bonnet et le
corps du général Loison maintiennent au nord la soumission
des pays qu'ils occupent. Le maréchal Masséna va
diriger les opérations contre le Portugal ; le maréchal
Macdonal , duc de Tarente , va diriger celles qui doivent
soumettre de royaume de Valence , et assurer le succès
de l'armée impériale au midi de la péninsule.
t
17
Le général Montbrun doit commander la cavalerie du
prince d'Essling ; l'artillerie du même corps sera confiée
au général Eblé , rentré du service de Westphalie à celui
deFrance.
Les journaux de France , d'Allemagne et d'Italie sont
remplis des détails des fêtes par lesquelles chaque ville ,
suivant son importance , ses moyens ,, l'esprit , le caractère
et les habitudes de ses citoyens , a célébré l'heureuse
époque du mariage de S. M. Le même jour , pour cette
grande solennité , le canon a retenti sur les côtes de la
Baltique et sur celles du détroit de Sicile ; le même jour ,
les capitales et les hameaux ont retenti des cris, de l'allés
gresse publique. Pendant ce tems l'Empereur et son au
guste épouse parcouraient une partie intéressante de leurs
états ; voici les pricipaux détails de leur voyage jusqu'à
Cambrai .
LL. MM. sont arrivées le vendredi 27 , à Saint- Quentin ,
àune heure après midi ....... ! 1
S. M. l'Empereur , immédiatement après son arrivée ,
est monté à cheval , est allé visiter le port du canal et a
parcouru l'extérieur de la ville.A quatre heures , S. M.
accompagnée de S. M. l'Impératrice et de plusieurs personnes
de sa cour , a daigné visiter la belle fabrique de fil
et de tissus de coton de M. Joly , maire de la ville .A
60 MERCURE DE FRANCE ;
cinq heures , LL. MM. ont donné audience aux différentes
autorités .
Les jeunes demoiselles des familles les plus distinguées
delaville ont ensuite eu l'honneur de présenter à S. M.
l'Impératrice les objets les plus précieux de l'industrie de
la ville.
Le soir , à neuf heures , LL . MM. ont daigné assister à
un bal qui a été donné par la ville dans la salle de spectacle
, et qui a été précédé par une cantate analogue à la
circonstance .
Toutes les maisons ont été illuminées pendant la plus
grande partie de la nuit.
Les habitans de cette ville ont fait éclater de la manière
la plus touchante les témoignages de leur amour pour
l'auguste souverain à qui ils doivent la prospérité dont ils
jouissent , et qui s'est accrue au-delà de ce qu'elle fut dans
les tems les plus prospères de leur industrie. 1
205 210
Avant la révolution , Saint-Quentin fabriquait cent cinquante
mille pièces de linons , linons-batiste , etc. Cette
fabrication, répandue dans les campagnes voitines , avait
pour résultat une valeur commerciale de to à ir millions.
Lors du passage de S. M. à Saint-Quentin , en l'an 9 ,
cette fabrication était diminuée de moitié ; les ouvriers manquaient
de travail : leur journée était à vil prix , et à peine
faisait-on pour cinq à six millions d'affaires .
**S. M. visita les ateliers , encouragea les manufacturiers ,
ordonna la construction du canal , et laissa le germe d'une
grande émulation et des plus brillantes espérancesa
Il était probable que les travaux du canal , en offrant un
moyen long-tems assuré d'existence aux ouvriers , les empêcheraient
de retourner à une manufacture languissante;
cet inconvénient fut prévu , et des troupes , des prisonniers
de guerre , etc. , furent successivement ou concurremment
employés aux travaux du canal.
Aujourd'hui , le canal est terminé , et la manufacture a
doublé , non de ce qu'elle était en l'an 9 , mais de ce qu'elle
était avant la révolution .
Onfabrique trois cent mille pièces , tant de batiste , de
linon , de gaze , de linon-batiste, que d'étoffes de coton.
Leur valeur peut être estimée comme il suit :
Cent mille à 70 fr..
Cent cinquante mille à 75
Cinquante mille à 120.
Total.
7,000,000 fr .
11,250,000
6,000,000
.24,250,000
ΜΑΙ 1810. 61
a
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S
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S
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$.
,
S,
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1-
e
ers
le
de
n.
Onpeut assurer que c'est unminimum , et en ajoutant à
ce genre d'affaires les autres branches du commerce de
Saint-Quentin , la masse d'affaires est très- certainement
de près de 28,000,000 . ;
S. M. a accordé la décoration de la Légion-d'Honneur
àMM. Joly, maire de la ville; Delorme , vice-président
de la chambre de commerce ; Desjardins , président du
tribunal de première instance; Dubosq, président du tribunal
de commerce; et Fortier , curé.
Le 28, à huit heures du matin , LL. MM. sont parties
dans leur calèche , accompagnées de toute leur cour , et
sont allées vers le canal , où elles se sont embarquées sur
des gondoles préparées à cet effet.
4
Pour arriver au port , LL. MM. ont passé sous un arc de
triomphe qui portait cette inscription :: Flavit spiritus ejus
etfluunt aque. Toutes les avenues et tous les environs du
port étaient couverts d'une foule immense qui s'est ensuite
divisée, en formant, sur chacune des digues du canal , une
colonne pressée et non interrompue , s'étendant jusqu'à
l'ouverture du canal souterrain du Tronquoy. Ce bel ouvrage
a 550 toises de long. Il est entiérement terminé ,
mais les eaux n'y sont pas encore. LL. MM. l'ont traversé
en calèche. Elles ont continué leur marche sur les digues
du canal jusqu'à Bellicour , où des tentes avaient été
dressées.
Après le déjeûné , LL. MM. sont montées en gondole à
l'entrée du second canal souterrain qui passe sous la montagne
formant le point de partage, et dont la longueur est
de2900 toises. Cet admirable ouvrage , auquel on ne peut
rien comparer , était illuminé dans toute son étendue. Les
gondoles, dans leur marche rapide , ont mis une heure dix
minutes à faire ce trajet. LL. MM. , parvenues à l'autre
extrémité , ont continué leur navigation jusqu'à Cambrai ,
où elles sont arrivées à trois heures après midi. Elles ont
débarqué au port, où le maire et le commandant d'armes
onteu l'honneur de présenter les clés à S. M. l'Empereur.
L'affluence était immense, les acclamations continuelles.
La ville était ornée d'arcs-de-triomphe , de pyramides , de
faisceaux , etc. , jusqu'à l'Hôtel-de-Ville , qui avait été
disposé pour recevoir LL. MM.
Ahuit heures , elles ont paru sur leurbalcon , aux acclamations
du peuple , qui couvrait la Place-d'Armes , etrelles
ont vú défiler les chars couverts de jeunes filles parées.
Selon un ancien usage , ce cortége doit toujours paraître
Ge MERCURE DE FRANCE ;
dans la ville de Cambrai , lorsqu'elle reçoit son souverain
dans ses murs . Da
Encontinuant leur voyage ou plutôt leur marche triomphale
, LL. MM. sont arrivées le 30 à Bruxelles : elles l'ont
traversée toute entière , et se sont rendues au palais impérial
de Laeken. Il serait superflu de décrire les honneurs
dont elles ont été l'objet à ce passage , l'empressement du
peuple , la magnificence et le goût qui avaient présidé à
une foule de décorations ingénieuses. Le lendemain , 30 ,
les autorités ont été admises à l'audience de S. M. au palais
de Laeken. Voici les détails officiels qui viennent d'être
publiés sur leur arrivée à Anvers .
«Elles se sont embarquées , le 30, sur le canal avec
LL. MM. le roi et la reine de Westphalie , et à quatre
heures , elles sont arrivées à Wilbroeck , où le canalcommunique
avec le Ruppel. Le ministre de la marine , le viceamiral
Missiessy , le préfet des Deux-Nèthes se trouvaient
à l'écluse. Les canots de S. M. , montés par les marins de
la garde impériale , ont reçu LL. MM., qui ont descendu
le Ruppel et l'Escaut au milieu des vaisseaux de la flotte
qui étaient à l'ancre et pavoisés. L'arrivée de LL.MM. à
Anvers a été annoncée par des décharges réitérées de l'artillerie
de tous les bâtimens de la flotte et des fortifications
de la ville . LL. MM. ont mis pied à terre à la cale de l'arsenal
, où le maire et le commandant de la places ont eu
l'honneur de présenter les clés à S. M. l'Empereur. La
foule du peuple était immense ; elle exprimait la reconnaissance
des habitans de cette importante cité pour son
second fondateur. On ne pouvait s'empêcher de comparer
l'état du port et de la ville d'Anvers
, il y asept ans , lors
du premier voyage de S. M. , avec la situation où ils se
trouvent aujourd'hui . »
1
Le 1 mai LL. MM. ont reçu les hommages des autorités;
elles ont visité la flotte . Š. M. a aussi parcouru l'enceinte
extérieure de la ville et porté partout le coup-d'oeil
si rapide , et si utile aux lieux qui ont l'inappréciable avantage
de l'obtenir.
PARIS.
7
T
:
L'Empereur a marqué par des bienfaits signalés son
passage à Saint-Quentin ; il a fait à la ville des concessions
importantes , et ordonné des travaux nombreux qui doivent
concourir à sa prospérité et à son embellissement.
ΜΑΙ 1810 . 63
1
-M. le conseiller-d'état Collin de Sussy, directeur-général
des douanes , s'est rendu à Anvers. S. Ex. M. le comte
Dejean , inspecteur-général du génie , s'y est aussi rendu .
Le ministre de la marine y a également été appelé par
ordre de S. M.
- La reine de Naples est de retour à Paris , ainsi que
S. A. R. le grand duc de Wurtzbourg .
-On a publié officiellement à Rouen , que le retour de
LL. MM. aurait lieu par Gand , Bruges , Boulogne ,
Dieppe , Le Havre etRouen . On croit que les fêtes de la
capitale auront lieu vers le 20 mai.
-Mardi dernier , à la séance du conseil-d'état , présidé
par le prince archichancelier , les 101 auditeurs désignés
dans le dernier travail arrêté par S. M. , ont été présentés
et ont assité à la séance ; ils prêteront serment entre les
mains de S. M. au moment de son retour.
-Un très -grand nombre d'officiers de toutes armes ,
partent pour l'Espagne , attachés aux états-majors des maréchaux
prince d'Esseling et duc de Tarente .
-M. le général Thiebaut est parti pour reprendre en
Espagne le commandement qu'il avait dans la Vieille-
Castille. M. Lambert , inspecteur aux revues , est nommé
intendant-général de l'armée du Portugal.
La Faculté de droit de Paris a perdu un professeur
très-estimé , M. Portiez de l'Oise , ancien membre de di-
Vetses législatures et du tribunat ; il était recommandable
par l'étendue de ses connaissances et la solidité de ses
qualités morales : il a été universellement regreté , et les
élèves ont entendu avec un touchant intérêt son éloge
prononcé par l'un de ses confrères .
-M. Baudelocque , professeur d'accouchement à l'Ecole
de Médecine , vient d'être enlevé par une fluxion de poitrine.
Il a été conduit au monument par un cortége nombreux
de conseillers et inspecteurs ddee l'Université , de
'professeurs ses collègues , d'élèves et d'amis . M. Leroux,
professeur de clinique , a prononcé son oraison funèbre.
- MM. de Choiseul-Gouffier , Viscomti et Artaud viennent
d'être nommés membres de la Société royale de
Gættingue.
-L'opéra bouffon possède trois cantatrices excellentes ,
mais l'une vient d'accoucher , l'autre est enrhumée , la troisième
a terminé son engagement , et ne peut reparaître que
dans quelque tems : ainsi la richesse de ce théâtre n'est que
fictive en ce moment , et mercredi dernier on n'a pu en
64 MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1810.
tendre la Vedova, dont le succès a été très-brillant aux
trois premières représentations.
-Martin est rentré au théâtre de l'Opéra-Comique. Sa
longue infirmité a cédé aux efforts de l'art , et aux avantages
d'une bonne constitution : il a chanté avec toute la
fraîcheur de ses moyens le rôle brillant de Cimarosa , a
joué en comédien habile celui du valet dans Jadiset Aujourd'hui
, opéra-comique assez piquant , du ton dont on
les aimait jadis , et qui aujourd'hui même fait beaucoup
deplaisir.
- Plusieurs journaux annoncent que Mme de Staël se
dispose à passer en Amérique , où de grandes possessions
exigent sa présence. Cette nouvelle paraît hasardée ; mais
cequi estplus certain , c'est que cette dame célèbre est en
semomentdans une terre près deBlois.C'est de là , dit-on,
qu'elle doit donner ses soins à l'édition de son nouvel our
vrage , qu'on annonce être pour l'Allemagne ce que
Corinne a été pour l'Italie. L'impression de cet ouvrage
est très-avancée , et la littérature s'en enrichira sous peu.
-Tous les journaux avaient aussi annoncé la mort de
M. Beffroy de Reigny , si connu sous le nom de Cousin
Jacques , auteur des Lunes , de Nicodême dans la Lune,
du Club des Bonnes Gens , de la Petite Nanette , produce
tions nées de circonstances avec lesquelles elles sont oubliées
. M. Beffroy aura eu la satisfaction , de son vivant,
de lire quelques notices nécrologiques sur son compte; an
famille réclame en effet contre la nouvelle de sa mort.
ANNONCES .
Lavéritéde la religion chrétienne mise en évidence, ou Preuves du
christianisme à la portée de tout le monde. Seconde édition . Prix ,
3 fr. , et3 fr . 75 c. franc deport. Chez Lemarchand, libraire , rue de
laHarpe, nº45 ; et chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille,
nº 23.
Essai degéométrie analytique appliqué aux courbeset aux surfaces
du second ordre ; par J. B. Biot , membre de l'Institut de France, etc.
Quatrième édition . Chez Klostermann fils , acquéreur du fond de
Mme Ve Bernard, libraire des écoles impériales polytechnique , et des
ponts et chaussées , rue du Jardinet , nº 13.
TABLE
af
es
MERCURE
DE FRANCE .
DEPT
DE
LLAS
5.
cen
N° CCCCLX . - Samedi 12 Μαὶ 1810 .
POÉSIE .
SCÈNE HEROIQUE ou CANTATE ( 1 )
Sur leMariage de Sa Majesté l'Empereur NAPOLÉON avec son Altesse
impériale et royale l'Archiduchesse MARIE-LOUISE.
Dans ces jours de gloire et d'ivresse
Où l'univers partageait nos transports ,
D'un peuple heureux la touchante allégresse
Retentit jusqu'aux sombres bords .
Des Champs Elyséens la paix et le silence ,
Furent troublés pour la première fois :
Pour chanter la beauté , la grandeur , la vaillance ,
Chacun veut élever la voix :
Des sages , des héros , les ames généreuses
Semblent renaître à des accents si doux ;
Onentend célébrer par leurs ombres heureuses
Le grand nom de celui qui les surpasse tous r
Γ
(1) Cette Cantate a été mise en musique par M. Martini.
E
66 MERCURE DE FRANCE ,
Cependant deux vieillards , une femme paraissent :
Ils ont frappé tous les regards.
Le myrte et le laurier se pressent
Surleur front inspiré par le plus beau des arts.
Tous trois , dans un divin délire ,
Et sur la harpe , et sur la lyre ,
Modulent des accords et des sons triomphans ;
On les écoute : un d'eux fait entendre ces chants.
:
«Fils de Morven , dont la valeur antique ,
› Avait percé la nuit des tems !
» Sage Fingal, dontl'aspect héroïque .
> De l'ennemi semblait glacer les sens !
> Oscar , illustre au printems de ton âge ! *
> Morni , Fillan , vainqueurs de tant de rois !
› Replongez-vous dans le nuage
D'où vous mêliez vos accords ànos voix ;
→ Anos transports , à notre hommage ,
› Le grand Héros plus que vous a des droits :
> Un coin du monde aconnu vos exploits ,
➤ Le monde entier a connu son courage.
> Bardes , dressez- lui des autels ,
Saisissez vos harpes brillantes !
Chantez ses travaux immortels ,
• Et ses victoires éclatantes !
> Que partout vos glorieux sons ,
» Disent l'amour qui nous transporte ,
» Et que l'aile des vents les porte
> Jusqu'au Brave que nous chantons ! »
Mille fois applaudi par la foule empressée ,
Ossian ( c'était lui ) s'arrête satisfait :
Mais de l'autre vieillard l'ame semble oppressée ;
Son front, d'abord riant , devient sombre , inquiet ;
Onvoit qu'une triste pensée ,
Deson enthousiasme a suspendu l'effet.
« J'ai célébré , dit-il , le Héros qui vous charmes
» Ilm'a vaincu par sa grandeur : F
» Pourtant , une secrète alarme ,
› Ason nom trop fameux , s'élève dans mon coeur;
J'illustrai dans mes vers , ers , de la superbe Rome ,

67
ΜΑΙ 1810 .
► Les sages, les guerriers , sa gloire et son appui;
› Mais , quelque grands qu'ils soient , je vois trop aujourd'hui
» Que plus qu'eux ila droit au beau nom de grandhomme.
> Politique , valeur , prudence , dignité ,
> La nature a tout mis dans son vaste génie ,
> Et mes mâles tableaux , au Français enchanté ,
> N'offrent , de ce qu'il voit , qu'une faible copie.
› Sertorius , Pompée , et toi vaillant César ,
> C'est done en vain que j'ai peint vos victoires !
» Le théâtre est désert aux chefs-d'oeuvre de l'art ,
> Comme aux fastes pompeux de vos nobles histoires.
> Eh ! qu'importe , en effet, à ce peuple indompté ,
> Des vieux maîtres du monde et l'éclat et la gloire ,
> Quand son Maître fournit à la postérité,
>Tant de hauts faits plus grands , qu'elle aurapeine àcroire ! >
Ildit , et dans un beau dépit ,
Brise sa lyre mémorable ,
Etsuccombant au trouble qui l'accable ,
Sous l'ombrage éternel , il disparaît et fuit.
Mais tout-à-coup , d'une vive allégresse ,
Onentend les brillans éclats .
Sapho , qui des vieillards avait suivi les pas ,
S'annoncepar ces chants d'hymen et de tendresse.
•Amour , Hymen , dans ce riant séjour

› Pourquoi ces mots , et de gloire , et de guerre ?
› Vous seuls domptez le maître de la terre ;
› Son coeur superbe est sensible à son tour ;
› Semblable au Dieu qui lance le tonnerre ,
› Il a connu le pouvoir de l'Amour:
• Amou. Hymen, vous seuls pouvez nous plaire!
> C'est à vous seuls qu'appartient ce grand jour !
› O momens heureux pour la France !
› Une jeune beauté vers le héros s'avance :
› Sa grâce , sa grandeur , et son esprit orné ,
> Brillent d'un triple éclat sur son front couronné.
> C'est la fille des Rois , qui de Rois entourée
• Vient offrir à l'Hymen sa personne sacrée.
> Ses modestes regards , et ses chastes attraits ,
> Sont du bonheur les doux présages :
E2
68 MERCURE DE FRANCE ,
➤ De son peuple enivré les renaissans hommages
> S'offrent partout à ses yeux satisfaits :
» Elle est le garant de la paix ;
> Elle sera l'amour de tous les âges .
> Mais de quel feu nouveau mon sein est agité ! ...
→ De l'avenir , mon oeil a traversé l'espace ;
> Dans les siècles futurs , que mon regard embrasse,
> Je vois ce couple auguste , à jamais respecté ,
> Porter encor la paix et la prospérité;
> Je vois sa noble et glorieuse race ,
➤Aller de fils en fils à l'immortalité ..
> Venez , ombres heureuses ,
> Partagez mes transports !
> Que vos voix harmonieuses
> S'unissent à mes accords .
> Imitons les jeux de la terre ,
» Célébrons son bonheur par ces noeuds affermi :
)
> Que l'aigle à l'aigle réuni
> En soit le symbole prospère.
> Partout , de chiffres amoureux ,
Que ces lieux de paix s'embellisent;
> De danses et de chants joyeux ,
> Que nos bocages retentissent;
> De mille feux que l'éclat répété ,
> D'un jour enchanté nous éclaire ,
> Et que des rives du Léthé ,
→ Jaillissent des flots de lumière . >
Elle a dit du sombre Achéron
On a vu tressaillir les ondes :
La troupe immortelle répond :

.

Ses chants ont résonné dans les voûtes profondes ,
Et les noms de LOUISE et de NAPOLÉON ,
Sont célébrés dans tous les mondes .
ParMme la Comtesse CONSTANCE DE SALM.
ΜΑΙ 1810 . 69
VERS sur leMariage de Sa Majesté l'Empereur et Roi.
Aussı grand dans la paix qu'invincible à la guerre ,
Le monarque héros veut consoler la terre :
J'ai vu par lui fermer le temple de Janus ;
J'ai vu l'aigle indompté qui portait son tonnerre ,
Le déposer aux pieds de l'oiseau de Vénus.
Vous que pour le charmer le ciel même a choisie ,
Noble fille des Rois ! partagez nos tributs !
Aux vertus d'un grandprince unissant vos vertus ,
Faites briller long-tems , souveraine chérie ,
La Grâce sur le trône à côté du Génie !
Entre NAPOLÉON et son peuple charmé
Devenez un lien auguste et futélaire :
Organe de nos voeux toujours sûr de lui plaire ,
Répétez-lui souvent combien il est aimé.
Et toi , Dieu qui fixas nos belles destinées
Par un double présent si cher à notre coeur ,
Bénis des deux époux les chaînes fortunées ;
Et pour éterniser ce don consolateur ,
Ala gloire de l'un égale leur bonheur ,
Aux vertus de tous deux égale leurs années .
DE LA CHABEAUSSIÈRE.
ENIGME.
CERTAIN liquide édulcoré ,
A force d'être saturé
De sucre , cannelle , aromate ,
Propres à dilater la rate ,
Forme une composition
Dont deux mots latins sont le nom .
Lecteur , pour que tu le devine ,
Il faut t'en dire l'origine.
En voici l'histoire en deux mots :
On croyait autrefois qu'il était à-propos ,
Qu'il était même nécessaire ,
Quand on terminait une affaire ,
De la sceller le verre enmain.
70 MERCURE DE FRANCE , MAI 1810.
1
1
Laprovocation s'en faisait en latin;
Or ce latin n'était rien autre chose
.:
Que le mot que l'on te propose .
:
.........
LOGOGRIPHE .
Monbonheur est digne d'envie :
Partout je trouve des amis ;
Ma douceur sait calmer la colère ennemie ;
Mais au sein de l'Académie
L'on me voit sur- tout admis :
Là sans cesse on me répète ;
Là, je fais retentir mes accens les plus doux.
Mais la félicité ne peut être parfaite ,
Car si je perds la tête ,
On me voit chez les fous .
GUY
CHARADE .
AMI lecteur , quand le tems dans sa rage
Sur votre tête aura fait du ravage ,
C'est alors qu'on pourra vous dire mon premier.
Mon second avec mon entier
Ont tant de ressemblance ,
Qu'il n'est presque de différence
Entr'eux que dans un point ,
C'est que l'un est ailé , que l'autre ne l'est point.
NAR..... , département de l'Aude.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Plume .
Celui du Logogriphe est Banqueroute, dans lequel on trouve a
ban , banque , route , roue , âne , bât , nue , ré, ut, ton , note, antre,
tour , tuer , banquet , bout , outre et an .
Celui de la Charade est Banque-route. T

LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
-
STORIA DELLA GUERRA DELL' INDEPENDENZA , etc. Histoire
de la guerre de l'indépendance des Etats-Unis d'Amé
rique , écrite par CHARLES BOTTA. A Paris , chez
D. Colas , imprimeur-libraire , rue du Vieux-Colombier
, nº 26. Quatre vol. in-8°.
L'ETUDE de l'histoire est l'une des plus dignes des
hommes naturellement graves et de ceux à qui l'âge ou
les circonstances de leur vie ont donné de la gravité.
L'histoire est aussi l'une des compositions littéraires qui
exige dans ceux qui s'y livrent le plus de ce sens droit ,
partie si rare des dons de l'esprit , et le plus de maturité.
Celui de tous les genres d'histoire qui peut le plus dignement
occuper ces deux classes de lecteurs et d'écrivains ,
c'est l'histoire des peuples libres : mais elle a presque
généralement un inconvénient fâcheux , c'est que , ni
parmi les peuples anciens , ni parmi les modernes ,
aucun , pour ainsi dire, de ceux que l'on appelle libres
ne l'a été véritablement , n'a joui de cette liberté désirable
, qui laissant à l'homme tous ses droits , lui permet
l'exercice et le développement de toutes ses facultés , et
le garantit , par une bonne organisation politique , des
passions perturbatrices , fléau presqu'inséparable et
poison destructeur de la plupart des républiques .
Une seule peut-être s'est formée d'élémens plus sains
et sous de plus heureux auspices ; et elle s'est formée
de nos jours . Dans une nation libre depuis long-tems ,
mais chez laquelle la liberté de penser et celle des
consciences n'ont pas laissé d'être souvent opprimées , à
quelques-unes de ses malheureuses époques , un grand
nombre d'hommes , tourmentés dans ce qu'ils avaient de
plus cher , et ne reconnaissant pour patrie que le pays
où ils pourraient professer librement leurs opinions et
leur culte , étaient allés successivement peupler une
72 MERCURE DE FRANCE,
:
vaste partie du continent de l'Amérique. Ils y avaient
formé plusieurs Etats séparés , ou , pour parlerplus convenablement,
plusieurs colonies ; car ayant plutôt voulu
mettre en sûreté leur liberté individuelle que se procurer
une indépendance politique , ils étaient restés attachés
à la Métropole , et avaient reçu d'elle des formes de gouvernement
et des lois , tempérées par des priviléges , qui
furent les conditions sacrées du pacte qu'ils avaient fait.
Sous ce régime , les colonies anglaises d'Amérique avaient
joui d'une prospérité toujours croissante : et cet accroissement
n'avait nui ni à la simplicité des moeurs , protégée
par l'égalité civile la plus absolue , par l'entière
liberté des cultes et par l'absence de toutes les institutions
corruptrices de notre Europe , ni à cet amour de
la liberté qui au contraire semblait augmenter à mesure
que les colonies sentaient en elles-mêmes plus de forces ,
plus de moyens d'existence et de jouissance , par conséquent
moins de besoin de protection et d'appui .
Dans de telles dispositions , l'Angleterre , au lieu de
ménager des parties si intéressantes de ses possessions ,
étourdie par ses succès contre la France , et ne croyant
plus , après le traité de paix de 1763 , avoir de ménagemens
à garder avec personne , gêna de plus en plus le
commerce de ses colons , appesantit le joug sur leur
tête , et sans tenir aucun compte des mécontentemens
qui ne tardèrent pas à éclater , imagina enfin de les soumettre
à des taxes aussi onéreuses qu'arbitraires , refusa
d'écouter leurs représentations , agit avec une hauteur
insultante , et ne dissimula plus le projet de substituer à
la simple dépendance coloniale un asservissement ruineux
et honteux. Il fallait ou le subir ou se résoudre à
'la guerre. Chez des peuples en qui la véritable fierté
avait d'autant plus d'empire qu'elle n'était altérée par
aucune des sottises de l'orgueil , le choix ne fut pas
douteux . Treize provinces devinrent un seul Etat par la
formation d'un Congrès , chargé du gouvernement central
: la guerre fut résolue ; il n'y en eut jamais de plus
légitime , et l'on peut même le dire , de plus sainte .
L'événement n'en pouvait être douteux. Après huit ans
d'épreuves , de souffrances , de sacrifices , de gloire
ΜΑΙ 1810 . 73
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militaire acquise sans se proposer pour but cette gloire ,
mais seulement la liberté qui en devait être le prix , l'indépendance
des Etats-Unis d'Amérique fut proclamée ,
reconnue , sanctionnée par des traités ; et parmi les
Etats civilisés , il y en eut un de plus , destiné à croître
progressivement en force et en prospérité , tant qu'il conserverait
cette indépendance qu'il avait si glorieusement
acquise .
C'est de cette guerre , si pure et si belle dans ses
motifs , si attachante dans ses vicissitudes , si heureuse
dans ses résultats , que M. Botta , de l'Académie de
Turin , et membre du Corps-législatif , a écrit l'histoire .
Il n'en existait aucune dans la langue italienne qui est la
sienne , et il n'y en a point de complète dans la nôtre.
Il y avait donc là à cueillir une de ces palmes dues aux
grands ouvrages , neufs , intéressans et utiles : d'après la
manière dont l'auteur a conçu et exécuté le plan du sien ,
il paraît que cette palme ne saurait le fuir.
Le premier soin qu'il avait à prendre était de rassembler
tous les écrits de quelque intérêt qui ont paru sur
*cette matière , tant en Angleterre qu'en France. Journaux
, pamphlets , morceaux d'histoire dans les deux
langues , il a en effet tout réuni , tout comparé , tout
extrait. Enfin , comme il le dit à la fin de son avertissement
, il a été assez heureux pour que quelques-uns des
acteurs des événemens qu'il avait à décrire , lui aient
communiqué des manuscrits importans. Avec de tels
secours un historien inspiré par l'amour de la vérité ne
manqued'aucun moyen pour la connaître et pour la dire.
M. Botta semble pénétré de cet amour, la seule passion
permise dans l'histoire , et qui n'y cède que trop souvent
à d'autres passions incompatibles avec elle . Sa prédilection
pour la cause des Américains n'est pas douteuse ;
elle est la même dans tous les esprits droits et dans tous
les hommes bien nés ; mais quand il arrive que cette
çause est mal défendue , quand ses défenseurs font des
fautes , soit de conduite politique ou militaire , soit , ce
qui est d'une plus haute considération , contre la morale
publique , ou contre l'humanité , il ne lui arrive jamais
de les pallier , ni de leur chercher des excuses. Il les
74 MERCURE DE FRANCE ,
montre , il en fait voir les suites , presque toujours funestes
, et ce n'est pas une des moins utiles leçons que
l'on peut retirer de son livre. Si les Anglais , au contraire
, au milieu de cette guerre , injuste en ses motifs et
souvent affreuse par la manière dont elle est faite , donnent
, comme ils le font quelquefois , des preuves de ces
sentimens humains et généreux auxquels les hommes
civilisés ne doivent jamais renoncer , même en se combattant
, il ne manque jamais de présenter leurs actions
sous le jour le plus favorable : il en acquiert bien plusde
créance et d'autorité lorsqu'il peint des couleurs les plus
vives et avec toute l'indignation qu'ils méritent , des traits
de barbarie et de férocité déshonorans , non-seulement
pour ceux qui les ont commis , mais pour ceux qui pourraient
les écrire , pour ceux mêmes qui seraient capables
de les lire ou de les entendre sans frémir .
L'une des parties les plus difficiles dans toute composition
de longue haleine , est l'ordonnance , l'habile disposition
des matières et la juste proportion des membres ,
d'où dépend la régularité du tout. Cette difficulté augmente
dans l'histoire à mesure que les événemens qu'elle
raconte , ont eu un plus grand théâtre , s'ils ont été , en
quelque sorte , disséminés dans plusieurs parties du
monde , et s'ils ont occupé à-la-fois les délibérations et
les forces de plusieurs gouvernemens . C'est le caractère
que prend la guerre d'Amérique , allumée d'abord seulement
entre l'Angleterre et ses colonies , lorsque la
France y intervient , lorsqu'elle y entraîne l'Espagne et
ensuite la Hollande , que les flottes se heurtent sur les
mers d'Europe et d'Amérique , en même tems que les
armées sur les deux continens ; qu'enfin toutes ces puissances
, réunies contre une puissance tyrannique , la réduisent
à demander la paix et à reconnaître comme
peuple indépendant et libre , ces mêmes colons qu'elle
avait forcés en quelque sorte à l'indépendance et à la
liberté par l'oppression et l'injustice .
Mais si le théâtre de cette action est immense et infiniment
varié , l'action mème est simple ; elle est une , et
circonscrite par le sujet et par le tems. Elle a son exposition
, son noeud , son dénouement. On voit dès le comΜΑΙ
1810.
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mencement le but qu'il s'agit d'atteindre; on est retardé
par des obstacles , mais on y marche toujours : on y
arrive enfin , et comme rien , depuis cette conclusion
désirée , n'en a jusqu'à présent détruit les heureux effets ,
rien aussi ne trouble l'impression que la fin de ce grand
drame laisse dans l'esprit des lecteurs. Il joint à tous les
autres moyens d'intérêt dramatique l'avantage d'offrir ;
parmi un assez grand nombre de beaux caractères , un
de ces caractères héroïques qui ne furent communs que
dans l'antiquité , et dont elle ne semble avoir légué qu'un
infiniment petit nombre aux tems modernes . Simple ,
grand sans effort , brave sans jactance , calme et serein
dans les plus grands dangers , indomtable aux plus
grands revers , humain et modéré dans les succès , guerriér
aussi habile qu'intrépide , et toujours et avant tout ,
citoyen , Washington se présente , ou plutôt se trouve
là quand le besoin de sa patrie semble l'avoir rendu nécessaire
: il la défend , il la rend victorieuse , il la place
au rang des nations ; alors il dépose ses armés , il retourne
dans ses terres , comme Cincinnatus à sa char+
rue , et l'histoire de la guerre d'Amérique est véritablement
finie , quand l'historien nous dit avec une simplicité
antique , comme le caractère de son héros : « Washington
se démet du commandement général , et se retire à
sa campagne de Mont-Vernon . »
Les quatre volumes de cette histoire sont divisés en
quatorze livres . Les quatre livres qui remplissent le premier
volume , présentent les premières causes de la rupture
entre les colonies et la métropole , les actes du parlement
britannique , les discussions auxquelles le bill
du timbre donne lieu dans son sein ; ses effets sur les
colonies et la fermentation qu'il y produit ; la révocation
de ce bill, suivie d'un autre acte encore plus odieux ,
čélui de la taxe sur le thé ; l'indignation générale qu'il
excite en Amérique , la première effusion de sang dans
le tumulte de Boston; les partis de rigueur adoptés par
le gouvernement anglais , les résolutions courageuses
prises par les Américains ; la formation d'un congrès
générale à Philadelphie; ses délibérations approuvées
par les provinces , et la confiance générale qu'il inspire ;
76 MERCURE DE FRANCE ,
l'envoi de troupes anglaises en Amérique ; le cri de
guerre jeté partous les Américains à-la- fois , et le début
de bonne augure de cette guerre si légitime par l'heureux
fait d'armes de Lexington .
Au second volume , les Anglais sont assiégés dans Boston
; les Américains qui manquaient d'artillerie , font vers
le Canada une expédition qui leur enprocure ; ils s'emparent
de Ticonderoga , près du lac Champlain , et de deux
autres forteresses . Le siége de Boston est poussé avec
vigueur. La bataille de Breed'shill prouve que les Américains
ont une armée , quoique le champ reste aux Anglais
; et l'incendie de Charlestown , sans aucun avantage
pour ces derniers , ajoute aux forces des premiers
par l'indignation qu'il leur inspire . Un nouveau congrès
se rassemble ; il nomme Washington commandant général
. La guerre devient plus animée près de Boston etdans
le Canada ; les adresses du congrès au peuple anglais ,
au roi de la Grande-Bretagne , mettent au plus grand
jour la justice de sa cause ; mais il ne peut rien obtenir
d'honorable , et l'Amérique est forcée de passer du
simple projet qu'elle avait eu de résister à l'oppression ,
à celui de l'indépendance . Les provinces la désirent ; le
congrès la discute solennellement , et la déclare . Les
Anglais , humiliés par l'évacuation forcée de Boston ,
portent ailleurs la guerre . Les renforts qu'ils reçoivent
la rendent terrible. Le tems des épreuves est venu pour
les Américains : attaqués et vaincus de toutes parts ,
New-Yorck pris , le New-Jersey presque envahi , Philadelphie
menacée , ils ne se laissent point abattre . Le congrès
et Washington leur donnent l'exemple de la fermeté
dans le malheur. Chassé de Philadelphie , le congrès
porte à Baltimore le calme de son courage et la constance
de ses résolutions . Il conçoit le projet de trouver
dans la France un appui contre l'Angleterre ; et toujours
heureux dans ses choix , c'est Franklin qu'il envoie en
France . Washington , investi d'une dictature absolue ,
n'emploie sa toute-puissance que pour le salut de son
pays . La bataille de Trenton commence à rétablir les
affaires . Philadelphie est délivrée. Le congrès y revient
et les Américains respirent.
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ΜΑΙ 1810 .
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Dans les quatre livres du troisième volume , l'intérêt
- de la scène augmente. Le fort de la guerre se porte
d'abord vers le Canada. Les Américains perdent les lacs,
Tigonderoga et les autres forts ; mais les Anglais commandés
par Burgoyne s'avancent trop , se confient trop à
la fortune : elle change pour eux : cernés et pressés par
l'armée américaine à Saratoga , il leur faut mettre bas
les armes . Le général américain Gates use noblement
de la victoire , et les soldats se montrent dignes d'être
libres , en s'abstenant de tout ce qui pourrait humilier
les vaincus . Cependant une nouvelle armée ennemie
débarque dans le New-Jersey , et menace Philadelphie.
La bataille malheureuse de Brandiwine livre cette ville
importante aux Anglais , mais ne leur livre pas les volontés
des habitans . Washington perd une seconde bataille .
Retiré dans un camp , sa dernière ressource , assailli
par les maladies , par la disette , sa constance et celle
de son armée sont inébranlables . La calomnie s'arme
contre lui : les provinces retentissent de plaintes ; des
lettres anonymes circulent , des journalistes vendus ou
trompés se déchaînent : le congrès lui -même est ébranlé .
Washington instruit de tout , mais toujours maître de
lui-même , continue de remplir ses devoirs , et de s'occuper
uniquement de la conduite de la guerre et du salut
de son armée. Les choses étaient dans ce fâcheux état
tandis que les négociations se suivaient en France , et
que le gouvernement français se décidait à reconnaître
l'indépendance des Etats-Unis . Le ministère l'avait déjà
favorisée tacitement ; déjà des officiers français étaient
allés en Amérique acquérir de la gloire , en servant la
liberté. Le jeune marquis de La Fayette attirait sur-tout
les regards ; M. Botta lui donne dans son histoire une
part proportionnée à celle qu'il eut aux événemens , et
par conséquent très-glorieuse. Mais de cette protection
non encore avouée le gouvernement de France passait
enfin à une reconnaissance officielle et positive .
Dans le même tems celui d'Angleterre , ignorant les
derniers avantages de ses troupes , consentait à traiter
de la paix , et envoyait en Amérique trois commissaires
autorisés à la conclure. Ils étaient partis quand la déter-
1
78 MERCURE DE FRANCE ,
mination que venait de prendre la France est notifiée au
ministère anglais. C'était une déclaration de guerre.
Bientôt les flottes sortent , se cherchent , se rencontrent ,
et le combat d'Ouessant , dont chacune des deux puissances
s'attribue l'avantage , leur apprend du moins à
toutes deux qu'elles peuvent se mesurer sur les mers à
forces égales . Les commissaires anglais arrivent en Amérique
, mais les nouvelles de France et le traité fait à
Paris les y précèdent , et rendent nulles toutes leurs propositions.
L'armée anglaise évacue Philadelphie , craignant
d'y être surprise par les Français . Washington
reprend l'offensive , poursuit les Anglais , et leur livre
une bataille long-tems disputée , mais où la victoire se
déclare enfin pour lui. Les Anglais continuent leur retraite
vers la Nouvelle-Yorck ; leur armée navale arrive à
propos pour les y passer ; ils y étaient à peine , que le
comte d'Estaing arrive avec sa flotte et une armée , aux
bouches de la Delaware ; quelques jours plus tôt , l'amiral
français détruisait la flotte de Howe, trop faible pour lui
résister, et l'armée anglaise ,resserrée entre la mer at
Washington qui la suivait de près , eût inévitablement
renouvelé la convention de Saratoga. La joie qu'apporte
aux Américains l'apparition de d'Estaing est de peu de
durée ; après une expédition imparfaite à Rhode-Island,
et quelques efforts pour joindre la flotte anglaise , rendus
inutiles par une forte tempête , il se retire dans la baie
de Boston , d'où il fait voile pour les Antilles .
La guerre recommence avec plus de fureur vers le
nord. Les sauvages , déjà suscités plusieurs fois par les
Anglais , renouvellent leurs sanglantes expéditions .
Butler et Brandt sont à leur tête . Des colonies florissantes
sont incendiées et détruites , les populations massacrées
, les troupeaux mêmes mutilés , toutes les barbaries
exercées avec une joie féroce. Des troupes américaines
marchent , repoussent ces hordes indisciplinées ,
les exterminent , exercent sur leurs possessions de justes
représailles , mais qui ne peuvent réparer le mal affreux
qu'elles ont fait. Les provinces méridionales portent , à
leur tour , le poids de la guerre. Les Florides , la
Géorgie , la Caroline sont ravagées,et les royalistes de
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ces riches provinces aident les Anglais à les dévaster.
Dans les Antilles , les deux flottes rivales obtiennent des
succès balancés. D'Estaing prend la Dominique , et
Barrington Sainte-Lucie. Le premier , quelque tems
après , s'empare de Saint-Vincent , ensuite de laGrenade
, et prend d'assaut la place de cette dernière île , à
la tête des troupes de terre. Remontant aussitôt à bord ,
il livre à l'amiral Byron et gagne la bataille célèbre de la
Grenade . C'était se couvrir de gloire et servir utilement
son roi ; mais les malheureux Américains restaient abandonnés
à leur propres forces , au moment où ils avaient
leplus grand besoin de secours . Il se décide enfin à leur
enporter. Il paraît subitement sur les côtes de la Géorgie,
débarque ses troupes , et met le siége devant
Savannah dont les Anglais s'étaient emparés ; mais il y
trouve une résistance inattendue , livre un assaut inutile ,
est repoussé avec une grande perte de Français et d'Américains
, lève le siége , remonte sur ses vaisseaux et
retourne en France. Un nouvel ennemi de l'Angleterre ,
plutôt qu'un nouvel allié des Etats -Unis d'Amérique , se
déclare en Europe : l'Espagne se ligue avec la France ;
les deux flottes combinées menacent les côtes d'Angleterre
, mais s'en tiennent à la menace , et la guerre
tourne en croisières . Les puissances du nord ne prennent
part à cette grande querelle que par leur fameuse ligue
de neutralité armée . L'Angleterre fait tête à l'orage ,
envoie de nouveaux renforts en Amérique , enlève des
convois à l'Espagne , bat sa flotte , ravitaille Gibraltar ,
étonne l'Europe , et impose à la fortune par son audace.
Le commencement du quatrième volume nous ramène
enAmérique. La Caroline méridionale est attaquée avec
violence , les républicains sont vaincus , et l'importante
place de Charles-Town obligée de se rendre : une seconde
défaite , plus sanglante que la première , met la
Caroline entièreau pouvoir de l'ennemi, autant du moins
qu'on'y peut être quand la force seule est abattue et non
le courage. Les habitans , les femmes , sur-tout , restent
inaccessibles aux séductions et aux menaces des vainqueurs.
Cornwallis perd ses proclamations , et l'historien
raconte ici des traits de courage , de fermeté , de
;
80 MERCURE DE FRANCE ,
grandeur d'ame des femmes de cette province , qui les
mettent de pair avec les Lacédémoniennes et les Romaines
des anciens tems . Les Antilles continuent d'être le théâtre
de la guerre maritime . Le comte de Guichen et l'amiral
Rodney se livrent , coup sur coup , trois batailles , avec
des forces à-peu-près égales et une telle égalité d'art et
de courage , que n'ayant commis ni l'un ni l'autre aucune
faute , ils se font beaucoup de mal sans rien décider
pour le succès . Cette campagne brillante finit par un
désastre affreux. Une tempête extraordinaire bouleverse
la mer et la terre même , les îles sont ravagées ; la Barbade
, sur-tout , réduite au sol , ne garde ni habitation ,
ni vestige de culture : des milliers d'hommes périssent ;
les flottes sont dispersées , plusieurs vaisseaux submergés
; les Anglais en perdent trois et sept ou huit frégates
: de ces dix équipages , il n'échappe que quelques
matelots que l'humanité des Français recueille , et que
le marquis de Bouillé renvoie généreusement au commandant
anglais de Sainte-Lucie. Trait honorable et
consolant , au milieu de ces inutiles fureurs de l'homme
et de cette rage des élémens ..
En Europe , les flottes espagnole et anglaise se bor
nent à quelques rencontres ; le siége de Gibraltar commence
à occuper la scène . En Amérique , les courages:
prennent chaque jour plus d'énergie . Dans l'état critique
où est la guerre , une banque publique s'établit à Philadelphie
, et trouve sur-le-champ des souscripteurs ; l'Etat
deMassachusset fonde à Boston une académie des sciences
et des arts . Une flotte arrive de France et débarque à
Rhode-Island six mille hommes de troupes françaises.
Les Anglais reçoivent aussi des renforts , mais l'attitude
des Français et des Américains combinés leur impose ,
et ils n'osent rien entreprendre . Les républicains résistent
encore dans la Caroline méridionale . Cornwallis y
arrive : ils osent l'attaquer avec des forces trop inférieures
, et sont défaits à Campden. L'Anglais abuse
cruellement de la victoire ; il traite les Caroliniens en
rebelles , et emploie pour l'entière soumission du pays
les bannissemens , les confiscations , les échafauds . Une
horrible et fameuse conspiration , celle d'Arnold , l'un
des
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des généraux américains les plus braves , et qui s'était
distingué par les actions les plus brillantes , met la fortune
américaine à deux doigts de sa ruine. La tra
découverte : le traître se sauve et passe à l'ennemio S S
jeune complice , André , aide-de-camp du general
glais, intéressé ceux mêmes qui sont obligés del'envove
au supplice. Les Anglais veulent ajouter la conquête
laCaroline septentrionale à celle de l'autre Carolmeis
sont vaincus à Cowpens , et cette défaite est po
le commencement des revers . Une seconde bataille leur
est plus favorable , mais le sang qu'elle leur coûte of le
peu de fruit qu'ils en espèrent , engagent Cornwallis à
porter ailleurs ses armes , en laissant des garnisons dans
toutes les places .
,
Cependant la Hollande s'était déclarée contre l'Angleterre
: moins heureuse que la France et l'Espagne , elle
perd plusieurs vaisseaux , l'île importante de St-Eustache
et la colonie de Surinam . Mais dans une grande
bataille navale donnée à la vue de leurs ports , les Hollandais
balancent la victoire , ne cèdent qu'après avoir
mis leurs ennemis hors d'état de les poursuivre ; leurs
-vaisseaux sontdésemparés , plusieurs ne peuvent rentrer
dans le Texel qu'à la remorque , l'un des principaux
coule bas; mais ils ont honoré le pavillon hollandais
leur gouvernement les félicite et les remercie. Dans les
mers d'Europe et dans les Antilles , la guerre se suit avec
divers succès . En Amérique , les républicains continuent
de défendre la Caroline septentrionale. Vaincus plusieurs
fois , ils trouvent toujours de nouvelles ressources dans
leur courage : ils parviennent enfin à repousser les
Anglais dans Charles-Town , et à délivrer , à cette ville
près , la Géorgie et les deux Carolines . Le feu s'allume
plus que jamais en Virginie. Le traître Arnold y conduit
les Anglais et y fait une guerre de brigand. Washington
y envoie des troupes françaises sous les ordres de M. de
La Fayette , qui prend le commandement des troupes
américaines en Virginie. Il a bientôt un adversaire plus
digne de lui . Cornwallis arrive à grandes journées , ayant
fait avec son armée une route de trois cents milles . Après
un avantage peu décisif, le général anglais établit son
F
82 MERCURE DE FRANCE ,
camp à Yorck-Town. Washington qui dirige avec son
habileté accoutumée toute la guerre , profite de l'arrivée
de la flotte du comte de Grasse dans le golfe de Chesapeack
, pour intercepter les communications entre Cornwallis
et le gros de l'armée anglaise commandée par
Clinton. Il resserre le premier dans son camp , lui enlève
toute la campagne , l'environne d'une forte armée ,
et du côté de la mer d'une flotte nombreuse . Clinton
essaie en vain de faire diversion pour dégager Cornwallis .
Resserré de plus en plus , il est enfin assiégé dans les
formes : ses redoutes sont emportées , ses sorties inutiles .
Les secours que Clinton lui promet n'arrivent pas . Il
veut , mais trop tard , se sauver en passant la rivière
d'Yorck ; il est enfin réduit à se rendre avec son corps
d'armée , sous des conditions fâcheuses , et consolé
seulement par les bons traitemens et la générosité de ses
vainqueurs .
Cette fin de la guerre de Virginie est à proprement
parler celle de la guerre d'Amérique. Tout réussit aux
alliés . Les Français reprennent Saint-Eustache et Surinam
, et les rendent aux Hollandais : les îles de Saint-
Christophe et de Monserrat tombent aussi en leur pouvoir.
Dans la Méditerranée , la prise du fort Saint-Philippe
leur livre l'île de Minorque : les Anglais tentent
vainement de secourir et de ravitailler Gibraltar dont le
siége dure toujours . Le mécontentement est au comble
en Angleterre au bruit de ces tristes nouvelles ; le ministère
est changé ; on commence à s'occuper de la paix .
Les exploits de l'amiral Rodney dans les Antilles contre
le comte de Grasse , et la défaite de ce dernier conduit
prisonnier en Angleterre , flattent l'orgueil anglais sans
rétablir les affaires . Le grand point était la soumission
des colonies d'Amérique : elle est enfin reconnue impossible
. Partout ailleurs , l'honneur britannique est encore
intact : les succès balancent les revers . Gibraltar a soutenu
un siége à jamais mémorable , dont le récit tient
une grande place dans le dernier livre de cet ouvrage ,
et digne , en effet , d'en occuper une dans l'histoire : il
est tems de revenir à de sages conseils. Toutes les puissances,
belligérantes ont un égal désir et un égal besoin
ΜΑΙ 1810. 83
S
e
S
de repos. Les négociations ouvertes dans de telles dispositions
ne peuvent traîner en longueur. L'indépendance
des Etats- Unis est enfin reconnue par l'Angleterre,
les hostilités cessent , et les traités de Versailles et de
Paris rendent la paix aux deux mondes .
Telle est la longue et importante série d'événemens
dont se forme le tissu de cette histoire . J'ai cru qu'il ne
serait pas sans intérêt de les réunir en un tableau rapide ,
et ce qui n'est peut-être pas le genre d'extrait le plus
aisé ni le moins utile , de resserrer en peu de pages la
matière de quatre volumes . On y pourrait voir d'un seul
coup-d'oeil , quand même le sujet serait tout-à- fait nouveau
pour nous , quel est le mérite de ce sujet. Je parlerai
, dans un autre article , de la manière dont l'historien
l'a traité , et j'essaierai d'apprécier le mérite qui.
lui appartient.
GINGUENÉ.
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DIALOGUE SUR LES ORATEURS , traduction nouvelle , dédiée
à S. A. S. Monseigneur le Prince Archichancelier de
l'Empire , par CH. DALLIER , maître d'études au Lycée
deReims . -Brochure in-8°. -A Paris , chez l'Auteur
, hôtel de Malte , ruede Richelieu , n° 65.-1809 .
Le Dialogue sur les Orateurs est un des monumens les
plus précieux qui nous restent d'une époque où la littérature
latine , quoique penchant déjà vers son déclin ,
était cultivée par des hommes de génie qui avaient conservé
l'élévation d'ame et la pureté de goût qui caractérisèrent
les tems où l'art d'écrire et l'éloquence avaient eu
le plus d'éclat. Malheureusement, cet ouvrage ne nous
est pas parvenu tout entier ; il y a , vers le milieu , une
lacune considérable : néanmoins on y trouve beaucoup
de faits curieux , d'observations inmportantes , et
une discussion fort intéressante sur l'une des questions
les plus dignes de fixer l'attention des esprits cultivés . A
quelles causes fallait-il attribuer la décadence que l'on
observait alors dans la littérature , ou plutôt la corrup-
Fa
)
84 MERCURE DE FRANCE ;
tion de l'éloquence (1 )? tel est le sujet que l'on traite dans
toute la dernière partie de ce dialogue. Deux questions
assez étroitement liées à celle-là , la supériorité relative
de l'éloquence sur la poésie , et la détermination précise
de la limite qui sépare les écrivains ou orateurs qu'on
peut appeler anciens , de ceux auxquels convient plus
spécialement le nom de modernes , sont traités accessoirement
et en forment , pour ainsi dire , la partie épisodique.
Des savans ont attribué cet ouvrage , les uns à Quintilien
, les autres à Tacite , et la date assignée par l'un
des interlocuteurs à cet entretien (la sixième année du
règne de Vespasien) , tems où l'auteur déclare qu'il était
lui-mêmefortjeune , ne permet pas de croire que ce fût
Quintilien, qui devait avoir alors plus de trente ans ;
d'autres raisons très-fortes contribuent encore à faire
rejeter cette supposition. D'un autre côté , quoique l'âge
de Tacite s'accordât mieux avec l'époque où l'entretien
est censé avoir eu lieu , beaucoup de très -habiles critiques
ont été tellement frappés de la différence de style
qui caractérise ce Dialogue , comparé aux écrits authentiques
qui nous restent de cet éloquent et profond historien,
qu'il leur semble impossible que le même homme
pût avoir composé des ouvrages non seulement de
genres si différens , mais où la forme générale du style
et de l'expression fût si complètement opposée. En un
mot , il résulte de tout ce qui a été écrit de plus précis
et de plus judicieux sur cette question par les hommes
les plus versés dans la connaissance de l'antiquité et de
la langue latine (2) , qu'on ne peut donner un entier
(1 ) On a souvent imprimé ce Dialogue sous le double titre . Do
Oratoribus , seuDe causis corruptæ eloquentiæ ; mais les manuscrits ne
portent que le titre De Oratoribus , le reste est une addition ou conjecture
de Juste Lipse, qui a servi de fondement àla fausse hypothèse
de ceux qui attribuaient cet ouvrage à Quintilien. Cet auteur rappelle
en effet , dans deux ou trois endroits , un traité de lui sur les cause
de la corruption de l'éloquence , dont on ne saurait trop regretter la
perte.
1
(2) Voyez entr'autres les prolégolènes de l'excellente édition de
ΜΑΙ 1810. 85
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fut
assentiment à aucune des deux hypothèses qui attribuent
cet ouvrage soit à Quintilien , soit à Tacite , et qu'on
ignore en effet quel en est l'auteur.
On trouve dans le Cours de littérature de Laharpeune
analyse succincte du Dialogue sur les orateurs. Unediscussion
élevée aux écoles normales sur l'idée précise
qu'il fallait attacher aux dénominations d'anciens et de
modernes en fait de littérature , donna lieu à M. Garat
de proposer au professeur dans cette partie (c'était
Laharpe lui-même ) , quelques objections ou observations
pleines d'éloquence et de raison , et de lui rappeler
à ce sujet le Dialogue dont nous parlons . « Ou-
>> vrage , disait M. Garat , dont on n'a pas beaucoup
>>parlé , et qui mérite d'être beaucoup lu ; où l'on trouve
très-souvent le goût de Quintilien , le génie de Tacite ,
>> et un certain éclat de couleur poétique qui sied bien à
>>un Dialogue sur l'éloquence , où l'un des interlocuteurs
>> est un poëte , etc. » C'est à cette occasion que Laharpe
écrivit, pour la séance suivante , l'analyse dont j'ai parlé
tout à l'heure , et qui fait partie de l'appendice du chapitre
IV de son Cours de littérature . Je tirerai des prolégomènes
de l'édition de M. Schulze la notice suivante
sur les interlocuteurs de ce Dialogue , afin d'en donner
aux lecteurs une idée plus complète .
>>
Il est adressé à un certain Fabius Justus , le même , à
ce qu'on croit , à qui l'on trouve deux lettres écrites par
Pline le jeune , dans le recueil qui nous reste de cet
auteur (3) . Les interlocuteurs , au nombre de quatre ,
sont Curiatius Maternus , M. Aper , Julius Secundus et
Visptanus Messala. Maternus est présenté comme un
homme doué d'une imagination brillante , d'un talent
distingué pour l'éloquence , et qui , avec ces dispositions
naturelles cultivées par l'étude , serait capable d'obtenir
les plus grands succès dans la carrière du barreau : mais
ce Dialogue par M. Schulze ( Lips . 1788 ) ; les notes de M. Spalding
dans son édition de Quintilien ( t. 2 , p . 424 et suiv . ) , et celles de
M. Oberlin sur Tacite ( tom. 2 , part. 2 , p. 669 ) .
:
(3) Plin. Epist. , lib . I , ep. 1 ; lib. VII , ep. 2. Il est encore
question de ce même personnage dans la 5e lettre du rer livre.
86 MERCURE DE FRANCE ,
entraîné par son goût pour la poésie , il néglige presque
entiérement la profession à laquelle il semble appelé , et
ne s'occupe qu'à composer des tragédies , où il a occasion
d'exprimer trop souvent des sentimens énergiques et
républicains , qui peuvent lui susciter des ennemis redoutables
, ce qui alarme pour lui ses amis Aper et Julius
Secundus .
Ceux- ci viennent , en effet , le trouver le lendemain
du jour où il avait fait une lecture publique d'une tragédie
intitulée Caton. Cette lecture avait presque fait
un scandale ; on en parlait beaucoup, et Aper, qui trouve
Maternus occupé à relire son ouvrage , prend occasion
de cette circonstance pour lui faire de vives représentations
sur les dangers auxquels il s'expose (4) en s'obstinant
à cultiver un art dont le moindre inconvénient est
de lui fermer pour jamais la route des honneurs et de la
fortune , tandis que l'éloquence du barreau , pour laquelle
il est doué d'un si heureux talent , lui offrirait un moyen
assuré de satisfaire son ambition sous ce double rapport.
Aper , qui , dans les représentations qu'il fait à son
ami , mêle un brillant éloge de la profession d'avocat ,
encomparaison de laquelle il affecte de rabaisser beaucoup
les travaux du poëte , ne nous est guères connu que
par ce dialogue . L'auteur nous le donne pour un homme
qui ne manquait pas d'instruction , qui affectait une sorte
de dédain pour les connaissances littéraires , quoiqu'au
fond il ne les eût pas négligées , mais qui s'imaginait
par ce moyen donner une plus haute idée de son talent
et du mérite de ses productions , lorsqu'on pourrait penser
qu'il devait tout à la nature dénuée des ressources de
(4) Si c'est , comme il peut paraître assez vraisemblable , le même
Maternus que Domitien , au rapport de Dion ( 1.67 ) , fit périr pour
s'être permis quelques propos contre la tyrannie , les craintes qu'expriment
dans ce Dialogue les amis du poëte , et qui sont comme une
espèce de présage du sort qui l'attendait , confirment ce que le commencement
de cet ouvrage exprime au reste assez clairement , c'està-
dire , qu'il ne fut composé que long-tems après l'époque où l'entretien
est censé avoir eu lieu , et lorsque ceux qui en sont les interlocuteurs
ne vivaient déjà plus .
ΜΑΙ 1810 . 87
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l'art et de l'étude. En un mot , on nous le peint comme
une espèce de sophiste , qui se plait à soutenir des paradoxes
, uniquement pour le plaisir de disputer , et de
montrer la sagacité et la souplesse de son esprit. i
Julius Secundus , qui est venu avec Aper chez Maternus
, ne prend la parole que deux fois , l'une pour se récuser
comme juge dans la discussion entre ses deux
amis , qui l'invitent à prononcer entre eux , et l'autre
au moment de l'arrivée de Messala. Cependant , il fut ,
au jugement de Quintilien , son contemporain et son
ami , l'un des plus éloquens avocats de ce tems-là , et ce
célèbre maître dans l'art oratoire , en déplorant la mort
prématurée qui l'enleva , ne craint pas d'avancer que,
s'il avait vécu plus long-tems , il aurait laissé un
nom digne d'être placé par la postérité entre ceux que
le talent de la parole a le plus illustrés . Il était neveu de
Julius Florus , l'homme le plus éloquent qui fût alors
dans les Gaules , où l'on cultivait les lettres avec beaucoup
d'ardeur , et Quintilien rapporte à leur sujet une
anecdote qui mérite d'être rappelée : « Dans le tems que
» Julius Secundus suivait les écoles de rhétorique , son
>> oncle , le voyant un jour fort triste , lui demanda la
>>cause de cet air morne et soucieux. Le jeune homme
>>lui avoua avec franchise que depuis trois jours il était
>> occupé d'un sujet qu'on lui avait donné à traiter , et
>>que malgré tous ses efforts il n'avait pas seulement pu
>>parvenir encore à trouver son exorde , ce qui non-
>>seulement l'affligeait beaucoup pour le présent , mais
» même le désespérait entièrement pour l'avenir. Alors
>>Florus souriant : Eh quoi ! lui dit-il , prétends-tu donc
>>faire mieux que tu ne peux ? »
Enfin , le quatrième interlocuteur est Vipstanus Messala
, que l'auteur du Dialogue introduit au moment où
ladiscussion est déjà entamée entre Aper et Maternus .
Tacite, dont il paraît avoir été l'ami, rend hommage , en
plusieurs endroits de ses histoires , au mérite , à la naissance
et aux qualités distinguées de ce personnage..
Lorsque Vitellius et Vespasien se disputaient l'empire ,
Messala , qui commandait la septième légion , l'amena
au secours de Vespasien , et l'historien dit de lui qu'il
:
88 MERCURE DE FRANCE ,
fut le seul qui montra dans cette guerre des sentimens
vraiment généreux , et qui tint une conduite digne d'éloges.
Il avait le malheur d'avoir pour frère ( apparemment
né d'un autre lit ) ce M. Aquilius Regulus dont il
est si souvent question dans les lettres de Pline , comme
d'un misérable qui s'était déshonoré par ses infâmes déla
tions sous les règnes de Néron et de Domitien . Tacite
loue en effet Messala des sentimens généreux et de l'éloquence
qu'il fit paraître, lorsqu'après la mort de Néron il
s'efforça d'obtenir du sénat la grace de son frère vivement
poursuivi par ceux dont il avait dénoncé les parens ou
les amis.
C'est dans la bouche de Messala que l'auteur du Dialogue
met la partie la plus intéressante de la discussion ,
celle où il expose les causes qui ont contribué à la cor
ruption de l'éloquence . On peut en voir l'énumération et
le résumé dans la partie du Cours de Littérature de Laharpe
que j'ai précédemment indiquée. Il faut cependant
remarquer que dans tout cet ouvrage le mot éloquence
est peut être pris dans un sens trop restreint , et ne dé
signe que l'art de soulever ou de calmer les passions d'un
peuple ou d'une assemblée nombreuse, de leur faire
adopter les sentimens ou les opinions qu'on veut leur
inspirer. En ce sens , le changement survenu dans la
forme du gouvernement avait sans doute anéanti l'éloquence
, comme l'observe Messala avec toute la circonspection
et la discrétion que les circonstances exigeaient
de lui ; mais peut être aurait-il éte juste aussi d'ajouter
que l'éloquence proprement dite , c'est-à- dire , l'art d'exprimer
des pensées fortes et profondes dans un tangage
correct , énergique et brillant , n'était pas , à beaucoup
près , aussi déchu qu'on semblait alors disposé à le croire ,
et ce qui le prouve , c'est que cet art se montre à un trèshaut
degré dans beaucoup de passages des écrits de
Sénèque , de Lucain , et sur-tout dans Tacite. La pensée
de l'homme de génie forcée de se replier , en quelque
sorte , sur elle-même , acquérait dans le silence plus
de justesse et de profondeur , et son expression tirait
souvent de la contrainte même à laquelle elle était asserwie,
une vigueur nouvelle. C'est l'idée qu'exprimait , à
ΜΑΙ 1810. 8g:
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à
ce sujet , M. Garat , dans la conférence dont j'ai parlé
plushaut , lorsqu'il disait : « Je voudrais qu'on distin-
>> guât l'éloquence de la pensée , et l'éloquence des pas-
>> sions . Celle-ci n'éclata que dans Rome libre ; l'autre
>> brilla dans la période suivante , où les malheurs mêmes
>>de l'esclavage furent pour les esprits réfléchis des
» sources profondes de lumière. »
Je me suis un peu étendu sur ce Dialogue des Orateurs
à l'occasion de la nouvelle traduction dont j'ai à
parler ; et j'espère que ceux qui savent apprécier l'intérêt
qu'il convient d'attacher aux excellentes productions
de la littérature ancienne , me pardonneront cette
espèce de prolixité , lorsqu'ils considéreront combien des
ouvrages tels que celui sur lequel j'ai donné quelques
renseignemens , peuvent contribuer au perfectionnement
des études , et combien la lecture en peut être utile aux
jeunes gens qui sont déjà un peu avancés dans l'intelligence
de la langue latine .
Il est à regretter que M. Dallier , auteur de la traduction
nouvelle , n'ait pas connu l'édition de M. Schulze ,
que j'ai eu occasion de citer déjà plusieurs fois ; il y
aurait trouvé des éclaircissemens satisfaisans sur plusieurs
points qui paraissent l'avoir embarrassé , et même
sur quelques autres où il n'a probablement pas cru qu'il y
eût lieu de douter , mais sur lesquels il a commis des
erreurs plus ou moins graves (5) . Peut-être même auraitil
eu l'idée de joindre à sa version le texte du savant professeur
allemand , avec un extrait des notes et des variantes
les plus instructives et les plus intéressantes qui
l'accompagnent , et il aurait donné par-là à son travail
un nouveau degré d'intérêt et d'utilité. En se bornant ,
comme il semble l'avoir fait , à consulter le texte et la
(5) Par exemple , il y aurait vu que suum genium propitiare ne
signifie pas êtré nous seuls le génie qui veille sur nous ; >>mais,
n'adresser des voeux , ne rendre de culte qu'à son propre génie
étnonà celui des princes , comine faisaient les Romains de ce temslà.
Ily aurait vu que le mot interdictum ( au chap. 39 ) ne signifie pas
une interdiction , mais l'arrêt d'un tribunal qui envoie provisoirement
enpossessionun homme à qui l'on dispute sa propriété , etc.
90 MERCURE DE FRANCE ,
traduction de M. Dureau de la Malle , dont il a adopté
le plus souvent les opinions ou les idées , il s'est renfermé
, pour ainsi dire , dans des limites trop étroites ,
pour tout ce qui a rapport à la critique et à l'interprétation
de son auteur . Et d'un autre côté , s'il avait comparé
plus soigneusement sa propre traduction avec celle
que nous devons à ce littérateur distingué (6) , il aurait
sans doute jugé convenable de faire disparaître plusieurs
incorrections , plusieurs locutions trop familières ou
même tout-à- fait triviales qui déparent son ouvrage , et
dont assurément il n'a trouvé aucun exemple dans le
style du traducteur qui l'avait précédé .
Ce jugement peut-être un peu sévère a besoin d'être
appuyé sur des preuves , il faut donc citer : « Le nom d'ora-
>> teur n'est plus d'application pour nous . >>> «Avouer
>>la médiocrité du talent moderne . » « On veut qu'un
>> orateur ait dans son style les mêmes grâces que le lan-
>> gage mesuré , etc. » sont des locutions tout-à-fait incorrectes
. - « L'esprit n'est point ici de mise. » - « M'ins-
>> truire à si bonne école . >>> « Perdre votre tems en
» visions , etc. >> sont des tournures trop familières que
réprouvent entiérement le style noble et plein de dignité
qu'a employé l'auteur du Dialogue , et le sujet intéressant
qu'on y traite .
Mais il est un autre genre de fautes plus graves encore
dont le nouveau traducteur n'a pas su se garantir ;
c'est d'introduire dans son style des expressions qui tiennent
à des usages ou à des opinions tout-à-fait modernes ,
et dont les anciens ne pouvaient avoir aucune idée , ce
qui est , par rapport à l'auteur qu'on traduit , une véritable
infidélité. Ainsi , lorsqu'on nous parle d'un air de
(6) La traduction que M. Dureau de la Malle a donnée du Dialogue
des Orateurs est généralement exacte et écrite avec élégance ; mais
on ne saurait approuver sans restriction les Réflexions préliminaires
dont il l'a fait précéder . ( Voy. le tome V de la seconde édit. de sa
traduction.de Tacite. ) L'auteur y fait un étrange abus de son esprit ,
et il est difficile de porter plus loin l'exagération admirative , tant
reprochée aux traducteurs , qu'il ne l'a fait à-propos de quelques
phrases de Tacite dont il donne une espèce d'analyse oratoire.
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négligence , etc. qui faisait du style oratoire un style de
journal , de cadences perlées , de plaidoyers tout ensemble
récitatif et ballet; quand on nous dit que Cicéron fit sa
philosophiesousPhilon , nous pouvons être sûrs d'avance
que le texte latin ne contient pas un mot de tout cela ,
parce que toutes les idées énoncées dans ces différentes
phrases étaient absolument étrangères aux Romains du
tems de Tacite et de Quintilien .
Je ne pousserai pas plus loin ces réflexions critiques ,
et c'est même avec regret que je me suis vu dans l'obligationde
signaler les fautes que j'ai remarquées dans la
traduction que je viens d'examiner. L'auteur paraît être
un très-jeune homme , déjà voué à la carrière de l'instruction
; et en s'appliquant , dans les momens de loisir
que lui laissent des travaux pénibles , à accroître ses
connaissances et ses moyens d'être utile , il donne sans
doute un exemple qu'on doit désirer de voir imité par
tous ceux qui remplissent les mêmes fonctions que lui.
Le ton de modestie dont il parle lui-même de son ouvrage,
dans le court avertissement qui le précède, appelle
en quelque sorte l'indulgence à laquelle son zèle et son
âge lui donnent d'ailleurs des droits fort naturels . Mais
c'est précisément à cette époque de la vie, où l'on a communément
à sa disposition tous les moyens de mieux
faire , qu'il peut nous être utile que la critique s'explique
avec franchise sur les défauts qu'elle remarque , ou
qu'elle croit remarquer dans nos premiers essais. Il y a
d'ailleurs assez de bonnes choses dans cette traduction ,
et assez de preuves de sagacité dans le petit nombre de
notes que l'auteur y a jointes , pour qu'on puisse être
assuré qu'avec de l'attention et du travail il sera trèscapable
de produire des ouvrages véritablement estimables
et utiles .
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THUROT.
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tant
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92 MERCURE DE FRANCE ,
:
PENSÉES ET RÉFLEXIONS MORALES , LITTÉRAIRES ET PHILOSO
PHIQUES , de M. AUGUSTE DE LABOUÏSSE. Un vol. in- 18 .
Deuxième édition . -A Paris , chez Delaunay , libr.
Palais Royal , galeries de bois , nº 243 .
Jen'aime pas beaucoup ces petits recueils de sentences,
tantôt péniblement triviales , tantôt subtilement erronées ,
où la morale et la philosophie sont découpées en proverbes
, en épigrammes et en madrigaux. Rien n'est plus
commode , dit- on , pour instruire la paresseuse frivo
lité des gens du monde , sans fatiguer leur attention :
c'est aussi pour cela , sans doute , qu'on travaille chaque
jour à mettre l'histoire universelle en opéras comiques
et en vaudevilles . L'esprit veut avoir sa part des inventions
de la mollesse , observe ingénieusement M. de
Levis , qui a fait un livre de Maximes après Larochefoucauld
et des Lettres chinoises après les Lettres persannes
deMontesquieu , sans compromettre , parun rapprochement
si dangereux , sa réputation d'homme sage
etd'homme de goût. Malgré l'injustice de quelques journaux
, ces deux ouvrages ont obtenu beaucoup de succès
: le premier , sur-tout ( à part un petit nombre d'erreurs
et de paradoxes , qu'on a combattus dans le Mercure
avec autant de politesse que de talent) , assure à M. de Levis
un rang distingué parmi les écrivains qui ont su revêtir
d'une expression fine , précise , quelquefois neuve , loujours
élégante , les pensées de l'expérience et de la raison.
M. de Labouïsse est entré plus jeune dans la même carrière
; il n'y porte pas un aussi riche fonds d'idées et d'observations
: c'est un malheur dont il se consolera sanş
peine , quoiqu'il soit la cause de tous les défauts qu'on
peut lui reprocher . En effet , il faut avoir supporté longtems
le fardeau de la vie et de la société , pour arriver
à quelques découvertes dans la science de l'homme ;
l'esprit ne suffit pas , et l'instruction qu'on trouve à cet
égard dans les livres n'engage point à faire un livre
nouveau . Presque tout a été dit dans ce genre ; M. de
Labouïsse ne le dissimule pas : il avoue que « Zoroastre ,
>> Salomon , Confucius , Socrate , Platon , Theophraste ,
ΜΑΙ 1810 . 93
-
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Car
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,
» Marc-Aurèle , Epictète , Sénèque et Cicéron , chez les
>> anciens ; Montaigne , Charron , Pascal , Labruyère ,
› Larochefoucauld , Nicole et quelques autres écrivains ,
>> parmi nous , ont développé tous les mystères de
>> l'homme ; et qu'il ne reste plus à recueillir qu'un petit
nombre de vérités éparses , de rapprochemens utiles
>>de légeres modifications de caractère , déjà saisies par
>> Duclos et Vauvenargues . » M. de Labouïsse qui surcharge
cette liste de grands noms , de ceux de mesdames
de Puisieux , de Genlis et de Staël, aurait mieux fait
peut-être d'y ajouter quelques philosophes anglais , et
même quelques français dont il ne parle point. Quoi
qu'il en soit , cette liste , toute incomplète qu'elle est ,
devait le détourner , ce me semble , de choisir un sujet
traité si souvent et par des hommes si supérieurs : mais
il compare ingénieusement la morale au timbre d'une
horloge qui annonce que l'heure fuit sans que personne
y fasse attention ; il a pensé que , dans ses distractions
habituelles , notre frivolité ne pouvait pas se passer
d'horloges à répétition .
Son ouvrage est divisé en vingt chapitres ; le livre
entier n'a que deux cents pages : le chapitre des femmes
en occupe près de cinquante , et celui des médecins ne
remplit pas dix lignes . L'auteur n'avait pas besoin de
nous dire son âge .
४६
Outre ce long article sur les femmes , M. de Labouïsse
y revient naturellement dans les chapitres intitulés : De
l'amour propre , de l'amour et de la jalousie , du maridge
et du bonheur , des enfans et de l'éducation : il ne les
oublie entièrement que dans son chapitre sur l'Amitié.
On sera surpris de voir un moraliste si galant accréditer
par son silence les épigrammes des poëtes satiriques :
pour moi , je trouve dans cette omission une preuve
nouvelle de l'extrême jeunesse de l'auteur quand il a
composé son livre. Il est un âge où l'on ne songe point
à l'amitié des femmes ; et malheureusement il en est un
autre où l'on ne croit plus à celle des hommes.
Ce chapitre sur l'amitié a pour épigraphe un Vers
du comte d'Estaing :
Heureuxdans son ami , l'homme sentait deux fois.
94 MERCURE DE FRANCE ,
Il était facile de mieux choisir ; mais il est plus piquant
d'avoir cité comme poëte , cet amiral-flibustier , dont
j'ignorais que la littérature eût amusé le repos ; et qui ,
s'il faut en croire de tristes souvenirs , n'avait pas puisé
dans le commerce des muses cette élévation de l'ame et
cette dignité calme dont il aurait eu besoin pour ajouter
à l'éclat de son nom et de sa vie , dans ces tems désastreux
où les victimes les plus obscures et les plus timides
trouvaient le courage et la gloire sur les échafauds.
J'aurais voulu que M. de Labouïsse , en citant ce vers
du comte d'Estaing sur l'amitié , nous apprêt s'il appartient
à quelque ouvrage inédit , et qu'il daignât descendredes
hauteurs de la morale à quelques détails littéraires
sur le vainqueur de la Grenade.
J'ai déjà remarqué que les femmes lui ont fourni la
meilleure partie de son livre , et que leur étude paraît
être pour l'auteur une source inépuisable de sentimens
et de méditations . Il faut ajouter que plusieurs de ses
observations sont justes , piquantes et bien exprimées .
J'en citerai quelques-unes :
<<Ne pouvant être honnête femme , Ninon voulut
>> devenir honnête homme. Quelques personnes n'ont
>>pas craintd'applaudir à cette métamorphose. Pour moi,
> je pense que ce qu'une femme a de mieux à faire ,
>> c'est de rester toujours femme. >>
En supposant la liberté du choix , M. de Labouïsse a
raison : mais je crois que la société serait beaucoup
plus sûre , si les femmes qui ont perdu , comme Ninon ,
les vertus de leur sexe , se piquaient au moins d'avoir les
vertus du nôtre ; et c'est probablement ce qu'ont approuvé
ceux qui , pour me servir de l'expression de M.
de Labouïsse , ont applaudi à lamétamorphose de Ninon.
<<Une petite maîtresse disait : Je suis si obsédée, que je
>> ne me trouve jamais libre de donner audience à mes
>> pensées. Elle craignait sans doute de s'y rencontrer
>>> avec sa conscience . >>>
Cette petite maîtresse parlait le jargon de son état :
mais M. de Labouïsse pense-t-il qu'une femme qui aurait
les qualités d'un honnête homme, craindrait tant de
s'entretenir quelquefois avec sa conscience ? "
ΜΑΙ 1810. 95 :
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aut
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Une femme indifférente résiste , et s'en souvient à
>> peine ; un femme sensible s'applaudit de ses refus ; en
>> s'applaudissant , elle s'en rappelle l'objet : elle le plaint,
>> s'attendrit et finit par se rendre.>>>
Il y a de la finesse et de la vérité dans cette observation
: plusieurs autres réunissent également ce double
avantage . M. de Labouisse y mêle de tems en tems des
portraits à la manière de Labruyère. Si celui- ci n'était
pas de fantaisie , l'original en serait trop séduisant .
« Célimène est douce , timide , modeste , réservée . Si
>>la vivacité de son imagination ne l'avait pas trahie ,
>>personne ne saurait qu'elle est capable d'écrire comme
>>les Sévigné , les Deshoulière , les Lambert : elle a des
>>talens dont elle ne fait jamais parade ; ses grâces se
>> montrent d'elles-mêmes , sans qu'elle cherche à les
>> étaler. Elle cache avec soin les charmans ouvrages
>> qu'elle compose ; elle ne veut ni braver la critique ni
>> affliger l'envie ; ou , pour mieux dire , elle se défie si
>>fort de son esprit , qu'aucune idée de gloire n'est en-
>>> trée dans sa tête . Elle est aimable , bienfaisante et sen-
>> sible : aucune de ses compagnes ne lui dispute rien ,
>>parce qu'elle ne prétend à rien ; jamais elle ne s'est
>>doutée combien par ses écrits et sa conversation , elle
>>était digne de plaire. Elle a encore l'avantage d'être
très-jolie ; mais c'est le moindre de ses titres aux yeux
>>de l'époux dont elle embellit l'existence , et qui a senti
» qu'il était mieux de préférer les dons de l'esprit et les
>> vertus du coeur aux trésors de la beauté . »
A l'âge heureux de M. de Labouïsse , le prisme brillant
de l'imagination colore tous les objets : lisez son chapitre
sur le Mariage ; mais n'oubliez pas que si , dans un autre
tems , les mêmes objets se montrent à nos yeux sous
un aspect si différent , ce n'est souvent qu'une illusion
nouvelle , moins douce et moins aimable que la première
. En attribuant à la nature même des choses ce
qui n'est que le résultat de nos fautes , nous rendons
l'âge de le raison presque aussi aveugle que celui de
l'espérance .
M. de Labouïsse a cru devoir enrichir son livre d'un
chapitre sur la politique , et d'un autre sur l'anglomanie :
96 MERCURE DE FRANCE ,
le premier est d'un jeune homme , le second est d'un
jeune Français . L'auteur a soin d'avertir que plusieurs
de ses réflexions politiques sont de 1798. Apeine alors
avait- il vingt ans ! Quelque esprit qu'on ait reçu de la
nature , et de quelques études qu'on ait fortifié son
esprit , cet âge ne peut avoir une instruction assez ferme ,
une raison assez mûre , pour comparer ensemble Rousseau
et Montesquieu , et pour les opposer ensuite l'un et
l'autre aux plus grands publicistes dont l'Angleterre
s'honore. On a beau citer Hobbes , Midleton , Smith ,
Sidney , Gordon , Bolinbroke , Burke ; plus la liste de
ces écrivains est imposante , plus il est certain qu'on
n'est point en état de les apprécier , dans un âge où il
est très-rare de les avoir lus . Ce chapitre sur la politique
est celui où la jeunesse de l'auteur se montre avec le
moins d'avantages ; elle ne suffit pas même pour en justifier
les contradictions : après avoir défini la démocratie
par cette accumulation de substantiſs injurieux. «Turbulence
, caprices , bouleversement , terreur , incendie; »
-il égale tout-à-coup l'auteur du Contrat Social à celui de
l'Esprit des Lois , et déclare que si les ouvrages de l'un
doivent être la lecture favorite des princes , les ouvrages,
de l'autre doivent être celle des législateurs. M. de
Labouïsse a écrit sur la littérature avec la même précipitation
: ici , c'est Voltaire , c'est l'auteur de la Henriade
et de Mérope , l'historien de Charles XII et de Louis XIV,
que son jeune enthousiasme pour le plus éloquent de
tous les sophistes met au-dessous de l'auteur d'Emile et
de la Nouvelle Héloïse . « Voltaire , dit-il , plaît et amuse ;
J. J. Rousseau touche et séduit. Le dernier semble
>> n'avoir écrit que pour obéir à l'impulsion de ses sen-
>>>timens et par le besoin de transmettre ses pensées . Son
>> style , toujours soutenu , est abondant , harmonieux ,
>> sublime , quoique simple et naturel : celui de Voltaire
→ est noble , élevé , brillant ; mais quelquefois bas , faible,
incorrect et toujours inégal. On s'aperçoit qu'il n'a
>>>pris la plume que pour se faire gloire de sa supériorité.
>> Il a montré du génie , mais plus souvent de la mémoire.
>>Dans quelques-unes de ses productions il a semé en
foule ces originalités qui commandent le rire ; mais la
>>gaieté
ΜΑΙ 18.10. 97
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gaieté
>>gaieté qu'elles inspirent est légère et peu durable : ses
ouvrages sont aimables , mais trop souvent frivoles . Ils
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PPT
DE
LA
SE
> charment l'esprit ; mais n'arrivent jamais à l'ame .
Ceux de Rousseau affectent d'une manière sensible.
>>sont brûlans et remplis d'un enthousiasme qu'on pa
>>tage malgré soi : il persuade , il entraîne , et s'il vous
>> trompe , c'est après s'être trompé lui-même. En un 5
) mot , Rousseau possède l'éloquence du coeur , Voltane CCNA
leur excuse
>> n'a que celle de l'esprit. » Il est inutile de relever les
inconvenances , les préventions , les erreurs que renferme
cet étrange parallèle : est dans leur
explication ; l'auteur jugeait avant d'avoir eu le tems de
réfléchir : l'injustice lui a porté malheur . Ce passage est,
dans tout le livre , le seul qui soit mal écrit : le style de
M. de Labouïsse est ordinairement remarquable par l'élégance
et la pureté.
Son chapitre sur l'anglomanie est, comme je l'ai dit ,
d'un jeune Français . Ici l'enthousiasme de la patrie se
confond avec celui de la jeunesse ; il lui donne et il en
reçoit de la grâce et de la fierté . «Ce qui pour un peuple
> est plus à craindre que la corruption des moeurs , dit
> M. de Labouïsse , c'est la dépravation du caractère : je
>>crains seulement que de nos jours on n'en sente pas
>>assez la différence. Sommes-nous fiers , comme autre-
>> fois , de la gloire de notre patrie ? Le courage et l'au-
>>dace de nos généreux défenseurs nous font-ils palpiter .
>>d'orgueil et d'allégresse ? Qui d'entre nous s'écrierait
>>naïvement comme Philippe de Crevecoeur , maréchal
>> de Querles : Je crois que le roi va déclarer la guerre
» aux Anglais ; je consentirais volontiers de passer dix
>> ans en enfer pourvu que j'eusse le plaisir de les chasser
» de Calais . Bien loin de lui ressembler , en lisant ces
> paroles , quelques merveilleux souriront de pitié. Ils
>>sont bien plus philosophes que ce bon maréchal qui
>>aimait sa patrie et croyait à l'enfer ! S'ils sont Fran-
>>cais , ce n'est que parce que le hasard les fit naître en
>>France . De quel droit partageraient-ils l'honneur de
>>nos victoires , puisqu'il leur importerait peu d'être
>> soumis à une nouvelle puissance , pourvu qu'ils res-
G
98 MERCURE DE FRANCE ,
1
4
>> tassent tranquilles au milieu de tant de conquêtes et de
>> tant de désastres ? >>
Assurément , c'est aller un peu loin : il serait aussi
par trop merveilleux d'afficher une telle indifférence ;
mais M. de Labouïsse peint un travers d'esprit bien plus
réel , et même assez commun , quand il ajoute ce qui
suit . - « Vous êtes citoyen de l'Univers , dites -vous très-
>>p>hilosophiquement. Dès-lors , vous n'appartenez plus
>> à aucune contrée , à aucune nation , à aucune pro-
>> vince , à aucune cité. Quels sacrifices pourrait-on
>> exiger de vous ? Quels devoirs avez-vous à remplir ?
>>Mais des devoirs ! De quelles bagatelles parlé-je ici ?
>> Votre génie est- il fait pour descendre si bas ? Des de-
>> voirs ! Quelles dégradantes occupations ! Est-ce que
>> les lois sont faites pour un philosophe tel que vous ?
>> Qu'il digère , qu'il dorme , qu'il écrive et médite en
>>paix ses rêveries , voilà tout ce qui lui importe. Le
>> reste est peu de chose ou rien. Ce n'est que faiblesse ,
>> erreur , enfantillage , chimères , préjugé . »
Il y a de la verve dans ces brusques mouvemens du
style : on voit que l'auteur est inspiré par son sujet , et
rien ne fait plus d'honneur à son caractère et à son esprit .
Sans doute la raison commanderait un peu plus de mesure
dans les reproches qu'il adresse aux Anglais ; on
voit qu'il ne connaît ni le système si compliqué de leur
constitution , ni son influence nécessaire sur les moeurs
nationales . C'est des bords heureux de l'Occitanie qu'il
a cru pouvoir juger l'Angleterre , oubliant que chaque
peuple doit avoir sa politique , ses lois , ses usages , ses
intérêts particuliers , et qu'il ne faut point chercher les
moeurs , les goûts , les vertus mêmes , des descendans
des braves et loyaux Troubadours , chez des insulaires
altiers , que la nature a séparés du reste du monde ;
Penitus toto divisos orbe Britannos .
4
Mais si des jugemens irréfléchis , dictés par l'enthousiasme
de la patrie , sont des défauts qu'on peut blâmer
dans un livre , ils annoncentdes qualités qu'il faut estimer
dans un auteur. Je n'aipoint affaibli les torts de celui- ci :
j'ai critiqué sans ménagement ce qui m'a paru répréhenΜΑΙ
1810 .
99
1
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préhen-
1
sible dans son ouvrage : c'est un hommage pénible que
je devais à son caractère et à l'intérêt qu'il inspire : il a
dit lui-même , avec une noble franchise : « Celui qui vous
>> flatte vous hait , ou ne vous estime pas . » Il mérite àla-
fois trop d'attachement et de considération , pour se
méprendre aux intentions d'une critique désintéressée.
Après tout , M. de Labouïsse est bien heureux ; tout ce
qu'on lui reproche avec fondement , c'est l'usage prématuré
d'un talent incontestable : on lui a dit avec humeur
, vous étiez trop jeune pour écrire sur la morale
et sur la politique ; il peut répondre avec gaieté : « C'est
>> un défaut dont je me corrige tous les jours .>>
ESMÉNARD .
LES AMOURS DE PSYCHÉ ET DE CUPIDON , par APULÉE ,
traduction nouvelle , ornée des figures de Raphaël ,
publiée par C. P. Landon , peintre , ancien pensionnaire
de l'Académie de France à Rome , correspondant
de l'Institut royal de Hollande , auteur des Annales du
Musée , etc. Un volume petit in-folio , des presses
de Firmin Didot , papier vélin satiné , cartonné et
étiqueté en or , par Bradel. Prix , 36 fr . AParis
chez l'Editeur , rue de l'Université , nº 19 .
-
La religion si éminemment poétique des anciens leur
donne un grand avantage en poésie et en littérature sur
les modernes ; toute la nature était vivante et animée
autour d'eux ; ils ne marchaient qu'environnés de souvenirs
, chaque objet réveillait un sentiment ou faisait
naître une réflexion . La douleur n'était nulle part sans
témoins , et la tristesse sans confidens et sans consolateurs
; on n'était point isolé dans la solitude ; les déserts
étaient habités ; enfin tout parlait à l'ame et aux
sens , et l'imagination avait enchanté l'univers .
En l'envisageant dans ce nouvel ordre de choses , les
poëtes le voyaient sous l'aspect le plus favorable à la
poésie. Le séjour des hommes s'embellissait encore à
leurs yeux , et d'autant plus qu'ils y animaient plus
d'objets différens , qu'ils prêtaient la vie et le mouvement
2
G2
100 MERCURE DE FRANCE ,
à un plus grand nombre d'êtres insensibles ou immobiles
; car la vie est la véritable beauté de la nature .
Par-tout où la nature est morte ou muette , elle a perdu
tous ses charmes et n'inspire que l'horreur ou l'effroi .
Riches de toutes les idées , de toutes les sensations que
le ciel , la terre , le monde entier faisaient naître chez
eux , de tous les sentimens qui se réveillaient dans leur
coeur , de toutes les images qui se présentaient à leur
esprit , les poëtes durent créer des tableaux pleins de
grâce , de variété , de vie et de fraîcheur. Ils durent
rendre visible sous leur pinceau ce qui était invisible à
tous les regards , et donner de la réalité à ce qui n'existait
que dans leur imagination. De là sont nées ces heureuses
fictions que les muses d'Homère , d'Hésiode , de
Virgile et d'Ovide , ont embellies du charme des vers .
De là toutes ces divinités qui entourées des attributs de
la souveraine puissance ont pris possession de la terre ,
de la mer et des cieux .
Le vaste champ de l'allégorie une fois ouvert , le génie
sut y faire d'abondantes moissons . Ceux même qui
venus trop tard , ne trouvèrent qu'à y glaner , durent
quelquefois être satisfaits de leur partage. Parmi ces
derniers , Apulée tient le premier rang. Rien de plus
agréable , de plus délicat que sa jolie fáble des Amours
de Psyché et de Cupidon. Cet épisode de son roman de
l'Ane d'or , occupé dans cet ouvrage une place considérable
, et en est sans contredit la partie la plus intéressante.
Les peintres , les sculpteurs , les poëtes , l'ont
souvent mis à contribution , et c'est une preuve qu'il
offrait des sujets agréables et variés à leur pinceau , à
leur ciseau ou à leur lyre . L'histoire de Psyché est , en
effet , une mine féconde où tous les beaux arts peuvent
puiser. C'est une suite de tableaux gracieux ou sévères ,
naïfs ou sublimes , tristes ou voluptueux. Les contrastes
les plus piquans se trouvent ménagés sans que rien sente
l'affectation ou la recherche. On passe d'un sentiment à
l'autre rapidement et sans secousses . L'intérêt va toujours
en croissant , et le dénouement laisse l'esprit du lecteur
satisfait et le coeur rempli des plus douces émotions . On
apartagé le bonheur , la tristesse , lerepentir , la douleur
ΜΑΙ 1810 . 101
15-
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de Psyché. On l'a suivie dans son exil de la maison
paternelle , dans son séjour au palais enchanté de l'Amour ,
dans les courses qu'elle entreprend pour retrouver son
époux fugitif , dans les épreuves qu'elle subit pour désarmer
la colère implacable de Vénus ; enfin on tremble,
on désire , on espère avec elle , et telle est l'espèce d'intérêt
que l'auteur a su jeter sur sa narration , qu'elle fait
éprouver au lecteur toutes les affections de Psyché.
Il est à regreter que le style d'Apulée ne réponde pas
toujours à la grace de la conception originale . Cet
auteur , loin d'être classique , appartient à la vieillesse
de la littérature latine . Le goût s'était corrompu à cette
époque , et on retrouve trop souvent dans l'Ane d'Or et
même dans l'histoire de Psyché des preuves de cette
décadence .
L'épisode de Psyché est une espèce de hors-d'oeuvre
dans le roman d'Apulée. Il est assez mal lié à l'action
principale. Une jeune fille enlevée par des voleurs est
conduite par eux dans la caverne qu'ils habitent : elle y
trouve une vieille femme qui , pour la consoler ou pour
la distraire , lui raconte les aventures de Psyché ; le héros
du roman , Lucius , métamorphosé en ane , est présent ,
et écoute le récit de la vieille : telle est la manière dont
ce récit épisodique est amené .
On ignore dans quelle source Apulée en a puisé les
principaux détails. Lucien a fait un petit roman beaucoup
plus court et peut-être plus agréable que l'Ane
d'Or , intitulé Lucius ou l'Ane. Le fonds du sujet et les
incidens sont absolument semblables , mais l'histoire de
Psyché ne s'y trouve pas .
Photius , dans sa Bibliothèque , parle d'un conte de
Lucius de Patras qui est peut-être l'original des deux
romans de Lucien et d'Apulée , mais il est probable que
s'il eût contenu les aventures de Psyché , Lucien se les
fût appropriées , et eût , comme Apulée , enrichi son
livre de cette fable intéressante .
Fulgence , qui a commenté la Psyché d'Apulée , fait
mention d'un Aristophonte athénien qui avait longuement
raconté la même histoire , mais il ne dit pas si l'auteur
grec était antérieur ou postérieur à l'auteur latin :
102 MERCURE DE FRANCE ,
1
tout ce qu'on peut inférer de son témoignage , c'est que
même de son tems on ne connaissait pas d'autre écrivain
qu'Aristophonte qui eût traité le même sujet qu'Apulée.
Le sens de l'allégorie que présente l'histoire de Psyché
a aussi beaucoup exercé les commentateurs . On en a
donné diverses explications . Les uns ont pensé que
c'était l'image de l'union de l'ame , et du désir ou de la
concupiscence ; les autres , le tableau de l'homme profane
régénéré par son admission aux mystères . Les théosophes
ont prétendu y trouver le péché originel et la
rédemption. Les alchimistes y reconnaissaient toutes les
opérations du grand oeuvre . Un savant danois , et celuici
a peut-être le plus approché de la vérité , a regardé
P'histoire de Psyché comme destinée à retracer les dangers
qui environnent la beauté , les devoirs qui sont
imposés à l'épouse et les biens réservés à l'innocence . Il
a vu dans cette histoire le symbole de la foi conjugale
éprouvée par des traverses et récompensée par un bonheur
durable. Sans aller chercher si loin des explications
qui ne servent souvent qu'à rendre la question plus problématique
, ne pourrait-on pas dire que cette fable
charmante est le tableau de la faiblesse d'un sexe à qui
de tout tems on a reproché une curiosité indiscrète et un
penchant invincible à la satisfaire ? Il me semble que l'on
peut y trouver le même but moral que dans l'histoire de
ła première femme et de la tentation à laquelle elle a
succombé , malgré la défense expresse du Très-Haut.
On retrouve la même intention dans une belle allégorie
de l'antiquité , et Pandore se montre aussi curieuse et
aussi faible qu'Eve et que Psyché. L'une répand sur la
terre tous les maux qui l'ont désolée depuis en ouvrant
la fatale boîte que lui a donnée Jupiter ; l'autre cause la
perte du genre humain en inangeant un fruit qui lui était
interdit ; la troisième cause ses propres malheurs en ouvrant
le vase mystérieux qu'elle porte à Vénus .
Quoi qu'il en soit du sens caché de cette charmante
fable , elle n'en est pas moins une des plus agréables
productions des Muses latines , et on doit applaudir à
celui qui a fait passer dans notre langue toutes les beautés
d'une narration pleine d'intérêt et de vérité , et qui ,
ΜΑΙ 1810 . 103
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malgré les défauts du tems , joint souvent la finesse de
la pensée à la vivacité de l'expression .
La Fontaine a imité Apulée , mais il s'est écarté souvent
de son modèle. Il a fait un ouvrage différent de
celui de l'auteur latin , et qui est devenu le sien propre ,
parce qu'il a revêtu de ses idées et de son style le fonds
qu'il a emprunté. D'ailleurs il a développé quelquefois
longuement ce qui n'était qu'indiqué dans l'original , et
la fable a perdu chez lui du côté de la précision , et peutêtre
même de l'intérêt , ce qu'elle a gagné du côté de l'étendue
et des développemens . La traduction de la Psyché
d'Apulée restait dont à faire , car je ne compte pas pour
des traductions , les versions inélégantes et infidèles qui
en ont été publiées précédemment . Celle dont M. Landon
est aujourd'hui l'éditeur , doit remplir ce vide dans
notre littérature . Elle réunit toutes les qualités que l'on
peut désirer dans cette sorte d'ouvrages . Le style en est
généralement correct , flexible et harmonieux. C'est une
prose aussi riche de poësie que la différence des deux
genres peut le permettre. Elle ne sent nulle part la gêne
du traducteur ; il a toujours l'air libre au milieu des entraves
, et c'est ce qui constitue le merite des bonnes traductions
. Il ne s'est pas toujours asservi à suivre scrupuleusement
l'original ; car , comme nous l'avons déjà
observé , des taches le déparent quelquefois . Il était du
devoir d'un traducteur français , de faire disparaître les
traces de mauvais goût que l'on retrouve dans l'ouvrage
de l'auteur latin . Malgré ce soin d'en élaguer tout ce
qui pourrait choquer des oreilles délicates ou un esprit
difficile , on aperçoit encore de loin en loin , dans la traduction
, quelques -unes de ces fautes qui ont échappé à
l'attention la plus sévère et à l'examen le plus minutieux :
mais elles sont rares , et il est facile de trouver , dans ce
livre assez court , des pages entières remarquables par
la grâce des peintures , la naïveté des sentimens et la
délicatesse des expressions .
Cette édition des Amours de Psyché et de Cupidon
est enrichie de trente-deux dessins de Raphaël , gravés
avec beaucoup de soin et de fidélité. La pureté du trait ,
sa netteté , sa correction ne laissent rien à désirer ; enfin
104 MERCURE DE FRANCE ,
M. Landon, qui publie cet ouvrage,n'a rien négligé pour
le rendre digne d'être recherché par les littérateurs et par
les artistes. Il a confié le soin de l'impression à Firmin
Didot, qui s'est servi de caractères neufs d'une beauté admirable.
En un mot , le luxe typographique de cette édition
est égal à la perfection des dessins et à la bonté de
la traduction. B.
ALMANACH DES GOURMANDS , servant de guide dans les
moyens de faire excellente chère ; par UN VIEIL AMATEUR.
Septième année . A Paris , chez Joseph Chaumerot
, libraire , au Palais Royal , galeries de bois
nº 188 .
1
2
,
QUEL tems est plus propre à célébrer les aimables
mystères de la gastronomie , que l'époque heureuse où
tous les estomacs , animés d'une ferveur printanière
semblent rivaliser d'activité , d'émulation , d'énergie !
Quand le char du soleil se pressant sur les pas du Taurau
ramène les beaux jours , les fleurs et la verdure ;
quand les arbres se couronnent de leur parure de pourpre
; quand les plantes potagères se chargent de promesses
pour nos festins , que l'arbuste consacré au dieu
vainqueur de l'Inde enrichit ses rameaux , de perles végétales
, quel est le joyeux enfant d'Epicure qui ne se dise
avec une joie secrète : « Dans quelque tems ces papilio-
>>nacées se transformeront en graines succulentes ; ces
>> gaines me donneront le petit pois sucré ; sur ces liges
>>hérissées de pointes s'arrondira le savoureux artichaut ;
>> ces fleurs se métamorphoseront en fruits délicats et
>>parfumés . Pomone et Vertumne se disputeront l'avan-
>> tage de parer mes banquets . >>>
Supposez maintenant qu'à la philosophie riante et enjouée
d'Epicure succèdent les dogmes austères du Portique
, que la triste raison remplace l'aimable folie , que
devenus tout-à-coup semblables à des anachorètes , nous
formions la résolution de vivre dans le jeûne et la pénitence
, que de largesses inutiles et perdues ! Quelle
noire ingratitude de notre part ! ne devenons-nous pas
ΜΑΙ 1810 . 105
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ere,
gie !
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Porque
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Quelle
s pas
des enfans indignes des bienfaits que la nature répand
:
sur nous ?
Mais on n'accusera pas d'ingratitude l'auteur de l'Almanach
des Gourmands . Il ne voit la terre toute entière
que comme une vaste mappemonde sur laquelle une
mère tendre et libérale a étendu tous les trésors destinés
aux plaisirs de ses sens .
Loin de se plaindre de l'inclémence des tems , de
gémir comme Héraclite et Paschal sur les misères du
genre humain , il ne voit par-tout que bonheur et jouissance
. Tous les élémens sont ses humbles tributaires .
C'est pour lui que ces saumons , ces turbots , ces raies
nagent dans le sein des mers ; pour lui que les fleuves ,
les étangs , les viviers sont peuplés de carpes , de tanches ,
de brochets , d'anguilles , de truites , d'écrevisses ; pour
lui que la gélinote vole dans les airs , que le ramier
amoureux roucoule dans les forêts , que la poularde et
le chapon s'engraissent dans nos basses-cours ; que
l'agneau , la génisse et le boeuf paissent dans la prairie ;
que le chevreuil broute l'arbuste odoriférant sur la cîme
des rochers . Ces bois dont le front majestueux se perd
dans les nues , tomberont un jour sous la hache du bûcheron
, pour entretenir le feu de ses cuisines . De son
estomac , comme du point central de ses affections , il
appelle à lui tout ce qui respire , tout ce qui végète .
On ne saurait nier que l'illustre auteur de l'Almanach
des Gourmands ne se soit créé au sein de sa patrie une
sorte de magistrature et de sacerdoce , qu'il ne soit le
fondateur d'un culte qui a ses temples , ses autels , ses
sacrifices , et son feu perpétuel comme celui de Vesta.
Déjà les suffrages unanimes des plus illustres gastronomes
lui ont déféré le titre de Grand Lama des
cuisines.
Mais il ne passe point, comme le Grand Lama , ses
ours dans l'inaction et l'obscurité . L'oeil ouvert sur
butes les parties de ses vastes domaines , il exhorte ,
iencourage , il récompense le mérite et la vertu ; il im-
Pime à tous les esprits une direction heureuse vers la
pefection . Lui- même il met la main à l'ouvrage , il médit,
il combine , il invente , il exécute, et souvent il
2
106 MERCURE DE FRANCE ,
1
étonne par la profondeur , la justesse et l'originalité de
ses conceptions gastronomiques .
L'Europe gourmande lui doit plusieurs compositions
nutritives et sensuelles qui attestent l'admirable fécondité
de son génie. Nulle découverte , ne reste sans
éloges , nul effort sans encouragement , et c'est pour
proclamer les grands progrès des sciences alimentaires
qu'il publie , tous les ans , son Almanach des Gourmands
.
Par quelle fatalité vingt-cinq mois s'étaient-ils écoulés ,
sans que M. G. D. L. R. eût rendu un seul oracle ?
Quelle cause secrète et mystérieuse avait produit ce silence
étonnant et calamiteux ? L'auteur veut bien nous
l'apprendre lui-même . Un libraire , tiède , indécis , inactif
, ne répondait point à l'impatience de ses désirs , à
la ferveur de sa religion . Le culte de Comus languissait ;
il fallait un coup d'éclat et un nouveau ministre : le nouveau
ministre a été choisi , et la septième année de l'Almanach
des Gourmands a paru aussitôt. Voyons par
quel mérite particulier elle se recommande .
Cette nouvelle production est, comme celles qui l'ont
précédée , enrichie d'une gravure qui représente le lever
d'un gourmand. Ce gourmand paraît être l'auteur de
l'almanach lui-même. A son réveil , son cuisinier ,
homme gros , court , gras et arrondi comme il convient ,
lui présente le menu du dîner qu'il prépare . Le gourmand
le parcourt avec avidité , mais son oeil est distrait
par une foule de cliens qui viennent lui faire hommage
des produits de leur industrie et enrichir ses buffets des
dons les plus succulens .
Mane salutantum totis vomit ædibus undam .
L'auteur appelle ces offrandes des légitimations ; c'est
un tribut qu'en sa qualité de chef suprême du culte de
Comus , il lève sur ses sujets . Nul ne saurait être admi
dans ses Etats , compter sur sa protection , sans s'êtr
fait reconnaître , sans avoir préalablement acquitté a
part de contributions : et cet ordre de choses paraîtsi
légitime à M. G. D. L. R. qu'il ne craint point d'en fare
l'aveu public. Il s'est même créé un conseil libre come
ΜΑΙ 1810.
107
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lui de préjugés , bravant comme lui le joug des fausses
bienséances , pour prononcer sur la valeur et le mérite
de chaque offrande. Ce conseil, qu'il appellejury de dégustation,
est composé de doctes bacheliers et d'aimables
bachelières qui s'assemblent à la première réquisition de
leur illustre président , et rendent leurs arrêts suprêmes ,
inter pocula et scyphos : des médecins , des gens de lettres
, de jeunes et jolies prêtresses de Thalie figurent
dans ce comité gastronomique .
Comme il n'est guère d'ouvrage de quelque importance
qui ne réclame la distinction d'une dédicace ,'
M. G. D. L. R. a dédié le sien aux mânes de Joseph
Albouys d'Azincourt , comédien aimable , qui se faisait
également remarquer à table par son goût pour les mets
délicats , et la grâce de sa conversation . C'était d'ailleurs
l'ami , le conseil , le confident de M. D. L. R. , et l'on
nous avertit que l'Almanach des Gourmands lui fut
souvent redevable d'une partie de sa gloire .
César savait , dit-on , manier également la plume et
l'épée : M. D. L. R. , par une alliance non moins heureuse
, réunit en lui seul le mérite de César et de Laridon
. Voyez avec quelle noblesse d'expressions , quelle
gravité il adresse la parole à son patron : « Si du sein
>> de ce monde paisible , dit-il , de ce monde où , à l'abri
>> des traits de l'envie , des tracasseries du théâtre et des
>>piqûres des mille et un insectes qui se complaisaient à
» tourmenter votre existence , vous jetez un regard sur
>> la terre , jouissez du moins de nos regrets incommen-
>> surables . Voyez vos amis en pleurs chercher en vain
>>un ami qui vous ressemble , et vouer à vos mânes ce
>>souvenir douloureux et cher que le tems peut adoucir ,
» mais qu'il ne saurait effacer . »
Voilà assurément un style digne du sujet , et je doute
qu'il fût possible de parler avec plus de grandiose d'un
demi-dieu ou d'un héros . Après cette courte excursion
dans le domaine des Muses , l'auteur de l'Almanach des
Gourmands revient à ses fourneaux , et disserte successivement
avec la gravité , la profondeur et l'étendue
convenable , sur les grosses pièces , les pièces montées , les.
108 MERCURE DE FRANCE ,
garbures , les sautés , les riz de pommes-de- terre , les
andouilles de Vire , les sardines de Nantes , etc.
Il vous apprend d'abord qu'on appelle grosses pièces ,
ces grandes masses nutritives qui , dans un festin solennel
, accompagnent le rôti , et occupent ou les deux
extrémités , ou les quatre points de la table les plus reculés
, suivant que le rôti est simple ou double ; car , dans
ce dernier cas , l'ordre et la disposition du service changent
, et c'est communément à un pâté d'une vaste et
riche encolure qu'appartient l'honneur d'occuper le
centre . Ici le coeur sensible de M. G. D. L. R. laisse
échapper quelques soupirs , en considérant que ces
grosses pièces n'arrivent qu'au second service , et que
la faim des convives , déjà satisfaite sur d'autres mets , se
trouve dans l'impuissance d'attaquer ces appétissantes
forteresses toujours placées en seconde ou en troisième
ligne . Semblable à ces chevaliers qu'Arioste nous représente
frappés d'immobilité par un puissant enchanteur ,
le gourmand est réduit à contempler l'objet de ses plus
tendres affections , sans oser y porter la main .
Il n'en est pas de même des pièces montées : leur vaste
corpulence n'étonne pas l'oeil , ne glace pas l'appétit.
Ce sont d'élégantes bagatelles où l'artiste s'abandonne à
toutes les inspirations d'un goût délicat et ingénieux.
Tantôt c'est un temple en rocailles , un édifice en bossages
vermiculés ; tantôt un modeste ermitage , au
fonds duquel on distingue S. Antoine et le fidèle compagnon
de sa solitude, le modèle parfait des enfans
' d'Epicure . On a vu en 1809 , au rocher de Cancale , dans
une fête donnée à M. Luce de Lancival , par ses élèves,
une de ces pièces montées qui représentait parfaitement
une scène entière de la tragédie d'Hector . On y reconnaissait
tous les acteurs à leur parfaite ressemblance , et
chacun disait en les voyant :
Voilà ses yeux , sa bouche et sa noble assurance .
Quel architecte avait présidé à la construction de ce
chef-d'oeuvre gastronomique ? C'était M. Rouget , le
premier artiste de la capitale en ce genre , le pâtissier
par excellence , le Palladio , le Vitruve , le Phidias du
four.
ΜΑΙ 1810 .
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Je regrette de ne pouvoir suivre l'auteur dans tous les
détails scientifiques dont il a enrichi son ouvrage : mais
quelque appétissante que soit la matière , il faut savoir
s'arrêter . L'Almanach des Gourmands est une galerie
riche et variée où l'on n'a rien oublié de tout ce qui peut
se rapporter à l'art gastronomique. La sagesse et la prévoyance
de l'auteur ont pourvu à tout. Il veille en même
tems sur nos plaisirs et notre santé , et s'il nous indique
les moyens les plus sûrs , les plus satisfaisans de procurer
à nos estomacs les jouissances les plus complètes , il
n'oublie point que la douleur et la peine veillent auprès
du plaisir , que la cruelle insomnie , la pesante indigestion
assiégent sans cesse les aimables disciples d'Epicure .
Ila donc pris soin de nous indiquer les recettes les plus
propres à nous préserver de leurs redoutables atteintes ;
de ce nombre sont parculièrement ces pillules célèbres ,
ces grains revivifians , que le docteur Frank a inventés
pour le salut du genre humain , et qu'un docteur français
asi heureusement transplantés dans sa patrie(1) ; de ce
nombre est encore cet instrument précieux dont la grue
nous a donné le premier modèle , que le génie de nos
artistes a perfectionné , et auquel M. Rousselle , potier
d'étaim , rue Neuve-des-Petits-Champs , a su adapter
un mécanisme d'un jeu si simple , d'une manipulation
si facile , qu'une opération auparavant pénible et désagréable
, est devenue , grâce à lui , une partie de plaisir.
Cet exposé suffit pour montrer combien l'auteur de
Almanach des Gourmands s'est acquis de titres à la
considération publique. Qu'importe dans quel genre
s'exerce le génie ? le point capital est de s'élever au
dessus de son siècle , et dans son genre M. G. D. L. R.
ne saurait craindre de rivaux .
(1) Le dépôt en est rue d'Antin , n° 10,
SALGUES .
110 MERCURE DE FRANCE ,
۱
VARIÉTÉS . >
SPECTACLES .-Théâtre de l'Opéra-Comique.-Les amateurs
de ce théâtre attendaient avec impatience la rentrée
de Martin. Ce virtuose était éloigné de la scène depuis
plusieurs mois par une maladie assez grave , dont les suites
pouvaient , dit-on , l'empêcher d'y remonter. Il a enfin
reparu le 1º de ce mois avec tous ses moyens comme virtuose
et toute sa gaîté comme acteur. On s'est porté en foule au
théâtre Feydeau pour l'entendre , et seulement pour l'entendre
, car les pièces qui composaient le spectacle de la
soirée , n'avaient rien d'ailleurs de bien attrayant . L'Echelle
de soie n'eut point de succès dans sa nouveauté ; Jadis et
aujourd'hui en eut davantage et le méritait , mais c'est une
pièce un peu usée. Restait donc Cimarosa qui sûrement ne
vaut pas mieux, mais dont la réduction de deux actes à un
seul , offrait au moins un objet à la curiosité . Ces réductions
d'ailleurs sont ordinairement heureuses et l'on pouvait
croire que l'Opéra y aurait gagné. Mais ily a des exceptions
à toutes les règles , et je crois que Cimarosa se trouve ici
dans l'exception. En resserrant cette pièce dans l'étroit espace
d'un acte , on a nui à la vraisemblance de l'intrigue ,
et , qui pis est , on a ôté au musicien son Introduction qui
en était le morceau le plus original. Le seul avantage de
cette pièce dans son état actuel, sur son ancien état , c'est
la suppression d'un entr'acte pendant lequel l'orchestre
soutenu de chanteurs placés derrière la toile , faisait un bruit
épouvantable quidevaitpeindre l'incendie de l'appartement
de Cimarosa. Mais on aurait pu supprimer également cet
entr'acte sans rien changer d'ailleurs à la coupe de l'opéra .
Tel qu'il est aujourd'hui, il donne plutôt l'idée d'un concert
que d'un ouvrage dramatique ; les morceaux d'ensemble
sont seuls en action. Au reste , tant que Martin et MmeDuret
ychanteront les principaux rôles , on peut espérer qu'il se
soutiendra. Tous deux ont été vivement applaudis . Martin
sur-tout a obtenu tous les honneurs d'une rentrée , acclamations
, battemens de main redoublés , rappel après la
toile baissée. Il faut avouer cependant que la représentation
a été assez froide dans tout le reste , et l'on ne doit pas s'en
étonner , puisqu'elle avait été disposée bien plus pour le
triomphe de l'acteur que pour le plaisirdu public . MainteΜΑΙ
1810 . 111
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nant que la gloire du premier est satisfaite , tout nous
annonce qu'on s'occupera de l'amusement du second , et
nous sommes persuadés qu'en dernier résultat, on trouvera
des deux côtés que le nouvel arrangement est de beaucoup
leplus favorable.
Théâtre de l'Impératrice .- Le conte du Hulla , dans les
Mille et une Nuits , après avoir fait le tour de nos petits
théâtres , était venu se réfugier à celui de la rue Feydeau
où , après quelques oppositions , il avait fait une fortune
assez brillante ; il eût été sage de l'y laisser ; ou du moins ,
en le transportant ailleurs , il aurait fallu l'embellir , et surtout
le corriger des défauts que lui ont donnés ou laissés ses
premiers patrons à l'Opéra-comique et à la Foire . Mais c'est
un soin que le nouvel auteur, M. Denouville, n'a pas jugé à
propos de se donner. Sa pièce est un calque ennuyeux de
Gulistan ; même sujet , même plan et presque mêmes détails
, avec cette différence qu'on n'y retrouve ni les jolis
airs de Dalayraç , ni la voix mélodieuse de Martin. Figaro
prétend que ce qui ne vaut pas la peine d'être dit , on le
chante. D'après ce précepte , on aurait bien dû chanter en
entier la pièce nouvelle , et nous pouvons assurer que le
dialogue de cet ouvrage , mis en musique , aurait été de la
force des couplets qu'ony chante au premier acte , et dont
le refrein est que ,
Lorsque l'on boit à pleins pots ,
Tous les hommes sont égaux.
L
D'après ce petit échantillon du talent de l'auteur , nous
nous garderons bien de donner l'analyse de son Hulla.
Copiste dans son intrigue , il l'a été également dans ses
détails . Tous les traits ( si tant est qu'il s'en trouve) sont
usés et rebattus , et le public , impatienté de tant de réminiscences
, a témoigné son mécontentementpar des sifflets;
ils ont commencé avec l'ouvrage et n'ont fini qu'avec lui .
Une pareille réception aurait dû engager l'auteur à garder
l'anonyme , mais il est apparemment bien doux de se
faire connaître ; car il a voulu qu'on le nommat pour une
chute, désespérant sans doute de l'être unjourpourun succès.
Cependant la pièce a été bien jouée , bien soutenue , et il
nelui reste même pas la ressource de crier à la cabale ou
d'accuser les acteurs .
1
te112
MERCURE DE FRANCE ,
- Théâtre du Vaudeville.
la Faute d'orthographe , vaudeville en un acte .
Les Sabotiers Béarnais , o
Maurice , pauvre bûcheron béarnais , s'est embarqué pour
l'Amérique dans l'espérance d'y faire fortune. Il a laissé en
partant Mariette sa fille en bas âge , à la garde de Mathias
le sabotier son ami , qui , pendant vingt ans , lui a prodigué
les soins et la tendresse d'un père. Georget , fils de
Mathias , lui destine ceux d'un amant et d'un époux ; Mathias
et sa femme trouvent son projet très-raisonnable ; et
les préparatifs très-gais de la noce se font au milieu d'une
forêt voisine de Pau , lorsque Maurice , qu'on n'attendait
plus , arrive tout-à-coup d'Amérique. Il a fait fortune , il
estdevenu fier et dur , et ne veut point entendre parler du
mariage de sa fille avec le fils d'un sabotier ; une amitié
qui date de leur enfance , et vingt ans de bienfaits , sont
oubliés dans un instant. Jusqu'à présent il n'y a rien malheureusement
dans tout ceci qui blesse la vraisemblance :
mais ce qui suit la contredit à chaque instant. Une affaire
de la plus grande importance rappelle Maurice à la ville :
au lieu d'emmener Mariette avec lui , il part seul, et la laisse
encore entre les mains de Mathias. Apeine est-il éloigné
que Mathias veut tenter un dernier effort . Il écrit à Maurice
, et lui demande de retirer sur-le-champ sa fille s'il
persiste à ne plus vouloir l'unir à Georget. Le messager
revient bientôt avec la réponse de Maurice, qu'il a trouvé à
mi- chemin de Pau. Cette réponse est fort amicale : Maurice
y reconnaît , comme Mathias , la nécessité de prendre
un parti , et en conséquence il prie son ami de conduire
lui-même sa fille à l'autel. Malgré la surprise que cause un
changement si subit , il est trop agréable pour qu'on en
doute , et Maurice est ponctuellement obéi . La noce se
rend à l'église , et Maurice ne revient de Pau que pour
trouver Georget uni à Mariette; il s'indigne , il s'emporte ;
il veut faire casser un mariage contracté sans son autorisation.
Alors on lui montre sa lettre . C'était à l'hôtel qu'il
possède à Pau que Maurice avait demandé que l'on conduisît
sa fille ; mais au lieu d'hôtel il a écrit autel, et voilà
ce que c'est que de ne pas savoir l'orthographe . Il paraît
cependant que cette ignorance n'a pas paru suffisante aux
auteurs pour consolider le dénouement , et ils ont employé
pour y parvenir un moyen qui ne fait pas trop d'honneur à
Maurice . Au milieu de sa colère , il reçoit une lettre de
Pau , par laquelle il apprend qu'une banqueroute vient
de le dépouiller de sa fortune ; alors redevenu presqu'aussi
pauvre
MAI 1810. 113
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pauvre qu'avant son départ , il n'a plus rien de mieux à
faire que de consentir à l'union de sa fille avec le fils du
bon Mathias .
La première partie de cette intrigue a une ressemblance
très-marquée avec Alexis et Justine , ressemblancend au
tant plus fâcheuse que dans l'opéra de M. Monvel le refus
So
dopere d'Alexis est bien motivé,tandis ques botiers , au contraire , Maurice qui a été long-tems luimême
unpauvre paysan , et qui pendant vingt ans a tota
lement négligé sa fille , a fort raître au boutde ce tems que mpaouuvrasi'soepgproasecre ddee nnee reper
à son
heur , et payer les soins de Mathias de la plus basse
ingratitude. Quant à la seconde partie , on a déjà pu re
marquer combien elle pèche contre la vraisemblance , et
l'on en sera encore plus frappé si l'on songe que c'est dans
un demi-acte que s'accumulent tant d'événemens .
Lapremière représentation de cette pièce a été très -orageuse.
Accueillie d'abord trop favorablement , peut-être
a-t-elle été traitée ensuite avec trop de rigueur. A ce théâtre
où la vraisemblance est comptée pour peu de chose et
la gaieté pour beaucoup , plusieurs couplets sans jeux de
mots ni calembourgs , mais francs et spirituels , auraient
dùdésarmer la critique.
Les auteurs sont MM. Moreau et Gentil .
L'Auberge dans les Nues ou le Chemin de la Gloire ,
petite revuede quelques grandes pièces , en un acte et en
vaudevilles , par MM. Dieulafoy , Gersain et Henri Simon .
-Les auteurs , dans leur coupletd'annonce , demandaient
au public de laisser leur auberge dans les nues , puisqu'elle
s'y trouvait déjà. Elle y serait en effet restée ou montée , si
la satire laplus mordanteétait toujours un moyen de succès .
Il pleut des épigrammes dans cette pièce , mais elles manquent
souvent de justice et plus souvent encore de finesse
et de gaieté. L'idée principale n'est pas très-neuve. L'Aubergedans
les Nues, tenue par le génie Alte-là, est destinée
à recevoir les voyageurs fatigués qui montent au temple.
de la Renommée; c'est là aussi qu'ils doivent attendre le
commissaire Griffolin chargé d'examiner leurs titres et de
les faire connaître à la déesse . On peut se rappeler qu'Apollon
établit une auberge à-peu-près semblable en faveur
de Palémon , dans le Jugementde Midas. Quoi qu'il en soit ,
Alte-là a réuni dans la sienne les principaux personnages
des dernières pièces jouées à Paris , la reine Brunehaut ,
Gérard de Nevers , Adam , Cendrillon , et même le bons
H
S
214 MERCURE DE FRANCE ,
parens de l'Assemblée de Famille. Griffolin les écoute toura-
tour ; mais , à l'exception de Cendrillon , ils n'obtiennent
du rapporteur que des plaisanteries plus ou moins méchantes.
On attendAbel pour prononcer ; en effet , à peine
a-t-on appris qu'il va mourir sur la terre , qu'on s'apprête
à l'enlever au ciel. Une grue est établie pour cet usage; la
manoeuvre commence et amène encore beaucoup de traits
des plus mordans. Enfin le jugement se prononce ou plutôt
s exécute . On redescend des nues dans la rue deRichelieu.
Adam y trouve un conducteur de diligence chargé de
le ramener en Allemagne , d'où il est venu : Abel est réclamé
pour la scène française où il a déjà su acquérir l'immortalité.
Cendrillon seule est admise dans le temple de
la Renommée , et les autres personnages sont renvoyés à
leurs pères pour perfectionner leur éducation .
Nos lecteurs trouveront peut-être un peu sérieux ce compte
rendu d'une farce en vaudevilles . Ce n'est pas notre faute ,
si les auteurs , malgré leur projet d'apprêter à rire , ont
produit en général une toute autre impression. La scène
où Gérard de Nevers , fidèle aux lois de la pantomime , ne
répond que par un jeu muet à toutes les questions de Griffolin
, est la seule qui ait vraiment égayé l'auditoire , parce
que cette critique était aussi juste que plaisante ; et l'effet
en eût été plus agréable encore si quelques jeux de mots
plus méchans que spirituels ne l'avaient troublé .
Quant aux traits lancés à Brunehaut et à l'Assemblée de
Famille, ils ont manqué le but en le dépassant ; et les
plaisanteries sur Adam et sur Abel n'ont paru qu'un réchauffé
d'Adam Montauciel ou à qui la Gloire. Malheureux
dans leurs critiques , les auteurs n'ont même pas
réussi pleinement dans leurs éloges , quoiqu'ils ne les eus-
-sent pas prodigués. Le public a cependant confirmé par
de vifs applaudissemens celui de la tragédie d'Abel : mais
il ne s'est pas prêté de même à l'apotheose au moins prématurée
de Cendrillon. Les éloges exagérés qu'ils lui donnent
avaient encore le défaut d'être donnés par comparaison
, et l'on sait que, dans ce genre les comparaisons
sont en général odieuses . Il aurait mieux valu louer l'opéra
de M. Etienne sans, déchirer la tragédie de M. Aignan , et
rendre hommage aux talens.naissans de Mlle Saint-Aubin ,
sans la représenter comme la maîtresse de l'Opéra- Comique.
Le parterre , plus délicat sur les convenances que ne
le croient beaucoup d'auteurs , a fort bien senti ce défaut
de mesure , et n'a point applaudi Cendrillon au Vaudeville
--
ΜΑΙ 1810. 115
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comme à l'Opéra-Comique , parce qu'on voulait qu'il l'applaudît
exclusivement. Nous n'ajouterons plus qu'un mot.
La première représentation de cette pièce , qui semblait
devoir être très-orageuse , s'est passée très-paisiblement.
Il ne s'est formé de parti ni pour ni contre les parodistes.
Ils jugeront eux-mêmes s'ils doivent se louer ou se plaindre
de ce calme parfait du public .
Théâtre des Variétés. - Le Mai d'amour ou le Rival
complaisant a été plus heureux , à ce théâtre , que la Mère
Gaudichon . (Voyez l'article Chronique de Paris , dans notre
dernierN° . ) Les siffleurs , contens de leur victoire sur cette
bonne vieille. , ont laissé planter le mai sans opposition .
Le fonds de cette pièce est léger , et elle paraît n'avoir été
faite que pour amener la scène du dénouement qui est
réellement très -plaisante : dejolis couplets , des mots spirituels
, quelques tableaux villageois , et la caricature amusante
de l'acteur qui joue le rôle de garde des forêts , ont
fait pardonner le vide de la première partie , et le vaudeville
de la fin a couronné le succès ; plusieurs couplets
ont été répétés , et entr'autres celui-ci :
Gardons le chêne qui s'élance
Comme un hommage aux vrais talens ;
Réservous l'ormeau pour l'enfance ,
Le roseau pour les courtisans ;
Aux portes des femmes jolies
Plantons le myrte et le rosier ;
A la porte des Tuileries
La Gloire a planté le laurier.
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L'auteur,demandé avec acclamation, a été nommé ; c'est
M. Ourry : les furets de coulisses assurent qu'il a pour
pacollègue un de ses amis connu par de nombreux succès . mas
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CONSERVATOIRE IMPÉRIAL DE MUSIQUE.
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Le dernier concert du Conservatoire a été l'un des plus
isom beaux de cette année . Le bruit de son succès n'a pas eude
peine à parvenir jusqu'à Meaux , où il paraît avoir singuliérement
éveillé l'envie du Serpent de la cathédrale ; on
attribue à ce vieil amateur les lettres de Brie , qui paraissent
de tems en tems dans un Journal célèbre , contre le Conservatoire
, ses professeurs , ses élèves , ses exercices , et
sur-tout ses progrès dans l'opinion publique. Il paraît
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116 MERCURE DE FRANCE ,
qu'on a répondu à cet amateur sur un ton qui ne lui a
point convenu,et qui ne nous conviendrait pas davantage .
Il avait , et bornons-nous à le dire , un tort très-grave ,
celui de se permettre des insinuations dont l'effet , dans un
établissement d'instruction publique , pourrait être trèsdangereux.
Il avait le tort moins grave , et que l'habitude
fait aisément pardonner , de parler non seulement
de ce qu'il ne saurait entendre , mais même de ce qu'il
n'avait réellement ni vu ni entendu. Tout cela peut lui
être reproché avec le ton de l'indulgence , sans amertume ,
sans colère , si toutefois le silence ne valait pas mieux
même qu'une réponse honnête et mesurée .
La partialité du Conservatoire dans le choix des morceaux
exécutés , estle reproche banal adressé à cet établissement
; c'est la base fondamentale de l'aigle musical de
Meaux , son chant de prédilection et son refrain favori
Nous avons cependant entendu au Conservatoire les meilleures
productions de toutes les écoles , et le plus possible
les moins connues . Boyeldieu , Berton , Kreutzer parmi
nos modernes ont acquitté leur dette et ne réclament
⚫point. Chérubini et Catel ont été souvent entendus ; on a
voulu les entendre encore ; on les a redemandés . Est-ce
un crimedont on les veuille punir ? Ils ont plu sans doute ,
peut-être le public s'est-il trompé : mais enfin il en a le
droit , et son erreur ne peut armer une plume impartiale
contre les objets d'une faveur qui , si elle est injuste , sera
passagère. i
Le vieil amateur propose de faire entendre des morceaux
deGrétry , de Monsigny etde Dalayrac. Ces chefs de la
musique dramatique française , dans un genre très-agréable,
ontà craindre , dit-il , qu'on brûle leurs partitions au
pied du grand escalier du Conservatoire . Qu'il se rassure ,
ces partitions enrichissent la bibliothèque de l'établissement,
et elles y sont sous la garde d'un homme assez habilepour
les apprécier. Mais pourquoi ne les en tire-t-on
paspour les faire entendre ? La réponse est ici très -facile ,
et peut se concilier avec le respect que ces noms célèbres
inspireront toujours . La musique , objet d'une instruction
publique , peut être comparée à la littérature. En littérature
y a-t-il des livres classiques ? Y a-t-il pour la pureté
et la correction du style des modèles consacrés , des auteurs
destinés par privilége à être sans cesse entre les mains
des élèves ? Il en doit être de même dans l'art musical : on
peut être un auteur très-distingué sans être classique : on
ΜΑΙ 1810 . 117
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peut réussir au théâtre sans briller dans l'école et au concert.
Grétryet Monsigny sont très-certainement des modèles
inappréciables ; nul n'a porté plus loin que le premier l'esprit
et la vérité de la déclamation , peu de compositeurs ont
le pathétique et l'expression du second: mais le mérite
même de leurs productions les a tellement fait connaître ,
elles sont tellement dramatiques , l'enchaînement des situations
, et le jeu de la scène leur est tellement nécessaire
que leur effet au concert pourrait n'être pas heureux ; cela
estsi vrai , que le reproche fait aujourd'hui au Conservatoire
devrait dater de loin et remonter aux anciens concerts
spirituels ou olympiques , où je ne sache pas que ces
compositeurs aient été entendus , ou même aient désiré
de l'être . On ajoute à ces deux noms celui de Dalayrac .
On oublie donc que s'il mérite d'être cité , c'est dans un
petit genre exclu du concert , et pour lequel il n'y a pas
plus d'enseignement classique , qu'il n'y en a dans nos
classes littéraires pour un madrigal , de petits vers libres ,
pour lesquels le goût seul sait donner des lois? Enfin on
nomme Lesueur , qu'on nomme Monsieur , par un privilége
peu flatteur , car je crois qu'il n'a beaucoup travaillé que
pour faire oublier le Monsieur , ainsi que Mansardy était
parvenu ; mais Lesueur , en écrivant lui-même sur ses
propres ouvrages, les acaractérisés le domaine de la grande
scène lyrique : il sait que des productions de ce style ont
besoindu cadre qui leur fut destiné , et je ne crois pas
qu'on le flattât infiniment en annonçant au Conservatoire
un air d'Adam ou des Bardes , détaché de ces grandes
compositions pour être exécuté dans une si petite enceinte
dénuée des prestiges scéniques dont elles ont besoin .
Convenons donc qu'on fait àMeaux une assez mauvaise
chicane au Conservatoire de Paris , qu'on abuse avec quelqu'irrévérence
de noms justement respectés , pour plaider
à leur insu une cause à-peu-près insoutenable. Invitons
l'établissement célèbre dont il s'agit à ne pas s'inquiéter de
ce qu'on dit de lui dans la capitale de la Brie , mais de
continuer à mériter les suffrages de tout ce qui aime ef
cultive l'art musical à Vienne , à Berlin , à Milan , à Rome,
Naples , à Florence , et sur-tout à Paris.
1
TANZUS
POLITIQUE.
Les tens promis à l'Empire ottoman seraient-ils écoulés ?
Les traditions qui circulentà Constantinople , et qui ysont
l'effroi de la superstition populaire , seraient-elles près de
s'accomplir ? La cité de Constantin verra-t-elle les fils de
Mahomet repasser le Bosphore , et l'Europe reconquérir
sur eux les limites qu'ils ont franchies? Ces questions occupent
en ce moment beaucoup d'esprits ; et les conjectures
sont d'autant plus variées , d'autant plus permises que
l'état vrai des choses est moins connu . On prétend d'une
part que l'influence de M. Adair est plus forte que jamais
à Constantinople , que des officiers anglais , au risque d'armer
une seconde fois les jannissaires révoltés contre de
nouveaux seymens , ont été introduits dans l'armée , et en
dirigent à l'européenne l'instruction et les mouvemens ;
que des secours de toute espèce sont arrivés de Malte , que
le passage a été même ouvert à une flotte anglaise pour
taquer dans la Mer-Noire les possessions russes ; qu'un
mouvement séditieux a éclaté à Constantinople , que le
chargé d'affaires de France a couru des dangers , que
l'armée ottomane réunissant un nombre immense de combattans
se dispose à une vigoureuse résistance , etque déjà
les troubles de Bosnie et les insultes au territoire croate
sont une démonstration des plans qu'elle va suivre.
D'autres affirment , au contraire , que Constantinople a
été seulement agité par quelques scènes orageuses , mais
que la Porte a déclaré à M. de Latour-Maubourg , chargé
des affaires de France , qu'elle punirait sévérement les auteurs
des insultes faites au territoire illyrien , déjà châtiés
par les armes françaises , et qu'elle désavouait les pachas
et commandans qui , dans cette circonstance , se sont mon
trés si étrangers aux véritables intérêts de leur gouvernement.
On ajoute même que l'envoyé anglais , M. Adair ,
était , à la date du 18 mars , prêt à se retirer et à laisser la
place à un chargé d'affaires , M. Canning , neveu de l'ancien
secrétaire d'Etat de ce nom .
Voilà sur l'état intérieur du pays et les dispositions du
gouvernement quelle est la contradiction des bruits rée
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15
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MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1810 . 119
pandus et des avis donnés par les gazettes voisines des
frontières ottomanes ; de ce côté-ci nous avons des notions
plus certaines .
:
La gazette de la cour publie à Pétersbourg des notes qui
annoncent que dans différentes rencontres les troupes
russes ont attaqué avec vigueur et repoussé avec une perte
considérable les troupes ottomanes qui s'étaient avancées
sur Mangalia ; d'autre part , le général Issayeff, après avoir
défait le pacha de Widdin , a fait bloquer les retranchemens
de l'îie d'Oletari ; un corps de 1000 hommes y était
renfermé , il s'est rendu par capitulation ; il s'est engagé à
ne plus servir contre les troupes russes , ni contre les troupes
serviennes , comprises et dénommées dans la capitulation .
Sur les frontières de l'Illyrie le maréchal duc de Raguse
a pris toutes les mesures nécessaires pour que ce territoire ,
qui voit désormais flotter le drapeau français , fût à l'abri
de toute incursion de la part des Barbares : il a transféré
son quartier-général à Carlstadt : les troupes qui arrivent
de divers points de l'Illyrie y vont former un camp. De
leur côté , les Autrichiens se présentent en force sur leur
cordon de neutralité .
Dans ces circonstances , la gazette de la cour de Vienne
publie un article dont les termes méritent d'être rapportés .
« On mande de Turquie , y est-il dit en date du 28 avril ,
que depuis la bataille devant Silistria , les restes de l'armée
russe , sur la rive droite du Danube , se sont bornés à défendre
la position de Hirsowa : ils ont successivementperduquelques
places sur les bords de la Mer-Noire et du Danube..
La saison n'ayant pas permis aux troupes turques de faire
le siége régulier de Hirsowa , elles sont allées de tems en
tems se montrer à la garnison , mais celle-ci n'a pas jugé
à propos d'entamer une affaire . Giurgio , Simintza etKula ,
sur la rive gauche du Danube , sont dans le meilleur état
de défense ; les Russes n'observent ces places que de loin
et jusqu'ici n'ont pas hasardé sur elles la moindre eptreprise
.
1
,
» Le général prince Bagration fonde l'espoir d'un meilleur
succès sur sa réunion avec les Serviens ; mais cette
nation est si fatiguée de l'état d'anarchie dans lequel elle
languit , qu'elle ne doit penser qu'à s'en délivrer. Dailleurs
l'armée russe est comme dispersée sur une ligne si
étendue , que s'ils réussissent à former leur jonction avec
les Serviens sur un point , les forces dansle casde com
130 1 MERCURE DE FRANCE,
battre sur les autres points se trouveront considérablement
affaiblies .
» Dès que la saison le permettra , le théâtre de la guerre
s'établira dans les plaines de la Valachie , dont les habitans
, comme ceux de la Moldavie , ne respirent que l'instant
de leur délivrance. »
Au même moment , une note de Ratisbonne , en date
du 26 avril , a paru dans un journal français très -accrédité ,
et elle nous a paru mériter d'être lue non moins que la
précédente .
«Toutes les nouvelles de Constantinople parlent de l'influence
qu'y exerce le parti anglais . C'est sans doute à cela
qu'il faut attribuer le bruit généralement répandu dans toute
l'Allemagne d'une guerre contre les Turcs , concertée entre
trois grandes puissances . Il est tems en effet que la Porte
soit ramenée à ses vrais intérêts . Le continent ne souffrira
pas que les Anglais soient les maîtres dans les ports de
l'Empire Ottoman , dont ils ont fait des entrepôts de commerce
pour les contrées limitrophes . Les Russes paraissent
décidés à pousser vigoureusement la guerre; l'Autriche peut
agir quand elle le voudra du côté de la Servie; etla France ,
maîtresse de l'Illyrie , est en mesure de frapper de grands
coups . Toutannonce done qu'avant peu la Porte sera forcée
à se réunir au système continental , ou qu'elle paiera cher
sa condescendance pour l'ennemi commun. »
En Prusse , on s'occupe de changemens importans dans
l'administration civile du royaume ; M. de Humbold vient
de soumettre à S. M. un plan d'instruction publique qui
réunit tous les suffrages , sur-tout ceux de S. M. , mais que
l'état actuel du trésor rendrait d'une exécution difficile ;
des changemens doivent s'opérer dans le matériel de l'armée
, tous paraissent tendre à l'économie.
En Saxe , l'organisation de la garde nationale et le prochain
départ du roi pour Varsovie occupent la capitale ;
le roi , le prince son frère et le ministre de Jenftt , ont dernièrement
paru à la cour décorés de l'ordre royal des Deux-
Siciles . On répand à Dresde le bruit d'un prochain voyage
de LL. MM. l'Empereur et l'Impératrice d'Autriche à
Prague. :
En Bavière , les indemnités et la circonscription du territoire
sont encore l'objet du travail secret du ministère : on
débite qu'une partie de la Bavière ( le Putterthal ) , sera
comprise parmi les cessions que le roi de Bavière doit
faire, en vertu du traité du 28 février , et être réunie aux
ΜΑΙ 1810. 121
provinces illyriennes ; d'autres dispositions sont aussi indiquées
, mais rien à cet égard ne peut avoir de caractère
authentique : la cession du Tyrol italien est seulement ef
fectuée; neparaîtpas
qu'il doivey avoir d'autre prise de possession. La dislocation
de l'armée continue .
Le traité avec la Hollande s'effectue en même tems . On
mande d'Amsterdam , en date du 2 mai , que des ordres
sont donnés pour l'armement d'une flotte de dix vaisseaux
de lignes et de cent bâtimens canonniers , et que les troupes
françaises arrivent successivement à la destination indiquée
par le traité . Un corps de 1500 hommes est entré à
La Haye , où l'on croit que le quartier-général sera établi .
L'état-major de la division Desaix y sera placé. On attend
des troupes à Leyde ; les autorités municipales en ont prévenu
les habitans, en les invitant à recevoir les troupes avec
les égards dus à de tels alliés . Le ministre de la cour d'Espagne
est arrivé à Amsterdam. Sur les côtes du Nord ,
aucune nouvelle ne mérite d'être rapportée ; on ne reçoit
des Anséatiques que le détail des fêtes magnifiques par
lesquelles ces villes commerciales ont célébré un évenement
qui assure le repos du continent , et faisant espérer
lapaix générale est pour elles le signal d'un prompt retour
àleur ancienne prospérité.
Cet espoir est bien loin d'être étranger aux habitans
mêmes de cette capitale de l'Angleterre , où un ministère
aveugle dans sa haine accomplit , autant qu'il est en lui ,
le voeu de guerre éternelle à la France , émis par un orateur
furibond plus ennemi de son pays que de la France ellemême
. La preuve en est dans l'empressement avec lequel
est accueillie toute nouvelle de négociations et d'arrivée de
parlementaires . Le 27 avril dans l'après-midi , le bruit
s'est répandu qu'il était arrivé un courrier de Paris, porteur
de propositions de paix , et que la base des négociations
devait être l'uti possidetis. Les fonds publics ont haussé
sur-le-champ .
Au surplus , le gouvernement anglais aa rreeççuu,, le 24, des
dépêches de lord Wellington ; elles détruisent tous les
bruits que l'on avait répandus sur une bataille qui aurait
été livrée près ces frontières du Portugal. On ne s'attend
même à rien de ce genre d'ici à quelque tems ; dans la
position où se trouve l'ennemi , on ne suppose pas qu'il
ait l'intention de faire aucune tentative sur le Portugal
avant la mi-juin.
122 MERCURE DE FRANCE ;
3
Le général Albuquerque est en disgrâce auprès de la
junte de Cadix , pour avoir exprimé devant le peuple de
cette ville son mécontentement des mesures prises par la
junte. Il a été envoyé en Angleterre comme ambassadeur.
On pourrait croire que ce départ subit du général Albuquerque
est l'effet des dissensions qu'a semées , dans l'armée
espagnole insurgée , la publication de l'étrange correspondance
où M. Frère , ambassadeur anglais auprès de
la junte , traite avec une si inconcevable licence d'idées et
d'expressions'les principaux chefs de cette armée , la junte
elle-même , les lois et la manière dont on les exécute .
Cette publication a été , au parlement , l'objet d'un débat
long et animé . Lord Grenville a reproché aux ministres
d'avoir autorisé de telles publications ; il les a regardées
comme très-impolitiques , et comme devant avoir des conséquences
très -funestes au parti anglais en Espagne .
Le très -honorable membre nous semble avoir un peu
imité ce personnage de la comédie qui croit être très-discret
en disant qu'il ne dira pas ou qu'il n'a pas dit telle et telle
chose , qu'il fait effectivement connaître par sa réticence
même . Comment , dit lord Grenville , les ministres ont-ils
pu publier ce que M. Frère a dit ? Et lord Grenville , de
peur qu'on ne l'ait oublié sans doute , le répète avec
étendue ; nous le répéterons aussi , nous qui n'avons aucun
intérêt pour qu'on ne s'en souvienne pas, et nous rappellerons
, en imitant la discrétion de l'orateur, et en insistant
comme lui sur la nécessité du mystère dans de telles
communications , quels projets de vengeance a médités
contre ses rivaux le général Cuesta , combien ses motifs
ont paru peu honorables pour son caractère et peu favorables
à sa cause ; que le général Vénégas ne paraît pas
avoir assez de talent et de fermeté pour contrebalancer
l'ascendant d'un homme aussi hardi et aussi entreprenant
que Cuesta ; qu'au dire de M. Frère lui-même , il n'y a pas
deux hommes capables de commander deux petits corps de
troupes , que le général Cavallos est un imbécille et un
entêté , etc. etc. etc.
C'est ainsi que les généreux alliés des Espagnols traitent
les chefs des soldats qu'ils entraînent au combat ; M. Frère
les invective ; le parlement publie ses lettres . Voilà les
témoignages d'intérêt et d'estime , voilà les égards dont
l'Angleterre paie des hommes à la cause desquels elle paraît
si intimement liée . Le marquis de Wellesley fait plus : en
excusant le ministère , il se sert d'un moyen oratoire tout
ΜΑΙ 1810 . 123
à-fait consolant pour les généraux espagnols. Tous les faits
contenus dans les lettres de M. Frère , dit-il , peuvent être
rendus publics sans danger , ils sont notoires en Espagne....
C'est bien le cas de dire comme à la chambre des communes
, écoutez , écoutez : la chambre a décidé que les
ministres avaient bien fait de donner communication à
toute l'Europe des sentimens inspirés à M. Frère par les
généraux espagnols ; c'est-à- dire qu'elle a déclaré , par de
tels procédés , qu'il était moins dangereux d'avoir l'An- /
gleterre pour ennemie qu'humiliant de l'avoir pour alliée ,
et soi-disant pour protectrice .
Un résultat aussi favorable au ministère a eu lieu relativement
aux affaires de l'Escaut , sur lesquelles l'enquête
est finie , et les interminables débats des deux chambres
sont enfin terminés . Il n'est aucun orateur qui , prenant la
parole dans cette question depuis long-tems épuisée , n'ait
prévenu d'avance les chambres qu'il n'avait rien de neufà
dire , ou n'ait fini par s'excuser de n'avoir offert que des
redites .
Nombre d'entr'eux cependant , et notamment le chancelier
de l'échiquier , en remarquant combien la chambre descommunes
était fatiguée , ont jugé à propos de la fatiguer
encore ; enfin de guerre lasse , on a été aux voix. Quarantehuit
voix de majorité ont justifié les ministres sur le but
politique de l'expédition ; cinquante-une voix les justifient
d'avoir conservé , autant que possible , l'île de Walcheren
devenue le tombeau de l'armée anglaise ; quant à l'armée
elle-même , sacrifiée dans cette expédition insensée , et
retenue dans les lieux où elle périssait dans l'inaction et
les miasmes pestilentiels , il était juste de déclarer qu'elle
ne méritait aucun reproche , et la chambre lui a fait l'honneur
de le déclarer , ce qui n'était assurément susceptible
'd'aucune contestation .
Quelques bruits défavorables s'étaient répandus à Paris
sur les affaires d'Espagne ; le Moniteur a observé judicieusement
que les ſaux bruits circulent facilement lorsqu'on
n'apprend rien du pays qui est le théâtre de la guerre ; le
moyen de les détruire est de publier ce qui s'y passe ; le
Moniteur a rempli cette tâche , en donnant des extraits de
la correspondance des généraux qui commandent les divers
corps. Ces extraits ne présentent que les relations d'escarmouches
plus ou moins vives , dans lesquelles les insurgés
ont toujours payé cher leur témérité dans l'attaque , ou leur
opiniâtreté dans la défense .
1
124 • MERCURE DE FRANCE,
«Après le passage de la Sierra-Morena , dit le Moniteur,
la prise de Jaen, de Cordoue , de Grenade , de Séville et de
Malaga, et le blocus de Cadix, toutes les troupes de l'ennemi
se trouvèrent dispersées . N'osantplus se montrer en plaine ,
il fomenta des insurrections sur différens points , et forma
des partis qui coururent la campagne : faibles et inutiles
efforts .
Nous ne suivrons point dans tous leurs détails ces extraits
de relations officielles : nous nous bornerons à nommer
les chefs et les corps qui sont mentionnés pour leur
conduite. Les généraux Latour-Maubourg , Belair , Peireimont
, Foy , Sainte- Croix , Bonnet , Laval , Marizi ,
Gazan ,Huchet , Harispe , Klopiski ont eu l'occasion de
se distinguer. Le 5º corps a perdu dans une charge le
général Beauregard , brave officier de cavalerie . Les colonels
du 12º léger , du 4º de dragons , du 95° d'infanterie ,
du 5º de chasseurs , du 27° de chasseurs , commandés par
le duc d'Aremberg , du 22º de dragons , les régimens de la
Vistule ont par-tout vaillamment combattu dans nombre
d'affaires partielles ; mais la marche du général Suchet sur
Valence , veut être rapportée avec quelqu'étendue .
Profitant de la terreur imprimée à un nombreux corps
de Valenciens qui avaient marché sur l'Aragon et qui
avaient été vivement repoussés , le général Suchet poussa
une grande reconnaissance sur Murviedo (l'ancienne Sagonte
). Une députation vint le recevoir. Voici la suite
de la relation.
Le 5, le général Suchet ne voyant point arriver de députation
de Valence , et voulant essayer l'effet de la déroute
de l'armée insurgée , s'avança au milieude ces belles campagnes;
il trouva la résistance plus faible qu'il ne s'y attendait
: le général Habert , à la tête du 5º d'infanterie légère ,
enleva le faubourg d'une demi-lieue qui couvre la ville , et
pritposte au pont de Seranos , tandis que le général Laval ,
sur Beniferi , rejetait dans la ville , par le pont supérieur ,
tout ce qui était devantlui ; en même tems , le commandant
Mathis , avec un bataillon du 117º , s'emparait de la ville
et du port de Grao .
Le résultat de ces diverses actions offrait déjà au 8 mars
neuf bouches à feu , six caissons , un drapeau , 3000 fusils
brisés , plus de 400 hommes tués , beaucoup de blessés , et
ladispersion d'un corps de 15 mille hommes , composé de
troupes de ligne etde milice ,indépendamment de plusieurs
centaines de prisonniers .
ΜΑΪ 1810. 125
Le général Suchet annonce , le 8 mars , qu'il reste encore
48 heures dans cette position , qu'il met ce tems à profitpour
reconnaître Valence et le système de défense de cette place;
qu'il se portera ensuite devant Lérida, où est son équipage
de siége , pour achever la reddition de cette place; après
quoi il retournera sur Valence avec sa grosse artillerie qui
lui est nécessaire .
Le Moniteur donne aussi la relation du commencement
et des progrès du siége de Cadix : ici les détails deviennent
tellement techniques , qu'ils paraissent perdre de leur inté
rêt pour beaucoup de lecteurs ; mais ces détails sont précieux,
ils sont nécessaires à l'historien , et il est bien juste
de les accorder comme récompense de ses travaux si dangereux
et si utiles , si recommandables , puisque le plus
souvent ils sont enveloppés des ombres de la nuit , à cette
arme illustre du génie , dont un homme du métier appelle
les précieux membres , les martyrs de l'armée : expression
qui renferme le juste éloge d'un constant dévouement ,
puisque ce n'est jamais que pour rendre l'attaque ou la
défensemoinsmeurtrière , que l'ingénieur s'avance,travaille,
s'expose et meurt.Les détails dont il s'agit sont aussi unhommage
rendu à l'artillerie et à toutes les armes qui combattent
au siége de Gadix. Au 29 mars les travaux de tranchées
et les constructions de batteries étaient très -avancées ; on
lutte avec constance contre le feu des retranchemens , contre
çelui des canonnières , et contre les tentatives de débar
quement. Trois points d'attaque sont déterminés . Lè premier
corps est en première ligne employé à ce siége important.
Laplace manque de vivres , etles habitans commencent
à souffrir beaucoup.
à la
LL. MM. ont séjourné plusieurs jours à Anvers : l'Empereur,
dans cette contrée ,, marque chaque lieu de son
passage , chaque visite à un grand établissement , par des
décrets ou des ordres de détail qui doivent ajouter
prospérité du pays. Divers décrets ont été rendus pour
étendre à des territoires voisins le bienfait qui doit résulter
des grands canaux que l'on poursuit avec tant d'activité.
De nombreux canaux d'embranchement atteindront
ce but d'utilité. LL. MM. ont vu lancer , du chantier d'Anvers
, unvaisseau de 80 canons . Là une fête magnifique leur
a été donnée à l'hôtel-de-ville d'Anvers ; elles y ont paru
accompagnées de LL. MM. le roi et la reine de Westpha
lieet du prince vice-roi. Le roi de Hollande est arrivéile 5
1
126 MERCURE DE FRANCE ;
auprès de son. auguste frère. Le 5 , LL. MM. sont parties
pour Bois-le-Duc. (
LL. MM. sont arrivées à Bois-le-Duc le 7 à dix heures
et demie du soir ; le 8 , l'Empereur a reçu les autorités ;
après l'audience , S. M. est montée à cheval et a visité en
détail les établissemens et les fortifications de la place.
Il a dû partir de Bois-le-Duc le lendemain 8. Il revient
par Gand , Bruges , Dunkerque et la côte de Normandie ;
on connaît, dit-on , son itinéraire jusqu'au 20 de ce mois .
PARIS .
• Astorga allait être emporté d'assaut , et déjà les troupes
du duc d'Abrantès étaient sur la brèche , lorsque la place
a capitulé. Six mille hommes sont prisonniers de guerre
Le duc est entré dans la ville le jour de Pâques , accompagné
des généraux divisionnaires Loison , Clauzel , Solignac
, Lagrange , etdes généraux de brigade Gratien (rentré
du service de Hollande à celui de France , après l'expédition
de Stralsund ) , Thomières , Jeannin et Taupin. On
a trouvé à Astorga beaucoup d'approvisionnemensemb
S. M. C. est entrée à Séville, où sa présence a excité la
plus heureuse sensation...
11
Le roide Naples est arrivé dans sa capitale , et il en
est reparti de suite pour la Calabre. De nombreux régimens
sont arrivés de la haute Italie : le général Grenier a
du service dans l'armée franco-napolitaine . Le maréchal
Pérignon l'a passée en revue avant l'arrivée de S. M.
--Le 105° régiment est entré dans Paris : sa tenue est
excellente : onne se lassait point d'admirer l'air martial et
la force de ce corps qui arrive des. bords du Danube. 60
Les régimens de la Garde Impériale qui étaient stationnaires
à Angers , ont reçu l'ordre de se rendre àNantes
où on leur prépare une réception brillante.
- Le général de division Legrand a reçu de S. M. la
permission de porter le grand cordon de Bade .
S. M. a nommé officier de la légion d'honneur M.
Gayan, directeur des travaux du canal de Saint-Quentin ,
etmembre de la même légion , M. Dunez , commissaire
spécial pour l'administration du canal.
-Quelques travaux ont été ordonnés à Compiègne ,
pour l'embellissement de la partie extérieure du château.
AVersailles , les travaux de restauration sont entrepris :
on croit qu'on ouvrira une issue de la place d'armes et de
1
**ΜΑΪ 1810. 127
la cour de marbre dans le parc , dont , par ce moyen , on
aurait la vue de l'avenue de Paris .
Les travaux du monument Desaix à la place des
Victoires , et de la colonne de la Grande-Armée , place
Vendôme , avancent rapidement et doivent être terminés
pour le 15 août , époque solennelle qui sera consacrée par
la double fête de Napoléon et de Marie-Louise .
-Les travaux pour les fêtes du Champ-de- Mars sont en
pleine activité . Déjà les concurrens s'exercent pour les
courses de chars et de chevaux .
, -On perce , en face de l'aile méridionale du Panthéon
une rue qui portera le nom de rue d'Ulm . On attend avec
impatience le moment où sera percée celle qui de la grille
du Luxembourg doit offrir en point de vue le magnifique
édifice du Panthéon . Les fondemens du bâtiment de la
Bourse sont au niveau de terre .
ANNONCES .
J
Cours d'histoire héroïque , de M. Millin , membre de l'Institut et de
laLégion d'honneur , conservateur des médailles de la Bibliothèque
impériale , professeur d'archéologie, etc. , etc.: imprimé pour l'usage
de l'École spéciale des langues orientales et des antiquités. Programme
pour l'année 1810. Un vol. in-80. Prix , 3 fr. , et3 fr . 50 c . franc de
port. Chez J. B. Sajou , imprimeur , rue de la Harpe , no fr
Les personnes qui depuis dix années suivent les cours de M. Millin
sur l'Antiquité figurée , ont reconnu l'utilité des Programmes qu'il a
publiés à leur occasion (1 ) ; il s'en faut bien qu'ils contiennent tout ce
qui doit être enseigné dans chacun de ces Cours; mais ils servent à
diriger et à soutenir l'attention , à se préparer à mieux entendre ce qui
doit être dit , a résumer plus facilement les leçons passées ; ils aident
et soulagent la mémoire , sans protéger la paresse . L1199 95
L'objet de son Cours de Mythologie n'est pas de l'enseigner comme
on le faitdanslemonde et dans les colléges , car il suffitpour l'apprendre
ainsi de lire les divers traités élémentaires dont elle a été l'objet, son
but est de l'exposer dans ses rapports avec cette partie de l'histoirede
(1 ) Introduction à l'Etude des Monumens antiques .- Introduction
à l'Etude des pierres gravées . Introduction à l'Etude des Médailles .
Programme d'un cours d'histoire des Arts chez les anciens .
Exposé du Cours de Mythologie .
- -
)
128 MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1810:
l'art qu'on appelle l'Antiquitéfigurée. Dans ses Cours sur l'Histoire
de l'Art , il traite de la sculpture , de la peinture , de la gravure , de
l'architecture dans les différentes périodes chez les Egyptiens , les
Grecs , les Romains et les anciens peuples de l'Orient ; dans son
Cours de Mythologie ce sont les monumens antiques eux-mêmes qu'il
examine : elle lui sert à les distribuer dans un ordre méthodique; il
fait connaître l'histoire de chacun d'eux , les explications diverses qui
en ont été données , les ouvrages où ils ont été gravés ou décrits , et le
jugement qu'on en doit porter relativement à l'histoire et à l'art. Cela
donne lieu à des observations sur les moeurs et les usages des Grecset
des Romains. Il lit les traductions , et il indique les meilleures imitations
des principaux passages des auteurs classiques qui ont rapport
aux monumens qu'il décrit , et dont il fait voir les originaux , les gravures
oules empreintes. Ce Cours peutdonc être regardé comme une
exposition et une analyse des plus belles productions du génie dans la
littérature etdans les arts ; et la Mythologie n'est qu'un cadre propre
à les expliquer avec ordre et avec méthode; cadre naturellement
choisi , puisqu'elle a été l'objet des plus belles compositions des poëtes
les plus célèbres et des plus grands artistes de l'antiquité .
1
Ce programme, dit M. Millin , ne doit donc pas être jugé comme
un ouvrage. Si d'autres personnes que celles qui suivent ses Cours , le
lisent , elles doivent excuser sa sécheresse ; elle estinévitable , puisque
cen'estqu'une table analytique des matières qui doivent être traitées
dans chaque séance...
Ledernier programme était relatif àla première partie de ce Cours,
et contenait l'Histoire des Dieux; celui-ci est consacré à la seconde
qui traite de l'Histoire Héroïque : ce n'est pas la moins intéressante ,
puisque c'est celle qui a fourni aux poëtes épiques (2) les sujets de
leurs sublimes compositions ; aux poëtes dramatiques , ceux des tragédies
les plus touchantes (3); et enfin aux artistes , ceux des chefsd'oeuvre
(4) qui ont fixé les règles de l'art , et ont offert des modèles
de perfection.
Ce Cours aura lieu tous les jours dans la salle des cours de l'Ecolo
spéciale des langues orientales et des antiquités établie par le gouvernement
à la bibliothèque impériale . Il a commencé le 7 de mai 1810.
(2) Homère , Virgile , etc.
(3) Celles d'Æschyle , de Sophocle et d'Euripide.
(4) Le Laocoon , la Famille de Niobé, etc.
;
TABLE
MERCURE
DE FRANCE .
DEPT
DE
LLA SEINE
N° CCCCLXI . - Samedi 19 Mai 1810 .
• POÉSIE.
LA NYMPHE DE LA TAMISE .
5.
Cen
CANTATE SUR LE MARIAGE DE LL . MM . II . ET RR.
DÉJA dans les murs de Lutèce ,
L'hymen ramenait les amours :
A de funestes jours
Succédaient des jours pleins d'ivresse ,
Ét deux peuples unis associant leurs voeux ,
Célébraient dans leurs chants le couple aimé des cieux ,
Dont l'hymen fortuné rendait la paix au monde ,
Et faisait le bonheur et d'un père et d'un roi :
La Tamisę orgueilleuse , en sa grotte profonde ,
Entend ces cris , et tressaille d'effroi.
* Quels chants odieux d'allégresse ,
› Dit-elle , en paraissant sur ses flots agités ,
> D'une affreuse tristesse ,
* Viennent frapper mes bords épouvantés ?
• Sur mes rives retentissantes ,
» Des peuples les voix triomphantes ,
A
> Portent le trouble et la terreur ;
I
130 MERCURE DE FRANCE ,
1
» J'entends mes ondes gémissantes ,
» Dans leurs roches bruyantes ,
> En grondant , reculer d'horreur .
» De la Discorde , sur la terre , '
> En vain je hâtai le retour ;
» Aux cris séduisans de la guerre ,
> Ont succédé des chants d'amour .
• En vain , hélas ! de ses ailes sanglantes ,
> Couvrant au loin les campagnes tremblantes ,
> La mort pesait sur l'univers :
> Des bords du couchant à l'aurore ,
> S'élance un héros que j'abhorre ;
> La mort a fui dans les enfers .
> En vain , répandant les alarmes ,
> J'ai soulevé les factions ;
Mes flots en vain roulent les larmee
• Que versèrent les nations ;
> Vainement ma main sanguinaire
> A pu d'une nouvelle guerre
>>Allumer les terribles feux ;
Si , dans l'Europe prosternée ,
> D'un funeste hyménée
→ Brille le flambeau radieux .
» Ister , vois ma douleur profonde ;
» Des bords heureux que tu parcours ,
→ Déjà , pour le repos et le bonheur du monde ,
► Rayonnant de lumière un astre a pris son cours .
› Déjà son auguste présence ,
> Des peuples calme les douleurs ;
A l'Europe charmée elle rend l'espérance ;
> Déjà ses feux qui brillent sur la France ,
» Ont tari tous les pleurs .....
Du myrte de l'amour LOUISE couronnée ,
• Par son illustre époux en triomphe amenée ,
→ Marche au temple d'hymen , sur un chemin de fleurs ;
> Des amours la troupe légère ,
» Abandonnant Cythère ,
• Voltige sur ses pas vainqueurs .
ΜΑΙ 1810. 131
> Mais quoi ! de Pallégresse ,
Sans me venger , j'entendrais les accents !
> D'un oeil calme , pour mes tyrans ,
» Je verrais naître un bonheur qui me blesse !
> Sans frémir , je verrais leurs transports outrageans !
» Non , non; je suis puissante encore ;
• Je puis rompre ces noeuds d'Albion détestés ,
→ Et pour calmer la soif qui me dévore ,
> De l'enfer qui m'adore
> Exciter les divinités :
• Vous qui de leurs crimes
• Punissez les rois ,
> De vos noirs abymes
Sortez à ma voix.
• Alecton , Mégère ,
> Rougissez la terre
> Du sangdes mortels ;
» Que des maux cruels ,
• La troupe acharnée ,
> D'un triste hyménée ,
> Souille les autels ....
> Mais dans la fureur qui m'entraîne ,
» Quels voeux puis-je former?
» La Discorde infidèle a déposé sa haine ,
• Et l'univers , charmé de sa nouvelle chaîne ,
>> Voit mes fureurs sans s'alarmer .
› En vain de l'Achéron j'excite la colère ,
» Il n'obéit plus à mes lois ,
> Et l'impitoyable Mégère ,
> De sa soeur n'entend plus la voix.
» O filles de Nérée ,
> Nymphes qui régnez en ces lieux ,
> Oui , c'en est fait , notre perte est jurée ...
> Mais notre sort est encor glorieux :
› Nous cédons , il est vrai ; mais c'est au fils des Dieux.
1
HENRI-GEORGES .
1
12
132
MERCURE DE FRANCE ,
ÉPITRE A MES AUTEURS.
CONSOLANS écrivains , seuls amis généreux ,
Ne me fuyant jamais quand je suis malheureux ,
Vous par qui je suis riche au sein de l'indigence ,
Sans qui je n'aurais rien au sein de l'opulence ,
Permettez à mon coeur de chanter vos bienfaits.
Vous comblates toujours mes innocens souhaits :
En conservant chez moi le goût de la sagesse ,
Que le parfait bonheur accompagne sans cesse,
Vous m'avez tenu lieu de fortune , d'amours ;
Et je puis , grace à vous , compter quelques beaux jours.
Combien vous m'attachez à mon champêtre asyle !
Je n'en sors qu'à regret pour aller à la ville ;
Mais quand j'y rentre , amis , qu'il m'est doux de penser
Que vous allez encor m'instruire et m'amuser !
Vous fixez , chers auteurs , dans mon humble retraite
Deux trésors , les premiers d'une ame satisfaite :
J'y trouve , en jouissant de vos nobles travaux ,
La paix , la douce paix , avec l'oubli des maux.
Aussitôt que l'hiver vient remplacer l'automne ,
Dès qu'on soustrait au froid les présens de Pomone ,
Quand la neige en flocons tombant de tous côtés ,
Dérobe la campagne à nos yeux attristés ;
Loin d'envier alors la fin de la soirée ,
Je voudrais en pouvoir prolonger la durée ,
Pour goûter plus long-tems l'utile et doux plaisir
Offert par la lecture à qui sait en jouir .
Ecrivains dont les noms , ainsi que les ouvrages ,
De l'envie et du tems braveront les outrages ,
Combien je vous chéris ! et combien je vous doi !
Le répéter sans cesse , est un plaisir pour moi.
Vous m'offrez dans les bras de la philosophie
La consolation , le charme de la vie .
Je n'ai point de chagrins que vous n'éclaircissiez ,
D'ennuis ni de tourmens que vous n'adoucissiez .
Mon ame est -elle en proie à la tristesse amère ?
Par vos charmants écrits , vous savez l'en distraire :
J'oublie , en les lisant, que je suis malheureux .
ΜΑΙ 1810 . 133
!
Que dis-je ? alors je suis au comble de mes voeux.
< Fayez par le travail la misère et les vices ;
» Qu'il vous mène à la gloire et fasse vos délices .
> A l'exemple des Dieux , montrez - vous bienfaisans.
» Soyez vraiment instruits , sans être suffisans .
» Pour trouver de vos maux le poids plus supportable ,
Versez-les dans le sein d'un ami véritable.
> Corrigez vos défauts ; domptez vos passions ;
> Que la seule équité règle vos actions ;
> Mortels , qu'en tous les tems la vertu vous soit chère ;
> Qui vit selon ses lois , jouit d'un sort prospère . »
Ce sont-là vos conseils , célèbres écrivains ,
Que le ciel a créés pour charmer les humains ,
Leur inspirer à tous , non l'amour des richesses ,
Mais l'amour des vertus et l'horreur des bassesses.
Chacun de ces conseils au bonheur nous conduit ,
Heureux qui les connait ! plus heureux qui les suit!
Parmi les écrivains qui charmèrent ma vie ,
Nul ne l'a , plus que toi , bon Gessner , embellie.
Qui ne t'admire point , simple et sublime auteur ?
L'homme bon qui te lit devient encor meilleur ,
Nous a dit Florian , dont le luth est si tendre
Qu'on croit que c'est le tien qu'il fait encore entendre.
Tes ouvrages partout respirent la candeur.
Chacun de tes bergers hérita de ton coeur.
De tes charmans écrits que la morale est pure !.
Que ton langage est doux ! comme il peint la nature !
Toi qui m'as tour- à -tour fait sourire et pleurer ,
Chantre d'Abel , ma voix ose te célébrer ...
Te célébrer ! que dis-je ? ah ! cessons d'y prétendre !
Je ne mérite point l'honneur de l'entreprendre .
C'est à la vertu même à publier ton nom .
Je me tais , et te laisse auprès de Fénélon .
A côté de Voltaire , Young s'offre à ma vue.
Young ! à ton nom seul , mon ame s'est émue !
Chacune de tes nuits m'apprend qu'il n'est qu'un pas
De la joie aux douleurs , de la vie au trépas .
Je crois , en les lisant , voir la nature entière
S'écrouler , s'abîmer , se réduire en poussière .
Qu'avec toi bien souvent visitant les tombeaux ,
134 MERCURE DE FRANCE ;
Je m'écriai : ci -git la fin de tous nos maux ;
Mais que fais-je ! est-ce à moi d'élever ton génie
Peintre touchant et vrái de la mélancolie ?
C'est en adoucissant le sort des malheureux ,
En m'efforçant toujours de vivre vertueux ,
Que jedois encenser ton immortel ouvrage :
C'est louer tes écrits que d'être bon et sage .
Et toi , tendre Racine , harmonieux auteur ,
De ton siècle et du nôtre également l'honneur ,
Que tu m'as fait couler d'agréables journées !
Je me rappelle encor ces heures fortunées ,
Où seul , dans un jardin , au pied d'un arbre assis ,
Je nourissais mon coeur de tes divins écrits .
Peut-on jamais trop lire Andromaque , Athalie ,
Phèdre , Britannicus , Esther , Iphigénie ?
Opoëte enchanteur , ou plutôt Dieu des vers ,
Peut-on trop admirer tes chefs -d'oeuvre divers ?
De Saint- Lambert aussi que j'aime la lecture !
Quel chantre plus aimable eut jamais la nature ?
Asa voix , on apprend à s'en laisser charmer ,
Ajouir de ses biens , à la voir , à l'aimer ;
Etses vers , lui prêtant une grace nouvelle ,
Commeelle ravissans , vivront toujours comme elle .
Qu'il est doux , Saint- Lambert , dans les champs retiré
De te lire aux lieux même où tu fus inspiré !
4
Je vous chéris sur- tout , La Fontaine , Molière ,
Boileau , Gresset , Thompson , Bernardin-de-Saint-Pierre,
Delille , surnommé le Virgile français.
Auteurs qu'il suffira de nommer désormais ,
Pour parler dignement de vos fameux ouvrages ,
Vous qui de l'univers méritez les suffrages ,
Daignez , sans le juger , sourire à cet écrit ;
ILL
Quand c'est le coeur qui parle , on fait grace à l'esprit ;
Et l'on jette toujours un regard d'indulgence
Sur des vers inspirés par la reconnaissance .
L
1
(
DUPONT.
ΜΑΙ 1810 . 135
ENIGME .
JE sers à mainte et mainte gens
D'expression en leurs remercimens .
Chez Dieu je suis toute miséricorde ,
Et chez les rois je soustrais à la corde .
Je suis triple chez les païens ,
Multiforme chez les chrétiens .
Je suffis chez les gens d'Eglise ,
Quoiqu'il soit faux que je suffise .
Chez les femmes je suis ce doux je ne sais quoi
Qui ne laisse rien voir d'aussi piquant que moi.
L'imagination en secret me préfère
Ala froide beauté constamment régulière ;
On dit que la nature , en dépit de tout art ,
Mefait naître en passant et mejette au hasard (I ) .
T'en faut- il plus , lecteur , pour me faire connaitre ?
Examine ton lit , regarde ta fenêtre ,
Et tu m'apercevras peut- être :
En qualité de bonne je suis là ,
Avec un air , un ton de falbala .
S ........
LOGOGRIPHE .
Je suis avec ma tête une chose bizarre :
Aux uns , je sers d'appui , chez d'autres d'ornement.
Si tel qui me possède aspire à la tiare ,
Tel autre aussi voudrait me jeter promptement .
Le mépris , sans mon chef , m'accompagne en tous lieux ;
Sitôt que l'on me voit , on cite un vieux proverbe
Pour prouver qu'autrefois je ne valús pas mieux ,
Et qu'on perd son argent en me nourrissant d'herbe .
MÉLANIE MICHAUD ,
de Poligni , dép . du Jura .
(1) Delille.
136 MERCURE DE FRANCE , MAI 1810 .
CHARADE .
QUAND César expira , mon premier dans ses flots
A grand bruit entraîna les forêts , les hameaux.
Théâtre des amours , sur ses rives fécondes ,!
Mon second des bergers vit errer les troupeaux ,
Et sur un sable d'or roule ses pures ondes.
• Si de l'art de bien vivre il faut croire un soutien ,
Mon entier refroidi ne valut jamais rien.
GUY.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Ratafiat , ou Ratafia.
Celui du Logogriphe est Eloge , dans lequel on trouve : loge,
Celui de la Charade est Chauve-souris.
SCIENCES ET ARTS .
MAISON RUSTIQUE POUR SERVIR A L'ÉDUCATION DE LA JEUNESSE
, ou Retour en France d'une famille émigrée .
Ouvrage où l'on trouve toutes les instructions nécessaires
pour batir une maison de campagne , pour la
meubler , pour y établir une chapelle , une bibliothèque
, un laboratoire , un cabinet d'histoire naturelle
, un jardin de plantes usuelles , etc. , et tous les
détails relatifs à la bâtisse d'une ferme , à l'économie
domestique , et à tous les genres de culture ; par
Mme DE GENLIS .
Le premier sentiment que l'on éprouve en ouvrant
cet ouvrage , c'est la surprise. Comment une dame célèbre
par les grâces de son esprit , par les agrémens de
son style , par tant de romans remplis d'intérêt , a-t-ellé
pu quitter ses ingénieuses fictions pour les détails un
peu grossiers , et souvent ennuyeux, d'une maison rustique
? Comment la plume qui a tracé avec tant de délicatesse
l'histoire de Mlle de Clermont, a-t-elle pu écrire les
mots de ganache , écrouelles , cucuphe , chicot , culleron',
et tant d'autres aussi barbares ? Il faut sans doute qu'il y
ait à cela quelque grand dessein. Mme de Genlis nous
explique elle-même cette énigme dans sa préface. Elle
a voulu extraire des ouvrages d'économie rurale tout ce
qui pouvait être lu par de jeunes personnes de quinze
ou seize ans . Elle ne prétend point les dispenser par- là
de lire un jour les ouvrages plus étendus qui traitent
spécialement de ces matières , si elles sont appelées à
en faire des applications ; mais elle a voulu les préparer
à cette lecture ; elle a voulu leur expliquer les occupations
de la campagne , afin qu'elles s'y entendent , et
qu'elles puissent les aimer. En un mot , après avoir travaillé
à en faire des femmes aimables , elle veut en faire
de bonnes ménagères .
138 MERCURE DE FRANCE ,
Il n'est personne qui ne voie combien cette intention
est-louable , combien ce but est utile : mais par cela
même , par sa qualité de livre élémentaire , l'ouvrage de
Mme de Genlis acquiert une grande importance , et mérite
d'être examiné avec plus de soin , j'oserais presque dire
de sévérité . Mme de Genlis est , pour l'instruction des
jeunes demoiselles , comme une sorte de puissance magistrale
qui a beaucoup d'influence ; et bien qu'elle ne
porte ni la robe ni le bonnet de docteur , ses décisions
deviennent fort souvent des autorités . Un ouvrage appuyé
de son nom , et destiné à devenir classique , mérite
donc une toute autre attention que celui d'une simple
femme aimable et spirituelle qui s'aviserait d'écrire sur
l'agriculture et l'économie rustique pour son plaisir , ce
qui au reste serait un caprice assez bizarre .
7
Mme de Genlis , essentiellement confeuse , a rattaché
tous les détails de son ouvrage à un roman . « Après une
>>expatriation de dix années , Volnis qui ,jadis possesseur
>> d'une grande fortune , occupait un rang distingué à la
>> cour , rentra en France en 1801 , avec Elmire sa femme,
>> et ses deux enfans Charles et Julie , le premier âgé de
>> quinze ans , la seconde de seize . Volnis se rendit d'a-
>>>bord à Paris pour y terminer quelques affaires ; ensuite
>>>ayant recouvré une terre qu'il possédait en Bourgogne ,
>>il partit avec sa famille pour s'y établir ets'y fixer . >> On
voit d'ici toute la suite de leur histoire ; la terre a été
dévastée , le château détruit , les bois coupés ; il faut tout
reconstruire , réparer , remettre en valeur. Heureusement
Volnis , qui avait prévu ces nécessités , tire un manuscrit
qu'il avait composé sur l'économie rurale , et le
lit à ses enfans . Ces lectures amènent successivement,
les différens objets annoncés dans le titre , et forment la
partie instructive de l'ouvrage .
Ce cadre est intéressant et ingénieux , sans doute ;
j'oserai pourtant faire à ce sujet une remarque. Pourquoi
, lorsqu'on a le talent de Mme de Genlis , lorsqu'on
possède si bien l'art d'intéresser et qu'on l'emploie à
inspirer le goût des choses bonnes et utiles , pourquoi ,
dis-je , borner ses instructions à une seule classe de lecteurs
? Les derniers ouvrages que Mme de Genlis a écrits
ΜΑΙ 1810.
139 ۱۰
sur l'éducation , sont tous destinés aux premiers rangs
de la société . Pour en profiter , il faut avoir été comte
ou marquis , ou au moins baron . Il me semble qu'il n'en
était pas ainsi de ses premiers ouvrages . Si les principaux
personnages s'y trouvaient distingués par leur naissance
ou par leur fortune , ce n'était qu'un moyen d'agrandir
le cadre , et d'amener des leçons utiles pour des personnes
de toutes les conditions . Au contraire , en commençant
son nouveau traité , Mme de Genlis semble nous dire :
Voulez-vous avoir une maison rustique ? ayez d'abord
quarante mille livres de rente , un bon chateau ou au
moins le terrain , l'argent et tout ce qu'il faut pour en
bâtir un ; ayez aussi des domestiques , des voitures , des
fermiers , un curé , enfin tout l'attirail d'un seigneur de
village. Ce sont là des conditions assez difficiles à remplir
, mais quiconque les remplira se souciera peut-être
fort peu d'avoir une maison rustique . ;
Admettons pourtant ce cas assez rare . Alors Mme de
Genlis cherche à donner tous les préceptes qui peuvent
être utiles en pareille circonstance ; elle n'en dédaigne
aucun , pas même ceux qui roulent sur les détails
domestiques les plus minutieux . On doit lui savoir d'autant
plus de gré de cet effort qu'il a dû lui coûter plus
de peine , de dégoût et d'ennui. Car il y a mille choses
d'obligation et de devoir qui doivent être beaucoup plus
ennuyeuses à écrire qu'à pratiquer ; mais son but était
d'être utile , et elle n'a rien épargné pour y parvenir .
Son livre est écrit dans les meilleures intentions du
monde . Il est seulement fàcheux que cette dame n'ait
pas puisé dans de meilleures sources ou consulté des
personnes exercées dans la pratique des procédés qu'elle
a décrits . Elle mêle trop souvent , à des instructions utiles ,
des recettes insignifiantes . La médecine domestique
est une des parties qui m'a semblé le plus sujette à ces
défauts . On y trouve , par exemple , zune recette pour faire
P'huile de Monsieur, propre à apaiser toutes sortes de douleurs
. On en trouve contre les goîtres , contre la gangrène
contre les écrouelles ; celle-ci consiste à donner du jus de
souci au malade tous les matins , jusqu'à ce qu'il soit guéri ,
et on court grand risque de lui en donner jusqu'à ce qu'il
140 MERCURE DE FRANCE ,
soit mort. Mme de Genlis rapporte aussi la recette pour
faire l'emplâtre divin , composé de quinze médicamens , où
il entre du vert-de-gris , de l'aimant fin du Levant et de la
litharge d'or ; cela guérit , suivant elle , de toutes sortes
d'enflures , des apostumes , glandes , chancres , fistules ,
morsures de bêtes enragées , coups de flèches , peste ,
écrouelles , hémorrhoïdes ; cela sert pour réunir les nerfs
coupés, etc. Aussi donne-t-elle trois préparations différenfes
de cette panacée. Il est bien vrai que l'on trouve ces
recettes dans la plupart des pharmacopées , mais une personne
aussi éclairée que Mme de Genlis devait aisément
juger, parles merveilles qu'on en promet, de leur inutilité
absolue . Si elle eût consulté la pharmacopée la plus
récente et la meilleure , celle de Baumé , elle aurait vu
qu'en rapportant cette merveilleuse préparation de l'emplâtre
divin , il fait en particulier remarquer l'inutilité
de l'aimant qu'on y introduit , et dont la destination était
de retirer des plaies les parcelles de fer qui auraient pu
s'y insérer; car l'oxidation que l'aimant subit pendant la
manipulation de cetonguent lui enlève sa vertu magnétique
. Si l'auteur voulait donner des conseils relativement
à la médecine domestique , elle pouvait en trouver
d'excellens dans les dissertations publiées à ce sujet dans
la Bibliothèque Britannique , par le professeur Odier de
Genève , l'un des médecins les plus habiles et les plus
instruits que nous ayons . Pour être juste , je dois ajouter
que Mme de Genlis donne des préceptes beaucoup plus
raisonnables quand elle parle de la manière de conduire
la santé des enfans . On voit qu'elle s'est beaucoup ос-
cupée de cet objet , qu'elle y a long-tems réfléchi . Ses
avis sont très-simples et très-sensés . Pourtant j'avouerai
que je ne suis pas convaincu de l'utilité des corps baleinés
et longs de taille, dont elle veut embarrasser les enfans des
deux sexes jusqu'à l'âge de neuf ou dix ans , afin , dit-elle,
de leur rendre la poitrine large sans les gêner en aucune
manière . D'un enfant ainsi élevé ou d'un autre frais , libre
et dispos , dont le corps n'aura jamais éprouvé aucune
gène , je voudrais bien savoir lequel fera mieux la culbute
, sautera le plus haut, ou sera le plus agile à
la course.
د
ΜΑΙ 1810 . 141
A
>
Les défauts que j'ai cru apercevoir et que j'ai indiqués
dans la manière dont Mme de Genlis a traité la médecine
domestique , se font sentir plus ou moins dans les autres
parties de cet ouvrage qui tiennent à des branches de
sciences , ou à des matières d'économie rurale que l'auteur
ne paraît pas avoir eu l'occasion de pratiquer. Or ,
dans tout ce qui est de pratique et d'expérience , on
aurait beau lire toute sa vie les meilleurs ouvrages ; si
l'on ne fait point d'application de sa science , on aura
grande raison de s'en défier . L'expérience vous fait connaître
mille choses auxquelles vous n'auriez jamais songé ;
elle vous découvre mille accidens que vous n'auriez
jamais prévus . Ainsi, que celui qui a planté ou bâti , ou
administré des troupeaux , écrive sur l'art de planter , de
bâtir ou de conduire une ferme , ses avis pourront être
fort utiles ; mais s'il ne s'est instruit que par les livres ,
les instructions qu'il donnera ne pourront être que fort
superficielles ; et , dans ce genre , tout ce qui est superficiel
est dangereux. Aussi je crains bien qu'après
avoir lu l'ouvrage de Mme de Genlis on ne soit encore
fort peu capable de faire tout ce qu'elle enseigne ,
pour avoir lu elle-même plutôt que pour avoir pratiqué
; et malgré ses instructions sur l'art de faire le
vin , la bière , sur les plantations , les bâtimens , et
l'administration des domaines , malgré ses avis sur la
meilleure manière de toiser de bout avant , sans retour,
et non selon les us et coutumes, malgré tousles avertissemens
qu'elle donne dans des articles à part sur les tromperies
des entrepreneurs , des maçons , des charpentiers , des
couvreurs , des menuisiers , des serruriers , des maquignons
, des carreleurs , des vitriers et des plombiers , tous
gens que le seigneur du château doit sans doute regarder
comme autant de races particulières de fripons , je
tremble que , s'il veut exécuter lui-même les travaux de
sa terre sans autre expérience que celle de la nouvelle
Maison rustique , il ne soit trompé , volé , pillé , peutêtre
ruiné , et qu'il ne puisse pas même parvenir à bâtir
le premier étage de son château .
Il y a d'autres objets sur lesquels l'auteur a pu donner
des avis plus sûrs; tels sont ceux de l'ameublement , de
143 MERCURE DE FRANCE ,
la manière de composer une bibliothèque , etc. Je ne
parle point de la chapelle , quoique les plus petits détails
de sa construction , de son arrangement , et des ornemens
qu'elle exige , soient spécifiés avec le soin le plus
minutieux et avec les prix de chaque chose , jusqu'à ceux
des linges et des sonnettes qui servent pour dire la messe :
le tout montant à la somme de treize cent quaranteneuf
francs . Je suppose que sur ce point l'auteur a consulté
des autorités compétentes . Quant à l'ameublement ,
tout ce qu'elle en dit est on ne peut pas plus sensé. Elle
le veut simple , mais élégant et de bon goût ; les rideaux
du salon , les canapés , les fauteuils , sont l'ouvrage
d'Elmire et de sa fille. Dans les autres parties de l'appartement
où l'on est plutôt seul que réunis , elle veut
que tout soit propre , simple , et sur-tout commode ;
elle n'oublie rien , absolument rien de ce qui doit s'y
- trouver. Lorsque des amis viennent vous voir à la campagne
, elle veut qu'on leur donne les meilleures chambres
, qu'on leur serve à déjeûner en particulier ; enfin
elle entre dans les plus petits détails de la politesse
et des soins qu'on doit prendre d'eux. Ceci rappelle
involontairement un autre ouvrage où les mêmes sujets
sont traités d'une manière admirable . C'est celui où St-
Preux décrit la maison de Mme de Wolmar et le ménage
de Julie. Ne pouvant plus aimer d'elle que ses vertus , il
se plaît à peindre le bien qu'elle fait. Avec quel charme
il décrit l'ordre établi dans sa maison , sa conduite envers
ses enfans , ses parens , ses voisins , ses domestiques
, ses soins envers tous ceux qui dépendent d'elles
ou à qui elle peut être utile , ses attentions envers ses
amis ; tout cela sans contrainte , sans roideur , et comme
l'épanchement naturel d'une ame pure , d'un bon coeur
etd'un esprit éclairé ! Ce. passage de l'Héloïse , et ceux de
l'Emile où Rousseau fait le portrait de Sophie , sont les
plus charmans modèles que l'on puisse offrir à de jeunes
personnes . Ils font plus que prêcher la vertu , ils la font
aimer.
Undes objets les plus importans , sur-tout à la campagne
où les distractions de la société sont peu fréquentes , c'est
la bibliothèque . Mm de Genlis règle celle du château avec
,
ΜΑΙ 1810 . 143
autant de détail que la chapelle. Elle fixe le choix
des livres , leur nombre et leur prix ; mais ce choix est
d'une sévérité , d'une rigueur extraordinaire . Il n'y aura
jamais de bibliothèque plus sérieuse et plus morale que
celle-là ; mais , à force demorale et de sérieux , elle pourrait
bien être par malheur un peu ennuyeuse , etjel'avouerai ,
je doute fort que l'auteur elle-même voulût s'en contenter
. La partie de l'histoire est la plus riche ; cependant
on est étonné de n'y point trouver l'ouvrage de
Montesquieu sur les causes de la grandeur et de la décadence
des Romains , ni l'histoire du siècle de Louis XIV.
par Voltaire , ni Tacite , ni Tite- Live ; en un mot , aucun
des historiens latins ou grecs . On n'y trouvera point
l'Essai sur les moeurs des nations par Voltaire , mais un
tableau historique des nations , composé par M. Jondot .
Ailleurs , dans l'article des théâtres , l'auteur n'indique pas
l'édition de Racine avec les commentaires de Laharpe ,
qui sont généralement regardés comme pleins de goût
et d'observations judicieuses ; elle indique une édition
donnée plus récemment par un critique qui s'est acquis
dans les journaux un nom très - redoutable . Sont- ce là
des hommages rendus au mérite , ou des concessions
faites à la peur ? je laisse au public à le décider. Au
reste , Voltaire n'est point favorisé dans le choix de cette
Bibliothèque , on ne prend de lui que sa Henriade et ses
commentaires sur Corneille . Pourtant Voltaire est celui
de tous les écrivains que l'on aime le mieux à retrouver
à la campagne , parce qu'aucun n'est plus varié. Au
reste , Rousseau , Montaigne et Boileau lui-même , sont
exclus du château aussi bien que Voltaire , de sorte
que l'on n'y lira ni l'Art poétique , ni l'Emile . L'article
de la littérature ne comprend pas un seul roman . Sans
doute la modestie de l'auteur l'a empêché d'y placer
les Veillées du Château , et Adèle et Théodore ; mais
le goût du public suppléera facilement à son silence .
Il est peu d'ouvrages qui conviennent mieux à la jeunesse
. des deux sexes . Il en est peu qu'on lise avec
plus d'intérêt dans l'enfance , et qu'on relise avec plus
de fruit quand on a soi-même des enfans à élever. Et
ce pauvre Robinson Crusoé , ce livre si attachant , si
V
144 MERCURE DE FRANCE ,
1
propre à inspirer la patience et l'amour du travail , il
est aussi impitoyablement exclus de la Bibliothèque
du Château . J'en suis fâché pour les enfans , et même
un peu pour les grandes personnes qui auraient pu
s'en amuser quelquefois . Madame de Genlis est plus
sévère que le curé de Cervantes ; mais ceci me rappelle
encore que l'on n'aura Don Quichotte ni eh vieux français
, ni en bon espagnol , ce dont j'avoue pour ma part
que je suis extrêmement fâché ; car je ne connais pas
de lecture plus amusante .
En fait de livres étrangers , Mme de Genlis indique
des dictionnaires anglais et italiens : le Spectateur ; un
autre ouvrage périodique anglais intitulé , le Monde , et
enfin Métastase . C'est bien peu . Quoi ! ni Milton , ni
Pope , ni Richardson , ni Goldsmith , ni Fielding , ni
Sterne ? Nous ne lirons plus l'Arioste , Pétrarque , le
Tasse , si ce n'est pourtant ce dernier dans la traduction
française . Nous n'aurons ni Homère , ni Virgile ; pas
même Horace , Horace que l'on aime tant à relire et qui
est si bon à lire dans tous les âges . Apparemment Volnis
ne doit pas savoir le latin ; car, s'il le sait , il éprouvera de
grandes privations .
Peut- être dans ses motifs d'exclusion , Mme de Genlis
a- t- elle été guidée par le désir de ne mettre dans sa bibliothèque
que des livres que de jeunes personnes pussent
lire seules et tout entiers. Alors , je conviens que
le choix devait être extrêmement difficile ; peut-être
même est-il impossible , car on trouverait à peine
un seul livre écrit par une personne faite , que l'on pût
laisser lire par une jeune personne d'un bout à l'autre , si
elle devait faire attention àà tout. J'en prendrais , s'il le
fallait , pour exemple cette nouvelle Maison rustique
elle-même . L'ouvrage est entièrement destiné aux jeunes
demoiselles ; et tout ce que Mme de Gentis a écrit pour
elles , offre la morale la plus pure ; elle met tous ses
soins à écarter ce qui ne doit pas leur convenir. Cependant
, si dans l'explication des termes de médecine que
renferme le nouvel ouvrage , quelque jeune demoiselle
vient à retenir la définition du mot aphrodisiaque , c'està-
dire
5
ΜΑΙ 1810. 145
!
1
beaucou
DE LA SE
à-dire , suivant Mme de Genlis , qui échauffe le sang ,
ne pourrait-il pas arriver que cette jeune personne , se
trouvant un jour plus agitée qu'à l'ordinaire , se mit
dire devant la société du château : j'éprouve
d'agitation ; nous venons de jouer , avec mon cousin ,
un jeu bien aphrodisiaque , c'est- à-dire , qui m'a échauffe
le sang. Voyez alors le bel effet que produiraitsa
science. Maintenant , si un livre écrit exprès pour
jeunesse n'est pas exempt de ces inconvéniens , co
ment peut-on espérer de s'y soustraire ? Cependant
faut absolument mettre des livres entre les mains, des
jeunes gens ; car Jean-Baptiste Rousseau a dit avec
raison que tout vice est issu d'ânerie . Le meilleur parti à
prendre est , ce me semble , de choisir les passages qu'on
leur présente , de n'arrêter leurs réflexions que sur ce
qui peut leur être bon et utile , de les maintenir dans une
honnête et complète ignorance de ce qu'ils ne doivent
pas savoir ; et alors , pour tous les incidens que l'on ne
peut ni détourner ni prévoir , on doit compter sur la
légéreté de leur âge et sur la pureté de leur imagination
qui les empêcheront de s'y arrêter .
Mme de Genlis a terminé son ouvrage par une nouvelle
pleine d'intérêt. Un frère de Volnis , émigré comme
lui , s'était retiré en Amérique avec sa femme jeune et
belle , mais jusqu'alors livrée aux dissipations du grand
monde . Cette jeune personne , en butte à l'adversité , la
supporte avec courage et résignation. Sachant se 'plier à
la fortune , elle se rend capable d'aider son mari dans
l'exploitation d'une petite métairie qu'ils ont achetée
près de Boston . Elle se charge seule , avec un vieux
nègre , des travaux du ménage , et son heureux naturel
, développé par le malheur , la rend mille fois plus
aimable et plus précieuse à son mari qu'elle ne l'était
dans le tems de leur brillante fortune. Cette nouvelle est
racontée avec une grâce et un intérêt que l'on retrouve
dans toutes les narrations de Mme de Genlis . Elle affirme
que le fonds de cette histoire est véritable ; en effet , les
personnages en sont connus dans le monde . On ne doit
pas avoir de peine à la croire . Si la révolution dont nous
K
146 MERCURE DE FRANCE , MAI 1810 .
avons été les témoins , a causé bien des malheurs , elle
a mis à découvert de grandes vertus . On a vu , par plus
d'un exemple , que les femmes peuvent , aussi bien que
les hommes , faire des actions héroïques , quand la faiblesse
de leur sexe est exaltée par de grands sentimens
ou par une passion profonde. On peut leur refuser le
génie et la force , mais non pas le dévouement et la
constance .
Quelque intéressant que soit cet épisode , les personnes
qui connaissent bien les faits affirment que Mme
deGenlis est restée au-dessous de l'intérêt qu'inspire la
vérité : ce n'était pas la peine d'appeler à son secours
l'imagination . L'on pourrait donc hasarder de dire que
le talent de Mme de Genlis n'est pas toujours heureux .
Mais elle compte assez de succès pour s'en consoler , et
pour que nous puissions croire que notre critique ne
l'affligera pas .
Влот.
Snot to
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
11021 D SINGUT)
LA FRANCE SOUS SES ROIS . Essai historique sur les causes
qui ont préparé et consommé la chute des trois premières
dynasties; par A. H. DAMPMARTIN . Avec cette épigraphe:
"
i
Du haut de son immutabilité Dieu semble se jouer
des choses humaines en les laissant dans une
éternelle révolution .
1
A Lyon , chez Mme Buinand , née Bruyset , libraire .
AParis , chez Lenormant , imprimeur-libraire (1810).
IL semblerait , au premier coup-d'oeil , qu'il n'y a point
de métier plus commode que celui d'historien , et qu'il
ne s'agit pour cela que d'avoir de la mémoire et une
plume. Cependant les Grecs , les Latinsles Italiens ,
les Anglais , les Allemands , les Français , ont moins
d'hommes illustres en ce genre de littérature que dans la
plupart des autres genres ; les histoires nationales surtout
, offrent des difficultés qui demandent les forces
d'un Hérodote , d'un Thucydide , d'un Tite-Live , d'un
Robertson , en sorte qu'une entreprise de ce genre doit
paraître d'autant plus difficile à mettre à chef qu'elle
aura été plus méditée aussi avons-nous tremblé pour
M. Dampmartin, mais seulement avant de l'avoir lu . Sil
suffisait de raconter les faits , tout le monde , à l'époque
où nous vivons , serait à- peu-près au même point ; mais
ily a trois conditions auxquelles tout historien est également
tenu , quoique tous ne les remplissent pas également
; c'est de dire la chose , la manière et la raison ;
c'est de montrer les événemens qu'il raconte comme
indissolublement enchaînés entre eux , comme produits
par ce qui les précède, comme produisant ce qui les suit,
comme influant sur ce qui les accompagne . Ce n'est
point encore assez d'avoir parlé des événemens, sil'on ne
parle aussi des hommes qui peuvent y avoir contribué ,
K2
148 MERCURE DE FRANCE ,
soit comme donnant le mouvement , soit comme le recevant
et le communiquant à leur tour. Il faut peindre
leur caractère , celui de leur nation , celui de leur siècle ;
enfin il faut tout expliquer sans tout dire , ne rien omettre
de nécessaire , ne rien ajouter d'inutile , et se faire un
vrai scrupule d'exposer son lecteur à porter de faux
jugemens .
Ces choses tiennent presqu'en totalité à l'instruction ,
au discernement , au talent de l'historien ; mais il en
vestetoujours une part plus forte qu'elle ne paraît d'abord,
qui tient à son caractère; car la justice est toujours rare ,
toujours méritoire , même envers les morts . Ce bon
jugement qui naît de la modération , qui annonce la
probité , qui inspire la confiance , est un des premiers
attributs de M. Dampmartin , et l'honnête homme
exercé dans l'art d'écrire , le vir bonus dicendi peritus se
montre à chaque page de son livre. Nered
Mais , dira-t-on , toutes les histoires des anciens tems
sont écrites ; on les sait par coeur , et il faut attendre de
nouveaux faits pour écrire de nouveau ; d'autant plus
que nous sommes à une époque où ils ne se font point
attendre , et où leur importance est encore plus frappante,
s'il est possible , que leur abondance ; car , s'il est
vrai que le passé , comme on l'a tant répété , soit le
tableau de l'avenir , on peut dire , sous beaucoup de
rapports , que chez nous il était à peine la miniature du
présent. 1
M. Dampmartin a sûrement au moins aussi bien
senti ces embarras que nous pouvons nous les figurer ;
mais il avait en même tems un autre projet que de conter
pour conter : il savait que le premier devoir de l'homme
qui écrit l'histoire , ou sur l'histoire , c'est de faire entrer
, s'il le peut , quelque chose de plus , sinon dans
la mémoire , au moins dans la raison du commun des
hommes , et que , dans cette vue , il doit s'attacher à
quelque maxime fondamentale dont la vérité n'aurait
été jusque-là point assez reconnue , et l'établir plus, que
jamais dans les esprits , en nous la prouvant par le témoi
gnage des siècles , et en nous y conduisant par la route
du passé vers l'avenir.. ob isere sheg
ΜΑΙ 1810 . 149
Cette théorie qui mériterait sans doute une discussion
dont ce n'est pas ici la place , M. Dampmartin vient
de la réaliser dans son livre de la France sous ses rois .
Le but de l'auteur était de prouver , par la filiation des
événemens qui , depuis quatorze cents ans , ont amené
pour nous l'état présent des choses , par les alternatives
de force et de faiblesse que la France a éprouvées sous
ses monarques , et , s'il est permis de parler ainsi , par les
phases de la monarchie ; c'était , disons-nous , de prouver
qu'il faut qu'un roi de France n'oublie jamais qu'il
est le chef d'une nation essentiellement guerrière ; que ,
s'il n'est pas guerrier , il devient étranger à ceux qu'il
gouverne ; que s'il persiste , il en imposera toujours moins ,
etqu'enfin (ce sont les propres termes de l'auteur) un roi
de France brise son sceptre le jour qu'il dépose son épée.
Maxime qui acquerra tous les jours plus d'évidence , et
qui , mieux connue , mieux suivie , aurait été dans tous
les tems et doit être à jamais le palladium de la monarchie
. Il est bon , en effet , que chacun voie dans
l'épée dumonarque l'instrument tutélaire de la tranquillité
nationale ; il est bon qu'on y voie un préservatif tout
puissant contre les atteintes à l'autorité , que les gouvernés
même ont autant d'intérêt que les gouvernans à
maintenir dans sa plénitude; il est bon qu'on y voie un
obstacle insurmontable contre la renaissance des factions
, contre les entreprises étrangères , les discordes
civiles , les inquiétudes , les jalousies , les ambitions que
la seule vue de ce glaive pacificateur intimide et paralyse :
car ce n'est surement point l'épée d'un Cambyse , d'un
Charles XII , que M. Dampmartin propose d'unir indissolublement
au sceptre , mais celle d'un Henri IV
d'un Frédéric ; une épée qui en écarte d'autres , qui
brille d'assez loin pour effrayer la malveillance étrangère
, et qui dans l'intérieur annonce aux turbulens qu'ils
n'ont plus rien à prétendre , aux hommes tranquilles
qu'ils n'ont plus rien à craindre .
Lorsqu'un pareil but est une fois bien présent à l'esprit
d'un historien , on conçoit aisément qu'il deviendra
comme un point central vers lequel toutes les lignes de
son plan se dirigeront , que tous les grands événemens
:
1
(150 MERCURE DE FRANCE ,
ها
etjusqu'aux faits particuliers , viendront en quelque sorte
se ranger d'eux-mêmes à l'appuide la maxime dominante,
que chaque page fournirade nouvelles preuves , etqu'alors
un historien , même en répétant ce que tous ses lecteurs
croient savoir depuis leur enfance , pourra trouver encore
le secret de paraître neuf sans cesser d'être vrai . En
effet , tous les objets possibles ont tant et tant de faces
qu'ils peuvent toujours en offrir une nouvelle ; leurs
formes, leurs proportions , leurs dispositions varient
suivant la place dont nous les considérons ; le moment
même où nous les regardons les change encore à nos
yeux ; ce qui était éclairé avant midi paraît après midi
dans l'ombre ; chaque heure de la journée a de plus un
rayon dominant que les peintres ainsi que les opticiens
savent observer , et qui répand plus ou moins sa teinte
sur tout ce qu'il éclaire . Or , ce que les objets sont pour
le peintre dans l'étendue , les événemens le sont dans la
durée pour l'historien. Il promenera donc d'avance un
coup-d'oeil rapide sur leur ensemble ; il en examinera
tous les détails , tous les rapports , et choisira son point
de vue , observant de ne montrer que ce qu'il voit d'où
il regarde , et de ranger en quelque manière tout ce qui
s'offre à sa pensée sous les lois d'une savante perspective.
Voilà comme nous avons depuis long-tems imaginé
qu'il était possible de rajeunir les histoires les plus connues
, et la lecture de M. Dampmartin nous a confirmé
dans notre opinion .
Le plan de toutes les histoires possibles est , à proprement
parler , toujours tout fait ; le tems s'en est chargé ,
et l'ordre des événemens appartient désormais à la nécessité
: l'écrivain , à vrai dire , n'y peut rien ; mais souvent
une foule d'événemens signalent à-la-fois la même
époque : l'historien ne peut les conter tous , et encore
moins les conter tous à-la- fois : c'est à lui à se décider
entre deux partis à prendre , ou de montrer les choses
en masse pour faire un plus grand effet , ou de s'arrêter
seulement à quelque partie essentielle , à quelque chose
de remarquable qui fera juger du reste , ab uno disce
omnes ; ou , s'il veut entrer dans les détails , que ce soit
ΜΑΙ 1810 . 151
avec finesse , avec sobriété , avec discernement , et surtout
qu'il ne dise pas tout , de peur qu'on ne lise rien .
Le secret d'ennuyer est celui de tout dire.
Mais qu'il fasse un choix judicieux , comme un habile
élagueur qui , entre beaucoup de pousses inutiles , sait
réserver la branche à fruit. Il se rencontre cependant
quelquefois , dans le cours des choses , des réunions ,
j'ai pensé dire des groupes de faits , dont la complication ,
la confusion même fait le principal intérêt. Laissez-les
comme ils sont , dirais-je à l'écrivain ; n'entreprenez pas
d'expliquer ce qui est inexplicable , et consolez votre
lecteur de son embarras en vous montrant aussi embarrassé
que lui .
Le plan de M. Dampmartin exigeait d'abord un coupd'oeil
jeté au loin en arrière , vers l'époque tumultueuse
de notre antique origine ; mais quel flambeau percera
jamais de pareilles ténèbres à une telle distance , et que
de voiles à lever pour découvrir le géant au berceau ! Ce
n'est cependant point sans une grande curiosité que
nous remonterions , s'il était possible , ( même tout intérêt
de famille à part) , jusqu'à l'enfance barbare de la
nation la plus polie du globe : mais ces tems, par là même
qu'ils sont barbares , sont obscurs ; plus on se battait
moins on écrivait , et malheur encore au petit nombre
qui aurait su écrire ! On dirait , en effet , que la barbarie
des nations a la conscience d'elle-même , et que si elle
brave les yeux des contemporains , elle craint du moins
ceux des générations à venir . C'est pourquoi elle décourage
, elle méprise , elle persécute les lettres , et s'en fie
à l'ignorance publique pour la cacher aux regards de la
postérité .
,
En lisant le peu de soi-disant écrivains que M. Dampmartin
a pu consulter sur les plus anciens titres de la
nation française , on reconnaît que notre origine touche
aux premiers commencemens de la décadence du grand
empire , et que nous descendons de deux souches bien
distinctes , les Francs et les Gaulois . Les Francs étaient
les plus braves , les plus turbulens , les plus superbes des
peuples révoltés contre Rome , et les Gaulois alors les
/
152
?
MERCURE DE FRANCE ,
plus éclairés , les plus civilisés des peuples qui lui étaient
restés soumis : en sorte qu'à voir ce contraste dont on
pourrait encore discerner quelques vestiges dans le caractère
du Français , il paraîtrait que les premiers auraient
pu fournir la ligne masculine de notre généalogie , et
les seconds la ligne féminine .
Nos premiers chefs ont été trop vagabonds pour que
l'histoire ait pu les suivre dans toutes leurs courses , et
ce n'est, à proprement parler , qu'à dater de Clovis que
commence la monarchie française. Clovis est un aussi
grand homme que la férocité de cet âge le lui a permis .
Nous lui devons en grande partie ce que nous avons été
pendant long-tems , et il a même influé sur ce que nous
sommes aujourd'hui . M. Dampmartin nous peint avec
de vives couleurs le désordre , la confusion , l'aveuglement
, le délire de ces tristes siècles où l'épée faisait et
défaisait tout. Vous y démêlerez par-ci par-là quelques
grands caractères , mais à de trop longs intervalles , et
partout la barbarie est la plus forte. Cependant on voit
avec une sorte de consolation , sous le règne même de
Clovis et de ses premiers successeurs , que la raison ne
disparaît jamais tout-à-fait d'entre les hommes , qu'elle
triomphe de tout ce qu'ils font pour l'éteindre , et que ,
lorsqu'elle ne peut rien sur le présent , elle travaille pour
l'avenir .
En effet , pendant que la Gaule et la Germanie étaient
en proie à des calamités toujours subites et toujours
renaissantes , pendant qu'on ne reconnaissait pour vertu
que le courage , et que la perfidie pour politique , une
prévoyance salutaire concevait déjà la bonne idée de
donner quelque stabilité à l'ouvrage du hasard . On faisait
des lois , on établissait des formes , on convenait
d'un ordre de choses , on divisait des pouvoirs , on fixait
des droits , on consultait les voeux particuliers , on les
réunissait en volonté générale , on assurait la transmission
du sceptre ; et de tant et tant de pièces difficiles à.
bien ajuster, on construisait l'édifice encore irrégulier de
la monarchie . Cependantles choses se soutiennent tellement
quellement sur ces bases , encore mal assurées ,
pendant quelques règnes plus signalés par de grands
ΜΑΙ 1810 . 153
crimes que parde hauts faits ; et toujours troublés , souvent
abrégés par des trames odieuses et des guerres de
famille , plus cruelles encore que toutes les guerres
civiles :
Plus quàm civilia bella.
Aussi les rois trop prompts à se succéder laissaient- ils
d'ordinaire le trône à des enfans que leurs tuteurs entretenaient
dans l'imbécillité , et qui finissaient par n'en
pas sortir.
Ce n'est pas qu'on ne distingue , et particulièrement
vers la fin de cette saison nébuleuse de notre histoire ,
des hommes d'un grand caractère et d'une habileté peu
commune : mais ces hommes sont presque tous des
maires du palais , qui d'abord serviteurs , ensuite tuteurs ,
bientôt maîtres des rois , sont devenus leurs successeurs ;
car déjà , depuis plusieurs règnes , sous prétexte de les
soulager du poids des affaires , ils ne leur laissaient rien
àfaire , et c'est sur-tout en détachant ainsi l'épée du
flanc de leurs maîtres indolens , qu'ils ont fini par les
débarrasser de leur sceptre. Ainsi disparut la première
race de nos rois , conformément à la maxime posée dès
les premières pages du livre , qu'un roi de France brise
son sceptre le jour où il dépose son épée.
La seconde dynastie commence sous de brillans
auspices , et paraît annoncer une suite de vrais rois . Le
premier qui se présente sur la scène est ce Pépin-le-
Bref que Charles Martel peut avouer pour son fils , et
que Charlemagne peut reconnaître pour son père ; et ce
règne , marqué par l'habileté jointe au courage , rappelle
* celui de Philippe qui prépare les merveilles d'Alexandre .
Mais que ces momens d'orgueil ont été courts pour nos
ancêtres ! Semblable à une mère épuisée par un enfantement
prodigieux , cette seconde race royale ne produit
plus après Charlemagne aucun rejeton digne d'en soutenir
le nom , ou même d'en rappeler le souvenir. On
a pu dire alors , et pendant bien des siècles de suite ,
que la nature l'avait fait , et qu'après elle en avait brisé
le moule. M. Dampmartin prend plaisir à nous étonner
de tous les prodiges qu'a faits cet homme extraordi
154 MERCURE DE FRANCE ,
1
naire , dont l'éloge est resté , depuis tant de siècles,
comme incrusté dans son nom ; mais au moment de
rassembler , suivant l'usage des panégyristes , tous les
rayons de sa gloire en un faisceau , il feint d'être effrayé
de l'entreprise , et se borne à faire observer le peu d'ombres
qu'il croit apercevoir au milieu de tant d'éclat .
C'est donc la critique de Charlemagne qu'il entreprend ,
certain que moins il trouve à dire dans ce sens , plus il
laisse à penser dans l'autre . L'accusation se borne à trois
chefs que nous allons exposer , pour essayer après d'y
répondre.
Premier chef. Les bienfaits énormes prodigués au
clergé , à la suite de ceux dont le roi Pépin l'avait déjà
comblé . «La sagesse eût demandé , suivant l'auteur , que
>> le clergé restât décoré de ces marques extérieures qui
>> commandent la vénération des peuples , mais qu'il fût
>> avec une prudente mesure dépouillé des moyens de
>> s'emparer d'une prépondérance dangereuse. >> A cela
nous répondons que les suites ne prouvent point contre
les commencemens ; que s'il s'agissait de donner une
grande considération au clergé , le vrai moyen c'était de
l'enrichir , parce qu'à peu d'exceptions près , les pauvres
ne respectent pas les pauvres , et que les riches les méprisent.
Ajoutons que les bienfaits du monarque ne pouvaient
pas mieux s'adresser qu'aux seuls hommes qui
fussentddee son tems un peu initiés à la science et à la
vertu . Observons encore que les ecclésiastiques étaient
les seuls conseillers des peuples , et qu'il était d'une
bonne politique de faire à tout prix cause commune avec
le pape et les évêques , pour associer l'obéissance des
sujets avec la soumission religieuse .
Second chef. « L'élévation de la charge de connétable
>> au dessus de ses fonctions primitives , qui a donné par
>> la suite à ces officiers les moyens de s'agrandir encore
>> au point de causer à la cour de fréquentes inquiétudes.>>
Mais M. Dampmartin doit savoir mieux que personne
, par l'histoire même dont il a fait une étude si
profonde et si utile , que les grands rois peuvent , sans
danger , faire d'aussi grands officiers qu'ils voudront , au
lieu que tout est à craindre pour la faiblesse . Ce n'est
ΜΑΙ 1810 . 155
pas ce que le plus fort accorde au plus faible qui peut
nuire en pareil cas , c'est ce que le faible cède au fort.
Troisième chef. Charlemagne ne prépara-t-il pas le
déclin et la chute de sa famille quand « au lieu de former
>>une seule masse de ses Etats héréditaires et de ses
>> conquêtes , il prit les titres distincts d'empereur des
>> Romains , de roi des Français et de roi des Lombards ? »
Mais quoique Charlemagne ne se doutât sûrement pas
☐ qu'il aurait des monstres ou des pygmées pour successeurs
, il savait néanmoins très-bien que ses descendans
ne seraient pas aussi grands que lui , et que de longtems
il ne se trouverait une main assez ferme , assez
adroite pour mener comme lui tant de nations de front;
il prévoyait donc des partages , et voulait prudemment -
qu'ils fussent faits d'avance afin d'éviter , s'il se pouvait ,
les discussions armées .
Mais aussi quel déplorable tableau que celui des successeurs
de Charlemagne ! alors qu'il s'éteignit , les ténèbres
s'épaissirent : plus il avait élevé sa monarchie , plus
honteux en fut l'abaissement ; les crimes se joignirent aux
erreurs , et le pauvre peuple en porta la peine . Plectuntur
Achivi . Les fléaux du ciel , comme d'accord avec les invasions
des barbares , hâtèrent la ruine de la France . Elle
était préparé de longue main , et par l'accroissement rapide
de la puissance des vassaux , et par l'augmentation continuelle
des richesses et des prétentions du clergé , mais
sur-tout par le manque total de force repressive , où
lignorance , limbécillité , la pusillanimité , avaient
réduit les héritiers du plus fier , du plus habile et duplus
redouté des potentats ; et , comme une tour minée dans
ses fondations par ceux qui devraient la défendre , cette
seconde dynastie s'écroule ainsi que la première , prouvant
à son tour qu'un roi de France brise son sceptre en
déposant son épée ; car l'épée des rois est dans leur courage
, et des hommes assez faibles pour morceler conti-
Fuellement leur domaine , et pour se dessaisir à chaque
instant d'une nouvelle portion de leur autorité , ne
retiendront jamais de quoi regagner ce qu'ils ont perdu ,
ni même de quoi conserver ce qu'ils ont gardé .
Ne faisons pas un reproche à notre auteur de n'avoir
156 MERCURE DE FRANCE ,
consacré qu'une petite partie de son travail aux deux
premières races de nos rois . Non-seulement dans cette
période les faits manquent à l'historien , mais sur le petit
nombre de ceux qui nous sont transmis , la confiance
manque aux autorités ; il serait donc plus que superflu
de beaucoup s'étendre sur ce qu'il est impossible de bien
connaître , et l'on n'aimerait pas à se promener long-tems
par le brouillard .
La troisième race offre à M. Dampmartin un champ
plus vaste , plus cultivé , plus rapproché , où il trouvera
moins d'incertitudes , plus de points de remarque , et
des guides plus sûrs . Ce sera pour nous la matière d'un
nouveau travail , et nous terminerons celui-ci par quelques
citations qui mettront le lecteur à portée de juger
par lui-même, plus sûrement que d'après nous , du style
de cet ouvrage important , ainsi que de l'esprit dans
lequel il a été composé.
En parlant des Gaulois sous Clovis :: « Ce n'étaient
>> plus ces hommes que César , animé du désir d'abattre
» ses rivaux et de renverser le gouvernement républicain ,
>> combattit dix années de suite avant de les soumettre ,
» et qu'il reconnut les ennemis les plus propres à rendre
» ses soldats invincibles . Dans le cinquième siècle , les
>>Gaulois , jadis si fameux , étaient méconnaissables ; ils
» négligaient l'exercice des armes ; au lieu d'arsenaux et
>> de champs de Mars, leurs villes offraient des écoles de
>> rhéteurs , des bains somptueux et des spectacles lascifs .
>> L'imitation servile du peuple conquérant , qui n'est
» chez les vaincus qu'une recherche de la flatterie , dé-
>> gradait leur caractère national; ils altéraientjusqu'à leur
>> nom propre , et s'infectaient des vices d'une nation qui
» substituait à la grandeur la plus imposante la cor-
>> ruption la plus profonde ; pour prix d'une soumission
>> qui les avilissait , ils s'entendaient dire avec complai-
>> sance , que les Gaulois étaient les plus polis d'entre les
>> barbares . Aussi plusieurs maîtres se disputaient-ils
>> leur possession comme celle d'un vil troupeau . >>>
Au sujet de l'invasion des Normands . « Elevés sur
>> une terre hérissée de rochers , endurcis par un climat
rigoureux , habitués à combattre les animaux ſéroces
ΜΑΙ 1810. 157
>>de leurs immenses forêts , ils étaient zélateurs enthou-
>>siastes d'une religion qui remplissait l'imagination
» d'idées sombres et pénétrait l'ame d'un fanatisme ar-
>> dent , dont leur divinité suprême recevait le nom
» d'incendiaire , d'ami de la désolation et de père du car-
» nage. Le sang des prisonniers et celui des criminels
>>>arrosaient ses autels , la guerre était la plus précieuse
>>offrande que les hommes pussent lui consacrer ; le bu-
>>tin dédommageait des fatigues , le fanatisme éloignait
>>l'idée du danger , et l'attente de jouissances délicieuses
>> dans une autre vie , dépouillait la mort de ses horreurs .
>>>Les prêtres , par leurs exhortations et leurs promesses ,
>>faisaient éclore le courage de l'enfance , ils enflammaient
>>l'ardeur naturelle à la jeunesse , soutenaient la vaillance
>> de l'âge mûr , et réchauffaient le froid de la vieillesse.
>>Une poésie mâle et mélancolique animait encore le
>> zèle des guerriers : sur le champ de bataille les rois
>> entonnaient des hymnes qui n'étaient interrompus
>>que par les cris de la mort ou par les chants de la
>>> victoire , etc.>>>
Finissons par le tableau déchirant de l'intérieur de la
France pendant les guerres particulières que Charle -
magne avait condamnées , et qui reparurentplus funestes
que jamais sous ses successeurs : « La perversité des
>>hommes a rarement effrayé la terre par le spectacle
> d'une aussi terrible désolation . Le droit de la force
>>domina seul avec autant de fureur que d'inconséquence.
>>Les cris de l'opprimé , les plaintes de l'innocent et les
>>soupirs du malheureux furent impitoyablement repous-
>> sés . Tout château devint un fort , tout village une
>>place de guerre , tout bois un lieu d'embuscade , toute
>>plaine un champ de bataille , toute la France enfin ,
>> un théâtre de brigandage , de rapines et de meurtres ;
>>les instrumens des arts , ceux mêmes de l'agriculture ,
>> furent transformés en armes meurtrières , etc. , etc. »
Ce peu de citations n'annonce pas seulement un his
torien , mais même un peintre d'histoire .
BOUFFLERS.
158 MERCURE DE FRANCE ,
ÉLÉONORE OU LES BEAUX YEUX ,
RÉCIT DE HENRI DE P. , A TRENTE- CINQ ANS.
( SUITE DE L'AVEUGLE (1 ) . )
CINQ années s'étaient écoulées , etje n'avais point oublié
Sophie ; aucune autre idée de bonheur ne s'était présentée
àmon esprit ; aucune autre femme n'avait fait sur moi une
impression assez vive pour effacer celle de l'intéressante
aveugle. Ce sentiment était entretenu par celui de Charles;
il était toujours au premier moment de son enthousiasme ,
et ses lettres n'étaient que la répétition ou le commentaire
de celle qu'il m'écrivit en m'annonçant son mariage .
Il m'arrivait quelque chose de singulier avec cette correspondance;
lorsque ses lettres tardaient trop long-tems ,
j'éprouvais une impatience extrême de les recevoir , cette
idée me poursuivait sans cesse ; j'envoyais au bureau des
postes avant qu'il fût ouvert , j'étais d'une humeur affreuse
s'il n'y en avait point; et lorsqu'on m'en apportait une , je
ne pouvais me résoudre à la lire , et je la laissais quelquefois
des jours entiers sur ma table sans l'ouvrir ; la couleur
du cachet m'assurait que Sophie vivait encore , et c'était ,
ce me semble , tout ce que je désirais de savoir. Lorsqu'enfin
honteux de ma faiibblleesssse , je l'avais ouverte , au
bout de quelques lignes je la rejetais avec dépit, en disant :
* Sophie, toujours Sophie ! je suis le plus heureux des
> hommes ! » Il m'a répété mille fois cette phrase ; eh bien !
tant mieux; je le sais de reste , il me l'a tant écrit; n'a-t-il
donc rien autre chose à me dire ? Et s'il ne m'avait parlé
ni de sa Sophie , ni de son bonheur , j'aurais aussi pensé :
n'a-t-il donc rien de plus intéressant à me dire ?
Fatigué cependant de ces contrariétés , de cette constance
inutile , de ce sentiment qui décolorait ma vie , je cherchais
à me persuader qu'il existait plus dans l'imagination que
dans le coeur. « Commentest-il possible , me disais -je alors ,
que je croie aimer une femme que je n'ai vue qu'une heure
enma vie? Une femme aimable il est vrai , mais privée
cependant du charme de ces deux miroirs magiques , qui
réfléchissent tous les mouvemens de l'ame et du coeur , où
l'amant et l'époux peuvent lire à chaque instant qu'ils sont
(1) Mercure du 24 février 1810.
ΜΑΙ 1810 . 159
aimés , sans que la bouche ait besoin de le prononcer.
Non , non , m'écriai-je , Charles veut soutenir la gageure ;
il n'est point aussi heureux qu'il prétend l'être , et peut-être
dois-je plutôt le plaindre que l'envier. De combien de plaisirs
l'infirmité de sa compagne doit le priver ! quelle obscure
tristesse elle doit répandre dans l'intérieur de leur vie !
Jamais ne rien voir ensemble , jamais n'être frappés au
même instant par ces împressions agréables et rapides
que fait éprouver la vue d'un objet nouveau ; et combien il
en est dont Sophie, avec toute son intelligence, ne peut pas
se former d'idées , et qu'il doit être impossible de lui faire
comprendre ! Je suppose même que ses autres sens si bien
organisés , et dirigés par son esprit et son coeur , suppléent
à celui qui lui manque , ne peut-elle pas les perdre ? Est-elle
à l'abri d'un nouvel accident? Si , parexemple , elle perdait
louie , quel moyen de communication resterait-il avec elle ?
Sophie vieillira du moins , elle perdra sa fraîcheur et ses
charmes , cette physionomie céleste n'exprimera plus rien ,
ce sourire enchanteur ne sera plus qu'une grimace , et ses
yeux , ce trait qui survit à tous les autres , et qui atteste
qu'on a été belle, lorsqu'on ne l'est plus , ses yeux lui manqueront
alors doublement , et sa vieillesse sera bien plus
complette et plus rapide que celle d'une autre femme ,
tandis que pour son malheur rien ne vieillira pour elle . Et
si son coeur reste jeune encore ( ce qui n'arrive que trop
souvent ) , elle éprouvera le tourment d'aimer seule et de ne
plus être aimée ; elle attribuera peut-être à l'indifférence , la
froideur qui sera la suite de l'âge ; elle sera malheureuse ,
son caractère s'aigrira , elle rendra son mari malheureux .
-Non, je ne comprends pas que j'aie pu désirer une femme
dont le regard n'aurait jamais pu me dire ,je t'aime, ni me
rappeler que je l'avais aimée ; qui n'aurait pu ni me
chercher au milieu d'une foule , ni me suivre quand je
m'éloigne , ni s'animer quand je reviens , où je ne pourrais
lire ni tendresse , ni courroux , ni crainte , ni bonheur , et
dont les yeux sont éternellement couverts d'un voile que
l'amour même ne peut soulever.
Mon imagination, comme on le voit , avait pris le galop
en sens contraire. Il faut tout avouer , je faisais ces sages
réflexions en revenant d'un bal où mon inquiétude m'avait
entraîné. Depuis trois semaines je n'avais point de lettres
de Charles , et j'avais voulu essayer si le plaisir , ou plutôt le
bruit , m'empêcheraient de chercher sans cesse toutes les
raisons possibles de ce silence. Pendant quelque tems je
1
160 MERCURE DE FRANCE ,
fus plus fatigué que distrait , et plus d'une fois en voyant
ce mouvement , cette agitation , je pensais en moi-même
combienje serais plus heureux sous le berceau de feuillage
à côté de la tranquille Sophie , combien sa voix douce et
mélodieuse , célébrant les beautés de la nature , dirait plus
de choses à mon coeur, que cette musique gaie etbruyante ,
qui m'étourdissait sans arriver jusqu'à lui. Cependant l'air
d'unevalse en ton mineur me parut charmant , quelque chose
m'y rappelait l'hymne de Sophie. Je ne pus m'empêcher de
memêler aux danseurs , et promenant mes regards autour
dù salon pour choisir une danseuse , je rencontrai les plus
beaux grands yeux bruns que j'eusse vus dema vie . Ils étaient
fixés sur moi : je m'en approchai ; la danse m'obligea à faire
un détour. Les deux beaux grands yeux bruns me suivirent ;
ils se baissèrent en rencontrant les miens ; l'ombre d'un
double rang de paupières noires se dessina sur des joues
doucement colorées . Dans cette attitude la jeune personne
me rappela Sophie , à qui d'ailleurs elle ne ressemblait pas
du tout; mais il fallaitbien trouver quelque rapport entre
elles pour m'expliquer à moi-même ce qu'aucune autre
femme ne me faisait éprouver. J'allai lui offrir d'être son
partner pour la danse; ses yeux se relevèrent , et je ne
pensai plus du tout ni aux cils noirs qui marquaient la
place de ceux de Sophie , ni à la musique de son hymne;je
ne m'occupai que de ma belle danseuse ; ses yeux avaient
une expression si douce , si éloquente , qu'avant la fin dela
soirée , je ne pouvais plus comprendre qu'il fût possible de
plaire sans deux grands yeux bruns bien ouverts .
Le lendemain je n'envoyai pas mon domestique à la
poste , mais , dès que je fus levé , j'allai moi-même chez
un ami , m'informer du nom et de la demeure de la
belle aux yeux bruns . J'appris qu'elle s'appelait Eléonore
deM**, que ses parens n'existaient plus , et que son tuteur,
qui habitait notre ville , l'avait fait venir de sa pension , et
désirait fort de l'établir . Lors que je rentrai chez moi , le
facteur y avait apporté une lettre de Charles ; je l'ouvris
tout de suite , et je la lus très-paisiblement d'un bout à
l'autre ; je souris à son éternelle phrase : « Je suis le plus
> heureux des hommes . Grand bien te fasse ! pensais-je ,
mais je ne t'envie plus ce bonheur. Le soir même j'eus celui
de rencontrer Eléonore à la promenade ; lorsque je m'ap
prochai ,je vis dans ses yeux du plaisir et une sorte de
triomphe. ous voyez , dit- elle aux personnes de sa société,
que c'est bien M. de P ..... Je vous ai vu arriver du
bout
«Vous
A
ΜΑΙ 1810 . 161
bout de l'allée , et je vous ai reconnu avant que personne
pût vous distinguer ; j'ai la vue si bonne que je me trompe
rarement.-Si vos yeux sont aussi bons qu'ils sont beaux
lui répondis-je , vous devez en effet avoir une vue
nante .
PEDE
LA SEINE
J'abandonne la beauté de mes yeux , dit-elle en
y ena beaucoup qui l'emportent sur les miens , mamaucuns
pour la bonté ; je vois tout , rien ne m'échappe et tout
m'amuse. Je ne cache point que j'éprouve une véritable
jouissance d'amour-propre , lorsque j'ai vu ou déco @p
que d'autres ne voient pas , ou voient mal ; ce degré
fection de plus à l'un de mes sens flatte mon orgueil.
schelestmoins fier peut-être de découvrir un nouveau monde
avec son grand Télescope , que je ne la suis quandavecmes
yeux seulement , je vois un des satellites de Jupiter , ou
l'une des étoiles qui composent la voie lactée . Je souris et
je soupirai : je me rappelai que Sophie m'avait dit à-peuprès
la même chose à-propos de son aveuglement , et du
plaisir des difficultés vaincues; tant il est vrai que l'amour
propre des femmes trouve toujours des motifs d'être
content !

