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1806, 04-06, t. 24, n. 246-258 (5, 12, 19, 26 avril, 3, 10, 17, 24, 31 mai, 7, 14, 21, 28 juin)
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MERCURE
DE
FRANCE ,
LITTERAIRE ET POLITIQUE
TOME VINGT - QUATRIÈME.
TRES ACQUIRIT EUNDO
Bongter
A
PARIS ,
DE L'IMPRIMERIE DE LE NORMANT
1806.
DEPT
DE
L
S
( RECAP
)
༠༥༠༥
6345
0.24
1906
( No. CCXLVI . )
( SAMEDI 5 AVRIL 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
V.24
FRAGMENT
DU II CHANT DU POEME DE L'IMAGINATION.
TEL que ce double dieu , Janus aux deux visages , }
De son double regard embrassant les deux âges ,
Regardoit , d'un côté , le siècle vieillissant ,
De l'autre , se tournoit vers le siècle naissant ;
Ou tel que , dominant sur les ondes captives ,
Un colosse fameux s'appuyoit sur deux rives ,
L'Imagination se plaît à réunir,
D'un côté le passé , de l'autre l'avenir.
Là, sur deux points divers notre coeur se balance ;
La Crainte d'un côté , de l'autre l'Espérance :
L'Espérance au front gai , qui , lorsque tous les Dieux
Loin de ce globe impur s'enfuirent dans les cieux ,
Nous resta la dernière , et console le monde.
Avec le nautonnier elle vogue sur l'onde,
Veille dans les comptoirs , guide les bataillons ,
Sourit au laboureur courbé sur ses sillons ,
Du savant matinal voit grossir le volume ,
Et tient le soc , la rame , et l'épée et la plume ;
Mais sur-tout des grands coeurs elle enhardit l'essor . 5 .
Quand César aux Romains prodiguoit son trésor,
Un ami , qu'effrayoit sa vaste bienfaisance ,
Lui demanda quel bien lui restoit? « L'Espérance;
A
529725
MERCURE DE FRANCE ,
7
Dit-il. » Et quel espoir que celui de César !
La Fortune à l'espoir laisse atteler son char ;
Il enrichit le pauvre, affranchit les esclaves ;
Et par lui le captif chante dans ses entraves.
Quels maux désespérés peuvent lasser l'espoir ?
Dans la nuit la plus sombre il se laisse entrevoir,
Et de l'illusion offre au moins les ressources.
Ainsi , quand du crédit on a tari les sources ,
Quand d'un papier, en vain protégé par les lois ,
La trop mince valeur se mesure à son poids ,
Romancier consolant et fertile en promesses ,
Soudain Cambon paroît , il compte nos richesses :
La messe supprimée , et les temples vendus ,
Ce qu'on fera payer, ce qu'on ne paîra plus ,
Des morts déshérités les créances éteintes ,
L'impôt sur les malheurs , et l'impôt sur les craintess
Alors on applaudit : les milliers , les milliards ;
En assignats nouveaux , pleuvent de toutes parts ;
Le crédit se ranime ; et la douce Espérance
Sur son char de carton parcourt toute la France.
Le trépas même enfin , l'inflexible trépas
Invoque l'Espérance , et n'en triomphe pas .
Que dis-je ? Sur nos coeurs que ne peut sa puissance ?
Elle-même souvent révoque la sentence ,
des coeurs,
Et , d'un corps affoibli ranimant les ressorts ,
Elle est, comme bienfaitrice des corps.
Vous l'avez éprouvé , dans ces jours de prestiges ,
Où Mesmer de son art déployoit les prodiges :
Il avoit renversé ces vases , ces mortiers,
Où l'on broyoit des sucs trop souvent meurtriers ;
Mais de l'heureux délire il nous versoit la coupe,
De malades plus gais une docile troupe ,
De cordons entourés , et des fers sur le sein,
En cercle environnoit le magique bassin.
Peindrai-je le bonheur des coeurs qui sont ensemble,
Que le même besoin , le même voeu rassemble ;
Ces liens fraternels , cette chaîne d'amour,
Où chacun communique et reçoit tour- à-tour;
Et l'électricité de ces mains caressantes ,
Que le rapport des coeurs rend encor plus puissantes 2
Non , la douce fêrie et tous ses talismans
Ne pourroient s'égaler à ces enchantemens .
Qu'on ne me vante plus la boîte de Pandore;
Ce baquet merveilleux fut plus puissant encore
1
AVRIL 1806.
་
Les maux n'en sortoient pas , l'espoir restoit au fonds .
Autour, la douce erreur et les illusions .
Tous se félicitoient de leurs métamorphoses :
La vieille Eglé croyoit voir renaître ses roses ;
Le viellard décrépit , se ranimant un peu ,
D'un retour de santé menaçoit son neveu .
Le jeune homme, à vingt ans ridé par la mollesse ,
Se promettoit encor quelques jours de jeunesse ;
Moi- même j'espérois , rejetant mon bandeau ,
Des yeux dignes de voir un spectacle si beau .
Mais quoi , chez les Français est- il rien de durable ?
Mesmer courut ailleurs porter son art aimable .
Chaque malade , au fond de son appartement ,
Tout seul , avec ses maux s'enterra tristement ;
Et, des remèdes vains implorant la puissance ,
Il perdit le plus doux , en perdant l'espérance .
Fondant sur l'avenir des droits non moins puissans ,
La crainte y jette encor des regards plus perçans .
Salutaires tourmens ! Le créateur suprême
Ne peut , à chaque instant , nous garder par lui -même ;
Et , quelque grand qu'il soit , ce maître universel
2
Ne devoit point à l'homme un miracle éternel .
Mais , tandis qu'en nos coeurs l'espérance est empreinte ,
Exprès , à côté d'elle il a placé la crainte ,
Sentinelle assidu , qui , devançant nos pas ,
Court épier les maux que l'esprit ne voit pas ;
Et , nous avertissant des piéges qu'il redoute ,
De la vie avec soin interroge la route .
La raison se réveille à son premier signal
Et court , ou prévenir, ou réparer le mal .
Ce sage instinct nous suit même dès la naissance ♦
Voyez l'enfant , sans art et sans expérience ,
Attentif et tremblant former ses premiers pas ,
Et, tout près de tomber , tendre ses foibles bras ;
Ainsi sont opposés , dans la même balance ,
Et la crainte ombrageuse , et la douce espérance .
Mais je n'ai pas encor chanté tous leurs effets :
Tous deux ont leurs malheurs ainsi que leurs bienfaits ;
Souvent l'espoir précoce , en la montrant d'avance ,
Par une longue attente use la jouissance ,
Cueille la joie en fleurs , flétrit son fruit naissant ;'
Et souvent l'avenir nous vole le présent."
De la crainte , à son tour, les transes incertaines
Attristent les plaisirs , et devancent les peines.
3
MERCURE DE FRANCE ,
De là , vers l'avenir sombre et mystérieux ,
Ces élans inquiets , cet instinct curieux ;
Ainsi , pour pénétrer d'impénétrables voiles ,
L'homme demande au ciel , il demande aux étoiles ,
Ses malheurs, ses succès , ses plaisirs , ses douleurs .
Tantôt , sur des cartons de diverses couleurs ,
Combinant le pouvoir des nombres , des figures ,
Lit dans de vains hasards de grandes aventures .
Qu'une salière tombe , elle a dicté son sort;
Le cri de ce corbeau , c'est l'arrêt de sa mort ;
La sont des talismans , là des miroirs magiques ;
Tantôt , l'oeil attaché sur des mains prophétiques ,
Il lit dans chaque trait un avenir certain ,
Et la ligne fatale est la loi du destin .
Aux superstitions qui donna la naissance ?
La crainte fanatique , à la reconnoissance
Arracha l'encensoir, et son culte odieux
Par le sang des humains sollicita les Dieux .
Dirai-je enfin comment , dans leurs ardeurs brûlantes ,
Des vives passions les fougues turbulentes
Viennent aiguillonner et la crainte et l'espoir,
Soit que sur nous la gloire exerce son pouvoir,
Soit que l'ambition tyran des grandes ames ,
De l'amour des grandeurs alimente les flammes ;
Soit que plus inquiète et plus avide encor ,
S'allume dans un coeur l'ardente soif de l'or ?
Pénétrez dans ce temple où l'avide avarice.
De l'aveugle hasard adore le caprice,
Voyez au dieu de l'or tous ces autels dressés ,
Recevoir des mortels les voeux intéressés .
L'or y brille aux regards , y résonne à l'oreille ;
A ce bruit tout-puissant l'avidité s'éveille ;
Mais les coeurs ne sont pas troublés du même soin :
Lå sont les voeux du luxe , ici ceux du besoin.
Et tandis qu'au hasard , arbitre des richesses ,
L'un demande des chars , des bijoux , des maîtresses ;
L'autre de ses enfans attendant le destin ,
Déjà du désespoir tient l'arme dans sa main.
Immobiles , l'oeil fixe , en un profond silence ,
Tous d'un regard brûlant se dévorent d'avance ;
Dans le cornet fatal le dez a retenti ;
Il s'agite , il prélude , il sort , il est sorti !
Tous les yeux, tous les coeurs s'élancent sur sa trace
Il hésite , il balance , il promet , il menace ;
AVRIL 1806.
Mais il s'arrête enfin : le sort a prononcé ;
Et dans tous les regards son arrêt est tracé.
Effroyable tableau , où chaque front déploie ,
Ou sa douleur farouche , ou son horrible joie.
J. DELILLE.
LA BATAILLE D'HASTINGS.
FRAGMENT DU TROISIÈME CHANT ( 1 ).
( C'est le duc de Normandie qui parle au duc de Bretagne. Il vient
de raconter que le roi d'Angleterre a battu les Danois à Stanfort,
et qu'il nefaut plus compter sur le secours de ces alliés .)
« MA flotte alors en proie aux rigueurs des hivers ,
» Partageoit les avis en cent partis divers .
» Le fier Beaumont youloit qu'à la Seine rendue,
» De ma noble entreprise elle attendit l'issue .
>>
Anjou , qu'à Pevensey des Anglais et des eaux ,
» Un rempart, un abri garantit les vaisseaux ;
» Thibault , que jusqu'à Londre une subite course ,
» De la Tamise même épouvantât la source.
» Breteuil délibéroit. M'interrogeant des yeux ,
» Le seul Montgomery restoit silencieux .
» Epargnez-vous , amis , cette alarme nouvelle .
» Je dis ; et dans mes mains une torche étincelle .
>> Tout m'entend. Chaque preux , à ce signal nouveau
» Laisse le fer, la lance , et s'arme d'un flambeau:
» Anjou , Montgomery , Beaumont et d'Hauteville ,
» Thibault , Harcourt , Mortain , Grandménil , Longueville ,
» Mille autres qu'animoit l'ardeur d'un beau transport ,
Quittant leurs pavillons , des mers couvrent le bord.
» Des feux communiqués la lueur se propage,
» Et dans l'ombre déjà nous découvre la plage.
» On accourt ; on s'y presse. Oserai-je nommer
Le premier des esquifs que j'ai vu s'enflammer ?
» Tous atteints à la fois au même instant s'allument
» Nourrissent de leur sein les feux qui les consument,
>> Unissent leurs ravages : aux mâts , au lin flottant ,
» Au chanvre , l'incendie et s'attache et s'étend .
» L'air s'embrase . Des mers l'étendue azurée ,
" Dans un espace immense est soudain éclairée.
(1 ) Ce fragment est tiré du troisième chant de la Bataille d'Hastings,
ou l'Angleterre Conquise , porme en dix chants, qui paratira dans le
Courant d'avril.
8 MERCURE DE FRANCE ,
» Prince , on nous a redit que, du rivage anglais ,
>> La clarté fut transmise aux remparts de Calais;.
» Qu'un peuple émerveillé , durant la nuit entière ,
» Crut voir briller aux cieux l'astre de la lumière.
Cependant l'incendie , envahissant les eaux, »
>> N'épargne aucun débris des trois mille vaisseaux .
>> En vain la torche en main , sur la plage déserte ,
» J'aurois brigué l'honneur de leur illustre perte.
» Voilà comme à l'aspect de eet embrasement ,
" Naguère vos Bretons , abusés un moment ,
» Même des ennemis quand ils l'ont cru l'ouvrage ,.
» N'ont point à des vaincus craint d'unir leur courage. »
Montgomery répond : « Allumés de vos mains ,
» Ces feux de la retraite ont fermé les chemins.
» Oui , d'un côté la mort , de l'autre la victoire ,
>> Ne laissent aux Français à choisir que la gloire.
C
Il dit : par chaque preux l'éloge confirmé ,
Enflamme les Bretons et leur prince charmé.
<<
Que faisois-tu , Clisson , quand cette armée illustre ,
>> Dit le prince, à la France ajouta tant de lustre ?
» Ton bras de l'incendie eût donné le signal ,
I
Et Guillaume en toi seul cût pu craindre un rival . »
&
D ....n.
TRADUCTION DE LA X ÉGLOGUE DE VIRGILE (1 ),
GALLUS.
VIENS , accours et préside à mes derniers accens ,
Arethuse : à Gallus je consacre mes chants ;
Pour unami que j'arme échauffe mon délire ,
Traçons des vers qu'un jour son amante doit lire.
Ainsi puisse toa onde , en traversant les mers ,
Couler, toujours limide , au sein des flots amers.
Viens , chantons de Gallus les amoureuses peines ,
Tandis que nos brebis paissent l'herbe des plaines ;
Ce chant n'est point perdu , du sein profond des bois,
Les échos attentifs répondront à ma voix.
Naïades , quels déserts vous retenoient encore ,
Lorsque Gallus mouroit du feut qui le dévore ?
Vous n'étiez point aux lieux chéris par Apollon,
Aux bords de l'Aganippe , ou près de l'Hélicon .
Du Ménale attendri les Nymphes soupirèrent ,
Les bruyères des champs , les lauriers le pleurèrent ;
Pensif il succomboit sous le poids des douleurs ;
A ses pie s étendu , triste de ses malheurs ,
Son troupeau l'entouroit sur un roc solitaire.
O poète divin , notre nom dʊit te plaire :
( 1 ) La traduction des Bucoliques de Virgile , par l'auteur, paroîtra
incessamment.
AVRIL 1806.--
9
Adonis , comme toi , conduisant des troupeaux ,
A porté la houlette aux bords rians des eaux .
Soudain devant Gallus tous les bergers parurent ;
Les bouviers paresseux à pas lents accoururent ;
Ménalque vint , m uillé du brouillard des forêts ;
Apollon même, enfin , consolant ses regrets ,
Gallus , pourquoi , dit-il , cette douleur mortelle ?
Avec un autre amant , Lycoris infidèle
>> Affronte et les hivers et l'horreur des combats . »
Sylvain , paré de fleurs , avoit suivi ses pas ;
Il agitoit des lis les tiges blanchissantes .
Bientôt , le front rougi par des mûres sanglantes ,
Pan lui- même accourut : « Modère tes douleurs ,
» L'insatiable Amour se nourrit de nos pleurs ;
» L'onde des clairs ruisseaux plaît moins à son rivage ;
» Et la fleur du cytise à l'abeille volage .
>>
L'infortuné répond : « Bergers , vos vers unjour
» Aux monts Arcadiens rediront mon amour.
» Oui, vous seuls parmi nous savez charter encore ,'
» Seuls, vous savez presser le chalumeau sonore .
» O combien au tombeau j'oublierois mon tournent ,
» O que ma cendre un jour dormiroit mollement ,
» Si vos flûtes chantoient mon amoureuse ivresse !
» Que n'ai-je parmi vous , prévenant ma tendresse
» Moissonné vos raisins , ou conduit vos troupeaux !
» Amyntas ou Philis charineroient mes travaux ;
» Leurs traits des feux du jour ont ressenti l'injure ,
» Mais l'oeil , des noirs vaciets aime la teinte obscure.
» Assise à mes çôtés , et sous des pampres verts ,
» Amyntas pour moi seul moduleroit des airs ;
» Philis de mille fleurs tresseroit des couronnes ;
» Mais , ô ma Lycoris , tu fuis , tu m'abandonnes !
>> Tourne les yeux , reviens , vois ces riches moissons :
Ici, sont des flots purs , des prés , de verts gazons ;
>> Ici d'une forêt la profonde verdure ;
>>
>> Ici j'eusse avec toi coulé ma vie obscure.
» Je l'espérois , du moins ; mais , hélas ! loin de moi ,
>> Loin des champs paternels tu voles sans effroi .
En butte aux traits de Mars , dans ta fuite insensée ,
» Tes yeux ont vu le Rhin et son onde glacée.
» Mon coeur n'en peut douter . Ah ! puissent les frimas ,
» Les glaçons s'amollir sous tes pieds délicats !
» Pour calmer més tourmens dans ce séjour tranquille ,
>> J'emprunterai a flûte au pasteur de Sicile .
>> Ma douleur va chercher les bois , les antres sourds ;
» Sur un jeune arbrisseau j'écrirai mes amours ;
>> Chaque jour accroîtra son écorce fidelle ,
» Et vous , ô mes amours , vous croîtrez avec elle.
» Cependant , entouré de mes chiens vigoureux ,
>> J'irai , je poursuivrai les sangliers fougueux ;
» Je braverai l'hiver et sa rigueur fatale .
Au mont Parthénius , aux forêts du Ménale ,
>> Je m'élance en idée , et mes bruyans assauts
>> Des bois retentissans réveillent les échos.
» Déjà ma meute part , déjà ma flèche vole....
» Vain remède à mes maux, espérance frivole !
To MERCURE DE FRANCE ,
·
» L'Amour est il sensible aux malheurs qu'il a faits
» Les Nymphes et leurs chants augmentent mes regrets .
» Recevez mes adieux sombres bois , vastes plaines !
» Partout ce Dieu cruel vient redoubler mes peines ;
» Vainement dans la Thrace et parmi les frimas ;
» Mon désespoir farouche égareroit mes pas ,
» Et de l'Hèbre glacé j'irois boire les ondes .
» Vainement , au milieu des plaines infécondes ,
» Où la vigne brûlante expire sur l'ormeau ,
>> J'irois durant l'été conduire mon troupeau.
» Quand l'Amour nous poursuit , lorsqu'au fond de notre ame
» Par d'heureux souvenirs il entretient sa flamme ,
» Vers la froide raison il n'est plus de retour ;
» L'Amour sait tout dompter, et je cède à l'Amour. »
Ainsi , seul retiré sous un tilleul paisible ,
Quand ma main à l'osier mêloit le jonc flexible ,
L'amitié m'inspiroit ma rustique chanson.
Muses , c'en est assez pour votre nourrisson ,
Qu'au malheureux Gallus votre main la présente .
Gallus , toujours pour toi mon amitié s'augmente !
Tel , lorsque le printemps remplace les hivers ,
L'aulne léger s'élève et monte dans les airs ,
O mes jeunes troupeaux , fuyez l'ombre ennemie !
La faim qui vous pressoit est enfin assouvie.
Levons nous l'ombre humide affoibliroit mies sons.
L'ombre , ainsi qu'à la voix , est funeste aux moissons.
Hespéras vient nous luire à sa douce lumière
Partez , et retournez vers mon humble chaumière.
P. DORANGE.
ENIGM E.
Où vais-je.. ? d'où je viens... ? Actif ou paresseux
Dans mon chemin rien ne m'arrête.
Lecteur , je n'ai ni pied ni tête ;
J'ai des bras , point de inains : devine , si tu peux.
G. V. ( de Brive ).
7
LOGOGRIPHE...
DB forme différente avec ma tête ,
Je sers à me contenir sans ma tête.
CHARADE.
TROP heureux mon dernier,
Qui trouve mon entier ,
En faisant mon premier .
Le mot de l'Enigme du dernier N°, est Santé.
Celui du Logogriphe est Palladium , où l'on trouve Adam , Paul ,
Ladi, vil, mal, umi, Aa , Maia , mal , Ulla, Ide , laid, Lama,
la , mi , ail, mil , Pallium , Lulli, Dal.
Celui de la Charade est Poulie.
AVRIL 1806. 14
la
Théâtre et Poésies fugitives de M. Collin d'Harleville.
Quatre vol. in-8° . Prix : 15 fr. , et 20 fr. par
poste. A Paris , chez Duminil-Lesueur, imprimeurlibraire
, rue de la Harpe , nº 78 ; et chez le Normant,
imprimeur-libraire , rue des Prêtres Saint-Germainl'Auxerrois
, nº 17.
L
(Second extrait. )
er
Voyez le N° . CCLI. ( 1 ** Mars. )
Il n'a jamais appartenu qu'à Molière de faire entrer
de grandes vues dans des petites comédies . Celles
qu'il semble n'avoir faites que pour se divertir, ou
pour des circonstances du moment , renferment toutes
des traits aussi vigoureux que profonds ; et ce grand
peintre trace en se jouant des caractères , imagine
des situations qui ne seroient pas déplacées dans ses
chefs-d'oeuvre. Souvent , sous l'apparence de la bouffonnerie
, il cache les intentions les plus fortes : on
le voit arracher à la grossiéreté naïve des gens dú
peuple des répliques et des mots qui jettent de la lumière
sur les replis les plus secrets du coeur humain.
Le Médecin malgré lui , le Mariage forcé , les
Fâcheux, etc. , en offrent une multitude d'exemples .
Ils échappent quelquefois au spectateur frivole , qui
ne fait attention qu'à la partie comique , et au spectateur
sottement dédaigneux , qui ne voit que des
farces dans ces opuscules de Molière ; mais ils sont
saisis avec avidité par le véritable connoisseur, qui ,
tout en se prêtant à la gaieté franche qui les accom- pagne , ne laisse pas d'étudier
dans ces petites pièces
le génie le plus vaste et le plus varié qui ait brillé
sur le théâtre
comique
, dont il doit être considéré comme
le créateur
.
4
Les successeurs de Molière , en composant des ouvrages
très- agréables , furent loin d'égaler leur maître.
MERCURE DE FRANCE ;
Cette profondeur comique , que Molière seul avoit
possédée , ne put être balancée dans les petites comédies
, ni par la gaieté de Regnard , qui tient plus à
l'expression qu'à la pensée , ni par celle de Dufresny,
qui a quelque chose de recherché , ni par celle de
Destouches , souvent guindé , et presque toujours sérieux
, même dans ses plaisanteries ; ni enfin par les
charmantes saillies de le Sage , qui , malheureusement ,
ne puisa son comique que dans les moeurs des fripons
. Marivaux prodigua trop les bouffonneries insignifiantes
dans ses rôles de valet , et donna trop souvent
une délicatesse affectée à ses principaux personnages
. Tous les autres auteurs de petites comédies
, tinrent plus ou moins à ces diverses écoles :
celle de Marivaux , la plus dangereuse à suivre , fut
la plus féconde. "
M. Collin eut le mérite très - rare d'être original
dans cette partie de ses travaux . Ses petites pièces
roulent , il est vrai , sur des sujets frivoles ; mais il a
eu l'art de remplir les vides avec tant de grace , et
d'orner si agréablement les détails , que l'on oublie
volontiers la légéreté du fond , pour ne s'occuper que
des charmes qu'il a trouvé le moyen d'y répandre.
Sa gaieté n'est ni vive , ni forte , mais elle a
naïveté et un abandon qui , s'ils ne font pas naître
de grandes émotions de plaisir, produisent du moins
toujours un doux sourire et une satisfaction qui n'est
troublée par aucun nuage.
Une des principales études que M. Collin d'Harleville
a faites avec beaucoup de succès , est celle du
dialogue. Nous en citerons pour exemple une de
ses petites comédies , où cette partie étoit très - difficile.
L'idée comique de M. de Crac est d'offrir un
gentilhomine gascon , dont la manie est de s'attribuer
des aventures incroyables , et de les raconter
sans cesse à des parasites : son fils , qu'il prend pour
un étranger , s'amuse à renchérir sur les histoires
que raconte M. de Crac ; et l'étonnement de ce derAVRIL
1806 . 13
nier, dont l'imagination ne peut trouver de quoi soutenir
ce singulier combat , donne lieu à des réparties
très-vives et très -piquantes. Le danger que le poète
pouvoit courir, en suivant cette idée , étoit de multiplier
les longs récits , ce qui auroit été un défaut
essentiel dans une pièce en un acte . On ne peut trop
le louer d'avoir évité cet écueil , qui tenoit au sujet.
Il n'y est parvenu qu'en donnant à ses vers la plus
grande précision ; et le travail qui en est résulté n'a
pu que tourner à l'avantage de la versification de
cette pièce , qui est plus parfaite que dans plusieurs
grands ouvrages de l'auteur. On ne peut donner une
idée de cette difficulté vaincue que par une citation.
M. de Crac raconte qu'il a tué en même temps un
lièvre et un perdreau , que dans une bataille il a sauvé
la vie au général , qu'un de ses aïeux s'est fait sauter
en l'air au combat de Lépante , que son vin du cru
vaut le vin de Bourgogne , etc. Son fils lui répond
par des choses beaucoup plus extraordinaires. Qui
croiroit que ces récits ne donnent pas lieu à de
grands développemens ? On va voir comment le
poète a surmonté les obstacles qui s'opposoient à la
rapidité de cette scène . Les personnages sont M. de
Crac , Saint - Brice son fils , qu'il ne connoît pas , et
Verdac , parasite.
1
VERDA C.
Monsieur nous racontoit une histoire piquante
D'un lièvre et d'un perdreau tués en même temps ,
L'ua sur l'autre tombés.
M. DE CRAC à Saint - Brice.
Vous l'entendez .
SAINT BRICE.
J'entends.
Ce fait est après tout le plus simple du monde.
Un jour le temps se couvre , et le tonnerre gronde :
Il delate enfin , tombe.....
VERDA C.
Où ?
SAINT - BRIC F.
Dans mon bassinet,
MERCURE DE FRANCE ,
Le fusil part , et tue un lièvre qui passoit.
M. DE CRAC.
Oui , j'ai servi tout jeune ; et je puis bien vous dire
Qué je savois mé battre avant de savoir lire .
SAINT- BRICE.
Ah ! je le crois. Piqué de son air de hauteur ,
A dix ans je me hats contre mon précepteur.
Je le tue.
VERDA C.
A dix ans Moi , je fus moins précoce.
M. DE CRAC .
La bataille , pour moi , c'étoit un jour dé noce.
J'ai vu plus d'uné guerre : allez , jé vous promets
Qué je n'ai pas servi , messieurs , en temps dé paix.
Avec Saxe , jé fait les guerres d'Allemagne ,
Et je ne couchai point dé toute une campagne. "
Trois fois , dans le combat, jé changeai de cheval ,
Et j'ai sauvé la vie à notre général .
Il est réconnoissant : il faut que j'en convienne.
SAINT BRICE.
Votre histoire , monsieur, me rappelle la mienne.
J'ai pris seul en Turquie une ville d'assaut.
VERDA C.
Tout seul ?
SAINT BRICE.
Oui .
M. DE CRAC.
Cé monsieur n'est jamais en défaut.
VERDA C.
Il n'étoit donc , monsieur, pas un chat dans la place.
SAINT
#
- BRICE .
Les guerres d'Amérique , en fûtes - vous , de grace ?
M. DE CRA C..
Ah ! je brûlois d'en être : eh mais ! voyez un peu !
Moi qui traverserois un océan dé feu ,
Jé crains l'eau , non dé peur, mais elle m'incommode :
J'ai manqué pour céla le beau siége dé Rhode.
SAINT - BRIC E.
Eh bien ! moi , j'en étois. J'aime un combat naval.
M. DE CRA C.
J'eus l'un dé mes aïeux , fameux vice- amiral ;
Au combat de Lépante on comptoit bien lé prendre;
Mais il sé fit sauter , plutôt qué dé sé rendre.
AVRIL 1806. 15
SAINT BRICE,
En un cas tout pareil , je fis le même saut ,
Et me voilà.
VERDA C.
Cé saut ressemble à son assaut.
SAINT BRICE .
Sur la frégate anglaise , au milieu du pont même ,
J'allai tomber debout , tout armé , moi cinquième.
} VERDA Cc.
L'équipagé, monsieur, dut bien être étonné.
SAINT BRICE.
Ils se rendirent tous , et je les enchaînai.
M. DE CRAC.
Dé plus fort en plus fort ! Allons nous mettre à table.
Jé donne peu de mets , mais ils sont délicats .
VERDA C.
Qui le sait mieux qué moi ? Votre vin de Gascogne ,
Soi-disant , vaut bien mieux qué lé vin dé Bourgogne,
SAINT - BRIC E.
Est-ce qu'il n'en est pas ? Pour moi , je l'aurois cru .
M. DE CRA C.
Eh! non , mon cher monsieur, c'est du vin dé mon cra.
Vous croyez qué jé raille ……….
6AINT- BRICE.
"
Eh ! mais....
M. DE CRAC.
Oui , vin dé Beaune.
SAINT - BRICE.
Je m'en doutois. Chacun aime son vin , le prône.
Dans mon pare une source a le goût du vin blanc ,
Et même la couleur, mais d'un vin excellent,
VERDA C.
C'est une cave au moins qu'uné source pareille .
Jé conseille à monsieur de la mettre en bouteille .
Cette petite comédie est presque toute écrite sur
ce ton on n'y remarque que rarement les négligences
qui échappent trop fréquemment à l'auteur
dans ses autres pièces.
M. Collin d'Harleville observe , dans sa préface ,
que la pièce intitulée : Il veut tout faire , perd à
n'être point en trois actes. Nous oserons n'être pas
12 MERCURE DE FRANCE ;
Cette profondeur comique , que Molière seul avoit
possédée , ne put être balancée dans les petites comé→
dies , ni par la gaieté de Regnard , qui tient plus à
l'expression qu'à la pensée , ni par celle de Dufresny,
qui a quelque chose de recherché , ni par celle de
Destouches , souvent guindé , et presque toujours sérieux
, même dans ses plaisanteries ; ni enfin par les
charmantes saillies de le Sage, qui , malheureusement ,
ne puisa son comique que dans les moeurs des fripons
. Marivaux prodigua trop les bouffonneries insignifiantes
dans ses rôles de valet , et donna trop souvent
une délicatesse affectée à ses principaux personnages.
Tous les autres auteurs de petites comé
dies , tinrent plus ou moins à ces diverses écoles :
celle de Marivaux , la plus dangereuse à suivre , fut
la plus féconde. "
M. Collin eut le mérite très - rare d'être original
dans cette partie de ses travaux. Ses petites pièces
roulent , il est vrai , sur des sujets frivoles ; mais il a
eu l'art de remplir les vides avec tant de grace , et
d'orner si agréablement les détails , que l'on oublie
volontiers la légéreté du fond , pour ne s'occuper que
des charmes qu'il a trouvé le moyen d'y répandre.
Sa gaieté n'est ni vive , ni forte , mais elle a une
naïveté et un abandon qui , s'ils ne font pas naître
de grandes émotions de plaisir, produisent du moins
toujours un doux sourire et une satisfaction qui n'est
troublée par aucun nuage.
Une des principales études que M. Collin d'Harleville
a faites avec beaucoup de succès , est celle du
dialogue. Nous en citerons pour exemple une de
ses petites comédies , où cette partie étoit très - difficile.
L'idée comique de M. de Crac est d'offrir un
gentilhomine gascon , dont la manie est de s'attribuer
des aventures incroyables , et de les raconter
sans cesse à des parasites : son fils , qu'il prend pour
un étranger , s'amuse à renchérir sur les histoires
que raconte M. de Crac ; et l'étonnement de ce derAVRIL
1806. 13
nier, dont l'imagination ne peut trouver de quoi soutenir
ce singulier combat , donne lieu à des réparties
très-vives et très - piquantes. Le danger que le poète
pouvoit courir, en suivant cette idée , étoit de multiplier
les longs récits , ce qui auroit été un défaut
essentiel dans une pièce en un acte. On ne peut trop
le louer d'avoir évité cet écueil , qui tenoit au sujet.
Il n'y est parvenu qu'en donnant à ses vers la plus
grande précision ; et le travail qui en est résulté n'a
pu que tourner à l'avantage de la versification de
cette pièce , qui est plus parfaite que dans plusieurs
grands ouvrages de l'auteur. On ne peut donner une
idée de cette difficulté vaincue que par une citation .
M. de Crac raconte qu'il a tué en même temps un
lièvre et un perdreau , que dans une bataille il a sauvé
la vie au général , qu'un de ses aïeux s'est fait sauter
en l'air au combat de Lépante , que son vin du cru
vaut le vin de Bourgogne , etc. Son fils lui répond
par des choses beaucoup plus extraordinaires. Qui
croiroit que ces récits ne donnent pas lieu à de
grands développemens ? On va voir comment le
poète a surmonté les obstacles qui s'opposoient à la
rapidité de cette scène . Les personnages sont M. de
Crac , Saint - Brice son fils , qu'il nnee ccoonnnnooîîtt pas , et
Verdac , parasite .
1
VERDA C.
Monsieur nous racontoit une histoire piquante
D'un lièvre et d'un perdreau tués en même temps ,
L'un sur l'autre. tombés .
M. DE CRAC à Saint - Brice.
Vous l'entendez .
SAINT - BRICE
J'entends.
Ce fait est après tout le plus simple du monde.
Un jour le temps se couvre , et le tonnerre gronde :
Il éclate enfin , tombe.....
VERDA C.
Où ?
SAINT BRIC F.
Dans mon bassinet.
14 MERCURE DE FRANCE ,
Le fusil part, et tue un lièvre qui passoit.
M. DE CRAC.
Oui , j'ai servi tout jeune ; et jé puis bien vous dire
Qué je savois mé battre avant de savoir lire.
SAINT- BRICE.
Ah ! je le crois. Piqué de son air de hauteur,
A dix ans je me hats contre mon précepteur.
Je le tue.
VERDA C.
A dix ans ! Moi , je fus moins précoce.
M. DE CRAC.
noce . La bataille , pour moi, c'étoit un jour dé
J'ai vu plus d'uné guerre : allez , je vous promets
Qué je n'ai pas servi , messieurs , en temps dé paix.
Avec Saxe, je fait les guerres d'Allemagne ,
Et je né couchai point dé toute une campagne.
Trois fois, dans le combat , jé changeai de cheval,
Et j'ai sauvé la vie à notre général .
Il est réconnoissant : il faut que j'en convienne.
SAINT BRICE.
Votre histoire , monsieur, me rappelle la mienne.
J'ai pris seul en Turquie une ville d'assaut.
VERDA C.
Tout seul ?
SAINT - BRIC E.
Oui.
M. DE CRA C.
Cé monsieur n'est jamais en défaut .
VERD A C.
Il n'étoit donc , monsieur, pas un chat dans la place.
SAINT BRICE.
7
Les guerres d'Amérique , en fûtes- vous , de grace ?
M. DE CRAC..
Ah ! je brûlois d'en être : eh mais ! voyez un peu !
Moi qui traverserois un océan dé feu ,
Jé crains l'eau , non dé peur, mais elle m'incommode :
J'ai manqué pour céla le beau siége dé Rhode.
SAINT BRICE.
Eh bien ! moi , j'en étois . J'aime un combat naval.
M. DE CRA C.
J'eus l'un dé mes aïeux , fameux vice - amiral ;
Au combat de Lépante on comptoit bien lé prendre;
Mais il sé fit sauter, plutôt que dé sé rendre.
AVRIL 1806. 15
SAINT BRICE ,
En un cas tout pareil , je fis le même saut,
Et me voilà.
VERDA C.
Cé saut ressemble à son assaut.
SAINT BRICE.
Sur la frégaté anglaise , au milieu du pont
même ,
J'allai tomber debout , tout armé , moi cinquième.
VERDA C.
L'équipagé, monsieur, dut bien être étonné.
SAINT - BRICE.
Ils se rendirent tous , et je les enchaînai .
M. DE CRAC.
Dé plus fort en plus fort ! Allons nous mettre à table.
Jé donne peu de mets , mais ils sont délicats .
VERDA C.
Qui le sait mieux qué moi ? Votre vin de Gascogne ,
Soi- disant , vaut bien mieux qué lé vin dé Bourgogne.
SAINT - BRICE.
Est-ce qu'il n'en est pas ? Pour moi , je l'aurois cru.
M. DE CRAC.
Eh ! non , mon cher monsieur, c'est du vin dé mon cra.
Vous croyez qué jé raille...
SAINT - BRICE.
Eh ! mais .
M. DE CRAO.
Oui , vin de Beaune.
SAINT - BRICE.
Je m'en doutois. Chacun aime son vin , le prône.
Dans mon pare une source a le goût du vin blanc ,
Et même la couleur, mais d'un vin excellent ,
VERDA C.
C'est une cave ati moins qu'une source pareille .
Jé conseille à monsieur de la mettre en bouteille.
Cette petite comédie est presque toute écrite sur
ce ton : on n'y remarque que rarement les négligences
qui échappent trop fréquemment à l'auteur
dans ses autres pièces.
M. Collin d'Harleville observe , dans sa préface ,
que la pièce intitulée : Il veut tout faire , perd à
n'être point en trois actes . Nous oserons n'être pas
16 MERCURE DE FRANCE ,
.
de son avis . En effet , le caractère du principal personnage
, dont la manie est de tout apprendre et de
se charger de toute espèce d'affaires , ne présente et
ne peut présenter que le retour continuel des mêmes
situations. Un tel homme , en cherchant à tout savoir,
ne sait rien ; en voulant servir tous ceux que le
hasard offre à lui , ne termine rien , et ne fait que
nuire à ses cliens il est impossible de sortir du
cercle étroit où ce caractère se renferme. Qui a vu
une de ses fautes , les devine toutes . On ne sauroit
établir sur ce personnage aucune intrigue , parce que
le noeud et le dénouement seroient prévus dès la
première scène. Il faut donc se borner à une pièce
épisodique , qui , malgré l'exemple d'Esope à la Cour
et du Mercure Galant , gagne toujours à être bornée
à un seul acte. Cette pièce présente un grand nombre
de détails agréables , tels que la scène des deux
commis de barrière , celle du musicien , et sur-tout
celle de Polymaque et de son ancien précepteur .
Malice pour Malice est d'un autre genre . Il y a
en France , et sur- tout à Paris , une espèce d'hommes
qui , sans esprit et sans aucune qualité aimable , sont
admis dans le monde par la facilité qu'ils ont à tromper
des gens crédules , à les humilier en ayant l'air
de les flatter , à leur inspirer de fausses craintes , et
à les rendre , sans qu'ils s'en doutent , le jouet d'un
cercle. Cet art , qui étoit très en vogue avant la révolution
, s'appelle mystification : il n'est ordinairement
exercé que par des hommes qui seroient le
rebut de la société , s'ils n'en étoient les bouffons , et
qui, méprisables parasites , ne doivent leur existence
qu'à ce vil métier . 2
M. Collin d'Harleville offre , dans sa pièce , un
exemple des punitions que s'attirent quelquefois les
mystificateurs. Le sujet est très - propre à former le
canevas d'une petite pièce on aime à voir tomber
dans ses propres piéges celui qui a voulu tromper.
M. Collin d'Harleville nous paroît trop sévère dans
•
le
AVRIL 1896.
LA
DEPT
DE
le jugement qu'il porte sur le troisième acte ; il int
qu'il ne tienne un peu de la charge. Voici cent5.
il s'agit un boutfon de société , qui veut s'amuser
aux dépens d'un jeune homme , lui dit qu'il est de
fameux Passwan - Oglou ; le jeune homme , qui ne
manque pas d'esprit, a l'air de le croire , et lui fait
développer les circonstances de ses aventures , de
manière à ce qu'il ne puisse plus se dédire . Alors ,
enflammé de fureur, il s'écrie que le jour de la vengeance
est arrivé ; Passwan- Oglou est le destructeur
de sa famille ; il faut qu'il périsse . Le prétendu acha
se déconcerte , demande grace , et prend la fuite .
Cette situation est très- comique : elle dérive nécessairement
du sujet ; et M. Collin l'a traitée avec
beaucoup d'art , sans sortir des bornes de la bonne
plaisanterie . Nous pensons donc qu'il n'auroit
da .
se reprocher cette conception ; il eût été à desirer
qu'il se fût livré plus souvent à cette vive et franche
gaieté.
pas
Une des causes du charme que l'on éprouve en
lisant les comédies de M. Collin d'Harleville , et des
défauts que l'on y remarque à la représentation ,
vient de l'imitation trop fréquente que ce poète a
faite de la manière de La Fontaine. Quelques réflexions
suffiront pour éclaircir et fonder ce jugement
, qui pourroit passer pour un paradoxe . Molière
et La Fontaine étoient deux grands observateurs ;
mais leur façon d'observer , et par conséquent de
peindre , différoit suivant leur caractère . Molière ,
vivant au milieu du monde , en étudioit les travers
avec un esprit caustique et souvent chagrin : attristé
la découverte qu'il faisoit chaque jour de quelque
raffinement dans la perversité humaine , sa plume
étoit souvent dirigée par l'indignation ; et l'on remarque
comme un des traits originaux qui le distinguent
, que ses mots les plus comiques sont le
résultat profond d'une pensée sérieuse . Il ne négligeoit
dans ses études aucun des plus petits détails
par
B
18 ( MERCURE DE FRANCE ,
1
du coeur de l'homme , et ses portraits comme ses.
tableaux composoient une peinture aussi complète
que fidelle de la société . La Fontaine avoit un tout
autre caractère son aimable insouciance le rendoit
inattentif à presque tous les ridicules et les travers
qui l'entouroient. Il étoit très- disposé à l'indulgence
pour des défauts dont lui-même ne se trouvoit pas
exempt ; et connoissant peut-être aussi bien l'homme
dans ses rapports généraux , que Molière connoissoit
l'homme dans ses rapports particuliers , il se servoit
de l'apologue pour développer ses observations et sa
morale. Ainsi , ces deux grands génies paroissoient
destinés , l'un pour perfectionner la comédie , qui ne
se soutient que par des peintures de moeurs , l'autre
pour perfectionner la fable , qui , sous le voile du
badinage , s'élève aux plus hautes vérités. Le mélange
des deux genres ne peut donc que dénaturer celui
dans lequel on cherche à les confondre ; et cela
explique pourquoi les imitations de La Fontaine ,
que M. Collin a répandues dans presque toutes ses
comédies , plaisent à la lecture , et paroissent souvent
déplacées au théâtre.
Le style de M. Collin d'Harleville est en général
pur et élégant . Dans l'Inconstant , sa première pièce ,
et dans ses petites comédies , il se soutient mieux que
dans ses autres ouvrages. L'auteur en convient luimême
Cela ne viendroit- il point , dit- il , de ce que
la patience de l'écrivain n'a pas eu le temps de selasser,
nilaverve de se refroidir? Les principaux défauts
que l'on peut y remarquer consistent dans des idées
rendues d'une manière un peu diffuse , dans un retour
beaucoup trop fréquent de mots parasites , et dans
des enjambemens contraires aux lois de notre versification
. Ce dernier défaut a dû être considéré comme
le plus important , parce qu'il a donné lieu à plusieurs
mauvaises imitations. Sans doute il est nécessaire
de rapprocher les vers de comédie le plus qu'il
est possible de la conversation ordinaire ; mais on
AVRIL 1806 .
doit s'abstenir de toute licence qui tendroit à dé-
19
truire le mouvement et l'harmonie de notre poésie .
Si l'on ne pouvoit , comme les grands maîtres , concilier
ces deux extrêmes , il vaudroit encore mieux.
écrire en prose. L'excellent goût de M. Collin d'Harle
ville l'a préservé de trop grands excès dans ce genre ,
et
l'observation que l'on croit devoir faire s'applique
spécialement à ceux qui , trouvant cette manière
plus commode , ont outré ce défaut , au point qu'il
est
impossible de lire leurs ouvrages.
•
Les Poésies fugitives de M. Collin
d'Harleville
ne sont point la partie la moins intéressante de ce
Recueil . Ce sont des
descriptions , des dialogues et
des peintures de moeurs qui tiennent plus ou moins
au genre de la comédie . Les deux plus agréables
de ces petits poëmes sont Une Journée de Paris et
Une Journée des Champs : Nous citerons quelques
fragmens de la première . La Matinée de Paris offre
plusieurs traits piquans :
Tout se ranime on voit , de rue en rue ,
Aller, venir la nouvelle recrue
De nos journaux , impromptus qu'à produits
La nuit féconde. Ainsi toutes les nuits
Gémit pour nous la complaisante presse ;
Pour nous aussi , combattant sa paresse ,
Jusqu'au matin le boulanger pétrit ;
Et ces billets qu'un ami vous écrit ,
Dix nuits peut-être ont fatigué la poste.
Les mendians déjà sont à leur poste ;
C'est un état. On rencontre en chemin
Fort peu d'oisifs un panier à la main
Vers son marché la cuisinière trotte ;
Telle en revient portant sa lourde hotte ,
Objet d'envie , hélas ! pour son enfant !
Quels cris aigus ! J'en distingue un charmant :
C'est la laitière , apportant crême et beurre.
Tous les commis.... partiront dans une heure
Lorsqu'à leur aise ils auront déjeûné.
Je vois de loin l'asile fortuné
Où le colleur va poser vingt affiches
De comédie. Ici pauvres et riches ,
Comme à l'envi de ce peuple romain,
Ont la fureur : le spectacle et du pain.
Pour cet ivrogne , et spectacle et pain même
Sont peu de chose ; et son bonheur suprême
C'est tous les jours de pouvoir être gris
Dès le matin.... De pitié tu souris ,
B 2
MERCURE DE FRANCE ;
2
Sobre passant ; et tu cours , je parie ,
Nourrir, doter ta chère loterie
Du gain d'hier, des habits que tu vends ,
Du nécessaire enfin de tes enfans.
Mais écartons une idée aussi triste.
La Description du Pont - Neuf n'est pas moins
fidelle :
Me voilà donc sur l'antique Pont- Neuf !
Est- il en France et dans l'Europe entière
Lieu plus vivant ? O la riche matière ,
Pour qui sauroit , d'un oeil vif et perçant ,
Interroger l'air de chaque passant ,
Et deviner son état , sa pensée ,
Le but secret de sa marche empressée !
Mais pense-t-il , ce fat toujours errant ,
Lorgnette en main? ce lourd chartier, jurant ,
Injuriant , frappant ces pauvres bêtes ?
Et vous sur- tout , vrais badauds que vous êtes ,
Sur ce trottoir, asile des piétons ,
(Qui ne nous sauve , hélas ! que sur les ponts)
Autour de vous , il s'amasse une foule
D'autres oisifs , pour voir……... Quoi ? l'eau qui coule .
Mais au milieu d'un pont où tout conspire
A m'égayer, je regarde et soupire .
D'une pensée on est bientôt distrait
Sur le Pont- Neuf. Cet homme-ci paroft
Un avocat ; car en marchant il plaide .
A chaque pas , jeune ou non , belle ou laide ,
Vous rencontrez femme allant et venant ,
L'oeil éveillé , toujours se dessinant ;
Jeune homme en veste , une pipe à la bouche ,
farouche. Donne le bras à beauté peu
L'aveugle , exprès couché sur le pavé ,
Chante à des sourds un éternel ave.
En mille sens on vous tourne et retourne ;
L'un devant l'autre un quart-d'heure on séjourne
En enrageant ; on heurte , on est heurté ;
Et froissé , las , éclaboussé , crotté ,
Au bout du pont , qu'à franchir ou s'apprête ,
De boeufs encore un troupeau vous arrête .
La Journée des Champs est une espèce de tour
de force . Le poète se suppose dans son héritage , au
milieu de l'hiver, et sans aucune société . Là , il peint
le bonheur calme dont il jouit , et fait des descriptions
fort belles des points de vue que lui offre le paysage
couvert de neige. Cette pièce est d'une gaieté douce :
on y trouve d'agréables rêveries , et le style est trèsbien
approprié au sujet . Les autres pièces fugitives
AVRIL 1806 . 21
de M. Collin présentent presque toutes le mêm❤
charme on ne peut lui reprocher que de légères
négligences , du genre de celles que nous avons déjà
jusquées dans ses comédies.
J- moment
où , dans notre premier
extrait ; hous occupions
de l'examen
des OEuvres
de Collin d'Harleville
, nous avons appris sa mort. ette nouvelle
, qui nous a affligés , ainsi que tous les amis des lettres ; n'a rien changé
au jugement
que nous avions cru devoir porter. Nous ne nous étendrons
pas sur les qualités
personnelles
de ce poète nous nous bornerons
à dire qu'aucun
auteur ne s'est peint avec tant de fidélité que lui dans ses ouvrages
; et cette observation
suffira pour donner l'idée d'un caractère
aussi digne d'estime
,, propre à se faire aimer.
P.
que
Voyage en Chine et en Tartarie , à la suite de l'ambassade
de lord Macartney; par M. Holmar , sergent- major de sa
garde; auquel on a joint, etc. etc. Deux vol. in-8° . fig. Prix :
24fr. , et27 fr. par la poste. A Paris chez Buisson, libraire,
rue Hautefeuille , et chez le Normant, rue des Prêtres Saint-
Germain-l'Auxerrois , n°. 17.
Cet ouvrage est le dernier qui a paru sur l'ambassade de
lord Macartney à la Chine et en Tartarie . On a attendu , pour
en donner son avis , qu'on eût pu consulter la relation volumineuse
et officielle de l'ambassadeur. Si nous pouvions nous
regarder comme juges compétens des vues secrètes qui ont
présidée à l'entreprise de ce voyage , nous pourrions faire remarquer
au public que lord Macartnay, en s'étendant sur une
foule d'observations qui n'intéressent que la curiosité , détourne
habilement le lecteur de l'objet principal , sans prétendre
néanmoins décider s'il eût quelque chose à dissimuler
dans ses desseins ou dans ses succès . On voit assez que les
•
3
22 MERCURE DE FRANCE ,
ins
'Anglais, en pénétrant jusqu'à Pékin , inspirèrent moins d'admiration
que d'inquiétude à un gouvernement trop foible
pour n'être pas défiant, On craignit jusqu'à leurs regards , et
on les força de voyager , pour ainsi dire , à yeux fermés.
inquiétude eut- elle des motifs plus graves et plus légitin.
que le soupçon qui s'attache au nom d'un peuple étranger .
C'est ce qu'on ignore et ce que l'historien a su déguiser avec
une habileté qu'on admireroit d'avantage si elle paroissoit
moins. En se bornant à juger de la forme des deux ouvrages,
avec une juste discrétion , on peut dire que les immenses
développemens de l'histoire officielle n'ont rien fait perdre
de son intérêt à l'abrégé rapide de M. Holmar. Il est écrit
simplement , avec un ton de vérité qui se fait sentir et qui
persuade. L'éditeur y a joint quelques observations sur l'état
actuel de ce vaste empire , et il est orné de gravures soignées
avec un plan de la ville de Macoo . M. Langlés tient toujours
fortement à ses Tatares et à sa Tatane , dont il ne donneroit
pas la découverte pour un empire. Il est malheureux qu'une
innovation si harmonieuse ne se soit pas introduite plutôt
dans notre langue ; nous aurions le plaisir d'entendre dire sur
la scène française :
« Et je vais donc apprendre à Lusignan trahi
» Qu'un Tatare est le Dieu que sa fille a choisi . »
G.
VARIETES.
LITTÉRATURE , SCIENCES ARTS , SPECTACLES.
N. B. L'importance des nouvelles officielles publiées pendant
le cours de cette semaine , nous fait un devoir de donner,
dans ce numéro , moins d'étendue à la partie littéraire .
-
Les théâtres n'ont donné depuis huit jours aucune nouveauté
qui mérite une attention particulière. La Vendetta
feminina et la Bachetta portentosa ont obtenu un trèsfoible
succès , et n'en méritoient aucun. On regrette que
madame Ferlendis et Barilli emploient des talens aussi distinAVRIL
1806. 23
gués sur des ouvrages qu'ils ne parviendront pas à faire
représenter trois fois. La musique de la Vendetta est de
M. Mosca , auquel on avoit fait d'avance une réputation ,
jusqu'ici foiblement soutenue. Portogallo est l'auteur de
la Bachetta. C'est un musicien estimé dans sapatrie , où il
a obtenu de nombreux succès , sans avoir jamais pu s'élever
au premier rang parmi les compositeurs destinés à
consoler l'Italie de la perte de Cimarosa et de la vieillesse de
Paësiello .
Cette semaine , la librairie a été plus heureuse que le
théâtre. On a mis en vente trois ouvrages qui , dans des
genres très-différens , semblent destinés à obtenir un grand
succès ; le premier, attendu depuis long -temps par tous ceux
qui s'occupent de l'art de guérir , est l'Essai sur les Maladics
et les Lésions organiques du Coeur et des gros Vaisseaux
( 1 ) , par M. Corvisart , médecin de l'EMPEREUR , auquel
l'auteur a eu l'honneur de le présenter il y a eu vendredi
huit jours ; S. M. en avoit accepté la dédicace ; le second est
un Voyage en Italie et en Sicile (2) , dont on a lu un chapitre
sur Pompeïa dans. le Mercure du 15 mars dernier ; l'auteur ,
M. Creuzé de Lesser, membre du corps législatif, a eu l'hon-
(1 ) Essai sur les Maladies et les Lésions organiques du Coeur et des
gros vaisseaux , extrait des Leçons cliniques de J. N. Corvisart , premier
médecin de LL . MM . II . et RR. , officier de la Légion-d'Honneur,
professeur honoraire de l'Ecole de Médecine de Paris et du college im
périal de France , médecin en chef , adjoint de l'hôpital de la Charité ,
médecin consultant du premier dispensaire , et membre de la plupart des
ociétés savantes de la France. Publié sous ses yeux , par C. E. Horeau ,
docteur en médecine , chirurgien des infirmerie et maison de l'Empereur
et Roi . Dédié à l'Empereur , avec cette épigraphe :
Hæret lateri lethalis arundo .
VIRG. , Eneid.
Un vol . in-8° . br. Prix : 6 fr. , et 7 fr . 75 c. par la poste.
A la Librairie Stéréotype , chez H. Nicolle , rue des Petits - Augustins
, n° . 15 ;
Migneret , imprimeur - libraire , rue du Sépulcre , nº.1 , faubourg.
Saint-Germain.
(2) Un vol. in- 8° . A Paris , chez Renouard , libraire , rue Saint- Andrédes-
Arcs ; et chez le Normant , imprimeur-libraire .
4
24 MERCURE DE FRANCE ,
neur de le présenter, dimanche dernier, à S. M.; le troisième ,
enfin , est un nouveau roman de madame de Genlis , intitulé :
Madame de Maintenon ( 1 ). Chacun de ces ouvrages sera prochainement
l'objet d'un examen particulier.
Le poëme de l'imagination par M. Delille sera mis en
vente lundi 14 avril.
--
On anonce , comme devant paroître lundi , la Continuation
de l'Histoire universelle de Bossuet , par Bossuet. Cette
édition a été faite sur quatre manuscrits autographes , dont
on peut aller vérifier l'authenticité chez M. Lamy , libraire ,
quai des Augustins. - Le premier a pour intitulé : SECONDE
partie de l'HISTOIRE UNIVERSELLE , DEPUIS L'AN 804 JUSQU'EN
1217. Il est entièrement écrit de la main de Bossuet , sur
cinquante-cinq feuillets , cotés page 1 à 110. Le deuxième
commence en l'an 800 , par cette phrase : CHARLEMAGNE ,
EMPEREUR MALGRÉ LUI PAR LE PAPE LÉON III , et finit en 1661 .
Il est en cinq cent soixante-seize feuiîlets , page 1 à 1180 ;
plusieurs sont cotées double et d'autres omises. Les cent trentequatre
premiers feuillets ne sont qu'une copie du premier
manuscrit : Bossuet n'y a fait aucune corrrection ni addition.
Ce n'est qu'aux pages 269 et suivantes , commençant en
l'an 1218 , que se trouvent les ratures , surcharges et additions
considérables de la main de Bossuet , jusqu'à la fin du manuscrit
, que l'on attribue au célèbre Fleury, qui faisoit souvent
auprès de l'auteur les fonctions de secrétaire. Le troisième ,
intitulé : SECONDE PARTIE DE L'HISTOIRE UNIVERSELLE , depuis
L'AN 804 JUSQU'EN 1661. C'est une copie collationnée par
Bossuet , qui y'a fait vingt corrections de sa main. Il est en
trois cent vingt-un feuillets , cotés page 1 à 638 , au lieu de
642 , parce que quatre sont cotées deux fois. Le quatrième , *
--
( 1 ) Un vol . in- 8 ° . Prix : br . , 5 f. , et 6 f. par la poste. Deux vol . in- 12 *
Prix : br. , 5 fr . , et 6 fr . par la poste .
A Paris , chez Maradan , rue des Grands - Augustins , nº. 95 à la
librairie Stéréotype , chez H. Nicole , rue des Petits - Augustins , nº . 15 ;
et chez le Normant , rue des Prêtres S. Germain- l'Auxerrois , nº . 17.
AVRIL 1806 . 25
en douze cahiers , a le même intitulé , commence et finit
comme le précédent ; il est sur cent quarante-un feuillets :
après avoir été de nouveau revu, il a été livré à l'impression.
-M. Chérubini , de retour à Paris , a remis à MM. les
directeurs et inspecteurs de l'enseignement du Conservatoire
impérial de musique , la lettre suivante du célèbre M. Haydn :
Vienne , le 6 mars 1806.
Messieurs ,
M. Chérubini , en me remettant la médaille que vous
m'avez envoyée , a été témoin de la vive satisfaction avec
laquelle je l'ai reçue. La lettre dont elle étoit accompagnée ,
en m'apprenant , avec des expressions flatteuses pour moi ,
que les membres du Conservatoire de France me regardent
désormais comme leur collégue , a mis le comble à mes
souhaits.
Je vous prie , Messieurs , de recevoir mes remercîmens ,
et de les faire agréer aux membres du Conservatoire , au
nom desquels vous avez eu la bonté de m'écrire ; ajoutez -leur
que tant qu'Haydn vivra , il portera dans son coeur le souvenir
de l'intérêt et de la considération ' qu'ils lui ont témoignés.
J'ai l'honneur de vous saluer, Messieurs ,
--
Signé Joseph Haydn.
Les lettres viennent de perdre l'abbé de Fontenay (Louis-
Abel Bonafous ) , né à Castelnau - de - Brassac , diocèse de
Castres , en 1737. On a de lui divers ouvrages , entr'autres un
Dictionuaire , ou Notice raisonnée des architectes , peintres et
graveurs , etc.; un Tableau historique des princes de la
maison de Bourbon ; une nouvelle édition du Dictionnaire
de l'Elocution française de Demandre , etc. , 2 gros vol. in-8°. ,
et la Table de l'Histoire universelle imprimée en Hollande ,
un vol. in-4°. qui en forme le 46°. L'abbé de Fontenay a rédigé
les Petites-Affiches de province depuis le 1 mai 1776 , puis
les Affiches de Paris pour les provinces , et le Journal général
de France jusqu'en 1792, Il se distingua dans ces différent
T
1
26 MERCURE DE FRANCE ,
ouvrages par une critique judicieuse , et se rendit plus recommandable
encore par ses moeurs pures et douces , par des
qualités aimables qui le faisoient chérir de la société , et par
les vertus propres à son état. Il est mort à Paris le 28 mars , à
la suite d'une maladie longue et douloureuse.
Depuis le 9 mars au 19 , le baromètre s'est élevé dans son maximum
à 28 p. 2 lig. 2/12.
Il est descendu dans son minimum à 27 p . 6 l . 312.
Le therm. (dilatation ) s'est élevé dans son maximum à 12 degrés.
Id. ( dilatation ) dans son minimum , 5 d. 8/10 .
L'hygromètre a marqué dans son maximum 98 deg.
Et le minimum , 77 pour .
Le 29 , l'échelle séquanométrique marquoit au pont des Tuileries
3 mètres 3 décimètres ; elle s'est élevée dans son maximum , lors de
tette dernière crue , à 6 mètres 5 déc.
Les vents dominans du 19 au 29 ont soufflé 7 fois au S.-O. , 4 fois au
N.-O. , 9 fois au S. , 5 fois au N.-E.
Signé CHEVALLIER , ingén .- opticien .
La constitution médicale dominante se compose de tributs payés
successivement à l'épidémie catharrale , ou de récidives ; et l'on a remarqué
qu'elles étoient plus dangereuses que les premières invasions . Onca
noté plusieurs morts subites de vieillards , des coqueluches chez les enfans ,
et quelques maladies aiguës chez les jeunes gens . Les toniques , les incisifs ,
les cordiaux avec prudence ont continué de réussir dans les catharres ; et
quand on a eu soin de terminer le traitement par quelques purgatifs ,
les
rechutes ont été rares et les convalescences rapides.
-
(Gazette de Santé. )
MODES.
Du 30 mars. Une guirlande , sur une coiffure parée , se pose trèsbas
, si bas qu'elle approche des sourcils ; et , du milieu , elle est si
épaisse , qu'elle monte plus haut que la racine des cheveux . Naguère on
ne portoit en grande parure , que des guirlandes blanches , soit qu'elles
fussent de lilas , de jacinthes doubles ou de roses ; aujourd'hui on regarde
comme bien plus distinguée une guirlande , moitié grenades , moitié
fleurs d'oranger.
Lorsqu'an coiffeur a des torsades à poser , il les abaisse , comme une
guirlande , jusque sur les sourcils . Les torsades de perles jouissent de la
plus grande faveur ; outre qu'elles parent la coiffure , on les porte en
cerceaux pour boucles d'oreilles , et en collier. Le collier de perles fines
fait le tour du col. Outre ce collier proprement dit , on en porte depuis
quelque temps un autre , en façon de chaîne , à laquelle pendent ou une
lorgnette , ou une montre dont le cadran ne se voit pas , ou une croix. La
croix est à quatre ou à cinq pointes .
Mercredi dernier l'on auroit dit , en examinant les loges de l'Opéra ,
qu'il y avoit un pacte pour que tant de toilettes encore plus soignées
qu'elles n'étoient riches , ne fussent ni confondues ni éclipsées . Les
plumes , les perles et les fleurs , le crêpe et la dentelle , la paille même ,
s'y faisoient valoir réciproquement .
Ontre les plumes blanches et noires , on voit quelques plumes de couleur
, notamment de vertes , et des plumes panachées . On commence à
border en tresses de paille de larges rubans de satin blanc. Au lieu de
AVRIL 1806 . 27
laisser aux longs bouts de rubans un effilé de trois ou quatre doigts , c'est
une frange nouée de pareille hauteur que l'on rapporte.
Les manches sont toujours très- courtes et bouffantes , mais moins
rayées que de coutume . On porte en collerettes , de grands tulles , tout
unis , c'est-à-dire sans broderie , mais quelquefois festennés. Aux robes
de erêpe , s'adaptent des manches de satin et un corsage de satin .
Le croisé , autrement dit la marcelline , l'orientine, commence à remplacer
le satin ; il est , ou lilas , ou hortensia , ou bien ce sont rose sur
rose , lilas et blanc , rose et blanc , de petites mouches brochées , de
petites étoiles , de petits croissans , de petites fleurs . En négligé , on
recommence à porter des tabliers avec une simple coulisse , sans fichu
attenant .
9
Blanc mat , rose pâle ou hortensia et lilas , sont en vogue chez les
modistes comme chez les couturieres : chez les premières , cependant ,
on emploie souvent , au lieu de lilas , du gros-bleu , qui , avec du blánc ,
sert à rayer des passes de capotes . Les capotes ont , comme de coutume
la passe très- ayancée , mais courte des oreilles . Les chapeaux de paille
aussi , de paille jaune sur-tout , ont la passe saillante ; mais cette passe
n'est point arrondie sur les bords , et elle descend plus près de la nuque.
On appelle ces chapeaux , suivant la grandeur de leur hord , chapeaux à la
Pamela, ou demi -Paméla . Au reste ce sont , au lieu de fleurs , des coques
de rubans que l'on met autour des demi - Paméla . Ces demi- Paméla sont
de paille blanche . Les coques sont hortensia , lilas , vert- tendre ou d'un
blanc mat . Sur les grands chapeaux de paille jaune on porte des bouquets
de lilas ou de violettes , des brins de jacinthes ou de jonquilles.
Les souliers , pour le négligé , sont cuir de botte , et lacés .
A mesure que l'usage des foulards de soie cuite , pour mouchoirs de
poche , d'hommes , se généralise , les fabricans de Lyon s'occupent à en
varier les couleurs et les dessins . Dans le principe , tous étoient rougeâtres
ou bruns , et à fleurs gros jaune ; aujourd'hui , il y en a d'amaranthe , de
ponceau , de lilas , de gros bleu , et , outre les petits pois , les étoiles ,
ramages , on trouve des fonds marbrés , des bordures en vignettes , des
remplissages en bâtons rompus . Les gris ttes font , de ces mouchoirs , un
fichu qu'elles rebordent d'un mouchoir blanc.
les
Les voitures que l'on termine pour Longchamp , seront arrondies aux
angles comme de coutume , mais à panneaux et à impériale moins bombés .
L'élégance de la coupe , la pureté des filets et la beauté du vernis
un fond tranquille et sans éclat , en constituent le mérite .
sur
Dans le décor , ce qu'on peut citer de plus convenable pour appareiller
des meubles riches , ce sont les bordures en relief , argentées ou dorées , de
Daguet jeune , que l'on applique également sur papier -drap et sur velours .
( M. Daguet le jeune demeure rue des Marais , nº 17 , à la seconde grille
à droite , après la rue de Lancry. )
Une clef sans pierre a souvent pour monture un cercle formé d'un'
serpent qui se mord la queue : ce sont aussi quaire serpens dont les queues
se nouent en façon d'anneau , et dont les têtes s'inclinent en sens opposé ,
que se composent les quatre branches d'un cachet à la mode ; et , quelquefois
, au lieu de cordon de montre , un gros serpent replié tient suspendus
les cinq autres serpens.
On net en général moins d'ornemens et de figures sur-tout aux
meubles modernes : les sirènes , les hibous , les sphinx ont disparu ou
disparoissent ; on a prescrit aussi ces gaînes qui présentoient des busteś
à formes trop séduisantes ; les femmes se sont dégoûtées de toutes ces
chimères , et l'on peut assurer qu'il règne aujourd'hui plus de décence.....
dans l'ameublement.
r
28 MERCURE DE FRANCE ,
Depuis la discribution de la livraison de mars , du Journal des Meubles,
il y a une foule de commandes en lits chez les ébénistes . On a saisi l'idée
neuve de la conque mariue , ou lit à la Neptune , qui représente un vaisseau
avec sa mâture , dont les voiles sont des rideaux à franges , et dont
les matelas sont posés sur une étoffe verte qui , étendu sur une estrade ,
imite , par ses ondulations , une mer agitée .
NOUVELLES POLITIQUES.
Naples ,
18 mars.
Le prince Joseph , à peine maître de Naples , a fait partir
deux corps sous les ordres des généraux Saint-Cyr et Regnier ;
le premier dirigé sur Tarente , et le second sur Reggio et le
détroit de Messiné. Le général Regnier est arrivé le 7 mars à
Lauria ; il y a pris trois officiers et cinquante soldats napolitains.
Ila trouvé à Bosco seize caissons et trois pièces de canon.
Le 8 , le corps d'armée marcha sur Castel- Luccio , d'où l'ennemi
étoit parti en désordre quelques heures auparavant. On y
trouva encore quatre officiers , quelques soldats et des magasins
d'effets militaires. Le 9 , l'armée partit à la pointe du jour,
fit halte à la Rotonde , entra ensuite dans les défilés de la
vallée de Saint-Martin , et marcha à l'ennemi , qui prétendoit
vouloir attendre l'armée française dans une position retranchée
qu'il avoit à Camporenese. Les voltigeurs les culbutèrent au
premier choc , et ce ramas d'hommes armés qu'on ne sauroit
appeler du nom de soldats sans déshonorer ce beau nom , prit
la fuite à la vue du premier régiment d'infanterie légère et
des deux bataillons du 42 " , formant la petite avant -garde que
commandoit le général Compere. La division Verdier , qui
venoit derrière , se forma en deuxième ; mais déjà l'ennemi
étoit en déroute . Canons , cinq ou six rangs de redoutes ,
bagages , tout est resté au pouvoir des Français : et de toute
l'armée napolitaine , le général Damas n'a ramené dans sa
fuite que 8 ou goo fantassins et 50 chevaux ; le reste a été pris
ou s'est dispersé dans les montagnes. Deux mille prisonniers ,
les généraux Tchudi et Ricci , le colonel et un bataillon des
gardes ont déjà été ramassés et sont dirigés sur Naples.
Le peuple de la Calabre a très -bien accueilli les Français :
il a été impossible de le faire lever en masse. On ne conçoit
pas les motifs insensés qui portent à faire battre de si mauvaises
troupes, lesquelles sont cependant la seule espérance
qui reste au gouvernement qui les dirige.
Désormais toutes les extrémités de la presqu'île sont occupées
; Gaete tient on prépare l'artillerie pour l'assiéger.
L'arinée napolitaine avoit une belle position et étoit nomAVRIL
1806 .
29
breuse ; mais l'erreur de tous les cabinets est de s'imaginer
que c'est avec le nombre de soldats qu'on obtient la victoire.
Peu de soldats en vaincront toujours beaucoup ; mais ce sont
de vrais soldats , animés d'un véritable esprit militaire , décidés
à vaincre ou à mourir , pleins de vigueur , d'enthou
siasme et de santé.
Quant aux Anglais et aux Russes , ils n'ont pas attendu
l'arrivée de l'armée , et se sont embarqués plus vite les uns
que les autres.
Le prince Joseph a fait réunir une grande partie des plus
mauvais sujets , qu'il a envoyés dans différentes forteresses.
La majeure partie de la nation montre en général un bon
esprit , et le peuple témoigne de l'espérance et de la joie ;
mais Robespierre et Marat n'inspirèrent point une terreux
pareille à celle qu'inspire la reine . On craint sa vengeance ,
certain que l'on est que , si jamais elle rentre à Naples, on
n'aura pas fait un pas, pas une visite , pas une démarche ,
qui ne conduise à la mort. Les Napolitains peuvent se rassurer ,
jamais leur reine ne reprendra le gouvernement , jamais les
scènes précédentes ne se renouvelleront ; et ces temps horribles ,
où le tendre Cimarosa , et les meilleurs citoyens furent massacrés
, ne peuvent revenir. La dynastie de Naples a cessé de
régner sur la ville et sur le bean royaume de Naples.
Le général Duhesme est arrivé à Cassano dans le temps que
le général Regnier arrivoit à Reggio. Le général napolitain ,
avec les débris de son armée , n'a pu s'embarquer ; il erre dans
le pays on arrête tous les jours quelques - uns des fuyards, Le
marquis de Radio , chef de masses , intime confident de la
reine , a été arrêté . Il s'occupoit à organiser des assassinats sur
les derrières de l'armée. Il a été traduit devant une commission
militaire ; il n'y a point de doute qu'il ne soit fusillé . Voici
l'histoire du marquis : Il avoit été condamné à être pendu par
la justice ordinaire ; mais la reine sachant qu'il avoit de l'audace
, lui fit grace , et le fit marquis et colonel dans le même
jour. Le pays est tranquille , et la masse de la population est
très -contente. (Moniteur. )
PARIS.
-S. M. l'Empereur et l'Impératrice sont partis mercredi
soir pour la Malmaison.
royaume
--Le général Caffarelli , aide -de-camp de S. M. l'EMPEREUR
et Ror , vient d'être nommé ministre de la guerre du
d'Italie , en remplacement du général Pino , nommé premier
capitaine de la garde royale.
32 MERCURE DE FRANCE ,
:
#
vents continuoient d'être au N. N. E. , et nous arrivions à l'ouest , lorsque
nous découvrîmes un convoi de trente et quelques voiles à toute vue
Ra vent à nous : le général fit le signal de tenir le vent , et de chasser les
bâtimens aperçus ; mais après une chasse de huit heures , désespérant de
pouvoir les joindre , vu leur grand éloignement et leur position , il rallia
l'escadre , et continua sa route .
Le 4 nivose, étant par la latitude du nord de 44 degrés , ét 24 de longitude
à l'ouest du méridien de Paris , nous éprouvâmes une tempête affreuse ; les
vents étoient de la partie du nord . Tous les vaisseaux souffroient beaucoup :
Le Jupiter démâta de son grand mât d'hune , et le Diomède signala une
voie d'eau assez considérable . Les vaisseaux l'Alexandre et le Brave se
separèrent de nous dans la journée du 5 , et alors la division du contreamiral
Lesseigues fut reduite à trois vaisseaux , deux frégates et une corvette.
Nous eumes connoissance des îles des Açores le 2 janvier , et le 19
du même mois , de celle de Saint -Domingue. Le 20 au matin , j'avois eu
ordre de précéder la division pour aller mouiller sur la rade de Santo-
Domingo mais le calme que j'éprouvai en approchant de terre , fut cause
que les vaisseaux me joignirent , et que nous mouillâmes tous à la même
heure , à deux heures du soir.
Le général ordonna de suite le débarquement des troupes qui étoient sur
la division au nombre de 16 à 1800 hommes , des munitions de guerre et
autres effets nécessaires à la colonie . Ce débarquement fut terminé le 21 ,
et il nous fut aisé en allant à terre de juger combien ce renfort de troupes
que nous avions apporté , avoit fait plaisir ; la colonie cependant étoit en
très-bon état et jouissoit de la plus grande tranquillité . Pendant les jours
suivans , les vaisseaux s'occupèrent à renouveler leur cau et à réparer les
leur avoient causées les mauvais temps que nous avions éprouvés.
Le 29 , le vaisseau l'Alexandre rallia la division sur cette rade . Ce
même jour , j'avois eu ordre de me porter en observation an vent de l'île ;
et à la faveur des brises de terre , je m'étois élevé jusque sur les îles dé
Javna , où je crus devoir établir ma croisière.
avaries que
Le 5 février , conformément à mes instructions , je fis route pour Santo-
< . Domingo , et me trouvant , le 6 au matin , au large de cette rade , j'eus
connoissance de plusieurs voiles dans la partie de l'E.N. E , que je ne tardai
pas à reconnoître pour une escadre ennemie ; à six heures , je distinguai
dans cette escadre neuf vaisseaux de guerre et plusieurs frégates ; m'étant
couvert de voiles , je fis route pour rallier notre escadre , et je lui signalai
l'approche de l'ennemi en force supérieure ( 1 ) . Le général , à six heures
et demie , avoit répondu à mes signaux ; et en m'approchant du mouillage,
je distinguai à bord du général le signal d'appareiller en filant les câbles
par le bout. A sept heures, les quatre vaisseaux et les deux frégates étoient
Sous voiles , mais avec un vent très - foible , tandis que les neuf vaisseaux
de guerre et les frégates de l'ennemi étoient favorisés par la variété de la
brise qui du nord avoit passé à l'est .
Le général avoit fait , à neuf heures moins un quart , le signal deformer
ta ligne de bataille , et en même temps celui de forcer de voiles et de se
préparer au combat ; mais l'ennemi continuoit de nous approcher d'une
manière très-sensible . A dix heures , le vaisseau de tête de la ligne ennenie
avoit engagé le vaissean l'Alexandre , et un quart- d'heure après le
(1 ) On a peine à se rendre compte des motifs qui ont pu déterminer le
contre-amiral à rester pendant seize jours dans une rade foraine , tandis que
ses instructions lui prescrivoient de continuer sa mission de croisière.
(Moniteur. )
combat
AVRIL 1806 . 33
combat étoit général ; la vivacité du feu et l'épaisse fumée qui coroit les
vaisseaux nous empêchoient de distinguer les objets . Placé sous le vent de
notre escadre et affalé sur la côte , j'eus à supporter une partie du feu de
l'ennemi, qui étoit dirigé sur nos vaisseaux de tête , et ne vis obligé pour
m'éviter d'échouer , de forcer de voiles et de m'élever au vent; les frégates
La Comète et la Felicité fai oient la même manoeuvre que moi. A onze
Leures et demie , la fumée étant dissipée en partie , je distinguai un de
nos vaisseaux démâté et ayant le feu à bord; il étoit entouré de plusieurs
vaisseaux anglais ; les autres , malgré l'infériorité de leur force , combat
toient à toute outrance. Mais à une heure et demie , accablés par le nombre
des ennemis , ils s'étoient jetés à la côte ; quoiqu'en tenant le vent , nos
frégates avoient viré de bord et s'étoient portées sur le champ de bataille ;
je les avois imitées ; mais craignant d'être coupés dans notre retraite , nous
avions pris le large.
Nous nous étions cependant ass z rapprochés pour prendre connoissance
de la position des vaisseaux des deux escadres . Trois de nos vaisseaux nous
avoient paru échoués près des fortifications de la place ; tous étoient démâtés
; le quatrième étoit au pouvoir de l'ennemi deux vaisseaux anglais
étoient échoués auprès des nôtres et rasés comme des pontons ; ils avoient
tiré le canon de détresse , et les frégates paroissoient occupées à sauver
les équipages . Deux autres vaisseaux anglais étoient au large , démàtés, en
très mauvais état , et le reste de l'escadre ennemie paroissoit avoir beau
coup souffert.
Les vaisseaux français échoués conservoient leurs pavillons , et ils nous
ont paru avoir leurs bateaux à la mer occupés à débarquer leur mon to à
terre. Nos vaisseaux ont montré la plus grande décision et une grande intrépidité.
La manière dont tous les équipages ont combattu , ne permet
pas de douter qu'à forces égales l'ennemi n'eût été écrasé Si l'escadre
avoit pu reprendre le vent et se relever de la côte , je suis persuadé qu'elle
auroit eu de l'avantage sur l'ennemi , et qu'elle seroit parvenuea lui échapper
Jusqu'à ce malheureux combat , notre mission avoit eu tout le succès
desirable ; notre malheur est venu de ce que nous somunes restés trop longtemps
en rade. Chassée par les frégates ennemies , notre corvelte avoit été
obligée de s'éloigner. Après avoir passé à l'ouest de l'île de Saint-
Domingue , nous sommes venus débouquer par le canal anglais , le 24 février.
Dans la nuit du 9 au 10 mars , étant partis par la latitude de 38 degrés
et 46 degrés de longitude , nous eûmes un coup de vent extrêmement violent
de la partie du S. O. Obligé de mettre à la cape , j'ai perdu de vue
les frégates la Comète et la Félicité , avec lesquelles j'avois navigué depuis
le départ de Santo Domingo ; et n'ayant pu les découvrir après le
coup de vent , je n'ai négligé aucun moyen pour me rendre en toute dili
gence en France. Le 25 mars , à la pointe du jour , j'ai eu connoissance
des fles de Glénau , et le 26 j'ai mouillé sur le rade du Port- Louis, d'où
j'ai l'honneur de vous transmettre ces tristes détails . J'ai l'honneur d'offrir
á V. Exc. l'assurance de mon respect.
Signé COCAULT.
SÉNAT CONSERVATEUR .
Le31 mars, à trois heures après midi, le prince archichancelier
de l'Empire s'est rendu au sénat , qui avoit été convoqué par
les ordres de l'EMPEREUR. Après avoir été reçu avec le cérémonial
d'usage , S. A. S. a fait lire par le secrétaire du sénat
C
34 MERCURE DE FRANCE.
2
le décret qui l'autorisoit à présider la séance. S. A. S. a ensuite
prononcé le discours suivant :
Messieurs , au moment même où la France , unie d'intention
avec vous , assuroit son bonheur et sa gloire en jurant
d'obéir à notre auguste souverain , votre sagesse a pressenti la
nécessité de coordonner dans toutes ses parties le système du
gouvernement héréditaire , et de l'affermir par des institutions
analogues à sa nature. Vos voeux sont en partie remplis.
Ils le seront encore par les différens actes que S. M. l'EMPEREUR
et Roi me prescrit de vous apporter. Ainsi , vous recevrez
avec reconnoissance ces nouveaux témoignages de sa
confiance pour le sénat , et de son amour pour ses peuples ,
et vous vous empresserez , conformément aux intentions de
S. M. , de les faire transcrire sur vos registres.
>> Le premier des actes que je viens vous communiquer
est un statut contenant les dispositions qui résultent de l'article
14 de l'acte des constitutions du 28 floréal an 12. Ge
statut règle tout ce qui concerne l'état civil de la maison impériale
, et détermine les devoirs des princes et princesses qui
la composent envers l'EMPEREUR. Les principes qui constituent
cette importante loi de famille annoncent combien il
tient au coeur de S. M. que la dynastie dont il est le fondateur
perpétue le bonheur de la France et remplisse les hautes
-espérances dont elle est l'objet. C'est sur- tout dans l'intérêt
des peuples que les princes sont élevés au- dessus des autres
hommes. Les honneurs qui entourent leur berceau ont pour
motif de donner plus d'autorité aux exemples de soumission
et de vertu qui sont leur première dette envers la patrie .
C'est aussi pour l'accomplissement de leurs grandes destinées
qu'ils doivent être placés , presqu'en naissant , sous les yeux
du père de l'Empire , afin que sa surveillance dirige feurs
penchans vers l'intérêt de l'état , et qu'une morale plus sévère
épure et ennoblisse toutes leurs affectionso , s
» Le second acte est un décret qui opère la réunion des
provinces vénitiennes au royaume d'Italie . Ainsi cette partie
des états de S. M. va recevoir , par :l'effet de cette disposition ,
un nouveau degré d'importance et de lustre que la gloire de
son fondateur lui donnoit lieu d'espérer.
A
>> Par le troisième décret , S. M. confere le trône de Naples
SA. I. le prince Joseph et à sa descendance légitime et masculine.
Il réserve à ce prince les droits qui lui sont assurés par
les constitutions de l'Empire , en disposant toutefois que jamais
la couronne de France et celle de Naples ne seront réunies sun
AVRIL 1806. 35
une même tête. Cette glorieuse récompense des services du
prince Joseph , de sa constante et pieuse affection pour le chef
de sa famille , sera pour vous , messieurs , le sujet d'une vive
satisfaction . Combien ce sentiment ne deviendra -t- il pas plus,
actif en apprenant que l'élévation d'un prince , l'objet de
votre vénération et de votre amour , ne fera point cesser tous
nos rapports avec lui , et lorsque vous saurez que le nouveau
roi de Naples , conserve avec sa couronne , le titre de grand '
électeur !
*
>> Des troisième et quatrième décrets , l'un contient la ces
sion en toute souveraineté , à S. A I. le prince Murat , des
duchés de Clèves et de Berg ; l'autre confère au même titre , ›
la principauté de Guastalla , à la princesse Pauline , et au
prince Borghese son époux. La gloire militaire du prince
Murat , l'importance et l'éclat de ses succès , ses vertus pu
bliques et privées intéresseront tous les Français au juste prix
qu'il en obtient , et rendront son autorité chère à ses nouveaux
sujets. Le prince Murat sera chargé de la garde d'une
partie importante des frontières de l'Empire ; S. M. pouvoit→
elle la confier en de plus dignes mains
» Vous aviez apprécié le mérite du prince Borghese ;"
avant même que vos décrets ne l'eussent naturálisé parmi
nous. Sa conduite dans la dernière campagne , lui a donné
de nouveaux droits à votre estime et à la confiance publique .
» La cinquième décret , transfère en toute souveraineté
au maréchal Berthier , la principauté de Neufchâtel. Cette
preuve touchante de la bienveillance de l'EMPEREUR pour son
ancien compagnon d'armes , pour un coopérateur aussi intrépide
qu'éclairé , ne peut manquer d'exciter la sensibilité de
tous les bons coeurs , comme elle sera un motif de joie pour
tous les bons esprits .
2 # S
» Le sixième décret opère la réunion à la principauté de
Lucques , des pays de Massa , de Carrara et de la Garffaguana.
Enfin , Messieurs , le septième décret érige dans
les états de Parme et Plaisance , trois grands titres , dont l'éclat
sera soutenu par des affectations considerables , qui ont été
faites dans ces contrées d'après les ordres de S. M.
» Par l'effet de réserves semblables contenues dans les décrets
relatifs aux états de Venise , au royaume de 'Naples et
à la principauté de Lucques , S. M. a créé des récompenses
dignes d'elle pour plusieurs de ses sujets qui ont rendu de
grands services à la guerre , ou qui , dans des fonctions éminentes
ont concouru d'une manière distinguée au bien de
l'état. L'EMPEREUR a voulu que ces titres deviennent la pro-
2
1
C 2
30 MERCURE DE
FRANCE ,
S. M, a rendu , le 27 mars , un décret qui ordonne l'inventaire des
sels , et augmente le droit précédemment établi ; ce décret est conçu en
ces termes :
1. Les directeurs et inspecteurs des douanes et des droits réunis procéderont
, sans délai , à la recherche , vérification et inventaire de tous les
magasins , fabriques et entrepôts de sels établis dans toute l'étendue de
l'Empire en-deçà des Alpes, ainsi que deceux embarqués sur tous navires,
bateaux et autres embarcations : en ce non compris les sels existams sur
les marais salans.
2. Il sera fait inventaire des sels par poids : à cet effet , les préposés
recevront la déclaration des propriétaires , qu'ils pourront faire vérifier.
3. Les propriétaires de sels seront chargés par l'inventaire qu'ils
seront tenus de signer . En cas de refus , il en sera fait mention dans l'acte
d'inventaire.
4. Les propriétaires seront tenus de payer, aux termes et de la manière
qui seront fixés par la loi à intervenir , le montant du droit sur le sel , qui
sera réglé par ladite loi.
5. L'inventaire des sels ne sera fait que chez les marchands de sels ,
frbricans , entreposeurs ou magasiniers : il ne s'étendra point aux approvisionnemens
de famille faits par les particuliers ; et leur domicile ne
pourra être exercé hors les cas où il aura été reconnu qu'ils ont prêté leurs
édifices pour soustraire les sels à l'inventaire .
6. Il sera fait mition dans les inventaires , des sels qui auront acquitté
le droit établi par notre décret du 16 du présent mois ; et l'acquit représenté
par le propriétaire sera joint à l'acte d'inventaire,
7, Le droit fixé par notredit décret du 16 présent mois à un décime
par kilogramme , est fixé pour l'avenir à deux décimes par kilogramme.
-S. M. a aussi rendu les 26 et 27 mars les décrets suivains :
Les places de secrétaires d'ambassadeur et de légation , actuellement
vacantes , ou qui vaqueront au ministère des relations
extérieures , seront données à l'avenir aux auditeurs du conseil
d'état , qui concerneront dans ces places le titre d'auditeur du
conseil d'état en service extraordinaire. Les auditeurs du conseil
d'état ne pourront être nommés aux places de secrétaires
d'ambassade et de légation , qu'après un an d'assistance d'étude
aux séances du conseil d'état. Les agens extérieurs actuellement
en activité , ainsi que ceux qui étant attachés au service intérieur
de ministère des relations extérierres , sont , quant à
leurs grades , assimilés par l'arrêté du 5 floréal an 8 aux ministres
plénipotentiaires , et aux secrétaires de légation et
d'ambassade , conserveront leurs titres , ainsi que la faculté
d'être nommés à des emplois plus élevés , même après leur
remplacement.
•
Les conseils d'arrondissement s'assembleront le 15 avril
1806 ; la première partie de leur session finirà le 25. La session
des conseils- généraux de département s'ouvrira le 1er mai , et
sera terminée le, 15. Les conseils d'arrondissement se réuniront,
pour la seconde partie de leur session , le 20 mai jusqu'au 25.
Les crêpes de soie de toute sorte , venant du royaume -
AVRIL 1806 . 31
d'Italie avec des certificats du fabricant , visés par le préfet ou
le sous-préfet , ne paieront , à leur entrée en France , qu'un
droit de 3 fr. par pièce de 1 mètres , 88 centimètres . Ils ne
pourront entrer que par les bureaux de Verceil et de Casatinne.
- Un décret porte qu'il sera fait sur le produit des coupes
des quarts en réserve que les communes obtiennent l'autorisation
de vendre , un prélèvement de 25 pour 100 , pour former
un fonds commun de travaux publics pour tout l'Empire
, selon les besoins des communes , des arrondissement et
départemens , et en être disposé sur le rapport du ministre de
l'intérieur. Le même prélèvement aura lieu sur la totalité de
fonds actuellement existans à la caisse d'amortissement , provenant
des mêmes produits. En conséquence , et à compter du
jour de la publication du présent décret , pour les fonds déjà
existans à la caisse d'amortissement , et du jour du versement
des fonds pour ceux à recevoir par ladite caisse , il sera ouvert
par son directeur-général un compte particulier en capital et
intérêts pour le fonds commun des travaux publics , de la
portion affectée à cette destination.
-L'envoyé extraordinaire de Prusse , M. le comte de Haugwitz
, est parti vendredi dernier de Paris pour retourner à
Berlin.
-Le général Wirion , commandant de Verdun , doit se
rendre à Naples pour organiser la gendarmerie de ce royaume.
-M. Villeneuve , sous- préfet de Nérac , est nommé préfet
du département de Lot et Garonne , en remplacement de
M. Pieyre fils.
-M. Pepin Castellinare ( de Nice ) est nommé receueurgénéral
des contributions directes des états de Parme , Plaisance
et Guastalla . -M. Bourboulin Saint-Edme est nommé
receveur- général du département de l'Aisne.
-
MINISTÈRE DE LA MARINE.
Le capitaine de frégate Cocault , commandant la corvette de
S. M. la Diligente , à S. Exc. le ministre de la marine et
des colonies.
( A bord de la Diligente, en rade du Port-Louis ,
le 26 mars 1805.
Monseigneur ,
A peine mouillé sur cette rade , c'est avec douleur que je m'empresse de
vous rendre compte des événemens malheureux arrivés aux vaisseaux aux
ordres du contre-amiral Lesseigues , dont faisoit partie la corvette que j'ai
l'honneur de commander . (
Parti de Brest le 23 frimaire ( 13 décembre ) , avec des vents de N. E.
assez forts , nous nous éloignâmes en peu de temps de la côte : nous étions
au nombre de quinze vaisseaux , six frégates et quatre corvettes. Le 24 ,
nous nous séparâmes en plusieurs escadres : ma corvette eut ordre de se
ranger sous le commandement du contre-amiral Lesseigues. Le 25 , les
32 MERCURE DE FRANCE ,
vents continuoient d'être au N. N. E. , et nous arrivions à l'ouest , lorsque
nous découvrîmes un convoi de trente et quelques voiles à toute vue
Ra vent à nous : le général fit le signal de tenir le vent , et de chasser les
bâtimens aperçus ; mais après une chasse de huit heures , désespérant de
pouvoir les joindre , vu leur grand éloignement et leur position , il rallia
L'escadre , et continua sa route .
Le 4 nivose, étant par la latitude du nord de 44 degrés , ét 24 de longitude
à l'ouest du méridien de Paris , nous éprouvâmes une tempête affreuse ; les
vents étoient de la partie du nord . Tous les vaisseaux souffroient beaucoup :
le Jupiter démâta de son grand mât d'hune , et le Diomède signala une
voie d'eau assez considérable . Les vaisseaux l'Alexandre et le Brave se
separèrent de nous dans la journée du 5 , et alors la division du contreamiral
Lesseigues fut reduite à trois vaisseaux , deux frégates et une corvette.
Nous eûmes connoissance des îles des Açores le 2 janvier , et le 19
edu même mois , de celle de Saint -Domingue. Le 20 au matin , j'avois eu
ordre de précéder la division pour aller mouiller sur la rade de Santo-
Domingo ; mais le calme que j'éprouvai en approchant de terre , fut cause
que les vaisseaux me joignirent , et que nous mouillâmes tous à la même
heure , à deux heures du soir.
Le général ordonna de suite le débarquement des troupes qui étoient sur
la division au nombre de 16 à 1800 hommes , des munitions de guerre tet
autres effets nécessaires à la colonie . Ce débarquement fut terminé le 21 ,
et il nous fut aisé en allant à terre de juger combien ce renfort de troupes
que nous avions apporté , avoit fait plaisir ; la colonie cependant étoit en
très-bon état et jouissoit de la plus grande tranquillité . Pendant les jours
suivans , les vaisseaux s'occupèrent à renouveler leur eau et à réparer les
✰ avaries que leur avoient causées les mauvais temps que nous avions éprouvés.
Le 29 , le vaisseau l'Alexandre rallia la division sur cette rade . Ce
même jour , j'avois eu ordre de me porter en observation an vent de l'île ;
et à la faveur des brises de terre , je m'étois élevé jusque sur les îles de
Javna , où je crus devoir établir ma croisière .
Le 5 février , conformément à mes instructions , je fis route pour Santo-
✨ Domingo , et me trouvant , le 6 au matin , au large de cette rade , j'eus
connoissance de plusieurs voiles dans la partie de l'E.N. E , que je ne tardai
pas à reconnoître pour une escadre ennemie ; à six heures , je distinguai
dans cette escadre neuf vaisseaux de guerre et plusieurs frégates ; m'étant
couvert de voiles , je fis route pour rallier notre escadre , et je lui signalai
l'approche de l'ennemi en force supérieure ( 1 ) . Le général , à six heures
et demie , avoit répondu à mes signaux ; et en m'approchant du mouillage,
je distinguai à bord du général le signal d'appareiller en filant les câbles
par le bout. A sept heures , les quatre vaisseaux et les deux frégates étoient
sous voiles , mais avec un vent très- foible , tandis que les neuf vaisseaux
de guerre et les frégates de l'ennemi étoient favorisés par la variété de la
brise qui du nord avoit passé à l'est .
Le général avoit fait , à neuf heures moins un quart , le signal de former
fa ligne de bataille , et en même temps celui de forcer de voiles et de se
préparer au combat ; mais l'ennemi continuoit de nous approcher d'une
manière très-sensible . A dix heures , le vaisseau de tête de la ligne ennenie
avoit engagé le vaissean l'Alexandre , et un quart- d'heure après le
(1 ) On a peine à se rendre compte des motifs qui ont pu déterminer le
contre-amiral à rester pendant seize jours dans une rade foraine , tandis que
ses instructions lui prescrivoient de continuer sa mission de croisière.
(Moniteur. )
combat
AVRIL 1806 . 33
LINE
combat étoit général ; la vivacité du feu et l'épaisse fumée qui courroit les
vaisseaux nous empêchoient de distinguer les objets . Placé sous le vent de
notre escadre et affalé sur la côte , j'eus à supporter une partie du feu de
l'ennemi, qui étoit dirigé sur nos vaisseaux de tête , et me vis obligé pour
m'éviter d'échouer , de forcer de voiles et de m'élever au vent; les frégates
la Comète et la Felicité fai oient la même manoeuvre que moi . A onze
heures et demie , la fumée étant dissipée en partie, je distinguai un de
nos vaisseaux démâté et ayant le feu à bord ; il étoit entouré de plusieurs
vaisseaux anglais; les autres , malgré l'infériorité de leur force , combattoient
à toute outrance. Mais à une heure et demie , accablés par le nombre
des ennemis, ils s'étoient jetés à la côte ; quoiqu'en tenant le vent , nos
frégates avoient viré de bord et s'étoient portées sur le champ de bataille ;
je les avois imitées ; mais craignant d'être coupés dans notre retraite , nons
avions pris le large..
Nous nous étions cependant ass z rapprochéspour prendre connoissance
de la position des vaisseaux des deux escadres. Trois de nos vaisseaux nous
avoient paru échoués près des fortifications de la place ; tous étoient démâtés
; le quatrième étoit au pouvoir de l'ennemi : deux vaisseaux anglais
étoient échoués auprès des nôtres et rasés comme des pontons ; ils avoient
tiré le canon de détresse , et les frégates paroissoient occupées à sauver
les équipages. Deux autres vaisseaux anglais étoient au large, démàtés, en
très mauvais état , et le reste de l'escadre ennemie paroissoit avoir beau
coup souffert.
[ ཝཱ
Les vaisseaux français échoués conservoient leurs pavillons , et ils nous
ont paru avoir leurs bateaux à la mer occupés à débarquer leur mon to à
terre. Nos vaisseaux ont montré la plus grande décision et une grande intrépidité.
La manière dont tous les équipages ont combattu , ne permet
pas de douter qu'a forces égales l'ennemi n'eût été écrasé Si l'escadre
avoit pu reprendre le vent et se relever de la côte , je suis persuadé qu'elle
auroit eu de l'avantage sur l'ennemi , et qu'elle seroit parvenuea lui échapper
Jusqu'à ce malheureux combat , notre mission avoit eu tout le succès
desirable ; notre malheur est venu de ce que nous sommes restés trop longtemps
en rade. Chassée par les frégates ennemies , notre corvelte avoit été
obligée de s'éloigner. Après avoir passé à l'ouest de l'île de Saint-
Domingue , nous sommes venus débouquer par le canal anglais , le 24 février.
སྙ་ ་ ་
Dans la nuit du 9 au 10 mars, étant partis par la latitude de 38 degrés
et 46 degrés de longitude , nous eûmes un coup de vent extrêmement violent
de la partie du S. O. Obligé de mettre à la cape , j'ai perdu de vue
les frégates la Comète et la Félicité , avec lesquelles j'avois navigué depuis
le départ de Santo- Domingo ; et n'ayant pu les découvrir après le
de
vent , je n'ai négligé aucun moyen pour me rendre en toute dili
gence en France . Le 25 mars , à la pointe du jour , j'ai eu connoissance
des îles de Glénau , et le 26 j'ai mouillé sur le rade du Port- Louis, d'où
j'ai l'honneur de vous transmettre ces tristes détails . J'ai l'honneur d'offrir
a V. Exc. l'assurance de mon respect.
coup
Signé COCAULT.
SÉNAT CONSERVATEUR. "
1
Le31 mars, à trois heures après midi, le prince archichancelier
de l'Empire s'est rendu au sénat , qui avoit été convoqué par
les ordres de l'EMPEREUR. Après avoir été reçu avec le cérémonial
d'usage , S. A. S. a fait lire par le secrétaire du sénat
C
34 MERCURE DE FRANCE.
た
le décret qui l'autorisoit à présider la séance. S. A. S. a ensuite
prononcé le discours suivant :
« Messieurs , au moment même où la France , unie d'intention
avec vous , assuroit son bonheur et sa gloire en jurant
d'obéir à notre auguste souverain , votre sagesse a pressenti la
nécessité de coordonner dans toutes ses parties le système de
gouvernement héréditaire , et de l'affermir par des institutions
analogues à sa nature. Vos voeux sont en partie remplis.
Ils le seront encore par les différens actes que S. M. l'EMPEREUR
et Roi me prescrit de vous apporter. Ainsi , vous recevrez
avec reconnoissance ces nouveaux témoignages de sa
confiance pour le sénat , et de son amour pour ses peuples ,
et vous vous empresserez , conformément aux intentions de
S. M. , de les faire transcrire sur vos registres.
» Le premier des actes que je viens vous communiquer ,
est un statut contenant les dispositions qui résultent de l'article
14 de l'acte des constitutions du 28 floréal an 12. Ge
statut règle tout ce qui concerne l'état civil de la maison impériale
, et détermine les devoirs des princes et princesses qui
la composent envers l'EMPEREUR. Les principes qui consti →
tuent cette importante loi de famille annoncent combien il
tient au coeur de S. M. que la dynastie dont il est le fondateur
perpétue le bonheur de la France et remplisse les hautes
espérances dont elle est l'objet. C'est sur- tout dans l'intérêt
des peuples que les princes sont élevés au-dessus des autres
hommes. Les honneurs qui entourent leur berceau ont pour
motif de donner plus d'autorité aux exemples de soumission
et de vertu qui sont leur première dette envers la patrie.
C'est aussi pour l'accomplissement de leurs grandes destinées
qu'ils doivent être placés , presqu'en naissant , sous les yeux
du père de l'Empire , afin que sa surveillance dirige leurs
penchans vers l'intérêt de l'état , et qu'une morale plus sévère
épure et ennoblisse toutes leurs affectionsone , shoq
» Le second acte est un décret qui opere la réunion des
provinces vénitiennes au royaume d'Italie. Ainsi cette partie
des états de S. M. va recevoir , par l'effet de cette disposition ,
un nouveau degré d'importance et de lustre que la gloire de
son fondateur lui donnoit lieu d'espérer.
» Par le troisième décret , S. M. confere le trône de Naples
SA. I. le prince Joseph et à sa descendance légitime et masculine.
Il réserve à ce prince les droits qui lui sont assurés par
les constitutions de l'Empire , en disposant toutefois que jamais
la couronne de France et celle de Naples ne seront réunies sun
AVRIL 1806. 35
une même tête. Cette glorieuse récompense des services du
prince Joseph, de sa constante et pieuse affection pour le chef
de sa famille , sera pour vous , messieurs , le sujet d'une vive
satisfaction . Combien ce sentiment ne deviendra- t- il pas plus,
actif en apprenant que l'élévation d'un prince , l'objet de
votre vénération et de votre amour , ne fera point cesser tous
nos rapports avec lui , et lorsque vous saurez que le nouveau
roi de Naples , conserve avec sa couronne , le titre de grand
électeur !
» Des troisième et quatrième décrets , l'un contient la ces
sion en toute souveraineté , à S. A I. le prince Murat , des
duchés de Clèves et de Berg ; l'autre confère au même titre , ›
la principauté de Guastalla , à la princesse Pauline , et au
prince Borghese son époux. La gloire militaire du prince
Murat , l'importance et l'éclat de ses succès , ses vertus pu
bliques et privées intéresseront tous les Français au juste prix
qu'il en obtient , et rendront son autorité chère à ses nouveaux
sujets. Le prince Murat sera chargé de la garde d'une
partie importante des frontières de l'Empire; S. M. pouvoit➡ ' .
elle la confier en de plus dignes mains
>> Vous aviez apprécié le mérite du prince Borghese ,
avant même que vos décrets ne l'eussent naturálisé parmi
nous . Sa conduite dans la dernière campagne , lui a donné
de nouveaux droits à votre estime et à la confiance publique .
» La cinquième décret , transfere en toute souveraineté
au maréchal Berthier , la principauté de Neufchâtel. Cette
preuve touchante de la bienveillance de l'EMPEREUR pour son
ancien compagnon d'armes , pour un coopérateur aussi in
trépide qu'éclairé , ne peut manquer d'exciter la sensibilité de
tous les bons coeurs , comme elle sera un motif de joie pour
tous les bons esprits.
2
>> Le sixième décret opère la réunion à la principauté de
Lucques , des pays de Massa , de Carrara et de la Garffa→
guana. Enfin , Messieurs , le septième décret érige dans
les états de Parme et Plaisance , trois grands titres , dont l'éclat
sera soutenu par des affectations considérables , qui ont été
faites dans ces contrées d'après les ordres de S. M.
» Par l'effet de réserves semblables contenues dans les décrets
relatifs aux états de Venic
au royaume de 'Naples et
à la principauté de Lucques , S. M. a créé des récompenses
dignes d'elle pour plusieurs de ses sujets qui ont rendu de
grands services à la guerre , ou qui , dans des fonctions éminentes
, ont concouru d'une manière distinguée au bien de
l'état. L'EMPEREUR a voulu que ces titres deviennent la pro-
C 2
36 MERCURE DE FRANCE ,
priété de ceux qui les auront reçus, et qu'ils aient le droit de
les transmettre de mâle en mâle à l'aîné de leurs descendans
légitimes , comme un monument de la munificence impériale
et des justes motifs qui l'ont excitée.
» Cette grande conception , Messieurs , et les mesures secondaires
qui l'accompagnent , feront connoître à l'Europe le
prix que S. M. attache aux exploits des braves qui ont secondé
ses travaux , et à la fidélité de ceux qu'elle a employés à la
direction des grandes affaires. Cette disposition offre aussi des
avantages politiques qui n'échapperont point à votre prévoyance.
L'éclat habituel qui environne les hommes éminens
en dignité , leur donne sur le peuple une autorité de conseil
et d'exemple que le monarque quelquefois substitue avantageusement
à l'autorité des fonctions publiques. D'un autre
côté , ces mêmes hommes sont les intercesseurs naturels du
peuple auprès du trône ; il convient donc au bien de l'état ,
que par la stabilité et la splendeur de leur condition , ils
soient élevés au-dessus de toutes considérations vulgaires.
A ces motifs , dont la légitimité ne sauroit être contestée ,
viennent se réunir d'autres avantages qu'il est facile de saisir ,
et que je crois superflu d'analyser.
>> Telles sont , Messieurs , les bases profondes sur lesquelles
S. M. l'EMPEREUR veut asseoir le grand système politique dont
la divine Providence lui a inspiré la pensée. C'est en assurant
le bonheur de la génération présente , c'est en préparant la
grandeur des races futures , qu'elle ajoute sans ces ↑ à ces
sentimens d'amour , d'admiration et de respect qui vous sont
communs avec tous les Français. »>
·
Après ce discours, M. François ( de Neufchâteau) , président
ordinaire du sénat , est monté à la tribune , et à fait lecture
du message et des pièces suivantes :
Message de S. M. l'EMPEREUR et Roi.
Sénateurs ,
« Nous avons chargé notre cousin , l'archichancelier de
l'Empire , de vous donner connoissance , pour être transcrits
sur vos registres : 1 °. Des statuts qu'en vertu de l'article XIV .
de l'acte des constitutions de l'Empire , en date du 28 floréal
an 12 , nous avons jugé convenable d'adopter : ils forment la
loi de notre famille impériale. 2° . De la disposition que nous
avons faite du royaume de Naples et de Sicile , des duchés de
Berg et de Clèves , du duché de Guastalla et de la principauté
de Neufchâtel, que différentes transactions politiques ont mis
entre nos mains. 3°. De l'accroissement de territoire que nous
avons trouvé à propos de donner tant à notre royaume d'Italie 2
AVRIL 1806. 37
en y incorporant tous les états vénitiens , qu'à la principauté
de Lucques.
» Nous avons jugé dans ces circonstances devoir imposer
plusieurs obligations , et faire supporter plusieurs charges à
notre couronne d'Italie , au roi de Naples et au prince de
Lucques. Nous avons ainsi trouvé moyen de concilier les
intérêts et la dignité de notre trône , et le sentiment de notre
reconnoissance pour les services qui nous ont été rendus dans
la carrière civile et dans la carrière militaire. Quelle que soit
la puissance à laquelle la divine Providence et l'amour de
nos peuples nous ont élevé , elle est insuffisante pour récom
penser tant de braves , et pour reconnoître les nombreux
témoignages de fidélité et d'amour qu'ils ont donnés à notre
personne. Vous remarquerez dans plusieurs des dispositions
qui vous seront communiquées , que nous ne nous sommes pas
uniquement abandonnés aux sentimens affectueux dont nous
étions pénétrés , et au bonheur de faire du bien à ceux qui
nous ont si bien servi : nous avons été principalement guidés
par la grande pensée de consolider l'ordre social et notre trône
qui en est le fondement et la base , et de donner des centres de
correspondance et d'appui à ce grand empire ; elle se rattache
à nos pensées les plus chères , à celle à laquelle nous avons
dévoué notre vie entière , la grandeur et la prospérité de nos
peuples. >>
Donné en notre palais des Tuileries , le 30 mars de l'an 1806.
Signé NAPOLÉON.
N°. I. NAPOLÉON , par la grace de Dieu et les constitutions de
Pétat , Empereur des Français et Roi d'Italie, à tous présens et à
venir, salut :
L'article XIV de l'acte des constitutions du 28 floréal an 12 , porte que
nous établirons par des statuts auxquels nos successeurs seront tenus de se
conformer , les devoirs des individus de tont sexe , membres de la maison
impériale , envers l'EMPEREUR . Pour nous acquitter de cette importante
obligation , nous avons considéré dans son objet et dans ses conséquences
la disposition dont il s'agit , et nous avons pesé les principes sur lesquels
doit reposer le statut constitutionnel qui formera la loi de notre famille.
L'état des princes appelés à regner sur ce vaste Empire et à le fortifier
par des alliances , ne sauroit être absolument le même que celui des autres
Français. Leur naissance , leurs mariages , leurs décês , les adoptions
qu'ils pourroient faire , intéressent la nation toute entière , et influent
plus ou moins sur ses destinées ; comme tout ce qui concerne l'existence
sociale de ces princes appartient plus au droit politique qu'au droit civil", "
les dispositions de celui - ci ne peuvent leur être appliquées qu'avec les modifications
déterminées
par la raison d'état ; et si cette raison d'état leur
impose des obligations dont les simples citoyens sont affranchis , its doivent
les considérer comme une conséquence nécessaire de cette haute
· dignité à laquelle ils sont élevés , et qui les dévoue sans réserve aux grands
38 MERCURE DE FRANCE ,
intérêts de la patrie et à la gloire de notre maison. Des actes ausssi importans
que ceux qui constatent l'état civil de la maison impériale , doivent
être reçus dans les formes les plus solennelles ; la dignité du trône l'exige,
et il faut d'ailleurs rendre toute surprise impossible.
En conséquence , nous avons jugé convenable de confier à notre cousin
l'archichancelier de l'Empire , le droit de remplir exclusivement , par
rapport à nous et aux princes et princesses de notre maison , les fonctions
attribuées par les lois aux officiers de l'état civil . Nous avons aussi commis
à l'archichancelier le soin de recevoir le testament de l'EMPEREUR et le
statut qui fixera le douaire de l'Impératrice . Ces actes , ainsi que ceux de
l'état- civil , tiennent de si près à la maison impériale et à l'ordre politique ,
qu'il est impossible de leur appliquer exclusivement les formes ordinairement
employées pour les contrats et pour les dispositions de dernière
volonté .
Après avoir réglé l'état des princes et princesses de notre sang, notre sollicitude
devoit se porter sur l'éducation de leurs enfans ; rien de plus important
que d'écarter d'eux de bonne heure les flatteurs qui tenteroient de les cor-¬
Compre, les ambitieux qui , par des complaisances coupables, pourroient capter
leur confiance, et préparer à la nation des souverains foibles , sous le nom
desquels ils se promettroient un jour de régner. Le choix des personnes
chargées de l'éducation des enfans des princes et princesses de la maison
impériale doit donc être réservé à l'EMPEREUR . Nous avons ensuite considéré
les princes et princesses dans les actions communes de la vie . Trop
souvent la conduite des princes a troublé le repos des peuples , et produit
des déchiremens dans l'état. Nous devons armer les Empereurs qui régne
ront après nous , de tout le pouvoir nécessaire pour prévenir ces malheurs
dans leur cause éloignée , pour les arrêter dans leurs progrès , pour les
étouffer lorsqu'ils éclarent . Nous avons aussi pensé que les princes de l'Empire
, titulaires des grandes dignités , étant appelés par leurs éminentes
prérogatives à servir d'exemple au reste de nos sujets , leur conduite
devoit , à plusieurs égards , être l'objet de notre particulière sollicitude.
Tant de précautions seroient sans doute inutiles , si les souverains qui
sont destinés à s'asseoir un jour sur le trône impérial , avoient , comme
nous , l'avantage de ne voir autour d'eux que des parens dévoués à leur
service et au bonheur des peuples , que des grands distingués par un attachement
inviolable à leur personne ; mais notre prévoyance doit se porter
sur d'autres temps , et notre amour pour la patrie nous presse d'assurer ,
s'il se peut , aux Français , pour une longue suite de siècles , l'état de
gloire et de prospérité où , avec l'aide de Dieu , nous sommes parvenus à
les placer .
A ces causes, nous avons décrété et décrétons le présent statut , auquel,
en exécution de l'article XIV de l'acte des constitutions de l'Empire , du
28 floréal an 12 , nos successeurs seront tenus de se conformer .
Tit. I. - De l'état des princes et princesses de la maison
impériale,
Art. I. L'EMPEREUR est le chef et le père commun de sa
famille. A ces titres , il exerce sur ceux qui la composent la
puissance paternelle pendant leur minorité, et conserve toujours
à leur égard un pouvoir de surveillance , de police et de
discipline , dont les effets principaux seront déterminés ciaprès.
AVRIL 1806.
39
II. Si l'EMPEREUR est lui-même mineur , les droits mentionnés
dans l'article précédent appartiennent au régent , qui
ne peut les exercer qu'en vertu d'une délibération du conseil
de régence , prise dans les cas où il y a lieu à en faire l'appli
cation.
III . La maison impériale se compose , 1º des princes compris
dans l'ordre d'hérédité établi par l'acte des constitutions
du 28 floréal an 12 , de leurs épouses et de leur descendance
en légitime mariage ; 2° des princesses nos soeurs , de leurs
époux et de leur descendance en légitime mariage , jusqu'au
cinquième degré inclusivement ; 3° de nos enfans d'adoption
et de leur descendance légitime.
IV. Le mariage des princes et princesses de la maison
impériale, à quelqu'âge qu'ils soient parvenus , sera nul et
de nul effet , de plein droit et sans qu'il soit besoin de jugement
, toutes les fois qu'il aura été contracté sans le consentement
formel de l'EMPEREUR , Ce consentement sera exprimé
dans une lettre close , contre-signée par l'archichancelier de
l'Empire. Il suffira seul , et tiendra lieu de dispense d'âge et
de parenté , dans tous les cas où ces dispenses sont nécessaires.
V. Tous les enfans nés d'une union qui n'auroit point été
contractée conformément aux dispositions du précédent arti
cle , seront réputés illégitimes , sans que ni eux , ni leurs père
et mère puissent prétendre , en vertu de cette union , aucun
des avantages attachés par les lois et usages de certains pays
aux mariages dits de la main gauche ; lesquels mariages ne
sont autorisés ni par le code civil , ni par les constitutions de
l'Empire , et sont , autant que besoin est , prohibés par le
présent statut.
VI. Les conventions matrimoniales des princes et princesses
de la maison impériale sont nulles , si elles ne sont
approuvées par l'EMPEREUR , sans que , dans ce cas , les parties
puissent exciper des dispositions du code civil , lesquelles
n'auront point lieu à leur égard.
VII. Le divorce est interdit aux membres de la maison
impériale de tout sexe et de tout âge.
VIII. Ils pourront néanmoins demander la séparation de
corps . Elle s'opérera par la seule autorisation de l'EMPEREUR ,
sans forme ni procédure . Elle n'aura d'effet que quant à
l'habitation commune et ne changera rien aux conventions
matrimoniales.
"
IX. Les biens des princes et princesses de la maison impériale
, dont le pére seroit décédé , seront , pendant leur minorité
, administrés par un ou plusieurs tuteurs que l'EMPEREUR
nommera.
MERCURE DE FRANCE,
X. Ces tuteurs rendront le compte de tutelle au conseil de
famille dont il sera parlé ci-après.
XI. Le conseil de famille exercera sur le tuteur , en tout ce
qui concernera l'administration de la tutelle , une jurisdiction
coactive et contentieuse, Il remplira pour les actes de tutelle
toutes les fonctions qui , à l'égard des particuliers , sont déléguées
par le Code civil aux conseils de famille ordinaires
et aux tribunaux. Néanmoins les décisions qu'il rendra n'aú--
ront d'effet qu'après l'approbation de l'EMPEREUR , dans tous.
les cas où , entre particuliers , les délibérations du conseil de
famille sont sujettes à l'homologation des tribunanx.
XII. Les membres de la maison impériale ne peuvent , sans
le consentement exprès de l'EMPEREUR , ni adopter, ni se charger
de tutelle officieuse , ni reconnoître leurs enfans naturels.
Dans ces cas, l'EMPEREUR réglera les effets que l'acte devra
produire , quant aux biens et quant au rang qu'il donnera
dans l'état à la personne qui en sera l'objet.
XIII. L'interdiction des princes et princesses de la maison
impériale , dans les cas prévus par l'article 489 du Code civil ,
est prononcée par le conseil de famille. Le jugement n'a
d'effet qu'après avoir été approuvé par l'EMPEREUR. Le conseil
de famille exercera sur le curateur , sur l'interdit et sur
ses biens, la même autorité et la même jurisdiction qui ,
entre particuliers , appartiennent aux conseils de famille ordinaires
et aux tribunaux,
Tit. H. Des actes relatifs à l'état des princes et princesses
de la maison impériale.
XIV. L'archichancelier de l'Empire remplira exclusivement
, par rapport à nous et aux princes et princesses de
notre maison , les fonctions attribuées par les lois aux officiers
de l'état civil. En conséquence , il recevra les actes de naissance
, d'adoption , de mariage , et tous autres actes prescrits
ou autorisés par le code civil.
XV. Ces actes seront transcrits sur un registre double ,
tenu par le sécrétaire de l'état de la maison impériale , coté
par première et dernière , et paraphé sur chaque feuille par
l'archichancelier . Le secrétaire de la maison impériale
sera nommé par l'EMPEREUR , et choisi parmi les fonctionnaires
qui font ou ont fait partie du ministère ou du conseil
d'état.
XVI. Le secrétaire de l'état de la maison impériale demeurera
dépositaire de ces registres. Il délivrera les extraits
des actes y contenus , lesquels seront visés par l'archichancelier.
XVII. Lorsque ces registres seront finis , ils seront clos et
AVRIL1806. 41
arrêtés par l'archichancelier; l'un des doubles restera aux
archives impériales , l'autre sera déposé aux archives du sénat,
conformément à l'article XIII de l'acte des constitutions du
28 floréal an 12.
XVIII. Les actes seront rédigés dans les formes établies par
le Code civil , sauf ce qui est réglé par l'article XXXI de
l'acte des constitutions du 28 floréal an 12 pour les actes
d'adoption , dans le cas prévu par l'art. IV dudit acte.
2
XIX. L'EMPEREUR indiquera les témoins qui assisteront
aux actes de naissance et de mariage des membres de la maison
impériale. S'il est absent du lieu où l'acte est passé, ou s'il n'y
a pas eu d'indication de sa part , l'archichancelier sera tenu
de prendre les témoins parmi les princes du sang , en suivant
F'ordre de leur proximité du trône ; après eux , parmi les
princes de l'Empire, titulaires de grandes dignités; et au défaut
de ceux-ci , parmi les grands-officiers de l'Empire et les
membres du sénat.
XX. L'archichancelier ne pourra recevoir l'acte de mariage
des princes et princesses , ni aucun acte d'adoption ou de
reconnoissance d'enfans naturels, qu'après qu'il lui aura apparu
de l'autorisation de l'EMPEREUR. A cet effet, il lui sera adressé,
le cas échéant , une lettre close qni indiquera en outre , le lie
où l'acte doit être reçu. Cette lettre sera transcrite en entier
dans l'acte.
XXI. Les actes ci-dessus mentionnés , qui , par l'effet de
circonstances particulières , seroient dressés en l'absence de
l'archiehancelier , lui seront remis par celui qui aura été dési–
gné pour le suppléer. Ces actes seront inscrits sur le registre ,
et la minute y demeurera annexée , après avoir été visée par
l'archichancelier.
XXII. L'acte qui fixera le douaire de l'Impératrice , sera
reçu par l'archichancelier , assisté du secrétaire de l'état de
la maison impériale , qui l'écrira en présence de deux témoins
indiqués par l'EMPEREUR. Cet acte , soit clos , soit ouvert , suivant
que l'EMPEREUR l'aura déterminé , sera déposé au sénat
prr
l'archichancelier .
XXIII. Lorsque l'EMPEREUR jugera à propos de faire son
testament par acte public , l'archichancelier , assisté du secré
taire de l'état de la maison impériale , recevra sa dernière
volonté , laquelle sera écrite sous la dictée de l'EMPEREUR par
le secrétaire de l'état de la maison impériale , en présence de
deux témoins. Dans ce cas , l'acte sera écrit sur le registre mentionné
en l'article XV ci-dessus.
XXIV. Si l'EMPEREUR dispose par testament mystique
l'acte de suscription sera dressé par l'archichancelier et inscrit
42 MERCURE DE FRANCE ,
par le secrétaire de l'état de la maison impériale . Ils signeront
l'un et l'autre avec l'EMPEREUR et les six témoins qu'il aura
indiqués. Le testament mystique de l'EMPEREUR sera déposé au
sénat par l'archichancelier.
XXV. Après le décès des princes et princesses de la maison
impériale , les scellés sont apposés dans leurs palais et maisons
par le secrétaire de l'état de la maison impériale , et , en cas
d'empêchement , par un conseiller d'état désigné à cet effet
par l'archichancelier de l'Empire.
Tit . III. De l'éducation des princes et princesses de la
maison impériale.
XXVI. I'EMPEREUR règle tout ce qui concerne l'éducation
des enfans des princes et princesses de sa maison. Il nomme et
révoque à volonté ceux qui en sont chargés, et détermine le
lieu où elle doit s'effectuer.
XXVII. Tous les princes nés dans l'ordre de l'hérédité
seront élevés ensemble et par les mêmes instituteurs et officiers
, soit dans le palais qu'habite l'EMPEREUR , soit dans un
autre palais , dans le rayon de dix.myriamètres de sa résidence
habituelle.
XXVIII Leur cours d'éducation commencera à l'âge de
sept , et finira lorsqu'ils auront atteint leur seizième année. Les
enfans de ceux qui se sont distingués par leurs services , pourront
être admis par l'EMPEREUR à en partager les avantages.
XXIX. Le cas arrivant où un prince , dans l'ordre de l'hérédité
, monteroit sur un trône étranger , il sera tenu , lorsque
ses enfans mâles auront atteint l'âge de sept ans , de les envoyer
à la susdite maison pour y recevoir leur éducation.
Tit. IV. - Du pouvoir de surveillance , de discipline et de
police que l'EMPEREUR exerce dans l'intérieur de sa famille.
XXX. Les princes et princesses de la maison impériale ,
quel que soit leur âge , ne peuvent , sans l'ordre ou sans congé
de l'EMPEREUR , Sortir du territoire de l'Empire , ni s'éloigner
de plus de quinze myriamètres ( 30 lieues ) de la ville où la
résidence impériale se trouve établie .
XXXI. Si un membre de la famille impériale vient à se livrer
à des déportemens et oublier sa dignité ou ses devoirs ,
J'EMPEREUR pourra infliger , pour un temps déterminé et qui
n'excédera point une année , les peines suivantes , savoir :
les arrêts ; l'éloignement de sa personne ; l'exil .
XXXÍI. L'EMPEREUR peut ordonner aux membres de la
maison impériale d'éloigner d'eux les personnes qui lui paAVRIL
1806. 43
roissent suspectes , encore que ces personnes ne fassent point
partie de leur maison .
Tit. V. Du conseil de famille.. ----
XXXIII. Il y aura auprès de l'EMPEREUR un conseil de
famille. Indépendamment des attributions qui sont données à
ce conseil par les articles X , XI et XIII du présent statut
il connoîtra , 1 ° . Des plaintes portées contre les princes et
princesses de la maison impériale , toutes les fois qu'elles n'au
ront point pour objet des délits de la nature de ceux qui ,
aux termes de l'art. ĈI de l'acte des constitutions , du 28 floréal
an 12 , doivent être jugés par la Haute-Cour ; 2°. Des
actions purement personnelles , intentées , soit par les princes
et princesses de la maison impériale , soit contr'eux. A l'égard
des actions réelles , ixtes , elles continueront à être portées
devant les tribunaux ordinaires.
XXXIV. Le conseil de famille sera présidé par l'EMPEREUR ,
et à son défaut par l'archichancelier de l'Empire , lequel en
fait toujours partie. Il sera composé en outre d'un prince de
la maison impériale désigné par l'EMPEREUR , de celui des
princes grands dignitaires de l'Empire qui aura le premier
rang d'ancienneté , du doyen des maréchaux de l'Empire , du
chancelier du sénat et du premier président de la cour de cassation.
Le grand-juge ministre de la justice remplit près le
conseil les fonctions du ministère public. Le secrétaire de l'état
de la maison impériale y tient la plume. Les pièces et les minutes
des jugemens seront déposées aux archives impériales.
XXXV. Les demandes susceptibles d'être présentées au
conseil , seront préalablement communiquées à l'archichancelier
, qui en rendra compte , dans huitaine au plus tard , à
l'EMPEREUR et prendra ses ordres.
"
XXXVI. Si l'EMPEREUR ordonne que l'affaire soit suivie
devant le conseil , l'archichancelier procédera d'abord à la
conciliation . Les procès -verbaux contenant les dires , aveux
et propositions des parties intéressées , seront dressés par le
secrétaire de l'état de la maison impériale. L'accommodement
dont les parties pourroient convenir n'aura d'effet qu'après
avoir été approuvé par l'EMPEREUR,
XXXVII. Le conseil de famille n'est point tenu de suivre
les formes ordinaires , soit dans l'instruction des causes portées
devant lui , soit dans les jugemens qu'il rend. Néanmoins il
doit toujours entendre les parties , soit par elles-mêmes , soit
par leur fondé de pouvoirs , et ses jugemens sont motivés. Il
doit aussi avoir prononcé dans le mois.
44 MERCURE DE FRANCE ,
XXXVIII. Les jugemens rendus par le conseil de famille
ne sont point susceptibles de recours en cassation. Ils sont
signifiés aux parties , à la requête du grand-juge , par les huis→
siers de la chambre ou tous autres à ce commis.
XXXIX. Lorsque le conseil de famille statue sur des
plaintes , et qu'il les croit fondées , il se borne à déclarer que
celui contre qui elles sont dirigées , est repréhensible pour le
fait que la plainte spécifie , et renvoie pour le surplus à l'Eм-
PEREUR.'
XL. Si l'EMPEREUR ne croit pas devoir user d'indulgence,
il prononce l'une des peines portées en l'art. XXXI ci -dessus,
et même, suivant la gravité du fait , la peine de deux ans de
reclusion dans une prison d'état.
Tit. VI. Art . XLI et dernier. Les grands dignitaires et les
ducs sont assujétis aux dispositions de l'art . XXXI ci- dessus ,
dans les cas prévus par cet article.
-
Deuxième décret. Art. I. Les états vénitiens , tels que
nous les a cédés S. M. l'empereur d'Allemagne par le traité de
Presbourg , sont définitivement réunis à notre royaume d'Italie
pour en faire partie intégrante , à commencer du ** mai prochain
, et aux charges et conditions stipulées par les articles
ci-après:
H. Le Code Napoléon , le système monétaire de notre
Empire et le concordat conclu entre nous et Sa Sainteté pour
notre royaume d'Italie , seront lois fondamentales de notredit
royaume , et il ne pourra y être dérogé sous quelque prétexte
que ce soit.
III. Nous avons érigé et érigeons en duchés grands -fiefs de
notre Empire les provinces ci -après désignées : 1 °. La Dalmatie,
2. l'Istrie , 3 °. le Frioul , 4 ° . Cadore , 5º . Bellune , 6º . Conegliano
, 7. Trevise , 8° . Feltri , 9°. Bassano , 10 °. Vicence ,
11°. Padoue , #2º. Rovigo.
IV. Nous nous réservons de donner l'investiture desdits fiefs
pour être transmis héréditairement , par ordre de primogéniture
, aux descendans mâles , légitimes et naturels , de ceux en
faveur de qui nous en aurons disposé ; et en cas d'extinction de
leur descendance masculine , légitime et naturelle , lesdits fiefs
seront reversibles à notre couronne impériale pour en être
disposé par nous ou nos successeurs.
V. Nous entendons que le quinzième du revenu que notre
royaume d'Italie retire ou retirera desdites provinces , soit
attaché auxdits fiefs pour être possédé par ceux que nous en
aurons investis ; nous réservant en outre , et pour la même
destination , la disposition de trente millions de domaines
nationaux situés dans l'esdites provinces.
AVRIL 1806. 45
•
S
VI. Des inscriptions seront créées sur le Monte-Napoléon
jusqu'à la concurrence de douze cent mille francs de rentes,
annuelles , monnaie de France , en faveur des généraux , officiers
et soldats de notre armée , pour être possédées par ceux
desdits généraux , officiers et soldats qui ont rendu le plus de
services a la patrie et à notre couronne , et que nous désignerons
à cet effet , leur imposant la condition expresse de ne ,
pouvoir , lesdits généraux , officiers et soldats , avant l'expiration
de dix années , vendre ou aliéner lesdites rentes sans
notre autorisation .
VII. Jusqu'à ce que notre royaume d'Italie ait une armée
qui suffise à sa défense , nous entendons lui accorder une armée
française , et nous voulons qu'à dater du 1 mai prochain elle
soit entretenue et soldée par notre trésor impérial. A cet effet ,
notre trésor royal d'Italie versera , chaque mois , dans notre
trésor impérial , la somme de deux millions cinq cent mille
francs , argent de France , et ce pendant le temps où notredite
armée séjournera dans notre royaume d'Italie , ce que
nous avons réglé et réglons dès-à-présent pour un terme de
six années ; lequel terme expiré , nous prendrons à cet égard
les déterminations ultérieures que les circonstances de l'Europe
pourront nous faire juger nécessaires à la sûreté de nos peuples
d'Italie.
›
VIII. A dater du premier jour du mois de mai prochain
le pays de Massa et Carrara et la Carfagnana , depuis les
sources de Serchio , ne feront plus partie de notre royaume
d'Italie.
IX. L'héritier présomptif du royaume d'Italie portera le
titre de prince de Venise.
-
Troisième décret. Les intérêts de notre peuple , l'honneur
de notre couronne , et la tranquillité du continent de l'Europe,
voulant que nous assurions d'une manière stable et définitive
le sort des peuples de Naples et de Sicile tombés en notre
pouvoir par le droit de conquête , et faisant d'ailleurs partie
du grand-Empire , nous avons déclaré et déclarons par les
présentes reconnoître pour roi de Naples et de Sicile , notre
frère bien-aimé Joseph Napoléon , grand- électeur de France.
Cette couronne sera héréditaire par ordre de primogéniture .
dans sa descendance masculine , légitime et naturelle. Venant
à s'éteindre , ce que Dieu ne veuille , sadite descendance , nous.
entendons y appeler nos enfans mâles , légitimes et naturels ,
par ordre de primogéniture , et à défaut de nos enfans måles,
légitimes et naturels , ceux de notre frère Louis et sa descendance
masculine légitime et naturelle , par ordre de primogéniture
; nous réservant , si notre frère Joseph- Napoléon venoit
46 MERCURE DE FRANCE,
à mourir de notre vivant , sans laisser d'enfans måles , légitimes
et naturels , le droit de désigner, pour succéder à ladite
couronne , un prince de notre maison ou même d'y appeler
un enfant adoptif, selon que nous le jugerons convenable
pour l'intérêt de nos peuples et pour l'avantage du grand
système que la divine Providence nous a destiné à fonder.
Nous instituons dans ledit royaume de Naples et de Sicile
six grands fiefs de l'Empire , avec le titre de duché et les
mêmes avantages et prérogatives que ceux qui sont institués
dans les provinces vénitiennes réunies à notre couronne d'Italie
, pour être , lesdits duchés , grands fiefs de l'Empire , à
perpétuité, et le cas échéant , à notre nomination et à celle
de nos successeurs. Tous les détails de la formation desdits
fiefs sont remis aux soins de notredit frère Joseph- Napoléon.
Nous nous réservons sur ledit royaume de Naples et de
Sicile , la disposition d'un million de rentes pour être distribué
aux généraux , officiers et soldats de notre armée qui
ont rendu le plus de services à la patrie et au trône , et que
nous désignerons à cet effet , sous la condition expresse de ne
pouvoir , lesdits généraux , officiers ou soldats , avant l'expiration
de dix années , vendre ou aliéner lesdites rentes qu'avec
notre autorisation .
"
Le roi de Naples sera à perpétuité grand dignitaire de
l'Empire , sous le titre de grand- électeur ; nous réservant
toutefois , lorsque nous le jugerons convenable , de créer la
dignité de prince vice-grand- électeur.
Nous entendons que la couronne de Naples et de Sicile ,
que nous plaçons sur la tête de notre frère Joseph- Napoléon
et de ses descendans , ne porte atteinte en aucune manière que
ce soit à leurs droits de succession au trône de France. Mais il
est également dans notre volonté que les couronnes , soit de
France , soit d'Italie , soit de Naples et de Sicile , ne puissent
jamais être réunies sur la même tête.
- Quatrième décret. Sa Majesté transfère les duchés
dé Clèves et de Berg au prince Joachim , pour en jouir en
toute souveraineté et être transmis par lui à ses descendans
måles , légitimes et naturels , par ordre de primogéniture.
L'héritier présomptif des duches de Clèves et de Berg portera
le titre de duc de Cleves. La dignité de grand- amiral de France sera héréditaire dans ladite descendance
Joachim , S. M. se réservant, lorsqu'elle le jugera convenable ,
de créer la dignité de prince vice -grand- amiral.
-d
prince
260049
Cinquième décret. S. M. transfere la principauté de
Guastalla à la princesse Pauline sa soeur , pour en jouir en
toute propriété et souveraineté , à titre de princesse et du-
[
AVRIL 1806.
chesse de Guastalla , et être transmise à la descendance masculine
, légitime et naturelle par ordre de primogéniture ;
et à défaut de ladite descendance masculine, S. M. se réserve
de disposer de la principauté , ainsi qu'elle le jugera conve→
nable pour le bien de ses peuples et l'intérêt de sa couronne
Le prince Borghese , époux, de la princesse Pauline , portera
aussi le titre de prince et duc de Guastalla. Dans le cas où
il survivroit à la princesse Pauline , son épouse , il ne cessera
pas de jouir personnellement et sa vie durant , de la principauté.
*
-
6. décret. Voulant donner à notre cousin le maréc . Berthier , notre
grand veneur et ministre de la guerre , un témoignage de notre bienveil
lance pour l'attachement qu'il nous a toujours montré , et la fidélité et
le talent avec lesquels il nous a constamment servi , nous avons résolu de
lui transférer , comme en effet , nous lui transférons par les présentes ,
la principanté de Neufchâtel avec le titre de prince et duc de Neufchâtel,
pour la posséder en toute propriété et souveraineté , telle qu'elle nous a
été cédée par S. M. le roi de Prusse . Nous entendons qu'il transmettra
Jadite principauté à ses enfans mâles légitimes et naturels , par ordre de
primogéniture, nous réservant , si sa descendance masculine légitime et naturelle
venoit à s'éteindre , ce que Dieu ne veuille , de transmettre ladite
principauté aux mêmes titres et charges , à notre choix , et ainsi que nous
le croirons' convenable pour le bien de nos peuples et l'intérêt de notre
couronne Notre cousin le maréchal Berth er prêtera en nos mains , et en
sadite qualité de prince et duc de Neufchâtel , le serment de nous servir
bon et loyal sujet . Le même serment sera prêté à chaque vacance par
ses successeurs . Nous ne doutons pas qu'ils n'héritent de ses sentimens
pour nous , et qu'ils ne nous portent, ainsi qu'à nos descendans , le même
attachement et la même fidélité . Nos peuples de Neufchâtel mériteront
par leur obéissance envers leur nouveau souverain la protection spéciale
qu'il est dans notre intention de leur accorder constamment.
en
er
Septième décret. Art . I. A dater du 1ª jour du mois
de mai prochain , le pays de Massa et Carrara et la Carfagnana
jusqu'aux sources du Serchio , seront réunis à la principauté
de Lucques , aux charges et conditions suivantes :
a
II. Le Code Napoléon , le système monétaire de notre
Empire , et le concordat conclu entre nous et sa Sainteté , pour
notre royaume d'Italie , seront les lois fondamentales des états
de Lucques , et il ne pourra y être dérogé sous quelque prétexte
que ce soit.
JJ
III. Nous avons érigé et érigeons le pays de Massa et Carrara
en duché grand fief de notre Empire.
C
IV. Nous nous réservons de donner l'investiture dudit fief
pour être transmis héréditairement par ordre de primogéniture,
aux descendans mâles , légitimes et naturels de celui en
faveur de qui nous en aurons disposé ; et en cas d'extinction
de sa descendance masculine , légitime et naturelle , ledit hef
sera reversible à notre couronne, inipériale , pour en être dis-
' posé par nous ou nos successeurs .
48 MERCURE DE FRANCE
1
V. Le quinzieme du revenu que le prince de Lucques retirera
du pays de Massa et Carrara , sera attaché audit fief, pour
être possédé par celui que nous en aurons investi , nous réservant
en outre , et pour la même destination , la disposition
que 4 millions de domaines situés tant dans ledit pays que
dans la principauté de Lucques.
VI. Des incriptions seront créées sur le livre de la dette
publique de la principauté de Lucques , jusqu'à la concurrence
de 200,000 fr. de rentes annuelles , monnaie de France ,
en faveur des généraux , officiers et soldats qui ont rendu le
plus de services à la patrie et à notre couronne et que nous
désignerons à cet effet , leur imposant la condition expresse
de ne pouvoir , lesdits généraux , officiers ou soldats , avant
l'expiration de dix années , vendre ou aliéner lesdites rentes
sans notre autorisation.
Huitième décret. --- Art. Ier Nous avons érigé et érigeons
dans les états de Parme et de Plaisance , trois duchés grandsfiefs
de notre Empire.
II. Nous nous réservons de donner l'investiture desdits fiefs ,
pour être transmis héréditairement , par ordre de primogé
niture aux descendans mâles , légitimes et naturels de ceux en
faveur de qui nous en aurons disposé ; et , en cas d'extinction
de leur descendance masculine légitime et naturelle , lesdits
fiefs seront reversibles à notre couronne de France , pour en
être disposé par nous ou nos successeurs .
III. es biens nationaux qui existent dans lesdits états de
Parme et de Plaisance seront réservés , tant pour être affectés
auxdits duchés , que pour en être disposé en faveur des généraux
, officiers ou soldats qui ont rendu le plus de services à la
patrie et à notre couronne, et que nous désignerons à cet effet,
lesquels généraux , officiers ou soldats ne pourront , avant
l'expiration de dix années , vendre ou aliéner , sans notre
autorisation , la portion desdits biens qui leur aura été accor
dée.
Après la lecture de ces pièces , le sénat en a arrêté la transcription
sur ses registres et le dépôt aux archives. Le président
et les secrétaires du sénat ont été chargés de se rendre aussitôt
auprès de S. M. , à l'effet de lui présenter les remerciemens du
sénat pour les communications importantes qu'elle venoit de
lui faire , et la prier d'agréer qu'une députation de trois
sénateurs fût envoyée à S. M. le roi de Naples , pour le féliciter
sur son avénement au trône. Une députation a été chargée
de porter les félicitations du sénat à S. M. la reine de
Naples , à S. A. I. Madame la princesse de Clèves et de Berg
et à S. A. I. Madame la princesse de Guastalla
No. CCXLVII. )
SAMEDI 12 AVRIL 1866. )
dism
MERCURE
DE FRANCE.
apil we 1913 15
POESIE. a Dinbrasi
XI
A MADAME DELILLE
Oror , de tous les biens le plus cher à mon coeur,
Qui m'adoucis les maux, m'embellis le bonheur, ™
Dont la raison aimable et la sage folie ,
Quand du crime légal les, sanglans attentats ⠀⠀
Jetoient autour de nous les ombres du trépas,
J.
M'ont tant de fois , dans ma mélancolie , zn
Consolé de la mort et presque de la vie ,
Reçois l'hommage de ces vers, 903
árney eve
Douce distraction de mes chagrins amers ! ( 1 ) vol.17 )
A qui de mon plus chegouvrage, ell
* Plus justement pouvois je offrir l'hommage ?
Le sujet t'avoit plu , ma Muse l'embrassa
Et cet opvrage commença .
Que cette époque m'intéresse !
Rossng
Le jour même où pour toi commença ma tendresse , et´.
Ce jour, un seul regard suffit pour m'enflammer; GE
Car te montrer c'est plaire , et te voir c'est t'aimer
O par combien de douces sympathies
Nos ames étaient assorties !
( 1) Le poëme de l'Imagination. "
D
50 MERCURE DE FRANCE ,
* Pour le malheur même pitié ,
Même chaleur dans l'amitié ,
Même dédain pour la richesse ,
La même horreur pour la bassesse ,
Mêmes soins du présent , même oubli Ju passé ,
Dont bientôt de notre mémoire
Tout , hormis tant d'amour, peut-être un peu de gloire ,
Va pour jamais être effacé.
Dans les revers même constance,
Sur-tout la même insouciance
De l'impénétrable avenir :
Que dis-je ? avec la mort et sa lugubre escorte
De loin je crois le voir venir :
Déjà l'essaim des Maux vient frapper à ma porte ;
Le Temps dont je ressens l'affront ,
Déjà sur moi portant ses mains arides ,
De ses ineffaçables rides
Laboure mon visage et sillonne mon front. A
Qu'importe, si je puis , dans mon heureuse ivresse,
Reprendre quelquefois et ma lyté et mes chants ?
{}
Mais je n'ai plus ées sons touchansi me
Qu'embellissoit encor ta voix enchanteresse, meior of tof
Jadis mon vers présomptueux lango mb la vo✪
Chantoit de l'univers les nombreuk phénomènes, 20 do)ak
Les frais vallons , les monts majestueux , Li Jo M
Des bataillons armés le choe tumultuéux , 4451 55 Do 400
Des volcans embrasés les fureurs souterraines, il
Et le volcan bien plus impétueux maladel (T
-
De nos discordes inhumaines. ^' im A
Quelquefois déployant de plus riantes scènes , L
Je prêtois aux jardins de plus riches couleurs ,
Je guidois un ruisseau , je plantois unbocage,
Et des austères lois de leur vieil esclavage
J'affranchissois les bois, j'émancipois les fleurs ;`
D'autrefois, dans la paix des domaines champêtres,
Poète du hameau j'enseignois à leurs maîtres from of 100
L'art d'y nourrir l'antique honneur,
De vivre heureux où vivoient leurs ancêtres ,
Et de répandre autour d'eux leur bonheur.
Mais aujourd'hui , des arts ; de la naturé ,
AVRIL 1806. 51
Vainement j'oserois essayer la peinture :
Sur mes yeux se répand un nuage confus ;
Et comment peindre encor ce que je ne vois plus ?
Le Dieu brillant du jour et de la lyre,
Qui rarement daigne encor me sourire ,
N'est plus pour moi , dans ce triste univers ,
Le dieu de la lumière , hélas , ni des beaux vers
Les Muses à mes voeux autrefois si dociles ,
Quand jeune encor je vivois sous leur loi ,
Se montrent déjà difficiles ,
Même quand je chante pour toi.
Déjà de mon aride veine
Les nombres cadencés ne coulent qu'avec peine.
Ecoute donc, avant de me fermer les yeux,
FLI
Ma dernière prière et mes derniers adieux ; “ perol usik
Je te l'ai dit : au bout de cette courte vie ,
Ma plus chère espérance et ma plus douce envie ,
2
C'est de dormir au bord d'un clair ruisseau ,
A l'ombre d'un vieux chêne ou d'un jeune arbrisseau ! J
Que ce lieu ne soit pas une profane enceinte ,
Que la religion y répande l'eau sainte ,
Et que de notre foi le signe glorieux ,
I
Sudad
Où s'immola pour nous le rédempteur du monde ,
M'assure en sommeillant dans cette nuit profonde ,
De mon réveil victorieux .
Là , quand le ciel voudra que je succombe ,
Dans le repos des champs place mon humble tombe ;
Tu n'y pourras graver ces titres solennels
Qui survivent aux morts , et qu'au sein des ténèbres
Emporte dans l'horreur de ses caveaux funèbres
L'incorrigible orgueil des fragiles mortels :
Au lieu de ces honneurs suprêmes ,
Du néant vaniteux emphatiques emblêmes ,
Place sur mon tombeau quelqu'un de ces écrits
Que ton goût apprécie et que ton coeur inspire ,
Que tu venges par un souris
Des insultes de la satire.
Quand le céleste Raphaël
Aux pieds de l'Eternel pour chanter ses louanges
Alla se réunir à ses frères les anges ,
D 2
52 MERCURE DE FRANCE
Et retrouver ses modèles au ciel ,
Sur la tombe précoce où périt son jeune âge ,
Il ne reçut point en hommage
Ces nobles attributs , ces brillans écussons
Qui d'une race illustre accompagnent les noms,
Mais ce tableau fameux , son plus sublime ouvrage ,
Du Christ transfiguré majestueuse image,
Par la victoire aux Romains enlevé,
Et de ses derniers jours chef-d'oeuvre inachevé.
Quel ornement pompeux et quel riche hécatombe
Eût égalé des tributs si flatteurs !
Un si touchant trophée attendrit tous les coeurs,
Et la Gloire , en pleurant, lui vint ouvrir sa tombe.
Je suis bien loin d'avoir les mêmes droits;
Mais lorsque de la mort j'aurai subi les lois
Pour rendre hommage à ma cendre muette ,
mon cercueil arrosé de tos pleurs , Sur
Rends à mes vers l'honneur qu'on fit à sa palette : "
"1
9
P
Un vieil accord unit le peintre et le poète , da
Les beaux-arts sont amis et les Muses sont soeurs.
Dans ma retraite ténébreuse-
Si tu m'aimas , viens aussi quelquefois
A ma tombe silencieuse
Faire ouïr cette douce voix
Dont la grace mélodieuse
Et la justesse harmonieuse
Rendront jaloux les Amphions des bois .
Ne crains pas d'y chanter les airs mélancoliques
De ces Arions italiques
Qui des sons modulés t'enseignèrent les lois ;
J'aimai toujours leurs accords pathétiques.
Peut-être à tes sons gémissans
Ma Muse encor rendra quelques tristes acgens;
Car tu le sais, cette aimable déesse
Qui s'empara de moi quand je reçus le jour,
La Poésie , à la vive alégresse
Préfère , pour former sa cour,
Et la mélancolie et la douce tristesse,
Filles rêveuses de l'amour.
O de mon sort souveraine maitresse ,
AVRIL 1806. 53
Je leur vouai mon coeur en te donnant ma foi ;
Et tout ce que les Dieux ont d'une maîn fécondê
Versé de biens et de plaisirs au monde
N'égale pas l'espoir d'être pleuré par toi !
Que des Muses audacieuses
Dans leurs rimes ambitieuses
Rêvent leur immortalité :
Moi,je n'aspire plus qu'à la tranquillité
De la rustique sépulture
Où doit bientôt à la nature
Se rendre ma fragilité. ~·
Toi , viens me voir dans mon asile sombre :
Lå, parmi les rameaux balancés mollement ,
La douce illusion te montrera mon ombre
Assise sur mon monument.
Là, quelquefois plaintive et désolée ,
Pour me charmer encor dans mon triste séjour ,
Tu viendras visiter , au déclin d'un beau jour ,
Mon poétique mausolée ;
Là tu me donneras , en passant , un soupir
Plus doux pour moi qu'un souffle du zéphyr;
Par toi ces lieux me seront l'Elysée , "
Le ciel y versera sa plus douce rosée ,
L'ombre y sera plus fraîche , et les gazons plus verts ;
Les vents plus mollement caresseront les airs ;
Et , si jamais tu te reposes
Dans ce séjour de paix , de tendresse et de deuil ,
Des pleurs versés sur mon cercueil
Chaque goutte en tombant ferà naître des roses.
1
J. DELILLE.
STANCES...
SUR HOMERE ET SUR OSSIAN.
QUE j'aime la mythologie
Du chantre d'Achille et d'Hector !
Qu'il a de grace et de magie !
Tout ce qu'il touche devient or .
3
54
MERCURE
DE FRANCE
,
Tour-à- tour gracieux , terrible,
Voyez sortir de son pinceau,
De Polyphême l'antre horrible ,
Et la grotte de Calypso,
Toujours neuf , sans être bizarre ,
Créant ses héros et ses Dieux ,
Que loin des gouffres du Tartare
Son vaste Olympe est radieux !
De Neptune frappant la terre
Le trident s'ouvre les Enfers ;
Tes noirs sourcils , dieu du tonnerre ,
D'un signe ébranlent l'univers !
Je m'attendris au doux sourire
Qu'Andromaque a mouillé de pleurs.
Le dieu qui foudroyoit soupire ,
Et l'Ida se couvre de fleurs.
Du ton naïf heureux modèle ,
Qu'Homère est doux , intéressant,
Quand d'Ulysse le chien fidèle
Expire en le reconnoissant !
Il embellit la fureur même ,
Quand son Achille est sans pitié ;
On frémit , on admire , on aime ,
Le bras vengeur de l'amitié !
Homère au soleil de la Grèce
Emprunte ses plus doux rayons.
Mais Ossian n'a point d'ivresse ;
La lune glace ses crayons.
Sa sublimité monotone
Plane sur de tristes climats .
C'est un long orage qui tonne
Dans la saison des noirs frimas .
Parmi les guerrières alarmes ,
Traînant son lecteur aux abois ,
Il parle d'armes , toujours d'armes;
Il entasse exploits sur exploits.
AVRIL 1806. 55
De mânes , de fantômes sombres ,
Il charge les ailes des vents ,
Et le souffle des pâles ombres
Se mêle au souffle des vivans .
Il n'a point d'Hébé , d'ambrosie ,
Ni dans le ciel , ni dans ses vers .
Sa nébuleuse poësie
Est fille des rocs et des mers.
Son génie errant et sauvage
Est ce diable qui , dans Milton ,
S'en va de nuage en nuage ,
Roulant jusques au Phlegeton.
Vive Homère ! Que Dieu nous garde
Et des Fingals et des Oscars ,
Et du sublime ennui d'un Barde
Qui chante au milieu des brouillards .
M. LEBRUN , de l'Institut.
A MON PETIT PARTERRE.
PETIT clos où parmi mes fleurs
Je vois un bouquet pour Lisette ,
Dont je sens les douces odeurs ,
D'où j'entends chanter la fauvette ,
Charme mes yeux par tes couleurs !
Déjà me rit la violette :
Beauté simple , et vive , et discrète ,
La Vallière lui ressembloit ;
Comme elle humble et douce elle étoit
Point fière , point ambitieuse,
Sans art , sans bruit , sans faste , heureuse,
C'étoit pour aimerr qu'elle aimoit.
Avec ta houppe fastueuse,
Toi , pavot dangereux , va- t -en ;
Porte ailleurs ta tête orgueilleuse ,
Tu me rappelles Montespan.
Et toi , gentille marguerite ,
Te voilà ! montre-moi , petite ,
Tes points d'or, tes lames d'argent !
O vous que mon oeil diligent
56 MERCURE DE FRANCE ,
Dès le matin vient voir éclore ,
Lis si pur , si frais , si brillant
Des feux et des pleurs de l'Aurore.
Et toi , rose , ou fleur de l'amant ,
Que Vénus de son teint charmant ,
De son souffle embaume et colore ,
Pour moi croissez , vivez encore ;
Nous n'avons tous deux qu'un moment.
M. DUCIS.
ENIGME.
Si les foibles mortels aimoient la vérité ,
Ils ne se plaindroient pas de ma sincérité.
J'abhorre le sarcasme et l'adroite satire , 1
Qui reprend pour blamer, et jamais pour instruire.
Lecteur, vois qui je suis , je le dis en deux mots ,
J'épure le génie et laisse en paix les sots .
LOGOGRIPHE
Je suis très- précieuse , ou de peu de valeur ;
Ce qu'avec moi l'on fait est bien doux ou bien rude :
Sans chef, Rome jadis , pleine de gratitude ,
A mes aïeux rendit un solennel honneur.
Avec mon chef je suis un pronom sans ma queue;
Et s'il est transposé , je coule avec ma queue .
CHARADE.
EN un jour solennel , jour où l'on doit prier,
On entend dans les airs retentir mon dérnier ;
C
La veille , jour de pénitence ,
De poulets faisant abstinence ,
On peut se contenter de manger mon premier,
Ou bien , si l'on veut , mon entier ,
Le mot de l'Enigme du dernier Nº. est Fleuve.
Celui du Logogriphe est Seau , où l'on trouve eau,
Celui de la Charade est Bien- être,
AVRIL 1806 . 57
Considerations sur la France et sur
l'Angleterre.
IlL est permis sans doute à un écrivain politique de
rappeler en 1806 ce qu'il publioit sur la France et
sur l'Angleterre en 1794 ( 1 ) ; c'est - à- dire à l'époque
des plus grands désordres de la France , et de l'état
le plus florissant de l'Angleterre.
Loin de sa pensée le desir de faire une vaine montre
de prévoyance ; plus loin encore le dessein coupable
d'exciter des haines ou de flatter des passions : il ne
veut qu'établir des vérités utiles , même à nos ennemis
; des vérités peu connues , et dont la France
et l'Angleterre offrent la plus vaste application . "
L'art de l'administration , qui se compose de détails,
a fait quelques progrès dans un siècle exclusivement
occupé de détails et d'objets physiques . Mais la
politique qui est une science de vues générales et de
lois morales , a resté en arrière des autres connoissances.
En théorie , détournée de sa véritable route
par quelques doctrines sophistiques , elle s'est égarée
dans des systèmes populaires ; et dans la pratique
elle a été confondue avec l'administration qui n'est
qu'une application locale de la politique , ou avec la
diplomatie qui en est le moyen et l'instrument . Et
de là tant de fausses mesures en politique dans des
pays d'ailleurs sagement administrés , et par des
hommes d'état d'une grande réputation .
La première et la plus funeste erreur politique où
soit tombée la France , livrée jun moment à toutes
les . erreurs , a été l'anglomanie , mise à la mode par
Voltaire et d'autres écrivains de l'école du 18e siècle.
( 1 ) Théorie du pouvoir politique et religieux dans la
société,
58 MERCURE DE FRANCE ,
Cette fureur d'imitation qui a passé des livres dans
les moeurs , et des moeurs dans les lois , a fait croire
à quelques esprits appelés , par le malheur des temps ,
à régénérer la France , qu'une constitution anglaise ,
ou plutôt à l'anglaise , étoit le plus pressant besoin
d'une nation qui vivoit depuis quatorze cents ans sur
ses propres lois , de siècle en siècle plus forte de
puissance territoriale , et plus avancée dans tous les
arts de l'intelligence.
2
Il est peut-être des hommes que l'expérience n'a
pas détrompés de cette prédilection peu réfléchie
pour les lois anglaises , et qui s'obstinent à accuser
des dangers où l'Angleterre se précipite , l'ambition
inquiète de son gouvernement , ou les passions de ses
ministres ; ils ne voient pas que le grand , le seul
danger peut- être qui menace ce pays , est sa cons
titution même : cette constitution qui fait , en An
gleterre comme autrefois à Rome et à Carthage
de l'esprit d'agression et d'envahissement , une nécess
sité pour le gouvernement , et la passion dominante
du peuple ; parce que l'inquiétude et l'ambition
lorsqu'elles tiennent au caractère général d'une nation ,
sont le résultat inévitable d'une situation politique
fausse et contre nature , comme l'humeur constam
ment chagrine et querelleuse est , dans un individu ,
l'indice certain d'un vice de tempérament. « Chose
t
"
singulière , s'écrie M. de Montesquieu , plus heu-
» reux à observer qu'à expliquer ; chose singulière !
>> plus ces états ( populaires ) ont de sûreté , plus
» ils sont sujets à se corrompre. Il faut qu'ils aient
toujours quelque chose à redouter. » C'est-à- dire ,
à haïr et à combattre.
»
Et voilà toute l'histoire des causes de l'éternelle
rivalité de la France et de l'Angleterre ; la France
étoit à la tête du systême monarchique de l'Europe ;
l'Angleterre , avec sa constitution mixte , étoit à la
tête du systême populaire. Ce sont comme les deux
pôles opposés du monde politique; les deux principes
• 50
AVRIL 1806..
"
antagonistes , et toujours en guerre , du monde moral .
L'opposition entre ces deux Etats , nécessaire
inévitable dans son principe , étoit continuelle dans
ses effets , parce qu'elle étoit à-peu-près égale dans
ses moyens ; et que de ces deux peuples , l'un , le
plus puissant des peuples du continent , l'autre des
peuples insulaires , la nature a confié le plus foible à
la garde de l'Océan , et l'a mis sous la protection des
tempêtes .
Et comme il n'est plus permis aujourd'hui à des
hommes éclairés de séparer la religion de la politique
après ce qu'ils ont vu de leur intime et constante
correspondance , dans les révolutions dont l'Angleterre
et la France ont été le théâtre , il faut
remarquer qu'en même-temps que ces deux nations
occupoient le premier rang , l'une dans l'Europe
monarchique , l'autre dans l'Europe populaire ou
républicaine , elles s'étoient partagées le domaine
des principes religieux , et étoient aussi , la France ,
à la tête du systême catholique , et sa rivale , à la
tête du systême presbytérien : nouvelle et puissante
cause d'opposition réciproque , et moyen actif de
se nuire l'une à l'autre , employé quelquefois par la
France , et plus constamment par l'Angleterre ,
L'effet de cette anglomanie dont j'ai parlé , a donc
été de tromper la France sur les vrais principes des
choses , et sur sa propre et naturelle tendance . Dans
ce partage du monde politique , elle régnoit , comme
Jupiter , aux régions supérieures , et dans le monde
de l'ordre ; elle voulut dominer aux lieux inférieurs
et sur le chaos ; et follement jalouse , elle envia à sa
rivale la première place dans le systême populaire ;
et prodigua , pour lui ravir , tous les moyens de
conquête que la nation la plus forte et la plus éclairée
pouvoit offrir aux profusions insensées d'une administration
en délire. De là , tous nos crimes et tous
nos malheurs. Mais s'il étoit vrai qu'on pût accuser
l'Angleterre elle-même d'avoir pris sur les nouveaux
60 MERCURE DE FRANCE ,
)
conseils de la France , une aussi déplorable influence ;
il faudroit plaindre ses hommes d'Etat de n'avoir pas
prévu qu'on n'inspire pas à un peuple de grandes
passions , sans exposer ses voisins à de grands dangers;
et les rappeler à l'avis du vicomte de Bolingbroke
dans ses Lettres Politiques , qui regarde comme
insensé et chimérique , le projet de changer , en
France , la forme de gouvernement.
圈
Dans ce que je viens de dire , j'ai considéré l'état
monarchique comme la loi générale et naturelle des
sociétés ; c'est- à- dire , comme l'état seul où elles peu
vent se fixer , et auquel toutes reviennent , quand
elles s'en sont écartées ; ou tendent à arriver , tant
' elles n'y sont pas encore parvenues. Ce principe ,
dont l'application n'est et ne doit être sensible que
dans les sociétés indépendantes , et qui trouvent en
elles-mêmes la raison de leur existence , ce principe
est à- peu-près convenu aujourd'hui . L'auteur de cet
article l'a , le premier , établi dans la Théorie du pouvoir,
et l'a rappelé depuis dans d'autres ouvrages.
C'est dès leur naissance , et pendant tout le cours
de leur vie politique, que la France et l'Angleterre
ont marché dans des voies opposées , et suivi des
systèmes différens de société .
Elles commencèrent , il est vrai , l'une et l'autre ,
par la polyarchie ou la multiplicité des rois. Il y
en eut , à- la- fois , quatre ou même plus en France ,
et un plus grand nombre en Angleterre ; et ce temps
est , dans ses annales , celui qu'on nomme l'heptarchie.
On peut remarquer en passant , que les nations
scythiques ou teutoniques , célèbres par leurs expéditions
et aïeules des nations modernes , obéirent
chacune à un chef unique , tant que ces nations
n'eurent d'autre territoire que le camp qui les renfermoit
; parce que destinées à combattre , et sorties
de leurs déserts pour conquérir des établissemens ,
elles ne pouvoient faire la guerre avec succès que
sous les ordres d'un général. Mais ces peuples une
AVRIL 1806 . 61
fois fixés sur les territoires qu'ils avoient envahis , la
royauté se partagea , et par des idées prises de l'ordre
de succession domestique , naturelles à des peuples
enfans ( 1 ) ; et aussi , parce que la difficulté des communications
et la rareté des habitations isoloient , les
uns des autres , les territoires et leurs habitans ; car
il y avoit plus loin, dans ces premiers temps , d'une
extrémité de la Grande- Bretagne à l'autre , ou de
l'Aquitaine à l'Austrasie , qu'il n'y a aujourd'hui de
Londres à Vienne , u de Paris à Berlin. La Providence
, conservatrice des sociétés , multiplioit les rois
chez ces peuples naissans , pour leur faire connoître
et chérir le bienfait de cette puissance tutélaire , par
la même raison que le pouvoir suprême chez un
peuple nombreux et civilisé , multiplie ses gouverneurs
et ses officiers pour faire respecter son autorité.
Peu-à-peu les peuples se multiplièrent , et la contiguité
des habitations rapprochant pour ainsi dire les
territoires , il n'y eut plus qu'un roi unique en Angleterre
comme en France ; mais son autorité fut ,
dès les premiers temps , généralement plus absolue
en France , et plus arbitraire en Angleterre , où elle
ressembloit assez souvent au despotisme , toujours
voisin de la démocratie , souvent son prédécesseur ,
et tôt ou tard son héritier.
Au vice politique de ces royautés multipliées , suc
céda , en France comme en Angleterre , un autre
ordre de choses , ou plutôt un autre désordre ; et il
prit , en France et en Angleterre , un caractère différent
.
En France , de grands et de petits vassaux usur
pèrent le territoire de l'état. En Angleterre , de fiers
barons limitèrent la juridiction du roi . En France ,
( 1) Aussi dans les petits états d'Allemagne , le prince plus
rapproché de ses sujets , en est aussi désigné par une expres
sion plus fumiliere , et en quelque sorte plus domestique , et
il est appelé le père du pays, Landrater.
62 MERCURE DE FRANCE ,
1
2
pendant plusieurs siècles , le roi ne fut possesseur
immédiat que de domaines pen étendus. En Angle
terre , le roi n'exerça jamais qu'une autorité contestée ;
et la royauté consiste dans l'indépendance de la
juridiction , bien plus que dans l'étendue du territoire.
En France , l'autorité royale étoit respectée là même
où elle n'étoit pas toujours obéie ; et d'orgueilleux
vassaux venoient humilier sur les marches du trône
une puissance redoutable au trône même bien
moins dociles aux lois de la religion qui prescrit
l'obéissance envers le pouvoir , que retenus par les
liens de la féodalité qui engageoit la foi et hommage
au suzerain. En Angleterre , des barons séditieux
sans souveraineté et sans pouvoir , forts de leur nombre
et de chartes arrachées à la foiblesse du monarque ,
osoient lui dicter des lois jusques dans son palais.
Aussi , si la couronne en Angleterre eut quelquefois
plus de puissance , elle eut toujours en France plus
de majesté et plus d'une fois les rois d'Angleterre
eux-mêmes , feudataires de la France pour quelques
provinces qu'ils y possédoient , s'abaissèrent devant
son chef même au milieu de leurs triomphes. Car ,
telle étoit dans ces temps que nous taxons de barbarie
, la différence des idées sociales de cette antique
féodalité , à celles de la philosophie moderne , qu'alors
les rois s'honoroient de rendre hommage à la royauté
même dans les fers ; et que de nos jours , nous avons
entendu des sophistes insulter aux rois même sur le
trône. Et les rois eux-mêmes avoient le sentiment le
plus noble et le plus juste de leur dignité . « Ouvrez ,
» disoit notre Philippe de Valois réduit après la
» fatale journée de Créci à chercher l'hospitalité
» dans des lieux écartés ; ouvreź , c'est la fortune de
» la France . » Mot sublime dans un roi malheureux
; et plus vrai que le mot célèbre de César :
« Tu portes César et sa fortune . »
Aussi la royauté avoit toujours été , en France ;
un objet de vénération et d'amour , même dans ses
AVRIL 1806. 63
extrémnes abaissemens . En Angleterre , elle a toujours
été un sujet de suspicion et d'inquiétude , même
sous les meilleurs princes ; et long-temps avant que
Mably et J.-J. Rousseau eussent avancé cette insigne
sottise : Que le roi est l'ennemi le plus dangereux.
de la liberté du peuple ; les Anglais en avoient
paru persuadés , et avoient fait de cette maxime sacrilége
, la règle de leur conduite politique. Et cependant
, tel est le désordre où tombe nécessairement
tout peuple qui n'a pas , dans sa constitution , de
principe fixe et régulateur de ses idées , que les Anglais,
en même temps qu'ils déployoient la résistance la plus
activé aux volontés de leur souverain , consacroient ,
comme un dogme , l'obéissance passive à ses ordres :
« Doctrine fausse et inverse des vrais rapports des
sujets avec le pouvoir , auquel ils doivent , dans un
état bien constitué , une obéissance active , quand il
gouverne suivant la loi ; et une résistance passive
quand il veut les contraindre à ce que la loi défend . »
i
L
Quelle qu'ait été , dans l'origine , la cause de cette
différence dans l'esprit public des deux nations ;
qu'elle vienne de leur première éducation , ou de la
position continentale de l'une et insulaire de l'autre ;
qu'elle dérive du caractère et des habitudes des premières
peuplades qui en ont occupé le territoire ; il
est certain qu'il y a toujours eu , en France , un
principe dominant d'unité de pouvoir ; et en Angle
terre , des germes très- développés de systême populaire
et démocratique ; et la langue même , fidelle
dépositaire des pensées et des sentimens des peuples,
appelle , en Angleterre , du terme comparatif de
prérogative royale , ce que nous désignions , en France ,
par l'expression absolue d'autorité du roi.
D'ailleurs , la royauté , dès son établissement en
France , y avoit reçu son complément nécessaire
dans la loi noble , naturelle , et la plus naturelle de
toutes les lois , la masculinité du pouvoir ; principe
unique de la stabilité et des progrès de la France ;
64 MERCURE DE FRANCE ;
au lieu que l'Angleterre s'étoit soumise de bonne
heure à la loi bourgeoise et contre nature , de la succession
féminine cause prochaine ou éloignée de
tant de successions disputées , de minorités orageuses ,
de régences tyranniques , de sanguinaires protecto
rats , de troubles enfin qui ont agité l'Angleterre , et
par elle le continent.
Cependant à mesure que la France avançoit en
âge , la royauté s'y fortifioit . Présente en Bourgogne
et en Champagne qui avoient leurs princes particu
liers , comme dans ses propres domaines ; présente ,
comme la Divinité , la même où elle n'étoit pas , elle
attiroit à elle les territoires des grands fiefs , par le lien
délié , mais puissant de la suzeraineté. En Angleterre
, au contraire , la royauté perdoit tous les jours
de son indépendance et par les usurpations du
peuple sur le roi , et quelquefois par les entreprises
du roi sur le pouvoir populaire ; le principe démocratique
s'étendoit , se fortifioit , à mesure que la
succession au trône étoit plus incertaine et plus disputée
; et comme il arrive toujours dans ces sortes
d'Etats , chaque compétiteur traitoit du pouvoir avec
les sujets , et pour jouir des titres et des honneurs ,
il cédoit au peuple la réalité , qu'il travailloit toute
sa vie , et souvent en vain à lui reprendre.
"
Mais si le pouvoir du roi s'étoit constitué en
France par l'abaissement de pouvoirs rivaux , le
pouvoir du peuple s'étoit en Angleterre depuis longtemps
constitué dans le parlement , véritable roi , et
la tête du corps dont l'autre roi në devoit être que
le bras . « En France , dit Bolingbroke , les seigneurs
perdirent , et il n'y eût que le roi qui gagna. En
» Angleterre , le peuple gagna aussi bien que le
prince ( 1 ) ; et la richesse des communes étant aug-
»
»
M
( 1 ) C'est-à-dire qu'ils devinrent égaux en pouvoir , et par
conséquent rivaux,
» mentée
AVRIL 1806. 63
DEPT
» mentée par l'acquisition des biens d'église que
» vendit Henri VIII , la puissance du peuple s'accroit
» en même-temps par ce changement en une nou-
» velle constitution dont la forme lui fut favorable. »
Constitution vantée par des sophistes , parce qu'elle
n'est elle-même qu'un sophisme politique qui déguise
une grande erreur sous des dehors spécieux ; car
cette constitution a comme les corps célestes , deux
mouvemens opposés : une marche apparente vers
la liberté , une marche vraie vers le désordre ; constitution
inutile , et quelquefois ridicule dans les temps
tranquilles , où l'Etat va à l'aide de la seule adminis
tration ; funeste dans les temps orageux , où un Etat
ne peut se sauver que par la force de sa constitution ;
parce que la constitution anglaise , arène toujours
ouverte à la lutte éternelle de l'anarchie populaire et
du despotisme royal , ne fait alors , avec ses formes
et ses bills , que légaliser l'oppression du peuple par
le roi.
Ce fut sur-tout dans les troubles du 15e siècle que
les vices de la constitution anglaise parurent à découvert.
A cette époque mémorable de grandes découvertes
dans le monde physique , et de grandes erreurs
dans le monde moral , les principes démocratiques
firent irruption en France , et prirent de nouvelles
forces en Angleterre , d'autant plus redoutables qu'ils
s'appuyoient en France comme en Angleterre , sür
des principes que l'on croyoit religieux . Si les causes
des troubles furent les mêmes chez les deux nations ,
les moyens furent différents , et les résultats opposés .
En Angleterre , la révolution religieuse se fit par le
roi malgré le peuple ; et elle fut bientôt suivie de la
révolution politique que le peuple fit contre le roi .
Le terrible Henri VIII , l'opprobre de l'Angleterre
et le scandale des temps chrétiens , avoit , à l'aide du
parlement , asservi ce peuple libre , ce peuple même
souverain sous le plus violent et le plus insensé despotisme
qui fut jamais. Ce prince , aussi emporté dans
E
66 MERCURE
DE FRANCE
,
son goût pour la controverse que dans sa passion
pour les femmes , voulut que le peuple changeât
de religion , pour pouvoir lui - même changer
d'épouse ; et il fut obéi , parce que le peuple anglais ,
fort contre les rois foibles , plus foible contre
les rois forts , n'avoit jamais su , graces à sa constitution
indécise , ni résister avec mesure , ni obéir
avec dignité , pas plus en religion qu'en politique ;
tantôt tyran de ses rois , tantôt leur esclave ; dans un
temps , vassal de Saint- Pierre ; dans une autre , révolté
contre le Saint- Siége, « Il n'y avoit point eu d'exemple
» en Angleterre , dit le plus célèbre de nos anna-
» listes , le président Hénaut , d'un despotisme si
» outré , ni d'un abandon si lâche des parlemens , tant
» sur le spirituel que sur le temporel , aux bizarreries
» d'un prince qui , à force d'autorité , ne savoit plus
» que faire de sa volonté , et parcouroit tous les con-
» traires ; mais on lui passoit tout en faveur de sa
» haine pour le Saint - Siége. »
Henri VIII ne légua pas à tous les successeurs de
son nom , la vigueur de son esprit et la violence de
son caractère ; mais l'impulsion étoit donnée , et le
peuple anglais obéit après lui à des enfans , à des
femmes avec la même docilité, « Il avoit quitté l'ancienne
religion sous Henri VIII , dit l'auteur de
» cet article dans la Théorie du Pouvoir , il s'en
éloigna davantage sous Edouard VI , y revint sous
» Marie , l'abandonna de nouveau sous Elisabeth
» avec une foiblesse si déplorable et si peu d'atta-
> chement même à la nouvelle doctrine qu'on lui
faisoit embrasser, qu'ilyadel'apparence , dit Burnet ,
historien de la réforme , que si le régne d'Eli-
» sabeth eût été court , et qu'un prince de la com-
» munion romaine eût pu parvenir à la couronne ,
» on auroit vu les Anglais changer encore avec
» autant de facilité qu'ils l'avoient fait sous le règne
de Marie. »
D
Il n'y a , j'ose le dire , qu'un peuple souverain
AVRIL 1806 . 67
qui puisse descendre à un si vil esclavage : c'est un rot
chassé du trône , et à qui il ne reste d'autre asile
que les feis.
Et il faut remarquer ici que l'oppression que l'autorité
exerce en publiant ou en commandant l'erreur
, est bien plus funeste et plus honteuse pour des
êtres intelligens , que l'oppression de l'impôt ou
même des lettres de cachet , qui ne s'exerce que sur
les corps ; et les mêmes principes qui refusent à un
peuple le droit de défendre son argent , seroient peutêtre
insuffisans à prouver qu'il n'a pas le droit ou le
devoir de défendre sa raison et ses vertus .
Après Elisabeth , la démocratie violemment comprimée
par les Tudors , réagit contre les Stuarts . Il y
eut alors des anglicans qui vouloient une monarchie
populaire , comme elle l'avoit toujours été ; des
puritains qui vouloient un peuple souverain ; des
indépendans , des fanatiques de toute espèce qui ne
vouloient rien du tout ; et du choc de tous ces partis
résultèrent les folies les plus ridicules , les crimes les
plus atroces , et toute cette sanglante tragédie où l'on
vit figurer Henri VIII et Cromwel , et qui , féconde
en catastrophies , attend peut-être un dénouement. "
•
En Angleterre , comme nous l'avons observé , la
révolution religieuse du 15e siècle se fit par le roi ,
malgré le peuple ; en France , à la même époque
assez au goût du peuple elle fût empèchée par le
roi , inde iræ ; et la lutte commença entre les factions
populaires ou presbytériennes , et l'autorité royale.
Mais si les principes démocratiques étoient dans quel
ques écrits et dans quelques têtes nulle part ils
n'étoient dans les coeurs ; et ils ne trouvoient pas à
quoi se prendre dans la constitution . C'étoit un combat
entre frères de mères différentes , à qui obtiendroit
les faveurs du père commun . Ces deux partis
vouloient un roi ; les uns calviniste , les autres catho
lique ; et ils s'accordèrent tous à recevoir le successeur
légitime , qui , né dans un parti , passa dans
9
E a
68 MERCURE DE FRANCE ,
l'autre , et les contint tous deux. L'édifice qu'il avoit
relevé , achevé sous le règne de son fils , fut affermi
par Louis XIV , ébranlé sous Louis XV , et renversé
sous son infortuné successeur. Les doctrines popu
laires, répandues par des sophistes accrédités, avoient ;,
égaré les esprits , déchaîné l'ambition au fond des
coeurs , rendu la dépendance importune , et l'autorité
même foible et incertaine . Alors la démocratie a fait
explosion , et nous avons eu d'abord une monarchie
à l'anglaise avec toute sa nullité ; et bientôt après ,
une république à l'antique avec toutes ses extrava
gances . Cependant cette république n'a jamais paru
plus impossible en France , que lorsqu'elle y a existé ;
ni moins affermie que lorsqu'elle a renversé tous les
obstacles. Le véritable esprit public qu'avoit formé.
depuis long-temps , en France , une constitution de
société , toute naturelle , a triomphé de l'esprit populaire
, et l'ouvrage a passé avec les ouvriers. On
se défend aujourd'hui des idées démocratiques ,
comme d'un crime ou d'un ridicule . La divinité s'est
éclipsée ; d'adorateurs zélés à peine un petit nombre
ose lui rendre en secret de timides hommages. Le
temple est fermé ; les sacrificateurs ont disparu , et
l'on n'aperçoit plus que les victimes . Les démocrates
ont triomphe ; mais la démocratie a péri ; et si leş
royalistes ont succombé , l'unité de pouvoir a reparu,
Il n'en fut pas tout- à fait ainsi en Angleterre. L'es
prit démocratique qui avoit fait le malheur des
miers Stuarts , contrarié plutôt que combattu par les.
derniers , appela à son secours un prince étranger ;
mais il lui fit payer cher ces services : « Guillaume ,
pre
dit Goldsmith , ne fut pas plutôt monté sur le
»` trone , qu'il éprouva combien il est difficile de
» gouverner un peuple disposé à examiner les droits
» de ses souverains , bien plus qu'à leur obéir. » Et
ce prince , mécontent toute sa vie de ses partisans
républicains , plus même que de ses ennemis roya❤
listés , dégoûté du peuple anglais et de sa constitue
AVRIL 1806.
6.
tion, ne fut jamais , comme on l'a dit , roi qu'en
Hollande , et que stadthouder en Angleterre .
Après lui , le parti populaire a gagné ou perdu du
terrain , selon le caractère des rois où de leurs ministres.
En France , la force de la royauté a toujours
été dans les lois qui la constituent . Mais en Angleterre
elle dépend de la vigueur et de l'habileté du
prince qui exerce l'autorité , ou de ceux qui l'exercent
en son nom : et voilà pourquoi la mort d'un seul
homme peut y devenir une calamité publique : aussi
Fon peut remarquer que le chef éternel d'accusation
qui , en Angleterre , a conduit à l'échafaud , en exil ou
en prison , tant d'hommes d'état distingués , est le
reproche d'avoir cherché à étendre la prérogative
royale ; accusation au reste souvent fondée , parce
que la première pensée de tout homme sage , le
premier sentiment de tout homme fort , est l'indépendance
de cette autorité tutélaire.
Le combat des deux principes , je veux dire , la
lutte de la démocratie et de la royauté , et l'éternelle *
réaction de l'une contre l'autre , sont donc le fonds
de la constitution anglaise , ou plutôt sont toute la
constitution elle -même ; car cette lutte qui existe de
fait partout où il y a des hommes et des passions ,
n'est aujourd'hui légale et constitutionnelle qu'en
Angleterre , où les deux partis sont constamment en
présence , et toujours représentés par leurs chefs , le
parlement et le roi.
Et qu'on y prenne garde cette constitution sans
unité qui fait la foiblesse intérieure et domestique de
l'Angleterre , nuit en même temps à sa force extérieure
et politique. Comme dans ces sortes d'Etats ,
les passions populaires prennent souvent la place des
intérêts publics , des alliés ne peuvent pas compter
avec une entière assurance , sur une nation qui n'est
pás maîtresse d'elle-même ; et des ennemis à quelque
extrémité qu'ils soient réduits , peuvent toujours
attendre un changement inespéré dans ses disposi,
༠
MERCURE DE FRANCE ,
tions. C'est ce qui sauva la France dans la guerre pour
la succession, d'Espagne . Des états populaires ne peu-.
vent jamais former entr'eux une alliance intime' et
durable ce sont des enfans qui se divisent ou se raccommodent
suivant le caprice du moment. Mais pour .
la même raison , les monarchies ne peuvent sans .
danger faire cause commune avec des états populaires..
Il ne peut y avoir d'union solide , qu'entre des états
tous monarchiques ; et c'est ce que les puissances du
continent ont trop souvent perdu de vue ,
La constitution religieuse d'Angleterre , toute semblable
à sa constitution politique , est formée aussi
de principes opposés ; et le rite anglican se, compose
des formes extérieures du culte catholique , et de
dogmes presbytériens .
C'est cette lutte entre des principes opposés , soit
en religion , soit en politique , qui produit et qui
explique , a dit l'auteur de cet article dans la Théorie
du Pouvoir , « ce mélange bizarre d'imitations
» d'une nature noble et souvent sublime , et d'une na-'
» ture sauvage et quelquefois horrible , triviale et quel-
'>
quefois abjecte , qu'on remarque chez les Anglais ,
» dans leurs poètes les plus célèbres ; ce contraste cho-
» quant d'une populace féroce et grossière et d'une noblesse
polie et éclairée ; de générosité dans les coeurs ,
et de rudesse dans les manières ; de popularité quel-
» quefois ignoble , et de dignité souvent hautaine ;
» de sentimens élevés , et d'habitudes crapuleuses . »
C'est-à -dire , que tout , chez le peuple anglais ,
moeurs , manières , caractère , lois , langage , litté¬
rature , est mêlé de fort et de foible , de naturel et
de faux , d'ordre et de désordre , comme toute sa
constitution , et à cause de sa constitution ; parce que
la constitution d'une nation est son ame , sa volonté ,
sa pensée , et la raison de tout ce qu'il y a de public
et de national dans les moeurs comme dans les lois ,
dans les pensées comme dans les actions.
DE BONALD,
( La suite dans le prochain numéro. )
AVRIL 1806.
71
Le Voyage du Poète , poëme ; par J. B.... de Saint-Victor;
avec cette épigraphe :
Vela dabant læti. ( ENEID., liv. 1.)
Un vol. in- 12. Prix : 1 fr. 80 c. , et 2 fr. par la poste. A
Paris , chez Léopold Collin , libraire , rue Gît-le- Coeur ,
n° 18 ; et chez le Normant , imprimeur - libraire , rue
des Prêtres Saint- Germain-l'Auxerrois , n° 17.
M. DE SAINT-VICTOR est déjà avantageusement connu dans
la république des lettres , par un poëme sur l'Espérance ,
publié il y a quelques années. Avant de tracer l'esquisse de
son nouvel ouvrage, je ferai quelques observations sur l'opinion
qu'il défend dans sa préface : mes argumens en prose
sembleroient trop déplacés à des lecteurs déjà séduits par
de bons vers .
Le Voyage du Poète est un poëme descriptif. On a élevé
dans ces derniers temps contre ce genre de poésie bien des
objections , dont la plupart paroissent très - fondées. Si l'on
auroit tort de le proscrire entièrement , il faut convenir du
moins qu'il étoit nécessaire de combattre les nombreux abus
qu'on en a faits depuis près de quarante ans. Des critiques
éclairés ont observé que les anciens , quelqu'excellens peintres
qu'ils fussent , n'avoient jamais pensé que des descriptions
pussent offrir assez d'intérêt pour attacher seules pendant plu
sieurs chants ; qu'ils avoient toujours eu soin de les lier ou à
des situations qui en augmentoient le charme, ou à des préceptes
dont elles faisoient disparoître l'aridité , et qui à leur
tour formoient avec elles un heureux contraste. Cette vérité,
qu'il est impossible de contester , fait naître déjà un préjugé
bien difficile à combattre contre la poésie purement descriptive.
M. de Saint- Victor ne craint pourtant pas de la défendre ;
il soutient que le christianisme , en attachant aux plus petits
objets de la création , comme aux plus grands , l'idée d'une
puissance sans bornes, et d'une bonté merveilleuse , donna aux
descriptions de la nature un charme et une grandeur, jusqu'alors
inconnus. « Aussitôt , ajoute-t-il , disparurent toutes
» ces vaines et puériles divinités qui s'en partageoient l'em-
» pire ; et le spectacle de l'univers rappelant sans cesse une
» grande idée morale , suffit seul désormais pour intéresser le
» coeur de l'homme.... Les froides divinités du paganisme
» furent àjamais bannics de la poésie , ou du moins ne purent
4
72 MERCURE DE FRANCE ,
1
A être employées qu'avec beaucoup de réserve , et seulement
» comme personnages allégoriques. » Je reconnois avec l'au→
teur que l'idée d'une Providence qui anime tout et qui conserve
tout, idée qui au surplus ne fut jamais étrangère aux
anciens , peut répandre un charme puissant sur le spectacle
de l'univers. M. de Châteaubriand , dont l'auteur invoque
l'autorité , l'a bien prouvé dans les pages éloquentes où , par
le tableau des merveilles de la nature , il élève l'ame àa la
connoissance et à l'adoration d'un Dieu . Mais je ne conçois
pas comment cette idée , toute sublime qu'elle est, pourroit
donner à un poëme sur les Saisons ou sur les Mais l'intérêt
d'ensemble qui lui manque essentiellement. Je puis encore
moins approuver la conclusion que M. de Saint-Victor tire
de cette assertion. Comment peut-il méconnoître la beauté
de ces fictions , si séduisantes dans les poëmes antiques , pour
lesquels il témoigne partout ailleurs la plus haute admiration ?
Si ces divinités ont quelquefois paru froides , c'est dans les
vers de Dorat et de ses imitateurs ; c'est peut-être encore lorsqu'on
les a employées comme personnages allégoriques.
Enfin , loin d'être bannies à jamais de la poésie , elles reparoissent
à tout moment dans les vers des poètes modernes les
plus célèbres. M. Delille en fait continuellement l'usage le
plus brillant et le plus heureux. M. de Saint-Victor lui-même
est loin de se l'interdire. Voyons comme il décrit une éruption
du Vésuve :
Typhon , l'affreux Typhon , de ses flancs caverneux
Sort , lançant les rochers , les cendres et les feux ,
S'élève jusqu'aux cieux en gerbės menaçantes ,
Précipite en torrent ses laves dévorantes ,
Engloutit les cités , fait reculer les mers;
Et soulevant la terre , et les eaux et les airs ,
Portant partout la mort , l'horreur et les ravages
S'abyme dans les flots au milieu des orages.
Il expire. Aussitôt les peuples ranimés ,
Vont reporter le soc sur leurs champs consumés .
Bientôt sur les cités au tombeau descendues ,
De nouvelles cités s'élèvent suspendues .
Dans ces lieux qu'ébranla tout l'Enfer en courroux
Les cieux semblent plus purs , les airs semblent plus doux;
Et sur les noirs torrens des laves refroidies ,
Flore jette en riant l'émail de ses prairies .
Tout le monde sent que cette peinture doit ce qu'elle a de
plus brillant à la réunion de ces deux personnages mytholo
giques , Flore et Typhon. Mais l'auteur a tort de dire que
les laboureurs reportent aussitôt le sec sur leurs champs
consumés. Les laves refroidies présentent encore pendant
des siècles, le spectacle de la désolation : ce sont des cendres
AVRIL 1806.
73
et des matières vitrifiées , sur lesquelles on n'aperçoit aucune
trace de végétation. Seulement s'il reste quelques parties de
terre végétale sur les flancs et dans le voisinage du Vésuve ,
on y cultive , non l'émail des prairies , mais quelques ceps de
vigne sur lesquels l'oeil de l'observateur se repose avec plaisir.
Au reste , un poète pouvoit difficilement se refuser à l'envie
de présenter un contraste vraiment poétique ; et peut -être y
auroit-il de l'humeur à lui reprocher d'avoir altéré un peu la
vérité dans la vue d'embellir son tableau.
L'auteur continue son apologie. Ne pouvant se dissimuler
que les poëmes entièrement descriptifs sont sujets à ennuyer,
il établit qu'une des premières règles de ces poëmes sera de
n'avoir qu'unejuste longueur. Il me semble que ce seul principe
contient la condamnation du genre descriptif. En effet,
a-1-on jamais eu besoin de dire qu'un poëme épique ou dramatique
dût avoir une juste longueur ? Son étendue est néces→
sairement déterminée par la nature de l'action . Mais comme
il n'y a pas de raison , quand on a fait un volume de descriptions
, pour qu'on n'en recommence pas un autre , la nécessité,
de finir et la crainte d'épuiser la patience du lecteur , obligent
seules le poète à borner une course dont aucun but ne déter
mine le terme.
J'ai cru devoir combattre des assertions qui me paroissenterronées
, parce qu'elles sont placées à la tête d'un ouvrage qui
comptera probablement un grand nombre de lecteurs . Je
dois m'applaudir qu'en terminant sa préface , M. de Saint-
Victor se rapproche beaucoup de mon opinion. Il veut que le
poète descriptif au Part de lier, ses images et ses récits à des
préceptes ou à une action quelconque. C'est à-peu- près tout
ce que j'ai dit, Seulement je développerais un peu ce principe,
en disant que les descriptions ne doivent jamais servir que
d'ornemens ; qu'elles ne sont jamais que l'accessoire, et qu'il
ne faut pas au contraire que l'action ou les préceptes paroissent
inventés uniquement pour servir de prétexte aux descriptions
. Malheureusement cette règle importante paroît avoir
été méconnue dans la composition du Voyage du Poète ,
ouvrage d'ailleurs rempli de taient , et qu'il seroit injuste de
reléguer dans la classe des poëmes purement descriptifs ,
puisque l'auteur a du moins dormé un but à ses peintures.
M. de Saint-Victor choisit un jeune homme à qui il sup
pose le génie de la poésie. Il lui met sous les yeux l'exemple
d'Homère , qui avoit vu tous les pays qu'il célèbra dans ses
vers , et il lui conseille d'aller , comme ce premier des poètes ,
chercher dans des contrées lointaines des couleurs neuves et
originales. C'est vers le Midi qu'il dirige ses pas. Il expose à
72 MERCURE DE FRANCE ,
✩ être employées qu'avec beaucoup de réserve , et seulement
» comme personnages allégoriques. » Je reconnois avec l'au
teur que l'idée d'une Providence qui anime tout et qui conserve
tout, idée qui au surplus ne fut jamais étrangère aux
anciens , peut répandre un charme puissant sur le spectacle
de l'univers. M. de Châteaubriand , dont l'auteur invoqué
l'autorité , l'a bien prouvé dans les pages éloquentes où , par
le tableau des merveilles de la nature , il élève l'ame à la
connoissance et à l'adoration d'un Dieu. Mais je ne conçois
pas comment cette idée , toute sublime qu'elle est , pourroit
donner à un poëme sur les Saisons ou sur les Mais l'intérêt
d'ensemble qui lui manque essentiellement. Je puis encore
moins approuver la conclusion qué M. de Saint- Victor tire
de cette assertion. Comment peut-il méconnoître la beauté
de ces fictions , si séduisantes dans les poëmes antiques , pour
lesquels il témoigne partout ailleurs la plus haute admiration ?
Si ces divinités ont quelquefois paru froides , c'est dans les
vers de Dorat et de ses imitateurs ; c'est peut-être encore lorsqu'on
les a employées comme personnages allégoriques.
Enfin , loin d'être bannies à jamais de la poésie , elles reparoissent
à tout moment dans les vers des poètes modernes les
plus célèbres. M. Delille en fait continuellement l'usage le
plus brillant et le plus heureux. M. de Saint-Victor lui-même
est loin de se l'interdire . Voyons comme il décrit une éruption
du Vésuve :
Typhon , l'affreux Typhon , de ses flancs caverneux
Sort , lançant les rochers , les cendres et les feux ,
S'élève jusqu'aux cieux en gerbes menaçantes ,
Précipite en torrent ses laves dévorantes ,
Engloutit les cités , fait reculer les mers ;
Et soulevant la terre , et les eaux et les airs ,
Portant partout la mort , l'horreur et les ravages
S'abyme dans les flots au milieu des orages.
Il expire. Aussitôt les peuples ranimés ,
Vont reporter le soc sur leurs champs consumés.
Bientôt sur les cités au tombeau descendues ,
De nouvelles cités s'élèvent suspendues .
Dans ces lieux qu'ébranla tout l'Enfer en courroux
Les cieux semblent plus purs , les airs semblent plus doux;
Et sur les noirs torrens des laves refroidies ,
Flore jette en riant l'émail de ses prairies.
Tout le monde sent que cette peinture doit ce qu'elle a de
plus brillant à la réunion de ces deux personnages mytholo
giques , Flore et Typhon. Mais l'auteur a tort de dire que
les laboureurs reportent aussitôt le sec sur leurs champs
consumés. Les laves refroidies présentent encore pendant
des siècles, le spectacle de la désolation : ce sont des cendres
་ ་
AVRIL 4 1806.
et des matières vitrifiées , sur lesquelles on n'aperçoit aucune
trace de végétation , Seulement s'il reste quelques parties de
terre végétale sur les flancs et dans le voisinage du Vésuve ,
on y cultive , non l'émail des prairies , mais quelques ceps de
vigne sur lesquels l'oeil de l'observateur se repose avec plaisir.
Au reste , un poète pouvoit difficilement se refuser à l'envie
de présenter un contraste vraiment poétique ; et peut-être y
auroit-il de l'humeur à lui reprocher d'avoir altéré un peu
vérité dans la vue d'embellir son tableau.
·la
L'auteur continue son apologie. Ne pouvant se dissimuler
que les poëmes entièrement descriptifs sont sujets à ennuyer ,
il établit qu'une des premières règles de ces poëmes sera de
n'avoir qu'unejuste longueur. Il me semble que ce seul principe
contient la condamnation du genre descriptif. En effet ,
a-i-on jamais eu besoin de dire qu'un poëme épique ou dramatique
dût avoir une juste longueur ? Son é'endue est néces
sairement déterminée par la nature de l'action. Mais comme
il n'y a pas de raison , quand on a fait un volume de descriptions
, pour qu'on n'en recommence pas un autre , la nécessité
de finir et la crainte d'épuiser la patience du lecteur , obligent
seules le poète à borner une course dont aucun but ne déter→
mine le terme.
J'ai cru devoir
combattre
des assertions
qui me paroissent
erronées
, parce
qu'elles
sont placées
à la tête d'un ouvrage
qui
comptera
probablement
un grand
nombre
de lecteurs
. Je
dois m'applaudir
qu'en
terminant
sa préface
, M. de Saint-
Victor
se rapproche
beaucoup
de mon opinion
. Il veut que le
poète
descriptif
au Part de lier ses images
et ses récits
à des
préceptes
ou à une action
quelconque
. C'est
à-peu-près tout
ce que j'ai dit, Seulement
je développerois
un peu ce principe
,
en disant
que les descriptions
ne doivent
jamais
servir
que
d'ornemens
; qu'elles
ne sont jamais
que l'accessoire
, et qu'il
ne faut pas au contraire
que l'action
ou les préceptes
paroissent
inventés
uniquement
pour servir
de prétexte
aux descriptions.
Malheureusement
cette règle
importante
paroît
avoir
été méconnue
dans
la composition
du Voyage
du Poète
,
ouvrage
d'ailleurs
rempli
de talent
, et qu'il seroit
injuste
de
reléguer
dans
la classe
des
poëmes
purement
descriptifs
,
puisque
l'auteur
a du moins
dormé
un but à ses peintures
.
M. de Saint -Victor choisit un jeune homme à qui il sup →
pose le génie de la poésie. Il lui met sous les yeux l'exemple ,
d'Homère , qui avoit vu tous les pays qu'il célèbra dans ses
vers , et il lui conseille d'aller , comme ce premier des poètes ,
chercher dans des contrées lointaines des couleurs neuves et
originales. C'est vers le Midi qu'il dirige ses pas. Il expose à
$4
MERCURE DE FRANCE.
ses regards toutes les merveilles de cette belle Italie , aussi
favorisée des arts que de la nature , où l'imagination du poète
rencontre à chaque pas de grands spectacles ou de grands souvenirs
également propres à la féconder.
Après avoir parcouru cette contrée célèbre , pour qui les
Muses ont montré à plusieurs époques une sorte de prédilection
, le jeune poète desireroit bien diriger sa course vers
l'Orient , qui fut leur berceau ; mais son mentor le retient : il
ne lui conseille pas de se hasarder dans ces malheureux pays ,
où l'ignorance et la barbarie ont effacé presque toutes les traces
d'une antique gloire ; et l'on se doute bien que , pour le'
dédommager du spectacle qu'il perd, il ne manque pas de lui
faire une description abrégée de la Syrie , de la Grèce et de
l'Egypte. Cependant la voile est prête , les cris des matelots
annoncent le départ. L'auteur embarque son élève. Les dangers
de la route l'empêchent de le conduire aux Indes et à
l'Isle-de-France , dont en revanche il lui décrit les sites . Il
aime mieux livrer son vaisseau aux vents alisés , et il le fait
aborder à bon port en Amérique. Là , il le dirige dans les
vastes champs de la Floride ; il lui montre la cataracte de
. Niagara et les bords du Meschacebé. Rassasié de ces beaux
spectacles , le jeune poète est impatient de revoir sa patrie ;
mais M. de Saint- Victor lui propose encore une petite promenade
sur la mer du Sud. Il l'arrête un moment à Otaïti , out
il croit retrouver les champs fortunés de l'Arcadie antique.'
Il le conduit parmi toutes ces îles qui virent plus d'une fois les
vaisseaux du célèbre Cook , et ceux de son digne_rival ,
Peyrouse. Après avoir donné des larmes au sort des braves.
compagnons de ce dernier , il rend enfin son poète à ses concitoyens
, et il l'invite à dire tout ce qu'ont vu ses yeux, en
lui recommandant toutefois de mettre du choix et de l'ordre
dans ses tableaux , et sur-tout d'y placer l'homme et ses passions
, afin de les animer et de leur communiquer un intérêt
durable et universel.
la
Telle est l'esquisse du Voyage du Poète. On remarquera ,
sans doute que si , pour composer une épopée , il falloit nécessairement
avoir fait de pareilles courses , le métier de poète
ne seroit pas sans danger , et que bien des malheureux auteurs
que ni la difficulté de l'entreprise , ni la crainte d'y perdre ,
sans aucun fruit , bien des années de travaux , n'ont pu effrayer ,
reculeroient peut-être à l'aspect des périls et des fatigues
qu'ils auroient préalablement à braver. Mais ne chicanons
point M. de Saint- Victor sur le plan de son ouvrage. Son premier
but étoit , sans doute , de faire passer sous les yeux du
lecteur des peintures variées et brillantes ; il y a réussi : gar
AVRIL 1806.
75
dons-nous de nous en plaindre Seulement on peut regretter
qu'il n'ait pas vu dans son sujet toutes les ressources qu'il
sembloit lui offrir. Un poète n'est pas un voyageur ordinaire ;
il doit découvrir dans les objets autre chose que ce qu'y voit
le commun des hommes. Ainsi , par exemple, quand M. de
Saint-Victor étale aux yeux de son jeune poète tous les beaux
spectacles que Rome présente , ne pouvoit-il pas trouver d'autres
couleurs que celles qu'il emploie , et qui ne sont pas toujours
aussi neuves que brillantes ? Que ne lui faisoit-il connoître
quelques-uns des jeunes artistes qui vont étudier dans cette
ville célèbre la belle antiquité ? Les arts sont tous frères , et la
société de ceux qui les cultivent eut toujours un charme particulier
pour un poète. Avec quel plaisir il auroit étudié
avec eux ces monumens fameux , consacrés par tant de souvenirs
! Comme il auroit partagé leur enthousiasme , à l'aspect
de ces marbres précieux , depuis tant de siècles le désespoir et
le modèle de tous les artistes , et que le ciseau de Michel-
Ange n'a pu égaler ! Eclairé par leurs réflexions , il auroit
bientôt appris à y distinguer ce vrai beau qui , chez les anciens
, présidoit constamment aux conceptions des peintres et
des sculpteurs , comme à celle des poètes , et dont le premier
type n'exista jamais que dans l'imagination de ces hommes
privilégiés. En retrouvant dans leur architecture , dans leurs
statues, dans leurs ornemens , dans leurs tombeaux cette même
simplicité qui forme aussi le caractère général de leurs chefsd'oeuvre
littéraires , il se seroit plu à reconnoître que ce beau
idéal leur avoit toujours paru inséparable du simple , et qu'ils
les avoient pour ainsi dire confondus l'un et l'autre dans une
seule et même idée. Est - il besoin de dire combien un jeune
poète trouveroit d'utilité et d'intérêt dans de pareilles spéculations?
Il est encore des détails plus essentiels que je reprocherai
à M. de Saint-Victor d'avoir oublié. Il n'ignore pas que ,
pour voyager agréablement , il faut certaines ressources dont
les poètes ne sont pas toujours bien pourvus. Le sien , eût-il
tout le génie d'Homère , trouveroit difficilement aujourd'hui
l'hospitalité , qu'on s'empressoit d'accorder à ce grand poète
pour entendre ses vers , et il obtiendroit peu de crédit sur la
promesse d'un poëme épique. On auroit donc desiré que l'au
teur prescrivit la manière de voyager qui convient au favori des
Muses. Cela auroit pu lui fournir des leçons et des tableaux
enjoués qui auroient varié agréablement le ton général de
l'ouvrage. On auroit aimé à voir son poète , voyageant philosophiquement
d'une ville à l'autre , un livre sous le bras ,
un bâton à la main. On l'auroit suivi , par exemple , à cet
#6 MERCURE DE FRANCE ,
ancien Tibur, si connu des amis des lettres : là , on l'auroit
vu s'arrêter par choix au gîte le plus modeste , ou bien faisant
à l'ombre d'un arbre un repas simple , mais assaisonné
par l'appétit , et rendu presque divin par l'aspect d'un site
enchanté ; puis , relisant son Horace au bruit de cette même
cascade qui lui inspira jadis des vers si mélancoliques sur la
fuite du temps et sur la nécessité de mourir. C'étoit là la partie
originale du sujet. Sans doute il est difficile d'être toujours
neuf , sur-tout dans un poëme qui ne se compose que de
descriptions séparées , et sans analogie à une situation épique
ou à un caractère donné ; mais lorsqu'on est assez heureux
pour découvrir dans une mine un filon moins épuisë que
les autres , c'est là sur-tout qu'il faut creuser.
:
J'ai déjà fait entendre que M. de Saint-Victor avoit un
talent réel ; et les vers que j'ai cités , ont sans doute disposé
les lecteurs à le croire il faut achever de les convaincre ,
en faisant connoître la peinture des déserts du Nouveau-
Monde. On s'apercevra facilement que le poète doit presque
toutes ses couleurs à M. de Châteaubriand ; mais il ne doit
qu'à lui-même le mérite d'avoir fait des vers pleins de faci
lité et d'harmonie :
11
》
Ces sites , dont cent fois te charma la peinture ,
Les voilà : déroulant ses tapis de verdure ,
Ici , sous un ciel pur, la Savane à tes yeux
S'étend vers l'horizon , et se perd dans les cieux ;
Sans chefs et sans pasteurs , exempts d'inquiétudes ,
D'innombrables troupeaux , enfans des solitudes ,
Errent sur les gazons ou nagent dans les eaux .
Là , le fleuve ( 1 ) , coulant à travers des coteaux ,
Baigne des bords couverts d'éclatans paysages ;
Sur ses rives l'on voit des fleurs et des ombrages ,
On entend dans les bois de confuses clameurs ;
Mariant leurs parfums , leurs formes , leurs couleurs ,
Suspendus sur les eaux , groupés sur les montagnes ,
Mille arbres différens dans ces riches campagnes
Charmeront tes regards : sur leurs dômes épais ,
Le beau magnolia , noble roi des forêts ,
Lève son front paré de roses virginales ;
Balancé mollement aux brises matinales ,
Le palmiste , élançant sa flèche dans les airs ,
Seul partage avec lui l'empire des déserts .
Le colibri doré sur les fleurs étincelle ;
La colombe gémit : tout s'unit , tout s'appelle ,
Dans les bois , dans les prés , dans les airs , sur les eaux,
La liane flexible , entourant les rameaux ,
Ici tombe en festons qu'un vent léger balance;
Quelquefois s'égarant , d'arbre en arbre s'élance ,
( 1) Le Meschacebé.
AVRIL 1896 . 77
Court , s'abaisse , s'élève , et mêle à leurs couleurs
Des chaînes de verdure et des voûtes de fleurs.
Le fleuve cependant poursuit sa course immense :
Tantot roulant ses flots dans un profond silence ,
Réfléchit , doucement agité par les vents ,
Les arbres , les rochers les nuages errans ;
Tantôt , entre deux monts précipitant ses ondes ,
Fait éclater sa voix sous leurs voûtes profondes ,
Sort , d'écume, de fange et de débris couvert ,
De ses flots débordés inonde le désert ,
Arrose cent climats peuplés ou solitaires ;
Et portant dans ses eaux cent fleuves tributaires ,
Vers l'Océan jaloux s'avance avec fierté ,
Ose du dieu surpris braver la m jesté
Et du flux impuissant brisant les foibles chaînes ,
Semble entrer en vainqueur dans ses vastes domaines.
Ces derniers vers rappellent ceux de M. de Saint-Lambert :
L'Orellane et l'Indus , le Gange et le Zaïre
Repoussent l'Océan , qui gronde et se retire.
6.
Chez M. de Saint- Victor, l'expression est figurée et brillante;
chez M. de Saint-Lambert , elle est simple , peut-être sublime,
par conséquent bien préférable : mais il n'y a pas moins un
vrai mérité à présenter d'une manière nouvelle une idée déjà
si supérieurement rendue.
J'ai loué M. de Saint-Victor d'avoir emprunté à l'auteur
du Génie du Christianisme les principaux traits d'un beau
tableau poétique. Il faut , pour être juste , citer encore une
imitation qui suit immédiatement la première , mais qui
paroît beaucoup moins heureuse. M. de Châteaubriand termine
son épisode d'Atala ( 1 ) en décrivant la marche d'une
peuplade sauvage , forcée de quitter son pays natal pour aller
chercher, au milieu des déserts , une nouvelle patrie. On
retrouve le même tableau , mais fort affoibli , dans le Voyage
du Poète :
Long- temps de ces déserts paisibles possesseurs ,
Ces peuples , que de nous la mer en vain sépare,
Depuis ont vu souvent l'Européen barbare ,
Leur demander la terre où dormoieut leurs aïeux ;
Aussitôt recueillant ces restes précieux ,
Loin des champs paternels , plaintive et désolée ,
Voyage tristement la peuplade exilée ,
( 1 ) Ontrouve la douzième édition de l'épizode d'Atala réuni à René ,
chez le Normant. Cette jolie édition , revue et corrigée par l'auteur, est
imprimée avec le plus grand soin et sur très beau papier : elle est ornée
de six gravures par MM. Saint-Aubin et Chauffard , dont les dessins ont
été faits par un de nos premiers artistes , M. Garnier. Un volume in- 12 ) .
Prix : 6 fr. 50 C. et 7 fr. 50 c. par la poste.
>
78
MERCURE
DE
FRANCE
,
Les guerriers , les enfans , les femmes , les vieillards ;
Et saluant encor de ses derniers regards
Son fleuve, son bocage et ses chères cabanes ,
S'éloigne fentement à travers les savanes.
Aborde avec respect ces pieux voyageure ,
Ecoute leurs récits , prends part à leurs douleurs ;
Et si tu sens combien la patrie a de charmes ,
A ces fils de l'exil tu donneras des larmes .
Ce dernier trait sur- tout est une foible imitation de cette
apostrophe si touchante , qui s'est gravée dans la mémoire de
tout le monde , quoiqu'elle ne soit pas en vers : « Indiens
» infortunés , que j'ai vus errer dans les deserts du Nouveau-
» Monde avec les cendres de vos aïeux ; vous qui m'aviez
» donné l'hospitalité malgré votre misère , je ne pourrois vous
» la rendre aujourd'hui , car j'erre , ainsi que vous , à la merci
» des hommes , et , moins heureux dans mon exil , je n'ai point
>> emporté les os de mes pères. »
il
ya
On peut , à ce sujet , poser en principe que s'il est quelquefois
permis à un poète de puiser dans des sources connues ,
y a des beautés d'un ordre supérieur , des traits de sublime
ou de sentiment, qui sont la propriété des grands écrivains
et qu'il est d'autant moins permis de leur dérober , que ces
fleurs si belles ne manquent jamais de se flétrir entre des mains
étrangères. En général , M. de Saint-Victor ne craint pas assez
les réminiscences , qui , en se glissant dans le style , provoquent
des comparaisons dangereuses, et lui ôtent d'ailleurs le carác
tère d'originalité que tout homme de talent doit être jaloux
de conserver. Il n'est que trop aisé d'appuyer ce reproche
sur des exemples. Il y a au quatrième chant du poëme des
Jardins un bel épisode sur Rome , où l'on remarque ces
deux vers :
Des fleuves suspendus , ici mugissoit l'onde :
Sous ces portes passoient les dépouilles du monde.
On trouve ceux-ci chez M. de Saint-Victor
Sur ces arcs mutilés , vingt fleuves suspendus
Versoient en frémissant le tribut de leur onde .
Ce temple fut paré des dépouilles du monde.
Par ces portes sortoient les fières légions .
On lit dans la traduction des Géorgiques :
Lorsque César, l'amour et l'effroi de la terre ,
-Faisoit trembler l'Euphrate au bruit de sou tonnerre ,
Rendoit son joug aimable à l'univers dompté.
Et dans le Voyage du Poète :
Là , tandis que César, armé de son tonnerre ,
Vers l'Euphrate achevoit de subjuguer la terre ,
Faisoit aimer ses lois à cent peuples vaineus.
...
761
AVRIL 1806.
79
Voilà bien des observations critiques ; mais il faut se garder
d'en conclure que le style de ce poëme ne soit pas généralement
correct , harmonieux , plein d'images et de coloris. C'est,
au contraire , parce qu'il a ce rare mérite que j'ai cru n'avoir
la vérité et l'amour propre de besoin de composer avec
pas
l'auteur. On dit que cet ouvrage a été envoyé au concours de
l'Institut ; je ne puis croire que ce bruit soit fondé. Il seroit
trop difficile de concevoir comment cette société , si jalouse
d'encourager les talens , auroit pu refuser une mention honorable
à un poëme qui vaut incontestablement mieux que les
pieces couronnées.
C.
Madame de Maintenon , pour servir de suite à l'Histoire de
la duchesse de la Vallière ; par madame de Genlis. Un vol.
in-8° . Prix : 5 fr. , et 6 fr. par la poste. Deux vol. in- 12 ,
même prix. A Paris , chez Maradan , libraire , rue des
Grands-Augustins ; H. Nicolle et comp. , rue des Petits-
Augustins , nº 15 ; et chez le Normant , imprimeur-libraire ,
rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº 17.
Lek
Si les écrivains qui publient tous les jours de nouveaux
ouvrages , les faisoient aussi tous les ans meilleurs , nous
nous ferions un devoir d'encourager les auteurs les plus médiocres
, dans l'espérance qu'ils deviendroient un jour excellens
; mais il n'en est pas ordinairement ainsi la veine
s'épuise , l'imagination s'éteint , la grace est une fleur qui
passe bien vite , et il n'est pas rare de voir les hommes qui
avoient commencé par de très-bons livres , finir par en publier
de tels, que la critique la plus indulgente ne peut se résoudre
à les pardonner. S'il étoit nécessaire d'appuyer un fait aussi
connu par de nouveaux exemples, nous citerions Mad. de Genlis
et ses derniers romans.
Qu'on ne s'étonne pas de nous entendre parler ainsi d'une
femme et d'un auteur aimable qui a plusieurs fois enrichi ces
feuilles des fruits de son imagination
. Nous n'avons pas oublié ce
que nous lui devons , et nous ne désavouerons
pas le plaisir que
la lecture de ses premiers ouvrages nous a fait souvent éprouver.
Nous savons qu'elle est la première qui ait cherché , avec
quelque succes , à donner au roman une sorte d'utilité ; nous
n'ignorons
pas qu'elle a toujours , soutenu les principes de
la morale et du goût, et qu'elle les a proclamés
dans tous ses
ouvrages , non pas seulement dans ces dernieres années , avec
la foule des romanciers
, mais dans tous les temps , et dans
J.
80 MERCURE DE FRANCE, -
celui même où il falloit avoir du courage pour avouer les
vérités les plus certaines. Nous ajouterons que ses romans ont
répandu sur l'art d'élever la jeunesse plus de lumières utiles
que beaucoup de savans traités ; qu'elle a contribué plus que
nul auteur de ce siècle à replacer l'éducation sur sa véritable
base , et qu'enfin c'est elle qui nous a fait souvenir que le
grand secret de former des hommes se réduisoit à celui de
donner de bonnes habitudes et de solides principes aux enfans.
Certes , quand on songe à la multitude des bons ouvrages que
cet auteur a donnés au public et à la solidité des maximes
dont ils sont ordinairement remplis , il est permis d'oublier
son sexe , pour se souvenir seulement qu'elle est un écrivain
célèbre , qui peut donner , par son nom seul , beaucoup de
crédit à ses principes ; et quand ces principes paroissent faux ,
on n'en est que plus rigoureusement obligé de le dire. Nous
le dirons donc , et nous le dirons sans ménagement , parce
qu'on n'en doit qu'à la foiblesse : cet ouvrage est d'un mauvais
genre , puisque , de l'aveu de son auteur , c'est un roman
historique et quand mêmê on ne voudroit le considérer que
comme un roman ordinaire , ce seroit encore un des plus
foibles parmi ceux que Mad de Genlis a publiés.
Qu'est-ce en effet qu'un roman historique ? C'est un ouvrage
qui , par le mélange continuel du vrai et du faux ,
confond toutes les idées , bouleverse toutes les notions qu'on
pouvoit avoir de l'histoire , et par les agrémens qu'il ajoute
a des faits controuvés , les grave si bien dans la mémoirequ'il
devient impossible de les séparer de ceux qui sont réels . C'est
un livre où l'auteur se plaît , non plus comme dans le simple
roman , à parer une fable des attraits de la vérité , mais à ensevelir
la vérité elle -même au milieu des fables , et à la confondre
si bien avec elles qu'on ne puisse plus l'en distinguer.
Car si les détails que le romancier ajoute à l'histoire ne se
fondent pas avec elles , si l'on s'aperçoit qu'ils sont supposés
son but est manqué ; il n'a fait qu'un mauvais ouvrage : il
ne réussit qu'autant que ses fables ressemblent tellement à la
vérité qu'on y soit nécessairement trompé. De sorte que
jeunes gens qui auront lu un roman historique en deviendront
probablement, et pour toujours , incapables d'apprendre l'histoire
qu'il est supposé contenir. Nous le demandons à Mad. de
Genlis elle-même , bien surs que nous ne pouvons choisir un
meilleur juge de ce qui peut servir à l'instruction de la jeunesse
, lui convient-il de faire des romans historiques ; et lorsqu'elle
en fait , est-ce à la jeunesse qu'elle doit les offrir ?
TY
les
On nous objectera peut-être que le public qui est le dernier
juge en cette matière , en pense autrement que nous , et que
le
AVRIL 1886.
DE
LA
SEIN
EP
le succès du roman historique qu'elle a publié sur Md de la
Vallière, semble lui garantir celui de Mad. de Maintenon. Onis
nous n'ignorons pas que les ouvrages de Mad. de Gelis sont
toujours bien reçus du public ; nous savons qu'ils sont ordin
nairement attendus avec impatience , qu'on les annonce trois
mois avant qu'ils soient finis , quelquefois même avant quisi
soient commencés , et qu'il n'est pas rare que l'édition en soit
épuisée le jour même où ils ont paru. Mais dans cet empresse
ment il entre peut - être un peu d'habitude , et le plaisir qu'on
trouve à lire un livre n'est pas toujours exactement propor
tionné à l'ardeur qu'on a mise à se le procurer. Il ne faut pas
d'ailleurs que Mad. de Genlis s'y trompe : il y a un public lé
ger et frivole qui ne desire que des romans , et qui est toujours
, content pourvu qu'on l'amuse ; il y en a un autre qui
juge les succès eux-mêmes , qui demande compte aux auteurs
des moyens qu'ils ont employés pour se les procurer. Le preanier
est trop heureux qu'un auteur aussi estimable qu'elle
consente à travailler pour lui , et à lui fournir , tous les ans
deux ou trois volumes écrits d'un style clair , correct et élégant
, et qui , par ce mérite seul , s'élèvent beaucoup audessus
de la foule des livres nouveaux. Mais c'est l'autre qui
juge en dernier ressort , et je soupçonne celui- ci de n'avoir
pas entièrement approuvé le roman de Mad, de la Vallière.
Cependant ce dernier roman n'avoit pas tous les défauts
d'un roman historique , et il avoit presque toutes les qualités
d'un roman ordinaire. La vie si orageuse de Mad. de la Vallière
ne se lie en aucune manière à l'histoire de ce grand
siècle dont on devroit respecter jusqu'aux moindres détails :
elle y est en quelque sorte isolée ; elle ne tient à rien , elle
forme comme un roman dans l'histoire même , et il faudroit
être bien rigoureux pour blâmer un auteur de l'en avoir détaché
, et même de l'avoir embelli. Peut-être Mad. de Genlis
auroit-elle mieux fait de n'y rien ajouter ; mais enfin tout ce
qui pourra résulter des additions qu'elle s'est permises , c'est
qu'après avoir lu son volume entier , on connoîtra un peu
moins bien la vie de Mad. de la Vallière , qu'après avoir lu
seulement quelques pages du siècle de Louis XIV. D'ailleurs
cette histoire étoit vraiment digne d'exercer l'imagination
d'une femme : c'est là qu'on voit l'amour tel qu'il est , c'està-
dire , avec toutes ses tempêtes , toutes ses illusions et tous
ses regrets. Excusons un écrivain , qui a si bien le talent de
peindre , de n'avoir pu résister au desir de copier un pareil
tableau. Mais quel rapport y a-t- il entre l'histoire de Mad. de
la Vallière et celle de Mad. de Maintenon ; et comment se faitil
que l'une soit la suite de l'autre ? Si cela est , il me semble
F
82 MERCURE DE FRANCE ;
1
que celle du régent seroit une suite toute aussi naturelle de
celle de Mad. de Maintenon ; et de suite en suite , il n'y a
point de raison pour qu'on ne nous donne pas l'histoire des
deux derniers siècles en romans.
Tout le monde sait que Mad. de Maintenon s'éleva du sein
de la plus profonde misère au faîte de toutes les grandeur's , et
qu'après avoir uni son nom , je ne dirai pas au plus méprisable,
mais au moins noble de tous les noms qui ont brillé dans la
littérature , elle finit par l'unir à celui d'un des plus grands
rois qui aient étonné l'Europe , et que la veuve de Scarron put
s'appeler celle de Louis XIV. Voilà ce qu'il y a d'extraordinaire
dans son histoire . Elle naquit dans une prison, et, comme
si elle avoit dû réunir dans les deux extrémités de sa vie les extrêmés
de toutes les vicissitudes humaines , il ne tint qu'à elle
de mourir sur un trône : voilà le romanesque. Je croirois
même que c'est ce dernier trait qui a séduit Mad. de Genlis ,
si elle ne s'en expliquoit autrement dans sa préface ; il faut
donc écouter ses motifs.
« Si dans un ouvrage de pure invention , dit- elle , on eût
» imaginé de peindre un amour uniquement fondé sur l'es-
» time et la reconnoissance entre deux personnes d'un âge
» mûr ; si on eût supposé que l'héroïne , âgée de trente- neuf
» ans , eût inspiré une grande passion , qui , dans l'espace de
» treize années , l'eût fait triompher à cinquante-deux ans
» de toutes ses rivales , et sans artifices , sans intrigue , n'ayant
» dû son bonheur et la plus haute fortune qu'à la perfection
» de son caractère et de sa conduite ; si on eût inventé un tel
» plan , on n'auroit pu faire qu'un roman dénué de toute vrai-
» semblance , et par conséquent dépourvu de tout intérêt.
» Cependant quel dommage ! car ce plan doit nécessairement
» produire l'ouvrage le plus profondément moral dans son
» ensemble , ses détails , son but et son dénouement. La foiblessé
humaine a tant d'incrédulité sur la perfection et sur
» les succès de la vertu persévérante , qu'elle ne permettoit
» pas de créer un semblable sujet. Il falloit le trouver dans
» l'histoire et dans des temps assez près de nous , pour qu'il
» fût impossible de contester la vérité des faits. Ainsi , l'auteur
» qui auroit eu l'idée d'offrir à la jeunesse cet ouvrage si utile
» et si touchant , devoit chercher l'appui d'une grande auto-
» rité , et je l'ai trouvé dans les noms illustres et révérés de
» Louis XIV et de Mad. de Maintenon. Un roman historique
» est donc la forme de roman la plus favorable au dévelop-
» pement des conceptions véritablement morales. »
J'ai plusieurs fois relu ce passage , et je ne puis m'empêcher
de penser qu'en Fimprimant on a fait quelqu'omission imporAVRIL
1806. 83
tante , car il ne contient absolument rien qui ait pu amener la
conséquence par laquelle Mad . de Genlis l'a terminé.
Qu'un roman historique soit la forme de roman la plus
favorable au développement des conceptions vraiment morales
, c'est une assertion que nous ne voulons ni combattre ni
appuyer , et nous pouvons l'accorder sans craindre beaucoup
les conséquences qu'on en tireroit . En général , les romans sont
peu propres au développement de conceptions pareilles , et
si un roman historique l'est plus qu'un autre , ce n'est presque
pas la peine de l'en louer. Mais ce principe , tel qu'il est
avancé par Mad. de Genlis , n'est point la juste conséquence
de ce qui le précède : car si l'histoire de Mad. de Maintenon
est invraisemblable , et si une histoire dépourvue de vraisemblance
est par conséquent dénuée d'intérêt , ce qu'il falloit en
conclure , c'est que l'histoire de Mad. de Maintenon ne peut
pas être le sujet d'un roman fort intéressant. Et si on nous fait
observer que les aventures de cette femme célèbre sont plus
que vraisemblables , puisqu'elles sont certaines et qu'elles reçoivent
de la foule des témoins qui les attestent , une autorité
qui les met au- dessus des règles , et leur rend l'intérêt que la
vérité seule , ou ce qui lui ressemble , est en droit d'inspirer ;
ce que nous en conclurons encore , c'est que le plus sûr moyen
de les dépouiller de cet intérêt , c'étoit de les séparer de l'histoire
, de les isoler de toute autorité , et , pour tout dire en un
mot , de les présenter sous la forme d'un roman. Cette conséquence
est plus rigoureuse que celle de Mad. de Genlis.
T
4
4
Mais admettons que l'objet de l'auteur a été de peindre un
amour uniquement fondé sur l'estime et la reconnoissance ,
et de prouver que la vertu persévérante peut conduire à la plus
haute fortune ; convenons même , s'il le faut , que son plan
devoit nécessairement produire l'ouvrage le plus profondément
moral dans son ensemble, ses détails , son but et son dénouement
, il est donc clair que son ouvrage est nécessairement
tout cela. Et quel est cet ouvrage ? c'est un roman. Et quelle
est l'héroïne de ce roman ? une femme toujours sage , toujours
raisonnable , sans intrigue , sans passions , sans amour ; sans
amour sur-tout , certes l'entreprise est nouvelle ; et Mad. de
Genlis conviendra que si son histoire romanesque est nécessairement
très - morale , elle n'est pas nécessairement trèsintéressante
.
འ ་
Mais n'a-t-elle peint , en effet , qu'un amour uniquement
fondé sur l'estime ? Il faut donc croire que Louis XIV avait
beaucoup d'estime pour la taille parfaite de Mad. deMaintenon ,
pour ses beaux bras et pour son cou , le plus beau cou du
monde. Ces expressions qui appartiennent à Mad. de Genlis ,
F 2
84 MERCURE DE FRANCE ,
nous semblent s'éloigner de son but. Il est sûr que le triomphe
d'une si parfaite vertu paroîtroit beaucoup plus moral si elle
étoit seule , et si on pouvoit oublier qu'elle étoit soutenue par
beaucoup d'esprit , beaucoup de beauté , et par une grace admirable
. Mais Mad . de Genlis a trop d'esprit elle-même pour
avoir seulement essayé de tracer un tableau aussi extraordinaire.
Elle connoît , elle apprécie trop bien le pouvoir de la
grace , pour avoir sculement pensé à affoiblir l'idée que l'histoire
nous donne d'un de ses plus beaux triomphes. Elle n'ignoroit
pas que si elle eût osé l'entreprendre , elle auroit soulevé
contr'elle la plus aimable moitié de ses lecteurs , qui l'auroient
alors regardée , avec raison , comine un transfuge de son
propre parti. Je l'excuse donc d'avoir , malgré ses principes ,
peint Louis XIV amoureux , parce qu'il devoit l'être et selon
les règles du roman et d'après la vérité de l'histoire ; mais je
ne sais si on peut l'excuser de même d'avoir prêté à Louis XIV
certaines propositions dont l'histoire ne parle pas , et qui semblent
annoncer que son estime est venue long- temps après son
amour. Je desirerois encore que Mad. de Maintenon parût ,
de son côté , un peu moins amoureuse de son royal époux ;
car on sait qu'elle s'ennuyoit beaucoup avec lui, et on ne
s'ennuie pas quand on aime. Mais peut-être ai-je confondu,
avec l'amour ce qui n'étoit en elle que l'l'effet d'une admiration
assurément tres-raisonnable , et en ce cas je conviendrai qu'on
peut admirer beaucoup et s'ennuyer encore davantage.
Je ne sais si je dois reprocher à Mad. de Genlis d'avoir
trop souvent prêté à son héroïne le secours de ses graces et
de son esprit. On dira peut- être qu'en peignant une fenime
qui fut l'épouse de Louis XIV, qui le dirigea souvent par
ses conseils , quelquefois même par son silence , et qui influa
sur presque tous les événemens d'une grande partie de ce long
regne , on n'auroit pas dû se permettre les mêmes licences
qu'en peignant Mad. de la Valliere . On ajoutera que dans
'un ouvrage intitulé Madame de Maintenon , les mots qu'on
lui prête devroient être tous historiques , et qu'il ne convenoit
pas d'en supposer d'autres. Quant à nous, lorsqu'en lisant
ce roman , il nous est arrivé d'en rencontrer qui l'étoient ,
nous nous en sommes aussitôt aperçus au plaisir que nous
avons éprouvé , et nous sommes persuadés que nous ne serons
pas les seuls sur qui ils auront produit
cet effet. On a beau
dire la vérité fait toujours plaisir, même dans les romans;
on aime à se souvenir d'un mot heureux qui a été dit par une
femme aimable dans une occasion intéressante. Ce qui est
très-vrai , c'est que , dans cet ouvrage , lorsqu'on rencontre
un mot agréable , on voit ordinairement un petit chiffre
côté , et en nete au bas de la page , historique,
AVRIL 1806. 85 Si on veut
que
Mad
. de Genlis
ait usé de son
droit
, en en
supposant
d'autres
qui
n'ont
jamais
été dits
, nous
en conviendrons
; et même
nous
avouerons
que
personne
n'avoit
plus
qu'elle
celui
de
faire
parler
une
femme
de beauconp
d'esprit
mais
on devoit
naturellement
s'attendre
qu'elle
prêteroit
toujours
à Mad
. de Maintenon
un langage
entièrement
convenable
à son caractère
, ainsi
qu'à
sa position
, au lieu
et
au siècle
où elle vivoit
; et qu'enfin
ce langage
seroit
toujours
celui
de la bonne
compagnie
. Nous
ne dissimulerons
pas
qu'à
cet
égard
nos
espérances
ont
encore
été trompées
. Il nous
a
paru
qu'elle
oublioit
quelquefois
, en faisant
parler
son
héroïne
,
ses propres
principes
et ses habitudes
. Ce sont
des
doutes
que
nous
nous
permettrons
de lui proposer
; car
nous
ne connoissons
personne
qui
soit
plus
qu'elle
en état
de les résoudre
.
Lorsque Mad. de Maintenon demande la grace de Mad. de
Richelieu , que Louis XIV vouloit exiler , est - il croyable que
cette femme si douce , si adroite , et qui , enfin , étoit femme ,
malgré toutes ses perfections , ait mis tant de chaleur à défendre
une ennemie qui l'avoit attaquée avec tant de fausseté , et
qui, de plus , avoit offensé Louis XIV lui-même ? Le grand
roi se seroit - il laissé menacer ? Auroit- il souffert que la
femme à laquelle il témoignoit tant d'intérêt lui en montrât
si peu de reconnoissance ? Lui auroit-il dit : Vous avez le
projet de me quitter pour Mad. de Richelieu ? Est- ce qu'on
quittoit Louis XIV ? Non , il n'auroit jamais prononcé ce
mot l'idée ne s'en seroit pas présentée à son esprit ; et si
Mad . de Maintenon eût cherché seulement à le lui faire
entendre , je suis persuadé que le roman auroit fini là .
il
Nous convenons que dans un roman dont les événemens
les plus remarquables sont de longues conversations ,
il n'est pas étonnant que l'auteur ait quelquefois des momens
d'oubli. On ne parle pas toujours bien quand on parle
trop ; mais voici une distraction qui nous paroît aussi trop
forte , et , pour cette fois , nous nous croyons obligés de
citer la conversation tout entière , afin qu'au moins nos lecteurs
puissent juger entre Mad. de Genlis et nous. Mad. de
Maintenon étoit allée aux Carmélites , pour assister à la prise
d'habit de Mad. de la Vallière. Le roi « desiroit savoir
» quelques détails ; et comme il ne vouloit en demander qu'à
» elle , il fut le soir chez Mad. de Montespan ; il la trouya
seule avec Mad. de Maintenon. Il questionna cette dernière.
» Sire , répondit- elle , Mad. de la Vallière étoit belle , mor
» deste et touchante , comme nous l'avons vue ici. Elle avoit
» de plus toute la dignité de la vertu. Oui , reprit Louis
>> en soupirant , on ne vit jamais une plus belle ame.
--
--· Ah !
3
86 MERCURE DE FRANCE ,
sire , ne la plaignez pas , c'est ici qu'elle fut à plaindre ;
» maintenant elle est heureuse. En vérité , madame' , dit
» Mad. de Montespan , vous m'inquiétez ; vous parlez avec tant
$
--
-
que
de goût des cloîtres , que je crains toujours que vous ne
» finissiez par vous enfermer dans un couvent, Rassurez-
» vous , madame , je n'ai point de scandale public à expier.
Je le vois ; vous pensez , madame , que le roi devroit se
» faire chartreux ; car il a donné tout autant de scandale
» Mad. de la Vallière . Du moins , aux yeux du monde ,
un roi expie tout , quand il ajoute à la gloire de sa nation ,
» et qu'il rend ses sujets heureux. Et par conséquent ses
» sujettes : cette morale- ci me plaît beaucoup.- Mon Dieu !
madame , quelle entreprise de vouloir faire rire le roi
aujourd'hui ! Et vous , madame , pour me piquer, vous
» voudriez bien l'attendrir et le faire pleurer ? · Et pour-
» quoi voudrai-je vous piquer ? Par l'antipathie naturelle
» qui se trouve toujours entre la pruderie et la franchise.
>> -Vous vous accusez de pruderie !.... — Cela est vraisem-
» blable..... Mais pourtant ce mot de franchise ne peut,
» entre nous , désigner que moi . » Cette inorale , ces propos
piquans , ces leçons si dures , et enfin cette dispute qui s'élève
entre ces deux femmes , sans que la majesté de Louis XIV
puisse les contenir , ne nous paroissent point convenables.
Il y a de l'esprit dans ce dialogue , et cela n'est pas étonnant
, puisque c'est Mad. de Genlis qui l'a fait ; mais il nous
semble que ce n'est pas de l'esprit à l'usage des gens aimables
et bien élevés. Nous serions fâchés d'être obligés de croire
qu'on parloit quelquefois à Versailles comme dans les petites
villes.
―
Il est certain qu'il y a un tact des convenances délicates , et
un art ou plutôt une habitude de distinguer ce qu'on appelle
du bon ton , de ce qu'on appelle d'un nom tout contraire,
L'un et l'autre s'arrêtent souvent à des nuances très-fugitives ,
et ici les différences sont si légères , qu'à moins d'avoir les yeux
très-exercés , on ne s'en doute pas. Mad. de Genlis a prouvé
par d'autres ouvrages qu'elle y étoit très-sensible ; nous nous
souvenons d'avoir vu dans ses Veillées du Château des observations
par lesquelles elle démontroit qu'un auteur célèbre ( 1 ) ,
en voulant peindre la bonne compagnie , avoit seulement
prouvé qu'il ne la connoissoit pas. Qui mieux qu'elle en effet
doit posséder ce tact et cette habitude ? Nous devons donc
nous garder de pousser plus loin la censure en un pareil
sujet; nous sentons que nous nous exposerions nous- mêmes à
( 1 ) Marmontel.
AVRIL 1806.
87
tous les reproches que nous lui ferions , et nous sommes bien
surs , qu'aux yeux de ceux mêmes qui ne seroient pas éloignés
d'être de notre avis , nous nous donnerions l'air de rebelles
qui se soulèvent contre l'autorité.
Nous citerions avec bien plus de plaisir les mots heureux
qu'elle a quelquefois prêtés à ses personnages. Par exemple ,
lorsque Mad. de Montespan va visiter Mad. de la Valliere
dans sa cellule ; « C'est mon amie , dit -elle , qui m'enlève le
>> coeur du roi. Votre amie ! .... reprit Mad. de la Vallière ,
» qui ne put s'empêcher peut-être alors d'admirer en secret
» la Providence ; votre amie !….... Ah ! que vous devez souf-
» frir ! » Il faut avouer que ce mot est bien dans le caractère
de Mad. de la Vallière en le lisant dans cet ouvrage , on
est presque étonné de ne pas s'en souvenir.
Ce qu'on y trouve encore plus fréquemment , ce sont des
réflexions qui annoncent un auteur dont le temps et l'expérience
ont mûri l'esprit , qui a vu les cours et qui les connoît ,
parce qu'il les a vues en observateur éclairé, et qui avoit intérêt
de les connoître. Ainsi , lorsque Mad. de Maintenon , fatiguée
du séjour de Versailles , voulut aller se reposer quelques
jours dans sa terre , elle invita ses anciens amis à Ꭹ venir avec
elle. « On se félicita mutuellement , dit Mad. de Genlis , de se
» trouver réunis.... On reparla de l'ancien temps ; on se rap-
» pela les plaisirs que l'on avoit goûtés ensemble. On fit
>> encore des vers , des chansons , et cependant on se trouva
>> réciproquement beaucoup moins aimable qu'autrefois , et
» l'on ne s'amusa point.... On s'aperçut que Mad. de Main-
>> tenon avoit beaucoup perdu de ce goût vif pour la con-
» versation , de cette gaieté , de cette envie de plaire qui
» l'avoient jadis rendue si aimable. De son côté , il lui parut
» que ses amis n'avoient plus avec elle ce naturel , cette aisance
» et cette franchise qui sont le principal agrément de la
» société. Mlle de Scudery la louoit davantage ; Barillon van-
» toit avec affectation son ancien attachement ; l'abbé Tetu
>> ne la brusquoit plus , et ne la questionnoit qu'avec une
» extrême réserve ; Mad. de Coulanges n'osoit plus faire
» d'épigrammes ; les chansons de Coulanges devenoient
» fades , etc. , etc. » Voilà des observations qu'on a pu faire
plusieurs fois ; mais on ne les a jamais mieux exprimées , et
l'ouvrage entier est semé de morceaux pareils.
Il a paru , dit-on , depuis quelques semaines sur le même
sujet , un autre ouvrage que nous n'avons point lu. S'il nous
parvenoit , nous le jugerions , probablement avec moins de
sévérité que celui de Mad. de Genlis , et cependant nous ne
pouvons nous empêcher de penser que celui - ci vaut mieux
4
86 MERCURE DE FRANCE ,
・・
---
-
sire , ne la plaignez pas , c'est ici qu'elle fut à plaindre ;
» maintenant elle est heureuse. En vérité , madame' , dit
Mad, de Montespan , vous m'inquiétez ; vous parlez avec tant
de goût des cloîtres , que je crains toujours que vous ne
» finissiez par vous enfermer dans un couvent, Rassurez-
» vous , madame , je n'ai point de scandale public à expier.
1- Je le vois ; vous pensez , madame , que le roi devroit se
» faire chartreux ; car il a donné tout autant de scandale que
Mad. de la Vallière. Du moins , aux yeux du monde ,
un roi expie tout, quand il ajoute à la gloire de sa nation ,
» et qu'il rend ses sujets heureux. Et par conséquent ses
» sujettes : cette morale- ci me plaît beaucoup.- Mon Dieu !
madame , quelle entreprise de vouloir faire rire le roi
aujourd'hui ! Et vous , madame , pour me piquer, vous
» voudriez bien l'attendrir et le faire pleurer ? Et pour-
» quoi voudrai-je vous piquer ? Par l'antipathie naturelle
» qui se trouve toujours entre la pruderie et la franchise.
>>> Vous vous accusez de pruderie !.... Cela est vraisem-
Mais pourtant ce mot de franchise ne peut ,
» entre nous , désigner que moi. » Cette morale , ces propos
piquans , ces leçons si dures , et enfin cette dispute qui s'élève
entre ces deux femmes , sans que la majesté de Louis XIV
puisse les contenir , ne nous paroissent point convenables.
Il y a de l'esprit dans ce dialogue , et cela n'est pas étonnant,
puisque c'est Mad. de Genlis qui l'a fait ; mais il nous
semble que ce n'est pas de l'esprit à l'usage des gens aimables
et bien élevés . Nous serions fachés d'être obligés de croire
qu'on parloit quelquefois à Versailles comme dans les petites
villes.
-
» blable......
-
Il est certain qu'il y a un tact des convenances délicates , et
un art ou plutôt une habitude de distinguer ce qu'on appelle
du bon ton , de ce qu'on appelle d'un nom tout contraire,
L'un et l'autre s'arrêtent souvent à des nuances très-fugitives ,
et ici les différences sont si légères , qu'à moins d'avoir les yeux
très - exercés , on ne s'en doute pas. Mad. de Genlis a prouvé
par d'autres ouvrages qu'elle y étoit très-sensible ; nous nous
souvenons d'avoir vu dans ses Veillées du Château des observations
par lesquelles elle démontroit qu'un auteur célèbre ( 1 ) ,
en voulant peindre la bonne compagnie , avoit seulement
prouvé qu'il ne la connoissoit pas. Qui mieux qu'elle en effet
doit posséder ce tact et cette habitude ? Nous devons donc
nous garder de pousser plus loin la censure en un pareil
sujet; nous sentons que nous nous exposerions nous- mêmes à
( 1) Marmontel.
AVRIL 1806 . 87
tous les reproches que nous lui ferions , et nous sommes bien
surs , qu'aux yeux de ceux mêmes qui ne seroient pas éloignés
d'être de notre avis , nous nous donnerions l'air de rebelles
qui se soulèvent contre l'autorité.
Nous citerions avec bien plus de plaisir les mots heureux
qu'elle a quelquefois prêtés à ses personnages. Par exemple ,
lorsque Mad. de Montespan va visiter Mad. de la Valliere'
dans sa cellule : « C'est mon amie , dit- elle , qui m'enlève le
>> coeur du roi. Votre amie ! .... reprit Mad. de la Vallière ,
» qui ne put s'empêcher peut-être alors d'admirer en secret
>> la Providence ; votre amie ! .... Ah ! que vous devez souf-
» frir ! » Il faut avouer que ce mot est bien dans le caractère
de Mad. de la Vallière en le lisant dans cet ouvrage , on
est presque étonné de ne pas s'en souvenir.
༥
Ce qu'on y trouve encore plus fréquemment , ce sont des
réflexions qui annoncent un auteur dont le temps et l'expérience
ont mûri l'esprit , qui a vu les cours et qui les connoît ,
parce qu'il les a vues en observateur éclairé , et qui avoit intérêt
de les connoître. Ainsi , lorsque Mad. de Maintenon , fatiguée
du séjour de Versailles , voulut aller se reposer quelques
jours dans sa terre , elle invita ses anciens amis à y venir avec
elle. « On se félicita mutuellement , dit Mad. de Genlis , de se
» trouver réunis.... On reparla de l'ancien temps ; on se rap-
» pela les plaisirs que l'on avoit goûtés ensemble. On fit
>> encore des vers , des chansons , et cependant on se trouva
» réciproquement beaucoup moins aimable qu'autrefois , et
» l'on ne s'amusa point.... On s'aperçut que Mad. de Main-
>> tenon avoit beaucoup perdu de ce goût vif pour la con-
» versation , de cette gaieté , de cette envie de plaire qui
» l'avoient jadis rendue si aimable. De son côté , il lui parut
» que ses amis n'avoient plus avec elle ce naturel , cette aisance
» et cette franchise qui sont le principal agrément de la
» société. Mlle de Scudery la louoit davantage ; Barillon van-
» toit avec affectation son ancien attachement ; l'abbé Tetu
» ne la brusquoit plus , et ne la questionnoit qu'avec une
» extrême réserve ; Mad. de Coulanges n'osoit plus faire
» d'épigrammes ; les chansons de Coulanges devenoient
» fades , etc. , etc. » Voilà des observations qu'on a pu faire
plusieurs fois ; mais on ne les a jamais mieux exprimées , et
l'ouvrage entier est semé de morceaux pareils.
Il a paru , dit-on , depuis quelques semaines sur le même
sujet , un autre ouvrage que nous n'avons point lu . S'il nous
parvenoit , nous le jugerions probablement avec moins de
sévérité que celui de Mad. de Genlis , et cependant nous ne
pouvons nous empêcher de penser que celui- ci vaut mieux
4
88 MERCURE DE FRANCE ;
eût
Il seroit bien fâcheux que la publication de cet ouvrage
engagé un auteur ordinairement aussi pur et aussi correct qu'elle
l'a paru dans ses autres romans , à se presser de livrer au public
les matériaux encore informes qu'elle avoit amassés depuis
quatre ans. Devoit- elle chercher à le gagner de vitesse ? Est-ce
à elle de se laisser intimider par un auteur vulgaire ? Sa réputation
, ses talens connus , lui donnoient contre tout rival un
avantage immense dont elle auroit pu mieux profiter , et lui
assuroient même , après plusieurs mois , un succès brillant ,
qu'elle auroit seulement dû laisser mûrir plus long- temps ,
pour le rendre plus durable . Son roman , tel qu'il est , porte
tous les caractères d'un travail précipité . Oserons- nous le dire ?
il est plein d'incorrections et de tournures embarrassées . On
sent qu'après avoir eu le courage de faire ce reproche à un
auteur qui l'a jusqu'à présent si peu mérité , nous devons avoir
celui de prouver que ce n'est pas sans raison que nous l'avons
fait.
Dans le premier passage que nous avons cité , on a pu s'apercevoir
que Mad. de Genlis dit , en parlant de Mad. de
Maintenon , « qu'elle inspira une grande passion , qui , dans
» l'espace de treize années , la fit triompher à cinquante-
» deux ans de toutes ses rivales. » On comprend ce que cela
signifie ; mais si on vouloit plaisanter , il seroit facile de conclure
de la tournure de cette phrase , que Mad. de Maintenon
eut cinquante -deux ans pendant treize ans. Ailleurs elle dit :
« C'est la coquetterie portée au comble , et non le besoin d'ai-
>> mer , mais le desir d'être adorée qui produit ce honteux
» déréglement. » Nous croyons que mais est ici une incorrection
; il auroit fallu répéter : c'est le desir d'être adorée,
Ailleurs elle prétend que la présence de Mad. de Maintenon
en imposoit à Louis XIV, c'est-à-dire , le gênoit , lui inspiroit
de la réserve , car je n'ose employer ici l'expression de
respect. Or , dans ce cas , le Dictionnaire de l'Académie exige
´encore qu'on dise simplement imposoit. En imposer, c'est
mentir . Nous savons qu'à cet égard l'usage paroît avoir changé ,
et c'est l'usage qui fait la loi ; mais celle- ci n'a pas encore été
sanctionnée ni insérée dans le bulletin des lois pareilles.
Mad. de Genlis croit-elle s'exprimer bien clairement , lorsqu'elle
nous parle d'une figure remplie de disgrace ? Disgrace
, en langage écrit , ne signifie que malheur , et une
figure pleine de malheur doit être une étrange chose. Est- ce
eucore l'usage qui l'autorise à dire , à propos d'une maladie
de M. le duc du Maine , que Mad. de Maintenon avoit passé
les trois dernières nuits ? A quoi faire? Il falloit ajouter sans
dormir ou à veiller le malade. Je passe sur une foule dexAVRIL
1806. 89
pressions , qui , pour être correctes , ne valent pas beaucoup
mieux ; comme lorsqu'elle dit , en parlant de Madame de
Montespan , que son règne enfin étoit fini. Je me hâte enfin de
finir noi-même , en citant une incorrection dont elle n'a pu
s'empêcher sans doute d'être frappée , et que je trouve dans
les vers suivans :
Six personnes brûlant du desir de se voir ,
Après s'être cherchés se trouvèrent un soir.
Il falloit dire cherchées. Mais celle- ci est de Mad. de Maintenon
, qui est le véritable auteur de ces vers. Mad. de Genlis ,
en les rapportant a peut-être voulu prouver , qu'on pouvoit ,
avec beaucoup d'esprit et de goût , et un grand usage de la
cour et du monde, faire des ouvrages assez médiocres, et parler
un langage qui n'est pas toujours bon. Quand on a lu son
ouvrage , on trouve que la preuve étoit superflue.
GUAIRARD.
VARIETE S.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES.
- La classe d'histoire et de littérature ancienne de l'Institut
, a tenu vendredi 11 avril , sa séance publique annuelle.
Voici l'ordre des lectures : 1 ° . Notice historique sur la vie et
les ouvrages de M. Dansse de Villoison , par M. Dacier , secrétaire
perpétuel . 2° . Réflexions sur le caractère de Charlemagne
, par S. A. S. Ch . baron de Dalberg , électeur-archichancelier
de l'empire germanique , associé étranger . 3º. Notice
historique sur la vie et les ouvrages de M. Garnier , par
M. Dacier, secrétaire perpétuel. 4° . Remarques sur le tombeau
de Mausole , par M. de Sainte - Croix. 5 ° . Recherches sur la
manière dont étoient éclairés les temples des Grecs et des
Romains , par M. Quatremère de Quincy. 6°. Préface pour
mettre à la tête de la traduction de Catulle, par M. Ginguené.
7. Histoire des finances d'Angleterre , livre premier , par
M. Dupont ( de Nemours . ) 8 ° . Parallèle de la pharmaceutrei
ou magicienne de Théocrite et de celle de Virgile, par M. Lévesque.
La classe avoit proposé pour sujet du prix qu'elle devoit
adjuger dans cette séance la question suivante :
« Examiner quelle fut l'administration de l'Egypte depuis
90
MERCURE
DE FRANCE
,
» la conquête de ce pays par Auguste jusqu'à la prise
» d'Alexandrie par les Arabes ; rendre compte des changemens
» qu'éprouva, pendant cet intervalle de temps , la condition
» des Egyptiens ; faire voir quelle fut celle des étrangers do-
» miciliés en Egypte , et particulièrement celle des Juifs. »
et
Plusieurs mémoires ont été envoyés au concours , et quelques-
uns ont paru dignes d'être distingués ; mais aucun n'a
réuni les qualités nécessaires pour mériter le prix. Cependant
la classe , persuadée qu'une partie des défauts qu'elle a remarquées
dans ces mémoires peut être attribuée au court espace
de temps qui a été donné aux auteurs pour les composer ,
qu'un nouveau travail peut les faire disparoître , et espérant
d'ailleurs que de nouveaux concurrens pourront encore
entrer dans la lice , a jugé à propos de proroger jusqu'à
l'année prochaine le premier délai accordé pour le concours,
et de n'adjuger le prix que dans sa séance publique du mois
de juillet 1807 .
Le prix sera une médaille d'or de 1500 francs .
Les ouvrages envoyés au concours devront être écrits en
français ou en latin , et ne seront reçus que jusqu'au premier
avril 1807. Ce terme est de rigueur.
La classe a proposé pour sujet d'un autre prix qu'elle adjugera
dans la séance publique du premier vendredi de juillet
1808 , « d'examiner quelle a été l'influence des croisades sur
» la liberté civile des peuples de l'Europe , sur leur civilisation
» et sur les progrès des lumières , du commerce et de l'in-
>> dustrie. >>
Le prix sera une médaille d'or de 1500 francs.
Les ouvrages envoyés au concours devront être écrits en
français ou en latin , et ne seront reçus que jusqu'au premier
avril 1808. Ce terme est de rigueur .
Nous croyons devoir rappeler ici les autres conditions dest
concours de l'Institut.
Toute personne , à l'exception des membres de l'Institut ,
ǝst admise à concourir. Aucun ouvrage envoyé au concours
ne doit porter le nom de l'auteur , mais seulement une sentence
ou devise on pourra , si l'on veut , y attacher un
billet séparé et cachete , qui renfermera , outre la sentence
ou devise , le nom et l'adresse de l'auteur ; ce billet ne sera
ouvert que dans le cas où la pièce aura remporté le prix.
Les ouvrages destinés au concours peuvent être envoyés au
secrétariat de l'Institut , en affranchissant le paquet qui les
contiendra ; le commis au secrétariat en donnera des récépissés.
On peut aussi les adresser , francs de port , au secré➡
AVRIL 1806 .
gi
9
taire perpétuel de la classe d'histoire et de littérature ancienne .
Les concurrens sont prévenus que l'Institut ne rendra aucun
des ouvrages qui auront été envoyés au concours. Les auteurs
auront la liberté d'en faire prendre des copies ,s'ils en ont besoin .
La commission administrative de l'Institut délivrera la médaille
d'or au porteur du récépissé ; et , dans le cas où il n'y
auroit point de récépissé , la médaille ne sera remise qu'a l'auteur
même , ou au porteur de sa procuration,
-Les nouveautés dramatiques deviennent plus rares . Cette
semaine , le seul théâtre de l'Impératrice a donné une première
représentation , celle du Père Rival , comédie en trois actes et
en vers, de M. Dupaty. Quoique la pièce soit sans intérêt , que
le dialogue soit tout en madrigaux et en sentences , le succès a
été brillant; mais nous croyons impossible qu'il se soutienne.
Nous parlerons de cette pièce aussitôt qu'elle sera imprimée .
On annonce comme devant paroître prochainement , une
nouvelle édition des Lettres de Mad. de Maintenon , augmentée
de plus de 200 lettres inédites ; et précédée d'une vie trèsétendue
de Mad. de Maintenon , par M. Auger. Cette édition
contiendra de plus des notices sur les divers personnages avec
lesquels Mad. de Maintenon fut en correspondance.
-M. Sylvestre de Sacy , membre de l'Institut , est nommé
professeur au collège de France pour la chaire de langue
persane.
- M. Rehmann , médecin de S. A. S. Mgr. le prince de
Furstenberg , vient de recevoir une lettre de son fils , médecin
à la suite de l'ambassade de Russie en Chine. Cette lettre est
datée de Kiachta , frontière de la Chine , 14 octobre 1805.
M. Rehmann fils mande qu'il a vaccine un grand nombre
d'enfans des Mogols. « Ils ont , dit M. Rehmann , conservé les
moeurs et les manières simples de leurs ancêtres. Ils vivent
sous des tentes , se servent encore de l'arc , et tirent avee tant
d'habileté et de justesse , qu'en chassant avec les Russes de la
suite de l'ambassadeur, ils tuoient six fois plus de gibier qu'eux,
quoique ceux-ci fussent armés d'excellens fusil sde chasse et de
fort bonnes arquebuses. » M. Rehmann mande aussi avoir fait
dans ce pays la découverte d'une petite pharmacie portative
du Tibet , dont la médecine peut tirer un parti utile , Elle
consiste en soixante pièces très-élégamment enveloppées dans
du papier. On y trouve quelques remèdes qui sont en usage
en Europe , mais un beaucoup plus grand nombre , dont les
botanistes à la suite de l'ambassade n'avoient point de connoissance.
Ces derniers consistent en petits fruits , des noix et
quelques préparations chimiques. M. Rhemann en a fait tra92
MERCURE DE FRANCE ;
T
duire la liste , laquelle étoit écrite en langue Tangut . Il se pra
pose de rapporter quelques- unes de ces petites pharmacies ,
qui sont très-répandues parmi les Buchares, Il assure que ,
d'après les mesures qu'il a prises , la vaccine se trouve propagée
depuis Jekutzk jusqu'à Jakutsh et Ochotzk , et par consé
quent transportée aujourd'hui depuis l'Angleterre jusqu'à
l'autre bout de la partie septentrionale du globe. Il espère
rapporter quelques bons ouvrages chinois pour la bibliothèque
de S. A. Mgr. le prince de Furstenberg.
-L'académie de chirurgie d'Amsterdam a décerné lạ
grande médaille d'or au docteur Creve , d'Elteville , dans le
Rhingau, auteur du meilleur Mémoire sur le traitement ,
l'opération et la guérison des hernies , sujet qu'elle avoit mis
au cours. C'est le même docteur Creve qui remporta, en 1798,
le prix proposé par la société royale médicale d'Edimbourg ,
à la meilleure dissertation sur la nature du galvanisme. Ce fut
encore lui que la société médicale de Paris couronna en
1799 , pour son Mémoire sur l'influence que les différens organes
du corps humain exercent réciproquement les uns sur
les autres.
-
M. Desmarets , graveur , et membre de l'Institut , est
mort mercredi dernier à Paris .
-
-L'Angleterre vient de perdre une femme qui , par sa naissance
, son esprit , sa beauté , ses liaisons avec les hommes les
plus célèbres , avoit mérité d'être citée parmi les femmes les
plus distinguées de sa patrie et même de l'Europe. Madame
la duchesse de Devonshire est morte à Londres , le 30 mars
dernier , dans la 49° année de son âge. Ceux qui ont observé
les premiers pas de M. Fox dans la carrière politique , et qui
savent l'usage que le peuple anglais fait de sa liberté dans les
élections parlementaires , se rappelleront que jamais solliciteuse
plus belle , plus active et plus brillante que la duchesse
de Devonshire , n'a paru dans les tavernes de Westminster
aux époques où son illustre ami avoit à combattre l'influence
du ministère sur les électeurs. Ce mérite , très-important en
Angleterre , n'est pas celui qui recommande la mémoire de ,
cette dame aux regrets de l'Europe polie . Mais la noblesse et
l'élévation de son caractère , le souvenir de sa rare beauté , le
goût qu'elle avoit pour les arts , la protection éclairée qu'elle
accordoit aux talens , ceux qu'elle cultivoit elle-même avec un
succès remarquable , sont autant de motifs de déplorer sa fin
prématurée. La duchesse de Devonshire a composé , sur le
passage du Saint-Gothard , un poëme descriptif, que le Virgile
français , M. Delille , a traduit dans la langue de Racine ,
langue dont madame de Devonshire apprécioit très-bien la
AVRIL 1806. 93
}
délicatesse et l'harmonie , et qu'elle parloit avec autant d'élégance
que de pureté.
MODE S.
Du 10 avril. - Dimanche , les costumes , aux Tuileries , rappeloient
encore l'hiver , dans quelques-unes de leurs parties ; le lendemain , sur les
Boulevards, tout étoit blanc ; on ne voyoit plus ni fourrure ni laine , tout
étoit de printemps. Les fichus garnis en mousseline plissée à petits plis ,
les collerettes et les tabliers étoient nombreux. Sur beaucoup de robes , une
garniture cousue imitoit , par derrière , le tablier. Les chapeaux étoient de
paille jaune , sans doublure , mais garnis de rubans qui formoient de gros
noeuds et pendoient en longs bouts . A ces bouts , ni les effilés , ni les
franges n'étoient rapportés Presque tous les rubans sont blancs ; cependant
ni Phortensia , ni le lilas ne sont passés de mode. Sur le fond de
quelques chapeaux , on fait des grillages en petite comète lilas , et nombre
de capotes sont encore rayées sur la passe , en taffetas hortensia. On com→
mence à employer pour bordures des roses effeuillées. Les petites tresses
de paille jaune prennent faveur ; on en borde des rubans , et , sur des
passes , on en forme des raies . Entre ces raies , le taffetas se bouillonne .
Les bouquets les plus à la mode sont mélangés de lilas , de jacinthes , de
roses et de renoncules . Le lilas est de la plus grosse espèce. Dans la
grande parure , on met encore des grenades . Les bottes d'herbes , les chordons
et les houx ne se sont pas montrés depuis Longchamp . On voit sur
quelques robes des broderies en couleur , mais à dessins plus petits que
l'année dernière . Presque toutes les robes sont rondes . Quelques capotes
blanches , brodées en blanc sur la passe , ont un transparent rose ; quelques
autres sont brodées en couleur , et n'ont point de transparent.