Les yeux perçans d'Eléonore eurent bientôt lu dans les
miens ce qu'elle m'inspirait , et ne tardèrent pas à me dire
qu'ellen'y étaitpoint insensible.Notre roman ne futpas long :
je lui fis un jour ma déclaration dans les formes , elle sourit
en me disant : Il y a long-tems que j'ai vu que vous me
diriez cela.- Et avez-vous découvert que je serais écouté,
lui dis - je en prenant sa main ? Elle ne la retira pas , ses yeux
se chargèrent de la réponse ; jy lus avec transport mon
bonheur , et bientôt nous fümes d'accord : j'étais un parti
sortable pour elle , ellevit que je lui convenais à tous égards ;
ni elle , ni son tuteur ne firent d'objections , et nous ne tardâmes
pas à nous unir pour la vie. Amon tour je pus écrire
à Charles : "Etmoi aussije suis le plus heureuxdes hommes !
» Mon Eléonore a les plus beaux yeux du monde , mais ces
> yeux ne voient que moi dans l'univers . "
Charles me répondit par le courrier suivant:
" Je te félicite de ton bonheur ; puisse ton Eléonore , avee
» ses beaux yeux , voir aussi bien que ma Sophie ! "
Ma femme rit de ce souhait , et moi aussi ; nous avions
tort tous les deux. Lorsqu'on voit tout, on court le risque
d'avoir bien plus de peines que de plaisirs , et je ne sais pas
à-présent s'il ne vaut point mieux ne rien voir, que de trop
vorr.
L
162 MERCURE DE FRANCE ,
Je n'ai pas parlé de la figure de Charles ni de la mienne.
On peut conclure de mon silence sur un sujet aussi impor
tant, que nous n'étions beaux ni l'un ni l'autre , et on ne se
trompera pas ; mais nous n'étions pas laids non plus , nos
traits nn''aavvaaiieenntt rien de remarquable ni enbien ni en mal;
nous étions bien faits , jeunes , vigoureux , que faut-il de
plus à des hommes ? Charles était grand , et taillé en force;
il avait les yeux et les cheveux très-noirs , le teint brun , et
les traits assez prononcés ; rien n'annonçait dans son extérieur
son caractère naturellement doux et calme . Mais
Sophie , le jugeant seulement sur ce caractère , s'était fait
de toute la personne de son mari un idéal de beautétel que
celui qu'on suppose aux anges , et elle le vit toujours ainsi
dans son imagination , quoiqu'il fût difficile de ressembler
moins à unange, tels queles peintres nous les représentent,
avec des formes sveltes , des teints transparens , et des cheveux
blonds bouclés; mais qu'importe ? il avait tout cela
pour sa Sophie , et il n'en voulait pas davantage .
J'étais au contraire élancé , mince ; mes cheveux étaient
blonds , et mes yeux bleux; mais je n'en ressemblais pas
plus à un ange ; j'avais quelques traces de la cruelle maladie
dont on oubliera jusqu'au nom , grace à la vaccine,
qui n'était pas connue alors; il me manquait une dent ,
casséepar accident dans ma jeunesse. Eléonore eut bientôt
découvert ces irréguliarités ; grâce à la perfection de sa vue ,
elle prétendit que mon nez , que je croyais le plus beau de
mes traits, ne formaitpas tout-à-fait la ligne perpendiculaire ;
de plus ses beaux yeux bruns n'aimaient que leur teinte
etmes pauvres petits yeux bleux- clairs devinrent l'objet
continuel de ses plaisanteries .
Jel'avais conduite à une charmante campagne oùje passais
toujours la belle saison; malgré tous mes soins pour mettre
en ordre cette jolie retraite , elle se ressentait sans doute
de n'avoir pas été habitée par une femme; les yeux perçans
de la mienne eurent bientôt découvert une foule de
choses qui y manquaient et dont je ne m'étais jamais
aperçu . Ce fut bien pis lorqu'elle vit le salon ! J'y avais
mis un très-joli papier neuf du goût le plus nouveau , mais
malheureusement il était lilas , ma femme était brune ;
elle prétendait qu'au milieu de tout ce lilas , elle était
horriblement changée , que cette couleur lui était contraire ,
lui faisait mal aux yeux , qu'elle ne pouvait exister que
dans un salon petit jaune ; il fallut bien céder et tout
changer jusqu'à l'ameublement. Il en fut de même de
ΜΑΙ 1810 . 163
3
.
beaucoup d'autres objets qui blessaient son goût ou sa
vue. Je n'ai jamais connu de passion aussi décidée pour la
perfection en tout. Pendant quelque tems j'en fus enchanté;
j'avais une sorte de respect pour ce goût si pur , si délicat ,
qui ne pouvait supporter aucun défaut , aucune irrégularité :
mais tout ases inconvéniens même la perfection; je ne
tardai pas à en être fatigué et à prévoir que j'en serais bientôt
ruiné. Elle est rare, la perfection! on n'y arrive pas tout
d'un coup ; il faut en approcher le plus qu'on peut , doucement
et pargradation, et ma difficile Eléonore n'était guère
contente qu'un ou deux jours de ses essais. Voilà qui est
parfait , me disait-elle toujours après quelque emplète , ou
quelque arrangement nouveau ; comment ne m'en suis-je
pas avisée plus tôt ? Mais dès le lendemain elle avait vu ou
dans un magasin , ou dans le journal des modes , quelque
chose de plus parfait encore , et ses yeux ne pouvaient plus
supporter ce qui lui paraissait si charmant la veille . Ce n'est
pasmafaute , me disait-elle , si j'ai une délicatesse de goût,
devue , et un idéal de vrai beau , qui me donne , je l'avoue ,
une espèce d'aversion pour tout ce qui n'est pas parfait.
Aversion , ma chère Eléonore ! c'est bien fort , et je suis
donc bien malheureux , moi si loin d'être parfait , et que
vous ne pouvez pas changer comme un meuble ou une
parure?Elle rougit , vint m'embrasser etmeditavec beau,
coup de grâce , que lorsque le coeur était content , le goût
et les yeux l'étaient sans doute aussi , qu'on ne voyait
plus les défauts de ceux qu'on aime. « Les vôtres sont si
légers , ajouta-t-elle , que toute autre femme ne les aurait
pas remarqués , mais vous savez que je vois tout et que rien
nem'échappe : du reste,je vous jure que je les avais oubliés ,
que je ne les vois plus et que je ne voudrais rien changer
monHenri . »
Mon Eléonore était vraiment bonne et sensible , elle avait
plusieurs qualités attachantes , et si elle avait été aveugle
comme Sophie , je ne doute pas qu'elle n'eût fait monbon
heur: jel'aimais passionément, et quandje regardais ses yeux
sibeaux , si expressifs,je leur pardonnais d'être si perçans et
si difficiles ; quand elle voulait être aimable , et il ne tenait
qu'à elle de l'être beaucoup , je lui pardonnais de commencer
toujours par me dire lorsqu'elle rentrait chez elle :
Monami , j'ai vu, etc. , etc. Mais j'en vins enfin à ne pouvoir
pas plus supporter cette phrase , qu'elle ne supportait
les imperfections de tout genre. Je n'étais donc pas com
plètement heureux , mais qui peut se vanter de l'être ? Le
L2
164 MERCURE DE FRANCE ,
bonheur de Charles n'avait pas non plus été sans mélange;
sa chère Sophie lui avait donné deux fils , dans les trois
premières années de leur mariage. L'aîné, nommé Julien,
s'élevait àmerveille ; le second, appelé Victor , enfant d'une
belle espérance , eut le malheur d'être asphyxié quelques
mois après sa naissance , par du charbon allumé ; les soins
de son père le rendirent à la vie, et on ne s'aperçut pas d'abordde
l'effetde cet accident causé par la négligence d'une
Bonne ; mais il avait affecté l'organe de l'ouie au point qu'il
fut entiérement détruit , et qu'il devint impossible d'apprendre
à parler à ce malheureux enfant. La cécité de sa
mère , en lui ôtant tout moyen de communication avec ce
petit être , doubla son malheur , et en fit une affliction
véritable , qui empoisonnait toutes les autres jouissances
de ses dignes parens. Enfin Dieu eut pitié d'eux et du
pauvre enfant , et le retira à lui dans sa cinquième année .
Sophie le pleura beaucoup , car c'était son fils; mais l'idée
des privations qu'il aurait eues , du bonheur certain dont
il jouissait , la consola: sa résignation fut récompensée;
elle eutune fille , qu'elle souhaitait passionnément , et qui,
d'après leur désir et mon nom , porta celui d'Henriette .
Eléonore devint mère aussi , et j'osai me flatter que ce
sentiment si doux suffirait à son coeur , qu'elle ne chercherait
plus qu'à perfectionner son enfant. Dans cette espérance
jesupportai sansmurmurer toutes les visions et toutes
les fantaisies d'une grossesse qui fut assez pénible ; mais
elle voyait en perspective un fils qu'elle désirait beaucoup ,
et cet espoir lui fit tout supporter.
Un projet vague d'union avec le fils de Charles et de
Sophie , qui avait alors six ans , me faisait au contraire
désirer une fille; mais ma femme m'assurait si fort qu'elle
ne se trompait jamais, et que nous aurions un fils , qu'elle
me l'avait persuadé . La naissance de l'enfant me rassura;
c'était une fille qui promettait d'avoir les yeux aussi beaux
que samère. «Puissent ces beauxyeux, lui dis -je en la bénissant,
ne voir que ce qui est à leur portée ! Puisses-tu , ma
fille , voir aussi bien que si tu étais aveugle ! Je te nomme
au moins Sophie , et puisses-tu lui ressembler.
Eléonore fut d'abord doublement humiliée , et de s'être
trompée , et de n'avoir qu'une fille : mais ce sentiment
injuste , et si peu fait pour le coeur d'une mère , dura peu ;
sa petite Sophie était trop jolie , et ses yeux étaient trop
semblables à ceux d'Eléonore , pour ne pas flatter sa vanité
ettoucher son coeur. Toutes les fois qu'on lui disait que sa
ΜΑΙ 1810. 165
modank
fille avait ses beaux yeux, elle répondait : " J'espère au
moins qu'ils seront aussi bons . » Je vis avec douleur
qu'elle exerçait la vue de l'enfant de préférence à tous ses
autres sens. Mais j'eus bientôt d'autres sujets d'inquiétude.
Toujours animée de son désir de perfection , Eléonore ne
trouvait jamais sa fille assez parfaite à son gré; après l'avoir
nourrie elle -même deux mois avec succès , elle vit par
hasard l'enfant d'une paysanne , c'était un gros garçon de
trois mois; il lui parut plus robuste que sa petite fille. A
force d'argent , elle engagea sa mère à le sevrer pour venir
nourrir Sophie : le petit paysan mal soigné en mourut.
Eléonore eut un dépôt de lait qui la fit cruellement souffrir
, et le changement de nourrice rendit notre enfant
très-malade . Cette expérience ne l'empêcha point d'en
prendre une nouvelle , et d'en changer plusieurs fois , lorsque,
pournotre malheur, elle croyait en avoir découvert une
meilleure . Il en fut de même de tous les systèmes d'éducation
physique et morale ; tantôt elle baignait sa fille dans de
l'eau glacée pour la fortifier , tantôt dans de l'eau chaude
pour l'assouplir ; quelquefois elle voulait qu'elle sût lire
avant de savoir parler; un autre jour il ne fallait rien lui
apprendre avant qu'elle fût formée ; et c'était toujours au
nom et avec l'autorité de quelque auteurqu'elle venait delire,
parce qu'il faut tout lire quand on est mère , ou de quelque
exemple qu'elle avait vu, parce qu'il faut aussi tout voir.
Quand elle entrait dans ma chambre en me disant d'un ton
solennel , Mon ami , j'ai lu , ou j'ai vu , " je frémissais :
un instinct paternel me faisait prendre ma fille dans mes
bras , commepour la garantir d'un danger: j'essayais bien
alors de faire parler mon autorité de mari etde père , mais
la première , s'il faut l'avouer , échouait d'ordinaire contre
les larmes qui coulaient des beaux yeux d'Eléonore , et
quand une fois j'avais cédé à l'épouse , la mère réclamait
ses droits sur sa fille , m'assurait que c'était pour son bien
et sa plus grande perfection , et me le persuadait quelquefois
, quoique je fusse bien convaincu avec Voltaire , que le
mieux est l'ennemi du bien .
Notre petite Sophie était d'une excellente constitution;
elle supporta sans trop en souffrir ce qui aurait tué tout
autre enfant , etparvint à sa troisième année ; heureusement
pour elle il parut alors un ouvrage d'éducation très-bien
écrit et qui eut du succès . L'auteur posait pour base de son
système , l'obligation de faire élever ses enfans par des
étrangers , choisis avec soin et surveillés , mais payés pour
166 MERCURE DE FRANCE ,
ne pas quitter leur élève une minute. « Des parens, disait-
» il, ontd'autres devoirs à remplir , soit de familles , soit
* d'affaires , soit de société , et malgré leur zèle , leur ten-
> dresse, ils sont forcés de remettre quelquefois à des do-
> mestiques le soin de leurs enfans; mais une heure de
» mauvais exemple , quelques mauvais principes , peuvent
» se graver dans leur jeune tête , et leur faire un mal irré-
» parable. Il parlait aussi de celui qui peut résulter de la
prévention paternelle ou maternelle , qui voile les défauts
d'unenfant etempêche qu'on ne les corrige . « L'intérêt d'une
>>mère, disait cet auteur sophistique , est beaucoup trop vif;
» il doit nécessairement aveugler celui d'une bonne gouvernante
ou d'un instituteur éclairé. Ceux-ci mettent leur
amour-propre à voir et à rectifier les défauts de l'intéres-
>>sant petit être confié à leurs soins , tandis qu'une mère
> met le sienà les cacher, même à ses propres yeux . "
*
Eléonore s'engoua de ce système uniquement parce
qu'il était nouveau et spécieux; j'aurais eu bien des choses
à y répondre , et je n'étais rien moins que persuadé .
Qui peut en effet remplacer les yeux et le coeur d'une
bonne mère ? Mais dans mon cas particulier je croyais
que tout valait mieux que les changemens perpétuels de
ma femme , et je ne fis aucune objection; j'insistai seulement,
en appuyant même sur le système , pour qu'on
fût au moins quelques années sans chercher une meilleure
gouvernante , lorsqu'on aurait eu le bonheur d'en trouver
une bonne; je mis tous les soins imaginables pour la trouver,
et convaincu que personne ne voyait mieux que l'aveugle
Sophie , ce fut à elle que je m'adressai. Elle m'envoya une
de ses élèves , simple , douce , patiente , gaie , intelligente .
Je lui remis ma fille avec une entière confiance , en lui
recommandant seulement de ne pas l'accontumer à dire
j'aivu; ce mot m'était toujours insupportable .
Ma femme rentra dans le monde, dont elle s'était entiérement
retirée depuis la naissance de sa fille : « C'est moi ,
me dit-elle , qui dois y conduire Sophie une fois; il ne faut
pas que j'y sois trop étrangère . C'était fort bien : mais Eléonore
était en tout pour les extrêmes ; je l'avais vue à regret
s'éloigner de tout pour s'occuper uniquement de la perfection
d'un enfant de deux ans ; je la vis , avec plus de regret
encore , donner avec excès dans la dissipation , ne pas manquerune
assemblée , être la première et la dernière àtoutes
les fêtes , n'avoir plus un instant à consacrer au bonheur domestique
, età ces doux entretiens du matin , carelle passait
ΜΑΙ 1816. 167
les matinées au lit après avoir veillé une partie des nuits .
J'avaisde plus le chagrin, dans les courts instans où nous
étions réunis , de la trouver presque toujours de mauvaise
humeur, et mécontente du plaisir de la veille. Ma pauvre
Eléonoreavait espéré que trois ans de retraite lui auraient
rendu tout le charme de la nouveauté , mais elle qui voyait
tout si bien, n'avait pas aperçu à son miroir que lorsqu'une
femmeapassé vingt-cinq ans , trois années de plus se comptentsur
son visage; ses yeux étaient encore remarquables par
leurbeauté, mais elle en trouvadans le monde qui n'avaient
quedix-sept oudix-huitans, moins beaux que les siens peutêtre
, mais dont le noir d'ébène ou le bleu d'azur paraissait
avec plus d'éclat sur des teints qui ne devaient rien à l'art .
Simon Eléonore avait été raisonnable , elle aurait senti
qu'elle avait des moyens de plaire qu'on ne connaît pas à
dix-huit ans , ou dont on ne sait pas faire usage : une femme
de trente ans , belle encore, sait si bien faire oublier ce triste
nombre: le charme d'un esprit plus cultivé , d'un caractère
plus formé , d'une conversation plus suivie ; d'une sensibilité
plus exercée , de talens plus développés , ont tant d'avantage
sur lagaucherie et la timidité de la jeunesse !mais
il faut savoir prendre et la contenance et le costume de son
âge; ne pas rivaliser de parure avec celles dont le premier
mérite est la fraîcheur et la beauté des formes ; chercher
moins à séduire qu'à attacher ; dédaigner l'impression du
moment, pour en produire une durable; préférer un ami
sûr , et même une amie , àune conquête , et n'avoir d'autre
prétention que celle d'être à-la-fois aimée et considérée.
Oh! qu'une femme qui saurait être tout ce qu'elle peut et
doit être à trente ans et même à quarante , serait bienplus
dangereuse qu'une enfant de seize ans , quelque fraîche et
jolie qu'on veuille la supposer ! Les femmes se plaignent
sans cesse de la rapidité du tems , et de la légèreté des
hommes; il ne tiendrait peut-être qu'à elles de les fixer ,
ou du moins de prolonger leur empire .
01
Eléonore avaittout ce qu'il fallait pour plaire long-tems et
l'emporter surl'insipide jeunesse: son esprit était original ét
cultivé; elle étaitbonne, aimante, etsi ses yeuxs'étaient contentés
de regarder autour d'eux , sans chercher à voir tout et
partout, leur empire aurait été irrésistible.Ilavait encore sur
moi toute sa force ; on apujuger, d'après mon long attachement
pour Sophie, quej'étais constantpar caractère ; depuis
mon mariagejen'avais regardé aucune autre femme que la
mienne , avec intérêt et sentiment , et cependant je n'avais
168 MERCURE DE FRANCE ;
Π
pu prévenir les soupçons d'Eléonore ; d'un boutd'un salon
à l'autre ses yeux perçans me suivaient , et si je parlais , si
jesouriais à une femme , elle le voyait à l'instant ,et croyait,
ou feignait de croire que j'en étais amoureux. De retour à la
maison , elle m'en parlait avec aigreur ou plaisanterie , suivant
l'humeur du moment , mais toujours en se vantantde
sa pénétration , et répétant que rien au monde ne lui échappait;
le plus souvent, à force de si bien voir,elle voyait ce
qui n'existait que dans son imagination. " Ah! si tu pouvais
devenir aveugle , lui disais -je quelquefois , combien tu
serais aimable ! Je me trompais, elle aurait porté dans son
aveuglement la même inquiétude; c'était de la raison et du
calme que j'aurais dû lui désirer , et c'était-là ce qui lui
manquait : il y a un âge où ces deux ingrédiens sont absolument
nécessaires au bonheur, et où l'on ne pardonne plus
d'en manquer.
Jusqu'alors du moins , au milieu de tous ces légers travers ,
je n'avais eu nulle inquiétude sur sa tendresse; sa tête seule
était éblouie , agitée ; ses yeux seuls étaient en mouvement;
son coeur était tranquille et tout à moi , et cette douce assurance
me rendait , je l'avoue , fort indulgent pour tout le
reste ; j'attendais sans trop d'impatience le tems , un peu
retardé peut- être , où la raison se développerait , où tous
ces plaisirs vagues , sans but , sans objets , amèneraient la
fatigue et la satiété . Alors , me disais-je , nous nous retrouverons
: alors elle sentira le prix d'un coeur tout à elle . Dans
cet espoir je la laissais aller dans le monde avec une entière
confiance ; mesaffaires et mes goûts m'empêchaient souvent
de la suivre , et j'y gagnais du moins que tous mes mouvemens
, toutes mes actions , tous mes regards n'étaient pas
vus , puis mal interprêtés .
Un soir elle revint d'une fête très-brillante : je m'attendais
d'avance à la description animée de tout ce qu'elle avait vu,
à quelques sarcasmes surlesjeunes beautés les plus à la mode,
à quelque profonde découverte sur des sentimens mystérieux,
à des plaintes surle mauvais goût des hommes ; mais ,
à ma grande surprise , elle était rêveuse , silencieuse ; elle
ne vit pas même un meuble nouveau qu'elle avait désiré , et
que j'avais fait apporter en son absence; assise dans son
fauteuil , la tête appuyée sur sa main , elle ne songeait pas
même à se déshabiller . Sa bonne mine me rassurait sur sa
santé , je crus qu'elle avait eu quelque petit mécompte , et
je m'en inquiétais peu. Enfin, après un léger soupir étouffé,
elle me dit,j'ai vu... et s'arrêta en rougissant.
ΜΑΙ 1810. 169
-Ah! je respire , Eléonore , et je te retrouve : Eh bien !
mabonne amie , qu'as-tu donc vu de nouveau ?
-Du très-nouveau en effet; un homme parfaitement
aimable !
-Ah ! ah! quel est donc ce phénix ?
-Un étranger, un Français qui vit à Paris ; on le nomme
le comteAdolphe de Launai.
-Et il a sans doute une belle figure , puisque tu as vu
qu'il était aimable ?
Elle rougit , et reprit lentement... Mais oui : sa figure est
fortbien: il asur-tout les plus beaux yeux possibles .
- Je parie qu'il a dit la même chose de ceux de mon
Eléonore.
Elle les baissa et ne répondit pas ; mais ce qui m'inquiéta
le plus , c'est qu'elle oublia d'aller voir dormir sa fille et de
s'informer si la gouvernante en était satisfaite ; c'était son
habitude ordinaire en rentrant chez elle . Le lendemain ses
yeux bien moins beaux , bien moins brillans , attestaient
que son sommeil n'avait pas été tranquille .
Je ne suis pointjaloux naturellement : souvent même j'avais
joui des succès de ma femme , parce que je voyais bien
que sa vanité seule était en jeu , et que la mienne en était
flattée aussi ; mais cette fois il me parut qu'il y avait autre
chose que de la vanité. J'aimais tendrement Eléonore et
sans tyrannie , j'attachais un grand prix à être le premier
objet de ses affections , ou du moins à n'avoir d'autre rival
dans son coeur que notre enfant ; on me pardonnera donc ,
même à Paris, ( et j'habitais une ville de province ) d'avoir
eu quelques inquiétudes secrètes , et de m'être informé dès
le lendemain de ce comte de Launai : ce qu'on m'en dit ,
et ce que je vis moi-même , ne me rassura pas . Sa figure
était superbe , son esprit insinuant et fin , sa flatterie trèsadroite
; il avait une adresse extrême à saisir le côté faible
de la femme à qui il voulait plaire , des yeux dont il faisait
tout ce qu'il voulait , etun talent inouipour paraître pénétré
lui-même du sentiment qu'il voulait inspirer; on assurait
que jamais aucune femme ne lui avait résisté , et que son
secret pour réussir était d'être ou de paraître si passionément
amoureux , qu'il faisait craindre pour sa vie , et que
plus d'une femme avait été subjuguée par la pitié , ou par
la terreur , avant que de l'être par l'amour.
!
J'observai , sans en avoir l'air , quelles étaient ses ma
nières avec Eléonore. Quoiqu'elle fût très-jolie et trèsséduisante
,son caractère et les circonstances l'avaient
.
i
170 MERCURE DE FRANCE ,
mise jusqu'alors à l'abri d'une grande passion , ellen'en
avait ni inspiré ni ressenti ; j'en étais fort épris quand je
lui offris mamain, mais je fus si vite accepté , que je n'eus
ni l'occasion ni le tems de lui exprimer une passion véhémente
. La mienne d'abord calmée , mais non éteinte ,'
pár le mariage , avait plutôt la tournure et le langage de
l'amitié que de l'amour. Ma femme entraînée par sa
manie de voir et de perfectionner tout ce qu'elle voyait ,
m'aimant d'ailleurs , et par goût et par devoir , repoussa
plutôt que d'attirer les hommages , pendant les deux premières
années de notre union ; au moment où elle
fut mère , elle se dévoua entiérement à sa fille , s'occupa
exclusivement de ses systèmes d'éducation , et ne vit personne
. A sarentrée dans le monde , elle fut d'abord distraite
par le plaisir , puis blessée de n'être plus ni la plus jeune ni
la plus fêtée , et ce fut alors que le beau , le brillant comte
de Launai parut s'attacher à elle ; il vanta sa pénétration ,
il la pria de lui faire connaître la société ; il lui répéta qu'il
n'avait jamais rencontré de coup-d'oeil plus juste etplus sûr
que le sien. Après avoir enivré son esprit des louanges qui
pouvaient le plus la flatter , il attaqua son coeur en lui peignant
entraits de feu la passion violente qu'elle lui avait
-inspirée. Emue , étonnée d'un langage nouveau pour elle ,
elle prit ces sensations pour un sentiment irrésistible ; et
cette méprise pouvait devenir bien dangereuse à l'âge où une
femme sent que ses moyens de plaire diminuent tous les
jours , et que c'est la dernière fois peut-être qu'elle sera
aimée.
Mais M. Henri , dira le lecteur, comment ,je vous prie ,
avez-vous pu connaître aussi bien , et la passion vraie ou
fausse du comte de Launai , et les sensations ou les sentimens
de votre Eléonore? Aviez-vous un anneau qui vous
rendît invisible , au bien une lunette magique pour pénétrer
dans les coeurs? - Non , je n'eus. d'autre talisman
que l'amitié sans exemple de ma céleste Sophie ; ce fut une
aveugle qui vint éclairer ma compagne et la remettre sur la
vraie route dubonheur. Je voyais , je sentais tout le danger
de notre situation , sans pouvoir même imaginer un moyen
denous en préserver; ma femme était sur le bord d'un précipice
, et je ne savais comment l'en retirer ; je connaissais
trop bien le coeur humain en général , et le sien en particulier,
pour n'être pas sûr d'avance que je l'éloignerais pour
toujours de moi , en lui témoignant des craintes , des soupçons
, de la défiance. « L'homme dangereux , pensais-je ,
1
ΜΑΙ 1810 . 171
1
qui cherche à l'égarer, me peindra comme un tyran jaloux ,
aumoins comme un mari despote ; à force de la plaindre , il
lui persuadera qu'elle est malheureuse et victime ; il saura
l'engager alors à des démarches mystérieuses , et loin de la
préserver , je hâterai peut-être le moment de sa perte. Je
pouvais sans doutell''éélloignerdu danger etdu séducteur ,
en la faisant voyager , et j'eus bien la pensée d'aller avec
elle visiter Charles , qui m'en pressait depuis long-tems .
Mais ce n'était pas seulement la fidélité de ma femme que je
voulais préserver, je connaissais assez ses principes pourn'en
pas être encore très-inquiet : c'était son coeur que je voulais
retrouver et conserver , et si je l'arrachais ainsi malgré elle
au charme d'une conquête brillante et d'une inclination
naissante , ne devais-je pas craindre de prolonger son
illusion , de nourrir cette inclination par la tristesse et les
regrets de l'absence ? Elle aurait toujours vu son adorateur
amoureux comme il paraissait l'être au moment de leur
séparation ; je me serais privé des moyens que sa légéreté
me fournirait bientôt peut-être pour la détacher de lui . Un
élégant de Paris , arrivant dans des sociétés de province ,
fait tourner toutes les têtes , sans même avoir les avantages
et les talens du comte de Launai; on enviait à ma femme
sa brillante conquête ; on cherchait à la supplanter , etdans
lenombre des yeux qui demandaient la préférence , ils
pouvait s'en trouver qui l'emporteraient même sur ceux
d'Eléonore ; déjà plus d'une fois , j'avais vu ceux du comté
s'animer en rencontrant les regards d'une femme éblouissante
de beauté , de jeunesse et de coquetterie ; Eléonore ,
qui voyait , qui découvrait tout , le verrait bientôt sans
doute , et son orgueil blessé serait le meilleur médecin
pour son coeur. Mais elle semblait avoir perdu cette faculté
si active et dont elle était si fière ; était-ce l'amour , était-ce
la vanité qui mettait un bandeau sur ses yeux si perçans ?
Je hasardai quelques plaisanteries sur les prétentions et
les succès de la belle Adèle ; elle me répondit vivement
que je me trompais et que le comte de Launai avait trop
d'esprit , de goût et de tact pour s'attacher à une enfant
qui n'était que jeune et jolie , et d'ailleurs tout-à- fait insignifiante.
Toutes ces réflexions sont le résumé d'une lettre qué
j'écrivis à Charles . J'avais trouvé du soulagement à lui ouvrir
mon coeur et à lui demander un conseil salutaire . " Je
▸ n'en demande point à ta Sophie , lui disais-je : étrangère
* à toutes ces intrigues de société , à des hommés tels que
172 MERCURE DE FRANCE ,
Γ
:
■ M. de Launai , au caractère même de ma femme , elle
> ne pourrait ni me comprendre ni m'aider; tout ce que je
» viens de te dire doit être une langue inintelligible pour
» elle , etc. etc. n
Mais y a-t-il rien d'impénétrable à la véritable amitié?
Sophie comprit que j'étais malheureux , et Sophie trouva
dans son coeur le désir et l'espérance de me rendre le bonheur
et le coeur d'Eléonore . Sophie aveugle , et pour qui
un long voyage ne pouvait être qu'une peine sans plaisir ,
Sophie accoutumée à sa demeure , à ce jardin qu'elle pouvait
parcourir sans guide , Sophie la mère la plus tendre
d'une petite fille d'un an , qu'elle ne pouvait emmener avec
elle , la bonne Sophie ne balança pas un instant. Henri a
raison , dit-elle à son mari , il ne doit rien exiger dans ce
moment ; il faut que ce soit sa femme qui lui demande ellemême
de s'éloigner , et je crois que je l'obtiendrai d'elle ;
qui mieux que moi peut lui peindre le bonheurqu'on trouve
dans un bon ménage , entre un mari adoré etdes enfans
chéris ? Oh ! je la persuaderai , je le sens là , disait- elle ,
en mettant la main sur son coeur. Je ne comprends pas
trop , il est vrai , comment un autre homme que le père de
ces chers petits êtres , qu'un autre homme que celui qui est
un autre nous-même , et qui nous aime comme Henri
aime sa femme , peut plaire : j'ai entendu dire ou lire que
cela arrive quelquefois , et j'en ai toujours été surprise ; il
est impossible que le coeur ait ce tort ; si ce sont les yeux ,
je remercie le ciel de m'en avoir privée ; je suis cependant
bien dans l'erreur , ou ils verraient toujours mon
Charles comme le plus beau de tous , comme un ange du
ciel; aussi ce ne peut être qu'une illusion passagère , dont
Elénore reviendra bientôt. Partons , mon ami , partons
dès demain ; je parie que nous n'aurons pas été là quinze
jours , qu'elle voudra revenir avec nous . Oh ! quelle joie
quand nous la verrons ici sous ce berceau avec son mari et
ma petite filleule , qui me sera d'un puissant secours pour
ramener sa mère ! Partons , ne laissons pas plus longtems
notre bon Henri dans la peine erreur. ,Eléonore dans son
Charles fut charmé de cette résolution , il n'aurait voulu
ni demander ce service à Sophie , ni la quitter : tout fut
bientôt prêt ; la petite Henriette fut laissée aux soins de sa
grand' mère ; Julien fut du voyage ; et qu'on juge de ma
joie , de mon extase , lorsqu'un soir que je gémissais de
n'avoir pas encore de réponse de Charles , j'entends arrêter
ΜΑΙ 1810. 173
une voiture à ma porte , et sa voix , que je reconnus à
l'instant , qui s'informait si j'étais au logis ! On comprend
avec quelle rapidité je descendis , et ce que j'éprouvai
quand il plaça Sophie dans mes bras , en me disant : "La
voilà,maSophie : ton Eléonore est sauvée . J'étais si saisi
que je ne pouvais pas répondre un seul mot : «Parlez-moi ,
Henri , me dit Sophie avec son accent si doux : quej'entende
au moins que je suis près de vous ; je n'ai pas oublié
votre voix. Sophie ! ange du ciel ! fut tout ce que je pus
prononcer. C'était avec ces mots que je l'avais quittée : elle
dut reconnaître mon accent , car c'était aussi le même .
Eléonore était à une fête où je l'avais accompagnée. Une
inquiétude vague qui ne me permettait pas de rester en
place, la crainte de ne pouvoir cacher l'impression que je
recevais des assiduités du comte , et de faire par-là plus de
tort à ma femme qu'elle ne s'en faisait elle-même, ou, si je
me contraignais , d'avoir l'air de l'approuver ; peut-être un
pressentiment secretdu bonheur qui m'attendait chez moi ;
tout cela réuni m'y avait attiré irrésistiblement : j'avais
coupiré en laissant Eléonore , qui ne dansait plus , faire un
reversi très-animé avec le comte Adolphe.
En province , où les moeurs sont plus sévères que dans
la capitale , on croirait cependant manquer aux usages
reçus en ne faisant pas jouer constamment ensemble deux
personnes qui paraissent se plaire ou s'aimer , lors même
qu'on blâme hautement leurs liaisons ou leur sentiment;
en vain une femme voudrait éviter l'homme qui la poursuit;
si elle reste dans le monde , cela lui devient impossible:
on la force de cette manière à s'afficher , et celles
qui ont cette coupable complaisance , sont les premières à
lui jeter la pierre. "On ne peut pas être plus imprudente
queM un telle , dit avec aigreur une femme à son mari ,
le lendemain de son assemblée : M. un tel ne l'a pas quittée
hier un instant .- Mais , ma bonne amie , vous les avez
fait jouer ensemble , que vouliez-vous qu'elle fit ?- Eh !
mais , sans doute ! cela ne peut point aller autrement :
c'est reçu; est-ce donc à moi à faire la police ? j'aurais vu
des mines , des bâillemens , et je voulais que mon assem ..
blée fût gaie et dans les règles . D'après ces règles , Eléonore
faisait tous les soirs son reversi avec le comte de
Launai . Nous eûmes donc le tems , avant qu'elle rentrât ,
de parler de l'objet de mes inquiétudes : elles se dissipaient
insensiblement , en regardant, en écoutant Sophie :
il me paraissait impossible de résister à son doux empire ;
$74 MERCURE DE FRANCE ,
1
je croyais voir le calme , la raison , la sagesse , le bonheur
au milieu de nous , sous sa forme enchanteresse . Elle
avait peu changé : c'était encore ce même sourire céleste ,
cesmêmes grâces , ce même visage d'un bel ovale , un
peu plus plein cependant ; l'ensemble de sa figure avait
quelque chose de moins aérien ; mais en revanche elle
avait une tournure plus imposante , qui jointe à son affabilité
, à la sensibilité de sa physionomie et du son de sa
voix , inspirait à-la-fois le respect et la confiance. Sophie
était épouse et mère dans toute l'étendue du terme , on ne
pouvait s'y méprendre , et tout en elle annonçait le bonheur
attaché à ces deux titres. Avec quelle émotion et quel
orgueilellemeprésentason fils : Puisse-t-ildevenir unjour le
vôtre , me dit-elle en pressant contre son coeur sa filleule,
que j'étais bien vite allé chercher , et que j'avais posée sur
sur ses genoux. Il semblait que la petite la connût déjà ,
Thérèse , c'était le nom de sa jeune gouvernante , lui en
parlait sans cesse , et quand elle lui dit , Sophie , c'estta
bonne marraine , ma fille ouvrit ses petits bras , se jeta
dans ceux de Sophie , et la couvrit de baisers qui lui furent
rendus avec une extrême tendresse. Aimable enfant , dit
la femme de mon ami attendrie , ah ! comment..... Elle
s'arrêta , mais intérieurement j'achevai ainsi sa phrase {
Comment ta mère peut-elle te quitter ? Quant à Sophie
elle la termina différemment : Comment pourrions-nous
douter un instant de réussir , dit-elle avec l'expression
de la confiance et de la vertu ? Quvre tes yeux , marraine
, disait la pauvre enfant en posant doucement
son joli doigt sur la paupière abaissée de Sophie , ouvre,
les , regarde ta petite Sophie ; maman dit qu'il faut
toujours regarder. Je sentis mes larmes prêtes à couleri
mon amie sourit , et posa la main de la petite sur son coeur.
« Je ne puis pas ouvrir les yeux , lui dit-elle , je n'en ai
point. Tiens , ne sens-tu pas là quelque chose qui bat ?→
Qui , marraine , bien fort.-Eh bien ! ma petite , c'est là
que sont mes yeux à moi et c'est par là que je te vois.m
Elle passa ensuite sa main sur tous les traits du visage de
l'enfant , et les dépeignit assez bien. « Je ne sais pas
trop, nous dit-elle , ce qui constitue la beauté , mais ces
petites joues rondes , cette peau și satinée , les contours
de sapetite bouche , la forme de son nez , me plaisent : dismoi
, Julien , est-elle jolie ? " Il était à genoux devant sa
mère , et ne cessait de baiser lesmains demmaafille. Elle
est encore plus jolie que ma petite soeur , disait-il , je
ΜΑΙ 1810.
175
l'aime de tout mon coeur ! " Lui-même était fort beau ,
il ressemblait à sa mère ; mais elle ne voulait pas le croire,
et m'assurait qu'elle sentait dans son coeur qu'il était le
portrait vivant de Charles .
,
Nous étions encore dans la même attitude , Sophie était
assise entre son mari et moi; son Julien était à cheval sur
unde mes genoux , ma fille était sur ceux de mon amie
et Charles avait un bras passé autour de la taille de sa
femme , lorsqu'Eléonore , dans tout l'éclat de sa parure ,
entre dans le salon . Viens , ma chère Eléonore , lui dis-je ,
en allant prendre sa main , viens , toi seule dans cemoment
manques à mon bonheur , mais tu y manquais beaucoup :
Voilàmon Charles , ma chère Sophie , nos enfans; tout ce
quej'aime au monde est à présent réuni autour de moi,
Sophie s'était levée , et conduite par son mari , elle vint se
jeterdans les bras de ma femme , en lui donnant les noms
de soeur et d'amie . Les deux moitiés de nous-mêmes s'aiment
commedes frères , lui dit- elle , voulez-vous m'accepter
pour votre soeur ? Nous n'avons nil'une ni l'autre lebon.
heur de connaître cette douce relation ; que l'amitié nous
donne ce que la nature nous a refusé. La petite Sophie
tenant la main de son ami Julien , sautait autour de sa
mère en lui disant : Vois-tu maman , j'ai aussi un frère ,
bienplus grandque moi, mais si bon ! Charles baisait la main
de ma femme et lui demandait aussi son amitié . Au premier
moment , elle avait été un peu interdite : mais une
manière de se présenter aussi amicale , aussi cordiale , la
remit peu-à-peu; je lui avais parlé si souvent de mes amis ,
qu'ilsn'étaient pas des étrangers pourelle.Jecrois bienqu'au
fond de l'ame elle aurait autant aimé qu'ils fussent restés
chez eux : elle sentait déjà qu'elle ne devait pas quitter un
instant une amie aveugle qui ne pouvait pointla suivre dans le
monde, et que , pendant tout le tems de leur séjour, il fallait
renoncer à voir le comte ; mais elle sut le cacher et répons
dit d'une manière aimable aux prévenances de mes amis.
Quand les enfans furent couchés, et ma femmeen négligé,
il s'établit entre nous quatre un entretien que Sophie sut
rendre si animé , si intéressant , qu'il était plus de minuit,
avant que personne eût pensé que des voyageurs avajent besoinde
repos.Eléonore qui depuis sa préoccupation veillait à
peinequelques minutes , avec un air rêveur et distrait , fut
surprise elle-même de l'heure qu'elle entendit sonner, et de
n'avoir pas trouvé le tems long : il est vrai que c'était elle
qui jouait le rôle brillant dans la conversation ; l'aimable
1
176 MERCURE DE FRANCE ,
aveugle lui demandait des descriptions des plaisirs du
monde , qu'elle ne connaissait point; loin de les fronder ,
tout paraissait lui plaire et l'amuser. Eléonore , d'abord
un peu rêveuse , retrouva sa vivacité , et le bonheur de
parler de tout ce qu'elle avait vu , lui fit oublier ce qu'elle
ne verrait pas de quelque tems .
En vérité , ma soeur , lui dit Sophie , vous peignez si bien
que je crois tout voir , quoiqu'il y ait pourtant des choses
⚫que j'aie un peu de peine à me représenter : quant à l'éclat
de vos salons , tous ces flambeaux doivent , ce me semble ,
ressembler en petit à un ciel étoilé , dont j'ai conservé
quelque idée , et qui me paraissait bien beau , d'autant
qu'on peut jouir de ce spectacle tous les soirs , sans fatigue ,
et sans se séparer de ce qu'on aime . La seule chose que
j'aie à reprocher à vos fêtes , qui d'ailleurs me paraissent
charmantes , c'est qu'elles vous séparent de vos enfans , de
votre petite Sophie qui m'a paru au toucher , devoir être
bien plus jolie que toutes ces beautés si parées , que vous
allez chercher, eettjjee gage que mon Julien est cent fois plus
beau que tous vos hommes .
Eléonore sourit , et puis étouffa un soupir ; elle trouvait le
comte de Launai au moins aussi beau que le petit Julien.
Elleparla ensuite de son système d'éducation par des étrangers
, auquel elle tenait plus que jamais ; elle en détailla
Tes motifs , etfinit par remercier Sophie de l'excellente bonne
qu'elle nous avait envoyée .
Oui , dit-elle , Thérèse est ce qu'il fallait à l'âge de ma
filleule , mais bientôt elle ne lui suffira plus ; n'ayant point
vécu elle-même dans le monde où son élève est appelée à
vivre, elle ne peutlui donner sur ce point que de fausses notions
, qui doivent égarer son jugement au lieu de l'éclairer,
ou tout au plus elle lui donnerait des principes généraux de
morale , qui deviennent inutiles dans les cas particuliers ;
et c'est sous ce point de vue que la meilleure institutrice
ne peut pas remplacer une mère , qui a pour elle sa propre
expérience , la connaissance de la société où sa fille doit
vivre , et l'intérêt prolongé de toute cette vie , puisqu'elle
sera la mère encore des enfans de sa fille : au lieu que
l'intérêt et la responsabilité d'une gouvernante cessent
ordinairement au moment du mariage de son élève . Ma
soeur , dit- elle avec tendresse à ma femme en lui serrant la
main , votre système de ne pas élever votre fille vous-même,
déconcerte tous mes plans , car j'avais compté vous prier
de
ΜΑΙ 1810.
177
/
de m'aider à élever la mienne ; vous lui auriez appris tout
ce que la perte de mes yeux me laisse ignorer moi-même
Eléonore la remercia de cette marque de confiance ;
était d'autant plus adroite , qu'elle ôtait à ma femme l'ince
que je me fusse plaint d'elle , et que ce fût le motif deta
visite de mes amis . Lorsque nous nous séparâmes pour
nuit , Eléonore était enchantée de sa nouvelle amie et ren
chérit sur mes éloges .
Le lendemain on se retrouva au déjeuner avec plaisir. Il
y eut cependant une ombre de nuage sur le front d'Eléo
nore , lorsqu'il fut question d'écrire un billet pour s'excuser
de se rendre à une invitation pour la soirée . Sophie qui s'en
doutait , et qui avait son plan arrêté , exigea que ma femme
suivît tous ses engagemens ; elle l'assura qu'elle n'aurait pas
unmoment d'ennui avec les enfans , avec un bon clavecin
qui était au salon , et sur lequel Julien , qui en touchait assez
bien pour son âge , donnait déjà des leçons à ma fille , enfin
avec Charles et moi , qui ne nous laissâmes pas persuader de
laquitter. Eléonore fut plus complaisante , elle céda après
quelques complimens ; seulement elle sortit plus tard,
rentra plus tôt , donnatoutes ses matinées àsa nouvelle amie,
et celle-ci les mit si bien à profit , et se servit si puissammentde
ses moyens de plaire et de captiver , qu'avant huit
jours elle avait obtenu la confiance entière de la pauvre
Eléonore , qui souffrait trop pour ne pas sentir le besoin
d'ouvrir son coeur à une amie sensible , et de lui demander
des conseils . Sophie y pénétra doucement : elle la calma , la
consola , la releva à ses propres yeux , lui fit sentir avec
force tout le tourment d'un attachement illicite , et tout le
charme attaché aux liens légitimes , quand l'amour se trouve
uni au devoir. Elle prêchait si bien d'exemple , elle avait
l'air si complètement heureuse , malgré toutes les privations
qu'elle éprouvait , et seulement par son bonheur intérieur,
qu'elle devait persuader. Eléonore.convenait de tout , mais
finissait toujours par dire : « Ce pauvre comte en mourra
certainement , si je ne l'écoute plus , car c'est tout ce qu'il
me demande , et il m'aime si passionnément ! il en mourra ,
vous dis -je : Oh ! si vous pouviez seulement le voir et l'entendré
!
Le voir, c'est impossible, mais l'entendre , rien n'est plus
aisé , et je le désire moi-même. Charles , Henri et Julien
doivent aller demain voir votre campagne , prenons ce jour
pour recevoir la visite du comte. Eléonore enchantée ,
M
ERE
DE
LA
SE
5.
cen
1
2
178 MERCURE DE FRANCE ,
arrangea la chose avec lui , le soir à l'assemblée . Le comte
vint avec empressement . Un entretien en tiers avec une
aveugle , était presque un tête à tête ; mais il n'avait pas
compté sur la petite Sophie , qui par hasard se trouva ce
jour-là si bien sur les genoux de sa marraine, qu'elle y resta
pendant toute la visite du comte; et de tous les témoins ,
un enfant , n'eût-il qu'un an , est le plus redoutable pour un
amant , car , à coup sûr , c'est celui qui en imposera leplus à
sa mère . Mais ce que le comte avait bien moins prévu encore ,
c'est que cette aveugle lirait dans son coeur , en déroulerait
tous les replis , toutes les pensées les plus secrètes , et ferait
connaître , même en sa présence, à Eléonore tous les dangers
de leur relation , et l'excès du malheur où une liaison
pouvait l'entraîner ..
La conversation fut d'abord très- indifférente . M. de Launai
, qui voulait plaire et qui en avait les moyens , fut trèsaimable
, et les yeux attachés sur Eléonore , il dit à Sophie
les choses les plus flatteuses ; il caressait aussi beaucoup la
petite , qu'il voyait pour la première fois. Cette manoeuvre
bienconnue manque rarément son effet ; il n'y a pas d'enfans
plus caressés que ceux d'une femme qu'on veut intéresser,
et rien n'émeut plus son coeur , ne le dispose mieux
à la reconnaissance. Elle est charmante , délicieuse , répé
tait-il sans cesse ; c'est le portrait de sa belle maman , etje
l'aime à la folie . " Sophie qui était à l'affut d'une occasion de
parler avec une entière franchise , saisit celle-là . Vous
l'aimez , dites-vous , M. le comte ? vous la trouvez charmante
, et sûrement vous pensez la même chose de sa mère ?
Vous les aimez , et cependant vous voulez leur faire à toutes
deux plus de mal que ne pourrait leur en faire leur plus cruel
enněmi . "
Je ne vous entends pas , madame ! reprit le comte embarrassé
de cette apostrophe et de la tournure que prenait
cétentretien .
- Ou bien vous ne voulez pas m'entendre, M. le comte ,
ainsi je vais m'expliquer plus clairement : oui, reprit Sophie
avecun accent ferme et pénétré, vous préparez à cette femme
intéressante , que vous adorez , dites -vous , à cette enfant
innocente , dont vous admirez les grâces , le plus grand des
malheurs , celui d'être séparées : vous aurez ôté à cette
mère une fille qui devait faire sa gloire et ses délices , à
sa fille une mère qui devait la guider dans la route du
ΜΑΙ 1810 .
179
bonheur et de la vertu. Lorsque la pauvre Eléonore , égarée
par vos séductions , aura perdu , avec sa propre estime ,
celle du monde et de plus la confiance de son mari , pensez-
vous qu'il lui laissera sa fille ? Ce sera peut-être sa seule
vengeance : mais elle sera terrible et invariable ! et qui oserait
l'en blâmer ? Mérite-t- elle d'être mère , celle qui a manqué
aux devoirs sacrés d'épouse ? Mérite-t-elle d'être mère ,
celle qui n'ose pas se donner pour modèle à sa fille ? Et
que mettrez-vous à la place de sentimens si purs que vous
aurez détruits dans son coeur? Un amour que vous avez
déjà juré à tant d'autres , et qui n'existe peut-être que dans
votre imagination séduite par des charmes que le chagrin ,
les regrets , le remords et les larmes auront bientôt détruits .
Le véritable amour , M. le comte , ne veut , ne désire que le
plus grand bonheur de l'objet aimé ; il est prêt ày sacrifier
le sien : oserez vous me dire que c'est cet amour que vous
sentez pour ma pauvre Eléonore ? Vous la conduisez pas à
pas dansun abyme ; vous travaillez à détruire son bonheur,
sa réputation , sa beauté , sa vie même , car êtes -vous
sûr qu'elle supportera la perte de tous les biens dont
vous l'aurez privée ? Je sais (car sa confiance ne m'a rien
caché ) que vous la faites trembler pour votre propre
vie , si elle dédaigne votre passion ; moyen indigne et cruel
dont vous connaissez toute la fausseté , que vous avez déjà
employé mille fois peut- être avec des femmes simples et
crédules ! Vous n'en trouverez que trop encore à effrayer ;
mais pourEléonore il n'y a qu'un seul homme au monde, et
cethomme , c'est son mari ; c'est celui à qui elle a donné
volontairement son coeur et sa main , qui n'a jamais aimé
qu'elle seule , et à qui elle doit le premier des bonheurs ,
celui d'être mère. Je le connais aussi ce sentiment sacré ,
qui s'empare si fortement de tout le coeur d'une femme , et
que rien, non rien au monde , ne peut balancer. Quelhomme
peut se flatter de l'emporter sur un enfant dans le coeur de
sa mère? Lors même qu'une femme égarée par sa passion ,
ou par celle d'un séducteur , le croirait un instant , la ma
ture reprendrait bientôt ses droits , et lui donnerait une
juste aversion pour celui qui aurait voulu les usurper : et
ne crois pas , pauvre amie abusée , dit-elle à ma femme ,
quí cachait sa confusion et ses larmes sur le sein de Sophie,
ne crois pas pouvoir associer ces deux amours , pouvoir
conserver ta fille et ton amant ; lors même que ton mari
trompé teles laisserait, ta propre conscience ne te le permet-
1.
A
M2
180 MERCURE DE FRANCE ,
1
trait pas . Les voilà tous les deux , choisis : si tu renonces à
ta fille , c'est moi , moi qui serai sa mère ; choisis , ta Sophie
ne sera pas abandonnée .
Eléonore jeta un cri de douleur , se saisit avec transport
de sa fille , la pressa sur son coeur , et repoussa le
comte , qui s'était jeté à ses pieds de l'air le plus passionné.
Levez-vous , Monsieur , lui dit-elle avec dignité , mes yeux
sont ouverts , et mon parti est pris : je ne vous reverrai
plus . Ma fille est à moi , à moi seule : je ne la céderai pas
même à l'amieparfaite qui vient de m'éclairer , jugez si je la
sacrifierai à l'homme qui voulait m'égarer ! O ma fille , c'est
à toi que je jure amour , et je jure fidélité à ton père .
Le comte se releva ets'appuya surle dossier d'une chaise,
son mouchoir sur les yeux. Etait-ce pour cacher des larmes
ou du dépit ? était-il frappé , touché , ou seulement déconcerté?
c'est ce que je ne décide pas , mais le résultat fut le
même , et c'était tout ce que Sophie voulait. Ce n'est pas
lui qu'elle avait entrepris de convertir : peut-être pensa-t-il
qu'avec une telle égide , la conquête d'Eléonore devenait
trop difficile , et que la jeune Adèle n'avait pas une amie
aussi clairvoyante .... Quoi qu'il en soit , il était assez inutile
dans ce moment de faire attitude de désespoir devant
deux femmes , dont l'une ne le voyait pas , et l'autre ne le
regardait plus . Il se rapprocha d'elles , balbutia quelques
belles phrases d'amour passionné , de regrets éternels , de
malheur sans fin , de sacrifices , d'admiration , etc. , etc. II
pressa de ses lèvres leurs mains qui étaient réunies , et
partit .
Il est bien sûr que toute autre qu'une aveugle n'aurait
pas osé tenir un tel langage à un homme qu'elle aurait vu
pour la première fois , et en présence de la femme qu'il
cherchait à séduire ; elle aurait redouté leur surprise , leur
embarras , leur douleur même ; il est si cruel de voir ceux
qu'on afflige ! peut-être aurait-elle craint aussi l'espèce de
tournure ridicule qu'un homme du monde pouvait donner
à sondiscours , à cette scène , et son sourire ironique ; mais
Sophie qui ne voyait rien , ne redouta rien , et son intérêt
pour son amie l'emporta sur les vaines considérations qui
auraient pu l'arrêter , si elle avait eu plus de connaissance
dumonde etdes hommes , et qui lui auraient fait manquer
son but , qui était de frapper Eléonore , en réduisant la passion
du comte à sa juste valeur.
1
ΜΑΙ 1810. 1 181
Dès qu'il fut sorti, Sophie serra dans ses bras son amie , qui
fondait en larmes . « Voilà ta récompense , sage et courageuse
Eléonore , lui dit-elle en lui montrant son enfant , qui
donnait mille baisers à sa maman pour la consoler , et qui
lui disait avec sa douce voix: Ne pleure plus, je t'en prie;
Papa et Julien reviendront bientôt , et ta petite Sophiet'aimera
tant . Eléonore se calma , mais elle disait encore tout
bas àson amie : il en mourra , j'en suis sûre : je l'ai bien
vu , il en mourra .....
Au bout de huit jours elle fut rassurée , car elle vit
le comte plein de vie et rayonnant de santé , attaché
au char de la jeune et belle Adèle , qui triomphait de
l'avoir enlevé à Eléonore , et qui disait à qui voulait l'entendre
: " On ne voit plus Mme de P** : cette pauvre femme
> se meurt de ce que le comte de Launai a le mauvais goût
> d'aimer mieux les femmes de dix-huit ans , que cellesde
» trente-cinq. Quand on est assez folle pour croire plaire
> encore à cet âge , on n'a que ce qu'on mérite lorsqu'on
» est détrompée. »
Eléonore n'en avait pas trente encore , mais en peu de
jours elle avait acquis bien des années pour la raison . La
leçon fut forte , mais complète .
Sophie mit'le baume de son amitié et de sa sensibilité sur la
plaiedu coeur , ou plutôt sur la blessure de la vanité d'Eléonore
; elle profita avec art de ce moment d'abattement et de
dépit pour la ramener au bonheur domestique . Chaquejour
Eléonore devenait plus sereine , plus gaie , plus égale , plus
tendre pour sa fille ,plus aimable pour moi ; elle se corrigea
même entiérement de ses petits défauts , dont il ne resta pas
la moindre trace , lorsqu'elle eut passé quelques mois avec
l'être adorable qui répandait sa douce influence sur tout ce
qui l'entourait. Eléonore avait trop de tact pour ne pas sentir
qu'il y avait de la cruauté à se vanter de ses yeux devant
une aveugle , et à répéter sans cesse , j'ai vu , à celle qui ne
voyait rien. Elle en perdit insensiblement l'habitude ; sans
jamais enparler, elle employa son excellente vue à remplacer
celle de son amie ,à lui adoucir les peines inséparables de
son état de cécité . « Vous avez éclairé mon ame , lui disaitelle
, il est bien juste qu'à mon tour je voie pour vous . Elle
s'attacha par ses soins mêmes à cette amie incomparable , et
ne pouvaits'en séparer. Quand Sophie voulut aller rejoindre
sa mère et sa fille , Eléonore lui rappela qu'elle devait lui
:
182 MERCURE DE FRANCE , MΑΙ 1810.
aider à élever cette dernière ; elle me conjura d'arrangernotre
vie auprès de nos amis : j'étais trop heureux par cette liaison
et par ma femme , pour lui refuser quelque chose. Je
vendis mes propriétés dans le pays que j'avais habité jusqu'alors
; j'en acquis dans celui de Charles , qui me céda sa
maison : il habitait celle de sa belle-mère ; en sorte que le
beau jardin oùj'avais connu Sophie , nous devint commun ,
et que le berceau de feuillage fut un temple à l'amour et à
l'amitié . C'était là que tous les jours de printems et d'été
** nous étions réunis avec nos charmantes compagnes , pendant
que nos enfans couraient dans le jardin autour de
nous . ::
Ils seront le sujet d'une troisième époque de ma vie, si les
deux premières ont assez intéressé le lecteur pourqu'il nous
retrouveavecquelqueplaisir : en attendantilnous laisse aussi
heureux qu'on peut l'être sur cette terre . Les yeux d'Eléonore
sont toujours beaux , et nevoient plus que ce qu'il faut,
voir; ceux de Sophie sont toujours fermés , mais son coeur
y supplée : il sent tout , devine tout , et elle est vraiment,
notre ange tutélaire , le lien de notre heureuse société.
ISABELLE DE MONTOLIEU .
TABLE
POLITIQUE.
L'AGRESSION des Turcs contre le territoire croate cédé à
la France , les voies de fait qui en ont été le résultat , ont
été singulièrement exagérés dans les correspondances et
dans les feuilles allemandes : on voit dans ces rapports les
espérances ou les craintes des spéculateurs , suivant qu'ils
sont plus ou moins pourvus de denrées provenant du
Levant. Le commerce du coton qui vient de Turquie en
Allemagne est tellement intéressé à la liberté des passages ,
à la sûreté des communications , que la moindre nouvelle
à cet égard occasionne sur les places des hausses et des
baisses considérables , Il faut donc attribuer à ces jeux de
bourse la nouvelle que l'irruption des Bosniaques dans la
Croatie, illyrienne avait été suivie des plus cruels excès ,
que des ports français , que des hôpitaux avaient été enlevés
et les malades massacrés , que le maréchal duc de
Raguse avait fait marcher ses troupes , avait emporté d'assaut
la forteresse de Sisseg , et passé au fil de l'épée tous
les Turcs qui s'y trouvaient. Ce sont autant de contes ridicules;
les Français n'ont jamais eu d'hôpitaux établis sur
la frontière turque ; la forteresse dont on parle n'est pas
située où la nouvelle l'indique , et il n'yaeu dans cette
partie que quelques escarmouches contre des brigands
bosniaques sortis de leurs limites .
Il paraît beaucoup plus certain que les Tures s'étaient
rassemblés sur la frontière de Bosnie , et une grande agitation
régnant parmi eux , les Français ont réuni près de
Carlstadt des forces imposantes ; que le pacha de Trawnitz,
informé des désordres qui ont eu lieu , a fait déclarer au
maréchal duc de Raguse que les auteurs des troubles lui
seraient livrés , et que toute réparation lui serait faite . Il
faut donc attendre sur ces événemens , et des documens
officiels , et leurs résultats ultérieurs .
Quoi qu'il en soit , les navires turcs arrivés dans les ports
illyriens ou à Livourne continuent à être l'objet d'un examen
très-sévère ; on confisque rigoureusement tous ceux
qui ne prouvent pas avoir refusé aux Anglais le droit de
20 pour 100 pour sauf-conduit. Il ya eu , d'après cette
184 MERCURE DE FRANCE ,
disposition , des saisies très-considérables . On apprend par
la même voie qu'une commission chargée par l'Empereur
d'organiser la marine illyrienne est arrivée à Trieste .
Quant à la guerre du Danube , elle n'offre point encore
d'événemens majeurs ; on connaît seulement l'existence
d'une note officielle communiquée au sénat de Dantzick
par le résident de Russie , portant qu'un des généraux aux
ordres du général en chef Kamenski a battu le pacha de
Widdin , et fait prisonniers 700 Turcs qui formaient la
garnison de l'île Olétari . On sait , au reste , que le manque
de vivres excite à Constantinople de sérieuses alarmes .
L'arrivée de quelques bâtimens chargés de grains a excité
une telle joie , qu'il faut que les besoins aient été vivement
sentis ; mais les navires envoyés pour charger à Odessa
sont revenus sur leur lest . Les armemens continuent toujours
avec une grande activité. La plus grande partie des
janissaires est partie pour l'armée du grand-visir. On
attend des renforts de l'Egypte et de la Syrie. Tout annonce
l'intention de soutenir la guerre avec vigueur . M. Adair
est toujours à Constantinople , et son départ toujours annoncé
se diffère toujours .
Les tentatives des Anglais contre les Sept-Isles coïncident
avec les mouvemens qu'ils ont excités en Dalmatie ,
et qui ont été bientôt comprimés , avec ceux de Bosnie
dont ils sont évidemment les instigateurs . Ils ont attaqué
la petite île de Sainte-Maure , dont la position ne pouvait
être défendue ; cette île après dix jours de bombardement
a capitulé : aux termes de la capitulation le général Camus
et vingt-deux officiers ont été faits prisonniers . Quant à
Corfou elle est en pleine sécurité ; sa forte position , le
nombre des troupes qui forment sa garnison , ses approvisionnemens
ne permettent aucune inquiétude , aussi l'ennemi
n'a-t-il fait contre elle aucune démonstration . Il paraît
beaucoup plus occupé de la Sicile , et des mouvemens qui
ont lieu dans les Calabres .
Un changement important vient d'avoir lieu dans le
ministère danois ; la note publiée à cet égard dans la
gazette royale , a fait une très -grande sensation dans le
public , qui a vu dans le choix du nouveau ministre une
nouvelle garantie d'une union encore plus intime au système
que les puissances du nord ont dû embrasser pour
soutenir contre l'Angleterre une lutte devenue la cause du
continent tout entier . Voici cette note :
Le ministre d'Etat privé comte de Bernstorff, ayant
ΜΑΙ 1810. 185
demandé sa démission, à cause de sa mauvaise santé , et
son frère , le directeur du département des affaires étrangères
, ayant en conséquence fait la même demande , elle
leur a été accordée très -gracieusement le 27 du mois dernier.
Le même jour , S. M. le roi a nommé ministres
d'Etat privés le conseiller privé de conférences Moltke ,
président de la chambre des douanes , et le conseiller privé
de conférences Rosenkrantz , chargé actuellement d'une
mission extraordinaire à Paris . S. M. a conféré à ce dernier
le département des affaires étrangères . Jusqu'au retour du
conseiller privé de conférences Rosenkrantz de Paris , le
comte Bernstorff l'aîné restera chargé de la direction de ce
département. »
On assure qu'il y aura encore d'autres changemens dans
le ministère à Copenhague .
Il se confirme que des vaisseaux anglais depuis longtems
annoncés , ont paru dans le Grand-Belt. On y a
signalé un vaisseau de ligne , deux frégates et un brick ;
toutes les mesures sont prises pour faire échouer les tentatives
de l'ennemi quelles qu'elles soient .
Un bruit assez étrange s'est répandu dans le Nord ; des
lettres de Hambourg l'ont accrédité . Suivant ce bruit , une
conspiration aurait été ourdie au sein du sénat suédois
pour faire révoquer l'acte d'élection du prince héréditaire
nonvellement élu , et pour faire élire à sa place un autre
prince très-jeune encore ; sa trame aurait été découverte ,
et l'affaire étouffée ; on voit qu'il n'existe à cet égard que
des notions fort incertaines. Ce qu'il y a de plus certain ,
c'est qu'à la diète l'ordre des paysans se montre toujours
fort recalcitrant , et très -peu disposé à adopter le système
de recrutement proposé par le roi. A la clôture de la diète ,
le roi doit faire de nombreuses promotions . Un camp de
20 mille hommes va être formé aux environs de Carlscrona .
Le ci-devant roi a fixé sa résidence à Bâle .
La cour impériale d'Autriche a momentanément quitté
Vienne . L'Empereur visite ses domaines en Autriche ; il
se rendra ensuite en Bohême : l'impératrice rejoindra son
auguste époux dans ce royaume; elle est accompagnée de
l'archiduchesse Léopoldine , et des principaux officiers de
sa maison. Le gouvernement vient, par un décret , de prohiber
l'importation du café. Cette denrée , en s'introduisant
dans les Etats autrichiens , établissait une balance de commerce
trop défavorable et occasionnait une trop grande
sortie de numéraire. Le café est déclaré marchandise hars
186 MERCURE DE FRANCE ,
du commerce , et ne pourra être introduit que pour l'usage
domestique de ceux qui auront obtenu une licence à cet
effet. Cependant l'importation est libre jusqu'au 6 juin . A
dater de ce jour , les personnes qui voudront faire introduire
du café pour leur usage , en demanderont la permission
au magistrat, qui l'accordera proportionnellement à la
fortune du demandeur . Les négocians feront une déclaration
de ce qu'ils possèdent actuellement.
En parlant de Vienne , nous ne pouvons omettre que la
plupart des journaux de France , d'après les feuilles allemandes
, ont publié une lettre de S. M. l'Empereur et Roi
au prince Charles , lettre à laquelle devaient être joints l'envoi
du grand cordon de la légion d'honneur , et la simple
croix de cet ordre , l'un décerné au génie militaire du
prince , l'autre à son courage personnel. Cette lettre a été
désavouée par les journaux qui l'avaient publiée , comme
non authentique et controuvée; cela n'a point empêché
les mêmes journaux de publier une réponse du prince
Charles à la lettreddee S.M. , comme s'il pouvait exister
de réponse à une lettre qui n'a pas été écrite ; nous avons
cru devoir nous abstenir de ces publications indiscrètes ,
de ces désaveux et de ces contradictions , en reconnaissant
que si les lettres eussent été authentiques , et si leurs
illustres auteurs avaient voulu qu'elles fussent rendues publiques
, ces lettres auraient reçu un double cachet d'authenticité
et d'autorisation , en paraissant l'une dans la Gazette
royale de Vienne , l'autre dans le Moniteur de France .
LL. MM. saxonnes sontparties pour Varsovie. LL. MM.
prussiennes sont alternativement à Berlin et à Potzdam .
On a appris à Berlin , avec une joie très-vive , que l'envoyé .
extraordinaire , comte de Kalkreutz , était très-satisfait de
sa mission à Paris , et que SAM. Empereur avait témoigné
•beaucoup de bienveillance pour la Prusse. Un ordre du roi ,
favorable aux progrès de l'instruction , lève la défense
qui existait pour les sujets de S. M. , d'aller faire leur éducation
dans les Universités étrangères ; toute liberté est rendue
à cet égard. Les Universités westphaliennes doivent recevoir
de ce décret un grand accroissement de prospérité .
A
Les papiers anglais dernièrement reçus , offrent un assez
grand nombre d'articles intéressans : le premier de tous à
ce titre , est celui relatif aux négociations ouvertes en ce
moment pour l'échange des prisonniers . Ces négociations
sont regardées , en Angleterre , comme devant bientôt
avoirune heureuse issue;less communicationsDaavveecc MorΜΑΙ
1810. 187
٢
?
-
laix sont fréquentes ; on attend à Londres l'arrivée d'un
agent français , chargé de consommer l'échange désiré . Ce
qui est d'un très-bon augure , c'est que le plus grand nombre
des prisonniers qui étaient sur des pontons , a été envoyé
dans des châteaux voisins de la côte; ils sont nombreux
, mais il y a peu de malade .
Après la grande affaire des négociations pour l'échange ,
et du rapprochement qu'on persiste à espérer , ce qui occupe
tous les esprits , c'est l'affaire de sir Burdett qui est
toujours à la Tour. Un char de triomphe lui est préparé
pour lejour de sa sortie , un uniforme vert est convenu et
doit être l'habit de tous ses partisans pour le grand jour de
sa délivrance ; en un mot , on ne peut dire jusqu'où va l'enthousiasme
et l'espèce de fanatisme de ses sectaires pour sa
personne , et on ne peut chercher à l'exprimer et à l'expliquer
, sans être frappé à chaque circonstance par les souvenirs
les plus capables d'accumuler les réflexions .
Les esprits sont dans une agitation très-vive ; les partis
sont en présence et très-animés . On voit former autour de
Londres des camps nombreux; nous ne savons pas pourquoi
, dit le Morning Chronicle. Sans doute , dit le
Statesmann , papier de l'opposition , très-vigoureux et
professant les principes démocratiques dans toute leur exagération
, sans doute on va tracer autour de chaque ville
un cordon de troupes comme à Londres .... Nous nous
arrêtons .... Nous ne voulons point exprimer notre indignation....
Nous ne voulons point que la question de la
liberté des Communes soit décidée par une plus grande
effusion de sang ... Quoique nous voyons bien le but , nous
repoussons toutes idées de violences de part et d'autre....
Plaise au cielque milord Welesley puisse s'arrêter ! ... Mais
il ne le voudra pas , qu'il sache qu'il ne peut pas faire de
l'Angleterre un second Indostan .
Cependant la bourgeoisie , assemblée sous la présidence
du lord Maire , pour prendre en considération la conduite
de la chambre des Communes , a été livrée à des débats
violens , et a renouvelé l'exemple de ces scissions , de ces
doubles délibérations , de ces protestations mutuelles dont
nous avons fait le douloureux apprentissage dans un moment
où , sous les formes apparentes d'un gouvernement
constitué , nous éprouvions , en effet , tous les maux de
l'anarchie .
Par suite de la délibération , une adresse a été portée à
la tour à M. Burdett ; il a répondu avec beaucoup de
1 1
188 MERCURE DE FRANCE ,
4
noblesse et de fermeté , en exprimant les sentimens de sa
reconnaissance pour ses concitoyens . Il a intenté une
action judiciaire contre lord Moira , gouverneur de la tour ,
et contre le sergent d'armes qui l'a arrêté . Il demande
30 mille livres sterling de dommages et intérêts comme
étant arbitrairement détenu .
,
Les nouvelles reçues à Londres sur le siége de Cadix ,
s'accordent avec celles publiées en France . Les attaques
des Français sont continuelles , leurs travaux avancent. Le
château de Matagorda , position importante , a été emporté
de vive force après une résistance opiniâtre ; le feu des
Français était si terrible qu'il a fallu évacuer le fort après
une perte considérable de soldats et de marins . La perte
du fort rend difficile l'approvisionnement d'eau dont la
place a besoin , le bombardement de Cadix est facilité ,
et l'ancrage des vaisseaux dans la baie considérablement
resserré . Les flottes combinées se trouvent exposées au feu
du fort qui , auparavant , servait à les protéger .
à
Les Anglais ne pouvaient croire que leur gouvernement
eût fait envers le prince Ferdinand la tentative que révèle
Kinterrogatoire de Kolli ; mais M. Whitbread a interpelé
à cet égard le chancelier de l'échiquier dans la chambre des
Communes ; le chancelier a gardé le silence , a refusé de
s'expliquer , enfin n'a pas désavoué le fait , et ainsi a permis
de le croire exact. Il paraît donc qu'une troisième fois le
gouvernement anglais a été pris pour dupe . Nous sommes
fâchés , dit le Star , d'une telle tentative qui met à découvert
toute la faiblesse de notre gouvernement. On peut ,
cet égard , s'en rapporter aux journaux anglais pour les
diatribes qu'une telle affaire leur dicte contre le ministère .
Dans cette affaire malheureuse , dit le Morning Chronicle ,
nous ne pouvons nous empêcher de plaindre le prince Ferdinand.
Rien n'était plus contraire à nos intérêts que d'exposer
ainsi au grand jour la nullité du caractère d'un prince
dont nous nous sommes si imprudemment empressés d'embrasser
la cause . Le Times dit naïvement , que la tentative
aurait été jugée très-méritoire , si elle avait réussi . Le
Courier rapproche les époques , et remarque que le départ
du bâtiment qui a conduit Kolli en France , avait été dans
le tems annoncé comme ayant une mission secrète .
Laissons les Anglais se débattre dans les sinistres pronostics
d'une convulsion anarchique . Nous allons les retrouver
toujours immobiles sur les frontières du Portugal ,
ΜΑΙ 1810 . 189
ne cherchant à s'opposer à aucune des grandes opérations
suivies sur divers points par l'armée française.
Le Moniteur vient de publier la suite des extraits de la
correspondance relative aux affaires d'Espagne : on y voit
que les Asturies et la Biscaye continuent à jouir d'une
grande tranquillité . Les détails officiels suivans méritent
d'être rapportés dans toute leur étendue.
« Le duc de Dalmatie rend compte , sous la date du 14
avril , que l'armée ennemie qui , il y a trois mois , occupait
Salamanque , s'était portée sur Badajoz depuis la prise de
Séville ; que cette armée , d'environ vingt mille hommės,
quiavait eu son arrière -garde détruite par le général Kellermann
, avait repris quelque consistance ; que la division
espagnole de Baleysteros , qui , après sa défaite , avait réuni
7 à 8mille hommes entre Aracena et Xamelala Réal , était
vivement poursuivie par le duc de Trévise. Un corps espagnolqui
avait poussé jusqu'au Guadalquivir , et qui occupait
Villaneva , a été joint à Constantina par le 103 régiment
d'infanterie et le 21º de chasseurs , et a été détruit .
» Le 2º corps est établi sur la Guadiana , son avant-garde
àMérida , et ses reconnaissances sur Badajoz .
» Les insurrections formées et soutenues par les Anglais,
entre Runda et le camp de Saint-Roch , on été détruites ou
dispersées. Nous occupons Tarifa.
Le général Sébastiani marche contre un rassemblement
composé des débris de l'armée des insurgés , dans les
Alpuxares , et suscité par les Anglais , qui n'ont que de
faux rapports sur notre position .
» Le duc de Castiglione mande qu'il a été obligé de venir
sur Barcelone , laissant le général Lacombe-Saint-Michel
faire le siége de Hostalrich ; mouvement qui pouvait compromettre
la division du corps du général Suchet , qui
assiége Lérida . L'Empereur a envoyé le duc de Tarente pour
remplacer le duc de Castiglione , à cause du mauvais état
de sa santé .
» Les insurgés ayant effectivement réuni leurs forces , le
général espagnol a attaqué, le 23 avril, la division de Lérida .
Il a été complètement battu . On lui a fait 3 à 4 mille prisonniers
, parmi lesquels se trouvent près de 300 officiers ,
huit colonels et un général-major. Plusieurs bouches à feu ,
quatre étendards , une grandequantités de fusils , sontrestés
en notre pouvoir. Pendant cette attaque , la garnison de
Lérida faisait une sortie par la tête de pont. Elle a été culbutée
et vivement repoussée dans la place par le colonel
1
190 MERCURE DE FRANCE ;
Robert . Les généraux Harispe et Bonnard , à la tête du 4º de
hussards et du 13º de cuirassiers , ont rendu de grands services
. Les colonels Buhot et d'Aigremont se sont particuliérement
distingués .
4 > Pendant qu'une partie du 3º corps , commandé par le
général Suchet , remportait ces avantages importans sur
Lérida , le duc d'Abrantès faisait donner l'assaut à la ville
d'Astorga , où les Anglais avaient jeté un corps d'insurgés ,
et prenait dans cette ville 20 pièces de siége , plusieurs
mortiers et 3000 hommes de garnison entiérement équipés
avec des armes et des habits fournis par les Anglais.
77 Le général de division d'artillerie Fouché qui , avec
très -peu de pièces de canon , est parvenu à faire brèche
s'est particulièrement distingué.
,
> Lord Wellington reste , avec l'armée anglaise , spectateur
des événemens. Il n'est pas sorti de son camp. Il
entend les coups de canon d'Astorga , de Badajoz et de
Cadix, et il se contente de fomenter des insurrections , de
fournir des armes et des habits . Il demeure tranquille pendant
que le duc d'Elchingen fait toutes les dispositions pour
le siége de Ciudad-Rodrigo . Laissera-t- il prendre cette
place sans la secourir ?
Ainsi l'armée française fait , sous les yeux des Anglais ,
quatre grands siéges ; elle prépare tout pour celui de Badajoz
, et elle a de tous côtés des colonnes mobiles pour
réprimer le brigandage que suscite l'Angleterre . "
Nous ne recevons du voyage de LL. MM. que des détails
rapides comme sa marche ; en quittant Bois-le-Duc , elle
a visité Gertrudemberg et Berg-op-Zoom. Le 10 mai l'Empereur
était à Flessingue ; il a visité toutes les parties de la
côte et de l'île de Walcheren. L'affluence du peuple était
immense , et en voyant le monarque qui les a délivrés du
joug anglais , et qui a garanti leur existence en leur accordant
le beau titre de Français , les habitans ont égalé toutes
les villes de l'Empire dans les témoignages de leur respect
et de leur dévouement pour leurs augustes souverains .
Le 13 au soir LL. MM. sont revenues à Anvers ; elles
en sont reparties le 14 pour Bruxelles ; elles sont arrivées
le même jour au palais de Leken .
PARIS.
L'ÉPOQUE précise des fêtes ne paraît pas encore déterΜΑΙ
1810 .
191
L
minée : les plus grands préparatifs se font sur la route que
doit suivre S. M. jusqu'à Rouen .
- Deux décrets très-importans ont été rendus pendant
le voyage . L'un est un acte de représailles envers les Etats-
Unis; leur pavillon est banni de nos ports , et l'introduction
de leurs marchandises prohibées. L'autre accorde le
prix d'un million au mécanicien , de quelque nation qu'il
soit , qui aura imaginé la meilleure machine pour filer le
lin , àl'instar de celles qui filent les cotons . Un troisième
décret met à la disposition du ministre de l'intérieur pour
1810 , la somme de 36 mille francs , spécialement consacrée
aux dépenses de la censure de la librairie.
- Chénard , Martin et Elleviou sont subitement partis
de Paris pour Leken , où ils doivent avoir l'honneur de
paraître deux ou trois fois devant LL . MM.
-Les travaux de restauration de la Sainte-Chapelle et
du Palais de justice qui étaient confiés à M. Beaumont ,
sont continués , depuis la mort de cet artiste, sous la direction
de M. Peyre ( neveu. )
-On annonce que la galerie du Sénat , déjà riche de
nombreuses et belles productions de l'école française , va
recevoir de nouveaux tableaux d'un grand prix .
On croit à la prise de Lérida par le général Suchet ,
mais la nouvelle n'en est pas officiellement publiée .
-M: de Kourakin , frère de l'ambassadeur de ce nom ,
est arrivé à Paris : il vient présenter à l'Empereur les félicitations
de son souverain , à l'occasion du mariage de
S. M. La même mission a été confiée , de la part du roi
d'Espagne , à M. d'Azanza,
La première classe de l'Institut a saisi la première
occasion qui s'est offerte de donner un témoignage de sa
haute estime à M. de Humboldt : elle a nommé ce savant,
qui depuis long-tems partageait ses travaux, à la place d'associé
correspondant , vacante par la mort de Ch . Cavendish.
- Les nouvelles des ports annoncent des prises trèsimportantes
faites dans l'inde sur le commerce anglais.
- La ville de Ratisbonne a dû être cédée au roi de
Bavière en même tems que les territoires de Hanau et de
Fulde ont été remis au grand duc de Francfort .
- M. Collin de Sussi , directeur-général des douanes ,
est à Anvers , occupé à organiser ce service dans les pays
nouvellement réunis , de manière à rendre la contrebande
impossible.
1
1
1
192 MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1810 .
ANNONCES .
Galerie historique des hommes les plus célèbres de tous les siècles et
de toutes les nations , contenant leurs portraits gravés au trait , d'après
les meilleurs originaux , avec l'abrégé de leur vie et des observations
sur leur caractère ou sur leurs ouvrages ; par MM. Auger , Biot ,
Bourdois de la Motte , Cuvier l'aîné , de Barante , de Maussion , Desfontaines
, Feuillet , Landon , la Renaudière , le Breton , le Grand
Leuliette , Quatremère de Quincy , Taillefer , etc .; quelques articles
ont été fournis par MM. Bergasse , Cauchy , Ginguené , Moreau ,
Petit-Radel . Chaque volume , de format in-12 , contient 72 portraits et
pareil nombrede notices de deux à quatre pages et plus , selon l'importance
des personnages. Cet ouvrage qui a d'abord été distribué par
livraisons d'articles détachés , vient d'être terminé et paraît maintenant
en 12 volumes , disposés par ordre alphabétique. Le dernier contient
une table alphabétique et chronologique de tous les personnages compris
dans la collection. Ces 12 volumes se distribuent en 4 livraisons de
3 volumes chacune , et de mois en mois . L'éditeur a néanmoins
quelques exemplaires complets pour ceux qui désireraient se procurer
l'ouvrage tout à-la-fois . Prix de chaque volume , 9 francs en feuilles ,
ou , cartonné et étiqueté en or par Bradel, 10 fr .; un franc de plus
par volume pour le port. Chez C. P. Landon , éditeur , rue de l'Université
, nº 19 , au Bureau des Annales du Musée.
La tre livraison qui paraît en ce moment , contenant les volumes
1 , 2 et 3 , compreenndd les lettresA, B , et une partie de la lettre C.
Les Antiquités d'Athènes , mesurées et dessinées par J. Stuart et
N. Revett , peintres et architectes , ouvrage traduit de l'anglais par
L. F. Feuillet , bibliothécaire adjoint de l'Institut , et publié par C. P.
Landon, peintre, correspondant de l'Institut royal de Hollande. Trois
vol . in- folio , avec 150 planches .
2200ffrr..; avec
Cet ouvrage est distribué enhuit livraisons qui paraissent de six
mois en six mois ; le prix de chaque livraison est de
épreuves sur pap . Hollande propre au lavis , 25 fr.; pap. vélin ,
40 fr. , et pap. vélin , épreuves coloriées , 50 fr .; 2 fr. de plus pour le
port. Chez C. P. Landon , éditeur , rue de l'Université , nº 19.
La seconde livraison qui vient de paraître , contient le monument
Choragique de Lysicrates, vulgairement appelé la Lanterne de Démosthènes
, et le Stoa ou Portique , pris communément pour les restes du
temple de Jupiter olympien.
Les planches du premier chapitre de cette livraison représentent la
vue pittoresque du monument Choragique dans son état actuel , ses
plans , élévation et coupe , les divers détails de son architecture et le
développement de sa frise cireulaire , ornée de sculptures . Les planches
du second chapitre représentent la vue des restes dutemple de Jupiter
olympien, son plan, son élévation, deux coupes, et les détails les plus
intéressans de l'architecture de cet édifice , remarquable par son étendue
et son caractère . Une autre planche offre une réunion de médailles
et de fragmens antiques tirés de ces divers monumens . Toutes les
planches sont cotées avec une scrupuleuse exactitude, et accompagnées
de trois échelles , celles des mesures anciennes , des mesures nouvelles
et des modules .
TABLE DEPDTE LAS
DAA
D
5
cen
MERCURE
DE FRANCE .
N° CCCCLXII . Samedi 26 Mai 1810.
POÉSIE .
2
3
TRADUCTION DE LA SCÈNE IIIme DU SECOND ACTE
DE LA MÉDÉE D'EURIPIDE.
١٤
( La scène se passe entre Médée et le Choeur. Cette magicienne ,
chassée de Corinthe par Créon , et abandonnée par Jason , qui est sur
le point d'épouser Creüse , se prépare à la vengeance..) .
P
LE CHOEUR.
Malheureuse Médée ! où porter vos douleurs ?
Quelle terre offrira son asyle à vos pleurs ?
Qui vous consolera ? Je vois sur votre tête
Se rassembler de maux une horrible tempête. ::
MÉDÉE . 10
دو
1
4
Onm'outrage , il est vrai , mais bientôt mon courtouk
Renverra ma douleur à ces nouveaux époux.V
Et ce Créon si fier sentira ina puissance.nl
Sije n'avais conçu l'espoir de la vengeance ,
Aurais-je donc , flattant son orgueil inhumains, do
Vers ce tigre étendu ma suppliante main ? -2 197
L'insensé ! me forçant à quitter son empire , ..
Il pouvait renverser la vengeance où j'aspire ;
N
194 MERCURE DE FRANCE,
1-
Mais il m'accorde un jour , et l'espoir m'est permis
J'abattrai dans ce jour mes trois fiers ennemis ,
Et le père , et la fille , et le gendre , et ma rage
Va punir à l'instant le plus sensible outrage .
J'en ai tous les moyens ; mais lequel préférer?
Faudra-t- il par le feu tous trois les dévorer ,
Et par-tout au palais répandre l'incendie ?
Ou de ce couple affreux payant la perfidie ,
Faudra- t- il tout-à-coup m'offrir à leur regard ,
Et cent fois dans leurs coeurs enfoncer le poignard ?
Que dis-je ! en ce projet , Dieux ! si j'étais surprise ,
Avant de consommer ma fatale entreprise ?
Qu'ils goûteraient de joie en me faisant mourir !
Non , non , c'est à mon art qu'il me faut recourir ;
Agissez , mes poisons , votre puissance est sûre ,
Agissez ; bien, très-bien ; vous vengez mon injure.
Mais , où fuir à présent? car il faut tout prévoir;
Quelle ville en son sein voudra me recevoir ?
En est-il ? ah ! pourvu qu'un asyle me reste ,
C'en est assez , malheur à ceux que je déteste !
Bientôt , dans le silence , avec art apprêtés ,
De la terrible mort les coups seront portés ,
Et , si par des vengeurs ma tête est poursuivie ,
Ma main s'arme du fer pour défendre ma vie ,
Je l'arrache aux objets de ma juste fureur ,
Etde mes attentats je comble ainsi l'horreur.
Oui , j'en jure par toi qui serviras ma haine ,
Par toi queje chéris , par toi ma souveraine ,
Hécate , dont toujours la présence et la voix
Surveillent mes foyers et me dictent des lois ,
Je jure , que jamais un perfide , un infâme o
Ne se réjouira d'avoir blessé mon ame ,
Qu'au festin de l'hymen qui cause mon malheur ,
En des coupes de sang il boira ma douleur.
Exécrables époux , vous serez mes victimes .
Va , Médée ; à présent va consommer tes crimes ;
Mais sur- tout , préparant tes mystères secrets ,
N'épargne aucun de ceux qui t'ont lancé leurs traits;
Point de fausse pitíé , point de vaine menace.
Veux-tu que de Sisyphe une exécrable race ,
De ces infâmes noeuds étalant l'appareil ,
Livre aux ris insultans la fille du soleil ?
?
ΜΑΙ18ιό. 195
Non, ton art est puissant ,ton sexe est implacable ,
Et lafemme outragée est toujours redoutable.
PARSEVAL.
1
i
STANCES AU MOIS DE MAI
1 I
5/1
Tu renais donc pour plaire aux coeurs heureux ,
Mois des amours , jeunesse de l'année !
Le ciel enfin asecondé nos voeux :
Embellis notre destinée.
ےت Ilsnesontplus, ces longs jours de douleur A
Où, sans plaisir , on voyait la verdure;
L'âpredestin , par des cris de terreur , Tachog «
Otait son charme à la nature.
Loin du héros , nos ennemis nombreux ,
Avec orgueil , achevaient leurs conquêtes :
Alcide accourt , et quoique seul contr'eux ,
Sous le joug il courbe leurs têtes.
م
Ar noys
De l'Orient , jusqu'aux climats glacés ,
Beau mois de Mai , tu vis souvent sa gloire ;
Vois ses hauts faits enfin récompensés :
Ilale prix de lavictoire.
NOIXT
Beaumois de Mai , souris à deux époux :
Lajeunemère , à ton retour , féconde , OM
Ivre d'amour , pourra , sur ses genoux ,
Te présenter l'espoir du monde.
1
STE 1
Beau mois de Mai , que dans mille ans encor ,
Les rejetons d'une race adorée
Puissent cent fois te montrer l'âge d'or !
Tunous vois au règne d'Astrée . し
DUMANDANT.
fi.
24
ءام