Pour les hommes , rien de décidé. Les spencers ont disparu ; mais les
habits fumée ou bronze sont , pour l'exhaussement du collet , le gonflement
des emmanchures , la largeur du dos et l'étresse de la taille , tels
qu'on avoit coutume de les voir . Les chapeaux ronds ont la forme toujours
haute , mais , du haut , un peu moins large : les bords en sont de chaque
ôté , comme d'ordinaire , fort recoquillés,
PARIS.
-Dimanche , 6 avril , S. M. l'EMPEREUR et Ror a reçu en
audience particulière , au palais des Tuileries , S. Ex. M. le
'marquis de Lucchesini , envoyé extraordinaires et ministre
plénipotentiaire de S. M. le roi de Prusse. S. Ex. a présenté
à cette audience ses lettres de créance , en qualité de ministre
plénipotentiaire de S. M. le roi de Prusse , près de S. M.
l'EMPEREUR , comme Roi d'Italie. S. Ex auété conduite à
cette audience par un maître et un aide des cérémonies
introduite par S. Ex. le grand-maître , et présentée à S. M.
par S. Ex. M. Marescalchi , ministre des relations extérieures
du royaume d'Italie.
T
LL. MM. sont parties le 9 à deux heures après-midi
pour la Malmaison. Elles se rendront dimanche prochain , à
quatre heures du soir , à Saint- Cloud. Les eaux joueront à
94 MERCURE DE FRANCE ,
cinq heures. Il y aura ensuite spectacle à la cour. LL. MM.
viendront à Paris le dimanche suivant , 20 du présent mois.
Il y aura le matin audience et grande parade , et le soir concert
dans le jardin , illumination des Tuileries , et grand bal
dans le palais , à l'occasion du mariage de S. A. I. la princesse
Stéphanie et de S. A. E. le prince Charles de Bade.
t
La bénédiction nuptiale a été donnée mardi 8 avril , à
huit heures du soir , dans la chapelle du palais des Tuileries ,
à S. A. S. le prince électoral de Bade et à S. A. I. la princesse
Stéphanie-Napoléon , par S. Em. le cardinal Caprara ,
Tégat à latere , assisté de M. de Rohan , aumônier de S. M.
I'Impératrice , ancien archevêque de Cambrai ; de M. l'ancien
évêque de Rennes , chanoine de Saint-Denis , et de M. Costaz ,
curé de la paroisse de la Madeleine .
Dans la nef , à droite et à gauche , ont été placés les membres
des grands corps de l'état ; les tribunes étoient occupées
par le corps diplomatique et par les personnes invitées.
Leurs Majestés se sont rendues à la chapelle au bruit d'une
marché exécutée par la musique impériale.
L'Impératrice , précédée des officiers des princesses , de ses
efficiers , accompagnée du prince de Bade , des princesses ,
du prince royal de Bavière, témoin du prince de Bade , et
suivie des dames de sa maison et de celles des princesses.
L'EMPEREUR , conduisant la princesse Stéphanie , et précédé
des officiers des princes , de ses officiers , des grands officiers
de l'Empire , des ministres , des grands officiers de la couronne
et des princes , et suivi du colonel - général de la garde.
MM. les barons de Reizenstein , de Geusau et de Dalberg ;
le premier , commissaire , les deux autres , témoins du prince
de Bade , précédoient le prince ; MM. de Talleyrand , de
Champagny et de Ségur , témoins de la princesse Stéphanie-
Napoléon , précédoient la princesse.
Le cardinal officiant , suivi de son clergé , est venu recevoir
LL. MM. sous le dais à la porte de la chapelle , et leur a présenté
l'eau bénite.
LL. MM. ont pris place sur des fauteuils surmontés d'un
dais , qui avoient été préparés pour elles en face de l'autel ; les
deux augustes époux se sont placés sur des pliants au bas des
marches de l'autel ; les princes et princesses , et les personnes
du cortége ont occupé autour du trône leurs places accou
tumées.
La cérémonie , pendant laquelle la musique de l'EMPEREUR
a exécuté plusieurs motets et symphonies , a commencé par la
bénédiction de treize pièces d'or que le cardinal -légat a remises
AVRIL 1806. 95
au prince de Bade. Le prince les a présentées en foi de mariage,
à la princesse qui les a remises à sa dame d'honneur.
Ensuite ont été récitées les formules et prières de la bénédiction
nuptiale , durant lesquelles M. Charier - Laroche ,
évêque de Versailles , premier aumônier de S. M. l'EMPEREUR
et Ror; et M. de Broglie , évêque d'Acqui , aumônier ordinaire
de S. M. , ont étendu au - dessus du prince et de la
princesse qui étoient à genoux , un poële de brocard dd'' argent.
Ces deux prélats étoient en camail et en rochet ; le cardinal
et les évêques assistans , en chappes.
t
Cette cérémonie étoit auguste , touchante et religieuse ; les
graces nobles et modestes de la jeune princesse ont produit la
plus vive impression.
La cérémonie achevée , LL. MM. sont rentrées dans leurs
appartemens dans l'ordre qui avoit été observé en se rendant à
la chapelle.
Pendant la cérémonie , les façades et jardins du palais étoient
illuminés.
A neuf heures , il a été tiré sur la place de la Concorde un
feu d'artifice que LL. MM. ont vu du balcon de la salle des
Maréchaux. Au moment ou elles ont paru sur le balcon , avec
le jeune prince et la jeune princesse , des acclamations universelles
se sont élevées du jardin des Tuileries , qui étoit rempli
d'une foule immense de spectateurs.
Le feu d'artifice a été suivi d'un concert et d'un ballet exécutés
dans la salle des Maréchaux ; de là LL. MM. se sont
rendues dans la galerie de Diane , où des tables étoient préparées
pour plus de deux cents dames invitées.
Elles ont ensuite congédié le cercle , et se sont retirées après
avoirreconduit les deux époux dans leur appartement.
་་་, ་
Le bon ordre , la magnificence et la variété ont présidé à
toutes ces fêtes.
-
M. Bergon , conseiller d'état , est nommé directeurgénéral
de l'administration des eaux et forêts.
-M. Desmousseaux , préfet de l'Ourthe , est nommé préfet
de la Haute-Garonne , en remplacement de M. Richard
- Il résulte d'un dernier budget présenté à la chambre des
communes d'Angleterre , que la dette publique de ce royaume
s'élève aujourd'hui à treize milliards de notre monnoie . Cependant
, le gouvernement anglais a encore trouvé moyen de
encore
faire un emprunt de vingt millions de livres sterl. ( 480 millions
de francs ) , sans que cela l'ait dispensé de créer en même
temps de nouvelles taxes , et d'augmenter celles qui existoient
deja . Pour rassurer un peu la nation anglaise sur la situation
96
MERCURE
DE
FRANCE
, de ses finances , on lui dit que cinquante ans, de paix lui suffiront
pour éteindre så dette publique. A la bonne heure ; mais
ceux qui ont fait ce calcul , l'ont établi sur le privilége exclusif
du commerce des deux Indes , et sur l'oppression de toutes
les puissances maritimes ; de sorte que , pour le rendre exact ,
il faut absolument que les choses restent sur le pied où elles
sont dans ce moment , sous le rapport des avantages qu'en
retire l'Angleterre , et qu'elles changent, sous le rapport des
desavantages qui en résultent pour elle en un mot , il faut
que la guerre qui augmente ses dettes et qui la ruine , finisse ,
et que la paix conserve à la Grande -Bretagne les profits qu'elle
retire actuellement de la guerre. Tout cela paroît assez difficile
à concilier ; et il est vraisemblable que les nations
maritimes et commerçantes , ne consentiront pas à se laisser
dépouiller et opprimer , pendant cinquante ans , ' par l'Angleterre
, uniquement pour lui faciliter les moyens d'éteindre
sa dette publique.
D S. Exc. le ministre de l'intérieur a écrit la lettre suivante
au maire de Lyon , en date du 29 mars :
Monsieur le maire , S. M. l'EMPEREUR , sur le rapport que je lui
ai présenté , m'a chargé de vous annoncer qu'il accueille avec sensibilité
et bienveillance l'offre que vous lui avez faite , au nom de la ville de
Lyon , de l'ile Perrache , achetée à cet effet d'après la délibération du
conseil municipal du ro de ce mois , approuvée par le préfet du département
du Rhône le 11. S. M. m'a chargé de vous faire connoître en
même temps qu'elle se proposoit d'y faire construire un palais impérial ;
qu'elle projetoit d'envoyer son achitecte sur les lieux , pour procéder aux
opérations préliminaires ; qu'elle se plaiscit à considérer comme un
résultat de ces travaux l'assainissement des quartiers environnans , assainissement
qu'elle pensoit ne pouvoir être exécuté que par elle seule . Ele
a daigné ajouter qu'il lui seroit agréable de trouver , ⠀ dans le plan
qu'elle a conçu , le moyen de passer quelques jours dans sa bonne
ville de Lyon, et d'y examinor de plus près par elle- même
e tout ce que
pourra concourir à la prospérité d'une ville qui lui a donné preuves
particulières de fidélité et de dévouement. Veuillez l'apprendre à vos concitoyens
; et recevez M. le maire , l'assurance de una sincère estime .
-Le général Caffarelli , aide - de-camp de S. M. l'EMPE
REUR et Roi , nommé ministre de la guerre du royaume
d'Italie , a passésa Turin le de ce mois , se rendant à sa
zedestination.sl . ble
SQUIBYDI 20
.961 te. 104_90) दाल
C
11
CORPS LÉGISLATI F.
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4 ) Jool2 2917 Séance du avril Jun
ןי
97 )
19
MM. Bigot de Préameneu , Berker , Galli , présentent le HIª
et le IV livres du projet de code de procédure civile , dont la
→ discussion aura lieu le 17.
.
(No. CCXLVIII. )
( SAMEDI 19 AVRIL 1806. )
MERCURE
DE
FRANCE.
POÉSIE.
LES VOYAGES
PHILOSOPHIQUES
HEURBU
RBUX qui , par le ciel fixé dans ses foyers,
Y soupire en repos ses amours casaniers ;
Qui ne va point courir, loin de sa bien- aimée ,
Sur les pas de la gloire ou de la renommée ;
Que des soins inquiets ne viennent point chercher ;
Qui , fidèle à son toit, ainsi qu'à son clocher,
Peu jaloux de s'instruire aux terres étrangères ,
Ne veut pas surpasser le savoir de ses pères.”
Qu'ont appris loin de nous ces hardis voyageurs ,
Du sol de la patrie imprudens déserteurs ?
Ont-ils , sur les débris de Rome ou de la Grèce ,
Découvert le bonheur, ou conquis la sagesse ?
En ont-ils rapporté , pour fruit de leurs labeurs ,
Une vertu plus pure et de plus douces moeurs ?
Le ciel a-t-il béni leur généreuse course
• Vers la zone torride ou les glaces de l'ourse ?
Non , sans doute. On voit trop d'illustres vagabonds
Fatiguer les deux mers , les plaines et les monts :
Ces docteurs ambulans , suivis de leurs systèmes ,
Ont descendu partout , excepté dans eux-mêmes ;
.I....
G
98 MERCURE
DE
FRANCE
,
Ils savent justement , sur le bout de leurs doigts,
Ce que pense un Huron , un Caffre , un Iroquois ;
A les peindre en tous points leur éloquence brille ;
Mais ils ont en courant oublié leur famille .
Des bords de l'Orenoque ils aiment le séjour ;
Mais la rive natale a perdu leur amour.
Ils ne forment des voeux que ' pour les Antipodes; -
Ils vont de l'Orient visiter les pagodes ,
Admirer les débris du culte des Païens :
On ne les voit jamais dans les temples chrétiens .
Le Dieu qui les conduit et les protège encore ,
Le cède aux Manitous que l'Algonquin adore.
Ils ont des sentimens touchans et fraternels
Pour la grande famille ou pour tous les mortels ;
Ils portent dans leur sein des nations entières ,
Et n'ont pas un ami dans un monde de frères.
De leur hôtellerie ils lisent dans les coeurs ,
Et sur les grands chemins s'érigent en penseurs.
Où sont les résultats de leurs grandes pensées ,
De tant de notions à la course amassées ?
Leurs journaux , il est vrai , prennent soin d'avertir
Qu'arrivés à telle heure , et prêts à repartir,
Ils sont allés plus loin pour repartir encore ;
1
Qu'ils se sont , en tel lieu , levés avant l'aurore :
L'univers est heureux s'il n'est pas condamné arabs
A savoir tous les jours comme ils ont déjeûné ,
Et s'ils ne datent pas avec exactitude ,
Leurs moindres actions à chaque longitude .
Il est vrai que parfois pour charmer les lecteurs ,
Sur leurs descriptions ils sement quelques fleurs blant.
Ils savent embellir les lieux les plus barbares ,
Et de leur réthorique ils ne sont point avares.
La nature partout reverdit sous leur main,
Et pour faire briller le galant écrivain , ..
Il leur importe peu , trop ardens à décrire,
De tromper l'univers , qu'ils prétendent instruire
Peu m'importe à mon tour : je rends grace à leur soin,
Et de la vérité je n'ai pas grand besoin ;
Mais si je suis jaloux parfois de la connoître ,
De courir après elle ils me laissent le maître .
>
:
AVRIL 1886 .
Je puis partir aussi pour aller recueillir
Des détails plus exacts .... et le droit de mentir....
Ah ! messieurs , poursuivez vos recherches profondes,
Sachez ce qui se passe aux bornes des deux mondes ;
Faites le tour du globe , et ne vous arrêtez
Que devant les horreurs des lieux inhabités ;
Errez , s'il vous convient , avec votre génie ,
Sur le vieux Groënland et la Californie ,
Sur la mer Pacifique et la Terre de Feu ;
Voyez les Patagons , et dites-nous un peu
S'ils ont hnit pieds de haut , et si dans leurs tanières
Vous avez remarqué les progrès des lumières ;
Tâchez de pénétrer sur le sol des Chinois ,
Bravez leur défiance et leurs prudentes lois :
Ne perdez point courage , et quoi qu'on vous destine ,
Obstinez-vous à voir vos frères de la Chine....
Je ne vous suivrai point dans ces lieux écartés.
Ma devise est : « Malheur aux hommes transplantés ! »
Je m'attache au canton , je me cloue au rivage
Ou mes jours commencés ont coulé sans orage.
A les fuir quelquefois si l'on peut m'obliger ,
On n'obligera point mon coeur à voyager :
Il ne quittera point cette plaine féconde
Où la Loire a fixé le chemin de son onde ;
Cette terre de paix , cet asile sacré
Qu'une noble famille a long - temps honoré.
O boocages d'Arcy ! votre ombre protectrice
A protégé ma Muse ignorée et novice ,
Qui seule , trop souvent s'égarant en ses vers ,
Voyage dans l'Olympe et parcourt l'univers.
Aux Dieux , aux demi- Dieux elle fait sa visite ;
Mais le soir plus contente , elle revient au gîte
Parler à l'amitié , sans art et sans pathos ,
Des douceurs qu'elle ajoute aux douceurs du repos ;
Lui dire qu'il n'est point sous la voûte éthérée ,
De plus riant séjour, de plus belle contrée
Que celle où je revois , plus heureux tous les ans ,
Toujours la même amie et de nouveaux printemps.
BERGHOU
$99
G 2
100 MERCURE DE FRANCE ,
DIXAIN.
MARTIAL ET CATULLE.
Le dieu Momus eut toujours deux carquois
De traits naïfs à pointe vive et douce ;
Le premier seul arme ce dieu narquois.
Plus brillantés dans la seconde trousse ,
Tant sont aigus , las ! qu'un rien les émousse.
A deux mortels son secret il apprit.
Par ses mots fins Martial nous surprit ;
Mais la finesse a sa monotonie .
De l'épigramme il n'avoit que l'esprit :
Catulle seul en eut tout le génie.
M. LEBRUN , de l'Institut.
DIXAIN.
Le grand Ronsard au Pinde fit des lois ;
Des preux de cour il chanta l'héroïsme ;
En beaux sonnets rima son latinisme
Et pour Francus maints nobles vers gaulois.
Belles du temps goûtoient son hellénisme ;
Savant flatteur, il fut flatté des rois.
Tant qu'il vécut , on vantoit sa mémoire :
Que de succès et d'honneurs n'eut- il pas !
Lorsqu'il mourut , princes , dames , prélats ,
En grande pompe enterrèrent sa gloire.
M. Louis LE MERCIER
INSCRIPTION
POUR UN PORTRAIT DE BOSSUET.
LUMIÈRE de la France , et vengeur de l'Eglise ,
Il en soutient la gloire , il en défend les droits ;
Et , debout sur la tombe où la grandeur se brise,
Ilose interroger la poussière des rois.
M. LALANDE.
AVRIL 1806. ΙΘΙ
ÉLÉGIE
SUR LA MORT DU SERIN D'ÉLÉONORE.
PLEUREZ , Graces ; pleurez, Amours;
Pleurez avec Eléonore':
Il n'est plus cet oiseau qui charma ses beaux jours
Et la tombe, qui tout dévore ,
Vient de l'engloutir pour toujours.
Un ravisseur et cruel et perfide
L'a surpris de sa griffe avide.
Pleurez, Graces ; pleurez , Amours.
Le passereau de la tendre Lesbie
Avoit moins de talent que ce charmant serin
Comme il se jouoit sur la main
De ma belle et sensible amie !
Légèrement il voltigeeft
A l'entour de sa chevelure ;
Ou quelquefois il dérangeoit
L'élégance de sa parure ;
Ou se reposoit sur les fleurs
Qu'on rassemble au matin dans ses vases d'albâtre ,
Et marioit d'un air folâtre
Brille
Son beau plumage à leurs vives couleurs.
Souvent au lever de l'aurore
Il fit entendre les accens
D'une voix flexible et sonore :
Seule , la voix d'Eléonore
par des accens plus doux et plus touchans.
Tout regrette ce chantre aimable :
Qui peut lui refuser des pleurs
Alors qu'Eléonore en est inconsolable ?
Muses partagez nos douleurs .
Un dieu jaloux du bonheur de sa vie,
Sans doute en abrégea le cours.
On n'échappe point à l'envie.
Pleurez, Graces ; pleurez , Amours.
Auguste DE LABOUÏSSE.
3
102 MERCURE
DE FRANCE
,
ENIGM E.
SANS esprit, sans raison , sans jambes et sans bras ,
Irrégulière en ma figure ,
Je règle tout le monde avec ordre et mesure ,
Et je fais voir en moi tout ce qu'on ne voit pas.
Malgré mon ignorance extrême ,
Je partage les droits de tous les souverains,
De leurs égaremens je tire les humains ;
Et puis , sans autre stratagême
Que quelques regards incertains ,
Je sais les égarer de même.
Lecteur, qui me cherchez , apprenez que je puis
Donner à votre esprit des lumières parfaites .
Peut- être avez-vous peine à savoir qui je suis ;
Mais je sais fort bien où vous êtes .
LOGOGRIPHE
SUR sept pieds je suis une expérience ;
Mon chefà bas , je deviens l'évidence.
CHARADE.
LECTEURS , Considérez l'état de mon dernier ;
Il est l'avant-coureur de mon triste premier :
Tôt ou tard vous serez atteints par mon entier.
G. V. ( de Brive. )
Mats de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE ,
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Nº. est Critique.
Celui du Logogriphe est Soie , où l'on trouve oie, soi, Oise.
Celui de la Charade est Pois- son
AVRIL 1806. 103
Considérations sur la France et sur
l'Angleterre.
Suite. ( Voyez le Numéro de Samedi dernier. )
AVANT que d'aller plus loin , et pour tempérer un
peu la sécheresse des discussions politiques , j'arrêterai
un moment le lecteur sur un problème littéraire
qui tient de très-près à la politique , et dont la
solution se trouve dans la constitution différente des
Monarchies et des Etats populaires.
On remarque généralement dans les histoires grecques
et romaines , plus d'intérêt que dans les histoires
modernes , et même dans l'histoire d'Angleterre plus
que dans l'histoire de France. On en a conclu la
supériorité des historiens anciens sur les modernes ,
et des écrivains anglais sur les nôtres . On diroit , à
entendre les partisans de ce système , que le génie de
l'histoire ait été le partage exclusif des Grecs , des
Romains , ou même des Anglais . On voudroit nous
persuader que
l'histoire manque à notre littérature ,
abest historia litteris nostris (1 ) , et que la nation
française , la plus riche en chefs- d'oeuvre dans toutes
les autres productions
de l'esprit , a resté beaucoup
au - dessous d'elle - même , dans un genre qui ne
demande ni discussions profondes à la raison , ni
fleurs à l'imagination , ni invention au génie , et pour
lequel il suffit d'une distribution
de faits claire et
et judicieuse , d'une narration rapide , et d'un choix
d'ornemens simples et sévères. Les admirateurs
des
historiens anciens ou étrangers , ne s'aperçoivent
pas qu'ils font honneur au talent de l'écrivain , d'un
intérêt historique qui est tout entier dans son sujet.
( 1 ) Cicer. de Legib,
104 MERCURE DE FRANCE ,
En effet , les historiens de l'antiquité racontent les
événemens de sociétés orageuses , turbulentes , livrées
à tous les désordres de la démocratie et du paganisme ,
et au combat intérieur de toutes les passions : car
les anciens , selon Montesquieu , n'eurent jamais
d'idée de la monarchie réglée par des lois ; et les
modernes historiens des Etats chrétiens et monarchiques
font l'histoire des peuples soumis à l'ordre
naturel des sociétés . Or des sociétés qui sont hors de
l'ordre doivent offrir beaucoup plus d'hommes et
d'événemens extraordinaires , que des sociétés dont
les lois sont conformes à l'ordre ; par la même raison
qu'il y a plus d'aventures dans la vie d'un homme
livré à toutes les passions. C'est ce que J. J. Rousseau
a voulu dire dans ces paroles : « Un peuple ne devient
» célèbre que lorsque sa législation commence à
» décliner. » Ces histoires anciennes ont tout l'intérêt
du roman , quelquefois tout le merveilleux, souvent
tout l'invraisemblable , parce qu'on ne fait aussi des
romans qu'avec des passions.
L'histoire d'Angleterre est , pour les mêmes causes ,
plus intéressante que la nôtre ; et c'est avec la même
rectitude de jugement que nos philosophes ont mis
les historiens anglais beaucoup au-dessus des historiens
de leur nation ; mais notre histoire elle - même
a pris plus de cet intérêt dramatique et romanesque
depuis François Ier , parce qu'à cette époque de
violentes passions se déchaînèrent dans la société et
y produisirent de grands désordres . Cet intérêt historique
a atteint le plus haut degré dans le récit des
événemens de notre révolution , sujet d'histoire
unique au monde , et devant lequel pâlissent et
s'effacent toutes les histoires anciennes et modernes ;
parce qu'on y voit , dans quelques années de la vie
d'un peuple , la société tout entière avec tous ses
accidens ; le combat du bien ou du mal ; la lutte de
l'homme contre la nature ; et la monarchie triomphant
par la seule force de ses principes , de la démocratie
AVRIL 1806 . 165
armée de tout l'esprit , de toutes les forces et de toutes
les passions du plus avancé de tous les peuples.
En revenant sur ce qui a précédé cette digression ,
on est conduit à deux questions importantes , et qui
sont comme le résultat de toutes les réflexions que
fait naître l'état présent de l'Angleterre .
La lutte qui existe , en Angleterre , entre des
principes opposés de constitution doit - elle finir ?
Quand et comment finira-t - elle ? Une saine philosophie
peut répondre affirmativement à la première
question sur la seconde , la politique ne peut que
proposer des conjectures .
>>
*
-
L'ordre en tout est éternel , parce qu'il est la fin
des êtres et leur véritable nature . Le désordre est
toujours passager et temporaire , parce qu'il est contraire
à la nature des êtres , et les empêche de parvenir
à leur fin. « Si le législateur , dit très bien
» J. J. Rousseau , se trompant dans son objet ,
» établit un principe différent de celui qui naît de
» la nature des choses , l'Etat ne cessera d'être agité ,
jusqu'à ce qu'il soit détruit ou changé , et que
» l'invincible nature ait repris son empire. » Ainsi
la Pologne long-temps agitée, a été détruite et changée,
non pas assurément par défaut d'étendue de territoire ,
de nombre ou de courage dans ses habitans , mais
par le désordre de son aristocratie , qui est une démocratie
noble . Ainsi la France plus puissante que la
Pologne et plus violemment agitée , eût été détruite
par les désordres de sa démocratie populaire , si elle
n'eût été changée en une meilleure forme de gouvernement.
Ainsi la Turquie , plus étendue la
France ou la Pologne et toujours agitée , sera infailliblement
détruite par les désordres de sa démocratie
militaire ou de son despotisme , si elle n'est pas
changée par la conquête. Ainsi l'Angleterre périra
tôt ou tard par les désordres de sa démocratie royale ,
ou sera changée en une monarchie indépendante ;
car dans tous ces Etats , les principes de désordre
sont les mêmes ; les formes seules sont différentes .
que
106 MERCURE DE FRANCE;
Mais quand et comment l'Angleterre rejettera- t-elle
de son sein ces élémens de désordre , et parviendra - t - elle
à la constitution naturelle des sociétés ? « Il n'est pas
» donné aux hommes de connoitre les temps et les
» momens des révolutions , dit le livre dépositaire
» de toutes les vérités . » Mais il est des raisons plausibles
de conjecturer que l'époque d'un changement
dans la constitution d'Angleterre ne sauroit être trèséloignée
. Il faut observer d'abord que tous les gouvernemens
où le pouvoir est multiple et divisé , et
qu'on appelle républiques , ont fini sur le continent
Européen ; et la France même ne semble s'être constituée
un moment en république , que pour les entraîner
toutes dans sa chute. Et si l'on vouloit porter
ses regards plus loin , on remarqueroit que la confédération
des Etats- Unis , seule république indépendante
qui existe aujourd'hui , à peine sortie du
berceau , montre déjà des germes de division , et par
conséquent des symptômes de caducité . Les véritables
hommes d'Etat , en Angleterre , ont toujours
connu le vice de la constitution anglaise , et ont
cherché , souvent aux dépens de leur tête , à donner
au monarque une autorité plus absolue . Mais aujourd'hui
les progrès de la raison publique et des vérités
politiques , amenés par le temps et les événemens , ont
rendu , en Angleterre , ce sentiment plus général ;
et l'on ne craint pas d'avancer que la constitution
anglaise , si elle étoit attaquée , ne seroit plus défendue
avec bonne foi et persuasion par les hommes éclairés ,
les seuls qui doivent à la longue former l'esprit d'une
nation et diriger sa politique. Dans le siècle de l'esprit
et d'une littérature superficielle , des écrivains plus
jurisconsultes que politiques , et méme des poètes qui
n'étoient ni l'un ni l'autre , ont pu admirer à Westminster
trois pouvoirs siégeans ensemble , et même ,
pour faire la rime , étonnés du næud qui les rassemble.
Mais dans le siècle de la raison qui s'avance , on
admirera à plus juste titre , qu'on ait pu reconnoître
AVRIL 1806 . 107
un pouvoir dans une société où il y en a trois ; et au
lieu du noeud qui les rassemble , on n'apercevra
que les passions qui les divisent , et qui font de ce
gouvernement sans unité , que la nature n'a pas fait
et que la raison désavoue , une société entre la vie et
la mort , agitée par principe , tranquille par hasard ,
et toujours à la veille ou au lendemain d'une révolution
; suivant cet oracle de la sagesse divine , qui
s'applique précisément aux états où la division est au
coeur , je veux dire , dans le pouvoir lui - même :
<< Tout royaume divisé en lui-même sera détruit ,
» et toute famille divisée en elle- même périra.
Axiome politique d'une vérité effrayante , qui devroit
être toujours présent à la pensée de ceux qui font
des lois pour les empires et pour les familles , et dont
le passage de J. J. Rousseau , qu'on a lu plus haut ,
n'est au fond que le commentaire philosophique.
On ne remarque peut-être pas assez que les deux
partis politiques , en Angleterre , ont tous perdu de
leur considération ; et c'est encore un signe de changement
prochain d'état . L'Opposition est un imbroglio
politique , véritable assemblée de masques , où
il n'est pas plus aisé de suivre les hommes , que de
démêler leurs motifs ; dangereuse à l'autorité royale
quand elle triomphe , inutile à la cause du peuple
quand elle succombe . D'un autre côté , les moyens
d'influence de la couronne sont suspects d'intrigue
et de corruption ; et quelqu'exagérée que puisse être
cette opinion , on s'est accoutumé , en Europe , à
regarder le gouvernement anglais comme un vaste
comptoir où la cour paie à bureau ouvert . «< Depuis
» la révolution , dit Bolingbroke , nos rois ont été
» réduits en apparence à une dépendance annuelle
» du parlement ; mais l'affaire du parlement , qui
» en général étoit regardée comme un devoir , a été
>> regardée depuis comme un vil négoce ; le trafic
» du parlement et celui des fonds sont devenus uni-
» versels. » Une guerre civile peut donner de l'éclat
108 MERCURE DE FRANCE ,
1
aux partis ; mais une lutte d'intrigue , quand elle
se prolonge , leur ôte toute dignité.
La religion dominante , avec ses croyances incertaines
et indécises , défendroit foiblement la cause
royale contre l'esprit ardent et absolu des sectes
rivales «< la hiérarchie ecclésiastique , dit l'écrivain
» anglais déjà cité , est devenue un fardeau inutile
» à l'état ; » et le titre de chef suprême de l'Eglise
anglicane , devenu ridicule dans un prince laïque
qui ordonne des jeûnes et des prières , et met
son royaume en pénitence , n'ajouteroit aucune
force aux moyens dont la couronne peut disposer.
Une fausse philosophie , à force de déclamer contre
le fanatisme , a éteint tout sentiment fort et généreux ,
et produit une indifférence générale ; le luxe , avec
ses jouissances , a grossi le nombre des égoïstes ;
tandis
que
le commerce , avec ses richesses mobiliaire
, disponibles en tout temps , transportables en
tous lieux , a multiplié dans toute l'Europe , et particulièrement
en Angleterre , cette classe d'hommes
qui est toujours hors de sa patrie par ses relations et
ses voyages , et qui ne tenant pas au sol natal par
les liens de la propriété territoriale , y reste sans
nécessité , et peut le quitter sans dommage ; hors
d'intérêt réel à la tranquillité de son pays , et à qui
une révolution , comme tout autre événement politique
, peut offrir des moyens de spéculation et des
chances de fortune.
On croit assez généralement qu'il y a beaucoup
d'esprit public en Angleterre , parce qu'on y aperçoit
beaucoup de passions populaires , et un profond
mépris pour les autres peuples. Mais si la guerre
présente , isolant les intérêts de l'Angleterre de ceux
du continent , ôtoit à ces passions nationales l'aliment
qu'elles cherchent au -dehors , ces mêmes passions
réagiroient au -dedans ; et la constitution anglaise ,
arme à deux tranchans qui sert à tous les partis dans
les momens de troubles , n'offriroit alors à la couAVRIL
1806 . 109
ronne que des moyens insuffisans ou même dangereux
de se defendre elle- même , et de defendre les
classes opulentes contre la classe nombreuse et souf→
frante des mercenaires ; enfans dans la société , dont
les affections toutes immodérées ne peuvent être
réglées par la religion , ni amorties par la philosophie ;
véritable armée du désordre , que la licence des
moeurs , les progres du luxe , de faux systèmes d'administration
, d'autres systèmes encore , multiplient
en Europe à un point effrayant , et qui n'attend , pour
marcher à la conquête de la société , qu'une solde et
des chefs ; plus dangereuse en Angleterre , où le bas
peuple , féroce et intempérant, accable l'Etat de ses
besoins , et le menace de ses passions ( 1 ) .
Cependant l'Angleterre reviendra , tôt ou tard ,
à la constitution naturelle des sociétés , parce que
la nature en tout est la loi suprême et nécessaire.
Mais , ou la royauté réagira avec force , et , comme
en Suède , détruira d'un seul coup sa démocratie ;
ou la démocratie , maîtresse un moment du champ
de bataille , comme elle l'a été en France , ramènera
la monarchie par l'anarchie ; car il faut toujours en
revenir à la royauté indépendante , et elle est l'alpha
et l'oméga des sociétés.
L'Angleterre fut , il y a quelques années , menacée
de cette dernière chance . « Le bill sur la suppres-
» sion des assemblées séditieuses , écrivoit en 1794 ,
dans la Théorie du Pouvoir, l'auteur de cet article,
» est actuellement l'occasion d'une lutte entre les
» partis opposés , la plus opiniâtre qu'on eût vue
( 1 ) Voyez des détails curieux sur l'état des pauvres en Angleterre
, dans l'ouvrage de M. Morton Eden , traduit par
M. de Liancourt. Et cependant les Anglais s'apitoyoient sur
la misère des habitans de la France. Ces exagérations soi-disant
philantropiques , la politique en tiroit parti , pour indisposer
les peuples voisins contre leurs gouvernemens , et proposer
toute l'Europe la nation anglaise comme un modèle de sagesse ,
de raison et de bonheur.
à
110 MERCURE DE FRANCE ,
»
depuis long - temps . Il ne faut pas s'en étonner.
» Dans ce moment , l'Angleterre est en équilibre
» entre la démocratie et la monarchie . Si le bill ne
>>
>>
passoit pas , elle tomberoit infailliblement dans le
» gouvernement populaire ; et les vrais amis de l'hu-
>> manité ne pourroient que donner des larmes au
» sort de cette belle partie de l'Europe . Mais il séra
>>> adopté , et ce sera peut -être l'époque d'une amé-
» lioration dans la constitution de ce pays. Car quelle
>> constitution que celle qui donne aux députés du
» peuple anglais, dans l'assemblée même de la nation ,
» le droit d'appeler à la force du peuple des décrets
» du corps législatif , au moment où cette force s'est
dirigée de la manière la plus criminelle contre la
>> personne du monarque (1 ) , et qui leur permet
» de soutenir , sans encourir l'interdiction civile; que
>> cent mille prolétaires peuvent s'assembler en plein
champ , et là, sous la présidence d'un énergumène
» ou l'influence d'un factieux , censurer les opérations
» du gouvernement , ou la conduite de ses agens ;
prendre parti pour ou contre une loi soumise à
» la discussion la plus réfléchie ; exprimer leur vou
» sur les questions politiques les plus importantes ;
» décider de la paix ou de la guerre ; embrasser
>> toutes les opinions qu'une éloquence populaire
» peut dicter à la sottise ; se communiquer tous
» les desirs que la cupidité peut suggérer à la misère ;
» se livrer peut- être à tous les attentats que l'ambi
» tion et la vengeance peuvent conseiller à la force ;
» et que ces mesures ne sont pas seulement compa-
» tibles avec l'ordre public et la sûreté individuelle ,
>> mais qu'elles sont l'effet et le gage de cette liberté
» sage et réglée , à laquelle l'homme est appelé par
» la nature même de la société , et la volonté de son
>> auteur ?
>>
>>
Au moment où nous sommes , tous les partis en
(1) Voyez les journaux de cette époque.
AVRIL 1806.
'Angleterre cherchent à éviter une révolution , précisément
parce qu'elle est inévitable . Le parlement
redoute l'accroissement du pouvoir royal ; le roi luimême
redoute l'accroissement de son propre pouvoir ,
dont les princes foibles sont toujours embarrassés.
C'est cette disposition des esprits , qui , plus que
toute autre cause , a empêché jusqu'à présent le succès
des démarches des catholiques d'Irlande . Rien ne
prouve mieux l'état fâcheux dans lequel le roi est
tombé , que de le voir s'opposer à la révocation des
lois rendues contre les catholiques , par la crainte
de susciter des ennemis puissans à sa Maison. Les
catholiques , jacobites dans un temps , ont toujours
été encore plus royalistes . Ils l'étoient sous le prince
d'Orange , et même plus que les anglicans ; et si le
roi d'Angleterre pouvoit craindre quelque chose pour
sa religion de leur admission aux emplois , il devroit
tout en attendre pour sa couronne : cette disposition
est inhérente à leurs principes religieux .
« Qu'il seroit à desirer , dit l'auteur de cet article
» dans l'ouvrage déja cité , que la réunion religieuse
>> des anglicans et des catholiques , pût opposer un
» contrepoids suffisant à la secrète tendance du
"
puritanisme, vers le gouvernement populaire ; et
» que dans les révolutions que tant de causes peuvent
» produire en Angleterre , et dont sa constitution
>> sera le principe , bien loin d'en être le remède ,
» le peuple anglais pût arriver à la constitution natu-
>> relle des sociétés , sans traverser les marais fétides
>> et sanglans de la démocratie ! »>
Il est possible , il est même assez probable que la
chance d'une succession féminine qui n'est peut - être
pas très- éloignée , sera , en Angleterre , une occasion
de trouble , et par conséquent de changement. Quoi
qu'ait fait dire à ce sujet de peu réfléchi l'horreur
très-légitime des innovations , une loi n'est pas respectable
parce qu'elle est ancienne , mais parce qu'elle
est bonne et naturelle ; et la loi fausse et contre
112 MERCURE DE FRANCE ,
nature de la succession féminine , n'est pas plus en
harmonie avec les progrès de la raison publique en
Europe , qu'elle ne convient à l'état et à l'âge de la
société anglaise. Mais une loi , quoique fausse , quand
elle est consacrée par un long usage , ne se change
pas sans effort , comme un mal invétéré ne s'extirpe
pas sans douleur.
<<< Il n'y a qu'à laisser les choses comme elles sont »
diront les coeurs honnêtes et les esprits superficiels ,
qui ne savent pas que lorsqu'une nation est mûre
pour une révolution , la révolution arrive , indépendamment
de la volonté des hommes , et , s'il le faut ,
malgré leur volonté ; et que tout alors détermine
l'instant fatal , et souvent les causes les plus éloignées ,
ou même les plus opposées. Pour un peuple qui ne
veille pas sur lui -même , et dont la constitution recèle
des germes de désordre toujours agissans , le dernier
jour , le jour inévitable , survient , comme le brigand
qui marche à grands pas dans l'obscurité ( 1 ) . Ce
peuple est surpris dans la paix comme dans la guerre ,
et dans tout l'éclat de ses triomphes , comme au
milieu de ses revers.
Quoi qu'il en soit , l'Angleterre parvenue à l'état
purement monarchique , gagnera en stabilité et en
force de résistance ce qu'elle perdra en force d'agression.
« Car , comme dit très - bien J. J. Rousseau ,
» l'état de liberté ôte á un peuple la force offensive » ;
et il est convenu que la liberté politique n'existe que
sous la monarchie , et ne peut se trouver hors de
l'état naturel de société . L'Angleterre sera plus trans
quille au-dedans , et moins inquiète au-dehors. Elle
sera aussi moins commerçante , parce que l'esprit de
commerce qui est un esprit tout personnel , est diamétralement
opposé à l'esprit public qui ne se forme
que dans les monarchies.
C'est sans doute parce que le commerce devenu
(1) Ecclésiaste.
national
AVRIL 1806. 113
DE
lach
national s'allie toujours à la démocratie qui est la
mort des sociétés , et que l'esprit mercantile , lois
qu'il est général , les entraîne à leur ruine , en faisant
de l'argent le seul Dieu des hommes , et de la cupidité
l'unique ressort des gouvernemens , que ,
dans le livre mystérieux de la religion chrétienne
où sont prédites les destinées futures des nations , les
derniers malheurs semblent exclusivement annoncés
aux peuples commerçans , dont les marchands sont
des princes , et qui couvrent la mer de leurs navires:
On retrouve , dans la sublime prosopopée qui termine
le chapitre 18 , bien des traits qu'on ne peut s'empêcher
d'appliquer à l'Angleterre , lorsqu'on se rappelle
qu'elle a enivré le monde chrétien des cris de
ses égaremens religieux et politiques , et que la première
, elle lui a donné l'exemple de la défection
publique de l'unité religieuse , et de ces forfaits politiques
, cujus ultor est , dit Tacite , quisquis successit
: forfaits qui , dans les siècles païens , étoient
vengés par des supplices ; mais qui , sous le christianisme
, loi de clémence et de douceur , sont plus
heureusement réparés par des autels expiatoires , are
placabiles.
DE BONALD.
De l'Enseignement et des Etudes domestiques , ou Moyens
simples d'exciter l'émulation des Enfans élevés à la
maison paternelle , etc.; par M. Fréville. Un vol. in- 12.
Prix : 2 fr. , et 2 fr. 50 c . A Paris , chez Bertrand , libraire ,
quai des Augustins ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 17.
Voici le vingt-troisième ouvrage que M. Fréville imagine
pour l'instruction des enfans ; mais celui-ci s'adresse plutôt
aux hommes faits qu'aux écoliers : c'est un Recueil de pas-
H
-914 MERCURE DE FRANCE ,
Bages ramassés à droite et à gauche dans tous les livres qui ont
été faits sur l'éducation . Ils sont très -beaux et bien choisis
pour prouver que le meilleur moyen d'instruire parfaitement
les enfans est de les amuser beaucoup . Or, il faut savoir que
tous les volumes et tous les jeux que M. Fréville a mis au jour
sur cette matière sont extrêmement amásans. Le public n'a
donc rien de mieux à faire que de les acheter , si ce n'est
peut-être de s'abonner à l'admirable Journal périodique dont
M. Fréville est l'auteur, et dans lequel on rend compte des
thèmes , des versions et des compositions amusantes des enfans
de toute la ville.
Cet instituteur est incomparable dans ses inventions ; et
s'il a trouvé le moyen d'épargner aux enfans tout ce que
l'étude a de pénible , il ne faut pas croire que ceux qui les
instruiront devront à leur place surmonter les difficultés , et
seront seuls chargés de tout l'ennui il n'y en aura pour
personne. Les enfans , les maîtres , les parens , tous se divertiront
à l'envi ; ceux-ci n'auront plus d'autre soin que celui
d'une simple inspection , et il leur suffira de dire à leurs cnfans
: « Mes amis , pensez-vous à l'exercice de cette semaine ? »
Avec ce seul mot , un père est assuré de faire tout ce qu'il
voudra de son fils ; mais il faudra , bien entendu , qu'il soit
abonné au Journal de M. Fréville , sans quoi tout le fruit de
cette magnifique éducation seroit perdu , et jamais il n'en
feroit qu'un sot .
Un autre moyen proposé par M. Fréville , pour bien compléter
l'instruction grammaticale de tous ses abonnés , consiste
à leur faire lire ses Homonymes et ses Homographes en vers
français : c'est un de ces passe-temps qui renferme sans doute
plus de science qu'on n'en soupçonneroit dans un pareil
ouvrage. Nous en donnerons un petit exemple :
<<
Vainquons , c'est le plus sûr : tout cède au droit canon.
» Vin qu'on boit à Tokai , mérite son renom .
» Vincon coule à Bellac; mais qui connoît Vincon ? "
1
AVRIL 1806. 115
Mais qui connoît les Homonymes , les Homographes de
M. Fréville , et même son Journal ?
que
Cet écrivain se flatte, on ne sait pourquoi , d'être le premier
qui ait observé que notre langue renferme des mots
qui se prononcent de même et qui s'écrivent différemment ,
tandis d'autres s'écrivent avec les mêmes lettres et ont
chacun un sens qui leur est propre . Il n'y a pas un écolier
qui ne sache cela tout aussi bien que lui ; et j'ai dans ce
moment sous les yeux une grossé Grammaire ( 1 ) , qui contient
trois grandes pages in- 4° de ces sortes de mots . Je gagerois
bien que l'auteur ne les a pas été chercher dans les OEuvres
de M. Fréville , et qu'il ne craint pas comme lui que l'on
prenne jamais une souris pour le souris de la beauté, puisqu'il
a sagement rejeté cet homographe de sa longue liste. Mais si
M. Jacquemard , auteur de cette énorme Grammaire , n'a
rien emprunté à M. Fréville , celui - ci né lui demandera
jamais rien ; car ses chers enfans tomberoient certainement en
foiblesse à la seule vue des dix pages de conjonctions , et des
vingt pages de participes que l'on rencontre dans l'ouvrage de
M. Jacquemard . Il pourroit bien arriver, d'ailleurs , que ces
jeunes écoliers , habitués à ne prononcer les mots que comme
ils les entendent , ne pussent d'abord se faire à la nouvelle
prononciation que cet écrivain propose de substituer à l'ancienne
, dans les mots finissant en oi , qu'il veut faire sonner
comme oà. On peut bien croare M. Fréville ne sera pas
le premier à recevoàr une loà qui , toute juste qu'elle soát ,
ne laisse pas cependant , comme on le voàt , de mettre dans
la voàx quelque chose d'un peu roàde. Voilà un échantillon
du système de M. Jacquemard , et ce n'est sûrement pas ma
faute s'il est ridicule.
#1
que
(1) Elémens de Grammaire Française à l'usage des Enfans , par
E. Jacquemard. Un vol . in-4° . Prix : 6 fr . , et 7 fr. par la poste . A Paris ,
chez Giguet et Michaud , libraires , rue des Bons - Enfans ; et chez
le Normant , libraire , rue des Prêtrës Saint-Germain-l'Auxerrois , nº . 17 ,
H 2
116
MERCURE DE FRANCE ,
Il ne faut pas quitter le chapitre de l'instruction sans dire
quelque chose du petit ouvrage que M. l'abbé Cassegrain
vient de faire paroître pour la seconde fois , et qu'il a intitulé :
Elémens de Morale à l'usage des Maisons d'Education ( 1).
Ce sont de courtes leçons sur les devoirs des enfans envers
leurs parens , envers eux - mêmes , et envers la société ;
chacune d'elles porte un titre particulier, comme De la Vertu,
de la Propreté , des Pères et Mères , de la Colère , de la
Société , de la Religion , etc. , etc. Le style en est simple , et
l'auteur les termine par quelques vers choisis qui forment une
sentence. C'est un ouvrage de plus qu'on peut faire lire aux
enfans.
L'art de faire des livres avec des livres , fait donc tous les
jours de nouveaux progrès parmi nous ; et le Plutarque des
Demoiselles ( 2 ) , qui paroît en ce moment , nous en est une
bonne preuve. On ne sauroit diré si l'auteur de cet ouvrage sait
autre chose que lire et écrire. Ce qui paroît seulement dans sa
composition , c'est qu'il manque tout-à-fait d'ordre , d'esprit
et de jugement. Que penser, en effet , d'un auteur qui commence
par confondre le caractère de l'homme et celui de la
femme , qui ne voit aucune différence entre la nature de l'un
et celle de l'autre , et qui nous donne deux gros volumes de
faits pour prouver que les femmes ne sont pas des femmes , et
que les hommes ne leur refusent le commandement des armées
et la conduite des escadres , que pour les tenir dans la
dépendance ? Je ne suis pas étonné qu'un auteur si mal -adroit
(1 ) Un vol. in-18 . Prix : 1 fr . 50 c,, et 2 fr. par la poste. A Paris , chez
Demoraine , libraire , rue du Petit-Pont ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres Saint - Germain- l'Auxerrois , n°..17.
(2) Le Plutarque des jeunes Demoisetles , onbrégé des Vies des
Femmes illustres de tous les pays , etc. Deux vol. in- 12 . Prix : 6 fr . ,
et 7 fr. 50 c. par la poste. A Paris , chez Gérard , libraire , rue Saint-
André - des - Arcs ; et chez le Normant , imprimeur - libraire , rue des
Prêtres Saint- Germain-l'Auxerrois , nº 17 .
AVRIL 1806. 117
+
ait placé parmi ses femmes illustres des intrigantes , des courtisanes
, des parricides et des empoisonneuses. Les excès auxquels
ces femmes se sont livrées ont toujours eu pour cause
première le défaut des qualités distinctives de leur sexe , la
douceur et la modestie : or , cet auteur ne dit pas un mot de
ces qualités. Qu'attendre d'un homme qui tire au hasard tous
les noms historiques , qui commence son ennuyeux catalogue
par Cléopâtre , qui finit par Mad. Le Prince de Beaumont ,
et qui , dans l'intervalle de temps qui les sépare , place Agrippine
après Mad. de Tencin , Lucrèce après Ninon de l'Enclos
, Frédégonde après Jeanne d'Arc , et la Brinvilliers
avant Sémiramis ? Quel esprit pourroit-on supposer dans un
écrivain qui ne se contente pas de copier des notices sur les
personnages qu'il veut mettre en scène , mais qui les répète encore
dans un insipide dialogue qu'il place à la fin de chacune ,
supposant , on ne sait ponrquoi , que ses élèves sont des têtes
légères qui ne peuvent rien retenir , et les institutrices des
imbécilles qui ne savent faire aucune question ? Il est bien
malheureux qu'un esprit de cette trempe se croie un Plutarque
, et qu'il se mêle d'écrire sur l'histoire . S'il faut abso-
Jument qu'il barbouille du papier, que ne choisit- il un genre
qui lui convienne ? Que ne fait- il des romans ? Qui l'empêche
, par exemple , de faire des extraits du Cuisinier Français
, et de nous offrir des Recueils d'Economie Rurale et
Domestique , comme celui que Mad. Gacon-Dufour vient de
faire réimprimer ( 1 ) ? C'est du moins un ouvrage dont l'uti→
lité ne peut être contestée , puisqu'il enseigne à faire de la
belle toile avec des orties , et de l'excellente confiture avec
des prunelles qui font grincer les dents .
f
4
Chacun à sa manie ; et si M. Fréville est un instituteur
(1 ) Recueil-pratique d'Economie Rurale et Domestique. Un vol.
n-12 . Prix : 2 fr . 50 c . , et 3 fr . par la poste. A Paris , chez Buisson ,
libraire , rue Hautefeuille ; et chez le Normant , imprimeur-libraire , ruedes
Prêtres Saint- Germain-l'Auxerrois , nº 17.
3
118 MERCURE DE FRANCE ,
९
trop doucereux , si M. Jacquemard assomme les enfans avec
son in-4° , si d'autres écrivains se contentent de les amuser
avec des leçons , ou de les endormir avec des notices , il faut
convenir qu'ils sont encore des modèles de science , de sagesse
et de modération à côté de M. Brassempouy, auteur d'un
nouveau livre ( 1 ) qui enseigne les moyens de donner de l'esprit
aux enfans les plus ineptes ; et ce moyen , le voici :
«<< Tombez sur l'enfant à coups de verges sans aucune raison
» de le faire , et conduisez -le ensuite à la comédie ; engagez-le
→ à boire , enivrez -le , et punissez - le promptement de l'avoir
» fait. Agissez à son égard sans raison , sans justice , afin de
» faire sortir son cerveau de l'état de calme où il se trouve,
» Tâchez qu'il commette quelque faute ; loin de l'en punir
» récompensez-le. Forcez -le à trouver lui-même są nourri-
» ture. Magnétisez-le , riez , criez , chantez , frappez-le , et
» dites- lui qu'il devient imbécille. S'il ne devient pas fou ,
» vous aurez un artiste sublime. »
A l'appui de cette recette , M Brassempour rapporte
l'exemple d'un enfant sur lequel elle a parfaitement réussi :
à l'âge de sept ans il ne savoit pas encore lire , mais il avoit
déjà fait des prodiges , et il promettoit , dit-il , un génie supérieur,
si la tête ne lui eût tourné.
On seroit tenté de croire que M. Brassempour est ce
malheureux enfant lui - même , tant son ignorance est profonde,
et tant sa folie est prodigieuse. C'est lui qui veut que
les personnes qui ont le malheur d'être empoisonnées se
rincent l'estomac avec de l'eau , à-peu -près comme on rince
une bouteille. Toutes ces extravagances sont écrites d'un trèsmauvais
style , comme on peut bien le penser. Ce sont des
(1 ) Des Parisiens , de leurs Moeurs , de leur Conformation , etc,
Un vol . in- 12. Prix : 2 fr. , et 2 fr. 50 cent . par la poste. A Paris , chez
Allut , libraire , rue de la Harpe , près la place Saint- Michel ; et chez
le Normant , libraire , rue des Prêtres Saint-Germain- l'Auxerrois , nº 17,
AVRIL 1806 .
119
lettres d'Iroquois , le Lapons , sur des sujets absurdes. Le
lecteur croit être devant une loge de Charenton , d'où un
homme en démence lui fait des singeries et des grimaces.
G.
L'Enéide , traduite en vers , par J. Hyacinthe Gaston
proviseur du Lycée de Limoges. Premier et deuxième vol.
contenant les huit premiers livres . Deux vol, in-8 ° . Prix :
7 fr. 20 cent. , et 10 fr. par la poste. A Paris , chez le
Normant , imprimeur-libraire , rue des Prêtres Saint-
Germain-l'Auxerrois , n°. 17.
JE m'étois d'abord proposé de ne comparer M. Gaston à
aucun autre traducteur de Virgile , et sur-tout de ne point
établir de parallèle entre lui et ces hommes extraordinaires ,
que leurs rares talens et des succès fameux ont , pour ainsi
dire , mis hors de pair. C'étoit un égard qui me paraissoit dû
à ses qualités personnelles , et aux efforts souvent très- heureux
qu'il a faits pour s'approcher de son modèle. Mais il
semble provoquer lui - même les comparaisons ; et , soit
modestie , soit imprudence , on le voit sans cesse occupé à
rappeler , dans des notes d'ailleurs superflues , ce que l'on a
fait avant lui . Puisqu'il le veut , j'oserai lui prouver au moins
une fois qu'en voulant mieux faire qu'un autre , il n'a pas
toujours fait aussi bien . J'espère que mon expression ne lui
paroîtra pas trop forte ; car c'est de Boileau qu'il s'agit. Il
ne sera peut -être pas étonné , si , dans le combat où il s'est
lui-même engagé avec le législateur du Parnasse , je trouve
qu'il n'a pas été le vainqueur.
*
Boileau , dans son Art Poétique , a cité comme un modèle
d'exposition le début de l'Enéide , et il a traduit ainsi le
premiers de ses vers :
Je chante les combats et cet homme pieux , etc.
4
20 MERCURE DE FRANCE ;
C'est ce premier vers que M. Gaston ne trouve pas exact,
Cet homme pieux , dit-il , substitué à virum , qui , en
>> latin , signifie un héros, remplissoit le but de Boileau , qui
>> propose ce début de poëme comme un modèle de simpli-
» cité. Mais , moi traducteur , j'ai dû rendre fidèlement le
» virum , etc. » Il a donc mis le mot héros à la place du mot
homme , et il a dit :.
Je chante les combats et ce héros pieux ,
Il paroît d'abord singulier que l'on dispute à Boileau sa qualité
de traducteur , dans un passage où lui-même ne s'en
attribue pas d'autre. Il est plus étonnant encore qu'on lui
conteste la gloire d'être , quand il le veut , un bon traduc➡
teur. Et voilà ce que nous ne devons pas souffrir. Ce journal
est sur-tout destiné à rappeler aux jeunes auteurs le respect
qui est dû aux anciens modèles. Pour peu qu'ils s'en écartent ,
nous devons les en avertir , ou , comme des sentinelles vigilantes
, signaler aussitôt l'ennemi ,
le
Tous les dictionnaires auroient appris à M. Gaston que
mot vir, comme celui de homo , ne signifie pas un héros ,
mais un homme, avec cette différence que le premier renferme
ordinairement l'idée de quelque qualité estimable. Si
l'autorité des dictionnaires ne lui paroît pas assez forte , je
lui opposerai encore celle de Ciceron et de Virgile lui-même.
Lorsque Ciceron a défini l'orateur , vir bonus dicendi peritus,
a-t-il voulu dire que l'orateur est un héros honnéte qui s'est
exercé àparler ? Cela n'est pas croyable : tout le monde sait
qu'il y a de grands orateurs qui ne sont pas pour cela des
héros. Et quand Virgile appelle un bélier , vir gregis , veut-il
nous faire entendre que le bélier est un héros ? Non sans doute ,
mais le mot vir fut d'abord employé pour exprimer la force ,
qui , dans l'enfance des sociétés , étoit la qualité la plus estimable
; et c'est par analogie que dans des temps plus heu→
feux , on en vint à lui faire signifier toutes les qualités utiles,
AVRIL 1806. 121
•
Concluons que Boileau avoit suffisamment déterminé le sens
du vers latin en joignant au mot homme celui de pieux.
•
On pourroit encore faire observer au nouveau traducteur
qué ce héros est un véritable hiatus qui , pour être permis
par les règles , n'en paroît pas moins dur à l'oreille . Il y a
des règles de goût qui sont constantes , éternelles , invariables :
telles sont la plupart de celles de goût , qui se rapportent à la
composition d'un poëme ou d'un discours. Il y en a d'autres
qui sont arbitraires , et qui n'ont d'autre motif que l'usage ou
le caprice qui les a fait établir ; et je compterois parmi
celles- ci plusieurs règles de notre versification. Il y a n'est
pas plus dur que pieux; ce héros n'est pas plus doux qu'aimée.
Pourquoi souffre-t-on dans les vers quelques-unes de ces
rencontres fâcheuses de voyelles , tandis qu'on en exclut
d'autres ? C'est peut-être qu'elles sont toutes également dures ;
c'est qu'en reconnoissant la nécessité de les supporter quel
quefois , on a voulu empêcher qu'elles ne fussent trop fréquentes
, et avertir qu'il faut les éviter quand on peut. Je crois
enfin que le vers de M. Gaston est conforme aux règles , mais
que c'est mal commencer un poëme que de le commencer
par un pareil vers.
Je sens bien qu'on pourroit m'opposer l'autorité de Voltaire
qui commence la Henriade en disant :
Je chante le héros qui régna sur la France.
Mais d'abord il n'est pas prouvé que Voltaire n'ait point mal fait.
Secondement il n'a pas chanté ce héros pieux, et ce dernier mot
ajoute à l'effet désagréable de l'hiatus. Enfin , si on prétendoit
queBoileau a un peu affoibli l'expression de Virgile , il faudroit
du moins convenir que M. Gaston l'a exagérée ; et comme la
première règle d'un poëme épique , c'est que le début en soit
simple, je préférerois toujours à l'exemple de Voltaire celui
de Boileau ; et entre deux défauts d'un début , celui qui le
simplifie , à celui qui l'enfle.
Cette discussion à propos d'un mot est peut- être déjà trop
122 MERCURE DE FRANCE ,
longue. Mais la faute en est à M. Gaston qui a fait sur ce mot
une note très-imprudente. Pourquoi aussi met-on tant de
notes dans un poëme ? Nos grands poètes semblent maintenant
croire que leurs vers n'arriveroient point à la postérité , s'ils
ne les faisoient escorter d'une masse de prose , qui surcharge
inutilement leurs volumes. C'est d'abord une longue préface ,
puis des argumens , puis, des notes sans fin. Ils en font surtout ,
ils en prennent partout ils en mettent entre tous leurs chants.
S'ils veulent instruire leurs lecteurs , ils se trompent ; leurs lec
teurs ne demandent qu'à être amusés. S'ils veulent prévenir les
critiques , ils se trompent encore ; c'est par de bons vers , et non
par de la vile prose que les grands poètes doivent se prémunir
contre les censures. S'ils veulent aider à l'effet de leur poésie et
en faire mieux sentir les beautés , ils se trompent encore davantage;
tandis qu'ils s'épuisent en longs raisonnemens sur le mérité
de leurs descriptions , le public tourne rapidement leurs
inutiles pages , en disant comme le Misantrope : nous verrons
bien.
Je reviens à M. Gaston , et j'avoue avec plaisir en ne le
comparant à personne , qu'il est plus heureux à traduire Virgile
qu'à corriger Boileau. J'oserai même dire que si on lisoit
ses vers , un à un , et en les rapprochant toujours des vers qu'il
a voulu traduire , on n'auroit jamais que des éloges à lui donner
pour la fidélité scrupuleuse avec laquelle il a cherché à
rendre chacune des expressions de son modèle. Mais on n'est
pas le maître de se contenir , on cède au desir de lire de suite
l'ouvrage d'un poète qui se montre si estimable ; et alors on
s'aperçoit que , dans leur ensemble , ses vers n'ont ni la même
harmonie , ni la même grace , ni la même facilité .... non ;
je ne dirai pas que ceux de Virgile. Quel est le poète qui
pourroit soutenir un tel parallèle ?
.
Cependant l'ouvrage de M. Gaston est fait pour ajouter
beaucoup à l'idée que l'on avoit conçue de ses talens . Il sera
précieux pour les jeunes gens , qui , n'étant point encore
AVRIL 1806. 123
"
familiarisés avec les muses latines , ne peuvent lire tous seuls
un auteur tel que Virgile . En lisant cette traduction ils
apprendront à connoître chacun des traits de ce grand poète , et
ils verront comment avec du travail , du talent et du goût ,
on peut parvenir à les rendre. Mais si ensuite ils veulent
connoître sa physionomie , je ne puis leur indiquer qu'un
moyen d'en venir à bout ; c'est de se mettre en état de lire
l'Enéide sans le secours d'aucun traducteur.
Oh! qui leur donnera seulement une idée de cette poésie
tout à-la-fois si douce , si énergique , si variée , si harmonieuse
et toujours si simple , si naturelle ? Il s'agit bien de traduire
un vers , puis un second , puis un troisième ! Il ne suffiroit
pas même de réussir à peindre successivement , les amours
de Didon , la ruine de Troie , les combats de Turnus , etc.;
car parmi les diverses parties de l'Enéide , il y en a quelquesunes
qui semblent nuire à l'intérêt général que le poète s'est
proposé d'inspirer , et il pourroit se faire qu'en les copiant
très-fidellement , on ne parvînt à bien faire sentir que leurs
défauts. Ce qu'un traductenr devroit faire , ce seroit de former
de toutes ces parties , de toutes ces descriptions , de tous
ces récits un ensemble qui attache , qui ravisse , et qui intéresse
à la dixième fois qu'on le lit , plus encore qu'à la première.
Alors , mais alors seulement , il pourroit se flatter d'avoir
traduit l'Enéide. Oh ! comme il se tromperoit celui qui , après
s'être informé de l'histoire d'Enée , telle que Virgile nous la
raconte, voudroit juger par elle de l'intérêt qu'inspire ce poëme !
Sil'Enéide nous intéressoit uniquement par le fond des actions ,
on le liroit une fois comme tant d'autres poëmes et tant de
traductions ; c'est parce qu'il n'intéresse que par le style ,
qu'on le lit dix fois , et qu'on veut le relire encore. Et le
style se traduit-il ?
EJ
Les admirateurs de Virgile ( et quel homme de goût ne
l'est pas ) se sont trop attachés à défendre les imperfections
de son plan. Il y en a , et M. Gaston est de ce nombre , qui
124 MERCURE DE FRANCE ,
veulent que les six derniers livres soient , quant à l'invention ,
aussi admirables que les premiers. Je me garderai bien de les
réfuter. Oui , Virgile est toujours un grand- poète : partout
sa poésie est ravissante , et sa grace ne cesse pas d'être inimitable
peut-être même que dans la dernière moitié de son
ouvrage , il y a de plus beaux discours et plus de tableaux
savans que dans la première . Mais . Virgile ne paroîtroit- il
pas encore plus grand , si après être convenu que son plan
est très-imparfait , on étoit forcé d'avouer que , malgré ses
défauts , l'Eneide est pourtant , après l'Iliade , le poëme le
plus parfait que tous les siècles et tout l'univers aient produit ?
Il en est peut-être de ces défauts comme de ceux qu'on reproche
très-justement aux plus belles tragédies de Voltaire
lesquels ne servent qu'à faire admirer davantage le talent avec
lequel le poète a su faire oublier le vice de ses plans,
2
Il y en a d'autres , et M. Gaston semble encore être de leur
avis , qui veulent que le style de l'Enéide soit partout également
admirable. Ils savent bien que Virgile n'avoit pas donné
à tous ses vers la perfection qu'il auroit voulu , et que mécontent
de quelques expressions qui lui étoient échappées , il avoit
ordonné en mourant qu'on brûlât son ouvrage. C'est un fait
historique qu'ils ne peuvent nier. Cependant , lorsqu'on en
vient avec eux aux détails , ils défendent tout , parce que tout
leur paroît non-seulement excusable, mais une véritable beauté.
C'est ainsi que M. Gaston , en parlant du vers où le poète
latin décrit les approches de la nuit terrible qui précéda la
ruine de Troie , s'extasie sur la dureté et la dissonnance des
expressions dont ce vers est formé : « Remarquons, dit-il, que le
» vers est dur , et semble rebelle à la mesure que notre oreille
» attend à la fin du vers le poète , ayant à peindre une nuit
>> extraordinaire , nous y prépare par des sons inusités ; il
» fait heurter deux syllabes dures et nasales , et place à la fin
» du vers un monosyllabe inharmonieux. » Ruit oceano nox.
Je regrette quelquefois que dans le siècle d'Auguste on n'ait
}
AVRIL 1806. 125
pas fait de journaux , ou que ces journaux ne soient point
parvenus jusqu'à nous. Nous saurions d'eux , si ces expressions
, que nous louons avec tant d'enthousiasme , n'étoient
pas précisément celles que les critiques d'alors censuroient
avec le plus d'aigreur. Je ne puis m'empêcher de
penser que Virgile , s'il reparoissoit tout-à- coup parmi nous ,
seroit peut-être étonné des éloges que nous faisons de plusieurs
de ses vers , et qu'il conseilleroit à quelques-uns de ses
admirateurs , comme autrefois à ceux qui louoient Bavius ,
d'admirer aussi Mævius :
Qui Bavium non odit, amet tua carmina Mævi.
J'en demande pardon au poète aimable que je viens de citer.
Ce qui me console en me voyant forcé de censurer sa prose ,
c'est que je ne fais en cela aucun tort à sa poésie. Il est sûr que
ces deux mots , monosyllabe inharmonieux forment à la fin de
sa note une chute presqu'aussi désagréable qu'oceano nox,
et que de plus inharmonieux n'est pas français . Ce n'étoit pas
la peine de s'exposer à ces reproches , pour nous dire qu'un
vers dur est un très-beau vers , et qu'oceano nox est une des
belles expressions de Virgile.
Quant à moi , je suis porté à croire que la rencontre de ces
consonnes dures et nasales est peut-être un de ces défauts qui
faisoient desirer à ce poète que son poëme ne vit jamais le
jour. Je remarque même , et avec plaisir, que , semblable à
ces moralistes qui établissent des règles sévères qu'eux- mêmes
seroient bien fachés d'observer , M. Gaston a su s'affranchir de
tant de perfection. Les vers par lesquels il auroit dû rendre la
dureté admirable et inharmonieuse de l'expression de Virgile ,
sont faciles et harmonieux , et je pourrois les citer comme un
exemple de sa manière ordinaire :
2
Sur son char cependant du fond des eaux s'élance
La nuit qui dans les cieux étend sa robe immense.
Ces vers qui , très-heureusement pour eux , sont mauvais
·
126 MERCURE DE FRANCE ,
comme traduction , sont très-bons et très - poétiques. Je ne
craindrai plus maintenant de parler trop long -temps sur les
notes de M. Gaston , puisqu'au milieu de tant d'épines , je
trouve à cueillir de pareilles fleurs .
Qu'on me permette donc d'ajouter encore un mot sur ces
notes. Il y a des hommes d'ailleurs pleins de goût , qui veulent
absolument prêter à Virgile des qualités auxquelles il ne paroît
avoir eu aucune prétention.Par exemple, M. Gaston lui attribue
une certaine sensibilité , qui étoit de mode dans le dernier
siècle , et qui , certes , n'a pas fait produire des chefs-d'oeuvre
à ceux qui se vantoient de la posséder. Je conviens qu'en effet
Virgile sait animer les détails les plus arides par des traits qui
partoient de son ame , et dont Homère , Racine et lui possédèrent
seuls le secret . S'il parle d'une porte , il nous avertit
que c'étoit celle par où Andromaque passoit lorsqu'elle conduisoit
le jeune Astyanax vers son aïeul , et aussitôt cette porte
devient à nos yeux un objet intéressant et presque sacré. Je
pourrois citer mille exemples pareils de l'intérêt qu'il jette
en passant sur un lieu obscur , sur un fait , sur un nom ;
mais toujours il passe rapidement , et s'il étoit sensible , on
ne voit pas qu'il ait beaucoup cherché à le paroître. Ainsi
lorsqu'il peint un père mourant après ses deux fils enveloppés
dans le même sort que lui , c'étoit une belle occasion
pour un poète sensible de développer avec effusion tous
les effets de la tendresse paternelle . Tout autre que Virgile
n'auroit pas manqué de dire que Laocoon périssant au milieu
de tourmens affreux ne s'occupoit encore que de la mort de
ses deux enfans ; mais le grand poète ne dit sur tout cela qu'un
seul mot , et la sensibilité qu'il peint est une sensibilité purement
physique. Je m'en rapporte à M. Gaston lui-même qui ,
cette fois , a traduit rigoureusement son modèle :
:
Du port du Ténédos , on vit près du rivage
( Je frémis en traçant cette effroyable image )
Sur ces paisibles mers , deux serpens monstrueux
AVRIL 1806. 127
Dérouler lentement leurs anneaux tortueux .
Leurs crêtes sur les flots se dressent : la mer gronde
Sous leurs replis nombreux qui sillonnent son onde .
Ils rassemblent soudain leurs orbes inégaux ,
Glissent , et vers l'autel s'élancent hors des eaux ;
Leurs yeux roulent du sang , et leur gueule béante
Par de longs sifflemens sème au loin l'épouvante.
Tout fuit : Laocoon voit ces monstres unis
De leurs noeuds redoublés e tourer ses deux fils ,
Percer leur tendre sein d'une double morsure ,
Et s'abreuver du sang qui sort de leur blessure ;
Il les voit , il s'élance , et d'un bras égaré ,
Pour sauver ses enfans , lève le fer sacré.
Mais autour de son corps , l'un et l'autre reptile
Se recourbe deux fois en spirale mobile ,
Et sur son front , des Dieux profanant les festons ,
Leur langue , à flots brûlans , distille ses poisons .
Il s'épuise en efforts , pour rompre les écailles ,
Dont l'étreinte comprime et brûle ses entrailles ;
De ses cris impuissans , il fatigue le ciel .
Tel mugit le taureau , qui , fuyant de l'autel ,
Se dérobe sanglant à la hache incertaine ,
Lutte contre la mort , et bondit sur l'arène.
Je pourrois cependant faire observer que dans ce passage
d'ailleurs fidellement traduit , M. Gaston a employé deux vers
entiers pour rendre deux mots de Virgile , auxilio subeuntem.
Mais j'aime mieux le citer que le censurer ; et si je suis obligé
de faire tout a-la-fois l'un et l'autre , il faut du moins que ce
soit à l'occasion de fautes plus remarquables. Voici donc la
la manière dont il a décrit cette porte dont je viens de parler .
Il faut d'abord citer les vers de Virgile :
Limen erat , cæcæque fores , et pervius usus
Tectorum inter se Priami , postesque relicti
A tergo ; inflix, quả sĩ , dùm regna manebant ,
Sæpius Andromache ferre incomitata solebat.
Ad soceros , el avo puerum Astyanacta trahebat.
On voit qu'il s'agit bien d'une porte ; il y a trois mots dif128
MERCURE DE FRANCE ,
férens qui le disent , afin qu'on ne puisse pas s'y tromper ,
limen , fores , postes. Au lieu de cela M. Gaston dit :
Des sentiers ténébreux au vulgaire inconnus ,
Me mènent sans danger au réduit solitaire ,
Où la veuve d'Hector , sur le sen de son père
Epanchoit sa douleur et lui montroit son fils.
Ces vers sont beaux ; ces détails sont intéressans , mais ce ne
sont plus ceux de Virgile. Traducteur infidèle , qu'avez-vous
fait de cette porte ? C'étoit un instant qu'il falloit saisir , celui
où Andromaque se rendoit chez le vieux Priam , et cet instant
seul nous rappeloit des années entières de paix et de bonheur .
Vous nous peignez un réduit où elle épanchoit sa douleur !
C'étoit bien de douleur qu'il falloit parler ! C'est maintenant
que sont arrivés les jours de deuil et de désolation ,
jours rendus plus terribles encore par le souvenir de ceux
où l'épouse d'Hector , maintenant sa veuve , passoit tranquillement
sur ce même seuil sans gardes et sans crainte.
Je ne puis dissimuler que M. Gaston en exprimant toujours
, du moins à peu- près , les mots de Virgile , n'en a pas
toujours rendu le sens avec le même bonheur. C'est ainsi qu'il
lui est souvent arrivé , comme à bien d'autres , de donner à
son auteur de l'esprit , et de le peindre brillant , quand il n'est
que simple. J'avois d'abord voulu citer la manière dont il
traduit la description de la tempête dans le premier livre ;
mais j'ai trouvé que ces deux mots grando vus Aletes y étoient
rendus par une antithèse :
Aletés , éperdu ,
Regrette de mourir et d'avoir trop vécu .
Et il m'a semblé qu'un trait pareil suffisoit seul pour gâter
le plus beau morceau .
On voit que je ne cherche pas à ménager M. Gaston. Ce
n'est point en effet à un talent comme le sien qu'il faut adresser
des flatteries. Si je n'ai pas hésité à relever ses fautes , si je
lui
AVRIL 1806. cen
5 .
lui ai fait entendre , trop souvent peut- être , la voix sévère
de la critique , c'est qu'il est assez fort pour ne pas la
craindre , et assez modeste pour ne pas rougir d'en profiter.
Mais après avoir parlé de ses antithèses et de ses longueurs ,
je dois me réserver quelque espace pour citer de lui un
morceau d'une beauté plus franche que ceux dontj'ai entretenu
jusqu'à présent nos lecteurs ; et je le choisis de préférence dans
l'un des derniers chants qu'il vient de publier. Voici comment
il a exprimé les fameux regrets de Virgile sur la mort du
jeune Marcellus :
La Parque tranchera cette fleur passagère :
Dieux ! ne la voulez - vous que montrer à la terre ?
Votre pouvoir jaloux du pouvoir des Romains
Leur ravit ce présent échappé de vos mains .
Pleure , cité de Mars , la gloire de tes armes.
Tibre , combien tes flots doivent rouler de larmes ,
Lorsque sur ton rivage un peuple gémissant
L'appellera trois fois sur son bucher naissant .
Illustre enfant de Troie , espoir de l'Italie ,
Combien il eût aimé les Dieux et la patrie !
Antique loyauté , valeur dans les combats !
Nul mortel n'auroit pu résister à son bras .
Soit qu'un coursier sous lui du pied frappât la plaine ,
Soit qu'il eût voulu seul descendre dans l'arène .
Cher enfant , si tu peux échapper aux destins ,
Tu seras Marcellus ..... Venez , à pleines mains
Donnez des lis ; donnez , j'en couvrirai sa tombe.
Mon ombre te les offre au défaut d'hécatombe ;
Infortuné reçois ce vain tribut de fleurs
Que l'amour paternel a trempé de ses pleurs .
Certes , quand on rencontre de pareils vers dans cette nouvelle
traduction de Virgile , loin de chercher à justifier
M. Gaston de l'avoir entreprise , on ne pense qu'à l'encourager
, et on est tenté de lui dire , en empruntant une expres→
sion de son modèle : Macte nová virtute , sic itur ad astra.
Courage , c'est ainsi que l'on arrive aux cieux.
Ce dernier vers est de M. Delille , et il me rappelle que le
9
I
130 MERCURE DE FRANCE ,
• courage de M. Gaston ne mérite plus l'épithète de nouveau
que Virgile donne à celui d'Ascagne. Mais il me rappelle
aussi que si le courage du jeune traducteur n'est plus nouveau
, il n'en est que plus admirable.
Qué dirai-je de plus sur cet ouvrage ? Il donne de grandes
espérances , et la seconde livraison justifie toutes celles que la
première nous avoit fait concevoir. Je voudrois seulement que
lorsque M. Gaston en publiera les dernières parties , il s'attachât
à en revoir les premières ; qu'il en fit disparoître le
clinquant ; qu'il arrondît , qu'il assouplît un peu son style.
Je voudrois encore qu'il en abrégeât la préface , qu'il en
retranchât les notes ; et avant tout , qu'il supprimât l'épître
dédicatoire. Il a beau dire : on ne se persuadera pas qu'il
ait fait imprimer une traduction de l'Enéide , dans l'unique
objet de plaire à MM . ses frères. Il est temps de renoncer
à ces petites ruses de l'amour - propre ; il est inutile de
mettre le public dans la confidence de toutes ces amitiés et de
tous ces petits plaisirs de famille : si on veut absolument l'occuper
de soi , il faut tâcher de rassembler toute son attention
sur le livre qu'on lui présente , et je ne sais pour cela qu'un
moyen , c'est de le faire très-bon. Je parlerois autrement de
l'épître de M. Gaston , si elle étoit en beaux vers , tels que les
Virgiles en savent faire ; car de beaux vers font tout excuser.
GUAIRARD.
VARIETES.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES.
Au Rédacteur.
Monsieur ,
Paris , 15 avril 1806.
Depuis que le poëme de l'Imagination a paru , plusieurs
personnes ayant vu la traduction des Bucoliques de Virgile
annoncée à la suite de mes oeuvres , sont venues me demander
si j'étais véritablement l'auteur de cette traduction ; pour épargner
à d'autres une semblable méprise , permettez-moi de
AVRIL 1806. 331
prévenir le public , par la voie de votre journal , que je n'ai
point traduit les Bucoliques de Virgile , et que je suis
absolument étranger à cette ouvrage,
J'ai l'honneur de vous saluer.
Monsieur ,
DELILLE.
Villeroy, ce 25 mars 1806.
Le Mercure de France a annoncé , comme devant paroître
bientôt , un poëme sur la conquête de l'Angleterre , par
Guillaume. ( 1 ) Depuis deux ans je travaille au même sujet ,
et plusieurs de mes idées se sont rencontrées avec celles de
M. D...n. Comme lui , je fais présider aux destinées de la
France et de l'Angleterre , deux Génies rivaux. Comme lui , je
mets en scène plusieurs personnages qui rappelleront les héros
d'Ossian. Je place dans l'armée française un jeune guerrier ,
qui doit attirer sur lui une grande partie de l'intérêt , et je
termine mon Poëme par la bataille d'Hastings. Du reste , le
plan que je me suis tracé ne ressemble en rien à celui de
M. D... n. Sans remonter à une époque trop reculée , j'entre
en matière avant le débarquement de la flotte Neustrienne sur
les côtes de la Grande- Bretagne . Je n'ai pas cru qu'un événement
si mémorable dût être relégué dans un récit. Les cinq
premiers chants sont donc employés à la réunion des divers
peuples qui accompagnèrent Guillaume. Les sept derniers
seront remplis par la conquête de l'Angleterre. Comme un
pareil ouvrage demande un long espace de temps pour être
achevé , et qu'un jour on pourroit m'accuser de plagiát au
sujet des ressemblances indiquées , j'ai pris , Monsieur , la
liberté de vous adresser cette réclamation , et je vous prie de
la faire connoître au public par la voie d'un journal qui fait
autorité en matière de goût.
J'ai l'honneur d'être , etc.
JULES COURTIER .
-M. de Cessart , devenu si célèbre par l'invention des
cônes de Cherbourg , est mort , le 12 de ce mois , à Paris , à
l'âge de 87 ans. Le corps impérial des ponts et chaussées perd
en lui un de ses membres les plus distingués.
L'aéronaute Mosment vient d'avoir une fin aussi déplorable
que l'infortuné Pilatre de Rosier . Ce jeune homme fit a
Lille , le 7 de ce mois , sa neuvième ascension . Le ciel étoit
serein , le soleil brilloit , tout annonçoit le succès de l'expérience.
A midi 25 minutes , il s'éleva dans les airs. Le vent du
(1 ) Nous avons inséré un fragment de ce poëme dans le numéro
du 5 Avril. (Note du Rédacteur. )
I 2
132 MERCURE DE FRANCE ,
1
nord souffloit , le ballon suivoit cette direction ; à une certaine
hauteur le physicien lâcha un animal attaché à un parachute
, et l'expérience réussit à merveille. L'aérostat séleva de
plus en plus , et son conducteur planoit au-dessus de la ville ,
se donnant en spectacle à un peuple immense rassemblé sur
toutes les places publiques.
A une heure l'aérostat changea de direction , sa marche
paroissant être contrariée par les vents opposés. On aperçut
alors un point lumineux semblable à une étoile brillante ; ce
pointfixa l'attention des spectateurs qui reconnurent bientôt que
c'étoit le drapeau dont le voyageur s'étoit emparé au moment
du départ. La chute lente et l'éclat de ce drapeau avoient
attiré pour un instant tous les regards : on les reporta vers le
ballon qui faisoit différens mouvemens , et sembloit suivre un
courant d'air qui le portoit vers le sud ; il s'éleva alors à une
telle hauteur qu'il disparut à tous les yeux .
Il étoit une heure et un quart : chacun s'en retournoit satisfait
du départ de l'aéronaute , et se promettoit de lui prodiguer
à son retour des félicitations et des applaudissemens.
Tout-à-coup parut un jeune homme portant le drapeau qui
n'avoit essuyé aucun dommage dans sa chute ; il avoit été ramassé
sur le rempart de la porte de la Madelaine. Un instant
après, on apprit que l'infortuné aéronaute étoit tombé dans
les fossés de la ville , non loin de l'endroit où le drapeau avoit
été ramassé. On courut pour le secourir , mais tous les soins
furent inutiles ; il étoit mort. Sa figure étoit souillée de meurtrissures
et de sang ; ses traits même avoient disparu . Parmi les
conjectures qu'on fait sur les causes de cet accident , on s'accorde
à dire que la nacelle du voyageur étoit trop petite , peu'
profonde et sans galerie , dépourvue enfin de tout ce qui pou
voit le mettre en sûreté.
MODE S.
Du 15 avril. - Pour la grande parure , la mode des coiffures en cheveux
est presque exclusive : elles sont ornées de fleurs blanches , de diamans
ou de perles . Par derrière , quelquefois ces fleurs cachent un réseau ;
par devant , elles sont presque toujours disposées en diadême : les diamans
et les perles se portent en bandeau.
Les manteaux de cour ont , comme à l'ordinaire , un petit chou de draperie
au- dessus de la ceinture , et deux bandes croisées sur le corsage de la
robe ; on les fait en moire lilas , rose , etc. La robe blanche est brodée en
lames d'or ou d'argent ; ou bien , unie , elle a pour garniture des fleurs
artificielles. Sur les manches bouffantes , règne une broderie analogue.
Les gants n'atteignent pas le coude. Au côté , le gros bouquet est composé
de tubéreuses , de jacinthes ou de fleurs d'ora n ge.
On monte à cheval avec un chapeau de paille .
Tous les chapeaux de paille ent un grand bord que l'on coupe sur la
AVRIL 1806. 1.33
muque , qui n'est relevé ni par- devant ni sur les côtés . Sur tous les chapeaux
de paille , on met un ruban uni , ou une fleur . Tous ces chapeaux
devroient se ressembler ; cependant l'habileté des modistes les diversifie
chaque magasin a son genre , et ce genre a autant de subdivisions qu'il y
a d'ouvrières dans l'atelier. Les rubans sont lilas , hortensia , quelquefois
pistache , très-souvent d'un blanc mat ; on continue d'en effiler les bouts.
Outre les roses d'Allemagne , dont la mode s'est généralisée , on voit sur.
des chapeaux à passe longue , des pavots panachés , du lilas , du muguet
mêlé avec des roses ; quelquefois du muguet imité avec de la pafle , ou des
jacinthes de paille .
Les capotes de perkale se font à grande passe çarrée. Ce ne sont plus.
des cordes , ou torsades cousues , qui , sur la passe , et au milieu de la .
pièce ronde du fond , forment de grosses raies : la mode de ces raies subsiste
; mais elles sont figurées par d'épaisses coulisses . Il y a chez quelques
lingères , de petits bonnets , brodés en gros coton blane , sur une mousseline
si claire , qu'on ne voit à quelque distance , que le transparent et la
broderie.
Dans la parure de fantaisie , l'ambre , pour colliers , va de pair avec
le corail. On voit quelques dessus de peignes en mosaïque . Nous avons
oublié de dire , il y a cinq jours , qu'à Paris , il existoit ( aux ci-devant
Cordeliers ) une atelier de mosaïque . Cet atelier , où sont employés d‹a
'sourds-muets , est dirigé par un italien nommé Belloni.
PARIS..
On lit aujourd'hui dans le Journal Officiel l'article suivant :
« L'Angleterre a déclaré la guerre à la Prusse. Tous les
bâtimens du roi ont ordre de courir sur les navires prussiens ,
et des lettres de marque ont été expédiées aux corsaires. Cette
mesure du gouvernement anglais est-elle juste ? est-elle politique
? Nous n'avons pas l'intention d'approfondir ces questions.
Il nous suffit de reconnoître que cette mesure est avantageuse
à la France , qu'un de ses premiers résultats est de
fermer le Nord au commerce anglais ; qu'il y a peu de sagesse
de la part de l'Angleterre à en agir ainsi à l'égard d'une puissance
considérable dont elle resserre les liens avec la France ,
et qu'elle détermine à éloigner de ses conseils les agens et
l'influence anglaise . La France et la Prusse réunies pourroient
décider , si elles le vouloient , de la clôture du Sund. Si
l'Angleterre avoit su ployer sa politique aux circonstances ,
elle auroit maintenu son parti et ses créatures en crédit à
Berlin ; elle auroit rendu le blocus des ports du Nord moins
sévère ; elle auroit enfin conservé l'utilité qu'elle retire du
pavillon prussien ; car le commerce a besoin d'agens qui
soient ses intermédiaires entre les marchands et les consom→
mateurs. Mais quoi qu'il en soit , nous ne pouvons considérer
cette nouvelle circonstance politique que comme propre à .
accélérer la paix ; car assurément la Prusse n'est ni un foible
ennemi pour l'Angleterre , ni un foible allié pour la France .
३.
134 MERCURE DE FRANCE ,
Nous savons qu'il est des personnes qui s'accoutument difficilement
à l'idée de ces liaisons entre la France et la Prusse 2
mais elles ne veulent pas voir que les incertitudes d'abord
manifestées par ce cabinet , tenoient à des circonstances passagères
qui n'ont altéré ni les principes du roi , ni ceux ,
de ses
serviteurs les plus fidèles et les plus éclairés. S'il y a eu des
choses dont la France pouvoit être blessée , elles ne peuvent
être imputées qu'à un ministre furibond qui étoit vendu à
l'Angleterre , qui avoit autrefois appartenu à son service , et
qui l'avoit quitté pour des raisons que la gravité de cette
feuille ne nous permet pas de rapporter.
>> On pensera peut-être que l'Angleterre , dans les nouvelles
circonstances où elle se trouvoit à l'égard de la Prusse , n'avoit
point de mezzo termine à adopter , et ne pouvoit que déclarer
la guerre. Mais la prise de possession du Hanovre par la
Prusse , étoit le seul moyen d'empêcher les Français de revenir
dans ce pays , et s'ils y étoient revenus , le commerce des
Anglais n'en auroit pas été plus libre. On peut objecter que
non-seulement la Prusse a fermé les ports de l'Elbe et du
Weser, comme ils l'avoient été par les Français , mais que la
prise de possession a été faite au nom du roi dans les mêmes
formes que s'il vouloit réunir cette belle province à sa vaste
monarchie. Cependant rien ne prouve que telle soit en effet
l'intention de la Prusse , et même il seroit possible que la cession
de Clèves , d'Anspach , de Neufchâtel tint à d'autres
principes d'arrangement , puisque la population de ces trois
pays n'égale pas le cinquième de la population du Hanovre. Il
pouvoit donc y avoir lieu à quelques éclaircissemens entre la
Prusse et l'Angleterre , et ce qu'il y avoit de plus sage n'étoit
pas de commencer par déclarer la guerre , en supposant que la
prise de possession équivale à une incorporation définitive ,
l'Angleterre au lieu d'éviter ce résultat , le rend plus certain ,
car quelles que soient les pertes que le commerce prussien
puisse éprouver pendant deux ou trois ans de guerre , il en sera
dédommagé par celles plus considérables qu'éprouvera le commerce
de son ennemi ; et l'Angleterre se soumet à ces pertes
pour un intérêt que la nation anglaise a toujours méconnu ;
ellea constamment considéré le Hanovre comme une propriété
qui lui étoit tout-à -fait étrangère , et qui regardoit uniquement
la maison de Brunswick. Comment ses principes à cet
égard ont-ils si subitement changé ?
» Il paroît que M. Schimelpenninck , grand-pensionnaire
de Hollande , a perdu les yeux sans retour. Qui le remplacera?
Quelle secousse ce changement de magistrature produira- t- il?
Ces questions fixent les regards et causent l'inquiétude des HolAVRIL
1806 . 135
Jandais sincèrement attachés à leur patrie . On sait que l'EMPEREUR
n'avoit donné aucune attache directe aux derniers
changemens faits à l'organisation de ce pays , et qu'il dit à
cette occasion que la prospérité et la liberté des nations ne
pouvoient être garanties que par deux systèmes de gouvernement
, ou la monarchie tempérée et constitutionnelle , ou la
république constituée selon la théorie de la liberté et véritable
organe de l'opinion. Il n'appartient pas à toutes les nations de
pouvoir , sans danger , laisser au public le choix de ses représentans
; et lorsqu'elle peut craindre les effets de l'assemblée
du peuple en comices , lorsque les avantages qu'elle espère sont
moindres que les inconvéniens qu'elle prévoit , cette nation
qui ne peut être protégée par la république , a recours aux
principes d'une bonne et sage monarchie. Dans la constitution
actuelle de la Hollande , le grand-pensionnaire a plus de pouvoir
que le roi n'en a en Angleterre : il en a plus même que
I'EMPEREUR en France , et qu'aucun monarque n'en eût chez
aucune nation ; et ce qui est sans exemple dans un état républicain
, les Hautes-Puissances , ou le corps représentatif et
législatif , ont été nommés par le grand-pensionnaire. Le vice
de cette organisation avoit pu échapper à des regards pénétrans.
Il n'y a pas de république là où le corps représentatif et
législatif n'est pas nommé par les comices ; et si l'on craint les
comices , il faut renoncer au système de la république. On ne
doit proscrire absolument que le gouvernement qui , n'ayant
ni les avantages de la république , ni ceux de la monarchie ,
réunit tous les inconvéniens de l'un et de l'autre.
<«< Lorsque telle est la situation de la Hollande , quelques
changemens qu'elle apporte à son organisation , elle ne peut
qu'y gagner. Si les propriétaires , les commerçans , les hommes
éclairés pensent qu'ils peuvent faire sortir leur représentation
des choix faits par le peuple sans distinction de classes ou de
religions , ils établiront un système plus convenable que l'état
actuel. Si telle n'est pas leur opinion , et qu'ils croient devoir
recourir à une monarchie constitutionnelle , ils feront encore
une chose plus favorable à leur pays que ne sauroit l'être le
maintien de l'état actuel. C'est à eux à connoître leur si tuation
à apprécier les circonstances dans lesquelles ils se trouvent ,
à choisir entre ces deux systêmes , celui qui a le plus de rapports
avec elles , et qui est le plus propre à asseoir sur de
solides bases la prospérité et la liberté publiques.
« La Bavière a pris possession du margraviat d'Anspach
et elle a cédé à la France le duché de Berg qui , réunit à celui
de Cleves , fait l'apanage du prinee Joachim , grand-amiral
de l'Empire. Wesel est une place forte qui couvre nos fron-
4
136 MERCURE DE FRANCE ,
tières. Le duché de Clèves nous met dans un contact avantageux
avec la Hollande , et désormais la France ne compte plus
sur la rive droite du Rhin que des princes alliés par le sang à
la famille impériale.
» Le général Oudinot a pris possession des comtés de
Neufchâtel et de Vallengin . Il a trouvé ces pays encombrés de
marchandises anglaises entassées par tous les marchands de la
Suisse , et notamment par ceux de Bâle. L'armée française à
fait une capture de plusieurs millions. Toutes les rives du
lac de Neufchâtel étoient couvertes de denrées de fabrique
anglaises. Cette circonstance est un trait de lumière qui justifie
toutes les mesures prohibitives qui peuvent être prise à l'égard
de la Suisse . Cette contrée n'est autre chose en ce moment
que l'entrepôt de fabriques anglaises. Lorsqu'elle sera encombrée
de ces denrées , il y aura peut- être aussi quelque moyen
de faire subir un nouvel échec à nos ennemis. Comment le landamman
n'est-il pas frappé des dangers auxquels il expose sa
patrie ? Qui défendroit Bâle d'une visite de l'armée française ?
Ce magistrat qui voit la contrebande s'organiser en grand sous
ses yeux , pense- t- il donc n'être pas responsable si les Français
considèrent des dépôts de marchandises prohibéés faits
avec une telle publicité et dans une si énorme quantité , comme
un véritable acte d'hostilité ? Si l'administration française multiplie
les prohibitions eutre la Suisse , la France et l'Italie , lelandamman
actuel n'en sera - t-il pas la cause et toutes les
plaintes que pourront faire les Suisses , ne seront-elles pas
injustes et mal fondées ?
er
2.
se sont
[
» La Dalmátie est occupée par l'armée française . Elle est séparée des
bouches du Cartaro par le territoire de la république de Raguse. Le pays
est montagneux et les chemins sont difficiles . Les troupes françaises
étoient déjà arrivées à Raguse lorsque le fort de Castel- Nuovo fut remis à
trois cents Russes par le général Brady , qui commandoit à deux mille'
Autrichiens. Ce général , anglois d'origine , a manqué à la France , et a
trahi son maître. A cette nouvelle , le maréchal Berthier a ordonné que
la ville de Braunau , qui défend la frontière de l'Inn , et qui devoit être
remise le 1 avril , ne fût pas rendue et réarmée . Les corps de la
Grande-Armée , qui étoient en marche pour rev nir , en
arrêtés . Les prisonniers de guerre qui devoient être renvoyés en Allemagne
ont été retenus jusqu'à nouvel ordre dans les lieux où ils se
trouvoient. Get outrage fait par la Russie aux armes et au pavillon de
l'Autriche est d'autant plus inconcevable , que les Russes qui sont à Corfou
, ne s'approvisionnent que par les ports , de Trieste et de Fiume
avec lesquels la libre communication n'a pas cessé de leur être permise.
La cour de Vienne a ordonné que le général Brady soit arrêté et tras
duit à une commission militaire . Elle a témoigné son mécontentement à
la Russsie. Elle obtiendra que Castel- Nuovo et les bouches du Cattaro,
soient remis à la France , sans avoir besoin de répondre par les armes à
cette hostilité.
"
siiqu27:55
AVRIL 1806.
137
» Les Russes ont évacué le Hanovre et sont retournés dans leur pays.
L'armée que commandoit l'empereur Alexandre est aussi rentrée en
Russie. Après toutes les pertes qu'elle a éprouvées , il est très-naturel
qu'elle recrute pour les réparer . Une partie des troupes qui étoient à
Corfu a repassé le Bosphore avec le général Lasey ; une partie considérable
de celles qui étoient en Pologne s'est dirigée sur Choczim et la
Crimée. Le prestige favorable aux armées russes est détruit. L'armée
française , qui en deux mois , a dissipé une troisième coalition , n'étoit
alors que sur le pied de paix ; après les trois mois qui se sont écoulés
depuis , elle se trouve sur le pied de guerre. Elle n'auroit rien à craindre
de toutes les forces de l'Europe ; mais personne ne fera plus une quatriême
coalition.... L'Angleterre sait bien que ce seroit de l'argent perdu :
elle calculé avec effroi que la premiere coalition , qui a dure cinq ans
a donné la Hollande , la Belgique , le Rhin et la Cisalpine à la France ;
que la seconde , qui n'a duré
deux ans
que
a donné à la France le Piémont
et la Suiste ; que la troisième qui a duré trois mois , lui a donné
Venise, Naples et Gênes ; que la moindre chose qu'elle put obtenir d'une
quatrième coalition , seroit Trieste et Fiume , et l'exclusion à perpétuité
des Anglais de tous les ports de l'Europe. La Russie , revenue des vaines
illusions qui l'avoit abusée , sait très-bien ce que peuvent trente millions
d'hommes répandus sur un territoire immense , et ayant à s'opposer aux
Persans , aux Turcs , aux Tartares , contre quarante millions de Français
réunis sur un seul plateau , braves , actifs , intelligens , et plus capables
de conquérir la Russie , que les Russes de conquérir la France.
↑
» Des mini tres anglais , russes et sardes , et une poignée de mécontens
de tous les pays , avoient choisi Rome pour le centre de leurs intrigues;
l'EMPEREUR a demandé qu'ils fussent chassés , et qu'un souverain
situé dans son empire ne fit rien de contraire à la sûreté des armées de
Naples et d'Italie . Le premier soin d'une armée doit toujours être de ne
souffrir autour d'elle ni embauchage ni espionnage. Cette demande avoit
donné lieu à plusieurs consistoires , lorsque les hommes qui en étoient
l'objet se sont eux- mêmes rendu justice , et ont tous évacué Rome.
» Le royaume de Naples est entièrement conquis. Les trouves françaises
sont à Reggio , à Otrante , à Tarente , et il n'y a qu'un très-petit
nombre de troupes napolitaines qui aient pu s'embarquer et parvenir dans
la Sicile. Cette ile est aujourd'hui défendue par 4500 Anglais ; la présence
de tels ennemis n'est qu'un motif de plus pour y attirer les Français .
Gaëte , petite place qui contient 1500 hommes de garnison , est assiégée .
» La victoire d'Austerlitz a produit autant d'effet à Constantinople
qu'à Paris ; la joie y a été sincère et générale. Le gouvernement de la
Porte n'est ni ignorant , ni vendu . Il peut y avoir à Constantinople quelques
traîtres , mais ils ne sont pas nombreux ; tandis que les démarches multipliées
de la Russie , pour saper les fondemens de ce vaste empire , n'ont
point échappéaux vrais Ottomans , ils n'ignorent point que la protection de
la France est seule efficace pour la Porte , que la France est seule intéressée
á la protéger. Le voisinage des Français occupant la Dalmatie , a inspiré une
vive alégresse. L'Empereur Napoléon a été reconnu comme Empereur. La
Porte sait bien que son traité avec la Russie a été commandé par la
force , et qu'il est bien plus un traité de suzerain à vassal , que de souverain
à souverain ; que ce ne sont pas les Francais qui excitent les Grecs
et les Serviens , qui tiennent des vaisseaux de guerre mouillés devant Constantinople
, et qui trament sans cesse des soulèvemens dans la Morée. Cette
nouvelle attitude de la Porte ne laisse pas que d'inspirer des inquiétudes à
Saint-Pétersbourg ; et si la Poste prend de l'énergie contre la Russie , il
138 MERCURE DE FRANCE ,
n'y a pas entre ces deux empires la disproportion qu'on peut supposer.
Le Musulman est brave , et pour peu qu'il fût dirigé et aidé , il triompheroit
des milices moscovites. Il n'est pas probable que la Porte veuille faire
la guerre ; mais elle a le droit de conserver son indépendance et de vouloir
être à l'abri des insultes de M. Italinski , dont toutes les démarches , quand
il communique avec le divan , ne sont propres qu'à exciter l'indignation
et la haine .
CORPS LÉGISLATIF.
Séance du 14 avril.
Projet de loi sur les finances , an 14 et 1806.
Titre I. - Des exercices 9 , 10 , 11 et 12..
par
Art. Ir . Les sommes restant à rentrer au 1er janvier 1806 sur les exer- .
cices 9 , 10 , 11 et 12 , seront portées en recette au compte de l'exercice
courant. 2. Il est mis la disposition du gouvernement un fonds extraordinaire,
de 60 millions , dont 44 millions pour solder les exercices 9 , 10 , 11
et 12 , et 16 millions pour l'exercice an 13. 3. Cette somme sera réalisée
des bons de la caisse d'amortissement , que le trésor public est ausorisé àdonner
en paiement des ordonnances des ministres pour le service desdites
années , en conséquence des crédits qui leur seront ouverts par des
décrets spéciaux. 4. En remplacement du capital ci-dessus , il est créé au
profit de la caisse d'amortissement une rente de 3 millions , qui courra da
1er janvier 1806. 5. Les bons seront de 10,000 fr . chacun ; ils seront divisés
par mille , en six séries , et numérotés depuis 1 jusqu'à 6000 ; ils
seront transmissibles par endossement , et payables en numéraire à la
caisse d'amortissement , à raison d'un million par mois , et aux époques
fixes des 5 , 15 , 20 et 30 de chaque mois , à partir de juillet 1806. 6. Les
bons échéant dans les douze mois de 1807 et les six premiers mois 1808
porteront intérêt à 6 pour 100 par an , à compter du 1er janvier 1807 ,
jusqu'au mois de leur échéance inclusivement . Cet intérêt sera acquis pour
le mois entier . quel que soit le jour de l'échéance . Ceux échéant dans les
six derniers mois 1808 et années suivantes jusqu'au 30 juin 1811 , dernière
échéance , jouiront d'un intérêt de 7 p. 100 par an , à partir du r janvier
1808. 7. La caisse d'amortissement remettra au trésor public , en
1806 , pour 24 millions des bons des premières échéances . Les autres ne
seront versés que successivement en 1807 , dans la proportion des besoins
résultant des liquidations , en vertu des décrets spéciaux , jusqu'à cơncurrence
de ce qui pourroit être reconnu nécessaire. 8. Ces bons seront
admis , en concurrence avec le numéraire , en paiement des domaines à
vendre , appartenant à la caisse d'amortissement .
er
9. Les 15,500,000 fr . que le trésor public doit verser à la caisse d'amortissement
en 1806 , tant pour le fonds ordinaire d'amortissement que
pour le remboursement de partie des cautionnemens qu'il a reçus , ainsi
que pour l'intérêt desdits cautionnemens , seront payés à la caisse d'amor.
tissement , en domaines nationaux disponibles , estimés à vingt , fois le
revenu. 10. Il en sera de même pour la somme de 5,500,000 fr . que ladite
caisse aura à réclamer en 1807 , tant pour remboursement que pour
térêt desdits cautionnemens. 11. Au moyen de la délégation qui sera faite
à la caisse d'amortissement, en exécution des deux articles précédens , elle
ne sera pas comprise au budjet de 1806, et elle ne sera portée dans celuide
1807 que pour le fonds ordinaire d'amortissement de 10 millions seu
lement.
inAVRIL
1806.
139
Tit. II.-Du crédit relatif aux inscriptions à faire au grandlivre
, en l'an 14 et 1806.
12. La somme de 353.938 fr . , celle de 363,876 fr . , et enfin celle de
1.741,979 fr. qui restent disponibles sur les crédits ouverts par les lois
des 30 ventose an 9, 20 floréal an to et 4 germinal an 11 , pour les inscriptions
au grand-livre de la dette publique , des dépenses du service des
années 5 , 6 , 7 , 8 , de la dette constituée et de la dette exigible , sont
réunies pour être appliquées à la consolidation de ces diverses dettes indistinctement.
-
Tit. III. Contributions personnelle , somptuaire et mobiliaire
de la ville de Lyon.
13. Le contingent de la ville de Lyon , dans les contributions personnelle
, somptuaire et mobiliaire , montant à 349,863 fr. 30 c. , sera définitivement
payée au trésor public par le produit de la perception et du
remplacement déterminés par le décret du 25 thermidor an 13 , rendu en
exécution de la loi du 13 pluviose de la même année .
Tit. IV. -
Supplement de cautionnement des préposés comptables
de la régie de l'enregistrement et des domaines.
14. Tous les receveurs de l'enregistrement , des domaines , du timbre
ét des droits d'hypothèque , fourniront un supplément de cautionnement
en numéraire , pour sûreté de leur gestion . 15. Le cautionnement total
de chaque receveur est fixé au double du montant des remises d'une année
entière , d'après les produits de l'an 13 , ou d'après ceux de l'année courante
, pour les départemens nouvellement réunis , conformément à l'état
général qui en sera arrêté par le ministre des finances . 16. Il sera fait
déduction , sur le montant du cautionnement ainsi fixé , de ce qui aura'
été payé précédemment au même titre par chaque préposé. 17. La somme
restant à payer pour compléter le cautionnement , sera fournie , savoir :
un quart dans les trois mois qui suivront la publication de la présente loi
et les trois autres quarts dans les mois de juin et octobre 1806, et janvier
1807. L'intérêt de ces cautionnemens sera payé sur le même pied
que par le passé. 18. Les fonds provenant desdits cautionnemens seront
versés au trésor public , pour le service de l'an 14 , et rétablis dans la
caisse d'amortissement , conformément aux lois des 7 et 27 ventose an 8.
19. A l'avenir, aucun préposé comptable ne pourra être installé dans l'emploi
dont il aura été pourvu , qu'après avoir versé le montant de son cautionnement
et en avoir justifié.
Tit. V. Nouvelles progressions de la taxe des lettres.
--
20. A compter de la publication de la présente loi , la taxe pour le
transport des lettres et paquets séra établie et perçue d'après les progressions
suivantes : Pour les distances à parcourir jusques
à 50 kylomètres .
de 50 à 100.
de 100 à 200.
de 200 à 300.
de 300 à 400.
de 400 à 500.
de 500 à 600.
de 600 à 800.
·
2 décimes.
456 78
de 800 à 1000.
de 1000 à 1200.
au-dessus de 1200.
9
JO
H
12
140 MERCURE DE FRANCE ,
21. La taxe des lettres transportées dans l'intérieur de la ville et faubourgs
de Paris est portée de 10 à 15 centimes .
-
Tit. VI. Régie des droits réunis.
Des inventaires. - 22 . Le droit fixe d'inventaire imposé
par la loi du 5 ventose an 12 , sera acquitté par les acheteurs ,
au moment de l'enlèvement des boissons . 23. Le droit sera acquitté
par les propriétaires, lorsque le transport sera fait pour
leur compte hors de la commune où les boissons auront été
inventoriées. 24. Lors du récolement d'inventaire , les propriétaires
ne pourront jamais être recherchés pour aucun autre
droit que pour le droit fixe d'inventaire .
De la vente en gros.· 25. Il sera perçu au profit du trésor
public un droit égal au vingtième du prix de la vente , à
chaque vente et revente en gros , des vins , cidres , poirés ,
bières , eaux-de-vie , esprits , ou liqueurs composées d'eauxde-
vie ou d'esprit. 26. Aucun enlèvement ni transport de
boissons ne pourra être fait sans déclaration préalable de la
part du propriétaire , ou du vendeur , ou de l'acheteur."
27. Les propriétaires qui voudront transporter pour leur
propre compte de boissons , ne seront tenus d'acquitter d'autre
droit que le coût du passavant. 28. Lorsque la déclaration
aura pour objet des boissons vendues ou revendues , on sera
tenu de payer les droits portés en l'art. 25 , et de se munir
d'un congé. 29. Les congés et passavans seront marqué du
timbre de la régie des droits réunis , et ils ne pourront excéder
le prix de cinq centimes. 36. Les voituriers , bateliers et
tous autres qui transporteront des boissons , seront tenus de
représenter , à toutes réquisitions des employés de la régie ,
lesdits passavans ou congés. 31. Les marchands en gros , les
courtiers, facteurs et commissionnaires
de boissons , les distillateurs
et bouilleurs de profession , seront assujétis aux exercices
des employés , à raison des boissons qu'ils auront en leur
possession. 32. Lorsque la régie aura lieu de croire , par l'infériorité
des valeurs déclarées , que la déclaration est fausse
elle pourra retenir les boissons , pour son compte , au prix
déclaré , en payant comptant et le cinquième en sus.
2.
De la vente en détail. —33 . Il sera perçu , lors de la vente
en détail des boissons spécifiées en l'article 25 , un droit égal
au dixième du prix de ladite vente. 34. Ceux qui vendent des
boissons en détail , seront tenus d'en faire la déclaration et de
désigner les espèces et quantités de boissons qu'ils auront en
leur possession. 35. Ils seront tenus de souffrir les visites et
exercices des employés. 36, Les propriétaires qui voudront
AVRI
140
AVRIL 1806 .
faire la vente en détail des boissons de leur crû , ne paieront
que la moitié du droit de la vente en détail .
- Dispositions générales. 37. Les contraventions aux dispositions
précédentes seront punies de la confiscation des
objets saisis et d'une amende de 100 francs. 38. Les débitans de
boissons pourront être reçus à abonnement , de gré à gré. 39.
A défaut de paiement des droits , il sera décerné , contre les
redevables , des contraintes qui seront exécutoires , nonobstant
opposition et sans y préjudicier. 40. Il n'y aura pas , dans l'intérieur
de la ville de Paris , d'exercice sur les boissons. Les.
droits établis par la présente y seront remplacés par des droits
perçus aux entrées , à raison de 4 fr. par hectolitre de vin et
eau-de -vie , et de 2 fr. par hectolitre de bière , de cidre et de
poiré. 41. Les bières fabriquées dans Paris supporteront le
même droit de 2 fr. par hectolitre. 42. Il sera pourvu par des
réglemens d'administration publique , à toutes les mesures
nécessaires pour assurer les perceptions confiées à la régie des
droits réunis , et pour la répression des fraudes et des contraventions.
43. Ils pourvoiront à ce que notre commerce des vins et
eaux-de -vie à l'étranger ne puisse souffrir des dispositions de
ła présente loi. 44. Ces réglemens seront , dans trois ans , présentés
au corps législatif, pour être convertis en loi.
Du droit sur les tabacs. 45. Le droit de fabrication des
tabacs , établi par l'article 18 de la loi du 5 ventose an 12 ,
sera perçu sur le poids des feuilles de tabac employées à la
fabrication , à raison de 8 décimes par kilogramme. 46. Il
sera perçu en outre , sur les tabacs fabriqués , une taxe de 2
décimęs par kilogramme , qui sera payée par les fabricans ,
lors de la vente de ces matières. Ils seront obligés de tenir registres
de ces ventes et de les représenter aux employés de la
régie sur leur première réquisition. 47. Les tabacs fabriqués
seront revêtus des marques et vignettes de la régie , faute de
quoi ils seront saisis et confisqués.
Tit. VII. Du remplacement de la taxe d'entretien des
routes par une taxe sur le sel , à l'extraction des marais
salans.
48. Il est établi , au profit da trésor public , un droit de
deux décimes par kilogramme de sel , sur tous les sels enlevés
soit des marais salans de l'Océan , soit de ceux de la Méditerranée
, soit des salines de l'Est , soit de toute autre fabrique de
sel. Ce droit sera perçu , pour cette seule fois , sur les sels
existant dans les magasins , sauf ceux qui seront reconnus susceptibles
de jouir de l'entrepôt. Les propriétaires de cès sels
seront tenus de faire la déclaration exacte des quantités qu'ils
en possèdent , et d'en acquitter le droit dans les délais qui
143 MERCURE DE FRANCE ,
seront déterminés. 49. Tous les sels fabriqués dans les salines
des départemens de la Meurthe , du Jura , du Mont-Blanc ,
de la Haute-Saône , du Doubs , du Bas-Rhin et du Mont-
Tonnerre paieront , outre le droit fixé par l'art. 48 , deux
francs par quintal métrique du sel de leur fabrication. 5. La
vente du sel continuera d'être faite dans les départemens audelà
des Alpes , au profit de l'état , par la régie établie dans
le ci-devant Piémont , par la loi du 5 ventose an 12 , sans que
le prix puisse excéder 50 centimes par kilogramme ( 5 sous
la livre ). La même régie continuera de faire , au profit de
l'état , dans les mêmes départemens , la fabrication et la vente
exclusive du tabac.
5. Il ne pourra être établi aucune fabrique-chaudière de
sel , sans une déclaration préalable de la part du fabricant ,
à peine de confiscation des ustensiles propres à la fabrication ,
et de 100 fr. d'amende. 52. Le droit établi sera dû par l'acheteur
au moment de la déclaration d'enlèvement. 53. Pourra
néanmoins la régie , lorsque la déclaration donnera ouverture
à un droit de plus de 600 fr. , recevoir en paiement du droit
des obligations suffisamment cautionnées , payables à trois ,
six et neuf mois. 54. Il n'y aura pas lieu au paiement du
droit , mais seulement à l'acquit du droit ordinaire de balance
du commerce et du timbre du congé , pour les sels destinés
pour l'étranger. 55. Il en sera de même pour les sels destinés
à la pêche maritime , ou pour les salaisons destinées aux approvisionnemens
de la marine et des colonies.
56. Les sels transportés par mer et destinés pour la consommatión
intérieure , pourront être expédiés sous acquit-àcaution
, et jouir de l'entrepôt dans les ports et dans les villes
de l'intérieur qui seront désignées par le gouvernement.
57. Les procès-verbaux de fraudes et contraventions seront
assujétis aux formalités prescrites par les lois aux employés de
la régie des douanes et de celle des droits réunis : les condamnations
seront poursuivies , par voie de police correctionnelle,
conformément aux dispositions des mêines lois , et punies de
la confiscation des objets saisis et de l'amende de 100 fr.
58. Il sera pourvu par des réglemens d'administration publique
, sous les peines portées par l'art. 51 , à toutes les mesures
nécessaires à l'exécution de la présente loi. Ces réglemens
seront présentés dans trois ans au corps législatif, pour
être convertis en loi . 59. Le produit de la contribution établie
par la présente loi , est exclusivement affecté à l'entretien
des routes et aux travaux des ponts et chaussées. 60. La taxe
d'entretien des routes est supprimée , à partir du 21 septembre
prochain.
AVRIL 1806 . 143
Tit. VIII.- Contributions directes des cent derniers jours
de 1806.
61. Les contributions directes des cent derniers jours de
1806 , seront perçues à raison d'un quart et du dixième du
quart du montant du principal fixé pour chacune d'elles par
la loi du 22 ventose an 13. 62. Les contributions indirectes
perçues en l'an 14 le seront également pour les cents derniers
jours de 1806.
Tit. IX. — Dépenses des trois mois dix jours de l'an 14 et
de l'année 1806.
63. La somme de quatre cent quatre- vingt- quatorze millions deux cent
quarante mille trois cent cinquante-cinq francs , faisant avec celle de quatre
cents millions portée en l'article 42 de la loi du 2 ventose an 13 , la somme
totale de - huit cent quatre- vingt - quatorze mill ons deux cent quarante
mille trois cent cinquante-cinq francs , est mise à la disposition du gouvernement.
64. Cette somnie sera prise sur le produit des impositions der
crétées par les lois , et sur les autres ressources de l'an 14 et de 1806.
65. Elle sera employée au paiement d'abord de la dette publique , et
ensuite aux dépenses gérérales du service , comme il suit :
Dette publique , perpétuelle ( trois semestres ) .
Dette viagère ( deux semestres en janvier et juillet
1806. ) .
Dette perpétuelle du ci - devant Piémont ( trois semestres
)
Dette viagère , idem ( deux semestres ) .
Dette perpétuelle de la ci- devant Ligurie (3 semestres).
Liste civile , y compris deux millions aux princes , à
raison de vingt -sept millions par an , pour quinze
mois dix jours.
72,938,364 £.
18,236,347
3,600,000
485,000
1,738,500
34.425,000
Total. . 131,423,211
Dépenses générales du service.
Grand-juge ministre de la justice. 25,640,953
Relations extérieures . < 10,000,000
Intérieur . 34,348,899
Finances 39,679,604
Trésor public.
10,190,000
Ministère de la guerre
Administration de la guerre
Marine .
229,064.000
161,499,257
166,400,000
Cultes , y compris les 24 millions pour les pensions . 36,600,000
Police générale.
Frais de négociations .
Fonds de réserve.
Total général .
894,445
• 15,500,000
33,000,000
•
894,240,355
Tit. X. Fixation des contributions de 1807.
66. La contribution foncière , la contribution personnelle et mobiliaires
144 MERCURE DE FRANCE ,
celle sur les portes et fenêtres , et les patentes , seront perçues pour
l'année 1807 , sur le même pied qu'en 1806 , à la déduction d'un million
sur le principal de la contribution foncière des départemens qui composoient
le ci-devant Piémont , en con - idération de la vente exclusive du sel
et du tabac établie dans ces départemens . La répartition de cette diminution
sera faite par le gouvernement. 67. La distribution des centimes destinés
aux dépenses fixes et variables , est faite entre ces deux natures de dépenses
, conformément aux tableaux nº 1 et 2. Le conseil - général de departement
répartira le montant des dépenses variables , sans pouvoir excéder
le maximum porté au tableau nº 2. Le centime et demi qui avoit été
proposé additionnellement au principal de la contribution foncière en
1806 , pour les frais de cadastre , ne sera point imposé en 1807. Les dépenses
de cette opération seront acquitées désormais sur les fonds généraux
du trésor public . 68. Les conseils - généraux de départemens pourront , en
outre , proposer d'imposer jusqu'à concurrence de 4 centimes au plus , soit
pour réparation, entretien de bâtimens et supplément de frais de culte , soit
pour construction de canaux , chemins ou établissemens publics . Le gouvernement
autorisera , s'il y a lieu , ladite imposition . 69. A compter de
1807 , il ne sera plus fait de taxes somptuaires. 70. Les contributions in
directes perçues en l'an 1806 , sont prorogées pour l'an 1807.”
Tit. XI. Crédit provisoire pour l'année 1807.
71. La somme de cinq cents millions est mise à la disposition du gouvernement
, à compte des dépenses du service pendant l'année 1807 .
72. Cette somme sera prise sur le produit des contributions décrétées , et
sur les autres ressources de l'année 1807.
Tit. XII. Remplacement des taxes somptuaire et mobiliaire
des villes ayant un octroi .
73. Le remplacement du montant des taxes somptuaire et mobiliaire
des villes ayant un octroi , pourra être ●péré à compter de l'an 1807 , par
une perception sur les consommations . 74. Le mode de pe ception adopté
pour le remplacement , sera provisoirement exécuté , et présenté , en forme
de projet de loi , au corps législatif dans le courant de sa prochaine
session .
Tit. XIII. Prélèvement sur les octrois des villes pour
le pain de soupe des troupes.
75. La retenue qui se fait sur les octrois des villes pour le pain de soupe
des troupes , opérera désormais sur les octrois de toutes les villes qui
ont plus de 20,000 fr . de revenu , ou au moins quatre mille ames de population
, et sera porté à dix pour cent du produit net desdits octrois ,
compter du 1er janvier 18.6 .
Séance du 16 avril..
La séance est consacrée à un scrutin secret pour l'élection
des candidats à la présidence. La majorité absolue se réunit
en faveur de MM. Dureau-Lamalle , de la 4° série ; Terrasson ,
de la 5ª série ; et Jaubert , de la 3ª série. Le corps législatif
arrête que la liste des quatre candidats , complétée par l'élection
de M. Noguez nommé hier , sera transmise à S. M. par
un message.
Séance levée et indiquée à demain.
DEPT
DE
( No. CCXLIX . )
( SAMEDI 26 AVRIL 1806. )
cent
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
FRAGMENT
DU POEME DE LA CONVERSATION.
Qu
Le Parleur à prétention.
UE mon bon Angè aussi me débarrasse
De cet homme à prétention ,
Qui , commandant l'attention ,
Ases moindres propos attache une préface ;
Qui , tel que l'on voit un archer,
De son arc détendu quand la flèche s'envole ,
Suivre de l'oeil le trait qu'il vient de décocher,
Sitôt qu'il lâche une parole ,
Vient lire dans mes yeux l'effet de son discours
Ne permet pas qu'on en trouble le cours ;
D'un regard exigeant me presse , m'interroge ,
Quête un souris , sollicite un éloge ; :
Tremble qu'une pensée , une maxime, un mot
N'aile mourir dans l'oreille d'un sot.
Au milieu de sa période,
J'échappe en m'esquivant au parleur incommode ,
Et le laisse chercher dans les regards d'autrui ,
La satisfaction que lui seul a de lui .
J. DELILLE
K
LA
SEINE
146 MERCURE DE FRANCE ,
FRAGMENT
D'UN POEME INTITULÉ : LA DANSONOMIE.
Début.
MILLE auteurs , dont le nom ici n'importe guère ,
Embouchant à grand bruit la trompette d'Homère ,
Et grossissant l'éclat de leurs tonnantes voix ,
De héros furibonds ont mugi les exploits .
D'autres , peu transportés de ces nobles prouesses,
Ont soupiré l'amour et ses douces foiblesses .
Un seul , mieux inspiré , digne enfant de Comus ,
Chanta l'art de manger sur le luth de Phébus.
L'esprit et l'estomac , lui donnant leur suffrage ,
Goûtent l'heureux sujet de son heureux ouvrage ;
Et la postérité , scellant leurs jugemens ,
Un jour le nommera le Boileau des gourmands.
Mais un sujet plus beau , plus grand , plus digne encore
D'un zèle impétueux aujourd'hui me dévore.
Art divin qui comprend tous les temps , tous lieux ,
Adoré des mortels , enseigné par les dieux ,
Dont l'indicible attrait , dont l'incroyable gloire
Illustre cent héros dans la fable et l'histoire ;
Qui des âges passés , et présens et futurs ,
A fait , fait et fera les titres les plus sûrs.
Embrasé de sa vaste et sublime éloquence ,
Au siècle des danseurs je viens chanter la danse.
Muse , toi qu'au sommet du riant Hélicon ,
Devant l'autel sacré de l'époux de Junon ,
Hésiode , jadis , au lever de l'aurore ,
Vit si souvent , aux sons de ta harpe sonore ,
Guider d'un pied léger , sur le tapis des fleurs ,
Les rondes et les sauts de tes pudiques soeurs ,
Therpsichore , descends de la double colline ,
Viens diriger l'essor de ma fougue divine.
Momus , joins à mes chants le bruit de tes grelots ;
Fais pétiller mes vers du sel de tes bons mots.
Et toi qui , le front ceint de palmes de lumière ,
Et voilant ton beau corps d'une écharpe légère ,
Sur tes ailes d'azur balancé mollement ,
De tes pas immortels charmes le firmament ,
AVRIL 1806. 147
Et conduis , aux accords de l'hymre des louanges ,
Les coeurs des séraphins et les danses des anges ,
Roi des divins concerts , ange des saints ballets ,
Des vermeils cherubins quitte aussi les palais ,
Viens de ton souffle pur épurer mon génie ;
Eclaire de tes feux sa carrière hardie ,
Et pardonne en ce jour, s'il ose malgré lui
A ton appui sacré joindre un profane appui ;
Dans le vaste sujet qu'entreprend mon audace ,
J'ai besoin des secours du Ciel et du Parnasse.
Par G. E. DE P .... TE ( de Lyon ).
RONDEAU.
EN l'air on fait mainte chose en la vie :
On donne en l'air parole qu'on oublie
Au moribond qui demande à guérir,
Au créancier, dont l'aspect humilie ,
Au vieil amant qu'on est près de trahir .
Que de fripons on a vu s'enrichir,
Qui devroient bien , pour désarmer l'envie ,
Et figurer et se faire applaudir
En l'air !
Voyage en l'air me semble une folie ;
Mais si l'Amour, ô ma charmante amie ,
M'avoit donné les ailes de Zéphyr,
De mes rivaux trompant la jalousie ,
On me verroit doucement te ravir
En l'air.
DE WAILLY.
ENIGM E.
Je suis , ami lecteur, un être original :
Je fais le bien; jamais le mal ;
Je me plais pourtant dans le vice ,
Et ne connois point la vertu.
C'est un malheur : mais que veux-tu ?
Je suis faite pour le caprice.
J'accompagne partout le roi ,
Sans jamais sortir de la ville.
Je sers tonjours l'orphelin , la pupille ;
Mais les tuteurs sent des moustres our moi. i
K 2
148 MERCURE DE FRANCE ,
Je suis sensible dans la peine ,
Encore plus dans le plaisir :
Sans moi l'on ne sauroit jouir,
Ni porter d'amoureuse chaîne .
Dans l'univers je règne avec orgueil ,
Rien ne sauroit éviter ma puissance
Mortel, j'assiste à la naissance ,
Et l'on me retrouve au cercueil.
LOGO GRIPHE .
PAR fois très-belle avec ma tête ,
Je suis encor beau sans ma tête;
On me voit laide avec ma tête ,
Et souvent tortu sans ma tête.
Ravissante si j'ai ma tête ,
Je peux plaire aussi sans ma tête .
Je suis variée avec ma tête ,
Mâle et femelle sans ma tête.
Je suis commode avec ma tête ,
Et très-utile sans ma tête :
Antique, on m'aime avec ma tête ,
Et vieux , je vaux plus sans ma tête.
Je suis dans tout avec ma tête ,
Et presque partout sans ma tête.
A me fixer avec ma tête ,
En vain la vieille Eglé s'entête .
Je passe.... avec et sans ma tête .
Adieu .
LOGO GRIPHU S.
INTEGER , in Coelis habito , cum nomine magno,
Cor de ventre trahas , Anglia terra mea est :
Invenies animal , ( nec fallor ) mite , quietum :
Et tibi parebit foemina , sed vetula.
CHARA D E.
L'HOMME , en venant au monde , est mon premier ;
L'air du visage annonce mon dernier ;
Au ciel , cher lecteur, cherche mon entier . “
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Carte de Géographie.
Celui du Logogriphe est Epreuve , où l'on trouve preuve ,
Gelui de la Charade est Mort-alité.
AVRIL 1806.
149
Voyage en Italie et en Sicile fait en MDCCCI et
MDCCCII ; par M. Creuzé de Lesser , membre.
du corps législatif. Avec cette épigraphe :
Plus je vis l'étranger , plus j'aimai ma patrie.
DU BELLOY.
Un vol . in-8°. Prix : 5 fr. , et 6 fr. par la poste.
A Paris, chez Renouard, libraire , rue S. André-des-
Arcs ; et chez le Normant , imprimeur - libraire ,
rue des Prêtres Saint - Germain - l'Auxerrois
n°. 17.
HORACE
LORACE a appelé le vieillard , laudator temporis
acti; et ces mots devenus proverbes , pourroient aussi
s'appliquer à l'âge mûr , et même à la jeunesse , puisqu'aux
différentes époques de la vie nos souvenirs
sont presque tous accompagnés de regrets. Mais on
peut dire avec autant de vérité , que nous ne sommes
pas moins portés à louer les lieux où nous ne vivons
pas , que les temps qui ne sont plus . Une longue habitude
nous a rendus indifférens sur les beaux spectacles
qui nous entourent. Ce qui frappe d'admiration
tous les étrangers , excite rarement en nous une attention
d'un moment. C'est peu d'être insensible aux
chefs -d'oeuvre que nous possédons , nous voudrions
qu'en notre faveur la nature eût dérogé à ses lois ; nous
voudrions des étés sans chaleurs , et des hivers sans
frimas. S'il est un pays généralement vanté , c'est là
que notre imagination nous transporte : elle nous y
montre un ciel plus pur , des eaux plus transparentes ,
des champs plus féconds , une nature plus belle et
plus variée : elle nous exagère encore toutes les exagérations
des voyageurs.
Telle étoit peut- être la disposition d'esprit où se
150 MERCURE DE FRANCE ,
trouvoit M. Creuzé quand il partit pour l'Italie . Cette
belle contrée n'aura pas ressemblé en tout au tableau
enchanteur qu'il s'en étoit tracé par avance ; car
quels objets réels pourroient égaler les illusions d'une
imagination vive et brillante ? De retour dans sa patrie,
il voit répandues partout les idées fausses qu'il à jadis
partagées lui-même. Il veut tracer un tableau plus
fidèle ; on lui en conteste la ressemblance . La contradiction,
sans qu'il s'en aperçoive , le pousse bientôt audelà
du vrai . On accorde tout à l'Italie ; il finit par
fout lui refuser ; et c'est au milieu de ces discussions
qu'il écrit pour le public, le récit de son voyage.
Il n'y a pas de si bon esprit qui ne soit susceptible
de se laisser aveugler par quelque prévention , et il
faudroit que je présumasse beaucoup de la force de
ma logique pour me flatter d'éclairer un juge trop
passionné ; mais comme un ouvrage écrit sur un sujet
intéressant , et rempli de paradoxes soutenus avec
esprit , pourra compter beaucoup de lecteurs , il ne
sera pas inutile de combattre ici quelques-unes des
opinions qui y paroissent le plus s'éloigner de la vérité
, sinon dans l'espoir de ramener l'auteur à des
idées moins exagérées , du moins pour avertir la défiance
de ceux qui le liront.
La plupart des auteurs qui ont écrit sur l'Italie ,
avoient été conduits dans cette contrée par l'amour
des arts faut-il s'étonner , qu'émerveillés de tous les
grands spectacles qu'elle présente , ils nous en aient
fait des peintures si propres à nous séduire ? Les temples
, les statues , les antiquités , les sites pittoresques :
c'étoit là tout ce qu'ils vouloient voir, Les moeurs des habitans
n'étoient pas l'objet de leurs études ; ils ne songeoient
guère à examiner si les esprits y étoient en géné
ral aussi cultivés qu'en France ; et si notre politesse
simple et noble ne vaut pas mieux que toutes ces démonstrations
exagérées , qui semblent annoncer à la
fois de la fausseté et de la bassesse. Ils ont rarement
parlé de la misère qui accable , dans certains gouverAVRIL
1866 . 151
nemens , une classe peu industrieuse , et qui contraste
d'une manière si affligeante avec le luxe des grands.
Tout entiers à l'admiration que leur inspiroit la majesté
des palais , ils remarquoient à peine ces malheureux
couverts de haillons et étendus sur la pierre , au pied
de ces mêmes colonnes dont ils étudioient les savantes
proportions.
C'est avec des yeux bien différens que M. Creuzé
a vu l'Italie. Accoutumé à l'urbanité française , à ces
réunions brillantes qu'embellissent souvent toutes les
graces et tous les talens , à ce mélange de frivolité
et d'instruction qui caractérisent chez nous l'homme
aimable , il a vainement cherché parmi les Italiens
ces formes agréables qui embellissent la science où
qui la suppléent , ce goût pour les arts de l'esprit si
généralement répandu en France , et qui doit être
sur- tout apprécié par ceux qui , comme M. Creuzé ,
cultivent eux-mêmes ces arts avec succès , Voué par
état à l'étude de l'économie politique , il a dû être
plus sensible qu'un autre aux vices d'administration
qui , à l'époque de son voyage , influoient d'une
manière si funeste sur le bonheur des peuples , sur
les moeurs publiques et particulières , dans presque
toutes les contrées de l'Italie .
Voilà sans doute pourquoi M. Creuzé a été moins
sensible que ses devanciers à tant de monumens qui
en rappelant la gloire de l'ancienne Italie , semblent
attester combien a dégénéré la moderne. Aussi tout
ce qu'on peut raisonnablement lui reprocher , c'est
d'avoir trop souvent énoncé sur ces monumens des
opinions plus que hasardées , qui aux yeux de bien des
lecteurs ne prouveront rien autre chose , si non que
M. Creuze a beaucoup moins étudié l'architecture
et la peinture , que l'art de soutenir un paradoxe d'une
manière piquante. Ce n'est pas qu'on ne put répondre
a cette critique en citant plusieurs aperçus très -justes
et très-fins l'homme d'esprit se fait toujours reconnoître
, même au milieu de ses erreurs. Mais il n'en
152 MERCURE DE FRANCE,
est pas moins facile de voir que M. Creuzé a peu
fréquenté les artistes , qu'il n'est pas porté par un
goût naturel à l'étude des arts du dessin , et qu'il n'a
pas assez médité sur leurs productions , pour se croire
autorisé à soutenir des opinions toutes contraires à
celles qu'ont professées constamment des hommes qui
avoient vraiment le droit de juger.
Le peintre dont il paroît avoir le mieux senti le
mérite est Raphaël . En plusieurs rencontres il semble
frappé de la sublimité de ses conceptions ; cependant ,
malgré ces témoignages d'admiration si souvent réitérés
, on voit facilement qu'il est loin d'avoir conçu
toute l'étendue du génie de ce premier des peintres .
Ses jugemens , il faut le dire , paroissent souvent
erronés et toujours superficiels , et si je me borne à un
seul exemple , je puis assurer que c'est parce qu'il
seroit trop long de les citer tous .
L'ouvrage de Raphaël , le plus étonnant peut - être ,
du moins sous le rapport de la composition , est le
tableau connu sous le nom de la Dispute du Saint-
Sacrement. M. Creuzé , qui consacre quelques lignes
à la description de ce chef- d'oeuvre , n'en peut approuver
le sujet. En effet , la représentation d'une
discussion sur la présence réelle dans l'Eucharistie ,
offroit des difficultés presqu'insurmontables. Il y a
des tableaux dont la composition est en quelque
sorte donnée par la nature même de l'action , et dont
tout le monde peut , à quelque chose près , deviner
d'avance l'ordonnance et la conception . Il y a d'autres
sujets au contraire qui au simple énoncé ne paroissent
pas pouvoir être traités , et sur lesquels, on ne
conçoit pas que l'imagination du peintre ait osé s'arrêter
un moment. Mais M. Creuzé ne sait - il pas
que dans la peinture comme dans la poésie , c'est
souvent quand le génie semble enchaîné par un sujet
ingrat , qu'il s'élance avec plus d'audace . On diroit
que l'espèce de défi qu'il s'est proposé à lui- même ,
anime et redouble ses efforts , et lui fait produire des
AVRIL 1806 . 153
beautés d'autant plus frappantes qu'elles sont moins
prévues.
La Dispute du Saint- Sacrement suffiroit pour démontrer
la vérité de cette observation . Rien de plus
propre à inspirer le recueillement et le respect
religieux , que l'assemblée de ces Pères de l'Eglise
entourant l'autel où repose le pain mystérieux ,
les uns implorant les lumières célestes , les autres
méditant profondément sur les Saintes - Ecritures.
A la ferveur de leurs prières , à l'attention dans
laquelle ils sont absorbés , le spectateur a d'abord
été frappé de l'importance de leur délibération
et la curiosité respectueuse de ces jeunes clercs qui
cherchent à lire leur décision sur leurs visages , lui
apprennent que c'est en dernier ressort qu'ils vont
prononcer sur ce grand sujet . S'il porte les yeux -sur
la partie supérieure du tableau , c'est encore un spectacle
plus imposant ; c'est Dieu dans toute sa gloire ,
au -dessus de la Vierge et de son Fils , entouré de tous
ses élus . Ce sont les vieillards de l'Apocalypse environnant
le trône du Très-Haut , et chantant sur des
harpes d'or des hymnes à sa louange. Plus loin c'est
un océan de lumière où sont perdus en foule les anges
les cherubins et toutes les puissances célestes. Ainsi le
peintre nous a rendu visible l'union de l'Eglise militante
, avec l'Eglise du ciel , et par- là il a exprimé le
pouvoir de ce sacrement auguste par lequel l'homme
communique avec Dieu , et les élus obtiennent sur la
terre un avant -goût des jouissances ineffables qui
leur sont réservées dans l'éternité . Ne diroit - on pas
que le génie d'Homère ou de Milton a présidé à
cette composition sublime , où , comme dans une magnifique
épopée , Raphaël a placé ses personnages
sous la protection immédiate de Dieu et de tous les
esprits célestes ?
C'est un reproche peu réfléchi
celui que
que
M. Creuzé
semble
lui faire
d'avoir
réuni
des Pères
de
l'Eglise
non contemporains
. L'Eglise
catholique
154 MERCURE DE FRANCE ,
1
connoît ni les lieux ni les temps. Le garant le plus sûr
de la sainteté de sa doctrine , c'est que depuis son
institution elle n'a pas varié dans ses principes . N'estce
donc pas une idée de génie d'avoir rendu sensible
aux yeux ce grand caractère , en rassemblant dans un
même tableau tous les Pères , qui malgré la différence
des époques ont constamment professé la même foi ,
et combattu pour la même cause ? Il y a dans ce tableau
une foule de beautés d'exécution sur lesquelles
il n'appartient qu'aux artistes de prononcer ; mais
en s'arrêtant à celles qui sont de nature à être universellement
senties , on peut assurer que quiconque
observera ce chef- d'oeuvre avec quelqu'attention , sera
loin d'en trouver la réputation un peu exagérée , et
bientôt il se convaincra que le premier de tous les
peintres pour l'exécution , est aussi le premier sous le
rapport de la fécondité et de la beauté des conceptions
, et que dans un art où le vulgaire ne voit pres
qu'autre chose que le travail de la main , il a déployé
encore plus de génie que de talent .
Voilà des observations qui n'auroient sûrement pas
échappé à M. Creuzé ; mais Raphaël est Italien , et
notre auteur a une antipathie si forte contre l'Italie ,
qu'on voitqu'il se fait une véritable violence pour louer
quiconque à eu le malheur de naître au - delà des
monts . C'est sans doute par suite de cette antipathie
, qu'il soutient quelque part que les peintres italiens
n'ont pas su concevoir le beau idéal de la femme ,
et que les nôtres leur sont supérieurs à cet égard. Je
suis loin de méconnoître le mérite des grands artistes
dont la France s'honore ; mais comment dans cette
discussion , M. Creuzé a - t - il pu oublier les Vierges
de Raphaël , chefs -d'oeuvre d'un beau idéal inconnu
à l'antiquité , et dont ce grand peintre n'a pu
trouver le modèle que dans sa propre imagination ?
Ce qui séduit dans la Vénus de Médicis , c'est la
suavité des contours , l'élégance des proportions , la
beauté des formes , et c'est cette heureuse attitude où
AVRIL 1806. 155
se peignent à la fois la pudeur et la volupté. Ce qui
charme dans les têtes de Vierge , c'est moins encore la
beauté ravissante de leurs traits , que ce calme d'expression
qui semble être le garant d'une conscience
pure , que ces yeux animés d'un feu céleste où se
peignent ensemble la foi , la piété , l'amour divin ,
sources de toutes les vertus : c'est moins , en un moty
la perfection des formes physiques , que la beauté
morale dont elles portent l'empreinte. En sorte que
si sur un sujet de cette nature nos jugemens pouvoient.
se garantir de la séduction des sens , nous préfére
rions sans doute la tête de Sainte- Cécile à celle de la
Vénus , autant qu'une belle ame nous paroît préférable
à un beau corps.
C'est de décrier les tableaux et les monumens
peu
de l'Italie moderne , M. Creuzé cherche encore dans
plusieurs endroits de son livre à ruiner la réputation
de l'ancienne Rome et de son gouvernement. Par
exemple, en parlant de l'éruption du Vésuve , quien-;
gloutit Pompéia , « quoi ! s'écrie- t -il , ses malheureux
» habitans n'avoient donc dans les villes voisines au-
» cun parent , aucun ami qui eût le courage de cher-
» cher à en retirer quelques-uns du tombeau où ils
» étoient ensevelis vivans ? On y auroit incontes
» tablement réussi. Quoi ! le gouvernement d'alors
» n'usa pas de ses moyens puissans pour cette noble
» opération ? Ah! si dans les Alpes et autres mon->
» tagnes oubliées de la nature , de malheureuses
» créatures , ensevelies avec leurs chaumières sous
>> quarante pieds de neige , ont été après plus d'un
» mois dégagées et retrouvées vivantes , peut - on
>> douter que sous cette cendre du Vésuve un grand
» nombre de victimes n'aient conservé long- temps
» la vie , et même l'espérance ....? Laissons louer les
» gouvernemens anciens ; mais convenons que ce fait
» et beaucoup d'autres prouvent une indifférence
» pour le malheur et une incurie pour la vie des
hommes qui n'existe plus , du moins en Europe ;
"
156 MERCURE DE FRANCE ,
> convenons que dans un pareil événement , le plus
> mauvais de nos gouvernemens modernes déploieroit
>> tous ses efforts , toutes ses ressources ..... , etc. >>> Ces
sentimens d'humanité sont sans doute très - louables :
malheureusement , en supposant même que les habitans
de Pompéïa n'aient pas eu le temps de se sauver
( le contraire peut être démontré ) , l'exemple des
cabanes ensevelies sous quarante pieds de neige , ne
prouve rien dans le cas dont il s'agit. Comment
M. Creuzé n'a- t- il pas fait réflexion que ces masses
énormes de laves et de cendres qui couvrirent des
villes entières , durent se conserver brûlantes pendant
fort long-temps ; que par conséquent il fut impossible
d'en approcher , et que d'ailleurs , les malheureux
qu'elles engloutirent avoient nécessairement péri
étouffés au bout de quelques minutes ? Dans l'éruption
du Vésuve , arrivée en 1737 , la lave sortie du volcan
avoit , non pas couvert , mais seulement embarrassé le
grand chemin. Plus d'un mois après on voulut le dégager
; mais bientôt il fallut abandonner l'entreprise.
L'intérieur de la lave étoit encore si embrasé , qu'elle
rougissoit et amollissoit les outils de fer dont on se
servoit pour ce travail . Voilà un fait qui , ce me.
semble , explique assez clairement l'inaction des
témoins du désastre de Pompéïa ; mais quand même
il ne paroîtroit pas suffisant pour la justifier , il faudroit
toujours croire que des raisons invincibles s'opposèrent
à ce qu'on dégageât cette malheureuse ville
de dessous les cendres qui la couvroient . La cupidité
; au défaut de l'humanité , n'auroit pas marqué
de faire tenter cette entreprise , si elle eût été praticable.
Au reste , M. Creuzé ne se contente pas d'attaquer
les Italiens anciens et modernes ; il s'en prend à
l'Italie elle- même ; et dans vingt endroits de son livre ,
il va jusqu'à lui contester la beauté de son climat .
Peu s'en faut qu'il ne cherche à prouver que la latitude
de Paris est beaucoup moins considérable que
AVRIL 1806. 157
celle de Rome . Rarement les sites les plus pittoresques
lui arrachent- ils quelqu'éloge . Tivoli même , dont
l'aspect enchanteur inpiroit à Horace des odes charmantes
, et qui a servi à une foule d'artistes pour composer
des paysages délicieux , Tivoli ne trouve pas
grace à ses yeux. Les rochers qui forment la grotte
de Neptune lui présentent un aspect hideux ; et , suivant
lui , il n'est pas possible de trouver beau unfleuve
qui se précipite tout entier d'une grande hauteur , et
avec un fracas horrible , sur des rochers qu'il couvre
d'écume. Je me garderai bien de vouloir lui prouver
qu'il se trompe , et qu'au contraire il a dû être ravi
de ce spectacle ; mais aussi il est permis de lui dire
qu'il trouvera bien peu de monde de son avis , et que
ceux même qui n'ont pas vu Tivoli , n'auroient pas
besoin d'une autre description que la sienne pour
être persuadés que c'est un très- beau lieu . Cette grande
cascade qui se précipite avec fracas , cette poussière
humide qui , s'élevant dans les airs, forme un nuage
de rosée où viennent se peindre les couleurs de
l'arc-en-ciel , et entretient constamment une douce
fraîcheur sous un ciel enflammé ; ces roches menaçantes
suspendues sur la tête du spectateur , et couvertes
d'arbustes rampans dont le feuillage sombre pare la
nudité de la pierre ; cette culture si variée et si active ,
qui s'avance jusque sur les bords des précipices , et qui
s'empare de tout ce qu'elle peut disputer à la stérilité
des rochers ; que faut-il de plus , suivant les
idées ordinaires , pour former un paysage enchanteur
? On conviendra avec M. Creuzé que les plus
rians souvenirs , que les noms d'Horace et de Mécène
peuvent exalter l'imagination sur les charmes de cette
belle vallée ; mais excepté lui , tous ceux qui l'ont
vue , diront qu'elle avoit moins besoin que tout autre
lieu de l'espèce de prestige qui attache tant d'intérêt
aux restes pittoresques de l'antiquité .
On a déjà pu inférer de ce que j'ai dit au commencement
de cet article , que la critique trouvera
1
158 MERCURE DE FRANCE ,
peur à reprendre dans la partie du Voyage en Italie
consacré à peindre les moeurs . Ce n'est pas que les
peintures soient flatteuses pour les Italiens ; mais on
est obligé de convenir qu'en général elles sont aussi
vraies qu'énergiques. Cependant on pourra blâmer
l'auteur d'attacher quelquefois beaucoup trop d'importance
à des faits très - insignifians , et d'être trop
porté à condamner certains usages , uniquement parce
qu'i'illss ne sont pas conformes aux nôtres. Ce dernier
défaut est assez généralement reproché aux Français ,
et particulièrement aux Parisiens qu'on accuse d'être
trop prompts à s'étonner de tout ce qui n'est pas
autorisé par le bel usage de la capitale. M. Creuzé
dit quelque part qu'il est de Paris , et l'on aura plus,
d'une fois occasion de remarquer qu'il ne dément
pas le lieu de sa naissance . Par exemple , il dit , à ,
propos d'un souper qu'il fit dans un couvent de ca-.
pucins , qu'il eut lieu de se convaincre combien les
moeurs d'un pays diffèrent de celles d'un autre. Et
qu'est-ce qui le porte à faire cette réflexion ? C'est
qu'un des capucins , dans l'intention de s'assurer si le
vin qu'on avoit apporté étoit bon , ne trouva rien de
mieux pour cela que de porter à sa bouche levase.
qui le contenoit. J'aurois bien aussi le droit , en ma
qualité de Parisien , de m'étonner d'un fait aussi
extraordinaire ; cependant je n'accuserai ici le voyageur
d'aucune exagération ; je pense même qu'il n'avoit
pas besoin d'aller jusqu'en Sicile pour faire une
observation si curieuse , et que si quelque jour en
voyageant de Paris à Saint-Cloud ou à Versailles , la
soif le forçoit de demander à boire dans quelque
chaumière de paysan , il auroit peut - être encore lieu
de se convaincre combien les moeurs d'un pays diffèrent
de celles d'un autre.
Quelques pages plus loin il raconte qu'à Palerme
un jeune français s'étant laissé entraîner dans une
maison plus que suspecte , fut singulièrement frappé
AVRIL 1806 . 159
de l'air imposant de l'homme qui l'y avoit conduit
et du contraste qui existoit entre sa figure et ses honteuses
fonctions. Il intitule ce chapitre : Etude sur
les Moeurs
On pourroit multiplier les exemples de cette nature
; mais il est temps de terminer un article déjà
trop long , en disant un mot du style de l'ouvrage .
D'après l'esprit qui l'a dicté , on sent bien qu'il doit
être exempt de ces déclamations ambitieuses , de cet
enthousiasme factice et exagéré , défaut le plus habituel
des auteurs de Voyages. Cet ouvrage péche au
contraire par les expressions familières et familières et presque triviales
qui y sont employées trop souvent , par des
négligences qui nuisent à la clarté , à l'élégance ou à
l'exactitude de la phrase. M. Creuzé , qui avec beaucoup
de raison fait grand cas de la gaieté française ,
a voulu sous ce rapport , comme sous tous les autres ,
se montrer vraiment Français : il n'a pu se décider à
s'interdire la plaisanterie dans un sujet naturellement
sérieux. En général , il est très -rare de rire à propos
quand on écrit. Un bon mot jeté au milieu d'une
conversation grave , réussit souvent par cela même
qu'il est moins attendu ; mais un homme qui écrit ,
est toujours , à l'égard du public , dans une sorte de
représentation , et la plaisanterie ne doit lui être permise
que lorsqu'elle naît essentiellement du fond
même du sujet. C'est un grand défaut dans le style que
la déclamation et l'enflure. Il y en a peut -être un
plus grand encore : il consiste dans une certaine négligence
recherchée , dans une affectation d'employer
les termes les plus familiers ; affectation qui est doublement
choquante , et parce que cette familiarité
n'est pas à sa place , et parce qu'on sent qu'elle n'est
pas sans prétention. Voilà pourquoi on blâmera
M. Creuzé d'avoir dit , en parlant d'une opinion assez
singulière des dames italiennes : « J'en demande par-
» don au Colysée , à S. Pierre , à Pompeïa , cette
opinion m'a paru plus curieuse que tout ce que
>>
160 MERCURE DE FRANCE ,
>>
>>
» j'ai vu en Italie . » On n'approuvera pas davantage
cette manière de commencer un chapitre : « Je par-
» lerai peu du Vésuve , non qu'il ne le mérite ; mais
je ne le mérite pas ce n'est pas sa faute , c'est la
» mienne , etc. » On ne lui passera pas non plus des
compositions de mots comme celles - ci : Raphaël-
Racine , Rivoli- Victoire : on sent que si chacun s'en
permettoit de pareilles , il n'y auroit bientôt plus
moyen de s'entendre. Mais que dira- t-on de ce qu'on
lit à la fin du chapitre sur Milan : « Cette chapelle ,
» ( celle ou est le corps embaumé de S. Charles-
» Borromée) est de la plus grande richesse , ainsi
» les ornemens qui entourent le saint . Son visage , qui
» est à découvert , présente encore tous ses traits . Le
» nez seul est un peu endommagé c'est le sort des
grands monumens. » Que signifie cette dernière
phrase? Je n'en sais rien ; mais elle pourra faire demander
à l'auteur s'il a vu que le Colysée ou le Capitole
eussent le nez endommagé .
»
que
Malgré ces critiques et toutes celles qu'on pourroit
y ajouter , l'idée qui restera après la lecture du Voyage
en Italie , c'est qu'il est l'ouvrage d'un homme de
beaucoup d'esprit , et sur-tout d'un bon Français :
il sembleroit même qu'il ait été écrit moins pour
faire connoître l'Italie , que pour exalter la France .
Il ne faut pas toutefois se dissimuler que les éloges
qu'on nous y prodigue , seroient mieux placés dans :
la bouche d'un étranger. L'auteur s'emporte contre
les louanges que les Italiens , et sur-tout les Anglais
ne cessent de se donner à eux - mêmes à nos
dépens. Il a raison sans doute ; mais il a tort de les
imiter. La politesse , la douceur, la prévenance à l'égard
des étrangers ont toujours distingué les Français ;
gardons-nous de chercher à dénaturer cet heureux
caractère : plus M. Creuzé nous suppose de richesses ,
moins il doit croire qu'il nous soit permis de nous en
vanter .
C.
L'Art
DEFT
AVRIL 1806 .
5 .
cen
161
L'Art de connoître les Hommes par la Physionomie ;
par Gaspard Lavater. Nouvelle édition, corrigée et disposée
dans un ordre plus méthodique ; précédée d'une Notice
historique sur l'auteur ; augmentée d'une Exposition des
Recherches ou des Opinions de La Chambre , de Porta , de
Camper , de Gall , sur la physionomie ; d'une Histoire
anatomique et physiologique de la Face , avec des figures
coloriées ; et d'un très-grand nombre d'articles nouveaux
sur les caractères des passions , des tempéramens et des
: maladies ; par M. Moreau , docteur en médecine. Ornée .
de 500 gravures exécutées sous l'inspection de M. Vincent,
peintre, membre de l'Institut.
(Premier extrait. )
« L'homme méchant compose sa face , mais le juste
» pénètre son dessein . »
Le roi Salomon étoit un profond physionomiste , et il me
paroît avoir renfermé , dans ces mots pleins de sens , tout ee
que l'expérience a pu reconnoître d'instructif dans l'expression
et les traits de la figure humaine. Ce grand observateur , qui
étoit accoutumé à juger les hommes , et dont l'oeil perçant
démêloit la vérité dans les plus secrets replis de la fraude , a
cependant réduit toutes ses connoissances , dans cette partie ,
à une courte sentence : tant la sagesse est sobre en paroles ! Il
faut que le monde soit devenu bien plus patient qu'il ne
l'étoit du temps de ce roi , pour souffrir aujourd'hui qu'on
délaie en plusieurs gros volumes , la matière de quelques
réflexions simples et judicieuses , et , pour moi , je suis scandalisé,
je l'avoue , qu'un docteur en médecine puisse s'appliquer
à une oeuvre si inutile , dans un moment où la Gazette de
Santé découvre tant de maladies . J'aurois ici beau jeu pour faire
L
162 MERCURE DE FRANCE ;
une prosopopée foudroyante contre ce docteur , et soulever
contre lui ses malades , qu'il ne guérira pas plus avec sa Physiognomonie
, que le chocolat de santé , n'en déplaise à ma
Gazette , ne guérit de la grippe . Mais la vie est courte
et l'occasion difficile , dit excellemment notre maître Hippocrate
, dans son premier aphorisme. Eh bien , docteur ,
j'attendrai donc une meilleure occasion pour m'égayer , et
comme je me pique de savoir ce qu'on doit à une robe savante
, je vais procéder avec méthode , sans autre dessein que
d'éclaircir , en peu de mots , ce que
vous obscurcissez par de
si longs discours .
Du mot Physionomie , que tout le monde entend , on a
formé les mots Physionomique et Physiognomonie , dont il
faut donner la signification. L'intelligence d'un mot dissipe
souvent bien des difficultés .
La science physionomique est la connoissance naturelle du
physionomiste , et elle est née avec l'homme . La Physiognomonie
est une science conjecturale , imaginée ou du moins
élevée à de nouvelles prétentions par Lavater.
La première , qui est le fruit de l'expérience , porte dans
l'esprit une révélation subite et rarement fautive , du caractère ,
des passions et de l'esprit des hommes que nous voyons ; la
seconde prétend soumettre cette révélation à son jugement
et l'asservir à des règles fixes .
Nous examinerons l'une très -rapidement , et nous donnerons
à l'autre quelqu'attention , afin de découvrir ses moyens ,
et de reconnoître quel est le degré de confiance qu'on peut
lui accorder.
+
M. Moreau ( de la Sarthe ) , docteur de l'Ecole de médecine
de Paris , nouvel éditeur de cette Physiognomonie , promet
de la donner plus complète qu'elle ne l'étoit en sortant
des mains de son auteur , et d'ajouter au travail de Lavater
toutes les observations qu'il a pu faire en sa triple qualité de
physiologiste , de médecin et de naturaliste : qualité qui man-
7
AVRIL 1806 . 163
ly
quoit à l'observateur allemand , comme il en fait lui - même
l'aveu dans ses écrits. Il y joindra , en outre , une exposition
des recherches ou des opinions de La Chambre , de Porta , de
Camper et du docteur Gal . Le tout formera douze volumes ,
qui paroîtront dans le cours d'une année , et en vingt- quatre
livraisons , dont les deux premières sortent en ce moment de
la presse. C'est un ouvrage parfaitement bien imprimé sur du
beau papier ; mais toutes les gravures ne sont pas du même
burin , elles n'ont pas toutes la même correction de dessin ,
et la même délicatesse de traits.
Ces deux premières livraisons renferment un discours préliminaire
par MM.. MMoorreeaauu ,, et une grande partie de l'Introduction
, qui se compose de tous les fragmens que Lavater avoit
dispersés dans son ouvrage ; d'observations et d'explications
intercalées par M. Moreau ; de notes et de citations dont
l'objet est d'établir la certitude , de la science physiognomonique.
L'étendue et la magnificence de cette introduction
annoncent sans doute un système complet aussi élégamment
développé que sagement raisonné ; c'est l'avenue d'un palais
où nul n'est encore entré , où peu seront admis , même
après que les portes auront été ouvertes à tous. En attendant
cette ouverture , nous allons considérer ce qui se présente
d'abord à nos regards; et sur ces dehors , agrandis par M. Moreau,
nous devinerons , s'il est possible , ce que renferme l'intérieur,
de l'édifice.
Quid tanto dignumferet hic promissor hiatu ?
Je remarque d'abord à chaque pas des inscriptions qui
m'avertissent que tout ce que je pourrai dire et penser sur ce
vaste sujet , sera parfaitement inutile pour l'auteur et pour
sa science , à moins cependant que je n'en pense et que je
n'en dise beaucoup de bien : toutes ses précautions sont prises ;
il n'y a pas d'objections , de difficultés qu'il ne se soit faites à
lui-même , auxquelles il n'ait victorieusement répondu
L 2
164 MERCURE DE FRANCE ,
d'avance. Il ne vous permet pas le moindre doute ; il faut
entrer ici avec la foi la plus robuste , et ne pas hésiter un
moment à croire que la physiognomonie ne soit un art infaillible.
Il faudroit donc se borner à voir et à admirer son ouvrage
, sans se permettre aucun examen , si toutes ces précautions
, considérées comme traits physiognomoniques , n’indiquoient
pas une sorte d'entêtement , et si l'entêtement , à
son tour , ne révéloit pas quelque peu de foiblesse , de doute
et d'incertitude. Ainsi , dussé-je être taxé d'incrédulité , ou
tout au moins d'hérésie par ce philosophe , ce qui est horrible
à penser , je ne saurois me défendre de faire les observations
auxquelles le devoir nous oblige.
Je dirai , par exemple , que tous les arbres de cette avenue
ne portent pas les mêmes fruits ; qu'il y en a qui sont doux et
bienfaisans , et d'autres dont l'apparence est bien trompeuse.
Je dirai qui a planté les bons , et qui a planté les mauvais ;
'car il est juste de distinguer l'ouvrage et la doctrine de Lavater
, du travail et de la doctrine de M. Moreau.
Mais , avant d'examiner la manière de penser du religieux
Allemand et du philosophe Français , jetons un coup d'oeir
sur le système élevé par le premier , et tâchons de découvrir
quelle en est la solidité.
On ne peut révoquer en doute que l'homme n'ait reçu en
naissant la faculté de juger des qualités intérieures des objets ,
par leur apparence extérieure . Quand nous voyons un homme
qui s'attache avec opiniâtreté à une idée fausse , de laquelle il
prétend tirer une science sublime , il est fort inutile qu'il nous
diseje suis un visionnaire : nous le voyons bien. Quand nous en
rencontrons un autre qui s'empare de ce prétendu système , qui
l'enfle sans mesure, qui le commente avec malice, et qui cherche
à en tirer de dangereuses conséquences , il seroit bien superflu
de nous avertir que cet homme est un esprit faux : on le voit
au premier coup d'oeil . S'il pâlit à ce mot, je jugerai qu'il est
en colère , et , s'il tremble , je dirai que son entreprise lui
AVRIL 1806. 165
donne de l'inquiétude . S'il sourit au contraire , en remuant
la tête dédaigneusement , il n'y a personne qui ne dise :
« Cet homme est assuré de son affaire. » Toutes les figures
portent le signe plus ou moins prononcé des passions qui les
animent , et nous jugeons involontairement le caractère des
personnes qui s'offrent à nous , sur les traits de leur visage ,
comme nous jugeons de leur esprit par leurs discours . C'est
une chose tellement connue et d'une application si familière
et si universelle , qu'il suffit de l'énoncer pour la faire admettre
comme incontestable . C'est ce sentiment irréfléchi , vif et
pénétrant qu'il faut appeler la science physionomique , qu'on
ne doit jamais confondre avec la physiognomonie.
Cette physiognomonie au contraire , ne procède et n'établit
ses jugemens que la règle et le compas à la main. Tandis que
le sentiment naturel m'avertit avec promptitude que tel
homme renferme quelque passion dangereuse , et que je ne
dois pas m'y fier , la physiognomonie m'arrête : elle toise le
nez , les yeux , le front et la bouche de cet homme ; elle fait
son calcul , et elle m'assure que j'ai tort , que je me trompe ;
que cet homme porte un excellent coeur , un bon esprit, parce
qu'il aura le nez ou le menton tourné de telle manière. Tel
est le caractère de la physiognomonie.
Lavater a négligé de distinguer l'une et l'autre ; il les confond
au contraire , et ce défaut d'analyse , singulier dans un homme
qui vouloit tout analyser , le tient perpétuellement hors de la
question qu'il falloit résoudre avant tout , afin de reconnoître
si le terrain sur lequel il vouloit bâtir étoit bien affermi.
Cette question se réduit à demander si les rapports de la
règle et du compas , peuvent détruire un sentiment intime
inhérent à la nature de l'homme ?
Ce n'est pas le moment de la discuter ici ; mais il nous sera
permis d'observer qu'au premier aperçu il paroît bien difficile
de penser qu'un jugement , fondé sur toute l'habitude du
corps , et sur tous les traits du visage vus généralement , puisse
3
166
MERCURE DE FRANCE ,
être détruit par l'observation d'une ligne imperceptible , que
l'on n'avoit pu d'abord remarquer.
Lavater décide cependant cette question , qu'il n'a point
examinée , d'une manière absolument opposée , puisqu'il va
jusqu'à dire que l'épaisseur d'un cheveu , dans la longueur
d'un trait, suffit souvent pour exprimer des caractères trèsdifférens,
Ainsi , selon lui , le compas ne suffiroit pas encore
pour établir un jugement certain ; il faudroit un bon microscope.
Il y a donc au moins de la négligence à lui reprocher ,
pour n'avoir pas vu ou pour n'avoir pas voulu voir qu'il tomboit
ici dans un vague absolu , et qu'il s'exposoit à bâtir
dans le vide. Nous verrons par la suite si ce pressentiment de
la légéreté de son ouvrage est bien fondé .
Cet écrivain , religieux par état , l'étoit aussi de coeur et
'd'esprit tous ses écrits en portent le témoignage à chaque
ligne , et il est impossible de lui supposer aucun autre dessein
dans son entreprise , que celui de se rendré utile . Son respect
pour les moeurs et pour la morale , ne permettent pas de
croire qu'il ait jamais voulu fournir des armes à la philosophie
moderne , en imaginant une manière toute matérielle d'expliquer
les penchans et les passions de l'homme . « On ne
>> sauroit trop le répéter , dit-il ; attribuer tout à des causes
>> arbitraires , à un hasard aveugle , sans règle et sans loi , c'est
>> la philosophie des insensés , la mort de la saine physique ,
» de la saine philosophie et de la saine religion . Proscrire
>> cette erreur , l'attaquer partout où elle se trouve , est l'ou-
» vrage du vrai physicien , du vrai philosophe , du vrai
» théologien. » Il n'a donc voulu rien placer dans cet ouvrage
qui ne fût parfaitement conforme à cet ordre d'idées ;
et si sa théorie est inadmissible dans la pratique , elle n'en
est pas moins l'oeuvre d'un homme estimable à bien des
égards ; d'un homme rempli d'ardeur pour la vérité , et qui
pouvoit se flatter intérieurement qu'il alloit enfin arracher le
masque à l'hypocrisie , et faire connoître la face du méchant.
AVRIL 1806 .
167
On n'auroit donc rencontré dans cette longue galerie qu'il
offre à nos regards , que des tableaux agréables , et des observations
piquantes et curieuses sur les physionomies , si une
main étrangère n'étoit venue mêler à ces tableaux , à ces
observations , ses propres peintures et les réflexions d'un esprit
tout différent.
Lavater faisoit des voeux pour qu'un homme plus habile
que lui , mais non moins bien intentionné , voulût se charger
de revoir , d'examiner ses idées , et de les transformer en un
corps de doctrine ; mais les hommes qui réunissent la sagesse
et la science sont bien rares , et ils n'ont guère de temps
à perdre. On s'étoit borné jusqu'ici à traduire son ouvrage ,
et il restoit dans les bibliothèques , plutôt comme une bizarrerie
de l'esprit humain , que comme un objet d'utilité . La
philosophie du siècle , qui n'est pas la sagesse , vient enfin de
s'en emparer ; et M. Moreau ( de la Sarthe ) , auquel on ne
disputera pas le titre de savant , se flatte d'élever sur ces premières
bases , les fondemens d'une science toute nouvelle.
Mais , hélas , à quel prix veut-il lui rendre ce triste service ?
Et que le bon Lavater seroit donc étonné , s'il pouvoit se voir
dans une si étrange compagnie ! Quelle froideur ! quelle
abondance stérile ! quel contraste ! quel néant ! Console-toi
cependant , généreux écrivain , si ta science incertaine n'a pu
exciter le zèle des sages , ta morale outragée trouvera dans
chacun d'eux un défenseur.
Mais , que dis- je , M. Moreau nous assure lui- même qu'il
a conservé , avec un respect presque religieux , toutes les parties
de l'ouvrage de Lavater , et qu'il a évité avec le plus
grand soin de rien changer au fonds de ses idées et de sa doctrine.
Assertions , conjectures , observations , pressentimens ,
expériences décisives , simples aperçus , vues hasardées ,
doutes , développemens quelquefois superflus , illusions
même et erreurs , il a tout recueilli , tout conservé. Et
M. Moreau a raison , il a donné tout Lavater , il n'y manque
4
168 MERCURE
DE FRANCE ,
rien ; mais voici le mot de l'énigme. Tout ce qui dans Lavater
est science hypothétique et problématique , paroît à M. Moreau
la vérité méme ; et tout ce qui est sentiment , certitude ,
conviction religieuse , il l'appelle illusion et erreur. Cela est
tout simple , Lavater et M. Moreau , parfaitement d'accord
sur le fonds du système , ne le sont nullement sur les conséquences
qu'on peut en tirer. Lavater croyoit en Dieu , à l'immortalité
de l'ame. M. Moreau a trop d'esprit pour croire
en Dieu ; il croit à la matière. Un intervalle immense sépare
leurs idées : si Lavater nomme la sagesse divine , M. Moreau
parle de la philosophie ; s'il se laisse aller à un mouvement
d'inspiration religieuse , M. Moreau ne manque pas de l'appeler
un déclamateur ; s'il admire la puissance qui a pu créer
l'univers , M. Moreau s'extasie devant le flambeau de la
philosophie ; ce flambeau qui a la rare propriété de répandre
les ténèbres sur tout ce qui l'environne.
Nous pouvons donc nous attendre à voir tout l'intérieur de
ce fragile édifice ordonné sur un nouveau plan ; car partout
où un philosophe s'introduit , il faut qu'il change , qu'il
.corrige , qu'il réforme. Toutefois ce renversement ne nous
empêchera pas de nous , distraire à la vue des scènes dessinées
par Lavater ; et lorsque nous rencontrerons celles de
M. Moreau et ses explications philosophiques , nous tâcherons
d'oublier sa robe et de nous en amuser.
G.
SUR LOUIS XIII ET LE CARDinal de Richelieu.
LES rapports de Louis XIII et du cardinal de Richelieu
ont quelque chose d'extraordinaire , sur quoi les historiens ne
se sont peut- être pas suffisamment étendus. N'ayant jamais eu
aucun penchant pour Richelieu , le roi l'admet à regret dans
le conseil ; l'ascendant du ministre s'accroît à mesure que
l'aversion s'augmente dans le coeur du maître ; tous ceux qui
AVRIL 1806. 169
que
le ont assez peu de prudence pour appuyer cette aversion
prince ne cherche pas à cacher , sont sacrifiés ; et le dernier
coup d'autorité de Richelieu mourant , est de faire condamner
un homme que Louis XIII honoroit du nom de son
ami.
Quelques détails sur les particularités de cette liaison singu
lière pourront ne pas déplaire au lecteur : peut-être donnerontils
lieu à des réflexions intéressantes et morales sur l'esprit de
cette époque qui précéda notre plus beau siècle ; ils pourront
aussi expliquer quelques-unes des inconséquences qui frappent
lorsqu'on n'approfondit pas asesz les causes secrètes des événemens.
Richelieu , jeune encore , venoit d'obtenir l'évêché de
Luçon , lorsqu'il fut destiné par Marie de Médicis à aller
en Espagne comme ambassadeur extraordinaire : la mission
étoit importante ; il s'agissoit d'un double mariage et d'une
paix générale. Le jeune prélat étoit flatté du grand rôle qu'il
alloit jouer ; mais le maréchal d'Ancre , son premier protecteur
, le crut plus utile dans le conseil que dans une
mission , éloignée. Il lui fit proposer d'être secrétaire d'état ,
à la condition qu'il se démettroit de son évêché. Richelieu
sentit que le principal ministre vouloit prendre sur lui une
autorité absolue , et le réduire au rôle honteux de sa créature.
Un tel personnage ne convenoit pas au caractère indépendant
de Richelieu ; il refusa la démission qu'on lui demandoit , et
n'en fut pas moins secrétaire d'état. Le maréchal d'Ancre
avoit pris de lui une idée qui fait honneur au discernement
de ce ministre : « J'ai , disoit-il , en main un jeune homme
» capable de faire leçon à tutti barboni. » Louis XIII ne
connoissoit point encore Richelieu à cette époque ; il ne
commença à l'admettre dans sa confiance qu'au moment où
il eut besoin de lui , lorsqu'il voulut se réconcilier avec sa
mère. La chute du maréchal d'Ancre l'avoit forcé à s'éloiguer
; d'Avignon où il s'étoit retiré , Richelieu entretenoit
170
MERCURE DE FRANCE ;
une correspondance secrète avec Marie de Médicis , reléguée
à Blois. Après la mort du connétable de Luynes , qui avoit
brouillé Louis XIII avec sa mère , celle-ci reprit son crédit
auprès de son fils ; et se servant de l'ascendant que d'anciennes
offenses donnent à ceux qui les ont éprouvées , sur les ames
foibles qui s'en repentent et veulent les réparer , elle exerça
une autorité d'autant plus absolue que son abaissement avoit
été plus profond. Son premier soin fut de faire rentrer dans
le conseil Richelieu son surintendant , qui lui devoit là
pourpre , et qui lui avoit été fidèle dans sa disgrace . Elle
étoit loin de prévoir que ce favori lui seroit encore plus funeste
que le connétable de Luynes.
Ce fut contre la volonté expresse de Louis XIII que Richelieu
reprit ses anciennes fonctions. La conduite de ce prélat
, pendant les négociations dont il avoit été chargé auprès
de Marie , avoit déplu au monarque : il traitoit de fourbe ,
dit un mémoire du temps , celui en qui il mit depuis toute
sa confiance.
On sait comment l'adroit ministre porta à sa bienfaitrice un
coup dont elle ne put jamais se relever. Errante dans les
pays étrangers , elle périt à Cologne dans un état peu éloigné
de la misère. Tous les historiens se sont étendus sur les grandes
vues du cardinal de Richelieu , dont les deux principales furent
l'abaissement des seigneurs et la ruine des protestans.. Sans
doute ces vues étoient saines et justes , après les troubles et
les horreurs des règnes précédens ; mais il est permis de croire
qu'il n'appartenoit qu'à un roi d'étouffer ces semences
éternelles de discorde. Jouissant d'une autorité légitime et
affermie , il pouvoit , comme Henri IV , tenir en bride les
ambitions , mêler la douceur à l'exercice d'une autorité redoutable
, et n'affermir son pouvoir que par des exemples
peu fréquens d'une juste sévérité . Il n'en étoit pas ainsi d'un
ministre , dont l'autorité est d'autant plus précaire qu'elle est
plus absolue , et qui , ayant en même temps à faire le bien de
AVRIL 1806. 171
l'Etat , et à prévenir sa chute toujours prochaine , confond trop
souvent ces deux objets , et sacrifie à sa sûreté ce qu'un prince
conserveroit pour son service . On peut , dans cette circonstance
, appliquer à Richelieu ce qu'un poète moderne ( 1 ) fait
dire à un ministre qui exerça en Russie pendant long-temps
une grande autorité :
Près du trône placé , je n'eus dans mon emploi
Rien qu'une autorité subalterne et précaire .
Il faut , pour la garder, une éternelle guerre.
L'on tourne malgré soi contre ses ennemis
Les soins et les talens qu'on doit à son pays.
De mes fautes , hélas ! telle fut l'origine .
Contre des concurrens ligués pour ma ruine ,
J'armai tout le crédit entre mes mains remis ,
Et , pour ne pas tomber, tout me parut permis.
Le prince à ces dangers ne se voit point en butte :
Il parle , on obéit ; il veut , on exécute ;
Et d'un génie heureux si les cieux l'ont orné,
Dans son brillant essor il n'est jamais borné.
Cette position toujours incertaine dans laquelle Richelieu se
trouva au moment de sa plus grande puissance , explique
les excès auxquels il se livra. Le maréchal de Marillac , Montmorency
, Cinq-Mars , de Thou , etc. , furent sacrifiés à la
crainte que le ministre avoit d'eux.
Ce qu'il y a de très-singulier , c'est que , comme le dit
madame de Motteville , le roi étoit tacitement le chef de la
conspiration de Cinq- Mars ; le nom dont on se servoit étoit
celui du duc d'Orléans , frère unique du roi. Louis XIII ne
cachoit même pas aux jeunes femmes de sa cour l'aversion
qu'il avoit pour le cardinal de Richelieu . Les Mémoires de
Mademoiselle offrent à cet égard plusieurs particularités
piquantes. Nous les réunirons dans un même tableau , qui
pourra en même temps donner une idée du caractère de
Louis XIII et de ses amours. Quoique nous nous soyons
permis de rédiger ce morceau , qui manque d'élégance et de
( 1 ) M. de La Harpe. Menzicoff.
1:
(
170 MERCURE DE FRANCE ;
une correspondance secrète avec Marie de Médicis , reléguée
à Blois. Après la mort du connétable de Luynes , qui avoit
brouillé Louis XIII avec sa mère , celle- ci reprit son crédit
auprès de son fils ; et se servant de l'ascendant que d'anciennes
offenses donnent à ceux qui les ont éprouvées , sur les ames
foibles qui s'en repentent et veulent les réparer , elle exerça
une autorité d'autant plus absolue que son abaissement avoit
été plus profond. Son premier soin fut de faire rentrer dans
le conseil Richelieu son surintendant , qui lui devoit là
pourpre , et qui lui avoit été fidèle dans sa disgrace . Elle
étoit loin de prévoir que ce favori lui seroit encore plus funeste
que le connétable de Luynes.
Ce fut contre la volonté expresse de Louis XIII que Richelieu
reprit ses anciennes fonctions. La conduite de ce prélat
, pendant les négociations dont il avoit été chargé auprès
de Marie , avoit déplu au monarque : il traitoit de fourbe ,
dit un mémoire du temps , celui en qui il mit depuis toute
sa confiance.
coup
On sait comment l'adroit ministre porta à sa bienfaitrice un
dont elle ne put jamais se relever. Errante dans les
pays étrangers , elle périt à Cologne dans un état peu éloigné
de la misère. Tous les historiens se sont étendus sur les grandes
vues du cardinal de Richelieu , dont les deux principales furent
l'abaissement des seigneurs et la ruine des protestans.. Sans
doute ces vues étoient saines et justes , après les troubles et
les horreurs des règnes précédens ; mais il est permis de croire
qu'il n'appartenoit qu'à un roi d'étouffer ces semences
éternelles de discorde. Jouissant d'une autorité légitime et
affermie , il pouvoit , comme Henri IV , tenir en bride les
ambitions , mêler la douceur à l'exercice d'une autorité redoutable
, et n'affermir son pouvoir que par des exemples
peu fréquens d'une juste sévérité. Il n'en étoit pas ainsi d'un
ministre , dont l'autorité est d'autant plus précaire qu'elle est
plus absolue , et qui , ayant en même temps à faire le bien de
AVRIL 1806. 171
l'Etat, et à prévenir sa chute toujours prochaine , confond trop
souvent ces deux objets , et sacrifie à sa sûreté ce qu'un prince
conserveroit pour son service. On peut , dans cette circonstance
, appliquer à Richelieu ce qu'un poète moderne ( 1 ) fait
dire à un ministre qui exerça en Russie pendant long-temps
une grande autorité :
Près du trône placé , je n'eus dans mon emploi
Rien qu'une autorité subalterne et précaire.
Il faut , pour la garder, une éternelle guerre .
L'on tourne malgré soi contre ses ennemis
Les soins et les talens qu'on doit à son pays.
De mes fautes , hélas ! telle fut l'origine.
Contre des concurrens ligués pour ma ruine ,
J'armai tout le crédit entre mes mains remis ,
Et , pour ne pas tomber, tout me parut permis .
Le prince à ces dangers ne se voit point en butte :
Il parle , on obéit ; il veut , on exécute ;
Et d'un génie heureux si les cieux l'ont orné ,
Dans son brillant essor il n'est jamais borné.
Cette position toujours incertaine dans laquelle Richelieu se
trouva au moment de sa plus grande puissance , explique
"les excès auxquels il se livra . Le maréchal de Marillac , Montmorency
, Cinq-Mars , de Thou , etc. , furent sacrifiés à la
crainte que le ministre avoit d'eux.
Ce qu'il y a de très- singulier , c'est que , comme le dit
madame de Motteville , le roi étoit tacitement le chef de la
conspiration de Cinq-Mars ; le nom dont on se servoit étoit
celui du duc d'Orléans , frère unique du roi. Louis XIII ne
cachoit même pas aux jeunes femmes de sa cour l'aversion
qu'il avoit pour le cardinal de Richelieu . Les Mémoires de
Mademoiselle offrent à cet égard plusieurs particularités
piquantes. Nous les réunirons dans un même tableau , qui
pourra en même temps donner une idée du caractère de
Louis XIII et de ses amours. Quoique nous nous soyons
permis de rédiger ce morceau , qui manque d'élégance et de
( 1 ) M. de La Harpe. Menzicoff.
1:
172
MERCURE DE FRANCE ,
précision dans les Mémoires de Mademoiselle , nous la ferons
parler à la première personne pour donner plus de naturel
et de mouvement au récit : « La cour étoit alors agréable et
>> brillante : l'amour du roi pour Mlle d'Hautefort, dissipoit
» la mélancolie de ce prince ; et les efforts qu'il faisoit pour
» plaire répandoient autour de lui une gaieté dont l'on avoit
>> joui rarement pendant son règne. Je n'ai pas besoin de dire
» de quelle espèce d'amour Louis XIII étoit animé ; on sait
» que les sens n'y avoient aucune part. Tout se bornoit à des
» soins réciproques , à des confidences minutieuses , et à un
» desir mutuel de se plaire par les agrémens de la conversa-
» tion. Le goût dominant du roi étoit la chasse ; on avoit
>> coutume de la disposer du côté de quelques belles maisons
>> où l'on trouvoit des collations et des rafraîchissemens : il
>> revenoit ordinairement dans un carrosse où il n'admettoit
» que Mile d'Hautefort et moi. Quand il étoit de bonne
» humeur , il souffroit que nous lui parlassions librement du
» cardinal ; nous pouvions exercer notre malignité sur ce
*
f.
ministre si puissant ; et le roi lui-même , qui malgré la
» déférence aveugle qu'il avoit pour lui , le haïssoit en secret ,
» ajoutoit souvent à nos plaisanteries . Au retour , on alloit
» chez la reine , où l'on passoit la soirée à entendre des con-
» certs dont le roi avoit souvent composé la musique. Les
>> ariettes avoient pour unique objet Mlle d'Hautefort.
» Jamais femme ne fut aimée d'une manière si galante , et en
>> même temps si platonique : la reine n'en concevoit aucune
>> jalousie.
» Ce fut là que j'eus l'occasion , toute jeune que j'étois ,
» d'étudier le caractère de Louis XIII . Quand il étoit brouillé
>> avec sa maîtresse , ce qui arrivoit souvent , tous les diver-
>> tissemens cessoient. Les soirées se passoient tristement chez
» la reine ; le roi se retiroit dans un coin , il ne parloit à per-
» sonne , et personne n'osoit ni l'approcher, ni lui parler.
» Plongé dans ses réflexions , il finissoit presque toujours par
AVRIL 1806.
173
» bâiller et s'endormir, La chasse étoit aussi suspendue dans
>> ces temps de tristesse ; le monarque passoit la plus grande
» partie du jour à écrire les conversations qu'il avoit eues
>> avec Mlle d'Hautefort. Après sa mort , on a trouvé ces sin-
» guliers procès-verbaux dans une cassette dont lui seul avoit
» la clef. Le principal défaut de Louis XIII étoit une timi-
» dité dont il ne put jamais se corriger : quand il arrivoit à la
» cour quelqu'un auquel il n'étoit pas accoutumé , il perdoit
>> aussitôt contenance , évitoit la conversation , et s'éloignoit
» le plus promptement possible. Le cardinal de Richelieu
» profitoit habilement de ce goût du roi pour la vie retirée ;
» quoiqu'il sût très-bien qu'il n'en étoit pas aimé , il comp-
>> toit sur la répugnance de son maître pour les visages nou-
» veaux; répugnance qui assuroit le crédit du ministre , et
» l'ascendant qu'il avoit pris. >>
Les mémoires du temps rapportent une anecdote qui prouve
jusqu'à quel point Louis XIII se défioit du ministre auquel il
abandonnoit cependant toute son autorité. A l'époque de son
départ pour le Roussillon , il paroît que le roi avoit beaucoup
d'inquiétude sur ses enfans : il craignoit que son ministre ne
les lui enlevât , soit en abusant de sa facilité , soit en surprenant
sa signature. Dans cette perplexité , il prit le parti de
donner à Montigni , chargé de les garder , une moitié d'écu
d'or dont il conserva l'autre les jeunes princes ne devoient
être transférés dans un autre lieu ou être remis en d'autres
mains , que si l'on présentoit à Montigni la moitié d'écu d'or
que le roi emportoit ; dans tout autre cas , aucun ordre même
signé de lui ne devoit être exécuté.
Pendant ce voyage , le cardinal découvrit le complot de
Cinq-Mars , grand- écuyer. Ce jeune homme , qu'il avoit placé
auprès de Louis XIII , se laissa entraîner à l'ambition d'être
chef de cabale. Remarquant que le roi haissoit son ministre ,
et le voyant souvent s'emporter contre lui , il crut qu'il suffisoit
pour réussir , de nourrir çes fâcheuses dispositions. Se
174 MERCURE DE FRANCE ;
livrant donc à des projets chimériques , et connoissant assez
peu le roi pour espérer d'en être soutenu si la trame étoit découverte
, il lia des correspondances non-seulement avec les
grands de l'Etat , mais avec le roi d'Espagne , près de qui il
envoya Fontrailles avec un projet de traité peu favorable à la
France. Il étoit dans une sécurité qui lui fut bien funeste : le
roi étant entré en quelque sorte dans cette conjuration , Cinq.
Mars ne pouvoit prévoir que ce prince , dont il étoit le favori ,
le livreroit à la vengeance du cardinal ; mais il montra par
cette erreur dont les suites furent si fatales , qu'il avoit aussi
peu étudié le caractère du monarqne que celui du ministre .
Le cardinal étoit malade et éloigné du roi , lorsqu'il eut connoissance
de cette intrigue : s'étant procuré une copie du
traité , il envoya sur- le-champ Chavigny auprès de Louis XIII.
Cet habile négociateur prouva facilement au roi qu'il falloit
punir des personnes qui traitoient ainsi avec les ennemis de
l'Etat . Le prince , honteux d'avoir trempé dans ce complot ,
dissimula avec soin la part qu'il y avoit prise ; et se servant
de la ressource des ames foibles qui croient sauver leur honneur
par d'humilians désaveux , il abandonna au cardinal
l'homme auquel il étoit le plus attaché.
Richelieu ne jouit pas long -temps de sa vengeance : sa maladie
s'étant augmentée , il ne put suivre le roi à son retour
du Roussillon. Quelques jours après son arrivée à Fontainebleau
, il le rejoignit. Au milieu des souffrances les plus
cruelles , les grands projets du ministre ne l'abandonnoient
pas ; comme si la violence de ses maux eût encore aigri son
caractère implacable , il voulut que tous les amis de Cinq-
Mars ressentissent les effets de sa colère . Louis XIII se soumit
son ministre mourant . Entre ces hommes de la fidélité
desquels il ne croyoit pas pouvoir douter , il ne regretta que
Troisville qu'il estimoit. Sa foible résistance , à laquelle le cardinal
n'étoit pas accoutumé , fit faire les plus tristes réflexions
à ce ministre si absolu . Il craignit un moment que son maître
encore à
AVRIL 1806.
175
ne lui échappåt , et cette appréhension augmenta ses maux.
Très -peu de temps après , la maladie de Richelieu fut jugée
mortelle , et les médecins lui déclarèrent qu'il n'avoit plus
que quelques jours à vivre : il les employa à consolider son
ouvrage. Le roi l'alloit voir assidument ; et dans les momens
que lui laissoient ses souffrances , il désignoit au monarque
ceux qu'il falloit appeler dans les conseil , et ceux dont l'on
devoit se défier. Ses intentions furent suivies avec l'exactitude
la plus scrupuleuse : de son lit de mort , il décida du sort de
la France ; dès ce moment , il fut convenu que le cardinal
Mazarin auroit le maniement des affaires , et que Letellier
intendant de la justice en Piémont , entreroit au conseil.
:
Cependant Louis XIII , sur le point de perdre un ministre
qu'il n'aimoit pas , et dont il ne pouvoit se passer , montroit la
plus grande agitation . Regrettant les serviteurs qu'il avoit
sacrifiés à la haine du cardinal , en craignant , s'il guérissoit ,
qu'il n'exigeât encore de nouvelles victimes , il paroissoit
plongé dans la plus profonde mélancolie. Au moment où le
cardinal alloit expirer , le roi donna à sa garde l'ordre imprévu
de s'emparer de toutes les avenues du palais du ministre. Dans
un intervalle de son agonie , il apprit cette singulière nouvelle
elle parut l'affecter beaucoup , et l'on pensa qu'elle
avoit précipité ses derniers momens. Il mouroit le prisonnier
du prince qu'il avoit gouverné avec si peu de ménagement.
Ainsi finit la liaison de deux hommes qui ne s'étoient jamais
aimés , qui s'étoient toujours craints , et que la nécessité des
circonstances avoit seule réunis. Le sujet dicta des lois à son
maître , et augmenta sa puissance en contrariant sans cesse ses
goûts , ses inclinations et ses affections les plus chères ; le maître
se vengea du sujet par une aversion qu'il ne put jamais dissis
muler elle entretint toujours le trouble et l'inquiétude dans
l'ame fière de Richelieu ; et ce ministre si puissant n'eut paau
moment de sa mort , le calme dont l'homme obscur peut
du moins s'environner à son dernier soupir. P.
:
176 MERCURE
DE FRANCE
,
VARIETES.
LITTÉRATURE SCIENCES , ARTS , SPECTACLES.
-L'Académie Impériale de Musique a donné , il y a déjà
quelques jours , la première représentation d'un opéra en trois
actes , intitulé Nephtali , ou les Ammonites. Cet ouvrage est
tiré d'un poëme de Florian , Eliézer et Nephtali. L'auteur a
fait preuve de talent pour ce genre de composition , sans avoir
pu parvenir à donner un grand intérêt à une action et à des
personnages qui ne sont point dramatiques. La musique est
de M. Blangini , jeune compositeur italien , qui donne les
plus grandes espérances. Peut-être ne s'est -il pas assez pénétré
de la différence qu'il doit y avoir entre la musique de
salon et celle de ce vaste théâtre , entre une Nuit et une
scène tragique. La musique dramatique vit de contrastes , et
ne peut supporter la monotonie , même la plus harmonieuse ;
non qu'il faille imiter les épouvantables charivaris de quelques
compositeurs actuels , lesquels n'ont eux - mêmes imité de
Gluck que ses défauts , et trouvent monotone toute musique
qui n'oppose pas continuellement la flûte et le trombone ,
l'harmonica et le tambour turc . Inter utrumque tene.
-
La Comédie Française a remis le chef- d'oeuvre de
Dancourt , le Chevalier à la mode. Cette pièce a obtenu un
succès auquel ne pouvoient s'attendre ceux même qui savent
le mieux en apprécier le mérite. Malgré la préférence exclusive
que le public donne à la tragédie , les représentations en
sont très-suivies. Il est vrai qu'aucune tragédie n'est aussi
bien jouée dans son ensemble que le Chevalier à la mode.
Fleury, Dugazon , Mlle Mars et Mlle Devienne ont mérité
les applaudissemens qu'ils ont reçus ; mais l'on doit des éloges
particuliers
DEPT
D
AVRIL 1886 .
577
particuliers à Mlle Contat , pour avoir bien voulu se changer
du rôle de Madame Patin , et pour la manière vraiment supé
rieure avec laquelle elle a joué ce personnage , dont les actrices
n'avoient su faire jusqu'ici qu'une caricature. - On dit qu'on
prépare en ce moment la première représentation de la Mort
de Henri IV, tragédie en cinq actes de M. Legouvé. Talma
remplira le rôle de Henri IV, et Mlle Duchesnois celui de la
Reine.
1- Les représentations de Richard Coeur-de-Lion continuent
à attirer la foule à l'Opéra-Comique. Elleviou a repris
le rôle de Blondel. La première représentation du Déjeuner
de Garçons , donnée jeudi dernier à ce théâtre , a été fort
applaudie. Les paroles sont d'unhomme de beaucoup d'esprit ,
très- capable de faire des ouvrages plus importans : la musi→
que est de M. Nicolo . Martin , qui a fort bien chanté , a
adressé ce couplet au public :
4
Messieurs , notre voix vous convie
De venir quelquefois nous voir ;
Qui , venez je vous en supplie ,
Quand même ce seroit le soir.
Tous les jours , dans cette demeure ,
Assez tard nous vous attendrons :
On peut arriver à toute heure
Pour déjeuner chez des garçons .
Lettre de M. LE CHAMBELLAN DE L'EMPEREUR , Membre de
la Légion d'honneur , chargé par S. M. de la sur- intendance
de l'Opéra-Comique ;
A M. GRETRY , Membre de l'Institut et de la Légion
d'Honneur
Paris , ce 22 Avril , 1806 .
L'EMPEREUR ayant entendu avec beaucoup de plaisir la
musique de Richard Coeur-de-Lion , m'a chargé , Monsieur ,
de vous remettre la boëte ci-jointe , et la gratification de six
mille francs qu'elle contient
M
178 MERCURE DE FRANCE ,
S. M. a daigné accompagner ce présent d'expressions pleines
de bienveillance pour votre personne et votre talent.
i
Je me félicite , Monsieur , d'avoir à vous transmettre ce
témoignage honorable des bontés de l'Empereur ; et je saisis
avec plaisir cette occasion de vous renouveler l'assurance de
mes sentimens les plus distingués et de l'estime particulière
que je vous porte.
AUGUSTE TALLEYRAND .
Lés Cantatrici Villane sont, proportions gardées , pour
le Théâtre de l'impératrice , ce que Richard Coeur- de- Lion
est pour l'Opéra- Comique. A la quinzième représentation
de cet ouvrage charmant la salle étoit pleine. C'est un fait
unique dans l'histoire de l'Opéra- Buffa en France. On annonce
comme prochaine la première représentation d'un opéra de
l'auteur de la Cosa Rara , Martini . Les principaux rôles seront
joués par Mme Canavalli , et par Nozari , qui a , dit-on ,
retrouvé sa voix. La reprise du Matrimonio secreto paroît ajournée
indéfiniment ; ajournement fàcheux pour les amateurs , et
pour l'impressario. Pauvre Picard , comme dit Barilli !
Agnès Sorel n'a pas rempli l'attente des habitués du
Vaudeville . Sans doute les auteurs de ce théâtre ne sont pas
obligés d'être exacts ainsi que Mézerai ; cependant , quand
on y respecteroit davantage les personnages historiques ,
sur -tout ceux dont le nom est un titre de gloire pour la patrie
les choses n'en iroient pas plus mal : mais apparemment il est
des hommes qui sont destinés à être maltraités par les poètes ;
et tels paroissent être ceux qui , sous les ordres de Charles VII ,
parvinrent à France recouvrer. On diroit que depuis Chapelain
d'harmonieuse mémoire , jusqu'à MM. Dupaty et Bouilli ,
tous les poètes se sont donnés le mot pour rapetisser ou
même ridiculiser les nobles compagnons de Jeanne d'Arc.
-
La médaille que l'Institut décerne chaque année pour
l'équinoxe , au meilleur ouvrage d'astronomie , d'après la
fondation de M. de Lalande , a été adjugée à M. Svanberg ,
AVRIL 1806. 179
astronome suédois , qui vient de publier la mesure du degré
de la terre en Laponie , par laquelle on a reconnu l'erreur
qu'il y avoit dans la mesure faite en 1736. #
-M. Deschamps fils , professeur d'anatomie et de physio→
logie à l'hôpital de la Charité , a lu dernièrement à la société
de l'Ecole de médecine , l'observation d'une opération de la
taille qu'il a pratiquée sur un enfant de 11 ans , en présence
de M. Deschamps , son père , chirurgien en chef de l'hôpi~
tal de la Charité , de M. Dupuytren , un des chirurgiens
de l'Hôtel-Dieu , et de plusieurs autres assistans , et qui a été
suivie d'un tel succès , que le malade a été gueri le cinquième
jour , et en état de sortir de sa chambre. M. Deschamps , en
rapportant cette guérison extraordinaire , et dont l'histoire de
la chirurgie n'offre qu'un exemple , est bien loin de l'attribuer
aux effets de l'art ; il ne l'a publiée que pour donner une nouvelle
preuve de toutes les ressources dont la nature est pourvuedans
les maux qui affligent l'humanité. ›
-
J. J. Bachelier , directeur de l'école gratuite de dessin ,
membre de l'ancienne académie de peinture , recteur de l'école
spéciale de peinture , est mort à Paris , le dimanche 13 avril ,
à l'âge de 82 ans. Peu de personnes ont eu dans les arts une
influence plus marquée. En 1763 , il fonda l'école gratuite de
dessin en faveur des ouvriers , ot l'ouvrit en 1766 à 1500 élèves.
La manufacture de porcelaine de Sèvres lui doit ses premiers
progrès; il la dirigea pendant 44 ans , réforma entièrement
le goût des peintures chinoises , et fit exécuter , le
premier , sur les porcelaines tous les genres de dessin.
A U REDACTEUR D U MERCURE.
Monsieur , il paroît bien prouvé que le malheur de l'aé
ronaute Mosment ( voyez le dernier numéro article variété )
n'est résulté d'aucun des inconvéniens attachés aux ascensions
aérostatiques , mais que son imprévoyance seule à causé sa
M 2
180 MERCURE DE FRANCE ,
perte ? La nacelle trop légère , trop basse de bords , trop
éloignée du filet qui couvroit le ballon , et fixée par un trop
petit nombre de cordes , en voilà les causes secondes. M. Mosment
perdit son à-plomb lorsqu'il lança un animal en parachute
la nacelle n'ayant pas assez de pesanteur pour faire
équilibre , elle aura chaviré , et l'aéronaute ne pouvant se retenir
ni au cercle du filet , ni aux bords de la nacelle , sera
tombé en ce moment ; la preuve en est que le balon prit , dès
cet instant , un effort très -rapide qui le fit perdre de vue en
peu de tems , et que des témoins ont remarqué qu'il sortit
quelque chose de la nacelle qu'on prit pour un sac de lest :
cette ascension rapide , à dater de cet intant , n'a été due qu'à
la soustraction du poids du corps de l'infortuné voyageur.
Ce nouvel accident n'est pas suffisant pour faire proscrire
un genre de spectacle dont la découverte honore la France ;
mais il doit faire sentir la nécessité de n'en confier l'usage qu'à
des personnes instruites. M. Mosment avoit tout le courage
convenable pour faire un excellent militaire , mais rien n'annonçoit
chez lui les talens d'un physicien.
Si l'on examinoit ce qui a occasionné les malheurs auxquels
les ballons ont donné lieu , on verroit que la cause en est bien
moins dans le fait des inconvéniens attachés aux ballons , que
dans l'imprudence et de l'entêtement des aéronautes.
Tout le monde avoit prévu que la réunion de la mongolfière
aux ballons à gaz inflammable pouvoit causer la perte
de Pilâtre de Rosiers , aussi bien que la dorure dont son ballon
étoit entièrement revêtu , qui pouvoit attirer les météores
et l'électricité des nuages. Les ballons dorés ou argentés sont
très-beaux , mais fort dangereux. Zambeccari , qui a employé
les mêmes moyens , a éprouvé chaque fois de cruels
accidens. Ce qui est étonnant , c'est que ce dernier n'ait pas
été entièrement victime de ses moyens cumulés. Lunardi remplissant
de gaz un ballon à Londres , le fait retenir par un
jeune homme , qui s'entortille les cordes autour des poignets:
E
AVRIL 1806. 181
à mesure que le ballon s'enfle, la force d'ascension augmente,
le ballon part subitement , et enlève le jeune homme pris par
les mains , fait une révolution qui le dépouille de son filet , et
le malheureux jeune homme se tue en retombant sur la terre .
En Espagne , M. Bouche voulut s'élever avec une mongolfière
, ses compagnons renoncent au voyage au moment du
départ ; M. Bouche s'effraye , perd la tête , veut partir seul ,
ordonne de lancer le ballon , mais il oublie de faire couper la
corde qui le retenoit par le haut , le ballon s'élance et chavire ,
M. Bouche retombe et se casse les jambes. M. Olivari , à Oréans
, s'élève avec une mongolfière de papier et une nacelle
remplie d'esprit - de-vin et d'essence inflammable ; le tout
s'embrase comme cela devoit être , et M. Olivari augmente
le nombre des victimes de l'art aérostatique.
Ces accidens , sont-ils résultés d'inconvéniens attachés aux
ballons ou de l'imprévoyance , de l'obstination et de l'entêtement
des aéronautes ? La réponse à cette question n'est pas
douteuse. Des hommes de bon sens, avec du talent , de la
prudence et de la présence d'esprit , n'auroient pas éprouvé
de pareils malheurs. Je ne vois donc en tout cela rien qui
oblige de proscrire une découverte si brillante , et qui offrira
toujours un spectacle digne d'une nation instruite et belliqueuse.
A. J. GARNERIN , l'aéronaute.
MODES.
Du 20 avril. -Quelques modistes emploient des rubans rayés ; ils sont à
grands carreaux , et quelquefois nués . Lilas et blane , jaune et vert sont
préférés ; mais on en porte de diverses autres couleurs , de celles même
qui ne sont point à la mode. L'uni , en petit taffetas et en rubans
est d'un blanc mat , d'un rose tendre , ou lilas . On ne voit que trèspeu
de pistache , peu de jaune . De larges effilés terminent toujours les rubans
qui , à l'ordinaire , flottent en longs bouts sur la paille jaune ou blanche .
La forme est la même pour les deux espèces de paille ; mais les fleurs sont
plus particulièrement affectées à la paille blanche , et les rubans à la paille
jaune.La largeur des bords et la longueur des passes favorisent la mode de
ces grosses roses et de ces gros pavots qui , à leur suite , ont une traînée
de boutons. Un chapeau a le bord très-arqué ; en sorte que , de face et de
3
182 MERCURE DE FRANCE ,
trois quarts , il ne cache point la figure ; une capote , dont la passe se
trouve horizontale , la cache sous tous les aspects .
Au lieu de frisé de tulle , on met maintenant une rose sous les chapeaux.
Pour les capotes de lingères , la forme carrée prévaut sur la forme ovale.
Dans les capotes ovales , l'intervalle des coulisses est tout plissé . Dans les
capotes carées , la passe , entre les grosses torsades , ne forme pas un pli.
Cet article , qui est d'un grand débit , n'est pas le seul qui occupe les lingères.
Elles vendent beaucoup de fichus à grandes pointes , qui forment
canezou, qui forment collerette , dont la garniture quelconque est toujours
d'un travail fort long ou d'un prix fort haut . Sur les bords des mouchoirs ,
dans les languettes , c'est maintenant un point de Malines . Les robes de
printemps qui ont été achetées en plus grande quantité , sont à petits
carreaux rose.
PARIS.
La gazette de Manheim et les autres gazettes du Nord , toujours
prêtes à accueillir toute espèce de faux bruits , fort aises
sur-tout de trouver des occasions de communiquer à l'Europe
leurs opinions fausses et ridicules sur la gigantesque puissance
des Russes , représentent la Dalmație comme envahie , et une
armée russe considérable comme réunie aux bouches du
Cattaro : on fera probablement de meilleurs plans de campagne
à Saint-Pétersbourg. Si ce n'étoit que la France veut
l'exécution des traités , et tenir de l'Autriche les bouches du
Cattaro ; les Russes seroient déjà chassés , les Monténégrius
mis a la raison , et la tranquillité rétablie ; mais cette province
doit être remise aux Français par les Autrichiens , et les Français
ne la recevront que d'eux. Au reste , les bouches du Cattaro
sont séparées de la Dalmatie par les états de Raguse ,
c'est à-dire de plus de 30 lieues de pays ,
de manière que la
possession de Cattaro n'a rien de commun avec celle de la
Dalmatie. Les Français sont maîtres de toute la Dalmatie et de
l'Istrie, où ils ont plus de 30,000 hommes.Les Russes ont en cè
moment aux bouches du Cattaro trois bataillons formant 1500
hommes , et pas un soldat de plus. Lorsque , comme on va le
voir dans le précis ( 4 ) , le général Brady , par une insigne
trahison , remit la forteresse aux Russes , le régiment de Thurn ,
fort de 1600 hommes , s'y trouvoit , et livra les forts à 300
Russes , débarqués de deux frégates. L'indignation d'une partie
des officiers de ce régiment étoit à son comble , et M. Ghisilieri
porta l'infamie jusqu'à écrire la lettre ci -jointe ( B) à ces
officiers, pour calmer l'indignation qu'ils éprouvoient d'avoir
AVRIL 1806. 183
été obligés de céder le poste qu'ils occupoient. Ces officier
tenant beaucoup à l'estime des militaires français , ont publié
cette lettre pour leur justification , et ont dit partout que les
places avoient été vendues par MM. Ghisilieri et Brady.
Le même jour que M. Ghisilieri écrivoit cette lettre aux
officiers du régiment de Thurn , voici celle qu'il écrivoit au
général Molitor ( C) . M. de Ghisilieri et ceux qui lui ont donné
ces ordres , vendoient leur maître et leur patrie , comme ils la
vendirent déjà à la seconde coalition. Il seroit temps cependant
d'exécuter les traités , de vivre en paix , et de ne pas
chercher dans de misérables subtilités des motifs de querelle.
Nous ne doutons pas que si ces lettres parviennent à la connoissance
du ministère de la guerre à Vienne , il ne fasse punir
les hommes qui ont agi avec une aussi insigne mauvaise foi.
(Journal officiel. ).
(A) Précis de ce qui s'est passé pour la remise des bouches
du Cattaro , aux Russes et Monténégrins.
Le 19 février 1806 , les généraux Molitor , Dumas , et M. le
marquis de Ghisilieri , commissaire-général de S. M. l'empereur
d'Allemagne et d'Autriche , pour la remise de la Dalmatie
et des bouches du Cattaro , sont arrivés à Zara . M. le
marquis de Ghisilieri y ayant appris la sommation faite par le
commandant de l'escadre russe au commandant des troupes
autrichiennes , a manifesté qu'il regardoit cette sommation
comme outrageante pour son souverain , et a proposé de se
rendre de suite à Cattaro , ce qui a été accepté par les généraux.
Il s'y est rendu en effet le 25 ou 26 février. Pendant ce
temps , le général Molitor a fait mettre en marche ses troupes
pour les bouches du Cattaro , et avoit pris à cet effet les
moyens les plus expéditifs. Ce général étoit , le 7 mars , sur
les confins de la république de Raguse , à deux journées de
marche de Castelnovo , la première place du territoire , lorsqu'il
a appris que les places des bouches du Cattaro avoient
été cédées aux Russes et Monténégrins e 4 mars.
Il est de notoriété que le commandant autrichien et M. le
marquis de Ghisilieri n'ont fait au commandant russe aucune
protestation dès l'entrée de l'escadre russe dans un port qui
leur appartenoit , et où ils attendoient les Français , qu'ils
exposoient , sans aucun avis , à tomber dans les mains de
l'ennemi lorsqu'ils auroient cru entrer dans un port ami. Il est
encore notoire que le commandant autrichien et M. le marquis
de Ghisilieri n'ont pris aucune mesure pour repousser l'agression
des Monténégrins , à moins qu'ils ne les aient régardés aussi
comme leurs alliés .
4
184 MERCURE DE FRANCE ;
Les officiers autrichiens composant les garnisons des places
du Cattaro , ont fait des protestations contre la conduite du
commandant autrichien , pour remettre les places aux Russes :
des officiers ont même été mis aux arrêts , et réclamés par
leurs camarades , pour avoir parlé fortement contre une telle
détermination , et cela avant l'arrivée de M. le marquis de
Ghisilieri. Lorsque ce commissaire est arrivé et qu'il a vu les
officiers persister à ne pas remettre les places et à se défendre
contre toute agression , il a donné l'ordre , en vertu , a-t- il
dit , d'ordres supérieurs , de remettre aux Russes toutes les
places et territoire des bouches du Cattaro.
Le général Brady, gouverneur en Dalmatie , en Albanie ,
avoit envoyé , dès le moment de la connoissance du traité de
paix , l'ordre de s'en tenir à des protestations , et de remettre
les places au détachement de troupes russes débarqué de leurs
frégates , en cas de sommation. Il a réitéré son ordre pour
que les agens russes ne l'ignorassent pas ; le commandant autrichien
à Cattaro , leur a fait savoir les ordres qu'il avoit
reçus. Ceux- ci ne pouvant déterminer le commandant russe
à Corfou , à agir sans ordre de sa cour , ont réussi à faire
venir dans les bouches du Cattaro l'escadre russe aux ordres
de M. Henry Bayle , anglais.
Enfin, les places du Cattaro ont été occupées par un petit
nombre de Russes , tirés des bâtimens de l'escadre , et par
1500 Monténégrins environ . La garnison autrichienne étoit
de deux bataillons du régiment de Thurn , formant un total de
1500 hommes. Les habitans gémissent sous les vexations qu'ils
éprouvent. Des voies de fait ont déjà eu lieu entre eux et les
Monténégrins. Les maisons à Cattaro ont été saccagées et
pillées. Voilà l'état florissant dans lequel M. le marquis de
Ghisilieri vouloit laisser les bouches du Cattaro à S. M. l'Empereur
des Français , Roi d'Italie , d'après le traité de Presbourg.
A Zara , le 26 mars 1806,
(B. ) Copie d'une lettre de M. le marquis de Ghisilieri , à
M. de Zanino , officier au régiment de Thurn , et communiquée
par cet officier à ses camarades, d'après l'invitation
de M. le marquis de Ghisilieri
Monsieur,
Castelnovo , ce 6 mars 1806.
Comme dans les circonstances difficiles dans lesquelles je me suis trouvé ,
rien ne me seroit si à coeur que de ne rien décider qui pût déplaire à une
garnison aussi brave et aussi estimable que celle de Cattaro ; et comme
d'ailleurs , d'après ce que M. le lieutenant d'Esemberg vient de me dire ,
j'ai lieu de craindre de n'avoir pas rempli entièrement mon but , je profite
AVRIL 1806 185
de la connoissance personnelle que j'ai eu le bonheur de faire de vous ,
Monsieur , pour vous faire amicalement deux observations seules , et
pour
vous prier de les communiquer aussi à messieurs vos camarades .
1º. Ce n'est pas la sommation d'une puissance ennemie de notre auguste
maître , et moins encore à la demande des Monténégrins , avec lesquels
je ne suis pas même entré en pourparler , mais bien à la sommation réitérée
d'un commandant russe , que j'ai pris le parti de retirer les troupes de
S. M. de cette province ; et par conséquent , ce n'est qu'à la volonté
expresse d'une cour alliée et amie de la nôtre , et contre laquelle les ordres
supérieurs sont bien précis , de ne pas se permettre d'autres moyens que
ceux des déclarations et des protestations , et jamais des moyens de défense
armée.
2º. Je ne suis pas venu avec le commandant russe à aucune capitulation
que je n'aurois jamais conclue sans le consentement du militaire, mais bien
je me suis borné à lui faire les protestations et déclarations nécessaires pour
metttre notre cour à couvert de tous griefs de la part des Français , et
pour assurer les égards dus en toute circonstance au pavillon et aux
troupes de S. M.
D'après ces observations bien simples , vous verrez vous -même , Monsieur
, que le parti que j'ai pris est une mesure tout - à-fait politique et la
seule que les circonstances permettoient , et pas une mesure aucunement
militaire ; ce qui doit tranquilliser vous- même et vos braves camarades sur
toute suite que vous en pourriez craindre , moins avantageuse à votre
renommée , d'ailleurs trop bien assurée et à l'armée et dans le public , pour
être entamée par une démarche tout -à- fait étrangère au militaire . Par mon
empressement à entrer avec vous et pour vous avec tous les officiers , dans
de pareils détails , vous jugerez tout le prix que je mets à votre estime et
à votre bienveillance ; et deux lignes de réponse que vous pourrez m'adresser
à Raguse , recommandée au consul impérial , me feront beaucoup de
plaisir .
(C.) Copie de la lettre écrite par M. le marquis de Ghisilieri
á M. le général Molitor , gouverneur de la Dalmatie et de
l'Albanie.
Monsieur le général ,
Zacostaz , le 9 mars 1806.
Les mêmes motifs de prudence qui m'avoient engagé à précéder les
troupes destinées à occuper les bouches du Cattaro , sous les ordres de
votre excellence , m'ont mis dans la nécessité d'en faire retirer les troupes
de mon auguste maître , pas tant pour épargner de nouveaux dangers à
une garnison courageuse qui ne demandoit que de se battre , que pour préserver
du pillage et de sa ruine totale une province qui est déjà une propriété
de S. M. l'Empereur des Français , Roi d'Italie.
La fureur avec laquelle les Monténégrins , levés en masse par leur
métropoliste , menaçoient la province , et l'enthousiasme que partageoient
avec eux parmi les habitans des Bouches , les sectaires du rit grec , qui
forment les trois quarts de la population , alarmoient depuis quelque
temps le gouvernement , quand une escadre russe , qui jeta l'ancre à Porte-
Rose , le 27 au soir du mois passé , vint encore paralyser le peu de
moyens qu'on pouvoit mettre en oeuvre pou : déjouer les projets des
Monténégrins . Les journées des 28 février , du 1er et 2 mars , furent
employées à faire inonder la province par quelques milliers de Monténégrins
renforcés par les habitans de Zuppa , Commoni et Pastrovicchio ,
et quand cette horde étoit déjà en mesure pour attaquer les places gardées.
186 MERCURE DE FRANCE ,
par les troupes autrichiennes , le commandant de l'escadre russe somma,
le 5 de mars , le gouverneur de Cattaro de céder toutes les places , ou
bien de se déclarer ennemi de S. M. l'empereur de toutes les Russies ,
et il me réitéra le lendemain la même omation dans le terme éremptoire
d'un quart d'heure , tonjours d'après le principe que les bouches du
Cattaro étoient déjà territoire français , dès le jour que le délai de deux
mois fixé à leur occupation par les troupes françaises, étoit expiré . Dans
un moment si pressant , persuadé comme je l'étois que la valeur de la
garnison n'auroit pas suffi contre le nombre des Monténégrins infin ment
supérieur , ni contre le feu que l'escadre auroit fait sur les places , et
persuadé également que la devastation de la province auroit été la suite
immédiate de mon refus , j'ai cru devoir céder à la force des circons
tances et ne pas en venir aux moyens de violence , après avoir épuisé
inutilement ceux de la persuasion et des protestations ; et par une telle
conduite , j'ai sauvé à mon auguste maître , des braves troupes , et conservé
pour le vôtre , monsieur le général , les bouches du Cattaro dans
un état florissant . 1
Je me flatte , d'après cela , que le parti que j'ai pris ne déméritera pas
Fapprobation de S. M. , mon auguste maître , et n'excitera pas non plus la
moindre plainte de la part du gouvernement français ; ce qui sera pour
moi la récompense la plus douce des peines de toute espèce que j'ai
souffertes et des dangers que même j'ai courus dans ces derniers jours.
Signé GHISILIERI.
( D. ) Note à M. le marquis de Ghisilieri.
Le soussigné , commissaire-général de S. M. l'Empereur
des Français , Roi d'Italie , a eu l'honneur de recevoir de
M. le marquis de Ghisilieri , commissaire-général de S. M.
l'empereur d'Allemagne et d'Autriche , la réponse à sa noté
du 21 mars , par laquelle il annonce au soussigné qu'il a expédié
cette note à sa cour , et qu'il s'en réfère d'ailleurs à la réponse
donnée à M. le général Molitor , sur les mêmes griefs.
Le soussigné s'est empressé de demander à M. le général
Molitor , la réponse dont parle M. le marquis de Ghisilieri ;
elle est du mars 1806 , et datée de Zacostaz .
Dans cette réponse , M. le marquis de Ghisilieri fait connoître
que la garnison de Cattaro ne demandoit qu'à se battre ;
le soussigné en est d'autant plus persuadé , qu'il sait positivement
que des protestations ont été faites par des officiers du
régiment de Thurn contre la remise de ces places aux Russes ;
que des officiers ont été mis aux arrêts pour ces protestations ,
et que généralement tous les officiers et soldats de ce régiment
témoignent de l'indignation d'avoir remis les places des
bouches du Cattaro à un petit nombre de Russes, qui n'eussent
pas fait la moindre résistance contre le régiment de Thurn ,
composé de 1500 hommes. Cependant , malgré ces protestations
, les places des bouches du Cattaro ont été cédées aux
Russes , d'après l'ordre de M. le marquis de Ghisilieri.
Le soussigné a l'honneur de prier M. le marquis de GhisiAVRIL
1806. 187
lieri de lui faire connoître s'il a agi dans cette circonstance
d'après lui-même , ou en vertu d'ordres supérieurs ; car il est
essentiel qu'il fasse part à sa cour des raisons pour lesquelles le
commandant autrichien et M. le marquis de Ghisilieri ont
laissé paisiblement entrer et séjourner dans les ports des
bouches du Cattaro , l'escadre armée d'une puissance ennemie
de celle à laquelle ils devoient remettre les places , et dont ils
n'ont pas prévenu les généraux.
Il est important aussi que le soussigné donne connoissance
à sa cour , des motifs pour lesquels les bouches du Cattaro ont
été cédées aux Russes , au lieu de l'être aux troupes de S. M.
l'Empereur des Français , Roi d'Italie , conformément au
traité de Presbourg.
La raison que donne M. le marquis de Ghisilieri , dans sa
lettre au général Molitor , du 9 mars , ne peut être admise. Il y
dit que c'étoit pour conserver à S. M. Empereur des Français
, Roi d'Italie , les bouches du Cattaro dans un état florisé
sant , qu'il les a remises aux Russes et Monténégrins. Cepen
dant deux jours seulement après la remise de ces places , les
Monténégrins ont saccagé et pillé des maisons ; et ces mêmes
habitans , que M. le marquis de Ghisilieri dépeint comme
d'accord avec les Monténégrins , se sont armés et ont marché
contre eux , et en ont même tué plusieurs .
:
Ces mêmes habitans tendent les bras aux Français , et sè
plaignent vivement qu'on les ait livrés à leurs plus cruels enne
mis. Le soussigné attend avec impatience une réponse de M. lé
marquis de Ghisilieri , et persiste dans les demandes qu'il lui
a faites par sa note du 21 mars. Il croit à M. le marquis de
Ghisilieri , les pouvoirs nécessaires pour y déférer , puisqu'il
a eu celui de commander à la garnison de Cattaro , malgré ses
protestations , de remettre aux Russes toutes les places des
bouches du Cattaro.
Il a l'honneur de lui donner l'assurance de sa haute consi→
dération. AL. LAURISTON.
Zara , le 25 mars 1806.
Le Moniteur vient de publier en douze feuilles supple
mentaires le compte qui a été présenté à S. M. , de l'administra
tion des finances pendant l'an 13. Nous en citerons aujourd'hui
les résultats suivans :
La caisse d'amortissement est actuellement propriétaire
de capitaux pour la valeur de 107,785,000 fr. Le ministre
parle d'opérations qui pourroient augmenter cette somme
de 21,000,000.
---
Régie de l'enregistrement et des domaines. Les produits
brats de cette administration se sont élevés à la somme de
188 MERCURE DE FRANCE ,
223,469,440 fr.: le produit net applicable aux dépenses de
l'an 13 , est de 172,763,591 fr.
Administration des forêts. Produit , 41,805,654.
Douanes.
52,725,918.
-
Produit brut , 67,293,165. Produit net ,
Postes. - Produit brut, 19,712,743. Produit net , 9,987,761 .
Loterie. Produit net , 12,605,954.
-
Droits réunis. Produit brut , 53,480,825 . Produit net ,
compris les droits spéciaux , 44,009,464.
― Monnaies. La fabrication des nouvelles espèces ,
ordonnée par la loi du 7 germinal an 11 , s'élevoit, au 1er frimaire
an 14 , à 194,484,391 . Les pièces de 5 f. fabriquées à
l'ancien type se sont élevées à 106,535,755. Total des monnaies
de nouvelle fabrication , 300,820,146.
Dette perpétuelle. - 48,625,576 , à quoi il faut ajouter
3,559,000 pour création de rentes au profit de la caisse d'amortissement
, et pour la dette des nouveaux départemens des
Alpes , du Piémont et de la Ligurie.
Dette viagère. -18,721,347.
Pensions civiles. - 5,862,823.
Pensions ecclésiastiques.- 25,915,480.
-
Pendant la nuit du 26 au 27 pluviose an 12 , le cabinet
des médailles de la Bibliothèque impériale fut volé. La police
qui fixoit toute son attention et toutes ses recherches sur les
auteurs de ce délit , autant pour les livrer à la justice , que
pour recouvrer les objets précieux des arts et de l'antiquité ,
enlevés au plus beau dépôt de l'univers , parvint heureusement
à les arrêter et à saisir la plus précieuse partie de leur
vol. Un nommé Charlier , décédé dans le cours de l'instruction
, connoissoit seul la valeur des objets qu'il avoit longtemps
projeté de voler , sans confident ni complices ; il avoit
déposé à cet effet un petit baril de poudre , dans l'intention
de le faire sauter dans une des salles de la Bibliothèque , et de
profiter du trouble et du désordre pour accomplir son projet ;
mais il n'osa pas faire usage de cet horrible moyen , par la
crainte de faire périr beaucoup de monde ; et il prévint ,
par une lettre , l'un des conservateurs du cabinet des antiques ,
qu'il avoit mis un baril de poudre sous la case renfermant
l'apothéose d'Auguste .
Douze picès furent volées.
1º. Une grande sardoine onix , connue sous le nom d'agathe
de la Sainte-Chapelle , composée de quatre couches , représentant
l'apothéose d'Auguste. Cette sardoine onix étoit enchassée
dans une espèce de table de vermeil , formant reliquaire , autour
de laquelle étoient des perles , des turquoises et des verres
AVRIL 1806.
189
colorés taillés en pierres précieuses. Ce camayeu fut tiré de la
Sainte-Chapelle , à qui il avoit été donné par Charles V, roi
de France , l'an 1579. Cet objet a été repris en Hollande entre
les mains des voleurs , au moment où ils vouloient le vendre
cent mille écus.
2º. Un vase de sardoine onix de dix -sept centimètres environ
de hauteur , connu sous le nom de vase des Ptolémées , tiré de
l'abbaye de Saint-Denis. Ce beau vase , couvert dans toutes ses
parties d'un grand nombre de sujets en bas-reliefs représentant
le culte de Cérès et de Bacchus , étoit porté sur un pied de
vermeil orné de pierres précieuses et de perles. Retrouvé et
estimé quinze cent mille francs.
3º. Un calice de sardoine onix dans une monture de vermeil ,
dont le pied étoit orné de médaillons en relief , représentant
des figures de saints : ce vase étoit connu sous le nom de calice
de l'abbé Suger.
4°. Un vase de prase en forme de cuve , entouré d'une bor
dure de filets d'or ou de vermeil , et de verres coloriés.
5°. Deux couvertures d'évangéliaires en vermeil , ornées de
croix en émail , et de quelques camées , de perles et cristaux
coloriés.
6º. Un dyptique en grande plaque d'ivoire , sculpté en relief-
7°. Un poignard monté en vermeil , la poignée garnie de
deux plaques en coquilles , où étoient gravées en relief des
arabesques. Cette arme étoit connue sous le nom de poignard
de François Ier.
8°. Une couronne d'or , ayant la forme d'un cercle avec
des figures de saints : c'étoit la couronne d'Agélulphos , roi
des Lombards , mort en 616.
9º. Un vase de sardoine presque semblable à celui de prase
10°. Une coupe de jaspe fleuri, avec son pied et sa tige garnis
d'or .
1. Une coupe pareille en jaspe sanguin , la tige et le
pied garnis en or , en partie émaillée.
12°. Une croix en vermeil , enrichie d'agathes.
Les accusés de ce vol sont : Giraud , Jacqueminet et sa
femme, Godefroid et sa femme , et la veuve Prost. Le principal
auteur, Charlier, est mort , comme on l'a dit plus haut,
dans le cours de l'instruction.
-
Jeudi à neuf heures du matin la cour de justice criminelle
a repris séance pour achever l'instruction du procès
A
190 MERCURE DE FRANCE ,
M. Courtin , substitut du procureur-général , a , par son
réquisitoire , établi avec méthode et clarté toutes les preuves
de culpabilité à la charge de chacun des accusés. Après avoir
entendu les accusés , leurs défenseurs , et le substitut du procureur
général , M. le premier président a résumé les débats
avec précision et clarté ; il a trouvé dans la position et la
conduite de la veuve Prost , quelques considérations en sa
faveur. Il a fini par soumettre à MM. les jurés 52 questions
relatives au jugement de ce procès .
Giraud , Jacqueminet et Godefroid ont été condamnés à
14 années de fers , la femme Jacqueminet et la femme Godefroid
, à 14 années de détention.
5
"
La veuve Prost a été acquittée.
-Le prince de Linange vient d'arriver à Paris , attiré par
le desir d'assister aux fêtes du mois de mai.
-On dit que S. M. l'EMPEREUR, voulant honorer la mémoire
du connétable du Guesclin , l'un des plus grands hommes
que la France ait produit , et celui de tous qui contribua le
plus à chasser les Anglais du royaume , vient d'accorder , sur
sa cassette , une pension de Gooo fr. à mad. de Gêvres , unique
et dernier rejeton de cette illustre famille.
S. A. I. le prince Joseph a rendu , pour l'administration
du royaume de Naples , plusieurs décrets dont voici les principales
dispositions :
Il y aura pour l'administration du royaume de Naples ,
un ministre de l'intérieur qui sera chargé de la surveillance
administrative , de la correspondance avec les préfets des provinces,
syndics et élus des universités et communes ; de l'admi
nistration des revenus communaux ; du matériel des prisons ,
des hôpitaux, civils et autres établissemens de bienfaisance ; des
ponts et chaussées , des édifices publics , de l'entretien des
routes , ports marchands , canaux ; de l'agriculture , des arts
et du commerce ; de l'instruction publique , etc. Tous les
détails non compris dans cette énumération continueront à
faire partie des attributions confiées aux autres ministres.
• Tous les officiers de terre et de mer , précédemment
employés au service de Naples , auxquels , par les arrêtés antérieurs
, S. A. I. a accordé la moitié de leurs appointemens
jusqu'à ce qu'ils soient remis en activité , et ceux à qui elle a
conservé les gratifications , appointemens de réforme , de
retraite , etc. , ne pourront toucher le montant de ces traitemens
respectifs qu'après avoir prêté serment de fidélité à
S. M. l'EMPEREUR et Roi. Ce serment sera ainsi conçu : « Je
AVRIL 1806.
igt
» jure fidélité à S. M. l'Empereur des Français et Roi d'Italie ,
» et je m'oblige sur mon honneur à ne servir ni directement
> ni indirectement contre la France et ses alliés . >>
Le ducat de Naples sera reçu dans la caisse du payeur
de l'armée française , à raison de 4 fr. 40 c.
•
L'introduction des marchandises de toute espèce , provenantes
des manufactures et du commerce anglais , est défendue ,
soit par terre , soit par mer , dans toute l'étendue du royaume
de Naples. En conséquence aucun bâtiment , chargé en tout
ou en partie de ces marchandises , ne pourra entrer , sous
quelque prétexte que ce soit , dans les ports du royaume , ni
aucune cargaison ne pourra être introduite par terre. Toute
contravention sera punie par l'arrestation des coupables , et
la confiscation soit des marchandises , soit des bâtimens ,
chameaux , chevaux et autres objets qui auroient servi au
transport. Les coupables seront en outre condamnés à payer
le double de la valeur des marchandises confisquées , et à un
emprisonnement de quinze jours au moins , de trois mois
au plus. Tous ceux qui auront coopéré , de que'que manière
que ce soit , à l'importation ou au débit des marchandises
sus indiquées , seront regardés comme coupables, et punis
comme tels.
Tout individu qui se trouveroit avoir , ou comme dépositaire
, ou sous quelque titre que ce soit , argent , meubles
ou effets quelconques appartenant à la ci-devant cour royale ,
scra tenu d'en faire la déclaration au directeur de la secrétairerie
d'état , maison et domaines royaux , dans le terme de
trois jours , à compter du jour de la publication du présent
décret. Celui qui n'auroit pas fait dans le terme prescrit la
déclaration susdite , sera regardé comme détenteur frauduleux
de biens appartenans au trésor public , et puni comme
tel.
Il y aura pour chacune des provinces du royaume de
Naples un commandant militaire fixe , qui résidera dans le
chef -lieu . Ces officiers commanderont dans toutes les places
et postes de leur arrondissement , pour tout ce qui a rapport
à la défense locale , au maintien des communications , à la
sûreté publique pour les personnes et les propriétés. Ils auront
immédiatement sous leurs ordres les différens détachemens de
troupes françaises ou napolitaines , les officiers sans troupes
ou autres individus qui auront été particulièrement destinés
à cet objet de service permanent dans chaque arrondissement.
Ils pourront aussi disposer de la gendarmerie affectée au service
de chaque arrondissement , après s'être concertés avec le
192 MERCURE DE FRANCE ,
préfet de chaque arrondissement. Le commandant qui résidera
à Capoue , se concertera avec le commissaire de campagne.
Les arrondissemens militaires et les résidences des com
mandans sont provisoirement fixés ainsi qu'il suit : Le général
Cavroi , à Teramo ( arrondissement de 'T'eramo ) ; le général.
Goulu , à Aquila ( Abruzze ultérieure ) ; le général Ottawy,
à Chieti ( Abruzze citérieure ) ; le général Girardeau , à Ca-~~
poue ( Terre de Labour ) ; le général Bron , à Lucera ( arrondissement
de la Capitanate ) ; le général Espagne , à Montefusco
( Principauté ultérieure ) ; le général Mermet , à Salerne
( Principauté citérieure ) ; le général Pinon ,Ja Trani ( Terre→
de Bari) ; l'adjudant-commandant Cacault , à Lecce ( Terre
d'Otrante ) ; le général Duhesme , à Matera ( arrondissement
de Basilicata ) ; le général Verdier, à Cosenza ( Calabre citérieure
) ; le général Digonet , à Calanzaro ( Calabre ultérieure) ;
le général Partounaux, à ........ (arrondissement de Procida ,
Ischia et Capri ).
CORPS LÉGISLATIF.
Séance du 22 avril.
L'ordre du jour appelle la discution du projet de loi relatif
à la Banque de France. M. Gilet de la Jacqueminière , organe
des sections des finances , de législation et de l'intérieur , exprime
les motifs qui ont déterminé le voeu d'adoption de ces
trois sections réunies ; la discution est fermée , et le projet de
oi décrété à la majorité de 186 voix contre 70.
Séance du 24 avril.
La discussion s'ouvre sur le projet de loi relatif au budjet
de l'an 14 , et de 1806. Organe de la section des finances du
tribunat , M. Arnoult , après avoir discuté chacun des 75
articles , propose au corps législatif de sanctionner un nouveau
système de finances qui, selon la promesse de l'EMPEREUR ,
allége le poids de l'impôt foncier , promet aussi une dimi
nution dans les nouveaux impôts indirects , supprime 3512
barrières élevées sur le territoire , rompt les entraves qu'elles
apportoient aux communications ; un système de finances ,
enfin , tellement organisé qu'il offre au gouvernement les
moyens efficaces de soutenir sa dignité , de contenir ses enne
mis , et de faire face à tous les événemens qui pourroient
survenir.
On va aux voix : le projet est converti en loi , à la majorité
de 233 contre 44-
DE LA
( No. CCXLX . )
( SAMEDI 3 MAI 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
DEPT
TRADUCTION LIBRE ( 1 )
DE LA VII ÉGLOGUE DE VIRGILE.
ACCORDANT à ma flûte une chanson facile ,
Le premier j'imitai le berger de Sicile ( 2 ) .
Ma Muse aia des bois les paisibles attraits ,
Et ne dédaigna point d'habiter les forêts.
Sur des sujets plus grands exerçant mon génie ,
J'osois chanter les rois de l'antique Ausonie ,
Lorsque le Dieu du goût me donna cet avis :
Un berger, me dit- il , doit soigner ses brebis ,
» Il ne doit point, épris d'une a deur téméraire ,
» Suivre dans les combats un héros sanguinaire,
» Mais il peut seulement , à l'ombre d'un ormeau ,
» D'un air simple et léger enfier son chalumeau . »
J'obéis , ô Varus ; pour célébrer ta gloire (3 ) ,
D'autres invoqueront les Filles de Mémoire ;
D'autres , en te donnant un encens mérité ,
Consacreront leurs vers à l'immortalité ;
A l'abri de ton nom on a droit d'y prétendre.
J'obéis ; si pourtant quelqu'un daigne m'entendre ,
Il trouvera mes vers ennoblis par ton nom ;
Quel autre futamais plus chéri d'Apollon ?
Lorsque pour te chanter j'invoquai sa puissance ,
Le Dieu même , des vers mesura la cadence.
( 1 ) Trop libre sans doute. ( Toutes les Notes sont du Traducteur.) ¸
( 2 ) Théocrite.
(3) Quintilius Varus, qui fut consul sous Auguste , l'an de Rome 741.
N
SEIN
194 MERCURE DE FRANCE ,
Muses continuez.... Menasile et Chromis ,
Tous deux Arcadiens , tous deux tendres amis ,
Virent sous un berceau , qu'ombrageoit une treille ,
Silène ivre du vin qu'il avoit avoit bu la veille .
Du paisible sommeil il goutoit la douceur ;
On voyoit près de lui les armes d'un buveur :
D'un osier recourbé la vigueur expirante
Soutenoit sur un arbre une tasse pesante ,
Et les fleurs qui paroient son front et ses cheveux
Etoient à quelques pas sur son thyrse poudreux .
A ces simples bergers souvent le vieux satyre
Promit d'unir sa voix aux accords de sa lyre ,
Il se jouoit ainsi de leur crédulité ;
Pour venger un affront qu'ils n'ont pas mérité ,
Les bergers saisissant son thyrse , sa couronne ,
Profitent des instans que son sommeil leur donne ,
Et le rendent captif sous des chaînes de fleurs .
La jeune Eglé se joint aux timides pasteurs ,
Eglé dont les appas dédaignent l'imposture ,
Ne doivent rien à l'art , mais tout à la nature ,
Et qui fait les plaisirs des forêts d'alentour ,
Elle aperçoit Silène , et l'attaque à son tour :
La folâtre s'approche , et lorsqu'à la lumière
Il ouvroit en bâillant une foible paupière ,
Choisissant ses couleurs sur un mûrier voisin ,
Sur le front du vieillard elle peint un raisin.
Le satyre s'éveille ; il voit leur artifice ,
Dissimule sa honte , et rit de leur malice :
« Vous triomphez , dit- il , je ne résiste plus ;
» Cependant ces liens sont ici superflus :
3
» C'est assez qu'en ces lieux vous m'ayez pu surprendre ,
» Vous demandez des vers , vous allez en entendre.
>> De vos empressemens ces vers seront le prix .
» Pour vous , ajoute- t- il avec un doux souris ,
» Eglé , je vous réserve une autre récompense. »
On ote ses liens , on s'assied , il commence :
Alors vous auriez vu les fleuves et les bois
Prêter l'oreille aux ons de sa touchante voix ,
Les Faunes , les Sylvains et les jeunes bergères ,
Former autour de lui mille danses légères;
Et les arbres voisins qu'on voyoit s'agiter,
Sembloient dans leurs transports vouloir les imiter .
Non , jamais d'Apollon la voix enchanteresse
N'eût plu tant an échos du Pinde , du Permesse.
Il auroit triomphe de ce berger fameux ,
Qui , franch ssant des morts l'empire t nébreux ,
Suspendit , en chantant sur la rive infernale ,
Les tourmeps de Sisyphe et la vox de Tant le.
* 24
Il expliquoit comment tout ce vaste univers ( 1 )
Fut formé du concours des atômes divers ,
(1 ) On me reprochera sans doute d'avoir ajouté au texte ; mais dans cet
endroit , ainsi que dans d'autres , le sujet m'a entraîné au- delà des bornes .
MAI 1806 . 195
Qui , se choquant entr'eux dans une nuit profonde ,
Firent naître le feu , le ciel , la terre et l'onde ;
Par les êtres créés le néant est détruit :
Tout sort . tout sort enfin de l'éternelle nuit ,
Et sur ses fondemens l'univers se repose.
Des ombres du chaos nouvellement éclose ,
La terre fut surprise à son premier réveil
De voir luire sur elle un éclatant soleil .
Tout tremble devant lui ; la nature en si ence
L'adore , et reconnoft sa suprême puissance ;
Ses rayons bienfaisans chassent l'obscurité ,
Et font part au limon de leur fécondité.
Par l'ordre de Thétis les chastes Néréïdes
Renfermèrent les eaux dans les grottes humides.
La nue en se formant s'abreuve dans les mers ( t),
Et sur l'aile des vents s'éleva dans les airs ;
Elle admire de là ce monde encor sauvage,
De la terre embrasée elle reçoit l'hommage,
Et sur elle répand , en s'ouvrant à dessein ,
Les salutaires eaux que renfermoit son sein ( 2 ).
Alors on vit le front de l'aimable Cybèle
S'orner de fleurs, et prendre une beauté nouvelle :
Les chênes , les capins , décorèrent les bois ,
Les animaux errans pour la première fois ,
Suivoient dans les forêts des routes inconnues ;
Les habitans des airs s'élevant jusqu'aux nues ,
Célébroient à l'envi, dans leurs charmans concerts,
Le plus beau jour, le jour où naquit l'univers.
Les hommes fortunés , sous le règne d'Astrée ,
Suivirent les leçons du vieux époux de Rhée;
Tout alors s'empressoit à combler leurs desirs ,
Leurs jours étoient marqués par de nouveaux plaisirs;
Ce temps , cet heureux temps n'a duré qu'une aurore :
Vos neveux , ô Janus , les regrettent encore !
Un des fils de Japet , mortel audacieux ( 3 )
Entreprit d'égaler le chef-d'oeuvre des Dieux.
Il déroba du ciel la divine lumière ,
Et l'esprit par son souffle anima la matière.
Il fit un homme ; mais , justement irrité,
Jupiter le punit de sa témérité :
Un vautour dévoroit ses entrailles fumantes ,
Pour de nouveaux tourmens sans cesse renaissantes.
Les hommes criminels cessèrent d'être heureux :-
Ils le furent autant qu'ils furent vertueux.
( 1 ) M. Richer dit plaisamment dans sa traduction , que le monde qui
venoit de naître fut inondé d'un déluge nouveau :
Les légères vapeurs , dans les airs suspendues ,
En se réunissant composèrent des nues
Qui voilèrent les cieux , puis se fondant en eau
Comblèrent les marais d'un déluge nouveati.
(2) Voyez la note précédente.
(3 ) Prométhée,
N 2
196 MERCURE DE FRANCE ,
Violant sans pudeur les lois de la justice,
On les vit s'égarer dans les sentiers du vice .
Rien ne peut arrêter la fureur des humains :
On les vit dans le meurtre ensanglanter leurs mains .
Ils bravèrent les Dieux , mais les Dieux les punirent :
Dans un déluge affreux ces insensés périrent .
Deux mortels dans les flots ne sont point confondus (1 ) ,
L'arrêt des Dienx vengeurs respecta leurs vertus ;
Deux mortels , qu'épargna la céleste colère ,
Par l'ordre de Thémis repeuplèrent la terre .
Le Satyre un moment interrompt son discours ;
Pressé par les bergers , il en reprend le cours :
Il chante le destin du favori d'Alcide ;
On entendit long-temps les héros de Colchide
Adresser aux échos des soupirs superflus ;
Ils app loient Hilas , mais Hilas n'étoit plus.
D'une reine il dépeint les feux illégitimes ( 2 ) .
(Pourquoi , cruel Amour , enfantes-tu des crimes ?)
Epouse de Minos , quelle est donc ta fureur ?
Vois ton père pâlir et reculer d'horreur .
Arrête , tu poursuis l'objet de ta tendresse ,
Le dirai-je, un taureau ? Malheureuse princesse ,
Tu poursuis un taureau dans tes emportemens !
Oui , Lysippe autrefois par ses mugissemens (3 ) ,
Fit retentir les bords du marais de Stimphale ( 4 );
Son audace orgueilleuse , hélas ! lui fut fatale.
On la voyoit souvent chercher sur son beau front
Les signes flétrissans d'un éternel affront ( 5 ) .
Ses mains , ses belles mains n'y trouvent que des charmes ,
Rien ne peut cependant dissiper ses alarmes ,
Elle erre dans les bois au milieu d'un troupeau ;
Mais , ô Pasiphaé , dans cet étát nouveau ,
Lysippe , ni ses soeurs , par une flamme impure ;
N'ont jamais , comme toi , fait rougir la nature.
Quel démon te séduit , reine indigne du jour ?
Où t'emporte l'excès d'un détestable amour ?
Dans des déserts affreux , errante , fugitive ,
Echo seule répond à ta douleur plaintive.
Ce taureau trop aimé méprise tes appas ,
Tu l'appelles en vain , il ne te répond pas.
(1 ) Deucalion et Pyrrha.
(2 ) Pasiphae , fille du Soleil et femme de Minos .
(3) Lysippe , Iphinasse et Iphione , filles de Proetus et de Zenobie ,
se vantèrent d'être plus belles que Junon . La déesse troubla tellement leur
raison , qu'elles crurent être changées en vaches , et s'enfuirent dans les
forêts. 1
(4) Stimphale, lac situé près d'Argos , qui exhaloit une odeur insupportable
, sur le bord duquel Hercule tua tous les oiseaux funestes qui désoloient
l'Arcadie .
(5) Sæpe in levi quæsisset cornua fronte . M. Richer a dit :
Au seul aspect du joug elles devinrent mornes ,
Se tâtèrent le front , croyant avoir des cornes .
MAI 1806.
197
Etendu mollement à l'ombre d'on vieux hêtre ,
Il rumine à loisir sur un gazon champêtre.
(Plût à Dieu que jamais on n'eût vu de troupeaux. )
Tandis que de son nom tu remplis les hameaux ,
Peut- être , s'opposant à ta fureur brutale,
Dans un troupeau voisin il poursuit ta rivale.
Ah ! filles de Nérée , accourez à ma voix ,
Driades , hâtez -vous , environnez les bois ;
Opposez vos efforts à ceux d'une insensée ;
Son infâme projet révolte ma pensée.
Hâtez-vous , dérobez un crime à l'univers ;
Cherchez-le ce taureau dans vos vastes déserts .
L'amour, peut -être aussi quelque gras pâturage ,
Aura conduit ses pas dans le proch in village :
Retenez-le captif dans un an re écarté ,
Où jamais le soleil ne porte sa clarté.
Silene dit comment la fille de Schénée ( 1 )
Vit enfin accomplir sa triste destinée .
Des soeurs de Phaeton il chante la douleur :
Le malheur de leur frère a causé leur malheur .
Un jour, dit-il , en proie à son inquiétude ,
Gallus épris d'amour, cherchoit la solitude ,
Lorsque par Erato vers Apollon conduit ,
Il fut avec honneur sur le Pinde introduit .
D'un pas majestueux , mais timide , il s'avance ,
La cour du Dieu des vers se lève en sa présence .
Apollon lui sourit : à son auguste aspect ,
Gallus par son silence exprime son respect ;
Mais Linus , si connu sur les rives d'Amphrise ,
Par ce discours flatteur augmente sa surprise :
« Le mérite , Gallus , n'est jamais confondu ,
» Les Filles de Mémoire honorent la vertu ;
» Elles aiment le vôtre , et , pour lui rendre hommage ,
>> Ces soeurs de leur bonté vous présentent ce gage;
» Recevez cette flûte : Hésiode jadis ,
» Honoré de ce don , en connut tout le prix.
» Il chanta les trésors de la vieille Cybele ;
» Il chant it , et la terre en devenoit plus belle :
» Tout en éloit ravi ; dociles à sa voix ,
>> Les chênes en dansant le suivoient dans les bois.
» Mais si vous célébrez la forêt de Grinée ( 2 ) ,
» Ni les bords fortunés du paisible Penée ,
» Ni Delphes , ni Claros , ni le Mont Hélicon ,
» Ne seront pas plus chers au divin Apollon. »
Dirai- je de quels traits il dépeignoit ton crime (3 ) ,
(1 ) Atalante. Cybèle lá changea , elle et Hippomène , son nouvel époux ,
en lions , et les attacha à son char.
( 2 ) Apollon rendoit des oracles dans la forêt de Grinée.
( 3 ) Scylla , pour servir Minos , dont elle étoit amoureuse , et qui assiégeoit
Mégare, coupa à Nisus son père , qui en étoit roi , le cheveu auquel
étoit attaché le destin des Mégariens.
3
198 MERCURE DE FRANCE ;
O Scylla ? Quoi , ton père est la triste victime
Quuee ton coeur sacrifie à l'objet de tes voeux !
Chanterai-je avec lui le destin rigoureux
De cette autre Scylla , qui , sur l'humide plaine ( 1 ) ,
Exerçant sa fureur et sa rage inhumaine ,
Engloutit autre fois dans l'abyme des lots
De l'amant de Circé les pâles matelats ?
Vous décrirai - je encor la fureur de Térée ( 2 ) ?
Vous dira je quels mess Philomèle éplorée
Fit servir à ce prince adultère et cruel ?
La main des Dieux punit ce couple criminel :
Nouveaux hôtes des bois , et chassés loin des villes ,
lls poussent vers le ciel des regrets inutiles .
Ainsi qre d'Apol'on les sublimes accords ,
Jadis de l'Eurotas enchantèrent les bords ,
Lorsque ce Dieu pleuroit le destin d'Hyacinte ,
Et forçoit les lauriers de retenir sa plainte ;
Ainsi de ce vieillard les s ns harmonieux
Enchantèrent alors les échos de ces lieux ;
Et les beger- ravis d'entendre ces merveilles ,
A de n mveaux plaisirs préparoient leurs oreilles ,
Quand l'étoile du soir , prée pitant son cours ,
Du maître de Bacchus interrompt le discours.
Menasile et Chromis regagnent le village ;
Et la nuit , qui paroît sur un épais nuage ,
Presse les pas tardifs de ce couple indiscret ,
Et le jour qu'elle chasse obéit à regret .
A GLYCERE.
MARIN
er, ode 19.
Máter sæva Cupidinum , etc. ( Livre 1º ,
LE Dieu du Vin , la mère des Amours ,
Et les desirs fougueux , enfans de la paresse ,
Reviennent de concert , par une triple ivresse ,
Troubler la paix de mes vieux jours.
Oui , je languis , je brûle pour Glycère.
Voit-on impunément l'albâtre de son sein ,
Ce sourire agaçant qui provoque au larcin ,
Cet oeil qui veut et qui sait plaire ?
(1 ) Scyll , fille de Phorus et d'Hécate. Circé em poisonna la fontaine où
elle se baignoit , et Seyila , changée en monstre effroyable , se precipita
dans la mer .
4
(2 ) Térée , roi de Thrace , déshonora Philomèle , soeur de Progné , sa
femme , et lui coupa la langue , afi qu'e'le ne découvrit pas son crime.
Philomèle traça ses malheurs sur une tapisserie , et en instruisit , par ce
moyen, sa saur , qui , pour se venger, tua son fils , et le servit dans un
repas à Té ée. Térée fat changé en huppe , Itys en faisan , Progné en hiron¬
delle , et Philomèle en rossignol.
MAI 1806 .
199
Vénus de Gnide a quitté le séjour;
Tout entière à mon coeur elle s'est élancée .
Ma voix pour le Dieu Mars est désormais glacée.
Je ne puis chanter que l'Amour.
Cruel enfant , c'est toi seul que j'implore !
Sur ce gazon fleuri je t'offre mon encens.
Viens amollir son coeu ; viens embraser ses sens
De tout le feu qui me dévore.
DE WAILLY.
A MON PETIT POTAGER .
PETIT terrain qui sait fournir
De doux fruits mon petit ménage,
Où ma laitue aime à venir ,
Ou ton chou croft pour mon potage,
Je veux tout bas t'entretenir :
Réponds- moi , j'entends ton langage ?
Si je voyageois ? - Et pourquoi ?
Es-tu las d'être bien chez toi ?
-Je voudrois vivre avec les hommes.
Avec eux ! Ce sont presque tous
Des méchans , des sots et des fous ,
Sur-tout dans le siècle où nous sommes .
-
De leur plaire je prendrai soin ,
J'en aimerai quelqu'un peut-être.
Notre esprit se plaît à connoître :
Plus instruit je verrai plus loin.
-Que dis- tu là , mon pauvre mattre ?
Crois-moi , trop penser ne vaut rien;
Trop sentir est bien pire encore .
Déjà ma pêche se colore ,
Mes melons te feront du bien.
Il me faudra donc au village ,
Vieillir sans nom sous mon treillage ?
Je pourrai voir tout à loisir
Mes renards aller et venir
Sur les murs de mon hermitage ?
Est-ce un malheur ? Va , plus d'un sage ,
Dans les soupirs , dans les dégoûts,
Du bonheur, sur des flots jaloux ,
Poursuivant la trompeuse image ,
S'est écrié dans son naufrage :
« Ah ! si j'avois planté mes chonx !
>>
M. DUCIS.
4
200 MERCURE DE FRANCE ,
MA PROFESSION DE FOI.
Je suis mouton , et pour toute la vie ;
Mais d'un habit de loup je m'affuble à propos ,
Pour ôter aux méchans l'envie
De venir me manger la laine sur le dos .
M. LE BRUN , de l'Institut.
ENIGM E.
SANS être évêque j'ai ma crosse ,
Sans être berger j'ai mon chien ;
Et sans être magicien ,
J'ai ma baguette et ma fureur atroce.
LOGOGRIP HE.
Un seul mot dans cinq pieds , sans y rien retrancher,
Vous en fournira cinq , si vous savez chercher ;
Transposez -les si bien , qu'en prenant ehaque lettre ,
Vous commenciez celui que vous voulez connoftre.
Le premier en hiver sert dans notre maison ,
Et devient inutile en toute autre saison.
Vous portez le second : quoiqu'en votre structure
Il soit essentiel , c'est souvent une injure .
Le troisième déplaît au goût , à l'odorat ;
On peut le rejeter sans être délicat .
Sur mer le quatrième aide à vaincre l'orage :
C'est dans ce seul endroit qu'on en peut faire usage.
Le dernier , cher lecteur, est peut-être sur vous ;
Car on le voit briller dans les plus beaux bijoux.
CHARADE.
'AMOUR , ce dieu puissant vous donne mon premier ;
I sut toujours chez vous arrêter mon dernier,
ans quoi l'on ne pourroit longuement l'employer ;
t ne put vous vous quitter, même après mon entier.
F. BONNET ( de l'Isle . )
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est la lettre I.
Celui du premier Logogriphe est Forme , où l'on trouve orme ( l'orme
mâle et l'orme femelle . )
Celui du second est Angelus, où l'on trouve Anglus, Agnus, Anus.
Celui de la Charade est Nu- age.
MAI 1806 . 201
DES LETTRES ET DES GENS DE LETTRES :
Réponse à un Article inséré dans la Gazette de
France , du 27 avril.
La défense du Génie du Christianisme est jusqu'à
présent la seulé réponse que j'aie faite à toutes les
critiques dont on a bien voulu m'honorer. J'ai le
bonheur , ou le malheur de rencontrer mon nom
assez souvent dans des ouvrages polémiques , des
pamflets , des satires. Quand la critique est juste , je
me corrige ; quand le mot est plaisant , je ris ; quand
il est grossier, je l'oublie . Un nouvel ennemi vient de
descendre dans la lice . C'est un chevalier Béarnois.
Chose assez singulière , ce chevalier m'accuse de
préjugés gothiques , et de mépris pour les lettres !
J'avoue que je n'entends pas parler de sang froid de
chevalerie , et quand il est question de tournois , de
défis, de castilles , de pas d'armes , je me mettrois volontiers
comme le seigneur don Quichotte à courir les
champs pour réparer les torts. Je me rends donc à
l'appel de mon adversaire. Cependant , je pourrois
refuser de faire avec lui le coup de lance , puisqu'il
n'a pas déclaré son nom , ni haussé la visière de son
casque après le premier assaut ; mais comme il a
observé religieusement les autres lois de la joute , en
évitant avec soin de frapper à la tête et au coeur, je
le tiens pour loyal chevalier , et je relève le gant .
Cependant , quel est le sujet de notre querelle ?
Allons-nous nous battre , comme c'est assez l'usage
entre les preux , sans trop savoir pourquoi ? Je veux
hien soutenir que la dame de mon coeur est incomparablement
plus belle que celle de mon adversaire.
Mais si par hasard nous servions tous deux la
202 MERCURE DE FRANCE ,
même dame ? C'est en effet notre aventure . Je suis
au fond du même avis , ou plutôt du même amour
que le chevalier Béarnois , et , comme lui , je déclare
atteint de félonie quiconque manque de respect
pour les Muses.
Changeons de langage , et venons au fait . J'ose
dire que le critique qui m'attaque avec tant de
goût , de savoir et de politesse , mais peut- être avec
un peu d'humeur, n’a pas bien compris ma pensée.
Quand je ne veux pas que les rois se mêlent des
tracasseries du Parnasse , ai - je donc infiniment
tort ? Un roi sans doute doit aimer les lettres ,
les cultiver même jusqu'à un certain degré , et les
protéger dans ses Etats ; mais est-il bien nécessaire
qu'il fasse des livres ? Le juge souverain peut-il ,
sans inconvéniens , s'exposer à être jugé ? Est - il
bon qu'un monarque donne , comme un homme
ordinaire , la mesure de son esprit , et réclame l'indulgence
de ses sujets dans une préface ? Il me
semble que les Dieux ne doivent pas se montrer si
clairement aux hommes : Homère met une barrière
de nuages aux portes de l'Olympe.
Quant à cette autre phrase , un auteur doit être
pris dans les rangs ordinaires de la société , j'en
demande pardon à mon censeur ; mais cette phrase
n'implique pas le sens qu'il y trouve . Dans l'endroit
où elle est placée , ( 1 ) elle se rapporte aux rois ,
uniquement aux rois. Je ne suis point assez absurde
pour vouloir que les lettres soient abandonnées précisément
à la partie non lettrée de la société. Elles
sont du ressort de tout ce qui pense ; elles n'appartiennent
point à une classe d'hommes particulière ;
ellés ne sont point une attribution des rangs , mais
une distinction des esprits . Je n'ignore pas que Montaigne
, Malherbe , Descartes , La Rochefoucault ,
(1) Voyez l'article sur les Mémoires de Louis XIV, dans
le numéro CCLXII du Mercure.
MAI 1806. 203.
Fénelon , Bossuet , La Bruyère , Boileau même ,
Montesquieu et Buffon ont tenu plus ou moins
à l'ancien corps de la noblesse , ou par la robe ,
ou par l'épée ; je sais bien qu'un beau génie
ne peut déshonorer un nom illustre ; mais puisque
mon critique me force à le dire , je pense qu'il y a
toutefois moins de péril à cultiver les Muses dans un
état obscur que dans une condition éclatante.
L'homme sur qui rien n'attire les regards , expose
peu de chose au naufrage . S'il ne réussit pas dans
les lettres , sa manie d'écrire ne l'aura privé d'aucun
avantage réel , et son rang d'auteur oublié n'ajoutera
rien à l'oubli naturel qui l'attendoit dans une
autre carrière .
Il n'en est pas ainsi de l'homme qui tient une
place distinguée dans le monde , ou par sa fortune ,
ou par ses dignités , ou par les souvenirs qui s'attachent
à ses aïeux. Il faut qu'un tel homme balance
long- temps avant de descendre dans une lice où les
chutes sont cruelles. Un moment de vanité peut lui
enlever le bonheur de toute sa vie. Quand on a beaucoup
à perdre , on ne doit écrire que forcé pour
ainsi dire par son génie , et dompté par la présence
du Dieu fera corda domans. Un grand talent est
une grande raison , et l'on répond à tout avec de la
gloire. Mais si l'on ne sent pas en soi ce mens divinior
, qu'on se garde bien alors de ces démangeaisons
qui nous prennent d'écrire :
Et n'allez point quitter , de quoi que l'on vous somme ,
Le nom que , dans la cour , vous avez d'honnête homme ,
Pour prendre de la main d'un avide imprimeur
Celui de ridicule et misérable auteur .
Si je voyois quelque du Guesclin rimailler sans
l'aveu d'Apollon un méchant poëme , je lui crierois :
« Sire Bertrand , changez votre plume pour l'épée de
» fer du bon connétable. Quand vous serez sur la
» brèche , souvenez - vous d'invoquer , comme votre
» ancêtre , notre dame du Guesclin . Cette Muse n'est
204 MER CURE DE FRANCE.
» pas celle qui chante les villes prises , mais c'est
» celle qui les fait prendre. »
Mais au contraire , si le descendant d'une de ces
familles qui figurent dans notre histoire , s'annonce
au monde par un essai plein de force , de chaleur et
de gravité , ne craignez pas que je le décourage . Eûtil
des opinions contraires aux miennes , son livre
blessât - il , non- seulement mon esprit , mais mon coeur,
je ne verrai que le talent ; je ne serai sensible qu'au
mérite de l'ouvrage ; j'introduirai le jeune écrivain
dans la carrière . Ma vieille expérience lui en marquera
les écueils ; et en bon frère d'armes , je me
réjouirai de ses succès .
J'espère que le chevalier qui m'attaque , approuvera
ces sentimens ; mais cela ne suffit pas je ne
veux lui laisser aucun doute sur ma manière de penser
à l'égard des lettres , et de ceux qui les cultivent.
Ceci va m'entraîner dans une discussion de quelque
étendue que l'intérêt du sujet m'en fasse pardonner
la longueur.
Eh ! comment pourrois-je calomnier les lettres ?
Je serois bien ingrat , puisqu'elles ont fait le charme
de mes jours . J'ai eu mes malheurs comme tant d'autres
; car on peut dire du chagrin parmi les hommes ,
ce que Lucrèce dit du flambeau de la vie :
Quasi cursores , vitaï lampada tradunt.
J'ai toujours trouvé dans l'étude quelque noble raison
de supporter patiemment mes peines . Souvent assis
sur la borne d'un chemin en Allemagne , sans savoir
ce que j'allois devenir , j'ai oublié mes maux ,
et les auteurs de mes maux , en rêvant à quelque
agréable chimère que me présentoient les Muses
compatissantes . Je portois pour tout bien avec moi
mon manuscrit sur les déserts du Nouveau- Monde ;
et plus d'une fois les tableaux de la nature , tracés
sous les huttes des Indiens , m'ont consolé à la porte
MA I 1806 . 205
d'une chaumière de la Westphalie , dont on m'avoit
refusé l'entrée .
Rien n'est plus propre que l'étude à dissiper les
Froubles du coeur, à rétablir dans un concert parfait
les harmonies de l'ame . Quand , fatigués des orages
du monde , vous vous réfugiez au sanctuaire des
Muses , vous sentez que vous entrez dans un air tranquille
, dont la bénigne influence a bientôt calmé vos
esprits. Cicéron avoit été témoin des malheurs de sa
patrie il avoit vu dans Rome le bourreau s'asseoir
auprès de la victime ( par hasard échappée au glaive ) ,
et jouir de la même considération que cette victime ;
il avoit vu presser avec la même cordialité et la
main qui s'étoit baignée dans le sang des citoyens ,
et la main qui ne s'étoit levée que pour les défendre
; il avoit vu la vertu devenir un objet de scandale
dans un temps de crime , comme le crime est
un objet d'horreur dans un temps de vertu ; il avoit
vu les Romains dégénérés pervertir la langue de
Scipion pour excuser leur bassesse , appeler la constance
entêtement , la générosité folie , le courage imprudence
, et chercher un motif intéressé à des
actions honorables , pour n'avoir pas la douleur d'estimer
quelque chose ; il avoit vu ses amis se refroidir
peu à peu pour lui , leurs coeurs se fermer
aux épanchemens de son coeur , leurs peines cesser
d'être communes avec ses peines , leurs opinions
changer par degré ces hommes emportés et brisés
tour -à- tour par la roue de la fortune , l'avoient laissé
dans une profonde solitude . A ces peines , déjà si
grandes , se joignirent des chagrins domestiques :
Ma fille me restoit , écrit-il à Sulpicius ; c'étoit un
» soutien toujours présent auquel je pouvois avoir
>> recours. Le charme de son entretien me faisoit
» oublier mes peines; mais l'affreuse blessure que
» j'ai reçue en la perdant , rouvre dans mon coeur
» toutes celles que j'y croyois fermées ...... Je suis
>> chassé de ma maison et du Forum . »
206 MERCURE DE FRANCE ,
Que fit Cicéron dans une position si triste ? Il eut
recours à l'étude . « Je me suis réconcilié avec mes
livres , dit - il à Varron , ils me rappellent à leur
>> ancien commerce ; ils me déclarent que vous avez
» été plus sage que moi de ne pas l'abandonner. »
Les Muses , qui nous permettent de choisir notre
société , sont d'un puissant secours dans les chagrins
politiques. Quand vous êtes fatigués de vivre au
milieu des Tigellin et des Narcisse , elles vous transportent
dans la société des Caton et des Fabricius.
Pour ce qui est des peines du coeur, l'étude , il est
vrai , ne nous rend pas les amis que nous pleurons ,
mais elle adoucit le chagrin que nous cause leur
perte ; car elle mêle leur souvenir à tout ce qu'il y a
de pur dans les sentimens de la vie , et de beau
dans les images de la nature .
Examinons maintenant les reproches que l'on fait
aux gens de lettres. La plupart me paroissent sans
fondement la médiocrité se console souvent par la
/ calomnie .
On dit : Les gens de lettres ne sont pas propres au
maniement des affaires . Chose étrange que le génie
nécessaire pour enfanter l'Esprit des lois , ne fût pas
suffisant pour conduire le bureau d'un ministre !
Quoi ! ceux qui sondent si habilement les profon
deurs du coeur humain , ne pourroient démêler autour
d'eux les intrigues des passions ? Mieux vous
connoîtriez les hommes , moins vous seriez capables
de les gouverner !
C'est un sophisme démenti par l'expérience . Les
deux plus grands hommes d'état de l'antiquité , Démosthènes
, et sur-tout Cicéron , étoient deux véritables
hommes de lettres, dans toute la rigueur du mot. Il n'ya
peut -être jamais eu de plus beau génie littéraire que
celui de César , et il paroit que ce fils d'Anchise et
de Vénus entendoit assez bien les aftaires. On
peut
citer en Angleterre Thomas Morus , Clarendon ,
Bacon , Bolingbroke ; en France , l'Hospital , LaMAI
1806.
207
moignon , d'Agucsseau , M. de Malesherbes , et la plupart
de nos premiers ministres tirés de l'Eglise . Rien ne
me pourroit persuader que Bossuet n'eût pas une tête
capable de conduire un royaume , et que le judicieux
et sévère Boileau n'eût pas fait un excellent adminis-1
trateur .
Le jugement et le bon sens sont sur-tout les deux
qualités nécessaires à l'homme d'état ; et remarquez
qu'elles doivent aussi dominer dans une tête littéraire
sainement organisée . L'imagination et l'esprit ne sont
point , comme on le suppose , les bases du véritable
talent ; c'est le bon sens , je le répète , le bon sens ,
avec l'expression heureuse. Tout ouvrage , même
un ouvrage d'imagination , ne peut vivre , si les
idées y manquent d'une certaine logique qui les
enchaine et qui donne au lecteur le plaisir de la
raison , même au milieu de la folie. Voyez les chefsd'oeuvre
de notre littérature : après un mûr examen ,
vous découvrirez que leur supériorité tient à un bon
sens caché , à une raison admirable , qui est comme
la charpente de l'édifice. Ce qui est faux finit par
déplaire : l'homme a en lui-même un principe de
droiture que l'on ne choque pas impunément . De là
vient que les ouvrages des sophistes n'obtiennent qu'un
succès passager : ils brillent tour-à- tour d'un faux
éclat , et tombent dans l'oubli.
On ne s'est formé cette idée de l'inaptitude
des gens de lettres , que parce que l'on a confondu
les auteurs vulgaires avec les écrivains de
mérite . Les premiers ne sont point incapables , parce
qu'ils sont hommes de lettres , mais seulement parce
qu'ils sont hommes médiocres , et c'est l'excellente
remarque de mon critique. Or , ce qui manque aux
ouvrages de ces hommes , c'est précisément le jugement
et le bon sens. Vous y trouverez peut -être des
éclairs d'imagination , de l'esprit , une connoissance
plus ou moins grande du métier , une habitude plus
ou moins formée d'arranger les mots et de tourner la
plirase ; mais jamais vous n'y rencontrerez le bon sens .
208 MERCURE
DE FRANCE ,
Ces écrivains n'ont pas la force de produire la
pensée qu'ils ont un moment conçue . Lorsque vous
croyez qu'ils vont prendre une bonne voie , tout- àcoup
un méchant démon les égare : ils changent de
direction , et passent auprès des plus grandes beautés
sans les apercevoir ; ils mêlent au hasard , sans économie
et sans jugement , le grave , le doux , le plaisant,
le sévère; on ne sait ce qu'ils veulent prouver ,
quel est le but où ils marchent , quelles vérités ils prétendent
enseigner. Je conviendrai que de pareils
esprits sont peu propres aux affaires humaines ; mais
j'en accuserai la nature et non pas les lettres , et.
je me donnerai garde surtout de confondre ces
auteurs infortunés avec des hommes de génie .. :)
Mais si les premiers talens littéraires peuvent reinplir
glorieusement les premières places de leur patrie ,
à Dieu ne plaise que je leur conseille jamais d'envier
ces places ! La majorité des hommes bien nés peut
faire ce qu'ils feroient eux -mêmes dans un ministère
public ; personne ne pourra remplacer les beaux
Quvrages dont ils priveroient la postérité , en se livrant
à d'autres soins. Ne vaut- il pas mieux aujourd'hui ,
et pour nous et pour lui - même , que Racine ait fait
naitre sous sa main de pompeuses merveilles , que.
d'avoir occupé , même avec distinction , la place de
Louvois ou de Colbert ? Je voudrois que les hommes ,
de talent connussent mieux leur haute destinée ; qu'ils
sussent mieux apprécier les dons qu'ils ont reçus du
ciel . On ne leur fait point une grace en les investissant
des charges de l'Etat ; ce sont eux au contraire qui , en
acceptant ces charges , font à leur pays une véritable
faveur et un très- grand sacrifice .
Que d'autres s'exposent aux tempêtes, je conseille
aux amans de l'étude de les contempler du rivage :
« la côte de la mer deviendra un lieu de repos pour
les pasteurs , dit l'Ecriture , » erit funiculus maris,
requiespastorum. Ecoutons encore l'orateur romain :
« J'estime les jours que vous passez à Tusculum ,
mon
*
DE
ᏗᎪ MA Í 1806.
DEPT
mon cher Varron , autant que l'espace entier de la
» vie , et je renoncerois de bon coeur à toutes les vi-5.
» chesses du monde pour obtenir la liberté de maner
une vie si délicieuse .... Je l'imite du moins , autant
>> qu'il m'est possible , et je cherche avec beaucoup de
>> satisfaction mon repos dans mes chères études.... Si
» de grands hommes ont jugé qu'en faveur de cès
>> études on pouvoit se dispenser des affaires publiques
, pourquoi ne choisirois-je pas une occu-
» pation si douce ? »
- "
Dans une carrière étrangère à leurs moeurs , les
gens de lettres n'auroient que les maux de l'ambition
sans en avoir les plaisirs . Plus délicats que les autres
hommes , combien ne seroient- ils pas blessés à chaque
heure de la journée ! Que d'horribles choses pour
eux à dévorer ! Avec quels personnages ne seroient- ils
pas obligés de vivre et même de sourire ! En butte à
la jalousie que font toujours naître les vrais talens ,
ils seroient incessamment exposés aux calomnies
et aux dénonciations de toutes les espèces ; ils trouveroient
des écueils jusque dans la franchise , la simplicité
ou l'élévation de leur caractère ; leurs vertus
leur feroient plus de mal que des vices , et leur génie
même les précipiteroit dans des piéges qu'éviteroit la
médiocrité. Heureux s'ils trouvoient quelque occasion
favorable de rentrer dans la solitude , avant que la
mort ou l'exil vint les punir d'avoir sacrifié leurs talens
à l'ingratitude des Cours !
Poi ch' insieme con l'età fiorità
Manco la speme , e la baldanza audace ;
Piansi i reposi di quest' umil vita ,
E sospirai la mia perduta pace.
Je ne sais si je dois relever à présent quelques plaisanteries
que l'on est dans l'usage de faire sur les gens
de lettres , depuis le temps d'Horace. Le chantre de
Lalagée et de Lydie nous raconte qu'il jeta son
bouclier aux champs de Philippe ; mais l'adroit
courtisan se vante; et l'on a pris ses vers trop à la
O
210 MERCURE DE FRANCE ,
lettre. Ce qu'il y a de certain , c'est qu'il parle de la
mort avec tant de charme et une si douce philosophie
, qu'on a bien de la peine à croire qu'il la craignît :
Eh en, fugaces , Posthume , Posthume ,
Labuntur anni !
Quoi qu'il en soit du voluptueux solitaire de Tibur ,
Xénophon et César, génies éminemment littéraires ,
étoient de grands et intrépides capitaines ; Eschile fit
des prodiges de valeur à Salamine ; Socrate ne céda le
prix du courage qu'à Alcibiade ; Tibulle étoit distingué
dans les légions de Messala ; Pétrone et Sénèque
sont célèbres par la fermeté de leur mort , Dans
des temps modernes , le Dante vécut au milieu des
combats , et le Tasse fut le plus brave des chevaliers .
Notre vieux Malherbe vouloit , à 73 ans , se battre
contre le meurtrier de son fils : tout vaincu du temps
qu'il étoit , il alla exprès au siége de la Rochelle pour
obtenir de Louis XIII la permission d'appeller le
chevalier de Piles en champ clos. La Rochefoucault
avoit fait la guerre aux rois. De temps immémorial ,
nos officiers du Génie et d'Artillerie , si braves à la
bouche du canon , ont cultivé les lettres , la plupart
avec fruit , quelques - uns avec gloire . On sait que
le breton Saint-Foix entendoit fort mal la raillerie ;
et cet autre Breton , surnommé , de nos jours , le
premier grenadier de nos armées , s'occupa de recherches
savantes toute sa vie. Enfin les hommes de
lettres que notre révolution à moissonnés , ont tous
déployé , à la mort , du sang froid et du courage . S'il
faut en juger par soi-même , je le dirai avec la franchise
naturelle aux descendans des vieux Celtes : soldat
, voyageur, proscrit , naufragé , je ne me suis point
aperçu que l'amour des lettres m'attachât trop à la
vie : pour obéir aux arrêts de la religion ou de l'honneur
, il suffit d'être Chrétien et Français.
Les gens de lettres , dit- on encore , ont toujours flatté
la puissance ; et , selon les vicissitudes de la fortune ,
MAI 1806. 211
on les voit chanter et la vertu et le crime , et l'oppresseur
et l'opprimé . Lucain disoit à Néron, en
parlant des proscriptions et de la guerre civile :
Heureuse cruauté , fureur officieuse ,
Dont le prix est illustre et la fin glorieuse ! '
Crimes trop bien payés , trop aimables hasards ,
Puisque nous vous devons le plus grand des Césars !
Que les dieux conjurés redoublent nos misères !
Que Leucas sous les flots abyme nos galères !
Que Pharsale revoie encor nos bataillons ,
Du plus beau sang de Rome inonder nos sillons !
Qu'on voie encore un conp Pérouse désolée !
Destins , Néron gouverne , et Rome est consolée ! (1)
A cela je n'ai point de réponse pour les
gens de
lettres je baisse la tête d'horreur et de confusion , en
disant, comme le médecin dans Macbeth : This disease
is beyond mypractice . « Ce mal est au- dessus de mon
>>> art. »
Cependant ne pourroit-on pas trouver à cette
dégradation une excuse bien triste sans doute , mais
tirée de la nature même du coeur humain ? Montrez
moi dans les révolutions des Empires , dans ces temps
malheureux où un peuple entier , comme un ca
davre , ne donne plus aucun signe de vie ; mon,
trez-moi , dis - je , une classe d'hommes toujours
fidèle à son honneur , et qui n'ait cédé ni à la force
des événemens , ni à la lassitude des souffances : je
passerai condamnation sur les gens de lettres . Mais
si vous ne pouvez trouver cet ordre de citoyens généreux
, n'accusez plus en particulier les favoris des
Muses gémissez sur l'humanité tout entière. La
seule différence qui existe alors entre l'écrivain et
l'homme vulgaire , c'est que la turpitude du premier
est connue , et que la lâcheté du second est ignorée.
Heureux en effet dans ces jours d'esclavage , l'homme
médiocre qui peut être vil en sûreté de l'avenir , qui
peut impunément se réjouir dans la fange , eertain
(i) Pharsale , traduction de Breboeuf.
Q 2
212 MERCURE DE FRANCE ,
que ses talens ne le livreront point à la postérité , et
que le cri de sa bassesse ne passera pas la borne de
sa vie!
Il me reste à parler de la célébrité littéraire . Elle
marche de pair avec celle des grands rois et des
héros Homère et Alexandre , Virgile et César occupent
également les voix de la Renommée. Disons de
plus que la gloire des Muses est la seule où il n'entre
rien d'étranger . On peut toujours rejeter une partie
du succès des armes sur les soldats ou sur la fortune :
Achille a vaincu les Troyens à l'aide des Grecs ; mais
Homère a fait seul l'Iliade ; et sans Homère , nous ne
connoîtrions pas Achille . Au reste , je suis si loin
d'avoir pour les lettres le mépris qu'on me suppose ,
que je ne céderois pas facilement la foible portion de
renommée qu'elles semblent quelquefois promettre à
mes efforts. Je crois n'avoir jamais importuné personne
de mes prétentions ; mais puisqu'il faut le dire
une fois , je ne suis point insensible aux applaudissemens
de mes compatriotes , et je sentirois mal le juste
orgueil que doit m'inspirer mon pays , si je comptois
pour rien l'honneur d'avoir fait connoître avec quel.
qu'estime un nom français de plus aux peuples étrangers.
L
Enfin, si nous en croyons quelques esprits chagrins,
notre littérature est actuellement frappée de stérilité ;
il ne paroît rien qui mérite d'être lu : le faux , le trivial
, le gigantesque , le mauvais goût , l'ignorance
règnent de toutes parts , et nous sommes menacés de
retomber dans la barbarie. Ce qui doit un peu nous
rassurer , c'est que dans tous les temps on a fait les
mêmes plaintes . Les journaux du siècle de Louis XIV
sont remplis de déclamations sur la disette des talens.
Les Subligni et les Visé regrettoient le beau temps de
Ronsard. L'esprit de dénigrement est une maladie
particulière à la France , parce que tout le monde a des
prétentions dans ce pays , et que notre amour propre
est sans cesse tourmenté des succès de notre voisin .
ΜΑΙ 1806. 213
.
Pour moi , qui n'ai pas le droit d'être difficile ,
et qui me contente d'admirer avec la foule , je ne
suis point du tout frappé de cette prétendue stérilité
de notre littérature. J'ai le bonheur de croire qu'il
existe encore en France des écrivains de génie , remarquables
par la force de leurs pensées ou le charme
de leur style ; des poètes du premier ordre , des savans
distingués , des critiques pleins de goût , dépositaires
des saines doctrines et des bonnes traditions . Je nommerois
facilement plusieurs ouvrages qui , j'ose le
dire , passeront à la postérité. Nous pouvons affecter
une humeur superbe, et dédaigner les talens qui nous
restent ; mais je ne doute point que l'avenir ne soit
plus juste envers nous , et qu'il n'admire ce que nous
aurons peut -être méprisé . Notre siècle ne démentira
point l'expérience commune : les arts et les lettres
brillent toujours dans les temps de révolution , hélas ,
comme ces fleurs qui croissent parmi des ruines ;
feret et rubus asper amomum .
Je termine ici cette apologie des gens de lettres.
J'espère que le chevalier Béarnois sera satisfait de
mes sentimens : plût à Dieu qu'il le fût de mon style !
Car , entre nous , je le soupçonne de se connoître en
littérature un peu mieux qu'il ne convient à un chevalier
du vieux temps . S'il faut dire tout ce que je
pense , il pourroit bien , en m'attaquant , n'avoir
défendu que sa cause. Son exemple prouveroit , en
cas de besoin , qu'un homme qui a joui d'une grande
considération dans l'ordre politique et dans la première
classe de la société , peut être un savant distingué
, un critique délicat , un écrivain plein d'aménité
, et même un poète de talent. Ces chevaliers du
Béarn ont toujours courtisé les Muses ; et l'on se souvient
encore d'un certain Henri qui se battoit d'ailleurs
assez bien , et qui se plaignoit en vers de sa départie,
lorsqu'il quittoit Gabrielle. Toutefois puisque mon
adversaire n'a pas voulu se découvrir, j'éviterai de le
nommer je veux qu'il sache seulement que je l'ai
reconnu à ses couleurs.
214 MERCURE DEFRANCE ,'
Les gens de lettres que j'ai essayé de venger du
mépris de l'ignorance , me permettront-ils , en finissant
, de leur adresser quelques conseils dont je prendrai
moi - même bonne part ? Veulent - ils forcer la
calomnie à se taire , et s'attirer l'estime même de
leurs ennemis ? Il faut qu'ils se dépouillent d'abord
de cette morgue et de ces prétentions exagérées qui
les ont rendus insupportables dans le dernier siècle .
Soyons modérés dans nos opinions , indulgens dans
nos critiques, sincères admirateurs de tout ce qui
mérite d'être admiré. Pleins de respect pour la noblesse
de notre art , n'abaissons jamais notre caractère
; ne nous plaignons jamais de notre destinée : qui
se fait plaindre se fait mépriser ; que les Muses seules ,
et non le public , sachent si nous sommes riches ou
pauvres le secret de notre indigence doit être le
plus délicat et le mieux gardé de nos secrets ; que les
malheureux soient sûrs de trouver en nous un appui :
nous sommes les défenseurs naturels des supplians ;
notre plus beau droit est de sécher les larmes de
l'infortune , et d'en faire couler des yeux de la pros
périté : Dolor ipse disertum fecerat. Ne prostituons.
jamais notre talent à la puissance , mais aussi n'ayons
jamais d'humeur contr'elle celui qui blâme avec
aigreur admirera sans discernement ; de l'esprit frondeur
à l'adulation , il n'y a qu'un pas. Enfin , pour
l'intérêt même de notre gloire et la perfection de
nos ouvrages , nous ne saurions trop nous attacher à
la vertu : c'est la beauté des sentimens qui fait la
beauté du style . Quand l'ame est élevée , les paroles
tombent d'en haut , et l'expression noble suit toujours
la noble pensée. Horace et le Stagiryte n'apprennent -
pas tout l'art il y a des délicatesses et des mystères
de langage qui ne peuvent être révélés à l'écrivain
que par la probité de son coeur , et que n'enseignent
point les préceptes de la rhétorique.
4
:
DE CHATEAUBRIAND.
MAI 1806. 215
:
Euvres complètes de Duclos , historiographe de France
secrétaire perpétuel de l'Académie Française , membre de
celle des Inscriptions et Belles- Lettres ; recueillies pour la
première fois , revues et corrigées sur les manuscrits de
l'auteur ; précédées d'une Notice historique et littéraire
Fornées de six portraits, et dans lesquelles se trouvent plusieurs
Sécrits inédits , notamment des Mémoires sur sa vie , des
Considérations sur le Goût , des Fragmens historiques qui
devoient faire partie des Mémoires Secrets , etc. etc. Dix
volumes in-8°. Prix : 40 fr. , et 52 fr. par la poste. A Paris ,
chez Colnet , libraire , au coin de la rue du Bac et du quai
Voltaire ; Fain , imprimeur-libraire , rue Saint Hyacinthe;
- et chez le Normant , imprimeur - libraire , rue des Prêtres :
Saint- Germain l'Auxerrois , nº. 17.
CETTE édition volumineuse des OEuvres de Duclos peut
donner lieu à plusieurs observations fondées , soit sur la disposition
des matières , soit sur les ouvrages jusqu'alors inédits
qu'on y a fait entrer.
Il y a deux manières de disposer les productions d'un auteur
dont on publie les oeuvres complètes. La première , et la plus
généralement suivie , est de placer les ouvrages dans l'ordre
où ils ont été composés : elle fournit au lecteur le moyen de
suivre les progrès de l'auteur , d'examiner sa jeunesse , sa maturité
et sa décadence. La seconde présente des avantages quand
il est question d'ouvrages sérieux ; elle consiste à les disposer
suivant les matières qu'ils traitent cela y répand plus de
méthode et de clarté , et rend plus facile l'instruction qu'on
peut en tirer.
#
L'édition que nous annonçons n'est conforme à aucune de
ces deux règles que le bon sens indique. Duclos avoit commencé
des Mémoires sur sa vie ; ils conduisent jusqu'à une
4
216 MERCURE DE FRANCE ,
époque où l'éditeur continue son histoire. Qui ne croiroit que
les Mémoires précèdent la Notice ? Au contraire . ils sont
rejetés au dixième volume , et la notice se trouve à la tête du`
premier. Duclos a écrit sur les moeurs , sur l'histoire , sur la
grammaire et sur des objets d'érudition. On devoit s'attendre
que ces quatre parties seroient distinctes dans la collection de
ses OEuvres. On a peine à concevoir les motifs qui ont décidé
les éditeurs à mêler toutes ces parties . En effet , après les
Considérations sur les Moeurs du XVIIIe siècle , on trouve
un Mémoire sur les Druïdes. Les Mémoires sur les Moeurs de
ce siècle , les Confessions du Comte de *** , qui auroient dû
faire suite aux Considérations , en sont séparés par cinq volumes
d'histoire ; et les Fragmens sur quelques événemens du
règne de Louis XV, dont la place naturelle devoit se trouver
après les Mémoires secrets sur ce règne , ne se présentent
qu'après trois volumes qui contiennent des romans et des
écrits sur la Grammaire.
Cette disposition vicieuse ne feroit pas cependant un tort
bien grave à la collection , si l'on avoit été scrupuleux sur le
choix des ouvrages , et si , après un examen sévère des manuscrits
de l'auteur , on n'eût admis que ceux qui pouvoient
augmenter sa réputation ou faire honneur à son caractère.
On n'a plus aujourd'hui ces ménagemens délicats envers un
auteur mort : ils n'ont aucun rapport avec les vues qui dirigent
les spéculations de librairie . On regrette que cette édition
soit surchargée par un dixième volume rempli de fatras historique
, auquel Duclos n'attachoit probablement aucune
importance. On n'y trouve presque que des anecdotes hasardées
, et des notes rapides qui ne peuvent avoir aucune utilité.
Le goût de l'auteur pour les petites particularités de la cour,
les lui faisoit recueillir sans choix et sans examen. On l'eût sans
doute beaucoup désobligé , si on lui eût annoncé que ces lambeaux
informes feroient un jour partie de ses OEuvres. Luimême
sembloit prévoir le tort qu'on feroit à sa mémoire :
ΜΑΙ 1806 .
217
« J'aurai occasion , dit-il dans l'histoire de sa vie , de parler
» dans la suite de la coupable frénésie qui règne aujourd'hui
» de tirer des cabinets et de rendre publics des écrits qui
» n'en devoient jamais sortir. » Comment l'éditeur , après
avoir lu ce passage , a-t- il pu réaliser le triste pressentiment
qui sembloit agiter Duclos ?
La Notice sur Duclos excite de l'intérêt, parce qu'on espère
y trouver des peintures piquantes des moeurs du dix-huitième
siècle. L'auteur n'a rien négligé pour recueillir les matériaux
qui lui étoient nécessaires : il les a disposés avec assez d'art ;
mais les idées qu'il met en avant , le style dont il se sert pour
les rendre , ne sont pas à l'abri de tout reproche. Il a une
manière affectée , et trop souvent dépourvue de naturel ; son
expression n'est pas franche ; il court après l'épigramme , et
cherche trop à arrondir la phrase : défaut que l'on doit surtout
éviter dans les notices , où le style ne sauroit être trop
simple et trop exempt de prétention . L'ancienne tournure
académique paroît avoir servi de modèle à l'auteur ; il auroit
dû observer que les moyens employés pour couvrir par
belles phrases des choses communes ou des paradoxes rebattus ,
ne doivent pas être à l'usage de ceux qui se bornent à être
utiles , soit en écrivant la vie d'un homme célèbre , soit en
portant un jugement impartial sur ses ouvrages.
de
L'auteur de cette notice développe souvent des principes
généraux , pour justifier les bons mots ou les saillies de Duclos .
Cette méthode le fait quelquefois tomber dans de singulières
erreurs. On sait que Duclos étoit fort libre dans la conversation
; il ne gardoit sur-tout aucune mesure avec les femmes ;
et quand elles se fâchoient , il s'excusoit en disant que plus
une femme étoit honnête , moins elle devoit être blessée par
des propos indécens. Mad. de Rochefort , en présence de laquelle
il s'oublioit plus que de coutume , lui dit : Prenez
donc garde , Duclos , vous nous croyez aussi par trop honnétes
femmes. Avant de raconter cette anecdote, M. Auger
www
118
MERCURE
DE FRANCE
,
expose sérieusement les principes dont s'appuyoit Duclos , et
que lui-même ne regardoit probablement que comme une
plaisanterie. « C'est , dit l'auteur de la Notice , une remarque
» triviale à force d'être juste , que cette décence de paroles
>> est toujours en proportion de la licence des moeurs et des
» sociétés où elle règne ; et l'on diroit presque qu'il y a le
» même genre d'inconvénient à raconter les aventures lestes
>> ^en présence de certaines femmes , qu'à parler de mauvaises"
>> affaires devant un homme qui a dérangé les siennes. » Il
faudroit conclure de ce bel axiome , que les personnes les plus
décentes sont les plus corrompues ; que la lecture de Clarice
est propre à amuser des femmes perdues , tandis que les femmes
honnêtes doivent se réjouir en lisant des livres orduriers ;
que les beaux temps du siècle de Louis XIV offroient beau- “-
coup plus de perversité que l'époque dégoûtante de la régence,
' Le livre des Considérations sur les Moeurs , est regardé
comme le meilleur ouvrage de Duclos . M. de La Harpe et
les bons critiques lui ont donné de justes éloges ; mais il nous
semble qu'ils ont négligé d'indiquer avec précision l'instruc- '
tion qu'il est possible d'y puiser , et le fruit qu'on peut en
tirer dans la pratique de la vie. Nous chercherons à examiner
si Duclos à rempli ce double but , que doit se proposer tout
auteur qui écrit sur la morale,
Les Considérations sur les Moeurs présentent et devoient
présenter des observations et des conseils. L'auteur observe
très- bien ; rarement est-il aussi heureux lorsqu'il veut conseiller.
Pourquoi ? C'est que la religion n'entre pour rien dans '
la morale qu'il cherche à faire adopter. Il a été prouvé plus
d'une fois , jusqu'à l'évidence , que la morale n'étoit qu'une
théorie de convention , dont les principes ne pouvoient être "
fondés que sur l'intérêt personnel , si elle étoit dépourvue de
cette puissance divine qui pénètre au fond des consciences
pour y exciter une crainte et une défiance salutaires , et pour
y graver les devoirs dans leurs nuances les plus délicates,"
MAI 1806.
219
Nous ne nous étendrons pas beaucoup sur les conseils de
Duclos , qui rentrent trop souvent dans les spéculations des
philosophes modernes ; nous nous bornerons à relever quel.
ques principes fondamentaux. « Les hommes , dit Duclos
» n'ont qu'un penchant décidé , c'est leur intérêt ; s'il est atta
» ché à la vertu , ils sont vertueux sans effort : que l'objet
» change , le disciple de la vertu devient l'esclave du vice ,
» sans avoir changé de caractère. Cest avec les mêmes cou-
» leurs qu'on peint la beauté et les monstres. » L'observation
n'est que trop juste , si elle a rapport à des hommes sans reli
gion : leur morale , comme on le sait , ne consiste qu'à suivre
plus ou moins adroitement la doctrine d'Helvétius. C'est
pour cela que Duclos , qui se plaint quelquefois très-énergi➡
quement de cette doctrine désespérante , auroit dû chercher à
en prévenir les résultats en fondant sa morale sur des bases
solides. Il s'éloigne malheureusement de cette marche que son
bon sens lui traçoit , et ses conseils portent l'empreinte du
siècle où il a vécu : « Si l'amour propre , dit - il , pouvoit
» adopter des règles de conduite , il deviendroit le germe de
» plusieurs vertus , et suppléeroit à celles qu'il paroît exclure. »
Quelles conséquences ne peut-on pas tirer de ce conseil ? Les
hommes vicieux , les scélérats n'ont-ils pas ou ne croient- ils
pas avoir aussi des règles de conduite ? Il suffira donc , pour
être sage et vertueux , de savoir combiner son amour propre,
Que devient alors l'empire de la conscience sur les actions
répréhensibles qui peuvent être cachées ? Que devient cette
probité intérieure dont l'auteur a parlé dans les chapitres
précédens , en homme digne de la sentir et de la pratiquer ?
Duclos tenoit beaucoup aux prérogatives dont les gens de
lettres jouissoient de son temps. On sait qu'à cette époque
une certaine classe d'écrivains s'étoit arrogé une puissance
monstrueuse, L'Académie Française étoit comme le chef-lieu
de cet empire. Duclos avoit le premier introduit l'usage de
proposer pour sujets de prix les éloges des grands hommes ,
220 MERCURE DE FRANCE,
soit administrateurs , soit guerriers , soit poètes ou littérateurs.
Get usage , glorieux en apparence pour la littérature française
, avoit donné lieu à des discussions imprudentes sur la
politique , dans des séances où l'on avoit eu l'art d'attirer
l'affluence. C'étoit là que , sous le prétexte de louer Colbert ,
Descartes , Sully, etc. , on propageoit des idées dangereuses.
Duclos étoit très-flatté de l'importance que s'étoient acquise
les gens de lettres. Sa vanité se montre au grand jour , dans
un passage des Considérations sur les Mours : «< De tous les
» empires , dit-il , celui des gens d'esprit , sans être visible ,
» est le plus étendu. Le puissant commande , les gens d'esprit
>> gouvernent , parce que , à la longue , ils forment l'opinion
» publique , qui tôt ou tard subjugue et renverse toute espèce
» de despotisme. » Duclos ne prévoyoit pas sans doute jusqu'à
quel point ses successeurs parviendroient à pervertir l'opinion
publique ; sa vanité l'aveugloit sur l'inconvénient de
confier à des littérateurs la direction exclusive de cette opinion.
Il est superflu de s'étendre sur ce sujet , les faits ont parlé
suffisamment. Mais , comme il se trouve encore quelques
personnes qui veulent séparer la cause de la philosophie de
celle de la révolution , il ne sera pas inutile , pour les convaincre
de l'union intime des philosophes et des révolution-.
naires , de s'appuyer du témoignage d'un auteur que probablement
elles ne seront pas tentées de récuser : « La littéra-
» ture , dans le siècle de Louis XIV , dit Mad. de Staël , étoit
>> le chef- d'oeuvre de l'imagination ; mais ce n'étoit point en-
» core une puissance philosophique , puisqu'un roi absolu
» l'encourageoit , et qu'elle ne portoit point ombrage au des-
>> potisme. Cette littérature , sans autre but que les plaisirs
» de l'esprit , ne peut avoir l'énergie de celle qui a fini par
» ébranler le trône. »
Au reste , Duclos démontre lui-même , quelques pages plus
loin , la fausseté de son opinion : il loue le roi Guillaume III
de n'avoir pas consulté Newton sur une affaire de politique :
MAI 1866.1 221
Newton, dit ce prince , n'est qu'un grand philosophe. « Ce
>> titre , ajoute Duclos , est sans doute un éloge rare ; mais
» enfin , dans cette occasion-là , Newton n'étoit pas ce qu'il
» falloit ; il en étoit incapable , et n'étoit qu'un grand philo-
» sophe. » On remarque dans tous les ouvrages de Duclos , et
sur-tout dans celui -ci , un signe caractéristique qui n'a peutêtre
pas été assez observé. L'auteur cède aux opinions du
temps ; mais on voit ensuite que le bon sens et la probité l'emportent,
sans qu'il s'en aperçoive , sur ses préjugés. En l'étudiant
avec attention , on trouveroit souvent chez lui la réponse
aux sophismes qui lui échappent.y
Duclos s'étend beaucoup sur les rapports qu'un homme du
monde ou un littérateur peuvent avoir avec les gens en place.
On doit présumer qu'avec sa brusquerie vraie ou affectée,
avec l'esprit philosophique auquel il se laisse entraîner , il
taxe de bassesse ce qui n'est et ne peut être qu'une espèce
d'égard commandée par l'usage , et qui tient aux institutions
monarchiques. En se bornant à ne porter qu'un coup d'oeil
superficiel sur cet objet qui se lie à des considérations trèsélevées
, on peut facilement combattre le rigorisme de Duclos
Il semble , en effet , que le même motif qui nous porte à
n'adresser aux femmes que des paroles douces , polies et respectueuses
, doit nous porter aussi à parler aux gens en place
avec de certains ménagemens. Cette galanterie , qui formoit
le ton de la haute société sous Louis XIV, ne sauroit passer
pour bassesse et fausseté. Ce que l'on accorde à la foiblesse des
femmes , pourquoi ne l'accorderoit-on pas à celle des gens
en place, qui trop souvent n'ont pour dédommagement ,
dans les désagrémens de leurs fonctions , que les jouissances de
la vanité ? Cette sorte de politesse , bornée à des termes vagues ,
n'engage véritablement à rien ; elle n'est point une preuve
d'abaissement quand elle est désintéressée . Il n'y a , parmi les
gens en place et les femmes , que les personnes sans esprit
qui peuvent y ajouter une foi littérale : n'étant d'aucun danger
222 MERCURE DE FRANCE ,
pour les personnes sages , le seul inconvénient dont elle puisse
être pour les autres , se borne à leur donner un ridicule de
plus.
Les observations de Duclos , ainsi que nous l'avons déjà
remarqué , sont beaucoup meilleures que ses conseils. Il étoit
trop éclairé pour ne pas prévoir les horribles résultats de la
philosophie dominante. C'est ce qui explique les contradic→
tions singulières que l'on trouve quelquefois dans ses ouvrages.
Personne n'a parlé avee plus de force que Duclos contre les
novateurs ; le chapitre sur l'Education en offre un exemple
frappant. On ne peut concevoir , après l'avoir lu , que l'auteur
partageât , sous quelques rapports , les opinions de ces hommes
qu'il regardoit comme des monstres , et qu'il conservât encore
avec eux quelques ménagemens. La fragilité humaine , dépourvue
de l'appui de la religion , peut seule rendre raison
de cet étonnant contraste. Le passage dont nous parlons est
trop curieux pour que nous ne le citions pas. Duclos parle
des préjugés ; il regrette qu'on en ait trop détruit. Le préjugé
, selon lui , est la loi du commun des hommes ; la discussión
en cette matière exige des principes sûrs et des lumières
rares. Il ajoute ensuite :
« Je ne puis me dispenser à ce sujet de blâmer les écri-
» vains qui , sous prétexte d'attaquer la superstition , sapent
n les fondemens de la morale , et donnent atteinte aux liens
» de la société ; d'autant plus insensés qu'il seroit dangereux
» pour eux-mêmes de faire des prosélytes . Le funeste effet
» qu'ils produisent sur leurs lecteurs , est d'en faire dans la
» jeunesse de mauvais citoyens , des criminels scandaleux et
» des malheureux dans l'âge avancé ; car il y en a peu qui
» aient alors le triste avantage d'être assez pervertis pour être
>> tranquilles.
» L'empressement avec lequel on lit ces sortes d'ouvrages ,
» ne doit pas flatter les auteurs qui d'ailleurs auroient du
» mérite. Ils ne doivent pas ignorer que les plus misérables,
MAI 1806. 223
:
>> écrivains en ce genre partagent presque également cet
honneur avec eux. La licence , la satire , l'impiété n'ont
jamais seules prouvé l'esprit. Les plus méprisables par ces
>> endroits peuvent être lus une fois ; sans leurs excès , on ne
» les eût jamais nommés semblables à ces malheureux que
» leur état condamnoit aux ténèbres , et dont le public
» n'apprend les noms que par le crime et le supplice. » A
combien de prétendus philosophes ces terribles réflexions ne
peuvent- elles pas s'appliquer ? Malheureusement on les rappelleroit
en vain à ceux qu'elles condamnent. Comme le dit
un prophète, la confusion même ne peut les confondre ; ils
ne savent pas rougir ( 1 ).
Duclos fit aux Considérations sur les Moeurs , une espèce
de supplément où il parla beaucoup des femmes , dont il
il ne s'étoit presque point occupé dans son grand ouvrage.
Les Mémoires sur les Moeurs sont très-inférieurs aux Considerations.
Ce roman , ainsi que les Confessions du Comte de ***
n'a aucun plan; leur objet est de montrer la profonde perversité
des femmes d'un certain rang. Dans ces deux galeries
de portraits , on passe en revue les folies des femmes ; et si les
peintures sont vraies , on n'a pas de peine à expliquer la cause
de la dissolution presque entière de la société qui succéda
bientôt à cette époque de corruption. Deux de ces tableaux
suffiront pour donner une idée du raffinement que l'on avoit
su introduire dans le libertinage le plus effréné. Le héros des
Mémoires , homme à la mode , ne peut répondre aux avances
de toutes les femmes qui s'empressent autour de lui . Il a un
moment l'idée de mettre un certain ordre dans ses déréglemens.
« J'ai été quelquefois sur le point , dit-il , de demander
» du temps et de proposer des termes ; et je ne doute pas
» que , si j'avois eu l'impertinence
naïve de faire de telles
» propositions , il se fût trouvé des femmes assez naïvement
( 1 ) Jérém …, chap. 8, v. 12,
224 MERCURE DE FRANCE ,
*
» viles pour les accepter. Ceci n'est point une exagération ;
» les experts en cette matière me rendront justice . » Il paroît
que, du temps de Duclos , les liaisons entre les hommes et les
femmes n'étoient pas aussi librés qu'on pourroit le supposer :
* ce n'étoit pas le scandale qu'on craignoit , on s'étoit mis audessus
depuis long-temps ; c'étoit le ridicule que l'on cherchoit
' à fuir. Telle femme se seroit déshonorée si elle avoit eu une
affaire sérieuse avec une espéce ; on lui pardonnoit un caprice ,
mais elle ne devoit pas aller au- delà. « Les intrigues , dit
» Duclos, s'engagent et se dénouent par convenance , et non
» par choix. La société dans laquelle on vit , en décide à-
» peu-près comme on décide un mariage dans une famille :
» de sorte qu'on voit des intrigues de convenance , comme des
>> mariages de raison. Il n'est pas même sans exemple qu'on
» emploie la gêne , et que l'on contrarie le choix des deux
» amans ; il y a de ces liaisons qui se font presque aussi tyran.
» niquement que de certains mariages. » On voit jusqu'à
quel point on avoit raffiné sur le vice de là ce jargon de
fausse sensibilité substitué au langage naturel , et ce penchant
funeste à passer sur tous les excès , pourvu qu'on y mît quel
que grace.
:
que
Les Considérations sur les Moeurs , ainsi les deux ouvrages
dont nous venons de parler , sont des monumens curieux
pour ceux qui aiment à étudier les causes éloignées des désordres
dont nous avons été témoins. Ils sont écrits avec une
franchise d'expression qui ne laisse aucun doute sur la fidélité
des portraits . D'ailleurs , le grand succès qu'ils obtinrent au
inoment où ils parurent , suffit pour prouver que les originaux
existoient alors. L'auteur n'est point aussi heureux dans
ses observations littéraires : nourri à l'école de Fontenelle et
de la Motte , il a dû y puiser des systèmes absolument opposés
aux principes adoptés dans le grand siècle. Des critiques
habiles ont déjà réfuté quelques - unes de ses erreurs ; nous
nous bornerons à en relever une que Duclos partageoit avec
plusieurs
MAI 1806.
DEPT
DE
LA
plusieurs philosophes modernes. Il regardoit Virgile comme
unflatteur : « On est faché , dit-il , pour l'honneur de Virgile,
>> que le nom de Cicéron ne se trouve pas une seule fois dans
> ses ouvrages. » Il est très-possible , et même fort probable
qu'il étoit défendu aux poètes et aux orateurs de parler de
Cicéron , abandonné jadis par Octave aux fureurs d'Antoine ( 1 ) ;
mais Virgile a su éluder cette défense de la manière la plus
délicate. On en peut juger par le passage suivant , qui se
trouve dans la description du bouclier d'Enée. Le poète ,
après avoir parlé de plusieurs événemens importans ,
au temps de Cicéron :
Et tu , Catilina minaci
Perdentem scopulo, furiarum ora trementem
Secretosque pios , his dantem jura Catonem .
arrive
Qui ne voit dans ces trois vers l'intention marquée de louer
Cicéron , sans le nommer ? Le poète parle d'abord de Catilina ,
dont la chute fut l'action la plus remarquable de la vie de
Cicéron ; ensuite il indique une réunion d'hommes vertueux
présidée par Caton . Cicéron ne doit- il pas se trouver dans
cette réunion ? Ce rapprochement , plein d'adresse , entre le
monstre que Cicéron renversa , et le sénateur courageux qui
soutint le consul , ne montre-t-il pas que , sans placer ici le
nom de Cicéron , Virgile ne néglige rien pour que le lecteur
puisse suppléer à son silence?
Dans les numéros suivans , nous parlerons de l'histoire de
Louis XI et des Mémoires sur la Régence , qui , après les
Considérations , sont les ouvrages les plus importans de Duclos.
Ce ne sera qu'après les avoir examinés , que nous essaierons de
donner quelque idée de l'auteur et du caractère de son talent,
(1 ) Il paroft même que personne n'osoit , dans le palais d'Auguste, lire
les ouvrages de Cicéron . Voyez ce que dit Plutarque sur le neveu de cet
empereur, qui , surpris par Auguste , dans la lecture de Cicéron , s'em
pressa de cacher le livre.
P
SEINE
226 MERCURE DE FRANCE ,
Nous considérerons aussi jusqu'à quel point l'esprit de son
siècle a influé sur ses ouvrages , et jusqu'à quel point ses
ouvrages ont influé sur l'esprit de son siècle. P.-
"
"
Heur et Malheur, ou Trois Mois de la Vie d'un Fol et de
´celle d'un Sage ; roman français ; suivi de Deux Soirées
historiques , par l'auteur du Nouveau Diable Boiteux.
Deux vol. in- 12. Prix : 3 fr. 60 c. , et 4 fr. 50 c . par la poste.
A Paris , chez Buisson , libraire , rue Hautefeuille ; et chez
le Normant , imprimeur-libraire , rue des Prêtres Saint-
Germain-l'Auxerrois , n° 17.
Les Courtisanes de la Grèce , de M. Chaussard , n'ont pas
fait fortune en France ; son Nouveau Diable a boité si bas
qu'il est tombé : le roman d'Heur et Malheur n'aura pas un
meilleur sort , puisque l'auteur lui-même ne lui promet que
quinze jours d'existence. J'arrive donc après son enterrement ,
et je vais trouver tout le monde consolé de sa perte. Je n'entreprendrai
pas de le rappeler à la vie : dès qu'un père abandonne
lui-même son enfant , on peut bien compter qu'il n'y
a plus d'espérance. Il entroit néanmoins dans la constitution
de celui-ci , des principes fort différens de ceux qui ont fait
tomber ses défuntes soeurs les Courtisanes , et son frère le
Diable. C'est jouer de malheur , et M. Chaussard sera peutêtre
obligé , s'il veut avoir de sa race , de créer un saint. Si
cette fantaisie lui prend , il saura maintenant , par l'exemple de
ce qui arrive à son nouveau venu , que le public ne prend pas
la pusillanimité pour la sagesse, et l'imbécillité pour la douceur.
Il comprendra peut-être qu'il ne suffit pas , pour intéresser , de
présenter des personnages ridiculement sages ou ridiculement
fous ; de casser la tête aux uns , et de pendre les autres ; qu'il
n'y a rien de plus fade que de débiter des sentences qui ne
reviennent à rien et qui n'offrent aucun sens , comme celle- ci,
par exemple : On ne jouit sans crainte et sans remords que du
bien qu'onfait aux autres ; comme si le bien qu'on se fait à
soi-même , par une bonne action , devoit toujours nous tenir
dans la stupeur et le repentir ! Il finira par reconnoître aussi
que la tournure de la pensée , quelqu'extraordinaire qu'il
veuille la supposer , ne peut jamais faire éclore des fleurs sur
un précipice , et qu'il faut se servir d'un autre moyen pour
en répandre quelques-unes dans ses ouvrages. Il n'y a pas de
MAI 1806. 227
doute enfin , que lorsqu'il voudra mettre en action le caractère
plaisant d'une héroïne , il ne lui fera plus renverser un cabriolet
qu'elle conduit, pour faire une niche à son amant et à sa rivale.
Quoiqu'il soit vrai que dans un roman cette chute se fasse sans
danger , le lecteur ne peut l'admettre que comme un acte de
démence ; et s'il rit, c'est aux dépens de l'auteur qui n'a pas
su imaginer une plaisanterie plus légère qu'une culbute.
Je ne sais quel mauvais génie a pu pousser M. Chaussard à
mettre pour toute préface en tête de ses Soirées historiques ,
cette maxime , qui sent sa philosophie d'une lieue : « De tous
» les romans , le premier c'est l'histoire ........ » Quoique les
points qui la suivent donnent bien clairement à penser que c'est
l'histoire écrite par M. Chaussard , comment n'a-t-il pas vu
que , par cette triste révélation , il avertit ses lecteurs de n'ajouter
aucune foi à ses récits , et qu'il les dépouille du seul
intérêt qu'ils pouvoient avoir ? Quand on les place dans la
bouche d'un poète un peu lourd , comme il le qualifie luimême
, au défaut de la grace qui leur manque , il faudroit
au moins qu'on y trouvât la vérité. Mais comment des mensonges
indécens et mal écrits peuvent- ils paroître à M. Chaussard
le premier de tous les romans ? Je l'ignore , et je ne sais
pas davantage comment ce genre de littérature , qui n'est point
neuf, pourroit étre continué avec succès , ainsi qu'il l'annonce
dans la note de ses prétendus éditeurs : à moins cependant
que ce ne soit le succès de quinze jours dont il parle
dans sa préface ; car il faut bien ce temps pour découper un
pareil ouvrage et le réduire en papillottes.
M. Chaussard n'est pas le premier écrivain qui ait prétendu
mettre l'histoire en roman ; depuis long-temps on s'en occupe
avec beaucoup d'ardeur ; et , ce qui peut affliger les
amis de la saine littérature , on remarque dans la liste des
auteurs qui se livrent à ce travail , toujours frivole , lors
même qu'il n'est pas dangereux , quelques noms recommandables
qui pouvoient prétendre à une gloire plus pure et
moins équivoque. L'esprit de l'homme se prête volontiers à
se représenter comme vrai tout ce qu'un roman bien conçu
et bien écrit ne lui offre que comme possible ; mais il est en
garde contre tout ce que renferme un roman historique , dans
lequel la vérité se trouve confondue avec le mensonge. On
peut retenir et citer les aventures d'un personnage romanesque,
parce que tout le monde est prévenu que ce n'est qu'une
fiction ; au lieu qu'il seroit ridicule d'appuyer le récit d'un
fait arrivé à un personnage connu , de l'autorité d'un roman
historique. Le lecteur qui ne connoit pas , ou qui con-
P 2
228
MERCURE
DE FRANCE
,
noît mal histoire , peut retenir les faits d'un roman , mais
il s'exposeroit à quelque confusion s'il retenoit ceux d'un
roman historiqne , parce qu'il ne sauroit pas déméler ce
qu'il faut admettre et ce qu'il faut rejeter. L'homme
instruit peut aussi se délasser un moment à la lecture
d'un ouvrage de pure imagination ; mais dans un roman
historique, dont il connoît le fond , son esprit se révolte
autant de fois que la vérité s'y trouve blessée , c'est-à-dire ,
à chaque pas. En un mot , celui qui n'a lu que des romans ,
sait au moins l'histoire de quelques êtres chimériques ; mais
celui qui n'a lu que des romans d'histoire , ne sait absolument
rien. Il seroit donc à souhaiter que les personnes qui
joignent au talent d'écrire avec agrément , le goût plus précieux
encore d'une saine morale et des travaux utiles , voulussent
s'interdire toute application dans un genre que la
raison ne peut approuver. Il faut choisir entre la fiction et la
vérité. L'alliance même de ces deux mots roman historique,
étonne et choque aujourd'hui le bon sens ; la vérité nous offre
l'histoire des nations ou des particuliers ; la fiction , dans les
romans , présente , sous des noms déguisés , l'histoire du coeur
humain. On peut se distinguer dans l'une et l'autre carrière ;
et il faudroit laisser M. Chaussard s'escrimer tout seul dans
le néant qui les sépare.
Nous sommes loin de voir un pareil voeu s'accomplir , et
sans compter toutes les productions bâtardes que nos beaux
esprits mettent au jour toutes les semaines , il nous en vient
de l'étranger, et particulièrement d'un certain Auguste La
Fontaine ( 1 ) , allemand de nation , romancier de profession ,
avec qui nous entretenons un commerce ruineux , puisqu'il a
le secret d'échanger contre notre or, ses contes et son opium.
Nous avons en ce moment sous les yeux un roman histo
rique , qui semble avoir été fait exprès pour justifier l'opinion
que nous avons de ce genre d'ouvrage. C'est la Laitière de
Bercy (2) , anecdote du siècle de Louis XIV ; par Madame G... ,
auteur de plusieurs autres romans. Boileau , Racine , Molière,
y sont mis en scène pour suppléer à la disette des événemens ;
(1 ) Charles Engelman.
Le Ministre de Campagne. Cinq vol . Prix : 9 f. , et 12 f. par la poste.
Théodore. Cinq vol . Prix : 9 fr. , et 12 fr. par la poste .
Le Fils naturel .
Marie Menzikof. Deux vol. in- 12. Prix : 4 fr. , et 5 fr. 25 cent. par la
poste , etc. , etc.
(2) Trois vol. in- 12. Prix : 5 fr . , et 6 fr. par la poste . A Paris , cher
Chomel, rue Jean - Robert ; et chez le Normant.
MAI 1806. 229
mais il faut un autre style que celui de Madame G.... , pour
faire parler ces hommes célèbres. Certainement Molière n'a
jamais dit en parlant du beau sexe , ce sexe excelle , quoiqu'il
soit vrai qu'il excelle en beaucoup de choses , il avoit
l'oreille trop délicate pour réunir des consonnances barbares ,
qui rappellent trop un certain jeu de mots , dont il est à craindre
qu'on ne fasse aujourd'hui l'application à l'auteur de cette
mauvaise expression :
" Ciel ! si ceci se sait, ses soins sont sans succès !
Je n'ignore pas que nous possédons , et en grand nombre ,
d'autres romans historiques qui s'annoncent avec plus de faste
que l'humble Laitière de Bercy , et que M. Regnault-Warin ,
qui nous en fournit toujours en abondance , pourroit m'accuser
de choisir mes exemples un peu trop bas . Je conviens avec
lui que les siens sont plus soignés , mieux écrits même , quoique
son style soit encore tout rempli de l'affectation que nous
lui avons déjà reprochée ; mais , en vérité , je ne les crois pas
plus utiles , et peut s'en faut qu'ils ne soient moins intéressans.
M. Regnault-Warin choisit , il est vrai , ses personnages dans
une classe plus relevée , mais c'est peut- être ce qui leur ôte
le charme de l'invention : les détails de leur histoire sont trop
connus pour que l'esprit se prête à l'illusion , et
L'esprit n'est point ému de ce qu'il ne croit pas..
Cependant cet écrivain se fait remarquer par le but moral de
ses ouvrages , et par une pureté d'intention qui le rend recommandable.
On ne disputera pas ce mérite à celui qu'il
vient de nous offrir ( 1 ) ; mais j'admire toujours la fécondité
d'un homme qui compose quatre volumes pour nous indiquer
le chemin par lequel Madame de Maintenon parvint à la fortune
, et je trouve fort amusante la bonhomie avec laquelle il
fait un roman, pour résoudre ce qu'il lui plaît d'appeler un
problème historique. Je ne sais à qui son indication peut être
utile , car assurément la foule s'embarrasse peu de savoir quelle
est la route qui conduit au trône , sur lequel , par parenthèse ,
Madame de Maintenon n'a jamais été assise ; et quant aux
raisons qu'il apporte pour prouver que cette femme célèbre
y est arrivée par le bon côté , personne ne s'avisera de les
relever ni de les débattre . Quand on met une histoire en roman,
on établit tout ce qu'on veut , sans aucune contestation.
(1 ) Madame de Maintenon . Quatre vol. in- 12. Prix : 7 fr. 50 c. , et
10 fr. par la poste. A Paris , chez Frechet , libraire , rue du Petit Boarbon
Saint-Sulpice ; et chez le Normant.
3
230 MERCURE DE FRANCE ,
Je ne vois pas trop quel est le motif qui lui fait dédaigner
d'écrire des contes dans le genre de ceux des Mille et une Nuits.
Est-ce que M. Regnault-Warin prend toutes les aventures
qu'il imagine pour autant de vérités ? Je ne le crois pas. Pourquoi
donc fait-il le dédaigneux ? Contes pour contes, il vaudroit
encoremieux les donner francs et entiers , que de les intercaler
au milieu d'une histoire. Ce n'est donc pas sans regrets que
nous voyons un homme estimable qui peut d'ailleurs devenir
un sage écrivain , employer ses talens à un genre si frivole ,
lorsqu'il pourroit s'élever à des travaux d'un autre ordre,
Il n'y a pas de doute que le moindre roman fait par un
homme habile ne soit bien préférable , à tous ces ouvrages
qui vous laissent perpétuellement dans le doute , qui vous chargent
l'esprit d'un amas indigeste de faits hétérogènes , et qui
confondent toutes vos idées. Certainement M. Regnault-Warin
avouera que le Gusman ( 1 ) , tel qu'il a été arrangé par
Le Sage , est cent fois plus amusant , et fait mieux connoître
les hommes que tous les romans historiques qui ont paru dans
ces derniers temps , sans en excepter les siens ; et s'il veut
juger combien les plus petites histoires sont supérieures à
tous les romans , je lui citerai celle de quelques matelots ,
écrite dans ces derniers temps , par le capitaine Woodard (2) :
c'est une relation qui excite le plus vif intérêt , en même temps
qu'elle apprend aux hommes à ne jamais désespérer dans
le malheur. Le capitaine Woodard , qui montoit en second
un navire de la compagnie des Indes , fut séparé de son bâtiment
avec cinq matelots aux environs de l'île de Célébes, Ils
étoient tous les six dans une chaloupe découverte , sans provisions
et sans boussole . Ils errèrent vainement pendant six
jours , à la recherche de leur vaisseau ; et ils furent contraints
de relâcher dans l'ile , où les Malais , nation perfide et féroce ,
refusèrent de leur donner aucun secours, Ces Malais égorgèrent
même un des matelots, et s'emparèrent de la chaloupe
ce qui força les autres à s'enfoncer dans les bois et à s'y cacher.
Ils tachèrent de gagner Magassar , où il y a un établissement
européen ; mais épuisés de fatigue et de faim , après six nuits
d'une marche bien pénible , ils se trainèrent vers le rivage de
la mer , pour se recommander à la Providence et se livrer
( 1 ) Histoire de Guzman d'Alfarache. Edition stéréotype d'Herhan ,
Deux vl: in- 18. Prix : 2 fr. 70 cent . , et 3 fr . par la po te . A Paris , chez
H. Nicolle et come,, libr. , ue des Petits- Augustius ; et chez le Normânt,
(2) Relation des malheurs et de la captivité du capitaine Woodard,
Un vol in 8°. Prix : 4 fr . 50 c. , et 5 fr . 50 c. par la poste . A Paris , chez
Bussu
rue Hautefeuille ; et chez le Normant.
MAI 1806. 231
aux Malais. Ceux - ci ne pouvant plus rien gagner à les massacrer
, les reçurent comme esclaves et les firent travailler à la
terre. Ils restèrent deux ans et cinq mois dans cet état , et ce
nefut que par la constance , le courage et l'adresse du capitaine
qu'ils parvinrent enfin à s'échapper dans une proa qu'il enleva
pendant la nuit.
L'éditeur anglais a joint à cette relation , quelques autres
récits de naufrages modernes , parmi lesquels on distingue les
aventures du capitaine Bligh , victime d'un complot horrible ,
tramé à bord de son vaisseau , par quelques misérables matelots ,
et abandonné , lui dix-neuvième , sur une chaloupe de vingttrois
pieds de long au milieu de la vaste mer du Sud , à plus
de quinze cents lieues d'un port où il put aborder , sans armes
et presque sans nourriture. C'est à ce spectacle vraiment grand
de l'homme aux prises avec l'infortune , que le paisible habitant
des villes peut admirer l'inépuisable constance de son semblable
, et se complaire dans les sentimens que font naître ces
prodiges de courage. Mais , en même temps quelle leçon ne
peut-il pas en tirer , s'il veut comparer sa situation avec celle
de ces êtres intéressans , qui , à tous les momens de leur vie
sont exposés à de pareils dangers ! Voilà pourtant ce que nous
rencontrons à chaque page de l'histoire , car les terres et les
mers ont également leurs tempêtes et leurs révolutions. Qu'un
auteur vienne donc , après cela , nous présenter des aventures
imaginaires. Combien ses productions nous paroîtront insipides
auprès de la vérité , et que son travail nous semblera puéril !
Qu'est-ce donc en effet que le meilleur roman historique ? Il
est bien fait , me direz-vous ; d'accord. Il est bien écrit , j'y
consens ; mais que penseriez-vous de votre tailleur s'il vous
disoit d'un habit : la coupe est de la dernière mode ,
il est
bien cousu , tandis qu'un côté seroit noir et l'autre blanc ?
G.
2
VARIETES.
LITTÉRATURE , SCIENCES " ARTS , SPECTACLES.
On dit que plusieurs membres de l'Institut viennent
d'être nommés membres de la Légion-d'Honneur ; on cite
MM. Lacroix , Messier, Ventenat et Tenon , de la première
classe ; MM. Bernardin de Saint-Pierre , Naigeon et Morellet ,
4
232
MERCURE DE FRANCE ;
de la deuxième classe ; MM. Dupuis et Millin , de la troisième
classe ; et de la quatrième. M. Peyre , architecte , et M. Rolland
, sculpteur.
La classe d'histoire et de littératurc ancienne de l'Institut
a élu , dans sa séance du 18 , pour remplir la place vacante par
le décès de M. Gaillard , M. Louis Petit-Radel , connu de cette
classe par plusieurs Mémoires sur les monumens cyclopéens ,
par ses explications des monumens antiques du Musée Napoléon
, et par une suite d'inscriptions historiques rédigées en
style lapidaire.
L'EMPEREUR vient d'ordonner une suite de tableaux ,
dont huit , de la grandeur de 5 mètres , sur 3 mètres 3 décimètres
, figures de proportion naturelle , sont confiés , d'après
le choix de S. M. , à MM. Gérard , Letier , Gautherot ,
Guérin , Hennequin , Girodet , Meynier et Gros. Ces tableaux
destinées à la galerie des Tuileries , devront être terminés pour
l'exposition publique du salon de 1808 , et retraceront les
faits les plus mémorables de la campagne d'Allemagne . Des
tableaux de moindre portion sont confiés à MM. Lejeune ,
Ménagent , Barthélemy , Perrin , Bacler , Perron , Hue
Taunay , Dunouy , Demarne et Monsiau ; M. Girodet est
chargé de peindre l'entrée de l'EMPEREUR à Vienne , M. Gérard
la bataille d'Austerlitz ; et M. Guérin l'insurrection du
Caire.
"
-MM. de la Marck et de Candolle ont eu l'honneur de présenter
à S. M. la Flore françoise , ou Descriptions succintes
de toutes les plantes qui croissent naturellement ensemble
disposées suivant une nouvelle méthode d'analyse , et précédées
par un exposé des principes élémentaires de la
botanique.
-
On annonce la prochaine arrivée à Paris de madame
Catalani , l'une des premières cantatrices d'Italie .
-On parle du projet de publier la correspondance ministérielle
de M. de Custines , fils du général de ce nom , pendant
ses missions auprès des cours de Brunswick et de Berlin
en 1792. M. de Custines joignoit à un mérite et à une maturité
d'esprit au-dessus de son âge , une grandeur d'ame et une
noblesse de sentimens qui le rendoient bien digne de porter
cette belle et ancienne devise de sa maison : Fais ce que tu
dois, arrive ce qui pourra.
MODES du 30 avril.
Les chapeaux de paille sont au plus haut degré de faveur. On porte les
chapeaux de paille jaune tout unis , sans autre accessoire qu'un ruban
blanc ou rose , qui flotte en écharpe , ou un brin de lilas de Perse. Les
chapeaux de paille blanche se mêlangent avec du taffetas , qui , tantôt
MA I 1806 . 233
appliqué dessus , forme des côtes , tantôt introduit dans des taillades ,
reparoît à intervalles égaux. Telle est la largeur d'un devant de chapeau
de paille jaune , que les deux extrémités rapprochées peuvent se joindre
et s'attachent sous le menton . On voit quelques capotes à petit fond de
paille et à passe longue , de taffetas, rebordée en chenille de paille jaune :
d'autres capotes sont , sur taffetas rose ou blanc , cadrillées en paille ;
d'autres enfin sont tout-à-fait en paille ; mais la grande vogue est pour
les capotes de perkale , qui conservent la forme quarrée de leur passe et
leurs torsades symétriques. Comme les passes sont larges pour empêcher
qu'un coup de vent ne les déforme , on met depuis quelques jours , outre
les torsades parallèles , quelques cordes en travers , qui , des deux côtés ,
aboutissent aux premières. Pour la demi -parure, il y a des toquets à fond
de crêpe qui ont pour rebord une guirlande circulaire. Cette guirlande
est composée de roses-pompons. Dernièrement , à l'Opéra , il y avoit
dans plusieurs loges des ruches de tulle sons de petits chapeaux , les uns
roses , les autres blancs , ornés de plumes . Le fond de ces chapeaux étoit
brodé en peries . On voit quelques robes -tabliers , garnies en dentelle , et
beaucoup de tabliers -fichus. Presque toutes les robes ont une écharpe ;
mais l'écharpe ne fait pas toujours ceinture : souvent elle n'a que son
noeud et ses bouts pendans. Sur les manches courtes , les rubans roulés
forment , au lieu de raics , de grosses côtes . Sur la robe elle -même ce
sont des rubans nattés .
NOUVELLES POLITIQUES.
Washington , 19 mars.
La chambre des représentans vient de prendre , sur la proposition
de M. Nicholson , une résolution énergique contre
l'Angleterre. Ce bill a besoin de la sanction du Sénat ; mais
il a été porté à une si grande majorité dans la chambre des
représentans , qu'on ne doute point ici qu'il n'obtienne bientôt
le même assentiment de la part du sénat ; voici cette
résolution :
Résolu qu'à partir du jour de.... prochain et après ledit
jour , les articles suivans du crû , du produit ou de la fabrication
de la Grande-Bretagne ou de l'Irlande , ou de quelqu'une
des colonies ou dépendances de la Grande- Bretagne ,
seront prohibés légalement , et en conséquence ne pourront
être importées dans les Etats-Unis ou les territoires qui en
dépendent ; savoir tous les articles dont le cuir fait la matière
et la principale valeur ; tous les articles dont l'étain ou
le laiton font la principale valeur de la matière , l'étain en
feuilles excepté ; tous les articles dont le chanvre ou la filasse
font la matière , et y entrent comme objet de principale valeur ;
tous les articles dont la soie forme la matière de principale
valeur ; toute draperie dont l'envoi excédera le prix ; toute
bonneterie en laine de toute espèee ; le verre à vître et autres
234 MERCURE DE FRANCE ,
sortes de verrerie; la vaisselle d'argent ou plaquée ; le papier
de toute espèce ; les clous et pointes ; la chapellerie ; les habits
tous faits ; les modes de toute espèce : les cartes à jouer ; la
bierre , l'aîle et le porter ; et les peintures et impressions , toiles
peintes et imprimées.
Londres , 25 avril.
Voici le manifeste du roi d'Angleterre , électeur de Hanovre
, contre la Prusse :
« Georges III par la grace de Dieu , etc.
» La cour de Prusse a avoué les desseins hostiles qu'elle
avoit jugé à propos de cacher par ses déclarations amicales.
La note verbale , remise le 4 avril au ministère britannique
par le baron Jacobi , annonce qu'il a été pris possession de
Î'électorat de Hanovre , et que les ports de la mer d'Allemagne
et celui de Lubeck ont été fermés au pavillon anglais . Cette
déclaration dément toutes les assurances dont le cabinet de
Berlin avoit cherché à couvrir ses procédés ; à quoi il faut
ajouter que S. M. prussienne prétend avoir acquis par son systeme
politique , des droits à la reconnoissance de toutes les
puissances du Nord.
» Dépouillé ainsi de l'ancien héritage de ma famille et insulté
dans mes droits comme souverain , j'ai ordonné qu'il fût
pris des mesures conformes à l'honneur de ma couronne ;
mais je dois encore et à moi-même et à l'Europe et à mes
sujets , une déclaration publique de mes sentimens , comme
électeur de Brunswick-Lunebourg , au sujet de l'injuste usurpation
de mes possessions allemandes. Il est inutile de prouver
combien cet acte est contraire aux droits des nations et aux
lois de l'Empire germanique. Ce sont les principes les plus
sacrés de la bonne foi , de l'honneur , en un mot de toutes les
obligations sur lesquelles repose la sûreté réciproque des divers
états et de chaque société civile , qui ont été foulés aux
pieds d'une manière telle que le monde auroit peine à le
croire , si les faits que j'ai fait recueillir pour être révélés
n'étoient pas constatés authentiquement.
» Les procédés de la cour de Berlin pendant que l'électorat
d'Hanovre étoit occupé par ses troupes , en 1801 ; sa conduite
bien peu amicale pendant les négociations relatives aux indemnités
qui suivirent la paix de Lunéville ; la déclaration qu'elle
fit dans le temps où la France se disposoit à s'emparer du
Hanovre ; et en dernier lieu , les dures conditions auxquelles
elle offrit de faire évacuer cet électorat pour y substituer ses
propres troupes à celles de la France ; toutes ces circonstances
avaient trop éclairé le gouvernement d'Hanovre , pour ne
MAI 1806. 235
pas lui apprendre à éviter toute espèce d'intervention de la
part de la Prusse ; à l'époque même où on l'a vue sur le point
de s'engager dans une querelle avec la France. Les événemens
qui retardèrent. l'arrivée en Hanovre d'une expédition concertée
entre la Grande - Bretagne , la Russie et la Suède ,
donnèrent aux troupes prussiennes l'occasion de prendre les
devants et d'occuper les premières l'électorat , aussitôt que les
troupes françaises l'eurent évacué. Cette démarche fut accompagnée
des protestations les plus amicales de la part de la
Prusse. Elle invita le gouvernement hanovrien à reprendre ses
fonctions en mon nom , et à recueillir les débris de l'armée,
Le pays déjà si malheureux sentit doublement le poids des
nombreuses réquisitions que les corps prussiens y extorquèrent
, sans la moindre considération pour l'état dans lequel
les Français l'avoient laissé.
8
Après le déplorable résultat de la campagne des alliés dans
l'Allemagne méridionale , on s'attendoit à une attaque dans
le Nord. L'empereur de Russie , pour prévenir les dangers
auxquels la Prusse pouvoit être exposée , mit , en conséquence
d'une convention signée à Postdam ,
les troupes commandées
par le général Tolstoy , et le corps du général Bennengsen
sous les ordres de S. M. prussienne , et lui promit en outre
toute l'assistance dont elle pourroit avoir besoin.
que
» Il étoit peu naturel d'imaginer que la Prusse voulût profiter
de cet avantage , et de celui lui donnait la promesse
d'un subside, qu'elle avoit demandé à la Grande-Bretagne ,
pour obtenir de la France des stipulations contraires aux intérêts
que ces mêmes avantages avoient pour objet de favoriser.
C'est cependant ce qui est arrivé. Le traité secret dont
les effets commencent à se faire apercevoir , fut signé par le
comte de Haugwitz et le général français Duroc , le 15 décembre
1805 , époque fixée comme le terme où la Prusse
devoit se déclarer contre la France , dans le cas où cette puissance
eût rejeté les propositions que le comte Haugwitz étoit
chargé de lui faire " en conséquence de la convention de'
Postdam. Sept jours après , le 22 décembre , le cabinet de
Berlin proposa à l'ambassadeur britannique les arrangemens
qu'il convenoit de prendre en commun avec les généraux
prussiens pour le choix des positions des armées alliées dans la
Basse-Saxe , et dépêcha en conséquence le lieutenant-colonel
baron Krusemark , avec une lettre pour le gouvernement ha❤
novrien , à l'effet de fournir les provisions pour la garnison
française de Hameln.
» Il étoit nécessaire d'entrer dans cet arrangement ( qui ne
fụt terminé provisoirement que le 4 janvier , ) parce qu'il
236 MERCURE DE FRANCE,
avoit pour objet d'empêcher les troupes françaises de rien
entreprendre contre le Hanovre pendant la négociation . La
cour de Berlin ignoroit- elle de quelle manière le comte
Haugwitz avoit conclu cette négociation ? Ne savoit- elle pas
avant la signature du traité quel devoit en être le but ? ou ce
ministre disposoit-il comme il lui plaisoit de la bonne foi
de son maître ?
رد
» Ce fut le 27 janvier que le cabinet de Berlin annonça au
» gouvernement d'Hanovre qu'en conséquence du traité signé
» et ratifié par les deux parties , mes possessions d'Allemagne
>> ne seroient plus davantage occupées par les troupes fran-
» çaises ; quelles seroient entièrement évacuées par celles qui
» s'y trouvoient encore , et mises sous la protection des troupes
, et sous l'administration exclusive de S. M. Prussienne
» jusqu'à ce que la paix entre l'Angleterre et la France
>> ' eût décidé de leur sort. » Le gouvernement d'Hanovre
fut requis ( ce qui étoit bien inutile ) d'intimer à tous les of
ficiers publics , qu'ils devoient , à compter de ce moment ,
se regarder comme finalement responsables envers la commission
et administrations prussienne , à l'exclusion de toute
autorité étrangère. La dépêche adressée le 25 janvier au ministre
prussien , et dont l'objet étoit de justifier sa conduite ,
fut signée de la propre main du roi. Elle se terminait par ces
mots : « Je crois inutile d'observer combien les pays en ques-
>> tion doivent être satisfaits de ce changement de situation .
>>> Mes voeux seroient accomplis , si , d'après les vues désin-
» téressées qui me dirigent , l'administration que j'ai prise
» sur moi , tournoit au bonheur du pays et des habitans , et
» par ce moyen à la satisfaction de S. M. britannique , à
» laquelle je desire , par-dessus tout , donner , dans cette
» occasion , comme dans toute autre , les preuves de consi-
» dération , de déférence et d'amitié que les circonstances
>> peuvent me permettre. »
>> L'expérience du passé et des craintes bien fondées pour
l'avenir , ne me permirent pas d'hésiter sur le parti que j'avois
à prendre , et mon gouvernement électoral reçut pour instruction
de n'entrer dans aucune négociation dont l'objet pourroit
être d'admettre les Prussiens en Hanovre , sous prétexte de
préserver ce pays d'une nouvelle invasion française. La protestation
faite à cette occasion par mon ministre électoral
d'Etat , fut sans effet . Le roi de Prusse fit occuper la majeure
partie de l'électorat au moment où mes troupes se rembarquoient
, et ces mesures s'exécutèrent sans le moindre égard .
» Il n'étoit que trop aisé de prévoir que l'arrangement
qu'on présente ici comme ratifié par les parties contractantes ,
MAI 1806. 237
seroit en effet conclu à Paris , par suite de la mission du comte
d'Hauwitz , de la manière dont il avoit été originairement
conçu. C'est ce qui arriva ; et les troupes françaises prirent
possession d'Anspach , l'un des objets de compensation stipulés
par le traité du 15 décembre , le jour même où le marquis
de Lucchesini pouvoit arriver à Berlin avec l'avis que
France exigeoit l'exécution des articles convenus à Vienne.
la
» La réponse faite par le cabinet britannique à la communication
du 25 janvier , n'arriva à Berlin qu'après que le ministre
d'état baron de Hardenberg eût fait part à l'envoyé britannique
des mesures hostiles qui m'ont forcé de suspendre
mes relations avec une cour qui avoit pu s'oublier à ce point .
» La note prussienne du 4 avril ne peut fournir aucun raisonnement
valable pour justifier une mesure qui ne sauroit être justifiée .
» Elle commence par établir les dispositions pacifiques de la Prusse .
Ces dispositions ne peuvent être sincères , puisqu'elles n'ont pas pour
base les principes d'une juste neutralité. La note remise par le cabinet de
Berlin au ministre français , le 14 octobre , à l'instant même où la Prusse
paroissoit ressentir l'injure qu'on lui fa soit en violant le territoire d'Anspach
, renferme l'aveu que la conduite qu'elle a constamment tenue jusqu'alors
, a été avantageuse à la France . Ces actions portent encore
moins le caractère de l'impartialité. Après avoir accordé aux troupes
françaises qui s'emparèrent de l'électorat d'Hanovre, un passage sur son
territoire , elle se montra prête à s'opposer , les armes à la main , à celui
que l'empereur de Russie lui avoit demandé pour ses armées. La France
s'étoit faite elle- même ce passage. Elle eut l'air de faire des excuses pour
cette démarche , mais elle les fit d'une manière également offensante . Elle
avoit vu trop clairement où pouvoit aboutir le ress -ntiment de la Prusse ,
lequel en effet paroisso t déjà étouffé , lorsque l'empereur de Russie s'engagea
dans des communications personnelles avec le roi .
» La Prusse demanda alors à la Grande-Bretagne des subsides qui lui
furent promis , et elle signa la convention de Postdam , dont elle auroit
indubitablement été plus disposée à remplir les conditions , si j'avois
pu oublier mes devoirs au point de consentir à la proposition qui me
ful faite d'échanger l'électorat d'Hanovre contre quelqués provinces
prussiennes.
» La Prusse affirme que depuis les événemens de la guerre, il n'a plus
dépendu d'elle de pourvoir à la sûreté de sa monarchie et à celle des états
du Nord . Il semble qu'elle veuille faire sentir qu'elle a été forcée de
s'agrandir, et de devenir l'instrumenent plutôt que l'objet de la vengeance
de mes ennemis . Un tel aveu ne convient pas à une grande puissance. Le
monde sait qu'il a dépendu de la Pru se ,avant la bataille d'Austerlitz , de
donner le repos à l'Europe , si elle avoit pris le parti que lui dictoient et
ses vrais intérêts et l'h nneur outragé de sa monarchie. Elle ne peut plus
être excusée , après avoir manqué une telle occasion ; et même depuis
l'événement du 2 décembre , ne comm ndoit-elle pas à une armée de
250,000 hommes , qui se rappeloit les victoires qu'elle avoit remportées
Sous le Grand-Frédéric; une armée qui étoit dans les meilleures dispositions
, et soutenue par toute l'armée russe , dont deux corps étoient alors
sous le commandement du roi de Prusse . Sans doute elle auroit couru certains
risques mais elle se trouvoit dans une situation où il falloit s'exposer
à tous les dangers pour sauver l'honneur de l'état . Le prince qui hésite
238 MERCURE DE FRANCE ,
dans le choix , détruit le principe qui sert de base à une monarchie militaire
, et la Prusse doit déjà commencer à sentir le sacrifice qu'elle a fait
de son indépendance.
» La note du 4 avril affirme que la France avoit considéré l'électorat
d'Hanovre comme sa conquête , et que ses troupes étoient au moment d'y
entrer pour en disposer définitivement. L'électorat de Hanovre , commie
partie intégrante de l'Empire germanique , est étranger à la guerre entre
la Grande-Bretagne et la France. Il a été néanmoins injustement envahi
par cette puissance qui a , malgré cela , souvent indiqué l'objet pour lequel
elle étoit disposée à le rendre. La France ayant été obligée d'abandonner
ce pays , 4000 hommes de mes troupes et celles de mes alliés s'y
trouvoient établies lorsque le comte de Haugwitz signa le traité qui dispose
de mes Etats. Il est vrai que les corps russes étoient alors à la dispo
sition de S. M Prussienne ; mais le chef qui étoit à leur tête , animé des
sentimens généreux qui distinguent un homme d'honneur , n'en étoit pas
moins déterminé à combattre , si les alliés de son maître étoient attaqués.
Nous ne parlerons point de la garnison française qui étoit restée à Hameln
, insuffisante sous le rapport du nombre , privée de tout moyen de
défense et au moment d'être assiégée , lorsque les promesses de la Prusse
firent abandonner ce plan.
» L'intention attribuée à la France de vouloir disposer définivement
de cet électorat auroit été contraire aux assertions que cette puissance a
renouvelées si souvent ; elle auroit été contraire aux usages de la guerre ,
puisqu'on ne fait jamais la disposition définitive d'une conquête avant
la paix, et sur-tout dans un moment où l'on peut desirer de manifester des
dispositions pacifiques.
» La Prusse n'avoit pas le droit de juger si la Grande-Bretagne étoit
en état de s'opposer au retour de mes ennemis dans l'électorat d'Hanovre.
Notre puissance nous fournit les moyens d'amener la guerre a une honorable
conclusion sous le rapport des intérêts que nous défendons . Mais il
est difficile de concevoir sous quel point de vue la Prusse prétend que
l'effet de ses mesures est d'empêcher qu'il y ait des troupes étrangères
dans l'électorat et d'assurer le repos du Nord; car ses troupes , d'après la
conduite perfide de ce cabinet , seront tout aussi étrangères à l'électorat
que des troupes françaises.
» La Prusse ne devoit pas parler de ses sacrifices dans un moment où
son unique but est de s'agrandir , à moins qu'elle ne considère comine tel
la perte de son indépendance , et qu'elle ne sente combien elle s'est
écartée de son devoir en abandonnant une des plus anciennes possessions
de sa maison , et des sujets qui imploroient en vain son assistance; d'ailleurs
ces sacrifices n'ont rien de commun avec mon système de politique ,
et ne lui donnent pas le droit d'usurper le gouvernement de mes sujets
allemands , dont rien jusqu'ici n'a ébranlé la fidélité , et qui ne desirent
rien tant que de le conserver à ma personne et à une famille qui n'a,
pendant des siècles , respiré que leur bonheur.
» Il est évident que la conduite de la cour de Berlin n'est pas la libre
expression de la volonté de son souverain , mais l'effet de l'influence que
mes ennemis exercent dans le cabinet de ce prince. Quoi qu'il en soit ,
toutes les cours et tous les Etats qui peuvent apprécier les circonstances et
tout ce qu'ils doivent au système adopté par la cour de Berlin , convien
dront que l'acte d'hostilité commnis contre un souverain uni à sa majesté
prossienne par les liens du sang , et jusqu'alors par ceux de l'amitié , met
la sûreté de l'Europe en un plus grand danger que ne pourroit le faire
aucun acte d'hostilité de la part d'une puissance avec laquelle on seroit en
guerre ouverte.
MAI 1866.
239
»
Convaincu de la justice de ma cause ; j'enappelle à toutes les puis
sances de l'Europe qui sont inté essées à empêcher la consolidation d'un
système qui , en menaçant l'existence politique d'une partie intégrante
de l'Empire germanique , met en problème la sûreté de l'ensemble .
» Je réclame avec instance l'appui constitutionnel qui m'est dû comme
électeur; je demande à l'Empire , à son augu te chef, aussi bien qu'à la
Russie et à la Suède, puissances garantes de la constitution germanique,
et qui ont déjà manifesté comme elles conviennent de manifester, la plus
honorable disposition pour la conservation de mes états.
» Enfin , je proteste de la manière la plus solennelle pour moi et pour
mes hérii rs contre toute usurpation de mes droits dans l'électorat de
Brunswick-Lunebourg et ses dépendances , et je répète , en ma qualité
-d'électeur , la déclaration faite par le ministre de ma couronne près la cour
de Berlin , qu'aucun avantage r sultant d'arrangemens politiques quelconques
, moias encore aucun o fre d'indemnité ou de compen ation , ne
me détermineront jamais à oublier ce que je dois à ma dignité , l'attachement
et la fidélité exemplaire de mes sujets d'Hanovre , au point de consentir
à l'aliénation de mon électorat.
1
Donné au palais de Windsor, le 20 jour d'avril 1866 , la 46° année
de inon règne .
que
GEORGES roi , E. comte de Munster.
On a proposé , hier , dans les deux chambres , une adresse de remerciemens
au roi , en réponse à la communication que S. M. a daigné faire
au parlement par son dernier message. M. Fox a prononcé , à cette occasion
, un discours très-véhément , où la Prusse est traité d'une manière
l'on n'avoit pas crue , jusqu'ici , compatible avec les formes décentes
de la diplomatie . Il s'est attaché à prouver que rien n'étoit comparable à
la perfidie et à la rapacité de certe puissance ; que sa conduite en faisoit
un objet de mépris pour tous les gouvernemens ; que les malheurs dont
elle peut devenir la victime , n'exciteront ni pitié ni intérêt pour elle , etc.
Il n'a pas dissimulé que cette guerre devoit être regardée comme un
grand surcroft de calamités pour l'Angleterre . Mais il a déclaré , en
même temps, qu'aucun considération ne pouvoit empêcher dela soutenir
avec la dernière vigu.ur. L'adresse de remerciemens à été votée à l'unanimité.
a
PARIS.
er
Par décret du 13 avril , S. M. a résilié le bail de la régie
intéressée des salines de l'Est ; les régisseurs actuels rendront
compte dans la forme ordinaire et avant le 1er septembre 1806,
de leur jouissance depuis le 1 ° vendémiaire an 14 ; ils seront
tenus d'acquitter le solde de leurs comptes des années 12 et 13 ,
de mois en mois , par portions égales , à compter du 1er janvier
1807 jusqu'à la fin de 1808. Ils en fourniront d'avance
leurs obligations au trésor public.
Sont aussi résiliés les baux de la régie intéressée des salinés
de Creutznach , Durckheim ; et la portion des salines de
Peccais sera vendue .
Un autre décret , en date du même jour , porte que les
240 MERCURE
DE FRANCE
,
1.
salines de l'Est , savoir : les salines de Dieuze , Moyenvic et
Château-Salins ( département de la Meurthe ) ; Soulz ( Bas
Rhin ) ; Saulnot ( Haute-Saône ) ; Arc ( Doubs ) ; Salins et
Montmorot ( Jura ) ; et Moutiers ( Mont -Blanc ) , seront affermées
pour 99 ans aux conditions qui sont exprimées dans le
même décret .
MM. d'Aubert et Pocci , lieutenans-colonels au service
de Bavière , sont nommés membres de la Légion d'Honneu.
Par décret du 24 avril , S. M. a admis dans la même
Légion , 160 militaire de tout grade , faisant partie des divi
sions Suchet et Gazan , 5 corps de la Grande-Armée.
--
-S. A. S. le prince Borghese vient d'arriver à Paris ,
retour du voyage qu'il a fait en Italie .
e
de
-M. Thibon , l'un des régens actuels de la Banque de
France , est nommé sous-gouverneur de ladite Banque.
-M. François de Croy-Chanel est nommé conservateur
du 17 arrondissement forestier à la résidence de Grenoble.
Un décret impérial porte que les diocèses composant
l'arrondissement métropolitain de l'archevêché de Turin , et
les diocèses de Gênes , Albenga , Prugnetto , Noli , Sarzane ,
Savone et Vintimille sont soumis au même régime que
les
autres diocèses de France. Ce décret rappelle et contient tous
les articles organiques de la loi du 18 germinal an 10.
---M. Séguier est nommé commissaire des relations com
merciales à Trieste , en remplacement de M. Framery , admis
à la pension de retraite.
-M. Barris, membre de la cour de cassation , est nommé
à la place de président en ladite cour , vacante par la nomination
de M. Malleville au sénat conservateur .
-M. le conseiller d'état Cretet est nommé gouverneur de
la Banque de France."
-MM. Goupil ( Laurent-François ) , Dufresne fils , Martin
( Louis - Alexandre ) , Mounier , Arcdéacon , Margautin
Jouanne , Lasalette , Millet , Portau , Tattet , Valedeau ,
d'Autremont , Perroud , Lafitte ( Dominique -Grégoire ) ,
Pagès , sont nommés agens de change près la Bourse de Paris.
La société et la religion viennent de faire une perte nouvelle
dans la personne de M. d'Osmond , ancien évêque de
Comminges , mort le 28 avril , à Saint-Germain-en- Laye ,
dans sa quatre-vingt-troisième année .
---
M. Reinhart , nommé depuis peu résident et commissaire
général des relations commerciales en Moldavie , est
parti pour sa destination .
-
-
M. de Crillon l'aîné est mort le 29 avril ; il étoit fils du
duc de Crillon , connu par la prise de Mahon et l'attaque de
Gibraltar. Il avoit été membre de l'assemblée constituante.
( No. CCLI. )
DE
( SAMEDI 10 MAI 1806. )
cen
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
LES CONQUÊTES DE L'HOMME SUR LA NATURE
ODE.
DISPAROIS, limite insensée ,
Qu'au noble essor de la pensée
* Oppose un vulgaire odieux !
Il est de nouvelles conquêtes ;
Il est des palmes toujours prêtes
Pour le génie audacieux.
Pareille à la poudre guerrière
Tout- à-coup rompant la barrière
Des inaccessibles remparts ,
Sans cesse , ô divine Uranie
La force active du génie
Recule la borne des arts .
Marchons sous ses nobles auspices ;
Osons tenter ses précipices ; XX
Son danger même a des appas :
Il n'est point d'art qu'il ne découvre ;
Il n'est point de sentiers qu'il n'ouvre
Aux mortels qui suivent scs pas.
242
#
MERCURE DE FRANCE ,
Les bois avoient conquis la terre ;
· Leurs monstres nous faisoient la guerre ,
Et le roi du monde a rampé.
Mais au caillou qui la recèle
Il ravit l'heureuse étincelle
Qui lui rend le globe usurpé.
Les bois , les monstres reculèrent ;
Les doux asiles s'élevèrent ;
La faim n'eut plus de mets sanglant ; -
Et , sous le nom de Triptolème ,
Le génie inventa lui-même
L'art qui fit oublier le gland .
Son expérience fertile
Dans une herbe autrefois stérile
Surprit le germe des moissons :
Oui , Cérès est fille de l'homme ,
Et du grain qu'Eleusis renomme
Lui seul a doré nos sillons.
Il impose au coursier sauvage
Le frein d'un ntile esclavage ;
Le boeuf féconde ses guérêts ;
Et pour fendre le sein des ondes ,
Changés en barques vagabondes,
Les sapins quittent leurs forêts .
Son art , sur des voûtes solides ,
Traverse des fleuves rapides.
Les monts altiers sont aplanis ;
Et par une route nouvelle ,
Atravers les flancs de Cybèle ,
Les deux Neptunes sont unis.
C'est peu de l'antique merveille
Des sons qui peignent à l'oreille
L'ame invisible en notre sein :
Par lui la parole est tracée ;
Il éternise la pensée
A l'aide d'un mobile airain.
Il lit sur le front des étoiles ;
Il emprisonne dans ses voiles
Eole aux soufles inconstans ; -
L'heure même , si fugitive ,
Vient dans un or qui la captive ,
Lui révéler les pas du temps.
MAI 1806. 243 M A son gré le marbre respire ,
La toile pleure, ou va sourire
Sous des pinceaux ingénieux .
Il chante ; et ma lyre qu'il aime
Soumet le temps et la mort même
A son empire harmonieux .
Par une savante culture
Il semble inventer la nature ;
Il dompte l'air et les climats ;
Aux yeux étonnés de Pomone
L'arbre avec orgueil se couronne
De fruits qu'il ne soupçonnoit pas .
$
Ici l'homme ( 1 ) , ceint du scaphandre ,
Franchit , plus heureux que Léandre ,
La surface des flots mouvans ;
Là , plongeant jusqu'aux Néréïdes ,
Même au fond des tombeaux liquides
Il imprime ses pas vivans ( 2 ) .
Le Batave à son industrie
Osa devoir une patrie
Conquise sur les champs amers :
C'est là qu'il fonde sa fortune ,
Et dort , en dépit de Neptune ,
Où nageoient les monstres des mers. 4
Francklin a pu dire au tonnerre :
« Cesse d'épouvanter la terre !
>> Descends de l'Olympe caliné ! »
Soudain la foudre obéissante
A reconnu sa voix puissante ;
Et Jupiter fut désarmé.
Renommée , abaisse tes ailes ;
Ferme tes bouches infidelles ;
Cesse tes rapports indiscrets :
Vois cette active vigilance
Des signaux qui , dans le silence ,
Vont saisir au loin tes secrets.
Quelle nuit rend mon vol timide ?
Quelle ombre jalouse et perfide
( 1) Lachapelle.
(2 ) Coox .
Q 2
244 MERCURE DE FRANCE ;
M'a du jour noirci les rayons ?
Traînant une vie importune,
Je plaignois l'aveugle infortune
Des Homères et des Miltons.
O lyre , ne sois pas ingrate !
Qu'un doux nom dans nos vers éclate ,
Brillant comme l'astre des cieux !
Je revois sa clarté première ,
Chante l'art qui rend la lumière ,
Forlenze a dévoilé mes yeux ( 1 ) .
Que vois-je ? ô merveille suprême !
Un air plus léger que l'air même
Ravit l'homme au ciel le plus pur.
La Seine , en frémissant , admire
Le cours de ce premier navire
Qui des airs fend le vaste azur.
Ah ! ne viens point , raison barbare ,
Fière de la chute d'Icare ,
Glacer nos Dédales français !
Ce n'est pas à toi de connoître
Les prodiges qui doivent naître
De ces mémorables essais .
Dût l'aigle nous prêter ses ailes
Pour vaincre les Autans rebelles ,
Et franchir les champs étoilés ,
Albion verra sur ses côtes
De nos célestes Argonautes
Descendre les vaisseaux ailés.
Emu d'une crainte importune ,
C'est déjà trahir la fortune
Qu'en avoir lâchement douté.
L'audace enfante les miracles ,
Rien ne peut vaincre les obstacles
Qu'une sage témérité.
Jadis un vulgaire crédule
Rêva les colonnes d'Hercule ,
Ces bornes du monde et des mers.
<< Et moi , dit un homme intrépide ,
>> Au-delà du gouffre liquide
» Je vous jure un autre univers.
7
(1 ) M. Forlenze a fait à M. Le Brun l'opération de la cataracte.
1
MAI 1806. 245
J3
» Cet astre est le dieu que j'atteste !
>> Il voit dans sa route céleste
>> Les climats promis à nos voeux .
>> Suivez-moi donc , troupe vaillante !
» Quelle conquête plus brillante !
>> Je donne un monde à vos neveux.
>> Plus immortels que ces Achilles
>> Fiers conquérans de quelques villes,
>> Votre nom ne sauroit périr.
» Amis , que l'ombre d'Alexandre
>> Désormais frémisse d'apprendre
>> Qu'il fut un monde à conquérir !
›› Castillans nés pour la victoire,
›› Si ce n'est assez de la gloire,
» Cet inestimable trésor ,
» Volez où les dons les plus rares
>> Lassent les mains les plus avares ;
» Plongez-vous aux sources de l'or. »
A ces mots qu'applaudit Eole ,
Déployant la voile espagnole ,
S'élança des bords de Palos
Ce Génois , heureux téméraire ,
Certain du nouvel hémisphère
Qui l'attend au-delà des flots.
Emportés sur les mers profondes ,
La voûte du ciel et des ondes
Déjà se confond à leurs yeux :
Dans ces abymes du silence
Tout- à-coup une terre immense
S'élève entre l'onde et les cieux .
L'autre hémisphère se révèle ,
O Colomb ! une autre Cybelle
Court au-devant de tes vaisseanx.
Et toi, long-temps ignorée ,
De tes vastes bois entourée ,
Amérique , tu sors des eaux .
Que dis- tu quand tu vis éclore
Du berceau vermeil de l'aurore
Ces vainqueurs des flots et des airs ,
Armés de foudres éclatantes ,
Citoyens de villes flottantes
Qui sembloient nager sur les mers ?
3
246 MERCURE DE FRANCE ,
Cependant , ô joie imprévue !
Toi-même offrois à notre vue
Tes bords , tes métaux radieux ,
Et ces nouveaux fils de la Terre
Venant rendre hommage au tonnerre ,
Qu'ils croyoient lancé par les dieux .
Au fatal aspect de nos armes
Tes dieux vaincus jettent des larmes ;
Tes yeux tremblans sont éblouis ;
Le vaste écho de tes rivages
S'étonne en ses grottes sauvages
D'entendre des sons inouis .
Ces bronzes tonnans qui rugissent ,
Ces coursiers fougueux qui bondissent ,
Ce fer qui luit dans les combats ,
Cet art de carnage et de gloire ,
Sous le nom pompeux de victoire
Usurpe ces heureux climats.
Telle qu'en sa course effrayante
Une comète foudroyante ,
Au sein des airs épouvantés ,
Choqueroit de son front terrible
L'astre bienfaisant et paisible
QuQuee parent ses feux argentés ;
Tels , au sein du liquide abyme ,
Deux mondes , quel instant sublime ,
S'entrevirent avec effroi :
L'un paré d'or et d'innocence ,
L'autre armé de fer, de vengeance;
Et tous deux ont l'homme pour roi!
O Terre ! assemble ta famille;
Cesse enfin de chercher ta fille ,
Dont Neptune fut ravisseur :
L'Europe , et l'Asie , et l'Afrique ,
Aux bornes de l'onde atlantique
Ont trouvé leur dernière soeur.
M. LE BRUN , de l'Institut.
MAI 1806 . 247
LES DEUX CHÊNES ,
FABLE.
SUR un mont escarpé , désert,
De toutes parts en butte aux injures de l'air ,
Jeux chênes unissoient leurs ombres fraternelles :
De l'amitié parfaits modèles ,
Ils se plaisoient à partager
Les biens, les maux , le salut , le danger.
Borée exerçoit- il sa rage ?
L'un opposant sa tête et son branchage ,
A son voisin prêtoit un salutaire appui ;
L'autre , à son tour, se dévouoit pour lui
Quand le sud pluvieux annonçoit un orage.
Mais contre l'homme , hélas ! où trouver des abris ?
D'un coup de sa hache cruelle ,
Le bucheron frappant l'un de nos deux amis ,
Rompit cette union si belle.
L'arbre qu'il croyoit ménager
Ne put survivre à sa douleur mortelle .
Désormais au monde étranger,
Privé de tout soutien , dans son deuil solitaire ,
Il ne fit plus que languir sur la terre.
Entre deux vrais amis ainsi tout est commun :
On les croit deux , ils ne font qu'un.
KÉRIVALANT.
ENIGM E.
Je suis de tout temps , quoiqu'enfant ;
Mon père vit dans le carnage ,
Ma mère a fait jaser souvent;
Ma soeur honnête , douce et sage ,
Vaut mille fois mieux que nous trois ,
Et n'a personne sous ses lois.
De l'Olympe à l'humble chaumière ,
J'embrasse la nature entière .
Je visite peu les palais ;
Je fuis la grandeur, l'opulence ,
C'est dans les champs que je me plais.
Je suis colère, un rien m'offense ;
Je suis bon, facile, indulgent.
Je suis léger comme le vent ,
Et je me pique de constance .
Je suis timide, circonspect,
Hardi , violent ; plein d'audace ,
Je peste , je gronde et menace ,
En parlant toujours de respect.
Je suis gai jusqu'à la folie,
Et souvent des plus grands plaisirs
Je passe à la mélancolie .
Impétueux dans mes desirs ,
Quelquefois , suivant l'occurence ,
Je sais m'armer de patience.
248 MERCURE DE FRANCE ,
3
Je suis aveugle clairvoyant ;
Je ne vois rien , rien ne m'échappe.
Je suis crédule , défiant ;
Tout m'est suspect et tout m'attrape .
J'éclate et parle sans raison ;
Je cherche l'ombre , le mystère.
Je suis un baume salutaire ;
Je suis le père de la vie ;
J'enfante de mortels combats.
J'aime la paix et l'harmonie ,
Et je trouble tout ici- bas .
Je suis trompeur , plein d'artifice ,
Et cependant simple , ingénu .
J'enflamme l'honneur, la vertu ;
Je souffle le crime et le vice.
De tous les biens , de tous les maux ,
Je suis ce bizarre assemblage.
Je suis , pour finir en deux mots ,
Sans' vous amuser davantage ,
Le sujet de tous les discours ,
LOGO GRIPHE.
Je suis dans mon total une assez laide chose ;
Mais en revanche aussi , si vous me démembrez ,
Chaque membre qui me compose ,
En contient que vous aimerez.
Si vous m'ôtez un membre de derrière ,
Le reste n'est qu'un jeu pour vous.
Si vous m'ôtez la tête entière ,
Le reste est fort solide et grand ami de tous.
Prenez présentement mon milieu , je vous offre
Un meuble des plus précieux ,
Qui va quelquefois mal , tantôt bien , tantôt mieux ,
Le tout selon que va le coffre.
Si vous m'ôtez la tête encor,
Mes autres membres sont confrères ;
Accusez de rouler sur l'or,
Tous deux fuyant loin de leurs mères ;
Et tous deux voyageant toujours
Chacun chez même hôtesse allant finir son cours.
Rassemblez et ma queue et ma tête ,
Je n'admets que du bon , du meilleur qu'il se peut;
On me recherche , on me fait fête
Mais je suis rare , et ne m'a pas qui veut ,
CHARA D E.
MON premier peut t'amuser un moment ;
Mon second sait te plaire assez souvent ;
Et mon entier, qu'on rencontre par mille ,
Fait le fracas et le bruit de la ville.
LE mot de l'Enigme du dernier Nº. est Fusil.
Celui du premier Logogriphe est Ecran , où l'on trouve crâne, ranceg
Ancre et nacre tous mots composés des cinq mêmes lettres .
Celui de la Charade est Mari-age, •
MAI 1806. 249
SUR LES CROISADES ,
ET LA TURQUIE ( 1)
APRÈS PRÈS avoir considéré les nations chrétiennes , il
nous reste, pour achever notre aperçu de l'état politique
de l'Europe , à considérer les peuples mahométans.
Qu'on ne s'étonne pas , si nous avons distingué ,
par leur religion , les deux parties de l'Europe , même
politique. Le Mahométisme est la seule cause de
l'irrémédiable foiblesse de l'Empire Ottoman , comme
le Christianisme est le véritable principe de la force
toujours croissante de la société chrétienne ; car il
n'y a rien , à la longue , d'aussi fort que la vérité , ni
d'aussi foible que l'erreur et le désordre .
Nous ne nous occuperons que des Turcs , les seuls
de tous les Croyans , avec quelques hordes de petits
Tartares , qui soient établis en Europe ; les autres se
meuvent dans un orbite plus éloigné , et hors de la
sphère de la politique européenne . D'ailleurs , l'Empire
Turc est à l'Islamisme , ce que la France étoit à
la Chrétienté ; et l'on peut remarquer que les titres religieux
dont le Grand - Seigneur enfle ses titres politiques
, correspondent assez bien à ceux de très-chrétien
et de fils aîné de l'Eglise , que prenoient les rois
de France .
C'est encore sous un point de vue général , que nous
( 1 ) . Cet article et les suivans devoient paroître dans le
Mercure des années 9 et 10 , à la suite des Discours politiques,
dont ils faisoient partie ; mais des raisons particulières
en ayant , à cette époque , empêché la publication , l'auteur
les fit imprimer depuis , avec les Discours politiques, dans
le 3º volume de la Législation primitive. Ce dernier ouvrage
n'est pas assez répandu pour qu'on ait cru ne pas pouvoir
rétablir ces articles dans le journal auquel ils avoient été pri➡
mitivement destinés ,
250 MERCURE DE FRANCE ,
considérerons l'état politique des peuples mahometans,
Cette manière agrandit l'esprit , en même temps qu'elle
soulage la mémoire ; elle présente l'histoire des siècles
plutôt que celle des jours ; l'histoire de la société
plutôt que celle de l'homme ; et c'est , après six mille
ans de faits , le seul moyen de s'y reconnoître.
Nous sommes obligés de reprendre de plus haut
l'histoire du Mahométisme , dès sa naissance en opposition
religieuse avec le Christianisme , et depuis les
Croisades en opposition politique avec la Chrétienté ,
qui est l'état public et politique du Christianisme ( 1 ).
Le Christianisme triomphoit de Rome idolâtre ; et
la Chrétienté commencée par Constantin , et dont un
plus grand homme, Charlemagne , devoit achever la
constitution , s'élevoit insensiblement sur les ruines
du paganisme , long-temps défendu par la majesté de
l'Empire Romain.
« Cet Empire n'en pouvoit plus , pour me servir
de l'expression énergique de M. Bossuet ; les causes
de sa grandeur avoient été , dans sa jeunesse , les
principes démocratiques de sa constitution ; ces mêmes
pricipes étoient , dans sa vieillesse , les causes de sa
décadence ; et , après avoir triomphé de l'univers par
l'énergie de ses passions , épuisé par ses passions
mêmes , il cédoit à des Barbares dont il ne connoissoit
pas même le nom.
les
L'ouvrage de Romulus et d'Auguste ( 2 ) périt sous
coups d'Odoacre et de ses Hérules . Alors seulement ,
pas
( 1 ) M. Bossuet , dans ses Discours sur l'Histoire universelle,
rapporte tous les événemens à l'établissement du Christianisme.
Celui qui osera continuer, je ne dis M. Bossuet ,
mais son ouvrage ,
devra rapporter tous les événemens , depuis
Constantin , à la formationet à la conservation de la Chrétienté.
Cette pensée , j'ose le dire , est la clé de l'histoire des temps
modernes.
(2) On a remarqué que la fin de l'Empire Romain , commencé
par Romulus , recommencé par Auguste , étoit arrivée
sous Romulus Augustule. M. Hénaut fait la même observa-
Y
MAI 1806. 251
finit en Occident , la guerre que les lois et les moeurs
n'avoient pas cessé de faire au Christianisme , même
depuis que le glaive de la persécution s'étoit émoussé ;
puisqu'encore , quelques années avant la fin de l'Empire
, le peuple de Rome , réduit aux dernières extrémités
par Alaric , avoit , dans son aveugle frayeur,
retrouvé des prêtres , des idoles , et offert des sacrifices
à ses antiques divinités .
L'empire de Rome idolâtre finit en 476; et cent ans
après ( les époques séculaires sont remarquables dans
la société) , en 570 , naquit , en Orient , cet homme qui
dévoit être le fondateur d'une autre religion et d'un
autre Empire , ennemi de l'idolâtrie et du Christianisme
à la fois , ce Mahomet , qui s'annonça comme
inspiré à des peuples ignorans , et soumit par eux des
peuples amollis ; génie turbulent , dont la doctrine
triste et licencieuse , armée d'un gouvernement oppres
seur , a consacré la barbarie des lois et des moeurs ,
plus incurable même que l'état sauvage , et courbé
l'Orient sous le double joug de l'erreur et de l'esclavage.
"
Tout fut remarquable , mais tout s'explique aisément
dans l'origine et les progrès de la religion mahométane.
Elle naquit aux même lieux que les religions juive
et chrétienne ; et ces grandes croyances qui devoient
se partager l'univers , le changer ou le troubler , commencèrent
toutes au centre des trois parties du monde
connu, et peut - être alors le seul habité . Les Arabes ,
au milieu desquels parut Mahomet , descendent incontestablement
par Ismaël , d'Abraham , qu'ils nomment
Ibrahim ; et même la tribu Coraïsite dans laquelle
étoit né Mahomet , prétendoit tirer son origine
de Cédar fils aîné d'Ismaël .
tion sur l'Empire d'Orient, qui a commencé et fini sous deux
princes du nom de Constantin. D'autres sociétés , plus près de
nous , présentent la même singularité.
252 MERCURE DE FRANCE ,
Ce fut un étrange événement de voir , après tant
'de milliers d'années , recommencer le combat entre la
postérité religieuse d'Isaac , et la race charnelle du
fils de la servante. « Cet homme fier et sauvage
» levera la main contre tous , et tous leveront la main
» contre lui ; et il dressera ses pavillons à l'encontre
» de tous ses frères » : traits sublimes , sous lesquels
l'Ecriture peint Ismaël , et qui conviennent également
aux Arabes ses descendans , toujours en armes , toujours
sous la tente , et à l'esprit dominateur et conquérant
de la religion mahométane , sortie des déserts
de l'Arabie , et ennemie de toutes les autres religions.
Mélange grossier de vérités chrétiennes , de pratiques
judaïques , de superstitions sabéennes , de licence
païenne , la doctrine du législateur arabe parloit avec
respect aux Juifs , de Moïse et de sa loi ; aux Chrétiens
, de Jésus-Christ et de son Evangile . Elle ne persécutoit
que les idolâtres , odieux aux Juifs et aux
Chrétiens : doctrine facile , où l'esprit trouve quelques
idées raisonnables sur la Divinité ; les sens , des tolérances
ou des promesses favorables aux passions ; et
qui propose le dogme de l'unité de Dieu comme
fondement de la croyance ; et la volupté , comme récompense
éternelle de bonnes oeuvres , ou de quelques
pratiques érigées en vertus.
Mahomet partagea sans doute l'illusion qu'il répandoit.
Ce n'est , en effet , que dans la vérité , ou dans
ce qu'il prend pour elle , que l'homme puise cet ascendant
irrésistible qu'il exerce sur les esprits , lorsqu'il
est lui -même maîtrisé par une forte pensée . Il
y a dans le monde plus d'erreur que d'imposture ,
quoi qu'aient dit , à ce sujet , des sophistes , qui sincères
ou non dans leurs opinions , traitent d'imposteurs
tous ceux qui en ont de différentes . Qu'on se
persuade bien que l'imposture ne peut être cause d'aucune
révolution dans les pensées des peuples , et
qu'elle n'est jamais qu'un moyen , que l'homme , dans
sa foiblesse , emploie pour faire triompher l'erreur
MAI 1806 . 253
qu'il prend pour la vérité , et quelquefois la vérité ellemême.
Des dogmes écrits perpétuent l'empire des opinions
, et établissent , en quelque sorte , sur les esprits ,
un pouvoir héréditaire . La doctrine de Mahomet ,
recueillie et commentée par ses disciples , composa le
Coran , code religieux , politique et civil des Mahométans.
Comme les Juifs , ils ont écrits , non- seulement
leur morale , mais leurs moeurs ; et ils ont fait de
leurs lois religieuses , des lois politiques ; et de leurs
lois politiques , des lois religieuses : puissant moyen
de durée pour un peuple , et qui peut suppléer
quelque temps à la cause unique de stabilité , qui ne
peut être qu'un ordre naturel de religion et d'Etat.
Mahomet méconnut sans doute la raison , lorsqu'il
proposa des absurdités à la croyance de ses sectateurs ;
mais il connut l'homme , lorsqu'à défaut d'une morale
sévère , il lui imposa des pratiques gênantes. L'homme
convient de la nécessité d'une règle , même lorsqu'il
cherche à en secouer le joug ; et il reste plus fortement
attaché à ce qui lui coûte davantage . Mahomet
outra donc la rigueur des conseils , en même temps
qu'il affoiblissoit la sévérité des préceptes ; ou plutôt ,
des conseils , il fit des préceptes ; et des préceptes , de
simples conseils ; et il prescrivit les ablutions perpétuelles
, les prières fréquentes , les longs pélerinages ,
l'abstinence du vin à ces mêmes hommes à qui il
permettoit la pluralité des femmes.
La religion chrétienne avoit trouvé les peuples du
Nord conquérans ; elle leur avoit inspiré des sentimens
, et les avoit rendus paisibles . Mahomet trouva
les Arabes tranquilles ; «< il leur donna des opinions ,
» dit Montesquieu , et lès voilà conquérans.
» On
peut à cela seul juger les deux religions ; «< car , ajoute
» le même auteur , il est encore plus évident que la
» religion doit adoucir les moeurs des hommes , qu'il
» ne l'est que telle ou telle religion est vraie. »
Le Mahométisme sortit donc tout armé du cerveau
256 MERCURE DE FRANCE ,
l'Etat , qu'après lui , on a quelquefois confondus , sans
les unir , en voulant ne donner qu'un même chef à
tous les deux , tantôt le pape , et tantôt le magistrat
politique génie prodigieux qui apparut à l'Europe
pour guider ses premiers pas dans la route de la civilisation
, et lui donner cette impulsion qui subsiste
encore mille ans après lui .
Les Sarrazins , rebutés du mauvais succès de leurs
entreprises , ne tentèrent plus de pénétrer en France .
Ils s'affermirent en Espagne , et y prolongèrent pendant
huit cents ans leur domination , toujours en
guerre contre les Chrétiens. D'abord , ils opposèrent à
leurs efforts le courage du fanatisme ; plus tard ,
énervés par les plaisirs , amollis par les arts , ils ne résistèrent
que par la force d'inertie d'une population
nombreuse , établie sur un vaste territoire , sous un
gouvernement défendu par une longue possession.
Cependant la Chrétienté étoit menacée à son extrémité
opposée . Un détroit , plus aisé à franchir que
celui de Gibraltar , la séparoit des Mahometans
d'Asie ; et l'Empire Grec , chargé de la défense de ce
poste , pouvoit à peine leur opposer la inême résistance
que leurs frères d'Afrique avoient trouvée dans
les Goths , maîtres de l'Espagne .
Le gouvernement grec n'avoit été , depuis son origine
, à quelques intervalles près , qu'une démocratie
militaire , sanguinaire et turbulente , « où l'empereur
n'étoit , comme dit Montesquieu en parlant des
> empereurs d'Occident , qu'un premier magistrat , »
amovible au gré des soldats ; et c'est tout ce que l'Empire
d'Orient avoit de commun avec l'Empire Romain.
»
L'Eglise , comme il arrive toujours , avoit suivi le
sort de l'Etat. Depuis qu'elle étoit déchue de l'autorité
par le schisme , les factions qui la divisoient se
disputoient la domination . C'étoit , dans l'Eglise
comme dans l'Etat , les mêmes désordres , la même
anarchie , souvent les mêmes violences : là , par la mu
tinerie des soldats ; ici , par l'indiscipline des moines.
Dans
1
MAI 1806.. 257
Dans cet état, une société a quelquefois de la force
pour attaquer , parce qu'on attaque avec des passions ;
mais elle n'en a aucune pour se défendre , parce qu'on
ne se défend qu'avec l'union et la discipline ; et les
Grecs , hors d'état d'attaquer , ne pouvoient être que
sur la défensive à l'égard d'un empire naissant qui
devoit prendre le Croissant pour emblème de ses progrès,
et à qui son prophète avoit promis , l'empire du
monde .
Déjà les Turcs Selgincides , accourus des environs
du mont Caucase, et nouvellement convertis de l'ido
lâtrie , étoient venus réchauffer de leur fanatisme
récent le zèle languissant de l'Islamisme ; et ils en
avoient ranimé les forces , en chassant , de leurs trônes
ces califes divisés , et plus dévots à la loi du prophète
qu'ardens à la propager . En 914 , ils fondèrent un
empire à Cogny ( Iconium ) en Natolie , et de là ils
étendirent leurs conquêtes sur quelques parties de
l'Asie qui obéissoit aux empereurs grecs.
L'Empire Grec ne pouvoit tarder à être attaqué en
Europe , et dans le centre même de sa puissance.
Hors d'état de se défendre par ses propres forces , il
auroit en vain appelé à son secours les Latins . opprimés
en Espagne par les Maures , divisés , affoiblis
en France , en Allemagne , en Italie , par les guerres
intestines des petits souverains entr'eux , et contre les
rois ; partout irrités contre les Grecs , dont le schisme
récent avoit rompu l'unité entre les nations chrétiennes
, et affligé leur mère commune.
Ce fut alors , cependant , que commencèrent ces
expéditions à jamais mémorables , connues sous le
nom de Croisades : véritables sorties que fit la Chrétienté
pour regagner les dehors de la place , et forcer
les assiégeans à en élargir le blocus ; événement le plus
extraordinaire de l'histoire moderne , et celui que
la légéreté , la prévention ou l'ignorance ont le plus
défiguré.
Les lieux saints avoient été envahis en 936 ; et les
R
258 MERCURE DE FRANCE ,
Chrétiens d'Asie , d'Afrique , et même de quelques
parties de l'Europe , avoient été l'objet des outrages
et des cruautés des infidèles , sans que l'Occident se
fùt ébranlé pour les secourir. Mais à la fin du
onzième siècle , et après mille ans révolus de l'ère chré
tienne , la Chrétienté tout entière reçut l'ordre de
marcher en Asie. L'impulsion vint du centre de la
Chrétienté , et du chef même de la société chrétienne
. ( 1 )
Deux de ses ministres , sans autorité politique ;
Pierre l'Hermite et S. Bernard furent , à différentes
époques , les hérauts de cette convocation solennelle ;
et si l'on ne veut y voir que deux hommes, on pour-
1oit leur appliquer cette belle parole de Tacite , en
parlant de deux soldats d'Othon : Suscepere , duo manipulares
Imperium Romanum transferendum , et
transtulerunt. « Deux simples soldats entreprirent de
» transférer l'Empire Romain , et ils réussirent . >>
La France reçut la première le mouvement qu'elle
communiqua au reste de la Chrétienté , et elle eut la
plus grande part à ces entreprises.
Politique des Etats , intérêts des familles , foiblesse
de l'âge , timidité du sexe , obscurité de la condition ,
sainteté de la profession , tous les motifs humains disparurent
devant cette force irrésistible , qui , suivant
l'expression d'Anne Comnène , arracha l'Europe de
(1) Le fameux Grégoire VII avoit eu la première idée de
ces entreprises , pour lesquelles les rois , cédant à l'intérêt gé–
néral de la Chrétienté , reconnurent dans le pape un pouvoir
même politique : pouvoir contre lequel ils s'éleverent avec
raison , lorsque la cour de Rome voulut connoître des démêlés
particuliers entre Etats chrétiens , ou de leur administration intérieure.
La pensée de la fin prochaine du monde , qui tout-àcoup
saisit les peuples chrétiens , à cause de la révolution millénaire
qui finissoit , et de quelques passages mal entendus des
livres saints , où le nombre de mille est pris pour un nombre
indéfini , contribua à les pousser à ces expéditions périlleuses :
car alors , si l'on commettoit de grands crimes , on les expioit
par de grands sacrifices.
MAI 1806 .
259
ses fondemens pour la précipiter sur l'Asie : impulsion
extraordinaire dont l'émigration a pu nous donner
une foible idée ; et qui , peu d'années avant la
première Croisade , eût paru aussi invraisemblable ,
que l'événement dont je parle étoit peu probable en
1788.
On a vu dans tous les temps , et particulièrement
dans le nôtre , les peuples soulevés par l'orgueil d'une
égalité chimérique , ou le desir d'une liberté mal
entendue ; quelquefois par la haine d'une religion dominante
, ou la crainte d'un gouvernement sévère ; et
depuis trois siècles , les troubles de l'Europe n'ont pas
un autre principe . Mais les Croisades ne présentoient
aucun des objets qui peuvent enflammer les passions ,
et offroient plutôt les motifs qui doivent les calmer.
Les Croisés faisoient le sacrifice de leurs biens ; et
même un grand nombre vendirent leurs terres . La subordination
des rangs étoit observée parmi eux. Il y
eut , sans doute , de la licence dans les armées des
Croisés, effet inévitable d'un rassemblement aussi prodigieux
; mais ils étoient bien éloignés de se proposer
la licence pour but . La vengeance même , si chère à
des hommes indociles encore au joug des lois , la
vengeance , se tut devant le zèle religieux qui inspiroit
les Croisades. « Ce qu'il y eut de plus avantageux
» et de plus surprenant , dit le P. Daniel , fut que ,
» dans toutes les provinces de la France , les guerres
>>
particulières qui y étoient très-allumées , cessèrent
>> tout-à-coup , et que les plus mortels ennemis se
» réconcilièrent entr'eux. » Après tout , les souffrances
des Chrétiens d'Asie , n'étoient pas senties par
ceux d'Europe ; et le danger assurément étoit encore
éloigné. La religion ne faisoit pas de la Croisade un
précepte ; le gouvernement n'en faisoit pas un devoir,
puisqu'un grand nombre de personnes , même dans
les rangs les plus élevés , s'en dispensèrent , ou même
blamèrent hautement ces entreprises.
Il est vrai qu'à cette époque , quelques personnes
R 2
260 MERCURE DE FRANCE ,
C
alloient par dévotion , visiter les lieux saints ; mais
cette expiation ne paroissoit si méritoire , ou cet effort
de piété si héroïque , que parce que les hommes
étoient, en général , très -sédentaires . Les voyages alors
étoient rares , et même les communications si difficiles
, que le trajet d'une province à l'autre passoit pour
une entreprise ; et l'histoire des moeurs de ces temps
reculés en offre des exemples remarquables. ( 1 ) Ce
n'est que de nos jours , et depuis les progrès du commerce
et des arts , que les peuples de l'Europe sont
tous devenus étrangers à leurs propres foyers , tous
avides de courir et de voir ; et que la facilité et la
sûreté des communications par terre ou par mer, ont
fait , des voyages les plus lointains et autrefois les
plus périlleux , l'amusement ou l'occupation des
deux états extrêmes de la société , l'opulence et le
besoin.
Enfin , dans les révolutions qui tirent les Etats dé
leur assiette ordinaire , le peuple reçoit l'impulsion
et ne la donne pas. Il n'est jamais qu'un instrument
servile entre les mains de quelques chefs qui le font
vouloir , pour le faire agir ; et qui lui inspirent leurs
passions , en lui cachant leurs desseins ; mais ici les
peuples entrainèrent les grands et Daniel observe
que les rois ne se laissèrent pas d'abord entraîner
» à ce zèle , et qu'il n'y en eut point à la première
expédition.
«
»
ע
Si tout fut extraordinaire dans la cause , tout fut
inexplicable dans les moyens. Et quels moyens , en
effet , que les prédications de Pierre l'Hermite ou de
S. Bernard , pour soulever l'Europe entière et en déterminer
les habitans à courir en Asie , au mépris des
règles de la prudence humaine et des douceurs de la
(5) Le président Hénault rapporte que des religieux de
Saint-Maur-des-Fossés, près de Paris , s'excusoient d'aller en
Bourgogne , à cause de la longueur et des dangers du voyage.
MAI 1806. 261
vie , pour y affronter les fatigues et les dangers d'une
guerre lointaine , contre des peuples barbares que la
crédulité populaire regardoit comme des hommes
d'une autre espèce que la nôtre ? On peut même
remarquer que l'impression s'en est conservée dans
les langues chrétiennes , qui , dans leurs locutions
proverbiales , prennent les Turcs pour terme de
comparaison avec la force et la cruauté.
DE BONALD .
( La suite au prochain numéro. )
NOTICE HISTORIQUE sur la vie et les ouvrages de M. de Villoison ,
par M. Dacier, secrétaire perpétuel de l'Institut national;
lue dans la séance publique de vendredi 11 avril 1806.
-
JEAN-BAPTISTE-GASPARD D'ANSSE DE VILLOISON , membre
de l'Institut , de la Légion d'Honneur, des Académies de
Berlin , Madrid , Gottingue , et de presque toutes les Académies
et Sociétés savantes de l'Europe , naquit à Corbeillesur-
Seine, le 5 mars 1750. Sa famille étoit originaire d'Espagne.
Miguel de Ansso , le premier qui s'établit en France , y vint
en 1615 , à la suite d'Anne d'Autriche , au service de laquelle
il étoit attaché , et obtint des lettres de naturalisation et de
confirmation de son ancienne noblesse. Son fils ( Jean )
lui fut adjoint et lui succéda. Ses petits-fils embrassèrent la
profession des armes. L'un d'eux ( Pierre ) , capitaine de dragons
, fut tué à la bataille d'Hochstet ( en 1703 ) ; l'autre ( Jean ) ,
succéda au célèbre marquis de l'Hôpital , dans la charge de
capitaine-lieutenant de la compagnie colonelle du Mestre-de-
Camp- Général , et fut fait prisonnier à la bataille de Fleurus.
( en 1690 ) . C'est l'aïeul de M. de Villoison. Son père ( Jean-
Baptiste) , fut élevé page de la grande écurie du roi , entra dans
les mousquetaires , y resta le temps nécessaire pour acquérir la
croix de Saint-Louis , et bientôt après quitta entièrement le
service.
M. de Villoison commença très-jeune ses études au collége
de Lisieux , et passa ensuite à celui du Plessis. Il se distingua
dans ces deux écoles par une application soutenue et par un
goût très-décidé pour les langues anciennes , et sur-tout pour
3
240 MERCURE DE FRANCE ,
3
1.
salines de l'Est , savoir : les salines de Dieuze , Moyenvic et
Château-Salins ( département de la Meurthe ) ; Soulz ( Bas
Rhin ) ; Saulnot ( Haute- Saône ) ; Arc ( Doubs ) ; Salins et
Montmorot ( Jura ) ; et Moutiers ( Mont-Blanc ) , seront affermées
pour 99 ans aux conditions qui sont exprimées dans le
même décret.
MM. d'Aubert et Pocci , lieutenans-colonels au service
de Bavière , sont nommés membres de la Légion d'Honneu .
--
Par décret du 24 avril , S. M. a admis dans la même ✨
Légion , 160 militaire de tout grade , faisant partie des divisions
Suchet et Gazan , 5€ corps de la Grande-Armée.
-S.A. S. le prince Borghese vient d'arriver à Paris , de
retour du voyage qu'il a fait en Italie.
73-2
-M. Thibon , l'un des régens actuels de la Banque de
France , est nommé sous-gouverneur de ladite Banque.
-M. François de Croy-Chanel est nommé conservateur
du 17 arrondissement forestier à la résidence de Grenoble.
-Un décret impérial porte que les diocèses composant
l'arrondissement métropolitain de l'archevêché de Turin , et
les diocèses de Gênes , Albenga , Prugnetto , Noli , Sarzane ,
Savone et Vintimille sont soumis au même régime que les
autres diocèses de France. Ce décret rappelle et contient tous
les articles organiques de la loi du 18 germinal an 10.
-M. Séguier est nommé commissaire des relations com
merciales à Trieste , en remplacement de M. Framery , admis
à la pension de retraite.
M. Barris , membre de la cour de cassation , est nommé
à la place de président en ladite cour , vacante par la nomination
de M. Malleville au sénat conservateur..
-M. le conseiller d'état Cretet est nommé gouverneur de
la Banque de France.
A
-MM. Goupil ( Laurent-François ) , Dufresne fils , Martin
( Louis - Alexandre ) , Mounier , Arcdeacon , Margautin ,
Jouanne , Lasalette , Millet , Portau , Tattet , Valedeau
d'Autremont, Perroud , Lafitte ( Dominique- Grégoire )
Pagès , sont nommés agens de change près la Bourse de Paris.
La société et la religion viennent de faire une perte nouvelle
dans la personne de M. d'Osmond , ancien évêque de
Comminges , mort le . 28 avril , à Saint-Germain- en -Laye ,
dans sa quatre-vingt- troisième année.
M. Reinhart , nommé depuis peu résident et commissaire
général des relations commerciales en Moldavie , est
parti pour sa destination.
-
M. de Crillon l'aîné est mort le 29 avril ; il étoit fils du
duc de Crillon , connu par la prise de Mahon et l'attaque de
Gibraltar. Il avoit été membre de l'assemblée constituante.
( No. CCLI. )
( SAMEDI 10 MAI 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE .
bik
ning no p
LES CONQUÊTES DE L'HOMME SUR LA NATURE
1
ODE.
DISPAROIS , limite insensée ,
Qu'au noble essor de la pensée
Oppose un vulgaire odieux !
Il est de nouvelles conquêtes ;
Il est des palmes toujours prêtes
Pour le génie audacieux.
Pareille à la poudre guerrière
Tout-à-coup rompant la barrière
Des inaccessibles remparts ,
Sans cesse , ô divine Uranie , MI
La force active du génie
Recule la borne des arts,
Marchons sous ses nobles auspices ;
Osons tenter ses précipices ;
Son danger même a des appas :
Il n'est point d'art qu'il ne découvre;
Il n'est point de sentiers qu'il n'ouvre
Aux mortels qui suivent ses pas.
Q
DE
LA SE
5 .
cen
242
MERCURE DE FRANCE ,
Les bois avoient conquis la terre ;
·Leurs monstres nous faisoient la guerre ,
Et le roi du monde a rampé.
Mais au caillou qui la recèle
Il ravit l'heureuse étincelle
Qui lui rend le globe usurpé.
Les bois , les monstres reculèrent ;
Les doux asiles s'élevèrent ;
La faim n'eut plus de mets sanglant; -
Et , sous le nom de Triptolème ,
Le génie inventa lui -même
L'art qui fit oublier le gland .
Son expérience fertile
Dans une herbe autrefois stérile
Surprit le germe des moissons :
Oui , Cérès est fille de l'homme ,
Et du grain qu'Eleusis renomme
Lui seul a doré nos sillons.
Il impose au coursier sauvage
' Le frein d'un ntile esclavage ;
Le boeuf féconde ses guérêts ;
Et pour fendre le sein des ondes ,
Changés en barques vagabondes ,
Les sapins quittent leurs forêts .
Son art , sur des voûtes solides ,
Traverse des fleuves rapides .
Les monts altiers sont aplanis ;
Et par une route nouvelle ,
A travers les flancs de Cybèle ,
Les deux Neptunes sont unis.
C'est peu de l'antique merveille
Des sons qui peignent à l'oreille
L'ame invisible en notre sein :
Par lui la parole est tracée ;
Il éternise la pensée
A l'aide d'un mobile airain.
2
Il lit sur le front des étoiles ;
Il emprisonne dans ses voiles
Eole aux soufles inconstans ;
L'heure même , si fugitive ,
Vient dans un or qui la captive ,
Lui révéler les. pas du temps.
MAI 1806. 243
a M
A son gré le marbre respire ,
La toile pleure , ou va sourire
Sous des pinceaux ingénieux.
Il chante ; et ma lyre qu'il aime
Soumet le temps et la mort même
A son empire harmonieux .
Par une savante culture
Il semble inventer la nature ;
Il dompte l'air et les climats ;
Aux yeux étonnés de Pomone
L'arbre avec orgueil se couronne
De fruits qu'il ne soupçonnoit pas.
F
Ici l'homme ( 1 ) , ceint du scaphandre ,
Franchit , plus heureux que Léandre ,
La surface des flots mouvans ;
Là , plongeant jusqu'aux Néréïdes ,
Même au fond des tombeaux liquides
Il imprime ses pas vivans ( 2 ) .
Le Batave à son industrie
Osa devoir une patrie
Conquise sur les champs amers :
C'est là qu'il fonde sa fortune ,
Et dort , en dépit de Neptune ,
Où nageoient les monstres des mers.
Francklin a pu dire au tonnerre :
« Cesse d'épouvanter la terre !
>> Descends de l'Olympe caliné ! »
Soudain la foudre obéissante
A reconnu sa voix puissante ;
Et Jupiter fut désarmé.
Renommée , abaisse tes ailes;
Ferme tes bouches infidelles ;
Cesse tes rapports indiscrets :
Vois cette active vigilance
Des signaux qui , dans le silence ,
Vont saisir au loin tes secrets .
Quelle nuit rend mon vol timide ?
Quelle ombre jalouse et perfide
( 1 ) Lachapelle .
(2 ) Coox .
Q 2
244 MERCURE DE FRANCE;
M'a du jour noirci les rayons?
Traînant une vie importune,
Je plaignois l'aveugle infortune
Des Homères et des Miltons.
O lyre , ne sois pas ingrate !
Qu'un doux nom dans nos vers éclate ,
Brillant comme l'astre des cieux !
Je revois sa clarté première ,
Chante l'art qui rend la lumière ,
Forlenze a dévoilé mes yeux ( 1 ) .
Que vois- je ? ô merveille suprême !
Un air plus léger que l'air même
Ravit l'homme au ciel le plus pur .
La Seine , en frémissant , admire
Le cours de ce premier navire
Qui des airs fend le vaste azur.
Ah ! ne viens point , raison barbare ,
Fière de la chute d'Icare ,
Glacer nos Dédales français !
Ce n'est pas à toi de connoître
Les prodiges qui doivent naître
De ces mémorables essais.
Dût l'aigle nous prêter ses ailes
Pour vaincre les Autans rebelles ,
Et franchir les champs étoilés ,
Albion verra sur ses côtes
De nos célestes Argonautes
Descendre les vaisseaux ailés .
Emu d'une crainte importune ,
C'est déjà trahir la fortune
Qu'en avoir lâchement douté .
L'audace enfante les miracles ,
Rien ne peut vaincre les obstacles
Qu'une sage témérité.
Jadis un vulgaire crédule
Rêva les colonnes d'Hercule ,
Ces bornes du monde et des mers .
« Et moi , dit un homme intrépide ,
>> Au-delà du gouffre liquide
>> Je vous jure un autre univers.
(1 ) M. Forlenze a fait à M. Le Brun l'opération de la cataracte
MAI 1806. 245
» Cet astre est le dieu que j'atteste !
» Il voit dans sa route céleste
>> Les climats promis à nos voeux .
>> Suivez-moi donc , troupe vaillante !
» Quelle conquête plus brillante !
>> Je donne un monde à vos neveux.
›› Plus immortels que ces Achilles
>> Fiers conquérans de quelques villes ,
>> Votre nom ne sauroit périr.
» Amis , que l'ombre d'Alexandre
>> Désormais frémisse d'apprendre
>> Qu'il fut un monde à conquérir !
» Castillans nés pour la victoire ,
>> Si ce n'est assez de la gloire ,
>>> Cet inestimable trésor ,
» Volez où les dons les plus rares
>> Lassent les mains les plus avares ;
>> Plongez-vous aux sources de l'or. >>
A ces mots qu'applaudit Eole ,
Déployant la voile espagnole ,
S'élança des bords de Palos
Ce Génois , heureux téméraire ,
Certain du nouvel hémisphère
Qui l'attend au- delà des flots .
Emportés sur les mers profondes ,
La voûte du ciel et des ondes
Déjà se confond à leurs yeux :
Dans ces abymes du silence
Tout-à-coup une terre immense
S'élève entre l'onde et les cieux.
L'autre hémisphère se révèle ,
O Colomb ! une autre Cybelle
Court au-devant de tes vaisseanx,
Et toi, long-temps ignorée,
De tes vastes bois entourée ,
Amérique , tu sors des eaux .
Que dis- tu quand tu vis éclore
Du berceau vermeil de l'aurore
Ces vainqueurs des flots et des airs ,
Armés de foudres éclatantes ,
Citoyens de villes flottantes
Qui sembloient nager sur
les mers ?
3
246 MERCURE DE FRANCE ,
Cependant , ô joie imprévue !
Toi-même offrois à notre vue
Tes bords , tes métaux radieux ,
Et ces nouveaux fils de la Terre
Venant rendre hommage au tonnerre,
Qu'ils croyoient lancé par les dieux .
Au fatal aspect de nos armes
Tes dieux vaincus jettent des larmes ;
Tes yeux tremblans sont éblouis ;
Le vaste écho de tes rivages
S'étonne en ses grottes sauvages
D'entendre des sons inouis.
Ces bronzes tonnans qui rugissent ,
Ces coursiers fougueux qui bondissent ,
Ce fer qui luit dans les combats ,
Cet art de carnage et de gloire ,
Sous le nom pompeux de victoire
Usurpe ces heureux climats .
Telle qu'en sa course effrayante
Une comète foudroyante ,
Au sein des airs épouvantés ,
Choqueroit de son front terrible
L'astre bienfaisant et paisible
Que parent ses feux argentés ;
Tels , au sein du liquide abyme ,
Deux mondes , quel instant sublime ,
S'entrevirent avec effroi :
L'un paré d'or et d'innocence ,
L'autre armé de fer , de vengeance ;
Et tous deux ont l'homme pour roi !
O Terre ! assemble ta famille ;
Cesse enfin de chercher ta fille ,
Dont Neptune fut ravisseur :
L'Europe , et l'Asie , et l'Afrique ,
Aux bornes de l'onde atlantique
Ont trouvé leur dernière soeur.
M. LE BRUN , de l'Institut.
MAI 1806 . 247
LES DEUX CHÊNES ,
FABLE.
SUR un mont escarpé, désert ,
De toutes parts en butte aux injures de l'air,
Deux chênes unissoient leurs ombres fraternelles :
De l'amitié parfaits modèles ,
Ils se plaisoient à partager
Les biens , les maux , le salut , le danger.
Borée exerçoit - il sa rage ?
L'un opposant sa tête et son branchage ,
A son voisin prêtoit un salutaire appui ;
L'autre , à son tour , se dévouoit pour lui
Quand le sud pluvieux annonçoit un orage.
Mais contre l'homme , hélas ! où trouver des abris?
D'un coup de sa hache cruelle ,
Le bucheron frappant l'un de nos deux amis ,
Rompit cette union si belle .
L'arbre qu'il croyoit ménager
Ne put survivre à sa douleur mortelle.
Désormais au monde étranger ,
Privé de tout soutien , dans son deuil solitaire ,
Il ne fit plus que languir sur la terre.
Entre deux vrais amis ainsi tout est commun :
On les croit deux , ils ne font qu'un.
KÉRIVALANT.
ENIGM E.
Je suis de tout temps , quoiqu'enfant;
Mon père vit dans le carnage ,
Ma mère a fait jaser souvent ;
Ma soeur honnête , douce et sage ,
Vaut mille fois mieux que nous trois,
Et n'a personne sous ses lois .
De l'Olympe à l'humble chaumière ,
J'embrasse la nature entière .
Je visite peu les palais ;
Je fuis la grandeur, l'opulence ,
C'est dans les champs que je me plais.
Je suis colère, un rien m'offense ;
Je suis bon, facile, indulgent.
Je suis léger comme le vent ,
Et je me pique de constance.
Je suis timide, circonspect ,
Hardi , violent ; plein d'audace,
Je peste , je gronde et menace ,
En parlant toujours de respect.
Je suis gai jusqu'à la folie ,
Et souvent des plus grands plaisirs
Je passe à la mélancolie.
Impétueux dans mes desirs ,
Quelquefois , suivant l'occurence ,
Je sais m'armer de patience.
248 MERCURE DE FRANCE ;
Je suis aveugle clairvoyant ;
Je ne vois rien , rien ne m'échappe.
Je suis crédule , défiant ;
Tout m'est suspect et tout m'attrape .
J'éclate et parle sans raison ;
Je cherche l'ombre , le mystère.
Je suis un baume salutaire ;
Je suis le père de la vie ;
J'enfante de mortels combats.
J'aime la paix et l'harmonie ,
Et je trouble tout ici- bas.
Je suis trompeur, plein d'artifice ,
Et cependant simple , ingénu .
J'enflamme l'honneur, la vertu ;
Je souffle le crime et le vice.
De tous les biens , de tous les maux ,
Je suis ce bizarre assemblage.
Je suis , pour finir en deux mots ,
Sans' vous amuser davantage ,
Le sujet de tous les discours ,
LOGO GRIPHE.
Je suis dans mon total une assez laide chose ;
Mais en revanche aussi , si vous me démembrez ,
Chaque membre qui me compose ,
En contient que vous aimerez.
Si vous m'ôtez un membre de derrière ,
Le reste n'est qu'un jeu pour vous .
Si vous m'ôtez la tête entière,
Le reste est fort solide et grand ami de tous.
Prenez présentement mon milieu , je vous offre .
Un meuble des plus précieux ,
Qui va quelquefois mal , tantôt bien , tantôt mieux ,
Le tout selon que va le coffre ,
Si vous m'ôtez la tête encor,
Mes autres membres sont confrères ;
Accusez de rouler sur l'or,
Tous deux fuyant loin de leurs mères ;
Et tous deux voyageant toujours
Chacun chez même hôtesse allant finir son cours.
Rassemblez et ma queue et ma tête ,
Je n'admets que du bon, du meilleur qu'il se peut ;
On me recherche , on me fait fête
Mais je suis rare , et ne m'a pas qui veut .
CHARA D E.
MON premier peut t'amuser un moment ;
Mon second sait te plaire assez souvent ;
Et mon entier, qu'on rencontre par mille ,
Fait le fracas et le bruit de la ville .
Le mot de l'Enigme du dernier Nº . est Fusil.
Celui du premier Logogriphe est Ecran , où l'on trouve crane, ranceg
ancre et nacre , tous mots composés des cinq mêmes lettres.
Gelui de la Charade est Mari-age,
MAI 1806. 249
SUR LES CROISADES ,
ET LA TURQUIE ( 1)
APRÈS avoir considéré les nations chrétiennes , il
nous reste , pour achever notre aperçu de l'état politique
de l'Europe , à considérer les peuples mahométans.
Qu'on ne s'étonne pas , si nous avons distingué ,
par leur religion , les deux parties de l'Europe , même
politique . Le Mahométisme est la seule cause de
l'irrémédiable foiblesse de l'Empire Ottoman , comme
le Christianisme est le véritable principe de la force
toujours croissante de la société chrétienne ; car il
n'y a rien, à la longue , d'aussi fort que la vérité , ni
d'aussi foible que l'erreur et le désordre .
Nous ne nous occuperons que des Turcs , les seuls
de tous les Croyans , avec quelques hordes de petits
Tartares , qui soient établis en Europe ; les autres se
meuvent dans un orbite plus éloigné , et hors de la
sphère de la politique européenne . D'ailleurs , l'Empire
Turc est à l'Islamisme , ce que la France étoit à
la Chrétienté ; et l'on peut remarquer que les titres religieux
dont le Grand- Seigneur enfle ses titres politiques
, correspondent assez bien à ceux de très- chrétien
et de fils ainé de l'Eglise , que prenoient les rois
de France.
C'est encore sous un point de vue général , que nous
( 1 ) . Cet article et les suivans devoient paroître dans le
Mercure des années 9 et 10 , à la suite des Discours politiques,
dont ils faisoient partie ; mais des raisons particulières
en ayant , à cette époque , empêché la publication , l'auteur
les fit imprimer depuis , avec les Discours politiques, dans
le 3º volume de la Législation primitive. Ce dernier ouvrage
n'est pas assez répandu pour qu'on ait cru ne pas pouvoir
rétablir ces articles dans le journal auquel ils avoient été pri
mitivement destinés.
250 MERCURE
DE FRANCE ,
considérerons l'état politique des peuples mahométans.
Cette manière agrandit l'esprit , en même temps qu'elle
soulage la mémoire ; elle présente l'histoire des siècles
plutôt que celle des jours ; l'histoire de la société
plutôt que celle de l'homme ; et c'est , après six mille
ans de faits , le seul moyen de s'y reconnoître.
Nous sommes obligés de reprendre de plus haut
l'histoire du Mahométisme , dès sa naissance en opposition
religieuse avec le Christianisme , et depuis les
Croisades en opposition politique avec la Chrétienté,
qui est l'état public et politique du Christianisme ( 1 ) .
Le Christianisme triomphoit de Rome idolâtre ; et
la Chrétienté commencée par Constantin , et dont un
plus grand homme , Charlemagne , devoit achever la
constitution , s'élevoit insensiblement sur les ruines
du paganisme , long-temps défendu par la majesté de
l'Empire Romain .
« Cet Empire n'en pouvoit plus » , pour me servir
de l'expression énergique de M. Bossuet ; les causes
de sa grandeur avoient été , dans sa jeunesse , les
principes démocratiques de sa constitution ; ces mêmes
pricipes étoient , dans sa vieillesse , les causes de sa
décadence ; et, après avoir triomphé de l'univers par
l'énergie de ses passions , épuisé par ses passions
mêmes , il cédoit à des Barbares dont il ne connoissoit
pas même le nom .
L'ouvrage de Romulus et d'Auguste ( 2 ) périt sous
les coups
d'Odoacre et de ses Hérules . Alors seulement,
(1 ) M. Bossuet , dans ses Discours sur l'Histoire universelle,
rapporte tous les événemens à l'établissement du Christianisme.
Celui qui osera continuer, je ne dis pas M. Bossuet ,
mais son ouvrage , devra rapporter tous les événemens , depuis
Constantin , à la formation et à la conservation de la Chrétienté.
Cette pensée , j'ose le dire , est la clé de l'histoire des temps
modernes.
(2 ) On a remarqué que la fin de l'Empire Romain , commencé
par Romulus , recommencé par Auguste , étoit arrivée
sous Romulus Augustule. M. Hénaut fait la même observaMAI
1806 . 251
finit en Occident , la guerre que les lois et les moeurs
n'avoient pas cessé de faire au Christianisme , même
depuis que le glaive de la persécution s'étoit émoussé ;
puisqu'encore , quelques années avant la fin de l'Empire
, le peuple de Rome , réduit aux dernières extrémités
par Alaric , avoit , dans son aveugle frayeur ,
retrouvé des prêtres , des idoles , et offert des sacrifices
à ses antiques divinités.
L'empire de Rome idolâtre finit en 476 ; et cent ans
après ( les époques séculaires sont remarquables dans
la société) , en 570 , naquit , en Orient , cet homme qui
dévoit être le fondateur d'une autre religion et d'un
autre Empire , ennemi de l'idolâtrie et du Christianisme
à la fois , ce Mahomet , qui s'annonça comme
inspiré à des peuples ignorans , et soumit par eux des
peuples amollis ; génie turbulent , dont la doctrine
triste et licencieuse , armée d'un gouvernement oppres
seur , a consacré la barbarie des lois et des moeurs ,
plus incurable même que l'état sauvage , et courbé
l'Orient sous le double joug de l'erreur et de l'esclavage.
#e
Tout fut remarquable , mais tout s'explique aisément
dans l'origine et les progrès de la religion máhométane.
Elle naquit aux même lieux que les religions juive
èt chrétienne ; et ces grandes croyances qui devoient
se partager l'univers , le changer ou le troubler , commencèrent
toutes au centre des trois parties du monde
connu , et peut - être alors le seul habité . Les Arabes ,
au milieu desquels parut Mahomet , descendent incontestablement
par Ismaël , d'Abraham , qu'ils nomment
Ibrahim ; et même la tribu Coraïsite dans laquelle
étoit né Mahomet , prétendoit tirer son origine
de Cédar fils aîné d'Ismaël.
tion sur l'Empire d'Orient, qui a commencé et fini sous deux
princes du nom de Constantin. D'autres sociétés , plus près de
nous , présentent la même singularité.
252
MERCURE
DE FRANCE ,
Ce fut un étrange événement de voir , après tant
'de milliers d'années , recommencer le combat entre la
postérité religieuse d'Isaac , et la race charnelle du
fils de la servante. « Cet homme fier et sauvage
» levera la main contre tous , et tous leveront la main
» contre lui ; et il dressera ses pavillons à l'encontre
» de tous ses frères » : traits sublimes , sous lesquels
l'Ecriture peint Ismaël , et qui conviennent également
aux Arabes ses descendans , toujours en armes , toujours
sous la tente , et à l'esprit dominateur et conquérant
de la religion mahométane , sortie des déserts
de l'Arabie , et ennemie de toutes les autres religions.
Mélange grossier de vérités chrétiennes , de pratiques
judaïques , de superstitions sabéennes , de licence
païenne , la doctrine du législateur arabe parloit avec
respect aux Juifs , de Moïse et de sa loi ; aux Chrétiens
, de Jésus-Christ et de son Evangile. Elle ne persécutoit
que les idolâtres , odieux aux Juifs et aux
Chrétiens : doctrine facile , où l'esprit trouve quelques
idées raisonnables sur la Divinité ; les sens , des tolérances
ou des promesses favorables aux passions ; et
qui propose le dogme de l'unité de Dieu comme
fondement de la croyance ; et la volupté , comme récompense
éternelle de bonnes oeuvres , ou de quelques
pratiques érigées en vertus .
Mahomet partagea sans doute l'illusion qu'il répandoit
. Ce n'est , en effet , que dans la vérité , ou dans
ce qu'il prend pour elle , que l'homme puise cet ascendant
irrésistible qu'il exerce sur les esprits , lorsqu'il
est lui-même maîtrisé par une forte pensée . Il
y a dans le monde plus d'erreur que d'imposture ,
quoi qu'aient dit , à ce sujet , des sophistes , qui sincères
ou non dans leurs opinions, traitent d'imposteurs
tous ceux qui en ont de différentes. Qu'on se
persuade bien que l'imposture ne peut être cause d'aucune
révolution dans les pensées des peuples , et
qu'elle n'est jamais qu'un moyen , que l'homme , dans
sa foiblesse , emploie pour faire triompher l'erreur
MAI 1806 . 253
qu'il prend pour la vérité , et quelquefois la vérité ellemême.
Des dogmes écrits perpétuent l'empire des opinions
, et établissent , en quelque sorte , sur les esprits ,
un pouvoir héréditaire . La doctrine de Mahomet ,
recueillie et commentée par ses disciples , composa le
Coran , code religieux , politique et civil des Mahométans.
Comme les Juifs , ils ont écrits , non- seulement
leur morale , mais leurs moeurs ; et ils ont fait de
leurs lois religieuses , des lois politiques ; et de leurs
lois politiques , des lois religieuses : puissant moyen
de durée pour un peuple , et qui peut suppléer
quelque temps à la cause unique de stabilité , qui ne
peut être qu'un ordre naturel de religion et d'Etat.
Mahomet méconnut sans doute la raison , lorsqu'il
proposa des absurdités à la croyance de ses sectateurs ;
mais il connut l'homme , lorsqu'à défaut d'une morale
sévère , il lui imposa des pratiques gênantes. L'homme
convient de la nécessité d'une règle , même lorsqu'il
cherche à en secouer le joug ; et il reste plus fortement
attaché à ce qui lui coûte davantage. Mahomet
outra donc la rigueur des conseils , en même temps
qu'il affoiblissoit la sévérité des préceptes ; ou plutôt ,
des conseils , il fit des préceptes ; et des préceptes , de
simples conseils ; et il prescrivit les ablutions perpétuelles
, les prières fréquentes , les longs pélerinages.
l'abstinence du vin à ces mêmes hommes à qui il
permettoit la pluralité des femmes.
La religion chrétienne avoit trouvé les peuples du
Nord conquérans ; elle leur avoit inspiré des sentimens
, et les avoit rendus paisibles . Mahomet trouva
les Arabes tranquilles ; «< il leur donna des opinions ,
>> dit Montesquieu , et lès voilà conquérans .
peut à cela seul juger les deux religions ; «< car , ajoute
» le même auteur , il est encore plus évident que la
> religion doit adoucir les moeurs des hommes , qu'il
» ne l'est que telle ou telle religion est vraie. »
» On
Le Mahométisme sortit donc tout armé du cerveau
254 MERCURE DE FRANCE ,
de son fondateur , comme la Minerve desPaïens, comme
la révolution française , comme toutes les opinions de
la sagesse humaine. Le Christianisme , pareil au grain
qui se développe , ou à la pâte qui fermente , avoit
crû insensiblement , et commencé par convertir
l'homme avant de changer la société ; le Mahométisme ,
semblable à une tempête , s'annonça avec violence
et renversa les Empires pour pervertir les hommes .
La doctrine du prophète de la Mecque se propagea
avec rapidité chez les Arabes , peuple d'une ima
gination vive et mobile , mêlé de Juifs , de Chrétiens ,
de Sabéens , d'Idolâtres , tous, à peu près , aussi ignorans
les uns que les autres . Bientôt de l'Arabie où étoit son
berceau , le Mahométisme étendit une main sur
l'Orient , et l'autre sur l'Occident ; il séduisit par la
volupté ; il intimida par la terreur . S'il trouva partout
des Chrétiens qui pratiquoient leur religion, nulle part
il ne trouva de gouvernement qui la défendît ; et
l'Afrique , comme l'Asie , reconnut la loi du nouveau
prophète.
Alors la Chrétienté d'Europe put être considérée
comme une place forte , dont le Mahométisme faisoit
le siége dans les formes , et par des approches régu
lières. Déjà les déhors avoient été insultés. La Palestine
avoit été envahie en 636 , la Sicile même ravagée
en 663 , et presque tous ses habitans emmenés
captifs. Enfin en 713 , c'est - à- dire , moins d'un siècle
après la célèbre Hégire , les Mahometans d'Afrique ,
connus sous le nom de Maures , passèrent le détroit
qui les séparoit de l'Europe , livrèrent l'assaut au
corps de la place , et s'emparèrent de l'Espagne , où
la vengeance , l'ambition , la volupté , ces éternels ennemis
des Empires , leur avoient ménagé des intelligences.
De terribles combats signalèrent le courage et la
foi des Chrétiens dans ces malheureuses contrées . Les
chefs du peuple, et tous ceux qui préférèrent l'exil et
tous ses maux , à la dure condition de servir sous de
MAI 1806. 255
tels maîtres , se retirèrent devant le vainqueur , dans
les monts escarpés des Asturies , emportant avec eux ,
comme les Troyens , les dieux Pénates de l'Empire ,
la religion et la royauté : et ce fut dans ces rochers
arides , que Pélage et ses braves compagnons déposèrent
le germe de cette plante alors si foible , mais
qui devoit jeter de si profondes racines , s'étendre un
jour sur toutes les Espagnes , et même couvrir de ses
rameaux de nouveaux mondes.
Peut-être la France eût été sauvée de la barbarie
révolutionnaire , plus désastreuse , cent fois , que la
barbarie Musulmane , si ses chefs , au lieu d'aller , chez
des nations étrangères et jalouses , solliciter un asile
et des secours , adossés , comme Pélage , aux Pyrénées
, et appuyés aux deux mers , eussent appelé à
eux tous ceux à qui la domination des passions populaires
paroissoit insupportable.
L'héroïque résistance de cette poignée de Chrétiens
sauva du joug des infidèles les pays qu'ils occupoient
; mais elle ne pouvoit en préserver l'Europe.
Du haut des Pyrénées , les Maures , alors appelés Sarrazins
, fondirent sur les plaines fertiles de la France
méridionale , et les inondèrent . La France alloit devenir
, comme l'Espagne , une province de l'Empire
des Califes ; et l'Europe entière , ouverte alors et sans
défense , auroit passé sous la domination des Musulmans
, si la France , destinée à faire , dans toutes les
occasions périlleuses , l'avant - garde de la Chretienté ,
et à la sauver , tantôt par l'exemple de son courage
, tantôt tantôt par la leçon de ses malheurs
élevé dans son sein cette race de héros , dans
laquelle tous les talens de la guerre et de la paix se
transmirent , pendant quatre générations , comme un
héritage ; où le fils fut toujours plus grand que son
père , et le dernier même le plus grand des rois .
Charles- Martel écrasa les hordes innombrables des Sarrazins
; Pepin ranima la royauté languissante , et dota
la religion appauvrie ; Charlemagne constitua la Chrétienté
, en unissant , sans les confondre , l'Eglise et
n'eût
256 MERCURE DE FRANCE ,
l'Etat , qu'après lui , on a quelquefois confondus , sans
les unir , en voulant ne donner qu'un même chef à
tous les deux , tantôt le pape , et tantôt le magistrat
politique génie prodigieux qui apparut à l'Europe
pour guider ses premiers pas dans la route de la civilisation
, et lui donner cette impulsion qui subsiste
encore mille ans après lui .
Les Sarrazins , rebutés du mauvais succès de leurs
entreprises , ne tentèrent plus de pénétrer en France .
Ils s'affermirent en Espagne , et y prolongèrent pendant
huit cents ans feur domination , toujours en
guerre contre les Chrétiens . D'abord , ils opposèrent à
leurs efforts le courage du fanatisme ; plus tard ,
énervés par les plaisirs , amollis par les arts , ils ne résistèrent
que par la force d'inertie d'une population
nombreuse , établie sur un vaste territoire , sous un
gouvernement défendu par une longue possession .
Cependant la Chrétienté étoit menacée à son extrémité
opposée . Un détroit , plus aisé à franchir que
celui de Gibraltar , la séparoit des Mahometans
d'Asie ; et l'Empire Grec , chargé de la défense de ce
poste , pouvoit à peine leur opposer la inême résistance
que leurs frères d'Afrique avoient trouvée dans
les Goths , maîtres de l'Espagne.
Le gouvernement grec n'avoit été , depuis son origine
, à quelques intervalles près , qu'une démocratie
militaire , sanguinaire et turbulente , « où l'empereur
» n'étoit , comme dit Montesquieu en parlant des
» empereurs d'Occident, qu'un premier magistrat , »
amovible au gré des soldats ; et c'est tout ce que l'Empire
d'Orient avoit de commun avec l'Empire Romain .
L'Eglise , comme il arrive toujours , avoit suivi le
sort de l'Etat. Depuis qu'elle étoit déchue de l'autorité
par le schisme , les factions qui la divisoient se
disputoient la domination . C'étoit , dans l'Eglise
comme dans l'Etat , les mêmes désordres , la même
anarchie , souvent les mêmes violences : là , par la mu →
tinerie des soldats ; ici , par l'indiscipline des moines.
Dans
MAI 1806..
257
Dans cet état , une société a quelquefois de la force
pour attaquer , parce qu'on attaque avec des passions ;
mais elle n'en a aucune pour se défendre , parce qu'on
ne se défend qu'avec l'union et la discipline ; et les
Grecs , hors d'état d'attaquer , ne pouvoient être que
sur la défensive à l'égard d'un empire naissant qui
devoit prendre le Croissant pour emblême de ses progrès,
et à qui son prophète avoit promis , l'empire du
monde.
Déjà les Turcs Selgincides , accourus des environs
du mont Caucase, et nouvellement convertis de l'idolâtrie
, étoient venus réchauffer de leur fanatisme
récent le zèle languissant de l'Islamisme ; et ils en
avoient ranimé les forces , en chassant , de leurs trônes
ces califes divisés , et plus dévots à la loi du prophète
qu'ardens à la propager. En 914 , ils fondèrent un
empire à Cogny ( Iconium ) en Natolie , et de là ils
étendirent leurs conquêtes sur quelques parties de
l'Asie qui obéissoit aux empereurs grecs.
L'Empire Grec ne pouvoit tarder à être attaqué en
Europe , et dans le centre même de sa puissance .
Hors d'état de se défendre par ses propres forces , il
auroit en vain appelé à son secours les Latins . opprimés
en Espagne par les Maures , divisés , affoiblis
en France , en Allemagne , en Italie , par les guerres
intestines des petits souverains entr'eux , et contre les
rois ; partout irrités contre les Grecs , dont le schisme
récent avoit rompu l'unité entre les nations chrétiennes
, et affligé leur mère commune .
Ce fut alors , cependant , que commencèrent ces
expéditions à jamais mémorables , connues sous le
nom de Croisades : véritables sorties que fit la Chrétienté
pour regagner les dehors de la place , et forcer
les assiégeans à en élargir le blocus ; événement le plus
extraordinaire de l'histoire moderne , et celui que
la légéreté , la prévention ou l'ignorance ont le plus
défiguré.
Les lieux saints avoient été envahis en 936 ; et les
R
258 MERCURE DE FRANCE ,
Chrétiens d'Asie , d'Afrique , et même de quelques
parties de l'Europe , avoient été l'objet des outrages
et des cruautés des infidèles , sans que l'Occident se
fùt ébranlé pour les secourir. Mais à la fin du
onzième siècle , et après mille ans révolus de l'ère chré
tienne , la Chrétienté tout entière reçut l'ordre de
marcher en Asie . L'impulsion vint du centre de la
Chrétienté , et du chef même de la société chrétienne
. ( 1 )
Deux de ses ministres , sans autorité politique ;
Pierre l'Hermite et S. Bernard furent , à différentes
époques , les hérauts de cette convocation solennelle ;
et si l'on ne veut y voir que deux hommes, on pouroit
leur appliquer cette belle parole de Tacite , en
parlant de deux soldats d'Othon : Suscepere , duo manipulares
Imperium Romanum transferendum , et
transtulerunt. « Deux simples soldats entreprirent de
» transférer l'Empire Romain , et ils réussirent . »
La France reçut la première le mouvement qu'elle
communiqua au reste de la Chrétienté , et elle eut la
plus grande part à ces entreprises .
Politique des Etats , intérêts des familles , foiblesse
de l'âge , timidité du sexe , obscurité de la condition ,
sainteté de la profession , tous les motifs humains disparurent
devant cette force irrésistible , qui , suivant
l'expression d'Anne Comnène , arracha l'Europe de
( 1 ) Le fameux Grégoire VII avoit eu la première idée de
ces entreprises , pour lesquelles les rois , cédant à l'intérêt général
de la Chrétienté , reconnurent dans le pape un pouvoir
même politique pouvoir contre lequel ils s'élevèrent avec
raison , lorsque la cour de Rome voulut connoître des démêlés
particuliers entre Etats chrétiens , ou de leur administration in
térieure. La pensée de la fin prochaine du monde , qui tout-àcoup
saisit les peuples chrétiens , à cause de la révolution millénaire
qui finissoit , et de quelques passages mal entendus des
livres saints , où le nombre de mille est pris pour un nombre
indéfini , contribua à les pousser à ces expéditions périlleuses :
car alors , si l'on commettoit de grands crimes , on les expioit
par de grands sacrifices .
MAI 1806 .
259
ses fondemens pour la précipiter sur l'Asie : impulsion
extraordinaire dont l'émigration a pu nous donner
une foible idée ; et qui , peu d'années avant la
première Croisade , eût paru aussi invraisemblable ,
que l'événement dont je parle étoit peu probable en
1788.
On a vu dans tous les temps , et particulièrement
dans le nôtre , les peuples soulevés par l'orgueil d'une
égalité chimérique , ou le desir d'une liberté mal
entendue ; quelquefois par la haine d'une religion dominante
, où la crainte d'un gouvernement sévère ; et
depuis trois siècles , les troubles de l'Europe n'ont pas
un autre principe. Mais les Croisades ne présentoient
aucun des objets qui peuvent enflammer les passions ,
et offroient plutôt les motifs qui doivent les calmer.
Les Croisés faisoient le sacrifice de leurs biens ; et
même un grand nombre vendirent leurs terres. La subordination
des rangs étoit observée parmi eux . Il y
eut , sans doute , de la licence dans les armées des
Croisés , effet inévitable d'un rassemblement aussi prodigieux
; mais ils étoient bien éloignés de se proposer
la licence pour but . La vengeance même , si chère à
des hommes indociles encore au joug des lois , la
vengeance , se tut devant le zèle religieux qui inspiroit
les Croisades . « Ce qu'il y eut de plus avantageux
» et de plus surprenant , dit le P. Daniel , fut que ,
» dans toutes les provinces de la France , les guerres
particulières qui y étoient très-allumées , cessèrent
» tout-à-coup , et que les plus mortels ennemis se
» réconcilièrent entr'eux . » Après tout , les souffrances
des Chrétiens d'Asie , n'étoient pas senties par
ceux d'Europe ; et le danger assurément étoit encore
éloigné. La religion ne faisoit pas de la Croisade un
précepte ; le gouvernement n'en faisoit pas un devoir,
puisqu'un grand nombre de personnes , même dans
les rangs les plus élevés , s'en dispensèrent , ou même
blamèrent hautement ces entreprises.
Il est vrai qu'à cette époque , quelques personnes
R 2
260 MERCURE DE FRANCE ,
alloient par dévotion , visiter les lieux saints ; mais
cette expiation ne paroissoit si méritoire , ou cet effort
de piété si héroïque , que parce que les hommes
étoient , en général , très-sédentaires . Les voyages alors
étoient rares , et même les communications si difficiles
, que le trajet d'une province à l'autre passoit pour
une entreprise ; et l'histoire des moeurs de ces temps
reculés en offre des exemples remarquables. ( 1 ) Ce
n'est que de nos jours , et depuis les progrès du commerce
et des arts , que les peuples de l'Europe sont
tous devenus étrangers à leurs propres foyers , tous
avides de courir et de voir ; et que la facilité et la
sûreté des communications par terre ou par mer , ont
fait , des voyages les plus lointains et autrefois les
plus périlleux , l'amusement ou l'occupation des
deux états extrêmes de la société , l'opulence et le
besoin.
Enfin , dans les révolutions qui tirent les Etats de
leur assiette ordinaire , le peuple reçoit l'impulsion
et ne la donne pas. Il n'est jamais qu'un instrument
servile entre les mains de quelques chefs qui le font
vouloir , pour le faire agir ; et qui lui inspirent leurs
passions , en lui cachant leurs desseins ; mais ici les
peuples entrainèrent les grands et Daniel observe
« que les rois ne se laissèrent pas d'abord entraîner
» à ce zèle , et qu'il n'y en eut point à la première
expédition .
ע
Si tout fut extraordinaire dans la cause , tout fut
inexplicable dans les moyens. Et quels moyens , en
effet , que les prédications de Pierre l'Hermite ou de
S. Bernard , pour soulever l'Europe entière et en déterminer
les habitans à courir en Asie , au mépris des
règles de la prudence humaine et des douceurs de la
(5) Le president Hénault rapporte que des religieux de
Saint-Maur- des-Fossés , près de Paris , s'excusoient d'aller en
Bourgogne, à cause de la longueur et des dangers du voyage.
MAI 1806 . 261
vie , pour y affronter les fatigues et les dangers d'une
guerre lointaine , contre des peuples barbares que la
crédulité populaire regardoit comme des hommes
d'une autre espèce que la nôtre ? On peut même
remarquer que l'impression s'en est conservée dans
les langues chrétiennes , qui , dans leurs locutions
proverbiales , prennent les Turcs pour terme de
comparaison avec la force et la cruauté.
DE BONALD.
( La suite au prochain numéro. )
NOTICE HISTORIQUE sur la vie et les ouvrages de M. de Villoison ,
par M. Dacier, secrétaire perpétuel de l'Institut national ;
lue dans la séance publique de vendredi 11 avril 1806.
JEAN-BAPTISTE-GASPARD D'ANSSE DE VILLOISON , membre
de l'Institut , de la Légion d'Honneur , des Académies de
Berlin , Madrid , Gottingue , et de presque toutes les Académies
et Sociétés savantes de l'Europe , naquit à Corbeillesur-
Seine, le 5 mars 1750. Sa famille étoit originaire d'Espagne.
Miguel de Ansso, le premier qui s'établit en France , y vint
en 1615 , à la suite d'Anne d'Autriche , au service de laquelle
il étoit attaché , et obtint des lettres de naturalisation et de
confirmation de son ancienne noblesse. Son fils ( Jean )
lui fut adjoint et lui succéda. Ses petits-fils embrassèrent la
profession des armes. L'un d'eux ( Pierre ) , capitaine de dragons
, fut tué à la bataille d'Hochstet ( en 1703 ) ; l'autre ( Jean ) ,
succéda au célèbre marquis de l'Hôpital , dans la charge de
capitaine- lieutenant de la compagnie colonelle du Mestre-de-
Camp- Général , et fut fait prisonnier à la bataille de Fleurus
( en 1690 ). C'est l'aïeul de M. de Villoison. Son père ( Jean-
Baptiste) , fut élevé page de la grande écurie du roi , entra dans
les mousquetaires , y resta le temps nécessaire pour acquérir la
croix de Saint-Louis , et bientôt après quitta entièrement le
service.
M. de Villoison commença très-jeune ses études au collége
de Lisieux , et passa ensuite à celui du Plessis. Il se distingua
dans ces deux écoles par une application soutenue et par un
goût très-décidé pour les langues anciennes , et sur-tout pour
3
262 MERCURE DE FRANCE ,
la langue grecque. Ce goût s'accroissant , à mesure qu'il s'y
livroit , au point d'être devenu une passion exclusive , il quitta
le collége du Plessis pour entrer à celui des Grassins , afin de
pouvoir suivre avec plus d'assiduité les leçons de grec qu'y
donnoit alors le savant M. le Beau , et qui y attiroient un grand
nombre d'élèves. Formé et encouragé par un tel maître , s'il
eut encore des rivaux pour les compositions latines et françaises
, il n'en connut bientôt plus pour les compositions
grecques. Dans les concours ouverts chaque année par l'Université,
il obtenoit toutes les couronnes destinées aux plus
habiles dans la langue d'Homère ; il ne lui en échappa qu'une
seule , et il la perdit pour avoir trop bien fait On avoit proposé
la traduction française d'un passage assez difficile d'un
auteur grec ; M. de Villoison surmonta sans peine les difficultés,
et traduisit en maître ; mais les maîtres jugèrent en
écoliers ils prirent pour guide une version latine défectueuse
, dont, soit par inattention , soit par ignorance , ils
n'aperçurent pas les défauts ; et remarquant que celle de
M. de Villoison en différoit essentiellement , ils crurent qu'il
avoit mal entendu le passage , et lui refusèrent le prix qu'il
avoit mérité. Une pareille défaite est un véritable triomphe.
:
Les progrès de M. de Villoison étoient si prodigieux et si
rapides , qu'en peu de temps les leçons de M. le Beau , qui
étoit obligé de les proportionner à la capacité du plus grand
nombre de ses écoliers , lui devinrent inutiles et ne pouvoient
plus rien lui apprendre. Il prit le parti d'aller se placer parmi
les auditeurs de M. Capperonnier, qui professoit le grec avec
beaucoup de réputation au College Royal de France , et dont
les leçons , plus fortes et plus élevées , l'eurent bientôt mis en
état de n'avoir plus besoin d'autre maître que 1 étude.
M. de Villoison étoit parvenu à ce degré d'instruction , que
les hommes les plus studieux s'estimeroient heureux d'avoir
atteint au milieu de leur carrière , et il avoit à peine quinze
ans. A quinze ans , il avoit lu presque tous les écrivains de
l'antiquité , poètes , orateurs , historiens , philosophes , grammairiens
, etc. Dire qu'il les avoit lus , c'est dire qu'il les savoit
par coeur, ainsi que les commentaires , les gloses , les notes , les
scholies. Sa mémoire , à la fois facile et tenace , retenoit sans
effort tout ce qu'il lui confioit , et le retenoit pour ne jamais
P'oublier. Doué de cette faculté inappréciable pour quiconque
veut s'instruire , et qui s'accroissoit sans cesse par l'usage continuel
que le besoin impérieux de savoir dont il étoit tourmenté
le forçoit à en faire , il n'est pas étonnant que , dans
l'adolescence , il ait déjà été compté parmi les plus savans
kellénistes de l'Europe,
MAI 1806. 263
Dans cette partie importante et peut-être trop peu appréciée
de la literature , je veux dire la connoissance approfondie
de la plus belle langue qu'aient parlée les hommes , et dans
laquelle plus de chefs- d'oeuvre nous ont été transmis , les premiers
rangs appartiennent à ces doctes critiques qui en multiplient
les copies , les purgent des fautes dont le temps et
l'ignorance les avoient défigurés , en applanissent les difficultés
et nous en facilitent l'usage. M. de Villoison , dès son début,
ambitionna ces premiers honneurs : familiarisé avec les ouvrages
imprimés dont il s'étoit approprié toutes les richesses , il en
chercha de nouvelles dans les manuscrits . Ayant trouvé dans la
bibliothèque de Saint- Germain-des- Prés un recueil de lexiques
grecs inédits , celui d'Apollonius sur Homère attira et fixa toute
son attention . Il forma le projet de le publier, et il le fit paroître
en effet en 1773 , précédé d'amples prolegomènes , et accompagné
d'une multitude de notes et d'observations dont l'érudition
vaste et profonde , extrêmement rare , même dans les
hommes laborieux qui ont vieilli dans l'étude , tient presque
du prodige dans un jeune homme de vingt- deux ans.
Tout annonçoit en lui un digne successeur des Casaubon ,
des Saumaise et de ces savans et infatigables critiques dont le
travail , les lumières et la sagacité ont , pour ainsi dire , rendu
la vie aux grands écrivains de l'antiquité et à l'antiquité toute
entière. L'Académie des inscriptions et belles-lettres , à laquelle
M. de Villoison avoit soumis son travail avant l'impression ,
avoit accueilli l'auteur avec une sorte d'enthousiasme , et
s'étoit empressée de l'admettre parmi ses membres , dès l'année
précédente , après avoir elle-même sollicité et obtenu
pour lui une dispense d'âge , sans laquelle il ne pouvoit être
élu , et dont les motifs extrêmement honorables sont : « qu'ayant
» prévenu l'âge des connoissances profondes , il est juste qu'il
>> en recueille les avantages plutôt que les autres hommes , et
» qu'il les devance dans la carrière des honneurs , comme il
» les a devancés dans celle du savoir. >>
Cette distinction unique dans les fastes de l'Académie fut
applaudie universellement : tous les journaux retentirent des
louanges du jeune académicien , et des espérances flatteuses
que donnoit sa première production. Ce succès éclatant l'enflamma
d'une nouvelle ardeur ; il redoubla d'efforts pour
soutenir et accroître la grande et précoce renommée qui environnoit
son berceau littéraire ; il ne négligea rien de ce qui
pouvoit y contribuer. Au moyen lent , difficile et douteux
de la publication d'ouvrages de quelque étendue , il joignit le
moyen plus prompt , plus facile et plus sûr de la correspondance
épistolaire ; il se mit en relation avec la plupart des
4
на
MERCURE
DE FRANCE ,
savans français et étrangers ; il les consultoit et répondoit à
leurs consultations ; il leur présentoit des difficultés qu'il
croyoit n'avoir pas été encore aperçues , et en donnoit la solution
; il leur communiquoit des observations et des remarques
intéressantes pour les ouvrages dont il savoit qu'ils s'occupoient
, et la reconnoissance le faisoit citer avec éloge dans ces
ouvrages : on imprimoit ses lettres dans les journaux ; les Académies
se l'associoient à l'envi ; son nom se répandoit de plus
en plus ; son opinion acquéroit chaque jour plus de poids , et
ne tarda pas à devenir une autorité importante pour tout ce
qui concerne la langue grecque.
Il est bon de remarquer que cette correspondance , par
laquelle il a peut-être servi aussi utilement les lettres que par
ses ouvrages , et qui auroit souvent exigé presque tous les
momens d'un savant dont la mémoire eût été moins fidelle et
moins sûre , ne le détournoit jamais de ses études ordinaires :
il ne lui donnoit que le temps destiné à ses loisirs ou à son
repos. S'il prodiguoit d'un côté ses richesses , de l'autre il
vouloit les remplacer avec usure , pour pouvoir en répandre
encore, sans craindre d'en țarir la source . On sent bien qu'avec
un caractère expansif, il ne dut pas en être avare pour l'Aca
démie qui l'avoit adopté ; mais il ne tarda pas à reconnoître
qu'il falloit en user avec ordre et une sorte d'économie pour
obtenir ses suffrages , et que cette compagnie , composée
d'hommes très- érudits dans différens genres , ne mettoit néanmoins
de prix véritable à l'érudition qu'autant qu'elle étoit
utile ; qu'elle ne la regardoit que comme un instrument
nécessaire , et qu'elle réservoit sa principale estime pour l'usage
que le jugement et le goût savoient en faire. Cette découverte
rallentit sensiblement l'ardeur académique de M. de Villoison ,
dont la tournure d'esprit et les opinions en matière d'érudition
, ne s'accordoient pas parfaitement avec les principes de
l'Académie. Après avoir lu quelques Mémoires qui n'obtinrent
point l'accueil qu'il croyoit leur être dû , et voyant qu'on les
avoit dépouillés d'une partie de la pompe savante dont sa
mémoire les avoit ornés , pour les reléguer modestement
par extrait , dans l'histoire littéraire , il laissa écouler plusieurs
années sans lui en soumettre d'autres , et consacra tout son
temps à préparer une édition de la Pastorale de Longus
qu'Amyot a fait passer si heureusement dans notre langue ,
avec toute la naïveté et toutes les graces qu'on admire dans
l'original.
2
M. de Villoison répandit à grands flots l'érudition sur cet
étonnant ouvrage : non content d'y joindre les notes néces--
saires pour éclaircir le texte , il recueillit les passages des auMAI
1806. 265
>
teurs grecs plus anciens , dont I ongus lui paroissoit avoir
emprunté quelques tours de phrases , quelques locutions
quelques expressions même ; il les rapprocha des passages
correspondans de cet auteur , avec lesquels il les compara ,
pour mieux faire ressortir l'imitation ; et ce travail produisit
une telle masse d'observations et de remarques , qui supposent
toutes une connoissance profonde de la grammaire , que Longus
, fait pour être un petit livre de poche , auroit formé un
énorme livre de bibliothèque , si un des confrères de M. de
Villoison qui aimoit Longus et l'éditeur , et que l'Académie
avoit chargé d'examiner l'ouvrage avant l'impression , ne fût
parvenu à lui en faire retrancher la moitié . On pourroit peutêtre
en retrancher encore la moitié sans faire aucun tort à
Longus , et sans diminuer le mérite de l'édition. Quoiqu'elle
fût assez bien accueillie lorsqu'elle parut en 1778 , et qu'on
ne pût lui reprocher qu'une trop grande surabondance d'érudition
, reproche qui ne portoit aucune atteinte à la réputation
que M. de Villoison ambitionnoit , il ne fut cependant pas
pleinement satisfait du succès , et crut , avec raison , qu'il travailleroit
plus utilement pour les lettres et pour sa gloire ,
s'il pouvoit découvrir et faire connoître quelque bon ouvrage
qui n'eût point encore été publié. Il avoit examiné inutilement
, dans cette intention , les bíbliothèques de la France , et
il forma le projet d'aller à Venise visiter la bibliothèque de
Saint- Marc , à laquelle il savoit qué le cardinal Bessarion ,
l'un des premiers Grecs qui vinrent rallumer en Occident le
flambeau des lettres , avoit légué ses nombreux manuscrits. Il
partit en 1781 , avec l'agrément du roi , qui voulut que le
gouvernement fournît aux dépenses du voyage et du séjour ,
dont on ne fixa point la durée.
pas
Les recherches de M. de Villoison ne furent pas infructueuses
il ne tarda à découvrir plusieurs ouvrages de
rhéteurs , de philosophes et sur-tout de grammairiens , qui
n'étoient point encore connus , et qu'il jugea dignes de l'être .
Il résolut aussitôt de publier une partie de ces pièces en entier
ou par extrait , et il en forma un recueil qu'il fit imprimer
dès la même année , en 2 vol . in- 4° . , sous le titre d'Anecdota
Græca. Le premier renferme l'Ionie , ou Mélanges composés
par l'impératrice Eudoxie , qui aimoit passionnément la philosophie
et les lettres , auxquelles elle devoit sa fortune , qui
avoit été élevée par un père philosophe , et qui néanmoins
usurpa le trône sur ses propres enfans , et s'en fit précipiter
par son avarice. Séduit , sans doute , par la réputation littéraire
de cette princesse , par la beauté du manuscrit qui existe
maintenant à la bibliothèque impériale , et par l'éloge qu'a266
MERCURE
DE FRANCE
;
voient fait de l'Ionie , des écrivains qui vraisemblablement ne
l'avoient pas lue , M. de Villoison ne consulta point sa mémoire
, et s'aperçut trop tard que cet ouvrage vanté ne contenoit
à-peu-près rien qui ne nous eût été transmis par de
plus anciens compilateurs , et ne pouvoit presque rien ajouter
aux connoissances acquises. Pour en dédommager les lecteurs
instruits , il donna , dans le second volume , quelques opuscules
de Jamblique , de Porphyre , de Procope de Gaza , de
Choricius , de Diomède , d'Hérodien le grammairien , etc.;
avec un grand nombre de scholies anciennes , de passages , de
fragmens qui n'avoient point encore été recueillis , et une
multitude de notes bibliographiques , grammaticales , paléographiques
, qui ajoutent un prix infini aux morceaux qu'il
publia.
Cette partie de son ouvrage méritera long - temps d'être
consultée ; elle auroit même pu être lue avec quelque intérêt ,
si l'auteur avoit mis autant de soin à choisir et à disposer ses
matériaux , qu'il en avoit mis à les chercher et à les réunir.
On peut , au reste , attribuer une partie des imperfections
qu'on remarque dans ce recueil de M. de Villoison , à l'extrême
préoccupation que lui causa une découverte d'une
toute autre importance qu'il fit pendant qu'il y travailloit. Il
trouva dans la même bibliothèque de Saint-Marc , un manuscrit
d'Homère qu'il jugea être du 10° siècle , et conséquemment
antérieur de deux siècles au scholiaste Eustathe , et qui
pouvoit avoir été transcrit sur un manuscrit beaucoup plus
ancien. Ce manuscrit précieux , et que personne ne paroît
avoir examiné jusqu'alors , contenoit l'Iliade entière , accompagnée
d'une immensité de scholies , qu'il auroit voulu pouvoir
lire toutes à la fois. Mais ce qui le frappa davantage , au
premier aspect , ce fut de voir les marges chargées d'astérisques
, d'obèles et de tous les différens signes par lesquels
les anciens grammairiens désignoient les vers d'Homère ,
qu'ils croyoient supposés , altérés ou transposés , et ceux dont
l'authenticité étoit universellement reconnue . Il s'assura que
ces différens signes étoient le résultat non-seulement des observations
des plus habiles critiques , mais de la comparaison
des anciennes éditions d'Homère , publiées à Massylie , à Chio ,
en Cypre , en Crète , à Sinope , à Argos , et dont les meilleures
étoient indiquées à la marge du manuscrit. Il éprouva de
nouveaux transports de joie , en reconnoissant que les scholies
étoient un abrégé de celles de Zénodote , d'Aristophane ,
d'Aristarque , de Crates Mallotès , de Ptolémée d'Ascalon et
de plusieurs autres grammairiens célèbres qui ont consacré
leurs veilles à épurer le texte d'Homère ; qu'elles offroient
MAI 1806. 267
l'histoire critique de ce texte , la plus complette et la plus
intéressante qui nous soit parvenue ; qu'elles contenoient des
citations d'un assez grand nombre d'ouvrages perdus , et fournissoient
une foule d'éclaircissemens sur les usages , les moeurs ,
la mythologie , la géographie , quoique les discussions grammaticales
en soient le principal objet. Il s'empressa d'annoncer
sa découverte à l'Europe savante , et réussit à communiquer
, même aux ames les plus froides et aux têtes les moins
susceptibles d'exaltation , une partie de l'enthousiasme dont il
étoit saisi . Les grandes espérances qu'il avoit données n'ont
point été vaïnes elles ont été pleinement justifiées par la
publication de l'ouvrage qui parut en 1788 , accompagné de
doctes préliminaires remplis d'observations , souvent neuves
et curieuses , et presque toujours nécessaires , et dans lesquels
l'érudition la plus variée et la plus profonde ne laisse aucune
obscurité sans éclaircissement, et aucune difficulté sans solution .
Cette précieuse édition de l'Iliade , dont aucune des éditions
antérieures ne peut tenir lieu , et qu'on doit regarder comme
un des plus beaux présens que l'érudition ait faite aux
lettres dans le dernier siècle , assure à M. de Villoison des
droits éternels à leur reconnoissance : aussi les savans de tous
les pays s'empressèrent-ils à l'envi de le combler d'applaudissemens
et d'éloges , et aucune voix ne vint troubler ce concert
unanime de louanges aussi flatteuses que bien méritées.
La satisfaction que dut canser à M. de Villoison cet éclatant
succès , ne fut cependant pas long-temps pure et sans mélange :
il ne put voir, sans ressentir une véritable peine , l'esprit de
système abuser de ses découvertes pour attenterà la gloire du
père de la poésie , et se prévaloir des signes critiques apposés
à un grand nombre des vers de l'Iliade , pour oser avancer
qu'une partie de ce poëme , et même des chants entiers ,
étoient l'ouvrage des anciens rhapsodes et des premiers éditeurs
, et que l'Iliade et l'Odyssée , composées d'environ
trente mille vers , ne nous étoient parvenues que par la tradition
orale , et n'avoient été écrites que plusieurs siècles
après le siècle d'Homère. M. de Villoison ne pouvoit entendre
parler de sang-froid de cet audacieux et absurde système
: l'idée qu'il avoit fourni , sans le vouloir, les bases sur
lesquelles on l'avoit construit et les armes avec lesquelles on
prétendoit le défendre , l'affligeoit au point qu'il se repentoit
presque d'avoir publié son ouvrage. Plus d'une fois il fut tenté
de combattre cette impiété littéraire ; mais il fut retenu par
la crainte de lui donner plus d'importance , et de la propager
en s'efforçant de la détruire , et il pensa avec raison
qu'il valoit mieux laisser le soin de la gloire d'Homère
268 MERCURE DE FRANCE ,
à l'admiration des siècles passés et des siècles à venir.
L'impression de l'Iliade étoit très - peu avancée , lorsque
M. de Villoison , cédant aux invitations du duc et de la duchesse
de Saxe-Veimar , qui l'honoroient d'une estime particulière ,
quitta Venise , et se rendit dans leur capitale . Arrivé à Veimar,
il n'imagina pas de meilleur moyen de faire sa cour aux
illustres hôtes qui l'avoient appelé auprès d'eux , que de
composer un recueil de variantes et de corrections du texte
de différens auteurs grecs , en forme de lettres adressées à différens
personnages célèbres.
Il étoit tout naturel que l'ouvrage du savant helléniste parût
sous les auspices du prince qui lui témoignoit tant de bienveillance
; mais on fut un peu étonné de voir, dans le 18
siècle , un Français adresser, comme un hommage flatteur , à
une jeune princesse qui ne se piquoit pas de savoir le latin ,
et moins encore le grec , une longue épître latine , remplie de
textes , de citations , de discussions critiques , et consacrée
tout entière à l'examen des Dionysiaques de Nonnus , dont
l'objet ne lui étoit pas moins étranger que la langue. Ce
recueil fut imprimé à Zurich en 1783 , sous le titre d'Epistolæ
Vimarienses.
A l'étude des écrivains profanes , M. de Villoison avoit joint
par intervalles celle des livres saints ; il avoit appris l'hébreu ,
et il savoit tout ce qui a été écrit dans la langue de Moïse.
Ayant trouvé dans la bibliothèque de Saint-Marc une version
grecque , très-littérale d'une partie de l'Ancien Testament ,
faite par un juif dans le g° siècle , il travailla pendant son
séjour à Veimar, à la mettre en état d'être publiée ; et lorsqu'il
levint en France en 1784 , il s'arrêta à Strasbourg le temps
nécessaire pour la faire imprimer sous ses yeux. Les notes
qu'il y joignit sont presque toujours courtes , substantielles et
utiles ; et la préface qu'il mit à la tête est à la fois savante , instructive
et judicieuse , et n'excède point une juste étendue. Il
annonce , à la fin de cette préface , son départ prochain pour
la Grèce , dont le gouvernement venoit de l'autoriser à faire
le voyage. A peine , en effet, fut-il de retour à Paris qu'il
eut le courage de s'arracher une seconde fois des bras d'une
jeune femme intéressante et vertueuse ( Mlle Caroline de
Neukart ) , qu'il avoit épousée peu de temps avant son voyage
à Venise , pour aller parcourir ces contrées fameuses que la
barbarie a rendues désertes , et qu'après tant de siècles de
ravages et de destruction , les amis de l'antiquité et des arts ne
cessent encore de visiter avec une sorte de respect religieux ,
pour en admirer les ruines et y chercher des souvenirs et
des leçons.
MAI 1806 .
269
M. de Villoison se proposoit , pour but principal de son
entreprise , de découvrir, dans les monastères , des ouvrages
inconnus , ou du moins des fragmens d'ouvrages de quelques
auteurs anciens. Il se flattoit sur-tout de retrouver quelque
partie des extraits que l'empereur Constantin Porphyrogénète
avoit fait faire de ses ouvrages , et de n'être pas moins heureux
que l'avoit été , dans le 17 siècle , l'illustre Peiresc , qui
avoit acquis deux livres de cette collection , sur cinquante dont
elle étoit composée , et dont il paroît que plusieurs autres
existoient encore à cette époque ; mais M. de Villoison n'avoit
pas assez réfléchi sur les pertes que l'ignorance et la barbarie
peuvent causer dans un jour , et à plus forte raison dans l'espace
de près de deux siècles. Il étoit encore animé par l'espoir
de découvrir des inscriptions antiques , négligées par les voyageurs
qui l'avoient précédé , ou échappées à leurs recherches ,
et par le desir de se rendre familier l'idiome des Grecs modernes
, dont l'étude peut n'être pas entièrement inutile à
l'homme qui veut recueillir jusqu'aux moindres débris de la
langue d'Homère , et d'acquérir la connoissance de leurs
moeurs et de leurs usages ; connoissance souvent nécessaire
pour l'intelligence parfaite des auteurs anciens , parce qu'un
peuple se ressemble toujours à lui -même , sous une infinité
de rapports , malgré les siècles , les révolutions et les changemens
multipliés de ses institutions et de son gouvernement.
Jamais voyage ne fut entrepris sous des auspices plus favorables.
M. de Villoison partoit avec l'ambassadeur de France
à la Porte-Ottomane , et cet ambassadeur étoit M. de Choiseul-
Gouffier, son confrère à l'Académie des Belles-Lettres , qui
retournoit , revêtu d'un grand caractère public , dans ces
mêmes contrées qu'il avoit déjà parcourues en savant , et où
il avoit rassemblé les matériaux précieux du bel ouvrage dont
il a donné le premier volume , et dont la suite , vivement
desirée , se fait attendre depuis trop long - temps. Arrivé à
Constantinople en 1785 , M. de Villoison fut bientôt rassasié
de l'aspect d'une ville et d'un pays qui offrent , à la vérité , le
plus beau site de l'univers , mais où il ne pouvoit rien trouver
de relatif à l'objet de son voyage. Après un séjour de peu de
de durée , il partit pour Smyrne , muni de firmans du grandseigneur
et de lettres de recommandation de M. de Choiseul-
Gouffier pour les commandans turcs et les consuls de France
dans tous les lieux de l'Asie-Mineure et de la Grèce , où il lui
plairoit d'aborder. De Smyrne il se rendit à Naxos , d'où il fit
des excursions dans les autres villes de l'Archipel , pour examiner
les ruines des villes et des monumens antiques , et fouiller
dans les bibliothèques des monastères. Celles des couvens de
270 MERCURE DE FRANCE ,
Pathmos , d'Amorgos et de Metelin attirèrent particulièrement
son attention , parce qu'étant plus considérables , elles
lui présentoient plus d'espoir d'y faire quelque découverte
intéressante ; mais ses recherches ayant été infructueuses , et
n'en ayant plus à faire dans l'Archipel , il s'embarqua pour le
mont Athos , dont il étoit persuadé que les nombreux monastères
le dédommageroient de la stérilité de ceux qu'il avoit
visités jusqu'alors. Il reçut l'accueil le plus hospitalier dans les
différentes maisons religieuses auxquelles appartient le territoire
, et qui , indépendantes les unes des autres , forment ensemble
une espèce de république fédérative , d'où sont sévèrement
exclues jusqu'aux femelles des animaux , et à laquelle on
peut appliquer ce que Pline dit des Thérapeutes : Nation
éternelle dans laquelle personne ne naît ( Gens æterna in
quá nemo nascitur ) . Les bibliothèques de tous les monastères
lui furent ouvertes , et il les visita avec le plus grand soin ;
mais soit qu'il manquât , ainsi que plusieurs personnes l'ont
pensé , de la réserve , de la gravité , de l'adresse nécesssaires
pour gagner la confiance de ces solitaires, qui ne voient jamais,
sans quelqu'inquiétude , un homme du rit Latin au milieu
d'eux , soit qu'ils n'eussent réellement que des livres ascétiques
et théologiques , M. de Villoison n'en trouva point d'autres ;
et après avoir employé environ un mois à ces pénibles et
inutiles recherches , il se rendit à Salonique , d'où il fit voile
pour Athènes.
On conçoit sans peine les sentimens divers dont il dut être
agité , en voyant les superbes et déplorables restes des monumens
de cet antique berceau des arts , dont le goût même des
arts , rivalisant avec le temps et la barbarie , s'efforce aujourd'hui
de combler la destruction pour s'en approprier les précieux
débris ; quels souvenirs et quelles pensées durent se réveiller
dans son esprit en parcourant les champs célèbres de Marathon
, la plaine de Rharia , si respectés par les initiés aux mystères
de Cérès , les monts Hymette et Pentélique , les bords du
Céphise ; en contemplant les ruines de Corinthe et d'Argos ,
en foulant le sol sur lequel fut Sparte , dont il ne reste que
de légers vestiges auxquels on reconnoît à peine l'emplace
ment de cette cité fameuse , qui occupe tant de place dans
l'histoire. M. de Villoison se consola de n'y rencontrer aucun
des principaux objets de ses recherches , en retrouvant chez
les Traconiens , qui habitent ce pays , et qui descendent des
anciens Spartiates , la langue dorique , qu'ils parlent encore
aujourd'hui dans presque toute sa pureté. Il avoit l'intention
d'aller chez les Maniotes , qui prétendent avoir la même ori
gine ; mais ce qu'il savoit déjà , et ce qu'il apprit en Laconie
MAI 1806.
271
de leurs moeurs sauvages et inhospitalières , l'empêcha de s'exposer
à des dangers dont il ne pouvoit tirer que peu d'avantages
, et il ne songea plus qu'à revenir dans sa patrie et à faire
part à l'Europe des richesses et des observations qu'il avoit
recueillies.
De retour à Paris , en 1787 , il lut à l'Académie des Belles-
Lettres un mémoire dans lequel il rend un compte sommaire
de ses courses , de ses travaux et de ses découvertes , et dont
l'objet spécial est de publier et d'expliquer les inscriptions qui
ont échappé aux recherches des autres voyageurs , ou qu'ils
ont données d'une manière incorrecte , parce qu'ils les ont mal
lues et mal comprises : c'est un reproche que M. de Villoison
fait à presque tous , à l'exception de Chishul et de Chandler ;
et certes personne n'étoit plus en état que lui , par l'étendue
et la sûreté de ses connoissances grammaticales et paléographiques
, d'appercevoir et de rectifier de pareilles erreurs. Ce
mémoire , presqu'entièrement consacré aux inscriptions , devoit
être suivi d'un grand nombre d'autres , dans lesquels il
présenteroit tout ce qu'il avoit pu rassembler , tant dans son
voyage que dans ses courses , concernant l'histoire , la géographie
, les édifices publics , les temples , les autels , les gymnases
, les théâtres , les bains , les tombeaux , la navigation , le
commerce , les institutions diverses , les cérémonies civiles et
religieuses , les moeurs , les usages, le costume , les danses , les
jeux , les festins , enfin les mots , les locutions , les proverbes
des anciens Grecs , qui sont encore usités aujourd'hui , et surtout
chez les habitans des îles. M. de Villoison , en annonçant
ce vaste plan qui embrassoit toute l'ancienne Grèce comparée
à la Grèce moderne , avançoit que l'ouvrage , indépendamment
de l'intérêt général dont il pourroit être , auroit le mérite
particulier de répandre une grande lumière sur plus de
six cents passages d'auteurs anciens , qu'on ne peut entendre
sans la connoissance des lieux et sans celle des moeurs des
habitans actuels, Mais pour que rien ne fût omis dans cet
ouvrage , et que l'exactitude y fût portée aussi loin qu'il est
possible , M. de Villoison vouloit , avant de le livrer au public ,
avoir relu , avec l'attention la plus scrupuleuse , tous les auteurs
grecs et latins qui nous restent , depuis la première ligne
jusqu'à la dernière. ( A capite ad calcem. pref. in Homer,
p. 54. )
Cette entreprise immense auroit pu effrayer un savant moins
intrépide ; elle n'étonnoit même pas M. de Villoison . Il alloit
revoir ses anciens amis ; il ne pouvoit employer son temps
d'une manière qui lui fût plus agréable. La révolution qui a
renversé tant de projets , vint au contraire favoriser et accé→
272 MERCURE
DE FRANCE ,
lérer l'exécution du sien , que ralentissoient , malgré lui , une
multitude de devoirs à remplir, et les distractions sans nombre
auxquelles on est exposé dans une grande ville où l'on a beaucoup
de rapports. Le desir de s'éloigner du foyer des tempêtes
et le besoin de pourvoir à sa sûreté, le déterminèrent à se retirer
à Orléans où il espéroit pouvoir vivre ignoré et paisible
et se livrer sans relâche à la suite de ses travaux. Là , renfermé
depuis le point du jour jusqu'à la nuit dans la Bibliothèque
publique , composée en partie des livres de deux hommes
célèbres , Henri et Adrien de Valos , pour lesquels il avoit
une grande estime , il acheva de lire , la plume à la main ,
tous les ouvrages de l'antiquité ; puis il descendit à ceux du
moyen âge , et même de temps beaucoup plus rapprochés
de nous, et les mit pareillement à contribution. Il ne négligea
ni les conciles , ni les Pères de l'Eglise , ni les recueils de lois ,
ni même les commentaires des jurisconsultes ; et pour donner
une idée de son infatigable courage , il suffira de dire qu'il
relut quatre fois d'un bout à l'autre la grande et volumineuse
collection de l'histoire Bizantine.
Les fruits de ces prodigieuses lectures furent quinze énor→
mes volumes in-4°. d'extraits et d'observations , dont la substance
devoit entrer dans la relation de son voyage , afin de ne
laisser aucun vuide dans le tableau qu'il avoit l'intention de
donner de l'état de la Grèce , depuis les temps les plus reculés
jusqu'à sa dégradation complète , et même jusqu'à nos jours ;
et il avoit fait ce travail préparatoire avec un tel soin , qu'il
assuroit avec confiance qu'il n'avoit omis de relever aucun
fait , aucun usage , aucun mot digne de remarque ; le nom
d'aucune ville , d'aucun homme célèbre ou constitué en di→
gnité , pas même celui d'un évêque connu seulement par la
souscription de quelque concile. Le morceau qu'il a placé à
la suite du Voyage dans la Troade par M. le Chevalier , quelques
opuscules répandus dans divers ouvrages périodiques et
les divers mémoires qu'il a communiqués à l'Institut dont il
avoit été élu membre en l'an 9 , ne permettent presque pas
de douter de la vérité de cette assertion. Il s'occupa aussi ,
pendant sa retraite à Orléans , à préparer une nouvelle édition
de la Paléographie grecque du Père de Monfaucon , qu'il
avoit depuis long-temps le dessein de donner au public avec
une grande quantité d'additions , de corrections et de supplé
Imens considérables : tâche extrêmement difficile , que lui seul,
peut-être en France , étoit capable de remplir dans toute son
étendue ( 1 ) .
(1 ) Tous les manuscrits laissés par M. de Villoison ont été acquis par le
Bibliothèque impériale , où l'on pourra toujours les consulter.
Ces
MAI 1866.
273
Ces longues et différentes études lui avoient fait faire une
multitude de nouvelles connoissances dont il étoit véritablement
épris il étoit curieux de l'entendre vanter , comme
dignes de mémoire , des hommes et des événemens ensevelis
jusqu'alors dans la plus profonde obscurité : c'étoient pour
lui des espèces de conquêtes qu'il avoit faites sur le néant ,
et il en étoit plus fier qu'il n'auroit pu l'être d'avoir résolu
quelque difficulté qui auroit résisté aux lumières et à la sagacité
des plus habiles critiques.
sa
Il revint à Paris, après les derniers orages de la révolution ,
avec son trésor : c'étoit presque le seul bien qui lui restât ; les
trois quarts de médiocre fortune avoient disparu , et pour
y suppléer il prit le parti d'ouvrir un cours public de langue
grecque. Des jeunes gens , des hommes dans la maturité de
l'âge , français et étrangers , desirant de s'instruire , et attirés
par sa réputation , s'empressèrent de prendre ses leçons ; mais
M. de Villoison n'ayant pas l'habitude d'enseigner , il lui fut
impossible de descendre jusqu'à ses disciples ; et eux , semblables
aux petits de l'aigle , qui , malgré ses exhortations , ne
peuvent le suivre dans les plaines de l'air , quand il s'élance
vers le soleil , ils ne purent s'élever jusqu'à lui , et renoncèrent
bientôt à des leçons trop savantes dont ils ne pouvoient retirer
aucun fruit. Heureusement pour M. de Villoison que le gouvernement
venoit de créer une chaire de grec vulgaire , dans
l'Ecole spéciale des langues orientales , établie à la Bibliothèque
impériale , et qu'il en fut pourvu aussitôt qu'il eut témoigné
le desir de l'obtenir. Il en remplit les fonctions jusqu'au inoment
où l'EMPEREUR la supprima , et où , pour donner à
M. de Villoison une marque de la bienveillance dont il honore
tous les genres de mérite , il créa pour lui , et , par une
distinction unique , pour lui seul , une chaire de grec ancien
et moderne au Collège de France.
Digne de succéder aux Danès , aux Turnèbe , aux Lambin ,
aux Cotelier et autres savans qui ont illustré cet établissement
, M. de Villoison alloit enfin occuper une place à laquelle
il étoit appelé depuis long-temps par l'opinion publique ;
il alloit jouir de toutes les richesses qu'il avoit amassées , et
en faire jouir les autres , en les répandant par l'enseignement
et par l'impression ; il alloit être entouré d'élèves assez instruits
pour l'entendre , et déjà capables , pour la plupart ,
d'être maîtres ; il alloit ranimer et propager le goût de cette
belle langue , dont l'étude avoit été la passion constante de
sa vie ; il alloit être heureux du bonheur du véritable homme de
lettres , celui d'être utile aux hommes en les éclairant . Espérance
trompeuse ! il ne lui étoit donné que de voir de loin la
$
274 MERCURE DE FRANCE ,
terre promise ; il ne devoit point y entrer. Une maladie , qu'on
fegarda d'abord comme très- légère , et qui s'aggrava par degrés
, le conduisit au tombeau après quelques mois de langueur
, le 6 floréal an 13 ( 26 avril 1805. )
L'érudition a perdu en lui un de ses plus fermes soutiens ,
et l'Institut un de ses membres les plus célèbres et les plus
capables de contribuer à sa gloire. Personne peut-être n'a été
plus savant : il possédoit à fond la langue grecque ; il savoit
tout ce qui a été écrit dans cette langue et sur cette langue ;
il connoissoit tous les changemens qu'elle a éprouvés pendant
les vingt-quatre siècles qu'elle a été en usage , et toutes les
acceptions diverses dans lesquelles les mots ont été employés
par les différens auteurs , depuis Homère jusqu'à Chalcondyle ;
et aucune difficulté grammaticale ne pouvoit l'embarrasser .
Sa tête ressembloit à un immense dictionnaire , auprès duquel
le trésor de Henri Etienne pourroit ne paroître qu'un abrégé
succinct et incomplet.
S'il avoit été moins habile en grec , on remarqueroit qu'il
savoit très-bien le latin ; que les ouvrages des grands écrivains
de Rome lui étoient très-familiers ; qu'il écrivoit leur langue
avec facilité et correction , et qu'il a composé sur différens
sujets une grande quantité de vers latins , qui sont à-peu-près
aussi bons que ceux de la plupart des poètes latins modernes.
Il n'étoit pas moins versé dans la littérature italienne ; il connoissoit
tous les bons ouvrages et tous les ouvrages d'érudition
écrits dans cette langue , et il la parloit et l'écrivoit , sinon
avec élégance , du moins avec pureté. Ce seroit se tromper
que de croire que la littérature française lui fût entièrement
étrangère. Quoiqu'il n'en eût point fait une étude particulière ,
il y a peu de bons ouvrages écrits en notre langue , soit en
vers , soit en prose qui lui fussent inconnus. Il étoit toujours
prêt à répondre aux questions qu'on lui faisoit ; souvent même
il alloit au-devant , et il appuyoit son opinion d'une foule de
passages , de textes , de citations , qui étonnoit autant qu'elle
éclairoit. La nature l'avoit doué d'un esprit vif et pénétrant ;
mais sa mémoire , qui tenoit réellement du prodige , et qu'il
avoit peut-être trop exercée , paroît avoir arrêté , jusqu'à un
certain point , le développement de ses autres facultés intellectuelles
, et les avoir empêchées de parvenir à une maturité
parfaite. Insatiable de savoir , il n'avoit jamais trop de temps
pour apprendre , et il en prenoit rarement assez pour penser
et pour réfléchir : de là l'incohérence , les écarts , les digressions
, le manque de mesure et d'ensemble qu'on remarque
dans quelques-unes de ses compositions ; de là encore l'inconséquence
et la légèreté dans sa conduite et dans ses discours ,
MAI 1806. 275
dont il a quelquefois encouru le reproche. Mais ces imperfec
tions , ou , si l'on veut , ces défauts , doivent disparoître à
l'éclat de ses grandes et utiles qualités : s'il est toujours resté
jeune pour le jugement , pour le goût , pour le sentiment des
convenances , il avoit plusieurs siècles , avec toute la vigueur
de l'âge viril , pour l'érudition ; et les compagnies savantes.
devroient s'estimer heureuses d'avoir souvent des membres
qui méritassent de pareils éloges et de pareilles critiques.
Séance publique des SOURDS- MUETS , du 6 mai.
QUEL besoin M. Sicard a-t -il de nouveaux éloges ? N'a- t- on
pas assez dit que sa méthode est admirable , et que son zèle
l'est encore plus ? Certes , si dans cette séance il ne nous avoit
paru mériter que le tribut de louanges qu'il est accoutumé à
se faire porter toutes les semaines , nous nous serions dispensés
d'en parler. Quelque juste que ce tribut nous paroisse , et
quelque satisfaction que nous eussions à le dire , nous ne
sommes pas sûrs que le public nous écoutât avec le même
plaisir. Nous savons bien qu'un journaliste est quelquefois
obligé de redire ce que d'autres ont dit avant lui ; mais encore
ne doit-il pas le répéter mille fois.
Que l'illustre et vertueux instituteur des sourds- muets ne
soit donc pas surpris de nous voir commencer cet article
par une critique. Nous admirons franchement sa méthode ,
et nous sommes peut-être plus que personne dans le cas
d'apprécier ses vertus ; son zèle , sur-tout , nous paroît audessus
de tous les éloges ; mais nous sommes persuadés que les
sourds-muets arrivent chez lui avec une ame toute faite , et
qu'il n'est nullement besoin de commencer par leur en créer
une : nous savons de plus qu'il en est persuadé comme nous.
Par conséquent nous sommes fachés de l'entendre dire à chaque
séance qu'il crée une ame à ses élèves. Cette expression , qui
lui plaît sans doute , puisqu'il la répète ordinairement plusieurs
fois , afflige toujours ceux qui l'entendent, nous voulons
dire , ceux qui d'ailleurs pensent comme M. Sicard sur
la religion. Car, pour les autres , je ne doute pas qu'ils ne
l'entendent avec plaisir ; et c'est pour nous un nouveau mo,
tif de l'engager à ne plus l'employer.
Quoi , avoit-il besoin qu'on lui fit une ame , ce Massieu
qui , avant même d'avoir reçu aucune leçon , avoit déjà l'idée
d'un Dieu , ou au moins d'un être puissant qu'il se figuroit
S 2
276 MERCURE
DE FRANCE ;
quences que
Nescendant toutes les nuits sur la terre pour faire végéter les
plantes ? Sur cela , je m'en rapporte à M. Sicard , et à ce
qu'il nous a raconté dans cette séance. Philosophes nouveaux ,
bien ce fait. Il est constant celui-là : il ne ressemble pas pescz
à celui dont je vais parler. La preuve en est sous vos yeux ; vous pouvez tous les jours aller la consulter ; et sur-tout ne
vous hâtez pas de tirer d'une expression , hasardée des consé-
M. Sicard seroit le premier à désavouer .
Maintenant , nous conviendrons qu'il donne à ses élèves
de très-bonnes leçons de grammaire , qui , au moyen de sa
méthode , deviennent de meilleures leçons de métaphysique ,
de logique et même de morale. Mais quoi , les sourds- muets
maîtres de toutes les sciences , cela nos en deviendront-ils pour
et serons-nous réduits à aller puiser chez eux jusqu'aux règles
du beau langage ? Ce qui me donne lieu de faire cette question
, c'est une observation que M. Sicard a hasardée en
développant , dans cette séance , son système sur les conjugaisons.
Il a dit ( ce qui est très-vrai ) que l'imparfait du
conjonctifj'eusse n'est pas le même temps que le conditionnel
j'aurois il a ajouté que les sourds-muets se gardoient
bien de les confondre , et que les Parisiens les confondoient
toujours , en quoi ils faisoient très-mal . M. Sicard sait-il que ces
Parisiens sont Bossuet, Massillon , Racine , Voltaire , etc. , etc.;
tous les grands écrivains des deux derniers siècles ? Qu'il y
prenne garde si la langue des sourds-muets est une langue
universelle , elle n'est pas pour cela la règle universelle de
toutes les langues. Eh sans doute , il vaudroit mieux qu'on
n'employât pas un de ces mots pour l'autre ; mais puisque
l'usage permet de le faire , en le faisant on ne fait point mal :
car l'usage est ici le seul maître , le seul souverain , et ce qu'il
permet est très -bien permis. Quand Voltaire a fait díre à Zaïre :
J'eusse été près du Gange esclave des faux Dieux.
Il n'a pas fait de solécisme ; et quoique le système de M. Sicard
sur les conjugaisons soit très-beau , et que ses élèves s'expriment
avec une justesse étonnante , je préfère encore un
vers de Voltaire à tous les signes des sourds-muets..
M. Sicard va plus loin . Parce que le langage muet des
doigts paroît assez naturel ( quand on l'a appris ) , il en conclut
que c'est le seul langage qui soit naturel à l'homme. Il
prétend que si Dieu ne nous avoit lui-même enseigné à parler
, jamais nous n'aurions imaginé que nous pouvions le faire , et que , sans être sourds , nous serions restés muets.
ne nous auroient arra-. Ainsi , jamais la douleur ni la joie
ché un cri; jamais le hasard n'auroit fait joindre à ce cri
un mouvement de la langue ; jamais nous n'aurions conçu que
2
277
MA I 1806.
l'on pût articuler et moduler la voix : car, si on admet le
principe , il faut admettre aussi ces conséquences. Ces idées ,
telles que je les expose ici , ne sont pas nouvelles ; mais les
preuves sur lesquelles M. Sicard les appuie le sont ; et je suis
bien faché d'être obligé de les rapporter : j'en suis faché ,
puisque le simple exposé de ces grandes preuves en sera ,
pour tous nos lecteurs , la censure la plus amère.
» Enfin , nous a-t-il dit presque au commencement de la
séance , enfin j'ai acquis la preuve de ce que j'ai toujours
pensé et souvent dit dans cette assemblée , le langage de
mes élèves est le vrai langage de l'homme, En voilà la
démonstration elle est dans ma poche , et bientôt elle
paroîtra au grand jour. » Et quelle est cette démonstration ?
C'est qu'il existe dans je ne sais quel coin de l'Amérique
septentrionale un peuple entier qui ne parle pas. Et qu'est- ce
qui prouve l'existence de ce peuple ? C'est une lettre et une
dissertation qui arrivent de je ne sais où , mais qu'on va imprimer
dans les Archives de l'Europe. Bien démontré ! Les
Français parlent , les Anglais parlent , toute l'Europe parle ,
le monde entier a toujours parlé , et parce qu'un peuple
ignoré ne parle pas , le silence est le langage naturel de
l'homme !
Mais qui vous a dit que cette lettre et cette dissertation
ne vous trompent pas ? Avez-vous oublié l'histoire de la Dent
d'or ? Et si ce peuple n'existoit pas ; si ce n'étoit encore ici
qu'une de ces fables philosophiques dont on fait d'abord tout
le bruit qu'on peut , et dont on ne parle plus quand elles ont
produit l'effet qu'on en attendoit ! Dirai-je quel est cet effe t ?
C'est de jeter du doute sur les vérités les plus communes , e
de remettre en problème ce qui était démontré ; c'est de faire
soupçonner , par exemple , que l'homme qui écrit des Archives
ne differe pas essentiellement du singe et sur- tout de
l'orang-outang , et qu'on pourroit absolument les confondre ,
si ce n'étoit le nez qui est plus long dans l'homme que dans
le singe ; encore le premier n'a-t-il allongé son nez qu'à force
de se moucher. Vous n'ignorez pas que tout cela a été dit et
imprimé . Certes , aux Archives de l'Europe , j'opposerai les
archives de l'univers , lesquelles m'apprennent que l'homme
est un être essentiellement pensant et parlant. Et quoi que
puisse dire M. Sicard , au lieu de me figurer que l'homme
naturel , je veux dire l'homme vivant en société , est naturellement
muet , j'aime mieux croire , avec Buffon , qu'entre
l'homme et l'animal il y a un espace immense qui est rempli
au-dedans par la pensée et au-dehors par la parole.
Q vanas hominum mentes ! Qui s'attendoit à voir l'un des
"
3
278 MERCURE DE FRANCE ,
plus profonds grammairiens de ce siècle mettre le langage
inarticulé d'une peuplade inconnue de sauvages au- dessus du
langage perfectionné des peuples civilisés ? Mais voilà où
conduit quelquefois l'attachement particulier dont on se
prévient pour certaines idées , pour certains systèmes, souvent
par la seule raison qu'on en est l'inventeur. M. Sicard a
inventé des signes qui sont admirables pour exprimer avec
les doigts ce que nous disons avec la langue ; aussitôt il oublie
que ses grammaires ne sont pas une petite partie de sa gloire ,
et que probablement il ne les auroit jamais faites s'il n'avoit
su parler qu'avec les doigts. Il soutient publiquement qu'il
n'y a de langage naturel que celui des mains , et que Dieu
seul a pu nous apprendre à faire usage de notre langue.
Cependant qui , plus que lui , est intéressé à conserver au
langage parlé tous ses droits ? Ses signes eux-mêmes ne nous
étonneroient pas s'ils n'exprimoient que des pensées , ce qui
les rend si admirables , c'est qu'ils expriment des paroles. De
tout temps , on a communiqué aux muets certaines idées ;
ce qu'a fait M. de l'Epée , et après lui M. Sicard , c'est de
leur donner l'idée du mot. M. Sicard a-t- il oublié que cette
idée , si simple en apparence , je veux dire celle d'attacher des
pensées à des mots , est précisément ce qu'il y a de plus inconcevable
et de plus merveilleux dans l'invention des langues.
Cela une fois trouvé , l'obstacle est franchi , les langues
sont créées ; c'est au temps et au goût à les perfectionner.
Eh ! qu'allons-nous faire aux séances publiques de l'institution
des sourds-muets ? Nous allons admirer un homme
qui a créé pour eux une langue nouvelle , une langue de convention
, universelle , si on veut , mais qui est si peu la langue
naturelle des hommes , qu'il ne faut pas moins de cinq ans
pour l'apprendre parfaitement.
Cependant , que cette idée se répande , et je ne doute pas
qu'on ne voie aussitôt se former des écoles où l'on se proposera
de ramener les élèves au langage naturel de l'homme ,
comme il s'en est formé depuis long-temps quelques-unes
où on instruit les enfans selon la méthode de M. Sicard. Et
comme dans celles- ci on emploie , pour des enfans qui
entendent et qui parlent , les longs circuits trop souvent nécessaires
pour ceux qui n'entendent et ne parlent pas , on
apprendra dans celles- là aux élèves à ne parler qu'avec leurs
doigts. Il n'y a pas de fausse idée qui ne puissse avoir des
conséquences fâcheuses , lorsqu'elle a l'air d'être appuyée par
une autorité aussi imposante que celle de M. Sicard , et c'est
pour nous un motif de plus pour ne pas nous taire sur ce
qui nous paroît au moins hasardé dans ses raisonnemens.
MAI 1806.
279
Mais enfin , que répondrons-nous s'il existe dans l'Amérique
un peuple qui ne s'exprime que par des signes ? Nous
répondrons que ce peuple a sans doute trouvé plus commode
de remuer ses doigts que sa langue , et ce sera bien le cas
d'ajouter qu'il ne faut pas disputer des goûts ; nous dirons
aussi que ce peuple auroit probablement grand besoin que
M. Sicard allat perfectionner son langage , et qu'en attendant
aucun des hommes qui le composent ne seroit en état de
donner une réponse satisfaisante aux questions qui ont été
faites dans cette séance aux sourds-muets de M. Sicard. Nous
exposerons simplement ces questions avec leurs réponses ; c'est
le meilleur moyen de donner une véritable idée du talent de
l'instituteur et de l'intelligence de ses élèves.
S. A. R. le prince de Bavière , qui honoroit l'assemblée de
sa présence , a paru douter que des sourds-muets pussen t se
faire une notion juste du sens de l'ouie , et il a demandé
quelle idée ils attachoient , par exemple , au mot entendre.
Sur cela M. Sicard a dit qu'il alloit demander à trois de ses
élèves qu'est-ce qu'entendre ? Et pour cela il a tracé ces mots
en l'air avec ses doigts. Les élèves ont écrit sur-le-champ
Qu'est-ce qu'entendre ? On leur a fait signe qu'il ne suffisoit
pas d'écrire ces mots , et qu'il falloit ajouter la réponse. Ils
ont montré , par l'expression de leur figure , qu'ils ne pou
voient pas la donner ; et il nous semble que cela même étoit
déjà une réponse satisfaisante; car savoir qu'ils ne peuvent
bien comprendre ce mot , c'est déjà savoir beaucoup .
On a insisté, alors ils ont écrit : Entendre , c'est ouïr. Cette
seconde réponse n'étoit que trop juste, et M. Sicard leur en
a montré le défaut , en écrivant lui - même qu'est- ce qu'un
chapeau? et au-dessous , c'est un chapeau. Enfin , ils se sont
mis à réfléchir profondément , et tout-à-coup ils ont fait les
réponses suivantes , que nous donnons ici telles que nous les
avons textuellement copiées. Le moins habile a écrit , c'est
voir dans les oreilles ce qu'on dit ; le second , c'est recevoir
les idées de celui qui , par la voix , frappe l'oreille vivante .
Et Massieu : C'est voir , distinguer , par le moyen de la voix
auriculaire , un objet de tout autre , dont l'idée est peinte par
les rayons du son ou de la voix ou du bruit, en un mot,
c'est voir auriculairement.
GUAIRARD..
280 MERCURE DE FRANCE ,
VARIETES.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES.
-On a annoncé , lundi dernier , à la classe des sciences
physiques et mathématiques de l'Institut , que deux de ses
membres , M. de Lacépède et M. Cuvier, avoient été élus par
la société royale de Londres , en qualité de membres étrangers.
Sir Joseph Banks , président actuel de la société royale , a
annoncé cette nomination à M. Delambre , l'un des secrétaires
perpétuels de la classe , par une lettre , écrite en
anglais , dont voici la substance : « Sir Joseph y exprime le
plaisir extrême qu'il éprouve à annoncer à ses collègues
» les choix qu'a faits sa compagnie , regardant cette nomi-
» nation comme un témoignage éclatant de la profonde con-
» sidération de la société royale pour l'Institut de France ,
» et de la bienveillance qui unit les membres des deux
» sociétés savantes : sentiment , dit-il , qu'il espère ne devoir
» jamais être ni troublé par aucune querelle politique entre
» les deux nations , ni affoibli par aucune autre circons→
>>> tance. >>>
१
Les théâtres n'ont donné cette semaine aucune nouveauté
qui vaille l'honneur d'étre nommée . Celui de l'Impé→
ratrice promet la prochaine représentation d'une nouvelle
comédie de Picard , en cinq actes et en prose , intitulée : Un
Jeu de Fortune , ou les Marionettes.
M. Vitry, ancien employé au ministère des affaires étran⇒
gères , vient de publier un nouveau volume de Mirabeau ( 1 ),
qui renferme des Lettres inédites , des Mémoires et des
Extraits de Mémoires écrits en 1781 , 1782 et 1783. Comme
le nom de l'auteur recommande ce Recueil , sinon à l'estime,
du moins à la curiosité publique , nous en rendrons compte
incessamment.
--
1
Nous avons déjà fait connoître le plan d'un poëme eu
dix chants , intitulé La Bataille d'Hastings , ou l'Angleterre 1
(1) Lettres de Mirabeau , 1 volume in- 8° . Prix : 6 fr. , et 7 fr. 50 c .
la poste. par
A Paris , chez le Normant , imprimeur - libraire , rue des Prêtres Saint-
Germain-l'Auxerrois , nº, 17.
MAI 1806. ! 281
conquise (2) ; nous en avons imprimé un fragment dans la partie
de ce journal , consacrée à la poésie . La publication de ce
poëme, qui est de M. Dorion, nous permetra d'en porter, dans
un prochain numéro , un jugement définitif.
- Dimanche dernier , M. Millevoye , auteur de l'Indépendance
de l'Homme de lettres , poëme couronné par l'Institut
, a eu l'honneur de présenter à S. M. l'Empereur unpetit
poëme intitulé : la Bataille d'Austerlitz.
Les fontaines établies dans une grande capitale qui est
traversée par une grande riviére , et qui n'a que très-peu
d'autres eaux supérieures , sont un moyen d'approcher
des consommateurs une chose de nécessité première. La ville
de Paris jouit de cet avantage ; mais les fontaines ne sont point
assez nombreuses , et la plupart ne coulent qu'à l'ouverture
du robinet et ne donnent pas de l'eau jour et nuit.
Le besoin de la consommation n'est pas le seul . Il faut aussi
que les rues d'une grande ville puissent être lavées continuellement
, et que le mouvement d'une eau coulant sans cesse
contribue à raffraîchir l'atmosphère.
2
L'Empereur , à qui rien n'échappe de ce qui peut être utile
au public , et à qui la ville de Paris doit déjà tant de travaux
entrepris et exécutés pour l'embellissement et l'assainissement
de ce beau séjour , a ordonné depuis long-temps l'ouverture
du canal de l'Ourcq , qui sera par sa navigation, une ressource
féconde pour l'approvisionnement de la capitale , et qui lui
procurera aussi une masse d'eau immense , propre à tous les
usages. Lorsque cette grande entreprise sera terminée , l'eau
pourra couler en ruisseaux dans toutes les rues , alimenter
toutes les maisons et embellir toutes les promenades et tous
les lieux publics. Mais malgré l'activité des opérations ordonnées
et le zèle des magistrats qui les dirigent, le moment de
cette jouissance est encore éloigné.
S. M. s'est fait rendre compte du produit des machines hy-
-drauliques établies sur la rivière , et celui des pompes à vapeur ,
et des sources d'Arcueil , des près Saint- Gervais , etc.
Il a été reconnu que ces divers moyens pourroient donner
une quantité d'eau plus que double , et des mesures ont élé
prises pour que le nombre des fontaines de Paris soit augmenté
de près d'un tiers , et porté jusqu'à 72 ; et que désormais chaque
fontaine verse sans interruption , le jour et la nuit , une quantité
d'eau bien plus considérable que celle qu'elle verse aujour
(2) Bataille d'Hastings , 1 volume in -8 ° . Prix : 3 fr . , et 3 fr . 75 c .
par la poste.
A Paris , chez le Normant, rue des Prêtres S. Germain- l'Auxerrois, n . 17 .
282 MERCURE DE FRANCE ,
d'hui. A dater du 1er juin , ces dispositions seront exécutées ;
des ruisseaux d'eau vive se trouveront établis dans toutes les
rues ; et durant les grandes chaleurs , le Parisien respirera un
air rafraîchi et purifié.
On s'occupe de l'établissement d'un canal qui , en réunissant
le Rhône au Rhin , fera communiquer la mer du Nord
à la Méditerrannée. Ce canal , auquel S. M. l'Empereur et
Roi a permis de donner son nom , traversera , dans une étendue
de 71 lieues , les départemens du Jura , du Doubs , du Haut et
Bas-Rhin ; ouvrira , d'une extrémité de l'Empire à l'autre ,
une navigation intérieure , qui doit donner au commerce une
impulsion et une direction nouvelles. Par le résultat de cette
vaste conception et à l'aide des canaux du Midi , du centre et
de la Côte-d'Or , qui se communiqueront tous , il s'établira
bientôt , entre les mers qui baignent et les fleuves qui arrosent
ce vaste Empire , entre sa capitale et ses innombrables cités, une
communication libre qui s'étendra , au-dehors , à une grande
partie de la Hollande , de l'Allemagne et de la Suisse. C'est
par ce canal que s'ouvrira un commerce d'échange sûr et facile
des productions naturelles et industrielles du Midi et du Levant
avec celles du Nord , de Marseille à Amsterdam et d'Amstersdam
à Marseille , sans courir aucuns risques d'aucune sorte
ni d'avarie , ni de hasards de mer quelconques , hostilités ou
tempêtes. C'est encore à la faveur de ce canal que les villes de
Lyon, Strasbourg , Mayence et Cologne deviendront autant
d'entrepôt d'un commerce aussi étendu qu'avantageux. Une
des dernières lois rendues concerne les fonds et pourvoit aux
dépenses , évaluées à 14 millions , qui restent à faire pour terminer
cette vaste entreprise. Le discours prononcé à ce sujet
au corps législatif par M. Koch , membre du tribunat , contient
l'historique de ce projet , dont la conception remonte au
règne des premiers Césars, Les avantages qui doivent en résulter
pour la France et l'Europe , y sont exposés avec autant
d'exactitude que de justesse et de précision. On y lit avec intérêt
une invitation à nos alliés les souverains d'Allemagne de
concourir de tous leurs moyens à l'exécution du canal du Rhin
au Danube , qui , avec celle du canal Napoléon , formera la
plus vaste communication intérieure qui exista jamais , et
mettra en rapport tous les commerces de l'Europe pacifiée.
C'est de la même manière que la régence royale de Bavière ,
en rendant compte du projet qu'elle a conçu , exprime le voeu
de voir s'opérer , par les soins du Gouvernement français , la
jonction du Rhône au Rhin. Ainsi seront exécutées et surpas
sées , dans un siècle qui sera aussi décoré d'un grand nom , les
Conceptions des grands siècles d'Auguste et de Charlemagne.
MAI 1806. 283
-Un procès-verbal de la municipalité de Lille , départe .
ment de Vaucluse , a constaté la réussite d'une plantation d'indigo
, exécutée en grand et en plein vent sur la terre dite de
Pluvinel, appartenant à M. Icard de Bataglini , cultivateur du
pays. Il est dit dans le procès verbal , qu'après uu examen fait
avec attention de l'indigo qei étoit provenu de cet essai , des
commissaires avoient pensé que cette plante précieuse pouvoit
être naturalisée dans le département , et devenir un jour une
principale source de ses richesses ; M. le maire , au nom de
ses administrés , et les commissaires ont adressé des remerciement
à M. Icard de Bataglini.
-
Le docteur Jenner a reçu du lord-maire et des alder,
mans de la ville de Londres , un témoignage flatteur de la
reconnoissance publique. On l'a gratifié de la franchise de la
cité , et d'une boîte d'or enrichie de diamans et ornée d'em→
blêmes analogues à la médecine. Sur le couvercle de la boîte
est gravée la déesse de la santé , tenant d'une main le bâton
d'Eculape : on y voit le docteur Jenner recevant le brevet de
franchise. Aux deux extrémités de la boîte sont les armes de
la cité , entourées de celles du lord - maire et du docteur
Jenner, Derrière est gravée une vache ; au fond on lit ces
mots : « Présenté à Edouard Jenner , M. D. L. L. D. F. R. S.
» par la corporation de Londres , comme un gage de sa
>> reconnoissance et de tous les chefs de famille , pour le salu
» taire découverte de l'inoculation vaccinale , due à ses re-
>> ' cherches savantes. »
-
?
- Mme Elisabeth Carter est morte à Londres , le 22 février.
Cette dame égaloit Mme Dacier en érudition. Son principal
ouvrage est une Traduction d'Epiciète , extrêmement estimée.
Elle avoit aussi fait imprimer un volume de poésies et
une Ode à la Sagesse qui parut d'abord dans le roman de
Clarisse. Elle avoit fourni au Rambler deux morceauv , l'un
sur la Religion et la Superstition , l'autre intitulé le Voyage
de la Vie , dont le titre a la plus grande ressemblance avec
celui du célèbre Johnson . Une piété sincère , un grand amour
de la vertu respirent dans tons ses ouvrages. Elle etoit dans sa
89° année.
―
On a annoncé à Léipsick un manuscrit du 16ª siècle :
c'est un Recueil d'élégies et de stances composées ( à ce que
dit le trouveur) par l'infortuné landgrave Philippe de Hesse ,
pendant la captivité où le retint l'empereur Charles-Quint.
L'éditeur prévient d'avance qu'il ne faudra pas s'étonner si
le langage se trouvoit un peu trop pur et la versification uu
peu trop correcte pour le temps où vivoit l'auteur. Il assure
que ce prince avoit des lumières et un goût fort au-dessus
284 MERCURE DE FRANCE ;
de son siècle. Il cite l'exemple des poésies de Clotilde de
Surville , qui , écrites en français cent ans avant celles du landgrave
, n'offrent cependant pas la plus légère faute contre la
rigueur des règles. On trouvera peut-être cette autorité de
peu de poids.
-
La Mnémonique , ou l'art de la mémoire , étoit connue
des anciens. On lit dans Hérodote qu'elle étoit soigneusement
pratiquée en Egypte , d'où elle fut transportée en Grèce. Cet
historien en attribue l'invention à Simonides ; mais cette opinion
est réfutée dans une dissertation que M. Morgenstern ,
de Dorpat , vient de publier sur la Mnémonique. Il y prétend
qu'elle se lioit plus étroitement qu'on ne pense avec les
hieroglyphes égyptiens , et que ce rapprochement pourroit
aider à les expliquer. Quoi qu'il en soit , cet art singulier ,
extrêmement négligé , reparoît en Allemagne avec quelque
éclat. M. d'Aretin , qui en est comme le restaurateur , a eu
récemment pour élève M. le pasteur Kæstner , auquel il permit
de prêcher à Léipsick sa nouvelle doctrine. Il lui imposa
toutefois la condition , et exigea de lui la promesse de ne
point souffrir que ses auditeurs écrivissent ses leçons sous sa
dictée. Le nouvel apôtre , encouragé par des succès , se montre
plein de zèle pour répandre ses principes. Il voyage , comme
le docteur Gall , avec un assistant ; le sien se nomine Schonemann
, qui passe pour un disputeur intarrissable. C'est ce
M. Schonemann qui a écrit la préface du plan publié par
M. Kæstner pour ses leçons , et qui l'a daté du jour de la
naissance de son cherfils.
ans ,
Suivant un ouvrage écrit , dit-on , par un enfant de 12
et mentionné dans le catalogue de la foire de septembre ,
la Mnémonique est une véritable science que l'on peut enseigner
au moyen de dix-sept règles différentes , et qui donnera
de la mémoire aux individus de tout âge.
-
M. Wolf, professeur à Halle , se dispose à faire , aux
frais de son souverain le roi de Prusse , un voyage littéraire en
France et en Italie . On dit qu'il sera accompagné de deux de
ses élèves , qui pourront le seconder avec fruit dans les recher
ches philologiques qu'il se propose de faire à Paris et à Rome.
On sait que la Société de Mansfeld ( Saxe ) a proposé
de consacrer, par quelque monument , la mémoire de Luther,
Les souscriptions s'élèvent déjà à 16,000 écus , ou 64,000 fr.
Plusieurs propositions ont été faites pour l'emploi de cette
somme ; mais on a définitivement résolu d'ériger à ce prétendu
réformateur un monument de marbre ou de bronze.
Des trois plans adoptés par la Société de Mansfeld , l'un
disent les journaux allemands , est d'un artiste de Copenhague;
MAI 1806. 285
le second , d'un architecte de Dresde ; et le troisième , d'un
catholique.
- M. Werner, professeur à l'Académie des Mines de
Friedberg , a récemment découvert un nouveau minéral
auquel il a donné le nom de Zoysite , en l'honneur de M. le
baron de Zoys , habile minéralogiste demeurant à Laybach.
M. Werner a été reçu par l'université de Wilna au nombre
de ses membres extraordinaires.
-
-Le docteur Gall s'est rendu de Copenhague à Hambourg,
où il a ouvert ses leçons de cranologie , et où il a trouvé ,
comme tous les novateurs , des partisans et des adversaires .
Les comédiens ont signalé son arrivée par une pièce où
M. Kotzbue tourne en ridicule ses prosélytes trop ardens.
-La Société Royale de Médecine de Copenhague a reçu
M. Nauche , médecin de Paris , au nombre de ses membres
ordinaires étrangers.
- Le sénat de la ville de Zurich a fait restaurer le monument
de Gessner, qui avoit été endommagé il y a quelque
temps (1 ) , et que quelques journaux ont annoncé à tort avoir
été détruit tout-à-fait. Mais cette restauration a si mal réussi ,
que les amis des arts aimeroient mieux voir ce monument
mutilé , que restauré tel qu'il l'a été . Ce travail de la restauration
a été confié à un italien qui voyage pour vendre des
figures en plâtre , et qui s'en est chargé pour un prix fört
modique.
De tous les savans qui ont accompagné l'ambassade de
Russie en Chine , deux seulement reviennent sur leurs pas ;
l'un est M. Schubert , astronome , dont les instrumens ont été
brisés en route , et qui par conséquent ne pouvoit plus être
utile à l'expédition ; l'autre , M. Klaproth , est renvoyé , dit-on ,
parce qu'il a manqué quelquefois à ce qu'il devoit au chef de
l'ambassade ; on ajoute que M. Schubert n'a pas été non plus
tout-à-fait exempt de ce tort.
-Il a paru à Saint- Pétersbourg , au mois de février dernier
, un ukase qui supprime une école impériale de jeunes
demoiselles , fondée sur le modèle de la maison de Saint-Cyr ,
par l'impératrice Elisabeth , et richement dotée depuis par
Catherine II. L'empereur Alexandre déclare , dans le préambule
de cet édit , que ces fonds seront mieux employés à former
des serviteurs à l'état; l'éducation d'une fille devant se
borner aux soins du ménage , elle sera toujours mieux formée
aux vertus domestiques dans la maison paternelle que
( 1 ) On voit abattu à une des figures du monument , la main dans
laquelle elle tenoit une patère.
286 MERCURE DE FRANCE ,
dans un établissemens somptueux , où l'on cherche vaînement
à donner aux jeunes personnes les élémens de sciences pour
lesquelles la nature ne les a point faites.
MODES.
Du5 mai. Le blanc et le rose pâle se sont maintenus ; le lilas est devenu
plus commun. On voit , comme on pouvoit le remarquer , il y a cinq jours ,
beaucoup plus de chapeaux de paille blanche que de paille jaune . Soit
qu'ils soient paille tout -à-fait , ou taffetas et paille , les uns et les autres
ont , comme de coutume , une avance , ou bord immense par devant ;
mais ce qui est nouveau , au moins pour l'année , ce sont des chapeaux de
bergère , qui ont autant de bord par derrière et sur les côtés , que par
devant ; qui sont en paille blanche , et que l'on attache avec un ruban rose
pâle , noué sous le menton. Ce ruban flotte en longs bouts ; mais on ne
l'effile pas. Les capotes de perkale , plus nombreuses chaque jour , ont ,
comme ci-devant , des raies en spirale au centre de la pièce ronde qui en
forme le fond , et , au lieu de raies en travers , des équerres sur toute la
largeur de la passe . Quelques jeunes personnes mettent sur ces capotes
blanches un ruban rose pâle ; mais , plus communément , c'est , ou une
simple hande de perkale , ou un ruban de soie d'un blanc mat. On ne fait
point usage de rubans ouvrages en coton. L'année dernière , beaucoup
de chapeaux de paille avoient , à pareille époque , un fond de taffetas ,
qui même empiétoit sur la passe ; cette année- ci , les fonds de taffetas sont
rares , et , quoique très- petits , on les enfonce sous la passe . On taillade
toujours de la paille blanche , pour y introduire des rubáns ; et il y a encore
, quoique la mode date de plusieurs mois , des capotes côtelées eni
rubans . Pour ces capotes , le lilas et le jaune sont les couleurs qui ont le
plus de vogue. Quelques élégantes ont paru sur les boulevards avec des
capotes de taffetas gris , doublées de rose . Les renoncules sont les fleurs
qu'on a nouvellement employées en plus grande quantité. La mode de
ces roses d'Allemagne qui ont la largeur et la forme d'une laitue , n'
pas encore passée . Au lieu de la traînée dé boutons , ce sont maintenant
des coquelicots ou des épis que l'on fait sortir du milieu de la fleur . Nous
n'avons rien dit des épis de maïs , que quelques fleuristes ont tenté , il y
a quinze jours , d'accréditer , et dont la mode n'a pas fait de progrès ; ils
étoient de grosseur naturelle . Les plumes ne sont pas encore tout-à- fait
exclues de la grande parure ; on les porte inclinées de l'une à l'autre
oreille , sur le devant d'une toque à très-petit bord . La plupart des redingotes
de perkale sont unies ; cependant on en brode en coton blanc ; elles
ont de petits revers , et une ceinture en écharpe , brodée : les manches
en sont très- bouffantes du haut. Dans les broderies de couleur , vert et
blanc passent pour être fort à la mode. Lorsqu'au lieu d'un simple feuillage
, ce sont des roses , les feuilles se font en vert et les roses s'exécutent
est
MAI 1806 . 287
en coton rose. Les fichus à grandes pointes croisées et nouées , les colle
rettes et canezous se portent avec des garnitures plissées finement ; il y a
même des pélerines que l'on plisse dans toute leur hauteur .
PARIS.
-L'événement de l'occupation des Bouches du Cattaro
par les Russes , ayant retardé la rentrée de la Grande-Armée ,
les Fêtes du mois de mai se trouvent par- là même différées ,
la présence de la Grande-Armée étant nécessaire pour ces Fêtes.
Nous ne pensons pas que ce retard puisse être de plus de six
(Moniteur. ) semaines.
-
Par décret du 2 mai , S. M. a nommé M. le général de
division Sébastiani , son ambassadeur près la Sublime Porte ,
et M. Lablanche , ancien secrétaire d'ambassade à Vienne
premier secrétaire d'ambassade à Constantinople.
-Un autre décret , en date du même jour , porte que le
grand- chancelier de la Légion-d'Honneur donnera les ordres
nécessaires pour que le château de Chambord , chef- lieu de la
15 cohorte , soit mis en état de recevoir , le 1er
janvier 1807 ,
cent jeunes élèves , filles des membres de la Légion- d'Honneur.
La dépense relative à cet établissement sera prise sur les fonds
de la légion.
-
Un troisième décret ordonne qu'il sera établi à Toulouse
; dans l'ancienne école de médecine de cette ville , des
cours gratuits de médecine et de chirurgie destinés spécialement
à l'instruction des officiers de santé. Six professeurs , au
plus , seront chargés de faire des leçons sur les différentes parties
de l'art de guérir. Ils seront nommés par le ministre
de l'intérieur , sur la présentation du préfet. Outre une inscription
annuelle payable par chaque élève , il sera affecté au
traitement des professeurs une somme qui sera prise sur les
revenus de la ville de Toulouse.
— Un aide-de-camp du roi de Naples a apporté dix dra➡
peaux pris dans les différentes affaires qui ont eu lieu dans le
mois de février, contre l'armée napolitaine. Il a quitté le prince
Joseph le 18 avril , au moment où ce prince venoit d'être
proclamé roi de Naples. Le royaume jouit de la plus grande
tranquillité. Toutes les branches de l'administration prennent
une direction nouvelle et se régénèrent. On réforme , on corrige
, on améliore sans secousses et sans rien détruire . Naples
a reçu une nouvelle vie ; et depuis que le roi a été proclamé,
et que le sort de cette contrée est décidé , le pays a repris du
mouvement, de la gaieté et son aspect naturel.
(Journal officiel. )
A l'audience du 4 mai , à Saint-Cloud , le ministre de la
marine a présenté à S. M. les capitaines de vaisseaux Lucas et
288 MERCURE DE FRANCE ,
l'Infernet , arrivés depuis peu d'Angleterre , où ils étoient
prisonniers. Le capitaine Lucas commandoit le formidable
au combat de Trafalgar ; s'apercevam que le Victory , que
montoit l'amiral Nelson , vouloit aborder le vaisseau amiral ,
et que le Neptune , qui étoit le matelot de l'amiral , se trouvoit
tombé hors de la ligne , il manoeuvra de manière à couvrir
J'amiral. Il porta son beaupré , et aborda le Victory. Son
équipage se disposoit à monter à l'abordage , et déjà la plus
grande confusion étoit à bord du vaisseau ennemi , lorsque
deux autres vaisseaux abordèrent le Formidable. C'est dans
cet abordage que l'amiral Nelson a été tué. Le capitaine l'Infernet
, au signal que fit l'amiral , que chaque vaisseau prît
part à l'action , se porta au milieu de la ligne ennemie , la
combattit vivement ; l'ennemi ne put le forcer à amener son
pavillon , et on vit son vaisseau couler bas. Après une affaire
malheureuse , le récit de pareils traits soulage le coeur , et
l'on aime à reconnoître une conduite et des sentimens français.
S. M. a dit aux capitaines Lucas et l'Infernet « Si tous
mes vaisseaux s'étoient conduits comme ceux que vous com
mandiez , la victoire n'auroit pas été incertaine . Je sais qu'il
en est plusieurs qui ne vous ont pas imité , j'ai ordonné que
des renseignemens fussent recueillis à leur égard. Mais quant à
vous je n'avois pas besoin d'information ; je vous ai nommés
commandans de la Légion d'Honneur ; les capitaines de vaisseaux
qui , au lieu d'aborder l'ennemi , se sont tenus hors de
la portée du canon , seront poursuivis , et s'il y a lieu , il en a
il en sera fait un exemple éclatant . »> Idem. )
to
Le général de division Regnier , est nommé grandofficier
de la Légion-d'Honneur.
-Parmi les 21 prisonniers napolitains détenus au château
de Fenestrelles , se trouve un nommé Bianchi , prévenu de
complicité dans l'horrible attentat du 3 nivose an 8. Il sera
transféré à Paris de brigade en brigade.
CORPS LEGISLATIF.
Séance du 6 mai.
MM. Les conseillers d'état Fourcroy , Beugnot et Bérenger
présentent le projet de loi suivant :
Art. I. Il sera formé , sous le nom d'Université impériale ,
un corps chargé exclusivement de l'enseignement et de l'édu
cation publique dans tout l'Empire.
II. Les membres du corps enseignant contracteront des
obligations, civiles , spéciales et temporaires.
III. L'organisation du corps enseignant sera présentée en
forme de loi au corps législatif à la session de 1810-
( No. CCLII. )
( SAMEDI 17 MAI 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE .
MA PROMENADE CHAMPÊTRE
DU I MAI 1795.
Ja me promenois solitaire
Dans ce vallon délicieux ,
Où , riche de ses dons , sans parure étrangère,
La campagne, aimable et prospère ,
Parle au coeur, enchante les yeux.
Loin de la ville , au lever de l'aurore ,
Je confiois à l'écho de ces lieux
L'heureux retour du mois chéri de Flore
Je le savois ( le coeur a son calendrier,
Que nul décret ne peut faire oublier );
Et je disois : « Toi qu'embellit encore
» Ce premier Mai , l'amour de nos aïeux ,
» O Limagne ! ô fille des cieux ,
» Quel art pourroit valoir ta grace naturelle !
» Sans doute la main immortele ,
» Qui traça des jardins le tableau ravissant ,
» Pour guider son pinceau charmant ,
» Ne voulut que toi pour modèle .
» Site enchanté , romantique jardin ,
» Les Dieux oubliroient dans ton sein
» Les délices de l'éthérée,"
» Si le redoutable Jupin
>> Les bannissoit de l'Empirée.
Mais à ces mote rappelant mes esprits :
T
5 .
cen
290
MERCURE DE FRANCE ,
« Dieux ! m'écriai- je , ah ! si jadis la guerre
» Vous mit au rang des illustres proscrits ,
» Ne quittez plus vos célestes parvis ,
>> Vivez en paix au séjour du tonnerre ;
» Et toi , destin , fatigué de punir,
» Dans tes décrets puisse tu , moins sévère ,
>> Laisser régner sans trouble à l'avenir
>> Les Dieux au ciel , et les rois sur la terre ! »
Alors un profond souvenir
Vint obscurcir mes douces rêveries :
Je ne vis plus ces fleurs , ornement des prairies ,
L'aquilon me parut succéder au zéphir,
Et le cri des hiboux remplacer l'harmonie
Dès oiseaux qui chantoient la saison du plaisir .
Ces mode- tes ruisseaux dispersés dans la plaine ,
Paisibles bienfaiteurs de ce riche domaine
Je crus les voir se réunir,
Et former un torrent , semblab'e 'e en sa furie
Aux flots tumultueux
du Cocyte en courroux.... Triste effet des vapeurs d'une ame encore flétrie ! Mais enfin un bosquet d'aubépine fleurie , S'offrit à mes regards sous un aspect plus doux ; Cet ombrage naissant , qui formoit sa parure , M'invitoit
à goûter un moment de repos. Je m'assieds : mes pensers erroient à l'aventure , Et sembloient
se mêler au murmure des eaux ;
Lorsqu'à demi-caché par un jeune feuillage, Un livre....( On n'eut pas dû l'oublier ; mais aussi Je n'ose en accuser qu'un enfant sans souci , Un écolier sans doute à cervelle légère. )
Quoiqu'il en soit , laissé sur la fougère
Cet objet frappe et fixe mes regards .
« Bien , dis-je alors , il est d'heureux hasards ,
» J'étois trop seule , un livre est compagnie
» Quand il est bon ; ce point là justement
» Devient , dit-on , assez rare à présent ;
>> Mais de mon surt je vais être éclaircie ,
» Voyons un peu………… » Grands Dieux ! que voi -je ici ?
C'est du latin .... O fortune ennemie !
Quoi ! tout latin; ah ! puisqu'il est ainsi ,
Adieu plaisir, adieu douce lecture;
Objet des chants d'un poète romain ,
Jeune héros qu'éprouva le destin ,
Je ne saurai ta fameuse aventure.
Le titre seul de ce livre divin V
M'a déjà mis au bout de mon latin.
O Virgile ! faut- il qu'un tyrannique usage
M'ait ravi le bonheur d'entendre te accens ;
J'eusse aussi bien rempli tous les soins du ménage,
Bien aimé mon époux , élevé mes enfans ;
Mais c'en est fait , il n'est plus temps ,
Déjà trop loin du premier âge ,
Je ne sau: ois donner à ton sublime ouvrage
Que des regrets , voilà tout mon encens ,
LE
MAI 1806 .
Egr
Lors le sommeil s'empara de mes sens ,
Et je crus voir, sur un léger nuage ,
D'un demi- Dieu la ravissante image ,
Qui du berceau doucement s'approchoit ,
« Ah ! m'écriai-je , accueille mon hommage ,
» C'est toi , Virgile , oui, mon coeur te connoît ;
» Fils d'Apollon , apprends- moi ton langage ,
» Que je te lise , et je meurs sans regret . >>
>>
« Quoi ! ( me dit-il avec un doux sourire ) ,
Ne sais-tu pas que j'ai remis ma lyre
A ce mortel , l'honneur de ton pays ?
>> Va , tu formois un desir inutile ,
» Mes vers sont écrits par Delil'è ,
» Et tu les liras embellis . >>
Il dit , et disparut dans la plaine azurée.
J'ouvris les yeux ; le jour me parut plus serein ,
Et je disois , paisible et rassurée :
« O ma patrie ! ô superbe contrée !
» Quand le ciel fit naître en ton sein
» L'illustre héritier de Virgile ,
>> Prodigue alors de ses bienfaits ,
>> Il voulut te rendre à jamais ,
>> Aussi c lèbre que fertile .
» Et toi , qui paroissois de ce riant séjour
» Conserver la douce mémoire ,
>> Hélas ! comment oser le croire
>> Si ton absence est sans retour.
>> Ah ! dans ces lieux charmans où tu reçus le jour,
» Delille , tous les coeurs jouissent de ta gloire ;
>> Viens encore une fois jouir de leur amour . »
Par madame de ***.
ENIGM E.
Nous sommes grand nombre de soeurs ,
Presqué toutes de même taille ,
Flattant également les grands et la canaille ,
Lorsque nous contons des douceurs.
Chacune de nous a son maître ,
Qui cherche à nous faire paroître ,
Et qui voudroit chez lui nous voir à tous momens
Attirer mille gens ,
Sur-tout gens à belle dépense ,
Dans l'avare espérance
Dont ils se sont flatté
D'en tirer de l'utilité.
A ses desirs pourtant nous sommes insensiblės ;
Notre éléva ion read nos défauts visibles ;
Quelques-unes de nous n'ont ni roses ni lis ,
Ce n'est que soucis et qu'épines ;
D'autres font voir dans leur beau coloris
Les graces , les jeux et les ris ;
D'autres sont vieilles et badines .
T 2
292
MERCURE DE FRANCE ,
A l'égard de nos qualités ,
On n'en sauroit compter les inégalités :
L'une est reine , l'autre est sujette ;
L'une est ange , l'autre est guenon;
L'une est princesse , et l'autre peau d'ânon ;
L'une prude , l'autre coquette.
Ainsi tout est mêlé dans ce vaste univers,
Et presque rien ne se ressemble :
Nous sommes souvent sous les fers ,
Toujours hors de chez nous , et jamais deux ensemble.
LOGOGRIPHE.
J'AI différens emplois ;
On me fait servir à la guerre ,
Soit par mer, soit par terre,
Pour venger le courroux des rois.
Tu me vois avec moins d'alarmes,
Décorer l'homme et relever ses armes ;
Mais quittant les honneurs , je suis avec dédain
Travaillé par un vil humain.
Avec sept pieds on me compose :
Si de l'un à l'autre on transpose ,
On trouvera d'abord un mortel couronné ,
De courtisans environné ;
Une ville en héros féconde ;
Ce qui porte un vaisseau de l'un à l'autre monde ;
Deux saints fort connus à Paris ;
Un mot d'Eglise ; un métal de grand prix ;
Un terme négatif; deux notes de musique ;
Le nom d'un habitant d'Afrique ;
Le présent incivil d'un estomac glouton;
Un jeu la moitié d'un tricon ;
D'un livre entier une partie ;
La fin et l'agrément des vers ;
Un air chanté dans les concerts ;
La nymphe en vache convertie ;
Un des sept péchés capitaux ;
Une plante qui très-fort pique;
Une étoffe de soie ; une cour papistique ;
Un animal qui ronge les manteaux ;
Ce que tu dois faire à la chasse ,
Si tu veux remplir ta besace.
Admire mon dernier effort ,
Tu me vois rire en t'annonçant la mort.
CHARADE.
Mon premier, belle Iris , est le temps des amours ;
Avec art mon second flotte sur vos atours ;
Faites , étant mon entier, le bonheur de mes jours.
Par B. , secrétaire de MM . A. et B.
Le mot de l'Enigme du dernier N°. est Amour.
Celui du Logogriphe est Tripotage.
Celui de la Charade est Cor-beau.
MAI 1806 .
2 53
SUR LES CROISADES
QUO
ET LES TURCS..
( II Article. Voyez le N° . précédent. }
UOI QU'IL en soit des motifs et des moyens de
ces expéditions , la Chrétienté sortit par toutes ses
portes , à huit différentes reprises , depuis 1097 jusqu'en
1270 ; et dans les intervalles de ces éruptions ,
le royaume français formé à Jérusalem , le trône de
Constantinople occupé plus d'un demi -siècle par les
Latins , et ces ordres illustres de chevalerie qui , voués
d'abord au soin des malades et à la conduite des
pélerins , finirent par se consacrer à la défense des
lieux saints , entretinrent en Asie une guerre continuelle
qui retarda les approches des Mahometans ,
leur rendit impossible toute entreprise sur l'Europe ,
et donna le temps d'élever d'autres défenses dont
nous parlerons tout- à- l'heure.
les
Les Latins avoient porté leurs passions en Asie ,
et y avoient eu à souffrir de celles des Grecs. Toutes
Ces intentions particulières avortèrent , parce que
Croisades ne s'étoient pas faites pour des vues personnelles
; mais l'intention générale eut un plein succès
un succès dont nous sommes encore les témoins ; et
puisqu'il faut le dire , et proclamer hautement une
des vérités les plus certaines de l'histoire moderne ,
les Croisades sauvèrent l'Europe .
Elles la sauvèrent de ses propres fureurs , en y
éteignant l'ardeur des guerres privées , et sur - tout en
y affermissant le pouvoir des rois contre l'ambition
inquiète de leurs vassaux , qui s'appauvrirent ou périrent
dans ces expéditions lointaines . Elles sauvèrent
l'Europe , et la civilisation avec elle , de la barbarie
3
294 MERCURE DE FRANCE ;
musulmane , en refoulant , pour ainsi dire , sur ellemême
, cette puissance alors dans la crise de son
développement , et la réduisant à se défendre , lors-
4
qu'elle étoit impatiente d'attaquer . Elles ruinèrent
même en Espagne la puissance des Maures , qui ,
selon la remarque de l'abbé Fleury , y ont toujours
décliné depuis les Croisades . Ces expéditions donnèrent
les premières connoissances de l'art de porter au loin ,
de faire subsister et mouvoir de nombreuses armées .
Enfin , elles créèrent , en Europe , la marine qui, plus
que les troupes de terre , l'a défendue du joug des
infidèles. M. Robertson , raisonnant sur les Croisades
dans son introduction à l'histoire de Charles - Quint ,
soutient que l'Europe leur doit les premiers rayons de
lumière et de civilisation ; que ces entreprises y ont
perfectionné , ou plutôt créé les deux fonctions essentielles
de la société : l'administration de la justice par
l'établissement de la vindicte publique , qui fit cesser
les vengeances privées , et l'art militaire de terre et de
mer. Cet écrivain compte encore au nombre des
bienfaits des Croisades , le progrès des sciences et des
arts . Les yeux malades de la haine n'ont pu saisir
l'ordonnance générale d'un si vaste tableau , et ne se
sont fixés que sur des détails ; car la petitesse d'esprit ,
je veux dire l'esprit des petites choses , est le caractère
d'une certaine philosophie . Elle a taxé d'injustice
l'agression des Chrétiens , et elle a passé sous silence
l'invasion des Barbares ; et cependant le célèbre Bacon
pense que les diverses nations sont réciproquement
unies par les lois universelles de l'ordre social , dont l'infraction
, de la part d'une d'entr'elles , peut rendre la
guerre légitime de la part des autres . « Ainsi , dit-il ,
» les hommes qui manquent aux lois civiles , sont
» ramenés à l'ordre par la société. » Et il cite , en
preuve de son opinion , les Turcs , qu'il regarde
comme hors la loi , ex-leges , des nations civilisées .
Aussi bornée dans ses vues que partiale dans ses senMAI
1806.
295
timens , cette philosophie a déploré le mauvais succès
des Croisades , comme si leur objet avoit été de fonder
des principautés à Edesse , à Antioche ou même à
Jérusalem , dont le sol , quelque respectable qu'il
soit aux yeux des Chrétiens par les souvenirs qu'il
rappelle , n'a rien de nécessaire au christianisme . Elle
a calculé le grand nombre d'hommes qui périrent
dans ces expéditions ; mais elle n'a pas vu la conservation
de l'Europe civilisée qui en a été le fruit .
Et tel étoit , sur ce mémorable événement , l'égarement
des idées , que tous les ans un orateur chrẻ-
tien , faisant dans nos temples et en présence des
compagnies littéraires, le panégyrique de Saint-Louis,
demandoit grâce à la philosophie pour la part que
ce prince , grand homme sur le trône et roi jusque
dans les fers , avoit prise aux Croisades ; et peut -être
étoit- il réduit à excuser , devant de beaux esprits ,
ces vertus héroïques qui avoient fait l'admiration des
Barbares.