N2
196 MERCURE DE FRANCE ,
4-%
LE FLEUVE ET LE RUISSEAU,
APOLOGUE.
ATTEINT dans son printems du souffle de la mort ,
Un sage , à l'amitié plaintive ,
Qui pleurait son funeste sort ,
De l'Océan montrait la rive .
«Voyez ce modeste ruisseau
> Mourir à quelques pas de sa source inconnue;
> On ne distingue plus son eau ,
Ad'innombrables flots mêlée et confondue.
> Voyez ce vaste fleuve au sein profond des mers
> Apporter le tribut de ses eaux vagabondes ;
» Il y tombe , il y perd et son nom et ses ondes ;
> Qu'importe son long cours et ses détours divers !,
> Pareilles sont les destinées
» Du fleuve , du ruisseau , dès qu'ils touchent ce bord :
> Emblème des humains que rend égaux la mort ,
> Qu'on ait souffert un jour ou langui cent années . »
EUSEBE SALVERTE.
ENIGME .
Mon père mit au jour un grand nombre d'enfans ,
Destinés par état à former des savans:
Pour mon compte , lecteur ,je fais un très-beau rôle ;
Quoique privé souvent du don de la parole
Je préside en tout tems à l'éducation ,
ir
,
J'ouvre et ferme toujours l'école ,
Jejoins sur- tout l'exemple à la leçon.
Je commence et finis l'étude , l'exercice
J'entre à l'église ou j'achève l'office .
Je me montre en hiver , encor plus en été ,
Je sers à la splendeur plus qu'à l'obscurité .
Au peuple cependant doublement nécessaire ,
Il ne pourrait sans moi terminer une affaire .
Etablissant partout l'ordre et la sûreté ,
Il me trouve toujours dans la nécessité.
T
1
*ΜΑΙ 1810.
197
Lecteur, si cette énigme est pour toi trop obscure,
Pour éclaircir le doute où je puis t'avoir mis
Tudois m'apercevoir à la fin du Mercure ,
Si l'imprimeur n'a rien omis.
S ........
LOGOGRIPHE .
LECTEUR , j'ai cinq pieds qui , prononcés dans leur ordre ,
En un tribunal criminel ,
Forment un arrêt solennel
Contre quelque grave désordre.
Unpied de moins je m'élève sur l'eau ,
Ou l'on m'enfonce en un tombeau.
Unpied de moins , je suis la plus noble partie
De toi-même : avenant le cas d'une autre vie ,
Non contente d'avoir été ,
J'ose encore aspirer à l'immortalité.
S........
CHARADE .
AMI lecteur , un géomètre
Est très-connu par mon premier.
C'est sur les traits de mon entier
Qu'on peut facilement connaître
Mondernier .
NAR ..... , département de l'Aude.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Grâce , pris dans ses
différentes acceptions .
Celuidu Logogriphe est Crosse, dans lequel on trouve : rosse
Celui de la Charade est Po- tage.
SCIENCES ET ARTS.
ESSAI SUR LA GÉOGRAPHIE PHYSIQUE , le Climat et l'Histoire
naturelle du département du Doubs ; par M. GIRAUD
CHANTRANS. - A Paris , 2 vol . in-8°. (1810.)
UNE des sciences dont l'étude m'a toujours paru
réunir beaucoup d'intérêt à une très-grande utilité , c'est
la géographie physique . On a peine à concevoir comment
cette science a reçu si peu d'encouragement parmi
nous jusqu'à ces derniers tems . C'est elle cependant qui
nous fait connaître la configuration de la terre , la nature
du sol , le climat , la qualité des eaux , les diverses
espèces de plantes et d'animaux propres à chaque contrée
, l'influence de ces différentes causes sur l'espèce
humaine , et réciproquement l'influence de l'homme sur
elles . Comment , sans cette science , aurait-on , sur la
géographie proprement dite , autre chose que des idées
superficielles et vagues ?
Si le premier objet du géographe consiste à établir les
rapports que les différentes parties de la terre ont entre
elles , son premier soin doit être d'assigner' des bornes
invariables aux divisions qu'il admet , ou plutôt il ne
doit admettre comme divisions fondamentales que celles
de la nature : les Etats s'accroissent ou se détruisent , les
villes les plus opulentes s'anéantissent, les monumens
qui paraissent les plus durables résistent à peine quelques
siècles à l'action du tems ; la configuration seule
de la surface de la terre a quelque durée. Sans doute les
divisions fondées sur l'astronomie déterminent , de la
manière la plus exacte , les rapports des différens points
de la terre; mais ces divisions et ces rapports conventionnels
ne laissent dans notre esprit que des abstractions
fugitives , et notre mémoire s'enrichit sur-tout par
}
MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1810 . 199
les impressions de nos sens . D'ailleurs , ces montagnes
qui embrassent notre globe, ces vallées qui le sillonnent ,
ne servent pas seulement à le diviser , elles le rendent
encore habitable : sans les inégalités qui partagent nos
continens , aucun être doué de la vie peut-être n'existerait
; sans elles les eaux vraisemblablement ne forme.
raient point de nuages et ne tomberaient point en pluies ;
les sources n'auraient point paru ; les rivières et les
fleuves n'auraient point eu de cours , l'équilibre de la
mort se serait établi partout. Cette influence de l'inégalité
du terrain , du sol et du climat est si puissante et si
étendue , qu'elle s'exerce jusque sur les formes , les
couleurs et les propriétés des plantes et des animaux ;
les hommes eux-mêmes ne peuvent s'y soustraire ; ils
reçoivent d'elle , en grande partie , leur tempérament ,
leur caractère , leurs moeurs , leur industrie. Le montagnard
diffère entièrement des habitans des plaines ;
les peuples maritimes ne ressemblent point à ceux qui
vivent dans l'intérieur des continens ; il n'est , en un
mot , pas plus indifférent de se nourrir de fruits ou
de chhaaiirr ,, de lait ou de poissons , que de respirer l'air
pur des lieux élevés ou l'atmosphère épaisse des contrées
marécageuses. Ajoutons même que , malgré leurs systèmes
politiques et leur industrie , les hommes n'ont pu
encore se soustraire entièrement à l'influence qu'exercent
sur eux les communications naturelles qui les rapprochent
, ou les bornes naturelles qui les séparent. Des
différences entre les gouvernemens , entre les lois , entre
les intérêts des habitans d'une même contrée n'ont souvent
pu détruire qu'imparfaitement les rapports fondés
sur lanature du climat et la configuration du sol ; et il
n'a quelquefois fallu traverser qu'une montagne ou qu'une
rivière pour trouver d'autres goûts , d'autres moeurs , un
autre langage . C'est la civilisation qui rassemble et confond
les peuples ; dès qu'elle s'affaiblit , ils se divisent .
Mais si tout s'accorde à prouver que la nature a voulu
partager originairement l'espèce humaine en familles , et
qu'elle tend sans cesse à nous ramener à son premier
but , l'existence des grandes nations est sans doute un
200 MERCURE DE FRANCE ,
Y
des plus beaux témoignages de la puissance du génie de
l'homme .
Quelques personnes s'étonneront peut-être de ce que
nous avons dit que la géographie physique a été négligée
en France . En effet , il y a plus d'un demi-siècle
qu'un géographe très-distingué ouvrit parmi nous cette
carrière ; mais il n'eut point d'émules ; la route qu'il
traça fut peu suivie ; elle était trop étroite , et nous en
sommes , pour ainsi dire , encore à ses premiers essais .
Notre opinion n'en reste donc pas moins fondée , et la
seule vérité qu'il soit possible de tirer des tentatives dont
il vient d'être question , c'est que , s'il est dans la nature
des sciences de commencer par des systèmes , la géographie
physique est jusqu'à présent restée chez nous
dans toute la faiblesse de l'enfance. Il faut pourtant
convenir que , si nous ne possédons pas encore pour la
France un traité complet de géographie physique , nous
avons au moins quelques-uns des élémens qui doivent
entrer dans la composition de cet ouvrage . Plusieurs
savans distingués ont mesuré nos montagnes , et en ont
décrit les parties principales , ainsi que les minéraux
qu'elles renferment ; d'autres nous ont parlé des plantes
et des animaux que nourrit notre sol ; nous possédons
quelques bons Mémoires d'hydrologie ; nos principales
eaux médicinales ont été analysées ; la météorologie ,
éclairée par la physique et par la chimie , a cessé d'être
une science hypothétique , et les observations de topographie
médicale se sont beaucoup accrues . Les statistiques
que le gouvernement a publiées offriront aussi
quelques secours ; mais ces différens travaux ne peuvent
avoir , sous le rapport qui nous occupe , l'utilité des
ouvrages analogues à celui que nous annonçons aujourd'hui
. Ces ouvrages ontt ,, sur la plupart des autres ,
l'avantage d'avoir été fait sur un plan qui embrasse toutes
les branches de la géographie physique. En effet , le but
de M. G. C. est de nous faire connaître la forme , la
nature , le climat et les productions du département du
Doubs . Après avoir parlé de l'étendue et des limites de
cette partie de la France , des différens aspects qui la
ΜΑΙ 1810 . 201
caractérisent , des vallées , des rivières , des marais , des
tourbières qui s'y trouvent , sur-tout après avoir donné
une série de nivellemens qui font connaître la hauteur
des points principaux du Jura et des vallées qui en descendent
, il considère l'influence des circonstances locales
sur la culture de ces contrées et sur les maladies qui y
règnent ; il entre ensuite dans des détails d'histoire naturelle
, et , suivant le système de Linneus , il nous fait
passer en revue tous les êtres que renferme le pays dans
lequel ses recherches se circonscrivent ; d'abord , au sujet
de l'homme , il indique les traits principaux qui caractérisent
l'habitant des bords du Doubs ; il nous donne
ensuite un tableau des animaux de toutes les classes , et
il l'accompagne d'observations dont l'histoire naturelle
générale et particulière pourra profiter : tel est l'objet
du premier volume. Le second traite de la botanique et
d'un ordre de substances singulières , dont la nature ambiguë
fait encore un sujet de contestation parmi les naturalistes.
Les uns rangent les productions aquatiques
connues sous les noms de bissus , de trémèles et de conferves
avec les végétaux , et les autres les classent dans
le règne animal. M. G. C. s'est , pour ainsi dire , placé
à la tête de ceux qui regardent ces substances comme
des animaux , sinon en avançant le premier cette opinion
, du moins en la fondant sur des travaux beaucoup
plus nombreux que ne l'avaient fait ses prédécesseurs .
Il termine sonouvrage par la description des minéraux
qu'il fait précéder d'un petit discours sur la géologie ,
dans lequel on reconnaît l'observateur profond et le philosophe
habitué à tirer des phénomènes les lois les plus
générales et les plus fécondes . Tous ces détails pourraient
paraître minutieux au premier coup-d'oeil , mais
ils sont si variés que le tableau général qui résulte de
leur ensemble est du plus grand intérêt.
Qu'on se figure un amphithéâtre immense où tous les
climats semblent réunis , et qui se termine à l'horizon
par une chaîne de hautes montagnes calcaires , ancien
produit des eaux. Des vallées profondes , qui paraissent
avoir été jadis des lacs , jointes quelquefois entre elles
1
202 MERCURE DE FRANCE ,
par des déchiremens plus profonds encore , partagent
ces montagnes en tout sens , et sur-tout en suivant la
direction de leur chaîne . Des eaux abondantes et pures
naissent de toutes parts : ici elles se réunissent dans de
vastes réservoirs formés par les dépressions du sol ; là
elles sont englouties dans des gouffres dont on n'a jamais
pu sonder la profondeur ; plus loin elles s'élancent du
sein de la terre en torrens impétueux ; et , après des détours
nombreux et des chutes rapides , elles viennent
enfin fertiliser des rives plus unies . Des plantes de toute
espèce couvrent ces belles contrées , elles sont peuplées
de nombreux animaux , et des hommes grands et forts ,
bons et intelligens les vivifient . :
Les plus hautes de ces montagnes , toujours environnées
d'un air pur et d'où l'hiver ne s'éloigne jamais
entiérement , ne présentent à l'oeil , en général , que des
sommets aplatis et des croupes arrondies ; mais elles ne
sont ni désertes , ni arides . Les gras pâturages et les
épaisses forêts qui les revêtent sont habitées par le faisan ,
le grand coq de bruyère , le merle d'eau , le pinion de
neige ; leurs cimes les plus sauvages sont les repaires du
petit aigle tacheté , du vautour gris , du corbeau à bec
orangé , du merle de roche. Les troupeaux qu'elles nourrissent
, les pins qu'elles produisent éveillent de toute
part une active industrie . C'est dans les chalets épars sur
leurs flancs que plusieurs espèces de fromages délicats
se fabriquent , et chaque jour la cognée choisit dans
leurs riches forêts des mâts pour nos vaisseaux ou des
solives pour nos édifices . A la vérité , toute la culture
de ces contrées se renferme dans les potagers étroits
dont les chalets sont environnés : le printems y est sans
espoir et l'automne sans richesses .
Si l'on descend de ces hautes montagnes , à l'uniformité
succèdent les sites les plus riches , les aspects les
plus variés , les contrastes les plus nombreux . Sur ces
moyennes régions la saison des frimas touche , pour ainsi
dire , à celle des moissons ; des montagnes entières sont
entr'ouvertes jusqu'à leurs bases , des rochers énormes
sont suspendus , des rivières impétueuses se frayent leur
ΜΑΙ 1810 . 203
lit au travers des abîmes , tout semble désordre et bouleversement
. Mais au milieu de cette confusion apparente
, l'homme a su se créer des habitations paisibles ,
et les obstacles n'ont servi qu'à donner un plus grand
essort à son intelligence . Aux pins et aux bouleaux des
montagnes se joignent ici le chêne , le hêtre , le sorbier ,
le frêne , l'érable , et la plupart des beaux arbres de la
France . Dans les vastes forêts que produit une aussi
riche végétation , le loup noir , le renard charbonnier ,
le chat sauvage , le cerf , le chevreuil , le sanglier trouvent
encore des abrits sûrs . C'est au milieu d'elles que
l'aigle commun , le pigargue , le grand-duc , le pic à
tète rouge , la mésange huppée , et une foule d'autres
oiseaux viennent cacher leurs petits et chercher la proie
ou le grain dont ils se nourrissent. Les vallées de ces
hautes régions sont tapissées de prairies et arrosées par
des eaux toujours pures , où se trouvent le chabot agile ,
la petite truite à tache noire , l'ombre dorée. Ce ne sont
plus de simples chalets qui frappent la vue ; chaque
source a son hameau , et chaque ruisseau son bourg et
ses villages . La bêche n'est plus le seul instrument du
laboureur , la charrue peut déjà tracer quelques sillons .
Toutefois , à cause de la vivacité de l'air , l'orge et
l'avoine sont , de toutes les plantes céréales , les seules
qui mûrissent , et les arbres fruitiers ne peuvent soutenir
les longs hivers de ces lieux élevés . Mais la sagesse
des habitans supplée abondamment à tout ce que la nature
leur refuse. Leur vie est simple , frugale et active ;
ils associent le commerce et les arts mécaniques aux
travaux agricoles ; les chevaux et les boeufs qu'ils nourrissent
en grand nombre remplissent leurs prairies ; ils
firent du sein de la terre un fer limoneux que des fourneaux
et des forges épurent etrevivifient , et que des fabriques
actives façonnent en instrumens de toute espèce.
Si les champs sont couverts de neige , ces habitans laborieux
se livrent , dans leur intérieur , à l'exercice de
quelques métiers ; si les glaces ont disparu , chaque
courant d'eau fait mouvoir des machines différentes ; des
scies ingénieuses , des moulins nombreux , en augmen204
MERCURE DE FRANCE ,
tant la valeur des produits de la terre , compensent en
queique sorte leur petite quantité . Le sol est peu fertile ,
mais Thomme prospère , tant il est vrai que le repos et
la richesse sont moins utiles au bonheur que le travail
et l'industrie !
Enfin , si les regards s'abaissent sur la partie la moins
élevée de ce riche amphithéâtre , les grands témoignages
des révolutions de la nature disparaissent , et l'on croit
passer sur une terre étrangère et sous un ciel nouveau .
Ici toutes les saisons peuvent déployer leurs richesses
et se partager également le cours de l'année : chaque
espècede plante céréale prospère , tous les fruits des pays
tempérés mûrissent , et la vigne couvre la plupart des
coteaux qui reçoivent l'influence du midi. De belles
forêts , oùvivent des animauxnombreux, separtagent avec
la culture cette contrée fertile que des rivières profondes
parcourent et arrosent. Des villes opulentes , où aboutissent
des routes commodes , s'élèvent de distance en distance
, et donnent aux champs les biens qui embellissent
la vie , en retour de ceux qui la soutiennent. Tous les
élémens du bonheur paraissent réunis sur ce sol heureux
, et nous devrions terminer ce tableau par la peinture
du bien-être qu'un peuple doit goûter au milieu des
dons les plus précieux de la nature ; mais il en est de
l'abondance de ces dons comme de tous les autres biens ;
l'homme semble beaucoup plus enclin à en abuser qu'à
en jouir. Nous bornerons donc ici le résumé très-général
que nous venons de faire. Nous n'aurions de plus
à dire sur les habitans des rives inférieures du Doubs
que ce qui a déjà été répété si souvent sur les peuples
qui ne sont point aussi heureux qu'ils pourraient l'être .
Revenons actuellement à l'ouvrage de M. G. C. Nous
désirerions pouvoir ne point affaiblir le bien que nous
en avons dit ; malheureusement nous sommes obligés
de troubler nos éloges par quelques critiques ; la vérité
nous en fait une loi ; car, dans notre métier,
« Le premier des devoirs , sans doute , est d'être juste. » VOLT.
Un des principaux reproches que nous ayons à faire à
ΜΑΙ 1810. 205
M.G. C. , c'est d'avoir joint à sa géographie l'exposition
des méthodes suivant lesquelles il a classé dans cet ou
vrage les objets d'histoire naturelle.
Cette exposition n'était point nécessaire à un traité
essentiellement destiné aux savans : il n'est aucun d'eux
qui ne soit familiarisé avec les méthodes des naturalistes
et qui n'en ait apprécié la valeur; et il est rare qu'une
chose superflue se trouve dans un ouvrage sans que ce
soit aux dépens d'une chose utile. Ainsi nous croyons
que celui qui nous ooccccuuppee eût été plus intéressant , s'il
eût offert, sur les diverses productions de la nature , des
discours réguliers et suivis , au lieu d'une nomenclature
aride et insignifiante pour la plupart des lecteurs . Cette
méthode était pour M. G. C. d'autant plus facile à suivre
que les nombreuses observations dont il a enrichi son
ouvrage lui donnaient des moyens de présenter sous des
points de vues nouveaux les objets qui ne l'étaient pas ,
et l'exemptaient de répéter ce que d'autres avaient déjà
dit. Dailleurs il aurait pu nous faire connaître dans ces
discours les traits caractéristiques des êtres qu'il se contente
de nommer , et donner ainsi une plus grande confiance
en ses observations .
:
Nous demandons pardon à M. G. C. d'insister sur ce
point; mais nous avons si souvent éprouvé combien les
déterminations faites uniquement d'après les phrases
spécifiques des nomenclateurs laissent de doutes après
elles, et combien l'ouvrage de Linneus contient d'erreurs,
que nous ne pouvons nous défendre de quelque incorti
tude sur la justesse d'une synonymie qu'il n'est pas en
notre pouvoir de vérifier , et cette incertitude s'accroît
encore par la nouveauté des observations . Par exemple :
le mus talpinus de Linneus est une espèce de rat qui ,
jusqu'à présent n'a été vu que dans les contrées méridionales
de la Russie où Pallas l'a découvert , et cependant
M. G. C. fait entrer ce rat taupe dans la liste des quadru
pèdes du département du Doubs . Certainement un fait de
cette importance avait besoin , pour ne point laisser de
doutes , d'autre chose que d'une simple assertion : les
:
2
206 MERCURE DE FRANCE ,
méprises des sens sont si faciles qu'en physique les expériences
d'un seul homme ne sont jamais concluantes .
Nous ne nous arrêterons point à examiner si M. G. C.
aurait pu suivre des méthodes plus parfaites que celles
qu'il a choisies , nous nous bornerons à faire observer
l'inconvénient qui résulte de la préférence qu'il a accordé
à l'ouvrage de Geoffroy pour ladétermination de ses insectes
. Geoffroy n'avait eu d'autre but que de décrire les
insectes des environsde Paris . On ne pouvait donc reconnaître
d'après son travail que les espèces qui vivent autour
de la capitale ; et c'est , en effet , ce qui est arrivé à
M. G. C.: il n'a nommé , à très-peu d'exceptions près ,
que les insectes décrits par Geoffroy , de sorte qu'on ne
peut distinguer sur le tableau qu'il donne de ces animaux
la différence qui existe sous ce rapport entre le climat
assez doux et le territoire assez uniforme des environs
de Paris , et la température et le sol des montagnes du
Jura.
S'il n'entrait point dans les vues de M. G. C. de donner
un catalogue complet des êtres que produit le département
du Doubs , il nous semble qu'il aurait dû choisir
de préférence parmi les animaux , les plantes et les minéraux
de cette contrée , les espèces qui pouvaient la caractériser
; c'était le moyen de ne point se trouver en opposition
avec une des règles les plus générales de l'histoire
naturelle : les observations démontrent chaque jour que
l'habitation des animaux est circonscrite et ne s'étend
jamais au delà de certaines bornes .
Enfin nous aurions désiré trouver dans l'ouvrage de
M. G. C. l'analyse de tous les travaux déjà faits qui se
rapportent à la géographie physique du département du
Doubs . On sait que les registres de l'ancienne académie
deBesançon contiennent plusieurs mémoires sur l'histoire
naturelle de la Franche-Comté ; l'histoire du second
royaume de Bourgogne par Dunod renferme aussi des
notes sur les salines , les mines et les eaux minérales de
cette province ; M. Droz a publié des remarques sur les
productions naturelles du bailliage de Pontarlier , etc.
Personne mieux que M. G. C. ne pouvait porter unjuge
ΜΑΙ 1810 .
207
ment sur ces anciens travaux qui , sans doute , ne seront
jamais d'une grande utilité , mais qu'on aimerait à connaître
par cela seulement qu'ils ont précédé ceux d'aujourd'hui
: ils sont pour nous de l'histoire , et l'histoire
sera toujours la première des sciences aux yeux de ceux
qui ne craindront pas d'y figurer .
Au reste , on ne doit point oublier que l'histoire naturelle
n'a jamais été pour M. G. C. qu'un sujet de délassement
, et qu'il n'a pu y consacrer que quelques momens
de loisir dérobés à ses fonctions législatives . Ce serait
bienmal connaître l'intérêt de la science qu'on cultive
que de ne pas accepter avec reconnaissance les dons gratuits
qu'onveutbien lui faire , sur-toutlorsqu'ils viennent
de personnes qui , comme M. G. C. , peuvent les rendre
honorables.
1
L
:
E
FRÉDÉRIC CUVIER .
i
:
10

L
1
3
1.font
6300
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
HISTOIRE ROMAINE DE TITE- LIVE , traduction nouvelle par
M. DUREAU DE LA MALLE , de l'Académie française ,
traducteur de Tacite et de Salluste , revue par M. NOEL ,
** membre de la Légion-d'Honneur , inspecteur-général ,
conseiller ordinaire de l'Université impériale , etc.
PREMIÈRE DÉCADE .- Quatre vol . in-8 °.-Prix , 24 fr . ,
et 30 fr . 50 c. franc de port.-A Paris , chez Michaud
frères , imprimeurs-libraires , rue des Bons-Enfans ,
n° 34 , et chez H. Nicolle , à la librairie stéréotype ,
rue de Seine , nº 12 .
0
(PREMIER EXTRAIT.)
IL y a peu de réputations plus imposantes que celle de
Tite-Live , et peu de grands écrivains qui aient obtenu
plus de justice de leurs contemporains et de la postérité .
Il futadmis , comme Horace et Virgile , à l'intimité d'Auguste
; mais dans le palais des Césars il demeura fidèle à
la mémoire de Pompée. La gloire porta son nom jusqu'aux
bornes de l'Empire ; un habitant de Cadix se
rendit à Rome uniquement pour y voir Tite-Live , et
⚫ retourna dans sa patrie satisfait de l'avoir vu . « Il était
>> bien extraordinaire , dit à cet égard S. Jérôme dans
>> une lettre à Paulin , qu'un étranger vînt à Rome pour
>> y chercher autre chose que Rome même ! » On assure
que , dans le dernier siècle , un savant suédois fit lemême
honneur à Fontenelle , et qu'ayant en vain demandé son
adresse aux barrières de Paris, il s'indigna sérieusement
contre la barbarie d'une ville où la demeure de ce philosophe
illustre n'était pas connue des commis de l'octroi
. Nous ignorons si l'Espagnol dont parle S. Jérôme
fut plus heureux en arrivant dans la capitale du monde ,
et si telle était alors la considération générale qu'on
accordait aux talens , qu'il ne fût pas ridicule de demander
LA
SEIM
S
se
MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1810 .
mander l'adresse de Tite-Live aux douaniers du
romain .
200
peupleDE
Quoi qu'il en soit , cet historien justement cafefre
mourut à Padoue , sa ville natale , dans la soixante sei
zième année de son age , la quatrième du règne de Tilere , 5.
et le jour même de la mort d'Ovide , dont la destinée fuccn
si différente de la sienne. Ses contemporains déploraient
encore sa perte , et déjà la critique et le tems avaient
affermi sa gloire , quand la haine d'un Empereur en
démence lui rendit un hommage plus rare et non moins
flatteur : le fils de ce Germanicus qui avait été l'ami des
lettres et l'amour des Romains , Caligula bannit de toutes
les bibliothèques les écrits et les images de Tite-Live :
il fit livrer aux flammes d'innombrables copies de son
histoire; et c'est peut-être à cette absurde frénésie qu'il
faut attribuer la perte d'une partie de ce grand ouvrage ,
notamment de celle où l'auteur avait peint la guerre
civile et les derniers efforts de la liberté mourante : il
semble que la folie même ne puisse étouffer , dans l'ame
des tyrans , la crainte de la vérité. C'est ici le cas d'observer
les progrès rapides que le despotisme avait faits
chez les Romains . Tite-Live , à la cour d'Auguste , loue
publiquement les défenseurs de la république , vaincus
àPhilippes et à Pharsale ; l'héritier de César , loin de
l'en punir , l'honore de son amitié , et lui donne en riant
le surnom de Pompéien . Sous le règne suivant Crémutius
Cordus , pour avoir appelé Marcus Brutus le dernier des
Romains , est réduit à se donner la mort , accusé devant
le sénat de ce terrible crime de lèse-majesté , dont
l'amitié même redoutait la contagion , et qui , suivant
l'énergique expression de Tacite , enchaînait et forçait
au silence , (vinclum et necessitas silendi.) Enfin , le successeur
de Tibère poursuit l'historien de Rome jusque
dans le tombeau ; et le peuple-roi , déjà vieilli dans la
servitude , accoutumé par un prince furieux à respecter
des caprices plus sanguinaires , déchire à sa voix , peutêtre
avec un plaisir secret , les annales de ces tems glorieux
qui semblaient lui reprocher son esclavage et sa
bassesse . Au reste , Caligula proscrivit Homère et Vir-
0
210 MERCURE DE FRANCE,
:
gile avec Tite-Live , ce qui prouve que le génie n'est pas
moins odieux aux tyrans que la vérité.
a
L'estime des princes les plus éclairés , les hommages
des villes et des nations , la voix des siècles qui juge à
son tour les maîtres du monde , a dès long-tems vengé
ces grands écrivains des fureurs insensées de Caligula .
Tite-Live eçu presque autant d'honneurs queles pères
de l'épopée : Padoue s'est distinguée à son égard par un
culte particulier : elle a consacré son buste et son mausolée
dans le lieu où s'assemblent les premiers magistrats
de la ville : une autre statue lui est érigée dans le Prato
della Valle , non loin de celle de Thraséas . Lorsqu'en
1413 , on crut avoir retrouvé son tombeau , l'enthousiasme
saisit tous les habitans , et ce ne fut pas sans
peine qu'une partie de cette froide poussière fut accordée
aux instances du roi d'Aragon , Alphonse V, qui voulait
élever un monument magnifique à la mémoire de l'historien
romain . Léon X fonda une chaire pour expliquer
ses ouvrages : malheureusement des cent quarante livres
qui composaient son histoire , nous n'en possédons que
trente-cinq. Des ministres , des princes , des rois puissans
, ont cru que la découverte de ceux qui nous manquent
ajouterait à l'éclat d'une administration glorieuse :
on s'est flatté de les retrouver tantôt dans la bibliothèque
ottomane , tantôt dans une île de l'Archipel , jusque dans
les sauvages hébrides . Mais toutes les recherches ont été
vaines ; et probablement la lecture de Tite-Live , comme
celle de Tacite et de Salluste , dont le tems n'a pas respectédavantage
les écrits , mêlera toujours à l'admiration
qu'elle inspire le sentiment douloureux d'une perte irréparable.
Nous n'avions en France qu'une médiocre traduction
de Tite- Live par M. Guérin , ancien professeur de
l'Université de Paris ; car on ne comptait plus celle que
Vigenère fit paraître en 1582 , ni celle de Duryer , qui
fut réimprimée en 1700 , avec les supplémens de Freinshémius
. On se souvenait à peine que Malherbe avait
aussi traduit le 33me livre , et que Corbinelli , l'ami de
Mme de Sévigné , avait publié un volume de maximes de
morale et de politique , extraites de Tite-Live. M. DuMAL1810.
211
reau de la Malle qui , par sa traduction de Tacite , s'était
place , dès 1790 , parmi nos meilleurs écrivains ; qui .
depuis a lutté moins heureusement contre Salluste , mais
toujours avec la force d'un talent très-peu commun ,
semblait appelé par la nature inême de ce talent à faire
passer dans notre langue les beautés originales de Tite-
Live. Son discours préliminaire sur Tacite qui , suivant
la remarque d'un juge éclairé , contribua beaucoup au
succès de la traduction , est écrit d'un style noble et
animé , qui s'élève souvent jusqu'à la véritable éloquence
: il porte à croire que l'auteur pouvait s'approprier
plus facilement la clarté , l'élévation , l'abondance
et l'harmonie qui caractérisent Tite-Live , que l'énergique
précision , la profondeur , la rapidité , l'audace ,
et la concision , quelquefois obscure , de Salluste et de
Tacite. La supériorité de M. Dureau de la Malle sur ses
prédécesseurs , et le mérite éminent de sa première
traduction , sont incontestables ; mais on y sent trop ,
peut-être , l'effort continu qu'il a dû faire pour imiter le
langage elliptique et figuré de l'original. Des critiques
d'un goût aussi difficile que délicat , lui ont même reproché
d'avoir tourmenté son style , et d'avoir fait violence
au français pour le revêtir des formes et des tournures
latines . Ce défaut tient au système adopté par M. Dureau
de la Malle , etonon pas au caractère de son talent. Il
s'est fait une loi de conserver à chacun des historiens
qu'il a traduits ses traits distinctifs , sa physionomie particulière
les qualités de Tite-Live ayant plus d'analogie
avec celles de son traducteur , on avait droit d'espérer
qu'il en résulterait une imitation plus parfaite , un style
plus égal et plus simple , un ouvrage enfin qui mettrait
le sceau à la réputation que M. Dureau de la Malle avait
acquise par trente ans de travaux aussi honorables
qu'utiles .
ردو 623911
Les lettres et l'amitié l'ont perdu avant qu'il eût achevé
cette nouvelle entreprise , dont son expérience , son goût
naturel et ses longues méditations semblaient garantir
le succès. Désormais le seul nom de Tite-Live réveillera
'parmi nous le sentiment d'une double perte : en regrettant
ce que le tems a détruit dans le grand ouvrage de
02
212 MERCURE DE FRANCE ,
l'historien romain, nous nous rappellerons qu'il n'a pas
•même permis à M. Dureau de la Malle de compléter la
traduction de ce qui nous reste. Heureusement son fils ,
héritier de son amour pour les lettres , et formé par luimême
à l'étude de l'antiquité , n'a rien négligé pour
donner une existence durable à ce monument imparfait :
un écrivain connu par les nombreux services qu'il a
rendus à l'instruction publique , (M. Noël ) , a revu le
manuscrit de M. Dureau de la Malle , et terminé ce qu'il
avait entrepris . Mais il ne s'est point dissimulé le péril et
les difficultés de ce travail . Le traducteur d'un ouvrage
>> entier , dit-il , ne court qu'un danger , celui de rester
>> beaucoup au-dessous de son modèle : celui qui pour-
>> suit la tâche commencée par un autre , marche cons-
>>>tamment entre deux écueils . Outre la défaveur atta-
>> chée au nom de continuateur , il lui faut soutenir une
>>> double lutte , et contre son original et contre son de-
>> vancier. Cherche-t-il à se pénétrer de l'esprit de son
>> prédécesseur , à saisir sa manière , à conserver sa phy-
>> sionomie? il encourt le reproche d'une imitation ser-
>> vile , qui semble accuser l'impuissance , plus qu'attester
>>>lamodestie. Prend-il une autre route ? adopte-t-il un
>>> système de traduction qu'il croit plus conforme à-la-
>> fois au génie de son auteur et au génie de sa propre
>> langue ? cette marche réfléchie et motivée prend , aux
yeux de la malveillance , tantôt l'air d'une censure
>> indirecte , tantôt la couleur de la présomption . » 1
Nous ne savons point encore si M. Noël a vaincu ces
difficultés aussi heureusement qu'il les explique ; les
quatre volumes qui viennent de paraître , et qui renferment
la première décade de Tite-Live , sont entièrement
traduits par M. Dureau de la Malle : le travail deM. Noël
ne commence qu'au quatrième livre de la seconde décade
, actuellement sous presse .
Cette première partie nous paraît digne de ce qu'on a
le plus approuvé dans les traductions de Tacite et de
Salluste . En général , c'est la même fidélité , le même
bonheur à saisir et à reproduire les formes originales .
-Mais , comme nous l'avons déjà remarqué , le talent de
M. Dureau de la Malle est ici plus à son aise , il n'a pas
ΜΑΙ 1810. 213
besoinde faire violence à la langue pour la forcer à recevoir
des tournures étrangères . L'éditeur semble croire
qu'il est moins difficile de lutter d'énergie et de précision
contre les Latins , que de leur emprunter une éloquence
nombreuse et périodique ; il appelle Tite-Live l'historien
le moins traduisible de l'antiquité : « Comment , dit-il ,
>> retracer dans un idiôme ingrat , dédaigneux , indigent
>> à force de noblesse , embarrassé d'ailleurs de verbes
>>auxiliaires , de désinences sourdes et de pesans parti-
>>cipes , un auteur dont la langue riche , féconde , har-
>>monieuse , sait ennoblir les plus petits détails ? » Sans
contester les avantages multipliés des langues anciennes ,
nous observerons seulement que si la nôtre a quelquefois
, dans Bossuet et dans Montesquieu , la force et la
concision de Tacite , elle offre plus souvent encore ,
dans les belles pages de Fénélon , cette clarté , cette
richesse , cette fécondité douce et pure ( lactea ubertas ) ,
qui , suivant Quintilien , caractérise la narration de Tite-
Live . La traduction même , dont nous parlons , si M. Dureau
de la Malle avait eu le tems de la perfectionner ,
prouverait peut-être , contre l'avis de M. Noël , que les
formes et les couleurs françaises conviennent mieux à
l'historien de Rome qu'aux peintres de Tibère et de
Catilina . Mais il est tems de passer à un examen plus
détaillé de cette traduction .
La mort prématurée de son auteur explique aisément
un petit nombre de fautes et de négligences qu'il aurait
sans doute fait disparaître en revoyant son ouvrage ; on
s'étonne seulement qu'elles aient échappé à la vigilance
de l'éditeur. Comment n'ont- elles point frappé l'attention
d'un homme qui connaît si bien la langue latine et le
génie des anciens , puisqu'il suffit d'une lecture rapide
pour les saisir au premier coup-d'oeil ? Nous en indiquerons
quelques-unes .
La discorde et l'animosité réciproque des patriciens
et des plébéïens faisant oublier dans Rome l'intérêt et le
péril communs , les Eques et les Volsques s'avancèrent
jusqu'à ses portes , et personne ne songeait à repousser
l'ennemi. Quintius Capitolinus , l'un des meilleurs citoyens
de la république et l'un des plus grands hommes
214 MERCURE DE FRANCE ;
1
de són tems , alors consul pour la quatrième fois , convoqua
le peuple et lui reprocha sa coupable indifférence.
Tite-Livenet dans sa bouche une de ces harangues
admirables que les modernes ont critiquées , et qui n'en
sont pas moins le plus bel ornement de son ouvrage.
Le traducteur a cru nécessaire , avant de faire parler
Quintius , d'ajouter à la phrase latine , Consulad concionem
populum vocavit, les mots suivans qui ne sont point
dans le texte , et que Tite-Live se serait bien gardé d'y
placer. « Tel fut , pour le fonds des idées , le discours
>> qu'il prononça . » - Comment un homme d'un goût
aussi sûr que M. Dureau de la Malle n'a-t-il pas senti
que les mots ajoutés mettent l'historien à la place du
personnage et détruisent l'effet dramatique de la situation ?
Dans l'examen du système que nous avons adopté pour
écrire l'histoire , système très -différent de celui des Latins
et des Grecs , on peut fort bien discuter un point de critique
littéraire , et douter que les capitaines athéniens
les tribuns , les consuls , les dictateurs romains , aient
dit précisément ce qu'on leur fait dire : les défenseurs
de l'antiquité ne manqueront pas de bonnes raisons
pour justifier ces harangues , un peu trop légèrement
condamnées par nos historiens philosophes . Mais est-ce
en traduisant Tite-Live , et dans le cours même de sa
narration , qu'il convient d'affaiblir l'effet de ces discours
par des observations qui rendent leur authenticité suspecte
? et l'intérêt qu'inspire leur éloquence n'est-il pas
bien près de s'évanouir , si le lecteur est prévenu qu'elle
appartient beaucoup moins à l'ame du personnage en
action qu'au talent de l'écrivain ? Poursuivons .
La harangue du plus sévère des consuls fut accueillie
avec une faveur qu'obtint rarement le tribun le plus
populaire. Les Romains coururent aux armes . Le Sénat
traita Quintius comme le vengeur et l'appui de l'Etat .
Tite-Live ajoute ( T. II , p. 38 ) : Primores patrum dignam
dicere concionem imperio consulari , dignam tot consulatibus
anteactis , dignam vitâ omni plenâ honorum
sæpe gestorum , sæpius meritorum . M. Dureau de la
Malle traduit : « Les plus illustres sénateurs disaient que
>> sa harangue était celle d'un vrai consul; qu'elle était
,
ΜΑΙ 1810. 215
>> digne de tous ses anciens consulats , digne d'une
>>vie entière , toujours décorée ou par de grands honneurs
>> ou par des vertus qui les méritaient. >> Nous croyons
qu'à la fin de cette phrase le traducteur s'écarte un peu
du véritable sens de l'auteur : Quintius avait éprouvé
souvent l'injustice du peuple; son attachement inaltérable
à la cause des Patriciens avait servi de prétexte pour lui
refuser quelquefois les magistratures où ses vertus l'appelaient;
c'est à quoi les sénateurs faisaient allusion dans
leurs éloges . Dignam vitâ omni plenâ honorum sæpe
gestorum , sæpius meritorum , doit donc signifier : digne
d'une vie pleine de grands honneurs , souvent reçus ,
plus souvent mérités . La traduction la plus littérale
était ici la plus fidèle , ce qui n'arrive que rarement .
-
,
( Т. II , p. 428. ) Aune époque où des tribuns mili-
⚫ taires exerçaient l'autorité du consulat , la république
étant en guerre avec les Eques , le commandement de
l'armée fut confié à Marcus Postumius Regil'ensis
pravæ mentis homini , dit Tite-Live ; quam tamen victoria
magis quàm belluin ostendit. M. Dureau de la Malle
traduit : « Plein de travers dans l'esprit , que la guerre
>> ne manifesta pas d'abord , il ne les fit éclater qu'après
>> la victoire. » Déjà , dans sa traduction de Salluste , et
dans le beau portrait de Catilina , M. Dureau de laMalle
avait rendu pravus animus par esprit contrefait. Cette
expression , qui lui semblait aussi juste qu'heureuse , fut
blầmée par un critique d'un goût très-sain et d'un esprit
fort sage . Nous craignons que celle de travers d'esprit
ne convienne pas davantage à un homme dont la dureté ,
l'imprudence et l'orgueil , causèrent une révolte en présence
de l'ennemi , livrerent Rome aux plus grands périls,
et portèrent à un tel degré le mépris de la discipline et
la fureur des soldats , que l'armée massacra le général
qui l'avait conduite à la victoire . Tels furent les résultats
de la conduite odieuse de Postumius ; nous demandons
si les vices dangereux de son caractère répondent à ce
qu'on appelle en français des travers dans l'esprit , et s'il
fallait rendre par ces mots l'expression de Tite-Live.
Un contre -sens plus marqué se trouve dans le T. III ,
àla page 286 ; il est question de l'accusation de Manlius
1
216 MERCURE DE FRANCE ,
Capitolinus , et de sa défense suppliante devant le peuple
romain. Manlius y rappelle tous ses titres de gloire ,
près de quatre cents citoyens auxquels il avait prêté ,
sans intérêt , des sommes considérables , préservés par
sa générosité de leur ruine ou de l'esclavage ; trente
trophées remportés sur autant d'ennemis tués de sa
propre main ; quarante décorations reçues de ses généraux
, et dans ce nombre deux couronnes murales et
huit couronnes civiques : ad hæc , ajoute Tite-Live ,
servatos ex hostibus cives produxisse , inter quos C. Servilium
magistrum equitum , absentem nominatum . Voici
la traduction de M. Dureau de la Malle : « De plus , il
>> produisit les citoyens que sa valeur avait retirés des
>> mains de l'ennemi , et se contenta de nommer dans le
>> nombre C. Servilius , général de la cavalerie , alors
>>> absent , sur la recommandation seule de ses éminentes .
>> vertus . » Non seulement la fin de cette phrase nous paraît
contraire au sens du latin , mais encore la construction
française ne présente aucun sens raisonnable. Que signifie
: « C. Servilius , alors absent , sur la recomman-
>> dation seule de ses éminentes vertus ? » De deux
choses l'une : ou Tite-Live s'est borné à dire que Manlius
nomma parmi les citoyens qui lui devaient la vie ,.
C. Servilius , général de la cavalerie , alors absent : ou
bien , si en rappelant les vertus éminentes de ce Romain
( dont , au reste , il n'est pas question dans ce passage ) ,
Manlius a cru donner plus d'importance à ses propres
services , Tite-Live a dû faire entendre que C. Servilius
avait été nommé général de la cavalerie pendant son
absence , et sur la seule recommandation de ses vertus .
Il n'est pas clait que telle soit la pensée de Tite-Live ;
mais il est évident que c'est-là ce que son traducteur a
voulu dire , et c'est ce qu'il n'a pas dit .
Voici deux autres fautes ( T. II , p. 130 ) qu'il nou
a paru nécessaire de relever : la première n'appartien
sans doute qu'à l'imprimeur ; la seconde est une inad
vertance qui forme un contre-sens absolu. Après l'éner
gique peinture de la cruauté des Décemvirs , Tite-Liv
ajoute : Et ne gratuita crudelitas esset , bonorum donatı
sequi domini supplicium . Hac mercede juventus nobil
ΜΑΙ 1810 .
217
>>
corrupta , non modò non ire obviam INJURIÆ , sed propalàm
licentiam suam malle , quàm omnium libertatem .
-<<Et afin que la barbarie ne manquât point d'encou-
>> ragemens , le supplice entraînait la confiscation des
>>biens au pas des satellites . La jeune noblesse , achetée
>>par ces indignes largesses , bien loin de s'opposer à
l'insurrection , préférait son brigandage personnel à la
>> liberté de tous . ( Trad. de M. Dureau de la Malle . ) >>
-Au lieu de lire au pas des satellites , lisez : au profit.
| Ces mots , qui ne sont pas dans le texte , nous paraissent
d'ailleurs inutiles , ce qui suit développant la même
idée avec bien plus d'énergie .- Mettez ensuite le mot
tyrannie au lieu du mot insurrection , et vous aurez le
véritable sens de Tite-Live .
Nous ne pousserons pas plus loin ces critiques légères ,
dictées par l'intérêt que mérite un bon ouvrage , et par
le désir de le rendre meilleur. Nous nous apercevons , à
regret , qu'il ne nous reste plus assez d'espace pour
mettre sous les yeux du lecteur quelques morceaux d'un
--genre bien différent , qui suffisent pour justifier la haute
1 réputation de Tite- Live et celle de son nouveau traductteur.
Débarrassés du devoir pénible d'indiquer les fautes ,
nous sommes assurés d'intéresser davantage , dans un
1 second extrait , par des éloges également équitables ; et
par un rapprochement qui doit frapper tous les bons
esprits . On ne s'étonnera point de nous voir négliger
des talens frivoles ou des nouveautés éphémères , pour
donner un peu plus d'étendue à l'examen d'un ouvrage
qui honore les lettres , dans un journal qui leur est particulièrement
consacré . ESMENARD .
LES VOYAGES DE KHANG-HI , ou Nouvelles Lettres chinoises ,
par M. DE LEVIS , avec cette épigraphe :
Le tems présent est gros de l'avenir .
1
UN Chinois et une Chinoise arrivent à Paris en 1910 .
Ils peignent les moeurs , les usages , les institutions qui
existeront alors ; la littérature qui ne différera guère de
celle d'aujourd'hui ; les arts qui auront fait d'immenses
218 MERCURE DE FRANCE ,
progrès ; Paris lui-même , ses édifices , ses places , ses
rues qui auront subi de grands changemens et seront
fort embellis . Ils peignent la Chine telle qu'elle est actuellement
, et ils font fort bien , car , si l'avenir de la
France et de sa capitale peut exciter notre curiosité et
notre intérêt , ce n'est qu'à la Chine d'aujourd'hui que
nous pouvons nous intéresser ; il est à-peu-près certain
d'ailleurs qu'elle sera alors ce qu'elle est à présent , et il
n'est pas probable qu'un siècle introduise des changemens
notables dans un Empire qui , depuis des milliers
d'années , reste toujours absolument le même. Un pareil
cadre réunit plusieurs moyens d'instruire et de plaire .
Le Chinois et la Chinoise louent quelquefois nos usages ,
nos moeurs , notre politesse , notre esprit , et nous aimons
qu'on loue tout cela ; plus souvent ils nous critiquent , et
le Français ne hait point la critique dont il est l'objet ,
quand elle est raisonnable , ingénieuse et piquante . Ils
nous parlent beaucoup de la Chine , et la Chine , pays
extrêmement éloigné , Empire immense et florissant , tourà-
tour très-vanté et très-dénigré , mais toujours curieux
par des lois , des moeurs , des opinions , des institutions
si différentes des nôtres , a fait naître parmi nous assez de
dissertations , de discussions et de controverses pour
prouver que nous attachons quelqu'importance à le con--
naître ; ils comparent ses institutions ,, ses moeurs et ses
usages avec les nôtres , et ces comparaisons nous plaisent
presque toujours . Enfin , voyageant à une époque trop
éloignée pour que nous puissions y être , assez rapprochée
pour que l'intérêt ne soit pas trop affaibli , ils prétendent
présenter à notre esprit , et faire passer sous nos
yeux l'avenir et les générations qui doivent nous succéder
et nous suivre , moyen toujours puissant de captiver
les hommes . On peut d'ailleurs , dans un avenir
aussi peu éloigné , transporter, avec assez de vraisemblance
, tout ce qui dans le moment présent est agréable
et curieux à représenter et à décrire ; c'est un nouveau
moyen de faire des rapprochemens neufs , des réflexions
ingénieuses , des comparaisons piquantes , et l'auteur n'a
garde de se l'interdire ; de sorte que tour-à-tour philosophe
sage , moraliste raisonnable , observateur judi/
MAI 1810.
219
it
cieux, censeur équitable , amateur éclairé des lettres ,
des sciences et des arts , quelquefois même prophète ,
comme l'est tout homme d'esprit qui réfléchit beaucoup
sur le présent et sur le passé , et toujours écrivain correct
et élégant , M. de Levis varie infiniment les moyens
d'attacher le lecteur et de lui plaire ; mais aussi le lecteur
qui voit d'un coup-d'oeil tout ce qu'il doit attendre ,
et de la diversité de ces moyens , et du talent remarquable
de l'auteur , devient-il très-difficile et très-exigeant ,
et ne tenant pas assez de compte des morceaux pleins
d'intérêt qu'il a lus , il se montre peut-être trop sévère
si cet intérêt ne se soutient pas et s'affaiblit , si l'originalité
des vues et des pensées , la nouveauté et l'agrément
des détails , l'effet enfin de l'ensemble ne répondent pas
toujours à la haute idée qu'il s'en était d'abord formée.
Le dirai-je ? L'extrême raison et la sévère impartialité
de M. de Levis nuisent peut-être un peu à cet effet
général et à cette impression favorable que doit laisser
tout bon livre. Il est des genres de composition où ces
excellentes qualités ne doivent pas trop dominer : tels
110 sont ceux où des personnages fictifs font des voyages
imaginaires pour observer , juger , comparer les moeurs ,
les caractères , les législations , les usages des divers
e peuples . Montesquieu , notre premier ou plutôt notre
seul modèle en ce genre , n'est pas toujours extrêmement
raisonnable , et il est rarement tout-à-fait impartial ; il
charge les tableaux qu'il nous présente , afin de mieux
faire contraster les moeurs ; il n'en saisit que le côté plaisant
ou ridicule ; il critique toujours , il plaisante , il se
moque , tandis que lajustice et la vérité auxquelles M. de
Levis veut toujours rester fidèle , demanderaient qu'on
louât quelquefois , et cela , il faut l'avouer , est moins
piquant. Plus la fiction'est hardie , plus l'auteur qui la
hasarde , doit , je ne dirai pas s'écarter de la raison , mais
voiler cette raison sous des apparences qui la déguisent
en lui imprimant un caractère de légéreté , de singularité
et presquede folie. C'est ainsi que le docteur Swift
supposant , non-seulement un voyageur , mais créant
encore les pays où il le fait voyager , est infiniment plus
caustique , plus mordant , imagine des situations plus
1
220 MERCURE DE FRANCE ,
bizarres , et paraît beaucoup moins sage que Montes
quieu . M. de Levis , plus hardi dans son hypothèse que
l'auteur des Lettres Persannes , ne l'est guère moins que
l'auteur de Gulliver. Il ne crée pas , il est vrai , des pays
imaginaires , mais il nous jette dans l'avenir ; après nous
avoir imprimé cette secousse , je crois qu'il nous devait
des choses plus surprenantes , j'ose dire plus extraordinaires
. Il fallait faire contraster davantage nos moeurs et
nos habitudes avec celles de nos successeurs ; il fallait
nous critiquer plus gaiement ou plus rigoureusement.
La raison a beau dire que d'ici à cent ans les changemens
seront peu considérables et les différences peu
sensibles , nous ne voulons point qu'on nous transporte
dans un autre siècle , pour ne trouver que des hommes
de celui-ci , et pour ne voir que quelques ventilateurs de
plus , fussent- ils de trois cents pieds , quelques procédés
des arts perfectionnés , quelques nouvelles décorations
dans Paris . Ce sont sur-tout les hommes et très-peu les
arts de l'avenir qui nous intéressent ; et nous ne voulons
point que ces hommes nous ressemblent trop , sans quoi
ce n'était pas la peine , pour l'auteur , de hasarder une
fiction extraordinaire , ni pour le lecteur de s'y prêter .
M. Mercier est le premier qui parmi nous imagina une
supposition à-peu-près pareille. A Dieu ne plaise que je
compare l'An 2440 avec les Lettres Chinoises ! je veux
des idées neuves et originales , et non bizarres et extravagantes
; s'ilfaut même en chansons du bon sens , il doit
à plus forte raison toujours dominer dans un ouvrage
philosophique, de quelque forme qu'on le revête , et quelques
écarts que se permette l'imagination. Il faut surtout
que le style exprime bien la pensée et qu'il l'embellisse
, et sous tous ces rapports , il n'y a aucune comparaison
entre l'ouvrage de M. de Levis et celui de
M. Mercier. Cependant (et j'en ai été étonné , et je suis
loin de partager cet avis ) , j'ai entendu des personnes
d'esprit dire que le livre de M. Mercier avait mieux
rempli l'idée qu'une pareille supposition leur avait fait
concevoir ; tant il est vrai que l'esprit , ébranlé par une
singulière hypothèse , attend et exige de singuliers ré
sultats !
ΜΑΙ 1810 . 221

OX
Mais laissons là bien vite un parallèle si peu flatteur ,
et auquel je ne vois aucune justesse , puisqu'il n'y a aucun
rapport dans la manière de voir , de sentir et de
s'exprimer ; si nous comparons un livre estimable et un
auteur d'un mérite distingué , que ce soit avec un ouvrage
d'une grande célébrité et un écrivain d'un rare
talent. Comme Montesquieu , M. de Levis a mêlé une
petite intrigue de roman à son voyage. Dans les Lettres
Persannes , l'intrigue se passe dans la patrie même des
voyageurs, dans leur sérail, en leur absence; ils l'apprennent
, et n'en sont point les acteurs. Dans les Lettres Chi
noises l'action se passe à Paris , et les Chinois sont les
héros du roman comme du voyage ; dans l'un et l'autre
ouvrage l'intrigue est très -légère , et est employée moins
pour intéresser par elle-même , que pour concourir au
but philosophique du livre , en amenant des situations
qui font mieux ressortir les caractères , et représentent
plus vivement les moeurs . La Chinoise sur-tout a trèspeu
d'aventures , et donne lieu à un très-petit nombre
d'événemens , quoiqu'elle soit sur le point d'être enlevée
par un petit-maître étourdi et corrompu , qui s'était facilement
insinué dans sa confiance et dans celle du bon
Chinois son époux . Elle peint avec beaucoup de naturel
et d'agrément , dans des lettres qu'elle écrit à une dame
de Pékin , tous les étonnemens , toutes les surprises
qu'elle éprouve à Paris , et que renouvellent sans cesse
les objets si nouveaux pour elle qui frappent en foule
ses yeux; ces coutumes et ces moeurs si différentes de
2 celles qu'elle avait eu occasion d'observer dans sa patrie ,
T si pourtant une Chinoise observe quand elle est à Pékin ;
でce ton de la société , ces conversations si rapides et si
variées , ce mélange inoui des sexes , cette curiosité
générale et cet engouement excessif dont elle est l'objet ;
cet accueil obligeant et empressé qu'on lui fait d'abord ,
pour l'oublier ensuite tout-à-fait, lorsqu'elle ne sera plus
un objet nouveau et à la mode , trait distinctif du caractère
des Parisiens . Parmi les anecdotes qu'elle raconte à
son amie , il en est une qui me paraît aussi très-propre
à peindre ces goûts frivoles et légers qu'on attribue aux
Parisiennes , et dont elles se défendent faiblement elles-
1
222 MERCURE DE FRANCE ,
mêmes , parce qu'elles savent qu'ils leur siéent très-bien.
Entraînée dans une société nombreuse , la Chinoise y
avait été l'objet de l'attention générale ; ses manières , son
maintien , sa figure , sa parure , rien n'avait échappé à
l'observation la plus exacte , quoique la plus polie . Le
lendemain un hal magnifique devait réunir la plus brillante
société de Paris , on devait y aller en habit de caractère
; voilà qu'il passe par la tête de plusieurs dames ,
dont chacune croit être la seule qui ait eu cette idée , de
- paraître au bal en habit chinois ; elles ont besoin d'une
sobe pour modèle ; elles l'envoient chercher successivement
chez la belle étrangère , qui prête ainși complaisamment
toutes les siennes. Il ne lui en restait plus
qu'une , celle qu'elle avait sur le corps : elle espérait du
moins garder celle-là ; mais une dame jolie , vive , spirituelle
vient la lui demander d'une manière si séduisante ,
si pressante , si suppliante que la bonne Chinoise ne
pent résister , et qu'elle se met au lit jusqu'à ce qu'un de
ces habits de bal soit prêt , et qu'une de ses robes lui
soit rendue ... inlog of
-Khang-Hi , le principal voyageur , le principal obseryateur
, est aussi le personnage le plus considérable de
la partie romanesque de l'ouvrage. Peu fait aux manéges
de la coquetterie , cet honnête Chinois se laisse surprendre
aux agaceries d'une adroite Parisienne , Mme de
Fensac , et en devient amoureux . Il rencontre chez cette
dame trois personnages qu'il peint d'une manière d'autant
plus plaisante , qu'il ne se doute nullement du genre
de relations qu'ils ont avec la dame ; l'un est un ami , jadis
amant , vieille connaissance de dix-huit mois ; l'autre
aspire à lui succéder dans le rôle qu'il a quitté ; le troisième
est tout simplement le mari . Voici le portrait que
fait Khang-Hi de ce dernier . « Je rencontre encore quel-
>> quefois chez elle un grand homme de trente à trente-
>> cinq ans , dont l'extérieur est grave et les manières
>> froides . Au reste , je ne puis que me louer de sa
>> politesse : dès qu'il me voit entrer , non seulement il
>> se lève , mais il se donne encore la peine de m'appro-
>> cher un fauteuil. Il parle peu , ses visites sont très-
>> courtes , et je ne conçois pas pourquoi il en fait , car
A
ΜΑΙ 1810. 223
e.
le
0
>>Mme de Fensac n'a pas pour lui cet airprévenant qu'elle
>>a pour les autres personnes qui viennent chez elle . »
A de pareils traits , un Chinois ne reconnaît point un
mari ; aussi rien n'égale Tétonnement de Khang-Hi ,
lorsqu'il découvre que ce grand homme si froid , et si
froidement accueilli , est M. de Fensac lui-même. Il
espère , du moins , qu'un pareil mari lui cédera facilement
sa femme , et il la lui demande sans façon , dans
une lettre qu'il charge Mme de Fensac de vouloir bien
remettre elle-même ; le procédé est un peu chinois , ou
du moins fort étrange ,et la lettre ne l'est pas moins.
Après avoir exprimé au mari combien il trouve sa femme
jolie , avec quelle passion il l'aime , il ajoute : « Si j'avais
> su qu'elle était votre femme , vous auriez appris le
>>premier que ses grâces et ses attraits avaient fait une
>>vive impression sur mon coeur ; mais j'avoue que peu
>> au fait des usages de ce pays , et n'entendant jamais
>> parler de mari chez elle , il ne m'est pas venu dans
>>l'esprit qu'elle pût n'être pas parfaitement libre . S'il
>>était possible (mais j'ose à peine l'espérer ) , que vous
>> fussiez devenu insensible à tant de charmes , peut-être
» vous conviendrait-il que la place qu'elle occupe dans
» votre maison fût remplie par une personne nouvelle.
>>Dans ce cas , soyez persuadé , monsieur , que Mme de
» Fensac trouverait dans la mienne tous les avantages
>> dont il me serait possible de la faire jouir... J'ignore
› si cette dame vous a apporté une dot , ce que je sais ,
>>c'est que je ne la recevrais pas : s'il fallait , au contraire,
>>pour obtenir une si charmante personne , une somme
>> considérable , j'ai de belles pierreries , et des perles
>>d'une grande valeur que je suis prêt à donner : mais
» je suis persuadé que si vous aimez Mme de Fensac elle
>>vous paraît préférable à tous les trésors du monde , et
>> que si votre amour pour elle était éteint , vous lui con-
» serveriez assez d'intérêt pour ne pas vouloir appauvrir
>> celui qui doit la posséder. Au reste , monsieur, je crois
>> presque superflu de vous dire quesivous n'acceptez pas
>>la proposition que j'ai l'honneur de vous faire , je ne
>> tenterai en aucune manière d'usurper vos droits , ni
>> d'attenter à votre propriété. Les moeurs different ,
224 MERCURE DE FRANCE ,
>> mais les devoirs sont de tous les pays , etc. >> On sent
bien que Mme de Fensac ne remit pas cette lettre à son
adresse , et cette singulière négociation n'eutpas de suite;
mais ce qui aurait pu en avoir de très-fâcheuses pour
Khang-Hi , s'il ne s'en était pas heureusement tiré en
vrai Chinois , ce fut une étourderie de Mme de Fensac ,
dans laquelle elle le compromit gravement . Elle s'avisa ,
dans une société nombreuse , de lui parler à l'oreille en
regardant un de ses amans et en riant aux éclats . Celuici
trouve la plaisanterie mauvaise , et soupçonnant
Khang-Hi d'en être complice , il l'appelle en duel. Le
loyal Chinois est exact au rendez-vous , et tirant de dessous
ses habits deux énormes poignards , il en présente
un à son adversaire , et l'engage à se fendre le ventre ,
lui protestant qu'il ne sera point en reste , et qu'il se
fendra le sien en même tems . Le Français repousse une
pareille proposition ; mais le Chinois s'obstine , et dit
qu'ayant un grade supérieur dans les troupes de l'empereur
du Japon , il doit se battre selon l'usage des officiers
japonais , aussi délicats sur le point d'honneur que
les officiers français . Cependant l'adversaire de Khang-
Hi ne pouvant se faire à cette méthode , et Khang-Hi ne
voulant adopter ni le pistolet , ni l'épée , les propositions
d'accommodement sont facilement écoutées , et tout
s'arrange à l'amiable sans tête cassée , et sans ventre
fendu .
,
Si Khang -Hi est extrêmement Chinois toutes les fois
qu'il s'agit de peindre les moeurs , il devient très-Français
lorsqu'il disserte sur les arts sur les sciences , sur les
lettres , sur la littérature française , sur les hommes et
les femmes qui la cultivent. On voit peut-être un peu
trop que M. de Levis se substitue au personnage qu'il
fait parler; mais, si on y perd quelque chose du côté de
Tillusion , on y gagne beaucoup , je crois , sous le rapport
de la justesse et de l'étendue des idées . Khang-Hi se
montre , en effet , toujours un Français très-instruit sur
ces divers objets , et il exprime sa pensée et ses jugemens
tantôt avec grâce , tantôt dans un tour vif et concis , toujours
avec élégance et correction . Il se montre sur-tout
très-Français en parlant des Françaises et de nos femmes
auteurs ,
ΜΑΙ 1810 . 225
50
aveDE
DE
LA
SE
auteurs , et il porte sur deux d'entr'elles que leur célébrité
, également grande , fait communément regarder
comme rivales , un jugement plein de vérité , de justesse
et d'urbanité . Ici M. de Levis sent que le Chinois ne
peut pas si bien dire , et pour sauver la vraisemblance ,
il lui fait avouer qu'il a copié ce morceau dans les mémoires
littéraires du tems . Les femmes qui se plaignirent
de quelques-unes des pensées que M. de Levis
insérées dans un ouvrage dontune troisième éditionqpu'riolupvueblleiaméilriyteaettroliessucces
1 seront plus contentes , je crois , de ce qui les regarde
dans celui -ci . Il leur refuse , il est vrai , le génie qui5.
crée de grandes choses , et le talent qui s'élève à ineen
haute perfection dans les lettres et les arts ; mais il le
accorde de nombreuses et d'aimables compensations ; et
elles se consoleront facilement , j'espère , de ne pouvoir
ni être habiles architectes , ni jouer parfaitement aux
échecs .
t
Les idées de Khang-Hi sur l'art dramatique , sur notre
théâtre , sur ceux qui ont illustré notre scène , sur la difficulté
très -grande defaire actuellement de bonnes comédies ,
et la difficulté un peu moins grande , à ce qu'il croit , de
faire de bonnes tragédies , ne s'ont pas toujours neuves , mais
elles sont justes et fort bien exprimées . Il paraît très au
niveau de toutes les sciences et de tous les procédés des
arts connus en Europe. C'est même sur ce dernier objet
qu'il donne le plus d'essorà son imagination . M. de Levis,
persuadé que les arts feront d'immenses progrès dans
l'espace d'un siècle , suppose un grand nombre de nouvelles
découvertes , et en indique même plusieurs qui
doivent contribuer à la salubrité de l'air et des demeures ,
aux commodités et aux agrémens de la vie. Il insiste
sur-tout beaucoup sur ceux qui servent à la décoration
en grand , et à l'embellissementdes grandes cités . Pour se
donner une plus libre carrière , M. de Levis suppose que
Paris aura été entiérement détruit par un incendie , et il
le rebâtit à son aise et à sa fantaisie , lui donnant de
nouveaux édifices publics , une nouvelle forme d'édifices
particuliers , de nouvelles places , de nouvelles rues .
Parmi ces changemens , il en est qui annoncent en ce
P
4
226 MERCURE DE FRANCE ,
genre de l'imagination et des vues assez étendues ; mais
je ne puis consentir à ce que M. de Levis transporte le
jardin des Tuileries dans le Carrousel , et dans l'espace
renfermé entre le château et le Louvre . J'aime mieux, je
l'avoue , le beau jardin de Lenôtre bordant la Seine , et
donnant au spectateur , dans les saisons où l'on se promène
le plus , l'aspect du cours d'un fleuve et celui de
beaux massifs d'arbres , de belles allées , et d'une belle
verdure qu'il prolonge et continue , que le jardin de
M. de Levis entre quatre murailles , à la vérité , fort
belles et fort hautes .
M. de Levis ne se borne pas à indiquer quelques changemens
de décoration dans Paris ; il indique des changemens
politiques très-importans en Europe et dans les
autres parties du monde , entr'autres l'affranchissement
des colonies anglaises dans l'Inde : il donne même dans
un Mémoire assez circonstancié les détails de cette mémorable
révolution. L'Empire des Turcs sera alors l'Empire
du Bosphore , et par le nom de l'Empereur régnant ,
on voit qu'il sera sous la domination des Grecs . Enfin ,
pour nous mettre mieux au courant de ce qui se passera
alors dans le monde politique , littéraire et moral , l'auteur
nous donne une gazette toute entière , le Journal du
Déjeûner du 15 septembre 1910. L'idée est neuve , ingénieuse
, elle excite la curiosité , mais elle ne la satisfait
peut-être pas assez . Si les arts sont très-perfectionnés à
cette époque , les gazettes ne le seront pas beaucoup ; et
le Journal du 15 septembre 1910 ne vaut guère mieux
que ceux d'aujourd'hui : il faut en excepter l'article
modes , dans lequel il y a plus d'esprit , plus de légèreté ,
et une ironie plus fine que dans ceux qu'on nous donne
sous le même titre. L'annonce des spectacles nous offre
plusieurs pièces connues et célèbres depuis le siècle
dernier et quelques nouveautés , telles que Nabuchodonosor,
mélodrame en sept actes , Epaminondas , tragédie
nouvelle : la Mode , comédie en cinq actes et en vers .
La littérature paraît s'être enrichie d'une nouvelle métaphysique
matérialiste sur la décomposition chimique de
la pensée , et de nouveaux romans ; une dame qui avait
déjà donné Carina, Hortensia , Daturina, les Amours
ΜΑΙ 1810 . 227
d'Attila , donne Rosa de Bengale , ou les illusions d'une
ame rêveuse en sept volumes seulement. Les volumes se
multipliant ainsi à l'infini , comme aujourd'hui , et peutêtre
plus encore qu'aujourd'hui , un abonné , effrayé de
cette surabondance de richesses littéraires si propres à
appauvrir la littérature , propose d'opposer une digue à
ce débordement de livres . Ses intentions sont bonnes ,
mais ses moyens ne paraîtront peut-être pas heureux ; il
voudrait qu'on n'accordât la permission d'imprimer qu'à
ceux qui auraient remporté un prix au moins , ou un
accessit dans les concours des Universités . Je ne sais si
cette rigueur exercée contre tous ceux qui n'auraient pas
eu de succès à l'Université , nous priverait de quelques
bons ouvrages , mais je sais bien que cette faveur accordée
à tous ceux qui auraient eu des prix nous procurerait
encore un assez bon nombre de productions médiocres
ou tout-à-fait mauvaises .
Ce n'est pas , il est vrai , le seul garant de leurs talens
et de leur génie qu'exige d'eux l'abonné ; il demande encore
qu'ils inscrivent dans un registre soumis à la censure
du public cent pensées nouvelles . Peut-être reconnaît-
on trop, à cette épreuve vraiment difficile que M. de
Levis voudrait imposer aux autres , après l'avoir avantageusement
subie lui-même , l'auteur d'un livre de
Pensées . Au reste , s'il se décèle ici par un trait qu'on
pourra ne pas trouver assez modeste , il se fait reconnaître
à de meilleurs titres , par le tour rapide , concis et
énergique qu'il sait imprimer à sa phrase. Je pourrais en
citer plusieurs qui ont cette forme vive et sententieuse
qui frappe l'esprit et les grave dans la mémoire. J'aime
mieux rapporter un morceau plus étendu , non comme
undes plus remarquables , mais parce qu'on est bien aise
de savoir ce que dira de nous et de l'époque présente un
Chinois dans cent ans d'ici . Khang-Hi , après avoir parlé
de la mode et de ses variations en France , de ce tourbillon
continuel qui entraîne les jeunes et les vieux , les
fous et les sages , et qui étend son irrésistible pouvoir sur
les opinions comme sur les habits , sur la politique comme
sur la médecine , ajoute : « Cependant trois choses ne
>> changent point ici , le courage , la politesse et la va- !
Pa2
228 MERCURE DE FRANCE ,
1
>> nité y sont immuables comme le sol et le climat , et if
>> n'est pas au pouvoir des hommes de les détruire . L'his-
>> toire en offre une preuve incontestable . Il y a environ
>>cent vingt ans qu'une révolution terrible bouleversa la
>>France ; tout fut culbuté de fond en comble , lois ,
>>institutions , propriétés ; l'Europe entière s'en alarma ,
>>>mais la valeur des Français triompha de tous ses efforts ,
>> et , chose remarquable , de tous leurs ennemis , les
>> plus redoutables furent ceux de leurs compatriotes
» qu'une opinion différente arma dans l'ouest pour la
>> royauté. Si l'on vit un moment la plus grossière rusti-
>> cité régner chez ce peuple si poli , elle ne dura pas
>> plus long-tems que la terreur ; après elle le calme ra-
>> mena l'urbanité , et bientôt aussi la vanité cessant de se
>>cacher sous le manteau ridicule de l'égalité , il fallut ,
>>pour contenter ces austères républicains , rétablir bien
>> vite les titres et les cordons , la noblesse et les livrées . >»
Je ne sais si les Chinois sont vains , mais apparemment
ils ne le sont pas à la manière des Français ; car ce qui
paraît frapper le plus Khang-Hi , et ce qu'il nous reproche
le plus souvent , c'est notre vanité , il y revient sans
cesse . Ainsi , à l'occasion de la musique , il partage les
Français en trois classes : ceux qui ont étudié la musique ,
y ont fait des progrès , et ceux-là en sont très-fiers ; ceux
qui ne l'ayant pas étudiée sont cependant amateurs , connaisseurs
; ils prononcent et décident , et ils ne sont pas
moins fiers de leurs décisions , que les autres de leurs
talens ; la troisième classe se compose des personnes qui
sont insensibles au plaisir de l'harmonie , et celles-là
sont tout aussi fières que les autres . « Elles ont , dit le
>> Chinois , un orgueil négatif; elles regardent en pitié
>> celles qui attachent tant d'importance à cet art futile ,
» à une occupation frivole , et rendent ainsi aux ama-
>> teurs tout leur mépris , tant l'amour-propre de ces
>>peuples est un ingénieux protée ! » Cela n'est pas mal
observé pour un Chinois , mais s'il avait voulu être juste ,
il aurait vu une quatrième classe composée d'ignorans
qui ne sont point fiers de leur ignorance , mais qui s'en
consolent.
On voit que les Lettres Chinoises offrent une grande
ΜΑΙ 1810 .
229
variété d'objets ; les arts , les sciences , les divers genres
de littérature , les moeurs , les caractères des Français y
sont jugés , appréciés , loués , blâmés . En général , les
remarques sont justes , les observations fines et judicieuses
; les critiques et les éloges , le blâme et la censure
distribués avec sagesse et impartialité . C'est sur-tout cette
partie de l'ouvrage que je me suis attaché à faire connaître
. L'autre partie a pour objet les Chinois , et les considère
à-peu-près sous les mêmes rapports ; elle offre le
même mérite . Toutes les deux sont remarquables par
celui du style. Cependant comme la pureté et la correction
habituelles de celui de M. de Levis m'ont rendu
très-difficile , je lui soumettrai quelques observations
critiques . Il dit , page xj de la préface : « On peut
>>s'occuper .... de rendre toute espèce de voyage plus sûr
>> et plus commode. » Une espèce de voyage sûr et
commode ! cela peut être grammaticalement correct ,
mais , à coup sûr , cela n'est pas élégant. Voici une
phrase qui , pour vouloir être élégante , ou du moins
concise , n'est pas correcte , page xvj : « Les Lettres
>> chinoises du marquis d'Argens m'ont particulièrement
>> intéressé par leur titre ; s'il eût été bien rempli , le livre
>>que je publie ne l'eût jamais été. » Cette phrase , ainsi
construite , signifie : S'il avait été bien rempli , le livre
que je publie n'eût jamais été bien rempli , et ce n'est
sûrement pas ce que M. de Levis a voulu dire . Peut-être ,
à la rigueur , eût-il parlé correctement , si changeant le
tems du verbe qu'il emploie , il eût dit : le livre que j'ai
publié ne l'eût jamais été. M. de Levis se sert souvent de
ce tour : ne laisse pas que de , il faut dire ne laisse pas
de , quoiqu'il pût s'autoriser de l'exemple de quelques
bons écrivains , tels que Laharpe ; mais c'est une faute.
Je ferai encore une remarque qui tombera plutôt sur la
pensée que sur le style; elle a pour objet la dernière
phrase des Lettres Chinoises , et on est ordinairement
très-sévère sur les dernières phrases : c'est donc à l'auteur
de les faire bonnes . Khang-Hi , convaincu de la perfidie
de Mme de Fensac , prend , en quittant Paris , la
résolution d'éviter à l'avenir les piéges que pourront lui
tendre les coquettes. « Quant à moi , dit-il , dès que je
1-1
230 MERCURE DE FRANCE ,
>> verrai un joli visage , je détournerai la tête ; c'est , je
>>crois , le seulmoyen sûr de la conserver. » Ce jeu de mots
est peu grave dans un ouvrage généralement grave , et
je le crois sur-tout très-peu dans le costume chinois .
F.
VARIÉTÉS .
CHRONIQUE DE PARIS ,
QUEL journal que le Spectateur! et qu'il serait à désirer
que quelques-uns de nos écrivains périodiques , qui perdent
tant de talent et d'esprit à critiquer , à analyser cet essaim
de productions éphémères dont l'épicier fait une si prompte
justice , travaillassent en commun à la rédaction d'une
feuille hebdomadaire spécialement consacrée à la peinture
des moeurs , à la critique des ridicules ! Que d'articles plaisans
fourniraient à un autreM.Honeycomb, quelques heures
de promenade aux Champs-Elysées , au Luxembourg ;
quelques stations dans tous ces lieux publics , où le plaisir ,
l'intérêt et plus souvent l'ennui , réunissent une foule de
gens qui n'ont de prix , comme les choeurs d'opéerraa,, que
lorsqu'ils agissent et parlent ensemble ! Nous fesions , ce
matin , cette réflexion dans un coin du café Touchard , où
le hasard nous avait conduit pour la première fois . Comme
il ne suffit pas de nommer ce café pour le faire connaître ,
nous ajouterons qu'il se trouve au coin de la rue des Boucheries
, et qu'il est , à cette époque de l'année , le rendezvous
général des comédiens sans place. C'est là qu'on peut se
convaincre de la vérité des moeurs si fidèlement peintes dans
le Roman comique . Tous les genres , tous les emplois
viennent se produire au café Touchard; les directeurs de
troupe s'y rendent de leur côté , et dans ce bazar dramatique
, où les talens se mettent à l'enchère , on ne les prend.
guères qu'au rabais . La fortune , dans cet endroit , s'amuse
àparodier ses propres caprices . Celui-ci , valet l'année derpnière
à Bordeaux , va débuter dans lesfinanciers à La Rochelle;
l'ingénue du théâtre de Lille passe à l'emploidegrande
coquette sur celui de Strasbourg. C'est une loterie de rangs
où , comme par-tout ailleurs , les bonnes chances sont rarementpourle
mérite. Il est difficile , sans en avoir été témoin,
ΜΑΙ 1810 . 231
2:

1
e
de se faire une idée de la conversation des habitués de
ce lieu , des scènes qui s'y passent , des querelles qui s'y
élèvent , des reconnaissances qu'on yvoit. Tel mari , après
vingt ans d'absence ,y retrouve sa femme qui , prima dona
aumoment de leur séparation , s'enfuit avec le jeune premier
de la troupe , et après avoir successivement attaché
son existence à celle du premier comique , du second amoureux
, du tyran en chef, de la basse-taille , du la ruette et
du grime , finit , après avoir pris elle-même les caractères ,
par revenir au père noble qu'elle avait si cruellement délaissé.
Nous avons lu quelque part , qu'un père , dans le dessein
de corriger son fils de quelque penchant dangereux ,
le conduisait dans les hôpitaux pour lui faire observer les
suites des désordres auxquels il était enclin : peut-être ,
pour guérir tant de jeunes gens de cette frénésie de théâtre
qui les possède, suffirait-il de les conduire de tems en
tems au café Touchard .
-Aune époque où nos manufactures sont dans la plus
grande activité , où de nombreux établissemens s'ouvrent
detoutes parts pour servir d'asyle à l'indigence, où de grands
travaux publics offrent tant de ressources à la classe laborieuse
, les maisons de prêt ne sont plus fréquentées que
par les riches , à en juger du moins par la nature des objets
déposés en nantissement. Le relevé des registres duMontde-
Piété prouve , à ce qu'on assure , qu'il a été mis cette
année en gage deux mille schals de cachemire . Que de réflexions
nous pourrions faire à ce sujet , si nous n'étions
pas arrêtés par la crainte de troubler le repos des maris , de
cetteclasse d'hommes au bonheur de qui tout conspire
dans cette grande capitale !
-Une jeune veuve de Châlons , après avoir donné trois
mois de regrets à la mémoire d'un mari qu'elle aimait
éperdûment , se présenta il y a quelques jours devant le
maire de cette ville, pour contracter un second mariage ;
celui-ci lui fit observer que la loi ne permettaitde se remarier
qu'au bout d'un an de veuvage. Je le sais fort bien
répondit ingénument l'Artemise champenoise ; mon mari
n'est mort que depuis trois mois , mais il a été neuf mois
malade et celafait le compte. Le magistrat eut toutes les
peines du monde à faire entendre à la dame , que la mort
d'unmari ne comptait que du jour de son trépas .
-De pareils traits de légèreté qui ne sont pas sans
exemple à Paris , y trouvent du moins leur correctif dans

232 MERCURE DE FRANCE ,
ces beaux mouvemens de sensibilité dont on peut à
chaque pas admirer les effets . Avec quel attendrissement
ne lit-on pas , depuis quelques jours , une affiche qui couvre
tous les coins de rue , et par laquelle on promet trois
cents francs de récompense à la personne qui ramènera
un joli épagneul dont la perte plonge dans le deuil toute .
la maison de M **** ! - La fille de cuisine de cette même
dame a perdu , sur la place de la Concorde , le jour des illuminations
, sa petite-fille âgée de trois ans et demie ;
l'excellente maîtresse promet dix écus à celui qui rendra
cet enfant à sa mère désespérée . Il faut avouer que ce
p'est qu'à Paris qu'on trouve cette délicatesse de procédés ,
cette mesure des convenances qui donne un nouveau prix
aux bonnes actions .
-Nous assistions dernièrement à l'ouverture d'un Cours
d' .... ; l'assemblée n'était pas nombreuse , mais bien
choisie . On parlait des tems héroïques , et la leçon roulait
sur Pandore et sa boîte . Le professeur , après avoir savamment
rapproché , discuté , commenté les opinions d'Hésiode
, d'Ovide , de Banier et autres mythologues , passa ,
par une transition qui nous parut un peu brusque , à une
pièce de Pandore jouée à l'ancien théâtre italien ; la dissertation
sur Arlequin , a jeté beaucoup de clarté sur l'histoire
de la fille de Jupiter. Les auditeurs sont sortis de la
séance , en admirant l'étonnante variété des connaissances
du professeur , et convaincus qu'on peut tout égayer , même
l'érudition .
- Il vient de mourir à Paris un médecin célèbre à plus
d'un titre , mais principalement par son aversion pour le
quinquina , qu'il poussa au point d'aimer mieux mourir de
la fièvre que d'employer pour la combattre le seul remède
qui pût l'en délivrer . Cela s'appelle mourir sur son opinion .
On assure que le docteur Saiffert a légué sa haine pour ce
fébrifuge au docteur Gay, lequel , après avoir écrit successivement
contre la saignée , contre M. Portal, contre le sucre,
et contre ses propres malades , se propose de rendre un
arrêt contre l'écorce du Pérou .
- La librairie nous promét avant peu quelques ouvrages
qui se recommandent d'avance par leur objet ou par le
nom de leurs auteurs . M. Leroux d'Agincourt , qui a consacré
cinquante années de sa vie à rassembler des matériaux
pour en composerune histoire de l'art depuis sa décadence
jusqu'à sa renaissance au seizième siècle , qui a fait graver
à ses frais les trois cent vingt-cinq planches de cet ouvrage,
-
ΜΑΙ 1810 . 233
2
-
est sur le point de le faire paraître et de compléter par cette
publication l'immortel travail de Winkelmann . M. Michaud
, si avantageusement connu par ses charmans poëmes
du Printems d'un proscrit , de l'Enlèvement de Proserpine
, etc. vient d'achever et se propose de publier incessamment
une Histoire des Croisades , qui doit , ( à ce
qu'assurent quelques personnes qui ont eu connaissance
du manuscrit ) ajouter beaucoup à la réputation de son
auteur.- Mme de Vannoz , dont on annonce un poëme sur
la Conversation , n'a point été arrêtée par l'idée que M. de
Lille a traité le même sujet , et que les deux poëmes peuvent
paraître ensemble. Cette confiance est de bon augure . -
Enfin, que les mélodramaturges se livrent à la joie ,
Mme Radcliffe , dans un nouveau roman intitulé le Couvent
de Sainte-Catherine, vient de leur ouvrir une mine féconde ,
qu'ils peuvent exploiter en commun , en tirant au sort
chacun leur chapitre .
-Les Français nous promettent , depuis six mois , les
Etats de Blois , dont on vient de suspendre les répétitions ,
pour s'occuper des Deux Vieillards que l'on attend depuis
un an avec l'impatience que le nom connu de l'auteur est
fait pour inspirer .
L'Opéra-Comique , après la Partie de Campagne qui se
jquera la semaine prochaine , nous donnera le Charme de
la Voix . Puisque Elleviou , Mme Duret et Mille Renault
doivent y chanter , le titre de la pièce est justifié d'avance ;
le nom du compositeur est un préjugé en faveur du
charme de la musique ; on ne serait pas tout-à-fait aussi
sür du charme des paroles , s'il arrivait que cette pièce ne
fût qu'une contr'épreuve d'un ancien amour bizarre , joué
sans succès , mais dont la musique méritait d'en obtenir.
On répète encore à ce théâtre le Mariage àforce de bruit :
serait-ce par bonheur une traduction del Matrimonio per
susurro de Cimarosa ? Cela nous donnerait l'espoir de voir
un jour sur ce théâtre Don Juan et le Mariage de Figaro .
Quelques journaux ont parlé d'un projet de transférer la
troupe française de l'Odéon au Théâtre Favart ; il n'en a
jamais été question; mais on peut annoncer avec certitude
la retraitede Clozel , et l'admission de M¹¹ Henri au nombre
des acteurs de ce théâtre .
و -C'est une modeste arlequinade , le Sultan du Havre
qui a succédé au Vaudeville , à cette Auberge dans les
Nues qui n'a pas produit tout le scandale qu'on devait en
espérer.
234 MERCURE DE FRANCE ;
-Le Retour à Saint-Malo , qui attire ence moment la
foule aux Variétés , sera , dit-on, suivi du Panier percé :
bienfin qui reconnaîtrait sous ce titre la parabole de l'Enfant
prodigue. On assure qu'on entendra dans cette pièce
un feu roulant de lazzis , de jeux de mots , de calembourgs
auquel on n'a encore rien vu de comparable. Brunet se
faitunvrai plaisir d'y paraître en conducteur de pourceaux .
-L'ancienne salle du Théâtre Montansier , au Palais-
Royal, après avoir été cuccessivement occupé par les danseurs
de corde Ramel et Forioso , par la troupe des sauteurs
de la dame Saqui , par les chiens savans , par la troupe d'un
sieur Rivière qui nous a si plaisamment annoncé les pièces
de Molière arrangées pour la scène etjouées en pantomimes
, vient enfin d'être loué à des comédiens de bois
tout récemment arrivés d'Italie , qui ne tarderont probablement
pas à faire place à d'autres.
- On établit en ce moment une communication directe
entre la ruede Montesquieu et le cloître Saint-Honoré . Les
passages à boutiques se multiplient ainsi pour la facilité du
commerce et l'agrément des consommateurs .
-Les journaux allemands annoncent qu'à Moscou , par
les soins du célèbre violoncelle Romberg , on a dû exécuter,
au bénéfice du compositeur, la messe déjà célèbre de Chérubini;
ainsi des étrangers , à l'autre extrémité de l'Europe ,
sont plus empressés que nous àjouirdes belles productions
denos arts . La messe de Chérubini est connue à Moscou et
ne l'est point à Paris ; cela paraît inexplicable , mais ce
n'est pas une raison pour que cela nous étonne .
MODES.- Il y a quatre ans que les jeunes gens allaient
déjeûner à Bagatelle ; il y en a trois qu'on allait au bois de
Vincennes et à Romainville ; l'année dernière le Rannelagh
était à la mode; c'est à Tivoli , après le bain , que se font
maintenant les déjeûners de bon ton ; à quatre heures il est
d'usage d'aller prendre des glaces dans les sallons de Tortoni
(on a découvert ce moyen nouveau de se mettre en
appétit ); à six heures on va dîner à la Gaillotte , dont le cuisinier
n'a guères moins de réputation que l'illustre Balaine
du Rocher de Cancale; on va passer une heure ou deux au
spectacle , et l'on vient à onze heures prendre du punch à
la romaine au café des Princes . Une journée remplie de
cette manière ne laisse aucune prise à la critique .
Un jeune homme qui prendrait dans la garde- robe de
son grand-père un habit tabac d'Espagne àboutons d'or ,
ΜΑΙ 1810. 435
qui emprunterait à son palefrenierson pantalon d'écurie , à
sonjardinier son chapeau rond à forme basse , pourrait se
trouver en toute assurance à toutes les promenades du
matin.
Il est pourtant quelques nuances qui servent à distinguer
les vrais coryphées de la mode; telles que la coupe des
poches de l'habit , lalongueur des basques , le nombre et la
disposition des boutons : mais c'est particulièrement aux
breloques de la montre que se reconnaît un jeune homme
de bon ton par excellence. Le nombre des cachets , leur
forme , leur matière , l'art de les grouper ensemble , sont
autantde secrets qui ne sont connus que de deux ou trois
bijoutiers de la capitale.
La coiffure des femmes , chez elles , est à la Cendrillon :
deux petits rubans de velours noir en fontles frais . Lapromenade
du matin exige unepetite capotte blanche en mousseline
, ouunvaste chapeau de taffetas lapis , des brodequins
feuille morte , et des bas brodés à jour jusqu'à mi-jambe .
La robe doit être courte et dessiner exactement les formes .
Lecapuchon de mousseline suppose toujours un fichu de
soie effilé. Y.
SPECTACLES .-Théâtre Français .- Vingt-sixième représentation
ou reprise d'Hector. -Depuis le succès ou
la chute de Brunehaut (car on peut dire l'un et l'autre) ,
ce théâtre ne nous a offert d'autre nouveauté qu'un début
assez peu remarquable dont nous parlerons plus bas. La
rentrée de Mlle Duchesnois et sur-tout celle de Talma en
ont tenu lieu. Différentes circonstances nous ont privés de
l'espace nécessaire pour en rendre compte. Heureusement
Phedre , Manlius , Andromaque , Cinna , Iphigénie sont
des ouvrages qui ont à-peu-près épuisé la critique , et l'on
peut en dire autant de la manière dont ils sont joués par
nos principaux acteurs . Ce champ fertile a été si largement
moissonné qu'à peine est-il possible d'y glaner encore.
Nous l'essayerons peut-être dans un moment plus heureux
; mais il nous paraît plus important de nous occuper
aujourd'hui de la tragédie de M. Luce , qui vient aussi de
reparaître sous les auspices de Talma. Le succès d'Hector
n'a point été douteux comme celui de la reine d'Austrasie.
Il a occupé long-tems la scène; il y a recueilli beaucoup
d'applaudissemens ; ila obtenudansles journaux beaucoup
de louanges etde critiques ; mais on n'a peut-être point
236 MERCURE DE FRANCE ,

encore tari dans l'un et dans l'autre genre la source des
observations qu'il peut fournir .
Nous ferons d'abord la part de la censure afin de revenir
à l'éloge avec plus de liberté , et nous dirons que cet ouvrage
nous paraît beaucoup plus épique que dramatique.
C'est encore ici une succession d'événemens ( selon l'expression
de l'auteur lui-même ) , plutôt qu'une seule et
grande action . Nous y trouvons au moins deux intérêts
biendistincts . Il s'agit d'abord de savoir si l'on fera la paix
avec les Grecs en leur rendant Hélène , et ensuite si Hector
ira combattre Achille , et lequel des deux sera vainqueur :
c'est Paris qui est le plus intéressé dans la première question
, c'est Hector qui l'est dans la seconde , et sans rien
préjuger encore sur le personnage de Paris , on peut sans
doute avancer hardiment qu'il ne méritait pas d'être ainsi
opposé à son frère .
L'auteur s'est plaint des critiques qui ont reproché de la
monotonie à son Andromaque; il a répondu en faisant
observer qu'il la promène sans cesse de l'espérance à la
crainte , de la joie à l'inquiétude , et c'est ce qu'on ne peut
lui contester. Mais il faut reconnaître aussi que ce flux et
ce reflux de sentimens qu'il lui fait éprouver n'a point assez
d'importance , ni sur-tout assez de résultats dans un ouvrage
où l'épouse d'Hector ne devait point paraître pour
jouerun rôle presque passif. Elle n'agit qu'un moment, et
c'est dans le dernier entr'acte , lorsqu'elle se rend auprès de
Priam pour le supplier de retenir Hector. Tous les efforts
qu'elle-même tente auprès de lui se bornent à des prières
qui ne peuvent l'ébranler . On nous dira que le sujet ne
permettait guère de la rendre plus active ; qu'il fallait suivre
Homère , conserver les moeurs antiques et le caractère
d'Hector. Mais alors n'aurait-il pas fallu imiter Homère en
tout pour rendre autant que lui Andromaque intéressante?
M. Luce lui a emprunté la scène des adieux , et c'est la
plus touchante de sa tragédie. Pourquoi n'a-t-il pas de
même imité les plaintes d'Andromaque après la mort de
son époux? Pourquoi n'est-elle plus sur la scène lorsque
Polydamas en fait le récit? C'est àParis que ce récits'adresse,
et M. Luce a peut-être eu deux raisons d'en user ainsi .
D'abord il aura craint de nous montrer dans Andromaque
une douleur trop vive ; de plus , il a voulu , de son aveu ,
consommer la punition de Pâris en le forçant d'écouter le
récit de la mort funeste dont il est cause , et consoler le
spectateur de cette mort par l'idée que Paris lui-même la
ΜΑΙ 1810 . 237
!
!
vengera. Ces deux dernières idées nous semblent contradictoires
: Paris est plutôt relevé que puni du moment où
le ciel lui promet de triompher d'Achille ; et d'ailleurs ce
système dejustice poétique , d'après lequel les bons doivent
être récompensés et les méchans punis , n'a jamais été reconnu
de nos grands tragiques . C'est cependant à ce système
assez nouveau qu'il faut rapporter encore le désir de
nous consoler par l'espoir de la vengeance ; et quant à la
crainte de nous trop affliger , si elle est vraiment entrée
pour quelque chose dans les motifs de M. Luce , nous
pourrions répondre que c'est-là ce qu'un poëte tragique a
le moins de raisons d'éviter.
Le personnage de Pâris a donné lieu àtant de critiques
qu'il serait inutile de les renouveler. Nous croyons même
que sur ce point l'apologie de l'auteur est assez recevable .
Parisn'est point un lâche dans l'Iliade , et puisqu'Homère
lui donne des jours de valeur , il était permis de le prendre
dans un de ses bons momens pour le présenter sur notre
scène . Le seul tort de M. Luce est , à ce qu'il nous semble ,
de l'avoir montré prêt à combattre Hector lui-même ; c'est
violer toutes les convenances par une témérité que Pâris
ne put jamais avoir.
Tels sont les défauts qui auraient mis en danger le succès
de cette tragédie sans les beautés qui les rachètent amplement
. Et d'abord , quoique ces défauts tiennent en partie
au choix du sujet , ce choix n'en est pas moins très-heureux
et il faut'en savoir gré au poëte . C'est la preuve d'un excellent
goût que d'avoir compté sur le prestige des souvenirs
de Troie et sur l'appui du génie d'Homère pour nous intéresser
encore à des fictions dont notre enfance a été bercée .
Il y a du mérite à s'être emparé du beau caractère d'Hector
encore tout neuf sur notre scène , quoiqu'elle ait souvent
retenti de sonnom ; à s'être mis ainsi en mesure de s'approprier
plusieurs morceaux d'Homère qu'on n'avait point
encore imités , et à les avoir rendus avec toute la fidélité
que permettaient la différence des moeurs , la distance des
tems , ladiversité des genres . Mais nous devons le dire à
l'honneur de M. Luce de Lancival , ce n'est point à Homère
qu'il doitune de ses idées les plus heureuses , une idée sans
laquelle il eût été forcé d'abandonner son sujet : l'arrivée
de Patrocle à Troie pour proposer la paix de la part des
Grecs . Il a rendu ce personnage presqu'aussi intéressant
qu'Hector lui-même ; et la belle scène des adieux d'Hector
et d'Andromaque , quoique plus touchante , est peut- être 1
238 MERCURE DE FRANCE ,
moins dramatique que celle où Andromaque et Patrocle se
promettent de réunir leurs efforts pour obtenir la paix. Les
craintes qu'ils éprouvent pour Hector et pour Achille ,
craintes qui nous font entrevoirle destin funeste de ces deux
héros , produisent le plus grand effet, et s'accordent parfaitement
avec le système de fatalité qui présidait à la tragédie
grecque. L'idée qu'avait eue d'abord M. Luce defaire paraître
Hélène , était bien moins heureuse. Par les fragmens de ce
rôle qu'il a fait imprimer , il est facile de juger qu'elle aurait
perdu son tems à faire son apologie , à prouver une innocenceà
laquellepersonne n'auraitcru. Ilest des personnages
que tout l'art possible ne pourrait faire supporter sur notre
théâtre , et il étaitdéjà assez hardi d'y avoir transportéParis .
Nous pourrions étendre beaucoup cet article si nous
voulions passer aux observations de détail. Le style quoique
généralement correct nous en fournirait plusieurs , et nous
aurions à relever quelques-uns de ces vers que Voltaire
appelait duriusculès . Mais cet article est déjà assez étendu ,
et d'ailleurs c'est plutôt de l'ensemble et de l'effet théâtral
que nous devons nous occuper; l'un et l'autre sont fort
imposans dans cette tragédie. On sait combien le talent des
acteurs y contribue , et ceux qui jouent les principaux rôles
ne laissent rien à désirer. Après Talma qui conserve dans
celui d'Hector sa supériorité accoutumée , nous devons surtout
citer Lafond qui fait valoir avec beaucoup de talent le
rôle assez ingrat de Pâris , et Damas qui en jouant Patrocle
maîtrise assez bien cette fougue indisciplinée que ses amis
prennent trop souvent pour de l'ame et de la chaleur.
Te
Début de Melle Dupont dans l'Emploi des Soubrettes.-
Ce n'étaitpas un moyen très-sûr d'exciter vivement la curiosité
publique que d'annoncer un début dans l'emploi des
soubrettes, six mois après trois autres débuts dans le même
emploi . Aussi , quelque intérêt que puisse inspirer Mile Dapont
comme fille d'un acteur très -estimable , le public
n'a-t- il pas marqué un grand empressement à la voir. Le
jour même où elle a paru pour la première fois , la salle ne
s'est point remplie et beaucoup de spectateurs ne sont pas
restés jusqu'à la fin . Il est vrai que la manière dont le spectacle
était composé avait pu contribuer à cette indifférence .
On donnait le Dissipateur et les Folies amoureuses , deux
ouvrages dont on a eu soin de rassasier le public . Nous
avons relevé les défauts du premier en rendant compte des
débuts de Mlle Bognaire. C'est un mélange de comédie et de
drame dont le principal mérite est dans le troisième acte ,
ΜΑΙ 1810. 23g
imité du Retour imprévu . Quant aux Folies amoureuses ,
on peut les regarder sans doute comme une des comédies
les plus plaisantes de Regnard; mais de la manière dont
onla joue ce n'estplus qu'une farce , peu digne du Théâtre
Français. Nousy reviendrons peut-être un jour, ainsi que
sur la singulière tradition qui s'est établie pour le rôle
d'Hector dans le Joueur. Mile Dupont réclame aujourd'hui
le reste de cet article , dont elle est le principal objet .
Cette actriceestjeune ,bien faite etd'une figure agréable.
Sa voix ne manque point de ce mordant que demande son
emploi; sa prononciation n'est pas encore assez distincte ,
etmême elle a pu faire craindre un moment que la volubilitéde
langue nécessaire à une soubrette ne fût jamais en
son pouvoir. Son débit dans le rôle de Finette nous a paru
n'être que la répétition des leçons qu'elle a prises. On n'y
a rien observé de très-blamable , mais rien non plus de trèssaillant
, si ce n'est la manière dont elle adit ce vers à sa
maîtresse :
Uncongé cependant est un morceaubiendur.
1
En revanche elle a déployé plus de verve et de gaîté dans
la seconde pièce , où elle a très -spirituellement et très-impertinemment
bravé le tuteur Albert. Elle s'y est montrée
véritablement soubrette , aulieu que dans le rôle de Finette
elle avait laissé des doutes sur lanature de son talent . Le
public, qui l'avait constamment applaudie , l'a redemandée
après la représentation.Elle se tromperait cependant si elle
prenait cette faveur pour autre chose que pour un encouragement.
Sous ce point de vue elle l'a méritée ; elle annonce
des dispositions , son extérieur est agréable ; elle donne des
espérances , et c'est assez pour un début; mais, si elle veut
conserver la faveur publique , il faut qu'elle les réalise , en
se formant par l'observation et par l'étude un talent original.
(L'impression de cet article ayant été retardée , Mlle Diue
pont a débuté depuis dans plusieurs autres rôles ; nous en
parlerons une autre fois .)
Théâtre de l'Opéra-Comique .-Reprise de l'Aubergede
Bagnères. Des carricatures assez gaies ,quelques intentions
comiques , quelques mots plaisans , soutenus d'une musique
dont la facture est toujours savante et la mélodie souvent
originale , ne purent obtenir qu'un succès médiocre à cet
ouvrage dans sa nouveauté. Trois actes de bouffonneries
240 1 MERCURE DE FRANCE ,
:
parurent trop longs , et la musique était d'ailleurs distribuée
dans la pièce avec si peu d'art qu'elle perdit une grande partie
de son effet. La reprise ne semble pas destinée à plus de
succès . On n'y retournera pas pour les paroles, et les meilleurs
morceaux de musique , exécutés depuis dans les concerts
, n'ont plus l'attrait de la nouveauté.
en un acte . -
Théâtre de l'Impératrice . -Le Luxembourg , comédie
Si l'on en croit la chronique secrète des
théâtres , cet ouvrage joué tout récemment à l'Odéon avait
été destiné par l'auteur à y signaler l'arrivée de la troupe de
l'Impératrice. On ne dit point par quelles raisons la représentation
en fut différée , mais il a perdu par-là le mérite
de l'à- propos , dont il aurait eu grand besoin pour se soutenir.
L'intrigue , qui n'est presque rien , roule sur la méprise
d'un étudiant en droit , qui croyant entretenir une correspondance
amoureuse avec une jeune personne habituée du
jardin du Luxembourg , s'aperçoit à la fin que c'est à une
vieille tante qu'il a fait ses mille déclarations , et , qui plus
est,une promesse de mariage. Cette légère intrigue , qui n'a
pas coûté de grands frais d'imagination à l'auteur , sert de
cadre à une esquisse des moeurs du quartier. Dire qu'il y
a dix-sept personnages dans l'ouvrage , c'est dire qu'il
y a beaucoup de mouvement et de bruit ; mais le
mouvement et le bruit ne sont pas la gaieté et le
comique. Un autre défaut principal , c'est de n'offrir que
des carricatures qui ayant presque toutes la même couleur,
se confondent et sont sans effet ; d'ailleurs le choix n'en est
pas heureux : des invalides , des poissardes , des petits
maîtres et de vieilles coquettes ; voilà ce qu'on peut voir
par-tout , et souvent présenté d'une manière plus piquante .
Enfin , il est maladroit à l'auteur d'avoir exposé deux
quartiers de Paris aux railleries l'un de l'autre : c'était se
faire des ennemis des deux côtés ; aussi n'en manquait-il
pas à la fin de la pièce , qui peut-être n'aurait pas été si
paisiblement achevée , sans l'originalité du dénouement.
Malgré l'opposition de quelques mécontens , l'auteur a
donc été demandé , et l'on a nommé M. Maurice , connu à
ce théâtre par quelques productions qui , sans être trèsremarquables
, sont bien préférables à celle-ci.
Théâtre du Vaudeville .-Le Sultan du Havre , folie en
un acte , de MM. H. Dupin et Arm . Dartois .
Le Vaudeville varie son répertoire , et c'est ce qu'il peut
faire
ΜΑΙ 1810 . 241
une
1
parodie pleine de la critiqueta
une arlequinade fort doucee
TOPTDE LA SETM
faire de mieux. Après
plus amère , il nous donne
fort gaie ; et le public a paru passer avec plaisir du genfe
satirique à la simple gaieté .
Le Sultan du Havre est une imitation de plusieurs preces 5.
déjà représentées sur d'autres théâtres ; telles que le Mucen
frage pour rire , Cadet Roussel chez Achmet , etJocrisse
suicide , mais , si l'on en croitun de nos journaux ,
ont un type commun dans l'Ecole des Jaloux , ancienne
comédie de Montfleury.
toutes
M. Cassandre , père de Colombine , révolté de la jalousie
d'Arlequin qui tourmente sans cesse sa femme , prend
la résolution , dans une assemblée de famille et d'après l'avis
de Gilles , de donner à Arlequin une leçon dont il
puisse se souvenir long-tems : en conséquence on lui propose
une promenade sur mer , et pendant le déjeuner on
met dans son verre une poudre soporifique , afin de lui
faire croire à son réveil que le bâtiment ayant été pris par
un corsaire barbaresque , il se trouve lui et sa femme au
pouvoir du Sultan . Le sérail où on l'introduit n'est autre
chose que la maison de Gilles , décorée dans le goût
oriental. Les costumes sont fournis par Scapin , qui , au
moyen d'une énorme barbe , joue le rôle du corsaire Scapella
, et M. Cassandre, en habit de grand turc , vient gravement
interroger Arlequin , et déclarer Colombine sultane
favorite ; on sent que la jalousie d'Arlequin est alors
mise à de rudes épreuves ; mais sa situation devient bien
plus pénible , quand on lui annonce qu'ayant trompé sa
Hautesse en faisant passer Colombine pour sa soeur , il
vient d'être condamné à mort. Gilles , travesti en chef des
Eunuques , obtient , pour dernière grâce , qu'au lieu du pal
et du bûcher, un coup de canon terminera son supplice.Les
apprêts se font avec gravité .Arlequin se met à genoux ; on
lui bande les yeux, et l'on frappe un coup sur la grosse
caisse. Arlequin s'aperçoit alors qu'il a été joué , et se
trouve , en se relevant , dans les bras de M. Cassandre ,
qui lui fait promettre d'abjurer la jalousie et de vivre désormais
avec sa femme comme le font tous les bons maris
normands . On voit que le fonds de ce petit ouvrage est
assez faible ; mais il est semé de détails gais et spirituels ,
et l'on sait d'ailleurs que le public n'est pas très -exigeant
sur les vraisemblances , dans les pièces dont Arlequin est
le héros. Il n'y a donc point eu d'opposition au succès
Q
242 MERCURE DE FRANCE ,
i
de celle-ci. Mlle Minette, qui jouait le rôle de Colombine, y
a beaucoup contribué , en déployant sur la harpe un talent
qu'on ne lui connaissait pas , et l'on doit aussi des éloges à
l'arlequin Laporte qui vient d'acquérir , dans cet ouvrage ,
de nouveaux droits à la succession de Carlin .
Les amis des auteurs se sont sagement comportés , ils
ont été sobres de bis ; un seul couplet , où l'on a reconnu
une allusion assez délicate , a été redemandé avec acclamation
: Colombine , faisant le portrait de trois femmes de
différentes nation , dit en parlant de l'allemande :
Joignant à la jeunesse
L'esprit ,
Sa grâce enchanteresse
Séduit.
Arrêtant de la haine
Les traits ,
Sa présence ramène
La paix.
Théâtre des Variétés.-Pourquoi une pièce réussit-elle
aux Variétés , et pourquoi une autre y tombe-t-elle ? Voilà
deux questions que l'on peut se faire à chaque nouveauté
qui y paraît. Toutes , en effet , sont du même genre , employent
les mêmes moyens , sont jouées par les mêmes
acteurs , et il est impossible d'en expliquer la chute ou le
succès par l'observation ou l'infraction des règles , puisque
ce théâtre n'en reconnaît pas . S'il fallait cependant
rendre compte de la chute du Retour de M. Dumollet à
St. -Malo , je crois qu'il faudrait l'attribuer au piquant et à
la gaieté de ses aventures dans la capitale. Le public veut
qu'on aille au théâtre comme chez Nicollet, toujours de
plus fort en fort. Il s'était imaginé qu'après l'originalité du
Départ pour St. -Malo , on allait lui montrer des choses
encore plus miraculeuses . Jamais on n'avait vu un pareil
empressement , toutes les loges étaient louées et à sept
heures tout était plein; les voitures se succédaient avec une
rapidité étonnante , et leurs files garnissaient au loin les
deux côtés du boulevard : mais cette espèce d'hommage a été
funeste à l'auteur. La première moitié de la pièce promettait
beaucoup : des détails piquans , des mots spirituels , quelques
données comiques avaient d'abord bien disposé le
spectateur. Mais il s'est cru d'autant plus en droitde devenir
ΜΑΙ 1810 . 243
۱
exigeant , et s'apercevant à la fin que son attente n'était pas
remplie , il a témoigné très-énergiquement sa mauvaise humeur.
La pièce a eu de la peine à arriver jusqu'à la fin , et
Brunet n'a pu parvenir à faire entendre le nom de l'auteur
indiscrètement demandé au milieu des sifflets du parterre .
Le lendemain pourtant, l'affiche , qui n'avait pas les mêmes
obstacles à vaincre , nous a nommé M. Desaugiers . Au
reste , une première représentation n'est guères , à ce
théâtre , qu'une répétition générale , où l'on donne hautement
son avis . L'auteur a profité de ceux qu'il avait reçus ,
et de larges coupures ont rendu à sa pièce une énergie
qui la soutiendra quelque tems . Nous lui donnerons néanmoins
le conseil de laisser désormais la famille Dumollet à
St. -Malo , dans son magasin de bonneterie , et de chercher
dans quelqu'autre ville de province un nouvel original dont
les folies lui soient aussi profitables que celles du bonnetier
breton .
Q2
POLITIQUE. ;
Le Danube n'est encore témoin d'aucun événement sérieux
dans la guerre jusqu'ici d'observation que se livrent
les Russes et les Turcs . La Porte a fait des préparatifs
immenses . Une grande activité règne dans les arsenaux ,
les renforts sont de toutes parts en marche ; ces disposi-,
tions sont d'autant plus nécessaires que le gouvernement
ottoman paraît disposé à combattre sur le Danube les
Européens qui veulent franchir cette barrière de l'Empire ,
et sur les bords de la Mer-Rouge les sectaires Wahabites
qui occupent les lieux saints : tout bon Mahométan devant
visiter une fois en sa vie le tombeau du sacré prophète ,
ces pélérinages sacrés deviennent impossibles si une secte
profane est établie aux lieux mêmes consacrés à l'islamisme.
Des ordres en conséquence ont été donnés aux
pachas de Syrie et d'Egypte . Ce dernier doit rassembler
à Suez toutes les forces dont il pourra disposer. Le pacha
de Bagdad tentera une attaque de on côté , et l'on espère
rejeter au loin les partisans de la doctrine nouvelle qui
inquiète si vivement les Musulmans fidèles , et le gouvernement
qui n'a de force que dans leur croyance. Constantinople
est tranquille , et voici un événement qui dans les
circonstances présentes a paru très-remarquable , et donne
lieu à mille conjectures . La sublime Porte a donné depuis
quelque tems aux commandans des châteaux des Dardanelles
l'ordre le plus positif d'interdire à tout vaisseau de
guerre anglais le passage du détroit. Cet ordre s'exécute
avec une grande exactitude . On arrête les plus petits navires
anglais pour voir s'ils sont armés , etl'on y met des
gardes à bord. Cette nouvelle donnée par le Moniteur
semblerait prouver que la Porte commence à reconnaître
que ses prétendus alliés sont des hôtes dangereux , qu'ils
deviennent bientôt maîtres partout où ils demandé la
faculté de s'introduire , et que leur influence au divan
met l'empire en danger ; on n'annonce cependant point
encore le départ de M. Adair. Sur les frontières de la
Croatie on n'a rien appris de nouveau , et le bruit qui s'est
un moment répandu de nouveaux excès commis par les
:
MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1810. 245
Bosniaques contre les troupes du maréchal duc de Raguse
paraît tout-à-fait controuvé . Les Sept-Isles sont en ce moment
débarrassées de la présence des Anglais , Corfou
est bien approvisionnée , et le commerce se fait momentanément
avec facilité sur tout le littoral , dont en partie
les garnisons ont marché sur la frontière de Bosnie .
Les frontières entre la Russie et l'Autriche qui , aux
termes du dernier traité , devaient être déterminées , sont
définitivement fixées : le premier résultat de cette disposition
, garant de la sécurité la plus profonde dans ces
contrées , a été de la part de la Russie l'ordre de diminuer
ses troupes qui occupaient la partie de la Gallicie , voisine
du territoire autrichien. En conséquence , plusieurs régimens
sont en marche pour se rendre à d'autres cantonnemens
: d'autres ordres portent des troupes nombreuses sur
tous les points des côtes de la Baltique et du golfe de Finlande
, où des incursions anglaises et l'introduction de
leurs marchandises pourraient être tentées .
La diète suédoise a terminé sa session après une réunion
de plus d'une année . Le discours de clôture a été prononcé
par le roi : il a témoigné sa satisfaction au clergé qui , en
appuyant les lois favorables à la liberté de la pensée , s'est
montré digne interprète de la volonté divine , et juste appréciateur
des lumières du siècle , à l'ordre de la noblesse
dont le dévouement dans ces circonstances ne s'est point
démenti . Quant à l'ordre des paysans , S. M. l'a invité
paternellement à comparer sa situation avec celle où il était
précédemment , et à la juger sans prévention. Vos ancêtres
, a-t-il dit , ces hommes courageux et fidèles qui ont
scellé de leur sang les triomphes des Gustaves , n'ont jamais
balancé quand il a fallu faire un sacrifice nécessaire au
bonheur et à l'indépendance de la patrie. Après la clôture
de la diète S. M. a fait diverses promotions dans les ordres
de Wasa et des Séraphins . Le ministre des affaires étrangères
, le maréchal de la noblesse , l'orateur de l'ordre des
paysans ont été les principaux objets de cette faveur . L'affaire
de la conspiration contre l'élection du prince héréditaire
ne paraît pas avoir eu de suites , on parle seulement
de l'exil d'un comte de Ruth qui paraîtrait avoir en cette
occasion rendu sa conduite suspecte. Le prince héréditaire
continue son vovage en Suède ; le ci-devant roi a
refusé la pension des Etats : il se contente de ses revenus
particuliers , qui s'élèvent à près de 200,000 francs . Il paraît
décidément qu'il se fixera à Carlsruhe , au sein de la fa246
MERCURE DE FRANCE ,
mille de la reine son épouse . On ajoute à ces nouvelles
que quelques bâtimens de guerre anglais s'étant montrés
dans la Baltique , une escadre suédoise a reçu ordre de
mettre à la voile de Cronstadt , port que le roi doit visiter
sans délai .
L'empereur et l'impératrice d'Autriche sont à Prague .
C'est au milieu de son voyage que S. M. a été frappé de la
triste nouvelle de la mort du comte O. Donnel , ministre
des finances ; cette perte , sensible pour l'Etat , en a été
une pour le coeur de S. M. qui appréciait dignement la capacité
de son ministre , les services qu'il a rendus et ceux
que l'Etat attendait de lui ; il avait depuis la paix secondé
avec art le mouvement de l'opinion publique ; le crédit
s'affermissait avec la confiance ; tous les efforts , auparavant
impuissans , étaient depuis cette époque couronnés du succès.
Telle était la confiance qu'il inspirait , qu'à la nouvelle
de sa mort les effets publics ont baissé; mais cet effet ne
peut être que momentané ; la situation de l'Autriche rendue
à la paix , à la sécurité , reposant tranquillement désormais
sur la foi solennelle jurée à l'époque de la plus
auguste alliance , n'a pas son destin attaché à l'existence
d'un ministre habile : le gouvernement est dans une position
à inspirer la plus parfaite sécurité , et bientôt on verra
les bons résultats des plans du ministre que l'empereur a
perdu , obtenus par un successeur digne de lui . L'empereur
a écrit à la veuve du comte O. Donnel une lettre extrêmement
touchante , dans laquelle il lui exprime qu'il regarde
comme une perte personnelle celle que cette veuve
vient de faire ; il ajoute à cette lettre un don et une pension
considérables .
Au sein de la confédération , l'opération des remises et
des circonscriptions de territoire s'effectue . Ratisbonne a
été remise à la Bavière ; le pays de Bareuth et celui de
Salzbourg le seront sous pen : les comtés de Fulde et du Hanau
ont été remis au grand-duc de Francfort . Ces concessions
et les prises de possession ont été faites en présence
des commissaires de S. M. , et par-tout l'allégresse
publique et l'assentiment aux dispositions de S. M. se
sont manifestés de la manière la plus éclatante , en faveur
du créateur et du puissant protecteur de la confédération ;
dans les pays de Fulde et d'Hanau , les acclamations qui
ont signalé la joie publique , ont mêlé le nom du prince
vice-roi à celui de son auguste père , et à celui du grand
duc de Francfort. Les gazettes allemandes parlent des
1
ΜΑΙ 1810 .
/
247
t
échanges qui doivent avoir lieu entre la Bavière et le Wurtemberg;
mais le défaut de notions certaines à cet égard ,
ne donne lieu qu'à des assertions et à des dénégations
qu'il importe peu de faire connaître .
En Saxe , en Prusse , en Westphalie , en Hollande , rien
de nouveau ne mérite de fixer particulièrement l'attention .
L'anniversaire du couronnement de S. M. comme roi d'Italie
, a été célébré à Milan avec la plus grande pompe .
A Rome , l'organisation administrative se poursuit , et déjà
la consulte ayant pourvu aux besoins les plus pressans , est
en mesure de s'occuper des arts , et de veiller à la conservation
des monumens , restes précieux de l'antiquité , qui ,
sous le dernier gouvernement , languissaient et se dégradaient
dans un honteux abandon. Il est ici remarquable ,
et l'Italie l'attestera , que par-tout où les Français ont pénétré
sur cette terre classique des arts , ils se sont montrés les
admirateurs les plus sincères de leurs belles productions ,
qu'ils ont souvent éveillé l'attention des propriétaires euxmêmes
sur le prix inconnu de leurs trésors ; qu'ils les ont
envisagés tour-à-tour comme savans et comme artistes ;
qu'ils les ont avec zèle disputés à la terre et aux outrages
du tems , qu'en peu d'années il y a en plus de fouilles et
de découvertes que dans le dernier siècle entier. Les travaux
actuels de Pompeïa et d'Herculanum l'attestent assez .
Cette observation nous conduit à Naples : le roi en est
parti pour visiter les Calabres . L'armée napolitaine se grossit
de régimens italiens et français , et les Anglais se rapprochent
de la Sicile où tout prend le caractère de la terreur
, et l'aspect de la défense. Un fait d'armes glorieux
pour la marine napolitaine , a signalé , dans cette circonstance
, le courage et le dévouement des soldats et des marins
. Voilà le récit officiel de ce combat , en date de Naples ,
le 5 mai .
« Un vaisseau rasé , portant 50 bouches à feu , dont 30 canons de
24 et 20 caronades de 33 , se tenait depuis quatre jours dans le golfe
de Naples , et gênait les communications avec la capitale . Les dispositions
furent prises pour le faire enlever , ou du moins pour le
forcer à s'éloigner .
» Le 3 , vers sept heures du matin, une flottille composée d'une frégate
, une corvette , un brick , un cutter et six canonnières quiavaient
unis à la voile dans la nuit , se trouva à une petite distance du bâtiment
ennemi , et résolut de monter à l'abordage . Le brouillard avait
empêché de bien distinguer le calibre de ce vaisseau. Lorsqu'il se
1
248 MERCURE DE FRANCE ,
dissipa, on n'était plus qu'à portée du pistolet : mais on s'aperçut que
le bord trop élevé du bâtiment ne permettait pas l'abordage . Le combat
était engagé. Les Napolitains le soutinrent avec intrépidité pendant
trois heures , depuis la hauteur de Pausilippe jusqu'à celle d'Ischia.
Quoiqu'ils eussent été surpris par un calme qui les tint pendant
-trois quarts d'heure à demi-portée de pistolet sous le feu de l'ennemi ,
rien ne put les déterminer à renoncer à leur entreprise , jusqu'an
moment où l'ennemi , qui avait pris chasse , parvint à gagner la haute
mer. Le 4 au matin , on le signalait à la plus grande distance , faisant
route vers la Sicile ; le soir , il n'était déjà plus en vue . Dès les premiers
momens du combat , le commandant de la flottille avait eu le
bras cassé d'une balle ; son second avait été tué ; deux autres officiers
ont été blessés . A la fin de l'affaire , on comptait trente hommes tués
et quatre-vingt-dix blessés . La frégate et la corvette ont été assez
endommagées , mais seront bientôt en état de reprendre la mer . Elles
sont rentrées à quatre heures du soir avec les canonnières. Le brick
qui avait extrêmement souffert , a coulé après l'action. Il est impossible
de se battre avec plus de bravoure que ne l'a fait la flottille dans
cette brillante affaire , qui n'a pas eu tout le succès qu'on avait d'abord
espéré , mais qui a eu toujours le résultat avantageux d'éloigner pour
quelque tems l'ennemi , dont la présence était si incommode. »
L'affaire de sir Burdett occupe toujours à Londres tous
les esprits : l'époque du rapport de la commission sur cette
affaire , et le jour où le prisonnier sortira de la Tour , paraissent
devoir fixer l'attention du gouvernement et celle
des amis de la constitution et de la tranquillité publique ;
cependant deux partis se prononcent et paraissent devoir
sebalancer . Le premier veut , même à l'aide de moyens convulsifs
et violens , une réforme parlementaire et totale ; ce
parti accuse l'opposition même du parlement actuel d'être
corrompue , et les Whigs de cette époque , d'être tout-à-fait
indignes de ce nom cher aux véritables Anglais . Lord Grenville
, lord Grey , M. Whithbread lui-même , ne sont point
ménagés . L'autre parti veut une réforme modérée et dans
les formes constitutionnelles , il veut le règne des lois , le
maintien de la tranquillité , il craint de perdre la liberté
acquise au nom d'une liberté nouvelle; voici les détails
que donnent , à cet égard , les derniers papiers anglais .
« Hier , 4 mai , il y a eu une assemblée générale des citoyens de
Londres , convoqués par le lord-maire sur la réquisition de plusieurs
d'entr'eux , à l'effet de délibérer sur l'emprissonnement de M. Gale
Jones et de sir F. Burdett. Cette réunion a été extrêmement tumul
ΜΑΙ 1810 . 249
tueuse; ceux-là seulement sont parvenus à se faire entendre , qui ont
parlé dans le sens de l'opposition la plus violente aux mesures de la
chambre des communes . Les discours de MM. Favell , Waithman et
Thompson ont été souvent interrompus par les plus bruyans applaudissemens
. Enfin l'assemblée s'est ajournée , après avoir adopté la ré-
✔daction d'une adresse à la chambre des communes , pour demander et
la liberté de sir Francis , et une réforme parlementaire .
✓ Tandis que ceci se passaità l'assemblée générale , une autre assemblée
de citoyens de Londres se tenait à la taverne de Londres , dans
Bishopgate-Street . Cette réunion , composée d'opposans aux résolutions
de l'assemblée générale , avait été provoquée par une invitation circulaire
adressée la veille à un très-grand nombre d'habitans de la Cité.
Les discours de MM . Dicson et Acheson ont produit beaucoup d'effet
sur l'assemblée . Vers les sept heures du soir , cette assemblée fut
troublée par un incident qui y fit naître le désordre et la confusion .
Plusieurs membres de l'assemblée générale , et entre autres M. Waithman
, s'y présentèrent , et dire que , puisque cette réunion était composée
de citoyens de Londres délibérant sur des affaires d'un intérêt
général , tous devaient y être admis et y prendre part ; là- dessus
M. Waithman s'offrit pour président , et s'empara du fauteuil qui
n'était pas occupé. Il harangua l'assemblée au milieu des cris et de
l'oppposition des premiers assistans et des applaudissemens des nouveaux
venus. Enfin le nombre de ces derniers augmentant , les premiers
auteurs de cette réunion se virent forcés d'abandonner la place
à leurs adversaires , et ils passèrent dans une salle voisine pour y
signer une adresse dont ils avaient entendu la lecture au commencement
de leur assemblée . »
Voici les principaux fragmens de cette adresse :
« Dans le moment où la malveillance cherche à avilir et à dégrader
la législature par les calomnies les moins fondées , et où la résistance
à l'autorité de la chambre des communes a mis en danger l'autorité de
la métropole , et rendu nécessaire l'interposition de la force militaire ,
les soussignés bourgeois de Londres , désapprouvant les résolutions et
procédés de l'assemblée qui s'est tenue aujourd'hui à Guid-Hall ,
s'adressent avec confiance à leurs concitoyens , et les invitent à déclarer
publiquement leurs sentimens dans cette occassion .
> Ils envisagent avec douleur et indignation les manoeuvres insidieuses
que l'on continue d'employer pour aliéner du gouvernement
l'esprit et les affections du peuple. Ils ne peuvent rester spectateurs
tranquilles et passifs de ces efforts de la malveillance , qui , n'ayant pu
réussir à flétrir le caractère du souverain , cherche aujourd'hui à dé250
MERCURE DE FRANCE ,
:
crier et à avilir cette portion importante du corps législatif, la chambre
des communes , pour introduire plus sûrement un système d'anarchie
qui détruirait jusqu'au dernier vestige de la liberté civile .

1
> La conduite de ces factieux est en opposition directe aux principes
dont ils font profession et à ces maximes qui , dans tous les
teims , ont été regardées comme le fondement du bonheur des hommes
. Ils prétendent n'être animés que d'un pur sentiment de liberté
et ils refusent aux autres cette liberté d'opinion et de sentiment dont
ils veulent eux-mêmes jouir sans contrainte et sans restriction ; ils
appellent à grands cris la réforme , et on voit évidemment , à leur
conduite , que leur but réel est de renverser la constitution en cherchant
à égarer les esprits faibles et à enflammer les passions des malveillans
.