En un mot , la cause générale des Croisades fut
juste ou plutôt nécessaire , puisqu'elles eurent pour
objet de sauver la Chrétienté de la domination des
Mahométans . L'effet général fut heureux , puisque
l'Europe fut préservée alors de l'invasion de ces
Barbares , et acquit de nouvelles forces pour s'en
préserver dans la suite , ou même les expulser un jour
de son sein. C'est là l'ouvrage de la nature même de
la société , ou plutôt de son auteur ; et il est bon ,
comme elle , dans sa cause , et efficace dans les résultats
: les moyens furent l'ouvrage de l'homme , et ils
furent trop souvent imparfaits et vicieux comme lui .
Cependant les Chrétiens se retiroient de la Palestine
: le goût des Croisades s'étoit ralenti depuis qu'elles
avoient cessé d'être nécessaires. Ici commence un
autre ordre d'événemens , dont il est important d'observer
la suite et de fixer les époques.
En 1291 , les ordres de chevalerie qui faisoient ,
dans la Terre -Sainte , l'arrière-garde des Croisades ,
4
296 MERCURE DE FRANCE ,
après la plus héroïque résistance , évacuèrent Saint-
Jean-d'Acre, dernière place que les Chrétiens eussent
conservée dans la Palestine .
En 1300 , une nouvelle horde de Turcomans venus
originairement de la Tartarie se constitua en état
politique , sous la conduite d'Ottoman qui a donné
son nom à ses successeurs , et même à l'Empire ; et
neuf ans après , en 1309 , les chevaliers hospitaliers
de Saint-Jean de Jérusalem , pour couvrir la retraite
de la Chrétienté , et arrêter la poursuite de l'ennemi ,
s'emparèrent de l'île de Rhodes et s'y fortifièrent.
Mais dans le même temps que l'Empire des Ottomans
s'élevoit en Asie , et menaçoit la Chrétienté
de ses progrès , il se formoit , dans la partie de l'Europe
, la première exposée à ses attaques , cet autre
Empire qui devoit opposer à ses efforts une barrière
insurmontable. En effet , en 1356 , cinquante ans
après la fondation de l'Empire Ottoman en Asie ,
et cent ans avant son établissement en Europe , l'Empire
Germanique placé de ce côté , aux avant- postes
de la Chrétienté , déchiré jusqu'alors par des guerres
intestines , recevoit , dans la bulle d'or , cette forme
alors monarchique , démocratique depuis les troubles
de la réformation ; et la maison d'Autriche jetoit ,
dès - lors , les fondemens de sa puissance , et associoit
ses destinées au sort de la Chrétienté. ( 1 )
Dès que les Turcs se furent formés en corps politique
, l'Empire Grec n'eut d'autres instans de repos
que les trèves qu'il achetoit au poids de l'or. Il touchoit
à sa fin ; cette province rebelle avoit été retran-
(1) L'Autriche et la Russie , placées à la frontière de la
civilisation , ont reçu la puissance , plutôt pour garder et
étendre la Chrétienté , que pour la troubler et l'asservir.
-Ainsi l'on peut croire qu'elles ne feront plus , ni l'une ni l'autre ,
de conquêtes sur les états Chrétiens ; et qu'elles perdroient
plutôt de celles qu'elles ont faites sur la Pologne , dont le rétablissement
est peut-être le dénouement nécessaire de la grande
tragédie qui se joue en Europe.
MAI 1806.
297
chée du grand corps de la république chrétienne, et
livrée, pour un temps , au glaive et à l'oppression . De
nombreux symptômes annonçoient sa dernière heure :
་
Et le plus fâcheux de tous , le petit esprit , dit
>> Montesquieu , étoit parvenu à faire le caractère de
» la nation . » Les violences des factions , l'acharnement
des sectes , la vanité des titres , la fureur des
spectacles y étoient poussés jusqu'à l'extravagance ;
et comme les anciens Grecs menacés par Philippe
avoient défendu , sous peine de mort , de convertir
aux usages de la guerre l'argent destiné pour les
spectacles , les Grecs modernes , pressés par les
Turcs , se passionnoient pour les cochers verts ou
bleus du cirque. Et n'avons-nous pas vu les mêmes
symptômes , les querelles religieuses , les discussions
politiques , le goût effrené du théâtre , de ridicules
disputes sur la musique et le magnétisme , le petit
esprit en un mot , l'esprit des petites choses , occuper
une société qui avoit aussi des Barbares à ses portes ,
ou plutôt dans son sein , et annoncer l'épouvantable
catastrophe qui a dévoré , en peu de jours , l'ouvrage
de tant de siècles ?
Enfin , Mahomet II , l'Alexandre des Turcs , passa
la mer avec une flotte nombreuse ; il fit plus , il passa
la terre avec ses vaisseaux , et les porta , à force de
bras et de machines , dans le port de Constantinople ,
à travers une langue de terre qui le ferme d'un côté ;
et ses malheureux habitans qui croyoient leur port
inaccessible à l'ennemi , virent , au point du jour ,
flotter , au pied de leurs murs , les redoutables pavillons.
Dès-lors toute résistance devint inutile , et elle
n'en fut que plus glorieuse. Constantin Paléologue ,
parvenu au trône à cette époque fatale où une société
ne peut plus être sauvée , même par des vertus , prit
soin de la dignité des derniers momens de l'empire ,
et il se fit tuer sur la brêche. La ville fut emportée
d'assaut , et son immense population livrée , pendant
298 MERCURE DE FRANCE ;
plusieurs jours à d'inexprimables horreurs , de la
part de deux cent mille Barbares , ivres de toutes
les passions et de toutes les fureurs.
L'empire grec , réduit depuis long - temps à sa
capitale , périt tout entier ; mais déjà les vainqueurs
méditoient de nouvelles conquêtes. La Hongrie ,
attaquée deux ans après la prise de Constantinople ,
ne dut son salut qu'à Jean Corvin , connu sous le
nom d'Huniade , général des armées du roi de Hongrie
, et un des plus grands hommes des temps chrétiens
( 1 ) . Le foible empire de Trébisonde fut envahi
en 1462 ; et en 1480 , moins de trente ans après la prise
de Constantinople , les Turcs mirent le siége devant
Rhodes , qui étoit le poste le plus avancé de la Chrétienté.
Cette fois la constante fortune de ces destructeurs
des empires les abandonna ; et il leur fallut
lever honteusement le siége d'une ville défendue par
un petit nombre de chevaliers , réduits à leurs seules
forces et privés de toute communication avec le reste
des Chrétiens .
Vers ce même temps , c'est -à-dire en 1492 , un
autre événement ajoutoit aux forces de la Chrétienté
, et lui permettoit de les diriger toutes contre
les Mahometans. Les Musulmans d'Afrique étoient
chasses d'Espagne autre événement mémorable de
l'histoire moderne , et dont des écrivains prévenus
ou passionnés ont fait aussi un lieu commun de déclamations
.
L'expulsion des Maures hors de l'Espagne a été
jugée par des considérations prises de la morale privée ;
et elle auroit dû l'être , comme tous les événemens
politiques , par des motifs tirés de la morale publiil
ne
( 1 ) Il étoit Vaivode de Transilvanie. Au lit de mort ,
voulut pas permettre , par respect , qu'on lui portât les derniers
secours de la religion dans ses appartemens , et il se fit
lui-même porter à l'église . Son fils , Mathias Corvin , autre
héros et très - instruit , fut roi de Hongrie et de Bohême
marquis de Moravie et duc de Silésie.
MAI 1806 . 299
que. Cette mesure n'étoit pas injuste en soi , pas plus
que ne le seroit aujourd'hui l'expulsion des Turcs
hors de la Grèce , par les Chrétiens , ou l'expulsion
des nègres hors de Saint- Domingue , par les Français ,
même après mille ans de possession ; parce que la
barbarie ne prescrit pas la possession de la terre contre
la civilisation . Elle étoit utile à l'Espagne en particu
lier , où elle faisoit cesser la tyrannie d'une religion
absurde et de moeurs barbares ; et cet avantage est d'une
autre importance aux yeux d'une saine politique ,
que le commerce ou les arts , ou même que la population
. Enfin , l'expulsion des Maures étoit utile ou
plutôt nécessaire à l'Europe ; car si les Musulmans
d'Afrique eussent encore occupé l'Espagne , dans le
même temps que ceux d'Asie envahissoient la Grèce
et pénétroient en Hongrie , la Chrétienté attaquée
à la fois aux deux extrémités , et même dans son
centre et en Italie , par leurs flottes nombreuses ,
auroit infailliblement succombé ; et cette belle partie
du monde , riche aujourd'hui de tous les monumens
de la civilisation , seroit au même état que la Grèce
moderne , ou le voyageur en aperçoit à peine
quelques vestiges. Les progrès des Espagnols sur les
Maures furent encore l'ouvrage des Croisades . De tous
les pays Chrétiens on se croisoit contre les Maures
d'Espagne ; et la bulle de la Crusada , publiée encore
annuellement dans ce royaume , est le dernier monument
qui dépose de ces mémorables entreprises , par
lesquelles les enfans rentroient dans l'héritage que
leurs pères avoient été forcés de céder au vainqueur
et dont ils n'avoient cessé de revendiquer la posses
sion.
Ce fut pour éloigner jusqu'à la possibilité d'une
nouvelle invasion de la part des Maures , dans un
temps où tout l'Islamisme étoit en mouvement , que
le cardinal Ximenès , un des premiers hommes d'Etat
qu'il y ait eu en Europe , persuadé qu'on ne peut
défendre un pays , comme une forteresse , que par
300 MERCURE DE FRANCE ,
des ouvrages avancés , porta à ses frais la guerre en
Afrique , et s'empara sur la côté opposée à l'Espagne ,
de places fortes ou présides , qu'il fit fortifier à ses
dépens .
Il n'y avoit pas un moment à perdre pour mettre
Ja Chrétienté en état de résister , et elle alloit être
attaquée par toutes les forces de l'Empire Ottoman ,
dirigées par Soliman II , le plus grand homme de
cette monarchie , même par ses vertus . A peine il étoit
sur le trône , et déjà en 1521 il s'emparoit de Bel→
grade , et de Rhodes en 1522. Il soumettoit la
Hongrie en 1526 ; et en 1529 , il mettoit le siége
devant Vienne , tandis que ses flottes ravageoient
l'Italie, et que ses lieutenans menaçoient la Perse.
Les chevaliers de Rhodes , forcés d'abandonner
leur ile après la plus courageuse défense , s'étoient
repliés sur Malte , d'où ils couvroient de plus près les
côtes de l'Italie : et telle fut l'activité de leur zèle et
la promptitude de leurs efforts , que ce rocher qu'ils
occupèrent en 1530 , se trouva par leurs soins , trentecinq
ans après , en état de braver toutes les forces de
J'Empire Ottoman , dans ce siége mémorable, qui est
un des plus beaux faits d'armes de l'histoire moderne.
Lorsqu'on observe à cette époque la marche des
événemens , et cette disposition des choses qui , à de
nouveaux efforts de la part des infidèles , oppose , de
part des Chrétiens , de nouvelles défenses , on croit
voir un ingénieur habile défendre pied - à - pied le
terrain, et arrêter l'ennemi à chaque pas , en élevant
sans cesse de nouveaux ouvrages à la place de ceux
qui ont été emportés.
Ja
Mais ce que le seizième siècle offrit de plus extraor
dinaire , fut la prodigieuse puissance de la maison
d'Autriche. L'occident de l'Europe avoit été , un
moment , réuni sous Charlemagne , dont la volonté
éclairée et l'action puissante étoient nécessaires pour
constituer l'Europe chrétienne . Au seizième siècle ,
lorsqu'il fut nécessaire de la conserver , les parties de
MAI 1806. 301
l'Europe qui étoient exposées à l'invasion des Turcs ,
furent soumises à une seule maison , qui réunit la
Hongrie , la Bohême à l'Allemagne , à l'Espagne , à
l'Italie et aux Pays- Bas. Un nouveau monde tout
entier vint accroître cette énorme puissance ; et
ajoutant ainsi la plus grande force d'opinion à une
très-grande force réelle , fit , un moment , de la
monarchie autrichienne , le plus vaste empire que le
soleil ait éclairé ; et pour surcroît de bonheur , il fut
gouverné par un prince profondément habile dans
Kart de diriger les hommes et les affaires.
Ainsi , le sceptre de l'Europe a été , sous Charle
magne , dans les mains de la France ; sous Charles-
Quint , dans celles de l'Autriche , et toujours pour de
grands motifs de fondation ou de conservation de
la société. Ce n'est pas , sans doute , pour de moindres
desseins que la France aujourd'hui s'en est ressaisie
le temps les révélera un jour ; mais peut-être
l'unité religieuse , ce seul grand besoin de la société
européenne , sortira-t -elle tôt ou tard de cette unité
politique .
Cette direction extraordinaire d'événemens pré➡
serva l'Europe des derniers malheurs. Les Mahométans
, de quelque côté qu'ils attaquassent , trouvoient
sur tous les points , des armées allemandes , et dans
tous les parages des flottes espagnoles et Italiennes.
Ils trouvoient, en Hongrie , les Chrétiens sur la défensive
; ils en étoient eux-mêmes attaqués en Afrique ;
ils les trouvèrent sur- tout à Lépante en 1571 , dans
le plus furieux combat de mer qui se soit jamais livré.
Cette journée glorieuse pour les Chrétiens, fut l'époque
de la décadence des Turcs . Elle leur coûta plus que
des hommes et des vaisseaux , dont la perte se
répare aisément ils y perdirent cette puissance
d'opinion qui fait la principale force d'un peuple
conquérant ; puissance qu'il acquiert une fois , et
qu'il ne recouvre jamais.
La bataille de Lépante se donna non loin des mêmes
302 MERCURE DE FRANCE ;
lieux où s'étoit livré le combat d'Actium ; et peut-être
décida-t - elle encore une fois des destinées du monde .
J.-J. Rousseau , qui nie qu'il y ait jamais eu d'armée
chrétienne , n'avoit pas lu , sans doute , ce que les
historiens racontent de l'impression que fit sur les
troupes chrétiennes , la vue de l'étendard sacré que
don Juan d'Autriche arbora , le jour du combat , sur
le vaisseau amiral , aux premiers rayons du soleil , et
que toute l'armée salua par des acclamations , présage
assuré de la victoire. C'est à la Chrétienté toute
entière , qu'il a été dit : Tu vaincras par ce signe.
Par ce signe , elle avoit contenu les infidèles en Asie ;
par ce signe encore , elle en triompha en Europe , et
la journée de Lépante fut comme la clôture des
Croisades.
Il faut le dire à la honte de la France : les fleurs
de lis , qui dans toutes les guerres contre les infidèles
avoient paru les premières parmi les étendards chrétiens
, et qu'en 1396 les Turcs avoient enlevées à
Nicopoli , au prix de tant de sang français , les fleurs
de lis ne parurent pas à Lépante , où les plus petites
républiques d'Italie avoient envoyé leurs vaisseaux .
Les descendans de Saint-Louis étoient alors frères
d'armes des successeurs de Mahomet. Depuis que
François Ier , entraîné par les illusions de sa vanité
avoit méconnu les intérêts de son pays , et , voulu se
faire nommer empereur d'Allemagne , tout avoit été
perdu , et même l'honneur. Non cet honneur de
l'homme qui consiste à se battre avec courage ,
qu'on retrouve dans l'homme sauvage , même à un
plus haut degré que dans l'homme civilisé , mais cet
honneur des gouvernemens , et dont ils ne sont pas
assez jaloux , qui consiste à n'être pas forcé , même
par les derniers revers , à des démarches honteuses ( 1 ) .
(1) C'est ce que les alliés proposoient à Louis XIV , lorsqu'ils
vouloient qu'il les aidât lui- même à détrôner son petitfils
; et la conduite de François Ier lui-même , pour se tirer de
MAI 1806 : 303
Il étoit peu digne assurément du Roi très - Chrétien ,
lorsque l'Europe résistoit à peine aux efforts des Barbares
, et que leurs armées emmenoient en esclavage
des milliers de Chrétiens , de les appeler au sein de la
Chrétienté , et de joindre ses armes aux leurs
comme au siége de Nice , en 1543 , que le duc
d'Enghien assiégeoit par terre , et que Barberousse ,
amiral des Turcs , bloquoit par mer ; car il faut remarquer
qu'à cette époque , toutes les guerres contre
les Turcs , moins occupés alors d'étendre leur
empire que leur croyance , étoient des guerres religieuses
, des guerres de la Chrétienté contre l'Islamisme
; et qu'aujourd'hui qu'elles n'étoient plus ,
depuis long-temps , que des guerres politiques , une
alliance avec eux n'avoit ni les mêmes dangers pour
la Chrétienté , ni le même scandale . Cette conduite
de François Ier étoit de la politique de ressentiment ,
qui , avec la politique d'amour , tout aussi funeste
et plus foible , gouverna , sous son règne , presque
toutes les affaires . Cette alliance avec les Turcs fut
l'objet des plus violentes déclamations de la part des
ennemis de la France ( 1 ) , et elle donna à la maison
d'Autriche , dans l'opinion de l'Europe , une supériorité
de considération qui , heureusement pour
la France , étoit affoiblie par le scandale de la prise
de Rome , et des violences exercées sur le Pape par
les généraux de Charles - Quint.
Henri IV et Louis XIV , qui avoient dans la tête et
dans le coeur quelque chose de l'esprit des Croisades ,
la prison de Madrid , ne fut pas exempte d'artifice et de duplicité.
Ce fut encore une démarche honteuse que l'ordre donné
par le gouvernement français , d'après ses conventions avec
l'Angleterre , d'arrêter à Paris le prétendant , et de le conduire
hors de France. Les conditions déshonorantes sont presque
toujours le salut de celui qui les rejette , et quelquefois la
perte de celui qui les propose .
( 1 ) On frappa des médailles où on lisoit ces mots : Nicea a
Turcis et Gallis obsessa , anno 1543 .
300 MERCURE DE FRANCE ,
des ouvrages avancés , porta à ses frais la guerre en
Afrique , et s'empara sur la côté opposée à l'Espagne ,
de places fortes ou présides , qu'il fit fortifier à ses
dépens.
Il n'y avoit pas un moment à perdre pour mettre
la Chrétienté en état de résister , et elle alloit être
attaquée par toutes les forces de l'Empire Ottoman ,
dirigées par Soliman II , le plus grand homme de
cette monarchie , même par ses vertus. A peine il étoit
sur le trône , et déjà en 1521 il s'emparoit de Bel→
grade , et de Rhodes en 1522. Il soumettoit la
Hongrie en 1526 ; et en 1529 , il mettoit le siégé
devant Vienne , tandis que ses flottes ravageoient
l'Italie , et que ses lieutenans menaçoient la Perse.
Les chevaliers de Rhodes , forcés d'abandonner
leur ile après la plus courageuse défense , s'étoient
repliés sur Malte , d'où ils couvroient de plus près les
côtes de l'Italie ; et telle fut l'activité de leur zèle et
la promptitude de leurs efforts , que ce rocher qu'ils
occupèrent en 1530 , se trouva par leurs soins , trentecinq
ans après , en état de braver toutes les forces de
J'Empire Ottoman , dans ce siége mémorable, qui est
un des plus beaux faits d'armes de l'histoire moderne.
Lorsqu'on observe à cette époque la marche des
événemens , et cette disposition des choses qui , à de
nouveaux efforts de la part des infidèles , oppose , de
Ja part des Chrétiens , de nouvelles défenses , on croit
voir un ingénieur habile défendre pied - à - pied le
terrain, et arrêter l'ennemi à chaque pas , en élevant
sans cesse de nouveaux ouvrages à la place de ceux
qui ont été emportés.
Mais ce que le seizième siècle offrit de plus extraordinaire
, fut la prodigieuse puissance de la maison
d'Autriche. L'occident de l'Europe avoit été , un
moment , réuni sous Charlemagne , dont la volonté
éclairée et l'action puissante étoient nécessaires pour
constituer l'Europe chrétienne. Au seizième siècle ,
lorsqu'il fut nécessaire de la conserver , les parties de
MAI 1806. 301
l'Europe qui étoient exposées à l'invasion des Turcs ,
furent soumises à une seule maison , qui réunit la
Hongrie , la Bohême à l'Allemagne , à l'Espagne , à
l'Italie et aux Pays- Bas . Un nouveau monde tout
entier vint accroître cette énorme puissance ; et
ajoutant ainsi la plus grande force d'opinion à une
très-grande force réelle , fit , un moment , de la
monarchie autrichienne , le plus vaste empire que
le
soleil ait éclairé ; et pour surcroît de bonheur , il fut
gouverné par un prince profondément habile dans
Lart de diriger les hommes et les affaires.
Ainsi , le sceptre de l'Europe a été , sous Charle
magne , dans les mains de la France ; sous Charles-
Quint , dans celles de l'Autriche , et toujours pour de
grands motifs de fondation ou de conservation de
la société. Ce n'est pas , sans doute , pour de moindres
desseins que la France aujourd'hui s'en est ressaisie
; le temps les révélera un jour ; mais peut- être
l'unité religieuse , ce seul grand besoin de la société
européenne , sortira-t -elle tôt ou tard de cette unité
politique .
Cette direction extraordinaire d'événemens préserva
l'Europe des derniers malheurs . Les Mahométans
, de quelque côté qu'ils attaquassent , trouvoient
sur tous les points , des armées allemandes , et dans
tous les parages des flottes espagnoles et Italiennes.
Ils trouvoient , en Hongrie , les Chrétiens sur la défensive
; ils en étoient eux-mêmes attaqués en Afrique ;
ils les trouvèrent sur-tout à Lépante en 1571 , dans
le plus furieux combat de mer qui se soit jamais livré.
Cette journée glorieuse pour les Chrétiens, fut l'époque
de la décadence des Turcs . Elle leur coûta plus que
des hommes et des vaisseaux , dont la perte se
répare aisément ils y perdirent cette puissance
d'opinion qui fait la principale force d'un peuple
conquérant ; puissance qu'il acquiert une fois , et
qu'il ne recouvre jamais.
La bataille de Lépante se donna non loin des mêmes
302 MERCURE DE FRANCE ;
lieux où s'étoit livré le combat d'Actium ; et peut- être
décida -t -elle encore une fois des destinées du monde .
J.-J. Rousseau , qui nie qu'il y ait jamais eu d'armée
chrétienne , n'avoit pas lu , sans doute , ce que les
historiens racontent de l'impression que fit sur les
troupes chrétiennes , la vue de l'étendard sacré que
don Juan d'Autriche arbora , le jour du combat , sur
le vaisseau amiral , aux premiers rayons du soleil , et
que toute l'armée salua par des acclamations , présage
assuré de la victoire . C'est à la Chrétienté toute
entière , qu'il a été dit : Tu vaincras par ce signe:
Par ce signe, elle avoit contenu les infidèles en Asie ;
par ce signe encore , elle en triompha en Europe , et
la journée de Lépante fut comme la clôture des
Croisades.
Il faut le dire à la honte de la France : les fleurs
de lis , qui dans toutes les guerres contre les infidèles
avoient paru les premières parmi les étendards chrétiens
, et qu'en 1396 les Turcs avoient enlevées à
Nicopoli , au prix de tant de sang français , les fleurs
de lis ne parurent pas à Lépante , où les plus petites
républiques d'Italie avoient envoyé leurs vaisseaux .
Les descendans de Saint-Louis étoient alors frères
d'armes des successeurs de Mahomet. Depuis que
François Ier , entraîné par les illusions de sa vanité ,
avoit méconnu les intérêts de son pays , et voulu se
faire nommer empereur d'Allemagne , tout avoit été
perdu , et même l'honneur. Non cet honneur de
l'homme qui consiste à se battre avec courage
et
qu'on retrouve dans l'homme sauvage , même à un
plus haut degré que dans l'homme civilisé , mais cet
honneur des gouvernemens , et dont ils ne sont pas
assez jaloux , qui consiste à n'être pas forcé , même
par les derniers revers , à des démarches honteuses ( 1 ) .
4
(1 ) C'est ce que les alliés proposoient à Louis XIV , lors
qu'ils vouloient qu'il les aidât lui-même à détrôner son petitfils
; et la conduite de François Ier lui-même , pour se tirer de
MAI 1806: 303
Il étoit peu digne assurément du Roi très- Chrétien
lorsque l'Europe résistoit à peine aux efforts des Barbares
, et que leurs armées emmenoient en esclavage
des milliers de Chrétiens , de les appeler au sein de la
Chrétienté , et de joindre ses armes aux leurs ,
comme au siége de Nice , en 1543 , que le duc
d'Enghien assiégeoit par terre , et que Barberousse ,
amiral des Turcs , bloquoit par mer ; car il faut remarquer
qu'à cette époque , toutes les guerres contre
les Turcs , moins occupés alors d'étendre leur
empire que leur croyance , étoient des guerres religieuses
, des guerres de la Chrétienté contre l'Islamisme
; et qu'aujourd'hui qu'elles n'étoient plus
depuis long- temps , que des guerres politiques , une
alliance avec eux n'avoit ni les mêmes dangers pour
la Chrétienté , ni le même scandale . Cette conduite
de François Ier étoit de la politique de ressentiment ,
qui , avec la politique d'amour , tout aussi funeste
et plus foible , gouverna , sous son règne , presque
toutes les affaires . Cette alliance avec les Turcs fut
l'objet des plus violentes déclamations de la part des
ennemis de la France ( 1 ) , et elle donna à la maison
d'Autriche , dans l'opinion de l'Europe , une supériorité
de considération qui , heureusement pour
la France , étoit affoiblie par le scandale de la prise
de Rome , et des violences exercées sur le Pape par
les généraux de Charles - Quint.
Henri IV et Louis XIV , qui avoient dans la tête et
dans le coeur quelque chose de l'esprit des Croisades ,
que
la prison de Madrid , ne fut pas exempte d'artifice et de duplicité.
Ce fut encore une démarche honteuse l'ordre donné
par le gouvernement français , d'après ses conventions avec
l'Angleterre , d'arrêter à Paris le prétendant , et de le conduire
hors de France. Les conditions déshonorantes sont presque
toujours le salut de celui qui les rejette , et quelquefois la
perte de celui qui les propose .
( 1 ) On frappa des médailles où on lisoit ces mots : Nicea a
Turcis et Gallis obsessa , anno 1543.
304 MERCURE DE FRANCE ,
réparèrent la faute de François Ier . Henri IV permit
au duc de Mercoeur d'emmener en Hongrie quelques
compagnies de gens de guerre au secours de l'empereur.
Louis XIV y envoya l'élite de sa noblesse , sous
les ordres du comte de Coligny ; et l'on sait la part
qu'eurent les Français à la défaite des Turcs , au
combat de Saint-Gothard.
Cependant le Lutheranisme avoit commencé en
Allemagne , au fort de la guerre contre les Turcs
et dès sa naissance , il s'étoit montré d'intelligence
avec les ennemis du nom Chrétien : il ne faut pas en
être surpris. C'est de part et d'autre , une religion sans
sacrifice ( 1 ) , un vrai déisme , absurde et grossier chez
les asiatiques, subtil et poli chez les européens . Lefanatisme
des uns ressemble beaucoup à la prédestination
rigide des autres ; et le divorce permis par Luther ,
( qui même fut jusqu'à permettre la bigamie ) , ne
diffère pas , dans son principe , de la polygamie consacrée
par la loi de Mahomet . C'est à cette identité
de principes , autant peut- être qu'à l'envie de susciter
des embarras à la maison d'Autriche , qu'il faut attribuer
l'avis de Luther , qui ne vouloit pas qu'on résistât
à la volonté de Dieu , qui daignoit nous visiter par les
Turcs. Encore dans l'autre siècle , en 1683 , au temps
du dernier siége de Vienne par les Turcs , le fameux
Jurieu << trouvoit beaucoup d'apparence à ce que les
» conquêtes des Turcs n'eussent été poussées si loin
» en Europe , que pour leur donner le
moyen de
» servir , avec les Réformés , au grand oeuvre de
Dieu , » qui est , selon Jurieu , la ruine de l'empire
papal . Enfin , lorsqu'en 1685 il eut vu la levée
du siége de Vienne et la révocation de l'édit de
>>
(1 ) « Il faut avouer , dit Leibnitz , que les Sociniens ( sortis
» de la réformation ) , ressemblent beaucoup aux Mahometans.
» Je me souviens d'avoir lu dans Comenius , qu'un seigneur
» Turc ayant entendu ce que lui disoit un Socinien , s'étonna
» qu'il ne se fit point circoncire. »
Nantes
J.
»).
MAI 1806 .
cen
305
Nantes ,
persistant à faire cause
commune avec les
Turcs : « Je regarde , dit - il , cette année
comme
critique en cette affaire. Dicu n'y a abaissé les
»
réformés et les Turcs , que pour les relever en
» même temps , et en faire les
instrumens de sa ven-
» geance contre l'empire papal.
Prédiction remarquable
assurément après ce que nous avons vu
dans les
guerres de notre
révolution , des secours
donnés au Pape par les Anglais , et même par les
Turcs.
>>
Enfin , la
puissance
ottomane a passé
comme un
torrent. Son dernier effort a été , en 1683 , le siége de
Vienne , que les Turcs
assiégèrent avec une armée
de deux cent mille
hommes , et qui fut
délivrée par
Sobiesky , roi de
Pologne ( 1 ) , de ce même pays ,
qu'un siècle plus tard ,
l'Autriche devoit
asservir et
partager.
Depuis cette époque , les Turcs ,
presque
toujours
battus par les armées
impériales , ont perdu , contre,
(1 ) Le camp des Turcs fut forcé par les
Chrétiens ; et à l'instant
qu'ils y entroient , ils
trouvèrent un grand nombre de
petits enfans que les Turcs avoient eus pendant leur séjour.
en
Hongrie , et qu'ils
abandonnoient à la merci du
vainqueur.
Le spectacle de ces
innocentes
victimes désarma le soldat.
L'archevêque de Vienne se rendit au camp , et
recueillit ces
malheureux
orphelins. C'est dans des traits
semblables , qu'il
faut admirer
l'influence du
christianisme sur un peuple. Le
sort le plus doux qui attende les enfans chrétiens enlevés
les Turcs , est un dur
esclavage , souvent
l'outrage et la
mutilation.
---
par.
A l'instant que Sobiesky montoit à cheval pour aller secourir
Vienne , la reine , qui étoit française du nom de
Darquien ,'
l'embrassa en
pleurant , et tenant dans ses bras le plus jeune
de ses enfans : « Qu'avez -vous à pleurer ,
madame , lui dit le
>> roi?
Je pleure , dit-elle , de ce que cet enfant n'est pas en
>> état de vous suivre
comme les autres . » Cette
sublime de la reine , et qui
déguisoit si
noblement le véritable réponse
sujet de ses larmes , eût été beaucoup plus connue , si elle eût
été faite par une femme grecque ou
romaine.
V
306 MERCURE DE FRANCE ;
l'Autriche , de leurs anciennes conquêtes , et voient
de nouveaux ennemis aux portes de leur Empire.
Nous avons vu ce que la Chrétienté a eu à souffrir
ou à craindre des Turcs . Nous allons examiner
ce que les Turcs , à leur tour , ont à redouter des
nations chrétiennes.
DE BONALD.
( La suite au prochain numéro. )
L'IMAGINATION , poëme en huit chants , par Jacques
Delille (1 ) .
On s'est assez généralement accordé depuis quelque temps
à condamner l'abus que plusieurs écrivains ont fait des descriptions
, en donnant de longs poëmes formés tout entiers
de pièces de rapport sans aucune liaison nécessaire entre
elles , et par conséquent destitués de toute espèce d'intérêt
de composition. Cette opinion paroît fondée sur l'expérience ,
et il seroit peut- être aussi difficile de la combattre par le
raisonnement que par les exemples ; mais comme il est rare
qu'on ne se trouve pas bientôt à l'étroit dans les bornes du
vrai , la critique ne s'est pas toujours contentée de condamner
les poëmes purement descriptifs : plus d'une fois elle a voulu
proscrire tous ceux où , sans se livrer au récit d'une action ,
sans placer des personnages passionnés dans une situation dramatique
, l'auteur se borne à embellir des couleurs poétiques la
philosophie et la morale . On pourroit répondre à une opinion
aussi exagérée , en faisant souvenir que les premiers philosophes
et les premiers législateurs furent des poètes ; que les premiers
vers furent consacrés à graver dans la mémoire des peuples les
principes fondamentaux de la société , et même à décrire les
( 1 ) Deux vol . in- 18 . Prix : 7 fr . , et 9 fr . par la poste . Idem , in - 8°.
Prix : 12 fr. , et 15 fr par la poste.
A Paris , chez Giguet et Michaud , rue des Bons-Enfans , nº 6 ; et chez
le Normant , libraire , rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , n° 17.
MAI 1806. 307
grands phénomènes de la physique et de l'astronomie . Mais ,
* sans nous engager dans une dissertation savante sur la nature
et l'origine de la poésie , qu'il suffise de rappeler ici le Poëme
de Lucrèce , l'Essai sur l'Homme de Pope , les Epîtres morales
de Boileau , et beaucoup d'autres ouvrages de ce genre , que les
critiques n'ont pas sûrement prétendu vouer à l'oubli . A l'appui
de cet argument , qui paroît péremptoire , on pourra désormais
ajouter le Poëme de l'Imagination.
Si jamais un sujet parut propre à la fois à intéresser les
regards de la raison , et à inspirer le génie d'un poète , c'est
sans doute l'Imagination : par la grande influence qu'elle
exerce continuellement sur l'ame , sur les passions , sur toutes
les facultés intellectuelles , elle est digne de toute l'attention du
philosophe , tandis que les grands et mobiles tableaux qu'elle
nous retrace sans cesse , appellent les plus riches couleurs de
la poésie. A ce double titre , c'est à M. Delille plus qu'à aucun
autre poète qu'il appartenoit de la chanter. Son talent reconnu
pour faire naître sur un sol ingrat les plus brillantes fleurs , le
rendoit propre à faire parler en beaux vers la métaphysique
la plus abstraite ; la souplesse et la fécondité de sa propre imagination
, le mettoit en état de prendre tous les tons , de déployer
toutes les couleurs qu'exigeoit un si vaste sujet. Exposer
la nature de l'Imagination , et la manière dont elle modifie
tous nos sentimens et toutes nos passions ; peindre l'intérêt
qu'elle communique à toutes les scènes de la nature , à tous les
objets qui frappent nos sens ; montrer ce que lui doivent les
beaux- arts ; nous apprendre à régler ses écarts , et à faire tourner
son activité au profit de la morale et du bonheur ; enfin, retracer
l'usage qu'en ont fait , chez les peuples anciens et modernes , la
politique et la religion , tel est l'objet des chants de M. Delille.
On ne doutera pas , d'après ce simple exposé , qu'ils ne puissent
intéresser autant par le fond des choses , que par les beautés
de détails , qui partout y ont été semées d'une main prodigue.
Ce n'est pas , toutefois , qu'un pareil sujet ne présente , par sa
fécondité même , un inconvénient grave. Il est trop étendu
et trop vague , pour que les limites en soient bien exactement
fixées. Le plus bel attribut de l'Imagination étant de
.
1
V 2
308 MERCURE DE FRANCE ,
un
s'élancer à son gré au-delà même de l'univers , comment déter
miner où son empire commence et finit ? De là , la difficulte
presque insurmontable de bien lier entr'elles les différentes par→
ties d'un poëme consacré à chanter son pouvoir, et de montrer
de loin au lecteur un but unique où l'on se propose de le conduire
: M. Delille a prévu cette objection , et il a essayé d'y
répondre en s'appuyant de l'exemple de Lucrèce , qui afait,
dit-il , un poëme sur la Nature des Choses, c'est-à-dire , sum le
monde entier et tout ce qu'il renferme. Il est aisé de voir
qu'il y a ici une équivoque ; Lucrèce n'a pas intitulé son
poëme , la Nature. C'eût été mettre toute une Encyclopédie
en vers ; et de son temps , les poètes n'étoient ni assez féconds ,
ni assez sûrs de leur génie pour avoir l'idée d'une entreprise
aussi gigantesque. Il a voulu seulement exposer en vers ,
système philosophique sur la nature des étres , sur l'origine
et la formation de l'univers : tout le monde sent qu'un pareil
sujet est circonscrit dans des bornes très- déterminées. Qu'on
se rappelle les poëmes didactiques et philosophiques les plus
célèbres , et l'on verra que , comme celui de Lucrèce , ils ont
tous un but simple et facile à saisir. Virgile a donné les preceptes
de l'agriculture , Boileau ceux de l'art poétique. Pope
a voulu prouver que le mal physique et moral tient à l'ordre
général de l'univers , et que par conséquent chaque chose dans
le monde est aussi bien qu'elle peut être. Il seroit plus difficile
de trouver dans le poëme de l'Imagination , une idée principale
à laquelle se réunissent toutes les différentes parties
qui le composent. Il n'y a peut-être pas d'objet dans la nature
qu'il ne soit possible de rattacher plus ou moins à ce sujet :
il y en a peu qui y soient nécessairement liés. On ne peut donc
jamais regarder un pareil ouvrage comme absolument complet
: tandis qu'un censeur demandera à M. Delille , pourquoi
il a fait entrer dans son poëme tel objet qu'il regardera comme
y étant étranger , un autre lui reprochera d'avoir oublié tel
autre objet qui, selon lui , devoit en former une des parties les
plus essentielles .
Faut-il conclure de cet inconvénient inévitable , et qui
tient à la nature même de la chose , que l'auteur devoit
MAI 1806.
Зод
renoncer à traiter un sujet si fécond , si séduisant , si eminemment
poétique ? Je suis loin de le penser . Au défaut de l'unité
d'objet , le poëme de l'Imagination présente au plus haut dégré
la variété , si propre à dédommager de l'intérêt d'ensemble
qu'il ne peut avoir. Au lieu de s'attacher à la lettre de la loi ,
qu'on en pénètre l'esprit : on reconnoîtra que cette unité si
essentielle dans le poëme épique et dramatique , si désirable
dans le poëme philosophique et moral , n'est recommandée
par les maîtres de l'art , que comme un moyen puissant d'attacher
et de plaire. Il seroit donc bien injuste de condamner
un ouvrage qui arriveroit au même but par un chemin moins
direct ; et c'est ici le cas de se rappeler les vers de Boileau , qui
n'a laissé à tous ceux qui écrivent après lui sur l'art poétique
d'autre mérite que celui de le bien commenter :
Quelquefois dans sa course un esprit vigoureux ,
Trop resserré par l'art , sort des règles prescrites ,
Et de l'art même apprend à franchir les limites.
Supposons que l'on vît paroître aujourd'hui pour la première
fois le poëme de l'Arioste , ou les Métamorphoses
d'Ovide , de cet Ovide si ingénieux et si brillant , qui semble
avoir un rapport assez marqué avec M. Delille , soit par la
richesse et la variété de ses peintures , soit aussi par cette imagination
féconde qui jette les fleurs à pleines mains , et qui
quelquefois ne peut se résoudre à supprimer des ornemens
plus éblouissans que solides : la foule des critiques ne seroit
pas embarrassée de prouver que ces poëmes ne sont pas conformes
aux règles de l'art ; et se gardant bien de parler de toutes
les beautés qu'ils renferment , elle concluroit sans hésiter que
l'opinion publique doit se hâter de les condamner à l'oubli .
Mais que diroit le petit nombre des censeurs justes et éclairés ,
dont le seul amour de l'art dicte toutes les observations ? Après
avoir rendu hommage aux beautés sans nombre , qui assurent
à ces deux chefs-d'oeuvre une renommée immortelle , ils ajouteroient
peut-être qu'on les admireroit encore davantage , si au
charme des détails , ils joignoient la régularité du plan , qui
distribue ces détails dans le plus bel ordre , et qui leur communique
un plus vif intérêt.
3
310 MERCURE DE FRANCE ;
Mais si en y regardant de plus près , ils croyoient voir que
cette démarche pleine d'aisance et de grace , que cette
prodigieuse variété de mouvemens , seroit incompatible
avec l'attitude plus sévère et plus concertée d'une épopée
régulière , ils se borneroient à conclure que ces deux chefsd'oeuvre
sont des ouvrages à part qui ne doivent pas être
imités , parce que les imitations ne manqueroient pas d'ore
encore plus irrégulières que les modèles , et resteroient à une
grande distance des beautés sans nombre qui les font excuser.
C'est aussi , à mon avis , ce qu'une critique juste , quoique
sévère , pourra dire sur le genre et la marche générale du
poëme de l'Imagination.
aperçu
Il paroît que M. Delille , en composant , s'est plus d'une
fois de ce défaut de liaison entre les différentes parties
de son ouvrage , puisqu'il avoue que ce qui lui a coûté le
plus dans son travail , c'est de ne pas abuser de la richesse
poétique du sujet. On voit en effet , dans le cours du poëme ,
qu'il est souvent occupé à circonscrire ce sujet , à introduire
une espèce d'ordre dans toutes ces richesses qui s'offrent sous
sa main , et à poser d'avance des limites où il s'efforce de se
renfermer. Il faut ajouter que souvent il y réussit , et qu'il
s'arrête avec beaucoup de bonheur au moment même où il
alloit les franchir. En voici un exemple qui m'a frappé. Le
poète vient de peindre les divers sentimens qui agitoient un
père de famille , pendant le long voyage qui l'éloignoit de sa
femme et de ses enfans. Il complète cette peinture touchante
en les ramenant voir ces objets chéris que son imagination n'a
cessé de lui retracer pendant son exil et il termine par
ces vers :
2
On aborde : d'un saut il a touché la rive ;
Le coeur tout palpitant , il aborde , il arrive ,
Avec ce vif besoin que donne un long desir.
Mais ce n'est pas à moi d'exprimer son plaisir :
L'Imagination , dont je peins la puissance ,
Aime à chanter l'espoir , et non la jouissance .
Il étoit impossible de finir plus à propos. En effet , l'Imagi
nation cesse d'agir du moment où se réalisent toutes les jouis
MAI 1800. 311
sances qu'elle se plaisoit à promettre. La nature du sujet vouloit
donc que M. Delille s'arrêtât en même temps qu'elle . Le
goût ne l'exigeoit pas moins. Un bonheur sans mélange , de
même qu'un caractère trop parfait , ne peut fournir à la poésie
que des peintures froides et inanimées. L'un et l'autre sont , en
quelque sorte , presqu'étrangers à l'homme , et par conséquent
peu propres à l'intéresser.
Il seroit à desirer que M. Delille se fut toujours ainsi
imposé la loi de rester le plus exactement possible , dans un
sujet déjà trop étendu . Malheureusement , il ne peut consentir
à se refuser de beaux détails , lors même qu'ils ne tiennent à
l'Imagination que par un fil presqu'imperceptible. Quelquefois
même il va jusqu'à attribuer à une cause , des effets qui
lui sont absolument étrangers. Par exemple , veut-il caractériser
l'impression vive que les objets font sur nous par leur
nouveauté ? il ne s'éloigne pas d'abord de son sujet. En effet ,
c'est à l'Imagination que la nouveauté doit tout son empire ;
et c'est sans doute parce que celle des Français est très -mobile ,
chez eux la mode est à la fois si variable et si religieusement
respectée. Qu'il dise que cette folle passion pour tout
ce qui est nouveau , n'a que trop contribué à les dégoûter
des lois et des institutions auxquelles ils avoient dû si longtemps
la gloire et le bonheur , et à dénaturer tout-à- coup leur
caractère et leurs moeurs , on applaudira encore à la justesse
de cette observation , et sur-tout à ces vers qui rappellent les
folles innovations qui se succédoient si rapidement il y a
quelques années :
que
Le temps qui change tout ,
Se voit changé lui-même ; et notre vieille année ,
Avec ses mois nouveaux , marche tout étonnée .
O mes concitoyens , dites-moi de quel nom
Se nomment aujourd'hui ma ville , mon canton ?
Dans un pays nouveau chaque jour je m'éveille :
Le lendemain insulte aux travaux de la veille .
Mais n'est- ce pas supposer à l'amour de la nouveauté beaucoup
trop d'empire , que de lui attribuer le pouvoir précaire
que possédèrent successivement à cette déplorable époque
tous les partis qui ensanglantoient la France ? L'orgueil , l'ava-
4
313 MERCURE DE FRANCE,
"
la
rice , l'ambition , la vengeance , armoient tous ces tyrans les
uns contre les autres, La haine qu'on portoit au vaincu ,
crainte qu'inspiroit le vainqueur , étoient les seuls liens qui
attachoient à son char un peuple consterné ; et l'on sait trop
que c'étoit sur la terreur et sur les échafauds , et non sur
l'amour de la nouveauté qu'il fondoit son einpire d'un
moment.
1 Dans le cinquième chant , le poète , après avoir exposé tout
ce que les beaux-arts doivent à l'Imagination , lui fait encore .
honneur des découvertes de Newton , et de tous les progrès les
plus étonnans des sciences exactes. Il est évident qu'il confond
ici à plaisir l'Invention avec l'Imagination. On emploie
souvent ces mots l'un pour l'autre dans le langage ordinaire ;
mais dans un poëme consacré à chanter la seconde de ces
facultés , il falloit s'arrêter à la signification précise du mot
qui la désigne, L'Invention et l'Imagination sont toutes deux
nécessaires aux beaux-arts ; la première leur donne les
matériaux qu'ils mettent en oeuvre , la seconde les embellit et
les colore ; l'Invention seule préside aux sciences, L'Imagination
, habile à prêter à l'erreur les traits de la vérité , loin
d'inspirer le savant , n'est propre qu'à l'égarer dans de faux
systèmes qu'elle a l'art de parer et de rendre séduisans. Les
images dangereuses qu'elle fait souvent passer sous nos yeux ,
les passions dont elle entretient et ranime l'activité , troubleroient
le calme de la méditation et de l'étude , Voilà pourquoi
on a depuis long- temps accusé les sciences exactes d'être
ennemies de l'Imagination , et pourquoi presque tous les
grands géomètres se sont montrés insensibles aux beautés les
plus séduisantes des arts qu'elle affectionne et qu'elle inspire .
Ce n'est donc point à elle que les hautes sciences doivent
rendre graces de leurs découvertes ; et si dans l'ouvrage
de M. Delille il falloit leur consacrer quelques vers , ce devoit
être uniquement pour les exhorter à se méfier de ses prestiges .
On ne citeroit pas dans tout le poëme une autre digression
aussi éloignée du sujet que celle- ci . Mais on en trouveroit
beaucoup d'autres qui n'étant pas plus nécessaires , ne sont là
que pour faire briller le rare talent du poète , et ont dû augMAI
1806. 313
menter beaucoup la prodigieuse difficulté qu'il y avoit à lier
entr'elles tant de parties étrangères les unes aux autres.
M. Delille y a réussi souvent ; il étoit impossible qu'il y réussît
toujours. On trouvera donc dans son ouvrage des transitions
pénibles et traînantes , et un plus grand nombre qui sembleront
au contraire brusques et forcées. C'est un défaut qu'on
a déjà reproché à ses autres poëmes , et il tient à sa manière
de travailler. Tous ceux qui savent apprécier le mérite d'un si
grand poète , remarquent avec peine en lisant ses ouvrages ,
qu'il en a bien moins soigné l'ensemble que les détails. Certain
de faire toujours oublier l'irrégularité de ses plans par les
beautés qu'il y sème avec profusion , il soigne avec complaisance
chaque épisode , chaque description particulière ; et
lorsqu'il veut ensuite réunir toutes ces fleurs si brillantes , il
arrive nécessairement que le fil se rompt quelquefois entre
ses mains. En effet , l'art des transitions ne consiste qu'à rendre
sensible par les mots le lien secret qui doit embrasser les
diverses pensées d'un ouvrage . Si ce lien est brisé , comment
trouvera-t-on des transitions heureuses pour exprimer des
rapports qui n'existent pas ? Que le plan d'un ouvrage soit
parfaitement régulier ; que ses différentes masses soient distribuées
dans l'ordre le plus naturel et le plus vrai , et les transitions
se présenteront presque d'elles -mêmes. Je sais que
Boileau a dit quelque part : « Cet ouvrage me tue par la
››› variété des transitions , qui sont , à mon sens , ce qu'il y a de
>> plus difficile dans la poésie. » Mais il est à remarquer qu'il
parle de sa Satire des Femmes , ouvrage qui , tout admirable
qu'il est , a le défaut d'être composé d'une suite de portraits
qui n'ont aucune liaison nécessaire entr'eux.
Voilà bien des critiques sur un poëme pour lequel j'avois
exprimé d'abord une véritable admiration ; mais aussi je crois
en avoir dit tout le mal qu'il étoit possible d'en dire , et je
n'en finirois pas maintenant , si je voulois donner une idée des
beautés de toute espèce dont les détails surabondent . Il faut
pourtant , en faveur de ceux de nos lecteurs qui ne connoissent
pas encore ce bel ouvrage orner cet article de
quelques citations propres à leur inspirer le desir de le lire en
"
310 MERCURE DE FRANCE ;
Mais si en y regardant de plus près , ils croyoient voir que
cette démarche pleine d'aisance et de grace , que cette
prodigieuse variété de mouvemens , seroit incompatible
avec l'attitude plus sévère et plus concertée d'une épopée
régulière , ils se borneroient à conclure que ces deux chefsd'oeuvre
sont des ouvrages à part qui ne doivent pas être
imités , parce que les imitations ne manqueroient pas d'enre
encore plus irrégulières que les modèles , et resteroient à une
grande distance des beautés sans nombre qui les font excuser.
C'est aussi , à mon avis , ce qu'une critique juste , quoique
sévère , pourra dire sur le genre et la marche générale du
poëme de l'Imagination.
Il paroît que M. Delille , en composant , s'est plus d'une
fois aperçu de ce défaut de liaison entre les différentes parties
de son ouvrage , puisqu'il avoue que ce qui lui a coûté le
plus dans son travail , c'est de ne pas abuser de la richesse
poétique du sujet. On voit en effet , dans le cours du poëme ,
qu'il est souvent occupé à circonscrire ce sujet , à introduire
une espèce d'ordre dans toutes ces richesses qui s'offrent sous
sa main , et à poser d'avance des limites où il s'efforce de se
renfermer. Il faut ajouter que souvent il y réussit , et qu'il
s'arrête avec beaucoup de bonheur au moment même où il
alloit les franchir. En voici un exemple qui m'a frappé. Le
poète vient de peindre les divers sentimens qui agitoient un
père de famille , pendant le long voyage qui l'éloignoit de sa
femme et de ses enfans. Il complète cette peinture touchante
en les ramenant voir ces objets chéris que son imagination n'a
cessé de lui retracer pendant son exil et il termine par
ces vers :
On aborde : d'un sout il a touché la rive ;
Le coeur tout palpitant , il aborde , il arrive ,
Avec ce vif besoin que donne un long desir .
Mais ce n'est pas à moi d'exprimer son plaisir :
L'Imagination , dont je peins la puissance ,
Aire à chanter l'espoir , et non la jouissance .
Il étoit impossible de finir plus à propos. En effet , l'Imagination
cesse d'agir du moment où se réalisent toutes les jouis
MAI 1800 311
sances qu'elle se plaisoit à promettre. La nature du sujet vou-*
loit donc que M. Delille s'arrêtât en même temps qu'elle. Le
goût ne l'exigeoit pas moins. Un bonheur sans mélange , de
même qu'un caractère trop parfait , ne peut fournir à la poésie
que des peintures froides et inanimées. L'un et l'autre sont , en
quelque sorte , presqu'étrangers à l'homme , et par conséquent
peu propres à l'intéresser .
Il seroit à desirer que M. Delille se fut toujours ainsi
imposé la loi de rester le plus exactement possible , dans un
sujet déjà trop étendu . Malheureusement , il ne peut consentir
à se refuser de beaux détails , lors même qu'ils ne tiennent à
l'Imagination que par un fil presqu'imperceptible. Quelquefois
même il va jusqu'à attribuer à une cause , des effets qui.
lui sont absolument étrangers. Par exemple , veut-il caractériser
l'impression vive que les objets font sur nous par leur
nouveauté ? il ne s'éloigne pas d'abord de son sujet. En effet ,
c'est à l'Imagination que la nouveauté doit tout son empire ;
et c'est sans doute parce que celle des Français est très -mobile ,
que chez eux la mode est à la fois si variable et si religieusement
respectée. Qu'il dise que cette folle passion pour tout
ce qui est nouveau , n'a que trop contribué à les dégoûter
des lois et des institutions auxquelles ils avoient dû si longtemps
la gloire et le bonheur , et à dénaturer tout - à - coup leur
caractère et leurs moeurs , on applaudira encore à la justesse
de cette observation , et sur-tout à ces vers qui rappellent les
folles innovations qui se succédoient si rapidement il y a
quelques années :
Le temps qui change tout ,
Se voit changé lui-même ; et notre vieille année ,
Avec ses mois nouveaux , marche tout étonnée .
O mes concitoyens , dites-moi de quel nom
Se nomment aujourd'hui ma ville , mon canton ?
Dans un pays nouveau chaque jour je m'éveille :
Le lendemain insulte aux travaux de la veille .
Mais n'est-ce pas supposer à l'amour de la nouveauté beaucoup
trop d'empire , que de lui attribuer le pouvoir précaire
que possédèrent successivement à cette déplorable époque
tous les partis qui ensanglantoient la France ? L'orgueil , l'ava312
MERCURE DE FRANCE,
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rice , l'ambition , la vengeance , armoient tous ces tyrans les
uns contre les autres, La haine qu'on portoit au vaincu , la
crainte qu'inspiroit le vainqueur , étoient les seuls liens qui
attachoient à son char un peuple consterné ; et l'on sait trop
que c'étoit sur la terreur et sur les échafauds , et non sur
l'amour de la nouveauté qu'il fondoit son einpire d'un
moment.
Dans le cinquième chant , le poète , après avoir exposé tout
ce que les beaux -arts doivent à l'Imagination , lui fait encore
honneur des découvertes de Newton , et de tous les progrès les
plus étonnans des sciences exactes . Il est évident qu'il confond
ici à plaisir l'Invention avec l'Imagination, On emploie
souvent ces mots l'un pour l'autre dans le langage ordinaire ;
mais dans un poëme consacré à chanter la seconde de ces
facultés , il falloit s'arrêter à la signification précise du mot
qui la désigne, L'Invention et l'Imagination sont toutes deux
nécessaires aux beaux-arts ; la première leur donne les
matériaux qu'ils mettent en oeuvre , la seconde les embellit et
les colore ; l'Invention seule préside aux sciences, L'Imagination
, habile à prêter à l'erreur les traits de la vérité , loin
d'inspirer le savant , n'est propre qu'à l'égarer dans de faux
systèmes qu'elle a l'art de parer et de rendre séduisans, Les
images dangereuses qu'elle fait souvent passer sous nos yeux ,
les passions dont elle entretient et ranime l'activité , troubleroient
le calme de la méditation et de l'étude , Voilà pourquoi
on a depuis long-temps accusé les sciences exactes d'être
ennemies de l'Imagination , et pourquoi presque tous les
grands géomètres se sont montrés insensibles aux beautés les
plus séduisantes des arts qu'elle affectionne et qu'elle inspire.
Ce n'est donc point à elle que les hautes sciences doivent
rendre graces de leurs découvertes ; et si dans l'ouvrage
de M. Delille il falloit leur consacrer quelques vers , ce devoit
être uniquement pour les exhorter à se méfier de ses prestiges .
On ne citeroit pas dans tout le poëme une autre digression
aussi éloignée du sujet que celle- ci. Mais on en trouveroit
beaucoup d'autres qui n'étant pas plus nécessaires , ne sont là
que pour faire briller le rare talent du poète , et ont dû augMAI
1806. 313
Ny
menter beaucoup la prodigieuse difficulté qu'il y avoit à lier
entr'elles tant de parties étrangères les unes aux autres.
M. Delille y a réussi souvent ; il étoit impossible qu'il y réussît
toujours. On trouvera donc dans son ouvrage des transitions
pénibles et traînantes , et un plus grand nombre qui sembleront
au contraire brusques et forcées. C'est un défaut qu'on
a déjà reproché à ses autres poëmes , et il tient à sa manière
de travailler. Tous ceux qui savent apprécier le mérite d'un si
grand poète , remarquent avec peine en lisant ses ouvrages
qu'il en a bien moins soigné l'ensemble que les détails. Certain
de faire toujours oublier l'irrégularité de ses plans par les
beautés qu'il y sème avec profusion , il soigne avec complaisance
chaque épisode , chaque description particulière ; et
lorsqu'il veut ensuite réunir toutes ces fleurs si brillantes , il
arrive nécessairement que le fil se rompt quelquefois entre
ses mains . En effet , l'art des transitions ne consiste qu'à rendre
sensible par les mots le lien secret qui doit embrasser les
diverses pensées d'un ouvrage . Si ce lien est brisé , comment
trouvera-t-on des transitions heureuses pour exprimer des
rapports qui n'existent pas ? Que le plan d'un ouvrage soit
parfaitement régulier ; que ses différentes masses soient distribuées
dans l'ordre le plus naturel et le plus vrai , et les transitions
se présenteront presque d'elles-mêmes. Je sais que
Boileau a dit quelque part : « Cet ouvrage me tue par la
>>> variété des transitions , qui sont , à mon sens , ce qu'il y a de
>> plus difficile dans la poésie. » Mais il est à remarquer qu'il
parle de sa Satire des Femmes , ouvrage qui , tout admirable
qu'il est , a le défaut d'être composé d'une suite de portraits
qui n'ont aucune liaison nécessaire entr'eux.
Voilà bien des critiques sur un poëme pour lequel j'avois
exprimé d'abord une véritable admiration ; mais aussi je crois
en avoir dit tout le mal qu'il étoit possible d'en dire , et je
n'en finirois pas maintenant , si je voulois donner une idée des
beautés de toute espèce dont les détails surabondent. Il faut
pourtant , en faveur de ceux de nos lecteurs qui ne connoissent
pas encore ce bel ouvrage , orner cet article de
quelques citations propres à leur inspirer le desir de le lire en
314 MERCURE DE FRANCE ;
entier. Je vais donc leur en mettre sous les yeux quelques
fraginens, en les prévenant que je les choisis comme très- beaux ,
mais non pas comme les plus beaux du poëme ; car il renferme
un si grand nombre de morceaux d'un ordre supérieur , qu'il
seroit réellement très-difficile d'assigner des préférences.
Il n'est personne qui n'ait eu lieu de remarquer comment
nos idées se touchent entr'elles , s'éveillent les unes les autres ,
et quelle route immense nos rêveries ont souvent parcourue en
un moment. Une observation si curieuse ne devoit pas
échapper au chantre de l'Imagination ; voici les vers qu'elle
lui a dictés :
Je
songe å
Seul , et désoccupé , j'erre dans un jardin ,
Une rose à mes yeux se présente soudain :
Je rêve à cette fleur ; de sa coupe vermeille
Je songe que les sucs alimentent l'abeille ;
Elle en pétrit son miel , en bâtit son palais ;
Une reine y commande , et le gouverne en paix.
ces grands noms de roi , de république ;
Je compare , j'oppose à l'essaim monarchique
Ces fourmis qui , sans arts , sans palais élégans ,
Habitent dans un antre et vivent en brigands.
Quelques états pourtant , avec l'indépendance ,
Unirent quelquefois les arts et l'abondance ,
Me dis -je ; mais des moeurs l'inflexible fierté,
Et ces fougueux débats chers à la liberté ,
Enfantent trop souvent les discordes civiles ,
Ensang'antent les champs et dépeuplent les villes.
Moi , je suis pour un chef ; son pouvoir est plus dous:
Mais ce pouvoir heureux n'appartient - il qu'à nous?
Je tourne vers les cieux ma course vagabonde ;
Là mon oeil voit errer le grand flambeau du monde ;
D'un éclat emprunté brillant autour de lui ,
Les astres de sa cour lui prêtent leur appui.
De là je redescends sur cette pauvre terre ,
Et dis à tous ces fous qui se livrent la guerre
Pour des systèmes vains et de plus vains projets :
« La royauté n'est pas le malheur des sujets ;
» Elle préside au ciel comme aux lieux où nous sommes,
« Et gouverne à la fois les astres et les hommes . »
Ainsi l'esprit voyage ; ainsi rêvant tout bas ,
J'arrive d'une fleur au destin des Etats:
>
MAI 1806. 515
Tant chaque idée entraîne une suite nombreuse!
Voyez ces longs canaux , retraite ténébreuse
Des esprits sulfureux qui , prêts à s'allumer ,
N'attendent que la main qui va les emflammer :
De cet amas dormant de nitre et de biturne ,
Qu'une étincelle approche , un fu soudain s'allume ;
Il court de tubé en tube , erre de tous côtés ,
Fait éclore , en passant , mille objets enchantés ;
C'est un fleuve de feu , c'est un dragon superbe ;
Ici tourne un soleil , là s'élance une g rbe ;
Des astres inconnus peuplent le firmament :
Une étincelle a fait ce vaste embrasement !
J'oserois reprendre un seul vers dans ce charmant morceau ;
c'est celui - ci : Mais ce pouvoir heureux n'appartient- il qu'à
nous? L'expression en est vague , et il ne se lie pas assez clairement
avec ce qui précède et ce qui suit. La comparaison
du feu d'artifice est au-dessus de tout éloge. Elle est aussi ingénieuse
qu'exacte et parfaitement rendue dans tous ses détails.
Dans le cinquième chant , le poète caractérise le beau idéal
par une heureuse fiction :
Il est entre la terre et la voûte des cieux ,
Un sanctuaire auguste où le maître des dieux
A déposé les plans de ses vastes ouvrages ,
Des mondes qu'il médite , immortelles images.
L'Imagination , avec une clef d'or ,
Scule a le droit d'ouvrir ce céleste trésor .
C'est là que , sur un trône éclatant de lumière ,
Réside le beauté dans sa source première ;
Non point avec ces traits , foibles , décolorés ,
Que lui prêtent ici nos sens dégénérés ,
Que le temps affoiblit , que l'ignorance altère ,
Ou qu'enfin dénature un mélange adultère ;
Mais vierge , mais gardant toute sa pureté ,
Et toute empreinte encor de la Divinité.
C'est peu de louer ici la beauté des vers ; il faut admirer
encore cette belle allégorie du sanctuaire où Dieu a déposé
le plan de ses ouvrages , et que l'Imagination
a le droit d'ouvrir.
Cette conception vraiment Homérique n'appartient ni à
l'esprit, ni au talent ; c'est le génie seul qui l'a trouvée.
316 MERCURE DE FRANCE .
On va voir maintenant comment M. Delille sait colorez
les tableaux qu'il présente à l'imagination du lecteur :
• Au pied d'un arbre , où d'une lampe sombre
La livide clarté luit et tremble dans l'ombre ,
Tout bas , dans un sinistre et lugubre appareil ,
Le meurtre vient tenir son horrible conseil .
Encor teinte de sang , cette horde cruelle
Vient de se partager sa conquête nouvelle.
Prêts à servir leur rage , autour d'eux sont épars
Les tubes meurtriers , les glaives , les poignards ,
Et le levier robuste , et l'échelle perfide
Qui doit favoriser leur approche homicide.
Ils consultent ; leur coeur tressaille au moindre vent
Qui fait frémir près d'eux le feuillage mouvant.
J'écoute leurs projets de sang et de ruine :
Leur parole menace et leur geste assassine .
Quel mortel proscrira le conseil redouté ?
La victime est choisie , et l'arrêt est porté.
I's partent. Dieu ! sauvez le père de famille ,
Şes enfans adorés , sa jeune et tendre fille ,
Que mon ami sur- tout se dérobe à leurs yeux ,
Et ne se trouve pas sur leur passage affreux !
Comme la terreur respire dans cette peinture , et que ce
mouvement sur-tout est admirable ! Dieux ! sauvez le père
defamille ....! Que mon ami sur-tout se dérobe à leursyeux !
Le poète voit les brigands , il entend leurs cruels desseins , il
est effrayé de l'image qu'il vient de tracer lui -même : pareil
au sculpteur de la fable , qui trembloit devant le Jupiter que
son ciseau venoit d'animer. Quand on sait entrer ainsi dans la
situation qu'on a créée soi-même , on est digne d'être le poète
de l'Imagination.
C'est sur-tout ce grand talent de peindre qui fait le charme
des vers de M. Delille . On n'en finiroit pas s'il falloit seulement
citer tous les tableaux sombres , gracieux , terribles ,
magnifiques , et toujours attachans , qui se succèdent les uns
aux autres. A tout moment ce sont des observations fines et
délicates , des expressions frappantes de vérité. Le lecteur
étonné reconnoît dans ces peintures des émotions qu'il a
éprouvées vingt fois , et dont il n'avoit jamais songé à se renMAI
1806. 317
dre compte. C'est encore une chose prodigieuse que la facilité
avec laquelle le poète prend les tons les plus opposés. Là , son
style a toute la pompe , toute l'élévation de l'ode ou de l'épo
pée : ici il cause familièrement avec son lecteur ; et c'est avec
tant de facilité et de grace , qu'on diroit que les vers sont sa
langue naturelle .
pas
Toutefois , quelque remarquables que soient les morceaux
que nous venons de citer , il faut convenir qu'ils ne doivent
étonner dans un ouvrage de M. Delille. Mais un genre de
beautés qu'on ne s'attendoit peut- être pas à y trouver , ce sont
des épisodes épiques où le coeur est ému par les situations les
plus pathétiques ou les plus terribles. Les autres poëmes de
l'auteur n'offroient rien dans ce genre , et la critique avoit
profité de cette circonstance pour lui refuser le génie qui crée
des scènes dramatiques et passionnées , et la sensibilité vive et
profonde qui fait verser des larmes. Les épisodes du poëme de
l'Imagination répondront à cette assertion , et feront regretter,
que l'auteur n'ait pas orné ses premières productions d'un
genre de beautés supérieur , auquel il sait atteindre quand il
veut. Je ne parle pas ici de l'épisode qui termine le premier
chant. Quoiqu'il offre de beaux vers , il inspire peu d'intérêt ,
et sur-tout il a le grand défaut de n'avoir aucun rapport ni
avec l'Imagination , ni même avec ce qui le précède . Pour
toutes ces raisons , j'oserois conseiller à l'auteur de le supprimer
dans les éditions suivantes. Il n'en est pas ainsi de celui
qui termine le poëme. C'est l'histoire d'une jeune Espagnole ,
qui , coupable d'un parricide , traîne en tous lieux ses remords
et son désespoir, jusqu'au moment où un vénérable pasteur
reçoit l'aveu de son crime , et lui apprend que son repentir
peut encore lui en obtenir le pardon. J'entrerois dans de
plus grands détails sur ce morceau touchant , si je ne me
proposois pas de parler de deux autres épisodes que je lui crois
encore supérieurs.
L'un termine le second chant. Le poète l'a fondé sur une
anecdote connue , qui entroit parfaitement dans son sujet ; il
y a ajouté les plus heureux développemens , et il en a fait un
vrai chef- d'oeuvre de sensibilité et de grace. Je vais citer de
318 MERCURE DE FRANCE ;
préférence les vers propres à justifier cet éloge. Voici comme
il peint une de ces pieuses soeurs que la religion appelle dans
les hospices , pour les y consacrer au service des malades :
Dans ses traits ingénus respiroit la candeur ;
Son front se coloroit d'une aimable pudeur ;
Tout en elle étoit calme ; un sentiment modeste
Régloit son air , sa voix , sa parole , son geste ;
Ses yeux d'où sa pensée à peine osoit sortir ,
N'exprimoient rien encore , et faisoient tout sentir.
On eût dit qu'en secret sa douce indifférence
D'un ascendant suprême attendoit la puissance :
Tel ce chef-d'oeuvre heureux de l'amour et des arts ,
La jeune Galatée , enchantoit les regards ,
Lorsqu'essayant la vie et son ame naissante ,
N'étant déjà plus marbre et pas encore amante
Entr'ouvrant par degrés ses paupières au jour ,
Pour achever de vivre elle attendoit l'amour.
"
Ce n'est point un commentaire qui apprend à sentir le
charme d'un pareil portrait. Tout ce qu'on peut faire remarquer
,
c'est que
les traits qui le composent sont aussi nouveaux
qu'enchanteurs. Un jeune homme , appelé Volnis , d'une naissance
distinguée , mais loin de tout secours , est recueilli mourant
dans l'hospice . Les soins d'Azélie ( c'est le nom que le
poète donne à la jeune soeur ) , le rappellent à la vie. Il devient
éperdument amoureux de sa bienfaitrice ; il l'épouse , et
l'emmène dans une terre dont il est possesseur. Rien de plus
riant que le tableau de sa convalescence ; rien de plus passionné
que les discours qu'il tient à Azélie :
Les beaux jours renaissoient , la terre étoit plus belle ;
Le fortuné Volnis s'embellissoit comme elle ,
Et goûtoit , retiré dans un riant séjour ,
Le repos , la santé , le printemps et l'amour .
Que renaître au printemps est un charme suprême !
Mascombien les beaux jours sont plus beaux quand on aime !
Tous deux savoient jouir de ces charmes touchans :
Le véritable amour se plaît toujours aux champs .
Vois -tu , disoit Volnis , ces fleurs , cette verdure ?
Du ruisseau libre enfin entends- tu le murmure ?
Tout renaît au printemps , tout se ranime ; et moi ,
Dans mes beaux jours , hélas ! j'étois flétri sans toi ,
MAI 1806. 319
Cependant Azélie tombe bientôt après dans une maladie de
langueur ; elle dépérit de jour en jour ; et malgré les soins de
son époux ,
Des ames la plus belle
S'exhala doucement de ce corps digne d'elle :
Comme au gré d'un feu pur s'exhale vers les cieux
D'un beau vaşe d'albâtre un parfum précieux .
La raison du malheureux Volnis s'égare ; il croit toujours
voir celle qu'il a perdu ; rien ne peut lui ôter cette illusion ,
et l'amitié s'efforce en vain de l'en distraire , lorsqu'enfin un
hasard singulier donne l'espérance d'adoucir ses malheurs :
Une jeune beauté d'une grace accomplie ,
( Dieux ! comment pûtes- vous faire une autre Azélie ? )
De celle qui n'est plus intéressant portrait ,
De cet objet charmant rappeloit chaque trait .
C'étoit son doux maintien , son aimable indolence ,
Le charme de sa voix , celui de son silence ;
On croyoit voir son air , son visage , ses yeux :
Deux gouttes de rosée ou du nectar des dieux ,
Deux matins du printemps , deux des plus fraîches roses ,
Sur une même tige , à la même heure écloses ,
Se ressembleroient moins .
"
Quelle grace
touchante
dans ces derniers
vers ! Et qui eût cru
que la poésie
pût ainsi embellir
une manière
de parler
triviale
pour exprimer
la ressemblance
exacte
de deux objets ?
Je bornerai
là mes citations
. Tout le monde
conçoit
la fin
de l'histoire
. La vue de ce nouvel
objet ne peut tromper
le
malheureux
jeune homme. Il compare
un moment
ce qu'il
voit à ce qu'il croit voir , et il s'écrie : « Elles sont deux ! »>
L'autre
épisode
dont il me reste à parler termine
le quatrième
chant , l'un des plus beaux du poëme. La scène se passe
dans les catacombes
de Rome. Un jeune artiste pressé du desir
de tout connoître
, veut y descendre
. Un flambeau
d'une
main , un fil de l'autre
, il se confie à ces voûtes souterraines
.
Bientôt
des vases , des débris
d'antiquité
frappent
sa vue et
l'attirent
dans un réduit écarté. Il les saisit , il veut poursuivre
sa route ; il a perdu le fil qui le guidoit
. La terreur
le trouble
,
il cherche
, il s'éloigne
, il revient , il s'égare
encore
davan320
MERCURE DE FRANCE ,
táge. Dix heures se sont passées depuis qu'il est errant dans ces
lieux d'effroi. Le flambeau qui le guide ne jette plus qu'un
reste de clarté ; il se ranime un moment : enfin il s'éteint pour
toujours. Pour peindre la situation où se trouve alors cet
infortuné , M. Delille invoque le Dante :
•
O toi , qui d'Ugolin traças l'affreux tableau ,
Terrible Dante , viens , prête -moi ton pinceau ,
Prête-moi tes couleurs ; peins dans ces noirs dédales ,
Dans la profonde horreur des ombres sépulcrales ,
Ce malheureux qui compte un siècle par instant ,
Seul ... ah ! les malheureux ne sont pas seuls long-temps .
L'Imagination , de fantômes funèbres
Peuple leur solitude et remplit leurs ténébres .
L'infortuné déjà voit cent spectres hideux ,
Le délire brûlant , le désespoir affreux ,
La mort....
... non cette mort qui plaît à la victoire ,
Qui vole avec la foudre et qui pare la gloire ,
Mais lente , mais horrible , et traînant par la main.
La faim qui se déchire et se ronge le sein .
Son sang , à ces pensers s'arrête dans ses veines.
Et quels regrets touchans viennent aigrir ses peines ?
Ses parens , ses amis , qu'il ne reverra plus!
Et ces nobles travaux qu'il laissa suspendus ;
Ces travaux qui devoient illustrer sa mémoire ,
Qui donnoient le bonheur et promettoient la gloire !
Et celle dont l'amour , celle dont le souris
Fut son plus doux éloge et son plus digne prix !
Quelques pleurs , de ses yeux , coulent à cette image ,
Versés par le regret et séchés par la rage .
Cependant il espère ; il pense quelquefois
Entrevoir des clartés , distinguer une voix .
Il regarde , il écoute . Hélas ! dans l'ombre immense ,
Il ne voit que la nuit , n'entend que le silence .
Rien de plus énergique que ce dernier vers ; il rappelle les
ténèbres visibles de Milton. Comme il étoit connu avant la
publication du poëme , plusieurs personnes l'avoient déjà
condamné comme étant d'une excessive hardiesse , et j'avoue
que moi-même je n'étois pas éloigné de cet avis. Je pense différemment
depuis que je le vois à sa place ; et il me paroît
inspiré par la situation. Je suis persuadé qu'on se rangera
sette opinion , si on lit ce morceau devant quelqu'un à qui il
soit
MAI 1806. 3ax
SEINE
soit tout-à-fait inconnu , et qui n'ait pas la prétention de A
peser les mots et les syllabes . On verra qu'il demeura appe
de la vérité de cette effrayante peinture ; mais que on detre
choqué du trait qui la termine , il ne remarquera seulement
pas l'étonnante hardiesse de l'expression. Une pareille épreuve
Cen
me paroît décisive en faveur des alliances de motsinusites
Il faut pour que le goût les approuve , qu'elles soient
neces
saires : elle doivent sur-tout être si artistement entourées, que
leurnouveauté échappe aux lecteurs peuaccoutumés à réfléchir
sur les secrets du style. Ceux qui se plaisent à forger des
expressions singulières , à les jeter au hasard dans leurs vers ,
quand l'expression simple se présente d'elle-même pour
rendre leur pensée , deviennent burlesques au lieu d'être
énergiques. Cette remarque s'appliqueroit à merveille à plus
d'un poète fameux qui se croiroit trivial s'il parloit la langue
de Racine , et qui à force de génie est devenu barbare.
Le poète continue ; il peint le jeune infortuné près d'expirer
dans les convulsions du désespoir :
Son coeur tumultueux roule de rêve en rêve ;
Il se lève , il retombe et soudain se relève ,
Se traîne quelquefois sur de vieux ossemens ,
De la mort qu'il veut fuir horribles monumens !
Quand tout-à-coup son pied trouve un leger obstacle :
Il y porte la main. O surprise ! ô miracle !
Il sent , il reconnoît le fil qu'il a perdu !
Et de joie et d'espoir il tressaille éperdu .
Ce fil libérateur , il le baise , il l'adore ,
Il s'en as ure ; il craint qu'il ne s'échappe encore.
On a remarqué cette expression , il l'adore . Elle seroit ridi
culement outrée partout ailleurs ; elle n'en est que plus belle
où elle est placée .
Il veut le suivre , il veut revoir l'éclat du jour .
Je ne sais quel instinct l'arrête en ce séjour .
A l'abri du danger , son ame encor tremblante
Veut jouir de ces lieux et de son épouvante.
A leur aspect lugubre il éprouve en son coeur
Un plaisir agité d'un reste de terreur .
Il n'est personne qui ne soit frappé de la vérité du sentiment
exprimé dans ces vers. Il est si naturel , que chacun
X
322 MERCURE
DE FRANCE
,
pense d'abord que s'il avoit eu à peindre cette situation , il ne
l'auroit pas laissé échapper tant le vrai beau est toujours
simple. Il n'appartient qu'au génie de le trouver ; mais il le
présente d'une manière si naturelle et si vraie , qu'on s'étonne
toujours de ne l'avoir pas découvert avant lui.
Enfio , tenant en main son conducteur fidèle ,
Il part , il vole aux lieux où la clarté l'appelle.
Dieux ! quel ravissement , quand il revoit les cieus
Qu'il croyoit pour jamais éclipsés à ses yeux !
Avec quel doux transport il promène sa vuo
Sur leur majestueuse et brillante étendue !
La cité , le hameau , la verdure , les bois ,
Semblent s'offrir à lui pour la première fois ;
Et rempli d'une joie inconnue et profonde ,
Son coeur croit assister au premier jour du monde.
Ces beaux vers , qui expriment si bien les sensations d'un
homme échappé à un danger sans espoir , et qui semble renaî-
'tre à la vie , terminent de la manière la plus heureuse , l'un des
beaux morceaux de la poésie française , et qui suffiroit lui seul
pour sauver à jamais de l'oubli le poëme de l'Imagination .
Après avoir rendu hommage à tant de beautés , je pourrois
facilement mêler la critique à l'éloge. On sent bien que dans
un ouvrage d'aussi longue haleine, il doit se trouver plus d'un
vers sur lequel il seroit facile de faire des observations plus
ou moins justes. Mais des fautes de détails , des négligences ,
des incorrections , des vers foibles , quelques- uns même que
le goût condamne, ne prouvent rien contre le mérite d'un grand
ouvrage. Assez de critiques prendront soin de relever ces petites
fautes : j'aime mieux me joindre ici à tous les amis des
lettres , pour féliciter M. Delille d'une production digne de
la haute renommée dont il jouit , et des beaux temps de la littérature.
Hélas ! il est une des dernières colonnes sur lesquelles
s'appuie encore cette littérature si long- temps florissante.
Au milieu de cette langueur presque universelle qui lui fait
craindre une stérilité complète , la vieillesse laborieuse de ce
poète célèbre , lui promet encore des fruits qui honorero ent
une maturité vigoureuse et féconde . Tel est cependant l'écrivain
dont une critique exagérée s'est efforcée tant de fois
de rabaisser les productions , craignant sans doute que la
MAI 1806. 323
France put encore s'applaudir d'un grand poète. Dans ce dessein
, elle a suivi cette méthode , aussi facile qu'injuste , d'attáquer
isolément chacun de ses vers , de disputer sur chaque
hémistiche , de relever des défauts réels , si l'on veut , mais en
se gardant bien de dire un mot des beautés qui les ont fait
oublier. Le temps d'être juste est enfin arrivé : pourquoi
craindroit-on de devancer le jugement de la postérité , en faeur
d'un vieillard honoré par tant de succès ? Ne doutons
point que cette postérité , qui ne connoît pas l'envie , ne le
regarde comme le seul poète qui , depuis la mort de Voltaire ,
ait mérité , sous plus d'un rapport , d'être comparé à nos plus
grands maîtres. Elle lui tiendra compte d'avoir le premier fait
descendre la poésie , sans la dégrader , aux plus petits détails
de la vie champêtre ; de l'avoir forcée à prononcer tant de
mols que jusqu'à lui elle avoit orgueilleusement dédaignés.
Elle aimera à applaudir en lui l'alliance des qualités qui concilient
l'estime avec les talens qui commandent l'admiration ;
elle n'oubliera pas sur-tout , que dans un temps où toutes les
mains prétendoient toucher les ressorts des Etats , M. Delille
ne voulut jamais être que poète ; que lorsque le silence même
de l'homme de bien étoit imputé à crime , il osa défendre en
beaux vers les dogmes conservateurs de la société ; et qu'enfin ,
au moment ou plus d'un littérateur célèbre eut à rougir de
tant d'imprudences , sinon dans sa conduite , du moins dans ses
'opinions , lui , presque seul , n'eut pas une erreur à abjurer ,
pas un vers à désavouer ou même à justifier.
Qu'il me soit permis , en finissant cet article , de me féliciter
d'avoir pu rendre cette justice à un poète à qui j'ai dût tant
'd'heures agréables. L'hommage d'une voix inconnue à peu de
"droits sans doute à le flatter ; mais s'il trouve peu de plaisir à
le recevoir , j'en trouve un véritable à le lui rendre . Ce que je
dis ici n'étonnera pas ceux qui aiment les lettres , car il n'en
est pas un qui ne sente de la reconnoissance , et presque de la
tendresse , pour les hommes rares qui lui ont fait souvent
' éprouver les jouissances qu'ils préfèrent à toutes les autres ,
en leur procurant ces émotions délicieuses que la belle poésie
sait donner. C....
X 2
322 MERCURE
DE FRANCE
,
pense d'abord que s'il avoit eu à peindre cette situation , il ne
F'auroit pas laissé échapper tant le vrai beau est toujours
simple. Il n'appartient qu'au génie de le trouver ; mais il le
présente d'une manière si naturelle et si vraie , qu'on s'étonne
toujours de ne l'avoir pas découvert avant lui.
Enfio , tenant en main son conducteur fidèle ,
Il part , il vole aux lieux où la clarté l'appelle .
Dieux ! quel ravissement , quand il revoit les cieus
Qu'il croyoit pour jamais éclipsés à ses yeux !
Avec quel doux transport il promène sa vuo
Sur leur majestueuse et brillante étendue !
La cité , le hameau , la verdure , les bois ,
Semblent s'offrir à lui pour la première fois ;
Et rempli d'une joie inconnue et profonde ,
Son coeur croit assister au premier jour du monde.
Ces beaux vers , qui expriment si bien les sensations d'un
homme échappé à un danger sans espoir , et qui semble renaî
'tre à la vie, terminent de la manière la plus heureuse , l'un des
beaux morceaux de la poésie française , et qui suffiroit lui seul
pour sauver à jamais de l'oubli le poëme de l'Imagination .
Après avoir rendu hommage à tant de beautés , je pourrois
facilement mêler la critique à l'éloge. On sent bien que dans
un ouvrage d'aussi longue haleine , il doit se trouver plus d'un
vers sur lequel il seroit facile de faire des observations plus
ou moins justes. Mais des fautes de détails , des négligences ,
des incorrections , des vers foibles , quelques- uns même que
le goût condamne, ne prouvent rien contre le mérite d'un grand
ouvrage. Assez de critiques prendront soin de relever ces petites
fautes : j'aime mieux me joindre ici à tous les amis des
lettres , pour féliciter M. Delille d'une production digne de
la haute renommée dont il jouit , et des beaux temps de la littérature
. Hélas ! il est une des dernières colonnes sur lesquelles
s'appuie encore cette littérature si long-temps florissante.
Au milieu de cette langueur presque universelle qui lui fait
craindre une stérilité complète , la vieillesse laborieuse de ce
poète célèbre , lui promet encore des fruits qui honorero ent
une maturité vigoureuse et féconde. Tel est cependant l'écrivain
dont une critique exagérée s'est efforcée tant de fois
de rabaisser les productions , craignant sans doute que la
MAI 1806 . 323
France pût encore s'applaudir d'un grand poète. Dans ce dessein
, elle a suivi cette méthode , aussi facile qu'injuste , d'attaquer
isolément chacun de ses vers , de disputer sur chaque
hémistiche , de relever des défauts réels , si l'on veut , mais en
se gardant bien de dire un mot des beautés qui les ont fait
oublier. Le temps d'être juste est enfin arrivé : pourquoi
craindroit-on de devancer le jugement de la postérité , en faeur
d'un vieillard honoré par tant de succès ? Ne doutons
point que cette postérité , qui ne connoît pas l'envie , ne le
regarde comme le seul poète qui , depuis la mort de Voltaire ,
ait mérité , sous plus d'un rapport , d'être comparé à nos plus
grands maîtres. Elle lui tiendra compte d'avoir le premier fait
descendre la poésie , sans la dégrader , aux plus petits détails
de la vie champêtre ; de l'avoir forcée à prononcer tant de
mols que jusqu'à lui elle avoit orgueilleusement dédaignés.
Elle aimera à applaudir en lui l'alliance des qualités qui concilient
l'estime avec les talens qui commandent l'admiration ;
elle n'oubliera pas sur-tout , que dans un temps où toutes les
mains prétendoient toucher les ressorts des Etats , M. Delille
ne voulut jamais être que poète ; que lorsque le silence même
de l'homme de bien étoit imputé à crime , il osa défendre en
beaux vers les dogmes conservateurs de la société ; et qu'enfin ,
au moment ou plus d'un littérateur célèbre eut à rougir de
tant d'imprudences , sinon dans sa conduite , du moins dans ses
'opinions , lui , presque seul , n'eut pas une erreur à abjurer ,
pas un vers à désavouer ou même à justifier.
Qu'il me soit permis , en finissant cet article , de me féliciter
d'avoir pu rendre cette justice à un poète à qui j'ai dû tant
d'heures agréables. L'hommage d'une voix inconnue à peu de
'droits sans doute à le flatter ; mais s'il trouve peu de plaisir à
le recevoir , j'en trouve un véritable à le lui rendre. Ce que je
dis ici n'étonnera pas ceux qui aiment les lettres , car il n'en
est pas un qui ne sente de la reconnoissance , et presque de la
tendresse , pour les hommes rares qui lui ont fait souvent
' éprouver les jouissances qu'ils préfèrent à toutes les autres ,
en leur procurant ces émotions délicieuses que la belle poésie
sait donner. C ....
X 2
324 MERCURE DE FRANCE ,
VARIETES.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES.
- La Comédie Française a repris , à la fin de la semaine
dernière , Coriolan , tragédie de M. de La Harpe. Si rien n'est
plus connu que le sujet de cette pièce , rien aussi n'est plus
généralement senti que l'impossibilité de le renfermer dans
les bornes de l'art dramatique. Les efforts impuissans d'une
foule d'auteurs , depuis Hardi et Chapoton , qui firent représenter
un Coriolan , l'un en 1607, le second en 1638 , jusqu'à
MM. Gudin et de La Harpe ; et plus que tous ces exemples
peut-être , le refus de Voltaire de traiter ce sujet qui suivant
lui n'offre qu'une scène , tout prouve que si le caractère de
ce fier Romain est éminemment tragique , aucun des événemens
de sa vie ne peut fournir le sujet d'une tragédie intéressante
et conforme aux règles. Les argumens par lesquels
M. de La Harpe a essayé de justifier la violation de l'unité de
lieu et de l'unité de temps , démontrent seulement jusqu'à quel
point l'esprit le plus droit peut s'égarer quand il juge ses propres
ouvrages.
•
Comment ne pas voir , en effet , que si , non content de
ne pas s'astreindre à sortir d'un palais , d'un camp , etc. ,
on peut encore , sans violer la loi de l'unité , sortir d'une
ville , qui ne sent , dis-je , que cette loi est illusoire , et que les
Anglais , les Espagnols et les Allemands ont bien fait de n'être
pas si timides et de franchir les mers ? Qui ne sent que cette
loi est encore violée , lorsque la scène se passe dans un lieu où
il est matériellement impossible qu'elle se soit passée ? Qui
ne sent que l'unité de temps n'est pas davantage respectée
lorsqu'on entasse dans l'espace d'un jour des événemens qui
exigent au moins une année? Je le demande à ceux même
qui se prêtent le plus facilement aux illusions du théâtre ,
comment concevoir que , dans le temps accordé au poète par
les législateurs de l'art ou plutôt par le bon sens , Coriolan
MAI 1806. 325
soit accusé devant le peuple , condamné , qu'il se réfugie dans
le camp des Volsques , obtienne le commandement de leur
armée , gagne une bataille , reçoive deux députations , celle
de Volumnius et celle de sa mère , se laisse fléchir , et enfin
soit assassiné par les Volsques ? Et remarquez que , dans ces
incidens si pressés , il y en a qui s'excluent mutuellement.
Telles sont l'accusation et le jugement de Coriolan , pendant
que l'ennemi est aux portes de Rome. Le spectateur
le moins instruit sait qu'il n'y a pas dans l'Histoire Romaine
un seul exemple d'un mouvement populaire pareil à celui
dont Coriolan fut la victime , qui n'ait été arrêté par la présence
de l'ennemi. L'approche des Volsques eut infailliblement
fait taire les Sicinius et les Brutus.
Quodcumque ostendis mihi sic , incredulus odi.
Mais dans cette tragédie tout est faux : incidens , caractères ,
style. Le Coriolan de M. de La Harpe n'est pas celui de l'histoire
; et malheureusement le grand acteur qui a joué ce rôle
s'est si bien pénétré de l'esprit de l'auteur , qu'il a complètement
défiguré le personnage. Je sais que cet avis ne paroît
pas être celui du public , qui a redemandé Talma après les
deux premières représentations. Les journalistes lui ont prodigué
les plus grands éloges ; quelques-uns même ont été jusqu'à
dire que ce rôle lui faisoit encore plus d'honneur que
celui de Manlius. Certes l'éloge ne pouvoit aller plus loin.
Cependant il est facile , de prouver à l'acteur lui-même qu'il
s'est trompé , précisément parce qu'il donne à Coriolan la
même physionomie qu'il avoit si heureusement donnée à
Manlius .
En effet , il ne fut jamais deux caractères plus opposés. L'un
est un patricien fier de sa naissance et de ses services personnels
, jaloux des prétentions , ou plutôt des droits de son
ordre ; incapable de fléchir , colère et vindicatif à l'excès , et se
croyant , sans nulle comparaison , le premier des Romains. Le
second , au contraire , veut s'appuyer du peuple pour se venger
des patriciens ; il est envieux de Camille , dont il ne peut
supporter la gloire ; enfin , c'est un conspirateur. Le premier
est innocent , et le second coupable. N'est-ce donc point se
tromper étrangement que de donner au noble vainqueur de
3
326 MERCURE DE FRANCE ,
Corioles cet air concentré , sombre , qui convient si bien à un
homme que d'odieuses passions ont réduit à conspirer contre
le gouvernement de son pays ? N'est-ce pas se tromper étrangement
que de le faire rentrer sur la scène après sa condam-,
nation , les yeux fixés sur la terre , les bras croisés sur la poitrine
, avec cette préoccupation profonde qui fait trembler
tous les spectateurs dans la scène de Manlius avec Servilius ?
« Le seul Coriolan , dit l'abbé de Vertot , d'après les
» historiens de l'antiquité , le seul Coriolan , insensible en
» apparence à sa disgrace , sortit de l'assemblée avec la même
» tranquillité que s'il eût été absous : il fut d'abord à sa maison
, où il trouva sa mère appelée Véturie , et Volumnie
» sa femme , tout en larmes , et dans les premiers transporte
» de leur affliction ; il les exhorta en peu de paroles à sou-
>> tenir ce coup de la fortune avec fermeté ; et après leur avoir
» recommandé ses enfans encore jeunes , il sortit subitement
» de sa maison et de Rome , seul , et sans vouloir être accom-
» pagné par aucun de ses amis , ni suivi par ses domestiques
» et ses esclaves. Quelques patriciens et quelques jeunes
>> serviteurs l'accompagnèrent jusqu'aux portes de la ville ,
» mais sans qu'il lui échappât aucune plainte . Il se sépara
>> d'eux sans leur faire , ni remercîment pour le passé , ni
» prière pour l'avenir . »
Maintenant , je le demande à Talma lui -même , ai-je tort
de penser que , particulièrement dans cette scène des adieux ,
il a méconnu l'esprit de son rôle ; et , lorsqu'après être rentré
sur le théâtre d'une manière aussi fausse , il le quitte en prononçant,
avec un accent plus convenable à Othello qu'à Coriolan
, ces mots : Adieu , Rome ; je pars...... les applaudissemens
qu'on lui prodigue lui paroissent- ils bien mérités ? Ję
sais que la faute n'en est pas à lui seul , et que l'auteur est loin
d'avoir donné à cette scène son véritable développement. Me
permettra-t-on de le prouver, en opposant à notre Quintilien
un poète barbare , qui , moins timide que M. de La Harpe ,
ne s'est pas contenté d'enfreindre un peu les lois d'un art qu'il
ne connoissoit pas ,
mais qui tout simplement a mis en tragédie
la vie entière de Coriolan , et transporte le spectateur
, non pas seulement dans l'intervalle d'un acte à un autre
MAI 1806. 327
mais à chaque scène , de Rome à Corioles , de Corioles à
Rome , de Rome à Antium , etc.
Pour terme de comparaison , je choisis d'autant plus volontiers
la scène des adieux , que l'auteur français s'en applaudit
beaucoup lui-même dans sa préface .
VETURIE.
Quels sont les lieux , hélas , où ton malheur t'exile ?
CORIOLAN.
Eh , qu'importe aux Romains quel sera mon asile !
Ne sont-ils pas contens si je sors de leurs murs ?
VETURIE.
Tont asile est égal à des destins obscurs ;
Mais toi , si renommé par l'éclat de tes armes ,
Ce grand nom qui te suit ajoute à mes alarmes.
Parle as-tu fait le choix d'un réfuge assuré ? …….
Tu ne me réponds rien ?
:
CORIOLAN.
...
Peut-être je pourrai
Trouver quelque demeure ouverte à l'infortune
Où la vertu du moins ne soit pas importune.
Je m'en remets aux Dieux qui conduiront mes pas,
Vous , si vous m'en croyez , ne vous informez pas
Du sort d'un exilé, qui n'a plus de patrie.
Je recommande au ciel les jours de Veturie....
Mon ami... vous , ma mère... oubliez-moi tous deux ,
Et de Coriolan recevez les adieux.
VETURIE.
Quoi , malgré la rigueur de cet arrêt funeste ,
Ne peux-tu....
CORIOLAN,
De ce jour on m'a donné le reste.
Qu'importe un vain délai pour le sort qui m'attend ?
Je dois sortir de Rome , et j'en sors à l'instant.
VETURIE.
Sans suite , sans secours , sans ressource certaine !
CORIOLA N.
Non , je ne veux de Rome emporter que sa haine :
Sa haine me suffit .
VETURIE.
Qu'au moinsjusqu'aux remparts.
J'accompagne tes pas ; que mes derniers regards……..
CORIOLA N.
Ah , demeure ! Songe qu'une foule égarée ,
D'un triomphe odieux est encore enivrée .
Pensez-vous qu'aujourd'hui leur insolent orgueil
Epargne Veturie et respecte son deuil ?
Voulez-vous , dans l'ivresse où ce peuple est en proie ,
4
328 MERCURE DE FRANCE ,
Exposer vos douleurs en spectacle à la joie ?
C'est trop... Adieu , ma mère... ; adieu , Volumnius...
Adieu , Rome... Je pars.
Ecoutons Shakespeare. La scène est aux portes de Rome.
VOLUMNIE , VIRGILIE , ( ce sont les noms que le poète , d'après
Plutarque , donne à la mère et à la femme de Coriolan ),
Les sénateurs MENÉNIUS et COMINIUS , suivis de tous les jeunes
patriciens, accompagnent Coriolan , et le conduisent tristement
aux portes de la ville .
19
CORIOLAN .
Allens, arrêtez vos larmes : abrégeons nos adieux ; le monstre à cent
têtes me poursuit et me pousse hors de ses murs . Quoi ! ma mère , où est
votre ancien courage ? Vous aviez coutume de me dire que l'excès du malheur
étoit l'épreuve des grands caractères ; que les hommes vulgaires pouvoient
supporter des infortunes vulgaires ; que dans une mer calme , tous
les pilotes paroissent maîtres dans l'art de manoeuvrer ; mais que les coups
de la fortune , quand elle les frappe au coeur , pour être parés avec grace
et dignité , demandent une rare et noble adresse. Vous ne vous lassiez
point de nourrir mon ame de leçons et de principes faits pour la rendre
invincible.
O ciel ! ô ciel !
VIRGILIB.
CORIOLAN .
VOLUMN I E.
Femme , je te conjure....
1
Que la peste se répande dans tous les ateliers de Rome, et ensevelisse tous
les travaux !
CORIOLAN.
Quoi ils vont m'aimer dès qu'ils m'auront perdu ! Allons , ma mère ,
rappelez les sertimens qui vous inspiroient , lorsque vous me disiez quelquefois
que si vous eussiez été l'épouse d'Hercule , vous vous seriez chargée
du soin de six de ses travaux , pour épargner à votre époux la moitié de
ses fatigues. Cominius , point de foiblesse . Adieu , ma femme , adieu ,
ma mère , adieu , consolez-vous : je ne suis pas sans ressource .
-
( A Ménénius. )
Toi , bon vieillard , fidèle Ménénius , tes pleurs sont plus âcres que ceux
d'un jeune homme ; ils blessent tes yeux. Toi , jadis mon général , je t'ai
connu dans la guerre un visage inaltérable ; et tu as tant vu de ces spectacles
qui endurcissent le coeur ! Dis à ces femmes éplorées , que c'est une
égale folie de gémir , comme de rire d'un revers inévitable . Ma mère
je vous ai souvent ouï dire que mes hasards ont toujours fait votre joie ,
restez bien persuadée d'une chose : c'est que si je m'en vais seul , comme
un lion solitaire , votre fils ou passera la renommée vulgaire , ou tombera
surpris dans les piéges de la ruse et de la fraude .
VOLUMNI E. 1
-
Mon fils , le premier des mortels , où veux- tu aller ? Permets que le
d gne Cominius t'accompagne quelque temps ; arrête avec lui une
marche certaine , plutôt que d'aller errant t'exposer à tous les haṣards qui
dieveront sous les pas dans ta route vagabonde ,
ΜΑΙ 1806 . 329
O Dieux !
CORIOLAN.
COMINIUS.
Je t'accompagnerai pendant un mois ; nous déterminerons ensemble
le lieu où tu dois fixer ton séjour, afin que tu puisses recevoir de nos nouvelles
, et nous des tiennes. Alors , si le temps fait sortir du sein de l'avenir
un événement qui prépare ton rappel , nous n'aurons pas l'univers entier
à parcourir pour trouver un seul homme , au risque encore de perdre
l'avantage d'un moment de chaleur , que refroidissent toujours l'éloignement
et la longue absence de l'homme nécessaire.
-
CORIOLAN à Cominius.
Adieu , et vis en paix : tu es chargé d'années , et trop rassasié des travaux
de la guerre pour venir encore courir les hasards avec un homme
dont toutes les forces sont entières. Accompagne-moi sculement jusqu'aux
portes de Rome. Venez , ma tendre épouse ! et vous , ô mère chérie ! et
wous , mes nobles et vrais amis ! et lorsque je serai hors des murs , faitesmoi
vos adieux , et quittez-moi le sourire sur les lèvres . Je vous prie , venez.
Tant que je serai debout sur la surface de la terre , vous entendrez toujours
parler de moi , et vous n'apprendrez jamais rien qui démente ce
que j'ai été jusqu'à ce jour.
MENÉNIU S.
Jamais l'oreille humaine n'a rien ouï de plus noble . Allons , sechons
nos pleurs . Ah ! si je pouvois arracher à ces bras et à ces jambes affoiblis
par l'âge seulement sept années , j'en atteste les Dieux : je te suivrois par
tout.
-
Donne-moi ta main.
CORIOLAN.
( Ils sortent. }
Sans doute il y a encore , dans cette scène , des traits que
le goût réprouve ; mais aussi , si je ne me trompe , on y
trouve quelques -unes de ces beautés qui , suivant l'ingénieuse
expression de Voltaire , ont gâté le goût des Anglais. Le poète
barbare y fait entendre quelques accens auxquels il n'étoit pas
donné à M. de La Harpe de s'élever , quelque soit d'ailleurs
son extrême mérite.
Puisque nous voici en pleine barbarie , ce qui assurément
ne nous arrive pas souvent , je propose aux lecteurs du Mercure
, une débauche complète ; et je vais leur mettre sous les
yeux une autre scène de Shakespeare , tirée de la même pièce.
Ici , le poète est sans modèle et sans objet de comparaison :
une pareille scène n'est point dans les limites de l'art , et on
en conçoit à peine la représentation. Cependant , on ne considérera
pas sans plaisir ce tableau si vrai des scènes du Forum , qui
paroissent quelquefois si brillantes sous le pinceau flatteur de
Tite-Live. Avant notre révolution , Shakespeare nous eût paru
330 MERCURE DE FRANCE ,
un profanateur : aujourd'hui il nous paroîtra , non point assurément
un grand poète tragique , mais un des hommes qui
ont le mieux connu , le mieux apprécié les gouvernemens
populaires , et un des moralistes qui ont pénétré le plus avant
dans les abymes du coeur humain .
Cette scène est la dernière du troisième acte. Dans la précédente
, Coriolan a promis à sa mère de se rendre dans la place
publique , pour s'y défendre avec douceur. Le théâtre représente
le Forum ( 1 )
La scène se passe dans le Forum , d'abord entre les tribuns
Brutus (2) et Sicinius.
BRUTUS.
Chargez-le de cette accusation capitale , qu'il aspire au pouvoir
tyrannique. S'il nous échappe de ce côté , reprochez - lui sa haine contre
le peuple , et que les dépouilles conquises sur les Antiates n'ont jamais été
distribuées. ( Un EDILE paroít. ) Eh bien , viendra -t -il ?
Il vient .
Qui l'accompagne ?
L'EDILE.
BRUTUS.
L'EDILE.
Le vieux Ménénius et les Sénateurs qui l'ont toujours appuyé de leur
crédit.
SICINIUS.
Avez-vous une liste de tous les suffrages dont nous nous sommes assurés ,
rangés par ordre ?
Oui , elle est prête ; la voici .
L'EDILE.
SICINIUS.
L'EDILE.
Les avez-vous classés par tribus ?
Je l'ai fait.
SICINIIUUS.
A présent , assemblez le peuple sur cette place ; et lorsqu'ils m'entendront
dire : Il est ainsi ordonné par les droits et l'autorité du peuple ,
soit que ce soit la mort , l'amende ou l'exil , qu'alors si je dis , l'amende,
(1 ) Je me suis servi de la traduction de Letourneur , après en avoir vérihé
l'exactitude. C'est un éloge que ne mérite pas souvent ce traducteur, et
encore moins ses deux coopérateurs .
(2 ) Junius Brutus. C'étoit un homme turbulent et très - séditieux . II
parloit avec une grande facilité . Son véritable nom étoit Lucius Junius ;
mais comme le fondateur de la République s'appeloit L. Junius Brutus •
ee factieux pour rendre son nom entièrement conforme à celui du libéraleur
de la patrie , ajouta Brutus à son ancien nom ; ce qui le rendit ,
disent les historiens , fort ridicule. Ce bel exemple a trouvé de nos jours
de nombreux imitateurs auxquels le ridicule n'a pas manqué non plus.
MAI 1806. 331
ils crient l'amende , l'amende ; si je dis la mort , ils crient , la mort ,
ta mort, en insistant sur leurs anciens priviléges et sur l'autorité qui leur
appartient pour la décision de la cause.
L'EDILE.
Je les instruirai .
BRUTUS.
Et dès qu'une fois ils auront commencé leurs clameurs , qu'ils ne cessent
plus , jusqu'à ce que le bruit confus de leurs voix force à prononcer
l'exécution du décret que les circonstances nous auront fait porter .
Tout est entendu .
L'EDILE.
SICINIUS.
Disposez -les à être tout prêts et bien déterminés à saisir notre décret ,
dès que nous aurons lâché le mot.
BRUTUS.
All. z , et veillez à tout cela.
(A Sicinius. ).
( L'Edile sort. )
Débutez par irriter sa colère ; il est accoutumé à l'emporter partout ,
et à faire triompher son opinion sans contradiction . Une fois mis en courroux,
rien ne pourra le ramener à la modération ; alors il exhalera tout ce
qui est dans son coeur ; et ce qui est dans son coeur est de concert avec
nous pour opérer sa ruine.
CORIOLAN arrive , accompagné de MENÉNIUS , COMINIUS et autres
Sénateurs. )
Bon , le voici qui vient .
SICINIUS.
MÉNÉNIUs à Coriolan.
De la modération , je vous en conjure.
COBIOLAN.
-
Oui , comme un valet qui , pour la plus vile pièce d'argent , se laisse
injurier pendant des heures entières . Que les Dieux conservent Rome
en sûreté ; qu'ils placent sur ses siéges de justice des hommes de bien ;
qu'ils entretiennent l'amour parmi nous ; qu'ils remplissent nos vastes
temples des signes de la paix , et non pas nos rues des horreurs de la guerre.
PREMIER SÉNATEUR.
Que les Dieux vous exaucent ..
Noble et beau souhait !
MÉNÉNIU S.
(L'Edile revient , suivi de la foule des Plébéïens.)
SICINIUS.
L'EDILE.
Peuple , avancez , approchez .
Prêtez l'oreille à la voix de vos tribuns ; écoutez-les parler . Silence , vous
dis-je.
CORIOLAN.
Ecoutez-moi parler le premier ...
332 MERCURE DE FRANCE ,
LES DEUX TRIBUNS.
Hé bien , soit , parlez . Hola , silence.
CORIOLAN.
Est-il bien sûr que , passé cette fois , je ne serai plus accusé ? Est-ce là
que doivent se terminer toutes vos poursuites ?
SICINIUS.
Je vous demande , moi , si vous vous soumettez aux suffrages da peuple ,
si vous reconnoissez ses magistrats, et si vous consentez à subir une censure
légale pour toutes les fautes dont vous serez prouvé coupable ?
J'y consens.
CORIOLAN.
MENÉNIUS.
Voyez , citoyens ; il dit qu'il y consent. Considérez quels services mili
taires il a rendus ; souvenez - vous des blessures dont son corps est couvert :
il en est sillonné , comme un cimetière hérissé de tombeaux.
CORIOLAN.
Peu de chose , quelques égratignures , quelques cicatrices légères.
MENÉNI U S.
Considérez encore que si vous n'entendez pas dans sa bouche le langage
poli d'un habitant des villes , vous trouvez en lui tout le caractère
d'un guerrier : ne cherch z dans les durs accens de sa voix aucune intention
de vous offenser ; ce ton , je vous l'ai dit , sied bien dans la bouche
d'un soldat. Plutôt que de le prendre en haine vous devez...
COMINIUS P'interrompant.
-
Fort bien , fort bien ; en voilà assez.
CORIOLAN.
Quelle est la raison pour laquelle , nommé consul par tous les suffrages ,
on me fait l'affront de m'ôter le consulat l'heure d'après?
Répondez- nous.
SICINIUS.
CORIOLA N.
Parlez donc : oui , vous avez raison , je dois vous répondre.
SICINIU S.
Nous vous accusons d'avoir machine sourdement , pour dépouiller Rome
des magistratures établies en faveur du peuple , et d'avoir marché par des
voies détournées à la tyrannie ; en quoi vous êtes un traitre au peuple.
CORIOLA N.
Comment ! Moi traître ?
MENÉNIUS.
Allons , de la modération : votre promesse...
CORIOLA N.
Que les feux des enfers enveloppent le peuple ! M'appeler traitre
au peuple ! Toi , insolent tribun , quand tes yeux , tes mains et ta
langue pourroient lancer à la fois contre moi chacun dix mille traits , dix
mille morts , je te dirois tu mens ; oui en face , et d'une voix aussi
libre , que lorsque je prie les Dieux,
MAI 1806: 333
Peuple , l'entendez-vous ?
SICINIUS.
TOUT LE PEUPLE .
Ala roche Tarpéienne ! à la roche Tarpéienne !
SICINIU S.
Silence ! .... Nous n'avons pas besoin d'intenter contre lui d'autres
accusations. Ce que vous lui avez vu faire et entendu dire ; son insolence
à frapper vos magistrats, à vous charger d'imprécations, à s'opposer à
l'exécution des lois par la violence , et à braver ici même ceux dont l'autorité
souveraine doit le juger ; tous ces attentats sont d'un genre si criminel
, si capital , qu'ils méritent le dernier supplice .
BRUTUS.
Mais en considération des services qu'il a rendus à Rome....
CORIOLA N.
Que parlez-vous de services ? ....
Je parle de ce que je connois .
Vous?
སན་བ །
BRUTUS.
CORIOLA N.
MENÉNIUS à Coriolan.
Ess-ce la promesse que vous avez faite à votre mère ?
COMINIUs à Coriolan. \
Je vous en prie , souvenez-vous....
CORIOLA N.
Je ne me souviens plus de rien. Qu'ils me condamnent à mourir , précipité
de la roche Tarpéienne , ou à errer dans l'exil , ou à langur enfermé
avec un grain de nourriture par jour , je n'acheterois pas leur merci par
un seul mot de complaisance ; et pour tout ce qu'ils pourroient me donner,
je ne réprimerois pas mon ressentiment ; non, quand pour l'obtenir il ne
faudroit que leur dire bonjour.
SICINIUS .
Pour avoir en différentes occasions , et autant qu'il a été en lui , fait
éclater sa haine contre le peuple , cherchant le moyen de le dépouiller de
son autorité ; pour avoir tout récemment frappé des coups ennemis , non
pas seulement en présence des jnges qu'il devoit respecter , mais même
sur les officiers chargés de l'exécution de la loi : au nom du peuple , et en
vertu du pouvoir que nous avons en qualité de tribuns , nous le bannissons
à l'instant même , et le condamnnons à ne jamais rentrer dans les portes
de Rome , sous peine d'être précipité de la roche Tarpéïenne. Au nom du
peuple , je déclare que ce jugement sera exécuté.
TOUT LE PEUPLE.
Le jugement sera exécuté , le jugement sera exécuté. Qu'il s'en aille :
il est banni . Le jugement sera exécuté .
COMINIUS.
Daignez m'entendre , mes dignes citoyens , mes amis.
SICINIUS .
Il est jugé il n'y a plus rien à entendre.
334 MERCURE
DE FRANCE
,
COMINIUS.
Laissez-moi parler . J'ai été consul , et je puis montrer sur moi les
marques des blessures que j'ai reçues pour Rome de la main de ses ennemis.
J'aime le bien de mon pays d'un amour plus tendre , plus respectueux et
plus sacré que celui dont j'aime ma vie , ou ma chère épouse , ou le
fruit de ses entrailles et de mon sang. Hé bien , si je vous disois que ....
-
SICINIUS.
Nous connaissons vos piéges . Que direz- vous ?
BRU TUS.
Il n'y a plus rien à dire, sinon qu'il est banni comme ennemi du peuple
et de sa patrie : le jugement sera exécuté .
TOUT LE PEUPLE .
Le jugement sera exécuté , le jugement sera exécuté .
CORIOLAN.
Vous bruyans et vls animaux , dont j'abhorre les faveurs comme la
vapeur contagieuse d'un marais empesté , ou des cadavres privés de sépulture
, vous corrompé l'air que je respire ; je vous bann's de moi. Restez
dans cette enceinte en proie à votre inquiète inconstauce . Qu'à chaque
instant de vaines rumeurs vous fassent palpiter d'effroi , Que vos ennemis ,
par le seul mouvement de leurs panaches flottans ! vous plongent dans
le désespoir ! Conservez toujours le pouvoir de bannir vos défenseurs
jusqu'à ce qu'à la fin votre aveugle stupidité , qui ne voit les maux qu'à
l'instant qu'elle les sent , vous laissant seuls avec vos plus grands ennemis,
vous inêmes , vous livrent comme des captifs sans courage à quelque nation
qui s'empare de vous sans coup férir . Ainsi , dédaignant à cause de vous
patrie , je lui tourne le dos. - Loin d'ici il reste l'univers.
(Coriolan sort avec Cominius et autres sénateurs . Le peuple le
poursuit de ses huées , en jetant ses bonnels en l'air. )
L'EDILE.
L'ennemi du peuple est parti ; il est parti .
TOUT LE PEUPLE.
Notre ennemi est banni ; il est parti : hou , hou ! ...
SICINIUS.
Allez ; poursuivez-le jusqu'à ce qu'il soit hors des portes ; suivez- le
comme il vous a suivis vexez-le , accablez - le des humiliations qu'il a
méritées ! -Donnez-nous une escorte qui nous accompagne dans les rues de
Rome.
:
TOUT LES PEUPLE.
Allons , allons le voir sortir des portes de Rome , allons . Que les Dieux
protègent nos braves tribuns ! Allons .
-Mercredi on a donné , sur le théâtre de l'Impératrice ,
la première représentation d'une comédie en cinq actes et en
prose , intitulée : Un Coup de Fortune , ou les Marionnettes .
C'est une nouvelle production de Picard. Le succès a été complet.
L'auteur a été demandé ; et au moment où il a' paru ,
MAI 1806. 335
་་
les applaudissemens les plus vifs ont éclaté dans toutes les
parties de la salle. « Oui , dit Gaspard , directeur des Marion-
»› nettes , à son ami Marcelin , maître d'école ; nous tournons
» tous comme des girouettes , au gré des passions et des cir-
>> constances. Point d'exception : Le sage lui-même s'aban-
» donne , sans le savoir , au mouvement général imprimé à
» l'epèce humaine ; et la fortune gouverne le monde à-peu-
» près comme tu vois que je conduis mes marionnettes. »>
La nouvelle comédie est consacrée à prouver la vérité de
cet axiome, qui ouvre et termine la pièce . Et l'ami Marcelin ,
qui est un philosophe imperturbable , qui plaint les riches
et méprise les richesses , étant le principal personnage , en
fournit les meilleures preuves. Que si l'on demande comment
il se fait qu'un directeur de Marionnettes et un maître d'école
de village le prennent si haut , nous répondrons qu'ils ont l'un
et l'autre été élevés à Sainte- Barbe , et par conséquent fuit
leur philosophie au collège du Plessis . Mais nous ne voulons
point anticiper sur le jugement que nous nous proposons de
porter aussitôt que l'impression de l'ouvrage nous permettra
de le faire avec parfaite connoissance de cause.
MODES du 15 mai.
Les chapeaux de paille jaune , à la Paméla , bien évasés , et les capotes
blanches de perkale , à passe bien saillante , sont en si grand
nombre, qu'à peine reste - t- il quelques autres coiffures à citer . Cependant ,
chez quelques modistes , il se fait de petits bonnets en organdie , qui ont
une touffe par devant , comme les bonnets de lingères ; par dessus , un
demi-fichu de crêpe , comme les bonnets à la marmotte , et dont la garniture
, au lieu d'ourlet , a , sur le bord , une torsade de coton blanc. Dans
d'autres magasins , on fait, à l'imitation des capotes oblongues de lingères ,
des capotes vertes et des capotes grises , les unes et les autres en gros taffetas
, et avec des torsades dans les coulisses . Au lieu de tulle , dans beaucoup
de magasins , on met sur le bord des capotes ordinaires et sur les
chapeaux , des ruches de fleurs . Les pailles blanches se décousent par
intervalles , pour former des parquets de rubans . Le blanc mat . le lilas et
le rose sont toujours de mode. Il nous a semblé que le rose étoit moins
pâle qu'à l'ordinaire . Quelquefois on voit du gros bleu coupé par du blanc
mat . Les épis , les coquelicots , les pavots et les roses sont les fleurs les
plus communes . On voit , depuis quelques jours , en touffe et couleur de
rose, des ceillets de la Chine. On porte beaucoup de souliers lacés, en peau
couleur de napkin . Avec les manches courtes , les gants , dans le négligé ,
sont , pour l'ordinaire , à oeil de perdrix , en coton . Quelque fichus - canezous
ont , sur chaque hanche , une pointe qui descend très- bas . Ils sont ,
comme les autres fichus , garnis en mousseline plissée à petit plis .
L'été n'a point ramené les guêtres de nankin . On voit moins de pantalons
que l'année dernière . Les pantalons nouvellement faits ne descendent
guère plus bas que le mollet . Les culottes blanches sont d'une étoffe
de coton , à côtes . Les habits de drap vert foncé dominent .
336 MERCURE DE FRANCE,
NOUVELLES POLITIQUES.
Londres , 5 mai.
Une agréable nouvelle a été annoncée par le bulletin ciaprès
, qui a couru parmi les ministres , et dont on a envoyé
copie au lord maire , qui l'a fait afficher sur son palais pour
en instruire le public.
Bureau de l'amirauté , le 4 mai .
On a reçu , ce matin , des dépêches du vice -amiral sir
J. B. Warren, baronet et chevalier du Bain , qui rend compte
de la prise du Marengo , de 80 canons , ayant 740 hommes
d'équipage , commandé par le contre-amiral Linois , et de la
Belle- Poule , de 40 canons et de 320 hommes d'équipage.
Elle a eu lieu le 13 mars après un combat , sous voiles , de
quelques heures , avec les vaisseaux de S. M. le London , de
98 canons et l'Amazone , de 38 .
London et Amazone , 14 tués , dont deux lieutenans de
PAmazone , 26 blessés.
Marengo et Belle-Poule , 65 tués , 80 blessés .
Le contre-amiral Linois est du nombre des blessés .
Le combat a eu lieu à la hauteur des îles du Cap- Verd.
( Star.)
PARIS.
S. M. a nommé grand-officier de la Légion-d'Honneur
M. Pétiet , conseiller d'état , intendant-général de la Grande-
Armée.
-Un décret impérial , du 12 mars dernier , ordonne que
les conscrits assez lâches pour se mutiler , dans l'intention de
se soustraire au service , seront réunis en compagnie de pionniers.
Cette disposition vient d'être appliquée à deux conscrits
du département de Seine et Marne , qui n'ont pas rougi de.
chercher dans cette honteuse ressource le moyen de se dispenser
de partager la gloire de leurs camarades. Des ordres sont
donnés pour qu'ils soient conduits de brigade en brigade à
Aire , où se forme la première de ces compagnies.
- M. Jean-Henri Dupotel , lieutenant du capitaine Lucas
sur le vaisseau le Redoutable , au combat de Trafalgar , est
nommé capitaine de frégate.
- Le corps législatif a terminé sa session le 12 de ce
mois.
( No. CCLIII . )
( SAMEDI 24 MAI 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
DEPT
SONGE DE L'ABBÉ DE RANCÉ ,
RACONTÉ PAR LUI A L'UN DE SES RELIGIEUX.
102 N
MB's jours ont décliné comme l'ombre du soir ;
Comme l'herbe des champs j'ai vu sécher ma vie ;
Je marche en un sentier qu'on ne doit pas revoir ;
Je suis une vapeur dans l'air évanouie.
Ami , je romps pour toi, peut-être pour mon Dieu ,
Le silence éternel qu'on observe en ce lieu.
Pour la première fois cette voûte profonde
S'étonne d'une voix qui mourut pour le mond
Mais l'étrange rapport des communs nalheurs
M'ordonne de parler à qui r es pleurs :
La gloire de mon Dieu , ton sa ut me touche ,
Otent le triple airain qui fermoit cette bouche.
Ecoute : Hier au soir, méditant cette fin
Qui de l'homme ici- bas est le commun destin ,
Le sommeil me surprit ici , sur cette pierre.
A peine ses pavots fermoient- ils ma paupière ,
Celle qui m quitta pour un autre univers ,
Celle dont la beauté n'est que poudre et que vers ,
VI
L.
cen
BINE
338 MERCURE DE FRANCE ,
Celle que je pleurai , soudain m'est apparue.
Son front tout glorieux s'élevoit sur la nue ;
Elle n'avoit plus rien de ses at raits mortels ,
Qui , pour m'ôter à Dieu , frappoient mes yeux charnels ;
C'étoit elle , mais sainte , et de splendeur vêtue ,
Rayonnante d'amour, et je
l'ai reconnue.
" Ami , m'a -t-elle dit , tous mes voeux sont remplis ;
» Encore quelques jours , tes combats sont finis.
» Tes regrets de ma mort , ta fidelle tristesse ,
>> Vers le sentier étroit guidèrent ta jeunesse :
» Le présent t'aveugloit , tu perdois l'avenir ;
» Dieu nous a séparés , pour nous mieux réunir .
>> Tu suivois le chemin des enfans de folie ;
>> Il te falloit ma mort pour te donner la vie :
>> Le ciel en a pris soin . Que tu dois l'en bénir ?
» Il a fini plutôt ce qu'il devoit finir.
» En brisant les liens d'une union grossière ,
» Il prévint les dégoûts , vils enfans de la terre.
>> Il nous gardoit alors , au prix de mon trépas ,
>> Ces torrens de bonheur qui ne s'épuisent pas .
´» C'en est fait , l'heure approche , et Rancé va me suivre.
>> Tu supportas long- temps l'horreur de me survivre.
>> De ta longue douleur Dieu te paiera le prix .
>> De quels ravissemens ses élus sont remplis !
>>> Les conçois - tu , Rancé ? Sans toi , je suis heureuse.
» Mais bannis une peur au ciel injurieuse ;
>> Ces retours si secrets vers une antique ardeur,
>> Qui disputoient ton ame à sa sainte ferveur
» ( De la fragilité racine indestructible ) ,
>> Trouvent grace aux regards du juge incorruptible.
» Dien , qui sonde les coeurs , a vu le fond du tien ;
» Il a vu ces trésors de l'amour du Chrétien;
» L'orage par la foi devenu plus tranquille ,
>> Le malheur au malheur ouvrant un saint asile ,
» Et ton coeur appelant , par l'amour consumé ,
>> Tous ces coeurs malheureux pour avoir trop aimé .
» Infortunés , en proie à la triste chimère
>> Qui veut l'amour du ciel dans l'amour de la terre !
>> Ils ont tourné vers Dieu leurs inutiles jours :
» L'homme cesse d'aimer, le ciel aime toujours .
» Ah ! vole pein de foi , libre de tes alarmes,
>> Dans le sei de celui qui sécha tant de lrmes.
>> Ce rival préféré , qui remplit tout mon coeur ,
>> Sans me rassasier , me nourrit de bonheur.
MAI 1806. 339
» Viens encore avec moi , nager dans cette ivresse
>> Que nous cherchions là-bas , et qui fuyoit sans cesse.
» De ta captivité j'apporte la rançon.
» La palme que tu vois ouvrira ta prison .
>> On va dire pour toi le suprême cantique
>> Qui suit le fils d'Adam vers la demeure antique .
Mes jours ont décliné comme l'ombre du soir ;
Comme l'herbe des champs j'ai vu sécher ma vie;
Je marche en un sentier qu'on ne doit pas revoir ;
Je suis une vapeur dans l'air évanouie.
>>
DE CORIOLIS.
TRADUCTION
DE LA XXIV ODE D'HORACE.
Quis desiderio sit pudor, ete.
PEUT-ON pleurer assez une ombre aussi chérie ?
Toi , dont la voix préside aux lugubres accens ,
Noble fille de l'harmonie ,
Prête-moi , Melpomène , et ta lyre et tes chants !
Accablé sous le poids d'un sommeil effroyable ,
Quintilius n'est plus ! ... Naïve Vérité ,
Incorruptible soeur de l'austère Equité ,
Fidélité sans tache , honneur inaltérable :
Où trouver un mortel qui lui soit comparable ?
De tous les gens de bien il mourut regretté :
Il le fut encor plus de toi , tendre Virgile !
Aux Dieux , hélas ! ta piété
Vainement redemande un dépôt trop fragile.
Rival d'Orphée , en vain , par un charme nouveau ,
T'u rendrois la forêt à tes accords sensible :
Ton art ne pourroit pas rappeler du tombeau
Celui que , d'un seul coup de sa verge inflexible ,
Mercure a mis au rang du funèbre troupeau .
Destin vraiment cruel ! mais s'y soumettre est sage.
De la nécessité qui nons maîtrise tous ,
La patience et le courage
Peuvent seuls amortir les invincibles coups.
KERIVALANT.
Y 2
338 MERCURE DE FRANCE ,
Celle que je pleurai , soudain m'est apparue .
Son front tout glorieux s'élevoit sur la nue ;
Elle n'avoit plus rien de ses at raits mortels ,
Qui , pour m'ôter à Dieu , frappoient mes yeux charnels ;
C'étoit elle , mais sainte , et de splendeur vêtue ,
Rayonnante d'amour, et je l'ai reconnue.
" Ami , m'a-t-elle dit , tous mes voeux sont remplis;
» Encore quelques jours , tes combats sont finis.
>> Tes regrets de ma mort , ta fidelle tristesse ,
>> Vers le sentier étroit guidèrent ta jeunesse :
>> Le présent t'aveugloit , tu perdois l'avenir ;
» Dieu nous a séparés , pour nous mieux réunir.
>> Tu suivois le chemin des enfans de folie ;
>> Il te falloit ma mort pour te donner la vie :
» Le ciel en a pris soin . Que tu dois l'en bénir ?
» Il a fini plutôt ce qu'il devoit finir.
» En brisant les liens d'une union grossière ,
» Il prévint les dégoûts , vils enfans de la terre .
>> Il nous gardoit alors , au prix de mon trépas ,
>> Ces torrens de bonheur qui ne s'épuisent pas.
´» C'en est fait , l'heure approche , et Rancé va me suivre.
» Tu supportas long -temps l'horreur de me survivre .
» De ta longue douleur Dieu te paiera le prix.
>> De quels ravissemens ses élus sont remplis !
>> Les conçois- tu , Rancé ? Sans toi , je suis heureuse.
>> Mais bannis une peur au ciel injurieuse ;
» Ces retours si secrets vers une antique ardeur,
>> Qui disputoient ton ame à sa sainte ferveur
» (De la fragilité racine indestructible ) ,
>> Trouvent grace aux regards du juge incorruptible.
>> Dien , qui sonde les coeurs , a vu le fond du tien ;
>> Il a vu ces trésors de l'amour du Chrétien ;
» L'orage par la foi devenu plus tranquille ,
» Le malheur au malheur ouvrant un saint asile ,
» Et ton coeur appelant , par l'amour consumé ,
» Tous ces coeurs malheureux pour avoir trop aimé.
» Infortunés, en proie à la triste chimère
>> Qui veut l'amour du ciel dans l'amour de la terre !
>> Ils ont tourné vers Dieu leurs inutiles jours :
>> L'homme cesse d'aimer, le ciel aime toujours.
» Ah ! vole pein de foi , libre de tes alarmes,
>> Dans le sei de celui qui sécha tant de larmes.
» Ce rival préféré , qui remplit tout mon coeur,
>> Sans me rassasier, me nourrit de bonheur.
MAI 1806 . 339
>> Viens encore avec moi , nager dans cette ivresse
>>
Que nous cherchions là -bas , et qui fuyoit sans cesse.
» De ta captivité j'apporte la rançon .
» La palme que tu vois ouvrira ta prison .
>> On va dire pour toi le suprême cantique
>>
Qui suit le fils d'Adam vers la demeure antique. »>
Mes jours ont décliné comme l'ombre du soir ;
Comme l'herbe des champs j'ai vu sécher ma vie;
Je marche en un sentier qu'on ne doit pas revoir ;
Je suis une vapeur dans l'air évanouie.
DE CORIOLIS.
TRADUCTION
DE LA XXIV ODE D'HORA CE.
Quis desiderio sit pudor, ete.
PEUT-ON pleurer assez une ombre aussi chérie ?
Toi , dont la voix préside aux lugubres accens ,
Noble fille de l'harmonie ,
Prête-moi , Melpomène , et ta lyre et tes chants !
Accablé sous le poids d'un sommeil effroyable ,
Quintilius n'est plus ! ... Naïve Vérité ,
Incorruptible soeur de l'austère Equité ,
Fidélité sans tache , honneur inaltérable :
Où trouver un mortel qui lui soit comparable ?
De tous les gens de bien il mourut regretté :
Il le fut encor plus de toi , tendre Virgile !
Aux Dieux , hélas ! ta piété
Vainement redemande un dépôt trop fragile.
Rival d'Orphée , en vain , par un charme nouveau,
T'u rendrois la forêt à tes accords sensible :
Ton art ne pourroit pas rappeler du tombeau
Celui que , d'un seul coup de sa verge inflexible ,
Mercure a mis au rang du funèbre troupeau.
Destin vraiment cruel ! mais s'y soumettre est sage.
De la nécessité qui nous maîtrise tous ,
La patience et le courage
Peuvent seuls amortir les invincibles coups .
KERIVALANT.
Y 2
340 MERCURE DE FRANCE ,
Errata. Dans le dernier numéro , article Poésie , après ce vers : Et
sembloient se méler au murmure des eaux , on a omis le suivant :
Mes yeux non moins distratts parcouroient ce bocage. Les guillemets
fermés après les mots : Voyons un peu , ne doivent être fermés qu'à
la fin de la page , après le mot encens.
ENIGM E.
Nous sommes grand nombre de frères ,
Loin de nos pères , ou nos mères ,
Logés par troupes dans un bois ,
D'où nous ne sortons qu'avec peine ,
Quand nous y sommes une fois ,
Tant nos corps y sont à la gêne :
Nous les avons par le milieu pliés ,
Et d'une corde tous liés ,
Ce qui forme entre nous une espèce de chaîne ;
Cet état, comme on voit , est très - particulier,
Et notre emploi l'est encor davantage ,
C'est d'ôter, d'enlever , que nous faisons métier ;
Mais c'est toujours à l'avantage
De ceux sur qui nous l'exerçons ,
Ce qu'ils ne veulent pas , nous le leur enlevons .
LOGO GRIPHE.
Tu trouveras , pour tout ce qui t'est cher ,
Une épithète favorite
Dans un seul mot mise deux fois de suite ,
Si tu veux tant soit peu t'appliquer à chercher .
CHARA D E.
C'EST un des élémens qui produit mon premier ;
Dans un second s'étend et se perd mon dernier ;
Dans un troisième est mon entier.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE ,
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Nº. est les Enseignes .
Celui du Logogriphe est Mortier, où l'on trouve Toi , Rome, mer,
'Remi, Méri, rit, or, mie, re, mi, More, rot, tri, tome, rime, trio, Io,
ire, ortie, moire , Rote, mite, mi er et lirer.
Celui de la Charade est Mai-tresse
MAI 1806. 341
SUR LES CROISADES
ET SUR LES TURCS.
III et dernier Article. ( Voyez les deux précédens Nos . )
Il faut observer d'abord que les Turcs sont déchus
de leur ancienne puissance , sur-tout par comparaison
avec les progrès des puissances chrétiennes . Ils
sont restés au point où ils étoient , et les Chrétiens
ont avancé ; et il ne s'agit que d'examiner la raison
de la position stationnaire des uns , et de la marche
progressive des autres.
On nous permettra de citer ici un passage véritablement
curieux , de M. de Condorcet , dans son ouvrage
posthume , sur les Progrès de l'Esprit humain :
«<
où
J'exposerai , dit - il , comment la religion de Ma-
» homet , la plus simple dans ses dogmes , la moins
» absurde dans ses pratiques , la plus tolérante dans
» ses principes , semble condamner à une incurable
» stupidité , toute cette vaste portion de la terre ,
» elle a étendu son Empire;; ttaannddiiss que nous allons
» voir briller le génie des arts et des sciences , sous
>> les superstitions les plus absurdes , et au milieu de
» la plus barbare intolérance . » ( 1 ) Il n'y a qu'à lire
le Koran , observer les peuples Mahometans , et parcourir
leur histoire , pour savoir ce qu'on doit penser
de la simplicité de leurs croyances , de la sagesse de
leurs pratiques , de la tolérance de leurs principes ;
mais il est à regretter , pour les Progrès de l'Esprit
humain , que M. de Condorcet n'ait pas eu le temps
( 1 ) On retrouve dans les éloges que les sophistes du dixhuitième
siècle ont donnés à Mahomet et à sa doctrine , et
dans le parallèle qu'ils affectent d'établir entre le christianisme
et le mahométisme , et toujours à l'avantage de celui - ci , une
nouvelle preuve de l'identité secrette du mahométisme et du
déisme.
ید3
342 MERCURE
DE FRANCE
,
de nous donner l'explication du phénomène qu'il a
si bien observé. Que d'esprit , en effet , n'auroit - il
pas employé pour nous faire comprendre comment
la religion de Mahomet , cette religion la plus simple
dans ses dogmes , la moins absurde dans ses pratiques
, la plus tolérante dans ses principes , peut se
Conserver dans cette perfection , contre l'incurable
stupidité de ses sectateurs , ou comment la barbarie
des sectateurs de Mahomet ne le cède pas à la sagesse
de sa doctrine ? Le philosophe auroit opposé sans
doute la religion simple , raisonnable et tolérante de
Mahomet , à la religion confuse , absurde et barbare
de Jésus- Christ , comme il oppose le génie brillant
et les vastes connoissances des peuples chrétiens , ǎ
l'incurable stupidité des Mahometans ; et avec ces
données , il auroit peut -être résolu le problème qu'offre ,
chez les Mahometans , tant de barbarie civile , malgré
tant de perfection religieuse ; et chez les Chrétiens ,
tant de barbarie religieuse , au milieu de tant de perfection
politique. Et comme tout est inconséquence
et contradiction dans la question qu'élève cet écrivain
, il lui auroit fallu encore expliquer pourquoi ,
chez les uns , des gouvernemens si modérés et si
éclairés , avec une religion si absurde et si dure ; et
chez les autres , des gouvernemens si ignorans , si
oppresseurs , avec une religion si sage et si humaine ?
Je l'avouerai on a peine à en croire ses yeux lorsqu'on
trouve dans les ouvrages d'un bel- esprit , d'un
savant , d'un penseur , membre de toutes les académies
de l'Europe , un passage d'une aussi étrange
prévention , pour ne rien dire de plus ; et il n'y avoit
qu'une haine désespérée de la religion chrétienne ,
qui pût méconnoître , à ce point , l'influence nécessaire
du christianisme sur la bonté morale , politique
et même littéraire des peuples chrétiens , et celle du
mahométisme sur l'incurable stupidité des Mahométans.
Je reviens aux Turcs .
Tout peuple doit être considéré sous le rapport de
MAI 1805. 343
sa constitution et de son administration . Les nations
chrétiennes ont toutes , plus ou moins , des constitutions
fortes , ou des administrations sages. Ainsi la
Suisse , la Hollande , l'Allemagne , même l'Angleterre
, foibles de constitution , avoient des administrations
attentives ou économes . La France , forte de
constitution , étoit trop souvent administrée avec
foiblesse et prodigalité : elle eût été trop forte , sans
doute , si son administration cût été aussi vigilante
que sa constitution étoit parfaite.
Chez les Turcs , comme chez tous les peuples
Mahométans , tout est vicieux , absurde , oppressif :
constitution religieuse , constitution domestique ,
constitution politique ; administration de la paix
administration de la guerre ; politique extérieure et
régime intérieur.
"
La religion des peuples Mahométans n'est , comme
nous l'avons observé , qu'un grossier déisme . Aussi ,
chez les moins ignorans d'entr'eux , elle tend fortement
à l'athéisme ; et pour le peuple , elle n'est au
fond que le culte de leur prophète ; car le Dieu des êtres
pensans est l'être , quel qu'il soit , dont les opinions ou
les volontés sont leur loi morale .
Les Turcs croient l'existence de Dieu ; mais il ne
faut qu'ouvrir le Koran , et voir quelles extravagances
ils mêlent à cette idée respectable , et à quelques
préceptes de morale universelle dont la tradition
immémoriale ne s'est entièrement perdue chez aucun
peuple ( 1 ). Le dogme de l'immortalité de l'ame n'est
pour eux que le dogme de survivance des corps , pour
y jouir des voluptés sensuelles. Aussi , tout est désordonné
dans les idées morales de ce peuple. Il y a chez
les Turcs un respect superstitieux , et même des fondations
pieuses pour les animaux ; et nulle part l'homme
(1 ) Le Koran , disoit ingénieusement M. de Fontanes à l'auteur
de cet article , est la Bible passée à travers les contes des
Mille et une Nuits.
344 MERCURE DE FRANCE ,
n'est plus méprisé , plus avili , plus opprimé : ils font
quelques aumônes ; et nulle part une cupidité plus
universelle à - peu - près comme ils s'abstiennent de
vin , et s'enivrent d'opium .
La constitution domestique , chez les Mahometans ,
est la polygamie , destructive de tout ordre domes
tique , et même de tout ordre public dans une nation
formée , où elle produit l'esclavage d'un sexe , la
mutilation d'un autre , l'abandon et souvent l'exposition
des enfans , le trafic de l'homme à prix d'argent.
Ce n'est pas que la polygamie soit universellement en
usage chez les Turcs : cette faculté dispendieuse n'est
que pour les riches . On peut même dire que la polygamie
deviendroit bientôt impraticable , par- tout où
elle seroit universellement pratiquée. La plupart des
Turcs épousent une seule femme , et même lui reconnoissent
, pour la forme , un douaire de nulle valeur ;
mais ce mariage , ils le rompent à volonté ; il paroit
même qu'ils peuvent contracter une autre espèce de
mariage pour un temps fixe et stipulé d'avance ; et
comme d'ailleurs la pluralité des femmes y est consacrée
par la religion , et l'achat des filles esclaves
permis par la loi , le mariage n'y est pas un lien , ni
par conséquent la famille , une société. Cette faculté
indéfinie de possession des femmes , et à toutes sortes
de titres , a produit un effet tout contraire à celui
que le législateur en attendait . Les femmes , mises
comme une marchandise dans une circulation trop
abondante , ont perdu de leur prix , tandis que les
passions allumées par les institutions qui doivent en
être le frein , ont franchi toutes les bornes , et même
celles de la nature . Dans la Grèce mahométane , comme
autrefois dans la Grèce idolâtre , des lois contraires à
l'homme moral , ont produit des moeurs contraires à
l'homme physique , et le désordre est porté au point
d'influer sur la population.
Les habitudes des Turcs se ressentent des vices de
leur constitution. Ils ne connoissent pas cette activité
i
MAI 1806. 345
tranquille et continue qui est la qualité distinctive de
l'homme civilisé , et végètent dans la paresse chère à
tous les peuples barbares , qui n'aiment que l'inaction
ou une agitation violente . Ipsi hebant , dit Tacite en
parlant des Germains , mird diversitate_naturæ , cum
iidem homines sic amant inertiam et oderint quietem.
<< Ils vivent dans une indolence stupide , et l'on est
» étonné que les mêmes hommes puissent avoir tant
» de goût pour ne rien faire , et tant d'antipathie pour
» le repos. » Traduct. de Dotteville .
le
La constitution politique des Turcs est assez connue.
Elle est despotique , comme leur constitution domestique
, comme leur constitution même religieuse ;
car les Turcs sont esclaves dans la religion comme
dans le gouvernement. Si le pouvoir du chef est
défendu des caprices de la multitude par respect
que la nation conserve pour la famille des Ottomans
qui occupe le trône , la nation elle - même ( et c'est
ce qui constitue le despotisme ) , n'est défendue des
caprices de son chef , par aucune fixité d'existence
indépendante du despote , ou plutôt elle n'est pas
assez défendue ; car , comme l'observe Montesquieu ,
il n'y a pas de pouvoir qui ne soit borné par quelque
endroit ; et ici le gouvernement trouveroit , dans la
religion , quelque obstacle à ses volontés. Semblable ,
en quelque sorte , à la Divinité , le sultan voit tout
autour de lui dans une mobilité continuelle , lui seul
est immobile . Les familles passent de l'obscurité aux
premiers emplois , et redescendent à la condition
privée ; et l'élévation ou l'abaissement sont des jeux
de la main redoutable du maître ; mais aussi le maître
lui- même est quelquefois emporté par le tourbillon
populaire. Les revers , qui , dans les Etats Chrétiens ,
rendent le prince plus cher aux sujets , ne font , en
Turquie , qu'irriter le peuple contre le souverain : et
plus d'une fois une soldatesque mutinée a demandé
et obtenu sa déposition ou sa mort.
Le gouvernement se ressent des vices de la cons346
MERCURE DE FRANCE ,
titution politique , et même de ceux de la constitution
domestique. La polygamie , permise aux sujets , est
ordonnée au prince , que la loi de l'Etat , ou l'usage
du trône , entoure d'un nombre prodigieux de favorites
, aliment éternel d'intrigues , cause féconde de
mobilité dans les places , d'agitation dans l'administration
, de vénalité dans les affaires. Dans un Etat
ainsi constitué , toute police est impossible ; et le
peuple de Constantinople est continuellement placé
entre la famine , la peste ou les incendies , sans que
l'administration sache , ou puisse prendre les moyens .
de prévenir ces fléaux , de les arrêter ou d'en réparer
les ravages. La justice civile est un brigandage ; la
justice criminelle , des expéditions ; les pachalics sont
des fermes ; les pachas , des traitans ; le divan , un'
encan: le gouvernement lui-même , un vaste marché ,
où l'avidité d'acquérir est proportionnée à l'incertitude
de conserver ; et où , comme ces courtisans de Galba
dont parle Tacite , tous s'empressent à qui dévorera
cet Empire vieilli et prêt à leur échapper : apud
senem festinantes.
:
Je ne parle pas de leur politique extérieure , parce
qu'ils n'en ont pas d'autre , depuis long - temps , que
celle qu'il est de l'intérêt des puissances chrétiennes
de leur inspirer. Elles sont toujours à-peu- près sûres
de les diriger dans telle ou telle voie , pourvu qu'elles
sachent ménager leur orgueil , ou satisfaire leur avarice .
Les turcs n'entretenoient pas autrefois d'ambassadeurs
ordinaires dans les cours étrangères , et ils n'en avoient
pas
besoin leurs alliés les instruisoient assez des desseins
de leurs ennemis . Aujourd'hui ils semblent
vouloir former , avec les nations chrétiennes , des
relations plus suivies . Il n'est plus temps ; l'adresse de
leurs négociateurs ne fera pas ce que ne peut plus
faire la force de leurs armées. Un envoyé turc dans
nos cours , étranger à la langue , aux usages , aux lois ,
aux moeurs de l'Europe . dupe de l'intrigue ou jouet
de la politique , humilie l'orgueil de sa cour , sans
utilité pour son gouvernement.
MAI 1806. 347
La guerre , dans laquelle les Turcs ont paru jadis
avec éclat , ne se gouverne pas chez eux mieux que
la paix. Tant que les peuples n'ont fait la guerre
qu'avec des bras , les Turcs l'ont faite avec avantage ,
parce qu'ils y employoient tous les leurs , et même
ceux dont l'intérêt de l'Etat , l'humanité ou le droit
des gens ne permettent pas de disposer. Mais alors
on livroit des batailles , aujourd'hui on fait la guerre:
la guerre est devenue un art qui s'apprend par l'étude ,
se perfectionne par l'observation , et que les différens
peuples cultivent avec un succès proportionné au
degré de leurs lumières et de leurs connoissances. Les
Turcs sont donc restés bien loin en arrière des autres
peuples. Ce n'est pas cependant qu'ils aient totalement
ignoré nos arts , même militaires . Quand les
Chrétiens fondoient des canons de vingt- quatre livres
de balles , les Turcs en fondoient de deux cents livres ;
et ils élevoient des tours comme des montagnes . Mais
rien n'a pu se perfectionner chez ce peuple , qui même
n'a pas , dans sa langue , un instrument suffisant de
connoissance , et chez qui l'imprimerie n'est pas
usuelle , ni l'écriture expéditive ; car si les combats
se livrent avec l'épée , on peut dire , dans un sens ,
que la guerre se fait avec la plume , parce que l'écriture
est le grand moyen de l'ordre , en guerre comme
en paix . L'art de former , d'ordonner , de faire mouvoir
, de concert et à temps , les différens rouages de
cette immense machine qu'on appelle une armée ;
d'en disposer et d'en assurer le service dans toutes
ses parties ; cet art , le premier de tous , de mettre
de l'ordre dans un vaste ensemble , est entièrement
étranger à des Barbares , et ne peut être connu que d'un
peuple lettré. Les Turcs , ignorans et grossiers . en sont
encore aux routines de leurs aïeux . Le génie de Mahomet
II , de Soliman , de Kouprogli , de Barberousse ,
de Dragut , a péri avec eux ; mais nous, nous avons fixé
sur le papier , que dis - je , nous avons fait un corps
du génie de Turenne , du prince Eugène , de Du348
MERCURE DE FRANCE ;
quesne , de Ruyter , de Vauban , de Coëhorn ; nous
y avons même ajouté : car on avance dans les arts ,
en assurant sa marche et fixant ce qu'on a déjà découvert.
Nous faisons mouvoir aujourd'hui d'immenses
armées avec plus de facilité qu'on ne faisoit marcher
autrefois des corps peu nombreux ; et nous avons , ce
semble , atteint les bornes de l'art , en donnant des
ailes à la force , et mettant l'artillerie même à cheval .
Non-seulement la guerre aujourd'hui ne peut plus
être faite avec succès que par un peuple lettré , mais
elle ne peut être soutenue long- temps , dans les mêmes
lieux , que par un peuple humain ( 1 ) . Un peuple
qui ravage tout autour de lui , et qui fait la guerre
au cultivateur paisible comme à l'ennemi armé , ne
peut ni aller en avant , parce que l'ennemi le prévient
et ravage lui-même , ni subsister dans un pays dévasté ,
ni se retirer avec ordre à travers un pays désert. C'est
ce qui fait que les armées turques n'ont jamais pu
résister à un échec ; et que le point de ralliement
d'une armée battue sur les bords du Danube , est
presque toujours sous les murs d'Andrinople .
Mais si leurs armées ne peuvent résister à la perte
d'une bataille , leur Etat peut encore moins soutenir
les désastres répétés d'une guerre malheureuse. La
force de constitution des Etats Chrétiens paroît surtout
dans les malheurs publics , où l'intérêt de l'Etat
et l'affection pour le souverain , réunissent toutes les
volontés , toutes les affections , toutes les forces ; et
c'est dans les revers que paroitroit à découvert l'irrémédiable
foiblesse de l'Empire Turc . L'insubordination
des pachas éclateroit de tous côtés , parce que
leur obéissance n'est commandée que par la crainte .
( 1 ) Les Romains faisoient la guerre avec beaucoup moins
d'art que les peuples modernes ; mais ils n'avoient aussi à combattre
que des peuples beaucoup moins avancés qu'ils ne
l'étoient eux-mêines. Ils faisoient aux autres peuples , l'espèce
de guerre que les Russes font aux Turcs et aux Persans ; et de
part et d'autre , les circonstances sont assez semblables.
MAI 1806. 349
Même en pleine paix , on n'entend parler que de
révoltes dans quelques provinces de ce vaste Empire ;
et la guerre civile y est , comme la peste , tantôt en
Europe et tantôt en Asie. Jamais les Turcs n'ont pu
soumettre les Beys d'Egypte , et il est douteux qu'ils
puissent la reconquérir sur les débris des Mammelucs.
Ils ont perdu , contre les Chrétiens , jusqu'à l'avantage.
du nombre ; et le Grand- Seigneur ne pourroit peutêtre
pas aujourd'hui retenir sous ses drapeaux , une
armée aussi forte que celles que la France , l'Autriche
ou la Russie ont mises sur pied dans cette dernière
campagne. Enfin leur armée navale , indispensable
pour leur défense , depuis les progrès de la Russie
sur la mer Noire , est restée bien au-dessous de leur
armée de terre ; parce que les forces navales se forment
et se dirigent avec encore plus d'art et d'étude ;
et que d'ailleurs , un Etat ne peut avoir une marine
puissante , tant qu'il n'a pas de colonies ; ni une
marine exercée , lorsqu'il ne navigue pas sur l'Océan.
Le Fatalisme reçu chez les Turcs , et auquel on a
attribué leur courage et leurs succès , ôte à un peuple
tout sentiment d'honneur , en lui ôtant toute idée de
liberté ; et il favorise également la lâcheté et la valeur ,
en faisant de l'un ou de l'autre , un décret de prédestination.
Ce Fatalisme dont les Turcs ont été longtemps
imbus , n'est utile que lorsque l'Etat est
heureux , parce qu'alors toutes les opinions sont
bonnes. Mais au premier revers , un peuple fataliste
doit tomber dans le découragement ; et il est difficile
de persuader l'efficacité des moyens humains , à des
hommes qui se croient prédestinés de Dieu même
à périr, et qui pensent , comme Luther, que Dieu veut
les visiter.
Il n'y a de doctrine véritablement utile , parce
qu'elle est la seule raisonnable, que celle des Chrétiens ,
qui ont aussi leur Fatalisme , que Leibniz appelle
Fatum Christianum , et qu'il oppose à celui des
Turcs , Fatum Turcicum. Ce Fatalisme chrétien con350
MERCURE DE FRANCE ,
siste à se proposer un motif légitime dans ses entreprises
; à employer , pour y réussir , tous les moyens
que suggère l'intelligence , et dont la raison dirige
l'emploi , et à s'en reposer , pour le succès , sur l'ordonnateur
suprême des événemens , qui fait sortir le
bien général même des malheurs particuliers . Les
peuples chrétiens sont , de tous les peuples anciens et
modernes , ceux qui font la guerre avec le plus d'art ,
de discipline , et même de valeur . Ce fait incontestable
répond , mieux encore que les raisonnemens , à tout
ce que J.-J. Rousseau avance , sur ce sujet , de faux
et d'inconséquent à la fin du Contrat social , et qui
est peut-être ce qu'il y a de plus foible dans ses ouvrages.
Il y soutient qu'un Chrétien conséquent doit
être indifférent aux malheurs publics , parce que sa
patrie n'est pas ici - bas , et que tous les événemens de
ce monde , ne sont , à ses yeux , que des effets de la
volonté de Dieu ; et ce sophiste ne voit pas que cette
résignation , que la religion recommande , est la
patience dans le malheur , et non l'inaction dans le
danger ; et que l'homme , seul être actif, puisque seul
il a une volonté , et que tous les autres êtres sont
soumis à son action, l'homme doit agir avant de souffrir.
C'est au contraire cette fausse philosophie qui a éteint
tout esprit public , en faisant du plaisir le seul mobile de
nos actions ; et de l'intérêt personnel , l'unique motif de
nos devoirs : fatale doctrine , qui , arrêtant l'homme à
l'amour de soi et à la possession des objets sensibles ,
a mis l'égoïsme dans les esprits , la lâcheté dans les
caractères , la mollesse dans les moeurs !
Tout annonce donc la fin peu éloignée de l'Empire
Turc; car un état dont la constitution et l'administration
ont été faites pour l'attaque , est perdu lorsqu'il
est réduit à se défendre ; et depuis long-temps
les Turcs ne sont plus que sur la défensive , à l'égard
des puissances chrétiennes. Cette progression de force ,
croissante chez les Chrétiens , décroissante chez les
Turcs , s'explique aisément : les fausses doctrines , en
MAI 1806. 351
morale et en politique , commencent par la violence ,
et finissent par la foiblesse ; tandis que l'ordre et la
vérité ne sont , à leur origine , nous dit le grand maître
en morale , qu'un grain imperceptible , qui s'étend
insensiblement , croit avec lenteur , s'affermit , et devient
enfin un grand arbre qui brave l'effort des vents ,
et sur lequel les oiseaux du ciel viennent chercher
un asile.
Mais combien cette défensive à laquelle les Turcs
sont réduits , est-elle devenue plus difficile , depuis les
progrès de quelques puissances vers les provinces
ottomanes , et le prodigieux accroissement de leurs
forces ! Nous avons vu , dans un temps , la Chrétienté
toute entière assiégée par les Mahométans . On peut
observer aujourd'hui que l'Empire Turc est lui - même
bloqué par les puissances chrétiennes ; et il est permis
de conjecturer que le blocus sera incessamment converti
en un siége régulier. Déjà la place est investie ,
et la tranchée est ouverte , sur la mer Noire , par
l'occupation de la Crimée ; et vers l'Archipel , par
la protection accordée à l'Etat des Sept- Iles , dont la
constitution garantie par les Turcs et par les Russes ,
est entr'eux un moyen de rupture prêt à volonté.
A
L'ancien gouvernement de France , fidèle à ses
traditions diplomatiques , a voulu long- temps étayer
l'Empire Ottoman , même lorsqu'il ne pouvoit plus
en attendre de diversion utile à ses intérêts . Il attribuoit
avec raison la foiblesse des Turcs à leur ignorance ; et il
leur expédioit des connoissances comme on expédie
des munitions ; mais il n'en va pas ainsi des progrès
de l'esprit dans une nation . Ces progrès sont le résultat
de la civilisation , loin d'en être le principe. Le mahométisme
condamne les Turcs à une incurable stupidité
; et ce n'est pas tout-a-fait par la géométrie que
commence la civilisation . Le gouvernement directorial
a porté le coup mortel à la puissance des Turcs , en
montrant en Egypte combien ils cachent de foiblesse
réelle sous une force apparente ; et en apprenant , par
352 MERCURE DE FRANCE ;
son exemple , aux autres puissances qu'on peut braver
jusqu'à la peste , cette fidelle et redoutable alliée dè
l'Empire Ottoman.
Cet Empire est donc une succession éventuelle , sur
laquelle les héritiers s'arrangent à l'avance ; car aujourd'hui
si l'on sait mieux faire la guerre , on sait aussi
mieux négocier . On est plus actif dans le camp , plus
patient dans le cabinet ; et l'on a perfectionné à la
fois les moyens de la paix et les instrumens de la
guerre.
Mais il ne faut pas croire que la France , voisine
aujourd'hui de la Turquie et de l'Autriche par les
provinces Vénitiennes situées sur la côte de la mer
Adriatique opposée à l'Italie , laisse traiter d'aussi
grands intérêts sans y intervenir , sinon comme puissance
intéressée , du moins comme puissance médiatrice
. La politique lui prescrit de prolonger , encore
quelque temps , l'existence de cet Empire , plutôt
que de souffrir que son immense dépouille , passant
tout entière entre les mains de puissances déjà
redoutables , dérange des rapports de forces , nécessaires
au repos de l'Europe et à la véritable force de
la Chrétienté , et qu'elle serve à agrandir les forts ,
au lieu d'être employée à indemniser les foibles.
Quoi qu'il en soit , le dernier moment du règne
des Musulmans en Europe ne sauroit être très-éloigné.
Ces conquérans ne sont encore , depuis leur invasion
en Grèce , qu'un corps d'armée barbare qui campe
au milieu de l'Europe civilisée , et qui , pour se retirer ,
n'a qu'à plier ses tentes , et passer en Asie. Tout
annonce donc que l'Empire Chrétien de la Grèce sera
retabli en un ou plusieurs Etats , et alors commencera
pour l'Europe un nouveau système de politique.
Il est possible que l'expulsion des Turcs hors de
l'Europe , produise , dans la République Chrétienne ,
deux événemens importans , et qui seroient en même
temps la réparation de deux grands scandales. Un de
ces deux événemens pourroit-être le rétablissement de
la
MAI 1806, 3535
.
laPologne dans son indépendance ; sacrifice dont les en
puissances copartageantes trouveroient le dédomma
gement , ou directement ou par voie d'échanges , de
proche en proche , sur les pays occupés par les Turcs.
L'autre événement seroit la réunion à l'église latine.
de l'église grecque , assez punie de son schisme par
une longue oppression ; et digne de renaître à la
liberté , par la constante fidélité aux dogmes fondamentaux
du christianisme , avec laquelle elle l'a.
supportée. Cette réunion , objet de tant de voeux et
de démarches , éprouvera peu de difficulté si la France.
et l'Autriche sont , comme elles doivent l'être , les
arbitres du partage des Etats Mahometans d'Europe.
Mais elle seroit retardée si la Russie seule s'emparoît
de la Grèce , parce que cette puissance , encore jeune
dans sa politique , politique , paroît plus occupée d'agrandir
ses Etats , déjà trop étendus , que d'épurer sa religion
et de perfectionner sa morale .
Les Turcs retirés en Asie , et contemplant avec
douleur , du rivage , ce doux pays de la Grèce qu'ils
ont si long-temps occupé , tenteront sans doute de :
s'en ressaisir ; et peut - être, nos descendans sont - ils
destinés à voir , au grand scandale de la philosophie
moderne , de nouvelles Croisades de Chrétiens , pour
défendre , contre les Mahometans , l'Empire Grec le
plus exposé à leurs invasions. Il semble cependant
que la nullité absolue de puissance maritime mettra
un obstacle éternel à toute grande entreprise de la
part des Turcs ; et alors , ne pouvant être des conquérans
, ils deviendront des pirates comme leurs
frères d'Alger et de Tunis , et ils se borneront à troubler
une mer surlaquelle ils ne pourront plus dominer..
L'Empire Grec une fois affermi , borné vers l'Europe
par de puissantes monarchies , cherchera à s'étendre
du côté qui lui offrira à la fois le plus de motifs
d'agression , et le moins de moyens de résistance . Il
portera ses armes au delà du détroit ; et les Chrétiens ,
pour être tranquilles en Europe , repousseront les
Ꮓ
354 MERCURE DE FRANCE ,
** Turcs des côtes de l'Asie . Forcés de se retirer dans
l'intérieur , les Turcs se trouveroient en présence des
Persans , Musulmans comme eux , mais d'une autre
secte , et leurs ennemis irréconciliables de religion
et d'Etat. Il n'est pas douteux que les haines de ces
deux peuples , d'autant plus furieuses que l'objet en
est interminable ( 1 ) , ne fussent ranimées par leur
proximité ; et alors la Russie , déjà maîtresse des
bords de la mer Caspienne et des portes de l'Asie ,
profiteroit de ces divisions qui porteroient un coup
mortel à la religion mahométane.
L'Empire Turc n'a pas , pour se tirer de cet état
fâcheux , la ressource d'un grand homme ; et ce n'est
pas au despotisme que s'applique cette excellente
réflexion de J. J. Rousseau , et qui est la réfutation
la plus complète de toute sa politique populaire :
« Quand par hasard il s'élève un de ces hommes nés
» pour gouverner les Empires dans une monarchie
>> presqu'abymée , on est tout surpris des ressources
» qu'il trouve , et cela fait époque . » Cette ressource
n'existe que pour un Etat constitué sur des principes
naturels de société , et qu'il ne faut que rappeler à
une meilleure administration ; et non pour un Etat
de société qui n'a d'autre principe que les passions et
l'ignorance. Qu'on y prenne garde la puissance ottomane
est à peine entamée , et cependant sa chute
paroît inévitable , parce qu'elle périt par les vices de
sa constitution . Elle finit avec toutes ses provinces ,
comme un paralytique qui perd le mouvement , quoiqu'il
en conserve à l'intérieur tous les organes ; et sa
fin , obscure et sans honneur , après tant d'agitation
et de bruit , ressemble à ces léthargies mortelles qui
succèdent à de violentes convulsions.
DE BONALD.
Erratum. Dans le numéro précédent , article deuxième sur
les Croisades , page 304 , ligne 14 , au lieu de ce mot , lefanatisme
, etc.; lisez fatalisme , etc.
(1 ) Les sectateurs d'Ali prétendent qu'il faut commencer
les ablutions par le coude ; les sectateurs d'Omar , par le bout
des doigts.
MAI 1806. 355
Mélanges académiques , poétiques , littéraires , philologiques
, critiques et historiques. Par M. Gaillard. Quatre
vol. in-8°. A Paris , chez Agasse , rue des Poitevins ; et
chez le Normant, rue des Prêtres S. Germ. -l'Aux. , n°. 17.
M. GAILLARD , qui vient d'être enlevé tout récemment aux
lettres ( 1 ) , qu'il honoroit par ses talens et par son caractère ,
'avoit traversé les plus malheureux temps , et toute la corruption
du 18 siècle . Il avoit eu le bonheur d'en sortir le coeur
et les mains purs , mais son esprit n'avoit pu se garantir des
illusions de la philosophie ; et si le fonds de sa morale n'avoit
pas été renversé , il est aisé de voir qu'il avoit été au moins
ébranlé : les bonnes étoffes résistent aux dissolvans ; mais elles
conservent toujours la teinte de la couleur dans laquelle on
les a trempées.
Cet académicien estimable étoit , à ce qu'il paroît , le
doyen de la littérature française , et il n'a cessé de travailler,
qu'en cessant de vivre. Il a marqué sa longue carrière par plusieurs
bons ouvrages , parmi lesquels on distingue l'Histoire
de la Rivalité de la France et de l'Angleterre. Il aimoit la
vérité ; aucune recherche , aucun travail ne l'effrayoit pour la
trouver. Tout ce qu'il a écrit sur l'histoire en porte le témoignage
; et on trouve dans celle- ci , comme dans celles de
Charlemagne et de François Ier , également sorties de sa
plume , une exactitude scrupuleuse dans les faits , de la sagesse
dans les pensées , de la correction et de la simplicité dans le
style qualités qui lui assurent un rang distingué parmi les
écrivains de ce siècle. Les petits ouvrages qui composent ses
Mélanges , ne doivent être considérés que comme des pièces
de circonstances , des notes , des essais , des matériaux pour
l'histoire , ou , pour mieux dire , des délassemens . Il seroit dif
ficile que ces divers morceaux fussent d'un intérêt bien vif et
bien étendu ; mais les amateurs de la bonne littérature reliront
( 1 ) M. Gaillard étoit né dans le diocèse de Soissons , le 26 mars 1726 ,
et il est mort à Saint-Firmin , près Chantilly, le 13 février 1806.
Z 2
356 MERCURE DE FRANCE ;
toujours avec plaisir les pièces anciennes ; et tout le monde
peut aujourd'hui trouver de l'agrément à lire les nouvelles,
Il y a parmi ces dernières un assez long article , que l'on trouve
trop court , sur le scribendi cacoethes , « la démangeaison
d'écrire , » dans lequel M. Gaillard s'est égayé aux dépens d'une
foule d'auteurs ridicules , et qu'il a rempli de traits piquans
et de remarques judicieuses. Il est seulement fàcheux qu'il
l'ait terminé par une réflexion qui n'étoit plus de son âge , et
qui ne convenoit guère à la conclusion de cet écrit . «. Tel est
» à peu près , dit- il , l'état où j'ai laissé la littérature vulgaire ,
» et le goût presque général dans les premiers temps de la
>> fameuse révolution , après laquelle je ne regarde plus à
» rien, et je crois fermement que tout est au mieux en litté-
» rature , comme en toute autre chose , dans le meilleur des
» mondes possibles , dans un monde régénéré. » Si c'est là
du sérieux , il est triste ; si c'est un badinage , comme on
doit le penser , on ne le trouvera pas plaisant ; le sujet
n'admet point cette légèreté , et le comme en toute autre
chose paroîtra certainement de trop dans cette ironique
apologie. Les pièces anciennes ont plus de gravité ce sont,
la plupart, des discours et des éloges , tant en prose
qu'en vers ,
qui ont concouru pour des prix d'académies. Les
deux premiers sont accompagnés d'une note singulière qui
stimule la curiosité : M. Gaillard prétend que
qu'il a obtenue pour son Eloge de Descartes , étoit due à
l'académicien Thomas ; mais , en même temps , il assure que son
Discours sur la Paix, méritoit le premier prix, et qu'on eut tort
de couronner celui de M. de La Harpe . Ces contestations , et ce
qui en fait le sujet, n'offrent plus aujourd'hui qu'un intérêt bien
foible. Descartes , qui a eu la gloire d'ouvrir une nouvelle carrière
aux méditations de l'homme ; Descartes , le créateur de
la bonne philosophie, et même de la bonne physique, est à peine
connu de ce siècle frivole et inappliqué , et les physiciens qui
le dédaignent , pour quelques erreurs de peu d'importance ,
ne seroient pas en état d entendre ses grands ouvrages et ses
belles démonstrations des vérités morales.
pour
la couronne
Pour ce qui est de l'Eloge de la Paix, il faut convenir qu'il
MAI 1806: 357
•
étoit digne d'un siècle plein de niaiseries , de proposer à des
philosophes une matière aussi vaine , et de s'imaginer qu'il y
avoit bien du courage et bien de l'humanité à écrire vingt
pages de déclamations contre les horreurs de la guerre. On ne
lit donc plus ces deux discours que pour examiner si M. Gaillard
a eu raison d'être si content de l'un , et si modeste sur
l'autre ; mais , pour juger avec connoissance de cause , il faut
nécessairement établir une comparaison entre ces discours
et les pièces rivales. Ce petit travail nous fera connoître , en
même temps , quel étoit alors ( en 1765 et 1767 ) , l'esprit de
l'Académie française , et la façon de penser de quelques-uns de
ses membres les plus laborieux et les plus remarquables.
M. Gaillard nous avertit lui-même , dans sa note , que le parti
philosophique se déclaroit hautement en faveur de M. Thomás
, et que celui des d'Olivet et des Batteux , qui n'étoit pas
celui dont il ambitionnoit le suffrage , montra beaucoup de
zèle pour lui , sans savoir, dit-il , pour qui il s'intéressoit ;
ce qui veut dire que M. Gaillard étoit beaucoup plus philosophe
qu'il ne vouloit le paroître , et que ses écrits n'étoient pas
toujours l'expression fidelle de sa pensée. Nous en jugérons
néanmoins différemment , et nous aimons mieux croire que
cette partie de la note , faite postérieurement , est un hommage
arraché par la dure nécessité , à la foiblesse de l'âge , au
moment où cette même philosophie élevée à la hauteur révolutionnaire
, comptoit ses triomphes par ses victimes. Quoi
qu'il en soit , nous voyons , par cette déclaration , qu'à cette
époque l'assemblée des beaux-esprits étoit encore partagée sur
les principes , et nous pouvons juger dans quel esprit l'un et
l'autre discours étoit conçu . Il ne s'agissoit plus pour la moitié
de cette compagnie , de savoir si les pièces envoyées au concours
étoient sagement pensées et bien écrites ; elle se bornoit
à remarquer quels étoient les principes des concurrens , et
c'étoit uniquement sur ceux qu'elle croyoit apercevoir que
son opinion se formoit. Le succès obtenu dans cette circonstance
par M. Gaillard , étoit donc un avantage remporté sur
le parti philosophique ; et si le mérite littéraire de son Eloge
avoit été considéré pour quelque chose dans l'examen , on peut
3
358 MERCURE DE FRANCE ,
bien penser que ce n'étoit pas par ceux dont le fond des idées
se trouvoit en opposition
avec celui qui se montroit dans ce
discours . C'est ainsi que ces sortes de productions
seront toujours
jugées , lorsque le gouvernement
sera assez foible pour
souffrir que des académies
s'élèvent contre la foi publique et
la croyance de l'Etat. Que l'homme privé soit laissé à la liberté
de sa conscience
; mais tout homme public doit prendre l'esprit
de sa nation .
Il ne faut pas croire cependant que le discours de M. Gaillard
renferme des principes absolument opposés à ceux du
philosophe Thomas : ils n'ont que trop de conformité ! Mais
M. Gaillard voile les siens avec décence ; il sait en mesurer
l'expression , et il faut un oeil assez clairvoyant pour en découvrir
toute la foiblesse.
Le discours de M. Thomas a beaucoup de réputation ,
je le sais très bien ; mais , s'il faut parler sincèrement , pour un
homme qui cherche avant tout le bon sens , la raison , la
justesse des idées , c'est un déclamateur terriblement ennuyeux
que ce M. Thomas ; c'est un homme qui ne dit rien naturellement.
Il ne croit jamais ouvrir une assez grande bouche pour
crier à la superstition et à la tyrannie. Il retourne sans cesse
les mots de philosophie et de vérité , de vérité et de philosophie
, dont il étourdit les oreilles , sans porter aucun sens à
l'esprit. On croit entendre le bruit monotone d'une cloche qui
ne vous reveille que pour vous assourdir et vous empêcher de
penser. On avoit la bonté d'admirer autrefois dans ces philosophes
, l'audace des conceptions ; on n'en admire aujourd'hui
que la puérilité ; et n'a-t- on pas raison ? Que dire d'un écrivain
qui , dans toute l'étendue des siècles , n'aperçoit que cinq ou
six hommes qui aient su penser et créer des idées ? Et notez
bien que le Christianisme , qui a formé la raison et la civilisation
en Europe , ne compte pour rien dans ces idées ! Et il
vous soutient cela avec autant de hauteur et de confiance que
si c'étoit un oracle. Quand on songe qu'une grande partie de
la nation écoutoit de pareils charlatans sans se moquer d'eux ,
on ne peut s'empêcher de dire que le sens commun est bien
rare .
MAI 1806. 359
>
Il règne certainement un esprit plus juste , et plus naturel dans
le discours de M. Gaillard : il fait un éloge touchant des qualités
privées de Descartes ; et , tout en rendant hommage à l'étendue
de son génie , il lui reproche naïvement les fautes de sa jeunesse
et les erreurs de son esprit. M. Thomas trouve tout parfait ;
et ce qu'il n'entend pas , il l'admire plus que tout le reste.
Le ton d'assurance avec lequel il parle des grands ouvrages de
Descartes , en impose à son rival , qui veut bien croire qu'il
faut une forte téte pour entendre quelques propositions de
géométrie qu'on ne lui explique pas , et qui prend pour de
l'éloquence nerveuse , le style le plus vuide et le plus enflé qui
ait jamais été employé dans un éloge académique. Comment
expliquer la dernière partie de ce jugement ? Car , sur la première
, on conçoit assez facilement que M. Gaillard ait pu se
laisser séduire par un fatras inintelligible : il y a tant de bonnes
gens dans ce monde qui s'extasient sur ce qu'ils n'entendent pas !
Mais sur le style , qu'il étoit en état de juger parfaitement , comment
a-t- il pu se laisser faire illusion ? M. Gaillard est certainement
un écrivain correct , élégant même , et d'un goût très-sain.
Quel petit mouvement philosophique a pu troubler un
moment son esprit , au point de lui fausser le jugement sur
une question qui lui étoit familière , et pour la décision de laquelle
il ne falloit qu'ouvrir ses yeux ou ses oreilles ?
Le discours du philosophe Thomas , inférieur par le fond
des idées et par le style , l'étoit également par la forme. Celui
de M. Gaillard a son exposition , une première et une seconde
partie ; il procède avec ordre. Après vous avoir fait connoître
l'homme , il examine le savant l'esprit peut aisément le
suivre dans sa marche et s'intéresser à des développemens dont
il aperçoit le but. L'autre , au contraire , n'a ni exposition ,
ni première ni seconde partie ; enfin nulle espèce de méthode :
il est deux fois aussi long , sans compter les notes , plus volumineuses
encore que l'Éloge , et il se prononce tout d'une
haleine. Tel est l'ouvrage que M. Gaillard a la modestie de
préférer au sien , et que Voltaire lui - même appelle sublime.
Mais Voltaire ne déguise pas le motif de son admiration :
« On m'a dit que vous faites un poëme épique sur le Czar
4
360
MERCURE DE FRANCE ;
» Pierre , écrit Voltaire à Thomas : vous êtes fait pour célé-
>> brer les grands hommes ; c'est à vous à peindre vos confrères .
» Je m'imagine qu'il y aura une philosophie sublime dans votre
» poëme ; le siècle est monté à ce ton-là , et vous n'y avez pas
» peu contribué. » Donc vous êtes un grand homme. Effectivement,
M.Thomas n'avoit pas peu contribué au renversement
du bon goût , et à la confusion de toutes les idées. Il mettoit
de la poésie dans la prose , de la philosophie dans les vers , et
il étoit ridicule dans tous les genres , même aux yeux de
Voltaire , qui souffroit impatiemment son galimatias , qu'il
appeloit du Galithomas.
Mais si M. Gaillard a poussé trop loin la modestie , en
cédant le prix à M. Thomas , peut- être aussi a-t-il porté trop
loin la confiance , en le disputant à M. de La Harpe sur le
sujet des avantages de la paix . Ce n'est pas que le discours
de ce dernier soit bon ; il m'a paru , au contraire, un peu vuide
et assez froid ; et l'on croit sentir dans l'autre un coeur plus
pénétré de ce qu'il dit ; mais il y a entre M. de La Harpe et
M. Gaillard une différence notable . Tous les deux militoient
sous les drapeaux de la philosophie ; mais l'un avoit un esprit
qui devoit un jour lui faire découvrir la véritable lumière , et
celui de l'autre avoit à peine assez de force pour la lui faire
entrevoir. L'un considéroit déjà le sujet proposé avec les yeux
de la raison , et il n'y trouvoit qu'une ample matière à déclamations
, qu'il falloit abréger , comme il l'a fait ; l'autre le
croyoit digne d'occuper sérieusement les loisirs d'un homme
raisonnable , et il a joint à ces mêmes déclamations un projet
admirablement ridicule , et vraiment renouvelé des Grecs ,
pour anéantir toutes les querelles des rois. En couronnant le
premier de ces discours , l'Académie a donc fait encore une
fois triompher le bon sens . C'est encore ici une victoire remportée
par les défenseurs des anciens principes sur le parti philosophique
: ce qui est prouvé d'ailleurs par ce qui se passa
peu de jours après ; car un nouvel anonyme ayant appris
cette défaite , et voulant procurer aux philosophes une occasion
de la réparer , fit remettre à l'Académie un second prix ,
qui fat accordé sur-le-champ au discours de M. Gaillard.
1
MAI 1806. 361
Le moyen que cet académicien proposoit pour établir
une paix universelle et éternelle , n'est pas nouveau , comme
nous l'avons dit : il consistoit à rétablir , pour juger les rois ,
le tribunal des Amphictyons , non pas tel qu'il existoit du
temps de Philippe , puisqu'il n'avoit pu sauver la Grèce , mais
sur de nouveaux principes qu'il n'indique pas , et qu'il falloit
cependant faire connoître , si toutefois on peut croire qu'il
y en ait d'assez puissans pour enchaîner toutes les passions de
l'homme : « Il ne faudroit que le vouloir , dit M. Gaillard. »
Eh ! sans doute , c'est là toute la difficulté : elle est petite , je
le veux bien , mais elle est insurmontable , et cela suffit pour
arrêter tous vos projets.
Proposer d'établir un tribunal composé de tous les rois ,
pour juger les rois ; soutenir l'efficacité de cette institution
pour ramener la paix éternelle parmi les hommes , et le soutenir
dans un ouvrage qui donne à penser que les rois sont les
auteurs de toutes les calamités qui affligent le genre humain ,
c'est assurément une très- pauvre idée , et une très -mauvaise
philosophie ; mais c'est encore , s'il est possible , une plus
mauvaise logique , car c'est supposer que ces rois qu'on accuse
si gravement , deviendront tout-à- coup des juges remplis
d'équité , sans ambition , sans ressentiment , sans amour de la
fausse gloire , des êtres prévilégiés , des anges , en un mot ,
puisque partout où il y a des hommes il y a des passions et des
discordes. Mais si les chefs des nations pouvoient ainsi changer
leur nature , qui donc empêcheroit cette étonnante métamorphose
? Et à quoi serviroit alors leur réunion dans un
tribunal ? S'ils étoient parfaits , ils s'entendroient d'un bout
de l'Europe à l'autre par l'intention , et encore il ne seroit pas
certain que la paix dureroit trois semaines ; car il y a toujours
dans ce monde des gens qui épient le moment du sommeil
` d'un roi pacifique pour l'égorger.
Ce projet est donc ridicule ; mais malgré ces erreurs de
'l'esprit , et la foiblesse , ou plutôt l'incertitude des principes
qui se font remarquer dans ses ouvrages , M. Gaillard sera
toujours un littérateur recommandable sous les rapports
moraux, qu'il faut d'abord considérer dans tous les hommes
362 MERCURE DE FRANCE ,
qui consacrent leurs veilles à l'utilité publique ; et l'on peut
observer qu'il est du petit nombre des écrivains qui n'ont
point laissé corrompre leurs moeurs , ni leur goût , par l'exemple
de soixante ans d'anarchie dans la morale , de trouble et
de confusion dans les lettres .
G.
Mémoires pour servir à l'Histoire Ecclésiastique pendant
le dix-huitième siècle. Deux volumes in-8°. Prix : 12 fr. ,
et 15 fr. par la poste. A Paris , chez Adrien Leclere, libraire ,
quai des Augustins , nº 35 ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres Saint- Germain-l'Auxerrois , nº 17.
LORSQUE nous repassons dans notre esprit les événemens
qui ont signalé le dix-huitième siècle , et sur-tout sa fin , il
nous semble que nous assistons à une de ces grandes commotions
souterraines qui ont souvent bouleversé la face du globe.
Nous croyons entendre le fracas des villes qui s'écroulent , et
de leurs monumens qui tombent ; nous suivons de loin la
poussière qui s'en élève ; nous approchons , et , du milieu de
toutes ces ruines , nous voyons un monument qui s'élève :
seul , isolé , sans base , sans appui , et comme suspendu sur
un abyme , il porte encore sa tête dans les cieux. Quel est ce
monument ? C'est celui même contre lequel tout ce fracas
s'est fait. Que les philosophes nous donnent la raison de ce
phénomène ; il est constant , il frappe tous les regards.Tout a été
détruit ou renouvelé , excepté pourtant le Christianisme , qu'on
vouloit avant tout détruire , et qui est toujours le même.
Certes , quand on a été témoin de ce grand mouvement , on
est bien porté à croire que l'Histoire des Jansénistes et des
Molinistes n'est pas l'Histoire Ecclésiastique du dix-huitième
siècle , et que la destruction des Jésuites n'en est pas l'événement
le plus remarquable. Eh ! que nous importe que des
insectes obscurs filent leurs toiles dans nos temples , dont ils
ne peuvent tout au plus que salir les lambris ? Ce qui nous
effraie , c'est cette nuée d'ennemis qui accourent de tous côtés
MAI 1806 . 363
pour le renverser ; c'est cet accord universel qui semble
s'être fait dès le commencement de ce siècle , entre toutes les
puissances , à commencer par celle des livres , et à finir par
celle du glaive ; c'est cette conjuration de toutes les forces , de
toutes les passions , dirons-nous de tous les talens , contre le
seul Christianisme ; et ce qui nous paroît vraiment remarquable
, c'est que , malgré tant d'efforts , le Christianisme
subsiste encore.
Ils sont tombés les monumens dont la piété de nos pères
avoit entouré celui de la religion. Ils sont tombés , les uns de
vétusté , les autres sous les coups d'architectes mal habiles , qui
ne s'annonçoient que pour vouloir les réparer ; le plus grand
nombre renversés par des hommes qui , du moins , déclaroient
franchement l'intention qu'ils avoient de détruire la religion ,
et la religion est restée. Seule , sans temple , sans autel , sans
l'appui de ces établissemens que la charité qu'elle inspire avoit
fait élever, elle a bravé les efforts de tous ses ennemis . On
croyoit le Christianisme fondé sur des espérances humaines...
Il a perdu tout ce qui pouvoit flatter ces espérances ; il ne
promettoit plus de richesses aux riches , ni de secours aux
pauvres , et les pauvres comme les riches n'ont cessé de le
professer en secret . Le silence a long - temps régné sous ces
voûtes antiques , où le malheureux venoit se consoler en priant ;
les oiseaux du ciel , qui y pénétroient à travers leurs vitrages
brisés , ont pu seuls y venir faire entendre leurs voix ; .... et
alors les maisons sont devenues des temples ; et souvent dans la
chaumière du laboureur , on a vu s'élever un autel . On disoit le
Christianisme uniquement soutenu par ces monarchies antiques
, à l'ombre desquelles on prétendoit qu'il s'étoit élevé...
plusieurs de ces monarchies ont disparu ; et la plus ancienne
et la plus florissante , celle qui l'avoit toujours le plus hautement
protégé , s'est écroulée , sans qu'il en ait été ébranlé. On
se flattoit du moins qu'il seroit désormais réduit à triompher
sur des ruines et à cacher dans l'ombre ses solennités et ses
bienfaits.... Et lorsqu'une voix puissante s'est fait entendre ,
tout-à-coup ces ruines se sont soulevées : on a vu , selon l'expression
d'un prophète , ces ossemens arides s'ébranler , les
}
364 MERCURE DE FRANCE ,
monumens de la charité reparoître , et la religion désormais
replacée sur sa base , brillant d'un éclat aussi pur que dans ses
plus beaux jours.
Voilà , ce nous semble , le tableau que l'historien ecclésiastique
du dernier siècle devroit avoir continuellement présent
à l'esprit si , à cette époque , les Jansénistes ont
attaqué la foi , si les Jésuites ont éprouvé d'injustes persécutions
, qu'il jette en passant ( il le doit ) , sur des factieux absurdes
, un regard de mépris , et sur des infortunés , un regard de
pitié. Mais nous ne voudrions pas qu'il employ ât une grande
partie de son ouvrage à nous peindre des convulsionnaires
hurlant en leurs réduits obscurs de dégoûtantes folies ; et
nous desirerions qu'il n'en sacrifiât point un autre à défendre
une société que personne n'attaque plus. Nous avons entendu
proclamer des absurdités bien autrement dangereuses ; nous
avons été témoins de persécutions bien autrement cruelles.
Eh ! qui pourroit , à la fin du 18° siècle , prendre encore un
intérêt bien vif aux questions et aux querelles qui signalèrent
son commencement ? Oh ! l'heureux temps que celui où il ne
s'agissoit pas encore de savoir si la religion triompheroit de
toutes les puissances , de tous les talens , de tous les efforts
réunis d'une génération presque entière , mais de savoir seulement
si ce seroient les Jésuites ou les Jansénistes qui triom-'
pheroient de leurs ennemis !
Il s'agit bien des Jansenistes et des convulsionnaires ! L'incrédulité
, l'incrédulité , voilà le caractère dominant de ce
siècle ! Voyez les incrédules , d'abord méditant dans l'ombre
de funestes complots , puis se produisant au grand jour et ne
craignant plus d'avouer le projet qu'ils avoient fait de détruire
la religion. Ce sont les livres qu'ils répandent , c'est la fatale
protection dont on les entoure , qui sont la grande plaie du'
christianisme. Ce qui doit attirer vos regards , c'est l'impiété
qui lève sa tête effrayante. Montrez- nous- la éloquente dans Jean-
Jacques , adroite dans d'Alembert , revêtue dans Voltaire de
tout ce qu'un esprit enjoué et une imagination brillante peuvent
prêter de grace et d'attraits ; et , sous toutes ces formes , se
sigualant chaque jour par de nouveaux excès ; disant aux rois ,
MAI 1806. 365
que
la religion est un boulevard élevé contre leur autorité
par l'ambition des prêtres ; criant aux peuples , qu'elle est une
arme inventée par la tyrannie pour mieux les asservir ; promettant
à tous de nouveaux biens et de nouvelles lumières ; et
tout-à-coup précipitant les rois et les peuples dans une ruine
commune ; que dis- je ? s'y précipitant elle -même avec eux , et
faisant du tableau de ses propres excès l'arme la plus terrible
qu'on puisse employer contr'elle -même.
Gar enfin ( et c'est la grande idée qui devroit dominer dans
toute cette histoire ) à quoi ont abouti tant de livres et de complots
, si ce n'est à prouver que l'Evangile est lui seul plus
fort que tous les livres , et qu'il a dans sa simplicité de quoi
résister à tous les complots ? Qu'ont produit tous ces projets ,
suivis pendant tout un siècle avec tant de constance et d'audace
? Quel a été le résultat de tant d'efforts ? Ecoutez : les
incrédules se sont réunis ; ils ont mis en commun leurs talens ,
leur science , leur audace ; ils se sont dit d'élever un monument
éternel avec lequel ils se proposent ( ils l'ont eux -
avancé ) d'aller attaquer le ciel. Ce monument s'achève , l'Encyclopédie
paroît; et , comme une autre tour de Bibel , elle
ne sert qu'à répandre la confusion sur la terre. Ce n'est point
là ce qu'ils vouloient : je le crois ; mais enfin l'orage a éclaté ,
les torrens se sont déchaînés , et , dans leur course rapide , ils
ont tout emporté : la religion seule subsisté , et désormais ses
ennemis seront réduits à ne plus l'attaquer que par de faux
éloges et de feints respects.
• mêmes
Les Mémoires dont nous annonçons la publication , ne
répondent point entièrement à l'idée que nous nous sommes
faite d'une Histoire Ecclésiastique du 18° siècle ; mais ils en
approchent beaucoup , et peut-être s'en approcheroient - ils
encore davantage , si leur auteur s'étoit en effet proposé de
composer une histoire. Alors il auroit débarrassé son ouvrage
de beaucoup de détails superflus : sur-tout il se seroit montré
plus impartial , car un historien est un juge , et je ne doute
point que s'il en eût pris le titre , il n'eût voulu aussi en avoir
toutes les vertus . Dans l'état où sont ces Mémoires , nous pou
vons assurer les historiens futurs qu'ils y trouveront , nou ce
366 MERCURE DE FRANCE ;
qui a été dit contre les Jésuites , mais bien tout ce qui a été
dit en leur faveur , et même ce qui n'a jamais été dit. Du reste ,
cet ouvrage est correctement écrit ; c'est une justice que nous
nous empressons de lui rendre : le plaisir que nous éprouvons
à le dire , est un de ceux dont nous jouissons le plus rarement.
Mais après avoir fait des talens de l'auteur l'éloge qu'ils
méritent, il doit nous être permis de faire quelques observations
sur son ouvrage.
Comment se fait-il que dans l'introduction , où il raconte
les commencemens de la querelle sur le jansénisme , il n'ait
pas seulement nommé les Jésuites ; et qu'ensuite , en parlant
de la dispute sur les cérémonies chinoises , il n'ait pas seulement
nommé les Dominicains ? C'est bien le cas de dire , avec
Tacite : Præfulgebant , etc. On les y voit d'autant mieux ,
qu'ils n'y paroissent pas. Jusque-là pourtant il seroit difficile.
de deviner quel est le parti de l'auteur. Voici ce qui pourroit
servir à le faire connoître. Quoiqu'il ait dit sur la première
question tout ce qu'on peut dire , il n'a point dit que les
Jésuites étoient généralement accusés de l'avoir suscitée pour
distraire l'attention publique qui commençoit à trop se fixer
sur eux. Mais lorsqu'il parle des Provinciales , il ne manque
pas d'ajouter : « Si les Jansénistes attaquèrent avec tant d'ar-
» deur les écrivains de la Compagnie , c'étoit pour faire une
» diversion utile à leurs intérêts , et détourner de dessus eux-
» mêmes l'attention des pasteurs. »
Cela peut être vrai : assurément nous ne sommes ni Jansénistes
ni Molinistes , et nous ne sommes pas plus portés à soutenir
la première opinion que la seconde ; mais un historien
qui imagine un raisonnement aussi ingénieux contre les Jansénistes
, auroit bien pu nous apprendre que d'autres l'avoient
employé avant lui contre les Jésuites ; nous croyons même
qu'il le devoit.
Puisqu'il aime tant les détails , il auroit dû ajouter à ceux
qu'il nous donne sur les convulsionnaires et les appelans ,
quelques détails sur les conciles qui se sont tenus pendant le
18° siècle. Ce sont les conciles qui sont les grands événemens
d'une Histoire Ecclésiastique , et ce sont leurs actes qu'il fauMAI
1806. 367
droit rapporter avec la plus grande fidélité . Fleury n'y manque
jamais. L'auteur de ces Mémoires raconte, je l'avoue ,
assez longuement ce qui s'est passé à Embrun ; même il y peint
assez en beau le cardinal de Tencin , et assez en laid M. de
Colbert , évêque de Montpellier . A cet égard , on n'a aucun
reproche à lui faire , excepté pourtant de n'avoir pas dit que
tous les partis croyoient avoir quelques plaintes à faire contre
M. de Tencin , et que tous respectèrent M. de Colbert . Mêmes
détails , même prolixité dans le récit de ce qui s'est passé à
Pistoie. Mais n'y a-t-il eu dans ce siècle que deux conciles ?
L'auteur sait bien qu'il y en a eu au moins trois , puisqu'il
nous parle lui- même d'un concile qui fut tenu , en 1736 , par
les Maronites de Syrie , et dont les actes furent envoyés à
Rome. Pourquoi donc ne nous dit-il ni le jour où commença
ce concile , ni la ville où il s'assembla , ni aucune des déterminations
qui y furent prises ?
Voltaire disoit à un poète : Ne disons pas du mal de Nicolas
(Boileau ) , cela porte malheur. Nous dirions à l'auteur d'une
Histoire Ecclésiastique : Ne dites pas du mal de Fleury , n'en
parlez pas même trop légèrement ; sur-tout ne parlez de ses
discours qu'avec le profond respect qu'ils méritent , car les
éloges trop modérés que vous leur donneriez feroient soupçonner
que vous ne les avez pas lus , et dans ce cas comment
oseriez -vous entreprendre un pareil ouvrage ? Ce n'est point
à l'auteur de ces Mémoires que nous adresserions cet avis, car il
paroît très-instruit. Cependant nous avons été surpris de levoir
citer un neuvième discours de Fleury sur l'Histoire Ecclésiastique.
Nous savons bien que Fleury se proposoit de le
faire ; mais nous croyons avoir quelques raisons de penser qu'il
ne l'a point fait ; et ce qui est vrai , c'est que le neuvième discours
qui se trouve dans le 34° volume de l'Histoire Ecclésiastique
, est de M. l'abbé Goujet.
GUAIRARD,
、-
368 MERCURE DE FRANCE ,
Le Danger des Souvenirs ; par M. De la Croix , juge au
tribunal civil de Versailles , auteur de l'ouvrage sur les
Institutions de l'Europe. Nouvelle édition . Deux vol . in-8°.
Prix : 6 fr. , et 8 fr. par la poste . A Versailles , chez
Etienne , libraire ; et le Normant , imprimeur-libraire , rue
des Prêtres Saint- Germain-l'Auxerrois , n°, 17.
CET ouvrage est bien le plus assoupissant écrit et le plus
inutile qui soit depuis long -temps sorti de la province. Ce
sont des souvenirs fort tristes des principales scènes de la révolution
, accompagnés de visions absurdes et ridicules , par
lesquelles l'auteur prétend nous faire connoître le danger des
souvenirs c'est absolument comme si on nous donnoit la
fièvre , pour nous faire sentir combien il est dangereux d'en
être atteint.
Jusqu'ici tout le monde avoit cru que le meilleur moyen
de faire oublier quelque catastrophe publique ou particu- ;
lière , étoit de n'en pas parler ; M. De la Croix pense , au
contraire , qu'il faut écrire là - dessus deux volumes de détails..
lamentables. Il est vrai que , si on a le malheur de les lire ,
on n'est pas exposé au danger de s'en souvenir long-temps.
Il regne dans tout cet ouvrage une affectation de sensibilité
philosophique qui n'est plus de mode aujourd'hui , et qui ne
peut plus en imposer à personne. On y fait renverser le trône
par l'imprévoyance , on y marie une religieuse , et , par un
effort de vertu tout-à-fait contradictoire , on lui fait observer
ses voeux de chasteté dans le mariage, On y combat l'opinion
que Dieu veille sur les Empires , et on ne veut pas qu'il
soit le Dieu des armées. Ainsi , quand les princes lui rendent,
grace de leurs victoires , il faut dire apparemment qu'ils ne
savent ce qu'ils font , ou qu'ils sacrifient lâchement à une
opinion populaire. J'apprends encore qu'on doit chérir la
vérité quand elle est grande , et sur- tout quand elle est sonore.
Enfin , dans un redoublement de tendresse philantropique ,
on y trouve qu'un brigand qui attaque les voyageurs sur les
*
grands
MAI 1806.
36g
Sh
DZ
grands chemins , et qui fait des enlèvemens à main armée ,
est un très-bon homme qu'il faut absoudre. Je ne sais
après cela , ce qui pourroit exciter la bile de cet écriver
je crois qu'on peut lui dire en face que son aurage
pitoyable , sans le fàcher , tant son humeur paroît douce e
pacifique.
5.
Il n'existe sans doute personne qui ne sache qu'il ne ant
pas s'affliger trop profondément d'une perte irréparable to
ce que M. De la Croix peut dire sur ce sujet n'ajoutera rien
à l'instruction de qui que se soit. Plus de six mille ans avant
que son ouvrage fût fait , on savoit que l'esprit et le corpa
souffrent ensemble de toutes les affections morales un peu
fortes ; que l'imbécillité , la folie , les maladies et la mort
même peuvent en être les suites ; mais on savoit aussi , ce
que M. De la Croix ne dit pas , que l'ame a toujours
devant elle un médecin prêt à la soulager , et dont les ordon
nances sont infaillibles. Une idée si simple ruine , à la vérité,
toutes les théories philosophiques , et la vanité humaine n'y
trouve pas son compte ; mais puisque jamais on ne s'est
avisé , pour les maladies du corps , d'aller chercher un ma➡
chiniste au lieu d'un médecin , je ne vois pas pourquoi , dans
les maladies de l'ame , on iroit demander des consultations
et des lumières aux philosophes , c'est-à-dire à des hommes
plus orgueilleux , plus vicieux , et conséquemment plus malades
que les autres.
Le héros de M. De la Crois est un fou qui meurt d'un
anévrisme au coeur , causé par le chagrin que lui donnent
ses souvenirs . On le guérit de sa folie , mais le médecin ne
peut le sauver de la maladie qu'elle a fait naître. Voilà qui
prouve à merveille qu'il ne faut pas se chagriner sans mesure ;
mais de quelle utilité cet exemple sera-t-il pour le malheureux
qui s'abandonne à son affliction et qui ne cherche qu'à
mourir? Est-ce que la crainte de la mort suffit pour empê
cher le suicide ? Ne faut-il pas toujours en venir à attaquer
les passions dans leurs racines , et à leur opposer une loi qui
condamne leurs plus secrets mouvemens ? Ce n'étoit donc
qu'en rappelant cette loi , et en fortifiant son impression dans
A a
LA
370 MERCURE DE FRANCE
les coeurs , que M. De la Croix pouvoit dire quelque chose
d'utile et de sensé ; mais il est vrai qu'il n'auroit pas
roman.
fait son
Les juges , du temps d'Horace , vouloient être agriculteurs
:
a
Agricolam laudat juris legumque peritus ,
Sub galli cantum consultor ubi ostia pulsat.
En voici un qui veut être moraliste ; mais il veut l'être à
sa guise , et il faut que ses maximes soient prises dans son
propre esprit. Cependant , ce même homme se gardera bien
d'entreprendre la guérison d'un anevrisme; et il avouera volon
tiers que le docteur Gorvisart en sait plus que lui sur ce sujet; ja
le crois sans peine. Mais puisqu'il n'éprouve aucune confusion
à reconnoître que ce médecin justement célèbre a mieux traité
cette matière , dans son Essai sur les Maladies organiques
du Coeur ( 1 ) , qu'il ne pourra jamais le faire dans aucun
roman , je ne vois pas par quelle raison il auroit moins de
déférence pour ceux qui ont établi les lois morales avant lui.
Il me paroît aussi ridicule , de vouloir refaire la morale après
les lois de l'Evangile , qu'il le seroit de vouloir recomposer
les Aphorismes d'Hippocrate : il faut consulter les unes pour
l'ame , et les autres pour le corps. Chaque partie a ses méde→
cins les uns font des traités de conduite , et les autres nous
enseignent l'art de prolonger la vie humaine ( 2 ) . Entre ces
deux extrêmes , il y a dans la société une foule d'autres petits
médecins qui ne sont pas aussi sévères que les moralistes , ni
tout-à- fait aussi savans que les fils d'Esculape : ce sont les
poètes , les peintres et les musiciens , qui nous réjouissent l'es-
:
( 1 ) Un vol. in- 8° . Prix : 6 fr . , et 7 fr . 50 c. par la poste . A Paris
chez H. Nicolle et comp . , rue des Petits- Augustins ; Migneret , rue du
Sépulcre ; et chez le Normant , imprimeur -libraire , rue des Prêtre
Saint-Germain-l'Auxerrois , nº 17.
· ( 2 ) L'Hygiène domestique , ouvrage en deux vol . in - 8 ° , traduit de
l'anglais par M. Itard , avec des notes qui servent de correction au texte.
Prix : 7 fr. 50 c. , et 10 fr. par la poste. A Paris , chez le Normant.
MAI 1866. ….. 3710
prit ; les cultivateurs , les vignerons et les cuisiniers , sans les
quels nous aurions la mine fort alongée. Tout ce peuple de
docteurs travaille diversement à notre conservation , et i
faut laisser à chacun l'emploi qui lui convient. Tous les
hommes intelligens ont bien une idée générale des sciences
et des arts , mais ils n'excellent guère que dans une partie . Ce
n'est point un anachorète qui vient de faire l'Anti- Gastronomie
( 1 ) , et ce n'est pas un cuisinier qui rédige l'Almanach
des Gourmands ( 2 ) , quoiqu'assurément l'un et l'autre soient
bien capables , par leur état , de concevoir de pareils ouvrages .
Ces deux petits volumes pourroient nous servir à prouver
combien il est avantageux de se renfermer dans sa vocation ,
puisqu'ils offrent , chacun dans leur genre , un degré de perfection
qu'on attendroit vainement de tout autre que d'un
homme du métier. Le premier mérite , par sa singularité , de
nous arrêter un moment.
Tout le monde a lu le poëme de la Gastronomie, qui , s'il
m'est permis de le dire , fait plus d'honneur à la poésie et à
la gaieté française , qu'à la cuisine de l'auteur. Le scandale.
que cet ouvrage a causé parmi les poètes qui vivent de l'air
qu'ils respirent , devoit exciter leur verve , et l'abstinence
réclamoit un vengeur : Exoriare aliquis . Voici , en effet ,
un anonyme qui se charge de sa défense , et qui fait un
poëme dont toute la doctrine et toute la logique se trouvent
renfermées dans ce quatrain :
O mes amis , ne mangez guère !
O mes amis , ne mangez pas !
S'il est bon de faire un repas ,
Il seroit mieux de n'en point faire . >>
C
L'auteur a divisé ce poëme en quatre chants , et il soutient
parfaitement son style jusqu'au bout ; mais le cadre paroît
(1 ) Un vol. in- 18. Prix : 1 fr. Soc. , et 2 fr. 25 c. par la poste. A Paris ,
chez Hubert et comp . , libraires ; et chez le Normant , imprimeur- ibraire .
(2) Un vol . in- 18 . Prix : 1 fr. 80 c. , et 2 fr. 25 c. par la poste . A Paris ,
chez Maradan , libraire ; et chez le Normant , imprimeur-libraire.
A a 2
372
MERCURE DE FRANCE ,
trop grand pour un sujet naturellement si sec i ce qui l'oblige
assez souvent de s'en écarter , et de remplir les vuides avec des
digressions qui ne s'y rapportent pas . Malgré ce défaut , cette
bagatelle se fait lire avec intérêt. La diction en est vive et
rapide ; et l'histoire de la tourterelle , qui termine le premier
chant , montre assez ce que l'auteur pourroit mettre de talent'
dans des scènes attachantes. Le lecteur nous saura gré d'en
rapporter quelques passages :
4
Présent secret d'un tendre amant ,
Cyprine , colombe fidelle ,
Jouissoit du destin charmant
De couler ses jours près d'Estelle.
« Comment d'une autre , o mon Estelle ,
Pourroit-il jamais étre épris ,
Moi, quifus l'oiseau de Cypris ,
Je crois encore être auprès d'elle. »
Un voisin , Gastronome adepte ,
Voulant essayer un précepte,
Osera te tordre le cou !
Fuis , la mort plane sur ta tête !
Je le vois , le monstre , il s'apprête....
Il te guette.... I! avance .... O Dieux !
Où cours-tu , chère. Estelle ? Arrête !
Estelle , ô quel retour affreux ! ...
Un subit effroi te rappelle ,
Tu voles.... O soins superflus !
Ne cherche plus ta colombelle ,
Cyprine , Cyprine n'est plus !
Son coeur aimant battoit encore ,
Que déjà , sur l'airain sonore ,
Son corps , avec art retroussé,
Mugissoit , en broche , fixé ,
Sous le jus brûlant qui le dore.
Minet lui- même , à cet aspect,
Murmurant d'une voix plaintive,
Minet qui , voisin circouspect ,
N'avoit jamais qu'avec respect
Suivi la nymphe fugitive;
Près de la dépouille chétive ,
Minet tremblant , l'oeil égaré ,
MAI 18.6. 373
D'un tel meurtre en secret outré ,
S'abym en mainte conjecture ,
Déplorant la triste aventure
De l'oiseau qu'il a révéré .
Cent fois, par un crime ignoré ,
Cent fois il eût pu s'en repaître...,
Minet , ton coeur fut délicat ;
Va , ce détestable attentat
N'étoit digne que de ton maître !
On trouve bien dans ce qui suit cet agréable morceau ,
quelques autres passages de ce sérieux comique dont Gresset
nous a donné le modèle dans son Vert-Vert , mais ils n'y sont
pas communs . On y rencontre aussi d'assez bons traits de
bouffonnerie :
Pesant vos droits ,
Qu'un Solon médite des lois ,
I jeûne : aussi dans notre France,
Quand le peuple fut souverain ,
Eut -on aussitôt la prudence ,
Pour que son jugement fût sain ,
De lui faire faire abstinence .
Tous les disciples de l'anti- gastronome ne sont pas des
jeûneurs ardens ; l'auteur a beau les effrayer du sort qui les
attend , lorsque , par la métempsycose , ils seront changés en
poulets , tous s'écrient :
Nous avons faim, nous mangerons ;
Puis , à quoi bon tant de génie ?
Et dût- on , devenu lapin ,
Se voir mangé dans l'autre vie ,
Nous mangerons , nous avons faim.
Ces saillies sont rares ; l'auteur se jette trop souvent dans
des faits historiques beaucoup trop graves pour un pareil sujet t
tels sont sans doute la mort de Clytus , celle d'Agrippine , l'incendie
de Rome et l'aventure de Gabrielle de Vergy. Jamais
on ne trouvera le mot pour rire dans ces événemens tragiques ,
et le bon goût devoit les écarter d'un genre auquel ils ne
peuvent appartenir.
Les notes qui terminent ce poëme nous ont paru plus
qu'inutiles ; mais l'usage d'ajouter à chaque volume un volume
3
374
MERCURE DE FRANCE ,
de remarques est maintenant établi . Les libraires sont enchantés
d'une si douce coutume , qui leur permet de vendre du
papier pour de l'esprit : trop heureux quand le faiseur de notes
et de notices , n'est pas lui-même le marchand qui les débite
et le critique qui les vante !
G.
VARIETES.
.
LITTÉRATURE SCIENCES " , ARTS , SPECTACLES.
CETTE semaine n'a produit qu'une seule nouveauté dramatique
digne de remarque : c'est l'opéra d'Uthal , donné avec
le plus grand succès sur le Théâtre Feydeau. Les paroles sont
de M. de Saint- Victor et la musique de M. Méhul . Sans
doute cet ouvrage sort du genre consacré par les succès de
Favart , de d'Hele et de Marmontel , de Grétry et de Monsigny
; mais il faut avouer que ce théâtre n'a pas souvent
l'occasion de sortir de son genre d'une manière aussi brillante.
La Mythologie d'Ossian une fois admise , le poëme est bien
conduit , les caractères bien tracés , les incidens naturels et
vraisemblables ; le style surtout d'une pureté et d'une élégance
dont cette scène affre bien peu d'exemples. Aussi les acteurs ,
dont l'organe est ordinairement soutenu par l'harmonie forte
des vers de Sedaine ou de Monvel , précipitoient- ils leur
débit d'une manière quelquefois comique ; et le plus grand
éloge que l'on puisse donner aux vers de M. de Saint- Victor,
comme à la musique de M. Méhul , c'est d'avoir triomphé de
la déclamation et du chant des acteurs. Il faut en excepter
inadame Scio , qui chante bien , joue très - bien , et déclame
supportablement, La musique est un des chefs - d'oeuvre du
genre auquel nos grands musiciens semblent avoir uniquement
consacré leur talent. Peut- être une douzaine d'amateurs
des doux chants de l'Ausonie auroient- ils préféré à ces
savantes combinaisons de la science , un de ces airs pur et
MA I 1806. 375
simple que l'art seul inspire . Mais qui peut blâmer MM. Méhul,
Chérubini et Lesueur d'avoir plié leur génie au goût du public
, et d'aspirer plutôt à la succession de Gluck qu'à celle
des élèves de Durante? Avant tout , il faut réussir . La manie de
la musique est très-commune; mais le sentiment de ses beautés
est très - rare , parce que l'étude , la science même ne le
donnent point. C'est un don de la nature , qu'elle se plaît quelquefois
à refuser aux hommes d'ailleurs les plus favorisés par
elle. Il ne seroit pas difficile de citer des poètes , d'un talent
distingué , par conséquent très - sensibles à l'harmonie
poétique , et qui préfèrent Enfant chéri des Dames , etc. ,
aux mélodieux accens d'Antigone ou de Didon. Quoiqu'il en
soit , la musique de M. Méhul a produit beaucoup d'effet.
On a sur-tout remarqué le premier air, chanté par Solié , le
choeur de l'arrivée des Bardes, et la romance d'Uthal. La pièce
a obtenu le succès réservé aux bons ouvrages , celui d'attirer
plus de spectateurs , à mesure que les représentations se
multiplient.
On ne peut déjà plus se procurer de loges pour la première
représentation de la Mort de Henri IV, tragédie nouvelle
de M. Legouvé. Cette pièce sera jouée avant la fin de
juin.
L'Académie impériale de Musique promet , pour la
semaine prochaine , deux nouveautés qui ne peuvent inanquer
d'attirer la foule : la première est un Concert dans lequel on
entendra l'une des plus célèbres cantatrices de l'Italie , Madame
Catalani ; la seconde est un ballet en trois actes , que
l'on annonce sous ce titre singulier : Figaro ou les Précautions
Inutiles ( dit le Barbier de Séville. ) Ce ballet , qui est de
Duport , a été représenté jeudi dernier à Saint- Cloud .
--
La botanique vient de perdre un des hommes qui la
cultivoient avec le plus de zèle et de succès , dans la personne
de M. Cels , membre de la première classe de l'Institut et de
la commission chargée de préparer un projet de code rural. II
est mort , le 15 mai , dans sa maison , au petit Mont- Rouge.
Son jardin contient une collection très -nombreuse des plantes
les plus rares et les plus difficiles à élever dans notre climat.
3,6 MERCURE DE FRANCE,
Il s'y en trouve de plusieurs espèces que lui seul en France
possédoit. M. Cels a été enterré , le 16 au soir , dans le cime→
tière de Mont-Rouge. Un grand nombre de ses collègues de
l'Institut ont accompagné son convoi. Après le service funé,
raire , le curé a prononcé l'éloge de son paroissien. Lorsque
le corps a été déposé dans le lieu de sa sépulture , M. Cuvier
l'un des secrétaires de la classe dont M. Cels étoit membre ,
a prononcé un discours touchant sur la perte que faisoit l'Institut,
M. Silvestre de Sacy , membre , ainsi que M. Cels , de la
société d'agriculture , a lu ensuite un discours plus étendu
sur le mérite personnel de son collégue , et sur les services
qu'il avoit rendus à l'agriculture.
Les concurrens à la place vacante , par la mort de M. Cela
dans la section d'agriculture de la première classe de l'Institut
, sont MM. Mirbel , Sylvestre , Lastherie , Bosc ,
mont , Coursel et Calvél ,
Le premier de nos poètes lyriques , M. Lebrun , membre
de l'Institut et de la Légion d'honneur , vient de recevoir
de la munificence de l'Empereur , une pension de six mille
francs , et une gratification de trois mille.
Le compositeur célèbre auquel nous devons la charmante
musique de Rosé et Colas , de la Belle Arsène , du Dé
serteur , de Félix , etc. a reçu aussi de S. M. I. , l'assurance
d'une pension de deux mille francs. M. de Monsigni a prède
soixante-dix -huit ans .
L'académie de Marseille vient de proposer pour sujet
du prix de littérature qu'elle doit donner en 1807 , l'éloge
de M. de Montclar, procureur-général à l'ancien parlement
de Provence , l'un des hommes qui ont le plus honoré la
magistrature française par ses moeurs et par ses talens.
Parmi les livres nouveaux récemment publiés , on remarque
une nouvelle édition des Lettres de madame de
Maintenon ( 1 ) et l'Histoire de la guerre de la Vendée et des
(1 ) Six vol . in- 12 . Prix : 15 fr. , et 20 fr . par la poste.
A Paris, chez Léopold Collin , libraire , rue Git - le - Coeur ; et chez
le Normant, libraire , rue des Prêtres S. Germain-l'Auxerrois , nº. 17.
MAL 1806. 377
Chouans, depuis son originejusqu'à la pacificationde 1806, ( 1 ) »
par Alphonse Beauchamp . La nouvelle édition des Lettres
de madame de Maintenon est corrigée sur les manuscrits autographes
, et augmentée de près de deux cents lettres inédites ;
elle contient : 1 °. une vie très-étendue de madame de Maintenon
, par M. Auger ; 2°. des notices par un autre littérateur ,
sur mesdames de Villarceaux , Ninon de l'Enclos , de Richelieu
, de Chantelou , d'Attigny , d'Heudicourt , de Montes
pan , Frontenac , Devillette , Brion , Duperou , de la Maisonfort
, Glapion , Laviefville , de Caylus , Dangeau , Ventadour
et la duchesse de Bourgogne ; MM. le duc de Noailles , l'abbé
Testu , l'abbé Gobelin , le comte de Saint-Géran , le cardinal
de Noailles et Philippe V , roi d'Espagne ; 3 °. les Entretiens
de madame de Maintenon avec quelques dames de Saint- Cyr ;
4. Mémoires de madame de Maintenon sur le rappel des
protestans et des huguenots fugitifs ; 5°.. les Opuscules
de madame de Maintenon en prose et en vers ; 6° le Testament
de madame de Maintenon ; 7 ° les Lettres de M. Godet
des Marais , évêque de Chartres , qui constatent le mariage
de madame de Maintenon avec Louis XIV; 8 ° les
lettres de Louis XIV à madame de Maintenon. L'Histoire
de la guerre de la Vendée est divisée en vingt- quatre
livres et appuyée sur des pièces justificatives inédites , qui sont
renvoyées à la fin de chaque tome. Le premier contient la description
de la Vendée et l'origine des troubles ; la conjuration
de la Rouarie ; l'explosion du 10 mars ; la primitive organisa
tion insurrectionnelle ; le siège de Nantes ; la manière dont
combattoient les Vendéens ; leur mode d'administration ; la
défaite des Mayençais et celle des royalistes dans les sanglantes
batailles de Châtillon , de Mortagne et de Chollet. Le second
tome comprend l'incursion d'outre-Loire ; le siège de Gren
ville ; la campagne d'hiver de Charette ; l'incendie de la Vendée
; la mission et le procès de Carrier ; la première pacification
. La dernière partie présente la description de la Bretagne ,
l'origine et les progrès de la chouannerie ; la catastrophe de
Quiberon ; le séjour de M. le comte d'Artois à l'Ile Dieu ; lạ
mort de Charette et de Stofflet , la soumission totale de la
Vendée et l'insurrection de 1799. Nous parlerons avec plus
de détail de ces deux ouvrages.
--
Les Homonymes, sont des mots qui , comme sein et
saint, ont un même son et un sens différent. Il semble donc
(1) Trois vol . in- 8°. Prix : 18 fr,, et 22 fr. 50 e . par la poste.
A Paris, chez Giguet et Michaud , libraires , rue des Bons -Eafans ; et
chez le Normant , imprimeur-libraire.
378 MERCURE DE FRANCE ;
-
que l'ouvrage annoncé sous ce titre ne devroit être qu'un
recueil de définitions. Mais M. Philippon de la Madelaine l'a
semé de bons mots et d'anecdotes qui arrivent toujours à
propos , pour éclaircir ce qui pourroit être obscur et pour
égayer ce qui paroîtroit sec. Dans un siècle où les livres de
grammaires ( qui n'ont jamais passé pour très-amusans )
sont devenus si excessivement ennuyeux , ce n'est peut- être
pas un petit merite , que d'avoir su lui faire parler un langage
agréable , et c'est celui de M. de la Madelaine.
-L'ours Blanc du jardin des Plantes est mort dans la nuit
du 15 au 16. La durée ordinaire de la vie de ces animaux est
de vingt à vingt- cinq ans.
MODES du 20 mai.
Les chapeaux évasés , de paille jaune , à la Paméla , et les capotes
oblongues , de perkale , sont deux objets de mode tellement accrédités ,
que , sans varier pour la forme , ils croissent en nombre , et s'exécutent
rue de Thionville et au pont Saint -Michel , comme dans les rues Vivienne
et de Grammont. Au bord des chapeaux de paille blanche on met une
très légère guirlande de petites roses . Pour porter en touffe , les fleurs à
la mode sont les petits oeillets couleur lilas ou rose tendre , l'aube -épine
et l'hortensia. Quelques modistes font des tentatives pour accréditer le
lapis ; mais les rubans rose pâle , et sur- tout ceux d'un blanc mat , sont
cenx que l'on demande presque généralement .
Beaucoup de robes montent jusqu'au cou , et ont de grosses fraises à
l'espagnole ; mais ces robes sont de mousseline claire , et ne cachent
point du tout la gorge , quoiqu'elles la couvient . Les robes soie et coton
sont rose et blanc, ou rose sur rose ; on les garnit avec du crêpc , que l'on
entremêle de rubans satin qui passent dans les touffes .
Quelques capotes de perkale sont brodées en couleur , et quelques
Pamela de mousseline en coton blanc .
Pour les habits d'hommes , les draps unis , vert- cuivre , l'emportent
sur les draps mélangés . De nouveaux foulards , pour cravates du matin
et mouchoirs de poche , ont une grande vogue : le fond est un beau jonquille
doré , avec un semis de pois blancs .
NOUVELLES POLITIQUES.
Boston , 6 mars.
Le journal de cette ville , the Columbian Sentinel , contenoit
hier les détails suivans sur l'audience accordée aux chefs
des tribus indiennes , par l'assemblée législative de Massachusset
, le 1. mars 1806.
D'après la résolution des deux chambres , les dix chefs indiens
, accompagnés par l'adjudant et le commissaire -général ,
par un officier de l'armée des Etats- Unis , et par leurs interprètes
, furent introduits d'abord dans la chambre du conseil
, où le gouverneur les reçut avec de grands témoignages
de cordialité et d'affection : il leur exprima sa satisfaction
de les voir en bonne santé , et les voeux qu'il formoit pour que
MAI 1806. 379
leur voyage fût agréable et heureux lorsqu'ils retourneraient
auprès de leurs nations ; il ajouta qu'il desirait vivement
qu'ils retrouvassent leurs amis et leurs parens paisibles et
bien portans. Le sacheur des tribus témoigna au gouverneur
sa reconnoissance . On les fit entrer alors dans le Sénat , dont
le président , M. Otis , les salua en disant :
« Amis et frères ,
» Soyez les bien venus près du foyer du Sénat de Massachusset
que sa flamme soit l'emblême de l'ardente et vive
amitié , qui sera toujours entretenue entre les Etats- Unis et
vos nations ! Vous avez parcouru une distance immense pour
venir nous visiter. Le président des Etats-Unis est votre ami ,
et il vous a mandé dans ce pays pour que vous connussiez par
votre propre expérience que tous nos chefs et toute notre
nation vous aiment également.
» Nous avons demandé au chef de notre gouvernement de
vous offrir des chaînes d'argent pour y suspendre les portraits
de ce chef commun qui vous sont destinés. Ces chaînes vous
rappelleront sans cesse les liens qui doivent unir chaque Etat
au père commun .
» Dites cela à vos enfans !
» Puisse le Grand- Esprit qui préside sur ces vastes contrées
cultivées ou désertes , protéger vos cabanes et vos familles
pendant votre absence , et vous reconduire à vos tribus par
des sentiers exemps d'épines et de dangers ! »
Ce discours ayant été transmis aux chefs indiens par leurs
interprètes Tatschaga , le sachem s'avança , tendit la main
au président , et répondit :
« Frères ,
» Nous avons marché depuis le lever jusqu'au coucher du
soleil , pour venir vous visiter.
» Notre extérieur diffère du vôtre , mais nos coeurs ont la
même couleur : vous devez nous chérir , car nous sommes les
premiers et les vrais Américains.
» Lorsque vous lirez ce qui est écrit sur les médailles ( 1 )
que nous portons à notre côté , vous lirez aussi ce qui est écrit
dans nos coeurs.
>> Nous remercions votre nation de tous ses bons offices.
» Nous nous réjouissons de ce que notre père nous fait
venir pour la voir dans sa ville de Boston ; car on nous a dit
que c'étoit une antique cité et la souche de toutes les autres
villes ; nous sommes aussi contens que vous ayez l'intention de
nous donner des colliers , et nous rapporterons à nos enfans et
à notre nation ce que vous nous avez dit pour eux.
(1 ) Cette médaille portoit ces mots . Paix et amitié,
380 MERCURE DE FRANCE ;
» Nous desirons de voir votre peuple sous les armes ; nos
frères qui ont été l'année dernière à New-Yorck , ont vu vos
guerriers, et ce spectacle leur a été très-agréable. Nous serions
affligés de ne pouvoir en parler aussi bien qu'eux à notre
nation.
>> Nous serons toujours vos amis. >>
Dans la chambre des représentans , on avoit préparé des
siéges pour les Indiens , en face de la tribune de l'orateur : ils
y ont été conduits par un comité de la chambre. Les membres
se levèrent et se découvrirent lorsqu'ils entrèrent ; ensuite ,
tout le monde s'étant assis , M. Bigelow, l'orateur, se leva et
salua les chefs indiens en ces termes :
« Frères ,
» Soyez les bien venus près du foyer du grand-conseil,
>> Nous vous félicitons sur votre voyage et sur votre heureuse
arrivée parmi nous . Nos pères ne vous connoissoient
pas ; qu'il en soit autrement pour nous et nos enfans.
» Notre desir le plus sincère est qu'un lien d'amitié s'établisse
entre nous et nos enfans.
>> Nos deux grand- conseils ont prié notre bon et illustre
chef, le gouverneur, de vous donner à chacun une chaîne
d'argent , comme un gage de notre attachement.
» Quoique nous différions de couleur, donnez-vous votre
amitié et votre bienveillance ; qu'il n'y ait de rivalité entre
nous que dans l'empressement à nous rendre service.
» Qu'une paix perpétuelle existe parmis nous.
» Frères , redites à vos nations respectives que nos plus
ardens desirs sont pour leur prospérités et leurs succès. Nous
prions le Grand-Esprit qu'il leur accorde une pleine réussite
dans leurs chasses et dans leurs entreprises , et qu'il leur donne
des saisons favorables et une grande abondance de fruits ,
>> Dites-leur aussi que les blancs et le peuple des Etats-
Unis vous ont reçu et traité avec amitié et avec bienveillance ,
et que nous leur demandons de les recevoir de même lorsqu'ils
iront dans vos contrées.
» Lorsque vous vous disposérez à retourner dans votre
patrie , nous prierons le Grand - Esprit de vous protéger et
de vous accorder un ciel pur et des jours heureux.
» Frères , soyez les bien-venus près du foyer du grandconseil.
>>
Tatschaga s'est avancé alors près de la chaire et a prononcé
le discours suivant :
Frères ,
>> Nous n'avons reçu que des marques d'amitié et de bienveillance
depuis que nous sommes parmi les blancs . Depuis
MAI 1806. 381
l'endroit où réside notre père , le président des Etats - Unis ,
dont nous portons l'image sur nos médailles , nous avons
toujours été traités avec bonté et franchise , et nous comptons
sur les mêmes traitemens pour notre retour : nous ne formons
qu'un peuple avec vous ; quoique notre peau soit
rouge , nos
coeurs sont tels que les vôtres , ils sont blancs. Nous avons
entendu ce que vous avez dit.
Nos oreilles sont ouvertes à
vos amis. Nous dirons à notre nation les bons traitemens que
nous avons reçus de vous et les avis que vous nous avez
donnés ; elle en sera bien aise et restera en paix et en amitié
avec vous. >>
L'Indien fit trois pauses en prononçant ce discours , qui fut
répété par les interprètes.
D'après le desir manifesté par les Indiens , le sénat a requis
S. Exc. le commandant en chef d'ordonner la parade pour le
lundi suivant.
Constantinople , 15 avril.
M. Jaubert , secrétaire-interprète de S. M. l'Empereur des
Français pour les langues grecque et turque , connu trèsavantageusement
ici par plusieurs missions qu'il a remplies
près du sultan , avoit été envoyé par son souverain auprès
du roi de Perse. On ignoroit depuis un an ce qu'il étoit devenu
, et on ne doutoit plus guère de sa mort , lorsqu'on a
reçu de ses nouvelles. Sa lettre adressée à M. Ruffin , chargé
d'affaires de France , fera connoître les événemens arrivés à
cet intéressant jeune homme. La Sublime-Porte , déjà informée
par Jussuf- Pacha , a donné un firman pour protéger son pas
sage. Il est arrivé auprès du schah de Perse , qui , de son côté ,
s'étoit empressé de le réclamer , et avoit envoyé une escorte
considérable à sa rencontre.
Copie d'une lettre de M. Jaubert au chargé d'affaires ,
M. Ruffin.
Du camp du visir Jus uf- Pacha , à 60 lieues S. O. d'Erz- Roum,
le 14 mars 1806.
Monsieur ,
La Providence divine qui veille sur les destinées de la France , a permis
que je survécusse à l'événement dont je vais avoir l'honneur de vous rendre .
compte, ne craignant point et desirant même que cette relation soit rendue
publique , sur - tout vous invitant à la faire parvenir au g uvernement de
S. M.
Je partis d'Erz- Roum dans la nuit du 1** au 2 juillet , et continuɔi ma
route à l'est-nord-est de cette ville , sans éprouver d autre accident que la
rencontre de deux corps de cavalerie Curdes , auxquels j'échappai à cause
de l'obscurité de la nuit et de la vitesse de mes chevaux . Le voisinage des
Russes a fait refluer les hordes de ces brigands dans les pays situés au sud
de l'Araxe. Je traversai ce fleuve le 4, et le lendemain je parvins à la principale
source de l'Euphrate, qui est à 54 lieues d'Erz-Roum . Dans la soirée
382 MERCURE DE FRANCE ;
du 5 an 6 juillet , je fus forcé de m'arrêter à Arzab , village arménien &
deux lieues de Bajazidi, ville où résidoit Mahmoud- Pacha . Ce gouver-.
neur , sur un avis qu'il reçut du village , témoigna le desir de me voir
et m'envoya que'ques cavaliers qui avoient ordre de me conduire auprès
de lui.
Mahmoud-Pacha de Bajazid étoit un homme âgé de 30 à 32 ans , célèbre
dans ces contrées par sa tyrannie , ses vexations et ses richesses. Dans sa
première entrevue, il me reçut avec la plus grande froideur . Il me sépara
de mes gens , les interrogea sur mon compte; et d'une part me témoignant
de plus en plus une politesse affectée , de l'autre il fit mettre à mon insu
la personne qui me servoit de guide , à la torture , et lui ayant arraché
quelques aveux équivoques , il le fit secrètement assassiner. Dès-lors i forma
le coupable projet de me dépouiller , tant pour satisfaire son avidité que
pour se rendre un jour agréable aux Russes. « Vous pouvez , me dit- il ,
vous rendre à Erivan , qui n'est qu'à 15 lieues d'ici ; mais à votre retour ,
ne manquez pas de repasser par ma province ; je vous chargerai de quelques
intérêts que j'ai à Constantinople et auprès du visir Jussuf-Pacha . Partez
sans crainte ; je vous fais escorter par mes plus fidèles serviteurs . En arrivant
sur la frontière , vous leur remettrez un billet . Votre guide vous
rejoindra ce soir . »
Je soupçonnois la trahison ; mais il n'étoit pas en mon pouvoir de l'éviter.
Je partis donc de Bajazid avec une escorte assez considérable . Je partois
sous la protection d'un visir de la Sublime - Porte ; je devois être dans
une pleine sécurité . Voici comment ma confiance fut justifiée : Au pied
du mont Ararat se trouve une ivière dont les eaux se rendent dans la mer
Caspienne. Cette rivière sert de limite entre les états de la Sublime- Porte
et ceux du roi de Perse . Je là traversai , et me trouvant sur le territoire
persin , mes guides m'engagèrent à descendre. Je rendois grace au ciel
d'être arrivé sur ce te terre si éloignée de notre patrie , lorsque je fus
tout d'un coup enveloppé , surpris sans défense par l'escorte destiuée à
me protéger. Malgré mes efforts , ils me bandent les yeux , m'arrachent
des armes dont je ne peux plus fire usage ; ils les dirigent contre moi et
me conchent la face vers la terre .
Dans ce moment suprême, le ciel m`est témoin qu'aucune lâche pensée
'n'entra dans mon coeur ; mes derniers voeux étoient pour la prospérité
des armes de mon souverain . Je n'oubliai pas que je portois l'aig e itapé
rial , autour duquel sont gravés ces mots d'honneur , qui est mon seul
guide , et de patrie , objet de toutes mes affections .
J'étois done trahi , surpris , arrêté sur le territoire persan par ceux
même qui auroient dû me défendre des entrepri es ennemies . On me
laissa dans cette situation jusqu'au soir . La nuit venue , on me conduisit
par des précipices affreux hors de toute route frayée . Après trois ou quatre
heures de marche , j'arrivai enfin à une maison écartée de la ville . Le
pacha , déguisé sous des vêtemens obscurs , m'y attendoit. Je me plaignis
amèrem nt de ce manque de foi , et ma fermeté en cette circonstance
me sauva la vie , ainsi qu'à ceux qui m'accompagnoient. Ce traître craignit
pour les suites de son attentat . Il me dit , d'un air confus , qu'il écriroit
à Constantinople . Il me fit entièrement dépouiller et traîner au château
où se trouvoit un cachot souterrain , invention digne d'un tel scélérat.
On m'y descendit vers minuit , à l'aide d'une corde , et le pacha donna
ordre au commandant de ce château de me réduire à un peu de pain et
d'eau , de garder le plus profond secret , et de me refuser de la lumière ,
de peur que la clarté qui pouvoit s'échapper ne fit soupçonner l'existence
de quelque prisonnier dans cette tour.
Je languissois dans cet état , et cependant la peste faisoit des ravages
MAI 1806 . 383
"
affreux dans la ville. La chaleur étoit insupportable ; j'étois sans vêtemens
sens espérance de vivre ; et cependant je me portois bien ainsi que
les trois hommes qui me restoient . Vers le p emier vendémiaire an 14 ,
le pacha fut atteint de la contagion , et dans l'un des intervalles de sa maladie
, il donna l'ordre positif de me faire assassiner . Le commandant
du château refusa d'obéir. Ce n'est pas là le seul service que ce vénérable
Musulman m'a rendu pendant ces huit mois de captivité . Je lui dois la
vie et la liberté.
Le pacha mourut , et la ville se trova partagé en deux factions sur
le choix de son successeur Ahinet- Bev , son fils , l'emporta , et se montra
à mon égard ncore plus dangereux que Mahom ud . L'un de mes chevaux
ayant été , par hasard , reconnu , il le fit tuer . Il éloigna de moi le commandant
dont je viens de parler , et se disposoit à m'ôter l'existence
malheureuse que on père m'avoit laissée , lorsque la peste , ou plutôt la
mort le surprit aussi .
Ibrahim-Bey survint , et témoigna des vues plus favorables à mon égard;
mais il me laissoit toujours captif. Il ne fit que me changer de prison au
bout de trente- quatre jours .
Dans cet intervalle , j'étois parvenu à tracer quelques lignes et à les
envoyer en Perse . J'ai reçu , depuis , deux réponses dont j'enverrai copie
au gouvernement.
Le visir Jussuf- Pacha ayant appris mon événement , donna ordre de
me laisser venir auprès de lui . Un officier persan vint en même temps de
Tauris , me réclamer au nom du roi de Perse. Le bey m'a fait conduire
ici , où je n'ai qu'à me louer de l'accueil du visir , dont le nom est justement
respecté dans toute l'Arménie . Aucun de tous mes papiers n'est
perdu : quant à mes effets , je n'en ai aucun à réclamer.
Monsieur , après avoir sauvé ma vie , la Providence ne veut pas sans
doute me faire pe dre l'honneur , qui m'est mille fois plus cher. Mon
intention est toujours de remettre au roi de Perse la lettre purement amicale
dont je suis porteur. La Sublime Porte sentira , j'espère , qu'elle ne
peut m'empêcher de passer. Il est dans ses intérêts , et avant tout dans
ceux de la justice , de ne point abuser de sa force à mon égard , et de má
foiblesse. Je parle au nom d'un souverain dont le nom est révéré dans
l'univers . Si la Sublime-Porte veut conserver son amitié , qu'elle lui donne
cette preuve de la sienne . Je vous prie d'envoyer copie de la présente à
S. Exc. le ministre des relations extérieures , à qui je n'écris pint, ayant
presque oublié ma langue . Excusez donc le style de cette lettre : Dites - lui
qu'il peut assurer l'EMPEREUR que je ne retournerai pas sans que nra
mission soit remplie. Hut mois passés sans voir la lumière du jour , n'ont
pas refroidi mon zèle. Je ne reverrai Paris que de retour d'Ispahan et avec
la réponse du Schah. Signé P. Amédée JA UBERT.
PARIS.
L'ambassadeur de la Porte auprès de S. M. l'EMPEREUR et
Roi , Muhib- Effendi , est arrivé le 20 à Paris.
- S. M. a adressé , le 19 de ce mois , au sénat conservateur
message suivant :
<< Sénateurs ,
>> Conformément à l'art. 57 , §. IV de l'acte des constitutions
, en date du 28 floréal an 12 , nous avons nominé et
nommons membres du sénat :
« MM. Demont , général de division , blessé à la bataille
d'Austerlitz ; d'Hautpoult , général de division ; Ordonner ,
384 MERCURE DE FRANCE ,
général de division , commandant nos gardes à cheval ; Petiet ,
conseiller d'état , intendant- général de la Grande-Armée.
» La Grande-Armée verra dans ces choix , que nous avons
toujours présent le souvenir de ses grands et glorieux services.
» MM . Barral , archevêque de Tours ; Primat , archevêque
de Toulouse.
» Le clergé reconnoîtra dans cette nomination la satisfaction
que nous éprouvons du zèle qu'il a montré dans toutes
les circonstances pour notre couronne et pour le service de la
patrie.
» MM. Faletti- Barolle , l'un des plus grands propriétaires
des départemens au-delà des Alpes , président de l'académie de
Turin ; d'Aremberg , l'un des plus grands propriétaires des
départemens de la ci-devant Belgique ; Deloë , conseiller d'état ,
des départemens de la rive gauche du Rhin.
>> Les nouveaux départemens de l'Empire français reconnoitront
, dans ces choix , que nous ne mettons aucune différence
entre les anciens et les nouveaux départemens ; ils y verront une
nouvelle preuve de notre satisfaction pour l'affection qu'ils
nous ont montrée dans toutes les circonstances , pour le zèle.
avec lequel ils concourent au bien de l'état et à la défense de
la patrie. Nous desirons aussi que notre conseil d'état voie ,
dans le choix de deux de ses membres , un témoignage de la
satisfaction que nous éprouvons de ses services . >>
-M. le sénateur Monge est nommé président du sénat
pour la durée d'une année.
-M. le sénateur Lespinasse , titulaire de la sénatorerie de
Pau , est nommé à la sénatorerie de Dijon ; et M. le sénateur
Bruneteau Sainte-Suzanne est nommé à celle de Pau.
-M. Adrien Lezay- Marnésia est nommé préfet du département
de Rhin et Moselle, en remplacement de M. Alexandre
Lameth , appelé à la préfecture de la Roër.
-Le prince Charles d'Isembourg , colonel du régiment de
son nom , est nommé membre de la Légion d'Honneur.
MM. Dufour, colonel du 6ª régiment d'infanterie de ligne ,
et Gaillot , chef d'escadron de gendarmerie , sont nommés :
le premier, commandant , le second officier de la même légion,
-Le général Bisson est nommé commandant de la 6° division
militaire.
- Le général de division Walther est nommé colonelcommandant
les grenadiers à cheval de la garde ; M. Arrighi ,
colonel du 1 régiment de dragons, est nommé colonelcommandant
les dragons de la garde.
-M. Ferregeau , directeur des travaux maritimes , est
promu au grade d'inspecteur-général des ponts et chaussées.
-M. le cardinal Maury est arrivé à Paris.
( No. CCLIV. )
( SAMEDI 31 MAL 1806. )
$ 34
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
FRAGMENT
D'unpoëme ayant pour titre: LA MORT DE PARIS ET D'OENONE .
ARGUMENT. Troie ne pouvoit être prise qu'après la mort de Paris ;
ainsi l'avoient prononcé les Oracles . Vers la fin de la dixième année du
siege , Pyrrhus , nouvellement arrivé de Scyros , et brûlant de venger
Achille , inmolé par Pâris aux manes d'Hector, cherche le fils d'Hécube
dans la mêlée , le rencontre , l'attaque , et jure de livre aux vautours le
corps de son ennemi vaincu . Les deux armées aux prises s'arrêtent , pour
être spectatrices du combat singulier. Paris est soutenu par Vénus , Mars ,
Apollon , Diane , Latone et le Xanthe ; le fils d'Achille a pour lui Junon
Pallas , Neptune , Vulcain , Mercure et Thétis. Paris , après avoir blesse
Pyrrhus , est renversé lui - même : il alloit péri , quand Venus accourt et
T'arrache au trépas . Alors la mêlée recommence avec plus d'acharnement ,
et les Dieux mêmes fondent les uns sur les autres , jusqu'à ce que Jupiter
les sépare d'un coup de foudre , et leur diete sa volonté suprême. « Paris
» doit suecomber, et sa mort entraînera la chûte d'Ilion ; mais les restes
» de Pâris ne seront point privés des honneurs funèbres , et l'Empire du
monde est promis à la fois aux descendans d'Enée , à la postérité
» d'Hector : L'ITALIE ET LA FRANCE RÉGNERONT UN JOUR RÉUNIES ,
» SOUS UN NOUVEL AUGUSTE. »
C'est le combat des Deux et l'arrêt de Jupiter, qui font l'objet du
fragment que nous publions .
I Discorde aussitôt , sanglante, échevelée ,
Fait siffler ses serpens , rallume la mêlee ,
Et dans les virs en fer seconant ses brandons ,
Au coeur même des Dieux verse ses noirs poisons .
Tout s'ébranle à la foi ; et , respirant la guerre,
Le ciel s'est embrasë des fureurs de la terre .
Tandis qu'au loin les monts , des vaincus , des vainqueurs
Roulent en mugissant les horribles clameurs ;
B b
DEPT
386 MERCURE DE FRANCE ,
Que, des héros couchés sur l'homicide arène ,
Le sang à longs ruisseaux court abreuvant la plaine ;
Et qu'à travers les morts, trompé dans son courroux ,
Pyrrhus poursuit Pâris , et bat l'air de ses coups :
Du choc des immortels ont retenti les nues ;
L'Olympe en a tremblé sur ses voûtes émues.
Pour t'arracher Pâris , l'implacable Pallas
'Alloit sur toi , Vénus , appesantir son bras ;
Mais , ceint d'un casque d'or, ton fier amant s'élance,
Mars de son bouclier te prête l'orbe immense ,
Cet orbe , impénétrable aux célestes carreaux,
Et qui de vingt cités couvriroit le repos.
Sur l'indomptable Dieu fond la Déesse altière ;
Le seul bruit de sa lance est un affreux tonnerre :
Au même instant , lancés sur l'orgueil de Junon ,
Sifflent les traits d'argent de la soeur d'Apollon.
La reine de l'Olympe, à son tour , sur Diane
Pousse l'axe enflammé de son char diaphane ;
Et , le front couronné du feu des diamans ,
Le sceptre en maio, terrible , et les yeux menaçanı ,
Elle vole , pareille à l'ardent météore
Dont le disque allumé fend l'éther qu'il colore.
Une égale fureur embrase tes regards ,
O fille des Titans , mère du Dieu des Arts !
Mercure , à ton courroux , a reconnu Latone.
Du Xanthe , sur Vulcain , l'onde écume et bouillonne
Le flot poursuit la flamme ; et le Dieu sur le Dieu
Roule en montagnes d'eau , court en fleuve de feu.
Descendu rayonnant des plaines étoilées ,
Phébus courbe son arc ; et ses flèches ailées ,
Plus promptes que les vents , résonnent dans les airs
Le Dieu du jour combat le Dieu puissant des mers ;
Mais, armé du trident , le souverain des ondes
Ebranle au loin la terre et ses voûtes profondes.
Jusqu'en ses fondemens l'Ida tremble; et trois fois
De l'antique Gargare ont tressailli les bois ;
Ilion et ses tours , la mer et son rivage ,
Et la flotte des Grecs et le champ du carnage ,
D'une affreuse secousse à grand bruit agités ,
Disent des immortels les combats redoutés .
Frappé de crainte , au fond de ses demeures sombres ,
Platon même a pâli , Pluton le roi des Ombres ;
De son trône il s'élance , il pousse un cri d'horreur ;
Il a peur que Neptune , aux coups de sa fureur,
Sur ses noirs soupiraux ne brise enfin la terre ;
Aux morts épouvantés
n'apporte la lumière ;
Ne découvre aux vivans ces manoirs ténébreux ,
Ce Styx, hideux rivage , effroi même des Dieux ( 1 ).
(1 ) Variante :
D'épouvante frappé , le monarque des Ombres ,
Pluton même a pâli dans ses royaumes sombres.
De son trône il s'élance , il s'écrie ; il a peur
Que le tyran des mers, Neptune , en sa fureur ,
16
९
MAI 1866. 387
Cependant , calme au sein de sa gloire immortelle ,
Sur un trône éclatant , d'où l'éclair etincelle ,
Loin des astres sous lui roulant , majestueux ,
Assis , la foudre en main , par delà tous les cieux ,
Le Dieu des Dieux pesoit dans l'or de ses balances
L'irrévocable arrêt des célestes vengeances.
D'Ilion et d'Argos, dans le double bassin,
Quelque temps suspendu le sort flotte incertain
Mais bientôt de Paris penche la destinée ,
Par l'inflexible Mort vers l'abyme entraînée ;
Le destin de Pyrrhus s'élève , et radieux ,
Poussé par la Victoire , il va frapper les cieux.
Jupiter fait un signe ; et déployant ses ailes ,
Tout- à-coup s'élançant des clartés éternelles ,
L'aigle , ministre ailé du roi de l'univers ,
Porte aux Dieux divisés la foudre et les éclairs.
Trois fois roule en grondant sur la céleste armée ,
Un tourbillon de feu , de soufre et de fumée.
Au bruit du Dieu tonnant elle tremble et s'enfuit:
Tel un rayon du jour a dissipé la nuit .
Remontés dans l'Olympe , en cercle taciturne,
Assis , respectueux , loin du fils de Saturne ,
L'un sur l'autre à ses pieds roulant des yeux jaloux ,
Les immortels confus dévoroient leur courroux.
« Cessez les vains combats d'une haine obstinée ;
>> Du fils d'Hécubé a lui la fatale journée .
»› Fière Junon , triomphe ! Ilion aujourd'hui
›› Dans le vengeur d'Hector perd son dernier appui.
» Encor quelques soleils , et les remparts de Troie
>> Du vainqueur de Pâris seront aussi la proie ;
>> Mais ce vainqueur superbe , aux oiseaux dévorans
Sous ses coups redoublés ne brise enfin la terre ;
Et, dans la nuit des morts envoyant la lumière,
Ne livre à l'oeil du jour ces manoirs ténébreux ,
Hideux , infect abyme , horreur même des Dieux.
Version littérale des cinq vers grecs dont ce passage est imité ; nons
conserverons scrupuleusement jusqu'à l'ordre des mots :
1. Dans ses demeures souterraines a páli le roi des Enfers, Pluton .
2. Effrayé, de son tróne il s'élance, il pousse un cri; tremblant
que sur sa tête
3. La terre ne se brise , la terre ébranlée par Neptune ;
4. Et qu'aux yeux des mortels et des immortels ne se découvrent
ces manoirs
5. Hideux, infects , dont les Dieux mémé ont horreur."
Traduction de Boileau :
L'Enfer s'émeut au bruit de Neptune en furie.
Pluton sort de son trône ; il pâlit , il s'écrie ;
If a peur que ce Dieu , dans cet affreux séjour,
D'un coup de son trident ne fasse entrer le jour
Et , par le centre ouvert de la terre ébranlée ,
Ne fasse voir du Styx la rive désolée ;
Ne découvre aux vivans cet empire odieux ,
Abhorré des mortels et craint même des Dieux .
(Cette note et les suivantes sont de l'auteur du poëme) .
Bb 2
388 MERCURE DE FRANCE ,
» Lègue en vain des vaincus les restes expirans :
» Du berger qu'honora la reine de Cythère ,
» Dans la paix du tombeau dormira la poussière ;
» Et ses mânes , du Styx , touchant les froides eaux,
» Descend ont consoles dans l'éternel repos.
» C'est peu. Noble Ilion , de ta cendre feconde ,
>> Sortiront dans les temps deux peuples rois du monde.
» Généreux sang d'Ende, Auguste et les Romains
» Au Tibre énorgueilli soumettront les humains ;
» Et Mycène , aujourd'hui rayonnante de gloire ,
» Sous un autre Pergame expiera sa victoire.
» Ailleurs , amis des arts , des combats , des amours ,
» Aux bords que doit la Seine embellir de son cours ,
>> Les fils du grand Hector, non moins grands que leur père ,
» Aimables dans la paix , terribles dans la guerre ,
» Verront fleurir sans fin l'empire de Francus ( 1) ;
» Et , vainqueurs à leur tour des enfans d'Inachus ,
» Régneront sur Argos pendant deux fois six lustres ,
>> De l'Orient soumis dominateurs illustres ( 2 ).
» Un jour, un jour viendra, dans le long cours des ans
» Que d'Anchise et d'Hector les neveux triomphans ,
» Immortels rejettons d'une tige mortelle ,
>> Enlaceront unis leur ombre fraternelle ;
» Chênes majestueux , protecteurs des roseaux ,
» Sous un astre commun déploieront leurs rameaux ;
» Et , des monts jusqu'aux n ers , opposant aux orages
» La fierté de leur front , l'hymen de leurs feuillages ,
>> Sous un nouvel Auguste , amour de l'univers ( 3 ) ;
>> Salueront l'Océan affranchi de ses fers.
» Parois , fils de Cyrnus , race antique d'Hercule (4) !
» Parois , et qu'Albion s'épouvante et recule ( 5) .
>> Ma force te conduit : ton pied victorieux
» Des Alpes foulera le front voisin des cieux (6 ) ;
» Sorti , pour t'admirer, de ses grottes profondes ,
» Le Nil respectueux te soumettra ses ondes ( 7 );
» Et l'Ister éperdu , sur les géants du Nord ,
» Verra ton bras lancer mon tonnerre et la mort (8 ).
>> Vois-tu , du sein des mers qui baignent l'Ionie ,
?
( 1) Astyanax, fils d'Hector. Echappé sous le nom de Francus à la
fureur des Grecs , et suivi des Phrygiens , repoussés des rives du Gallus,
il fonde en Europe l'empire des Francs et des Gaules.
(2) L'an 1204 de l'ère vulgaire , les Français secondés des Vénitiens ,
s'emparent de Constantinople ; Beaudoin , comte de Flandres , règne sur les
Grecs ; l'Orient reste 58 ans sous la domination des empereurs français .
(3 ) NAPOLÉON Ier, Empereur des Français et Roi d'Italie .
(4) Cyrnus , fils d'Hercule , et premier roi de Corse ; il donna son nou
à cette ile , appelée par les anciens Cyrnus ou Corsica.
( 5 ) Albion , fameux géant terrassé par Hercule , et dont les habitans
de la Grande-Bretagne se vantent d'être issus.
(6) Les deux camp gnes d'Italie.
(7 ) Conquête de l'Egypte .
( 8 ) Les Russes et les Autrichiens vaincus; prise d'Ulin , bataille
Austerlitz , etc..
MAI 1806. 389
» L'ombre d'Ulysse en deuil implorer ton génie ( 1 ) ?
→ Vole , après trois mille ans, porte aux Grecs le pardon ;
» Lears pleurs ont satisfait aux enfans d'Ilion.
>> Alors se calmeront les fureurs de la guerre ;
» L Age d'or et Vesta souriront à la terre ;
» De cent cables de fer, de cent verroux d'acier
» Sera fermé de Mars le temple meurtrier.
» Là , dans son antre affreux , la Discorde impuissante ,
» Sur des glaives brisés assise , frémissante ,
» Dévorera sa rage , ivre du sang humain ;
» Et , les bras enchaînés de mille noeuds d'airain ,
» Mordant en vain ses fers de sa dent menaçante ,
» Rugira , l'oeil horrible , et la bouche écumante.
>>> JE LE VEUX . » Jupiter, à ce mot redouté ,
Fronce de ses sourcils la noire majesté :
Sut son front immortel flotte sa chevelure ,
Et , sous ses pieds , muette , a tremblé la Nature .
DE GUERLE, professeur de belles- lettres au Lycée Bonaparte.
LE PAPILLON , LA ROSE ET LE FRÉLON ,
oda
FABLE.
UN papillon , en voltigeant ,
Dans un jardin aperçoit une rose :
Elle étoit seule , à peine encore éclose ,
Il fut séduit par son éclat charmant.
« Reine des fleurs ! je te dois mon hommage,
» Dit aussitôt cet insecte léger;
» Si tu pouvois ne pas changer,
» Je t'aimerois bien davantage ;
» Mais tu ne brilles qu'un matin.
>> Ton parfum , ton éclat vont bientôt disparoître ,
» Et l'aurore qui te voit naître
» Ne te voit plus le lendemain . »
Ainsi parloit ce discoureur habile :
Un frélon passe en bourdonnant;
Sur la rosé il fond à l'instant ,
Et dans son sein goûte un bonheur facile ;
Mais dont il vit bientôt la kin .
La rose se flétrit et sécha sur sa tige.
Le papillon qui le voit s'en afflige ,
S'envole , et maudit son destin.
Sans recourir à des raisonnemens
Usons du bien que le hasard nous donne.
Un rustre vient qui le moissonne.
On le regrette : il n'est plus temps .
(+ ) Emblême d'Ithaque , aujourd'hui Théaki , usurpée par les Russes ,
ainsi
que Leucade , Samos , Corcyre , Zacinthe , Cythère , etc.
30
390
MERCURE DE FRANCE ,
ENIGM E.
Je ne suis pas , lecteur, très-facile à décrire :
Je sais changer de forme ; et , puisqu'il faut le dire ,
Rien ne peut égaler mon bizarre destin .''
Dès qu'une beauté m'agite avec la main ,
Je m'alonge et m'étends , me ferme et me resserre .
Sons des doigts exercés j'ai plus d'un savoir faire :
J'exprime le dédain , le dépit , le plaisir,
Et sers parfois de voile au plus tendre desir,
Quand la beauté modeste et sage
Veut cacher la rougeur qui couvre son visage.
Un seul geste me suffit quelquefois
Pour dicter les plus dures lois
A l'amant entraîné par son impatience.
Si je sers à l'attaque , je sers à la défense.
Arme redoutable , et trop foible instrument ,
J'ai beaucoup trop d'emplois pour exister long-temps.
On me brise, on me perd ; la mode , à qui tout cède ,
N'attend pas ma fin pour qu'un autre me succède.
Heureux lorsque le même jour,
En me voyant quitter et reprendre tour -à tour ,
Je peux du doux zéphyre , auprès de mes maîtresses ,
Apporter en tribut les plus fraîches caresses.
LOGO GRIPHE.
Je suis ce que je ne suis pas ;
Ceci paroit difficile à comprendre ,
Je vais vous tirer d'embarras.
Pour qui sait le français , selon qu'on veut m'entendre ,
Je suis ou ne suis point un être inanimé .
Dans les deux cas l'homme seul m'a formé.
Pour servir à divers usages ,
Pour en tirer différens avantages ,
Suivant , ou le plus , ou le moins ,
Qu'exigent de moi ses besoins.
Ami lecteur, si tu me décomposes ,
Tu trouveras en moi nombre de choses :
Un verbe avec son substantif,
Tous les deux propres à mon être ,
Tous deux trop employés pour ne les pas connoftre ;
Un autre verbe encor, mais dont l'infinitif ,
Lui-même est substantif; plus son diminutif.
Ce que je suis , je pourrois te le dire ;
Mais mon nom, que tu connois bien ,
Ne pourroit rimer avec ire ,
Dès-lors le vers ne vaudroit rien.
CHARA D'E.
POUR se faire aimer d'une belle ,
Bien souvent on perd mon premier ;
Mais on peut aisément , en restant mon dernier,
Trouver mon tout dans un coeur infidèle .
Le mot de l'Enigme du dernier Nº. est Vergeltes.
Celui du Logogriphe est Chercher.
Celui de la Charade est Pois-son.
MAI 1806 .
391
?
OEuvres complètes de Duclos , historiographe de
France , secrétaire perpétuel de l'Académie française
, membre de celle des Inscriptions et Belles-
Lettres ; recueillies pour la première fois , revues
et corrigées sur les manuscrits de l'auteur , précédées
d'une Notice historique et littéraire
ornées de six portraits , et dans lesquelles se trouvent
plusieurs écrits inédits , notamment des Ménoires
sur sa vie , des Considérations sur le goût ,
des Fragmens historiques qui devoient faire partie
des Mémoires secrets , etc. , etc. Dix vol. in - 8° .
Prix : 40 fr. , et 55 fr. par la poste. A Paris , chez
Colnet , libraire , quai Voltaire ; Fain , rue Saint-
Hyacinthe , nº. 25 ; et le Normant , libraire , rue
des Prêtres Saint - Germain- l'Auxerrois , nº. 17 .
EN
7
Second extrait. ( Voyez le N° . du 3 mai. )
N considérant Duclos comme moraliste , nous
avons remarqué qu'il a fort bien observé la société
dans laquelle il a vécu ; et que s'il s'est souvent trompé
dans ses conseils , on ne doit l'attribuer qu'à l'esprit
de son teinps , dont les hommes les plus sages eurent
peine à éviter entièrement la dangereuse influence.
Nous n'aurons pas les mêmes éloges à lui donner
comme historien . Peu habitué à des matières aussi.
sérieuses , il ne les a traitées qu'en homme du monde ;
et l'on peut souvent lui appliquer ce mot du chancecelier
d'Aguesseau sur son histoire de Louis XI :
C'est un ouvrage composé d'aujourd'hui avec l'éru .
dition d'hier. En effet , on n'y trouve ni cette connoissance
étendue et profonde des événemens et de
leurs causes que l'historien, doit avoir acquise , nj
cette étude réfléchie des principaux personnages qui
le met en état de tracer leurs caractères en peu de
mots. Tantôt l'auteur parle avec beaucoup de détails
4
392 MERCURE DE FRANCE,
d'objets qui n'ont aucune importance ; tantôt il passe
rapidement sur ceux qui demanderoient de grands
développemens : ce qui prouve qu'il n'avoit pas suffisamment
approfondi son sujet , et ce qui fera toujours
regarder sa production comme le résultat de
quelques lectures superficielles,
Duclos n'étoit pas très-connu quand il pensa à faire
l'histoire de Louis XI. Il sentit la nécessité de publier
un ouvrage qui lui fit plus d'honneur que des romans ,
tels Qu'Acajou et la Baronne de Luz. L'abbé le Grand,
homme très - laborieux , avoit composé les Annales du
règne de Louis XI, et n'avoit négligé aucun détail . A
force de travailler sur ce sujet , l'auteur s'étoit accoutumé
à considérer ce prince comme le plus grand roi
de la monarchie. Duclos profita du travail de cet
érudit ; il n'eut qu'à faire l'abrégé de cette immense
compilation : le peu de difficulté qu'il éprouva , contribua
à l'empêcher de remonter aux sources ; et en
très-peu de temps il put changer le nom de romancier
un peu leste , en celui de grave historien. Duclos
ne partageoit pas tout- à -fait les préventions de l'abbé
le Grand en faveur de Louis XI; cependant la négligence
qu'il mit à tout examiner , peut-être aussi l'ambition
de changer une opinion ancienne et généralement
reçue , le portèrent à présenter Louis XI sous
un nouvel aspect . Cette idée systématique , qui n'a pas
été discutée à fond par les critiques de l'histoire de
Louis XI sera examinée dans cet article , et en fera
l'objet principal. On passera avec rapidité sur les
autres défauts de l'ouvrage .
Les deux plus importans consistent dans la dispositión
des faits , et dans la manière de les raconter,
L'auteur
, peu exercé , ne possédant pas assez l'ensemble
de son sujet , est obligé de suivre scrupuleusement
l'ordre des années , et même des mois , pour
mettre quelque régularité dans son récit . Cependant ,
faute d'avoir bien préparé les matières dans le commencement
, il est souvent obligé de remonter trèsMAI
1806.
393
haut , ce qui fait languir la narration . On en voit un
exemple quand il parle pour la première fois des ducs
de Bourgogne. Si , en entrant en matière , il eût bien
peint l'état de la France , il n'auroit pas eu besoin de
s'égarer dans une digression : la négligence de cette
précaution le force à reculer jusqu'au règne du roi
Jean , à faire mention de la donation que ce prince
fit de la Bourgogne à Philippe-le - Hardi , après la
bataille de Poitiers , et à s'étendre sur tout ce qui
concerne la maison de Bourgogne , jusqu'à Philippelė-
Bon.
:
Sa manière de raconter a de la sécheresse et de
l'aridité . On voit qu'il n'écrivoit les faits qu'à mesure
qu'il
'il les apprenoit cela l'empêche d'être frappé de
de leurs causes et de leurs suites ; les plus beaux traits
ne le touchent pas ; les actions les plus cruelles ne le
révoltent pas assez : il les retrace froidement ; et cette
indifférence qu'il a l'air de considérer comme le caractère
d'une haute philosophie , prive l'histoire de l'intérêt
qu'elle doit exciter , et de l'utilité dont elle est
susceptible.
On sait que lorsque le duc Bourgogne assiégea
Beauvais , Jeanne Hachette , à la tête des femmes
repoussa les ennemis et sauva la ville . Ce trait , qui
rappelle les héroïnes de l'antiquité , et qui est supérieur
à celui de Clélie , devoit être raconté avec une sorte
d'enthousiasme : tout ce qui intéresse l'honneur français
ne doit pas être indifférent à un historien de cette
nation. Duclos ne le rapporte qu'en passant , et pour
donner lieu à une réflexion peu importante sur les
coutumés de cette époque. « Le duc de Bourgogne ,
dit-il , craignant de ruiner totalement son armée
>> leva le siége de Beauvais.... Le roi voulant recon-
>>> noître la valeur et la fidélité des habitans de Beau-
» vais , leur accorda, pour eux et leurs successeurs , le
» droit de tenir fiefs et arrière - fiefs , sans qu'on pût
>> exiger d'eux aucune finance. Il les exempta de ban
» et d'arrière- ban , et les chargea de la garde de leur
"
?