» Ces manoeuvres incendiaires , dangereuses dans tous les tems , le
sont plus particulièrement dans les circonstances critiques où nous
nous trouvons. Si elles n'étaient déjouées par les efforts réunis des
citoyens raisonnables et bien intentionnés de tous les partis qui respectent
la constitution telle qu'elle a été établie alors , et qu'elle existe
aujourd'hui par la loi ; ces manoeuvres , disons-nous , en affaiblissant
nós forces par les divisions qu'elles tendent à produire , pourraient avoir
les suites les plus funestes à notre liberté et à notre indépendance
comme nation .
> Dans ces conjonctures fâcheuses , les soussignés liverymen exhortent
leurs concitoyens à abandonner tout esprit de parti , à se rallier
autour du trône de leur vénérable monarque , à montrer à l'univers
qu'il n'a pas de sujets plus loyaux que ses fidèles citoyens de Londres,
et qui soient plus sensibles à l'affection paternelle avec laquelle il
veille depuis si long-tems à la prospérité et au bonheur de son peuple . »
Cette adresse a été signée par plus de 400 des plus respectables
citoyens de Londres ; toutes les villes et tous les
comtés où il s'est tenu des assemblées favorables à la cause
des Burdettistes , sont invitées à suivre cet exemple , et à
opposer le voeu des gens honnêtes à celui des démocrates .
Nous avons parlé de la pétition des habitans du comté
de Middlesex. On sait qu'elle conteste à la chambre le
droit dont elle a fait usage à l'égard de sir Burdett ; les
expressions en sont très-remarquables . Votre warrant ,
disent les signataires , a été mis à exécution' par la force
militaire , le sang a coulé ; nous protestons contre l'existence
aussi bien que contre l'exercice d'une telle autorité.
Burdett est emprisonné dans un moment où il demandait
ume réforme dans une chambre où le trafie des places est
ΜΑΙ 1810 . 251
3
-
reconnu et avoué , dans l'affaire de lord Castlereagh et de
M. Perceval , comme une chose aussi claire que le jour ,
trafic honteux qui aurait fait frémir nos aïeux d'indignation
: nous vous prions donc de suivre l'exemple de vos
prédécesseurs , et de rayer des ordres destructeurs de nos
libertés , afin que sir Burdett soit rendu à ses fonctions au
parlement , et appuye de nouveau le plan de réforme devenue
si nécessaire .
Cette adresse a excité des débats très-animés pendant
deux séances : enfin la chambre a refusé , à la majorité de
139 voix contre 58 , de recevoir cette pétition . A Reuding
et dans d'autres lieux , ily a eu également des pétitions et
des adresses , mais elles sont plus modérées que celles de
Londres et de Middlesex. Le comité formé pour l'examen
de l'affaire est composé des membres les plus distingués
de la chambre , parmi lesquels se trouvent beaucoup de
membres de l'opposition . L'alderman Combe a proposé
de blâmer les ministres d'avoir empêché la présentation au
roi de l'adresse de la cité , en date du 14 décembre . La
motion a été rejetée .
• Dans la chambre des lords , du 7 , lord Grey a prononcé
un discours étendu pour annoncer que , de ce jour en trois
semaines , il fera une motion pour qu'il soit voté une adresse
à S. M. afin de l'inviter à prendre en considération l'état de
crise où se trouve le royaume. Dans ce discours , le noble
lord blâme tout ce qu'ont fait les ministres , et finit par
s'élever contre la nouvelle opposition à laquelle cependant
il ne suppose que de louables intentions ; mais il blâme les
principes . Lord Grenville a prononcé un discours dans le
même sens .
Dans la séance des communes du ro , l'orateur a annoncé
à la chambre qu'il avait reçu une assignation de sir
Francis pour cause d'offense personnelle , et une demande
de dommages et intérêts montant à 30,000 liv . sterl . Le
sergent aux armes a reçu une semblable assignation ; la
demande des dommages pour lui se monte à 20,000 liv.
sterl. Le tout a été renvoyé au comité nommé pour l'affaire
de sir Francis Burdett.
Nous n'avons plusà parler que de la scène qui a en lien
à la Tour , lorsqu'une députation de l'assemblée de la cité
de Londres , ayant à sa tête le sheriff Wood , s'est transportée
à la Tour , pour présenter à sir Burdett l'adresse qui
lui a été votée par l'assemblée de la cité de Londres , séante
à Guild-Hall. Sir Francis a répondu àla députation parun
1
252 MERCURE DE FRANCE ,
discours étendu , dans lequel il exprime de la manière la
plus énergique sa reconnaissance et son attachement à la
cause du peuple . L'affluence du peuple pour accompagner
la députation était immense et égale à celle qu'on avait
remarquée lors des derniers désordres; mais toutes les mesures
avaient été prises pour maintenir la tranquillité , et
aucun accident n'a eu lieu. Lorsque la députation est sortie
de la Tour , le peuple a dételé les voitures du shériff
Wood , de M. Favell , de M. Waithman et du colonel
Wardle , s'est attelé , et les a ainsi conduits jusqu'à Guild-
Hall .
Tel est l'état de fermentation et de crise au milieu duquel
l'Angleterre attend avec anxiété les résolutions de son
gouvernement dans cette affaire délicate et difficile : elle
est de nature à absorber toutes les pensées , à faire disparaître
l'idée de tout autre intérêt , car ici il y va de la sûreté ,
de la liberté et de la propriété de tous . A notre tour nous
contemplons du port cet orage qui s'élève ; échappés aux
tempêtes politiques par la fermeté de celui auquel a été
remis le gouvernail de l'Etat , nous avons la générosité de
concevoir des alarmes sur la destinée d'un peuple qui se
faisait des jours de fête de nos jours de calamité , et comptait
pour des victoires les luttes cruelles où le sang français
coulait des deux côtés . Dans la guerre que cet ennemi prolonge
, et que toujours nous avons voulu terminer , la différence
de ces sentimens ne suffirait-elle pas pour prouver
aux yeux de l'histoire et de la postérité de quel côté est la
cause la plus juste ?
Cette différence de sentimens , cette loyauté dans les dispositions
nationales que tout atteste en France , vient d'être
signalée de la manière la plus éclatante , et c'est l'Empereur
lui-même qui , instruit des plus petits événemens comme
de ceux qui intéressent le salut de l'Empire , vient de s'en
rendre noblement l'interprète . Son ministre de la guerre
l'instruit que dans un incendie à Auxonne , vingt-un prisonniers
anglais , savoir : douze capitaines marchands de
première classe , trois de seconde , quatre négocians passagers
, un négociant otage et un matelot , ont déployé autant
de courage que d'humanité , que plusieurs ont été
blessés , quelques -uns dangereusement , et que tous sont
guéris : " Le ministre de la guerre , écrit l'Empereur , leur
> témoignera ma satisfaction , leur fera payer uue gratifica-
•tion de six mois de leur traitement , etles renverra dans
1
ΜΑΙ 1810 . 253
15
■ leur patrie sous la parole de ne point servir jusqu'à leur
> échange.
Les nouvelles officielles d'Espagne continuentà annoncer
les progrès des travaux devant Cadix ; la prise du fort de
Matagorde y aura produit une impression très -vive . La
marine ennemie peut être attaquée dans son mouillage ;
nos batteries sont rapprochées et pourront lancer des
bombes sur Cadix même , et les communications de l'ennemi
sont interrompues . La population de Cadix éprouve
des privations déjà pressantes ; si on parvient à les augmenter
, elle doit elle-même se soumettre et chasser les
Anglais . Les pays environnans sont soumis et tranquilles .
Le dépôt du matériel du siége est à Séville , d'où les approvisionnemens
arrivent avec facilité.
La prise d'Astorga a fait le plus grand honneur aux
troupes du 8º corps aux ordres du duc d'Abrantès ; elles
y ont déployé une rare valeur et une constance infatigable
; les grenadiers ont fait tout ce que leur nom promet ;
les prisonniers sont au nombre de 4000. Aux environs de
laplace , les généraux Bessières et Sainte-Croix , et la division
Clauzel ont balayé tout ce qui s'est présenté pour
donner de l'inquiétude au corps de siége.
En Catalogne , le siége de Lérida est poussé , par le général
Suchet , avec une infatigable activité ; les efforts du
général espagnol pour le faire lever ont été inutiles ; douze
à quinze mille ennemis se sont présentés au pont de Lérida.
Le général Harispe , secondé des colonels Burth , Degremont
et Robert , ont à-la-fois repoussé les assaillans et
maintenu la garnison . Les généraux Musnier et Boussard
ont marché au secours de la division Harispe ; de trèsbelles
charges de cavalerie , fournies par le 13º de cuirassiers
et le 4º de hussards , ont sur tous les points décidé la victoire
et la fuite de l'ennemi qui aperdu cinq mille hommes
tués , blessés ou prisonniers , et beaucoup d'effets d'artillerie
, de munitions et de bagages . La perte des corps
français s'élève à 100 hommes tués ou blessés . L'armée
regrète parmi les premiers le jeune d'Houdetot , petit-fils
de l'estimable amie de Rousseau . Ce jeune homme sortait
- des pages ; à 18 ans il avait déjà mérité d'être de la légion
d'honneur.
Après son retour à Anvers , l'Empereur a visité Gand ,
Bruges , Ostende , Dunkerque et Lille ; il poursuit sa route
sur les côtes ; il est attendu dans les premiers jours de juin
de retour dans sa capitale , où la plus grande activité a été
254 MERCURE DE FRANCE ,
1.
,
de nouveau imprimée à tous les préparatifs . Chacun de ses
pas n'a pas été seulement marqué par les témoignages de
l'affection et de la reconnaissance des peuples , mais par des
décrets nombreux qui tous ouvrent au territoire que parcourt
S. M. , de nouvelles sources de prospérité . Un nouveau
département , sous le nom des Bouches de l'Escaut
sera formé des îles qui entourent ce fleuve en se versant dans
l'Océan , de celles de Walcheren , sud Beveland , nord
Beveland , etc. Le chef-lieu sera à Middelbourg ; une commisson
presidée par M. le conseiller-d'état Pasquier ,et
composée des hommes les plus versés dans la connaissance
des intérêts et de l'administration du pays , sera formée à
Paris , et y demeurera en activité consultative jusqu'au moment
de l'organisation définitive du pays . Tous les sujets
de ces deux départemens qui sont au service de Hollande
ou à tout autre sont rappelés . Les marins sont mis à la
disposition du préfet maritime d'Anvers . Un autre décret
assure aux habitans de ces nouveaux départemens qui sont
catholiques , le plein et entier exercice des droits communs,
dans l'Empire , à la grande majorité des Français . La mise
en activité de l'organisation sera précédée de la publication
des sénatus-consultes de réunion , relatif à l'indépendance
du souverain et aux libertés de l'église gallicane , et
de l'ordonnance de Louis XIV , devenue loi de l'Empire.
PARIS .
L'EMPEREUR a distribué des sommes considérables destinées
aux pauvres des villes qui ont eu le bonheur de le
posséder. Il a accordé la légion d'honneur à divers fonctionnaires
, et fait remettre des dons précieux à la plupart
des commandans des gardes d'honneur dont il a daigné
agréer les services .
-L'escadre anglaise annoncée depuis long-tems comme
destinée à croiser dans la Baltique v'est entrée , si l'on en
croit une note de Londres du 14 mai .
- Les Anglais ont fait un mouvement hors des frontières
du Portugal , et se sont précipitamment retirés à
l'approche des corps français qu'ils avaient en tête . Co
mouvement ne pent être regardé que comme une reconnaissance
: on s'attend à un grand engagement sous les
murs de Ciudad -Rodrigo .
- On croit en Angleterre que la mission du colonel
ΜΑΙ 1810 . 255
!
(
Makensie , pour l'échange des prisonniers , prend une
tournure très-favorable .
M. de Cabarus , ministre du roi d'Espagne , est mort .
M. de Bonald est arrivé à Paris .
ANNONCES .
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public que les éditions officielles des codes se trouvent chez les
libraires et aux prix ci-après désignés ; savoir :
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Louvre , nº 32 ; Delance et Bélin , rue des Mathurins -Saint-Jacques ,
hôtel Clugny ; Rondonneau et Decle , au dépôt des lois , place du Palais
de Justice .
Désignation et prix des codes brochés , avec les tables , pris à Paris .
Code Napoléon . In-4° , papier fin , 10 fr .; papier vélin , 15 fr .
In-8 ° , papier fin , 2 fr. 40 c .; papier vélin , 3 fr . 60 c . - In-32 ,
papier fin , I fr. 45 c .; papier vélin , 2 fr. 20 c.
Code de Procédure civile , suivi du Tarif des Frais et Dépens. In-4 °,
papier fin , 9 fr. 50 c.; papier vélin , 14 fr . 25 c. - In-8° , papier fin ,
2 fr . 25 c.; papier vélin , 3 fr. 40 c. - In-32 , papier fin , I fr. 25 c.;
papier vélin , I fr . 90 c .
Code de Commerce. In-4° , pap. fin , 4 fr. 50c.; pap . vélin, 6 fr. 75 с .
- In-80 , papier fin , I fr. 15 c .; papier vélin , I fr . 75 c . - In-32 ,
papier fin , 75 c .; papier vélin , 1 fr . 15 c .
Code d'Instruction criminelle . In-4°, pap. fin , 4 fr.; pap . vélin , 6 fr.
- In-8° , papier fin , I fr . 25 c.; papier vélin , I fr . 90 c. In-32 ,
papier fin , 80 c.; papier vélin , I fr. 25 c .
Code des Délits et des Peines . In-4º , papier fin, 3 fr . 45 c.; papier
vélin , 5 fr . 15 с. In-80 , papier fin , I fr .; papier vélin , I fr . 50 с .
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- volumes du Journal du palais (1 ) et dans les six premiers volumes de la
collection des arrêts quiyfait suite (2) finissant au 1erjanvier 1809
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publiées . La première de ce cahier , texte in-8 ° , étant la treizième ,
représente la cheminée des anciens et celle des modernes ; la quatorzième
, une maison au milieu d'une vaste plaine ; la quinzième , un
appartement dont la cheminée , de l'invention de l'auteur , ne se trouve
attenante à aucun mur ; la seizième , un dessin de la cheminée précédente
, qui fait juger combien il importe d'en réduire la hauteur , soit
pour plus de commodité , soit pour ne plus déranger l'ordre qu'exige
toute sage décoration ; la dix - septième est une autre cheminéenouvelle,
et toujours isolée du mur , où le mécanisme des airs froids et chauds
et de leurs courans , est représenté et expliqué ; la dix-huitième gravure
fait connaître encore plus l'avantage des cheminées isolées , en
montrant cette cheminée placée presque au milieu de l'appartement ,
et environnée de chaises de toutes parts . ( Cette cheminée est mobile . )
La demoiselle Cointeraux envoie à tous ceux qui acquittent en entier
les dix-huit fr . de la souscription aux douze conférences , les cinq qui
sont imprimées ; plus , le supplément au Cours d'Agriculture de
Rozier , et encore la conférence sur l'usage des charbons de terre ,
donnée gratis aux souscripteurs . (
Chacun estprié d'écrire dorénavantau nouveau domicile de l'auteur ,
où se trouve un grand salon pour l'exposition de tous ses modèles .
AMile Cointeraux , rue Traversière- Saint-Honoré, nº 39.
Collection complète du Mercure de France , ( un exemplaire ),
depuis l'an VIII ( 1800 ) , jusques et compris l'année 1809. Trenteneuf
vol . in-8° , demi- reliûre . Prix , 520 fr. S'adresser auBureau du
Mercure de France , rue Hautefeuille , nº 23 .
1
TABLE
MERCURE
DE FRANCE .
N° CCCCLXIII . - Samedi 2 Juin 1810 .
POÉSIE . 1
DEPT
DE
LA SEINE
VERS SUR LE MARIAGE DE LL. MM. II. ET RR.
ELÈVES des beaux arts , quel bonheur est le vôtre !
Offrant sous le ciseau , le burin , le crayon
L'union de LOUISE et de NAPOLÉON ,
Dans l'un vous rendrez Mars , et Minerve dans l'autre.
Leur hyménée a joint deux races de héros :
Et ce noeud vous promet encore un nouveau lustre ,
Quand vous reproduirez , dans vos heureux travaux ,
L'héritier d'un sang cher autant qu'il est illustre.
Dès qu'il verra le jour, sur son front ingénu
Déjà vos mains pourront imprimer l'espérance
Des vertus qu'il devra par sa seule naissance
Aucouple leplus grand que le monde ait connu .
LEGOUVÉ.
5 .
LA PROMESSE. - A MA MÈRE.
>
JAMAIS , ô ma première amie ,
Jamais je ne pourrais les quitter pour toujours ,
R
258 MERCURE DE FRANCE ,
Ces lieux où je te dus la vie ,
Où je te dus mes plus beaux jours.
En vain une rive étrangère
Du séjour de l'Eden à mes yeux enchantés
Sans cesse déploirait les célestes beautés ;
Je n'en pourrais long-tems jouir loin de ma mère.
Je ne trouve l'Eden qu'à ses chastes côtés .
Là seulement , là , s'ouvre à de pures délices
Ce coeur qui dans le sien se plaît à s'épancher ,
Ce coeur dont elle eut les prémices ,
Etdont les derniers voeux l'iront encor chercher.
Que le sort envers moi comblant son injustice
M'ôte jusqu'à l'espoir de vaincre ses rigueurs ,
S'il me faut sans ma mère , esclave des grandeurs ,
De ma fortune au loin élever l'édifice .
Des douleurs qui de près suivent l'adversité ,
J'ai bien profondément éprouvé la souffrance ;
J'ai plus profondément encore regretté
L'heureux pouvoir , qu'on doit à la prospérité ,
De pratiquer la bienfaisance :
Mais le retour flateur de ma douce opulence ,
S'il m'enlevait à toi , serait trop acheté .
Comment te le ferais -je entendre
Sans périr de douleur sur ton sein maternel ,
L'adieu tout à - la- fois , si cruel et si tendre
L'adieu que je saurais devoir être éternel ?
Eh ! quel bien au trésor de tes chères tendresses
Se pourrait-il donc égaler?
,
Quels plaisirs , quels honneurs me pourraient consoler
De l'absence de tes caresses ?
Tu le sais , objet adoré ,
Mon amour à tout te préfère.
Rien ne m'a pu ravir à ton culte sacré ,
Je n'aimaijamais rien comme j'aime ma mère.
Dans l'âge des illusions',
Mon esprit , amoureux d'une illustre chimère ,
Du Pinde idolâtra les doctes fictions ;
Mais si la gloire sût me plaire ,
Si j'osai , me livrant à l'espoir le plus doux ,
Embrasser des beaux-arts la douteuse carrière ,
Adèle plus tendre que fière ,
JUIN 1810 . 259
Ne voulait qu'apporter leur palme à tes genoux.
Alors que d'un fils la naissance
Vint m'offrir un nouveau bonheur ,
J'en connus mieux encor tous tes droits sur mon coeur.
Que de fois , dans le cours de sa première enfance ,
Quand ses débiles bras à mon col suspendus ,
Que ses faibles soupirs dans ses sanglots perdus
De mes secours constans imploraient l'assistance ,
Je me suis écriée avec reconnaissance :
L
<Ces soins , ma mère aussi me les a tous rendus ! »
C'est l'un par l'autre ainsi que doublent leur puissance ,
Et l'amour filial , et l'amour maternel.
Malheur au dur et froid mortel
Qui , déchirant le sein dont il reçut la vie ,
Dans ses projets ambitieux ,
Loin du foyer de ses aïeux
Va se créer une patrie !
Que désavoué par les Dieux
Il éprouve par-tout le sort impitoyable !
Ta fille , de ses torts , ne sera point coupable.
Ma mère , l'indigence en vain pèse sur moi.
Tu m'as consacré ta jeunesse ,
Je veux embellir ta vieillesse ,
Et vivre et mourir près de toi .
ParMme DUFRENOY.
ENIGME .
Je suis grecd'origine et j'habite Lyon.
T. D. élève de l'Ecole militaire.
LOGOGRIPHE.
FIERS mortels , l'un de l'autre esclaves ou tyrans ,
Dont les vastes projets , les divers stratagêmes ,
Prouvent assez que vous êtes les mêmes
Que vous étiez dans l'ancien tems ;
Avec vous un moment je veux encor paraître :
Ra
260 MERCURE DE FRANCE,
Sous eet obscur tableau qui m'enveloppe ici ,
Qui de vous pourra méconnaître
Votre censeur et votre ami ?
Vous fûtes autrefois l'objet de mon tourment;
Mais loin de me venger , que chacun me contemple :
Je désire aujourd'hui , pour vous montrer l'exemple ,
Etre l'objet de votre amusement.
Sans être monstre en aucune façon ,
Neufpieds forment mon être ;
Faites-en la combinaison ,
Et bientôt vous verrez paraître
Laveille d'aujourd'hui ; l'animal domestique
Dont on se pourvoit au logis ,
Pour en exclure les souris;
Deux adverbes latins , un séjour aquatique ;
Deuxmots qui réunis forment unjeu d'esprit ;
Ceque l'onn'aime pas à voir sur son habit ;
L'instrument dont se sert la gente volatile
Pourpasser endifférens lieux ;
Unanimal rongeur, un séjourglorieux ;
Cequi reste au tonneau lorsqu'onabu levin;
L'amusementde quelque compagnie;
Ceque toujours évite unlibertin;
Un lieu qu'on garde entems de maladie;
Les femmes de Jacob; un péché capital ;
Ce qui , lorsque tu cours , t'arrête et te fait mal ;
Ce qui servait aux Romains de monture ,
Lorsque dansRome ils entraienttriomphans;
Ce qu'on brûle à l'autel , ce qui fait les savans ;
L'antithèse de pauvre , et celle de nature ;
Un espace qu'aucun ne parcourt sans effort;
Cedont aujour de pénitence
Unbon chrétien fait abstinenee.
Un prophète qui n'est pas mort ;
Unearme; plus , deux notes de musique.
C'enest assez , je crois , pour que chacun m'explique.
$........
JUIN 1810. абл
CHARADE.
ESPOra du laboureur ,
Monpremier craint , hélas ! la tempête ennemie;
D'une race banniè ,
Mon dernier est le successeur.
Mon entier lancé par l'envie .
Estuntrait acéré qui déchire le coeur.
GUY.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro estE (la lettre ).
Celui du Logogriphe est Blâme , dans lequel on trouve : lame et
ame.
Celui de la Charade est Visage.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
ESSAI HISTORIQUE SUR LA PUISSANCE TEMPORELLE DES PAPES ,
sur l'abus qu'ils ont fait de leur ministère spirituel ,
et sur les guerres qu'ils ont déclarées aux souverains ,
spécialement à ceux qui avaient la prépondérance en
* Italie : ouvrage traduit de l'espagnol . - A Paris , chez
Lenormant. , imprimeur-libraire, rue des Prêtres-Saint-
Germain-l'Auxerrois , nº 17. 1810 . -
(TROISIÈME ET DERNIER EXTRAIT . )
La puissance pontificale , déjà si accrue et si affermie ,
parvint à son plus haut degré dans les premières années du
treizième siècle , sous le règne d'Innocent III . L'auteur
nous peint ce prêtre ambitieux distribuant les couronnes
et les anathèmes , n'ayant parmi les rois que des ennemis
ou des protégés ; tantôt mettant le royaume de France
eninterdit , après le divorce de Philippe-Auguste ; tantôt
déclarant roi d'Angleterre le fils de ce même Philippe ,
et tout-à-coup retirant ses prétendus bienfaits , quand
le faible Jean-sans-Terre , soumis au légat Pandolfe , se
reconnaît vassal du Saint-Siége ; tantôt opposant en Allemagne
Othon IV à Frédéric II ; tantôt défendant contre
Othon IV les droits du jeune Frédéric , et recueillant en
partie les fruits de la bataille de Bouvines ; tantôt continuant
à occuper les princes chrétiens de croisades lointaines
, ou même , par une extension qui commence à
lui , transportant ces guerres sacrées au sein de l'Europe
; prêchant tour-à-tour des croisades contre le roi
d'Angleterre , contre le roi de Norvège , contre les Hongrois
, et enfin contre les Albigeois , époque désastreuse ,
où , sous les auspices de Gusman nommé depuis Saint-
Dominique , naquit au milieu des massacres un établissementdigne
de son origine , le tribunal de l'inquisition .
Ainsi durant près de dix-neuf ans l'orgueilleux pon
MERCURE DE FRANCE , JUIN 1810 . 264
tifegouverna l'Eglise , ou plutôt l'Europe . Lui seul réalisa
presqu'en entier le plan qu'avait conçu Grégoire VII.
Sans l'égaler en génie , quoique lui-même fort habile ,
aidé par la faiblesse ou la division des princes ses contemporains
, il le surpassa en succès , peut-être en arrogance
, et nul moyen ne lui coûta pour étendre indéfiniment
la domination théocratique. L'auteur termine
par un passage très-piquant ce qu'il a dit sur ce pape
célèbre. « Tous les historiens rapportent que , dansu e
>> vision mystérieuse , Sainte Lutgarde vit Innocent III
>> au milieu des flammes , et que lui ayant demandé pour-
>>quoi il était ainsi tourmenté , le pontife lui répondit qu'il
>> continuerait de l'être jusqu'au jour du jugement , pour
>> trois crimes qui l'auraient plongé dans le feu éternel
>> de l'enfer , si la sainte Vierge , à qui il avait dédié un
» monastère , n'avait fléchi la colère divine. Il est permis
>>de douter de la vision ; mais , dit Fleury , ce récit
>>prouve que les personnes de la plus haute vertu étaient
>>persuadées que ce pape avait commis d'énormes péchés.
>> Quels sont les trois dont parlait Sainte Lutgarde ? If
>> serait extrêmement difficile de les choisir dans la vie
>> d'Innocent. >>>
Parmi les papes nombreux qui lui succédèrent dans
le cours du treizième siècle , ceux qui maintinrent avec
le plus de roideur la suprématie de la cour de Rome
furent sans contredit Grégoire IX et Innocent IV. L'un
excommunie quatre fois Frédéric II , l'autre le dépose
au concile de Lyon , et bientôt , poursuivant de sa haine
opiniâtre les enfans de cet empereur , veut usurper le
royaume de Naples sur Conrad et sur Manfreddo . Il
appartenait à Clément IV de dépouiller le petit-fils de
Frédéric en faveur de Charles d'Anjou , frère de Louis IX.
Alors coula sur un échafaud le sang du jeune Conradin ,
et l'infortunée Maison de Souabe s'éteignit avec le dernier
descendant de Charlemagne. Ce fut néanmoins dans
cette même année que , malgré les complaisances de
Clément IV , Louis IX s'opposa fortement aux prétentions
du souverain pontife , et fonda par la pragmatique
sanction les libertés de l'église gallicane. Un peu plus
tard on parut avoir mis à profit de longs malheurs. La
264
1
MERCURE DE FRANCE ,
croisade contre les Grecs , celle contre Pierre d'Aragon ,
soupçonné d'avoir tramé le complot connu sous le nom
de Vêpres Siciliennes , n'eurent aucune suite , et furent
les dernières . Les princes s'étaient désabusés de ces
guerres sacrées , qui affaiblissaient leur pouvoir, en fortifiant
celui du Saint-Siége ; et , dès la fin de ce treizième
siècle , où l'autorité des pontifes avait atteint sa plus
grande hauteur, il était possible d'entrevoir qu'elle approchait
de sa décadence .
Dans les commencemens du siècle suivant on vit Clément
V se conformer avec une docilité inépuisable aux
volontés de Philippe-le-Bel , prince actif , entreprenant ,
avide , dont le caractère et les talens avaient déjà su
braver et vaincre l'entêtement inhabile de Boniface VIII .
Rome fut abandonnée soixante-cinq ans par les souverains
pontifes : le Saint-Siége , transféré dans Avignon
parut dès-lors moins imposant aux rois et aux peuples :
les immenses trésors amassés par Jean XXII ne diminuèrent
point le mépris qu'avait mérité sa folle conduite ;
et, sous Benoît XII , la pragmatique sanction des Alle
mands affaiblit encore l'empire de la cour apostolique.
En vain Charles IV, surnommé l'empereur des prêtres ,
s'empressa de tenir à Innocent VI les promesses qu'il
avait faites au prédécesseur de ce pontiſe. L'acte même
qui rendait authentique la souveraineté des papes prouvait
le déclin de leur puissance. Loin d'implorer un
pareil acte , Grégoire VII , Adrien IV , Innocent III ,
l'auraient repoussé avec dédain . Eût-on voulu contester,
ou bien eût-on cru garantir l'authenticité d'un pouvoir
qui faisait , qui défaisait les empereurs , et dont les rois
sedéclaraient vassaux ? Mais les tems étaientbien changés .
Les premiers traits de lumière partaient de l'Italie ; la
raison s'y formait avec la langue et la littérature . Si
Charles IV avait promis que les empereurs ne retourneraient
jamais à Rome , Pétrarque osait le lui reprocher;
Pétrarque , non moins contraire aux prétentions pontificales,
dans son commerce épistolaire, que dans les trois
sonnets qu'il a composés contre la cour romaine . Observons
qu'à la même époque Bocace attaquait par le ridi
cule les momeries des moines , les désordres des gens
JUIN 1810. 265
Si
L
1
1
1
1
1
d'église, et le charlatanisme des dévots de place ; tant les
superstitions ont eu peu à se louer des vrais talens littéraires
! Comme l'art de penser fait l'art d'écrire , toute
saine littérature est un fléau pour qui veut tromper les
hommes .
La ville de Rome vit enfin reparaître les souverains
pontifes ; mais le schisme d'Occident déconsidéra de
nouveau leur puissance. Il remplit les vingt-deux dernières
années du quatorzième siècle , et toute la première
moitié du quinzième. Alors se succédèrent presqu'immédiatement
des sessions plus orageuses qu'édifiantes .
Les destitutions de Grégoire XII et de l'Espagnol Benoît
XIII signalèrent le concile de Pise. Au concile de
Constance , Jean XXIII ne fut que déposé pour des
crimes odieux , et l'on brûla pour de prétendues erreurs
et Jean Hus , et ce Jérôme de Prague , dont le Pogge ,
secrétaire d'un pape , osa célébrer avec enthousiasme le
savoir , l'éloquence et la mort courageuse. Les Pères du
concile montrèrent plus de sagesse en élevant Martin V
au pontificat suprême. Il ne fut point ambitieux , quoiqu'il
fût de la Maison Colonne ; il pacifia l'Eglise ; il ne
troubla point l'Europe ; et son règne dura quatorze ans :
peude papes ont mérité un pareil éloge . Eugène IV, son
successeur, fut déposé par le concile de Bâle, qui élut à
saplace Amédée, duc de Savoie , le même qui avait mené
àRipaille une vie très-peu pontificale . Un pape remarquable
, Nicolas V, eut le bonheur de voir s'éteindre le
longschisme d'Occident , et l'honneur de recueillir , après
laprise de Constantinople , les Grecs réfugiés en Italie
avec les débris des lettres et des sciences . Pie II , qui
avait soutenu dans ses écrits la supériorité des conciles
sur les papes , lorsqu'il n'était qu'Enéas Sylvius , et secrétaire
du concile de Bâle , une fois devenu souverain
pontife , soutint avec plus de véhémence la supériorité
des papes sur les conciles. Ce fut lui encore qui fit sérieusement
à Mahomet II la proposition comique de le
déclarer empereur d'Orient, et même d'Occident , s'il lui
plaisait au préalable d'accepter de la main du pape un
tant soit peu d'eau baptismale. Après Paul II dont le népotisme
et la fatuité sont à peine dignes d'une mention
266 MERCURE DE FRANCE ,
historique , le mauvais succès de la conjuration des Pazzi
contre les Médicis compromit étrangement la cour de
Rome ; et Sixte IV fut convaincu aux yeux de l'Europe
d'avoir trempé dans un complot d'assassinat. Bientôt
Alexandre VI acheva de déshonorer le Saint-Siége : il
surpassa par le nombre et la variété de ses crimes ses
prédécesseurs les plus célèbres en ce genre : on peut
P'affirmer , sans vouloir faire tort à aucun d'entr'eux .
Le seizième siècle fut grand pour l'Italie , sans être
heureux pour la puissance pontificale . Jules II , pape
soldat , forme la ligue de Cambrai contre Louis XII . Ce
bon roi de France avait eu la faiblesse de se laisser
tromper par la perfidie d'Alexandre VI ; mais plus habile
à réprimer la violence belliqueuse de Jules II , il combattit
le soldat avec le glaive , le pape avec le ridicule .
Au reste , ce Jules II , si entêté , que l'on jouait aux
halles de Paris dans les farces de Pierre Gringore , n'est
pourtant pas indigne de toute louange . Sous lui fut commencée
la Basilique de Saint-Pierre ; Bramante et Michel-
Ange furent appréciés ; les beaux-arts prirent un caractère
imposant . Tout le monde sait quelle hauteur ils
atteignirent immédiatement après lui . Léon X suivit
l'exemple de son père , Laurent de Médicis , l'homme des
modernes qui a le mieux mérité des arts . Les affaires
importantes étaient loin d'être négligées par la cour de
Rome. La pragmatique sanction , établie par Louis IX ,
et renouvelée par Charles VII , fut regrettée vivement en
France , lorsque , dans l'entrevue de Boulogne , Léon X
eut obtenu de François premier un concordat , qui fit
plus d'honneur à la politique du pontife qu'à celle du
monarque .
Mais déjà Martin Luther s'élevait en Allemagne . Les
successeurs de Léon X héritèrent des querelles du pontificat
, et lui acquirent de nouveaux ennemis . Adrien VI
toutefois est digne d'une exception , puisqu'étant souverain
pontife , il fit réimprimer un recueil d'argumentations
théologiques contre l'infaillibilité des papes , livre
qu'il avait composé ou compilé quand il était docteur
en l'université de Louvain . Clément VII , considérant
quelle était en Italie la prépondérance de Charles-Quint ,
JUIN 1810 . 267
1 .
entra dans la ligue formée contre lui , et la nomma la
ligue sainte ; mais , quandRome fut prise par les troupes
impériales , il vit bien que Charles- Quint avait raison :
aussi lui fut-il soumis . Il écrivit même sous sa dictée
une bulle qui déclarait indissoluble le mariage du roi
d'Angleterre Henri VIII et de Catherine d'Aragon . Les
manières de voir sont si différentes que cette bulle fit
perdre l'Angleterre à la cour de Rome . Henri VIII n'en
répudia pas moins Catherine , n'en épousa pas moins
Anne de Boulen , et pourtant écrivit contre Luther , selon
son ancien usage . Le théologien despote , faisant des
prélats , un clergé , une religion à sa mode , devenant
le pape des Anglais , réfuta , persécuta pêle-mêle et luthériens
et papistes .
Trois choses diversement remarquables ont signalé le
pontificat de Paul III : l'ouverture du concile de Trente ,
la bulle in Coena Domini , et l'approbation donnée aux
constitutions des nouveaux religieux formés sous le nom
de Jésuites . Jules III ayant excommunié le roi de
France Henri II , ce prince défendit à ses sujets de porter
de l'argent à Rome : on comprit au Vatican qu'il était
fort bon catholique , et Jules retira son excommunication
. Le vieux Paul IV , dont la tête, selon Muratori ,
était une image raccourcie du Vésuve , aigrit sans retour
la reine d'Angleterre , Elisabeth , rassasia l'inquisition de
supplices , et mourut exécré du peuple de Rome. Les
rigueurs dont il avait accablé les hérétiques furent rendues
à ses neveux par son successeur Pie IV , le même
qui ferma le concile de Trente , après dix-huit ans de
sessions . Ce fut le dernier concile oecuménique , et nul
jusque-là n'avait reconnu en termes aussi solennels la
suprématie illimitée du souverain pontife . « En consé-
>> quence , dit l'auteur , on convint en France que le
>> concile de Trente , infaillible quant aux dogmes , ne
>> l'était pas quant à la législation ; et , pour n'y être pas
>> surpris , on ne publia ni sa législation , ni ses dogmes . >>>
PieV, élant pape , se souvint qu'il avait été inquisiteur ,
et mit au rang de ses victimes Paléarius qui avait écrit
contre l'inquisition .Ace pontife commence l'usage suivi
jusqu'à nos jours de publier chaque année, le jeudi
268 MERCURE DE FRANCE ,
saint , dans les églises deRome , la fameuse bulle in Coæna
Domini. Les princes , anathématisés collectivement , ne
s'alarmaient pas de cette publication périodique. Elle
ne fut qu'insolente , même à son origine , et depuis longtems
les voyageurs n'y voyaient plus qu'une cérémonie
divertissante . Grégoire XII fit allumer des feux de joie
et rendre des graces à Dieu pour le massacre de la Saint-
Barthélemi . La Ligue obtint son approbation, et fut ensuite
favorisée par Sixte-Quint , vieillard sanguinaire et
dissimulé , qui comparaît l'assassinat commis par Jacques
Clément à l'incarnation du Verbe et à la résurrection de
Jésus- Christ. Il estimait d'ailleurs Henri IV et la reine
Elisabeth . S'il les excommuniait de tems en tems , chez
lui c'était affaire de forme , et , comme on dit , style de
notaire. Il n'excommuniait pas , mais il méprisait beaucoup
Philippe II , qui le lui rendait : tous deux pouvaient
avoir raison , vu leur extrême ressemblance .
Grégoire XIV , qui ne régna que dix mois , eut le tems
d'excommunier et de combattre Henri IV . Clément VIII ,
après de longues difficultés , se vit contraint de l'absoudre
et de le reconnaître pour roi de France. Pithou publia
son livre sur les libertés de l'église gallicane. L'édit
de Nantes , qui assurait en France les droits civils des
protestans , fut un nouvel échec pour le Saint-Siége , qui ,
durant l'espace de soixante ans , avait déjà perdu , par
des révolutions successives , une moitié de l'Allemagne ,
l'Angleterre , la Suède et la Hollande . Qu'était devenue
cette cour de Rome , autrefois si impérieuse ? Craignant
de heurter les princes qui voulaient bien lui rester fidèles ,
circonspecte envers la France , souple envers la Maison
d'Autriche , et sur-tout envers la branche espagnole ,
tremblante au nomde Philippe II qu'elle détestait , orgueilleuse
encore au milieu des ruines , et réduite à feindre
une autorité qu'elle n'avait plus , elle perfectionnait l'art
d'obéir , pour conserver l'air de commander.
Les papes du dix-septième siècle eurent peu d'influence,
et quand ils en eurent , elle fut malheureuse.
Telle fut celle que Paul Vexerça sur les catholiques d'Angleterre,
du tems du roi Jacques premier. Urbain VIII
voulut s'entremettre dans les démêlés de la France et de
JUIN 1810. 2f9
:
wh
C
[
S
l'Espagne , mais il fut réprimé par le cardinal de Richelieu
, qui aimait à gouverner seul. Innocent X accabla
le faible duc de Parme ; et ce prêtre , en faisant raser
Castro , perpétua par un monument le souvenir de sa
cruauté : mais il parut ridicule quand il refusa de reconnaître
Jean de Bragance pour roi de Portugal : il fut
ridicule et odieux , lorsqu'improuvant les traités de
Munster et d'Osnabruck , il prétendit empêcher la pacification
de l'Europe . A lui commence l'interminable
affaire du jansénisme. Il condamnales cinq propositions ,
et son successeur , Alexandre VII , ordonna de signer
le trop célèbre formulaire. De tout cela qu'est-il resté ?
les Lettres Provinciales ; et il fallait bien que ce livre fût
un chef-d'oeuvre pour survivre à des querelles aussi
absurdes . Elles se prolongèrent pourtant jusqu'au milieu
du dernier siècle ; mais , comme l'auteur l'observe avec
non moins de justesse que d'énergie , « elles devinrent
>> tellement ignobles , qu'à vaincre , et même à succom-
>>ber , il n'y avait plus que du déshonneur. >>>
Malgré ses confesseurs jésuites , Louis XIV ne poussa
jamais la dévotion jusqu'à de molles complaisances pour
la cour de Rome. Lorsque son ambassadeur Créqui fut
insulté par la garde pontificale , il fallut que le cardinal
Chigi , neveu d'Alexandre VII , vînt faire à Versailles ,
au nom du pape , une réparation solennelle. Louis ne
restitua qu'à cette condition le comtat d'Avignon dont il
s'était emparé . Ses troupes l'occupèrent une seconde fois,
lorsque dans l'affaire des franchises , Innocent XI osa
résister à Louis XIV , qui peut-être avait tort en cette
occasion . Rien de plus raisonnable au contraire que l'édit
rendu sur le droit de régale , quelques années auparavant.
Deux évêques firent entendre des réclamations; mais le
clergé de France adhéra pleinement à l'édit , et dans l'assemblée
de 1682 , Bossuet fit adopter ces quatre fameux
articles : que la puissance ecclésiastique ne s'étend point
sur le temporel des rois; que le concile général est supérieur
au pape ; que le jugement du pape , en matière de
foi, n'est une règle infaillible qu'après le consentement de
léglise; que les coutumes et les lois reçues dans l'église
gallicane doivent être maintenues. Ges articles déplurent
270 MERCURE DE FRANCE ,
àRome ; on le conçoit : mais qu'au mépris d'une ordonnance
, les jésuites français se soyent constamment dispensés
de les enseigner dans leurs écoles , que même ,
par les intrigues d'une partie du clergé , la défense des
quatre articles , faite par Bossuet, n'ait pu être imprimée
que vingt-cinq ans après sa mort ; voilà ce qui a lieu
d'étonner . Ces quatre articles étaient- ils donc siterribles ?
Contenaient-ils autre chose qu'une doctrine fort répandue
en France , et déjà depuis plusieurs siècles ? Ne
laissaient- ils pas au souverain pontife plus d'un droit
qu'on aurait put cesser de reconnaître ? Certes , à moins
d'avoir d'étranges préjugés , ou de s'en faire par malveillance
, ce qui est pire , on ne saurait y voir , en les
relisant aujourd'hui , que l'esprit religieux de l'assemblée
dont ils émanaient , et la modération du prince qui voulait
bien s'en contenter .
Le premier pape du dix-huitième siècle , Clément XI ,
est sur-tout connu par cette bulle Unigenitus , qui éleva
parmi nous de si longs orages . Ce fut après dix-sept ans
de refus queles parlemens de France se virent contraints
de l'accepter , grace à la toute puissance du cardinal de
Fleury . Mais ils furent plus heureux dans leur résistance,
lorsqu'il plut au fanatique Benoît XIII de canoniser Grégoire
VII , que deuxpapes avaient déjà béatifié . La France
pensa comme les parlemens , et l'Europe entière comme
la France. On sentit partout qu'Hildebrand pouvait être
lepatron des papes , mais que ni les rois ni les peuples ne
pouvaient chanter son office . Hildebrand ne fut un saint
qu'en Italie . Après Clément XII qui eut des vertus pontificales
, vint le célèbre Lambertini , Benoît XIV. Le brillant
portrait qu'en fait l'auteur mérite d'être cité tout
entier. « Ilmontait sur la chaire de Saint-Pierre en même
>> tems que Frédéric II sur le trône de Prusse , et ils ont
>> été durant dix-huit ans les deux monarques de l'Europe
>> les plus distingués par leurs qualités personnelles .
>> Frédéric , tout séparé qu'il était de la communion du
>> Saint-Siége , offrait à Benoît XIV des témoignages d'es-
> time qui les honorent l'un et l'autre. Lambertini ins-
>> pira les mêmes sentimens à la schismatique Elisabeth
>>Petrowna , impératrice de Russie; et les Anglais , atti
JUIN 1810 .
271
> rés à Rome par la renommée de ce pontife autant que
>> par le goût des arts dont il était le protecteur , le
>>louaient avec enthousiasme quand ils voulaient le
>> peindre avec vérité . Son esprit aimable et ses moeurs
>>>douces obtenaient d'autant plus d'éloges , qu'il savait
>>> allier les talens et les graces de son siècle aux vertus
austères de son état et à la pratique de tous les devoirs
>>religieux . Benoit XIV avait réconcilié l'Europe à la
>> papauté ; on ne pouvait en le voyant se souvenir de
>>Grégoire VII , ni d'Alexandre VI , ni même de Be-
» noît XIII . La tolérance évangélique raffermissait , au
> milieu d'un siècle raisonneur , ce trône pontifical tant
>> ébranlé par l'inquiète ambition de ses devanciers ; et
>> ses successeurs n'avaient besoin que de lui ressembler
> pour garantir leurs jouissances temporelles par les bien-
>> faits de leur ministère pastoral . >>>
Comme il faut des contrastes , après Benoît XIV vint
Clément XIII . C'était un Vénitien fanatique et borné,
qui prenait pour du caractère un entêtement incurable.
Attaché aux jésuites avec la ferveur du plus candide
novice , il parut moins leur protecteur que leur agent
subalterne . Il fallut qu'en Portugal , le jésuite Malagrida,
qui pouvait être justement condamné , comme assassin ,
par les tribunaux séculiers , fut injustement condamné ,
comme faux prophète , par le tribunal de l'inquisition.
Des réformes utiles et conformes à l'esprit du siècle se
faisaient dans les Etats du duc de Parme. Clément lança
contre lui les foudres éteints du Vatican . Toutes les
rigueurs de la bulle in Coena Domini furent appliquées
aux ministres de Ferdinand : mais cette farce usée n'était
plus un épouvantail. La cause du duc de Parme devint
celle de tous les monarques , de tous les gouvernemens :
l'Autriche , l'Espagne , Venise , réclamèrent les droits
du pouvoir civil : le roi de Naples saisit Bénévent et
Ponte-Corvo : les troupes du roi de France occupèrent
de nouveau le Comtat-Venaissin : un cri universel de
réprobation s'éleva contre les jésuites : le pape était
sourd , excepté pour eux. Enfin le sage et vertueux
Ganganelli mit un terme à tant de scandales. La raison
se fit entendre à Rome , ainsi qu'aux jours de Lamber-
1
272 MERCURE DE FRANCE ;
tini. On cessa d'y publier chaque jeudi saint la bulle
absurde de Paul III , et , si Clément XIII s'était brouillé
avec l'Europe en faveur des jésuites , Clément XIV, égal
à son siècle , et d'accord avec l'Europe , s'empressa de
détruire une société ambitieuse , qui , depuis sa naissance
, mêlant les crimes éclatans aux sourdes intrigues ,
trahissait les rois , agitait les peuples , compromettait les
souverains pontifes , et ne servait bien que les jésuites .
Là finit la partie historique . Les considérations générales
sont courtes ; il faut les lire dans l'ouvrage même ;
toute analyse les affaiblirait. L'auteur y montre , comme
par-tout , sagesse et circonspection. Peut-être , il y a
quarante années , quand les livres philosophiques produisaient
seuls quelque effet sur un public accoutumé à
lire , cette circonspection , d'ailleurs si louable , eût-elle
paru un peu timide : mais le précepte, conformez-vous au
tems, est très-judicieux. Si le fond des choses doit rester
invariable , le ton peut changer , selon l'époque où l'on
écrit. Le demi-jour est nécessaire aux yeux délicats .
Quant à l'exécution littéraire, elle est constamment digne
d'éloges , et nous l'avons souvent fait sentir. Un plan
sage , des faits bien choisis et bien coordonnés entr'eux ,
une narration rapide , un style correct , élégant et précis ,
voilà ce qui distingue cet ouvrage , déjà plein de mérite,
et qui doit , en se perfectionnant , atteindre et conserver
une place éminente parmi nos livres d'histoire . Aussi
vient- il d'obtenir un succès brillant ; la première édition
en est épuisée , au moment où nous terminons cet extrait;
la seconde est prête à paraître. L'auteur se cachera-t-il
encore sous son manteau espagnol ? compose-t-on des
écrits de ce genre et de cet ordre , lorsqu'on a étudié à
Salamanque ou dans l'Université d'Alcala ? Ne sera-t-il
pas permis de reconnaître un des hommes les plus éclairés
et les plus modestes qui ayent paru dans nos assemblées
politiques , un des esprits les plus étendus qui ornent
l'Institut de France , un des meilleurs écrivains dont
puisse aujourd'hui s'honorer notre littérature ?
Des ouvrages faits dans ces principes concourent aux
vues d'un gouvernement aussi éclairé qu'heureux et
ferme ; et , qu'on nous permette de l'observer en finissant,
JUIN 1810 . 273
0
CEPT
DE
LA
SEA
sant , les espérances des ennemis de la raison paraissent
déçues . En vain des écrivains périodiques et autres
nous prêchent-ils depuis dix ans tous les préjugés du
treizième siècle : hypocrites qui flattent les passions dan
certain parti , pour obtenir des abonnés , ou même des 5.
prôneurs ; mais hypocrites honteux , qui veulent les cen
profits de l'hypocrisie , et non les ridicules de la crédu
lité ; qui rient tout haut , dans leurs sociétés les moins
intimes , des capucinades dont ils remplissent leurs écrits ;
et qui seraient fort humiliés si l'on avait l'horrible injustice
de leur supposer une conscience. Heureusement ils
ne trompent personne , et n'ont d'autres partisans que
ceux qui les emploient , dans l'intention de tromper. En
attendant , l'intolérance religieuse est détruite ; si la
triple tiare se relève un jour , on ne verra plus du moins
les couronnes s'abaisser devant elle ; l'éclat de la pourpre
romaine a semblé pâlir ; l'inquisition ne souillera plus
les belles contrées du midi de l'Europe ; le monachisme
est à-peu-près aboli ; des voeux forcés n'enléveront plus
la jeunesse aux voeux de la nature , les femmes aux devoirs
d'épouse et de mère , les hommes à la gloire des
camps , aux travaux de l'agriculture , au perfectionnement
des arts ; toutes les institutions du moyen âge
s'écroulent les unes sur les autres ; malgré quelques
obstacles accidentels , l'esprit humain suit sa route ; on
peut ajouter qu'il hâte sa course ; il est appuyé sur la
force ; et les plans qu'au siècle philosophique avait osé
concevoir le génie des lettres , c'est le génie de la victoire
qui maintenant les adopte , les exécute et les agrandit .
M. J. C.
7
ELOGE HISTORIQUE DE M. DE LA LANDE , par Mme la coma
tesse de S. - A Paris de l'imprimerie de J. B. Sajou,
rue de la Harpe , nº 11 .
VOICI l'éloge d'un homme qui , tant qu'il vécut , ne
fut pas gâté par les éloges , dans son pays du moins. Les
gens de lettres et les hommes du monde semblaient lui
rendre plus de justice que les savans. Après avoir été re-
S
274 MERCURE DE FRANCE ,
gardédans sajeunesse comme un prodige de science , plus
tard il fut étrangement déprécié par ceux-là même qui
avaient profité de ses leçons . C'est ce qui arrive assez
souvent dans les sciences . Les maîtres devenus vieux sont
ordinairement, si non méprisés, du moins ridiculisés par
leurs élèves qui se trouvent alors dans la vigueur de
l'âge et de la pensée. Ceux-ci sont tout fiers d'avoir découvert
ou cru découvrir quelque route nouvelle pour
arriver aux mêmes ténèbres .
Craignait- il le jugement des savans , M. de la Lande ,
lorsqu'il confia le soin de parler de lui après sa mort , à
une dame , recommandable , il est vrai , par les talens
qu'elle a déployés dans plusieurs genres de poésie ,
mais qu'il devait supposer étrangère aux connaissances
qu'exigeait l'éloge d'un astronome tel que lui ? Nous
l'ignorons . Tout ce que l'on voit bien clairement , c'est
qu'il désirait vivement qu'elle n'oubliât pas la promesse
qu'il avait obtenue d'elle . Voici la lettre qu'il lui écrivit
quelque tems avant sa mort :
« Madame , puisque vous daignez me dire que je puis
compter sur vous après ma mort , j'ai du plaisir à vous confier
les anecdotes de ma vie littéraire et savante , je vous les
envoie à mesure qu'elles se présentent : mon excuse est
dans Tacite qui dit; que c'est de la confiance et non de
l'arrogance.
* Le célèbre Huet m'en a donné l'exemple dans son livre
intitulé Huetis Commentarius de rebus ad eum pertinentibus
. Amster. 1718 .
ת Le duc de la Rochefoucauld , mort le 16 mars 1680 ,
voulant faire son portrait , disait :
Jeme suis assez bien étudiépourme bien connaître, et
je ne manquerai ni d'assurance pour dire librement ce que
jepuis avoirde bonnes qualités , ni de sincérité pour avouer
franchement ce quej'ai de défauts . T
» Je ne me flatte pas de cette impartialité , elle est impossible
peut- être ; quoi qu'il en soit , je dirai ce que je
pense .
J'ai l'honneur , etc. " 1
C'est d'après les notes remises par M. de la Lande
lui-même , etd'après les détails que lui ont fournis quelques-
uns des amis et des compatriotes de cet homme
JUIN 181ο . 2
A
DE LA
SEINE
célèbre sur son enfance , sa famille et sa vie privée
Mme de Salm a composé l'Eloge historique que nons an
nonçons . On ne pouvait employer ces matériaux avee
plus de talent et de goût .
D
Les principaux détails sur la vie et les écrits de M. de
la Lande se trouvaient déjà dans un excellent discours
de M. Delambre , l'un des secrétaires de la classe des
sciences de l'Institut ; Mme de Salm n'a pu que les rappeler
, les présenter sous un autre point de vue , ajouter
quelques faits inconnus au premier orateur . Ce discours
suffirait pour prouver que M. de la Lande avait grand
tort de craindre , si réellement il la craignait , l'opinion
des savans sur sa personne et ses écrits . M. Delambre
a parlé de lui avec une noble impartialité ; il n'a point
dissimulé quelques-uns de ses défauts ; mais il a fait
remarquer ses nombreux et utiles travaux , sa générosité
, son zèle constant pour la science dont il a étendu
la connaissance et le goût , tant en France que chez les
étrangers .
L'objet de Mme de Salm , dans l'éloge de cet homme
célèbre , n'était pas et ne pouvait être d'analyser et de
juger ses ouvrages; elle se contente donc de jeter un
coup-d'oeil sur ses écrits et ses travaux en astronomie :
elle passe bientôt à ses voyages .
« Il avait parcouru toutes les provinces de France ; mais
cela ne lui suffisait pas encore . Les gens de mérite de tout
l'univers sont comme une immense famille , unie par les
lumières de l'esprit , et qui éprouve sans cesse le besoin
impérieux de se voir et de se communiquer. M. de la
Lande , en relation avec plusieurs savans anglais , fit deux
fois le voyage d'Angleterre , où sa réputation l'avaitprécédé
depuis long-tems ; il y visita les observatoires ; il y fut ,
comme à Berlin , présenté au roi , aux grands , et reçu des
Académies et des Sociétés savantes ; il se lia principalement
d'amitié avec le fameux Herschel et sa célèbre soeur , et
rapporta en France , outre plusieurs observations importantes
, le Pendule composé de Harrisson , dont il donne la
description dans son Traité d'Astronomie .
M Il s'occupa ensuite de son voyage en Italie , que lui
faisait désirer depuis long-tems son amour pour les arts et
l'antiquité; voyage qu'il consacra par un ouvrage en neuf
S2
276 MERCURE DE FRANCE ,
volumes , qui réunit éminemment au mérite de l'exactitude
celui de la science et de la philosophie , et qui , par une
bizarrerie assez ordinaire , est bien plus célèbre chez l'étranger,
qu'il ne l'a jamais été en France . M. de la Lande reçut
Paccueil le plus brillant dans ce beau pays où l'ardeur du
climat ajoute encore à celle de l'imagination ; il y vit accourirdes
extrémitésles plus reculées , des savans , des artistes ,
des particuliers même , jaloux de l'accompagner , de le
recommander , et de s'entretenir avec lui . Il fut sur-tout
fort accueilli par le pape Clément XIII , à qui il parla à
diverses reprises avec cette liberté franche et piquante qui
lui était propre ; il négocia long-tems pour faire rayer de
l'index le nom de Copernic et celui de Galilée. Il resta
quelque tems à Rome, où il observa une éclipse , et remonta
les Marais Pontins , sur lesquels il fit aussi plusieurs observations
consignées dans son voyage.
Enfinilparcourut la Suisse , laHollande , etplusieurs
parties de l'Allemagne . Ces voyages étaient pour lui des
triomphes continuels; à Padoue , il avaitvu son buste placé
dans l'observatoire; à Manheim , on le surnomma le Dieu
de l'Astronomie; à Gotha , une foule de savans vinrent le
voir et le saluer comme leur chef et leur patriarche . A leur
sollicitation , il resta quelque tems et retourna même plusieurs
fois dans leur pays , où , accueilli et secondé par une
princesse à-la-fois aimable et éclairée , il fit ériger un observatoire
qui devint aussi un des foyers de l'astronomie.De
retour àParis , il établituinnee correspondancerégulière
laduchesse de Gotha , et l'instruisait de tout ce qui paraissait
de nouveau dans les lettres , les arts et les sciences .
Oh! combientels et tels littérateurs qui se sont plû à tourmenter
sa vieillesse par des railleries cruelles et déplacées ,
ne rougiraient-ils pas s'ils savaient en quels termes honorablesM.
de Lalande parlait d'eux dans cette illustre correspondance
! »
avec
On voit que nous avons eu raison de dire , en commençant
cet article , que si M. de la Lande eut des ennemis
, ce fut sur-tout au sein de sa patrie : ailleurs ,
ilne comptait guères que des partisans et des admirateurs .
Mme de Salm ne cache point et excuse avec art les défauts
et les fautes qui lui attirèrent , dans sa vieillesse ,
tant de reproches , de critiques , et même d'injures .
Audésirde fairelebien, à celuidepropager les lumières,
JUIN 1810. 277

!
1
1
avouons-le , M. de la Lande en avait toujours joint un plus
vifencore peut-être, le désir de la célébrité. Cette célébrité,
dont son méritelui avait fait une habitude dans sa jeunesse,
devint pour lui , lorsqu'il fut vieux et moins recherché , une
sorte de besoin aveugle et impérieux qu'il était comme force
d'alimenter sans cesse. Il ne perdait pas alors une occasion
de paraître , de rappeler sonnom et ses ouvrages ; on eût
dit même qu'il ne craignait pas de se donner quelques tra
vers pour réveiller l'attention du public; sentiment irréflé
chi , et né peut-être de cet instinct secret qui nous fait chercher
à nous rattacherà la vie à mesure qu'elle nous échappe.
Poussé par cette inquiétude d'esprit qui lui était naturelle,
ilmit en avant quelques systèmes bizarres , et qui ne prêtaient
que trop au ridicule ; entre autres choses , s'étant
pénétré de l'idée d'arriver à la perfection , et s'imaginant , à
force de s'être dompté lui-même , avoir atteint ce but , il crut
pouvoirse citer pour exemple, et fit imprimerà diverses reprises
, qu'ilpensait avoiracquis toutes lesvertus de l'humanité:
au moins , lui réponditun homme d'esprit, ilfaut en excepter
la modestie. Il fut aussi généralement blámé pour avoir
publié une opinion bien plus erronée, et dont sans doute il
était loin d'avoir la conviction intime , puisque sa conduite
démentait sans cesse cet écart de son imagination . Nous
n'entrerons pas dans plus de détails sur ces faiblesses d'un
vieillard , étrangères à tout le reste de sa vie. Nous ferons
seulement remarquer de nouveau l'extrême modération avec
laquelle M. de la Lande recevait en général les critiques
qu'il avait méritées , et même celles qu'il ne méritait pas .
Ace caractère impétueux et ardent qu'il tenait de lanature,
et qui l'exposait si souvent àla censure, il faisaitsuccéderune
résignation parfaite ; disons plus , unegénérosité , une grandeur
d'ame presque sans exemple . Pendant le cours de
longue carrière , dénigré si souvent, jamais il ne dénigra
personne; ilavait, si l'on peuts'exprimer ainsi , le fanatisme
de la justice et de l'équité. La seule vengeance qu'il se permettait
quelquefois était de raconter les services qu'il avait
rendus et l'ingratitude dont on l'avait payé ; mais il faisait
ces remarques sans passion , sans désir de nuire , avec une
simplicité vraiment admirable. Il disaitles fautes des autres
comme il disait les siennes ; il rendait justice à ses ennemis
comme il se la rendait à lui-même. Etranger à tout vain
détour , sa conversation semblait le récit de son ame , et si
son esprit l'ornait souvent de traits brillans , c'étaient ceux
sa
ORTO
278 MERCURE DE FRANCE ,
de la vérité qui éclaire , et non de la vérité qui blesse ou
qui mortifie. "
Après avoir présenté à ses lecteurs M. de la Lande tel
qu'elle le voyait , Mme de Salm , en plaçant à la fin de
l'ouvrage quelques-unes des notes qu'il lui avait adressées ,
a voulu le laisser se peindre lui-même. Ces notes nous
paraissent trop intéressantes pour que nous nous refusions
au plaisir de les répéter ici. On aimera , sans doute,
àvoir un homme aussi franc que l'était M. de la Lande ,
se juger , s'apprécier ce qu'il croit valoir. C'est lui qui va
parler :
" Je suis , dit-il , l'ennemi du faste et de la vanité : mon
amour-propre (car chacun a le sien ) est tourné du côté de
la gloire littéraire .
» Ma douceur , ma patience sont à l'abri des maladies ,
des contrariétés , des injustices .
» Indulgent pour les défauts et les ridicules , je trouve
toutbon .
„ Je souffre facilement les plaisanteries , les médisances ,
les critiques ; mais je raille aussi volontiers .
» Je dédaigne les plaisirs du monde ; je ne puis souffrir
le jeu , les fêtes , les repas .
» Je ne vais point au spectacle : l'étude , la société des
gens d'esprit , sur-tout des femmes instruites , sont mes
seules récréations . Telles ont été successivement pour moi
les sociétés de Mesdames Geoffrin , du Bocage , du Défant ,
deBourdic , deBeauharnais , de Salm , etc. Pour m'y rendre
, je fais de longues courses à pied; cela me fait rencontrer
des pauvres , et c'est pour moi un plaisir de leur
donner.
११ J'ai souvent prêté , on m'a rarement rendu, je n'ai
jamais redemandé.
» Je pousse la franchise jusqu'à la rudesse ; je n'ai jamais
dissimulé la vérité , lors même qu'elle pouvait déplaire .
» Je me suis brouillé avec d'anciens amis , en leur refusant
ma voix dans les élections académiques .
Le fardeau de la haine eût surchargé mon ame . Je me
suis fait beaucoup d'ennemis par ma franchise ; mais je ne
les haïssais pas , et j'ai toujours cherché à les faire revenir.
> J'aime tout ce qui contribue à la perfection de l'espèce
humaine ; je fais peu de cas de ce qui tient à son amusement.
JUIN 1810 .
279
1
La reconnaissance est chez moi un sentiment si fort
que je pleure involontairement toutes les fois que je raconte
les témoignages que j'en ai donnés ou reçus . J'ai été
à Lyon pour voir le Père Bérand , à Orange pour voir le
Père Fabri , à Avignon pour voir le Père Dumas , qui avaient
été mes maîtres ; à Chanteloup pour voir M. de Choiseul ,
qui m'avait rendu service près du roi : il n'aurait pas aperçu
mes remercîmens à la cour ; il y fut très-sensible dans son
exil .
:-
> Les ingratitudes dont je me suis vu l'objet n'ont fait
qu'augmenter en moi le sentiment de la reconnaissance .
Je témoignais la mienne , il y a plusieurs années , à un
homme connu , à qui j'avais quelques obligations . Il m'écrivit
une lettre que je conserve comme un titre glorieux ,
et qui finissait ainsi : J'ai rendu des services éminens à
des hommes qui daignent à peine aujourd'hui me répondre
, et vous , pour quije n'ai rien fait , vous me parlez
toujours de reconnaissance .... Vivez , Monsieur, pour la
gloire des sciences et de l'amitié : que si dans l'ordre de
la nature je vous survis , je vous déclare d'avance queje
ferai entendre sur votre tombe ces vérités honorables pour
les gens de lettres : une des plus douces jouissances que je
puisse éprouver , est de publier les bontés que vous avez
pour moi , aujourd'hui que je ne suis plus rien , et les
vérités sévères que vous me disiez quandj'étais en faveur.
>>Parmi les hommes célèbres qui ont eu de l'amitié pour
moi , j'ai le plaisir de compter Montesquieu , Fontenelle ,
J. J. Rousseau , Dalembert , Clairaut , Maupertuis , La
Condamine , Voltaire , Réaumur , Euler , Barthélemi ,
Raynal , Macquer , qui a voulu me marier avec sa fille : je
l'ai refusée par amitié pour cette famille : je Jui voulais un
meilleur parti .
» Je n'ai aucune prétention , même pour mes ouvrages .
Je célèbre sans cesse la supériorité de mes confrères :
j'ai déclaré dans l'éloge de Pingré que l'Académie s'était
trompée en me donnant le prix dans une élection .
» On me reproche de me mettre trop souvent en avant ,
de faire trop parler de moi : c'est un défaut dontje conviens
moi-même , et je ne m'excuse que sur ma sincérité naturelle
, et sur mon amour pour la vertu. Je soutiens que
c'estundélit envers la société que de se taire sur les vices
d'autrui . C'est sacrifier les bons par indulgence pour les
méchans .
» Ma sensibilité fait que je pleure aisément : elle s'est
280 MERCURE DE FRANCE ,
1
surtout exercée par mon attachement pour ma famille , qui
a été un de mes devoirs les plus chers . Je lui ai abandonné
, de mon vivant , la jouissance de mes revenus .
» J'ai beaucoup aimé les femmes ; je les aime encore.
J'ai toujours cherché à contribuer à leur instruction ; mais
ma passion pour elles a été raisonnée : jamais elles n'ont
nui à ma fortune ni à mes études ; je ne suis jamais sorti
le matin pour elles . J'ai dit quelquefois à de jolies femmes :
il ne tient qu'à vous de faire mon bonheur ; mais il ne
tient pas à vous de me rendre malheureux. Elles disent
que je n'ai jamais aimé véritablement ; s'il faut être fou
pour cela , je conviens qu'en effet je n'ai jamais aimé .
>>Si j'ai manifesté des opinions qui peuvent nuire à la
tranquillité de quelques individus , j'ai espéré que mes
réflexions ne seraient pas à la portée du vulgaire. Elles
m'ont paru un pointde réunion pour les philosophes .
" Je suis assez heureusement constitué pour n'avoir
jamais eu peur de rien , ni de personne , ni des dangers .
ni de la mort. Ce sentiment , qui tient à la bonne santé ,
m'a souvent été utile .
» Je suis riche; mais je n'ai ni fantaisies , ni besoins .
J'ai peu de domestiques , point de chevaux ; je suis sobre;
meshabits sont simples ; je vais à pied ; je me repose où
je me trouve ; l'argent m'est inutile.
" Je n'ai d'orgueil ni pour la fortune , ni pour le rang.
Les hommes les moins riches sont ceux que j'accueille le
plus :mes amis me trouvent toujours le même , quelle que
soit leur situation .
79 Je suis si préparé à la mort que quand je fais une
observation , ou un mémoire , je me dis : voilà peut-être le
dernier; mais c'est une jouissance de plus pour moi d'avoir
encore rendu un service à l'astronomie , et d'avoir ajouté
une pierre à l'édifice de ma réputation .
» Non-seulement je suis content de ma constitution
physique; mais je le suis même , au moral , de ma philosophie
, de mon plaisir à être utile , de ma sensibilité , de
mon indifférence pour les plaisirs et les biens , de mon
courage à fronder les vices , quoiqu'il m'ait fait des ennemis
je jouis donc de tout le bonheur qu'il soit possible à
T'humanité d'éprouver et de sentir ; je me trouve l'homme
le plus heureux de la terre , et je dis , comme Bayard : Je
sens mon ame fuir contente d'elle-même.
Nous croyons avoir prouvé , par les citations que
JUIN 1810 . 281
}
1
1
1
!
nous avons faites , combien l'éloge que vient de publier
Mume de Salm , offre d'intérêt , malgré son extrême brièveté.
C'est qu'on n'y trouve ni déclamation , ni enflure ,
ni répétitions , ni lieux-communs. Tout y est utile , tout
y est à sa place. AMAURY-DUVAL.
1
LES DANGERS DE LA FRIVOLITÉ .-Deux volumes in- 12 .-
A Paris , chez Mongie jeune , libraire , Palais-Royal ,
galerie de bois , nº 208 ; et chez Renard , rue Caumartin
, nº 12 .
Le hérosde ce roman estun jeune négociant de Berlin ;
mais ce négociant n'est pas du nombre de ces esprits
vulgaires et rétrécis qui font leurs délices d'un livre de
compte , qui s'amusent à pâlir sur des factures et des
contrats à la grosse. C'est un de ces hommes du monde ,
de ces aimables conquérans qui font profession de porter
le trouble dans les coeurs et la désolation dans les boudoirs
; c'est un disciple , une imitation , une copie de ce
brillant Lovelace que le pinceau de Richardson a rendu
si célèbre . Vertus , dignités , richesses , orgueil du
rang ; rien ne saurait résister au charme de ses décevantes
séductions. Les pleurs d'une belle , son déshonneur
, son désespoir , sa mort même , ne sont pour lui
que des sujets d'amusement et de plaisanterie.
Il vient en France poury perfectionner son éducation.
L'éclat de sa fortune , les avantages d'une éducation
libérale et distinguée , l'élégance de ses manières , lui
ouvrent toutes les portes. Mme de Valmore , jeune personne
d'une vertu jusqu'alors irréprochable , enchaînée
à son époux par les liens de l'estime et de la reconnaissance
, succombe la première sous l'ascendant de
ce nouvel Alcibiade . Devenue mère en l'absence de
son mari , elle frémit de l'horreur de sa situation , d'affreux
remords déchirent son coeur ; mais Velner rit de
ses tourmens , abandonne avec une égale indifférence la
mère et l'enfant , et pour ne point oublier ses habitudes
de commerce , il en fait le transfert à son ami Delamarre .
Elizabeth , jeune dévote , modèle accompli de bienfai,
282 MERCURE DE FRANCE ,
1
sance et de religion , tombe également victime de ses
cruelles perfidies . Elles meurent l'une et l'autre , et leur
fin malheureuse jette à peine un léger nuage sur l'inaltérable
insensibilité de leur frivole amant.
Il quitte Paris pour se rendre à Berlin et répondre aux
désirs d'un oncle qui veut lui donner la main de sa fille ,
jeune , jolie et opulente héritière ; mais à peine Velner
est-il arrivé que l'oncle meurt. Velner devient tuteur de
sa future épouse . Sa légéreté l'emporte encore ; il renonce
à ses projets d'hyménée . Il se passionne pour une
madame de Seignelay qu'il ne connaît pas , qu'il n'a
jamais vue , dont trente automnes ont déjà muri les
charmes ; et sans autre information , il la choisit pour sa
compagne . Il fait plus . Cette madame de Seignelay a
un frère , homme taré , sujet détestable , joueur effréné
déjà repris de justice pour des escroqueries , et c'est lui
qu'il choisit pour le mari de sa cousine.
A peine engagé lui-même dans les noeuds de l'hymen,
il apprend que sa chaste moitié est une vile intrigante ,
'une femme déshonorée pour la bassesse de ses sentimens
'et la licence de ses moeurs . Il se hâte d'abjurer une indigne
alliance , et pour rompre ses liens il se voit réduit
à faire le sacrifice d'une partie de sa fortune . Il perd en
même tems son ami Delamarre , qui se sacrifie pour
lui et périt victime de son généreux dévouement.
Ainsi , dans l'espace de quelques mois , il cause la
mort de deux femmes estimables , il cause celle de son
ami , il livre sa pupille à un homme infâme , s'unit luimême
à une miserable , et tout cela pour n'avoir jamais
attaché aucune importance à ses actions , et s'être persuadé
que l'esprit , la légéreté et le mépris de tous les
devoirs sont les premiers avantages d'un homme du
monde. Voilà assurément un tableau frappant des dangers
de la frivolité.
Je ne sais néanmoins si le mot defrivolité est ici l'expression
propre . Il me semble qu'il y a plus que de la
frivolité à trahir tous les sermens à fouler aux pieds
tous les devoirs , à renoncer aux sentimens si précieux
de la paternité. L'auteur a traité son héros avec trop d'in-
و
JUIN 1810 . 283
P
.
dulgence ; ne pouvait-on pas trouver une épithète plus
propre à le caractériser ?
J'ignore à quelle main nous sommes redevables des
Dangers de la Frivolité ; mais on peut soupçonner que
cette production est d'une femme de beaucoup d'esprit ,
capable d'observer et de peindre . Ses tableaux sont pleins
de charmes ; ses couleurs sont vives et brillantes . Je lui
reprocherai seulement d'aimer un peu trop la parure , et
de prodiguer les ornemens quand elle pourrait briller
par les seules grâces naturelles dont elle est douée .
Le personnage le plus touchant de son ouvrage , celui
dont le caractère et les malheurs inspirent un plus grand
intérêt , c'est Mme de Valmore. S'il est vrai que le ciel
ait fait du repentir la vertu des mortels , nulle femme
coupable n'a plus de droits à nos hommages. Qui ne
serait ému de ses larmes , touché de ses soupirs , attendri
de ses extrêmes douleurs ? Quand elle s'accuse ellemême
avec tant de rigueur , est-il un juge qui ne fût
disposé à l'absoudre ? Aussi belle , aussi jeune , aussi
tendre que Mme de la Vallière , elle a plus de grandeur
et de courage . Elle n'attend pas pour se punir que son
coeur soit coupable de plusieurs fautes ; à la première
erreur , elle fuit les regards du monde et consomme son
sacrifice . La manière dont ce beau caractère est tracé ,
suffirait seule pour déceler un talent très-distingué . La
pieuse Elisabeth a moins d'éclat ; ses vertus modestes se
seraient offensées de trop de lumières : mais sa rare
bonté , sa douce bienfaisance inspirent encore pour elle
beaucoup d'intérêt . En général , l'auteur a su répandre
de la variété dans ses caractères et faire valoir ses tableaux
par des contrastes bien ménagés . Le portrait de
Mme de Seignelay est dessiné avec beaucoup d'art ;
ses traits ne se développent que par degrés , et le peintre
nous a ménagé habilement le plaisir de la surprise ; on
serait tenté dabord de la prendre pour une femme estimable
et vertueuse ; mais peu-à-peu llaa vérité perce le
nuage dont elle est enveloppée et l'hypocrisie se découvre
avec toute sa difformité .
Le but de l'ouvrage est moral , on est bien aise de
voir le trompeur trompé à son tour ; mais le châtiment
1
284 MERCURE DE FRANCE ,
me semble trop doux , et ne tombe pas assez directement
sur le coupable. Après mille trahisons , Velner en est
quitte pour la moitié de sa fortune , tandis que ses victimes
expient de leur vie l'erreur d'un moment.
J'aurai aussi quelques reproches à faire à l'auteur ,
sous le rapport du style ; car il annonce trop de talent ,
pour lui refuser les honneurs de la critique. Ses personnages
me paraissent raisonner trop souvent ; ils aiment
àdisserter, ils se plaisent trop à analyser leurs idées .
Par exemple , Velner annonce-t-il qu'il est sur le point
de s'enchaîner sous les lois de l'hyménée , il ajoute aussitôt
: « Ses fers seront-ils légers ? Hélas ! je n'ose l'espérer ;
>> l'amour lui seul sait en affaiblir le poids. Ne dois-je
>> pas redouter aujourd'hui que mon futur mariage , dé-
>> nué du prestige dont ce dieu couvre les noeuds qu'il
>> forme lui-même , n'ait le sort de cés liaisons de con-
>>venance approuvées par la raison , toujours si fortes
>> le jour d'un contrat , mais dont il se venge quelques
>> jours après les noces , quand il n'y a pas assisté ? >>>
Et immédiatement après cette réflexion , l'auteur consacre
deux pages à des considérations sur les mariages
de convenance. Est-il question de sensibilité ? le personnage
ne nous fait pas grâce d'une petite dissertation
sur la sensibilité . Mme de Valmore est-elle au désespoir
? Elle moralise , elle raisonne sur sa situation :
<<Mais tels sont les hommes , tel est le prix dont ils
>> paient nos plus tendres sentimens . Lorsque nous
>> sommes encore dignes de leurs respects , ils nous divi-
>> nisent par leurs hommages. Nous sommes-nous avilies
>> pour leur complaire ? nous voyent- ils dépouillées des
>> vertus dont nous leur avons fait un trop généreux sacri-
>> fice ? ils accablent alors de leur dédain la victime qu'ils
>> ont eux-mêmes dégradée , etc. »
Quelquefois même le langage n'est pas d'accord avec
la situation. « Oui , dit Mme de Valmore , je renonce à
>> tout ce qui fait le bonheur de la vie et ne tiendrai plus
>> à l'humanité que par le lien de la douleur. L'espérance
>> elle-même , cette amie_complaisante destinée à nous
>>soutenir dans nos tribulations , change pour moi de
>> face et de caractère ; elle n'éclairera plus de son flam
JUIN 1810 . 285
18
L
>> beau magique les objets qui vont m'entourer , etc .>>>
Ce n'est pas ainsi que s'exprime Andromaque , quand
elle fait ses adieux à son cher Hector . Comme ses
plaintes sont douces , comme ses discours sont naturels
et vrais ! Voilà les modèles qu'il faut imiter.
Rien n'est beau que le vrai ; le vrai seul est aimable .
Les grandes douleurs parlent peu ; et quand elles parlent
, elles s'expriment en termes simples , faciles et naturels
; on oublie, dans les jours de deuil , le soin de sa
parure. Quand on est accablé sous le poids du malheur ,
peut-on se permettre des phrases brillantes sur l'espérance
?
En général , l'auteur des Dangers de la Frivolitémontre
trop le désir de briller ; il recherche les ornemens
avec trop d'avidité , et ces ornemens ne sont pas toujours
d'un bon goût ; voici quelques phrases quellaacritique la
plus indulgente ne saurait avouer .
<<C'est Adèle que le sort destine à décorer pour moi
» la galère de la vie domestique. »
«Notre coeurest presque toujours un enfantgâté. Dans
> les petites choses nous pouvons céder sans danger à
>>ce que ce dangereux favori nous demande , mais dans
>>les affaires importantes nous ne le consultons guères
> impunément , et sa voix n'est alors que le chant des si-
>>rènes. >>>
« La sensibilité ressemble , suivant moi , à une plante
>>qui exhale ses parfums dans les airs , et empoisonne
» la terre où elle végète . »
>> Les conseils , lorqu'ils ne partent pas d'un coeur
>> comme le vôtre , ne me paraissent qu'une espèce de
» béquilles morales qui ne prêtent à notre esprit qu'un
>> appui factice. »
>>Qu'elles sont heureuses (les saintes filles quela reli-
>> gion a consacrées dès leur enfance) ! le chemin qu'elles
>> ont à parcourir du berceau à la tombe ne passe que
>>p>ar l'église ! »
« La Providence, en offrant l'avenir ànotre prévoyance,
>> nous a donné , dans cette même prévoyance, des arrhes
-> denotre nouvelle destinée. »
286 MERCURE DE FRANCE ,
La plupart de ces phrases sont chargées d'idées auxquelles
on pourrait reprocher de manquer de justesse ,
de clarté ou de goût ; et néanmoins je suis persuadé
qu'elles ont coûté plus de travail à l'auteur, que plusieurs
pages de son livre écrites avec une élégante simplicité. ,
La galère de la vie domestique est une image désagréable
. La comparaison du coeur avec un enfant gâté ,
est une idée recherchée. Les béquilles morales manquent
de noblesse ; le chemin de l'église est familier et bannal;
et la plante qui empoisonne la terre par ses racines ,
tandis qu'elle embaume l'air de ses parfums , est inconnue
à tous les botanistes .
Si j'ai relevé ces fautes peu nombreuses , avec sévérité
, c'est qu'on est fâché de les trouver dans un ouvrage
d'ailleurs très- agréable , comme on est faché de découvrir
quelques taches dans le tissu d'une riche étoffe .
SALGUES .
7
DU VRAI DANS LES OUVRAGES DE LITTÉRATURE , ou Commentaire
sur ce texte : Rien n'est beau que le vrai.
LES lois auront beau être claires ; il y aura toujours des
procès sur la manière de les entendre et de les appliquer.
Les grands principes , dans les arts , servent de lois , et
sont de même sujets à faire naître des discussions et des
commentaires qui peuvent finir par étouffer le texte .
Rien n'est beau que le vrai. Voilà , en littérature , une
loi fameuse , exprimée avec une concision qui la relève , et
qui la fixe dans la mémoire ; le législateur n'a rien fait perdre
au sens , en le réduisant en si peu de mots ; au contraire,
il semble avoir étendu la pensée , en resserrant l'expression.
Ce texte important mérite bien un commentaire , d'autant
mieux que son extrême concision , qui est un mérite ,
apu donner lieu à de fausses interprétations même de la
part de bons esprits .
1
:
Nous tâcherons de ne point imiter ceux de nos confrères
les commentateurs qui obscurcissent les endroits clairs , ni
ceux qui disent tout ce dont on n'a pas besoin et qui
n'omettent que le nécessaire. Notre inſention est d'expli-
,
JUIN 1810 . 287
2
quer , de développer ce texte connu , d'en montrer les
diverses applications , en un mot de faire un travail utile.
Quoiqu'on ait beaucoup écrit sur cf matières , peutêtre
reste-t-il à dire quelque chose de juste et de neuftoutà-
la-fois ; car la plupart des écrivains de préceptes n'ont
fait que se copier , que se répéter les uns les autres . Ils
sont un peu comme les commentateurs , qui disent ce que
les autres ont pensé , mais qui ne pensent pas toujours .
Nous nous garderons aussi de la manie d'innover ; en écrivant
sur le vrai , nous cherchons la vérité , et nous la cherchons
de bonne foi ; nous ne voulons que nous instruire.
Reprenons notre texte , et transcrivons ces deux vers
que tout le monde sait par coeur :
Rien n'est beau que le vrai ; le vrai seul est aimable ;
Il doit régner partout , et même dans la fable .
1
Aucun précepte ne paraîtra , au premier coup-d'oeil , ni
plus simple , ni plus intelligible. Peut-être même quelques
personnes iront-elles jusqu'à penser qu'il est aussi facile
de l'observer que de le comprendre . Est-il donc si mal aisé
de ne rien dire de faux ? est-ce un mérite si rare que la
justesse et le bon sens ? Il faut bien qu'il le soit , puisque
Boileau ne fait nulle difficulté de s'en vanter , comme de
ce qui donne le plus de prix à ses ouvrages .
Sais-tu pourquoi mes vers sont lus dans les provinces ,
Sont recherchés du peuple et reçus chez les princes ?
C'est que chez eux le vrai , du mensonge vainqueur ,
D'abord se montre aux yeux , et va saisir le coeur ; .....
C'est-là ce que n'ont point Jonas ni Childebrand ,
Ni tous ces vains amas de frivoles sornettes , etc ....
Mais quel est ce vrai que recommande ici le législateur
de notre Parnasse ? Est-ce le vrai positif, absolu ? ce vrai
qui consiste seulement à énoncer les choses telles qu'elles
sont ? ce vrai qui doit se trouver dans les récits historiques ,
qui règne sur-tout dans les mathématiques et dans les
sciences exactes ? On admire avec raison la force de tête
qu'il a fallu pour découvrir certaines vérités mathématiques
ou physiques : mais la difficulté de l'invention ne suffitpas
pour que la chose trouvée soit belle , soit aimable ; ce qui
est beau , c'est ce qui plaît , ce qui touche , ce qui cause de
l'admiration et du plaisir tout-à-la-fois . Les mathématiciens
288 MERCURE DE FRANCE ,
et les savans peuvent dire entr'eux : un beau théorème ,
une belle solution , une belle explication. Ils entendent
parler alors ou du mérite de l'inventeur , ou de l'utilité et
de l'importance de la découverte ; mais ils ne veulent point
dire que ce théorème , cette solution ont ce genre de beauté
qui plaît , qui touche , qui paraît aimable.
Notre poëte ne laisse d'ailleurs aucun doute sur le genre
de vrai dont il entend parler , lorsqu'il ajoute :
Il doit régner partout , et même dans lafable.
Il est clair que le vrai qui doit régner même dans lafable,
n'est pas le vrai positif, absolu , le vrai des mathématiques,
le vrai des sciences exactes , ni celui del'histoire .
Dans un beau morceau historique , ce qu'on aime le
plus, ce qui cause de l'admiration et du plaisir , ce n'est
pas l'exactitude des faits ; c'est la manière dont ils sont
présentés; c'est l'éloquence de l'historien qui rend le récit
aimable ; autrement les mêmes événemens feraient un
plaisir égal , soit qu'ils fussent racontés en style de gazette ,
soit qu'ils fussent écrits par Tite-Live .
Il y a cependant des faits si beaux en eux-mêmes , qu'à
peine ont-ils besoin d'ornemens étrangers ; ce sont les traits
de bonté , de générosité , les courageux sacrifices , etc.; ils
plaisent et ils touchent par les sentimens qu'ils excitent en
nous , et que nous aimons , comme l'admiration , l'attendrissement
, l'enthousiasme. Mais pour produire en nous
ces vives et douces émotions , il n'est pas nécessaire que
les faits soient historiques , puisque des fictions de ce genre
touchent et transportent souvent plus que les faits réels ;
et il faut convenir que l'impression que ceux-ci pourront
faire naître , dépendra encore souvent de la manière dont ils
seront présentés .
Ilya donc un autre vrai que le vrai positif et matériel ,
si l'on peut ainsi s'exprimer ; il y a un vrai qui n'est que
l'image du vrai positif, qui n'est que vraisemblable ; ét
c'est principalement de celui-ci que Boileau veut parler.
Horace l'a eu également en vue , lorsqu'il a donné ce
précepte :
Ficta voluptatis causâ sint proxima veris.
3
Ce vrai est celui qui règne principalement dans les ouvrages
que l'imagination produit pour agir sur l'imagi
nation. Nous l'appellerons vrai relatif et idéal , pour le
distinguer du vrai positif et matériel..
Ce
30 JUIN 181 289
SEINE
2
t
!
Ce vrai idéal est tout entier d'invention, c'est une crea
de l'orateur, de l'écrivain qui Yemplaisets
tiondu poëte ,
qui doit observer, en créant , la vraisemblance o est-à-dire
l'imitation (jusqu'à un certain point ) (1) du vrappositif
On peut donc appeler aussi le vrai idéal , Praid'invention
et d'imitation .
Ainsi l'auteur qui crée des faits doit les creer tteellss,, et les
enchaîner entr'eux tellement que l'esprit du spectateur ou
du lecteur les admette sans peine , et qu'il pense qu'en
effet ils ont pu et dû même aniver ainsi. Ce que Corneille
a mis de son invention dans le sujet des Horaces est assurément
ce qu'il y a de plus beau dans la pièce ; mais cela
ne serait pas beau , si cela n'était pas vrai d'invention et
d'imitation , c'est-à-dire vraisemblable , proxima veris ,
proche dú vrai .
17. 1 1
On ne demande pas d'un conte qu'il soit vrai , mais qu'I
soitbon , et le proverbeitalien est fort juste : Se non è vero ,
èben trovato. Mais le bon conte , le conte bien trouvé est
celui qui a tout le vrai , c'est-à-dire , toute la vraisemblance
qui lui convient , et que le sujet exige. C'est celui dans
lequel tous les incidens naissent les uns des autres , dans
lequel les personnages soutiennent bien leurs caractères ,
parlent le langage convenable à leurs moeurs , à leur situation
, etc.
Nous avons dit que ce vraisemblable doit imiter , jusqu'à
un certain point , le vrai positif.
1
Et en effet , le premier n'est pas toujours l'imitation parfaite
, la ressemblance exacte du second ; le jugement se
prête volontiers et souvent aux écarts de l'imagination (2) .
(1) Ces mots jusqu'à un certain point vont être bientôt expliqués
et justifiés . Il suffit , pour admettre cette restriction , de songer que
dans les ouvrages où règne le vrai idéal , le jugement laisse quelque
latitude à l'imagination , et n'exige pas toujours un portrait fidèle du
vrai positif.
(2) Il faut bien employer ces termes abstraits ,jugement, imagination
, puisqu'ils sont reçus , et qu'ils ont un sens bieu déterminé ; mais
il peut être bon d'avertir qu'ils n'expriment que des actes distincts de
notreentendement; monjugement, mon imagination, c'estmoijugeant,
moi imaginant. Si ces actes émanent ou non de facultés différentes de
notre entendement, il me semble que rien n'estmoins décidé ni moins
décidable : mais c'est aussi , à ce qu'il me semble , ce qu'il est fort
inutile de savoir . On reçoit ces noms et l'on s'en sert comine d'expressions
abrégées et commodes .
T
290 MERCURE DE FRANCE ,
Nous aimons tant à être amusés, attendris , émus , que
nous accordons aux inventeurs étaux imitateurs de grandes
licences ; nous leur permettons même de sortir de toutes
les bornes du vraisemblable et du possible.
Ils ont à leurs ordres toutes les fables déjà convenues
et reçues , et peuvent s'en servir comme de vérités historiques
;
Ils peuvent créer , à leur tour , de nouvelles fabblleess , un
merveilleux à leur usage et à leur gré ;
1
Et cela , sous deux conditions seulement :
L'une qu'ils ne mêleront pas ensemble des fictions inconciliables
et contradictoires entr'elles ;
Non ut placidis coëant immitia , etc.
La seconde , qu'ils se renfermeront dans les bornes de la
fable qu'ils auront lequ adoptée ou créée.
Ainsi , il sera permis aux uns de faire agir les dieux du
paganisme , Jupiter , Junon , Neptune , etc .; aux autres de
se servir de l'intervention des anges , des saints , etc. , et
d'autres encore emploieront les géans , les ogres , les enchanteurs
et les fées .
Le merveilleux d'Homère et de Virgile ne pourra pas
être celui du Tasse et de l'Arioste ; et celui des poëmes de
Moïse et de Saint-Louis devra encore différer des autres ,
et convenir aux sujets . Il y aura un merveilleux pour les
Mille et une Nuits , et un pour le petit Poucet . Il y en aura
enfin autant qu'on en saura inventer , pourvu que l'inventeur
en avertisse et qu'il s'y conforme ; il est le maître des
conditions auxquelles il promet de nous amuser et de nous
plaire; mais il faut qu'il les fasse bien entendre , et qu'il
les observe fidélement .
-
Il s'ensuit que dans le vrai d'invention ou d'imitation
il entrera souvent un vrai de convention ; et que ce vrai de
convention pourra admettre plusieurs degrés de vraisemblance
, et varier à l'infini .
Ily a , presque dans chaque fable de La Fontaine , une
convention nouvelle. Dans l'une , c'est le chat qui trompe ;
• dans l'autre , c'est lui qui est trompé ; l'âne est un sot
animal , quand il veut imiter le petit chien ; il raisonne
assez bien quand il demande si l'ennemi lui fera porter
une double charge , etc .; et le fabuliste se crée aussi un
merveilleux , quand il fait métamorphoser une chatte en
femme , ou qu'il élève le singe à la dignité d'envoyé de
Jupiter.
1
JUIN 1816 .
291
Sur un de nos théâtres ( à l'Opéra ) nous admettons
toutes sortes de prodiges ; des dieux , des diables , des per
sonnages fantastiques , allégoriques , des événemens surnaturels.
Sur l'autre ( dans la tragédie ) les dieux paraissent
rarement; mais on y voit des héros fils ou petit-fils de Jupiter
; le merveilleux n'y est souffert qu'avec mesure , et
n'entre guère que dans les récits . Sur l'un on chante , et
l'on crie assez souvent ; sur l'autre on chante quelquefois
et l'on crie presque toujours ; sur tous les deux , la démar
che et la voix des acteurs ont quelque chose d'exagéré , de
forcé; la plupart de leurs gestes sont hors de la nature; et
ce qui est réellement faux est devenu pour nous par l'ha
bitude un vrai de convention (3) に
Nous ne concevons pas aujourd'hui que nos aïeux aient
pu supporter de voir Auguste , Agamemnon , Hippolyte
en justaucorps , en baudrier , avec des chapeaux à
plumes , sur de grandes perruques à la Louis XIV; il est
pourtant bien certain qu'on pleurait autant à la tragédie
dans cetems-làque daannss le nôtre. L'illusion du costume
est au fond moins importante qu'on ne paraît le croire
généralement ; l'acteur si bien vêtu en grec , en, romain ,
en tartare , parle toujours en vers français ; mais nous passons
sur ce défaut de vérité que nous sommes forcés d'admettre
voilà encore du vrai de convention .
Dans la comédie même qui devrait être un portrait fidèle
du monde et de la société , tout n'est pas vrai . Il arrive
d'abord , comme dans la tragédie , que des personnages
grecs , anglais , espagnols , parlent français ; mais la comédie
n'a-t-elle pas aussi son merveilleux dans Amphytrion
, et dans quelques autres sujets ? N'admet-elle pas des
valets que nous avons imités des Romains , qui les avaient
imités des Grecs ? Et ces valets fripons , inventifs et sub-
(3) Les étrangers trouvent en général notre manière de jouer la tragédie
, fausse et trop déclamatoire , et je me souviens que les premières
-fois que j'allai au théâtre , étant déjà d'un âge raisonnable , ayant fait
'de bonnes études et ayant lu la plupart des pièces que j'allais voir
jouer, je fus surpris de la manière dont elles étaient représentées ; je
me fis avec peine aux grands cris , aux grands gestes de plusieurs de
nos acteurs tragiques ; mais je finis bientôt par m'y accoutumer et par
trouver excellent ce qui m'avait d'abord paru extravagant et ridicule .
Il fallait , pour que j'eusse du plaisir à la tragédie , que je fisse une
convention avec moi-même; etje la fis .
1
T2
292 MERCURE DE FRANCE ,
tiles , mais gais, aimables, et toujours ayant beaucoup plus
d'esprit que leurs maîtres à qui ils parlent avec une exces
sive familiarité , ces Crispins , ces Scapins , fils des Daves ,
des Tranions et des Pseudoles , ne sont-ce pas des personnages
deconvention ? Les Italiens , qui ont fait renaître
avant nous le théâtre comique , ont eu long-tems et ont
encore des comédies qu'ils appelaient comédies de l'art,
et dans lesquels tous les personnages sont de convention ,
et toujours les mêmes ; c'est toujours Pantalon de Venise ,
leDocteur de Bologne , l'Arlequin de Bergame , toujours
Lelio , Mario , Silvia , et les autres; mais c'est que ces
acteurs jouant sur des canevas et improvisant leurs rôles ,
ily avait pour eux une facilité à revêtir toujours le même
caractère ; et ce fut sans doute ce qui amena ce vrai de
convention dans ces sortes de pièces.
Onparcourrait de même tous les genres de poëmes depuis
l'épopée jusqu'à la plus petite fable , qu'on y trouverait
toujours ou presque toujours le vrai d'invention et d'imi
tation , mêlé d'un vrai de convention .
Nous choisirons un seul -exemple; c'est un simple madrigal
en neuf vers ; il est de Ferrand. Nous lui donnons
la préférence , parce qu'il est court , parce qu'il est joli , et
parce que nousytrouvons l'application des principes que
nous avons posés .
Le poëte veut se plaindre d'une maîtresse coquette ; s'il
disait seulement : Egérie est volage , je n'ai pu lafixer ,
ildirait une chose commune d'une manière plus cominune
encore ; voici le tour ingénieux dont il se sert :
D'amour et de mélancolie
Célemnus enfin consumé
En fontaine fut transformé ;
Et qui boit de ses eaux oublie
Jusqu'au nom de l'objet aimé.
Il se sert d'un trait de la mythologie , d'une fable convenue
, d'un vrai de convention , pour en faire la base et le
fonds de son petit poëme ; ce premier fait admis , le poëte
en ajoute un second de son invention , mais qui devient
vraisemblable , comme étant la suite du premier :
Mais pour oublier Egérie .
J'y courus hier vainement;
JUIN 1810 . 293
Et enfin, pour exprimer toute la coquetterie de cette belle
dont il se plaint :
Aforce de changer d'amant ,
L'infidelle l'avait tarie .
:
Il n'y a pas , dans ce petit poëme , un seul mot de vrai
positif; tout y appartient au vrai idéal.
Qu'on dise , si l'on veut , que le vrai idéal et le vrai positifse
ressemblent , qu'ils sont tous deux dans la nature ,
l'un comme existant , l'autre comme pouvant exister ; nous
en serons d'accord , sauf restriction ; (car dans le vrai idéal
on fait souvent entrer des objets de pure invention , et
dont l'existence est toute chimérique et tout-à-fait impossible
; ) mais il ne s'en suivra pas que la distinction de
ces deux espèces de vrai ne soit juste et sur-tout ne soit
utile pour se faire des idées plus claires et plus détermi
nées .
Vouloir les confondre sous prétexte qu'ils sont tous deux
dans la nature , c'est rester dans le vague à force de généraliser
; on distingue les opérations différentes de notre entendement
, qui cependant se touchent de si près , qu'elles so
confondent très-souvent ; mais on a séparé le jugement ,
l'imagination , la mémoire , et on leur a donné des déno
minations différentes , et cela pour mieux s'entendre. La
tragédie et la comédie sont des ouvrages du même art , de
l'art dramatique ; elles se ressemblent même en plus d'un
point; mais elles ont aussi des différences , et l'on en a fait
des espèces dont l'art dramatique est le genre.
و
Le vrai sera donc le genre ; mais il aura plusieurs espèces ;
et le vrai idéal , quoique devant approcher du vrai positif,
lui ressembler , ne sera pas le vrai positif. Il est évident
qu'une chose qui doit ressembler à une autre , par cela
même en est différente .
Le vrai positif est celui qui existe; le vrai idéal est celui
qu'on suppose qui existe ; quoique la supposition soit quelquefois
physiquement impossible , comme dans l'exemple
du madrigaldeFerrand et dans presque toutes lesinventions
poétiques. UL S
Le précepte de Boileau s'adresse particulièrement aux
poëtes; on retrouve ce même précepte , sous une autre
forme , dans plusieurs endroits de son Art poétique , lorsqu'il
recommande aux poëtes de ne pas suivre froidement
l'ordre des tems , comme le font les historiens ,, de n'être
294 MERCURE DE FRANCE ,
1
pas exact comme Mezerai ; lorsqu'il leur défend d'offrir
aux spectateurs rien d'incroyable , et qu'il ajoute aussitôt :
Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.
Donc , en poésie , il faut rejeter même le vrai positif,
lorsqu'il contredirait le vrai idéal; il faut préférer le vraisemblable
au vrai. Donc le vraisemblable ou vrai idéal
n'est pas le vrai absolu , le vrai positif. Cela est évident.
Nous avons vu jusqu'ici :
Que le vrai recommandé aux poëtes par Boileau , est le
erai idéal qu'il faut distinguerdu vrai positif ;
Que ce vrai idéal est un vrai d'invention et d'imitation ;
Qu'il s'étend même assez souvent jusqu'à être seulement
un vrai de convention ;
Qu'il doit être vraisemblable, c'est-à-dire, imiter ,jusqu'à
un certain point , le vrai positif.
Pour faire une analyse complète , nous allons parcourir
et examiner différentes branches de vrai qui sont des espèces
de subdivisions et du vrai positif et du vrai idéal ;
c'est-à-dire, que ces diverses sortes de vrai dont nous allons
parler , doivent se trouver et dans les ouvrages qui sont du
domaine du vrai positif, et dans ceux qui sont du domaine
du vrai idéal , mais cependant à des degrés différens
, selon la nature de chaque ouvrage , et même eu
égardà la nature des diverses parties d'un même ouvrage .
L'historien doit souvent compte au lecteur des motifs
qui font agir les personnages dont il écrit l'histoire ; il doit
faire connaître leurs vrais sentimens ; voilà du vrai positifauquel
on manquerait , si l'on supposait , par exemple ,
que Brutus eût tué César par quelque motif de vengeance
oud'ambition.
f
Dans le vrai idéal , c'est- à -dire , dansdes ouvrages d'imagination
, c'est de sentimens vrais qu'il s'agit ;; le poëte , le
romancier ne doit prêter à ses personnages que des sentimens
pris dans la nature en général , et dans la nature parculière
du personnage agissant. Peut- être n'y a -t-il aucune
partie où le vrai soit aussi nécessaire à observer que la
partie des sentimens , parce qu'il n'y en a point où le faux
se fasse aussi promptement et aussi universellement sentir;
les coeurs humains sont faits de même dans tous les
pays et dans toutes les classes de la société ; c'est par
les sentimens du coeur que les hommes sont le plus
semblables et le moins inégaux; l'ignorant ou le charbonnier
aime son père , sa mère et ses enfans , comme le savant

A JUINOUEM ig5
ou le prince; s'il y a des différencés , elles notconsistent
que dans des nuances ; mais le fondestole mêmericadond
est l'humanité . Aussi , n'y a-t-il aucune connaissance phis
nécessaire au poëte à l'orateurd , à l'écrivainiz quelqu'il
soit , que celle de l'homme , deasa mature , de seshaffec
tions , de ses devoirs (4) ; c'est pours cela qu'il flut.commencer
par philosopher , avant d'écrive; c'estpour cela que
Cicéron disait que ce qu'il avait de talent comme orateur ,
il l'avait moins acquis sur les bancs des rhéteurs que dans
les promenades de l'académie (5)ib ictus roq of fimp
On a déjà remarqué qu'en général les sentimens sont
plus arais chez les poëtes anciens que chez les modernes ,
il semble quon fût alors plus près de la nature et qu'on
la sentît mieux ; nous en sommes venus à des raffinemens'
et à des délicatesses qu'on n'imaginait point dans ces tems
reculés .Les spectateurs grecs n'étaient point étonnés de
voir unejeune princesse,comme Iphigénie , un vieillard,
commeleoperealAdmete , regreter la vie et s'effrayer de
l'approche de la mort; aprésent, ces sentimens paraîtraient
des faiblesses qui dégraderaient les personnages ; et Racine
a donné à son Iphigénie un courage qu'elle n'a point dans
Euripide (6) Ainsi, le changement de moeurs et d'opinions
dans les spectateurs ,, a rendu nécessaires des changemens
dans les caractères et dans les discours des personnages
(7) . Et voilà encore du vrai de conventionpos
zaloog
10
f
1061 li zisM
-ь дог
(4) Qui didicit patriæ quid debeat , eett quid amicis
qu
Iropio
Quo sit amoreparens , quo frater amandus et hospesa noodl
Quod sit conscripti , quodjudicis officium, que
Partes in bellum missi ducis , ille profecto
Reddere personæ scit convenientia cuique .
10HORAT . De artepostea et
(5) Fateor me oratorem , si modò sim , aut etiam quicumque, sim
on ex rhetorum officinis , sed ex Academiæ spatius extitisse . ORAT.
'Académie était, comme on sait , le lieu où Platon et ses successeurs
2
101. 19870 97
Snaient des leçons de philosophie ..)
८०
) Voyez une très-bonne dissertation de M. Tissot sur les poëtes
quat fixé notre langue . ( Mercure du 2 décembre 1809 ) 7
Comment pourrions-nous souffrir un fils (Admète ) qui
repre à son père (Phérès) de n'avoir pas voulu mourir à sa place ,
lui q'stvieux et qui ne doit pas tant tenir à une vie qu'il doit bientôt
qu ? :
296 MERCURE DE FRANCE ;
1
Les peintures et les descriptions demandent aussi de la
vérité, mais il ylatencore là des nuances différentes de
"
Qulilos'agit d'objets réels physiquement existansgou il
s'agitd'objets non existans et produits par l'imagination.
Dansula premier cas ,il faudra de l'exactitude ;etil en
faudra plus encore: dans hine description que dans une
simple peinture. Prenons pour exemple un site , une côte ,
un dieu quelconque , le géographe le décrits clest-à-dire
qu'il le fait , pour ainsi dire , parèbuvir à son lecteurs qu'ill
le montre en détail I et sous plusieurs faces , il le fait connaîtres
mais le poëtephistorien ne le peint que sous un
seul aspectuil m'choprésente que l'ensembles illden fait
voirmonilise zusim husal
Mais enfin le poëte lui-même estobligé alors , jusqu'à
certain point , ne pas s'écarter de la vérité physique, sur
tout quand cette vérité est vulgaire et doit être connue.
Les commentateurs remarquent , par exemple,commemne
faute dans Virgile , d'avoir placé desteerfsren Afrupte on
Lon dit qu'il n'y en a point (8) . Ongeritique aussi dans
Racine ces vers de Mithridate: an singilgi nos suno
-ino Dontez -vous que l'Euxin ne me siqn
-use wife of
4
21
me porte en deur joueus aucia motelooga
le Danubey vviieenntt finir ssoorn cours?
201
parce que deux jours we suffisent pas pour faire ce trajet.
Mais il faut convenir que ces fautes , contre l'exactitude
physique , sont à- peu-près pardonnables aux poëtes ,
quoiqu'il valut mieux pourtant qu'ils en fussent exempts .
Un beau sentiment, exxpprriimméé dansun Doarvers , tel
ou
T
soup crissiotno aesjoibutborn into tie bo
Non ignara mali , miseris succurrere disco
ي ف

R
miz chogr i
que ২
storg slls
.supisno nitrairemos a mozog sishbel
Et mes derniers regards ont vu fuir les Romains ,
rachete,el bien au-delà unnee faute de cette nature.
exactloorrsqsu'qiul sss''aaggiitt ddee ftaits of
d'objets naturels averlitdeTPoobblliigation où ssoont les poëte
d'avoir des connaissances étendues , variées . Voltairea
da salvaste science une partie de sa supériorité on
littérature ; Bétail mathématicien , physicions andis il
Cette nécessité
,
d'être
(8) Quelquesouns ont justifiéde poste , en assurant que certos dans
cet endroit, ne veutapas dine des, cerfs , et qu'il fautrentenie des..
taureaux. O grande habileté des commentateurs !
4
:
JUIN 1810.GIA 297
P
1
possédait parfaitement plusieurs langues ; il avait prodigieusement
lu , et n'avait rien oublié. Cicéron et Quintilien
exigent que leur orateur ne soit étranger à aucun
genre de connaissances , pour pouvoir se mettre en état
de parler de tout. Cela est bien difficile , et cela l'est plus
encore aujourd'hui que de leur tems , parce que toutes les
sciences sont bien plus avancées , et que chacune d'elles
demande presque la vie entière d'un homme ; mais on
pourrait au moins acquérir des notions suffisantes de chaet
il est
cune;
certain qu'en général , notre éducation est
cet égard défectueussee eett incomplète ; des connaissances
variées donneraient à l'esprit plus d'étendue et plus de
force , il aurait plus d'objets de comparaison , plus de
ressources pouirr fraiter toutes sortes de matières;il trouverait
des exemples , des argumens dans des connaissances
même étrangères à son sujet ; lestyle s'enrichirait d'images
de tout genre.19 291
Il n'est pas besoin de dire que c'est sur-tout quand on
est dans de vrai positif, que l'exactitude des descriptions
oudes peintures est indispensable: o alise
Dahs le vrai idéal, c'est-à-dire quand il s'agit de peindre
(car alors on ne décrit guères ) des objets éclos du cerveau
dú poëte , du romancier , il est évident que ce n'est plus
que le vraisemblable qulon exige de lui ; encore lui permet-
on bien souvent d'inventer des faussetés , des choses
impossibles , pourvu qu'il amuse ou qu'ilinstruise; témoin
Arioste , Gulliver, etc. Ces extrêmes licences ont lieu>
-sur-tout dans les sujets plaisans S
-Si l'ouvrage est sépieux , l'imagination du poëte est un
peu plus restreinte , et s'il décrit le temple du Goût , le
temple dela Gloire , s'il pleint le palais du Soleil , Tantre
dela Faims, il: waldevra employer aucun trait qui ne convienme
an sujet, qui ne serve à le montrer à l'imagination ,
de malère à la satisfaire sans blesser le jugement.aior I
Des mots abstraits servent quelquefois à peindre des ob
jets physiques , par exemple , Milton peint ainsi son Eve
stonia
Grace was
97152240
In
ewas in all her steps , heav'n in her eye ,
noitesupev'ry gesture dignity and love .
P थव 11
"
ICEBUL
11
La grace était dans tous ses pas , le ciel dans ses yeux
dans chacun de ses mouvemens la dignité et l'amour.
Qu'ya-t-il de plus, idéal et de plus charmant que cette
peinture avec ces mots grâce, ciel , dignité , amour,
chaque ecteur se compose une Eve à son gré , et il lui est
298 MERCURE DE FRANCE ,
permis de voir on la femme qu'il a le mieux aimée , ou
celle dont il voudrait être aimé , bu un mélange parfait de
beautés et de vertus angéliques , tel qu'il ne peut exister
nulle part; et nous voilà bien loin du vrai positif.
Ja citerai encore la fameuse ceinture de Vénus dans
Homère , cette ceinture à où se trouvent renfermés les ca
>>resses , le désir , les doux entretiens , les paroles flatteuses
» qui séduisent les plus sages . Voilà une parure irrésis
tible , mais toute merveilleuse et toute idéale.
19
Plus nous avançons , et plus il nous semble que nous ne
laissons point d'équivoque sur le sens du texte de Boileau.
Il doit à présent paraître évident que le poëte recommande
de satisfaire le jugement , si l'on veut parvenir à plaire à
l'imagination et à toucher le coeur. Le vrai , c'est ce que le
jugement approuve , ou du moins ce à quoi il consent .
も2
Il faut donc de la vérité dans les pensées; il en faut
dans les expressions; il en faut dans les images .
2Un philosophe rigitle ne nous passerait pas peut-être
cette distinction entre lavérité de la penséeet lavéritéde
Vexpressión ; il nous dirait qu'au fond c'est la même chose ,
puisqu'on ne connaît la pensée que par la manière dontelle)
est exprimée, et que l'expression à son tour n'est que lá
représentation, le portrait fidèle de ce que l'on pensé. Ip
aurait raison , métaphysiquement parlant; mais dans une
discussion oùnous voulons sur-tout analyser complétementi
et trouver toutes les espèces de vrai, nous croyons devoir
aller jusqu'à distinguer entre celui de la pensée et celui-de
Pexpression ; cab, si étroitement liées qu'elles soient ensemble,
iilliyyo a pourtant au fondouh passage de l'uneràà l'autreq
Il arrive le plus souvent , quand on ne dit pas bien , que
c'est faute de bien savoir ce qu'on veut dire ; mais iln'est
pastrare non plús de savoir ce qu'on veut dire ,set derner
pouvoir. le rendre d'une manière dont on soit satisfait(soi-)
même;par exemple , quand on traduit d'une langue dans
l'autre , l'expression alors peut ne pas suffire à la pensée
etpar conséquent peut en être considérée comme distincte.
Laprécisionmétaphysique ne nous paraît pas iiccii nécessaire
sur ce point ; elle n'importe pas au fond de la question
que nous traitons!
e sunt anna tiath song pl
La pensée, l'expression , l'image fausse est celle que le
jugement rejette , et il la rejette d'autant plus violemment
et plus promptement , que la faussete en est plus choquante
. Quelquefois il y a du doute , et les esprits finis et
JUIN 1810. 299
T
subtils trouveront jolie une pensée dans laquelle un esprit
simple et droit ne verra que de l'affectation.
Tel critique approuvera ce vers où un poëte a dit , en
parlantdu café :
Ge
Je bois dans chaque goutte un rayon du soleil......
Et il est à présumer qu'il serait très-applaudi à une lecture
publique . Cependant on pourrait penser qu'il y a de la recherche
et de l'exagération à placer un rayon de soleil dans
chaque goutte de café , et à faire boire autant de rayons
que de gouttes.
On a blamé quelquefois ce vers de l'Epître au Peuple,
de Thomas :
Etdans des coupes d'or ils boivent le trépas.
1
Il semble qu'on peut le justifier , puisque boire des liqueurs
dont l'usage devient mortel , c'est bien boire la mort lentement
, et , pour ainsi dire en détail.
2
Répéterons-nous encore ici que le jugement est complaisant
pour l'imagination , pourvu que celle-ci n'exige pas
trop de lui et n'oublie pas toute mesure ? C'est encore le
prai ideal qui prend la place du vrai positif, mais sous les
conditions qu'e nous avons déjà dites .
Ainsi Virgile personnifiera très-bien un fleuve , et dira
que sa fierté ne peut souffrir le pont dont Auguste l'a
charge.
4 & D
Pontem indignatus Arases.no z p
L'Araxe frémissaht sous un pont qui l'outrage..
186919
La prosopopée , c'est- à-dire la personnification , anime
jusqu'aux êtres inorganiques , jusqu'aux rochers , jusqu'aux
murs d'un palais .
Ilme semble déjà que ces murs , que ces voûtes
! Vont prendre la parole , et prêts à m'accuser
Attendentmon époux pour le désabuser (9 ) .
?
(9) Il ne serait pas impossible que Racine eût emprunté de Cicéron
cette belle prosopopée. Dans son plaidoyer pour Cluentius , contre
Sassia , femme d'une conduite déréglée , qui avait forcé sa propre
fille au divorce , pour épouser elle - même son gendre dont elle
était éprise ( crime qui a quelque rapport avec la passion incestueuse
de Phèdre ) l'orateur s'écrie : O libidinem effrænatam et indomitam
! ô audaciam singularem ! non timuisse , si minùs vim deorum
300. MERCURE DE FRANCE
On aime à voir les chênes mêmes être sensibles aussi bien
que les faunes et les animaux sauvages à la douceur des
chants de Silène ; ; on consent que le balancement de leurs
feuillages soit un signe du plaisir qu'ils ressentent :
Tùm verò in numerumfaunosqueferasque videres
Ludere , tùm rigidas motare oacumina quereus . :
Cela rappelle d'ailleurs la fable convenue d'Orphée qui
emmenait après lui , par les accens de sa voix et les sons de
sa lyre , les bêtes féroces , les forêts et les rochers même .
Mais le Père Le Moyne , dans son poëme de Saint-Louis ,
atravesti cette fiction poétique , lorsqu'il a dit :
Les arbres à leur tour prennent part à la fête;
Ne le pouvant des pieds , ils dansent de la tête. " 10
Il est aussi trop fort de faire danser des arbres , et de les
faire danser seulement par la tête , attendu que leurs pieds
sont immobiles . Cela est burlesque , parce que cela est
tropfaux.
1
Condillac assure (10) que Fontenelle pensait , et qu'il lui
a entendu dire qu'il y a toujours du faux dans un trait
d'esprit , et qu'il faut qu'il y en ait. Ce serait aller trop
Ioin; il y a beaucoup de traits d'esprit , qui ne sont tels
que parce qu'ils sont frappans de vérité ; mais il y a aussi
des pensées qui paraissent spirituelles , précisément parce
qu'elles ont un côté faux. Ce sont ces pensées que les anciens
rhéteurs appelaient ὀξύμωρας διάνοιας , acute stultas
sententias, pensées spirituellement absurdes .
hominumquefamam , at illam ipsam noctem facesque nuptiales ? non
limen cubiculi ? non cubile filiæ ? non parietes denique ipsos superiorum
testes nuptiarum ? ete. O passion sans frein et sans bornes !.
> audace inouie ! quoi ! si elle ne craignait ni la vengeance des Dieux ,
> ni l'opinion et les discours des hommes , comment n'a-t-elle pas
> redouté les ombres de la nuit et les torches nuptiales ? et le seuil
>de la chambre où elle allait consommer son crime ? et le lit de sa
> fille ? et les murs même, ces murs témoins du premier hymen qu'elle
> avait osé rompre ? etc. ». Voilà à quoi servent les bonnes études ;
voilà comment les grands génies , si riches d'eux-mêmes , s'enri
chissent encore d'emprunts faits avec discernement.
(10) Art d'écrire , chap. XI. ٢٠٠
JUIN 1810. 301
VE
t
Que Pompée dise , par exemple : Il n'est pas nécessaire
queje vive; mais il est nécessaire que je parte;
cequeRacine a encore imité dans ce vers de Bérénice : (
Mais il ne s'agit plus de vivre ; il faut régner. :
Il est clair qu'à la rigueur la pensée est fausse ; car pour
partir , pour régner , il faut d'abord vivre. Mais cette fausseté
ne blesse point le jugement, parce qu'elle ne peut pas
le tromper, parce que le véritable sens frappe d'abord , quoiqu'il
soit enveloppé ; il présente à l'esprit une espèce
d'énigme qui lui plaît , et qu'il n'a pas de peine à deviner.
Ne dit-on pas tous les jours familièrement qu'on se tue
pour vivre ?
Les courtisans disaient de Racine qui demanda par son
testament d'être enterré à Port-Royal, qu'il ne se serait
jamais fait enterrer là de son vivant (11) . Ce mot n'a-t-il
pas l'air d'une grande naïveté ? est-ce qu'on se fait enterrer
de son vivant ? Assurément , si vous vous en tenez au sens
littéral , il n'y a rien là de bien malin : mais ce sens littéral
est un faux sens qui cache le véritable , mais qui ne le
cache qu'à demi , pour donner le plaisir de le déviner .
Dans toutes les métaphores , dans toutes les comparaisons
, dans toutes les hyperboles , en un mot, dans presque
toutes les figures de mots ( ou tropes ) il y a du faux ; mais
c'est unmensonge qui ne trompe pas : ce ne sont point
des façons de parler exactes , ou vraies d'une véritépositive;
elles appartiennent au vrai idéal.
Mais, encore une fois , ce vrai idéal a ses bornes . Si le
poëte ou l'écrivain choisit une métaphore toute forcée, une
comparaison toute disparate , une hyperbole toute exorbitante,
alors le jugement se révolte contre cette espèce de
faux .
Notre grand Racine lui-même en fournit quelques
exemples; car enfin toute sa perfection n'empêche pas qu'il
ne soit homme et par conséquent sujet à des fautes.
On a blamé ces vers qu'Oreste dit à Hermione :
Je vous viens offrir une victime
Que les Scythes auraient dérobée à vos coups ,
Si j'en avais trouvé d'aussi cruels que vous .
Hermione a bien raison de lui répondre :
Que parlez -vous du Scythe et de mes cruautés ?
(11 ) Parce que Racine était courtisan lui-même , et que la maison
de Port-Poyal étant en disgrace , il aurait craintde déplaire au roi.
302 MERCURE DE FRANCE ,
1
La comparaison , le rapprochement des cruautés des
Scythes qui dévoraient les hommes , avec les cruautés d'une
maîtresse qui est encore plus cruelle que les Scythes , cela
manque trop de justesse ; cela n'est pas bon , parce que
le jugement ne saurait Papprouver , quelque complaisance
qu'il ait pour l'imagination.
Mithridate dit :
Apprenez
!
... qu'il n'est point de rois , s'ils sont dignes de l'être ,
Qui sur le trône assis , n'enviassent peut- être ,
Audessus de leur gloire , un naufrage élevé
Que Rome et quarante ans ont à peine achevé.
Je pense comme l'abbé d'Olivet : il n'y a que le grand nom
deRacine qui m'empêche d'appeler cela du galimatias. Il
y a là de l'enflure et du faux.
C'est donc au jugement à examiner ; c'est lui qui approuve
ou rejette ce que l'imagination lui présente ; mais
il faut , pour bien faire , qu'ils marchent ensemble et de
concert.
Alterius sic
Altera poscit opem res , et conjurat amicè.
C'est ainsi que le vrai idéal se rapproche du vrai positif,
et qu'il lui ressemble , mais autant seulement qu'il doit lui
ressembler.
Nous avons fait voir :
_ Qu'il entre dans le vrai positifet dans le vrai idéal que
nous avons regardés comme les genres ,
Diverses espèces de vrai , qui sont :
Le vrai de sentiment ;
Le vrai dans les peintures et dans les descriptions ;
Le vrai des pensées , des expressions et des images .
Il nous reste à prouver :
1°. Que la nature du vrai , soit positif, soit idéal , qui
doit se trouver dans les différens ouvrages littéraires , doit
être déterminée par la nature même de chaque ouvrage.
2°. Que, dans un seul et même ouvrage , les parties différentes
admettent et exigent différentes sortes de vrai.
3°. Que tout ce qui est beau doit être vrai ; mais que
tout ce qui est vrai n'est pas beau pour cela.
Ce sera le sujet d'un autre article .
ANDRIEUX.
( La suite à un prochain Numéro. )
JUIN 1810 . 303
VARIÉTÉS .
CHRONIQUE DE PARIS.
11
15
Qu'on ne nous parle plus de ce vieil adage : Nil novi
sub sole. N'avons-nous pas vu naître de nos jours jusqu'à
des sciences nouvelles , pour lesquelles il a même fallu
créer des noms nouveaux , la mégalantropogénésie , la
rabdomancie , la mnémonique , eto . , etc. ? et ne voilà-t-il
pas aujourd'hui , un collaborateur de la Gazette de Santé
(journal à l'usage des malades ) , qui vient de découvrir et
qui nous annonce un art de découvrir , à l'odorat , le sexe
d'un enfant , huit mois avant sa naissance ? on voit tout
d'un coup de quelle application journalière un pareil art
est susceptible , et tous les avantages qui doivent en résulter.
Le célèbre docteur Fouquet a composé un ouvrage
très -curieux sur le pouls , et l'on a dit de lui qu'il avait un
tact parfait; on dira du chirurgien-major de la Gazette de
Santé, qu'il a le nez fin , et l'on sera sans doute curieux de
lui voir faire ses expériences .
- Celles de M. Schmidt , nous paraissent si non plus
agréables , du moins plus utiles . Cet habile mécanicien est
l'inventeur d'un procédé au moyen duquel un homme peut
demeurer , voir et agir sous l'eau , presqu'aussi librement
que sur terre . Son principal appareil est une espèce de
scaphandre en cuivre , lequel communique , par une pompe
aspirante , à un batelet qui suit les mouvemens du plongeur.
Cette découverte , dont les expériences viennent
d'être renouvelées avec beaucoup de succès , doit avoir,
en se perfectionnant , les résultats les plus utiles , soit pour
retirer de l'eau les objets naufragés , soit pour la pêche deş
perles , soit enfin pour surveiller le carénage des vaisseaux
enrade.
-Paris , que sa position géographique n'a jamais appelé
à devenir une place commerçante , devait nécessairement
, comme capitale d'un vaste empire , être une ville
de luxe , et sous ce rapport aucune autre ville du monde
pe peut lui être comparée. Sa richesse , ses établissemens ,
sa population presque entière , alimentent une quantité
prodigieuse de manufactures purement locales , où tous les
arts se réunissent pour satisfaire à tous les goûts , à tous
1
304 MERCURE DE FRANCE ,
les désirs , à tous les caprices même de la mollesse et de
l'opulence . C'est particulièrement dans l'art des ameublemens
et des décorations intérieures que nous avons atteint
un degré de perfection dont le reste de l'Europe est maintenant
tributaire .
On s'est aperçu , un peu tard il est vrai , mais on s'est
aperçu enfin , que dans toute espèce d'ouvrage , le dessin
et l'exécution sont deux choses différentes , et que si nous
avons eu si long-tems des meubles de mauvais goût , c'est
que la forme en était déterminée par des ouvriers , au lieu de
l'être par des artistes . Ces derniers , en remplaçant les modèles
grotesques ou bizarres , par d'autres empruntés de la
nature ou de l'antique , ont en quelque sorte régénéré l'art
des ameublemens , dont les différentes branches comptent
aujourd'hui des hommes d'un talent très-remarquable .
L'ébénisterie a ses Bellanger et sesJacob; lleessBBoouullard , les
Andri , les Darraq se distinguent parmi les plus habiles
tapissiers; et pour la fabricationdes bronzes dorés , on ne
connaît rien au-dessus des ouvrages de Thomire , de Ravrio
, de Lafontanie et de Feucheres. Leurs magasins sont
constamment remplis d'une foule de curieux et d'amateurs
qui ne se lassent pas d'admirer la variété de tant d'objets
d'ameublement remarquables tout à-la-fois par une composition
ingénieuse , une exécution parfaite et une dorure
aussi solide que brillante. Ce qui nous a sur-tout frappés
dans l'examen de ces diverses productions du luxe et des
arts, c'est l'esprit et le goût qui semblent avoir présidé à leur
exécution. Ils se font particulièrement remarquer dans les
modèles de pendules , où les allégories les plus aimables
rappellent en cent façons l'idée du prix et de l'emploi du
tems . Ici , c'est Apollon qui charme les heures , l'Amour
priant la Nuit de retarder sa marche , le Tems qui s'enfuit
un horloge à la main ; là , c'est le lever de l'Aurore , le
songe de la Volupté , Virgile écrivant l'Enćide sous l'inspiration
d'Homère , etc.
Nous avons examiné avec autant d'étonnement que de
plaisir , chez MM. Thomire et Ravrio , les lustres éblouissans
, les élégans candelabres , les magnifiques surtouts de
table , les vases , les trépieds , les statues , tous ces produits
de l'industrie française destinés à l'ornement des palais et
des maisons les plus somptueuses de l'Europe , et qui méritent,
à plus d'un titre , les regards bienveillans que le gonvernement
veut bien jeter quelquefois sur les établissemens
où ils se fabriquent .
-M. Bordier,
.
JUIN 1810 .
des
DE LA SER
M. Bordier , successeur d'Argand , ii nventeur
lampes à courant d'air , poursuit avec autant de porsévé
rance que de succès l'application de ses lampes astles,a
l'éclairage des plus grandes localités . Un procès-verbal
que nous avons sous les yeux , ne laisse aucun doute, sur
les avantages qui doivent résulter, de ce mode d'éclairage ,
pour les côtes maritimes . Les commissaires chargés de
rendre compte des expériences faites à Honfleur , attestent :
"que la lampe de M. Bordier, employée au phare de la jetée
de l'hôpital , du 15 au 30 novembre dernier , donne un feu
plus brillant et plus uniforme que celui de la lampe de mes
sieurs les entrepreneurs des illuminations , dont on
servi du 12 au 26 décembre suivant ; que la lumière de la
lampe de M. Bordier n'éprouve qu'un très -léger affaiblissement
depuis Kallumage jusqu'à l'extinction , tandis que
l'autre lampe s'affaiblit sensiblement par la durée de l'éclai
rage; que dans les gros vents , les mauvais tems et la gelée ,
les lampes des nouveaux phares , loin de s'éteindre ,
comme il arrivait souvent aux lampes des anciens fanaux,
ont conservé leur feu dans toute leur intégrité et n'ont
éprouvé d'affaiblissement sensible que dans les pluies et
les tems brumeux , etc.n : 3 PCD 20
siest
-Ily a beaucoup de gens à Paris qui n'y connaissent
d'autres spectacles que les Français , l'Opéra , les Bouffons
et l'Opéra-Comique ; ils savent qu'ilya un théâtre duVaudeville
, un théâtre pittoresque , 'd'autres duljon joue le
mélodrame et la pantomiine : mais ils n'ont aucune idée
de cette multitude de spectacles populaires que l'on trouve
à chaque pas , sur les boulevards , ou sous les galeries du
Palais-Royal , et dont nous venons d'achevénlantournée.
Le premier , par rang d'ancienneté du moins , est celuil des
Ombres chinoises du sieur Séraphin : véritable théâtre qui
a ses acteurs , ses auteurs , et , qui plusest , ses pièces imprimées
, dont la principale est ce fameux Pont casséen
possession , depuis trente ans , d'amuser tous les soirs àla
même heure la foule des bonnes et des enfans dont il fait
les délices .
Aquelques pas delà , sous la même galerie du Palais-
Royal , vient de s'établir un éléphant automate lequel , au
son d'une musique guerrière , exécute avec assez de précision
divers mouvemens du corps et de la trompe ; mais
pourquoi tromper le public en annonçant un éléphant de
grandeur naturelle , quand il est de fait que cet automate
V
306 MERCURE DE FRANCE ,
1
n'a pas la moitié de la taille ordinaire du quadrupede qu'il
représente?
Dans le passage de Lorme (jolie galerie vitrée qui établit
une communication élégante et commode entre la rue St.-
Honoré et celle de Rivoli ) , on montre les serins hollandais,
où l'on ne sait ce qu'on doit admirer le plus de l'obéissance
de ces petits animaux, ou de la patience de leur instituteur.
Il est douteux que le déserteur de Sedaine , ou même celui
'de M. Mercier , ait jamais inspiré autant d'intérêt , qu'un de
ces pauvrés petits serins condamné à être fusillé pour le
même crime , et subissant son sort avec un courage bien
plus héroïque.
Ces acteurs emplumés nous ont beaucoup plus amusés
que les puppi napolitani qui baragouinent une langue étrangère
, et n'ont pas même, pour des spectateurs français ,
Pespèce d'intérêt des marionettes qui courent les rues .
Nous voici maintenant sur le boulevard , dans la grotte
del'homme incompréhensible : après avoir avalé des cailloux
pendant quelques années , il se nourrit maintenant
de baguettes de vingt-huit pouces de long , qu'il trouve le
moyen, sans aucun escamotage , de faire descendre toutes
entières dans son estomac . Cette expérience nous aurait
surpris davantage , ssiinnous avions oublié celle que nous
avonseu l'occasion de voir faire à quelques jongleurs dans
les Indes-Orientales ; ceux-ci , beaucoup plus- incompréhensibles
que l'homme des boulevards , avalent une lame de
sabre longue de deux pieds , et large d'un pouce et demi .
Tout à côté de ce rabdophage, est une ménagerie où
l'on vous fait voir , sous le nom d'Orang-Outan femelle ,
une guenon hideuse , dont on a peint l'extrémité des mamelles
en rose , pour l'instruction des connaisseurs . On
est dédommagé de cette supercherie par la vue du singe
-voltigeur. Rien de plus étonnant que ce petit animal , qui
surpasse en adresse et en agilité , sur la corde , tous les
Ravel et tous les Forioso du monde.
2. Une des choses que nous avons vues avec le plus de plaisir
dans notre promenade ( malgré l'emphase de l'annonce
qui nous avait un peu indisposé ) , c'est le Panorama de
Punivers de M. Prevost . Les tableaux en sont variés et bien
choisis , la lumière distribuée avec beaucoup d'art , et en
général ces effets d'optique et de perspective nous ont paru
dignes d'attirer quelques momens l'attention des connaisseurs
eux-mêmes . Nous avons sur-tout admiré un effet de
neige sur une des places de Moscow , dont l'illusion ne
JUIN 1810 . 307
laisse rien à désirer. En moins d'une heure , au moyen
d'une vingtaine de tableaux qui passent sous vos yeux ,
vous parcourez les quatre parties du monde d'une manière
plus économique , moins fatigante , et presqu'aussi fructueuse
que les trois quarts et demi des voyageurs qui se,
donnent la peine de se transporter sur les lieux .
Après avoir parcouru la terre chez Prevost , on peut voir
chez Curtius les grands hommes qui l'ont illustrée , et qui,
se sont donné rendez-vous dans les salons de cet habile
modeleur en cire . La plupart des bustes sont parfaits , les
costumes sont riches et même assez exacts , mais tout est
visiblement sacrifié à la tête. Le mannequin dénué de
mouvement et de forme n'indique que la place du corps et
des membres de la figure. Nous ferons un reproche plus
grave encore à cet artiste , d'ailleurs très-estimable ; c'est
de prostituer son talent à modeler des sujets qui ne doivent
point trouver place dans une exposition publique , et
qui pourraient tout au plus figurer dans le boudoir d'une
courtisane ou dans un cabinet d'anatomie .
Nous avons terminé nos courses au café de la Victoire
où , pour une modique rétribution de huit sous , sur laquelle
on vous fournit encore une bouteille de bière , on
pent assister à la représentation d'une pièce en vaudevilles
jouée par des acteurs dignes successeurs de Cadet-Roussel.
-L'auteur de la comédie des Deux Vieillards , attendue
depuis si long-tems , a retiré son ouvrage. On soupçonne
que les désagremens que les acteurs lui ont fait éprouver
pourraient bien en être cause. La morgue des comédiens
est aussi ancienne que leur profession , et l'on ferait un
recueil très -piquant des anecdotes que l'on cite à ce sujet.
Racine se plaint quelque part , dans une lettre à son fils ,
des caprices et de la vanité des comédiens . Voltaire en fait
une peinture si vraie que l'observation et l'expérience ont
pu seules la lui fournir .
Je cours en hâte au parlement comique.
Dieu paternel ! quels dédains , quel accueil !
De quelle oeillade altière , impérieuse
La Dumenil rabattit mon orgueil !
La Dangeville est plaisante et moqueuse ,
Elle riait ; Grandval me regardait
D'un air de prince , et Sarrasin dormait.
Ce même Sarrasin qui garda la Métromanie trois ans sur
V2
308 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1810 .
le ciel de son lit. On pourrait faire mention dans ce recueil ,
du jeune auteur qui retrouva dans la cuisine de Préville le
manuscrit qu'il avait confré à cet acteur. On y verrait figurer
Lekain , écoutant la lecture d'une tragédie en faisant prendre
une limonade à son chien , et plus occupé des grimaces
de l'animal que de celles du poëte ; Molé , tout en mangeant
des huîtres , conseillant à l'auteur de l'Inconstant
d'abandonner la carrière dramatique. Onyplacerait aussi
la petite mystification dont ce comédien fut la dupe . Un
auteur convaincu qu'il ne se donnait pas la peine de lire
les ouvrages qu'on lui confiait , lui avait remis un cahier
de papier blanc , avec le titre d'une comédie sur la première
page , et trouva moyen , non-seulement de lui faire
dire qu'il l'avait lue , mais de se faire indiquer des
rections. Nous ne parlerons pas de toutes les anecdotes récentes
dontle volume pourrait être prodigieusement grossi ,
et parmi lesquelles on n'oublierait pas celle du pauvre compositeur
obligé de refaire sept fois un air , pour un acteur
qui finit par lui rendre son rôle .
-
cor-
La Partie de Campagne est retardée par l'absence de
Gavaudan , chargé maintenant du rôle qu'Elleviou devait
jouer dans cet ouvrage .
Après le Secret de Madame au Vaudeville , on nous
donnera le Père d'Occasion , jolie petite comédie exhumée
de l'Odéon , et ravivée par quelques couplets .
LesVariétés répètentune petite comédie intitulée : Courte
etBonne. On assure que ce théâtre n'est pas éloigné d'une
réforme qui , sans rienlui faire perdre de sa gaieté , pourrait
lui faire gagner quelque chose sous le rapport du bon goût
etdes convenances de l'art . -Y.
٤٠
つむ、としと
svisadi up sisw
11.
TARL
POLITIQUE.
Les derniers papiers anglais donnent une nouvelle singulière
. Le banc du roi , disent-ils , ayant admis la plainte
de sir Francis Burdett , vient de recevoir à plaider les
avocats chargés de défendre l'orateur de la chambre des
communes , et le commandant de la Tour, accusés par
Burdett d'abus de pouvoir , l'un en l'envoyant en prison ,
l'autre en l'y retenant. On ajoute qu'il est reconnu que dans
le warant il y a un vice de forme qui pourrait le faire déclarer
nul .
Les mêmes papiers prétendent qu'à Constantinople
M. Adair a reçu de nouvelles assurances des dispositions
amicales de la Porte , et de sa résolution de maintenir son
traité d'alliance : ils ajoutent que la Mer-Noire est ouverte
au commerce anglais , ce qui estpossible ; mais nous savons
officiellement que le passage est fermé aux vaisseaux de
guerre anglais , le Moniteur a publié une note qui garantit
P'existence de cet ordre ; les deux faits peuvent donc se
concilier ; ils peuvent être vrais à-la-fois , et attestent ensemble
qu'à Constantinople on éprouve des besoins , et
qu'on facilite le commerce anglais , mais aussi qu'on y
éprouve de la défiance , puisqu'on interdit le passage aux
bâtimens armés .
Autre assertion qui ne ressemble qu'à une conjecture :
lesAnglais paraissent douter que les Suédois repoussent
leur commerce avec autant d'opiniâtreté et de fidélité que
les Danois; ils annoncent que leur flotte est entrée dans la
Baltique sous les ordres de l'amiral Saumarez ; ils ajoutent
même que cette escadre a été reçue dans le pört de Gothenbourg
, que l'amiral a écrit au commandant de la place
pour l'assurer de ses sentimens pacifiques ; qu'enfin le
chargé d'affaires britannique n'a point quitté sa résidence :
on ne peut encore avoir d'opinion sur ces faits qui n'ont
point d'authenticité . Il en est de même du bruit qui a
couru à Londres de l'existence d'un décret qui aurait réuni
àla France des provinces espagnoles entre l'Ebre et les
Pyrénées : ce décret est daté du 8 février 1810 ; mais on
s'est convaincu à Londres qu'il avait pour unique objet
310 MERCURE DE FRANCE ,
1
l'administration de ces provinces , et l'application de leurs
revenus aux dépenses des troupes qui les occupent.
こLes nouvelles du Nord et de l'Allemagne ne présentent
aucun fait qui mérite d'être rapporté avec quelque détail ,
ou qui puisse donner lieu à la moindre observation. La
cour d'Autriche continue son voyage en Bohême , celle de
Saxe est à Cracovie : l'affaire des échanges occupe toujours
les souverains de la Confédération . Ratisbonne a été
remise le 22 aux commissaires bavarois . Les limites du
Tyrol bavarois et du Tyrol italien vont être fixées : on
ignore encore l'époque précise de la remise de Salzbourg
à la Bavière . L'armée du duc de Raguse est tranquille sur
les frontières de la Bosnie , et l'armée russe ne fait sur le
Danube aucun mouvement décisif qui annonce l'ouverture
des opérations .
Les affaires d'Espagne offrent au contraire les résultats
'les plus intéressans , et le lecteur nous saura gré de donner
quelqu'étendue à l'exposé de notre situation sur ce dernier
théâtre où l'Angleterre réussit encore à soutenir et à fo-
'menter la guerre .
Nous commencerons par les extraits de la correspondance
anglaise . Voici ce qu'on écrivait de Lisbonne en
date des premiers jours de mai.
D'après les lettres nouvellement reçues de Malaga , il
paraît que la nouvelle de l'évacuation de cette ville par les
Français est totalement dénuée de fondement . Ils se sont
maintenus dans cette place , et ils cherchent même à y
établir une milice nationale . C'est avec peine que nous
avons appris que beaucoup de personnes de cette ville ,
distinguées par leur naissance et par leur fortune , ont pris
parti dans cette milice et secondent les Français .
» Un bâtiment qui arrive à l'instant de Cadix et qui a eu
beaucoup de peine à échapper aux Français , ayant passé
très-près sous le feu de leurs batteries , a fait ici un rapport
étrange. Le capitaine de ce navire dit qu'à son départ les
Anglais faisaient des préparatifs pour s'embarquer. Ce
départ , selon la version du capitaine , aurait pour cause ,
moins les progrès rapides de l'ennemi que le défaut d'énergie
et de discipline qui se fait remarquer parmi les
Espagnols . Leur conduite à Matagorda et dans plusieurs
affaires récentes , a prouvé qu'il est peu sûr pour les Anglais
de se trouver sur le champ de bataille avec de telles troupes;
et de plus , 'que l'on doit désespérer d'une cause ainsi
défendue . »
JUIN 1810. II
" Lamême correspondance parlant des affaires du Portugal
, ajoute :
Nous nous attendions encore à recevoir la nouvelle de
quelque grande bataille livrée à l'ennemi . Un officier chargé
des dépêches de lord Wellington , qui arrive de l'armée
nous apprend que lord Wellington et le général Hill , qui
s'étaient beaucoup avancés par-delà les frontières du Portugal
, sont tous les deux revenus sur leurs pas . Ce mouvement
rétrograde a été causé par la marche rapide d'un
corps considérable de l'ennemi, qui a été renforcé par l'arrivée
de plusieurs mille hommes , et qui n'est plus qu'à
trois journées de nos frontières . Nous sommes cependant
ici dans une apparente sécurité; nos forces sont au moins
égales à celles que l'ennemi peut diriger contre nous ; les
troupes portugaises sont bien disciplinées et paraissent
vivre dans la meilleure intelligence avec les Anglais , etc.
» Toutes les lettres du Portugal s'accordent à dire que si
les Français sont réellement dans l'intention d'attaquer
Ciudad-Rodrigo , une bataille est inévitable : cette place
est d'une trop grande importance pour l'abandonner à ses
propres forces . "
On nous pardonnera maintenant d'étayer ici les rapports
et les relations anglaises par les détails officiels publiés
parmi nous ; nous disons étayer , car il ne s'agit pas de
contredire , les Anglais paraissant voir leur situation en
Espagne du même oeil dont nous la voyons nous-mêmes .
Le siége de Cadix , suivant nos détails officiels , continue
avec cette activité qui caractérise le génie français ;
les obstacles naturels , les pluies , les débordemens n'ont
fait que donner une émulation nouvelle aux diverses armes
qui sont occupées à ce siége important , et la prise hardie
autant qu'utile de Matagorda a dignement couronné leurs
premiers efforts . Chasser l'ennemi de son mouillage , ou
du moins le resserrer de telle sorte qu'il ne puisse agir ,
bombarder Cadix , lui couper ses principaux moyens d'approvisionnemens
, tels sont les résultats de la prise de ce
fort , qui est un début glorieux pour le 1 corps dans les
travaux d'un siége qui sera mémorable .
er
C'est ici le lieu de jeter un coup-d'oeil sur les opérations
combinées qui couvrent et assurent celles de l'armée de
desiége.
M. le maréchal duc de Trévise , avec une division du 5º
corps d'armée , s'est porté sur la division ennemie de Baleysteros
, qui , forcée de s'éloigner des débouchés d'El-
1
312 MERCURE DE FRANCE ,.
[
Ronquillo , a suivi la chaîne de montagnes pour aller se
mettre en communication avec les ports de Mogner , Huelba
etAyamonte ; M. le duc de Trévise désespérait de joindre
cette troupe , lorsque le 15 , après une marche pénible par
des chemins extrêmement difficiles , il la surprit au passage
duRio-Tinto , près de Zalamea-la-Real, et la fit aussitôi
attaquer ; l'ennemi occupait une position hérissée de
rochers ; mais , malgré cet avantage , il fut culbuté et mis
dans une déroute complete ; 6 à 700 hommes restèrent
morts sur la place , et on fit 150 prisonniers ; le reste jeta
ses armes et se dispersa pour gagner plus vite les frontières
du Portugal , et probablement ensuite Badajoz . Le duc
d'Aremberg entrait en même tems à Huelba , d'où , à son
approche , un parti que l'ennemi avait envoyé s'est embarqué
précipitamment. M. le duc de Trévise continue son
mouvement sur Ayamonte , et falt poursuivre les débris de
la division de Baleysteros .
Une colonne envoyée sur les montagnes qui séparent la
province de Cordoue de celle d'Estramadure , a joint un
parti ennemi à Valsequillo ; elle lui a tué 80 hommes et
fait 50 prisonnisrs : le chef de bataillon Bony et le capitaine
de voltigeurs Robin , du 51 régiment , qui commandaient
cette colonne , se sont parfaitement conduits .
Sur un autre point , nous allons suivre les mouvemens
rapides auxquels l'infatigable général Sébastiani imprime
sahardiesse et son activité. Ce général , commandant le
4 corps , ayant reçu l'ordre de pénétrer dans le royaume
de Murcie , pour en chasser les troupes ennemies qui s'y
trouvaient et qui ne cessaient d'inquiéter les frontières des
provinces de Jaen , de Grenade et de la Manché , et d'entretenir
des Insurrections dans les Alpuxarres , réunit à
Guadix les troupes destinées pour cette opération , et se
mit enmarche le 18 avril. Il porta son quatier-général le
22 à Lorca , et le 23 son avant-garde entra à Murcie. La
force de l'ennemi était de 16à 17 mille hommes ; ce corps
s'était avancé jusqu'à Cular avec des intentions hostiles
mais se trouvant prévenu , il se hâta d'évacuer le pays :
son. arrière-garde fut jointe à Velez , El-Rubio et à Tofana ;
on lui tua quelques hommes et on lui fit des prisonniers .
Il fut impossible d'obliger ce corps à en venir à un combat
général ; il abandonna seize redoutes armées de 60 pièces
de canon , qu'il avait élevées autour de Murcie , etprécipita
ssaa rreettrraaiittee sur Alicante , après avoir détaché 4000
hommes sur Carthagène. Le général Sébastiani fit pour
1
,
JUIN 1810. 313
suivre jusque près de ce port et jusqu'au-delà de Orihuela
vers Elehé, les divers détachemens de cette troupe qui se
sont enpartie désorganisés ; tous ceuxdes paysans des montagnes
de Jaen et des frontières de la Manche qui s'étaient
joints à eux , ont pris le parti de les abandonner et de rentrer
dans leurs foyers. Le général Sébastiani , dans cette
expédition , a détruit un armement de 120 pièces de canon ,
ainsi qu'un million de cartouches ; il a placé un corps à
Baza , pour empêcher qu'aucunes troupes ennemies puissent
s'établir entre le cap de Gata et la Sagra Siera , ni à
Huescar , ni à Vera ; ainsi toute la partie de la côte de la
Méditerranée , depuis le cap de Gata jusqu'au détroit de
Gibraltar , se trouve gardée , et les frontières des provinces
de Jaen et de la Manche couvertes .
C'est ainsi que les corps que l'on pourrait nommer
auxiliaires du siége de Cadix , hâtent le moment de la
chute de la place, en éloignant d'elle tout espoir de secours,
tout moyen de diversion.
Elle n'en a aucun à espérer de l'armée anglaise tenue en
échec sur les confins du Portugal , et dont voici les positions
exactes .
Le 8 mai , le quartier-général de lord Wellington était à
Almeida ; la brigade du général Hil était à Castel-Bom ,
et celle du général Peyne à San-Pedro. Le général Craufurd
était à Gillegos , entre Almeida et Ciudad-Rodrigo .
Les avant-postes du général Hill ne se trouvaient qu'à dix
milles du quartier-général des Français à Ciudad-Rodrigo .
-Les forces de l'armée anglaise se montaient à 23,000
hommes qui devaient recevoir un renfort d'à-peu-près
3000 hommes partis de Lisbonne . L'armée portugaise est
de 25,000 hommes ; ainsi les deux armées combinées se
montent à environ 50,000 hommes .
La force de l'armée française est à-peu-près égale . Le
maréchal duc d'Elchingen a été joint par les divisions
Regnier et Loison . Le duc d'Abrantès amène avec lui les
troupes victorieuses à Astorga ; on les évalue à ro mille
hommes d'infanterie et 2000 chevaux : 10,000 hommes
tirés de Valladolid sont aussi destinés à grossir ce
corps ; mais il est bien moins utile de redire le nombre
d'hommes qui la composseenntt ,, que le nom du chefillustre
qui la commande ; ce sont de pareils noms qu'il faut
compter , lorsque , fidèles à l'épithète glorieuse qu'ils ont
reçue de la victoire , ils viennent conduire des Francais à
des victoires nouvelles : ils valent des armées ; ils reten314
MERCURE DE FRANCE ,
4
tissent dans les deux camps , ici pour égaler les espérances
à la gloire des souvenirs , là pour répandre une terreur
égale à l'idée des revers éprouvés . Nous apprendrons
bientôt , sans doute , quel a été l'heureux effet que nous
essayons de décrire , et par quels efforts lord Wellington
aura essayé de résister à 50 mille Français commandés par
le maréchal Masséna .
Les Anglais ne paraissent, à cet égard , se livrer à aucune
illusion ; on serait tenté de croire qu'ils ne tiennent
la campagne que pour éviter ce qu'une retraite trop précipitée
aurait de déshonorant pour leurs armes : il n'est
pas sûr qu'ils combattent , mais , s'ils combattent , il est
évident que ce sera malgré eux et à leur corps défendant.
En effet , ont-ils marché au secours d'Astorga ?
ont-ils inquiété le centre de l'Espagne ? ont-ils tenté de
faire une diversion sur Cadix ? Le seul soin qu'ils aient
pris a été de donner les ordres les plus précis pour que
vers le Tage tous leurs bâtimens fussent prêts à mettre à
la voile; on peut dire que c'est-là , pour leurs expéditions
continentales , l'ordre du jour général des armées britanniques.
L'attention du lecteur est ici appelée sur un autre point
du théâtre de cette guerre . La Catalogne vient d'être le
témoin d'un succès d'unehhaute importance pour l'ensemble
des opérations . On se rappelle les efforts obstinés du
général O Donnel pour secourir Lérida assiégée par le
3º corps , commandé en chefpar le général comte Suchet.
O Donnel fut repoussé constamment , la dernière attaque
lui coûta 6000 hommes ; dès-lors le général Suchet poussa
les travaux du siége avec vigueur. Lérida est tombé le 13
mai. Nous suivrons , dans ses détails les plus essentiels , la
relation intéressante du siége et de la prise , envoyée par
le général Suchet au prince de Wagram et de Neufchâtel
, major-géneral de l'armée de S. M. en Espagne .
« La tranchée ouverte la nuit du 29 au 30 , à 140 toises de la place ,
fut une opération hardie et heureuse , qui fait honneur au colonel du
génie Haxo . Le 7 mai , le feu commença avec cinq batteries , dont
deux de brèche contre la ville et les autres contre le château . Des
pluies effroyables remplirent les tranchées , renversèrent les épaulemens
, et forcèrent de recommencer une partie du travail fait . En peu
de jours le général Valée sut tout réparer .
> La supériorité de notre feu fut maintenue le 12 jusqu'au soir ; un
magasin d'obus du château'sauta ; labrèche futouverte en deux endroits ,
JUIN 1810. 315
*et assez praticable le jour même pour permettre à quelques déserteurs
d'y descendre . Content de cet avantage , qui assurait mon opération
pour le lendemain , je me portai dans la nuit à mon extrême droite ,
où je réunissais l'élite des brigades Vergés et Bujet. De là je dirigeai
une attaque combinée sur les deux redoutes de l'extrémité du plateau
-de Garden , et sur l'ouvrage à corne qui couvre le milieu de ce plateau
, en lie toute la défense , et force l'armée assiégeante à un immense
développement.
> Ces ouvrages imposans sont construits en maçonnerie , sur un
escarpement difficile , défendus par un fossé , une palissade , du canon ,
et protégés par tous les feux de Garden. Celui du milieu sur- tout présentait
un fossé de douze toises de largeur sur quinze pieds de profondeur
, coupé à pic dans un tuf extrêmement dur , couronné d'un mur
de douze pieds de hauteur ; et ses branches étaient encore appuyées à
deux retranchemens . Le général Vergès avec le 2e bataillon du 114 ,
quatre compagnies d'élite du 121 et 100 travailleurs , fut chargé d'enlever
les deux premières redoutes , tandis que le général Bujet , avec
quatre compagnies d'élite du 114e , deux du 121e , deux du 3e de la
Vistule , et 400 travailleurs armés de pelles et de pioches , devait se
diriger en deux colonnes sur le grand ouvrage , à la faveur de la nuit
et de quelques plis du terrain . A 10 heures je mis les colonnes en
marche , malgré la lune qui me contrariait un peu , et bientôt elles
arrivèrent aux points assignés à chacune . Le 2e bataillon du 114
s'élance sur la redoute de droite , plante les échelles , enfonce la porte ;
'la troupe espagnole , après une fusillade des plus vives et plusieurs
décharges de mitraille , est attaquée dans l'enceinte même ; quelquesuns
sautent le fossé et se précipitent , tout le reste est tué à coup de
baïonettes . Le 121º de son côté emporte avec la même vivacité et le
même succès la redoute de gauche : le capitaine du génie Montauban
est blessé sur l'échelle ; mais notre impétuosité ne laisse pas à l'ennemi
le tems de nous faire éprouver beaucoup de pertes , il est enveloppé
, poussé dans l'angle intérieur et massacré sans quartier. Ces deux
assauts nous coûtent 80 blessés et 25 morts ; l'ennemi perd plus de
300 hommes . Dans le même tems le général Bujet avec ses compagnies
d'élite , et le chef de bataillon du génie Plagniol avec les travailleurs
, montaient en deux colonnes à la grande redoute , et pénétraient
dans l'enceinte ; les travailleurs eux-mêmes quittent leurs outils
et poursuivent l'ennemi jusqu'aux palissades de Garden , sous un feu
des plus vifs . Ainsi dans une demi- heure les trois ouvrages sont abordés
et enlevés par nos soldats , aux eris de vive l'Empereur , qui dans
le silence de la nuit se font entendre jusque dans les camps et sur les
316 MERCURE DE FRANCE ,
tours deLerida. On profite aussitôt de l'obscurité pour se couvrir ,' et
avant le jour l'établissement était fait.
. Dans la matinée du 13 , je parcourus ces positions ; je plaçai les
troupes pour repousser toute tentative pendant que l'artillerie recommençait
son feu contre le front de la ville avec plus de succès encore
que la veille . Je me faisais rendre compte d'heure en heure des progrès
de la brèche. J'avais réussi à donner des inquiétudes sérieuses à
la garnison sur un point important de la défense , et je lui ôtais une
vaste retraite où la population nombreuse de la ville aurait pu se réfugier
à la dernière extrémité.
> A 4 heures après- midi , je rentre à la tranchée : la brèche principale,
au bastion aigu du front de la Magdeleine , était large et accessible
; celle de la contre-garde et du revers du bastion était moins
bonne , mais praticable avec le secours des échelles . Aussitôt j'ordonne
la réunion des 4 comgagnies d'élite du 6e d'infanterie légère , de celles
du 116e, et de3 du 117e , le reste du 5e et du 116e en réserve à gauche ,
et 450 travailleurs du 115e et du rer de la Vistule en réserve à la
droite, tous pourvus de gabions et d'échelles , sous les ordres du général
Habert, commandant de tranchée, du colonel Rouelle et du major
Barbarou.
> Tout étant disposé , à sept heures toutes nos batteries se taisent et
je donne le signal par quatre bombes lancées à-la-fois. Aussitôt les
carabiniers et voltigeurs du 5e franchissent le parapet de la tranchée ,
sautent le ruisseau et s'élancent à la double brèche , pendant que
l'ennemi étonné voit du haut du fort ce mouvement subit , et semble
n'oser l'arrêter . Bientôt il commence un feu terrible de toutes ses
batteries sur la brèche , et une fussillade des plus vives s'engage des
maisons , dans les rues , sur le quai ; le général Habert , à l'avant-garde ,
dirige les compagnies , et arrête un premier mouvement d'hésitation
en faisant battre la charge ; celles de droite forcent la porte de la Magdeleine
, avec peine, et sous un feu meurtrier; les coupures et les
batteries de la grande rue sont enlevées vivement; les compagnies de
gauche , avec les sapeurs et le capitaine du génie Valentin , trouvent
un passage sur le quai fermé d'un retranchement ; le sergent de sapeurs
Batiste monte sur la barrière et l'ouvre ; le passage forcé , on se préci-
-pite , l'ennemi est culbuté , et mené la baïonette dans les reins jusque
près du pont , où six pièces de campagne faisaient un feu très-vif.
Dans le même tems, le général Harispe , avec le 117º à la rive gauche .
préssait avec vigueur la tête de pont. Je faisais avancer les réserves à
mesure que nous gagnions du terrain; et bientôt , par l'impétuosité du
116e , le quai entier est occupé , le pont est en notre pouvoir , tout ce
JUIN 1810 . 317
CV
qui s'y trouve est tué , les canons pris , et l'ennemi rejeté vers la partie
inférieure de la ville. J'avais passé la brèche avec mon état-major ,
voulant suivre ce premier succès avec vigueur , mais avec moins
d'impétuosité que je n'en avais mis dans l'attaque . Je fis aussitôt venir
de l'autre rive le colonel Robert avec deux bataillons du 1176 , et les
dirigeai à la porte Saint - Antoine et à la tour Saint- Martin , appelée la
batterie noire . Pendant que le château écrasaitla ville de ses feux , ce
qui était utile à mes vues , je voulais ne pas donner de relâche aux
habitans , les pousser pied à pied, les contraindre àmecéder le terrain ,
et éviter la guerre des maisons dans une ville qui renfermait plus de
40,000 ames , soit habitans , soit réfugiés des campagnes ; je les rejetai
par-là dans le château , dont les fossés , les cours , les bâtimens se
remplissaient de femmes, d'enfans, et de tout ce quipeut einbarrasser
ladéfense d'une place ; j'ordonnai toute la nuit un feu lent , mais non
interrompu , de bombes et d'obus , pour achever l'effet de ces dispo
sitions , dont je n'osais espérer encore un si prompt résultat.
:
> C'est sous ces auspices que commença la journée du 14 ; des maisons
d'où l'on avait tiré sur nous étaient en proie aux flammes , et
quelques-unes de ces scènes de désordre inévitables da s une ville
prise d'assaut , annonçaient hautement aux habitans le sort qui les
attendait , et à quel prix ils pouvaient s'y soustraire. Quelques indices
faisaient pressentir le parti qu'ils allaient prendre ; un parlementaire
insignifiant fut renvoyé par le général Habert ; le feu du château cessait
déjà ; enfin , à dix heures , le drapeau blanc fut arboré sur un des
bastions du grand fort .
2
Telle est , Monseigneur , le récit de l'événement qui met au pou
voir de S. M. la place de Lerida , qu'elle m'a ordonné de prendre.
Nous sommes maîtres de 105 bouches à feu , 1,500,000 cartouches ,
150 milliers de poudre , 10000 fusils , 8000 prisonniers , 10 drapeaux
, etc. , etc. , une salpêtrière , un moulin à poudre , etc. Nous
avons trouvé en outre 33 officiers de l'armée française de Catalogne
prisonniers de guerre , qui ont été délivrés avec la joie qu'on peut
imaginer.
> La perte de Vennemi , dans l'attaque de la ville , peut s'évaluer à
1200 hommes ; de notre côté , nous comptons près de 200 morts et
500 blessés , la moitié légèrement. En général , dans ce siége dont les
travaux ont commencé si près de la place , où l'ennemi a tenté plusieurs
sorties , où nous avons tiré 6000 coups de canon et 3000 bombes ou
obus , et l'ennemi le quadruple , notre perte a été extrêmement audessous
de ce qu'on pouvait attendre . Le 3e corps a montré autant
de constance au travail que de bravoure ; en quinze jours , il a creusé
3200 toises de tranchées malgré des tems épouvantables .
9
318 MERCURE DE FRANCE ,
(
C'est au moment où cet événement , qui ajoute à l'illustration
des armes françaises en Espagne , est officiellement
publié que LL. MM. , après avoir reçu dans la continuation
de leur voyage les hommagés des villes de Dieppe ,
le Havre et Rouen , se rendent au voeu de leur capitale , et
se rapprochent d'elle . L'histoire observera que pendant ce
voyage où chaque pas de S. M. a été marqué par un acte
utile ou une institution bienfaisante , l'Empereur n'était
pas tout entier aux localités sur lesquelles son oeil s'arrêtait
avec un intérêt paternel et une prévoyance aussi active
qu'éclairée . Ses soins embrassaient cette partie de l'humanité
souffrante , si digne de notre attention et de nos secours
, les mères indigentes ; et il organisait par un décret
qui sera célébré d'âge en âge , par la reconnaissance des
mères et des enfans , ces secours qu'une société respectable
de dames , animées par la plus touchante piété , distribuait
avec un zèle au-dessus de tout éloge .
L'Empereur a placé la société maternelle sous la protection
de son auguste épouse. Il a fait plus , il a voulu
qu'exerçant le plus touchant ministère , l'Impératrice présidât
le conseil général de cette société réuni deux fois par
an , pour régler la distribution des secours , et en surveiller,
l'emploi . La bienfaisance revêt ici son plus noble caractère
, elle paraît sous les traits les plus beaux qu'elle puisse
emprunter; mille dames françaises sont admises à l'honneur
de faire partie de la société . Elles recevront des brevets
de la main de l'Impératrice. L'établissement est formé
à Paris : mais la société aura une organisation et des conseils
d'administration dans chacune des quarante-quatre
villes principales de l'Empire .
S. M. a donné sur son trésor 500 mille francs de rentes
à la société : c'est la doter en souverain : mais il l'a dotée
plus richement encore en permettant que l'éclat du diadème
ne restât pas étranger aux actes d'une bienfaisance active: Pasen
ida fait asseoir la charité sur le trône , pour qu'on y vît.
désormais le plus haut degré de puissance embelli par la
première des vertus .
er
PARIS.
)
LL. MM. sont attendues à Saint-Cloud aujourd'hui
1 juin . L'Empereur , par divers décrets rendus dans le
cours du voyage , a fait des concessions intéressantes aux
villes de Lille , de Dieppe , du Havre , etc. , etc. , et or-
4
JUIN 1810 .. 319
%
donné des constructions et des réparations considérables .
D'autres décrets contiennent de nombreuses promotions et
nominations dans la Légion-d'honneur , en faveur des militaires
qui servent en ce moment en Espagne dans les lanciers
de la Vistule , sous les ordres du duc d'Abrantès, et
du comte Suchet .
- On croit que le 4 juin , S. A. I. la princesse Borghèse
aura l'honneur de recevoir LL. MM. à la fête qui
leur est préparée à Villiers , près de Neuilli .
-Unedéclaration très-importante de l'ambassadeur français
à Amsterdam , garantit , au nom de l'Empereur Napoléon
, l'emprunt négocié dans cette ville pour le compte de
la Prusse .
- Sur les divers points de l'Empire , où les gardes nationales
avaient été requises de marcher , on voit rentrer
leurs bataillons dont l'ordre de licenciement est donné . La
plupart des soldats de ces bataillons prennent volontairement
parti dans la ligne .
- On frappe à Cassel des Jérômes d'or , monnaie désormais
nationale en Westphalie .
- Les arsenaux de construction de Venise et d'Anvers
sont en grande activité.
- Les restes du duc de Montebello et du général Saint-
Hilaire sont partis de Strasbourg le 22 mai , avec l'escorte
réglée par le décret sur les funérailles du duc.
-M. de Cabarrus , ministre du roi Joseph , honoré des
regrets de son souverain qui avait apprécié ses qualités et
ses services , a été enterré à Séville suivant l'usage ancien.
Le comte de Cabarrus son fils est dépositaire de la
clef de son tombeau.
- Un arrêté de S. Ex. le grand-maître de l'Université ,
règle le mode suivant lequel seront obtenues les pensions
d'émérites et de rétraite .
-
On annonce le départ de M. Coffinhal pour l'Illyrie :
il est chargé d'y aller organiser l'administrationjudiciaire.
Une fenille allemande , imprimée à Munich , était
particulièrement dirigée contre les protestans qu'elle accu
sait de principes favorables à la démocratie et à l'athéisme.
Par ordre de l'empereur d'Autriche cette feuille a été sévérement
interdite à Vienne et dans les Etats autrichiens .
La statue pédestre du général Desaix sera bientôt
élevée au milieu de la place des Victoires : les travaux de
la colonne de la Grande-Armée avancent rapidement : on
commence les fondations de l'obélisque du Pont-Neuf, La
320 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1810 .
saison favorise tous les autres travaux ordonnés de toutes
parts pour l'embellissement et la salubrité de la capitale.
-M. Urbain Domergue , membre de l'Institut , vient
de mourir. M. Daru a prononcé sur sa tombe un discours
où il a rappelé les nombreux travaux de ce grammairien.
Ondésigne comme candidats à la place qu'il laisse à l'Académie
française , MM. Noël , derniérement en partage des
suffrages avec M. Lemercier , Saint-Ange , Parceval,Grandmaison,
Luce de Lancival , Duval , qui ont déjà été sur les
rangs. De nouveaux candidats paraissent aussi dans l'intention
de prendre date .
1
ANNONCES .
Ier , He et IIIe cahiers de lahuitième année de la souscription àà la
Bibliothèque physico -économique , instructive et amusante , à l'usage
des habitans des villes et des campagnes ; publiée par cahiers , avec
des planches, le premier de chaque mois , à commencer du rer brumaire
an XI ; par une Société de savans , d'artistes et d'agronomes ,
et rédigée par C. S. Sonnini , de la Société d'agriculture du département
de la Seine , etc. Ces trois nouveaux cahiers , de 216 pages , avec
des planches , qui commencent la huitième année 1810 , contiennent ,
entre autres articles intéressans et utiles : Conversation entre Cadet
Grapho et le père Crédens , par Innocent Prestet . Observations
sur l'Erable à Sucre.-Remède et Traitement de l'Epilepsie .-Usage
du Soufre pour détruire les Vers et Insectes qui rongent les Végétaux.
-Rapport sur l'Education des Abeilles. -Sur le Sirop et le Sucre
deRaisin. -Remarques sur les Maladies des Enfans , parM. Nauche.
-Sur le Pommier , par M. Chevalier .-Sur la Pimprenelle , par le
même. Moyen de Guérir les Maladies des Arbres fruitiers
Recette éprouvée pour Empoisonner les Loups . - Moyen de favoriser
l'Engraissement des Porcs .- Sur le Croup et sur la Coqueluche.
-
Remède contre la Colique des Peintres . Avis concernant les
Chiens enragés, etc. , etc. Le prix de cette huitième année est, comme
pour chacune des sept premières ( excepté celui de la cinquième qui
estde 13 francs ) , de 10 francs , pour les 12 cahiers , que l'on reçoit
francs de port. La lettre d'avis et l'argent doivent être affranchis et
adressés à Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 , acquéreur
du fonds de M. Buisson , et de celui de Mme Desaint.
On souscrit au înême bureau pour les Annalesforestières . Le prix
de la première année est de 7 fr.; celui des 2e et 3e années est de
10 fr. francs de port , chaque année.
1
1
...
MERCURE
DE FRANCE
DEPT
DE
LA
SEINI
5.
cen
N° CCCCLXIV . - Samedi 9 Juin 1810 .
POÉSIE .
UN SONGE D'ALEXANDRE.
FRAGMENT D'UN POEME D'ARRIEN (I ) .
..... IL brillait le jour de l'hyménée , ce jour si longtems
attendu . Suze , la superbe Suze retentissait de chants
d'allégresse et d'amour. De toutes parts on répétait ces
acclamations : Réjouis - toi , ombre magnanime de Darius !
laplus aimée de tes filles épouse le plus grand des rois .
Le temple était décoré de guirlandes. Les prêtres vêtus
de longues robes blanches couvraient les degrés du sanctuaire.
Alexandre était assis sur un trône orné de rubis et de
saphirs. Ses généraux l'entouraient. Plus bas on voyait les
princes indiens dont le héros avait naguères conquis les
Etats.
(1 ) Le poëte Arrien florissait sous Auguste et sous Tibère. Il com
posa une Alexandriade en 22 chants .
On ne doit pas le confondre avec l'historien du même nom , qui
vivait sous Adrien , Antonin et Marc-Aurèle , et dont il nous reste ,
entr'autres ouvrages , une Histoire d'Alexandre enhuit livres.
X
TALF
M
322 MERCURE DE FRANCE ,
Autour du temple , deux cents éléphans portaient des
tours couvertes de soldats . Des lions , des tigres , des panthères
que l'art de l'homme avait rendus obéissans , défendaient
la vaste enceinte destinée aux cérémonies .
Une musique mélodieuse se fait entendre , et bientôt
l'on voit paraître à la tête d'un groupe de princesses parées
des plus riches étoffes de l'Inde , la jeune Statira , la plus
belle des filles de Darius .
Elle passe comme un brillant météore , au milieu de la
foule éblouie , et vient s'asseoir auprès d'Alexandre , qui
lui tend les bras , et , suivant l'usage des Perses , lui donne ,
aux yeux de tout le peuple , le premier baiser.
Les cérémonies commencent. Déjà le sang des victimes
coule sous le fer des sacrificateurs ; et l'encens s'élève en
nwage blanchâtre jusqu'au séjour des immortels. On chante
des hymnes en l'honneur des divinités de la Grèce et de
l'Inde .
Mais Timothée a pris sa lyre , cette lyre à laquelle son
père avait ajouté deux cordes ; et , dès les premiers accens
du poëte , un silence profond règne dans toute l'enceinte .
Il dit les combats d'Alexandre , sa bravoure , sa générosité
. Lorsqu'il rappela les premières victoires du héros
dans l'Asie , la fille de Darius parut sérieuse , inquiète ; ses
longues paupières recouvrirent ses yeux attristés : mais
Timothée ne prononça pas même les noms d'Issus et
d'Arbelles . Le héros approuva d'un sourire la délicate
attention du poëte.
Bientôt il peint , dans ses chants héroïques , Alexandre
subjuguant les Scythes belliqueux , et ensuite traversant ,
en triomphateur , les odorantes contrées de l'Inde , obtenant
partout le respect et l'admiration des vaincus . Mais
quand il dit la bataille mémorable où le héros macédonien
passa l'Hydaspe aux flots écumans , malgré Porus
et ses chars armés de faulx , et ses éléphans chargés de
guerriers , on crut entendre les dards et les lances retentir
sur les boucliers sonores , et les hennissemens des
chevaux, et les épouvantables cris des éléphans blessés ,
et les gémissemens des mourans , et les chants de joie
des vainqueurs .... A cette trop fidèle image , Alexandre
éprouve une vive émotion ; son ardeur accoutumée se réveille
; des éclairs jaillissent de ses yeux; plus prompt que
la foudre , il se lève , saisit la lance de l'un de ses gardes ....
Mais déjà Timothée a modulé de plus doux sons . Sa lyre
ne soupire plus que des accens voluptueux; les sens du
JUIN 1810. 323
béros se calment , une humide vapeur remplit son oeil
adouci : lui - même est surpris du transport qu'il vient
d'éprouver; il sourit de l'erreur que des sons ontfait naître
dans son ame .
C'est alors que Timothée commence le CHANT D'HYMEN.
« Un Dieu pouvait seul triompher du vainqueur des rois ,
» du fils de Jupiter , du maître du monde . Ce Dieu , c'est
» l'Amour .
Ah ! tressez des roses purpurines ; enlacez de guirlandes
le couple heureux. Des fleurs , des fleurs pour
» Alexandre époux ! de l'encens pour le fils de Jupiter !
>>Elle apparaît comme l'aube du matin , la jeune épouse
> destinée au plus grand des héros ; elle a son éclat , sa
>>fraîcheur. Des fleurs , des fleurs ! Couvrez de fleurs et
l'amant et l'épouse !
» Heureux époux , que vos baisers égalent en nombre les
>>roses que le printems voit naître. Jeune épouse , livre à
> l'Amour ta ceinture de rubis; il veut emporter dans les
» cieux ce trophée de sa puissance.
» Quel est ce lit d'ivoire aux pieds d'or , qui s'élève sous
>>une tente brillante d'émeraudes et de saphirs ? L'Hymen
> chaussé de son brodequin éclatant , agite , autour de la
> couche nuptiale , son flambeau à la chevelure d'or.
» Mais l'épouse s'avance. Sa démarche est timide ; elle
> craint , soupire... Oh! que peut-elle regretter, cette vierge
> pure ? Fille d'ungrand roi, elle est l'épouse d'un demi-
> dieu.
>>Que les vierges se retirent ! Retirez-vous aussi , graves
> matrones . L'Amour a donné le signal; il aime les asyles
» secrets ; ses doux mystères ne veulent pas même l'oeil
des initiés .
» Vénus , immortelle Vénus , toi qui protèges les plaisirs
des dieux , verse tes faveurs sur ce couple adoré. Tous
>>deux sont dignes d'entrer dans l'Olympe : l'un est le
> fils de Jupiter; le puissant roi des Perses a donné le jour
à l'autre .... "
Timothée a fini son chant d'amour . Ivre de bonheur,
Alexandre pressait dans ses bras son épouse bien-aimée;
X2 .
324 MERCURE DE FRANCE ,
i
il sentait sur son coeur les doux palpitemens du sein agité
de Statira .
Alors de jeunes Grecques exécutèrent des danses amoureuses
. Leurs têtes étaient couronnées de myrtes ; leurs
robes , semblables à des nuages tissus , voilaient leurs
attraits sans les cacher. Des danseuses indiennes leur succédèrent
, et peignirent avec plus de vérité , mais avec
moins de décence et de grâces , les plaisirs des amans ,
leurs transports , leurs piquantes brouilleries , leurs doux
raccommodemens ....
Dans tout le temple , un homme seul ne prenait aucune
part à ces jeux , ne mêlait point sa voix aux chants d'amour
et de joie .- Il s'était assis sur les marches du trône , enveloppé
d'un manteau brun ; rien ne paraissait le distraire
de sa continuelle rêverie .
C'était Calanus , brachmane célèbre , qu'Alexandre avait
rencontré dans les Indes , et qu'il avait engagé à le suivre .
Ce Calanus avait reçu du ciel le don souvent funeste.de
voir dans l'avenir. Alexandre l'avait consulté plus d'une
fois sur le succès de ses expéditions , et toujours il lui avait
prédit la vérité ; mais , la manière des prophètes , il
enveloppait ses prédictions du voile des allégories , ce qui
les rendait presque inintelligibles jusques après l'événement.
à
Alexandre l'aperçut aux pieds de son trône. « Sectateur
deBrama , lui dit-il , resteras-tu muet dans ce jour solennel
, au milieu de ce concert de louanges ? Qu'as-tu fait de
ta science prophétique ? Ah ! dis-nous les peuples que
je réunirai encore à mon empire immense; dis sur quelles
contrées doiventrégnerles fils qui naîtront de monhymen...
-Que demandes-tu , répondit le philosophe ? laisse l'esprit
des siècles futurs sommeiller dans mon sein. Sache
ignorer ce que peut-être tu n'apprendrais pas sans regret ,
sans douleur... "
Alexandre surpris , repliqua : " Vil Brachmane ! insensé
gymnosophiste ! prétendrais-tu effrayer Alexandre ? va ,
je me sens le courage de t'écouter : prophétise , je te l'ordonne.
» Calanus regarda le conquérant avec orgueil et
refusa de parler. Alexandre indigné se lève : obéis , criat-
il , ou ton sang.... Calanus sourit. "La mort m'intimide
peu. Tu verras bientôt que je me couche sur un bûcher
enflammé comme sur un lit de roses (2) : mais puisque
(2) Calanus se brûla en effet lui-même , en présence de toute l'ar
JUIN 1810, 325
tu veux demoi des prophéties , écoute. Et , en même
tems , il s'élance vers l'autel du sacrifice , et jette au loin
sonmanteau. On vit alors son corps desséché, jauni par le
soleil : une longue barbe blanche tombait sur sa poitrine
que sillonnaientdes rides profondes .
« Macédoniens , Perses , peuples de l'Inde , cria-t-il
d'une voix forte et inspirée ; vous tous que le triomphateur
a subjugués ! ... écoutez. Le souffle de Brama me remplit ,
me consume . Je crois voir errer dans ce temple une foule
d'ombres , de chimères . Elles s'approchent , me pressent ,
m'excitent.... Oh ! laissez moi respirer ...... Ses cheveux
étaient hérissés , ses yeux étincelaient , une écume épaisse
blanchissait ses lèvres , et de sa poitrine s'échappaient des
sons qui ressemblaient au bruit d'une tempête lointaine.
Après un moment de silence , on l'entendit s'écrier :
* Quelles bizarres figures m'environnent ? je vois passer,
tour-à-tour , devant moi , de vastes cercles composés
chacun de cent anneaux ; ils se succèdent , sont enchaînés
les uns aux autres . Presque tous me semblent être de fer
ou d'airain . J'en vois un d'or , plus loin un d'argent , plus
loin encore un second d'or ; plusieurs cercles sont parsemé
d'horribles taches de sang..... Mais le dernier qui se présente
paraît à peine commencé ; et cependant aucun autre
cercle n'offre les mêmes couleurs . Je n'en aperçois que dix
anneaux , mais comme ils resplendissent de lumière ! Ah !
je vois d'où ils tirent leur éclat : un homme , ou plutôt un
génie paraît ; il s'approche; sur son noble front brille un
diadème. Il a pris dans ses mains les anneaux lumineux
il veut en ajouter de plus éclatans encore ; mais d'abord il
sépare le nouveau cercle des cercles passés , il a dit : Recommençons
.
>>Mais j'entends une voix qui retentit du haut de l'Olympe.
Elle crie : :
» Le voilà le héros à qui le Dieu des dieux livrera les
> nations et soumettra les rois ; qui les dispersera devant
» son épée comme la poussière , et devant son are comme
> la paille emportée par le vent ;
mée d'Alexandre : mais , suivant les historiens de ce prine , cet
événement est antérieur au mariage d'Alexandre dans la ville de
Suze.-Arrien aura feint de croire que Calanus vivait encore à
l'époque de ce mariage. Les poëtes anciens ne se font aucun scrupule
de ces anachronismes .
326 MERCURE DE FRANCE ;
» Qui aura des desseins dignes d'un prince et se lévera
» pour les exécuter ;
Qui paraîtra comme un refuge contre le vent et la tem-
» pête , comme les ruisseaux dans une terre altérée , comme
„ une roche avancée dans une terre brûlée du soleil .
» Il viendra avec sa puissance ; son bras suffira pour
> établir dix empires ; il portera avec lui les récompenses
» et tiendra dans ses mains le prix des travaux.
» Son peuple , après de glorieuses fatigues , se reposera
> sous les tentes de la prospérité , dans un sol plein d'abon-
➤ dance.
Toujours infatigable , le monarque , an milieu de sa
> gloire , agrandira la ville immense , relèvera les tem-
» ples , fera couler les eaux dans les fontaines , dans les
» canaux qui se rempliront comme une mer .
>>Les étrangers accourront de tous les coins de l'Univers
» pour visiter la terre sur laquelle il régnera et qu'il rendra
» heureuse.
» Il n'aura rien de sombre dans ses regards et ne brisera
> les puissances ennemies que pour fonder la justice sur la
> terre .
» Il fera alliance avec les nations vaincues ; et la fille
• d'un roi viendra l'épouser pour rétablir la bonne intel-
>>ligence.
» Sa postérité sera connue des nations les plus reculées .
» Ses rejetons s'étendront parmi les peuples , et tous ceux
» qui les verront les reconnaîtront pour la race de l'élu du
» Dieu des dieux ...... » (3)
» Je n'entends plus la voix.... Mais quel magnifique
spectacle se déroule sous mes yeux ! La famille du Protégé
des Dieux s'avance. Il est au milieu , comme un cèdre
planté sur unmont élevé. Ses frères , ses soeurs se tiennent
autour de lui comme des branches de palmier.... Voyez
des sceptres éclatans rayonner dans les mains de ses
frères.... "
A ces mots un murmure confus se fit entendre dans
l'enceinte . Jusqu'alors on avait eru que le prophète désignait
Alexandre; et le héros macédonien avait partagé
lui-même cette erreur. Il pâlit , il s'écrie : Des frères ! eh !
(3) Il estbond'observer que l'on trouve toutes ces prophéties dans
Isaïe , Daniel , et autres prophètes hébreux. Les poëtes anciens pui
saient à cette source que l'on croyait inconnue d'eux.
JUIN 1810 . 327
quel estdonc le héros qui t'apparaît dans tes visions? quels
sont ses exploits ? quel est son nom ?
Ou mon art est trompeur , répond Calanus , ou tu le
verras cette nuit.-Et il reprend son manteau , s'assied au
pied de l'autel . Ni les prières , ni les menaces ne purent
lui arracher un mot de plus . Le démon qui l'agitait , s'était
retiré ; son délire était fini .
Les cérémonies s'achevèrent . Les époux furent reconduits,
avec toute la pompe asiatique , sous la vaste tente couverte
d'or et de pourpre , destinée pour la fête , et où dix mille
Grecs et autant d'Indiens étaient réunis , couchés près de
cent tables splendidement servies .
Alexandre oublia , au milieu des festins , et Calanus et
ses prophéties .
Fatigué de plaisirs , Alexandre dormait :-Al'heure qui
précède l'aurore , un songe envoyé par Hécate , et sorti
des enfers par la porte de corne , vint voltiger sur la tête
du héros .
Alexandre se crut transporté dans un pays très-éloigné
de l'Inde , mais dont le climat différait peu de celui de la
Macédoine . Une vaste cité se développait sous ses regards .
Des tours , des dômes majestueux , surmontés d'un signe
qui lui était inconnu , s'élevaient dans les airs . Un grand
fleuve traversait la ville de l'est au couchant ; mais les deux
rives étaient réunies par des ponts nombreux.
Il lui sembla que tout était préparé pour une fête. Les
maisons étaient ornées de guirlandes de fleurs , et des banderoles
de diverses couleurs flottaient au-dessus des palais
et des monumens publics .
Un bruit qui ressemblait à celui de la foudre vint frapper
son oreille : à ce signal , il voit une multitude innombrable
d'hommes et de femmes inonder les rues , les chemins ,
se diriger vers une longue avenue d'arbres , tracée au milieu
d'un bois voisin des portes de la ville. Il erut d'abord
que c'était-là le bois sacré de Corinthe.
Mais l'avenue était terminée par une superbe porte
triomphale qui dominait toute une plaine parsemée de
hameaux , de bois , de champs fertiles.
Il observait le costume de ces milliers d'hommes qui
se pressaient autour du monument , et qui n'avaient ni la
tunique ni le manteau macédoniens , ni la haute coiffure
ni les longues robes des Perses , lorsqu'une musique dont
les sons étaient tout nouveaux pour son oreille , attira som
DIBL. UNIV
328 MERCURE DE FRANCE ,
attention. Au bruit de cette musique , défilaient des compagnies
nombreuses d'hommes uniformément vêtus , marchant
avec ordre , plusieurs montés sur de superbes coursiers.
Il les reconnut pour des guerriers , quoiqu'ils ne portassent
ni lances , ni arcs , ni boucliers .
Aux troupes succédaient des chars resplendissans d'or
que remplissaient des groupes de femmes vêtues d'étoffes
brillantes, couvertes de ppiieerrrreries. C'est sans doute un
triomphe , disait Alexandre . Mais où sont les prisonniers ,
les dépouilles ? Je ne vois point là d'esclaves enchaînés ....
Bientôt parut , en effet , le char du triomphateur. Près de
lui une jeune femme, modeste , les yeux baissés , partageait
les regards et les respects de la multitude . Quand le char
passa sous la porte triomphale , de vénérables magistrats
offrirent les hommages du peuple attendri qui élevait vers
le ciel mille cris de joie .
Le cortége s'avança , au milieu des mêmes acclamations ,
jusqu'à un palais richement décoré , qui s'ouvrit pour rece
voir le triomphateur et sa noble compagne.
Quelques instans après , Alexandre les voit paraître l'un
et l'autre sur une magnifique estrade élevée à l'extérieur du
palais . C'est là que le héros , montrant d'une main l'épouse
qu'il avait choisie , lui posait de l'autre une couronne sur
la tête. Il semblait dire au peuple : aimez-la comme vous
m'aimez; et le peuple , par ses acclamations , semblait
répondre : Nous l'aimerons parce qu'elle est ton épouse ,
parce qu'elle a ton amour .
r
La scène change. Ce n'est plus une cité qui s'offre aux
regards d'Alexandre , c'est tout un Empire . Il se croit
transporté par un pouvoir inconnu , et avec la rapidité des
dieux d'Homère , au-dessus des campagnes , des villes , des
fleuves , des hameaux. Il voit des milliers de bras occupés
les uns à creuser des canaux , les autres à construire des
quais , des monumens publics . Partout un nom seul était
répété par cette foule industrieuse . Ce nom lui parut grec ;
mais jamais à son réveil il ne put le répéter.
Quel fut son étonnement de rencontrer dans toutes les
parties de l'Empire ce même héros dont il avait vu le
triomphe dans un tableau précédent ! On eût dit que , semblable
encore à ces dieux de l'Iliade , il se multipliait à son
gré pour être partout , pour animer tout et du geste et
des yeux. Son auguste compagne ne l'avait point quitté .
Les peuples continuaient d'accourir sur leur passage ; on
JUIN 1810 . 329
1
!
1
1
1
1
leur apportait des offrandes , on leur élevait des monumens....
Ils paraissaient touchés de tant d'amour.
que
tems dans les villes. Le mo
Alexandre les suivait des yeux. Il les vit s'arrêter quelmonarque
inconnu y traçait
des plans de prospérité pour son empire , ordonnait la
construction de forteresses , de magasins , de promenades
publiques : quelques ministres accompagnaient le monarque;
ils distribuaient , en son nom , des encouragemens ,
faisaient exécuter ses ordres souverains . Ils paraissaient
avoir et mériter toute la confiance de leur roi .
Les illustres voyageurs arrivent sur les bords de la mer
qui baignait leur Empire au nord , au couchant , au midi .
C'est là qu'Alexandre vit un grand nombre de vaisseaux
qui ne ressemblaient en rien à ses trirêmes , à ses galères .
Quel spectacle nouveau pour lui ! sur le rivage un vaste
bâtiment , richement pavoisé , s'élevait avec gloire , et surpassait
en hauteur les maisons de la ville . Il considérait
cette masse imposante ; mais le monarque du songe a fait
un signal , et aussitôt le bâtiment s'ébranle , descend avec
majesté , roule jusque dans la mer dont il repousse au loin
les flots écumans ; et déjà le nouveau bâtiment a rejoint
les nombreux vaisseaux qui couvraient les plages de l'Empire.
Mais , malgré les voeux des peuples qui voudraient le
retenir , le monarque voyageur, après avoir vivifié par sa
présence toute une partie de ses Etats , reprend le chemin de
lagrande cité . C'est là qu'un nouveau spectacle attendait
Alexandre . Il avait vu le monarque excitant l'industrie et
les talens ; il le voit décernant des récompenses .
Dans un temple magnifique et qui porte pour inscription
à la Gloire, il voit réunis , et ceux qui , dans les
combats , avaient conquis de brillantes palmes , et tous
ces paisibles fils d'Apollon dont les uns chantent sur la
lyre les hauts faits des guerriers et enseignent la vertu aux
hommes , dont les autres , à l'aide des couleurs , du
marbre ou de l'airain , retracent aussi les actions des
héros et même leurs traits chéris . Guerriers , poëtes , artistes
, tous recevaient des mains du monarque , les uns des
armes éclatantes , des couronnes de laurier ; les autres ,
des lyres d'or. Il leur disait : Vous êtes tous les glorieux
soutiens de mon empire. Et ils lui répondaient : Vous
serez toujours grand , parce que vous avez aimé la justice :
vos institutions , les codes de vos lois passeront à la postérité
la plus reculée. Vous avez plus conquis de peuples
339 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1810.
qu'Alexandre , mais vos conquêtes avaient un grand
objet , un but louable : vous rendiez heureux les peuples
soumis .... Lorsque les hommes parleront de valeur ,
de génie , de grandeur d'ame , de gloire , ils ne citeront
plus le nom d'Alexandre , mais celui de ........
Aces derniers mots Alexandre agité s'éveilla. Ce songe
lui laissa long-tems une impression profonde. Elle le suivait
dans les dangers où il trouva tant de gloire , dans les
plaisirs où il trouva la mort .
AMAURY-DUVAL .
SCIENCES ET ARTS.
PRINCIPE ORGANIQUE DE L'UNIVERS , pour servir à l'histoire
physique de la terre , considérée à sa naissance
et dans ses différens âges , même dans sa dégradation
totale , et son renouvellement après des siècles sur des
siècles ; par G. DE LA MARDELLE , ancien magistrat à
Saint-Domingue , membre du Collége électoral du
département d'Indre-et-Loire , et président de canton .
Deux vol . in-8 ° .
Nous avions cru inutile de donner un extrait de cet
ouvrage. Il est des erreurs si évidentes qu'elles portent
avec elles leur réfutation. Quand un livre ne contient
que des rêveries et de vains systèmes , sans aucun résultat
positif, et même sans aucun aperçu raisonnable , il est
fort inutile d'en entretenir le public. Ceux qui écrivent
et ceux qui lisent ont beaucoup mieux à faire qu'à s'occuper
de ces chimères indignes d'une réfutation sérieuse ,
et qui n'ayant rien de spécieux , rien de séduisant , ne
méritent même pas que l'on prenne la peine d'en faire
sentir le ridicule.
Nous n'aurions donc pas parlé du livre de M. de
La Mardelle si d'autres journaux n'en avaient fait l'éloge .
Certes , ce serait donner une idée bien défavorable de
l'état actuel des sciences en France que de faire supposer
qu'un pareil ouvrage a pu attirer un moment l'attention
publique : mais heureusement cette idée ne serait pas
exacte . Le simple exposé de l'ouvrage , le seul énoncé
des objets dont il traite et des résultats qu'il promet ,
suffiraient pour que l'on ne dût pas soupçonner que des
personnes éclairées aient jamais pu s'y méprendre.
Que penser , en effet , d'un auteur qui vous annonce
la découverte du Principe organique de l'Univers , qui
prétend expliquer tous les phénomènes de la nature
depuis ceux qui sont antérieurs à l'existence de l'homme
sur la terre et même à l'état actuel du globe , jusqu'à
,
332 MERCURE DE FRANCE ,
ceux qui pourront arriver dans la suite des siècles , par
l'effet des modifications insensibles que la matière subira ?
Quelle confiance peut mériter un écrivain qui , sans
aucune idée de calcul , rejette comme inadmissible la
théorie mathématique par laquelle on est parvenu à fixer
avec tant de certitude les lois des mouvemens des corps
célestes , à prédire avec tant de précision leurs positions
futures , et à retrouver si rigoureusement leurs positions
passées jusque dans les époques les plus reculées pour
lesquelles l'antiquité nous ait transmis des observations?
Et ces considérations si admirables par leur accord avec
les résultats de la nature , quel est le système qui les
remplace? c'est un système faux , impraticable , contraire
aux lois de la mécanique , de la physique et de la
chimie , dans lequel on explique sans exception par le
fluide électrique tous les phénomènes , tant ceux qui
sont possibles en eux-mêmes que ceux qui n'ont jamais
pu et ne pourront jamais exister ?
Mais admettons que ces erreurs ne puissent pas être
reconnues pour telles sans un certain degré d'instruction
que l'on serait pourtant en droit d'exiger de ceux qui se
chargent d'éclairer l'opinion publique ; la forme seule de
l'ouvrage de M. de La Mardelle suffirait pour que tout
bon esprit dût s'en défier. Quoi ! vous voulez expliquer
tous les phénomènes du système du monde , et vous ne
cherchez pas même à employer des données rigoureuses?
Vous vous contentez de celles que l'on expose dans de
simples abrégés destinés à l'usage ordinaire de la société.
Il ne faut pas que vous ayez besoin d'une grande exactitude
, ou vos principes doivent être bien flexibles s'ils
peuvent se plier à des données si imparfaites. Vous réfutez
les calculs de Newton et ceux de tous les astronomes
, sans avoir besoin d'une ligne de calcul , et ce
n'est que dans des notes à la fin de votre ouvrage que
vous descendez à l'explication de quelques termes de
mathématiques. Bien plus la géométrie même et la mécanique
vous sont inutiles , ou vous avez créé aussi une
géométrie et une mécanique à votre manière ; car les
définitions que vous donnez des expressions les plus
simples et les plus usitées de ces sciences ne sont pas
JUIN 1810. 333
justes , du moins dans les idées reçues jusqu'à ce jour.
Je ne parle point de la chimie et de la physique, quoique
vous y changiez arbitrairement les propriétés des êtres.
Mais votre fluide électrique , votre grand moteur universel
, celui qui vous sert pour représenter tous les phénomènes
célestes , ce n'est plus l'électricité telle que
nous la connaissons ; ce n'est plus celle dont nous observons
tous les jours les effets sans en deviner la cause ni
le principe : c'est un être fictif , une espèce de gnôme ou
de génie que vous vous êtes soumis , et dont vous êtes le
maître. Vous lui faites attirer ou repousser les planètes ,
vous le combinez ou vous le dégagez selon votre plaisir ;
et sans être enchaîné par la nature ou par vos définitions
mêmes , il est obligé de se prêter aveuglément à tous les
caprices de votre imagination .
Voilàles réflexions que tout bon esprit , même étranger
à la culture des sciences , fera inévitablement en lisant
le livre de M. de La Mardelle. Je n'en pousserai pas l'examen
plus avant , car je craindrais d'accumuler tant de
preuves qu'on ne vînt à regarder comme impossibles les
approbations données à un pareil ouvrage , et que le
désir de se convaincre de la vérité ne lui fit obtenir une
publicité que je suis loin de lui souhaiter , et qu'il ne
mérite sous aucun rapport. Je ne prétends pas m'ériger
en censeur des journaux , encore moins voudrais-je
soupçonner la bonne foi de ceux qui ont loué M. de
La Mardelle. Je suis persuadé au contraire que c'est par
un excès de bonne foi qu'ils l'ont loué ! En le voyant
s'avancer seul contre tout ce qui est aujourd'hui adopté
en géométrie et en physique , ils ont cru qu'il était convenable
de le soutenir. Ils y ont mis de l'impartialité , et
même une sorte de courage. Mais cela prouve combien
les idées justes et philosophiques sont encore
peu répandues , et comme au contraire on se fait trop
généralement une opinion fausse de l'état présent des
sciences et de la manière dont elles sont aujourd'hui
cultivées.
La plupart des personnes que l'on rencontre dans le
monde , même des personnes instruites et éclairées sur
d'autres matières , s'imaginent que les sciences ont pour
334 MERCURE DE FRANCE ,
but et pour résultat de rendre raison de tout par des
systèmes formés à priori , comme l'étaient ceux des anciens
philosophes grecs. Ils croyent que ces anciens
systèmes ont été abandonnés parce que les savans modernes
ont voulu faire aussi les leurs. On a quitté les
autres comme on quitte une mode. Quant aux théories
mathématiques qui sont aujourd'hui généralement adoptées
, ils regardent cette adoption comme une affaire
d'école. La physique de Descartes a remplacé celle
d'Aristote . Newton a remplacé Descartes . Les idées des
savans à venir détruiront de même les opinions des
savans d'aujourd'hui ; et ils traiteront de chimères ce
que nous respectons à présent comme des vérités incon
testables . Peut-être quelque jour on en reviendra à
expliquer tous les phénomènes par le moyen de l'eau ,
ou par le feu , ou par les tourbillons , ou par les monades
. En un mot :
Multa renascentur quæjam cecidere , cadentque
Quæ nunc sunt in honore .
t
Telles sont les idées les plus généralement admises
dans le monde relativement aux sciences ; et voilà ce que
l'on entend dire tous les jours .
Ces idées sont très-justes quand on les applique aux
philosophes de l'antiquité , qui prétendaient expliquer
tout par leurs systèmes ; car, dans la variété infinie des
phénomènes que la nature nous présente et dont une si
petite partie est à peine observée , quelle chance que
celle de deviner par inspiration la cause secrète qui les
détermine tous ! et même quelle probabilité y a-t-il
que ce principe soit unique ? nous connaissons un
si petit nombre des propriétés de la matière , que nous
en découvrons tous les jours de nouvelles , ou du moins
nous apercevons de nouvelles modifications à celles
que nous connaissions déjà . Quel projet , je ne dirai pas
plus hardi , mais plus insensé que de vouloir les tirer
toutes de notre pensée , et en conclure tous les effets
comme de simples conséquences de nos conceptions !
Ce projet était celui des anciens philosophes , et leurs
systèmes successivement renversés les uns par les autres
, sur-tout par la nature ne servent aujourd'hui
JUIN 1810. 335
a
qu'à prouver combien cette méthode de philosophie est
imparfaite. Il faut l'avouer , Descartes lui-même ne fut
- pas à l'abri d'un pareil reproche. En détruisant la physique
d'Aristote , il lui en substitua une autre qui ne
valait pas beaucoup mieux , mais qui contenait cependant
deux principes d'améliorations remarquables ; savoir , la
réduction de quelques phénomènes à des lois mécaniques
bien observées et susceptibles d'être exprimées
par le calcul , et sur-tout l'indispensable nécessité de
douter de tout avant de se former un système ; excellent
principe dont une des premières applications a été l'abandon
des systèmes de Descartes , dont on n'a plus conservé
et admiré que les véritables découvertes , fondées
sur l'observation ou sur le calcul. Tant de révolutions
arrivées dans la philosophie , tant de systèmes universels ,
et si peu de progrès véritables dans la connaissance des
phénomènes , devaient enfin , tôt ou tard , montrer que
l'on avait suivi une fausse route ; qu'avant d'expliquer la
nature il fallait au moins la connaître , et que , pour la
connaître , il fallait inévitablement l'étudier . Une fois
jetés dans cette direction nouvelle , les esprits ne devaient
plus s'arrêter . L'observation exacte des faits , la recherche
expérimentale des lois physiques auxquelles ils sont assujettis,
lois aussi imprévues que multipliées , devaient
mettre en évidence l'impossibilité absolue de les imaginer
comme on avait si long-tems voulu le faire.
Mais cette conviction propre à prévenir des erreurs n'aurait
pas suffi seule aux progrès des sciences , car l'étude
de la nature et la découverte de ses lois , par l'observation
et l'expérience , exigent encore une sagacité et une
pénétration peu communes . Heureusement vers cette
époque parurent des hommes d'un grand génie , doués
éminemment de toutes ces excellentes qualités . Galilée ,
Newton , Huygens , employèrent un art infini à étudier
la nature , et à fixer ses lois d'une manière précise.
Newton , sur-tout , s'efforça de les ramener à des énoncés
mathématiques , il les resserra dans des formules
analytiques ; et comme il possédait aussi au plus haut
degré l'art de développer les résultats les plus cachés de
ses formules , il parvint souvent à faire sortir des lois
observées leurs conséquences les plus éloignées avec le
336 MERCURE DE FRANCE ,
même degré de certitude que comportaient les faits enxmêmes
. C'est ainsi qu'il fut conduit à la loi de la gravitation
universelle , loi qu'il ne présenta point et qu'il
ne dut point présenter comme une hypothèse , mais
comme un fait , comme une conséquence géométrique
et rigoureuse des autres lois mécaniques auxquelles
les mouvemens des corps célestes sont assujettis , et
dont l'existence est prouvée par les observations incontestables
de tous les astronomes . La marche tracée
par Newton , cette marche féconde en découvertes
tandis que toutes les autres sont restées stériles , était
trop sûre , et , si l'on peut ainsi s'exprimer , trop raisonnable
pour être jamais abandonnée. Aussi depuis
ce grand homme , tout ce qui a paru de bons esprits
et de génies supérieurs lui sont rreessttéés fidèles . On
a été plus loin que lui , non pas seulement en développant
ses découvertes comme l'envie et l'ignorance se
sont plu quelquefois à le dire , mais en les confirmant
par d'autres , déduites des mêmes principes , ce qui était
plus difficile et plus honorable. En suivant son exemple
on a soumis au calcul des phénomènes célestes qu'il
n'avait fait qu'entrevoir , ou même qu'il ne connaissait
pas encore , et qu'il n'aurait pas pu résoudre dans l'état
où l'analyse mathématique se trouvait de son tems . On
a étendu les applications du calcul aux autres sciences
physiques . Les phénomènes qui ont pu être soumis à
cet instrument , comme les mouvemens de la lumière et
les phénomènes capillaires , ont été liés entre eux par
leurs rapports naturels et intimes , de sorte qu'on peut
les déduire tous les uns des autres , ou d'un même fait
principal , et les prédire exactement en nombres , dans
tous leurs détails les plus minutieux . Voilà ce qu'on appelle
des théories mathématiques . Quant aux faits qui
n'ont pas pu être encore sondés de cette manière , soit
parce qu'ils offrent plus de complication , ou parce
qu'ils sont de nature à être difficilement exprimés par le
calcul ; on étudie soigneusement leurs lois par l'expérience
, on tâche de les rapprocher par les faces où ils
ont leplus d'analogie ; on s'efforce de les déduire les uns
des autres , comme de simples conséquences , sans au
cune
JUIN 1810 . 337
cune supposition étrangère ; enfin, lorsqu'on croit pouvoir
représenter ainsi leur ensemble , on se propose de
les prédire , et on voit jusqu'à quel point les prédictions
s'accordent avec les résultats de la nature . Voilà ce que
l'on appelle aujourd'hui expliquer des faits ; et encore
dans cette explication on n'a point l'ambition de repre- LA
SETN
senter leur cause réelle et effective , mais simplementle
lien qui les unit. Le calcul et l'expérience raisonnée
sont donc aujourd'hui les deux seuls moyens dont on
fasse usage dans les sciences . Tous les autres, quine
servent qu'à bâtir des hypothèses frivoles , sont méprisés
comme inutiles et comme dangereux. Il n'y a à cela ni
préjugé , ni esprit de parti ; c'est tout simplement l'indication
du bon sens , confirmée par une expérience de
deux mille ans , où l'on a vu les deux derniers siècles
faire à eux seuls plus de découvertes que tous les autres
ensemble. On est persuadé aujourd'hui que rien n'est
beau dans les sciences que ce qui est durable , et l'on
met plus de prix à un seul fait bien observé qu'à un
système universel auquel il ne manquerait que d'être
d'accord avec les faits . Bien loin de trouver cette manière
de penser extraordinaire , on devrait plutôt s'étonner
que ce n'ait pas été celle de tous les tems .
,
En effet , quel est le but des sciences , si ce n'est de découvrir
la vérité par l'observation de la nature ? que peut
souhaiter celui qui se livre à leur étude , si ce n'est , pendant
le court espace de savie, de découvrir quelques-unes
de ces vérités qui , une fois reconnues , ne peuvent plus
jamais périr ? car, tel est le partage , et , pour ainsi dire
l'essence des vérités intellectuelles , que le tems ne les use
ni ne les affaiblit. Choisissez le plus beau chef-d'oeuvre
des arts , placez-le sous les voûtes les plus solides , entourez-
le de barrières qui le protégent , vous prolongerez
son existence , mais vous ne pourrez le soustraire à
l'action du tems ; à défaut de barbares qui viennent le
briser , l'air même l'usera : mais les découvertes de Galilée
, de Kepler, de Newton , d'Euclide et d'Archimède ,
sont indestructibles , et elles se transmettront sans altération
d'âge en âge , tant qu'il y aura des hommes civilisés
sur la terre . BIOT.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
HISTOIRE ROMAINE DE TITE- LIVE , traduction nouvelle par
M. DUREAU DE LA MALLE , de l'Académie française ,
traducteur de Tacite et de Salluste , revue par M. NOEL ,
membre de la Légion-d'Honneur , inspecteur-général ,
conseiller ordinaire de l'Université impériale , etc.
PREMIÈRE DÉCADE .- Quatre vol . in-8 ° .- Prix , 24 fr . ,
et 30 fr. 50 c. franc de port .-A Paris , chez Michaud
frères , imprimeurs-libraires , rue des Bons-Enfans ,
n° 34 , et chez H. Nicolle , à la librairie stéréotype ,
rue de Seine , nº 12 .
(DEUXIÈME EXTRAIT. )
APRÈS avoir satisfait à la critique et à la vérité , en
relevant dans un premier extrait les négligences et les
fautes peu nombreuses qui se sont glissées dans cet ouvrage
, je dois donner une idée plus juste de son mérite
par des citations de quelque étendue. Pour peu qu'on
ait réfléchi sur la supériorité des langues anciennes et
sur la difficulté de se mettre à la place d'un grand écrivain
, on ne jugera point une traduction de Tite-Live
sur deux ou trois expressions infidèles , et sur une douzaine
de phrases qui manquent de précision , d'élégance
ou de clarté . Si , dans le cours d'une longue narration ,
le traducteur a conservé constamment le caractère , le
mouvement et la couleur de l'original ; si , par la noblesse ,
l'abondance et la facilité de son style , M. Dureau de la
Malle montre Tite-Live à ceux qui ne le connaissent
pas , et le rappelle souvent à ceux qui le connaissent ,
son ouvrage doit être placé parmi les plus utiles et les
plus estimables de ce genre . Pour mettre les lecteurs à
portée de l'apprécier sous ce rapport , je choisirai deux
morceaux d'un intérêt général ; c'est le récit de deux
événemens que l'histoire a gravés dans la mémoire des
MERCURE DE FRANCE , JUIN 1810. 339
hommes , la mort de Virginie , et la prise de Rome par
les Gaulois .-Voici le premier .
<< Au point du jour , la ville entière étant rassemblée
» au Forum , et tous les esprits suspendus dans l'attente
>> du jugement , Virginius arrive dans un appareil lugu-
>> bre , conduisant sa fille dont les vêtemens n'annon-
» çaient pas moins d'affliction , accompagnée de quel-
>> ques dames romaines , et d'un nombreux cortége de
>> ses défenseurs . Il fait le tour du Forum ; il adresse ses
>>supplications à tous les citoyens qui se trouvent sur
>> son passage ; et c'était moins de leur commisération
>> que de leur justice qu'il attendait leur assistance . N'était-
> ce pas pour leurs femmes et leurs enfans qu'il affron-
> tait chaque jour l'ennemi sur le champ de bataille ? De
> qui pouvait-on citer plus de traits de bravoure et d'in-
>>trépidité? Mais de quoi leur profiterait ce zèle , si leurs
>> enfans , dans la paisible enceinte de leurs murs , de-
> vaient endurer des outrages qu'on éprouvait à peine
>>dans les horreurs d'une ville prise d'assaut ? Il ne solli-
>>citait pas ses concitoyens ; il les haranguait en quel-
>>que sorte. Icilius appuyait de ses réclamations celles
>> de ce malheureux père. Les femmes qui les accom-
>> pagnaient , par leur silence seul et par leurs larmes ,
>> attendrissaient encore plus les coeurs que n'auraient
>> pu le faire tous les discours . Un spectacle aussi tou-
>>chant ne put fléchir l'obstination d'Appius ; tant la vio-
>>lence de son amour , ou plutôt l'excès de sa démence
>> avait troublé sa raison ! il monte sur son tribunal ; et
>>après quelques plaintes de Claudius sur les intrigues
>> de la veille , qui avaient empêché qu'on ne lui rendît
>> justice , sans lui laisser le tems d'achever , et sans don-
>> ner à Virginius celui de répondre , Appius prend la
>>parole. Il est possible que pour motiver son arrêt , il
>>ait tenu en effet quelques-uns des discours que les
>> historiens lui prêtent ; mais comme tous m'ont paru
>> également absurdes , et que rien après tout ne pouvait
>> colorer une injustice aussi criante , je me contenterai
>> de rapporter simplement le fait , c'est-à-dire , qu'il
>> adjugea Virginie comme esclave à Claudius . Le pre-
>> mier effet d'un jugement si atroce fut unYs2ilence de
1
340 MERCURE DE FRANCE ,
>> stupeur et de consternation. Ce silence dura quelque
>>tems ; mais lorsqu'ensuite Claudius s'avança pour aller
>>saisir Virginie au milieu des dames romaines qui l'en-
>> touraient , il fut accueilli par des cris lamentables de
>> toutes ces femmes ; et dans le même instant , Virgi-
>> nius , les bras levés sur Appius : Ce n'est point à toi ,
>>dit- il , c'est à Icilius que j'ai promis ma fille. Je l'ai
>> élevée pour en faire une femme vertueuse et non une
>>vile prostituée. Faut-il , à l'exemple des animaux , as-
>> souvir indistinctement ses passions brutales sur le
» premier objet qu'on rencontre ? Je ne sais si ceux- ci
>> le souffriront; je me flatte du moins que ceux qui ont
>> des armes ne le souffriront pas . Ce groupe de femmes
>> et tout le cortège des défenseurs de Virginie s'oppo-
>> saient à son enlèvement. Un héraut reçut l'ordre de
>>leur imposer silence .
>>Alors le décemvir , tout entier à ses infames projets ,
>> leur signifia qu'indépendamment des insolentes décla-
» mations où Icilius s'était emporté la veille , et qui ne
» l'avaient que trop bien averti des violences de Virgi-
>> nius , dont il avait le peuple romain pour témoin , il
» était informé d'ailleurs , par les avis les plus sûrs , que
>> toute la nuit on avait travaillé à former des attroupe-
>> mens pour exciter une sédition ; qu'instruit de ces
>> coupables desseins , il s'était muni d'une force armée ;
>> que les citoyens paisibles n'avaient rien à craindre ;
>>mais que tous ceux qui oseraient troubler la paix de
>> l'Etat , il saurait les réprimer d'une manière conve-
>>nable à la dignité de son caractère ; qu'il leur conseil-
>>>lait donc , pour leur propre avantage , de se tenir en
>> repos . « Va , licteur , ajouta-t- il , va , écarte la foule ,
>> et remets l'esclave aux mains de son légitime maître . >>>
>> Ce discours menaçant , prononcé d'une voix terrible,
» épouvanta la multitude , qui s'écarta d'elle-même , sans
>> attendre qu'elle y fût contrainte ; et la malheureuse
>> Virginie , ainsi délaissée , allait devenir la proie de
>> son ravisseur. Virginius , ne se voyant plus de res-
>> source : << Appius , dit-il , je t'en conjure , daigne ex-
>> cuser d'abord les vivacités où la douleur a pu empor-
>>ter un malheureux père; ensuite permets que j'interJUIN
1810 . 341
6
>> roge cette nourrice en présence de ma fille ; que je
>>"sache enfin à quoi m'en tenir ; et s'il est vrai qu'on
>>m'ait abusé , je me séparerai d'elle avec moins de
>> regrets . » Virginius ayant obtenu la permission qu'il
>> demandait , tire à l'écart sa fille et la nourrice , près du
>> temple de Vénus Cloacine , vers l'endroit qui s'appelle
>> maintenant les Boutiques neuves ; là , saisissant un
>> couteau sur l'étal d'un boucher : « Ma fille , dit-il , il
>> ne me reste plus que ce moyen d'assurer ta liberté ; »
>> et aussitôt il lui plonge le couteau dans le coeur ; puis ,
>> se retournant vers le tribunal : par ce sang innocent ,
» s'écrie-t-il , je dévoue ta tête , Appius , aux Dieux
>> infernaux . » Au cri qui s'élève à la vue d'un meurtre
>> si horrible , Appius , hors de lui , ordonne qu'on ar-
» rête Virginius ; mais lui , avec le fer qu'il tenait à la
>> main , s'ouvre un passage au travers de la foule ;
>> une troupe de jeunes gens accourt se ranger à ses côtés ,
>> et il parvient à gagner la porte . Icilius et Numitorius
>> soulèvent le corps inanimé de la jeune Virginie , et l'ex-
>>posent aux regards du peuple . Ils déplorent sa funeste
>> beauté , et la douloureuse nécessité où le crime d'Ap-
>>pius avait réduit un trop malheureux père . Les femmes
» qui les suivent , à chaque instant font entendre ces
>>cris : C'était bien la peine d'être mère ! voilà donc le
>> sort réservé à la chasteté ! et mille autres discours
>>plus attendrissans encore , tels qu'en pareille occasion
>> la douleur ne manque jamais de les suggérer à ce sexe
>>timide , qui par la faiblesse de son courage , ressentant
>> plus vivement ses maux , met aussi dans ses plaintes
>> une expression bien plus touchante . Celles des hommes ,
>> et d'Icilius sur-tout , portaient entièrement sur le re-
>> cours aux tribuns , sur l'appel au peuple qu'ils s'étaient
>>laissé si lâchement ravir ; leur indignation était toute
>>pour la patrie . »
Ceux qui ne peuvent pas lire Tite-Live dans sa lan-.
gue , trouveront ici toutes ses idées fidèlement rendues ,
et sauront gré , je pense , à l'écrivain français de conserver
sous le joug de la traduction une marche qui
paraît à-la- fois si ferme et si libre . Ne fût-il pas asservi
àsuivre constamment les traces de l'auteur latin , pour342
MERCURE DE FRANCE ,
rait-il mettre plus de naturel et de franchise dans le récit
des événemens , plus de finesse et de sagacité dans l'exposition
des causes secrètes qui font agir les différens
personnages , plus d'énergie et de vérité dans la peinture
de leurs passions ? Voici maintenant un morceau d'un
autre caractère , où le traducteur ne paraît pas moins
original : il s'agit d'une époque non moins célèbre dans
l'histoire romaine , quoiqu'elle ait eu des suites moins
importantes que la mort tragique de Virginie : c'est la
prise de la ville par les Gaulois , après la fatale journée
d'Allia .
« Comme on ignorait à Rome que la plus grande par-
» tie de l'armée s'était retirée à Véies , et qu'on était per-
» suadé généralement qu'il n'était échappé que ceux
» qu'on avait vus rentrer , les regrets enveloppant éga-
>> lement les vivans et les morts , les lamentations reten-
» tissaient d'un bout de la ville à l'autre . Mais à la nou-
>> velle de l'arrivée de l'ennemi , la consternation publique
>> fit taire les douleurs particulières . On ne tarda point à
>> entendre les hurlemens et les chants discordans des
>> troupes de barbares qui rôdaient autour des remparts .
>> Tout le tems qui s'écoula depuis ce moment jusqu'au
>> lendemain , retint les esprits dans une telle anxiété , que
>> chaque instant leur paraissait l'instant fatal où les enne-
» mis allaient se jeter dans la ville . Its le crurent d'abord
» du premier moment de l'arrivée des Gaulois ; car , si ce
» n'eût pas été leur projet , pourquoi ne seraient- ils point
>>restés sur l'Allia ? Vers le coucher du soleil , ils se persua-
>> dèrent encore que l'ennemi profiterait d'un reste du
>> jour , pour effectuer son invasion avant la nuit , et la
>> nuit venue , que l'attaque avait été différée pour im-
>> primer plus de terreur par une irruption nocturne .
>>Enfin les approches du jour portèrent la mort dans
>> tous les coeurs ; et ce fut à travers cette suite de frayeurs
>>perpétuelles qu'ils arrivèrent sans interruption au mo-
>> ment où le mal se réalisant , ils virent les enseignes
>> menaçantes des barbares franchir les portes de la ville .
» Il s'en fallut cependant que cette nuit , et le jour sui-
>> vant , Rome se montrât la même qu'à la journée d'Al-
>> lia, où ses troupes avaient fui si lâchement. Au défaut
JUIN 1810 . 343
>>de la ville qu'on n'avait nul espoir de défendre avec le
>> peu de soldats qui restaient , on se ménagea la citadelle
>> et le Capitole , où l'on fit entrer tous les jeunes guer-
>> riers , tous les sénateurs robustes , avec leurs femmes
>> et leurs enfans ; et l'on se flatta qu'un poste si avanta-
>> geux , bien approvisionné d'armes et de vivres , défen-
>> drait encore leurs dieux et le nom romain . On or-
>> donna aux flamines de Quirinus et aux prêtresses de
>> Vesta , d'emporter loin de Rome tous les objets du
>>culte public pour les soustraire au fer et aux feux
>> ennemis : car il fallait que le dernier Romain eût ex-
>>piré , avant qu'on abandonnât le culte des dieux. Les
>> vieillards , trop heureux si le Capitole où résidaient ces
>> dieux , si le sénat source première des déterminations
>> publiques , si les jeunes guerriers pouvaient survivre
>> à la destruction qui menaçait leur ville , se consolent
>> par avance de la mort à laquelle ils ne pouvaient échap-
>> per , du moment qu'on les abandonnait ; et afin que la
)) multitude se résignât plus courageusement au malheur
>> commun , tous les vieux consulaires , tous les vieux
>> triomphateurs , déclarèrent publiquement qu'ils mour-
>> raient avec les derniers citoyens , des corps inutiles ,
>> incapables de porter les armes et de servir la patrie , ne
>>devant point appauvrir la subsistance de ses défen-
» seurs .
>>Lorsque les vieillards se furent ainsi affermis dans
>> leur dévouement généreux , ils s'occupèrent d'encou-
>> rager les jeunes guerriers , qu'ils accompagnèrent
>> jusqu'à la forteresse et au Capitole , recommandant à
>> leur vaillance , soutenue de toute la vigueur de l'âge ,
>> ce reste , quel qu'il fût , d'une cité si long-tems flo-
>> rissante , et qui , pendant trois cent soixante années ,
» avait triomphe de tous ses ennemis . Le moment af-
>> freux fut celui de la séparation , lorsque cette brave
>> jeunesse , qui emportait avec elle tous les moyens de
>> force et de salut , s'arracha des bras de ceux qui
>> avaient résolu de ne pas survivre à la destruction de
>> la ville , et ce qui se joignit de douloureux à cette
>> scène si attendrissante par elle-même , les pleurs et
>>les incertitudes des femmes , qui allaient tantôt à l'un,
344 MERCURE DE FRANCE ,
>> tantôt à l'autre , qui demandaient à leurs fils et à leurs
>> époux ce qu'elles allaient donc devenir , tout ce con-
>> cours de circonstances déchirantes présentait le com-
>> plément des misères humaines . Une grande partie de
>> ces femmes ne voulut point quitter ce qui leur était si
>> cher ; elles se renfermèrent avec eux dans le Capitole :
>> on ne les y engageait point ; on ne les renvoya pas
>> non plus , parce qu'il eût été aussi inhumain de les
>> exclure , qu'imprudent d'appeler une foule sans utilité
>> pour la guerre . Tous les autres habitans , la plupart
>> plébéïens , que n'aurait pu contenir une enceinte aussi
>> resserrée , et qu'il eût été impossible de nourrir avec
>> le peu de provisions qu'on avait pu rassembler , sor-
>> tirent de la ville. Toute cette multitude , ne for-
>> mant presqu'une seule troupe , gagna le Janicule .
>> Déjà une partie se disperse dans la campagne ; d'autres
>> se retirent dans les villes voisines ; point de chef ; nul
>> concert ; chacun ne consultait que sa propre impul-
>> sion , que ses ressources personnelles , puisqu'enfin les
>> ressources publiques étaient désespérées . Cependant
>> les vestales , secondées du prêtre de Quirinus , s'ou-
>>bliant elles-mêmess pour ne s'occuper que des dieux ,
>> auraient voulu ne rien laisser de ce qui servait à leur
>> culte . Obligées de faire un choix , parce que leurs
>> forces ne pouvaient suffire à tout emporter , elles com-
>> mencèrent par s'assurer d'un lieu qui pût conserver
>> fidèlement un si précieux dépôt ; et l'enfermant dans
> des tonneaux , elles l'enfouirent dans la chapelle voi-
>> sine de la maison du flamine quirinal , lieu sacré où , de
>> nos jours encore , on ne se permet pas même de cra-
>> cher ; puis se partageant la charge elles emportent le
>> reste , et prennent le chemin qui du pont de bois mène
>> au Janicule . Comme elles montaient la colline , elles
>> furent aperçues par Lucius Albinius , homme du peu-
>> ple , qui emmenait dans un charriot sa femme et ses
enfans . Il était de la troupe qui ne pouvant contri-
>> buer à la défense de Rome , se retirait de la ville . Cet
> homme , dans le désordre d'un pareil moment , conser-
>> vant aux choses saintes leur prééminence sur ce qui
n'intéresse que les humains , se sentit révolté de l'irré
JUIN 1810 . 345
a
>>ligieuse inconvenance qu'on vît sa famille et lui traînés
>> dans un charriot , tandis que les ministres de la reli-
>> gion allaient à pied , et qu'on portait à bras les objets
>>du culte public. Il fait descendre sa femme et ses en-
>> fans , et plaçant dans sa voiture les vestales avec les
>> effets sacrés dont elles étaient chargées , il ne les quitta
>> que lorsqu'elles furent arrivées à Cæré , lieu de leur
>> destination .
» Déjà toutes les dispositions étaient faites à Rome
» pour la défense du Capitole , autant du moins que
>> l'avait permis la conjoncture ; et la troupe des vieil-
>> lards , de retour dans leurs maisons , attendait tran-
>>quillement l'ennemi et la mort . Ceux d'entre eux qui
>> avaient exercé des magistratures curules , voulant mourir
>> avec les décorations qui rappelaient leur ancienne for-
>> tune , leurs dignités ou leur courage , s'assirent à l'en-
>> trée de leur palais sur leurs chaises d'ivoire , avec tous
>> les ornemens dont ils étaient revêtus aux grandes solen-
▸ nités des triomphes et des fêtes religieuses . Quelques
>>historiens rapportent qu'ils se dévouèrent pour la patrie
>> avec tout l'appareil consacré par la religion , ayant à
>>leur tête le grand pontife , Marcus Fabius , qui leur
>> dictait les formules sacrées du dévouement . Comme la
>> nuit avait refroidi la première impétuosité des Gau-
>>lois , que d'ailleurs ils n'avaient éprouvé aucune résis
>> tance dans le combat , et qu'alors on leur abandonnait
>>la ville sans opposition , leur entrée se fit le lendemain
>> sans colère et sans emportement. De la porte Colline ,
» qu'ils trouvèrent toute ouverte , ils arrivent au Forum ,
>> considérant d'un oeil attentif les temples des dieux et
>> la citadelle , qui seule présentait un aspect guerrier .
> Dans la crainte que de cette forteresse on ne vînt les
>> attaquer pendant leur dispersion , ils laissent au Forum
>> quelques détachemens , et se répandent ensuite pour
>> piller , sans rencontrer un seul homme dans les rues .
» Les uns vont en troupes et se jettent sur les maisons
>>les plus proches ; d'autres s'écartent pour aller chercher
>> les plus reculées , s'imaginant que n'ayant pu encore
>> être entamées , elles regorgeraient de butin . Mais bientôt
>> s'effrayant de la solitude même des lieux , et redoutant
346 MERCURE DE FRANCE ,
>>quelques surprises de l'ennemi , ils ne tardèrent point
» à rejoindre leurs pelotons , et à se rapprocher du
» Forum et des quartiers qui en étaient voisins . Là ,
>> trouvant les maisons des simples plébéiens barricadées
>> de verroux , tandis que les longs appartemens des
>> grands étaient tout ouverts , ils ne craignaient point
>> d'enfoncer les unes ; ils hésitaient plus , en quelque
>> sorte , à pénétrer dans les autres . Ils se sentaient saisir
>> de je ne sais quel respect religieux en contemplant ces
>> vieillards vénérables , assis dans le vestibule de leurs
>>palais , et qui , indépendamment du caractère auguste
>> et plus qu'humain que leur imprimait la solennité de
>> leurs vêtemens , semblaient par leur majestueuse con-
>>tenance , et l'air de dignité empreint sur leur visage ,
>> représenter toute la majesté des dieux. Les barbares
>> se tenaient devant eux dans le recueillement qu'inspi-
>> rerait la présence de la divinité ; ce fut , dit-on , Marcus
>>Papirius qui détruisit cette illusion par la colère où il
>>jeta l'un de ces Gaulois , qu'il frappa rudement à la
>> tête avec son bâton d'ivoire , pour le punir d'avoir
>> touché à la longue barbe qu'il portait suivant la cou-
>> tume de ces tems-là. Papirius fut massacré sur sa chaise
>> curule , et après lui tous les autres vieillards . Dès ce
>> moment on ne fit grâce à personne ; on pille les mai-
» sons , ensuite on y met le feu .
>> Au reste , soit que tous les Gaulois ne fussent pas
>> également possédés de cette manie de destruction , soit
» qu'il entrat dans la politique de leurs chefs d'effrayer
>> seulement l'imagination par quelques incendies par-
>> tiels , dans l'idée que l'amour de leurs propriétés
>>pourrait déterminer les défenseurs du Capitole à se
>> rendre , et qu'ils ne voulussent pas les désespérer par
» un embrasement général , en se ménageant dans la
>> portion de la ville qu'on aurait conservée un moyen
>>de fléchir leur obstination , le premier jour les ravages
>> du feu ne s'étendirent pas aussi loin et aussi indistinc-
>> tement qu'il est ordinaire dans les saccagemens des
>> villes prises d'assaut. Du haut de la citadelle , les
>> Romains découvraient distinctement toute cette multi-
» tude de barbares dont la ville était inondée . Ils sui
JUIN 1810 . 347
>> vaient leurs mouvemens , leurs courses dans toutes les
» rues ; et comme les scènes d'horreur se renouvelaient
>> sans cesse , tantôt dans un lieu , tantôt dans un autre ,
>> non seulement leur ame était dans une sorte d'éga-
>> rement , mais leurs yeux et leurs oreilles pouvaient à
>> peine y suffire. Les clameurs de l'ennemi , les cris des
>> femmes et des enfans , le bruit de la flamme ou le
>> fracas d'une maison qui s'écroulait , tout , à chaque
>>instant , les saisissant d'un mortel effroi , détournait
>> brusquement leur attention pour affliger sur tous les
>> points leurs esprits et leurs sens : malheureux que la
>> fortune semblait n'avoir placés au sommet du Capitole
>> que pour leur donner en spectacle la chute de leur
>> patrie , en les laissant dans l'impuissance de rien
>> garantir que leurs propres personnes ! Encore une cir-
>> constance rendait-elle leur situation plus horrible que
>> celle d'aucune autre ville assiégée ; c'est qu'ils étaient
>> sans communication au dehors , c'est qu'ils avaient la
>> douleur de voir d'avance tout ce qu'ils possédaient au
>> pouvoir de leur ennemi. A un jour passé dans ces
>> transes affreuses succéda une nuit non moins agitée ;
>> le lendemain ne fut pas plus tranquille , et toutes les
>> heures étaient marquées par le spectacle d'une nou-
>>velle calamité : mais tout ce poids accablant de dé-
» sastres ne put fléchir un instant leur courage , et
>> lorsque , par la suite , Rome ne leur présenta plus
» qu'un amas de cendres et de ruines , s'attachant de plus
>> en plus au petit coin deterre , au rocher stérile , dernier
» retranchement de leur liberté , ils redoublèrent de
)) valeur pour s'y maintenir. Enfin , accoutumés à leurs
» maux par le retour journalier des mêmes scènes , ils
>> étaient devenus étrangers au sentiment des pertes qu'ils
> éprouvaient ; il ne leur restait plus que le fer qui armait
>> leurs bras , leur seulbien , leur unique et dernière espé-
» rance , et le seul objet de leurs regards . >>>
Qu'on lise le récit du même événement dans l'histoire
des révolutions romaines de l'abbé de Vertot , qui a suivi
Tite- Live et Plutarque en les abrégeant tous deux ; et
quoique cet écrivain soit distingué par l'élégance et la
rapidité de son style , qu'on oppose sa narration à celle
348 MERCURE DE FRANCE ,
que je viens de citer. Il me semble que la traduction de
M. Dureau de la Malle , au mérite de rendre fidèlement
la pensée et quelquefois l'expression d'un des plus grands
écrivains de l'antiquité , joint encore l'avantage d'un récit
plus noble , plus éloquent et plus animé : il est rare cependant
que , sous ce rapport , les meilleures traductions
soutiennent le parallèle avec les imitations libres et
les compositions originales .
Si , comme le talent de M. Noël permet de l'espérer ,
les autres livres de Tite-Live sont aussi heureusement
traduits que la première Décade , nous n'aurons dans
notre langue aucune histoire romaine aussi agréable à
lire , même pour ceux qui sentent le mieux la supériorité
de l'auteur latin . Cette traduction est donc une entreprise
littéraire d'une haute importance et d'un intérêt
général . Qu'on me permette , à ce titre , d'ajouter encore
un article à ceux que l'ouvrage m'a déjà fournis . Tite-
Live fait quelque part un rapprochement très-heureux
des travaux d'Alexandre et des chefs de son armée avec
les plus illustres capitaines de la république , dans le
même siècle : je me proposais d'enrichir mon extrait
de ce passage curieux , qui peut donner lieu à beaucoup
d'observations ; mais si les longs ouvrages font peur à
laplupart des lecteurs , les longs articles les épouvantent
encore davantage dans les journaux , sorte d'ouvrages
qui n'a pas le droit d'ennuyer sous le prétexte
d'instruire . Le plaisir de justifier les éloges qu'on accorde
généralement au dernier travail de M. Dureau de la
Malle , et la nécessité de quelques citations pour en
donner une juste idée , m'ont déjà fait excéder les bornes
que je m'étais prescrites : je m'arrête , en réclamant la
permission de revenir une dernière fois à Tite- Live , et
demandant pour moi seul , dans cette occasion , une
indulgence dont l'historien de Rome et son traducteur
n'ont aucun besoin .
ESMENARD.
JUIN 1810 . 349
BELZUNCE , ou la Peste de Marseille , poëme . Nouvelle
édition , corrigée et augmentée d'un épisode ; suivi
d'autres poésies ; par CHARLES MILLEVOYE . - A Paris ,
chez Michaud , frères , imprimeurs-libraires , rue des
Bons-Enfans , nº 34 .
On conseille aux poëtes de corriger sans cesse leurs
vers .. L'avis est excellent , mais ce n'est pas assez de le
leur donner : il faudraitaussi les encourager à le suivre,
et pour cela faire quelque attention aux éditions nouvelles ,
prendre la peine de les comparer avec celles qui ont précédé,
remarquer en quoi elles different, et applaudir d'autant
plus vivement aux corrections heureuses , que les
changemens les plusnécessaires et les plus faciles coûtent
toujours beaucoup à l'amour-propre ou du moins à la
paresse d'un poëte . Malheureusement le véritable amour
des lettres est éteint parmi nous ; à sa place , je ne sais
quel goût froid et superficiel a été porté par la foule des
journaux dans toutes les classes de la société. Beaucoup
trop de gens aujourd'hui savent ce qui se fait en vers et
en prose : beaucoup trop peu sont dignes de s'en occuper
et s'en occupent réellement. Ceux que les avantages
de leur esprit , de leur éducation et de leur état , mettent
le plus à même d'apprécier les productions littéraires ,
distraits par d'autres intérêts , d'autres passions , d'autres
goûts , nés de nos agitations passées et de nos habitudes
actuelles , sont les premiers à donner l'exemple d'une
indifférence dédaigneuse . Les gens de lettres eux-mêmes
sont gagnés par ce froid communicatif qui accueille la
littérature en tous lieux ; dans les cercles , ils évitent d'en
soutenir la cause avec une chaleur qui les rendrait ridicules
, et dans leurs propres réunions ils substituent les
propos froids et vagues des gens du monde à ces discussions
animées qui peuventbien ne pas toujours répandre
une lumièrebien vive sur les principes et les ouvrages de
l'art , mais qui du moins en prouvent et en entretiennent
l'amour . La nouveauté et le scandale sur-tout ont seu's
le droit d'exciter un peu et pour quelques instans cette
350 MERCURE DE FRANCE ,
1
sorte d'apathie littéraire . L'ouvrage le plus impatiemment
attendu de l'écrivain le plus célèbre partagependant trois
jours , avec la débutante ou le mélodrame nouveau ,
l'honneur de fournir matière à la conversation ; mais
quiconque en parlerait encore le quatrième jour , aurait
l'air de revenir de l'autre monde : on croirait entendre
Chapelle pleurant Pindare mort depuis deux mille ans et
plus . Dans un pareil tems , comment un poëte aurait-il le
couragede corriger ses vers pour les publier de nouveau ?
Commentpourrait-ilespérer de ramener une seconde fois
l'attention publique sur un ouvrage qu'à peine elle a
remarqué à sa naissance ? Ne préférera-t-il pas de composer
précipitamment un autre poëme , afin de pouvoir du
moins produire cette sensation faible et passagère que la
nouveauté fait naître encore? C'est ainsi que nos poëtes ,
pour faire prononcer leur nom à plusieurs reprises par
des indifférens qui l'oublient à mesure , négligent de le
graver dans la mémoire fidèle et reconnaissante des vrais
amis des lettres ; c'est ainsi qu'ils font dix ouvrages ébauchés
qui ennuient leurs contemporains , au lieu d'en soigner
trois ou quatre qui aillent charmer la postérité : ce
sont des enfans de famille qui mettent tous leurs fonds
en viager et qui mourront sans laisser d'héritage . Pour
en agir autrement , il faut avoir un juste sentiment de la
gloire et un sincère amour de son art .
M. Millevoye est du petit nombre de ceux qui ayant
bien conçu la réputation littéraire , ne la font pas consister
en une suite de petits succès éphémères que souvent
la brigue seule a enfantés et dont le bruit meurt dès
que les échos des coteries ont cessé de le répéter . Il travaille
beaucoup ses ouvrages , emploie à les perfectionner
le tems que d'autres mettent à solliciter des éloges ,
n'étourdit point de ses vers tous ceux qu'il rencontre ,
et , malgré l'exemple , persiste à croire qu'il est très- impertinent
de se vanter soi-même. Quelques-uns semblent
réussir par des moyens tout contraires ; mais attendonsla
fin du compte : nous verrons si le mérite paisible et modeste
est un partage moins avantageux que la médiocrité
remuante et jactancieuse . Le bon esprit reçoit avec une
docilité éclairée les observations justes qu'on lui fait;
JUIN 1810 . 351
!
1
1
mais il n'appartient qu'au talent souple et facile de faire
de ces corrections heureuses qui ne laissent aucune trace
des fautes qu'elles remplacent , ni des efforts employés
pour réparer ces fautes . M. Millevoye me semble avoir
fait preuve de l'un et de l'autre dans son poëme de Belzunce .
Tout en applaudissant au touchant intérêt du sujet , à la
noblesse et à la pureté de l'exécution , la critique avait
regreté que cette composition n'eût été enrichie d'aucun
épisode . Une observation que nul exemple n'a démentie,
c'est que dans le poème dramatique et dans l'épopée le
sort heureux ou malheureux de tout un peuple n'est pas
propre à causer des émotionsbien vives ni bien profondes .
Si ce qu'on appelle intérêt , c'est-à-dire la part plus ou
moins grande que nous prenons à l'infortune de nos
semblables , n'est autre chose , comme l'ont prétendu
beaucoup de moralistes , que l'effet d'un retour secret et
involontaire que nous faisons sur nous- mêmes , il est certain
qu'une calamité publique n'est pas de nature à nous
toucher autant qu'une calamité privée. Quand on nous
représente un peuple entier qui souffre , chacun de nous
peut espérer qu'en un cas pareil il se sauverait , pour ainsi
dire , à la faveur du nombre : personne ne se sent en particulier
menacé d'un mal qui a atteint tout le monde avec
les exceptions que toute généralitécomporte . Mais si c'est
le malheur d'un individu qu'on nous met sous les yeux ,
tout lecteur devient cet individu lui-même et voit suspendu
sur sa propre tête le coup terrible dont il a été
frappé ; il n'y a pas moyen d'échapper à une impression
immédiate , directe et en quelque sorte personnelle qui ,
partie d'un seul point , vient chercher et atteindre chacun
de nous dans la foule. Par la même raison , s'il était possible
qu'un peuple devînt un individu , et eût , en cette
qualité , des sensations simples , je ne doute pas qu'il ne
fût plus affecté du malheur d'un autre peuple que de celui
d'un particulier .
A la tête de la seconde édition de son poëme , M. Millevoye
disait : « On m'a reproché de m'être interdit le
>> charme des récits épisodiques ; mais ils m'auraient
>> semblé parasites dans un poëmequin'estguère lui-même
>>qu'un long épisode . » M. Millevoye s'abusait ici lui
352 MERCURE DE FRANCE ,
même . Un épisode dans un poëme est le récit d'une
action incidente qui se lie au sujet , mais qui pourrait en
être détaché . Comment , d'après cela , un poëme ne
serait-il lui-même qu'un épisode ? A quel autre poëme se
rattacherait- il ? L'auteur voulait dire , ce me semble , que
son poëme n'avait guère que la longueur qu'on donne
ordinairement aux épisodes , et que par conséquent un
épisode ne lui paraissait pas pouvoir entrer dans une composition
si peu étendue. C'était encore une erreur . La
ville de Marseille , attaquée et ensuite délivrée du fléau de
la peste par les soins d'un digne prélat et par l'assistance
du ciel , forme le sujet entier d'une petite épopée , où
toutes les conditions du genre devaient être remplies : il
ne s'agissait que de mettre de la proportion entre les
parties . Après avoir vainement lutte contre le voeu de la
critique qu'appuyait peut-être en secret sa propre conviction
, M. Millevoye s'est rendu , et cette fois le poëme
de Belzunce paraît embelli d'un épisode qui le complète.
Trois vers des deux premières éditions en renfermaient
le germe ; le poëte n'a eu qu'à le développer . Il avait dit :
Les autels attendaient ce couple jeune et tendre ;
Déjà fumait l'encens . O changement fatal !
Le froid linceul .... tel est leur voile nuptial.
Ces deux jeunes amans , il les a nommés Florestan et
Selmours , et il a raconté , avec l'accent d'une douleur
touchante , leurs projets d'hymen tout-à-coup suivis d'un
affreux trépas , dont Belzunce adoucit pour eux l'horreur
en les unissant sur le bord de la tombe .
Belzunce est accouru ; Belzunce les console ,
Et retient un moment leur ame qui s'envole.
Leur regard presque éteint se ranime ; et Selmours
Croit voir le protecteur des célestes amours ,
Qui , les couvrant tous deux de ses augustes ailes ,
Vient pour les appeler aux noces éternelles .
Les yeux noyés de pleurs qu'il ne peut retenir ,
Le ministre de Dieu s'apprête à les unir ;
Il impose ses mains sur leur front qui s'incline ,
Atteste de l'hymen la majesté divine ,
Leur promet dans le ciel de saints embrassemens .....
Et l'autel de la mort a reçu leurs sermens .
Je
JUIN 1810 . 353
Je ne résisterai point au plaisir de citer une comparaison
dont la simplicité a quelque chose d'antique ; elle
m'a rappelé celle d'Orphée avec Philomèle pleurant ses
petits ravis par le laboureur inhumain : la comparaison
de Virgile a sans doute un charme plus attendrissant ;
mais celle du poëte moderne a plus de cette justesse que
nous recherchons jusque dans les images .
hirondelles
DEDE
DE
LA
SEN
Qu'au retour des zéphyrs , deux jeunes Dans leur joyeux essor , entrelacent leurs des
Le ciel semble sourire à leur amour heureux :
Mais , aux rayons du jour , quand leur vor amoureux
Dans le vague des airs mollement se balance 5 .
Du tube meurtrier si le plomb qui s'élance , cen
Les atteint , plus d'hymen ; on voit en un insta
Tomber du haut des cieux le couple palpitant.
Telle est des deux amans la noire destinée .
NY
On avait encore reproché à M. Millevoye de n'avoir point
consigné dans ses vers les noms du chevalier Rose , des
échevins Estelle et Moustier , et du chef d'escadre Langeron
, qui ont partagé les dangers et doivent partager la
gloire du prélat de Marseille. Il s'est exécuté sur ce point
à peu -près d'aussi bonne grace que sur l'autre .
Intrépide Moustier ! infatigable Estelle !
Rose , toi qu'on a vu tenir du même bras
La bêche funéraire et le fer des combats !
Et toi qui , signalant ton zèle magnanime ,
Pour servir le malheur brisas les fers du crime !
Vous tous , dignes appuis d'un prélat révéré ,
Que votre nom du sien ne soit pas séparé .
M. Millevoye nomme ici Moustier , Estelle et Rose ; mais
pourquoi n'a -t- il pas aussi nommé Langeron , et s'est- il
borné à le caractériser par un vers , fort beau sans doute ,
mais qui m'apprenant ingénieusement quel parti on a tiré
des galériens , ne me fait passavoir à qui est venue cette
idée heureuse et salutaire ? Cette omission du nom n'estelle
pas un peu en contradiction avec ce vers ?
Que votre nom du sien ne soit pas séparé .
Vous vous condamnez vous-même , dirais -je au poëte ;
Z
5
354 MERCURE DE FRANCE ,
1
car, en ne prononçant point le nom de Langeron , vous
le séparez véritablement de celui de Belzunce, que vous
proférez . Langeron est nommé dans une note ; mais la
note accuse le vers : jamais un vers ne doit avoir besoin
d'explication ni de supplément .
M. Millevoye a heureusement étendu la peinture des
effets moraux produits par la contagion. Cet égoïsme
féroce qu'inspire l'extrême danger est retracé dans ces
vers avec autant d'énergie que de vérité :
Le frère évite un frère : en leur effroi barbare ,
Loin de les réunir , le malheur les sépare .
Plus de pitié . Chacun ne connaît plus que soi :
Vivre est l'unique bien , vivre est l'unique loi .
Le fils , sans redouter la céleste colère ,
Livre aux pieds du passant le cadavre d'un père .
Le mourant qui gémit sur le seuil est traîné ;
Et sous un toit connu si quelque infortuné
Cherche pour un instant à reposer sa tête ,
Il trouve à l'écarter une main toujours prête ,
Ne voit pas un ami qui l'ose secourir ,
Et , repoussé partout , ne sait plus où mourir.
Ce dernier vers me semble d'une beauté admirable . Le
poëte poursuit :
Lois et moeurs , tout périt. La licence effrénée ,
Qui dans un seul instant voudrait vivre une année ,
D'un reste d'existence ardente à se saisir ,
,
Epuise avec fureur la coupe du plaisir :
Le vice sacrilége , au milieu des ténèbres
Cherche sur les tombeaux des voluptésfunèbres ;
Et dans l'oubli des lois , le crime audacieux ,
Impuni sur la terre , espère l'être aux cieux.
Les odieuses circonstances que ces derniers vers retracent,
ontsans doute étéfournies à l'auteurpar des mémoires
du tems : le poëte qui les aurait imaginées , aurait fait
preuve d'une affreuse connaissance du coeur humain .
On pourrait reprendre encore dans le poëme de Belzunce
quelques vers un peu secs ou d'une tournure laborieuse
, quelques expressions dont l'impropriété ne peut
être justifiée par la nécessité de la mesure ou de la rime ,
JUIN 1810 . 355
un petit nombre d'hémistiches parasites , et un plus petit
nombre encore de vers sur lesquels l'exacte grammaire
aurait des doutes à élever : mais ce sont de légères taches
qui ne nuisent véritablement point à l'effet du morceau
et queje ne crois pas devoir indiquer autrement à l'auteur ,
certain qu'il saura aussi bien les apercevoir lui-même
que les faire disparaître . AUGER.
REVUE LITTÉRAIRE.
MANUEL DU LIBRAIRE ET DE L'AMATEUR DE LIVRES , contenant
1º un Nouveau Dictionnaire bibliographique , dans
lequel sont indiqués les livres les plus précieux et les
ouvrages les plus utiles tant anciens que modernes , etc.;
2º une Table en forme de Catalogue raisonné , où sont
classés méthodiquement tous les ouvrages indiqués dans
le Dictionnaire , et de plus un grand nombre d'ouvrages
utiles , mais d'un prix ordinaire , qui n'ont pas dû être
placés au nombre des livres précieux ; par J. C. BRUNET
ils; 3 vol . in-8°. Prix , 24 fr. A Paris , chez Brunet ,
libraire , rue Gilles-Coeur , nº 4 ; et chez Leblanc , imprimeur-
libraire , Abbaye-Saint-Germain .
Nous ne pensons pas que l'époque où nous vivons soit
précisément celle où la lecture et l'érudition aient été le
plus à la mode ; mais il est sûr que jamais les livres rares ,
curieux et bien imprimés , n'ont été plus recherchés ni plus
chers . Il en a péri beaucoup en effet dans le tems du vandalisme
révolutionnaire ; un grand nombre de bibliothèques
ont été dispersées , et nous sommes au moment où
les gens de lettres et les hommes riches qui savent bien
user de leur fortune , travaillent concurremment à en reformer
. Les lumières de la bibliographie sont nécessaires
aux uns et aux autres ; il ne leur suffit même pas de savoir
reconnaître les bons livres ; il faut qu'ils soient en état
d'en fixer le prix. Jusqu'à présent la Bibliographie instructive
de M. De Bure avait sufti pour le premier objet , et le
Dictionnaire de Cailleau pour le second :: mais depuis vingt
ou trente ans , la Bibliographie avait fait des progrès qui
arriéraient un peu l'ouvrage de M. De Bure , et le prix des
livres avait subi des variations qui rendaient encore plus
suranné celui de Cailleau . M. Fournier essaya , ilyadeux
Z2
4
356 MERCURE DE FRANCE ,
ans , de remettre les amateurs au courant par un nouveau
Dictionnaire Bibliographique ; mais cet ouvrage beaucoup
trop abrégé , et rédigé avec trop de précipitation , péchait
encore par une appréciation des livres tantôt trop faible ,
tantôt trop forte , et le plus souvent inexacte . La lacune
restait donc encore à remplir , et c'est ce que vient de faire
M. Brunet fils d'une manière très - heureuse . Son Dictionnaire
a toute l'étendue désirable ; il est rédigé avec soin.
Les prix des livres y sont cités d'après les catalogues des
ventes les plus célèbres , et une liste chronologique de ces
catalogues met le lecteur à même d'en suivre la hausse et
la baisse depuis plus de quarante ans . Sa Table en forme
de Catalogue raisonné ne satisfera pas également tout le
monde. Il est trop difficile de faire pour chaque amateur
le catalogue des livres qui lui conviennent , sans le consulter
. Cette Table cependant n'est point sans mérite et
ne sera pas sans utilité . Le reproche le plus grave qu'on
puisse lui faire , c'est d'avoir traité la littérature allemande
avec une négligence impardonnable et plus coupable qu'un
entier oubli . Cependant , malgré ce défaut de la Table ,
qu'il était indispensable de relever dans un journal où l'on
s'occupe de littérature étrangère , et malgré quelques erreurs
de détail dans les indications du Dictionnaire , le Manuel
formé de leur réunion est et sera encore long-tems le guide
le plus sûr , le plus complet et le plus commode que le
libraire et l'amateur de livres auront à choisir.
L'INSTITUTEUR FRANÇAIS; publié par M. DE LA CROIX ,
ancien avocat , juge civil . Un vol. in-8°. Prix , 5 fr . , et
6 fr. 50 c . franc de port . A Paris , chez Arthus -Bertrand,
libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
On ne peut plus révoquer en doute que l'éclat et la prospérité
d'un Etat n'émanent des vertus et des lumières de ses
habitans . Rien n'est donc plus important que de répandre
surles générations naissantes le goût des sciences et les principes
d'une pure morale . C'est par cette raison qu'on ne
peutpas trop honorer la profession qui a pour objet d'éclairer
la jeunesse , de la purifier, et de diriger ses pensées vers
un but d'utilité individuelle et publique. Il est un genre
d'éducation qui peut convenir à tous les hommes ; mais il
en est aussi qui s'adaptent plus particulièrement au caractère
, aux moeurs et aux institutions nationales . Lycurgue ,
qui ne voyait que sa patrie, n'élevait les enfans que pour
1
JUIN 1810 . 357
elle; l'auteur d'Emile n'a paru vouloir les élever que pour
eux. L'Instituteur français , que nous annonçons , semble
avoir eu pour objet de faire concourir leur intérêt avec celui
de la patrie : après les avoir disposés à marcher dans les
diverses routes qui conduisent à la fortune , aux honneurs
et à l'estime publique , il les dirige dans celles qui ont le
plus d'attraits pour eux , sans leur dissimuler les difficultés
et les obstacles qu'ils pourront y rencontrer.
Ce plan d'éducation ne ressemble point à ceux qui ont
paru sur le même sujet jusqu'à présent; il est plus vaste ,
puisqu'après avoir considéré l'homme dans ses rapports
avec le ciel , il le met en relation avec la société , et le prépare
à entrer en harmonie avec elle par le développement
de toutes ses facultés . Il commence parinspirer à la jeunesse
le sentiment des vertus en lui faisant comprendre qu'elles
seules ennoblissent son existence , et lui impriment un
caractère distinctif de tous les êtres vivans . Il l'attache aux
principes de justice par son intérêt personnel , il lui fait
naître le goût des sciences et des belles-lettres , il place sous
ses regards les grands tableaux de l'histoire ; il ne se contente
pas de lui découvrir les révolutions qui se sont succédées
dans les républiques dela Grèce et de Rome , il remonte
aux causes de ces révolutions , et lui découvre par quelle
suite de fautes et d'imprudences les peuples qui s'étaient
montrés le plus jaloux de leur liberté l'ont laissé échapper ,
et comment les successeurs d'Alexandre , en divisant leurs
intérêts sont tombés sous l'orgueilleux despotisme des
Romains . Descendant ensuite à des époques plus rapprochées,
il attache ses jeunes disciples au gouvernement sous
lequel ils sont destinés à vivre , en leur faisant apercevoir
les inconvéniens liés à d'autres qu'on a trop déprisés ou
exaltés : mais comme il est bien loin de vouloir faire des
publicistes de ses élèves , il glisse rapidement sur ces questions
tant débattues , et qui sont si indifférentes pour la
prospérité des hommes. Il fixe l'attention de ses élèves sur
les diverses professions que le mérite etle talent ne peuvent
dédaigner ; il n'usurpe point sur le vulgaire celles qui appartiennent
à l'ignorance , et transforment l'homme en instrument
mécanique. « Laissez , leur dit- il , les occupations
> machinales qui exigent plus de bras que de tête à la
>> grossière ignorance , et ne rivalisez point avec elle en lui
> disputant son salaire . Je n'ai point orné votre esprit pour
vous laisser retomber dans la tourbe des manoeuvres et
>>paralyser ainsi toutes les facultés de votre ame . La vue
BIAL. UNIV,
ART
358 MERCURE DE FRANCE ,
» d'un tableau sorti de la riche école de Rome vous fait-
⚫ elle naître le désir d'exprimer aussi sur la toile une forte
pensée , d'y attacher une situation digne de fixer les regards
» de la postérité , capable de rappeler de grands souvenirs ?
> allez manifester cette noble ambition à un artiste distin-
» gué, qui vous initiera dans les mystères de son talent, qui
> asservira votre génie à des règles qu'on ne doit pas fran-
» chir. En étudiant long-tems la nature et les procédés de
» l'art , peut-être parviendrez-vous un jour à occuper une
> place dans l'école française ; mais gardez-vous de vouloir
> l'obtenir trop vite: que les suffrages de la multitude ne
> vous aveuglent pas , qu'un sordide intérêt ne multiplie
> point vos créations , et songez que , pour vivre dans la
> postérité , il faut s'oublier et ne travailler que pour elle .
» Les poëmes épiques que nous avons lus , les Méta-
» morphoses d'Ovide , les traits héroïques de l'histoire ,
> vous ont-ils inspiré le désir d'animer le marbre , de faire
>>sortir d'un bloc informe un Jupiter , un Moïse , un Ma-
> homet ? Consacrez quelques années de votre jeunesse à
> voir le ciseau séparer la matière de l'esprit et de la vie ;
faites entrevoir la divinité sous les formes humaines . Si
» vous donnez le jour à une Grace , à une Nymphe, qu'elle
» soit si belle , si ravissante , qu'on vous accuse d'être de
> nouveaux Pygmalions , et que tous ceux qui la verront
> deviennent vos rivaux ; queVénus elle-même soit jalouse
> de la perfection de ses charmes et du moelleux de ses con-
> tours : mais pour arriver au point de surpasser la nature ,
il faudrait se surpasser soi-même , avoir une telle opinion
du beau idéal , qu'on ne vît dans les modèles que des
machines vivantes dont on daignerait emprunter quelques
» beautés rares et fugitives . »
"
"
"
C'est dans l'ouvrage même qu'on peut voir avec quel art
cet ami de la jeunesse s'insinue dans sa confiance , la
détourne des occupations oiseuses , anime son zèle pour les
travaux utiles et glorieux , l'entraîne dans la carrière de l'éloquence
, danscelle des armes , écarte par des idées sublimes
et religieuses les dégoûts attachés à la profession de médecin
et de ministre des autels . Dans des promenades champêtres
, il donne à ses élèves des leçons sur l'agriculture ,
et les met en rapport avec des agriculteurs qui deviennent
alors leurs véritables instituteurs . Il fait concourir à leur
instruction les préceptes et les exemples ; ainsi c'est d'une
voiture chargée de coupables condamnés aux galères , qu'il
.
JUIN 1810 . 359
tire ses leçons sur tous les délits qui conduisent à l'opprobre
et à l'esclavage
L'auteur a placé à la suite de ce Traité d'éducation plusieurs
maximes sur des sujets graves , et qui ne pouvaient
entrer dans le cours de son ouvrage , mais qui peuvent en
' être envisagées comme le complément.
D'après les idées saines et utiles que renferme l'Instituteur
français , nous ne serions pas étonnés que l'auteur
obtînt un jour la seule récompense qu'il ambitionne , celle
de le voir placé au nombre des livres classiques , comme
l'ont été ses Réflexions morales sur les délits publics et
privés , qui se vendent chez le même libraire .
LA CHAPELLE D'AYTON , ou EMMA COURTENEY . Nouvelle
édition . - Quatre vol . in- 12 . Prix br. , 9 fr. , et 11 fr .
franc de port.-A Paris , chez Maradan , libraire , rue
des Grands-Augustins , nº 9.
UNE nouvelle édition est déjà un préjugé assez favorable
pour un roman , sur- tout pour un roman en quatre volumes .
Qui a pu procurer cet avantage à la Chapelle d'Ayton ? Ce
n'est ni le merveilleux de l'intrigue , ni peut être l'art qui en a
tracé et combinéleplan. Onn'y trouve ni paradoxes singuliers ,
ni événemens extraordinaires . D'autres causes ont faitle succès
de ce roman intéressant,qui est en même tems un ouvrage
estimable : d'abord la beauté des trois principaux caractères ;
en second lieu , la grande connaissance du coeur humain
qu'y développe l'auteur, et les observations ingénieuses qu'il
yasemées ; enfin, le mérite d'un style toujours correct, souvent
élégant , et qui prend avec facilité toutes les couleurs
que le sujet demande. Ajoutons que cet ouvrage a été
composé dans une vue philosophique qui lui prête plus
d'importance que n'en ont ordinairement les livres de ce
genre : Deux puissances gouvernent la vie de l'homme
(dit l'auteur dans sa Préface ) , sa vocation et sa destinée ;
celle-ci entraîne ses pas , tandis que l'autre demeure en
possession de sa volonté ; c'est ce qui fait que le corps et
l'esprit vont si rarement ensemble , et que la tâche qu'il
leur est imposé de poursuivre en commun , est d'ordinaire
si mal remplie. Emma Courteney est en effet entraînée
par sa destinée bien loin de sa vocation. Auguste Harley,
son amant est également emporté loin du but qu'il se proposait
, par une faute dont il pouvait accuser sa destinée ,
au moins en partie ; mais s'il en résulte que notre héros ne
360 MERCURE DE FRANCE ,
1
remplit pas tout-à-fait sa tâche , notre héroïne , en revanche
, fait tout ce qu'on peut attendre de l'ame la plus noble
et du coeur le plus pur. Entre ces deux personnages , on en
voit briller un troisième , M. Montague , moins attachant
peut-être parce qu'il est trop parfait , mais dont la création
nous semble annoncer dans l'auteur un talent encore plus
rare . Il rappelle l'Allworthy de Tom Jones , mais il n'en
a pas les défauts ; il est aussi bon , aussi généreux , aussi
noble ; il est plus fort et moins crédule , et se trouve placé
dans de bien autres situations .
Cet ouvrage n'est point traduit de l'anglais , comme on
pourrait le croire d'après le titre , et mieux encore d'après
la connaissance parfaite que l'on y remarque des moeurs
anglaises . La couleur locale y est conservée avec le plus
grand soin. Il est vrai , cependant , qu'il existe une Chapelle
d'Ayton en anglais , et que l'auteur de notre roman
avait d'abord voulu traduire cet ouvrage ; mais , au lieu de
le traduire , il l'a refait , même dans la première édition , et
n'en a presque plus rien conservé dans la seconde .
Notre intention n'est point d'analyser cet ouvrage : ce
serait anticiper sur le plaisir que l'on prendra sans doute à
sa lecture . Nous nous bornerons à dire que , s'il est aisé de
trouver des romans plus forts d'intrigue et d'invention , on
en rencontrera difficilement où les moeurs et les caractères
soient peints avec plus de vérité et plus de charme , et où
la vertu sans austérité , comme sans faste , se montre avec
plus d'attraits .
GALERIE HISTORIQUE DES HOMMES LES PLUS CÉLÈBRES DE
TOUS LES SIÈCLES ET DE TOUTES LES NATIONS , contenant
leurs portraits gravés au trait , d'après les meilleurs originaux
, avec l'abrégé de leur vie et des observations sur
leur caractère ou sur leurs ouvrages ; par MM. Auger ,
Biot , Cuvier , de Barante , Feuillet , Landon , Le Breton ,
Bergasse , Ginguené , etc. , publiée en douze volumes ,
disposés par ordre alphabétique ; chaque volume contenant
72 portraits et autant de notices de 2 , 4 et 6 pages .
Première livraison , comprenant les volumes I , II et III .
Prix de chaque volume, 9 francs en feuilles ; et cartonné ,
étiqueté en or , par Bradel , 10 francs . Un franc de plus
par la poste . A Paris , chez Landon , éditeur , rue de
l'Université , nº 19. Les livraisons suivantes paraîtront
de mois en mois .
DANS un ouvrage de ce genre , où l'on rend compte avec
JUIN 1810 . 361
plus ou moins de détails de la vie des hommes de tous les
pays qui ont obtenu quelque célébrité , il fallait éviter deux
défauts dans lesquels sont tombés presque tous les compilateurs
de biographie , la prolixité et sur-tout le choix malentendu
des articles . Dans le Dictionnaire historique , pour
dix noms capables d'intéresser le lecteur et d'exciter son
attention , il en est cent indignes de l'occuper un seul
instant. Il pèche aussi trop souvent par l'inexactitude des
faits et des dates , et enfin le style en est généralement
lâche , diffus et incorrect . M. Landon , éditeur et auteur
de productions d'un mérite reconnu , a apporté plus de
soins à la publication de sa Galerie historique . On ne retrouve
pas dans cet ouvrage la plupart des fautes qui déparent
les ouvrages du même genre qui l'ont précédé : mais
ce qui le distingue particulièrement , ce sont les portraits
placés à la tête de chaque notice , et qui sont tous gravés
avec soin d'après les meilleurs originaux. Si l'on en juge
d'après des tableaux bien connus , ou d'après des bustes
antiques qui sont sous les yeux de tout le monde , leur
ressemblance est frappante. On reconnaît ces mêmes
hommes dont les traits sont déjà dans notre mémoire , et ;
à la seule inspection de leur portrait , on pourrait les nommer
de suite , sans crainte de se tromper.
Cette idée d'avoir fait précéder la vie des hommes célèbres
d'une gravure où ils sont représentés avec autant de
vérité d'expression que de pureté de dessin , est tout-à-lafois
neuve et heureuse . On aime à contempler les traits de
ceux dont on a lu l'histoire , et qui ont laissé dans notre
ame de grands ou d'intéressans souvenirs . La vue de ces
portraits inspire d'ailleurs quelquefois plus de réflexions
que n'en font naître les récits les plus longs et les pins
détaillés , parce que l'homme se montre quelquefois dans
sa physionomie , et qu'en étudiant l'une on croit parvenir
à mieux expliquer l'autre , ou parce qu'il peut exister entre
les traits et le caractère de la même personne ou de personnes
différentes , des ressemblances , des oppositions ,
des analogies , des contrastes qui font penser les esprits
portés à la méditation . D'ailleurs , nous sommes bien aises
de connaître ceux pour qui des lectures précédentes ou des
entretiens antérieurs nous ont déjà inspiré des sentimens
d'amour , de vénération , de reconnaissance , ou de haine ,
de mépris et d'horreur . Il nous semble que lorsque nos
yeux sont fixés sur le tableau , sur la statue , sur la gravure
qui les reproduit pour nous , qui les fait revivre , pour
362 MERCURE DE FRANCE ,
ainsi dire , à nos regards , il nous semble , dis-je , que tous
ces sentimens divers prennent une nouvelle activité dans
notre ame , et acquièrent un nouveau degré d'énergie . On
hait plus un tyran , on aime davantage un bon prince lorsque
leur image est sous nos yeux , comme on haïrait encore
plus le premier , comme on se sentirait un plus vif
enthousiasme pour le second , s'ils étaient réellement et
en personne devant nous. Cela tient à la nature du coeur
humain , dont les sentimens sont d'autant plus profonds ,
dont les passions sont d'autant plus véhémentes qu'il reçoit
des sensations plus directes . Le coeur ne fait jamais d'abstractions
, les abstractions ne sont que des opérations de
l'esprit.
Il n'est pas de lecture qui puisse mieux se concilier avec
les goûts et les besoins des différens âges , que celle de la
Galerie historique . Elle plaira aux jeunes gens , dont elle
augmentera les connaissances et rendra l'imagination plus
active ; elle offrira aux hommes d'un âge mûr , des rapprochemens
à faire , des résultats à trouver ; elle rappellera
aux vieillards leurs souvenirs fugitifs et les fixera dans leur
mémoire , chaque jour plus infidèle ; elle aura tout l'intérêt
de l'histoire avec plus de variété ; enfin , elle sera tout àla-
fois instructive et amusante , mérite bien essentiel aujourd'hui
sur-tout que les gens du monde , et en général
tous les hommes d'un esprit paresseux , ne craignent rien
tant que l'ennui , ne veulent qu'effleurer les sujets , de peur
de se fatiguer à les approfondir, et rejettent bien loin toute
'espèce de travail qui exige une attention un peu sérieuse .
Les notices biographiques de la Galerie des hommes célèbres
ayant été rédigées par différens écrivains , le style
se ressent un peu de la diversité de leur goût , de leurs
talens et de leurs connaissances . Il est dans quelques articles
moins soigné que dans d'autres . Il n'a pas par-tout
la même precision ; mais , en général , les littérateurs que
M. Landon a chargés de ce travail , s'en sont bien acquittés
, et leur diction a pris la couleur du sujet et le ton qui
convenait à cette sorte de narration . Quelques notices
manquent deproportion entre elles ; les unes sont trop étendues
, les autres trop resserrées : quelques-unes même
manquent d'ordre dans la disposition des faits et de méthode
dans leur arrangement . Ces défauts sont compensés
par des beautés qui l'emportent de beaucoup dans la balance.
On reconnaît plus d'une fois une plume exercée à
des morceaux qui réunissent les qualités du style les plus
JUIN 1810. 363
5
!
1
!
5
t
essentielles : d'ailleurs le talent des rédacteurs était une
sûre garantie que l'exécution de cette entreprise répondrait
à sa conception première , et nommer MM. Auger , Biot ,
Cuvier , etc. , c'est assez faire l'éloge d'un livre qui réunit
l'utile et l'agréable , et qui par conséquent doit avoir le même
succès que les autres ouvrages publiés par M. Landon .
Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci.
ANNALES DRAMATIQUES , ou Dictionnaire général des Théâtres
.-A Paris , chez Babault, l'un des auteurs ; Capelle
et Renand , rue J.-J. Rousseau .
CET ouvrage , conçu sur un plan très-vaste , aurait pu
plaire aux amateurs de l'art dramatique . Les auteurs n'annonçaient
rien moins que 1º l'analyse de tous les ouvrages
dramatiques , tragédie , comédie , drame , opéra , opéra
comique , vaudeville , etc. , représentés sur les théâtres de
Paris , depuis Jodelet jusqu'à ce jour , la date de leur représentation
, les noms de leurs auteurs , avec des anecdotes
théâtrales ; 2º les règles et observations des grands
maîtres sur l'art dramatique , extraites des OEuvres d'Aristote
, Horace , Boileau , d'Aubignac , Corneille, Racine,
Molière , Regnard, Destouches , Voltaire , et des meilleurs
Aristarques dramatiques ; 3º les notices sur les auteurs,
compositeurs , acteurs , actrices , danseurs , danseuses ,
avec des anecdotes intéressantes sur tous les personnages
dramatiques anciens et modernes , morts et vivans , qui
ont brillé dans la carrière du théâtre.
C'est promettre beaucoup , pour donner peu1,, et sans
aller bien loin , nous allons citer deux articles du tome second
, le dernier qui nous soit parvenu .
• Beaussol ( Peyrand de) , né à Lyon , est auteur des
Arsacides , de Stratonice et de plusieurs autres pièces
maintenant oubliées .
Beffroy de Reigny , dit le Cousin Jacques , est l'auteur
> de Nicodême dans la Lune , du Club des Bonnes Gens ,
» de la Petite Nanette , et de quelques ouvrages du même
» genre , où l'on remarque de la naïveté et de l'originalité
.
M. de Beaussol est mort depuis quelques années , il s'appelait
Peyraud et non Peyrand. Nous nous attendions à
trouver à son article la liste de tous ses ouvrages dramatiques
, nous avons été trompés dans notre espérance .
Cette dernière observation s'applique aussi à l'article sur
364 MERCURE DE FRANCE ,
1
M. Beffroy Reigny, dit le Cousin Jacques . On nous donne
tout simplement son nom et le titre de trois de ses pièces .
Il nous semble qu'il eût fallu toutes les rappeler , et puis
réserver les anecdotes pour les articles qu'on devait ou
qu'on doit donner sur chacune de ces pièces . N'eût-il pas
été bon de dire que M. Louis-Abel Beffroy de Reigny ,
dit le Cousin Jacques est né à Laon , département de
l'Aisne , le 6 novembre 1757 ? Le Cousin Jacques a donné
lui-même ces dates au public dans son Testament d'un
électeur , et dans son Dictionnaire néologique des hommes
etdes choses .
Si à l'inverse des mathématiciens , nous passions de l'inconnu
au connu , nous aurions bien d'autres reproches à
faire .
Boileau est né à Crosne et non à Cône .
Le chapitre des omissions serait très-étendu ; on n'a
consacré aucun article à Calas , drame en quatre actes et
en prose , de M. Lemierre d'Argy , représenté sur le
théâtre Français le 17 décembre 1790 , et imprimé , ni à
Caius Marcus Coriolan , tragédie de M. Gudin de la Brenellerie
, représentée le 14 août 1776, imprimée la même
année , etc.
Les anecdotes ont été admises de toutes mains ; on lit,
tome II , p . 291 :
“ Coriolan , tragédie de l'abbé Abeille , 1676. On prétend
> que cette pièce essuya , à la première représentation , une
" chute dont elle ne put se relever , et l'on rapporte à ce
> sujet une anecdote qui nous a paru mieux placée à l'ar-
■ ticle d'Argélie , tragédie du même auteur , etc. »
Cette anecdote se rapporte au célèbre vers :
Vous souvient-il , ma soeur , du feu roi notre père ?
Or , les frères Parfaict , dans leur Histoire du Théâtre
Français , tome XI , p . 333 et 439 , disent formellement
que ce vers n'existe ni dans Coriolan , ni dans Argélie.
Les auteurs des Annales dramatiques auraient donc du
se dispenser de répéter une fausse anecdote qui n'est que
trop répandue .
S'il fallait reprendre toutes les fautes , erreurs , omissions ,
le journal entier ne nous suffirait pas ; ainsi nous bornerons
ici nos observations .
JUIN 1810 . 365
-
VARIÉTÉS .
SPECTACLES . Théâtre Français .- Débuts de Mlle Dupont.
- Le rôle de Lisette dans la Métromanie est un de
ceux où il est d'usage de faire débuter les soubrettes , et
cet usage est un de ceux du Théâtre Français , dont le
public a le moins sujet de se plaindre. Le chef-d'oeuvre
de Piron est généralement reconnu pour un des chefsd'oeuvre
de notre scène . C'est une comédie du meilleur
ton , écrite dans le meilleur style , et pleine dans tous ses
détails de verve et d'originalité . Nous sera-t-il permis d'observer
que , malgré tous ces avantages , l'ensemble en est
peut-être un peu froid , et d'en trouver la raison dans la
nature même du sujet , dont tout le comique porte sur un
travers d'imagination qui ne saurait être peint d'aussi vives
couleurs que les passions et les vices ? Ce qu'il y a de
certain , c'est que les acteurs retranchent aujourd'hui à la
représentation beaucoup de passages qu'on est bien aise
de retrouver à la lecture , et dont on ne peut cependant
leur reprocher la suppression , motivée par la nécessité de
donner plus de vivacité à l'intrigue . Que penser après cela
des auteurs modernes qui fondent le succès de leurs comédies
sur des tirades ? Un pareil exemple devrait leur
apprendre à eux-mêmes que de tels succès ne peuvent être
que passagers .
Ce dont il faut savoir gré à l'auteur de la Métromanie ,
c'est d'avoir relevé le caractère de poëte assez peu considéré
de son tems , en peignant son Damis brave et généreux
, en lui donnant le beau rôle de la pièce , et de n'en
avoir pas moins présenté sans ménagement , par l'organe
de Baliveau , tousles plus forts argumens que l'on ait jamais
imaginés contre le culte des Muses. C'est une preuve de
génie que de mettre ainsi en scène deux opinions opposées
sans affaiblir ni l'une ni l'autre , et de plaider avec la même
éloquence sous le nom des deux avocats . Avant Piron la
profession d'auteur n'avait point eu de défenseur au théâtre
. Elle en a trouvé beaucoup depuis , mais aucun n'a su
garder cette juste mesure . Les nouveaux apologistes des
lettres en ont presque divinisé la culture , en faisant l'apothéose
des moindres auteurs . Piron ne trouvait d'excuse
pour Damis auprès de son oncle que dans l'espoir d'égaler
366 MERCURE DE FRANCE ,
les maîtres du Parnasse français ; aujourd'hui le talent de
faire un tiers ou un quart de vaudeville paraît une raison
suffisante au jeune homme qui veut se dispenser de prendre
un état. Cette complaisance à louer son propre goût
ou sa propre manie , et à faire l'apothéose de ceux qui nous
ont précédés dans la carrière où nous marchons, a quelque
chose de trop niais pour être de longue durée.
Mais revenons à la débutante. Ml Dupont , depuis ses
premiers essais , paraît avoir vaincu certaines difficultés de
son organe , mais elle ne fait d'ailleurs que répéter les
leçons qu'elle reçoit ; elle ignore l'art de mettre des nuances
dans ses rôles ; elle est loin d'en saisir toutes les intentions .
Ce qu'elle a le mieux rendu dans la Métromanie , ce sont
les scènes où elle passe pour sa maîtresse , d'abord aux
yeux du père , et ensuite aux yeux de l'amant ; elle ya mis
de l'espiéglerie et de la gentillesse . Si elle avait aussi bien
joué la scène où elle reçoit les reproches de Dorante et le
désabuse , et celle où elle dérobe à Damis son secret , nous
lui donnerions de plus grands éloges ; mais jusqu'à présent
nous en sommes réduits à répéter qu'elle est jeune et
jolie , et débite assez passablement les vers .
Talma , depuis sa rentrée , continue à partager les honneurs
de l'affiche avec Mlle Dupont. Leurs noms y figurent
tour-à-tour en lettres capitales , mais leur effet n'est pas le
même sur le public. La salle est presque vide quand on
lui annonce la soubrette ; il s'y précipite en foule quand
on lui promet le héros . Le dernier rôle dans lequel ce grand
acteur a paru , est celui d'Oreste dans Iphigénie en Tauride
, et il l'a joué mieux peut- être que jamais . Ily montre
plus d'abandon , plus de naturel; ily fait moins d'efforts ,
il y cache mieux son art ; il y dérobe encore plus entiérement
l'acteur pour ne laisser voir que le personnage.
Mlle Duchesnois montre beaucoup trop l'actrice dans le
rôle d'Iphigénie . Elle y est aussi tendre , elle y a des accens
aussi enchanteurs que dans Ariane ou dans Phèdre ; elle
ne faitpoint sentir la différence d'une amante à une soeur.
Elle s'est fait applaudir dans la scène de la reconnaissance
au quatrième acte , et au cinquième lorsqu'elle résiste à
Thoas; mais elle porte dans tout son rôle ce vice de déclamation
que l'on peut reprocher à la plupart de nos acteurs .
A les entendre , on serait tenté de croire que tout l'art
consiste dans les contrastes , tant ils prennent soin de chuchotter
avant de crier , et de revenir des cris au chuchottement
sans intervalle . Un antre artifice qu'ils emploient ,
JUIN 1810 . 367
3
c'est de traîner certains vers avec tant de lenteur et d'en
précipiter d'autres avec une volubilité si grande , qu'un
hémistiche de la première manière est aussi long à prononcer
que deux ou trois vers de la seconde. Il en résulte
- que le sens de l'auteur se perd quelquefois dans les vers
dont on isole toutes les syllabes , et qu'il est presqu'impossible
de bien entendre ceux où on les confond . Mais ce
qu'il y a de plus merveilleux encore , c'est que moins le
public entend , plus il applaudit. Il lui suffit que l'acteur
ait annoncé l'intention de faire de l'effet , il s'empresse de
lui en tenir compte , à-peu-près comme au Vaudeville , où
l'on fait par fois répéter des couplets amphigouriques ,
mais qui , par un cliquetis d'antithèses , annoncent qu'on a
voulu y mettre de l'esprit. Il y a sans doute au fond de
tout cela une bonhommie très-estimable , mais pour l'intérêt
de l'art et de nos plaisirs , il vaudrait encore mieux
ne la pas pousser aussi loin .
On a donné , mercredi , la première représentation du
Vieux Fat on les Deux Vieillards , comédie en cinq actes
et en vers , de M. Andrieux , membre de l'Institut de
France . Cet ouvrage, dont le fonds est un peu faible , mais
dont les détails sont charmans et le style admirable , n'a pas
réussi sans opposition. Il en a cependant triomphé , et l'on
a demandé l'auteur. Nous en rendrons compte dans le
prochain Mercure .
Théâtre de l'Impératrice .-Jeunesse et Folie , comédie
en trois actes , en prose , de M. Pigault-Lebrun .-
Nous ne ferons point un reproche à M. Pigault-Lebrun ,
d'avoir choisi , pour nous amuser pendant deux heures à
l'Odéon , un sujet dont le fonds a déjà été produit et reproduit
sur tous nos théâtres; mais nous nous dispenserons
d'en rendre compte en détail. Nous n'apprendrions
rien à nos lecteurs par l'analyse exacte d'une pièce où l'on
voit , comme dans plusieurs autres qu'ils connaissent , un
jeune étourdi assailli par des créanciers que son valet se
charge d'éconduire , poursuivi par un oncle riche qui arrive
des îles tout exprès pour le faire enfermer et finit par payer
ses dettes , aimé enfin d'une veuve jeune et riche qui le
congédie en apprenant sa mauvaise conduite et l'épouse
sur son repentir. Il fallait de l'invention dans les détails
pour faire passer sur le plagiat de l'ensemble ; il fallait surtout
de la gaieté pour en sauver l'ennui , et c'est à quoi M.
Pigault-Lebrun a pourvu avec beaucoup d'adresse. Sa
fol
368 MERCURE DE FRANCE ,
pièce fourmille de plaisanteries sans prétention , et ce qui
vaut encore mieux , elle offre même des scènes comiques ;
au premier acte , celle où le valet Champagne , près d'être
arrêté pour son propre compte , à la requête d'un parfumeur
, trouve le secret de faire payer sa dette par l'usurier
Dufour qui était venu dans l'intention de faire arrêter son
maître ; au second acte , celle où ce même Champagne ,
sommé par l'oncle américain de faire comparaître son neveu
qu'on prétend s'être caché dans la maison après avoir
changé de nom , mais sans pouvoir changer de visage ,
substitue à son maître le portier de l'hôtel , affublé d'une
robe de chambre et d'un bonnet de nuit , ce qui déroute
tout-à-fait le pauvre oncle ; au troisième acte enfin , l'arrivée
du commissaire et les reconnaissances imprévues
qui en sont le résultat. Disons encore à la louange de
l'auteur , que le caractère de l'usurier Dufour est fort bien
tracé ; c'est le Bartolo de sa profession ; il est rusé , défiant ,
malin , et Champagne n'en a que plus de mérite à en faire
sa dupe . Au reste , il ne faut pas plus chicaner l'auteur
sur la vraisemblance de son intrigue que sur la nouveauté
de son sujet. Il ne faut pas non plus en examiner de près
la morale. On y trouverait trop à dire , si l'on prenait la
chose au sérieux; mais il ne nous a pas laissé le tems d'y
penser , en nous apprêtant continuellement à rire. C'est
ainsi qu'il faut traiter toutes les pièces fondées sur les
fourberies des valets . Elles ne deviennent immorales que
lorsqu'on y parle de morale. J'ai ri , me voilà désarmé ,
dit Baliveau dans la Métromanie , et cela est plus vrai au
théâtre que par-tout ailleurs .
Théâtre du Vaudeville . - Le Secret de Madame , comédie
en un acte , mêlée de couplets , de MM. Dumolard
et Moreau .
L'anecdote qui a fourni le sujet de cette pièce , est tirée ,
dit-on , d'un recueil intitulé : Paris , Versailles , et les
Provinces . Une femme dont le mari devait faire un voyage
en Angleterre et ne voulait pas l'y mener , parce qu'elle ne
savait pas l'anglais , s'imagina de l'apprendre à son insu.
Elle choisit pour maître un jeune homme qui avait ses entrées
dans la maison et que son mari voulait même prendre
pour gendre. Les leçons étaient longues et fréquentes ;
et bientôt il s'y joignit une correspondance composée de
lettres tirees d'un roman anglais , que Mmede Saint-Far
traduisait et que le chevalier lui renvoyait corrigées . Ce
manège
JUIN 1810 . 369
SEINE
E
manége excita la jalousie du mari ; sa femme se plut à l'entretenir
, et après s'en être assez long-tems amusée , elle
remit à M. de Saint-Far la correspondance suspecte dont la
vue le tira bientôt de son erreur .
SODEPLA
Ves aud
celles de
Il eût été plus facile de faire de cette anecdote un roman
qu'une comédie , et une comédie , qu'une pièce mêlée
couplets. Les situations comiques même-temstrès-délicates,etne peuveqnut'eêltlreetorfafireté,es gere
ment', comme tout doit l'être au Vaudeville ;
teurs, pressés entre les conditions de leur sujet
leur théâtre , cherchant à remplir tour-à-tour les thes
les autres , ont-ils produituunn ouvrage mixte, qui est satis
faisant sous aucun rapport . La partie dramatique estam
quée et l'on n'a pu en sauver les inconvenances ;
plets sont froids quand ils sont faits pour la situation
paraissent lestes quand on y vise à la légèreté. Ce qu'il y'a
demieux dans cet ouvrage , ce sont les rôles de la suivante
et du valet , et la scène qu'ils ont ensemble. Le public
l'a fort applaudieples amis ont applaudi le reste , et personne
d'ailleurs n'a sifflé. Ainsi , la pièce est arrivée au
dénouement sans malencontre ; le publica su gré , sans
doute, auxauteurs, de l'intentio'n; mais ils lui ontdonné
par-là le droit d'exiger qu'une autrefois cette intention
soitmieuxremplie.28 ja ٠١٠
6
Théâtre des Variétés Courte et Bonne , ou M. Grégoire,
vaudeville en un acte de MM. Merle et Desessarts .
Si le fonds de cette pièce est très-léger , l'idée au moins
en est ingénieuse , et qui plus est, elle est morale sans
cesser d'être gaie , chose qu'on ne voit pas tous les jours.
Les auteurs ont voulu montrer qu'un pauvre pouvait devenir
riche et même redevenir pauvre sans rien perdre de sa
gaieté; et ils ont choisi pour exemple un bon porteur
d'eau nommé Grégoire , qui ayant gagné à la loterie de
quoi se mettre à son aise pour le reste de ses jours , aime
mieux se ruiner en passant trois mois dans l'opulence , et
reprend ensuite ses seaux , tout aussi joyeusement qu'il
avait pris possession de son carrosse.
:
Ce trait de philosophie-pratique a été fort goûté du public.
De jolis couplets ont aussi contribué à capter sa bienveillance
, et l'on peut prédire un succès soutenu à cette bagatelle
ingénieuse, qui a d'ailleurs le mérite d'être d'un ton
beaucoup meilleur que le répertoire ordinaire de ce
théâtre.
Aa
a
POLITIQUE.
i :
AUCUNE note officielle n'apprend l'état des affaires à
Constantinople , depuis que nous savons que la Porte
prohibé dans la Mer-Noire le passage des bâtimens
armés . Si l'on en croit les nouvelles d'Allemagne , on avait
conçu l'espoir de quelque rapprochement entre les Russes
etles Turcs , mais depuis , toute espérance paraît évanonie
à cet égard : ón ajoute que les conditions proposées par la
Russie ont paru trop onéreuses , et qu'on s'est disposé à
Tisquer de plus grands sacrifices pour n'en pas consentir
de moindres . Le reis-effendi doit avoir déclaré que les sacrifices
demandés ne pourraient l'être qu'à une puissance
réduite à la dernière extrémité , et que la Porte n'en est
pas là . Telle est la réponse présumée du ministère , mais
Le peuple de Constantinople en redoute sur tout un effet
aussi désastreux que pressant , si la Russie prohibe d'e
nouveau l'exportation de ses grains . La disette dans Constantinople
serait inévitable .
Les îles ioniennes confiées au gouvernement du général
de division Douzelot , ont vu installer un nouveau commissaire
impérial, par ordre du ministre de la guerre ,
M. Lesseps . Le 1er mai, le sénat assemblé à Corfou a reçu
la notification de cette disposition nouvelle, qui ordonne.
à M. Bessières , ancien commissaire impérial, une autre
destination. ( 16
Après son installation , le premier acte de M. le commissaire
impérial a été de prohiber , sous les peines les
plus sévères , toute exportation de grain ou de moyens de
défense, des îles ioniennes . Les coupables seraient traduits
àune commission militaire et punis comme ceux de haute
trahison .
La cour de Vienne continue son voyage en Bohême .
Celle de Prusse est alternativement à Potzdam et à Berlin .
Le roi de Saxe doit être de retour à Dresde au 20 juin . Les
démolitions des fortifications de Dresde continuent; une
nouvelle forteresse saxonne va être construite sur l'Elbe.
Les foires de Leipsick et de Francfort ont été bonnes . Les
MERCURE DE FRANCE , JUIN 1810 . 371
marchandises françaises et allemandes ont remplacé celles
des Anglais ; il s'est fait beaucoup d'affaires .
La remise solennelle de Ratisbonne à la Bavière est
l'acte précurseur des autres dispositions d'arrangement ,
de concessions et d'indemnités qui seront successivement
convenues entre les cours de la Confédération . Les limites
du Tyrol allemand et du Tyrol italien ne sont pas encore
définitivement fixées . Le général Vial , qui commande
le Tyrol méridional ou italien , a établi son quartier-général
à Trente .
,
Le roi de Naples poursuit son voyage en Calabre.
Cette grande inspection militaire faite par le souverain
dans la partie méridionale de ses Etats , est une sorte de
marche triomphale ; par-tout les hommages les plus éclatans
lui sont rendus ; par-tout il recoit les témoignages du
dévouement et de la fidélité , et voit les heureux effets de
la paix rétablie dans ces contrées vainement agitées par les
émissaires anglais , et plus vainement encore menacées
par leurs vaisseaux .
A Rome , la consulte continue à prendre des disposi
tions utiles pour la salubrité de la ville , les réparations
que l'état des monumens y exige , la facilité des communications
; elle a statué aussi sur le sort des ecclésiastiques
de diverses nations qui y sont établis , et sur les dispositions
et réglemens de police auxquels ils doivent êtrelassujétis
.
,
Le sénatus-consulte du 17 février , concernant Rome et
son territoire , vient de recevoir son exécution provisoire :
une autorité unique et centrale va veiller sur les intérêts ,
la sûreté et la prospérité de l'ancienne capitale du Monde
devenue la seconde ville de l'Empire Français , et le patrimoine
de l'héritier du trône . Avant qu'un prince du sang
impérial n'y soit établi , aux termes de l'article 8 du sénatus-
consultedu 17 février , l'Empereur vient de statuer sur
le gouvernement du ci-devant Etat romain. La lecture
des lettres ci-jointes fera connaître au lecteur ces dispositions
importantes .
Lettre de l'Empereur au ministre de la police générale.
« Monsieur le duc d'Otrante , les services que vous nous avez ren-
> dus dans les différentes circonstances qui se sont présentées , nous
> portent à vous confier le gouvernement de Rome , jusqu'à ce que
• nous ayons pourvu à l'exécution de l'art. 8 de l'acte des constitu-
4
Aa 2
372 MERCURE DE FRANCE ,
» tions du 17 février dernier . Nous avons déterminé par un décret
> spécial les pouvoirs extraordinaires dont les circonstances particu-
> lières où se trouvent ces départemens , exigent que vous soyez
> investi. Nous attendons que vous continuerez , dans ce nouveau
> poste , à nous donner des preuves de votre zèle pour notre service
> et de votre attachement à notre personne.
> Cette lettre n'étant à autre fin , nous prions Dieu , M. le duc d'O-
> trante , qu'il vous ait en sa sainte garde. >>
ASaint-Cloud , le 3 juin 1810.
Signé, NAPOLÉON .
Lettre du ministrede la police générale à S. M. I. et R.
Sire , j'accepte le gouvernement de Rome auquel V. M. a la bonté
dem'élever , pour récompense des faibles services que j'ai été assez
heureux de lui rendre.
Je ne dois pas cependant dissimuler que j'éprouve une peine trèsvive
en m'éloignant d'elle : je perds à-la-fois le bonheur et les lumières
quejepuisais chaque jour dans ses entretiens .
Si quelque chose peut adoucir ce regret , c'est la pensée que je
donnedans cettecirconstance, par ma résignation absolue aux volontés
de V. M. , la plus forte preuve d'un dévouement sans borne à sa personne.
Je suis avec le plusprofond respect ,
Sire , de V. M. I. et R. ,
Le très-humble et très-obéissant serviteur et fidèle sujet ,
Paris , le3juin 1810.
1 Signé, le duc D'OTRANTE.
Le mêmejour, deux décrets ont été publiés : l'un nomme
M. le duc d'Otrante gouverneur de Rome et des départemens
composant la 30 division militaire ; le second
nomme S. Exc . M. le duc de Rovigo ministre de la police
générale.
Nous ajouterons , sur Rome, cette note que publie le
Moniteur au moment où nous écrivons .
"Les habitans deRome , dit-il , voyent que l'on s'occupe
de leurs plus chers intérêts , que les brigands sont punis ,
que l'ordre s'établit , que la culture et les arts sont encouragés
; ils reconnaissent chaque jour l'avantage inapprépréciable
de dépendre d'une grande puissance , et manifestent
leur attachement à notre auguste Empereur. Les
prélats les plus distingués ont donné l'exemple : le cardiJUIN
1810. 373
bal Locatelli , évêque de Spoletto , les évêques de Rietti ,
de Narni , de Tivoli , ont prêté leur serment de fidélité. Ce
pays devient de jour en jour plus digne de son incorporation
à l'Empire français . "
La correspondance anglaise offre des détails intéressans ,
et établit certains calculs sur lesquels il nous sera permis
d'élever quelques doutes .
Voici ce qu'on écrivait à Londres , en date du 20 mai , sur
les affaires d'Espagne :
«Onattend de jour en jour la nouvelle d'un engagement général
sur la frontière orientale du Portugal. Nous apprenons que les Français
sont suffisamment en force pour chercher à attaquer l'armée alliée,
et l'on dit que lord Wellington compte assez sur le nombre et la discipline
des troupes sous ses ordres pour faire face àl'ennemi.
> D'après les mouvemens de l'armée française , lord Wellington
partit de Viseu le 26 du mois dernier pour venir appuyer la brigade
du brigadier général Craufurd, portée sur la rive gauche de la rivière
Coa. L'ennemi s'avançait alors rapidement du côté de Salamanque ,
mais il s'arrêta tout-à-coup , soit qu'il eût connaissance de la marche
de lord Wellington , soit qu'il attendit du renfort.
> Le quartier général de lord Wellington était à Celarico le 5 de
cemois , et celui du maréchal Beresford à Fornos. La brigade du
général Craufurd était le même jour à Gallegos , au delà d'Almeïda.
L'armée anglaise était alors composée de plus de vingt-deux mille
hommes , et on en attendait encore trois mille de Lisbonne . Dix mille
Portugais étaient aussi en marche pour venir renforcer l'armée du lord
Wellington. On estimait que le reste des troupes portugaises sous
les ordres du marechal Beresford , pouvait s'élever à 5,000 hommes.
On pouvait , si le cas l'eût exigé , effectuer en quatre jours la jonction
des deux armées .
> D'après les nouvelles les plus authentiques des forces et des positions
des Français vers la fin du mois d'avril , le général Bonnet était
près de Gijon avec environ 3000 hommes. Junót , qui se disposait à
quitter sa position d'Astorga , avait 10,000 hommes d'infanterie et
2000 de cavalerie. On portait à 30 ou 35,000 hommes le corps principal
de l'armée sous les ordres du maréchal Ney . Il occupait le pays
entre Matilla et Ciudad-Rodrigo . On pensait qu'il s'avancerait pour
attaquer cette dernière forteresse aussi-tôt après sa jonction avec la
division de Junot, et avec un pareil nombre de troupes qu'on avait fait
partir de Madrid , disait-on , ainsi que des diverses places sur cette
route. Si ces rapports sont véritables , les deux armées seraient à
374 MERCURE DE FRANCE ;
4
peu-près de même force par le nombre ; mais nous doutons que les
Français aient des forces aussi considérables. » :
Le lecteur aura lu avec étonnement quelques-uns de ces
détails : ce mouvement est justifié par la note du Moniteur
que nous devons mettre aussi sous ses yeux.
Les officiers de l'armée française en Espagne , dit le
Moniteur , doivent bien rire de ces renseignemens. On a
peine à se persuader combien les ennemis sont maladroits
quand on voit combien ils sont mal instruits . Ils ne l'étaient
pas mieux à Talaveyra , à Walcheren ; ils ne le sont pas
mieux à Cadix. Il faut avouer que les Anglais emploient
bien mal leur argent .
. Voici d'autres détails plus récents , puisés à la même
source des journaux anglais .
« Des lettres de Cadix disent que Blake est arrivé le 22 , et a été
nommé ministre de la guerre , et que 10,000 hommes ont quitté l'ile
de Léon , pour rejoindre les troupes dans la Sierra de la Ronda.
> Ballastros occupe encore Arronches . Le nombre des troupes françaises
qui marchèrent contre lui , lorsqu'il se replia sur cette place ,
était de 7000 hommes. - Bassecourt a 10,000 hommes sous ses ordres
à Cuença , et il a poussé ses postes avancés jusque dans la Manche. »
α
Le gouverneinent a reçu des dépêches de Carthagène , qui
vont jusqu'au 24 du mois dernier. Voici ce qui en a transpiré dans
le public :
> Le brave colonel Roche a réussi à empêcher de tomber dans les
mains de l'ennemi deux vaisseaux espagnols de 150 canons chacun ,
le Saint - Charles et le Ferdinand VII, qui se trouvèrent dans le port
de Carthagène ; les Français étant entrés le 23 , avec 8000 hommes , à
Murcie , et n'étant plus le 24 qu'à six lieues de Carthagène.
» Sur la demande du colonel Roche , sir Samuel Hood a détaché le
Northumberland et l'Hibernia , vaisseaux de ligne , afin de conduire les
deux vaisseaux espagnols à Minorque ou à Gilbratar.
> Nous sommes fàchés d'apprendre que l'armée de Blake , qui s'était
réunie jusqu'au nombre de 20,000 hommes , s'est de nouveau dissipée
par suite de ce mouvement des Français .
D On a aussi reçu hier des nouvelles de l'armée anglaise , qui vont
jusqu'au 9 mai. Les Français étaient alors à Spirito , sur les bords de
l'Agueda , au nord de Ciudad-Rodrigo. Les Anglais occupaient toujours
les bords de la Coa , et paraissaient devoir garder la même position.
Les deux armées sont séparées par un pays montueux et diffieile.
»
JUIN 1810. 375
(
Quant à Cadix , voici sur la position de cette place , et
sur-tout sur les dispositions intérieures , des détails qui
méritent d'être connus ; ils sont donnés par un officier de
l'armée anglaise , en date de Cadix , le 8 mai .
2
•Les Français continuent à élever de nombreuses batteries , sans
opposition de notre part ou de celle des Espagnols , à l'exception de
quelques bombes qui leur sont lancées de tems en tems. Je crains que
dans quelques jours l'ennemi ne commence à battre nos vaisseaux avec
des boulets rouges , desbombes, etc .; et commela rade est très- étroite ,
il nous sera impossible de garder notre mouillage actuel , et nous
serons obligés de nous porter au- delà du phare ; ce qui ne manquera
pas de décourager les Espagnols , et la ville se rendra bientôt par le
manque de bravoure et la trahison. Il paraît que beaucoup de familles
de Cadix sont dans les intérêts de la France . Toutes les nuits nous en
voyons des preuves convaincantes ; car nous voyons de nos vaisseaux
des signaux faits du haut des toits , et nous distinguons les signaux
correspondans faits dans le camp ennemi. »
Il est à remarquer que toutes les fois que le gouvernement
anglais n'a rien de bon à apprendre aux lecteurs
assidus des mille et un journaux qui circulent dans les trois
royaumes , il imagine quelqu'événement lointain qui donne
à l'opinion toujours active de la nation une occupation
éloignée et une sorte de distraction : en voici une nouvelle
preuve , toujours prise dans le double moyen de détourner
l'attention au-dehors , et de fomenter la discorde et la mésintelligence
.
Les émissaires français , dit-on à Londres , ont cherché
à faire naître la révolte en Canada. On dit que plusieurs
des gentlemen les plus influens étaient impliqués dans un
complot qui a été heureusement découvert , et dont les
chefs ont été arrêtés . On assure que les partisans de Bonaparte
avaient fait un plan pour s'emparer des forts du
Canada ; et un pareil plan ayant été fait pour la Floride ,
Napoléon aurait acquis , au nord et au midi des Etats-Unis ,
un pouvoir bien propre à favoriser ses vues ambitieuses
sur l'Amérique septentrionale .
La lettre suivante se trouve dans la Gazette d'Halifax .
Quebec , le 21 mars 1810 .
?
« Je suis aise de pouvoir vous annoncer que la découverte la plus
heureuse a été faite hier ici . Quelques personnes de distinction, qu'on
soupçonnait depuis long- tems de n'être pas fidèles au gouvernement,
$
1
376 MERCURE DE FRANCE ,
ont été arrêtées , et sont maintenant dans les prisons . Les gardes ont
été doublées , et on a distribué aux troupes des cartouches à balles .
Si ce complot n'avait pas été découvert à tems , il aurait pu avoir les
suites les plus funestes .
1
> Notre digne gouverneur a été très-occupé depuis trois jours , etle
conseil privé a été rassemblé hier pendant toute lajournée. On croit'
queplusieurs personnes ont reçu de l'argent de l'usurpateur de l'Eu- `
rope , par le moyen de ses agens dans les Etats-Unis .
D'autres nouvelles ont un plus grand caractère d'authenticité
, et intéressent plus vivement les Anglais , car
elles frappent sur leur commerce. Le bill porté en Amérique
, dit de non-intercourse , a été maintenu . On s'est borné
à arrêter d'examiner s'il ne conviendrait pas de le suspendre.
On apprend aussi à Londres avec une vive douleur
que les décrets de saisie et de confiscation dans les
ports de Hollande et de Flandres , atteignent des quantités
immenses de denrées et marchandises anglaises présentées
sous pavillon américain , que ces décrets sont exécutés
avec la plus grande vigueur , et qu'il ne reste aucune espérance
à la fraude , et à la violation des lois prohibitives du
commerce anglais .
Nous terminerons par des détails qui intéressent un
grand nombre de familles dans deux pays victimes intéressantes
des hasards de la guerre. On sait en Angleterre
-"que l'affaire de l'échange des prisonniers entre l'Angleterre
et la France prend enfin une tournure avantageuse ,
Quatre parlementaires portant environ 300 prisonniers
français , sont partis mardi de Plymouth pour se rendre à
Morlaix. Plusieurs de ces prisonniers étaient depuis plusieurs
années en Angleterre . Il est inutile d'observer combien
eux et leurs familles ont dû en souffrir ; mais il est
surprenant que les gouvernemens n'aient jamais considéré
combien il est absurde de garder des prisonniers . Nous ne
pensons pas , et personne ne prétendra qu'il puisse être
d'aucun avantage pour une nation de garder les prisonniers
qui , après l'échange fait homme pour homme, lui resteraient
parce que l'autre nation n'en aurait pas un aussi
grand nombre qu'elle . Si cela décidait ou pouvait décider
la lutte, si cette mesure pouvait affaiblir les forces de
l'ennemi au point de l'obliger de terminer la guerre , alors
véritablement, l'avantage en serait incontestable , et elle
serait même justifiable , si la cause de la guerre était juste :
mais le nombre des prisonniers n'a jamais influé sur la
JUIN 1810. 377
durée de la guerre . L'Angleterre , qui n'a pas une population
aussi considérable que la France , n'a jamais fait la
paix dans le seul but de retirer ses prisonniers ; et il serait
ridicule de supposer que ce pût jamais être celui de la
France. Ainsi tourmenter ces malheureux , que l'on fait
prisonniers de guerre , et souvent même les faire périr dans
les prisons , est une politique barbare , qui n'est justifiée
par aucune nécessité , qui ne nous est pas utile à nousmêmes
, et qui , de plus , ne porte aucun préjudice à notre
ennemi . "
Voilà qui est raisonner à merveille , et nous ne sommes
pas jaloux d'entendre les Anglais tenir ce langage , quoiqu'il
semble devoir plutôt appartenir à la nation qui ayant
leplus fait pourla paix, a par conséquent le plus fait pour
les prisonniers de part et d'autre .
Mais nous voyons à quoi se réduit ce beau mouvement
d'humanité , par la suite de l'article . Notre gouvernement,
dit le journaliste anglais , améliore le sort des prisonniers;
ceux qui sont au dépôt royal , ont maintenant la liberté de
prendre l'air hors de la prison , par détachement. Il faut
rendre justice au journaliste anglais ; il s'écrie : « La vérité
» peut ici passer pour un libelle , et c'est une épigramme
contre notre gouvernement que l'annonce d'une telle
» faveur. » Nous n'avons rien , en effet , à ajouter à ces expressions
qui contiennent à-la-fois l'aveu d'une conduite
peu loyale , et l'expression d'un sentiment plus généreux .
PARIS .
LE 3 de ce mois , les premières autorités ont été admises
à présenter leurs hommages à LL. MM. II . et RR.
هفص Il yya eu , jeudi7, grande parade et audience diplomatique
au Palais des Tuileries . Les troupes étaient nombreuses
et magnifiquess ,, le concours des spectateurs immense
.
Après l'audience , LL . MM. II . se sont rendues par le
boulevard au Muséum d'Histoire naturelle , qu'elles ont
visité avec beaucoup de soin . La route qu'elles ont parcourue
dans une voiture , dont tous les panneaux étaient
englaces , était couverte d'une double haie de spectateurs
qui n'ont cessé de faire retentir les airs des cris de vive
l'Empereur ! vive l'Impératrice ! LL. MM. sont rentrées
vers les sept heures à Saint-Cloud. Elles vont , aujourd'hui
378 MERCURE DE FRANCE ,
vendredi , honorer de leur présence une fête que S. A. I.
la princesse Pauline, leur donne à Villiers , et dont les
préparatifs annoncent à l'avance le goût et la variété .
Dimanche LL. MM. daigneront, assister à la fête que
leur offre l'Hôtel-de-Ville . Dimanche , 17 , est le jour fixé
pour celle donnée par la Garde impériale à l'Ecole-Militaire...
- S. Exc. M² le duc de Rovigo , ministre de la police
générale , donnera ses audiences aux fonctionnaires publics
tous les samedis , depuis deux heures jusqu'à quatre .
- Mardi dernier , le Conseil-d'Etat a été présidé à Saint-
Cloud par S. M. Les auditeurs nouvellement nommés ont
prête serment entre les mains de S. M.
Un décret de S. M. a nommé M. Fiévée maître des
requêtes.
-Un autre décret impérial assure aux Employés de
l'ancienne liquidation générale supprimée une pension
établie sur le grand livre de la dette publique.
T
ANNONCES .
1
Essais sur l'Eloquence de la Chaire, panégyriques , éloges et discours;
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pagesin-80 . Prix. I fr. , et r fr . 25 c. franc de port. Chez Lenormant,
rue des Prêtres -Saint - Germain- l'Auxerrois , nº 17 ; et chez l'auteur
(Mélot ) , instituteur , rue Basse - du- Rempart , nº 28 .
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jolies femmes ; par P. Bergeron. Un vol. in-12 . Prix , 1 fr . 50 с .
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Augustins , nº 25 , près la rue Gilles- Coeur.
JUIN 1810 . 379
T
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1
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par M. Malte-Brun. VIe cahier de la troisième souscription , ou XXX
de la collection. Ce cahier contient le portrait de M. D'Anville ,
avec les articles suivans : Tableau des îles d'Amboine et de Banda ,
suivi de Remarques générales sur les îles des Epices ; par un Anglais ;
traduit par M. Moreau ; - Aperçu sur l'origine des plantes céréales ,
et leur introduction en Europe ; par M. Dureau de la Malle ;-
Quelques détails sur l'Etat actuel de la colonie de Sierra-Léona ; -
Visite des Espagnols à la Nouvelle-Galles méridionale ; fragment
d'un Voyage inédit de Malaspina ; - Sur M. D'Anville et sur l'édition
de ses OEuvres complètes; et les articles du Bulletin. Chaque mois ,
depuis le 1er septembre 1807 , il paraît un cahier de cet ouvrage ,
accompagnéd'une estampe ou d'une Carte géographique, souvent colos
riée. La première et la deuxième souscriptions (formant 8 volumes
in-8º avec 24 cartes et gravures ) sont complètes , et coûtent chacune
27fr. pourParis, et33 fr . frane de port. Les personnes qui souscrivent
enmême tems pour les Ire , se et 3e souscriptions , payent la treet
la23 fr. demoins chacune . Le prix de l'abonnement pourla troisième
souscription estde 24 fr. pour Paris , pour 12 cahiers. Pour lesdépartemens,
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XIX et avant-dernière livraison. - Ce dernier volume contient l'his
JUIN 1810 . 381
toire abrégée des généraux étrangers les plus célèbres . -Dans le
cours de cette histoire , l'auteur avait déjà essayé de peindre leurs
caractères ; mais c'était toujours en quelques lignes. On aimera à les
trouver ici depuis le berceau jusqu'à leurs dernières batailles.
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Hohenloë , de Kray , de Clairfait , de Melas , de Wurmser , de Beaulieu
, l'archiduc Charles , Bellegarde , Hiller , etc.
Généraux russes : Souwarow , Korsakof, Rosemberg , Benigsen ,
Michelson , Kaminski , Buxhowden , Olgorouki , Kamenskoi , etc.
Généraux prussiens : Frédéric Guillaume II , FrédéricGuillaume III,
Louis Ferdinand de Prusse, Mollendorf, Kalkreuth, Ruchel, le prince
d'Orange , Larisch , Graver , Eugène de Wirtemberg , Blucher ,
Schmettau , le duc de Weimar , le prince de Hesse-Cassel , Schæler ,
Lestocq, etc.
Généraux anglais : Le duc d'Yorck , Nelson , Sidney Smith , Abercrombie
, Hutchinson , Cocrane , Keith , etc.
Généraux espagnols : Ricardos , Caro,La Union, Navarro , Dom
Uretia , Solano , Masserano , etc.
Ce volume , supérieurement bien imprimé par M. Didot l'aîné , se
vend 2 fr . , et afr. 50c. franc de port, 3 fr . franc de port pour l'étranger.
Le prix de toute lacollection des généraux célèbres depuis 1792
jusqu'à nosjours , en dix volumes, de deux cent cinquante pages ch
cun , est de 25 fr. pour Paris , 30 fr. pour les départemens , 35 fr .
pour l'étranger. Chez M. Châteauneuf, rue des Bons-Enfans , nº 34-
Manuel du culte catholique , ou Histoire des mystères et cérémonies
de l'Eglise chrétienne , depuis l'établissement de son culte jusqu'à nos
jours ; contenant l'explication historique et détaillée des fêtes , céré
monies et prières de l'Eglise chrétienne , l'origine etles causesde leur
institution et création , l'étymologie des mots ou noms qu'on leur a
donnés , la signification des vases , ornemens , lieux et autres objets
qui servent à la célébration du culte divin; ainsi que la distinctiondes
diguités et fonctions des ministres de la religion chrétienne. Nouvelle
édition , entiérement refondue et considérablement augmentée , publié
par N. L. Pissot. Un vol. in-12. Prix , 2 fr. 50 c. , et 3 fr. 65 c. franc
de port. Chez Lenormant, imprimeur-libraire, rue des Prêtres-Saint-
Germain-l'Auxerrois , nº 17 .
4
Le Sacrifice d'Abraham. Un vol. in-8°. Prix , 2 fr. , eta fr. 50 c.
franc de port. AGenève , et à Paris , chez Lenormant , imprimeur+
libraire , rue des Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois , nº 17.
Lettres sur la Vieillesse; par J. H. Meister. In-12 , br, Prix, I fr.
382 MERCURE DE FRANCE ,
80 c. , et2 fr , a5 c . franc deport. Chez Ant . Aug. Renouard , libraire ,
rue Saint-André- des- Arcs , nº 55 .
Choix de Biographie ancienne et moderne , à l'usage de lajeunesse ;
ou Notices sur les Hommes illustres de diverses nations , avec leurs
portraits gravés au trait en taille-douce , d'après les meilleurs originaux.
Par C. P. Landon , peintre , ancien pensionnaire de l'Académie
de France à Rome , correspondant de l'Institut royal de Hollande .
Cinquième livraison . Chez C. P. Landon , éditeur-propriétaire , rue
de l'Université , nº 19 .
***Le prix de la souscription , pour les six livraisons formant 2 vol.
in-12 , ornés de 144 planches , est de 12 fr . , et de 14 fr . franc de
port.
e
Souvenirs historiques , ou Coup-d'oeil sur les monarchies de l'Europe,
et sur les causes de leur grandeur ou de leur décadence. Prix ,
2 fr. 50 c . , et 3 fr. 15 c. franc de port. Chez D. Colas , imprimeurlibraire
, rue du Vieux- Colombier , nº 26 , faubourg Saint-Germain ;
et Delaunay , libraire , Palais -Royal , galerie de bois.
- Essaisur la nature del'homme, ou le Philosopheaveuglequi recherche
dans le champ de l'obscurité et des doutes les vérités qui regardent son
être. Ouvrage dans lequel ontraite de la cause intelligente et supérieure
d'où dérivent les causes secondaires , et des différens principes
qui constituent l'essence réelle de l'homme , considérés dans leurs
mutuels rapports . Par M. J. B. de Rangoni. Un vol. in-80. Prix ,
3 fr . 50 c . , et 4 fr . 50 c . franc de port. Imprimé à Florence à l'imprimerie
impériale . Se vend à Paris , chez Treuttel et Würtz , libraires ,
rue de Lille , nº 17 ; à Strasbourg , même maison de commerce , et à
Paris , chez Arthus -Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Essai sur la science des machines ; par Guényveau , ingénieur des
mines dans les départemens du Rhône , de la Loire et du Puy-de-
Dôme , des moteurs de rènes hydrauliques , des machines à colonnes
d'eau , du bélier hydraulique , des machines à vapeurs , des hommes ,
des animaux. Un vol . in-8° . Prix , 4 fr. , et 5 fr . franc de port. A
Lyon , chez Reymann , et compe , libraires , rue Saint-Dominique ,
nº 63 ; et à Paris , chez Brunot-Labbé , libraire , quai des Augustins ,
nº 33 .
Etudes de l'Enéide de Virgile , à l'usage des lycées et des colléges ,
publiées par F. H. Paillet , bibliothécaire de Seine et Qise. Un vol.
in-12 de 410 pages . Prix , 3 fr .; cartonné par Bradel , 3 fr. 75 с.;
relié en basane filets d'or , 4 fr .; relié en veau doré sur tr. fil . d'or ,
383
5 fr . Chez Lebel et Guitel , libraires , rue des Prêtres-Saint-Germainl'Auxerrois
, nº 27 .
Cet ouvrage , qui répond parfaitement à son titre , mérite, sous
beaucoup de rapports , d'être envisagé comme un livre classique. En
effet , une analyse bien détaillée et bien raisonnée de l'Enéide , dif
férens morceaux de traductions estimables , des rapprochemens aussi
justes que nombreux entre Virgile et les poëtes anciens auxquels il a
fait des emprunts , de fréquentes citations des endroits que les poëtes
modernes ont à leur tour imités de Virgile , la saine critique que l'auteur
emploie pour venger le prince des poëtes latins des reproches
quelquefois hasardés qu'on lui a faits , tout enfin nous porte à croire
qu'on ne peut mettre entre les mains des jeunes étudians un livre plus
utile que les Etudes de l'Enéide .
Glossaire de Botanique , ou Dictionnaire étymologique de tous les
noms et termes relatifs à cette science , par Alex. de Théis . Un vol.
in-89, de près de 600 pages , orné de deux planches , qui représentent
l'alphabetharmonique , arabe-français , inventé par M. Langlès , et
l'alphabetianglo- saxón , ouvrage approuvé par une délibérationdes
professeurs du Muséum d'histoire naturelle , et dontil'extrait estren
tête du livre . Prix rofoetuz fr . 50 c. franc de port. Chez
G.Dufour,et comp. , libraires, rue des Mathurins-Saint-Jacques ,
aston ob enme 0995 οποί e
T
Charles Barimore. Un vol . in-80, grand raisin, figures . Prix ,
4 fr. 50 c. , et 5 fr . franc de port. Chez Renard , libraire , rue Caumartin
, nº 12 ; et chez Arthus - Bertrand , libraire , rue Hautefeuille ,
nº 23 .
????????? ??????????
Su Le Gougent de Sainte- Catherine , traduit de l'anglais d'Anne Radcliffe
, par Mme la baronne A.... Deux vol . in-12 . Prix , 4 fr . , et, 5 fr .
franc de port . Chez les mêmes .
exit
L
Voyagedes capitaines Lewis et Clarke , depuis l'embouchure du
Missouri jusqu'à l'entrée de la Colombia , dans l'Océan Pacifique;
fait dans les années 1804 , 1805 et 1806 , par ordre du gouvernement
des Etats-Unis : contenant le journal authentique des événemens les
plus remarquables du voyage , ainsi quella description des habitans ,
du sol , du climat , et des productions animales et végétales des pays
situés à l'ouest de l'Amérique septentrionale . Rédigé en anglais par
Patrice Gass, employé dans l'expédition ; et traduit en français par
A. J. N. Lallemant , l'un des secrétaires de la marine . Avecdes notes ,
deux lettres du capitaine Clarke , et une carte gravée par J.-B. Tar384
MERCURE DE FRANCE , JUIN 1810 .
dieu. Un vol. in-89. Prix , 5 fr., et 6 fr. 50 e. franc de port. Chez
Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
EUDOXE. Entretiens sur l'étude des sciences , des lettres etde laphilosophie;
par J. P. F. Deleuze. Deux vol. in-80. Prix , 12 fr . , et
15 fr. 25 c. franc de port. - Sun beau papier vélin , 18 fr . , et 21 fr .
25c. francde port. Chez F. Schell , libraire , rue des Fossés-Saint-
Germain-l'Auxerrois , nº 29.
OEuvres choisies de Destouches. Un vol. in-18. Prix ,papier ordinaire
, I fr . 50c .; papier fin , 2 fr . , papier vélin , 6 fr.; grand papier
vélin , 9 fr .; et un fr. de plus par exemplaire , pour le port franc.
Chez P. Didot l'aîné , imprimeur-libraire , rue du Pont-de-Lodi ,
nº 6 , derrière le quai des Augustins .
Sous-presse , pour paraître le 1er juillet , chez Arthus-Bertrand ,
libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
1
Voyage aux îles de Ténériffe , la Trinité , Saint- Thomas , Sainte-
Croixet Porto-Ricco, exécuté par ordre du Gouvernement français ,
depuis le 30 septembre 1796 jusqu'au 7 juin 1798, sous la direction du
capitaineBaudin , pour faire des recherches et des collections relatives
à l'histoire naturelle ; avec des observations sur le climat, le sol , la
population , l'agriculture , les productions de ces îles , le caractère,
les moeurs et le commerce de leurs habitans; par André-Pierre Ledru,
l'un des naturalistes de l'expédition. Ouvrage accompagné de notes
et d'additions , par M. Sonnini. Deux vol. in-8° , avec une très-grande
carte , d'après Lopez , gravée par J.-B. Tardieu . Prix , to fr. , et
13 fr. franc de port.
Code criminel avec instructions . Deuxième partie ; Code Pénal.
Par M. J. Dufour. Deux vol. in-8°. Prix, 12 fr. , et 15 fr. francde
port.
Traité de l'Education des Moutons, etc.; par M. Chambon, auteur
de divers ouvrages. Deux vol. in-8° , avec huit grands tableaux.
Prix , 15 fr . , et 18 fr. franc de port.
Systême sexuel des Végétaux , suivant les classes , les ordres , les
genres et les espèces , avec les caractères et les différences ; par
Charles Linné. Première édition française, calquée surcelles de Murray
etde Persoon; augmentée et enrichie de notions élémentaires , de
notes diverses , d'une concordance avec la méthode de Tournefort et
les familles naturelles de Jussieu , etc.; par M. N. Jolyclere .
Deuxième édition, revue et augmentée. Deux vol. in-89. Prix, 12 fro,
et 15 fr. franede port.-
TABLE
MERCURE
DE FRANCE .
TREDE LA SEINE
5.
cen
N° CCCCLXV . - Samedi 16 Juin 1810 .
!
POÉSIE .
MON SONGE ,
110
Après avoir lu la Chaumière indienne de M. BERNARDIN
DE SAINT -PIERRE.
BIENFAIT des Dieux , remède nécessaire
A tous les maux familiers aux humains , 1
Sommeil ! ce n'est que dans tes mains ,
Que se forma le charme salutaire
Dont nos sens agités éprouvent le besoin.
C'est aux songes légers que tu donnes le soin
De faire succéder le plaisir aux alarmes ;
Leurs caresses , leurs jeux , savent sécher nos larmes
Tout s'embellit pour nous à l'ombre des pavots :
C'est au sein même du repos
Que l'émotion la plus vive ,
L'ivresse de l'amour , le calme du bonheur ,
En tenant notre ame captive ,
Suspendent pour un tems l'effet de la douleur .
:
)
Songes flateurs ,je vous dois monhommage ,
Vous avez effacé de tristes souvenirs :
;
Bb
386
MERCURE DE FRANCE ,
!
L'oubli de mes malheurs fut votre heureux ouvrage ,
Et je connus par vous le charme des désirs .
Ah ! dans vos bras que ne puis-je être encore ?
L'éclat de la naissante aurore
Détruit un aspect séduisant
Que vous offriez à mon ame sensible ;
Hélas ! ce tableau si touchant
Pourra-t-il désormais laisser mon coeur paisible ?
Combien je fus heureuse en ma perplexité !
J'étais égarée et tremblante :
La douceet tendre humanité
Entendit ma voix gémissante ,
Et sous les traits de l'hospitalité
S'offre à guider mes pas de sa main bienfaisante.
Au fond d'une sombre forêt
Qù ne se loge point la superbe opulence ,
Deux époux généreux , quoique dans l'indigence ,
Me firent oublier mon pénible trajet.
Quelle sublimité dans leur naïf langage !
Organes de la vérité ,
Leur candeur , leur simplicité ,
Sur tous mes mots choisis obtenaient l'avantage.
Sous le plus humble toit je les voyais contens :
Des fruits étaient leur nourriture ,
Et le parfum des fleurs , en ranimant leurs sens ,
De leur table était la parure.**.
Un enfant ! ( je le vois même après mon réveil. )
Il n'avait pour berceau que les bras de sa mère ,
Mais son sourire ou son sommeil ,
Etaient l'effet des baisers de son père .
Pour cet enfant si cher quels soins ingénieux !
Ah!la nature , en des climats sauvages ,
Eclaire , inspire , guide mieux
Que tous les écrits de nos sages.
1
Après un repas où le coeur
Avait assaisonné jusques à l'onde pure ,
Dont je savourais la fraîcheur ,
Vers untapis de mousse et de verdure
Je suivis ces hôtes charmans;
T
JUIN 1810. 387
NE
Et là , pour m'égayer , unissant leurs accens ,
Ils chantèrent des Dieux la suprême puissance
Labonté , l'utile indulgence ,
TA
Les plaisirs de l'amour , les douceurs de l'hymen.
Dans l'heureux séjour de l'Eden ,
Alors je me crus transportée.
}
Les sons harmonieux dont j'étais enchantée ,
L'aspect de la vertu sans faste , sans orgueil , 1
De l'hospitalité l'inimitable accueil ,
Cette félicité parfaite
Dont l'image frappait mes yeux ;
Tout m'offrait dans cette retraite
Le calme et l'union , seuls objets de mes voeux ...
Hélas ! de cet heureux mensonge ,
Je ne puis conserver qu'un tendre souvenir ;
Je n'ai donc vu la paix qu'en songe ,
Et c'est dans undésert qu'on savait la chérir !
Avec le jour , la triste inquiétude ,
Le choc des passions , le tumulte , les cris,
M'apprennent dans ma solitude ,
Que mes frères sont ennemis,
O doux sommeil ! que toi seul me soutienne ,
De nouveau console mon coeur
Pour rêver eneor le bonheur ,
Je lirai la Chaumière indienne .
Seisi
Par Mme DE MONTANCLOS .
DERE
DE
LA
SE
5.
en
STANCES .
VAINS efforts ! lutte impuissante!
Faut-il aimer sans retour !
L'onde obéit à sa pente ,
Et je cède à mon amour.
Hélas ! ce triste rivage
M'offre encor le bocage ,
Où , conduit par mon malheur ,
J'aperçus l'enchanteresse ,
Dont la grace et la jeunesse ,
Triomphèrent de mon coeur.
;
A
Bba
388 MERCURE DE FRANCE ,
t
1
Depuis , j'ai vu ma folie ,
Etj'en ai voulu guérir ;
Mais le destín de ma vie
Fut d'aimer et de souffrir.
Seul , un autre l intéresse;
Un autre obtient sa tendresse ,
Et moi , toujours dédaigné ,
C'est en vain que je déteste
Le charme à jamais funeste ,
Qui me retient enchaîné.
En vain la douce verdure ,
Sourit à mes faibles yeux :
Ma douleur sur la nature
Jette un crêpe ténébreux .
Ces bords aimés du zéphyre ,
Ces campagnes qu'on admire ,
Ces bois où l'écho s'endort ;
Tout me pèse , tout me lasse ,
Et tout ici me retrace
L'amertume de mon sort.
!
2
:
:
7
:
Lorsque les voiles de l'ombre
S'effacent devant le jour ,
J'ai regret à la nuit sombre ,
Etj'implore son retour. ふ
Mais à peine les ténèbres ,
De leurs tentures funèbres ,
Ontenveloppé les cieux ;
Que ma voix toujours plaintive ,
Accuse l'aube tardive ,
Et la redemande aux Dieux.
Hélas ! quand je meurs victime
De l'amour qui m'a surpris ,
Cet amour même est un crime ,
Que punissent ses mépris.
Pâle et de poisons nourrie ,
L'implacable jalousie
Vient irriter mes douleurs :
Au printems de mes années ,
Je vois mes tristes journées
Se consumer dans les pleurs.
JUIN 1810 . 389
Jesuis commeunjeune saule ,
Timide enfant des ruisseaux ,
Etdont la fureur d'Eole
Courbe le front dans les eaux.
Déraciné par l'orage ,
Le torrent , à son passage ,
Dans ses flots l'engloutira ;
Et sur la rive déserte ,
Au souvenir de sa perte ,
La nayade gémira .
S. EDMONT GÉRAUD .
VERS pour le buste de M. le comte FRANÇAIS.
POMPES , grandeurs , tout change et passe ,
Et la fausse gloire est sans trace .
Enfant des arts , dont la fierté ,
Aux vertus , à leur noble audace ,
Réserve un salut mérité ,
Dans ce buste cher au Parnasse
Honore l'immortalité .
ENIGME.
1
EVARISTE PARNY.
QUE d'obligations , lecteur , tu dois avoir
Acelui quime donna l'être !
Il ne m'imagina que pour faire connaître
Aton esprit ce que ton oeil ne saurait voir.
.........
LOGOGRIPHE .
APPROCHEZ- VOus , petits et grands ,
Accourez , venez voir ma lanterne magique :
C'est un spectacle énigmatique
Qui pourra vous offrir mille objets différens .
2
Mais avant tout , souffrez que je m'explique ,
390 MERCURE DE FRANCE ,
✔ Aimables spectateurs. D'abord , pris tout entier ,
Je puis , dans mon acte premier ,
En gardant tous mes pieds , sans qu'on me décompose ,
Vous présenter et l'épine et la rose .
On peut trouver en moi , vaisseaux , marins , poissons ,
Princes , guerriers , soldats , monumens et batailles .
Vous y verrez encor des grottes , des murailles ,
Et des traineaux et des caissons ......
Et je vous ferai voir , et des mâts , et la hune ,
Et des anges , et des démons ,
Et monsieur le soleil , et madame la lune ,
Et des astres brillans .... Mais c'est assez , passons
Au second acte ... Ici ,qu'on taille , qu'on transpose
Mes onze pieds , dans tous les sens ,
A chaque pas , autre métamorphose.
On trouvera chez moi ,deux des quatre élémens ;
Cing rivières de France , et trois départemens ;
Trois instrumens , deux notes de musique ;
Deux oiseaux , trois poissons , six plantes , trois métaux ;
Deux des cinq sens , trois produits minéraux ;
Cinq figures qu'on trace en l'artgéométrique ,
Sept quadrupèdes animaux ;
L'enveloppe d'un fruit , deux mesures agraires ;
Trois ustensiles nécessaires ;
Le travail d'un insecte , un meuble utile , un fruit;
Ce que tout animal ne fait jamais sans bruit ;
Deux crimes autrefois punis de la potence ;
Une province et dix villes de France ;
Unmal de jambe , un chef d'un grand Etat ;
Ce qu'ainsi que le pauvre observe un potentat ;
Ce qu'est le tems , lorsqu'il change à toute heure ;
Dans un taillis , un utile ornement ;
Cequ'un acteur apprend ; des anges la demeure ;
Le synonyme de gourmand ;
Un pont mobile , un chef dans un village ,
Deux passages très-fréquentés ;
Par leur férocité deux peuples redoutés ;
Ce qu'on gagne bien vite à l'aspect d'un orage ;
Enfin notre dernier soupir.
Mais la toile se baisse ...... il est tems de finir .
★★ Par M. de Sons.
JUIN 1810 . 391
CHARADE .
Pour se montrer dans mon premier fillette
Est attentive au soin de sa toilette :
Mon second est un fruit de cet impôt
Que la cupidité prélève sur le sot.
Mon entier est un objet de commerce ,
Plus ou moins cher selon l'état que l'on exerce ,
Qu'on expédie ou par terre ou par eau ,
Qu'on porte à dos ou qu'on mène en traîneau .
S ........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans l'avant-dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme de l'avant-dernier Numéro est Y( la lettre ).
Celui du Logogriphe est Héraclite , dans lequel on trouve : hier ,
chat , lac , ter , heri , tric-trac , tache , aile , rat , ciel , lie , carte ,
chaire à prêcher , lit , Lia , Rachel , ire , rate , char , cire , lire , riche,
art , lice , chair , Elie , arc , ré et mi .
Celui de la Charade est Epi-gramme.
SCIENCES ET ARTS.
COURS DE MATHÉMATIQUES A L'USAGE DES ÉCOLES IMPÉRIALES
MILITAIRES , rédigé par ordre de M. le général de division
BELLAVESNE , commandant-directeur des études
de l'Ecole spéciale militaire de Saint- Cyr , dédié à
S. A. I. le prince ALEXANDRE , vice-connétable de
l'Empire , major-général des armées , etc.
LE peu d'étendue qui doit être accordée aux sciences
dans un journal littéraire , ne nous aurait pas permis de
parler avec détail d'un simple ouvrage élémentaire , si
l'objet auquel cet ouvrage est destiné n'en étendait pas
beaucoup l'application . Tant que les livres élémentaires
ne sont donnés et adoptés pour tels que par les auteurs
qui les composent , ils n'ont encore aucune influence , et
leur sort dépend du jugement que le public en portera :
mais , dès qu'ils sont admis dans les écoles publiques , ils
deviennent des autorités . Avant de leur accorder ce titre
honorable , il importe beaucoup d'examiner s'ils en sont
dignes ; car un mauvais livre élémentaire , une fois qu'il
est privilégié , peut faire encore plus de mal qu'un bon
livre ne fera de bien .
Il ne suffit même pas toujours qu'un livre d'élémens
soit bon en soi-même , c'est-à-dire , soit clair , exact et
méthodique ; il faut encore, s'il a une destination particulière
, s'il est consacré à une certaine classe de lecteurs ,
qu'il remplisse cette destination dans toute son étendue ,
et qu'il aille même un peu au delà de ce qui est exigé . Il
faut qu'il dirige l'esprit des élèves vers le genre d'applications
qu'ils auront à faire un jour.
Bezout a été pendant long-tems l'auteur le plus généralement
adopté dans les écoles militaires et dans celles
de la marine. Cette préférenceétait méritée à beaucoup
d'égards . Les ouvrages que Bezout a composés pour ces
écoles sont d'une clarté , d'une simplicité remarquables ;
MERCURE DE FRANCE , JUIN 1810 . 393
mais ces qualités ne sont pas toujours chez lui le résultat
d'un heureux talent d'exposition : il les a souvent obtenues
aux dépens de l'exactitude , en tronquant ou dissimulant
des difficultés qu'il eût été plus utile et même
nécessaire de faire surmonter aux élèves . En un mot , le
Cours de Bezout est extrêmement superficiel dans un
genre d'étude où le premier mérite est la solidité. Cependant
les ouvrages de cet auteur ont été fort utiles . En
facilitant l'étude des premiers élémens des mathématiques
ils ont fait germer le goût de ces sciences . On a cherché
davantage à les faire apprendre aux jeunes gens ; et ce
concours a préparé la jeunesse à recevoir des ouvrages
plus difficiles qui n'auraient peut-être pas été ainsi goûtés
sans cette première préparation. Tels sont , par exemple,
les excellens élémens de géométrie de M. Legendre qui ,
en conservant toute la rigueur d'Euclide et d'Archimède ,
sont toutefois extrêmement appropriés à l'enseignement ,
par la division et l'isolement des propositions , dont chacune
forme un ensemble bien tranché , qui permet aux
élèves de les retrouver à point nommé. Enfin les belles
leçons données à l'école normale par MM. Lagrange et
Laplace , ont considérablement étendu la sphère des
vérités élémentaires. Il est devenu possible , par conséquent
utile et nécessaire , d'avoir sur toutes les parties
des mathématiques des ouvrages plus complets que ceux
deBezout. C'est ce qui a donné lieu aux excellens traités
de M. Lacroix et à quelques autres ouvrages aujourd'hui
généralement adoptés dans l'instruction publique , et qui
y jouissent d'un succès mérité.
Mais , tout en reconnaissant l'utilité de ces ouvrages , il
était presque impossible de les introduire dans les écoles
militaires . L'enseignementde ces écoles estnécessairement
trop varié , trop rapide , pour que l'on puisse y adopter la
marche lente , méthodique et détaillée qui convient aux
écoles civiles . Ici tout doit être coupé sur le même patron
que l'habit d'uniforme ; tout doit se tourner vers la
pratique. La nécessité de diriger l'instruction vers ce
but indispensable , et cependant le désir d'y introduire
les méthodes nouvelles , ont fait souhaiter à M. le gé
nér: 1 Bellavesne que l'on composât un ouvrage spéciale
394 MERCURE DE FRANCE ,
,
* ment destiné aux écoles militaires , et dans lequel ces
deux conditions fussent observées . Il a pensé , avec
raison , que les professeurs de l'école spéciale militaire ,
connaissant parfaitement , par l'expérience , l'étendue et
la portée de leur enseignement , auquel ils sont trèssupérieurs
, seraient plus en état que personne d'écrire
un ouvrage élémentaire qui convînt à cet enseignement ,
et qui , sans dépasser les bornes qu'il peut atteindre
offrissent pourtant des facilités et pour ainsi dire des
signaux de reconnaissance à ceux des élèves qui voudraient
ou qui pourraient aller plus loin. Cette idée fait
autant d'honneur aux lumières qu'aux excellentes intentions
de ce respectable militaire , qui consacre depuis
long-tems tous ses soins à l'établissement qui lui est confié
; et la manière dont ses intentions ont été remplies
par MM. Allais , Billy , Puissant et Boudrot , auteurs
de ce nouvel ouvrage , chacun pour la partie de l'enseignement
qui le concerne , prouve à la fois l'étendue de
leurs connaissances et le discernement de leur esprit.
En se renfermant dans les bornes rigoureuses que l'objet
du nouvel ouvrage leur prescrivait , ils ont cherché à
établir solidement les vérités qu'ils devaient présenter à
leurs élèves . Ils ont mis beaucoup de netteté dans la
rédaction , et ils ont introduit dans leur livre élémentaires
plusieurs applications qui n'étaient dans aucun
autre , ou qui n'y étaient pas si bien. C'est ainsi , par
exemple , qu'ils ont donné plus de détails et des détails
plus exacts que Bezout sur la théorie et la pratique du
nivellement , sur la trigonométrie rectiligne , sur le lever
des plans , le tracé des cartes , toutes choses qui peuvent ,
dans l'occasion , devenir utiles à un militaire . Ils
ont donné des notions de géométrie analytique qui n'étaient
point encore introduites dans l'enseignementlorsque
Bezout a écrit ; enfin , le soin que les auteurs ont mis à
leur rédaction se fait sentir même dans leur petit traité
d'arithmétique , qui est écrit avec une clarté parfaite et
une extrême simplicité. On croit peut-être qu'un écritde
ce genre est la chose du monde la plus facile à faire ,
parce qu'il n'embrasse que les premiers élémens ; mais c'est
précisément tout le contraire. Il est beaucoup plus diffi
JUIN Sio. 395
cile d'écrire clairement et méthodiquement sur les premiers
élémens des mathématiques que sur des parties un
peu plus élevées , où l'on peut appeler à son secours
et employer une foule d'idées déjà acquises. Aussi combien
de praticiens , de maîtres d'écriture , et même de
savans n'ont-ils pas embrouillé l'arithmétique dans de
gros livres beaucoup moins instructifs qu'un petit traité
bien fait !
,
Tout en rendant justice aux professeurs qui ont rédigé
ce nouvel ouvrage , tout en me plaisant à reconnaître son
utilité pour les écoles militaires , je crois , et je suis per- .
suadé que c'est aussi leur sentiment , je crois que cet
abrégé ne conviendrait point dans les écoles consacrées
à l'éducation civile. Dans ces établissemens l'étude
des mathématiques , quoique toujours bornée aux
simples élémens , doit être plus lente , plus détaillée ,
plus rigoureuse , plus approfondie. Car elle n'a pas seulement
pour objet d'apprendre aux élèves à profiter de
quelques applications pratiques ; elle a pour but d'ouvrir
leur jugement , de l'exercer , de les appliquer fortement
; de développer en eux le talent des sciences si la
nature le leur a donné , ou , dans les cas ordinaires , de
mettre entre leurs mains un instrument puissant de combinaison
qui , par ses applications directes ou éloignées,
leur sera certainement utile dans une infinité de circonstances
, quelle que soit la carrière qu'ils parcourent. Afin
que ces conditions soient remplies , et pour être assuré
qu'elles le seront toujours le mieux possible , le meilleur
moyen est de laisser à cette branche de l'enseignement
une grande liberté , et aux professeurs une grande latitude
dans le choix des ouvrages qu'ils enseignent. Je ne
veux pas dire par là qu'il faille leur laisser adopter indifféremment
les plus mauvais ouvrages , ou même ceux
qui ont vieilli de manière à n'être plus au niveau des connaissances;
mais , en les préservant de cet excès par une
exclusion sage et impartiale , on peut , sans aucun inconvénient
, les laisser choisir à leur gré entre les livres dont
le mérite est reconnu . C'est le parti que l'on a pris dans
l'organisation des études de l'Université impériale , et ce
parti a de grands avantages. Il donne aux professeurs
396 MERCURE DE FRANCE ,
plus de dignité , plus de zèle. N'étant point astreints à se
traîner toujours sur les traces d'un même auteur , ils
prennent eux-mêmes l'honorable espoir de voir un jour
leurs ouvrages adoptés dans l'instruction , s'ils en composent
qui soient réellement utiles. Cette perspective les
engage à perfectionner les méthodes , à méditer sur l'enseignement
, et par cela même leur enseignement en devient
meilleur . D'un autre côté , l'entrée des écoles étant
ouverte à tous les bons ouvrages , cette concurrence
excite l'émulation des auteurs adoptés . Achaque édition
nouvelle ils revoient leurs livres élémentaires avec plus
de soin ; ils s'efforcent de les améliorer , et l'instruction
publique y gagne. Au contraire , si l'on voulait adopter
universellement et pour toujours un même corps d'ouvrage
, quelque parfait qu'il fût d'ailleurs , l'instruction
publique ne tarderait pas à s'affaiblir et à s'éteindre. Le
mal serait plus grand encore , si l'on adoptait ces soidisant
abrégés dans lesquels on prétend réunir en un ou
deux volumes tout l'enseignement complet des mathématiques
, même en y comprenant le calcul différentiel
et intégral ; entreprise dont l'impossibilité est évidente
pour quiconque a réfléchi sur l'enseignement. Aussi
ceux qui affichent de pareilles prétentions se bornent-ils
à parler superficiellement des diverses branches des mathématiques
, sans en traiter aucune avec solidité , et ils
s'embarrassent beaucoup plus d'étendre le titre de leur
ouvrage que son utilité réelle. Ces prétendus abrégés
seraient la perte de l'instruction publique, s'ilsparvenaient
à s'y établir .
Enconvenant de l'utilité des mathématiques en général
et de la nécessité de les admettre dans l'enseignement
civil , quelques personnes , peut-être , ne verront pas
aussi bien l'avantage que leur étude peut avoir dans les
écoles militaires , ni quel bon effet peuvent produire des
connaissances que les élèves auront bientôt oubliées ;
mais cet avantage ne consiste pas tant dans les applications
matérielles des mathématiques que dans leur
influence morale . Il est hors de doute qu'en faisant mouvoir
un peloton ou exécuter une charge de cavalerie , un
jeune officier n'a pas besoin de se rappeler les démonsJUIN
181ο . 397
trations d'Euclide , mais l'habitude des combinaisons que
les mathématiques ont donnée à son esprit lui permettra
de voir et de saisir des rapports de circonstances ou de
positions plus rapidement qu'il ne l'aurait fait sans ce
secours . Les mathématiques ne redressent pas les esprits
de travers , elles rendent plus droits et plus forts ceux
qui le sont déjà ; mais pour produire ces bons effets il
ne suffit pas d'un enseignement superficiel , il faut du
tems , des efforts et des études sérieuses . Les meilleurs
livres élémentaires ne servent à rien, si on ne les étudie
pas à fond ; pour que la science soit bonne à quelque
chose , il faut qu'elle soit dans la tête et non dans la mé
moire.
BIOT
!
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
ARCHÉOLOGUE , ou Système universel et raisonné des
langues ; par CHARLES NODIER , prolegomènes .
M. Charles Nodier , auteur d'un Dictionnaire raisonné
des Onomatopées françaises , dont j'ai rendu compte
dans ce journal (1) , vient de publier les Prolegomènes ,
ou , pour parler moins scientifiquement , la Préface d'un
ouvrage bien autrement important. Il ne s'agit de rien
moins que du Dictionnaire universel et comparé des sons
radicaux du langage , « où seront consignés les fastes
>> de toutes les langues mortes et vivantes , et où toutes
>>>les langues à naître viendront puiser leurs élémens et
>>>leur doctrine , jusqu'à ce qu'elles se confondent dans
>> l'idiome unique et pur d'une immense nation qui
>> comptera parmi ses provinces les plus grands royaumes
>> de notre âge . »
Le président de Brosses , dans le Discours préliminaire
de son admirable Traité de la formation mécanique
des langues , avait pronostiqué cet ouvrage. « On en
» viendra un jour , dit-il , à comparer toutes les langues
>> les unes aux autres , à mesure qu'elles seront bien
>> connues ; à les disposer toutes ensemble et à-la-fois
>> sous les yeux dans une forme parallèle. Si jamais on
>> exécute l'Archéologue universel , ou Tableau de no-
>>menclature générale par racines organiques pour les
>> langues qui nous sont connues , ce sera un magasin
>> tout préparé pour y joindre celles dont on acquerra la
>> connaissance ; et il est plus que probable que tous les
>>> mots de chacune viendront facilement d'eux-mêmes se
>> ranger chacun sous leur racine organique , dans leur
>> case propre et préparée , jusqu'à ce qu'enfin on soit
>> parvenu au complet sur cette matière . »
(1 ) Numéro du 20 août 1808.
MERCURE DE FRANCE , JUIN 1810. 399
Pour donner une idée précise du grand travail prédit
par le président de Brosses et promis par M. Charles
Nodier , il convient de rappeler quel est leur système à
tous deux sur la formation des langues . Tous deux pensent
, avec une fort grande apparence de raison , que
primitivement les langues n'ont point été composées de
mots purement fictifs et dénués de tout rapport sensible
avec les objets désignés , parce que l'établissement de
ces signes arbitraires supposerait une convention , et
par conséquent un mode de transmission des idées , une
langue déjà faite ; que les premiers mots de toutes les
langues ont dû être formés à l'imitation du bruit des
objets (2) ; que ce moyen était le seul dont la voix pût
faire usage d'abord pour désigner les choses absentes ;
que , borné quelque tems à celles qui produisent du
bruit , on l'a étendu ensuite à celles qui n'en produisent
pas , en saisissant une certaine analogie entre la manière
dont les êtres bruyans affectent l'ouïe et la sensation que
la vue , l'odorat , le goût et le toucher reçoi ent des êtres
muets ; et qu'enfin ce système d'imitation vocale a embrassé
les choses métaphysiques elles-mêmes , puisqu'à
commencer par l'ame , elles ont toutes reçu des noms
tirés de l'ordre sensible et matériel . Découvrir dans tous
les mots de toutes les langues connues le son radical ,
c'est-à-dire , l'onomatopée directe ou réfléchie en vertu
de laquelle ils ont été formés , tel est le principal objet
du grand ouvrage que nous annoncent les Prolegomènes
de M. Charles Nodier . La matière est déjà singulièrement
bien préparée dans le Traité du président de Brosses ..
Le Brigant et Court de Gebelin ont aussi laissé de solides
matériaux , qu'il s'agit seulement de séparer des élémens
chimériques que l'esprit de système ou l'abus de
l'érudition leur ont fait rassembler. Enfin , M. David de
Saint-Georges , élève et héritier de ces savans , a fait en
mourant M. Charles Nodier dépositaire de sa doctrine ,
de sa méthode et de ses travaux commencés . Tant de
(2) Il fallait que ce fût l'opinion des Grecs eux-mêmes , puisque
cette imitationdes sons , ils l'ont appelée onomatopée,formation des
noms par excellence .
400 MERCURE DE FRANCE ,
1
secours , ungrand fonds d'instruction propre , beaucoup
de sagacité et une ardeur persévérante , voilà tout ce
qu'il faut sans doute pour mettre à fin une si haute entreprise.
Le plan de l'ouvrage entier est tracé , et l'exécution
en est déjà avancée ; mais , avant de l'achever ,
l'auteur fait un appel aux savans ; il les invite à l'assister
de leurs lumières , à l'encourager de leur bienveillance,
Il prend en quelque sorte l'engagement de ne point mettre
au jour cet ouvrage , si une seule critique judicieuse s'oppose
à sa publication . La profondeur du sujet mettra
vraisemblablement M. Charles Nodier à l'abri de ces
réflexions légères et tranchantes que tant de juges sans
mission se permettent sur les objets d'imagination et de
goût. Les véritables érudits ont seuls le pouvoir comme
le droit de se former d'avance une opinion sur les moyens
et la fin , l'ensemble et les détails d'un grand système ,
dont le plus ou le moins de solidité se fonde sur des
faits ignorés du vulgaire des savans et des littérateurs..
J'ai tous les atres pour m'abstenir de prononcer en une
semblable cause .
Il est un objet sur lequel je serai moins circonspect.
M. Nodier remarque avec raison , 1º que toutes les langues
sont imparfaites , et qu'il est impossible d'en réformer
les défauts ; 2º que la diversité des langues s'oppose
à cette communauté d'intérêts , d'affections et de
lumières qui serait le complément de la civilisation . II
en déduit la nécessité de composer , comme on l'a fait
pour certaines sciences , une langue parfaite et universelle
, une sorte d'algèbre sociale qui ne changerait rien
à la langue usuelle , et dont l'emploi serait restreint aux
communications scientifiques , politiques et commerciales
des nations . C'est-là , je crois , un de ces rêves
d'homme de bien , une de ces théories philosophiques
contre lesquelles il n'y a absolument rien à dire , sinon
qu'elles sont tout-à-fait impraticables . Mais M. Charles
Nodier ne considère pas ainsi la chose. Autant que je
puis comprendre certain endroit de ses Prolegomènes ,
qui n'est pas de la clarté du reste , il regarde cette langue
universelle comme très-faisable; il se propose lui-même
de la faire , et apparemment il se promet de la faire
adopter.
JUIN 1810 .
401
1
i
B
adopter. Il me semble que les inutiles et presque rid
cules essais de pasigraphie et de pasilalie que ces der DE LA SE
nières années ont vu naître , auraient dû suffire pour de
détourner d'un pareil projet. A l'autorité des faits je
joindrai , par surérogation , celle d'un écrivain dant 5.
M. Charles Nodier ne récusera sûrement point le témoi-cen
gnage , l'autorité du président de Brosses , homme donk
le courage ne s'effrayait d'aucun travail , ni l'imagination
d'aucun système . « Je ne m'occuperai pas , dit- il , ainsi
>> que l'ont fait quelques grammairiens , à fabriquer par
>> art une langue factice , qui , par l'usage universel qu'on
>> en pourrait faire , tant verbalement que par écrit , tien-
>> drait , dans le commerce et dans les connaissances de
>> toutes les nations , le même lieu que l'algèbre tient
>> dans les sciences numérales , projet qu'on ne peut
» espérer de faire jamais adopter aux hommes dans la
>> pratique. >>>
Je ne crois pas , au surplus , qu'on soit fondé à dire
des langues existantes , et de la nôtre en particulier, tout
le mal qu'on se plaît à en dire . Elles suffisent à la plus
juste et à la plus fine expression de toutes nos sensations
et de toutes nos idées . Que faut-il de plus ? On croit que
nous penserions plus juste , si nous avions une langue
mieux faite : je ne partage point cet avis ; tout terme
impropre et toute phrase obscure ne peuvent-ils pas
être remplacés par un terme et une phrase qui aient les
qualités contraires ? A quoi tient-il donc que l'expression
ne soit juste et claire , si ce n'est à l'esprit qui n'a pas
saisi le véritable rapport des choses ou n'en a pas conçu
une image nette ? Il m'est refusé de comprendre la beauté
et presque l'avantage d'une langue philosophique , où
chaque objet et chaque impression physique , chaque
perception de l'esprit et chaque mouvement du coeur
aurait son terme propre et exclusif , et où la filiation des
mots représenterait avec une exactitude rigoureuse l'enchaînement
des êtres créés et celui des phénomènes de
la sensibilité et de l'entendement. Cette langue serait
d'une bien triste perfection. On prétend qu'il en résulterait
un perfectionnement et même un accroissement
indéfini de la masse de nos idées . Pour moi , je n'ai pas
Cc
402 MERCURE DE FRANCE ,
:
d'idée des idées que nous n'avons pas ; je crois que nous
avons toutes celles que nous pouvons et devons avoir ,
et qu'à cet égard nous sommes assez riches , si nous
savons nous contenter des idées saines , utiles et exécutables
. AUGER.
L'HOMME DE BONNE COMPAGNIE , ou l'Art de plaire dans la
société . Ouvrage mis à la portée de tout le monde ,
et principalement des jeunes gens de l'un et l'autre
sexe. Seconde édition . A Paris , chez le Prieur , libr . ,
rue des Noyers , nº 45 .
QUELQUES censeurs chagrins m'assurent que l'art de
plaire en société a beaucoup perdu de son ancien éclat ;
qu'on n'y trouve plus cette fleur d'urbanité , de délicatesse
et d'élégance qui distinguait autrefois l'élite des
jeunes Français . Les dames sur-tout , celles dont le tems a
mûriles charmes et accru l'expérience, se plaignent amèrement
des jeunes gens . Elles prétendent que de leur tems
ils étaient beaucoup plus aimables , plus empressés ,
plus ardens , qu'ils se plaisaient à soupirer à leurs pieds ,
à brûler l'encens le plus pur sur leurs autels . Aujourd'hui
, ils méconnaissent l'empire de la beauté; ils déclinent
ces devoirs charmans qui enchaînent les coeurs
et assurent le triomphe de l'amour. Elles en concluent
que le siècle est dégénéré , et parce que les jeunes gens
n'adorent ni leurs cheveux argentés , ni ces rides profondes
qui impriment à leurs traits un caractère de dignité
, il est évident , suivant elles , que la nature est
corrompue et pervertie , et que le monde touche à sa
fin .
J'ai autrefois entendu les mêmes plaintes ; j'ai vu mes
solennelles aïeules s'armer d'un noble courroux contre
l'inconstance et la frivolité de ces papillons de boudoir
qui préfèrent le printems à l'hiver , et l'éclat fugitif de la
rose au fruit moins brillant qui lui succède.
Elles ne comprenaient pas que chaque âge a ses avantages
et ses inconvéniens , ses jouissances et ses déplaisirs
. L'inévitable main du tems s'est appesantie sur votre
JUIN 1810 . 403
tèle , ces joues vermeilles et fleuries sont maintenant
pales et décolorées ; ces perles qui ornaient deux lèvres
de corail , ont pris une teinte un peu safranée ; ces
yeux animés d'un feu vif et pétillant se sont éclipsés
dans leurs orbites ; ce front , séjour de grâce et de candeur,
est chargé de sillons et de ruines : quels hommages
voulez-vous espérer pour ces tristes ornemens ? Un
esprit sage doit s'accommoder avec le tems et la fortune.
De la céruse et du vermillon ne sont point dela jeunesse ;
il est dans l'ordre que les âges contemporains se recherchent
, et si vous voulez , Madame , que les jeunes gens
vous adorent , demandez à Jupiter qu'il vous conserve
fraîche et jolie comme Hébé , et ne craignez plus leur
humiliante indifférence :
Ut ameris , amabilis esto .
Il faut avouer néanmoins que quelques jeunes gens
de nos jours ne sont point exempts des torts qu'on leur
reproche . Elevés dans les tems désastreux de la révolution
, au milieu des débris , des douleurs et des ruines ,
ils n'ont pu recevoir qu'une éducation imparfaite et négligée
; il n'ont pu se former sur les modèles que la génération
précédente avait eus sous les yeux. Ils sont étrangers
à la politesse, comme les aveugles nés sont étrangers
à l'optique et aux couleurs . Observez sur les promenades
, dans nos salons , à nos théâtres , cette jeunesse
légère , inconsidérée , qui , sans égard pour le rang ,
l'âge , le talent , l'esprit et les premières lois de la bienséance
, se fait comme le centre de la société , parle ,
discute , interrompt , décide avec une rare et imperturbable
confiance , et consultez leurs traits ; vous reconnaîtrez
qu'ils appartiennent presque tous à cette époque
que les fureurs du vandalisme ont rendue si cruellement
mémorable ; mais ces traces de barbarie s'effaceront , et
les Français ne seront point infidèles à ce caractère de
courtoisie et d'urbanité qui leur donnait autrefois tant
de relief chez les étrangers .
Il est fort difficile de fixer les règles de l'art de plaire
en société. La nature n'a dicté qu'un petit nombre de
lois qui se confondent avec ces rapports d'affection mu-
Cc2
404 MERCURE DE FRANCE ,
tuelle et d'humanité qui lient tous les hommes entre eux.
Les autres sont de 'convention , et semblables à la mode
dont le sceptre léger prend toutes les formes et toutes
les couleurs , ils varient sans cesse , suivant les tems , les
lieux , les personnes . Je ne sais chez quel peuple d'Afrique
les hommes sont dans l'usage de porter leurs pantalons
sous le bras , comme nous portons nos chapeaux ;
cet art de plaire n'est pas encore admis chez nous . Un
Lapon offre sa femme à l'ami qui vient le visiter , et se
croiraitperdu de réputation s'il manquait à cette politesse ;
cet article ne fait point encore partie de notre code de
civilité. Quand Ulysse aborda dans les Etats du roi Alcinoüs
, la fille du prince vint lui faire prendre le bain , et
le parfumer de sa main royale ; les princesses de nos
siècles modernes ont plus de réserve et de dignité .
Homère m'assure que le fils du roi d'Ithaque aimait la
grandeur et la pompe , et que jamais il ne sortait de son
palais sans être précédé de deux beaux lévriers ; cette
noble étiquette a depuis long-tems été réformée. Quelles
étaient les lois de la politesse chez les Gaulois nos aïeux,
quand leurs sallons étaient des huttes , et qu'une peau
de mouton, rejetée sur l'épaule et retenue par une épine,
formait toute la parure des dames ?
Erasme a mis à la tête de ses colloques quelques préceptes
sur la civilité puérile et honnête . J'y vois qu'un
homme bien né ne doit pas manquer d'ôter son chapeau
toutes les fois que quelqu'un vient à tousser , éternuer ,
cracher ou bailler ; c'est beaucoup d'ouvrage. Il vent
aussi qu'un jeune homme n'aborde jamais un parent , un
magistrat , un personnage de distinction , sans joindre à
son salut un titre de dignité : bon jour , mon oncle , ma
tante , ma cousine et mon cousin; bonjour, M. le bailli ,
M. le maire , M. l'échevin , etc. Ces formules ne sont
plus aujourd'hui du bon ton. Un homme honnête ne
doit avoir ni cousin , ni cousine ; tout est pour lui monsieur
ou madame . C'est ainsi que l'art de plaire en société
a ses caprices , ses vicissitudes et ses révolutions .
Les personnes qui attachent le prix convenable aux
grandes choses , n'apprendront pas sans une vive satisfaction
, que du tems d'Erasme , il existait cent soixante
JUIN 1810,, 405
manières différentes de saluer les gens . S'agissait-il d'une
dame? Salve , mea vita , mea lux , meum delicium , meum,
suavium , etc. S'agissait-il d'un grand personnage? Salva
sit tua amplitudo , celsitudo , sublimitas , majestas , etc.
D'un père capucin ? Salva sit tua reverentia , tua sanctilas
, etc.
On a remarqué que plusieurs nations sont plus riches
que nous en formules de politesse . Les Italiens sont à
cet égard d'un luxe désespérant. Mais quel peuple pourrait
se flatter de nous égaler en courtoisie ? C'est dans
nos salons , nos cercles , nos banquets , que se trouve
tout ce que la délicatesse a de plus aimable et de plus
raffiné .
Mais la splendeur des empires est si sujette aux coups
du sort , qu'il peut arriver qu'un jour le vent des révolutions
dissipe cette fleur de politesse que nous cultivons
avec soin. Dans ce cas , l'Art de plaire en Société deviendrait
un monument historique , et les siècles à venir s'applaudiraient
d'y retrouver les principes , les lois , les
usages qui guidaient la nation la plus polie du monde. Il;
est donc possible que cet ouvrage s'élève un jour aux
plus hautes destinées ; pensée consolante et flatteuse
pour un auteur.
Je ne présume pas néanmoins que celui à qui nous
devons cette production ait conçu d'aussi grandes espérances
. Sa Préface n'annonce d'autres prétentions que
de diriger la jeunesse actuelle dans les voies honorables
de la civilité ; et voici en abrégé le plan qu'il lui trace ,
les devoirs qu'il lui prescrit.
Toute personne destinée à se présenter dans la bonne
compagnie , doit joindre à une naissance honnête une
éducation soignée , de l'esprit et des vertus . Sans esprit.
vous ennuieriez ceux qui vous ' entendraient , sans éducation
vous manqueriez aux bienséances , sans vertu
vous n'obtiendriez ni considération ni respect. Si vous
joignez à ces avantages les dons de la science , l'art de
parler avec grace , votre succès est assuré. Mais sachez
régler vos entretiens suivant le tems , les personnes et
les circonstances . N'avez-vous à parler qu'à des dames ?
Point de frais d'érudition; des mots , des riens , voilà
406 MERCURE DE FRANCE ,
tout ce qu'il vous faut. L'auteur vous avertit que l'esprit
des femmes est superficiel , léger , insouciant , et peu
capable d'attention. Si vous citiez des auteurs grecs et
latins , si vous traitiez des sujets d'astronomie , de métaphysique
, de géométrie , tous les frais de votre savoir
seraient perdus ; les dames riraient , bâilleraient , et vous
traiteraient avec raison de pédant ridicule. C'est donc
avec elles qu'il faut faire provision de madrigaux , de
charades , de calembourgs . Cependant l'auteur observe
que sous le siècle de Louis XIV un bel-esprit parvint ,
à force de citer du latin et du grec , à tourner les têtes
de toutes les dames de la cour ; mais ces sortes d'exemples
sont rares et ne doivent point vous détourner des
routes ordinaires qui vous sont indiquées . Réservez done
les trésors de votre érudition pour une meilleure occasion
, et rappelez-vous qu'un style simple , naturel et
vrai , est celui auquel vous devez toujours accorder une
juste préférence .
Il estd'usage immémorial de saluer les personnes qu'on
aborde et celles qui composent le cercle où l'on entre.
Mais de quelle manière faut-il saluer ? Cette question
présente plusieurs points importans et difficiles à résoudre.
Si vous saluez avec une certaine réserve , vous risquez
de passer pour un homme fier et hautain; si vous
prodiguez les révérences , on croira voir en vous un
homme qui revient de la vieille cour , et les jeunes personnes
riront de votre courtoisie surannée. C'est ici que
le jugement , l'esprit et la délicatesse du tact sont nécessaires
. C'est ici qu'il vous faut une sorte d'inspiration
qui vous prescrira la juste mesure dans laquelle vous
devez vous renfermer. Mais qu'il est difficile d'atteindre
à ce degré de mérite !
Parmi les devoirs les plus essentiels dont se compose
la vie sociale , les visites sont un objet du plus haut
intérêt. Il faut les savoir faire à propos , les varier , en
composer le ton et les formes suivant le rang , le sexe ,
les habitudes des personnes que l'on va voir; mais craignez
de les multiplier à l'excès et de les prolonger. Connaissez-
vous quelque chose de plus alarmant , de plus
fâcheux que ces pestes de société qui vous accablent
JUIN 1810 . 407
du fardeau de leur présence et de leur inutilité ? vous
voudriez vous lever , ouvrir vous-même les deux battans
de votre salon ou de votre cabinet pour les éconduire ;
mais les lois de la civilité s'y opposent , que faire donc ?
Jouer le distrait ; répondre peu ; tenir les yeux fixés sur
le plafond , témoigner par quelques mouvemens que la
conversation pèse et fatigue . L'auteur vous indique encore
quelques autres moyens . Ici de légers mensongessont
sans conséquence ; vous pouvez prétexter la nécessité
de sortir , exprimer le vif regret de quitter un entretien
si aimable , supposer une légère indisposition , annoncer
même que vous avez pris médecine , effrayer enfin votre
importun de l'apparition d'un apothicaire , et vous en délivrer
sans blesser les lois de la civilité .
L'auteur entre dans beaucoup d'autres détails que je
suis forcé d'omettre ; il a sans cesse sous les yeux les
principes les plus sévères de la morale ; son traité de
politesse est un traité vraiment philosophique , un ouvrage
composé avec gravité , sagesse et méditation . On
y trouve réunis l'utile et l'agréable . Ony cite des passages
de nos meilleurs poëtes , tels que ces vers de Racine :
Détestables flatteurs , présent le plus funeste
Que puisse faire aux rois la colère céleste.
Je dois observer néanmoins que l'auteur a commis ici
une légère erreur : qu'il attribue cette maxime à Burrhus
dans la tragédie de Britannicus , et qu'elle est de la tragédie
de Phèdre . On y trouve aussi des anecdotes ; par
exemple , un fermier étant allé chez un métayer de ses
voisins pour y acheter quelques-uns de ces gras épicuriens
qu'on engraisse de gland , et ayant trouvé sur le
seuil de la porte le métayer et sa fille , dit aussitôt : «Mon
>> ami , si vos cochons ressemblent à votre fille , vous
› devez avoir de bien beaux cochons . » L'auteur de l'Art
leplaire n'approuvé point ce mot , et avertit ses lecteurs
cu'ils auraient tort d'en employer de semblables en bonne
compagnie. Nous sommes tout-à-fait de son avis , et nous
coyons même qu'il aurait pu dégager son ouvrage de
quelques traits de ce genre qui nous paraissent peu conformes
à l'art qu'il enseigne . SALGUES.
408 MERCURE DE FRANCE ,
LE VIEUX SAVETIER DE LA CABANE
ET LES HUIT LOUIS .
HISTORIETTE ,
C'ÉTAIT dimanche. De tous côtés on entendait le son
argentin des cloches , appelant dans les églises dispersées
les habitans des villages voisins . Sur tous les sentiers on
voyait des groupes d'hommes , de femmes , de jeunes gens ,
d'enfans marchant d'un pas précipité vers un temple rustique.
Tous étaient parés de leurs plus beaux habits : les
mères et les aïeules l'étaient de leurs habits de noce , réservés
de tout tems pour le dimanche ; et graces au coffre
où ils sont renfermés tous les autres jours , presque aussi
beaux que le beau jour de leur mariage, mais de forme
un peu antique . La mode exerce au village un empire plus
lent , moins despotique , mais elle l'exerce encore ; et la
jeune fille , dans son corset noir bordé de rouge , avec ses
manches de chemise courtes et bouffantes , et son joli
chapeau de paille sur l'oreille , rit tout bas de la longue
taille de sa mère , des manches à grandes ailes de sa grand'-
mère , de leur barrette de toile à larges bandes ; et ne songe
pas que ses enfans riront d'elle à leur tour. Chacune porte
à la main son livre de cantiques ; quelques-uns serrés par
des agraffes d'argent qui brillent au soleil ; d'autres plus
modestes , ornés de la branche de romarin et de l'oeillet
gros rouge . Tous ces bons villageois ont l'air d'aller à une
fête ; et c'en est une en effet pour ces coeurs simples et
bons de commencer le jour du repos par offrir en commun
leurs voeux à l'Etre suprême .
Dans une chaumière isolée , à demi-ruinée , et devant une
fenêtre étroite , à vitres de papier huilé , un vieillard était
debout et regardait tristement la procession de ceux qui se
rendaient à l'église .
Il les suivit des yeux jusqu'à ce que le dernier fût entré
et que la porte fût fermée , alors la cloche cessa , et il entendit
les voix réunies , qui chantaient le cantique sacré
Il jeta un regard sur son habit en lambeaux , deux larmes
coulèrent sur ses joues ridées , il les essuya avec le revers
de sa main , puis il se tourna vers sa femme qui pleurat,
aux sanglots , assise sur une mauvaise escabelle , la tête
JUIN 1810. 409
appuyée sur une planche , qui leur servait de table, etles
yeux couverts d'un tablier où il y avait plus de trous que
de places pour recevoir ses larmes .
Ne pleure donc pas ainsi , Berthe , lui dit son mari , cela
n'est pas bien , mon enfant ; tu offenses Dieu: ilveut qu'on
supporte le sort qu'il nous envoie ; il sait bien que ce n'est
pas notre faute si nous n'allons pas aussi le prier dans sa
maison . Oserions-nous y entrer avec ces guenilles qui nous
couvrent à peine ? Dans le tems de notre prospérité , Berthe
, nous allions toujours au sermon; quand même nous
avions deux lieues à faire , nous les faisions avec plaisir. A
présent , nous ne le pouvons plus ; mais Dieu regarde à
l'intention , il lit dans les coeurs , il sait que les nôtres sont
avec lui , ici comme à l'église : ainsi , ne pleure plus , Berthe
, cela ne sert à rien , et donne-moi le livre de prières ,
je t'en lirai une , aussi bien que le ministre , et puis nous
chanterons ensemble un cantique , que je conduirai aussi.
bien que le chantre .
Berthe se leva , prit un livre à moitié déchiré sur le ciel
du lit , et le donna à son mari. Je veux bien prier avec
toi , lui dit-elle , mais non pas chanter ; tiens , mon ami ,
pas même pour le bon Dieu , cela ne m'est pas possible.
Quand je vois passer toutes ces vieilles femmes allant à
l'église , avec leurs enfans et leurs petits- enfans ....
Marcel. Et leurs habits de noce ,Berthe ; cela te crève le
coeur , n'est-ce pas ? tu penses au tien de papeline gorge de.
pigeon , qui t'allait si bien , qui était si beau ? Hélas ! oui ,
pauvre Berthe ! il a été brûlé avec le reste ; mais que faire?
Dieu l'a voulu ; nous pouvions être brûlés aussi , et il nous
a sauvés .
Berthe. Qu'importe , si c'est pour périr à présent de,
misère ? plût à Dieu que je fusse morte avec ma pauvre
Georgette !
Marcel. Berthe , Berthe ! Est-ce donc ainsi que tu m'ai
mes ? Que me resterait-il à présent , si j'avais aussi perdu
ma bonne femme ?
Berthe , en lui tendant la main . Tu as raison , Marcel ,
et je te demande pardon : avec toi je puis tout souffrir ;
mais nous n'avons plus de pain que pour un jour , et tu
vois nos habits .
Marcel. Dieu et les braves gensy pourvoiront, ma femme.,
Demain ce ne sera plus dimanche , et nous travaillerons.
J'ai là quatre paires de souliers à raccommoder , qui me
vaudront bien quatre sous pièces ; et ton rouet , comme il
410 MERCURE DE FRANCE ,
va tourner ! Nous ne sommes pas encore morts de faim ,
quoique nous en ayons été bien près ; nous n'avons pas été
obligés de mendier , et c'est-là ce qui me ferait le plus de
peine. Recevoir ce qu'on nous donne , à la bonne heure :
celui qui vient chercher le pauvre a sûrement un bon coeur ,
il est doux de le remercier. Mais demander à ceux qui nous
refuseront peut-être , ou qui nous donneront de mauvaise
grace , en nous disant une injure ! Ah ! c'est cela qui est
dur , bien dur ; c'est ce que je prie Dieu d'épargner à ma
vieillesse !
Il le faudra bien peut-être , dit Berthe en recommençant
à pleurer. De quoi peut-on répondre ? Qui nous aurait
dit une fois que notre fils mourrait à l'hôpital ?
Marcel. Qui nous aurait dit qu'il mourrait avant nous ?
Voilà le vrai malheur , car pour l'hôpital qui te tient tant
au coeur , beaucoup de braves gens y meurent , et n'en
vont pas moins au ciel. Nos enfans y sont , voilà ce qui est
sûr. Dieu les a pris dans leur innocence avant qu'ils eussent
péché . Sais-tu si tu les aurais gardés , s'ils avaient
vécu ; si ta fille ne t'aurait pas quittée pour le premier
amoureux , et ton fils pour le premier sergent qui lui aurait
offert une cocarde? Cela ne t'aurait-il pas plus fâchée que de
les rendre au bon Dieu qui te les avait prêtés ? Ne pleure
donc plus , Berthe , et écoute la prière que je vais lire .
Berthe soupira sans répondre. La pauvre mère ne pouvait
prendre son parti d'avoir eu deux beaux enfans et de
n'en avoir plus , d'avoir été riche pour son état , et d'être
dans la misère . Son mari regrettait son bien-être et sur-tout
ses enfans tout autant qu'elle ; mais l'affliction chez les
hommes a un tout autre caractère , elle est intérieure ; il
est rare qu'ils aiment à y donner essor et à en parler. Les
femmes au contraire ont la douleur très -verbeuse et les
larmes très- faciles ; c'est sans doute la cause qui rend le
chagrin quelquefois si fatal aux hommes , tandis qu'on
prétend qu'il fait vivre les femmes . Quoi qu'il en soit ,
Marcel n'était pas mort du sien , mais il pesait sur son
coeur plus encore que sur celui de Berthe ; il craignait de
s'y livrer par le mal qu'il en éprouvait, et son unique étude
était de détourner promptement l'entretien lorsqu'il tombait
sur ce sujet , ou d'avoir l'air plus résigné qu'il ne l'était
en effet. Son fils François , garçon de belle espérance , avait
eu le désir de devenir charpentier et montrait du talent pour
ce métier utile. Son père très à son aise alors l'avaitmis à
douze ans en apprentissage chez un bon maître de laville.
:
:
t JUIN 1810. 411
1
1
Il réussissait à merveille lorsqu'il fut saisi d'une maladie
contagieuse; son maître la redoutait pour sa famille , et le
plaça à l'hôpital où il était mort au bout de quelque tems .
Berthe avait cet hôpital sur le coeur. Elle croyait qu'on
l'avait mal soigné , et elle l'aurait regreté moins amérement,
s'il était mort dans'ses bras . Il leur restaitune fille','
de seize ans , belle et sage , qui , sans doute ,"leur aurait
bientôt rendu un fils en se mariant , lorsqu'un autre malheur
vint les frapper. Le feu du ciel tomba sur leur maison
qui fut entièrement consumée , ainsi que les dépendances
et tout ce qu'elles contenaient . C'était après les récoltes ,
en sorte qu'il ne leur resta rien , pas même leur premier
trésor : leur fille chérie mourut des suites de l'émotion de
cette nuit cruelle ; son père et sa mère furent très-long-tems
malades de chagrin , et ils eurent de plus celui de guérir.
Ils firent des emprunts pour vivre , sur leur petit fond de
terre , pour payyeerr les frais de leur inaladie et un loyer , car
n'ayant plus d'autres enfans ils ne voulurent pas rebâtir
leur ferme. Ils auraient pu encore subsister frugalement
mais la terrible guerre de sept ans arriva , et , comme biển
d'autres , ils en furent les victimes : il fallut loger des sol
dats , et n'ayant plus de mmaaiissoonn,, il leur en coûtait beaucoup;
il fallut payer des contributions , et leurs champs et
leurs prés furent saccagés ; il fallut payer des intérêts , et ne
le pouvant pas, leur fond fut saisi et vendu à l'enchère .
Ils furent alors réduits à la plus complète misère , et contraints
d'abandonner le lieu de leur naissance et de chercher
un asyle. Quelques voisins se cottisèrent pour leur'
faire une petite somme , avec laquelle ils achetèrent cette
cabane isolée et presqu'inhabitable , à l'extrémité d'un petit
village, à dix lieues au moins de celui qu'ils avaient quitté .
Berthe filait du matin au soir pour les paysans ; Marcel ,
trop âgé pour travailler à la terre , s'était mis à raccommoder
des souliers à côté du ronet de sa femme . On l'appelait
le vieux Savetier de la Cabane , et on ne le laissait
pas manquer d'ouvrage. Ils gagnaient tous les deux de quoi
ne pas mourir de faim , mais ils n'avaient encore rien pu
mettre de côté pour s'habiller; leurs vêtemens tombaient
en lambeaux; ils n'osaient pas aller à l'église , et tous les
deux redoutaient les approches et les rigueurs de l'hiver.
Mais on n'y était pas encore , le mois de juillet commençait
à peine , et Marcel lut à sa femme que Dieu nourrit
lés petits des corbeaux et revêt les lis des champs.-Quand
la prière fut achevée , on sortait du temple , et ce futen4,12
MERCURE DE FRANCE ,
coreunmauvais moment pour Marcel . Les rassemblemens
sur la pelouse autour de l'église , les jeunes garçons et les
jeunes filles revenant gaiement ensemble , leurs parens les
regardant avec complaisance ; ce tableau de joie et d'amour
paternel , qui lui retraçait un bonheur perdu sans retour ,
déchirait son coeur. La foule se dissipa , et il resta pensif
à sa fenêtre , plongé dans ses souvenirs . An-devant de la
cabane était un tertre de gazon , ombragé de quelques
beaux noyers ; sous l'un d'eux était assis un voyageur qui
se reposait : un havresac sur son dos , un bâton dans sa
main ; ses souliers poudreux indiquaient qu'il cheminait
à pied , mais il était très-bien vêtu , et il paraissait à son
aise . Après quelques momens de repos , il posa son bâton
à côté de lui , détacha son havresac, en sortit un morceau ,
de pain blanc et quelques fruits secs , et mangea de trèsbon
appétit ce simple déjeûné , que Marcel , qui n'avait pas
déjeûné du tout, aurait volontiers partagé avec lui . Il sortit
aussi une pièce de bonne étoffe neuve qui était dans le
hevresac , la déploya à demi , la regarda avec complaisauce
et la recacha. Ce fut encore un sujet d'envie pour le
pauvre vieillard, déguenillé . Ensuite l'étranger se leva
sortit de son gousset une bonne montre d'argent , regarda,
T'heure , jeta un coup-d'oeil sur la contrée , et se remit en,
route . :
Cet homme avait l'air si heureux à cette place , pensa
Marcel , qu'il lui prit envie d'aller aussi se reposer sous ce
beau noyer ; peut-être qu'une heure de sommeil sous son
ombrage lui fera oublier ses peines et sa faim.
Il sortit sans rien dire à Berthe, occupée à garnir sa quenouille
pour le lendemain. Il traversa le grand chemin ,
etmonta la petite colline. Déjà de loin il vit quelque chose
de blanc à la place où le voyageur avait été assis ; c'était
un morceau de papier ; il le relève , le trouve pesant ,
l'ouvre . Il renfermait quatre beau doubles louis d'or ; puis
sous un autre pli , une de ces grandes croix que les femmes
pendent à leur cou , suspendue à une petite chaîne d'or
aussi. Même dans sa prospérité , Marcel n'avait peut-être
jamais vu tant d'or à la fois ; ce qu'ily avait de sûr au
moins , c'est que c'était pour lui une vue bien nouvelle.
Il tourna et retourna ces louis , les secoua dans le creux de
sa main , puis les replia avec soin dans le papier. Il n'avait
plus nulle envie de dormir ; il regarda le chemin que le
voyageur avait pris , puis sa cabane . Berthe était à son tour
à la fenêtre et le cherchait des yeux. Il l'appela et lui fit
JUIN 1810 . 413
signe de venir le joindre. Elle arriva bientôt. Qu'est-ce
que tu fais-là , lui cria-t-elle ?
Marcel. Une belle trouvaille , Berthe ! regarde dans ce
papier.
Berthe. Jésus , Maria , c'est de l'argent , de l'or , n'est-ce
pas?
Marcel. Oui , sans doute : je crois que c'est des doubles
louis .
Berthe. Des doubles ... un , deux , trois , quatre ; ily a
donc là huit louis , et qui tiennent si peu de place ! Etcette
croix est-elle d'or ou de cuivre?
Marcel. Je la crois d'or , et la chaîne aussi.
Berthe. MonDieu , mon Dieu , quel trésor! C'est comme
si un ange l'avait posé là pour nous. C'est ta prière qui t'a
valu cette trouvaille . Dieu a envoyé la nourriture aux corbeaux.
Nous voilà riches à présent , et pour long-tems !
tiens , Marcel , avec une de ces pièces nous nous habillerons
tous les deux , et bien chaudement encore ; avec une autre
nous achéterons dublé; avec la troisième, quelques meubles ,
- quelques ustensiles : avec la quatrième , ... iln'y a pas pour
une vache. Non , il ne faut pas être trop ambitieux ; il faut
nous contenter de ce que Dieu nous envoie; nous garderons
la quatrième avec la croix , pour les cas fâcheux. Si
nous tombions malades , par exemple... Tu ris , Marcel , à
présent; vraimentjele crois bien; siseulementnous avions ...
Marcel l'interrompant vivement. Bonne Berthe , je ris de
la manière dont tu disposes de ce qui ne nous appartient
pas .
Berthe. Comment donc ? que veux-tu dire ? ne l'as-tu
pas trouvé ? sais-tu seulement qui l'a perdu ? Ni l'or , mì
l'argent n'ont de marque , ils sont à celui qui les trouve .
Marcel. Mais moi , Berthe , je sais à qui cet or appartient.
Berthe. Et comment peux-tu le savoir ?
Marcel. Il appartient à un voyageur qui s'est reposé à
cette place , il n'y a pas un quart d'heure. Je l'ai vu de notre
fenêtre ; il a ouvert son havresac , déployé une pièce
d'étoffe , et c'est alors que ce paquet sera tombé.
Berthe . Ilfaut qu'il en ait beaucoup de ces louis pourn'y
as faire plus d'attention, et les laisser perdre ainsi ; cette
perte est peu de chose pour lui , etpour nous cette trouvaille
pas
est tout.
Marcel. Tu as raison , Berthe , elle est tout ; car elle pent
sauver ou perdre notre ame : nous n'avons plus que peu de
BIBL. UNIV,
CONT
414 MERCURE DE FRANCE ,
tems à vivre; chargerons-nous notre conscience du poids
de ces huits louis ? Tu crois qu'ils nous feraient du bien ?
tu te trompes , nous serions cent fois plus malheureux si
nous cédions à la tentationde les garder; nous aurions un
meilleur lit , et nous n'y dormirions pas tranquilles ; nous
aurions de bons vêtemens , et nous oserions moins encore
aller à l'église que dans nos guenilles : et quand le jour
viendra où ilfaudra rendre compte de nos actions , comment
excuserions-nous celle-là? Par notre extrême pauvreté ? eh
bien! c'est un motifde plus d'être honnêtes , parce qu'on est
plus souvent tentéde ne pas l'être , et qu'ilne fautpas s'oter
la seule richesse qui nous reste , la paix de la conscience.
Prends courage , Berthe , nous ne mourrons pas de faim ;
regarde autour de nous tous ces champs couverts d'épis :
Jamoisson va venir , nous glanerons . Lejuge est bon pour
nous , tu le sais; son champ est si beau ! il nous donnera ,
je le parie , deux ou trois gerbes : et le ministre aussi ; cela
vaut bienmieux que cet or qui n'est pas à nous .
Berthe soupirant. Oui , pour la nourriture ; mais où
prendrons-nous de quoi nous vêtir?
Marcel. Le cielyypourvoira : ne viens-je pas de te dire ,
qu'il habille les lis des champs , et qu'il ne faut pas être en
souci pour le lendemain? Ce voyageur me donnera peut- être
une récompense : je n'en mérite cependant point pour une
action aussi simple ; mais , s'il me donne de quoi t'acheterun
tablier, pauvre Berthe , je l'accepterai volontiers , et avec
reconnaissance .
Berthe . C'est fort bien , mais où le reverras -tu ?
Marcel. Je vais tout de suite couper ici à travers champs;
tu sais que la route fait un grand détour à cause de la
rivière ; on gagne plus d'un quart de lieue par ce sentier,
et j'espère bien le retrouver là-bas .
Berthe. Je le désire; mais si tu ne le retrouves pás ?
Marcel. Oh ! pour lors , chère femme , malgré ma répuguance
, je prendrai monparti de .
Berthe. De garder les huit louis , n'est-ce pas ?
Marcel. De mendier pour aller jusqu'à la ville et pour
payer un avis que je mettrai sur la gazette . Va me chercher
mon bâton , Berthe , et ne t'inquiète point si je ne
reviens pas bientôt , dépêche-toi seulement. Berthe courut ;
elle était honteuse d'avoir mal compris son mari. Ce dernier
trait réveilla dans son ame les bons sentimens que la
vue de l'or avait altérés . Elle revint aussitôt avec le bâton
de Marcel. Tiens , lui dit-elle , et va aussi vite que tu le
JUIN 1810 . 415
pourras ,il me tarde que ce vilain or , qui m'a fait pécher ,
ne soit plus dans nos mains .
Marcel partit ; mais ses jambes , engourdies par l'âge et
par son métier sédentaire , n'obéissaient pas à son coeur ;
ilmmarchait avec peine . Le vent agitait autour de sa tête les
mêches de ses cheveux blancs , et les lambeaux de son
pauvre vêtement . Berthe le suivait des yeux du haut de la
colline ; ellé aurait voulu hâter sa marche par ses regards .
Il manquera son voyageur, disait-elle ; et ce pauvre cher
homme se tuera de fatigue en faisant les six grandes lieues
qu'il y a d'ici à la ville. Mais je suis folle ; je crois que
c'est moi qui devais aller , j'ai dix ans de moins que lui ,
je suis beaucoup plus forte ; allons ; il va si lentement que je
l'aurai bientôt rattrapé . Et voilà Berthe , âgée de soixante
cinq ans passés , qui se croit jeune en comparaison de son
mari , et qui court , en effet , comme si elle n'avait que
trente ans . Elle le joignit au bout du champ , et le prit
par le bras . Assieds-toi là , lui dit-elle , et laisse indi
aller à ta place.
Marcel. Non , bonne Berthe ; tu n'as pas vu l'hom ne
tu ne le reconnaîtrais pas , et tu trouverais peut-êtr* un
coquin qui te dirait que l'or est à lui .
Berthe. Ah ! c'est vrai : mais dis-moi comment il est ce
voyageur; est- il jeune ou vieux ,grand ou petit , blond ou
brun? de quelle couleur est son habit ?
,
Marcel. Je ne l'ai pas vu de bien près ,'et cependant je
suis sûr de le reconnaître : c'est un homme entre deux
âges , assez grand et fort ; il a le teint remarquablement
brun : mais écoute , Berthe , allons tous les deux , nous
nous aiderons mutuellement à marcher. Il passa son bras
sous celui de sa femme , et le vieux et pauvre couple chemina
aussi vite que possible . Ils s'arrêtèrent au bout du
sentier qui rejoignait la route. En regardant àdroite et à
gauche , ils eurent le plaisir , au bout d'un moment , de
voir de loin le piéton qui s'avançait et n'avait pas encore
fait le détour. Le voilà , c'est bien lui-même , s'écria
Marcel ; allons au devant de lui. Quand ils furent à dix
pas du voyageur , celui-ci ne douta pas , les voyant se
diriger de son côté , qu'ils ne voulussent lui demander
l'aumône ; ils avaient l'air si vieux et si misérables , qu'il
prépara la sienne , et voulut la leur donner avant qu'ils
eussent dit un mot.
Berthe. Bien obligé , mon bon Monsieur , nous ne de
416 MERCURE DE FRANCE ,
mandons rien ; c'est nous , au contraire , qui voulons votis
donner quelque chose .
L'Etranger. A moi , mes braves gens ! comment cela ?
Marcel. Ma femme se trompe , Monsieur , ce n'est pas
donner qu'elle veut dire , c'est vous rendre ce qui est à
vous. Ne vous êtes-vous pas reposé , il y a une demi-heure ,
sous un noyer , sur une petite colline au bord de la grande
route?
L'Etranger. Oui , oui , rien n'est plus vrai : à présent je
me rappelle de vous avoir vu , vous étiez à la fenêtre d'une
chétive cabane de l'autre côté du chemin ; vos cheveux
blancs et votre air respectable m'ont frappé .
Marcel. Vous avez ouvert votre havresac .
L'Etranger. Oui , sans doute : je n'avais pas déjeûné en
partant de la dernière couchée , et j'ai mangé un morceau
sous ce bel arbre avec plaisir .
Marcel . J'en avais aussi à voir votre air heureux ; vous
avez encore déployé une pièce d'étoffe , vous l'avez remise
dar le havresac , et c'est sans doute alors que vous avez
laissé tomber un papier renfermant
L'Etranger. Quatre double louis , si c'est le mien , et une
croix d'or avec la chaîne , dans un petit papier à part ; celuici
a quelques lignes écrites dedans .
Marcel les avait vues , mais n'avait pu les lire parce qu
ses lunettes étaient restées dans son livre de prière . Le
voyageur ouvrit son havresac , le vida , et n'y trouva pas
son or. Je le savais bien , dit Marcel , que vous ne le trouveriez
pas là , puisque je l'ai dans ma main ; voilà , Monsieur
, vos quatre doubles louis et votre collier ; remettezles
dans le sac , et gardez-les mieux une autre fois . L'étranger
les reçut avec une expression de respect et de
reconnaissance ; il pressa les mains du vieillard entre les
siennes . Vous me rendez un bien grand service , lui dit-il :
si j'en juge sur l'apparence , vous avez plus de mérite qu'un
autre à me le rendre ; il me semble , bons vieillards , que
vous êtes bien pauvres .
Berthe . Oh ! si pauvres , mon bon Monsieur , que ....
Marcel. Que nous n'avons pas même été tentés de nous
approprier une aussi grosse somme , elle est au dessus de
nos besoins , et le premier pour nous est de n'avoir que ce
qui nous appartient légitimement..
L'Etranger. Honnête et vertueux couple ! à votre âge
faire ce chemin pour me rapporter ce petit trésor ! ne pouviez-
vous pas me l'envoyer par un de vos enfans ?
Berthe.
JUIN 1810 . 417
Berthe. Hélas ' Monsieur , nous n'en avons point : c'est
notre plus grand malheur auquel personne ne peut rien ;
nous en avons eu : et ......
Marcel . Et au moins quand nous souffrons , nous souf
frons seuls ... mais., viens , ma pauvre femme , laissons de
Monsieur continuer sa route. Bon voyage , Monsieur , ne
perdez plus votre argent.
L'étranger avait l'air embarrassé. Non , non , bon père ,
dit-il en reprenant la main du vieillard , non pas ainsi :
encore un moment , je vous en prie , asseyons -nous et
écoutez-moi . L'emploi de cet or est sacré , il ne m'appartient
pas ; je vous raconterai à quoi il est destiné , et vous
verrez que je ne puis rien en soustraire ; il ne me reste ,
outre cela , que ce qu'il me faut pour achever ma route
ayant encore dix ou douze lieues à faire ; mais avant huit
jours j'espère vous revoir et m'acquitter envers vous; voulezvous
vous fier à ma parole et me dire votre nom ? Je n'oublierai
, au reste , ni la colline , ni la cabane qui renferme
un couple si honnête : votre nom , je vous en prie , dit-il
en sortant un crayon de sa poche ?
Marcel. Je suis connu dans ce village sous le nom du
Vieux savetier de la cabane ; je vous y reverrai avec plaisir,
si vous vous en rappelez ; mais , si vous l'oubliez , nous n'en
prierons pas moins Dieu pour vous , car vous nous avez
procuré une heure heureuse , et nous n'en avons pas beaucoup
; adieu , Monsieur .
L'Etranger. Digne homme ! si je pouvais vous oublier ,
je ne mériterais pas le bonheur que je vais chercher et que
je tremble de ne pas trouver. Ily a plus de vingt-cinq ans
que j'ai quitté ma famille ; pendant tout ce tems -là je n'ai
point eu de ses nouvelles ; mes parens me croyent mort ,
sans doute , ou peut-être eux-mêmes n'existent-ils plus ;
mais , si je les retrouve encore , combien nous serons tous
heureux !
Berthe , pleurant. Ah oui ! bien heureux ! mille fois heureux
ceux qui peuvent retrouver leurs enfans sur la terre !
pour nous , nous ne reverrons les nôtres que dans le ciel
où ils nous attendent.
Marcel. Tu vois , ma femme , si j'avais tort ce matin
quand je te disais que les enfans qui vivent donnent aussi
bien des chagrins . En voilà un qui paraît un honnête
homme , eh bien ! il a quitté ses parens et les a laissés vingtcinq
ans sans leur donner de ses nouvelles ; n'est-ce pas
pire que la mort ?
Dd
DEPT
DE
LA
cen
/
418 MERCURE DE FRANCE ,
,
L'Etranger. Je fus coupable , en effet , quand , par une
folie de jeunesse et séduit par un recruteur , je m'enrôlai
sans leur permission : mais le reste n'est pas de ma faute ;
le régiment où j'étais entré fut embarqué pour Batavia ; je
fus d'abord envoyé dans l'intérieur des terres pour travailler
de mon métier de charpentier , et j'y ai passé bien des années
sans pouvoir écrire. Quand je fus revenu à Batavia
j'écrivis plusieurs lettres à mon père sans jamais avoir de
réponse . Je gagnais assez d'argent ; mais à quoi sert-il
quand le coeur n'est pas content? le mien était en Europe;
je pensais sans cesse au village où je suis né , où j'avais
laissé tout ce que j'aimais au monde , mon père , ma mère
et ma soeur. Je me décidai à revenir , et je m'embarquai
avec mon petit pécule ; j'arrivai heureusement à Hambourg
il y a environ deux mois ; là je trouvai , par hasard , mon
ancien maître , chez qui j'avais appris mon métier, et qui s'y
était établi depuis mon départ ; je le reconnus d'abord ,
mais lui ne me reconnut pas ; j'avais un peu noirci à ce soleil
de Batavia , comme vous le voyez. Quand je me nommai ,
il fut bien surpris : il me reçut comme un fils , et m'emmena
chez lui ; j'y trouvai sa fille que j'avais laissée toute petite ,
et qui était devenue grande et jolie. Tous les jours je voulais
partir pour aller chercher mes parens , mais Annette
me priait de rester encore un jour et je restais ; il n'était
pas en mon pouvoir de rien lui refuser. J'avais écrit en
arrivant , j'attendais la réponse ; voyant qu'elle ne venait
point , je dis un jour à mon maître : Votre Annette et moi
nous nous aimons ; voilà ce que j'ai amassé par mon travail
, donnez-la moi pour femme , et puis j'irai chercher
mes parens et nous vivrons tous ensemble ; mais il faut
qu'Annette soit à moi avant que je parte. J'y consens ,
me dit mon maître , Annette est à toi , et tu iras chercher
ta famille. Ainsi fut fait ; j'épousai Annette , et
deux jours après je me mis en chemin. Mon Annette
a un coeur de reine ; elle acheta une belle pièce d'étoffe
pour une robe à ma mère . Son père lui avait donné
douze louis pour sa dot le jour de ses noces ; elles en plia
quatre doubles dans ce morceau de papier , et me dit :
Porte- les de ma part à ton père pour payer son voyage . Ce
n'est pas tout elle ôta de son cou sa croix et sa chaîne
d'or pour les envoyer à ma soeur , à qui elle écrivit un
mot d'amitié. Je suis parti gaiement avec tous les présens
d'Annette. Jugez donc quel chagrin si je les avais perdus ,
et combien je vous ai d'obligations . Mais , mon Dieu ! si
;
JUIN 1810 . 419
j'allais ne pas retrouver mes parens , ce serait encore bien
pire ! mon coeur se serre d'y pennsseerr.. Ils doivent être âgés ,
car je ne suis plus jeune. Pour ma soeur, je n'en suis pas en
peine , elle était ma cadette ; mais mon bon père ! c'était
un si honnête homme ; il était à son aise , Dieu soit béni !
il avait toujours un verre de vin et un sou à donner aux
pauvres , mère quelques chemises en réserve pour
ceux qui en avaient besoin. Vous pouvez , ce me semble ,
avoir entendu parler du vieux père Marcel de Pellnitz , et
de sa femme Berthe ?
et ma
Oh mon Dieu ! dit le vieillard en étendant ses bras ;
est-ce un songe ? Berthe ! Berthe ! serait-ce notre François
ressuscité ? oh mon Dieu ! serait-il possible ? Marcel ........
C'était lui , c'était François !
Que pourrions-nous dire au lecteur qui pût lui donner
la moindre idée de ce que ces trois personnes éprouvèrent ?
C'était ce fils cru mort si long-tems , et tant regretté.
Berthe ne pouvait parler : elle cherchait sur le col , sur le
front de son fils , de légères marques qui ne sont connues
que d'une mère ; elle les retrouvait , les baisait, les montrait
à son mari .-Agenoux , Berthe , s'écria enfin le vieillard
, en s'y jetant lui-même : remercions Dieu qui nous
donne déjà le paradis sur cette terre , et qui nous rend
notre fils .
:
Mais non ! 'le paradis n'est pas sur cette terre , où jamais
le bonheur n'est complet. Le souvenir de Georgette vint
leur rappeler qu'ils n'étaient que des hommes. Et ma
soeur , ma pauvre soeur , dit tristement François : vous
avez dit que vous n'aviez plus d'enfans , qu'avez-vous fait
de Georgette ? Elle est morte dans mes bras , s'écria Berthe
, en fondant en larmes ! elle ne portera pas ce beau
collier ! François le prit , le passa au cou de sa mère . Je
parie qu'elle nous regarde , dit Marcel , en levant les yeux
au ciel. Il me semble l'entrevoir là-haut , dans un nuage ,
avec une couronne d'or sur la tête . Marcel dans ce moment
ne voyait que gloire et bonheur.
Après un instant de silence , eh bien ! dit Marcel à sa
femme , cet hôpital qui te désolait tant , tu vois qu'on en
revient . François leur raconta qu'il y avait fait connaissance
avec un sergent blessé , et couché près de lui , qui
l'avait embauché et fait partir dès qu'ils avaient été rétablis .
On sait le reste de son histoire. Le maître charpentier, qui
craignait les reproches de ses parens , avait trouvé plus
Dda
420 MERCURE DE FRANCE ,
commode de leur dire qu'il était mort , ou peut-être l'avaitil
cru lui-même .
Ceux-ci contèrent à leur tour les malheurs qui les avaient
accablés , et l'excès de leur misère ; elle avait hâté leur vieillesse
et changé leurs traits au moins autant que le soleil de
l'Inde avait bruni la peau de leur fils ; il n'était donc pas
étonnant qu'ils ne se fussent pas reconnus . Ils revinrent
tous trois à la cabane . François voulut remercier les habitans
du village qui avaient fait du bien à ses parens. Il
demanda que la cabane fût donnée au premier malheureux
sans asyle , et qu'on y joignît la petite colline et les noyers
qu'il acheta dela commune. Il est inutile de dire que le
lendemain on fut à la ville voisine pour habiller Marcel et
Berthe . Ils se mirent avec François dans une voiture publique
; ils arrivèrent à Hambourg; ils furent reçus à bras
ouverts par la bonne Annette et son père. Ils se virent
encore entourés de petits enfans , et tous les soirs Marcel
disait à sa femme: Dieu nous a donné le paradis sur la
terre.
( Imité de l'allemand. ) ISABELLE DE MONTOLIEU .
: VARIÉTÉS .
CHRONIQUE DE PARIS.
,
DEPUIS plus d'un mois nous jouissons , à Paris , d'un
beau ciel , dont la sérénité n'a été troublée qu'un moment ,
par l'oragė survenu dimanche après midi , et qui , fort
heureusement pour la fête ne s'est pas montréfidèle à
ses menaces . Mais , s'il faut en croire les gens de l'art ,
cet état de l'atmosphère n'est pas aussi satisfaisant qu'il
le paraît ; il règne un certain vent de Nord-Est , trèspréjudiciable
aux femmes et aux fleurs . Nous le recommandons
aux savantes observations de MM. Tripet et
St -U ......
A chaque saison , cette grande capitale prend un aspect
-différent ; les moeurs , les habitudes de l'été ne sont point
celles de l'hiver. Les cafés encombrés , au mois de décembre
, de rentiers et d'oisifs , qui retiennent avec tant
d'empressement une place au poêle et un journal , sont
déserts en ce moment ; c'est au Luxembourg , sous les
-arbres des Champs -Elysées , ou sur les chaises du bouleJUIN
1810 . 429
1
père a déjà déclaré ses intentions , imagine d'avoir recours
à l'oncle pour se débarrasser des poursuites du neveu ;
elle lui fait demander une entrevue par sa suivante ; Merville
croit qu'il s'agit d'un rendez-vous amoureux . Il se
jette aux pieds de sa belle , la met en fuite par cette action ,
et ne peut ensuite se relever qu'avec l'aide de son valet-dechambre
Labrosse. Cependant tout cela ne le décourage
pas ; il demande Constance à son père ; et Rollin lui répond
que vingt ans plutôt il ne lui aurait pas même accordé
son aînée .
Après Merville c'est Charles qui joue dans la pièce le
rôle le plus actif. Rollin lui offre sa fille , mais aussi modeste
que son oncle est présomptueux , il ne croit pas pouvoir
à trente-quatre ans fixer le choix d'une fille de seize .
Sans refuser , il demande du tems ; bientôt il reconnaît
l'architecte prétendu qu'il a vu autrefois à l'armée ; il s'aperçoit
aussi de la préférence que Constance lui accorde , et
dès-lors il prend son parti ; il ne songe plus qu'à favoriser
Linant et Constance , et c'est en effet par ses soins que
s'opère un dénouement que l'on prévoit , et dont il est
d'autant plus inutile de rapporter ici les détails , que nous
avons cru devoir passer assez rapidement sur l'analyse de
la pièce .
Cen'est , en effet , que lorsqu'elle sera imprimée , qu'on
pourra la juger avec impartialité . Alors seulement on
pourra rendre pleine et entière justice à l'excellent ton qui
y règne ; à la facilité , à l'élégance de la versification , à
mille traits spirituels , mais d'un comique trop délicat peutêtre
pour produire tout son effet à la scène et sur-tout à
une première représentation . Là , c'est principalement
l'ensemble que l'on juge ; c'est à la force comique de la
conception , à la vivacité de l'intrigue , à la vigueur des caractères
que l'on s'attache , et c'est- là précisément le côté
le moins favorable de l'ouvrage de M. Andrieux. Sa fable
est très-raisonnable , mais elle ne produit pas un intérêt
bien vif, et la marche de l'action est un peu languissante.
Son principal caractère , celui du Vieux Fat , qui aurait
tenu sa place à merveille dans un roman , n'était pas aussi
propre à remplir une comédie. Il y avait deux écueils à
craindre en le mettant immédiatement sous nos yeux . Dans
toute sa vérité , il eût offert une carricature repoussante , et
telle qu'on n'aurait pu en faire qu'un personnage épisodique
ou du moins très-subordonné ; adouci et revêtu de
formes polies et presque élégantes , il cessait d'être comique
430 MERCURE DE FRANCE ,
et risquait de devenir affligeant. En se jetant avec raison
très-loindu premier écueil , M. Andrieux n'a pu éviter le
second avec le même avantage. Il s'est cependant ménagé
des scènes encore assez comiques . On a déjà remarqué
celle de la déclaration que nous avons citée , et nous devons
citer encore la plus grande partie du second acte , où Merville
achevant sa toilette , déploie tous ses ridicules devant
ses valets et chasse l'un d'eux nommé Frédéric , parce
qu'il ose lui donner pour sa santé des conseils trop bien
adaptés à son âge . Au reste , l'auteur a plus que racheté,
dans l'opinion des gens d'un goût délicat , les défauts que
peut avoir son ouvrage aux yeux de ces censeurs exclusifs
et sévères qui voudraient interdire à Thalie les tableaux
doux et gracieux. Celui de Rollin au milieu de sa famille
est un des plus touchans qu'on nous ait offerts dans ce
genre aimable , et qui procure de si douces émotions . Les
connaisseurs en ont senti tout le prix , et si le public n'y a
pas puisé l'indulgence qui en devait naître pour les parties
moins habilement traitées d'un ouvrage aussi estimable
sous plusieurs rapports , cela tient peut-être à des circonstances
étrangères à son mérite. Cette comédie était attendue
depuis long-tems ; le secret de l'auteur n'avait point
été gardé ; son nom avait réveillé les plus belles espérances .
Or, plus le public espère , plus il devient exigeant ; et la
juste réputation de M. Andrieux a nui peut-être au succès
complet d'un ouvrage qui aurait suffi pour établir celle
d'un auteur moins estimé .
Le jeu des acteurs , dans cette pièce , a été critiqué par
plusieurs journaux . On a trouvé que ni Fleury ni Baptiste
aîné n'avaient l'air de vieillard dans les rôles de Rollin et
de Merville ; mais il estjuste de dire que , malgré le titre
de l'ouvrage , се ne sont point des rôles de vieillards ,
tels au moins qu'on est accoutumé d'en voir à la comédie .
M. Andrieux les a faits beaucoup plus aimables et n'a nullement
chargé leurs portraits . Sous le point de vue moral ,
son intention est très -louable . L'est-elle également sous le
point de vue comique ? c'est ce que nous ne déciderons
pas. En revanche , nous citerons , comme bien conçu et
bien joué , le rôle du valet-de-chambre Labrosse , dont
Michot était chargé . L'original d'un valet fripon , malin
et flatteur , n'est peut-être pas fort rare dans le monde;
` mais le théâtre n'en offre pas de meilleure copie que celle-ci .