394
MERCURE DE FRANCE ;
» ville , avec exemption de tout impôt , et liberté
» d'élire leurs officiers municipaux . Comme les pratiques
de dévotion entroient dans tout ce qui se fai-
» soit alors , le roi ordonna qu'il se feroit tous les ans
» une procession où l'on porteroit les reliques d'une
>>
»
sainte Angadreme à qui l'on attribuoit le salut de
» la ville , et que , dans cette cérémonie , les femmes
» précéderoient les hommes , en mémoire de ce qu'au
» dernier assaut , les hommes auroient été forcés , si
» les femmes ne fussent venues à leur secours , ayant
» à leur tête Jeanne Hachette. Cette héroïne se pré-
» senta sur la brèche , l'épée à la main , repoussa les
» ennemis , arracha l'étendard qu'on vouloit arborer,
>> et renversa le soldat qui le portoit. Le roi per-
>> mit encore aux femmes de porter tels habits et
bijoux qu'elles voudroient : ce qui peut faire croire
qu'il y avoit alors des lois somptuaires qui régloient
jusqu'aux parures des femmes. Cette observation
sur les moeurs , est , comme on l'a dit , de peu d'importance
. L'expression dont se sert Duclos , ce qui
peutfaire croire , prouve qu'il n'avoit aucune idée des
règnes précédens les personnes les moins instruites ,
savent qu'il y avoit des vêtemens différens pour les
femmes de chaque état , et que les courtisanes même
étoient distinguées par un habit particulier, La rẻ-
flexion d'ailleurs refroidit le récit . Si l'auteur avoit
recueilli quelque renseignement intéressant sur les
lois somptuaires de cette époque , il auroit dû laisser
au lecteur le temps d'admirer le courage de Jeanne
Hachette , et ne prendre le ton d'un observateur qu'a
près avoir parlé en homme éloquent d'une action
aussi glorieuse : c'est la manière des grands historiens
de l'antiquité.
Il est inutile de s'étendre davantage sur les défauts
de détail que présente l'histoire de Louis XI ; il vaut
mieux examiner l'idée systématique qui forme la
conclusion de l'ouvrage.
« On ne voit rien dans le tableau de la vie de
MAI 1806.
395
Louis XI , dit Duclos , qui puisse mériter les satires
» répandues contre lui » Il seroit bon de savoir ce
que Duclos entend par des satires ; ce ne sont sûrement
pas les détails qui nous ont été conservés
par Philippe
de Commines
, entièrement
dévoué à ce prince , auquel il devoit sa fortune. C'est cependant
dans ces détails que la postérité
a puisé l'opinion qu'elle s'est formée de Louis XI . « Il s'en faut beau-
» coup , ajoute Duclos , que Louis XI soit sans reproche
. Peu de princes en ont mérité d'aussi graves ; >>> mais on peut dire qu'il fut également
célèbre par ses » vices et par ses vertus , et que tout mis en balance , -» c'étoit un roi. » Que signifie cette dernière expression
qui a une apparence
de profondeur
, et qui n'est qu'obscure
? Est - ce à dire que l'oubli des vertus domestiques
, le défaut de sincérité
et de courage , la cruauté et l'abus du pouvoir constituent
un roi ? Cette doctrine est digne de la philosophie
moderne ; mais on ne peut croire qu'elle soit celle de Duclos qui ne partagea qu'un petit nombre des erreurs de
ce parti. Nous aimons mieux entendre
par cette expression
qu'on ne doit pas juger un roi avec autant
de sévérité qu'un particulier
, et que s'il a été porté quelquefois
au mal par les circonstances
, on doit
l'excuser
en considérant
le bien qu'il a fait. Cette idée éclaircie
de cette manière peut- elle s'appliquer à Louis XI ?
On a dit plusieurs fois. que , si ce prince se livra à
des vengeances cruelles contre les grands de l'Etat et
contre les gens en place , le peuple du moins fut
heureux sous son règne. « Il fut exposé aux Etats.
» qui suivirent immédiatement sa mort qu'en plu-
» sieurs lieux , les hommes, femmes et enfans étoient
» contraints , par faute de bétes , de labourer la
» charrue au col , et encore de nuit , le jour les pou
» vantproduire aux commissaires des tailles. » Čette
observation de Mezerai suffit pour montrer quelle
étoit la misère du peuple sous ce règne . Les impôts
396 MERCURE DE FRANCE ,
étoient excessifs , et la manière de les lever arbitraire
et tyrannique. On a répété souvent que Louis XI
avoit étendu la puissance de la France , et qu'il sut
se tirer des plus grands dangers par une prudence
peu commune. Les personnes qui ont mis en avant
cette opinion n'ont pas remarqué que les circonstances
servirent, merveilleusement ce prince , et qu'il n'en
profita pas comme il auroit pu le faire ; elles n'ont
pas considéré qu'il s'étoit lui - même engagé imprudemment
dans les plus grands périls , auxquels il
n'échappa que par des sacrifices honteux , ou par
des sermens qu'il avoit l'intention secrète de violer.
La méthode d'attacher au nom des princes les événemens
glorieux de leur règne , a son utilité dans une
histoire générale abrégée , qui a pour but de soulager
la mémoire des enfans ; mais elle ne doit point être
suivie dans l'histoire particulière d'un roi dont on
veut peindre le caractère.
Les réflexions rapides que nous venons de hasarder
ont besoin de preuves ; nous ne les puiserons pas dans
les satyres qui ont pu être faites contre Louis XI ;
nous les trouverons dans quelques faits authentiques
que Duclos lui-même n'auroit pu révoquer en doute.
Louis XI fut mauvais fils . Jeune encore il se révolta
contre Charles VII son père. Abandonné de ses complices
, il fut obligé d'aller trouver le roi à Gusset .
A leur première entrevue , ce père offensé ne lui fit
aucun reproche : « Louis , lui dit - il , vous êtes le
» bien venu; vous avez beaucoup demeuré ; allez-vous
» reposer ; demain on parlera à vous. » Le père
le plus tendre pouvoit - il s'exprimer autrement
avec un fils ingrat et révolté ? Le lendemain Charles
et son fils entamèrent la négociation . Le Dauphin
insistoit avec insolence pour que le pardon qu'il venoit
d'obtenir s'étendit à tous ses complices. Sur le refus
du roi , son fils crut l'intimider en le menaçant de
retourner avec les rebelles. Charles VII lui fit cette
réponse pleine de modération et de grandeur :
MAI 1806. 397
W
« Allez-vous-en , Louis , si vous voulez ; les portes
» vous sont ouvertes ; et si elles ne sont pas assez
larges, je ferai abattre vingt toises de la muraille
» pour vous laisser passer. Je trouve fort étrange que
» vous aviez engagé votreparole, sans avoir la mienne;
» mais il n'importe. La maison de France n'est pas
» si dépourvue de princes qu'elle n'en ait qui auront
plus d'affection que vous à maintenir sa grandeur
» et son honneur. » Louis XI se révolta une seconde
fois. Réfugié près du duc de Bourgogne , il continua
à entretenir le trouble dans les Etats de son père ,
qu'il fit enfin mourir de chagrin.
מ
1
Louis XI fut mauvais époux . Marguerite d'Ecosse ,
sa première femme , fut très -malheureuse . Accablée
sous le poids d'un soupçon qui compromettoit son
honneur , et qui fut , après sa mort, reconnu faux par
une information juridique , elle ne trouva aucun
appui , ni aucune consolation dans un époux qui
peut-être avoit fait répandre ce soupçon. Expirant
à la fleur de l'âge , ses dernières paroles furent : Fi de
la vie ! Qu'on ne m'en parleplus ! A quel degré dé
malheur doit être parvenue une jeune personne
quand elle voit la mort avec ce calme, beaucoup plus
terrible que les expressions de la plus violente douleur
? Marguerite étoit née pour être heureuse , et
pour faire le bonheur d'un époux . Elle n'aimoit
les plaisirs nobles. Nulle princesse de son temps nè
contribua plus qu'elle aux progrès des lettres . On sait
qu'elle fut la protectrice d'Alain Chartier. Charlotte
de Savoie , seconde femme de Louis XI , n'eut pas
un sort plus doux ; elle ne dut qu'à une soumission excessive
la tranquillité dont elle parut jouir. « Louis XI,
» dit Duclos , n'ayant jamais eu de confiance en la
>> reine , l'avoit toujours éloignée des affaires , et ne
» la voyoit que pour avoir des enfans. Il ordonna en
» mourant qu'elle restât comme reléguée dans le
» château de Loches. >>
que
On n'a pas besoin d'observer que Louis XI fut
398 MERCURE DE FRANCE ,
mauvais frère : l'entrevue qu'il eut avec le duc de
Guyenne sur la rivière de Bray , prouve sa sombre
défiance . Il le vit sur un pont fait exprès : il y avoit
au milieu , pour les deux princes , une loge partagée
par une barrière avec des barreaux de fer. Les bruits
qui accusèrent le roi d'avoir accéléré la mort de son
frère, montrent que les contemporains connoissoient sa
haine contre ce prince. Louis XI ne fut pas meilleur
père craignant que son fils ne se comportât avec
lui , comme il s'étoit comporté avec Charles VII, il
le tint constamment éloigné , le fit surveiller avec
rigueur , le priva de toute instruction , et causa par
cette défiance et cet abandon les entreprises téméraires
du règne suivant , qui eurent des suites si désastreuses.
Il étoit difficile qu'un prince dépourvu à ce point
des vertus domestiques , fût un bon roi. Son caractère
s'annonça dès le moment de son sacre. Dans cette
cérémonie auguste et touchante , il pouvoit étouffer
les divisions du règne précédent , par un oubli généreux
des fautes où les circonstances avoient entraîné
les grands de l'Etat . On vit , non sans attendrissement ,
le vieux duc de Bourgogne , Philippe - le- Bon , se
jeter à ses pieds pour obtenir ce pardon. Le roi le
lui promit froidement ; mais il excepta sept personnes
qu'il ne nomma point. Qu'on se représente l'effet que
dut produire cette terrible restriction , au moment
où un nouveau règne faisoit espérer la fin des
discordes et la réconciliation des partis ! Tous les
coeurs se fermèrent ; l'inquiétude se manifesta de
toutes parts. Chacun crut être au nombre des proscrits
: ceux qui avoient été fidèles au dernier roi
trembloient avec raison d'être punis par son fils pour
avoir rempli leur devoir. Ce n'est pas ainsi que
Louis XII commença son règne , quand il déclara
que le roi de France oublioit les injures faites au duc
d'Orléans.
Ce prince si dissimulé fit en politique des fautes
MAI 1806. 399
graves ; nous n'en rappellerons que deux . La première
est d'autant plus inexcusable , qu'il tomba dans
ses propres piéges . Lorsqu'il se mit imprudemment
entre les mains de Charles , duc de Bourgogne , il
faisoit en même temps soulever les Liégeois contre
ce prince. Ses agens ne reçurent pas à temps l'ordre
qui leur fut envoyé de suspendre cette insurrection .
Elle éclata au moment où Louis se trouvoit à Péronne,
dont le ducétoit maître. Charles , enflammé de fureur,
voulut d'abord déposer le roi . Il fallut , pour le fléchir,
que Louis consentit à le suivre dans une expédition
contre ces mêmes Liégeois que ses intrigues avoient fait
révolter. La seconde faute de Louis XI est de n'avoir
pas voulu marier son fils à l'héritière de Bourgogne.
Cette faute , en faisant passer à la maison d'Autriche
une immense succession , alluma des guerres qui
durèrent plus de deux siècles : elle ne fut inspirée à
Louis que par la crainte de rendre son fils trop puissant.
Il se souvenoit de la conduite qu'il avoit tenue
avec Charles VII . Son ame soupçonneuse redoutoit
une rivalité dont le Dauphin pouvoit abuser , en suivant
son exemple.
La politique de Louis XI consistoit le plus souvent
à trahir ses sermens , et à nuire à ses ennemis , en
conservant avec eux les apparences de l'amitié . Ses
cas de conscience sont curieux. Il faisoit examiner
par des théologiens la question de savoir si , étant en
paix avec le duc de Bourgogne , il pouvoit secrétement
favoriser ses ennemis , et lui en susciter de nouveaux.
Son administration étoit violente . Il suffira d'en
citer un exemple que Duclos n'a pas fait entrer dans
son histoire. Le roi venoit de rendre des édits qui
fouloient le peuple ; le parlement de Paris crut qu'il
étoit de son devoir de lui soumettre des remontrances
respectueuses. Louis XI irrité manda aussitôt le
parlement , et lui ordonna , sous peine de mort ,
d'enregistrer à l'instant les édits . La Vaquerie , premier
président, qui étoit à la tête de sa compagnie ,
2
400 MERCURE DE FRANCE ,
déclara qu'il aimoit mieux mourir que d'obéir (1) .
Cette fermeté en imposa à Louis XI qui n'insista pas .
Il seroit pénible de rappeler en détail les traits de
cruauté qui souillèrent son règne. Ce fut lui qui le
premier eut l'idée de faire placer sous l'échafaud les
enfans de l'homme qu'on exécutoit , afin qu'ils fussent
teints de son sang (2) . Il partageoit entre les
juges les biens de ceux qu'ils avoient condamnés . Un
capitaine du duc de Bourgogne, défendant avec courage
un château , Louis XI le menaça de faire mourit
à ses yeux son père qu'il tenoit prisonnier , si la place
n'étoit pas rendue à l'instant. Ce fut lui qui , se défiant
des habitans d'une ville , les fit tous assembler dans
l'église principale , sous le prétexte de remercier Dieu
d'une victoire , et pendant la cérémonie fit piller la
ville par ses soldats , etc. , ( 3) ,
Sa retraite du Plessis-les - Tours , offre des images
encore plus terribles que celle de Tibère à Caprée.
Son château étoit entouré d'un treillis de fer armé
de pointes ; il avoit fait semer dix-huit mille chausse
trappes dans les fossés ; quatre cents archers faisoient
le guet ; quarante se promenoient sans cesse autour
du château , et tiroient sur ceux qui osoient en approcher
(4) . On voyoit au loin, dans les environs, plusieurs
hommes pendus à des arbres ; les maisons voisines
étoient remplies de prisonniers ; à de courts intervalles
on les mettoit à la torture. Le jour et la nuit , l'air
retentissoit de leurs gémissemens : un grand nombre
étoient jetés dans la rivière. Du temps de l'historien
Mathieu , on montroit au Plessis-les-Tours le lieu où
le roi se plaçoit pour entendre, sans être vu , l'interro
gatoire que le prévôt faisoit subir aux prisonniers (5);
Telle étoit alors la résidence royale.
(1 ) République de Bodin.
(2 ) Supplice du duc de Nemours.
(3) La ville de Condé.
(4) Philippe de Commines.
(5) Mathieu .
Dans
1
MAI 1806.
Dans les dernières années de sa vie , il prodigubit
les châtimens pour être craint : il disoit lui - même à
Commines , peu de temps avant sa mort , qu'il passpit
son temps à faire et à défaire gens , et qu'il faisoit
plus parler de lui dans le royaume qu'à l'époque de
sa meilleure santé . Le même auteur , témoin oculaire ,
raconte une anecdote qui montre jusqu'à quel point
les remords de Louis XI le rendoient soupçonneux.
Lorsque son gendre et le comte de Dunois revinrent
des fêtes célébrées à l'occasion du mariage du Dauphin
, ils entrèrent au Plessis avec leur suite . Le roi ,
qui étoit alors dans la galerie , et qui les vit entrer
fit appeler un de ses capitaines des gardes , et lui
ordonna d'aller taster aux gens des seigneurs susdits
, voirs'ils n'avoient pas de brigandines sous leurs
robes ; il lui recommanda de faire cette visite sans
affectation , et en causant avec eux.
Est-il possible , observe Philippe de Commines ,
de condamner quelqu'un à une captivité plus rigoureuse
que celle à laquelle Louis XI s'étoit condamné
lui-même ? Les cages où il avoit fait enfermer les
autres avoient à- peu-près huit pieds carrés ; et lui,
ajoute le même auteur , qui étoit si grand roi, n'avoit
qu'une petite cour de chasteau à se promener, encore
n'y venoit-il guère. Il restoit dans sa galerie , et n'alloit
à la messe que par les chambres qui communiquoient
à la chapelle.
Tous ces détails , tirés de Philippe de Commines et
des auteurs contemporains , peuvent faire connoitre le
caractère de Louis XI. C'est au lecteur à juger si
comme le dit Duclos , ce prince étoit un roi. Pour
soutenir son opinion , il dit quelque part que toutes
les cruautés de Louis XI peuvent être excusées par
la nécessité où il étoit de contenir les grands. Henri IV
certainement avoit de plus grands obstacles à surmonter
pour rétablir la paix : que l'on compare sa
conduite à celle de Louis XI , et l'on prononcera.
Nous avons attaqué le paradoxe de Duclos , parce
C.c
DE
402 MERCURE DE FRANCE ,
qu'il nous semble que les résultats peuvent en être
dangereux . Une telle opinion non - seulement est contraire
à la vérité , mais elle tend à confondre toutes
les idées politiques . Faire ainsi l'apologie des
actions condamnables d'un roi , c'est diminuer aux
yeux des peuples le mérite d'un bon prince ; car quel
gré lui savoir des sacrifices qu'il fait à la probité , à
la justice et à l'honneur , si l'on traite ces sacrifices
de foiblesses , et si l'on approuve hautement les vices
contraires ? Les mêmes principes réglent la politique
et la morale , quoique l'application en soit quelquefois
différente ; et la postérité qui chérira toujours la
mémoire de Henri IV, ne lui a conservé tant d'amour
que parce qu'il joignit toutes les vertus sociales aux
qualités d'un grand roi.
Dans un des numéros suivans , nous parlerons des
Mémoires sur la régence , où Duclos reprend quelquefois
le tact fin d'un bon observateur , mais où il
manque souvent de la mesure et de l'esprit de sagesse
qui doivent caractériser un historien .
P.
OEuvres complètes du chevalier Josué Reynolds , contenant
ses Discours académiques , ses Notes sur le poëme de l'Art
de peindre de Dufresnoy, et son Voyage en Flandres , en
Hollande , à Dusseldorf, etc. , etc.; précédés de sa vie. Le
tout traduit de l'anglais sur la seconde édition . Deux vol.
in- 12. Prix : 12 fr. , et 15 fr. par la poste. A Paris , chez
Jansen, rue Cassette ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , n° 17.
JE demande d'abord ce que signifie ce mot d'OEuvres,
placé à la tête d'une pareille collection ? Il me semble qu'on
s'accoutume à faire de ce titre un étrange usage. Nous avons
été menacés de voir publier les OEuvres de Louis XIV, et
maintenant voilà les OEuvres de M. Reynolds ; et M. Reynolds
est un peintre ; et ses OEuvres sont des discours ! HeureuseMAI
1806 403
ment on s'est aperçu que celles de Louis XIV sont ses actions
et les grands événemens qui ont illustré son règne ; et ( qu'on
me permette ce rapprochement ) , je voudrois qu'on se fût
aussi souvenu que celles de M. Reynolds sont les portraits et
les tableaux qui l'ont fait placer au rang des premiers peintres
de l'Angleterre.
Mais encore , de quoi se composent ces OEuvres ? Qu'a-t-on
fait pour les compléter ? M. Reynolds étoit président de
l'Académie royale de Peinture de Londres , et tous les ans ,
aux jours où cette Académie faisoit la distribution de ses prix,
il prononçoit un discours sur quelque partie de son art : il
avoit aussi composé quelques notes pour une édition du poëme
latin de Dufresnoy sur la peinture ; enfin , lorsqu'il voyageoit ,
il faisoit par écrit de courtes observations sur les tableaux
qu'il rencontroit. On a rassemblé ses discours , on y a joint
ses notes sur le poëme , puis ses notes sur les tableaux ; et
voilà des OEuvres complètes . C'est employer un grand mot
pour annoncer de bien petites choses.
Ses notes sont sages , ses observations sont judicieuses , ses
discours sont bien raisonnés , même on dit qu'en anglais ils
sont bien écrits . Ainsi on pourroit , en employant l'expression
vulgaire , dire que cet ouvrage est bon. Cependant , à quoi
est-il bon ? Cette question paroîtra peut- être fort singulière ,
et c'est pour moi une raison de plus de l'examiner , avant de
rendre compte de l'ouvrage.
Qu'un directeur d'Académie expose avec simplicité à ses
élèves les principes élémentaires de l'art dans lequel il veut
les former, cela est très -naturel ; que , dans une cérémonie
qu'il veut rendre imposante , et , par exemple , à celle de la
distribution des prix , il prononce sur quelque partie de son art
un discours fleuri , cela se conçoit encore : on peut dire qu'il a
voulu exciter plus d'émulation entre ses élèves , en environnant
de plus d'éclat les récompenses qu'il étoit chargé de
leur distribuer ; mais ensuite , que sert de faire imprimer ccs
discours ? Ce n'est plus alors aux élèves qu'on les adresse : les
discours les plus éloquens ne le seront jamais assez pour leur
faire produire un beau tableau . Ce n'est pas aux maîtres : ils
Cc 2
404 MERCURE DE FRANCE ,
ne leur apprendront rien. C'est donc au public ; et , dans ce
je demande comment ces discours peuvent contribuer
aux progrès de l'art ou à la gloire de ceux qui le cultivent ?
cas ,
Il y a dans tous les arts des mystères qu'il importe de ne pas
divulguer. Du moins il faudroit laisser à quelques - uns de leurs
procédés une partie du voile qui les couvre , et qui en dérobe
les secrets aux profanes . Nos grands artistes seront - ils mieux
appréciés , quand tout le monde se croira en état de les juger ?
Leurs chefs -d'oeuvre nous inspireront-ils une admiration
plus vive , lorsque nous aurons appris que l'effet qu'ils produisent
a été préparé par une infinité de petites attentions
auxquelles il semble quejle génie ne sauroit s'abaisser ? Je ne
le crois pas . Je soupçonne même que si je voyois maintenant le
Bacchus et Ariane du Titien , ce tableau me frapperoit peu ,
parce que j'ai appris de M. Reynolds que son plus grand effet
est le résultat de la couleur d'une écharpe ; et si je revoyois
celui où Lebrun a représenté la Famille de Darius , j'en
serois moins étonné , depuis que j'ai su du même M. Reynolds
que ce qu'il contient de plus admirable , c'est une masse de
lumière habilement placée au milieu du tableau.
Ce que je dis ici de la peinture , je le dirois de la poésie ,
de l'éloquence , de tous les arts. On prétend que nous n'aimons
plus les beaux vers , que les discours les plus éloquens
n'échauffent plus nos ames , et que les chefs- d'oeuvre de tous
les genres n'obtiennent plus les succès brillans qu'ils obtenoient
autrefois. Certes , ce n'est pas faute de connoisseurs en tableaux ,
en poésie et en éloquence : c'est qu'il y en a trop . Et que nos
grands hommes s'en prennent à eux-mêmes ; qu'ils en accusent
les discours , les préfaces , les notes qu'eux-mêmes ont publiés
sur leurs modèles , et quelquefois sur leurs propres ouvrages :
car enfin , quel pouvoit être le résultat de tant de livres qu'on
à faits sur tous les arts dans ces dernières années ? Si nos poètes
et nos artistes n'aspirent plus qu'à des succès d'estime , si l'admiration
froide et raisonnée des connoisseurs leur paroît le
plus noble prix que puissent recevoir leurs travaux ; qu'ils
´écrivent alors; qu'ils nous développent tous les secrets de leurs
études : c'est ainsi qu'ils nous mettront en état de leur rendre
MAI 1806. 405
avec connoissance de cause l'hommage qu'ils préfèrent . Mais s'ils
aiment mieux être sentis que jugés , et si l'enthousiasme dont ils
se prétendent animés en composant leurs chefs-d'oeuvre ne
leur paroît dignement payé que par l'enthousiasme de ceux
qui les admirent , oh ! qu'ils fassent alors ce qu'ils auroient dû
toujours faire ; qu'ils suppriment désormais ces réflexions
imprudentes ; qu'ils nous cachent soigneusement ces mêmes
secrets , et qu'ils nous laissent croire aux inspirations du
génie.
Lorsque je vois nos grands hommes disserter sur leur art ,
et s'amuser à nous en faire valoir tous les petits effets , je ne
puis m'empêcher de regretter le temps où ils se bornoient à
cultiver leur talent , et à lui faire enfanter des prodiges. Quand
Homère eut achevé son Iliade et son Odyssée , le vit- on s'occuper
à composer des discours sur la poésie épique et sur les
vers imitatifs ? Hésiode , avant de lire son Histoire devant les
Grecs assemblés aux jeux Olympiques , pensa-t-il seulement
à leur apprendre ce qui rendoit une histoire bonne , et par
quelle raison ils devoient applaudir la sienne ? Demosthène ,
Eschine , tous les orateurs Grecs ne songeoient qu'à entraîner
les suffrages du peuple , et ils laissoient à des rhéteurs , écrivains
secondaires , le travail ingrat de développer les mystères
de leur génie. Cicéron seul , parmi les orateurs latins , écrivit
sur la rhétorique ; mais du moins ses traités sont eux-mêmes
de beaux discours , ils sont tout à-la-fois le modèle et la règle
de l'art qu'il vouloit enseigner ; et pourtant , après Cicéron , il
n'y eut plus d'éloquence à Rome. Enfin , dans ce fameux pays
de la Grèce , qui est la terre natale des arts , les grands artistes ,
à l'exemple des grands écrivains , contens d'obtenir le genre.
de gloire attaché au genre de leur talent , faisoient de beaux
tableaux et de belles statues , laissant à d'autres le soin de
composer de beaux discours.
Voilà l'enseignement des grands maîtres ; il est dans ce mot :
Vois, etfuis comme moi : inspice etfac secundum exemplar.
Voilà le bon temps , celui des chefs-d'oeuvre , et celui où ils.
étoient le plus magnifiquement récompensés ; je veux dire
qu'inspirés par l'enthousiasme , ils étoient honorés aussi avec:
3
406 MERCURE
DE FRANCE
;
enthousiasme . Maintenant avant de les honorer , nous voulons
les juger. C'est , dit- on , l'effet du temps et du progrès des
lumières. Ah ! pour eux , pour leur propre gloire , que nos
grands hommes arrêtent , s'ils peuvent , le temps , ou qu'ils
s'occupent un peu moins à propager les petites lumières.
Mais c'en est fait ; ils ne reviendront plus ces jours d'illusion
et d'enthousiasme , où un chantre vulgaire rassembloit autour
de lui la foule des Athéniens , en leur récitant quelques vers
d'Homère. On ne verra plus une nation tout entière applaudir
avec fracas à la simple prose d'un Hésiode. Que nos artistes
ne se flattent pas d'obtenir les couronnes qui furent autrefois
le prix de statues et de tableaux moins étonnans que ceux
dont ils nous ont enrichis. Le voile est levé ; les mystères des
arts sont divulgués : nous savons par combien de petits moyens
on prépare un succès , et nos grands hommes ont eux- mêmes
daigné nous apprendre de combien de petits détails se composent
leurs chefs - d'oeuvre. Maintenant s'il s'élevoit un nouvel
Homère , on l'applaudiroit sans doute ; mais on expliqueroit
peut-être , par le choix heureux de ses mots , ou par la
rencontre de quelques syllabes , l'effet ravissant de ses vers .
S'il paroissoit un nouvel Hésiode , sans l'applaudir on le loueroit
; mais on exigeroit que , dans une seconde édition , il
appuyât son histoire sur de meilleures autorités. Enfin , dans
les chefs - d'oeuvre d'un Phidias et d'un Praxitèle , tout apprẻ-
ciés qu'ils seroient , nos connoisseurs ne trouveroient peutêtre
rien de plus admirable que la largeur du faire , ou la
magie du clair obscur.
Le plus gravé reproche que je puisse faire à ces OEuvres de
M. Reynolds , c'est qu'elles sont éminemment propres à jeter
au milieu de la foule quelques- unes de ces lumières , qui ne
servent qu'à y multiplier les connoisseurs bavards où ces juges
demi-savans dont les critiques indiscrètes peuvent quelquefois
décourager un artiste , sans que jamais leurs éloges paroissent
assez flatteurs pour lui servir de récompense. La traduction
que M. Jansen vient d'en faire , et dont j'annonce la publication
, aura moins d'inconvéniens , parce qu'elle trouvera
peut -être moins de lecteurs. Dirai- je qu'on en fait grand cas
MAI 1806: 407
en Angleterre , où on l'a trouvée écrite avec toute la facilité
d'un ouvrage original ? ( It has so much facility and elegance
, that it has not the appearance of a translation but
reads like an original work. ) Ce seroit en faire un bien
mince éloge . Ajouterai-je qu'en France on en jugera autrement,
et qu'on trouvera au contraire que le traducteur a fait
des efforts inutiles pour être , dans notre langue , aussi correct
et aussi élégant que son modèle l'est en anglais ? Ce seroit en
faire peut-être une critique déplacée . Et qu'importe au public
qu'un artiste , d'ailleurs estimable , paroisse avoir quelquefois
oublié les règles de la grammaire ? Le nom de M. Jansen
n'est pas assez connu dans la littérature , pour que ses fautes
soient d'un dangereux exemple , et qu'il soit intéressant de les
relever. Je me tais donc ; et je vais employer les pages qui me
restent, à donner une idée de ce recueil . Je commence par la
vie de M. Reynolds , laquelle assurément n'est pas une de ses
oeuvres.
La précision n'est pas le mérite ordinaire des biographes"
anglais. Leurs vies abondent toujours en détails , fort bons'
pour les amis et pour la famille , mais dont le public pourroit
se passer. Sache donc, puisqu'on le veut , la postérité que
M. Reynolds « à huit ans , essaya de faire au crayon les por-
>> traits de ses parens et des amis de sa famille. » Il est seulement
fâcheux qu'on ne dise pas s'il y réussit ; car, pour des
essais informes , il n'y a point d'enfans qui n'en aient fait ; et
cependant quoiqu'il soit de règle aujourd'hui que tous les
enfans apprennent à dessiner , graces à Dieu tous les enfans'
ne deviennent pas pour cela des peintres.
t
« Ce qui servit , ajoute le biographe , à développer son
» goût pour l'art , fut la lecture du Traité de Richardson sur
» la Peinture. Dès ce moment il regarda Raphaël comme
>> infiniment supérieur aux hommes les plus illustres des
» temps anciens et modernes. » Sur cette phrase j'ai deux
observations à faire. Faut-il entendre par-là que le jeune
Reynolds mettoit Raphaël au- dessus d'Homère qui est des
temps anciens , et de Newton qui est des temps modernés ?
Je sais bien que , dans un de ses discours , il semble préférer
4
4
408 MERCURE DE FRANCE ,
Shakespear à Homère , et qu'il n'y a pas de jugement absurde
dont on ne paroisse capable , quand on en a porté un pareil ;
mais M. Reynolds raisonne ordinairement bien , et je suis ,
persuadé qu'il avoit l'esprit trop juste pour juger aussi mal les
hommes , lorsqu'en sa qualité d'auteur anglais rien ne l'obligeoit
à le faire. J'en conclus que cette exagération doit être
mise toute entière sur le compte de son historien.
En second lieu , il paroîtroit bien singulier que le Traité
de Richardson eût inspiré à M. Reynolds une admiration si
excessive pour Raphaël , et que , vingt ans après , les chefsd'oeuvre
de ce grand peintre , lorsqu'il les vit pour la première
fois à Rome , ne lui en eussent inspiré aucune. C'est pourtant
ce qui arriva , et je vais le lui laisser raconter à lui -même
:
د و م ح م
« Il est arrivé souvent , dit-il , ainsi que j'en ai été informé
>> par le garde du Vatican , que ceux à qui il en faisoit par-,
» courir les différens appartemens lui ont demandé en sor-
>> tant à voir les ouvrages de Raphaël , ne pouvant se persuader
» qu'ils avoient passé déjà par les salles où ils se trouvent ,
>> tant ces tableaux avoient fait peu d'impression sur eux.
» Je me rappelle fart bien que j'éprouvai moi-même cem
>> contre-temps lorsque je visitai pour la première fois le
» Vatican; mais en faisant part de mon erreur à cet égard à
» l'un de mes compagnons d'études de qui la franchise m'étoit
» connue , il m'assura que les ouvrages de Raphaël avoient
>> produit le même effet sur lui , ou plutôt , qu'il n'avoit pas
» éprouvé à leur vue l'effet qu'il en avoit attendu. Cet aveu
>> tranquillisa un peu mon esprit ; et , en consultant d'autres
» élèves qui , par leur ineptie , paroissoient peu propres à
>> apprécier ces admirables productions , je trouvai qu'ils
» étoient les seuls qui prétendissent avoir été saisis de ravisse-
» ment au premier coup d'oeil qu'ils y avoient jeté. »
J'en demande pardon à M. Reynolds : ces élèves ineptes ,
dont il nous parle dans ce passage , ne sont pas les seuls qui
aient paru saisis de ravissement en contemplant pour la première
fois les chefs-d'oeuvre de Raphaël. Il y a peu de gens
qui n'aient lu ces fameuses lettres que M. Dupaty écrivoit
d'Italie au public sous le couvert de son épouse , et qui ne
MAI 1806. 409
sachent par conséquent de quel enthousiasme il voulut paroître
inspiré , lorsqu'il se trouva dans les chambres du Vatican. Il
crut assister à une séance de l'Académie : il étoit avec l'Ange
dans la prison de saint Pierre ; il entendit la messe avec
Léon X , et il vit le miracle de Bolsene ; il fut témoin de
l'incendie de Rome ; il peignit lui - même cet incendie , et
avec des couleurs si vives , qu'on est tout surpris et presque
indigné , lorsqu'à la fin de sa lettre il s'écrie : Mon Dieu ,
que ce tableau de Raphaël est beau !.... Mais quelle conséquence
veux-je tirer de ces deux faits , en apparence si opposés
? Aucune assurément : je serois bien fâché d'être obligé
d'en conclure que , sans paroître inepte ou tout-à-fait extravagant
, on ne peut admirer du premier coup -d'oeil les ouvrages
de Raphaël.
M. Reynolds conclut de ce qui lui étoit arrivé que « le
>> plaisir que nous causent les perfections de l'art est un goût
» que nous n'acquérons que par une longue étude , et avec
>> beaucoup de peine et de travail . » Et cela est vrai. Mais en
admettant cette conséquence , tâchons de nous garantir nousmêmes
de toute exagération. Sans doute il y a dans le chefd'oeuvre
le plus admirable des beautés qui ne peuvent être
bien appréciées que par ceux qui ont fait une longue étude ,
ou qui , du moins , ont acquis une connoissance suffisante de
l'art. La pureté du dessin , la bonne disposition des ombres et
de la lumière sont de ce genre : ce sont les perfections de l'art;
il n'y a que les peintres et les vrais connoisseurs qui en jugent
parfaitement. Cependant , elles n'en produisent pas moins leur
effet sur les hommes qui n'ont que des yeux et du goût.
Ceux-ci ne diront pas toujours pourquoi un tableau est admirable
; mais ils diront qu'il est admirable , et ils le sentiront.
Que sera-ce s'il renferme de plus ce genre de beautés vraiment
supérieures , qui sont le résultat du génie et de l'enthousiasme
du peintre ? Est- il possible de voir le Déluge du
Poussin , sans être effrayé ? Et faut-il avoir long-temps étudié
la peinture , pour être saisi de ravissement à la vue du tableau
de la Transfiguration , ou de la Communion de saint Jérôme ?
Pour moi , je nommerois des hommes qui , sans être des con410
MERCURE DE FRANCE ,
noisseurs , ont admiré franchement ces tableaux : ces mêmes
hommes ont vu aussi les chefs- d'oeuvre dont Raphaël décora
les chambres du Vatican ; en les voyant ils furent saisis de
ravissement , et quand ils le disent , ils ne croient pas faire un
acte de modestie .
Après cette observation de M. Reynolds , on ne s'attend pas
à la résolution qu'il prit et au succès qu'elle eut . Comme
les élèves les plus ineptes , quand il rencontroit des tableaux
célèbres , il feignoit l'admiration qu'il n'éprouvoit pas ; et ce
qui est bien singulier , c'est que cette méthode lui réussit au
point que , «< en peu de temps , il sentit se développer en lui
» un goût nouveau et des perceptions nouvelles . » Dans la
suite , il érigea en principe cette habitude qu'il s'étoit faite .
On trouve dans un de ses discours , que le plus sûr moyen de
se pénétrer des beautés répandues dans les ouvrages des
grands peintres , c'est de s'imaginer qu'on les admire beaucoup
: le sentiment , dit- il , vient ensuite. J'ajouterois que s'il
ne vient pas , on se persuade qu'il est venu ; et pour le commun
des connoisseurs comme pour le commun des artistes ,
c'est à-peu-près la même chose .
Il y a , dans ce principe de M. Reynolds , quelque chose
qui me feroit penser que peut-être il n'étoit point né avec
ces dispositions brillantes que son biographe lui accorde pour
la peinture , et qu'il dût à l'art et au travail ses plus grands
succès. J'en trouve une autre preuve dans la manière pénible
dont il étudioit , et jusque dans les efforts estimables qu'il fit
pour dérober aux grands maîtres quelques- uns de leurs secrets .
Par exemple , il acheta , il gratta , il détruisit plusieurs tableaux
de l'école flamande , uniquement pour tâcher de decouvrir
le mystère de ce coloris qui les distingue de tous les autres .
Ce moyen n'étoit peut- être pas le meilleur ; c'étoit vouloir
lire dans la poussière d'un vieux marbre l'inscription qu'il
avoit contenue. D'ailleurs , quand M. Reynolds seroit parvenu
à forcer ces chefs - d'oeuvre expirans sous sa main de lui répon
dre , et de lui révéler leurs secrets , en seroit-il devenu un plus
grand peintre ? O Raphaël , ô Poussin , et vous sur-tout , &
Michel-Ange , est-ce par d'aussi froides recherches que vous
MAI 1806. 411
que vous
vous exerciez à produire ces chefs - d'oeuvre que , de toutes les
extrémités de la terre , on court admirer dans les villes
en avez enrichies ! Avouons- le , les méthodes de M. Reynolds
ne paroissent pas être celles du génie dans ses principes ,
dans ses études et dans ses discours si brillans , on ne voit
jamais que de l'art ; partout on sent le travail qui cherche à
vaincre la nature. Convenons aussi que , pour cette fois , l'art
et le travail obtinrent un triomphe complet.
:
Cependant M. Reynolds avoit déjà vingt-six ans lorsqu'il
fit le voyage d'Italie , et il en avoit plus de trente lorsque , de
retour en Angleterre , il commença à se faire connoître par
ún portrait de l'amiral Keppel. Ce portrait attira sur lui l'attention
publique , et il ne cessa de la soutenir par de nouveaux
ouvrages. Dès ce moment sa patrie crut avoir retrouvé en lui
un autre Van-Dick ; et , comme il arrive presque toujours dans
ce pays , sa fortune s'accrut bientôt avec sa réputation .
En général , l'Angleterre n'est pas le pays des beaux-arts ;
ils n'y sont pas indigènes ; ils n'y croissent , comme des plantes
étrangères , qu'en serre chaude et au moyen de beaucoup
d'engrais. Heureusement ce pays réunit au climat et à l'air
de la Béotie , toutes les richesses de l'ancienne Perse. Si on ne
voit pas à Londres , comme dans l'ancienne Persépolis , des
arbres d'or, on peut au moins dire que l'or y fait prospérer
les beaux arbres : témoin Van-Dyck , qui , né en Flandres , fit
en Angleterre ses tableaux les plus estimés ; témoin encore
M. Reynolds , qui , bien inférieur à Van-Dyck sous le rapport
du talent , aura toujours aux yeux des Anglais le grand mérite
d'être né parmi eux , et , aux yeux des autres peuples , celui
d'avoir vaincu à force d'art la nature , et d'être devenu , par
le travail et de bonnes études , un des premiers peintres du
second rang.
Ajoutons qu'il ne fut pas seulement un artiste estimable ,
il fut aussi un homme de beaucoup d'esprit , et qui réunissoit
chez lui la meilleure société de Londres. Ses succès , sa forfune
, sa réputation , lui avoient créé dans sa patrie comme
une sorte de magistrature sur tous les gens de talent , et il ne
s'en servoit que pour les encourager. Elu président de la
412 MERCURE DE FRANCE ,
société royale de peinture , en 1768 , presqu'en même temps
qu'elle fut formée ; nommé ensuite , quinze ans après , premier
peintre du roi d'Angleterre , il s'éteignit en 1792 , âgé
de soixante-dix ans , au milieu de ses amis , qui étoient tous
ses admirateurs. Ils donnèrent à sa perte des larmes qui paroissent
sincères ; et l'Angleterre rendit à ses cendres tous les
honneurs qu'au défaut de la justice la vanité nationale ne pouvoit
manquer de lui accorder.
Depuis son retour d'Italie , il étoit affligé d'une extrême
surdité ; « mais , ajoute son historien , il parvint à jouir de
» la société de ses amis avec beaucoup de facilité, au moyen
» d'un cornet. » Cette facilité est , comme on voit , à l'usage
de tout le monde. L'extrême bonhomie du biographe qui a
fait cette observation , m'a paru digne d'être notée. Pour moi ,
j'aime mieux faire remarquer qu'au milieu de toutes les privations
qui rendent la vie pénible , M. Reynolds parut toujours
heureux. En 1789 , sa vue s'étoit déjà tellement affoiblie
qu'il crut devoir renoncer à l'exercice de son art : quelques
années après, il perdit entièrement l'usage d'un de ses yeux ,
et tout-à-coup il fut menacé de perdre l'autre. Ainsi le voilà
entièrement sourd , et sur le point de devenir entièrement
aveugle ; c'est-à-dire , de se voir , pour ainsi dire , séparé de
toute société humaine : et il étoit heureux ! Disons-le encore:
c'est qu'il eut toute sa vie des vertus , des amis , de l'aisance ,
tout ce qui adoucit le caractère et dispose à la patience. Des
vertus sur-tout ! Il vient un temps où ce n'est guère que sur
elles qu'il faut compter. On ne sauroit trop répéter qu'elles
sont l'ornement de la jeunesse , et un besoin pour l'âge avancé ;
besoin impérieux , auquel il faut avoir dès long-temps pourvu.
Celles qu'on acquiert dans la dernière extrémité de la vie ,
peuvent calmer la crainte et servir à consoler la douleur ;
mais elles n'ôtent ni à l'une ni à l'autre sa pointe déchirante : il
n'y a que les vertus déjà vieilles qui puissent rendre heureux
les vieillards.
• Voilà quel fut M. Reynolds dans sa vie privée et dans ses
études toujours bon , toujours enthousiaste de son art , toujours
également estimable par ses vertus et par ses travaux. Sj
MAI 1806. 413
f
j'osois maintenant juger ses succès , et assigner le rang qui
lui est dû comme peintre , je dirois que , trop jaloux de faire
sentir dans ses portraits les talens , les vertus , les défauts de
ses modèles , il les a quelquefois trop chargés , et que , dans
ses tableaux même , on peut lui reprocher d'avoir fait trop
d'efforts pour caractériser ses personnages. De là vient qu'on
les admire toujours , et que souvent ils ne plaisent pas.
Ajouterai-je que , voulant faire son propre portrait , il s'est
peint avec de grandes bésicles ? Il faut bien le dire , puisque
son traducteur a fait graver ce portrait pour le placer au
devant de son premier volume. Au moyen de quoi la première
chose qu'on rencontre en l'ouvrant , c'est une large
figure offusquée de deux verres , et telle qu'on n'en vit jamais
dans un livre sérieux. On seroit fâché que , dans un pays
ой
l'on auroit encore quelque sentiment du vrai goût, un artiste,
digne de ce nom , se fut permis une pareille caricature ; mais
en Angleterre cela paroît excusable.
4
Je ne crois pas que pour juger des talens de M. Reynolds ,
et des progrès qu'il faisoit chaque année dans son art , un
Français eût imaginé le moyen que le biographe anglais a
employé pour cela. Je trouve dans la Vie de ce peintre ,
qu'en 1755 on lui payoit , pour un portrait de trois quarts ,
*douze guinées ; qu'en 1758 , on lui en donnoit vingt ; en 1760 ,
vingt-cinq ; et en 1781 , cinquante. Jamais il ne put s'élever
au-dessus de ce dernier prix. Pour un portrait à demi- corps ,
on lui donnoit cent guinées ; et pour un portrait en pied ,
deux cents. Il ne faut pas oublier que Van-Dyck ne reçut
en 1652 , que vingt-cinq livres sterlings pour le portrait en
pied de Charles Ier. Ainsi nous voilà , grace au biographe
en état d'apprécier à une guinée près les progrès successifs
de M. Reynolds. On peut encore se convaincre, par cette
espèce de table , qu'il ne faut souvent que l'espace d'un siècle
pour mettre une différence assez grande entre les valeurs d'un
même mérite , si tant est que M. Reynolds ait eu le même
mérite que Van-Dyck.... Ce calcul est vraiment digne du
pays où il faut payer pour entrer dans l'Académie et visiter
ses tableaux , où les frais de cette Académie ne sont supportés
que par cette espèce de tribut qu'on a imposé au public , où
414 MERCURE DE FRANCE ,
7
enfin on juge aussi des progrès que fait cette Académie par
l'augmentation annuelle de ce tribut.
Il me seroit difficile d'apprécier le mérite de M. Reynolds
en sa qualité d'écrivain , parce que je n'ai pas sous les yeux
l'ouvrage original. Il me semble que ses discours annoncent
un homme qui a beaucoup vu et beaucoup réfléchi , et qu'ils
font autant d'honneur à son esprit , que ses tableaux en font
à son talent ; mais ils ont cela de commun avec tous les ouvrages
anglais , qu'ils manquent de méthode , et par ce défaut ils
échappent à l'analyse . Souvent l'auteur y répète ce qu'il a
déjà dit , et quelquefois ce qu'on avoit dit mille fois avant
lui. Il prétend , dans un de ses discours , que l'étude est l'art
d'employer l'esprit des autres : cette pensée est au moins
ingénieuse; et M. Reynolds en prouveroit la justesse mieux que
personne , et beaucoup mieux qu'il ne croyoit. Enfin , je ne
puis me dispenser d'ajouter qu'après un long raisonnement ,
formé de réflexions qui paroissent sages , et appuyé sur des
observations qui paroissent bien faites , il lui arrive souvent
de n'avoir démontré qu'un paradoxe , ou d'avoir trouvé la
raison d'un fait qui n'est pas vrai.
Par exemple , il démontre fort bien que le fameux groupe
du Laocoon seroit moins beau , si l'ame du père y paroissoit
plus occupée par le sentiment du malheur de son fils , que
par ses propres souffrances. « Il n'est guère possible , dit-il ,
de s'imaginer qu'une nuance aussi fine et aussi délicate soit
>> du ressort de la sculpture..... Comme l'attitude générale
» d'une statue se présente aux yeux d'une manière bien plus
>> frappante que les traits du visage , c'est dans cette attitude
» qu'on doit principalement chercher l'expression ou le carac-
» tère. Patuit in corpore vultus. Et , à cet égard , la sculpture
» ne differe pas beaucoup de la danse , où l'attention du spec-
» tateur est principalement occupée de l'attitude et des mou-
>> vemens du danseur...... La tête est une si petite partie ,
>> relativement à l'effet de toute la figure en général , que les
» anciens sculpteurs ont négligé de donner aux traits de la
» physionomie la moindre expression , pas même l'expression
» générale des passions , etc. , etc. » Cela est très-bien raisonné
: maintenant il resteroit à démontrer que le sentiment
MAI 1806. 415
de la tendresse paternelle n'est point exprimé sur le visage de
Laocoon ; c'est même ce qu'il falloit . examiner , avant de
prouver si bien qu'il ne devoit pas l'être. Ce qu'il y a de sûr ,
c'est que de bons connoisseurs croient l'y trouver.
à ce
Ailleurs , M. Reynolds désapprouve le célèbre Timanthe ,
pour avoir , dans son tableau du Sacrifice d'Iphigénie , voilé
le visage d'Agamemnon . Il prétend que si la douleur d'un
père étoit , en pareille occasion , difficile à exprimer , il auroit
mieux valu surmonter la difficulté que de l'éluder ; et ,
sujet , il cite M. Falconnet , qui est du même avis. Selon ce
dernier auteur , « un peintre qui représente Agamemnon
» voilé paroît aussi ridicule que le seroit un poète qui , dans
» une situation pathétique , diroit , pour se tirer d'affaire ,
>> que
les sentimens de son personnage sont au- dessus de
» toute expression , »>
Où en sommes-nous , bon Dieu ! Vous verrez que ces peintres
aussi voudront réformer les langues. Ce sont des espèces
de muets qui ont leur langage particulier , qu'ils voudront
aussi faire prévaloir sur le langage commun ; et je ne désespère
pas de les voir quelque jour nous conseiller de parler en
peinture , attendu que , de toutes les manières de se faire
entendre , la peinture est assurément la plus naturelle . Máis
sont-ils sourds , sont -ils aveugles ? Et n'ont-ils jamais ni lu ,
ni entendu un poète ou un orateur employer , et avec raison
et par nécessité , et parce que c'étoient les mots propres , ceux
d'ineffable et d'inexprimable ? Que ferons-nous , dans toutes les
langues , de ces expressions qui ont paru jusqu'à présent si énergiques,
si , sans se rendre ridicule , on ne peut plus en faire usage?
J'excuse M. Reynolds , parce qu'il est Anglais , et qu'il est
par conséquent dispensé d'avoir un goût bien pur ; mais
M. Falconnet auroit dû se souvenir que Racine a fait la même
faute qu'il reproche à Timanthe
Le triste Agamemnon , qui n'ose l'avouer,
Pour détourner ses yeux des meurtres qu'il présage,
Ou pour cacher ses pleurs , s'est voilé le visage .
Ainsi nous n'avons qu'à laisser f ire les peintres , et nous
serons désormais obligés de compter Racine , le grand Racine,
parmi les poètes ridicules !
416 MERCURE DE FRANCE ,
Je proposerois ensuite à M. Reynolds et à M. Falconnet
d'examiner ( c'est par- là encore qu'il falloit commencer ) , si
le peintre grec a pu se dispenser de voiler le visage d'Agamemnon
: car, si Timanthe a imaginé de lui-même toutes les
circonstances du sacrifice d'Iphigénie , alors , qu'on lui dise ce
qu'il devoit faire pour faire mieux , même au hasard de se
tromper ; mais s'il n'a voulu que représenter ce qui est raconté
dans la tragédie d'Euripide , s'il n'a fait qu'un portrait , alors
il étoit rigoureusement obligé de peindre Agamemnon voilé ,
puisque c'est ainsi qu'Euripide le représente. C'est justement
ce que Timanthe a voulu faire , et ce qu'il a fait.
Il me semble qu'il y a dans les discours de M. Reynolds une
troisième erreur, qui a été pour lui le principe de plusieurs
autres. Par exemple , s'il croit que , sans avoir fait une étude
profonde de la peinture , on ne peut , ni en bien juger, ni
même être vivement ému par un beau tableau , c'est que
déjà il s'étoit persuadé que la peinture la plus parfaite ne
contient que des beautés de convention , et que le plus beau
tableau est tellement un résultat de l'art , qu'il n'est jamais,
ni ne doit être une imitation réelle de la nature. Il assure
enfin que l'objet d'un peintre n'est pas de représenter les
objets tels qu'ils sont , mais tels qu'on est convenu de les
peindre ; et que la perfection de son art ne consiste point à
nous faire une illusion complète , mais à suivre le mieux qu'il
peut certaines règles , et à mettre en usage certains procédés, au
moyen desquels il nous dispose à imaginer sur la toile autre
chose que ce qu'il y a mis. M. Reynolds revient souvent à ce
paradoxe : on peut dire qu'il l'a , en quelque sorte , répandu
dans tous ses discours .
Lorsqu'il veut le prouver , il fonde toujours ses raisonnemens
sur des comparaisons qu'il fait de son art à ceux du
peintre et du musicien. Mais on pourroit lui répondre ,
d'abord , qu'une comparaison est une foible preuve ; et ensuite
que si le peintre et le musicien ne sont pas des imitateurs
bien fidèles de la nature , on n'en peut rien conclure contre
le peintre . Je dis contre , car il me semble que ce seroit dépouiller
la peinture de tous ses avantages que de la réduire
MAI 1806.
417
M
SEINE
n'être qu'un art de convention. Je conviens qu'en effet l
danse et le chant n'ont , pour imiter la nature , que des moyens A
faux ; des attitudes forcées , des chants modulés , men de ce
qui existe. Pour n'en pas rire , il faut être accoutumé les
voir employer. Personne , que je sache , n'a janisgehante
pour exprimer sa douleur véritable , et on n'a pas encore vu
des hommes , animés d'une passion vive , chercheros la
faire sentir par un pas de deux. Cependant la danse et
sique sont des imitations de la nature ( puisque ce sont de
beaux-arts ) , mais des imitations fardées , dans lesquelles il
seroit permis de ne pas reconnoître l'original . De sorte qu'en
leur accordant l'avantage d'imiter , on est en même temps
obligé de reconnoître qu'elles prêtent à ce qu'elles imitent
des ornemens que la nature ne lui donna jamais. In ge
Il n'en est pas de même de la peinture. Quand le peintre
embellit , c'est qu'il veut le faire , et , dans ce cas même , il ne
prête à son objet que des ornemens dont la nature toute seule
auroit pu l'enrichir. Du reste , son intention est de nous
peindre réellement l'objet qu'il a sous les yeux ou dans son
25imagination ; et s'il ne parvient que difficilement à nous faire
une illusion complète , c'est qu'il n'a pour l'exprimer qu'un
des langages de la nature , je veux dire celui des couleurs.
Mais il n'est pas moins vrai que le chef-d'oeuvre de son art
seroit de nous tromper au point de nous faire croire que les
objets qu'il a peints sur la toile sont réellement présens à nos
yeux , et que si on n'exige pas de lui cette perfection , c'est
qu'il n'a pour y arriver que des moyens imparfaits.
291
Je ne finirai point sans faire remarquer que M. Reynolds
n'oublia jamais le respect qu'il devoit à ces hommes célèbres ,
qui sont dans l'histoire de la peinture ce que sont Homère et
Virgile dans celle de la poésie. Tous ses discours sont pleins
de son admiration pour Raphaël et pour Michel - Ange : sans
cesse il recommande d'étudier les chefs-d'oeuvre des anciens .
Grand exemple pour tous les artistes , et qu'on aime à voir
donner par un homme célèbre , que ses talens , ses succès , sa
réputation auroient autorisé , si on pouvoit l'être , à se donner
lui-même pour modèle.
GUAIRARD.
D d
418 MERCURE DE FRANCE ,
1
DE LA VRAIE ET DE LA FAUSSE PHILOSOPHIE
CHEZ LES GRECS ET LES ROMAINS.
DANS tous les siècles , la vraie philosophie a été modeste
grave , désintéressée , paisible et religieuse ; dans tous les
siècles , la fausse philosophie a été orgueilleuse , légère , intrigante
, vénale , turbulente et impie. Nous allons développer
ces deux vérités historiques.
Le desir de connoître les lois morales de l'univers , et de
S'approcher par la pensée d'un Etre-Suprême , nulle part
visible et présent partout , voilà ce qui fut originairement
appelé parmi les Grecs , philosophie , ou étude de la sagesse.
« Philosopher , disoit Pythagore , c'est se former autant que
» possible d'après l'image de Dieu ( 1 ) . » « Le sage , disoit
» Zénon, porte Dieu dans son coeur (2 ). » « La destination de
» l'être raisonnable , s'écrie Epictète , c'est de louer Dieu à
» toute heure , en tout lieu , dans toutes ses actions et dans
>> toutes ses pensées (3) . » Une semblable philosophie rappe→→
loit à l'homme sa foiblesse et le néant des choses terrestres 2
aussi la philosophie , selon Platon , n'est qu'une longue méditation
de la mort , un apprentissage de l'art de mourir , un
essai continuel de dégager l'ame de la prison du corps (4).
Mais , d'un autre côté , cette philosophie si modeste , si reli–
gieuse, élève notre ame au-dessus de ce point , dans l'univers ,
que nous nommons la terre ; « elle nous transforme en des
» voyageurs célestes qui parcourent librement l'immensité,
» se mêlent parmi les choeurs des astres , voient le soleil sous
» leurs pieds , et se rapprochent de Dieu même en contem-
» plant sa puissance régulatrice et conservatrice. Quel voyage
>> sublime ! quel spectacle pompeux ! quel rêve plein de
» vérité ! (5) »
(1 ) Themist. orat . I. Sen. ep. 48.
(a) Laert. in Zen.
(3) Arrien. lib. I. dies 16.
(4) Plat. in Phad. Plut . de plac . phi'os . Apul. de philos.
(5) Max. Tyr. Diss . VI . Sen. ep. 65 .
MAI - 1806.
419
1.
-
Cette philosophie parle-t-elle aux peuples ? « A sa voix
» s'élèvent les cités , à sa voix des les sauvages épars se rassem-
» blent en société ; c'est elle qui leur enseigne à former les
» noeuds du bon voisinage , du mariage , d'une langue et d'une
» écriture communes. Finsuite , cette mere des vertus humaines
» leur dicte des lois , elle fonde des institutions , elle forme
>> les moeurs , elle donne de la tranquillité à la vie , et dépouille
» la mort même de ses terreurs (6 ) . » — La philosophie
s'adresse- t - elle aux particuliers ? « Elle ne cherche point a
» éblouir par un faux éclat les yeux de la multitude ; elle ne
» s'abaisse point jusqu'à devenir un passe-temps et un hochet
>> des oisifs. Non : elle règle notre ame ; elle se place comme
» au timon de notre vie , et nous conduit sains et saufs à tra-
» vers l'orage et les écueils ; elle nous apprend à respecter
» dans les Dieux nos maîtres , à chérir dans les hommes nos
» frères. Amie de la tranquillité , elle est l'amie de l'ordre
» politique . Elle nous découvre le vrai rapport des choses
» divines et humaines, La piété , la justice , la pureté du
coeur , toutes les vertus l'accompagnent , se serrent autour
d'elle, et lui forment un inséparable cortége (7 ) . ».
C'est uniquement de cette philosophie que les sages anciens
et même plusieurs pères de l'Eglise ont dit , « qu'elle étoit un
» présent des cieux , qu'elle étoit précieuse devant Dieu , et
» qu'elle conduisoit à lui (8) . » C'est à cette philosophie religieuse
que se rapportoient les mystères ou cultes secrets , les
initiations et les allégories les plus pures de la mythologie.
C'est son souffle divin qui inspira les Homère , les Eschyle ,
les Pindare .
G
..
Mais à côté des justes éloges de la vraie et ancienne philosophie
, les anciens nous ont laissé un tableau de cette science
funeste qui , au moyen d'un arrangement subtil de quelques
vains mots , enlève à la vertu ses appuis , au vice son frein , aux
états leur seule base solide , et à l'univers entier son créateur et
(6) Cic. Tuscul . V. etc. , etc.
(7 ) Sen. ep. 16. ep . 90 , etc.
(8) Clem. Alex. ad Tryph . Lact. Instit . lib . V. cap . 1. Hieron. de
Doctr. Christ, lib , II . Aug. de Civit . lib . XI. cap . 14 , etc.
Dd 2
420 MERCURE DE FRANCE ;
son conservateur ! Ce n'est pas Tertullien qui a le premier
attaqué ces sophistes qui tiennent « boutique de sagesse , » et
qui , « pour un vil intérêt , sont prêts à tout prouver et à tout
» réfuter (9) . » Ce n'est pas saint Jérôme qui a le premier
peint un faux philosophe comme « un animal orgueilleux ,
» avide des applaudissemens de la multitude ( 10). » Ce n'est
pas chez les seuls pères d'Eglise ( 11 ) que l'on trouve des lamentations
sur cette métaphysique subtile et obscure qui veut
tout ébranler , tout embrouiller , et qui , très-occupée de bagatelles
, néglige les connoissances les plus salutaires et les
plus sublimes.
Non ! C'est déjà dans le siècle de la philosophie naissante
qu'un Pythagore s'écria : « Qu'elle est vaine , cette philo-
» sophie qui par tous ses discours ne calme aucune de nos
>> passions ! C'est un remède qui ne guérit aucune maladie. » ( 12)
Plainte trop souvent répétée , regrets inutiles ! Ecoutons
Sénèque et Dion , qui étoient eux -mêmes philosophes. « Les
>> professeurs de philosophie , après avoir changé la plus noble
» des sciences en un métier vénal , enseignèrent plutôt l'art
>> de disputer que l'art de bien vivre , cherchèrent plus à faire
>> briller leur esprit qu'à propager la vérité , se plurent à inven-
» ter des artifices de rhétorique et descendirent même à de
» minutieuses recherches de grammaire . » ( 13 ) Ces professeurs
firent le contraire de ce que Pythagore avoit fait ; il repoussa le
titre de sophos ou sage , comme appartenant à Dieu seul et
s'appela philo-sophe , c'est- à-dire qui aime , qui recherche
la sagesse; eux au contraire se qualifièrent de sophistes , c'està-
dire , docteurs en sagesse. ( 14) .
Un sophiste , dit Cicéron , est un homme qui enseigne la
>> philosophie par ostentation ou par intérêt. »
(9) Tert. de anim. cap 3.
(10) Hieron . ep. ad Iul .
-
« Et
quel
( 11 ) Clem. Alex. V. strom. Greg. Naziaz . orat . I. de théol. Euseb.
præp . evang . lib . I. cap . 15. Lact. de irâ Dei ,, cap . 19 .
(12) Pythag. ap. Stob. serm. So. Plut, de puer . educ .
(13) Plat. in Gorg. Arist. de soph . elench . Sen. epist. 88 , 108 , etc.
'Dion . Chrysost . de schemate philos . , etc.
(14) Voycz , sur ce mot , Vossius , de rhet . nat . p. 5 , 9-
MAI 1806. 421
» 'cst aujourd'hui le philosophe , dit-il , dans un autre endroit ,
» qui ne considère sa science plutôt comme un moyen de
>> briller que comme une règle pour sa propre vie ? » ( 15) Un
siècle avant Cicéron , le sénat avoit chassé de Rome indistinctement
tous ces faux sages sous le nom de philosophes et de
rhéteurs . ( 16) Mais la résistance d'un Caton ne put retarder ,
que de quelques années le triomphe des systèmes philosophiques
dont la Grèce fournissoit de si nombreux apôtres , et
qui trouvoient des intelligences dans les ames corrompues et
efférninées des grands et des riches citoyens de Rome.
"
.. Ce qui en même temps corrompoit la philosophie et la
rendoit plus populaire , c'étoit principalement l'application
que les sophistes en faisoient à l'éloquence judiciaire. L'art
de faire des phrases devint indispensable dans des villes
comme Rome et Athènes , où régnoient au dernier point la
fourbe , l'intrigue et l'injustice , favorisées par la multiplicité
des lois et par la forme populaire des tribunaux. Déjà du temps.
d'Aristophane , les sophistes enseignoient l'art de rendre les
mauvaises causes bonnes; ( 17 ) dans la fameuse comédie des
Nuées , un bourgeois d'Athènes ne veut étudier la philosophie
que pour apprendre comment éluder le paiement de ses dettes .
La scène dans laquelle Aristophane représente l'Injustice prouvant
dans un beau discours sa supériorité sur la Justice, et à
force de sophismes fermant la bouche à celle - ci ; cette scène
si bizarre et si spirituelle , a été réalisée à Athènes même , par
le sophiste Thrasymaque , qui se déclara publiquement défenseur
de l'injustice , et qui se rendit pourtant justice à luimême
, en se pendant. ( 18)
La philosophie d'Epicure et d'Aristippe trouva nécessairement
des sectateurs intéressés parmi tous ces avocats qui ,
pour parler avec Sénèque ,
Lotoient au plus offrant leur verbeuse colère ( 19) .
( 15 ) Cie. Acad . quest . lib. III . cap . 66. Tuscul . lib . II . cap . 9 .
( 16) Le décret est rapporté par Svétone , lib. de clar . rhet. cap. L
( 17) Aristoph. in Nub. v. 112. v . 411. , etc. , etc.
(18) Max. Tyr. diss. 7. Juv. sat . VII. v. 201 .
( 19) Herc. Fur. v. 175. « Iras et verba locat. »
3
423 MERCURE
DE FRANCE
,
· Les satires d'Horáce et de Perse nous prouvent assez que la´
noblesse romaine , sous les Césars , avançoit d'un pas égal dans
la corruption de ses moeurs et dans son engouement pour la
philosophie grecque . Sextius , qui vouloit rappeler son siècle
dépravé à l'austere philosophie d'un Pythagore , ne trouva
que peu de sectateurs et aucun successeur. ( 20)
14
Enfin la philosophie devint le hochet des femmes. « Plu~
» sieurs dames , dit Lucien , regardent aujourd'hui l'étude
» de la philosophie et de la poésie comme un nouveau moyen
» de coquetterie........ Pendant leur toilette , elles prêtent
» l'oreille aux leçons que leur donne un professeur de philo-
» sophie...... Il arrive qu'elles interrompent ce cours de mo
» rale pour répondre aux billets doux qu'une esclave leur
» apporte...... » Nous regrettons de ne pas pouvoir citer tout
ce que Lucien raconte du philosophe Thesmopolis , attaché
au service d'une dame très-coquette et très - riche , qui , en
allant à la campagne , fit mettre sur la même voiture son nain ,
son philosophe et sa chienne favorite. Rien de plus drôle que
de voir la chienne jouant avec la vénérable barbe du philosophie
; mais celui-ci disoit : « Madame ne devoit pas s'en
» facher, puisque la petite bête avoit l'attention de ne jamais
» troubler par le moindre aboiement ses discours sur la
vertu. » (21 )
Voilà jusqu'où étoient descendus les successeurs de ce fier
Zenon qui refusa les présens des rois. Seroit-ce peut-être le
Sort naturel des sciences de s'avilir en se répandant ? Disons
plutôt que la philosophie avoit perdu sa dignité du moment
qu'elle oublia son origine céleste et son but religieux.
Cette philosophie que les vrais sages , les législateurs , les
homines d'état , les poètes détestoient d'une voix unanime ,
portoit en Grèce et à Rome les mêmes caractères qu'elle a
(20) Sen. nat . quest . li . VII. cap . 32.
( 1 ) cie de mercede cond . J'aurois pu citer une foule de traits non
moins ridicules , que le même auteur a con ignés dans son Hernotime,
dans son Banquet , dins les Ressuscites , etc. Voyez aussi Aulugelle,
noct . attic . IX. , cap. 2. et sur le mot arétalogos ou discoureur de verta .
Casaub. ad Suet . in Aug. cap . 74.
MAI 1806. 423
portés en France , pendant le dix-huitième siècle . Les mêmes
causes ont concouru à produire les mêmes erreurs. Aristippe ,
esprit léger et caustique , trouvoit insipide toute étude sérieuse,
et ridiculisoit toute morale systématique ; Epicure, esprit paresseux
et matériel , ne pouvoit rien concevoir de ce qui ne tomboit
point sous les sens , et voyoit , dans de petites recherches
d'histoire naturelle , le ncc plus ultrà de la science. Aristippe
et Epicure n'ont pas eux-mêmes fondé de secte (22) ;
mais les germes du matérialisme qu'ils avoient prodigué dans
leurs écrits , ne fructifièrent que trop dans un sol que la
corruption et le luxe avoient préparé à les recevoir. La secte
épicurienne , sans compter un seul grand écrivain , compta
des milliers de sectateurs , et survécut à toutes les autres sectes.
Rien de plus naturel. Leur métaphysique consistoit à nier
tous les principes abstraits ; leur morale prêchoit l'oisiveté et
l'indifférence ; le but de tout leur systême étoit de s'amuser ;
l'énergie du crime et celle de la vertu leur étoient également
inconnues : une semblable secte devoit réussir dans les siècles
des Néron et des Héliogabale.
t. Aussi les deux premiers siècles de l'empire romain offrirent
aux sophistes une ample moisson , sinon de gloire , du moins
d'argent. Souvent les grands , par ostentation , les pensionnoient.
Plus souvent , ils voyageoient de ville en ville , pour
vendre de la philosophie ( 23) .
Ceux d'entr'eux qui ne possédoient pas des talens oratoires ,
étoient réduits à haranguer, dans les rues , la populace qui s'en
amusoit comme d'une sorte de tabarins.
« Comment , s'écrient Horace et Plutarque , le sage stoïcien-
» se dit le scul souverain , et les petits polissons le tirent
>> par sa barbe ; il est le seul riche au monde , et pourtant il
» demande l'aumône ! Donnez - lui quelques sous , et il vous
» résoudra aussitôt un problême (24)..» .
(22) Sen. epist . 69. Laert. lib . X.
(23) Strab. géograph. lib . XIV . p . 464. de l'édition de Casaubon .
Sen. ep . 108 , etc.
(24) Plut. cont. ' stoicos. Horat. serm. lib . I. sat . 3. epist . lib . I.
ep. 1 .
4
424 MERCURE DE FRANCE ,
-
Mais , un sophiste possédoit-il le talent de bien tourner une
phrase , aussitôt la plus brillante jeunesse venoit en foule
s'asseoir sur les bancs de son école. Ce modeste nom désignoit
une espèce d'Athénée , ou boutique de science et de philosophic.
La Grèce , l'Asie - Mineure , l'Italie , la Gaule et l'Espagne
en étoient remplies. « Partout , dit Maxime , retentis-
» soit le bruit des combats philosophiques ; partout on
» entendoit siffler sophiste contre sophiste ; tout étoit plein
» de paroles et vuide de vertus (25). » Ces écoles devinrent le
rendez vous , et même le domicile de tous les oisifs de la
ville (26) : « Vrais piliers de ces salons littéraires , les badauds
>> négligeoient leurs parens , leurs devoirs et leur état , pour
» apprendre l'art d'arranger un syllogisme , ou d'exposer une
>> hypothèse (27) . » Le professeur , bien éloigné de penser avec
les anciens sages « que la vraie philosophie redoute et dédaigne
» l'approbation de la multitude ( 28) , » évaluoit son propre
mérite sur le nombre des oisifs qui l'écoutoient , et qui admiroient
moins encore ses discours miellés que la coupe toutà-
fait philosophique de son habit , de ses cheveux et de sa
barbe (29) . Dans ces ateliers de philosophic , comme Cicéron
les appelle , « il régnoit un bruit semblable à celui des théâtres ;
» le professeur , sans rougir , sollicitoit les acclamations ; sou-
» vent les mains qui l'applaudissoient , sembloient menacer
» son visage , et on les voyoit souvent se grouper au-dessus
» de sa tête (30). »
་
Dans ce tableau , cent fois retracé par Sénèque , Dion et
autres , nous reconnoissons aisément l'image de tous les faux
philosophes de tous les siècles : ce sont les mêmes motifs bas
et ignobles , les mêmes vues étroites et personnelles , le même
système de menées et d'intrigues ; le style même des faux
(25) Max. Tyr. diss . 16.
(26) Sen. ep. 103. Iùv . Mart. et Pers . en plusieurs endroits.
(27) Arrian. diss. lib . III . cap. 24.
(28) Id . lib . I. cap . 29. lib . II . cap . 17 ,
(29) Id. lib. III . cap . 23. lib. IV . cap. S.
(30) Cic . de leg. lib . I. çap, 27. Sen. epist . 52. Dion Chrysostóme
passim .
MAI 1806. 425
philosophes a été caractérisé par les anciens. « La dialectique
» avec ses discours minutieux et embrouillés est l'ennemie
» de la grande et franche éloquence (31 ) . Les dialecticiens
>> recherchent un style plutôt amusant que persuasif; ils
>> aiment les comparaisons et les antithèses (32 ). Grands faiseurs
» de petites objections , odieux et obscurs interprètes de tout
» écrit , à force de vouloir paroître fins et modérés , ils tombent
» dans une niaiserie sans bornes (33 ) . En général , l'esprit de
» la métaphysique est contraire à l'esprit de grandes choses.
» Un génie élevé , jeté dans ces recherches ténébreuses , s'y
>> trouve à l'étroit , se retrécit et s'affoiblit (34). »
Mais la funeste influence d'une fausse philosophie s'étendoit
sur des objets plus importans que l'éloquence et la poésie .
« Xercès avoit brûlé les temples , Epicure effaça la religion
» dans les coeurs mêmes , dit Cicéron. » Cet illustre consul
répète dans tous ses ouvrages que la religion publique fut
une des bases de la grandeur romaine. (35) Or , cette base
s'écroula sous les coups redoublés que lui porta l'incrédulité
philosophique « de là , dit Horace , le relâchement de
» tous les liens domestiques ; de là , la profanation du mariage ;
» de cette source , féconde en crimes , tous les maux se sont
» précipités sur la nation et sur l'état ; c'est par l'oubli des
>> Dieux que l'Italie s'est attiré tant de calamités . » (36 ) Eh ,
qui pourroit douter que les sophistes , en obscurcissant par
leurs disputes toutes les notions morales , n'aient contribué
à faire disparoître de l'empire romain la justice , sans laquelle
l'art de gouverner n'est qu'un brigandage en grand (37) ; et
que , par leurs systèmes tour-à-tour trop relâchés ou trop
rigides , ils n'aient effacé jusqu'au souvenir de ces maximes
simples , pures et salutaires que plusieurs anciens philo-
(31 ) Cic. de Orat . lib. II. cap . 86.
(32) Id. Orat. cap . 35.
(33) Aut. ad Herenn . lib . I. cap . 49.
(34) Sen. ep. 48 et 49.
(35) Cic . de leg. lib . II . de nat . deor . lib. I. orat, de harusp. resp.
(36) Hor. lib . III. od . 5 .
(37) Aug. de civit , lib . IV.
426 MERCURE DE FRANCE ,
sophes et législateurs avoient consacrées et grayées dans les
coeurs ? L'habitude de tout mettre en discussion , ne. pouvoit
que multiplier le nombre de ces beaux raisonneurs ,
incapables d'agir. Homines ignavá operá , philosophá
sententia , comme disoit le vieux Pacuvius. Les témoignages
ne manquent pas pour prouver que très-souvent l'habit grossier,
la longue barbe et l'air sérieux d'un stoïcien ne servoient
de masque à une vie crapuleuse et aux vices les plus
infâmes. (38) Ecoutons un vrai philosophe :
« Quand est-ce , dit Plutarque (39), que les hommes vivront
» comme les bétes les plus sauvages et les plus insociables ?
» Ce ne sera pas quand ils n'auront plus de lois ; mais quand
ils n'auront plus ces grands principes qui sont le fondement
» et l'appui des lois ; ce sera quand on invitera l'homme à la
» volupté et qu'on niera la providence des Dieux . Ce sont ces
hommes qui ont besoin de lois , ceux qui regardent ces véri-
» tés comine des fables , qui mettent leur bonheur dans leur
>> ventre et dans les autres plaisirs grossiers. C'est pour ceux-là
qu'il faut des chaînes , des verges , des rois armés du glaive ,
» pour empêcher des hommes sans frein et sans Dieu de
» dévorer leurs semblables. Le bel oracle que nous a prononcé
» Métrodore , disciple d'Epicure , quand il nous a appris que
tout ce que l'esprit et la raison avoient jamais inventé de
» bien, se rapportoit essentiellement au corps et à ses plaisirs!
- » Les bêtes brutes qui n'ont de voix et de cri que pour assouvir
» leur ventre et leurs desirs brutaux , expriment -elles d'autres
» sentimens , quand on les entend hennir ou mugir ? » \
La philosophie moderne veut-elle recouvrer l'estime
publique ? Veut- elle expier les crimes qu'elle a fait commettre
? Veut-elle se mettre en harmonié avec les moeurs et la
religion ? Qu'elle retourne d'abord aux principes établis par
les plus grands philosophes de l'antiquité. Persuadés des imperfections
inhérentes à toute philosophie purement humaine ,
(38) Voyez , entr'autre , Dion Chrysostome , dans le discours qu'il
prononça à Alexandrie. uv. sat . III , ete .
(39) Plut. adv. Colst.
MAI 1806.
427
ses sages ont cherché à donner à leur morale une sorte de sanction
divine. Lorsque les stoïciens , après Zenon , disoient que
le but de toute la vraie philosophie étoit de « vivre conformé
» ment à la nature , » ils entendoient par le mot nature , un
étre intelligent , éternel , qui embrasse , remplit et conserve
l'univers , c'est-à - dire , comme Saint-Clément d'Alexandrie l'a
observé , « qu'ils désignoient Dieu sous le nom de la nature ou
» de l'Etre par excellence. » (40) Ainsi , les stoïciens les plus
purs ont pu dire : « Quel est le but de notre philosophie ?
» C'est de suivre Dieu . « Et qu'est-ce que de suivre Dieu ?
» C'est soumettre notre intelligence à l'intelligence qui gou-
>> verne l'univers. » (41 ) « Je ne veux , dit encore Epictète , que
» ce que Dieu veut. Qu'il me conduise comme il lui plaira ;
-
qu'il me place où il voudra ; j'obéirai à ses ordres en le
>> louant devant les hommes. » (42)« Obéir à Dieu , dit Sénèque,
» c'est la vraie liberté , c'est la vraie grandeur d'ame. » (43)
Quelques stoïciens ont établi comme but de leur philosophie
cette maxime : « Il faut vivre conformément à notre propre
» essence. » Et qu'est-ce que notre être , notre ame , selon les
stoïciens ? « Une étincelle de la Divinité , un esprit céleste , Dieu
» dans nous. Etre en harmonie avec son ame , c'est donc être
>> en harmonie avec Dieu. » (44) Pythagore , Platon , Socrate
ont parlé dans le même sens : tous ces vrais sages ont cherché
à donner à leur philosophie un but non-seulement moral ,
mais religieux. Par but (finis ) ils entendoient le dernier principe
d'où tout découle , et qui lui- même ne découle de rien.
« Sans butfixe , disent les plus estimés d'entr'eux , toute phi-
» losophie est non-seulement inutile , mais nuisible. »
MALTE - BRUN.
(40) B. Clem. Alex. Strom . lib. II. Cic. de nat. Deor. Sen, de benef.
lib. IV. cap. 7. quæst. nat. lib . II . cap. 45. Lact. inst. lib. II. cap . 7.
(41 ) Arr. diss . Epict. lib. I. cap. 20. lib. II. cap. 2.
(42) Ibid. lib. II. cap. 16. lib. III. cap. 7.
(43) Sen. de vitâ beatâ , cap. 15. epist . 107.
(44) Diog. in Jen. Cic. somn. scip . Sen. de beatà vitâ, cap . 32. epist.
31. 41. 82. Arr. diss . Epict. lib . I. cap. 14.
428 MERCURE DE FRANCE ;
VARIÉTÉ S.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES.
n
CETTE semaine a été entièrement stérile en nouveautés
dramatiques et littéraires , à moins qu'on ne veuille donner
ce nom aux mélodrames des boulevarts et à un nouveau
roman de M. Ducray- Duminil , intitulé : Jules , ou le Toit
paternel (1).
-
Nous avons annoncé dans le dernier numéro du Mercure
que la nouvelle pièce de M. Picard , intitulée : Un Jeu de la
Fortune, ou les Marionnettes, avoit eté représentée à S. Cloud
le 22 de ce mois. S. M. I. a daigné faire écrire , par un de
MM. les préfets du palais , à l'auteur, pour lui témoigner
qu'elle a été satisfaite de son nouvel ouvrage. S. M. a ajouté à
cette marque de bienveillance l'envoi d'une boîte d'or , ornée
de son chiffre , avec une somme de six mille francs . S. M. ,
également satisfaite de la manière dont Vigny a joué le rôle
de Mathurin , dans la même pièce , a fait aussi remettre à cet
acteur une somme de trois mille francs.
-
-Dans l'audience de dimanche dernier, 25 mai , à Saint-
Cloud , M. Marcel , directeur-général de l'imprimerie impériale
, et membre de la Légion d'Honneur , présenté par
S. Exc. le grand-juge ministre de la justice , a eu l'honneur
d'offrir à 8. M. I. et R. un exemplaire de l'édition originale ,
et scule officielle , du Code de Procédure civile , imprimé
format in-4° sur peau de vélin , et magnifiquement relié en
velours blanc , et orné de broderies en or, représentant les
armes de l'Empire.
Samedi dernier, il y a eu nne séance publique au Musée
des Aveugles , de la rue Sainte-Avoie , c'est la première qui ait
eu lieu depuis le départ de M. Haüy pour la Russie , où il va
fonder une école pareille à celle qu'il a établie en France.
M. Heilman , son élève et son successeur, a ouvert la séance
par l'éloge de son maître. Le prince de Bavière , qui honoroit
cet exercice de sa présence , écrivit cette phrase : Vive
PEmpereur. M. Heilman la trancrivit sur un papier calqué ;
dont les lettres en relief ont permis à une femme aveugle de
la lire avec ses doigts et ensuite de la prononcer tout haut , et
(1) Quatre vol . in- 12 , fig . Prix : 8 fr. , et 11 fr . par la poste .
A Paris, chez Dents , libraire ; et chez le Normant.
MAI 1806. 429
de la faire répéter en coeur à toute la salle. Le syllabaire , la lecture
, le calcul , la géographie , l'imprimerie des aveugles ont
été tour-à-tour exposés à la curiosité publique , et ont obtenu
des applaudissemens mérités. S. A. R. a daigné témoigner sa
satisfaction à M. Heïlman , qui reste définitivement chargé de
tout ce qui regarde l'admission des sujets dans cet établissement
confié à ses soins.
-M. Millin , membre de l'Institut , etc. , professeur d'archæologie
, a commencé , le jeudi 29 mai 1806 , un Cours
public et gratuit d'Antiquités. Il traitera de l'Histoire des Arts
chez les différens peuples de l'antiquité , d'après les monumens
dont il exposera les originaux , les empreintes ou les
gravures. Ce Cours aura lieu les mardi , jeudi et samedi de
chaque semaine , à deux heures précises , dans la salle au fond
de la grande cour de la Bibliothèque impériale , rue de la
Loi.
-M. de Lamarck , membre de l'Institut et de la Légion
d'honneur , professeur au Muséum d'histoire naturelle , commencera
le mardi 3 juin un Cours de Zoologie , relatif aux
animaux sans vertèbres . Comme les objets dont il traitera
sont extrêmement nombreux , il insistera particulièrement sur
les rapports entre ces objets , sur leur distribution la plus conforme
à ces rapports , sur le perfectionnement gradué de l'organisation
des animaux , considéré dans ceux qui composent
les diverses classes des invertébrés ; en un mot , sur la philosophie
de cette partie . de l'histoire de la nature . Ce cours
aura lieu les mardi , jeudi et samedi de chaque semaine , à
midi , dans la galerie supérieure du Muséum & histoire naturelle.
MODES du 25 mai.
Les chapeaux de paille jaune sont presque tous ornés d'un ruban blanc
fort large. Les bouts des rubans ne s'éfilent plus . Au lieu d'entailler la
paille blanche , pour y introduire du ruban , on la décond tout -à - fait par
bandes , et on l'applique sur un fond de tafietas. Dans quelques magasins
on fait usage de parquets en sparterie . On voit sur le bord de quelques
capotes de perkale , un tulle dentelé ; sur le bord de quelques autres , un
demi-voile ; mais communément elles sont sans garniture et sans accessoire.
Il n'est pas rare que des pointes de lilas ou de muguet sur nontent
un bouquet de roses . Les roses à la mode sont des roses des quatre saisons ,
et non de grosses roses ; et le lilas est du lilas blanc. Outre ces fleurs ,
on porte des boules de neige , des renoncules , et , avec des épis couleur
paille , des coquelicots et des bleuets .
NOUVELLES POLITIQUES.
Berlin , 17 mai.
La réponse que M. le major de Bronikowky , aide- decamp
du roi , a rapportée du quartier-général suédois , le
410 MERCURE DE FRANCE ,
noisseurs , ont admiré franchement ces tableaux : ces mêmes
hommes ont vu aussi les chefs- d'oeuvre dont Raphaël décora
les chambres du Vatican ; en les voyant ils furent saisis de
ravissement , et quand ils le disent , ils ne croient pas faire un
acte de modestie.
Après cette observation de M. Reynolds , on ne s'attend pas
à la résolution qu'il prit et au succès qu'elle eut. Comme
les élèves les plus ineptes , quand il rencontroit des tableaux
célèbres , il feignoit l'admiration qu'il n'éprouvoit pas ; et ce
qui est bien singulier , c'est que cette méthode lui réussit au
point que , << en peu de temps , il sentit se développer en lui
» un goût nouveau et des perceptions nouvelles. » Dans la
suite , il érigea en principe cette habitude qu'il s'étoit faite .
On trouve dans un de ses discours , que le plus sûr moyen de
se pénétrer des beautés répandues dans les ouvrages des
grands peintres , c'est de s'imaginer qu'on les admire beaucoup
: le sentiment , dit-il , vient ensuite. J'ajouterois que s'il
ne vient pas , on se persuade qu'il est venu ; et pour
le commun
des connoisseurs comme pour le commun des artistes ,
c'est à-peu-près la même chose.
Il y a , dans ce principe de M. Reynolds , quelque chose
qui me feroit penser que peut-être il n'étoit point né avec
ces dispositions brillantes que son biographe lui accorde pour
la peinture , et qu'il dût à l'art et au travail ses plus grands
succès . J'en trouve une autre preuve dans la manière pénible
dont il étudioit , et jusque dans les efforts estimables qu'il fit
pour dérober aux grands maîtres quelques-uns de leurs secrets .
Par exemple , il acheta , il gratta , il détruisit plusieurs tableaux
de l'école flamande , uniquement pour tâcher de decouvrir
le mystère de ce coloris qui les distingue de tous les autres.
Ce moyen n'étoit peut-être pas le meilleur ; c'étoit vouloir
lire dans la poussière d'un vieux marbre l'inscription qu'il
avoit contenue. D'ailleurs , quand M. Reynolds seroit parvenu
à forcer ces chefs - d'oeuvre expirans sous sa main de lui répondre
, et de lui révéler leurs secrets , en seroit-il devenu un plus
grand peintre ? O Raphaël , ô Poussin , et vous sur - tout , ô
Michel-Ange , est-ce par d'aussi froides recherches que vous
MAI 1806 . 411
vous exerciez à produire ces chefs - d'oeuvre que , de toutes les
extrémités de la terre , on court admirer dans les villes que Vous
en avez enrichies ! Avouons- le , les méthodes de M. Reynolds
ne paroissent pas être celles du génie : dans ses principes ,
dans ses études et dans ses discours si brillans , on ne voit
jamais que de l'art ; partout on sent le travail qui cherche à
vaincre la nature. Convenons aussi que , pour cette fois , l'art
et le travail obtinrent un triomphe complet.
Cependant M. Reynolds avoit déjà vingt-six ans lorsqu'il
fit le voyage d'Italie , et il en avoit plus de trente lorsque , de
retour en Angleterre , il commença à se faire connoître par
ún portrait de l'amiral Keppel . Ce portrait attira sur lui l'attention
publique , et il ne cessa de la soutenir par de nouveaux
ouvrages. Dès ce moment sa patrie crut avoir retrouvé en lui
un autre Van-Dick ; et , comme il arrive presque toujours dans
ce pays , sa fortune s'accrut bientôt avec sa réputation .
En général , l'Angleterre n'est pas le pays des beaux-arts ;
ils n'y sont pas indigènes ; ils n'y croissent , comme des plantes
étrangères , qu'en serre chaude et au moyen de beaucoup
d'engrais. Heureusement ce pays réunit au climat et à l'air
de la Béotie , toutes les richesses de l'ancienne Perse. Si on ne
voit pas à Londres , comme dans l'ancienne Persépolis , des
arbres d'or, on peut au moins dire que l'or y fait prospérer
les beaux arbres : témoin Van-Dyck , qui , né en Flandres , fit
en Angleterre ses tableaux les plus estimés ; témoin encore
M. Reynolds , qui , bien inférieur à Van-Dyck sous le rapport
du talent , aura toujours aux yeux des Anglais le grand mérite
d'être né parmi eux , et , aux yeux des autres peuples , celui
d'avoir vaincu à force d'art la nature , et d'être devenu , par
le travail et de bonnes études , un des premiers peintres du
second rang.
Ajoutons qu'il ne fut pas seulement un artiste estimable ,
il fut aussi un homme de beaucoup d'esprit , et qui réunissoit
chez lui la meilleure société de Londres. Ses succès , sa forfune
, sa réputation , lui avoient créé dans sa patrie comme
une sorte de magistrature sur tous les gens de talent , et il ne
s'en servoit que pour les encourager. Elu président de la
412 MERCURE DE FRANCE ,
société royale de peinture , en 1768 , presqu'en même temps
qu'elle fut formée ; nommé ensuite , quinze ans après , premier
peintre du roi d'Angleterre , il s'éteignit en 1792 , âgé
de soixante-dix ans , au milieu de ses amis , qui étoient tous
ses admirateurs. Ils donnèrent à sa perte des larmes qui paroissent
sincères ; et l'Angleterre rendit à ses cendres tous les
honneurs qu'au défaut de la justice la vanité nationale ne pouvoit
manquer de lui accorder.
Depuis son retour d'Italie , il étoit affligé d'une extrême
surdité ; « mais , ajoute son historien , il parvint à jouir de
» la société de ses amis avec beaucoup defacilité, au moyen
» d'un cornet. » Cette facilité est , comme on voit , à l'usage
de tout le monde. L'extrême bonhomie du biographe qui a
fait cette observation , m'a paru digne d'être notée. Pour moi ,
j'aime mieux faire remarquer qu'au milieu de toutes les privations
qui rendent la vie pénible , M. Reynolds parut toujours
heureux. En 1789, sa vue s'étoit déjà tellement affoiblie ,
qu'il crut devoir renoncer à l'exercice de son art : quelques
années après , il perdit entièrement l'usage d'un de ses yeux ,
ét tout-à-coup il fut menacé de perdre l'autre. Ainsi le voilà
entièrement sourd , et sur le point de devenir entièrement
aveugle ; c'est-à-dire , de se voir , pour ainsi dire , séparé de
toute société humaine : et il étoit heureux ! Disons- le encore:
c'est qu'il eut toute sa vie des vertus , des amis , de l'aisance ,
tout ce qui adoucit le caractère et dispose à la patience. Des
vertus sur-tout ! Il vient un temps où ce n'est guère que sur
elles qu'il faut compter. On ne sauroit trop répéter qu'elles
sont l'ornement de la jeunesse , et un besoin pour l'âge avancé ;
besoin impérieux , auquel il faut avoir dès long-temps pourvu.
Celles qu'on acquiert dans la dernière extrémité de la vie ,
peuvent calmer la crainte et servir à consoler la douleur ;
mais elles n'ôtent ni à l'une ni à l'autre sa pointe déchirante : il
n'y a que les vertus déjà vieilles qui puissent rendre heureux
les vieillards .
Voilà quel fut M. Reynolds dans sa vie privée et dans ses
études toujours bon , toujours enthousiaste de son art , toujours
également estimable par ses vertus et par ses travaux. Si
MAI 1806. 413
ぜ
j'osois maintenant juger ses succès , et assigner le rang qui
lui est dû comme peintre , je dirois que , trop jaloux de faire
sentir dans ses portraits les talens , les vertus , les défauts de
ses modèles , il les a quelquefois trop chargés , et que , dans
ses tableaux même , on peut lui reprocher d'avoir fait trop
d'efforts pour caractériser ses personnages. De là vient qu'on
les admire toujours , et que souvent ils ne plaisent pas.
Ajouterai-je que , voulant faire son propre portrait , il s'est
peint avec de grandes bésicles ? Il faut bien le dire , puisque
son traducteur a fait graver ce portrait pour le placer au
devant de son premier volume. Au moyen de quoi la première
chose qu'on rencontre en l'ouvrant , c'est une large
figure offusquée de deux verres , et telle qu'on n'en vit jamais
dans un livre sérieux . On seroit fâché dans un pays
l'on auroit encore quelque sentiment du vrai goût , un artiste,
digne de ce nom , se fut permis une pareille caricature ; mais
en Angleterre cela paroît excusable.
que ,
où
Je ne crois pas que pour juger des talens de M. Reynolds ,
et des progrès qu'il faisoit chaque année dans son art , un
Français eût imaginé le moyen que le biographe anglais a
employé pour cela. Je trouve dans la Vie de ce peintre ,
qu'en 1755 on lui payoit , pour un portrait de trois quarts ,
"douze guinées ; qu'en 1758 , on lui en donnoit vingt ; en 1760 ,
vingt-cinq ; et en 1781 , cinquante. Jamais il ne put s'élever
au- dessus de ce dernier prix. Pour un portrait à demi-corps ,
on lui donnoit cent guinées ; et pour un portrait en pied ,
deux cents. Il ne faut pas oublier que Van-Dyck ne reçut ,
en 1632 , que vingt-cinq livres sterlings pour le portrait en
pied de Charles I. Ainsi nous voilà , grace au biographe ,
en état d'apprécier à une guinée près les progrès successifs
de M. Reynolds. On peut encore se convaincre , par cette
espèce de table , qu'il ne faut souvent que l'espace d'un siècle
pour mettre une différence assez grande entre les valeurs d'un
même mérite , si tant est que M. Reynolds ait eu le même.
mérite que Van-Dyck.... Ce calcul est vraiment digne du
pays où il faut payer pour entrer dans l'Académie et visiter
ses tableaux , où les frais de cette Académie ne sont supportés
que par cette espèce de tribut qu'on a imposé au public , où
414 MERCURE DE FRANCE ,
enfin on juge aussi des progrès que fait cette Académie par
l'augmentation annuelle de ce tribut.
Il me seroit difficile d'apprécier le mérite de M. Reynolds
en sa qualité d'écrivain , parce que je n'ai pas sous les yeux
l'ouvrage original. Il me semble que ses discours annoncent
un homme qui a beaucoup vu et beaucoup réfléchi , et qu'ils
font autant d'honneur à son esprit , que ses tableaux en font
à son talent ; mais ils ont cela de commun avec tous les ouvrages
anglais , qu'ils manquent de méthode , et par ce défaut ils
échappent à l'analyse . Souvent l'auteur y répète ce qu'il a
déjà dit , et quelquefois ce qu'on avoit dit mille fois avant
lui. Il prétend , dans un de ses discours , que l'étude est l'art
d'employer l'esprit des autres : cette pensée est au moins
ingénieuse ; et M. Reynolds et M. Reynolds en prouveroit la justesse mieux que
personne , et beaucoup mieux qu'il ne croyoit. Enfin , je ne
puis me dispenser d'ajouter qu'après un long raisonnement ,
formé de réflexions qui paroissent sages , et appuyé sur des
observations qui paroissent bien faites , il lui arrive souvent
de n'avoir démontré qu'un paradoxe , ou d'avoir trouvé la
raison d'un fait qui n'est pas vrai.
Par exemple , il démontre fort bien que le fameux groupe
du Laocoon seroit moins beau , si l'ame du père y paroissoif
plus occupée par le sentiment du malheur de son fils , que
par ses propres souffrances. « Il n'est guère possible , dit-il ,
» de s'imaginer qu'une nuance aussi fine et aussi délicate soit
» du ressort de la sculpture ..... Comme l'attitude générale
» d'une statue se présente aux yeux d'une manière bien plus
» frappante que les traits du visage , c'est dans cette attitude
>> qu'on doit principalement chercher l'expression ou le carac
» tère. Patuit in corpore vultus. Et , à cet égard , la sculpture
» ne differe pas beaucoup de la danse , où l'attention du spec-
» tateur est principalement occupée de l'attitude et des mou-
» vemens du danseur………… .. La tête est une si petite partie ,
>> relativement à l'effet de toute la figure en général , que les
» anciens sculpteurs ont négligé de donner aux traits de la
» physionomie la moindre expression , pas même l'expression
» générale des passions , etc. , etc. » Cela est très-bien raisonné
maintenant il resteroit à démontrer que le sentiment
MAI 1806 : 415
de la tendresse paternelle n'est point exprimé sur le visage de
Laocoon ; c'est même ce qu'il falloit . examiner , avant de
prouver si bien qu'il ne devoit pas l'être . Ce qu'il y a de sûr,
de bons connoisseurs croient l'y trouver.
à ce
c'est que
Ailleurs
, M. Reynolds
désapprouve
le célèbre
Timanthe
,
pour
avoir
, dans
son tableau
du Sacrifice
d'Iphigénie
, voilé
le visage
d'Agamemnon
. Il prétend
que si la douleur
d'un
père
étoit
, en pareille
occasion
, difficile
à exprimer
, il auroit
mieux
valu
surmonter
la difficulté
que de l'éluder
; et ,
sujet
, il cite M. Falconnet
, qui est du même
avis. Selon
ce
dernier
auteur
, « un peintre
qui
représente
Agamemnon
>> voilé
paroît
aussi
ridicule
que le seroit
un poète
qui , dans
» une situation
pathétique
, diroit
, pour
se tirer
d'affaire
,
>>
les sentimens
de son
personnage
sont au
que
dessus
de
» toute
expression
, »
-
Où en sommes-nous , bon Dieu ! Vous verrez que ces peintres
aussi voudront réformer les langues. Ce sont des espèces
de muets qui ont leur langage particulier , qu'ils voudront
aussi faire prévaloir sur le langage commun ; et je ne désespère
pas de les voir quelque jour nous conseiller de parler en
peinture , attendu que , de toutes les manières de se faire
entendre , la peinture est assurément la plus naturelle . Máis
sont-ils sourds , sont-ils aveugles ? Et n'ont- ils jamais ni lu ,
ni entendu un poète ou un orateur employer , et avec raison
et par nécessité , et parce que c'étoient les mots propres , ceux
d'ineffable et d'inexprimable ? Que ferons -nous, dans toutes les
langues , de ces expressions qui ont paru jusqu'à présent si énergiques
, si , sans se rendre ridicule , on ne peut plus en faire usage?
J'excuse M. Reynolds , parce qu'il est Anglais , et qu'il est
par conséquent dispensé d'avoir un goût bien pur ; mais
M. Falconnet auroit dû se souvenir que Racine a fait la même
faute qu'il reproche à Timanthe ;
Le triste Agamemnon , qui n'ose l'avouer,
Pour détourner ses yeux des meurtres qu'il présage,
Ou pour cacher ses pleurs , s'est voilé le visage.
Ainsi nous n'avons qu'à laisser fire les peintres , et nous
serons désormais obligés de compter Racine , le grand Racine ,
parmi les poètes ridicules !
416 MERCURE DE FRANCE ,
Je proposerois ensuite à M. Reynolds et à M. Falconnet
d'examiner ( c'est par- là encore qu'il falloit commencer ) , si
le peintre grec a pu se dispenser de voiler le visage d'Agamemnon
: car, si Timanthe a imaginé de lui-même toutes les
circonstances du sacrifice d'Iphigénie , alors , qu'on lui dise ce
qu'il devoit faire pour faire mieux , même au hasard de se
tromper ; mais s'il n'a voulu que représenter ce qui est raconté
dans la tragédie d'Euripide , s'il n'a fait qu'un portrait , alors
il étoit rigoureusement obligé de peindre Agamemnon voilé ,
puisque c'est ainsi qu'Euripide le représente. C'est justement
Timanthe a voulu faire , et ce qu'il a fait.
ce que
Il me semble qu'il y a dans les discours de M. Reynolds une
troisième erreur, qui a été pour lui le principe de plusieurs
autres. Par exemple , s'il croit que , sans avoir fait une étude
profonde de la peinture , on ne peut , ni en bien juger, ni
même être vivement ému par un beau tableau , c'est que
déjà il s'étoit persuadé que la peinture la plus parfaite ne
contient que des beautés de convention , et que le plus beau
tableau est tellement un résultat de l'art , qu'il n'est jamais ,
ni ne doit être une imitation réelle de la nature. Il assure
enfin que l'objet d'un peintre n'est pas de représenter les
objets tels qu'ils sont , mais tels qu'on est convenu de les
peindre ; et que la perfection de son art ne consiste point à
nous faire une illusion complète , mais à suivre le mieux qu'il
peut certaines règles , et à mettre en usage certains procédés, au
moyen desquels il nous dispose à imaginer sur la toile autre
chose que ce qu'il y a mis. M. Reynolds revient souvent à ce
paradoxe : on peut dire qu'il l'a , en quelque sorte , répandu
dans tous ses discours.
Lorsqu'il veut le prouver , il fonde toujours ses raisonnemens
sur des comparaisons qu'il fait de son art à ceux du
peintre et du musicien. Mais on pourroit lui répondre ,
d'abord , qu'une comparaison est une foible preuve ; et ensuite
si le peintre et le musicien ne sont pas des imitateurs
bien fidèles de la nature , on n'en peut rien conclure contre
le peintre. Je dis contre , car il me semble que ce seroit dépouiller
la peinture de tous ses avantages que de la réduire
que
2
417
MAI 1806.
SEINE
n'être qu'un art de convention. Je conviens qu'en effet l
danse et le chant n'ont , pour imiter la nature , que des moyens
faux ; des attitudes forcées , des chants modulés , en de ce
qui existe. Pour n'en pas rire , il faut être accoutumé a les
voir employer. Personne , que je sache , n'a jans gehante
pour exprimer sa douleur véritable , et on n'a pas encore vu
des hommes , animés d'une passion vive , chercherous la
faire sentir par un pas de deux. Cependant la danse et
sique sont des imitations de la nature ( puisque ce sont de
beaux-arts ) , mais des imitations fardées , dans lesquelles il
seroit permis de ne pas reconnoître l'original . De sorte qu'en
leur accordant l'avantage d'imiter , on est en même temps.
obligé de reconnoître qu'elles prêtent à ce qu'elles imitent
des ornemens que la nature ne lui donna jamais.
731
5
Il n'en est pas de même de la peinture . Quand le peintre
embellit , c'est qu'il veut le faire , et , dans ce cas même , il ne
prête à son objet que des ornemens dont la nature toute seule
auroit pu l'enrichir. Du reste , son intention est de nous
peindre réellement l'objet qu'il a sous les yeux ou dans son
imagination ; et s'il ne parvient que difficilement à nous faire
une illusion complète , c'est qu'il n'a pour l'exprimer qu'un
des langages de la nature , je veux dire celui des couleurs.
Mais il n'est pas moins vrai que le chef-d'oeuvre de son art
seroit de nous tromper au point de nous faire croire que les
objets qu'il a peints sur la toile sont réellement présens à nos
yeux , et que si on n'exige pas de lui cette perfection , c'est
qu'il n'a pour y arriver que des moyens imparfaits.
Je ne finirai point sans faire remarquer que M. Reynolds
n'oublia jamais le respect qu'il devoit à ces hommes célèbres ,
qui sont dans l'histoire de la peinture ce que sont Homère et
Virgile dans celle de la poésie. Tous ses discours sont pleins
de son admiration pour Raphaël et pour Michel -Ange : sans
cesse il recommande d'étudier les chefs- d'oeuvre des anciens .
Grand exemple pour tous les artistes , et qu'on aime à voir
donner par un homme célèbre , que ses talens , ses succès , sa
réputation auroient autorisé , si on pouvoit l'être , à se donner
lui-même pour modèle.
GUAIRARD.
D d
418 MERCURE
DE FRANCE
,
1
DE LA VRAIE ET DE LA FAUSSE PHILOSOPHIE ,
CHEZ LES GRECS ET LES ROMAINS.
DANS tous les siècles , la vraie philosophie a été modeste
grave , désintéressée , paisible et religieuse ; dans tous les
siècles , la fausse philosophie a été orgueilleuse , légère , intrigante,
vénale , turbulente et impie. Nous allons développer
ces deux vérités historiques.
Le desir de connoître les lois morales de l'univers , et de
s'approcher par la pensée d'un Etre - Suprême , nulle part
visible et présent partout , voilà ce qui fut originairement
appelé parmi les Grecs , philosophie , ou étude de la sagesse.
« Philosopher , disoit Pythagore , c'est se former autant que
» possible d'après l'image de Dieu ( 1 ) . » « Le sage , disoit
» Zénon , porte Dieu dans son coeur ( 2) . » « La destination de
» l'être raisonnable , s'écrie Epictète , c'est de louer Dieu à
» toute heure , en tout lieu , dans toutes ses actions et dans
» toutes ses pensées (3) . » Une semblable philosophie rappe→
loit à l'homme sa foiblesse et le néant des choses terrestres
aussi la philosophie , selon Platon , n'est qu'une longue médi- '
tation de la mort , un apprentissage de l'art de mourir , un
essai continuel de dégager l'ame de la prison du corps (4).
Mais , d'un autre côté , cette philosophie si modeste , si religieuse,
élève notre ame au-dessus de ce point , dans l'univers ,
que nous nommons la terre ; « elle nous transforme en des
» voyageurs célestes qui parcourent librement l'immensité ,
» se mêlent parmi les choeurs des astres , voient le soleil sous
» leurs pieds , et se rapprochent de Dieu même en contem-
» plant sa puissance régulatrice et conservatrice. Quel voyage
>> sublime ! quel spectacle pompeux ! quel rêve plein de
» vérité ! (5) »
(1) Themist. orat . I. Sen. ep . 48.
(a) Laert. in Zen.
(3 ) Arrien. lib . I. dies 16.
(4) Plat. in Phad. Plut . de plac . phi'os . Apul. de philos.
(5) Max. Tyr. Dise . VI . Sen. ep. 65 .
MAI 1806.
419
"
("
Cette philosophie parle-t-elle aux peuples ? « A sa voix
» s'élèvent les cités , à sa voix des sauvages épars se rassem-
» blent en société ; c'est elle qui leur enseigne à former les
» noeuds du bon voisinage , du mariage , d'une langue et d'une
» écriture communes. Ensuite, cette mère des vertus humaines
» leur dicte des lois , elle fonde des institutions , elle forme
>> les moeurs , elle donne de la tranquillité à la vie , et dépouille
» la mort même de ses terreurs (6). >> -La philosophie
s'adresse-t-elle aux particuliers ? « Elle ne cherche point à
» éblouir par un faux éclat les yeux de la multitude ; elle ne
» s'abaisse point jusqu'à devenir un passe- temps et un hochet
» des oisifs. Non : elle règle notre ame ; elle se place comme
>> au timon de notre vie , et nous conduit sains et saufs à tra-
» vers l'orage et les écueils ; elle nous apprend à respecter
» dans les Dieux nos maîtres , à chérir dans les hommes nos
» frères. Amie de la tranquillité , elle est l'amie de l'ordre
» politique . Elle nous découvre le vrai rapport des choses
» divines et humaines. La piété , la justice , la pureté du
» coeur , toutes les vertus l'accompagnent , se serrent autour
» d'elle , et lui forment un inséparable cortége ( 7) . »
"
"
15
"
C'est uniquement de cette philosophie que les sages anciens
et même plusieurs pères de l'Eglise ont dit , « qu'elle étoit un
» présent des cieux , qu'elle étoit précieuse devant Dieu , et
» qu'elle conduisoit à lui (8) . » C'est à cette philosophie religieuse
que se rapportoient les mystères ou cultes secrets , les
initiations et les allégories les plus pures de la mythologie
C'est son souffle divin qui inspira les Homère , les Eschyle ,
les Pindare.
Mais à côté des justes éloges de la vraie et ancienne philosophie
, les anciens nous ont laissé un tableau de cette science
funeste qui , au moyen d'un arrangement subtil de quelques
vains mots , enlève à la vertu ses appuis , au vice son frein , aux
états leur seule base solide , et à l'univers entier son créateur et
(6) Cic. Tuscul . V. etc. , etc.
(7) Sen. ep. 16. ep . 90 , etc.
20
(8) Clem . Alex. ad Tryph. Lact. Instit . lib . V. сар . 1. Hieron. de
Doctr. Christ, lib, II . Aug. de Civit . lib. XI. cap . 14 , etc.
D d 2
420
MERCURE DE FRANCE ;
son conservateur ! Ce n'est pas Tertullien qui a le premier
attaqué ces sophistes qui tiennent « boutique de sagesse , » et
qui, « pour un vil intérêt , sont prêts à tout prouver et à tout
» réfuter (9). » Ce n'est pas saint Jérôme qui a le premier
peint un faux philosophe comme « un animal orgueilleux ,
» avide des applaudissemens de la multitude ( 10). » Ce n'est
pas chez les seuls pères d'Eglise ( 11 ) que l'on trouve des lamentations
sur cette métaphysique subtile et obscure qui veut
tout ébranler , tout embrouiller, et qui , très- occupée de bagatelles
, néglige les connoissances les plus salutaires et les
plus sublimes.
YIAS
Non ! C'est déjà dans le siècle de la philosophie naissante
qu'un Pythagore s'écria : « Qu'elle est vaine , cette philo-
>> sophie qui par tous ses discours ne calme aucune de nos
>> passions ! C'est un remède qui ne guérit aucune maladie. » ( 12 )
Plainte trop souvent répétée , regrets inutiles ! Ecoutons
Sénèque et Dion , qui étoient eux-mêmes philosophes. « Les
>> professeurs de philosophie , après avoir changé la plus noble
» des sciences en un métier vénal , enseignèrent plutôt l'art
» de disputer que l'art de bien vivre , cherchèrent plus à faire
>> briller leur esprit qu'à propager la vérité , se plurent à inven-
>> ter des artifices de rhétorique et descendirent même à de
» minutieuses recherches de grammaire. » ( 13) Ces professeurs
firent le contraire de ce que Pythagore avoit fait ; il repoussa le
titre de sophos ou sage , comme appartenant à Dieu seul et
s'appela philo-sophe , c'est-à-dire qui aime , qui recherche
la sagesse ; eux au contraire se qualifièrent de sophistes , c'està-
dire , docteurs en sagesse. ( 14)
« Un sophiste , dit Cicéron , est un homme qui enseigne la
» philosophie par ostentation ou par intérêt. » — « Et quel
(9) Tert. de anim, cap 3 .
(10 ) Hieron. ep . ad Iul. "
( 11 ) Clem . Alex. V. strom. Greg. Naziaz . orat . I. de théol . Euseb.
præp . evang . lib . I. cap . 15. Lact. de irâ Dei ,, cap . 19 .
(12) Pythag. ap. Stob. serm . So. Plut, de puer . educ.
(13) Plat. in Gorg . Arist. de soph . elench . Sen. epist . 88 , 108 , etc.
'Dion . Chrysost. de schemate phi os . , etc.
(14) Voycz , sur ce mot , Vossius , de rhet . nat . p. 5 , 9-
MAI 1806. 421
» 'cst aujourd'hui le philosophe , dit-il , dans un autre endroit ,
» qui ne considère sa science plutôt comme un moyen de
>> briller que comme une règle pour sa propre vie ? » ( 15) Un
siècle avant Cicéron , le sénat avoit chassé de Rome indistinctement
tous ces faux sages sous le nom de philosophes et de
rhéteurs. ( 16 ) Mais la résistance d'un Caton ne put retarder ,
que de quelques années le triomphe des systèmes philosophiques
dont la Grèce fournissoit de si nombreux apôtres , et
qui trouvoient des intelligences dans les ames corrompues et
efféminées des grands et des riches citoyens de Rome.
. Ce qui en même temps corrompoit la philosophie et la
rendoit plus populaire , c'étoit principalement l'application
que les sophistes en faisoient à l'éloquence judiciaire . L'art
de faire des phrases devint indispensable dans des villes ,
comme Rome et Athènes , où régnoient au dernier point la
fourbe , l'intrigue et l'injustice , favorisées par la multiplicité
des lois et par la forme populaire des tribunaux. Déjà du temps
d'Aristophane , les sophistes enseignoient l'art de rendre les
mauvaises causes bonnes; ( 17 ) dans la fameuse comédie des
Nuées , un bourgeois d'Athènes ne veut étudier la philosophie
que pour apprendre comment éluder le paiement de ses dettes.
La scène dans laquelle Aristophane représente l'Injustice prouvant
dans un beau discours sa supériorité sur la Justice, et à
force de sophismes fermant la bouche à celle- ci ; cette scène
si bizarre et si spirituelle , a été réalisée à Athènes même , par
le sophiste Thrasymaque , qui se déclara publiquement défenseur
de l'injustice , et qui se rendit pourtant justice à luimême
, en se pendant. ( 18)
La philosophie d'Epicure et d'Aristippe trouva nécessairement
des sectateurs intéressés parmi tous ces avocats qui ,
pour parler avec Sénèque ,
Lonoient au plus offrant leur verbeuse colère ( 19) .
( 15 ) Cie. Acad . quest . lib. III . cap. 66. Tuscul . lib . II . cap . 9 .
( 16) Le décret est rapporté par Svétone , lib. de clar. rhet. cap. 1.
(17) Aristoph. in Nub. v. 112. v . 411. , etc. , etc ..
(18) Max. Tyr. diss . 7. Juv. sat . VII. v, 201 .
( 19) Herc. Fur . v. 175. « Iras et verba locat. »
3
423 MERCURE
DE FRANCE
,
6· Les satires d'Horáce et de Perse nous prouvent assez que la´
noblesse romaine , sous les Césars , avançoit d'un pas égal dans
la corruption de ses moeurs et dans son engouement pour la
philosophie grecque. Sextius , qui vouloit rappeler son siècle
dépravé à l'austere philosophie d'un Pythagore , ne trouva
que peu de sectateurs et aucun successeur. ( 20)
Enfin la philosophie devint le hochet des femmes. « Plusieurs
dames , dit Lucien , regardent aujourd'hui l'étude
» de la philosophie et de la poésie comme un nouveau moyen
» de coquetterie........ Pendant leur toilette , elles prêtent
» l'oreille aux leçons que leur donne un professeur de philo-
» sophie...... Il arrive qu'elles interrompent ce cours de mo-
» rale pour répondre aux billets doux qu'une esclave leur
» apporte...... » Nous regrettons de ne pas pouvoir citer tout
ce que Lucien raconte du philosophe Thesmopolis , attaché
au service d'une dame très- coquette et très- riche , qui , en
allant à la campagne , fit mettre sur la même voiture son nain ,
son philosophe et sa chienne favorite. Rien de plus drôle que
de voir la chienne jouant avec la vénérable barbe du philosophie
; mais celui-ci disoit : « Madame ne devoit pas s'en
» facher , puisque la petite bête avoit l'attention de né jamais
» troubler par le moindre aboiement ses discours sur la
» vertu . » ( 21 )
Voilà jusqu'où étoient descendus les successeurs de ce fier
Zenon qui refusa les présens des rois. Seroit- ce peut-être le
Sort naturel des sciences de s'avilir en se répandant ? Disons
plutôt que la philosophie avoit perdu sa dignité du moment
qu'elle oublia son origine céleste et son but religieux.
;
Cette philosophie que les vrais sages , les législateurs , les
hommes d'état , les poètes détestoient d'une voix unanime
portoit en Grèce et à Rome les mêmes caractères qu'elle a
(20 ) Sen. nat . quest . lib. VII. сәр . 32.
1
"
( 1 ) ncie de mercede cond. J'aurois pu citer une foule de traits non
moins ridicules , que le même auteur a con -ignés dans son Hermotime,
dans son Banquet , dins les Ressuscites , etc. Voyez aussi Aulugelle,
noct . attic. IX. , cap. 2. et sur le mot arétalogos ou discoureur de vérta.
Casaub. ad Suet . in Aug. cap. 74.
MAI 1806. 423
portés en France , pendant le dix-huitième siècle. Les mêmes
causes ont concouru à produire les mêmes erreurs. Aristippe ,
esprit léger et caustique , trouvoit insipide toute étude sérieuse ,
et ridiculisoit toute morale systématique ; Epicure, esprit paresseux
et matériel , ne pouvoit rien concevoir de ce qui ne tomboit
point sous les sens , et voyoit , dans de petites recherches
d'histoire naturelle , le ncc plus ultrà de la science . Aristippe
et Epicure n'ont pas eux-mêmes fondé de secte ( 22) ;
mais les germes du matérialisme qu'ils avoient prodigué dans
leurs écrits , ne fructifièrent que trop dans un sol que la
corruption et le luxe avoient préparé à les recevoir. La secte
épicurienne , sans compter un seul grand écrivain , compta
des milliers de sectateurs , et survécut à toutes les autres sectes.
Rien de plus naturel. Leur métaphysique consistoit à nier
tous les principes abstraits ; leur morale prêchoit l'oisiveté et
l'indifférence ; le but de tout leur systême étoit de s'amuser ;
l'énergie du crime et celle de la vertu leur étoient également
inconnues : une semblable secte devoit réussir dans les siècles
des Néron et des Héliogabale.
1. Aussi les deux premiers siècles de l'empire romain offrirent
aux sophistes une ample moisson , sinon de gloire , du moins
d'argent. Souvent les grands , par ostentation , les pensionnoient.
Plus souvent , ils voyageoient de ville en ville , pour
vendre de la philosophie ( 23) .
Ceux d'entr'eux qui ne possédoient pas des talens oratoires ,
étoient réduits à haranguer, dans les rues , la populace qui s'en
amusoit comme d'une sorte de tabarins.
« Comment , s'écrient Horace et Plutarque , le sage stoïcien-
» se dit le scul souverain , et les petits polissons le tirent
» par sa barbe ; il est le seul riche au monde , et pourtant il
» demande l'aumône ! Donnez-- lui quelques sous , et il vous
» résoudra aussitôt un problême (24). ».
(22) Sen. epist . 69. Laert. lib . X.
(23) Strab. géograph. lib . XIV . p . 464. de l'édition de Casaubon.
Sen. ep . 108 , etc.
(24) Plut. cont. ' stoicos. Horat. serm, lib . I. sat . 3. epist . lib . I.
ep. 1 .
4
424 MERCURE DE FRANCE ,
-
((
4
Mais , un sophiste possédoit-il le talent de bien tourner une
phrase , aussitôt la plus brillante jeunesse venoit en foule
S'asseoir sur les bancs de son école. Ce modeste nom désignoit
une espèce d'Athénée , ou boutique de science et de philosophic.
La Grèce , l'Asie - Mineure , l'Italie , la Gaule et l'Espagne
en étoient remplies. «< Partout , dit Maxime , retentis-
>> soit le bruit des combats philosophiques ; partout on
>> entendoit siffler sophiste contre sophiste ; tout étoit plein
» de paroles et vuide de vertus ( 25). » Ces écoles devinrent le
rendez vous , et même le domicile de tous les oisifs de la
ville (26) : «< Vrais piliers de ces salons littéraires , les badauds
» négligeoient leurs parens , leurs devoirs et leur état , pour
>> apprendre l'art d'arranger un syllogisme , ou d'exposer une
>> hypothèse (27 ). » Le professeur, bien éloigné de penser avec
les anciens sages « que la vraie philosophie redoute et dédaigne
» l'approbation de la multitude ( 28) , » évaluoit son propre
mérite sur le nombre des oisifs qui l'écoutoient , et qui admiroient
moins encore ses discours miellés que la coupe toutà-
fait philosophique de son habit , de ses cheveux et de sa
barbe (29). Dans ces ateliers de philosophic , comme Cicéron
les appelle , « il régnoit un bruit semblable à celui des théâtres ;
» le professeur , sans rougir , sollicitoit les acclamations ; sou-
» vent les mains qui l'applaudissoient , sembloient menacer
» son visage , et on les voyoit souvent se grouper au-dessus
» de sa tête (30). »
*
་
Dans ce tableau , cent fois retracé par Sénèque , Dion et
autres , nous reconnoissons aisément l'image de tous les faux
philosophes de tous les siècles : ce sont les mêmes motifs bas
et ignobles , les mêmes vues étroites et personnelles , le même
système de menées et d'intrigues ; le style même des faux
(25) Max. Tyr. diss . 16.
(26) Sen. ep. 103. Iuv. Mart. et Pers. en plusieurs endroits .
(27) Arrian. diss . lib . III . cap . 24.
(28) Id . lib . I. cap . 29. lib . II . cap . 17 ,
(29) Id . lib . III . cap . 23. lib . IV . cap. 8.
(30) Cic . de leg. lib . I. cap. 27. Sen. epist. 52. Dion Chrysostóme
passim .
MAI 1806 . 425
philosophes a été caractérisé par les anciens. « La dialectique
» avec ses discours minutieux et embrouillés est l'ennemie
» de la grande et franche éloquence (31 ) . Les dialecticiens
>> recherchent un style plutôt amusant que persuasif ; ils
>> aiment les comparaisons et les antithèses (32 ). Grands faiseurs
» de petites objections , odieux et obscurs interprètes de tout
» écrit , à force de vouloir paroître fins et modérés , ils tombent
» dans une niaiserie sans bornes ( 33 ) . En général , l'esprit de
>> la métaphysique est contraire à l'esprit de grandes choses.
» Un génie élevé , jeté dans ces recherches ténébreuses , s'y
>> trouve à l'étroit , se retrécit et s'affoiblit (34). »
Mais la funeste influence d'une fausse philosophie s'étendoit
sur des objets plus importans que l'éloquence et la poésie .
« Xercès avoit brûlé les temples , Epicure effaça la religion
» dans les coeurs mêmes , dit Cicéron. » Cet illustre consul
répète dans tous ses ouvrages que la religion publique fut
une des bases de la grandeur romaine. (35) Or , cette base
s'écroula sous les coups redoublés que lui porta l'incrédulité
philosophique « de là , dit Horace , le relâchement de
» tous les liens domestiques ; de là , la profanation du mariage ;
» de cette source , féconde en crimes , tous les maux se sont
» précipités sur la nation et sur l'état ; c'est par l'oubli des
>>> Dieux que l'Italie s'est attiré tant de calamités. » ( 36) Eh ,
qui pourroit douter que les sophistes , en obscurcissant par
leurs disputes toutes les notions morales , n'aient contribué
faire disparoître de l'empire romain la justice , sans laquelle
- l'art de gouverner n'est qu'un brigandage en grand (37 ) ; et
que , par leurs systèmes tour-à- tour trop relâchés ou trop
rigides , ils n'aient effacé jusqu'au souvenir de ces maximes
simples , pures et salutaires que plusieurs anciens philo-
(31 ) Cic . de Orat . lib . II . cap. 86 .
(32) Id . Orat. cap . 35.
(33) Aut. ad Herenn . lib. I. cap . 49 .
(34) Sen. ep . 48 et 49.
(35) Cic . de leg. lib . II. de nat . deor. lib. I. orat , de harusp . resp .
(36) Hor. lib . III . od . 5 .
(37) Aug. de civit. lib . IV.
426 MERCURE DE FRANCE ,
sophes et législateurs avoient consacrées et grayées dans les
coeurs ? L'habitude de tout mettre en discussion , ne pouvoit
que multiplier le nombre de ces beaux raisonneurs ,
incapables d'agir. Homines ignavá operá , philosophá
sententiá , comme disoit le vieux Pacuvius . Les témoignages
ne manquent pas pour prouver que très-souvent l'habit grossier,
la longue barbe et l'air sérieux d'un stoïcien ne servoient
de masque à une vie crapuleuse et aux vices les plus
infâmes. (38) Ecoutons un vrai philosophe :
1
« Quand est- ce , dit Plutarque (39), que les hommes vivront
» comme les bêtes les plus sauvages et les plus insociables ?
» Ce ne sera pas quand ils n'auront plus de lois ; mais quand
> ils n'auront plus ces grands principes qui sont le fondement
» et l'appui des lois ; ce sera quand on invitera l'homme à la
» volupté et qu'on niera la providence des Dieux. Ce sont ces
» hommes qui ont besoin de lois , ceux qui regardent ces véri-
» tès comine des fables , qui mettent leur bonheur dans leur
» ventre et dans les autres plaisirs grossiers. C'est pour ceux-là
- » qu'il faut des chaînes , des verges , des rois armés du glaive ,
» pour empêcher des hommes sans frein et sans Dieu de
» dévorer leurs semblables. Le bel oracle que nous a prononcé
» Métrodore , disciple d'Epicure , quand il nous a appris que
tout ce que l'esprit et la raison avoient jamais inventé de
» bien , se rapportoit essentiellement au corps et à ses plaisirs!
» Les bêtes brutes qui n'ont de voix et de cri que pour assouvir
» leur ventré et leurs desirs brutaux , expriment - elles d'autres
» sentimens , quand on les entend hennir ou mugir ? »
La philosophie moderne veut -elle recouvrer l'estime
publique ? Veut -elle expier les crimes qu'elle a fait commettre
? Veut-elle se mettre en harmonié avec les moeurs et la
religion ? Qu'elle retourne d'abord aux principes établis par
les plus grands philosophes de l'antiquité . Persuadés des imperfections
inhérentes à toute philosophie purement humaine ,
(38) Voyez , entr'autre , Dion Chrysostome , dans le discours qu'i
prononça à Alexandrie. uv. sat . III , ete.
(39) Plut. adv. Colǝt.
MAI 1806 .
427
-
ses sages ont cherché à donner à leur morale une sorte de sanction
divine. Lorsque les stoïciens , après Zenon , disoient que
le but de toute la vraie philosophie étoit de « vivre conformé-
» ment à la nature , » ils entendoient par le mot nature , un
étre intelligent , éternel , qui embrasse , remplit et conserve
l'univers , c'est-à- dire , comme Saint- Clément d'Alexandrie l'a
observé , « qu'ils désignoient Dieu sous le nom de la nature ou
» de l'Etre par excellence . » (40) Ainsi , les stoïciens les plus
purs ont pu dire : « Quel est le but de notre philosophie ?
» C'est de suivre Dieu . << Et qu'est-ce que de suivre Dieu ?
» C'est soumettre notre intelligence à l'intelligence qui gou-
>> verne l'univers. » (41 ) « Je ne veux, dit encore Epictète , que
» ce que Dieu veut. Qu'il me conduise comme il lui plaira ;
» qu'il me place où il voudra ; j'obéirai à ses ordres en le
>> louant devant les hommes. » (42) « Obéir à Dieu , dit Sénèque,
» c'est la vraie liberté , c'est la vraie grandeur d'ame. » (43)
Quelques stoïciens ont établi comme but de leur philosophie
cette maxime « Il faut vivre conformément à notre propre
» essence. » Et qu'est-ce que notre être , notre ame , selon les
stoïciens ? « Une étincelle de la Divinité , un esprit céleste , Dieu
» dans nous. Etre en harmonie avec son ame , c'est donc être
>> en harmonie avec Dieu. » (44 ) Pythagore , Platon , Socrate
ont parlé dans le même sens : tous ces vrais sages ont cherché
à donner à leur philosophie un but non-seulement moral ,
mais religieux. Par but ( finis ) ils entendoient le dernier principe
d'où tout découle , et qui lui - même ne découle de rien.
« Sans butfixe , disent les plus estimés d'entr'eux , toute phi-
» losophie est non-seulement inutile , mais nuisible. »
༥
༥
$
MALTE - BRUN.
(40 ) B. Clem . Alex.Strom . lib. II . Cic. de nat . Deor. Sen, de benef.
lib. IV. cap. 7. quæst . nat. lib. II . cap. 45. Lact. inst . lib. II. cap. 7.
(41) Arr. diss. Epict. lib. I. cap . 20. lib . II. cap. 2.
(42) Ibid. lib. II. cap. 16. lib. III. cap. 7.
(43) Sen. de vitâ beatâ , cap . 15. epist. 107.
(44) Diog. in Jen. Cic. somn. scip. Sen. de beatà vitâ, cap. 32. epist.
31. 41. 82. Arr. diss . Epict. lib. I. cap. 14.
428 MERCURE DE FRANCE ;
VARIÉTÉ S.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES.
CETTE semaine a été entièrement stérile en nouveautés
dramatiques et littéraires , à moins qu'on ne veuille donner
ce nom aux mélodrames des boulevarts et à un nouveau
roman de M. Ducray-Duminil , intitulé : Jules , ou le Toit
paternel (1).
- Nous avons annoncé dans le dernier numéro du Mercure
que la nouvelle pièce de M. Picard , intitulée : Un Jeu de la
Fortune, ou les Marionnettes , avoit eté représentée à S. Cloud
le 22 de ce mois. S. M. I. a daigné faire écrire , par un de
MM. les préfets du palais , à l'auteur, pour lui témoigner
qu'elle a été satisfaite de son nouvel ouvrage. S. M. a ajouté à
cette marque de bienveillance l'envoi d'une boîte d'or, ornée
de son chiffre , avec une somme de six mille francs . S. M. ,
également satisfaite de la manière dont Vigny a joué le rôle
de Mathurin , dans la même pièce , a fait aussi remettre à cet
acteur une somme de trois mille francs.
-
- Dans l'audience de dimanche dernier, 25 mai , à Saint-
Cloud , M. Marcel , directeur-général de l'imprimerie impériale
, et membre de la Légion d'Honneur , présenté par
S. Exc. le grand-juge ministre de la justice , a eu l'honneur
d'offrir à 8. M. I. et R. un exemplaire de l'édition originale ,
et seule officielle , du Code de Procédure civile , imprimé
format in-4° sur peau de vélin, et magnifiquement relié en
velours blanc , et orné de broderies en or, représentant les
armes de l'Empire.
Samedi dernier, il y a eu nne séance publique au Musée
des Aveugles , de la rue Sainte- Avoie , c'est la première qui ait
eu lieu depuis le départ de M. Haüy pour la Russie , où il va
fonder une école pareille à celle qu'il a établie en France.
M. Heïlman , son élève et son successeur, a ouvert la séance
par l'éloge de son maître. Le prince de Bavière , qui honoroit
cet exercice de sa présence , écrivit cette phrase : Vive
l'Empereur. M. Heilman la trancrivit sur un papier calqué ,
dont les lettres en relief ont permis à une femme aveugle de
la lire avec ses doigts et ensuite de la prononcer tout haut , et
(1) Quatre vol . in- 12 , fig . Prix : 8 fr. , et 11 fr. par la poste .
A Paris, chez Dentu , libraire ; et chez le Normant.
MAI 1806.
429
de la faire répéter en coeur à toute la salle. Le syllabaire , la lecture
, le calcul , la géographie , l'imprimerie des aveugles ont
été tour-à-tour exposés à la curiosité publique , et ont obtenu
des applaudissemens mérités. S. A. R. a daigné témoigner sa
satisfaction à M. Heilman , qui reste définitivement chargé de
tout ce qui regarde l'admission des sujets dans cet établissement
confié à ses soins.
- M. Millin , membre de l'Institut , etc. , professeur d'archæologie
, a commencé , le jeudi 29 mai 1806 , un Cours
public et gratuit d'Antiquités. Il traitera de l'Histoire des Arts
chez les différens peuples de l'antiquité , d'après les monumens
dont il exposera les originaux , les empreintes ou les
gravures. Ce Cours aura lieu les mardi , jeudi et samedi de
chaque semaine , à deux heures précises , dans la salle au fond
de la grande cour de la Bibliothèque impériale , rue de la
Loi.
-M. de Lamarck , membre de l'Institut et de la Légion
d'honneur , professeur au Muséum d'histoire naturelle , commencera
le mardi 3 juin un Cours de Zoologie ,
relatif aux
animaux sans vertèbres . Comme les objets dont il traitera
sont extrêmement nombreux , il insistera particulièrement sur
les rapports entre ces objets , sur leur distribution la plus conforme
à ces rapports , sur le perfectionnement gradué de l'organisation
des animaux , considéré dans ceux qui composent
les diverses classes des invertébrés ; en un mot , sur la philosophie
de cette partie . de l'histoire de la nature . Ce cours
aura lieu les mardi , jeudi et samedi de chaque semaine , à
midi , dans la galerie supérieure du Muséum d histoire naturelle.
MODES du 25 mai.
Les chapeaux de paille jaune sont presque tous ornés d'un ruban blanc
fort large. Les bouts des rubans ne s'éfilent plus . Au lieu d'entailler la
paille blanche , pour y introduire du ruban , on la décond tout -à - fait par
bandes , et on l'applique sur un fond de tafietas. Dans quelques magasins
on fait usage de parquets en sparterie . On voit sur le bord de quelques
capotes de perkale , un tulle dentelé ; sur le bord de quelques autres , un
demi-voile ; mais communément elles sont sans garniture et sans accessoire.
Il n'est pas rare que des pointes de lilas ou de muguet surinontent
un bouquet de roses . Les roses à la mode sont des roses des quatre saisons ,
et non de grosses roses ; et le lilas est du lilas blanc. Outre ces fleurs ,
on porte des boules de neige , des renoncules , et , avec des épis couleur
paille , des coquelicots et des bleuets.
NOUVELLES POLITIQUES.
Berlin , 17 mai.
La réponse que M. le major de Bronikowky , aide- decamp
du roi , a rapportée du quartier-général suédois , le
426 MERCURE DE FRANCE ,
2
sophes et législateurs avoient consacrées et gravées dans les
coeurs ? L'habitude de tout mettre en discussion , ne . pouvoit
que multiplier le nombre de ces beaux raisonneurs ,
incapables d'agir. Homines ignavá operá philosophá
sententiá , comme disoit le vieux Pacuvius. Les témoignages
ne manquent pas pour prouver que très- souvent l'habit grossier
, la longue barbe et l'air sérieux d'un stoïcien ne servoient
de masque à une vie crapuleuse et aux vices les plus
infâmes. (38) Ecoutons un vrai philosophe :
« Quand est- ce , dit Plutarque (39), que les hommes vivront
» comme les bêtes les plus sauvages et les plus insociables ?
» Ce ne sera pas quand ils n'auront plus de lois ; mais quand
> ils n'auront plus ces grands principes qui sont le fondement
» et l'appui des lois ; ce sera quand on invitera l'homme à la
» volupté et qu'on niera la providence des Dieux. Ce sont ces
hommes qui ont besoin de lois , ceux qui regardent ces véri-
» tès comine des fables , qui mettent leur bonheur dans leur
>> ventre et dans les autres plaisirs grossiers. C'est pour ceux-là
» qu'il faut des chaînes , des verges , des rois armés du glaive ,
» pour empêcher des hommes sans frein et sans Dieu de
» dévorer leurs semblables. Le bel oracle que nous a prononcé
» Métrodore , disciple d'Epicure , quand il nous a appris que
tout ce que l'esprit et la raison avoient jamais inventé de
» bien, serapportoit essentiellement au corps et à ses plaisirs!
» Les bêtes brutes qui n'ont de voix et de cri que pour assouvir
» leur ventré et leurs desirs brutaux , expriment -elles d'autres
» sentimens , quand on les entend hennir ou mugir ? »
La philosophie moderne veut- elle recouvrer l'estime
publique ? Veut-elle expier les crimes qu'elle a fait commettre
? Veut- elle se mettre en harmonié avec les moeurs et la
religion ? Qu'elle retourne d'abord aux principes établis par
les plus grands philosophes de l'antiquité. Persuadés des imperfections
inhérentes à toute philosophie purement humaine ,
(38) Voyez , entr'autre , Dion Chrysostome , dans le discours qu'il
prononça à Alexandrie , uv, sat . III , ete.
(39) Plut. adv. Colst.
MAI 1806.
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-
"
un
ses sages ont cherché à donner à leur morale une sorte de sanction
divine. Lorsque les stoïciens , après Zenon , disoient que
le but de toute la vraie philosophie étoit de « vivre conformé
» ment à la nature , » ils entendoient le mot nature
par
étre intelligent , éternel , qui embrasse , remplit et conserve
l'univers , c'est-à- dire , comme Saint- Clément d'Alexandrie l'a
observé , « qu'ils désignoient Dieu sous le nom de la nature ou
» de l'Etre par excellence. » (40 ) Ainsi , les stoïciens les plus
purs ont pu dire : « Quel est le but de notre philosophie ?
>> C'est de suivre Dieu . « Et qu'est- ce que de suivre Dieu ?
» C'est soumettre notre intelligence à l'intelligence qui gou-
>> verne l'univers. » (41 ) « Je ne veux , dit encore Epictète , que
» ce que Dieu veut. Qu'il me conduise comme il lui plaira ;
» qu'il me place où il voudra ; j'obéirai à ses ordres en le
>> louant devant les hommes. » (42 )« Obéir à Dieu, dit Sénèque,
>> c'est la vraie liberté , c'est la vraie grandeur d'ame. » ( 43)
Quelques stoïciens ont établi comme but de leur philosophie
celte maxime : « Il faut vivre conformément à notre propre
» essence. » Et qu'est- ce que notre être , notre ame , selon les
stoïciens ? « Une étincelle de la Divinité, un esprit céleste , Dieu
» dans nous. Etre en harmonie avec son ame , c'est donc être
>> en harmonie avec Dieu. » (44) Pythagore , Platon , Socrate
ont parlé dans le même sens : tous ces vrais sages ont cherché
à donner à leur philosophie un but non-seulement moral
mais religieux. Par but (finis ) ils entendoient le dernier principe
d'où tout découle , et qui lui - même ne découle de rien.
« Sans butfixe , disent les plus estimés d'entr'eux , toute phi-
» losophie est non-seulement inutile , mais nuisible. »
MALTE- BRUN.
(40) B. Clem. Alex. Strom . lib. II. Cic. de nat. Deor. Sen, de benef.
lib. IV. cap. 7. quæst . nat. lib. II. cap. 45. Lact. inst . lib. II. cap. 7 .
(41) Arr. diss. Epict. lib. I. cap. 20. lib. II . cap.2.
(42) Ibid. lib. II. cap . 16. lib . III. cap . 7.
· (43 ) Sen. de vitâ beatâ , cap . 15. epist. 107 .
(44) Diog. in Jen. Cic. somn. scip . Sen. de beatà vitâ , cap. 32. epist .
31. 41. 82. Arr. diss. Epict. lib . I. cap. 14.
428 MERCURE DE FRANCE ;
VARIÉTÉ S.
LITTÉRATURE SCIENCES , ARTS , SPECTACLES .
CETTE semaine a été entièrement stérile en nouveautés
dramatiques et littéraires , à moins qu'on ne veuille donner
ce nom aux mélodrames des boulevarts et à un nouveau
roman de M. Ducray-Duminil , intitulé : Jules , ou le Toit
paternel (1).
-
Nous avons annoncé dans le dernier numéro du Mercure
que la nouvelle pièce de M. Picard , intitulée : Un Jeu de la
Fortune, ou les Marionnettes, avoit eté représentée à S. Cloud
le 22 de ce mois. S. M. I. a daigné faire écrire , par un de
MM. les préfets du palais , à l'auteur, pour lui témoigner
qu'elle a été satisfaite de son nouvel ouvrage. S. M. a ajouté à
cette marque. de bienveillance l'envoi d'une boîte d'or, ornée
de son chiffre , avec une somme de six mille francs . S. M. ,
également satisfaite de la manière dont Vigny a joué le rôle
de Mathurin , dans la même pièce , a fait aussi remettre à cet
acteur une somme de trois mille francs.
- Dans l'audience de dimanche dernier, 25 mai , à Saint-
Cloud , M. Marcel , directeur-général de l'imprimerie impériale
, et membre de la Légion d'Honneur , présenté par
S. Exc. le grand-juge ministre de la justice , a eu l'honneur
d'offrir à 8. M. I. et R. un exemplaire de l'édition originale ,
et seule officielle , du Code de Procédure civile , imprimé
format in-4° sur peau de vélin , et magnifiquement relié en
velours blanc , et orné de broderies en or, représentant les
armes de l'Empire.
Samedi dernier, il y a eu nne séance publique au Musée
des Aveugles , de la rue Sainte-Avoie , c'est la première qui ait
eu lieu depuis le départ de M. Haüy pour la Russie , où il va
fonder une école pareille à celle qu'il a établie en France.
M. Heilman , son élève et son successeur, a ouvert la séance
par l'éloge de son maître. Le prince de Bavière , qui honoroit
cet exercice de sa présence , écrivit cette phrase : Vive
l'Empereur. M. Heilman la trancrivit sur un papier calqué ,
dont les lettres en relief ont permis à une femme aveugle de
la lire avec ses doigts et ensuite de la prononcer tout haut , et
(1 ) Quatre vol . in- 12 , fig . Prix : 8 fr. , et 11 fr. par la poste .
A Paris, chez Dents , libraire; et chez le Normant.
MAI 1806.
429
de la faire répéter en coeur à toute la salle . Le syllabaire , la lecture
, le calcul , la géographie , l'imprimerie des aveugles ont
été tour-à-tour exposés à la curiosité publique , et ont obtenu
des applaudissemens mérités. S. A. R. a daigné témoigner sa
satisfaction à M. Heilman , qui reste définitivement chargé de
tout ce qui regarde l'admission des sujets dans cet établissement
confié à ses soins.
-
M. Millin , membre de l'Institut , etc. , professeur d'archæologie
, a commencé , le jeudi 29 mai 1806 , un Cours
public et gratuit d'Antiquités. Il traitera de l'Histoire des Arts
chez les différens peuples de l'antiquité , d'après les monumens
dont il exposera les originaux , les empreintes ou les
gravures. Ce Cours aura lieu les mardi , jeudi et samedi de
chaque semaine , à deux heures précises , dans la salle au fond
de la grande cour de la Bibliothèque impériale , rue de la
Loi.
-M. de Lamarck , membre de l'Institut et de la Légion
d'honneur , professeur au Muséum d'histoire naturelle , commencera
le mardi 3 juin un Cours de Zoologie , relatif aux
animaux sans vertèbres . Comme les objets dont il traitera
sont extrêmement nombreux , il insistera particulièrement sur
les
rapports entre ces objets , sur leur distribution la plus conforme
à ces rapports , sur le perfectionnement gradué de l'organisation
des animaux , considéré dans ceux qui composent
les diverses classes des invertébrés ; en un mot , sur la philosophie
de cette partie de l'histoire de la nature . Ce cours
aura lieu les mardi , jeudi et samedi de chaque semaine , à
midi , dans la galerie supérieure du Muséum d histoire naturelle.
MODES du 25 mai.
un
Les chapeaux de paille jaune sont presque tous ornés d'un ruban blanc
fort large. Les bouts des rubans ne s'éfilent plus . Au lieu d'entailler la
paille blanche , pour y introduire du ruban , on la décond tout -à - fait par
bandes , et on l'applique sur un fond de taffetas. Dans quelques magasins
on fait usage de parquets en sparterie . On voit sur le bord de quelques
capotes de perkale , un tulle dentelé ; sur le bord de quelques autres ,
demi-voile ; mais communément elles sont sans garniture et sans accessoire.
Il n'est pas rare que des pointes de lilas ou de muguet sur content
un bouquet de roses. Les roses à la mode sont des roses des quatre saisons ,
et non de grosses roses ; et le lilas est du lilas blanc. Outre ces fleurs ,
on porte des boules de neige , des renoncules , et , avec des épis couleur
paille , des coquelicots et des bleuets .
NOUVELLES POLITIQUES.
Berlin , 17 mai.
La réponse que M. le major de Bronikowky , aide- decamp
du roi , a rapportée du quartier-général suédois , le
430 MERCURE DE FRANCE ,
14 de ce mois , ne donne aucune espérance de voir la paix se
rétablir entre les deux Etats.
Notre garnison vient de recevoir ordre à l'instant de se tenir
prête à marcher à tout moment , et on rassemble déjà les
canons sur les différentes places de la ville. (Abeille du Nord).
Naples , 18 mai.
Une escadre anglaise , croisant devant Naples , a essayé
d'enlever les îles de Procida et d'Ischia . La tentative du commandant
anglais a été inutile. Il a complettement échoué dans
son expédition .
PARIS .
Dans un conseil d'administration de la guerre , tenu mardi
dernier , S. M. a reconnu avec peine qu'il existoit beaucoup
d'inexactitude dans les Etats envoyés par les ordonnateurs au
ministre , pour établir la dépense du chauffage et éclairage
des corps-de-garde pendant les sept premiers mois de
l'exercice an 14 et 1806. Elle a prescrit une sévère vérification.
Les ordonnateurs ou commissaires des guerres qui auroient
passé en compte plus de corps-de-garde qu'il n'en
existoit effectivement , ou porté des corps- de-garde d'une
classe inférieure à une classe supérieure , seront responsables
du surcroît de dépense occasionné par leur négligence au trésor
-public.
S. M. a également reconnu dans les Etats de revue justificatifs
de la dépense d'indemnité de logement , que cette indemnité
a été accordée à des officiers à qui elle n'étoit pas due.
La police a arrêté des mendians porteurs de feuilles de route
délivrées par les commissaires des guerres. De tels abus augmentent
considérablement la dépense des transports et convois
militaires.
S. M. a remarqué dans les etats qui établissent la dépense
des lits militaires , qu'on a porté dans beaucoup d'endroits ,
ou un plus grand nombre de lits qu'il n'en existoit en effet
ou des lits hors de service , comme étant en bon état. Ainsi le
trésor public a été induit à payer , à raison de 18 fr. par an ,
des lits qui n'existent pas , ou qui sont tellement mauvais
qu'ils ne peuvent entrer dans le service. Les commissaires des
guerres qui ont signé ces états , avoient des moyens faciles de
vérification : les ordonnances et les marchés ont tout prévu :
la qualité des matelats peut être vérifiée par leur poids , qui
est réglé , les lits doivent être comptés , etc. C'est ainsi que
cette dépense est devenue très -considérable , par la négligence
de ceux qui sont institués pour réprimer les abus. Une prompte
vérification a été ordonnée.
MAI 1806. 43D
S. M. étant dans l'intention de se faire rendre compte de
tous les détails de l'administration de la guerre , elle connoîtra
łe zèle des commissaires , des ordonnateurs , et inspecteurs aux
revues , à l'exactitude qu'ils apporteront à veiller à tous les
services et à assurer l'exécution des lois et des réglemens .
L'intention de S. M. étant que les réquisitions faites dans
les départemens du Rhin et dans celui de la Sarre , à l'époque
du passage de la Grande-Armée , soient promptement et entiérement
acquittées , elle a ordonné que des auditeurs fussent
envoyés dans ces départemens , pour recueillir les plaintes.
Elle a vu avec mécontentement que la compagnie Mayer
Marx, qui étoit chargée des fourrages dans cet arrondissement
, et qui a reçu le double du montant de ce service n'ait
pas payé les réquisitions qu'elle a faites.
A ces conseils d'administration que S. M. a ténus fréquemment
depuis son retour , elle a fait appeler non- seulement les
ministres et les conseillers d'état , mais même les chefs des divisions
des ministères. Elle recompensera ceux de ces chefs de
division qui montreront un zèle actif pour le bien et l'écono→
mie de service ; mais elle n'accordera point sa confiance à ceux
qui , ne sentant pas les véritables devoirs et la sorte de dignité
de leurs fonctions , se contentent de compter des pièces et
d'additionner des états , sans chercher par la comparaison des
diverses parties du service et des états antérieurs , si le service
justifié en apparence à été réellement fait . Dans un Empire
où l'armée est aussi considérable , il est très- important que
depuis les employés , jusqu'aux ordonnateurs et aux inspecteurs
aux revues, tous portent une attention suivie au travail dont
ils sont chargés , et à tout ce qui tend à régulariser l'admi →
nistration.
S. M., dans un précédent conseil d'administration de finan
ces , avoit remarqué que les différentes classes de rentiers viagers
n'étoient pas dans la proportion indiquée par le calcul
des probabilités , et que notamment le nombre des vieillards
l'excédoit de beaucoup . S. M. s'est fait remettre le nom des
pensionnaires, et sur une première enquête qui a eu pour
objet cinquante- sept individus , on en a trouvé vingt-un dont
les rentes se payoient toujours , quoiqu'ils fussent morts depuis
plusieurs années.
Les municipalités ne sauroient porter trop de surveillance
et d'attention dans la délivrance des certificats de vie ; elles
éviteroient ainsi des pertes multipliées à l'Etat. Les individus
qui , en se mettant à la place de pensionnaires qui n'existent
plus , volent le trésor public , seront sévèrement recherchés.
-Le général Molitor, commandant les troupes françaises
en Dalmatie , rend compte au vice- roi d'Italie , que le 29 avril
432 MERCURE DE FRANCE ,
un vaisseau et plusieurs bricks russes , commandés par l'amiral
Biely , se présentèrent dans la rade de l'isle de Lesina où
commandoit le capitaine Guyard , du 23° régiment de ligne ,
avee un demi- bataillon de ce régiment. 52.
er
Le 29 et le 30 , l'escadre russe fit feu de tous ses bâtimens ,
et dans la nuit du 1 ° . au 2 mai , elle opéra son débarque- →→
ment sous la protection d'une grêle de boulets et d'un grand
nombre de chaloupes armées. Le capitaine Guyard qui avait
eu le temps de faire ses dispositions , laissa avancer les 800
Russes jusqu'à l'église grecque de Sainte- Veneranda , où il
s'étoit retranché . Alors , à la tête de sa troupe , il tomba à la
bayonnette sur les Russes ( ils étoient 800 et les Français n'étoient
que 500 ) , les culbuta , les mena battant jusqu'à la mer,
leur tua 45 hommes , en blessa 60 et fit 186 prisonniers , dont
un capitaine , deux lieutenans et trois enseignes . Le lieutenant
de grenadiers Duchesne , le capitaine Hudoux , le grenadier
Charreau et le sergent des voltigeurs , Poislane , voyant que
les Russes songeoient à se rembarquer , se sont jetés dans une
chaloupe russe , en même- temps que l'ennemi , et s'en sont
emparés , ainsi que des soldats qui venoient d'y entrer.
Le général Molitor , qui étoit à Spalatro , avoit fait renforcer
la garnison des isles. Les Russes sont restés encore deux
jours à la rade de Lesina ; mais dans cet intervalle , des pièces
de canon étant arrivées du convoi de Venise ( car les isles
avoient été désarmées par les Autrichiens ) , on les fit tirer sur
l'ennemi , et le 7 mai les Russes levèrent l'ancre et disparurent.
Pendant ces jours d'action , une frégate russe , avec quelques
troupes de débarquement, se présenta à l'isle de Bra. Les ha
bitans sonnèrent le tocsin , prirent les armes et se joignirent
à la garnison française , et les Russes n'oserent débarquer, Les
habitans de la Dalmatie montrèrent beaucoup de zele , de
courage et le plus grand attachement.
L'Empereur a fait chef de bataillon le capitaine Guyard
et a nommé le grenadier Charreau membre de la Legion
d'honneur.
Le général Molitor s'est rendu dans l'isle de Lesina , et a
témoigné sa satisfaction aux soldats du bataillon .
Les convois d'artillerie étant arrivés , on a commencé à ar➡
mer les côtes et les isles .
M. Petiet , intendant- général de la grande armée , grandofficier
de la légion d'honneur , et nommé, par un décret
récent de S. M. , membre du sénat conservateur , est mort le
25 mai à minuit. Le lendemain , après avoir été présenté à
l'église des missions étrangères , son corps a été porté et déposé
au Panthéon avec les cérémonies et la pompe usitées.
(No. CCLV. )
DEP
( SAMEDI 7 JUIN 1806 )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
ÉPITRE
A M. DE SAINT - VICTOR ,
Sur son poëme du Voyage du Poète.
AIMABLE voyageur, dont la Muse facile
En naissant nous rappelle et Tibulle et Delille ,
O toi , dont les accens ont enchanté mon coeur,
Permets que je dépose aux pieds de leur auteur
Le tribut mérité de ma reconnoissance .
De tes accords divins j'ai senti l'influence :
Tes chants pleins de douceur m'ont appris à chanter,
Et déjà je te suis ; mais si j'ose tenter
D'être un jour ton rival , sois d'abord mon modèle :
Fais rejaillir sur moi quelque víve étincelle
De ce génie heureux , qui semble dans tes vers ,
Sans quitter l'Hélicon , parcourir l'univers .
Sur-tout enseigne-moi l'art brillant de décrire ;
Cet art embellit tout , et par lui tout respire :
Il colore la rose , agrandit les forêts ,
Rafraîchit les ruisseaux , parfume les bosquets ,
Fait croître la Liane , et dans l'air élancée ,
Nous la fait voir encor moliement ba'ancée ( 1 ) .
( 1) Voyez la description du désert dans le poëme de M. de Saint-Victor,
1.')
tiba
E e
434 MERCURE#7 DE FRANCE ;
Dans tes vers il captive et le coeur et l'esprit ,
Fait qu'on pleure avec toi , qu'avec toi l'on sourit ;
Qu'on redoute les mers et les vents et l'orage ,
Ou bien que l'on s'endort sous un riant bocage.
Soit qu'il excite enfin la joie ou la pitié ,
Partout cet art nous plaît , par ta Muse employé .
C'est encore par lui que ton heureux génie
Nous montre tour- à- tour la Grèce , l'Italie ,
Sur les restes brisés des tombeaux des Césars ,
Fait flotter de la croix les divins étendards ;
Fait succéder à Rome une Rome immortelle ,
Fait regretter l'ancienne , adorer la nouvelle ;
Et sachant tour-à- tour émouvoir , consoler,
Essuie en souriant les pleurs qu'il fait couler .
Combien j'en verse , hélas , quand ta voix gémissante
Soupire en vers touchans l'histoire attendrissante
Du brave la Peyrouse ! Inquiet , agité ,
Avec toi je le suis par les vents emporté ;
J'interroge les cieux , j'interroge la terre ,
Je le demande enfin à la nature entière ;
Et partout le nature , à mes cris superflus ,
Répond en gémissant : « La Peyrouse n'est plus ! »
Ah ! détournons les yeux de ces tristes images ;
Voguons vers d'autres bords , voguons vers ces rivages
Où ta Muse en passant , répandant quelques fleurs ,
De deux tendres amans nous redit les malheurs ,
Et nous transporte aux lieux qu'habita Virginie.
"Mais c'est dans le désert sur- tout que ton génie
M'étonne et m'attendrit : là , tu charmes mon coeur;
Traducteur éloquent d'un éloquent auteur,
Du chantre d'Atala le langage sublime
A passé dans tes vers ; et ce n'est qu'à la rime
Qu'on s'aperçoit enfin que tu parles pour lui .
Cette flatteuse erreur marque , dès aujourd'hui ,
Le haut rang qu'Apollon te destine au Parnasse :
Près de Châteaubriand , il a choisi ta place.
Là, tel qu'un rejeton par sa mère abrité ,
Tu seras désormais assis à son côté.
Admirant , imitant cette plume éloquente ,
Tu puiseras des vers dans sa prose touchante ,
Et diras , en goûtant un bien que tu lui dois ,
Qu'être heureux près de lui , c'est être heureux deux fois !
Quand, déjà couronné des lauriers de la Gloire ,
JUIN 1806.
235
Tu goûtes le bonheur au temple de Mémoire,
Et jouis des succès dus à ton Voyageur,
Dois-je te rappeler l'aimable précurseur
Qui dès-lors annonçoit un poète à la France ?
Il ne nous trompoit point ; et la douce Espérance, ( 1 )
Dans tes vers ranimée , ainsi que dans nos coeurs ,
Sembloit promettre encor de beaux jours aux neuf Soeurs.
Déjà depuis long-temps l'auteur de la Chartreuse,
Celui de l'Art d' Aimer, et la troupe joyeuse
Des Piron, des Favart , dormoient sur l'Hélicon ;
Le Dieu même des Ris , l'aimable Anacréon
N'avoit pu résister aux charmes léthargiques
Que répandoient partout nos vers philosophiques ,
Et préféroit encore un ennuyeux repos
A l'ennui bien plus grand d'écouter tant de sots. (2 )
Ce fut après dix ans de deuil et de silence ,
Que ta Muse un beau jour enfanta l'Espérance.
A la voix , à l'aspect de cette Déité ,
Chaque auteur endormi se réveille enchanté .
On la porte en triomphe au sommet du Parnasse
Apollon lui sourit , chaque Muse l'embrasse ;
L'une admire sa grace, et l'autre son esprit ;
De son nom et du tien l'Hélicon retentit.
Et les neuf Soeurs enfin , dans une douce ivresse ,
Attendent les trésors que promet ta Déesse.
Ils ont déjà paru ces trésors annoncés :
Apollon en jouit, tes voeux sont exaucés ;
Et ta voix, qui jadis célébroit l'Espérance ,
Chantera désormais la douce Jouissance .
Mais moi , dont rien encor n'annonce les talens ,
Qui n'ose qu'en tremblant hasarder quelques chants,
Je ne vis que d'espoir : c'est l'espoir que j'implore ; «
C'est lui dont le sourire embellit mon aurore.
Près de toi sur le Pinde il me montre un laurier ;
Peut-être qu'à ce Dieu j'ai tort de me fier;
Mais puisque l'homme enfin ne vit que de mensonges ,
Heureux encor celui qu'abusent d'heureux songes ,
Et qui , jusqu'au tombeau d'un vain espoir flatté,
(1 ) Nom du premier poëme de M. de Saint- Victor.
( 2 ) Lorsque l'Espérance parut , nous n'avions pas encore la Pitié, la
Printemps d'un Proscrit, la Gastronomie, etc.; et l'on voit bien que
ees vers ne peuvent s'appliquer aux auteurs de ces charm.ns ouvrages,
E e 2
436 MERCURE DE FRANCE ;
Rêve, même en mourant , son immortalité !
C'est ainsi que séduit par cette douce image ,
Un jour j'entreprendrai l'intéressant voyage
Que tu m'as conseillé : docile à tes leçons ,
Je prendrai l'Espérance et toi pour compagnons.
J'irai dans ses secrets surprendre la nature ;
D'après toi j'essaierai d'en tracer la peinture ;
Et , riche des trésors de ce vaste univers ,
J'irai mettre à tes pieds et ma lyre et mes vers !
t
ENIGM E.
DE tous temps nécessaire ,
Et sans être de prix,
J'ai l'heureux don de plaire
Aux femmes , aux maris .
A. O. M....Y.
A moins qu'il fût malade ,'
L'homme ne pourroit pas
M'avoir en promenade ,
Ni même à maint repas.
Mais la femme , au contraire,
Peut me porter partout ;
Et, pour une grand❜mère ,
Je suis du dernier goût .
Souvent je porte plume ,
De poil je suis couvert ,
Et quand on craint le rhume ,
C'est de moi qu'on se sert .
Quoique de mince taille ,
Je me vois élevé ;
Dans plus d'une bataille
On m'a souvent trouvé.
F. BONNET ( de l'Isle. )
LOGO GRIPHE.
LONG ,
Je cause souvent la frayeur ;
Bref
Je répands partout la fraîcheur.
CHARA D E.
DANS L'Empire Français on trouve mon premier ;
En touchant mon entier , prenez garde au dernier .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Eventail.
Celui du Logogriphe est Secrétaire , où l'on trouve étre .
Celui de la Charade est Pas-sage.
९
JUIN 1806. 437
REFLEXIONS ( 1 )
Sur le Système géologique exposé dans un Voyage
à l'Isle-de- Bourbon (2).
«TOUT notre globe , dit un voyageur qui a visité
.....
il y a peu d'années l'île volcanique et encore brû-
» lante de Bourbon , tout notre globe est couvert
» des traces de grandes révolutions volcaniques ; par-
» tout il a été ébranlé par les feux souterrains...
>> C'est aux entrailles mêmes de la terre et dans le
>> noyau brûlant de notre planète , qui n'est pas encore
» consolidée , qu'existent les ateliers de Vulcain , dont
» les volcans si nombreux sur notre globe sont les
>> soupiraux élaborateurs ..... » Telles sont les expressions
du voyageur. ( Tom. 2 , pag. 228 à 319. )
Quand on se livre à d'aussi grandes exagérations ,
on ouvre un champ vaste où l'imagination peut s'exercer
de la naissent les systèmes fondés uniquement
sur des illusions et sur des conjectures.
Des idées si fort éloignées de la réalité , ont conduit
le voyageur à adopter sur l'origine de la formation
de la terre et des planètes , un système rejeté depuis
long-temps par la saine astronomie , la physique et la
géologie.
(1 ) Note du rédacteur. Nous remercions , au nom de tous
les lecteurs du Mercure, le savant illustre qni nous a adressé
ces réflexions. Les fausses doctrines , successivement bannies de
toutes les parties de la littérature , se sont reployées vers les
sciences physiques , comme dans un asile impénétrable. Qui
peut mieux que M. Deluc les chasser de ce dernier réfuge , en
démontrant que la saine physique ne les repousse pas moins
que la morale et la politique ?
(2) Voyage dans les quatre principales îles des mers d'Afrique
, fait par ordre du gouvernement pendant les années 1801
et 1802 ; par J. B. G. M. Bory de Saint-Vincent. Paris , 1804.
3
438
MERCURE DE FRANCE ,
« Ces noyaux planétaires détachés du soleil par
» le choc d'une comète , continue-t-il dans le cha-
» pitre 22 du tom. 3 , étoient pénétrés d'une exces-
» sive chaleur . La terre , l'un de ces noyaux , après
» avoir long-temps parcouru sa carrière autour du
» soleil , en ne lui présentant qu'une surface aride
» et sans vapeurs , a passé assez près de quelque comète
>> revenant de son périhélie pour attirer à elle sa che-
» velure sinistre ; les matières gazéfiées qui formoient
>> cette atmosphère quelconque se précipitèrent au-
» tour du noyau terrestre à mesure que la chaleur
qui les tenoit en expansion diminua ; alors prenant
» la situation propre à sa pesanteur , chaque subs-
» tance occupa une place marquée . L'eau tenant en
» dissolution tant de principes divers , se forma , et ,
» par sa naissance , féconda le monde en l'envelop-
» pant de toutes parts...
>>
» L'eau refroidie dut causer des fissures à l'entour
>> du noyau terrestre dont le centre étoit encore en
» incandescence ; s'étant introduite par ces fissures
» avec les principes calcaires qui s'étoient formés dans
» son sein , elle facilita une grande fusion , augmenta
» l'incendie souterrain , produisit des secousses con-
» vulsives en se dilatant , et détermina des explo-
» sions à l'aide desquelles ce que nous nommons les
» monts primitifs élevèrent leurs sommités au- dessus
» des mers.....
>> Pourquoi les granits ne seroient - ils des pas mor-
>> ceaux de ce noyau échappé du soleil ou d'une
» comète , sur lequel les animaux marins ont bâti les
>> monts secondaires ? Et les plaines qui paroissent
> descendre de la crête des chaînes primitives , auront
» été exondées lors du soulèvement de la croûte du
» globe .....
D
» Si l'élément humide diminue , comme cela n'est
» que trop probable , le grand incendie souterrain
ne doit cesser d'augmenter ; il consumera tout ,
» calcinera la terre , réduira le globe en scories , et
JUIN 1806.
439
לכ
» notre planète finira par le feu c'est le sort qu'a
éprouvé notre satellite où les volcans ont tout dé-
» truit , lorsque les mers desséchées de la lune ,
» eurent tout frappé de mort par un embrasement
» général.
>>
on concit
Ainsi d'une ile volcanique au milieu du vaste
océan , qui n'est qu'un point à la surface du globe .
et presque nul comparé à sa masse ,
l'origine et la formation de la terre et des planètes ,
le soulèvement des grandes chaînes de montagnes ,
le desséchement futur de la mer , la cessation de
toute vie sur l'astre qui éclaire nos nuits , la naissance
fortuite des êtres qui habitent la terre , et sa future destruction.
De ce point incandescent au milieu des
mers , on menace toute la demeure de l'homme , on
menace d'une destruction totale ce globe où brillent
de toutes parts les oeuvres d'une sagesse infinie !
Cependant le voyageur qui annonce ces destructions
, d'après l'existence d'une île volcanique encore
brûlante qu'il a visitée , avoit tout près de lui dans
l'Isle - de -France autrefois brûlante , et dont les feux
sont éteints , un exemple qui auroit dû changer ses
idées ; il avoit encore l'exemple d'un grand nombre
d'iles , et celui de l'ile de Sainte- Hélène où il a débarqué
, qui étoient des volcans dont les feux sont
de même éteints ; et en général celui de tous les volcans
qui ne brûlent plus depuis un temps immémorial .
Loin donc que la terre s'approche d'une destruction
totale produite par les feux souterrains , nous avons
des preuves évidentes que ces feux ne cessent pas de
diminuer ; et tout concourt à persuader que la terre
prend de jour en jour un état plus stable.
On voit par- là jusqu'où l'imagination peut s'égarer
, lorsqu'on abandonne le seul vrai guide qui
puisse nous diriger dans la connoissance des événemens
arrivés à notre globe . Livré alors à toutes
les idées fantastiques qu'elle suggère , l'homme ne se
promène que parmi les illusions.
440 MERCURE DE FRANCE ;
Le voyageur à l'île de Bourbon ne voit sur la terre
que des débris ; «< et la nature ( ce sont ses expressions )
» condamne ses créatures à ne marcher que sur ces dé-
» bris , dont tous les jours elle augmente la masse . La
» lumière , l'eau , le mouvement des élémens étran-
» gers , continue- t-il , y produisirent des êtres dont
» les dépouilles commencèrent à s'accumuler et à
» grossir le noyau attractif autour duquel étoit réuni
» tout ce qui peut concourir à donner l'existence. »
Conclusion digne du système . Sur un globe formé
par un choc du hasard , humecté par la rencontre
accidentelle de la chevelure d'une comète , tout devoit
recevoir l'existence par des combinaisons de même
nature , et s'avancer rapidement vers sa destruction.
Dans quel dédale obscur d'illusions , d'incohérences ,
d'impossibilités , n'entraîne pas le desir d'écarter l'idée
d'un DIEU créateur et conservateur de l'univers ! Eh !
d'où peut naître ce desir qui est le tombeau de tout
vrai bonheur , de toute consolation , de toute espérance
, le tombeau du sentiment le plus précieux
que l'homme puisse éprouver le contentement de
l'esprit et la paix de l'ame ?
La supposition d'où l'on est parti , que le soleil est
composé d'une matière incandescente , n'est même
fondée sur rien de réel : elle est manifestement une
très -grande erreur . Le renouvellement de ce système
pour établir encore ses conséquences sinistres , m'engage
à rappeler ici les réflexions que j'ai déjà faites
sur ce sujet ( 1 ) .
Tous les phénomènes physiques , ai - je dit , sont
contraires à cette ancienne opinion : ils démontrent
que le soleil n'est pas un globe de feu , mais de lumière ;
que la fonction de ses rayons , après celle d'éclairer
les globes dont il est l'astre vivifiant , est de s'unir à
la matière du feu que chacun d'eux contient à sa
( 1 ) Réflexions sur les Comètes , publiées dans le Journal de
Physique , cahier de germinal an X. ( Avril 1802. )
JUIN 1806. 441
surface et dans son atmosphère , et par cette union
de lui donner le degré d'action dont chacun de ces
globes a besoin ; car les rayons du soleil ne sont pas
calorifiques par eux- mêmes , ils ne sont que médiatement
cause de la chaleur. m
Par-là on se rend raison avec le sentiment de l'évidence
, comment il se peut que les planètes les plus
éloignées du soleil éprouvent autant de bienfaits de
cet astre que celles qui en sont le plus rapprochées ;
chacune d'elles renfermant en soi et dans son atmosphère
les principes de la chaleur qui lui convient ,
auxquels les rayons du soleil , à quelque éloignement
qu'il soit , donnent le développement et l'action nécessaires
à la nature et à la distance de la planète .
Ainsi , malgré la grande excentricité de l'orbite des
comètes , qui les approche et les éloigne excessivement
du soleil , elles n'éprouveront ni excès de chaleur ni
excès de froid. C'est dans leur atmosphère très- abondante
, modifiée par les rayons solaires , que résident
toutes les ressources dont elles ont besoin .
Si le soleil étoit la cause immédiate de la chaleur
qu'éprouve la terre , tout l'espace qui nous sépare de
cet astre seroit rempli de cette chaleur comme il l'est
de sa lumière ; et le fluide igné , cause de la chaleur ,
exerçant son action en tout sens , la terre en parcourant
cet espace , aucune des parties de sa surface n'éprouveroit
de froid , lors même qu'elles sont dans
l'ombre privées de la lumière solaire : ce qui eût été
contraire à l'ordre établi par la Providence , pour
l'alternative des températures et la succession des
saisons.
Ainsi s'écroule le système d'où l'on est parti et les
conséquences qu'on en a tirées : tristes conceptions
de l'auteur de cette théorie et des écoliers qui l'adoptent
!
Il est en effet remarquable que l'auteur du système
avoit conclu que la chaleur de la terre ne cesseroit
pas de diminuer , et finiroit par un froid absolu ;
442 MERCURE DE FRANCE ;
:
et le voyageur , son disciple , tire une conséquence
contraire il croit que la chaleur augmentera , calcinera
tout , et réduira la terre en scories. Ces contradictions
ne doivent point surprendre : elles sont
la suite inévitable des systèmes où l'on prend pour
base les opérations aveugles de cet être idéal qu'ils
appellent Nature , sans même examiner si elles sont
possibles. La nature , c'est les ouvrages du créateur
et les lois qu'il a établies pour leur conservation .
Cependant le voyageur avoit parcouru une assez
grande étendue de l'élément humide pour se tranquilliser
sur son desséchement ; mais croyant voir partout
des principes de destruction , plutôt que l'empreinte
d'une main bienfaisante et conservatrice , il
affirme que toute vie a cessé dans la lune par le desséchement
de ses mers et l'embrasement qui a suivi ,
et prédit à la terre le même sort , « n'étant que trop
probable , ajoute-t - il , que la mer diminue sans cesse. »
Voilà encore un de ces exemples frappans des égaremens
où l'on peut tomber quand on se livre à sa seule
imagination , en détournant ses regards de dessus les
preuves sans nombre qui annoncent avec l'éclat de
l'évidence , que la terre et l'univers sont l'ouvrage d'un
être puissant et sage. Le desséchement des mers de
la lune ( s'il y a eu des mers dans la lune ) et son embrasement
, sont des suppositions absolument gratuites
; et l'on seroit fort embarrassé de donner aucune
preuve certaine d'une diminution de nos mers , puis
que cette diminution n'existe nulle part dans toute leur
étendue .
La lune remplit la destination pour laquelle elle
fut créée. Nous voyons l'une de ces destinations , qui
ne peut être méconnue c'est celle d'éclairer nos
nuits , et de donner un mouvement régulier à nos mers
qui les empêche d'être stagnantes. Mais les deux
hémisphères de cet astre , qui ne nous en présente
qu'un seul , jouissant l'un et l'autre de la lumière du
soleil , d'autres fins qui nous sont inconnues , dignes
JUIN 1806. 443
bien sûrement de la souveraine sagesse , sont liées à
son existence .
Quand les principes religieux se détruisent au point
où ils le sont dans les opinions que je viens d'examiner ,
tous les autres sentimens suivent la même pente : c'est
un torrent qui entraîne et dénature tout . On préfère
les ténèbres à la lumière , l'impossibilité à l'évidence .
Ces égaremens de l'esprit amènent dans la société
la destruction des principes moraux ; le vice prend
bientôt la place de la vertu ; et la vertu est appelée
vice , folie même. De ce bouleversement des idées
et des principes les plus sacrés , ont procédé tous les
maux qui ont tourmenté la société et qui l'affligent
encore .
Revenons à la source unique où l'homme puisse
trouver du repos à ses pensées , et par-là même ramener
le repos dans la société , puisque c'est à cette
source seulement qu'il apprend à connoitre ses devoirs
envers Dieu , envers les autres hommes et envers luimême
.
L'histoire révélée de la création de l'univers ne nous
apprend sur l'origine des globes qui le composent
que ceci au commencement Dieu créa les cieux et
la terre. La raison la plus éclairée nous dicte de nous
en tenir là : nous ne saurons rien de plus dans cette
vie . Tous les efforts de l'imagination dans tous les
temps pour former des globes sans l'intervention
d'une cause première , intelligente , qui leur ait donné
F'existence et imprimé le mouvement , nous ont
montré seulement l'ignorance et la vanité de l'homme.
Ils n'ont donné le jour qu'à des hypothèses fantastiques
aussi diverses , aussi dissemblables qu'il y a eu
d'individus qui se sont engagés dans ce dédale de
l'imagination.
Quand enfin à force de suppositions et de combinaisons
chimériques , fruits de l'orgueil , la plus
aveugle comme la plus funeste des passions , les auteurs
de ces hypothèses ont fabriqué leurs globes
444 MERCURE DE FRANCE ,
imaginaires , ils n'en sont pas plus avancés : car il faut
donner l'existence aux couches minérales , aux êtres
organisés , plantes et animaux vivans dans l'eau et
la terre , et à l'homme doué d'intelligence . C'est
alors que les combinaisons deviennent de plus en
plus fantastiques ; elles n'ont plus de sens ce sont
les résultats de l'imagination en délire , que repousse
loin de soi tout homme qui ayant observé et étudié
les oeuvres de son créateur , fait usage de l'intelligence
qu'il lui a donnée pour les rapporter à leur véritable
origine ; car l'étude de la nature est l'étude de la
sagesse divine , manifestée dans la création.
Les cieux racontent la gloire de Dieu , s'écrie - t - il ,
et l'étendue annonce l'ouvrage de ses mains ! C'est
à sa voix que la lumière parut et éclaira l'univers ;
que les globes qui brillent dans le firmament reçurent
l'existence et furent placés dans l'ordre et l'harmonie
céleste. C'est par sa volonté que toutes les créatures
reçurent la vie, le mouvement et l'étre , que l'homme
fut doué d'intelligence et créé à son image ; et la terre
couverte de ses bienfaits et des merveilles de la création
, annonce à toute la nature sa bonté , sa puissance
et sa sagesse infinies !
L'homme qui se réjouit dans la contemplation et
l'étude des oeuvres de la création , éprouve un sentiment
plus doux lorsqu'il réfléchit aux fins qui résultent
des mouvemens des astres , que dans la seule
recherche des lois de ces mouvemens. Il voit alors
que les planètes , qui ont pour centre de leur orbite
le soleil d'où elles tirent la lumière et la vie , ne lui
présentent pas toujours le même hémisphère , mais
ont un mouvement fréquent et régulier de rotation
sur elles-mêmes , afin que chaque partie de leur surface
jouisse des bienfaits de la lumière du jour , et
du repos de la nuit ; et les petits astres qui tournent
autour d'elles , présentant successivement , en parcourant
leur petit orbite , leurs deux hémisphères au
soleil , n'ont pas besoin d'une autre rotation sur euxJUIN
1806 . 445
dont la
mêmes pour jouir des bienfaits de cet astre ,
présence glorieuse est un rayon de celle de son créateur.
Voilà deux mouvemens différens de rotation dans
les planètes et dans leurs satellites , évidemment déterminés
sur leurs besoins , d'après la position qui leur
est assignée. Les satellites qui ne tirent ni la lumière ni
la vie de leur planète , lui présentent toujours le même
hémisphère , et lui servent de fanaux pour éclairer ses nuits.
Rien dans la nature ne pouvant expliquer ces
mouvemens de rotation , absolument nécessaires , que
la volonté immédiate du créateur de toutes choses ,
celui qui réfléchit à cette merveille , jouit d'autant
plus dans sa contemplation qu'il y voit l'empreinte
de cette main toute puissante et infiniment sage.
On doit beaucoup sans doute aux hommes qui font
leur étude de la recherche des lois qui maintiennent
les astres à la place qui leur est marquée et dans leurs
mouvemens , et qui en ayant découvert une partie ,
s'arrêtent où l'intelligence humaine ne peut pénétrer ,
et reconnoissant alors que ce sont des effets de la
volonté immédiate du créateur de l'univers , en prennent
occasion de l'adorer et de célébrer toutes ses
oeuvres. De tels hommes deviennent vraiment précieux,
et sont des preuves évidentes que l'homme fut fait à
l'image de son créateur. Ils ont reconnu cette grande
vérité , que là où l'utilité cesse , les connoissances
finissent , et commence l'ignorance .
Lors donc qu'on méconnoît les bornes de l'esprit
humain , et qu'on veut les franchir pour se livrer à
des spéculations qui ne sont que des fruits de l'imagination
, il n'est aucun écart auquel on ne s'abandonne.
On prétend construire les globes qui brillent
dans l'univers avec les seules forces de la nature ; on
les combine , on les fait mouvoir d'après ses propres
conceptions ; l'impossibilité même est adoptée pour
écarter l'intervention nécessaire d'une cause première
446 MERCURE
DE FRANCE ,
sage et intelligente , qui ait donné ces forces , qui
les ait balancées et qui en ait réglé les mouvemens .
Les êtres organisés , plantes et animaux , l'organe
merveilleux de la vue qui lie l'homme à l'univers par son
intelligence , la raison même placée sur la terre pour
rendre hommage au nom de toute la nature à son
créateur , deviennent , dans l'égarement des pensées
de ces spéculateurs , des effets de combinaisons accidentelles
. De tels hommes ont été désignés depuis
bien des siècles par le Psalmiste , lorsqu'il les mettoit
en opposition avec les vérités éternelles et sublimes
qu'il célébroit dans ses hymnes et dans ses cantiques.
C'est alors qu'élevant ses pensées jusqu'à l'auteur de
l'univers , et joignant sa voix aux sons harmonieux
de sa lyre , il s'écrioit : LES CIEUX RACONTENT LA
GLOIRE DE DIEU , ET L'ÉTENDUE ANNONCE L'OUVRAGE
DE SES MAINS !
Genève , 15 mai 1806.
G. A. DELUC.
Mémoires de Mademoiselle de Montpensier , petite - fille
d'Henri IV; contenant ce qu'elle a vu et ce qui lui est arrivé
pendant les dernières années de la vie de Louis XIII , la
minorité et le règne de Louis XIV ; écrits par elle -même ,
revus , corrigés et mis en ordre par M. de Boissi : ouvrage
propre à former l'esprit des jeunes personnes , et à leur
inspirer le goût de la vertu ; portrait. Quatre volumes
in- 12. Prix : 10 fr. , et 13 fr . par la poste . A Paris , chez
Lerouge, libraire , cour du Commerce ; et chez le Normant,
imprimeur-lib. , rue des Prêtres Saint-Germain- l'Auxerrois ,
n°. 17.
CEUX qui ne voient dans l'histoire que des faits et des dates ,
ressemblent aux enfans qui n'admirent dans la musique que la
bizarrerie des caractères , sans concevoir ce qu'ils signifient.
La curiosité des uns est aussi vaine que l'amusement des autres
est puéril ; et comme les yeux seuls ne suffisent pas pour
JUIN 1806.
447
découvrir sous les notes le chant mystérieux qu'elles expriment ,
de même il faut autre chose que la sensibilité pour apercevoir
dans les événemens de l'histoire les leçons secrètes
qu'ils renferment .
On a prétendu que Mademoiselle , fille de Gaston , duc
d'Orléans , avoit été contrariée par la cour de Louis XIV dans
ses projets de mariage. On a voulu que ce fût une punition
de ce qu'elle avoit pris le parti de son père et du prince de
Condé dans la guerre de la Fronde , entreprise contre l'autorité
du cardinal Mazarin ; et il semble qu'on ait bâti cette
opinion uniquement pour justifier un bon mot de ce cardinal.
Mais ceux qui l'ont imaginée , et Voltaire qui l'a adoptée de
confiance , ont sans doute trouvé qu'il étoit plus commode
de juger sur des apparences que de descendre dans l'examen
du caractère et des passions de cette femme célèbre. Ce n'est
cependant qu'en étudiant les passions des hommes dans les
événemens de leur vie , qu'on peut en découvrir les secrets et
véritables ressorts . L'histoire de Mademoiselle offre une
étude de caractère bien plus utile et bien plus intéressante
que les intrigues politiques dans lesquelles elle a consumé sa
jeunesse , parce que ces intrigues passent avec le temps ; mais
la nature est toujours la même ; et le caractère de cette princesse
peut se reproduire dans tous les états de la société , saus
autre différence que l'étendue de la scène où il s'exerce.
Qu'on soit tourmenté dans une vie brillante et obscure ,
passions font toujours les mêmes ravages dans le coeur.
les
Mademoiselle perdit sa mère avant d'avoir pu la connoître ;
et ce fut pour elle un grand malheur. Elle l'a senti plus d'une
fois. Livrée dès son enfance à la foible autorité des gouvernantes
, tandis que son père , mécontent de la cour , erroit en
Flandre sur les traces de la veuve de Henri IV , son esprit
reçut toutes les impressions de l'orgueil , et prit le goût de
l'indépendance. Elle disoit de Mad. de Guise , sa grand'mère :
« Elle est ma grand maman de loin , elle n'est pas reine . »
Elle avoit déjà onze ans lorsque Louis XIV naquit à Saint-
Germain , le 5 septembre 1638. Elle alloit souvent le voir ;
et comme elle n'avoit point appris à modérer la familiarité
448 MERCURE DE FRANCE ,
de l'enfance , elle l'appeloit son petit mari. Le cardinal de
Richelieu qui gouvernoit alors , et qui connoissoit l'importance"
de la plus légère parole , lui fit une leçon qui la surprit beau-'
coup ; et la reine , qui vouloit avoir l'air de n'être pour rien'
dans cette réprimande , lui dit : « Il est vrai que mon fils est
» trop petit ; tu épouseras mon frère . » ( C'étoit l'Infant d'Espagne.
) Mademoiselle apprit ainsi , pour la première fois ,
qu'elle avoit des maîtres. C'est trois ans après que le comte de
Soissons , à qui elle avoit été promise par son père , fut tué à
la bataille de la Marfée , devant Sedan. Ainsi , avant qu'elle
eût atteint sa quinzième année , elle avoit été contrainte de
renoncer à sa première idée de mariage , et le premier de ses
prétendans n'existoit déjà plus.
Gaston étoit rentré à la cour sans avoir rien obtenu : c'étoit
un prince inquiet , jaloux du pouvoir , et sans capacité pour
l'exercer. Sa fille avoit bien toute sa hauteur et toute son
ambition , mais elle les soutenoit par une grande élévation de
coeur et par un esprit entreprenant , capable des plus héroïques´
résolutions ; elle étoit d'ailleurs belle , grande , et avoit un air
naturel de majesté ; elle parloit avec aisance , et son esprit
étoit cultivé : ce qui est digne de remarque ; car il est à croire
que , n'ayant jamais fait que ses volontés , il falloit que la
nature lui eût épargné toutes les peine de l'étude.
En 1650 , elle reçut publiquement les hommages du prince
de Galles , réfugié en France avec sa mère. Mademoiselle'
étoit alors dans tout l'éclat de sa beauté , chérie à la cour ; et
elle jouissoit de cinq cent mille livres de revenus , fortune
immense pour le temps. Mais un prince détrôné ne pouvoit
assez flatter son ambition ; et cette femme , qui devoit un jour
sacrifier toutes les grandeurs à son amour , préféroit alors à la'
fortune incertaine d'un jeune roi fugitif , qui l'aimoit sincèrement
, et qui méritoit d'être aimé , le titre d'impératrice a
côté d'un prince âgé qui ne la souhaitoit nullement , et qu'elle
n'étoit pas assurée de pouvoir aimer. « La pensée de l'Empire
» d'Allemagne occupoit si fort mon esprit , dit- elle , que je
>> ne regardois plus le prince de Galles que comme un objet
» de pitié. » Elle avoit fait négocier cette alliance à la cour
de
JUIN 1806.
DEPT
de Vienne; mais l'empereur avoit déjà pris des engageme Cen
pour épouser la princesse de Mantoue. Avant que l'empereur
eût perdu sa première femme , et dans le temps des premières
ouvertures qui furent faites à Mademoiselle pour épouser le
prince de Galles , elle avoit souffert qu'on fit des démarche
secrètes pour disposer son mariage avec l'archiduc Léopold
qui gouvernoit les Pays -Bas ; mais elle abandonna ce dessein
aussitôt qu'elle eût appris qu'elle pouvoit espérer un état plus
brillant auprès de l'empereur son frère. Cette espérance lui fit
donc manquer la couronne d'Angleterre , puisque le prince
de Galles rentra paisiblement dans ses états en 1660 , sous le
nom de Charles II. Mademoiselle a pu regretter quelquefois
d'avoir laissé échapper une si belle occasion de se montrer
généreuse.
Les troubles de la Fronde , qui n'étoient alors qu'assoupis ,
se réveillèrent plus vivement en 1651 et 1652 ; ils divisèrent
toute la cour , et rompirent tous les projets de mariage. Le
roi , la reine-mère et le cardinal Mazarin sortirent de Paris ;
le prince de Condé et Gaston y étoient rentrés comme en
triomphe. Mademoiselle fut envoyée par son père à Orléans ,
pour s'assurer de cette ville et des passages de la Loire . C'est
dans cette circonstance qu'elle fit voir une fermeté peu com →
mune , et une sorte d'audace qu'on n'attend guère d'une
personne de son rang, et encore moins de son sexe. Etant arrivée
au pied des remparts , elle trouva les portes fermées , et on
lui cria qu'on ne pouvoit la recevoir dans la ville , parce qu'on
craignoit le ressentiment du cardinal. La princesse , qui savoit
que le roi faisoit solliciter , dans ce même moment , l'ouver
ture de la porte qui donnoit sur le pont , de l'autre côté de la
ville , mit tout en oeuvre pour la lui faire refuser ; et après
qu'on l'eût assurée qu'on n'ouvriroit ni au roi ni à elle , afin
d'éviter de déplaire à l'un d'eux , cette nouvelle Jeanne d'Arc ,
qui n'étoit accompagnée que de quelques dames et de quelques
écuyers , se présenta aux autres portes dans l'espérance d'y
trouver des personnes qui voudroient lui être agréables ; mais
partout elle rencontra des gens qui lui répondirent sur le
même ton. Cependant, après s'être long-temps promenée inu
D d
450 MERCURE DE FRANCE ,
tilement autour de la ville , elle arriva sur le bord de la rivière
qui baigne ses murs , et elle se fit connoître à quelques bateliers
, qui furent bien étonnés de la voir à pied dans un si
modeste équipage. Lorsqu'elle les eut instruits du sujet de son
message , et qu'elle leur eut demandé leur assistance , ils lui
dirent que si elle vouloit les laisser faire et les suivre , ils
alloient à l'instant la faire entrer dans la ville ; et sur -le- champ
ils se mirent en devoir d'enfoncer une espèce de poterne qui
donnoit sur la rivière, mais qui se trouvoit fort élevée audessus
du sol. La princesse , pour les encourager , et transportée
elle-même par l'idée du succès dans une entreprise qu'on
lui avoit représentée sur toute la route comme impraticable ,
gravit avec rapidité un monticule hérissé de ronces et d'épines ,
pour se rapprocher des assiégeans , et laissa toute sa petite
suite au bas , fort étonnée de cette hardiesse , et mourant de
peur qu'il ne lui arrivât quelqu'accident. Les bateliers , animés
par cette action d'une jeune princesse de vingt - quatre
ans , belle , intrépide , et la petite-fille du grand Henri , dressent
aussitôt leurs échelles , frappent la porte avec des ma→
driers , en détachent quelques éclats , qui laissent une ouverture
informe; la princesse monte à l'échelle , sans trop faire attention
qu'il manquoit un échelon ; elle arrive , et les bateliers
l'introduisent dans la place. Ils la suivent avec sa compagnie
de dames et d'écuyers ; on la reconnoît , on l'entoure. La troupe
de la ville lui sert d'escorte ; un tambour la précède , on la
porte comme en triomphe , en criant : « Vive le roi , les
» princes , et point de Mazarin ! »> « Deux hommes me pri-
» rent , dit- elle , me mirent sur une chaise de bois ; je ne
» sais si j'étois assise dedans ou sur leurs bras , tant la joie où
» j'étois de me voir en un si plaisant état me transportoit. »
Elle donna ses ordres dans la place , et dit aux habitans qu'elle
étoit venue pour les défendre contre les troupes de Mazarin ,
ou pour périr avec eux ; et tout de suite elle informa son père
et l'armée de Condé , qui étoit dans les environs d'Orléans ,
de l'heureuse issue de son voyage.
Lorsque les troupes de Mazarin , qui étoient à Blois , se
furent retirées du côté de Paris , et que Mademoiselle eut re-›
JUIN 1806 . 450
connu que sa présence étoit inutile à Orléans , elle retourna
vers son père , qui n'avoit pas quitté la capitale ; elle passa au
travers des deux armées, après avoir demandé des passeports
à Turenne qui commandoit au nom du roi . Les généraux et
les officiers de l'armée de Condé , qui occupoient Etampes ,
lui rendirent tous les honneurs militaires qui sont dus aux
généraux en chef; et partout , sur sa route , elle reçut de la
part des amis et des ennemis toutes sortes de louanges sur sa
bravoure et sur son généreux dévouement .
Elle ne fut pas plutôt arrivée dans Paris qu'elle apprit la
malheureuse affaire d'Etampes. A peine avoit-elle passé les
derniers quartiers des troupes ennemies , que Turenne et le
maréchal d'Hocquincourt s'étoient mis en mouvement , et
avoient commencé l'attaque de ce poste, qui fut surpris et au
moment d'être emporté. Les deux faubourgs furent forcés , et
le prince de Condé perdit plus de mille hommes de ses meil
leures troupes. On ne put toutefois pousser plus loin cet
avantage , et peu de temps après le siége de la place fat levé.
Cependant les deux armées rapprochées s'observoient tou→
jours , et il étoit facile de prévoir qu'il y auroit bientôt une
bataille décisive . Condé voulut aller de Saint- Cloud au poste
de Charenton , il passa la Seine ; et, comme il arrivoit , Turenne
le fit attaquer brusquement par l'armée royale , et l'obligea
de se jeter dans le faubourg Saint-Antoine , où se donna , le 2
juillet 1752 , le fameux combat qui couvrit les deux généraux
d'une gloire égale. Les Bourgeois de Paris avoient fermé les
portes de la ville sans vouloir se déclarer. Gaston demeuroit
immobile, ne sachant quel parti prendre , et il ne se trouva que
sa fille , qui eut le courage de lui demander un ordre pour se
faire recevoir par le gouverneur de la Bastille , où elle se
transporta en grande hâte , avec quelque peu de ses propres
troupes. Il étoit temps que ce secours arrivât ; la foule des
blessés se pressoit à la porte Saint -Antoine ; Mademoiselle la
fit ouvrir sur le champ , pour les recevoir , et pour assurer une
retraite à l'armée de Condé , qui se trouvoit dans la position
la plus périlleuse : elle fit en même temps tirer le canon de la
Bastille sur l'armée royale. Le cardinal , qui étoit présent au
Dd 2
452 MERCURE DE FRANCE ,
combat , et qui se flattoit d'avoir des intelligences dans la
ville , crut d'abord qu'on tiroit sur les troupes du prince de
Condé , mais il fut bientôt désabusé ; et c'est dans un moment
si peu propre à faire des bons mots , qu'on prétend qu'il dit
que Mademoiselle venoit de tuer son mari. Condé, couvert de
poussière et de sang, fit des prodiges pour soutenir les efforts
de l'armée royale , et il parvint avec des peines infinies à déli➡
vrer ses gens et à se sauver lui-même , en profitant de la retraite
que Mademoiselle venoit de lui présenter.
Le cardinal jugeant bien qu'il ne feroit qu'aigrir les esprits
en restant à la cour , et qu'il lui seroit aisé d'y revenir quand
les troubles seroient appaisés , consent enfin à s'éloigner; le roi
donne une amnistie générale , il rentre dans Paris ; le prince de
Condé se réfugie entre les bras des Espagnols ; Gaston se retire
à Blois , et Mademoiselle à Saint-Fargeau , où elle resta fort
long-temps occupée de ses affaires domestiques , et de discussions
avec son père , au sujet du compte de tutelle qu'il lui
devoit. Ce fut dans cette retraite qu'elle commença ses Mémoires
, transcrits par Préfontaine son sécretaire.
Cinq ans après , il lui fut permis de se représenter à la cour ,
et elle fut du voyage de Saint-Jean de Luz , fait en 1660 ,
pour recevoir l'Infante que Louis XIV alloit épouser . Ce fut
là qu'elle eut occasion de remarquer le marquis de Peguilhem ,
depuis duc de Lauzun , jeune homme de 26 ans , beau
bien fait , et qui avoit déjà la réputation d'un chevalier rempli
de valeur : il commandoit une compagnie de gentilshommes
vétus d'une façon extraordinaire , et qui ne devoit paroître que
dans les cérémonies. On peut conjecturer que dès ce même
temps il fit quelqu'impression sur son esprit , quoique ses
lettres à Mad. de Motteville soient datées de cette époque , et
qu'elle y paroisse tout-à-fait étrangère aux illusions de l'amour.
Lorsque la cour fut revenue à Paris , et que Mademoiselle
eut donné quelque temps à la douleur qu'elle éprouvoit de la
perte de son père mort à Blois , tandis qu'elle étoit sur la route
de Saint-Jean-de-Luz , on parla de la marier au prince de
Portugal , homme brutal , et de plus paralytique ; mais pour
éviter cette alliance , elle demanda le duc de Savoie. Le roi´
JUIN 1806. 453
Jui dit assez sèchement , qu'il la marieroit où elle seroit utile
au bien de son service ; et comme elle ne voulut pas céder de
bonne grace , elle fut de nouveau exilée dans ses terres à Eu
et à Saint-Fargeau , d'où elle ne fut rappelée qu'en 1664 ou
1665 , trois ou quatre ans après la mort du cardinal Mazarin ,
et un an avant celle de la reine-mère.
La paix se fit avec l'Espagne au mois de mai 1668 , et ce
fut seulement alors que Mademoiselle put rencontrer plus
souvent à la cour M. de Lauzun , qui avoit été fait capitaine
des Gardes-du- Corps. Elle goûtoit sa conversation , dit-elle ,
et lui trouvoit des tours d'expressions qu'elle ne voyoit point
dans les autres.
Ses amours datent de ce moment : son affection croît d'abord
dans le silence ; elle ignoroit elle-même la raison du changement
qui s'opéroit dans ses goûts et dans ses plaisirs. Elle
n'aimoit plus que la cour , et cependant elle souhaitoit souvent
d'être seule ; elle étoit enchantée des manières respectueuses
de M. de Lauzun , et elle auroit voulu le trouver un peu plus
communicatif. Elle réfléchit bientôt sur la nature de ses sen,
timens , et il se trouva qu'ils avoient acquis une telle force ,
qu'elle n'en étoit déjà plus la maîtresse. En même temps elle
vit tout l'embarras de sa position , et elle ne savoit comment
s'y prendre pour faire connoître l'état de son coeur à celui
que le devoir , l'habitude du respect et de la soumission tenoient
fort éloigné d'elle . L'amour est inventif, et son moindre
pouvoir est de faire disparoître toutes les distances.
Mademoiselle cherchoit , dans l'histoire et dans les faits récens
des exemples qui pussent justifier sa passion , qu'elle légitimoit
déjà par l'idée de la possibilité d'un mariage. Elle lisoit les
endroits de Corneille qu'elle croyoit convenir à sa position ,
et elle aimoit à répéter ces vers :
« Quand les ordres du ciel nous ont fait l'un pour l'autre ,
» Lise , c'est un amour bientôt fait que le nôtre ;
» Sa main , entre les coeurs , par un secret pouvoir,
» Sème l'intelligence avant que de se voir. »
Elle cherchoit toutes les occasions de se rapprocher de celui
qu'elle aimoit, mais il paroissoit ne pas s'en apercevoir ; elle
3
254 MERCURE DE FRANCE ,
parloit de projets de mariage , mais on ne l'entendoit pas.
Lauzun avoit sept ans de moins que Mademoiselle : cette différence
d'âge , jointe à l'énorme distance de leur état dans le
monde , l'obligeoit à la plus grande réserve ; cependant Ma→
demoiselle étoit bien plus jeune que lui par le coeur et par
l'usage de la vie , puisqu'elle n'avoit jamais aimé ; elle étoit
très- belle femme , et les discours qu'elle lui tenoit ne lui permettoient
pas de douter de son attachement. Sa position étoit
donc très-difficile ; et pour ne pas se compromettre , il prit le
parti de feindre toujours de prendre pour un autre , tout ce
qu'elle lui disoit qu'elle éprouvoit pour quelqu'un qui la touchoit
, dont elle vouloit faire la fortune , et qu'elle ne nommoit
pas. Ce petit manége innocent de l'amour et du respect
dura jusque sur la fin de l'automne 1670. L'habitude de se
voir et de se parler avoit mis entr'eux plus de confiance et
plus d'abandon , Lauzun ne doutoit plus qu'il étoit aimé ,
Mademoiselle pouvoit penser qu'elle étoit entendue ; mais il
restoit à prononcer le nom de celui qu'elle avoit choisi. Ce
n'étoit pas une petite affaire. Un jour elle lui dit : Je vais
souffler sur cette glace , et j'écrirai sur la vapeur le nom que
je nepuis vous dire ; puis tout-à- coup elle changea de pensée :
non , dit-elle , j'aime mieux vous le donner écrit sur un
papier que vous ouvrirez chez vous , et vous me donnerez
vos conseils au- dessous. Le lendemain en effet elle lui présenta
ce papier : on peut facilement penser ce qu'il éprouva
lorsque retiré chez lui il lut ces deux mots : C'est vous. Il sut
néanmoins se contenir ; et lorsqu'il reparut devant Mademoiselle
, il voulut feindre de croire que c'étoit pour se moquer
de lui ; mais elle en avoit trop fait pour prendre le change ,
et ils eurent une explication sérieuse où tous les doutes furent
éclaircis de part et d'autre. Elle se flatta qu'elle leveroit tous
les obstacles ; et peu de jours après elle lui proposa d'écrire
au roi cette lettre si connue , dans laquelle elle lui demandoit
Ja permission d'épouser un de ses domestiques. Lauzun l'approuva
; mais nous ne l'avons pas telle qu'elle a été conçue :
celle qu'on trouve dans les Mémoires de Mademoiselle n'en
est qu'un extrait. Cette lettre fut remise à Louis XIV, sur la
JUIN 1806. 455
fin de novembre ou au commencement de décembre 1670 ;
et le roi , qui aimoit et qui estimoit Lauzun , donna son consentement
le 11 ou le 12 de ce dernier mois. Rien ne sauroit
mieux peindre l'étonnement extraordinaire de la cour et de la
ville , lorsque cette nouvelle fut répandue dans le public , que
la lettre singulière que Mad. de Sévigné écrivit à cette occa
sion. Nous croyons faire plaisir au lecteur en la reproduisant
ici :
A M. DE COULANGE S.
A Paris , Lundi 15 Décembre 1670.
« Je m'en vais vous mander la chose la plus étonnante , la plus surpre
» nante , la plus merveilleuse , la plus miraculeuse , la plus triomphante ,
» la plus étourdissante , la plus inouie , la plus singulière , la plus extraor→
» dinaire , la plus incroyable , la plus imprévue , la plus grande , la plus
» petite , la plus rare , la plus commune , la plus éclatante , la plus secrète
» jusqu'aujourd'hui , la plus brillante , la plus digne d'envie ; enfin , une
» chose dont on ne trouve qu'un exemple dans les siècles passés ; encore
» cet exemple n'est-il pas juste : une chose que nous ne saurions croire
» à Paris , comment la pourroit-on croire à Lyon ? une chose qui fait
» crier miséricorde à tout le monde ; une chose qui comble de joie
» Madame de Rohan et Madame de Hauterive ; une chose enfin qui se
» fera Dimanche , où ceux qui la verront croiront avoir la berlue ; une
» eh se qui se fera Dimanche , et qui ne sera peut-être pas faite Lundi .
» Je ne puis me résoudre à vous la dire , devinez-la , je vous le donne en
» trois; jetez-vous voire langue aux chiens ? Hé bien , il faut donc
» vous la dire, M. de Lauzun épouse Dimanche au Louvre , devinez qui ?
» Je vous le donne en quatre, je vous le donne en six , je vous le donne
» en cent. Madame de Coulanges dit : voilà qui est bien difficile à devi-
» ner ; c'est Madame de la Vallière. Point du tout , Madame. C'est done
>> Mademoiselle de Retz ? Point du tout ; vous êtes bien Provinciale .
» Ah ! vraiment nous sommes bien bêtes , dites-vous , c'est Mademoiselle
» Colbert. Encore moins. C'est assurément Madem iselle de Créqui.
» Vous n'y êtes pas ; il faut donc à la fin vous ledire : il épouse Dimanche
>> au Louvre , avec la permission du Roi , Mademoiselle , Mademoi
» selle de ..... Mademoiselle , devinez le nom ; il épouse Mademoiselle ,
» la grande Mademoiselle , Mademoiselle , fille de feu MONSIEUR , Made-
» moiselle , petite-file de HENRI IV , Mademoiselle d'Eu , Mademoiselle
» de Dombes , Mademoiselle de Montpensier , Mademoiselle d'Orléans ,
» Mademoiselle , cousine - germaine du Roi , Mademoiselle destinée an
» trône , Mademoiselle , le seul parti de France qui fût digne de MONSIEUR.
» Voilà un beau sujet de discourir ! Si vous criez, si vous êtes hors de
4
456 MERCURE DE FRANCE ,
» vous-même , si vous dites que nous avons menti, que cela est faux , qu'on
尊
>> se moque de vous , que voilà une belle raillerie , que cela est bien fade
» à imaginer ; si enfin vous nous dites des injures , nous trouverons que
» vous avez raison ; nous en avons fait autant que vous . Adieu : les lettres
» qui seront portées par cet ordinaire vous feront voir si nous disons vrai
*
» ou non. »
Tandis qu'on dressoit le contrat par lequel Mademoiselle
donnoit tout son bien à Lauzun , et qu'on délibéroit sur le
temps et le lieu de la cérémonie nuptiale ; la Reine qui convoitoit
ce même bien pour un de ses fils ; Monsieur, qui
avoit perdu Madame , et qui venoit d'ailleurs d'éprouver
un refus de Mademoiselle , se réunirent pour traverser ce
mariage et pour le faire manquer. Louis XIV fit venir Mademoiselle
dans sa chambre ; elle étoit toute tremblante et dans
l'appréhension de quelque malheur. Il lui dit : « Je suis
» au désespoir de ce que j'ai à vous apprendre. On a
» établi dans le monde que je vous sacrifiois pour faire la for-
» tune de M. de Lauzun : cela me nuiroit dans les pays étran
» gers ; ainsi , je ne dois pas souffrir que cette affaire s'achève.
» J'avoue que vous aurez raison de vous plaindre de moi ; je
>> comprends même que je ne dois pas trouver mauvais que
>> vous vous emportiez. » Cette malheureuse princesse fut
accablée par ces paroles ; et , dans l'excès de sa douleur , elle
se jeta aux pieds du roi pour le conjurer , dans les termes les
plus touchans , de ne pas rompre ce qu'il avoit approuvé luimême:
un mariage d'où dépendoit toute sa félicité sur la terre ,
et peut-être son salut éternel . Elle lui dit qu'elle ne pouvoit plus
faire un si grand sacrifice , et qu'elle le supplioit de la tuer sur la
place , plutôt que de vouloir qu'elle se fit une telle violence.
Elle se mit à crier qu'elle préféroit la mort à l'état dans lequel
elle alloit se trouver ; qu'elle la lui pardonneroit , et qu'elle
seroit trop heureuse de mourir à ses pieds ; elle s'y précipita
une seconde fois , elle gémit , elle pleura . Le roi se baissa , s'attendrit,
et se mit à genoux pour l'embrasser. Ils demeurèrent
long-temps les joues l'une contre l'autre sans se rien dire.
« Il pleuroit d'un côté , dit- elle , et moi je fondois en larmes
» de l'autre. » Mais c'étoit un parti pris. Elle ajouta tout ce
qu'elle put imaginer pour le faire changer de résolution , sans
JUIN 1806. 457 い
pouvoir rien obtenir , et elle le quitta dans le plus violent
désespoir.
Lauzun soutint cette catastrophe avec courage et dignité,
quoiqu'il n'y fût pas insensible : le roi lui promit qu'il le
feroit maréchal de France , et il lui donna le gouvernement de
Berri ; mais rien ne pouvoit le consoler d'une si grande perte.
Mademoiselle espéroit toujours qu'elle pourroit fléchir le roi ;
et , dans cette erreur , que Lauzun ne partageoit pas , elle lui
restoit toujours attachée . C'est peu de temps après cette cruelle
scène qu'il faudroit placer le mariage secret qu'on prétend
qu'ils ont contracté ; mais dont ils n'auroient pas long -temps
goûté les douceurs , puisque le 25 novembre de l'année suivante
, Lauzun fut arrêté et conduit à Pignerol , où il fut enfermé
pendant dix ans. Mademoiselle fit le sacrifice d'une
partie de sa fortune pour obtenir sa liberté , qui lui fut accordée
, et pour avoir la permission de l'épouser , qui lui fut toujours
refusée. Lorsqu'il sortit de prison il étoit bien changé. Il
accusoit Mademoiselle d'être la cause de sa ruine , et il ne
pouvoit supporter l'idée d'avoir perdu toutes ses charges et
ses entrées à la cour. Il eut avec elle des procédés si déplacés,
qu'ils se séparèrent en 1683. Elle vécut encore dix ans après
cette séparation. Lauzun se maria avec Mlle de Lorge , âgée
de seize ans , et il ne mourut qu'en 1723 , trente ans après
celle qui le perdit en voulant faire son bonheur .
Nous examinerons , dans un prochain numéro , sur quels
fondemens on a pu dire que cette princesse ne se maria point
dans l'âge convenable , parce que la cour ne le voulut pas ;
peut-être établirons -nous aussi une nouvelle opinion sur la
nature de ses liaisons avec Lauzun ; et nous finirons par donner
un coup
d'oeil rapide sur ses Mémoires et sur le travail de
M. de Boissi , son nouvel éditeur.
G.
458 MERCURE DE FRANCE ,
Prones, ou Instructions sur les Grandeurs de Jésus-Christ ;
dans les prophètes qui l'ont annoncé ; dans les exemples de
sa vie mortelle ; dans ses miracles et dans ses mystères. Ouvrage
posthume de M. COCHIN , curé de Saint-Jacquesdu-
Haut-Pas. Deux vol. in- 12 . Prix : broch. , 5 fr. 50 c. ,
et 7 fr. 50 c. par la poste. A Paris , chez Méquignon , l'aîné
libraire-éditeur , rue de l'Ecole-de-Médecine , n. 9 , visà-
vis celle Hautefeuille ; et chez le Normant , libraire , rue
des Prêtres Saint- Germain-l'Auxerrois , n. 17.
LES autres religions ont eu leurs poètes , qui se sont distingués
par le rare talent avec lequel ils ont su embellir des
fables ; il n'y a que la religion chrétienne qui ait produit de
grands orateurs , devenus les modèles de tous les autres , par
l'art avec lequel ils ont su parer la vérité de tous les charmes
qui lui sont propres ; et entre toutes les nations , c'est la
nôtre qui a produit les plus fameux de ces orateurs et les plus
dignes de Fêtre. Certes , je suis loin d'avoir le projet de diminuer
la juste admiration que l'on doit aux chef- d'oeuvres
qu'ils nous ont laissés , et qui sont , j'ose le dire , particuliers
à notre pays , comme à notre religion ; je suis même persuadé
que s'il reparoissoit parmi nous un nouveau Longin, ce n'est
plus entre Démosthènes et Cicéron, qu'il chercheroit l'homme
qui s'est le plus distingué par son éloquence : à la Grèce et à
Rome , il opposeroit la France seule et peut-être lui donneroit-
il l'avantage. Cependant , j'ose le dire encore , si je ne
"considérois les chefs -d'oeuvre de Bourdaloue , de Massillon ,
et de Bossuet lui-même , que sous le rapport religieux , il y
a quelque chose que je pourrois leur préférer , et ce seroient
de bons prones. Oui , il y a une éloquence que je mettrois
au-dessus de celle de nos plus grands hommes, et ce seroit celle
d'un bon curé.
J'espère qu'on ne m'accusera pas d'exagération : eh ! sans
doute , je lis avec plus de satisfaction les discours de nos
grands prédicateurs et les livres de nos profonds moralistes ,
que les simples instructions d'un curé . Mais on ne m'accusera
pas non plus de vanité , si j'ajoute , qu'avec moins de connoissances
acquises dans les auteurs profanes , j'aurois aussi moins
de plaisir à parcourir les chefs-d'oeuvre de notre éloquence
sacrée , et que c'est la lecture de Cicéron et de Démosthènes
qui m'a disposé à l'admiration que j'éprouve en lisant Massillon
et Bossuet. Où est l'orateur qui saura l'être pour l'ignorant ,
JUIN 1806. 459
comme pour l'homme instruit ? Ne songez pas à le chercher
dans les Académies et les Lycées ; vous ne le trouverez pas
toujours dans les grandes villes ; c'est dans les paroisses qu'on
peut le rencontrer, et quelquefois c'est dans celles du village.
Cet orateur , c'est le bon curé. Quels sont les discours dans
lesquels la vérité est toujours exposée dans toute sa simplicité
et sa majesté , et dont le langage tout à- la-fois familier et
noble se fait entendre à tous les esprits , et parle à tous les
coeurs ? Ce sont les prônes du curé , ou mieux encore ,
catéchismes de son vicaire.
les
les
La familiarité fut d'abord le caractère dominant de l'éloquence
chrétienne . Le plus éloquent , le plus saint des missionnaires
, saint Paul , ne nous a laissé que des lettres ; il ne
nous reste des Saints Pères que des entretiens ou des conférences ;
car ce nom d'homélies qu'on donne à leurs discours n'a pas
en grec d'autre sens. Lorsqu'on lit ces ouvrages si fameux de
saint Chrysostome , de saint Grégoire-le-grand , et de tant
d'autres à qui leurs rares talens firent donner des surnoms
pompeux , on est surpris de l'espèce de contraste qui se
trouve entre leurs noms et leur style. On voit alors que
Saints-Pères sont bien en effet des pères qui s'entretiennent
avec leurs enfans , et que leurs entretiens ont tout le charme
d'une conversation de famille , comme ils en ont aussi toute
la simplicité. Si quelquefois leur style s'élève j'usqu'aux plus
grandes beautés , c'est qu'il est naturel à un père , ainsi
qu'Horace l'a remarqué , d'élever quelquefois le ton de sa conversation
; c'est que l'homme éloquent ne l'est jamais plus que
lorsqu'il l'est sans efforts ; c'est qu'enfin il eût été difficile à
des hommes tels que saint Grégoire et saint Chrysostôme ,
de ne pas l'être.
Je ne puis m'empêcher de regretter qu'on attache aujour
d'hui si peu d'importance à ce genre de discours . Qu'on se
figure un vieillard vénérable arrivant au milieu de son peuple
l'Evangile à la main : on a lu les paroles de vie ; les saints
mystères sont suspendus ; il s'asseoit sur ce siége de pierre qui
lui a été élevé dans le milieu du sanctuaire et d'une voix
affoiblie par l'âge il explique l'Evangile du jour. Sera -t-il
possible de ne pas l'écouter avec intérêt ? Ne donnera-t-on
pas à ses instructions une attention plus curieuse et plus
soutenue qu'à ces discours qu'on appelle aussi des entretiens
( sermones ) , mais qui n'en sont plus ; et qui étant composés
depuis plusieurs années, ne peuvent que par hasard contenir
la vérité dont il importeroit le plus de rappeler le souvenir.
Il explique l'Evangile du jour ; ... oui ; mais il connoît
460 MERCURE DE FRANCE ,
aussi les besoins du jour , et il y pourvoit ; il sait quelles sont
les erreurs dominantes et il les combat ; quelles maximes
il faut leur opposer , et il les retrace.
"
Tel étoit l'usage des anciens pasteurs : leur siége de pierre
se voit encore élevé au milieu des anciennes églises ; quelquefois
même on lit sur cette pierre l'un des discours qui y furent
autrefois prononcés . Ah ! qu'on en prononce
qu'on en prononce de pareils dans
nos chaires dorées et je réponds qu'on ira les écouter avec
empressement. Je n'ignore pas que dans les paroisses le prône.
se fait toujours ; je conviendrai même qu'il se fait avec soin,
et que les gens pieux se font un devoir d'y assister. Mais il n'est
plus , comme il devroit l'être , l'instruction principale.
"
Ces prônes que j'annonce n'ont point été destinés à être lus.
dans le cabinet , et ce n'est point là qu'on les appréciera à leur
véritable valeur. C'est dans le temple , c'est devant les autels
qu'il falloit les entendre prononcer par M. Cochin. Je ne les
propose donc pas aux gens
du monde comme une lecture
agréable, et encore moins comme des chefs - d'oeuvre supérieurs
à ceux de Bourdaloue et de Massillon ; mais je leur dirai : c'est
ainsi que M. Cochin faisoit le prône dans sa paroisse de Saint-
Jacques-du-Haut-Pas ; lisez ces discours , et si vous vous souvenez
que
la charité dont ils sont animés , étoit bien en effet
dans le coeur de celui qui les composa , si vous savez qu'au
moment où il paroissoit dans le temple , il sortoit peut- être
de cet hospice qu'il avoit fondé pour les pauvres malades , et
que peut-être , il n'abandonnoit les autels que pour porter
de nouvelles consolations dans cet asile qu'il avoit ouvert à
la misère et au malheur , dites-moi qui , de M. Cochin ,
de Bossuet lui-même , vous paroît avoir été l'orateur le plus
propre à toucher vivement les ames ; ou plutôt , allez vousmême
dans cet hospice , et là , au pied du monument qui a
été érigé à sa mémoire , lisez ces instructions : vous trouverez
peut-être qu'il y a dans la conduite d'un bon curé , et dans
l'exercice des vertus qui lui sont propres , quelque chose qui
est bien supérieur au génie , et dont le langage est bien plus
persuasif.
Jen'ajouterai qu'un seul mot . Comme la religion chrétienne.
est de toutes les religions la seule qui ait produit des grands
orateurs , comme la nation française est de toutes les nations
celle qui a fait parler au christianisme le langage le plus éloquent
, la capitale de la France est peut-être aussi de toutes
les villes chrétiennes celle qui a produit le plus grand nombre
de bons curés ; et la véritable gloire de M. Cochin est de s'être
fait distinguer entre tant d'hommes non moins célèbres par
leurs talens que par leurs vertus. Ses prônes , imprimés depuis
JUIN 1806. 46 € *
long-temps en quatre volumes passent pour de véritables modèles
, et les deux nouveaux volumes qu'on en publie actuellement
ne nous ont point paru inférieurs aux premiers.
GUAIRARD.
NOTICE
Sur la mort de Paul I" , Empereur de Russie .
( Note du Rédacteur. ) Les journaux qui paroissent tous les jours out
déjà fait connoître , par extrait ou par parties , cette Notice sur la mort
de Paul I. Les faits qu'elle contient nous ont paru d'une telle importance
et d'un tel intérêt , que nous croyons devoir la publier en entier ,
sans y changer un mot et sans nous permettre une seule réflexion . N'ayant
aucun renseignement sur l'horrible catastrophe qui fait le sujet de cet
écrit , nous ne pouvons ni en infirmer ni en garantir l'exactitude . Toutes
les notes sont de l'auteur de la Notice. )
« PARMI les souverains qui ont gouverné la Russie , le nom de Paul
mérite d'être cité. Le caractère de ce prince fut si singulier , sa conduite
si surprenante, que l'histoire doit conserver son souvenir , et même être
soigneuse des détails qui sont relatifs à un homme presque inexplicable.
Si les derniers momens de son règne offrent des actions bizarres , souvent
même blâmables , aucune ne fut l'effet de passions viles , et jusque dans
ses écarts cette ame grande ne se démentit jamais . L'adversité avoit aigri
ce prince : éloigné trente ans du trône par l'ambition de sa mère , il ne'
l'occupa que pour s'illustrer par sa fin malheureuse.
» La justice et la bonté formoient la base de son caractère : sa loyauté
étoit digne des siècles de la chevalerie ; elle se montra tout entière dans
la manière généreuse dont il embrassa et soutint la cause de la coalition .'
Etranger aux vues intéressées des autres puissances , il fut le seul qui
agit pour la cause générale. La France , qui jusqu'alors s'étoit accoutumée'
à traiter de chimère les menaces de Catherine II , se vit un moment in-'
quiétée par ces guerriers du nord , et , ce qu'on avoit cru impossible ,
la volonté soutenue de Paol l'exécuta .
» Son esprit souffrit peu de la nullité des hommes dont on entoura sa
jeunesse ; la nature y avoit supplée ; et l'on n'a point encore oublié en
France l'impression favorable qu'il a laissée de lui dans le voyage qu'il y
fit . Sa vie privée offre un long exemple de bonté : malgré la rigueur de
Catherine , malgré l'absence de tout sentiment tendre pour celui qu'elle
nommoit son fils , Paul fut toujours soumis à ses volontés ; et , jusqu'à
son avénement au trône , il fut aussi l'époux et le père le plus chéri ;
mais dès - lors son caractère changea .
» Il débuta par une action peut- être impolitique , mais honorable : il
fit exhumer le corps de Pierre III son père , enterré au couvent de Neusky,
et le fit enterrer à l'église de la Forteresse , lieu de sépulture de ses ancêtres.
Le drap mortuaire fut porté par les assassins mêmes de Pierre ( 1 ) .
» Cet hommage rendu à la mémoire de son père étoit une flétri sure
pour celle de Catherine , et devoit trouver des censeurs dans les pa: tisans
u règne de cette souveraine . Parmi ceux - ci se plaçoient naturellement
les Zouboff : deux d'entr'eux avoient été favoris de l'impératrice ( 2) , et
(1 ) Les Orloff.
(2 ) Platon et Valérien.
462 MERCURE DE FRANCE ;
cette famille , devenue puissante , datoit son élévation de cette époques
Paul , humilié sans cesse à la cour de sa mère , apporta contre tout ce qui
la composoit une prévention qu'il ne sut pas assez dissimuler . A peine sur
le trône , il éloigna de lui tout ce qui tenoit particulièrement à Catherine.
Un s uverain mépris fut la vengeance qu'il tira des uns ; il défendit à
quelques autres le séjour de Pétersbourg . Platon Zouboff fut du nombre
de ces derniers : ce n est que eu de temps avant la mort de l'empereur ,
qu'à force d'intrigues il fut rappele de cette espèce d'exil . Paul enfin
n'oublia peut être pas assez , dans le rang suprême , les ressentimens du
grand-doc.
>> Le militaire fut l'objet particulier de ses soins ; mais il manqua
d'adresse dans les réformes qu'il entreprit. Pendant la vieillesse de Catherine,
la discipline s'étoit relâchée ; Paul la rétablit sub tement dans toute
sa sévérité. Les nouvelles ordonnances indisposèrent sur- tout les régin.ens
des Gardes , qu'il astreignit des-lors à un service rigoureux : il s'aliéna
ainsi les of ciers de ces corps , formés en grande partie des meilleures
familles de l'Empire. Tous proposèrent leur démission , et , contre leur
attente peut -être , tous la virent acceptée . Ces mécontentemens d'abord
particuliers , en produisirent bientôt un presque général . Aussi les esprits
sages , en applaudissant à la droiture de ses intentions , blàmèrent la
promptitude et le peu de ménagemens qu'il mit à supprimer les abus .
>> Des innovations fréquentes , quelquefois minutieuses , mais le plus
souvent inutiles , servirent de prétexte aux esprits mal-intentionnés . Le
blâme étoit un moyen sûr de séduire , de s'attacher ceux dont Paul blessoit
toutes les habitudes . Chacune de ses actions fut examinée avec rigueur , et
l'esprit de parti dicta les jugemens. Bientôt la pe sonne de Paul cessa d'être
sacrée au respect succéda la licence , et le ridicule fut la première arme
que ses ennemis einployèrent contre lui .
:
» La bonté m l - entendue de ce prince leur fournit aussi de puissans
moyens de lui nuire. Sa malheureuse destinée fut telle , que les bienfaits
qu'il répandit sur quelques individus , contribuerent autant à sa perte ,
que les disgraces qu'il fit essuyer à quelques autres. L'élévation de Koutaisoff
, l'un de ses valets de chambre , à un poste éminent , la faveur
scandaleuse dont il l'accabla( 1 ) exaspéra l'esprit de a noblesse . En songeant
à l'obscurité dont il avoit tiré cet homme , et à l'abaissement subit de
plusieurs personnages marquans , elle vit qu'elle avoit tout à craindre.
» Telle étoit la disposition des esprits . Les grands mosquoient une ter
reur profonde par l'adulation la plus servile : ils craignoient chaque jour
quelque coup d'autorité qui confondit leur orgueil . On sait que les tribunaux
ne peuvent les atteindre ; Paul vouloit les soumettre aux lois comme
la classe roturière , Impatiente de son joug sa noblesse le voua à la mort ;
mais le peuple , dont la bonne opinion ne peut être suspectée quand il
s'agit de son maître , le peuple le chérissoit : ainsi ce fut la volonté d'une
poignée d'hommes qui passa pour le voeu public .
» A la tête des mécontens étoient d'abord les Zouboff. L'un , le prince
Platon , dernier favori en titre de Catherine ; l'autre , Valérien , grandmaître
de l'artillerie ; le troisième , Nicolas , grand- cuyer ; puis le général
de cavalerie , comite Pahlen ; le général Beningson , anglais au service de
Russie ; le général Ouvaroff , colonel des chevaliers- gardes ; le colonel
Tatarinoff ; le colonel Yesselowitz ; le général Yaschw.l ; enfin le lord
Whitworth , ambassadeur d'Angleterre à Pétersbourg (2) . Il convient
(1 ) Il étoit décoré de tous les ordres de l'Empire.
(2) Il y a encore une foule de personnages obscurs , dont les noms sont
peu importans .
JUIN 1806. 463
peut-être d'indiquer pourquoi ce dernier se trouve impliqué dans cette
affaire .
» Les sentimens de Paul changeoient à l'égard de la France , et lui
devenoient de jour en jour plus favorables . Les campagnes d'Italie , et
sur- tout celle d'Egypte, le rendirent l'admirateur le plus passionné des talens
militaires de Bonaparte . Il voyoit avec enthousiasme ses grandes actions ;
il ne pouvoit se lasser d'entendre parler de lui , et sembloit pressentir ses
hautes destinées. Il fit placer son buste dans le palais de l'Hermitage , et
se plut souvent à le saluer du nom de grand-homme.
» Bonaparte avoit deviné un tel caractère. Le renvoi sans rançon dans
leur patrie , des troupes russes , vêtues et équipées à neuf, toucha particulièrement
Paul , et ce trait acheva de le gagner à la France. Cette con,
duite généreuse d'un ennemi vainqueur devoit lui être d'autant plus sensible
qu'elle contrastoit plus avantageusement avec celle des Anglais ,
ses alliés , qui stipulèrent l'échange de leurs prisonneirs , sans faire mention
de l'échange des Russes .
>> Bientôt abandonnant la coalition dont il sentoit d'ailleurs la mauvaise
foi , et se livrant tout entier à son admiration pour le chef qui gouvernoit
la France , il rétablit des relations d'amitié avec cette puissance. Le
cabinet de Saint James , effrayé du progrès de ces idées dans l'esprit de
Paul , confia ses craintes au lord Whitworth , dont l'habileté sut mettre
à profit les mécontentemens d'une classe puissante , pour servir son gouvernement.
» Paul s'aigrissoit chaque jour davantage ; il ne tarda pas à rompre
toute communication avec l'Angleterre : l'ambassadeur fu ! forcé de quitter
Pétersbourg avant l'entière exécution de ses desseins ; mais se réfugiant à
Koenigsberg , il continua de les suivre , à l'aide d'émissaires qu'il entretenoit
(1 ).
:
Tout lui confirmoit la persévérance de Paul dans ses résolutions contre
l'Angleterre l'embargo mis sur les vaisseaux de cette puissance qui se
trouvoient alors dans les ports de Russie ; la factorerie anglaise , établie à
Pétersbourg , fermée par ordre de l'Empereur ; les préparatifs militaires
commandés Cronstadt , Riga , Revel ; tout enfin annonçoit les mesures
les plus hostiles .
>> J'ai recueilli pendant mon séjour à Pétersbourg des détails sur un projet
soumis alors à Paul , et qu'il avoit avidement saisi . Il s'agisso.t de faire
armer trois frégates dans la partie la plus orientale de l'Empire , au port
Saint-Pierre et Saint-Paul , situé à l'extrémité du Kamtzchatka , et parcourant
alors les mers de l'Inde , de s'emparer des flottes nombreuses des
Anglais en ces parages.
>> Le succès étoit immanquable . Cette certitude tenoit à la situation géographique
de la Russie , qui , étendant les ressorts de son gouvernement
depuis son siége en Europe jusqu'aux contrées limitrophes de l'Asie ,
trouvoit des communications promptes et faciles pour l'exécution d'une
telle entreprise (2) .
» Trois ou quatre mois suffisoient pour l'armement , ou même la construction
des bâtimens nécessaires , lorsqu'on sait avec quelle ponctualité
(1 ) Un des plus remarquables étoit la comtesse Jérébzoff , soeur des
Zouboff et maîtresse de lord Withworth . Elle fit plusieurs voyages à
Pétersbourg , mais elle attendit l'événement hors des terres de Russie .
(2 ) Il ne faut guère que cinq semaines pour s'y rendre . Tous les maté
riaux devoient être transportés dans un terme aussi court , à l'aide des traîneaux.
464 MERCURE DE FRANCE ;
Paul étoit obéi . En supposant ce qui est arrivé en effet , que les Anglais
eussent été instruits de cette expédition , ils ne pouvoient parer le coup:
Pour prévenir leur commerce des armemens de la Russie , il leur falloit
six mois , beaucoup plus peut- être. On ne parle pas de l'envoi d'une flotte
pour le protéger, cela eût entraîné des délais encore plus grands . Enfin,
on sait, pour peu que Paul eût gagné de temps , quel coup il portoit au
commerce anglais . Mais ce n'étoit qu'une introduction à un plan plus
vaste encore dans le même temps , cinquante mille Russes devoient tra
verser la Perse , et , se rendant maîtres des comptoirs de l'Angleterre
rufnoient à jamais sa puissance dans l'Inde .
"
» La politique anglaise attentive à toutes les démarches de Paul , ne
considéra que la possibilité du projet ; et pour le faire échouer , il paroît
qu'elle dépouilla tout scrupule dans les moyens qu'elle employa.
>> Tout concourt à prouver la participation du ministère anglais aux
événemens de la mort de ce prince , et l'expédition du Sund peut venir
à l'appui de cette opinion . De quelle utilité pour les Anglais pouvoit être
le Sund en cette circonstance ? Quel étoit le but d'une expédition qui
pouvoit être si funeste à ceux qui la tentoient ? Une flotte nombreuse défendoit
ce détroit ; pour pas er entre il falloit la détruire , et le succès
étoit au moins douteux ; mais même , en cas de réussite , les Anglais ne
devoient-ils pas craindre de trouver les forces des trois puissances réunies,
soit pour les combattre si la circonstance le permettoit , soit au moins pour
leur fermer le passage au retour ? Les chances raisonnables de cette ten
tative étoient telles que, sans les machinations des Anglais , la Baltique
devoit être le tombeau de leur flotte ; mais ceux qui avoient conçu l'entreprise,
avoient sans doute l'assurance qu'au moment où l'on pénétreroit
dans la Baltique , la puissance qui y faisoit la loi , la Russie , auroit cessé
d'être redoutable . La sécurité avec laquelle ils s'engagèrent dans cette
mer, prouve assez l'attente d'un événement qui devoit changer pour eux
la face des affaires ; et peut-être Nelson n'eut -il l'ordre de forcer le Sund
que lorsque la chute de Paul fut résolue à Londres. On peut s'assurer de
la coïncidence des faits . Ce fut pendant le combat même du 2 avril, que
l'on apprit à Copenhague la mort de Paul Ier . Aussi le gouvernement
danois prit le plus grand soin de ne pas laisser ébruiter cette nouvelle
dans la ville , avant l'entière conclusion de l'armistice qui suivit cette
journée.
>> Mais venons au récit des circonstances de cet attentat. Quelques
esprits hardis , s'étant formé à Pétersbourg un parti puissant , moins
par le nombre que par les places éminentes que chacun d'eux tenoit de
son maître , résolurent de porter le coup. La mort leur étoit réservée
s'ils échono ent ; et malgré cette nécessité de hâter l'exécution de leur
dessein , tous attendoient , nul n'agissoit . Il falloit , pour diriger de telles
menées , une tête froidement organisée , et capable tout à - la-fois de l'activité
la plus soutenue . Un tel chef se trouva dans la personne de Pahlen ,
gouverneur militaire de Pétersbourg.
>> Cet homme avoit joui ju qu'alors , dans les fonctions de cette place ,
d'une réputation de probité austère . On se louoit généralement de son
administration ; on parloit de ses vertus . Il avoit les dehors les plus respectables
; le calme répandu sur ses traits inspiroit la confiance : il cachoit
une profonde di simulation . Son extérieur enfin n'étoit nullement en
harmonie avec son ame (1 ) .
(1 ) Un trait de sa jeunesse . Pahlen , employé à la chancellerie des
affaires étrangères sous Catherine , fut alors choisi pour porter une dé
« Le
JUIN 1806. 485
DEPT
Le joug de l'autorité pesoit de plus en plus sur Pahlen. Soumis à un
maître dont la volonté étoit absolue , sa faveur dépendoit d'un soupçon
De jour en jour elle devenoit plus précaire ; il voulut l'affermir , et résolat
de mettre Álexandre sur le trône. U nouveau règné offroit un champ
plus vaste à l'ambition dont il étoit dévoré , plus d'occassions de rendre
ses talens nécessaires , l'assurance d'obtenir un crédit immense auprès
d'un jeune prince dénué d'expérience , et l'espoir de régner sous son
nom.
» D'après ces données sur son caractère , on s'étonnera moins de
l'audace de ses desseins . Ses idées arrêtées, son premier soin fut d'éloigner
de la faveur de Paul tous ceux qu il n'avoit pu gagner. A cette effet il
travailla long-temps , et réussit enfin à disgracier un homme dont le dé→
vouement à la personne de l'empereur , et les talens sur-tout , lui portoient
ombrage. C'étoit Rastaptchin , vice chancel er des affaires étrangères.
Ce ministre étoit parvenu à s'emparer d'une correspondance entre un
comte Panin , neveu du grand gouverneur de Paul , et un agent des conjurés
de Pétersbourg. Ce Panin étoit chef du parti à Moscon; et quoique
ses lettres fussent écrites avec une extrême circonspection , il y régnoit
un louche qui n'échappa point à la sagacité de Rastaptchin. Les pièces
saisies furent mises sous les yeux de Paul , et celui à qui elles étoient
adressées fut mandé ; mais cet homme se déferdit de cette imputation
avec une si grande chaleur , un tel accent de vérité , qu'il dissuada Paul
entièrement . Pahlen, peu de tempsaprès, obtint le renvoi de Rastapichin
>> Avant de sien tenter , Pahlen voulut se ménager les moyens de se
justifier auprès d'Alexandre s'il réussissoit, auprès de l'empereur s'il venoit
à échouer. Il sentoit combien il lui seroit intéressant d'impliquer l'héritier
du trône dans ses projets , et de le placer par- là entre Paul et lui. Il
s'appliqua donc à indisposer l'empereur contre les grands ducs Alexandre
et Constantin , et ces derniers contre leur père . C'étoit leurs droits qu'il
vouloit assurer , leurs vies qu'il vouloit défendre ; mais sous des apparences
de zèle , Pahlen les employoit comme les prétextes de sa haine , les instrumens
de con ambition.
» Paul , depuis quelque temps , étoit d'un commerce difficile par sa
versatilité d'esprit et son caractère ombrageux . Trompé sans cesse par
ceux qui lui devoient tout , celte ame généreuse devint accessible à la
défiance. La conservation de sa vie l'occupoit exclusivement ; tous ses
soins se bornoient à une police de Pétersbourg , ridiculement scrupuleuse ;
les terreurs continuelles ( 1 ) qui l'agitoient , lui faisoient négliger l'adpêche
très- importante à Londres. La voie de terre , comme étant la plus
courte, est celle qu'on lui pre crit. Pour que rien ne l'arrête , on lui
prodigue l'argent. Au moment même de partir , il perd tout au jeu . Tot
autre homme, a¡ rès une tel e faute, eût été en proie au désespoir ; cependant
le courage n'abandonne point Pah'en ; il va à Cronstadt. Un vaisseau
part pour Londres. Il s'embarque : en treize jours il arrive , et il rapporte
une réponse satisfaisante huit jours plus tôt qu'on avoit droit de l'attendre.
Un succès complet fit passer sur ce que cette entreprise avoit eu de ha
sardé elle fut goûtée. Depuis lors , à l'aide de ses talens , secondés par
l'intrigue la plus constante , il obtint sous Paul une des premières places
de l'Empire, et la confiance entière de son maître,
:
(1 ) Elles étoient telles , qu'il manda un jour ses deux fils atné , Alexandre
et Constantin , et leur fit prêter serment sur un crucifix , qu'ils n'attenteroient
point à ses jours.
cen
G g
466 MERCURE DE FRANCE,
ministration de l'Etat ; mais tout cela étoit insuffisant pour armer contre
lui le bras de ses fils ; ils souffroient en silence .
» Pahlen n'espérant rien du caractère soumis et respectueux d'Alexandre,
le peignit à Paul , déjà trop soupçonneux , comme un être dangereux . Il
alla plus loin : il osa l'accuser auprès de son père de vouloir attenter &
son autorité , et déclara formellement à l'empereur ne pouvoir répondre
de sa sûreté personnelle s'il ne lui donnoit sur- le-champ l'ordre d'arrêter
Alexandre. Paul , indigné contre son fils , signe aussitôt l'arrêt . Pahlen
alors va trouver le grand duc , et , après lui avoir représenté vivement la
nécessité de prévenir les intentions de Paul en le forçant d'abdiquer , il
opposa aux refus constans d'Alexandre l'ordre qu'il venoit de recevoir
contre lui . Quoique atterré par la vue de cet ordre , et pressé fortement
dans une circonstance aussi critique , Alexandre ne pouvoit se résoudre
à une démarche aussi hardie ; mais cette incertitude fut interprétée par
Pahlen comme une autorisation tacite et suffisante. Il aloit le quitter
quand Alexandre exigea de lui le serment qu'il ne seroit fait aucune
violence à son père , et le rendit responsable de ce qui arriveroit.
» Telle fut la duplicité de Pahlen , et telle fut la conduite du granddac.
C'est cette manoeuvre insidieuse qui a pu donner lieu à cette question :
Alexandre à-t-il participé au meurtre de son père ? »
>> Cependant à cette époque quelques bruits ayant transpiré , quelques
rapports vagues ayant été faits à Paul , soit par le dévouement , soit par
l'indiscrétion des initiés , il manda Pahlen , et lui dit : « On en veut à ma
» vie..... n'épargnez rien pour vous instruire des faits .....» et il termina
par une sortie violente sur l'ignorance où il le croyoit . Pahlen répondit :
Sire , je le savois ; et pour m'assurer des coupables , je suis moi-même
» de la conspiration . » Ces mots tranquillisèrent l'empereur , et dès lors
il s'en rapporta entièrement à Pahlen . Deux jours avant l'événement
l'empereur reçut avis d'Obalianoff, procureur-général , que l'on tramoit
contre sa sûreté. Cette nouvelle révélation mit le comble à ses défiances ;
et craignant alors que Pahlen n'eût véritablement pris part au complot ,
il expédia un courrier à Araktscheïeff , ancien gouverneur de Pétersbourg,
qui alors commandoit un régiment de confiance de Paul , caserné ( 1 ) à
4owerstes ( 10 lieues ) de Pétersbourg. Il mandoit à cet officier qu'il mettoit
en lui toute sa confiance ; que s'il différoit un instant à venir, il étoit
perdu , parce que Pahlen le trahissoit.
» Pahlen arrêta ce courrier qui , tenant ses dépêches de la main de
l'empereur , refusa de les lui remettre. Le gouverneur feignit de soupçonner
la véracité de son langage , et sous ce prétexte les lui fit enlever
d'autorité.
>> Instruit de tout , Pahlen sentit le danger. Un court délai pouvoit
rendre infructueux des projets si habilement conçus . Assuré donc en
quelque sorte de l'impunité du crime , il en pressa l'exécution , et , de
Concert avec quelques hommes sur lesquels il pouvoit compter plus parti
culièrement , il fixa le jour fatal au lendemais.
» Dans la matinée du jour convenu , l'empereur se promenant à cheval
sur la place Souwaroff, accompagné de son favori Koutaisoff, fut accosté
par un homme de la classe inférieure qui lui présenta une lettre. Le cheval
de l'empereur s'étant cabré dans ce moment , il ne put la prendre luimême
, elle fut remise à Koutaïsoff : elle contenoit de grands détails sur
la conspiration ; mais Koutaisoff ayant changé de vêtemens pour dîner
chez l'empereur , oublia de la lire .
(1) A Gatchina , maison de plaisance de l'empereur.
JUIN 1806. 467
» A l'heure fixée , vers onze heures de la nuit du 22 au 23 mars ( 1 ) , les
conjurés, au nombre de vingt, se présentent à une porte latérale du palais
Saint-Michel , donnant sur le jardin. On leur en refuse l'entrée : « L'em-
» pereur nous a mandé,, disent-ils ; il y a aujourd'hui grand conseil de
» guerre. » La sentinelle trompée par la vue de plusieurs officiers . géné
raux , se rend à leurs instances .
>> Tous montent en silence à l'appartement de Paul , et demeurent un
moment dans la salle des gardes . Argamakoff , aide - de- camp de service ,
se présente seul : il dit que le feu est à la ville , qu'il vient réveiller l'empereur
; et le Cosaque qui gardoit l'antichambre le laisse entrer . I frappe
à la porte de l'appartement , et se nomme ; Paul connoissant sa voix , lui
ouvre à l'aide d'un cordon qui répondait à son lit. Il ressort aussitôt pour
introduire les conjurés : ceux-ci n'attendoient qu'un signal pour se présenter
, ils entrent : le Cosaque s'aperçoit alors , mais trop tard , qu'on en
veut aux jours de l'empereur ; il veut résister : à l'instant même il tombe
percé de coups. Toutefois son dévouement avertit son mattre , auquel il
crie trahison ! ...
» L'empereur effrayé , veut fuir dans un des deux cabinets qui joignent
son alcove. L'un communiquoit à l'étage inférieur ; l'autre , sans issue ,
renfernoit des drapeaux pris sur l'ennemi , et les armes des officiers détenus
à la forteresse . C'est dans ce dernier que son trouble l'a conduit : saisissant
une épée , il cherchoit à gagner un escalier dérobé par l'autre
cabinet quand les conjurés entrèrent : ils vont droit à son lit ; ne l'y trou
vant pas , tous s'écrient : Il est sauvé ! Déjà ils se croyoient trahis ,
quand Beningson l'aperçut blotti derrière un paravent .
» Paul , troublé , sans vêtemens , pressentit le sort qu'ils lui réservoient ;
mais son énergie ne l'abandonne pas. On lui parle d'abdiquer ; il s'y refuse
avec emportement , et reconnoissant ceux qu'il a comblés de bienfaits , il
éclate en reproches si touchans , que leur férocité en est ébranlée.
» Mais dans le moment où les conjurés se présentent chez l'empereur ,
au moment même où ils comptent le plus sur Pahlen , celui- ci marche au
palais à la tête d'un régiment des gardes : si l'entreprise réussit , il vient
pour la seconder ; si elle manque , c'est son maître qu'il vient défendre.
» Cependant , Platon veut lire à l'empereur un acte d'abdication : Faul
cherche à les toucher de nouveau ; il s'adresse particulièrement à Platon ,
lui retrace son ingratitude et l'excès de sa témérité. « Tu n'es plus empe
» reur , répond celui-ci ; c'est Alexandre qui est notre maître. » Indigné
de son audace , Paul va pour le frapper ; ce courage les arrête ; il suspend
un moment la volonté des conjurés ; Beningson s'en aperçoit , et sa voix
les ranime : C'est fait de nous s'il échappe , c'est fait de nous ! Alors
Nicolas portant le premier la main sur son souverain , lui casse le bras
droit , et entraîne par son audace la scélératesse irrésolue de ses complices.
2
>> Le tumulte ajoute encore à cette scène d'horreur , et l'obscurité qui
l'environne rend inaccessible à la pitié le coeur de ses assassins . Tous fondent
sur lui . L'infortuné Paul tombe accablé . On lui prodigue l'injure
on lui crache au visage ; on le traîne , on prolonge son agonie . Par une
dégoûtante barbarie , les assassins le trappent dans les parties les plus
secrètes de son corps ..... Leur cruauté se lasse enfin ; l'un d'eux lui passe
au cou une écharpe , et termine ainsi ses souffrances . Il expire , et ses
dernières paroles sont : CONSTANTIN ! CONSTANTIN ! I
» Alexandre , en apprenant la mort de son père , tomba dans un accablement
profond. On lui dit que la proposition d'abdiquer avoit si fort
(1 ) 11 et 12 , style russe.
Gg 2
468 MERCURE DE FRANCE ;
*
irrité l'empereur , qu'il avoit été soudain frappé d'apoplexie . Mais il ne
put se méprendre à un tel rapport On chercha à tempérer sa douleur ,
mais , rejetant toute consolation , il refusa hautement le trône . Cet état fut
suivi d'une convulsion violente qui dura plusieurs heures .
:
» Le bruit de la mort de Paul se répandit en peu de temps dans la
ville le peuple se porta en foule sous les fenêtres du château ; tous les
grands , tout ce qui avoit des charges à la cour , toutes les autorités de la
ville se rendirent au sitôt au palais pour saluer leur nouveau souverain .
» Pahlen , en qualité de gouverneur de Pétersbourg , présidoit la députation
et porta la parole . On vit alors l'assassin du père prêter au fils serment
de fidélité ( i ) .
>> Alexandre céda alors aux instances réitérées de sa famille éplorée , et
de ses plus chers serviteurs , qui lui représentèrent qu'en cette circonstance
il se devoit tout entier à l'Etat . Il parut au balcon du palais , et fut
salué empereur aux acclamations de tout son peuple. Mais malgré ces
témoignages et ces transports de joie , sa piété filiale lui fit regarder le jour
où il montoit sur le trône , comme le plus pénible de sa vie .
NOTE. Lors de la mort de Paul , il y eut un parti nombreux pour porter
au trône l'impératrice Marie , mère d'Alexandre. Aucune démarche
de sa part , parvenue à la connoissance du public , n'a pu faire croire à
des projets d'usurpation , et sa conduite comme épouse et comme mère
seroit d'un grand poids pour détruire une telle assertion. On sait la préférence
qu'on accorde en ce pays au règne des femmes et cette princesse
n'a-t-elle pu avoir de nombreux partisans sans les avoir sollicités ? Mais
dans cette hypothèse , devoit-elle les tolérer ?
"
Quoi qu'il en soit , Pahlen jugea nécessaire d'épier sa conduite.
Cette princesse avoit fait exposer aux Enfans- Trouvés un tableau représentant
Paul sur son lit de mort . Le peuple parut vivement touché de la
scène qui lui étoit restée retracée . Pahlen , sentant le danger de réveiller
des souvenirs trop récens , fit à ce sujet des représentations à Alexandre.
Ce dernier reconnut l'utilité de ses avis , mais objecta qu'il ne pouvoit ,
sans indisposer sa mère , s'opposer aussi ouvertement à ce qu'elle avoit
fait. Pahlen lui dit : « Sire , faites tout pour elle , mais ne lui laissez rien
faire. »
Cependant le peuple continuoit de s'y porter en foule , quand Pahlen ,
redoutant les suites d'une telle exposition , fit de sa propre autorité ôter
le tableau .
A peine l'impératrice l'eût - elle appris , qu'elle fut se jeter au pieds de
l'empereur , en le conjurant de punir cet acte de témérité . Alexandre
essaya de la calmer ; mais elle lui dit que s'il n'étoit à l'instant renvoyé ,
elle quittoit la Cour , et qu'il eût à choisir entre sa mère et Pahlen .
Alexandre alors le sacrifia.
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES.
- Le Théâtre-Français annonce , pour lundi , la première
représentation de la Jeunesse de Henri V , comédie en trois
actes et en prose. Shakespear , dans son drame historique in-
( 1 ) Lorsque Pahlen se présenta pour complimenter l'empereur
Alexandre lui dit : « Monsieur le gouverneur , quelle page dans l'histoire ! »
Sire , les autres la feront oublier , répondit Pählen.
JUIN 1806 . 469
9
titulé Second part of king Henri IV , a peint , d'une
manière vive et originale , mais assurément fort peu dramatique
, la jeunesse désordonnée de ce prince , qui montra sur
le trône de grands talens , des vertus ; et qui , mort à 36 ans
seroit compté au nombre des plus grands rois , s'il n'eût point
déshonoré ses belles actions par l'ordre barbare qu'il donna
d'égorger les prisonniers après la bataille d'Azincourt. Nous
ignorons si l'auteur de la nouvelle comédie a imité le poète
anglais ; et si nous verrons Falstaff sur la scène française.
-L'Opéra Buffa a donné cette semaine , la première
représentation de la Moglie Corretta , opéra en deux actes
musique de Vincenzo Martini. Cet ouvrage n'a pas obtenu à
la première représentation tout le succès qu'il obtiendra ,
parce qu'il n'a pas été exécuté comme il doit et peut l'être.
Mad. Canavassi, dont la méthode est ordinairement si sûre, sembloit
chanter de peur. Nozari affadissoit ses sons plus encore
que de coutume : cet acteur , en général , croit devoir gâter
sa belle voix , en s'efforçant d'en tirer des sons flûtés qui dénaturent
la musique. Barilli est le seul qui ait soutenu sa réputation.
Il est impossible de chanter d'une manière plus plaisante
et plus originale l'air de Fioravanti , Ah , si resti , le
duo du second acte : Ah , guardate che figura , et la chanson ,
Si mia moglie crepasse una volta. Mad. Canavassi prendra
certainement sa revanche aux représentations suivantes. Le
second acte de cette pièce est beaucoup plus riche en musique
'que le premier , et assurera toujours le succès de cet ouvrage ,
malgré l'absurdité du poëme , remarquable même après tout
ce que nous avons vu. On est toujours étonné qu'un homme
tel que Picard , puisqu'il veut bien être directeur de théâtre ,
ne se donne pas le temps d'arranger ou de faire arranger ces
canevas italiens. Au moyen de quelques coupures, on parviendroit
à rendre supportables les opéras bouffons. Si l'on prenoit
la peine de lier les scènes , de manière le théâtre ne
restat pas vuide du moins aussi souvent , la pièce cesseroit
d'être absurde pour la majorité des spectateurs , qui n'entendent
pas l'italien. La Moglie corretta est sur-tout fatigante
par ce défaut. Presqu'à chaque scène , tous les acteurs sortent
par un côté , pour être remplacés par d'autres qui entrent du
côté opposé. Rien n'est plus choquant pour des spectateurs
français qui , avec raison , veulent méme en chanson du bonsens
et de l'art. Quoi qu'il en soit , la troupe actuelle des Bouffons
est sur le point d'être renouvelée. Mesd. Ferlendis , Crespi et
Salucci nous quittent , ainsi que Nozari. Mad. Canavassi et
Barilli restent. Nozari sera remplacé par un jeune tenore ,
nouvellement arrivé de Naples , et qui se nomme Bianchi. La
nouvelle troupe jouera prochainement , dit-on , le Mariage
que
470
MERCURE DE FRANCE ,
Secret et le Marche de Malmantile, ces deux opéras de Cimarosa
, dont le premier est le chef-d'oeuvre du genre , et le second
une des productions les plus agréables de ce célèbre
compositeur.
Nous avons oublié , en parlant de la Moglie Corretta , un
fait qui fait trop d'honneur à la méthode italienne pour n'en
point parler on a fait répéter le trio Vadasi via di qua
chanté par Carmanini , Zardi et mademoiselle Salucci
qui ne sont point accoutumés à cette bonne fortune. Ils ont
parfaitement exécuté ce petit trio , que les savans appellent
un canon. Le canon , dans la musique , est une sorte de fugue
qu'on appelle perpétuelle , parce que les parties , partant l'une
après l'autre , répètent toujours le même chant. Voici
pourquoi on a donné à ces morceaux de musique un nom
qui doit paroître bizarre : on mettoit autrefois à la tête des
fugues perpétuelles , des avertissemens qui marquoient comment
il falloit chanter ces sortes de fugues ; ces avertissemens
étoient comme les règles de ces fugues , on les intitula canoni
, règles , canons. De là , prenant le titre pour la chose ,
on a , par métonymie , nommé canon cette espèce de fugue.
MODES du 30 mai.
Les capotes de perkale , qui déjà étoient travaillées fort délicatement
ont les torsades sur toute la passe , plus rapprochées , et la piqûre encore
plus fine. On met toujours , par préférence , des rubans blanes sur les
chapeaux de paille jaune , à la Paméla . Les rubans des chapeaux et
même des capotes se nouent assez volontiers sous le menton ; on n'est plus
obligé de leur faire faire tour et demi . Sur les passes de paille blanche ,
les intervalles de rubans sont encore de mode ; mais moins généralement .
2
PARIS.
Hier jeudi , S. E. Mouhib Effendi , revêtu de l'une des
grandes charges de la Porte ottomane , et ambassadeur extraordinaire
de la Sublime Porte , a eu sa première audience de
S. M. l'EMPEREUR et Roi. A onze heures , S. E. S. le grandmaître
, un maître et un aide des cérémonies avec quatre
voitures impériales à six chevaux et une escorte de 50 hommes
à cheval sont allés chercher l'ambassadeur à son hôtel.
S. Exc. s'est rendue au palais des Tuileries , dans l'ordre
d'usage en semblable circonstance. L'ambassadeur a été conduit
à l'audience de S. M. par le grand-maître , le maître et
l'aide des cérémonies ; la garde de l'EMPEREUR étoit sous les
armes et bordoit la haie. Š. Exc. M. le maréchal colonel-général
de la garde de service , a reçu l'ambassadeur à la porte
de la première salle.
,
L'EMPEREUR étoit sur son trône , entouré des princes , ministres
, grands - officiers et officiers de sa maison
et des
membres du conseil d'état. L'ambassadeur arrivé à la salle du
trône , à fait trois profondes révérences , la première en entrant ,
AJUIN 1806. 475
t
la deuxième au milieu de la salle , et la troisième , au pied du
trône. L'EMPEREUR alors l'a salué , en ôtant son chapeau qu'il
a remis ensuite. L'ambassadeur a adressé en langue turque , à
S. M. son compliment , qui a été traduit par l'interprête français
, ainsi qu'il suit :
SIRE ,
S. M. l'empereur de toutes les Turquies , maître sur les
deux Continens et sur les deux mers , serviteur fidèle des deux
villes saintes , le sultan Selim-Han , dont le règne soit éternel !
m'envoie à S. M. I. et R. NAPOLÉON , le premier , le plus grand
parmi les souverains de la croyance du Christ , l'astre éclatant
de la gloire des nations occidentales , celui qui tient d'une
main ferme l'épée de la valeur et le sceptre de la justice , pour
lui remettre la présente lettre impériale , qui contient les félicitations
sur l'ayénement au trône impérial et royal , et les
assurances d'un attachement pur et parfait.
La Sublime Porte n'a cessé de faire des voeux pour la
prospérité de la France et pour la gloire que son sublime et
immortel EMPEREUR vient d'acquérir , et elle a voulu manifester
hautement la joie qu'elle en ressentoit. C'est dans cette
vue , Sire, que mon souverain , toujours magnanime , m'a
ordonné de me rendre près du trône de V. M. I. et R. , pour
la féliciter de votre avénement au trône , et pour lui dire que
les communications ordinaires ne suffisant pas dans une pareille
circonstance , il a voulu envoyer un ambassadeur spécial
pour signaler d'une manière plus éclatante les sentimens de
confiance , d'attachement et d'admiration dont il est pénétré
pour un Prince qu'il regarde comme le plus ancien , le plus
fidèle et le plus nécessaire ami de son Empire.
S. M. a répondu de la manière suivante :
Monsieur l'ambassadeur , votre mission m'est agréable. Les
assurances que vous me donnez des sentimens du sultan
Selim , votre maître , vont à mon coeur. Un des plus grands ,
des plus précieux avantages que je veux retirer des succès
qu'ont obtenus mes armes , c'est de soutenir et d'aider le
plus utile comme le plus ancien de mes alliés. Je me plais à
vous en donner publiquement et solennellement l'assurance .
Tout ce qui arrivera d'heureux ou de malheureux aux Ottomans
, sera heureux ou malheureux pour la France. Monsieur
l'ambassadeur , transmettez ces paroles au sultan Selim ; qu'il
s'en souvienne toutes les fois que mes ennemis, qui sont aussi
les siens , voudront arriver jusqu'à lui. Il ne peut jamais rien
avoir à craindre de moi ; uni avec moi , il n'aura jamais à
redouter la puissance d'aucun de ses ennemis. »
La réponse de S. M. a été également traduite par l'inter
prète français .
472
MERCURE
DE FRANCE
,
L'ambassadeur , après avoir baisé la lettre de S. H. , l'a
présentée à l'EMPEREUR , qui l'a remise à S. Ex. le ministre des
relations extérieures . L'audience étant achevée, l'ambassadeur
s'est retiré en faisant trois profondes révérences, et s'est arrêté
dans la salle voisine de celle du trône , où les présens du
Grand-Seigneur avoient été étalés sur une table.
L'EMPEREUR , averti par le grand-maître des cérémonies ,
et précédé par lui , s'est rendu dans cette salle ; et l'ambassadeur
, après avoir fait une révérence à S. M. , lui a offert les
présens , qui consistoient en une aigrette de diamans et une
boîte très-riche , garnie de diamans , et ornée du chiffre du
sultan Selim . L'ambassadeur a montré en même temps à S. M.
les présens destinés par Sa Hautesse à Sa M. l'Impératrice , et
qui consistoient en un collier de perles , des parfums et de
magnifiques étoffes . L'EMPEREUR a examiné ces présens , et s'est
approché ensuite d'une fenêtre donnant sur la cour , pour
voir des harnois de la plus grande richesse , également offerts
à S. M. , et dont des chevaux arabes étoient caparaçonnés .