Théâtre du Vaudeville .- M. Durelief, ou Petite revue
JUIN 1810 . 431
des embellissemens de Paris ; par MM. Barré , Radet et
Desfontaines .
Qui pourrait mieux que le Vaudeville être l'organe de
l'allégresse publique , lluuii qui ne vit que des joyeux refrains
du peuple , et qui est destiné à nous reproduire ses affections
? Les circonstances sont l'aliment de cet enfant national
, et quoiqu'il ne les célèbre que sur son galoubet ,
son tribut est toujours bien reçu , et ses couplets , en se
gravant dans la mémoire de tout le monde , forment un
espèce de monument traditionnel que l'histoire ne dédaigne
pas de consulter. MM. Barré , Radet et Desfontaines
sont en possession depuis long-tems de chanter nos victoires
, de célébrer nos traités de paix , et de présenter au
public l'expression de la joie universelle . Les cadres qu'ils
font servir à leurs tableaux sont toujours ingénieux , et
atteignent ordinairement avec succès le but qu'ils se proposent.
Voici celui qu'ils ont imaginé pour les fêtes du
mariage de LL. MM. M. Durelief ( c'est le titre de leur
pièce ) est un honnête architecte de province qui a fait un
plan de la ville de Paris , embelli de tout ce qui en fait le
charme et la splendeur. Ferdinand est un jeune peintre
qui aspire vainement à obtenir la main de la fille de
l'architecte , et qui ne trouve d'autres moyens pour y
parvenir , que de faire la gageure avec le père que
quelque chose manque à son plan de Paris . Le père y
consent , et promet de lui accorder sur-le-champ la main
de sa fille s'il s'est rendu coupable de quelque omission .
Le jour est fixé , le jury est assemblé , on passe tous les
embellissemens en revue ; Durelief se croit sûr de son
fait; mais Ferdinand confond sa certitude en lui offrant un
buste de l'Impératrice qui manque à l'ornement de son
ouvrage. Le père, qui au fond est un bon homme , convient
de son tort , et les jeunes gens sont unis . On sent qu'un
pareil sujet a dû fournir une foule de détails piquants et
de couplets spirituels. Il suffira donc de dire que les auteurs
ont tiré tout le parti possible de la situation , et que les
bravos et l'enthousiasme de la salle entière ont dû leur
prouver qu'en fait d'amour et de reconnaissance envers nos
souverains , leurs sentimens étaient ceux de tout le monde.
Un frère puiné du Vaudeville de la rue de Chartres ne
manque jamais de mêler ses flon flon à ceux de son frère
aîné ; son zèle n'est pas moins vif , sa gaieté n'est pas moins
franche , et son encens est aussi délicat.
Le même jour et à la même heure les Variétés portaient
432 MERCURE DE FRANCE ,
aussi leur tribut d'hommages à LL. MM. Les fêtes françaises
, ou Paris en miniature , attiraient à ce théâtre la
même affluence que M. Dureliefau Vaudeville . -M. de
Franville , riche propriétaire des environs de Strasbourg ,
jaloux de procurer aux paysans de son hameau un diminutif
des fêtes de Paris , les rassemble dans son parc , et là , grace
à sa prévoyante générosité , une pièce de Bourgogne placée
dans les canaux d'une fontaine rappelle les distributions de
vin , la basse-cour dégarnie sert à remplacer les loteries
de comestibles , la pièce d'eau du jardin porte deux bateaux
pour la joute , sur la pelouse est dressé un mât de Cocagne ,
unfeu d'artifice est préparé dans une des allées , et l'optique
portative du château tient lieu de spectacles gratis . On en
a changé toutes les pièces , et l'explication donne lieu à des
couplets charmans analogues à chacune des circonstances
du voyage de l'Impératrice . Ce divertissement , plein de
mouvement et de gaieté , offre des tableaux aussi vrais que
variés . Citertous les couplets spirituels de cettejolie bleuette ,
serait rappeler la pièce entière . Tout ce qu'on peut conclure
de la fécondité de nos chansonniers , c'est que leur amour
pour leurs souverains est une dixième muse qui ne les a
jamais abandonnés . Les auteurs de cet ouvrage, demandés
avec acclamation , sont MM. Rougemont et Gentil , qui ,
en fait d'ouvrages agréables , n'en sont pas à leur coup
d'essai .
On a donné jeudi au Théâtre de l'Impératrice , le Mariage
de Charlemagne , tableau historique en un acte et en
vers , qui a obtenu un succès complet. Nous en parlerons
dans le prochain Mercure . L'auteur est M. Rougemont .
SOCIÉTÉS SAVANTES ET LITTÉRAIRES .
INDUSTRIE NATIONALE .- La Société d'Encouragement a
tenu , le 14 février dernier , sa séance générale , dont l'objet
est déterminé par l'article 3 de son réglement .
L'assemblée était nombreuse et le local convenablement
disposé . La séance a été ouverte à huit heures du soir , sous
la présidence de M. le sénateur Chaptal . M. Mathieu de
Montmorenci , l'un des secrétaires , a lu un extrait de la
correspondance ; entr'autres objets présentés et que les comités
ont été chargés d'examiner , on a remarqué des médailles
ou autres ouvrages en platine , exécutés avec une
grande perfection , par MM. Janety , père et fils .
Μ.
JUIN 1810 . 421
1
,
vard du Temple , que lesjeunes gens du milieu du dernier
siecle vont s'entretenir de la prise du port Mahon , de la
bataille de Rosbach , et des succès de Mlle Camargo. Le
seul café de Tortoni a le privilége de voir , en tout tems
ses salons remplis , son billard assiégé par les admirateurs
du talent , sans rival , de M. Sp ... , et sa porte obstruće par
une foule d'élégans qui délibérent avec importance sur la
forme des habits , le genre des voitures , et le choix des
promenades . Chacun d'eux se charge d'une partie des
observations à faire dans la journée , et revient le lendemain
apporter à la masse le fruit de son travail. C'est là
que se compose cette espèce de gazette parlée , source in
tarissable des entretiens de salon , et dont l'étude journalière
tient lieu d'esprit , de goût et d'instruction .
3
-Avec quelle rapidité se propage , dans cette bonne
ville , le conte le plus absurde ! Depuis quelques jours on
ne parle d'autre chose , que de cet enfant que sa bonne
a laissé tomber dans la fosse où sont enfermés les ours
au Jardin des Plantes , et quifut , dit- on , dévoré à l'instant
même par ces terribles animaux . On ajoute : que la
gouvernante , désespérée , s'est allée sur-le-champ jeter
dans la rivière . Informations prises sur les lieux , il n'y a
pas un mot de vrai dans cette histoire ; point de gouvernante
noyée , point d'enfant tombé dans la fosse , et encore
moins mangé par des ours noirs qui ne vivent ( comme
chacun le sait on le doit savoir) que de fruits et de racines .
- Tout le monde a connu ce bon M. de la Place , compilateur
infatigable , écrivain plus abondant qu'estimé , et
qui fut pendant quelque tems à la tête du Mercure . Cet
homme de lettres , estimable à beaucoup d'égards , avait
un singulier travers , celui de faire des épitaphes pour tous
les gens de sa connaissance . Il suffisait de lui avoir parlé
quatre fois pour être sûr de figurer dans sa collection . En
quelque endroit qu'il vous rencontrât , il s'empressait de
tirer de son portefeuille et de vous lire le distique ou le
quatrain préparé d'avance pour votre tombe ,tout en vous
faisant, remarquer l'empressement qu'il avait mis à faire
quelque chose qui vous fût agréable . Mourez quand vous
voudrez , et comptez sur moi, tel était son refrain ordinaire
. A ce ridicule près , c'était le meilleur, le plus sensé
des hommes ; cætera sanus , comme dit Horace. S'il était
vrai , comme on l'assure , que M. M... eût hérité de la
manie de la Place , il ne nous resterait plus qu'à former
422 MERCURE DE FRANCE , 7
des voeux pour qu'il héritat aussi de son talent ; ce dont on
ne trouvera pas la preuve dans le quatrain suivant , qu'il
vient de publier sur la mort de M. Dubos .
DE ALEXANDRO ROMANO DUBOS .
İlle magistratusfuit integer : OPTIMUS IDEM .
Emicuit natus , frater, sponsusque parensque .
Inolyta , FLETE , meæ patriæ MONUMENTA ; poetam
Heu ! vestrum medio rapuit inors improba caniu .
Si quelque moderne Mathanasius entreprend un jour un
commentaire sur ce quatrain , nous espérons qu'il n'oubliera
pas de rappeler en note , que M. Dubos a fait des
inscriptions pour les fontaines de Paris ; explication au
moyen de laquelle le flete monumenta risque , tout simplement
, d'être sublime .
Le procès de Closel et de Mus Emilie Leverd est au
moment d'être jugé ; il s'agit de la propriété d'un enfant ;
le fait est , cette fois encore , qu'il y a un enfant de fait ,
et que celui qui croit l'avoir fait veut qu'il lui reste . On
conçoit très-bien de quel argument péremptoire la mère
peut se servir pour sa défense , et comme d'un mot elle
peut mettre les rieurs et les juges de son côté ; mais enfin ,
comme l'a fort bien démontré Bridoison , on est toujours
le fils de quelqu'un , et Clozel a au moins autant de droit
qu'un autre d'être ce quelqu'un-là ; et attendu que l'autorité
de Bridoison est d'un grand poids en fait de démêlé
comique , nous pensons , sauf meilleur avis du barreau
qu'on ne peut refusen à Clozel la propriété de l'enfant de
Mlle Leverd.....
,
Depuis qu'il est bien prouvé qu'il ya des poëmes en
prose , nos prosateurs-poëtes se sont mis à louvrage , et
bientôt on'verra paraître une douzaine d'épopées de leur
façon . On parle aussi de substituer , au théâtre , l'Edipe en
prosede la Motte à celui de Voltaire. Au fait, que signifient
la rime,et la, mesure ? nos acteurs font tout leur possible
pour nous en déshabituer , et grâce à la manière dont on
déclame aujourd'hui , le passage des vers à la prose ne
paraîtra pas du tout sensible. A
En attendant cette heureuse réforme , quelques esprits
récalcitrans s'obstinent à réveiller parmi nous l'amour de
la poésie , de cet art divin , s'il faut en croire Horace , et
Cicéron lui-même , qui ne s'en piquait pas. On nous an
JUIN 1810 . 423
nonce un poëme de M. Chénier , sur les arts , lequel pourrait
bien , si l'on n'y prend garde , retarder quelque tems
le triomphe de la prose . M. Millevoie prépare une traduction
en vers de l'Iliade ; quelques fragmens connus permettent
d'assurer qu'on y trouvera tout le talent de cejeune
et brillant littérateur ; mais nous l'engageons à se hâter
lentement : un ouvrage de cette importance exige plusieurs
années de travail .
Le tems n'épargne pas ce que l'on fait sans lui.
-Le Conservatoire de musique a terminé ses exercices ,
de la manière la plus brillante , par le concert du dimanche
3 juin , où la foule s'était portée avec tant d'affluence , qu'à
une heure et demie on aurait essayé vainement d'y trouver
une place. Cet empressement du public est la meilleure
réponse aux petites noirceurs , aux critiques injustes , aux
reproches ridicules , dont cette belle institution est l'objet .
S'il était nécessaire de faire une autre réponse , ce peu de
mots suffirait : l'école du Conservatoire de musique , de
l'avis de ses plus acharnés détracteurs , est la première de
l'Europe , sans aucune espèce de comparaison , pour l'exécution
instrumentale : ajoutez à cet éloge que nos premiers
théâtres lyriques de Paris et des départemens lui
doivent leurs plus brillans sujets , que Mme Branchu , la
cantatrice et l'actrice la plus parfaite dont puisse se glorifier
l'Académie impériale de musique , appartient exclusivement
à cette école du Conservatoire , que Mille Himm en
est aussi élève , et jugez de la bonne foi , du bon goût
et des bonnes intentions de ceux qui regrettent les maîtrises
des cathédrales , et qui pensent que le Lutrin est le seul
pupître devant lequel puissent se former des chanteurs
d'opéra .
-L'inconstance des Parisiens , leurs bizarreries , leur goût
exclusif sont toujours pour nous un objet d'étonnement.
Après avoir successivement délaissé les jolis bosquets du
pavillon d'Hanovre , les belles allées et les magnifiques
salons de Frascati , la pelouse du Ranelagh , etc. , ils conentrent
aujourd'hui leur promenade dans quelques toises
1 boulevard Italien . C'est là que depuis six heures du soir
squ'à minuit , quatre mille personnes se heurtent , se cou-
Cent , se talonnent , s'étouffent de chaleur et de poussière
elroyant se promener , dans un espace de dix pieds de
lan, rétréci par quatre rangs de chaises . Aquoi tient la
pre-ence accordée à ce lieu ? Les toilettes y brillent-elles
//
424 MERCURE DE FRANCE ,
davantage ? Non , car c'est tout au plus si l'on se voit assez
pour se reconnaître . Les rendez-vous y sont-ils plus commodes
? Non , car on ne peut parler si bas , qu'on ne
risque , tant on est pressé par ses voisins , de les mettre
dans sa confidence . La société du moins est- elle mieux
choisie ? Non , car toutes les beautés des rues d'Amboise
et de Marivaux y affluent au déclin du jour. Quels charmes
ou du moins quels avantages trouve-t- on dans cette promenade
? Aucun , mais elle est à la mode .
- On ne sentjamais plus vivement le prix des personnes ,
et même celui des choses , qu'au moment où l'on est menácé
d'en être privé . On se porte à Tivoli avec plus d'empressement
que jamais , depuis qu'on est prévenu que ces
jardins délicieux , redevenus propriété particulière , doivent
être fermés au public à la fin de cette saison. L'entrepreneur
, M. Baneux , se propose d'ouvrir , l'année prochaine ,
un établissement semblable au Port-à-l'Anglais . On assure
que ce nouveau Tivoli , exécuté sur un plan beaucoup plus
vaste surpassera tout ce qu'on a vu jusqu'ici dans ce
genre , et qu'il réunira tous les avantages que présentaient
séparément le Waux-Hall de Thorré , Mouceau ,le Colysée ,
et Tivoli même .
-
,
On sait , depuis quelque tems , que la composition
du parterre , à une première représentation des Français ,
est une chose vraiment déplorable , soit que l'auteur ( et ce
cas-là est le plus rare ) , ait été assez riche pour le remplir
d'amis , soit qu'il ait été contraint d'abandonner le champ
de bataille , non plus aux étourneaux , mais aux oiseaux de
proie des cafés de Paris , qui vont à une pièce nouvelle
comme à la curée, pour nous servir de l'expression d'une
femme de beaucoup d'esprit . Si quelque chose doit infailliblement
décourager nos auteurs dramatiques ( et sous ce
nom nous n'entendons parler que du petit nombre de ceux
qui peuventhonorer l'art qu'ils cultivent ) , c'est sans doute
l'idée qu'un pique-nique chez Petit ou chez Beauvilliers est
l'aréopage où se décide d'avance le sort d'une pièce qu'on
ne connaît pas encore , et qu'on fait la partie d'aller siffler ,
comme on fait celle d'aller prendre des glaces au café de
Foi . S'il n'était possible d'être admis au parterre des Français
qu'après un examen préalable qui prouverait que l'on
en sait assez pour lire couramment l'affiche , il est probable
qu'une pièce en cinq actes et en vers , ouvrage d'un
auteur estimé , écrite d'un bout à l'autre avec le talent le
JUIN 1810 . 425
plus remarquable , pourrait du moins prétendre à la faveur
d'être écoutée avec quelqu'attention , et d'être jugée moins
légèrement qu'un vaudeville ou un mélodrame .
- Les Français , avant la tragédie des Etats de Blois ,
vont nous donner une comédie en cinq actes , intitulée :
les Gendres .
Faydeau paraît avoir ajourné la Partie de Campagne à
l'époque où tout le monde en reviendra .
Le Vaudeville nous promet Piron au café Procope ; on
assure que les auteurs de la pièce n'ont pas trente ans à
eux deux , et que le plus jeune est une des plus piquantes
actrices de ce théâtre ; voilà bien des motifs d'encouragement
ou du moins d'indulgence .
La première pièce nouvelle qui se jouera aux Variétés a
pour titre : Je cherche un dîner; on propose de parier que
le personnage principal est un Gascon.
Les journaux anglais ressuscitent depuis quelque tems
Mlle Déon , pour annoncer de nouveau sa mort , et pour
nous révéler que définitivement ce personnage extraordinaire
était du genre masculin . On pourrait ici faire l'application
de ce vers du Jaloux de Rochon :
Ma foi , je ne sais plus de quel sexe il retourne.
Dans cette incertitude , nous proposons pour le défunt
ou la défunte , l'épitaphe suivante :
Ci-gît Déon , chevalier , chevalière .
Cette épitaphe singulière
Vous explique son double sort :
Il fut femme sa vie entière ;
Elle fut homme après sa mort .
FÊTE DE LA VILLE .
Dimanche dernier, Paris a été le théâtre des réjouissances
les plus brillantes . C'était la ville elle-même qui donnait à
ses souverains une nouvelle preuve de son zèle et de son
amour ; aussi la fête , dont le centre principal était à l'Hôtel-
de-Ville , était-elle partout à-la-fois ; chaque quartier ,
chaque promenade , chaque rue , participait d'une manière
ou d'une autre à l'allégresse générale .
Le matin , à sept heures , les bureaux de comestibles ont
été ouverts aux Champs-Elysées , et des flots de vin ont
coulé de toutes les fontaines principales . Deux heures après ,
426 MERCURE DE FRANCE ,
les jeux ont commencé . A tous ceux que nous avons eu
occasion de décrire lors de la fête du 2 avril , il faut ajouter
la grande pantomime exécutée par les acteurs des jeux
gymniques dans un vaste amphithéâtre , que l'on avait
élevé parallèlement au cirque de Franconi , dans le grand
carré des Champs-Elysées .
Le soleil quittait à peine l'horizon que les illuminations
l'ont remplacé; tous les effets magiques exécutés dans la
nuit du 2 avril , ont été reproduits avec la même magnificence
dans celle du 10 juin ; mais ce qu'on n'a vu qu'à
cette dernière fête , c'est une allée immense de trépieds
enflammés qui bordaient la rivière. depuis le Louvre jusqu'à
l'Hôtel-de-Ville . Cet antique monument , dont la façade
avait été doublée par un corps de bâtiment parallèle
figuré en charpente , présentait une illumination dont les
yeux ne pouvaient soutenir l'éclat.
LL . MM. sont sorties à neuf heures du palais de Saint-
Cloud. Un escadron de chasseurs ouvrait la marche . Dix
voitures à six chevaux précédaient et suivaient celle de
LL. MM . attelée de huit chevaux isabelle , et dont tous les
panneauxenglace resplendissaient du fou des illuminations
et d'une multitude de flambeaux que portaient les pages à
cheval : ce cortége magnifique a traversé les Champs-Elysées
, les Tuileries , le Louvre , le Carrousel et les quais
au milieu des acclamations d'une foule innombrable qui
faisait retentir l'air des cris répétés de vive l'Empereur, vive
l'Impératrice . Adix heures LL. MM. sont arrivées à l'Hôtelde-
Ville : elles ont été reçues , en descendant de voiture , par
M. le conseiller d'Etat préfet de la Seine et les maires
de Paris , et conduites d'abord à la salle du trône ; elles
ont passé de là dans une galerie , en face de laquelle avait
été préparé , de l'autre côté de la rivière un feu d'artifice
dont S. M. l'Impératrice a donné le signal en allumant le
dragon conducteur . Il est difficile de se faire idée d'un fen
d'artifice d'une composition plus heureuse , d'un effet plus
brillant , et d'une exécution plus parfaite .
,
Immédiatement après le feu d'artifice , LL. MM. se sont
řendues dans la salle de concert; elles y ont entendu une
cantate de la composition de MM. Arnault et Méhu!, où
se trouve réuni le charme si puissant des beaux vers et de
l'excellente musique .
Le bal a succédé au concert : la salle était une vaste
rotonde, ornée de guirlandes et de festons ajustés d'une manière
très-pittoresque avec le plafond bleu de ciel rehaussé
JUIN 1810 . 427
d'étoiles et d'aigles d'or . S. M. l'Impératrice a ouvert le
bal par un quadrille qu'elle a dansé avec LL . MM. le roi
de Westphalie et la reine de Naples , S. A. I. la princesse
Pauline le prince d'Estherazy Mlle Doulcet d'Egligny et
M. de Nicolaï . Pendant le bal S. M. l'Empereur a parcouru
les différentes salles , et s'est arrêtée quelques momens
dans la salle dite des Fastes dont chacun des
ornemens rappelle une victoire ou une action mémorable .
Une pareille décoration était digne de la grande nation au
nom de laquelle se donnait la fête , et du héros couronné
qui en était l'objet .
A minuit la cour s'est retirée .
و
Nous sommes heureux de pouvoir ajouter que cette fête
superbe , à laquelle plus de quatre cent mille ames ont
pris part , s'est passée sans le moindre désordre , et n'a été
attristée par aucun de ces accidens que les plus sages dispositions
ne parviennent pas toujours à prévenir.
Le surlendemain LL. MM. ont été à l'Opéra . C'est la
première fois que l'Impératrice paraissait au spectacle . On
donnait le Devin du Village et le ballet nouveau de Persée
et Andromède. La salle était pleine depuis six heures , et
les femmes en très-grande parure . LL. MM. ont paru dans
leur loge à huit heures et demie , au bruit d'une éclatante
fanfare et des cris mille fois réitérés de vive l'Empereur,
vive l'Impératrice , qui se sont renouvelés avec la même
ardeur au moment où elles se sont retirées à la fin du
spectacle. Y.
SPECTACLES .- Théâtre Français . - Le Vieux Fat ou
les Deux Vieillards , comédie en cinq actes et en vers de
M. Andrieux , membre de l'Institut de France .
Un but moral se manifeste évidemment dans cette comédie
. Le poëte a voulu nous montrer , dans l'existencede
deux hommes parvenus au déclin de leurs jours , les résultats
heureux et malheureux du bon et du mauvais emploi
đẹ là vie . L'un de ses vieillards , nommé Rollin , est un
riche négociant retiré à la campagne . Marié joune , il a eu
de nombreux enfans qu'il a tous établis d'une manière
avantageuse , à l'exception de Constance , la plus jeune de
ses filles , et il compte l'unir bientôt elle - même à son associé
Charles , homme de trente-quatre ans , doué de toutes les
vertus . Mme Rollin est une femme non moins accomplie ;
428 MERCURE DE FRANCE ,
elle aime son mari autant qu'elle en est aimée ; la meilleure
intelligence règne parmi eux. Constance , il est vrai, dans
un séjour qu'elle a fait à Metz avec sa mère , a conçu de
l'inclination pour Linant , jeune officier très-distingué du
corps du génie . Son père l'ignore ; il a même refusé des
propositions que Linant lui avait fait faire par un tiers ;
mais Mme Rollin approuve le penchant de sa fille ; et d'ailleurs
Rollin est un père si indulgent , Constance est une
fille si soumise , qu'ily a bien , dans l'amour qu'elle a conçu ,
de quoi former l'intrigue d'une pièce de théâtre , mais
qu'on n'y aperçoit rien qui puisse troubler son bonheur et
celui de ses parens .
En contraste avec le bon Rollin , l'auteur a placé un
M. de Merville qui , avec une grande fortune et beaucoup
d agrémens personnels , n'a pas vu dans le monde de plus
beau rôle à jouer que celui d'homme à bonnes fortunes . Il
croit même à soixante ans le jouer encore ; il en a tous les
ridicules et tous les travers . Son coeur desséché par l'égoïsme
est vide d'affections ; sa tête n'est pleine que d'idées futiles .
Il est resté garçon , n'a point de famille , et n'est entouré
que de valets qui le flattent et se moquent de lui , comme
c'est assez l'usage. Autant le sort de Rollin paraît digne
d'envie , autant le sien est digne de pitié ,
Ces tableaux , dont nous venons de dénombrer les principaux
personnages , suffisaient au but moral de l'auteur ;
mais , pour les mettre au théâtre , il fallait leur donner du
mouvement , et c'est ce qu'il a fait en imaginant une action
très-simple , quoique les principaux acteurs y aient chacun
leurs intentions et leur but particulier. Rollin a pour objet
l'union de Charles et de Constance . Linant s'est introduit
chez lui en qualité d'architecte , afin de gagner sa bienveillance
sous un faux nom , et de pouvoir ensuite reproduire
sous le sien les propositions que Rollin a rejetées sans le
connaître . Merville est venu passer quelque tems à la campagne
chez Rollin son ancien ami. Constance lui a plu ; il
veut bien croire qu'en sa faveur il peut enfin se résigner à
subir le jong du mariage , et ses efforts pour l'obtenir forment
le principal noeud de l'action. En effet , le jeune architecte
lui est suspect ; il veut l'éloigner et s'imagine qu'il
suffira de lui en donner l'ordre , en l'assurant de sa protection
: mais le jeune homme résiste , et lorsque Merville lui
propose un duel , il ne lui fait mêmepas l'honneur de l'accepter.
Le vieux fat voit bientôt sa vanité plus cruellement
humiliée . Il est oncle de Charles . Constance , à qui son
JUIN 1810 . 433
SEIN
M. le sénateur Abrial , présenté par M. le président , a
été admis au nombre des sociétaires .
M. Claude-Anthelme Costaz , chef du bureau des arts
du ministère de l'intérieur , et l'un des secrétaires , a pris la
parole pour rendre compte des travaux du conseil d'admi
nistration pendant l'année 1809 .
Ce compte , malgré son extrême concision , nécessitée
par l'abondance des matières , a occupé une grandepartie
de la séance ; il ne nous paraît pas qu'aucune société savante
ait pu , dans le même espace de tems , entretenir une
correpondance plus active et plus intéressante , répandre
plus de lumières , couronner plus de découvertes mportantes
, en un mot , donner plus de preuves d'utilité.
Des hommes du plus haut rang.se sont associés aux tra
vaux de la société d'encouragement : LL. MM. le roi de
Westphalie et la reine de Naples ont daigné permettre que
leurs noms fussent portés sur la liste des membres . S. A.
S. le prince architrésorier de l'Empire , S. Ex. le ministre
de la police générale , MM. les sénateurs Fossombroni ,
Volney , Sémonville , et MM. les conseillers-d'état Giunti ,
Neri - Corsini et Réal , ont bien voulu aussi être inscrits au
nombre des sociétaires .
M. Costaz , en terminant son discours , a payé un juste
tribut de reconnaissance à S. Ex . le ministre de l'intérieur
qui , animé du même zèle que ses prédécesseurs pour le
progrès des arts , a signalé le commencement de son administration
par différens actes de bienveillance envers la société.
Organe de la commission des fonds , M. Boulard a présenté
le compte général des recettes et dépenses . Il a fait
voir que les finances de la société n'ont point cessé d'être
dans l'état le plus prospère , quoique les prix décernés en
1809 se soient élévés à plus de 16,000 fr .
M. le sénateur Garan-Coulon , prenant la parole au nom
des censeurs , a rendu témoignage de l'exactitude apportée
par le trésorier et la commission des fonds dans la tenue
de la comptabilité .
L'assemblée a ordonné l'insertion de ces discours dans le
bulletin de la société .
Deux rapports particuliers , mais d'un grand intérêt , ont
été faits , l'un par M. Bardel , sur un ouvrage de M. Cony ,
ayant pour but de donner aux fabricans les moyens de
constater les vols de matières de la part des ouvriers qu'ils
emploient , ouvrage que l'auteur se propose de publier sous
Ee
434 MERCURE DE FRANCE ,
les auspices de la société ; l'autre , par M. Gillet-Laumont ,
sur un moyen de préparer les bois et de les préserver de
toute altération , inventé et pratiqué depuis plus de trente
ans , par M. Migneron , ancien ingénieur militaire.
L'assemblée a procédé ensuite à la nomination d'un président
, de deux vice-présidens , d'un trésorier , d'un secrétaire
et de deux secrétaires-adjoints . MM. le comte de
Chanteloup , Guyton- Morveau , Dupont de Nemours ,
Laroche , Degerando , Cl. Anthelme Costaz et Mathieu de
Montmorenci , ont été réélus à la majorité des suffrages .
Deux'ccenseurs ont été nommés pour la vérification des
comptes de 1810 : ce sont MM. Neri- Corsini , conseillerd'état
, et Sivard , administrateur des monnaies .
La bonne organisation des comités a dispensé d'y faire
beaucoup de changemens. Néanmoins quelques nouveaux
membres ont été admis dans le conseil d'administration ,
savoir : dans la commission des fonds MM. le sénateur
Garan-Coulon et Chaslon , administrateur des douanes ,
ex- censeurs ; dans le comité des arts économiques , MM. le
baron Costaz , Gay- Lussac , membre de l'Institut , et Correa
de Serra .
La séance a été levée à dix heures du soir..
Société médicale d'émulation de Paris , séante à l'Ecole
de Médecine.-Séance générale du 21 février 1810 .
PROCLAMATION DES PRIX DÉCERNÉS POUR L'AN 1809 .
Cette séance avait pour objet principal de couronner le meilleur
Mémoire sur la question mise au concourspourl'an 1809, relativement
aux maladies organiques. Le prix consistant en une médaille d'or
frappée à l'effigie de Xavier Bichat , et portant un signe symbolique
de la médecine , avec inscription du nom de l'auteur sur la tranche ,
a été décerné au Mémoire Nº 3 , ayant pour épigraphe ;
Adolescentulus sum ego . PSALM . CXVIII .
L'auteur de ce Mémoire est M. le docteur Martin , médecin à
Aubagne , près Marseille , département des Bouches du Rhône .
La Société a accordé un Accessit , consistant en une médaille d'argent
, au Mémoire Nº 7 , écrit en latin , et portant pour épigraphe :
Est enim hæc ars conjecturalis : neque respondet ei plerumque ,
non solùm conjectura , sed etiam experientia . CORNELIUS CELSUS .
L'auteur de ce Mémoire est M. le docteur Albert-Mathias Véring , de
la Société impériale Joséphine de médecine et de chirurgie de Vienne
JUIN 1810. : 435
en Autriche , médecin à Liesborn , auprès de Lippstdat , département
de la Rhur , grand duché de Berg .
On a mentionné honorablement les Mémoires numéros 2 , 6 et 8 ,
dont les auteurs sont Messieurs les docteurs :
Courbon-Perusel , médecin à Carhaix , département du Finistère ;
J. -F. - Frédéric Montain aîné , médecin de l'Hôtel-Dieu de Lyon ,
correspondant de la Société médicale d'émulation de Paris , et de plusieurs
autres Sociétés savantes , à Lyon , département du Rhône ;
Etienne Brunaud , chirurgien à Argenton , département de l'Indre.
Ils ont reçu une médaille d'encouragement , portant le nom de
chacun d'eux .
Le prix d'émulation fondé par la Société pour être décerné à l'auteur
du Mémoire manuscrit le plus intéressant parvenu dans le cours
de l'année a été partagé entre Messieurs les docteurs : १
Caillau , médecin de la Faculté de Paris , secrétaire général de la
Société de médecine de Bordeaux , à Bordeaux , département de la
Gironde ,
EtLafont-Gouzi , docteur et professeur en médecine , correspondant
de la Société médicale d'émulation de Paris , à Toulouse , département
de Lot et Garonne.
Chacun d'eux a reçu une médaille en argent , frappée à l'effigie de
X. Bichat , et sur laquelle leur nom a été gravé.
La Société a accordé , pour l'an 1809 , des médailles d'encouragement
, frappées au même type , aux associés correspondans qui ont',
dans le courant de l'année , le plus exactement communiqué avec elle
et lui ont adressé les meilleures observations . Ce sont Messieurs les
docteurs :
:
Broussais , médecin de la Faculté de médecine de Paris , médecin
des armées , en Espagne ;
Jurine , professeur de médecine , chirurgie et accouchemens , correspondant
de l'Institut , à Genève ;
Amard , médecin de la Faculté de médecine de Paris , chirurgien
en chef de la Charité , à Lyon , département du Rhône ;
Delaporte ( Pierre- Louis ) , second chirurgien en chef de la marine,
professeur de chirurgie , à Brest , département du Finistère.
Ces diverses médailles ont été déposées sur le bureau par le secrétaire
général.
M. le président annonce qu'il a reçu d'un anonyme , ami des progrès
et de la gloire de la chirurgie , les fonds nécessaires pour que la
médaille décernée à M. Delaporte , soit frappée en or et de la valeur
de 200 fr .
Ee2
436 MERCURE DE FRANCE ,
Cettemédaille a aussi été présentée. Elle porte sur une de ses faces
l'effigie de S. M. l'Empereur et Roi ; sur l'autre face est une couronne
de laurier , dont le eadre renferme cette inscription :
La Société Médicale d'émulation de Paris , à M. P. L. Delaporte ,
second chirurgien en chefde la Marine , à Brest , pour avoirfait , le
premier en France , la ligature de l'artère iliaque externe .
Sur la tranche est gravé cet exergue qui rappelle le don et le
motifde l'anonyme :
QUOD , EX ERE , IN AURUM CONVERTIT LIBERALIBUS ARTIBUS
FAVENS MÆCENAS .
Il a été accordé à tous les auteurs couronnés et mentionnés honorablement
, qui n'appartiennent pas à la Société , un diplôme d'associé
correspondant.
PRIX PROPOSÉS AU CONCOURS POUR L'AN 1810 .
La Société a adopté , pour le sujet du prix de 1810 , qu'elle décernera
dans sa séance générale qui aura lieu en février 1811 , la question
suivante :
Quels sont les avantages que la chirurgie théorique ou pratique doit
retirer des observations et des opérations faites aux armées dans les
dernières campagnes ?
En proposant cette question , la Société a voulu faire un appel aux
chirurgiens militaires , et les inviter à rendre publics les résultats de
leur grande expérience ; elle compte beaucoup sur le talent qu'ils ont
montré , et sur l'intérêt que cette question doit leur inspirer.
Un champ aussi vaste , ouvert aux concurrens , leur permettra de
s'occuper , d'une manière particulière , des opérations qui ont pu être
tentées nouvellement , ou dont la pratique a été renouvelée dans ces
derniers tems , et des procédés mis en usage dans les opérations trop
souvent suivies de la mort, pour leur donner une issue moins funeste .
Les chirurgiens militaires qui ont euà diriger des transports de blessés
àde grandes distances , sont invités à indiquer les moyens mécaniques
qu'ils ont employés , et les règles d'hygiène que la force des circonstances
leur a permis de suivre , ou que leur position apu leur suggérer.
Enfin , si quelques moyens avantageux appartenant à la prothèse ont
étémis en usage ,il sera important de les faire connaître.
Le prix sera une médaille d'or frappée , d'une part , à l'effigie de
Xavier Bichat , et portant , de l'autre , un signe symbolique de la
médecine , avec inscription du nom del'auteur sur la tranche.
JUIN 1810 . ۱ 437
1
Le terme du concours est fixé au 1er janvier 1811. Le résultat en
sera publié dans la séance générale de février suivant.
Les Mémoires devront être adressés , francs de port , avant le terme
prescrit , à M. le docteur A.-E. Tartra , secrétaire-général , et porter
chacunune épigraphe ou devise qui sera répétée aveole nom de l'auteur
, dans un billet cacheté joint au Mémoire.
La Société décerne aussi , conformément à ses réglemens , un prix
d'émulation au meilleur ouvrage manuscrit qui lui a été présenté dans
l'année. Le prix consiste en une médaille d'or pareille à celle indiquée
plus haut , et frappée au même type.
Les concurrens restent , à l'ordinaire , libres de traiter un sujet à
leur choix , et le meilleur travail en ce genre sera couronné ; mais la
Société ayant senti l'importance de la question ci-dessous , a décidé
qu'elle serait rendue publique , avec invitation à tous ceux qui auraient
rassemblé des matériaux ou des idées sur ce sujet , de les lui adresser ,
sous forme de mémoire . La solution de cette question sera l'objet d'un
prix particulier d'émulation , distinct du premier ...
- Survient- il des changemens notables dans les organes , la constitution
et le tempérament , après les amputations des membres ?
Quelle influence auraient ces changemens sur la santé et la durée de
la vie?
Ya-t-il des règles particulières d'hygiène à prescrire aux amputés ?
Un point essentiel en chirurgie , consiste à déterminer , avec quelque
certitude , les chances de succès et de revers dans le cas des grandes
amputations ; et comme ces opérations ont été souvent pratiquées ,
sur-tout de nos jours , malgré la doctrine de Bilguer , il serait facile
de les comparer entr'elles sous le rapport des résultats heureux ou
funestes . Ce problème , très-intéressant pour les progrès de la science ,
reste à résoudre ; et nous l'aurions compris au nombre des questions
mises au concours , s'il n'était pas plus particulièrement relatif à des
amputés guéris . David et Fabre ont eu une opinion différente sur les
changemens qui résulteraient , chez les amputés , de la surabondance
du sang. Nous ne faisons qu'indiquer les ouvrages de ces deux physiologistes
, en observant , toutefois , que le sujet doit être traité avecplus
d'étendue , et embrasser l'ensemble des principales fonctions qui
entretiennent la vie. On consultera sans doute avec beaucoup de fruit
les registres tenus dans les Hôtels d'invalides , soit nationaux , soit
étrangers ; des communications avec les praticiensjustement célèbres ,
ces mentors de la médecine militaire , chargés de la belle fonction de
soigner la santé des soldats mutilés , seront très-utiles à nos confrères
438 MERCURE DE FRANCE ,
qui vont entrer dans la lice que nous leur avons ouverte. Notre but ,
en proposant ces questions , a été d'agrandir l'art et de montrer tout
l'intérêt que nous inspire le sort des généreux guerriers , couverts des
plushonorables cicatrices .
La Société a arrêté que les questions proposées pour l'an 1810 ,
seraient adressées à LL . Fx. les ministres de la guerre et de la
marine , avec prière de les faire parvenir aux chirurgiens des armées
de terre et de mer .
Société académiqued'Aix.- Concours pour les Prix de l'an 1810 .
- Dans sa séance publique du 7 janvier 1809 , la Société proposa
les deux sujets de prix suivans , savoir:
Pour l'Agriculture : quelle est la meilleure manière de former des
prairies artificielles dans le département des Bouches -du- Rhône ?
Pour la Littérature : quelle a été l'influence de la langue et de la
Littérature provençales sur les langue et littérature françaises et
italiennes ?
:
Les prix devaient être décernés dans la dernière séance de l'an
1809 , et proelamés dans la séance publique qui a eu lieu le 6 janvier
1810.
Parmi les divers mémoires qui lui sont parvenus sur la première
question , la Société a distingué celui qui a pour épigraphe : Point de
récoltes sans engrais , point d'engrais sans prairies artificielles .
L'examen de ce mémoire lui a fait regretter que l'auteur , qui
paraît réunir aux connaissances théoriques les plus étendues une pratique
éclairée par l'expérience , n'ait pas répondu complètement et
cathégoriquement à la question proposée .
Al'exemple des nombreux auteurs qui ont écrit sur l'agriculture ,
il s'est contenté d'indiquer un grand nombre de moyens de parvenir
au but désiré , en employant , suivant la nature diverse des terrains
et les autres circonstances locales , les différens végétaux qui peuvent
servir de nourriture au bétail ou d'engrais immédiat à la terre : ce
qui laisse toujours le cultivateur dans l'embarras du choix. La question
étant ainsi restée indécise , la Société la remet au concours dans
les mêmes termes . Elle exige , comme de raison , que les concurrens
prouvent par des expériences directes , la supériorité de chacune des
méthodes qu'ils proposeront , comme devant être préférée à toutes
les autres , dans chacune des diverses circonstances locales où l'on
pourra désirer d'établir des prairies artificielles dans le département
des Bouches-du-Rhône .
La Société exhorte l'auteur du mémoire cité à compléter son
travail et à concourir de nouveau pour le prix qui sera , comme l'anJUIN
1810 . 439 4
née dernière , de la valeur de trois centsfranes . En attendant , elle se
fait undevoir de lui témoigner sa satisfaction et son estime , en lui
décernant une médaille d'encouragement qui lui sera remise lorsqu'il
aura autorisé la Société à rompre le cachet qui couvre son nom et son
adresse .
La Société n'a reçu aucun mémoire sur la question de Littérature ,
relative à la langue provençale .
Elle propose de nouveau ce sujet vraiment intéressant pour les
habitans du midi , et ne se déterminera à le retirer , qu'après l'avoir
remis encore à deux reprises , si elle ne reçoit , dans l'intervalle ,
aucun mémoire digne d'être couronné .
Le prix sera de trois centsfrancs , soit en numéraire , soit en une
médaille d'or de même valeur au choix de l'auteur couronné .
,
Les mémoires écrits en français , devront être adressés , francs de
port , à M. Gibelin , D. M. , secrétaire perpétuel de la Société , avant
le 1er décembre 1810. Ce terme est de rigueur .

Les membres résidans de la Société sont seuls exclus du concours .
Les auteurs sont tenus de ne pas se faire connaître . Ils sont invités
à ajouter une devise au bas de leurs mémoires et d'y joindre un
billet cacheté , contenant la même devise et leurs noms. Ce billet ne
sera ouvert que dans le seul casoù le mémoire auquel il sera joint
aura remporté le prix .
TALL
1
POLITIQUE.
La Suède venait d'assurer son existence politique , en
affranchissant , par sa révolution , et l'état et le trône , de
l'influence anglaise qui conduisait l'un et l'autre à sa perte ,
et elle venait de consolider sa révolution , et l'élévation du
nouveau roi , en lui donnant un successeur choisi parmi
les princes d'une nation amie , liée d'intérêt à son nouveau
système ; ce prince était l'espoir de la nation qui l'avait
adopté , et il en était aimé déjà autant que de celle qui l'avait
perdu . Un malheur imprévu , le hasard le plus funeste
vient de détruire les espérances que la Suède avait assises
sur la tête de ce prince : il visitait les provinces de Suède ,
se faisant rendre compte par-tout de l'administration , et
des moyens de défense ; il suppléait ainsi à l'inactivité
forcée du roi , dont la santé exige des ménagemens : il était
en Scanie , inspectant les troupes qui sont stationnées dans
cette province , et paraissait jouir d'une très-bonne santé.
Par une circonstance extraordinaire , ce prince avait passé
quatre jours à Ramlosa , avec son frère le prince Christian
d'Augustenbourg , qu'il chérissait tendrement ; ce dernier
retournait en Danemarck , il fallut se séparer , et le
prince royal donna des signes visibles d'une profonde
émotion .
Aussitôt après le départ , le prince monte à cheval , et se
rend au camp près d'Helsinborg , il commande les manoeuvres
: au moment où le régiment des hussards de Moerner
faisait une attaque , le prince , suivi de ses aides-decamp
, se porte au galop vers l'aile gauche de ce corps ; il
en était à trois cents pas , qu'on le vit tout-à-coup chanceler
; son chapeau même était tombé à terre ; on court à
lui, les chevaux font encore quelques pas , et le prince
tombe lui-même en arrière . L'adjudant Host et le comte
de Sparre's'élancent pour le soutenir ; il était sans connaissance
, et ne donnait qu'à peine quelques signes de vie ;
le médecin suédois Rose , qui accompagnait le prince dans
son voyage , estappelé. Il accourt , le prince n'était déjà plus .
Il était mort six heures après le départ de son frère , etau
/
MERCURE DE FRANCE , JUIN 1810. 441
moment même où ce dernier rentrait à Copenhague . L'ouverture
du corps fera connaître quelle est la cause de cette
mort soudaine et fatale . Un journal danois avait annoncé
que le prince était mort d'une chute de cheval; cette assertion
a été officiellement démentie. La cour a dû prendre le
deuil le premier juin , pour trois semaines .
Ce deuil , qui s'étend à-la-fois sur les deux royaumes
voisins et alliés , n'empêche pas que sur les deux rives
on ne prenne les mesures nécessaires pour repousser toutes
tentatives de la part de l'ennemi commun. L'amiral
Saumarez s'est établi devant Gothembourg . Sous la protection
de son escadre , d'assez nombreux convois de bâtimens
de commerce s'introduisent dans la Baltique , mais
sans destination possible , et sans but connu ; tous les
ports leur sont fermés ; il faudrait les forcer ou corrompre
leurs gardiens , et les ordres les plus positifs , les peines les
plus sévères assurent de la fidélité de ces derniers . Les
Anglais ont déja fait quelques prises en mer; ils ont aussi
essuyé des pertes : une de leurs frégates , combattue avec
avantage par une frégate danoise , a dû prendre le large .
On écrit de Gothembourg que les batteries suédoises tiennent
les Anglais en respect. Il n'est pas vrai qu'ils aient fait
la demande de la remise de la flotte suédoise , mais il paraît
que l'amiral a déployé des ordres en vertu desquels il
s'assure de tout bâtiment non muni d'une licence britannique
; il court particulièrement sur les Américains , qui
ne peuvent entrer dans les ports suédois qu'avec des papiers
qui constatent évidemment qu'ils viennent directement
des ports des Etats-Unis .
On ne dit pas que les forces anglaises aient fait mine
d'inquiéter les côtes de Russie . Les mesures les plus rigoureuses
y ont aussi été prises contre le commerce anglais .
Tous les neutres qui se présentent dans les ports , doivent
envoyer leurs papiers à Pétersbourg pour être examinés .
Cet examen se fait avec la plus scrupuleuse attention , et
de quelque pavillon que se couvre la marchandise véritablement
anglaise , elle est saisie . Les pertes que font ainsi les
Anglais , et celles que leur font éprouver les corsaires des
puissances unies , sont déjà très -considérables
Le gouvernement prussien travaille sans relâche aux
moyens d'éteindre la dette de l'Etat : la taxe nouvelle mise
sur tous les revenus territoriaux dans la Marche-Electorale
est spécialement destinée à cet objet. La nation est disposée
à faire les plus grands sacrifices . La confiance se ré
442 MERCURE DE FRANCE ,
tablit , et l'emprunt proposé en dernier lieu à Berlin a été
rempli . Les billets du trésor se soutiennent ; on en brûle
périodiquement pour des sommes considérables . L'industrie
et le commerce avec la Russie se raniment en même
tems ; les fabriques reprennent de l'activité , et chaque
jour on voit s'effacer les traces d'une guerre dont on a
été si cruellement puni , mais dont les suites seront à
jamais sensibles pour cette monarchie . On parle encore
d'une nouvelle réduction de onze mille homme dans l'armée.
Quelques papiers français avaient parlé de l'envoi à Londres
du général prussien Lestocq. On ne pourrait guère
dans ces circonstances deviner quel eût été le motif d'un
tel voyage ; ce voyage en effet n'est qu'un bruit sans fondement
, et que la gazette de la cour s'est empressé de démentir
officiellement .
Les nouvelles de Vienne ont singulièrement varié au
sujet du voyage de LL. MM. en Bohême. Les dernières ,
en date du 2 juin , n'annoncent pas encore un très -prompt
retour. L'Impératrice ne prendra point les eaux. Les médecins
se sont bornés à lui indiquer un séjour où l'air est
très-sain , et où elle doit passer la belle saison : ce lieu est
Carlsbad . L'Empereur doit aller à Krems visiter ses domaines
de famille , et de là se rendra à Baden. On croit
aussi possible la réunion à Pilnitz de la famille impériale
et de la famille royale de Saxe .
a fait
Les plans du comte Odonner se poursuivent avec activité
pour le rétablissement des finances ; la création d'une
caisse d'amortissement pour les billets de banque
une sensation très-agréable , et a produit le meilleur effet .
Le cours sur Augsbourg a remonte. La chambre des finances
de Vienne , présidée par le comte de Sarau , et à laquelle
vient d'être adjoint un membre du commerce de cette ville ,
est regardée comme très-capable de suivre les plans du
dernier ministre. Les gens qui aiment à faire des rapprochemens
, ont remarqué que ce ministre était mort dans la
chambre même où le fameux prince Eugène avait subi le
même sort : tous deux avaient bien servi leur prince et la
monarchie ; tous deux ont été surpris par leur dernière
heure , au moment où ils allaient réaliser les plans conçus
pour le bien de l'Etat.
Le roi de Saxe poursuit le cours de' son voyage dans son
duché de Varsovie : en suivant l'exemple donné à tous les
souverains par celui qui n'a été appelé à en créer ungrand

JUIN 1810 . 443
nombre que pour leur servir de modèle , il s'occupe en
voyageant de régulariser l'administration de ses Etats , et
statuer sur la division du duché en départemens qui sont
Varsovie , Cracovie , Posen , Kalitz , Radom , Bromberg ,
Lublin , Plock , Lomza , Siedlce . Il n'y aura point cette
année de diète générale à Varsovie . Le ministre de France ,
M. le comte Bourgoing , est parti de Dresde pour cette
résidence . S. M. a nommé le baron de Walzdorf son ministre
en Russie. On croit que le roi sera de retour à
Dresde vers le 20 juin , et que de là il se rendra à Pilnitz ,
où il passera la belle saison.
On évalue à dix millions de francs la valeur des domaines
en terres réservées en Gallicie , et destinées à récompenser
les généraux et officiers qui se sont distingués dans la dernière
campagne. Le prince Adam Czartoriski , ci -devant
chef de la garde de Lithuanie et parent du roi , s'est présenté
pour rendre ses hommages à S. M. Une forte garde
d'honneur lui a été donnée. On croit qu'il pourrait être
élevé à la dignité de vice-roi de Saxe pour le duché de
Varsovie , mais ce bruit n'a rien encore d'authentique .
M. de Montgelas , ministre du roi de Bavière , est revenu
deParis à Munich , et a fixé toutes les incertitudes sur la
question importante des remises et des concessions ; on
apprend que la rémise des pays de Salzbourg et de l'Innwiertel
à la Bavière aura lieu très-incessamment ; qu'Ulm
et son territoire seront remis au roi de Wurtemberg , que
le grand-duc de Bade aura la principauté de Nellembourg
qui appartenait au Wurtemberg . La frontière bavaroise
du côté de Wurtemberg marquée par le thalew de
l'Iller et du Danube ; elle s'étendra jusqu'aux portes d'Ulm ,
dont la banlieue seraten partie bavaroise . LL. MM. sont
parties pour Nymphenbourg, leur résidence d'été . La reine
doity faire ses couches . Le mariage du prince royal est
remis au mois de septembre .
sera
Le ministère westphalien s'occupe avec activité de l'organisation
du Hanovre. Ce pays formera trois départemens
, dont les chefs - lieux seront Hanovre , Lunebourg et
Stade. Les carabiniers français sont en garnison à Hanovre .
La commission du gouvernement cessera bientôt ses fonctions
; on croitque le conseiller-d'étatMalchus sera gouverneur-
général du Hanovre . Toutes les lois westphaliennes
et les réglemens administratifs s'appliquent successivement
au pays nouvellement réuni . La réunion a déja le bon
effet de faire rentrer au service du roi de Westphalie la
A
1 444 MERCURE DE FRANCE ,
majeurepartie des anciens officiers hanovriens qui quittent
leur service en Angleterre , et que la générosité du roi
admet à rentrer dans leurs domaines .
En Hollande tous les soins du gouvernement , et tous
ceux des chefs de l'armée française qui occupe une partie
des côtes , sont dirigés contre la contrebande et ses agens .
Les peines les plus sévères sont portées contr'eux. Les
douaniers et les militaires se prêtent à cet effet un mutuel
appui. En même tems l'armement de l'escadre avance rapidement
. Le 28 du mois dernier , le comte de Huessen
(amiral Verhuel) a arboré son pavillon à bord du Royal
Hollandais de 90 canons. Le contre-amiral Verdoreen a
également arboré le sien à bord d'un vaisseau de 80 canons .
La troisième escadre , sous les ordres du contre-amiral
Lemmere, arme aussi avec beaucoup d'activité . On observe
de ce pays , avec le plus grand soin, tous les mouvemens
anglais : on a appris à Rotterdam que la plus grande activité
régnait dans les ports ennemis , tant pour le commerce
⚫que pour les armemens ; on croyait ceux-ci destinés au
Portugal, etl'on croyaitpossible , dans le cas de l'évacuation
de ce pays , le passage des troupes dans l'Amérique méridionale
, pour s'y emparer des possessions espagnoles .
ALondres même on éprouve une grande stérilité de
nouvelles ; on ne connaît , à la date du 1 juin , que les
notes suivantes :
La flotte qui porte un renfort d'hommes et de munitions
pour nos armées de Portugal et de Cadix , a fait voile
de Portsmouth le 30 de mai , sous le convoi de la frégate
le Goshawk ( l'Epervier) . Un grand nombre de médecins
et de chirurgiens sont partis avec cette flotte.
» Il y a eu quelques troubles à Birmingham , occasionnés
par le haut prix des pommes-de-terre. Les troupes
ont pris les armes , et quinze des mutins ont été arrêtés.
» Le commandant en chef a ordonné aux chefs des corps
de faire lire à la tête de leurs régimens l'article suivant d'un
acte du parlement :
"Diverses personnes mal-intentionnées ayant cherché à
séduire , par des écrits ou des conseils perfides , des personnes
servant dans les forces de S. M. de terre ou de
mer , et à les écarter de leur devoir et de leur fidélité pour
les porter à la révolte , il est ordonné que toute personne
qui aura cherché malicieusement à séduire quelqu'unedes
personnes servant dans les forces de terre ou de mer de
S. M. , et qui aura cherché à exciter la révolte , sera , si
JUIN 1810 . 445
/

elle en est légalement convaincue , déclarée coupable de
félonie, et subira la peine de mort , comme dans les autres
cas de félonie , sans bénéfice de cléricature.n
Les affaires d'Espagne n'ont donné lieu , depuis quelque
tems, à aucune note officielle ; on sait seulement par la voie
de Baïonne , qu'une division très-forte s'est élevée au sein
de Cadix , entre les Anglais et la junte. On ajoute que
l'armée du maréchal Masséna se grossit tous les jours , on
la porte à 80,000 hommes en ce moment ; une artillerie
considérable et les troupes légères de la garde impériale
ont dû la joindre ; elle se porte sur Ciudad Rodrigo . On
est toujours dans l'attente des événemens majeurs qui doivent
avoir lieu sur ce point.
Cependant , dans cette guerre , l'armée française,qui n'a
pas unmoment démenti sa gloire , n'a pas démenti non
plus les sentimens dans lesquels elle puise son inaltérable
courage et son héroïque dévouement. L'esprit national ne
peut se trahir : on a dansé devant Cadix ; le canon des
tranchées a été un signal de réjouissance , et une fête magnifique
a eu lieu dans un camp dd'attaque et sous le feu
d'une ville assiégée : il s'agissait de célébrer le mariage de
nos augustes souverains . Le maréchal duc de Bellune avait
ordonné toutes les dispositions nécessaires pour que l'enthousiasme
de l'armée pût éclater librement et parvenir
jusqu'aux ennemis , sans danger pour la sûreté de nos travaux.
Cet enthousiasme a été porté au plus haut degré ,
mais ce qui a sur-tout caractérisé cette fête donnée dans
un moment et sur un théâtre si remarquables , c'est que
les habitans des lieux voisins y ont pris une part très-active
. Le bal a été charmant et très-animé . Habitans et militaires
paraissaient pénétrés du même esprit. Hors des murs
de Cadix tout était allégresse , enthousiasme , abondance ,
bonheur. Dans les murs tout était tristesse , désunion , disette
, et cette journée a pu produire sur les habitans , déjà
si opposés à leurs prétendus défenseurs , une impression
favorable aux progrès du siége .
Au moment où nous écrivons , le Moniteur publie des
pièces officielles qui contiennent l'annonce d'un événement
fort extraordinaire ; elles ne sont précédées d'aucune réflexion
, et ne sont suivies d'aucun acte . La première et la
plus essentielle est une dépêche du général Vandamme ,
commandant le camp de Boulogne . Elle est en date du 11
de ce mois , et adressée au ministre de la guerre. Elle
1
:
446 MERCURE DE FRANCE ,
annonce que le io , au matin , le général Sarrazin , dont
jusqu'à ce moment la conduite avait été non-seulement sans
reproche , mais même distinguée , a saisi un prétexte pour
s'embarquer , et s'est fait conduire de force à bord d'un
brick anglais . Il a renvoyé le patron et l'équipage du bateau
pêcheur qui l'a conduit , avec une déclaration qu'il a forcé
l'équipage de le mener à bord du brick anglais pour cause
de service.
a L'équipage étésur-le-champ arrêté jusqu'à plus ample
information. Les aides-de-camp du général Sarrazin et ses
domestiques ont été traduits devant le commissaire de
police. Sur toute la côte , les mots d'ordre et de ralliement
ont été changés , et des rondes faites avec soin . Un ordre
du jour général a annoncé cet événement à l'armée , et l'a
prévenue en même tems que toutes les mesures ont été
prises pour que cette trahison imprévue n'ait aucune suite
fâcheuse . Le général Vandamme donne ordre d'arrêter le
général Sarrazin partout où il se représenterait , et de le
conduire sous bonne et sûre garde devant le général en
chef de l'armée .
PARIS..
SA MAJESTÉ a présidé ces jours derniers un conseil d'administration
et un conseil de commerce.
-
On espère que LL . MM. honoreront successivement
de leur présence les quatre grands théâtres de leur capitale .
L'audience diplomatique de jeudi dernier , après la
brillante parade de ce jour , l'une des plus belles qu'on ait
vues , a été extrêmement nombreuse . L'Empereur a reçu
les envoyés de Russie , d'Espagne , de Danemarck , de
Suède , de Bavière , de Wurtemberg , de Hesse et de Bade ,
chargés de le féliciter sur son mariage .
-Le 10 , S. M. a reçu en audience particulière Mme la
princesse de Scherzenberg , épouse de l'ambassadeur d'Au- .
triche.
-La beauté de la saison favorise singulièrement l'avancement
de tous les travaux qui sont suivis de toutes parts
dans la capitale; ceux de la galerie du Louvre , de la statue
Desaix , de la colonne triomphale du palais de la Bourse ,
font sur-tout des progrès considérables .
Dimanche prochain la princesse Borghèse donne à
JUIN 1810 . 447
:
1
LL. MM. la fête depuis long-tems préparée à Villiers ;
celle de la Garde-Impériale à l'Ecole-Militaire est fixée au
dimanche 24 de ce mois .
- On annonce un ouvrage qui piquera la curiosité de
nos littérateurs ; c'est un Cours général de littérature dramatique
, par M. Frédéric Schlagel ; on connaît déjà en
partie la manière dont cet Allemand envisage cet art , et le
degré d'estime qu'il porte au théâtre français : nous apprendrons
sans doute par son ouvrage quel degré d'admiration
nous devons porter au
-
théâtre allemand.
Il paraît en même tems le quatrième volume d'un
ouvrage dont le sort est fixé , l'Histoire de France pendant
le dix-huitième siècle , par M. Charles Lacretelle. L'historien
finit ce volume au ministère de M. Turgot. Le cinquième
volume paraîtra incessamment .
-On annonce qu'une des classes de l'Institut a proposé
aux autres d'exempter désormais des visites les personnes
qui se prétentent comme candidats et que cette opinion
est également partagée , et par les candidats obligés à ces
visites , et par les académiciens obligés de les recevoir.
,
On prétend que la troupe de l'opéra Seria , entendue
au théâtre de la Cour , va être réunie à celle de l'opéra
Buffa à Paris , et jouera tous les lundis .
1
ANNONCES .
Traité des intonations oratoires appliqué à tous les genres d'éloquence ,
soit théâtrale , soit judiciaire , ou sacrée ; contenant , 1º l'Exposition
de plusieurs principes sur la nature , l'étendue et l'objet des intonations
oratoires ; sur ce que la langue française , en opposition avec les autres
langues modernes , présente de favorable à leur développement ; sur
les différens vices qui les dénaturent dans les discours publics ; et
enfin sur les moyens de les rendre justes et vraies : 2º l'Analyse des
principaux mouvemens de l'ame , avec l'indication des intonations
qui répondent à chacun de ces mouvemens : suivie d'exemples analogues
, puisés dans les meilleurs écrivains ; par Dubroca. Un vol.
in -8 ° . Prix , 4 fr . , et 5 fr. franc de port. Chez l'Auteur , rue Christine
, nº 10 , faubourg Saint-Germain ; Debray , libraire , au Grand-
/ Buffon , rue Saint-Honoré , vis-à-vis celle du Coq ; et Petit , libraire ,
Palais -Royal , galerie de bois , nº 257.
448 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1810 .
Le Chansonnier du Vaudeville , ou Recueil des Chansons de
MM, Piis , Barré , Radet , Desfontaines , Ph . La Madeleine , Armand-
Gouffé , Laujon , Desaugiers , le Prévost-d'Iray , Lonchamp , Jouy ,
Chazet , Bourguignon , Francis , Moreau , Lafortelle , Dumersan ,
Ducray-Duminil, Tournay, Ravrio, Georges Duval , Ernest Clonard,
Raboteau , Vieillard , Dossion , Ourry , Demautort , tous convives
des Diners du Vaudeville , ou auteurs de ce théâtre , pour faire suite
aux DINERS DU VAUDEVILLE . - VI. ANNÉE , 1810. Un vol .
in-18 . Prix , 1 fr . 80 c . , et 2 fr . 30 c. franc de port . Chez Delaunay ,
libraire , Palais -Royal , galeries de bois , nº 243 .
Alphabet impérial militaire , contenant , 1º l'art d'apprendre à lire
en écrivant; 20 quelques notions des premiers élémens qui composent
une armée de terre et de mer ; 3º valeur des nombres arabes et
romains ; 4º nouveaux poids et mesures , etc.; 5º les principes
d'arithmétique. Orné d'un frontispice , représentant la distribution
des décorations de la Légion-d'honneur , faite dans l'Eglise des Invalides
par S. M. l'Empereur et Roi , et de huit planches , représentant
vingt-six sujets militaires de toute arme. Un vol. in-12 , br. Prix ,
I fr . 25 c .; cartonné par Bradel , 2 fr .; rel . en bas . filets d'or , 2 fr.
25 c.; rel . en veau doré sur tranche , filets d'or , 3 fr .; colorié et broché
, 2 fr. 50 c. Chez Lebel et Guitel , libraires , rue des Prêtres-
Saint-Germain-l'Auxerrois , nº 27.
Lettre de M. J. Ch . Sickler à M. A. L. Millin , membre de l'Institut
, de la Légion-d'honneur , etc. , sur l'époque des constructions dites
cyclopéennes , dans laquelle l'auteur réfute le système de M. Petit-
Radel , membre de l'Institut . Brochure in-8° , de 32 pages . Prix ,
75 c. Chez G. Dufour, et compe , libraires , rue des Mathurins-Saint-
Jacques , nº 7.
La Chapelle d'Ayton , ou Emma Courtenay . Nouvelle édition .
Quatre vol. in- 12. Prix , br. , 9 fr . , et II fr. franc de port. Chez
Maradan , libraire , rue des Grands -Augustins , nº 9 .
AVIS . - Dans le Nº du 21 avril dernier , nous avons omis de
donner le prix des OEuvres dramatiques et littéraires, par M. de Sales ,
membre de l'Institut de France . Six vol . in-8° . Prix , 30 fr. , et 40 fr .
franc de port. Chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille ,
n° 23.
Les trois premiers volumes renferment le théâtre ; les tomes 4e et
5e, Tige de Myrte et Bouton de Rose , histoire orientale ; et le 6e .
les Eloges de Lafontaine , de Bailly , du général Montalembert et de
Forbonnais , etc.
DEPT
DE
L
2
TABLE
DAL
5.
cen
MERCURE
DE FRANCE .
N° CCCCLXVI. - Samedi 23 Juin 1810 .
POÉSIE .
DITHYRAMBE
Composé par F. A. Parseval , membre du Conseil des prises et de
la Commission d'Egypte , en l'honneur du Mariage de SA MAJESTÉ
L'EMPEREUR NAPOLÉON avec l'Archiduchesse MARIE- LOUISE .
FILS de l'enthousiasme et du noble délire ,
Dithyrambe , à tes sons j'abandonne ma lyre .....
Que l'ode régulière asservisse à ses lois
Des accens consacrés au vulgaire des Rois ,
Il faut des chants nouveaux pour des pompes nouvelles .
L'Hymen a déployé la pourpre de ses ailes ;
Des rivés du Danube il a pris son essor ,
Etvers les rives de la Seine
Conduisant des Français la jeune Souveraine ,
De sa fécondité leur promet le trésor.
Hier encore , l'insulaire
Disait : « J'enverrai l'or aux maîtres de la terre;
> L'or va les engager à soutenir mes droits ;
A
3
Tandis que mes vaisseaux , sur les gouffres de l'onde ,
Ff
450 MERCURE DE FRANCE ,
> Des bords de la Tamise aux rives de Golconde ,
> Feront au loin tonner mes foudroyantes lois .
» Par une indissoluble chaîne
> Je veux attacher à ma haine
,
> Tous les Rois , en secret de la France jaloux :
> Oui , du couchant jusqu'à l'aurore ,
> Ils vont pour moi s'armer encore ,
> Et contre un peuple que j'ablıorre ,
> Faire encore éclater un aveugle courroux. »
Il parlait ; mais déjà cette auguste Princesse
Qui de Vienne a quitté les antiques remparts ,
Touche aux rivages de Lutèce ,
Et s'apprête à s'unir au plus grand des Césars.
Tel un astre , aux flammes légères ,
Se détache des cieux , et sous leur pavillon ,
Traçant un lumineux sillon ,
Vient s'unir au soleil , qui , dans son tourbillon
Des astres , ses vassaux , guide et retient les sphères :
Telle la déité qui vers nos régions
Marche , de grâce éblouissante ,
Offre à nos yeux charmés l'éclat de ses rayons .
Pour en multiplier l'image ravissante ,
Protogènes français , saisissez vos crayons !
Chantez , harmonieux Orphées
Célébrez ces liens nouveaux ,
Qui font des empires rivaux
Expirer dans leurs noeuds les haines étouffées .
201
Ils sont venus ces jours à nos désirs si chers ,
Où nos phalanges glorieuses ,...
Au sein de nos foyers , rentrent victorieuses .,.
Et font entendre un bruit pareil au bruit des mers
Ramenant dans leur lit leurs vagues apaisées ,
Par qui furent brisées
Les digues qu'à leur rage opposa l'univers
1
Chantons notre Héros ! rien n'interrompt sa course ;
La fatigue jamais n'en borne les élans .
Sous les feux du cancer , sous les glaces de l'ourse ,
Il vole ainsi que l'aigle aux yeux étincelans .
JUIN 1810 . 451 *
1
Tous ses arcs sont tendus , tous ses traits sont sifflans ;
Ses soldats s'enivrent de guerre ;
Comme la nue aux larges flancs ,
De son ombre il couvre la terre.
Sur qui grondera son tonnerre ?
Qui sentira ses traits brûlans ?
En vain les potentats que sa puissance étonne ,
Pour le combattre ont accouru";
Le Héros fond sur eux ; soudain sa foudre tonne :
Où sont ses ennemis ? Tout ce qui l'environne
Sous son tonnerre a disparu .
Tremble donc à présent , toi qu'indigne sa gloire ,
Et dont bientôt l'orgueil sentira son courroux ;
Oui , le chef des héros , l'homme de la victoire ,
L'inexpugnable est avec nous .
Mais lui-même il retient son tonnerre qui gronde;
Il ne veut point détruire , il aspire à fonder :
Ainsi , versant des flots de son urne profonde ,
Le Nil est dans les champs prompt à se déborder
Ainsi , notre héros , pour féconder le monde ,
De ses flots conquérans se plaît à l'inonder .
Dieu ! quel bruit tout-à-coup le rivage renvoię !
C'est la voix du terrible airain
Qui fait au loin tonner son éclatante joie ,
Et salue en grondant le couple souverain.
Non , jamais la voûte azurée
N'a , de sa lumière épurée ,
FET
Fait resplendir un si beau jour.
Du haut de son divin séjour
Le soleil assiste à la fête ;
Il brille d'un éclat nouveau ,
Et de ce grandhymen magnifique flambeau ,
Eclaire du Héros la plus belle conquête.
LaTerre , veuve du Zéphyr ,
Languit encore en son absence :
Il vient dans l'air , il se balance ,
Sur un nuage de saphir .
1
Tout se ranime en sa présence ;
Le vallon se réchauffe à ses douces chaleurs ;
LaNature sourit en essuyant ses pleurs ;
Ffa
452 MERCURE DE FRANCE ,
(
F
Et quand une Princesse à nos regards étale
Les pompes de l'hymen et ses dons éclatans ,
La Terre prend aussi sa robe nuptiale ,
Et la fête du trône est celle du printems .
Entrons dans ce palais où par-tout se déploie
Le dépôt immense des arts ,
Où , rassemblé de toutes parts ,
Le peuple contemple avec joie
Lemarbre imitateur des antiques héros ,
Qui semblent vivre encore en leur noble repos;
Où des Parrhasius la peinture éclatante
Fait sentir et parler la toile palpitante ,
Chef-d'oeuvres enivrans du magique pinceau :
Ondirait que des morts échappés du tombeau
Ici la foule se rassemble ;
1
Que les siècles passés se pressent tous ensemble
Pour admirer l'éclat de ce siècle nouveau .
Contemplez des beaux-arts tous les puissans génies
Qui peuplent cet asyle , et ,planant dans les airs ,
De leurs couronnes réunies
Sur Lourse à l'envi font briller les éclairs .
L'un d'eux lui déroula les pages de l'histoire ,
Monument éternel ,
Où d'immortelles mains ont buriné la gloire
D'un époux immortel ;
Et l'autre en sa mémoire
Grava ces vers promis à l'immortalité ,
Ces vers qui sonnent la victoire,
Et par qui d'un Héros le nom sera chanté.
Celui-ci , de sa main guidant la jeune audace ,
Anima des tableaux sous ses doigts créateurs ;
Celui-là sut , au gré des instrumens flatteurs 2
En cercles variés enlacer avec grâce
Le dédale brillant de ses pas séducteurs.
Chants célèbres de l'Ausonie
Et de la docte Germanie ,
Quel charme elle répand sur vos aimables airs !
Prodiguez -lui vos sons , et que votre harmonie
Triomphe du Héros qui dompta l'univers .
1
JUIN 1810.. 453
!
Salut , des arts divins auguste sanctuaire ,
✓ Qui deviens aujourd'hui celui de l'Eternel !
Tu reçois de l'hymen le serment solennel :
O spectacle imposant ! les maîtres de la terre
S'abaissent inclinés sous le maître du ciel.
Mais tandis que je parle , oh ! du sein des bois sombres ,
Quels volcans , tout-à-coup élancés dans les airs ,
D'une profonde nuit illuminant les ombres ,
Les insultent de leurs éclairs !
Laflamme qui jaiſlit a déchiré les voiles
Dont cette nuit jalouse enveloppait les cieux ;
Mille astres ont peuplé ce Louvre radieux ;
Des milliers de soleils , des légions d'étoiles ,
Du palais de nos Rois font le palais des Dieux.
Sommes-nous au siècle des Fées ?
Temple de gloire éblouissant ,
Temple de paix , où nos trophées ,
Sur les discordes étouffées ,