S. M. étant rentrée dans la salle du trône , l'ambassadeur
extrordinaire a été conduit à l'audience de S. M. l'Impératrice
, qui l'a reçu debout , et entourée des princesses et de ses
dames et officiers. Il a été introduit par le chambellan introducteur
des ambassadeurs près S. M. l'Impératrice , et présenté
par la dame d'honneur de S. M. L'ambassadeur extraordinaire
a été reconduit à son hôtel avec le même cortège qui
l'avoit accompagné à son arrivée .
1
-A midi et demi , LL . EE. MM . les ambassadeurs extraordinaires
de LL. HH . PP. les Etats de Hollande ont été admis
à l'audience de S. M. l'EMPEREUR et Roi. Un maître et un
aide des cérémonies étoient allés les chercher à onze heures
à leur hôtel avec trois voitures impériales , attelées chacune
de six chevaux. MM. les ambassadeurs extraordinaires ont été
conduits à l'audience de S. M. par le grand- maître , le maître
et l'aide des cérémonies , et reçus à la porte de la première
salle par S. E. le maréchal colonel général de la garde de
service. Arrivés à la salle du trône , ils ont fait trois profondes
révérences , et M. le vice-amiral Verhuel , président de la
députation , a prononcé le discours suivant :
SIRE ,
-
Les représentans d'un peuple connu par sa patience courageuse
dans les temps difficiles , célèbre , nous osons le dire ,
par la solidité de son jugement et par sa fidélité à remplir les
engagemens contractés , nous ont donné l'honorable mission
de nous présenter devant le trône de V. M.
Ce peuple a long- temps souffert des agitations de l'Europe
et des siennes. Témoin des catastrophes qui ont renversé quelJUIN
1806 . 473
ques Etats victime des désordres qui les ont ébranlés tous ,
il a senti que la force des intérêts et des rapports , qui aujour
d'hui unissent ou divisent les grandes puissances, lui faisoit une
loi de se placer sous la première des sauves- gardes politiques
de l'Europe ; et que sa foiblesse même lui prescrivoit de mettre
ses institutions en harmonie avec celles de l'Etat , dont la
protection seule peut le garantir contre le danger de la servitude
ou de la ruine.
Ces représentans ont mûrement et solennellement délibéré
sur les circonstances du temps présent , et sur les effrayantes
probabilités de l'avenir ; ils ont vu dans le terme même des
calamités dont l'Europe a été long-temps affligée , et les causes
de leurs propres maux , et le remède auquel ils devoient recourir
.
Nous sommes , Sire , chargés d'exprimer à Votre Majesté le
voeu des représentans de notre peuple : nous la prions de nous
accorder , comme chef suprême de notre république , comme
roi de Hollande , le prince Louis - Napoléon , frère de Votre
Majesté, auquel nous remettons , avec une entière et respectueuse
confiance , la garde de nos lois , la défense de nos droits
politiques , et tous les intérêts de notre chère patrie. Sous les
auspices sacrés de la Providence , sous la glorieuse protection
de V. M. I. et R. , enfin sous la puissance du gouvervement
paternel que nous lui demandons , nous osons espérer , Sire ,
que la Hollande assurée désormais pour toujours de l'affection
du plus grand des monarques , et unie étroitement par sa destinée
même à celle de votre immense et immortel Empire ,
verra renaître les jours de son ancienne gloire , un repos qu'elle
a depuis long-temps perdu , et sa prospérité , que des pertes ,
qui ne seront plus considérées comme irréparables , n'auront
que passagèrement altérée.
S. M. a répondu en ces termes :
Messieurs les représentans du peuple batave ,
J'ai toujours regardé comme le premier intérêt de ma couronne
de protéger votre patrie. Toutes les fois que j'ai dû
intervenir dans vos affaires intérieures , j'ai d'abord été frappé
des inconvéniens attachés à la forme incertaine de votre gouvernement.
Gouvernés par une assemblée populaire , elle eût
été influencée par les intrigues et agitée par les puissances
voisines. Gouvernés par une magistrature élective , tous les
renouvellemens de cette magistrature eussent été des momens
de crise pour l'Europe , et le signal de nouvelles guerres maritimes.
Tous ces inconveniens ne pouvoient être parés que par
un gouvernement héréditaire. Je l'ai appelé dans votre patrie
par mes conseils , lors de l'établissement de votre dernière
constitution : et l'offre que vous faites de la couronne de Hol ·
474
MERCURE DE FRANCE ,
lande au prince Louis , est conforme aux vrais intérêts de
votre patrie , aux miens , et propre à assurer le repos général
de l'Europe. La France a été assez généreuse pour renoncer
à tous les droits que les événemens de la guerre lui avoit donné
sur vous , mais je ne pouvois confier les places fortes qui
couvrent ma frontière du Nord à la garde d'une main infidelle
ou même douteuse.
MM. les représentans du peuple batave , j'adhère au voeu
de LL. HH. PP. Je proclame roi de Hollande le prince Louis.
Vous , Prince , régnez sur ces peuples ; leurs pères n'acquirent
leur indépendance que par les secours constans de la France.
Depuis, la Hollande fut l'alliée de l'Angleterre ; elle fut conquise
; elle dut encore à la France son existence. Qu'elle vous
doive donc des rois qui protégent ses libertés , ses lois et sa
religion. Mais ne cessez jamais d'être Français. La dignité de
connétable de l'Empire sera possédée par vous et vos descendans
: elle vous retracera les devoirs que vous avez à remplir
envers moi , et l'importance que j'attache à la garde des places
fortes qui garantissent le nord de mes Etats , et que je vous
confie. Prince , entretenez parmi vos troupes cet esprit que je
leur ai vu sur les champs de bataille. Entretenez dans vos
nouveaux sujets des sentimens d'union et d'amour pour la
France. Soyez l'effroi des méchans et le père des bons : c'est
le caractère des grands rois.
Alors S. A. I. Mgr. le prince Louis , s'est avancé au pied du
trône , et a dit :
SIRE ,
J'avois placé toute mon ambition à sacrifier ma vie au
service de Votre Majesté. Je faisois consister mon bonheur à
admirer de près toutes ces qualités qui la rendent si chère à
ceux qui , comme moi , ont été si souvent témoins de la puissance
et des effets de son génie. Elle permettra donc que
j'éprouve des regrets en m'éloignant d'elle : mais ma vie et
mes volontés lui appartiennent. J'irai régner en Hollande ,
puisque ces peuples le desirent , et que V. M. l'ordonne.
Sire , lorsque V. M. quitta la France pour aller vaincre
l'Europe conjurée contr'elle ; elle voulut s'en rapporter à moi
pour garantir la Hollande de l'invasion qui la menaçoit ; j'ai ,
dans cette circonstance , apprécié le caractère de ces peuples ,
et les qualités qui les distinguent.
Oni , Sire, je serai fier de régner sur eux ; mais quelque glorieuse
que soit la carrière qui m'est ouverte , l'assurance de la
constante protection de V. M. , l'amour et le patriotisme de
mes nouveaux sujets peuvent me faire concevoir l'espérance de
guérir des plaies occasionées par tant de guerres et d'événemens
accumulés en si peu d'années.
JUIN 1806 .
475
Sire , lorsque V. M. mettra le dernier sceau à sa gloire , en
donnant la paix au Monde , les places qu'elle confiera alors à
ma garde , à celle de mes enfans , aux soldats hollandais qui ont
combattu à Austerlitz sous ses yeux , ces places seront bien gardées.
Unis par l'intérêt , mes peuples le seront aussi par les sentimens
d'amour et de reconnoissance de leur roi , à V. M. et à
la France.
Ce discours terminé , MM. les ambassadeurs extraordinaires
se sont retirés en faisant trois profondes révérences. L'EMPEREUR
s'est rendu ensuite dans les appartemens , pour donneraudience
aux personnes qui s'y trouvoient réunies. Elle étoit précédée
de son auguste frère , et l'huissier , en ouvrant les battans , a
annoncé le Roi de Hollande, MM. les ambassadeurs extraordinaires
de Hollande ont été conduits à l'audience de S. M.
l'Impératrice , où il a été observé le cérémonial précédemment
décrit. De là ils sont retournés à leur hôtel avec le même
cortége qu'à leur arrivée au Palais .
-Le même jour à midi , S. A. S. le prince archichancelier
de l'Empire s'est rendu au sénat qui avoit été convoqué , et
qui s'est réuni sous sa présidence. S. A. S. , après avoir ouvert
la séance par un discours , a annoncé les pièces suivantes :
N° I. Message de S. M. l'EMPEREUR et Roi.
Sénateurs,
Nous chargeons notre cousin l'archichancelier de l'Empire
de vous faire connoître qu'adhérant au voeu de leurs hautespuissances
, nous avons proclamé le prince Louis-Napoléon ,
notre bien-aimé frère, roi de Hollande , pour ladite couronne
être héréditaire en toute souveraineté , par ordre de primogéniture
, dans sa descendance naturelle , légitime et masculine ;
notre intention étant en même temps que le roi de Hollande
et ses descendans conservent la dignité de connétable de
l'Empire. Notre détermination dans cette circonstance nous a
paru conforme aux intérêts de nos peuples. Sous le point de
vue militaire , la Hollande possédant toutes les places fortes
qui garantissent notre frontière du Nord , il importoit à la
sûreté de nos Etats que la garde en fût confiée à des personnes
sur l'attachement desquelles nous ne pussions concevoir
aucun doute. Sous le point de vue commercial , la Hollande ,
étant située à l'embouchure des grandes rivières qui arrosent
une partie considérable de notre territoire , il falloit que nous
eussions la garantie que le traité de commerce que nous conclurons
avec elle seroit fidellement exécuté , afin de concilier
les intérêts de nos manufactures et de notre commerce avec
ceux du commerce de ces peuples. Enfin, la Hollande est le premier
intérêt politique de la France. Une magistrature élective
476 MERCURE DE FRANCE ,
auroit eu l'inconvénient de livrer fréquemment ce pays aux
intrigues de nos ennemis , et chaque élection seroit devenue
le signal d'une guerre nouvelle.
Le prince Louis , n'étant animé d'aucune ambition personnelle
, nous a donné une preuve de l'amour qu'il nous
porte , et de son estime pour les peuples de Hollande , en
acceptant un trône qui lui impose de si grandes obligations .
2
L'archichancelier de l'empire d'Allemagne , électeur de
Ratisbonne et primat de Germanie , nous ayant fait connoître
que son intention étoit de se donner un coadjuteur , et que ,
d'accord avec ses ministres et les principaux membres de son
chapitre , il avoit pensé qu'il étoit du bien de la religion et
de l'Empire germanique qu'il nommât à cette place notre
oncle et cousin le cardinal Fesch , notre grand-aumônier et
archevêque de Lyon , nous avons accepté ladite nomination
au nom dudit cardinal . Si cette détermination de l'électeur
archichancelier de l'Empire germanique est utile à l'Allemagne
, elle n'est pas moins conforme à la politique de la
France.
Ainsi le service de la patrie appelle loin de nous nos frères
et nos enfans ; mais le bonheur et les prospérités de nos peuples
composent aussi nos plus chères affections.
En notre palais de Saint- Cloud , le 5 juin 1806.
No. II. Traité.
Signé NAPOLEON.
S. M. impériale et royale Napoléon , Empereur des Français
et Roi d'Italie , et l'assemblée de leurs hautes puissances ,
représentant la république batave , présidée par son Exc.
le grand - pensionnaire , accompagné du conseil d'état et
des ministre et secrétaire- d'état , considérant . 1 ° . Que vu la
disposition générale des esprits et l'organisation actuelle de
l'Europe , un gouvernement sans consistance et sans durée
certaine , ne peut remplir le but de son institution ; 2°. Que
le renouvellement périodique du chef de l'état sera toujours
en Hollande une source de dissentions , et au-dehors un
sujet constant d'agitations et de discordes entre les puissances
amies ou ennemies de la Hollande ; 3°. Qu'un gouvernement
héréditaire peut seul garantir la tranquille possession de tout
ce qui est cher au peuple hollandais , le libre exercice de sa religion
, la conservation de ses lois , son indépendance politique
et sa liberté civile ; 4° . Que le premier de ses intérêts est de
s'assurer d'une protection puissante , à l'abri de laquelle il
puisse exercer librement son industrie et se maintenir dans la
possession de son territoire , de son commerce et de ses co-
Jonies ! 5°. Que la France est essentiellement intéressée au
bonheur du peuple hollandais , à la prospérité de l'Etat et à
« JUIN 1866: 477
la stabilité de ses institutions , tant en considération des frontières
septentrionales de l'Empire ouvertes et dégarnies de
places fortes , que sous le rapport des principes et des intérêts
de la politique générale :
Ont nommé pour ministres plénipotentiaires , savoir : Sa
majesté l'Empereur des Français et Roi d'Italie ; M. Charles-
Maurice Talleyrand , grand - chambellan , ministre des rela→
tions extérieures , grand- cordon de la Légion -d'Honneur, chevalier
des Ordres de l'Aigle rouge et noir de Prusse , et de
l'Ordre de Saint-Hubert , etc. , etc.
Et S. Exc. M. le grand-pensionnaire : MM. Charles- Henri
Verhuell , vice-amiral et ministre de la marine de la république
batave , décoré du Grand-Aigle de la Légion - d'Honneur
; Isaac-Jean -Alexandre Gogel , ministre des finances ;
Jean van Styrum , membre de l'assemblée de LL. HH. PP.;
Guillaume Six , membre du conseil - d'état ;,
匍
Et Gérard de Brantzen , ministre plénipotentiaire de la
république batave auprès de S. M. Impériale et Royale ,
décoré du Grand - Aigle de la Légion - d'Honneur ; lesquels ,
après avoir fait l'échange de leurs pleins-pouvoir , sont convenus
de ce qui suit :
Art. I. S. M. l'Empereur des Français et Roi d'Italie , tant
pour lui que pour ses héritiers et successeurs à perpétuité ,
garantit à la Hollande le maintient de ses droit constitutionnels
, son indépendance , l'intégrité de ses possessions dans les
Deux-Mondes , sa liberté politique , civile et religieuse , telle
qu'elle est consacrée par les lois actuellement établies , et l'abolition
de tout privilége en matière d'impôt.
II . Sur la demande formelle faite par leurs hautes-puissances
, représentant la République batave , que le prince
Louis-Napoléon soit nommé et couronné Roi héréditaire et
constitutionnel de la Hollande , Sa Majesté défère à ce vou ,
et autorise le prince Louis-Napoléon à accepter la couronne de
Hollande , pour être possédée par lui et sa descendance naturelle
, légitime et masculine pár ordre de primogéniture , à
l'exclusion perpétuelle des femmes et de leur descendance. En
conséquence de cette autorisation , le prince Louis- Napoléon
possédera cette couronne sous le titre de Roi , et avec tout le
pouvoir et toute l'autorité qui seront déterminés par les lois
constitutionnelles que l'Empereur Napoléon a garanties dans
l'article précédent. Néanmoins , il est statué que les couronnes
de France et de Hollande ne pourront jamais être réunies sur la
même tête .
III. Le domaine de la couronne comprend , °. Un palais
à la Haye , qui sera destiné au séjour de la maison royale ; 2 °. le
palais du Bois ; 3° . le domaine de Soestdick ; 4°. un revenu en
480 MERCURE DE FRANCE ;
de Ponte- Corvo. Ce décret est conçu dans les mêmes termes
que le précédent.
--S. M. a rendu le décret suivant :
NAPOLÉON , EMPEREUR DES FRANÇAIS ET ROI D'ITALIZ ;
Sur le compte qui nous a été rendu que , dans plusieurs départemens
septentrionaux de notre Empire , certains juifs , n'exerçant d'autre profession
que celle de l'usure , ont , par l'accumulation des intérêts les plus
Immodérés , mis beaucoup de cultivateurs de ces pays dans un état de
grande détresse ; nous avons pensé que nous devions venir au secours de
ceux de nos sujets qu'une avidité injuste auroit réduits à ces fâcheuses
extrémités . Ces circonstances nous ont en même temps fait connoître
combien il étoit urgent de ranimer , parmi ceux qui professent la religion
juive dans les pays soumis à notre obéissance , les sentimens de morale
civile qui malheureusement ont été amortis chez un trop grand nombre
d'entr'eux , par l'état d'abaissement dans lequel ils ont long- temps langui ;
'état qu'il n'entre point dans nos intentions de maintenir ni de renouveler.
Pour l'accomplissement de ce dessein , nous avons résolu de réunir en
ure assemblée les premiers d'entre les Juifs , et de leur faire communiquer
nos intentions par des commissaires que nous nommerons à cet effet , et
qui recueilleront en même temps leur voeu sur les moyens qu'ils estiment
les plus expédiens pour rappeler parmi leurs frères l'exercice des arts et
des professions utiles , afin de remplacer par une industrie honnête les
ressources honteuses auxquelles beaucoup d'entr'eux se livrent de père en
fils depuis plusieurs siècles .
Sur le rapport de notre grand-juge ministre de la justice , et de notre
ministre de l'intérieur , notre conseil d'état entendu , nous avons décrété
et décrétons ce qui suit :
"
Art . Ir . Il est sursis pendant un an , à compter de la date du présent
décret , à toutes exécutions de jugemens ou contrats , autrement que par
simples actes conservatoires contre des cultivateurs non négocians des
départemens de la Sarre , de la Roër , du Mont - Tonnerre , des Hautet
Bas-Rhin , de Rh n et Moselle , de la Moselle et des Vosges , lorsque les
titres contre ces cultivateurs auront été consentis par eux en faveur des Juifs.
II. Il sera formé au 15 juillet prochain , dans notre bonne ville de Paris ,
une assemblée d'individus professant la religion juive et habitant le territoire
français .
III. Les membres de cette assemblée seront au nombre porté au tableau
ci joint , pris dans les départemens y dénonimés , et désignés par les
préfets parmi les rabbins , les propriétaires et les autres Juifs les plus distingués
par leur probité et leurs lumières .
IV. Dans les autres départemens de notre Empire non portés audit
tableau , et où il existeroit des individus professant la religion juive , au
nombre de cent et de moins de cinq cents , le préfet pourra désigner un
député ; pour cinp cents et au -dessus jusqu'à mille , il pourra désigner deux
députés , et ainsi de suite.
V. Les députés désignés seront rendus à Paris avant le 10 juillet , et
feront counoître leur arrivée et leur demeure au secrétariat de notre ministre
de l'intérieur , qui leur fera savoir le lieu , le jour et l'heure où
l'assemblée s'ouvrira .
VI. Notre ministre de l'intérieur est chargé de l'exécution de notre
présent décret .
( Suit le tableau par département du nombre des Juifs à envoyer à l'assemblée
des individus professant la religion juive. )
Haut - Rhin , 12 ; Bas - Rhin , 15 ; Mont - Tonnerre , 9 ; Rhin et
Moselle , 4 ; Sarre, 1 ; Roër , 1 ; Moselle , 5 ; Meurthe , 7 ; Vosges , 7 ;
Gironde , 2 ; Basses -Pyrénées , 2 ; Vaucluse , 2 ; Côte- d'or , 1 ; Seine , 6;
total 74.
( Nº. CCLVI . )
( SAMEDI 14 JUIN 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
* y ནཱབྷཱ ! ྗ ;
POESIE.
358
FRAGMENT
Du poëme sur LES TROIS REGNEs de la Nature,
COMBIRN des animaux l'inégale structure
De ses variétés pare encor la nature !
Sur ses deux courts jarrets accroupissant son corps ,
La Giraffe en avant reçut deux longs supports.
Ailleurs le Kanguroo , dont l'étrange famille
Sort de son sein , y rentre , en ressort , et sautille
Sur deux longs appuis en arrière exhaussé ,
Et sur sa double main en avant abaissé ,
45
Ou sur sa forte queue en avant se redresse ,
Ou s'élance par bonds , et d'un doigt plein d'adresse
Pour lui, pour ses enfans sur un arbre voisin
Cueille le vert feuillage , aliment de sa faim.
Enfin
! , pour achever ses nombreux parallèles ,
Avec la lourde Autruche et ses mesquines ailes ,
Comparez cet oiseau qui , moins vu qu'entendu,
Ainsi qu'un trail agile à n´s yeux est perdu ,
Du peuple ailé des airs brillante miniature,
Où le ciel des couleurs épuisa la parure ,
Hh
3.
en
484
MERCURE DE FRANCE ,
LES CONSOLATIONS DE L'AMITIÉ ,
Idylle tirée du GÉNIE DU CHRISTIANISME , de M. de
Châteaubriand.
Aux lieux où , parmi des roseaux ,
1
Et des arbres fleuris , contemporains du monde ,
Le Nil américain , roulant ses fières eaux ,
Des ruines des monts couvre la mer profonde,
En ces lieux où , de tout côté,
La nature , sans art , brille de majesté,
208'2:
Une triste Africaine , une femme sauvage ,
Sous deux maîtres voisins enduroient l'esclavage ,
Les maux et l'abandon qui suit la pauvreté;
Mais les douceurs de la maternité
Entroient aussi dans leur partage;
Et l'amitié , félicité du sage ,
Chère aux mortels , aux malheureux sur-tout ,
Cette amitié , qui console de tout ,
Les soutenoit dans ce triste passage.
Loin des regards d'un maître rigoureux,
L'une y
Sous un catalpa solitaire
Elles se rendoient toutes deux :
menoit son fils , l'autre sa fille chère;
L'une et l'autre apportoit son Dieu.
Le manitou des lacs , la fétiche étrangère
Se réunissoient en ce lieu."
Du catalpa quelque branche mobile
Servoit à balancer les fruits de leurs amours ,
Et, pour leur procurerr un sommeil plus facile ,
Les chansons du pays venoient à leurs secours.
L'une chantoit le berceau de verdure
Que dans un frais v Ilon lui dressa son amant ,
Le chant du Bengali, cette source d'eau pure
Qui , tant de fois , sous un soleil brûlant ,
D'une soif importune appaisa le tourment.
L'autre chantoit de şa froide patrie
Les mers de glace et les affreux attraits ,
La colombe de Virginie ,
JUIN 18670524 485
Les plaisirs de la chasse et les noiresforêts
rayon
de lumière.
Que ne dora
jamais un
ospita ère
A A Et la fumée
De ce calumet précieux
Où fumèrent tous ses ayeux .
Mais las ! au sein d'une misère extrême ,
II est encor de nouvelles douleurs ,
Et seule , notre heure suprême
Peut nous montrer la fin de nos malheurs.
Hélas ! cette heure inexorable
Pour l'un des enfans arriva :
n
Pauvre mère , quel sort t'accable !
Du désespoir l'amitié la sauva .
Sous le catalp solitaire
Elles vinrent pendant trois jours,
Loin des regards de leur mattre sévère ,
Bercer encor les fruits de leurs amours .
x
Les doux chants qui naguère endormoient l'innocence ,
Pour éveiller la mort n'étoient d'aucun secours ;
Du trépas l'effrayant silence
Ressembloit au sommeil , mais il duroit toujours ;
Et toutefois au coeur de la sensible mere
Par une courte illusion ,
La mort paroissoit moins amère,
Et les larmes du moins calmoient l'affliction.
V MASSE.
( Cette idylle fait partie d'un Recueil de poésies intitulé : Les
Loisirs d'un Troubadour, qui doit paroître chez Desenne, libraire,
eu Palais-Royal, galerie de pierre , nº. 2.)
VERS
Pour le portrait de Cornélie , tenant dans ses mains l'urne
de Pompée.
DE Cornélie, à pleurer occupée,
L'artiste a bien rendu l'héroïque douleur :
Elle tient dans ses mains l'urne du grand Pompée ;
Mais tout Pompée est dans son coeur.
LALANNE.
3
486 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGM E.
J'EXISTE tout entier dans la langue française ,
Et je forme deux mots , in latin , l'autre hébreu ;
L'un se trouve au Missel , et l'autre en la Génèse;
Tous deux sont prononcé chaque jour au saint lieu .
Le beau sexe de moi tire un grand avantage :
J'efface la laideur , ou la fais oublier ;,
Et du public enfin , pour mériter l'hommage ,
Un poète en ses vers doit toujours m'employer.
LOGOGRIPHE.
Je nais toujours près du village :
Gite du pauvre est mon berceau.
De moi partout on fait usage ;
Je suis les mortels au tombeau.
J'offre à ceux qui me décomposent ,
Avec un arbre , un terme de mépris;
Puis un pronom , et le tout sera pris
Dans trois lettres qui me composent .
CHARADE.
Mon premier est un mal
Qu'on guérit avec peine ,
Et , sans être fatal ,
Nous fatigue et nous gêne.
Se perdre à mon second
Est chose si facile ,
Que souvent il confond
L'homme le plus habile.
Au tombeau tôt ou tard
Mon tout sait nous conduire ,
Et toujours quand il part
Se fait suivre et maudire.
ཏི །Ë
F. BONNET ( de l'Isle ) .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Bonnet.
Celui du Logogriphe est Mátin , où l'on trouve matin.
Celui de la Charade est Aube- épine .
JUIN 1806. 487
OEuvres complètes de Duclos , historiographe de
France , secrétaire perpétuel de l'Académie française
, membre de celle des Inscriptions et Belles-
Lettres ; recueillies pour la première fois , revues
et corrigées sur les manuscrits de l'auteur , précédées
d'une Notice historique et littéraire
ornées de six portraits , et dans lesquelles se trouvent
plusieurs écrits inédits , notamment des Mé-
Inoires sur sa vie , des Considérations sur le goût ,
des Fragmens historiques qui devoient faire partie
des Mémoires secrets , etc. , etc. Dix vol. in - 8 °.
Prix : 40 fr . , et 55 fr. par la poste. A Paris , chez
Colnet , libraire , quai Voltaire; Fain , rue Saint-
Hyacinthe , nº . 25 ; et le Normant , libraire , rue
des Prêtres Saint - Germain - l'Auxerrois , nº. 17 .
Troisième extrait. ( Voyez le N° . des 3 et 31 mai. )
LORSQUE Duclos fut nommé historiographe de
France , il forma d'abord le projet de remplir sa
place avec l'éxactitude et la décence qu'elle lui imposoit
; on le voit par le remerciment qu'il adressa
au roi dans son premier enthousiasme : « Ma vie ,
» dit - il , sera désormais consacrée à rassembler les
» événemens du règne le plus fécond en événemens
» glorieux. Pour rendre à V. M. le tribut d'éloges
» qui lui est dû , je n'ai qu'à écouter la voix de la
» renommée et de la vérité. Voilà mes guides et mes
» garans ; l'éloge d'un grand roi doit - être l'histoire
» de sa vie. » Mais comme il a été remarqué dans
les observations sur la vie de Louis XI , les goûts de
l'auteur ne se concilioient pas avec ce travail sérieux .
Il étoit plus facile et sur-tout plus amusant de recueillir
des anecdotes de société , de s'appesantir sur
des détails d'étiquette , et de rechercher tous les secrets
4
MERCURE DE FRANCE ,
que l'on peut obtenir de la domesticité intime ( 1 ) ;
secrets qui , comme on le sait , sont toujours suspects ,
et paroissent indignes de la gravité d'un historien.
L'abbé de Vauxcelles , qui connoissoit bien Duclos ,
a dit de lui étoit porté à croire qu'un récit malin
étoit vrai , et qu'un récit vrai devoit être malin. Cette
observation judicieuse doit faire naître bien des
doutes sur l'authenticité des faits que rapporte l'auteur.
Duclos regarde comme une qualité louable le cynisme
qui le porte à pénétrer dans l'intérieur des
familles , et à révéler des turpitudes qui auroient dû
toujours être cachées. Il passe rapidement , comme
on le verra bientôt , sur les événemens les plus importans
, pour s'étendre avec complaisance sur des désordres
, peut-être trop réels , mais dont la peinture
ne sauroit être que funeste aux moeurs. Cependant
le gouvernement donnoit des gages à cet homme qui
employoit ses loisirs à verser le ridicule sur les grands
de l'Etat , sur les ministres , et sur le prince même.
Ce qu'il y a de plus singulier , c'est que Duclos se
vante de cette circonstance : « J'espère , dit-il , que
» ces Mémoires ne me feront pas regarder comme
» un historien à gages , quoique je sois content des
» miens. » Cette licence singulière étoit très - digne
de la philosophie du temps. Il n'étoit pas rare de
voir des hommes ne recevoir les bienfaits du gouvernement
que pour déprimer ses opérations , fronder sa
conduite , et répandre le fiel sur ceux qui le composoient.
Ces hommes s'en glorifioient ; et l'opinion les
mettoit au rang des grands caractères .
Duclos portoit dans la société ce talent d'observation
qui lui avoit inspiré ses Considérations sur les moeurs.
Ayant eu fréquemment l'occasion de voir les hommes
qui avoient figuré dans les principaux événemens du
(1 ) J'ai tiré de grands secours de la domesticité intime.
Préface des Mémoires.
JUIN 1806. 489
coup
règne de Louis XV, il peint quelquefois avec beaude
vérité les moeurs de ce temps. Nous essaierons
de présenter le résumé de ses observations ; et ce
tableau rapide , en même temps qu'il pourra donner
une idée du tact de Duclos , dévoilera aussi plus d'une
des causes des événemens qui ont suivi . Toute particularité
sera écartée de ce résumé ; il ne rappellera
aucune des circonstances scandaleuses qui trop souvent
souillent les Mémoires de Duclos , et n'offrira
que quelques vues générales qui peut -être ne seront
pas sans utilité .
par ceux
Dans les Etats monarchiques , et sur-tout en France ,
le caractère de celui qui gouverne influe beaucoup
sur les moeurs du peuple . Quels que soient les sentimens
des sujets à l'égard du prince , sa conduite donne le
ton général ; et ses exemples , suivis d'abord par la
cour et par ceux qui y tiennent , se répandent ensuite
très-rapidement dans les diverses classes de la société.
Ainsi , quoique le régent ne fût pas estimé
même qui partageoient ses excès , sa dépravation profonde
fut imitée , et , en très-peu d'années , corrompit
la France. Les causes de cette révolution dans les
moeurs, commencée au sein des plaisirs , et terminée
par les plus horribles désastres , peuvent se réduire
à deux, que Duclos a eu le mérite d'observer : le
libertinage porté à l'excès , et l'amour exclusif de l'argent.
Ces causes , que l'auteur cherche vainement à
séparer des paradoxes de la philosophie moderne qui
furent proclamés à la même époque , et qui , bien
examinées , ne sont que la théorie de la conduite du
régent , n'ont besoin que d'être approfondies pour
qu'il en résulte la démonstration de la vérité que
Duclos a saisie. Le libertinage , ainsi que l'amour de
l'argent , en rapprochant les conditions , les dégrade
toutes : non-seulement le grand que ses goûts vicieux
ou sa cupidité rapproche de son inférieur , s'avilit en
dérogeant aux droits de son état , mais l'inférieur que
les mêmes penchans semblent mettre au niveau de
470 MERCURE
DE FRANCE
,
Secret et le Marche de Malmantile, ces deux opéras de Cimarosa
, dont le premier est le chef-d'oeuvre du genre , et le second
une des productions les plus agréables de ce célèbre
compositeur.
Nous avons oublié , en parlant de la Moglie Corretta , un
fait qui fait trop d'honneur à la méthode italienne pour n'en
point parler : on a fait répéter le trio Vadasi via di qua
chanté par Carmanini , Zardi et mademoiselle Salucci ,
qui ne sont point accoutumés à cette bonne fortune. Ils ont
parfaitement exécuté ce petit trio , que les savans appellent
un canon. Le canon , dans la musique , est une sorte de fugue
qu'on appelle perpétuelle , parce que les parties , partant l'une
après l'autre , répètent toujours le même chant. Voici
pourquoi on a donné à ces morceaux de musique un nom
qui doit paroître bizarre : on mettoit autrefois à la tête des
fugues perpétuelles , des avertissemens qui marquoient comment
il falloit chanter ces sortes de fugues ; ces avertissemens
étoient comme les règles de ces fugues on les intitula canoni
, règles , canons. De là , prenant le titre pour la chose ,
on a , par métonymie , nommé canon cette espèce de fugue.
MODES du 30 mai.
"
Les capotes de perkale , qui déjà étoient travaillées fort délicatement ,
ont les torsades sur toute la passe , plus rapprochées , et la piqûre encore
plus fine. On met toujours , par préférence , des rubans blanes sur les
chapeaux de paille jaune , à la Paméla. Les rubans des chapeaux et
même des capotes se nouent assez volontiers sous le menton ; on n'est plus
obligé de leur faire faire tour et demi. Sur les passes de paille blanche ,
les intervalles de rubans sont encore de mode ; mais moins généralement.
PARIS .
Hier jeudi , S. E. Mouhib Effendi , revêtu de l'une des
grandes charges de la Porte ottomane , et ambassadeur extraordinaire
de la Sublime Porte , a eu sa première audience de
S. M. l'EMPEREUR et Roi. A onze heures , S. E. S. le grandmaître
, un maître et un aide des cérémonies , avec quatre
voitures impériales à six chevaux et une escorte de 50 hommes
à cheval , sont allés chercher l'ambassadeur à son hôtel.
S. Exc. s'est rendue au palais des Tuileries , dans l'ordre
d'usage en semblable circonstance. L'ambassadeur a été conduit
à l'audience de S. M. par le grand-maître , le maître et
l'aide des cérémonies ; la garde de l'EMPEREUR étoit sous les
armes et bordoit la haie. S. Exc. M. le maréchal colonel-général
de la garde de service , a reçu l'ambassadeur à la porte
de la première salle.
a
,
L'EMPEREUR étoit sur son trône , entouré des princes , ministres
, grands-- officiers et officiers de sa maison
et des
membres du conseil d'état. L'ambassadeur arrivé à la salle du
trône, à fait trois profondes révérences , la première en entrant ,
JUIN 1806. 475
la deuxième au milieu de la salle , et la troisième , au pied du
trône. L'EMPEREUR alors l'a salué , en ôtant son chapeau qu'il
a remis ensuite. L'ambassadeur a adressé en langue turque , à
S. M. son compliment , qui a été traduit par l'interprête fran
çais , ainsi qu'il suit :
SIRE ,
S. M. l'empereur de toutes les Turquies , maître sur les
deux Continens et sur les deux mers , serviteur fidèle des deux
villes saintes , le sultan Selim -Han , dont le règne soit éternel !
m'envoie à S. M. I. et R. NAPOLEON , le premier , le plus grand
parmi les souverains de la croyance du Christ , l'astre éclatant
de la gloire des nations occidentales , celui qui tient d'une
main ferme l'épée de la valeur et le sceptre de la justice , pour
lui remettre la présente lettre impériale , qui contient les félicitations
sur l'ayénement au trône impérial et royal , et les
assurances d'un attachement pur et parfait.
La Sublime Porte n'a cessé de faire des voeux pour la
prospérité de la France et pour la gloire que son sublime et
immortel EMPEREUR vient d'acquérir , et elle a voulu manifester
hautement la joie qu'elle en ressentoit. C'est dans cette
vue , Sire, que mon souverain , toujours magnanime , m'a
ordonné de me rendre près du trône de V. M. I. et R. , pour
la féliciter de votre avénement au trône , et pour lui dire que
les communications ordinaires ne suffisant pas dans une pareille
circonstance , il a voulu envoyer un ambassadeur spécial
pour signaler d'une manière plus éclatante les sentimens de
confiance , d'attachement et d'admiration dont il est pénétré
pour un Prince qu'il regarde comme le plus ancien , le plus
fidèle et le plus nécessaire ami de son Empire.
S. M. a répondu de la manière suivante :
Monsieur l'ambassadeur , votre mission m'est agréable. Les
assurances que vous me donnez des sentimens du sultan
Selim , votre maître , vont à mon coeur. Un des plus grands ,
des plus précieux avantages que je veux retirer des succès
qu'ont obtenus mes armes , c'est de soutenir et d'aider le
plus utile comme le plus ancien de mes alliés. Je me plais à
vous en donner publiquement et solennellement l'assurance.
Tout ce qui arrivera d'heureux ou de malheureux aux Ottomans
, sera heureux ou malheureux pour la France . Monsieur
l'ambassadeur , transmettez ces paroles au sultan Selim ; qu'il
s'en souvienne toutes les fois que mes ennemis , qui sont aussi
les siens , voudront arriver jusqu'à lui. Il ne peut jamais rien
avoir à craindre de moi ; uni avec moi , il n'aura jamais à
redouter la puissance d'aucun de ses ennemis. »
La réponse de S. M. a été également traduite par l'inter
prète français . 4
472 MERCURE DE FRANCE ,
L'ambassadeur , après avoir baisé la lettre de S. H. , l'a
présentée à l'EMPEREUR , qui l'a remise à S. Ex . le ministre des
relations extérieures . L'audience étant achevée , l'ambassadeur
s'est retiré en faisant trois profondes révérences, et s'est arrêté
dans la salle voisine de celle du trône , où les présens du
Grand-Seigneur avoient été étalés sur une table.
L'EMPEREUR , averti par le grand-maître des cérémonies ,
et précédé par lui , s'est rendu dans cette salle ; et l'ambassadeur
, après avoir fait une révérence à S. M. , lui a offert les
présens , qui consistoient en une aigrette de diamans et une
boîte très-riche , garnie de diamans , et ornée du chiffre du
sultan Selim . L'ambassadeur a montré en même temps à S. M.
les présens destinés par Sa Hautesse à Sa M. l'Impératrice , et
qui consistoient en un collier de perles , des parfums et de
magnifiques étoffes . L'EMPEREUR a examiné ces présens , et s'est
approché ensuite d'une fenêtre donnant sur la cour , pour
voir des harnois de la plus grande richesse , également offerts
à S. M. , et dont des chevaux arabes étoient caparaçonnés .
S. M. étant rentrée dans la salle du trône , l'ambassadeur
extrordinaire a été conduit à l'audience de S. M. l'Impératrice
, qui l'a reçu debout , et entourée des princesses et de ses
dames et officiers. Il a été introduit par le chambellan introducteur
des ambassadeurs près S. M. l'Impératrice , et présenté
par la dame d'honneur de S. M. L'ambassadeur extraordinaire
a été reconduit à son hôtel avec le même cortège qui
l'avoit accompagné à son arrivée.
1
-A midi et demi , LL. EE. MM. les ambassadeurs extraor
dinaires de LL. HH . PP . les Etats de Hollande ont été admis
à l'audience de S. M. l'EMPEREUR et Roi. Un maître et un
aide des cérémonies étoient allés les chercher à onze heures
à leur hôtel avec trois voitures impériales , attelées chacune
de six chevaux. MM. les ambassadeurs extraordinaires ont été
conduits à l'audience de S. M. par le grand-maître , le maître
et l'aide des cérémonies , et reçus à la porte de la première
salle par S. E. le maréchal colonel général de la garde de
service. Arrivés à la salle du trône , ils ont fait trois profondes
révérences , et M. le vice-amiral Verhuel , président de la
députation , a prononcé le discours suivant :
SIRE ,
-
Les représentans d'un peuple connu par sa patience courageuse
dans les temps difficiles , célèbre , nous osons le dire ,
par la solidité de son jugement et par sa fidélité à remplir les
engagemens contractés , nous ont donné l'honorable mission
de nous présenter devant le trône de V. M.
Ce peuple a long-temps souffert des agitations de l'Europe
et des siennes. Témoin des catastrophes qui ont renversé quelJUIN
1806 .
473
ques Etats victime des désordres quí les ont ébranlés tous ,
il a senti que la force des intérets et des rapports, qui a jourd'hui
unissent ou divisent les grandes puissances, lui faisoit une
loi de se placer sous la première des sauves- gardes politiques
de l'Europe ; et que sa foiblesse même lui prescrivoit de mettre
ses institutions en harmonie avec celles de l'Etat , dont la
protection seule peut le garantir contre le danger de la servitude
ou de la ruine.
Ces représentans ont mûrement et solennellement délibéré
sur les circonstances du temps présent , et sur les effrayantes
probabilités de l'avenir ; ils ont vu dans le terme même des
calamités dont l'Europe a été long - temps affligée , et les causes
de leurs propres maux et le remède auquel ils devoient recourir
.
Nous sommes , Sire , chargés d'exprimer à Votre Majesté le
voeu des représentans de notre peuple : nous la prions de nous
accorder , comme chef suprême de notre république , comme
roi de Hollande , le prince Louis - Napoléon , frère de Votre
Majesté , auquel nous remettons , avec une entière et respectueuse
confiance , la garde de nos lois , la défense de nos droits
politiques , et tous les intérêts de notre chère patrie. Sous les
auspices sacrés de la Providence , sous la glorieuse protection
de V. M. I. et R. , enfin sous la puissance du gouvervement
paternel que nous lui demandons , nous osons espérer , Sire ,
que la Hollande assurée désormais pour toujours de l'affection
du plus grand des monarques , et unie étroitement par sa destinée
même à celle de votre immense et immortel Empire ,
verra renaître les jours de son ancienne gloire , un repos qu'elle
a depuis long-temps perdu , et sa prospérité , que des pertes ,
qui ne seront plus considérées comme irréparables , n'auront
que passagèrement altérée .
S. M. a répondu en ces termes :
Messieurs les représentans du peuple batave ,
J'ai toujours regardé comme le premier intérêt de ma couronne
de protéger votre patrie. Toutes les fois que j'ai dû
intervenir dans vos affaires intérieures , j'ai d'abord été frappé
des inconvéniens attachés à la forme incertaine de votre gouvernement.
Gouvernés par une assemblée populaire , elle eût
été influencée par les intrigues et agitée par les puissances
voisines. Gouvernés par une magistrature élective , tous les
renouvellemens de cette magistrature eussent été des momens
de crise pour l'Europe , et le signal de nouvelles guerres maritimes.
Tous ces inconveniens ne pouvoient être parés que par
un gouvernement héréditaire . Je l'ai appelé dans votre patrie
par mes conseils , lors de l'établissement de votre dernière
constitution : et l'offre que vous faites de la couronne de Hol ·
474
MERCURE DE FRANCE ,
lande au prince Louis , est conforme aux vrais intérêts de
votre patrie , aux miens , et propre à assurer le repos général
de l'Europe. La France a été assez généreuse pour renoncer
à tous les droits que les événemens de la guerre lui avoit donné
sur vous , mais je ne pouvois confier les places fortes qui
couvrent ma frontière du Nord à la garde d'une main infidelle
ou même douteuse.
MM. les représentans du peuple batave , j'adhère au voeu
de LL. HH. PP. Je proclame roi de Hollande le prince Louis.
Vous , Prince , régnez sur ces peuples ; leurs pères n'acquirent
leur indépendance que par les secours constans de la France.
Depuis, la Hollande fut l'alliée de l'Angleterre ; elle fut conquise
; elle dut encore à la France son existence. Qu'elle vous
doive donc des rois qui protégent ses libertés , ses lois et sa
religion. Mais ne cessez jamais d'être Français. La dignité de
connétable de l'Empire sera possédée par vous et vos descendans
: elle vous retracera les devoirs que vous avez à remplir
envers moi , et l'importance que j'attache à la garde des places
fortes qui garantissent le nord de mes Etats , et que je vous
confie. Prince , entretenez parmi vos troupes cet esprit que je
leur ai vu sur les champs de bataille. Entretenez dans vos
nouveaux sujets des sentimens d'union et d'amour pour la
France. Soyez l'effroi des méchans et le père des bons : c'est
le caractère des grands rois.
Alors S. A. I. Mgr. le prince Louis , s'est avancé au pied du
trône , et a dit :
SIRE
J'avois placé toute mon ambition à sacrifier ma vie au
service de Votre Majesté. Je faisois consister mon bonheur à
admirer de près toutes ces qualités qui la rendent si chère à
ceux qui , comme moi , ont été si souvent témoins de la puissance
et des effets de son génie. Elle permettra donc que
j'éprouve des regrets en m'éloignant d'elle : mais ma vie et
mes volontés lui appartiennent. J'irai régner en Hollande ,
puisque ces peuples le desirent , et que V. M. l'ordonne.
Sire, lorsque V. M. quitta la France pour aller vaincre
l'Europe conjurée contr'elle ; elle voulut s'en rapporter à moi
pour garantir la Hollande de l'invasion qui la menaçoit ; j'ai ,
dans cette circonstance , apprécié le caractère de ces peuples ,
et les qualités qui les distinguent.
Oni , Sire , je serai fier de régner sur eux ; mais quelque glorieuse
que soit la carrière qui m'est ouverte , l'assurance de la
constante protection de V. M. , l'amour et le patriotisme de
mes nouveaux sujets peuvent me faire concevoir l'espérance de
guérir des plaies occasionées par tant de guerres et d'événemens
accumulés en si peu d'années.
JUIN 1806.
475
Sire , lorsque V. M. mettra le dernier sceau à sa gloire , en
donnant la paix au Monde , les places qu'elle confiera alors à
ma garde , à celle de mes enfans , aux soldats hollandais qui ont
combattu à Austerlitz sous ses yeux , ces places seront bien gardées.
Unis par l'intérêt , mes peuples le seront aussi par les sentimens
d'amour et de reconnoissance de leur roi , à V. M. et à
la France.
Ce discours terminé , MM. les ambassadeurs extraordinaires
se sont retirés en faisant trois profondes révérences. L'EMPEREUR
s'est rendu ensuite dans les appartemens , pour donner audience
aux personnes qui s'y trouvoient réunies. Elle étoit précédée
de son auguste frère , et l'huissier , en ouvrant les battans , a
annoncé le Roi de Hollande, MM. les ambassadeurs extraordinaires
de Hollande ont été conduits à l'audience de S. M.
l'Impératrice , où il a été observé le cérémonial précédemment
décrit. De là ils sont retournés à leur hôtel avec le même
cortége qu'à leur arrivée au Palais .
-Le même jour à midi , S. A. S. le prince archichancelier
de l'Empire s'est rendu au sénat qui avoit été convoqué , et
qui s'est réuni sous sa présidence. S. A. S. , après avoir ouvert
la séance par un discours , a annoncé les pièces suivantes :
N° I. Message de S. M. l'EMPEREUR et Roi.
Sénateurs ,
Nous chargeons notre cousin l'archichancelier de l'Empire
de vous faire connoître qu'adhérant au voeu de leurs hautespuissances
, nous avons proclamé le prince Louis-Napoléon ,
notre bien-aimé frère, roi de Hollande , pour ladite couronne
être héréditaire en toute souveraineté , par ordre de primogéniture
, dans sa descendance naturelle , légitime et masculine ;
notre intention étant en même temps que le roi de Hollande
et ses descendans conservent la dignité de connétable de
l'Empire. Notre détermination dans cette circonstance nous a
paru conforme aux intérêts de nos peuples. Sous le point de
vue militaire , la Hollande possédant toutes les places fortes
qui garantissent notre frontière du Nord , il importoit à la
sûreté de nos Etats que la garde en fût confiée à des personnes
sur l'attachement desquelles nous ne pussions concevoir
aucun doute. Sous le point de vue commercial , la Hollande ,
étant située à l'embouchure des grandes rivières qui arrosent
une partie considérable de notre territoire , il falloit
eussions la garantie que le traité de commerce que nous conclurons
avec elle seroit fidellement exécuté , afin de concilier
les intérêts de nos manufactures et de notre commerce avec
ceux du commerce de ces peuples. Enfin, la Hollande est le premier
intérêt politique de la France. Une magistrature élective
que nous
476
MERCURE DE FRANCE ,
auroit eu l'inconvénient de livrer fréquemment ce pays aux
intrigues de nos ennemis , et chaque élection seroit devenue
le signal d'une guerre nouvelle.
Le prince Louis , n'étant animé d'aucune ambition personnelle
, nous a donné une preuve de l'amour qu'il nous
porte , et de son estime pour les peuples de Hollande , en
acceptant un trône qui lui impose de si grandes obligations .
L'archichancelier de l'empire d'Allemagne , électeur de
Ratisbonne et primat de Germanie , nous ayant fait connoître
que son intention étoit de se donner un coadjuteur , et que ,
d'accord avec ses ministres et les principaux membres de son
chapitre , il avoit pensé qu'il étoit du bien de la religion et
de l'Empire germanique qu'il nommât à cette place notre
oncle et cousin le cardinal Fesch , notre grand -aumônier et
archevêque de Lyon , nous avons accepté ladite nomination
au nom dudit cardinal. Si cette détermination de l'électeur
archichancelier de l'Empire germanique est utile à l'Allemagne
, elle n'est pas moins conforme à la politique de la
France .
Ainsi le service de la patrie appelle loin de nous nos frères
et nos enfans ; mais le bonheur et les prospérités de nos peuples
composent aussi nos plus chères affections.
En notre palais de Saint- Cloud , le 5 juin 1806.
N°. II. Traité.
Signé NAPOLÉON.
S. M. impériale et royale Napoléon , Empereur des Français
et Roi d'Italie , et l'assemblée de leurs hautes puissances ,
représentant la république batave , présidée par son Exc.
le grand - pensionnaire , accompagné du conseil d'état et
des ministre et secrétaire-d'état , considérant . 1 ° . Que vu la
disposition générale des esprits et l'organisation actuelle de
l'Europe , un gouvernement sans consistance et sans durée
certaine , ne peut remplir le but de son institution ; 2° . Que
le renouvellement périodique du chef de l'état sera toujours
en Hollande une source de dissentions , et au- dehors un
sujet constant d'agitations et de discordes entre les puissances
amies ou ennemies de la Hollande ; 3°. Qu'un gouvernement
héréditaire peut seul garantir la tranquille possession de tout
ce qui est cher au peuple hollandais , le libre exercice de sa religion
, la conservation de ses lois , son indépendance politique
et sa liberté civile ; 4° . Que le premier de ses intérêts est de
s'assurer d'une protection puissante , à l'abri de laquelle il
puisse exercer librement son industrie et se maintenir dans la
possession de son territoire , de son commerce et de ses co-
Jonies ! 5°. Que la France est essentiellement intéressée au
bonheur du peuple hollandais , à la prospérité de l'Etat et à
JUIN 1866:
479
la stabilité de ses institutions , tant en considération des frontières
septentrionales de l'Empire ouvertes et dégarnies de
places fortes , que sous le rapport des principes et des intérêts
de la politique générale :
Ont nommé pour ministres plénipotentiaires , savoir : Sa
majesté l'Empereur des Français et Roi d'Italie ; M. Charles-
Maurice Talleyrand , grand- chambellan , ministre des relations
extérieures , grand- cordon de la Légion -d'Honneur, chevalier
des Ordres de l'Aigle rouge et noir de Prusse , et de
l'Ordre de Saint-Hubert , etc. , etc.
Et S. Exc. M. le grand-pensionnaire : MM. Charles-Henri
Verhuell , vice-amiral et ministre de la marine de la république
batave , décoré du Grand-Aigle de la Légion-d'Honneur
; Isaac-Jean-Alexandre Gogel , ministre des finances ;
Jean van Styrum , membre de l'assemblée de LL. HH. PP.;
Guillaume Six , membre du conseil- d'état ;
Et Gérard de Brantzen , ministre plénipotentiaire de la
république batave auprès de S. M. Impériale et Royale
décoré du Grand- Aigle de la Légion -d'Honneur ; lesquels ,
après avoir fait l'échange de leurs pleins-pouvoir , sont convenus
de ce qui suit :
Art. Ir. S. M. l'Empereur des Français et Roi d'Italie , tant
pour lui que pour ses héritiers et successeurs à perpétuité ,
garantit à la Hollande le maintient de ses droit constitutionnels
, son indépendance , l'intégrité de ses possessions dans les
Deux- Mondes , sa liberté politique , civile et religieuse , telle
qu'elle est consacrée par les lois actuellement établies , et l'abolition
de tout privilége en matière d'impôt.
II. Sur la demande formelle faite par leurs hautes-puissances
, représentant la République batave , que le prince
Louis-Napoléon soit nommé et couronné Roi héréditaire et
constitutionnel de la Hollande , Sa Majesté défère à ce vou ,
et autorise le prince Louis-Napoléon à accepter la couronne de
Hollande , pour être possédée par lui et sa descendance naturelle
, légitime et masculine pár ordre de primogéniture , à
l'exclusion perpétuelle des femmes et de leur descendance. En
conséquence de cette autorisation , le prince Louis-Napoléon
possédera cette couronne sous le titre de Roi , et avec tout le
pouvoir et toute l'autorité qui seront déterminés par les lois
constitutionnelles que l'Empereur Napoléon a garanties dans
l'article précédent. Néanmoins , il est statué que les couronnes
de France et de Hollande ne pourront jamais être réunies sur la
même tête.
III. Le domaine de la couronne comprend , ° . Un palais
à la Haye , qui sera destiné au séjour de la maison royale ; 2 °. le
palais du Bois ; 3º . le domaine de Soestdick ; 4° . un revenu en
478 MERCURE DE FRANCE ,
biens- fonds de cinq cent mille florins. La loi de l'Etat
assure de plus au Roi , une somme annuelle de quinze cent
mille florins , argent courant de Hollande , payable chaque
mois par douzième.
IV. En cas de minorité , la régence appartient de droît à la
reine ; et , à son défaut , l'Empereur des Français , en sa qualité
de chef perpétuel de la famille impériale , nomme le régent
du royaume. Il choisit parmi les princes de la famille
royale , et , à leur défaut , parmi les nationaux. La minorité
des rois finit à l'âge de dix-huit ans accomplis.
८
V. Le douaire de la reine sera déterminé par son contrat
de mariage. Pour cette fois , il est convenu que ce douaire est
fixé à la somme annuelle de deux cent cinquante mille florins
qui sera prise sur le domaine de la couronne. Cette somme
prélevée , la moitié restant des revenus de la couronne servira
aux frais de l'entretien de la maison du roi mineur ; l'autre
moitié sera affectée aux dépenses de la régence .
VI. Le roi de Hollande sera à perpétuité grand dignitaire
de l'Empire , sous le titre de connétable. Les fonctions de
cette grande dignité pourront néanmoins être remplies , au
gré de l'Empereur des Français , par un prince vice- connétable
, lorsqu'il jugera à propos de créer cette dignité.
VII. Les membres de la maison régnante en Hollande
resteront personnellement soumis aux dispositions du statut
constitutionel du 30 mars dernier , formant la loi de la famille
impériale de France.
VIII. Les charges et emplois de l'Etat , autres que ceux
tenant au service personnel de la maison du Roi, ne pourront
être conférés qu'à des nationaux .
IX. Les armes du Roi seront les armes anciennes de la
Hollande , écartelées de l'aigle impériale de France , et surmontées
de la couronne royale.
X. Il sera incessamment conclu entre les puissances contractantes
un traité de commerce , en vertu duquel les sujets
hollandais seront traités en tout temps , dans les ports et sur
le territoire de l'Empire français , comme la nation la plus spécialement
favorisée. S. M. I'EMPEREUR et Roi s'engage de
plus à intervenir auprès des puissances barbaresques , pour
que le pavillon hollandais soit respecté par elles , ainsi que
celui de S. M. l'Empereur des Français.
Les ratifications du présent traité seront échangées à Paris
dans l'espace de dix jours.
Paris , ce 24 mai 1806.
Signé , CH. M. TALLEYRAND.
CH. HENRI VERHUEL , J. J. A. GOGEL ; JEAN VAN
STYRUM; W. SIX , et BRANTZEN.
JUIN 1806.
479
No. III. Traduction de la lettre adressée à la diète germanique
le 27 mai , par M. le baron d'Albini , ministre directorial,
pour lui faire part du choix fait par S. A: S. P'Electeur
archi chancelier , de S. Em. le cardinal Fesch , pour son
coadjuteur et successeur , datée du 28 mai 1806 .
(Cette note a été insérée hier dans le Journal de l'Empire . )
N°. IV. Message de S. M. PEMPEREUR et Roi.
SÉNATEURS ,
Les duchés de Benevent et de Ponte-Corvo étoient un sujet
de litige entre le roi de Naples et la cour de Rome : nous
avons jugé convenable de mettre un terme à ces difficultés
en érigeant ces duchés en fiefs immédiats de notre Empire.
Nous avons saisi cette occasion de récompenser les services
qui nous ont été rendus par notre grand-chambellan et ministre
des relations extérieures , Talleyrand , et par notre cousin
le maréchal de l'Empire , Bernadotte. Nous n'entendons pas
cependant , par ces dispositions , porter aucune atteinte aux
droits du Roi de Naples et de la cour de Rome , notre intention
étant de les indemniser l'un et l'autre. Par cette mesure ,
ces deux gouvernemens sans éprouver aucune perte , verront
disparoître les causes de mésintelligence qui , en différens
temps , ont compromis leur tranquillité , et qui , encore aujourd'hui
, sont un sujet d'inquiétude pour l'un et pour l'autre
de ces Etats , et sur-tout pour le royaume de Naples , dans le
territoire duquel ces deux principautés se trouvent enclavées
N°. V. NAPOLEON , etc. Voulant donner à notre grandchambellan
et ministre des relations extérieures , Talleyrand , un
témoignage de notre bienveillance pour les services qu'il a
rendus à notre couronne , nous avons résolu de lui transférer
comme en effet nous lui transférons par les présentes la principeauté
de Benevent , avec le titre de prince et duc de Benevent,
pour la posséder en toute propriété et souveraineté , et
comme fief immédiat de notre couronne .
Nous entendons qu'il transmettra ladite principauté à ses
enfans måles , légitimes et naturels , par ordre de primogéniture
, nous réservant , si sa descendance masculine , naturelle
et légitime venoit à s'éteindre , ce que Dieu ne veuille , de
transmettre ladite principauté , aux mêmes titres et charges ,
à notre choix et ainsi que nous le croirons convenable pour le
bien de nos peuples et l'intérêt de notre couronne.
Notre grand chambellan et ministre des relations extérieures ,
Talleyrand , prêtera en nos mains , et en sadite qualité de prinee
et duc de Benevent , le serment de nous servir en bon et loyal
sujet. Le même serment sera prêté à chaque vacance par ses
successeurs,
Nº. VI. Décret qui nomme M. le maréchal Bernadotte duc
480 MERCURE DE FRANCE ,
de Ponte-Corvo . Ge décret est conçu dans les mêmes termes
que le précédent.
-S. M. a rendu le décret suivant :
NAPOLÉON , EMPEREUR DES FRANÇAIS ET ROI D'ITALIZ ;
Sur le compte qui nous a été rendu que , dans plusieurs départemens
septentrionaux de notre Empire , certains juifs , n'exerçant d'autre profession
que celle de l'usure , ont , par l'accumulation des intérêts les plus
Immodérés , mis beaucoup de cultivateurs de ces pays dans un état de
grande détresse ; nous avons pensé que nous devions venir au secours de
ceux de nos sujets qu'une avidité injuste auroit réduits à ces fâcheuses
extrémités. Ces circoustances nous ont en même temps fait connoître
combien il étoit urgent de ranimer , parmi ceux qui professent la religion
juive dans les pays soumis à notre obéissance , les sentimens de morale
civile qui malheureusement ont été amortis chez un trop grand nombre
d'entr'eux, par l'état d'abaissement dans lequel ils ont long- temps lángui ;
´état qu'il n'entre point dans nos intentions de maintenir ni de renouveler.
Pour l'accomplissement de ce dessein , nous avons résolu de réunir en
ure assemblée les premiers d'entre les Juifs , et de leur faire communiquer
nos intentions par des commissaires que nous nommerons à cet effet , et
qui recueilleront en même temps leur vou sur les moyens qu'ils estiment
les plus expédiens pour rappeler parmi leurs frères l'exercice des arts et
des professions utiles , afin de remplacer par une industrie honnête les
ressources honteuses auxquelles beaucoup d'entr'eux se livrent de père en
fils depuis plusieurs siècles .
Sur le rapport de notre grand-juge ministre de la justice , et de notre
ministre del'intérieur , notre conseil d'état entendu , nous avons décrété
et décrétons ce qui suit :
Art. 1er . Il est sursis pendant un an , à compter de la date du présent
décret , à toutes exécutions de jugemens ou contrats , autrement que par
simples actes conservatoires , contre des cultivateurs non négocians des
départemens de la Sarre , de la Roër , du Mont -Tonnerre , des Hautet
Bas-Rhin , de Rh n et Moselle , de la Moselle et des Vosges , lorsque les
titres contre ces cultivateurs auront été consentis par eux en faveur des Juifs.
II . Il sera formé au 15 juillet prochain , dans notre bonne ville de Paris ,
une assemblée d'individus professant la religion juive et habitant le territoire
français.
"
III . Les membres de cette assemblée seront au nombre porté au tableau
et désignés par les
ci joint , pris dans les départemens y dénommés
préfets parmi les rabbins , les propriétaires et les autres Juifs les plus distingués
par leur probité et leurs lumières.
IV. Dans les autres départemens de notre Empire non portés audit
tableau , et où il existeroit des individus professant la religion juive , au
nombre de cent et de moins de cinq cents , le préfet pourra désigner un
député; pour cinp cents et au - dessus jusqu'à mille , il pourra désigner deux
députés , et ainsi de suite.
V. Les députés désignés seront rendus à Paris avant le 10 juillet , et feront counoître leur arrivée et leur demeure au secrétariat de notre ministre
de l'intérieur , qui leur fera savoir le lieu , le jour et l'heure où
l'assemblée s'ouvrira .
VI. Notre ministre de l'intérieur est chargé de l'exécution de notre
présent décret.
( Suit le tableau par département du nombre des Juifs à envoyer à l'assemblée
des individus professant la religion juive. )
Haut - Rhin , 12 ; Bas - Rhin , 15 ; Mont - Tonnerre , 9 ; Rhin et
Moselle , 4 ; Sarre , 1 ; Roër , 1 ; Moselle , 5 ; Meurthe , 7 ; Vosges , 7 ;
Gironde , 2 ; Basses- Pyrénées , 2; Vaucluse , 2 ; Côte-d'or , 1 ; Seine , 6
otal 74.
( No. CCLVI. )
( SAMEDI 14 JUIN 1806 )2SD 58
MERCURE
DE FRANCE.
Hol
*」1 ! ;
POÉSIE
FRAGMENT
Du poëme sur LES TROIS REGNES de la Nature,
COMBIEN des animaux Pinégale structure
De ses variétés pare encor la nature !
,
Sur ses deux courts jarrets accroupissant son corps ,
La Giraffe en avant reçut deux longs supports .
Ailleurs le Kanguroo , dont l'étrange famille
Sort de son sein , y rentre , en ressort , et sautille
Sur deux longs appuis en arrière exhaussé ,
Et sur sa double main en avant abaissé ,
71
Ou sur sa forte queue en avant se redresse,
Ou s'élance par bonds , et d'un doigt plein d'adresse
Pour lui , pour ses enfans sur un arbre voisin
Cueille le vert feuillage , aliment de sa faim.
Enfin , pour achever ses nombreux parallèles ,
Avec la lourde Autriche et ses mesquines ailes ,
Comparez cet oiseau qui , moins vu qu'entendu,
Ainsi qu'un trail agile à n´s yeux est perdu ,
Du peup'e ailé des airs brillante miniature ,
Où le ciel des couleurs épuisa la parure ,
H h
en
482 MERCURE
DE FRANCE ,
Et pour tout dire , enfn , le charmant Colibri ,
Qui de fleurs , de ro-ée et de vapeurs nourri ,
Jamais sur chaque tige un instant ne demenre ,
Glisse et ne pose pas , suce moins qu'il n'effleure :
Phénomène léger, chef-d'oeuvre aérien ,
De qui la grace est tout , et le corps presque rien ;
૨૦૦૩
SOBUJJ L
Vif, prompt, gai , de la vie aimable et frêle esquisse ,
Et des Dieux , s'ils en ont , le plus charmant caprice.
J. DELILLE.
MOT DE DUCLOS.
BEL esprit fin , mais non sans tyrannie ;
Pour se venger de n'être que cela , &
Duclos disoit : Bele comme un Génie.
Duclos n'eut point cette bêtise-là .
34 97 A.
M. LE BRUN , de l'Institut.
QUATRAIN
SUR CORNEILLE ET SUR RACINE.
Tous les deux sont rivaux , et n'ont point de vainqueur;
Tous les deux ont vaincu les siècles et l'envie :
Dans sa tête de feu Corneille eut le géne
Que Racine avoit dans le coeur.
TRADUCTION
Par le même.
DE LA VI ODE DU III LIVRE D'HORACE.
INDIGNES héritiers du nom de vos aïeux ,
Romains , sur vous du ciel va tomber la colère ,
Si vous ne relevez les temples de vos Dieux ,
Et leur marbres sacrés qu'a souillés la poussière ,
C'est à votre respect pour ces Dieux immortels
Que votre empire est dû. Par les Dieux tout commence ,
Par les Dieux tout finit. L'oubli de leurs autels
Sur la triste Hespérie attira leur vengeance .
S'ils n'avoient été sourds à l'oracle divin ,
Nos guerriers , repoussés dans leur fongue imprudente ,
N'auroient pas vu deux fois , enrichi de butin ,
Le Parthe se livrer à sa joie insolente.
JUIN 1800. 483
L'un contre l'autre armés , lorsque de furieux non
De la patrie en pleurs déchiroient les entrailles ,
L'étranger , attisant un feu séditieux ,
A Rome préparoit d'horribles funérailles .
Ce siècle , trop fécond en célèbres forfaits ,
Commença par souiller le lit de l'lymenée ;
Telle fut , chez les grands , la source empoisonnée ,
D'où le mal , jusqu'au peuple , éterdit ses progrès .
ali
Cette nymphe si jeune , à peine éncor nubile ,
Exerce aux mouvemens les plus voluptueux
De ses membres légers la souplesse mobile :
Elle rêve déjà l'amour incestueux .
•
A peine elle est épouse , et son oeil adultère
Recherche avec ardeur de plus jeunes amans
Sans connoître ni choix , ni règle , ni mystère ,
Dans les honteux objets de ses égaremens.
C'est à la table , aux yeux d'un mari trop facile ,
Qu'on la voit prodiguer ses vénales faveurs ;
Toujours , à vos desirs , vous la trouvez docile ,
Publicains , de l'opprobe opulens acheteurs !
Ils ne descendoient pas d'une race amollie
Les vainqueurs d'Annibal , ces antiques Romains ,
Qui de lauriers couvroient la terre enorgueillie , }
Et rougissoient les mers du sang des Africains !
Dès l'âge le plus tendre , instruits auau labourage ,
De bonne heure endurcis , ces enfans de héros
D'un pénible travail faisoient l'apprentissage ,
En maniant déjà la bêche et les hoyaux.
Le soir , quand le soleil , achevant sa carrière ,
A délivré du joug les taureaux fatigués ,
Ils gémissoient encor , aux ordres d'une mère ,
Sons le faix des rameaux qu'ils avoient élagués.
Du temps qui corrompt tout , que ne peut le ravage ?
Les pères surpassant les crimes des aïeux ,
A des fils plus méchans ont transmis l'héritage
Des vices , qui croîtront encor chez leurs neveux.
KERIVALANT.
Hh 2
480 MERCURE DE FRANCE
de Ponte-Corvo . Ce décret est conçu dans les mêmes termes
que le précédent .
-S. M. a rendu le décret suivant :
NAPOLÉON , EMPEREUR DES FRANÇAIS BT ROI D'ITALIE ;
Sur le compte qui nous a été rendu que , dans plusieurs départemens
septentrionaux de notre Empire , certains juifs , n'exerçant d'autre profession
que celle de l'usure , ont , par l'accumulation des intérêts les plus
Immodérés , mis beaucoup de cultivateurs de ces pays dans un état de
grande détresse ; nous avons pensé que nous devions venir au secours de
ceux de nos sujets qu'une avidité injuste auroit réduits à ces fâcheuses
extrémités . Ces circousiances nous ont en même temps fait connoître
combien il étoit urgent de ranimer , parmi ceux qui professent la religion
juive dans les pays soumis à notre obéissance , les sentimens de morale
civile qui malheureusement ont été amortis chez un trop grand nombre
d'entrr''eux, par l'état d'abaissement dans lequel ils ont long- temps langui ;
état qu'il n'entre point dans nos intentions de maintenir ni de renouveler.
Pour l'accomplissement de ce dessein , nous avons résolu de réunir en
ure assemblée les premiers d'entre les Juifs , et de leur faire communiquer
nos intentions par des commissaires que nous nommerons à cet effet , et
qui recueilleront en même temps leur voeu sur les moyens qu'ils estiment
les plus expédiens pour rappeler parmi leurs frères l'exercice des arts et
des professions utiles , afin de remplacer par une industrie honnête les
ressources honteuses auxquelles beaucoup d'entr'eux se livrent de père en
fils depuis plusieurs siècles .
Sur le rapport de notre grand-juge ministre de la justice , et de notre
ministre de l'intérieur , notre conseil d'état entendu , nous avons décrété
et décrétons ce qui suit :
Art . Ir. Il est sursis pendant un an , à compter de la date du présent
décret , à toutes exécutions de jugemens ou contrats , autrement que par
simples actes conservatoires , contre des cultivateurs non négocians des
départemens de la Sarre , de la Roër , du Mont -Tonnerre , des Hautet
Bas-Rhin , de Rh n et Moselle , de la Moselle et des Vosges , lorsque les
titres contre ces cultivateurs auront été consentis par eux en faveurdes Juifs.
II. Il sera formé au 15 juillet prochain , dans notre bonne ville de Peris ,
une assemblée d'individus professant la religion juive et habitant le territoire
français .
III. Les membres de cette assemblée seront au nombre porté au tableau
ci joint , pris dans les départemens y dénommés et désignés par les
préfets parmi les rabbins , les propriétaires et les autres Juifs les plus distingués
par leur probité et leurs lumières.
IV. Dans les autres départemens de notre Empire non portés audit
tableau , et où il existeroit des individus professant la religion juive , au
nombre de cent et de moins de cinq cents , le préfet pourra désigner un
député ; pour cinp cents et au -dessus jusqu'à mille , il pourra désigner deux
députés , et ainsi de suite.
V. Les députés désignés seront rendus à Paris avant le 10 juillet , et
feront counoître leur arrivée et leur demeure au secrétariat de notre ministre
de l'intérieur , qui leur fera savoir le lieu , le jour et l'heure où
l'assemblée s'ouvrira.
VI. Notre ministre de l'intérieur est chargé de l'exécution de notre
présent décret .
( Suit le tableau par département du nombre des Juifs à envoyer à l'assemblée
des individus professant la religion juive. )
Haut - Rhin , 12 ; Bas - Rhin , 15 ; Mont - Tonnerre , 9 ; Rhin et
Moselle , 4 ; Sarre, 1 ; Roër , 1 ; Moselle , 5 ; Meurthe , 7 ; Vosges , 7 ;
Gironde , 2 ; Basses- Pyrénées , 2 ; Vaucluse , 2 ; Côte- d'or , 1 ; Seine , 6;
gtal 74.
( No. CCLVI. )
( SAMEDI 14 JUIN 1806 )
MERCURE
DE FRANCE.
100
wal is
POÉSIE .
FRAGMENT
Du poëme sur LES TROIS REGNEs de la Nature.
COMBIRN des animaux l'inégale structure
De Variétés pare encor la nature !
Sur ses deux courts jarrets accroupissant soncorps ,
La Giraffe en avant reçut deux longs supports.
Ailleurs le Kanguroo , dont l'étrange famille
Sort de son sein , y rentre , en ressort , et sautille
Sur deux longs appuis en arrière exhaussé ,
Et sur sa double main en avant abaissé ,
"
Ou sur sa forte queue en avant se redresse ,
Ou s'élance par bonds , et d'un doigt plein d'adresse
Pour lui , pour ses enfans sur un arbre voisin
Cueille le vert feuillage , aliment de sa faim.
Enfin , pour achever ses nombreux parallèles ,
Avec la lourde Autruche et ses mesquines ailes ,
Comparez cet oiseau qui , moins vu qu'entendu,
Ainsi qu'un trail agile & nyeux est perdu ,
Du peup'e ailé des airs brillante miniature,
Où le ciel des couleurs épuisa la parure ,
H h
DE
3 .
482 MERCURE
DE FRANCE
,
Et pour tout dire , enfn , le charmant Colibri ,
Qui de fleurs , de ro- ée et de vapeurs nourri ,
Jamais sur chaque tige un instant ne demenre ,
Glisse et ne pose pas , suce moins qu'il n'effleure :
Phénomène léger, chef-d'oeuvre aérien ,
De qui la grace est tout , et le corps presque rien ;
Vif, prompt , gai , de la vie aimable et frêle esquisse ,
1892
Et des Dieux , s'ils en ont , le plus charmant caprice .
J. DELILLE.
MOT DE DUCLOS.
BEL esprit fin , mais non sans tyrannie ;
Pour se venger de n'être que cela ,
Duclos disoit : Bele comme un Génie.
Duclos n'eut point cette bêtise-là .
97 977 A
M. LE BRUN , de l'Institut.
QUATRAIN
SUR CORNEILLE ET SUR RACINE.
Tous les deux sont rivaux, et n'ont point de vainqueur ;
Tous les deux ont vaincu les siècles et l'envie :
Dans sa tête de feu Corneille eut le gén e
Que Racine avoit dans le coeur.
TRADUCTION
Par le même.
DE LA VI ODE DU III LIVRE D'HORACE.
INDIGNES héritiers du nom de vos aïeux ,
Romains , sur vous du ciel va tomber la colère ,
Si vous ne relevez ' es temples de vos Dieux ,
Et leur marbres sacrés qu'a souillés la poussière,
C'est à votre respect pour ces Dieux immortels
Que votre empire est dû . Par les Dieux tout commence ,
Par les Dieux tout finit. L'oubli de leurs autels
Sur la triste Hespérie attira leur vengeance.
S'ils n'avoient été sourds à l'oracle divin ,
Nos guerriers , repoussés dans leur fongue imprudente ,
N'auroient pas vu deux fois , enrichi de butin ,
Le Parthe se livrer à sa joie insolente .
JUIN 1806. 483
L'un contre l'autre armés , lorsque de furieux . 3 seŋ 4
De la patrie en pleurs déchiroient les entrailles ,
L'étranger , attisant un feu séditieux ,
100
A Rome préparoit d'horribles funérailles.
Ce siècle , trop fécond en célèbres forfaits ,
Commença par souiller le lit de l'lymenée ;
Telle fut , chez les grands , la source empoisonnée ,
D'où le mal , jusqu'au peuple , éterdit ses progrès .
Cette nymphe si jeune , à peine éncor nubile ,
Exerce aux mouvemens les plus voluptueux
De ses membres légers la souplesse mobile :
Elle rêve déjà l'amour incestueux.
A peine elle est épouse , et son oeil adultère
Recherche avec ardeur de plus jeunes amans *
Sans connoître ni choix , ni règle' , ni mystère ,
Dans les honteux objets de ses égaremens .
C'est à la table , aux yeux d'un mari trop facile ,
Qu'on la voit prodiguer ses vénales faveurs ;
Toujours , à vos desirs , vous la trouvez docile ,
Publicains , de l'opprobe opulens acheteurs !
Ils ne descendoient pas d'une race amollie
Les vainqueurs d'Annibal , ces antiques Romains ,
Qui de lauriers couvroient la terre enorgueillie , ]
Et rougissoient les mers du sang des Africains !
Dès l'âge le plus tendre , instruits au labourage ,
De bonne heure endurcis , ces enfans de héros
D'un pénible travail faisoient l'apprentissage ,
En maniant déjà la bêche et les hoyaux.
Le soir , quand le soleil , achevant sa carrière ,
A délivré du joug les taureaux fatigués ,
Ils gémissoient encor , aux ordres d'une mère ,
Sons le faix des rameaux qu'ils avoient élagués.
Du temps qui corrompt tout , que ne peut le ravage?
Les pères surpassant les crimes des aïeux ,
A des fils plus méchans ont transmis l'héritage
Des vices , qui croîtront encor chez leurs neveux.
KERIVALANT.
Hh 2
484
MERCURE DE FRANCE,
LES CONSOLATIONS DE L'AMITIÉ ,
Idylle tirée du Génie dỪ CHRISTIANISME , de M. de
Châteaubriand.
Aux lieux où, parmi des roseaux ,
Et des arbres fleuris , contemporains du monde ,
Le Nil américain , roulant ses fières eaux ,
Des ruines des monts convre la mer profonde ,
En ces lieux où , de tout côté,
La nature , sans art , brille de majesté,
Une triste Africaine , une femme sauvage ,
Sous deux maîtres voisins enduroient l'esclavage ,
Les maux et l'abandon qui suit la pauvreté ;
Mais les douceurs de la maternité
Entroient aussi dans leur partage ;
Et l'amitié , félicité du sage
Chère aux mortels , aux malheureux sur-tout ,
Cette amitié, qui console de tout ,
Les soutenoit dans ce triste passage .
Loin des regards d'un mattre rigoureux,
Sous un catalpa solitaire
Elles se rendoient toutes deux :
A
L'une y menoit son fils , l'autre sa fille chère;
L'une et l'autre apportoit son Dieu.
Le manitou des lacs , la fétiche étrangère
Se réunissoient en ce lieu.
Du catalpa quelque branche mobile
Servoit à balancer les fruits de leurs amours ,
Et, pour leur procurer un sommeil plus facile ,
Les chansons du pays venoient à leurs secours.
L'une chantoit le berceau de verdure
Que dans un frais v Ilon lui dressa son amant
Le chant du Bengali , cette source d'eau pure
Qui , tant de fois , sous un soleil brûlant ,
D'une soif importune appaisa le tourment.
3
L'autre chantoit de șa froide patrie
Les mers de glace et les affreux attraits ,
La colombe de Virginie ,
JUIN 18610 ? 214 485
Les plaisirs de la chasse et les noires forêts
Que ne dora jamais un rayon de lumière ( 77
Et la fumée hospitalière
De ce calumet précieur wh
Où fumèrenttous ses ayeux.
Mais las ! au sein d'une misère extrême ,
II est encor de nouvelles douleurs ,
Et seule , notre heure suprême
Peut nous montrer la fin de nos malheurs .
Hélas ! cette heure inexorable
Pour l'un des enfans arriva :
Pauvre mère , quel sort t'accable !
Du désespoir l'amitié la sauva.
Sous le catalp solitaire
Elles vinrent pendant trois jours ,
Loin des regards de leur mattre sévère ,
Bercer encor les fruits de leurs amours.
Les doux chants qui naguère endormoient l'innocence ,
Pour éveiller la mort n'étoient d'aucun secours ;
Du trépas l'effrayant silence
Ressembloit au sommeil , mais il duroit toujours ;
Et toutefois au coeur de la sensible mere,
Par une courte illusion,
La mort paroissoit moins amère,
Et les larmes du moins calmoient l'affliction.
MASSE.
( Ceule idylle fait partie d'un Recueil de poésies intitulé : Les
Loisirs d'un Troubadour, qui doit paroître chez Desenne, libraire,
eu Palais-Royal , galerie de pierre , nº. 2.)
VERS
Pour le portrait de Cornélie , tenant dans ses mains l'urne
de Pompée.
De Cornélie, à pleurer occupée ,
L'artiste a bien rendu l'héroïque douleur :
Elle tient dans ses mains l'urne du grand Pompée;
Mais tout Pompée est dans son coeur.
LALANNE.
3
486 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGM E.
J'EXISTE tout entier dans la langue française ,
Et je forme deux mots , an latin , l'autre hébreu ;
L'un se trouve au Missel , et l'autre en la Génèse ;
Tous deux sont prononcés chaque jour au saint lieu.
Le beau sexe de moi tire un grand avantage :
J'efface la laideur , ou la fais oublier;
Et du public enfin , pour mériter l'hommage ,
Un poète en ses vers doit toujours m'employer.
༈,,
LOGOGRIPHE.
Je nais toujours près du village :
Gîte du pauvre est mon berceau .
De moi partout on fait usage ;
190
Je suis les mortels au tombeau .
J'offre à ceux qui me décomposent ,
Avec un arbre , un terme de mépris;
Puis un pronom , et le tout sera pris
Dans trois lettres qui me composent .
CHARADE.
Mon premier est un mal
Qu'on guérit avec peine ,
Et, sans être fatal ,
Nous fatigue et nous gêne.
Se perdre à mon second
Est chose si facile ,
Que souvent il confond
L'homme le plus habile .
Au tombeau tôt ou tard
Mon tout sait nous conduire ,
Et toujours quand il part
Se fait suivre et maudire.
F. BONNET ( de l'Isle ) .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Bonnet.
Celui du Logogriphe est Mátin , où l'on trouve matin.
Celui de la Charade est Aube- épine.
JUIN 1806. 487
.
OEuvres complètes de Duclos , historiographe de
France , secrétaire perpétuel de l'Académie française
, membre de celle des Inscriptions et Belles-
Lettres ; recueillies pour la première fois , revues
et corrigées sur les manuscrits de l'auteur , précédées
d'une Notice historique et littéraire
ornées de six portraits , et dans lesquelles se trouvent
plusieurs écrits inédits , notamment des Mémoires
sur sa vie , des Considérations sur le goût ,
des Fragmens historiques qui devoient faire partie
des Mémoires secrets , etc. , etc. Dix vol. in- 8°.
Prix : 40 fr. , et 55 fr. la
par poste . A Paris , chez
Colnet , libraire , quai Voltaire; Fain , rue Saint-
Hyacinthe , no . 25 ; et le Normant , libraire , rue
des Prêtres Saint - Germain- l'Auxerrois , nº. 17 .
Troisième extrait. ( Voyez le N° . des 3 et 31 mai. )
LORSQUE Duclos fut nommé historiographe de
France , il forma d'abord le projet de remplir sa
place avec l'éxactitude et la décence qu'elle lui im .
posoit ; on le voit par le remercîment qu'il adressa
au roi dans son premier enthousiasme « Ma vie ,
» dit - il , sera désormais consacrée à rassembler les
» événemens du règne le plus fécond en événemens
» glorieux . Pour rendre à V. M. le tribut d'éloges
qui lui est dû , je n'ai qu'à écouter la voix de la
» renommée et de la vérité. Voilà mes guides et mes
» garans ; l'éloge d'un grand roi doit - être l'histoire
» de sa vie. » Mais comme il a été remarqué dans
les observations sur la vie de Louis XI , les goûts de
l'auteur ne se concilioient pas avec ce travail sérieux.
Il étoit plus facile et sur- tout plus amusant de recueillir
des anecdotes de société , de s'appesantir sur
des détails d'étiquette , et de rechercher tous les secrets
»
4
488 MERCURE DE FRANCE ,
que l'on peut obtenir de la domesticité intime (1) ;
secrets qui , comme on le sait, sont toujours suspects ,
et paroissent indignes de la gravité d'un historien .
L'abbé de Vauxcelles , qui connoissoit bien Duclos ,
a dit de lui : il étoit porté à croire qu'un récit malin
étoit vrai , et qu'un récit vrai devoit être malin. Cette
observation judicieuse doit faire naître bien des
doutes sur l'authenticité des faits que rapporte l'auteur
.
Duclos regarde comme une qualité louable le cynisme
qui le porte à pénétrer dans l'intérieur des
familles , et à révéler des turpitudes qui auroient dû
toujours être cachées. Il passe rapidement , comme
on le verra bientôt , sur les événemens les plus importans
, pour s'étendre avec complaisance sur des désordres
, peut-être trop réels , mais dont la peinture
ne sauroit être que funeste aux moeurs. Cependant
le gouvernement donnoit des gages à cet homme qui
employoit ses loisirs à verser le ridicule sur les grands
de l'Etat , sur les ministres , et sur le prince même.
Ce qu'il y a de plus singulier , c'est que Duclos se
vante de cette circonstance : « J'espère , dit- il , que
» ces Mémoires ne me feront pas regarder comme
un historien à gages , quoique je sois content des
» miens. » Cette licence singulière étoit très - digne
de la philosophie du temps. Il n'étoit pas rare de
voir des hommes ne recevoir les bienfaits du gouvernement
que pour déprimer ses opérations , fronder sa
conduite , et répandre le fiel sur ceux qui le composoient.
Ces hommes s'en glorifioient ; et l'opinion les
mettoit au rang des grands caractères.
Duclos portoit dans la société ce talent d'observation
qui lui avoit inspiré ses Considérations sur les moeurs.
Ayant eu fréquemment l'occasion de voir les hommes
qui avoient figuré dans les principaux événemens du
(1) J'ai tiré de grands secours de la domesticité intime.
Préface des Mémoires.
JUIN 1806. ? 489
règne de Louis XV, il peint quelquefois avec beaucoup
de vérité les moeurs de ce temps. Nous essaierons
de présenter le résumé de ses observations ; et ce
tableau rapide , en même temps qu'il pourra donner
une idée du tact de Duclos , dévoilera aussi plus d'une
des causes des événemens qui ont suivi. Toute particularité
sera écartée de ce résumé ; il ne rappellera
aucune des circonstances scandaleuses qui trop souvent
souillent les Mémoires de Duclos , et n'offrira
que quelques vues générales qui peut - être ne seront
pas sans utilité.
Dans les Etats monarchiques , et sur-tout en France ,
le caractère de celui qui gouverne influe beaucoup
sur lesmoeurs du peuple. Quels que soient les sentimens
des sujets à l'égard du prince , sa conduite donne le
ton général ; et ses exemples , suivis d'abord par la
cour et par ceux qui y tiennent , se répandent ensuite
très-rapidement dans les diverses classes de la société.
Ainsi , quoique le régent ne fût pas estimé par ceux
même qui partageoient ses excès , sa dépravation profonde
fut imitée , et , en très-peu d'années , corrompit
la France. Les causes de cette révolution dans les
moeurs , commencée au sein des plaisirs , et terminée
par les plus horribles désastres , peuvent se réduire
à deux, que Duclos a eu le mérite d'observer : le
libertinage porté à l'excès , et l'amour exclusif de l'argent.
Ces causes , que l'auteur cherche vainement à
séparer des paradoxes de la philosophie moderne qui
furent proclamés à la même époque , et qui , bien
examinées , ne sont que la théorie de la conduite du
régent , n'ont besoin que d'être approfondies pour
qu'il en résulte la démonstration de la vérité que
Duclos a saisie. Le libertinage , ainsi que l'amour de
l'argent , en rapprochant les conditions , les dégrade
toutes : non-seulement le grand que ses goûts vicieux
ou sa cupidité rapproche de son inférieur , s'avilit en
dérogeant aux droits de son état , mais l'inférieur que
les mêmes penchans semblent mettre au niveau de
490 MERCURE DE FRANCE ,
son supérieur , s'avilit aussi , soit par de lâches complaisances
, soit par une familiarité qui n'est due
qu'aux plus honteux motifs. La véritable dignité de
l'homme consiste à occuper avec honneur le poste
où la Providence , l'a placé : tous ces rapprochemens
que la philosophie a tant loués , n'étoient que le produit
d'une corruption raffinée , qui n'avoit d'autres
mobiles que le plaisir et l'intérêt .
ร
Duclos fut témoin d'un des changemens les plus
importans dans les moeurs de la magistrature , classe
autrefois si sévère et si décente dans la vie privée. Les
financiers , sous Louis XIV , non -seulement n'étoient
point admis dans la haute société , mais n'osoient
étaler aux yeux du public le faste de leur opulence.
Goulant dans l'obscurité les délicatesses et les recherches
du luxe , ces jouissances les consoloient du peu
d'estime qu'on leur témoignoit . La grande ambition
des plus honnêtes étoit de placer leur fils aîné dans
la robe ; et une charge de conseiller au parlement
obtenue souvent avec beaucoup de difficulté , étoit à
leurs yeux un titre d'honneur qui jetoit un voile sur
leur origine . La révolution dans cette opinion eut lieu
sous le régent , et Duclos n'a pas manqué de l'observer.
Les prodigalités du prince , et le délire du système
de Law , ayant allumé la cupidité dans tous
les coeurs , on vit des conseillers au parlement quitter
leurs honorables fonctions pour s'enrichir dans la
finance . Ce changement subit , quoique préparé par
les moeurs , étonna beaucoup même à cette époque ;
on murmura , on ne voulut pas voir ceux qui avoient
fait cet échange ; bientôt leurs grandes dépenses
rappelèrent auprès d'eux une société peu scrupuleuse
sur les moyens de s'amuser ; et l'on regarda comme
tout naturel , ce qu'on avoit considéré , quelque
temps auparavant , comme la spéculation la plus honteuse
.
Le libertinage et l'amour de l'argent devoient
nécessairement conduire à l'impiété et à l'esprit d'inJUIN
1806 .
491
dépendance , soit par la violation continuelle de la
morale religieuse , soit par la confusion de tous les
états , qui ne pouvoient létre long -temps ainsi rapprochés
, sans que les inférieurs sentissent que les prérogatives
du rang et de la naissance n'étoient que des
chimères , même aux yeux de ceux qui les possédoient.
De là tous les désordres qui durent précéder ,
amener , et consommer la révolution . De ces deux
causes , résultèrent aussi des abus moins graves , il
est vrai , mais qui furent toujours regardés comme
les signes certains de la décadence d'un Empire.
Dans l'état d'affaissement où l'on se trouvoit , flottant
entre la mollesse et la cupidité , on avoit perdu toute
idée d'honneur national ; et c'étoit chez les étrangers
et chez les ennemis que l'on cherchoit des objets
d'admiration . Avant et après la journée de Rosbac ,
le roi de Prusse n'avoit point , dans toute l'Europe ,
un plus grand nombre de partisans que dans l'armée
française : « Il est vrai , observe très- bien Duclos ,
» dans laguerre précédente contre la reine de Hongrie,
» ces partisans de Frédéric avoient été également
» Autrichiens. Au lieu que dans les disgraces de
>> Louis XIV , nous ressentions nos malheurs ; mais
» les voeux de tous les Français étoient pour la
» nation. On n'entendoit pas retentir dans Paris les
éloges d'Eugène et de Marlborough . » Le même
engouement eut lieu avant la révolution , à l'égard
de l'Angleterre.
>>
J
que
Il résulte de ce résumé , qu'on doit attribuer au régent
et au cardinal Dubois son ministre , la dépravation
du 18. siècle , dont la suite nécessaire fut la catastrophe
qui en signala la fin. Et qu'on ne dise pas que
la philosophie contemporaine n'y a pas contribué ! II
a été démontré plus d'une fois que sa théorie ne
tendoit qu'à justifier tous ces vices . L'aveu même du
patriarche de la secte vient à l'appui de cette opinion :
en parlant du scandale de la vie du cardinal Dubois ,
490 MERCURE DE FRANCE ,
ན་
son supérieur , s'avilit aussi , soit par de lâches complaisances
, soit par une familiarité qui n'est due
qu'aux plus honteux motifs. La véritable dignité de
l'homme consiste à occuper avec honneur le poste
où la Providence l'a placé : tous ces rapprochemens
que la philosophie a tant loués , n'étoient que le produit
d'une corruption raffinée , qui n'avoit d'autres
mobiles que le plaisir et l'intérêt.
Duclos fut témoin d'un des changemens les plus
importans dans les moeurs de la magistrature , classe ,
autrefois si sévère et si décente dans la vie privée. Les
financiers , sous Louis XIV , non -seulement n'étoient
point admis dans la haute, société , mais n'osoient
étaler aux yeux du public le faste de leur opulence.
Goûlant dans l'obscurité les délicatesses et les recher
ches du luxe , ces jouissances les consoloient du peu
d'estime qu'on leur témoignoil . La grande ambition
des plus honnêtes étoit de placer leur fils aîné dans
la robe ; et une charge de conseiller au parlement ,
obtenue souvent avec -beaucoup de difficulté , étoit à
leurs yeux un titre d'honneur qui jetoit un voile sur
leur origine. La révolution dans cette opinion eut lieu
sous le régent , et Duclos n'a pas manqué de l'observer.
Les prodigalités du prince , et le délire du système
de Law , ayant allumé la cupidité dans tous
les coeurs , on vit des conseillers au parlement quitter
leurs honorables fonctions pour s'enrichir dans la
finance. Ce changement subit , quoique préparé par
les moeurs , étonna beaucoup même à cette époque ;
on murmura , on ne voulut pas voir ceux qui avoient
fait cet échange ; bientôt leurs grandes dépenses
rappelèrent auprès d'eux une société peu scrupuleuse
sur les moyens de s'amuser ; et l'on regarda comme
tout naturel , ce qu'on avoit considéré , quelque
temps auparavant , comme la spéculation la plus honteuse
.
Le libertinage et l'amour de l'argent devoient
nécessairement conduire à l'impiété et à l'esprit d'inJUIN
1806.
491
dépendance , soit par la violation continuelle de la
morale religieuse , soit par la confusion de tous les
états , qui ne pouvoient létre long-temps ainsi rapprochés
, sans que les inférieurs sentissent que les prérogatives
du rang et de la naissance n'étoient que des
chimères , même aux yeux de ceux qui les possédoient
. De là tous les désordres qui durent précéder ,
amener , et consommer la révolution . De ces deux
causes , résultèrent aussi des abus moins graves , il
est vrai , mais qui furent toujours regardés comme
les signes certains de la décadence d'un Empire.
Dans l'état d'affaissement où l'on se trouvoit , foltant
entre la mollesse et la cupidité , on avoit perdu toute
idée d'honneur national ; et c'étoit chez les étrangers
et chez les ennemis que l'on cherchoit des objets
d'admiration . Avant et après la journée de Rosbac ,
le roi de Prusse n'avoit point , dans toute l'Europe ,
un plus grand nombre de partisans que dans l'armée
française : « Il est vrai , observe très -bien Duclos , que
dans laguerre précédente contre la reine de Hongrie,
» ces partisans de Frédéric avoient été également
» Autrichiens. Au lieu que dans les disgraces de
>> Louis XIV , nous ressentions nos malheurs ; mais
» les voeux de tous les Français étoient pour la
» nation. On n'entendoit pas retentir dans Paris les
éloges d'Eugène et de Marlborough . » Le même
engouement eut lieu avant la révolution , à l'égard
de l'Angleterre .
>>
Il résulte de ce résumé, qu'on doit attribuer au régent
et au cardinal Dubois son ministre , la dépravation
du 18. siècle , dont la suite nécessaire fut la catastrophe
qui en signala la fin . Et qu'on ne dise pas que
la philosophie contemporaine n'y a pas contribué ! Il
a été démontré plus d'une fois que sa théorie ne
tendoit qu'à justifier tous ces vices . L'aveu même du
patriarche de la secte vient à l'appui de cette opinion :
en parlant du scandale de la vie du cardinal Dubois ,
492 MERCURE DE FRANCE ,
M. de Voltaire observe que ce ministre vécut et
mourut en philosophe ( 1 ) es
A
Duclos en s'étendant beaucoup sur de petits détails
de famille , sur des anecdotes qui n'ont souvent rien
de piquant que leur extrême indécence , néglige les
faits importans que son sujet lui présente , et dont
le récit auroit pu fournir de belles couleurs à un véritable
historien. Le testament de Louis XIV n'étoit
pas favorable au duc d'Orléans : avec le titre de ré
gent , il étoit dépouil é de presque toute l'autorité. Ce
prince forma le projet de faire annuller ce testament
par le parlement , ainsi que l'avoit été celui de
Louis XIII. L'entreprise étoit difficile , parce que
Louis XIV avoit eu le soin de donner au duc du
3
Maine des moyens d'exécution
que n'avoient
pas eus
les concurrens
d'Anne d'Autriche
. Les ressorts que
le duc d'Orléans
fit mouvoir pour parvenir à son but ,
les obstacles qu'il éprouva , la manière dont il réussite,
étoient des matériaux
dont un historien
devoit pro
fiter : il falloit d'autant moins les négliger , que cette
espèce de coup d'état est un des événemens
les plus
(1) « L'abbé Dubois , dit Voltaire , espéroit la dignité de
» cardinal. C'étoit un homme d'un esprit ardent , mais fin
» et délié. Il avoit été quelque temps précepteur du duc
d'Orléans. Enfin , de ministre de ses plaisirs , il étoit devenu
» ministre d'Etat. Le duc de Noailles et le marquis de Canil
» lac , en parlant de lui au régent , ne l'appeloient jamais que
» l'abbéfiiponneau . Ses moeurs , ses débauches , sa petite mine
>> et sa basse naissance jetoient sur lui un ridicule ineffaçable;
» mais il n'en devint pas moins le maître des affaires. C'étoit
» un de ces philosophes dégagés des préjugés , élevé dans
» sa jeunesse auprès de Ninon de Lenclos . Il y parut bien à sa
» mort qui arriva deux ans après. Il avoit toujours dit à ses
>> amis qu'il trouveroit le moyen de mourir sans les sacremens
» de l'Eglise il tint parole. Après Dubois , qui mourut en philosophe
, et qui étoit après tout un homme d'esprit , le duc
» d'Orléans , qui lui ressembloit par ces deux cotes , daigna
» être premier ministre lui - même. » ( OEuvres de Voltaire.
Histoire du Parlement , chap. 61. ) 61. ) . A
JUIN 1806.
493
importans du commencement du dix- huitième siècle.
Cependant Duclos passe très rapidement sur cet
événement ; il renvoie le lecteur aux procès-verbaux
de la séance , imprimés dans le temps , mais qui sont
aujourd'hui devenus très rares . On a droit de s'étonner
qu'un historien traite si lestement ceux qui le lisent :
quel travail ne donneroit pas l'étude de l'histoire , si les
auteurs , pour s'épargner la peine de peindre les grands
événemens , se bornoient à indiquer les relations
contemporaines ?
a
Il y a lieu de douter que Duclos , avec son ton
frivole , fût parvenu à bien tracer les causes et les
circonstances de cet événement politique . Peut -être
auroit- il eu de la peine à pénétrer les motifs qui
décidèrent le procureur- général d'Aguesseau ( de puis
chancelier ) , à se déclarer pour le régent. Ces motifs
autant qu'on peut en juger par un examen peu approfondi
, tenoient à des vues grandes et saines . La
division des pouvoirs auroit entraîné l'anarchie ; le
duc du Maine , dominé par une femme intrigante
et ambitieuse , se seroit engagé dans des projets que
sa foiblesse ne lui auroit pas permis de soutenir : une
guerre civile auroit sans doute résulté de cette confusion.
Il valoit donc mieux concentrer l'autorité dans
les mains d'un prince que sa naissance y appeloit ,
dont les excès pouvoient être imputés à la fougue de
l'âge , qui donnoit encore l'espoir de se corriger , et
dont on étoit loin de prévoir alors tous les égaremens.
La prudence humaine ne pouvoit aller plus loin.
La séance du parlement, qui eut lieu le 2 septembre
1715 , auroit pu fournir des peintures dans le
genre de Tacite. Les intérêts opposés qui se peignoient
dans les regards troublés de tous les magistrats , leurs
inquiétudes sur le dénouement de cette scène , le régiment
de Guiche qui entouroit la salle , un ambassadeur
d'Angleterre placé dans une tribune , et qui
sembloit prendre part à l'événement ; tous ces objets
annonçoient une de ces grandes conjonctures où l'hiş494
MERCURE DE FRANCE ,
torien aime à étudier les passions des hommes , qui ne
se montrent jamais mieux que quand elles cherchent '
à se contraindre . On ne connoissoit pas encore le testament
; mais quelques mots échappés au chancelier
Voisin, quien avoit été le rédacteur , faisoient présumer
que le duc d'Orléans auroit lieu de s'en plaindre.
Aussitôt que tout le monde fut réuni , on nomma ›
une députation pour aller chercher le testament enfermé
dans une niche grillée , pratiquée dans l'une
des tours du palais . Pendant l'absence de la députation
, le plus profond silence régna . A son retour , le
testament fut lu par un des magistrats. Le duc d'Orléans
prit la parole : d'abord un peu troublé , il fut ›
bientôt rassuré par l'approbation qui se manifestoit
dans l'assemblée. Il fit valoir avec fermeté les droits
de sa naissance , prétendit que Louis XIV , quelques
jours avant sa mort , lui avoit promis de les lui conserver
, soutint qu'il ne pourroit gouverner si le choix
de ses conseils ne lui étoit pas donné. Voyant ensuite
que l'effet de son discours augmentoit , il imposa
fièrement silence au duc du Maine qui osa l'inter
rompre . Lorsqu'il fut question des dispositions de
Louis XIV , relatives à l'éducation de son successeur ,
dispositions qui mettoient au pouvoir du due du
Maine la maison militaire du roi et la capitale , le.
due d'Orléans fut encore plus hardi. La séance , après
avoir été interrompue , fut reprise le soir ; le duc
d'Orléans , pour se concilier tous les esprits , remit
le parlement dans l'ancienne liberté de faire des remontrances
alors cette cour rendit , au milieu du
tumulte , un arrêt qui attribuoit au prince le choix de
son conseil , et le commandement de la maison du
roi.
*
On conviendra que le récit détaillé de cette séance
devoit se trouver dans l'histoire de la régence . Le
petit nombre de traits qui viennent d'être rappelés ,
suffisent pour montrer quel parti- en auroit tiré unes
bon historien. Qui croiroit que Duclos n'y a pas
JUIN 1806. 495
le
que
consacré plus d'une page ? Il se borne à dire
duc du Maine n'étoit pas un Dunois que són mérite
légitimât ; que la duchesse sa femme étoit un espèce
depetit monstre par la figure , avec ce qui peut rester
de prudence à un vieil enfant gdté , etc. , etc. Est - ce
avec ce style de pamflet que l'on doit écrire l'histoire
?
Duclos met souvent beaucoup de légéreté et d'incons
quence dans ses jugemens. En voici un exemple
fort singulier. Il attribue à Louvois la révocation de
l'édit de Nantes , qu'il regarde comme une mesure
politique. « Louvois , dit-il , qui frémissoit de devenir
» inutile , s'il n'entretenoit comme un feu sacré , celui
» de la guerre , espéroit enflammer tout le protes-
>> tantisme de l'Europe. Il n'eut pas même pour
>> excuse l'aveuglement du fanatisme ; il ne fut que
» barbare. » QQuueellqquueess momens après , Duclos reproche
à Bossuet de ne s'être pas opposé à cette
mesure ; comme si un évêque eût pu'se mêler d'une
affaire d'Etat ! « Il est fàcheux , dit-il , pour 1 honneur
» de Bossuet , dont le nom étoit d'un si grand poids
» dans les affaires de religion , qu'il n'ait pas employé
» son éloquence à défendre l'esprit de l'Evangile
>> contre les furieux apôtres du dogme . Au lieu de
» ces volumes théologiques qu'on ne lit plus , il auroit
» donné des exemples de christianisme . » Sied - il à
un homme aussi frivole que Duclos , de parler en ces
termes des écrits immortels de Bossuet ? Lui sied - it
de donner à l'évêque de Meaux des leçons de christianisme
? Que pouvoit faire Bossuet ? Devoit - il
adresser des observations au roi sur une mesure pour
laquelle il n'avoit pas été consulté ? Devoit- il prendre
en chaire le ton et le langage de la sédition ? C'est
cependant ce que Duclos auroit exigé de lui . On sait
au reste que personne n'eut un caractère plus ferme
que Bossuet. Il suffit de rappeler la réponse qu'il fit
à Louis XIV , qui demandoit à ce prélat quelle auroit
été sa conduite si Fénélon eût triomphe. Sire , dit
496 MERCURE DE FRANCE ;
Bossuet , j'aurois crié vingt fois plus fort. Il est bon
d'observer que cette fermeté de l'évêque de Meaux
ne s'étendoit et ne devoit s'étendre que sur les affaires
qui étoient de son ressort. Il ne croyoit pas , comme
les philosophes , que la fermeté consistat à fronder
indifféremment toutes les mesures du gouvernement.
Duclos, si sévère envers quelques gens en place ,
qu'il ne craint pas d'appeler traitres , scélérats
voleurs , pousse l'indulgence jusqu'à l'excès à l'égard
de ceux avec lesquels il a eu des relations de société .
Il avoit beaucoup connu Mad . de Tencin : chez elle
sa conversation étoit goûtée ; et son amour propre
satisfait sous ce rapport , diminuoit beaucoup à ses
yeux les torts de Mad . de Tencin et du cardinal de
ce nom. On peut en juger par la manière dont il
caractérise une bassesse publique de ce dernier. L'abbé
de Vessière fit un procès à l'abbé de Tencin pour
un marché simoniaque dont il l'accusoit . Celui - ci
ne craignit pas d'assister à la plaidoirie. Aubry ,
avocat de l'abbé de Vessière , eut l'air un moment
de foiblir alors celui qui plaidoit la cause de l'abbé
de Tencin s'en prévalut , et soutint que son adversaire
n'alléguoit que des accusations vagues. Aussitôt
l'abbé de Tencin offrit de confondre celui qu'il appeloit
un calomniateur , et de se purger par serment ;
mais Aubri l'arrêta tout court , en produisant le
marché en original. L'abbé , convaincu de parjure ,
chercha vainement à se dérober aux huées des spectateurs
. Croiroit-on que Duclos se borne à appeler ce
double crime une étourderie majeure ? L'abbé de
Tencin n'étoit pas aussi indulgent envers lui -même .
Soit remords , soit plutôt honte d'avoir été humilié
publiquement , il ne pouvoit se rappeler ce procès
sans trouble ; il auroit voulu en détruire jusqu'au
souvenir. Ce diable de procès , écrivoit-il long-temps,
après , est celui des événemens de ma vie qui m'a
fait le plus de peine.
On voit , par toutes les observations qui viennent
d'ètre
PT
DE
EIN
JUIN 1806.
on 4975
.
d'être
faites
, que
Duclos
, au lieu
d'écrire
une
his-en
toire
, n'a cherché
qu'à
rassembler
des anecdotes
. Les
principales
qualités
de l'historien
lui manquent
presque
toujours
. Il avoit
cependant
le coup
d'oeil
exercé
d'un
homme
du monde
: quelquefois
ses remarques
sur les
hommes
et sur les travers
de la société
sont
justes
,
et rendues
d'une
manière
précise
et piquante
. Le
régent
étant
fatigué
de ses excès
, quelques
personnes
lui proposèrent
de chercher
dans
les devoirs
de son
rang
, des distractions
qu'il
ne trouvoit
plus
dans
les
plaisirs
Conseils
inutiles
, observe
Duclos
! Le com-
>> mun
des hommes
quittent
les plaisirs
quand
ils en
» sont
quittés
; mais
on ne se dégage
jamais
de la
» crapule
. Le goût
du travail
naît
de l'usage
qu'on
» en fait , se conserve
, mais
ne se prend
plus
à un
» certain
âge . Il y a deux
genres
de vie très - opposés
,
» dont
l'habitude
devient
une nécessité
: la crapule
» et l'étude
. »
L'abondance des matières nous porte à renvoyer à
un quatrième et dernier extrait les observations qui
nous restent à faire sur les autres ouvrages de Duclos ,
et sur le caractère de son talent ..
1
P.
Traduction en vers des Bucoliques de Virgile ; par Firmin
Didot. Vol. in-8° . , grayé , fondu et imprimé par le traduc
teur. Prix : 4 fr. , et 5 fr. par la poste. A Paris , chez Firmin
Didot , libraire , rue de Thionville ; et chez le Normant
libraire , rue des Prêtres Saint- Germain-l'Auxerrois , n°. 17
LES frontispices de tous les ouvrages soit en prose , soit en
vers , présentent deux noms à la curiosité du lecteur . Il aperçoit
d'abord le nom de l'auteur qui domine au haut de la
page en grands caractères. L'oeil s'abaisse ensuite sur le nom
de l'imprimeur , séparé par quelque vignette , ou du moins
par une ligne de démarcation ; mais sur le frontispice de cette
nouvelle traduction en vers des églogues de Virgile , un seul
et même nom frappe , fixe , attaché le lecteur. De qui est
I i
498 MERCURE DE FRANCE ,
t
cette traduction ? De M. Didot . Par qui est- elle imprimée -
Par M. Didot. Mais pour imprimer , il faut des caractères :
et qui les a fondus ces caractères ? M. Didot. Mais ces caractères
ont été gravés avant d'être fondus ; et quel est celui qui
les a gravés ? C'est encore M. Didot. Le graveur , le fondeur
l'imprimeur et le poète , ces quatre personnes se fondent ici
dans la personne unique de M. Didot , conspirant toutes les
quatre en une seule , aux progrès de l'art , à l'enchantement
des yeux du corps et de l'esprit , et très-certainement à la célérité
de l'exécution.
Après avoir élevé la typographie française au- dessus de la
typographie de tous les pays et de tous les âges , M. Didot
aspire à donner la même supériorité à notre poésie. On doit
ici admirer également le courage et l'adresse de l'auteur . Quel
courage en effet , que d'oser , en entrant dans la carrière , se
mesurer d'abord contre Virgile ; et quelle adresse de choisir
un adversaire dont la victoire honore toujours le vaincu ? Si
M. Didot triomphe , quelle gloire ! Et s'il vient par hasard à
succomber , quelle honorable consolation de marcher au rang
des vaincus , à côté de Segrais , de Boileau , de Racine luimême
, de Voltaire , de Gresset et de M. Delille !
De toutes les églogues de Virgile , la première est sans contredit
la plus belle , et par la perfection admirable des vers ,
et par l'intérêt du sujet , le plus heureux qui puisse jamais se
rencontrer dans le genre pastoral . On voit deux bergers , dont
la situation respective présente le rapprochement des deux
extrémités de la vie humaine : le bonheur d'un côté , le malheur
de l'autre. Mélibée , chassé de la maison paternelle et de
sa patrie , dans un de ces grands bouleversemens politiques
qui déplacent les rois et les bergers , se voit contraint d'aller
avec les débris de ses troupeaux errer sous des climats inconnus.
Tityre rétabli dans ses foyers et dans ses biens , rayé de la
liste fatale par la clémence d'un jeune Dieu , ne s'occupe qu'à
chanter son Amaryllis et son bienfaiteur.
Tityre et Mélibée sont deux amis de notre enfance. Qui ne
se plait à relire quelquefois , ou à répéter de mémoire :Tityre,
JUIN 1806.
499
**
tu patulo recubans sub tegmine fagi, etc.; avec quel plaisir
on remet le pied pour un instant dans son ancienne classe de
quatrième ! Mais alors entendions-nous bien , et nos professeurs
entendoient-ils bien eux-mêmes , impius hæc , etc. , barbarus
has segeles , etc. , en quò discordia , etc , en unquam patrios
, etc. ? Ah ! comme ces passages et quelques autres nous
ont été bien expliqués depuis ce temps-là par des maîtres plus
habiles , un peu sévères , un peu durs à la vérité ; mais enfin ,
grace à leurs leçons , cette églogue est aujourd'hui toute nouvelle
pour nous. Les plus amples et les meilleurs commentaires
sur les anciens , se trouvent dans quelques décrets fort
courts de l'année 1793.
Si les beautés nouvelles que nous découvrons aujourd'hui
dans cette églogue , nous ont coûté un peu cher, qu'il est doux
de s'en consoler , en s'écriant avec Virgile : ó Meliboee , Deus
nobis hæc olia fecit. Un Dieu nous a rendu le repos et le
bonheur.
Au moment où a paru la traduction de M. Didot , nous
étions occupés à parcourir une autre traduction nouvelle et
en vers des églogues de Virgile. ( 1 ) Cette traduction est
accompagnée de notes fort bonnes , et si bonnes qu'on seroit
tenté de croire que ce ne sont pas les notes qui ont été faites
pour les vers ,
mais les vers qui ont été faits pour les notes.
Nous allons soumettre au jugement des lecteurs les deux traductions,
en mettant les deux traducteurs en parallèle , à peuprès
comme Virgile met aux prises Damète et Ménalque , ou
Thyrsis et Corydon , ambo florentes ætatibus , arcades ambo.
Les muses aiment ce conflit pastoral , alternis dicetis
amant alterna camænæ.
Nous transcrivons ici les vers de Virgile , afin qu'on puisse
également comparer au poète latin nos deux poètes français :
Tityre , tu patulæ recubans sub tegminefagi ,
( 1 ) Un vol . in- 18. Prix · 3 fr . ‹ o c. , et 4 fr . 50 c. - In - 8 ° . Prix : 7 fr. ,
et 8 fr . 50 c . par la poste.
A Paris , chez Giguet et Michaud ; et le Normant , rue des Prêtres
Saint-Germain-l'Auxerrois , n°. 17.
I i2
500 MERCURE DE FRANCE ,
Silvestrem tenui Musam meditaris avend
Nos patriæfines , et dulcia linquimus arva ;
Nos patriamfugimus : tu Tityre lentus in umbră
Formosam resonare doces Amaryllida silvas.
263
Nous devons citer d'abord la traduction de M. d. L. comme
ayant paru la première. Cet arrangement ne fera pas d'ailleurs
beaucoup de tort à M. Didot.
Quoi, mollement couché sous la voúle d'un hétre,
Tu cherches des accords sur ta flûte champêtre ,
Tityre; et nous , hélas ! indignement proscrits ,
Loin de nos champs heureux , loin de ces bords chéris
'Nousfuyons : tu peux seul en repos seus l'ombrage ,
Du nom d'Amaryllis enchanter ce bocage.
M. d. L.
Etendu mollement sous l'abri de ce hêtre ,
Taflute , heureux Tityre , essaie un air champêtre.
Nous , hélas! nous fuyons ces bords délicieux ,
Ces champs , ce doux pays qu'habitoient nos aïeux ;
Le seul Tityre en paix , couché sous des ombrages,
De son Amaryllis entretient les bocages !
M. DIDOT.
Quoi ce monosyllabe un peu dur au commencement d'une
églogue , ne s'emploie que pour faire quelque reproche ou
pour témoigner quelque grand étonnement. Le poète latin
débute d'une manière plus harmonieuse par ce léger dactyle
Tityre. Mollement couché : ces mots patulæ sub tegminefagi,
lentus in umbrá, annoncent que la scène entre les deux bergers
se passe en été. C'est donc l'image de patulæ sub tegmine
fagi qu'il falloit s'efforcer de rendre . Tityre s'inquiète
fort peu d'être bien ou mal couché , pourvu qu'un ombrage
épais le garantisse des rayons du soleil , et c'est l'épaisseur de
cet ombrage qui frappe d'abord les yeux de Mélibée. Tityre
tu patula. Sous la voûte d'un hétre : hémistiche dur, à cause
des syllabes sourdes sous , voûte , et l'aspiration du mot hétre.
'Indignement proscrits : Virgile s'est bien gardé de mettre
d'abord une plainte aussi indiscrète dans la bouche de Mélibée.
Ce n'est qu'après s'être ménagé la bienveillance d'Auguste , et
après s'être mis à couvert sous l'abri de ces vers flatteurs ,
JUIN 1806. Бог
Deus nobis hæc olia fecit , namque erit ille mihi semper
Deus , etc. etc. , qu'il se permet enfin de faire éclater la dou
leur de Mélibée par cette plainte hardie , impius hæc , etc. ,
barbarus has segetes. Encore Virgile a-t-il soin de rejeter
aussitôt la cause de tous ces malheurs sur les dissentions civiles:
En quò discordia cives perduxit miseros. Loin de nos
champs heureux épithète fort impropre ; car Mélibée dit
un moment , après undique totis usque adeo turbatur agris ;
la désolation règne dans toutes ces campagnes. Nous fuyons :
ce verbe, composé de deux syllabes peu harmonieuses , ne peut
jamais faire un bon effet à quelque place qu'on le mette dans
un vers , à moins qu'il ne soit soutenu par quelque épithète ,
par une préposition , ou par un régime , comme dans Racine
:
Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale .
Allons , fuyons sa violence .
Tu peux seul , expression dure et d'ailleurs équivoque , tu
peux seul signifiant également tu as seul le droit , et tu as scul
le talent. En repos sous l'ombrage : hémistiche foible et prosaïque.
Enchanter ce bocage : Virgile n'a pas mis sylvula ,
bocage ; mais sylvas , les forêts , dont l'idée présente un plus
vaste champ pour l'étendue de la voix , et des échos plus
retentissans et plus nombreux pour répéter le nom d'Amaryllis
. Enchanter ce bocage , est du style précieux , et d'ailleurs
fait ici une espèce de contre- sens ; car , dans la situation
où se trouve Mélibée , il ne songe guère à faire des complimens
à Tityre sur l'harmonie de son chant ou sur les beautés
de son Amaryllis. Le premier sentiment qu'il éprouve en
voyant le bonheur de Tityre , est celui d'une secrète envie
sentiment si bien exprimé dans cette opposition , nos patriam
fugimus : tu Tityre , et dont il cherche plus bas à écarter le
soupçon non equidem invideo . C'est donc avec un peu
'd'amertume qu'il dit à Tityre : Formosam resonare doces
Amaryllida sylvas, comme s'il lui disoit : Nous , hélas ! nous
sommes arrachés à notre patrie , nous abandonnons le doux
pays de nos ayeux ; et vous , Tityre , assis tranquillement à
l'ombre de cet épais feuillage , vos seules amours occupent
votre pensée !
,
3
503 MERCURE DE FRANCE ,
Le premier traducteur avoit mis couché mollement , le
second met étendu mollement. Je ne sais pourquoi tous les
deux se sont donné le mot pour faire un si bon lit à Tityre.
Virgile , après avoir dit simplement recubans , s'applique
particulièrement à étendre un épais feuillage sur la tête du
berger. Il falloit donc , à l'exemple du poète latin , donner à
Tityre un lit moins bon et un meilleur parasol.
Essaie un air , est dur ; ces champs , est un peu sec , placé
entre ces bords délicieux et ce doux pays . Le seul Tityre
en paix: il falloit conserver l'apostrophe du latin , tu Tityre,
parce qu'elle marque mieux l'opposition avec nos fugimus.
Sous des ombrages; il falloit sous cet ombrage . Quand on est
couché à l'ombre d'un arbre , ou même de plusieurs arbres ,
on ne peut être que sous un seul ombrage , et non sous plusieurs
à-la-fois. Entretient les bocages : ( voyez ci-dessus la
remarque sur bocage. ) D'ailleurs entretenir signifiant aussi
avoir soin , ce vers peut signifier également que Tityre a
soin des bocages de son Amaryllis.
Les vers de Gresset me paroissent plus corrects et plus
poétiques :
Tranquille , cher Tityre , à l'ombre de ce hêtre ,
Vous essayez des airs sur un hautbois champêtre .
Vous chantez ; mais pour nous , infortunés bergers ,
Nous gémirons bientôt sur des bords étrangers ;
Nous fuyons exilés d'une aimable patrie ;
Seul , vous ne quittez point cette terre chérie ;
Et quand tout retențit de nos derniers regrets ,
Du nom d'Amaryllis vous charmez ces forêts ,
Les principales beautés du premier couplet latin ; la répétition
touchante de nos patrice fines , etc. , nos patriam fugimus
; la belle suspension nos patrium fugimus ; cette opposition
vive dans le même vers, nos patriam fugimus : tuTityre,
lentus in umbrá : tout cela n'a été rendu par aucun des trois
traducteurs.
O Melibae , deus nobis hæc otiafecit.
Namque erit ille mihi semper deus ; illius aram
Sæpe tener nostris ab ovilibus imbuet agnus.
JUIN 1806. 503
Ille meas errare boves , ut cernis , et ipsum
Ludere quæ vellem , calamo permisit agresti.
Un dieu , car de ce nom j'appelle un bienfaiteur;
Un dieu m'a procuré ce tranquille bonheur ,
Lui seu! de mes agneaux obtiendra les prémices ;
Si tu vois dans mes prés s'égarer mes génisses ,
Si ma flûte aujourd'hui s'anime sous mes doigts ,
C'est à lui , Mélibée , à lui que je le dois.
M. d. L.
En examinant attentivement les vers latins , et sur- tout cette
vive exclamation de la reconnoissance , o Melibae , Deus
nobis hæc otia fecit , le lecteur verra aisément en quoi pêchent
les vers français , sans que j'aie besoin d'entrer encore ici dans
de longues explications. Si je me suis un peu étendu , et même
un peu trop sur les défauts des premiers vers , c'est uniquement
pour montrer aux deux traducteurs , que les endroits
soulignés ne l'ont pas été au hasard et sans de fortes raisons .
M. Didot entre mieux dans l'esprit de Virgile :
O Mélibée , un Dieu m'a fait ce doux repos ;
Oui , c'est un Dieu pour moi : je veux dans mes troupeaux
Choisir pour ses autels de fréquens sacrifices ;
Si dans ces lieux en paix s'égarent mes génisses ,
Si ma flûte à loisir résonne sous mes doigts ,
C'est à ce Dieu puissant , berger , que je le dois .
Si..... c'est que , est une tournure prosaïque , et que nos
bons poètes emploient rarement. Doigts et dois sont deux
rimes mesquines , qui ne terminent pas ce couplet d'une manière
assez harmonieuse. Je m'abstiens de citer Gresset , qui
dans cet endroit est presque atteint par M. Didot.
Passons à ce morceau de poésie descriptive , dont les deux
premiers vers paroissoient si beaux à M. de Fénélon (1 ) .
Fortunate senex , hic inter flumina nota
Et fontes sacros , frigus captabis opacum .
Hinc tibi, quae semper vicino ab limite sepes ,
Hyblais apibus florem depasta salicti ,
( 1 ) « Malheur à ceux qui ne sentent pas le charme de ces vers ! »
FÉNÉL. Lettre sur l'éloquence française.
4
500 MERCURE DE FRANCE ,
Silvestrem tenui Musam meditaris avend
Nos patriæfines , et dulcia linquimus arva ;·
Nos patriamfugimus : tu Tityre lentus in umbrá
Formosam resonare doces Amaryllida silvas .
Nous devons citer d'abord la traduction de M. d . L. comme
ayant paru la première. Cet arrangement ne fera pas d'ailleurs
beaucoup de tort à M. Didot.
Quoi, mollement couché sous la voúte d'un hétre ,
Tu cherches des accords sur ta flûte champêtre ,
Tityre ; et nous , hélas ! indignement proscrits,
Loin de nos champs heureux , loin de ces bords chéris
Nousfuyons : tu peux seul en repos sous l'ombrage ,
Du nom d'Amaryllis enchanter ce bocage.
M. d. L.
Etendu mollement sous l'abri de ce hêtre ,
Taflúte , heureux Tityre , essaie un air champêtre.
Nous , hélas! nous fuyens ces bords délicieux ,
x ;
Ces champs , ce doux pays qu'habitoient nos aïeux
Le seul Tityre en paix , couché sous des ombrages ,
De son Amaryllis entretient les bocages !
M. DIDOT.
Quoi ce monosyllabe un peu dur au commencement d'une
églogue , ne s'emploie que pour faire quelque reproche ou
pour témoigner quelque grand étonnement. Le poète latin
débute d'une manière plus harmonieuse par ce léger dactyle
Tityre. Mollement couché : ces mots patulæ sub tegminefagi,
lentus in umbrá , annoncent que la scène entre les deux bergers
se passe en été. C'est donc l'image de patula sub tegmine
fagi qu'il falloit s'efforcer de rendre. Tityre s'inquiète
fort peu d'être bien ou mal couché , pourvu qu'un ombrage
épais le garantisse des rayons du soleil , et c'est l'épaisseur de
cet ombrage qui frappe d'abord les yeux de Mélibée . Tityre,
tu patulæ. Sous la voûte d'un hétre : hémistiche dur , à cause
des syllabes sourdes sous , voûte , et l'aspiration du mot hétre.
'Indignement proscrits : Virgile s'est bien gardé de mettre
d'abord une plainte aussi indiscrète dans la bouche de Mélibée .
Ce n'est qu'après s'être ménagé la bienveillance d'Auguste , et
après s'être mis à couvert sous l'abri de ces vers flatteurs ,
JUIN 1806. Бол
Deus nobis hæc olia fecit , namque erit ille mihi semper
Deus , etc. etc. , qu'il se permet enfin de faire éclater la dou
leur de Mélibée par cette plainte hardie , impius hæc , etc. ,
barbarus has segetes. Encore Virgile a-t-il soin de rejeter
aussitôt la cause de tous ces malheurs sur les dissentions civiles :
En quò discordia cives perduxit miseros. Loin de nos
champs heureux : épithète fort impropre ; car Mélibée dit
un moment , après undique totis usque adeo turbatur agris ;
la désolation règne dans toutes ces campagnes. Nous fuyons :
ce verbe, composé de deux syllabes peu harmonieuses , ne peut
jamais faire un bon effet à quelque place qu'on le mette dans
un vers , à moins qu'il ne soit soutenu par quelque épithète ,
par une préposition , ou par un régime , comme dans Racine :
Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale.
Allons , fuyons sa violence .
Tu peux seul , expression dure et d'ailleurs équivoque , tu
peux seul signifiant également tu as seul le droit, et tu as seul
le talent. En repos sous l'ombrage : hémistiche foible et prosaïque.
Enchanter ce bocage : Virgile n'a pas mis sylvula ,
bocage ; mais sylvas , les forêts , dont l'idée présente un plus
vaste champ pour l'étendue de la voix , et des échos plus
retentissans et plus nombreux pour répéter le nom d'Amaryllis.
Enchanter ce bocage , est du style précieux , et d'ailleurs
fait ici une espèce de contre-sens ; car , dans la situation
où se trouve Mélibée , il ne songe guère à faire des complimens
à Tityre sur l'harmonie de son chant ou sur les beautés
de son Amaryllis. Le premier sentiment qu'il éprouve en
voyant le bonheur de Tityre , est celui d'une secrète envie
sentiment si bien exprimé dans cette opposition , nos patriam
fugimus : tu Tityre , et dont il cherche plus bas à écarter le
soupçon , non equidem invideo . C'est donc avec un peu
'd'amertume qu'il dit à Tityre : Formosam resonare doces
Amaryllida sylvas, comme s'il lui disoit : Nous , hélas ! nous
sommes arrachés à notre patrie , nous abandonnons le doux
pays de nos ayeux ; et vous , Tityre , assis tranquillement à
l'ombre de cet épais feuillage , vos seules amours occupent
votre pensée !
3
503 MERCURE DE FRANCE ,
Le premier traducteur avoit mis couché mollement , le
second met étendu mollement. Je ne sais pourquoi tous les
deux se sont donné le mot pour faire un si bon lit à Tityre.
Virgile , après avoir dit simplement recubans , s'applique
particulièrement à étendre un épais feuillage sur la tête du
berger. Il falloit donc , à l'exemple du poète latin , donner à
Tityre un lit moins bon et un meilleur parasol.
Essaie un air , est dur ; ces champs , est un peu sec , placé
entre ces bords délicieux et ce doux pays. Le seul Tityre
en paix : il falloit conserver l'apostrophe du latin , tu Tityre ,
parce qu'elle marque mieux l'opposition avec nos fugimus..
Sous des ombrages ; il falloit sous cet ombrage. Quand on est
couché à l'ombre d'un arbre , ou même de plusieurs arbres ,
on ne peut être que sous un seul ombrage , et non sous plusieurs
à -la-fois . Entretient les bocages : ( voyez ci- dessus la.
remarque sur bocage. ) D'ailleurs entretenir signifiant aussi
avoir soin , ce vers peut signifier également que Tityre a
soin des bocages de son Amaryllis.
Les vers de Gresset me paroissent plus corrects et plus
poétiques :
Tranquille , cher Tityre , à l'ombre de ce hêtre ,"
Vous essayez des airs sur un hautbois champêtre.
Vous chantez ; mais pour nous , infortunés bergers ,
Nous gémirons bientôt sur des bords étrangers ;
Nous fuyons exilés d'une aimable patrie ;
Seul , vous ne quittez point cette terre chérie ;
Et quand tout retentit de nos derniers regrets ,
Du nom d'Amaryllis vous charmez ces forêts,
Les principales beautés du premier couplet latin ; la répétition
touchante de nos patrice fines , etc. , nos patriam fugimus
; la belle suspension nos patrium fugimus ; cette opposition
vive dans le même vers, nos patriam fugimus : tuTityre,
lentus in umbrá : tout cela n'a été rendu par aucun des trois
traducteurs.
O Melibae , deus nobis hæc otia fecit.
Namque erit ille mihi semper deus : illius aram
Sæpe tener nostris ab ovilibus imbuet agnus.
JUIN 1806. 503
Ille meas errare boves , ut cernis , et ipsum
quæ vellem , calamo permisit agresti . Ludere
Un dieu , car de ce nom j'appelle un bienfaiteur;
Un dieu m'a procuré ce tranquille bonheur ,
Lui seu! de mes agneaux obtiendra les prémices ;
Si tu vois dans mes prés s'égarer mes génisses ,
Si ma flûte aujourd'hui s'anime sons mes doigts ,
C'est à lui, Mélibée , à lui que je le dois.
M. d. L.
En examinant attentivement les vers latins , et sur-tout cette
vive exclamation de la reconnoissance , o Melibae , Deus
nobis hæc otia fecit, le lecteur verra aisément en quoi pêchent
les vers français , sans que j'aie besoin d'entrer encore ici dans
de longues explications. Si je me suis un peu étendu , et même
un peu trop sur les défauts des premiers vers , c'est uniquement
pour montrer aux deux traducteurs , que les endroits
soulignés ne l'ont pas été au hasard et sans de fortes raisons .
M. Didot entre mieux dans l'esprit de Virgile :
O Mélibée , un Dieu m'a fait ce doux repos ;
Oui , c'est un Dieu pour moi : je veux dans mes troupeaux
Choisirpour ses autels de fréquens sacrifices ;
Si dans ces lieux en paix s'égarent mes génisses ,
Si ma flûte à loisir résonne sous mes doigts ,
C'est à ce Dieu puissant , berger , que je le dois.
Si..... c'est que , est une tournure prosaïque , et que nos
bons poètes emploient rarement. Doigts et dois sont deux
rimes mesquines , qui ne terminent pas ce couplet d'une manière
assez harmonieuse. Je m'abstiens de citer Gresset , qui
dans cet endroit est presque atteint par M. Didot.
Passons à ce morceau de poésie descriptive , dont les deux
premiers vers paroissoient si beaux à M. de Fénélon (1 ) .
Fortunate senex , hic inter flumina nota
Et fontes sacros , frigus captabis opacum.
Hinc tibi, quæ semper vicino ab limite sepes ,
Hyblais apibusflorem depasta salicti ,
(1 ) « Malheur à ceux qui ne sentent pas le charme de ces vers ! »>
FÉNÉL. Lettre sur l'éloquencefrançaise.
4
504 MERCURE DE FRANCE ,
Sæpe levi somnum suadebit inire susurro.
Hinc altá sub rupe canet frondator ad auras :
Nec tamen interea rauca , tua cura , palumbes ;
Nec gemere aeria cessabit turtur ab ulmo.
Heureux vieillard ! ici dans ces tranquilles plaines ,
Entre desflots connus et les dieux des fontaines ,'
Tu vivras entouré d'ombrage et de fraîcheur ;
Là , de son dard aigu , pieotant chaque fleur ,
Pour assoupir les sens la diligente abeille ,
D'un sourd bourdonnement flattera ton oreille;
Là , d'un roc alongé tes bucherons couverts
De leurs joyeux refrains ébranleront les airs ;
Et sous l'antique ormeau , tes palombes heureuses ,
Roucouleront autour leurs plaintes langoureuses.
M. d. L.
2
Tu viendras près du fleuve errant dans ces contrées ,
Respirer la fraîcheur des fontaines sacrées ;
Et tandis que du haut de ces rochers déserts
La voix du bucheron se perdra dans les airs ,
Heureux vieillard ! ici , l'abeille qui bourdonne ,
En effleurant ces prés que le saule environne ,
Viendra par un doux bruit t'inviter au sommeil ;
Et sur l'ormeau , témoin de leurs amours fidelles ,
Pour toi roucouleront les tendres tourterelles .
M. DIDOT.
Ici M. Didot s'élève non-seulement au- dessus du premier traducteur
, mais encore au-dessus de Gresset , qui même en prenant
la liberté de s'écarter du texte , n'a fait que des vers
médiocres. Je lui observerai seulement que par respect pour
la mémoire de Fénélon , il auroit dû s'attacher à rendre plus
littéralement les deux premiers vers , fortunate senex , etc.
L'hémistiche errant dans ces contrées , est foible et commun ;
l'épithète latine nota , est bien plus expressive et bien plus
juste dans la situation où se trouve Mélibée ; car il dit ici ?
flumina nota , par opposition aux fleuves inconnus sur lesbords
desquels il va errer dans un autre climat.
Dans la seconde églogue , on doit savoir gré à M. Didot
d'avoir vengé l'honneur de Virgile , et en même temps celui
des lettres , en conservant le nom d'Alexis, qu'une délicatesse
JUIN 1806. 505
calomnieuse a quelquefois changé en celui de Climène ou
d'Iris. Nos premiers traducteurs de Virgile , Vives et l'abbé
de Marolles , ne trouvent dans cette églogue que les sentimens
d'une sainte affection pour le mérite et la vertu. Cette
opinion est adoptée par l'abbé Desfontaines , et par l'italien
Fabrini , le meilleur commentateur de Virgile , qui , après
avoir combattu l'opinion contraire par les plus fortes raisons
termine ainsi : Questo fanciullo fú amato da Virgilio di
amor honesto e gentile , si come dicesi che Socrate amo
Alcibiade. Virgile lui-même a prévenu d'avance toutes les
mauvaises interprétations par ce beau vers du neuvième livre ,
de l'Enéide Gratior et pulchro veniens in corpore virtus. On
connoît d'ailleurs l'honorable surnom de Parthenias le
pudique , décerné par toute l'antiquité à Virgile ; et quand
même on adopteroit l'opinion de certains littérateurs , il s'ensuivroit
tout au plus que le poète auroit eu la foiblesse , trèscoupable
à la vérité , de flatter les goûts du consul Pollion.
On peut encore adopter l'interprétation très-satisfaisante
que donne M. Binet dans sa traduction de Virgile. Ce qui
tranche enfin toutes les difficultés , c'est que dans les classes
de l'université de Paris , cette églogue a été toujours expliquée ,
et récitée à haute et intelligible voix .
Je me contenterai de citer les premiers vers , à cause de
l'imitation qu'en a faite Segrais , et dans laquelle Boileau
trouvoit le modèle du style pastoral :
Formosum pastor Corydon ardebat Alexin ,
Delicias domini ; nec , quid speraret , habebat.
Tantum inter densas , umbrosa cacumina , fagos
Assidue veniebat : ibi hæc incondita solus
Montibus et silvis studio jactabat inani.
Sans
Thyrsis brûloit d'amour pour la belle Clymène ,
que d'aucun espoir il pût flatter sa peine ;
Ce berger accablé de son mortel ennui ,
Ne se plaisoit qu'aux lieux aussi tristes que lui.
Erant à la merci de ses inquiétudes ,
Sa douleur l'entraînoit aux noires solitudes ;
Et des tendres accens de sa mourante voix ,
11 faiscit retentir les rochers et les bois.
SEGRAIS
506 MERCURE DE FRANCE ,
Le berger Corydon brûloit pour Lycoris ,
Un maître a ses faveurs , Corydon ses mépris ;
Sans espoir on le voit errant et solitaire ,
S'abymer chaque jour dans sa douleur amère ;
Il cherche les rochers , les monts , les bois touffus ,
Sa voix ne peut trouver que des accens confus.
Enfin , dans les déserts où son amour l'entraîne ,
Ilfatigue l'écho du vain bruit de sa peine ;
M. d. L.
Brûlant pour Alexis , et brûlant sans espoir ,
Le berger Corydon , dès l'aube jusqu'au soir ,
Cherchoit des bois ombreux la vaste solitude ,
Seul recours à ses maux. Là , sans art , sans étude ,
D'une stérile plainte fatiguoit les airs. (1)
M. DIDOT.
J'ai dit que Boileau trouvoit dans les vers de Segrais, le modèle
du style pastoral . Je laisse à juger si les deux derniers
traducteurs lui ont dérobé cette gloire.
Comme le fond de cette églogue est un peu triste , quoiqu'elle
soit d'ailleurs semée de traits fort agréables , nous
allons passer à des morceaux d'un genre plus gai et plus
gracieux. La troisième églogue est celle qui en fournit le plus.
Le lecteur nous prévient sans doute , et songe tout de suite à
ces deux vers également admirables pour la délicatesse de la
pensée et pour la précision harmonieuse des vers ;
Malo me Galatea petit, lasciva puella,
Et fugit ad salices , et se cupit ante videri.
Il est vrai que cette troisième églogue est imitée de la cinquième
idyle de Théocrite , et que le poète grec avoit dit avant
le poète latin : « Cleariste me jette des pommes quand je passe
» avec mon troupeau devant sa grotte , et le doux murmure
( 1 ) M. Didot dit encore dans la même églogue :
Et de ses tristes sons ,
La cigale avec moi fatigue les buissons .
"
Ces sortes de répétitions sont regardées comme un défaut dans les pièces
qui ne sont pas de longue h leine . M. Didot a dit encore dans la troisième
églogue : De ses airs discordans fatiguer les hameaux.
JUIN 1806. 507
» de ses lèvres m'invite à punir sa malice. » Mais écoutons ici
M. Geoffroy, dans une de ces notes excellentes qu'il a jointes à
son excellente traduction de Théocrite : « Virgile doit à
» Théocrite l'idée du plus joli trait peut- être dont il ait orné
» ses églogues ; mais Virgile imitoit Théocri e , come depuis
» Racine imita Euripide. Théocrite nous présente une bergère
coquette qui jette des pommes à un berger qui passe ; mais il
» affoiblit et gâte ce trait en ajoutant que la bergère , par un
» bruit de lèvres qui n'a point de nom dans notre langue , ap-
>> pelle le berger . Le mot rowuxiards , dont se sert Théocrite,
» répond à ce petit sifflement que nos Phrynés de la dernière
>> classe font entendre quelquefois de leurs fenêtres aux passans.
Virgile , infiniment plus délicat , plus ingénieux et plus fin ,
» suppose que la bergère se cache après avoir jeté la pomme ;
» et se cache mal-adroitement. Voilà la perfection de l'art. »
Galatée en secret vient au bois folâtrer ,
Mejette unfruit , se cache , et fuil pour se montrer.
Eglé lance sur moi le doux fruit du pécher,
Et brûle d'être vue avant de se cacher.
M. d. L.
M. DIDOT.
Dans le premier traducteur , me jette un fruit , a quelque
chose de vague , et n'exprime pas d'une manière aussi nette
que malo petit , la provocation agaçante de la bergère ; et
fuit pour se montrer : je n'entends pas le sens de cet hémistiche
; j'en ai demandé inutilement l'explication à quelques
amis très-habiles d'ailleurs à deviner les énigmes du Mercure.
Dans le second traducteur , lancer me paroît un peu trop
fort ; il annonce presque toujours une intention nuisible.
Le doux fruit du pécher : Virgile ne dit pas une pêche ,
mais une pomme. Accordons pour un moment que ce
soit une pêche. S'il y avoit dans le latin , non pas malo me
petit , mais malum mihi offert , elle me fait présent d'une
pêche , alors on pardonneroit au traducteur d'avoir cherché
à relever le présent de Galatée par une périphrase élégante ,
et cette expression , le doux fruit , seroit ici bien placée ;
506 MERCURE DE FRANCE ,
2
Le berger Corydon brûloit pour Lycoris ,
Un maître a ses faveurs , Corydon ses mépris;
Sans espoir on le voit errant et solitaire ,
S'abymer chaque jour dans sa douleur amère ;
Il cherche les rochers , les monts , les bois touffus 9
Sa voix ne peut trouver que des accens confus .
Enfin , dans les déserts où son amour l'entraîne ,
Ilfatigue l'écho du vain bruit de sa peine ;
M. d. L.
Brûlant pour Alexis , et brûlant sans espoir ,
Le berger Corydon , dès l'aube jusqu'au soir ,
Cherchoit des bois ombreux la vaste solitude ,
Seul recours à ses maux. Là , sans art , sans étude ,
D'une stérile plainte fatiguoit les airs. (1 )
M. DIDOT.
J'ai dit que Boileau trouvoit dans les vers de Segrais , le modèle
du style pastoral . Je laisse à juger si les deux derniers
traducteurs lui ont dérobé cette gloire.
/
Comme le fond de cette églogue est un peu triste , quoiqu'elle
soit d'ailleurs semée de traits fort agréables , nous
allons passer à des morceaux d'un genre plus gai et plus
gracieux. La troisième églogue est celle qui en fournit le plus.
Le lecteur nous prévient sans doute , et songe tout de suite à
ces deux vers également admirables pour la délicatesse de la
pensée et pour la précision harmonieuse des vers ;
Malo me Galatea petit, lasciva puella ,
Et fugit ad salices , et se cupit ante videri.
Il est vrai que cette troisième églogue est imitée de la cinquième
idyle de Théocrite , et que le poète grec avoit dit avant
le poète latin : «< Cleariste me jette des pommes quand je passe
» avec mon troupeau devant sa grotte , et le doux murmure
(1 ) M. Didot dit encore dans la même églogue :
Et de ses tristes sons ,
La cigale avec moi fatigue les buissons .
Ces sortes de répétitions sont regardées comme un défaut dans les pièces .
qui ne sont pas de longue h leine . M. Didot a dit encore dans la troisième
églogue : De ses airs discordans fatiguer les hameaux.
JUIN 1806. 507
» de ses lèvres m'invite à punir sa malice. » Mais écoutons ici
M. Geoffroy, dans une de ces notes excellentes qu'il a jointes à
son excellente traduction de Théocrite : « Virgile doit à
» Théocrite l'idée du plus joli trait peut- être dont il ait orné
» ses églogues ; mais Virgile imitoit Théocrite , comme depuis
» Racine imita Euripide. Théocrite nous présente une bergère
» coquette qui jette des pommes à un berger qui passe ; mais il
» affoiblit et gâte ce trait en ajoutant que la bergère , par un
>> bruit de lèvres qui n'a point de nom dans notre langue , ap-
» pelle le berger . Le mot Toiadei, dont se sert Théocrite ,
>> répond à ce petit sifflement que nos Phrynés de la dernière
>> classe font entendre quelquefois de leurs fenêtres aux passans.
» Virgile , infiniment plus délicat , plus ingénieux et plus fin ,
>> suppose que la bergère se cache après avoir jeté la pomme ;
» et se cache mal -adroitement . Voilà la perfection de l'art. »
T
Galatée en secret vient au bois folâtrer ,
Mejette unfruit , se cache , et fuit pour se montrer.
Eglé lance sur moi le doux fruit du pécher ,
Et brûle d'être vue avant de se cacher.
M. d . L.
M. DIDOT.
Dans le premier traducteur , me jette un fruit , a quelque
chose de vague , et n'exprime pas d'une manière aussi nette
que malo petit , la provocation agaçante de la bergère ; et
fuit pour se montrer : je n'entends pas le sens de cet hémistiche
; j'en ai demandé inutilement l'explication à quelques
amis très-habiles d'ailleurs à deviner les énigmes du Mercure.
Dans le second traducteur , lancer me paroît un peu trop
fort ; il annonce presque toujours une intention nuisible .
Le doux fruit du pécher : Virgile ne dit pas une pêche ,
mais une pomme. Accordons pour un moment que ce
soit une pêche. S'il y avoit dans le latin , non pas malo me
petit, mais malum mihi offert , elle me fait présent d'une
pêche , alors on pardonneroit au traducteur d'avoir cherché
à relever le présent de Galatée par une périphrase élégante ,
et cette expression , le doux fruit , seroit ici bien placée ;
508 MERCURE DE FRANCE ;
car il seroit à présumer que la bergère en offrant une
pêche à son berger , auroit eu l'attention d'en choisir une
bien mûre. Mais le latin dit , petit malo , il s'agit ici d'une
attaque ; la pêche n'est pas un présent , mais un trait lancé au
berger , afin qu'il tourne la tête , et qu'ayant reconnu la main
d'où est parti le coup , il vole aussitôt à la poursuite de la
coupable et fugitive bergère . Ainsi la pêche étant destinée
non pas à chatouiller le palais du berger , mais à frapper son
épaule , le doux fruit du pécher est alors une expression impropre
; et au lieu de dire le fruit doux , il faudroit plutôt
dire le fruit dur car assurément Galatée devant souhaiter
que Damète sente le coup , afin de n'être pas obligée d'y revenir
à deux fois , elle a dû choisir une pêche assez ferme pour
ne pas mollir contre les épaules duriuscules de son berger.
Maintenant je ne sais pourquoi le traducteur met une péche
au lieu d'une pomme, dans les mains de Galathée. La pomme
étoit fort estimée des anciens , et même en graude considé―
ration depuis le jugement de Pâris.
D'ailleurs , les pêches n'étoient pas connues à Rome du temps
de Virgile , ou du moins elles y étoient fort rares , puisque Vir
gile , Horace et Ovide , dans toutes les énumérations qu'ils
ont faites des fruits de la campagne , parlent bien de pommes ,
de poires et de prunes , etc. , mais jamais de la pêche ; dans
nos campagnes même , elle ne se trouve point à chaque pas
sous la main de nos bergères , et je crois qu'elle ne pourroit
tout au plus figurer que dans une églogue où l'on placeroit
Galatée dans quelque jardin de Montreuil.
Enfin le vers entier , et brûle d'étre , etc. , ne rend que la
seconde moitié du vers latin , et se cupit ante videri ; le traducteur
a passé la première moitié , et fugit ad salices. An
lieu de m'arrêter à faire sentir combien cette omission est
grave , il vaut mieux rapporter ici une excellente note de
M. Michaud à l'occasion de ces vers de Virgile. Dans cette
note il fait lui-même son propre éloge aussi finement qu'il fait
la critique du premier traducteur , M. d . L...
L'art du poète consiste souvent à laisser deviner une partie
» de ce qu'il veut dire. C'est ici que Galatée devient elleJUIN
1806.
50g
» même un modèle qu'il faut suivre : la bergère se montre ,
» et court se cacher après avoir été aperçue ; la muse du poète
>> doit en faire autant , et les traducteurs sur-tout. ( écoutez-
» bien ceci , messieurs les traducteurs ) ; et les traducteurs
>> sur- tout devroient quelquefois prendre des leçons de
» Galathée. » Je ne saurois mieux finir que par cette réflexion
de M. Michaud ; car il est temps , je crois , de dire ici aveç
Palémon , sat prata biberunt.
R.
P. S. Nous rendrons compte dans le prochain numéro , de
la traduction de quelques idylles de Théocrite , par M. Didot.
Mémoires de Mademoiselle de Montpensier , petite-fille
d'Henri IV, etc.
( II et dernier Extrait. Voyez le Numéro précédent. )
Nous avons rapporté les principaux événemens de la vie
de Mademoiselle , et nous avons établi quelques dates , afin
de mettre le lecteur à portée de juger lui - même du caractère
de cette princesse , et de l'opposition de la cour à son établissement.
Pour que cette opposition pût être réelle , il faudroit qu'il
se fût présenté peu de temps après la guerre de la Fronde ,
quelque mariage important qu'elle auroit desiré , et qu'elle
l'eût sollicité . Or , c'est ce qui n'est pas. Nous voyons seulement
qu'à l'âge de trente- cinq ans on voulut la marier avec
le roi de Portugal , et que , pour éviter cette alliance , elle
demanda le duc de Savoie , qu'elle ne souhaitoit pas davantage
, et qui étoit à la veille d'épouser sa soeur de Valois.
Mademoiselle avoit déjà vu Lauzun à cette époque : quoiqu'elle
ne le connût pas aussi particulièrement qu'elle fit depuis
, elle ne laissoit pas de prendre intérêt à ce qui le regardoit ;
elle le considéroit déjà , dit-elle , comme un des plus honnêtes
hommes de la cour , celui qui avoit le plus d'esprit , le plus de
fidélité pour ses amis , qui étoit le mieux fait , et qui avoit l'air
le plus noble. Dans ce même temps elle ne voulut pas entendre
parler du fils du prince de Condé , beaucoup trop jeune pour
510 MERCURE DE FRANCE ,
9
7
elle , et tandis qu'elle étoit exilée à Saint-Fargeau , pour
n'avoir pas voulu du roi de Portugal , elle refusa de recevoir
la visite du fils du roi de Danemarck , parce qu'on lui avoit
rapporté qu'il pensoit à elle. Cette conduite est bien moins
d'une femme ambitieuse que d'une femme prévenue ; et si la
cour contrarioit alors ses sentimens ce n'étoit pas dans le
dessein de se venger de ce qui s'étoit passé il y avoit dix ans
ni pour l'empêcher d'épouser une tête couronnée , puisqu'au
contraire on lui laissoit le choix entre deux princes qui
devoient régner. La rigueur qu'on lui faisoit éprouver , ne ten
doit qu'à vaincre une obstination qui paroissoit capricieuse
parce que la reine - mère se souvenoit très-bien qu'à vingtquatre
ans Mademoiselle avoit fait rechercher l'archiduc
Léopold , quoiqu'elle le lui eût représenté comme le dernier
des hommes , et le plus méchant parti qui pût se trouver ;
qu'elle avoit ensuite envoyé quelqu'un à la cour de Vienne
pour négocier son mariage avec l'empereur Ferdinand III,
sans trop se soucier de son âge ni de ses infirmités . Il paroissoit
bien étonnant que cette même princesse , dix ans après ,
voulût que les moeurs farouches , et la mauvaise santé du roi ,
de Portugal fussent un motif d'exclusion ; elle qui avoit rejeté
les voeux d'un prince jeune et aimable, mais détrôné, pour un
archiduc méprisé , et , pour un empereur mourant. On ignoroit
alors ce qui s'est découvert depuis : Mademoiselle aimoit
déjà Lauzun ; et sans trop savoir ce que deviendroit cet
attachement , elle ne vouloit pas en faire le sacrifice. A vingtquatre
ans elle n'avoit pu vaincre l'ambition , à trente - cinq
elle se laissoit subjuguer par l'amour . L'habitude de l'indépendance
avoit produit dans son esprit et dans son caractère
une certaine hauteur qui la tenoit toujours hors des voies
communes de la vie elle se croyoit la seule maîtresse et le'
seul juge de ses actions ; jamais il ne lui étoit arrivé de penser
que les enfans des princes ne sont , entre les mains du souverain,
que des gages d'alliance , et des liens pour réunir les peuples
divisés. Cette vérité qu'elle auroit apprise de sa mère , si elle
avoit eu le bonheur de la conserver , l'auroit garantie des prestiges
de l'ambition et des illusions de l'amour ; elle auroit su
>>
JUIN 1806. 511
"
que plus on est élevé , moins on est libre , et que , selon la
maxime du Grand-Maître , les puissans parmi les hommes , ne
sont que les premiers serviteurs de la société. C'est donc uniquement
à la trop grande liberté dans laquelle elle a passé sa jeunesse
et à l'indépendance de son caractère , fruit naturel de
cette liberté , qu'il faut attribuer les disgraces continuelles de
cette malheureuse princesse ; car personne à la cour ne cherchoit
à la chagriner , et encore moins à l'humilier. Le roi l'aimoit
sincèrement ; il le fit bien paroître dans cette même
affaire du Portugal , au succès de laquelle Turenne s'intéressoit
pour l'utilité de son service ; il ne voulut rien ordonner
sans l'avoir consulté , et il ne se montra sévère que pour ne
pas être exigeant . Ce seroit bien gratuitement qu'on supposeroit
que ce monarque avoit conservé quelque desir de se
venger de ce qui s'étoit passé au faubourg Saint- Antoine , dans
le temps de sa minorité ; Mazarin n'existoit plus , et depuis
long-temps Louis XIV étoit bien en état de juger qu'il n'avoit
jamais été question dans cette guerre domestique , que de
savoir quel seroit le personnage qui gouverneroit sous son
nom . Le roi donna encore une nouvelle preuve d'attachement
à Mademoiselle , lorsque Monsieur, devenu veuf, au mois de
juin 1670 , forma le projet de s'emparer de l'immense fortune
de sa cousine en l'épousant. Mademoiselle refusa l'honneur
qu'il vouloit lui faire , et le roi dit qu'il ne la contrarieroit
pas. Le bruit courut alors qu'elle vouloit faire la fortune
d'un cadet de bonne maison ; elle n'étoit pas fachée
qu'on en parlât , et elle laissoit croire qu'elle pensoit à
M. de Longueville , afin qu'on fût moins étonné lorsqu'elle
déclareroit ses véritables sentimens. On a vu quelle fat
la conduite du roi , lorsqu'elle les lui communiqua ; rien ne
sauroit mieux faire connoître la bonté du coeur de ce prince ,
et sa tendresse pour Mademoiselle , que ce mot qui lui
échappa , lorsqu'elle le supplioit à genoux de ne pas révoquer
la permission qu'elle avoit reçue d'épouser Lauzun : « Pour-
» quoi m'avez-vous donné le temps de faire des réflexions ?
» Il falloit vous háter. » En effet , Lauzun qui , jusqu'au
moment où cette permission fut´accordée , s'étoit conduit
513 MERCURE DE FRANCE ;
avec habileté , manqua tout-à-coup de jugement , et ne vit
pas ce qu'il falloit faire : il continua d'affecter une modération
et une tiédeur qui n'étoient plus de saison , et qui tenoient
même de l'insensibilité . Cette froideur simulée lui fit perdre
des instans précieux. Les parens avares et les courtisans jaloux
s'étoient réveillés ; ils avoient surpris l'autorité du prince ; il
ne lui étoit plus permis d'accorder à l'amitié vingt millions
que des héritiers avides et puissans venoient de revendiquer.
C'est dans les premiers momens de ce retour de fortune ,
que les écrivains polémiques pourront placer le mariage secret
de ces amans désespérés. Ceux qui jusqu'ici ont avancé ce
fait, n'ont guère pris la peine d'en vérifier l'exactitude. Ils ont
pour appuyer leur opinion , les bruits populaires qui ont
couru dans le temps , l'arrestation de Lauzun , sa vie familière
auprès de Mademoiselle , avant et après sa réclusion ; ses procédés
extraordinaires avec elle , et le soin qu'il a pris de ne se
marier qu'après sa mort. En voilà beaucoup plus qu'il n'en
faut sans doute pour établir une croyance vulgaire ; et tout le
monde pourroit l'adopter , si Mademoiselle n'avoit pris soin
elle-même de la détruire dans ses Mémoires, et si les événemens
qui ont suivi la rupture du mariage public ne pouvoient pas
recevoir une explication tout opposée à celle qui autorise
l'opinion du mariage secret.
Lorsque Mademoiselle voulut épouser Lauzun , elle avoit
quarante-trois ans ; elle n'en avoit que quarante- quatre lorsqu'il
fut arrêté ; elle en avoit cinquante-trois lorsqu'il fut mis
en liberté , et ils se séparèrent trois ans après. C'est donc dans
le cours de la première année qui suivit la rupture , qu'il
faudroit placer le mariage secret , puisqu'il n'est pas dans la
nature qu'on en contracte de pareils à l'âge de cinquante- trois
ans. Mais à quelle époque de cette année veut-on que ce
mariage ait eu lieu ? Est-ce au moment même qu'ils virent
tous leurs desseins rompus ? Nous voyons dans les Mémoires
que , cinq mois après , Lauzun supplioit encore Mademoiselle
d'épouser le duc d'Yorck. Voici comme elle raconte ellemême
ce qui se passa dans cette circonstance : « M. de Lau-
» zun vint un soir chez moi pour me dire que si je voulois
» épouser
JUIN 1806. 513
>> épouser le duc d'Yorck , il supplieroit le roi de envoyer
» dès le lendemain en Angleterre je ne souhaite rien tant
» que votre grandeur , me dit-il , etje ne serai jamais content
» que vous ne soyez mariée comme vous devez l'étre. Il me
» supplia de lui dire ce que je pensois là-dessus . Je lui ré
» pondis : Ce que je pense ? Rien qu'à vous , et je ne suis
» occupée au monde qu'à chercher un moment pour parler au
» roi , et pour lui dire qu'après tout ce qui s'est passé et tout
n ce qu'on a vu de moi , il ne doit pas craindre que le public
» et les particuliers puissent croire qu'il m'ait sacrifiée , s'il
» me permettoit de vous épouser. Je suis persuadée qu'il sera
touché de ce que je lui dirai. Voilà , monsieur , encore une
fois ce que je pense. Il se jeta à mes pieds , et y demeura
>> long-temps sans me rien dire : je fus tentée de le relever;
» après avoir surmonté cette envie , je me retirai dans un
>> coin de mon cabinet ; il demeura au milieu , et il se tint tou-
» jours à genoux. Il me dit : voilà où je voudrois passer ma
» vie pour reconnoître ce que vous venez de me dire , et je
>> ne suis pas assez heureux pour cela je ne dois songer
» rien de tout ce que le roi peut faire ; ainsi je n'ai que la
» mort à souhaiter. Je me mis à pleurer ; il se releva et s'en
» alla . » Cet amour pourra paroître bien pur et bien sublime
aux hommes qui n'ont point appris à dompter leurs passions
; mais il faut qu'ils choisissent ici entre leurs présomptions
, fondées peut-être sur leur propre foiblesse , et le témoi
gnage d'une personne dont la réputation sera toujours sans
tache , quelqu'opinion qu'on adopte sur ce prétendu mariage.
Veut-on le placer dans le cours des six mois qui suivirent cette
scène ? Nous venons de voir que Mademoiselle conservoit
toujours l'espoir de fléchir le roi . Cette espérance toute seule
ne suffisoit-elle pas pour lui donner la patience d'attendre ?
Et puisqu'elle avoit déjà supporté les premiers et les plus
pénibles instans de sa situation , n'est-il pas raisonnable de
penser qu'elle eût encore la force de souffrir pendant le reste
du temps qui s'écoula jusqu'au moment où Lauzun fut arrêté ?
Mais sans nous en tenir à cette conjecture , écoutons encore
Mademoiselle , et voyons comment elle s'exprime lorsqu'elle
K k
514 MERCURE DE FRANCE ,
rend compte de cette séparation : « J'allois souvent de Saint-
» Germain à Paris ; quelquefois M. de Lauzun y étoit ; et
» quoique nous ne nous y víssions point , cela ne laissoit pas
» de faire continuer les bruits qu'on avoit répandus que nous
» étions mariés. Il n'y avoit que mes amis particuliers qui
» osassent m'en parler ; et comme je ne prenois pas la peine
» de répondre à leurs questions , je leur laissois imaginer ce
» qu'ils vouloient , persuadée que le roi ne croiroit jamais
que M. de Lauzun ni moi cussions rien fait contre les
» ordres qu'il nous avoit donnés. » Mademoiselle place
cette réflexion au moment même où elle alloit quitter
Lauzun pour ne le revoir que dix ans après : certes , il seroit
assez difficile de la faire accorder avec l'existence d'une union
secrète ; et si l'on veut encore y croire , il faudroit nécessairement
la renvoyer à un âge où les passions amorties n'excitent
plus à former de pareils engagemens. Pour appuyer l'idée
du mariage , on a bien rapporté une expression par laquelle
*Mademoiselle dit qu'elle ne doit ni ne veut changer ; mais
ces paroles signifient seulement que Mademoiselle aimoit
encore Lauzun , et qu'elle se croyoit engagée par l'éclat
'qu'avoit fait cette affaire ; car il est bon de remarquer que
lorsqu'on est marié , on ne dit plus je ne veux pas changer,
puisqu'on n'en a plus le pouvoir . On pensera peut-être qu'en
adoptant l'opinion qui sort naturellement de cet examen , on ne
pourra plu's expliquer le motif de l'emprisonnement deLauzun,
qu'on regarde généralement comme une punition de sa désobéissance
aux ordres du roi ; mais c'est une erreur qu'il ait aisé
'd'éclaircir ; il ne s'agit que de bien concevoir la raison pour
laquelle on avoit rompu le mariage. Les héritiers de Mademoiselle
pensoient qu'elle n'étoit plus d'âge à se marier.
Louis XIV avoit beaucoup d'enfans naturels , qu'il falloit
doter , et on leur destinoit d'avance une bonne partie de
l'héritage do Mademoiselle. Il ne falloit donc pas lui permettre
un mariage disproportionné , qui pouvoit détruire toutes
les espérances ; et il étoit prudent qu'on lui ôtât jusqu'aux
moyens cachés d'établir des droits plus directs que ceux qu'on
prétendoit faire valoir. Ce n'étoit donc pas pour le punir de
JUIN 1806. 515
s'être marié avec Mademoiselle , mais c'étoit pour l'empêcher
de l'épouser secrètement qu'on l'en séparoit . En un mot,
ce n'étoit pas le mariage qu'on craignoit ; c'étoit la donation
que Mademoiselle vouloit faire de tout son bien à Lauzun ;
et , à défaut de cette donation , c'étoit l'apparition d'héritiers
inattendus , plus immédiats et plus légitimes que ceux pour
lesquels on convoitoit sa fortune.
On ne leur permit donc de se réunir que lorsqu'on fut
bien assuré qu'aucun héritier direct ne pouvoit plus venir
troubler les espérances qu'on avoit conçues. On fit la part de
Lauzun , celle de Mademoiselle ; on s'empara de tout le reste
de sa fortune, par une donation qu'on lui fit faire au jeune
duc du Maine ; et lorsque madame de Montespan , qui conduisoit
toute cette intrigue , eut satisfait sa cupidité , elle se fit un
jeu de tromper Mademoiselle , qui s'étoit flattée qu'on lui
permettroit enfin d'épouser Lauzun.
Tant de sacrifices faits en pure perte , de part et d'autre ;
l'affoiblissement des illusions qui pouvoient les compenser
ou les faire oublier ; la différence d'âge , qui devenoit alors
très- sensible ; les réflexions sérieuses , et cet intervalle que la
puissance publique , la religion et la nature même mettoient
entr'eux; tout cela devoit les tenir dans un état voisin de la
mauvaise humeur , des reproches et de la désunion; mais cette
séparation elle - même , si prompte , après tout ce qu'ils avoient
souffert l'un pour l'autre , et la modicité du don fait à Lauzun ,
ne permettent pas de penser qu'ils s'étoient mariés depuis
qu'il étoit sorti de prison. Il n'est pas croyable qu'alors il
se fût permis de lui dire , qu'elle lui avoit coupé la gorge ; ( 1 )
et jamais elle ne l'auroit chassé d'auprès d'elle pour cette
boutade. La hauteur avec laquelle il fut traité dans cette circonstance
, découvre parfaitement le fond du caractère de
Mademoiselle , et montre bien que sa passion étoit très-
( 1 ) On rapporte un autre propos d'une grossiéreté révoltante , que
personne n'a pu entendre , et que Mademoiselle , ni Lauzun n'ont
certainement pas publié . Nous ne croyons pas qu'il doive trouver place
dans ce Précis historique.
Kk . 2
516 MERCURE
DE FRANCE ,
affoiblie lorsque Lauzun avoit recouvré la liberté , puisqué
deux ou trois ans après , tout au plus , elle étoit tout- à-fait
éteinte.
Il reste à expliquer pourquoi Lauzun ne s'est marié qu'après
la mort de Mademoiselle , s'il n'étoit pas engagé. Cela
n'est pas difficile ; car , quoiqu'il ne vecût plus dans son intimité,
il pouvoit encore respecter assez la nature de ses liaisons ,
pour ne pas lui faire cette sorte d'injure. Il jouissoit toujours
des 40,000 liv. de rente qu'elle lui avoit abandonnées : c'étoit
une ressource qu'il falloit se ménager ; et il n'étoit pas sûr
qu'elle ne lui auroit pas été enlevée , s'il en avoit fourni le
prétexte.
Il résulte donc de cette discussion : premièrement , que la
cour n'a jamais empêché Mademoiselle de se marier avec un
souverain , puisqu'au contraire elle l'a exilée pour n'avoir pas
voulu du roi de Portugal ; secondement , que si elle a été contrariée
dans le dessein qu'elle avoit formé d'épouser Lauzun ,
ce n'étoit que par des motifs d'intérêt , étrangers à tout ce qui
s'étoit passé dans le temps de la Fronde; et qu'enfin on ne peut
penser qu'elle l'ait épousé secrètement , puisque tout ce qu'elle
rapporte est contraire à cette croyance , et que les événemens
même confirment son témoignage.
Considérée sous ce nouvel aspect , l'histoire de Mademoiselle
, loin de perdre quelque chose de son intérêt et de son
utilité , présente au contraire des leçons d'une application
plus étendue. Les écrivains de ce temps , qui prennent à tâche
de défigurer l'histoire , ne manqueront pas de faire de celle- ci
un beau roman historique , dans lequel ils arrangeront les
faits comme il leur plaira , pour prouver tout ce qu'ils voudront
; mais dans leur simple vérité , nous pouvons y trouver
un exemple mémorable des suites funestes d'une éducation
négligée , et d'un caractère trop inflexible. Ce même caractère
peut se rencontrer dans tous les rangs de la société , et
plus d'un particulier peut s'instruire par les disgraces d'une
femme respectable à bien des égards , mais qui , par orgueil ,
refusa de rien accorder à l'amour , et qui , par amour , se mit
ensuite dans l'impossibilité de rien accorder à la hauteur de
sa naissance.
JUIN 1806 . 517
Mademoiselle cultivoit les lettres , et elle écrivoit avec facilité
; ses Mémoires , aujourd'hui le seul de ses ouvrages qu'on
puisse lire , si l'on en excepte ses lettres à Mad. de Motteville ,
étoient trop surchargés de détails minutieux et domestiques.
M. de Boissy, qui a pris la peine d'en retrancher beaucoup ,
auroit pu les abréger encore ; son travail en auroit été plus
agréable ; mais on ne sait comment expliquer la négligence
ou le scrupule qui l'a empêché de faire disparoître tous les
vices de constructions , toutes les fautes de grammaire , ou au
moins toutes les locutions surannées qui s'y rencontrent en
abondance. G.
༣
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE 2
SCIENCE ARTS
? SPECTACLES. ,
La Jeunesse de Henri V, donnée lundi dernier à là
Comédie Française , n'est point , comme nous l'avions pensé ,
une imitation de Shakespear . Le sujet de cette pièce est une
anecdote de la vie de Charles II que l'auteur a attribuée à
Henri V. Quoiqu'il n'y ait pas deux hommes qui se ressemblent
moins dans l'histoire que ces deux princes , l'auteur a
prêté à Henri V les faits , les mots , les réparties , le caractère
même du fils de l'infortuné Charles Ier . Nous ne nous étendrons
pas sur une pièce qui , malgré le succès du moment ,
nelrestera certainement pas au théâtre. Quand on veut excuser
la violationde toutes les règles , l'altération et le travestissement
de l'histoire , etc. , on dit que l'ouvrage est intéressant :
Tous les genres sont bons , hors le genre ennuyeux .
Ce vers a été déjà cité plusieurs fois par les journalistes qui
ont rendu compte de la Jeunesse de Henri V; et depuis qu'il
est fait , il n'a jamais manqué de l'être en parell cas. Malheur
à ceux que le faux , dans tous les genres , ennuie. Le public
3
518 MERCURE DE FRANCE ,
f
f'amuse beaucoup à la nouvelle pièce de M. Duval , qui est
sort bien jouée , sur-tout par Fleuri , Michot et Mad. Talma,.
- Saint-Prix ne quitte point le théâtre , ainsi que quelques
journaux l'ont annoncé . Il a fait demander un congé de deux
mois pour aller aux eaux. Il vient de l'obtenir. Avant son départ
, il a joué dimanche dernier Sertorius , au palais de Saint-
Cloud , devant LL. MM. II. et RR .
-
Voltaire et Rulhiere ont immortalisé M. Daube ; le
second sur-tout a tracé de ce neveu de Fontenelle un portrait
ineffaçable :
Auriez- vous par hasard connu feu monsieur Daube ,
Qu'une ardeur de dispute éveilloit avant l'aube ?
Contiez-vous un combat de votre régiment :
Il savoit mieux que vous , où , contre qui , comment ;
Vous seul en auriez- eu toute la renommée ,
N'importe , il vous citoit ses lettres de l'armée ;
Et Richelieu , présent , il auroit raconté
Qu Gênes défendue , ou Mahon emporté ;
D'ailleurs homme d'esprit , de sens et de mérite ;
Mais son meilleur ami redoutoit sa visite .
L'un , bientôt rebuté d'une vaine clameur,
Gardoit en l'écoutant un silence d'humeur ;
J'en ai vu dans le feu d'une dispute aigrie ,
Près de l'injurier, le quitter de furie.
Un voisin asthmatique, en le quittant le soir,
Lui dit : Mon médecin me défend de vous voir.
Et parmi cent vertus , cette unique foiblesse ,
Dans un triste abandon réduisit sa vieillesse.
etc. •
intitulée :
La nouvelle pièce de M. Charlemagne ,
M. Daube , ou le Disputeur, est tout entière dans ces vers ;
mais ce caractère a au théâtre un inconvénient qu'il n'a point
dans une épître , celui de ressembler au Grondeur, au Bourru
à l'Impatient , au Babillard, et même au Parleur éterne'.
L'auteur a de plus pris tout simplement le dénouement de
P'Esprit de Contradiction ; mais il n'a pris ni l'esprit et la
verve comique de Dufresni , ni le style de Rulhiere. En reJUIN
1806. 519
vanche , il a fait faire à Fontenelle un personnage qu'assurément
il n'a jamais fait , celui d'un imbécille. Cette pièce ,
donnée cette semaine sur le théâtre de l'Impératrice , n'a obtenu
qu'un très-foible succès..
-
L'Opéra -Comique a été plus heureux. Un nouvel
ouvrage de MM. Marsollié et Daleyrac , Deux Mots , ou
Une Nuit dans la Forết, y a été très-applaudi. Les auteurs
de cet opéra , dont le sujet est au moins bisarre , ont été
demandés à grands cris. A la seconde représentation , l'auteur
de la musique a été amené sur cette scène accoutu➡,
mée à ses triomphes , par madame Saint-Aubin , qui dit trèsbien
les Deux Mots , MINUIT , TOUJOURS.
f
-On parle d'un décret impérial qui prescrit un nouveau
règlement pour les théâtres de la capitale et des provinces.
On assure que d'après ce règlement , il ne pourra subsister
plus de deux théâtres dans chacune des grandes villes de
l'Empire , et un seul dans les autres. Quant à Paris , aucun
nouveau théâtre ne pourra y être élevé sans une autorisation
spéciale de S. M. , sur le rapport du ministre de l'intérieur
Le Théâtre de l'Impératrice sera placé à l'Odéon ; le théâtre
Montansier s'établira , avant le 1º janvier 1807 , dans un autre
local. Aucun théâtre ne pourra jouer les pièces des répertoires
de l'Académie Impériale de Musique et du Théâtre-Français ,
sans leur permission , et sans une rétribution qui sera réglée
de gré à gré , avec l'autorisation du ministre de l'intérieur.
L'Opéra pourra seul donner des bals masqnés et des ballets
ayant les caractères propres à ce théâtre. Tout entrepreneur
qui a fait faillite , ne pourra rouvrir un théâtre. Aucune pièce
ne sera jouée que sur l'autorisation du ministre de la police
générale.
Il y aura lundi prochain 16 juin , une éclipse de soleil
visible dans toute l'Europe. Commencement de l'éclipse pour
Paris , à 4 heures 34 minutes du soir ; milieu , à 5. heures 40
minutesh, et la fin à 6 henres 11 minutes. Grandeur de l'é
4
518 MERCURE DE FRANCE ,
-
f'amuse beaucoup à la nouvelle pièce de M. Duval , qui est
sort bien jouée , sur-tout par Fleuri , Michot et Mad . Talma.
Saint-Prix ne quitte point le théâtre , ainsi que quelques
journaux l'ont annoncé . Il a fait demander un congé de deux
mois pour aller aux eaux. Il vient de l'obtenir. Avant son déil
a joué dimanche dernier Sertorius , au palais de Saint-
Cloud , devant LL. MM. II. et RR . A
part ,
―
Voltaire et Rulhiere ont immortalisé M. Daube ; le
second sur-tout a tracé de ce neveu de Fontenelle un portrait
ineffaçable :
Auriez- vous par hasard connu feu monsieur Daube ,
Qu'une ardeur de dispute éveilloit avant l'aube ?
Contiez-vous un combat de votre régiment :
Il savoit mieux que vous , où , contre qui , comment ;
Vous seul en auriez - eu toute la renommée ,
N'importe , il vous citoit ses lettres de l'armée ;
Et Richelieu , présent , il auroit raconté
Qu Gênes défendue , ou Mahon emporté ;
D'ailleurs homme d'esprit , de sens et de mérite
Mais son meilleur ami redoutoit sa visite.
L'un , bientôt rebuté d'une vaine clameur,
Gardoit en l'écoutant un silence d'humeur ;
J'en ai vu dans le feu d'une dispute aigrie ,
Près de l'injurier, le quitter de furie.
Un voisin asthmatique, en le quittant le soir ,
Lui dit : Mon médecin me défend de vous voir.
Et parmi cent vertus , cette unique foiblesse ,
Dans un triste abandon réduisit sa vieillesse.
etc..
" La nouvelle pièce de M. Charlemagne intitulée
M. Daube , ou le Disputeur, est tout entière dans ces vers ;
mais ce caractère a au théâtre un inconvénient qu'il n'a point
dans une épître , celui de ressembler au Grondeur, au Bourru
à l'Impatient , au Babillard, et même au Parleur éterne'.
L'auteur a de plus pris tout simplement le dénouement de
P'Esprit de Contradiction ; mais il n'a pris ni l'esprit et la
verve comique de Dufresni , ni le style de Rulhiere. En reJUIN
1806. 519
vanche , il a fait faire à Fontenelle un personnage qu'assurément
il n'a jamais fait , celui d'un imbécille. Cette pièce ,
donnée cette semaine sur le théâtre de l'Impératrice , n'a obtenu
qu'un très-foible succès.
-
L'Opéra - Comique a été plus heureux. Un nouvel
ouvrage de MM. Marsollié et Daleyrac , Deux Mots , ou
Une Nuit dans la Forêt , y a été très- applaudi. Les auteurs
de cet opéra , dont le sujet est au moins bisarre , ont été
demandés à grands cris. A la seconde représentation , l'auteur
de la musique a été amené sur cette scène accoutu
mée à ses triomphes , par madame Saint-Aubin , qui dit trèsbien
les Deux Mots , MINUIT , TOUJOURS.
er
-On parle d'un décret impérial qui prescrit un nouveau
règlement pour les théâtres de la capitale et des provinces.
On assure que d'après ce règlement , il ne pourra subsister
plus de deux théâtres dans chacune des grandes villes de
l'Empire , et un seul dans les autres. Quant à Paris , aucun
nouveau théâtre ne pourra y être élevé sans une autorisation
spéciale de S. M. , sur le rapport du ministre de l'intérieur
Le Théâtre de l'Impératrice sera placé à l'Odéon ; le théâtre
Montansier s'établira , avant le 1º janvier 1807 , dans un autre
local. Aucun théâtre ne pourra jouer les pièces des répertoires
de l'Académie Impériale de Musique et du Théâtre-Français ,
sans leur permission , et sans une rétribution qui sera réglée
de gré à gré , avec l'autorisation du ministre de l'intérieur.
L'Opéra pourra seul donner des bals masqnés et des ballets
ayant les caractères propres à ce théâtre. Tout entrepreneur
qui a fait faillite , ne pourra rouvrir un théâtre. Aucune pièce
ne sera jouée que sur l'autorisation du ministre de la police
générale.
Il y aura lundi prochain 16 juin , une éclipse de soleil
visible dans toute l'Europe. Commencement de l'éclipse pour
Paris , à 4 heures 34 minutes du soir ; milieu , à 5. heures 40
minutes, et la fin à 6 henres 11 minutes. Grandeur de l'é-
4
520 MERCURE DE FRANCE ,
clipse , 5 doigts 44 minutes dans la partie australe du soleil.
Le directeur général du musée Napoléon prévient
MM, les artistes peintres , statuaires , architectes et graveurs,
que l'exposition publique de leurs productions aura lieu cette
année dans le grand salon du musée et la galerie d'Apollon , à
commencer du 15 septembre jusqu'au 1 **; novembre 1806.
Tous les ouvrages des artistes qui n'ont point remporté de
prix , et sont conséquemment soumis à un examen , devront
être déposés au bureau de la direction le 1. septembre, Ceus
des artistes qui ne sont point dans ce cas seront apportés le
3 du même mois; passé ce terme , ils ne seront plus reçus,
MM . les artistes sont invités à envoyer dans le courant du mois
d'août la notice des ouvrages qu'ils desirent exposer , et sont
prévenus qu'une fois admis , lesdits ouvrage devront rester à
l'exposition jusqu'à l'époque indiquée pour la clôture du
salon.
-L'Académie royale des Beaux-Arts établie à Milan , invite
tous les artistes étrangers et nationaux , à enrichir des produc
tions de leur génie , le concours qu'elle a ouvert pour l'année
prochaine , voici l'extrait du programme :
« Architecture . Le sujet est une maison de plaisance royale,
accompagnée de jardins et de tous les accessoires convenables.
Le caractère dominant de cet édifice sera une élégante simplicité.
Le prix , une médaille d'or de la valeur de 60 sequins
(environ 30 louis ) .
Peintures. Le sujet est une Médée furieuse et prête à égorger
ses deux enfans qui luisourientavec grâce , parce qu'ils ignorent
le sort qui les attend. Le tableau sera au moins de 5 pieds de
haut sur 7 de large, Le prix, une médaille d'or de 120 sequins,
Sculpture, Le sujet est un Thémistocle qui , ayant convo
qué ses amis dans sa maison de Magnesii , et après avoir
offert un sacrifice aux dieux , boit une coupe de poison ,
plutôt que de combattre contre sa patrie. Le prix sera une
médaille d'or de 40 sequins.
Gravure. Le sujet sera pris d'un bon auteur ; la superficie
JUIN 1806.DDEEM 521
du travail au moins de 60 pouces carrés. Le prix , une mé→
daille de 30 sequins. svom at-
Dessin de figure . Le sujet représentera les ames sur le bord
de l'Achéron , d'après la description qu'en a fait de divin Ali- ;
ghieri. La grandeur du dessin serafabandonnée à la volonté
de l'auteur. Le prix , une médaille d'or de 30 sequins.
·Dessin d'ornement . Le sujet est un trône royal , dont tous
les ornemens seront allusion à la fondation du Royaume.
d'Italie. La hauteur du dessin ne peut avoir moins d'un pied
et demi de Paris.. Le prix , une médaille d'or de 20 sequins.
Conditions, Tous les ouvrages seront adressées au secrétaire
de l'académie , avant la fin d'avril 1807. On n'en recevra plus
passé ce terme. Chaque ouvrage sera contresigné d'une épigraphe
, et accompagné d'une lettre cachetée , qui contiendra
le nom et le pays de l'auteur , etc. etc.
-
On mande de Francfort , que le docteur Gall est depuis
plusieurs jours dans cette ville , où il a fait annoncer par les
gazettes , que , s'il se présentoit un nombre suffisant de souscripteurs
, il ouvriroit un cours de cranologie , le 4 juin. Le
cours complet sera de dix séances. La souscription est de 48 fr .
par personne. Le docteur espère être plus heureux dans cette
ville qu'à Cologne , qu'il s'est vu obligé de quitter sans avoir
pu reunir un nombre suffisant de souscripteurs , pour venir
écouter et payer ses savantes leçons. On l'attend prochaine➡
ment à Paris.
-
-La veuve du célèbre naturaliste Linné , est morte à Stok
holm , le 20 mai , âgée de go ans.
MODES du 10 juin,
Les capotes de perkale sont , depuis quelques jours , presqu'aussi nombreuses
, avec un talle dentelé ou une petite dentelle anie sur les bords ,
que sans garniture ; mais , par le bas , les deux bandes de perkale , comme
aux capotes d'enfant , n'ont pas été adoptées.
On brode en couleur quelques capotes de paille jaune ; à d'autres , on
recouvre le fond tout en coques , mais le très - grand nombre est uni .
En paille blanche , les capotes ont le fond de taffetas , et , sur la passe ,
de nombreuses taillades par où passent des rubans qui ressortent en crevés,
522 MERCURE DE FRANCE ,
Y
?
plus ou moins irréguliers , mais presque toujours placés à distances égales
On voit aussi des capotes d'un tissu paille et soie , jaune d'or et blanc
petit jaune et blanc , petit jaune et rose ; mais , à Paris , ces capotes ont
peu de débit . D'autres capotes , un peu plus répandues , sont bouillonnées
en taffetas , et divisées en larges côtes par de petites tresses de paille jaune.
Les fleurs à la mode , sont des fleurs de la saison et des champs : outre
les épis , le coquelicot et les bleuets , on voit de l'avoine et diverses petites
fleurettes.
Les garnitures de robes se composent de erevés , qu'on ne dispose plus,
comme on faisoit il y a quelque temps , en biais , mais que l'on fait droite
et beaucoup plus grands. Sur les manches courtes , ces crevés montent
d'un bout à l'autre . Les manches courtes , comme de coutume , n'ont
point de poignet , et retombent très-bouffantes.
Il y a beaucoup de fichus , faisant la guimpe par devant , qui croisent
sur le dos , et qu'on noue par- derrière en écharpe . Ces fichus ne sont pas
garnis , mais brodés à petits pois.
On voit quelques chapeaux qui n'ont presque que la calotte , mais qui
se font remarquer par un très-gros noeud de ruban de taffetas placé sur le
devant. C'est particulièrement avec ces chapeaux-là que l'on met des robes
qui montent au col , et qui sont garnies d'une fraise espagnole .
Au bas des robes de perkale ou de mousseline , on voit , au lieu de remplis
, des torsades de coton ,'au nombre de cinq ou de six , qui, comme aux
capotes de perkale , sont prises dans l'étoffe. Ces torsades se touchent .
Dans le négligé , on porte beaucoup de pélerines à plis de toute la hauteur
de la pélerine . Ces pélerines ont communément deux , et quelquefois
trois rangs , outre le collet debout , qui est plissé de même : elles tombent
jusqu'au bas de la taille.
Quelques tabliers de perkale sont brodés tout autour , au corsage et aux
manches.
Les souliers , dans un négligé galant , se portent blancs ou couleur de
chair : autrement , ce sont des souliers de prunelle , couleur de nankin ,
ou de nankin , qui montent jusqu'à la cheville . Excepté dans la grande
toilette , une femme honnête ne met que des bas de coton .
Les schalls , très-peu nombreux maintenant, se portent unis et d'un
rouge fleur de capucine , très-vif.
Les dames dont les parures en corail ont été ternies par un long usage
peuvent les envoyer au dépôt des coraux de la manufacture de Marseille,
rue de Grammont , nº. 25 , près le boulevard , où elles seront repolies à
peu de frais par d'habiles lapidaires . Ce travail rend aux grains tout leur
éclat , sans les atténuer,
JUIN 1806. 523
NOUVELLES POLITIQUES.
New-Yorck, 4 mai.
( Extrait du National Intelligencer. )
Les deux chambres du congrès ont terminé leur session
lundi au soir à 11 heures , et se sont ajournées au premier
lundi du mois de décembre.
L'affaire qui a excité le plus d'attention et d'intérêt , a été
la présentation faite par M. Quincy de deux mémoires , l'un
de S. G. Ogden , l'autre de W. Smith , habitans de New-
Yorck.
Ces mémoires sont très -longs et donnent les détails les plus
étendus sur l'expédition de Miranda. Les auteurs y avouent
la part qu'ils ont eue à l'entreprise , et déclarent la persuasion
où ils sont que le projet étoit muni de la sanction implicite
du président et du secrétaire - d'état . Ils se plaignent , en outre ,
de la conduite injuste et illégale du tribunal de New-Yorck.
Les mémoires sout écrits d'un style très-mordant et imputent
aux agens publics des motifs indignes et criminels . Cette lecture
a donné lieu à des débats intéressans , mais trop long pour
êtré insérés dans ce journal. Nous nous bornerons , pour le
présent , à en donner l'esquisse .
M. Lyon blåma le fond et la forme de ces pétitions , et
demanda qu'elles fussent retirées.
M. Williams ( de New -Yorck ) s'éleva avec indignation
contre les pétitionnaires ; il déclara qu'il étoit sans exemple
qu'un accusé , dont le procès se poursuivoit et n'étoit pas
encore jugé , prétendît ainsi en enlever la décision à un tribunal
compétent. Il repoussa les accusations dont on vouloit
charger le pouvoir exécutif , et parla avec la plus grande chaleur
des efforts que l'on faisoit pour jeter du soupçon sur les
motifs du gouvernement ; il ajouta qu'il étoit ridicule de
proposer une recherche législative le dernier jour de la session.
M. Quincy prit la parole ; il protesta qu'il s'étoit cru obligé
par son devoir à présenter les mémoires : il désavoua toute
intention de jeter du blâme sur l'administration ; avança que
néanmoins les faits allégués dans les mémoires réclamoient un
examen , et ajouta que d'après des circonstances connues de
plusieurs membres présens , le gouvernement avoit été informé
de l'équipement du Léandre assez à temps pour l'empêcher
de mettre à la voile.
M. Quincy fut suivi par M. Smillie et Rhea de Tennessée ,
524 MERCURE DE FRANCE ,
qui parlèrent à-peu-près dans le même sens que M. Williams.
M. Jackson se leva , et soutint que les mémoires n'étoient
qu'un tissu de mensonges et de calomnies forgées dans le vil
dessein de diffamer le gouvernement. I nia que le pouvoir
exécutif eût reçu l'information dont M. Quincy avoit parlé.
Après quelques observations de MM . Munford , Masters et
Bidwell , la résolution suivante fut proposée par M. Early :
>> Résolu que les accusations contenues dans les mémoires
de S. G. Ogden et W. Smith ne sont soutenues d'aucunes
preuves qui puissent inculper le gouvernement que ces
mémoires ont été présentés à une époque et dans des circons
tances choisies à dessein pour exciter dans les esprits d'injustes
soupçons contre l'administration ; qu'il ne convient pas à la
chambre de faire aucune démarche qui pût influer sur le jugement
d'une cause pendante à un tribunal légal des Etats-Unis :
résolu en conséquence que lesdits mémoires soient rendus par
le greffier aux personnes qui les ont déposés.
M. Clarck demanda la question préalable ; mais la question
principale fut maintenue à la majorité de 74 voix contre 15 ,
et ensuite emportée à la majorité de 70 contre 13.
Londres , 5 juin.
La Gazette de la cour , du 3 , contenoit l'article suivant :
Downing-Street , 2 juin ...
En vertu des ordres du roi , le très - hon . C. J. Fox , principal
secrétaire d'état au département des affaire étrangeres ,
a notifié aux ministres des nations amies et neutres , qu'en conséquence
d'une nouvelle résolution, le blocus qui a été signifié
à ces ministres , le 8 avril dernier, ne s'étendra pas à la rivière
de la Trave. ( Port de Lubeck ).
L'amirauté a reçu ce matin des dépêches de l'amiral Cochrane , commandant
en chef de la station des iles sous le vent ; elles sont datées de la
Barbade , le 15 avril , et ont été appo tées par le capitaine Collier. On
dit qu'elles annoncent l'arrivée de Miranda sur les côtes de l'Amérique
espagnole aver son expédition , et que cet aventurier est parvenu à surprendre
la petite fle de Sainte- Marguerite , d stante d'environ 40 milles
du continent et de la province de Carracas, contre laquelle on assure que
Miranda dirigera ses efforts.
Jusqu'ici le gouvernement avoit gardé le silence sur la part qu'il avoit à
cette expédition , dont le but avoué est le désordre et le pillage ; le
Morning-Chronicle d'aujourd'hui commence à soulever le voile qui couvroit
cet odieux mystère .
« Il parcit , que l'amiral Cochrane écrit pour demander des instructions
sur la conduite qu'ils doit teeir relativement à cette entreprise. Jusqu'ici
l'Angleterre a refusé d'appuyer des projets de ce genre , et il n'y a pas de
raison de suppo er qu'elle ait aidé cu encourage Miranda. Cependant
ee seroit le sujet d'un examen sérieux de savoir si elle ne devroit pas le faire
dans l'état actuel des choses. La politique , il est vrai , exigeroit en mene
es que nous eussions une connaissance plus parfaite des projets de MiJUIN
1806. 525
randa , de ses moyens et de ses ressources . Le gouvernement , lorsqu'ils aura
reçu ces informations , voudra néanmoins considérer encore dans tous ses
points cette question délicate , et réfléchir aux suites de l'indépendance de
' Amérique espagnole . si on l'obtient , aux obstacle qu'on trouvera pour
parvenir à ce but , et à la nécessité de la défendre contre les entreprises dé
l'Espagne soutenue de la France ..... »
La Haye , 5 juin..
LL. HH. PP. , ayant été convoquées extraordinairement
par le grand- pensionnaire , son Exc. leur adressa , hier , le
message suivant :
« Hauts et Puissans Seigneurs , quoique depuis long
tems ma santé chancelante , et sur- tout l'état critique de
ma vue eussent pu m'autoriser à résigner mes fonctions , le
sentiment de mon devoir et l'espoir consolant d'être encore
utile à mon pays , m'ont jusqu'à présent retenu au poste
difficile que j'occupe. J'ai pensé qu'il eût été inconvenant
de l'abandonner , alors que la guerre venoit d'éclater , et
que des phalanges ennemies menaçoient nos frontières.
Aujourd'hui que ces motifs puissans n'existent plus , persuadé
que dans ma situation actuelle , et dansc celle où se trouve
l'Etat , de plus longs services ne pourroient être d'aucune
utilité à ma patrie , je me décide à résigner un poste que je
ne crois pas pouvoir conserver plus long-temps pour l'avantage
de mes compatriotes et pour le mien. En conséquence "
je fais usage de la faculté qui m'est accordée par l'art. 41
de la constitution , et je remets entre les mains de LL. HH .
PP. le poste de grand-pensionnaire .
et
» Je quitte cette place avec la conviction intime d'avoir
fait tout ce qui dépendoit de moi pour contribuer au bonheur
de mes concitoyens ; je la quitte , pénétré de la plus
vive reconnoissance des marques de confiance et d'attachement
que j'ai reçues des membres de votre assemblée ,
en général de tous mes compatriotes. Je présente l'assurance
de ce sentiment à LL. HH . PP. , et par elles , à la nation
qu'elles représentent. Je me retire avec l'espoir flatteur que le
souvenir de mes concitoyens me suivra dans ma retraite .
4
>> En renonçant aux liens qui m'attachèrent à LL. HH. PP.
je prie la divine Providence de prendre sous sa protection
ma patrie , qui me sera toujours chère par dessus tout , de
la rendre florissante , et d'assurer par-là le bonheur de ses
habitans ; je la prie de répandre sur les membres de cette
assemblée et sur leurs familles ses plus abondantes béné→
dictions. »
LL. HH. PP. ont accepté la démission de M. Schim
melpennink , et ont conféré provisoirement sa place à M. Vos
526 MERCURE DE FRANCE ,
van Steeuwych , président actuel de la législature , M. Schimmelpennink
doit se rendre très - prochainement dans ses
terres.
3*
Le général en chef Michaud vient d'inspecter les garnisons
de Berg-op-Zoom , Bréda et Bois-le-Duc.
Naples , 3 juin.
Par décret de ce jour , S. M. a nommé :
M. le marquis de Gallo , ministre des affaires étrangères .
MM. Melchior Delfico , le prince de Serignano , et le
marquis de Gallo , conseillers d'état.
S. M. a nommé en même temps les chambellans dont les
noms suivent :
Le duc d'Acadie ; le duc d'Andria ; le prince d'Aténe ; le
duc de Brassano ; le comte de Milan , prince d'Ardore ; le
baron Nobili ; le prince de Saint-Angelo imperiale ; le duc de
Saint-Arpino ; et le prince Stigliano Colonna.
PARIS.
Les difficultés survenues entre la Russie et l'Autriche , sont
heureusement levées : les Bouches du Cattaro sont évacuées
par les troupes russes. M. d'Oubril , que S. M. l'empereur de
Russie envoie à Paris , pour régler tout ce qui est relatif aux
prisonniers , a apporté les ordres à M. de Rasumowsky ,
ambassadeur russe à Vienne , qui les a sur-le-champ expédiés
pour l'évacuation de cette province. En conséquence de cette
heureuse nouvelle , les troupes françaises vont incessamment
evacuer l'Allemagne ; la place de Braunau va être remise à
l'Autriche , et le traité de Presbourg aura son entier accomplissement.
Si les affaires du continent prennent ici une direction
convenable , ce n'est pas la faute de l'Angleterre , qui a
fait tout ce qu'elle a pu pour les brouiller de nouveau. Qui ne
voit , en effet , à découvert , la politique des Anglais ? Semer
le trouble et la discorde parmi les puissances du continent ,
tyranniser les mers pour faire à leur gré le monopole du commerce
; voilà la constante politique de ces éternels ennemis des
nations. Ils savent ce que leur produit la livre de sang de
chaque nation de l'Europe. (Moniteur).
-
et
Il paroît certain que les fêtes préparées à la Grande-
Armée , seront célébrées à - peu-près à la même époque que
celle de S. M. l'Empereur et Roi ( 15 août . )
-
S. A. I. la princesse de Lucques et de Piombino est
accouchée très-heureusement d'une fille.
Le départ de LL. MM. le roi et la reine de Hollande ,
JUIN 1806 : 527
pour leurs Etats , est retardé jusqu'au samedi 14 juin. On
assure que Madame , mère , a quitté la campagne pour venir
passer avec le roi de Hollande les derniers jours qui s'écouleront
avant son départ.
-Des députés vénitiens viennent d'arriver à Paris ; la
députation est composée de 14 membres fournis par chacune
des sept provinces vénitiennes nouvellement réunies au
royaume d'Italie ; Venise seule en a nommé trois , dont l'un,
M. Pisani , d'une des plus anciennes familles de cette ville
célèbre , aura l'honneur de haranguer S. M. l'EMPEREUR et
Ror , au nom de la députation.
-Le ministre de la marine a fait à S. M. l'EMPEREUR et
Roi le rapport suivant :
Sire ,
M. le capitaine de vaisseau l'Hermitte , commandant une
des divisions navales sortie cet hiver , m'a expédié le brick le
Surveillant pour me porter ses dépêches. Je vais avoir l'honneur
de mettre sous les yeux de V. M. l'extrait du compte
que M. l'Hermitte m'a adressé sur ses opérations.
Au 5 avril , la division s'étoit emparée , sur les côtes
d'Afrique , de 21 navires anglais. Le tonnage de ces bâtimens
s'élève , en totalité , à 3975 tonneaux. Ils portoient
ensemble 229 bouches à feu ( caronades , canons et obus )
du calibre de 16 à 2 livres de balles. Les équipages montant
à 518 hommes ont été faits prisonniers. 1134 nègres
ont été capturés sur ces 21 bâtimens. Au nombre de ces
prises , il s'en trouvoit quatre chargées de marchandises sèches ,
qui ont été vendues 669,000 fr.
Sur les 17 prises restantes , 3 ont été armées et font partie
de la division , savoir : la Favorite , de 18 canons de 6 , et
II caronades de 12 ; l'Otways , de 4 canons de 12 2 caronades
de 18 et 14 canons de 6 : le Plowers , de 20 canons
de 6.5 ont été expédiés en parlementaires ( le Trio , un
d'eux , est arrivé à Morlaix ) . 2 ont été vendus pour les besoins
de la division : ils ont produit 80,000 piastres . 7 ont été coulés
, brûlés ou détruits.
Sur les 1134 nègres pris , 92 ont été donnés , vendus , ont
déserté ou sont morts. Les 1042 autres ont été répartis sur
les bâtimens de la division , et y étoient encore conservés
à l'époque du 3 avril.
Le capitaine l'Hermitte n'avoit gardé , à la même époque ,
que 35 des 518 prisonniers qu'il a faits ; 460 ont été renvoyés
sur les parlementaires ; 23 ont été laissés sur les prises ,
un seul est mort.. Cet officier m'annonce qu'il a visité avec
la plus grande attention tous les points de la côte qu'il a par528
MERCURE DE FRANCE,
courue ; il a fait éprouver au commerce anglais des pertes
énormes ; la traite de l'ennemi est ruinée pour celle année
et celle de l'année prochaine éprouvera de grandes entraves.
Les bâtimens de la division étoient en fort bon état.
M. I'Herinitte se loue beaucoup de ses états-majors et de
ses équipages. Depuis son départ de Lorient , il n'a perdu
que 15 hommes , et il n'avoit que 14 malades.
DECRES.
( Suivent les noms des batimens anglais pris par la division
de M. l'Hermitte , capitaine de vaisseau. )
-
༣ ་
Les présens que l'ambassadeur turc a offerts à l'Empereur-
sont très beaux. Il y a au milieu de l'aigrette un gros
diamant d'une rare beauté , qui a été estimé cinquante mille
écus par les joailliers de Paris. La boîte , ornée du chiffre
turc en diamans, est un objet fort curieux. Le collier de
perles , présenté à l'Impératrice , est remarquable par la
beauté et l'égalité des perles : il vaut plus de 80 mille fr,
Jamais la Porte, dans aucun tems , n'a fait des présens d'une
aussi grande valeur.
-M. le sénateur François ( de Neuf château ) , titulaire
de la sénatorerie de Dijon , passe en la même qualité à la
sénatorerie de Bruxelles.
M. le conseiller-d'état J. Ph . Maret est nommé membre
du conseil d'administration de la guerre.
S. M. a rendu , le 4 juin , un décret qui porte ce qui
suit :
1. Le maire de chaque commune entre seul de droit au
conseil municipal et le préside , sans pour cela compter
dans le nombre des membres dont le conseil doit être composé
, d'après les dispositions de l'article XV de la loi
du 28 pluviose an 8 ; 2° . en cas d'absence , de maladie
ou d'empêchement , le maire est remplacé dans cette
présidence par celui des adjoints qui est appelé à remplir
les fonctoins du maire ; 3°. lorsque les comptes de
l'administration du maire sont présentés au conseil municipal
, le maire quitte la présidence , et est remplacé
par un membre de ce conseil , choisi d'avance par ses
collègues , au scrutin et à la majorité absolue des suffrages
; 4. le conseil municipal choisit de la même maniere
, un de ses membres , pour remplir les fonctions de
secrétaire ; 5. le maire est seul chargé de l'administration ;
il a la faculté d'assembler ses adjoints pour les consulter, et
de leur déléguer une partie de ses fonctions ; 6° . les arrê
tés des 9 messidor an 8, et 2 pluviose an 9 , sont rapportés,
( No. CCLVII . )
( SAMEDI 21 JUIN 1806. )
MERCURE
DE
4.33
FRANCE.
POÉSIE.
ÉPITRE
A M. DU BELLOI
Après son retour de Russie.
Tor qui fus de mon coeur la plus chère moitić ,
Cesse enfin d'obéir aux conseils de la Haine :
Ceins ton front des lauriers que t'offre Melpomène ,
Et ne rejette point les voeux de l'Amitié.
Va , mon coeur n'est point fait pour envier ta gloire ;
On m'a vu le premier plaudir ta victoire.
Ecarte un vain nuage et des soupçons jaloux
Qu'une haine étrangère a semés entré nous .
Quoi, nos yeux et nos coeurs ont pu se méconnoître !
Quoi , tu me desiras sur un sauvage bord
Qu'éclairent à regret les feux glacés du Nord ,
Et , dans l'heureux climat qui tous deux nous vit naître ,
Nous suivons du courroux l'implacable transport !
Insensés , nous croy ns un aveugle rapport !
Ah, la main la plus chère est souvent imprudente,
LA
F
530 MERCURE DE FRANCE ,
Et le dard de Céphale à blessé son amante :
Le trait s'échappe ; il fuit moins prompt que le remord .
Laisse aux auteurs obscurs une haine vu gaire.
Mais nous qu'ai ue Apollon , nous que Minerve éclaire ,
Est-ce à nous de descendre à ces hortenx debats
Qui flétrissent l'esprit, et ne le vengent pas ?
Ces guerres de l'esprit sont lopprobre de l'ame .
Que par de vils cmplots Zoïle se diffame :
La haine même est noble en des coeurs généreux ;
Une noire fireur ne ternit point ses feux .
Molière a pu ces er d'être ami de Racine ;
Applaudissoit-il mois à sa Muse divine ?
Même en se hai sant ils s'estimoient tous deux .
Mais , que dis- je , haïr , non , non , je t'aime encore
La haine est désormais l'objet enl que j'abhorre.
Serions-nous ennemis quand les Muses sont soeurs ?
Le fiel doit-il aigrir leurs céle tes douceurs ?
Et to plus doux concert , ô docte Polymnie ,
Vaut-il de l'amitié la touchante harmonie ?
Muse , reprends tes dons et tes laur ers vainqueurs,
Si les talens sont faits pour désunir les coeurs.
Que sert de cultiver les bords de l'Hippocrène ,
Si la Gloire en leurant y recueille la haine ?
La Gloire nous égare : ivre d'un fol honneur,
L'esprit veut des succès , l'ame yeut le bonheur ;
Son bonheur et d'aimer et de se croire aimée ;
La vie est dans l'amour, non dans la renommée.
}
#
Tranquille en ses foyers , ou voyageant loin d'eux,
A la ville , à la cour , dans les camps , au Parnasse ,
Sans la douce amitié nul mor el n'est heureux .
Elle épur les vers de Virgile et d'Horace ;
Du charmant Euryale elle soutint l'audace';
Elle ne change point quand le sort a changé;
Nisus se re , en mourant , l'ami qu'il a vengé.
Mécène qu'elle inspire , ami fidèle et juste ,
Du m lheur de régner sut consoler Auguste.
Elle rend p us légers la couronné et les fers;
Elle embellit l'exil , e le crne les déseits.
Elle vengeoit Racine opprimé par l'Enyie.
7
JUIN 1806. 531
•
En vain la soeur d'Esther languissoit avilie ,
L'amitié d'un grand homme osant la soutenir,
Contre le siècle injuste arma tout l'avenir .
Boileau fut un public pour l'auteur d'Athalie.
Tout leur étoit commun , peines , plaisirs , travaux
Les faveurs de Louis , les injures des sots ;
Et même la Dispute , armant ces coeurs de flamme,
Divisoit leur esprit sans diviser leur ame.
Demi- dieux de la France , hélas , vous n'êtes plus !
Quels talens ! Ah , du moins imitons leurs vertus !
Que Rufus se complaise en sa haine inflexible !
Le bel esprit est dur ; le génie est sensible :
Malheur à l'homme affreux , au coeur envenimé ,
Que la voix d'un ami n'a jamais désarmé !
Périsse la Vengeance et sa douceur cruelle !
Ah , la sainte Amitié doit seule être immortelle !
Etouffons pour jamais , dans nos embrassemens ,
L'injuste et folle erreur de nos ressentimens.
A
Rendons- nous ces beaux jours , aurore de la vie ,
Où l'émulation ne connoît point l'envie .
Comme l'amour des arts animoit nos loisirs !
Comme nos jeunes coeurs confondoient leurs plaisirs`!
Quels doux épanchemens de gloire et de tendresse !
Ah , d'un bonheur si pur goûtons encor l'ivresse !
Ton coeur aime la gloire : il est digne de moi ;
Mon coeur est vertueux : il est digne de toi.
A l'immortalité quand ils volent ensemble ,
Que deux amis sont fiers du noeud qui les rassemble !
La veuve de Corneille a besoin d'un époux ;
Melpomène te nomme ; en puis- je être jaloux ?
L'Etude nous unit ; le Talent nous sépare.
Euripide t'est cher , et j'adore Pindare.
Quand la Scène t'appelle aux tragiques honneurs ,
L'Ode aux ailes de flamme , et l'Elégie en pleurs ,
Et l'auguste Nature à mes yeux dévoilée ,
M'éclairant des rayons de sa tête étoilée ,
M'éleveront peut - être à ces doctés sommets
Où Marmontel et Blin n'arriveront jamais .
M. LE BRUN, de l'Institut,
L12
532 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGM E.
Tout le monde a besoin de moi;
A plus d'un genre je n'applique :
Ch.cun me donne de l'emploi ,
Riche ou pauvre , artisan , savant ou politique.
Suivant mon sort , j'ai pour berceau
+ Le pur esprit , ou la matière :
On me fait de métal , on me construit en pierre ,
Et suvent pour m'avoir on reuse son cerveau.
Je suis en certains lieux instrument de ce sure
Je soutiens ta maison , j'ccupe l'intrigant ;
Je guide le chanteur, je satisfais l'amant ,
E je t'accompagne en voiture.
A mon poste l'on me conduit :
On me tourne et retourne , on me prend , on m'accroche
Et tel qui m'a sur son habit ,
Peut m'avoir aussi dans sa poche.
LOGOGRIP HE.
Je suis , par quatre pieds , le plus puissant empire;
Les plus grands souverains sont soumis à mes lois .
Un pied de moins , lecteur, j habite un autre empire :
Les beaux yeux de l'objet dont tu ché is les lois.
CHARA D E.
VOTRE coeur, belle Iris , est toujours mon premier ;
Tout ce qu'on voit chez vous nous paroît mon dernier ;
La nut comme le jour vous avez mon entier .
F. B .... T ( de l'Isle) .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE ,
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Aménité.
Celui du Logogriphe est Fl, où l'on trouve if, fi, il.
Celui de la Charade est Cor-billard.
JUIN 1806. 533
RÉFLEXIONS PHILOSOPHIQUES
SUR LA TOLERANCE DES OPINIONS .
L'AUTEU 'AUTEUR de cet article croiroit faire injure à ses lecteurs ,
s'il sollicitoit leur indulgence pour les morceaux de philoso¬ .
phie , quelquefois sévère , qu'il met habituellement sous leursyeux
. S'il y a aujourd'hui en France autant de légèreté dans
les moeurs , ou plutôt dans les goûts , que dans les temps qui
ont précédé la révolution , les idées , mûries par les événemens
et les discussions , ont acquis plus de justesse , et même les
esprits plus de solidité. D'ailleurs , le génie français qui a´
produit à la fois les penseurs les plus profonds et les littéra- .
teurs les plus agréables , aime à réunir les extrêmes ; et une
discussion philosophique ne déplaît pas au lecteur instruit ,
même à côté de l'annonce d'une pièce de théâtre. Peut-être ,
aussi , que , pour l'honneur de la nation , nos journaux, et surtout
le Mercure, ont besoin d'expier , aux yeux des étrangers ,
par des articles d'un genre sérieux et même austère , ces
articles de modes dont la publication régulière , nouveauté
remarquable même après une révolution , utile peut être
aux progrès de l'industrie nationale , n'est pas sans quelque ,
influence sur les moeurs , et peut , pour cette raison , être ,
regardée comme un événement grave dans l'histoire de la frivolité
.
Il est des personnes qui pensent, et certes avec raison , qu'on
a beaucoup trop parlé de religion , de morale et de politique
; et qui , pour divers motifs , ne voudroient pas qu'on en
parlat davantage , sur-tout dans les écrits périodiques dont
le peu d'importance , ou plutôt de volume , ne leur paroît.
pas en proportion avec ces grands objets. Elles nous rameneroient
volontiers aux hochets de notre enfance , et à ces graves
disputes sur des riens qui ont occupé les esprits dans un autre
temps. Mais , c'est précisément parce qu'on a parlé , pendant
3
534 MERCURE DE FRANCE ,
.
dix ans , de religion et de politique à la tribune , seul lieu
d'où l'on pût alors se faire entendre , qu'il faut , dans un
autre temps et dans un meilleur esprit , en parler dans les
journaux , seuls ouvrages qu'on lise encore , afin que le remède
soit aussi répandu , s'il est possible , que le mal l'a été. D'un
autre côté , les esprits aujourd'hui plus exercés , mais plutôt
éclairés sur l'erreur qu'instruits de la vérité , sont moins empressés
de lire que de savoir , parce qu'ils ont beaucoup lu
sans avoir rien appris ; et s'il faut , pour instruire des enfans
exercer leur mémoire , et leur donner beaucoup à retenir , il
suffit , pour instruire des hommes faits , d'éclairer leur jugement
, et de leur donner à penser. Au fond , toutes les grandes
questions de morale et de politique ont été assez longuement
discutées ; et quand une cause est instruite et prête à être
jugée , il ne s'agit que de réduire les plaidoyers sous la forme
abrégée de conclusions. Il en est de la vérité à mesure qu'on
avance , comme de ces substances propres à la guérison de nos
corps , que la médecine donne d'abord en nature ; et qu'ensuite
elle soumet à l'analyse chimique , et donne par extrait ,
lorsqu'une connoissance plus exacte de leurs propriétés
permet de les débarrasser d'un volume superflu , et de les ré
duire à leurs principes.
J'entre donc dans mon sujet , quelque difficultueux qu'il
eût pu paroître dans un autre temps , persuadé que des esprits
qui ont été imbus de toutes les erreurs , peuvent , une fois
désabusés , porter toutes les vérités.
T
La différence qui me paroît caractériser la manière dont
les bons esprits du siècle de Louis XIV et les beaux esprits de'
l'âge suivant ont traité des matières philosophiques , est
que les premiers , littérateurs en même temps que philosophes ,
ont porté la littérature dans la philosophie ; et que les écri→
vains qui leur ont succédé , littérateurs et très-peu philosophes ,
ont porté la philosophie , ou ce qu'ils prenoient pour elle ,
dans la littérature ,
Ainsi chez les uns , la littérature a prêté ses agrémens à la
philosophie , et la philosophie a été ornée , aimable et déeente
, sans cesser d'être grave , comme dans les écrits de
JUIN 1806 . 535
Malebranche , de Fénélon , de la Fruyère : et chez les autres ,
la philosophie a porté dans la littérature sa sécheresse , son
ton dogmatique , positif et disputeur ; et en même temps
qu'on a fait entrer dans des discussions philosophiques l'épi.
gramme , les exclamations , les apostrophes , l'invective , ·la
prosopopée , et toutes les figures de rhétorique les plus passionnées,
on a mis des sentences dans la tragédie , des dissertations
dans le roman , des déclamations dans l'histoire , des
argumens dans les chansons ; et nous avons eu des ouvrages
littéraires et philosophiques , dont la philosophie court après
l'esprit , et la littérature après la raison , et où les auteurs
s'emportent quand il faut raisonner , ou raisonnent quand il
faut sentir.
C'est que les écrivains du grand siècle des lettres françaises ,
faisoient , de la philosophie, une étude sérieuse . Le ton de leurs
ouvrages est grave et persuasif , indulgent envers les hommes ,
modéré même envers les erreurs ; mais l'école du dix-huitième
siècle a fait , de sa philosophie , une passion violente qui repousse
toute discussion paisible , et appelle le combat autant
contre les hommes que contre les opinions : elle prêche la
tolérance avec aigreur , la liberté avec tyrannie , l'égalité avec
arrogance , l'humanité même avec emportement.
Dans les écrits des premiers , la même où la penséé est
difficile à saisir , comne dans quelques ouvrages métaphysiques
de Malebranche ou de Fénélon , le but de l'auteur est toujours
évident ; et l'on sent à travers cette obscurité inséparable de
ces hautes matières , quelque chose de bon et de grand qui
semble annoncer la présence de la vérité retirée au fond du
sanctuaire. Au contraire , ce que les écrits philosophiques du
siècle suivant , tels que le Système de la nature , et autres
systêmes , renferment d'une obscurité quelquefois affectée ,
ou même de tout-à- fait inintelligible , laisse percer quelque
chose de mutin qui se remue au fond des coeurs , pour parler
avec M. Bossuet, quelque chose de faux et de violent : en sorte
qu'il n'y a pas , dans toutes les productions sorties de cette
école , sur la religion , la morale ou la politique , un seul
écrit qui ne soit dangereux pour la raison publique ou pour
4
528
MERCURE DE FRANCE ,
courue ; il a fait éprouver au commerce anglais des pertes
énormes ; la traite de l'ennemi est ruinée pour cette année
et celle de l'année prochaine éprouvera de grandes entraves .
Les bâtimens de la division étoient en fort bon état.
M. l'Hermitte se loue beaucoup de ses états-majors et de
ses équipages. Depuis son départ de Lorient , il n'a perdu
que 15 hommes , et il n'avoit que 14 malades.
DECRES.
( Suivent les noms des bâtimens anglais pris par la division
de M. l'Hermitte , capitaine de vaisseau . )
-Les présens que l'ambassadeur turc a offerts à l'Empereur-
sont très beaux. Il y a au milieu de l'aigrette un gros
diamant d'une rare beauté , qui a été estimé cinquante mille
écus par les joailliers de Paris. La boîte , ornée du chiffre
turc en diamans, est un objet fort curieux. Le collier de
perles , présenté à l'Impératrice , est remarquable par la
beauté et l'égalité des perles : il vaut plus de 80 mille fr,
Jamais la Porte , dans aucun tems , n'a fait des présens d'une
aussi grande valeur.
M. le sénateur François ( de Neuf château ) , titulaire
de la sénatorerie de Dijon , passe en la même qualité à la
sénatorerie de Bruxelles.
+
-M. le conseiller-d'état J. Ph. Maret est nommé membre
du conseil d'administration de la guerre.
-S. M. a rendu , le 4 juin , un décret qui porte ce qui
suit :
1. Le maire de chaque commune entre seul de droit au
conseil municipal et le préside , sans pour cela compter
dans le nombre des membres dont le conseil doit être composé
, d'après les dispositions de l'article XV de la loi
du 28 pluviose an 8; 2. en cas d'absence , de maladie
ou d'empêchement , le maire est remplacé dans cette
présidence par celui des adjoints qui est appelé à remplir
les fonctoins du maire ; 3°. lorsque les comptes de
l'administration du maire sont présentés au conseil municipal
, le maire quitte la présidence, et est remplacé
par un membre de ce conseil , choisi d'avance par ses
collègues , au scrutin et à la majorité absolue des suffrages
; 4. le conseil municipal choisit de la même maniere
, un de ses membres , pour remplir les fonctions de
secrétaire ; 5°. le maire est seul chargé de l'administration ;
il a la faculté d'assembler ses adjoints pour les consulter, et
de leur déléguer une partie de ses fonctions ; 6º. les arrêtés
des 9 messidor an 8, et 2 pluviose an 9 , sont rapportés,
(No. CCLVII. )
( SAMEDI 21 JUIN 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
1
ÉPITRE
A M. DUBELLOI ,
Après son retour de Russie.
Tor qui fus de mon coeur la plus chère moitié ,
Cesse enfin d'obéir aux conseils de la Haine :
Ceins ton front des lauriers que t'offre Melpomène ,
Et ne rejette point les voeux de l'Amitié.
Va , mon coeur n'est point fait pour envier ta gloire ;
On m'a vu le premier plaudir ta victoire.
Ecarte un vain nuage et des soupçons jaloux
Qu'une haine étrangère a semés entré nous.
Quoi , nos yeux et nos coeurs ont pu se méconnoître !
Quoi , tu me desiras sur un sauvage bord
Qu'éclairent à regret les feux glacés du Nord ,
Et, dans l'heureux climat qui tous deux nous vit naître ,
Nous suivons du courroux l'implacable transport !
Insensés , nous croy ns un aveugle rapport !
Ah, la main la plus chère est souvent imprudente,
LI
530 MERCURE DE FRANCE ,
Et le dard de Céphale à blessé son amante :
Le trait s'échappe ; il fuit moins prompt que le remord .
Laisse aux auteurs obscurs une haine vu gaire.
Mais nous qu'ai e Apollon , nous que Minerve éclaire ,
Est-ce à nous de descendre à ces hortenx debats
Qui flétrissent l'esprit , et ne le vengent pas ?
Ces guerres de l'esprit sont 1 opprobre de l´ame .
Que par de vils c mplots Zoïle se diffame :
La haine même est noble en des coeurs généreux ;
Une noire f.reur ne ternit point ses feux.
Molière a pu ces er d'être ami de Racine ;
Appl.udissoit-il možis à sa Muse divine ?
Même en se haï sant ils s'estimoient tous deux.
Mais , que d s -je , haïr , non , non , je t'aime encore :
La haine est désormais l'objet seul que j'abhorre.
Serions-nous ennemis quand les Muses sont soeurs ?
Le fiel doit-il aigrir leurs céle tes douceurs ?
Et ton plus doux concert , ô docte Polymnie ,
Vaut-il de l'amitié la touchante harmonie ?
Muse , reprends tes dons et tes laur ers vainqueurs ,
Si les talens sont faits pour désunir les coeurs.
Que sert de cultiver les bords de l'Hippocrène ,
Si la Gloire en leurant y recueille la haine ?
La Gloire nous égare : ivre d'un fol honneur ,
L'esprit veut des succès , l'ame veut le bonheur ;
Son bonheur et d'aimer et de se croire aimée ;
La vie est dans l'amour, non dans la renommée.
Tranquille en ses foyers , on voyageant loin d'eux,
A la ville , à la cour , dans les camps , au Parnasse ,
Sans la donce amitié nul mor el n'est heureux.
Elle épur les vers de Virgile et d'Horace ;
Du charmant Euryale elle soutint l'au lace ;
Elle ne change point quand le sort a changé ;
Nisus se re, en mourʊnt , l'ani qu'il a vengé .
Mécène qu'elle inspire , ami fidèle et juste ,
Du m lheur de régner sut consoler Auguste. "
Elle rend plus légers la couronné et les fers;
Elle embellit l'exil , e le crne les déseits.
Elle vengeoit Racine opprimé par l'Envie.
JUIN 1806. 531
En vain la soeur d'Esther languissoit avilie ,
L'amitié d'un grand homme osant la soutenir ,
Contre le siècle injuste arma tout l'avenir.
Boileau fut un public pour l'auteur d'Athalie.
Tout leur étoit commun , peines , plaisirs, travaux,
Les faveurs de Louis , les injures des sots ;
Et même la Dispute , armant ces coeurs de flamme,
Divisoit leur esprit sans diviser leur ame.
Demi- dieux de la France , hélas , vous n'êtes plus !
Quels talens ! Ah , du moins imitons leurs vertus !
Que Rufus se complaise en sa haine inflexible !
Le bel esprit est dur ; le génie est sensible :
Malheur à l'homme affreux , au coeur envenimé,
Que la voix d'un ami n'a jamais désarmé !
Périsse la Vengeance et sa douceur cruelle !
Ah , la sainte Amitié doit seule être immortelle !
Etouffons pour jamais , dans nos embrassemens ,
L'injuste et folle erreur de nos ressentimens.
A
Rendons- nous ces beaux jours , aurore de la vie ,
Où l'émulation ne connoît point l'envie.
Comme l'amour des arts animoit nos loisirs !
Comme nos jeunes coeurs confondoient leurs plaisirs !
Quels doux épanchemens de gloire et de tendresse !
Ah, d'un bonheur si pur goûtons encor l'ivresse !
Ton coeur aime la gloire : il est digné de moi ;
Mon coeur est vertueux : il est digne de toi.
A l'immortalité quand ils volent ensemble ,
Que deux amis sont fiers du noeud qui les rassemble !
La veuve de Corneille a besoin d'un époux ;
Melpomène te nomme ; en puis-je être jaloux ?
L'Etude nous unit ; le Talent nous sépare.
Euripide t'est cher , et j'adore Pindare.
Quand la Scène t'appelle aux tragiques honneurs ,
L'Ode aux ailes de flamme , et l'Elégie en pleurs ,
Et l'auguste Nature à mes yeux dévoilée,
M'éclairant des rayons de sa tête étoilée ,
M'éleveront peut- être à ces doctés sommets
Ou Marmontel et Blin n'arriveront jamais.
M. LE BRUN, de l'Institut,
LI 2
532 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGM E.
Tout le monde a besoin de moi ;
A plus d'un genre je n'applique :
Ch.cun me donne de l'emploi ,
Riche ou pauvre , artisan , savant ou politique.
Suivant mon sort , j'ai pour berceau
Le pur esprit , ou la matière :
On me fait de métal , on me construit en pierre ,
Et s uvent pour m'avoir on reuse son cerveau .
Je suis en certains lieux instrument de ce sure;
Je soutiens ta maison , j ', ccupe l'intrigant ;
Je guide le chanteur, je satisfais l'amant ,
E je t'accompagne en voiture.
A mon poste l'ou me conduit :
On me tourne et retourne , on me prond , on m'accroche
Et tel qui m'a sur son habit ,
Peut m'avoir aussi dans sa poche .
LOGOGRIP HE.
Je suis , par quatre pieds , le plus puissant empire ;
Les plus grands souverains sont soumis à mes lois .
Un pied de moins , lecteur, j habite un autre empire :
Les beaux yeux de l'objet dont tu chéis les lois .
CHARA D E.
VOTRE Coeur, belle Iris , est toujours mon premier ;
Tout ce qu'on voit chez vous nous paroît mon dernier ;
La nu.t comme le jour vous avez mon entier .
F. B .... T ( de l'Isle ) .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE ,
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier N ° . est Aménité.
Celui du Logogriphe est Fl, où l'on trouve if, fi, il.
Celui de la Charade est Cor-billard.
JUIN 1806. 533
RÉFLEXIONS PHILOSOPHIQUES
SUR LA TOLERANCE DES OPINIONS .
L'AUTEUR de cet article croiroit faire injure à ses lecteurs ,
s'il sollicitoit leur indulgence pour les morceaux de philoso¬ .
phie , quelquefois sévère , qu'il met habituellement sous leurs
yeux. S'il y a aujourd'hui en France autant de légèreté dans
les moeurs , ou plutôt dans les goûts , que dans les temps qui
ont précédé la révolution , les idées , mûries par les événemens
et les discussions , ont acquis plus de justesse , et même les
esprits plus de solidité . D'ailleurs , le génie français qui a'
produit à la fois les penseurs les plus profonds et les littéra- .
teurs les plus agréables , aime à réunir les extrêmes ; et une
discussion philosophique ne déplaît pas au lecteur instruit ,
même à côté de l'annonce d'une pièce de théâtre . Peut- être
aussi , que , pour l'honneur de la nation , nos journaux , et surtout
le Mercure, ont besoin d'expier , aux yeux des étrangers ,
par des articles d'un genre sérieux et même austère , ces
articles de modes dont la publication régulière , nouveauté
remarquable même après une révolution , utile peut - être
aux progrès de l'industrie nationale , n'est pas sans quelque .
influence sur les moeurs , et peut , pour cette raison , être ,
regardée comme un événement grave dans l'histoire de la frivolité.
Il est des personnes qui pensent, et certes avec raison , qu'on
a beaucoup trop parlé de religion , de morale et de politique
; et qui , pour divers motifs , ne voudroient pas qu'on en
parlat davantage , sur-tout dans les écrits périodiques dont
le peu d'importance , ou plutôt de volume , ne leur paroît
pas en proportion avec ces grands objets. Elles nous rameneroient
volontiers aux hochets de notre enfance , et à ces graves
disputes sur des riens qui ont occupé les esprits dans un autre
temps. Mais , c'est précisément parce qu'on a parlé , pendant
4
3
534 MERCURE DE FRANCE ,
1
dix ans , de religion et de politique à la tribune , seul lieu
d'où l'on pût alors se faire entendre , qu'il faut , dans un
autre temps et dans un meilleur esprit , en parler dans les
journaux , seuls ouvrages qu'on lise encore , afin que le remède
soit aussi répandu , s'il est possible , que le mal l'a été . D'un
autre côté , les esprits aujourd'hui plus exercés , mais plutôt
éclairés sur l'erreur qu'instruits de la vérité , sont moins empressés
de lire que de savoir , parce qu'ils ont beaucoup lu
sans avoir rien appris ; et s'il faut , pour instruire des enfans ,
exercer leur mémoire , et leur donner beaucoup à retenir , il
suffit , pour instruire des hommes faits , d'éclairer leur juge-.
ment , et de leur donner à penser. Au fond , toutes les grandes
questions de morale et de politique ont été assez longuement
discutées ; et quand une cause est instruite et prête à être
jugée , il ne s'agit que de réduire les plaidoyers sous la forme
abrégée de conclusions. Il en est de la vérité à mesure qu'on
avance , comme de ces substances propres à la guérison de nos
corps , que la médecine donne d'abord en nature ; et qu'ensuite
elle soumet à l'analyse chimique , et donne par extrait ,
lorsqu'une connoissance plus exacte de leurs propriétés
permet de les débarrasser d'un volume superflu , et de les ré
duire à leurs principes.,
J'entre donc dans mon sujet , quelque difficultueux qu'il
eût pu paroître dans un autre temps , persuadé que des esprits
qui ont été imbus de toutes les erreurs , peuvent , une fois
désabusés , porter toutes les vérités.
La différence qui me paroît caractériser la manière dont
les bons esprits du siècle de Louis XIV et les beaux esprits de
l'âge suivant ont traité des matières philosophiques , est
que les premiers , littérateurs en même temps que philosophes ,
ont porté la littérature dans la philosophie ; et que les écrivains
qui leur ont succédé , littérateurs et très-peu philosophes ,
ont porté la philosophie , ou ce qu'ils prenoient pour elle ,
dans la littérature.
Ainsi chez les uns , la littérature a prêté ses agrémens à la
philosophie , et la philosophie a été ornée , aimable et dé→
cente , sans cesser d'être grave , comme dans les écrits de
JUIN 1806. 535
la
Malebranche , de Fénélon , de la Fruyère : et chez les autres ,
la philosophie a porté dans la littérature sa sécheresse , son
ton dogmatique , positif et disputeur ; et en même temps
qu'on a fait entrer dans des discussions philosophiques l'épi.
gramme , les exclamations , les apostrophes , l'invective ,
prosopopée , et toutes les figures de rhétorique les plus passionnées
, on a mis des sentences dans la tragédie , des dissertations
dans le roman , des déclamations dans l'histoire , des
argumens dans les chansons ; et nous avons eu des ouvrages
littéraires et philosophiques , dont la philosophie court après
l'esprit , et la littérature après la raison , et où les auteurs
s'emportent quand il faut raisonner , ou raisonnent quand il
faut sentir.
C'est que les écrivains du grand siècle des lettres françaises ,
faisoient , de la philosophie, une étude sérieuse. Le ton de leurs
ouvrages est grave et persuasif , indulgent envers les hommes ,
modéré même envers les erreurs ; mais l'école da dix-huitième
siècle a fait , de sa philosophie , une passion violente qui repousse
toute discussion paisible , et appelle le combat autant
contre les hommes que contre les opinions : elle prêche la
tolérance avec aigreur , la liberté avec tyrannie , l'égalité avec
arrogance , l'humanité même avec emportement.
Dans les écrits des premiers , la même où la pensée est
difficile à saisir , comne dans quelques ouvrages métaphysiques
de Malebranche ou de Fénélon , le but de l'auteur est toujours
évident ; et l'on sent à travers cette obscurité inséparable de
ces hautes matières , quelque chose de bon et de grand qui
semble annoncer la présence de la vérité retirée au fond du
sanctuaire. Au contraire , ce que les écrits philosophiques du
siècle suivant , tels que le Système de la nature , et autres
systêmes , renferment d'une obscurité quelquefois affectée ,
ou même de tout-à -fait inintelligible , laisse percer quelque
chose de mutin qui se remue au fond des coeurs , pour parler
avec M. Bossuet, quelque chose de faux et de violent ; en sorte
qu'il n'y a pas , dans toutes les productions sorties de cette
école , sur la religion , la morale où la politique , un seul
écrit qui ne soit dangereux pour la raison publique out pour
4
536 MERCURE DE FRANCE ,
les moeurs privées ; et je n'en excepte pas même l'Esprit des
Lois , le plus profond de tous les ouvrages superficiels ; comme
son siècle , riche en beautés d'exécution , fécond en erreurs de
principes ; et dont j'ose dire , avec l'indépendance qui sied
à la vérité , que le mérite littéraire est pour beaucoup dans
la fortune philosophique,
Et à propos de cet ouvrage célèbre , je ne puis m'empêcher
de rappeler qu'il fut repris par la Sorbonne qui condamną
aussi le Contrat Social , Bélisaire, la Théorie de la Terre , de
Buffon , et tous ces systêmes que l'expérience ou le raisonne→
ment ont depuis condamnés bien plus hautement , et qui sont
aujourd'hui universellement abandonnés. On peut voir , dans
les écrits du temps , quel déluge de sarcasmes et d'injures ,
s'attira ce corps respectable dont la censure étoit même à cette
époque un titre à la bienveillance d'un parti nombreux ,
et n'étoit pas une exclusion des honneurs littéraires. Ce n'est
pas cependant que la Sorbonne ait toujours donné les meilleures
raisons de son improbation ; mais à défaut de connoissances
suffisantes en physique ou en politique , elle jugeoit
sur l'enseignement constant de la religion chrétienne , règle
suprême de vérité , même philosophique, et avec la certitude
que tout ce qui se heurteroit contre cette pierre seroit brisé,
Il n'y a pas eu moins de différence entre les intentions des
écrivains des deux siècles , qu'entre leur manière.
Les uns vouloient éclairer les hommes , les autres ont voulu
les enflammer . Ceux- là écrivoient en véritables sages qui cher,
chent la vérité avec candeur , la développent avec circons
pection , la présentent avec modestie, Ceux - ci ont écrit en
rhéteurs présomptueux , qui , certains d'avance qu'ils ont
découvert la vérité par la force de leur raison , ne perdent pas
de temps à la prouver à la raison des autres , mais , pour
établir son règne parmi les hommes , vont droit aux passions,,
et leur parlent ce langage amer ou violent qu'elles entendent
si bien ; et même , pour faire une impression plus sûre et plus
rapide , réduisent leur doctrine à quelques expressions tranchantes
, et , pour ainsi dire , expéditives , toutes semblables
aux formules abrégées des sciences exactes , et qui supposent
prouvé ce qui n'est pas même défini.
JUIN 1806.
537
On pourroit
en effet ramener
toute la philosophie
sophis
→
tique du dix - huitième
siècle
à un petit nombre
de mots :
véritables
mots d'ordres
, tels que les chefs en donnent
à leurs
soldats
; points
de ralliement
pour les adeptes
qui reçoivent
de confiance
ce qu'on donne
d'autorité
, et laissant
aux maîtres
le soin de comprendre
, ne se chargent
que de croire et d'exécuter.
Ces mots sont : nature et sensations ; despotisme , liberté
et égalité ; fanatisme , superstition et tolérance , qui font
toute la philosophie de ce siècle appliquée à l'homme , au
gouvernement , à la religion . Ces mots peu définis que la
raison n'emploie qu'avec sobriété et n'applique qu'avec
circonspection , prodigués jusqu'au dégoût , étoient clairs ,
évidens même et sans difficulté pour les passions. Les goûts
les plus chers à la foiblesse humaine entendoient à merveille
ce que signifioient nature et sensations , et sur ce point devançoient
même la pensée de l'écrivain. L'esprit de révolte
et d'orgueil inné dans l'homme , n'hésitoit pas davantage sur
le sens des mots despotisme , qui étoit pour lui synonime
d'autorité ; liberté qu'il confondoit avec licence ; égalité qui
lui rendoit odieuse toute supériorité. L'irréligion voyoit tout
de suite où étoient les superstitions et le fanatisme ; et appe
loit tolérance de toutes les opinions , l'indifférence pour toutes
les vérités. Le baron d'Holbac et sa cotterie avoient fait leur
systême à l'aide du mot nature ; Condillac , sa métaphysique
avec les sensations ; J.-J. Rousseau , Mably , Raynal , leur
philosophie soi-disant politique , avec despotisme , liberté ,
égalité ; Voltaire et Diderot , leur doctrine irréligieuse avec
fanatisme , superstition et tolérance. Dans tous leurs écrits ,
ces mots sont assertion et preuve ; ils tiennent lieu de raisons
et de raisonnemens ; et c'est ce qui fait que la plupart de ces
écrivains évitant avec soin toule discussion tranquille ,
viennent d'abord , contre leurs adversaires , à l'invective ,
aux déclamations et au sarcasme , ces figures violentes , ces
derniers moyens de l'art oratoire , que l'éloquence de l'homme
de bien n'emploie jamais pour remuer les coeurs et exciter
l'indignation contre ceux qu'elle poursuit , qu'après avoir
en
538 MERCURE DE FRANCE .
acquis , par des raisonnemens sérieux et concluans , le droit
d'en faire usage ; car il n'est permis à l'orateur de chercher
à séduire que ceux qu'il a déjà convaincus.
Mais enfin la raison tardive est venue pour la société , comme
elle vient pour l'homme , avec l'âge et le malheur. Les téméraires
décisions du siècle des lumieres , n'ont paru que de
l'ignorance ; et cette doctrine de mots a perdu toute sa magie,
lorsque les esprits avertis par l'expérience , l'ont soumise à un
examen plus sérieux. La nature , mieux observée , a cessé
d'être l'état brut et sauvage de l'homme et de la société ;
mais elle a été au contraire pour tous les deux , l'état le plus
parfait de civilisation , c'est- à- dire , de lois religieuses et
politiques. Ainsi considéré , l'état naturel , au lieu d'être l'état
prétendu primitif , a plutôt été l'état acquis et développé ;
et en dépit du sophiste qui avoit osé soutenir que la société
civilisée n'est pas naturelle à l'homme, et même que l'homme
qui pense est un animal dépravé , aux yeux d'une saine et
haute philosophie , les sociétés européennes ont paru plus naturelles
que la société des Hurons , ou même que celles des
Turcs et des Chinois ; et Platon , Bossuet et Leibnitz , dans
un état plus naturel à l'être intelligent , que le manouvrier
ignorant , ou le stupide Hottentot. ⚫
Le mot sensations a été plus heureux. Condillac n'avoit vu
dans nos idées que des sensations transformées. D'autres ont
suivi ce principe dans ses dernières conséquences , et pas
sant de l'effet à la cause , la substance même qui conçoit les
idées , ils l'ont transformée dans les organes qui reçoivent et
transmettent les sensations. Ils se sont même élevés contre la
doctrine de Condillac , qui , timide encore et peu conséquente
à elle-même , admet un principe à nos déterminations , différent
de la sensibilité physique. L'ame n'a plus été pour eux
que le rapport de l'ensemble des fonctions organiques ; et ils
on anéanti d'un seul coup l'immatérialité de son principe ,
l'immortalité de son existence , et par conséquent , la mora❤
lité de ses déterminations. Les sciences morales ne sont plus ,
comme on le voit , qu'une branche de l'anatomie et de la
physiologie ; et c'est dans ces arts purement physiques où cette
JUIN 1806 . 539
doctrine , transfuge de la morale , s'est retranchée , que la
philosophie sera forcée de la poursuivre.
Les mots despotisme , liberté, égalité , ont , comme tant
de choses et de personnes , éprouvé dans la révolution un
revers total de fortune. Le despotisme , il y a quelques
années , se trouvoit nécessairement sous le régime monarchique
; la liberté et l'égalité ne pouvoient exister que dans un
Etat populaire. Aujourd'hui , tout ce qu'il y a en Europe
d'hommes véritablement éclairés , pensent que le despotisme
existe nécessairement dans l'Etat populaire , et qu'on ne peut
jouir que sous le régime véritablement monarchique de la
liberté et de l'égalité sociales . On cite même l'histoire à l'appui
de cette opinion , et surtout une histoire récente et à jamais
mémorable. Il est vrai que quelques opposans ne regardent´
pas cette dernière expérience comme décisive , et voudroient
peut-être la répéter ; et certes , on ne pourroit que les y invi
ter , si , cette nouvelle épreuve , ils pouvoient la faire tout
seuls , à leurs périls et risques.
Fanatisme et superstition ont perdu de leur vogue en pas→
sant de la langue philosophique dans le langage révoluti »nnaire.
On voyoit la superstition et le fanatisme dans la religion
, et dans une certaine religion. Ils se sont montrés dans
la politique et même dans la philosophie : le fanatisme de la
liberté, et la superstition de la décade ont paru aussi violens ,
et quoique bien jeunes encore , presqu'aussi enracinés que le
fanatisme sacerdotal , ou la superstition du dimanche ; et la
déesse raison a eu ses adorateurs fanatiques et son culte superstitieux
, comme le Dieu des Chrétiens . On peut assurer
qu'à l'avenir, fanatisme et superstition seront employés beau
coup plus sobrement .
Tolérance s'est mieux soutenu, et il faut en dire les raisons-
La tolérance plaît aux ames honnêtes et sur-tout aux ames
sensibles , parce qu'elle ne présente que des idées d'indulgence
et de paix. Elle plaît aux hommes foibles ou corrompus qui'
réclament pour leur conduite la tolérance que d'autres
demandent pour leurs opinions. Enfin elle est le dernier poste
qui reste à la philosophie du dix-huitième siècle de toutes ses
540 MERCURE DE FRANCE ,
conquêtes. Elle avoit promis , cette doctrine , lorsqu'elle régneroit
sans obstacle , le bonheur aux rois et la liberté aux peuples ;
et à peine assise sur le trône , elle a égorgé les uns et enchaîné
les autres, Forcée de céder ce poste à la religion , en qui seule
est la raison suprême du pouvoir et du devoir , qui légitime
l'un et consacre l'autre , la philosophie moderne s'est repliée sur
l'humanité , dont elle faisoit , depuis soixante ans , un objet
de déclamations souvent très-peu humaines. Mais le résultat
de sa bienfaisance a été de dépouiller les uns sans enrichir les
autres ; et de changer les grandes institutions de charité
publique que la religion avoit fondées , qu'elle avoit dotées ,
et où elle présidoit à la distribution , en soupes à deux sous ,
en secours à domicile obscurs et incertains , et en comités de
bienfaisance qui vivent eux-mêmes de charités ; et encore ici ,
l'humanité philantropique a reculé devant la charité chrétienne.
Mais la tolérance est le fort de la philosophie du dernier
siècle ; c'est son ouvrage , c'est son bien ; et elle a d'autant
moins à craindre d'être forcée par la religion dans ce dernier
asyle , qu'elle accuse la religion d'être essentiellement intolérante
.
*
Il est temps , je crois , après un siècle d'usage ou d'abus ,
de chercher si cette expression de tolérance a le sens qu'on luidonne
, ou même si jamais on lui a donné le sens vrai et rai - ˆ
sonnable qu'elle peut recevoir.
On s'expose peut-être , en traitant un pareil sujet , au reproche
d'intolérance ; mais , après une révolution , il est des
hommes pour lesquels une injustice de plus ne peut pas compter;
et certes , c'est un bien léger sacrifice à faire à la vérité que
celui de quelques considérations personnelles.
La tolérance est absolue ou conditionnelle , et en quelque,
sorte provisoire. Absolue , elle est synonime d'indifférence ; et
c'est celle que les philosophes du dix-huitième siècle ont voulu
établir , et la seule ( je prie le lecteur d'y faire attention ) , la
seule que l'on combatte dans cet article. La tolérance provisoire
ou conditionnelle signifie support ; c'est celle que la
sagesse conseille , et que la religion prescrit , comme nous le
ferons voir ; car , c'est quelquefois , faute de s'entendre , que
JUIN 1806 . 541
+
les théologiens et les philosophes se sont disputés. La tolérance
conditionnelle ou le support , doit être employée à l'égard de
l'erreur , et même à l'égard de la vérité. Cette tolérance consiste
à attendre le moment favorable au triomphe pacifique de
la vérité , et à supporter l'erreur , tant qu'on ne pourroit la
détruire sans s'exposer à des maux plus grands que ceux que
l'on veut empêcher.
La tolérance absolue ou l'indifférence , ne convient ni à la
vérité ni à l'erreur , qui ne peuvent jamais être indifférentes
à l'être intelligent , nécessité , par sa nature , à rechercher
en tout la vérité et à la distinguer de l'erreur , pour embrasser
l'une et rejeter l'autre. Ici je parle en général , et sans aucune
application particulière.
La tolérance absolue , comme l'ont entendue nos sophistes ,
ne conviendroit donc qu'à ce qui ne seroit ni vrai ni faux , à
ce qui seroit indifférent en soi . Or, je ne crains pas d'avancer
qu'il n'y a rien de ce genre , rien d'indifférent dans les principes
moraux , c'est-à-dire religieux et politiques de la science
de l'homme et de la société : d'où l'on voit que la tolérance
philosophique n'est pas d'un usage fort étendu ; et qu'il eût
été raisonnable de définir la tolérance , avant de déclamer avec
tant d'aigreur contre l'intolérance.
Il suit de là une conséquence assez inattendue , et cependant
rigoureuse. C'est qu'à mesure que les hommes s'éclairent ,
les questions s'éclaircissent et les opinions se décident. I es
questions qui ont agité les esprits peuvent être jugées inutiles
ou importantes ; mais enfin elles sont jugées ; et dès-lors
l'opinion qu'on doit en avoir cesse d'être indifférente ; car
elle ne nous paroissoit telle qu'à cause de notre ignorance.
Donc , à mesure qu'il y a plus de lumières dans la société ,
il doit y avoir moins de tolérance absolue ou d'indifférence
sur les opinions. L'homme le plus éclairé seroit donc
l'homme , sur les opinions , le moins indifférent ou le
moins tolérant ; et l'être souverainement intelligent doit être ,
par une nécessité de sa nature souverainement intolérant
( dans le sens absolu ) , parce qu'à ses yeux , aucune opinion
ne peut être indifférente , et qu'il connoît en tout le vrai et
?
542 MERCURE DE 1 FRANCE ,
le faux des pensées des hommes. Cette conséquence s'apperçoit
même dans le détail de la vie humaine ; car combien de
choses et d'actions qui paroissent à l'homme borné , indiffé→
rentes et sans conséquence , et qu'un homme éclairé juge
dignes d'éloge ou de censure ?
Mais avant de déterminer à quoi s'applique la tolérance ,
il est utile de chercher s'il en existe quelque part , et où elle
se trouve. Nous voulons la tolérance absolue dans les opinions
morales ; et nous n'en trouvons d'aucune espèce ni dans la
nature , ni dans les lois , ni dans les moeurs , ni dans les sciences
, ni dans les arts.
L'homme est soumis dans la disposition qu'il fait de son
corps , ou des
corps extérieurs au sien , à un ordre de lois
contre lesquelles la nature ne tolère pas d'infraction. Là , tout
est déterminé , rien n'est indifférent. L'homme tombe , s'il
manque aux lois de la gravité dans le mouvement qu'il donne
à son corps ; il est écrasé sous les ruines de ses édifices , s'il
les élève hors de la perpendiculaire ; il ne recueille aucun
fruit de ses labeurs , s'il sème ou s'il moissonne avec une
autre disposition de saisons que celle que la nature a prescrite
pour la culture des terres ; il périt lui -même , s'il manque aux
lois de la tempérance sur les plaisirs et même sur les besoins.
Les lois humaines ne sont que des déclarations publiques
d'intolérance ; et soit qu'elles prescrivent , ou qu'elles défendent
, elles ne laissent rien à nos caprices , et règlent toutes
nos actions civiles sous des peines dont la plus légère est la
nullité des actes que nous faisons sans les consulter. Leur
importune prévoyance s'étend même jusque sur nos dernières
intentions , qu'elles ne respectent qu'autant qu'elles s'accordent
avec leurs volontés ; et après avoir vécu sous leur domination
, il faut , pour ainsi dire , mourir dans leur intolérance.
Les moeurs sont encore moins tolérantes que les lois ; et ce
que les lois ne sauroient atteindre , les moeurs le soumettent
à leur juridiction . Elles ne punissent pas , il est vrai , par des
supplices ; mais elles flétrissent par le blâme , elles frappent
de ridicule tout ce qui s'écarte de ce qu'elles ont réglé , comme
honnête , décent , ou seulement convenable ; quelquefois de
JUIN 1806. 543
ce qu'elles commandent d'irrégulier , ou même d'illégitime ;
ear trop souvent les moeurs se mettent en contradiction avec
les lois , et l'homme se trouve placé entre deux intolérances
également redoutables , celle des lois et celle des moeurs. Aux
yeux de ce législateur arbitraire , rien n'est indifférent , pas
même ce qui paroît inutile. Les moeurs règlent avec autorité
jusqu'aux manières , jusqu'au mode de s'énoncer , de se vêtir ,
de saluer, de se tenir , jusqu'aux formules d'une civilité souvent
puérile ; et même plus les rangs sont élevés et par conséquent
les hommes éclairés , plus les prescriptions sont impérieuses
et leur observation indispensable.
Les sciences sont ce qu'il y a au monde de moins tolérant,
Que sont les livres et les chaires d'instruction , que des cours
publics d'intolérance ? Les sciences ont leur tribunal et leurs
juges , à la foi dénonciateurs et parties ', pas toujours pairs de
l'accusé , qui prononcent souvent sans l'entendre , et quelquefois
sans l'écouter. La critique ne tolère pas un principe
hasardé , une conséquence mal déduite , une démonstration
vicieuse , une citation inexacte , une fausse date , un fait controuvé.
Les journaux sont les greffes de ce tribunal , et donnent
à l'Europe entière des expéditions de ses sentences ; et
l'on saura dans le monde lettré , que tel auteur a commis une
erreur de géographie dans un ouvrage de métaphysique , et
qu'il y a deux fautes contre la grammaire dans trois volumes
d'histoire.
Les arts eux-mêmes, ces délassemens de l'esprit ou ces occupations
de l'oisiveté , sont-ils autre chose qu'un champ de
bataille où l'intolérance du bon goût combat contre un goût
faux ou corrompu ? Ce n'est pas assez qu'un ouvrage soit bien
pensé : on ne tolère pas qu'il soit mal écrit. Ce n'est pas assez
qu'il instruise : il faut encore qu'il plaise : et même , lorsqu'il
est uniquement destiné à l'amusement du lecteur , on exige
qu'il amuse suivant certaines règles que le goût a établies ,
que l'exemple des modèles a consacrées , et dont l'observation
est plus difficile et la pratique plus rare , à mesure que la
connoissance en est plus approfondié. C'est sur-tout dans le
jugement des ouvrages dramatiques que la critique se montre
544 MERCURE DE FRANCE ;
avec toute son intolérance. C'est au théâtre , trop souvent
théâtre de ses angoisses et de ses douleurs , qu'un auteur comparoît
en personne , comme un prévenu , pour être jugé
portes ouvertes ; et si , à la faveur de circonstances heureuses
ou de manoeuvres adroites , il parvient à endormir la sévérité
des spectateurs sur une production médiocre , et à en arracher
quelques applaudissemens , bientôt revenu à son intolérance
ordinaire , le public lui fait expier un succès surpris , et
punit , par un éternel oubli , une satisfaction de quelques
instans.
Et cependant , quoi de plus indifférent en apparence à la
société , qu'un mauvais drame , ou quelques erreurs grammaticales
ou littéraires ? Et si l'on pouvoit attendre des
hommes quelque tolérance , ne devroient-ils pas réserver toute
leur sévérité pour les écrits dangereux , et respecter toute
production innocente quoique foible , comme une confidence
que l'auteur leur a faite de la médiocrité de ses talens , ou
comme un malheur dont le desir de plaire au public est >
après tout , la première cause ?
Et remarquez que les écrivains qui ont le plus hautement
réclamé la tolérance sur toute autre matière , sont précisément
ceux qui ont porté le plus loin l'intolérance littéraire. La
critique , entre les mains de Voltaire , n'a pas toujours fait
grace aux plus beaux génies du siècle précédent ; et trop souvent
elle a pris , envers les contemporains , le caractère du
libelle diffamatoire , et jusqu'au ton outrageant et grossier de
la plus vile populace . Et n'est -ce pas cet écrivain et les autres
de son école , qui ont répandu le goût et donné des modèles
de ce persifflage amer qui effleure le vice , qui déconcerte la
vertu , et ne prouve au fond qu'une égale indifférence pour la
vertu et pour le vice ?
Ce n'est pas seulement dans les arts de la pensée que les
hommes exercent les uns sur les autres une continuelle . censure.
Les arts les plus frivoles ne sont moins
pas
que les autres,
justiciables de ce tribunal. On n'a pas oublié la risible intolérance
des disputes sur la musique et le Mesmerisme ; et
jusque dans les arts purement mécaniques , les hommes qui
les
JUIN 1806. 545
les exercent , attachant à leurs travaux une ridicule por
tance , se jugent réciproquement avec une sévérité éclairée par
la jalousie et trop souvent aveuglée par l'intérêt.
Cependant , il faut le dire , cette intolérance que nous
exerçons les uns contre les autres sur nos opinions , sur nos
actions , sur nos productions , et qui est la source de tant de
jugemens faux ou téméraires , de tant de haines et de discordes ,
cette intolérance vient d'un principe naturel à l'homme ; et
même l'on peut dire qu'elle est dans l'ordre. C'est parce que
la perfection est l'état naturel à l'homme , l'état qui lui est
ordonné , que l'homme est , et même doit être intolérant de
tout ce qui s'écarte dans tous les genres , du vrai , du beau
et du bon qu'il conçoit ou qu'il imagine. Il est intolérant en
tout , parce qu'en tout , il y a vrai et faux ; bien et mal ;
ordre et désordre : bien et mal moral ; bien et mal philosophique
; bien et mal politique , bien et mal littéraire , oratoire
, poétique , etc. , etc.; bien et mal dans les lois comme
dans les arts ; dans les moeurs comme dans les manières ; dans
les procédés comme dans les opinions ; dans la spéculation
comme dans la pratique. Plus l'homme connoît de vérités ,
mieux il sent le beau et le bon , et plus il est blessé de ce qui
leur est opposé ; et Voltaire n'étoit plus intolérant qu'un
autre en littérature , que parce qu'il avoit un sentiment plus
vif des beautés littéraires , et le goût plus sûr et plus exercé
sur ces matières. L'homme , il est vrai , rejette souvent comme
faux ce qui est vrai ; ou approuve comme vrai ce qui est faux ;
il prend le bien pour le mal , et le mal pour le bien ; mais ,
même alors , il obéit encore au principe de perfection essentiel
à l'être intelligent , et ne fait que se tromper sur l'application.
Il erre par préoccupation de jugement , et jamais par
détermination de la volonté.
Cependant ces mêmes hommes si intolérans sur tout autre
objet, réclamoient une tolérance absolue sur les opinions ou
croyances religieuses. Ils supposent donc qu'il n'y a dans la
religion , considérée en général et dans toutes ses différences ,
ni vrai ni faux ; ou que s'il y a vrai et faux , dans la religion
comme en tout autre chose , l'homme n'a aucun moyen de les
Min
546 MERCURE DE FRANCE ,
distinguer ; ou qu'enfin la religion vraie ou fausse , est également
indifférente pour l'homme. Aussi c'est uniquement parce
que la tolérance absolue ne peut , comme nous l'avons observé ,
s'appliquer qu'à ce qui est indifférent , que la tolérance
philosophique de toutes les opinions religieuses , a conduit
l'Europe à une indifférence absolue de toutes les religions :
état le pire de tous , et le plus voisin de l'athéisme ; et il est
à remarquer encore que cette tolérance absolue a passé dans la
pratique des moeurs ; et que des déréglemens qui auroient
autrefois provoqué la sévérité du pouvoir public ou domestique
, ont été de nos jours tolérés avec une mollesse qui
ressemble tout-à-fait à de l'indifférence.
La supposition que toutes les religions sont indifférentes n'est
pas soutenable en bonne philosophie ; et je n'entends pas , par
philosophie, des questions subtiles sur des choses inutiles , ou des
assertions audacieuses , des doutes affectés sur des choses impor
tantes ; mais j'entends la connoissance de la vérité, c'est-à -dire
des rapports des causes , des moyens et des effets entr'eux :
ces trois idées , mères de toutes les idées , et les plus générales
qu'il soit donné à la paroles d'exprimer , et par conséquent à
l'intelligence de concevoir. Hors de là , je ne connois pas de
philosophie ; et il n'y a pas plus de philosophie sans un premier
principe , cause de tous les effets moraux et physiques ,
qu'il ne peut y avoir d'arithmétique sans une unité première,
mère de tous les nombres ; ou de géométrie , sans un premier
point générateur des lignes , des surfaces et des solides.
Comment supposer en effet qu'il n'y ait pas vrai et faux
dans des religions opposées entr'elles , mais qui pourtant sont
partout le rapport vrai ou faux de Dieu à l'homme , et
de l'homme à son semblable ; la raison du pouvoir , la
règle du devoir , la sanction des lois , la base de la société >
lorsqu'il y a vrai et faux partout où les hommes portent leur
raison ou leurs passions , vrai et faux en tout , et même à
'Opéra , et jusque dans les objets les plus frivoles de nos
connoissances et de nos plaisirs ? Mais s'il y a vrai et faux ,
ordre et désordre , dans les diverses religions considérées en
général , peut-on supposer en bonne philosophie , que l'être
JUIN 1806. 547
qui est l'intelligence même ne les distingue pas
ou que l'être
qui est la suprême vérité puisse rester indifférent à l'une ou à
l'autre ? Et s'il les distingue , s'il préfère l'une à l'autre ,
pense- t-on qu'il ait refusé aux hommes , êtres intelligens aussi ,
capables de connoître et de choisir , d'aimer ou de hair , tout
moyen de distinguer le bien du mal dans les rapports qu'ils
ont avec lui ? Et à quelle fin leur auroit-il donné cette ardeur
démesurée de connoître , et leur auroit-il permis de découvrir
les rapports qu'ils ont même avec les choses insensibles ,
objets ou instrumens de leur industrie , et les meilleurs moyens
de façonner les métaux à leur usage , ou de plier les animaux
à leurs besoins ? Et s'il existe du vrai et du faux , du bien et
du mal dans les diverses religions comme dans toute autre
objet de nos connoissances , si l'homme peut les distinguer ,
comment supposer qu'il puisse rester indifférent à la vérité et
à l'erreur , lui qui ne doit rester indifférent sur rien , et chez
qui l'indifférence est même le caractère le plus marqué de la
stupidité ?
$
Mais si tout est indifférent dans les opinions religieuses ou
irréligieuses des hommes , s'il n'y en a pas de vraies et de
fausses , si l'opinion de ceux qui croient un seul Dieu , l'opinion
de ceux qui croient une multitude de Dieux , l'opinion
de ceux qui ne croient point de Dieu , sont également indifférentes
, également établies ; car on ne peut , sans inconséquence
, exclure de la tolérance absolue une opinion , quelle
qu'elle soit ; tout est indifférent aussi dans les pratiques des
divers cultes , et tout ce qui émane d'un principe quelconque
religieux , est également bon ou également mauvais : alors , il
faut soutenir qu'il est égal en soi d'offrir à la divinité une
hostie innocente , ou de lui immoler des victimes humaines ;
de sacrifier comme les Chinois , les enfans naissans à l'esprit du
fleuve , ou de les mettre comme les chrétiens ,
sous la
protection
du baptême ; d'autoriser l'esclavage , ou de le proscrire ;
de pleurer un époux , ou de se brûler sur son tombeau ; de
s'imposer des privations qui ne nuisent pas à la santé , souvent
prolongent la vie , et ne font qu'exercer les sens à la tempérance
et le coeur à la decilité ; ou de se dévouer , comme les
;
M m 2
548 MERCURE DE FRANCE,
Bronzes , à ces tortures prolongées qu'ils regardent comme
une vertu , et que l'humanité ne permettroit pas d'infliger
même pour les plus grands crimes. La polygamie , avec tous
ses désordres , est aussi bonne en soi que l'unité d'épouse avec
toute sa dignité et tous ses avantages ; et la faculté du divorce
( 1 ) , condamnée même par les législateurs qui la proposent
, n'est pas plus imparfaite que l'indissolubilité du lien
conjugal , à laquelle on ne reproche qu'un excès de perfection.