S'élèvent suspendus par un bras tout-puissant;
Vous tous , édifices superbes ,
Où le feu se déploie en gerbes ,
Eclate en lustres d'or , étincelle en cristaux ,
En arcade se courbe , et monte en chapiteaux ,
Tandis que dans son sein la Seine étincelante
Roule en flots embrasés votre image tremblante ,
Dites-moi quel génie alluma sur vos fronts
Tous ces chiffres , tous ces emblèmes ,
Ces aigles , ces faisceaux, ces noeuds , ces diadèmes ,
Ces prismes radieux , ces lumineux festons ?
Et toi , peuple témoinde ces brillans miracles ,
Sois pour ton Souverain le plus beau des spectacles .
Par degrés cependant le charme se détruit ;
Tous ces feux dans les airs s'envolent en fumée ;
Et Cybèle , quittant sa couronne enflammée ,
Areplongé son front dans la profonde nuit .
Mais vers l'heure où doucement luit
L'aube qui chasse les ténèbres ,
Et fait évanouir les fantômes funèbres ,
Quelle ombre , se glissant sur un rayon du jour ,
Du Monarque français visite le séjour ,
454 MERCURE DE FRANCE ,
L'éclaire doucement , sur sa couche s'arrête ,
Et comme un songe heureux voltige sur sa tête ?
Au Héros étonné ses traits offrent soudain
Le plus majestueux des antiques Monarques ,
Ce grand Charles , des Francs auguste Souverain ;
De son empire immense il tient les nobles marques ,
1. Et du monde conquis le globe est dans sa main.
१ «Goûte les fruits de la victoire
› Dit-il , ô mon cher fils ! et songe à m'écouter :
> Ton génie a fondé ta gloire ,
> Et ton heureux hymen vient de la cimenter .
» Comme un chêne aux vastes ombrages ,
> Sur ta postérité déployant tes rameaux ,
» Tu verras s'élever , pour illustrer les âges ,
> Tes rejetons suivis de rejetons nouveaux .
» Il naîtra cet enfant qui de ton rang suprême
• Comme de tes vertus deviendra l'héritier ;
> Ton nom sera son diadème ,
> Et ta force son bouclier .
,
> Il apprendra de toi , mon fils , que sur le trône
> Le sort qui fait monter un Prince glorieux
>> Ne le place au dessus de ce qui l'environne
>Que pour mieux découvrir l'infortune à ses yeux.
> Poursuis tes grands travaux : sur sa base profonde
> Ton empire puissant va s'affermir encor ;
» Les champs vont de la gerbe heureusement féconde
> Sous ton astre mûrir et doubler le trésor ;
» Le commerce à ta voix reprendra son essor ,
> Et tes mains peserent , dans ses balances d'or ,
→ Le salut , la richesse et le bonheur du monde ..
Epitaphe du maréchal LANNES , duc de Montebello , etc.
DES plus braves guerriers digne et parfait modèle ,
Ci-git MONTÉBELLO mort au champ de l'honneur.
Cher au prince , aux soldats ; à la gloire fidèle ,
Il périt à Wagram; mais il périt vainqueur.
AUG. DE LA BOUISSE.
JUIN 1810 . 455
ENIGME .
,
QUOIQUE je ne sois point arbre , arbuste , arbrisseau ;
Quoique je ne sois point livre ancien , ni nouveau ;
Quoique je ne sois point vin de Nuits ou de Grave
Que conserve un gourmet sept ou huit ans en cave ;
Quoique je ne sois point registre ni cahier ;
Quoique je ne sois point rame ou main de papier ;
Quoique je ne sois point la plante que tu cueilles
En ton jardin , pourtant je suis pourvu de feuilles
Comme tous ces objets ., Alors que tout est vert ,
Je me tiens à l'écart : ce n'est que dans l'hiver
Que je parais : je vois la bonne compagnie .
Quand le printems revient , lecteur , je me replie
Sur moi-même , et je vais me confiner , hélas !
Seul , en un coin , jusqu'à la saison des frimas .
S ........
2
LOGOGRIPHE .
J'HABITE , lecteur , au village ,
Et des bergers je charme les loisirs ;
Je préside à la danse . et leur gaieté volage
Fait que mes sons consacrent les plaisirs.
Si tu viens à changer mon être ,
Tu trouveras un des plus anciens jeux ;
Une ville où jadis un prêtre
Dictait des arrêts orgueilleux ;
Une ile que chérit la France ;
Une fleur que chérit Cypris ;
Ce mot si doux sur les lèvres d'Iris ;
Et l'emblème de l'abondance ,
Si redouté par le front des maris ;
Un instrument utile au labourage ;
Un séjour peu fait pour le sage ;
Une ville latine ; une divinité ;
Ce dont souvent use l'envie ;
Un arbre , un fruit , un arbuste rampant ;
L'être qui nous donna la vie ;
L'air qu'a toujours un indigent ;
Ce qu'est un bouc , un cerf , une genisse ;
Un élément dangereux et propice ;
L
456 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1810 .
Le vase destiné pour la cendre des morts ;
Ce qu'est maint ecclésiastique ;
Un produit d'Amérique ;
Ce que nous sommes tous ; un signe astronomique ;
Un instrument dont les bruyans accords
Excitent la fureur , enfantent le carnage ;
Un synonyme de certain ;
Un poisson de carême , une note , un village ;
Ce que mange un âne au moulin ;
Ce qui soutient une voiture ;
Enfin , lecteur , ce qui couvre un sapin ;
f Ce qui toujours sert de clôture ;
Une monnaie , un minéral ;
La femme du pieux Enée
Un mot qui se termine en née ;
Enfin , enfin , un farouche animal .
A. F. , de l'Ecole militaire de Saint- Cyr.
CHARADE .
Ondoit au conquérant
Elever mon premier ;
Ondoit à l'indigent
Dispenser mon dernier.;
On doit à l'ignorant
Présenter mon entier. .........
Mots de PENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Ecriture.
Celui du Logogriphe est Vocabulaire , où l'on trouve , 1º tous les
mots de la langue ; et 2º en décomposant ce mot : air , eau , Loire ,
Aube , Var , Eure , Cure , Var , Eube, Aube , cor, viole , lire , ré, la,
corbeau , oie , raie , able , crabe , blé , ail , rue , rave , cive , ciboule ,
or , cuivre , acier , quie , vue , ocre , craie , roc , cube , courbe , are ,
ovale , boule , bouc , veau , cavale , louve , cabri , laie , loir, brou , acre,
are , balai , broc , crible , cire , bureau , olive , cri , viol , vol , Brie ,
Corbeil , Lavaur , Albi , Brai , Eu , Vire , Bar , Arci , Ervi , Lure ,
varice , roi , loi , variable , baliveau , rôle , ciel , vorace, bac , ouré
que , voie , Caraibe , arabe , abri et rale
Celui de la Charade est Ballot
SCIENCES ET ARTS .
NOUVELLE MÉTHODE POUR RECONNAÎTRE LES MALADIES INTERNES
DE LA POITRINE PAR LA PERCUSSION DE CETTE
CAVITÉ ; par AVENBRUGGER . Ouvrage traduit du latin ,
et commenté par J. CORVISART , médecin de S. M. l'Em--
pereur et Roi , officier de la Légion-d'Honneur , professeur
honoraire de l'Ecole de Médecine de Paris et
du Collège de France . - A Paris , chez Migneret , rue
du Dragon , nº 20 .
Le titre et le sujet de l'ouvrage que nous annonçons
sembleraient nous interdire d'en parler avec quelque
détail dans un journal spécialement consacré à la littérature
: mais la juste célébrité de l'auteur , l'importance
des faits qu'il a réunis et qu'il publie , l'influence que
son nouvel ouvrage doit avoir sur la pratique de la médecine
, tiennent de trop près à la philosophie générale
et à l'histoire des sciences , pour n'avoir pas des droits à
l'attention de toutes les classes de lecteurs .
Buffon pensait que le meilleur cours de philosophie
consisterait dans la lecture des ouvrages classiques sur
toutes les parties des sciences . A ce titre , le nouvel ouvrage
de M. Corvisart mérite de nous arrêter un instant ,
et nous demandons qu'il nous soit permis d'en faire connaître
l'objet et les principales dispositions . Nous ajouterons
à cette remarque que , quoique l'étude des symptômes
des maladies de poitrine que fait reconnaître la
percussion , soit une considération exclusivement médicale
, et dépourvue de l'intérêt général que l'on trouve
dans d'autres points de vue de la médecine moins isolés ,
le public éclairé doit apprendre avec intérêt que l'art de
guérir s'est enrichi d'un ouvrage d'une haute importance
et d'un grand degré d'utilité .
L'étude suivie , l'observation attentive des symptômes
des maladies que l'on peut découvrir par la percussion
458 MERCURE DE FRANCE,
des différentes parties de la poitrine , sont un complément
nécessaire et quelquefois un supplément indispensable
des autres modes d'observation de ces maladies .
On se tromperait donc beaucoup si l'on croyait que les
altérations du visage , l'état du pouls , etc. suffisent dans
toutes les circonstances pour faire reconnaître les diverses
lésions de notre économie . L'homme qui peut être malheureux
et malade de tant de manières différentes , a
nécessairement plusieurs espèces de langages et de signes
pour exprimer volontairement ou à son insu les nombreuses
variétés de ses infortunes et de ses douleurs .
L'observateur philosophe , le médecin expérimenté ne
néglige aucune de ces révélations du malheur et de la
souffrance ; il ne se borne pas même aux symptômes
extérieurs les plus apparens des maladies , et donnant
bien plus d'étendue , bien plus de profondeur à ses
observations , il applique ses recherches à tout ce qui
peut être accessible aux sens dans l'intérieur de l'organisation
.
Dans cet examen de l'homme malade , chaque sens
est occupé , chaque sens a un genre particulier d'observation
, et l'on peut dire que la physiognomonie médicale
, immense dans le nombre et la variété de ses détails ,
n'exige rien moins qu'une application attentive et délicate
de tous les sens du médecin bien exercés , et devenus ,
par une éducation spéciale , des guides fidèles , des
moyens sûrs et rapides d'expérience et d'observation .
La percussion de la poitrine ne fit point partie chez les
médecins de l'antiquité de ces recherches si difficiles .
Le docteur Avenbrugger employa le premier , vers le
milieu du dix-huitième siècle , ce procédé ingénieux qu'il
appela avec un juste orgueil inventum novum. Plusieurs
médecins célèbres , tels que Fouquet, Grimaud et M. Corvisart
en France , Burserius en Italie , Stoll , Gruner en
Allemagne , Cullen en Angleterre , s'empressèrent , dans
leurs leçons ou dans leurs ouvrages , d'annoncer l'ingénieuse
méthode d'Avenbrugger , et en firent usage dans
leur pratique . Cette découverte n'en fut pas moins inconnue
pendant long-tems; elle est encore négligée ou
ignorée aujourd'hui par le gros des médecins , qui , se
JUIN 1810 . 459
bornant à leur expérience personnelle si insuffisante ou
si peu éclairée , ne profitent ni des leçons du passé , ni
des découvertes de leurs contemporains , et demeurent
ainsi étrangers à une foule de connaissances , dont le
défaut les expose à tous les mécomptes et à tous les dangers
de l'aveugle routine et de l'ignorante vanité.
La traduction de M. Corvisart et les additions nombreuses
et importantes dont il a enrichi son texte ne
peuvent manquer de faire plus généralement connaître
la méthode de la percussion , et de répandre avec cette
connaissance , agrandie et perfectionnée , les avantages
inappréciables que présente un semblable procédé dans
la pratique de la médecine .
Ce procédé consiste à frapper la poitrine dans ses
diverses régions , lentement et doucement , soit , comme
le conseille Avenbrugger , avec l'extrémité des doigts
rapprochés les uns des autres et alongés , soit , comme
le veut M. Corvisart , avec la main ouverte , ce qui souvent
est nécessaire .
La poitrine ainsi frappée rend dans l'état sain un son
qui peut être comparé à celui d'un tambour couvert
d'une étoffe de laine . On doit faire prendre différentes
situations au malade sur lequel on emploie la percussion ,
suivant les parties de la poitrine que l'on frappe . Il convient
que les degrés de force dans la percussion soient
proportionnés au volume de la masse graisseuse et musculaire
qui recouvre la poitrine .
Ces premières remarques que nous indiquons à peine
forment introduction ; elles sont très-importantes , et
Avenbrugger , ainsi que son illustre commentateur , les
ont présentées avec le plus grand soin ; ils y ont compris ,
tantôt sous forme d'aphorismes , tantôt sous forme de
conseils et d'avertissemens , les résultats nombreux de
leur expérience et de leurs observations . On voit surtout
que l'attention que M. Corvisart donne à ces objets
dans son commentaire , est proportionnée à l'importance
qu'il accorde à la méthode dont il cherche à répandre
et perfectionner l'emploi : « Quel serait , dit- il dans
>> une de ses notes , le médecin assez léger ou trop pré-
>> venu pour se refuser à un moyen qui porte avec lui
1
460 MERCURE DE FRANCE ,
ر
» une conviction complète fondée sur un phénomène
>>physique à l'abri de l'erreur et de toute illusion ? Quel
>> homme raisonnable , désireux des progrès de son art ,
>> hésiterait de recourir à ce procédé , dans la foule des
» maladies obscures où toutes les ressources de la symp-
>> tomatologie sont si souvent infidèles , et sur la nature
>> desquelles la percussion seule peut jeter une vive lu-
>> mière , en faisant connaître le véritable état des organes
>> de la poitrine ? Pour moi , convaincu d'après une expé-
>> rience répétée depuis plus de vingt ans , non pas seu
>>lement de l'utilité, mais de l'indispensable nécessitéde
>>la percussion du thorax dans un grand nombre d'af-
>> fections aiguës et chroniques , je ne puis croire que
» l'on néglige à l'avenir un moyen si précieux ; et j'ai la
>> conscience qu'en publiant à cet égard mes observa-
>>>tions , j'enrichis l'art de connaissances positives , je
>> rends hommage au travail trop oublié d'un médecin
>> estimable , et je pense que les hommes qui cultivent la
>>médecine en tireront un parti fort avantageux pour le
>> bien de l'humanité . >>>
On reconnaît aisémentdans ce passage le ton imposant
que donne une expérience consommée , jointe à l'amour
du bien et au désir de former des médecins utiles et
dignes de leur auguste profession.
Avenbrugger , dans son ouvrage , a traité successivement
1º de la méthode de la percussion et du son naturel
de la poitrine ; 2º des principaux dérangemens organiques
que l'ouverture des corps a fait découvrir , et qui
avaient été reconnus pendant la vie par la percussion ;
3º du squirre du poumon , de ses signes , de la vomique
en général , et de l'hydropisie de poitrine ; 4º enfin de
l'anévrisme du coeur et des symptômes d'une grande
extravasion de sang .
M. Corvisart n'a rien changé à cet ordre d'Avenbrugger.
Il a su y faire entrer avec le plus grand désintéressement
les résultats de plus de vingt années d'une
savante expérience. Dans aucun endroit il ne s'écarte de
la marche de son auteur ; suivant partout ses pas , il fait
avec lui la même route ; et y répandant une lumière nouJUIN
1810 . 461
2
velle et plus vive , découvre une foule d'objets qu'Avenbrugger
n'avait pas même aperçus .
Cecommentaire véritablement plus riche et plus étendu
que le texte , méritait bien d'être présenté comme un
ouvrage nouveau , dans lequel un auteur moins délicat
que M. Corvisart aurait refondu les observations d'Avenbrugger.
En suivant cette conduite , dit M. Corvisart , je sacrifiais
le nom d'Avenbrugger à ma vanité ; je ne l'ai pas
voulu : c'est lui , c'est sa belle et légitime découverte ,
inventum novum , comme il le dit justement , que j'ai
voulu faire revivre .
Le principal objet que M. Corvisart s'est d'ailleurs
proposé en publiant sa traduction et son commentaire
pratique, a été , comme il en avertit , d'offrir dans cet
ouvrage un appui , un surcroît de preuves , s'il en était
besoin , à son traité sur les maladies du coeur , en montrant
comment l'étude spéciale de ces maladies met hors
de doute la découverte d'Avenbrugger .
Les médecins qui liront avec une attention suffisante
l'ouvrage de M. Corvisart , verront aisément que le
double but de l'auteur a été atteint. Son commentaire
sur la percussion appartient , ainsi que son traité des
maladies du coeur , au petit nombre d'ouvrages qu'il
suffit de citer pour répondre aux injustes détracteurs de
la médecine française; ouvrages qui , résultant d'une
observation attentive et éclairée de la nature , renferment
des faits vraiment nouveaux et des découvertes
aujourd'hui bien rares et bien difficiles dans une science ,
dont le domaine a été parcouru depuis tant de siècles ,
par des observateurs si habiles et si distingués.
L. J. MOREAU (de la Sarthe) , Docteur et Bibliothécaire
de la Faculté de médecine de Paris .
:
4
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
DES EFFETS DE LA RELIGION DE MOHAMMED , pendant les
trois premiers siècles de safondation , sur l'esprit , les
moeurs et le gouvernement des peuples chez lesquels
cette religion s'est établie. Mémoire qui , sous l'épigraphe
: Fatis accede deisque , a remporté le prix d'histoire
et de littérature anciennes de l'Institut de France,
le 7 juillet 1809 ; par M. OELSNER , ci-devant plénipotentiaire
de la ville libre de Francfort , auprès du
Directoire de la République française . -Un volume
in-8° . A Paris , chez F. Schoell , rue des Fossés-
Saint-Germain-l'Auxerrois , nº 29.— 1810 .
La classe d'histoire et de littérature ancienne de l'Institut
avait proposé , pour sujet du prix qu'elle est dans
l'usage de distribuer chaque année , d'examiner quelle a
été , pendant les trois premiers siècles de l'hégire , l'influence
du mahométisme sur l'esprit , les moeurs et le gouvernement
des peuples chez lesquels il s'est établi. Le
Mémoire dont on va rendre compte , fut envoyé au
concours de l'année 1807 , et obtint dès-lors une mention
honorable : ce témoignage flatteur de la part de ses
juges engagea l'auteur à redoubler de zèle et d'application
pour obtenir enfin leurs suffrages , et profitant
des observations auxquelles son premier essai avait donné
lieu , il réussit en effet à satisfaire complétement les
savans qui avaient déjà applaudi à ses efforts , et c'est
le Mémoire couronné en 1809 qu'il publie aujourd'hui.
Il serait superflu d'ajouter nos éloges au suffrage de
l'Institut ; nous nous bornerons donc à faire connaître ,
autant que cela est possible dans un extrait peu étendu ,
les principales vues et les idées les plus remarquables
que renferme le Mémoire de M. Elsner , et nous
observerons seulement à ce sujet , que parmi les nombreux
services rendus aux sciences et aux lettres par
MERCURE DE FRANCE , JUIN 1810. 463
les compagnies savantes depuis leur établissement , un
des plus signalés , sans doute , est cette direction aussi
utile qu'intéressante qu'elles ont donnée à l'esprit de
recherche par les questions pour la solution desquelles .
elles offrent des récompenses glorieuses , par l'appui
et l'encouragement qu'elles ne cessent de donner aux
hommes de tous les pays qui exercent leur esprit et cultivent
leur raison . A cet égard , et ce n'est assurément
pas le seul , l'influence avantageuse qu'elles ont exercée
sur le progrès et sur la propagation des connaissances
humaines , est incontestable.
L'auteur du Mémoire que nous analysons a divisé son
travail en deux parties , dans lesquelles il a embrassé la
série des faits relatifs aux deux périodes les plus remarquables
de l'histoire des Musulmans , dont se composa
à-peu-près l'intervalle des trois premiers siècles de l'hégire
(1) . Dans la première partie , qui comprend une
période d'environ cent trente ans , depuis Mahometjusqu'à
la chute des califes Ommyades , ses successeurs
immédiats , il traite successivement de l'état de l'Arabie ,
des moeurs , du caractère , et de la disposition des esprits
dans ce pays et dans les contrées voisines à l'époque où
cet homme extraordinaire y opéra la plus étonnante
révolution dont les annales du monde fassent mention .
Il observe la naissance et les progrès de ce fanatisme
ardent , de cet esprit de prosélytisme dont les premiers
sectateurs de l'islamisme se montrèrent animés , le génie
militaire des Sarrasins qui seconda si merveilleusement
leur passion dominante , les causes de corruption et de
dégradation , les discordes , tant civiles que religieuses ,
qui , dans la Perse , et sur-tout dans l'empire d'Orient ,
devinrent pour eux une nouvelle occasion , un nouveau
moyen de succès . Enfin il puise aux sources les plus
authentiques des détails non moins curieux qu'instructifs
(1 ) C'est , comme on sait , le nom qu'on donne à l'ère musulmane ,
d'un mot arabe qui signifiefuite ; elle date de la nuit du 16 juillet 622
de l'ère chrétienne , parce que c'est dans cette nuit que Mahomet
partit de la Mecque pour se réfugier à Yatrib , plus communément
connue sous le nom de Médine .
464 MERCURE DE FRANCE ,
sur la succession et l'étendue des conquêtes des premiers
Mahométans , sur l'établissement des nombreuses colonies
qu'ils fondèrent , sur leur forme de gouvernement ,
sur leurs moeurs , et sur l'esprit agricole qui se développa
assez promptement et avec beaucoup de succès parmi
eux. Cette partie du travail de M. Elsner est terminée
parun parallèle entre les Ommyades et les Abassides ,
nouvelle dynastie qui succéda au trône des califes , et
qui prit son nom de Aboul Abbas , le premier d'entr'eux
et l'auteur de la révolution .
C'est ainsi que l'auteur prépare et amène la seconde
partie de son ouvrage , qui comprend proprement cette
période même du règne des Abassides , jusque vers le
tems où leur empire commença à se diviser , et où l'Egypte
et l'Afrique s'en séparèrent sous le gouvernement des
califes appelés Fatimites ( vers l'an 296 de l'hégire ou
gog de notre ère) (2) . Cette dernière partie du Mémoire
renferme un tableau abrégé de l'état de la littérature
chez les Sarrasins , de leurs opinions , de leurs_connais→
sances en jurisprudence , en politique , en médecine , en
un mot des progrès rapides par lesquels ils s'élévèrent
pendant quelque tems à un degré de supériorité remarquable
par rapport aux nations chrétiennes de l'Europe ,
qui étaient à la même époque dans un état complet de
barbarie . Les Arabes , dans les beaux tems du règne des
califes Abassides , se trouvèrent véritablement sur la
route d'un perfectionnement qu'on voit avec regret s'arrêter
et décheoir presqu'aussi rapidement qu'il s'était
opéré . Ils cultivèrent avec ardeur toutes les sciences et
toutes les branches de la littérature ; les beaux arts seuls
furent négligés par eux , particulièrement les arts du
dessin , que leur culte proscrivait expressément .
On lira sans doute avec plaisir les, réflexions judi-
(2) On sait que l'Espagne fut arrachée aux califes abassides ,
et que, dès l'avénement de cette nouvelle dynastie , Abderame ,
premier roi de Cordoue , et le seul prince de la famille des Ommyades
qui eût échappé à la fureur de l'usurpateur , s'établit dans
cette partie de l'Europe une souveraineté indépendante , vers l'an 138
de l'hégire , ou 756 de l'ère chrétienne.
cieuses
JUIN 1810 . 465
LA
SBIとで
L
1
1
nepre
cieuses que fait à ce sujet l'auteur du Mémoire : « Une
>>des causes , dit- il , qui arrêtèrent l'essor du génie
>>arabe , c'est que l'islamisme regardait la plupart des
>> beaux arts comme des hérésies. Ces arts , qui
>> tendent qu'à nous occuper agréablement , vont plusDE
> loin dans leurs effets . Tandis qu'ils charment lessens
» qu'ils excitent l'imagination , et qu'ils entretienten't la
>>sensibilité , ils augmentent la capacité de l'ame. En
>> épurant le goût , ils perfectionnent le jugement , car.
>>le goût lui donne la certitude d'un heureux instinct
>>qui réagit sur toutes nos facultés intérieures ; etcomme
>>les ressorts de l'esprit se tiennent réciproquement , l'un
>>participe tôt ou tard à l'engourdissement de l'autre.
>>Enfin , il est impossible que le génie d'un peuple rem-
>>plisse bien une grande sphère de développement , lors
>>qu'il ne se dilate pas en tous sens. >>>
L'ouvrage est terminé par quelques considérations
sur le commerce des Arabes , dans l'intérieur de leur
vaste empire , en Espagne , à Constantinople , sur la
côte d'Afrique , dans l'Inde et en Chine. L'auteur y
signale les causes de prospérité et d'agrandissement que
devaient donner à leurs relations commerciales , les habitudes
et les opinions des Musulmans ; l'encouragement
qui résultait , pour la profession de commerçant , de
l'exemple du prophète lui-même qui avait commencé
par l'exercer , et des termes honorables dans lesquels il
en parle dans le koran , en sorte que cette prossion
n'éprouva point chez les Sarrasins l'inconvénient qui
chez nous , par exemple , a long-tems arrêté son essor ,
le dédain des classes privilégiées ou des hommes élevés
en dignité . Revenant ensuite à l'examen des circonstances
qui amenaient chez ces mêmes peuples la décadence
de leur activité commerciale , il n'oublie pas de
faire remarquer , avec Montesquieu , que l'erreur de
Mahomet, qui confondit la notion de l'intérêt avec celle
de l'usure , doit être comptée comme une des principales
causes de cette décadence , par l'intensité même que les
lois prohibitives donnèrent à ce fléau qu'elles voulaient
détruire. Mais une cause plus générale et plus profonde
qu'aucune autre de celles qui contribuèrent au déclin......
Gg
466 MERCURE DE FRANCE ,
rapide de la prospérité des Sarrasins , c'est le despotisme
politique qui , arrêté un moment par les circonstances
au milieu desquelles l'islamisme était né et s'était propagé
, tendit chaque jour à devenir plus absolu ; c'est
cette maladie , en quelque sorte endémique chez les
nations asiatiques , et qui semble destinée à arrêter chez
elles toute tendance vers un meilleur ordre de choses ,
auquel des circonstances extraordinaires et imprévues
pourraient donner lieu .
En effet , un phénomène dont on ne peut s'empêcher .
d'être vivement frappé , en réfléchissant sur l'histoire
des peuples de l'Europe , comparés à ceux de l'Asie ,
c'est que ceux-ci , en exceptant toutefois les hordes errantes
des Tartares et des Arabes , plus particulièrement
connus sous le nom de Bédouins , ont été constamment
soumis à un despotisme absolu , tandis que la tendance
générale du caractère et des opinions chez ceux-là a
toujours réprouvé cette forme de gouvernement, qui n'a
jamais pu s'y établir que pendant des intervalles de tems
plus ou moins longs , et tantôt chez une nation , tantôt
chez une autre , mais à aucune époque chez toutes . Il
paraît à-peu-près hors de doute que l'ignorance est la
principale cause qui maintient chez les nations de l'Asie
une forme d'administration si désastreuse pour les peuples
et si fatale , sur-tout aux souverains et à leurs familles
: mais cette ignorance n'est point , comme on est
assez généralement porté à le croire , le produit des
dogmes ou des opinions religieuses des Asiatiques , et
de la religion de Mahomet en particulier. L'évangile qui
promet le royaume du ciel aux pauvres d'esprit , et dont
les maximes tendent toutes à humilier la raison , et à
inspirer du mépris pour la vanité des sciences humaines ,
était peut-être d'autant plus propre à produire cet effet ,
qu'il n'a pas manqué de se trouver dans tous les tems et
dans tous les pays des fanatiques disposés à pervertir
l'esprit de ces maximes si salutaires , quand elles sont
prises dans le véritable sens que leur donnait leur auteur .
Les principes de Mahomet sur le même sujet , auraient
dû , au contraire , singulièrement favoriser l'instruction
et le désir d'acquérir des connaissances dans les pays où
JUIN 1810. 467
sa religion fut adoptée : quoi de plus propre en effet à
produire un pareil résultat que les maximes suivantes
du prophète arabe , rapportées par M. Elsner : « Ensei-
>> gnez la science , car celui qui l'enseigne craint Dieu ,
>> et qui la désire , l'adore ; qui en parle , loue le sei-
>> gneur ; qui dispute pour elle , livre un combat sacré;
>>qui la répand , distribue l'aumône aux ignorans , et
» qui la possède , devient un objet de vénération et de
>> bienveillance .>>> - « L'étude des lettres , dit-il encore ,
>> vaut le jeûne , et leur enseignement vaut la prière . A
>> un coeur noble elles inspirent des sentimens plus élevés ,
>> et elles humanisent les pervers .>> Comment est-il arrivé
cependant que l'ignorance a toujours asservi les peuples
d'Asie , qu'au milieu des bouleversemens dont cette
vaste contrée a été sans cesse le théâtre , il ne s'y soit
pas fait une seule révolution dans la forme des gouvernemens
et dans le système des idées ou des habitudes de
ses peuples , que même une religion nouvelle n'en ait
pas pu rompre le cours ? C'est une question qui n'est
peut-être pas indigne d'occuper la sagacité des esprits
les plus éclairés .
La question inverse de celle qu'a traitée M. Elsner
dans son Mémoire , n'aurait peut-être pas été tout-à- fait
sans intérêt aussi : jusqu'à quel point l'esprit , les moeurs ,
et les opinions ou habitudes morales et politiques des
peuples pour qui elle était destinée ont-ils influé sur la
religion de Mahomet ? On peut même dire de toute fausse
religion , comme celle-là , qu'elle est incessamment modifiée
, depuis son origine et dans tout le cours de sa
durée, par les moeurs et les opinions des hommes qui la
professent. Il n'y a , comme on sait , que la vérité dont
le caractère soit l'immutabilité , et qui soit ce qu'elle est
par elle-même et indépendamment de tout intérêt . des
passions , de toute combinaison de la politique humaine.
Mahomet prêcha l'unité de Dieu et renversa les idoles du
temple de la Mecque , parce que l'idée abstraite d'une
divinité unique convenait très-bien aux Arabes du désert ,
qui ne peuvent avoir ni temples ni images , et parce que
la garde du temple et le culte des idoles étaient le privilége
particulier des Koréisehites ses adversaires , qui
Gg2
468 MERCURE DE FRANCE ,
jouissaient des plus grandes richesses et du plus grand
crédit dans sa patrie. Il ne parle dans le koran d'Abraham
et de Moïse qu'avec le plus grand respect , parce que
c'était un moyen d'attirer à lui les juifs ; et en mettant
Jésus- Christ au rang des prophètes , il ménageait et
attirait également les chrétiens qui se trouvaient en grand
nombre dans ces contrées. Les hommages mêmes qu'il
rend à la Vierge , qu'il nomme pure et immaculée , lui
conciliaient en particulier les Nestoriens , secte de chrétiens
alors aussi fort nombreuse , et qui professait à-peuprès
les mêmes opinions à cet égard , puisqu'ils niaient
que la Vierge fût la mère de Jésus-Christ comme Dieu ,
bien que par l'opération du Saint-Esprit elle l'eût enfanté
sans contracter de souillure , etc. etc. En un mot , tout
prouve que la religion de Mahomet n'a été composée
que d'opinions et de dogmes qui tous existaient avant
lui , et , pour ainsi dire, autour de lui , et sous l'influence,
non-seulement de l'esprit et des moeurs des peuples
chez lesquels elle s'est établie , mais très-souvent
même sous l'influence des plus petites circonstances de
sa vie , puisqu'il savait très-bien , au besoin , faire descendre
du ciel un verset de l'alcoran , soit pour se faire
autoriser à prendre sa part du butin quand il avait
d'abord cru devoir la refuser , soit pour d'autres occasions
tout aussi peu importantes .
Au reste , il faut l'avouer , ces questions d'influence
d'une cause souvent très-vague et très-indéterminée , ou
du moins très-compliquée , sur un ordre de choses qui
lui-même se compose d'une infinité d'élémens très -difficiles
à déterminer , sont presqu'impossibles à résoudre à
la rigueur. Aussi voyons-nous que l'auteur du Mémoire
qui nous occupe , a plutôt présenté le tableau des effets
de la religion de Mahomet , etc. , comme le porte le
titre de son livre , que celui de l'influence de cette religion
, comme le demandait le programme de l'Institut ,
ce qui n'a pas empêché qu'on ne rendît justice aux talens
et à l'érudition peu commune qu'il y a développés .
L'ouvrage de M. Elsner est , à proprement parler , un
tableau historique et philosophique de la naissance et
des progrès de l'islamisme , des circonstances diverses
JUIN 1810 . 469
F
par lesquelles ont passé les peuples qui l'ont fondé , de
leurs arts , de leurs moeurs , de leurs sciences , etc.; et
par cette raison même la lecture en est aussi attachante
qu'elle est instructive par le grand nombre de faits qu'il
y a rassemblés , et par l'indication scrupuleuse des
sources où il les a puisés . Les observations qui lui sont
propres décèlent un esprit accoutumé à réfléchir , à
généraliser ses idées , et à envisager dans leur ensemble
de vastes séries de causes et d'effets d'où il sait faire
souvent ressortir les résultats les plus importans pour la
morale , pour l'ordre public , en un mot, pour tout ce
qui peut intéresser le bonheur des hommes en société .
Son style n'est pas exempt de fautes , sans doute ; on
y rencontre de tems à autre des traces légères de germanisme
, particulièrement dans l'emploi des prépositions
, etc.; mais ily a assurément beaucoup de mérite
à écrire en français comme il le fait , et l'on trouve dans
son ouvrage plusieurs morceaux qui n'offrent pas la
moindre trace de ces défauts qu'il est si difficile à un
étranger d'éviter. De ce genre , est le tableau suivant des
moeurs des Sarrasins dans les premiers tems de leur ferveur
religieuse ; on y trouvera , ce me semble , l'intérêt
des sentimens et des idées , uni à la correction et à la
facilité de l'expression. « Un heureux mélange de sim-
>>plicité et d'énergie , de désintéressement et de bonne
>> foi , de modestie et de bravoure , de piété et d'amour
>>pour la chose publique , fait le charme de ces moeurs .
>>>La médiocrité des besoins donnait de l'indépendance
>> personnelle , la sobriété garantissait contre les écarts
> des passions , la sainteté du serment et le respect
>>pour les droits et la propriété de chacun mettaient
>>tout le monde à l'abri de l'oppression et de la misère.
>> Telle était la crainte de jouir d'un bien mal acquis ,
>>que de grands personnages ne voulaient devoir leur
>> subsistance qu'au travail de leurs mains . Le simu
>> lacre de cette délicatesse passa jusqu'aux Abassides ,
>>qui , entourés de la pompe d'une cour orientale ,
>>faisaient des paniers et des nattes que leurs courti-
>> sans s'empressaient d'acheter au poids de l'or. L'hor-
>> reur pour l'injustice , le mépris des choses de co
470 MERCURE DE FRANCE ;
» monde , l'ardeur pour la propagation de la foi , un
>>maintien grave , une conduite franche et loyale ,
» forment les traits caractéristiques de la première
>> époque de l'islamisme. L'empereur des Musulmans ,
>>maître de toute l'Arabie , de l'Egypte , d'une partie
>> de la Nubie et des côtes d'Afrique , régnant sur
>> la Palestine , la Syrie , la Mésopotamie , l'Irach et
>> nombre d'autres provinces de la Perse , vient une nuit
>> trouver Abd-ur-Rhaman pour aller faire avec lui la
>> garde de Médinah , afin que la paix de quelques
>> étrangers , arrivant avec des marchandises , ne soit pas
>>>troublée ; et c'est le même Omar qui , dans une autre
» occasion , s'écrie avec une noble fierté: moi , jadis
>> pauvre berger , gardant les troupeaux de mon père , je
>> ne reconnais aujourd'hui rien au-dessus de moi que
>> le maître des cieux. C'est ce même Omar , qui ayant
>> entendu les plaintes d'un juif contre un gouverneur de
>>province , traça sur une brique grasse qui lui tomba
>> sous la main : faites cesser les plaintes qu'on me fait
>> de vous , ou quittez votre gouvernement . »
Nous regrettons de n'avoir pu donner , dans cet extrait
, qu'une idée assez imparfaite de tout ce que le travail
de M. Ælsner contient de curieux et d'intéressant ; mais
s'il a été forcé lui-même de presser et d'accumuler les
faits et les idées , pour traiter son sujet dans l'espace qui
lui était prescrit , que pouvions-nous faire autre chose
qu'indiquer sommairement les objets dont se compose
son mémoire , nous qui sommes réduits à nous resserrer
dans des limites encore plus étroites ? Quoique nous
eussions dû voir avec satisfaction quelqu'un de nos compatriotes
traiter ce sujet avec toute l'érudition et toute
la sagacité nécessaires pour obtenir les suffrages du corps
savant qui l'avait proposé , nous nous féliciterons néanmoins
de l'impartialité qui a fait adjuger le prix à un
étranger. Déjà il est arrivé plusieurs fois aussi que des
Français ont été couronnés par le suffrage des académies
établies dans les autres pays de l'Europe , et ce noble
échange de succès et de lumières imprime au siècle qui
en est témoin , un caractère imposant d'amour de la
vérité, de penchant pour tout ce qui est bon et utile , de
JUIN 1810 . 471
i
1
!
!
C
1
quelque part qu'il vienne. Les compagnies savantes
donnent en cela , aux individus qui se consacrent à la
culture des sciences et des lettres , dans quelque pays
qu'ils soient , un exemple qu'ils doivent s'empresser d'imiter
. Il est bon , sans doute , d'observer les différences
caractéristiques qui existent entre les lettrés , ou plutôt
entre les procédés que suivent les gens de lettres des diverses
contrées , dans leurs travaux et dans leurs études ,
parce qu'il peut y avoir quelque utilité à constater les faits
de ce genre : mais il est au moins superflu d'insister beaucoucoup
sur ces différences , d'en faire la base d'une
classification toujours sujète à de grandes difficultés ; il
peut même y avoir quelque inconvénient à insister sur
ces prétendues distinctions , qui peuvent si facilement
devenir un sujet de divisions entre des hommes qui, pour
leur intérêt aussi bien que pour celui de la société , doivent
marcher unis vers un seul et même but , la vérité et
l'utilité générale . THUROT .
LA FRANCE SOUS SES ROIS. Essai historique sur les causes
qui ont préparé et consommé la chute des trois premières
dynasties ; par A. H. DAMPMARTIN. Avec cette épigraphe
:
Duhaut de son immutabilité Dieu semble se jouer
des choses humaines en les laissant dans une
éternelle révolution .
A Lyon , chez Mme Buinand , née Bruyset , libraire .
A Paris , chez Lenormant, imprimeur-libraire ( 1810).
( DEUXIÈME EXTRAIT. )
M. Dampmartin n'aurait pas pu s'arrêter plus longtems
sur les deux premières dynasties de nos rois sans
risquer d'en dire plus qu'il n'en savait , et sans se faire
accuser d'écrire un roman au lieu d'une histoire ; mais
on voit plus clair à mesure qu'on avance , et la troisième
race offre aux observations de notre auteur des détails
plus circonstanciés et plus intésessans . Un premier fruit
à tirer de cette lecture instructive , même pour les gens
472 MERCURE DE FRANCE ,
instruits , c'est l'idée consolante que notre espèce est
continuellement poussée par un moteur inconnu vers un
nouveau degré de civilisation , et que la raison universelle
poursuit toujours sa marche. Les pas sont trop
courts , ils sont trop lents , sans doute ; il sembleraient
même quelquefois rétrogrades ; on dirait un fleuve tranquille
et sinueux dans son cours , qui par divers circuits
aurait de tems en tems l'air de revenir vers les marais où
il a pris sa source , ou de se perdre dans des fanges plus
immondes encore : mais la même impulsion qui l'y a
porté l'en fera sortir , et promènera ses eaux vers de plus
belles régions . Il en est ainsi de nous ; chacun , en particulier
, n'y gagne peut-être pas beaucoup ; n'importe ,
le fonds commun augmente , et en dépit de toutes les
erreurs , de toutes les folies , de tous les crimes de tels
et tels , l'esprit de l'homme amasse à toute heure de nouvelles
richesses, dont il ne tiendra qu'à lui de faire un
meilleur usage .
Ces réflexions , quoiqu'étrangères en apparence à la
pensée dominante de M. Dampmartin , ne tarderont pas
à s'y rattacher , puisqu'elles montreront aux gouvernans
que plus les esprits des gouvernés prennent l'essor , plus
il faut que les leurs s'élèvent en même tems, pour conti-:
nuer à les dominer; que plus les peuples acquièrent
d'énergie , plus il en faauutt àleurs chefs ; etqu'endernière
analyse , un roi brise son sceptre le jour où il depose
son épée. C'est l'impression qu'on reçoit en se
pénétrant de l'esprit de l'historien , en observant les
choses du point de vue d'où il nous les montre , et en
s'arrêtant avec lui dans les pauses qu'il fait de tems en
tems , comme pour jeter de chaque hauteur un coupd'oeil
en arrière et en avant , et faire apercevoir dans
l'avenir le prolongement des lignes du passé ; en même
tems on reconnaît avec plaisir que ce n'est point seulement
à la puissance que cette maxime est utile , mais
qu'à cela près de quelques fléaux passagers , le bonheur
des peuples marche toujours de concert avec la fermeté
des rois .
Amesure qu'on avance dans la troisième dynastie , les
événemens nous frappent davantage , comme lorsqu'on
JUIN 1810. 473
voit un spectacle d'une meilleure place. Chaque génération
que l'on passe en revue ne présentait d'abord
qu'une foule mouvante , où il était comme impossible
de discerner aucune figure en particulier ; mais voilà
que de moment en moment nous remarquerons plus
de personnages , nous démêlerons mieux leurs traits ,
nous jugerons mieux de leurs talens , nous prendrons
plus de part à leur sort. Le tracé des caractères , cette
partie essentielle de l'historien , est un point entre
beaucoup d'autres sur lequel la sévérité même ne peut
que rendre pleine justice à M. Dampmartin . Il sait les
dessiner , les colorer , les grouper , les montrer en
attitude et en action ; et ne croyez pas qu'il en soit
comme de certains tableaux composés de portraits , où
l'on remarque , par cette raison-là même , d'autant
moins de mouvement et de feu : ici , au contraire , l'ensemble
, loin d'en souffrir, y gagne , et l'on peut dire ,
en quelque sorte , que le jeu du visage des acteurs principaux
ajoute encore au plaisir du spectateur.
Tel est le charme de l'histoire pour des lecteurs à qui
l'écrivain sait prêter , en quelque sorte , un verre qui lui
rapproche les objets . Et comment verrait-on d'un oeil
indifférent cette suite non interrompue de drames réels
continuellement représentés par de nouveaux personnages
, que tantôt un hasard imprévu , tantôt l'enchaînement
et la force des choses , font entrer et sortir sur
un- théâtre qui change à toute heure de décoration ? Ce
spectacle non interrompu , dont M. Dampmartin est en
cemoment l'entrepreneur, devient pour un Français d'un
intérêt plus réel et plus vif que tout ce que l'art dramatique
peut offrir de plus savamment combiné ;puisque le
théâtre , à tous tant que nous sommes , est notre patrie ;
que les acteurs, quel que soit leur emploi, sont nos ancêtres
; que les pièces sont de leur composition , et que
chacun y improvise son rôle d'après son caractère : en
sorte que leur génie , leurs talens , leurs succès , leurs
malheurs , leurs vices même , sont autant de leçons
pour nous ; que tout ce qu'ils ont fait d'utile pour la
France entre dans notre patrimoine , et que ,de manière
oud'autre , nous expions chacune de leurs fautes .
A
454 MERCURE DE FRANCE ,
1
Au reste , en lisant M. Dampmartin on revient avec
un secret plaisir sur l'opinion en général trop peu favorable
qu'on s'était formée au sujet de la première moitié
de la troisième dynastie . En effet , la plupart d'entre
nous ne la connaît que d'après des léctures presque toujours
faites dans la première jeunesse , ou par devoir ,
et par conséquent à contre-coeur ; ou du moins avec
l'indifférence de cet âge frivole pour tout ce qui ne le
séduit point au premier abord ; et si on y est revenu dans
l'âge de la maturité , c'est d'ordinaire avec le désir de
passer rapidement à des tems plus rapprochés , et qui
offrent plus d'attrait à notre curiosité. En cela , jeunes
et vieux, nous n'étions pas justes . M. Dampmartin trouve
moyen de fixer notre attention sur ces rois auxquels
nous avions à peine pris garde , et sans les flatter ( on ne
flatte pas de si loin) : il nous fait découvrir avec surprise
une suite de personnages dont il est permis à un Français
de concevoir de l'orgueil ; et ce ne sont pas seulement
les plus remarquables d'entr'eux , comme un
Louis IX , un Charles V , mais d'autres encore qui sont
restés , pour ainsi parler , dans le clair-obscur du grand
tableau de l'histoire : notre auteur nous apprend à les
mieux juger . Nous rougissons de les avoir si mal connus
et d'avoir à peine pris garde à une foule de particularités
qui ont plus ou moins influé sur les destins de notre
patrie ; et certes , ce n'est pas peu que d'arrêter l'attention
des Français sur l'importance autant que sur l'éclat..
: Mais ce qui caractérise sur-tout notre auteur , c'est
son attention continuelle à compter et à mesurer tous
les pas , calculés ou non , que cette troisième dynastie
a faits de règne en règne vers l'accroissement et le
complément de l'autorité royale : quand tous ces rois ,
avant que de naître , auraient tenu conseil d'avance
pour aviser aux moyens de procéder à cette grande
tâche , et se la distribuer entr'eux , ils ne s'y seraient
pas mieux pris ; et les plus médiocres , comme les plus
distingués , y concourent à-peu-près également . On
en veut d'abord aux grands fiefs ; on réunit les uns à
la couronne , soit par des guerres , soit par des traités ,
soit par des alliances; on divise , on morcèle les autres
JUIN 1810. 475
1
fiefs en se servant pour cela des petits vassaux contre
les grands ; on ébranle continuellement tout ce qui paraît
devoir se soutenir par soi-même , le respect des grandes
dignités , la haute considération de la chevalerie , l'influence
du clergé ; on affranchit les serfs , on forme les
communes ; on se fait des partisans de ceux qu'on revêtit
, contre ceux qu'on dépouille ; ce qu'un roi n'a pu
que commencer , son successeur le continue , un troisième
ou un quatrième l'achève ; on abat ce qui peut
tomber ; on mine ce qu'on ne saurait abattre ; on use ce
qu'on ne saurait miner. Est-on embarrassé de la grande
noblesse ? on l'envoie aux croisades . Le clergé donne-t-il
des inquiétudes ? on l'éloigne des affaires . Les premiers
officiers paraissent-ils acquérir trop de prépondérance ?
on leur crée des rivaux. La magistrature essaie-t-elle
de prendre un vol trop haut ? on lui raccourcit les ailes .
On met tous les grands corps de l'Etat aux prises , afin
qu'ils se froissent entr'eux . Voilà comme en brisant , en
pulvérisant , pour ainsi dire , peu-à-peu tous les piliers
de l'antique édifice de la monarchie , les chefs de
l'Etat sont parvenus à y substituer , et peut-être à l'insu
de plusieurs d'entr'eux , une constitution qui assurait àla-
fois la tranquillité de la nation et la stabilité du
trône. Du reste, les circonstances heureuses ou malheureuses
au -dehors et au-dedans , le plus ou moins de
talent et de mérite personnels , y ont beaucoup moins
fait qu'on ne pourrait le penser. Les rois étaient-ils heureux
? c'était un moyen de devenir plus puissant . Etaientils
malheureux ? c'était une raison d'autant plus impérieuse
pour recourir à des ressources qui tournaient
ensuite à leur avantage . Avaient-ils beaucoup de caractère
? ils savaient se débarrasser de ce qui les gênait .
Etaient-ils faibles ? les ministres n'en étaient que plus
entreprenans . Enfin , c'est par ces voies , tantôt ouvertes,
tantôt cachées , tantôt droites , tantôt obliques , que
M. Dampmartin nous montre la monarchie française
parvenue de Hugues- Capet à Louis XIV , époque où les
choses étaient à-peu-près à leur point , et après laquelle
on ne pouvait essayer que des changemens dangereux .
Nous ne suivrons pas M. Dampmartin dans les détails
476 MERCURE DE FRANCE ,
qu'il a le talent de mêler à l'histoire succincte de chacun
de ces monarques : nous nous contenterons de remarquer
avec un peu d'amour-propre national , qu'en achevant
cette lecture intéressante , on prend meilleure opinion
de toute cette dynastie , qu'on ne l'avait eu jusquelà
; car , si plusieurs de ces rois ont eu des défauts ,
quelques-uns même des vices , dont l'histoire a dû les
accuser devant la postérité , presqu'aucun n'a été absolument
dépourvu de tout mérite. Trois ont été prisonniers
( quelle épreuve pour des têtes couronnées ! ) et
tous les trois se sont montrés rois dans les fers . Le roi
Jean a commis de terribles fautes , dont nos aïeux n'ont
été que trop punis ; mais il avait de grandes connaissances
, un grand courage et de grandes vertus . Pourquoi
cela ne suffit-il pas ? Les quatre premières années
de lamajoritéde Charles VI annoncèrent un beau règne ,
et ressemblèrent à une matinée riante obscurcie tout-àcoup
par un épouvantable orage. Ce politique perfide
au-dehors , ce sombre tyran dans l'intérieur de son palais
, Louis XI , était un administrateur habile , à qui
nous avons encore des obligations . Le vice de Charles IX
était sa mère; rien sans doute ne pourra jamais expier
son crime aux yeux du genre humain ; cependant celuilà
n'était point absolumentmal né qui meurt de remords .
Le règne honteux d'Henri III a été précédé par de belles
actions , et terminé par une belle mort; aussi notre
auteur dit-il de lui : « Ce monarque ne se montre digne
>>de la couronne qu'avant de la posséder et au moment
>>de la perdre. » Louis XIII lui-même , tout faible qu'il
était , a du moins eu le bon esprit d'être ferme dans sa
faiblesse pour un ministre qui lui déplaisait , mais qui ,
en l'empêchant de régner, lui a procuré un grand règne .
Voilà pourtant les moindres , voilà même les pires de
cette longue série de Français qui ont gouverné nos pères
pendant environ sept ou huit siècles. Que dirons-nous
maintenant de ce Hugues-Capet si bien nommé la Bonne-
Tête, en qui l'on reconnaît, dans l'obscur lointain de ces
tems barbares , un grand politique , un grand guerrier ,
ungrand administrateur ? Que dirons-nous de ce Louis IX
aussi admirable aux yeux de la terre qu'aux yeux du ciel,
JUIN 1810 . 477
E

H
1
dont le règne offre le rassemblement des qualités les plus
brillantes , des vertus les plus modestes ; ce brave saint ,
qu'on voit le sabre à la main sur le pont de Taillebourg ,
s'élancer dans les retranchemens ennemis; ce juge de
paix en dernier ressort , qui à l'ombre d'un chêne écoute
les plaintes de ses plus humbles sujets , rend la justice
et accorde les différens ; ce noble captifque ses barbares
ennemis veulent élire pour leur soudan ? Quedirons-nous
de ce Charles V si bien surnommé le Sage , qui des décombres
de la France a su refaire un édifice plus solide
qu'auparavant ? M. Dampmartin nous paraît avoir quelque
peine à lui rendre pleine justice , et l'accuse , peut-être
un peu légèrement, de n'avoir paru en personne dans
aucune des guerres entreprises sous son règne. Mais
Charles V avait sans doute mieux à faire , puisqu'il a si
bien fait . Ici notre auteur donne un peu trop d'extension
à sonprincipe favori ; et d'ailleurs était-ce, pour le Sage
dont nous parlons , déposer son épée , que de la confier
au bon connétable Duguesclin ? Que dirons-nous de
Charles VII , à la gloire de qui l'historien ajoute peut-être,
enproportionde ce qu'il en retranche à Charles V? Au
fait , il était bon , il était aimable , il était gai , il était
audacieux ; et quel droit n'a-t-il pas sur nous , puisque
nous lui devons de n'être pas gouvernés par un Anglais ?
Et cet excellent Louis XII qui aimait tant la guerre et
encore plus sa nation ! deux traits suffisent pour legraver
dans toutes les mémoires . La voix publique l'a nommé le
Père du Peuple , et son ministre le Père des Pauvres . Et
cet aimable François Ier , ce gros garçon qui devait tout
gâter, mais qui, en gâtant tout , a su tout embellir! il ne
se présente à l'esprit , qu'entouré du brillant cortége des
beaux arts , ce chevalier vraiment roi , ce roi vraiment
chevalier , que nul n'a surpassé en vaillance et qui les a
tous surpassés en courtoisie. Et ce brave conquérant du
sien, dontla bienfaisance achève l'oeuvre de son courage,
ce gai modèle de tout Français que les arrière-neveux
de ses sujets regrettent encore ; cet homme dont les faiblesses
sont plus aimables que les perfections de tant
d'autres , etque, même de nos jours , les Français aiment
tant, parce qu'il les a tant aimés...... Et ce Louis XIV
478 MERCURE DE FRANCE ;
enfin , cemonarque aussi grand que son siècle , Louis XIV
le plus noble , le plus respecté , le plus heureux des hommes
, jusqu'à ce qu'il en fût le plus malheureux ; mais
samagnanime résignation ajouta ce qui paraissait manquer
à sa grandeur , et le montra plus vénérable encore
dans ses longues infortunes , qu'il n'avait été redoutable
pendant ses longues prospérités .
Cette mémorable période est signalée dans les fastes
du monde par des événemens particuliers qui ont plus
influé peut-être sur le sort du genre humain, que tout ce
qui avait précédé. Les trois découvertes de la boussole ,
de l'imprimerie , et de la poudre à canon ont tout
changé , et sont comme trois fleuves qui ont roulé dans
leur cours de nouveaux biens et de nouveaux maux. La
boussoleadonné l'Amérique à l'Europe , mais qu'est-ceque
l'Europe a rapporté de l'Amérique ? L'imprimerie empêchera
les vérités de se perdre , mais elle conserve aussi
les erreurs qui auront long-tems la majorité. L'invention
de la poudre sera peut-être la moins fàcheuse des trois ;
elle a donné , sans doute, plus de latitude au danger, et à
la mort des ailes plus rapides'; mais on s'arrange en conséquence
, et depuis qu'on en fait usage il n'y a point eu
de batailles aussi meurtrières que celles d'Attila , d'Alaric
et de Charles-Martel . L'usage de l'arme blanche, devenu
plus rare , a donné aux combats un aspect moins féroce ;
la guerre a été depuis cette époque en commerce plus
étroit avec les plus hautes sciences ; elle est devenue
plutôt un combat d'esprit à esprit que de corps à corps ;
aussi exige-t-elle maintenant dans les moindres officiers
un degré d'instruction qui trouve d'autres emplois , et qui
doit , par sa nature, encore mieux servir la civilisation que
labarbarie.
Ce fut aussi le tems de la chevalerie et des croisades .
La chevalerie , cette brillante école de générosité dans
la guerre et de politesse dans la paix ; les souvenirs qu'on
en conserve sont encore un spectacle attachant pour la
pensée ; et l'on aime à se représenter cette mémorable
institution qui s'élève tout-à-coup et dans toute l'Europe
à-la-fois , au milieu de l'ignorance et de la barbarie
comme une riante moisson de fleurs dans des campagnes
,
JUIN 1810 . 479
4
încultes . Hélas ! toutes ces fleurs ont disparu dans une
saison plus avancée , mais il en reste à-peu-près ce qu'il
en faut , et c'est de l'antique chevalerie que , sans nous
en apercevoir, les Français , en particulier, tiennent encore
aujourd'hui plus d'élégance dans les formes , plus
de politesse dans les manières et plus de grandeur dans
les procédés .
Mais c'était peu pour nos bouillans ancêtres que des
carrousels et des tournois , c'était peu de se tuer les uns
les autres le plus noblement et le plus amicalement du
monde ; il fallait à leur orgueil avide de gloire , et à leur
courage avide de périls , un plus vaste théâtre et de plus
hautes entreprises . On n'avait jusque-là servi que son
roi et sa dame , on entendit parler de croisade , et l'on
crut que c'était une occasion de servir son Dieu . Aussitôt
une commune frénésie s'empare de l'élite du monde ,
et dans ses divers accès elle fait transvaser en Asie le sang
et les trésors de l'Europe . M. Dampmartin voudrait en
vain se persuader qu'il a pu sortir quelque bien de tant
de maux; en vain nous dit-il « que ces expéditions
>> ruineuses ont pourtant été les sources éloignées d'où les
>> connaissances des plus beaux siècles ont découlé ; que
>>les Croisés apportèrent de la Grèce des lumières et des
>>>arts qu'ils ne possédaient que très-imparfaitement....
>>>que ces expéditions à-la-fois insensées , héroïques et
>>>pieuses étendirent aussi le commerce , à la faveur des
>> goûts nouveaux qui devinrent bientôt des besoins . >>
Mais quand tout cela serait aussi vrai que bien dit , se
consolerait-on d'un horrible incendie par quelques paillettes
retirées d'une montagne de cendres ?
,
Néanmoins comparez maintenant tous les maux que
peut causer un noble enthousiasme dans ses plus grands
écarts , avec ceux qui naissent de la bassesse et de l'infamie
, avec ces fléaux qu'aucun avantage ne rachète
qu'aucun motif séduisant ne colore , qui n'ont pas même
l'ignorance pour excuse , et dans lesquels on ne voit
rien , sinon le crime qui naît du vice , et le malheur qui
découleducrime; comparez les erreurs des croisades aux
horreurs de la Jacquerie , aux atrocités des Armagnacs ,
à ces deux pages sanglantes de l'histoire française que
480 MERCURE DE FRANCE ,
le lecteur voudrait toujours déchirer , et où il revient
toujours avec une sorte de frisson. Ces plaies honteuses
de nôtre nation sont décrites par M. Dampmartin avec
une force et une vérité qui auraient fait , il y a trente
ans , moins d'effet sur l'esprit de ses lecteurs , parce
qu'alors on aurait pu croire à l'exagération .
Nous ne parlerons point de ce vaste bûcher des Templiers
, où la chevalerie finit comme le phénix , mais
sans renaître comme lui ; ni des guerres des Albigeois ,
et de ce redoutable tribunal qui en a remplacé les fureurs
par de plus grandes . On n'entend que trop qu'il sagit de
l'inquisition , plus fatale cent fois au catholicisme qu'aux
hérésies , puisqu'elle n'a cessé de faire calomnier l'un et
plaindre les autres . Toutes ces querelles d'opinion ,
ou , pour mieux dire , ces disputes théologiques sont
devenues politiques ; on n'en a que trop vu la preuve à
l'époque de la réformation , qui , combattue et favorisée
avec une égale mauvaise foi , suivant les intérêts des
souverains , semble avoir armé les deux bras de l'Europe
l'un contre l'autre , et a produit dans le monde une révolution
à laquelle se rattachent les nouvelles destinées du
genre humain. Eh ! qui plus que la France a dû pleurer
sur le délire des fièvres religieuses ? et qui de nous
pourrait sans terreur et sans honte promener sa pensée
sur cet horrible enchaînement d'injures et de vengeances
, de cruautés et de représailles toujours renaissantes
, toujours enfantées les unes par les autres , qui
ont conduit les annales françaises jusqu'à cette nuit désastreuse
que tout le genre humain aurait dû convenir
d'effacer de toute mémoire ? Mais telle est la nature de
l'homme , que tout ce qui est marqué en traits de sang
sur la course des siècles , attire plutôt ses regards et les
distrait du reste. Serait-ce parce que l'homme serait
naturellement cruel? espérons que non ; mais croyons
plutôt qu'en se représentant ces horribles scènes , onjouit
presqu'à son insu du plaisir de n'y être pas .
M. Dampmartin ne se contente pas de peindre la
Saint-Barthélemi dans toute son horreur , il nous la fait
voir dans l'ame de Catherine de Médicis long-tems avant
qu'elle n'arrivât; il nous montre cette furie artificieuse
préparant
DEP
:
3.
4
JUIN 1810 .
5
481 cen
préparant de longue main son immense forfait, sous les
voiles de sa politique . Cette partie du livre que nous
avons sous les yeux n'est pas la moins intéressante , par
tout ce qu'elle nous découvre de ressorts cachés , de trames
sourdes , de perfidies , de fourberies , de feintes
hésitations de la reine entre les deux partis , jusqu'au
moment de frapper le dernier coup. Tout ce que le
crime a de plus profond , de plus lâche , de plus atroce ,
et malheureusement de plus ingénieux , paraît dans ce
tableau comme un fond de vapeurs fuligineuses , où les
nobles figures de la digne mère du bon Henri , du brave
et loyal d'Assier , du sage l'Hôpital , se relèvent en traits
de lumière ; et sur-tout ce vénérable Coligni que la fortune
presque toujours contraire montrait à chaque nouyelle
épreuve plus héroïque etplus utile aux siens , ce sage
que rien n'a dérangé de sa ligne , en qui les persécutions
et les caresses ont trouvé une ame également inaccessible
au découragement , à la séduction , et malheureusement
à la défiance . Une forte tête , un grand coeur ,
un beau zèle , une vie sans tache , ont fait de Coligni le
parfaitmodèle d'un honnête-homme dans des proportions
plus qu'humaines; et qu'un honnête-homme est beau dans
l'histoire !
Nos réflexions , quelles qu'elles puissent être sur les
règnes mémorables de Henri IV , du cardinal de Richelieu
et de Louis XIV , ne trouveraient plus assez de
place dans ce N° ; nous les réservons pour un troisième
et dernier article , où l'on verra que la matière , en s'étendant
, ne dépassera jamais la mesure du talent de M.
Dampmartin.
Quelques citations termineront encore cet article
comme elles ont fait au précédent,
(

Edouard le Pieux, roi d'Angleterre , avait en mourant
laissé les Anglais maîtres de disposer de la couronne ; ils
avaient , en conséquence , choisi Harold pour roi , lorsque
Guillaume , simple duc de Normandie , élève des
prétentions qui étonnent l'Europe ; mais « sa réputation
>> attire sous ses enseignes des guerriers de presque
>> toutes les parties de la France. Il s'embarque à Saint-
>>> Valeri , franchit la mer à la tête de cinquante mille
1 Hh
482 MERCURE DE FRANCE ,
1
>> hommes , exécute sa descente , brûle les neuf cents
>>vaisseaux qui l'ont transporté , gagne la bataille d'Hasn
ling , se fait couronner dans Londres , s'honore d'au-
>> tant de clémence après la victoire , qu'il a déployé de
> valeur dans le combat, récompense en roi ses com-
>> pagnons d'armes , et change le surnom de Bâtard
>>contre celui de Conquérant. » Lorsqu'on rencontrede
pareils faits dans le cours de l'histoire , voilà comme il
faut les écrire .
L'inconcevable abdication de Charles-Quint est annon
cée de même , avec un style assorti à la solennité de la
cérémonie : « La terre contempla dans un silencieux
>>étonnement et avec une respectueuse admiration le
>>spectacle inattendu que donna le plus ambitieux , le
>>plus entreprenant , le plus orgueilleux des potentats ,
» en déposant dans Bruxelles , sur la tête de son fils, les
>> couronnes accumulées sur la sienne , et qui le rendaient
» maître d'une grande partie des deux hémisphères .>>>
af
L'occasion se présente , une ou deux pages après , de
tracer le portrait de Philippe II ; le voici : « Philippe II ,
> né avec un esprit inquiet et un caractère sombre , qui
>>joignait à un orgueil insupportable une ambition effré-
>>née et une hypocrisie odieuse, et dont le coeur fut étran-
>> ger à tout mouvement de sensibilité , mérita , à juste
>>titre , le surnom qui lui fut donné de Démon du Midi.
>> Du fond de son cabinet , il troubla l'Europe ; ses con-
>>temporains , abusés par son maintien grave et par ses
>>discours réfléchis , le crurent un profond prolitique; la
>> postérité l'appréciant mieux , a jugé que par une suite
>> de faux calculs , il sacrifia le sang de ses sujets , épuisa
>>les trésors des deux mondes et n'embrassa que des
>>chimères . A supposer même que ses plans eussent été
» sagement combinés , il eût toujours manqué d'une qua-
>>lité essentielle pour leur exécution ; son ame vile ne
>> connut aucun courage , jamais il ne parut sur aucun
> champ de bataille . »
BOUFFLERS .
:
JUIN 1810 . 483
VIE DU PRINCE EUGENE DE SAVOIE , généralissime des
armées autrichiennes , écrite par lui-même , et publiée
⚫pour la première fois en 1809. Troisième édition ,
revue , corrigée , augmentée de notes , et de la der
nière partie de la vie de l'auteur , jusqu'à sa mort ,
avec portrait . Prix , 2 francs 50 cent. A Paris , chez
Michaud frères , imprimeurs-libraires , rue des Bons-
Enfans , nº 34.
,
CERTAINS du vif et puissant intérêt qui s'attache à la
mémoire des grands hommes d'état et de guerre , de tout
tems les faussaires en littérature se sont évertués à fabriquer
, sous les titres de Mémoires ou de Testamens
des écrits dans lesquels ces illustrés personnages étaient
censés avoir consigné le récit de leurs travaux , ou légué
à la postérité les voeux et les projets formés par eux pour
l'agrandissement , la gloire et la prospérité de leur pays .
Rarement les esprits judicieux et éclairés ont été dupes
de ces suppositions que trahissaient presque toujours
des inepties , des bévues , des faussetes ou des contradictions
manifestes ; mais quelquefois la fraude , ourdie
par une main plus adroite ou plus heureuse , a trompé
des yeux très-exercés : on se souvient des longs démêlés
qui eurent lieu entre Voltaire et le savant Foncemagne ,
au sujet du prétendu Testament du cardinal de Richelieu..
A cet exemple , on peut ajouter celui des Mémoires
d'Anne de Gonzague , princesse palatine : le spirituel
auteur de ces Mémoires , M. Sénac de Meilhan , eut quelque
tems le plaisir de voir la société se partager sur la
question de leur authenticité , et cette question aurait
peut-être été décidée en leur faveur , si un critique plus
habile encore à démêler le faux , que l'auteur ne l'avait
été à le déguiser , n'eût fait voir dans l'ouvrage , entre)
autres indices de supercherie , des tournures et des expressions
qui appartenaient à notre siècle et nullement
à celui d'Anne de Gonzague .
Après tant de fraudes plus ou moins mal exécutées ,
plus oumoins facilement déçues , il doit nous être permis
1
Hh2
484 MERCURE DE FRANCE ,
d'être en défiance , toutes les fois qu'on nous offre quelque
écrit attribué à un grand personnage du tems passé.
La Vie du prince Eugène , écrite par lui-même , doit done
s'attendre à subir , de la part de la critique , les épreuves
les plus rigoureuses. Toute publication posthume est
nécessairement accompagnée d'un petit récit de la manière
dont le manuscrit est tombé dans les mains de
l'éditeur . L'éditeur de la Vie du prince Eugène est un
Français émigré qui ne se nomme pas , et qui par conséquent
ne nous offre point sa réputation personnelle
pour garantie de la vérité de ses discours ; il nous apprend
que le manuscrit du prince Eugène appartenait
avant lui à M. de Feraris , major pensionné de l'Autriche
, lequel le tenait du comte de Canale, ministre du roi
de Sardaigne à Vienne , lequel le tenait de Mme de Hildbourghausen
, nièce et héritière du prince : il invoque ,
à l'appui de ces faits , le témoignage de la fille même de
M. de Feraris . Cet officier lui ayant fait , en mourant ,
don du manuscrit , il le déposa entre les mains de
Georges-Conrad Waldburg , libraire- imprimeur à Klagenfurt
, chez lequel on peut vérifier l'écriture du prince
Eugène. Quelques personnes peuvent avoir en leur possession
des lettres de ce prince , ou bien avoir vu sa
signature dans les archives du conseil aulique de guerre
à Vienne , qu'il a présidé pendant beaucoup d'années ;.
ces personnes-là , en allant à Klagenfurt,dans la Carinthie
, chez Georges-Conrad Waldburg , sauront à quoi
s'en tenir sur l'authenticité du manuscrit. Il est vrai que
peu de gens auront la tentation ou les moyens de faire
cette vérification ; mais enfin , si les lecteurs de Paris ne
veulent pas prendre la peine d'aller pour cela à Vienne
et ensuite àKlagenfurt , il faut qu'ils croient sur parole
une déclaration qui leur est faite si positivement. J'ajouterai
que la première édition de l'ouvrage a été publiée
en Allemagne ; qu'il a pu être facile à des curieux de ce
pays de s'assurer par eux-mêmes , ou par leurs correspondans
, de la vérité d'un fait qui intéresse la gloire de
leur nation , et que cette édition de Weimar , enrichie
d'un fac simile , figurant la signature du prince Eugène ,
offrait un moyen de confrontation assez sûr à ceux qui
s di
JUIN S10io.M 485
n'avaient pas l'écriture du prince dans leur porte-feuille
ou dans leur mémoire. Or nous n'avons point appris ici
qu'il se soit élevé en Allemagne une réclamation ou un
doute concernant l'authenticité des Mémoires du prince
Eugène. Voilà jusqu'à présent d'assez fortes raisons de
croire que ces Mémoires ne sont pas supposés .
٢٠
<<Une preuve encore de la vérité de ce manuscrit , dit
>> l'éditeur , c'est qu'il y a du rabachage de vieillard , des
>> répétitions qui ne sont pas d'un auteur , des négli-
>> gences qui ne sont pas d'un homme de lettres , rien
>> qui ne soit d'un homme de guerre ; un ton qui irait
>> mal à un autre , mais qui convient très-bien à un
>>soldat...... Voilà bien des faits , des dates et des noms
>> que l'on peut confronter ; mais ce n'est pas dans tout
>> cela qu'est l'authenticité du manuscrit; c'est quand on
>>l'aura lu , qu'il sera démontré que personne n'a pu ima-
>>>giner tant de curieux détails , et se mettre aussi bien à
>> la place d'un grand homme. Il eût fallu être aussi
>>grand que lui pour trouver tout cela dans son imagi-
>> nation , et les hommes qui en ont seulement lapréten-
>> tion , ne s'amusent pas à faire des romans . » C'est àpeu-
près ainsi que Rousseau , parlant de l'Evangile , a
dit que l'inventeur en serait plus étonnant que le héros.
Cela est le mieux du monde ; mais je ne suis pas icī
tout-à- fait de l'avis de M. l'éditeur . Une bonne preuve
matérielle , telle que l'identité d'écriture bien constatée
entre une lettre autographe du prince Eugène et le manuscrit
déposé chez Georges-Conrad Waldburg , confondrait
l'incrédulité publique bien plus sûrement que
toutes les preuves morales tirées du style et du ton d'originalité
de l'ouvrage. Je puis supposer un vieillard ,
homme d'esprit , du même métier que le prince Eugène ,
fort au fait de l'histoire militaire et politique de son
tems , ayant de plus recueilli , dans un long séjour à
Vienne , quelques traditions de première ou de seconde
main sur les habitudes intérieures du prince ; cet hommelà,
dis-je, prenant ce tonhaut etdécidé , empruntant ce style
hardi et négligé qu'ont ordinairement les princes et les
héros , et joignant à cela un peu de cette modestie
avantageuse et de cette complaisance prolixe avec la
486 MERCURE DE FRANCE ,
quelle tous les hommes parlent d'eux-mêmes , composera
, sous le nom du prince Eugène , des Mémoires
dont l'air de vérité pourra tromper les plus clairvoyans
et les plus fins. Je gagerais , par exemple , que M. le
prince de Ligne aurait très -bien pu faire l'ouvrage dont
nous parlons , et j'irais même jusqu'à parier qu'il en est
l'auteur , si le manuscrit déposé chez Georges-Conrad
Waldburg à Klagenfurt , n'était là pour imposer silence
à toutes les conjectures. Je ne serais pas embarrassé
d'expliquer pourquoi , toutes les oeuvres du prince de
Ligne ayant été imprimées à Dresde , la Vie du prince
Eugène l'aurait été à Weimar : ces sortes d'alibi sont
propres à détourner les soupçons , et cela s'appelle
dépayserles gens. On assure que cette éditionde Weimar
est très-ſautive , sur-tout pour ce qui regarde les noms
propres ; c'est une raison de croire qu'elle n'a point été
faite sous les yeux de l'éditeur , ou, comme quelquesuns
le penseront , sous les yeux de l'auteur. Ceci me
conduit à demander pourquoi Georges- Conrad Waldburg
, libraire-imprimeur à Klagenfurt , n'a pas imprimé
lui-même le manuscrit dont il était dépositaire , ou pourquoi
le dépôt n'a pas été fait à Weimar entre les mêmes
mains qui devaient imprimer l'ouvrage. Ne semblerait-il
pas qu'on a relégué le manuscrit au fond de la Carinthie ,
tout exprès pour que la vérification n'en pût être faite ,
au moins de long-tems ?
Si les doutes étaient permis , j'aurais peut-être de quoi
exercer contre la vie du prince Eugène cette sorte de
critique qui s'applique à trouver , dans les ouvrages pu.
bliés long-tems après la mort de leurs auteurs prétendus ,
ce qu'on pourrait nommer des anachronismes de style,
Le prince Eugène , mort en 1736 , a-t-il pu dire ? « Je
» n'ai jamais aimé les espèces (c'est-à-dire , les gens sans
>>honneur et sans considération).>> Cette expression dénigrante
me paraît dater tout au plus du milieu du dernier
siècle , et appartenir au jargon des héros de Crébillon
fils . Lé prince Eugène a-t- il pu dire ? « C'est démo-
>> raliser une ville , que de corrompre les valets pour
>>rapporter ce que l'on dit à souper. >>>Démoraliser est ,
à ce qu'il me semble , un de ces verbes que nous avons
JUIN 1810 . 487
vu forger par l'éloquence sans frein de nos assemblées
révolutionnaires , et que nos gazettes ont portés dans les
pays étrangers où on les a pris pourdu français . Je pourrais
citer plusieurs autres termes d'un air bien moderne
pour unprince qui , ayant quitté la France l'année 1683,
n'avait plus vécu qu'au milieu des camps et del'Allemagne,
et par conséquent n'avait pu se tenir au courant des variations
et des acquisitions de notre langage.
Je pourrais encore aller plus loin. A Dieu ne plaise que
je refuse au prince Eugène ce que nous appelons communément
de l'esprit , c'est-à-dire , cette manière vive ,
détournée , inattendue du présenter les choses , cet art
de saisir des rapports éloignés et d'établir un contraste
piquant entre l'importance des objets et le ton dont on
enparle! Je crois qu'à vingt ans le petit abbé de Louis XIV
était fort bonne compagnie et figurait très-bien parmi
les aimables de Versailles : mais peut on croire que plus
de cinquante ans passés dans les sollicitudes du commandement
ou dans la réserve d'une cour grave et silencieuse,
n'aient pas singulièrement amorti cette brillante vivacité
d'esprit , et qu'à l'âge de soixante-douze ans , où l'on
veut qu'il ait écrit ses mémoires , sa plume ait eu quelquefois
la légèreté de celle qui écrivit les Mémoires de
Grammont ? Il me semble que ce qu'il avait contracté
d'esprit français , dut être à la fin bien tempéré par l'esprit
allemand ; et bien qu'on nous apprenne qu'il ne posséda
jamais parfaitement la langue de sa nouvelle patrie ,
on pourrait douter que la nôtre lui fût restée assez familière
pour qu'il l'écrivît toujours avec cette élégance facile
qu'on n'acquiert et qu'on n'entretient que par un
exercice continu , joint à la fréquentation habituelle des
gens qui la possèdent eux-mêmes. Quelques exemples
feront peut-être partager ma surprise à nos lecteurs . Le
prince alla passer à Venise le carnaval de 1687 , avec les
princes , les généraux et les volontaires français de l'armée
autrichienne. « Ils y devinrent , dit-il , presque tous
>> amoureux. Le duc de Mantoue était pis que cela , il y
>> fut bien libertin . Je ne fus ni l'un ni l'autre , et m'amu-
>> sai beaucoup de voir ce prince aussi brave avec les
>> Vénitiennes qu'il était poltron avec les Turcs. L'électeur
488 MERCURE DE FRANCE ,
>> de Bavière était si tendre qu'il m'eût dégoûté de l'être ,
>> si j'en avais eu envie ... Je jugeai dès-lors (et je m'en suis
>>bien trouvé) les grandes amours insipides et ridicules ,
>> faites pour les oisifs , et les petites trop peu glorieuses .
>> Morosini nous régala à merveille. Tous les jours , fêtes
> charmantes et magnifiques , sur terre et sur mer. J'y
>> vis des femmes plus entreprenantes que des généraux.
>> Comme tout a une fin , je m'en allai passer'le reste de la
>> mauvaise saison à Vienne . >> Plus loin , après avoir rapporté
je ne sais quelle action faible et pusillanime de
l'empereur Léopold : « Il faut , dit-il , que je porte
>> ailleurs mes regards pour trouver de l'énergie. En voilà
>> dans le Nord. Charles XII , roi de Suède , est à vingt
» ans médiateur de la paix entre les puissances euro-
>> péennes : elle est signée à Riswick , le 21 septembre.>>
Le fourbe et versatile Victor Amédée , duc de Savoie ,
combattant avee Catinat contre les Impériaux , à la journée
de Chiari , voudrait bien être vaincu ; mais il est
vainqueur malgré lui . « Quel singulier caractère , s'écrie
>> le prince Eugène ! Cette fois- ci il voulait perdre la
>> bataille ; mais l'habitude du courage éteignait en lui la
>> politique , » Ailleurs , en parlant de ce même duc de
Savoie et de quelques autres princes qui , comme lui ,
n'ont cru pouvoir se soutenir contre des voisins dangereux
qu'en les trahissant tous , les uns après les autres ,
l'auteur détache cette réflexion courte et piquante : « La
>> géographie les empêche d'être honnêtes gens. » A
propos de deux Français , volontaires chez les Imperiaux
, Langallerie et le fameux comte de Bonneval : « Ils
>> faisaient les esprits forts qui sont presque toujours des
esprits faibles . L'affiche d'irreligion est , indépendam-
>> ment de cette sotte impiété , le cachet du mauvais
>> goût. >> Je me souviens d'avoir lu , dans les Lettres et
Pensées de M. le prince de Ligne , une phrase dont le
fond est tout semblable et dont la rédaction est peu différente
; la voici : « Indépendamment de la mauvaise foi
>>de messieurs les esprits forts , qui très-souvent crai-
>> gnent le diable de tout leur coeur , c'est du mauvais
> goût au moins de se montrer ainsi . >> J'observe que te
cachet du mauvais goût est une expression qui a bien
OAJUÍN 1810. 489
a
3
i
le cachet de la nouveauté. Ce n'est pas la seule fois que
le prince Eugène et le prince de Ligne se soient rapprochés
. Je lis dans la vie du premier : « Il est aisé d'être
>>modeste quand on est heureux. » J'ai lu dans une lettre
de l'autre sur le roi de Prusse : « Il prit son air modeste.
>> J'ai toujours dit qu'il est aisé de l'être quand on est en
>> fonds . >> Je ne suis pas surpris que M. de Ligne ait
toujours dit cela , car il avait beaucoup lu Voltaire , qui
adit :
2
Il est aisé , mais il est beau pourtant
D'être modeste , alors que l'on est grand .
1
Seulement , je suis étonné que le prince Eugène se soit
rencontré si juste avec Voltaire et Mide Ligne . Dans
les dernières pages de la vie du prince Eugène , on
trouve ce passage : « Quand Bourdaloue me fait tout
>>>craindre , Massillon me fait tout espérer. Nous sommes
» nés la même année , et je l'ai connu , à son entrée
>> dans le monde , parfaitement aimable .>>> Massillon est
né en 1663 , comme le prince Eugène ; à dix-sept ans ,
c'est-à-dire en 1681 , ilentra à l'Oratoire , où il passa
plusieurs années à étudier les théologiens et à lire les
sermonaires . Le prince Eugène quitta la France en 1683,
deux ans après que Massillon fut entré à l'Oratoire ; or
il est bien difficile qu'il ait pu connaître dans le monde
un jeune ecclésiastique de vingt ans , qui était enseveli
dans l'étude et ne s'était point encore fait connaître par
ses talens pour la prédication. Ensuite , cette phrase
académique : « Quand Bourdaloue me fait tout craindre ,
>>Massillon me fait tout espérer , » est d'un homme qui
a été à même de comparer la manière des deux orateurs ,
et qui , s'il n'a pu entendre Massillon , a du moins lu ses
sermons . Cependant les sermons de Massillon furent
recueillis et publiés pour la première fois en 1745 et
1746 , et il y avait alors dix ans que le prince Eugène
était mort. Avant ce tems , il n'existait qu'un méchant
recueil en quatre ou cinq petits volumes , où le peu de
sermons qui appartenaient véritablement à Massillon ,
étaient horriblement défigurés . On sent quelles conséquences
je pourrais tirer de tout cela , sans l'existence
!
490 MERCURE DE FRANCE ,
du manuscrit original et autographe , déposé entre les
mains de Georges-Conrad Waldburg, libraire-imprimeur
àKlagenfurt,
Quoi qu'on puisse penser et dire sur l'authenticité de
la Vie du prince Eugène , c'est un livre d'une lecture
singulièrement agréable . Si le prince Eugène en est l'auteur
, ce prince n'était pas seulement un héros ; c'était
encore un homme fort aimable qui avait su conserver
jusqu'à sa mort l'esprit et le style français , et même sur
plusieurs points avait devancé la marche de nos opinions
et de notre langage. Si c'est quelque autre prince qui
s'est amusé à prendre son nom en écrivant son histoire ,
il a fait une petite supercherie innocente , dont les dupes
ne courent d'autres risques que d'avoir beaucoup de
plaisir , et l'auteur , s'il est découvert , que de recevoir
beaucoup de complimens sur son esprit et son adresse .
Cette vie du prince Eugène ( en supposant qu'elle soit
d'une main étrangère ) paraît avoir autant d'exactitude
dans les faits , autant de solidité et de justesse dans les
réflexions , que si le héros et l'historien étaient une seule
et même personne . Avoir de quelle manière nette , précise
et judicieuse le prince Eugène parle du plan , de
l'exécution et du résultat de toutes ses opérations guerrières
et politiques , ceux qui seraient le plus disposés à
croire que c'est un autre qui parle en sonnom, sont sans
cesse tentés de s'écrier avec Sosie
Cette preuve sans pareille
En sa faveur conclut bien ,
Et l'on n'y peut dire rien ,
S'iln'étaitdans la bouteille .
:
AUGER.
VARIÉTÉS .
SPECTACLES.- Théâtre de l'Impératrice.-Le Mariage
de Charlemagne , tableau historique en un acte et en vers
deM. Rougemont . 1
Dans le dernier numéro du Mercure, nous avons annoncé
JUIN 1816100 491
1


la réussite de cet ouvrage, nous allons donner maintenant
les détails que nous avions promis .
Le comte Théodoric , ancien militaire , s'est retiré dans
un château , près d'Aix-la- Chapelle ; la princesse Hildegarde
, fille du duc des Suèves , et fiancée à Charlemagne
qu'elle vient épouser , doit s'y reposer à son passage; tous
les préparatifs sont faits pour la recevoir dignement. Charlemagne
devance la princesse au château ; il s'y présente
sous le nom d'un maire du palais chargé de la recevoir ,
et dans un entretien qu'il a avec elle , enivré des grâces
de sa jeune épouse , il ne peut garder plus long-tems
l'incognito. Nous ne ferons pas à la sagacité de nos lecteurs
l'injure de croire que les allusions qui ressortent naturellement
d'un cadre si heureux , leur soient échappées ; le
public les a saisies avec enthousiasme et applaudies avec
transport. Chaque spectateur croyait en ce moment payer
son tribut de reconnaissance au héros qui nous gouverne ,
pour le bonheur qu'il verse sur ses heureux sujets .
Une chose remarquable , c'est que les ouvrages dans lesquels
nos auteurs dramatiques ont essayé de peindre l'ivresse
générale causée par cet illustre hymen , sont dans
leurgenre ce que chacun d'eux a fait de mieux ; tant il est
vrai qu'un sentiment d'amour et de reconnaissance , profondément
senti , vaut bien une muse !
b
Théâtre du Vaudeville . Le Père d'occasion , vaude
ville enun acte de M. Joseph Pain.
: Armand est un jeune homme que M. Dubreuil , son
père , envoie de Bordeaux à Paris , pour y faire son droit;
mais, au lieu d'étudier, Armand fait des folies et des dettes.
Au milieu de ces folies , il aperçoit Me de Roselle , jeune
et riche veuve; il en devient amoureux et demande sa
main , mais Mme de Roselle exige le consentement de son
père : celui-ci , instruit des déréglemens de son fils , lui
écrit pour lui annoncer , qu'indigné de la conduite qu'il
mène dans la capitale , il l'abandonne à jamais . Le valet
d'Armand , véritable valet de comédie , fait consentir son
maître à présenter un étranger, sous le nom de Dubreuil ,
Mme de Roselle. Cet étranger est Richard, créancier
d'Armand, qui se prête à cette intrigue , dans l'espérance
d'être payé le lendemain de la signature du contrat. Le vé
ritable Dubreuil arrive , se fait connaître de Mme de Roselle
, et celle-ci à son tour le présente comme son père à
l'imprudent jeune homme , en supposant qu'il arrive à
492. MERCURE DE FRANCE ,
Paris tout exprès pour mettre obstacle à leur union . Quel
embarras pourArmand , qui se trouve placé entre son véritable
père , dans les bras duquel il n'ose se jeter , et son
père d'occasion, dont il rougit! mais l'indulgence paternelle
n'apas de bornes , surtout au théâtre ; Dubreuil pardonne
et les amans sont unis . 11
Depuis quelque tems on ne donneplus de vaudevilles
sur le théâtre du Vaudeville , ce sont des comédies que
des
l'on a la prétention d'y faire représenter ; l'affiche ne les
annonce plus que sous ce titre . Ce serait faire en effet un
bel éloged'un vaudeville , que de dire qu'il mérite le nom
de comédie; car cela signifierait que l'on y trouve un plan,
des caractères ou une intrigue bien qurdie , mais l'affiche
ne tient pas toujours ce qu'elle promet. Quoique cette
réflexion nous soit suggérée par le Père d'occasion , ce n'est
pourtant pas à lui qu'elle s'adresse. Ce petit ouvrage est
bienune comédie , puisqu'il a réussi sous ce titre et sans
le secours des couplets , au théâtre de la rue de Louvois.
C'est sans doute parce que l'Odéon ne le tenait plus au
courant du répertoire , que l'auteur a cru devoir le transporter
au Vaudeville , en y ajoutant des couplets . Mais
quoiqu'il ait été vivement applaudi sous sa nouvelle forme,
ilme semble cependant qu'il plaisait davantage sous la
première . Les traits du dialogue de la comédie ne sont pas
toujourspropres à aiguiser la pointe des couplets ; la rapiditédu
débit ajoute encore à la force comique d'une répartie;
chantez- la au lieu de la dire , et vous l'affaiblissez . Le
Barbier de Séville offre une preuve de ce que j'avance ;
cet ouvrage n'est pas irréprochable sous le rapport du plan,
mais on convient généralement que le dialogue en est vif
et spirituel ; eh bien ! traduit presque littéralement en italien
et missen musique par Paësiello , il a perdu entièrement
cette partie de son mérite , et celui de la musique l'a
seul soutenu . Il est vrai que les amateurs y trouvaient un
dédommagement convenable, mais il est permis de douter
quece dédommagement soit le même , lorsqu'il est donné
non en musique délicieuse , mais en refrains et en couplets.
Malgré ces observations , le Père d'occasion fournira
sans doute au Vaudeville une carrière honorable , fût-elle
même moins longue qu'au théâtre Louvois . Cet ouvrage y
avait eu une centaine de représentations , et l'on sait que
les centenaires ne sont pas plus communs au théâtre que
dans le monde. ١٠
JUIN 1810 493
1.
$
1
BEAUX-ARTS.-Palais du Corps -Législatif .-Le palais
Bourbon , aujourd'hui palais du Corps -Législatif , était
dans son origine un édifice d'un style élégant et d'un effet
pittoresque . Situé sur les bords dela Seine et accompagné
de jardins et de bosquets , il paraissait , en quelque sorte ,
hors de la capitale . Son peu d'élévation contribuait encore
à le présenter sous une physionomie particulière ; en un
mot , le genre de son architecture et de ses décorations ,
sa proximité de la rivière , les plantations et les jardins
qui l'environnaient , lui donnaient autant l'aspect d'une
maison de plaisance que d'un palais , et rappelaient , si
j'ose m'exprimer ainsi , l'idée de la campagne dans le sein
même de la ville .
La révolution lui fit donner en 1797 une destination
nouvelle : il devint la résidence du Conseil des Cinq-Cents,
et ensuite le siége du Corps -Législatif. Alors des changemens
parurent nécessaires dans son ordonnance et dans
sa distribution ; mais ces changemens ne furent pas heureux
, et ils ne servirent qu'à le défigurer. Enfin , ce n'est
qu'après douze ans de projets et de travaux provisoires ,
qu'on est parvenu à rendre ce palais d'un abord imposant,
du côté dù pont de la Concorde , et à lui donner l'appairenced'un
monument du style le plus grave et le plus majestueux.
K
Par cette nouvelle disposition de l'édifice , l'entrée sur
la place pratiquée devant ce palais , et qui était peut-être
la plus magnifique que l'on pût citer à Paris , a cessé
désormais d'être l'entrée principale. On arrivera à la
grande salle qui occupe le bâtiment du centre par un péristyle
d'une architecture noble et sévère , et par une rampe
que l'enfoncement favorable du terrain a forcé d'élever à
une grande hauteur pour la mettre de niveau avec le pont
de la Concorde , et produire l'effet de perspective que l'on
attend de ces nouvelles constructions; ainsi l'oeil ne sera
plus choqué par la nudité d'architecture et la froide uniformité
de ce mur , privé d'ornemens , qui s'élevait du côté
du pont et présentait une façade si peu digne du palais et
de ce qui l'environne : les divers monumens qui rendent
cette entrée de Paris la plus belle de l'univers , seront en
harmonie les uns avec les autres , et de quelque côté qu'on
arrête ses regards , sur l'arc-de-triomphe de l'Etoile , sur
les jardins et le palais des Tuileries , sur la colonnade du
,
494 MERCURE DE FRANCE ,
1
garde-meuble , sur le péristyle de la Magdeleine ou sur
celui du palais du Corps-Législatif, on retrouvera le même
spectacle de grandeur et de magnificence , et on admirera
cette réunion imposante de tout ce que l'architecture a de
plus riche , de plus hardi et de plus élégant à-la-fois .
Ce nouveau frontispice qui doit servir de pendant à celui
de la Magdeleine , et que l'on construit sur les dessins de
M. Poyet , consiste en douze colonnes corinthiennes surmontées
d'un fronton , dont lebas-reliefnn''eesstt pas encore
terminé . Le mérite de l'architecture dépend tellement de
son exécution , qu'on ne peut asseoir un jugement définitif
sur ce monument avant qu'il soit totalement découvert.
Jusqu'à présent , on ne peut que bien augurer des proportions
dans lesquelles il paraît s'élever ; on espère qu'il
remplira parfaitement le but de sa fondation , en correspondant
avec les édifices qui accompagnent la place de la
Concorde , et il formera sans doute un des plus beaux
points de vue de ce vaste et superbe tableau qui se développe
à l'occident de la capitale.
En attendant qu'on puisse parler d'une manière certaine
de ce péristyle , on peut dire du moins quelque chose de
positif sur les statues placées en avant du frontispice , et
qui doivent lui servir d'ornement. Ces statues outdéjà été
l'objet d'un grand nombre de critiques , et il faut avouer
qu'elles ne sont pas à l'abri de la censure. L'effet qu'elles
produisent est directement opposé à celui qu'on en attendait
, et plusieurs causes semblent avoir concouru à amener
un résultat si peu satisfaisant.
D'abord on a observé avec raison que ce n'était pas là
la place de ces statues , et qu'on ne pouvait leur choisir
une exposition plus défavorable. Séparées du monument,
auquel elles ne se rattachent que par une construction postiche
que l'on aperçoit à peine , elles restent isolées trop
loindupéristyle pour lui servir d'accompagnement , et formerun
ensemble régulier ; et elles sont trop près de ce péristyle
, pour pouvoir produire quelqu'effet par elles-mêmes .
Onconçoit très-bien qu'une seule statue élevée sur un piédestal
, au milieu d'une place spacieuse , où elle est en
quelque sorte l'objet d'un culte public et d'une vénération
particulière , ait quelque chose de noble et de pittoresque ,
etplaise à l'oeil qui peut l'examiner facilement de tous les
côtés , et qui n'est pas distrait par les objets environnans .
Ici il n'en estpas de même. Les quatre statues qui se présentent
d'abord à vous , et qui semblent vous demander
JUIN 1810. 495
+
3
toute votre attention , sont écrasées par le vaste monus
ment qui s'élève derrière et qui leur nuit , sans qu'elles le
décorent. On a pressenti ce défaut , et pour l'éviter on a
donné à ces statues des proportions colossales; mais une
faute en a amené une autre , et il s'est trouvé que ces
statues , placées de chaque côté de l'entrée principale , et
vues nécessairement deprès par ceux qui montent vers le
péristyle , ont paru gigantesques et dans des proportions
démésurées qui faisaient ressortir davantage l'inconvenance
de leur situation et tous les autres défauts qu'on leur re
proche. La grandeur ou plutôt la grosseur exagérée des
quatrepremières statues , a paru d'autant plus choquante,
que derrière , à quelque distance , il s'en élève deux autres,
de moindre proportion , et beaucoup plus en harmonie
avec l'édifice dont elles sont plus rapprochées . Quelle idée
d'ailleurs peuvent présenter à l'esprit les statues de deux
magistrats et de deux ministres assis dans des espèces de
chaise curule , en avant du palais du Corps-Législatif
Quel rapport juste et raisonnable entre ces quatre personnages
et la place singulière qu'ils occupent ! N'est-il pas
bien plus convenable, lorsqu'on veut orner de statues la
façade d'un monument , de placer ces statues plus près de
ce monument , sous le porche , de chaque côté du vestibule
, et sous la saillie du fronton qui le surmonte ? Alors
vues entre les colonnes qui supportent ce fronton , elles
semblent faire partie de l'édifice, elles sont en harmonie
avec l'architecture qui les environne , et peuvent être regardées
comme d'heureux accessoires d'un tout riche et
majestueux.
On a critiqué aussi l'exécution de ces statues , et il faut
convenir encore que les critiques ont eu raison. Les jugemens
sévères qu'ils en ont portés , ne sont que trop motivés
par les défauts nombreux qu'elles laissent apercevoir même
au premier coup-d'oeil. Ily a cependant quelque distinctionà
faire entr'elles , et elles ne sontpas toutes aussi défectueuses
les unes que les autres. Les deux premières à gauche
, sont celles de Sully et de l'Hôpital. Le corps de la statue
de Sully a trop de roideur; la jambe droite est mal
posée , et les mains sont un peu fortes; mais les détails sont
soignés et l'exécution annonce de l'habileté . On peut porterun
jugement opposé sur la statue de l'Hôpital ; la pose
de la figure a de la noblesse , les draperies sont larges et
bien ajustées , la tête a du caractère , mais l'exécution a de
la sécheresse et ne répond pas à la conception. Si cette
496 MERCURE DE FRANCE ,
statue n'est pas sans mérite , celle de d'Aguesseau est de la
dernière médiocrité : l'attitude n'a ni aisance , ni noblesse ;
la figure n'a ni expression ni caractere . L'artiste s'est sans
doute persuadé qu'un corps et des bras sans mouvement ,
que des jambes bien pareilles, des plis maigres et multipliés
, donneraient à sa figure de la dignité et le véritable
style antique ; il aurait dû au moins supprimer l'énorme
perruque dont il a affublé ce magistrat , ou l'exécuter avec
plus de goût. La statue de Colbert prouve du talent ; elle est
même fort bien ajustée ; mais la tête et le corps ont trop de
roideur ; le mouvement du bras gauche n'est pas heureux ,
et les lignes des jambes ont une égalité désagréable . On a
dit que l'attitude de Colbert était celle d'un géomètre plutôt
que d'un administrateur , et ce reproche est fondé. En général
, ces quatre statues sont lourdes ; ce défaut et l'aspect
peu imposant du costume moderne leur ôtent toute
espèce de majesté et nuisent complètement au péristyle.
Les deux statues placées debout sur les piédestaux
qui terminent les rampes du perron , sont des copies
de l'antique : l'une est la Minerve dite Justiniani ; l'autre
une Cérès qui est au Musée Napoléon , et dont on a fait la
Législation , en changeant ses attributs . Il est à désirer que
l'artiste chargé de l'exécution de cette statue , se conforme
entièrement à son modèle . L'exécution de la Minerve est
faite avec beaucoup d'habileté : on désirerait seulement
quelques parties unpeu plus étudiées . C'est une idée assez
heureuse que d'avoir employé , dans cette décoration , ces
deux belles statues qui repoussent les autres , et prouvent ,
d'une manière incontestable , que le costume moderne ne
peut jamais s'allier avec l'architecture grecque .
Le voeu public semble se prononcer aujourd'hui pour
que l'on fasse disparaître ces quatre statues , et pour qu'elles
soient remplacées par des ornemens plus convenables ,
mieux exécutés , et mieux adaptés au genre de décoration
du monument. Sans doute ce voeu ne tardera pas à être
rempli , et les amis des arts s'applaudiront de ce sacrifice
fait au bon goût , et que réclame impérieusement la gloire
nationale .
On pourrait substituer avec avantage à ces statues généralement
désapprouvées , des trophées qui s'éléveraient sur
les piédestaux de l'avant-corps , auraient la même destination
que les quatre statues , et n'en présenteraient aucun
des inconvéniens . Telle est la disposition du terrain , que
des statues , exécutées même avec beaucoup de soin et de
talent ,
:
JUIN 1810 . 497
cen
talent , paraîtraient toujours déplacées sur ces avant-corps .
Du lieu le plus élevé du pont de la Concorde , la vue ne
peut embrasser l'ensemble et les détails des statues actuelles .
La hauteur du socle sur lequel elles sont assises , nuit tellement
à leur effet de perspective , qu'en face on croirait que
les jambes sont attachées à la poitrine ; les genoux paraissent
de niveau avec les coudes , et les cuisses ne s'aperçoivent
pas.
Nous terminerons cet article par dire un mot des basreliefs
qui ornent le salon où l'on reçoit l'Empereur . Il est
pénible , pour celui qui rend compte des monumens des
arts , d'être souvent dans l'obligation de blâmer et d'avoir
peu d'éloges à donner ; mais la vérité doit l'emporter sur
toute considération particulière , et il est de notre devoir de
dire franchement notre avis et de le motiver. Les quatre
statues placées en avant du palais du Corps-Légistif ont été
pour nous l'objet d'une critique sévère , nous sommes
forcés deporter un jugement de même peu avantageux sur
les bas-reliefs dont nous venons de parler. Ils nous ont
paru avoir beaucoup trop de saillie . Les personnages principaux
sont tellement détachés du fond du bas-relief qu'ils
semblent prêts à tomber , et comme ils sont placés à une
grande hauteur , le spectateur doit craindre , en passant
dessous , d'être écrasé par leur chute . L'exécution d'ailleurs
en est très-médiocre , et il y a peu d'art dans la disposition
des groupes qui sont trop confus, et dans l'expression des
physionomies qui sont monotones ... Β .....
7
Ii
TALE
POLITIQUE.
2
DEPUIS assez long-tems aucune nouvelle d'Espagne n'avait
été officiellement donnée , et il est arrivé ce qui ne manque
jamais lorsque les nouvellistes sontdépourvus de matériaux;
leur imagination travaille , et de ce qu'on ne publie rien
ils se plaisent à conclure qu'on a des événemens fâcheux à
cacher : cette fois encore ils se sont trompés , comme dans
tant d'autres occasions . Le Moniteur vient de donner un
aperçu de la situation des divers corps en Espagne , et
l'on voit que s'il n'a pas inséré plus fréquemment des notes
sur ce pays , c'est que les événemens n'y ont que peu d'inıportance.
En Aragon , après le siége de Lérida , le général Suchet
a commencé celui de Mesquinenza ; la tranchée est
ouverte , à- la-fois , devant la ville et devant le fort . Deux
sorties de l'ennemi , les 26 et 28 mai , ont été repoussées
avec perte. Pendant les opérations préliminaires de ce siége,
plusieurs petits engagemens ont eu lieu. Le 117 régiment
s'est distingué . La prise de Lérida , celle d'Ostalrich , et les
échecs multipliés éprouvés par les insurgés de la Catalogne,
les ont tellementdécouragés , que tout annonce la prochaine
soumission de cette province .
EnAndalousie , tout est tranquille ; les Alpuxares sont
pacifiés ; l'esprit public est bon.
Le siége de Cadix se poursuit avec toute l'activité que
permettent la difficulté des transports , et les entraves
que les circonstances de la saison apportent aux opérations
.
L'armée de Portugal et l'armée anglaise se trouvent séparées
par des pays difficiles : il ne s'est passé aucun événement.
Le 31 mai , le prince d'Esling était à Salamanque ;
le duc d'Elchingen a commencé le siège de Ciudad-Rodrigo ;
la tranchée a dû s'ouvrir dans les premiers jours de juin ;
les pluies , qui n'ont cessé de tomber depuis le mois de mai ,
ont refardé les préparatifs du siége . L'armée anglaise a son
quartier-général à Almeida , sa droite à Abrantès , sa
gauche au Duero .
+

MERCURE DE FRANCE , JUIN 1810 . 489
Au tableau de cette situation , se joint le récit d'un
événement qui a développé , dans tout son éclat , le caractère
français , l'audace et le dévouement , l'humanité jointe
au courage : l'armée doit à cet événement le retour de
1500braves, victimes des hasards de la guerre , et languissans
dans une affreuse captivité. Mais n'anticipons point
sur le récit ; la relation doit être lue avec inférêt , avec
émotion , et tout ce qui la précéderait ne pourrait que
l'affaiblir.
«Depuis plusieurs jours le vent avait fraîchi dans la partie du
sud-ouest. Dans les journées des 14 et 15 il se fit sentir avec plus de
violence , et déjà l'on commençait à concevoir l'espoir que les prisonniers
français embarqués sur les pontons pourraient mettre à exécution
le projet qu'ils avaient déja tenté vainement , de couper les
cables et de se laisser aller en dérive sur la côte . Les circonstances les
favorisaient : un fort vent du sud-ouest qui cependant ne se faisait
sentir que par raffales , une grosse mer , l'éloignement des escadres
anglaise et espagnole qui avaient été obligées de se rapprocher de
Cadix pour se mettre à l'abri du feu de nos batteries , la prise de
Matagorda , et enfin la protection que les prisonniers pouvaient
attendre des batteries de la côte , et particulièrement de celle du
Trocadero .
, pour
» Dans la soirée du 15 , M. le maréchal duc de Bellune avait fait
demander M. Grivel , capitaine de marine de la garde impériale , et
qui , dans le coup de vent du 6 mars dernier , avait déjà donné des
preuves d'une grande intrépidité et d'un grand dévouement
savoir de lui si , avec une bonne embarcation et un équipage choisi, il
ne pourrait pas couper dans la nuit les cables des pontons disposés
dans la rade , comme prisons ou hôpitaux , et ayant àbord des prisonniers
français. M. Grivel était alors en course sur la côte pour le
service de l'armée ; il ne rentra que dans la nuit.
> Le mouillage des pontons ne donnait pas à tous la même facilité
d'arriver à la côte en coupant les cables . Ceux qui étaient à l'ancre
dans le canal qui sépare la petite baie de la grande ne se trouvaient
qu'à300 toises de nos batteries , et n'étaient observés que par quelques
canonnières . Ceux à l'ancre au nord du canal étaient plus rapprochés
de l'escadre et couverts par quelques vaisseaux anglais et espagnols ;
il y avait à craindre pour eux , en se laissant aller en dérive , d'aborder
un de ces vaisseaux ou d'être coulés par le feu de l'artillerie. Le
ponton la Castille était dans ce cas , et c'est cependant celui qui , le
16à trois heures du matin , fut aperçu échoué à 400 toises de la plage
aunord-ouestdu fort de Matagorda.
Iia
500 MERCURE DE FRANCE ,
1
> Les officiers à bord de ce ponton avaient pris par un mouvement
Spontané la détermination de s'échapper. Le soin de diriger cette
expédition fut confié aux officiers de marine qui étaient à bord , et qui
Justifièrent la confiance que l'on avait en eux. L'on fit dans l'aprèsmidi
du 15 quelques préparatifs , autant cependant que la prudence
le permettait , pour ne pas être découverts par les gardiens du ponton
. A huit heures du soir le vent se maintenait toujours à la partie
du sud-ouest , mais il avait beaucoup molli ; c'était cependant le
moment de couper les cables pour profiter du flot ; il y avait alors un
peu d'hésitation sur le parti que l'on devait prendre, lorsque, conduits
par quelques jeunes sous-lientenans , deux cuirassiers à coups de
hache coupèrent les cables. Chacun alors se mit à l'ouvrage . Les
officiers de marine dirigèrent la manoeuvre du ponton. Les officiers
de terre s'emparèrent de la garnison qu'ils mirent à la cale , et se
rangèrent sur le pont avec les fusils enlevés à la garnison , et avec ces
armes , les boulets et les gueuses qu'ils jetaient à la main sur les
embarcations ennemies qui les approchaient , ils parvinrent à les
↑ éloigner , après avoir cassé quelques bras et jambes aux assaillans .
Pendant ce tems le vaisseau contiuuait à dériver quelquefois dans une
direction contraire , lorsque les vents mollissaient , mais les voiles
que l'on avait habilement disposées avec des hamacs et des couvertures
, le maintinrent contre le courant , et il vint échouer à la côte .
» Les officiers de terre se louent beaucoup de la conduite de M. Doria
, capitaine de frégates ; Moureau , Fouque , Girardin , lieutenans
de vaisseau ; Bourrac et Chateaux , enseignes , qui , dans cette circonstance
, montrerent une grande présence d'esprit et beaucoup de
fermeté . M. Moureau a été tué d'un coup de mitraille à son ban-dequart.
> Lorsque le ponton fut découvert à la côte par les troupes du Trocadero,
elles firent aussitôt des disposions pour lui donner des secours .
M. le maréchal fut prévenu à quatre heures du matin de cet événement.
S. Ex . prit toutes les mesures nécessaires pour que les secours
les plus prompts fussent administrés à ces malheureux prisonniers.
Leur situation était critique ; ils recevaient à quart de portée le feu
dePuntales , celui de toutes les batteries qui sont sur la côte entre ce
fort et Cadix , ainsi que les bordées d'une vingtaine de canonnières et
autant de bombardes . La force de la mer ne permettait pas de faire
Cortir des embarcations du Rio Guadalète et San- Pedro . il en fut expédié
par les soins du chef de l'état-major-général et de l'amiral Salcedo
, sur des voitures ; elles furent conduites au galop au Trocadero.
Ledébarquement était déjà commencé ; dirigé sous les directions des
ம்
JUIN 1810. 50
k
1
généraux Leval , Ruffin et d'Aboville , il prit une nouvelle activité
lorsque ces embarcations furent arrivées. A huit heures du mati,n
quatre cents hommes du ponton étaient déjà à terreeetà midi tout le
monde était débarqué.
» L'opération du sauvetage dura sept heures ; elle se fit sous un feu
d'artillerie des plus vifs . C'était un spectacle touchant , et dont on
peut rendre compte difficilement , que l'ardeur que chacun mettait à
sauver ces prisonniers : officiers-généraux , officiers particuliers , pontonniers
, marins , canonniers , infanterie , les uns à la nage , les autres
dans l'eau et la vase jusqu'aux épaules , quelques-uns sur des embarcations
, tous s'empressaient de donner des secours . Pendant huit
heures consécutives , deux mille individus du premier corps , officiers
et soldats , se sont tenus dans l'eau sous les coups de cent cinquante
bouches à feu , pour sauver leurs compatriotes .
> Les batteries de la ppooiinnttee Saint-Louis , celle des voltigeurs et de
la rade , jouèrent avec leur habileté ordinaire ; elles parvinrent à
éteindre plusieurs fois le feu de Puntales . Trois bombes tombèrent au
milieu de ce fort .
A
› M. le général d'artillerie d'Aboville ayant remarqué que les canonnières
et bombardes ennemies se défilaient du fen des batteries ,
ense plaçantderrières le ponton échoué , fit avancer sur l'estran quelques
pièces servies par l'artillerie légère , qui bientôtvéloignèrent ces
bateaux onde d 18000
MM. Clouet , chefde bataillon du génie au service de S. M. С. ,
Bompart , capitaine du génie au rer corps , et Joubert , officier de
l'état-major , sesont particulièreinent fait remarquer par leur intrépidité
; ils ont sauvé à la nage plus de vingt personnes qui imprudemment
s'étaient jetées du ponton à la mer', sans savoir nager. Ils ont
été secondés par le sergent Faillot , de la compagnie des pontonniers ;
le sergent Deguilhem , le caporal Girardin , Hubert , Gabriel , Pontarolo
et Nussbaamm , de la même compagnie , ont montré un grand
courage, et beaucoup d'habileté ,en dirigeant les embarcations. Ces
deux derniers ont été grièvement blessés d'un éclat de bombe.
> Le chefde bataillon Marmont, de l'état-major , le capitaine del'artillerie
de marine Harion , ont été tués sur le ponton, MM. Lerisson ,
capitaine au 6e régiment , et Barthez , lieutenant au 4 régiment
suisse , se sont noyés, Quatre ou cinq autres individus ont été noyés ;-
l'onn'en connaît pas encore les noms دوآ
» L'ennemi était parvenu , avec des bombes et obus , à mettre le
feuauponton; il fut éteint trois fois par les personnes qui restaient
encore àbord. Lorsqu'il fut entièrement évacué , une bombe de Puntales
vint éclater sur son pont, et bientôt il fut totalement consumé.
502 MERCURE DE FRANCE,
> L'arrivée du ponton la Castille rend à la liberté 600 officiers et
goo soldats .
» M. le colonel Buquet , du 75e régiment , était chargéde la police
intérieure du ponton ; il était secondé par M. Philippe Christophe , majordu
12e régiment de cuirassiers . Les officiers à bord de ce ponton
conviennent unanimement que c'est à ces deux chefs , à leur prudence
, à leur fermeté , et aux sages conseils qu'ils ont donnés , qu'ils
doivent leur délivrance. Ils font aussi beaucoup l'éloge du chef d'escadron
Fanrax du 10 de dragons , qui le premier s'est mis à la nagé
pour donner avis de l'échouement de la Castille. Cet officier revinl
à bord prévenir ses camarades et compagnons d'infortune qu'on
allait leur envoyer du secours . »
Si
Les opérations de l'armée russe sur le Danube ne sont
pas ccoonnnues exactement ;;mais il est constant qu'il ne s'est
rien passé de remarquable . A Constantinople on n'est
occupé que d'un seul objet , la disette qui de jour en jour
devient plus alarmante . Les grains n'arrivent qu'en petite
quantité; les Anglais éludent les prohibitions , etfonten Macédoine,
en Egypte et en Syrie des chargemens pour Malte .
Cette exportation estdevenue si considérable , que le grand
seigneur a ordonné un armement spécial pour l'empêcher ,
et l'on croit voir en cette mesure un gerne de discorde
entre le ministère anglais et celui de la sublime Porte .
Aussi, dans de telles circonstances , la paix aveclaRussie
et l'ouverture des ports de la Mer-Noire sont-elles vivement
désirées. Cependant les préparatifs de guerre et de défense
se continuent avec activité, Beaucoup de troupes sont arrivées
d'Egypte et d'Asie, et ont joint l'armée du grandvisir.
Il est difficile de croire qu'il n'y ait pas bientôt un
engagement sérieux.
En même tems des mouvemens considérables se font
en Servie : des préparatifs , des levées d'hommes , des
transports de munitions et d'artillerie ont lieu dans les environs
de Belgrade ; on croit à un changement de position
prochain , de la part de cette nation , dont le chef Czerni-
Georges paraît sentir le besoin d'une protection puissante ,
et couvre d'un profond mystère les négociations qui paraissent
ouvertesà cet égard avec le quartier-général russe ,
suivant les uns , et suivant les autres avec les Russes et les
Autrichiensando ta andeed zob over
Danscescirconstances, on n'a pas appris sans intérêt à
Pétersbourg que les affaires avaient pris en Géorgie une
tournure plus favorable que précédemment. La puissance
JUIN 1810 . 503
russe avait , dans cette partie voisine de la Turquie , souffert
quelqu'altération : on sait que le czar Salomon , en
suivant l'exemple du czar Héraclius , s'était mis sous la
haute protectiondu trône de Russie , à quoi la Porte n'avait
porté aucun obstacle; mais les rapports d'amitié entre les
deux puissances ayant été ensuite rompus , le czar Salomon
s'était laissé séduire aux instigations de quelques conseillers
perfides , et , influencé par la Porte même , il s'était mis
sous la protection de la Turquie. Le dessein de la Porte
ottomane n'ayant point resté inconnu au général Tormassow
, commandant en chef au Gurgistan , celui-ci avait
employé d'abord tous les moyens de persuasion pour ramener
le czar d'Imirette à son devoir; mais , au lieu de se
rendre aux rémontrances du général Tormassow , le czar
Salomon avait soulevé le peuple pour prendre les armes
contre la Russie , et avait quitté la ville de Kutais , sa résidence
, pour prendre position avec ses meilleures troupes
dans les montagnes ou autres lieux inaccessibles , fortifiés
par la naattuurree.. Ce fut alors que le général Tormassow marcha
sur lui avec ses braves guerriers , l'atteignit , malgré
tous les obstacles de la nature et de la saison , et le força ,
après une victoire décisive et peu coûteuse du côté des
Russes , à mettre bas les armes .
Le czar Salomon s'est soumis avec repentir à la générosité
de l'Empereur Alexandre. Le chef de l'armée russe
connaissant la clémence de son souverain a accepté cette
soumission , a traité avec distinction le czar d'Imirette et
l'a amené à Teflis. Les princes , le clergé , et le peuple ,
au nombre de 40,000 familles , ont prêté le serment de
fidélité . Onze forteresses , garnies d'artillerie et importantes
par leurs positions , ont été occupées par les troupes russes .
Get événement est d'une conséquence d'autant plus
grande , que la soumission d'Imirette garantit les frontières
de l'Empire de Russie contre toute entreprise hostile
du côté de la Turquie .
L'Empereur Alexandre a récompensé dignement les
services du général Tormassow dans cette opération en le
nommant grand-croix de l'ordre de Wladimír .
Les rapports officiels sur la mort du prince royal de
Suède viennent d'être rendus publics; celui deM. le chambellan
Sparre contientle récitde ce triste événement auquel
a présidé le hasard le plus fatal.
Après avoir passé , dit M. le chambellan Sparre , quelqutes
jours à Ramlosa , S. A. R. , en parfaite santé et en
AS VI
1
504 MERCURE DE FRANCE ,
très-bonne humeur , s'est mise en route de Ramlosa , a
passé parHelsingborg , où elle a déjeûné , et a continué son
voyage pour Quidinge , toujours en bonne santé . S. A. R.
est arrivée à Quidinge à une heure un quart .
Sur cette lande se tenaient le régiment de hussards de
Mærner et les escadrons d'exercice du régiment de hussards
de Scanie , dont le prince royal voulait voir les manoeuvres
. Dans cette vue , le prince monta à cheval , s'en alla
très-rapidement , en se rendant d'abord auprès des escadrons
d'exercice , ensuite auprès des hussards de Mærner ,
dont le colonel , M. le baron de Beverstein , maréchal de
la cour et chevalier , avait été prévenu par ordre de S. A.
qu'elle ne voulait s'y trouver que comme simple spectateur
, et que M. le colonel pouvait faire manoeuvrer les
troupes à son bon plaisir. Plusieurs manoeuvres ayant été
faites , on rappela les flanqueurs , et le régiment se forma
en deux lignes de bataille. Le prince , en se rendant sur le
flanc gauche , tomba de cheval .
Le comte Sparre était alors à une distance considérable ;
il accourut , et trouva le prince étendu par terre sans connaissance
et près de rendre le dernier soupir. Il s'y trouva
présens le lieutenant-colonel M. Holst et les deux officiers
d'ordonnance , le major de cavalerie (ritmester) Hagg et le
baron de Bronckow . Le médecin du prince , docteur Rossi ,
fut amené avec la plus grande promptitude ; on fit une saignée
, et on employa tous les moyens dont on put disposer.
Toutfuten vain; on ne put rappeler la vie qui s'était enfuie.
On apporta un lit sur lequel on mit le prince royal pour le
conduire à Quidinge , à la maison la plus prochaine , celle
du curé. On y mit son corps sur un autre lit , où il resta
encore sans aucun signe de vie .
Divers rapports sont joints à celui de M. le chambellan
de Sparre : on lit celui du premier aide-de-camp Holst ,
qui le premier ramassa le prince royal après la chute. Le
prince était étendu sur le dos et sans connaissance . Tous
les secours furent inutiles . Le second rapport est du major
Hagg arrivé auprès du prince après l'aide-de-camp Holst ;
le troisième du major Bronckow , qui arrivé sur le lieu de
la catastrophe avec le chapeau du prince qui était tombé
lorsqu'il avait commencé à perdre connaissance , alla surle-
champ chercher un homme de l'art ; le quatrième enfin
est celui du docteur Rossi .
Amon arrivée , dit ce médecin , à l'endroit où le prince
royal était couché , je le trouvai sans sentiment , avec une
)
JUIN 1810 . 505
1
respiration ronflante ; le pouls battait lentement, comme
chez les personnes qui reviennent d'une défaillance . Je lui
mis de l'eau de Luce sous le nez ; je lui donnai de la
Tinct. succin . Aromat. , dont il parut qu'une partie fut
avalée quoiqu'avec peine . Les frottemens et les aspersions
d'eau froide furent continués ; et comme S. A. R. parut
revenir un peu , on lui donna à plusieurs reprises quelques
gouttes de Tinct . Encticus , dissoutes dans de l'eau ; une
partie fut avalée , mais sans produire l'effet désiré. La respiration
étant devenue de nouveau plus pénible , j'ouvris
une vaine , mais je n'en laissai sortir que très -peu de sang ,
parce que le pouls commençait rapidement à baisser. On
continua les frictions , les aspersions d'eau froide et l'administration
de liquor C. C. S. , mais le prince n'en avala que
très-peu . La respiration devint de plus en plus pénible ; en
même tems il sortit par la bouche et le nez une écume rougeâtre.
Une demi-heure après cette chute malheureuse ,
S. A. R. avait cessé de vivre .
Les divers rapports coïncident parfaitement sur tous les
points : il n'y a aucune hésitation , aucune contradiction ,
aucun indice qui puisse faire suspecter la fidélité de ces
récits . Tous s'accordent à dire qu'au moment où le prince
se sentit défaillir , il était absolument isolé , galoppant seul,
ses officiers loin derrière lui , à cause du mouvement brusque
qu'il avait fait sur sa gauche , et qu'à ce moment ni
homme ni cheval ne l'avaient approché.
A la nouvelle de cet événement , la consternation a été
ce qu'elle devait être , universelle ; la maison royale , privée
de son fils adoptif , s'est livrée à une profonde douleur.
Le spectacle allait commencer; il a été interdit , et le peuple
, en apprenant cet ordre , s'est retiré en donnant toutes
les marques de la part qu'il prend à ce malheur . Un hérault
aproclamé solennellement la mort du prince : un bulletin
imprimé a paru , un deuil général a été ordonné ; en même
tems des courriers étaient expédiés pour les diverses cours .
En effet , le roi, loin de se livrer à un abattement funeste ,
a paru redoubler , dans ce moment difficile , d'énergie et
d'activité . Il a senti ses forces se ranimer au moment où
tout le fardeau de l'Etat , retombant sur lui seul , les lui rendait
plus nécessaires que jamais . Ses premiers soins ont
été pour la défense de la côte , et pour repousser toutes
tentatives des Anglais .
En effet , les Anglais promènent encore dans la Baltique
leurs immenses convois , sans but connu , et sans desti
506 MERCURE DE FRANCE ,
nation possible ( 1) . Les bâtimens de guerre qui les accompagnent
font quelques prises ; les corsaires du Nord font
éprouver au convoi quelques pertes ; tout cela se compense
; mais on est loin de voir comment se réalisera sur
un point des côtes le débarquement de ces immenses magasins
ambulans , auxquels tous les marchés sont fermés .
Les militaires anglais ont été peu habiles devant l'Escaut ,
leurs négocians seront-ils plus heureux dans la Baltique ?
L'ensemble des mesures prises et l'énergie imprimée à la
direction du système général de défense permettent d'en
douter.
Les Anglais eux-mêmes conviennent de l'énergie et dé
l'ensemble de ces moyens ; leurs papiers publics annoncent
qu'ils trouvent partout une surveillance égale , une
résistance à laquelle ils ne s'attendaient peut-être pas . Les
armemens de la Suède sur-tout leur paraissent fort extraordinaires
, et le lien fédératif qui unit ce royaume au Danemarck
leur paraît pour le présent , et sur-tout pour l'avenir,
une barrière bien redoutable pour l'accomplissement de
leur système d'envahissement maritime et commercial.
,
(1) Nous répétons les expressions employées au dernier Nº du
Mercure , parce qu'elles ont singulièrement choqué l'auteur anonyme
d'une lettre extrêmement honnête qui nous est parvenue : il nous
indique quelques fautes d'impression dans des noms allemands , qui
se sont glissées au dernier N° ; le lecteur les a facilement aperçues.
Nous remercions donc à cet égard l'auteur anonyme ; mais nous ne
pouvons être de son avis relativement à l'expédition de la Baltique.
Il veut bien y voir les Anglais apportant sur les côtes de Poméranie
de Prusse , de Suède , de Russie , pour je ne sais combien de millions
sterling de marchandises et de denrées coloniales , et rapportant
en échange toutes les productions du nord dont ils ont besoin . Il ne
dit pas, pour parlerla langue des marchands, parquel coup de main ils
réussirontdans ce coup de commerce. Il ne dit pas quel port est ouvert,
quel point de la côte est dégarni , quelle ligne de douanes pourra
'être forcée , et sur quel point on ne brûleraitpas à l'instant les marchandises
déposées , comme eela á déjà eu lieu à Carlscrone , dot
Tamiral Saumarès a été obligé de s'éloigner. Cette manière de voir de
l'anonyme nous explique assez les expressions avec l'usage desquelles
sa civilité s'est familiarisée ; nous transigerons cependant volontiers
avec lui , et pour lui prouver notre impartialité , nous consentons à
adopter son orthographe allemande , à condition qu'il nous permettra
de ne point partager ses opinions anglaises .
JUIN 1810. 507
!
!
1
1
1
Le parlement anglais est au momentd'être subrogé . On
croit qu'avant sa clôture , des affaires de la plus haute
importance lui seront soumises. Les nouvelles d'Amérique
vont jusqu'au 6 mai ; elles ont annoncé que l'acte de
non-intercourse avait été définitivement abrogé . Il ne sera
remis en vigueur que contre la puissance belligérante qui
refuserait de rapporter ses décrets. En conséquence , les
bâtimens marchands seuls , et non munis de lettres de
marque , seront admis dans les ports des Etats-Unis . Le
Courier, en annonçant cette disposition , ajoute que l'Amérique
l'a prise pour son utilité , et que l'Angleterre n'a à
l'en remercier ni à s'en plaindre. Nous avons probablement
le droit de nous exprimer de la même manière ; il
nous importe peu que le pavillon anglais comme le nôtre
soit reçu auxEtats -Unis , il importe seulement que le pavillon
anglais ou le pavillon américain , couvrant une marchandise
anglaise , ne pénètre pas dans nos ports , ni dans
ceux de nos alliés armés pour le système continental ; les
ventes considérables qui ont lien en ce moment à Anvers
ne laissent aucun doute à cet égard .
L'arrivée du général Sarrazin à Londres a donné lieu à
mille conjectures : est-ce un traître , a-t-on dit ? est-ce un
officier prisonnier qui avait manqué de parole ? est-ce un
négociateur ? Voilà les questions qui se sont élevées dans
Ja cité , et qui paraissent déjà résolues par le rapport du
général Vandamme. Le général Sarrazin a été conduit
devant le lord Wellesley, avec lequel il a eu un long
cutretien.
L'affaire de l'échange des prisonniers intéresse tant de
malheureux et un si grand nombre de familles , qu'on
attendait avec impatience le cartel d'échange que semblait
promettre prochainement la négociation de M. Makensie.
Des retards fâcheux ont eu lieu , et il est naturel qu'on se
demande à quoi ils doivent être attribués.
Acet égard le Sun a publié l'article suivant :
Nous voyons avec peine que les nouvelles demandes
de la France empêcheront le succès des négociations relatives
à l'échange des prisonniers de guerre . La question
relative aux Hanovriens , et quelques autres d'un intéret
secondaire , étaient terminées d'une manière satisfaisante
pour les deux pays , lorsque le Gouvernement français a
insisté pour que les prisonniers faits sur les puissances
alliées de la Grande-Bretagne fussent considérés comme
prisonniers anglais , et échangés comme tels . Ainsi les
1
508 MERCURE DE FRANCE ,
Russes pris dans la campagne de Pologne , les Suédois
pris à Stralsund , etc. , et rendus depuis long-tems à leurs
gouvernemens respectifs , en vertu des traités de Paris
entre ces gouvernemens et la France , devaient être opposés
dans la balance d'échange à un nombre égal de
Français qui sont encore dans nos prisons . Notre gouvernement
a protesté contre cette demande , tout en admettant
la proposition pour l'Espagne et le Portugal , et à
moins que la France ne se relâche de ses prétentions , nous
serons obligés de renoncer à l'espoir de voir l'établissement
d'un cartel en règle . "

A entendre l'auteur de cet article , le tort serait à la
France ; mais le Moniteur donne à cet égard une réponse
si claire et si péremptoire , qu'elle semble lever toute difficulté
, si l'Angleterre est de bonne foi dans sa transaction.
Le but de cet article ( celui du Sun ) , dit le Moniteur ,
est de faire croire que le retard qui laisse tant de familles
en souffrance , doit être attribué à la France ,, et d'en rejeter
sur elle tout l'odieux , tandis que depuis un mois M. Makensie
reste sans réponse à ses dépéches et sans instructions
. Si la négociation traîne , la faute en est à l'Angleterre
seule. L'assertion que la France a voulu faire entrer dans
la balance les Russes pris en Pologne , et les Suédois pris
dans la dernière guerre, est calomnieuse et absurde . Si les
Anglais adoptent pour base de faire entrer dans l'échange
des prisonniers ceux qui étaient compris dans les deux
masses belligérantes , c'est-à- dire , les Espagnols et les
Portugais , aucun obstacle ne s'oppose plus à l'échangedes
prisonniers , et 110,000 hommes reverront leur patrie.
Notez que sur ces 110,000 hommes , la France renverra
plus de 70,000 Anglais , Espagnols , Portugais .
Les dernières dépêches d'Espagne , reçues à Londres ,
étaient du 17 mai. L'armée anglaise était toujours dans les
mêmes positions qu'au moment du départ des dépêches
précédentes . On se plaignait à Lisbonne,de la disette absolue
de nouvelles ; on croyait cependant que les Français
réunissaient leurs forces pour attaquer, et que le prince
d'Esling n'attendait que l'arrivée de convois de munitions
etde vivres .
Mais si les nouvelles d'Espagne n'entretiennent point les
conversations , leurprincipal sujet est aujourd'hui le voyage
de l'Empereur sur les côtes. Voici ce que dit à cet égard
le Courier:
« Le principal objet du voyage de l'Empereur et de sa
J
:
وہ
JUIN 1810 . 509
visite à Anvers , Dunkerque , Boulogne et le Havre , a été
de s'informer du nombre de matelots qu'il pourrait rassembler
au besoin sur un point particulier . Il a ordonné
depuis , le rassemblement de 40,000 matelots à Boulogne ,
pour y équiper une flottille le plus tôt possible. Il a ordonné
encore la construction d'un nombre de barques canonnières
, pour remplacer celles qui sont avariées et hors
d'état de tenir la mer. On va aussi rassembler une armée
à Boulogne , et on va encore une fois parler de l'invasion
de l'Angleterre. "
:
Au moment où nous terminons cette notice , la prise
de Mequinenza et du fort qui défendait cette place est officiellement
annoncée. C'est un nouveau triomphe des vainqueurs
de Lérida , remporté presqu'aussitôt que tenté.
Tous les obstacles que présentait la nature ont été sur
montés . La place située sur un roc escarpé au milieu d'un
vaste désert , au confluent de l'Ebre et du Sègre , avait été
regardée comme inaccessible : le comte Suchet l'a fait investir
et attaquer avec tant de vigueur , les travaux du siége
ont été si actifs , et la fermeté des troupes si inébranlable
dans les positions les plus difficiles et dans des assauts
meurtriers , que la garnison, chassée de la ville dans le fort ,
s'est vue forcée dans les derniers retranchemens , et a demandé
à capituler le 8 de ce mois à cinq heures du matin.
La garnison ayant insoleminent rejeté la mission d'un
parlementaire après la prise de Lérida , le comte Suchet
ne voulait point admettre de capitulation , et allait exiger
qu'on se rendît à discrétion : mais l'artillerie de la place
avaitmontré une telle bravoure , que par égard pour elle
et pour le gouverneur du fort , la capitulation a été admise
en un seul article : la garnison forte de 1500 hommes a
déposé ses armes après avoir défilé , et est conduite en
France prisonnière de guerre . On a trouvé dans la place
beaucoup d'artillerie et de munitions. Le comte Suchet
nomme avec éloge des officiers habitués à recevoir de
pareils témoignages de satisfaction. La division Musnier
formait le siége. Le colonel du génie Haxo a dirigé les
travaux ; les généraux Rogniat et Vallée commandaient le
génie et l'artillerie. Le 114° régiment et les grenadiers de
la Vistule se sont particulièrement distingués . Il y a eu
des traits de bravoure et de dévouement très-remarquables.
La perte des assaillans a été de cent hommes tués ou
blessés .
1
510 MERCURE DE FRANCE ,
1
PARIS .
L'EMPEREUR ne cesse de porter son attention sur tout ce
qui peut rendre au commerce français quelqu'avantage dans
labalance , et sur-tout sur les découvertes qui peuvent nous
soustraire au tribut que nous payons à l'étranger pour certains
objets de consommation. On connaît l'invention du
sirop de raisin , et son perfectionnement par M. Parmentier
; MM. Proust et Fouque , chimistes habiles , ont été
plus loin : ils ont extrait de ce sirop du sucre concret et ont
trouvé le moyende le blanchir, de lui donner la consistance
du sucre de canne. Le ministre de l'intérieur a soumis à
une commission spéciale le résultatde diverses expériences ,
et ce sucre a été reconnu d'un excellent usage. Il a été constaté
que le double du sucre de raisin est nécessaire pour
un résultat égal. Or , l'inventeur peut déjà donner à un fr.
la livre de son sucre de raisin : l'avantage économique est
donc en ce moment de moitié . L'Empereur a accordé la
croix de la légion à M. Proust : il lui a donné 100 mille fr.
et àM. Fouque 40 mille . Tous deux, vont se rendre dans le
Midi ; les préfets vont seconder leurs opérations qui seront
rendues publiques . Adater du 1er janvier 1811 , on ne se
servira dans les établissemens publics que de sucre de raisin
, et tout donne lieu de croire que les propriétaires de
vignobles donnerontleurs soins à cette importante découverte
: le commerce français en recueillera,avant six mois,
le plus précieux avantage.
-LL. MM. ont assisté , mercredi dernier , a une repré
sention du Théâtre Français ; on donnait Cinna et les Fausses
Infidélilés . Le concours étaitimmense au dedans comme
au dehors de la salle . LL. MM. ont été accueillies avec le plus
vif enthousiasme. Le spectacle a commencé à près de neuf
heures , et a fini à minuit. LL. MM. n'ont entendu que la
tragédie où Talma et Melle Duchesnois ont été très-bien
secondés par Saint-Prix , Damas et Michelot.
- LL. MM. ont assisté hier à une fête charmante qui
leur a été donnée par le ministre de la guerre ; celle que
leur a offert la Garde-Impériale aura lieu dimanche . Les
billets pour cette fête sont recherchés avec un empressement
particulier : elle doit être à-la -fois remarquable par
le goût et la magnificence. M. le maréchal duc d'Istrie en
a ordonné les dispositions , qui ont été , pour la seconde
JUIN 1810 . 511
fois , confiées à M. Célérier , dont les talens et les succès
en ce genre sont assez connus .
-On doit donner ce soir au théâtre de la cour les Etats
de Blois , tragédie nouvelle , dont il ne peut y avoir d'indiscrétion
à nommer l'auteur , M. Reynouard , auteur des
Templiers . Il n'y a d'indiscrétion à cet égard que lorsque
le nom d'un auteur a été l'objet d'un mystère , et içi le
secret n'a été nullement gardé , et ne pouvait pas l'être .
- Le Moniteur donne aujourd'hui sur l'état de la santé
de S. M. la reine de Hollande une note très- fâcheuse .
S. M. est partie malade d'Amsterdam pour les eaux de
Plombières : son état a empiré en route. L'irritation de
la poitrine et les crachemens de sang n'ont pas encore
permis l'usage des eaux qui avait été ordonné .
Samedi dernier , S. Ex. monseigneur le cardinal
Fesch a ordiné , à Saint-Sulpice , un grand nombre de
prêtres , diacres et sous-diacres .
-M. Thouret , ancien directeur de l'Ecole de médecine
de Paris , aujourd'hui doyen de cette faculté , membre de
l'Institut et de la Légion d'honneur , vient de mourir après
quelques jours de maladie. Il emporte l'estime et les
regrets les plus honorables à sa mémoire .
-M. Arnaud , de l'Institut , auteur de la Cantate qu'il
a eu l'honneur de présenter à LL. MM. au bal de l'Hôtelde-
Ville , a reçu de l'Empereur le don d'une bague ornée
du chiffre de S. M.
- Le convoi du duc de Montébello approche de Paris.
Le jour des obsèques , dont la pompe doit être si solennelle
, est fixé au 6 juillet . Un grand dignitaire doit présider
à la cérémonie . M. l'abbé Raillon est chargé de
l'oraison funèbre .
:
ANNONCES .
Histoirede France , depuis l'année 1789 ( jusqu'à la fin du gouver
nement directorial ) , écrite d'après les mémoires et manuscrits contemporains
recueillis dans les dépôts civils et militaires; par M. F. E.
Toulongeon , ancien militaire, ex- constituant , membre de l'Institut
national de France , et de la Légion-d'honneur. - In-8 ° . - Tomes
VI et VII , qui terminent l'ouvrage. Prix , des 2 vol. , sur papier ordinaire
9 fr . , et 11 fr . 50 c. franc de port ; sur pap. vélin , 15 fr . , et
512 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1810 .
17 fr . 50 c. franc de port. A Paris , chez Treuttelet Würtz , libraires ,
rue de Lille , nº 17 ; et à Strasbourg , même maison de commerce.
L'ouvrage complet , en 7 vol. in-8º , avec cartes et plans , sur pap .
ordinaire , 45 fre , et 54 fr. franc de port .
Le même ouvrage , in-4° , tome IV et dernier , papier ordinaire ,
15 fr . , et 18 fr. franc de port ; sur pap. vélin , 24 fr. , et 27 fr . franc
deport.
L'ouvrage complet , en 4 vol . in-4° , avec cartes et plans , sur pap .
ordinaire , 66 fr . , et 75 fr . franc de port .
Opuscules , en prose et en vers , renfermant : 1º un éloge de J.-J.
Rousseau ; 20 un discours sur l'Athéïsme ; 3º une notice sur Grosley,
suivie de son testament ; 4º des lettres inédites de Voltaire et Montesquieu
; 5º une épître en vers à M. Bernardin-de- Saint-Pierre ; 6º des
poésies fugitives sur divers sujets. Chez Lenormant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois , nº 17 ; Labitte ,
libraire , rue du Bac , nº 1 ; Delaunay , libraire , Palais -Royal , galerie
de bois , nº 243 ; Auguste Delalain , imprimeur- libraire , ruedes
Mathurins-Saint-Jacques , nº 5 ; et Warée oncle , libraire , au Palais
de Justice.
Les Soirées d'hiver , ouvrage amusant et instructif , dédié à la jeunesse
; par G. B. Depping. Tomes 5 et 6 , formant les deux derniers
volumes. Deux vol . in- 18 , avec figures , Prix , 2 fr . 50c. , et 3 fr.
20 c. franc de port. Chez Ch. Villet, libraire , rue Hautefeuille , nº 1 .
Les quatre premiers volumes , ornés de figures , se vendent séparément
4 fr . , et 5 fr . franc de port
M. Landon va publier incessamment un Atlas du Musée Napoléon,
ou Catalogue figuré de ses tableaux et statues , dans une série de qua
rante- huit planches in-folio , où tous les objets réduits en petit , sur
une échelle commune , sont présentés par sections de la galerie , et
tels qu'ils y sont actuellement placés , dans l'ordre définitivement
adopté pour l'arrangement et la décoration de cet établissement impérial
, avec les plans , élévations et coupes géométrales du Musée et de
ses dépendances : on peut se procurer chez l'auteur , rue de l'Université
, nº 19 , le prospectus de ce nouvel ouvrage , publié sous les auspices
de M. le directeur général du Musée Napoléon , et formant àla-
fois , un atlas pour la collection des Annales du Musée , du même
auteur , et un recueil spécial et complet , indépendant de cette collection.
TABLE
A
MERCURE
DE FRANCE .
N° CCCCLXVII . -Samedi 30 Juin 1810 .
POÉSIE .
LES FÊTES DE L'HYMEN.
FLORE étale à nos voeux sa riante corbeille ;
Au milieu des parfums Zéphire se réveille ,
Etbalance dans l'or des nuages flottans ,
Le trône de lumière où s'assied le Printems .
Le Printems vient donner le signal de nos fêtes :
Le chant d'amour succède à l'hymne des conquêtes ,
Et le glaive de Mars au myrte est suspendu .
Al'éclat de ce jour par la France attendu ,
Quels transports , quels concerts animent nos rivages !
La Discorde en frémit dans ses roches sauvages .
Illustre rejeton de l'Empire Germain ,
Une jeune beauté , l'olive dans la main ,
D'un cortége de Rois s'avance environnée.
Deux Aigles , précédant la marche fortunée ,
Laissent tomber leur foudre , et planent sur le char
Orgueilleux de porter l'épouse de César.
O fille de l'Ister , en te voyant paraître ,
Pour toi chaque Français a les yeux de son maître.
Au-devant de tes pas tous les coeurs ont volé.
Kk
DEPT
DE
LAS
cen
SD
514 MERCURE DE FRANCE,
Ce peuple , dès l'aurore , en foule rassemblé ,
Vient, bénissant du ciel la faveur protectrice ,
→ Te saluer du nom de son Impératrice.
La Nature , témoin de ce touchant accueil ,
S'empresse d'y répondre et dépouille son deuil .
Dans les cieux épurés les vents ont fait silence ;
Et le soleil levé sur la sainte alliance ,
Tout-à-coup affranchi de ses voiles jaloux ,
Couronne de rayons ton immortel époux.
O toi , de sa valeur le plus brillant trophée ,
Atravers les débris de la guerre étouffée ,
Vers l'autel du serment entouré de splendeur ,
Marche dans tout l'éclat de ta jeune pudeur ;
Viens aux pieds du Pontife , image de Dieu même ,
T'engager à ce Roi , l'orgueil du diadème.
Sagloire la plus chère est celle d'être aimé .
Viens donc , fidèle au voeu que son coeur a formé ,
Jurer d'unir à toi , par ce lien prospère ,
Un peuple de héros qui t'adopte pour mère ......
Mais l'auguste serment est déjà prononcé ;
L'airain religieux dans les airs balancé ,
Le chant de la prière et le bronze qui gronde .
Tout proclame l'hymen et la fête du monde.
A ce bruit solennel par l'écho répété ,
De prodiges rivaux tous les arts ont lutté :
Ils ont de leur empire étendu le domaine.
Du haut de son palais l'auguste souveraine
Sourit à leurs efforts noblement excités .
Le Monarque a voulu : la Reine des cités
Etale à nos regards des pompes inconnues .
Mille feux jaillissans se croisent dans les nues ;
Le salpêtre frémit , s'allume au sein des airs ,
Roule en orbes tonnans , et serpente en éclairs .
D'Alcine en ces jardins éclate la féerie .
Le peuple aérien , désertant Sylphirie ,
A-t-il de sa baguette enchanté ces beaux lieux ?
Est-il venu lui-même , invisible à nos yeux ,
Suspendre dans la nuit ces berceaux de lumière ,
Dessiner les rayons de l'étoile guerrière ,
Embraser dans son vol l'aigle victorieux ,
Enlacer deux grands noms en chiffres radieux;
JUIN 1810 . 515
Et tressant à son gré la flamme obéissante ,
Semer d'or et d'azur sa chaîne éblouissante ?
La Seine , avec surprise , au cristal de ses eaux ,
• Voit se peindre et trembler tous ces arcs triomphaux ,
Ces dômes , ces palais dontun vaste incendie
Eclaire en ses contours la structure hardie ....
Etoile de César , quel prodige nouveau
Retrace la splendeur dont brille ton flambeau (1) ?
Des destins du Monarque ingénieux emblème ,
Avertis l'univers de son bonheur suprême.
Le vaisseau de l'Etat voguant à ta clarté ,
Se repose des flots dont il fut tourmenté.
Etoile de César , respect à ton image.
Mais parmi tant d'objets dignes de notre hommage ,
Quel temple figuré par la main des beaux-arts
De sa pompe future éblouit mes regards?
Bientôt , grâce au désir de la Toute-puissance ,
Il se dévoilera dans sa magnificence.
La gloire va bientôt le doter de son nom.
Des guerriers de la France et de NAPOLÉON ,
De ces braves , frappés au sein de la victoire ,
Sur le marbre et l'airain il gardera l'histoire .
De quels voeux empressés , de quels concerts d'amour,
Ces héroïques murs retentiront un jour !
Et lorsque , vers le soir , un charme involontaire
Nous fera parcourir ce temple solitaire ,
De ces illustres morts par le glaive abattus ,
Nous croirons respirer l'audace et les vertus ;
Nous croirons à travers la vaste basilique
Entendre faiblement leur voix mélancolique.
« Si nous sommes tombés en des climats lointains ,
► Diront-ils , notre Chef consacre nos destins .
> Nos fils ont sur son coeur des droits héréditaires ;
» Dans la grande cité , par ses soins tutélaires
> Notre tombeau guerrier se transforme en autel ,
> Et qui meurt sous ses yeux se relève immortel. »
Guerriers libérateurs , vous qu'un grand prince honore ,
Qui , dans son souvenir vous triomphez encore.
(1 ) L'Etoile de la Légion d'honneur , figurée sur le palais de la
Grande Chancellerie.
Kka
516 MERCURE DE FRANCE ,
Dans ce temple sacré nos voeux reconnaissans
Entretiendront pour vous un éternel encens .
Les jeunes citoyens appelés aux batailles ,
Al'aspect de vos noms vivans sur ces murailles ,
Jureront de mourir , en soutenant les droits
Du premier des mortels et du plus grand des Rois.
Ah! de tous les bienfaits que son coeur nous dispense ,
Il reçoit en ce jour la digne récompense .
Heureux époux ! bientôt l'arbre de sa maison ,
Dans sa tige affermi , de saison en saison ,
S'élevera superbe , et défiant les âges ,
Couvrira l'avenir de ses vastes ombrages .
Cet espoir consolant brille dans tous les yeux ,
Et de l'hymen encor vient embellir les jeux .
Dans le cirque de Mars une élite aguerrie
Adevancé l'aurore ; et la Chevalerie ,
Avec ses paladins , ses joutes', ses tournois ,
Ses chiffres , ses couleurs , ses fougueux palefrois ,
Ses joyeux ménestrels , sa galante bannière ,
Se dispose aux combats , et renaît toute entière .
Mais du chantde Roland le cirque a retenti!
A ce noble signal , chaque preux averti ,
Presse son destrier , met en arrêt salance ,
Et comme un tourbillon dans la plaine s'élance.
Le Héros , entouré de sa brillante cour ,
Anime d'un coup-d'oeil les poursuivans d'amour.
Quel que soit le guerrier choisi par la victoire ,
Pour tous les champions sa présence est la gloire.
Assise auprès de lui , sous un dais lumineux ,
Où mille diamans entrelacent leurs feux ,
Lajeune Impératrice , en souriant , s'apprête
Adécerner la palme aux vainqueurs de la fête .
Bientôt à ses genoux en triomphe amenés ,
De ses royales mains ils seront couronnés ....
Jours de gloire levés sur notre belle France ,
Vous remplissez nos coeurs d'amour et d'espérance ,
Oh! d'un souffle divin que ne suis -je animé !
Si je marchais l'égal du Chantre renommé
Qui des grandeurs d'Auguste éblouissant la terre ,
L'associa , vivant , au maître du tonnerre ,
Je dirais quels honneurs , quels triomphes nouveaux
Doivent du grand César accomplir les travaux :
JUIN 1810 . 517
De son règne éclatant je dirais les miracles ;
Dieu même , de sa route écartant les obstacles ,
Atravers ces longs jours de bienfaits et d'exploits
Conduisant par la main le Héros de son choix ;
• La Discorde trompée en sa rage profonde ;
Les arts , splendeur du trône et délices du monde ,
Par des liens de fleurs retenus sur nos bords ,
Dans la seconde Athène épuisant leurs trésors :
Mes prophétiques vers peindraient en traits de flamme
Albion s'écroulant comme une autre Pergame ;
Et son orgueil , long-tems fléau de l'univers ,
Enfin déshérité de l'empire des mers .
Par M. BAOUR DE LORMIAN.
UNE MYSTIFICATION (1 ) DE POINSINET.
ANECDOTE .
Du petit Poinsinet on garde la némoire .
Au, comique opéra , théâtre de sa gloire ,
Les airs de Philidor embellirent ses vers ;
Des Cercles à la mode il peignit les travers ;
Mais les siens ont servi de texte à mainte histoire.
On lui faisait exprès les contes les plus fous ;
Il les tenait pour vrais , les contait après vous ;
Iln'examinait rien ; il était né pour croire.
Pour son propre mérite , il n'avait pas besoin
De l'en persuader que quelqu'un prit le soin .
Volontiers sur ce point on se trompe soi même.
Dans les plaisans accès de son orgueil extrême ,
Zaïre lui semblait une oeuvre d'écolier ,
Et qui n'égalait pas Tom-Jone et le Sorcier ( 2) .
(1) Mystifier , Abuser de la crédulité de quelqu'un , pour le rendre
ridicule . Dictionnaire de l'Académie .
Mystification . Action de mystifier. Ibid .
(2) Opéra-comiques de Poinsinet. Il est encore auteur du Cerclo
ou la Soirée à la mode , jolie comédie qui est restée au Théâtre Français.
518 MERCURE DE FRANCE ,
Des mystificateurs la malice ordinaire
Lui mit en tête unjour de détrôner Voltaire;
Il ne tenait qu'à lui ; pour en venir à bout
N'était- il pas pourvu de génie et de goût?
Voltaire seulement avait un avantage;
C'était d'avoir appris l'anglais dans son jeune age ;
Le fripon avais mis cette étude à profit ,
Pillé Pope et Chêcspire (3) , et n'en avait riendit.
Avec un tel secours , de combien de couronnes
Se chargerait le front du chantre deTom-Jones !
Sur la scène française il produirait Otway ,
Congrève le comique , et Rowe et Wicherley ;
Puis , se multipliant , son flexible génie
Ferait voir la science avec le goût unie ;
Il saurait , vers les cieux dirigeant son essor ,
Y rejoindre Newton , et s'élever encor.
Quel charme de pouvoir lire le sage Locke ,
Et l'ingénieux Swift et mylord Bolingbrocke!
Il en serait content ; c'étaient des songe-creux ;
Mais bientôt à bon droit prenant le pas sur eux ,
I approfondiraitmorale et politique ;
Et d'ailleurs , accablé de gloire poétique ,
Il devait aspirer à des succès nouveaux ,
Donner à la fortune aussi quelques travaux ;
Il parviendrait àtout ; il y pouvait prétendre ,
Et ce n'était pas lui que l'on ferait attendre.
On projettait d'avoir à Londre un résident
Qui servit en secret les droits du Prétendant ,
Mission délicate , emploi diplomatique ;
Grands dangers à courir , traitement magnifique !
On lui gardait ce poste , et dans son cabinet
Le roi même avait dit : Je songe à Poinsinet ;
Mais entend-il l'anglais ? S'il l'entend , je le nomme.
Il n'en fallait pas tant pour décider mon homme.
L'orgueil , l'ambition à-la- fois le poussant ,
Au complot des railleurs le voilà qui consent !
Aidant à le tromper , un bon ami lui prête
Unemaisondes champs , favorable retraite
Où l'écolier nouveau , solitaire et caché ,
(3) On écrit enanglais : Shakespeare; mais on prononce Chécspire.
JUIN 1810. 519
Se renferme , au travail nuit et jour attaché.
Ilne sait pas d'anglais le premier mot ; n'importe ;
De quoi ne vient à bout une volonté forte ?
Des livres ! .... c'est- là tout ce dont il a besoin ,
Et de les lui fournir ses amis ont pris soi'n ;
Onn'a rien négligé pour compléter la ruse.
Mieux le tour réussit , plus la troupe s'amuse.
Il se fatigue ; il veille ; il apprend , lit , relit ;
Sa mémoire de mots se charge et se remplit ;
Il ne se donne pas un instant de relâche
Impatient d'atteindre à la fin de sa tâche ;
Enfin après huit mois , content de ses progrès ,
Il court à ses amis ; mais Dieu sait les regrets !
Dieu sait s'il plaint le tems qu'il perdit à s'instruire !
Car c'est ..... le bas-breton qu'il commence à traduire.
Le bas -breton ? ... O ciel ! .... Messieurs , vous qui riez ,
N'auriez - vous pas de même été mystifiés ?
Quant à moi , j'ai cru voir qu'en plus d'une rencontre
Ce qu'on doit nous montrer n'est pas ce qu'on nous montre ;
Sur maint grave sujet , dissertans , disputans ,
Savans , rhéteurs , docteurs , sophistes , charlatans ,
Jaloux de soutenir l'honneur de leurs écoles ,
Étendent peu de sens dans beaucoup de paroles ;
Leur galimathias souvent donna le ton;
Heureux le bon esprit qui sait n'y rien comprendre!
C'est l'anglais avec eux que vous croyez apprendre ;
Que vous enseignent-ils ? hélas ! du bas-breton.
ANDRIEUX , de l'Institut.
ENIGME .
PARMI les habitans du céleste couvercle ,
Ma soeur et moi nous faisons cercle .
Sur la terre , ma soeur et moi ,
Exerçons un pesant emploi.
Toute notre vie enchaînées ,
A tous les instans entraînées
Tantôt par-ci , tantôt par-là ,
Allant , venant , de haut en bas.
Or , par surcroît de barbarie ,
Nous sommes à la boucherie .
C'est sur-tout en épicerie
)
520 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1810 .
Que sur ma soeur et moi pèse un fardeau cruel .
Pourtant notre malheur est tel ,
Que loin de mériter un semblable supplice
Nous ne cherchons que la justice ,
Et toujours nous avons été
Partisans de l'égalité .
LOGOGRIPHE .
Je suis un instrument champêtre ,
Avec lequel Tyrcis cherche à charmer
Son loisir lorsqu'il mène paître
Le troupeau de Lina qu'il a fait voeu d'aimer.
:
S ........
J'ai neufs pieds ; six pourraient peut-être
Ates regards faire paraître
Unde ces lieux où règne encor
L'innocence de l'âge d'or .
Si tu te contentes de quatre ,
Tu trouveras ce qui sert à combattre
Quand on est corps- à- corps . Trois sans beaucoup chercher ,
Sont suffisans pour étancher
La soif. Plus trois offrent cette partie
Par le créateur départie
Al'homme seulement. Plus trois autres , enfin ,
Donnent ce que fait l'homme à la malice enclin. $ ........
CHARADE .
MON premier est dans l'opulence ;
En tout pays est mon second :
Mon entier fut une éminence ,
Qui porta loin la gloire de son nom. S........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Paravent.
Celui du Logogriphe est Cornemuse , où l'on trouve , course,
Rome , Corse , rose , ose , corne , soc , cour , Cumes, muse , ruse, orme,
corme , ronce , mère , morne , cornu , mer , urne , cure , sucre , nés ,
ourse , cor , sûr , morne , ré , Surène , son , roue, écorce , mur , sou ,
éou , or , Creise , née et ours .
Celui de la Charade est Chardon.
SCIENCES ET ARTS.
SUR LA DÉCOUVERTE DE L'ÉTAIN EN FRANCE.
COMME le but d'un bon Journal est d'attirer l'attention
publique sur tous les objets nouveaux qui méritent de l'occuper
, nous allons donner quelques détails sur la découverte
qui vient d'être faite de mines d'étain dans le sol de
la France. Le sujet ne paraîtra pas attrayant au premier
abord ; mais il est fort important , et il y aurait bien du
malheur si ce qui est éminemment utile ne pouvait pas ,
avec un peu d'adresse , devenir intéressant .
il
L'étain est un des métaux les plus employés dans les
arts. Il sert pour recouvrir le fer et le cuivre de cette couche
mince que l'on nomme étamage , et qui les préserve de
l'action corrosive des acides végétaux , auxquels l'étain est
moins sensible qu'eux. Amalgamé avec le mercure ,
forme cet enduit lisse et brillant que l'on applique derrière
les glaces , et qui nous réfléchit abondamment la lumière .
Combiné avec les acides , il produit un grand nombre de
sels dont les dissolutions sont fort employées dans la teinture.
En un mot , nous ne finirions pas si nous voulions
énumérer ses usages .
Malheureusement ce métal si utile n'a été jusqu'à présent
découvert que dans un très-petit nombre de pays . On n'en
connaît que trois en Europe où il existe en grandes masses.
On l'a trouvé ainsi en Allemagne entre la Saxe et la
Bohême ; en Espagne , dans la partie de la Galice qui
avoisine le Portugal ; enfin , et c'est là que sont les mines
les plus riches , en Angleterre dans le comté de Cornouailles
. Il n'y en a pas une seule mine connue dans la
Russie , soit Européane , soit Asiatique . L'impératrice
Catherine , qui sentait l'importance de posséder ce métal
dans ses Etats , avait publié un ukase par lequel elle promettait
dix mille roubles de récompense à quiconque pour
rait découvrir et constater l'existence de l'étain sur le territoire
russe ; mais les recherches que ce prix excita n'ont eu
aucun succès .
Jusqu'ici on n'avait pas été plus heureux en France . On
1
522 MERCURE DE FRANCE ,
avait cru un moment avoir découvert l'étain natif dans un
certain canton de la Normandie ; mais l'inspection des
morceaux de ce métal trouvés ainsi à la surface de la terre ,
prouva qu'ils y avaient été apportés de main d'homme ; car
ils avaient évidemment subi une fusion artificielle , et l'on
rappela ensuite que très-anciennement on avait arrêté ,
dans ce même lieu , une bande de faux monnoyeurs qui
employaient probablement ce métal dans leur fabrication.
Quelques autres annonces de ce genre , toutes sans effet ,
avaient presque fait renoncer à l'espoir de trouver en
France des mines d'étain .
Cependant la découverte de ce métal sur le territoire
français , aurait été dans tous les tems de la plus grande
importance pour nos fabriques , qui sont forcées de le tirer
du dehors , principalement de l'Angleterre , et le résultat
en serait encore plus avantageux en ce moment où les
Anglais viennent , dit- on , de prohiber cette importation ,
malgré les sommes considérables qu'ils en retiraient . Aussi
l'administration des mines de France avait été constamment
occupée de cette idée , et elle suivait avec empressement
toutes les indications qui pouvaient lui donner
quelque espérance . En 1795 , on sut que dans le département
de la Haute-Vienne , près de la petite ville de St-
Léonard , et sur une montagne appelée le Puy des Vignes ,
on avait trouvé , non pas de l'étain , mais le wolfram ,
sorte de minéral qui accompagne ordinairement l'étain
dans les mines. On envoya successivement sur les lieux
divers ingénieurs . Le lieu où se trouvait le wolfram , ou , en
termes de minéralogie , le gisement de cette substance , fut
observé et décrit ; mais on n'alla pas plus loin.
En 1802 , un jeune ingénieur des mines , M. de Cressac ,
employé dans cette partie de la France , demanda et obtint
du conseil-général des mines l'autorisation de suivre ses
recherches . L'examen approfondi du gisement du wolfram
lui prouva que l'existence de ce minéral , dans cette
place , ne tenait pas à un simple accident local dont on
n'aurait pu espérer aucune suite , mais provenait d'un véritable
filon. Ces premières observations méritèrent que le
ministre de l'intérieur , sur la demande du conseil des
mines , accordât des fonds pour les suivre et pour pénétrer
plus avant. Muni de ces nouveaux moyens , M. de Cressac
continua ses recherches avec autant d'intelligence et de
sagacité que d'économie et de zèle . En se conduisant toujours
par les indications de la minéralogie , il trouva suc
JUIN 1810. 523
,
cessivement plusieurs substances minérales qui n'avaient
jamais été trouvées en France etquitoutes accompagnent
l'étaindans les mines de Cornouailles. Enfin , ce qui était
le comble de ses voeux et le but de toutes ses recherches , il
trouva l'étain lui-même à l'état d'oxidation , état sous lequel
on le rencontre le plus ordinairement dans les mines .
Il reconnut ce précieux métal à la forme de ses cristaux ,
application heureuse autant qu'habile de cette minéralogie
géométrique que M. Haïy a tant perfectionnée. Mais la
chose était trop importante pour ne pas la vérifier de toutes
les manières . La nouvelle mine d'étain a été analysée chimiquement
par M. de Cressac , conjointement avec M. Descotils,
l'un de nos plus habiles chimistes,justement renommé
par sa grande exactitude. Ils en ont retiré de l'étain
très-pur , et leurs expériences sur cet objet ne laissent abso- /
lument aucun doute .
Ils ont même remarqué que les morceaux de cette mine
contenaient d'autant plus d'étain qu'ils étaient extraits d'une
plus grande profondeur , ce qui donne lieu de croire que le
filon s'enrichit à mesure qu'il s'enfonce , circonstance propre
à augmenter l'espoir. Ce filon est très-considérable , ou ,
pour se servir d'une expression énergique des minéralogistes
, il est très-puissant. Il faut maintenant y pénétrer
plus avant , le sonder par des puits percés dans la montagne
suivant les directions diverses , pour déterminer celle
qu'il affecte plus spécialement et où il est le plus riche. En
un mot , il faut l'attaquer suivant les règles de l'art ,
travaux ne paraîtront pas extraordinaires à ceux qui savent
que les mines de Cornouailles s'étendent à une si grande
profondeur , et même à une distance considérable sous la
mer. Nous n'avons pas besoin de relever l'utilité dont cette
découverte peut être pour nos fabriques , ni le mérite qu'il
y a de l'avoir faite par l'application directe et sûre d'un art
très-perfectionné; les faits parlent assez d'eux-mêmes
pour que les éloges soient inutiles. BIOT .
et ces
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
DICTIONNAIRE UNIVERSEL , HISTORIQUE , CRITIQUE ET BIBLIOGRAPHIQUE
, etc. , d'après la huitième édition , publiée
par MM. CHAUDON et DELANDINE ; neuvième édition ,
revue , corrigée et augmentée de 16000 articles en
viron , par une société de savans français et étrángers
(1) .
QUOIQUE les Dictionnaires historiques soient trèsnombreux
, aucun de ceux que nous avons en notre
langue ne peut contenter l'homme le moins difficile .
Après tant d'efforts inutiles , nous avions quelque sujet
de renoncer à l'espoir d'avoir un bon Dictionnaire historique
, lorsqu'en février 1809 , on annonça un Dictionnaire
universel de biographie ancienne et moderne.
Les noms seuls des collaborateurs nommés alors étaient
une grande recommandation .
En septembre 1809 , M. Prudhomme répandit le Prospectus
d'une neuvième édition du Nouveau Dictionnaire
historique, connu sous le nom de MM. Chaudon et Delandine.
Quelques collaborateurs , sur lesquels il comptait,
refusèrent de travailler pour son entreprise , mais ne
le découragèrent pas ; et les premiers volumes furent
annoncés pour leer , puis pour le 15 janvier 1810 .
Nous ne savons si notre manière de voir ici est la
bonne. Par cela même nous devons dire les raisons qui
nous font penser autrement peut-être que bien des personnes
. Nous croyons que pour bien juger un Dictionnaire
historique , il faut s'attacher à examiner comment
sont traités les personnages de second et de troisième
ordres . Ceux du premier , en effet , ne sont pas les plus
(1 ) Trois volumes in-8° , formant la première livraison . A Paris ,
chez L. Prudhomme , éditeur ; Prud'homme fils , imprimeur- libraire ;
Garnery , libraire , rue de Seine.
MERCURE DE FRANCE , JUIN 1810 . 625
difficiles . Tout ce qui les concerne est si connu et a
donné lieu à tant d'écrits qu'une erreur sur leur compte
est presqu'impossible. Ces articles d'ailleurs sont presque
toujours l'objet d'une attention particulière . On croit
avec quatre ou cinq articles passables acquérir le droit
d'en donner 6000 médiocres , et l'on profite de ce droit
prétendu.
Cependant il nous paraît important de donner des
articles exacts sur tous les personnages dont on juge à
propos de parler. Les personnages les plus fameux sont
les plus connus , et ceux que l'on cherche lemoins dans
un Dictionnaire : c'est au contraire les personnages médiocres
, dont on trouve peu de chose dans les livres que
l'on a coutume de lire , qu'on cherche à connaître dans
les lexiques . Ici l'erreur fait autorité pour la plupart des
lecteurs ; là elle tire rarement à conséquence , tant on
a d'occasions de s'en apercevoir .
Nous croyons par ces réflexions répondre victorieusement
au reproche qu'on pourrait nous faire de ne nous
être attachés , en examinant les trois premiers volumes
du Dictionnaire universel historique , qu'à des noms qui
ne sont pas toujours les plus célèbres . A notre avis , c'est
là qu'on peut juger du travail des collaborateurs , et si
lés petits articles sont soignés , on doit avoir bonne opinion
des autres . On peut dire içi à l'inverse du proverbe :
qui a bien fait le moins , doit avoir bien fait le plus .
M. Prudhomme avait dit dans son Prospectus :
<<Aucun des articles de la huitième édition ne sera sup-
>> primé; la neuvième sera au contraire augmentée de
>> 3000 articles . » Ila , en effet , conservé les articles
AURORE , AMOUR , etc. qui nous paraissent déplacés dans
un Dictionnaire historique ; mais il a retranché l'article
de BONNE ( Rigobert ) , ingénieur-géographe , qui a
fait l'atlas de l'Histoire philosophique de Raynal , et
auteur de quelques autres ouvrages dont on parlait dans
la huitième édition (2) .
(2) Voici ce qu'en dit eette huitième édition :
« IV. BONNE ( N .... ) , maître de mathématiques , mort le a
> décembre 1794 , consacra ses travaux à la géographie , et publia
526 MERCURE DE FRANCE ,
?
1
:
Quant aux additions , au lieu de 3000 articles nouveaux
qu'il avait promis , M. Prudhomme en annonce
aujourd'hui 16000 environ. En voici quelques-uns en
entier.
«ABATE (André) , peintre de fruits et de nature morte ,
>>né à Naples , fut employé par le roi d'Espagne , et
>> mourut en 1732. »
« ABBAS (Halli ou Magus ) , l'un des mages et médecin
>>en Perse , vivait au dixième siècle ; nous avons de lui
>> un traité intitulé : Le Livre royal. »
<< ABERTOLI ( Joconde ) , sculpteur , né à Lugano ,
>> étudiait à Parme vers l'an 1766 , chez Pierre Ferrari .>>>
« ABIDENO , célèbre historien . Le tems où il a vécu est
>> incertain : il avait composé une histoire des Chaldéens
>>et des Assyriens . Eusèbe en rapporte des fragmens ,
» ( liv . IX des (3) Préparations évangéliques . ) »
Dans les trente-une premières pages on trouve encore
AASCOW , AARON , NO. XIII , XIV et XV, ABAKA KAN ,
ABASSON , ABBADIE (Vincent) , ABBATE , ABERLI , etc. etc.
A l'inspection de ces noms plus d'un lecteur sera sans
doute tenté de s'écrier avec nous :
4 Si j'en connais pas un , je veux être étranglé .
Ce ne sont pas là des gens médiocres , mais des gens
tout- à-fait obscurs , et qu'il fallait laisser dans leur obscurité.
Presque tous les articles de la huitième édition du
Nouveau Dictionnaire historique avaient encore besoin
d'être refaits . M. Prudhomme a indiqué comme corrigés
un très-grand nombre d'articles . Il les a désignés par
une croix. Nous avons examiné tous ces articles , et
presque tous contiennent les fautes qui existaient dans
Ia huitième. Nous ne dirons pas ,
Ab uno disce omnes .
> sur cette science des cartes et des écrits utiles : 1º Atlas maritime ,
> 1762 , in- folio ; 20 Tableau de la France , ou Cartes sur toutes les
> parties du royaume , 1764 ; 3º Atlas encyclopédique , 1787 , 2 vol.
in-4º ; 4º Réfutation d'un ouvrage de Zannoni sur différents points
> de géographie , 1765 , in- 12 ; 5 ° Principes sur les mesures en longueur
et en capacité , 1790. »
(3) Il fallait dire : De la préparation évangélique.
JUIN 1810 . 527
Nous citons beaucoup d'exemples . Nous signalerons en
même tems quelques articles incomplets .
ABAUZIT. « Recueillies d'abord à Genève en 1770 , un
>> volume in-8° , ses oeuvres l'ont été ensuite à Amster-
>> dam en deux volumes : et ces deux recueils sont assez
>> différens l'un de l'autre . » Il fallait , ce nous semble ,
dire en quoi consistait la différence des deux éditions .
Peut-être eût-il été difficile de se procurer l'édition des
oeuvres d'Abauzit , faite à Amsterdam , pour la comparer
à celle de Genève. Cette dernière seule est à la Bibliothèque
impériale. Mais Senebier (4) a donné sur ces
deux éditions tous les détails suffisans , et il eût fallu , en
raison même de la rareté en France de l'édition d'Amsterdam
, sinon transcrire ces détails , au moins les indiquer.
Il nous semble qu'il était bon aussi de rappeler l'éloge
que Jean-Jacques fait d'Abauzit. Nous ne le rapporterons
pas ici ; tout le monde a entre les mains la Nouvelle
Héloïse (5) ./
A ce même article d'Abauzit nous avons à remarquer
une autre omission. Nous laissons parler M. de Laharpe :
« Les anecdotes , dit-il (6) , qui peignent les hommes
>> sont toujours précieuses , et c'est par cette raison
>> qu'on aime à les mêler aux objets de littérature et de
>> goût . Rousseau de Genève a rendu célèbre parmi nous
>> le nom de M. Abauzit , vieillard genevois , respectable
>> par une très-longue carrière passée toute entière dans
>>les études de la philosophie et dans l'exercice de toutes
>> les vertus . Mme Necker nous racontait dernièrement
>> un trait de lui fort remarquable. Il passait pour ne
» s'être jamais mis en colère . Quelques personnes s'adres-
» sèrent à sa servante pour s'assurer si cela était vrai . Il
>> y avait trente ans qu'elle était à son service ; elle pro-
>> testa que pendant tout ce tems elle ne l'avait jamais
>> vu en colère. On lui promit une somme d'argent , si
>>elle pouvait parvenir à le fâcher. Elle y consentit , et
(4) Histoire littér. de Genève , tome III , page 76.
(5) Ve partie , lettre rere , note 25 .
(6) Correspondance littéraire , tome II , 144.
528 MERCURE DE FRANCE;
>> sachant qu'il aimait à être bien couché , elle ne fit pas
>> son lit. M. Abauzit s'en aperçut , et le lendemain matin
>> lui en fit l'observation ; elle répondit qu'elle l'avait
>> oublié ; il ne dit rien de plus . Le soir elle ne fit pas le
>> lit davantage ; même observation le lendemain : elle y
>> répondit par une excuse encore plus mauvaise . Enfin
>> à la troisième fois il lui dit : Vous n'avez pas encore
fait mon lit ; apparemment que vous avez pris votre
>> parti là-dessus , et que cela vous paraít trop fatigant.
>> Mais après tout il n'y a pas grand mal , carje commence
» à m'yfaire . Elle se jeta à ses pieds , et lui avoua tout .
>> Ce trait figurerait très-bien dans la vie de Socrate . >>>
Que l'éditeur de la neuvième édition du Dictionnaire
historique ait eu tort ou raison de passer sous silence
cette anecdote , on nous pardonnera sans doute de
l'avoir rapportée ici .
II. ALBON ( Camille) a fait d'autres ouvrages que ceux
dont on parle à son article . Il n'a pas fait un Dialogue
entre Alexandre et Clitus (7) , mais un Dialogue entre
Alexandre et Titus . L'auteur y plaide la cause de l'humanité
contre les conquérans . Ce petit ouvrage est imprimé
à la suite de la Paresse , poëme traduit du grec de
Nicandre . Tel est le titre précis de cette brochure publiée
à Paris, 1777 , in-8°. D'Albon est auteur du poëme,
quoiqu'il ne s'annonce que pour traducteur. La faute
que nous relevons se trouvait dans la huitième édition .
ALLATIUS ( Léo) , bibliothécaire du Vatican dans le
dix-septième siècle , donnera lieu à plusieurs obser
vations .
1º. On dit qu'il est auteur des Apes urbance . La huitième
édition ne parlait pas de cet ouvrage ; mais dans la
neuvième on devait écrire Apes Urbanæ , d'autant plus
qu'on ne dit pas pourquoi l'auteur donne ce titre à son
ouvrage . Allatius fait allusion aux abeilles qui étaient
dans les armes d'Urbain VIII (de la maison Barberin) ,
en l'honneur de qui il l'avait composé..
2°. Allatius a publié un ouvrage intitulé : Symmicta
(7) Le Dialogue entre Alexandre et Clitus est de l'archévêque de
Cambrai. I
( et
JUIN 1810 . 529
( et non Symmichta ) , seu opusculorum græcorum ac
latinorum, etc. , libri duo . Cologne , 1653 , in-8°. M. Prudhomme
de ce seul ouvrage en a fait deux. On trouvait
déjà cette faute dans la huitième édition .
3º. Le 1Père Niceron (8) a donné un article assez
étendu à Allatius . Il n'y parle cependant pas d'un volume
imprimé en 1661 , et intitulé : Poeti AntichiRaccolti, etc.
C'est un recueil d'anciennes pièces italiennes dont Allatius
fut éditeur . Ce volume est rare ; voilà bien des raisons
pour en parler.
4°. « Allatius était ordinairement appelé ALLAZZI . » II
fallait dire ALLACCI. Tel est le nom que l'auteur a mis en
tête du recueil dont nous venons de parler .
Après ces petites explications aussi ennuyeuses pour
laplupart des lecteurs que l'article même d'Allatius , nous
permettra-t-on de citer une anecdote dédaignée par
M. Prudhomme , et qui dans un article aussi lourd n'eût
pas été déplacée ?
Allatius vécut dans le célibat sans vouloir néanmoins
s'engager dans les ordres ecclésiastiques . Le pape Alexandre
VII lui demandait un jour pourquoi il ne voulait pas
les recevoir , Allatius lui répondit que c'était afin de pouvoir
se marier quand il voudrait. Mais pourquoi donc ,
reprit le pape , ne vous mariez-vous pas ?-C'est , dit
Allatius , afin de pouvoir recevoir les ordres quand la
fantaisie m'en viendra .
1
-
AMYOT. « On a d'Amyot . II. Sept livres de Diodore de
» Sicile ..... IV . L'Héliodore , ou les Amours de Théa-
>> gènes et de Chariclée. Paris , 1796 , 2 vol. in-4° , et
» 1803 , 3 vol. in- 12 . »
Quels sont les livres de Diodore de Sicile que traduisit
Amyot , et dans quel tems ont-ils été imprimés ? Puisque
M. Prudhomme ne le dit pas , nous allons le lui dire .
Ce sont les livres XI à XVII , imprimés sous ce titre :
Sept livres des histoires de Diodore Sicilien , nouvellement
traduyts du grec en francoys . Paris , Vascosan ,
1554 , in folio .
(8) Mémoires pour servir à l'Histoire des hommes illustres ,
tomes VIII et X.
::
DEF
DE
]
5.
cen
LI
530 MERCURE DE FRANCE ,
Quant à l'autre ouvrage , il y a d'étranges bévues :
1º Héliodore n'est pas le titre du livre , mais le nom de
l'auteur .
2º. Cet ouvrage fut imprimé pour la première fois en
1547 , in-folio , sous ce titre : L'Histoire æthiopique de
Heliodorus , contenant dix livres traitant des loyales et
pudiques amours de Théagènes Thessalien , et Chariclée
Ethiopienne , nouvellement traduite du grec en françois.
Cette édition assez rare pour qu'on en ait nié l'existence ,
et que nous avons sous les yeux, méritait d'être citée (9) .
3º. Les prétendues éditions de 1796 , 2 vol . in-4° , et
1803 , 3 vol . in- 12 , n'existent pas . Il nous manque une
bonne édition de la traduction des Ethiopiques , par
Amyot. M. Clavier se propose d'en donner une ; mais
ce qui est à faire n'est pas fait.
En terminant cette remarque nous devons reconnaître
que les fautes que nous venons de relever sont du nombre
des additions de M. Prudhomme . Ces fautes n'existaient
pas dans la huitième édition du Dictionnaire ; on n'y
parlait pas de cette traduction d'Amyot. in!
IP. BACHAUMONT ( Louis Petit de ) ne peut pas avoir
rédigé , comme on le dit encore , « les six premiers
volumes des Mémoires secrets » ; car dans le cinquième
volume de cet ouvrage ( 10) on lit : le 28 du mois dernier
estmort le S. de Bachaumont , âgé de 81 ans .
L'auteur du Choix des Mémoires secrets, 1788 , avol.
in-12 , est M. Choppin .
L'abrégé des Mémoires secrets publié en 1808 , 2 vol .
in-8 ° , et 1809 , 3 vol. in-8° (11 ) , est de M. Merle .
Quant aux Anecdotes secrètes du dix-huitième siècle ,
1808 , 2 vol. in-8° , la mention en est déplacée ici.
Bachaumont n'y est pour rien. Ces deux volumes étant
l'abrégé de la Correspondance secrète de Metra (12) ,
とい
(9) Voyez la dissertation de M. Barbier à la fin du 4ª volume de
sonDictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes.
(10) Sous la date du 2 ınai 1771 .
(II) On en a parlé dans le Mereure , No 394 , du 4 février 1809 ,
page 223.
(12) Dix-huit vol. in-12. Voyez Dictionnaire, des ouvrages anonymes
,etc. , Nº 982 .
JUIN 1810 . 531
c'était seulement à l'article Metra qu'il fallait en parler.
L'éditeur des Anecdotes secrètes est M. Nougaréby
Ce n'est pas tout encore. M. Prudhomme dit que l'on
doit àBachaumont une édition de Quintilien , traduit par
Gédoin , avec la vie du traducteur, 1752,14 vol.oin-12.
Pourquoi n'avoir pas dit que Bachaumont était parent
de l'abbé Gédoyn ? il eût pu aussi ajouter que, la vie de
ce dernier avait déjà été imprimée en 1745 , à la tête des
OOEuvres diverses de Gédoyn , dont d'Olivet fut éditeur .
BACCALAR- Y- SANNA , plus connu sous le nom de marquis
de Saint-Philippe , a laissé deux ouvrages assez
curieux dont parle le Dictionnaire universel historique
savoir : I. Histoire de la monarchie des Hébreux , traduite
enfrançais , 2 vol . in-4º , ou 4 vol. in-12. Π. Μέ
moires pour servir à l'Histoire de Philippe V, depuis
1699jusqu'en 1725 , 4 vol.in-12 .
Le premier de ces ouvrages a été traduit par La Barre-
Beaumarchais (13) , et imprimé en 1727 (14) .
Le second , traduit par le chevalier de Maudave , fut
imprimé en 17560( 15 ) New AL F32 21ILIT
1
ARGONNE ( DO Bonaventure) . Quoique ce prénom soit
celui sous lequel cet auteur est connu , Voltaire (16)
l'appelle Noël. En effet , ce ne fut qu'en entrant dans
l'ordre des Chartreux qu'il quitta le nom de Noël pour
prendre celui de Bonaventure.
1976 DB 9900500
mosdo 20
ANACHARSIS . On a sous son nom neuf lettres dont l'authenticité
est plus que douteuse , il est vrai mais il
fallait en parler , sauf à dire qu'elles sont apocryphes .
Ces lettres se trouvent dans la collection des épistolographes
grecs. Elles ont aussi été imprimées à part ;
Paris , 1552 , in-4 gr . et lat . M. Prudhomme n'en dit
rien ,En revanche il répète après ses prédécesseurs :
Ceux qui ont attribué à Anacharsis l'invention de la
>> roue des potiers de terre , ne savent point qu'Homère ,
DY B
ier (13 ) Voyez Mémoires hist. crit. et bitt, de Bruy's, tomelor, p. 169.
(14) Voyez Dietionnaire des ouvrages'anonymes , etc. , N° 4604.
(15) Idem. Noroigaa
(16) Sidole de Louis KIK
:
"
Lla
532 MERCURE DE FRANCE ,
>>qui l'avait précédé de quelques siècles , en parle dans
>>ses poëmes. »
2
,
Ne croirait-on pas que ces mots , ne saventpoint , ont
trait à quelqu'un de nos contemporains ? Aucun d'eux ,
à notre connaissance , n'a commis nous irons plus
loin , aucun d'eux n'apu commettre cette erreur . En le
donnant à entendre, les auteurs et reviseurs du Nouveau
Dictionnaire historique prouvent qu'ils ne savent point
que le fait a été avancé par Diogène Laërce ; et que
Strabon ,amen relevant l'erreur , renvoie aux oeuvres
d'Homère , qui vivait environ quatre siècles avant Anacharsis.
coste shirt Q
Nous aurions deux ou trois observations du même
genre à faire sur ce même article : mais il nous en reste
tant d'autres à faire et nous avons si peu de place qu'il
nous faut nous en abstenir içi

(La suite au numéro prochain. )
A
ETUDES SUR LA THÉORIE DE L'AVENIR , ou Considérations
sur les merveilles et les mystères de la nature , relati-
( vement aux futures destinées de l'homme , par F. C.
Т*****
10
f.
«Que chacun examine sa pensée , dit Pascal , il la
trouvera toujours occupée au passé et à l'avenir. Nous
ne pensons presque ppooiinntt au présent , et si nousypensons
, ce n'est que pour en prendre la lumière , pour
disposer l'avenir. Le présent n'est jamais notre but; le
passé et le présent sont nos moyens , le seul avenir est
notre objet. >>> Cette pensée , si féconde en graves conséquences
, est aussi simple qu'incontestable. Elle est du
petit nombre de celles qui sont à la portée des esprits
les moins méditatifs et les moins élevés ; tout Homme
peut en constater la vérité par la plus simple réflexion
sur lui-même , et en acquérir la certitude parune expérience
qu'il lui est facile de renouvelen, pour ainsi
dire , à chaque instant. Soit que cette idée de d'avenir
nous berce de douces espérances , soit que plus souvent
encore , elle nous fatigue par l'incertitude de nos desJUIN
1810. 533
1
1
tinées , par le vague même de nos espérances et de nos
désirs , par de tristes pressentimens ou de timides craintes ,
presque toujours présente à notre esprit , de rares et
courtes distractions peuvent la lui faire perdre quelques
instans de vue , mais ne sauraient l'en bannir entiérement.
En vain dans sa philosophie épicurienne, l'ami de
Mécène nous conseille dans des vers gracieux , et nous
répète en vingt endroits , de ne penser qu'au présent ,
d'en jouir sans inquiétude , de chasser toute idée importune
de l'avenir :
Quid sitfuturum erasfuge quærere , et
Quemfors dierum cumque dabit , lucro
Appone.
En vain il conseille à sa maîtresse Leuconoé de bien
profiter du moment présent , carpe diem , de ne point
s'inquiéter du lendemain qui ne lui est point assuré , ni
d'un avenir qu'elle ne saurait pénétrer :
Tu ne quæsieris ( scire nefas ) quem mihi , quem tibi ,
Finem dî dederint Leuconoe , nec Babylonios
Tentâris numeros .
Je suis persuadé que même la légère et frivole Leuconoé
pensait souvent à l'avenir , malgré l'avis d'Horace et les
fortes distractions qui l'attachaient au présent ; il paraît
même , d'après le texte que j'ai cité , que pour lire dans
cet avenir , elle était tentée de consulter les astrologues ,
comme , dans le même dessein , nos dames sont tentées
de tirer les cartes .
Avouons-le cependant , si l'avenir de l'homme se bornait
à quelques jours qui lui restent à parcourir , à quelques
années d'une vie fugitive qui lui échappe , la philosophie
d'Horace serait excellente ; si toutefois encore
elle étaitpraticable , et qu'elle ne fût pas contraire à notre
esprit avide et curieux , à notre imagination active qui
s'élance: toujours loin du moment présent. Mais il est
pour l'homme un autre avenir , et cette disposition même
de nos esprits si générale et si invincible qui nous y porte
sans cesse , en est une nouvelle preuve. « Ainsi , con-
>> tinue Pascal à la suite du morceau que j'ai déjà cité ,
> ainsi nous ne vivons jamais , mais nous espérons de
534 MERCURE DE FRANCE ,
vivre ; et nous disposant toujours à être heureux , il
>> est indubitable que nous ne le serons jamais , si nous
>> n'aspirons à une autre béatitude que celle dont on peut
>>>jouir dans cette vie. >>>
C'est sur-tout de cet important avenir que M. Т.
essaie de donner la théorie , c'est- à-dire , de démontrer
la vérité , d'établir la certitude et de déterminer la nature.
L'homme étant le premier des êtres créés , et la certitude
de sa destinée future étant de toutes les vérités celle qui
l'intéresse le plus , l'auteur de la théorie de l'avenirpense,
avec assez de fondement qu'elle est appuyée sur
une foule de preuves tirées de tous les ordres d'idées
que notre esprit peut combiner , et sur lesquelles il peut
réfléchir ; qu'en nous étudiant nous-mêmes , et en observant
ce qui nous entoure , nous devons de plus en
plus en acquérir la conviction ; que les principes d'une
saine métaphysique , les faits de la physique , les nouvelles
découvertes des sciences naturelles concourent
également à l'établir , et qu'ainsi nous ne pouvons devenir
plus éclairés sans en être de plus en plus persuadés ,
si nous faisons un bon usage de nos lumières ; qu'enfin
le sentiment , dont la voix nous guide plus sûrement encore
que les lueurs trop souvent incertaines de la raison ,
donne le dernier degré d'évidence à cette vérité déjà
démontrée par tant de raisonnemens , de preuves et
d'analogies . Dans un siècle où l'on a voulu faire servir
le progrès des sciences à détruire la science la plus utile
à l'homme , celle de son immortalité , et des devoirs
qui en découlent ; l'auteur de la théorie de l'avenir s'attache
sur-tout à trouver dans les nouvelles découvertes
de la physique , de l'histoire naturelle , de la physiologie ,
de nouvelles preuves de nos destinées futures et immortelles
. On voit que M. T. ne paraît étranger à aucune
de ces connaissances ; il a lu les plus célèbres
ouvrages anciens et modernes qui en ont traité ; il connaît
les diverses opinions , les divers systèmes ; il les
adopte, les combat , les rejette ou les modifie en homme
qui croit avoir acquis , par ses études et ses réflexions ,
le droit d'avoir son sentiment à lui , et de ne point embrasser
aveuglément celui même des maîtres. Je ne
JUIN 1840 535
répondrais pas que les savans qui se sont plus occupés
que M. T ..... du positif des sciences et de leurs théories,
approuvassent sa doctrine scientifique et les inductions
qu'il en tire ; moi-même , quoique je n'aie point l'honneur
d'être savant , j'avais adopté certaines opinions
en physique qui ne paraissent point être celles de
M. T..... , et j'en avais rejeté quelques-unes qu'il
paraît admettre . Ainsi j'avais cru que le globe terrestre
était renflé vers l'équateur , et un peu aplati vers les
pôles , m'en rapportant là-dessus au génie de Newton
et aux calculs de MM. de La Condamine , Bouguer ,
Maupertuis , Clairaut , Godin , Camus , Lemonnier, qui ,
envoyés par l'Académie des sciences , les uns vers l'équateur
, les autres vers les pôles , et que pour cette raison
M. T ..... appelle MM. du nord , et MM. de l'équateur ,
oubliant dans cette seule occasion peut-être la gravité
et la noblesse ordinaire de son style , passaient pour
avoir pleinement confirmé par leurs observations et leurs
mesures géométriques la conjecture du philosophe anglais
. Les argumentations de M. Bernardin-de-Saint-
Pierre , dont j'aime en général beaucoup mieux le style
que la physique , ne m'avaient pas paru assez convaincantespour
contre-balancer de si savans calculs et de si
grandes autorités . Je continuais toujours d'attribuer le
flux et le reflux de la mer à la pression de la lune , faute
de mieux , et le même M. Bernardin-de-Saint-Pierre
n'avait pu m'engager encore à regarder la fonte des
glaces du pôle comme la cause de ce phénomène , quoiqu'il
eût employé pour établir ce système , et même avec
un peu d'humeur , beaucoup de raisonnemens , de dissertations
, et jusqu'à une longue Préface de roman. Je
regardais l'ascension du mercure dans le baromètre
comme l'effet de la pesanteur de l'air , quoique l'élasticité
de ce fluide puisse aussi y contribuer un peu .
M. T..... croit au contraire que c'est à cette élasticité
qu'il faut l'attribuer entiérement ou presqu'entiérement ;
il incline aussi vers les idées de l'auteur des Etudes de la
nature , sur le flux et reflux de la mer , l'aplatissement
de l'équateur et le renflement des pôles . Ayouons du
moins que , quels que soient les systèmes que l'on em-
?:
536 MERCURE DE FRANCE ,
brasse , la tolérance , toujours bonne et désirable dans
toutes les questions , est de plus très-facile dans les questions
de ce genre .
L'auteur de la Théorie de l'Avenir était, au reste , d'autant
plus le maître de choisir , entre ces diverses opinions,
celles pour lesquelles il avait le plus de penchant ,
qu'elles sont toutes également indifférentes à la solution
du problême de notre avenir. Mais peut-être cette excuse
même serait-elle une critique. Voltaire , en parlant d'un
écrivain un peu prolixe , disait assez plaisamment qu'il
entrait en matière dès le second volume . Il serait assurément
bien injuste d'en dire autant de M. T..... Dès le`
premier volume , il offre au lecteur plusieurs discussions
intéressantes par elles -mêmes , rendues plus intéressantes
par la forme que son esprit et son style sait leur donner,
etqui sont intimement liées avec le fond de són sujet et
le but qu'il se propose. Il est difficile de parler de notre
ame et de sa destinée future , sans remonter jusqu'à Dieu
dont elle est le plus noble ouvrage , qui seul peut la
conserver au-delà des bornes de cette vie éphémère ,
et indépendante de cette matière périssable à laquelle
il l'avait passagèrement unie , sans lequel enfin , il n'est
plus aucun motif d'espérance , et l'avenir est encore ,
s'il est permis de parler ainsi , plus impossible que
le présent. M. T..... démontre l'existence de cette première
cause , créatrice et conservatrice , par les merveilles
du monde physique , et cet ordre admirable dont la
beauté , la constance et la régularité attestent une sagesse
infinie qui y préside. C'est de toutes les preuves la
plus sensible , laplus convaincante ; c'est celle aussi dans
laquelle l'écrivain peut développer le plus de talent , puisqu'elle
se prête à toutes les pompes du style oratoire , et
qu'elle admet tous les mouvemens de l'éloquence , toutes
les richesses mêmes de la poésie descriptive. D'illustres
écrivains , Fénélon , Buffon , Bernardin-de-Saint-Pierre ,
plusieurs autres encore , ont revêtu cet inépuisable sujet
des brillantes couleurs de leur imagination et de leur
style. M. T.... cite de longs fragmens de leur prose
élégante , flexible , harmonieuse , et c'est faire un bel
JUIN 1810 . 537
éloge de la sienne que d'observer qu'elle ne paraît point
déplacée auprès de ces fragmens .
Rienne périt dans cet univers ; rien du moins de ce
qui a reçu l'existence , n'est réduit à un état complet de
non-existence ou d'anéantissement; les plus viles matières
subissent des transformations , des changemens , des
métamorphoses ; mais , loin d'éprouver une entière destruction
, elles se reproduisent dans quelque nouvel état
et reparaissent sous quelque forme nouvelle . L'ame en
qui Dieu semble avoir imprimé plus particulièrement le
sceau de sa divinité , l'ame qu'il a douée de la noble
faculté de connaître et d'admirer les autres ouvrages sortis
de ses mains et de remonter jusqu'à la connaissance de
leur auteur , serait-elle seule étrangère à cette loi conservatrice
, et seule dévouée au néant ? Telle est le premier
fondement sur lequel l'auteur de la Théorie de l'Avenir
établit notre espérance de l'avenir , telle est la première
preuve des justes motifs que nous avons d'espérer
M. T..... la développe avec étendue , avec beaucoup
d'agrément , et une grande variété de connaissances , ou
du moins de lecture , dans les sciences naturelles . De
cette preuve indirecte tirée de la considération des objets
qui nous entourent , M. T .... passe aux preuves directes
que lui fournit la considération de nous-mêmes ; il nous
envisage sous deux rapports , et de notre double constitution
physique et morale il conclut également la certitude
de notre avenir.

Le sujet de l'ouvrage et le but de l'auteur le conduisent
naturellement à s'occuper d'une question grave et difficile
: celle de la nature de notre ame. Avant d'exposer le
sentiment de M. T.... , sur un sujet aussi délicat , aussi
hérissé de difficultés ou enveloppé de ténèbres , je dirai ,
afin de prévenir toute interprétation qui ne lui serait pas
favorable , que non-seulement il se montre très-religieux
dans tout le cours de son livre , mais que son livre fait
aimer la religion et qu'il présente sous les traits les plus
aimables la morale la plus conforme à l'esprit de son
divin fondateur . Après avoir rendu un juste témoignage
aux excellentes intentions de M. T..... , je craindrai
moins de dire qu'il pencherait à croire que notre ame
538 MERCURE DE FRANCE ,
n'est point un esprit pur , une substance immatérielle.
Dieu seul , dit-il , est un esprit pur. Sans doute il croit
l'ame immortelle ; cette immortalité est le sujet principal
de son livre , c'est cet avenir dont il essaie de nous donner
la théorie, et il faut l'avouer , c'est-là l'essentiel , puisque
c'est l'appui de toute morale ; on ne peut même disconvenir
que dans les premiers siècles du christianisme , on
vit jusqu'à des pères de l'église avoir sur la nature de notre
ameune semblable opinion . M.T.... accorderamême que
l'ame est incorporelle , mais il est loin d'être persuadé qu'elle
soit immatérielle; cela paraîtra peut-être un peu subtil et
pas très-clair . Ce qui ne l'est pas extrêmement non plus ,
c'est la manière dont il explique la nature de cette ame
incorporelle , mais matérielle pourtant , quoiqu'aussi peu
que possible , et composée d'une matière différente de
celle que nous connaissons et qui tombe sous nos sens ; en
cela il ressemble à tous ceux qui ont voulu aborder cette
question ténébreuse. Ce qu'on peut déduire néanmoins
de son opinion , c'est qu'il regarde notre ame comme
abondanıment imprégnée des particules de ce feu élémentaire
sur lequel , dans la première partie de son ouvrage ,
il a fait une savante et curieuse dissertation . C'est ce
feu élémentaire qui , selon lui , donne la vie aux corps
animés , et communique le mouvement aux corps bruts
et inanimés ; opinion qui , à quelques différences près , a
été celle de plusieurs philosophes , depuis Empedocle
jusqu'à M. T.... L'auteur de la Théorie de l'avenir aimerait
aussi à croire ( et ilme semble que l'illustre Bonnet
de Genève l'avait cru avant lui) que notre ame est un
abrégé , un extrait , une miniature parfaite de notre corps
dont elle reproduit toutes les parties et tous les traits dans
des dimensions si infiniment petites que l'imagination ne
saurait s'en faire une idée. Telle reste cette petite ame
tant qu'elle est entravéeparles liensdu corps; mais est- elle
débarrassée de sa prison , elle grandit , se développe ,
atteint la taille de l'individu dont elle n'était auparavant
que la miniature , et le représente parfaitement dans
l'état et le point précis où il était le plus beau , dans
tout l'éclat de sa jeunesse , avant d'avoir reçu aucune
altération ou par des accidens , ou par les passions , ou
JUIN 1810. 539
-
1
parlasuccession des années , tout cela perfectionnémême
par des formes plus sveltes , plus légères , plus déliées ,
plus aériennes . Cette ame ainsi développée , conservera
ses souvenirs ; ce sont , en effet , les souvenirs qui prolongent
l'existence et constituent l'individualité de l'être ,
car ne serait plus le même individu qui serait heureux
ou malheureux , recompensé ou puni , s'il n'avait aucun
souvenir de sa première existence. M. T..... veut même
quenous conservions nos sentimens , nos goûts , nos affections
, mais infiniment épurés . C'est dans ces affections
satisfaites sans inquiétude et sans alarme , que consistera
le bonheur d'une autre vie ; là nous retrouverons
nos parens , nos amis , tous les objets qui nous furent
chers ; ils nous le seront plus que jamais , et une grande
partiede notre félicité sera de les aimer , sans craindre de
les perdre. Il est certain que la raison ne s'oppose point
àce genre de bonheur; que la religion n'en interdit point
l'espérance , que le sentiment y applaudit. C'est celui
dont le vieux Caton exprime si éloquemment le désir et
l'espoir dans cette belle exclamation que Cicéron met
dans sa bouche : « O l'heureux jour que celui où m'éle-
>> vant au-dessus de cette foule rampante de mortels , je
>> m'envolerai dans la demeure divine des ames ! J'irai
>> joindre non-seulement les hommes dont j'ai parlé , mais
>> vous aussi , mon cher Caton , le meilleur des hommes ,
>> le plus tendre des fils , vous dont j'ai placé le corps sur
>> unbûcher, derniers devoirs que je vous ai rendus , moi
>> qui devais les attendre de vous ! .... Je me suis console
>>dans l'espérance que nous n'étions pas séparés pour
>> long-tems. >>>
Opræclarum diem , quum ad illud divinum animorum
concilium cætumque proficiscar , quumque ex hac turba
et colluvione discedam ! Proficiscar enim , non ad eos
solùm viros de quibus antè dixi, sed etiam ad Catonem
meum ; quo nemo vir ' melior natus est , nemo pietate
præstantior ; cujus à me corpus crematum est , quod
contrà decuit ab illo meum .... Sed me ipse consolabar ,
existimans non longinquum inter nos digressum et discessum
fore.
Après avoir cherché à découvrir la nature de notre
540 MERCURE DE FRANCE ,
ame , M. T..... expose aussi son sentiment sur l'ame des
bêtes . Il discute avec beaucoup d'intérêt les diverses opinions
des philosophes les plus célèbres qui ont traité ce
sujet , tels que Descartes , Buffon , Condillac , Bonnet
et Leroi; prenant de ces divers systèmes ce qui lui convient
, rejetant ce qui lui paraît le moins probable , et
les modifiant ainsi avec un esprit très-philosophique , il
en présente à ses lecteurs un très-plausible , appuyé sur
debonnes observations et debons raisonnemens . Il accorde
aux animaux plus que M. de Buffon , moins que
M. Leroi , et sur-tout beaucoup moins que M. Dupont
de Nemours , qui vraisemblablement ne s'est pas tant proposé
d'instruire ses lecteurs que de les amuser , et qui a
atteint ce dernier but d'une manière très-spirituelle .
M. T..... rend justice à l'esprit qui se fait remarquer
dans les Mémoires de M. Dupont de Nemours : mais il
ne paraît pas disposé à croire que l'auteur de ces Mémoires
, après avoir étudié quelque tems la langue des
corbeaux , soit parvenu à l'entendre ; il se défie aussi un
peu de la fidélité de cette traduction d'une chanson de
rossignol que M. Dupont de Nemours lut dans une
société savante il y a quelques années (1) .
(1) Me permettra-t-on dans un sujet sérieux , et dans un article
grave , de faire , même en la rejetant en note , une citation qui ne
l'est guère ? je la hasarderai néanmoins , parce que les lecteurs , ainsi
avertis , pourront passer ma note.
On a bien raison de dire qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil :
qui ne croirait que M. D. de N. , en nous transmettant la chanson du
Rossignol , avait fait quelque chose de nouveau ? il n'en est rien cependant.
On lit dans les affiches de Senlis , de 1787 , qu'il avait été
prévenu par un Italien. Il est vrai que l'Italien n'avait donné que le
texte original, tandis que M. D. de N. a donné la traduction. Voici le
texte en faveur de ceux qui sont bien aises de comparer les traductions
avec l'original :
Tiuù , tiuù , tiuù tiuu
Spè tiù z' qua :
Quorror pi pi
Tiò , tiò , tiò , tiò , tix ;
Quutid , qutiò , qutid , qutia
JUIN 1810 . 541
L'avenir qui fait le sujet des méditations de M. Т .....
est , comme je l'ai déjà remarqué , cet avenir éternel qui
nous attend après une existence éphémère. Cependant ,
il ne néglige pas entiérement cet autre avenir , passager
commele présent , auquel Horace nous défend de penser,
et dont il prétend que la connaissance nous est dérobée
par une divinité sage et bienfaisante.
be 11
Prudensfuturi temporis exitum
Caliginosâ nocte premit Deus ,
Ridetque si mortalis ultrà
Fas trepidat.
Parmi les moyens de connaître cet avenir , M. Т .....
en indique de surnaturels , tels que la révélation , l'inspiration
, source divine des prophéties. Les moyens naturels
sont l'attention et la réflexion sur les événemens
passés et présens , et sur les causes morales , source assez
certaine de prédictions politiques ; l'observation des
lois invariables de la nature , motif infaillible de certitude
dans l'ordre physique . L'auteur de la Théorie de
Avenir ne rejette pas entiérement les moyens de connaître
l'avenir tirés des pressentimens , des pronostics ,
des avertissemens en songe , des mystères du magnétisme
animal ; il s'étend même avec quelque complaisance
sur les effets merveilleux du somnambulisme , de
la catalepsie , y revient en plusieurs endroits de son livre ,
et cite des faits fort étranges . J'en rapporterai quelquesuns
, parce que cette doctrine du somnambulisme oubliée
depuis quelques années , traitée même avec quelque
mépris , se réveille , se remet en honneur et encrédit,
mole 11. 12 quò , zquo , zquò , zquò ,
Zi , zi , zi, zi , zi , zi , zi ,
Quorror tiù z ' quà pipi qui.
1
6
Le lecteur jugera s'il croit que ce couplet soit bien rendu pat
la traduction si connue .Dons, dors , dors , dors , dors , ma douse
amie , amie , amie,etc. L'auteur des affiches de Senlis prévient , au
reste, qu'en faisant chanter les paroles mêmes du texte par une femme
à voix douce , qui conserverait l'accent italien , on croirait entendre
un rossignol.
:
542 MERCURE DE FRANCE ,
(
et trouve des partisans parmi des hommes et des femmes
debeaucoup d'esprit. Une jeune femme de Lyon, plongée
dans cet état de somnambulisme, voyait, les yeux fermés,
non-seulement au-dehors d'elle , mais au-dedans , dans
l'intérieur de sa tête , de son estomac , prédisait les accidens
qui devaient lui arriver , et même à ceux qui étaient
en rapport avec elle . Elle vit clairement qu'elle serait
sourde dans vingt-quatre heures et pendant vingt-quatre
heures , et les choses se passèrent exactement ainsi. Tous
ses sens semblaient s'être réfugiés dans le creux de son
estomac; c'est par là qu'elle voyait , qu'elle entendait.
Plaçait-on sur le creux de son estomac la montre de son
mari , ou vraisemblablement tout autre , car elle n'était
pas à la montre de son mari près ? elle disait l'heure ;
une carte ? elle la nommait ; une lettre ? elle la lisait.
Lui parlait-on bas en se penchant vers cette région ?
elle entendait à merveille , tandis qu'elle n'eût rien entendu
si on lui eût parlé à l'oreille . Si même on parlait
tout bas , sans se pencher vers elle , mais en plaçant
son doigt sur son épigastre , ce doigt servant de conducteur
au son , elle ne perdait pas un mot de ce
qu'on disait ; elle suivait , les yeux fermés , les mouvemens
de ce doigt qui lui donnait des ordres , et les exécutait
: O prodige ! s'écrie M. Petetin , médecin de cette
femme , ô prodige inconcevable ! formait- on une pensée
sans lamanifester par la parole , lamalade en étaitinstruite
aussitôt , et exécutait ce qu'on avait intention de
lui commander. Si l'ordre ne lui convenait pas , ou était
au-dessus de ses forces , elle demandait grace . Enfin c'est
par le creux de l'estomac qu'elle semblait manger; y meton
de la brioche , une cotelette de mouton , on la voyait
aussitôt mâcher. A ces faits attestés par M. Petetin ,
médecin à Lyon , succèdent d'autres faits affirmés par
M. Attalin , médecin à Besançon: A Paris , des personnes
nonmoins dignes de foi que MM. Petetin et Attalin , ont
vu ou opéré des choses non moins prodigieuses . Que
faut- il donc croire? Il paraît impossible que de pareils
faits soient vrais ; il paraît impossible que des gens d'esprit
et d'honneur soient trompés ou veuillent tromper ; mais
de ces deux hypothèses impossibles , il en est une qui
دما
JUIN 1810. 543
!
1
1
l'est moins que l'autre , et c'est vers celle-là que je pencherais
.
$1 On voit qu'à une question très-intéressante par ellemême
, la plus intéressante înême de celles qui peuvent
nous occuper , M. T.... a su en rattacher une foule d'autres
agréables et instructives ; il déploie dans tout le
cours de son livre une grande variété de connaissances
qui n'ont pas toutes , il est vrai , ni assez de certitude ,
ni assez de rapport avec le but principal qu'il se propose;
mais ce qui recommandera toujours cet ouvrage aux
yeux des lecteurs , dont l'auteur de la Théorie de l'Avenir
doit ambitionner le suffrage , ce sont les excellentes intentions
dont il paraît constamment animé ; ce sont les
sentimens doux , purs et aimables qu'il y a répandus 3
c'est le style correct , souvent élégant et harmonieux dont
ila su revêtir ces sentimens , ainsi que les idées qu'il
établit , et les opinions qu'il professe. Je regrette que le
défaut d'espace m'empêche de citer quelques morceaux
intéressans que j'avais recueillis dans cette intention ;
et qui eussent rempli le double but , et d'orner mon arti
cle , et de justifier les éloges que je donne au style de
M. T..... Il me semble avoir satisfait aux deux conditions
que Cicéron exige dans un ouvrage philosophique ,
et dont la réunion , d'après ce grand juge , forme un
livre excellent : l'intérèt des questions qu'on y traite , et
l'agrément du style dont on les revêt. Hanc enim perfec
tam philosophium semper judicavi , quæ de maximis
quæstionibus copiosè posset ornatèque dicere, Eroq
1
L'AMANT ROMANESQUE ,
ου VIEILLESSE ET GAIETÉ .
NOUVELLE.
F
La gaieté des vieillards fait l'éloge de leur jeunesse . Elle
annonce que pour eux le passé est sans reproches et l'avenir
sans terreurs. Chez les jeunes gens , cettte aimable qua
lité tient souvent à la légèreté de leur âge . Un jeune homme
rit de tout, parce qu'il n'attache d'importance à rien. Mais
544 MERCURE DE FRANCE ,
le tems amène les passions , les passions amènent la
réflexion , souvent la tristesse et quelquefois les remords .
Quand je vois un vieillard qui a su conserver la gaieté de
l'adolescence , je me dis : voilà un honnête homme , il l'a
toujours été . Il a marché d'un pas égal dans le sentier de
la vie ; le souvenir de ses erreurs , s'il en a commis quelques-
unes , le rend indulgent pour celles d'autrui. Ses passions
ont été douces , puisque les traces qu'elles ont dû
laisserdans son coeur n'en altèrent plus le repos . Jamais il
ne jeta un oeil d'envie sur le bonheur des autres , puisqu'après
avoir perdu le premier des biens , la jeunesse , il veut
bien souffrir qu'il y ait des jeunes gens .
Untel caractère, qui dans une femme a peut- être encore
plus de prix , était celui de Mme de Bermond . Mariée de
bonne heure à un époux de son choix , douée d'une belle
fortune et d'une jolie figure , elle avait su plaire sans
coquetterie , avoir des amis sans manquer à ses devoirs , et
jouir sans orgueil de ses avantages . Frivole dans ses goûts ,
mais constante dans ses affections , elle avait su varier ses
plaisirs sans altérer son bonheur. Aussi avait-elle vieilli
sans s'en apercevoir , et presque sans que l'on s'en aperçût;
car elle avait pris insensiblement les goûts qui convenaient
à son âge. Si nous savions renoncer à nos prétentions lorsque
nous perdons nos agrémens , nous regretterions bien
peu de choses.
C'était ainsi que M de Bermond avait atteint ses quatrevingts
ans . Elle avait concentré dans l'intérieur desafamille
etdans un petit cercle d'amis véritables cette gaieté vive et
naturelle quilong-tems avait fait le charme de sa nombreuse
et brillante société. Veuve depuis long-tems , elle avait
porté toutes ses affections sur le jeune Forlanges sonpetitfils,
et surla jeune Amélie de Villarcé, qui tous deux vivaient
auprès d'elle .
Amélie était une orphelinesans fortune . Mme de Villarcé
en mourant l'avait confiée aux soins de Mme de Bermond ,
qui l'avait élevée avec toute la sollicitude de la mère la plus
tendre. Me de Bermond aimait Amélie comme sa propre
fille , et déjà même elle lui en donnait le nom , car elle avait
formé depuis long-tems le projet de l'unir à son petit-fils .
Les deux jeunes gens , élevés ensemble avec cette douce
perspective , s'étaient livrés sans contrainte à des sentimens
qui leur promettajent le bonheur. Forlanges n'avait que
vingtrans , Amélie en avait dix-huit . Rien jusqu'à ce jour
n'avait troublé leur tendresse mutuelle, Mais l'amour que
rien
JUIN 1810 . 545
1
1
1
1
1
rien n'inquiète finit par devenir une habitude , par ressem
bler à l'amitié ; on s'aime sansy penser , sans se le dire ; il
remplit l'ame sans occuper l'imagination , et malheureusementl'imagination
de Forlanges avait besoind'être occupée ;
elle était vive , ardente , romanesque à l'excès . Il aurait
fallu qu'un obstacle imprévu le séparât d'Amélie par meE LA
SEIN
barrière presqu'insurmontable, pour lui faire sentir con
bien il l'aimait.
: Telle était la situation de cette intéressante famille, lors
que tout-à-coupForlangesparutinquiet et rêveur. Il sabsenz
tait fréquemment et ne rentrait que fort tard , avec une tris?
tesse qu'il ne cherchait point à dissimuler. Il parlait peca la
jeuneAmélie, et ne lui témoignait plus cette confiance
quelle le coeur s'accoutume si vite et dont il ne peutplus se
passer lorsqu'une fois il enajoui . Amélie pleurait en secret :
«Forlanges ne m'aime plus , disait-elle , puisqu'il me cache
quelque chose . Pour Memede Bermond , elle était dans un
mouvement , dans une agitation continuelle . Que fait-il?
où est-il ? où va-t- il ? nous ne le voyons plus. Pourquoi ne
me parle-t-il plus d'Amélie ? ne veut-il plus l'épouser? il
il faut le marier , et cela le plus tôt possible ; si je diffère
l'accomplissement de mon projet , quelque coquette s'emparera
de ce jeune fou , tournera cette tête sans cervelle , le
détachera de ma chère Amélie , et puis adieu toutes les
espérances que je formais pour son bonheur
Unmatin que Forlanges se préparait à sortir , allel'appelle
et lui dit : Je veux , mon cher ami , avoir avec vous dans ce
moment un tête-à-tête .-Ah Madame ! répond Forlanges
avec un air d'impatience , il faut que je sorte ; une affaire
importante ....... - Importante ! dit Mme de Bermond en
riant ; elle ne saurait l'être plus que celle dontje veux vous
entretenir et qquui semble être sortie de votre mémoire ! ah
ça, mon cher petit-fils , vous ne voulez donc plus vous
marier?-Ah , Madame ! ne m'en parlez plus ; je n'ai que
vingtans .- Ehtant mieux ! faut-ildoncen avoir cinquante?
ce langage est tout nouveau dans votre bouche ; à vous
entendre, il aurait fallu vous marier à quinze ans . Mais
aujourd'hui monsieur a des affaires plus importantes ........
Cependant Amélie est si douce, si bonne, siintéressante ! ...
-Vous avez raison , Madame , je rendsjustice à ses excellentes
qualités , mais Elle n'a point ce goût du
luxe et de la dissipation qui tourne la tête de toutes les
jeune,s personnes. Elle est modeste , cequi est très-rare;
elleprendra soin de son ménage , ce qui nel'est pas moins
Mm
546 MERCURE DE FRANCE ,
elle élèvera bien ses enfans , ce qui l'est encore davantage;
elle n'aimeraque son mari , chose que l'on ne voit presque
plus. Qu'avez -vous à faire de plus pressé que de vous assu
rer une telle compagne ?-Je suis de votre avis ,Madame.
Amélie réunit toutesles vertus qui fontle bonheur, mais .....
-Je ne veux point de mais; il faut que tu te maries.
J'ai quatre-vingtsans passés ; je brûle du désir de voir encore
autour de moi de petits marmots qui m'amuseront de leur
babil , me feront des niches , casseront mes lunettes , me
feront rire et gronder tout à-la-fois . Tu te marieras , tu
épouseras Amélie.- Que vous êtes impatiente !-Oh ! la
patience n'est pas la vertu des vieillards; ils n'ont pas le
tems d'attendre. Cette dernière raison párut toucher Forlange
. Je voudrais , dit-il à Mme de Bermond , je voudrais
combler vos désirs ; mais , puisqu'il faut vous l'avoner , je
suis éperdument amoureux d'une autre personne. D'une
autre personne ? -Charmante !-Comment se nomme-telle
? Je n'en sais rien ." Où demeure-t-elle ? Je
Pignore. Quelle est sa famille , så fortuné ? Je n'en
sais rien nonplus. Ov Pas -tu yue ?-Nulle part .-Tu
en auras sans doute entendu parler ?-Jamais . On l'aura
fait un éloge si pompeux de sa figure et de son esprit ? .....
-
Jamais on ne m'a parle d'elle. Mon petit-fils , mon
petit-fils je ne vous presse plus de vous marier. Ce n'est
pas une femme qu'il vous fauf , mais une place aux Petites-
Maisons! Adieu , je vous quitte , car je suis d'une colère ! ...
-
Aces mots , elle sortit , et Forlanges ne put se dissimulerqu'elle
avaitraison d'être irritée . "Hélas ! se dit-il , rien de
plus vrai , je suis fou. Sur le point d'épouser une jeune personne
douée de mille vertus , que j'aimais depuis mon
enfance et dontje suis aimé ,je la sacrifie à une femme que
je ne connais pas , et dont l'existence pourrait bien n'être
qu'une chimère ! Oui, mais s'il existe , cet être enchanteur
! que de charmes ildoit posséder ! ... quelle physionomie!
ajoute-t- il , en regardant avec avidité un portrait qu'il presse
mille fois contre ses lèvres . Que d'esprit, de finesse et de
sensibilité dans ce regard ! Que les contours de cette figure
sont gracieux et délicats ! Quel sourire ! Ah ! je donnerais
toute ma fortune , la moitié même de mon existence pour
trouver l'original de ce portrait. 192167
Ce discours de Forlanges fut interrompu par l'arrivée
d'Olivier , son valet-de-chambre . Olivier était un homme
intelligent que Mme de Bermond avait placé près de son
petit-fils. Serviteur plein de zèle et de fidélité , il avait son
JUIN 1810. 547
Franc-parler dans la maison,et donnait quelquefois des
conseils dont on se trouvait bien. Olivier s'était aperçu de
l'inquiétude et de la tristesse de son jeune maître ; il avait
vu avec chagrin le refroidissement du jeune homme pour
Amélie , et pensait à la douleur qu'éprouverait Mme de
Bermond , si ce mariage venait à manquer. Il voudrait arracher
à Forlanges un secret d'où dépend le bonheur de
toute la famille ; mais comment obtenir une semblable
confidence ? La solliciter, c'est l'éloigner peut-être pour
jamais. Mais à vingt ans le secret de nos passions est foujours
sur le bord de nos lèvres , et Forlanges avait grand
besoind'un confident. Depuis quelques jours il formait le
projet de mettre Olivier dans ses intérêts. Il lui raconta ,
après un peu d'hésitation , qu'un jour en se promenant aux
Champs-Elysées avec Mm de Bermond , Amélie et quelques
amis, il avait aperçu sur le gazon quelque chose qui brillait
aux rayons du soleil. « Je m'approche , dit-il , de cet
objet qui piquait ma curiosité , etje trouve la plus charmante
miniature. Je ne puis t'exprimer , Olivier , l'effet
que cette figure angélique produisit sur mon coeur . Je cachai
bien vite mon trésor, et tout entier au désir de le
contempler sans témoin , j'oubliai toutes les personnes qui
se promenaient avec moi , j'oubliai l'univers . Depuis cet
instant mon imagination n'est plus occupée que de cet
objet divin. Plus jele regarde , plus j'y découvre de charmes
qui m'étaient d'abord échappés . Je vais me promener tous
les jours dans le lieu oùje l'ai trouvé ; je fréquente tous les
spectacles , toutes les promenades publiques , dans l'espoir
de rencontrer la femme adorée que'ceportraitreprésente :
mais jusqu'à cejour mes espérances ont été trompées, etje
suis le plus malheureux des hommes . "
5
Le bon Olivier connaissait trop son maître pour le heur
ter. It eut l'air de le plaindre , et après avoir admire la
beauté du portrait mystérieux , il promit à Forlanges d'employer
tout son zèle et toute son industrie pour en découvrir
l'original .
fal
Sa première démarche fut d'aller tout confier à Mme de
Bermond: Il ne crut point que ce fût trahir son maître ,
mais servir ses vrais intérêts ; car qui pouvait mieux que
Mme de Bermond soulager son coeur et guérir sa tête ?
Toute fâcheuse que fût une telle découverte , le premier
mouvement de cette femme , aussi gaie que sensible , fut
cependant d'en rire aux éclats . Quoi s'écria-t-elle , mon
petit-fils est amoureux d'un portrait? Voyez si je n'ai pas
Mm 2
548 MERCURE DE FRANCE,
۱
raison de dire que la jeunesse est folle et de rire de ses folies
? Mais dis -moi , Olivier , ce portrait au moins est-il
bien joli ?-Joli , madame ! Hélas ! il ne l'est que trop !
Jen'ai jamais rencontré d'aussi charmante physionomie.
Melle Amélie en approche peut-être , mais cependant ....
Comme il interrompait cette phrase , Amélie , qui était
entrée depuis quelques momens dans la chambre sans
qu'on l'eût aperçue , et qui avait tout entendu sans rien
dire , ne put retenir ses sanglots . Mme de Bermond n'eut
plus alors envie de rire ; elle chercha d'abord à consoler
l'aimable orpheline par tous les raisonnemens que l'on peut
aisément se figurer ; elle songea ensuite à combattre sérieusement
la passion extravagante qui tournait la tête de son
petit-fils , et vit bientôt que la première chose à faire était
de se procurer la vue du fatal portrait. Elle chargea donc
Olivier de le tirer pour quelques instans des mains de
Forlanges . L'entreprise était difficile; mais le zèle du vieux
serviteur lui en suggéra le moyen.
Dès le lendemain matin , il entra dans la chambre de son
maître , avec l'air d'une vive émotion . "Ah Monsieur ! lui
dit-il , quelle bonne nouvelle je viens vous apprendre ? Réjouissez-
vous , monsieur , réjouissez-vous .- Quoi donc ?
Que veux-tu dire ? as-tu découvert l'original ? ....- Oui ,
Monsieur , je connais ....... l'original. Levez-vous , vite ,
levez-vous . Forlanges saute à bas de son lit. « Parle ,
mon cher Olivier , parle , je meurs d'impatience .- Attendezunmoment.
Je suis tout essoufflé ... Je n'en puis plus ...
Je n'ai fait qu'une course depuis ....-Tu me fais mourir...
-Elle était dans une superbe voiture traînée par quatre
chevaux. J'ai suivi la voiture jusqu'au moment où elle est
entrée dans un hôtel magnifique . Ah Monsieur ! quelle belle
personne vous aimez ! quelle taille ! quelle figure ! J'en
suis encore tout ébloui . Elle est brune , elle a des yeux....
les plus beauxyeux du monde.-Quel plaisir tu me fais !
s'écrie Forlange dans le délire de la joie. Comment
nomme-t-elle ?-Elle se nomme mademoiselle ..... mademoiselle
.... de .... de Romanville . Oui , je suis presque
sûr...... Quoi ! tu n'as pas la certitude......-Non ,
monsieur, et c'est votre faute.- Comment ?-Si vous m'aviez
confié le portrait , j'aurais pu le confronter avec l'original
.-Moi , te confier ce portrait ? Eh ! non , non ;
gardez-le , Monsieur, si vous craignez qu'il ne se perde
entre mes mains . -Examine-le bien attentivement , cela
doit te suffire , et tute souviendras ....-Moi , me souvenir ! ah
-
-
se
JUIN 1810 . 549
4
Monsieur !je n'aijamais eude mémoire. J'oublie souventjusqu'àmonpropre
nom.-Eh bien ! apprends par coeur ce que
jevais te dicter.-Impossible .-Essayons ." Alors Forlanges
fait le détail de tous les charmes du portrait , et Olivier répète
mot à mot sa leçon comme un écolier. Front élevé,
blanc comme de l'ivoire , uni comme une glace , sourcils
noirs et bien arqués , les plus beaux cheveux du monde ,
des yeux noirs , pleins d'esprit et de sensibilité , joli petit
nez retroussé , lèvre couleur de rose , un petit trou dans
chaque joue , un menton bien arrondi avec une légèrefossette
dans le milieu . Mais voilà qui est à merveille , dit Forlanges
, tu répètes fort bien ta leçon.-Oui , Monsieur , dit
Olivier. J'ai plus de mémoire que je ne le croyais . Voyons,
je vais répéter seul ce que vous venez de me dicter.En effet
, Olivier recommence , mais , soit malice , soit inadvertance
, il confond tout le signalement : les yeux deviennent
bleus , les cheveux châtains , le front élevé comme de l'ivoire
et blanc comme une glace ; le menton retroussé avec une
petite fossette pleine d'esprit et de sensibilité . Forlanges
est furieux ; mais Olivier observe fort sensément que la
mémoire ne se donne pas . " Sans le portrait , dit-il , je
ferai quelque bévue , et jamais vous ne saurez à quoi vous
en tenir. Forlanges cède enfin , quoiqu'à regret, à des raisons
qu'il ne peut s'empêcher d'approuver. Il remet son
cher portrait entre les mains d'Olivier, qui lui promet de lui
rapporter avant peu de bonnes nouvelles .
;
Dès le soir même , Olivier , fidèle à sa promesse , vient
annoncer à son maître qu'il n'a plus de doutes , qu'il a
confronté le portrait avec l'original. Il lui raconte comment
, par le moyen d'une soubrette qu'il a connue autrefois
, il est parvenu à s'introduire auprès de Mlle de Romanville.
Il fait le portrait le plus brillant de cette jeune
personne , d'autant plus intéressante qu'elle est aussi malheureuse
que belle . Elle dépend d'un tuteur , l'homme le
plus dur , le plus cruel , le plus jaloux , le plus affreux. Ce
tuteur se nomme Durocher , nom qui peint son caractère ..
Il veut épouser sa charmante pupille, et pour parvenir à ce
but , il la tient dans une solitude absolue , etla traite avec
une telle rigueur qu'elle finira par en mourir de chagrin .
Pendant ce récit , Forlanges pleure , se réjouit , se met en
fureur. Olivier continue et raconte comment , par l'adresse
de la jeune soubrette , il s'est introduit auprès du terrible
Durocher , comment il a su gagner la confiance de cet
homme impitoyable , en flattant sa passion dominante , la
550 MERCURE DE FRANCE ,
jalousie. Je lui ai fait entendre , ajoute Olivier , que le
quartier de Paris qu'il habite est beaucoup trop bruyant ,
qu'il y passe toujours du monde , et qu'il serait plus prudent
à lui de se fixer dans notre rue, que l'on peut appeler
un véritable désert . Notre jaloux a donné dans le panneau
plus promptement que je ne l'aurais imaginé , et chose
incroyable ! il m'a quitté sur-le-champ pour venir louer
cette maison dont les fenêtres donnent sur notre cour , et
qui , grâces à Dieu , se trouvait vacante. Qu'entends-je ?
s'écrie Forlanges ivre de joie . Grand Dieu ! elle viendrait
habiter près de moi ! je pourrais la voir , l'entendre , lui
parler , lui jurer un amour éternel !-- Oui , Monsieur ,
vous voyez que je ne vous sers pas à demi. Forlanges
l'embrasse et lui dit avec transport : Je ne te regarde plus
comme un domestique , tu es un ami .-Oui , Monsieur ,
un ami , dit Olivier , mais permettez que je continue mon
récit ; vous ne connaissez pas encore tout votre bonheur.
Votre maîtresse vous aime pour le moins autant que vous
l'aimez .-Elle m'aime ! quelle folie ! elle ne m'a jamais vu .
-Pardonnez-moi , elle vous a vu un jour aux Champs-
Elysées , et dès le premier moment elle a senti pour vous
une passion qui ne s'éteindra jamais .-Serait-il possible ?
-Elle s'est retirée , le désespoir dans le coeur, parce que
vous ne l'avez pas regardée.-Malheureux que je suis ! où
donc avais-je les yeux ?-Mais en s'en allant , et même
en passant fort près de vous , elle a laissé tomber tout
exprès son portrait.....-Exprès !-Dans l'espérance qu'il
serait aperçu de vous et que peut-être vous tenteriez de
l'affranchir du joug qui l'opprime , si toutefois ses traits
faisaient quelque impression sur votre coeur.- Quelque
impression ! ah! ils y sont gravés d'une manière ineffaçable .
-Enfin, Monsieur, le tuteur est revenu après deux heures
d'absence. Il a loué définitivement la maison , et il a signifié
devant moi , à votre maîtresse , que dès le lendemain
elle changerait de domicile . Ainsi calmez votre impatience
jusqu'à demain, et croyez que je ne négligerai rien pour
asUsunrejreluanreéhusosimtme deedveovsipnrgotjeatnss.modérer son impatience ,
lorsqu'emporté par une grande passion , il croit toucher
au moment du bonheur ! bon Olivier , ce conseil est plus
facile à donner qu'à suivre. Forlanges tourne cent fois autour
de la maison qui va bientôt renfermer l'objet de ses
désirs, Il en examine les fenêtres avec une attention scru
puleuse , et cherche déjà dans sa tête les moyens de tromJUIN
1810. 551
T
per ce tuteur abhorré. Il passe, la nuit dans la plus vive
agitation , et se livre à tous les rêves d'une imagination
exaltée par l'espérance du succès et par les obstacles qu'il
prévoit Tantôt il pleure sur le sort de cettesjeune infortunéé
qui , douée de tant de charmes , se voit livrée aux persécutions
d'un tuteur barbare. Tantôt il sourit en pensant
qu'il sera son libérateur ; car il ne se propose rien moins
que de l'enlever. Il rassemble tout ce qu'il possède en or
et en argent , c'est-à-dire , une centaine de louis que M
de Bermond lui avait donnés la veille. Avec cette somme ,
rien ne lui paraît impossible à exécuter.,
Le lendemain, à son réveil , il fait faire une échelle de
corde , et donne l'ordre à Olivier de tenir , vers minuit ,
une chaise de poste à quelque distance de la maison . Il est
aux aguets toute la journée , et ne perd pas un instant de
vue la fenêtre de l'appartement que sa maîtresse doit occuper.
Enfin, Olivier vient lui apprendre que le nouveau
menage est installé dans la maison. Forlanges prête une
oreille attentive et croit entendre quelque bruit ; il espère
que la fenêtre va s'ouvrir. Son impatience est au comble ,
son sang bouillonne dans ses veines , sa tête brûle , son
coeur palpite . Enfin , après une heure d'attente , la fenêtre
's'ouvre , et une lettre tombe aux pieds du jeune amant.
Avec quelle avidité il se précipite sur ce papier mystérieux!
avec quelle ardeur il le presse sur ses lèvres ! il l'ouvre en
tressaillant et lit ce qui suit :
,
F
J'espère , Monsieur , que la situation, horrible dans
laquelle je me trouve vous fera excuser la légéreté apparente
de ma conduite. La démarche que je me permets est
blamable sans doute , mais elle est inspirée par le désespoir
le plus légitime et par l'amour le plus tendre . Oui ,
Monsieur , je vous aime , depuis que le hasard vous a
conduit sur mon passage aux Champs-Elysées . J'ai cru
remarquer dans votre physionomie l'expression d'une ame
noble généreuse et faite pour sympathiser avecllaamienne.
Voilà mon libérateur , me suis-je dit en vous voyant.
Venez , venez à mon secours ; j'implore votre pitié , si je
ne puis réclamer un autre sentiment. Mon tyran est obligé
de nous quitter ce soir à onze heures . Nous avons la liberté
de nous promener dans le petit jardin qui dépend de notre
maison; mais les murs de ce jardin sont élevés... la porte ,
je crois , est solidement fermée , et mon tyran seul a la clé
de notre prison. Puisse le ciel vous inspirer les moyens de
,
552 MERCURE DE FRANCE ,
:
me délivrer et de m'unir au seul homme qu'ilme soit possible
d'aimer ! »
-
« Quelle charmante lettre ! s'écrie Forlanges avec un
enthousiasme sans bornes . Quel style ! que d'esprit ! que
d'éloquence ! Ah ! mon cher Olivier ! le seul sentiment de
lapitié suffirait pour me faire tout entreprendre. J'aime !
je suis aimé ! quels obstacles pourraient m'arrêter ?-Eh ,
eh , dit Olivier , en secouant la tête , ces murs sont bien
élevés .... Nous les escaladerons . - Oui , vous , Monsieur;
mais votre maîtresse ne peut sortir que par la porte ,
et cette maudite porte est bien fermée .-Nous l'enfoncerons
. Oui , mais en l'enfonçant nous ferons du bruit , et
M. Durocher viendra .... Nous le tuerops . Fort bien :
nous le tuerons ; mais ne pourrions-nous trouver un moyen
plus doux pour nous et pour lui ? Si nous pouvions entrer
dans ce jardin sans coup-férir, cela serait plus prudent et plus
sûr. Il faudrait plutôt nous procurer la clé du jardin . -
C'est impossible,-Je ne le crois pas . Il ne faut pour cela
que vous introduire auprès de M. Durocher; mais comme
il est excessivement jaloux et soupçonneux , que vous êtes
jeune et d'une agréable figure , il sera nécessaire de vous
vieillir, Prenez l'habit de noce de votre grand-père M. de
Bermond , couvrez votre tête d'une de ses larges perruques
à marteaux , voûtez bien votre dos , arquez vos
jambes , appuyez-vous sur une longue canne à pomme
d'or ,
«Ne
toussez à chaque parole ; M. Durocher n'a pas la vue
très-longue , et je vous promets que nous aurons la clé du
jardin . Forlanges hésite quelque tems . Comment paraître
aux yeux d'une jeune et belle personne dans ce costume
ridicule ? Elle se moquera de lui . Olivier le rassure :
craignez rien, Monsieur , lui dit-il ; votre maîtresse est
pleine de sens et de raison , et n'attache pas grande importance
aux caprices de la mode. Souvent même elle
critique en riant le costume des jeunes gens , et trouve que
dans le dernier siècle on était vêtu d'une manière bien
plus noble et plus décente qu'aujourd'hui.. 1
Forlanges se décide , et va choisir le costume le plus
antique de la garde-robe de son grand-père . Olivier préside
à sa toilette , lui donne des éloges sur la bonne grace avec
laquelle il porte l'habit de velours cramoisi brode , les longues
mmaanncchheetttteess de dentelle et la perruque à marteaux.
En vérité , Monsieur , lui dit-il , on croirait voir l'ombre
de votre grand-père . C'est lui-même , et si Mme de Bermond
vous voyait , elle en aurait peur , je gage. Fort bien !
NOMIJUIN 1810 . 553
1
Vous toussez avec une grace toute particulière , et l'on
jurerait que vous avez sur la poitrine' une douzaine de
| catarrhes pour le moins . »
-
-
- Ce
Le moment de la visite est arrivé . Forlanges , annoncé
d'avance par Olivier , se laisse conduire chez M. Durocher.
Il n'était pas cependant sans inquiétude : il craignait qu'en
dépit de son costume, sa figure ou sa voix ne le trahît.
Mais Durocher n'eut pas l'air d'y prendre garde , et reçut
notre étourdi avec tout le respect qu'inspire un vieillard
de quatre-vingts ans . Vous êtes enrhumé , Monsieur ,
Ini dit-il , avec un air d'intérêt. -- Oui , Monsieur , fort
enrhumé , très -enrhumé. A mon âge , les catarrhes ... Mais
j'oublie tous mes maux en pensant au plaisir que j'aurai
de cultiver une connaissance telle que la vôtre .
plaisir sera réciproque ; j'aime les voisins de votre tournure
? Ah ! vous me faites beaucoup d'honneur , et
l'accueil flatteur que je reçois de vous m'engage à vous
présenter une petite requête...…… Une requête ? parlez ,
Monsieur , parlez. Jen'ai rien à refuser à un homme d'un
âge aussi respectable . - J'avais autrefois , continue Forlanges
, la faculté de me promener dans ce petit jardin
qui touche votre maison . J'ai besoin d'un peu d'exercice ,
et à mon âge on ne peut aller bien loin . Me refuserezvous
une jouissance qui m'est devenue nécessaire , et dont
j'ai contracté l'habitude ? Durocher garde le silence , II
hésite , et Forlanges inquiet , continue sur le même ton :
"Je vous promets , Monsieur , de ne pas déranger un
chou. Eh Monsieur ! répond Durocher , si j'ai des inquiétudes
, ce n'est pas pour mes choux , mais .....- Je ne
eneillerai pas une fleur.- Bon Dieu ! elles sont toutes à
votre service , mais ..... Je fermerai soigneusement la
porte, toutes les fois que j'entrerai dans le jardin.-Eh !
Monsieur , quand vous y serez entré , je serai sans crainte ,
mais ..... Je la fermerai à triple tour quand je sortirai.
-Je crains que vous ne négligiez quelquefois cette petite
précaution . Ah Monsieur ! répond Forlanges . Pensez
donc que j'ai quatre-vingts ans à cet âge on n'est plus un
-étourdi. Quatre-vingts ans ! oui , c'est l'âge de la sagesse.
Allons , je cède à votre prière : tenez , Monsieur , je vous
donne la clé , j'ai une confiance entière dans la prudence
d'un hominede quatre-vingts ans . " Forlanges prend la clé
avec empressement , il lève le siége et se prépare à descen-
'dre les escaliers quatre à quatre. Si M. Durocher ne lui eût
offertle bras par politesse et ne lui cût dit prenez garde ,
-
1
554 MERCURE DE FRANCE ,
Monsieur.... marchez doucement .... vous allez tomber....
mon jeune étourdi oubliait déjà sa décrépitude .
Il trouve dans la rue le fidèle Olivier qui l'attend avec
impatience. "Victoire ! victoire ! s'écrie Forlanges ; la clé
du jardin est à nous. Ah , mon cher Olivier ! quel plaisir
que celui de duper un tuteur vieux et jaloux ! qu'il est sot
et crédule ! Il'est vrai que j'ai divinement joué mon rôle.
Le plus rusé des hommes y eût été trompé. "
Dans ce moment Forlanges et Olivier entendent, du
bruit , ils se cachent tous deux , et voient M. Durocher qui
sort de sa maison , après avoir promené à l'entour des regards
observateurs . " Bon ! dit Olivier , voilà notre ennemi
qui nous cède la place . J'entends onze heures sonner ; c'est
le moment du rendez-vous. Tout est prêt pour votre départ
, Monsieur ; les chevaux sont attelés , la voiture est à
deux pas . - Profitons du moment , dit Forlanges . Va
faire le guet , mon cher Olivier , tandis que je vais entrer
dans la place..
.Olivier obéit; Forlanges s'approche de la porte. Il croit
entendre marcher dans le jardin. « Est-ce vous ? dit-il à
voix basse. Est-ce vous , chère amante ?- Oui , oui , c'est
moi , cher Forlangeess ;; ouvrez la porte et sauvez-moi. A
cette voix dont la douceur le fait tressaillir d'amour , Forlanges
place la clé dans la serrure , et la porte allait s'ouvrir
, lorsque deux importuns qui se querellent viennent
tout-à-coup l'arrêter . C'était un poëte comique et un poëte
tragique qui tous deux sortant du spectacle , se disputaient
sur la prééminence de leur art. 4 Voilà qui est inoui , disait
le poëte comique , vouloir soutenir que la tragédie est audessus
de la comédie , de l'art que Molière a illustré !-
Qui , Monsieur , répondait l'auteur tragique , j'ose affirmer
que la tragédie est le plus beau de tous les arts . -La
comédie est infiniment plus difficile .- Je soutiens le contraire.
Tout homme raisonnable sera de mon avis .
Tout homme sensé pensera comme moi .- Prenons pour
juge la première personne que nous trouverons sur notre
chemin. Soit . Voilà un petit vieillard qui pourra juger
la question. S'il est aussi vieux que son costume nous l'annonce
, il doit avoir vu jouer bien des comédies et des
tragédies , tant au théâtre que dehors . "
- -
A ces mots tous deux s'approchent de Forlanges , le
saluent avec respect et lui exposent le sujet de leur querelle.
Forlanges les reçoit assez brusquement , et leur répond
qu'il n'a pas le tems de s'occuper d'une semblable baga
JUIN 1810 . 555
telle. Une bagatelle , Monsieur ? s'écrient ensemble les
deux poëtes ; la plus belle question littéraire ! - Je n'entends
rien à la littérature .-Forlanges a beau s'en défendre
, les deux poëtes entament à-la-fois leurs argumens ; il
s'impatiente , il menace; on lui répond par un sourire
dédaigneux , et par ces deux vers que prononce le poëte
tragique :
Je respecte votre âge , et sans vos cheveux blancs
Cette main punirait vos discours insolens . in
Forlanges ne peut plus se modérer , il devient furieux ;
il fond sur les deux poëtes , et les pousse par les épaules
avec une vigueur qui les étonne. « Ce petit vieillard , dit le
poëte comique en s'en allant , est encore bien vert !-Ah !
dit le poëte tragique ,
1 Sortons , si j'écoutais une juste colère ,
Je le ferais d'un coup rentrer dans la poussière.
Forlanges est enfin débarrassé de ces deux importuns
mais à peine posait-il la main sur la clé qu'un nouveau
bruit l'arrête encore. Il entend chanter à ses oreilles un air
Y
de bravoure fort joli , fort brillant , mais fort déplacé dans
les circonstances . Le musicien exécute les roulades les plus
difficiles , et parcourt tous les tons avec une volubilité extraordinaire.
Il ne s'interrompt que pour se donner des
éloges . Délicieux ! ... enchanteur !... ravissant ! ... divin! ...
Cet air-làdoit faire une grande fortune . Je voudrais trouver
quelqu'amateur à qui le chanter. Puis apercevant Forlanges
:: u“Ah ! voilà précisément ce que je cherche. Monsieur
, j'ai l'honneur de vous saluer très-humblement. Il
faut que je régale votre oreille délicate du nouvel opéra
que je viens de composer.... Vous allez entendre la musique
la plus mélodieuse ! .... J'arrive tout récemment d'Italie
avec cinq opéras en porte-feuille , et si vous le désirez , je
vais vous les chanter tous les cinq . Vous allez être en extase ,
J'éclipse tous les musiciens présens , passés el fufurs .
Je suis sourd , s'écria Forlanges avec une voix de tonnerre.-
Sourd ou, non , vous m'entendrez , répliqua le
virtuose ; et il commençait un prélude , lorsque notre amoureux
poussé à bout fit un geste tellement significatif que
le nouvel Orphée prit la fuite. ٢٢٤٢٠٠٣
EnfinForlanges respire ; il étaitbien tems . Jamais amant
ne fut plus malencontreux. S'il touche au moment du bonheur
, on peut dire qu'il l'a bien acheté. Il est près de mi556
MERCURE DE FRANCE ,
nuit ; M. Durocher peut revenir à chaque minute ; il faut
saisir l'instant favorable . Forlanges tourne la clé , la porte
s'ouvre , mais voilà qu'un malheureux ivrogne vient le
beurter et tombe presque sur lui. Que fais-tu là ? dit
l'ivrogne en jurant et en balbutiant. Retire-toi de mon
chemin , il n'est pas trop large pour moi seul. » Forlanges
le repousse et lui dit : passez , mon ami, passez .-Passe toimême
, répond l'ivrogne. Voyez donc le drôle de corps , il
veut que je passe ! je reste là , moi -Vous n'y resterez
pas.-J'y resterai , et si tu dis un seul mot , je te fais trancher
la tête. - Je ne pourrai jamais me défaire de cet
homme , il est gris.-Porte plus de respect à mon excellence
. Son excellence ? Je suis le grand-turc . -Le
grand-turc?-Ces jardins , ces palais sont à moi ; je veux
entrer dans mon sérail . Aces mots l'ivrogne veut s'introduire
dans le jardin , mais Forlanges lui défend le passage .
Le grand-turc imaginaire appelle ses eunuques , ses janissaires
et leur donne l'ordre d'étrangler l'audacieux qui résiste
à ses volontés .
-
Olivier accourt à ces cris répétés. L'homme ivre l'aperçoit
et lui dit : Mon grand-visir , fais arrêter cet insolent;
qu'on lui applique cent coups de bâton, et qu'il soit étranglé
sur-le-champ.-Ah cher Olivier ! dit Forlanges ; je
suis au désespoír. Deux poëtes, un musicien et cet ivrogne
sont venu m'assaillir . J'en ai chassé trois ; au nom du ciel,
délivre-moi du quatrième ! A ces mots , Olivier se prosternant
aux pieds de l'homme ivre : " Je vais , dit-il, exécuter
les ordres de votre hautesse ; mais en même tems , je l'avertis
que j'ai fait préparer pour elle un excellent souper
chez le restaurateur voisin. Elle y trouvera du vin délicieux
à discrétion .-Du vin ! du vin ! dit l'homme ivre ; tu es un
brave visir , mon ami . Tu sais à merveille comment il faut
conduire un royaume. Du vin ! je cours ..... je meurs de
soif. A l'instant l'ivrogne disparaît .
Dès que Forlanges se voit seul avec son fidèle Olivier ,
il entre dans le jardin. Pour cette fois , il n'a plus d'importuns
à redouter , il est auprès de sa maîtresse , il baise avec
transport cette main chérie .... Mais qui pourrait peindre sa
félicité ? Il sort du jardin , il est dans la rue , les voilà sauvés
. Venez , charmante inconnue , dit Forlanges à voix
basse ; ma voiture n'est qu'à deux pas . Nous allons partir
pour Lyon. - Pour Lyon? dit l'inconnue en levant le
grand voile qui la couvre. Non , vraiment , s'il vous plait ;
à mon âge on ne voyage pas si loin. Forlanges, éclairé par
الا
:
JUIN 1810. : : 55
les réverbères , jette les yeux sur la jeune personne qu'il
vient d'enlever , et reconnaît .......... sa respectable aïeule.
Il recule et reste frappé d'un étonnement inexprimable .
Bientôt des éclats de rire se font entendre de tout côté .
Amélie arrive avec cinq amis de Mme de Bermond . « Quoi,
madame ! s'écrie Forlanges , c'est vous ? .... - Oui , mon
cher fils , c'est moi que tu viens d'enlever. Cet enlèvement
t'a donné bien de la peine , mais te voilà bien récompensé.
Quoi ce portrait ! .....- Est le mien . - Le
vôtre ?-Oui , le mien, et je vais t'expliquer ce mystère.
J'avais envoyé ce protrait chez un bijoutier , pour le faire
encadrer dans le nouveau goût. Je voulais en faire un présent
de noces à ma chère Amélie . Le bijoutier me l'avait
renvoyé le jour même de notre promenade aux Champs-
Elysées ; je l'avais mis imprudemment dans ma poche , et
le soir même je me suis aperçue que je l'avais perdu. J'ai
cru qu'on me l'avait volé , et je n'aurais jamais imaginé qu'il
fût tombé en si bonnes mains .-Cependant ce costume est
très-moderne .-Il est antique et moderne tout-à-la-fois
cela ne doit pas te surprendre. La mode est un cercle qui
tourne toujours sur lui-même. C'est le phénix qui renaît
de ses cendres, et pour peu qu'une femme de quatre-vingts
ans ait eu de l'économie , elle est sûre , en furetant dans sa
vieillegarde-robe, d'y trouver toujours quelque chosedenouveau
. D'ailleurs , si tu ne me crois pas sur parole , ce portrait
s'ouvre par un secret qui n'est connu que de moi , et
l'on trouve , sous l'ivoire de la miniature , le nom de l'original
. Ce portrait n'est pas jeune , ni le peintre non plus ,
jet'en réponds. "
1750,
Aces mots,M. de Bermond ouvre en riant le portrait,
et Forlange lit ces mots écrits fort distinctement : Madame
de Bermond , peinte en à l'âge de vingt ans .
Parbleu ! dit Forlanges , je ne reviens pas de mon étonnement.-
Dis plutôt de ton bonheur ne sommes-nous
pas bien faits l'un pour l'autre ? regarde-moi ; je te jure
que dans ce costume tu ressembles comme deux gouttes
d'eau à M. de Bermond ton grand-père ; le voilà tel qu'il
était le jour où il m'épousa . Ah ! madame , vous avez
bien raison de vous moquer de moi; je suis un grand fou.
- Oui , je suis de ton avis ; mais console-toi , cette figure
a tourné , dans son tems , bien des têtes qui valaient encore
mieux que la tienne . J'étais jolie , et très -jolie à l'âge
de vingt ans .-Voyez donc , dit le bon Olivier , comme
une soixantaine d'années changent une jeune personne !
558 MERCURE DE FRANCE ,
Es-tu encore amoureux de ta grand'mère ?-Ah ! madame ,
pardonnez-moi ... Cela ne lui arrivera plus , dit encore
Olivier. Qui , répond Mme deBermond , je te pardonne
de tout mon coeur une extravagance qui flatte mon amourpropre,
et qui m'a fort amusée , grâces aux soins et à la
complaisance de mes bons amis que voilà. Ils ont bien
voulu prendre des rôles dans cette petite comédie , dont
j'ai moi seule conçu le plan. - Comment ! dit Forlanges
avec une surprise nouvelle , ces messieurs ! ... Mais oui ,
voilà M. Durocher , les deux poëtes , le virtuose et le grand
turc. Je les vois presque tous les jours ici , et je ne les ai
pas reconnus comme ils ont joué leur rôle ! Ah ! j'étais
fou , vraiment fou.a. chère Amélie , pardonnez-moi un
écart , un caprice d'imaginatio.n.. Allons , Amélie , dit
Mme de Bermond,je te cède tous mes droits sur le coeur
de cet aimable fripon. Je suis généreuse , car , selon toute
apparence , je t'abandonne ma dernière conquête . Amélie
tend la main à Forlanges ; elle sourit , et une larme baigne
sa paupière . Quoi dit Forlanges , vous me rendez votre
coeur ? Non , je ne vous le rends pas , Forlanges ; vous
ne l'avez jamais perdu -Charmante Amélie !jejure à vos
pieds que si jarhais je vous fais une infidélité.....-cela ne
sortira pas de la famille , interrompt gaiement la bonne
Mme de Bermondi
- Dès le lendemain , Forlanges devint l'époux d'Amélie.
Son imagination de vingt ans se calma par degrés sans se
refroidir . En lui montrant Amélie comme un chef-d'oeuvre
de grâce , d'esprit et de vertus , elle ne fit qu'embellir à
ses yeux la réalité . Cette riante faculté de l'ame , quand
elle est bien dirigée , nous attache à nos devoirs qu'elle
pare de tous ses charmes , et nous donne le bonheur , en
prêtant à nos vertus les brillantes couleurs de ses illusions .
!
ADRIEN DE S .... N .
i.
VARIÉTÉS .
CHRONIQUE DE PARIS.
Nous ne saurions trop répéter que cet article Chronique
de Paris , n'a d'autre but que de faire passer rapidement
sous les yeux de nos lecteurs cette foule d'objets , de cir
constances fugitives , de détails plus ou moins frivoles,
1
JUIN840 559
fa
e
ont sus
dont se compose en partie le tableau d'une grande ville?
qu'il ne faut point y chercher d'opinions établies , de jugemens
portés sur des faitsya l'énoncé desquels seborne
notre lâche , et dont la discussion , lorsqu'ils en sont
ceptibles , appartient à un autre ordre de travail. Cette
observation générale répond en particulier à la réclamationque
le doetenr Gay motis adresse, It nous reproche
d'avoir parlé beaucoup trop legèrement de la guerre qu'il
déclare alla saignée. Il ne veut point qu'on rie d'une question
qui intéresse le genre humain , et prétend qu'une mau
vaise et même une bonne plaisanterie ne prouve rriiên .
Nous sommes tout-à- fait de son avis , aussi n'avons -nous
rienvoulu prouver. Nous laissons , non pas seulementt'aux
gens de Part qui se décidéront difficilement a avvooirCun
autre avis que celui d'Hippocrate maisa tolif homme ins
truit et de bonne foi , à examiner s'il ne se pourrait pas
faire qu'un seul docteur eût raison cette fois encore , contre
toute la faculté , et slil serait vrai' , par hasard , et comme
nous serions presque tentés de le croire après avoir lu le
livre de M. Gay , que l'usage de la saignée coûte plus
d'hommes à l'Europe que toutes les maladies réunies en
semble . En attendant cet examen , et peut-être pour
provoquer , S. A. R. le grand-duc de Francfort a honoré
d'une médaille d'or, à son effigie , l'auteur du Traité contre
la saignée , ouvrage ddoonnt S. A. R. adaigne accepter la
dédicace.
: Our
DISH
260
D
Te
ab
- L'Athénée des Arts est un de ces établissemens trop
peu connus , où , sans aucun intérêt d' argent ni de gloire
quelques savans sans prétentions s'occupent , een petit comité,
des recherches les plus importantes , et composent
de ces Mémoires de société dont la réputation ne s'étend
guère hors de l'enceinte où on les prononce. It s'échappe
cependant , de tems à autre , quelque trait de lumière de
ce foyer souterrain on s'élaborent mystérieusement les plus
sublimes conceptions des arts . De ce nombre est la découverte
de M. de Momigny." Cet habileccomposisitteeuurr qui a
sentila nécessittéé de bouleverser les principes fondamentaux
de la musique , pour arriver à une théorie plus savante
, vient de découvrir dans les notes une sorte de
sympathie; tellement prononcée , qu'elle ne peut provenir
selon lui , que de la différence des sexes . La note levée et
la notefrappée sont les deux élémens de cette espèce de
génération , d'autant mieux prouvée aux yeux de M. de
Momigny, qu'il a pris la nature sur le fait. L'acte de
293
la
560 MERCURE DE FRANCE ,
copulation des notes a paru si clairement démontrée &
l'Athénée des Arts , M. de Momigny a établi son système
sexuel de la gamme sur des expériences si claires , sur des
faits si positifs , que ses collègues l'ont surnommé toutd'une
voix le Linnée de la musique .
-Les objets du concours pour la gravure en pierres
fines , ont été exposés la semaine dernière dans une des
salles du palais des Beaux-Arts . Ulysse revenant à Ithaque
et reconnu par son chien ; tel était le sujet proposé. Ce
qui nous a frappés au premier coup-d'oeil , dans l'examen
des différentes compositions , c'est une analogie remarquable
dans les qquualités et même dans les défauts . L'attitude
d'Ulysse est à-peu-près la même dans les trois, ouvrages
, et laisse également à désirer qu'à travers les haillons
quillee ddéguisent,quelque chose indiquât le héros et le monarque.
L'expression du chien ne nous paraît pas assez
animée , assez démonstrative , et l'animal lui-même n'est
pas d'une assez belle nature . A cela près , les concurrens
ont fait preuve , sous le rapport du dessin et du fini de
l'exécution , d'un talent très-remarquable dans l'art de
tailler la coraline et la sardoine ; il est fâcheux seulement
qu'ils ne se soient pas pénétrés davantage de la charmante
composition de Flassmann , sur le même sujet . Mais c'est
moins l'habileté à graver des agathes ou autres pierres fines
que l'on doit remarquer dans ces concours , que le degré
de progrès dans l'art du statuaire : la première est de pratique
et peut appartenir à un ouvrier : la seconde fait l'artiste
. Les concurrens aux prix de gravure en pierres fines ,
ont montré , dans le sujet de leurs pierres gravées , qu'ils
ont traité aussi en bas-relief , d'enviroonn uun mètre de proportion
, qu'ils apprenaient leur art en grand , et il faut en
remercier la Classe de l'Institut qui dirige ces concours .
-Les Traités de morale tendent évidemment au perfectionnement
de l'espèce humaine , et s'ils arrivent si lentement
à leur but , c'est qu'il faut les lire , et que l'ennui
nous gagne pour l'ordinaire avant l'instruction. S'il n'est
pas impossible d'arriver, en s'amusant , au même résultat ,
les progrès seront plus sûrs et plus rapides , et nous ne tarderons
pas à recueillir les fruits d'une méthode qui s'accrédite
et se perfectionne de jour en jour. Au nombre de
ces joyeux précepteurs qui enmièlent adroitement , pour
nous servir de l'expression de Montaigne , les bords du
vase qu'ils présentent à leurs élèves , il faut compter
M. Moreau-Vimar , iinventeur du nouveau jeu duBerger,
conception
1
JUIN 1810 . 561
2
?
conceptionmoins forte que celle des échecs , mais bien
autrementmorale. Voulez-vous apprendre à une jeune fille
à éviter les embûches dont la séduction l'environne , à se
garantir de la dent meurtrière des loups qui rodent autour d'elle? voulez-vous instruire une mère de famille de ses DE LA SE
devoirs envers son époux et ses enfans ? laissez là l'autor
des livres et même celle de l'exemple ; achetez le jeu du
Berger , apprenez-le à votre femme , faites ensuite un
voyage aussi long que vous voudrez , et soyez sans inquie- 5.
tude sur tout ce qui se fera chez vous pendant votre been
sence , àmoins pourtant qu'on ne s'y soit écarté des règl
du jeu de M. Moreau-Vimar.
-Une découverte nous conduit naturellement à une
autre , et la botanique historique de Mme de Genlis , presqu'aussi
gaie que le jeu de M. Moreau , est pour le moins
aussi utile. Après avoir mis l'histoire en roman , Mme de
Genlis met aujourd'hui la botanique en histoire . On serait
tenté de croire , au premier coup-d'oeil , qu'il n'y a pas
grand chose à gagner à cette confusion de deux sciences
qui ne paraissent avoir entr'elles aucune analogie ; on a de
la peineà saisir le rapport qu'il peuty avoir entre le siége
d'une ville et un pied de céleri , entre le traité de Westphalie
et un plantd'asperges ; mais tout est de convention , et
du moment qu'on sera tombé d'accord d'attacher à chaque
plante un souvenir historique , il faut convenir qu'il sera
très-commode et très-agréable de faire un cours d'histoire
universelle , tout en se promenant dans son potager.
-De tous les jeux d'exercice , la paume est , sans contredit
, celui qui demande le plus d'adresse , de force et de
légèreté ; c'est le seul auquel les spectateurs prennent un
vif intérêt , etdont l'usage habituel ait une influence favorable
sur la santé. La révolution , qui n'a pas ménagé des
choses beaucoup plus sérieuses , a commencé les réformes
par le jeu de paume. Dans presque toutes les villes de
France les sociétés populaires ,qui commençaientà peloter
en attendant partie , se mirent en possessiondu vastelocal
destiné au jeu de paume , à l'exemple de l'Assemblée national
qui s'installa momentanément dans celui de Versailles
. Antérieurement à cette époque , ce genre d'amusement
était devenu la passion favorite des plus grands
seigneurs de la cour , qui se réunissaient au jeu de paume
de Charier , sur le bouſevard du Temple . Parmi les nombreux
amateurs de ce jeu, on en comptait alors à Paris quelques-
uns d'une force tellement supérieure , qu'ils ne con-
Nn
562 MERCURE DE FRANCE ,
naissaient point de rivaux en Europe . Ces jours glorieux
de la paume sont au moment de renaître; cet exercice redevient
à la mode , et de jeunes combattans rentrent avec
ardeur dans la lice où se sont distingués leurs pères . A la
tête de cette nouvelle génération de joueurs de paume , et
déjà fort au-dessus de tous ses rivaux , se fait remarquer
M. D. D. L. M. , littérateur-poëte , doublement recommandable
par ses talens personnels et par la mémoire de
son père . M. D.... peut prendre pour devise : Calamo
reticuloque.
-M. Horace Vernet vient de faire paraître les deux
premiers numéros des Costumes parisiens . Ces deux jolis
dessins sont remarquables parl'extrême fidélité du costume,
par la grâce et la vérité des détails : le jeune homme enhabit
couleur de crotin , en chapeau plat , un lorgnon à la
main , est le modèle accompli des élégans du jour ; quant
à lajeune dame avec son énorme capotte feuille morte , sa
robecourte et ses brodequins écossais , iln'ya pas d'homme
qui ne se fit un honneur infini de se montrer avec elle , en
carrick , au bois de Boulogne.
-Les fêtes se succèdent , et le génie des plaisirs et des
beaux-arts qui préside à leur composition , loin de s'épuiser,
semble chaque jour ajouter aux prodiges de la veille . Il
était difficile de croire que l'image récente de la fête superbe
donnée par S. A. I. la princesse Pauline , ne nuisît
pas à celleque préparait la garde impériale; que les yeux
encore enchantés du spectacle ravissant dont le parc de
Nevilli venait d'être le théâtre , de ces tableaux magiques
où l'art le plus ingénieux et le plus délicat avait su reproduire
aux regards de S. M. l'Impératrice les lieux les plus
chers à son souvenir; il était difficile de croire , disons-nous,
que les yeux encore enchantés de tant de merveilles , pussent
se reporter avec le même intérêt sur des objets nouveaux,
mais l'admiration est inépuisable comme les ressources
que l'on emploie pour la faire naître . A ne considérerd'abord
que le local de la fête , on peut affirmer , qu'il
n'en existepointde pareil enEurope , sous le rapport de l'étendue
, de la disposition et des grands souvenirs qui se
rattachent à sa magnificence . Depuis la fameuse journée
du 14juillet 1790 , le Champ-de-Mars n'avait pas offert un
pareil spectacle : la moitié de la population de Paris qui s'y
trouvait rassemblée , distribuée sur le terre-plein qui entoure
cette vaste enceinte , donnait l'idée d'une nation entière
réunie à la voix de son souverain. Vers sept heures
JUIN 1810., 563
i
-
1
LL. MM. parurent au grand balcon de l'Ecole-Militaire ,
aux bruyantes acclamations des milliers de spectateurs enivrés
de leur présence. Dès ce moment , on se crut transporté
dans les champs olympiques ; les courses de chars et
de chevaux , les scènes équestres se succédèrent sans interruption
jusqu'à la chute du jour. On vit alors planer sur les
spectateurs un char aérien surmonté d'une étoile d'or ; il
glissa dans les airs , s'arrêta un moment à la hauteur du
balcon impérial ; l'audacieuse aéronaute qui le montait ,
laissa tomber sur la terre une pluie de fleurs et s'élança
dans les cieux où l'étoile Napoléon l'avait devancée. Le feu
d'artifice , qui termina la fête du dehors , fut accompagné
de nombreuses décharges de cette fameuse artillerie de la
garde , dont la Victoire semblait encore reconnaître la voix.
Après tous ces jeux dignes du plus grand des héros et des
braves compagnons de la gloire , commença la fête de
l'intérieur , où nos guerriers déployèrent à l'envi cette ga-
Janterie chevaleresque dont la nation française a de tout
tems offert le modèle. Nous voudrions pouvoir donner à
nos lecteurs une idée de la magnificence et et du goût exquis
des salles du hal et du banquet , mais cette description,
toute imparfaite qu'elle serait encore , nous entraînerait
beaucoup au-delà des bornes de cet article ; nous nous
contenterons de dire que le concours de tous les arts , mis
en oeuvre par le talent connu de M. Cellerier , ne laissait
rien à désirer à l'imagination la plus brillante . Le bal a
été précédé par des quadrilles des principales nations de
la terre , dansés par les premiers sujets de l'opéra , et dont
M. Gardel dirigeait les entrées . LL . MM. se sont retirées à
onze heures . A minuit , un banquet magnifique a interrompu
les danses , qui ont repris ensuite avec une nouvelle
ardeur et se sont prolongées jusqu'au jour.
-- Le théâtre Faydau reprend et suspend tour-à-tour
les répétitions de ses nouveautés . Il parait cependant que
les Troubadours et la Fête de Meudon sont les premières
qu'on nous destine.
La Suite des Trois Sultanes , et l'Intérieur de la Comédie
, sont en répétition à l'Odéon . L'auteur de la première
pièce est connu par un grand fond de gaieté , et celui de
laseconde par des succès sur les théâtres et dans une autre
branche de littérature.
Le Vaudeville , après le Paysan de Barrège , donnera
la Partie quarrée . Cela s'annonce gaiement.
Les Jeux Gymniques préparent , à l'occasion des fêtes ,
Nn2
564 MERCURE DE FRANCE,
'Homme du Destin , précédé d'un prologue intitulé : le
Conseil des Dieux .
MODES . Les robes des femmes de toutes les classes
sont à-peu-près les mêmes , et ne se distinguent que par les
garnitures qui se diversifient de mille manières , en ruche
à gros plis , en crevés à l'espagnol , en dents de loup ou en
écailles de poisson . Coiffure blanche , fleurs blanches ,
plumes blanches , ornent les têtes de femmes du meilleur
ton. On est convenu d'appeler rubans boiteux , des rubans
moitié bleus , moitié écossais.
Les habits sacs , c'est le nom des habits à la mode ; et
pour peu qu'on l'exagère , il faudra bientôt pour faireun habit
autant de drap que nos pères én employaient pour faire un
manteau. Les gillets en turquoise rayés , rose ou lapis , sont
les étoffes arrivées depuis peu chez M. Ibert , place du
Palais -Royal . Le nankin roux est la seule étoffe dont on se
serve pour pantalon .
Ayez le matin un petit fichu desoie croisé sur la poitrine,
un chapeau de paille d'Italie , garni d'une guirlande de roses
blanches , des bas de coton à dix écus la paire dont la
moitié de la jambe soit à jour , et des brodequins écossais
ou feuille-morte , vous aurez un négligé d'une élégance
incontestable. Ce n'est pas pendant cette saison que l'on
doit s'occuper de grandes parures ; une femme comme il
faut ne doit pas quitter le négligé ; elle va , vient , ou reste
a la campagne , et si elle a une autre manière , elle doit du
moins affecter celle-ci . Y.
:
SPECTACLES .-Théâtre de l'Opéra-Comique.-LaPartie
de Campagne, opéra-comique en un acte de M. Lamartellière
; musique de M. Jadin .
Nous ne fatiguerons point nos lecteurs de l'analyse exacte
de cette pièce ; ils n'y trouveraient rien de nouveau. Il suffirade
leur dire qu'elle a été faite aux dépens de Maison à
vendre , et de ma Tante Aurore. On y voit , comme dan
Maison à vendre , un poëte et un artiste qui voyagent à
pied, sans argent et avec beaucoup d'appétit , etque leur
bonne étoile amène à une maison de campagne où l'un
des deux retrouve une jeune personne , nommée Henriette,
qu'il aime et dont il est aimé . Cette jeune personne a une
tante , Mmede Verneuil , aussi romanesque que ma Tante
Aurore; et comme dans ma Tante Aurore , l'amant voyageur
feint une aventure romanesque pour s'introduiredans
JUIN 1810. 565
son château . Le reste de la pièce n'est point emprunté des
deux ouvrages que nous venons de citer , et n'en est pas
pour cela plus neuf. Le poëte et le peintre ont des créanciers
qui les poursuivent ; à leur tête est un M. Dorsonval , ami
du père du poëte , et chargé de le morigéner . Il arrive trèsnaturellementà
la maison de campagne qui leur sert d'asyle ,
car il est lepère d'Henriette et le frère de Mme de Verneuil.
Il reconnaît aisément les deux étourdis , quoiqu'ils ayent
changé de nom et que Mme de Verneuil les prenne pour
deux princes allemands courant après les aventures . Il
s'amuse quelque tems à mortifier leur amour-propre et à
leur faire craindre d'être arrêtés par les huissiers ;,mais
bientôt sa bonté l'emporte ; il se fait connaîre , paye leurs
dettes , et donne la main de są fille au poëte amoureux.
Il y a dans cet ouvrage deux ou trois scènes assez plai
santes et quelques mots assez heureux , mais qui n'ont pu
racheter les défauts d'une intrigue assez usée. La musique
avait aussi trop peu d'originalité pour les excuser. C'est un
tissu de réminiscences cousues avec plus ou moins d'art et
rédigées , quant au style , d'une manière assez correcte. Il
pyavait rien dans tout cela qui pût révolter le public,, mnais
il n'y avait rien non plus qui fût capable de l'intéresser. Il
a donc pris le généreux parti de s'ennuyer avec décence. Les
amis de leur cộté ont rempli ponctuellement leur devoirs
ils ont applaudi avec une régularité vraiment admirable , et
malgré deux ou trois sifflets dont les sons étaient prolongés,
mais assez graves , ils sont parvenus après la chute durideau
à faire nommer les auteurs .
A
Théâtre de la Porte Saint-Martin.-La Peyrouse bu le
Voyageur autour du Monde , tableaux historiques en trois
actions в рої
Ilyades bornes à tout, même à l'indulgence généra
lement accordée par les critiques aux auteurs modestes qui
travaillent pour les Boulevards ; car , enfin même aux boulevards,
il y a aussi des bornes à l'absurde et, à l'invraisemblable.
Comment concevoir , en effet , qu'un auteur
ait pu se mettre en tête d'amuser le public en prêtant des
aventures romanesques dont le dénouement est heureux , à
M. de la Peyrouse ,dont la déplorable fin , pour n'être pas
connue, n'en est pas moins certaine ; à M. d'Entrecasteaux
mort victime de son zèle à chercher son infortuné prédécesseur
, à Mme de la Peyrouse enfin , vivante encore il y a
un andans le sein mêmede la capitale? Et quel rôle encore
566 MERCURE DE FRANCE ,
avec
leur fait-on jouer ? Que M. de la Peyrouse sanvé de son
naufrage avec un seul matelot, soustrait à la fureur des
sauvages par une de leurs femmes nommée Zora , ait vécu
avec elle dans une île déserte et en ait en deux enfans ,
iln'y a rien là que de fort simple , et nous verrons bientôt
que l'église elle-même , dans les tems de sa toute puissance,
n'aurait ni désapprouvé ni peut-être dissous cette union.
Mais que Mme de la Peyrouse arrive dans cette île
M. d'Entrecasteaux ( quoiqu'il ne soit pas nommé , le
nom de ses frégates ne permet pas de le méconnaître) ;
que sauvée à son tour, ainsi que lui , par cette même
Zora , des mains des sauvages , elle la repousse avec
horreur , quand elle apprend ses liaisons avec son mari ;
que M. de la Peyrouse intercède faiblement pour Zora
et pour les enfans qu'il a eus d'elle ; que M. d'Entrecasteaux
interpose son autorité et la livre seule avec ses
enfans à la fureur des anthropophages dont elle vient
dele délivrer lui-même , voilà ce qui est encore plus contraire
à la nature qu'à l'histoire , ce qui est , si l'on peut
le dire, plus invraisemblable encore que faux. Ce n'est
point ainsi que la tradition nous peint la conduite du
comté de Gleichen et de sa femme. Le comte , fait prisonnier
par les Turcs , plut à la fille du Sultan , qui lui fournit
les moyens de s'échapper , sous la condition qu'il l'épouserait.
Le comte fut fidèle à sa promesse, quoique déjà
marié. Le pape confirma , dit-on , son double mariage ; et
l'on ajoute que l'ancienne et la nouvelle comtesse vécurent
dans la meilleure union . Toutes les circonstances de cette
anecdote ne fussent-elles pas également vraies , toujours
est-il sûr que le comte de Gleichen et sa première épouse
n'auraient jamais livré à des anthropohages , ou même à
des Turcs , celle qui les avait rendus l'un à l'autre . Je
doute que le spectacle le plus magnifique , amené par cette
fiction, eût suffisamment excusé l'auteur d'avoir fait de
Mme de la Peyrouse une furie , de M. de la Peyrouse un
monstre d'ingratitude , et de M. d'Entrecasteaux un
modèle de dureté. Mais cette excuse , toute faible qu'elle
eût été, manque même à l'auteur de cette triste pantomime.
Les tableaux badins sont formés par les enfans habillés en
singes , qui font la roue et la cabriole comme les petits
mendians de certains pays , etqui sur-tout ont grand soin
de montrer au public les semelles de leurs souliers pour
lui prouver que la Peyrouse a établi des cordonniers dans
sonile. Les tableaux pathétiques consistent dans les danses
JUIN 1810 . 567
1
bruyantes des sauvages , et sur-tout dans les apprêts dir
supplice qu'ils veulent faire subir à leurs prisonniers et
qui font du théâtre une place de Grève. Il seraitbien tems ,
en vérité , de renvoyer à la scène anglaise tout cet attirail
patibulaire aussi atroce que dégoûtant , et d'en débarrasser
ceux de nos théâtres qu'il infecte encore .
Que serait-ce si nous exposions les autres absurdités de
cette pièce? si nous parlions de cette frégate mouillée si
prèsde terre, qu'elle communique avec le rivage aussi facilement
que les bains Vigier ; de l'imprudence du capitaine
qui à peine sorti des mains des sauvagos quitte son vaisseauavec
tout son équipage , sans exception , pour faciliter
à ses ennemis le moyen de le mettre en flammes ?A
la vérité , le vaisseau est si mal fait , qu'il n'était bon qu'à
être brûlé; mais le capitaine qui le laisse brûler ainsi , ne
méritait pas d'échapper à la catastrophe. Le dénouement
est digne du reste ; il se fait par un écriteau portant que
l'on signale la frégate l'Espérance. Qui la signale ? On n'en
sait rien , car la Recherche vient d'être brûlée , et tous ses
matelots ainsi que la Peyrouse et les sauvages sont sur la
scène ; et d'ailleurs ces sauvages ne connaissent probablement
ni la frégate l'Espérance ni l'usage des signaux. Ce
sont apparemment les singes qui auront appris tout cela
de leur maître à danser , le bon matelot de la Peyrouse.
Il était juste , au reste , de faire par un écriteau le dénones
ment d'une pantomime dont les écriteaux développent
toute l'intrigue, je ne crois pas qu'on en ait jamais lant
vu. Il n'y a pas jusqu'à -Zora qui ne s'explique par un écri--
teau avec des sauvages qui ne savent pas lire ; elle prend
seulement la précaution de le rédiger en français-créole
qu'ils savent mieux apparemment que le véritable français .
J'avouerai naïvement que j'étais affligé de cet absurde
spectacle où les convenances , la vraisemblance , la délicatesse
et le goût sont également blessés ; je m'attristais de
voir qu'un auteur français (quoiqu'à demi-caché sous un
prénom suivi de quelques étoiles ) , eût pu se livrer à une
pareille conception , lorsque vers la fin du second acte j'ai
entendu un de mes voisins nommer Kotzebue , comme
son véritable auteur. Je me suis rappelé qu'en effet la
Peyronse est le titre d'une de ses anciennes pièces, et je me
suis un peu consolé en pensant que son copiste avait dur
moins attendu la mort deMme de la Peyrouse pour transplanter
cette production étrangère sur notre sol . Mais je
n'en ai pas cru moins nécessaire de livrer à l'animadver568
MERCURE DE FRANCE , JUIN 1810 .
sion de la partie saïne du public , et aux réflexions mêmes
de l'imitateur , cette imitation malheureuse ; car , si les
fautes contre l'art et contre le goût sont de nulle importance
dans ces ouvrages forains qui n'appartiennent point
à notre littérature , iln'en est pas ainsi de celles qui attaquent
toutes les convenances , ni sur-tout des tableaux
atroces qui sont propres à endurcir le coeur en émoussant
la sensibilité. Tous les spectacles n'influent pas sur les progrès
de l'art et du goût , dont les gens éclairés sont en dernier
ressort les uniques juges ; mais tous peuvent influer
sur les moeurs des spectateurs qui les fréquentent , et peutêtre
avec d'autant plus d'empire que ces spectateurs sont
moins éclairés . Les auteurs , à la vérité , n'y prennent pas
garde ; leur intention est bien innocente , leur unique but
est de frapper fort ; mais ce n'est-là qu'une raison de plus
de les engager à examiner plus mûrement dans quel sens
ils frappent. : 1
1
ייה
T
21 0 14 ١٠
1
....
::
:
{
TA
POLITIQUE.
Nous avons annoncé que les Etats-Unis venaient d'a
broger leur acte de non-intercourse , et de régler les relations
commerciales entr'eux , l'Angleterre , la France et les
Etats qui en dépendent .
A-peu-près au même tems que cette publication avait
lieu , on recevait en Amérique des dépêches du général
Armstrong , ministre en France , auxquelles étaientjointes
des lettres du ministre des relations extérieures , M. le duc
de Cadore. Ces lettres sont relatées dans les papiers américains
; le Moniteur les a recueillies , et c'est d'après eux
qu'elles se trouvent ici citées ..
Le ministre traite dans ses lettres de la saisie et confiscationdes
bâtimens américains dans les ports de France . Les
Américains , dit-il , ayant sans aucun sujet de plaintes ,
donné par la France , interdit aux bâtimens français l'entrée
dans leurs ports sous peine de confiscation, S. M. I. a
sentiqu'il étaitnécessaire d'ordonner que les bâtimensaméricains
éprouvassent un traitement réciproque , non-seulement
dans le pays sur lequel elle règne , mais encore dans
toutes les contrées qui sont sous son influence ; et qu'en
conséquence, les Américains ayant saisi ou déclaré saisissables
les vaisseaux français , leurs vaisseaux seront saisis
en Hollande , en Espagne , en Italie et à Naples . M. de
Cadore observe ensuite qu'eux ( les Etats-Unis ) doivent
ou renoncer à leurdéclaration d'indépendance , ou prendre ,
les mesures nécessaires pour empêcher leur commerce et
leur industrie d'être taxés par les Anglais , ce qui les rend
plus dépendans de la Grande-Bretagne que la Jamaïque ,
laquelle île a au moins une assemblée de représentans et
ses priviléges » , et termine sa lettre en assurant le général
Armstrong des intentions amicales de la France envers les
Etats-Unis , et de la disposition favorable de l'Empereur
pour le commerce des Américains , autant néanmoins que
lesintérêts de la politique deson Gouvernement lui permettront
de se livrer à ce sentiment .
Onlit en outre dans un papier de Baltimore , qu'il a été
570 MERCURE DE FRANCE ,
adressé par le duc de Cadore une autre lettre au général
Armstrong, dans laquelle il reproche au pouvoir exécutif
desEtats-Unis de manquer et de dignité et d'énergie à l'occasion
du différend avec M. Jackson. Jackson , dit- il ,
aurait dû être renvoyé sur-le-champ , et il aurait aussi fallu
confisquer sur-le-champ les propriétés anglaises et déclarer
la guerre à la Grande-Bretagne . "
On ajoute dans les mêmes papiers qu'il résulte des lettres
du général Armstrong que , dans aucun tems , le gouvernement
français n'a laissé entrevoir qu'il se départirait
de la sévérité de ses décrets commerciaux. Le rapprochement
de ces actes et de ces extraits de lettres était nécessaire
pour bien faire connaître au lecteur l'état présent de cette
discussion , et pour faire apprécier les motifs des mesures
prises par le gouvernement français pour assurer son système
de prohibition et de défense dans ses rapports avec
le commerce américain .
> La Russie vient de signaler la reprise des opérations
militaires , qu'on annonce ouvertes sur le Danube, parun
acte politique d'une haute importance : elle occupait deux
provinces turques , et les tenait en quelque sorte sous sa
protection : elle vient de les déclarer possessions russes.
Le gouvernement autrichien a reçu la notification de cet
acte de prise de possession ; le ministre russe à Pétersbourg
l'a fait remettre à l'ambassadeur autrichien , comte
de Saint-Julien . Voici la note officielle dont il s'agit:
S. M. l'Empereur de toutes les Russies regardant la
Moldavie et la Valachie comme des provinces russes qui
doivent être régies d'après les lois de cet empire , a résolu
d'abroger dans ces provinces tous les priviléges dont l'exercice
n'a lieu qu'en Turquie . Le chancelier de l'Empire
soussigné a reçu ordre de déclarer à M. le comte de Saint-
Julien ce qui suit :
Tous les individus nés en Moldavie et en Valachie
doivent être considérés comme des sujetsdeS. M. I. L'Empereur
laisse à chacun la liberté de rester dans ces provinces
oud'en partir dans six mois , après avoir toutefois payé ses
dettes et rendu compte de sa gestion dans l'emploi qui lui
aurait été confié . Ceux qui résident dans ces provinces sans
y être nés , peuvent continuer leur commerce et l'exercice
de leur industrie quelconque , conformément aux anciens
traités , mais en se soumettant aux lois , ordonnances et
contributions que l'état de guerre rend nécessaires . Le
soussigné , en adressant cette note à M. le comte de Saint-
Julien, leprie dela porter à la connaissance de sa cour , etc.
JUIN 1810 . 571
:
En exécution de cette note , les autorités russes ont commencé
à s'organiser dans cette province , et à y établir les
formes et les lois de leur Empire. Toutes les ordonnances
et tous les actes de l'autorité sont au nom de l'Empereur
de Russie . En même tems que l'on reçoit ces nouvelles ,
on annonce que les Russes ont passé le Danube entrois
grandes divisions , et que le siége de Widdin est commencé
. De leur côté , les Turcs se sont mis en mouvement .
Les Russes recrutent en Moldavie et en Valachie ; on croit
toujours à l'arrivée prochaine du grand-duc Constantin
pour diriger l'ensemble des opérations . La part des Ser
viens dans ces engagemens est problématique. On prétend
qu'il règne dans ce pays beaucoup de divisions , que Czerni-
Georges a cessé de regarder comme possible l'indépendancede
sa patrie, etque bientôt le sort de cette intéressante
contrée sera fixé. M. Adair est toujours à Constantinople
, et Constantinople toujours en proie à la disette ,
aux incendies , aux troubles militaires , et à de sanglantes
exécutions .
1
La légation anglaise en Suède a mis non moins d'obstination
que M. Adair pour rester à son poste , mais elle a
trouvé pour l'en éloigner une volonté plus fortement prononcée.
La légation était rappelée depuis long-tems , et
les relations diplomatiques avaient entièrement cessé entre
la Suède et la Grande-Bretagne . Cependant un chargé
d'affaires , M. Forster , restait encore , comme attendant les
événemens , et probablement sur la foi des succès de l'amifal
Saumarez . Mais le gouvernement suédois , après avoir
pris contre l'amiral toutes les mesures de défense nécessaires
, a saisi cette occasion de prouver son attachement
Invariable au système continental : on a fait sentir à
M. Forster qu'un chargé d'affaires anglais à Stockholm était
trop dépourvu d'occupations pour que sa présence y fût
nonpas seulement nécessaire , mais tolérable ; on a trouvé
bon que M. Forster abrégeât ses adieux , et il est parti le
8juin'n ,, ramené sans doute enAngleterre par undes bâtimens
de l'amiral Saumarez , dont jusqu'à présent du moins
l'expédition a eu cet objet d'utilité .
An surplus , telle est la rigueur des mesures prises
contre le commerce anglais dans ces parages , que le cabinet
de Stockholm a expédié en Pomeranie et à Rugen
l'ordre le plus précis de séquestrer les marchandises colopiales
, sous quelque pavillon qu'elles soient présentées ,
572 MERCURE DE FRANCE ,
sauf à les rendre ensuite l'objet d'un examen. L'exportation
de ces denrées est également défendue de Suède et de
Pomeranie. Des ordres à-peu-près semblables ont été expédiés
à Stettin et dans les ports prussiens. Le ministère
ordonne des examens de cargaison auxquels le consul de
France est toujours présent .
Le deuil est général en Suède : LL. MM. ont cependant
supporté l'événement avec une grande résignation , et n'ont
pas été trop altérés. Le prince a été ouvert ; le rapport
établit qu'il a été victime d'une apoplexie foudroyante.
L'Empereur d'Autriche continue son voyage ; le roi de
Saxe va revenir à Dresde , et se rendra de là à Pilnitz , où
il est probable que l'Impératrice d'Autriche fera quelque
séjour ; le roi de Bavière a laissé au ministre Montgelar la
direction des affaires , sauf à lui rendre compte des plus
importantes , et il s'est rendu à Bade , en passant par diverses
contrées , précédemment le théâtre des dissensions
et de la guerre , aujourd'hui ramenées à l'obéissance et à
la fidélité. Le Tyrol bavarois jouit de la plus parfaite trap,
quillité. Le Tyrol réuni au royaume d'Italie , jouit déjà
des avantages de cette destination nouvelle. Le général
Vial y commandait depuis le départ du général Baraguayd'Hilliers
qui , par une grande expérience du pays , et un
mélange habile de douceur , de fermeté , et d'une justice
égale pour tous , a si puissamment contribué à éteindre
dans ce pays le feu de la révolte . Il paraît que le général
Vial est appelé à une autre destination. Le général Bonfanti
le remplace ; le siége de son commandement est à
Trente. Le duc de Raguse est à Laybach .- Les provinces
illyriennes s'organisent avec célérité ; on parle même déjà
des établissemens consacrés à l'instruction . La plupart des
régimens croates sont rentrés dans leurs foyers ou passés
enDalmatie.
Le roi de Naples est en Calabre : son voyage à-la-fois
politique et militaire lui concilie tous les coeurs , et grossit
ses bataillons d'une foule de soldats intrépides et dévoués .
Divers petits engagemens maritimes ont fait voir ce que
peuvent le courage et l'habileté .La marine napolitaine a toujours
lutté avec avantage contre les forces anglaises , qui ,
sur le bruit du danger de la Sicile , ont quitté l'Adriatique
et cesséde menacer les Sept-Isles . Tout annonce qu'une
grande expédition se prépare ; et les Anglais ne réussissent
pas même à empêcher les moyens de réunion . L'armée
est très-belle , pleine de santé , et brûlant de courir de
JUIN 1810 . 573
nouveauxhasards sous la conduite d'un roi qui en a tant et
si heureusement bravé .
t
Le Moniteur donne des nouvelles de Barcelonne :
"Le ministre de la guerre a reçu des dépêches de S. Exc .
le maréchal duc de Tarente , qui annoncent queBarcelonne
vient d'être de nouveau approvisionné pour plusieurs mois.
Un convoi très-considérable , parti le 11 d'Hostalrich , se
mit en marche sur Granollers; le duc de Tarenattee y prit
position pour rallier le convoi , dont la marche fut retardée
par des orages affreux , et par le mauvais état des chemins ..
Le 13 , le convoi fit son entrée dans Barcelonne .
>>Les déserteurs espagnols avaient annoncé que 4000
hommes de troupes réglées étaient à Caldas , et 8000 à
Sabadell poury attaquer le convoi à son passage. Villena ,
le successeur d'Odonell , avait été averti de sa marche , et
s'était engagé à l'enlever ; mais , quoiqu'il en eût flatté ses
troupes affamées , il n'a pas même osé se présenter , et le
convoia fait sa route sans éprouver la moindre résistance .
» Le maréchal duc de Tarente a trouvé la place de Barcelonne
en fort bon état , par les soins du général Lacombe-
Saint-Michel , et les troupes bien tenues. Elles jouissent
d'une très-bonne santé , et sont animées du meilleur esprit.»
Quant à Cadix et à l'armée dite de Portugal réunis aux
ordres du maréchal prince d'Essling , nous n'en trouvons
de détails que dans les papiers anglais. A la date du
18juin, ils disaient : La guerre languit dans l'Andalousie .
Il paraît que les grands coups seront d'abord dirigés contre
lePortugal.
> Lord Wellington conservera ses bonnes positions , au
risque de donner une bataille , à moins que l'on n'arrive sur
luiavecdes forcestrop supérieures . Le bruit courtnéanmoins
que Masséna s'étant avancé en force , lord Wellington a dû
commencer sa retraite .
>>Les Français sont campés entre Salamanque et Ciudad-
Rodrigo , au nombre de 70,000. Les troupes sont bien
vêtues . Il y a de grands magasins de vivres à Salamanque. "
Voici des notes plus récentes : elles émanent de la même
source ; nous aimons à y puiser lorsque nous pouvons con
signer, comme sortant de la bouche même de nos ennemis ,
l'aveu de l'inquiétude qui les presse sur le grand événement
qu'ils regardent comme inévitable , et dont ils redoutent
l'issue , c'est-à-dire , un engagement général entre lord
Wellington et le maréchal Massena .
" Les dernières nouvelles de lord Wellington, parvenues
54 MERCURE DE FRANCE ,
1
au gouvernement, dit le Courier , sont du 24 mai. Sa seigneurie
était alors à Celorico ; elle avait des renseignemens
exacts sur la position et la force des Français , et elle s'attendait
à être incessamment attaquée. L'ennemi avait eu
quelques difficultés à réunir des magasins suffisans : mais
nous apprenons qu'il a surmonté ces difficultés vers le milieu
demai; et on croit qu'il entreprendra ses opérations sans
perte de tems . L'armée ennemie , eny comprenantle corps
de Junot qui tient à Astorga , est de 70 à 80,000 hommes .
Elle est distribuée le long de la rive gauche de l'Agueda ,
Aldea-Nova étant son centre , ét sa gauche s'étendant dans
les environs de Ciudad-Rodrigo. La position de lord Wellington
est très- forte . Son centre est à Celoricó , et ses deux
ailes sont couvertes par Guarda et Francosa. Le pays qui
s'étend sur les deux flancs de l'armée anglaise , est trèsmontagneux
, ensorte qu'il est extrêmement difficile à l'ennemi
de la tourner. On supposé que Masséna se servira de
notre manoeuvre navale de rompre la ligne. Tel est en
effet la pratique constante de Bonaparte : il réunit ses forces
sur un seul point, et il perce le centre de l'armée qui
lui est opposée , pour séparer les deux ailes et les empecherd'agir
de concert. Lord Wellington estbien prévenu de
cette manoeuvre , et prendra sans doute toutes les précautions
nécessaires pour la déjouer.
> Mais pendant que nous discutons ainsi le mode probable
d'attaque de l'ennemi , et que nous décrivons la
position respective des deux armées , une bataille peut
l'avoir complètement changé et décidé le sort de ces armées.
n
Enfin , une nouvelle malle de Lisbonne donne des nouvelles
encore plus récentes de l'armée anglaise, celles -ci sont
du 29 mai . A cette époque , il n'y avait pas encore eu de
combat. L'ennemi , porte la lettre citée , a 70,000 hommes,
répartis en quatre divisions ou corps , qui occupent une
ligne de Salamanque à Truxillo. Son armée se nomme
l'armée de Portugal. Lord Wellington est toujours à Celorico
avec son quartier-général , celui des Portugais est à
Fornas . Ney assiége tranquillement Ciudad-Rodrigo. Lord
Wellington n'est qu'à sept lieues . Il entend le canon de
cette malheureuse place . Aurons-nous la honte de la laisser
prendre ? La lettre ajoute : Les nouvelles de Cadix vont
jusqu'au 15 mai. Les Français n'ont fait aucun progrès .
Acette incertitude pénible , le gouvernement anglaisjoint
l'inquiétude que paraît lui donner la sortie de sir Francis
JUIN 1810 . 555
Burdett , de la Tour , où il est toujours détenu . Les partis
qui étaient en présence lors de son arrestation , paraissents'être
donné rendez-vous pour le jour de sa délivrance ;
les couleurs , les bannières , les uniformes se préparent ;
les dîners aux tavernes adoptées par les deux côtés , se
multiplient. Une des bannières des burdettistes porte ,
Tenir aux Lois : Nous espérons , dit un journal ministériel
, que les personnes qui arborent cette devise , la sauront
respecter eux-mêmes , et la mettre en pratique. Cependant
le gouvernement est loin de se rassurer sur la foi d'une
telle bannière , et sur l'appui que peut lui donner le parti
anti-burdettiste ; il a pris des précautions militaires que
les derniers événemens ont fait juger nécessaires . Les volontaires
ont reçu l'ordre de prendre les armes ; deux régimens
de milice sont de garde à la Tour ; le 3º régiment de
dragons légers est dans le voisinage de Londres : plusieurs
autres arrivent à la même destination .
L'Empereur , dont l'attention paraît libre en ce moment
de se porter d'une manière particulière sur les intérêts générauxdu
commerce , vient d'appuyer, parun décret vraiment
protecteur de l'industrie française , ceux qui prohibent
avec tant de soin sur toutes les frontières confédérées , les
produits de l'industrie anglaise. Les termes de ce décret
qui contient le plus noble encouragement , et le germe des
plus salutaires opérations , qui est à-la-fois un motif d'é-
"mulation et une récompense , sont ainsi conçus :
Art. Ier. Il y aura à Paris , près de notre ministre de l'intérieur , un
conseil-général de fabriques et manufactures ; ce conseil sera composé
de soixante membres .
II . Les membres de ce conseil seront nommés par notre ministre de
P'intérieur.
III. Ceux des membres dudit conseil qui auront été les plus utiles ,
ou qui auront montré le plus de talent , obtiendront le titre de conseillers
des arts et manufactures .
Il leur sera à cet effet expédié un brevet signé de notre main.
IV. Pour être membre du conseil , il est nécessaire d'être fabricant
ou manufacturier en activité .
V. Le conseil sera formé de manière à ce que chaque genre d'in- .
dustriey ait au moins un représentant : la soierie , la fabrique de
laine , celle de chanvre et de lin , la fabrique de coton , celle de cuirs ,
peaux , etc. , auront chacune au moins six députés .
VI. Il y auratoujours àParis au moins cinq membres du conseil ,
576 MERCURE DE FRANCE ,
1
et au moins un de chacun des cinqgenres de fabriquesdont il est parlé
en l'article V.
:
VII. Toutes les fois qu'un membre du conseil sera à Paris , même
sans y avoir été mandé , il assistera aux séances , et y aura voix
VIII. Notre ministre de l'intérieur convoquera , lorsqu'il le jugera
convenable , tout ou partie des membres du conseil .
IX. Le conseil général de commerce établi auprès de notre ministre
de l'intérieur , par arrêté du 3 nivîse an II, sera porté à soixante
membres, qui . comme ceux du conseil des fabriques et manufactures ,
pourront , après cinq ans , recevoir le brevet de conseiller du commerce
.
X. Il y aura au moins un membre du conseil pris dans chaque genre
de commerce .
XI. Les autres disposions du titre Ier sont communes au conseil
généralde commerce .
XII . Notre ministre de l'intérieur est chargé de l'exécution du pré
sentdécret.
Dans le même moment , S. M. donne en quelque sorte
une exécution anticipée à ce décret d'encouragement , en
nommant membre de la légion d'honneur M. Ternaux ,
l'un de nos plus célèbres et plus utiles manufacturiers .
D'autres décrets règlent le mode de construction du
pont de Bordeaux : cette construction si désirée , et qui doit
ajouter tant de magnificence à un des plus beaux points
de vue qui existent , coûtera 2,400,000 fr. , l'Empereur en
accorde la moitié sur le trésor public. L'opération doit
être terminée en trois ans . Un autre décret est interprétatif
de celui qui accorde une amnistie pour les délits forestiers;
divers autres décrets d'administration ont été rendus .
Enfin , un acte de la munificence impériale a été annoncé
à la ville de Rome par M. le duc de Cadore . Le portrait en
pied de S. M. ornera la grande salle du Capitole . M. le duc
d'Otrante est parti , ces jours derniers , pour prendre possession
du gouvernement de cette seconde ville de l'Empire
français , auquel la confiance de S. M. vient de l'appeler.
د:
PARIS.
:
La cour de France a pris le deuil du prince royal lundi.
dernier. Ce deuil est de six jours; premier tems trois jours ,
second tems trois jours .
-S. M.
HOT JUING8100M 577
S.M. a daigné faire don à M. Méhul de l'Institut ,
d'une belle bague ornéede son chiffre , comme marque de
sa satisfaction pour les cantates dont ce célèbre compositeur
lui avait fait hommage .
-
34 .
On annonce comme prochain le retour de la reine de
Naples dans ses Etats .
-S. Ex. M. le cardinal Caprara est décédé à Paris : il
a été exposé trois jours dans une chapelle ardente en son
hôtel. On croit que ses obsèques n'auront lieu qu'après
celles dú maréchal duc de Montébello .
م
-La classe des beaux-arts de l'Institut a nommé M. Lecomte
, statuaire , l'un des professeurs à l'école spéciale
desbeaux-arts , à la place vacante par le décès de M.Mbitte .
ANNONCES .
Code Criminel avec Instructions . Deuxième partie. Gode Pénal ,
avec explications , observations essentielles , instructions pour lafacilité
de l'exécution , motifs des différentes dispositions , solutions des
questions délicates auxquelles le Code peut donner lieu , rapprochemens
et différences des lois précédentes et anciennes , rapports des
articles du Code entre eux et entre ceux des Codes précédens ; auquel
estjointe laloi relative à l'organisation des Cours impériales, d'Assisses
et.Spéciales , des tribunaux de première instance et (conséquemment)
de police correctionnelle; terminé par une table alphabétique trèsdétaillée
et propre à faciliter toutes les recherches . Ouvrage utile à
tous les juges , aux procureurs généraux , à leurs substituts , aux procureurs
impériaux , à leurs auxiliaires , aux juges de paix et suppléans ,
aux ministres , aux agens et préposés du Gouvernement , aux préfets ,
sous-préfets et administrateurs , aux maires et adjoints , aux différens
autres fonctionnaires publics , aux commandans des divisions militaires
et autres commandans , aux prêtres et aux ministres des Cultes , aux
médecins , chirurgiens et autres officiers de santé , aux percepteurs et
autres comptables , aux entrepreneurs de manufactures et chefs d'ateliers
, aux agens de change et courtiers de commerce , aux citoyens
appelés à remplir les fonctions de jurés , aux militaires qui pourront
composer les cours spéciales , aux différens officiers ministériels , aux
légistes , et à tous ceux qui se livrent à l'étude des lois . Par Julien-
Michel-Dufour. Deux vol' in-8°. Prix , 12 fr. , et 15 fr. franc de port.
Chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
00
578 MERCURE DE FRANCE ,
Système universel, par M. Azaïs. Bases du Système : unvol. in-8º.
Prix , 2 fr . Application du Système :deux vol. in-80, to fr. Chez
Leblanc, Abbaye-Saint-Germain-des-Près , nº 1 ; et Garnery , rue de
Seine , nº 6 .
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Système sexuel des végétaux , suivant les classes , les ordres , les
genres et les espèces , avec les caractères et les différences , par Charles
Linné. Première interprétation française , calquée sur les éditions de
Murray, de Person, de Wildenow ; augmentée et enrichie de notions
élémentaires , de notes diverses , d'une concordance avec la méthode
de Tournefort , et les familles naturelles de Jussieu , etc., etc.; par
N. Jolyclerc , ancien professeur de belles lettres , de mathématiques ,
de chimie , d'histoire naturelle ; membre de plusieurs sociétés
savantes , etc. , etc. Deuxième édition , revue , corrigée et augmentée .
Deuxvol . in-8° , sur petit-romain. Prix, 12 fr. , et 15 fr . franc deport.
Chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Modèles des Enfans , ou Traits d'humanité , de piété filiale ,
d'amour fraternel , et progrès extraordinaires de la part d'enfans de
six à douze ans . Seconde édition , revue et corrigée . Un vol. in-18 ,
orné de figures . Prix , I fr . 25 c. , et 1 fr. 50 c. franc de port. Chez
P. Blanchard , et comp., libraire , Palais-Royal , galerie de bois ,
n° 249.
4
Nous avons plusieurs excellens recueils de traits de vertus et
d'actions remarquables : voici le premier où l'on n'ait admis que des
actions faitespar des enfans. Elles ne leur en sont que plus convenables
et les intéressent plus vivemeut. Elles se trouventjuste à la portée de
leur intelligence et de leurs forces : ce sont pour eux de véritables
modèles .
Abrégé des Antiquités romaines ; pour l'usage des jeunes gens qui
étudient les auteurs latins et l'histoire de Rome . Nouvelle édition ,
revue et augmentée de plusieurs articles sur les moeurs et les usages ;
par P. B. Un vol. in-18 , de 288 pages , orné d'un titre gravé et d'une
grande planche , contenant des costumes. Prix , I fr . 25 c. , et 1 fr .
60 c. franc de port . Chez P. Blanchard , et comp. , libraire , Palais-
Royal , galerie de bois , nº 249 .
On avait négligé depuis long-tems de réimprimer ce petit ouvrage
fait par un homme instruit et qui paraît avoir eu une longue habitude
de l'enseignement , c'est rendre service à l'instruction que de le reproduire;
on en faisait usage autrefois dans les collèges , etnous n'avons
point de livre enmême tems aussi précis et aussi bien fait qui puisse
le remplacer.
JUIN1816 579
1
1
1
1
F

E
Tableau littéraire de la France au dix-huitième siècle; par Vialars
Saint-Morys , propriétaire dans le département de l'Oise. Unvol.in-80
Prix , 2 fr . , et 2 fr. 50 c. franc de port. Chez Debure , père et fils ,
libraires , rue Serpente ; P. Didot , rue du Pont-de-Lodi ; et Petit ,
libraire , Palais -Royal , galerie de bois , nº 257.
ל L
Un Hiver à Londres ; par T. S. Surr , auteur de Splendeur et
Souffrance , traduit de l'anglais sur la huitième édition , par madame
de ***. Trois vol. in-12. Prix , 5 fr ., et 6 fr. 50 c. franc de port.
Chez Pillet , imprimeur , rue Christine , n° 5 ; Delaunay , libraire ,
Palais-Royal ; Maradan , libraire , rue des Grands-Augustins ; et
Houzé , libraire , rue Jacob .
19
Théorie musicale, divisée en quatre sections , contenant les développemens
les plus étendus de la musique, jusques et compris la
science de, l'harmonie ; par A. F. Emy de l'Ilette ; gravée par
Richomme , et imprimée sur très-beau papier. Les trois premières
sections , formant 123 planches , se délivrent maintenant aux souscripteurs
. La dernière , que l'on grave en ce moment , leur sera
envoyée dans deux mois , avec le titre général de l'ouvrage , la table
des matières , et la liste des souscripteurs . Prix de l'ouvrage entier par
souscription , ta fr . , et 15 fr . frane de port. Tout souscripteur pour
six exemplaires , en recevra sept. On paie en souscrivant , et l'on
adresse les lettres et l'argent frane de port . Chez l'Auteur , rue d'Enfer-
Saint-Michel, nº 13 ; zetochez tous les marchands de musique ,
d'estampes , et les libraires de Paris et des départemens.
לע
Nota. C'est pour la dernière fois que cette souscription est annoncée
: elle sera irrévocablement fermée dans deux mois ; passé cette
époque , le prix de l'ouvrage sera de 24 fr .
Recherches sur les moeurs desfourmis indigènes, par P. Huber. Un
vol . in-80. Prix , 5 fr. , et 6 fr. franc de port. A Paris , chez J. J.
Paschoud, libraire , rue des Petits-Augustins , nº3; et à Genève ,
chez le même libraire .
Nouveau Portefeuille des Enfans . Seconde édition. Un vol. in-12.
Prix , 2 fr . 50 c. , et 3 fr . 25 c. franc de port. Chez le même libraire .
Premiers élémens de la Grammaire française , à l'usage des jeunes
gens qui apprennent l'orthographe . Un vol . in- 12. Prix, I fr. 25 c. , et
I fr . 50 c. franc de port. Chez le même libraire .
Idées philosophiques sur les institutions propres àfonder une morale
pure , déduite du principe de la liberté , pour réunir toutes les sociétés
religieuses ; par Jean Frédéric Deseotes . Un vol. in-80. Prix , br. ,
1
580 MERCURE DE FRANCE ;
3.fr. 25 cm et 4 fr. franc de pont. AParis , à la librairie protestante,
chez C. Bretin , libraire , rue Saint-Thomas-du-Louvre , nº 30.
Tableau littéraire du dix-huitième siècle , ou Essai sur les grands
écrivains de ce siècle , et les progrès de l'esprit humain en France ,
suivi de l'Eloge de La Bruyère ; ouvrages qui ont remporté les prix
d'éloquence décernés par la classe de la langue et de la littérature
française de l'Institut , dans sa séance du 4avril 1810, avec des notes
etdes dissertations; par Marie J. J. Victorin Fabre. Un vol. in-8° .
Prix , 5 fr. , et 6 fr . franc de port. Chez Michaud , frères , rue des
Bons-Enfans nº 34; et chez Arthus Bertrand , libraire , rue Hautefeuille
, no 23.
.G
-L'Incredulite , poëme en trois chants par Alexandre Soumet , auditeur
au conseil-d'état . Dédié à S. A. I. et R. Madame mère.
Seconde édition . Un vol. grand in-18 , fig. Prix, 2fr. 50 c. , et 3 fr.
10.c. francde port. Chez les mêmes libraires .
Emmerich , cours de morale mis en action ; par Mme de Montolieu ,
auteur de Caroline de Lichtfield , et de Saint - Clair des Isles , etc.
Six vol. in- 12. Prix, 15 fr. , et 18 fr . 60 c. franc de port. Chez
H. Nicolle , rue de Seine , nº 12 ; et chez Arthus-Bertrand , libraire ,
rue Hautefeuille , nº 23 , éditeur de la Bibliothèque physico- économique.
2.131
Excerpta è Tacito , ou Morceaux choisis de Tacite , avec des sommaires
et des notes en français , précédés d'une Notice sur cet historien.
Ouvrage adopté par l'Université impériale pour la classede rhétorique
. Un vol. in-12 , cartonné. Prix, 1. fr. 50 c. franc de port.
Chez les mêmes .
Elémens de Statique , par Francoeur, professeur de la Faculté de
Paris au Lycée Charlemagne , examinateur des candidats de l'École
Polytechnique . Un vol. in-8°. Prix, 3 fra et 3 fr. 60 c. franc de port.
Chez J. Klostermann fils , libraire , rue du Jardinet , nº 13 , quartier
Saint-André-des-Aros .
Aux Rédacteurs du Mercure .
Nous avons l'honneur , Messieurs , de vous annoncer que la
première livraison de l'Histoire de l'Art par les Monumens , depuis sa
décadence au quatrième siècle ,jusqu'à son renouvellement au seizième ,
par M. Seroux d'Agincourt , paraîtra mardi prochain , 3 juillet.
Veuillez bien en faire part à vos lecteurs ; ils apprendront , peut-être
avee intérêt , la publication de cette première livraison d'un ouvrage
せっanias V7
38
-JUIN 1810. 581
in
S
رد
qui est vivement attendu , et que l'Institut de France , dansle compte
rendu à S. M. l'Empereur et Roi de l'état de la littérature et des arts ,
a déjà signalé comme l'un des plus importans ouvrages que l'on puisse
désormais espérer sur l'Histoire des Arts (*) .
Nous avons l'honneur , etc. TREUTTEL et WURIZ,
libraires-éditeurs de l'ouvrage , rue de Lille , nº 17.
Paris , ce 27 juin 1810 .
ERRATA pour le dernier No.
Page 454 , dernier vers , au lieu de :
lisez :
Il périt à Wagram , mais il périt vainqueur.
Essling le vit périr , mais il périt vainqueur.
(*) L'Histoire de l'Art par les Monumens , formera , avec les 325
planches y appartenantes , 6 vol . de format in- folio .
L'objet , le plan et la distribution de l'ouvrage sont exposés dans
un Prospectus qui se distribue gratis .
La totalité du texte manuscrit et celle des planches (gravées à
Rome sous les yeux de l'auteur ) se trouvant entre les mains des édi
teurs à Paris , l'impression de l'ouvrage sera faite sans interruption
sur bon papier ordinaire , dit nom de Jésus, il en sera tiré aussi un
petit nombre d'exemplaires sur beaupapier vélin, L'ouvrage serapublié
en 24 livraisons , dont 18 contiendront les planches , et les six autres
le texte. Il en paraîtra une livraison de six en six semainear or mi ?
Le prix de chaque livraison est fixé , pour Paris , à Bofr , sur papier
ordinaire , et à 60 fr . , sur papier vélin 195 99616M SI THE 219V
Les personnes qui voudront souscrire pour l'ourrage one paieront
la livraison que 25 fr , sur papier ordinaire , et, 50 fr. sur papier vélin,
Les premières épreuves seront réservées aux souscripteurs. La seule
obligation que l'on contracte en souscrivant estdeprendreles 24livraisons
, et de les payer à mesure qu'elles paraitront. La souscription
sera fermée lors de la publication de la septième livraison ,etla liste
de MM. les souscripteurs sera imprimée .
On s'adresse pour souscrire à MM. Trentiel et Würtz , libraires
éditeurs , rue de Lille , nº 17 , à Paris ; et à la même maison de coma
merce , à Strasbourg .
Les souscripteurs éloignés de Paris pourront recevoir les livraisons
franches de port par la poste dans toute l'étendue de l'Empire français.
moyennant 2 fr. de plus par livraison , pour prix d'affranchissement.
On pourra aussi se procurer l'ouvrage par l'entremise des principaux
Hbraires et marchands d'estampes de la France et des pays étrangers.
7
SOCIETE
TABLE
DE
ERCE
COM
'
lis
DU TOME QUARANTE - DEUXIÈME.
CANTATE
POESIE .
FATE à LL . ΜΜ. Π. et RR .; par M. C. M. Morin .
Vers présentés à S. M. l'impératrice , le jour de son arrivée à
Compiègne ; par M. Creuzé de Lesser .
Page3
5
Scène héroïque ou Cantate sur le Mariage de S. M.; par Mme
zala comtesse de Salm . 65
Vers sur le Mariage de S. M. l'Empereur et Roi; par M. de la
Chabeaussière.
i'
69
LaNymphe de la Tamise ; Cantate sur leMariage de LL. MM. ;
12
порагМ. Нейтy Georges.
Dth
129
Epitre à mes auteurs ; par M. DDuuppoonntt tib
11
132
Traduction de la scène III du 2e acte de la Médée d'Euripide ;
zopar M. Partevakariensiqisi 193
Stances au mois de Mai; par M. Dumaniant. 195
Le Fleuve et le Ruisseau ; apologue par M. Eusèbe Salverte. 196
1 3.5
Vers sur le Mariage de LL. MM.; par M. Legouvé 257
La Promesse. A ma mère ; par Mme Dufresnoy.
:
257
Un songe d'Alexandre; fragment d'un poème d'Arrien ; par
olM. Amaury Dual: 199 321
Mon Songe, parMme de Montanclós
A
-386
1
Stances; par M. Edmond Géraud . 387
Vers pour le buste de M. le comte Français ; par M. Evariste
Parny 389
Dithyrambe en l'honneur du Mariage de S. M.; par M. Parseval. 449
Epitaphe du maréchal Lannes ; par M. Aug. de Labouïsse. 454
Les Fêtes de l'Hymen ; par M. Baour de Lormian.
513
Une mystification de Poinsinet. Anecdote ; par M. Andrieux. 517
Enigmes posi 6,69 , 135 , 196 , 259 , 389 , 455 , 519
Logogriphes. 6,70 , 135 , 197 , 259 , 389 , 455 , 520
Charades. 6,70 , 136 , 197 , 261 , 391,456 , 520
TABLE DES MATIÈRES. 583

SCIENCES ET ARTS .
L
Description des Maladies de la peau ; par M. J. M. Alibert .
(Extrait. ) 8
Maison rustique ; par Mme de Genlis. (Extrait. )
Essai sur laGéographie physique , etc. du département duDoubs ;
par M. Giraud-Chantrans . ( Extrait. )
Principe organique de l'Univers; par M. G. de la Mardelle.
137
i
198
(Extrait . ) 33г
Cours deMathématiques ; par M. le général de divisionBellavesne
. ( Extrait . ) 392
Nouvelle Méthode pour reconnaître les Maladies internes de la
poitrine , par la percussion de cette cavité ; par Avenbrugger ;
ouvrage traduit du latin par J. Corvisart . ( Extrait . ) 1 457
Sur la découverte de l'Etain en France ; par M. Biot. 521
та
LITTÉRATURE ET BEAUX -ARTS .
Voyage dans les Catacombes deRome. ( Extrait. )
Maximes et Réflexions ; par M. de Levis. ( Extrait. )
T
ΙΣ
20
1
Storia della Guerra , etc. - Histoire de la Guerre de l'Indépendance
des Etats-Unis. d'Amérique ; par M. Charles Botta . -
(Extrait. ) 71
Dialogue sur les Orateurs ; traduit par M. Ch. Dallier. ( Extrait.
) 83
Pensées et Réflexions morales ; par M. Aug. de Labouïsse . ( Extrait.)
: 92
Les Amours de Psyché et de Cupidon ; par Apulée. ( Extrait . ) 99
Almanach des Gourmands ; par un Vieil Amateur. ( Extrait. ) 104
La France sous ses Rois ; Essai historique par M. Dampmartin .
(Extrait . ) 147,471
Eléonore ou les Beaux Yeux ; par Mme Isabelle de Montolieu . 158
Histoire romaine de Tite- Live ; traduction de M. Dureau de la
Malle. ( Extrait . ) 208,338
Les Voyages de Khang-hi ; par M. de Levis . ( Extrait. ) 217
Essai historique sur la puissance temporelle des Papes , etc.
(3e Extrait. )
262
Eloge historique de M. de Lalande ; par Mme la comtesse de
Salm. (Extrait. ) 273
BIBL., UNIV,
CINT
584 TABLE DES MATIÈRES.
Les Dangers de la Frivolité . ( Extrait. )
DuVrai dans les Ouvrages de Littérature; par M. Andrieux.
Belzunce ou la Peste de Marseille , poëme. Nour. Edit.; par
M. Charles Millevoye. ( Extrait . )
Archéologue ou Système raisonnédes Langues ; par Ch. Nodier.
( Extrait. )
L'Homme de bonne Compagnie. (Extrait. )
Le vieux Savetierde la Cabanne et les huit louis; historiette par
Mme Isabelle de Montolieu .
Des Effets de la Religion de Mohammed ; par M. Oelsner. (Extrait.
)
281
286
349
398
402
408
1
462
483
524
Vie du prince Eugène de Savoie. ( Extrait. )
Dictionnaire universel , historique , critique et bibliographique;
par MM. Chaudon et Delandine . ( Extrait. )
Etudes sur la Théorie de l'Avenir ; par M. F. C. T***. (Extr. ) 532
L'Amant romanesque , ou Vieillesse et Gaieté ; anecdote par
M. S...... n ..
REVUE LITTÉRAIRE.-Manuel du Libraire ; par J. C. Brunet ,
fils. L'Instituteur français ; par M. de la Croix.-La Chapelled'Ayton
, ou Emma Courtenay . - Galerie historique ;
publiée par M. Landon.- Annales dramatiqués ou Dictionnaire
général des Théâtres. C
543
355-363
VARIÉTÉS ..
Sociétés savantes .
Beaux-Arts .- Sur le Palais du Corps-Législatif.
Chronique de Paris.
: 52,482
493
46 , 230 , 303 , 420 , 558
110 Spectacles. , 235 , 365,427,490,564
Conservatoire de Musique.
POLITIQUE.
115
Evénemens historiques. 53 , 118 , 183 , 244, 309, 370, 440 ,498, 569
Paris.
Livres nouveaux.
62 , 126, 190 , 254, 318 , 377, 446, 510 , 576
ANNONCES.
64, 127, 192, 255 , 320, 378 , 447 , 511 , 577
Finde la Table du tome quarante-deuxième.
Qualité de la reconnaissance optique de caractères
Soumis par lechott le