Et cependant , telle est pour l'esprit humain , la nécessité
d'être conséquent , même dans l'opinion la plus inconséquente ,
que les partisans de la tolérance absolue se sont vus forcés de
soutenir ou d'insinuer l'indifférence de tous les actes religieux,
ou autorisés par les diverses religions , ou lorsque ces actes
ont paru d'une barbarie et d'une extravagance trop révoltantes
, ils en ont accusé la religion en général , c'est-à-dire
toutes les religions indistinctement ; ils ont dit après Lucrèce
Tantum religio potuit suadere malorum !
et ils ont mis ainsi sur le compte même de la religion chretienne
, des horreurs qu'elle désavoue et qu'elle a fait cesser
partout où elle s'est répandue.
Il est vrai que l'intolérance des opinions s'est souvent
exercée , chez les peuples chrétiens , sur des questions qui ne
paroissent que subtiles et indifférentes. C'est principalement
sur ces questions dont l'expression scholastique prête au
ridicule , que les sophistes qui ne pénètrent pas le fonds des
choses ont triomphé ; et ils n'ont pas manqué d'observer qu'on
n'agitoit rien de semblable chez les Payens. Il eût été cependant
aisé d'apercevoir , et juste de remarquer que des peuples
dont la religion ne parloit qu'aux sens et point du tout à la
raison , ne pouvoient pas avoir des disputes d'opinions sur
des questions intellectuelles , pas plus que des enfans ou des
( 1 ) On l'a déjà dit dans les journaux : le divorce est dégradé depuis qu'il
a été interdit par une loi formelle , aux nembres de la première famille
de l'état. Si aucune famille en France n'est exclue de la plus grande élévation
politique , plus forte raison peuvent-elles toutes prétendre à la plus
haute perfection morale.
JUIN 1806. 549
artisans , n'ont entr'eux de disputes de métaphysique ; mais
que chez des peuples éclairés , et dont la religion est toute
spirituelle , des opinions de ce genre ont dû acquérir une
haute importance ; parce que des opinions deviennent des
dogmes qui conduisent à des actes , et que si la morale règle
bien ou mal la conduite des individus , les dogmes seuls font
labonté morale des peuples : principe de philosophie politique
que les gouvernemens ont beaucoup trop perdu de vue.
Mais enfin cette tolérance absolue , qu'une certaine philosophie
réclame sur les opinions religieuses , a -t-elle jamais
existé dans la religion et même dans cette philosophie ? Il
faut observer que toute opinion nouvelle est essentiellement
intolérante , par cela seul qu'elle est nouvelle , et qu'elle rejette
les opinions anciennes. Lorsque Luther se sépara de l'église
romaine , il en accusa les sectateurs d'idolâtrie , de grossièreté
, et les appela papelins , diables , chiens et pourceaux.
Nos sophistes du dernier siècle ont prodigué aux Chré→
tiens , au milieu desquels ils vivoient , et avec qui ils avoient
toutes les relations que donnent une patrie et une habitation
communes , les épithètes de fanatiques , de superstitieux , de
cagots et d'imbécilles. De bonne foi est-ce là de la tolérance ,
et y a-t-il , pour des hommes éclairés , et sensibles par conséquent
, rien de plus intolérant que les injures ? Il eut fallu ,
pour donner l'exemple de cette tolérance qu'on demande,
que Luther ou nos sophistes eussent dit à leurs adversaires :
« Vos opinions sont vraies et sages ; et cependant elles ne
» sauroient nous convenir , et nous en publions de différentes. »
Ce qui n'eût peut-être pas été très-raisonnable , mais eût été
parfaitement tolérant ; car de quelque manière qu'on s'y
prenne , et quelque modération qu'on emploie pour dire à
des hommes qu'ils se trompent , qu'ils sont tombés dans des
erreurs grossières ou de honteuses superstitions , c'est leur
dire au fonds , qu'ils sont des sots et des fanatiques. La seule
pensée que son semblable est dans l'erreur est déjà un acte
d'intolérance , bien plus encore lorsqu'on manifeste cette
pensée par des actes et des injures ; et il n'y a pas plus loin ,
chez des nations spirituelles , des injures à la guerre civile et
3.
550 MERCURE DE FRANCE ,
à tous les excès qu'elle traîne à sa suite , qu'entre des hommes
d'un rang élevé , il n'y a loin d'une parole offensante à un duel ,
Et encore faut-il dire , après Brantôme , que dans ces guerres
déplorables du quinzième siècle , que nous appelons guerres
de religion, « Il y eut plus de mal- contentement que de reli-
» gion. » On répète sans cesse que les hommes eussent été
tranquilles sans la religion ; on se trompe , tout est sujet de
dispute entre les hommes. Un philosophe a dit avec raison ,
que s'il résultoit quelque obligation morale des démonstrations
géométriques , comme il en résulte des principes religieux ,
on mettroit en problême jusqu'aux axiomes les plus évidens
des sciences exactes ; et malgré la certitude extérieure de leurs
propositions , je ne crains pas d'avancer qu'on désoleroit les
géomètres , qu'on les arrêteroit peut-être dès le premier pas ,
s'il étoit d'usage de disputer sur les bancs de la géométrie ,
comme on dispute de la théologie, Les hommes qui se battent
pour des opinions religieuses , se battroient pour les opinions
les plus profanes, Paris eût été ensanglanté pour la musique
de Gluck et de Piccini ; il le seroit demain pour la rivalité
de deux actrices , comme Constantinople l'étoit si souvent pour
des cochers verts ou bleus ; tout procès entre deux familles
deviendroit une guerre privée , si la police laissoit aller les
disputes jusqu'au bout , et n'interposoit pas son autorité
pour en arrêter les excès.
La question de la tolérance a presque toujours été présentée
à l'aide d'un jeu de mots . On a réclamé la liberté de penser ,
ce qui est un peu plus absurde que si l'on eût réclamé la liberté
de la circulation du sang. En effet , le tyran le plus capricieux ,
comme le monarque le plus absolu , ne peuvent pas plus
porter atteinte à l'une qu'à l'autre de ces libertés ; et Dieu
lui-même , qui laisse les hommes penser de lui ce qu'il leur
plaît , ne pourroit gêner la liberté de penser sans dénaturer
l'homme , et ôter à ses déterminations la liberté de mériter ou
de démériter. Mais ce que les sophistes appeloient la liberté
de penser , étoit la liberté de penser tout haut ; c'est-à-dire ,
de publier ses pensées par les discours ou par l'impression , et
par conséquent de combattre les pensées des autres. Or , parler
JUIN 1806. 551
ou écrire sont des actions , et même les plus importantes de
toutes dans une nation civilisée. La liberté de penser n'étoit
donc que la liberté d'agir ; et comment exiger d'un gouvernement
une tolérance absolue de la liberté d'agir , sans rendre
inutiles tous les soins de l'administration pour maintenir la
paix et le bon ordre , ou plutôt sans renverser de fond en
comble la société ?
Je finirai par une réflexion importante. Une opinion fausse
doit être tolérante ; car où seroient ses titres à condamner les
autres opinions ? Mais ceux qui la professent sont souvent
jaloux et intolérans. Ainsi la religion de Mahomet est tolérante
, et les Turcs ont été très-intolérans. Au contraire ,
si la vérité n'est pas un être de raison , une opinion vraie doit
être essentiellement intolérante des erreurs qui lui sont opposées
; mais les sectateurs peuvent et doivent être tolérans ,
avec d'autant plus de raison , qu'ils sont assurés que la vérité
triomphera tôt ou tard. Mais quand une opinion commence
dans la société , vraie ou fausse , loin de demander la tolérance
ou de l'accorder , elle fait effort pour se répandre , et aspire
à la domination. De là l'esprit de prosélytisme , commun à
toutes les opinions religieuses , politiques , littéraires , philosophiques
, etc. La guerre commence donc entre cette nouvelle
doctrine , et les doctrines anciennes qui sont en possession
de l'empire , et elle avance pour ainsi dire les armes
à la main. Și cette doctrine est vérité , elle s'étend , elle s'affermit
, et plutôt par la persécution que par la tolérance . Si
elle est erreur , elle gagne aussi du terrein jusqu'à un certain
point , et quelquefois par la contradiction. Mais bientôt elle
s'arrête , elle languit ; et bien plutôt encore si' elle est devenue
très-dominante dans la société , car l'empire auquel elle ne
cesse de prétendre , une fois qu'elle l'a obtenu , est un poids
qui accable sa foiblesse et met à découvert son impuissance.
Alors elle soupire après la tolérance ; elle cherche à composer
avec la vérité , et , telle que les plaideurs de mauvaise foi , elle
invoque , comme une ressource , un' arrangement amiable ,
et par arbitrage , qui peut être définitif entre les hommes ,
mais qui ne l'est jamais entre des principes opposés . La doc-
4
552 MERCURE DE FRANCE ,
trine ennemie de tout pouvoir religieux et politique qu'on a
appelé le philosophie du dix-huitième siècle , a été , dans ses
commencemens et ses progrès , d'une extrême intolérance.
Elle avoit des paroles superbes , pour parler le langage de
I Ecriture , elle prodiguoit à ses adversaires l'injure et la raillerie
, et défioit les gouvernemens. Elle vouloit régner ; et
l'on auroit pu lui dire comme Ajax à Ulysse qui demande les
armes d'Achille :
Debilitaturum , quid te petis , improbe , munus?
Ovid.
Elle a régné , et même elle a disposé un moment de tous
les moyens de la France et de l'opinion de toute l'Europe.
Et cependant épuisée par des succès hors de toute proportion
avec ses forces réelles ; impuissante à conserver ce qu'elle
avoit conquis ; nouveau Phaéton , qui n'a pu , sans embrâser
l'univers et se précipiter lui-même , tenir les rênes de ces
passions fougueuses que la religion gouvernoit avec facilité ,
elle est aujourd'hui plus circonspecte et moins confiante ;
elle traite avec plus de ménagement la religion et sur-tout le
gouvernement ; elle demande la tolérance que naguère elle
exigeoit ; elle se plaint même qu'on parle d'elle , n'aspire
plus qu'à être oubliée , et renie jusqu'à son existence.
L'Europe seroit plus avancée et sur-tout plus heureuse , si
tout ce qu'on a employé d'esprit et d'intrigues à établir la
tolérance absolue de toutes les opinions qui n'est au fonds
que de l'indifférence pour toutes les vérités , et la liberté de
penser qui n'est qu'un sophisme, on l'eût fait servir à préparer
le retour des esprits à une même croyance , seul moyen de
rapprocher les coeurs. Mais si les hommes n'ont pas eu même
la pensée de cette réunion si desirable , plus forts que les
hommes , les événemens qui , en vertu des lois générales ,
tendent à tout ramener à l ordre qui est unié , en montrent
tous les jours la nécessité ; et comme la diversité des opinions
religieuses et politiques , et la division qu'elle entretient , onț
été la cause première de la révolution française ou plutôt
européenne , l'unité d'opinion en sera tôt ou tard le grand et
dernier effet.
JUIN 1806. 553
Demander à des êtres intelligens qui ne vivent pas seule .
ment de pain , mais pour la recherche de la connoissance de
la vérité, l'indifférence absolue sur des opinions , quelles qu'elles
soient , c'est donc demander l'impossible ; c'est prescrire le
repos absolu à la matière qui n'existe que par le mouvement.
Mais si la tolérance absolue , ou l'indifférence , est absurde
et même coupable entre des opinions vraies ou fausses , et
par la nécessairement exclusives les unes des autres , la tolérance
conditionnelle ou le support mutuel doit exister entre
des hommes qui professent de bonne foi des opinions différentes.
La nécessité de ce support seroit , s'il en étoit besoin ,
appuyée par les raisons les plus décisives , et mieux encore ,
par l'exemple du maître de tous les hommes en morale et
même en politique. Et ici il faut remarquer la différence de
la tolérance philosophique à la tolérance chrétienne .
Dans le chapitre VIII , qui termine le Contrat social , et
qui est sans contredit ce que J. J. Rousseau a écrit de plus
foible , de plus sophistique et de plus inconséquent , ce philosophe
qui croit sans doute qu'on établit une religion comme
on établit une fabrique , veut que le souverain décrete une
religion civile, qui , avec quelques dogmes positifs , aura pour
tout dogme négatif, l'intolérance ; ce qui veut dire , sans
doute , que toute intolérance en sera sévèrement exclue. Or ,
voici les effets de cette tolérance , sans pouvoir obliger personne
à croire tous ces dogmes , le souverain pourra bannir
de l'Etat quiconque ne les croira pas ; comme si les hommes
et Dieu même, pouvoient obliger quelqu'un à croire malgré
lui ; ou que des lois pénales ne fussent pas un moyen de contrainte
; il le bannira , non comme impie , mais comme insociable
; ce qui , je crois , est assez indifférent à un banni , et
ne rend pas la peine plus légère ; que si quelqu'un après avoir
reconnu.publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme
ne les croyantpas , qu'il soit puni de mort ( 1 ) . Heureusement
(1 ) J. J. Rousseau , au même chapitre , parle de l'intolérance de la
religion chrétienne , à laquelle il oppose la tolérance ces Payens , et il
ajoute : « Il est impossible de vivre en paix , avec des gens qu'on croit
damnés. » C'est comme s'il eût dit : « Il est impossible de vivre en
554 MERCURE DE FRANCE ,
pour les foibles humains qui trop souvent ne croient pas ce
qu'ils doivent croire , et plus souvent encore , après avoir
connu et reconnu publiquement la vérité , se conduisent
comme ne la croyant pas , Jésus-Christ ne veut pas qu'on les
bannisse de leur patrie , encore moins qu'on les tue ; il réprime
le zèle indiscret de ses disciples qui vouloient faire descendre
le feu du ciel sur des villes criminelles ; et enveloppant
à son ordinaire , les plus hautes vérités sous des expressions
familières , comme il étoit lui- même la divine sagesse
cachée sous les dehors de la foible humanité , il leur recommande
de laisser croître ensemble le bon grain et l'ivraie
jusqu'au temps de la moisson . Admirable leçon de morale
et de politique qui apprend aux gouvernemens , qu'ils s'exposent
à retarder le triomphe de la vérité , en voulant , avant
le temps , détruire les erreurs qui ont germé dans le champ
de la société ; mais que lorsque la vérité a reçu , par le temps
et les événemens , tous ses développemens , elle entre ou
elle rentre sans effort dans les esprits , comme le froment
parvenu à sa maturité qui est serré dans les greniers du père
de famille ; tandis que l'erreur , graine inutile et desséchée
par les ardeurs de l'été , et que le moindre vent emporte de
l'aire , disparoît sans violence et sans bruit de la mémoire des
hommes.
DE BONALD.
» paix , avec des gens qu'on croit pendus. » Cette phrase est fausse grammaticalement
, et elle renferme un sens faux ; car si Rousseau eût voulu
lever l'équivoque , il n'auroit pas pu faire un sophisme , et on lui auroit
répondu que la religion chrétienne qui condamne les erreurs , ne damne
pas les individus qui les professent ; qu'elle nous défend sévèrement de
juger que tel ou tel homme , mort ou vivant , quoiqu'il ait été ou
qu'il soit encore , soit on sera damné ; et qu'elle laisse à la suprême jus
tice , qui seule sait quand et dans quelles dispos ti ns notre ame se sépare
du corps qu'elle anime , l'impénétrable secret de notre destinée .
JUIN 1806. 555
Les Bucoliques de Virgile , précédées de plusieurs Idylles
de Théocrite , de Bion et de Moschus , suivies de tous les
passages de Theocrite que Virgile a imités ; traduites en vers
français par Firmin Dido , Un vol. in-8°, Prix : 4 fr. , et 5 fr.
par la poste. A Paris , chez Didot ; et chez le Normant.
(Deuxième extrait. Voy. le N° . précédent. )
?
On a toujours placé le berceau de la poésie pastorale dans
la Sicile , dans cette île fameuse où la comédie prit aussi naissance
et qui fut autrefois dans les arts l'émule de la Grèce.
Elle n'est séparée de l'Italie que par un petit détroit ; et quand
une fois on a mis le pied dans la patrie de Virgile , on est si
voisin de celle de Théocrite , qu'après avoir connu les paysages
et les bergers du poète de Mantoue , on est tenté de connoître
ceux du poète syracusain , et d'essayer la flûte du maître après
avoir embouché celle du disciple, M. Didot n'a pu résister à
cette tentation délicate , et a franchi hardiment le détroit ,
malgré les périls du voyage ; car , en passant du pays de Virgile
dans celui de Théocrite , le trajet est dangereux : dextrum
Scylla latus. On risque de tomber de Charybde en Scylla,
Virgile donne à la vérité un moyen d'éviter le danger : læva
tibi tellus. Ayez soin , dit-il , de prendre toujours à gauche ;
et c'est probablement ce qu'aura fait M. Didot.
Pour premier fruit de ce voyage bucolique , il nous offre
d'abord la belle Idylle de Théocrite , intitulée le Cyclope. Rien
de plus célèbre dans les poètes anciens , que les amours de Polyphème
et de Galatée , chantés d'abord par Philoxène de Cythère,
et devenus ensuite le sujet de tant de pièces pastorales ou comiques,
Dans le ballet tout récent d'Acis et de Galatée , ce monstrueux
rival d'Acis n'a point rebuté la délicatesse de uos Français
; il a été non- seulement souffert , mais encore accueilli
avec les plus grands applaudissemens, Piquée d'une noble ému
Jation , la poésie vient s'unir à la danse pour donner une
seconde vie à Polyphème. Il revit sous le double personnage
de poète et de danseur, exprimant ses amours avec les rimes de
M. Didot et les entrechats de Lefebre,
Afin de bien entendre le commencement de l'Idylle du
Cyclope , il est bon de savoir que Théocrite adresse cette
Idylle à un médecin de ses amis , appelé Nicias :
Quand l'amour dans notre ame exerce son ravage ,
Il n'est aucune plante , il n'est aucun breuvage
Qui puisse , ô Nicias , calmer notre tourment ;
Des nymphes d'Hélicon le commerce charmant
Est l'unique secours que l'homme ait sur la terre.
Heureux qui saat trouver ce secours salutaire !
556 MERCURE DE FRANCE ;
Tu dois , cher Nicias , connoftre ses douceurs ;
Toi , l'ani d'Esculape , ainsi que des neuf Soeurs :
L'antique Polyphème en a connu l'usage.
A peine adolescent , il aime ; son visage
Commence à se couvrir d'un fleurissant duvet ,
Et de ses feux ardeus Galatée est l'objet.
Il aime : ce n'est pas une légèreflamme ;
C'est l'amour tout entier respirant dans son ame.
Ses troupeaux au bercail retournoient sans pasteur :
Pour lui , blessé du trait qui lui perçoit le coeur,
I chantoit dès l'aurore ; et la rive attristée ,
Sans cesse répétoit le nom de Galatée;
Et cependant ses maux en étoient moins amers.
Assis sur un rocher , l'oeil fixé sur les mers
C'est ainsi que chantoit l'amoureux Polyphème.
Galatée, ah! pourquoi fuir un amant qui t'aime ?
O nymphe , qui du lait surpasses la blancheur ,
Pourquoi , d'un tendre agneau retraçant la douceur ,
As-t le naturel de la chèvre volage ,
Et l'âpreté du fruit de la vigne sauvage ?
Si je cède au sommeil , tu viens dans ce séjour ;
Et quand mon oil revoit la lumière du jour ,
Tu fuis comme un chevreau fuit le loup sanguinaire.
A peine adolescent , etc. d'un fleurissant duvet : je n'approuve
pas cette suspension affectée , il aime , ni cette expression
trop mignone , un fleurissant duvet. Le traducteur a l'air
de caresser la jeune barbe de Polyphème. Il aime : ce n'est
pas, etc. Ces deux vers paroissent calqués sur ceux-ci , de la
traduction de Longepierre:
Sa flamme n'étoit pas une commune flamme ;
Mais brûlé vivement jusques au fond de l'ame ,
Ce farouche Cyclope , etc.
En second lieu , c'est l'amour tout entier , etc. ne rend pas
assez fortement , ολοαις μανίαις ηρᾶτο. Racine a dit : de l'amour
j'ai toutes les fureurs ; pourquoi le traducteur n'a-t-il pas
cherché à imiter ici Racine , plutôt que Longepierre , puisqu'en
d'autres endroits il n'a pas fait difficulté de lui emprunter
assez heureusement quelques expressions , et même quelques
hémistiches ? Il semble même que dans cet endroit- ci M. Didot
ait voulu lutter contre Racine ; car ces deux vers ,
Il aime ce n'est pas une légère flamme ;
C'est l'amour tout entier respirant dans son ame,
ont un faux air de ressemblance avec ces deux vers si connus :
Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée ;
C'estVénus tout entière à sa proie attachée ( 1 ) .
(1) In me tota ruens Venus deseruit Cyprum .
HORACE
JUIN 1806. 557
Pour lui , blessé du trait qui lui perçoit le coeur, est la même
chose que blessé du trait dont il étoit blessé. Ces sortes de pléonasmes
vicieux se rencontrent souvent dans nos poètes d'aujour
d'hui.Le traducteur est encore tombé quelques vers plus bas dans
la même faute : Galatée, ah ! pourquoi fuir un amant qui l'«ime?
Ici le pleonasme est si choquant , que je soupçonne qu'il en
faut rejeter la faute , dans M. Didot , non sur la personne du
poète , mais sur celle de l'imprimeur. J'observerai encore au
sujet de ce vers , blessé du trait , etc. que le traducteur, qui
très-souvent pour un seul vers grec nous donne deux vers
français , ne nous donne ici qu'un seul vers français pour,
deux vers grecs très-énergiques :
Εχθιστον έχων υποκαρδίον έλκος ,
Κύπριος εκ μεγάλας , τό οἱ ηπατι παξε βέλεμνον.
« Traînant partout avec lui le trait cruel que la redoutable
» Vénus avoit enfoncé dans son coeur. » Et la rive attristée':
expression trop forte ; Polyphème ne déplore pas ici la mort
de Galatée. On lit encore plus bas : L'hiver attriste ce rivage ;
et ce mot attriste se rencontre fort souvent dans les autres
églogues , comme dans celle sur la mort de Bion : Les taureaux
de longs mugissemens attristent les hameaux ; et dans la
même églogue , on retrouve encore : L'Echo se plaint au fond
de sa roche attristée.
Le mot chantoit se trouve quelques vers plus haut : c'est
ainsi que chantoit , etc. Expression trop prosaïque. J'aimerois
autant dire avec Longepierre :
En regardant les flots d'un oeil jaloux et tendre ,
Il faisoit retentir ce que tu vas entendre. ,
Galatée , ah ! pourquoi , etc. Le grec ajoute une épithète qui
n'est pas indifférente : ω λευκα γαλατεια , « 6 charmante
» Galatée ! » Un amant qui t'aime : j'ai déjà relevé ce pléonasme.
As-tu le naturel de la chèvre ? expression bonne dans
un dictionnaire d'histoire naturelle. Et quand mon oeil
revoit , etc. Mon ail est ici une expression fort déplacée.
Polypheme se garde bien dans son début de laisser rien échapper
qui appelle d'abord l'attention de Galatée sur sa plus
grande difformité. Le galant procède avec plus d'adresse . Dans
son exorde , il cherche d'abord à capter la bienveillance de
Galatée par de petits complimens sur sa beauté ; il soupçonne
que la nymphe
Est en cela semblable au reste des mortelles ,
Qui veulent tous les jours des louanges nouvelles :
Pas une ne s'endort à ce bruit si flatteur.
LA FONTAINE,
558 MERCURE DE FRANCE ,
Il commence donc par lui servir
Ce breuvage vanté par le peuple rimeur;
Ce nectar que l'on sert au maître du tonnerre ,
Et dont nous enivrons tous les dieux de la terre ,
et que toutes les nymphes anciennes et modernes avalent avec
la même avidité , fût-il offert par le plus affreux de tous les
Cyclopes. Polyphème parle ensuite de l'origine de sa passion.
Son amour commença le jour où Galatée vint chercher des
feuilles d'hyacinthe dans son voisinage : manière adroite de
rappeler le petit service qu'il rendit à la nymphe dans cette
occasion ; car ce fut lui qui marcha devant elle , ce fut lui qui
au travers des détours de la montagne , la conduisit aux
endroits où se trouvoit l'hyacinthe. Depuis ce jour fatal , où
il a vu pour la première fois Galatée , il ne lui a pas été
possible de dormir ni de goûter le moindre repos. Mais ce
qui le désole , c'est qu'il s'aperçoit bien que sa vue n'a pas
produit le même effet sur Galatée. Le Cyclope est assez clairvoyant
pour deviner les motifs de cette indifférence ; il les
voit dans son oeil , et dans les autres défauts de sa physionomie.
Persuadé ૧૫૦ le vrai moyen d'affoiblir l'impression de pareils
défauts , c'est de les avouer soi-même hautement , il prend le
parti d'aborder de front la difficulté , et de s'expliquer une fois
pour toutes sur le chapitre de sa figure , de la même manière
a-peu- près qu'on voit certains bossus spirituels et rusés , prendre
l'initiative sur les rieurs , et , s'immolant eux-mêmes à la
risée des assistans , prévenir ou émousser les traits d'une malice
étrangère.
Polypheme prend donc le pinceau d'une main hardie, et il
se peint lui -même en buste avec tant de vérité , qu'on doit
lui savoir gré d'une pareille franchise , assez rare dans ceux
qui n'ont pas une physionomie plus avantageuse que la sienne :
Μοι λασία μεν οφρύς επι παντι μετοπω
Εξ ωτος τέταται ποτε Αωτερον ως , μια μακρα.
Εις δ ' οφθαλμος επεστι : πλατεια δε ρις επι χειλη .
« J'ai d'épais sourcils qui me couvrent le front , et qui s'éten-
» dent d'une oreille à l'autre ; je n'ai qu'un oeil, et un large nez
se prolonge sur mes lèvres. » C'est donc ici seulement que
le Cyclope parle de son oeil ; et le traducteur ne devoit pas
en parler plutôt , parce qu'ici Polyphème cherche tout de
suite à contrebalancer ce défaut par la peinture de ses richesses
, de toutes les délices de sa grotte , et de son talent pour
la musique.
Les traducteurs nous épargneroient à nous et à nos lecteurs
ces remarques longues et fastidieuses , si au lieu de traduire
les vers unà un, ou deux à deux, à mesure qu'ils se présentent ,
JUIN 1806. 559
ils avoient la précaution de lire bien attentivement la pièce
d'un bout jusqu'à l'autre , d'en bien saisir l'ensemble et
de bien pénétrer l'artifice du poète dans la conduite de sa
pièce.
Je commençai d'aimer , le jour qu'avec ma mère ,
Tu vins sur la montagne y cueillir le jasmin ;
Je marchois devant toi , te montrant le chemin.
Te montrant le chemin : cet hémistiche affoiblit le vers , qui
ne présente pas l'image rapide et pittoresque du demi-vers
grec , syw δ' οδον ηγεμόνευον , « c'étoit moi qui marchois devant
>> vous. » Virgile serre de plus près Théocrite , dux ego vester
eram. Il y a beaucoup d'art dans ce dux ego , placé au commencement
du vers ; mais peut-être ne vaut-il pas l'nyeu-
Vevor qui termine si majestueusement le vers grec , et peint si
bien l'air d'importance avec lequel Polyphème marchoit
devant Galatée et devant sa mère.
En second , lieu le vers de M. Didot est imité de celui de
Longepierre :
Je marchois devant yous , vous montrant le chemin.
Il valoit autant mettre à profit le vers de Racine :
Moi-même devant vous j’aurðis voulu marcher.
Hélas ! depuis le jour qui vit naftre ma flamme ,
Jamais le doux repos n'est entré dans mon ame :
Fille aimable , je sais pourquoi je te déplais .
Le dernier vers ne se lie pas assez avec les deux précédens. Ce
défaut de liaison n'existe pas dans le grec. Polyphème , après
avoir dépeint son amour à Galatée , lui reproche aussitôt sa
profonde indifférence :
४
Τιν δ' δ μελεί , ο μαδί , δεν
«< Mais toi , tu ne sens rien , non , par Jupiter , tu ne sens rien
» pour moi. » Le traducteur a totalement omis cette transition
, qui amène le portrait peu avantageux que Polypheme
va faire de sa personne ; transition tellement nécessaire , que
si elle eût manqué dans le poète grec , elle auroit dû lui être
prêtée amicalement par le poète français. Elle contient d'ailleurs
un jurement fort singulier dans la bouche de Polyphème ,
lui que tous les anciens nous représentent comme un esprit
fort , un impie , qui étant fils de Neptune , osoit pourtant nier
l'existence de Jupiter, son onele paternel. ( 1 ) Par quelle incon-
(1) . • Nam vos narrare soletis
Nescio quem regnare Jovem,
OVIDE , Mét .
560 MERCURE DE FRANCE ;
séquence , ou bien par quel retour subit de religion atteste
t-il ici le nom de ce même Jupiter? Henri -Etienne lève cette
difficulté , en disant que Polyphème parle ici le langage du
peuple , et qu'il se prête aux opinions populaires. C'étoit un
philosophe sage qui savoit s'accommoder aux préjugés de son
siècle , qui avoit des ménagemens pour les esprits foibles , et
qui dans cette occasion sur- tout ne veut pas blesser les opinions
superstitieuses de Galatée.
Oni , le poil hérissé de mon sourcil épais
Ombrage sur mon front le seul ceil qui m'éclaire ,
Et mon nez aplati couvre ma bouche entière..
Le λarea pis de Polyphème a donné beaucoup de mal ä
tous les commentateurs : ceux-ci prétendent que le nez s'étendoit
en large d'une extrémité de la lèvre à l'autre ; ceux-là ,
sans exclure la largeur , soutiennent qu'il débordoit longuement
les deux lèvres , ou du moins qu'il couvroit toute la
bouche, en forme de voûte. C'est un singulier spectacle de voir
Casaubon , Scaliger , Grotius , Eobanus - Hessus , Meursius ,
Paulmier , Warton , tirant tous le nez de Polypheme , les uns
d'un côté , les autres de l'autre. On est fâché de voir le respectable
Henri-Etienne se mettre de la partie , et ne pas lâcher
prise qu'il n'ait retourné dans tous les sens le λatsid PIS :
Unus et est oculus , naso labra ipsa leguntur.
Ou bien :
Unus et est oculus, nasus super imminet ori.
Ou bien :
Unus et est oculus, latusque super labra nasus .
Enfin , comme s'il n'avoit fait encore qu'escarmoucher , il
s'abandonne à toute son impétuosité :
Unus inest oculus , labris incumbit et ipsis
Per latus nasus.
Et malheureusement après tant d'efforts , Henri-Etienne est
obligé de céder la victoire à Eobanus- Hessus :
Unus inest oculus , supraque capacia nasus
Vasta molejacet mea labra , atque imminet ori.
M. Didot lui-même est ici écrasé par le terrible Eobanus-
Hessus , qui reste décidément maître du champ de bataille.
Mais j'ai mille brebis ; mais le lait argenté
Pour moi coule au printemps , dans l'automne , en été;
Et même quand l'hiver attriste ce rivage ,
Sur mes nombreux clayons je presse un doux laitage.
Je parlerai plus bas de cette expression le lait argenté : le traducteur
met l'automne après le printemps , et l'hiver après
l'été.
DE
'JUIN 1806.
cen
561
P'été. Le poète grec a suivi l'ordre des saisons : « Ni dans l'été ,
» ni dans l'automne , ni dans l'hiver . » Quand l'hiver attriste
ce mot attriste se trouve quelques vers plus haut , et revient
fort souvent dans les autres églogues :
O nymphe ! tu lesais , nul Cyclope en ces bois
Ne m'égale dans l'art d'animer le hautbois ;
Et pour chanter mes feux et ton indifférence ,
Ma voix des sombres nuits interrompt le silence.
Cependant je possède onze faons nouveaux nés ;
Je les nourris moi- ntême ; ils té sont destinés,
Avec trois petits ours enlevés à leur mère .
Viens : mon lait, mes troupeaux, tout est pour ma bergère.
Trois petits ours. Pourquoi le traducteur avare n'en met-il
que trois , quand le généreux Polyphème veut en donner
quatre , Tecσapas ? C'est plutôt sur les onze faons qu'il auroit
pu rogner la portion de Galatée ; car pour les quatre petits
ours ,
il est bien raré que ce soit pour de pareils cadeaux
les amans se ruinent avec leurs maîtresses. Mais le traducteur
a fait ici une faute plus considérable.
que
S'il avoit lu attententivement le vers grec , il auroit senti
que le mot agutav , qui termine par une suprise agréable la
liste de tous les présens de Polyphème , devoit être mis , en français
comme en grec , à la fin du vers , και σκυμνως τέσσαρας
aρxTwv. « Enfin , je nourris , j'élève pour toi quatre petits
» ours. » Cette finesse de Théocrite n'a pas échappé à Ovide ,
qui ménage avec beaucoup d'art la même surprise aux lecteurs
Invenigeminos , qui tecum ludere possent
Inter se similes, vix ut dignoscere possis
Villosæ catulos in summis montibus ursæ
Inveni etdixi : dominæ servabimus istas.
Mon lait , mes troupeaux : le traducteur devoit faire la récapitulation
complete , et ajouter : mes onze faons et mes quatre
petits ours. Mais le grec ne récapitule pas , et dit simplement :
Viens , tout ce que je possède est à toi.
Laisse les flots grondans sur les flots se briser ;
Dans ma grotte , la nuit , tu peux mieux reposer.
Là , le myrte aux cyprès vient mêler sa verdure ,
Le lierre y laisse errer sa verte chevelure ,
La vigne sur ses bras voit mûrir le raisin,
Et l'Etna frémissant, de son sommet voisin
Fait en tout temps pour moi rouler sur ce rivage
De ses neiges d'argent le céleste breuvage.
A l'asile enchanté que je t'offre en cejour,
Qui peut des flots bruyans préférer le séjour?
Je me bornerai ici aux fautes principales. Frémissant : épithète
impropre ; il ne s'agit pas de peindre ici une éruption volcanique.
De son sommet voisin , en tout temps pour moi , sur
N n
562 MERCURE DE FRANCE ,
ce rivage : ces quatre propositions accumulées , de , en , pour,
sur, ne sont supportables ni en prose ni en poésie. Queje ťoffie
en ce jur: cet hémistiche pour la rime , doit- être laissé
aux petits enfans pour les complimens du premier jour de
l'année , ou des jours de fête de leurs parens.
Nymphe cruelle ! eh bien ! si ta vue est blessée
Des longs poils dont ma peau te semble hérissée,
Viens , le feu vit chez moi sous la cendre endormi ;
Je suis prêt à souffrir que ton bras ennemi
M'environne de flamme , et , si c'est ton envie,
Brûle mon oeil unique et plus cher que ma vie .
Que n'ai-je su non dos ces légers avirons
Que pour sillonner l'onde ont reçu les poissons !
Jirois baiser ta main , si ton humeur farouche
Défendoit de cueillir un baiser sur ta louche.
Ah ! s'il étoit permis d'offrir en même temps
Et les fleurs de l'automne et celles du printemps ,
Pour toi , près du pavot que la pou pre environne ,
Le lis au front d'argent monteroit en colonne .
Oui , si vers ce rivage aborde un etrang r,
Je veux qu'au sein des mers il m'enseigne à plonger.
J'irai voir quel plaisir te retient sous les ondes .
O nymphe ! sors enfin de tes grottes profondes :
Viens ; et sur ce rocher puisses-tu , comme moi,
Quelquefois oublier de retourner chez toi!
Ces six derniers vers , dont j'ai souligné les rimes étranger ,
ponger, etc. , paroissent calqués sur les six vers suivans de
Longepierre :
Mais s'il arrive ici jamais quelque étranger,
Je veux , je veux du moins qu'il m'apprenne à nager,
Pour aller voir quel charme offre le sein des ondes ,
Et ce qui vous retien sous ces voûtes profondes.
Ah! quitte un tel séjour ; et du moins comme moi,
Oublie , aimable nymphe , à retourner chez toi !
M. Didot a fait à I ongepierre bien d'autres emprunts dont
nous parlerons plus bas. Hâtons- nous de finir cette idylle :
Viens guider mes brebis , mes chèvres vagabondes ;
Viens : tes mains presseront leurs mamelles fécondes ,
Et tu verras leur lait épaissi par degré ,
En un mets élicat se changer a ton gré.
Ma me e qui pour mine i'a rien ait d'aimable ,
Ma mere , o Galatée , est plus que o coupable ;
Elle qui me voyoit uépérir chaque jour.
Mais je veux pour son fils alarmer son amour ,
Etrier , en pleurant , au bord de l'onde amère :
Ah! la fièvre me brùle , ah ! je souffre , ma mère.
Fontenelle se moque de cette mignardise de Polyphème ,
» qui , pour faire enrager sa mère , se propose de lui dire
JUIN 1806. 563
» qu'il a mal à la tête et aux deux pieds. ( 1 ) On ne peut
» guère croire que , fait comme il étoit , sa mère fût assez
» folle de lui , pour être fâchée de lui voir ces petits maux. >>
Fontenelle s'est permis beaucoup d'autres plaisanteries sur
Théocrite ; mais, comme dit La Harpe , les bergers de Fontenelle
en savent trop en amour, et lui-même en sait trop peu
en poésie. Le traducteur, dans une de ses notes , justifie parfaitement
Théocrite : « Fontenelle n'a pas observé que dans
>> cette idylle , Théocrite a pris soin de peindre Polypheme
>> entrant à peine dans l'adolescence : ce Cyclope n'avoit-il
» pas remarqué plus d'une fois dans les différentes maladies
» de son enfance , la tendresse et l'inquiétude de sa mère ? Il
» étoit difforme. Est-ce une raison , pour qu'une mère n'aime
» pas son fils ?
D'ailleurs quelle est la mère qui trouve son fils difforme.
Mes petits sont mignons ,
Beaux , bien faits , et jolis sur tous leurs compagnons.
Fable du Hibou. LA FONT .
Ajoutons que la nymphe Thoosa sa mère n'avoit pas d'autre
enfant , et que Polyphème étoit fils unique.
O Cyclope , Cyclope ! où donc est ta raison ?
Ne ferois -tu pas mieux d'aller dans ta maison ,
A tes jeunes brebis , porter le vert feuillage ,
D'unir entr'eux les joncs pour presser le laitage.
Malheureux ton esprit égaré , hors de soi ,
Cherche au loin le bonheur , quand il est près de toi ;
Tu trouveras bientôt , à tes voeux moins rebelle ,
Une autre Galatée , et peut-être plus belle .
Dans l'ombre de la nuit , les Nymphes de ces bois ,
A leurs aimables jeux m'invitent quelquefois :
Quand je les suis , on rit , et la joie est extrême ;
Ainsi pour quelque chose on compte Poliphème.
Du Cyclope amoureux , tels étoient les accens.
Il trouvoit des secours plus doux et plus puissans
Auprès des doctes soeurs que le Permesse adore ,
Que s'il eût imploré l'art du dieu d'Epidaure.
O Cyclope , Cyclope ! où donc est ta raison ? Ce vers , pris
tout entier de Longepierre , est loin de rendre la belle image
du vers grec , πα τας φρένας εκπεποτασαι ; littéralement : ou
ta raison s'est- elle envolée ? Racine a bien mieux dit :
Par quel trouble me vois - je emporté loin de moi ?
Les bornes de cet article ne m'ont pas permis de relever
beaucoup d'autres incorrections , telles que les répétitions fré-
( ) Il y a effectivement dins le grec : « J
» tête et que l'a les deux jeds nflés , afia
» aussi , puisque je me chagrine bien moi. »
vais dire que j'ai mal à la
que ma mère se chagrine
Nn 2
564 MERCURE DE FRANCE ;
quentes des verbes venir , voir, wouloir , pouvoir ; et ces autres
répétitions métaphoriques , par lesquelles le traducteur s'est
peut-être imaginé rendre sa poésie plus riche , le lait ARGENTE
, les neiges d'ARGENT , le lys aufront d'ARGENT, et dans
les autres églogues te lys ARGENTE , la gerbe DORÉE , un beau
lit d'ARGENT , un lit d'or , un vase d'or , un réseau d'or , un
carquois d'or , une robe ARGENTÉE , des cheveux tombant en
boucles d'or , l'or de ses cheveux flotte au gré du zéphir ,
la vigne pliant sous l'or de ses raisins , etc. Cette richesse
apparente couvre un déficit réel . Lorsqu'un poète a le malheureux
don , comme un certain roi de Phrygie , de convertir
tout en argent , il tombe dans une véritable misère ; et au
milieu de ses prétendus trésors , il est à sec et à jeun comme
le roi Midas.
M. Didot soutient dans sa préface que les poètes anciens ne
doivent être traduits qu'en vers. Quoique j'adopte presque entièrement
son opinion , je me fais néanmoins un plaisir de
citer ici la traduction en prose de la même idylle par M. Geoffroi
, afin que le lecteur puisse juger quelle est celle des deux
traductions dans laquelle on reconnoît mieux Théocrite.
« Non , mon cher Nicias , il n'est point dans la nature de
remède plus sûr contre l'amour que le commerce des Muses ;
il n'en est point aussi de plus agréable , ni de plus doux ; mais
il n'est pas donné à tous les mortels de pouvoir en faire usage.
Tu le connois sans doute , ô Nicias , cet heureux secret , toi
le favori d'Esculape et l'élève chéri des neuf Soeurs ! L'antique
habitant de nos contrées , le cyclope Polyphème , sut aussi
employer ce remède avec succès , lorsque dès sa plus tendre
jeunesse , il aima la nymphe Galatée. Son amour n'étoit pas
ce sentiment doux et léger qui se joue parmi les fleurs ; c'étoit
un délire funeste , une noire fureur qui égaroit ses sens. Souvent
ses brebis abandonnées quittèrent les gras pâturages , et
revinrent seules à la bergerie , tandis qu'uniquement occupé
des attraits de Galatée , il languissoit étendu sur le rivage de
la mer , depuis le lever de l'aurore , soupirant du trait cruel
que la redoutable Vénus avoit enfoncé dans son coeur. Enfin,
il trouva un soulagement à sa peine aissis sur la cime d'un
rocher , les yeux tournés vers la mer ,
il exhaloit son amour
dans des chansons plaintives.
>> O Galatée ! plus blanche que le lait , plus douce qu'un
agneau , plus vive et plus folâtre qu'un jeune daim , mais plus
apre que le raisin verd , pourquoi ton coeur est-il sans pitié
pour l'amant qui t'adore ? Tu viens sur le rivage quand le
sommeil ferme ma paupière , et dès que je m'éveille , tu fuis
épouvantée , comme la brebis à la vue du loup ravisseur. Sans
JUIN 1806. 565
cesse je me rappelle le jour où tu vins avec ma mère cueillir
sur la montagne des feuilles d'hyacinthe ; c'étoit moi qui
vous conduisois : je te vis alors pour la première fois ; je te
vis , et je t'aimai . Depuis ce moment , je languis et je me
consume , sans que tu sois touchée de mes maux. Je sais
belle nymphe , je sais pourquoi tu me fuis : la nature , avec
un coeur tendre , m'a donné un air farouche qui alarme la
beauté timide ; mais si mes traits n'ont pas de quoi plaire ,
mes immenses troupeaux couvrent ces montagnes ; le lait le
plus exquis abonde toujours dans mes urnes ; mes clayons
sont toujours chargés des meilleurs fromages ; aucun cyclope
ne joue mieux que moi de la flûte , sur-tout lorsque je chante
mon amour et tes charmes , souvent jusqu'au milieu de la nuit.
Viens habiter ma grotte ; viens , tout ce que je possède est
à toi laisse les flots se briser contre le rivage , tu passeras
près de moi des nuits plus agréables. Ici , croissent les lauriers
et les myrtes ; ici , serpente le lierre obscur et la vigne aux
fruits dorés. Les neiges fondues sur le sommet de l'Etna font
couler ici une eau pure et fraîche , digne de désaltérer les
dieux même ; qui pourroit à ces avantages préférer le séjour
des eaux ? Si mon visage hérissé te deplaît , j'ai du bois dans
ma grotte ; un feu qui ne s'éteint jamais vit chez moi sous la
cendre ; tu brûleras cet épais sourcil qui ombrage mon front ;
tu brûleras cet oeil unique qui m'est plus cher que la vie ; tu
brûleras , si tu veux , jusqu'à mon ame ; je puis tout souffrir
de ta main. Que n'ai -je reçu de la nature le pouvoir de fendre
les eaux ! je pénétrerois jusqu'aux lieux qui te dérobent à ma
vue ; j'irois baiser ta belle main , si la bouche m'étoit refusée.
Je te porterois , en été , des lys dont tu effaces la blancheur ;
en hiver , des pavots dont les feuilles pourprées sont l'oracle
des amans. Mais si quelqu'étranger aborde sur ces rives , je suis
bien résolu d'apprendre à nager pour juger par moi-même
quel charme on trouve sous les eaux. Sors du sein de la mer ,
Ô Galatée ! viens t'asseoir sur ce rivage , et puisses-tu oublier ,
comme moi , de retourner dans ta grotte ! Trop heureux
ton amant , si tu veux partager avec lui les soins de son troupeau
, si ta main délicate ne dédaigne pas de traire ses brebis ,
et de presser ses laitages. »
« O Cyclope ! malheureux. Cyclope, où s'égarent tes esprits!
ne serois-tu pas plus sage de t'occuper à tresser le jonc pour
former des panniers et des corbeilles ? Songe à tes tendres
agneaux , va dépouiller , pour eux , les prés de l'herbe nouvelle
et l'arboisier de son jeune feuillage ! Jouis des avantages
qui se présentent ; pourquoi t'obstiner à poursuivre un
bien qui te fuit ? Ne peux-tu pas trouver une autre Galatée
3
566 MERCURE DE FRANCE ,
plus belle encore ? Combien de jeunes bergères ne m'invitent→
elles pas à folâtrer avec elles pendant la nuit ? Quelle joie
éclate dans leurs yeux , lorsque je parois me rendre à leurs
desirs ! Ce sont là sans doute des preuves que je ne suis pas né
pour éprouver des mépris. »
» Ainsi Polyphême charmant par ses chansons , ses cruels
ennemis , et tout les trésors de l'Univers n'auroient pu lui
procurer une plus douce consolation . »
Ici le prosateur est certainement plus poète que le versificateur
. Pour avoir une traduction parfaite de Théocryte , il
ne s'agiroit que de mettre des rimes à la prose de M. Geoffroi,
ou des vers aux rimes de M. Didot,
VARIÉTÉ S.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES.
--L'Institut avoit arrêté dans sa séance extraordinaire du 7
brumaire an 14 , de placer dans le nouveau local destiné à ses
séances publiques , la statue en marbre de S. M. l'EMPEREUR
et Roi. M. Rolland , sculpteur, membre de l'Institut , est chargé
de l'exécuter :
Il avoit été arrêté , dans la même séance , que l'Institut présenteroit
à S. M. une adresse de félicitation sur ses victoires,
La voici telle qu'elle a été rédigée par les bureaux réunis des
quatre classes.
Sire , transporté de reconnisosance autant que d'admiration
pour les nouveaux prodiges que la France doit à votre
courage et à votre génie , l'Institut vient demander à V. M.
qu'elle daigne lui permettre d'élever un monument public
et durable des sentimens dont il est pénétré ;
>> Il desire que votre statue décore la grande salle du palais
que V. M. vient de lui accorder .
>> Comme citoyens , comme Français , nous célébrons avec
tous nos compatriotes le restaurateur , le législateur , le défenseur
de l'Empire.
» Mais les membres de l'Institut doivent un hommage
JUIN 1806 . 567
particulier au prince qui encourage les sciences par son
exemple , les lettres par ses conseils , les arts par ses bienfaits ;
au général qui , au milieu du tumulte des armes , maintient
le repos dans les asiles consacrés à l'étude ; au guerrier dont
le bras puissant préserve les nations civilisées d'une nouvelle
irruption de l'ignorance et de la barbarie.
>> Nous disons plus , les hommes éclairés du monde entier
partage ce devoir avec nous ; ils vous rendent tous cet
hommage dans le coeur et nous envient le bonheur de le
rendre avec éclat.
>> C'est au milieu des images de nos grands écrivains et
de nos grands artistes , que nous voulons placer la vôtre.
Leurs mânes se plairont à l'y contempler. Plus heureux que
les sages de l'antiquité , leurs ouvrages ne seront ni détruits ,
ni mutilés ; le flambeau qu'ils ont allumé ne sera point éteint
par des barbares ; sa lumière se maintiendra toujours vive
et pure , et ce sera en grande partie au bonheur de vos armes
qu'ils seront redevables de la durée de leur gloire , et la postérité
de celle de leurs bienfaits.
>> Pour nous , foible émules , mais disciples fidèles de cos
grands hommes , la faveur que nous demandons aujourd'hui
à V. M. sera pour notre zèle un encouragement sans cesse
renaissant ; si l'aspect de ces inimitables modèles nous décourage
que quefois en nous rappellant trop combien nous avons
lieu d'envier leurs talens , le voire nous ranimera , en nous rapà
son tour combien ils nous eusent envié notre héros, ».
Fait à l'Institut , le 7 brumaire an 14.
Les présidens et secrétaires des quatre classes de l'Institut ,
Signés , DESFONTAINES , REGNAUD ( de Saint Jean - d'Angely) ,
DUTHEIL , MEHUL ,'présidens ; DELAMBRE , CUVIER,
SUARD , DACIER , LEBRETON , Secrétaires.
S. M. I. a rendu , le 8 juin , un décret relatif aux théâtres
de la capitale , à ceux des départemens , et aux entrepreneurs
des spectacles. Les principales dispositions en sont telles que.
nous les avons données dans le dernier numéro du Mercure ,
à l'exception cependant de celles qui concernent les auteurs.
Nous les rétablissons ici : 1 °. Les auteurs et les entrepreneurs
568 MERCURE DE FRANCE ,
seront libres de déterminer entr'eux , par des conventions mutuelles
, les rétributions dues aux premiers , par somme fixe ou
autrement ; 2°. les autorités locales veilleront strictement à l'exécution
de ces conventions ; 3° . les propriétaires d'ouvrages
dramatiques posthumes ont les mêmes droits que l'auteur ; et
les dispositions sur la propriété des auteurs et sur la durée ,
leur seront applicables , ainsi qu'il est dit au décret du 1º¹ germinal
an 13.
er
Cette semaine n'a produit aucune nouveauté dramatique
, au moins de celles qui méritent d'être consignées dans un
journal littéraire. Mais on nous promet de grands dédommagemens
pour la semaine prochaine. On annonce , à l'Académie
impériale de Musique , Paul et Virginie , ballet pantomime en
trois actes de M. Gardel ; la reprise de Castor et Pollux , opéra
de gentil Bernard , avec une nouvelle musique ; et enfin le
concert dans lequel on doit entendre la plus célèbre cantatrice
de l'Italie , Mad. Catalani , Mercredi sera , dit- on , le jour de
la première représentation de la Mort de Henri IV , tragédie .
de M. Legouvé , qui a vivement excité la curiosité publique ,
car depuis long-temps on ne peut plus se procurer de loges. Le
mêmejour on donnera , au théâtre Feydeau , Gabrielle d'Estrées .
La musique de ce nouvel opéra -comique est de M. Méhul,
Le Courrier des Spectacles annonce comme prochaine
la retraite de Mlle Raucourt et de Mlle Contat,
M. Palissot vient de recevoir de S. M. l'assurance d'une
pension de trois mille francs. Le plus connu de ses ouvrages ,
la Comédie des Philosophes , a été donnée pour la première
fois en 1760. Il est âgé de 76 ans,
-
On a mis en vente cette semaine , chez Firmin Didot et
le Normant , les Pensées de Nicole , précédées d'une Introduction
et d'une Notice sur la personne et sur les écrits , de
ce grand homme , par M. Mersan ( 1 ). Nous rendrons compte
de cet ouvrage.
-
François Devienne , âgé de quatorze ans et demi , fils
du compositeur de ce nom , s'est noyé samedi dernier , en
sortant imprudemment du bain établi près le pont des Arts,
(1 ) Un vol . in-18 . Prix : papier ordinaire , 60 c .; papier fia , 75
papier vélin , 2 fr.; grand papier vélin , 3 fr.
JUIN 1806.
569
Ce jeune homme étoit déjà l'appui de sa mère. M. Gillon ,
élève de Devienne , et ami de son malheureux fils , vient de
demander la permission de remplacer ce jeune homme ,
comme seconde flûte , au théâtre de l'Opéra -Buffa , en s'engageant
à remettre les appointemens à sa mère.
-On avoit cru que l'accouplement du zèbre femelle
avec l'âne ne pouvoit avoir lieu sans quelque supercherie ,
et Allaman rapporte , à cette occasion , qu'un riche anglais ,
qui voulut faire cette expérience , fut obligé de peindre un
âne pour y réussir et tromper ainsi le zèbre femelle. On
vient d'obtenir un nouvel exemple de cet accouplement au
Jardin des Plantes , sans cette précaution. Le zèbre femelle
s'est prêté avec beaucoup de complaisance , et l'on ne doute
pas qu'il n'ait été fécondé .
La société d'émulation de Rouen a choisi pour sujet
du prix qu'elle se propose de décerner dans sa séance publique
du 9 juin 1807 , l'éloge de Duquesne , né à Dieppe en 1610 ,
commandant des armées navales de France sous Louis XIV.
Le sujet pourra être traité en vers ou en prose , au choix des
auteurs. La société desire que les auteurs rappellent dans leur
ouvrage le souvenir du maréchal de Tourville , également
originaire de Normandie , et qu'ils établissent un parallèle
entre ces deux grands marins. Le prix sera sur une médaille
de la valeur de 300 fr.
-
;
"
Le mauvais temps nous a privés , lundi , du plaisir d'ob¬
server l'éclipse . Il m'étoit agréable en me souvenant d'avoir
observé celle du 25 juillet 1748 , d'observer encore celle
du 15 juin 1806 , et d'en calculer le même jour les résultats.
La première étoit annulaire en Écosse , et M. Lemonnier
mon illustre maître , y alla l'observer ; celle- ci a été totale à
Boston , et j'y aurois été , s'il n'y avoit pas dans ce pays-là des
astronomes qui ne la négligeront pas. Il n'y a pas eu d'éclipse
totale en France depuis 1724. Louis XV avoit du regret de
ne pouvoir jouir de ce singulier spectacle , et je mourrai avec
le même regret , car il n'y en aura pas en France de tout le
siècle. M. Duvaucel n'a pas étendu ses calculs plus loin.
Le Saint-Père m'ayant chargé de faire faire à Paris , les
570
MERCURE DE FRANCE ,
instrumens qui manquoient à son observatoire de Rome , je
viens d'y envoyer un cercle répétiteur de 20 pouces de diamètre
, fait par M. Bellet , qui contribue actuellement à soutenir
la réputation de la France pour les instrumens de mathématiques.
Ce cercle coûte 4500. fr. , mais on ne peut s'en
passer dans l'état de perfection où est portée l'astronomie , et
M. Calandrelli , qui a observé à Rome la parallaxe de la lyre ,
pourra s'en assurer mieux avec ce bel instrument, Benjamin
Bellet , né à Nyon , le 13 mars 1758 , demeure rue Saint-
Louis , près le Palais , n. 4. Il a accompagné M. Delambre
dans le grand travail de la méridienne , ce qui lui donne
l'avantage de bien connoître un instrument dont il a fait usage
long-temps avec notre plus habile astronome.
Je crois devoir avertir aussi les marins qu'il y a des cercles
de réflexion très-bien faits chez M. Jecker , rue des Douzę-
Portes , au Marais.
DELALANDE
.
- Il vient d'être construit dans la vallée suisse du Jardin
des Plantes , douze cabanes pour différentes espèces de singes
arrivées à la ménagerie. On y bâtit en outre un grand édifice
en pierres de taille , pour loger en plein air les grands
animaux de la ménagérie.
-
MODES
Du 20 juin. Avec les chapeaux de paille , le front est découvert
d'un côté , de l'autre , descendent de très-1 ngues mèches , roulées en tirebouchons
, s us une capote on n'apperçoit ni le front ni les yeux. Les
capotes se font chaque jour plus sillantes . Outre cela , aux capotes de
perkale , qui sont les capo es ar excellence , on adapte on tulle festonné ,
large de dux doigts . Sur les chape ux de paille , les bouquets les plus
communs sont composés de cinq à six sortes de fleurs , entr'autres de petits
oeillets , de réséda et de pi ds d'alouette. Les fleurs isolées , les plus
ordinaires , sont des roses de la saison . Telle est la diversité des goûts , et ,
par suite , la quantité de fle: rs concurrnment admises , que vous voyez
sur deux chape . ux qui se touchent , des renoncules et des ro-es On expose
depuis quelques jours , chez cuelques modi tes , des c potes à jour ,
de tissu paille blanche , ou plutôt sparterie , et soie b'anche. Le coë fures
en cheveux ne varient pas Des nattes par derrière , le rest lisse , quelquefois
des fleurs faisant demi- tour , les tempes dégagées , la nuqne rase
voilà le goût presque général. Les robes de parure se font à l'espagnole ,
en crêpe , avec des crevé , des fr. u-frou , en rubans de satin. Il y a beaucoup
de ces robes lilas . A la promenade , on voit beaucoup de péler nes
plissées. Les fiches unis , de moeline claire , les plus nouveaux , ont une
frisette à trois ou quatre rangs , qui monte fort haut . Cette-frisette ne va
pes par devant . Por der ière , les pointes du fichu , d'abord croisées ,
puis pouées , flottent en écharpe. Quelques robes de perkale ont de pes
JUIN 1806 .
571
tites basques autour de la taille , testonnées à dents de loup , et bordée
d'une trsade de co on .
Les schalls se portent à la main , pliés en huit.
NOUVELLES POLITIQUES.
Raguse , le 28 mai.
M. le général Lauriston , aide - de-camp de S. M. l'EMPERER
et Roi , parti de Spalatro à la tête de 6000 hommes , a
pris possession de notre ville le 26 mai. Les habitants ont vu
avec joie cette force protectrice qui les met à l'abri des
incursions dont ils étoient menacées par les Monténégrins :
Londres , 15 juin.
Le procès de lord Melville vient enfin de se terminer comme on s'y étoit
attendu , c'est -à - dire qu'il a é é acquitté à une très- grande majorité .
L'impatience d'entendre le jugement définitif d'une affaire aussi importante
, avoit rassemblé dans les salles de Westminster une foule beaucoup
plus grande que les jours précédens . Dès que la cour fut assemblée ,
le chancelier informa les lords qu'ils étoient réunis pour prononcer le jngement
du lord Melville . Sa seigneurie adressa alors la question sur le
premier article au plus jeune des barons , et successivement à tous les pairs ,
en terminant par S. A. R. le duc d'Yorck ( le prince de Galle étoit absent).
Après avoir recueilli toutes les voix , le lord chancelier donaa la sienne.
La question étoit posée de la manière suivante :
« Jean lord Brooke , Henry vicomte Melville est - il coupable ou non
» des crimes et raalvers tions dont il est accusé dans cet article ? -Réponse:
» Sur mon honneur , il n'est pas coupable . »
En donnant sa voix , le pair se tenoit debout , ct plaçoit , en s'inclinant ,
la main droite sur le coeur.
L'impeachment , présenté par les communes , contenoit les articles
suivans :
Premier article.- Henry , vicomte Melville , lorsqu'il étoit enpossession
de la charge de trésorier de la marine , et précédemment au 10 janvier 1786 ,
a frauduleusement et i légalement employé à son usage particel er 10,000
liv sterl. des fonds publics ; il a continué le même emploi illégitime de
cette somme de 10,000 liv . après la publication de l'acte pour le réglement
de la charge de trésorier. Lord Melville a déclaré dans la chambre des
communes , le 11 janvier 1805 , qu'il se croyoit obligė , par des motifs
dépendans de ses devo rs publics et de son honneur particulier , de ne
point révéler l'emploi de ces 10,000 liv. Cette conduite est une violation
de la loi , une infraction aux devoirs de sa charge , et une atteinte à la haute
confiance qui reposoit sur lui.
Deuxième article. Ledit Henry , vicomte Melville , de connivence
avec son payeur Alexandre Trotter , lui a permis de tirer de la barque
plusieurs sommes d'argent , pour tout autre emploi que le service de la
marine : c'est encore de concert avec ledit Alexandre Trotter , qu'il a fait
pla er ces sommes en son nom , chez des banquiers particuliers , MM.
Coutts et compagnie , soumis à son seul examen ; ce qui est contre les
statuts .
Troisième article. - Ledit Henry a frauduleusement et illégalement
permis que ledit Alexandre , après avoir placé cet argent chez des banquiers
particuliers , l'employât pour son compte et pour son avantage et
son intérêt particulier , ce qui a exposé la fortune de l'Eat à cuir de
de grans risques et à éprouver des pertes considéralles , et ce qui est
contre les règleinens ,
572
MERCURE DE FRANCE ,
Quatrième article. - Ledit Henry , de connivence avec ledit Alexanpre
, a placé dans les mains de Marck Sprott et d'autres , plusieurs sommes
provenant des fonds publics , qu'il a destinées ainsi à un autre emploi que
le service de la marine , pour son avantage particulier , et en contravention
aux règlemens .
- Cinquième article. Ledit Henry a pris sur les fonds publics une
somme de 10,000 liv. st. , qu'il a appliquée de même illégalement et frau- duleusement à son propre usage, en contravention aux règlemens.
- Sixième article . Ledit Henry a , pour son usage et ses vues particui
ères , reçu dudit Alexandre plusieurs sommes des fonds publics ,
fraude qu'il a cachée avec soin ; ces sommes ont été mêlées et confondues
avec les propres deniers dudit Alexandre , et portée sur ses registres , sous
l'indication de comptes courans du lord Melville ; lesquels registres
par une convention , datée du 18 et du 23 février 1803 , ont été déchirés
détraits et brûlés , ainsi que tous les autres titres , écrits , memorenda
, et ...... et cela pour empêcher qu'on ne découvrit les avances
faites sur les fonds publics par ledit Alexandre audit Henry , contre les réglemens
, statuts , etc....
---- Septième article. Parmi ces diverses avances , il en existe une de
22,000 liv . sterl ., sans intérêt , faite en partie sur les fonds publics , sɩ
illégale nent tirés de la banque , et en partie sur les fonds remis à Coutts ,
et dans lesquels il se trouve aussi une portion de deniers publics , et une
portion de ceux d'Alexandre Trotter , le tout mêlé et confondu sans aucune distinction .
Huitième article. -
-
Il existe une autre avance de 22,000 liv. sterl. ,
pour laquel ledit Henry est convenu de payer un intérêt .
Neuvième article.
Pendant la plus grande partie du temps où ledit
Alexandre a rempli la charge de payeur- général , il a fait gratuitement les
affaires du lord Meleville , comme son agent , et , de temps en temps , il
lui faisait des avances de 10 ou 20,000 liv. sterl . , qu'il prenoit sur les fonds
mêlés et placés sans distinction sur la maison Coutts , d'où il résulte que
ledit Henry a tiré un bénéfice illicite des deniers publics , et qu'en raison
de ces avances qui lui étoient faites , il a souffert que ledit Alexandre s'appropriât
une partie des même fonds et les employât à son usage et à son
profit. Tous ces faits étant une violation de la loi , et une atteinte aux
devoirs de sa charge , il s'ensuit que Henry , vicomte Melville , les
ayant permis ou y ayant pris part , est coupable du haut crime et de malversation
.
Dixième article ou article additionnel. - Entre le 1er janvier 1784
et le 5 janvier 1786 , ledit Henry a employé illégalement une somme de
20,000 liv. sterl. à un autre but que le service de la marine , et pour les
avantages et profits particuliers . Il a continué à faire le même usage de
cette somme , après l'acte de réglement pour la charge de trésorier de la
marine .
Toutes les voix ayant été recueillies sur le premier article , on ordonna
de rechef le silence , et la question fut posée de la même manière sur les
autres chefs d'accusation . Cette opération fut terminée à trois heures moins
un quart . Vers quatre heures , le dépouillement des voix étant fini , le lord
chancelier informa la cour que la majorité des lords avoit acquitté Henry ,
vicomte Melleville , de toutes les accusations contenues dans l'impéachment
porté par la chambre des communes.
Les lords retournèrent dans leur chambre , et le vicomte Melleville se
retira de son côté avec son conseil et ses amis; la santé et la joie régnoient
sur la figure du noble accusé. Le public accuellit le jugement avec de
grands témoignages de satisfaction ; et le lord Melleville reçut les féliciJUIN
1806. 573
•
tations d'un grand nombre de seigneurs qui s'empressoient autour de lui.
Voici le tableau des voix sur chacun des chefs d'accusation :
Sur le 1er. •
Coupable .
16.
Non.coupable.
· · 119. · • •
Majorité.
103.
· 56. · •
79.
23. · •
52. $3. 31. •
aucune .
4.
6€ • 48 .
toutes.
131.
87.
127.
39.
50. 85. · 35.
14.
121 . 107 .
9€
16.
12.
119.
123.
• 103.
III. ΙΟ
LL. AA. RR. les ducs d'Yorck , de Cumberland et de Cambdrige , et
S. A. le duc de Glocester votèrent de la même manière et déclarèrent tous
l'accusé non coupable ; et LL. AA. RR. les dues de Clarence , de Kent
et de Sussex , au contraire , le déclarèrent coupable, excepté sur le quatrième
article sur lequel ils se joignirent à la majorité qui l'acquittoit . Le
lord chancelier vota en général dans le même sens que les ducs de Clarence
, de Kent et de Sussex . Les pairs qui se firent le plus remarquer en
donnant leur voix contre l'accusé , quoiqu'avec quelques variations , furent
le comte Stanhope et les lords Lauderdale et Holland .
PARIS.
Lord Yarmouth est arrivé d'Angleterre à Paris.
-L'électeur de Hesse - Cassel est dangereusement malade.
S. M. a rendu le 11 de ce mois le décret suivant :
Titre Ier. De l'Organisation du Conseil d'Etat.
-
1. Conformément à l'arrêté du 7 fructidor an 8 , les conseillers
d'état continueront d'être distribués en service ordinaire
et en service extraordinaire.
2. La liste de l'un et l'autre service sera arrêté par S. M. le
premier de chaque trimestre.
3. Sur la liste du service ordinaire seront distingués ceux
des conseillers d'état qui feront partie d'une section , et ceux
que S. M. croira ne devoir attacher à aucune.
4. Il y aura au conseil d'état des maîtres des requêtes , dont
les fonctions sont ci-après déterminées.
5. Les maîtres des requêtes seront distribués en service ordinaire
et en service extraordinaire , suivant la liste qui sera arrê
tée par S. M. le premier de chaque trimestre.
6. Les maîtres des requêtes prendront séance au conseil
d'état après les conseillers d'état.
7. Ils feront le rapport de toutes les affaires contentieuses
sur lesquelles le conseil d'état prononce , de quelque manière
qu'il en soit saisi , à l'exception de celles qui concernent la
liquidation de la dette publique et les domaines nationaux ,
dont les rapports continueront d'être faits par les conseillers
d'état chargés de ces deux parties d'administration publique.
8. Les maîtres des requêtes pourront prendre part à la di.-
574 MERCURE DE FRANCE ,
cussion de toutes les affaires qui seront portées au conseil
d'état. Dans les affaires contentieuses la voix du rapporteur
sera comptée.
9. Les maîtres des requêtes auront pour costume l'habit
bleu avec les broderies pareilles à celles des conseillers d'état.
Ceux qui seront en activité auront un traitement équivalent
au cinquième de celui des conseillers d'état .
10. Les fonctions des maîtres des requêtes seront compatibles
avec toutes autres fonctions qui leur auroient été ou qui
leur seroient conférées par S. M.
11. L'arrêté du 10 germinal an 11 , qui institue des auditeurs
près les ministres et le conseil d'état , et qui règle
leurs fonctions , ainsi que tous les autres arrêtés et décrets les
concernant , sont maintenus. Ils seront comme les maîtres des
requêtes , distribués en service ordinaire et en service extraordinaire
.
12. Les auditeurs qui seront nommés à l'avenir n'assisteront aux
séances du conseil d'état , quand S. M. les présidera , qu'après
deux années d'exercice , et lorsque S. M. croira devoir leur
accorder cette distinction pour récompenser leur zèle.
Tit. II. Des attributions du Conseil d'Etat.
15. Le conseil d'état continuera d'exercer les fonctions qui
lui sont attribuées par les constitutions de l'Empire et par les
décrets impériaux.
14. Il connoîtra en outre , 1º . des affaires de haute police
administrative , lorsqu'el'es lui auront été renvoyées par ordre
de S. M.; 2° de toutes contestations ou demandes relatives soit
aux marchés passés avec les ministres , avec l'intendant de la
maison de l'EMPEREUR , ou en leur nom , soit aux travaux ou
fournitures faits pour le service de leurs départemens respectifs
, pour le service personnel de S. M. , ou celui des maisons
impériales ; 3 °. des décisions de la comptabilité nationale et
du conseil des prises .
Tit. III. De la haute police administrative.
-
15. Lorsque S. M. aura jugé convenable de faire examiner
par son conseil d'état la conduite de quelque fonctionnaire
inculpé , il sera procédé de la manière suivante :
16. Le rapport ou les dénonciations , et les pièces contenant
les faits qui donneront lieu à l'examen , seront renvoyés , par
les ordres de S. M. , soit directement , soit par l'intermédiaire
du grand - juge ministre de la justice , à une commission
composée du président de l'une des sections du conseil , et de
deux conseillers d'état.
17. Si la commission estime que l'inculpation n'est point
fondée , elle chargera son président d'en informer le grandjuge
ministre de la justice , qui en rendra compte à S. M.
JUIN 1806.
575
Si elle estime que celui dont elle a reçu ordre d'examiner la
conduite doit être préalablement entendu , elle en informera
le grand juge , lequel mandera le fonctionnaire inculpé , et
l'interrogera en présence de la commission . Il sera loisible aux
membres de la commission de faire des questions.
18. Un auditeur tiendra procès-verbal de l'interrogatoire
et des réponses.
19. Si la commission jugé avant l'interrogatoire , sur le vu
des pièces , ou après l'interrogatoire , que les faits dont il
s'agit doivent donner lieu à des poursuites juridiques ,
il en
sera rendu compte par écrit à S. M. , afin qu'elle donne au
grand-juge ministre de la justice l'ordre de faire exécuter les
lois de l'Etat.
20. Si la commission est d'avis que les fautes imputées ne
peuvent entraîner que la destitution ou des peines de discipline
et de correction , elle prendra les ordres de S. M. pour faire
son rapport au conseil d'état.
21. Dans le cours de l'instruction , l'inculpé pourra être
entendu , sur sa demande , ou par délibération du conseil d'état.
Il aura aussi la faculté de produire sa défense par écrit. Les
mémoires qui la contiendront seront signés par lui ou par un
avocat au conseil , et ne seront point imprimés .
22. Le conseil d'état pourra prononcer qu'il y a lieu à
réprimander , censurer , suspendre ou même destituer le fonctionnaire
inculpé.
23. La décision du conseil d'état sera soumise à l'approbation
de S. M. , dans la forme ordinaire .
Tit. IV . Des affaires contentieuses.
24. Il y aura une commission présidée par le grand-juge
ministre de la justice , et composée de six inaîtres des requêtes
et de six auditeurs.
25. Cette commission fera l'instruction , et préparera le
rapport de toutes les affaires contentieuses sur lesquelles le
conseil d'état aura à prononcer , soit que ces affaires soient
introduites sur le rapport d'un ministre , ou à la requête des
parties intéressées.
26. Dans le premier cas , les ministres feront remettre au
grand-juge , par un auditeur , tons les rapports relatifs aux
affaires contentieuses de leur département , ainsi que les pièces
à l'appui.
27. Dans le second cas , les requêtes des parties intéressées
et les pièces seront déposées au secrétariat - général du conseil
d'état , avec un inventaire dont il sera fait registre . Deux fois
par semaine , le secrétaire - général remettra au grand -juge
ministre de la justice , le bordereau des affaires.
28. Dans les deux cas , le grand-juge nommera pour chaque
576 MERCURE DE FRANCE ;
affaire un auditeur , lequel prendra les pièces et préparera
l'instruction.
29. Sur l'exposé de l'auditeur , le grand-juge ordonnera ,
s'il y a lieu , la communication aux parties intéressées , pour
répondre et fournir leurs défenses , dans le délai qui sera fixé
par le règlement. A l'expiration du délai il sera passé outre
au rapport.
30. Le rapport sera fait par l'auditeur à la commission . Les
maîtres des requêtes auront voix délibérative. La délibération
sera prise à la pluralité des voix. Le grand-juge aura voix prépondérante
en cas de partage.
31. Le grand-juge remettra à S. M. , chaque semaine , le
bordereau des affaires qui seront en état d'étre portées au
conseil d'état. Les rapports des ministres ou les requêtes des
parties , ainsi que les pièces à l'appui , seront remis par le
grand-juge au ministre secrétaire d'état , et par celui- ci au
secrétaire-général du conseil d'état , avec le nom du maître des
requêtes que S. M. aura désigné pour faire le rapport de
chaque affaire au conseil.
32. Le maître des requêtes prendra les pièces au secrétariatgénéral
, et ne pourra présenter au conseil - d'état que l'avis de
la commission.
Tit. V. Dispositions générales.
33. Il y aura des avocats au conseil , lesquels auront seuls le
droit de signer les mémoires et requêtes des parties en matière
contentieuse de toute nature.
54. S. M. nommera ces avocats sur une liste de candidats
qui lui sera présentée par le grand- juge ministre de la jus→
tice.
35. Le secrétaire-général du conseil d'état délivrera à qui
de droit , les expéditions des décisions et avis du conseil "
qui auront eu l'approbation de S. M. Les expéditions seront
exécutoires.
36- Il sera fait un règlement qui contiendra les dispositions
relatives à la forme de procéder.
— Par décret du même jour , S. M. a nommé maîtres des
requêtes :
En service ordinaire : MM. Portalis fils ; Chadelas , inspecteur
aux revues ; Vischer de Celles , auditeur ; Molé , auditeur
; Pasquier , magistrat ; Jannet, membre du corps législatif.
En service extraordinaire : MM. Chaban , préfet de la Dyle ;
Seguier , premierprésident de la cour d'appel de Paris; Mayneau-
Pancemont , premier président de la cour d'appel de
Nimes ; Chabrol , auditeur , premier président de la cour d'appel
d'Orléans ; Merlet , préfet de la Vendée .
:
2
(No. CCLVIII.)
( SAMEDI 28 JUIN 1806. )
DEP
!
DE
LA
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE
5.
"
LA DANSE ,
РОЕМ Е.
Fragment du Chant troisième.
(C'est Vestris qui parle.)
་ « C'EST par moi que la Danse
» A pris dans ma patrie une telle importance ,
» Que l'éducation ne peut plus s'en passer:
» On prépare au berceau les bambins à danser ;
» Avec les rudimens d'une aride science ,
>> On ne désolé pls les beaux jours de l'enfance ;
» Elle n'a plus cet air gauche et de mauvais ton
» Qu'on prend à fréquenter Sailuste et Cicéron;
» Libre enfin des Latins qu'on a mis à leur place,
» Elle forme ses pas et salue avec grace ;
» En entrant dans le monde, elle s'y fait chérir
>> Par le noble maintien qu'on lui fait acquérir ;
>> En sortant du maillot , sa force est déjà telle ,
» Que l'âge mûr renonce à danser devant elle;
» Les moeurs des premiers temps ne l'embarrassent plus
>> Elle ignore en quel lieu vivoit le roi Bélus
- Oo
SEINE
578 MERCURE DE FRANCE ,
» Ne connoft point Memphis , Babylone ou Carthage ;
» Elle ne sait point diré en quel étroit passage
Trois cents Léonidas se sont fait égorger ;
>> Mais elle sait chasser, assembler, dégager.
» Pour le dire en un mot , c'est dans toutes les classes
» Que la Danse a porté son adresse et ses graces .
» Le plus obscur faubourg recèle sous ses toits
>> Des talens qui pourroient m'égaler quelquefois.
» La Courtille , Chaillot , la Rapée et Corbeille ,
>> Fourmillent de danseurs dont on vante l'oreille.
>> On diroit des essaims d'artistes réunis ;
" Et le Pré Saint-Gervais a ses Bigotinis.
>> Par des troubles affreux la France déchirée ,
» Dans l'ardeur de danser ne s'est point modérée....
» D'élégans amateurs , nourris de mes leçons ,
» Font aujourd'hui la gloire et l'honneur des salons
>> Leurs pas récompensés par les faveurs des belles ,
» Les mènent triompher dans l'ombre des ruelles.
» Parmi ces beaux acteurs de la société ,
>> Trénis s'est fait un nem brillant et respecté.
» Il disoit aux beautés sur ses traces pressées :
» Mesdames, pour me voir, êtes- vous bien placées
» Avez-vous remarqué mon mollet sémillant,
» Ma jambe libertine et mon pied agaçanı ? »
J. BERCHOUX.
33
A MON FILS ,
Echappé comme par miracle à une maladie mortelle.
CONÇOIS- TU les transports de mon ame ravie ,
Quand des bras de la mort tu reviens à la vie ;
Quand un rayon céleste , aux portes du tombeau ,
De tes jours presqu'éteints rallume le flambeau ?
O mon fils , mon cher fils , quelle pure alégresse
Succède tout-à coup à la noire tristesse
Que déjà dans mon coeur suivoit le désespoir !
Je pourrai donc encore et t'entendre et te voir ,
Te presser sur mon sein , t'inonder de mes larmes,
De l'amour paternel savourer tous les charmes ;
Et , du Dieu qui te rend à mes ardens souhaite
Célébrer avec toi la gloire et les bienfaits !
j
JUIN 1806. 579
Etre infiniment bon , et suprême puissance,
Ta justice près d'elle a toujours la clémence ;
Et la voix du malheur , les sons du repentir
Montent jusqu'à ton trône , et savent te fléchir.
Oui , j'ose le penser, l'ardeur de ma prière ,
Les pleurs sur- tout , les pleurs de la plus tendre mère
Ont désarmé ton bras , déjà levé sur nous ,
Et t'ont fait révoquer l'arrêt de ton courroux,
Que dis- je ton courrronx ? Non , ta bonté suprême ,
Mème en nous châtiant fait voir qu'elle nous aime.
Dieu qui for mas mon coeur, tu ne saurois haïr.
C'est pour nous éprouver, et non pour nous punir,
Que ta main à regret sur nous appsaentie ,
Rend quelquefois si lourd le fardeau de la vie ;
Mais de ce poids cruel prompt à nous soulager,
Que ton emire est doux ! Que ton joug est léger !
Que le jour fortuné qui vient sécher nos larmes
A nos yeux éblouis fait éclater de charmes !
Tout d'un lustre nouveau frappe mes sens ravis
Quand j'apprends qu'à la mort vient d'échapper mon fils.
Du soleil vainement la flamme la plus pure
Pénétroit , échauffoit , fécondoit la nature ;
Vainement de la rose heureux libérateur
Le zéphyr du bouton a dégagé la fleur,
Et d'un baiser ravi d'une aile fugitive ,
Fait payer sa rançon à la belle captive ;
Vainement tout renaît , tout fleurit en ces lieux ,
Quand mon fils est mourant, tout est mort à mes yeux ;
Et la nature entière , au moment qu'il succombe
Me paroît avec lui s'engloutir dans la tombe.....
La tombe se referme , et les cieux sont ouverts .
Tout est bon , tout est beau dans ce vaste univers.
L'Optimiste a raison, et sa seule doctrine
Sait rendre un digne hommage à la bonté divine.
Le soleil presqu'éteint sous un nuage obscur ,
Eclatera bientôt plus brillant et plus par ;
Et les flots de la mer soulevés par l'orage
Rendent plus doux encore le calme du rivage.
Que du Nil débordé les vagues en fureur
Dans les champs du Delta promènent la terreur.
Colons , rassurez- vous : ce déluge est utile ,
Et le sol inondé sera le plus fertile .
Cependant , si mon fils m'avoit été ravi ....
Hé bien dans le tombeau ma douleur l'eût suivi ;
...
0 0 2
580 MERCURE DE FRANCE ,
Et , trompant du destin la sentence mor : elle ,
Je vivrois avec lui d'une vie éter elle.
Nos plaisirs les plus doux naissent de nos revers :
Tout est bon , tout est beau dans ce vaste univers.
ENIGM E.
Par M. A. J.
QUELQUEFOIS seule , et le plus souvent deux ,
Nous aidons au bes in , caressons le caprice :
Quand nous sommes en exercice ,
On a toujours sur nous les yeux.
Nous aimons la clarté , nous f yons les ténèbres;
Nous servons jeune et vieux , à regret la beauté ;
Et , malgré le défaut de la fragilité ,
Nos auteurs pour toujours se sont rendus célèbres .
Les savans de l'antiquité ,
Ont méconnu notre avantage ;
Mais nos secours et notre usage
Doivent passer à la postérité.
LOGOGRIPHE.
CINQ lettres font en tout le nom dont on m'appelle;
On est curieux de me voir,
Tant je suis beau , tant je suis belle ,
Mâle d'espèce, et de genre femelle.
Qui que je sois , si tu veux le savoir,
Lecteur, chorche´d'abord ma tête la première.
Rien de plus sérieux jamais ne t'occupa ;
'Il s'agit d'un voyage à faire
Jusques au bout du Monomotapa;
C'est-à-dire , de mainte liene.
Si pour t'en consoler tu reviens à ma queue,
Tu n'y verras plus que plaisirs ;
Sur-tout pour celui de la table ,
Les peuples du Levant , au gré de leurs desirs ,
Y trouvent un mets délectable.
Quant à mon tout , consulte un juge de renom ;
Prince et berger nous portons même nom .
CHARADE.
Mon premier doit touj urs être dur comme brique ,
Et mon second tenir son rang dans la musique.
De mon entier, lecteur, mets l'exemple en pratique.
Le mot de l'Enigine du dernier N° . est Clé.
Celui du Logogriphe est Cel , où l'on trouve cil
Celui de la Charade est Bon-net,
JUIN 1806. 581
Lettres de Mad. de Sévigné à sa fille et à ses amis , nouvelle
édition , mise dans un meilleur ordre , enrichie
d'éclaircissemens et de notes historiques , augmentée de
lettres , fragmens , notices sur Mad . de Sévigné et sur ses
amis , éloges et autres morceaux inédits ou peu connus ,
tant en prose qu'en vers ; par Ph. A. Grouvelle , ancien
ministre plénipotentiaire , ex-législateur et correspondant
de l'Institut national. Onze vol. in- 12 , ornés des portraits
de Mad. de Sévigné et de sa fille . Prix : 36 fr. et 48 fr.
Huit vol. in-8° . Prix : 48 fr . , et 60 fr. par la poste.
A Paris , chez Bossange, Masson et Besson, libraires , rue
de Tournon ; et le Normant , libraire , rue des Prêtres
Saint-Germain- l'Auxerrois , n°. 17.
-
Il n'y a pas de genre d'écrire dans lequel on ait plus souvent
occasion de s'exercer que dans le style épistolaire ; mais il n'y
en a pas non plus où l'exercice et le travail soient plus infruc<
tueux. Avec des soins et de l'étude on parvient à bien écrire
un mémoire , une relation ou même un morceau de littérature.
Les soins et l'étude n'apprennent point à faire des lettres.
C'est la nature seule qui sait les dicter , et elle ne le fait qu'en
faveur de ceux qu'elle a doués particulièrement. Il est trèscommun
d'écrire raisonnablement une lettre ; il est très-rare
d'y exceller : on convient assez que cet agréable talent est plus
souvent le partage des femmes que le nôtre , et elles doivent
cet avantage à la mobilité de leur imagination , à la fleur de
politesse et de grace qui les distingue , à cette sensibilité vive
qui , si elle n'est pas plus profonde que celle des hommes ,
s'éveille du moins plus souvent et plus vîte , sur-tout à ce
talent d'embellir des riens , qui donne tant de charme à leur
conversation ; car ce sont des riens qui composent ordinairement
tout le fonds d'une correspondance.
Depuis quelque temps on a publié un grand nombre de
lettres écrites par des femmes que les. graces de leur esprit
avoient rendues célèbres. Plusieurs de ces recueils ont été lus
avec plaisir ; mais il n'est venu à personne l'idée d'en com-
3
582 MERCURE DE FRANCE ,
parer aucun avec celui de Mad . de Sévigné . On peut demander
quelle est la cause d'une supériorité si marquée. En effet , le
style épistolaire ne paroît pas exiger ces qualités rares que la
nature n'accorde dans un siècle qu'à deux ou trois êtres privilégiés.
Il ne veut ni invention ni génie ; il lui suffit d'une
imagination vive et gracieuse , réunie à beaucoup d'esprit ,
et la nature n'est pas avare de ces dons à l'égard des femmes.
Il est rare sans doute qu'elles les possèdent à un degré aussi
éminent que Mad. de Sévigné ; mais puisqu'il s'en est trouvé
quelques - unes dont la conversation n'avoit pas moins de
charme que la sienne , pourquoi donc elle seule semble-t- elle
avoir eu le secret d'un style qui n'est autre chose que la conversation
écrite ?
Je sais qu'il n'y a pas de femme d'esprit qui ne se soit entendu
dire plus d'une fois qu'elle écrivoit comme Mad. de Sévigné ;
mais c'est une louange hyperbolique à laquelle celle même
qui en est l'objet n'attache pas une grande valeur , et on
avanceroit un paradoxe , si l'on disoit que ce compliment
a pu être quelquefois très-mérité. A la vérité il n'est pas impossible
qu'il se soit trouvé dans les différentes classes de la
société des femmes aussi heureusement nées que Mad. de Sévigné.
Elles auront peint leur petit cercle obscur d'une manière
aussi piquante que celle-ci a peint la cour de Louis XIV.
Elles auront été des Sévigné pour leur coterie ; et néanmoins
leurs lettres , véritables modèles du style épistolaire , forme-
-roient un recueil insipide pour le public.
Quel que soit donc le rare talent de Mad. de Sévigné , il est
juste de compter pour quelque chose le bonheur qu'elle a eu
de vivre dans le plus beau siècle de la France , et à la cour du
plus grand de ses monarques . Tout ce qui a rapport à cette
époque célèbre nous intéresse vivement ; mais nous sommes
surtout avides de ces petits faits qui peignent les caractères ,
de ces nuances fugitives de moeurs échappées au pinceau
de l'histoire . C'est - là ce qui prête tant d'intérêt à tous ces
Mémoires , où sont dévoilées les anecdotes secrètes , et toute
la vie privée des grands acteurs de ce temps-là . Or , ces Mémoires
, quelqu'impartialité qu'on leur suppose , par la seule
JUIN 1806. 583
raison que l'auteur les a destinés au public , peuvent être
soupçonnés d'embellir et d'altérer les faits. Quel plus vif intérêt
ne doivent donc pas inspirer les lettres d'une femme ornée de
tous les dons de l'esprit , qui , brillant dans une société choisie
et placée par conséquent à la source des détails les plus curieux ,
ne soupçonna jamais qu'elle écrivoit pour la postérité ! Ces
lettres nous introduisent dans le commerce intime des la
Rochefoucault , des Bussy , des la Fayette ; elles nous font
connoître jusqu'au ton de plaisanterie à la mode , jusqu'aux
manières de parler les plus usitées dans leurs conversations.
Elles nous présentent , pour ainsi dire , en deshabillé une foule
de personnages célèbres , que sans elle nous n'aurions jamais
vu qu'avec le costume imposant qui leur est donné dans l'histoire.
Enfin elles nous reportent à ces événemens fameux , à
ces beaux spectacles qui sont encore chaque jour l'entretien
de la postérité , depuis les hauts faits d'armes des Turenne et
des Condé , jusqu'à ces fêtes brillantes où la lyre de Racine
faisoit entendre ses plus beaux sons aux auditeurs les plus
dignes de les apprécier. Faut-il donc s'étonner si parmi tant de
chefs-d'oeuvre contemporains , Mad. de Sévigné est un des
auteurs qu'on affectionne le plus ? La première fois qu'on ouvre
ses lettres , on en dévore la lecture : on veut revenir ensuite
sur celles qui ont le plus intéressé , et sans qu'on y pense , on
les a bientôt toutes relues. En sorte qu'on peut appliquer à ce
charmant recueil ce que Mad. de Sévigné elle-même disoit
si ingénieusement des fables de La Fontaine, qu'elle comparoit
à un panier de cerises où l'on choisit d'abord les plus belles ,
et où l'on finit bientôt par tout prendre.
.
#
Je ne chercherai pas ici à entrer dans le secret de ce stile
si original et si simple , si naturel et si piquant. Je n'arrêterai
point l'attention du lecteur sur cette foule d'expressions
créées , qui peignent d'une manière si nette et si précise la
pensée de l'auteur , jusque dans ses nuances les plus délicates.
Cela a été fait par d'excellens littérateurs , et il ne me resteroit
qu'à les copier tout ce que je me propose , c'est d'exposer
les différences qui distinguent l'édition nouvelle de toutes
celles qui l'ont précédée.
584 MERCURE DE FRANCE ,
Elle contient peu de morceaux inédits ; mais elle en réunit
un assez grand nombre qui étoient peu connus , `et qui se
trouvoient dispersés dans différens volumes , dont plusieurs
sont très-rares. Elle joint à cet avantage celui de présenter les
lettres dans un ordre nouveau , et plus propre encore à les
faire valoir. Jusqu'ici on avoit formé des lettres de Mad, de
Sévigné à sa fille , un recueil séparé , et de là naissoit aux
yeux même de ceux pour qui cette lecture avoit le plus d'attrait
, un inconvénient assez grave. On connoît la rare tendresse
de Mad, de Sévigné pour sa fille. Toutes ses lettres respirent
cette espèce de passion. C'est elle qui y donne la chaleur et
la vie aux détails les plus arides. Toutefois quelqu'ingénieux
que soit l'amour maternel sous une plume si féconde, à varier
l'expression des sentimens qui l'agitent , il répand sur cette
longue correspondance une sorte d'uniformité , qui , dans une
lecture suivie , finissoit par fatiguer un peu. Grace au soin
qu'a pris le nouvel éditeur de ranger parmi ces lettres toutes
celles que Mad, de Sévigné adresse à ses amis , avec leurs réponses
, cette uniformité a presque entièrement disparu. Il
résulte un nouveau genre d'intérêt de cette variété de tons
et de styles qu'on se plaît à comparer entr'eux. Les lettres de
Bussy , de mesdames la Fayette et de Coulange ne sont point
déplacées parmi celles de leur amie ; mais on reconnoît avec
plaisir que celle-ci conserve toujours un avantage incontes→
table entre toutes ces personnes si distinguées par leur esprit.
On doit encore savoir gré à l'éditeur d'avoir donné place
dans sa collection à tout ce qui nous reste d'une famille , où les
talens et les graces sembloient héréditaires. Ainsi , après les
lettres de Mad, de Sévigné , on y lit celles de Mad. de Simiane
sa petite-fille ; on aime à y retrouver en partie ce bonheur
d'expression qui embellit les plus petites choses sous la plume
de son aïeule , et il ne leur manque que de rouler sur des
sujets plus intéressans pour y ressembler encore davantage.
On lira aussi avec beaucoup de plaisir une dissertation de
M. de Sévigné sur un passage d'Horace ; dissertation dont tout
le monde a entendu parler , et que très - peu de personnes
JUIN 1806. 585
ont eu occasion de lire. Il y est question du sens qu'il faut
donner au mot communia dans ces vers de l'Art poétique :
Difficile est propriè communia dicere : tuque
Rectius iliacum carmen deduces in actus
Quam si proferes ignota indictaque primus.
M. Dacier prétendoit que ce mot signifioit des caractères
nouveaux et inconnus : ceux que tout le monde a droit d'inventer
, mais qui sont encore dans les espaces imaginaires
jusqu'à ce qu'un premier occupant s'en empare; et il appuyoit
cette bizarre interprétation sur des citations plus bizarres encore
, appelant à son secours Démocrite , Platon , Quintilien ,
et même Cujas et Bartole. M. de Sévigné avoue qu'il n'a pas
Ju la plupart de ces grands auteurs ; mais il n'en combat pas
avec moins de hardiesse l'opinion du savant , et il oppose à
son érudition hors de propos des raisonnemens clairs , assaisonnés
souvent d'une ironie fine et piquante , quoique toujours
polie. Voici le sens qu'il donne aux trois vers cités : Il est diffi-
» cile de traîter d'une manière propre , convenable , des
>> sujets connus , et cependant on fera beaucoup mieux de les
» choisir , que d'en inventer. » Si l'on peut contester la justesse
de cette interprétation , il faut convenir du moins qu'elle
a beaucoup de vraisemblance , tandis que celle de Dacier ,
en dépit de toutes les autorités qu'il allègue , est évidemment
absurde. Sur quoi on remarquera en passant , sans prétendre
appliquer plus qu'il ne convient cette observation à un savant
qui a rendu de vrais services aux lettres , que lorsqu'un esprit
est décidément faux , l'étude et l'érudition ne servent qu'à le
fausser encore davantage. Condamné à ne jamais saisir le véritable
rapport des choses , ses erreurs se multiplient à propor
tion des idées nouvelles qu'il acquiert , et tout l'avantage qu'il
retirera de sa science , c'est qu'il aura cent mauvaises raisons
toutes prêtes pour soutenir une opinion erronée , là même où
auparavant il n'en auroit trouvé qu'une. C'est cette vérité
qui est exprimée dans ce vers devenu proverbe :
Un sot savant est sot , plus qu'un sot ignorant .
M. Grouvelle ne s'est pas borné aux additions dont je viens de
586 MERCURE DE FRANCE ,
rendre compte on sait que les éditeurs et commentateurs sètiennent
difficilement à cet égard dans une juste mesure , et
que dès qu'ils ont commencé à compiler , ils ne s'arrêtent
guère que lorsqu'ils ont transcrit jusqu'à la dernière ligne qui
a quelque rapport à leur auteur. M. Grouvelle a fait comme
tous ses confrères : il a trop enrichi son édition ; et j'avoue que
je ne sens pas bien la nécessité de ce ramas d'avertissemens ,
de sommaires , de préfaces , de citations et d'éloges qu'il faut
franchir avant d'arriver à Mad. de Sévigné. Excepté la notice
historique dont je parlerai tout à l'heure , je ne vois de bon
à lire au milieu de tout ce fatras que deux fragmens , d'ailleurs
très - connus , l'un de M. de La Harpe , et l'autre de
M. Suard ; mais puisque l'éditeur a su apprécier le mérite de
ces deux morceaux , comment a-t-il pu se décider à les faire
suivre d'un éloge qui remporta le prix à l'académie de Marseille
il y a trente ans ? On sait que c'étoit alors la mode de
ces sortes de discours , genre absolument faux où l'on prodigue
sans mesure et sans choix toutes les figures réservées à la haute
éloquence. C'est une chose curieuse de voir louer laborieusement
en deux points , et dans le style le plus emphatique et
le plus guindé , une femme dont les lettres tirent tout leur
prix d'un naturel aimable et facile , et qui ne soupçonna
jamais le travail pénible de la composition. Tous les grands
mouvemens oratoires qu'on pourroit employer dans l'oraison
funèbre d'un héros , qui ont besoin d'être justifiés par l'égarement
d'une douleur vive et récente , et qui sont ridicules
quand ils ne sont pas pathétiques , les apostrophes , les
prosopopées sont prodigués dans cette pièce. L'auteur s'y
adresse à la fille , aux amis de Mad. de Sévigné. « O vous qui
» étiez ses contemporains , ses amis , o vous qui étiez
» sa fille , etc. » Il interpelle les choses inanimées. « Livri , les
» Rochers , bois agréables , solitudes charmantes , quel plaisir
» elle goûtoit en vous parcourant , etc. » Enfin il invoque
Mad. de Sévigné elle-même : « Eh ! qu'aviez -vous à craindre
» femme illustre ? La postérité a consacré presque tous vos
» jugemens. » Et ailleurs immédiatement après avoir cité ce
qu'elle écrit à sa fille de ce ton enjoué et plein de graces qu'on
lui connoît : « Je vais renouveler un bail de santé. Vous pourrez
JUIN 1806. 587
» encore m'appeler votre bellissima madre. » « Vous appeler
» belle ? s'écrie ce panégyriste. Ah ! mère incomparable ,
>> c'étoit la moindre de vos prérogatives. » Il me semble que
cette exclamation si sérieuse à-propos d'une plaisanterie est
d'un effet vraiment burlesque . Ce qu'il y a de singulier , c'est
que ce langage boursouflé est celui d'une femme , et d'une
femme d'esprit qui auroit sans doute apprécié Mad. de Sévigné
´dans un style plus dig ne d'elle , si elle eût voulu un moment
oublier qu'elle écrivoit pour une académie , et qu'on ne pouvoit
prod iguer trop d'éloquence pour séduire les beaux esprits
'de Marseille.
Si l'éditeur , ainsi qu'il l'assure , n'avoit d'autre but en
compilant tant d'éloges divers , que de faire mieux connoître
Mad. de Sévigné , et non d'enfler le volume , comme bien des
lecteurs s'obstineront à le croire , il me semble qu'il devoit se
borner aux réflexions de M. l'abbé de Vauxcelles , qu'il a
reléguées on ne sait pourquoi , dans le dernier tome de la
collection . Ce morceau placé à la tête d'une autre édition qui
parut , il y a quelques années , est l'un des meilleurs d'un
écrivain qui a peu produit , mais que le naturel et lès graces
de son stile avoient fait surnommer par M. de La Harpe le
Lafontaine de la prose. Il semble que , pour louer Mad. de
Sévigné , il lui ait emprunté sa plume . Comme elle , il cause
avec son lecteur ; comme elle , il se permet volontiers toutes
les digressions qui se trouvent sous sa main , et il pourroit
dire de lui , ce qu'elle disoit d'elle -même : mcs pensées , ma
plume, mon encre , tout vole. Je ne citerai rien de ces réflexions
, parce qu'il y auroit trop à citer. L'auteur étoit âgé
quand il les écrivit ; si on ne le savoit pas , on le devineroit
aisément , au plaisir qu'il trouve à parler , quelquefois un peu
longuement , de ses impressions et de ses souvenirs , et aussi
parce que pour s'être si bien pénétré de l'esprit de Mad. de
Sévigné , il falloit en avoir fait long - temps une lecture
assidue , et avoir pour ainsi dire passé sa vie avec elle .
Il me reste à parler de la notice historique écrite par l'éditeur
lui-même ; car on devine bien qu'il ne s'est pas refusé le
plaisir de composer une notice. Jamais on n'en écrivit tant
584 MERCURE DE FRANCE ,
Elle contient peu de morceaux inédits ; mais elle en réunit
un assez grand nombre qui étoient peu connus , `et qui se
trouvoient dispersés dans différens volumes , dont plusieurs
sont très-rares. Elle joint à cet avantage celui de présenter les
lettres dans un ordre nouveau , et plus propre encore à les
faire valoir. Jusqu'ici on avoit formé des lettres de Mad, de
Sévigné à sa fille , un recueil séparé , et de là naissoit aux
yeux même de ceux pour qui cette lecture avoit le plus d'attrait
, un inconvénient assez grave. On connoît la rare tendresse
de Mad, de Sévigné pour sa fille . Toutes ses lettres respirent
cette espèce de passion. C'est elle qui y donne la chaleur et
la vie aux détails les plus arides. Toutefois quelqu'ingénieux
que soit l'amour maternel sous une plume si féconde, à varier
l'expression des sentimens qui l'agitent , il répand sur cette
longue correspondance une sorte d'uniformité , qui , dans une
lecture suivie , finissoit par fatiguer un peu. Grace au soin
qu'a pris le nouvel éditeur de ranger parmi ces lettres toutes
celles que Mad. de Sévigné adresse à ses amis , avec leurs réponses
, cette uniformité a presque entièrement disparu. Il
résulte un nouveau genre d'intérêt de cette variété de tons
et de styles qu'on se plaît à comparer entr'eux, Les lettres de
Bussy , de mesdames la Fayette et de Coulange ne sont point
déplacées parmi celles de leur amie ; mais on reconnoît avec
plaisir que celle-ci conserve toujours un avantage incontes→
table entre toutes ces personnes si distinguées par leur esprit.
On doit encore savoir gré à l'éditeur d'avoir donné place
dans sa collection à tout ce qui nous reste d'une famille , où les
talens et les graces sembloient héréditaires. Ainsi , après les
lettres de Mad, de Sévigné , on y lit celles de Mad. de Simiane
sa petite-fille ; on aime à y retrouver en partie ce bonheur
d'expression qui embellit les plus petites choses sous la plume
de son aïeule , et il ne leur manque que de rouler sur des
sujets plus intéressans pour y ressembler encore davantage.
On lira aussi avec beaucoup de plaisir une dissertation de
M. de Sévigné sur un passage d'Horace ; dissertation dont tout
le monde a entendu parler , et que très-peu de personnes
JUIN 1806. 585
ont eu occasion de lire. Il y est question du sens qu'il faut
donner au mot communia dans ces vers de l'Art poétique :
Difficile est propriè communia dicere : tuque
Rectius iliacum carmen deduces in actus
Quam si proferes ignota indictaque primus.
M. Dacier prétendoit que ce mot signifioit des caractères
nouveaux et inconnus : ceux que tout le monde a droit d'inventer
, mais qui sont encore dans les espaces imaginaires
jusqu'à ce qu'un premier occupant s'en empare; et il appuyoit
cette bizarre interprétation sur des citations plus bizarres encore
, appelant à son secours Démocrite , Platon , Quintilien ,
et même Cujas et Bartole. M. de Sévigné avoue qu'il n'a pas
lu la plupart de ces grands auteurs ; mais il n'en combat pas
avec moins de hardiesse l'opinion du savant , et il oppose à
son érudition hors de propos des raisonnemens clairs , assaisonnés
souvent d'une ironie fine et piquante , quoique toujours
polie. Voici le sens qu'il donne aux trois vers cités : Il est diffi-
» cile de traîter d'une manière propre , convenable , des
» sujets connus , et cependant on fera beaucoup mieux de les
» choisir , que d'en inventer. » Si l'on peut contester la justesse
de cette interprétation , il faut convenir du moins qu'elle
a beaucoup de vraisemblance , tandis que celle de Dacier ,
en dépit de toutes les autorités qu'il allègue , est évidemment
absurde. Sur quoi on remarquera en passant , sans prétendre
appliquer plus qu'il ne convient cette observation à un savant
qui a rendu de vrais services aux lettres , que lorsqu'un esprit
est décidément faux , l'étude et l'érudition ne servent qu'à le
fausser encore davantage. Condamné à ne jamais saisir le véritable
rapport des choses , ses erreurs se multiplient à propor
tion des idées nouvelles qu'il acquiert , et tout l'avantage qu'il
retirera de sa science , c'est qu'il aura cent mauvaises raisons
toutes prêtes pour soutenir une opinion erronée , là même où
auparavant il n'en auroit trouvé qu'une. C'est cette vérité
qui est exprimée dans ce vers devenu proverbe :
Un sot savant est sot , plus qu'un sot ignorant.
M. Grouvelle ne s'est pas borné aux additions dont je viens de
586 MERCURE
DE FRANCE
,
rendre compte : on sait que les éditeurs et commentateurs sètiennent
difficilement à cet égard dans une juste mesure , et
que dès qu'ils ont commencé à compiler , ils ne s'arrêtent
guère que lorsqu'ils ont transcrit jusqu'à la dernière ligne qui
a quelque rapport à leur auteur. M. Grouvelle a fait comme
tous ses confrères : il a trop enrichi son édition ; et j'avoue que
je ne sens pas bien la nécessité de ce ramas d'avertissemens
de sommaires , de préfaces , de citations et d'éloges qu'il faut
franchir avant d'arriver à Mad. de Sévigné. Excepté la notice
historique dont je parlerai tout à l'heure , je ne vois de bon
à lire au milieu de tout ce fatras que deux fragmens , d'ailleurs
très - connus , l'un de M. de La Harpe , et l'autre de
M. Suard ; mais puisque l'éditeur a su apprécier le mérite de
ces deux morceaux , comment a-t-il pu se décider à les faire
suivre d'un éloge qui remporta le prix à l'académie de Marseille
il y a trente ans ? On sait que c'étoit alors la mode de
ces sortes de discours , genre absolument faux où l'on prodigue
sans mesure et sans choix toutes les figures réservées à la haute
éloquence. C'est une chose curieuse de voir louer laborieusement
en deux points , et dans le style le plus emphatique et
le plus guindé , une femme dont les lettres tirent tout leur
prix d'un naturel aimable et facile , et qui ne soupçonna
jamais le travail pénible de la composition. Tous les grands
mouvemens oratoires qu'on pourroit employer dans l'oraison
funèbre d'un héros , qui ont besoin d'être justifiés par l'égarement
d'une douleur vive et récente , et qui sont ridicules
quand ils ne sont pas pathétiques , les apostrophes , les
prosopopées sont prodigués dans cette pièce. L'auteur s'y
adresse à la fille , aux amis de Mad. de Sévigné. « O vous qui
» étiez ses contemporains , ses amis , o vous qui étiez
» sa fille , etc. » Il interpelle les choses inanimées. « Livri , les
>> Rochers , bois agréables , solitudes charmantes , quel plaisir
» elle goûtoit en vous parcourant , etc. » Enfin il invoque
Mad. de Sévigné elle-même : « Eh ! qu'aviez -vous à craindre
» femme illustre ? La postérité a consacré presque tous vos
» jugemens. » Et ailleurs immédiatement après avoir cité ce
qu'elle écrit à sa fille de ce ton enjoué et plein de graces qu'on
lui connoît : « Je vais renouveler un bail de santé. Vous pourrez
་
JUIN 1806. 587
» encore m'appeler votre bellissima madre. » « Vous appeler
» belle ? s'écrie ce panégyriste. Ah ! mère incomparable ,
>> c'étoit la moindre de vos prérogatives. » Il me semble que
cette exclamation si sérieuse à-propos d'une plaisanterie est
d'un effet vraiment burlesque. Ce qu'il y a de singulier , c'est
que ce langage boursouflé est celui d'une femme , et d'une
femme d'esprit qui auroit sans doute apprécié Mad. de Sévigné
´dans un style plus dig ne d'elle , si elle eût voulu un moment
oublier qu'elle écrivoit pour une académie , et qu'on ne pouvoit
prod iguer trop d'éloquence pour séduire les beaux esprits
'de Marseille.
Si l'éditeur , ainsi qu'il l'assure , n'avoit d'autre but en
compilant tant d'éloges divers , que de faire mieux connoître
Mad. de Sévigné , et non d'enfler le volume , comme bien des
lecteurs s'obstineront à le croire , il me semble qu'il devoit se
borner aux réflexions de M. l'abbé de Vauxcelles , qu'il a
reléguées on ne sait pourquoi , dans le dernier tome de la
collection. Ce morceau placé à la tête d'une autre édition qui
parut , il y a quelques années , est l'un des meilleurs d'un
écrivain qui a peu produit , mais que le naturel et lès graces
´de son stile avoient fait surnommer par M. de La Harpe le
Lafontaine de la prose. Il semble que , pour louer Mad. de
Sévigné , il lui ait emprunté sa plume. Comme elle , il cause
avec son lecteur ; comme elle , il se permet volontiers toutes
les digressions qui se trouvent sous sa main , et il pourroit
dire de lui , ce qu'elle disoit d'elle-même : mes pensées , ma
plume , mon encre , tout vole. Je ne citerai rien de ces réflexions
, parce qu'il y auroit trop à citer. L'auteur étoit âgé
quand il les écrivit ; si on ne le savoit pas , on le devineroit
aisément , au plaisir qu'il trouve à parler , quelquefois un peu
longuement , de ses impressions et de ses souvenirs , et aussi
parce que pour s'être si bien pénétré de l'esprit de Mad . de
Sévigné , il falloit en avoir fait long - temps une lecture
assidue , et avoir pour ainsi dire passé sa vie avec elle .
Il me reste à parler de la notice historique écrite par l'éditeur
lui-même ; car on devine bien qu'il ne s'est pas refusé le
plaisir de composer une notice. Jamais on n'en écrivit tant
588 MERCURE DE FRANCE ;
que depuis quelques années. On met ainsi son style sous la
protection d'un nom célèbre , et l'on se flatte d'arriver avec
lui à la postérité. Par ce moyen l'on devient auteur sans beaucoup
de frais , de travail ni de talent. Quoique le style de
M. Grouvelle annonce trop l'école dont il a adopté les principes
, quoiqu'il soit souvent défiguré par les métaphores
scientifiques et le néologisme , cependant sa notice , grace à
l'intérêt du sujet , se fait lire avec plaisir. Mais pourquoi ne
se borne-t-il pas à raconter ? Pourquoi va-t-il se perdre sans
nécessité , dans un étrange système sur les idées religieuses de
Mad. de Sévigné ? Il paroît que M. Grouvelle a une manière
de penser très-indépendante par rapport à la religion : je ne
veux pas lui contester l'excellence de sa philosophie ; mais
enfin ce ne sont pas dans ce cas - ci les opinions de M. Grouvelle
, ce sont celles de Mad . de Sévigné que le lecteur seroit
curieux de connoître ; mais , comme le dit Boileau ,
Souvent , sans le savoir , un écrivain qui s'aime ,
Forme tous ses héros semblables à soi - même.
Il y a long-temps que l'on cause et qu'on écrit sur Mad. de
Sévigné. On a dû par conséquent énoncer à son sujet plus
d'une opinion bien folle ; mais je ne crois pas qu'il fût encore
venu dans la tête de personne d'en faire un espritfort. Voilà
pourtant comme M. Grouvelle nous la représente. Et sur
quoi fonde-t-il ce beau paradoxe ? C'est que je ne sais quel
auteur calviniste paroít tenté de la placer sur la liste des siens.
C'est qu'elle se moque des superstitions populaires , c'est
qu'elle regrette quelque part de ne pouvoir devenir dévote.
Comme si une excellente mère , une tendre amie , une femme
irréprochable dans ses moeurs , qui remplit constamment tous
ses devoirs de piété , qui professe dans toute occasion la soumission
la plus entière à la Providence , ne devoit pas être regardée
comme très-religieuse ; comme si ses plaintes même de ne
pouvoir devenir assez dévote n'annonçoient pas une défiance
de soi-même qui caractérise la vraie piété.
M. Grouvelle ne raisonne pas mieux quand il veut prouver
qu'elle ne loue Louis XIV que par une précaution oratoire,
JUIN 1806. 586
et
afin que ces éloges servent de passe-port aux lettres dont
le secret étoit alors peu respecté . Je sais bien que l'éditeur
en sa qualité de philosophe , doit faire peu de cas de Louis XIV.
Mais alors on n'étoit pas si éclairé qu'aujourd'hui ,
Mad. de Sévigné , en admirant le monarque , partageoit un
travers universel . M. Grouvelle a-t-il donc oublié l'exclamation
qui lui échappa un jour que Louis XIV venoit de
danser un menuet avec elle ? « Il faut avouer que le roi est un
» grand prince , » et la réponse maligne de Bussy : « Il n'en
» faut pas douter après ce qu'il vient de faire pour vous. » Il
se garde bien de rappeler cette petite anecdote : il auroit cru
par-là dégrader son héroïne. Pour moi , qui aime aussi
Mad. de Sévigné , je crois faire mieux en essayant de la justifier.
Ce mot , qui peut choquer beaucoup un philosophe ,
ne lui fait aucun tort à mes yeux. Elle avoit l'imagination
frappée des grandes choses qu'avoient faites Louis XIV , de
sa puissance , de la splendeur de son règne : elle reçoit de lui
une distinction flatteuse ; elle ne contient pas sa reconnoissance
et sa joie. Tout autre eût senti le même mouvement de
vanité , mais l'eût mieux caché peut-être : pour elle , elle ne
sait pas déguiser ses impressions. C'est un petit ridicule , si l'on
veut ; mais il tient à une si bonne qualité , qu'on seroit presque
fâché qu'elle en eût été exempte.
Il faut lui pardonner de même l'espèce d'orgueil que lui
inspire l'antiquité de sa maison , ainsi que ses fréquentes
exclamations sur la beauté du nom de Grignan , sur son royal
cháteau , etc.; car , c'est en vain que M. Grouvelle se travaille
à la justifier sur cet article. Mais a-t-elle donc tant besoin
de l'être , et ses travers sont-ils si condamnables ? Sans
doute aujourd'hui que la révolution a trop bien démontré la
vanité des titres et des grandeurs de convention , il y auroit de
la petitesse à tirer vanité de quelques parchemins ; mais à
l'époque où vivoit Mad. de Sévigné , c'étoit un avantage réel de
compter une longue suite d'aïeux. On ne blâme aujourd'hui
personne de faire quelque cas des richesses qui sont aussi
un don du hasard , parce qu'elles procurent des avantages
très-réels : on étoit donc alors bien excusable de s'applaudir
590 MERCURE DE FRANCE ;
de sa noblesse, qui procuroit tant de priviléges et de distinc
tions flatteuses.
Mad. de Sévigné fait partager à peu de lecteurs l'enthou→
siasme que sa fille lui inspire. Ils ne peuvent croire à tous les
éloges qu'elle lui prodigue : ils n'aiment pas cette force d'ame
qui fait si courageusement supporter à Mad. de Grignan une sé- ì
paration à laquelle sa mère ne peut s'habituer. En un mot , elle
leur paroît trop philosophe. M. Grouvelle prend en main sa ›
cause : il s'attache à démontrer qu'elle sentoit comme elle le devoit
, le bonheur d'avoir une mère comme la sienne , et je suis
très-disposé à penser comme lui à cet égard. Mais ses raison- ;
nemens pour prouver qu'elle réunissoit à mille qualités louables
, celles qu'il paroît préférer à toutes les autres , ne me
semblent pas aussi heureux. Il va déterrer une ancienne édition
où il est dit , dans une note de la préface , que les lettres de
Mad. de Grignan furent brûlées en 1734 , et sacrifiées à un
scrupule de dévotion. De ce seul mot il conclut sans hésiter
que Mad. de Grignan pensoit très- librement sur la religion.;
Il prétend fortifier cette assertion en disant que sa mèrelui
parle souvent de conversion , ce que j'avoue n'avoir remarqué
nulle part. Il ne fait pas attention qu'il se contredit ainsi .
lui-même , et que si Mad. de Sévigné engage sa fille à se convertir
, elle n'est donc pas aussi philosophe elle-même qu'il¹
a voulu nous le persuader. Mais quel est donc son but en nous
donnant la mère et la fille pour des esprits forts? Croit-il les
rendre plus intéressantes ? La confiance dans la Providence, la
crainte d'un Dieu rémunérateur et vengeur, déparent- elles les
femmes à ses yeux , et ne sait- il pas qu'une piété douce et
affectueuse , ne reposât- elle que sur des illusions , seroit toujours
en elles un charme de plus , et le garant le plus sûr de
la sainteté de leurs moeurs et de la sensibilité de leur ame ?
N'est-il pas à craindre que celle qui discute trop librement
une croyance qu'on lui avoit appris à respecter , ne finisse par
mettre tout en problème , et par se demander si la fidélité ,
si la soumission et l'attachement sans bornes qu'elle a promis
à son époux ne seroient pas aussi des illusions ?
Allons plus loin , et ne craignons pas d'ajouter que la phi-
3
JUIN 1806: 5g
1
losophie , même en prenant ce mot dans son véritable sens ,
ne doit pas être approfondie par les femmes. Une étude qui
apprend à connoître tous les ressorts secrets qui nous font
agir, toutes les passions honteuses , toutes les misères qui nous
dominent , finit tôt ou tard par dessécher un peu le coeur.
Cette triste science peut être nécessaire aux hommes : il leur
importe de bien connoître ceux avec qui ils sont continuellement
en rapport , et une partie de leurs vertus consiste dans
une juste appréciation des choses. Toutes les vertus des femmes
sont en sentiment ; ce qu'il faut entretenir chez elles , c'est ce
précieux instinct qui leur fait chérir leurs devoirs ; ce sont
même ces illusions heureuses et cette inexpérience , gages
certains de la bonté de leur ame , et qu'elles ne perdent guère
qu'avec leurs vertus. En effet ce n'est pas en sond ant les replis
du coeur humain , en reconnoissant, comme on nous l'assure,
que l'intérêt personnel et l'amour du plaisir sont les seuls
principes et la seule règle de nos affections , qu'elles apprendroient
à devenir épouses fidelles et tendres mères. Que
M. Grouvelle soit donc philosophe tant qu'il voudra ; mais
qu'il laisse Mad. de Sévigné n'être que femme ; car c'est
parce que son style comme ses moeurs portèrent toujours l'empreinte
de son sexe , que ses écrits et sa mémoire sont également
chers à la postérité.
Il étoit de mon devoir de réfuter les paradoxes de M. Grou
velle ; mais cela ne m'empêche pas de rendre justice à l'utilité
de son travail , ou plutôt c'est précisément parce que cette
édition sera préférée à toutes les autres , que j'ai cru devoir
m'efforcer de prémunir les lecteurs contre les opinions fausses ,
qu'il semble avoir pris à tâche d'y semer , toutes les fois qu'ik
en a trouvé l'occasion.
C.
592 MERCURE DE FRANCE ,
Lina , ou les Enfans du ministre Albert; par Joseph Droz.
Un vol . in-8°. Prix : 5 fr. , et 6 fr. par la poste. A Paris ,
chez Fain , imprimeur -libraire , rue Saint - Hyacinte , et
le Normant , libraire , rue des Prêtres Saint - Germainl'Auxerrois
, n°. 17.
PUISQUE le public est accablé de romans , il faut bien en
parler ; pour en parler, il faut les lire; et pour les lire , il faut
s'exposer à dévorer bien des ennuis , dont la critique sait heu
reusement tirer la plus douce et la plus utile des vengeances.
2
Il y a différentes sortes de romans qu'il ne faut pas confondre :
le roman de caractère , qui a la prétention d'instruire ; le roman
d'imagination , qui ne veut qu'amuser ; et le roman historique
qui se flatte de faire l'un et l'autre , et qui séduit quelquefois
ceux qui ne veulent pas goûter l histoire , à-peu-près comme
une liqueur doucereuse et falsifiée , obtient la préférence sur
un vin généreux. Le roman de caractère se trouve à la tête de
ces trois espèces d'un même genre , parce qu'il approche le
plus de 1 histoire. Celle -ci puise son sujet dans les événemens
passés , l'autre le prend dans le coeur de l'homme , source
féconde de tous les événemens à venir ; il les révélé comme
à l'avance , et l'histoire les confirme. L'auteur d'un roman
de caractère est donc obligé de ne rien écrire qui ne soit conforme
à la nature de l'homme , et , s'il ne peint pas fidellement
ses passions et les aventures qu'elles peuvent produire , il
manque à la vérité , comme l'historien lorsqu'il altère les faits
qu'il
s'est chargé de raconter. Nous allons faire l application
de ce principe au roman de M. Droz , et nous verrons s il en
soutiendra l'épreuve.
.
Le ministre Albert , habitant de Vevins en Suisse , vivoit
paisiblement avec son fils Charles , jeune homme d'un caractère
ardent , et avec sa nièce Lina , jeune fille d'une humeur
fort douce et très-sensible. Il avoit établi depuis peu de temps ,
à dix lieues de Vevins , sa fille Cécile avec un honnête homme
appelé Verner. Ce vieillard étoit content de son état , de sa fortune
, de sa famille et de ses amis : il comptoit au nombre de
ceux-ci M. de Veimar , qu'il avoit reçu chez lui , avec son fils
Adolphe , dans le temps de l'émigration ; tous deux étoient
rentrés en France, et ils avoient recouvré leur fortune. C'est par
la correspondance écrite de tous ces personnages , et particulièrement
par celle de Charles et d'Adolphe , que l'auteur
nous instruit de leur histoire.
Le ministre protestant est un bon père de roman qui ne souhaite
JUIN 1806.
EINE
DE
L
haite
que
de rendre
heureux
tout
ce qui
l'entonres
, mais
uf
he sait
pas ce qui
convient
pour
arriver
à ce but
if
le dessein
secret
d'unir
un jour
Charles
et Lina
; il observe
avec
plai
sir les progrès
de leur
attachement
qui
devient
bientôt
excessif;
il juge
qu'il
n'y a rien
de mieux
à faire
que
de proteger
et d'alimenter
une
passion
qu'il
a résolu
de ne satisfaire
que
dans
deux
ans.
M. de Veimar , dont le fils a l'esprit beaucoup plus souple
et plus réfléchi que celui de Charles , ne pense pas qu'il soit
nécessaire de filer le parfait amour si longuement. Il choisit
une femme sage pour Adolphe , et , en moins d un mois ,
fait un très-heureux époux.
il en
Cette manière raisonnable de traiter ces sortes d'affaires ,
tueroit bientôt tous les romans , si les auteurs vouloient l'adopter
; mais ils fuient tout ce qui est simple : jamais leur héros
ne jouit d'un bonheur parfait dès le commencement de leur
livre. Ce n'est pas pour conter les choses comme elles arrivent
dans ce monde qu'ils pprreennnneenntt llaa pplluummee ;; c'est pour dire de
quelle manière la plus bizarre elles peuvent arriver.
•
Que Charles aime Lina , que Lina aime Charles , et que
le ministre Albert consente à les unir après quelque temps
d'épreuve , cela est assez ordinaire ; ce qui cesse de l'être , c'est
l'arrivée subite à Vevins d'un certain Cazali , espèce de Lovelace
italien, qui vient tout exprès de Naples pour séduire Lina
qu'il connoît à peine. Cet odieux personnage s'introduit chez
le ministre Albert , on ne sait sous quel motif: il s'y maintient
en prenant le masque de quelques vertus ; et quoique personne
ne puisse répondre de ses moeurs et de ses desseins ,
tout le monde lui laisse le champ libre , ce qui est encore
moins commun en Suisse qu'en France. Charles le prend pour
son ami , et il lui fait confidence de son amour. Cazali ne s'en
alarme point ; ce n'est pour lui qu'une victime de plus qu'il
est bien résolu à sacrifier pour arriver à son but. Ce qu'il imagine
pour écarter ce jeune homme et pour le perdre , est un de
ces moyens que les romanciers peuvent bien employer , parce
qu'ils sont toujours assurés de les faire réussir , mais qu'aucun
fripon de bons sens ne choisit jamais. Il exalte la passion de
Charles pour s'en faire un motif d'inquiétude sur les suites
qui peuvent en résulter ; il feint de craindre qu'elle ne le porte
a quelqu'entreprise criminelle ; et , pour éviter ce malheur ,
il lui propose de quitter l'objet de cette même passion , d'aller
faire un voyage avec lui en Italie , pendant les deux ans
qui doivent s'écouler avant son mariage. Le bon Charles , qui
manque tout-à- fait d'expérience , consent à s'éloigner. Le
ministre , qu'on nous représente comme un homme d'une pru-
PP
594
MERCURE
DE FRANCE
,
dence consommée , ne se doute de rien : au lieu d'avancer
l'époque de l'union promise , il aime mieux que son fils aille
courir tous les dangers d'un voyage qui n'a pas d'ailleurs
d'autre objet qu'un éloignement oiseux. C'est ainsi que , pour
arriver à ses fins , un auteur embarrassé fait plier à son gré la
règle des convenances , tord le sens et la raison , et viole même
les caractères qu'il vouloit tracer.
2
Avant de partir , Charles a su trouver l'occasion de s'assurer
qu'il est payé de retour par sa chère Lina : il a reçu l'assurance
de ses sentimens ; et pour gage , il emporte une tresse de ses
cheveux. M. de Veimar , qui va en ambassade à Naples
l'emmène avec lui ; Cazali les accompagne pour veiller sur sa
proie : ils arrivent tous trois , et bientôt le pauvre Charles
recueille le triste fruit de son imprudence. Cazali l'entraîne
dans sa société , composée d'hommes et de femmes perdues ; il
y joue , il y gagne ; il joue encore , il perd la moitié de la
fortune de son pere ; il perd auprès des femmes quelque
chose de plus précieux encore pour un amant , c'est la tresse
de cheveux de cette Lina qu'il a fui pour ne pas l'offenser.
Il s'applaudit ensuite comme un sot de sa propre honte , tandis
que Cazali porte à Vevins des nouvelles certaines de son cher
ami , et les témoins irrécusables de son infidélité : il se flatte
avec ces nouvelles armes d'un succès facile ; mais le ministre
Albert , qui le croyoit toujours lorsqu'il mentoit , le traite
d'imposteur lorsqu'il dit la vérité : il l'accuse d'avoir fabriqué
les lettres de Charles ; il soutient que les cheveux ne sont pas.
ceux qu'il avoit reçus de Lina. La vérification est aisée à
faire ; mais à son tour Cazali , que l'auteur suppose rempli
d'assurance pour soutenir le mensonge , ne trouve plus au¬
eune force quand il peut faire triompher la vérité. Ce fameux
Cazali , le héros des libertins de Naples , qui s'étoit vanté de
sa conquête , et qui ne devoit revenir que couronné de roses ,
est chassé honteusement d'une petite bourgade de la Suisse
par un pasteur pour lequel il professoit le plus profond
mépris.
Charles qui , pendant cette expédition , a eu tout le temps
de rentrer en lui-même , devient furieux lorsqu'il apprend
l'horrible trahison de Cazali : le desir de la vengeance le saisit
; il se déguise , et va l'attendre à son retour. Čazali le voit
sans s'étonner ; ils se battent , et le traître reçoit le salaire de
son crime: il tombe aux pieds de Charles , où il expire après
lui avoir pardonné sa mort,
Cette mort , que Charles souhaitoit avec ardeur , accroît
bientôt ses peines , et redouble ses dangers. Pour s'épargner les
justes reproches de son père , et pour éviter les poursuites de
JUIN 1806.
595
Ja justice , il quitte l'Italie , et prend le parti de ne plus repa
roître dans sa famille ; mais comme il veut encore vivre , s'il
va demander son pain a la porte des chaumière . C'est un assez
triste métier , et le lecteur est surpris désagréablement lorsqu'il
le voit descendre à la condition de mendiant , parce que cette
lâcheté paroit sortir de son caractère im pétueux , et qu'il n'est
plus possible dès lors d'espérer qu'il prendra jamais une généreuse
résolution. En effet , cet homme de coeur qui veut ,
dit-il , s'éloigner pour toujours du toit paternel , ou du moins
qui se condamne a ne le revoir que lorsqu'il aura suffisamment
expié ses fautes , commence son exil comme on le finit ordinairement
; il rentre dans sa patrie , et il va se promener sous
les fenêtres de sa maîtresse . Tous les deux se rencontrent le
soir sur un tombeau ; ils se voient et sentendent , mais ils
ne se parlent pas. Lina se sauve , Charles la laisse courir
il commence a comprendre qu'en venant faire ses adieux
aux pierres et aux arbres de son pays , il s'expose à être
reconnu par tous les habitans qui ont des yeux ou des
oreilles. Cette tardive réflexion l'engage à se retirer du canton
; il a soin seulement de ne pas trop s'en écarter , et de
continuer d écrire à son cher ami Adolphe , pour le prier
en grace de ne plus s'occuper de lui. Celui- ci , qui sait fort
bien qu'on n écrit à personne , quand on veut vivre ignoré ,
découvre bientôt le lieu de sa retraite ; il va le trouver, et l'engage
à rentrer dans la maison de son père. Charles , qui ne
pas mieux ne se fait pas prier long-temps : il va
montrer sa turpitude à son père qui la lui pardonne ; à Lina ,
quine l'en aime pas moins ; et ce fier chevalier ne trouve du courage
que pour venir étaler sa misère aux yeux de ceux qu'il
"a si cruellement offensés. Il est vrai que ce père lui-même
n'est pas tout-à-fait sans reproche. Comment , en effet , a-t-il
pu se flatter que son fils auroit plus d'empire sur lui-même à
Naples qu'à Vevins ; qu'il seroit plus maître de ses passions ,
lorsqu'il auroit plus de moyens de les satisfaire , et qu'il se respecteroit
dans l'obscurité d'une grande ville plutôt que sous
les yeux de son père , devant tous les objets sacrés de ses respects
? L auteur n'a garde de lui faire faire ces réflexions , quoiqu'elles
se trouvent parfaitement dans son caractère ; il aime
mieux lui donner l'air d un imbécilie que de lui faire jouer le
rée d'un extravagant.
demande
?
Tout alloit cependant s'arranger pour le mieux : les dettes
de Charles étoient payées on ne sait comment , et il ne s'agissoit
plus que
de faire le mariage. Mais voila que cet amant qui a
bien voulu se représenter à sa naîtresse , et s'exposer à son
mépris , s'avise de ne plus se trouver digne d'elle , et qu'il
Pp 2
2
596 MERCURE DE FRANCE ,
renonce à l'épouser . Cette jeune fille , ennuyée de se voir le
jouet de son ridicule prétendu , tombe dans une noire mélancolie
qui fait craindre pour sa vie . Charles attend qu'elle soit
à toute extrémité pour se décider : il va cueillir le bouquet virginal
qui doit la parer le jour du mariage ; mais la veille de la
célébration elle meurt subitement ; et ce même bouquet , composé
de trois roses blanches qui devoient orner sa tête , est
déposé sur son cercueil. Il ne faut pas demander à l'auteur
de quelle maladie il fait mourir cette langoureuse héroïne :
elle n'a pas encore de nom dans le monde ; mais elle n'en est
pas moins mortelle dans les romans. Cécile et son mari Verner
qui , jusque-là , ne paroissent sur la scène que pour recevoir
les lettres de Lina , viennent maintenant s'établir à Vévins ,
pour calmer le désespoir de Charles , et pour consoler le
ministre Albert.
M. Droz nous assure qu'il a fait ce roman de dix heures de
lecture sur une histoire qu'on lui a racontée en dix minutes.
Cela ne paroît que trop ; mais cet aveu nous aide à expliquer
pourquoi le nombre des aventures naturelles y est si rare ,
pourquoi les personnages agissent si peu d'une manière conforme
à leur caractère , puisqu'en suivant la règle de proportion
, dans une heure de lecture , on ne doit trouver qu'une
minute quarante secondes de vérité , de convenance et de
raison , tout le reste étant , comme il le dit lui-même, le fruit
de son imagination.
Ce n'est pas néanmoins qu'il ne soit très-possible de lier à
des faits véritables des aventures imaginaires sans sortir des
convenances et de la raison , mais il faut pour cela que chaque
caractère se soutienne :
Servetur ad imum
Qualis ab incæpto processerit, et sibi constet.
Mais au surplus ce n'est pas pour relever des fautes contraires
a ce principe que nous avons soumis ce roman à notre examen ;
les vices de caractères sont trop communs dans ces sortes d'ouvrages
pour que nous en fassions l'objet d'une attention sérieuse
. Un même homme peut y être impunément grave ,
étourdi , rempli de prudence , et n'avoir pas le sens commun,
tel que le ministre Albert ; un autre peut y avoir toute l'ardeur
d'une jeunesse indomptée , et toute la lâcheté d'un caractère
timide , comme Charles ; les héroïnes peuvent y fajre
tourner toutes les têtes , par l'éclat d'une beauté sans égale , et
n'y paroître que foibles , malingres et mourantes comme Lina,
Tout cela se supporte aisément dans un ouvrage qui n'est pas
mal écrit d'ailleurs ; et l'esprit qui ne veut que s'amuser quelques
momens , se prête volontiers à toutes ces illusions . Ce
JUIN 1806 .
597
qu'il est impossible de supporter, parce qu'il est tout-à-fait
hors de la nature , absurde et impossible , c'est un monstre tel
que Cazali , plus scélérat et plus sot que tout ce qui a jamais
été imaginé. Le Lovelace de Richardson , que l'auteur a pris
pour modèle , mais dont il n'a fait qu'une grossière copier ,
tout brutal qu'il est , a au moins un motif qui le fait agir ,
puisqu'il veut humilier une famille dont il prétend avoir reçu
quelqu'injure. Sa vengeance est bien à la vérité tout ce qu'il
ya de plus bête , de plus féroce et de plus incroyable ; mais
enfin la passion qui l'anime peut l'aveugler sur son propre
intérêt. Cazali , le héros de M. Droz , agit absolument sans
motif; il est sans haine , comme sans amour : son seul plaisir
est s'exposer à se faire pendre ou à se faire casser la tête ,
comme il arrive en effet , sans autre intérêt
celui de porter
le trouble , le déshonneur et le désespoir dans le sein d'une
famille respectable , qui l'accueille avec amitié , qui l'estime
, et qui lui donne des preuves de confiance. Tout cela
n'est qu'une pitoyable calomnie du coeur de l'homme. Les
plus méchans séduisent par emportement les femmes faciles ,
ils volent par intérêt , ils assassinent par vengeance ; mais
aucun n'est assez stupidement libertin pour tenter , sans passion
, une séduction que des principes sévères rendent impossible
; et nul ne s'expose de gaieté de coeur à la vengeance
des lois ou à la honte du mépris.
que
G.
Précis de l'Histoire universelle , ou Tableau historique des
vicissitudes des Nations , leur agrandissement , leur décadence,
etc.; par M. Anquetil, de l'Institut national et membre
de la Légion-d'Honneur , auteur de l'Esprit de la Ligue ,
de l'Histoire de France depuis les Gaulois jusqu'à la fin
de la Monarchie , et autres ouvrages. Seconde édition ,
corrigée et augmentée. Douze volumes in- 12 .
Prix : 36 fr. , et 45 fr. par la poste. A Paris , chez Maradan,
libraire , rue des Grands-Augustins , vis-à-vis celle Lodi ;
et chez le Normant , libraire , rue des Prêtres Saint-Germainl'Auxerrois
, nº. 17.
revue "
« C'ET , dit M. Anquetil , je l'ai éprouvé , c'est dans le
>> tourbillon d'une révolution , assis sur les ruines qu'elle
>> amoncelle , dans la solitude sombre de la prison , sous la
» hache menaçante des bourreaux , qu'on lit avec une véri-
3
598 MERCURE DE FRANCE ,
» table utilité l'histoire des perfidies et des fureurs qui ont
» ensanglanté l'Univers...........
» Tous ces faits , quand nous en sommes témoins , étendent
» à nos yeux ce qui est quelquefois compris dans deux pages
» de l'histoire.
» Pour moi , après les tristes méditations provoquées par
» la lecture de ces pages , je trouvois ordinairement dans les
>> suivantes des motifs d'espérance . J'étois comme un voyageur,
» qui , surpris dans une forêt par l'orage , entend le tonnerre
» gronder , le vent mugir entre les arbres , voit les uns se
» courber sur sa tête avec violence , les autres tomber autour
» de lui avec fracas , avance néanmoins toujours et parvient
» à entrevoir des lueurs de sérénité qui le rassurent . De même
» loin de me laisser ralentir par la tempête , je n'en étois que
» plus ardent à continuer ma course . Je me hâtois de finir
» une scène d'horreur , pour en tracer une consolante. De
» ces alternatives de crainte et d'espérance , il me restoit une
» pleine confiance en celui qui se joue des projets des
» hommes , et de cette confiance naissoit la résignation , et ,
» sauf quelques momens d'inquiétude , une parfaite tran-
>>> quillité. »
".
Avant de rendre compte de cette histoire , qu'il me soit
permis de faire quelques réflexions sur ce passage de sa préface.
Heureux , disons-nous ceux que la Providence fit naître
dans les états moyens de la société ! Ils le seroient sans doute ,
s'ils avoient éprouvé les angoisses de la pauvreté et les embarras
de l'opulence ; car ce n'est qu'alors qu'ils pourroient sentir
le prix de cette médiocrité d'or qu'Horace a si bien chantée.
Heureux , dit- on encore avec le poète, heureux les laboureur's !
oui ; heureux ! s'ils connoissoient leur bonheur, Ainsi nous
allons sans cesse louant la félicité des autres ;; et les restrictions
que nous sommes forcés d'y mettre sont , selon moi , une
grande preuve que cette félicité est au moins douteuse.
Je crois pourtant qu'on peut toujours dire : heureux celui
qui peut employer tout son temps à s'instruire et à instruire
les autres ! Heureux l'homme de lettres , heureux celui qui
est vraiment digne de porter ce nom ! Quand on étudie toujours
, c'est qu'on trouve toujours dans l'étude les charmes
qui lui sont propres , c'est qu'on s'est aperçu par l'expérience
qu'elle seule nourrit l'ame et la satisfait , et qu'elle seule procure
à l'homme des distractions suffisantes contre les grandes
peines et les vives douleurs. Heureux donc l'homme de lettres ,
que nos agitations civiles n'entraînèrent pas hors de sa sphère ,
et qu'elles ne forcèrent pas d'abandonner ses études ! Heureux
celui qui , pendant l'orage , sut se faire de son cabinet un
asile contre la tourmente qui a tout emporté , et qui trouva
JUIN 1806. 599
dans un travail utile quelque consolation aux malheurs dont
il étoit le triste témoin ! Lui seul , dans ces temps désastreux ,
put vivre calme et paisible , lui seul peut se vanter d'avoir
joui alors de quelques plaisirs. Ce bonheur , comme on voit ,
a été celui de M. Anquetil.
A cette époque où tant d'écrivains ( que je n'appellerai pas
des hommes de lettres ) attentifs au vent de la faveur populaire
, paroissoient uniquement occupés du profit qu'ils pourroient
retirer d'un peu de bruit que leur nom avoit fait ; lui ,
toujours fidèle à ses habitudes , repassoit dans sa retraite l'his
toire des temps anciens , et il y composoit l'ouvrage dont nous
annonçons la seconde édition. Heureux sans doute d'avoir
trouvé dans le tableau des malheurs passés des motifs pour
supporter avec plus de calme le tableau des malheurs présens !
Plus heureux d'avoir rencontré , dans l'histoire , des raisons
d'espérer la fin de ces malheurs , et d'avoir vu d'avance dans
le résultat de tant d'autres révolutions quel seroit celui de
la nôtre !
Que M. Anquetil reçoive donc avant tout de moi l'hommage
de respect que je dois à son âge , ses talens , aux utiles
travaux dont ses jours furent remplis , et sur-tout aux nobles
sentimens qu'il a si bien exprimés. Si le travail , dont il publie
maintenant le résultat pour la seconde fois , l'a rendu heureux
avant de le rendre plus illustre , je ne viens pas troubler son
bonheur , ni chercher à diminuer l'éclat de sa gloire. Je serai
au contraire le premier à unir ma foible voix à celle de tous
les gens de goût qui le regardent comme le meilleur de nos
historiens actuels , et l'un de nos auteurs les plus estimables.
Mais ensuite qu'il me permette de ne pas manquer à la loi
que je me suis imposée , de dire , en rendant compte d'un
Ouvrage , tout ce que j'en ai pensé en le lisant.
,
Si mes expressions ne répondent pas toujours parfaitement
aux sentimens que je viens de manifester , et qui sont les seuls
qu'il m'inspire ; si mes observations paroissent quelquefois
sevères , c'est que j'ai pensé qu'un homme tel que lui
n'avoit pas besoin d'être ménagé. On travaille trop vite
aujourd'hui , on fait trop de volumes en peu de temps : de là
vient qu'on écrit d'une manière négligée , incorrecte... ces
défauts gagnent nos meilleurs écrivains. Est- ce une raison pour
se taire ? Non , il n'en faut que crier plus fort . J'ai la confiance
que ces raisons suffiront pour m'excuser aux yeux de tous nos
lecteurs. Quant à M. Anquetil , je me bornerai à le prier
d'accueillir mes remarques avec autant d'indulgence que j'ai
eu de plaisir moi-même à lire son ouvrage.
Et d'abord je demande quel est l'ordre le plus convenable à
une pareille histoire 2 4
594 MERCURE DE FRANCE ,
dence consommée , ne se doute de rien : au lieu d'avancer
l'époque de l'union promise , il aime mieux que son fils aille
courir tous les dangers d'un voyage qui n'a pas d'ailleurs
d'autre objet qu'un éloignement oiseux. C'est ainsi que , pour
arriver à ses fins , un auteur embarrassé fait plier à son gré la
règle des convenances , tord le sens et la raison , et viole même
les caractères qu'il vouloit tracer .
Avant de partir , Charles a su trouver l'occasion de s'assurer
qu'il est payé de retour par sa chère Lina : il a reçu l'assurance
de ses sentimens ; et pour gage , il emporte une tresse de ses
cheveux. M. de Veimar , qui va en ambassade à Naples ,
l'emmène avec lui ; Cazali les accompagne pour veiller sur sa
proie : ils arrivent tous trois , et bientôt le pauvre Charles
recueille le triste fruit de son imprudence. Cazali l'entraîne
dans sa société , composée d'hommes et de femmes perdues ; il
y joue , il y gagne ; il joue encore , il perd la moitié de la
fortune de son père ; il perd auprès des femmes quelque
chose de plus précieux encore pour un amant , c'est la tresse
de cheveux de cette Lina qu'il a fui pour ne pas l'offenser.
Il s'applaudit ensuite comme un sot de sa propre honte , tandis
Cazali porte à Vevins des nouvelles certaines de son cher
ami , et les témoins irrécusables de son infidélité : il se flatte
avec ces nouvelles armes d'un succès facile ; mais le ministre
Albert , qui le croyoit toujours lorsqu'il mentoit , le traite
d'imposteur lorsqu'il dit la vérité : il l'accuse d'avoir fabriqué
les lettres de Charles ; il soutient que les cheveux ne sont pas
ceux qu'il avoit reçus de Lina. La vérification est aisée à
faire ; mais à son tour Cazali , que l'auteur suppose rempli
d'assurance pour soutenir le mensonge , ne trouve plus aueune
force quand il peut faire triompher la vérité. Ce fameux
Cazali , le héros des libertins de Naples , qui s'étoit vanté de
sa conquête , et qui ne devoit revenir que couronné de roses,
est chassé honteusement d'une petite bourgade de la Suisse
par un pasteur pour lequel il professoit le plus profond
que
mépris.
Charles qui , pendant cette expédition , a eu tout le temps
de rentrer en lui-même , devient furieux lorsqu'il apprend
l'horrible trahison de Cazali : le desir de la vengeance le saisit
; il se déguise , et va l'attendre à son retour. Čazali le voit
sans s'étonner ; ils se battent , et le traître reçoit le salaire de
son crime: il tombe aux pieds de Charles , où il expire après
lui avoir pardonné sa mort.
Cette mort , que Charles souhaitoit avec ardeur , accroît
bientôt ses peines , et redouble ses dangers . Pour s'épargner les
justes reproches de son père , et pour éviter les poursuites de
JUIN 1806 . 595
la justice , il quitte l'Italie , et prend le parti de ne plus repa➡
roître dans sa famille ; mais comme il veut encore vivre , s'il
va demander son pain a la porte des chaumière . C'est un assez
triste métier , et le lecteur est surpris désagréablement lorsqu'il
le voit descendre à la condition de mendiant , parce que cette
lâcheté paroît sortir de son caractère im pétueux , et qu'il n'est
plus possible dès lors d'espérer qu'il prendra jamais une généreuse
résolution. En effet , cet homme de coeur qui veut ,
dit-il , s'éloigner pour toujours du toit paternel , ou du moins
qui se condamne à ne le revoir que lorsqu'il aura suffisamment
expié ses fautes , commence son exil comme on le finit ordinairement
; il rentre dans sa patrie , et il va se promener sous
les fenêtres de sa maîtresse. Tous les deux se rencontrent le
soir sur un tombeau ; ils se voient et sentendent , mais ils
ne se parlent pas. Lina se sauve , Charles la laisse courir
il commence a comprendre qu'en venant faire ses adieux
aux pierres et aux arbres de son pays , il s'expose à être
reconnu par tous les habitans qui ont des yeux ou des
oreilles. Cette tardive réflexion l'engage à se retirer du canton
; il a soin seulement de ne pas trop s'en écarter , et de
continuer d écrire à son cher ami Adolphe , pour le prier
en grace de ne plus s'occuper de lui . Celui- ci , qui sait fort
bien qu'on n écrit à personne , quand on veut vivre ignoré ,
découvre bientôt le lieu de sa retraite; il va le trouver, et l'engage
à rentrer dans la maison de son père. Charles , qui ne
demande pas mieux , ne se fait pas prier long-temps : il va
montrer sa turpitude à son père qui la lui pardonne ; à Lina ,
quine l'en aime pas moins; et ce fier chevalier ne trouve du courage
que pour venir étaler sa misère aux yeux ceux qu'il
a si cruellement offensés. Il est vrai que ce père lui -même
n'est pas tout-à-fait sans reproche. Comment , en effet , a-t -il
pu se flatter que son fils auroit plus d'empire sur lui-même à
Naples qu'à Vevins ; qu'il seroit plus maître de ses passions ,
lorsqu'il auroit plus de moyens de les satisfaire , et qu'il se respecteroit
dans l'obscurité d'une grande ville plutôt que sous
les
de
yeux de son père , devant tous les objets sacrés de ses respects
? Lauteur n'a garde de lui faire faire ces réflexions , quoiqu'elles
se trouvent parfaitement dans son caractère ; il aime
mieux lui donner l'air d un imbécilie que de lui faire jouer le
rêve d'un extravagant.
Tout alloit cependant s'arranger pour le mieux : les dettes
de Charles étoient payées on ne sait comment , et il ne s'agissoit
plus que de faire le mariage. Mais voilà que cet amant qui a
bien voulu se représenter à sa inaîtresse , et s'exposer à son
mépris , s'avise de ne plus se trouver digne d'elle , et qu'il
Pp2
596 MERCURE DE FRANCE ,
renonce à l'épouser . Cette jeune fille , ennuyée de se voir le
jouet de son ridicule prétendu , tombe dans une noire mélancolie
qui fait craindre pour sa vie . Charles attend qu'elle soit
à toute extrémité pour se décider : il va cueillir le bouquet virginal
qui doit la parer le jour du mariage ; mais la veille de la
célébration elle meurt subitement ; et ce même bouquet , composé
de trois roses blanches qui devoient orner sa tête , est
déposé sur son cercueil . Il ne faut pas demander à l'auteur
de quelle maladie il fait mourir cette langoureuse héroïne :
elle n'a pas encore de nom dans le monde ; mais elle n'en est
pas moins mortelle dans les romans. Cécile et son mari Verner
qui , jusque-là , ne paroissent sur la scène que pour recevoir
les lettres de Lina , viennent maintenant s'établir à Vévins ,
pour calmer le désespoir de Charles , et pour consoler le
ministre Albert.
M. Droz nous assure qu'il a fait ce roman de dix heures de
lecture sur une histoire qu'on lui a racontée en dix minutes.
Cela ne paroît que trop ; mais cet aveu nous aide à expliquer
pourquoi le nombre des aventures naturelles y est si rare ,
pourquoi les personnages agissent si peu d'une manière conforme
à leur caractère , puisqu'en suivant la règle de proportion
, dans une heure de lecture , on ne doit trouver qu'une
minute quarante secondes de vérité , de convenance et de
raison , tout le reste étant , comme il le dit lui-même , le fruit
de son imagination.
Ce n'est pas néanmoins qu'il ne soit très-possible de lier à
des faits véritables des aventures imaginaires sans sortir des
convenances et de la raison , mais il faut pour cela que chaque
caractère se soutienne :
Servetur ad imum
Qualis ab incæpto processerit, et sibi constet.
Mais au surplus ce n'est pas pour relever des fautes contraires
à ce principe que nous avons soumis ce roman à notre examen ;
les vices de caractères sont trop communs dans ces sortes d'ouvrages
pour que nous en fassions l'objet d'une attention sérieuse
. Un même homme peut y être impunément grave ,
étourdi , rempli de prudence , et n'avoir pas le sens commun ,
tel
que le ministre Albert ; un autre peut y avoir toute l'ardeur
d'une jeunesse indomptée , et toute la lâcheté d'un caractère
timide , comme Charles ; les héroïnes peuvent y fajre
tourner toutes les têtes , par l'éclat d'une beauté sans égale , et
n'y paroître que foibles , malingres et mourantes comme Lina,
Tout cela se supporte aisément dans un ouvrage qui n'est pas
mal écrit d'ailleurs ; et l'esprit qui ne veut que s'amuser quelques
momens 2 se prête volontiers à toutes ces illusions. Ce
JUIN 1806. 597
qu'il est impossible de supporter, parce qu'il est tout -à- fait
hors de la nature , absurde et impossible , c'est un monstre tel
que Cazali , plus scélérat et plus sot que tout ce qui a jamais
été imaginé. Le Lovelace de Richardson , que l'auteur a pris
pour modèle , mais dont il n'a fait qu'une grossière copie ,
tout brutal qu'il est , a au moins un motif qui le fait agir ,
puisqu'il veut humilier une famille dont il prétend avoir reçu
quelqu'injure. Sa vengeance est bien à la vérité tout ce qu'il
ya de plus bête , de plus féroce ét de plus incroyable ; mais
enfin la passion qui l'anime peut l'aveugler sur son propre
intérêt. Cazali , le héros de M. Droz , agit absolument sans
motif; il est sans haine , comme sans amour : son seul plaisir
est ca s'exposer à se faire pendre ou à se faire casser la tête ,
comme il arrive en effet , sans autre intérêt
que celui de porter
le trouble , le déshonneur et le désespoir dans le sein d'une
famille respectable , qui l'accueille avec amitié , qui l'estime
, et qui lui donne des preuves de confiance. Tout cela
n'est qu'une pitoyable calomnie du coeur de l'homme. Les
plus méchans séduisent par emportement les femmes faciles ,
ils volent par intérêt , ils assassinent par vengeance ; mais
aucun n'est assez stupidement libertin pour tenter , sans passion
, une séduction que des principes sévères rendent impossible;
et nul ne s'expose de gaieté de coeur à la vengeance
des lois ou à la honte du mépris.
G.
Précis de l'Histoire universelle , ou Tableau historique des
vicissitudes des Nations , leur agrandissement , leur décadence,
etc.; par M. Anquetil, de l'Institut national et membre
de la Légion - d'Honneur , auteur de l'Esprit de la Ligue
de l'Histoire de France depuis les Gaulois jusqu'à la fin
de la Monarchie , et autres ouvrages. Seconde édition
revue corrigée et augmentée. Douze volumes in- 12 .
Prix : 36 fr. , et 45 fr. par la poste. A Paris , chez Maradan,
libraire , rue des Grands-Augustins , vis-à-vis celle Lodi ;
et chez le Normant, libraire , rue des Prêtres Saint- Germainl'Auxerrois
, nº. 17.
"
« C'EST dit M. Anquetil , je l'ai éprouvé , c'est dans le
>> tourbillon d'une révolution , assis sur les ruines qu'elle
» amoncelle , dans la solitude sombre de la prison , sous la
» hache menaçante des bourreaux , qu'on lit avec une véri-
3
598 MERCURE DE FRANCE ,
» table utilité l'histoire des perfidies et des fureurs qui ont
» ensanglanté l'Uniyers .....
» Tous ces faits , quand nous en sommes témoins , étendent
» à nos yeux ce qui est quelquefois compris dans deux pages
» de l'histoire.
"
» Pour moi , après les tristes méditations provoquées par
» la lecture de ces pages , je trouvois ordinairement dans les
>> suivantes des motifs d'espérance. J'étois comme un voyageur ,
» qui , surpris dans une forêt par l'orage , entend le tonnerre
» gronder , le vent mugir entre les arbres voit les uns se
» courber sur sa tête avec violence , les autres tomber autour
» de lui avec fracas , avance néanmoins toujours et parvient
» à entrevoir des lueurs de sérénité qui le rassurent . De même
» loin de me laisser ralentir par la tempête , je n'en étois que
» plus ardent à continuer ma course. Je me hâtois de finir
» une scène d'horreur , pour en tracer une consolante . De
» ces alternatives de crainte et d'espérance , il me restoit une
» pleine confiance en celui qui se joue des projets des
» hommes , et de cette confiance naissoit la résignation , et ,
» sauf quelques momens d'inquiétude , une parfaite tran-
» quillité. »
"
Avant de rendre compte de cette histoire , qu'il me soit
permis de faire quelques réflexions sur ce passage de sa préface.
Heureux , disons-nous ceux que la Providence fit naître
dans les états moyens de la société ! Ils le seroient sans doute ,
s'ils avoient éprouvé les angoisses de la pauvreté et les embarras
de l'opulence ; car ce n'est qu'alors qu'ils pourroient sentir
le prix de cette médiocrité d'or qu'Horace a si bien chantée.
Heureux , dit- on encore avec le poète, heureux lesš laboureur's !
oui ; heureux ! s'ils connoissoient leur bonheur. Ainsi nõus
allons sans cesse louant la félicité des autres ; et les restrictions
que nous sommes forcés d'y mettre sont , selon moi , une
grande preuve que cette félicité est au moins douteuse.
Je crois pourtant qu'on peut toujours dire : heureux celui
qui peut employer tout son temps à s'instruire et à instruire
les autres ! Heureux l'homme de lettres , heureux celui qui
est vraiment digne de porter ce nom ! Quand on étudie toujours
, c'est qu'on trouve toujours dans l'étude les charmes.
qui lui sont propres , c'est qu'on s'est aperçu par l'expérience
qu'elle seule nourrit l'ame et la satisfait , et qu'elle seule procure
à l'homme des distractions suffisantes contre les grandes
peines et les vives douleurs . Heureux donc l'homme de lettres ,
que nos agitations civiles n'entraînèrent pas hors de sa sphère ,
et qu'elles ne forcèrent pas d'abandonner ses études ! Heureux
celui qui , pendant l'orage , sut se faire de son cabinet un
asile contre la tourmente qui a tout emporté , et qui trouva
JUIN 1806 . 599
dans un travail utile quelque consolation aux malheurs dont
il étoit le triste témoin ! Lui seul , dans ces temps désastreux ,
put vivre calme et paisible , lui seul peut se vanter d'avoir
joui alors de quelques plaisirs. Ce bonheur , comme on voit,
a été celui de M. Anquetil.
A cette époque où tant d'écrivains ( que je n'appellerai pas
des hommes de lettres ) attentifs au vent de la faveur populaire
, paroissoient uniquement occupés du profit qu'ils pourroient
retirer d'un peu de bruit que leur nom avoit fait ; lui ,
toujours fidèle à ses habitudes , repassoit dans sa retraite l'histoire
des temps anciens , et il y composoit l'ouvrage dont nous
annonçons la seconde édition. Heureux sans doute d'avoir
trouvé dans le tableau des malheurs passés des motifs pour
supporter avec plus de calme le tableau des malheurs présens !
Plus heureux d'avoir rencontré , dans l'histoire , des raisons
d'espérer la fin de ces malheurs , et d'avoir vu d'avance dans
le résultat de tant d'autres révolutions quel seroit celui de
la nôtre !
Que M. Anquetil reçoive donc avant tout de moi l'hommage
de respect que je dois à son âge , à ses talens , aux utiles
travaux dont ses jours furent remplis , et sur- tout aux nobles
sentimens qu'il a si bien exprimés. Si le travail , dont il publie
maintenant le résultat pour la seconde fois , l'a rendu heureux
avant de le rendre plus illustre , je ne viens pas troubler son
bonheur , ni chercher à diminuer l'éclat de sa gloire. Je serai
au contraire le premier à unir ma foible voix à celle de tous
les gens de goût qui le regardent comme le meilleur de nos
historiens actuels , et l'un de nos auteurs les plus estimables.
Mais ensuite qu'il me permette de ne pas manquer à la loi
que je me suis imposée , de dire , en rendant compte d'un
ouvrage , tout ce que j'en ai pensé en le lisant.
"
Si mes expressions ne répondent pas toujours parfaitement
aux sentimens que je viens de manifester , et qui sont les seuls
qu'il m'inspire ; si mes observations paroissent quelquefois
sevères , c'est que j'ai pensé qu'un homme tel que lui
n'avoit pas besoin d'être ménagé. On travaille trop vite
aujourd'hui , on fait trop de volumes en peu de temps : de là
vient qu'on écrit d'une manière négligée , incorrecte... ces
défauts gagnent nos meilleurs écrivains. Est- ce une raison
se taire ? Non , il n'en faut que crier plus fort. J'ai la confiance
que ces raisons suffiront pour m'excuser aux yeux de tous nos
lecteurs. Quant à M. Anquetil , je me bornerai à le prier
d'accueillir mes remarques avec autant d'indulgence que j'ai
eu de plaisir moi-même à lire son ouvrage.
pour
Et d'abord je demande quel est l'ordre le plus convenable à
une pareille histoire 2 4
600 MERCURE DE FRANCE ,
Tant qu'il s'agit de l'histoire la plus ancienne , on dira aisé
ment que
l'auteur doit commencer par les Egyptiens , continuer
par les Assyriens , les Perses , les Grecs , les Carthaginois ,
et finir par les Romains. En effet , tous ces peuples ont existé
successivement , et si les intérêts des derniers ont souvent été
confondus , si même ils ont fini par s'entre- détruire , du moins
leurs origines sont , comme celles des premiers , parfaitement
séparées. Ainsi voilà , pour les commencemens du monde
un ordre convenu et c'est celui que M. Anquetil a suivi .
Mais en s'y conformant , il fait une suite d'histoires , plutôt
qu'une histoire continue et universelle ; et on verra bientôt
qu'il lui eût été difficile de faire autre chose.
"
La difficulté augmente , lorsqu'arrivé à des temps moins
anciens , on est obligé de peindre tout à- la - fois , Alexandre
sortant de la Grèce , et s'avançant à l'Orient pour conquérir
l'Asie ; et dans le même temps les Romains se levant dans leur
Italie , et s'y exerçant déjà à conquérir un jour le monde
connu , et d'un autre côté , toujours dans le même temps, les
Carthaginois et les Tyriens sortant de leur ville , pour aller
s'enrichir aux dépens de tout l'Univers. J'ai dit tout à-lafois
, car enfin il n'y a aucun motif de commencer par un de
ces tableaux plutôt que par un autre.
Et lorsque , parvenu à nos temps modernes , on devra
présenter ( encore tout à-la- fois ) l'histoire de cette foule de
peuples qui se formèrent presque au même instant des débris
du peuple romain , par quel ordre alors parviendra-t- on à
tracer d'une manière claire ces intérêts si divers qui naissent
toujours des mêmes causes , et qui portent sans cesse les
nations à s'entre -choquer ? Par quel secret réussira- t-on à
rassembler sans confusion dans un même cadre tous les événemens
qui ont eu lieu dans le même temps , et qui , pour
s'être passés en des contrées très-différentes n'en ont pas moins
fortement influé les uns sur les autres ? Comment ? par quel
ordre ? par quel secret ? On n'y viendra pas à bout. Il n'y a
point d'histoire universelle : on n'en a jamais fait , on n'en
fera jamais.
Hérodote a fait des histoires et Trogue -pompée , si on ne
juge par l'abrégé de Justin , n'avoit fait rien de plus je ne
crois pas que , ni l'un ni l'autre aient appelé leur collection
histoire universelle. Cependant si on a jamais pu concevoir
raisonnablement le projet de composer un pareil ouvrage , on
ne l'a pu que de leur temps , parce qu'alors on ne connoissoit
qu'un très - petit nombre de peuples , encore ne savoit on
qu'une très-petite partie de leur histoire. Mais il y a longtemps
qu'on devroit y avoir renoncé. Je me trompe, ce projet
JUIN 1806. 6or
a dû naître dans le dernier siècle , dans ce siècle si fameux
par tant d'autres conceptions gigantesques ; dans ce siècle dont
les auteurs les plus célèbres ne sont parvenus à surpasser ceux
du précédent que par la masse et la multitude de leurs ouvrages
; dans ce siècle enfin qui a vu naître l'Encyclopédie et
l'Histoire des voyages , et dont quelques romanciers ont enfanté
à eux seuls plus de volumes qu'il n'y en a dans l'Encyclopédie
elle-meme. C'est aussi dans ce siècle , et non auparavant , qu'on
a pour la première fois entrepris des histoires universelles.
Cependant ce siècle lui-même n'a produit en ce genre que
deux ouvrages qui méritent d'être cités. L'un , sous le titre
d'Essai sur l'esp it et les moeurs des nations est le recueil de
tout ce qui a été imaginé de plus faux et de plus calomnieux
contre la religion chrétienne encadré dans ce qu'on a dit de
plus brillant , souvent même de plus sensé sur les intérêts et
les querelles des peuples : considéré sous ce double rapport ,
cet ouvrage est tout à- la -fois l'un des plus étonnans et des
plus dangereux de son auteur ; on ne sauroit le lire , sans détester
ses principes et sans admirer son talent. L'autre est un
monument immense élevé à la mémoire de tout ; c'est une
masse énorme , semblable à ces montagnes de terre et de
pierre que les anciens sauvages de nos contrées entassoient sur
les corps ensevelis de leurs chefs pour en éterniser le souvenir,
et qu'on foule maintenant aux pieds , sans y faire aucune attention.
Je crois bien qu'en effet cet ouvrage se trouve dans
toutes les grandes bibliothèques , comme un recueil qu'on
peut consulter ; mais je ne crois pas , que , malgré le besoin
de lire , devenu aujourd'hui si commun , personne puisse se
vanter d'avoir lu les cent vingt -six volumes dont il est composé.
Et cependant encore , aucun de ces deux ouvrages n'est
une véritable histoire universelle. Le premier n'est qu'un
choix , fait dans tous les historiens , de tout ce qui pouvoit
appuyer les opinions particulières de son auteur ; et quant
au second , s'il remplit le but de ceux qui en ont conçu le
projet , c'est parce qu'il est une entreprise sans terme , une
source inépuisable de volumes qui ne cesseront de couler , et
qui ne peuvent finir qu'avec l'univers et le temps . L'un et
l'autre enfin sont des collections de chapitres plus ou moins
isolés , mais qui n'ont d'ordinaire d'autre liaison entre eux que
le titre commun qui les réunit , et dont on pourroit retrancher
la plus grande partie sans faire aucun tort à l'ensemble. Tant
il est vrai qu'ils ne forment point un tout , un tableau
unique!
Si M. Anquetil n'a pas mis dans l'extrait qu'il nous a
donné du second de ces ouvrages , l'ordre qui ne pouvoit pas
602 MERCURE DE FRANCE ,
s'y trouver , il ne seroit pas juste de lui en faire un reproche;
et s'il a suivi dans l'histoire des premiers temps celui qui a
été observé par tous les historiens, on doit l'en louer. Cet auteur
avoit en effet trop de lumières , pour s'asservir aux caprices
de M. de Voltaire , qui vouloit absolument que les Chinois
fussent le premier et le plus ancien peuple de l'univers . Il n'a
donc point ( comme l'auteur d'un abrégé moderne à l'usage
des lycées ) placé l'histoire des Chinois avant celles Grecs et
des Romains il les a mis à leur véritable place , en les mettant
parmi les nations modernes , puisqu'ils n'ont été connus
qu'avec elles , et même après le plus grand nombre d'entre
elles. Mais a-t-il eu quelque raison grave de passer brusquement
du chapitre sur les Juifs au chapitre sur les Parthes , et
de celui sur les Perses à un autre sur les Romains ? Enfin
comment se fait-il que sans transition il soit arrivé tout-àcoup
et à tire-d'aile de la dernière ligne sur les Chinois à la
première sur les Espagnols ?
J'ai parlé des chapitres : est-ce bien en chapitres que l'on
devroit écrire l'histoire universelle ? Quoi cette forme qui est
à peine supportable dans les romans , et qui est bonne tout au
plus à reposer l'imagination sautillante d'un auteur qui ne sait
pas concevoir un vaste plan , ou d'un lecteur qui n'auroit pas
assez d'application pour le suivre ; cette forme qui n'a pu que
dans le dernier siècle être appliquée à l'histoire et contre laquelle
les gens de goût n'ont cessé de réclamer , sera employée
par un auteur respectable , et je n'oserai dire qu'il a mal fait?
Certes , tant qu'il ne sera pas prouvé qu'on ne fait aucun tort
à un vaste tableau en le morcelant , et en le divisant en petite
découpures , je penserai que toute autre forme conviendroit
mieux , même à toute autre histoire , et que sur-tout on ne
doit point mettre une grande histoire en petits chapitres.
la
Si , de la forme que M. Anquetil a donnée à son ouvrage
et de l'ordre qu'il y a suivi , je viens à examiner les faits dont
il l'a composé , ma tâche sera plus facile à remplir , parce
qu'ici du moins , j'aurai autant d'éloges à lui donner , pour
sagesse avec laquelle il a quelquefois su choisir , que de doutes
à lui proposer sur les détails et les réflexions qu'il auroit
dû supprimer. Et d'abord je conviens que dans cet amas de
faits qu'il s'est chargé de débrouiller , il a pris ce qu'il a
trouvé de plus curieux , et que de cette masse énorme , qu'on
appelle l'Histoire universelle par une société de gens dè lettres
, il a fait sortir une histoire amusante..... Amusante :
j'ai dit le mot ; et ce n'est pas encore son éloge que je veux
faire.
Je crains , je l'avoue , qu'après avoir composé des romans
JUIN 1866. 603
instructifs , et moraux , et qui ont tous les mérites qu'on se
plaît à trouver dans l'histoire , nos auteurs ne finissent par
vouloir donner aussi à l'histoire tous les mérites ( je n'ose dire
tous les défauts ) du roman ; et je crains encore que l'exemple
de M. Anquetil ne contribue à propager cette prétention.
Pourquoi a-t-il semé son ouvrage de tant de détails , je ne dis
pas évidemment controuvés , je ne dis pas très-douteux , mais
pour le moins très-superflus ? N'est -ce pas parce qu'ils lui
ont paru agréables , et qu'il a voulu en amuser ses lecteurs ?
Son goût est bon ; il ne s'est pas trompé ; on le lit avec intérêt.
Mais parce que son goût est bon , il a bien dû s'attendre que
la critique trouveroit ces mêmes détails très - déplacés dans
un précis.
On convient généralement que l'auteur d'une histoire générale
doit avoir étudié dans toutes les parties les histoires
particulières et c'est ce que M. Anquetil a fait depuis longtemps.
Mais on exige que lorsqu'il se dispose à l'écrire , il ne
considère plus les faits que dans leur ensemble , et qu'il n'en
juge que par le degré d'influence qu'ils ont eu sur les moeurs
ou l'esprit des diverses nations et des divers siècles . Par conséquent
, il doit rarement trouver l'occasion de raconter une
anecdote ; plus rarement encore il doit être tenté d'en placer
une mal-à-propos. Que lui importe en effet qu'on le loue
dans tel. salon , dans telle académie , dans telle capitale , dans
tel empire ? C'est l'histoire de l'univers et pour l'univers qu'il
écrit , et l'univers ne demande pas qu'on l'amuse . Il lui faut
des événemens qui l'instruisent , de ces événemens qui sont
faits pour exciter l'attention , non des oisifs de nos villes ,
anais des hommes de tous les temps et de tous les lieux , et
dont le bruit retentit jusque dans la postérité la plus reculée.
Il me semble que M. Anquetil n'a pas assez senti cette vérité.
Ce n'est pas que l'auteur de l'Esprit de la ligue , de l'Intrigue
du cabinet de Louis XIV, sa cour et le régent , ne soit
toujours un auteur très-agréable ; c'est précisément parce qu'il
est toujours cela qu'il ne faut pas l'imiter ; c'est enfin que
l'auteur d'une grande histoire devroit être quelque chose de
plus. Je compare celui -ci à un voyageur qui , après avoir longtemps
erré dans de vastes plaines , me conduit au sommet
d'une montagne pour me faire apercevoir d'un coup-d'oeil
les pays qu'il a parcourus. Je l'écoute avec intérêt , lorsqu'il
m'indique en un instant la route qu'il a parcourue avec tant
de fatigue : mais qu'il n'essaie pas de me montrer les ruisseaux
et les bocages : ils sont perdus dans l'ombre ; je ne vois que
les fleuves et les forêts .
M. Anquetil étoit ce voyageur ; mais il est resté dans la
604 MERCURE DE FRANCE ,
plaine et il s'est occupé à y cueillir des fleurs. On diroit qu'il
s'amuse de tout et que les événemens les plus graves ne sont
à ses yeux que des souvenirs dont on peut distraire un moment
son ennui . Enfin il les rapporte à-peu- près de la même manière
que l'on raconte dans un salon l'anecdote du jour. C'est avec
plus de gravité qu'il falloit faire l'histoire des hommes. Parce
qu'on est arrivé au sommet de la vie , a-t- on le droit de regarder
en pitié eeux qui , placés à l'autre extrémité , attachent
encore quelqu'importance à ce qui se fait ici-bas ?
Appuyons ces reproches sur quelques citations. Hosein avoit
péri en voulant détrôner le calife Yesid, et Abdallah avoit
été de son parti. « Après la funeste catastrophe de ce prince ,
» Abdallah profita de son infortune. Il se mit à plaindre pu-
» bliquement son sort à Medine qu'il habitoit..... Il eut d'au-
» tant moins de peine gagner les esprits ,, que les relations
» qui arrivoient de Damas sur le compte d'Yesid lui don-
»> noient une assez mauvaise réputation en fait de religion , et
» le peignoient avec raison comme un homme qui ne se
» gênoit pas sur l'observance de ses pratiques . Le peuple étant
>> imbu de ces préventions défavorables , un homme ou ap-
» posté , ou enthousiaste de bonne foi , se lève au milieu de la
» Mosquée de Médine et jette son turban par terre en criant :
» Je renonce à Yesid , de la même manière que je jette ce
» turban. Un autre , en ôtant son soulier , dit : Je rejette Yesid
» de la même manière que j'ôte ce soulier. En un moment
» le pavé de la Mosquée est couvert de turbans et de sou-
» liers. » Assurément ces derniers détails sont fort gais. Et si
on me dit que ces turbans et ces souliers qui couvrirent en
un instant le pavé de la Mosquée , peignent à merveille les
moeurs et l'esprit des peuples ou du siècle dont l'historien
s'occupoit, je n'ai rien à répondre encore, excepté que cela
me paroît aussi raconté d'une manière très-gaie.
C'est peut-être encore pour peindre les moeurs du temps
que M. Anquetil a rapporté cette conversation entre un vieillard
et le calife Abdalmalec . « Quel mets aimez- vous mieux,
» lui demanda le prince ; il répondit : une téte d'añe bien.
» assaisonnée et rôtie. Ce n'est là , répondit le calife qu'un
» mets ordinaire : mais que penseriez- vous d'un quartier
» d'agneau bien roti avec une sauce de beurre et de lait?
» Ainsi le goût avoit peu changé dans ces contrées , où Abra-
» ham environ dix-sept cents ans auparavant , avoit offert aux
>> anges , comme un mets distingué , un veau rôti avec une
» sauce de beurre et de lait . Mais on ne trouve pas d'exemple
» antérieur d'un usage pratiqué alors : c'étoit de faire manger
» aux couriers leurs lettres , quand ils apportoient de mauJUIN
1806. 605
» vaises nouvelles. » Voilà des détails et des réflexions qui ne
manqueront pas de faire sourire celui qui les lira ; il me semble
que c'est là tout l'éloge qu'on en peut faire.
Tout le monde connoît l'histoire de cet Antiochus qui
devint amoureux de Stratonice , l'épouse chérie de son père ,
et que son amour long- temps ignoré conduisit aux portes du
tombeau. Le médecin qu'on avoit appelé pour le guérir décou
vrit le fatal secret. « Antiochus ( dit- il à son père ) ne peut
>> avoir d'autre sauveur que vous : car , c'est Stratonice qu'il
» aime . Seleucus n'hésita pas : il céda sa femme : auroit - il
» cédé sa maîtresse ? » Eh bien , je demande quels sont les
temps et les moeurs que l'auteur a voulu peindre par ce dermier
trait ? En le lisant , ne vous sentez-vous pas tout-à- coup
transporté dans ces dernières années ? C'est un mot plaisant
l'auteur n'a pas su retenir. Car d'ailleurs , il savoit très- bien
que dans les temps et dans les pays où les hommes peuvent
céder leurs femmes , ils n'ont que des maîtresses.
que
Ailleurs il prétend qu'en Afrique et parmi ces sortes de
sauvages qui habitent le pays de Sierra Leona , il y a des
avocats , et cela paroît déjà assez singulier. Mais voici ce qui
l'est encore plus : «Ces avocats portent un masque sur le visage,
» des castagnettes à la main , et des sonnettes aux jambes ;
>> tout cela ( quoi ! le masque aussi ! ) pour réveiller l'attention
» des juges. Cette mode pourroit n'être pas inutile en Eu-
>> rope. >> Cela est vrai. Mais faites donc attention que vous
écrivez une histoire universelle , et que si nos juges dorment
quelquefois à l'audience , ce n'est pas un fait à transmettre à
l'univers et à la postérité.
J'en dirois autant de ce met que l'historien prête aux députés
de Tripoli , qui , en 1685 sous le règne de Louis XIV ,
vinrent à Paris « demander la paix avec soumission....
>> De tout ce qu'ils admirèrent , rien ne les frappa plus que
» l'Opéra. La musique , les actrices , les acteurs , les habits , les
» décorations , les machines leur parurent une suite d'en-
» chantemens , un rassemblement de charmes irrésistibles . Le
» chef de l'ambassade , vieux corsaire , ému par le spectacle,
» s'écria : Quelqu'ennemi qui nous attaquát , nous nous dé
» fendrions ; mais si c'étoit l'Opéra , nous rendrions les
» armes » Il me semble que la première partie de cette exclamation
ne convient pas à des gens qui venoient demander
la paix avec soumission ; et quant à la seconde , je me permettrai
de faire observer que si le corsaire étoit vieux , il devoit
avoir du bon sens , et qu'un vieux corsai e , sur - tout s'il a du
bon sens, ne dit pas des choses pareilles. Mais cela est joli :
c'est un compliment pour l'Opéra , pour les Parisiens.... Il y
avoit mille raisons de ne pas oublier cette anecdote.
606 MERCURE DE FRANCE,
En général , M. Anquetil vise à l'effet , et ce but quand on
se le propose, n'est bon qu'à égarer. S'il raconte la vie d'un
homme , cette vie n'est qu'une suite d'aventures singulières ;
s'il peint un pays , ce pays renferme toujours les sites les plus
étonnans. Par exemple Hérodote lui - même , dans les descriptions
fabuleuses qu'il a faites de certaines contrées , d'après
les préjugés de son temps , n'y a pas réuni autant de prodiges ,
qu'il y en a dans la seule Ethiopie , au portrait qu'en fait
M. Anquetil. Mais pour discuter tous ces faits , il faudroit
plus de recherches que je n'en puis faire , et sur-tout plus
de temps et d'espace que je n'en ai. J'aime mieux croire :
cela est plutôt fait. "
Je veux donc croire que , dans le Pégu , il y a un grandprêtre
dont les funérailles sont magnifiques , et que « on y
» lance des fusées volantes qui contiennent dans un tronc
» d'arbre cinq-cents livres de poudre : ( le spectacle de ces
» funérailles doit être assez dangereux ; » « et que ces fusées
» s'élèvent très- haut ( cela s'entend ) , et que nous n'avons pas
» poussé si loin la pyrotechnie. » ( Dieu nous-en préserve. )
Je veux croire aussi que « les Parsis , loin de s'opposer aux pro-
» grès d'un incendie , y apportent tout ce qui peut l'ang-
» inenter , meubles , habits ; et que c'est une bénédiction
» pour celui à qui cela arrive. » Seulement je suis étonné
qu'il existe encore chez les Parsis quelque chose qui puisse
être brûlé. Cependant je ne crois , que lorsque je n'ai pas vu
précisément le contraire de ce qu'on me dit. Ainsi , lorsque
dans sa description de l'Italie , M. Anquetil me parle de ces
múriers où le ver s'enveloppe de sa coque précieuse , je suis
obligé de déclarer que je n'ai pas vu de ces mûriers , et que
dans le Midi comme dans le Nord de l'Europe , j'ai toujours
vu élever les vers à soie dans des bâtimens fermés et bien
chauds. Que dirai - je maintenant des contradictions où
M. Anquetil tombe quelquefois ? Par exemple , quand il me
dit que « la partie des Tartares ( je ne sais ce que c'est que la
» partie des Tartares ) se divise en orientale et occidentale ; "
« et que la première est habitée par les Mancheoux , la se-
>> conde par les Mogols , » je dois naturellement en conclure
qu'il ne connoît dans toute la Tartarie que deux grandes familles
, celle de Mancheoux , et celle des Mogols. Par conséquent
, je dois être étonné , lorsqu'en tournant le feuillet , je
trouve que « on divise les Tartares en trois branches , Mogols ,
» Kalkas et Eluths. >>
1
En parlant de Mengko , l'un des Mogols qui occupèrent le
trône de la Chine , il dit : « L'empereur offrit un sacrifice
» solennel au ciel ... selon le rite de la Chine , cérémonie
JUIN 1806.
607
» qu'il renouvela plusieurs fois. » Cela est clair : voilà un
fait certan , et qui même s'est renouvelé plusieurs fois. Or ,
Mengko régnoit en 1250 , et je trouve dans ce même volume
qui est le sixième qu'en 1329 « Tutemur fut le premier
monarque Tartare qui alla au Temple du Ciel , et y sacrifia
» en personne. » Comment Tutemur fut-il le premier à faire
ce que Mengko avoit fait plusieurs fois près d'un siècle
avant lui ?
Ces faits , dira- t-on , sont peu importans par eux-mêmes ,
et dans un long ouvrage , de pareilles contradictions peuvent
aisément échapper à l'auteur le plus attentif. J'en conviens ;
mais voici un oubli qui me paroît beaucoup moins excusable ,
parce qu'il a produit dans l'histoire une véritable lacune.
M. Anquetil marque avec exactitude l'époque où le califat
des
Fatimites
Tu aboli , et jusque-là , il n'avoit point parlé
de ce califat. Il me semble qu'avant de parler de sa fin , ou
du moins en en parlant , il eût été convenable de dire quelque
chose sur ses commencemens et sur ses progrès.
M. Anquetil s'est donc proposé premièrement de plaire , et
secondement d'instruire. Par conséquent , il est quelquefois ,
ou du moins , il paroît léger, superficiel , amusant. Mais il l'est
de bonne grace, comme on l'est à vingt ans. Il faut ajouter que
dans ses plus grands oublis il ne cesse jamais de respecter la religion
, les moeurs , les gouvernemens , tout ce qui est respectable
; que dans ses réflexions , il y a souvent une sagesse qui
étonneroit si on n'avoit lu de lui que ce seul ouvrage , et
qu'enfin il oublie rarement de raconter tout ce qui peut prêter
un nouvel appui aux grandes vérités du christianisme. Que
conclure de cela ? Que M. Anquetil est un homme trèséclairé
, et qui connoît son siècle aussi bien que les siècles
passés. Il a très-bien vu que s'il faisoit un excellent livre , on
ne le liroit pas il l'a fait moins bon , pour le faire mieux
accueillir : il a traité ses contemporains comme ils méritoient
de l'être , et il faut ajouter que ce n'est pas lui qui les auroit
fait tels qu'ils sont.
Ainsi , il recueille avec attention tous les souvenirs épars de
nos traditions. « Les Hottentots , dit-il , ont des traditions
» qu'ils conservent avec beaucoup de soin : l'une que leurs
» premiers parens offensèrent si grièvement le Dieu suprême
» qu'il les maudit et leur postérité , et qu'il endurcit leur
» coeur ; l'autre que quand Dieu les envoya
dans leur pays ,
» ils y entrèrent par une fenêtre. Le nom de l'homme étoit
»> noh , celui de la femme hinguoh. » Par le même motif il
dit en parlant du Confucius des Chinois , ce que Voltaire qui
en a tant parlé , n'a jamais dit. « Ce philosophe répétoit sou608
MERCURE DE FRANCE ,
» vent : Que c'étoit dans l'Occident qu'on trouveroit le saint.
Un empereur , se rappelant ce mot , y envoya des ambassa→
» deurs pour découvrir quel étoit ce saint , et quelle étoit la
» véritable loi qu'il enseignoit. Fatigués ou ennuyés de la
» longueur du voyage , ces ambassadeurs n'allèrent pas plus
» - loin que les Indes , et crurent avoir trouvé ce qu'ils cherchoient
parmi les adorateurs de Fo. »
" Que M. de Voltaire s'amuse à nous peindre la Palestine
cette terre promise où couloit le lait et le miel , comme un
pays stérile , et qui ne fut jamais qu'un amas de sables et de
rochers , M. Anquetil lui apprendra que « les descriptions que
» les historiens du temps ( il parle du temps d'Omar ) nous
» ont laissé des campagnes de la Judée , de leur fertilité , des
» villes nombreuses que le commerce y enrichissoit , se rap-
» portent aux peintures des livres sacrés , et font connoître
» que mal-à-propos , on a cru que les délices de cette terre
» où couloit le lait et le miel ont été exagérées par les écri-
» vains juifs. Que sont à présent sous la domination turque
>> les campagnes qu'arrosent le Tigre et l'Euphrate ?... Il'en
» est de même de la Judée. »
"
Que ne puis-je rapporter tout entier le portrait qu'il a fait
de Jésus-Christ. C'est bien à regret que je me bornerai à en
citer quelques lignes. « Les discours de Jésus respirent l'onc-
» tion , ses remontrances , le desir d'être utile. On trouve la
» justesse dans ses paraboles , le pathétique dans ses exhorta-
» tions. Quelle vertu n'a -t- il pas préconisée ? Quel vice n'a- t- il
» pas foudroyé ? Soit qu'il redresse un boiteux , qu'il ouvre
>> les yeux à un aveugle , qu'il ressuscite in mort , il le fait
» comme maître de la nature sans effort , sans paroître
» étonné de sa puissance. Il entre dans la mer , elle devient
» ferme sous ses pieds. Sous sa main bienfaisante cinq pains
» se multiplient et nourrissent cinq mille personnes . Mais
» s'il est Dieu dans ses prodiges , il se montre homme pour
» ses amis. Les douces larmes qu'il répand avec les soeurs
» affligées de Lazare ! et cet élan du coeur à ses disciples :
» Allons lui rendre la vic ! Quel contraste entre cette sensi-
» bilité pour un ami , et l'indifférence avec laquelle il prédit
» les injures dont on l'accablera , les tourmens qu'on lui fera
» souffrir , et la mort ignominieuse qui lui est préparée !
* ....>> Dans un siècle de lumières , dans des villes opulentes ,
» centre du luxe et des plaisirs , douze hommes grossiers et
ignorans firent adopter une religion fondée sur des mys-
» tères , contraire à la volupté , ennemie du faste , et de tout
» ce qui flatte l'orgueil humain. Ils la firent prévaloir malgré
» les contradictions des docteurs , les préventions des souve-
» rains
JUIN 1806.
1
» rains , et enfin elle a rempli toute la terre. Tel a
» de la vie , et de la doctrine du fondateur du cistia
» Son succès , qui est le plus grand des miraclesey
» opérer la persuasion , se passer de tous les aut5
Puisque j'ai parlé des réflexions de M. Anquetil
j'en cite aussi quelques- unes. Il remarque, en parlant
si fameux par ses lois , et par les cruautés qu'il exerça
les Athéniens , que ceux qui font des lois pour les autres
» auroient quelquefois besoin que les autres en fissent pour
» eux. » Ensuite il n'oublie pas de faire observer que « les
» Crétois possesseurs de si belles lois devinrent dans la suite
» les plus débordés des hommes , et qu'en fait de moeurs leur
» nom donné à quelqu'un étoit une injure. » Tant est frivole
l'avantage de la meilleure législation , quand elle n'a d'autre
source et d'autre appui qu'une sagesse et une puissance
humaine ! Enfin , après avoir rapporté l'incendie de la fameuse
bibliothèque d'Alexandrie , il ajoute : «On a déjà parlé de
» ce terrible effet du fanatisme ; mais on le répète comme
» une leçon utile , en faisant observer que le fanatisme , quel
» qu'il soit , de religion , de liberté , ou autre , est toujours
» de tracteur. » Pour moi , je n'en connois d'autre , après
ceux qu'il nomme , que celui de philosophie , et celui- là
n'est pas le moins destructeur.
Il faut maintenant parler des incorrections dont j'ai été
frappé en lisant cet ouvrage. Dans l'histoire la plus rapide , on ne
doit pas marcher sans mesure , et il n'est pas plus permis à son
auteur d'oublier les règles de la langue que celles de la critique.
C'est un principe que M. Anquetil a quelquefois oublié.
Par exemple , on a quelque peine à comprendre la phrase
suivante: « Quand on cherche , dit- il , la cause de l'animosité
» qui a régné entre les Grecs et les Perses , et qui , contre
» toutes les apparences , a fini par ces derniers ; on trouve
» qu'elle a eu son principe dans l'orgueil des seigneurs per-
» sans , etc. » En la lisant , j'ai d'abord été tenté de penser que
M. Anquetil , altérant l'histoire , avoit supposé qu'après de
longues guerres les Perses avoient fini par vouloir se réconcilier
avec les Grecs ; et j'ai eu besoin d'un peu de réflexion
pour m'apercevoir que ces mots par ces derniers , vouloient
dire par la destruction de ces derniers. Mais aussi , quelle
étrange éllipse ! et avec quelle légéreté l'auteur a dû laisser
couler ses phrases , pour en avoir fait tant d'autres qui ne sont
pas moins extraordinaires que celle- là !.
En voici une seconde que je trouve dans le volume suivant.
« Agrippa va trouver Flaccus , gouverneur de Syrie , vit
» quelque temps dans l'aisance auprès de lui , se brouille ,
Q q
MERCURE DE FRANCE ,
reton à Rome , etc. » Qu'est-ce donc qu'un homme
qui se brouille ? On dit que le temps se brouille , pour dire
que le Ciel se charge de vapeurs ; que les affaires se brouillent
, pour dire qu'il devient difficile de les arranger ; mais
jamais un homme ne se brouille à moins que ce ne soit avec
quelqu'un.
le
Ces oublis , dira - t - on encore , sont légers , et on y
supplée aisément. Je l'avoue ; mais si la même légèreté
qui en est le principe , fait commettre ensuite des fautes plus
grandes , ne doit- on pas au moins dire qu'elle est de la
légèreté ? Par exemple , dans le même volume , et dans
la même page où j'ai trouvé la faute précédente , je ne
m'attendois pas à trouver cette phrase-ci : « Son premier soin
» ( de Caligula ) est d'appeler auprès de lui son ami Agrippa ,
» qui du cachot passe dans le palais de l'Empereur et change
sa chaîne de fer contre une d'or dont Caligula lui fait pré-
» sent , aussi pesante que celle de fer qu'il portoit , le revet
» de la pourpre , lui met le diademe sur la téte etc. » Cayon
se demande quel est le sujet ou le nominatif de ces verbes ,
revet de la pourpre , lui met le diadème . Si c'est celui des verbes
précédens ; c'est donc le mot qui , c'est -à - dire que c'est
Agrippa . Et alors il se trouve qu'Agrippa revet Agrippa , et
met le diadème à Agrippa. Si au contraire , c'est Caligula ,
comme le sens le veut , il faudroit , ( pour que la grammaire
le voulût aussi ) qu'on pût dire : sa chaîne de fer dont Caligula....
Le revet de la pourpre. Pouvons-nous faire autrement
que de relever des fautes pareilles ? Ne devons- nous pas
avertir les jeunes gens que , non-seulement pour bien écrire ,
mais pour écrire correctement ; il faut s'observer sans cesse ;
et que même après avoir fait de très - bons ouvrages , et avoir
acquis une longue habitude de bien faire , on peut tomber
dans des négligences impardonnables , par cela seul qu'on
n'a plus la volonté de beaucoup travailler.
Dans le tome 7 , on trouve que « Nassès n'échappa d'étre
>> honteusement rappelé aux fonctions , etc. » Et nous croyons
qu'il falloit dire n'évita d'étre. Mais il est rare qu'une faute
soit seule dans un volume et même dans une phrase. On
lit donc dans le même tome : « La nation chinoise a pu
» perdre de son caractère primitif qui étoit la douceur , la
» soumission aux lois , par les troubles qui sont survenus : on
>> reproche actuellement de la dissimulation dans leur con-
» duite. » Pour que cette phrase fut correcte , il auroit fallu
dire premièrement les chinois , au lieu de la nation chinoise.
Alors ces mots leur conduite n'auroient point blessé
l'oreille. Car notre langue ne donne point , dans tous les cas ,
JUIN 1806.
ainsi que la langue anglaise , à un nom collectif la valeur
d'un pluriel ; et nous ne pouvons pas dire en parlant de la
nation chinoise , leur conduit . Mais quand même on pourroit
le dire , la phrase seroit encore bien peu française , à
moins qu'on n'y fit une autre correction , et qu'on ne la
terminât en disant on lui reproche actuellement de la
dissimulation dans la conduite. M. Anquetil sait aussi bien que
moi qu'on ne reproche pas en général ; on reproche nécessairement
à un homme , à un peuple, à un siecle, et je ne
lui reproche que de l'avoir oublié.
Après les incorrections , il doit être permis ds faire observer
quelques phrases entortillées , quelques constructions et
quelques expressions singulières qu'on pourroit prendre pour
des fautes de goût , si deja on n étoit prévenu par l'extrême
négligence qui regne dans tout l'ouvrage qu'elles ne sont que
des effets du défaut de travail et d'attention . Après avoir dit
que les Grecs se civilisèrent peu-a - peu , M. Anquetil ajoute :
« Gette espèce de conception qui , dans le sein d'une nation
» barbare a fat naitre un peuple civilisé , a duré environ
neuf cents ans. » Une conception qui dure ! comme si ce
mot ne renfermoit pas nécessairement l'idée de quelque chose
d'instantané ! Une conception qui fait natre un peuple au
sein d'une nation ! est-il donc bien étonnant que le peuple
grec ait été enfanté par la nation grecque , et qu'avec le
temps une nation barbare soit devenue un peuple civilisé ?
Hlus loin je trouve un prince Mogol qui fut « un prince
>> plus louable par l'absence des vices , que par la présence
» des vertus. » Je crois qu'il falloit dire que par ses vertus.
Il est bon de faire observer que , lorsqu'il s'agit de langage ,
l'analogie n'est pas un guide très-sur. Il faut apprendre aux
jeunes gens que l'absence et la présence , le vice et la vertu
forment des antithèses ordinairement permises et même assez
communes ; et que cependant quoiqu'on puisse dire l'absence
des vices , on ne doit point dire la présence des vertus ? Que
dis-je , aux jeunes gens ? Je suis persuadé que dans ce siècle ,
où la correction du langage est un mérite assez rare , il y
des hommes qui se croient peut-être des écrivains qui pourroient
lire et relire cette phrase , sans y sentir la faute que j'ai
cru y trouver. Et c'est précisément le motif qui m'a engagé
à la relever.
GUAIRARD.
612 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTÉ S.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES
-La première représentation de la Mort de Henri IVa
obtenu un très-grand succès. Fidèles à la loi que nous nous
sommes imposée d'attendre l'impression , pour nous rendre
compte des ouvrages dramatiques qui intéressent véritablement
l'art , nous nous bornerons à observer que dans aucune tragédie
des caractères historiques n'ont été plus complétement altérés .
Peut-être pensera-t-on qu'accuser de la mort d'Henri IV l'ambassadeur
d'Espagne , le duc d'Epernon , la reine , les jésuites ,
le clergé même , c'est outrepasser les bornes de la licence poétique.
« On osa imputer ce crime , dit Voltaire , à la maison
» d'Autriche , à Marie de Médicis , épouse du roi ; à Balzac-
» d'Entragues , sa maîtresse ; au duc d'Epernon : conjectures
» odieuses , que Mézerai et d'autres ont recueillies sans exa-
» men , qui se détruisent l'une par l'autre ; et qui ne servent
» qu'à faire voir combien la malignité humaiue est crédule: »
Remarquons en passant que le même homine qui fait une
réflexion si sage , lorsque la passion ne l'aveugle point , n'hésite
pas à déclarer complices de Ravaillac les prédicateurs et les
moines.
Mais ce n'est pas seulement Marie de Médicis , le duc d'E
pernon , etc. , qui ont à se plaindre de M. Legouvé , c'est
Henri IV lui -même. Si pour faire sa tragédie il est obligé
de prêter aux uns des crimes qu'ils n'ont pas commis ; il
est forcé , pour rester dans les limites de l'art , de dépouiller
pour ainsi dire , le second de cette franchise , de cette bonhomie
, qui lui donne dans l'histoire une phisionomie particulière
ce n'est pas là notre Henri IV. En effet , ce prince n'est
pas seulement un grand homme , un grand roi ; c'est le
meilleur des rois , c'est le plus aimable des hommes. Un
exemple me fera mieux comprendre. u Je veux , disoit Henri ,
que les plus pauvres paysans aient une poule au pot tous les
JUIN 1806. 613
dimanches. Qui ne sent que la simplicité du langage donne
à ce mot un charme que la poésie dramatique ne peut qu'affoiblir.
C'est l'expression naïve de l'ame du bon roi . Au lieu
de ces mots si touchans , faites-lui dire , même en meilleurs
vers :
Je veux enfin qu'au jour marqué pour le repos
L'hote laborieux des modestes hameaux
Sur sa table moins humble ait , par ma bienfaisance
Quelques-uns de ces dons attributs de l'aisance ,
Et que , grace à mes soins , chaque indigent nourri ,
Bénisse avec les siens la bonté de Henri.
Ventre-sain-gris , tu me gâtes la poule au pot , s'écrieront
tous les spectateurs ! On ne pourra donc jamais représenter
Henri IV sur la scène tragique , de manière à remplir
l'idée qu'en ont tous les Français. C'est dans la forêt de Sénar
c'est chez Michault , en un mot , c'est dans la Partie de
Chasse qu'on le retrouve tout entier.
Nous reviendrons sur ces observations , que nous nous contentons
aujourd'hui d'indiquer , lorsque nous examinerons la
pièce en détail. Elles ne doivent point nous empêcher de
rendre , dès ce moment , justice aux efforts que M. Legouvé
faits pour surmonter les insurmontables difficultés de son sujet.
a
Les acteurs ont joué avec un ensemble très- rare dans les pre-
✨mières représentations , mais aucun d'une manière remarquable.
Nous ignorons pourquoi Talma , dans la force de
l'âge et du talent , a cherché à imiter Monvel jusque dans
ces prestiges par lesquels cet acteur s'efforce de suppléer aux
moyens qui lui ont toujours manqué. Dans presque tout le
rôle ,l'imitation a été sensible. Talma est parvenu à ressembler,
de figure seulement , à Henri IV. Son costume est parfait de
vérité , trop parfait même , au moins quantà la couleur , parce
qu'il rappelle trop l'habit des Crispins.
Je m'imagine que Sulli gesticuloit beaucoup moins que
Damas. C'est beaucoup pour Lafond d'avoir fait supporter
l'odieux rôle de d'Epernon . Mademoiselle Duchesnois a joué
foiblement. Elle a même été accueillie par des murmures à
son entrée sur la scène , lorsqu'elle a dit ce vers , qui seroit
3
614 MERCURE DE FRANCE ,
mieux placé dans la bonche de Nina , que dans celle de Marie
de Médicis :
Je l'attendois hier , je l'attends aujourd'hui !
Le même jour, on a donné au Théâtre Feydeau la première
représentation de Gabrielle d'Estrées. Les paroles de
cct opéra sont de M. Saint-Just , et la musique de M. Méhul .
Les deux auteurs ont fait mieux . L'ouvrage a cependant
réussi .
- Le nouveau ballet de M. Gardel , Paul et Virginie ,
représenté pour la première fois mardi dernier, a obtenu le
plus brillant succ s. L'auteur a suivi presqu'en tout le roman
de M. Bernardin de Saint-Pierre seulemen ) , il a substitué
un dénouement heureux à la mort de Virginie.
On écrit de Berlin que le Théâtre - Royal de cette ville
va s'occuper des moyens de se procurer le plutôt possible la
partition de l'opéra d'Uthal, par M. Méhul . Tous les Prussiens
qui sont à Paris citent , dans leurs lettres , cet ouvrage
comme l'un de ceux qui font le plus d'honneur au Conservatoire
de France , et à l'art en général.
L'académie des jeux floraux , qui vient d'être rétablie à
Toulouse sur les anciennes bases , annonce qu'elle fera , le
3 mai 1807 , la distribution des prix de poésie et d'éloquence.
Ces prix sont pour l'ode , une amaranthe d'or de 400 fr.
pour le discours , une églantine de 450 fr.; pour un poëme
d'environ cent vers , et une épître d'environ cent- cinquante
une violette d'argent de 250 fr.; pour une élégie , idylle ou
églogue , un souci d'argent de 200 fr.; enfin , un lis d'argent
de 60 fr. , pour un sonnet ou un hymne à la Vierge. Les autres
sujets de poésie sont au choix des concurrens. Le sujet du
discours pour le prix de l'éloquence , est la question suivante ;
« Quels ont été les effets de la décadance des moeurs sur la
» littérature française . » Tout ouvrage qui blesseroit les
moeurs , la religion ou le gouvernement , sera rigoureusement
exclu du concours.
Les auteurs feront remettre , dans les quinze premiers jour
de février 1807 , par quelqu'un qui soit domicilié à Toulouses
trois copies de chaque ouvrage à M. Poitevin , secrétaire
3
JUIN 1806 . 615
perpétuel de l'académie. Les ouvrages qui lui seroient envoyés
directement , ne seront point présentés à l'académié. Ceux
qui auront remporté trois prix de poésie , parmi lesquels le
prix de l'ode , ou qui auront remporté trois fois le prix du
discours , pourront obtenir , suivant l'ancien usage , des lettres
de maîtres les jeux floraux , qui leur donneront le droit
d'assister et d'opiner avec les académiciens aux assemblées
publiques et particulières de l'académie .
-S. M. l'EMPEREUR s'est rendu ces jours derniers à Jouy ,
où il a visité la manufacture de toiles , dirigée par M. Obercampf.
S. M. , après avoir témoigné sa satisfaction de l'activité
et de l'intelligence avec laquelle est conduit cet établissement ,
a demandé à M. Obercampf s'il étoit membre de la Légiond'Honneur
; celui- ci ayant répondu qu'il n'avoit pas cet
honneur , l'EMPEREUR a détaché de sa boutonniere l'aigle qui
y étoit attaché , et l'a remis à M. Obercampf.
La gazette de la cour de Pétersbourg contient l'extrait
suivant d'une lettre du capitaine de Krusenstein , adressé à l'académicien
Schubert :
Saint- Pierre et Saint -Paul , au Kamschatka,
le 26 juin ( 8 juillet ) 1805.
« Je crois devoir vous mander que j'ai réussi non- seulement
à conserver l'eau potable dans notre longue navigation ,
mais encore à la maintenir fraîche et exempte de tout mauvais
goût. Pendant mon séjour à Copenhague , il me tomba
entre les mains un journal où se trouvoit un article d'un
chimiste français , qui proposoit de brûler l'intérieur des
tonnes à eau. Je fis aussitôt conduire à terre 50 à 60 de ces
tonnes , et je procédai d'après l'indication de l'auteur français.
L'idée n'est pas neuve , et l'on emploie sur la plupart
des vaisseaux de guerre le même moyen ; mais on se borne
à brûler légèrement ces tonnes , tandis que l'intérieur doit
être presque réduit à l'état de charbon. La traversée jusqu'à
Ténériffe fut trop courte pour que je passe porter un jugement
certain sur l'efficacité de ce procédé ; mais dans la suite
du voyage elle nous a été démontrée d'une manière irrécusable.
Dans notre séjour au Brésil , qui fut de six semaines ,
je fis brûler la plus grande partie de nos tonnes ; et je puis
vous assurer que pendant toute notre navigation , jusqu'aux
4
616 MERCURE DE FRANCE ,
iles de Washington , nous n'eûmes presque jamais de mauvaise
eau : si cela arrivoit parfois , c'étoit toujours l'eau d'un
tonneau qui n'avoit pas été passé au feu. Il est impossible
d'attribuer à d'autre cause que celle-là la bonté de l'eau
telle que nous l'avons eue ; avantage dont n'a peut-être joui
jusqu'à présent aucun navigateur.
» J'ai encore employé un autre expédient : on a coutume ,
sur les vaisseaux de guerre , de remplir d'eau de mer les tonnes
aussitôt qu'elles sont vides , afin que le bâtiment ait constamment
le même lest ; il en résulte que l'eau douce dont on
remplit ensuite les tonnes se corrompt . Je me suis constamment
écarté de cet usage ; j'ai mieux aimé subir l'inconvénient
de l'inégalité du lest , que de gâter mes tonnes , et j'ai conservé
par-là mon équipage dans une parfaite santé. Au Japon , je
fis décharger entièrement le vaisseau , et passer au feu le plus
fortement possible toutes les tonnes à eau sans exception ( nous
en avons plus de 120 ) . Le succès de ce procédé ne fut nulle
part plus manifeste que dans cette occasion . Pendant notre navigation
pour le Kamschatka , qui ne dura à la vérité que
sept semaines , nous eûmes constamment une eau si pure et si
bonne , que je puis dire, sans exagération , qu'on n'en eût pas
puisé de plus fraîche et de meilleure à la plus belle source.
Nous aurons ainsi l'honneur d'avoir été les premiers qui aient
mis en pratique un procédé aussi simple et aussi utile ; et le
chimiste français apprendra peut- être avec plaisir un si heureux
succès.
» Il est une précaution indispensable dans l'emploi du
procédé dont je viens de parler , c'est l'extrême propreté ; il
faut même laver soigneusement l'intérieur des tonneaux qui
ont été déjà passés au feu , avant de les remplir d'une nouvelle
cau. J'ai encore à bord plus de cinquante tormes d'eau
du Japon. Je suis persuadé qu'à mon retour de Sagalic , je la
trouverai encore bonne . Je vous en informerai dans le temps. '
» J'ai lu par hasard une gazette de Pétersbourg, dans laquelle
j'ai trouvé l'extrait d'une lettre que je vous ai écrite , et où je
vois que vous avez eu la bonté de faire mention de mes observations
sur les courans. Je n'ai jamais perdu de vue un objet
aussi important pour la navigation , et encouragé par ce que
vous avez bien voulu en dire , je vous envoie un extrait de
mon journal sur les courans qui se trouvent entre le Japon et
le Kamschatka. Le docteur Langsdorf va se rendre au
Kadiak avec le chambellan Resanow . Nos chronomètres
jusqu'au Kamschatka se sont très - bien tenus. Nous avons
trouvé la latitude du port Saint-Pierre et Saint-Paul ; elle est
de 201 d. 12 m. , à l'ouest du méridien de Gren , c'est-à -dire,
-
JUIN 1806. 617
176 d . 27 m. 45 s. , à l'est du premier
méridien
. Quinze jours
après notre arrivée
ici , le chronomètre
portatif
d'Arnold
n° 1856 , s'arrêta sans qu'on pût en découvrir
la cause.
» M. Tilesius a résolu d'envoyer à Pétersbourg toute sa
collection de dessins sur l'histoire naturelle , qui est des plus
belles , dans la crainte qu'elle ne se perde. Je vous l'envoie par
la même occasion.
-
« P. S. En ce moment nous faisons voile pour la Chine. »>
contient
On vient de mettre vente , chez Migneret et le Normant
, les OEuvres posthumes et choisies de M. de La Harpe. ( 1 )
Cette collection , ornée du portrait de l'auteur
tous les ouvrages dramatiques et oratoires dont les suffrages
unanimes des connoisseurs ont assuré le succès. Ceux qui n'ont
pas été aussi heureux n'y sont que par extrait. Ce choix , fait
par l'auteur lui-même , a écarté de cette édition presque le tiers
des ouvrages qui faisoient partie de l'édition de 1771. Cette lacune
est remplie par les écrits que l'on a trouvés dans le portefeuille
de M. de La Harpe. Les principaux sont : la Traduction
en vers des huit premiers chants de la Jérusalem Délivrée , là
Traduction en vers de quatre livres de la Pharsale , un Poëmè
sur les Femmes , etc.; enfin , trois Dissertations tirées de
l'Apologie de la Religion , ouvrage qui n'a pas été terminé.
On a joint à cette édition le poëme de Tangu et Félime' ,
jusqu'ici toujours imprimé séparément , et la vie de Menzicoff.
Dans un prochain numero , nous rendrons un comple
détaillé de cette intéressante collection , qui est précédée de
Mémoires sur la vie de M. de La Harpe. A la suite de ces
Mémoires , on lit un morceau trouvé dans les papiers de
l'auteur , qui nous paroît assez curieux pour mériter d'être
inséré ici en entier , quoique plusieurs journaux l'aient déjà
fait connoître ceux même qui l'ont déjà lu le reliront volontiers.
« Il
Il me semble que c'étoit hier , et c'étoit cependant au
commencement de 1788. Nous étions à table chez un de nos
confrères à l'Académie , grand seigneur et homme d'esprit .
La compagnie étoit nombreuse et de tout état , gens de cour ,
gens de robe , gens de lettres , académiciens , etc. on avoit fait
grande chère comme de coutume. Au dessert, les vins de Malvoisie
et de Constance ajoutoient à la gaieté de bonne compagnie
cette sorte de liberté qui n'en gardoit pas toujours le
ton : on en étoit alors venu dans le monde au point où tout est
(1 ) 4 vol . in- 8 °. Prix : 24 francs , et 30 francs par la poste.
A Paris , chez Migneret , Imprimeur , rue du Sépulere , et chez
Je Normant.
618 MERCURE DE FRANCE ;
permis pour faire rire. Chamfort nous avoit lu de ses contes .
impies et libertins , et les grandes dames avoient écouté , sans
avoir même recours à l'éventail. De la un déluge de plaisanteries
sur la religion : l'un citoit une tirade de la Pucelle; l'autre
rappeloit ces vers philosophiques de Diderot ,
Et des boyaux du dernier prêtre ,
Serrez le cou du dernier roi.
et d'applaudir. Un troisième se lève , et tenant son verre plein :
Oui, messieurs ( s'écrie - t-il ) , je suis aussi sûr qu'il n'y a
pas de Dieu , que je suis sûr qu'Homère est un sot; et en
effet , il étoit sûr de l'un comme de l'autre ; et l'on avoit parlé
d'Homère et de Dieu ; et il y avoit là des convives qui avoient
dit du bien de l'un et de l'autre . La conversation devient plus
sérieuse ; on se répand en admiration sur la révolution qu'avoit
faite Voltaire , et l'on convient que c'est là le premier titre
de sa gloire. « Il a donné le ton à son siècle , et s'est fait lire
» dans l'antichambre comme dans le salon . » Un des convives
nous raconta , en pouffant de rire , que son coiffeur lui
avoit dit , tout en le poudrant , voyez-vous , monsieur , quoique
je ne sois qu'un misérable carabin , je n'ai pas plus de
religion qu'un autre. On conclut que la révolution ne tardera pas
à se consommer ; qu'il faut absolument que la superstition et
le fanatisme fassent place à la philosophie , et l'on en est à
calculer la probabilité de l'époque , et quels seront ceux de la
société qui verront le règne de la raison. Les plus vieux se
plaignoient de ne pouvoir s'en flatter ; les jeunes se réjouissoient
d'en avoir une espérance très-vraisemblable ; et l'on
félicitoit sur-tout l'académie d'avoir préparé le grand oeuvre ,
et d'avoir été le chef-lieu , le centre , le mobile de la liberté
de
penser.
Un seul des convives n'avoit point pris de part à toute la joie
de cette conversation , et avoit même laissé tomber tout
doucement quelques plaisanteries sur notre bel enthousiasme.
C'étoit Cazotte , homme aimable et original , mais malheureusement
infatué des rêveries des illuminés. Il prend la parole
et du ton le plus sérieux : « Messieurs , ( dit -il soyez
» satisfaits , vous verrez tous cette grande et sublime révolu-
» tion que vous desirez tant. Vous savez que je suis un peu
» prophète ; je vous le répète , vous la verrez. » On lui
répond par le refrein connu , faut pas étre grand sorcier pour
ça. « Soit , mais peut- être faut-il l'être un peu plus pour
>> ce qui me reste à vous dire. Savez-vous ce qui arrivera de
» cette révolution , ce qui en arrivera pour vous , tout tant
» que vous êtes ici , et ce qui en sera la suite immédiate ,
» l'effet bien prouvé , la conséquence bien reconnue ? » —
JUIN 1806. 619
Ah ! voyons , ( dit Condorcet avec son air et son rire sournois
et niais ) , un philosophe n'est pas fâché de rencontrer un
prophète : « Vous , M. de Condorcet, vous expirerez étendu
» sur le pavé d'un cachot , vous mourrez du poison que vous
» aurez pris , pour vous dérober au bourreau , du poison que
» le bonheur de ce temps- là vous forcera de porter toujours
» sur vous. »
--
―
des
Grand étonnement d'abord ; mais on se rappelle que le
bon Cazotte est sujet à rêver tout éveillé , et l'on rit de plus
belle. — « M. Cazotte , le conte que vous nous faites ici n'est
» pas si plaisant que votre Diable amoureux ( 1 ) . Mais quel
» diable vous a mis dans la tête ce cachot et ce poison et ces
» bourreaux? Qu'est- ce que tout cela peut avoir de commun
» avec laphilosophie et le règne de la raison? C'est pré-
» cisément ce que je vous dis : c'est au nom de la philosophie ,
» de l'humanité , de la liberté , c'est sous le règne de la raison
» qu'il vous arrivera de finir ainsi , et ce sera bien le règne de
» la raison ; car alors elle aura des temples , et même il n'y
>> aura plus dans toute la France , en ce temps- là , que
» temples de la raison . » — «‹ Par ma foi ( dit Chamfort avec
» le rire du sarcasme) , vous ne serez pas un des prêtres de ces
>> temples là . Je l'espère ; mais vous » , M. de Chamfort , qui
» en serez un , et très -digne de l'être , vous vous couperez les
» veines de vingt -deux coups de rasoir , et pourtant vous n'en
» mourrez que quelques mois après. » On se regarde et on rit
encore. « Vous , M. Vicq - d'Azyr , vous ne vous ouvrirez pas
» les veines vous-même, mais après vous les avoir fait ouvrir six
>> fois dans un jour au milieu d'un accès de goutte , pour être
>> plus sûr de votre fait , et vous mourrez dans la nuit. Vous ,
» M. de Nicolai, vous mourrez sur l'échafaud ; vous , M. Bailly,
» sur l'échafaud ; vous , M. de Malesherbes , sur l'échafaud ......
>> Ah ! Dieu soit béni ( dit Roucher ) ; il paroît que mon-
» sieur n'en veut qu'à l'Académie ; il vient d'en faire une
>> terrible exécution ; et moi , graces au ciel ...... Vous ! vous
» mourrez aussi sur l'échafaud. » Oh! c'est une gageure (s'écriet-
on de toute part ) , il a juré de tout exterminer. « Non , ce
» n'est pas moi qui l'ai juré. » — <<<Mais nous serons donc
» subjugués par les Turcs et les Tartares ? Encore .... >>
« Point du tout ; je vous l'ai dit vous serez alors gouvernés
» par la seule philosophie , par la seule raison . Ceux qui
» vous traiteront ainsi seront tous des philosophes , auront
» à tout moment dans la bouche toutes les mêmes phrases que
--
(1) Joli petit roman de Cazo te.
:
―
----
620 MERCURE
DE
FRANCE
,
&
» vous débitez depuis une heure , répéteront toutes vos
>> maximes , citeront tout comme vous les vers de Diderot et
» de la Pucelle ...... » On se disoit à l'oreille : « Vous voyez
» bien qu'il est fou ( car il gardoit le plus grand sérieux. )
» Est-ce que vous ne voyez pas qu'il plaisante ; et vous savez
» qu'il entre toujours du merveilleux dans ses plaisanteries.
>> – Oui , répondit Chamfort , mais son merveilleux n'est pas
» gai ; il est trop patibulaire ; et quand tout cela arrivera-t -il ?
Six ans ne se passeront pas que tout ce que je vous dis
» ne soit accompli.
―
- Voilà bien des miracles ; ( et cette fois c'étoit moi -même
qui parlois ) , et vous ne m'y mettez pour rien . Vous y
serez pour un miracle tout au moins aussi extraordinaire :
vous serez alors chrétien.
•
Grandes exclamations. Ah ! ( reprit Chamfort ) je suis
rassuré ; si nous ne devons périr que quand La Harpe sera
chrétien , nous sommes immortels.
Pour çà ( dit alors Mad . la duchesse de Grammont ) ;
nous sommes bien heureuses , nous autres femmes , de n'être
pour rien dans les révolutions. Quand je dis pour rien , ce
n'est pas que nous ne nous en mêlions toujours un peu ; mais
il est reçu qu'on ne s'en prend pas à nous , et notre sexe ....
·
-
Votre sexe , mesdames , ne vous en défendra pas cette fois ;
et vous aurez beau ne vous mêler de rien , vous serez traitées
tout comme les hommes , sans aucune différence quelconque.
Mais qu'est-ce que vous dites donc là , M. Cazotle ? c'est
la fin du monde que vous nous prêchez. Je n'en sais rien ;
mais ce que je sais , c'est que vous , madame la duchesse ,
vous serez conduite à l'échafaud , vous et beaucoup d'autres
dames avec vous , dans la charrette du bourreau , et les
mains liées derrière le dos. Ah ! j'espère que dans ce cas là
j'aurai du moins un carrosse drapé de noir. Non , ma➡
dame ; de plus grandes dames que vous iront comme vous en
charrette , et les mains liées comme vous. — Dé plus grandes
dames ! quoi les princesses du sang ? De plus grandes
dames encore ..... Ici un mouvement très-sensible dans toute
la compagnie , et la figure du maître se rembrunit : on commençoit
à trouver que la plaisanterie étoit forte. Mad . de
Grammont , pour dissiper le nuage , n'insista pas sur cette
dernière réponse , et se contenta de dire du ton le plus léger t
vous verrez qu'il ne me laissera sculement pas un confes-
- Non , madame , vous n'en aurez pas , ni vous , ni persoune.
Le dernier supplicié qui en aura un par grace , sera.....
» H s'arrêta un moment.-Eh bien ! quel est donc l'heueux
mortcl qui aura cette prérogative ? C'est la seule qui
seur. -
ui restera ; ct ce sera le roi de France.
< d
JUIN 1806: 621
:
» Le maître de la maison se leva brusquement , et tout le
monde avec lui. Il alla vers M. Cazotte , et lui dit avec un ton
pénétré mon cher M. Cazotte , c'est assez faire durer cette
facétie lugubre. Vous la poussez trop loin , et jusqu'à compromettre
la société où vous êtes et vous-même. Cazotte ne
répondit rien , et se disposoit à se retirer , quand Mad. de
Grammont , qui vouloit toujours éviter le sérieux et ramener'
la gaieté , s'avança vers lui : « Monsieur le prophète , qui nous
» dites à tous notre bonne aventure , vous ne nous dites rien de
» la vôtre. » Il fut quelque temps en silence et les yeux baissés.
— « Madame , avez-vous lu le siége de Jérusalem , dans
» Josephe ? -Oh ! sans doute. Qu'est-ce qui n'a pas lu ça ?
Mais faites comme si je ne l'avois pas lui.-Eh bien ! Madame,
» pendant ce siége , un homme fit sept jours de suite le tour
» des remparts , à la vue des assiégeans et des assiégés , criant
» incessamment d'une voix sinistre et tonnante : malheur à
» Jérusalem ! et le septième jour il cria : malheur à Jéru-
» salem , malheur à moi- méme ! Et dans le moment , une
» pierre énorme , lancée par les machines ennemies , l'attei-
» gnit et le mit en pièces. »>
» Et après cette réponse , M. Cazotte fit sa révéreuce et
sortit. >>
MODES ! du 25 juin .
Chez les modistes , les rubans unis et d'un blanc mat , ont la même
Vogue qu'avoient l'année dernière l'hortensia et le lapis ; on en met sur
les chapeaux de paille jaune de différentes formes , sur les capotes de paille
jaune , et sur les capotes de perkale ; on fait aussi avec du crêpe blanc et
des rubans blancs , disposés par bandes , des toquets parés : ces toquets
ont des fleurs sur le devant , une rose , par exemple , et quelques bring
d'acacia. Sur le devant des chapeaux sans bord , c'est un gros noeud.
La paille blanche est moins commune. Quoiqu'il y ait , pour chapeaux
de demi-parure et pour capotes , de très- jolis tissus , paille et soie , sparterie
et soie , c'est tout au plus si , sur cinquante femmes élégantes , il s'en
trouve deux qui en portent. Il y a davantage , quoique ce ne soit pas une
mode suivie , de capotes à côtes de ruban et à petites raies de paille jaune
NOUVELLES POLITIQUES.
Trieste, le 6 juin.
Le général Bellegarde est arrivé ici . Trois mille Autrichiens
s'embarquent pour les Bouches du Cattaro , où ils feront remise
des places aux Français , avec l'artillerie qui y était au
moment de l'occupation des Russes.
Raguse , le 9 juin.
Quatre mille Monténégrins , soutenus par un corps de
roupes russes, sont entrés sur les confins de Raguse. Ils ont
622 MERCURE DE FRANCE ,
mis la plaine de Cagnioli à feu et à sang ; on ne peut se faire
une idée de la barbarie qu'ils ont montrée. Quatre cents Français
envoyés pour les reconnaître les continrent. Le général
Lauriston informé de leur nombre fit marcher le colonel Teste
avec 1500 homines ; l'affaire s'engagea , et les barbares furent
poussés l'épée dans les reins jusques dans leurs montagnes.
PARIS .
-On lit dans le Journal officiel ( N° . du 25 juin ) la note
suivante :
<«< Jamais à aucune époque on n'a fait courir plus de faux
bruits que dans ce moment. Les gazettes d'Allemagne en sont
remplies , et nos journaux ne mettent aucun discernement à
les répéter : ils s'y croient autorisés , du moment que ces nouvelles
sont ensevelies dans quelque feuille bien obscure et bien
ignorante. Comment l'un d'eux ne sentoit-il pas l'inconvenance
de répéter la nouvelle donnée par un journal allemand ,
que l'électeur de Bade alloit se démettre du gouvernement de
ses Etats et se retirer ? L'électeur de Bade ne gouvernera jamais
ses peuples aussi long- temps que cela est à souhaiter pour
leur bonheur. Gouverner n'est sans doute pas un art mécanique
auquel l'âge avancé soit moins propre que l'ardente
jeunesse ; et l'on sait qu'il n'est pas de prince qui , dans un
long regne , se soit occupé et s'occupe plus constamment du
bonheur de ses sujets. Il semble qu'une pareille nouvelle ne
devroit pas , dans les circonstances actuelles , être accueillie
par un journal français.
» Un autre journal a lu , dans un journal napolitain ,
que le roi de Naples a fait des changemens dans la gabelle ,
pour établir de l'uniformité dans le mode de perception , et
prévenir les vexations ; et ces mesures il les transforme aussitôt
en suppression de l'impôt du sel.
» Un journal d'Augsbourg dit que le pape va à Avignon.
Il est tout simple que le journal allemand ne sache pas qu'il
n'y a rien de commun entre le pape et Avignon ; mais il
semble qu'un journal français devroit savoir que le pays
d'Avignon s'appelle aujourd'hui le département de Vaucluse. »
-MM. le maréchal Pérignon et le général Ferino, membres
et députés du sénat auprès de S. M. napolitaine , sont revenus
de Naples à Milan , le 16 de ce mois. Le journal italien , qui
donne cette nouvelle , ne parle pas du retour de M. le sénateur
Roederer , qui faisoit partie de la députation.
Les dernières lettres de Munich annoncent que LL . MM.
le roi et la reine de Bavière se proposent de faire incessamment
un voyage à Paris .
TABLE
Du quatrième trimestre de la sixième année
du MERCURE DE FRANCE.
TOME VINGT - QUATRIÈME.
LITTÉRATURE.
POÉSIE .
FRAGMENT du II . chant du poëme de l'Imaginatiou ,
La Bataille d'Hastings ( fragment du III chant ) ,
Traduction de la X Egl gue de Virgile ,
A Madame Delille ,
Stauces sur Homère et sur Ossian ,
A mon Petit Parter e ,
Les Voyages philoso hiques,
D xain. Autre , idem ,
Inscription pour un Portrait de Bossuet ,
Elégie sur la mort du Serin d'Eléonore ,
Page
328
5555555
97
100
Id.
ΙΟΙ
Fragment du poëme de la Conversation ( Le Parleur à prétention ) , 145
Rondeau ,
Traduction libre de la VII® Eglogue de Virgile ,
d'un poëme intitulé : La Dansomanie ( Début ) , 146
47
193
A Gicère, Mater sæva Cupidinum , etc. (Liv. 1. , Ode 19 ) , 198
A mon petit Potager ,
199
Ma Profession de foi ,
260
Les Conquêtes de l'Homme sur la Nature. ( Ode) , 241
Les deux Chênes . ( Fable ) ,
247
Ma Promenade champêtre du 1er. Mai 1795 ,
289
Songe de l'abbé de Rancé , raconté par lui à l'un de ses religieux , 337
Traduction de la XXIVe Ode d'Horace : Quis desiderio sit
pudor , etc. ,
339
Fragment d'un poëme ayant pour titre : la Mort de Pâris et d'Enone, 385
Le Papillon , la Rose et le Frelon . ( Fable. ) 389
Le Montagnard émigré. ( Romance notée. )
Epitre à M. de Saint-Victor, sur son poëme du Voyage du Poète , 433
Fragment du poëme sur les Trois Règnes de la Nature , 481
Mot de Duclos ,
4:2
Quatrain sur Corneille et sur Racine , id.
Traduction de la 6° Ode du III Livre d'Horace , ibid.
Les Consolations de l'Amitié , idylle tirée du Génie du Christianisme ,
de M. de Chà.eaubriand , 484
Vers pour le portrait de Cornélie , tenant dans ses mains l'urne de
Pompée , 485
Epitre à M. Dubelloi , après son retour de Russie , '
La Danse , poëme ( fragment du chant troisième ) ,
529
A mon Fils , échappé comme par miracle à ung maladie mortelle,
577
578
624
TABLE
DES
MATIERES
.
Extraits et
comptes rendus
d'Ouvrages ...
Theatre et poésies fugitives de M, Collin
d'Harleville ,
Voyage en Chine et en Tartarie, à la suite de l'ambassade de lord
Macartney ; par M. Holmar , sergent -major de sa garde ,
Le Voyage du Pète , poëme ; par J. B. de Saint- Victor ,
Madame de Maintenon , pour servir de suite à l'Histoire de la Duchesse
de la Valliere : par Mad de Genlis ,
De
l'Enseignement et des Etudes
domestiques , ou Moyens simples
d'exciter l'émulation des Enfans élevés à la maison paternelle , etc.;
par M. Freville ,
L'Enéide , traduite en vers , par J. Hyacinthe Gaston , proviseur da
Lycée de Limoges ,
il
21
71
79
113
Voyage en Italie et en Sicile , fait en 1801 et 1802 ; par M. Creuzé
de Lesser ,
119
149
L'Art de connoître les Hommes par la
physionomie ; par G. Lavater , 161
Euvres complètes de Duclos , 215 , 391 , 487
Heur et Malheur , ou trois Mois de la vie d'un Fol et de celle d'un
Sage , roman francais ; suivi de deux Soirées historiques , par l'auteur
du Nouveau Diable Boiteux , c
L'Imagination , poëme en huit chants , par Jacques Delille ,
Mélanges académiques , poétiques , littéraires ,
philosophiques , eritiques
et historiques ; par M. Gaillard ,
226
306
355
Mémoires pour servir à l Histoire
Ecclésiistique pendant le 18° siècle, 362
Le Danger des Souvenirs ; par M. de la Croix ,
Euvres complètes du chevalier Josué Reynols ,
368
402
Mémoires de Mile de
Montpensier , petite-fille de Henri IV , 446 et 509
Prones , ou I structions sur les Grandeur de Jesus -Christ ,
Traduction en vers des Bucliques de Virgile , par Fimin Didot , 497, 555
Lettres de Madame de Sévigné sa file et à ses amis , nouvelle édit. 58t
Lina ou les Enf ns du ministre Albert ; par Joseth Droz ,
Précis de l'Histoire
Universelle, par M. Anquetil ,
458-
592
197 .
Séance publique des Sourds- Muets , du 6 mai,
VARIETES.
Considérations sur la France et sur
l'Angleterré ,
Sur Louis XIII et le cardinal de Richelieu ,
Des Lettres et des Gens de Lettres : Réponse à un article inséré dans
la Gazette de France , du 27 avril ,
Sur les Croisades et les Turcs ,
Notice historique sur la vie et les ouvrages de M. de Villoison , par
M. Dacier ,
57 , 103
058.
201
249 , 293 , 341
261
275
De la vraie et de la fausse Philosophie , chez les Grecs et les Romains , 418
Réflexions sur le système géologique exposé dans un voyage à l'île de
Bourbon, 437
461
533
Notice sur la mort de Paul Ier ,
empereur de Russie ,
Réflexion's
philosophiques sur la tolérance des Opinions ,
LITTÉRATURE ,
SCIENCES , ARTS,
SPECTACLES
,
Pages , 22 , 89 , 130 , 176 , 231 , 280 , 314,374 , 426, 468 , 517 , 565,612
NOUVELLES POLITIQUES ,
28, 233, 330,378 , 429 , 523 , 571 , 621
PARIS , 29 , 93 , 133 , 180 , 239 , 287 , 336 , 385 , 29, 470 , 526, 573 , 622
SENAT
CONSERVATEUR ,
CORPS
LÉGISLATIF ,
管
33 , 475
96 , 138 , 192 , 288
FIN DE LA TABLE DES
MATIÈRES.
DE
FRANCE ,
LITTERAIRE ET POLITIQUE
TOME VINGT - QUATRIÈME.
TRES ACQUIRIT EUNDO
Bongter
A
PARIS ,
DE L'IMPRIMERIE DE LE NORMANT
1806.
DEPT
DE
L
S
( RECAP
)
༠༥༠༥
6345
0.24
1906
( No. CCXLVI . )
( SAMEDI 5 AVRIL 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
V.24
FRAGMENT
DU II CHANT DU POEME DE L'IMAGINATION.
TEL que ce double dieu , Janus aux deux visages , }
De son double regard embrassant les deux âges ,
Regardoit , d'un côté , le siècle vieillissant ,
De l'autre , se tournoit vers le siècle naissant ;
Ou tel que , dominant sur les ondes captives ,
Un colosse fameux s'appuyoit sur deux rives ,
L'Imagination se plaît à réunir,
D'un côté le passé , de l'autre l'avenir.
Là, sur deux points divers notre coeur se balance ;
La Crainte d'un côté , de l'autre l'Espérance :
L'Espérance au front gai , qui , lorsque tous les Dieux
Loin de ce globe impur s'enfuirent dans les cieux ,
Nous resta la dernière , et console le monde.
Avec le nautonnier elle vogue sur l'onde,
Veille dans les comptoirs , guide les bataillons ,
Sourit au laboureur courbé sur ses sillons ,
Du savant matinal voit grossir le volume ,
Et tient le soc , la rame , et l'épée et la plume ;
Mais sur-tout des grands coeurs elle enhardit l'essor . 5 .
Quand César aux Romains prodiguoit son trésor,
Un ami , qu'effrayoit sa vaste bienfaisance ,
Lui demanda quel bien lui restoit? « L'Espérance;
A
529725
MERCURE DE FRANCE ,
7
Dit-il. » Et quel espoir que celui de César !
La Fortune à l'espoir laisse atteler son char ;
Il enrichit le pauvre, affranchit les esclaves ;
Et par lui le captif chante dans ses entraves.
Quels maux désespérés peuvent lasser l'espoir ?
Dans la nuit la plus sombre il se laisse entrevoir,
Et de l'illusion offre au moins les ressources.
Ainsi , quand du crédit on a tari les sources ,
Quand d'un papier, en vain protégé par les lois ,
La trop mince valeur se mesure à son poids ,
Romancier consolant et fertile en promesses ,
Soudain Cambon paroît , il compte nos richesses :
La messe supprimée , et les temples vendus ,
Ce qu'on fera payer, ce qu'on ne paîra plus ,
Des morts déshérités les créances éteintes ,
L'impôt sur les malheurs , et l'impôt sur les craintess
Alors on applaudit : les milliers , les milliards ;
En assignats nouveaux , pleuvent de toutes parts ;
Le crédit se ranime ; et la douce Espérance
Sur son char de carton parcourt toute la France.
Le trépas même enfin , l'inflexible trépas
Invoque l'Espérance , et n'en triomphe pas .
Que dis-je ? Sur nos coeurs que ne peut sa puissance ?
Elle-même souvent révoque la sentence ,
des coeurs,
Et , d'un corps affoibli ranimant les ressorts ,
Elle est, comme bienfaitrice des corps.
Vous l'avez éprouvé , dans ces jours de prestiges ,
Où Mesmer de son art déployoit les prodiges :
Il avoit renversé ces vases , ces mortiers,
Où l'on broyoit des sucs trop souvent meurtriers ;
Mais de l'heureux délire il nous versoit la coupe,
De malades plus gais une docile troupe ,
De cordons entourés , et des fers sur le sein,
En cercle environnoit le magique bassin.
Peindrai-je le bonheur des coeurs qui sont ensemble,
Que le même besoin , le même voeu rassemble ;
Ces liens fraternels , cette chaîne d'amour,
Où chacun communique et reçoit tour- à-tour;
Et l'électricité de ces mains caressantes ,
Que le rapport des coeurs rend encor plus puissantes 2
Non , la douce fêrie et tous ses talismans
Ne pourroient s'égaler à ces enchantemens .
Qu'on ne me vante plus la boîte de Pandore;
Ce baquet merveilleux fut plus puissant encore
1
AVRIL 1806.
་
Les maux n'en sortoient pas , l'espoir restoit au fonds .
Autour, la douce erreur et les illusions .
Tous se félicitoient de leurs métamorphoses :
La vieille Eglé croyoit voir renaître ses roses ;
Le viellard décrépit , se ranimant un peu ,
D'un retour de santé menaçoit son neveu .
Le jeune homme, à vingt ans ridé par la mollesse ,
Se promettoit encor quelques jours de jeunesse ;
Moi- même j'espérois , rejetant mon bandeau ,
Des yeux dignes de voir un spectacle si beau .
Mais quoi , chez les Français est- il rien de durable ?
Mesmer courut ailleurs porter son art aimable .
Chaque malade , au fond de son appartement ,
Tout seul , avec ses maux s'enterra tristement ;
Et, des remèdes vains implorant la puissance ,
Il perdit le plus doux , en perdant l'espérance .
Fondant sur l'avenir des droits non moins puissans ,
La crainte y jette encor des regards plus perçans .
Salutaires tourmens ! Le créateur suprême
Ne peut , à chaque instant , nous garder par lui -même ;
Et , quelque grand qu'il soit , ce maître universel
2
Ne devoit point à l'homme un miracle éternel .
Mais , tandis qu'en nos coeurs l'espérance est empreinte ,
Exprès , à côté d'elle il a placé la crainte ,
Sentinelle assidu , qui , devançant nos pas ,
Court épier les maux que l'esprit ne voit pas ;
Et , nous avertissant des piéges qu'il redoute ,
De la vie avec soin interroge la route .
La raison se réveille à son premier signal
Et court , ou prévenir, ou réparer le mal .
Ce sage instinct nous suit même dès la naissance ♦
Voyez l'enfant , sans art et sans expérience ,
Attentif et tremblant former ses premiers pas ,
Et, tout près de tomber , tendre ses foibles bras ;
Ainsi sont opposés , dans la même balance ,
Et la crainte ombrageuse , et la douce espérance .
Mais je n'ai pas encor chanté tous leurs effets :
Tous deux ont leurs malheurs ainsi que leurs bienfaits ;
Souvent l'espoir précoce , en la montrant d'avance ,
Par une longue attente use la jouissance ,
Cueille la joie en fleurs , flétrit son fruit naissant ;'
Et souvent l'avenir nous vole le présent."
De la crainte , à son tour, les transes incertaines
Attristent les plaisirs , et devancent les peines.
3
MERCURE DE FRANCE ,
De là , vers l'avenir sombre et mystérieux ,
Ces élans inquiets , cet instinct curieux ;
Ainsi , pour pénétrer d'impénétrables voiles ,
L'homme demande au ciel , il demande aux étoiles ,
Ses malheurs, ses succès , ses plaisirs , ses douleurs .
Tantôt , sur des cartons de diverses couleurs ,
Combinant le pouvoir des nombres , des figures ,
Lit dans de vains hasards de grandes aventures .
Qu'une salière tombe , elle a dicté son sort;
Le cri de ce corbeau , c'est l'arrêt de sa mort ;
La sont des talismans , là des miroirs magiques ;
Tantôt , l'oeil attaché sur des mains prophétiques ,
Il lit dans chaque trait un avenir certain ,
Et la ligne fatale est la loi du destin .
Aux superstitions qui donna la naissance ?
La crainte fanatique , à la reconnoissance
Arracha l'encensoir, et son culte odieux
Par le sang des humains sollicita les Dieux .
Dirai-je enfin comment , dans leurs ardeurs brûlantes ,
Des vives passions les fougues turbulentes
Viennent aiguillonner et la crainte et l'espoir,
Soit que sur nous la gloire exerce son pouvoir,
Soit que l'ambition tyran des grandes ames ,
De l'amour des grandeurs alimente les flammes ;
Soit que plus inquiète et plus avide encor ,
S'allume dans un coeur l'ardente soif de l'or ?
Pénétrez dans ce temple où l'avide avarice.
De l'aveugle hasard adore le caprice,
Voyez au dieu de l'or tous ces autels dressés ,
Recevoir des mortels les voeux intéressés .
L'or y brille aux regards , y résonne à l'oreille ;
A ce bruit tout-puissant l'avidité s'éveille ;
Mais les coeurs ne sont pas troublés du même soin :
Lå sont les voeux du luxe , ici ceux du besoin.
Et tandis qu'au hasard , arbitre des richesses ,
L'un demande des chars , des bijoux , des maîtresses ;
L'autre de ses enfans attendant le destin ,
Déjà du désespoir tient l'arme dans sa main.
Immobiles , l'oeil fixe , en un profond silence ,
Tous d'un regard brûlant se dévorent d'avance ;
Dans le cornet fatal le dez a retenti ;
Il s'agite , il prélude , il sort , il est sorti !
Tous les yeux, tous les coeurs s'élancent sur sa trace
Il hésite , il balance , il promet , il menace ;
AVRIL 1806.
Mais il s'arrête enfin : le sort a prononcé ;
Et dans tous les regards son arrêt est tracé.
Effroyable tableau , où chaque front déploie ,
Ou sa douleur farouche , ou son horrible joie.
J. DELILLE.
LA BATAILLE D'HASTINGS.
FRAGMENT DU TROISIÈME CHANT ( 1 ).
( C'est le duc de Normandie qui parle au duc de Bretagne. Il vient
de raconter que le roi d'Angleterre a battu les Danois à Stanfort,
et qu'il nefaut plus compter sur le secours de ces alliés .)
« MA flotte alors en proie aux rigueurs des hivers ,
» Partageoit les avis en cent partis divers .
» Le fier Beaumont youloit qu'à la Seine rendue,
» De ma noble entreprise elle attendit l'issue .
>>
Anjou , qu'à Pevensey des Anglais et des eaux ,
» Un rempart, un abri garantit les vaisseaux ;
» Thibault , que jusqu'à Londre une subite course ,
» De la Tamise même épouvantât la source.
» Breteuil délibéroit. M'interrogeant des yeux ,
» Le seul Montgomery restoit silencieux .
» Epargnez-vous , amis , cette alarme nouvelle .
» Je dis ; et dans mes mains une torche étincelle .
>> Tout m'entend. Chaque preux , à ce signal nouveau
» Laisse le fer, la lance , et s'arme d'un flambeau:
» Anjou , Montgomery , Beaumont et d'Hauteville ,
» Thibault , Harcourt , Mortain , Grandménil , Longueville ,
» Mille autres qu'animoit l'ardeur d'un beau transport ,
Quittant leurs pavillons , des mers couvrent le bord.
» Des feux communiqués la lueur se propage,
» Et dans l'ombre déjà nous découvre la plage.
» On accourt ; on s'y presse. Oserai-je nommer
Le premier des esquifs que j'ai vu s'enflammer ?
» Tous atteints à la fois au même instant s'allument
» Nourrissent de leur sein les feux qui les consument,
>> Unissent leurs ravages : aux mâts , au lin flottant ,
» Au chanvre , l'incendie et s'attache et s'étend .
» L'air s'embrase . Des mers l'étendue azurée ,
" Dans un espace immense est soudain éclairée.
(1 ) Ce fragment est tiré du troisième chant de la Bataille d'Hastings,
ou l'Angleterre Conquise , porme en dix chants, qui paratira dans le
Courant d'avril.
8 MERCURE DE FRANCE ,
» Prince , on nous a redit que, du rivage anglais ,
>> La clarté fut transmise aux remparts de Calais;.
» Qu'un peuple émerveillé , durant la nuit entière ,
» Crut voir briller aux cieux l'astre de la lumière.
Cependant l'incendie , envahissant les eaux, »
>> N'épargne aucun débris des trois mille vaisseaux .
>> En vain la torche en main , sur la plage déserte ,
» J'aurois brigué l'honneur de leur illustre perte.
» Voilà comme à l'aspect de eet embrasement ,
" Naguère vos Bretons , abusés un moment ,
» Même des ennemis quand ils l'ont cru l'ouvrage ,.
» N'ont point à des vaincus craint d'unir leur courage. »
Montgomery répond : « Allumés de vos mains ,
» Ces feux de la retraite ont fermé les chemins.
» Oui , d'un côté la mort , de l'autre la victoire ,
>> Ne laissent aux Français à choisir que la gloire.
C
Il dit : par chaque preux l'éloge confirmé ,
Enflamme les Bretons et leur prince charmé.
<<
Que faisois-tu , Clisson , quand cette armée illustre ,
>> Dit le prince, à la France ajouta tant de lustre ?
» Ton bras de l'incendie eût donné le signal ,
I
Et Guillaume en toi seul cût pu craindre un rival . »
&
D ....n.
TRADUCTION DE LA X ÉGLOGUE DE VIRGILE (1 ),
GALLUS.
VIENS , accours et préside à mes derniers accens ,
Arethuse : à Gallus je consacre mes chants ;
Pour unami que j'arme échauffe mon délire ,
Traçons des vers qu'un jour son amante doit lire.
Ainsi puisse toa onde , en traversant les mers ,
Couler, toujours limide , au sein des flots amers.
Viens , chantons de Gallus les amoureuses peines ,
Tandis que nos brebis paissent l'herbe des plaines ;
Ce chant n'est point perdu , du sein profond des bois,
Les échos attentifs répondront à ma voix.
Naïades , quels déserts vous retenoient encore ,
Lorsque Gallus mouroit du feut qui le dévore ?
Vous n'étiez point aux lieux chéris par Apollon,
Aux bords de l'Aganippe , ou près de l'Hélicon .
Du Ménale attendri les Nymphes soupirèrent ,
Les bruyères des champs , les lauriers le pleurèrent ;
Pensif il succomboit sous le poids des douleurs ;
A ses pie s étendu , triste de ses malheurs ,
Son troupeau l'entouroit sur un roc solitaire.
O poète divin , notre nom dʊit te plaire :
( 1 ) La traduction des Bucoliques de Virgile , par l'auteur, paroîtra
incessamment.
AVRIL 1806.--
9
Adonis , comme toi , conduisant des troupeaux ,
A porté la houlette aux bords rians des eaux .
Soudain devant Gallus tous les bergers parurent ;
Les bouviers paresseux à pas lents accoururent ;
Ménalque vint , m uillé du brouillard des forêts ;
Apollon même, enfin , consolant ses regrets ,
Gallus , pourquoi , dit-il , cette douleur mortelle ?
Avec un autre amant , Lycoris infidèle
>> Affronte et les hivers et l'horreur des combats . »
Sylvain , paré de fleurs , avoit suivi ses pas ;
Il agitoit des lis les tiges blanchissantes .
Bientôt , le front rougi par des mûres sanglantes ,
Pan lui- même accourut : « Modère tes douleurs ,
» L'insatiable Amour se nourrit de nos pleurs ;
» L'onde des clairs ruisseaux plaît moins à son rivage ;
» Et la fleur du cytise à l'abeille volage .
>>
L'infortuné répond : « Bergers , vos vers unjour
» Aux monts Arcadiens rediront mon amour.
» Oui, vous seuls parmi nous savez charter encore ,'
» Seuls, vous savez presser le chalumeau sonore .
» O combien au tombeau j'oublierois mon tournent ,
» O que ma cendre un jour dormiroit mollement ,
» Si vos flûtes chantoient mon amoureuse ivresse !
» Que n'ai-je parmi vous , prévenant ma tendresse
» Moissonné vos raisins , ou conduit vos troupeaux !
» Amyntas ou Philis charineroient mes travaux ;
» Leurs traits des feux du jour ont ressenti l'injure ,
» Mais l'oeil , des noirs vaciets aime la teinte obscure.
» Assise à mes çôtés , et sous des pampres verts ,
» Amyntas pour moi seul moduleroit des airs ;
» Philis de mille fleurs tresseroit des couronnes ;
» Mais , ô ma Lycoris , tu fuis , tu m'abandonnes !
>> Tourne les yeux , reviens , vois ces riches moissons :
Ici, sont des flots purs , des prés , de verts gazons ;
>> Ici d'une forêt la profonde verdure ;
>>
>> Ici j'eusse avec toi coulé ma vie obscure.
» Je l'espérois , du moins ; mais , hélas ! loin de moi ,
>> Loin des champs paternels tu voles sans effroi .
En butte aux traits de Mars , dans ta fuite insensée ,
» Tes yeux ont vu le Rhin et son onde glacée.
» Mon coeur n'en peut douter . Ah ! puissent les frimas ,
» Les glaçons s'amollir sous tes pieds délicats !
» Pour calmer més tourmens dans ce séjour tranquille ,
>> J'emprunterai a flûte au pasteur de Sicile .
>> Ma douleur va chercher les bois , les antres sourds ;
» Sur un jeune arbrisseau j'écrirai mes amours ;
>> Chaque jour accroîtra son écorce fidelle ,
» Et vous , ô mes amours , vous croîtrez avec elle.
» Cependant , entouré de mes chiens vigoureux ,
>> J'irai , je poursuivrai les sangliers fougueux ;
» Je braverai l'hiver et sa rigueur fatale .
Au mont Parthénius , aux forêts du Ménale ,
>> Je m'élance en idée , et mes bruyans assauts
>> Des bois retentissans réveillent les échos.
» Déjà ma meute part , déjà ma flèche vole....
» Vain remède à mes maux, espérance frivole !
To MERCURE DE FRANCE ,
·
» L'Amour est il sensible aux malheurs qu'il a faits
» Les Nymphes et leurs chants augmentent mes regrets .
» Recevez mes adieux sombres bois , vastes plaines !
» Partout ce Dieu cruel vient redoubler mes peines ;
» Vainement dans la Thrace et parmi les frimas ;
» Mon désespoir farouche égareroit mes pas ,
» Et de l'Hèbre glacé j'irois boire les ondes .
» Vainement , au milieu des plaines infécondes ,
» Où la vigne brûlante expire sur l'ormeau ,
>> J'irois durant l'été conduire mon troupeau.
» Quand l'Amour nous poursuit , lorsqu'au fond de notre ame
» Par d'heureux souvenirs il entretient sa flamme ,
» Vers la froide raison il n'est plus de retour ;
» L'Amour sait tout dompter, et je cède à l'Amour. »
Ainsi , seul retiré sous un tilleul paisible ,
Quand ma main à l'osier mêloit le jonc flexible ,
L'amitié m'inspiroit ma rustique chanson.
Muses , c'en est assez pour votre nourrisson ,
Qu'au malheureux Gallus votre main la présente .
Gallus , toujours pour toi mon amitié s'augmente !
Tel , lorsque le printemps remplace les hivers ,
L'aulne léger s'élève et monte dans les airs ,
O mes jeunes troupeaux , fuyez l'ombre ennemie !
La faim qui vous pressoit est enfin assouvie.
Levons nous l'ombre humide affoibliroit mies sons.
L'ombre , ainsi qu'à la voix , est funeste aux moissons.
Hespéras vient nous luire à sa douce lumière
Partez , et retournez vers mon humble chaumière.
P. DORANGE.
ENIGM E.
Où vais-je.. ? d'où je viens... ? Actif ou paresseux
Dans mon chemin rien ne m'arrête.
Lecteur , je n'ai ni pied ni tête ;
J'ai des bras , point de inains : devine , si tu peux.
G. V. ( de Brive ).
7
LOGOGRIPHE...
DB forme différente avec ma tête ,
Je sers à me contenir sans ma tête.
CHARADE.
TROP heureux mon dernier,
Qui trouve mon entier ,
En faisant mon premier .
Le mot de l'Enigme du dernier N°, est Santé.
Celui du Logogriphe est Palladium , où l'on trouve Adam , Paul ,
Ladi, vil, mal, umi, Aa , Maia , mal , Ulla, Ide , laid, Lama,
la , mi , ail, mil , Pallium , Lulli, Dal.
Celui de la Charade est Poulie.
AVRIL 1806. 14
la
Théâtre et Poésies fugitives de M. Collin d'Harleville.
Quatre vol. in-8° . Prix : 15 fr. , et 20 fr. par
poste. A Paris , chez Duminil-Lesueur, imprimeurlibraire
, rue de la Harpe , nº 78 ; et chez le Normant,
imprimeur-libraire , rue des Prêtres Saint-Germainl'Auxerrois
, nº 17.
L
(Second extrait. )
er
Voyez le N° . CCLI. ( 1 ** Mars. )
Il n'a jamais appartenu qu'à Molière de faire entrer
de grandes vues dans des petites comédies . Celles
qu'il semble n'avoir faites que pour se divertir, ou
pour des circonstances du moment , renferment toutes
des traits aussi vigoureux que profonds ; et ce grand
peintre trace en se jouant des caractères , imagine
des situations qui ne seroient pas déplacées dans ses
chefs-d'oeuvre. Souvent , sous l'apparence de la bouffonnerie
, il cache les intentions les plus fortes : on
le voit arracher à la grossiéreté naïve des gens dú
peuple des répliques et des mots qui jettent de la lumière
sur les replis les plus secrets du coeur humain.
Le Médecin malgré lui , le Mariage forcé , les
Fâcheux, etc. , en offrent une multitude d'exemples .
Ils échappent quelquefois au spectateur frivole , qui
ne fait attention qu'à la partie comique , et au spectateur
sottement dédaigneux , qui ne voit que des
farces dans ces opuscules de Molière ; mais ils sont
saisis avec avidité par le véritable connoisseur, qui ,
tout en se prêtant à la gaieté franche qui les accom- pagne , ne laisse pas d'étudier
dans ces petites pièces
le génie le plus vaste et le plus varié qui ait brillé
sur le théâtre
comique
, dont il doit être considéré comme
le créateur
.
4
Les successeurs de Molière , en composant des ouvrages
très- agréables , furent loin d'égaler leur maître.
MERCURE DE FRANCE ;
Cette profondeur comique , que Molière seul avoit
possédée , ne put être balancée dans les petites comédies
, ni par la gaieté de Regnard , qui tient plus à
l'expression qu'à la pensée , ni par celle de Dufresny,
qui a quelque chose de recherché , ni par celle de
Destouches , souvent guindé , et presque toujours sérieux
, même dans ses plaisanteries ; ni enfin par les
charmantes saillies de le Sage , qui , malheureusement ,
ne puisa son comique que dans les moeurs des fripons
. Marivaux prodigua trop les bouffonneries insignifiantes
dans ses rôles de valet , et donna trop souvent
une délicatesse affectée à ses principaux personnages
. Tous les autres auteurs de petites comédies
, tinrent plus ou moins à ces diverses écoles :
celle de Marivaux , la plus dangereuse à suivre , fut
la plus féconde. "
M. Collin eut le mérite très - rare d'être original
dans cette partie de ses travaux . Ses petites pièces
roulent , il est vrai , sur des sujets frivoles ; mais il a
eu l'art de remplir les vides avec tant de grace , et
d'orner si agréablement les détails , que l'on oublie
volontiers la légéreté du fond , pour ne s'occuper que
des charmes qu'il a trouvé le moyen d'y répandre.
Sa gaieté n'est ni vive , ni forte , mais elle a
naïveté et un abandon qui , s'ils ne font pas naître
de grandes émotions de plaisir, produisent du moins
toujours un doux sourire et une satisfaction qui n'est
troublée par aucun nuage.
Une des principales études que M. Collin d'Harleville
a faites avec beaucoup de succès , est celle du
dialogue. Nous en citerons pour exemple une de
ses petites comédies , où cette partie étoit très - difficile.
L'idée comique de M. de Crac est d'offrir un
gentilhomine gascon , dont la manie est de s'attribuer
des aventures incroyables , et de les raconter
sans cesse à des parasites : son fils , qu'il prend pour
un étranger , s'amuse à renchérir sur les histoires
que raconte M. de Crac ; et l'étonnement de ce derAVRIL
1806 . 13
nier, dont l'imagination ne peut trouver de quoi soutenir
ce singulier combat , donne lieu à des réparties
très-vives et très -piquantes. Le danger que le poète
pouvoit courir, en suivant cette idée , étoit de multiplier
les longs récits , ce qui auroit été un défaut
essentiel dans une pièce en un acte . On ne peut trop
le louer d'avoir évité cet écueil , qui tenoit au sujet.
Il n'y est parvenu qu'en donnant à ses vers la plus
grande précision ; et le travail qui en est résulté n'a
pu que tourner à l'avantage de la versification de
cette pièce , qui est plus parfaite que dans plusieurs
grands ouvrages de l'auteur. On ne peut donner une
idée de cette difficulté vaincue que par une citation.
M. de Crac raconte qu'il a tué en même temps un
lièvre et un perdreau , que dans une bataille il a sauvé
la vie au général , qu'un de ses aïeux s'est fait sauter
en l'air au combat de Lépante , que son vin du cru
vaut le vin de Bourgogne , etc. Son fils lui répond
par des choses beaucoup plus extraordinaires. Qui
croiroit que ces récits ne donnent pas lieu à de
grands développemens ? On va voir comment le
poète a surmonté les obstacles qui s'opposoient à la
rapidité de cette scène . Les personnages sont M. de
Crac , Saint - Brice son fils , qu'il ne connoît pas , et
Verdac , parasite.
1
VERDA C.
Monsieur nous racontoit une histoire piquante
D'un lièvre et d'un perdreau tués en même temps ,
L'ua sur l'autre tombés.
M. DE CRAC à Saint - Brice.
Vous l'entendez .
SAINT BRICE.
J'entends.
Ce fait est après tout le plus simple du monde.
Un jour le temps se couvre , et le tonnerre gronde :
Il delate enfin , tombe.....
VERDA C.
Où ?
SAINT - BRIC F.
Dans mon bassinet,
MERCURE DE FRANCE ,
Le fusil part , et tue un lièvre qui passoit.
M. DE CRAC.
Oui , j'ai servi tout jeune ; et je puis bien vous dire
Qué je savois mé battre avant de savoir lire .
SAINT- BRICE.
Ah ! je le crois. Piqué de son air de hauteur ,
A dix ans je me hats contre mon précepteur.
Je le tue.
VERDA C.
A dix ans Moi , je fus moins précoce.
M. DE CRAC .
La bataille , pour moi , c'étoit un jour dé noce.
J'ai vu plus d'uné guerre : allez , jé vous promets
Qué je n'ai pas servi , messieurs , en temps dé paix.
Avec Saxe , jé fait les guerres d'Allemagne ,
Et je ne couchai point dé toute une campagne. "
Trois fois , dans le combat, jé changeai de cheval ,
Et j'ai sauvé la vie à notre général .
Il est réconnoissant : il faut que j'en convienne.
SAINT BRICE.
Votre histoire , monsieur, me rappelle la mienne.
J'ai pris seul en Turquie une ville d'assaut.
VERDA C.
Tout seul ?
SAINT BRICE.
Oui .
M. DE CRAC.
Cé monsieur n'est jamais en défaut.
VERDA C.
Il n'étoit donc , monsieur, pas un chat dans la place.
SAINT
#
- BRICE .
Les guerres d'Amérique , en fûtes - vous , de grace ?
M. DE CRA C..
Ah ! je brûlois d'en être : eh mais ! voyez un peu !
Moi qui traverserois un océan dé feu ,
Jé crains l'eau , non dé peur, mais elle m'incommode :
J'ai manqué pour céla le beau siége dé Rhode.
SAINT - BRIC E.
Eh bien ! moi , j'en étois. J'aime un combat naval.
M. DE CRA C.
J'eus l'un dé mes aïeux , fameux vice- amiral ;
Au combat de Lépante on comptoit bien lé prendre;
Mais il sé fit sauter , plutôt qué dé sé rendre.
AVRIL 1806. 15
SAINT BRICE,
En un cas tout pareil , je fis le même saut ,
Et me voilà.
VERDA C.
Cé saut ressemble à son assaut.
SAINT BRICE .
Sur la frégate anglaise , au milieu du pont même ,
J'allai tomber debout , tout armé , moi cinquième.
} VERDA Cc.
L'équipagé, monsieur, dut bien être étonné.
SAINT BRICE.
Ils se rendirent tous , et je les enchaînai.
M. DE CRAC.
Dé plus fort en plus fort ! Allons nous mettre à table.
Jé donne peu de mets , mais ils sont délicats .
VERDA C.
Qui le sait mieux qué moi ? Votre vin de Gascogne ,
Soi-disant , vaut bien mieux qué lé vin dé Bourgogne,
SAINT - BRIC E.
Est-ce qu'il n'en est pas ? Pour moi , je l'aurois cru .
M. DE CRA C.
Eh! non , mon cher monsieur, c'est du vin dé mon cra.
Vous croyez qué jé raille ……….
6AINT- BRICE.
"
Eh ! mais....
M. DE CRAC.
Oui , vin dé Beaune.
SAINT - BRICE.
Je m'en doutois. Chacun aime son vin , le prône.
Dans mon pare une source a le goût du vin blanc ,
Et même la couleur, mais d'un vin excellent,
VERDA C.
C'est une cave au moins qu'uné source pareille .
Jé conseille à monsieur de la mettre en bouteille .
Cette petite comédie est presque toute écrite sur
ce ton on n'y remarque que rarement les négligences
qui échappent trop fréquemment à l'auteur
dans ses autres pièces.
M. Collin d'Harleville observe , dans sa préface ,
que la pièce intitulée : Il veut tout faire , perd à
n'être point en trois actes. Nous oserons n'être pas
12 MERCURE DE FRANCE ;
Cette profondeur comique , que Molière seul avoit
possédée , ne put être balancée dans les petites comé→
dies , ni par la gaieté de Regnard , qui tient plus à
l'expression qu'à la pensée , ni par celle de Dufresny,
qui a quelque chose de recherché , ni par celle de
Destouches , souvent guindé , et presque toujours sérieux
, même dans ses plaisanteries ; ni enfin par les
charmantes saillies de le Sage, qui , malheureusement ,
ne puisa son comique que dans les moeurs des fripons
. Marivaux prodigua trop les bouffonneries insignifiantes
dans ses rôles de valet , et donna trop souvent
une délicatesse affectée à ses principaux personnages.
Tous les autres auteurs de petites comé
dies , tinrent plus ou moins à ces diverses écoles :
celle de Marivaux , la plus dangereuse à suivre , fut
la plus féconde. "
M. Collin eut le mérite très - rare d'être original
dans cette partie de ses travaux. Ses petites pièces
roulent , il est vrai , sur des sujets frivoles ; mais il a
eu l'art de remplir les vides avec tant de grace , et
d'orner si agréablement les détails , que l'on oublie
volontiers la légéreté du fond , pour ne s'occuper que
des charmes qu'il a trouvé le moyen d'y répandre.
Sa gaieté n'est ni vive , ni forte , mais elle a une
naïveté et un abandon qui , s'ils ne font pas naître
de grandes émotions de plaisir, produisent du moins
toujours un doux sourire et une satisfaction qui n'est
troublée par aucun nuage.
Une des principales études que M. Collin d'Harleville
a faites avec beaucoup de succès , est celle du
dialogue. Nous en citerons pour exemple une de
ses petites comédies , où cette partie étoit très - difficile.
L'idée comique de M. de Crac est d'offrir un
gentilhomine gascon , dont la manie est de s'attribuer
des aventures incroyables , et de les raconter
sans cesse à des parasites : son fils , qu'il prend pour
un étranger , s'amuse à renchérir sur les histoires
que raconte M. de Crac ; et l'étonnement de ce derAVRIL
1806. 13
nier, dont l'imagination ne peut trouver de quoi soutenir
ce singulier combat , donne lieu à des réparties
très-vives et très - piquantes. Le danger que le poète
pouvoit courir, en suivant cette idée , étoit de multiplier
les longs récits , ce qui auroit été un défaut
essentiel dans une pièce en un acte. On ne peut trop
le louer d'avoir évité cet écueil , qui tenoit au sujet.
Il n'y est parvenu qu'en donnant à ses vers la plus
grande précision ; et le travail qui en est résulté n'a
pu que tourner à l'avantage de la versification de
cette pièce , qui est plus parfaite que dans plusieurs
grands ouvrages de l'auteur. On ne peut donner une
idée de cette difficulté vaincue que par une citation .
M. de Crac raconte qu'il a tué en même temps un
lièvre et un perdreau , que dans une bataille il a sauvé
la vie au général , qu'un de ses aïeux s'est fait sauter
en l'air au combat de Lépante , que son vin du cru
vaut le vin de Bourgogne , etc. Son fils lui répond
par des choses beaucoup plus extraordinaires. Qui
croiroit que ces récits ne donnent pas lieu à de
grands développemens ? On va voir comment le
poète a surmonté les obstacles qui s'opposoient à la
rapidité de cette scène . Les personnages sont M. de
Crac , Saint - Brice son fils , qu'il nnee ccoonnnnooîîtt pas , et
Verdac , parasite .
1
VERDA C.
Monsieur nous racontoit une histoire piquante
D'un lièvre et d'un perdreau tués en même temps ,
L'un sur l'autre. tombés .
M. DE CRAC à Saint - Brice.
Vous l'entendez .
SAINT - BRICE
J'entends.
Ce fait est après tout le plus simple du monde.
Un jour le temps se couvre , et le tonnerre gronde :
Il éclate enfin , tombe.....
VERDA C.
Où ?
SAINT BRIC F.
Dans mon bassinet.
14 MERCURE DE FRANCE ,
Le fusil part, et tue un lièvre qui passoit.
M. DE CRAC.
Oui , j'ai servi tout jeune ; et jé puis bien vous dire
Qué je savois mé battre avant de savoir lire.
SAINT- BRICE.
Ah ! je le crois. Piqué de son air de hauteur,
A dix ans je me hats contre mon précepteur.
Je le tue.
VERDA C.
A dix ans ! Moi , je fus moins précoce.
M. DE CRAC.
noce . La bataille , pour moi, c'étoit un jour dé
J'ai vu plus d'uné guerre : allez , je vous promets
Qué je n'ai pas servi , messieurs , en temps dé paix.
Avec Saxe, je fait les guerres d'Allemagne ,
Et je né couchai point dé toute une campagne.
Trois fois, dans le combat , jé changeai de cheval,
Et j'ai sauvé la vie à notre général .
Il est réconnoissant : il faut que j'en convienne.
SAINT BRICE.
Votre histoire , monsieur, me rappelle la mienne.
J'ai pris seul en Turquie une ville d'assaut.
VERDA C.
Tout seul ?
SAINT - BRIC E.
Oui.
M. DE CRA C.
Cé monsieur n'est jamais en défaut .
VERD A C.
Il n'étoit donc , monsieur, pas un chat dans la place.
SAINT BRICE.
7
Les guerres d'Amérique , en fûtes- vous , de grace ?
M. DE CRAC..
Ah ! je brûlois d'en être : eh mais ! voyez un peu !
Moi qui traverserois un océan dé feu ,
Jé crains l'eau , non dé peur, mais elle m'incommode :
J'ai manqué pour céla le beau siége dé Rhode.
SAINT BRICE.
Eh bien ! moi , j'en étois . J'aime un combat naval.
M. DE CRA C.
J'eus l'un dé mes aïeux , fameux vice - amiral ;
Au combat de Lépante on comptoit bien lé prendre;
Mais il sé fit sauter, plutôt que dé sé rendre.
AVRIL 1806. 15
SAINT BRICE ,
En un cas tout pareil , je fis le même saut,
Et me voilà.
VERDA C.
Cé saut ressemble à son assaut.
SAINT BRICE.
Sur la frégaté anglaise , au milieu du pont
même ,
J'allai tomber debout , tout armé , moi cinquième.
VERDA C.
L'équipagé, monsieur, dut bien être étonné.
SAINT - BRICE.
Ils se rendirent tous , et je les enchaînai .
M. DE CRAC.
Dé plus fort en plus fort ! Allons nous mettre à table.
Jé donne peu de mets , mais ils sont délicats .
VERDA C.
Qui le sait mieux qué moi ? Votre vin de Gascogne ,
Soi- disant , vaut bien mieux qué lé vin dé Bourgogne.
SAINT - BRICE.
Est-ce qu'il n'en est pas ? Pour moi , je l'aurois cru.
M. DE CRAC.
Eh ! non , mon cher monsieur, c'est du vin dé mon cra.
Vous croyez qué jé raille...
SAINT - BRICE.
Eh ! mais .
M. DE CRAO.
Oui , vin de Beaune.
SAINT - BRICE.
Je m'en doutois. Chacun aime son vin , le prône.
Dans mon pare une source a le goût du vin blanc ,
Et même la couleur, mais d'un vin excellent ,
VERDA C.
C'est une cave ati moins qu'une source pareille .
Jé conseille à monsieur de la mettre en bouteille.
Cette petite comédie est presque toute écrite sur
ce ton : on n'y remarque que rarement les négligences
qui échappent trop fréquemment à l'auteur
dans ses autres pièces.
M. Collin d'Harleville observe , dans sa préface ,
que la pièce intitulée : Il veut tout faire , perd à
n'être point en trois actes . Nous oserons n'être pas
16 MERCURE DE FRANCE ,
.
de son avis . En effet , le caractère du principal personnage
, dont la manie est de tout apprendre et de
se charger de toute espèce d'affaires , ne présente et
ne peut présenter que le retour continuel des mêmes
situations. Un tel homme , en cherchant à tout savoir,
ne sait rien ; en voulant servir tous ceux que le
hasard offre à lui , ne termine rien , et ne fait que
nuire à ses cliens il est impossible de sortir du
cercle étroit où ce caractère se renferme. Qui a vu
une de ses fautes , les devine toutes . On ne sauroit
établir sur ce personnage aucune intrigue , parce que
le noeud et le dénouement seroient prévus dès la
première scène. Il faut donc se borner à une pièce
épisodique , qui , malgré l'exemple d'Esope à la Cour
et du Mercure Galant , gagne toujours à être bornée
à un seul acte. Cette pièce présente un grand nombre
de détails agréables , tels que la scène des deux
commis de barrière , celle du musicien , et sur-tout
celle de Polymaque et de son ancien précepteur .
Malice pour Malice est d'un autre genre . Il y a
en France , et sur- tout à Paris , une espèce d'hommes
qui , sans esprit et sans aucune qualité aimable , sont
admis dans le monde par la facilité qu'ils ont à tromper
des gens crédules , à les humilier en ayant l'air
de les flatter , à leur inspirer de fausses craintes , et
à les rendre , sans qu'ils s'en doutent , le jouet d'un
cercle. Cet art , qui étoit très en vogue avant la révolution
, s'appelle mystification : il n'est ordinairement
exercé que par des hommes qui seroient le
rebut de la société , s'ils n'en étoient les bouffons , et
qui, méprisables parasites , ne doivent leur existence
qu'à ce vil métier . 2
M. Collin d'Harleville offre , dans sa pièce , un
exemple des punitions que s'attirent quelquefois les
mystificateurs. Le sujet est très - propre à former le
canevas d'une petite pièce on aime à voir tomber
dans ses propres piéges celui qui a voulu tromper.
M. Collin d'Harleville nous paroît trop sévère dans
•
le
AVRIL 1896.
LA
DEPT
DE
le jugement qu'il porte sur le troisième acte ; il int
qu'il ne tienne un peu de la charge. Voici cent5.
il s'agit un boutfon de société , qui veut s'amuser
aux dépens d'un jeune homme , lui dit qu'il est de
fameux Passwan - Oglou ; le jeune homme , qui ne
manque pas d'esprit, a l'air de le croire , et lui fait
développer les circonstances de ses aventures , de
manière à ce qu'il ne puisse plus se dédire . Alors ,
enflammé de fureur, il s'écrie que le jour de la vengeance
est arrivé ; Passwan- Oglou est le destructeur
de sa famille ; il faut qu'il périsse . Le prétendu acha
se déconcerte , demande grace , et prend la fuite .
Cette situation est très- comique : elle dérive nécessairement
du sujet ; et M. Collin l'a traitée avec
beaucoup d'art , sans sortir des bornes de la bonne
plaisanterie . Nous pensons donc qu'il n'auroit
da .
se reprocher cette conception ; il eût été à desirer
qu'il se fût livré plus souvent à cette vive et franche
gaieté.
pas
Une des causes du charme que l'on éprouve en
lisant les comédies de M. Collin d'Harleville , et des
défauts que l'on y remarque à la représentation ,
vient de l'imitation trop fréquente que ce poète a
faite de la manière de La Fontaine. Quelques réflexions
suffiront pour éclaircir et fonder ce jugement
, qui pourroit passer pour un paradoxe . Molière
et La Fontaine étoient deux grands observateurs ;
mais leur façon d'observer , et par conséquent de
peindre , différoit suivant leur caractère . Molière ,
vivant au milieu du monde , en étudioit les travers
avec un esprit caustique et souvent chagrin : attristé
la découverte qu'il faisoit chaque jour de quelque
raffinement dans la perversité humaine , sa plume
étoit souvent dirigée par l'indignation ; et l'on remarque
comme un des traits originaux qui le distinguent
, que ses mots les plus comiques sont le
résultat profond d'une pensée sérieuse . Il ne négligeoit
dans ses études aucun des plus petits détails
par
B
18 ( MERCURE DE FRANCE ,
1
du coeur de l'homme , et ses portraits comme ses.
tableaux composoient une peinture aussi complète
que fidelle de la société . La Fontaine avoit un tout
autre caractère son aimable insouciance le rendoit
inattentif à presque tous les ridicules et les travers
qui l'entouroient. Il étoit très- disposé à l'indulgence
pour des défauts dont lui-même ne se trouvoit pas
exempt ; et connoissant peut-être aussi bien l'homme
dans ses rapports généraux , que Molière connoissoit
l'homme dans ses rapports particuliers , il se servoit
de l'apologue pour développer ses observations et sa
morale. Ainsi , ces deux grands génies paroissoient
destinés , l'un pour perfectionner la comédie , qui ne
se soutient que par des peintures de moeurs , l'autre
pour perfectionner la fable , qui , sous le voile du
badinage , s'élève aux plus hautes vérités. Le mélange
des deux genres ne peut donc que dénaturer celui
dans lequel on cherche à les confondre ; et cela
explique pourquoi les imitations de La Fontaine ,
que M. Collin a répandues dans presque toutes ses
comédies , plaisent à la lecture , et paroissent souvent
déplacées au théâtre.
Le style de M. Collin d'Harleville est en général
pur et élégant . Dans l'Inconstant , sa première pièce ,
et dans ses petites comédies , il se soutient mieux que
dans ses autres ouvrages. L'auteur en convient luimême
Cela ne viendroit- il point , dit- il , de ce que
la patience de l'écrivain n'a pas eu le temps de selasser,
nilaverve de se refroidir? Les principaux défauts
que l'on peut y remarquer consistent dans des idées
rendues d'une manière un peu diffuse , dans un retour
beaucoup trop fréquent de mots parasites , et dans
des enjambemens contraires aux lois de notre versification
. Ce dernier défaut a dû être considéré comme
le plus important , parce qu'il a donné lieu à plusieurs
mauvaises imitations. Sans doute il est nécessaire
de rapprocher les vers de comédie le plus qu'il
est possible de la conversation ordinaire ; mais on
AVRIL 1806 .
doit s'abstenir de toute licence qui tendroit à dé-
19
truire le mouvement et l'harmonie de notre poésie .
Si l'on ne pouvoit , comme les grands maîtres , concilier
ces deux extrêmes , il vaudroit encore mieux.
écrire en prose. L'excellent goût de M. Collin d'Harle
ville l'a préservé de trop grands excès dans ce genre ,
et
l'observation que l'on croit devoir faire s'applique
spécialement à ceux qui , trouvant cette manière
plus commode , ont outré ce défaut , au point qu'il
est
impossible de lire leurs ouvrages.
•
Les Poésies fugitives de M. Collin
d'Harleville
ne sont point la partie la moins intéressante de ce
Recueil . Ce sont des
descriptions , des dialogues et
des peintures de moeurs qui tiennent plus ou moins
au genre de la comédie . Les deux plus agréables
de ces petits poëmes sont Une Journée de Paris et
Une Journée des Champs : Nous citerons quelques
fragmens de la première . La Matinée de Paris offre
plusieurs traits piquans :
Tout se ranime on voit , de rue en rue ,
Aller, venir la nouvelle recrue
De nos journaux , impromptus qu'à produits
La nuit féconde. Ainsi toutes les nuits
Gémit pour nous la complaisante presse ;
Pour nous aussi , combattant sa paresse ,
Jusqu'au matin le boulanger pétrit ;
Et ces billets qu'un ami vous écrit ,
Dix nuits peut-être ont fatigué la poste.
Les mendians déjà sont à leur poste ;
C'est un état. On rencontre en chemin
Fort peu d'oisifs un panier à la main
Vers son marché la cuisinière trotte ;
Telle en revient portant sa lourde hotte ,
Objet d'envie , hélas ! pour son enfant !
Quels cris aigus ! J'en distingue un charmant :
C'est la laitière , apportant crême et beurre.
Tous les commis.... partiront dans une heure
Lorsqu'à leur aise ils auront déjeûné.
Je vois de loin l'asile fortuné
Où le colleur va poser vingt affiches
De comédie. Ici pauvres et riches ,
Comme à l'envi de ce peuple romain,
Ont la fureur : le spectacle et du pain.
Pour cet ivrogne , et spectacle et pain même
Sont peu de chose ; et son bonheur suprême
C'est tous les jours de pouvoir être gris
Dès le matin.... De pitié tu souris ,
B 2
MERCURE DE FRANCE ;
2
Sobre passant ; et tu cours , je parie ,
Nourrir, doter ta chère loterie
Du gain d'hier, des habits que tu vends ,
Du nécessaire enfin de tes enfans.
Mais écartons une idée aussi triste.
La Description du Pont - Neuf n'est pas moins
fidelle :
Me voilà donc sur l'antique Pont- Neuf !
Est- il en France et dans l'Europe entière
Lieu plus vivant ? O la riche matière ,
Pour qui sauroit , d'un oeil vif et perçant ,
Interroger l'air de chaque passant ,
Et deviner son état , sa pensée ,
Le but secret de sa marche empressée !
Mais pense-t-il , ce fat toujours errant ,
Lorgnette en main? ce lourd chartier, jurant ,
Injuriant , frappant ces pauvres bêtes ?
Et vous sur- tout , vrais badauds que vous êtes ,
Sur ce trottoir, asile des piétons ,
(Qui ne nous sauve , hélas ! que sur les ponts)
Autour de vous , il s'amasse une foule
D'autres oisifs , pour voir……... Quoi ? l'eau qui coule .
Mais au milieu d'un pont où tout conspire
A m'égayer, je regarde et soupire .
D'une pensée on est bientôt distrait
Sur le Pont- Neuf. Cet homme-ci paroft
Un avocat ; car en marchant il plaide .
A chaque pas , jeune ou non , belle ou laide ,
Vous rencontrez femme allant et venant ,
L'oeil éveillé , toujours se dessinant ;
Jeune homme en veste , une pipe à la bouche ,
farouche. Donne le bras à beauté peu
L'aveugle , exprès couché sur le pavé ,
Chante à des sourds un éternel ave.
En mille sens on vous tourne et retourne ;
L'un devant l'autre un quart-d'heure on séjourne
En enrageant ; on heurte , on est heurté ;
Et froissé , las , éclaboussé , crotté ,
Au bout du pont , qu'à franchir ou s'apprête ,
De boeufs encore un troupeau vous arrête .
La Journée des Champs est une espèce de tour
de force . Le poète se suppose dans son héritage , au
milieu de l'hiver, et sans aucune société . Là , il peint
le bonheur calme dont il jouit , et fait des descriptions
fort belles des points de vue que lui offre le paysage
couvert de neige. Cette pièce est d'une gaieté douce :
on y trouve d'agréables rêveries , et le style est trèsbien
approprié au sujet . Les autres pièces fugitives
AVRIL 1806 . 21
de M. Collin présentent presque toutes le mêm❤
charme on ne peut lui reprocher que de légères
négligences , du genre de celles que nous avons déjà
jusquées dans ses comédies.
J- moment
où , dans notre premier
extrait ; hous occupions
de l'examen
des OEuvres
de Collin d'Harleville
, nous avons appris sa mort. ette nouvelle
, qui nous a affligés , ainsi que tous les amis des lettres ; n'a rien changé
au jugement
que nous avions cru devoir porter. Nous ne nous étendrons
pas sur les qualités
personnelles
de ce poète nous nous bornerons
à dire qu'aucun
auteur ne s'est peint avec tant de fidélité que lui dans ses ouvrages
; et cette observation
suffira pour donner l'idée d'un caractère
aussi digne d'estime
,, propre à se faire aimer.
P.
que
Voyage en Chine et en Tartarie , à la suite de l'ambassade
de lord Macartney; par M. Holmar , sergent- major de sa
garde; auquel on a joint, etc. etc. Deux vol. in-8° . fig. Prix :
24fr. , et27 fr. par la poste. A Paris chez Buisson, libraire,
rue Hautefeuille , et chez le Normant, rue des Prêtres Saint-
Germain-l'Auxerrois , n°. 17.
Cet ouvrage est le dernier qui a paru sur l'ambassade de
lord Macartney à la Chine et en Tartarie . On a attendu , pour
en donner son avis , qu'on eût pu consulter la relation volumineuse
et officielle de l'ambassadeur. Si nous pouvions nous
regarder comme juges compétens des vues secrètes qui ont
présidée à l'entreprise de ce voyage , nous pourrions faire remarquer
au public que lord Macartnay, en s'étendant sur une
foule d'observations qui n'intéressent que la curiosité , détourne
habilement le lecteur de l'objet principal , sans prétendre
néanmoins décider s'il eût quelque chose à dissimuler
dans ses desseins ou dans ses succès . On voit assez que les
•
3
22 MERCURE DE FRANCE ,
ins
'Anglais, en pénétrant jusqu'à Pékin , inspirèrent moins d'admiration
que d'inquiétude à un gouvernement trop foible
pour n'être pas défiant, On craignit jusqu'à leurs regards , et
on les força de voyager , pour ainsi dire , à yeux fermés.
inquiétude eut- elle des motifs plus graves et plus légitin.
que le soupçon qui s'attache au nom d'un peuple étranger .
C'est ce qu'on ignore et ce que l'historien a su déguiser avec
une habileté qu'on admireroit d'avantage si elle paroissoit
moins. En se bornant à juger de la forme des deux ouvrages,
avec une juste discrétion , on peut dire que les immenses
développemens de l'histoire officielle n'ont rien fait perdre
de son intérêt à l'abrégé rapide de M. Holmar. Il est écrit
simplement , avec un ton de vérité qui se fait sentir et qui
persuade. L'éditeur y a joint quelques observations sur l'état
actuel de ce vaste empire , et il est orné de gravures soignées
avec un plan de la ville de Macoo . M. Langlés tient toujours
fortement à ses Tatares et à sa Tatane , dont il ne donneroit
pas la découverte pour un empire. Il est malheureux qu'une
innovation si harmonieuse ne se soit pas introduite plutôt
dans notre langue ; nous aurions le plaisir d'entendre dire sur
la scène française :
« Et je vais donc apprendre à Lusignan trahi
» Qu'un Tatare est le Dieu que sa fille a choisi . »
G.
VARIETES.
LITTÉRATURE , SCIENCES ARTS , SPECTACLES.
N. B. L'importance des nouvelles officielles publiées pendant
le cours de cette semaine , nous fait un devoir de donner,
dans ce numéro , moins d'étendue à la partie littéraire .
-
Les théâtres n'ont donné depuis huit jours aucune nouveauté
qui mérite une attention particulière. La Vendetta
feminina et la Bachetta portentosa ont obtenu un trèsfoible
succès , et n'en méritoient aucun. On regrette que
madame Ferlendis et Barilli emploient des talens aussi distinAVRIL
1806. 23
gués sur des ouvrages qu'ils ne parviendront pas à faire
représenter trois fois. La musique de la Vendetta est de
M. Mosca , auquel on avoit fait d'avance une réputation ,
jusqu'ici foiblement soutenue. Portogallo est l'auteur de
la Bachetta. C'est un musicien estimé dans sapatrie , où il
a obtenu de nombreux succès , sans avoir jamais pu s'élever
au premier rang parmi les compositeurs destinés à
consoler l'Italie de la perte de Cimarosa et de la vieillesse de
Paësiello .
Cette semaine , la librairie a été plus heureuse que le
théâtre. On a mis en vente trois ouvrages qui , dans des
genres très-différens , semblent destinés à obtenir un grand
succès ; le premier, attendu depuis long -temps par tous ceux
qui s'occupent de l'art de guérir , est l'Essai sur les Maladics
et les Lésions organiques du Coeur et des gros Vaisseaux
( 1 ) , par M. Corvisart , médecin de l'EMPEREUR , auquel
l'auteur a eu l'honneur de le présenter il y a eu vendredi
huit jours ; S. M. en avoit accepté la dédicace ; le second est
un Voyage en Italie et en Sicile (2) , dont on a lu un chapitre
sur Pompeïa dans. le Mercure du 15 mars dernier ; l'auteur ,
M. Creuzé de Lesser, membre du corps législatif, a eu l'hon-
(1 ) Essai sur les Maladies et les Lésions organiques du Coeur et des
gros vaisseaux , extrait des Leçons cliniques de J. N. Corvisart , premier
médecin de LL . MM . II . et RR. , officier de la Légion-d'Honneur,
professeur honoraire de l'Ecole de Médecine de Paris et du college im
périal de France , médecin en chef , adjoint de l'hôpital de la Charité ,
médecin consultant du premier dispensaire , et membre de la plupart des
ociétés savantes de la France. Publié sous ses yeux , par C. E. Horeau ,
docteur en médecine , chirurgien des infirmerie et maison de l'Empereur
et Roi . Dédié à l'Empereur , avec cette épigraphe :
Hæret lateri lethalis arundo .
VIRG. , Eneid.
Un vol . in-8° . br. Prix : 6 fr. , et 7 fr . 75 c. par la poste.
A la Librairie Stéréotype , chez H. Nicolle , rue des Petits - Augustins
, n° . 15 ;
Migneret , imprimeur - libraire , rue du Sépulcre , nº.1 , faubourg.
Saint-Germain.
(2) Un vol. in- 8° . A Paris , chez Renouard , libraire , rue Saint- Andrédes-
Arcs ; et chez le Normant , imprimeur-libraire .
4
24 MERCURE DE FRANCE ,
neur de le présenter, dimanche dernier, à S. M.; le troisième ,
enfin , est un nouveau roman de madame de Genlis , intitulé :
Madame de Maintenon ( 1 ). Chacun de ces ouvrages sera prochainement
l'objet d'un examen particulier.
Le poëme de l'imagination par M. Delille sera mis en
vente lundi 14 avril.
--
On anonce , comme devant paroître lundi , la Continuation
de l'Histoire universelle de Bossuet , par Bossuet. Cette
édition a été faite sur quatre manuscrits autographes , dont
on peut aller vérifier l'authenticité chez M. Lamy , libraire ,
quai des Augustins. - Le premier a pour intitulé : SECONDE
partie de l'HISTOIRE UNIVERSELLE , DEPUIS L'AN 804 JUSQU'EN
1217. Il est entièrement écrit de la main de Bossuet , sur
cinquante-cinq feuillets , cotés page 1 à 110. Le deuxième
commence en l'an 800 , par cette phrase : CHARLEMAGNE ,
EMPEREUR MALGRÉ LUI PAR LE PAPE LÉON III , et finit en 1661 .
Il est en cinq cent soixante-seize feuiîlets , page 1 à 1180 ;
plusieurs sont cotées double et d'autres omises. Les cent trentequatre
premiers feuillets ne sont qu'une copie du premier
manuscrit : Bossuet n'y a fait aucune corrrection ni addition.
Ce n'est qu'aux pages 269 et suivantes , commençant en
l'an 1218 , que se trouvent les ratures , surcharges et additions
considérables de la main de Bossuet , jusqu'à la fin du manuscrit
, que l'on attribue au célèbre Fleury, qui faisoit souvent
auprès de l'auteur les fonctions de secrétaire. Le troisième ,
intitulé : SECONDE PARTIE DE L'HISTOIRE UNIVERSELLE , depuis
L'AN 804 JUSQU'EN 1661. C'est une copie collationnée par
Bossuet , qui y'a fait vingt corrections de sa main. Il est en
trois cent vingt-un feuillets , cotés page 1 à 638 , au lieu de
642 , parce que quatre sont cotées deux fois. Le quatrième , *
--
( 1 ) Un vol . in- 8 ° . Prix : br . , 5 f. , et 6 f. par la poste. Deux vol . in- 12 *
Prix : br. , 5 fr . , et 6 fr . par la poste .
A Paris , chez Maradan , rue des Grands - Augustins , nº. 95 à la
librairie Stéréotype , chez H. Nicole , rue des Petits - Augustins , nº . 15 ;
et chez le Normant , rue des Prêtres S. Germain- l'Auxerrois , nº . 17.
AVRIL 1806 . 25
en douze cahiers , a le même intitulé , commence et finit
comme le précédent ; il est sur cent quarante-un feuillets :
après avoir été de nouveau revu, il a été livré à l'impression.
-M. Chérubini , de retour à Paris , a remis à MM. les
directeurs et inspecteurs de l'enseignement du Conservatoire
impérial de musique , la lettre suivante du célèbre M. Haydn :
Vienne , le 6 mars 1806.
Messieurs ,
M. Chérubini , en me remettant la médaille que vous
m'avez envoyée , a été témoin de la vive satisfaction avec
laquelle je l'ai reçue. La lettre dont elle étoit accompagnée ,
en m'apprenant , avec des expressions flatteuses pour moi ,
que les membres du Conservatoire de France me regardent
désormais comme leur collégue , a mis le comble à mes
souhaits.
Je vous prie , Messieurs , de recevoir mes remercîmens ,
et de les faire agréer aux membres du Conservatoire , au
nom desquels vous avez eu la bonté de m'écrire ; ajoutez -leur
que tant qu'Haydn vivra , il portera dans son coeur le souvenir
de l'intérêt et de la considération ' qu'ils lui ont témoignés.
J'ai l'honneur de vous saluer, Messieurs ,
--
Signé Joseph Haydn.
Les lettres viennent de perdre l'abbé de Fontenay (Louis-
Abel Bonafous ) , né à Castelnau - de - Brassac , diocèse de
Castres , en 1737. On a de lui divers ouvrages , entr'autres un
Dictionuaire , ou Notice raisonnée des architectes , peintres et
graveurs , etc.; un Tableau historique des princes de la
maison de Bourbon ; une nouvelle édition du Dictionnaire
de l'Elocution française de Demandre , etc. , 2 gros vol. in-8°. ,
et la Table de l'Histoire universelle imprimée en Hollande ,
un vol. in-4°. qui en forme le 46°. L'abbé de Fontenay a rédigé
les Petites-Affiches de province depuis le 1 mai 1776 , puis
les Affiches de Paris pour les provinces , et le Journal général
de France jusqu'en 1792, Il se distingua dans ces différent
T
1
26 MERCURE DE FRANCE ,
ouvrages par une critique judicieuse , et se rendit plus recommandable
encore par ses moeurs pures et douces , par des
qualités aimables qui le faisoient chérir de la société , et par
les vertus propres à son état. Il est mort à Paris le 28 mars , à
la suite d'une maladie longue et douloureuse.
Depuis le 9 mars au 19 , le baromètre s'est élevé dans son maximum
à 28 p. 2 lig. 2/12.
Il est descendu dans son minimum à 27 p . 6 l . 312.
Le therm. (dilatation ) s'est élevé dans son maximum à 12 degrés.
Id. ( dilatation ) dans son minimum , 5 d. 8/10 .
L'hygromètre a marqué dans son maximum 98 deg.
Et le minimum , 77 pour .
Le 29 , l'échelle séquanométrique marquoit au pont des Tuileries
3 mètres 3 décimètres ; elle s'est élevée dans son maximum , lors de
tette dernière crue , à 6 mètres 5 déc.
Les vents dominans du 19 au 29 ont soufflé 7 fois au S.-O. , 4 fois au
N.-O. , 9 fois au S. , 5 fois au N.-E.
Signé CHEVALLIER , ingén .- opticien .
La constitution médicale dominante se compose de tributs payés
successivement à l'épidémie catharrale , ou de récidives ; et l'on a remarqué
qu'elles étoient plus dangereuses que les premières invasions . Onca
noté plusieurs morts subites de vieillards , des coqueluches chez les enfans ,
et quelques maladies aiguës chez les jeunes gens . Les toniques , les incisifs ,
les cordiaux avec prudence ont continué de réussir dans les catharres ; et
quand on a eu soin de terminer le traitement par quelques purgatifs ,
les
rechutes ont été rares et les convalescences rapides.
-
(Gazette de Santé. )
MODES.
Du 30 mars. Une guirlande , sur une coiffure parée , se pose trèsbas
, si bas qu'elle approche des sourcils ; et , du milieu , elle est si
épaisse , qu'elle monte plus haut que la racine des cheveux . Naguère on
ne portoit en grande parure , que des guirlandes blanches , soit qu'elles
fussent de lilas , de jacinthes doubles ou de roses ; aujourd'hui on regarde
comme bien plus distinguée une guirlande , moitié grenades , moitié
fleurs d'oranger.
Lorsqu'an coiffeur a des torsades à poser , il les abaisse , comme une
guirlande , jusque sur les sourcils . Les torsades de perles jouissent de la
plus grande faveur ; outre qu'elles parent la coiffure , on les porte en
cerceaux pour boucles d'oreilles , et en collier. Le collier de perles fines
fait le tour du col. Outre ce collier proprement dit , on en porte depuis
quelque temps un autre , en façon de chaîne , à laquelle pendent ou une
lorgnette , ou une montre dont le cadran ne se voit pas , ou une croix. La
croix est à quatre ou à cinq pointes .
Mercredi dernier l'on auroit dit , en examinant les loges de l'Opéra ,
qu'il y avoit un pacte pour que tant de toilettes encore plus soignées
qu'elles n'étoient riches , ne fussent ni confondues ni éclipsées . Les
plumes , les perles et les fleurs , le crêpe et la dentelle , la paille même ,
s'y faisoient valoir réciproquement .
Ontre les plumes blanches et noires , on voit quelques plumes de couleur
, notamment de vertes , et des plumes panachées . On commence à
border en tresses de paille de larges rubans de satin blanc. Au lieu de
AVRIL 1806 . 27
laisser aux longs bouts de rubans un effilé de trois ou quatre doigts , c'est
une frange nouée de pareille hauteur que l'on rapporte.
Les manches sont toujours très- courtes et bouffantes , mais moins
rayées que de coutume . On porte en collerettes , de grands tulles , tout
unis , c'est-à-dire sans broderie , mais quelquefois festennés. Aux robes
de erêpe , s'adaptent des manches de satin et un corsage de satin .
Le croisé , autrement dit la marcelline , l'orientine, commence à remplacer
le satin ; il est , ou lilas , ou hortensia , ou bien ce sont rose sur
rose , lilas et blanc , rose et blanc , de petites mouches brochées , de
petites étoiles , de petits croissans , de petites fleurs . En négligé , on
recommence à porter des tabliers avec une simple coulisse , sans fichu
attenant .
9
Blanc mat , rose pâle ou hortensia et lilas , sont en vogue chez les
modistes comme chez les couturieres : chez les premières , cependant ,
on emploie souvent , au lieu de lilas , du gros-bleu , qui , avec du blánc ,
sert à rayer des passes de capotes . Les capotes ont , comme de coutume
la passe très- ayancée , mais courte des oreilles . Les chapeaux de paille
aussi , de paille jaune sur-tout , ont la passe saillante ; mais cette passe
n'est point arrondie sur les bords , et elle descend plus près de la nuque.
On appelle ces chapeaux , suivant la grandeur de leur hord , chapeaux à la
Pamela, ou demi -Paméla . Au reste ce sont , au lieu de fleurs , des coques
de rubans que l'on met autour des demi - Paméla . Ces demi- Paméla sont
de paille blanche . Les coques sont hortensia , lilas , vert- tendre ou d'un
blanc mat . Sur les grands chapeaux de paille jaune on porte des bouquets
de lilas ou de violettes , des brins de jacinthes ou de jonquilles.
Les souliers , pour le négligé , sont cuir de botte , et lacés .
A mesure que l'usage des foulards de soie cuite , pour mouchoirs de
poche , d'hommes , se généralise , les fabricans de Lyon s'occupent à en
varier les couleurs et les dessins . Dans le principe , tous étoient rougeâtres
ou bruns , et à fleurs gros jaune ; aujourd'hui , il y en a d'amaranthe , de
ponceau , de lilas , de gros bleu , et , outre les petits pois , les étoiles ,
ramages , on trouve des fonds marbrés , des bordures en vignettes , des
remplissages en bâtons rompus . Les gris ttes font , de ces mouchoirs , un
fichu qu'elles rebordent d'un mouchoir blanc.
les
Les voitures que l'on termine pour Longchamp , seront arrondies aux
angles comme de coutume , mais à panneaux et à impériale moins bombés .
L'élégance de la coupe , la pureté des filets et la beauté du vernis
un fond tranquille et sans éclat , en constituent le mérite .
sur
Dans le décor , ce qu'on peut citer de plus convenable pour appareiller
des meubles riches , ce sont les bordures en relief , argentées ou dorées , de
Daguet jeune , que l'on applique également sur papier -drap et sur velours .
( M. Daguet le jeune demeure rue des Marais , nº 17 , à la seconde grille
à droite , après la rue de Lancry. )
Une clef sans pierre a souvent pour monture un cercle formé d'un'
serpent qui se mord la queue : ce sont aussi quaire serpens dont les queues
se nouent en façon d'anneau , et dont les têtes s'inclinent en sens opposé ,
que se composent les quatre branches d'un cachet à la mode ; et , quelquefois
, au lieu de cordon de montre , un gros serpent replié tient suspendus
les cinq autres serpens.
On net en général moins d'ornemens et de figures sur-tout aux
meubles modernes : les sirènes , les hibous , les sphinx ont disparu ou
disparoissent ; on a prescrit aussi ces gaînes qui présentoient des busteś
à formes trop séduisantes ; les femmes se sont dégoûtées de toutes ces
chimères , et l'on peut assurer qu'il règne aujourd'hui plus de décence.....
dans l'ameublement.
r
28 MERCURE DE FRANCE ,
Depuis la discribution de la livraison de mars , du Journal des Meubles,
il y a une foule de commandes en lits chez les ébénistes . On a saisi l'idée
neuve de la conque mariue , ou lit à la Neptune , qui représente un vaisseau
avec sa mâture , dont les voiles sont des rideaux à franges , et dont
les matelas sont posés sur une étoffe verte qui , étendu sur une estrade ,
imite , par ses ondulations , une mer agitée .
NOUVELLES POLITIQUES.
Naples ,
18 mars.
Le prince Joseph , à peine maître de Naples , a fait partir
deux corps sous les ordres des généraux Saint-Cyr et Regnier ;
le premier dirigé sur Tarente , et le second sur Reggio et le
détroit de Messiné. Le général Regnier est arrivé le 7 mars à
Lauria ; il y a pris trois officiers et cinquante soldats napolitains.
Ila trouvé à Bosco seize caissons et trois pièces de canon.
Le 8 , le corps d'armée marcha sur Castel- Luccio , d'où l'ennemi
étoit parti en désordre quelques heures auparavant. On y
trouva encore quatre officiers , quelques soldats et des magasins
d'effets militaires. Le 9 , l'armée partit à la pointe du jour,
fit halte à la Rotonde , entra ensuite dans les défilés de la
vallée de Saint-Martin , et marcha à l'ennemi , qui prétendoit
vouloir attendre l'armée française dans une position retranchée
qu'il avoit à Camporenese. Les voltigeurs les culbutèrent au
premier choc , et ce ramas d'hommes armés qu'on ne sauroit
appeler du nom de soldats sans déshonorer ce beau nom , prit
la fuite à la vue du premier régiment d'infanterie légère et
des deux bataillons du 42 " , formant la petite avant -garde que
commandoit le général Compere. La division Verdier , qui
venoit derrière , se forma en deuxième ; mais déjà l'ennemi
étoit en déroute . Canons , cinq ou six rangs de redoutes ,
bagages , tout est resté au pouvoir des Français : et de toute
l'armée napolitaine , le général Damas n'a ramené dans sa
fuite que 8 ou goo fantassins et 50 chevaux ; le reste a été pris
ou s'est dispersé dans les montagnes. Deux mille prisonniers ,
les généraux Tchudi et Ricci , le colonel et un bataillon des
gardes ont déjà été ramassés et sont dirigés sur Naples.
Le peuple de la Calabre a très -bien accueilli les Français :
il a été impossible de le faire lever en masse. On ne conçoit
pas les motifs insensés qui portent à faire battre de si mauvaises
troupes, lesquelles sont cependant la seule espérance
qui reste au gouvernement qui les dirige.
Désormais toutes les extrémités de la presqu'île sont occupées
; Gaete tient on prépare l'artillerie pour l'assiéger.
L'arinée napolitaine avoit une belle position et étoit nomAVRIL
1806 .
29
breuse ; mais l'erreur de tous les cabinets est de s'imaginer
que c'est avec le nombre de soldats qu'on obtient la victoire.
Peu de soldats en vaincront toujours beaucoup ; mais ce sont
de vrais soldats , animés d'un véritable esprit militaire , décidés
à vaincre ou à mourir , pleins de vigueur , d'enthou
siasme et de santé.
Quant aux Anglais et aux Russes , ils n'ont pas attendu
l'arrivée de l'armée , et se sont embarqués plus vite les uns
que les autres.
Le prince Joseph a fait réunir une grande partie des plus
mauvais sujets , qu'il a envoyés dans différentes forteresses.
La majeure partie de la nation montre en général un bon
esprit , et le peuple témoigne de l'espérance et de la joie ;
mais Robespierre et Marat n'inspirèrent point une terreux
pareille à celle qu'inspire la reine . On craint sa vengeance ,
certain que l'on est que , si jamais elle rentre à Naples, on
n'aura pas fait un pas, pas une visite , pas une démarche ,
qui ne conduise à la mort. Les Napolitains peuvent se rassurer ,
jamais leur reine ne reprendra le gouvernement , jamais les
scènes précédentes ne se renouvelleront ; et ces temps horribles ,
où le tendre Cimarosa , et les meilleurs citoyens furent massacrés
, ne peuvent revenir. La dynastie de Naples a cessé de
régner sur la ville et sur le bean royaume de Naples.
Le général Duhesme est arrivé à Cassano dans le temps que
le général Regnier arrivoit à Reggio. Le général napolitain ,
avec les débris de son armée , n'a pu s'embarquer ; il erre dans
le pays on arrête tous les jours quelques - uns des fuyards, Le
marquis de Radio , chef de masses , intime confident de la
reine , a été arrêté . Il s'occupoit à organiser des assassinats sur
les derrières de l'armée. Il a été traduit devant une commission
militaire ; il n'y a point de doute qu'il ne soit fusillé . Voici
l'histoire du marquis : Il avoit été condamné à être pendu par
la justice ordinaire ; mais la reine sachant qu'il avoit de l'audace
, lui fit grace , et le fit marquis et colonel dans le même
jour. Le pays est tranquille , et la masse de la population est
très -contente. (Moniteur. )
PARIS.
-S. M. l'Empereur et l'Impératrice sont partis mercredi
soir pour la Malmaison.
royaume
--Le général Caffarelli , aide -de-camp de S. M. l'EMPEREUR
et Ror , vient d'être nommé ministre de la guerre du
d'Italie , en remplacement du général Pino , nommé premier
capitaine de la garde royale.
32 MERCURE DE FRANCE ,
:
#
vents continuoient d'être au N. N. E. , et nous arrivions à l'ouest , lorsque
nous découvrîmes un convoi de trente et quelques voiles à toute vue
Ra vent à nous : le général fit le signal de tenir le vent , et de chasser les
bâtimens aperçus ; mais après une chasse de huit heures , désespérant de
pouvoir les joindre , vu leur grand éloignement et leur position , il rallia
l'escadre , et continua sa route .
Le 4 nivose, étant par la latitude du nord de 44 degrés , ét 24 de longitude
à l'ouest du méridien de Paris , nous éprouvâmes une tempête affreuse ; les
vents étoient de la partie du nord . Tous les vaisseaux souffroient beaucoup :
Le Jupiter démâta de son grand mât d'hune , et le Diomède signala une
voie d'eau assez considérable . Les vaisseaux l'Alexandre et le Brave se
separèrent de nous dans la journée du 5 , et alors la division du contreamiral
Lesseigues fut reduite à trois vaisseaux , deux frégates et une corvette.
Nous eumes connoissance des îles des Açores le 2 janvier , et le 19
du même mois , de celle de Saint -Domingue. Le 20 au matin , j'avois eu
ordre de précéder la division pour aller mouiller sur la rade de Santo-
Domingo mais le calme que j'éprouvai en approchant de terre , fut cause
que les vaisseaux me joignirent , et que nous mouillâmes tous à la même
heure , à deux heures du soir.
Le général ordonna de suite le débarquement des troupes qui étoient sur
la division au nombre de 16 à 1800 hommes , des munitions de guerre et
autres effets nécessaires à la colonie . Ce débarquement fut terminé le 21 ,
et il nous fut aisé en allant à terre de juger combien ce renfort de troupes
que nous avions apporté , avoit fait plaisir ; la colonie cependant étoit en
très-bon état et jouissoit de la plus grande tranquillité . Pendant les jours
suivans , les vaisseaux s'occupèrent à renouveler leur cau et à réparer les
leur avoient causées les mauvais temps que nous avions éprouvés.
Le 29 , le vaisseau l'Alexandre rallia la division sur cette rade . Ce
même jour , j'avois eu ordre de me porter en observation an vent de l'île ;
et à la faveur des brises de terre , je m'étois élevé jusque sur les îles dé
Javna , où je crus devoir établir ma croisière.
avaries que
Le 5 février , conformément à mes instructions , je fis route pour Santo-
< . Domingo , et me trouvant , le 6 au matin , au large de cette rade , j'eus
connoissance de plusieurs voiles dans la partie de l'E.N. E , que je ne tardai
pas à reconnoître pour une escadre ennemie ; à six heures , je distinguai
dans cette escadre neuf vaisseaux de guerre et plusieurs frégates ; m'étant
couvert de voiles , je fis route pour rallier notre escadre , et je lui signalai
l'approche de l'ennemi en force supérieure ( 1 ) . Le général , à six heures
et demie , avoit répondu à mes signaux ; et en m'approchant du mouillage,
je distinguai à bord du général le signal d'appareiller en filant les câbles
par le bout. A sept heures, les quatre vaisseaux et les deux frégates étoient
Sous voiles , mais avec un vent très - foible , tandis que les neuf vaisseaux
de guerre et les frégates de l'ennemi étoient favorisés par la variété de la
brise qui du nord avoit passé à l'est .
Le général avoit fait , à neuf heures moins un quart , le signal deformer
ta ligne de bataille , et en même temps celui de forcer de voiles et de se
préparer au combat ; mais l'ennemi continuoit de nous approcher d'une
manière très-sensible . A dix heures , le vaisseau de tête de la ligne ennenie
avoit engagé le vaissean l'Alexandre , et un quart- d'heure après le
(1 ) On a peine à se rendre compte des motifs qui ont pu déterminer le
contre-amiral à rester pendant seize jours dans une rade foraine , tandis que
ses instructions lui prescrivoient de continuer sa mission de croisière.
(Moniteur. )
combat
AVRIL 1806 . 33
combat étoit général ; la vivacité du feu et l'épaisse fumée qui coroit les
vaisseaux nous empêchoient de distinguer les objets . Placé sous le vent de
notre escadre et affalé sur la côte , j'eus à supporter une partie du feu de
l'ennemi, qui étoit dirigé sur nos vaisseaux de tête , et ne vis obligé pour
m'éviter d'échouer , de forcer de voiles et de m'élever au vent; les frégates
La Comète et la Felicité fai oient la même manoeuvre que moi. A onze
Leures et demie , la fumée étant dissipée en partie , je distinguai un de
nos vaisseaux démâté et ayant le feu à bord; il étoit entouré de plusieurs
vaisseaux anglais ; les autres , malgré l'infériorité de leur force , combat
toient à toute outrance. Mais à une heure et demie , accablés par le nombre
des ennemis , ils s'étoient jetés à la côte ; quoiqu'en tenant le vent , nos
frégates avoient viré de bord et s'étoient portées sur le champ de bataille ;
je les avois imitées ; mais craignant d'être coupés dans notre retraite , nous
avions pris le large.
Nous nous étions cependant ass z rapprochés pour prendre connoissance
de la position des vaisseaux des deux escadres . Trois de nos vaisseaux nous
avoient paru échoués près des fortifications de la place ; tous étoient démâtés
; le quatrième étoit au pouvoir de l'ennemi deux vaisseaux anglais
étoient échoués auprès des nôtres et rasés comme des pontons ; ils avoient
tiré le canon de détresse , et les frégates paroissoient occupées à sauver
les équipages . Deux autres vaisseaux anglais étoient au large , démàtés, en
très mauvais état , et le reste de l'escadre ennemie paroissoit avoir beau
coup souffert.
Les vaisseaux français échoués conservoient leurs pavillons , et ils nous
ont paru avoir leurs bateaux à la mer occupés à débarquer leur mon to à
terre. Nos vaisseaux ont montré la plus grande décision et une grande intrépidité.
La manière dont tous les équipages ont combattu , ne permet
pas de douter qu'à forces égales l'ennemi n'eût été écrasé Si l'escadre
avoit pu reprendre le vent et se relever de la côte , je suis persuadé qu'elle
auroit eu de l'avantage sur l'ennemi , et qu'elle seroit parvenuea lui échapper
Jusqu'à ce malheureux combat , notre mission avoit eu tout le succès
desirable ; notre malheur est venu de ce que nous somunes restés trop longtemps
en rade. Chassée par les frégates ennemies , notre corvelte avoit été
obligée de s'éloigner. Après avoir passé à l'ouest de l'île de Saint-
Domingue , nous sommes venus débouquer par le canal anglais , le 24 février.
Dans la nuit du 9 au 10 mars , étant partis par la latitude de 38 degrés
et 46 degrés de longitude , nous eûmes un coup de vent extrêmement violent
de la partie du S. O. Obligé de mettre à la cape , j'ai perdu de vue
les frégates la Comète et la Félicité , avec lesquelles j'avois navigué depuis
le départ de Santo Domingo ; et n'ayant pu les découvrir après le
coup de vent , je n'ai négligé aucun moyen pour me rendre en toute dili
gence en France. Le 25 mars , à la pointe du jour , j'ai eu connoissance
des fles de Glénau , et le 26 j'ai mouillé sur le rade du Port- Louis, d'où
j'ai l'honneur de vous transmettre ces tristes détails . J'ai l'honneur d'offrir
á V. Exc. l'assurance de mon respect.
Signé COCAULT.
SÉNAT CONSERVATEUR .
Le31 mars, à trois heures après midi, le prince archichancelier
de l'Empire s'est rendu au sénat , qui avoit été convoqué par
les ordres de l'EMPEREUR. Après avoir été reçu avec le cérémonial
d'usage , S. A. S. a fait lire par le secrétaire du sénat
C
34 MERCURE DE FRANCE.
2
le décret qui l'autorisoit à présider la séance. S. A. S. a ensuite
prononcé le discours suivant :
Messieurs , au moment même où la France , unie d'intention
avec vous , assuroit son bonheur et sa gloire en jurant
d'obéir à notre auguste souverain , votre sagesse a pressenti la
nécessité de coordonner dans toutes ses parties le système du
gouvernement héréditaire , et de l'affermir par des institutions
analogues à sa nature. Vos voeux sont en partie remplis.
Ils le seront encore par les différens actes que S. M. l'EMPEREUR
et Roi me prescrit de vous apporter. Ainsi , vous recevrez
avec reconnoissance ces nouveaux témoignages de sa
confiance pour le sénat , et de son amour pour ses peuples ,
et vous vous empresserez , conformément aux intentions de
S. M. , de les faire transcrire sur vos registres.
>> Le premier des actes que je viens vous communiquer
est un statut contenant les dispositions qui résultent de l'article
14 de l'acte des constitutions du 28 floréal an 12. Ge
statut règle tout ce qui concerne l'état civil de la maison impériale
, et détermine les devoirs des princes et princesses qui
la composent envers l'EMPEREUR. Les principes qui constituent
cette importante loi de famille annoncent combien il
tient au coeur de S. M. que la dynastie dont il est le fondateur
perpétue le bonheur de la France et remplisse les hautes
-espérances dont elle est l'objet. C'est sur- tout dans l'intérêt
des peuples que les princes sont élevés au- dessus des autres
hommes. Les honneurs qui entourent leur berceau ont pour
motif de donner plus d'autorité aux exemples de soumission
et de vertu qui sont leur première dette envers la patrie .
C'est aussi pour l'accomplissement de leurs grandes destinées
qu'ils doivent être placés , presqu'en naissant , sous les yeux
du père de l'Empire , afin que sa surveillance dirige feurs
penchans vers l'intérêt de l'état , et qu'une morale plus sévère
épure et ennoblisse toutes leurs affectionso , s
» Le second acte est un décret qui opère la réunion des
provinces vénitiennes au royaume d'Italie . Ainsi cette partie
des états de S. M. va recevoir , par :l'effet de cette disposition ,
un nouveau degré d'importance et de lustre que la gloire de
son fondateur lui donnoit lieu d'espérer.
A
>> Par le troisième décret , S. M. confere le trône de Naples
SA. I. le prince Joseph et à sa descendance légitime et masculine.
Il réserve à ce prince les droits qui lui sont assurés par
les constitutions de l'Empire , en disposant toutefois que jamais
la couronne de France et celle de Naples ne seront réunies sun
AVRIL 1806. 35
une même tête. Cette glorieuse récompense des services du
prince Joseph , de sa constante et pieuse affection pour le chef
de sa famille , sera pour vous , messieurs , le sujet d'une vive
satisfaction . Combien ce sentiment ne deviendra -t- il pas plus,
actif en apprenant que l'élévation d'un prince , l'objet de
votre vénération et de votre amour , ne fera point cesser tous
nos rapports avec lui , et lorsque vous saurez que le nouveau
roi de Naples , conserve avec sa couronne , le titre de grand '
électeur !
*
>> Des troisième et quatrième décrets , l'un contient la ces
sion en toute souveraineté , à S. A I. le prince Murat , des
duchés de Clèves et de Berg ; l'autre confère au même titre , ›
la principauté de Guastalla , à la princesse Pauline , et au
prince Borghese son époux. La gloire militaire du prince
Murat , l'importance et l'éclat de ses succès , ses vertus pu
bliques et privées intéresseront tous les Français au juste prix
qu'il en obtient , et rendront son autorité chère à ses nouveaux
sujets. Le prince Murat sera chargé de la garde d'une
partie importante des frontières de l'Empire ; S. M. pouvoit→
elle la confier en de plus dignes mains
» Vous aviez apprécié le mérite du prince Borghese ;"
avant même que vos décrets ne l'eussent naturálisé parmi
nous. Sa conduite dans la dernière campagne , lui a donné
de nouveaux droits à votre estime et à la confiance publique .
» La cinquième décret , transfère en toute souveraineté
au maréchal Berthier , la principauté de Neufchâtel. Cette
preuve touchante de la bienveillance de l'EMPEREUR pour son
ancien compagnon d'armes , pour un coopérateur aussi intrépide
qu'éclairé , ne peut manquer d'exciter la sensibilité de
tous les bons coeurs , comme elle sera un motif de joie pour
tous les bons esprits .
2 # S
» Le sixième décret opère la réunion à la principauté de
Lucques , des pays de Massa , de Carrara et de la Garffaguana.
Enfin , Messieurs , le septième décret érige dans
les états de Parme et Plaisance , trois grands titres , dont l'éclat
sera soutenu par des affectations considerables , qui ont été
faites dans ces contrées d'après les ordres de S. M.
» Par l'effet de réserves semblables contenues dans les décrets
relatifs aux états de Venise , au royaume de 'Naples et
à la principauté de Lucques , S. M. a créé des récompenses
dignes d'elle pour plusieurs de ses sujets qui ont rendu de
grands services à la guerre , ou qui , dans des fonctions éminentes
ont concouru d'une manière distinguée au bien de
l'état. L'EMPEREUR a voulu que ces titres deviennent la pro-
2
1
C 2
30 MERCURE DE
FRANCE ,
S. M, a rendu , le 27 mars , un décret qui ordonne l'inventaire des
sels , et augmente le droit précédemment établi ; ce décret est conçu en
ces termes :
1. Les directeurs et inspecteurs des douanes et des droits réunis procéderont
, sans délai , à la recherche , vérification et inventaire de tous les
magasins , fabriques et entrepôts de sels établis dans toute l'étendue de
l'Empire en-deçà des Alpes, ainsi que deceux embarqués sur tous navires,
bateaux et autres embarcations : en ce non compris les sels existams sur
les marais salans.
2. Il sera fait inventaire des sels par poids : à cet effet , les préposés
recevront la déclaration des propriétaires , qu'ils pourront faire vérifier.
3. Les propriétaires de sels seront chargés par l'inventaire qu'ils
seront tenus de signer . En cas de refus , il en sera fait mention dans l'acte
d'inventaire.
4. Les propriétaires seront tenus de payer, aux termes et de la manière
qui seront fixés par la loi à intervenir , le montant du droit sur le sel , qui
sera réglé par ladite loi.
5. L'inventaire des sels ne sera fait que chez les marchands de sels ,
frbricans , entreposeurs ou magasiniers : il ne s'étendra point aux approvisionnemens
de famille faits par les particuliers ; et leur domicile ne
pourra être exercé hors les cas où il aura été reconnu qu'ils ont prêté leurs
édifices pour soustraire les sels à l'inventaire .
6. Il sera fait mition dans les inventaires , des sels qui auront acquitté
le droit établi par notre décret du 16 du présent mois ; et l'acquit représenté
par le propriétaire sera joint à l'acte d'inventaire,
7, Le droit fixé par notredit décret du 16 présent mois à un décime
par kilogramme , est fixé pour l'avenir à deux décimes par kilogramme.
-S. M. a aussi rendu les 26 et 27 mars les décrets suivains :
Les places de secrétaires d'ambassadeur et de légation , actuellement
vacantes , ou qui vaqueront au ministère des relations
extérieures , seront données à l'avenir aux auditeurs du conseil
d'état , qui concerneront dans ces places le titre d'auditeur du
conseil d'état en service extraordinaire. Les auditeurs du conseil
d'état ne pourront être nommés aux places de secrétaires
d'ambassade et de légation , qu'après un an d'assistance d'étude
aux séances du conseil d'état. Les agens extérieurs actuellement
en activité , ainsi que ceux qui étant attachés au service intérieur
de ministère des relations extérierres , sont , quant à
leurs grades , assimilés par l'arrêté du 5 floréal an 8 aux ministres
plénipotentiaires , et aux secrétaires de légation et
d'ambassade , conserveront leurs titres , ainsi que la faculté
d'être nommés à des emplois plus élevés , même après leur
remplacement.
•
Les conseils d'arrondissement s'assembleront le 15 avril
1806 ; la première partie de leur session finirà le 25. La session
des conseils- généraux de département s'ouvrira le 1er mai , et
sera terminée le, 15. Les conseils d'arrondissement se réuniront,
pour la seconde partie de leur session , le 20 mai jusqu'au 25.
Les crêpes de soie de toute sorte , venant du royaume -
AVRIL 1806 . 31
d'Italie avec des certificats du fabricant , visés par le préfet ou
le sous-préfet , ne paieront , à leur entrée en France , qu'un
droit de 3 fr. par pièce de 1 mètres , 88 centimètres . Ils ne
pourront entrer que par les bureaux de Verceil et de Casatinne.
- Un décret porte qu'il sera fait sur le produit des coupes
des quarts en réserve que les communes obtiennent l'autorisation
de vendre , un prélèvement de 25 pour 100 , pour former
un fonds commun de travaux publics pour tout l'Empire
, selon les besoins des communes , des arrondissement et
départemens , et en être disposé sur le rapport du ministre de
l'intérieur. Le même prélèvement aura lieu sur la totalité de
fonds actuellement existans à la caisse d'amortissement , provenant
des mêmes produits. En conséquence , et à compter du
jour de la publication du présent décret , pour les fonds déjà
existans à la caisse d'amortissement , et du jour du versement
des fonds pour ceux à recevoir par ladite caisse , il sera ouvert
par son directeur-général un compte particulier en capital et
intérêts pour le fonds commun des travaux publics , de la
portion affectée à cette destination.
-L'envoyé extraordinaire de Prusse , M. le comte de Haugwitz
, est parti vendredi dernier de Paris pour retourner à
Berlin.
-Le général Wirion , commandant de Verdun , doit se
rendre à Naples pour organiser la gendarmerie de ce royaume.
-M. Villeneuve , sous- préfet de Nérac , est nommé préfet
du département de Lot et Garonne , en remplacement de
M. Pieyre fils.
-M. Pepin Castellinare ( de Nice ) est nommé receueurgénéral
des contributions directes des états de Parme , Plaisance
et Guastalla . -M. Bourboulin Saint-Edme est nommé
receveur- général du département de l'Aisne.
-
MINISTÈRE DE LA MARINE.
Le capitaine de frégate Cocault , commandant la corvette de
S. M. la Diligente , à S. Exc. le ministre de la marine et
des colonies.
( A bord de la Diligente, en rade du Port-Louis ,
le 26 mars 1805.
Monseigneur ,
A peine mouillé sur cette rade , c'est avec douleur que je m'empresse de
vous rendre compte des événemens malheureux arrivés aux vaisseaux aux
ordres du contre-amiral Lesseigues , dont faisoit partie la corvette que j'ai
l'honneur de commander . (
Parti de Brest le 23 frimaire ( 13 décembre ) , avec des vents de N. E.
assez forts , nous nous éloignâmes en peu de temps de la côte : nous étions
au nombre de quinze vaisseaux , six frégates et quatre corvettes. Le 24 ,
nous nous séparâmes en plusieurs escadres : ma corvette eut ordre de se
ranger sous le commandement du contre-amiral Lesseigues. Le 25 , les
32 MERCURE DE FRANCE ,
vents continuoient d'être au N. N. E. , et nous arrivions à l'ouest , lorsque
nous découvrîmes un convoi de trente et quelques voiles à toute vue
Ra vent à nous : le général fit le signal de tenir le vent , et de chasser les
bâtimens aperçus ; mais après une chasse de huit heures , désespérant de
pouvoir les joindre , vu leur grand éloignement et leur position , il rallia
L'escadre , et continua sa route .
Le 4 nivose, étant par la latitude du nord de 44 degrés , ét 24 de longitude
à l'ouest du méridien de Paris , nous éprouvâmes une tempête affreuse ; les
vents étoient de la partie du nord . Tous les vaisseaux souffroient beaucoup :
le Jupiter démâta de son grand mât d'hune , et le Diomède signala une
voie d'eau assez considérable . Les vaisseaux l'Alexandre et le Brave se
separèrent de nous dans la journée du 5 , et alors la division du contreamiral
Lesseigues fut reduite à trois vaisseaux , deux frégates et une corvette.
Nous eûmes connoissance des îles des Açores le 2 janvier , et le 19
edu même mois , de celle de Saint -Domingue. Le 20 au matin , j'avois eu
ordre de précéder la division pour aller mouiller sur la rade de Santo-
Domingo ; mais le calme que j'éprouvai en approchant de terre , fut cause
que les vaisseaux me joignirent , et que nous mouillâmes tous à la même
heure , à deux heures du soir.
Le général ordonna de suite le débarquement des troupes qui étoient sur
la division au nombre de 16 à 1800 hommes , des munitions de guerre tet
autres effets nécessaires à la colonie . Ce débarquement fut terminé le 21 ,
et il nous fut aisé en allant à terre de juger combien ce renfort de troupes
que nous avions apporté , avoit fait plaisir ; la colonie cependant étoit en
très-bon état et jouissoit de la plus grande tranquillité . Pendant les jours
suivans , les vaisseaux s'occupèrent à renouveler leur eau et à réparer les
✰ avaries que leur avoient causées les mauvais temps que nous avions éprouvés.
Le 29 , le vaisseau l'Alexandre rallia la division sur cette rade . Ce
même jour , j'avois eu ordre de me porter en observation an vent de l'île ;
et à la faveur des brises de terre , je m'étois élevé jusque sur les îles de
Javna , où je crus devoir établir ma croisière .
Le 5 février , conformément à mes instructions , je fis route pour Santo-
✨ Domingo , et me trouvant , le 6 au matin , au large de cette rade , j'eus
connoissance de plusieurs voiles dans la partie de l'E.N. E , que je ne tardai
pas à reconnoître pour une escadre ennemie ; à six heures , je distinguai
dans cette escadre neuf vaisseaux de guerre et plusieurs frégates ; m'étant
couvert de voiles , je fis route pour rallier notre escadre , et je lui signalai
l'approche de l'ennemi en force supérieure ( 1 ) . Le général , à six heures
et demie , avoit répondu à mes signaux ; et en m'approchant du mouillage,
je distinguai à bord du général le signal d'appareiller en filant les câbles
par le bout. A sept heures , les quatre vaisseaux et les deux frégates étoient
sous voiles , mais avec un vent très- foible , tandis que les neuf vaisseaux
de guerre et les frégates de l'ennemi étoient favorisés par la variété de la
brise qui du nord avoit passé à l'est .
Le général avoit fait , à neuf heures moins un quart , le signal de former
fa ligne de bataille , et en même temps celui de forcer de voiles et de se
préparer au combat ; mais l'ennemi continuoit de nous approcher d'une
manière très-sensible . A dix heures , le vaisseau de tête de la ligne ennenie
avoit engagé le vaissean l'Alexandre , et un quart- d'heure après le
(1 ) On a peine à se rendre compte des motifs qui ont pu déterminer le
contre-amiral à rester pendant seize jours dans une rade foraine , tandis que
ses instructions lui prescrivoient de continuer sa mission de croisière.
(Moniteur. )
combat
AVRIL 1806 . 33
LINE
combat étoit général ; la vivacité du feu et l'épaisse fumée qui courroit les
vaisseaux nous empêchoient de distinguer les objets . Placé sous le vent de
notre escadre et affalé sur la côte , j'eus à supporter une partie du feu de
l'ennemi, qui étoit dirigé sur nos vaisseaux de tête , et me vis obligé pour
m'éviter d'échouer , de forcer de voiles et de m'élever au vent; les frégates
la Comète et la Felicité fai oient la même manoeuvre que moi . A onze
heures et demie , la fumée étant dissipée en partie, je distinguai un de
nos vaisseaux démâté et ayant le feu à bord ; il étoit entouré de plusieurs
vaisseaux anglais; les autres , malgré l'infériorité de leur force , combattoient
à toute outrance. Mais à une heure et demie , accablés par le nombre
des ennemis, ils s'étoient jetés à la côte ; quoiqu'en tenant le vent , nos
frégates avoient viré de bord et s'étoient portées sur le champ de bataille ;
je les avois imitées ; mais craignant d'être coupés dans notre retraite , nons
avions pris le large..
Nous nous étions cependant ass z rapprochéspour prendre connoissance
de la position des vaisseaux des deux escadres. Trois de nos vaisseaux nous
avoient paru échoués près des fortifications de la place ; tous étoient démâtés
; le quatrième étoit au pouvoir de l'ennemi : deux vaisseaux anglais
étoient échoués auprès des nôtres et rasés comme des pontons ; ils avoient
tiré le canon de détresse , et les frégates paroissoient occupées à sauver
les équipages. Deux autres vaisseaux anglais étoient au large, démàtés, en
très mauvais état , et le reste de l'escadre ennemie paroissoit avoir beau
coup souffert.
[ ཝཱ
Les vaisseaux français échoués conservoient leurs pavillons , et ils nous
ont paru avoir leurs bateaux à la mer occupés à débarquer leur mon to à
terre. Nos vaisseaux ont montré la plus grande décision et une grande intrépidité.
La manière dont tous les équipages ont combattu , ne permet
pas de douter qu'a forces égales l'ennemi n'eût été écrasé Si l'escadre
avoit pu reprendre le vent et se relever de la côte , je suis persuadé qu'elle
auroit eu de l'avantage sur l'ennemi , et qu'elle seroit parvenuea lui échapper
Jusqu'à ce malheureux combat , notre mission avoit eu tout le succès
desirable ; notre malheur est venu de ce que nous sommes restés trop longtemps
en rade. Chassée par les frégates ennemies , notre corvelte avoit été
obligée de s'éloigner. Après avoir passé à l'ouest de l'île de Saint-
Domingue , nous sommes venus débouquer par le canal anglais , le 24 février.
སྙ་ ་ ་
Dans la nuit du 9 au 10 mars, étant partis par la latitude de 38 degrés
et 46 degrés de longitude , nous eûmes un coup de vent extrêmement violent
de la partie du S. O. Obligé de mettre à la cape , j'ai perdu de vue
les frégates la Comète et la Félicité , avec lesquelles j'avois navigué depuis
le départ de Santo- Domingo ; et n'ayant pu les découvrir après le
de
vent , je n'ai négligé aucun moyen pour me rendre en toute dili
gence en France . Le 25 mars , à la pointe du jour , j'ai eu connoissance
des îles de Glénau , et le 26 j'ai mouillé sur le rade du Port- Louis, d'où
j'ai l'honneur de vous transmettre ces tristes détails . J'ai l'honneur d'offrir
a V. Exc. l'assurance de mon respect.
coup
Signé COCAULT.
SÉNAT CONSERVATEUR. "
1
Le31 mars, à trois heures après midi, le prince archichancelier
de l'Empire s'est rendu au sénat , qui avoit été convoqué par
les ordres de l'EMPEREUR. Après avoir été reçu avec le cérémonial
d'usage , S. A. S. a fait lire par le secrétaire du sénat
C
34 MERCURE DE FRANCE.
た
le décret qui l'autorisoit à présider la séance. S. A. S. a ensuite
prononcé le discours suivant :
« Messieurs , au moment même où la France , unie d'intention
avec vous , assuroit son bonheur et sa gloire en jurant
d'obéir à notre auguste souverain , votre sagesse a pressenti la
nécessité de coordonner dans toutes ses parties le système de
gouvernement héréditaire , et de l'affermir par des institutions
analogues à sa nature. Vos voeux sont en partie remplis.
Ils le seront encore par les différens actes que S. M. l'EMPEREUR
et Roi me prescrit de vous apporter. Ainsi , vous recevrez
avec reconnoissance ces nouveaux témoignages de sa
confiance pour le sénat , et de son amour pour ses peuples ,
et vous vous empresserez , conformément aux intentions de
S. M. , de les faire transcrire sur vos registres.
» Le premier des actes que je viens vous communiquer ,
est un statut contenant les dispositions qui résultent de l'article
14 de l'acte des constitutions du 28 floréal an 12. Ge
statut règle tout ce qui concerne l'état civil de la maison impériale
, et détermine les devoirs des princes et princesses qui
la composent envers l'EMPEREUR. Les principes qui consti →
tuent cette importante loi de famille annoncent combien il
tient au coeur de S. M. que la dynastie dont il est le fondateur
perpétue le bonheur de la France et remplisse les hautes
espérances dont elle est l'objet. C'est sur- tout dans l'intérêt
des peuples que les princes sont élevés au-dessus des autres
hommes. Les honneurs qui entourent leur berceau ont pour
motif de donner plus d'autorité aux exemples de soumission
et de vertu qui sont leur première dette envers la patrie.
C'est aussi pour l'accomplissement de leurs grandes destinées
qu'ils doivent être placés , presqu'en naissant , sous les yeux
du père de l'Empire , afin que sa surveillance dirige leurs
penchans vers l'intérêt de l'état , et qu'une morale plus sévère
épure et ennoblisse toutes leurs affectionsone , shoq
» Le second acte est un décret qui opere la réunion des
provinces vénitiennes au royaume d'Italie. Ainsi cette partie
des états de S. M. va recevoir , par l'effet de cette disposition ,
un nouveau degré d'importance et de lustre que la gloire de
son fondateur lui donnoit lieu d'espérer.
» Par le troisième décret , S. M. confere le trône de Naples
SA. I. le prince Joseph et à sa descendance légitime et masculine.
Il réserve à ce prince les droits qui lui sont assurés par
les constitutions de l'Empire , en disposant toutefois que jamais
la couronne de France et celle de Naples ne seront réunies sun
AVRIL 1806. 35
une même tête. Cette glorieuse récompense des services du
prince Joseph, de sa constante et pieuse affection pour le chef
de sa famille , sera pour vous , messieurs , le sujet d'une vive
satisfaction . Combien ce sentiment ne deviendra- t- il pas plus,
actif en apprenant que l'élévation d'un prince , l'objet de
votre vénération et de votre amour , ne fera point cesser tous
nos rapports avec lui , et lorsque vous saurez que le nouveau
roi de Naples , conserve avec sa couronne , le titre de grand
électeur !
» Des troisième et quatrième décrets , l'un contient la ces
sion en toute souveraineté , à S. A I. le prince Murat , des
duchés de Clèves et de Berg ; l'autre confère au même titre , ›
la principauté de Guastalla , à la princesse Pauline , et au
prince Borghese son époux. La gloire militaire du prince
Murat , l'importance et l'éclat de ses succès , ses vertus pu
bliques et privées intéresseront tous les Français au juste prix
qu'il en obtient , et rendront son autorité chère à ses nouveaux
sujets. Le prince Murat sera chargé de la garde d'une
partie importante des frontières de l'Empire; S. M. pouvoit➡ ' .
elle la confier en de plus dignes mains
>> Vous aviez apprécié le mérite du prince Borghese ,
avant même que vos décrets ne l'eussent naturálisé parmi
nous . Sa conduite dans la dernière campagne , lui a donné
de nouveaux droits à votre estime et à la confiance publique .
» La cinquième décret , transfere en toute souveraineté
au maréchal Berthier , la principauté de Neufchâtel. Cette
preuve touchante de la bienveillance de l'EMPEREUR pour son
ancien compagnon d'armes , pour un coopérateur aussi in
trépide qu'éclairé , ne peut manquer d'exciter la sensibilité de
tous les bons coeurs , comme elle sera un motif de joie pour
tous les bons esprits.
2
>> Le sixième décret opère la réunion à la principauté de
Lucques , des pays de Massa , de Carrara et de la Garffa→
guana. Enfin , Messieurs , le septième décret érige dans
les états de Parme et Plaisance , trois grands titres , dont l'éclat
sera soutenu par des affectations considérables , qui ont été
faites dans ces contrées d'après les ordres de S. M.
» Par l'effet de réserves semblables contenues dans les décrets
relatifs aux états de Venic
au royaume de 'Naples et
à la principauté de Lucques , S. M. a créé des récompenses
dignes d'elle pour plusieurs de ses sujets qui ont rendu de
grands services à la guerre , ou qui , dans des fonctions éminentes
, ont concouru d'une manière distinguée au bien de
l'état. L'EMPEREUR a voulu que ces titres deviennent la pro-
C 2
36 MERCURE DE FRANCE ,
priété de ceux qui les auront reçus, et qu'ils aient le droit de
les transmettre de mâle en mâle à l'aîné de leurs descendans
légitimes , comme un monument de la munificence impériale
et des justes motifs qui l'ont excitée.
» Cette grande conception , Messieurs , et les mesures secondaires
qui l'accompagnent , feront connoître à l'Europe le
prix que S. M. attache aux exploits des braves qui ont secondé
ses travaux , et à la fidélité de ceux qu'elle a employés à la
direction des grandes affaires. Cette disposition offre aussi des
avantages politiques qui n'échapperont point à votre prévoyance.
L'éclat habituel qui environne les hommes éminens
en dignité , leur donne sur le peuple une autorité de conseil
et d'exemple que le monarque quelquefois substitue avantageusement
à l'autorité des fonctions publiques. D'un autre
côté , ces mêmes hommes sont les intercesseurs naturels du
peuple auprès du trône ; il convient donc au bien de l'état ,
que par la stabilité et la splendeur de leur condition , ils
soient élevés au-dessus de toutes considérations vulgaires.
A ces motifs , dont la légitimité ne sauroit être contestée ,
viennent se réunir d'autres avantages qu'il est facile de saisir ,
et que je crois superflu d'analyser.
>> Telles sont , Messieurs , les bases profondes sur lesquelles
S. M. l'EMPEREUR veut asseoir le grand système politique dont
la divine Providence lui a inspiré la pensée. C'est en assurant
le bonheur de la génération présente , c'est en préparant la
grandeur des races futures , qu'elle ajoute sans ces ↑ à ces
sentimens d'amour , d'admiration et de respect qui vous sont
communs avec tous les Français. »>
·
Après ce discours, M. François ( de Neufchâteau) , président
ordinaire du sénat , est monté à la tribune , et à fait lecture
du message et des pièces suivantes :
Message de S. M. l'EMPEREUR et Roi.
Sénateurs ,
« Nous avons chargé notre cousin , l'archichancelier de
l'Empire , de vous donner connoissance , pour être transcrits
sur vos registres : 1 °. Des statuts qu'en vertu de l'article XIV .
de l'acte des constitutions de l'Empire , en date du 28 floréal
an 12 , nous avons jugé convenable d'adopter : ils forment la
loi de notre famille impériale. 2° . De la disposition que nous
avons faite du royaume de Naples et de Sicile , des duchés de
Berg et de Clèves , du duché de Guastalla et de la principauté
de Neufchâtel, que différentes transactions politiques ont mis
entre nos mains. 3°. De l'accroissement de territoire que nous
avons trouvé à propos de donner tant à notre royaume d'Italie 2
AVRIL 1806. 37
en y incorporant tous les états vénitiens , qu'à la principauté
de Lucques.
» Nous avons jugé dans ces circonstances devoir imposer
plusieurs obligations , et faire supporter plusieurs charges à
notre couronne d'Italie , au roi de Naples et au prince de
Lucques. Nous avons ainsi trouvé moyen de concilier les
intérêts et la dignité de notre trône , et le sentiment de notre
reconnoissance pour les services qui nous ont été rendus dans
la carrière civile et dans la carrière militaire. Quelle que soit
la puissance à laquelle la divine Providence et l'amour de
nos peuples nous ont élevé , elle est insuffisante pour récom
penser tant de braves , et pour reconnoître les nombreux
témoignages de fidélité et d'amour qu'ils ont donnés à notre
personne. Vous remarquerez dans plusieurs des dispositions
qui vous seront communiquées , que nous ne nous sommes pas
uniquement abandonnés aux sentimens affectueux dont nous
étions pénétrés , et au bonheur de faire du bien à ceux qui
nous ont si bien servi : nous avons été principalement guidés
par la grande pensée de consolider l'ordre social et notre trône
qui en est le fondement et la base , et de donner des centres de
correspondance et d'appui à ce grand empire ; elle se rattache
à nos pensées les plus chères , à celle à laquelle nous avons
dévoué notre vie entière , la grandeur et la prospérité de nos
peuples. >>
Donné en notre palais des Tuileries , le 30 mars de l'an 1806.
Signé NAPOLÉON.
N°. I. NAPOLÉON , par la grace de Dieu et les constitutions de
Pétat , Empereur des Français et Roi d'Italie, à tous présens et à
venir, salut :
L'article XIV de l'acte des constitutions du 28 floréal an 12 , porte que
nous établirons par des statuts auxquels nos successeurs seront tenus de se
conformer , les devoirs des individus de tont sexe , membres de la maison
impériale , envers l'EMPEREUR . Pour nous acquitter de cette importante
obligation , nous avons considéré dans son objet et dans ses conséquences
la disposition dont il s'agit , et nous avons pesé les principes sur lesquels
doit reposer le statut constitutionnel qui formera la loi de notre famille.
L'état des princes appelés à regner sur ce vaste Empire et à le fortifier
par des alliances , ne sauroit être absolument le même que celui des autres
Français. Leur naissance , leurs mariages , leurs décês , les adoptions
qu'ils pourroient faire , intéressent la nation toute entière , et influent
plus ou moins sur ses destinées ; comme tout ce qui concerne l'existence
sociale de ces princes appartient plus au droit politique qu'au droit civil", "
les dispositions de celui - ci ne peuvent leur être appliquées qu'avec les modifications
déterminées
par la raison d'état ; et si cette raison d'état leur
impose des obligations dont les simples citoyens sont affranchis , its doivent
les considérer comme une conséquence nécessaire de cette haute
· dignité à laquelle ils sont élevés , et qui les dévoue sans réserve aux grands
38 MERCURE DE FRANCE ,
intérêts de la patrie et à la gloire de notre maison. Des actes ausssi importans
que ceux qui constatent l'état civil de la maison impériale , doivent
être reçus dans les formes les plus solennelles ; la dignité du trône l'exige,
et il faut d'ailleurs rendre toute surprise impossible.
En conséquence , nous avons jugé convenable de confier à notre cousin
l'archichancelier de l'Empire , le droit de remplir exclusivement , par
rapport à nous et aux princes et princesses de notre maison , les fonctions
attribuées par les lois aux officiers de l'état civil . Nous avons aussi commis
à l'archichancelier le soin de recevoir le testament de l'EMPEREUR et le
statut qui fixera le douaire de l'Impératrice . Ces actes , ainsi que ceux de
l'état- civil , tiennent de si près à la maison impériale et à l'ordre politique ,
qu'il est impossible de leur appliquer exclusivement les formes ordinairement
employées pour les contrats et pour les dispositions de dernière
volonté .
Après avoir réglé l'état des princes et princesses de notre sang, notre sollicitude
devoit se porter sur l'éducation de leurs enfans ; rien de plus important
que d'écarter d'eux de bonne heure les flatteurs qui tenteroient de les cor-¬
Compre, les ambitieux qui , par des complaisances coupables, pourroient capter
leur confiance, et préparer à la nation des souverains foibles , sous le nom
desquels ils se promettroient un jour de régner. Le choix des personnes
chargées de l'éducation des enfans des princes et princesses de la maison
impériale doit donc être réservé à l'EMPEREUR . Nous avons ensuite considéré
les princes et princesses dans les actions communes de la vie . Trop
souvent la conduite des princes a troublé le repos des peuples , et produit
des déchiremens dans l'état. Nous devons armer les Empereurs qui régne
ront après nous , de tout le pouvoir nécessaire pour prévenir ces malheurs
dans leur cause éloignée , pour les arrêter dans leurs progrès , pour les
étouffer lorsqu'ils éclarent . Nous avons aussi pensé que les princes de l'Empire
, titulaires des grandes dignités , étant appelés par leurs éminentes
prérogatives à servir d'exemple au reste de nos sujets , leur conduite
devoit , à plusieurs égards , être l'objet de notre particulière sollicitude.
Tant de précautions seroient sans doute inutiles , si les souverains qui
sont destinés à s'asseoir un jour sur le trône impérial , avoient , comme
nous , l'avantage de ne voir autour d'eux que des parens dévoués à leur
service et au bonheur des peuples , que des grands distingués par un attachement
inviolable à leur personne ; mais notre prévoyance doit se porter
sur d'autres temps , et notre amour pour la patrie nous presse d'assurer ,
s'il se peut , aux Français , pour une longue suite de siècles , l'état de
gloire et de prospérité où , avec l'aide de Dieu , nous sommes parvenus à
les placer .
A ces causes, nous avons décrété et décrétons le présent statut , auquel,
en exécution de l'article XIV de l'acte des constitutions de l'Empire , du
28 floréal an 12 , nos successeurs seront tenus de se conformer .
Tit. I. - De l'état des princes et princesses de la maison
impériale,
Art. I. L'EMPEREUR est le chef et le père commun de sa
famille. A ces titres , il exerce sur ceux qui la composent la
puissance paternelle pendant leur minorité, et conserve toujours
à leur égard un pouvoir de surveillance , de police et de
discipline , dont les effets principaux seront déterminés ciaprès.
AVRIL 1806.
39
II. Si l'EMPEREUR est lui-même mineur , les droits mentionnés
dans l'article précédent appartiennent au régent , qui
ne peut les exercer qu'en vertu d'une délibération du conseil
de régence , prise dans les cas où il y a lieu à en faire l'appli
cation.
III . La maison impériale se compose , 1º des princes compris
dans l'ordre d'hérédité établi par l'acte des constitutions
du 28 floréal an 12 , de leurs épouses et de leur descendance
en légitime mariage ; 2° des princesses nos soeurs , de leurs
époux et de leur descendance en légitime mariage , jusqu'au
cinquième degré inclusivement ; 3° de nos enfans d'adoption
et de leur descendance légitime.
IV. Le mariage des princes et princesses de la maison
impériale, à quelqu'âge qu'ils soient parvenus , sera nul et
de nul effet , de plein droit et sans qu'il soit besoin de jugement
, toutes les fois qu'il aura été contracté sans le consentement
formel de l'EMPEREUR , Ce consentement sera exprimé
dans une lettre close , contre-signée par l'archichancelier de
l'Empire. Il suffira seul , et tiendra lieu de dispense d'âge et
de parenté , dans tous les cas où ces dispenses sont nécessaires.
V. Tous les enfans nés d'une union qui n'auroit point été
contractée conformément aux dispositions du précédent arti
cle , seront réputés illégitimes , sans que ni eux , ni leurs père
et mère puissent prétendre , en vertu de cette union , aucun
des avantages attachés par les lois et usages de certains pays
aux mariages dits de la main gauche ; lesquels mariages ne
sont autorisés ni par le code civil , ni par les constitutions de
l'Empire , et sont , autant que besoin est , prohibés par le
présent statut.
VI. Les conventions matrimoniales des princes et princesses
de la maison impériale sont nulles , si elles ne sont
approuvées par l'EMPEREUR , sans que , dans ce cas , les parties
puissent exciper des dispositions du code civil , lesquelles
n'auront point lieu à leur égard.
VII. Le divorce est interdit aux membres de la maison
impériale de tout sexe et de tout âge.
VIII. Ils pourront néanmoins demander la séparation de
corps . Elle s'opérera par la seule autorisation de l'EMPEREUR ,
sans forme ni procédure . Elle n'aura d'effet que quant à
l'habitation commune et ne changera rien aux conventions
matrimoniales.
"
IX. Les biens des princes et princesses de la maison impériale
, dont le pére seroit décédé , seront , pendant leur minorité
, administrés par un ou plusieurs tuteurs que l'EMPEREUR
nommera.
MERCURE DE FRANCE,
X. Ces tuteurs rendront le compte de tutelle au conseil de
famille dont il sera parlé ci-après.
XI. Le conseil de famille exercera sur le tuteur , en tout ce
qui concernera l'administration de la tutelle , une jurisdiction
coactive et contentieuse, Il remplira pour les actes de tutelle
toutes les fonctions qui , à l'égard des particuliers , sont déléguées
par le Code civil aux conseils de famille ordinaires
et aux tribunaux. Néanmoins les décisions qu'il rendra n'aú--
ront d'effet qu'après l'approbation de l'EMPEREUR , dans tous.
les cas où , entre particuliers , les délibérations du conseil de
famille sont sujettes à l'homologation des tribunanx.
XII. Les membres de la maison impériale ne peuvent , sans
le consentement exprès de l'EMPEREUR , ni adopter, ni se charger
de tutelle officieuse , ni reconnoître leurs enfans naturels.
Dans ces cas, l'EMPEREUR réglera les effets que l'acte devra
produire , quant aux biens et quant au rang qu'il donnera
dans l'état à la personne qui en sera l'objet.
XIII. L'interdiction des princes et princesses de la maison
impériale , dans les cas prévus par l'article 489 du Code civil ,
est prononcée par le conseil de famille. Le jugement n'a
d'effet qu'après avoir été approuvé par l'EMPEREUR. Le conseil
de famille exercera sur le curateur , sur l'interdit et sur
ses biens, la même autorité et la même jurisdiction qui ,
entre particuliers , appartiennent aux conseils de famille ordinaires
et aux tribunaux,
Tit. H. Des actes relatifs à l'état des princes et princesses
de la maison impériale.
XIV. L'archichancelier de l'Empire remplira exclusivement
, par rapport à nous et aux princes et princesses de
notre maison , les fonctions attribuées par les lois aux officiers
de l'état civil. En conséquence , il recevra les actes de naissance
, d'adoption , de mariage , et tous autres actes prescrits
ou autorisés par le code civil.
XV. Ces actes seront transcrits sur un registre double ,
tenu par le sécrétaire de l'état de la maison impériale , coté
par première et dernière , et paraphé sur chaque feuille par
l'archichancelier . Le secrétaire de la maison impériale
sera nommé par l'EMPEREUR , et choisi parmi les fonctionnaires
qui font ou ont fait partie du ministère ou du conseil
d'état.
XVI. Le secrétaire de l'état de la maison impériale demeurera
dépositaire de ces registres. Il délivrera les extraits
des actes y contenus , lesquels seront visés par l'archichancelier.
XVII. Lorsque ces registres seront finis , ils seront clos et
AVRIL1806. 41
arrêtés par l'archichancelier; l'un des doubles restera aux
archives impériales , l'autre sera déposé aux archives du sénat,
conformément à l'article XIII de l'acte des constitutions du
28 floréal an 12.
XVIII. Les actes seront rédigés dans les formes établies par
le Code civil , sauf ce qui est réglé par l'article XXXI de
l'acte des constitutions du 28 floréal an 12 pour les actes
d'adoption , dans le cas prévu par l'art. IV dudit acte.
2
XIX. L'EMPEREUR indiquera les témoins qui assisteront
aux actes de naissance et de mariage des membres de la maison
impériale. S'il est absent du lieu où l'acte est passé, ou s'il n'y
a pas eu d'indication de sa part , l'archichancelier sera tenu
de prendre les témoins parmi les princes du sang , en suivant
F'ordre de leur proximité du trône ; après eux , parmi les
princes de l'Empire, titulaires de grandes dignités; et au défaut
de ceux-ci , parmi les grands-officiers de l'Empire et les
membres du sénat.
XX. L'archichancelier ne pourra recevoir l'acte de mariage
des princes et princesses , ni aucun acte d'adoption ou de
reconnoissance d'enfans naturels, qu'après qu'il lui aura apparu
de l'autorisation de l'EMPEREUR. A cet effet, il lui sera adressé,
le cas échéant , une lettre close qni indiquera en outre , le lie
où l'acte doit être reçu. Cette lettre sera transcrite en entier
dans l'acte.
XXI. Les actes ci-dessus mentionnés , qui , par l'effet de
circonstances particulières , seroient dressés en l'absence de
l'archiehancelier , lui seront remis par celui qui aura été dési–
gné pour le suppléer. Ces actes seront inscrits sur le registre ,
et la minute y demeurera annexée , après avoir été visée par
l'archichancelier.
XXII. L'acte qui fixera le douaire de l'Impératrice , sera
reçu par l'archichancelier , assisté du secrétaire de l'état de
la maison impériale , qui l'écrira en présence de deux témoins
indiqués par l'EMPEREUR. Cet acte , soit clos , soit ouvert , suivant
que l'EMPEREUR l'aura déterminé , sera déposé au sénat
prr
l'archichancelier .
XXIII. Lorsque l'EMPEREUR jugera à propos de faire son
testament par acte public , l'archichancelier , assisté du secré
taire de l'état de la maison impériale , recevra sa dernière
volonté , laquelle sera écrite sous la dictée de l'EMPEREUR par
le secrétaire de l'état de la maison impériale , en présence de
deux témoins. Dans ce cas , l'acte sera écrit sur le registre mentionné
en l'article XV ci-dessus.
XXIV. Si l'EMPEREUR dispose par testament mystique
l'acte de suscription sera dressé par l'archichancelier et inscrit
42 MERCURE DE FRANCE ,
par le secrétaire de l'état de la maison impériale . Ils signeront
l'un et l'autre avec l'EMPEREUR et les six témoins qu'il aura
indiqués. Le testament mystique de l'EMPEREUR sera déposé au
sénat par l'archichancelier.
XXV. Après le décès des princes et princesses de la maison
impériale , les scellés sont apposés dans leurs palais et maisons
par le secrétaire de l'état de la maison impériale , et , en cas
d'empêchement , par un conseiller d'état désigné à cet effet
par l'archichancelier de l'Empire.
Tit . III. De l'éducation des princes et princesses de la
maison impériale.
XXVI. I'EMPEREUR règle tout ce qui concerne l'éducation
des enfans des princes et princesses de sa maison. Il nomme et
révoque à volonté ceux qui en sont chargés, et détermine le
lieu où elle doit s'effectuer.
XXVII. Tous les princes nés dans l'ordre de l'hérédité
seront élevés ensemble et par les mêmes instituteurs et officiers
, soit dans le palais qu'habite l'EMPEREUR , soit dans un
autre palais , dans le rayon de dix.myriamètres de sa résidence
habituelle.
XXVIII Leur cours d'éducation commencera à l'âge de
sept , et finira lorsqu'ils auront atteint leur seizième année. Les
enfans de ceux qui se sont distingués par leurs services , pourront
être admis par l'EMPEREUR à en partager les avantages.
XXIX. Le cas arrivant où un prince , dans l'ordre de l'hérédité
, monteroit sur un trône étranger , il sera tenu , lorsque
ses enfans mâles auront atteint l'âge de sept ans , de les envoyer
à la susdite maison pour y recevoir leur éducation.
Tit. IV. - Du pouvoir de surveillance , de discipline et de
police que l'EMPEREUR exerce dans l'intérieur de sa famille.
XXX. Les princes et princesses de la maison impériale ,
quel que soit leur âge , ne peuvent , sans l'ordre ou sans congé
de l'EMPEREUR , Sortir du territoire de l'Empire , ni s'éloigner
de plus de quinze myriamètres ( 30 lieues ) de la ville où la
résidence impériale se trouve établie .
XXXI. Si un membre de la famille impériale vient à se livrer
à des déportemens et oublier sa dignité ou ses devoirs ,
J'EMPEREUR pourra infliger , pour un temps déterminé et qui
n'excédera point une année , les peines suivantes , savoir :
les arrêts ; l'éloignement de sa personne ; l'exil .
XXXÍI. L'EMPEREUR peut ordonner aux membres de la
maison impériale d'éloigner d'eux les personnes qui lui paAVRIL
1806. 43
roissent suspectes , encore que ces personnes ne fassent point
partie de leur maison .
Tit. V. Du conseil de famille.. ----
XXXIII. Il y aura auprès de l'EMPEREUR un conseil de
famille. Indépendamment des attributions qui sont données à
ce conseil par les articles X , XI et XIII du présent statut
il connoîtra , 1 ° . Des plaintes portées contre les princes et
princesses de la maison impériale , toutes les fois qu'elles n'au
ront point pour objet des délits de la nature de ceux qui ,
aux termes de l'art. ĈI de l'acte des constitutions , du 28 floréal
an 12 , doivent être jugés par la Haute-Cour ; 2°. Des
actions purement personnelles , intentées , soit par les princes
et princesses de la maison impériale , soit contr'eux. A l'égard
des actions réelles , ixtes , elles continueront à être portées
devant les tribunaux ordinaires.
XXXIV. Le conseil de famille sera présidé par l'EMPEREUR ,
et à son défaut par l'archichancelier de l'Empire , lequel en
fait toujours partie. Il sera composé en outre d'un prince de
la maison impériale désigné par l'EMPEREUR , de celui des
princes grands dignitaires de l'Empire qui aura le premier
rang d'ancienneté , du doyen des maréchaux de l'Empire , du
chancelier du sénat et du premier président de la cour de cassation.
Le grand-juge ministre de la justice remplit près le
conseil les fonctions du ministère public. Le secrétaire de l'état
de la maison impériale y tient la plume. Les pièces et les minutes
des jugemens seront déposées aux archives impériales.
XXXV. Les demandes susceptibles d'être présentées au
conseil , seront préalablement communiquées à l'archichancelier
, qui en rendra compte , dans huitaine au plus tard , à
l'EMPEREUR et prendra ses ordres.
"
XXXVI. Si l'EMPEREUR ordonne que l'affaire soit suivie
devant le conseil , l'archichancelier procédera d'abord à la
conciliation . Les procès -verbaux contenant les dires , aveux
et propositions des parties intéressées , seront dressés par le
secrétaire de l'état de la maison impériale. L'accommodement
dont les parties pourroient convenir n'aura d'effet qu'après
avoir été approuvé par l'EMPEREUR,
XXXVII. Le conseil de famille n'est point tenu de suivre
les formes ordinaires , soit dans l'instruction des causes portées
devant lui , soit dans les jugemens qu'il rend. Néanmoins il
doit toujours entendre les parties , soit par elles-mêmes , soit
par leur fondé de pouvoirs , et ses jugemens sont motivés. Il
doit aussi avoir prononcé dans le mois.
44 MERCURE DE FRANCE ,
XXXVIII. Les jugemens rendus par le conseil de famille
ne sont point susceptibles de recours en cassation. Ils sont
signifiés aux parties , à la requête du grand-juge , par les huis→
siers de la chambre ou tous autres à ce commis.
XXXIX. Lorsque le conseil de famille statue sur des
plaintes , et qu'il les croit fondées , il se borne à déclarer que
celui contre qui elles sont dirigées , est repréhensible pour le
fait que la plainte spécifie , et renvoie pour le surplus à l'Eм-
PEREUR.'
XL. Si l'EMPEREUR ne croit pas devoir user d'indulgence,
il prononce l'une des peines portées en l'art. XXXI ci -dessus,
et même, suivant la gravité du fait , la peine de deux ans de
reclusion dans une prison d'état.
Tit. VI. Art . XLI et dernier. Les grands dignitaires et les
ducs sont assujétis aux dispositions de l'art . XXXI ci- dessus ,
dans les cas prévus par cet article.
-
Deuxième décret. Art. I. Les états vénitiens , tels que
nous les a cédés S. M. l'empereur d'Allemagne par le traité de
Presbourg , sont définitivement réunis à notre royaume d'Italie
pour en faire partie intégrante , à commencer du ** mai prochain
, et aux charges et conditions stipulées par les articles
ci-après:
H. Le Code Napoléon , le système monétaire de notre
Empire et le concordat conclu entre nous et Sa Sainteté pour
notre royaume d'Italie , seront lois fondamentales de notredit
royaume , et il ne pourra y être dérogé sous quelque prétexte
que ce soit.
III. Nous avons érigé et érigeons en duchés grands -fiefs de
notre Empire les provinces ci -après désignées : 1 °. La Dalmatie,
2. l'Istrie , 3 °. le Frioul , 4 ° . Cadore , 5º . Bellune , 6º . Conegliano
, 7. Trevise , 8° . Feltri , 9°. Bassano , 10 °. Vicence ,
11°. Padoue , #2º. Rovigo.
IV. Nous nous réservons de donner l'investiture desdits fiefs
pour être transmis héréditairement , par ordre de primogéniture
, aux descendans mâles , légitimes et naturels , de ceux en
faveur de qui nous en aurons disposé ; et en cas d'extinction de
leur descendance masculine , légitime et naturelle , lesdits fiefs
seront reversibles à notre couronne impériale pour en être
disposé par nous ou nos successeurs.
V. Nous entendons que le quinzième du revenu que notre
royaume d'Italie retire ou retirera desdites provinces , soit
attaché auxdits fiefs pour être possédé par ceux que nous en
aurons investis ; nous réservant en outre , et pour la même
destination , la disposition de trente millions de domaines
nationaux situés dans l'esdites provinces.
AVRIL 1806. 45
•
S
VI. Des inscriptions seront créées sur le Monte-Napoléon
jusqu'à la concurrence de douze cent mille francs de rentes,
annuelles , monnaie de France , en faveur des généraux , officiers
et soldats de notre armée , pour être possédées par ceux
desdits généraux , officiers et soldats qui ont rendu le plus de
services a la patrie et à notre couronne , et que nous désignerons
à cet effet , leur imposant la condition expresse de ne ,
pouvoir , lesdits généraux , officiers et soldats , avant l'expiration
de dix années , vendre ou aliéner lesdites rentes sans
notre autorisation .
VII. Jusqu'à ce que notre royaume d'Italie ait une armée
qui suffise à sa défense , nous entendons lui accorder une armée
française , et nous voulons qu'à dater du 1 mai prochain elle
soit entretenue et soldée par notre trésor impérial. A cet effet ,
notre trésor royal d'Italie versera , chaque mois , dans notre
trésor impérial , la somme de deux millions cinq cent mille
francs , argent de France , et ce pendant le temps où notredite
armée séjournera dans notre royaume d'Italie , ce que
nous avons réglé et réglons dès-à-présent pour un terme de
six années ; lequel terme expiré , nous prendrons à cet égard
les déterminations ultérieures que les circonstances de l'Europe
pourront nous faire juger nécessaires à la sûreté de nos peuples
d'Italie.
›
VIII. A dater du premier jour du mois de mai prochain
le pays de Massa et Carrara et la Carfagnana , depuis les
sources de Serchio , ne feront plus partie de notre royaume
d'Italie.
IX. L'héritier présomptif du royaume d'Italie portera le
titre de prince de Venise.
-
Troisième décret. Les intérêts de notre peuple , l'honneur
de notre couronne , et la tranquillité du continent de l'Europe,
voulant que nous assurions d'une manière stable et définitive
le sort des peuples de Naples et de Sicile tombés en notre
pouvoir par le droit de conquête , et faisant d'ailleurs partie
du grand-Empire , nous avons déclaré et déclarons par les
présentes reconnoître pour roi de Naples et de Sicile , notre
frère bien-aimé Joseph Napoléon , grand- électeur de France.
Cette couronne sera héréditaire par ordre de primogéniture .
dans sa descendance masculine , légitime et naturelle. Venant
à s'éteindre , ce que Dieu ne veuille , sadite descendance , nous.
entendons y appeler nos enfans mâles , légitimes et naturels ,
par ordre de primogéniture , et à défaut de nos enfans måles,
légitimes et naturels , ceux de notre frère Louis et sa descendance
masculine légitime et naturelle , par ordre de primogéniture
; nous réservant , si notre frère Joseph- Napoléon venoit
46 MERCURE DE FRANCE,
à mourir de notre vivant , sans laisser d'enfans måles , légitimes
et naturels , le droit de désigner, pour succéder à ladite
couronne , un prince de notre maison ou même d'y appeler
un enfant adoptif, selon que nous le jugerons convenable
pour l'intérêt de nos peuples et pour l'avantage du grand
système que la divine Providence nous a destiné à fonder.
Nous instituons dans ledit royaume de Naples et de Sicile
six grands fiefs de l'Empire , avec le titre de duché et les
mêmes avantages et prérogatives que ceux qui sont institués
dans les provinces vénitiennes réunies à notre couronne d'Italie
, pour être , lesdits duchés , grands fiefs de l'Empire , à
perpétuité, et le cas échéant , à notre nomination et à celle
de nos successeurs. Tous les détails de la formation desdits
fiefs sont remis aux soins de notredit frère Joseph- Napoléon.
Nous nous réservons sur ledit royaume de Naples et de
Sicile , la disposition d'un million de rentes pour être distribué
aux généraux , officiers et soldats de notre armée qui
ont rendu le plus de services à la patrie et au trône , et que
nous désignerons à cet effet , sous la condition expresse de ne
pouvoir , lesdits généraux , officiers ou soldats , avant l'expiration
de dix années , vendre ou aliéner lesdites rentes qu'avec
notre autorisation .
"
Le roi de Naples sera à perpétuité grand dignitaire de
l'Empire , sous le titre de grand- électeur ; nous réservant
toutefois , lorsque nous le jugerons convenable , de créer la
dignité de prince vice-grand- électeur.
Nous entendons que la couronne de Naples et de Sicile ,
que nous plaçons sur la tête de notre frère Joseph- Napoléon
et de ses descendans , ne porte atteinte en aucune manière que
ce soit à leurs droits de succession au trône de France. Mais il
est également dans notre volonté que les couronnes , soit de
France , soit d'Italie , soit de Naples et de Sicile , ne puissent
jamais être réunies sur la même tête.
- Quatrième décret. Sa Majesté transfère les duchés
dé Clèves et de Berg au prince Joachim , pour en jouir en
toute souveraineté et être transmis par lui à ses descendans
måles , légitimes et naturels , par ordre de primogéniture.
L'héritier présomptif des duches de Clèves et de Berg portera
le titre de duc de Cleves. La dignité de grand- amiral de France sera héréditaire dans ladite descendance
Joachim , S. M. se réservant, lorsqu'elle le jugera convenable ,
de créer la dignité de prince vice -grand- amiral.
-d
prince
260049
Cinquième décret. S. M. transfere la principauté de
Guastalla à la princesse Pauline sa soeur , pour en jouir en
toute propriété et souveraineté , à titre de princesse et du-
[
AVRIL 1806.
chesse de Guastalla , et être transmise à la descendance masculine
, légitime et naturelle par ordre de primogéniture ;
et à défaut de ladite descendance masculine, S. M. se réserve
de disposer de la principauté , ainsi qu'elle le jugera conve→
nable pour le bien de ses peuples et l'intérêt de sa couronne
Le prince Borghese , époux, de la princesse Pauline , portera
aussi le titre de prince et duc de Guastalla. Dans le cas où
il survivroit à la princesse Pauline , son épouse , il ne cessera
pas de jouir personnellement et sa vie durant , de la principauté.
*
-
6. décret. Voulant donner à notre cousin le maréc . Berthier , notre
grand veneur et ministre de la guerre , un témoignage de notre bienveil
lance pour l'attachement qu'il nous a toujours montré , et la fidélité et
le talent avec lesquels il nous a constamment servi , nous avons résolu de
lui transférer , comme en effet , nous lui transférons par les présentes ,
la principanté de Neufchâtel avec le titre de prince et duc de Neufchâtel,
pour la posséder en toute propriété et souveraineté , telle qu'elle nous a
été cédée par S. M. le roi de Prusse . Nous entendons qu'il transmettra
Jadite principauté à ses enfans mâles légitimes et naturels , par ordre de
primogéniture, nous réservant , si sa descendance masculine légitime et naturelle
venoit à s'éteindre , ce que Dieu ne veuille , de transmettre ladite
principauté aux mêmes titres et charges , à notre choix , et ainsi que nous
le croirons' convenable pour le bien de nos peuples et l'intérêt de notre
couronne Notre cousin le maréchal Berth er prêtera en nos mains , et en
sadite qualité de prince et duc de Neufchâtel , le serment de nous servir
bon et loyal sujet . Le même serment sera prêté à chaque vacance par
ses successeurs . Nous ne doutons pas qu'ils n'héritent de ses sentimens
pour nous , et qu'ils ne nous portent, ainsi qu'à nos descendans , le même
attachement et la même fidélité . Nos peuples de Neufchâtel mériteront
par leur obéissance envers leur nouveau souverain la protection spéciale
qu'il est dans notre intention de leur accorder constamment.
en
er
Septième décret. Art . I. A dater du 1ª jour du mois
de mai prochain , le pays de Massa et Carrara et la Carfagnana
jusqu'aux sources du Serchio , seront réunis à la principauté
de Lucques , aux charges et conditions suivantes :
a
II. Le Code Napoléon , le système monétaire de notre
Empire , et le concordat conclu entre nous et sa Sainteté , pour
notre royaume d'Italie , seront les lois fondamentales des états
de Lucques , et il ne pourra y être dérogé sous quelque prétexte
que ce soit.
JJ
III. Nous avons érigé et érigeons le pays de Massa et Carrara
en duché grand fief de notre Empire.
C
IV. Nous nous réservons de donner l'investiture dudit fief
pour être transmis héréditairement par ordre de primogéniture,
aux descendans mâles , légitimes et naturels de celui en
faveur de qui nous en aurons disposé ; et en cas d'extinction
de sa descendance masculine , légitime et naturelle , ledit hef
sera reversible à notre couronne, inipériale , pour en être dis-
' posé par nous ou nos successeurs .
48 MERCURE DE FRANCE
1
V. Le quinzieme du revenu que le prince de Lucques retirera
du pays de Massa et Carrara , sera attaché audit fief, pour
être possédé par celui que nous en aurons investi , nous réservant
en outre , et pour la même destination , la disposition
que 4 millions de domaines situés tant dans ledit pays que
dans la principauté de Lucques.
VI. Des incriptions seront créées sur le livre de la dette
publique de la principauté de Lucques , jusqu'à la concurrence
de 200,000 fr. de rentes annuelles , monnaie de France ,
en faveur des généraux , officiers et soldats qui ont rendu le
plus de services à la patrie et à notre couronne et que nous
désignerons à cet effet , leur imposant la condition expresse
de ne pouvoir , lesdits généraux , officiers ou soldats , avant
l'expiration de dix années , vendre ou aliéner lesdites rentes
sans notre autorisation.
Huitième décret. --- Art. Ier Nous avons érigé et érigeons
dans les états de Parme et de Plaisance , trois duchés grandsfiefs
de notre Empire.
II. Nous nous réservons de donner l'investiture desdits fiefs ,
pour être transmis héréditairement , par ordre de primogé
niture aux descendans mâles , légitimes et naturels de ceux en
faveur de qui nous en aurons disposé ; et , en cas d'extinction
de leur descendance masculine légitime et naturelle , lesdits
fiefs seront reversibles à notre couronne de France , pour en
être disposé par nous ou nos successeurs .
III. es biens nationaux qui existent dans lesdits états de
Parme et de Plaisance seront réservés , tant pour être affectés
auxdits duchés , que pour en être disposé en faveur des généraux
, officiers ou soldats qui ont rendu le plus de services à la
patrie et à notre couronne, et que nous désignerons à cet effet,
lesquels généraux , officiers ou soldats ne pourront , avant
l'expiration de dix années , vendre ou aliéner , sans notre
autorisation , la portion desdits biens qui leur aura été accor
dée.
Après la lecture de ces pièces , le sénat en a arrêté la transcription
sur ses registres et le dépôt aux archives. Le président
et les secrétaires du sénat ont été chargés de se rendre aussitôt
auprès de S. M. , à l'effet de lui présenter les remerciemens du
sénat pour les communications importantes qu'elle venoit de
lui faire , et la prier d'agréer qu'une députation de trois
sénateurs fût envoyée à S. M. le roi de Naples , pour le féliciter
sur son avénement au trône. Une députation a été chargée
de porter les félicitations du sénat à S. M. la reine de
Naples , à S. A. I. Madame la princesse de Clèves et de Berg
et à S. A. I. Madame la princesse de Guastalla
No. CCXLVII. )
SAMEDI 12 AVRIL 1866. )
dism
MERCURE
DE FRANCE.
apil we 1913 15
POESIE. a Dinbrasi
XI
A MADAME DELILLE
Oror , de tous les biens le plus cher à mon coeur,
Qui m'adoucis les maux, m'embellis le bonheur, ™
Dont la raison aimable et la sage folie ,
Quand du crime légal les, sanglans attentats ⠀⠀
Jetoient autour de nous les ombres du trépas,
J.
M'ont tant de fois , dans ma mélancolie , zn
Consolé de la mort et presque de la vie ,
Reçois l'hommage de ces vers, 903
árney eve
Douce distraction de mes chagrins amers ! ( 1 ) vol.17 )
A qui de mon plus chegouvrage, ell
* Plus justement pouvois je offrir l'hommage ?
Le sujet t'avoit plu , ma Muse l'embrassa
Et cet opvrage commença .
Que cette époque m'intéresse !
Rossng
Le jour même où pour toi commença ma tendresse , et´.
Ce jour, un seul regard suffit pour m'enflammer; GE
Car te montrer c'est plaire , et te voir c'est t'aimer
O par combien de douces sympathies
Nos ames étaient assorties !
( 1) Le poëme de l'Imagination. "
D
50 MERCURE DE FRANCE ,
* Pour le malheur même pitié ,
Même chaleur dans l'amitié ,
Même dédain pour la richesse ,
La même horreur pour la bassesse ,
Mêmes soins du présent , même oubli Ju passé ,
Dont bientôt de notre mémoire
Tout , hormis tant d'amour, peut-être un peu de gloire ,
Va pour jamais être effacé.
Dans les revers même constance,
Sur-tout la même insouciance
De l'impénétrable avenir :
Que dis-je ? avec la mort et sa lugubre escorte
De loin je crois le voir venir :
Déjà l'essaim des Maux vient frapper à ma porte ;
Le Temps dont je ressens l'affront ,
Déjà sur moi portant ses mains arides ,
De ses ineffaçables rides
Laboure mon visage et sillonne mon front. A
Qu'importe, si je puis , dans mon heureuse ivresse,
Reprendre quelquefois et ma lyté et mes chants ?
{}
Mais je n'ai plus ées sons touchansi me
Qu'embellissoit encor ta voix enchanteresse, meior of tof
Jadis mon vers présomptueux lango mb la vo✪
Chantoit de l'univers les nombreuk phénomènes, 20 do)ak
Les frais vallons , les monts majestueux , Li Jo M
Des bataillons armés le choe tumultuéux , 4451 55 Do 400
Des volcans embrasés les fureurs souterraines, il
Et le volcan bien plus impétueux maladel (T
-
De nos discordes inhumaines. ^' im A
Quelquefois déployant de plus riantes scènes , L
Je prêtois aux jardins de plus riches couleurs ,
Je guidois un ruisseau , je plantois unbocage,
Et des austères lois de leur vieil esclavage
J'affranchissois les bois, j'émancipois les fleurs ;`
D'autrefois, dans la paix des domaines champêtres,
Poète du hameau j'enseignois à leurs maîtres from of 100
L'art d'y nourrir l'antique honneur,
De vivre heureux où vivoient leurs ancêtres ,
Et de répandre autour d'eux leur bonheur.
Mais aujourd'hui , des arts ; de la naturé ,
AVRIL 1806. 51
Vainement j'oserois essayer la peinture :
Sur mes yeux se répand un nuage confus ;
Et comment peindre encor ce que je ne vois plus ?
Le Dieu brillant du jour et de la lyre,
Qui rarement daigne encor me sourire ,
N'est plus pour moi , dans ce triste univers ,
Le dieu de la lumière , hélas , ni des beaux vers
Les Muses à mes voeux autrefois si dociles ,
Quand jeune encor je vivois sous leur loi ,
Se montrent déjà difficiles ,
Même quand je chante pour toi.
Déjà de mon aride veine
Les nombres cadencés ne coulent qu'avec peine.
Ecoute donc, avant de me fermer les yeux,
FLI
Ma dernière prière et mes derniers adieux ; “ perol usik
Je te l'ai dit : au bout de cette courte vie ,
Ma plus chère espérance et ma plus douce envie ,
2
C'est de dormir au bord d'un clair ruisseau ,
A l'ombre d'un vieux chêne ou d'un jeune arbrisseau ! J
Que ce lieu ne soit pas une profane enceinte ,
Que la religion y répande l'eau sainte ,
Et que de notre foi le signe glorieux ,
I
Sudad
Où s'immola pour nous le rédempteur du monde ,
M'assure en sommeillant dans cette nuit profonde ,
De mon réveil victorieux .
Là , quand le ciel voudra que je succombe ,
Dans le repos des champs place mon humble tombe ;
Tu n'y pourras graver ces titres solennels
Qui survivent aux morts , et qu'au sein des ténèbres
Emporte dans l'horreur de ses caveaux funèbres
L'incorrigible orgueil des fragiles mortels :
Au lieu de ces honneurs suprêmes ,
Du néant vaniteux emphatiques emblêmes ,
Place sur mon tombeau quelqu'un de ces écrits
Que ton goût apprécie et que ton coeur inspire ,
Que tu venges par un souris
Des insultes de la satire.
Quand le céleste Raphaël
Aux pieds de l'Eternel pour chanter ses louanges
Alla se réunir à ses frères les anges ,
D 2
52 MERCURE DE FRANCE
Et retrouver ses modèles au ciel ,
Sur la tombe précoce où périt son jeune âge ,
Il ne reçut point en hommage
Ces nobles attributs , ces brillans écussons
Qui d'une race illustre accompagnent les noms,
Mais ce tableau fameux , son plus sublime ouvrage ,
Du Christ transfiguré majestueuse image,
Par la victoire aux Romains enlevé,
Et de ses derniers jours chef-d'oeuvre inachevé.
Quel ornement pompeux et quel riche hécatombe
Eût égalé des tributs si flatteurs !
Un si touchant trophée attendrit tous les coeurs,
Et la Gloire , en pleurant, lui vint ouvrir sa tombe.
Je suis bien loin d'avoir les mêmes droits;
Mais lorsque de la mort j'aurai subi les lois
Pour rendre hommage à ma cendre muette ,
mon cercueil arrosé de tos pleurs , Sur
Rends à mes vers l'honneur qu'on fit à sa palette : "
"1
9
P
Un vieil accord unit le peintre et le poète , da
Les beaux-arts sont amis et les Muses sont soeurs.
Dans ma retraite ténébreuse-
Si tu m'aimas , viens aussi quelquefois
A ma tombe silencieuse
Faire ouïr cette douce voix
Dont la grace mélodieuse
Et la justesse harmonieuse
Rendront jaloux les Amphions des bois .
Ne crains pas d'y chanter les airs mélancoliques
De ces Arions italiques
Qui des sons modulés t'enseignèrent les lois ;
J'aimai toujours leurs accords pathétiques.
Peut-être à tes sons gémissans
Ma Muse encor rendra quelques tristes acgens;
Car tu le sais, cette aimable déesse
Qui s'empara de moi quand je reçus le jour,
La Poésie , à la vive alégresse
Préfère , pour former sa cour,
Et la mélancolie et la douce tristesse,
Filles rêveuses de l'amour.
O de mon sort souveraine maitresse ,
AVRIL 1806. 53
Je leur vouai mon coeur en te donnant ma foi ;
Et tout ce que les Dieux ont d'une maîn fécondê
Versé de biens et de plaisirs au monde
N'égale pas l'espoir d'être pleuré par toi !
Que des Muses audacieuses
Dans leurs rimes ambitieuses
Rêvent leur immortalité :
Moi,je n'aspire plus qu'à la tranquillité
De la rustique sépulture
Où doit bientôt à la nature
Se rendre ma fragilité. ~·
Toi , viens me voir dans mon asile sombre :
Lå, parmi les rameaux balancés mollement ,
La douce illusion te montrera mon ombre
Assise sur mon monument.
Là, quelquefois plaintive et désolée ,
Pour me charmer encor dans mon triste séjour ,
Tu viendras visiter , au déclin d'un beau jour ,
Mon poétique mausolée ;
Là tu me donneras , en passant , un soupir
Plus doux pour moi qu'un souffle du zéphyr;
Par toi ces lieux me seront l'Elysée , "
Le ciel y versera sa plus douce rosée ,
L'ombre y sera plus fraîche , et les gazons plus verts ;
Les vents plus mollement caresseront les airs ;
Et , si jamais tu te reposes
Dans ce séjour de paix , de tendresse et de deuil ,
Des pleurs versés sur mon cercueil
Chaque goutte en tombant ferà naître des roses.
1
J. DELILLE.
STANCES...
SUR HOMERE ET SUR OSSIAN.
QUE j'aime la mythologie
Du chantre d'Achille et d'Hector !
Qu'il a de grace et de magie !
Tout ce qu'il touche devient or .
3
54
MERCURE
DE FRANCE
,
Tour-à- tour gracieux , terrible,
Voyez sortir de son pinceau,
De Polyphême l'antre horrible ,
Et la grotte de Calypso,
Toujours neuf , sans être bizarre ,
Créant ses héros et ses Dieux ,
Que loin des gouffres du Tartare
Son vaste Olympe est radieux !
De Neptune frappant la terre
Le trident s'ouvre les Enfers ;
Tes noirs sourcils , dieu du tonnerre ,
D'un signe ébranlent l'univers !
Je m'attendris au doux sourire
Qu'Andromaque a mouillé de pleurs.
Le dieu qui foudroyoit soupire ,
Et l'Ida se couvre de fleurs.
Du ton naïf heureux modèle ,
Qu'Homère est doux , intéressant,
Quand d'Ulysse le chien fidèle
Expire en le reconnoissant !
Il embellit la fureur même ,
Quand son Achille est sans pitié ;
On frémit , on admire , on aime ,
Le bras vengeur de l'amitié !
Homère au soleil de la Grèce
Emprunte ses plus doux rayons.
Mais Ossian n'a point d'ivresse ;
La lune glace ses crayons.
Sa sublimité monotone
Plane sur de tristes climats .
C'est un long orage qui tonne
Dans la saison des noirs frimas .
Parmi les guerrières alarmes ,
Traînant son lecteur aux abois ,
Il parle d'armes , toujours d'armes;
Il entasse exploits sur exploits.
AVRIL 1806. 55
De mânes , de fantômes sombres ,
Il charge les ailes des vents ,
Et le souffle des pâles ombres
Se mêle au souffle des vivans .
Il n'a point d'Hébé , d'ambrosie ,
Ni dans le ciel , ni dans ses vers .
Sa nébuleuse poësie
Est fille des rocs et des mers.
Son génie errant et sauvage
Est ce diable qui , dans Milton ,
S'en va de nuage en nuage ,
Roulant jusques au Phlegeton.
Vive Homère ! Que Dieu nous garde
Et des Fingals et des Oscars ,
Et du sublime ennui d'un Barde
Qui chante au milieu des brouillards .
M. LEBRUN , de l'Institut.
A MON PETIT PARTERRE.
PETIT clos où parmi mes fleurs
Je vois un bouquet pour Lisette ,
Dont je sens les douces odeurs ,
D'où j'entends chanter la fauvette ,
Charme mes yeux par tes couleurs !
Déjà me rit la violette :
Beauté simple , et vive , et discrète ,
La Vallière lui ressembloit ;
Comme elle humble et douce elle étoit
Point fière , point ambitieuse,
Sans art , sans bruit , sans faste , heureuse,
C'étoit pour aimerr qu'elle aimoit.
Avec ta houppe fastueuse,
Toi , pavot dangereux , va- t -en ;
Porte ailleurs ta tête orgueilleuse ,
Tu me rappelles Montespan.
Et toi , gentille marguerite ,
Te voilà ! montre-moi , petite ,
Tes points d'or, tes lames d'argent !
O vous que mon oeil diligent
56 MERCURE DE FRANCE ,
Dès le matin vient voir éclore ,
Lis si pur , si frais , si brillant
Des feux et des pleurs de l'Aurore.
Et toi , rose , ou fleur de l'amant ,
Que Vénus de son teint charmant ,
De son souffle embaume et colore ,
Pour moi croissez , vivez encore ;
Nous n'avons tous deux qu'un moment.
M. DUCIS.
ENIGME.
Si les foibles mortels aimoient la vérité ,
Ils ne se plaindroient pas de ma sincérité.
J'abhorre le sarcasme et l'adroite satire , 1
Qui reprend pour blamer, et jamais pour instruire.
Lecteur, vois qui je suis , je le dis en deux mots ,
J'épure le génie et laisse en paix les sots .
LOGOGRIPHE
Je suis très- précieuse , ou de peu de valeur ;
Ce qu'avec moi l'on fait est bien doux ou bien rude :
Sans chef, Rome jadis , pleine de gratitude ,
A mes aïeux rendit un solennel honneur.
Avec mon chef je suis un pronom sans ma queue;
Et s'il est transposé , je coule avec ma queue .
CHARADE.
EN un jour solennel , jour où l'on doit prier,
On entend dans les airs retentir mon dérnier ;
C
La veille , jour de pénitence ,
De poulets faisant abstinence ,
On peut se contenter de manger mon premier,
Ou bien , si l'on veut , mon entier ,
Le mot de l'Enigme du dernier Nº. est Fleuve.
Celui du Logogriphe est Seau , où l'on trouve eau,
Celui de la Charade est Bien- être,
AVRIL 1806 . 57
Considerations sur la France et sur
l'Angleterre.
IlL est permis sans doute à un écrivain politique de
rappeler en 1806 ce qu'il publioit sur la France et
sur l'Angleterre en 1794 ( 1 ) ; c'est - à- dire à l'époque
des plus grands désordres de la France , et de l'état
le plus florissant de l'Angleterre.
Loin de sa pensée le desir de faire une vaine montre
de prévoyance ; plus loin encore le dessein coupable
d'exciter des haines ou de flatter des passions : il ne
veut qu'établir des vérités utiles , même à nos ennemis
; des vérités peu connues , et dont la France
et l'Angleterre offrent la plus vaste application . "
L'art de l'administration , qui se compose de détails,
a fait quelques progrès dans un siècle exclusivement
occupé de détails et d'objets physiques . Mais la
politique qui est une science de vues générales et de
lois morales , a resté en arrière des autres connoissances.
En théorie , détournée de sa véritable route
par quelques doctrines sophistiques , elle s'est égarée
dans des systèmes populaires ; et dans la pratique
elle a été confondue avec l'administration qui n'est
qu'une application locale de la politique , ou avec la
diplomatie qui en est le moyen et l'instrument . Et
de là tant de fausses mesures en politique dans des
pays d'ailleurs sagement administrés , et par des
hommes d'état d'une grande réputation .
La première et la plus funeste erreur politique où
soit tombée la France , livrée jun moment à toutes
les . erreurs , a été l'anglomanie , mise à la mode par
Voltaire et d'autres écrivains de l'école du 18e siècle.
( 1 ) Théorie du pouvoir politique et religieux dans la
société,
58 MERCURE DE FRANCE ,
Cette fureur d'imitation qui a passé des livres dans
les moeurs , et des moeurs dans les lois , a fait croire
à quelques esprits appelés , par le malheur des temps ,
à régénérer la France , qu'une constitution anglaise ,
ou plutôt à l'anglaise , étoit le plus pressant besoin
d'une nation qui vivoit depuis quatorze cents ans sur
ses propres lois , de siècle en siècle plus forte de
puissance territoriale , et plus avancée dans tous les
arts de l'intelligence.
2
Il est peut-être des hommes que l'expérience n'a
pas détrompés de cette prédilection peu réfléchie
pour les lois anglaises , et qui s'obstinent à accuser
des dangers où l'Angleterre se précipite , l'ambition
inquiète de son gouvernement , ou les passions de ses
ministres ; ils ne voient pas que le grand , le seul
danger peut- être qui menace ce pays , est sa cons
titution même : cette constitution qui fait , en An
gleterre comme autrefois à Rome et à Carthage
de l'esprit d'agression et d'envahissement , une nécess
sité pour le gouvernement , et la passion dominante
du peuple ; parce que l'inquiétude et l'ambition
lorsqu'elles tiennent au caractère général d'une nation ,
sont le résultat inévitable d'une situation politique
fausse et contre nature , comme l'humeur constam
ment chagrine et querelleuse est , dans un individu ,
l'indice certain d'un vice de tempérament. « Chose
t
"
singulière , s'écrie M. de Montesquieu , plus heu-
» reux à observer qu'à expliquer ; chose singulière !
>> plus ces états ( populaires ) ont de sûreté , plus
» ils sont sujets à se corrompre. Il faut qu'ils aient
toujours quelque chose à redouter. » C'est-à- dire ,
à haïr et à combattre.
»
Et voilà toute l'histoire des causes de l'éternelle
rivalité de la France et de l'Angleterre ; la France
étoit à la tête du systême monarchique de l'Europe ;
l'Angleterre , avec sa constitution mixte , étoit à la
tête du systême populaire. Ce sont comme les deux
pôles opposés du monde politique; les deux principes
• 50
AVRIL 1806..
"
antagonistes , et toujours en guerre , du monde moral .
L'opposition entre ces deux Etats , nécessaire
inévitable dans son principe , étoit continuelle dans
ses effets , parce qu'elle étoit à-peu-près égale dans
ses moyens ; et que de ces deux peuples , l'un , le
plus puissant des peuples du continent , l'autre des
peuples insulaires , la nature a confié le plus foible à
la garde de l'Océan , et l'a mis sous la protection des
tempêtes .
Et comme il n'est plus permis aujourd'hui à des
hommes éclairés de séparer la religion de la politique
après ce qu'ils ont vu de leur intime et constante
correspondance , dans les révolutions dont l'Angleterre
et la France ont été le théâtre , il faut
remarquer qu'en même-temps que ces deux nations
occupoient le premier rang , l'une dans l'Europe
monarchique , l'autre dans l'Europe populaire ou
républicaine , elles s'étoient partagées le domaine
des principes religieux , et étoient aussi , la France ,
à la tête du systême catholique , et sa rivale , à la
tête du systême presbytérien : nouvelle et puissante
cause d'opposition réciproque , et moyen actif de
se nuire l'une à l'autre , employé quelquefois par la
France , et plus constamment par l'Angleterre ,
L'effet de cette anglomanie dont j'ai parlé , a donc
été de tromper la France sur les vrais principes des
choses , et sur sa propre et naturelle tendance . Dans
ce partage du monde politique , elle régnoit , comme
Jupiter , aux régions supérieures , et dans le monde
de l'ordre ; elle voulut dominer aux lieux inférieurs
et sur le chaos ; et follement jalouse , elle envia à sa
rivale la première place dans le systême populaire ;
et prodigua , pour lui ravir , tous les moyens de
conquête que la nation la plus forte et la plus éclairée
pouvoit offrir aux profusions insensées d'une administration
en délire. De là , tous nos crimes et tous
nos malheurs. Mais s'il étoit vrai qu'on pût accuser
l'Angleterre elle-même d'avoir pris sur les nouveaux
60 MERCURE DE FRANCE ,
)
conseils de la France , une aussi déplorable influence ;
il faudroit plaindre ses hommes d'Etat de n'avoir pas
prévu qu'on n'inspire pas à un peuple de grandes
passions , sans exposer ses voisins à de grands dangers;
et les rappeler à l'avis du vicomte de Bolingbroke
dans ses Lettres Politiques , qui regarde comme
insensé et chimérique , le projet de changer , en
France , la forme de gouvernement.
圈
Dans ce que je viens de dire , j'ai considéré l'état
monarchique comme la loi générale et naturelle des
sociétés ; c'est- à- dire , comme l'état seul où elles peu
vent se fixer , et auquel toutes reviennent , quand
elles s'en sont écartées ; ou tendent à arriver , tant
' elles n'y sont pas encore parvenues. Ce principe ,
dont l'application n'est et ne doit être sensible que
dans les sociétés indépendantes , et qui trouvent en
elles-mêmes la raison de leur existence , ce principe
est à- peu-près convenu aujourd'hui . L'auteur de cet
article l'a , le premier , établi dans la Théorie du pouvoir,
et l'a rappelé depuis dans d'autres ouvrages.
C'est dès leur naissance , et pendant tout le cours
de leur vie politique, que la France et l'Angleterre
ont marché dans des voies opposées , et suivi des
systèmes différens de société .
Elles commencèrent , il est vrai , l'une et l'autre ,
par la polyarchie ou la multiplicité des rois. Il y
en eut , à- la- fois , quatre ou même plus en France ,
et un plus grand nombre en Angleterre ; et ce temps
est , dans ses annales , celui qu'on nomme l'heptarchie.
On peut remarquer en passant , que les nations
scythiques ou teutoniques , célèbres par leurs expéditions
et aïeules des nations modernes , obéirent
chacune à un chef unique , tant que ces nations
n'eurent d'autre territoire que le camp qui les renfermoit
; parce que destinées à combattre , et sorties
de leurs déserts pour conquérir des établissemens ,
elles ne pouvoient faire la guerre avec succès que
sous les ordres d'un général. Mais ces peuples une
AVRIL 1806 . 61
fois fixés sur les territoires qu'ils avoient envahis , la
royauté se partagea , et par des idées prises de l'ordre
de succession domestique , naturelles à des peuples
enfans ( 1 ) ; et aussi , parce que la difficulté des communications
et la rareté des habitations isoloient , les
uns des autres , les territoires et leurs habitans ; car
il y avoit plus loin, dans ces premiers temps , d'une
extrémité de la Grande- Bretagne à l'autre , ou de
l'Aquitaine à l'Austrasie , qu'il n'y a aujourd'hui de
Londres à Vienne , u de Paris à Berlin. La Providence
, conservatrice des sociétés , multiplioit les rois
chez ces peuples naissans , pour leur faire connoître
et chérir le bienfait de cette puissance tutélaire , par
la même raison que le pouvoir suprême chez un
peuple nombreux et civilisé , multiplie ses gouverneurs
et ses officiers pour faire respecter son autorité.
Peu-à-peu les peuples se multiplièrent , et la contiguité
des habitations rapprochant pour ainsi dire les
territoires , il n'y eut plus qu'un roi unique en Angleterre
comme en France ; mais son autorité fut ,
dès les premiers temps , généralement plus absolue
en France , et plus arbitraire en Angleterre , où elle
ressembloit assez souvent au despotisme , toujours
voisin de la démocratie , souvent son prédécesseur ,
et tôt ou tard son héritier.
Au vice politique de ces royautés multipliées , suc
céda , en France comme en Angleterre , un autre
ordre de choses , ou plutôt un autre désordre ; et il
prit , en France et en Angleterre , un caractère différent
.
En France , de grands et de petits vassaux usur
pèrent le territoire de l'état. En Angleterre , de fiers
barons limitèrent la juridiction du roi . En France ,
( 1) Aussi dans les petits états d'Allemagne , le prince plus
rapproché de ses sujets , en est aussi désigné par une expres
sion plus fumiliere , et en quelque sorte plus domestique , et
il est appelé le père du pays, Landrater.
62 MERCURE DE FRANCE ,
1
2
pendant plusieurs siècles , le roi ne fut possesseur
immédiat que de domaines pen étendus. En Angle
terre , le roi n'exerça jamais qu'une autorité contestée ;
et la royauté consiste dans l'indépendance de la
juridiction , bien plus que dans l'étendue du territoire.
En France , l'autorité royale étoit respectée là même
où elle n'étoit pas toujours obéie ; et d'orgueilleux
vassaux venoient humilier sur les marches du trône
une puissance redoutable au trône même bien
moins dociles aux lois de la religion qui prescrit
l'obéissance envers le pouvoir , que retenus par les
liens de la féodalité qui engageoit la foi et hommage
au suzerain. En Angleterre , des barons séditieux
sans souveraineté et sans pouvoir , forts de leur nombre
et de chartes arrachées à la foiblesse du monarque ,
osoient lui dicter des lois jusques dans son palais.
Aussi , si la couronne en Angleterre eut quelquefois
plus de puissance , elle eut toujours en France plus
de majesté et plus d'une fois les rois d'Angleterre
eux-mêmes , feudataires de la France pour quelques
provinces qu'ils y possédoient , s'abaissèrent devant
son chef même au milieu de leurs triomphes. Car ,
telle étoit dans ces temps que nous taxons de barbarie
, la différence des idées sociales de cette antique
féodalité , à celles de la philosophie moderne , qu'alors
les rois s'honoroient de rendre hommage à la royauté
même dans les fers ; et que de nos jours , nous avons
entendu des sophistes insulter aux rois même sur le
trône. Et les rois eux-mêmes avoient le sentiment le
plus noble et le plus juste de leur dignité . « Ouvrez ,
» disoit notre Philippe de Valois réduit après la
» fatale journée de Créci à chercher l'hospitalité
» dans des lieux écartés ; ouvreź , c'est la fortune de
» la France . » Mot sublime dans un roi malheureux
; et plus vrai que le mot célèbre de César :
« Tu portes César et sa fortune . »
Aussi la royauté avoit toujours été , en France ;
un objet de vénération et d'amour , même dans ses
AVRIL 1806. 63
extrémnes abaissemens . En Angleterre , elle a toujours
été un sujet de suspicion et d'inquiétude , même
sous les meilleurs princes ; et long-temps avant que
Mably et J.-J. Rousseau eussent avancé cette insigne
sottise : Que le roi est l'ennemi le plus dangereux.
de la liberté du peuple ; les Anglais en avoient
paru persuadés , et avoient fait de cette maxime sacrilége
, la règle de leur conduite politique. Et cependant
, tel est le désordre où tombe nécessairement
tout peuple qui n'a pas , dans sa constitution , de
principe fixe et régulateur de ses idées , que les Anglais,
en même temps qu'ils déployoient la résistance la plus
activé aux volontés de leur souverain , consacroient ,
comme un dogme , l'obéissance passive à ses ordres :
« Doctrine fausse et inverse des vrais rapports des
sujets avec le pouvoir , auquel ils doivent , dans un
état bien constitué , une obéissance active , quand il
gouverne suivant la loi ; et une résistance passive
quand il veut les contraindre à ce que la loi défend . »
i
L
Quelle qu'ait été , dans l'origine , la cause de cette
différence dans l'esprit public des deux nations ;
qu'elle vienne de leur première éducation , ou de la
position continentale de l'une et insulaire de l'autre ;
qu'elle dérive du caractère et des habitudes des premières
peuplades qui en ont occupé le territoire ; il
est certain qu'il y a toujours eu , en France , un
principe dominant d'unité de pouvoir ; et en Angle
terre , des germes très- développés de systême populaire
et démocratique ; et la langue même , fidelle
dépositaire des pensées et des sentimens des peuples,
appelle , en Angleterre , du terme comparatif de
prérogative royale , ce que nous désignions , en France ,
par l'expression absolue d'autorité du roi.
D'ailleurs , la royauté , dès son établissement en
France , y avoit reçu son complément nécessaire
dans la loi noble , naturelle , et la plus naturelle de
toutes les lois , la masculinité du pouvoir ; principe
unique de la stabilité et des progrès de la France ;
64 MERCURE DE FRANCE ;
au lieu que l'Angleterre s'étoit soumise de bonne
heure à la loi bourgeoise et contre nature , de la succession
féminine cause prochaine ou éloignée de
tant de successions disputées , de minorités orageuses ,
de régences tyranniques , de sanguinaires protecto
rats , de troubles enfin qui ont agité l'Angleterre , et
par elle le continent.
Cependant à mesure que la France avançoit en
âge , la royauté s'y fortifioit . Présente en Bourgogne
et en Champagne qui avoient leurs princes particu
liers , comme dans ses propres domaines ; présente ,
comme la Divinité , la même où elle n'étoit pas , elle
attiroit à elle les territoires des grands fiefs , par le lien
délié , mais puissant de la suzeraineté. En Angleterre
, au contraire , la royauté perdoit tous les jours
de son indépendance et par les usurpations du
peuple sur le roi , et quelquefois par les entreprises
du roi sur le pouvoir populaire ; le principe démocratique
s'étendoit , se fortifioit , à mesure que la
succession au trône étoit plus incertaine et plus disputée
; et comme il arrive toujours dans ces sortes
d'Etats , chaque compétiteur traitoit du pouvoir avec
les sujets , et pour jouir des titres et des honneurs ,
il cédoit au peuple la réalité , qu'il travailloit toute
sa vie , et souvent en vain à lui reprendre.
"
Mais si le pouvoir du roi s'étoit constitué en
France par l'abaissement de pouvoirs rivaux , le
pouvoir du peuple s'étoit en Angleterre depuis longtemps
constitué dans le parlement , véritable roi , et
la tête du corps dont l'autre roi në devoit être que
le bras . « En France , dit Bolingbroke , les seigneurs
perdirent , et il n'y eût que le roi qui gagna. En
» Angleterre , le peuple gagna aussi bien que le
prince ( 1 ) ; et la richesse des communes étant aug-
»
»
M
( 1 ) C'est-à-dire qu'ils devinrent égaux en pouvoir , et par
conséquent rivaux,
» mentée
AVRIL 1806. 63
DEPT
» mentée par l'acquisition des biens d'église que
» vendit Henri VIII , la puissance du peuple s'accroit
» en même-temps par ce changement en une nou-
» velle constitution dont la forme lui fut favorable. »
Constitution vantée par des sophistes , parce qu'elle
n'est elle-même qu'un sophisme politique qui déguise
une grande erreur sous des dehors spécieux ; car
cette constitution a comme les corps célestes , deux
mouvemens opposés : une marche apparente vers
la liberté , une marche vraie vers le désordre ; constitution
inutile , et quelquefois ridicule dans les temps
tranquilles , où l'Etat va à l'aide de la seule adminis
tration ; funeste dans les temps orageux , où un Etat
ne peut se sauver que par la force de sa constitution ;
parce que la constitution anglaise , arène toujours
ouverte à la lutte éternelle de l'anarchie populaire et
du despotisme royal , ne fait alors , avec ses formes
et ses bills , que légaliser l'oppression du peuple par
le roi.
Ce fut sur-tout dans les troubles du 15e siècle que
les vices de la constitution anglaise parurent à découvert.
A cette époque mémorable de grandes découvertes
dans le monde physique , et de grandes erreurs
dans le monde moral , les principes démocratiques
firent irruption en France , et prirent de nouvelles
forces en Angleterre , d'autant plus redoutables qu'ils
s'appuyoient en France comme en Angleterre , sür
des principes que l'on croyoit religieux . Si les causes
des troubles furent les mêmes chez les deux nations ,
les moyens furent différents , et les résultats opposés .
En Angleterre , la révolution religieuse se fit par le
roi malgré le peuple ; et elle fut bientôt suivie de la
révolution politique que le peuple fit contre le roi .
Le terrible Henri VIII , l'opprobre de l'Angleterre
et le scandale des temps chrétiens , avoit , à l'aide du
parlement , asservi ce peuple libre , ce peuple même
souverain sous le plus violent et le plus insensé despotisme
qui fut jamais. Ce prince , aussi emporté dans
E
66 MERCURE
DE FRANCE
,
son goût pour la controverse que dans sa passion
pour les femmes , voulut que le peuple changeât
de religion , pour pouvoir lui - même changer
d'épouse ; et il fut obéi , parce que le peuple anglais ,
fort contre les rois foibles , plus foible contre
les rois forts , n'avoit jamais su , graces à sa constitution
indécise , ni résister avec mesure , ni obéir
avec dignité , pas plus en religion qu'en politique ;
tantôt tyran de ses rois , tantôt leur esclave ; dans un
temps , vassal de Saint- Pierre ; dans une autre , révolté
contre le Saint- Siége, « Il n'y avoit point eu d'exemple
» en Angleterre , dit le plus célèbre de nos anna-
» listes , le président Hénaut , d'un despotisme si
» outré , ni d'un abandon si lâche des parlemens , tant
» sur le spirituel que sur le temporel , aux bizarreries
» d'un prince qui , à force d'autorité , ne savoit plus
» que faire de sa volonté , et parcouroit tous les con-
» traires ; mais on lui passoit tout en faveur de sa
» haine pour le Saint - Siége. »
Henri VIII ne légua pas à tous les successeurs de
son nom , la vigueur de son esprit et la violence de
son caractère ; mais l'impulsion étoit donnée , et le
peuple anglais obéit après lui à des enfans , à des
femmes avec la même docilité, « Il avoit quitté l'ancienne
religion sous Henri VIII , dit l'auteur de
» cet article dans la Théorie du Pouvoir , il s'en
éloigna davantage sous Edouard VI , y revint sous
» Marie , l'abandonna de nouveau sous Elisabeth
» avec une foiblesse si déplorable et si peu d'atta-
> chement même à la nouvelle doctrine qu'on lui
faisoit embrasser, qu'ilyadel'apparence , dit Burnet ,
historien de la réforme , que si le régne d'Eli-
» sabeth eût été court , et qu'un prince de la com-
» munion romaine eût pu parvenir à la couronne ,
» on auroit vu les Anglais changer encore avec
» autant de facilité qu'ils l'avoient fait sous le règne
de Marie. »
D
Il n'y a , j'ose le dire , qu'un peuple souverain
AVRIL 1806 . 67
qui puisse descendre à un si vil esclavage : c'est un rot
chassé du trône , et à qui il ne reste d'autre asile
que les feis.
Et il faut remarquer ici que l'oppression que l'autorité
exerce en publiant ou en commandant l'erreur
, est bien plus funeste et plus honteuse pour des
êtres intelligens , que l'oppression de l'impôt ou
même des lettres de cachet , qui ne s'exerce que sur
les corps ; et les mêmes principes qui refusent à un
peuple le droit de défendre son argent , seroient peutêtre
insuffisans à prouver qu'il n'a pas le droit ou le
devoir de défendre sa raison et ses vertus .
Après Elisabeth , la démocratie violemment comprimée
par les Tudors , réagit contre les Stuarts . Il y
eut alors des anglicans qui vouloient une monarchie
populaire , comme elle l'avoit toujours été ; des
puritains qui vouloient un peuple souverain ; des
indépendans , des fanatiques de toute espèce qui ne
vouloient rien du tout ; et du choc de tous ces partis
résultèrent les folies les plus ridicules , les crimes les
plus atroces , et toute cette sanglante tragédie où l'on
vit figurer Henri VIII et Cromwel , et qui , féconde
en catastrophies , attend peut-être un dénouement. "
•
En Angleterre , comme nous l'avons observé , la
révolution religieuse du 15e siècle se fit par le roi ,
malgré le peuple ; en France , à la même époque
assez au goût du peuple elle fût empèchée par le
roi , inde iræ ; et la lutte commença entre les factions
populaires ou presbytériennes , et l'autorité royale.
Mais si les principes démocratiques étoient dans quel
ques écrits et dans quelques têtes nulle part ils
n'étoient dans les coeurs ; et ils ne trouvoient pas à
quoi se prendre dans la constitution . C'étoit un combat
entre frères de mères différentes , à qui obtiendroit
les faveurs du père commun . Ces deux partis
vouloient un roi ; les uns calviniste , les autres catho
lique ; et ils s'accordèrent tous à recevoir le successeur
légitime , qui , né dans un parti , passa dans
9
E a
68 MERCURE DE FRANCE ,
l'autre , et les contint tous deux. L'édifice qu'il avoit
relevé , achevé sous le règne de son fils , fut affermi
par Louis XIV , ébranlé sous Louis XV , et renversé
sous son infortuné successeur. Les doctrines popu
laires, répandues par des sophistes accrédités, avoient ;,
égaré les esprits , déchaîné l'ambition au fond des
coeurs , rendu la dépendance importune , et l'autorité
même foible et incertaine . Alors la démocratie a fait
explosion , et nous avons eu d'abord une monarchie
à l'anglaise avec toute sa nullité ; et bientôt après ,
une république à l'antique avec toutes ses extrava
gances . Cependant cette république n'a jamais paru
plus impossible en France , que lorsqu'elle y a existé ;
ni moins affermie que lorsqu'elle a renversé tous les
obstacles. Le véritable esprit public qu'avoit formé.
depuis long-temps , en France , une constitution de
société , toute naturelle , a triomphé de l'esprit populaire
, et l'ouvrage a passé avec les ouvriers. On
se défend aujourd'hui des idées démocratiques ,
comme d'un crime ou d'un ridicule . La divinité s'est
éclipsée ; d'adorateurs zélés à peine un petit nombre
ose lui rendre en secret de timides hommages. Le
temple est fermé ; les sacrificateurs ont disparu , et
l'on n'aperçoit plus que les victimes . Les démocrates
ont triomphe ; mais la démocratie a péri ; et si leş
royalistes ont succombé , l'unité de pouvoir a reparu,
Il n'en fut pas tout- à fait ainsi en Angleterre. L'es
prit démocratique qui avoit fait le malheur des
miers Stuarts , contrarié plutôt que combattu par les.
derniers , appela à son secours un prince étranger ;
mais il lui fit payer cher ces services : « Guillaume ,
pre
dit Goldsmith , ne fut pas plutôt monté sur le
»` trone , qu'il éprouva combien il est difficile de
» gouverner un peuple disposé à examiner les droits
» de ses souverains , bien plus qu'à leur obéir. » Et
ce prince , mécontent toute sa vie de ses partisans
républicains , plus même que de ses ennemis roya❤
listés , dégoûté du peuple anglais et de sa constitue
AVRIL 1806.
6.
tion, ne fut jamais , comme on l'a dit , roi qu'en
Hollande , et que stadthouder en Angleterre .
Après lui , le parti populaire a gagné ou perdu du
terrain , selon le caractère des rois où de leurs ministres.
En France , la force de la royauté a toujours
été dans les lois qui la constituent . Mais en Angleterre
elle dépend de la vigueur et de l'habileté du
prince qui exerce l'autorité , ou de ceux qui l'exercent
en son nom : et voilà pourquoi la mort d'un seul
homme peut y devenir une calamité publique : aussi
Fon peut remarquer que le chef éternel d'accusation
qui , en Angleterre , a conduit à l'échafaud , en exil ou
en prison , tant d'hommes d'état distingués , est le
reproche d'avoir cherché à étendre la prérogative
royale ; accusation au reste souvent fondée , parce
que la première pensée de tout homme sage , le
premier sentiment de tout homme fort , est l'indépendance
de cette autorité tutélaire.
Le combat des deux principes , je veux dire , la
lutte de la démocratie et de la royauté , et l'éternelle *
réaction de l'une contre l'autre , sont donc le fonds
de la constitution anglaise , ou plutôt sont toute la
constitution elle -même ; car cette lutte qui existe de
fait partout où il y a des hommes et des passions ,
n'est aujourd'hui légale et constitutionnelle qu'en
Angleterre , où les deux partis sont constamment en
présence , et toujours représentés par leurs chefs , le
parlement et le roi.
Et qu'on y prenne garde cette constitution sans
unité qui fait la foiblesse intérieure et domestique de
l'Angleterre , nuit en même temps à sa force extérieure
et politique. Comme dans ces sortes d'Etats ,
les passions populaires prennent souvent la place des
intérêts publics , des alliés ne peuvent pas compter
avec une entière assurance , sur une nation qui n'est
pás maîtresse d'elle-même ; et des ennemis à quelque
extrémité qu'ils soient réduits , peuvent toujours
attendre un changement inespéré dans ses disposi,
༠
MERCURE DE FRANCE ,
tions. C'est ce qui sauva la France dans la guerre pour
la succession, d'Espagne . Des états populaires ne peu-.
vent jamais former entr'eux une alliance intime' et
durable ce sont des enfans qui se divisent ou se raccommodent
suivant le caprice du moment. Mais pour .
la même raison , les monarchies ne peuvent sans .
danger faire cause commune avec des états populaires..
Il ne peut y avoir d'union solide , qu'entre des états
tous monarchiques ; et c'est ce que les puissances du
continent ont trop souvent perdu de vue ,
La constitution religieuse d'Angleterre , toute semblable
à sa constitution politique , est formée aussi
de principes opposés ; et le rite anglican se, compose
des formes extérieures du culte catholique , et de
dogmes presbytériens .
C'est cette lutte entre des principes opposés , soit
en religion , soit en politique , qui produit et qui
explique , a dit l'auteur de cet article dans la Théorie
du Pouvoir , « ce mélange bizarre d'imitations
» d'une nature noble et souvent sublime , et d'une na-'
» ture sauvage et quelquefois horrible , triviale et quel-
'>
quefois abjecte , qu'on remarque chez les Anglais ,
» dans leurs poètes les plus célèbres ; ce contraste cho-
» quant d'une populace féroce et grossière et d'une noblesse
polie et éclairée ; de générosité dans les coeurs ,
et de rudesse dans les manières ; de popularité quel-
» quefois ignoble , et de dignité souvent hautaine ;
» de sentimens élevés , et d'habitudes crapuleuses . »
C'est-à -dire , que tout , chez le peuple anglais ,
moeurs , manières , caractère , lois , langage , litté¬
rature , est mêlé de fort et de foible , de naturel et
de faux , d'ordre et de désordre , comme toute sa
constitution , et à cause de sa constitution ; parce que
la constitution d'une nation est son ame , sa volonté ,
sa pensée , et la raison de tout ce qu'il y a de public
et de national dans les moeurs comme dans les lois ,
dans les pensées comme dans les actions.
DE BONALD,
( La suite dans le prochain numéro. )
AVRIL 1806.
71
Le Voyage du Poète , poëme ; par J. B.... de Saint-Victor;
avec cette épigraphe :
Vela dabant læti. ( ENEID., liv. 1.)
Un vol. in- 12. Prix : 1 fr. 80 c. , et 2 fr. par la poste. A
Paris , chez Léopold Collin , libraire , rue Gît-le- Coeur ,
n° 18 ; et chez le Normant , imprimeur - libraire , rue
des Prêtres Saint- Germain-l'Auxerrois , n° 17.
M. DE SAINT-VICTOR est déjà avantageusement connu dans
la république des lettres , par un poëme sur l'Espérance ,
publié il y a quelques années. Avant de tracer l'esquisse de
son nouvel ouvrage, je ferai quelques observations sur l'opinion
qu'il défend dans sa préface : mes argumens en prose
sembleroient trop déplacés à des lecteurs déjà séduits par
de bons vers .
Le Voyage du Poète est un poëme descriptif. On a élevé
dans ces derniers temps contre ce genre de poésie bien des
objections , dont la plupart paroissent très - fondées. Si l'on
auroit tort de le proscrire entièrement , il faut convenir du
moins qu'il étoit nécessaire de combattre les nombreux abus
qu'on en a faits depuis près de quarante ans. Des critiques
éclairés ont observé que les anciens , quelqu'excellens peintres
qu'ils fussent , n'avoient jamais pensé que des descriptions
pussent offrir assez d'intérêt pour attacher seules pendant plu
sieurs chants ; qu'ils avoient toujours eu soin de les lier ou à
des situations qui en augmentoient le charme, ou à des préceptes
dont elles faisoient disparoître l'aridité , et qui à leur
tour formoient avec elles un heureux contraste. Cette vérité,
qu'il est impossible de contester , fait naître déjà un préjugé
bien difficile à combattre contre la poésie purement descriptive.
M. de Saint- Victor ne craint pourtant pas de la défendre ;
il soutient que le christianisme , en attachant aux plus petits
objets de la création , comme aux plus grands , l'idée d'une
puissance sans bornes, et d'une bonté merveilleuse , donna aux
descriptions de la nature un charme et une grandeur, jusqu'alors
inconnus. « Aussitôt , ajoute-t-il , disparurent toutes
» ces vaines et puériles divinités qui s'en partageoient l'em-
» pire ; et le spectacle de l'univers rappelant sans cesse une
» grande idée morale , suffit seul désormais pour intéresser le
» coeur de l'homme.... Les froides divinités du paganisme
» furent àjamais bannics de la poésie , ou du moins ne purent
4
72 MERCURE DE FRANCE ,
1
A être employées qu'avec beaucoup de réserve , et seulement
» comme personnages allégoriques. » Je reconnois avec l'au→
teur que l'idée d'une Providence qui anime tout et qui conserve
tout, idée qui au surplus ne fut jamais étrangère aux
anciens , peut répandre un charme puissant sur le spectacle
de l'univers. M. de Châteaubriand , dont l'auteur invoque
l'autorité , l'a bien prouvé dans les pages éloquentes où , par
le tableau des merveilles de la nature , il élève l'ame àa la
connoissance et à l'adoration d'un Dieu . Mais je ne conçois
pas comment cette idée , toute sublime qu'elle est, pourroit
donner à un poëme sur les Saisons ou sur les Mais l'intérêt
d'ensemble qui lui manque essentiellement. Je puis encore
moins approuver la conclusion que M. de Saint-Victor tire
de cette assertion. Comment peut-il méconnoître la beauté
de ces fictions , si séduisantes dans les poëmes antiques , pour
lesquels il témoigne partout ailleurs la plus haute admiration ?
Si ces divinités ont quelquefois paru froides , c'est dans les
vers de Dorat et de ses imitateurs ; c'est peut-être encore lorsqu'on
les a employées comme personnages allégoriques.
Enfin , loin d'être bannies à jamais de la poésie , elles reparoissent
à tout moment dans les vers des poètes modernes les
plus célèbres. M. Delille en fait continuellement l'usage le
plus brillant et le plus heureux. M. de Saint-Victor lui-même
est loin de se l'interdire. Voyons comme il décrit une éruption
du Vésuve :
Typhon , l'affreux Typhon , de ses flancs caverneux
Sort , lançant les rochers , les cendres et les feux ,
S'élève jusqu'aux cieux en gerbės menaçantes ,
Précipite en torrent ses laves dévorantes ,
Engloutit les cités , fait reculer les mers;
Et soulevant la terre , et les eaux et les airs ,
Portant partout la mort , l'horreur et les ravages
S'abyme dans les flots au milieu des orages.
Il expire. Aussitôt les peuples ranimés ,
Vont reporter le soc sur leurs champs consumés .
Bientôt sur les cités au tombeau descendues ,
De nouvelles cités s'élèvent suspendues .
Dans ces lieux qu'ébranla tout l'Enfer en courroux
Les cieux semblent plus purs , les airs semblent plus doux;
Et sur les noirs torrens des laves refroidies ,
Flore jette en riant l'émail de ses prairies .
Tout le monde sent que cette peinture doit ce qu'elle a de
plus brillant à la réunion de ces deux personnages mytholo
giques , Flore et Typhon. Mais l'auteur a tort de dire que
les laboureurs reportent aussitôt le sec sur leurs champs
consumés. Les laves refroidies présentent encore pendant
des siècles, le spectacle de la désolation : ce sont des cendres
AVRIL 1806.
73
et des matières vitrifiées , sur lesquelles on n'aperçoit aucune
trace de végétation. Seulement s'il reste quelques parties de
terre végétale sur les flancs et dans le voisinage du Vésuve ,
on y cultive , non l'émail des prairies , mais quelques ceps de
vigne sur lesquels l'oeil de l'observateur se repose avec plaisir.
Au reste , un poète pouvoit difficilement se refuser à l'envie
de présenter un contraste vraiment poétique ; et peut -être y
auroit-il de l'humeur à lui reprocher d'avoir altéré un peu la
vérité dans la vue d'embellir son tableau.
L'auteur continue son apologie. Ne pouvant se dissimuler
que les poëmes entièrement descriptifs sont sujets à ennuyer,
il établit qu'une des premières règles de ces poëmes sera de
n'avoir qu'unejuste longueur. Il me semble que ce seul principe
contient la condamnation du genre descriptif. En effet,
a-1-on jamais eu besoin de dire qu'un poëme épique ou dramatique
dût avoir une juste longueur ? Son étendue est néces→
sairement déterminée par la nature de l'action . Mais comme
il n'y a pas de raison , quand on a fait un volume de descriptions
, pour qu'on n'en recommence pas un autre , la nécessité,
de finir et la crainte d'épuiser la patience du lecteur , obligent
seules le poète à borner une course dont aucun but ne déter
mine le terme.
J'ai cru devoir combattre des assertions qui me paroissenterronées
, parce qu'elles sont placées à la tête d'un ouvrage qui
comptera probablement un grand nombre de lecteurs . Je
dois m'applaudir qu'en terminant sa préface , M. de Saint-
Victor se rapproche beaucoup de mon opinion. Il veut que le
poète descriptif au Part de lier, ses images et ses récits à des
préceptes ou à une action quelconque. C'est à-peu- près tout
ce que j'ai dit, Seulement je développerais un peu ce principe,
en disant que les descriptions ne doivent jamais servir que
d'ornemens ; qu'elles ne sont jamais que l'accessoire, et qu'il
ne faut pas au contraire que l'action ou les préceptes paroissent
inventés uniquement pour servir de prétexte aux descriptions
. Malheureusement cette règle importante paroît avoir
été méconnue dans la composition du Voyage du Poète ,
ouvrage d'ailleurs rempli de taient , et qu'il seroit injuste de
reléguer dans la classe des poëmes purement descriptifs ,
puisque l'auteur a du moins dormé un but à ses peintures.
M. de Saint-Victor choisit un jeune homme à qui il sup
pose le génie de la poésie. Il lui met sous les yeux l'exemple
d'Homère , qui avoit vu tous les pays qu'il célèbra dans ses
vers , et il lui conseille d'aller , comme ce premier des poètes ,
chercher dans des contrées lointaines des couleurs neuves et
originales. C'est vers le Midi qu'il dirige ses pas. Il expose à
72 MERCURE DE FRANCE ,
✩ être employées qu'avec beaucoup de réserve , et seulement
» comme personnages allégoriques. » Je reconnois avec l'au
teur que l'idée d'une Providence qui anime tout et qui conserve
tout, idée qui au surplus ne fut jamais étrangère aux
anciens , peut répandre un charme puissant sur le spectacle
de l'univers. M. de Châteaubriand , dont l'auteur invoqué
l'autorité , l'a bien prouvé dans les pages éloquentes où , par
le tableau des merveilles de la nature , il élève l'ame à la
connoissance et à l'adoration d'un Dieu. Mais je ne conçois
pas comment cette idée , toute sublime qu'elle est , pourroit
donner à un poëme sur les Saisons ou sur les Mais l'intérêt
d'ensemble qui lui manque essentiellement. Je puis encore
moins approuver la conclusion qué M. de Saint- Victor tire
de cette assertion. Comment peut-il méconnoître la beauté
de ces fictions , si séduisantes dans les poëmes antiques , pour
lesquels il témoigne partout ailleurs la plus haute admiration ?
Si ces divinités ont quelquefois paru froides , c'est dans les
vers de Dorat et de ses imitateurs ; c'est peut-être encore lorsqu'on
les a employées comme personnages allégoriques.
Enfin , loin d'être bannies à jamais de la poésie , elles reparoissent
à tout moment dans les vers des poètes modernes les
plus célèbres. M. Delille en fait continuellement l'usage le
plus brillant et le plus heureux. M. de Saint-Victor lui-même
est loin de se l'interdire . Voyons comme il décrit une éruption
du Vésuve :
Typhon , l'affreux Typhon , de ses flancs caverneux
Sort , lançant les rochers , les cendres et les feux ,
S'élève jusqu'aux cieux en gerbes menaçantes ,
Précipite en torrent ses laves dévorantes ,
Engloutit les cités , fait reculer les mers ;
Et soulevant la terre , et les eaux et les airs ,
Portant partout la mort , l'horreur et les ravages
S'abyme dans les flots au milieu des orages.
Il expire. Aussitôt les peuples ranimés ,
Vont reporter le soc sur leurs champs consumés.
Bientôt sur les cités au tombeau descendues ,
De nouvelles cités s'élèvent suspendues .
Dans ces lieux qu'ébranla tout l'Enfer en courroux
Les cieux semblent plus purs , les airs semblent plus doux;
Et sur les noirs torrens des laves refroidies ,
Flore jette en riant l'émail de ses prairies.
Tout le monde sent que cette peinture doit ce qu'elle a de
plus brillant à la réunion de ces deux personnages mytholo
giques , Flore et Typhon. Mais l'auteur a tort de dire que
les laboureurs reportent aussitôt le sec sur leurs champs
consumés. Les laves refroidies présentent encore pendant
des siècles, le spectacle de la désolation : ce sont des cendres
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AVRIL 4 1806.
et des matières vitrifiées , sur lesquelles on n'aperçoit aucune
trace de végétation , Seulement s'il reste quelques parties de
terre végétale sur les flancs et dans le voisinage du Vésuve ,
on y cultive , non l'émail des prairies , mais quelques ceps de
vigne sur lesquels l'oeil de l'observateur se repose avec plaisir.
Au reste , un poète pouvoit difficilement se refuser à l'envie
de présenter un contraste vraiment poétique ; et peut-être y
auroit-il de l'humeur à lui reprocher d'avoir altéré un peu
vérité dans la vue d'embellir son tableau.
·la
L'auteur continue son apologie. Ne pouvant se dissimuler
que les poëmes entièrement descriptifs sont sujets à ennuyer ,
il établit qu'une des premières règles de ces poëmes sera de
n'avoir qu'unejuste longueur. Il me semble que ce seul principe
contient la condamnation du genre descriptif. En effet ,
a-i-on jamais eu besoin de dire qu'un poëme épique ou dramatique
dût avoir une juste longueur ? Son é'endue est néces
sairement déterminée par la nature de l'action. Mais comme
il n'y a pas de raison , quand on a fait un volume de descriptions
, pour qu'on n'en recommence pas un autre , la nécessité
de finir et la crainte d'épuiser la patience du lecteur , obligent
seules le poète à borner une course dont aucun but ne déter→
mine le terme.
J'ai cru devoir
combattre
des assertions
qui me paroissent
erronées
, parce
qu'elles
sont placées
à la tête d'un ouvrage
qui
comptera
probablement
un grand
nombre
de lecteurs
. Je
dois m'applaudir
qu'en
terminant
sa préface
, M. de Saint-
Victor
se rapproche
beaucoup
de mon opinion
. Il veut que le
poète
descriptif
au Part de lier ses images
et ses récits
à des
préceptes
ou à une action
quelconque
. C'est
à-peu-près tout
ce que j'ai dit, Seulement
je développerois
un peu ce principe
,
en disant
que les descriptions
ne doivent
jamais
servir
que
d'ornemens
; qu'elles
ne sont jamais
que l'accessoire
, et qu'il
ne faut pas au contraire
que l'action
ou les préceptes
paroissent
inventés
uniquement
pour servir
de prétexte
aux descriptions.
Malheureusement
cette règle
importante
paroît
avoir
été méconnue
dans
la composition
du Voyage
du Poète
,
ouvrage
d'ailleurs
rempli
de talent
, et qu'il seroit
injuste
de
reléguer
dans
la classe
des
poëmes
purement
descriptifs
,
puisque
l'auteur
a du moins
dormé
un but à ses peintures
.
M. de Saint -Victor choisit un jeune homme à qui il sup →
pose le génie de la poésie. Il lui met sous les yeux l'exemple ,
d'Homère , qui avoit vu tous les pays qu'il célèbra dans ses
vers , et il lui conseille d'aller , comme ce premier des poètes ,
chercher dans des contrées lointaines des couleurs neuves et
originales. C'est vers le Midi qu'il dirige ses pas. Il expose à
$4
MERCURE DE FRANCE.
ses regards toutes les merveilles de cette belle Italie , aussi
favorisée des arts que de la nature , où l'imagination du poète
rencontre à chaque pas de grands spectacles ou de grands souvenirs
également propres à la féconder.
Après avoir parcouru cette contrée célèbre , pour qui les
Muses ont montré à plusieurs époques une sorte de prédilection
, le jeune poète desireroit bien diriger sa course vers
l'Orient , qui fut leur berceau ; mais son mentor le retient : il
ne lui conseille pas de se hasarder dans ces malheureux pays ,
où l'ignorance et la barbarie ont effacé presque toutes les traces
d'une antique gloire ; et l'on se doute bien que , pour le'
dédommager du spectacle qu'il perd, il ne manque pas de lui
faire une description abrégée de la Syrie , de la Grèce et de
l'Egypte. Cependant la voile est prête , les cris des matelots
annoncent le départ. L'auteur embarque son élève. Les dangers
de la route l'empêchent de le conduire aux Indes et à
l'Isle-de-France , dont en revanche il lui décrit les sites . Il
aime mieux livrer son vaisseau aux vents alisés , et il le fait
aborder à bon port en Amérique. Là , il le dirige dans les
vastes champs de la Floride ; il lui montre la cataracte de
. Niagara et les bords du Meschacebé. Rassasié de ces beaux
spectacles , le jeune poète est impatient de revoir sa patrie ;
mais M. de Saint- Victor lui propose encore une petite promenade
sur la mer du Sud. Il l'arrête un moment à Otaïti , out
il croit retrouver les champs fortunés de l'Arcadie antique.'
Il le conduit parmi toutes ces îles qui virent plus d'une fois les
vaisseaux du célèbre Cook , et ceux de son digne_rival ,
Peyrouse. Après avoir donné des larmes au sort des braves.
compagnons de ce dernier , il rend enfin son poète à ses concitoyens
, et il l'invite à dire tout ce qu'ont vu ses yeux, en
lui recommandant toutefois de mettre du choix et de l'ordre
dans ses tableaux , et sur-tout d'y placer l'homme et ses passions
, afin de les animer et de leur communiquer un intérêt
durable et universel.
la
Telle est l'esquisse du Voyage du Poète. On remarquera ,
sans doute que si , pour composer une épopée , il falloit nécessairement
avoir fait de pareilles courses , le métier de poète
ne seroit pas sans danger , et que bien des malheureux auteurs
que ni la difficulté de l'entreprise , ni la crainte d'y perdre ,
sans aucun fruit , bien des années de travaux , n'ont pu effrayer ,
reculeroient peut-être à l'aspect des périls et des fatigues
qu'ils auroient préalablement à braver. Mais ne chicanons
point M. de Saint- Victor sur le plan de son ouvrage. Son premier
but étoit , sans doute , de faire passer sous les yeux du
lecteur des peintures variées et brillantes ; il y a réussi : gar
AVRIL 1806.
75
dons-nous de nous en plaindre Seulement on peut regretter
qu'il n'ait pas vu dans son sujet toutes les ressources qu'il
sembloit lui offrir. Un poète n'est pas un voyageur ordinaire ;
il doit découvrir dans les objets autre chose que ce qu'y voit
le commun des hommes. Ainsi , par exemple, quand M. de
Saint-Victor étale aux yeux de son jeune poète tous les beaux
spectacles que Rome présente , ne pouvoit-il pas trouver d'autres
couleurs que celles qu'il emploie , et qui ne sont pas toujours
aussi neuves que brillantes ? Que ne lui faisoit-il connoître
quelques-uns des jeunes artistes qui vont étudier dans cette
ville célèbre la belle antiquité ? Les arts sont tous frères , et la
société de ceux qui les cultivent eut toujours un charme particulier
pour un poète. Avec quel plaisir il auroit étudié
avec eux ces monumens fameux , consacrés par tant de souvenirs
! Comme il auroit partagé leur enthousiasme , à l'aspect
de ces marbres précieux , depuis tant de siècles le désespoir et
le modèle de tous les artistes , et que le ciseau de Michel-
Ange n'a pu égaler ! Eclairé par leurs réflexions , il auroit
bientôt appris à y distinguer ce vrai beau qui , chez les anciens
, présidoit constamment aux conceptions des peintres et
des sculpteurs , comme à celle des poètes , et dont le premier
type n'exista jamais que dans l'imagination de ces hommes
privilégiés. En retrouvant dans leur architecture , dans leurs
statues, dans leurs ornemens , dans leurs tombeaux cette même
simplicité qui forme aussi le caractère général de leurs chefsd'oeuvre
littéraires , il se seroit plu à reconnoître que ce beau
idéal leur avoit toujours paru inséparable du simple , et qu'ils
les avoient pour ainsi dire confondus l'un et l'autre dans une
seule et même idée. Est - il besoin de dire combien un jeune
poète trouveroit d'utilité et d'intérêt dans de pareilles spéculations?
Il est encore des détails plus essentiels que je reprocherai
à M. de Saint-Victor d'avoir oublié. Il n'ignore pas que ,
pour voyager agréablement , il faut certaines ressources dont
les poètes ne sont pas toujours bien pourvus. Le sien , eût-il
tout le génie d'Homère , trouveroit difficilement aujourd'hui
l'hospitalité , qu'on s'empressoit d'accorder à ce grand poète
pour entendre ses vers , et il obtiendroit peu de crédit sur la
promesse d'un poëme épique. On auroit donc desiré que l'au
teur prescrivit la manière de voyager qui convient au favori des
Muses. Cela auroit pu lui fournir des leçons et des tableaux
enjoués qui auroient varié agréablement le ton général de
l'ouvrage. On auroit aimé à voir son poète , voyageant philosophiquement
d'une ville à l'autre , un livre sous le bras ,
un bâton à la main. On l'auroit suivi , par exemple , à cet
#6 MERCURE DE FRANCE ,
ancien Tibur, si connu des amis des lettres : là , on l'auroit
vu s'arrêter par choix au gîte le plus modeste , ou bien faisant
à l'ombre d'un arbre un repas simple , mais assaisonné
par l'appétit , et rendu presque divin par l'aspect d'un site
enchanté ; puis , relisant son Horace au bruit de cette même
cascade qui lui inspira jadis des vers si mélancoliques sur la
fuite du temps et sur la nécessité de mourir. C'étoit là la partie
originale du sujet. Sans doute il est difficile d'être toujours
neuf , sur-tout dans un poëme qui ne se compose que de
descriptions séparées , et sans analogie à une situation épique
ou à un caractère donné ; mais lorsqu'on est assez heureux
pour découvrir dans une mine un filon moins épuisë que
les autres , c'est là sur-tout qu'il faut creuser.
:
J'ai déjà fait entendre que M. de Saint-Victor avoit un
talent réel ; et les vers que j'ai cités , ont sans doute disposé
les lecteurs à le croire il faut achever de les convaincre ,
en faisant connoître la peinture des déserts du Nouveau-
Monde. On s'apercevra facilement que le poète doit presque
toutes ses couleurs à M. de Châteaubriand ; mais il ne doit
qu'à lui-même le mérite d'avoir fait des vers pleins de faci
lité et d'harmonie :
11
》
Ces sites , dont cent fois te charma la peinture ,
Les voilà : déroulant ses tapis de verdure ,
Ici , sous un ciel pur, la Savane à tes yeux
S'étend vers l'horizon , et se perd dans les cieux ;
Sans chefs et sans pasteurs , exempts d'inquiétudes ,
D'innombrables troupeaux , enfans des solitudes ,
Errent sur les gazons ou nagent dans les eaux .
Là , le fleuve ( 1 ) , coulant à travers des coteaux ,
Baigne des bords couverts d'éclatans paysages ;
Sur ses rives l'on voit des fleurs et des ombrages ,
On entend dans les bois de confuses clameurs ;
Mariant leurs parfums , leurs formes , leurs couleurs ,
Suspendus sur les eaux , groupés sur les montagnes ,
Mille arbres différens dans ces riches campagnes
Charmeront tes regards : sur leurs dômes épais ,
Le beau magnolia , noble roi des forêts ,
Lève son front paré de roses virginales ;
Balancé mollement aux brises matinales ,
Le palmiste , élançant sa flèche dans les airs ,
Seul partage avec lui l'empire des déserts .
Le colibri doré sur les fleurs étincelle ;
La colombe gémit : tout s'unit , tout s'appelle ,
Dans les bois , dans les prés , dans les airs , sur les eaux,
La liane flexible , entourant les rameaux ,
Ici tombe en festons qu'un vent léger balance;
Quelquefois s'égarant , d'arbre en arbre s'élance ,
( 1) Le Meschacebé.
AVRIL 1896 . 77
Court , s'abaisse , s'élève , et mêle à leurs couleurs
Des chaînes de verdure et des voûtes de fleurs.
Le fleuve cependant poursuit sa course immense :
Tantot roulant ses flots dans un profond silence ,
Réfléchit , doucement agité par les vents ,
Les arbres , les rochers les nuages errans ;
Tantôt , entre deux monts précipitant ses ondes ,
Fait éclater sa voix sous leurs voûtes profondes ,
Sort , d'écume, de fange et de débris couvert ,
De ses flots débordés inonde le désert ,
Arrose cent climats peuplés ou solitaires ;
Et portant dans ses eaux cent fleuves tributaires ,
Vers l'Océan jaloux s'avance avec fierté ,
Ose du dieu surpris braver la m jesté
Et du flux impuissant brisant les foibles chaînes ,
Semble entrer en vainqueur dans ses vastes domaines.
Ces derniers vers rappellent ceux de M. de Saint-Lambert :
L'Orellane et l'Indus , le Gange et le Zaïre
Repoussent l'Océan , qui gronde et se retire.
6.
Chez M. de Saint- Victor, l'expression est figurée et brillante;
chez M. de Saint-Lambert , elle est simple , peut-être sublime,
par conséquent bien préférable : mais il n'y a pas moins un
vrai mérité à présenter d'une manière nouvelle une idée déjà
si supérieurement rendue.
J'ai loué M. de Saint-Victor d'avoir emprunté à l'auteur
du Génie du Christianisme les principaux traits d'un beau
tableau poétique. Il faut , pour être juste , citer encore une
imitation qui suit immédiatement la première , mais qui
paroît beaucoup moins heureuse. M. de Châteaubriand termine
son épisode d'Atala ( 1 ) en décrivant la marche d'une
peuplade sauvage , forcée de quitter son pays natal pour aller
chercher, au milieu des déserts , une nouvelle patrie. On
retrouve le même tableau , mais fort affoibli , dans le Voyage
du Poète :
Long- temps de ces déserts paisibles possesseurs ,
Ces peuples , que de nous la mer en vain sépare,
Depuis ont vu souvent l'Européen barbare ,
Leur demander la terre où dormoieut leurs aïeux ;
Aussitôt recueillant ces restes précieux ,
Loin des champs paternels , plaintive et désolée ,
Voyage tristement la peuplade exilée ,
( 1 ) Ontrouve la douzième édition de l'épizode d'Atala réuni à René ,
chez le Normant. Cette jolie édition , revue et corrigée par l'auteur, est
imprimée avec le plus grand soin et sur très beau papier : elle est ornée
de six gravures par MM. Saint-Aubin et Chauffard , dont les dessins ont
été faits par un de nos premiers artistes , M. Garnier. Un volume in- 12 ) .
Prix : 6 fr. 50 C. et 7 fr. 50 c. par la poste.
>
78
MERCURE
DE
FRANCE
,
Les guerriers , les enfans , les femmes , les vieillards ;
Et saluant encor de ses derniers regards
Son fleuve, son bocage et ses chères cabanes ,
S'éloigne fentement à travers les savanes.
Aborde avec respect ces pieux voyageure ,
Ecoute leurs récits , prends part à leurs douleurs ;
Et si tu sens combien la patrie a de charmes ,
A ces fils de l'exil tu donneras des larmes .
Ce dernier trait sur- tout est une foible imitation de cette
apostrophe si touchante , qui s'est gravée dans la mémoire de
tout le monde , quoiqu'elle ne soit pas en vers : « Indiens
» infortunés , que j'ai vus errer dans les deserts du Nouveau-
» Monde avec les cendres de vos aïeux ; vous qui m'aviez
» donné l'hospitalité malgré votre misère , je ne pourrois vous
» la rendre aujourd'hui , car j'erre , ainsi que vous , à la merci
» des hommes , et , moins heureux dans mon exil , je n'ai point
>> emporté les os de mes pères. »
il
ya
On peut , à ce sujet , poser en principe que s'il est quelquefois
permis à un poète de puiser dans des sources connues ,
y a des beautés d'un ordre supérieur , des traits de sublime
ou de sentiment, qui sont la propriété des grands écrivains
et qu'il est d'autant moins permis de leur dérober , que ces
fleurs si belles ne manquent jamais de se flétrir entre des mains
étrangères. En général , M. de Saint-Victor ne craint pas assez
les réminiscences , qui , en se glissant dans le style , provoquent
des comparaisons dangereuses, et lui ôtent d'ailleurs le carác
tère d'originalité que tout homme de talent doit être jaloux
de conserver. Il n'est que trop aisé d'appuyer ce reproche
sur des exemples. Il y a au quatrième chant du poëme des
Jardins un bel épisode sur Rome , où l'on remarque ces
deux vers :
Des fleuves suspendus , ici mugissoit l'onde :
Sous ces portes passoient les dépouilles du monde.
On trouve ceux-ci chez M. de Saint-Victor
Sur ces arcs mutilés , vingt fleuves suspendus
Versoient en frémissant le tribut de leur onde .
Ce temple fut paré des dépouilles du monde.
Par ces portes sortoient les fières légions .
On lit dans la traduction des Géorgiques :
Lorsque César, l'amour et l'effroi de la terre ,
-Faisoit trembler l'Euphrate au bruit de sou tonnerre ,
Rendoit son joug aimable à l'univers dompté.
Et dans le Voyage du Poète :
Là , tandis que César, armé de son tonnerre ,
Vers l'Euphrate achevoit de subjuguer la terre ,
Faisoit aimer ses lois à cent peuples vaineus.
...
761
AVRIL 1806.
79
Voilà bien des observations critiques ; mais il faut se garder
d'en conclure que le style de ce poëme ne soit pas généralement
correct , harmonieux , plein d'images et de coloris. C'est,
au contraire , parce qu'il a ce rare mérite que j'ai cru n'avoir
la vérité et l'amour propre de besoin de composer avec
pas
l'auteur. On dit que cet ouvrage a été envoyé au concours de
l'Institut ; je ne puis croire que ce bruit soit fondé. Il seroit
trop difficile de concevoir comment cette société , si jalouse
d'encourager les talens , auroit pu refuser une mention honorable
à un poëme qui vaut incontestablement mieux que les
pieces couronnées.
C.
Madame de Maintenon , pour servir de suite à l'Histoire de
la duchesse de la Vallière ; par madame de Genlis. Un vol.
in-8° . Prix : 5 fr. , et 6 fr. par la poste. Deux vol. in- 12 ,
même prix. A Paris , chez Maradan , libraire , rue des
Grands-Augustins ; H. Nicolle et comp. , rue des Petits-
Augustins , nº 15 ; et chez le Normant , imprimeur-libraire ,
rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº 17.
Lek
Si les écrivains qui publient tous les jours de nouveaux
ouvrages , les faisoient aussi tous les ans meilleurs , nous
nous ferions un devoir d'encourager les auteurs les plus médiocres
, dans l'espérance qu'ils deviendroient un jour excellens
; mais il n'en est pas ordinairement ainsi la veine
s'épuise , l'imagination s'éteint , la grace est une fleur qui
passe bien vite , et il n'est pas rare de voir les hommes qui
avoient commencé par de très-bons livres , finir par en publier
de tels, que la critique la plus indulgente ne peut se résoudre
à les pardonner. S'il étoit nécessaire d'appuyer un fait aussi
connu par de nouveaux exemples, nous citerions Mad. de Genlis
et ses derniers romans.
Qu'on ne s'étonne pas de nous entendre parler ainsi d'une
femme et d'un auteur aimable qui a plusieurs fois enrichi ces
feuilles des fruits de son imagination
. Nous n'avons pas oublié ce
que nous lui devons , et nous ne désavouerons
pas le plaisir que
la lecture de ses premiers ouvrages nous a fait souvent éprouver.
Nous savons qu'elle est la première qui ait cherché , avec
quelque succes , à donner au roman une sorte d'utilité ; nous
n'ignorons
pas qu'elle a toujours , soutenu les principes de
la morale et du goût, et qu'elle les a proclamés
dans tous ses
ouvrages , non pas seulement dans ces dernieres années , avec
la foule des romanciers
, mais dans tous les temps , et dans
J.
80 MERCURE DE FRANCE, -
celui même où il falloit avoir du courage pour avouer les
vérités les plus certaines. Nous ajouterons que ses romans ont
répandu sur l'art d'élever la jeunesse plus de lumières utiles
que beaucoup de savans traités ; qu'elle a contribué plus que
nul auteur de ce siècle à replacer l'éducation sur sa véritable
base , et qu'enfin c'est elle qui nous a fait souvenir que le
grand secret de former des hommes se réduisoit à celui de
donner de bonnes habitudes et de solides principes aux enfans.
Certes , quand on songe à la multitude des bons ouvrages que
cet auteur a donnés au public et à la solidité des maximes
dont ils sont ordinairement remplis , il est permis d'oublier
son sexe , pour se souvenir seulement qu'elle est un écrivain
célèbre , qui peut donner , par son nom seul , beaucoup de
crédit à ses principes ; et quand ces principes paroissent faux ,
on n'en est que plus rigoureusement obligé de le dire. Nous
le dirons donc , et nous le dirons sans ménagement , parce
qu'on n'en doit qu'à la foiblesse : cet ouvrage est d'un mauvais
genre , puisque , de l'aveu de son auteur , c'est un roman
historique et quand mêmê on ne voudroit le considérer que
comme un roman ordinaire , ce seroit encore un des plus
foibles parmi ceux que Mad de Genlis a publiés.
Qu'est-ce en effet qu'un roman historique ? C'est un ouvrage
qui , par le mélange continuel du vrai et du faux ,
confond toutes les idées , bouleverse toutes les notions qu'on
pouvoit avoir de l'histoire , et par les agrémens qu'il ajoute
a des faits controuvés , les grave si bien dans la mémoirequ'il
devient impossible de les séparer de ceux qui sont réels . C'est
un livre où l'auteur se plaît , non plus comme dans le simple
roman , à parer une fable des attraits de la vérité , mais à ensevelir
la vérité elle -même au milieu des fables , et à la confondre
si bien avec elles qu'on ne puisse plus l'en distinguer.
Car si les détails que le romancier ajoute à l'histoire ne se
fondent pas avec elles , si l'on s'aperçoit qu'ils sont supposés
son but est manqué ; il n'a fait qu'un mauvais ouvrage : il
ne réussit qu'autant que ses fables ressemblent tellement à la
vérité qu'on y soit nécessairement trompé. De sorte que
jeunes gens qui auront lu un roman historique en deviendront
probablement, et pour toujours , incapables d'apprendre l'histoire
qu'il est supposé contenir. Nous le demandons à Mad. de
Genlis elle-même , bien surs que nous ne pouvons choisir un
meilleur juge de ce qui peut servir à l'instruction de la jeunesse
, lui convient-il de faire des romans historiques ; et lorsqu'elle
en fait , est-ce à la jeunesse qu'elle doit les offrir ?
TY
les
On nous objectera peut-être que le public qui est le dernier
juge en cette matière , en pense autrement que nous , et que
le
AVRIL 1886.
DE
LA
SEIN
EP
le succès du roman historique qu'elle a publié sur Md de la
Vallière, semble lui garantir celui de Mad. de Maintenon. Onis
nous n'ignorons pas que les ouvrages de Mad. de Gelis sont
toujours bien reçus du public ; nous savons qu'ils sont ordin
nairement attendus avec impatience , qu'on les annonce trois
mois avant qu'ils soient finis , quelquefois même avant quisi
soient commencés , et qu'il n'est pas rare que l'édition en soit
épuisée le jour même où ils ont paru. Mais dans cet empresse
ment il entre peut - être un peu d'habitude , et le plaisir qu'on
trouve à lire un livre n'est pas toujours exactement propor
tionné à l'ardeur qu'on a mise à se le procurer. Il ne faut pas
d'ailleurs que Mad. de Genlis s'y trompe : il y a un public lé
ger et frivole qui ne desire que des romans , et qui est toujours
, content pourvu qu'on l'amuse ; il y en a un autre qui
juge les succès eux-mêmes , qui demande compte aux auteurs
des moyens qu'ils ont employés pour se les procurer. Le preanier
est trop heureux qu'un auteur aussi estimable qu'elle
consente à travailler pour lui , et à lui fournir , tous les ans
deux ou trois volumes écrits d'un style clair , correct et élégant
, et qui , par ce mérite seul , s'élèvent beaucoup audessus
de la foule des livres nouveaux. Mais c'est l'autre qui
juge en dernier ressort , et je soupçonne celui- ci de n'avoir
pas entièrement approuvé le roman de Mad, de la Vallière.
Cependant ce dernier roman n'avoit pas tous les défauts
d'un roman historique , et il avoit presque toutes les qualités
d'un roman ordinaire. La vie si orageuse de Mad. de la Vallière
ne se lie en aucune manière à l'histoire de ce grand
siècle dont on devroit respecter jusqu'aux moindres détails :
elle y est en quelque sorte isolée ; elle ne tient à rien , elle
forme comme un roman dans l'histoire même , et il faudroit
être bien rigoureux pour blâmer un auteur de l'en avoir détaché
, et même de l'avoir embelli. Peut-être Mad. de Genlis
auroit-elle mieux fait de n'y rien ajouter ; mais enfin tout ce
qui pourra résulter des additions qu'elle s'est permises , c'est
qu'après avoir lu son volume entier , on connoîtra un peu
moins bien la vie de Mad. de la Vallière , qu'après avoir lu
seulement quelques pages du siècle de Louis XIV. D'ailleurs
cette histoire étoit vraiment digne d'exercer l'imagination
d'une femme : c'est là qu'on voit l'amour tel qu'il est , c'està-
dire , avec toutes ses tempêtes , toutes ses illusions et tous
ses regrets. Excusons un écrivain , qui a si bien le talent de
peindre , de n'avoir pu résister au desir de copier un pareil
tableau. Mais quel rapport y a-t- il entre l'histoire de Mad. de
la Vallière et celle de Mad. de Maintenon ; et comment se faitil
que l'une soit la suite de l'autre ? Si cela est , il me semble
F
82 MERCURE DE FRANCE ;
1
que celle du régent seroit une suite toute aussi naturelle de
celle de Mad. de Maintenon ; et de suite en suite , il n'y a
point de raison pour qu'on ne nous donne pas l'histoire des
deux derniers siècles en romans.
Tout le monde sait que Mad. de Maintenon s'éleva du sein
de la plus profonde misère au faîte de toutes les grandeur's , et
qu'après avoir uni son nom , je ne dirai pas au plus méprisable,
mais au moins noble de tous les noms qui ont brillé dans la
littérature , elle finit par l'unir à celui d'un des plus grands
rois qui aient étonné l'Europe , et que la veuve de Scarron put
s'appeler celle de Louis XIV. Voilà ce qu'il y a d'extraordinaire
dans son histoire . Elle naquit dans une prison, et, comme
si elle avoit dû réunir dans les deux extrémités de sa vie les extrêmés
de toutes les vicissitudes humaines , il ne tint qu'à elle
de mourir sur un trône : voilà le romanesque. Je croirois
même que c'est ce dernier trait qui a séduit Mad. de Genlis ,
si elle ne s'en expliquoit autrement dans sa préface ; il faut
donc écouter ses motifs.
« Si dans un ouvrage de pure invention , dit- elle , on eût
» imaginé de peindre un amour uniquement fondé sur l'es-
» time et la reconnoissance entre deux personnes d'un âge
» mûr ; si on eût supposé que l'héroïne , âgée de trente- neuf
» ans , eût inspiré une grande passion , qui , dans l'espace de
» treize années , l'eût fait triompher à cinquante-deux ans
» de toutes ses rivales , et sans artifices , sans intrigue , n'ayant
» dû son bonheur et la plus haute fortune qu'à la perfection
» de son caractère et de sa conduite ; si on eût inventé un tel
» plan , on n'auroit pu faire qu'un roman dénué de toute vrai-
» semblance , et par conséquent dépourvu de tout intérêt.
» Cependant quel dommage ! car ce plan doit nécessairement
» produire l'ouvrage le plus profondément moral dans son
» ensemble , ses détails , son but et son dénouement. La foiblessé
humaine a tant d'incrédulité sur la perfection et sur
» les succès de la vertu persévérante , qu'elle ne permettoit
» pas de créer un semblable sujet. Il falloit le trouver dans
» l'histoire et dans des temps assez près de nous , pour qu'il
» fût impossible de contester la vérité des faits. Ainsi , l'auteur
» qui auroit eu l'idée d'offrir à la jeunesse cet ouvrage si utile
» et si touchant , devoit chercher l'appui d'une grande auto-
» rité , et je l'ai trouvé dans les noms illustres et révérés de
» Louis XIV et de Mad. de Maintenon. Un roman historique
» est donc la forme de roman la plus favorable au dévelop-
» pement des conceptions véritablement morales. »
J'ai plusieurs fois relu ce passage , et je ne puis m'empêcher
de penser qu'en Fimprimant on a fait quelqu'omission imporAVRIL
1806. 83
tante , car il ne contient absolument rien qui ait pu amener la
conséquence par laquelle Mad . de Genlis l'a terminé.
Qu'un roman historique soit la forme de roman la plus
favorable au développement des conceptions vraiment morales
, c'est une assertion que nous ne voulons ni combattre ni
appuyer , et nous pouvons l'accorder sans craindre beaucoup
les conséquences qu'on en tireroit . En général , les romans sont
peu propres au développement de conceptions pareilles , et
si un roman historique l'est plus qu'un autre , ce n'est presque
pas la peine de l'en louer. Mais ce principe , tel qu'il est
avancé par Mad. de Genlis , n'est point la juste conséquence
de ce qui le précède : car si l'histoire de Mad. de Maintenon
est invraisemblable , et si une histoire dépourvue de vraisemblance
est par conséquent dénuée d'intérêt , ce qu'il falloit en
conclure , c'est que l'histoire de Mad. de Maintenon ne peut
pas être le sujet d'un roman fort intéressant. Et si on nous fait
observer que les aventures de cette femme célèbre sont plus
que vraisemblables , puisqu'elles sont certaines et qu'elles reçoivent
de la foule des témoins qui les attestent , une autorité
qui les met au- dessus des règles , et leur rend l'intérêt que la
vérité seule , ou ce qui lui ressemble , est en droit d'inspirer ;
ce que nous en conclurons encore , c'est que le plus sûr moyen
de les dépouiller de cet intérêt , c'étoit de les séparer de l'histoire
, de les isoler de toute autorité , et , pour tout dire en un
mot , de les présenter sous la forme d'un roman. Cette conséquence
est plus rigoureuse que celle de Mad. de Genlis.
T
4
4
Mais admettons que l'objet de l'auteur a été de peindre un
amour uniquement fondé sur l'estime et la reconnoissance ,
et de prouver que la vertu persévérante peut conduire à la plus
haute fortune ; convenons même , s'il le faut , que son plan
devoit nécessairement produire l'ouvrage le plus profondément
moral dans son ensemble, ses détails , son but et son dénouement
, il est donc clair que son ouvrage est nécessairement
tout cela. Et quel est cet ouvrage ? c'est un roman. Et quelle
est l'héroïne de ce roman ? une femme toujours sage , toujours
raisonnable , sans intrigue , sans passions , sans amour ; sans
amour sur-tout , certes l'entreprise est nouvelle ; et Mad. de
Genlis conviendra que si son histoire romanesque est nécessairement
très - morale , elle n'est pas nécessairement trèsintéressante
.
འ ་
Mais n'a-t-elle peint , en effet , qu'un amour uniquement
fondé sur l'estime ? Il faut donc croire que Louis XIV avait
beaucoup d'estime pour la taille parfaite de Mad. deMaintenon ,
pour ses beaux bras et pour son cou , le plus beau cou du
monde. Ces expressions qui appartiennent à Mad. de Genlis ,
F 2
84 MERCURE DE FRANCE ,
nous semblent s'éloigner de son but. Il est sûr que le triomphe
d'une si parfaite vertu paroîtroit beaucoup plus moral si elle
étoit seule , et si on pouvoit oublier qu'elle étoit soutenue par
beaucoup d'esprit , beaucoup de beauté , et par une grace admirable
. Mais Mad . de Genlis a trop d'esprit elle-même pour
avoir seulement essayé de tracer un tableau aussi extraordinaire.
Elle connoît , elle apprécie trop bien le pouvoir de la
grace , pour avoir sculement pensé à affoiblir l'idée que l'histoire
nous donne d'un de ses plus beaux triomphes. Elle n'ignoroit
pas que si elle eût osé l'entreprendre , elle auroit soulevé
contr'elle la plus aimable moitié de ses lecteurs , qui l'auroient
alors regardée , avec raison , comine un transfuge de son
propre parti. Je l'excuse donc d'avoir , malgré ses principes ,
peint Louis XIV amoureux , parce qu'il devoit l'être et selon
les règles du roman et d'après la vérité de l'histoire ; mais je
ne sais si on peut l'excuser de même d'avoir prêté à Louis XIV
certaines propositions dont l'histoire ne parle pas , et qui semblent
annoncer que son estime est venue long- temps après son
amour. Je desirerois encore que Mad. de Maintenon parût ,
de son côté , un peu moins amoureuse de son royal époux ;
car on sait qu'elle s'ennuyoit beaucoup avec lui, et on ne
s'ennuie pas quand on aime. Mais peut-être ai-je confondu,
avec l'amour ce qui n'étoit en elle que l'l'effet d'une admiration
assurément tres-raisonnable , et en ce cas je conviendrai qu'on
peut admirer beaucoup et s'ennuyer encore davantage.
Je ne sais si je dois reprocher à Mad. de Genlis d'avoir
trop souvent prêté à son héroïne le secours de ses graces et
de son esprit. On dira peut- être qu'en peignant une fenime
qui fut l'épouse de Louis XIV, qui le dirigea souvent par
ses conseils , quelquefois même par son silence , et qui influa
sur presque tous les événemens d'une grande partie de ce long
regne , on n'auroit pas dû se permettre les mêmes licences
qu'en peignant Mad. de la Valliere . On ajoutera que dans
'un ouvrage intitulé Madame de Maintenon , les mots qu'on
lui prête devroient être tous historiques , et qu'il ne convenoit
pas d'en supposer d'autres. Quant à nous, lorsqu'en lisant
ce roman , il nous est arrivé d'en rencontrer qui l'étoient ,
nous nous en sommes aussitôt aperçus au plaisir que nous
avons éprouvé , et nous sommes persuadés que nous ne serons
pas les seuls sur qui ils auront produit
cet effet. On a beau
dire la vérité fait toujours plaisir, même dans les romans;
on aime à se souvenir d'un mot heureux qui a été dit par une
femme aimable dans une occasion intéressante. Ce qui est
très-vrai , c'est que , dans cet ouvrage , lorsqu'on rencontre
un mot agréable , on voit ordinairement un petit chiffre
côté , et en nete au bas de la page , historique,
AVRIL 1806. 85 Si on veut
que
Mad
. de Genlis
ait usé de son
droit
, en en
supposant
d'autres
qui
n'ont
jamais
été dits
, nous
en conviendrons
; et même
nous
avouerons
que
personne
n'avoit
plus
qu'elle
celui
de
faire
parler
une
femme
de beauconp
d'esprit
mais
on devoit
naturellement
s'attendre
qu'elle
prêteroit
toujours
à Mad
. de Maintenon
un langage
entièrement
convenable
à son caractère
, ainsi
qu'à
sa position
, au lieu
et
au siècle
où elle vivoit
; et qu'enfin
ce langage
seroit
toujours
celui
de la bonne
compagnie
. Nous
ne dissimulerons
pas
qu'à
cet
égard
nos
espérances
ont
encore
été trompées
. Il nous
a
paru
qu'elle
oublioit
quelquefois
, en faisant
parler
son
héroïne
,
ses propres
principes
et ses habitudes
. Ce sont
des
doutes
que
nous
nous
permettrons
de lui proposer
; car
nous
ne connoissons
personne
qui
soit
plus
qu'elle
en état
de les résoudre
.
Lorsque Mad. de Maintenon demande la grace de Mad. de
Richelieu , que Louis XIV vouloit exiler , est - il croyable que
cette femme si douce , si adroite , et qui , enfin , étoit femme ,
malgré toutes ses perfections , ait mis tant de chaleur à défendre
une ennemie qui l'avoit attaquée avec tant de fausseté , et
qui, de plus , avoit offensé Louis XIV lui-même ? Le grand
roi se seroit - il laissé menacer ? Auroit- il souffert que la
femme à laquelle il témoignoit tant d'intérêt lui en montrât
si peu de reconnoissance ? Lui auroit-il dit : Vous avez le
projet de me quitter pour Mad. de Richelieu ? Est- ce qu'on
quittoit Louis XIV ? Non , il n'auroit jamais prononcé ce
mot l'idée ne s'en seroit pas présentée à son esprit ; et si
Mad . de Maintenon eût cherché seulement à le lui faire
entendre , je suis persuadé que le roman auroit fini là .
il
Nous convenons que dans un roman dont les événemens
les plus remarquables sont de longues conversations ,
il n'est pas étonnant que l'auteur ait quelquefois des momens
d'oubli. On ne parle pas toujours bien quand on parle
trop ; mais voici une distraction qui nous paroît aussi trop
forte , et , pour cette fois , nous nous croyons obligés de
citer la conversation tout entière , afin qu'au moins nos lecteurs
puissent juger entre Mad. de Genlis et nous. Mad. de
Maintenon étoit allée aux Carmélites , pour assister à la prise
d'habit de Mad. de la Vallière. Le roi « desiroit savoir
» quelques détails ; et comme il ne vouloit en demander qu'à
» elle , il fut le soir chez Mad. de Montespan ; il la trouya
seule avec Mad. de Maintenon. Il questionna cette dernière.
» Sire , répondit- elle , Mad. de la Vallière étoit belle , mor
» deste et touchante , comme nous l'avons vue ici. Elle avoit
» de plus toute la dignité de la vertu. Oui , reprit Louis
>> en soupirant , on ne vit jamais une plus belle ame.
--
--· Ah !
3
86 MERCURE DE FRANCE ,
sire , ne la plaignez pas , c'est ici qu'elle fut à plaindre ;
» maintenant elle est heureuse. En vérité , madame' , dit
» Mad. de Montespan , vous m'inquiétez ; vous parlez avec tant
$
--
-
que
de goût des cloîtres , que je crains toujours que vous ne
» finissiez par vous enfermer dans un couvent, Rassurez-
» vous , madame , je n'ai point de scandale public à expier.
Je le vois ; vous pensez , madame , que le roi devroit se
» faire chartreux ; car il a donné tout autant de scandale
» Mad. de la Vallière . Du moins , aux yeux du monde ,
un roi expie tout , quand il ajoute à la gloire de sa nation ,
» et qu'il rend ses sujets heureux. Et par conséquent ses
» sujettes : cette morale- ci me plaît beaucoup.- Mon Dieu !
madame , quelle entreprise de vouloir faire rire le roi
aujourd'hui ! Et vous , madame , pour me piquer, vous
» voudriez bien l'attendrir et le faire pleurer ? · Et pour-
» quoi voudrai-je vous piquer ? Par l'antipathie naturelle
» qui se trouve toujours entre la pruderie et la franchise.
>> -Vous vous accusez de pruderie !.... — Cela est vraisem-
» blable..... Mais pourtant ce mot de franchise ne peut,
» entre nous , désigner que moi . » Cette inorale , ces propos
piquans , ces leçons si dures , et enfin cette dispute qui s'élève
entre ces deux femmes , sans que la majesté de Louis XIV
puisse les contenir , ne nous paroissent point convenables.
Il y a de l'esprit dans ce dialogue , et cela n'est pas étonnant
, puisque c'est Mad. de Genlis qui l'a fait ; mais il nous
semble que ce n'est pas de l'esprit à l'usage des gens aimables
et bien élevés. Nous serions fâchés d'être obligés de croire
qu'on parloit quelquefois à Versailles comme dans les petites
villes.
―
Il est certain qu'il y a un tact des convenances délicates , et
un art ou plutôt une habitude de distinguer ce qu'on appelle
du bon ton , de ce qu'on appelle d'un nom tout contraire,
L'un et l'autre s'arrêtent souvent à des nuances très-fugitives ,
et ici les différences sont si légères , qu'à moins d'avoir les yeux
très-exercés , on ne s'en doute pas. Mad. de Genlis a prouvé
par d'autres ouvrages qu'elle y étoit très-sensible ; nous nous
souvenons d'avoir vu dans ses Veillées du Château des observations
par lesquelles elle démontroit qu'un auteur célèbre ( 1 ) ,
en voulant peindre la bonne compagnie , avoit seulement
prouvé qu'il ne la connoissoit pas. Qui mieux qu'elle en effet
doit posséder ce tact et cette habitude ? Nous devons donc
nous garder de pousser plus loin la censure en un pareil
sujet; nous sentons que nous nous exposerions nous- mêmes à
( 1 ) Marmontel.
AVRIL 1806.
87
tous les reproches que nous lui ferions , et nous sommes bien
surs , qu'aux yeux de ceux mêmes qui ne seroient pas éloignés
d'être de notre avis , nous nous donnerions l'air de rebelles
qui se soulèvent contre l'autorité.
Nous citerions avec bien plus de plaisir les mots heureux
qu'elle a quelquefois prêtés à ses personnages. Par exemple ,
lorsque Mad. de Montespan va visiter Mad. de la Valliere
dans sa cellule ; « C'est mon amie , dit -elle , qui m'enlève le
>> coeur du roi. Votre amie ! .... reprit Mad. de la Vallière ,
» qui ne put s'empêcher peut-être alors d'admirer en secret
» la Providence ; votre amie !….... Ah ! que vous devez souf-
» frir ! » Il faut avouer que ce mot est bien dans le caractère
de Mad. de la Vallière en le lisant dans cet ouvrage , on
est presque étonné de ne pas s'en souvenir.
Ce qu'on y trouve encore plus fréquemment , ce sont des
réflexions qui annoncent un auteur dont le temps et l'expérience
ont mûri l'esprit , qui a vu les cours et qui les connoît ,
parce qu'il les a vues en observateur éclairé, et qui avoit intérêt
de les connoître. Ainsi , lorsque Mad. de Maintenon , fatiguée
du séjour de Versailles , voulut aller se reposer quelques
jours dans sa terre , elle invita ses anciens amis à Ꭹ venir avec
elle. « On se félicita mutuellement , dit Mad. de Genlis , de se
» trouver réunis.... On reparla de l'ancien temps ; on se rap-
» pela les plaisirs que l'on avoit goûtés ensemble. On fit
>> encore des vers , des chansons , et cependant on se trouva
>> réciproquement beaucoup moins aimable qu'autrefois , et
» l'on ne s'amusa point.... On s'aperçut que Mad. de Main-
>> tenon avoit beaucoup perdu de ce goût vif pour la con-
» versation , de cette gaieté , de cette envie de plaire qui
» l'avoient jadis rendue si aimable. De son côté , il lui parut
» que ses amis n'avoient plus avec elle ce naturel , cette aisance
» et cette franchise qui sont le principal agrément de la
» société. Mlle de Scudery la louoit davantage ; Barillon van-
» toit avec affectation son ancien attachement ; l'abbé Tetu
>> ne la brusquoit plus , et ne la questionnoit qu'avec une
» extrême réserve ; Mad. de Coulanges n'osoit plus faire
» d'épigrammes ; les chansons de Coulanges devenoient
» fades , etc. , etc. » Voilà des observations qu'on a pu faire
plusieurs fois ; mais on ne les a jamais mieux exprimées , et
l'ouvrage entier est semé de morceaux pareils.
Il a paru , dit-on , depuis quelques semaines sur le même
sujet , un autre ouvrage que nous n'avons point lu. S'il nous
parvenoit , nous le jugerions , probablement avec moins de
sévérité que celui de Mad. de Genlis , et cependant nous ne
pouvons nous empêcher de penser que celui - ci vaut mieux
4
86 MERCURE DE FRANCE ,
・・
---
-
sire , ne la plaignez pas , c'est ici qu'elle fut à plaindre ;
» maintenant elle est heureuse. En vérité , madame' , dit
Mad, de Montespan , vous m'inquiétez ; vous parlez avec tant
de goût des cloîtres , que je crains toujours que vous ne
» finissiez par vous enfermer dans un couvent, Rassurez-
» vous , madame , je n'ai point de scandale public à expier.
1- Je le vois ; vous pensez , madame , que le roi devroit se
» faire chartreux ; car il a donné tout autant de scandale que
Mad. de la Vallière. Du moins , aux yeux du monde ,
un roi expie tout, quand il ajoute à la gloire de sa nation ,
» et qu'il rend ses sujets heureux. Et par conséquent ses
» sujettes : cette morale- ci me plaît beaucoup.- Mon Dieu !
madame , quelle entreprise de vouloir faire rire le roi
aujourd'hui ! Et vous , madame , pour me piquer, vous
» voudriez bien l'attendrir et le faire pleurer ? Et pour-
» quoi voudrai-je vous piquer ? Par l'antipathie naturelle
» qui se trouve toujours entre la pruderie et la franchise.
>>> Vous vous accusez de pruderie !.... Cela est vraisem-
Mais pourtant ce mot de franchise ne peut ,
» entre nous , désigner que moi. » Cette morale , ces propos
piquans , ces leçons si dures , et enfin cette dispute qui s'élève
entre ces deux femmes , sans que la majesté de Louis XIV
puisse les contenir , ne nous paroissent point convenables.
Il y a de l'esprit dans ce dialogue , et cela n'est pas étonnant,
puisque c'est Mad. de Genlis qui l'a fait ; mais il nous
semble que ce n'est pas de l'esprit à l'usage des gens aimables
et bien élevés . Nous serions fachés d'être obligés de croire
qu'on parloit quelquefois à Versailles comme dans les petites
villes.
-
» blable......
-
Il est certain qu'il y a un tact des convenances délicates , et
un art ou plutôt une habitude de distinguer ce qu'on appelle
du bon ton , de ce qu'on appelle d'un nom tout contraire,
L'un et l'autre s'arrêtent souvent à des nuances très-fugitives ,
et ici les différences sont si légères , qu'à moins d'avoir les yeux
très - exercés , on ne s'en doute pas. Mad. de Genlis a prouvé
par d'autres ouvrages qu'elle y étoit très-sensible ; nous nous
souvenons d'avoir vu dans ses Veillées du Château des observations
par lesquelles elle démontroit qu'un auteur célèbre ( 1 ) ,
en voulant peindre la bonne compagnie , avoit seulement
prouvé qu'il ne la connoissoit pas. Qui mieux qu'elle en effet
doit posséder ce tact et cette habitude ? Nous devons donc
nous garder de pousser plus loin la censure en un pareil
sujet; nous sentons que nous nous exposerions nous- mêmes à
( 1) Marmontel.
AVRIL 1806 . 87
tous les reproches que nous lui ferions , et nous sommes bien
surs , qu'aux yeux de ceux mêmes qui ne seroient pas éloignés
d'être de notre avis , nous nous donnerions l'air de rebelles
qui se soulèvent contre l'autorité.
Nous citerions avec bien plus de plaisir les mots heureux
qu'elle a quelquefois prêtés à ses personnages. Par exemple ,
lorsque Mad. de Montespan va visiter Mad. de la Valliere'
dans sa cellule : « C'est mon amie , dit- elle , qui m'enlève le
>> coeur du roi. Votre amie ! .... reprit Mad. de la Vallière ,
» qui ne put s'empêcher peut-être alors d'admirer en secret
>> la Providence ; votre amie ! .... Ah ! que vous devez souf-
» frir ! » Il faut avouer que ce mot est bien dans le caractère
de Mad. de la Vallière en le lisant dans cet ouvrage , on
est presque étonné de ne pas s'en souvenir.
༥
Ce qu'on y trouve encore plus fréquemment , ce sont des
réflexions qui annoncent un auteur dont le temps et l'expérience
ont mûri l'esprit , qui a vu les cours et qui les connoît ,
parce qu'il les a vues en observateur éclairé , et qui avoit intérêt
de les connoître. Ainsi , lorsque Mad. de Maintenon , fatiguée
du séjour de Versailles , voulut aller se reposer quelques
jours dans sa terre , elle invita ses anciens amis à y venir avec
elle. « On se félicita mutuellement , dit Mad. de Genlis , de se
» trouver réunis.... On reparla de l'ancien temps ; on se rap-
» pela les plaisirs que l'on avoit goûtés ensemble. On fit
>> encore des vers , des chansons , et cependant on se trouva
» réciproquement beaucoup moins aimable qu'autrefois , et
» l'on ne s'amusa point.... On s'aperçut que Mad. de Main-
>> tenon avoit beaucoup perdu de ce goût vif pour la con-
» versation , de cette gaieté , de cette envie de plaire qui
» l'avoient jadis rendue si aimable. De son côté , il lui parut
» que ses amis n'avoient plus avec elle ce naturel , cette aisance
» et cette franchise qui sont le principal agrément de la
» société. Mlle de Scudery la louoit davantage ; Barillon van-
» toit avec affectation son ancien attachement ; l'abbé Tetu
» ne la brusquoit plus , et ne la questionnoit qu'avec une
» extrême réserve ; Mad. de Coulanges n'osoit plus faire
» d'épigrammes ; les chansons de Coulanges devenoient
» fades , etc. , etc. » Voilà des observations qu'on a pu faire
plusieurs fois ; mais on ne les a jamais mieux exprimées , et
l'ouvrage entier est semé de morceaux pareils.
Il a paru , dit-on , depuis quelques semaines sur le même
sujet , un autre ouvrage que nous n'avons point lu . S'il nous
parvenoit , nous le jugerions probablement avec moins de
sévérité que celui de Mad. de Genlis , et cependant nous ne
pouvons nous empêcher de penser que celui- ci vaut mieux
4
88 MERCURE DE FRANCE ;
eût
Il seroit bien fâcheux que la publication de cet ouvrage
engagé un auteur ordinairement aussi pur et aussi correct qu'elle
l'a paru dans ses autres romans , à se presser de livrer au public
les matériaux encore informes qu'elle avoit amassés depuis
quatre ans. Devoit- elle chercher à le gagner de vitesse ? Est-ce
à elle de se laisser intimider par un auteur vulgaire ? Sa réputation
, ses talens connus , lui donnoient contre tout rival un
avantage immense dont elle auroit pu mieux profiter , et lui
assuroient même , après plusieurs mois , un succès brillant ,
qu'elle auroit seulement dû laisser mûrir plus long- temps ,
pour le rendre plus durable . Son roman , tel qu'il est , porte
tous les caractères d'un travail précipité . Oserons- nous le dire ?
il est plein d'incorrections et de tournures embarrassées . On
sent qu'après avoir eu le courage de faire ce reproche à un
auteur qui l'a jusqu'à présent si peu mérité , nous devons avoir
celui de prouver que ce n'est pas sans raison que nous l'avons
fait.
Dans le premier passage que nous avons cité , on a pu s'apercevoir
que Mad. de Genlis dit , en parlant de Mad. de
Maintenon , « qu'elle inspira une grande passion , qui , dans
» l'espace de treize années , la fit triompher à cinquante-
» deux ans de toutes ses rivales. » On comprend ce que cela
signifie ; mais si on vouloit plaisanter , il seroit facile de conclure
de la tournure de cette phrase , que Mad. de Maintenon
eut cinquante -deux ans pendant treize ans. Ailleurs elle dit :
« C'est la coquetterie portée au comble , et non le besoin d'ai-
>> mer , mais le desir d'être adorée qui produit ce honteux
» déréglement. » Nous croyons que mais est ici une incorrection
; il auroit fallu répéter : c'est le desir d'être adorée,
Ailleurs elle prétend que la présence de Mad. de Maintenon
en imposoit à Louis XIV, c'est-à-dire , le gênoit , lui inspiroit
de la réserve , car je n'ose employer ici l'expression de
respect. Or , dans ce cas , le Dictionnaire de l'Académie exige
´encore qu'on dise simplement imposoit. En imposer, c'est
mentir . Nous savons qu'à cet égard l'usage paroît avoir changé ,
et c'est l'usage qui fait la loi ; mais celle- ci n'a pas encore été
sanctionnée ni insérée dans le bulletin des lois pareilles.
Mad. de Genlis croit-elle s'exprimer bien clairement , lorsqu'elle
nous parle d'une figure remplie de disgrace ? Disgrace
, en langage écrit , ne signifie que malheur , et une
figure pleine de malheur doit être une étrange chose. Est- ce
eucore l'usage qui l'autorise à dire , à propos d'une maladie
de M. le duc du Maine , que Mad. de Maintenon avoit passé
les trois dernières nuits ? A quoi faire? Il falloit ajouter sans
dormir ou à veiller le malade. Je passe sur une foule dexAVRIL
1806. 89
pressions , qui , pour être correctes , ne valent pas beaucoup
mieux ; comme lorsqu'elle dit , en parlant de Madame de
Montespan , que son règne enfin étoit fini. Je me hâte enfin de
finir noi-même , en citant une incorrection dont elle n'a pu
s'empêcher sans doute d'être frappée , et que je trouve dans
les vers suivans :
Six personnes brûlant du desir de se voir ,
Après s'être cherchés se trouvèrent un soir.
Il falloit dire cherchées. Mais celle- ci est de Mad. de Maintenon
, qui est le véritable auteur de ces vers. Mad. de Genlis ,
en les rapportant a peut-être voulu prouver , qu'on pouvoit ,
avec beaucoup d'esprit et de goût , et un grand usage de la
cour et du monde, faire des ouvrages assez médiocres, et parler
un langage qui n'est pas toujours bon. Quand on a lu son
ouvrage , on trouve que la preuve étoit superflue.
GUAIRARD.
VARIETE S.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES.
- La classe d'histoire et de littérature ancienne de l'Institut
, a tenu vendredi 11 avril , sa séance publique annuelle.
Voici l'ordre des lectures : 1 ° . Notice historique sur la vie et
les ouvrages de M. Dansse de Villoison , par M. Dacier , secrétaire
perpétuel . 2° . Réflexions sur le caractère de Charlemagne
, par S. A. S. Ch . baron de Dalberg , électeur-archichancelier
de l'empire germanique , associé étranger . 3º. Notice
historique sur la vie et les ouvrages de M. Garnier , par
M. Dacier, secrétaire perpétuel. 4° . Remarques sur le tombeau
de Mausole , par M. de Sainte - Croix. 5 ° . Recherches sur la
manière dont étoient éclairés les temples des Grecs et des
Romains , par M. Quatremère de Quincy. 6°. Préface pour
mettre à la tête de la traduction de Catulle, par M. Ginguené.
7. Histoire des finances d'Angleterre , livre premier , par
M. Dupont ( de Nemours . ) 8 ° . Parallèle de la pharmaceutrei
ou magicienne de Théocrite et de celle de Virgile, par M. Lévesque.
La classe avoit proposé pour sujet du prix qu'elle devoit
adjuger dans cette séance la question suivante :
« Examiner quelle fut l'administration de l'Egypte depuis
90
MERCURE
DE FRANCE
,
» la conquête de ce pays par Auguste jusqu'à la prise
» d'Alexandrie par les Arabes ; rendre compte des changemens
» qu'éprouva, pendant cet intervalle de temps , la condition
» des Egyptiens ; faire voir quelle fut celle des étrangers do-
» miciliés en Egypte , et particulièrement celle des Juifs. »
et
Plusieurs mémoires ont été envoyés au concours , et quelques-
uns ont paru dignes d'être distingués ; mais aucun n'a
réuni les qualités nécessaires pour mériter le prix. Cependant
la classe , persuadée qu'une partie des défauts qu'elle a remarquées
dans ces mémoires peut être attribuée au court espace
de temps qui a été donné aux auteurs pour les composer ,
qu'un nouveau travail peut les faire disparoître , et espérant
d'ailleurs que de nouveaux concurrens pourront encore
entrer dans la lice , a jugé à propos de proroger jusqu'à
l'année prochaine le premier délai accordé pour le concours,
et de n'adjuger le prix que dans sa séance publique du mois
de juillet 1807 .
Le prix sera une médaille d'or de 1500 francs .
Les ouvrages envoyés au concours devront être écrits en
français ou en latin , et ne seront reçus que jusqu'au premier
avril 1807. Ce terme est de rigueur.
La classe a proposé pour sujet d'un autre prix qu'elle adjugera
dans la séance publique du premier vendredi de juillet
1808 , « d'examiner quelle a été l'influence des croisades sur
» la liberté civile des peuples de l'Europe , sur leur civilisation
» et sur les progrès des lumières , du commerce et de l'in-
>> dustrie. >>
Le prix sera une médaille d'or de 1500 francs.
Les ouvrages envoyés au concours devront être écrits en
français ou en latin , et ne seront reçus que jusqu'au premier
avril 1808. Ce terme est de rigueur .
Nous croyons devoir rappeler ici les autres conditions dest
concours de l'Institut.
Toute personne , à l'exception des membres de l'Institut ,
ǝst admise à concourir. Aucun ouvrage envoyé au concours
ne doit porter le nom de l'auteur , mais seulement une sentence
ou devise on pourra , si l'on veut , y attacher un
billet séparé et cachete , qui renfermera , outre la sentence
ou devise , le nom et l'adresse de l'auteur ; ce billet ne sera
ouvert que dans le cas où la pièce aura remporté le prix.
Les ouvrages destinés au concours peuvent être envoyés au
secrétariat de l'Institut , en affranchissant le paquet qui les
contiendra ; le commis au secrétariat en donnera des récépissés.
On peut aussi les adresser , francs de port , au secré➡
AVRIL 1806 .
gi
9
taire perpétuel de la classe d'histoire et de littérature ancienne .
Les concurrens sont prévenus que l'Institut ne rendra aucun
des ouvrages qui auront été envoyés au concours. Les auteurs
auront la liberté d'en faire prendre des copies ,s'ils en ont besoin .
La commission administrative de l'Institut délivrera la médaille
d'or au porteur du récépissé ; et , dans le cas où il n'y
auroit point de récépissé , la médaille ne sera remise qu'a l'auteur
même , ou au porteur de sa procuration,
-Les nouveautés dramatiques deviennent plus rares . Cette
semaine , le seul théâtre de l'Impératrice a donné une première
représentation , celle du Père Rival , comédie en trois actes et
en vers, de M. Dupaty. Quoique la pièce soit sans intérêt , que
le dialogue soit tout en madrigaux et en sentences , le succès a
été brillant; mais nous croyons impossible qu'il se soutienne.
Nous parlerons de cette pièce aussitôt qu'elle sera imprimée .
On annonce comme devant paroître prochainement , une
nouvelle édition des Lettres de Mad. de Maintenon , augmentée
de plus de 200 lettres inédites ; et précédée d'une vie trèsétendue
de Mad. de Maintenon , par M. Auger. Cette édition
contiendra de plus des notices sur les divers personnages avec
lesquels Mad. de Maintenon fut en correspondance.
-M. Sylvestre de Sacy , membre de l'Institut , est nommé
professeur au collège de France pour la chaire de langue
persane.
- M. Rehmann , médecin de S. A. S. Mgr. le prince de
Furstenberg , vient de recevoir une lettre de son fils , médecin
à la suite de l'ambassade de Russie en Chine. Cette lettre est
datée de Kiachta , frontière de la Chine , 14 octobre 1805.
M. Rehmann fils mande qu'il a vaccine un grand nombre
d'enfans des Mogols. « Ils ont , dit M. Rehmann , conservé les
moeurs et les manières simples de leurs ancêtres. Ils vivent
sous des tentes , se servent encore de l'arc , et tirent avee tant
d'habileté et de justesse , qu'en chassant avec les Russes de la
suite de l'ambassadeur, ils tuoient six fois plus de gibier qu'eux,
quoique ceux-ci fussent armés d'excellens fusil sde chasse et de
fort bonnes arquebuses. » M. Rehmann mande aussi avoir fait
dans ce pays la découverte d'une petite pharmacie portative
du Tibet , dont la médecine peut tirer un parti utile , Elle
consiste en soixante pièces très-élégamment enveloppées dans
du papier. On y trouve quelques remèdes qui sont en usage
en Europe , mais un beaucoup plus grand nombre , dont les
botanistes à la suite de l'ambassade n'avoient point de connoissance.
Ces derniers consistent en petits fruits , des noix et
quelques préparations chimiques. M. Rhemann en a fait tra92
MERCURE DE FRANCE ;
T
duire la liste , laquelle étoit écrite en langue Tangut . Il se pra
pose de rapporter quelques- unes de ces petites pharmacies ,
qui sont très-répandues parmi les Buchares, Il assure que ,
d'après les mesures qu'il a prises , la vaccine se trouve propagée
depuis Jekutzk jusqu'à Jakutsh et Ochotzk , et par consé
quent transportée aujourd'hui depuis l'Angleterre jusqu'à
l'autre bout de la partie septentrionale du globe. Il espère
rapporter quelques bons ouvrages chinois pour la bibliothèque
de S. A. Mgr. le prince de Furstenberg.
-L'académie de chirurgie d'Amsterdam a décerné lạ
grande médaille d'or au docteur Creve , d'Elteville , dans le
Rhingau, auteur du meilleur Mémoire sur le traitement ,
l'opération et la guérison des hernies , sujet qu'elle avoit mis
au cours. C'est le même docteur Creve qui remporta, en 1798,
le prix proposé par la société royale médicale d'Edimbourg ,
à la meilleure dissertation sur la nature du galvanisme. Ce fut
encore lui que la société médicale de Paris couronna en
1799 , pour son Mémoire sur l'influence que les différens organes
du corps humain exercent réciproquement les uns sur
les autres.
-
M. Desmarets , graveur , et membre de l'Institut , est
mort mercredi dernier à Paris .
-
-L'Angleterre vient de perdre une femme qui , par sa naissance
, son esprit , sa beauté , ses liaisons avec les hommes les
plus célèbres , avoit mérité d'être citée parmi les femmes les
plus distinguées de sa patrie et même de l'Europe. Madame
la duchesse de Devonshire est morte à Londres , le 30 mars
dernier , dans la 49° année de son âge. Ceux qui ont observé
les premiers pas de M. Fox dans la carrière politique , et qui
savent l'usage que le peuple anglais fait de sa liberté dans les
élections parlementaires , se rappelleront que jamais solliciteuse
plus belle , plus active et plus brillante que la duchesse
de Devonshire , n'a paru dans les tavernes de Westminster
aux époques où son illustre ami avoit à combattre l'influence
du ministère sur les électeurs. Ce mérite , très-important en
Angleterre , n'est pas celui qui recommande la mémoire de ,
cette dame aux regrets de l'Europe polie . Mais la noblesse et
l'élévation de son caractère , le souvenir de sa rare beauté , le
goût qu'elle avoit pour les arts , la protection éclairée qu'elle
accordoit aux talens , ceux qu'elle cultivoit elle-même avec un
succès remarquable , sont autant de motifs de déplorer sa fin
prématurée. La duchesse de Devonshire a composé , sur le
passage du Saint-Gothard , un poëme descriptif, que le Virgile
français , M. Delille , a traduit dans la langue de Racine ,
langue dont madame de Devonshire apprécioit très-bien la
AVRIL 1806. 93
}
délicatesse et l'harmonie , et qu'elle parloit avec autant d'élégance
que de pureté.
MODE S.
Du 10 avril. - Dimanche , les costumes , aux Tuileries , rappeloient
encore l'hiver , dans quelques-unes de leurs parties ; le lendemain , sur les
Boulevards, tout étoit blanc ; on ne voyoit plus ni fourrure ni laine , tout
étoit de printemps. Les fichus garnis en mousseline plissée à petits plis ,
les collerettes et les tabliers étoient nombreux. Sur beaucoup de robes , une
garniture cousue imitoit , par derrière , le tablier. Les chapeaux étoient de
paille jaune , sans doublure , mais garnis de rubans qui formoient de gros
noeuds et pendoient en longs bouts . A ces bouts , ni les effilés , ni les
franges n'étoient rapportés Presque tous les rubans sont blancs ; cependant
ni Phortensia , ni le lilas ne sont passés de mode. Sur le fond de
quelques chapeaux , on fait des grillages en petite comète lilas , et nombre
de capotes sont encore rayées sur la passe , en taffetas hortensia. On com→
mence à employer pour bordures des roses effeuillées. Les petites tresses
de paille jaune prennent faveur ; on en borde des rubans , et , sur des
passes , on en forme des raies . Entre ces raies , le taffetas se bouillonne .
Les bouquets les plus à la mode sont mélangés de lilas , de jacinthes , de
roses et de renoncules . Le lilas est de la plus grosse espèce. Dans la
grande parure , on met encore des grenades . Les bottes d'herbes , les chordons
et les houx ne se sont pas montrés depuis Longchamp . On voit sur
quelques robes des broderies en couleur , mais à dessins plus petits que
l'année dernière . Presque toutes les robes sont rondes . Quelques capotes
blanches , brodées en blanc sur la passe , ont un transparent rose ; quelques
autres sont brodées en couleur , et n'ont point de transparent.
Pour les hommes , rien de décidé. Les spencers ont disparu ; mais les
habits fumée ou bronze sont , pour l'exhaussement du collet , le gonflement
des emmanchures , la largeur du dos et l'étresse de la taille , tels
qu'on avoit coutume de les voir . Les chapeaux ronds ont la forme toujours
haute , mais , du haut , un peu moins large : les bords en sont de chaque
ôté , comme d'ordinaire , fort recoquillés,
PARIS.
-Dimanche , 6 avril , S. M. l'EMPEREUR et Ror a reçu en
audience particulière , au palais des Tuileries , S. Ex. M. le
'marquis de Lucchesini , envoyé extraordinaires et ministre
plénipotentiaire de S. M. le roi de Prusse. S. Ex. a présenté
à cette audience ses lettres de créance , en qualité de ministre
plénipotentiaire de S. M. le roi de Prusse , près de S. M.
l'EMPEREUR , comme Roi d'Italie. S. Ex auété conduite à
cette audience par un maître et un aide des cérémonies
introduite par S. Ex. le grand-maître , et présentée à S. M.
par S. Ex. M. Marescalchi , ministre des relations extérieures
du royaume d'Italie.
T
LL. MM. sont parties le 9 à deux heures après-midi
pour la Malmaison. Elles se rendront dimanche prochain , à
quatre heures du soir , à Saint- Cloud. Les eaux joueront à
94 MERCURE DE FRANCE ,
cinq heures. Il y aura ensuite spectacle à la cour. LL. MM.
viendront à Paris le dimanche suivant , 20 du présent mois.
Il y aura le matin audience et grande parade , et le soir concert
dans le jardin , illumination des Tuileries , et grand bal
dans le palais , à l'occasion du mariage de S. A. I. la princesse
Stéphanie et de S. A. E. le prince Charles de Bade.
t
La bénédiction nuptiale a été donnée mardi 8 avril , à
huit heures du soir , dans la chapelle du palais des Tuileries ,
à S. A. S. le prince électoral de Bade et à S. A. I. la princesse
Stéphanie-Napoléon , par S. Em. le cardinal Caprara ,
Tégat à latere , assisté de M. de Rohan , aumônier de S. M.
I'Impératrice , ancien archevêque de Cambrai ; de M. l'ancien
évêque de Rennes , chanoine de Saint-Denis , et de M. Costaz ,
curé de la paroisse de la Madeleine .
Dans la nef , à droite et à gauche , ont été placés les membres
des grands corps de l'état ; les tribunes étoient occupées
par le corps diplomatique et par les personnes invitées.
Leurs Majestés se sont rendues à la chapelle au bruit d'une
marché exécutée par la musique impériale.
L'Impératrice , précédée des officiers des princesses , de ses
efficiers , accompagnée du prince de Bade , des princesses ,
du prince royal de Bavière, témoin du prince de Bade , et
suivie des dames de sa maison et de celles des princesses.
L'EMPEREUR , conduisant la princesse Stéphanie , et précédé
des officiers des princes , de ses officiers , des grands officiers
de l'Empire , des ministres , des grands officiers de la couronne
et des princes , et suivi du colonel - général de la garde.
MM. les barons de Reizenstein , de Geusau et de Dalberg ;
le premier , commissaire , les deux autres , témoins du prince
de Bade , précédoient le prince ; MM. de Talleyrand , de
Champagny et de Ségur , témoins de la princesse Stéphanie-
Napoléon , précédoient la princesse.
Le cardinal officiant , suivi de son clergé , est venu recevoir
LL. MM. sous le dais à la porte de la chapelle , et leur a présenté
l'eau bénite.
LL. MM. ont pris place sur des fauteuils surmontés d'un
dais , qui avoient été préparés pour elles en face de l'autel ; les
deux augustes époux se sont placés sur des pliants au bas des
marches de l'autel ; les princes et princesses , et les personnes
du cortége ont occupé autour du trône leurs places accou
tumées.
La cérémonie , pendant laquelle la musique de l'EMPEREUR
a exécuté plusieurs motets et symphonies , a commencé par la
bénédiction de treize pièces d'or que le cardinal -légat a remises
AVRIL 1806. 95
au prince de Bade. Le prince les a présentées en foi de mariage,
à la princesse qui les a remises à sa dame d'honneur.
Ensuite ont été récitées les formules et prières de la bénédiction
nuptiale , durant lesquelles M. Charier - Laroche ,
évêque de Versailles , premier aumônier de S. M. l'EMPEREUR
et Ror; et M. de Broglie , évêque d'Acqui , aumônier ordinaire
de S. M. , ont étendu au - dessus du prince et de la
princesse qui étoient à genoux , un poële de brocard dd'' argent.
Ces deux prélats étoient en camail et en rochet ; le cardinal
et les évêques assistans , en chappes.
t
Cette cérémonie étoit auguste , touchante et religieuse ; les
graces nobles et modestes de la jeune princesse ont produit la
plus vive impression.
La cérémonie achevée , LL. MM. sont rentrées dans leurs
appartemens dans l'ordre qui avoit été observé en se rendant à
la chapelle.
Pendant la cérémonie , les façades et jardins du palais étoient
illuminés.
A neuf heures , il a été tiré sur la place de la Concorde un
feu d'artifice que LL. MM. ont vu du balcon de la salle des
Maréchaux. Au moment ou elles ont paru sur le balcon , avec
le jeune prince et la jeune princesse , des acclamations universelles
se sont élevées du jardin des Tuileries , qui étoit rempli
d'une foule immense de spectateurs.
Le feu d'artifice a été suivi d'un concert et d'un ballet exécutés
dans la salle des Maréchaux ; de là LL. MM. se sont
rendues dans la galerie de Diane , où des tables étoient préparées
pour plus de deux cents dames invitées.
Elles ont ensuite congédié le cercle , et se sont retirées après
avoirreconduit les deux époux dans leur appartement.
་་་, ་
Le bon ordre , la magnificence et la variété ont présidé à
toutes ces fêtes.
-
M. Bergon , conseiller d'état , est nommé directeurgénéral
de l'administration des eaux et forêts.
-M. Desmousseaux , préfet de l'Ourthe , est nommé préfet
de la Haute-Garonne , en remplacement de M. Richard
- Il résulte d'un dernier budget présenté à la chambre des
communes d'Angleterre , que la dette publique de ce royaume
s'élève aujourd'hui à treize milliards de notre monnoie . Cependant
, le gouvernement anglais a encore trouvé moyen de
encore
faire un emprunt de vingt millions de livres sterl. ( 480 millions
de francs ) , sans que cela l'ait dispensé de créer en même
temps de nouvelles taxes , et d'augmenter celles qui existoient
deja . Pour rassurer un peu la nation anglaise sur la situation
96
MERCURE
DE
FRANCE
, de ses finances , on lui dit que cinquante ans, de paix lui suffiront
pour éteindre så dette publique. A la bonne heure ; mais
ceux qui ont fait ce calcul , l'ont établi sur le privilége exclusif
du commerce des deux Indes , et sur l'oppression de toutes
les puissances maritimes ; de sorte que , pour le rendre exact ,
il faut absolument que les choses restent sur le pied où elles
sont dans ce moment , sous le rapport des avantages qu'en
retire l'Angleterre , et qu'elles changent, sous le rapport des
desavantages qui en résultent pour elle en un mot , il faut
que la guerre qui augmente ses dettes et qui la ruine , finisse ,
et que la paix conserve à la Grande -Bretagne les profits qu'elle
retire actuellement de la guerre. Tout cela paroît assez difficile
à concilier ; et il est vraisemblable que les nations
maritimes et commerçantes , ne consentiront pas à se laisser
dépouiller et opprimer , pendant cinquante ans , ' par l'Angleterre
, uniquement pour lui faciliter les moyens d'éteindre
sa dette publique.
D S. Exc. le ministre de l'intérieur a écrit la lettre suivante
au maire de Lyon , en date du 29 mars :
Monsieur le maire , S. M. l'EMPEREUR , sur le rapport que je lui
ai présenté , m'a chargé de vous annoncer qu'il accueille avec sensibilité
et bienveillance l'offre que vous lui avez faite , au nom de la ville de
Lyon , de l'ile Perrache , achetée à cet effet d'après la délibération du
conseil municipal du ro de ce mois , approuvée par le préfet du département
du Rhône le 11. S. M. m'a chargé de vous faire connoître en
même temps qu'elle se proposoit d'y faire construire un palais impérial ;
qu'elle projetoit d'envoyer son achitecte sur les lieux , pour procéder aux
opérations préliminaires ; qu'elle se plaiscit à considérer comme un
résultat de ces travaux l'assainissement des quartiers environnans , assainissement
qu'elle pensoit ne pouvoir être exécuté que par elle seule . Ele
a daigné ajouter qu'il lui seroit agréable de trouver , ⠀ dans le plan
qu'elle a conçu , le moyen de passer quelques jours dans sa bonne
ville de Lyon, et d'y examinor de plus près par elle- même
e tout ce que
pourra concourir à la prospérité d'une ville qui lui a donné preuves
particulières de fidélité et de dévouement. Veuillez l'apprendre à vos concitoyens
; et recevez M. le maire , l'assurance de una sincère estime .
-Le général Caffarelli , aide - de-camp de S. M. l'EMPE
REUR et Roi , nommé ministre de la guerre du royaume
d'Italie , a passésa Turin le de ce mois , se rendant à sa
zedestination.sl . ble
SQUIBYDI 20
.961 te. 104_90) दाल
C
11
CORPS LÉGISLATI F.
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4 ) Jool2 2917 Séance du avril Jun
ןי
97 )
19
MM. Bigot de Préameneu , Berker , Galli , présentent le HIª
et le IV livres du projet de code de procédure civile , dont la
→ discussion aura lieu le 17.
.
(No. CCXLVIII. )
( SAMEDI 19 AVRIL 1806. )
MERCURE
DE
FRANCE.
POÉSIE.
LES VOYAGES
PHILOSOPHIQUES
HEURBU
RBUX qui , par le ciel fixé dans ses foyers,
Y soupire en repos ses amours casaniers ;
Qui ne va point courir, loin de sa bien- aimée ,
Sur les pas de la gloire ou de la renommée ;
Que des soins inquiets ne viennent point chercher ;
Qui , fidèle à son toit, ainsi qu'à son clocher,
Peu jaloux de s'instruire aux terres étrangères ,
Ne veut pas surpasser le savoir de ses pères.”
Qu'ont appris loin de nous ces hardis voyageurs ,
Du sol de la patrie imprudens déserteurs ?
Ont-ils , sur les débris de Rome ou de la Grèce ,
Découvert le bonheur, ou conquis la sagesse ?
En ont-ils rapporté , pour fruit de leurs labeurs ,
Une vertu plus pure et de plus douces moeurs ?
Le ciel a-t-il béni leur généreuse course
• Vers la zone torride ou les glaces de l'ourse ?
Non , sans doute. On voit trop d'illustres vagabonds
Fatiguer les deux mers , les plaines et les monts :
Ces docteurs ambulans , suivis de leurs systèmes ,
Ont descendu partout , excepté dans eux-mêmes ;
.I....
G
98 MERCURE
DE
FRANCE
,
Ils savent justement , sur le bout de leurs doigts,
Ce que pense un Huron , un Caffre , un Iroquois ;
A les peindre en tous points leur éloquence brille ;
Mais ils ont en courant oublié leur famille .
Des bords de l'Orenoque ils aiment le séjour ;
Mais la rive natale a perdu leur amour.
Ils ne forment des voeux que ' pour les Antipodes; -
Ils vont de l'Orient visiter les pagodes ,
Admirer les débris du culte des Païens :
On ne les voit jamais dans les temples chrétiens .
Le Dieu qui les conduit et les protège encore ,
Le cède aux Manitous que l'Algonquin adore.
Ils ont des sentimens touchans et fraternels
Pour la grande famille ou pour tous les mortels ;
Ils portent dans leur sein des nations entières ,
Et n'ont pas un ami dans un monde de frères.
De leur hôtellerie ils lisent dans les coeurs ,
Et sur les grands chemins s'érigent en penseurs.
Où sont les résultats de leurs grandes pensées ,
De tant de notions à la course amassées ?
Leurs journaux , il est vrai , prennent soin d'avertir
Qu'arrivés à telle heure , et prêts à repartir,
Ils sont allés plus loin pour repartir encore ;
1
Qu'ils se sont , en tel lieu , levés avant l'aurore :
L'univers est heureux s'il n'est pas condamné arabs
A savoir tous les jours comme ils ont déjeûné ,
Et s'ils ne datent pas avec exactitude ,
Leurs moindres actions à chaque longitude .
Il est vrai que parfois pour charmer les lecteurs ,
Sur leurs descriptions ils sement quelques fleurs blant.
Ils savent embellir les lieux les plus barbares ,
Et de leur réthorique ils ne sont point avares.
La nature partout reverdit sous leur main,
Et pour faire briller le galant écrivain , ..
Il leur importe peu , trop ardens à décrire,
De tromper l'univers , qu'ils prétendent instruire
Peu m'importe à mon tour : je rends grace à leur soin,
Et de la vérité je n'ai pas grand besoin ;
Mais si je suis jaloux parfois de la connoître ,
De courir après elle ils me laissent le maître .
>
:
AVRIL 1886 .
Je puis partir aussi pour aller recueillir
Des détails plus exacts .... et le droit de mentir....
Ah ! messieurs , poursuivez vos recherches profondes,
Sachez ce qui se passe aux bornes des deux mondes ;
Faites le tour du globe , et ne vous arrêtez
Que devant les horreurs des lieux inhabités ;
Errez , s'il vous convient , avec votre génie ,
Sur le vieux Groënland et la Californie ,
Sur la mer Pacifique et la Terre de Feu ;
Voyez les Patagons , et dites-nous un peu
S'ils ont hnit pieds de haut , et si dans leurs tanières
Vous avez remarqué les progrès des lumières ;
Tâchez de pénétrer sur le sol des Chinois ,
Bravez leur défiance et leurs prudentes lois :
Ne perdez point courage , et quoi qu'on vous destine ,
Obstinez-vous à voir vos frères de la Chine....
Je ne vous suivrai point dans ces lieux écartés.
Ma devise est : « Malheur aux hommes transplantés ! »
Je m'attache au canton , je me cloue au rivage
Ou mes jours commencés ont coulé sans orage.
A les fuir quelquefois si l'on peut m'obliger ,
On n'obligera point mon coeur à voyager :
Il ne quittera point cette plaine féconde
Où la Loire a fixé le chemin de son onde ;
Cette terre de paix , cet asile sacré
Qu'une noble famille a long - temps honoré.
O boocages d'Arcy ! votre ombre protectrice
A protégé ma Muse ignorée et novice ,
Qui seule , trop souvent s'égarant en ses vers ,
Voyage dans l'Olympe et parcourt l'univers.
Aux Dieux , aux demi- Dieux elle fait sa visite ;
Mais le soir plus contente , elle revient au gîte
Parler à l'amitié , sans art et sans pathos ,
Des douceurs qu'elle ajoute aux douceurs du repos ;
Lui dire qu'il n'est point sous la voûte éthérée ,
De plus riant séjour, de plus belle contrée
Que celle où je revois , plus heureux tous les ans ,
Toujours la même amie et de nouveaux printemps.
BERGHOU
$99
G 2
100 MERCURE DE FRANCE ,
DIXAIN.
MARTIAL ET CATULLE.
Le dieu Momus eut toujours deux carquois
De traits naïfs à pointe vive et douce ;
Le premier seul arme ce dieu narquois.
Plus brillantés dans la seconde trousse ,
Tant sont aigus , las ! qu'un rien les émousse.
A deux mortels son secret il apprit.
Par ses mots fins Martial nous surprit ;
Mais la finesse a sa monotonie .
De l'épigramme il n'avoit que l'esprit :
Catulle seul en eut tout le génie.
M. LEBRUN , de l'Institut.
DIXAIN.
Le grand Ronsard au Pinde fit des lois ;
Des preux de cour il chanta l'héroïsme ;
En beaux sonnets rima son latinisme
Et pour Francus maints nobles vers gaulois.
Belles du temps goûtoient son hellénisme ;
Savant flatteur, il fut flatté des rois.
Tant qu'il vécut , on vantoit sa mémoire :
Que de succès et d'honneurs n'eut- il pas !
Lorsqu'il mourut , princes , dames , prélats ,
En grande pompe enterrèrent sa gloire.
M. Louis LE MERCIER
INSCRIPTION
POUR UN PORTRAIT DE BOSSUET.
LUMIÈRE de la France , et vengeur de l'Eglise ,
Il en soutient la gloire , il en défend les droits ;
Et , debout sur la tombe où la grandeur se brise,
Ilose interroger la poussière des rois.
M. LALANDE.
AVRIL 1806. ΙΘΙ
ÉLÉGIE
SUR LA MORT DU SERIN D'ÉLÉONORE.
PLEUREZ , Graces ; pleurez, Amours;
Pleurez avec Eléonore':
Il n'est plus cet oiseau qui charma ses beaux jours
Et la tombe, qui tout dévore ,
Vient de l'engloutir pour toujours.
Un ravisseur et cruel et perfide
L'a surpris de sa griffe avide.
Pleurez, Graces ; pleurez , Amours.
Le passereau de la tendre Lesbie
Avoit moins de talent que ce charmant serin
Comme il se jouoit sur la main
De ma belle et sensible amie !
Légèrement il voltigeeft
A l'entour de sa chevelure ;
Ou quelquefois il dérangeoit
L'élégance de sa parure ;
Ou se reposoit sur les fleurs
Qu'on rassemble au matin dans ses vases d'albâtre ,
Et marioit d'un air folâtre
Brille
Son beau plumage à leurs vives couleurs.
Souvent au lever de l'aurore
Il fit entendre les accens
D'une voix flexible et sonore :
Seule , la voix d'Eléonore
par des accens plus doux et plus touchans.
Tout regrette ce chantre aimable :
Qui peut lui refuser des pleurs
Alors qu'Eléonore en est inconsolable ?
Muses partagez nos douleurs .
Un dieu jaloux du bonheur de sa vie,
Sans doute en abrégea le cours.
On n'échappe point à l'envie.
Pleurez, Graces ; pleurez , Amours.
Auguste DE LABOUÏSSE.
3
102 MERCURE
DE FRANCE
,
ENIGM E.
SANS esprit, sans raison , sans jambes et sans bras ,
Irrégulière en ma figure ,
Je règle tout le monde avec ordre et mesure ,
Et je fais voir en moi tout ce qu'on ne voit pas.
Malgré mon ignorance extrême ,
Je partage les droits de tous les souverains,
De leurs égaremens je tire les humains ;
Et puis , sans autre stratagême
Que quelques regards incertains ,
Je sais les égarer de même.
Lecteur, qui me cherchez , apprenez que je puis
Donner à votre esprit des lumières parfaites .
Peut- être avez-vous peine à savoir qui je suis ;
Mais je sais fort bien où vous êtes .
LOGOGRIPHE
SUR sept pieds je suis une expérience ;
Mon chefà bas , je deviens l'évidence.
CHARADE.
LECTEURS , Considérez l'état de mon dernier ;
Il est l'avant-coureur de mon triste premier :
Tôt ou tard vous serez atteints par mon entier.
G. V. ( de Brive. )
Mats de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE ,
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Nº. est Critique.
Celui du Logogriphe est Soie , où l'on trouve oie, soi, Oise.
Celui de la Charade est Pois- son
AVRIL 1806. 103
Considérations sur la France et sur
l'Angleterre.
Suite. ( Voyez le Numéro de Samedi dernier. )
AVANT que d'aller plus loin , et pour tempérer un
peu la sécheresse des discussions politiques , j'arrêterai
un moment le lecteur sur un problème littéraire
qui tient de très-près à la politique , et dont la
solution se trouve dans la constitution différente des
Monarchies et des Etats populaires.
On remarque généralement dans les histoires grecques
et romaines , plus d'intérêt que dans les histoires
modernes , et même dans l'histoire d'Angleterre plus
que dans l'histoire de France. On en a conclu la
supériorité des historiens anciens sur les modernes ,
et des écrivains anglais sur les nôtres . On diroit , à
entendre les partisans de ce système , que le génie de
l'histoire ait été le partage exclusif des Grecs , des
Romains , ou même des Anglais . On voudroit nous
persuader que
l'histoire manque à notre littérature ,
abest historia litteris nostris (1 ) , et que la nation
française , la plus riche en chefs- d'oeuvre dans toutes
les autres productions
de l'esprit , a resté beaucoup
au - dessous d'elle - même , dans un genre qui ne
demande ni discussions profondes à la raison , ni
fleurs à l'imagination , ni invention au génie , et pour
lequel il suffit d'une distribution
de faits claire et
et judicieuse , d'une narration rapide , et d'un choix
d'ornemens simples et sévères. Les admirateurs
des
historiens anciens ou étrangers , ne s'aperçoivent
pas qu'ils font honneur au talent de l'écrivain , d'un
intérêt historique qui est tout entier dans son sujet.
( 1 ) Cicer. de Legib,
104 MERCURE DE FRANCE ,
En effet , les historiens de l'antiquité racontent les
événemens de sociétés orageuses , turbulentes , livrées
à tous les désordres de la démocratie et du paganisme ,
et au combat intérieur de toutes les passions : car
les anciens , selon Montesquieu , n'eurent jamais
d'idée de la monarchie réglée par des lois ; et les
modernes historiens des Etats chrétiens et monarchiques
font l'histoire des peuples soumis à l'ordre
naturel des sociétés . Or des sociétés qui sont hors de
l'ordre doivent offrir beaucoup plus d'hommes et
d'événemens extraordinaires , que des sociétés dont
les lois sont conformes à l'ordre ; par la même raison
qu'il y a plus d'aventures dans la vie d'un homme
livré à toutes les passions. C'est ce que J. J. Rousseau
a voulu dire dans ces paroles : « Un peuple ne devient
» célèbre que lorsque sa législation commence à
» décliner. » Ces histoires anciennes ont tout l'intérêt
du roman , quelquefois tout le merveilleux, souvent
tout l'invraisemblable , parce qu'on ne fait aussi des
romans qu'avec des passions.
L'histoire d'Angleterre est , pour les mêmes causes ,
plus intéressante que la nôtre ; et c'est avec la même
rectitude de jugement que nos philosophes ont mis
les historiens anglais beaucoup au-dessus des historiens
de leur nation ; mais notre histoire elle - même
a pris plus de cet intérêt dramatique et romanesque
depuis François Ier , parce qu'à cette époque de
violentes passions se déchaînèrent dans la société et
y produisirent de grands désordres . Cet intérêt historique
a atteint le plus haut degré dans le récit des
événemens de notre révolution , sujet d'histoire
unique au monde , et devant lequel pâlissent et
s'effacent toutes les histoires anciennes et modernes ;
parce qu'on y voit , dans quelques années de la vie
d'un peuple , la société tout entière avec tous ses
accidens ; le combat du bien ou du mal ; la lutte de
l'homme contre la nature ; et la monarchie triomphant
par la seule force de ses principes , de la démocratie
AVRIL 1806 . 165
armée de tout l'esprit , de toutes les forces et de toutes
les passions du plus avancé de tous les peuples.
En revenant sur ce qui a précédé cette digression ,
on est conduit à deux questions importantes , et qui
sont comme le résultat de toutes les réflexions que
fait naître l'état présent de l'Angleterre .
La lutte qui existe , en Angleterre , entre des
principes opposés de constitution doit - elle finir ?
Quand et comment finira-t - elle ? Une saine philosophie
peut répondre affirmativement à la première
question sur la seconde , la politique ne peut que
proposer des conjectures .
>>
*
-
L'ordre en tout est éternel , parce qu'il est la fin
des êtres et leur véritable nature . Le désordre est
toujours passager et temporaire , parce qu'il est contraire
à la nature des êtres , et les empêche de parvenir
à leur fin. « Si le législateur , dit très bien
» J. J. Rousseau , se trompant dans son objet ,
» établit un principe différent de celui qui naît de
» la nature des choses , l'Etat ne cessera d'être agité ,
jusqu'à ce qu'il soit détruit ou changé , et que
» l'invincible nature ait repris son empire. » Ainsi
la Pologne long-temps agitée, a été détruite et changée,
non pas assurément par défaut d'étendue de territoire ,
de nombre ou de courage dans ses habitans , mais
par le désordre de son aristocratie , qui est une démocratie
noble . Ainsi la France plus puissante que la
Pologne et plus violemment agitée , eût été détruite
par les désordres de sa démocratie populaire , si elle
n'eût été changée en une meilleure forme de gouvernement.
Ainsi la Turquie , plus étendue la
France ou la Pologne et toujours agitée , sera infailliblement
détruite par les désordres de sa démocratie
militaire ou de son despotisme , si elle n'est pas
changée par la conquête. Ainsi l'Angleterre périra
tôt ou tard par les désordres de sa démocratie royale ,
ou sera changée en une monarchie indépendante ;
car dans tous ces Etats , les principes de désordre
sont les mêmes ; les formes seules sont différentes .
que
106 MERCURE DE FRANCE;
Mais quand et comment l'Angleterre rejettera- t-elle
de son sein ces élémens de désordre , et parviendra - t - elle
à la constitution naturelle des sociétés ? « Il n'est pas
» donné aux hommes de connoitre les temps et les
» momens des révolutions , dit le livre dépositaire
» de toutes les vérités . » Mais il est des raisons plausibles
de conjecturer que l'époque d'un changement
dans la constitution d'Angleterre ne sauroit être trèséloignée
. Il faut observer d'abord que tous les gouvernemens
où le pouvoir est multiple et divisé , et
qu'on appelle républiques , ont fini sur le continent
Européen ; et la France même ne semble s'être constituée
un moment en république , que pour les entraîner
toutes dans sa chute. Et si l'on vouloit porter
ses regards plus loin , on remarqueroit que la confédération
des Etats- Unis , seule république indépendante
qui existe aujourd'hui , à peine sortie du
berceau , montre déjà des germes de division , et par
conséquent des symptômes de caducité . Les véritables
hommes d'Etat , en Angleterre , ont toujours
connu le vice de la constitution anglaise , et ont
cherché , souvent aux dépens de leur tête , à donner
au monarque une autorité plus absolue . Mais aujourd'hui
les progrès de la raison publique et des vérités
politiques , amenés par le temps et les événemens , ont
rendu , en Angleterre , ce sentiment plus général ;
et l'on ne craint pas d'avancer que la constitution
anglaise , si elle étoit attaquée , ne seroit plus défendue
avec bonne foi et persuasion par les hommes éclairés ,
les seuls qui doivent à la longue former l'esprit d'une
nation et diriger sa politique. Dans le siècle de l'esprit
et d'une littérature superficielle , des écrivains plus
jurisconsultes que politiques , et méme des poètes qui
n'étoient ni l'un ni l'autre , ont pu admirer à Westminster
trois pouvoirs siégeans ensemble , et même ,
pour faire la rime , étonnés du næud qui les rassemble.
Mais dans le siècle de la raison qui s'avance , on
admirera à plus juste titre , qu'on ait pu reconnoître
AVRIL 1806 . 107
un pouvoir dans une société où il y en a trois ; et au
lieu du noeud qui les rassemble , on n'apercevra
que les passions qui les divisent , et qui font de ce
gouvernement sans unité , que la nature n'a pas fait
et que la raison désavoue , une société entre la vie et
la mort , agitée par principe , tranquille par hasard ,
et toujours à la veille ou au lendemain d'une révolution
; suivant cet oracle de la sagesse divine , qui
s'applique précisément aux états où la division est au
coeur , je veux dire , dans le pouvoir lui - même :
<< Tout royaume divisé en lui-même sera détruit ,
» et toute famille divisée en elle- même périra.
Axiome politique d'une vérité effrayante , qui devroit
être toujours présent à la pensée de ceux qui font
des lois pour les empires et pour les familles , et dont
le passage de J. J. Rousseau , qu'on a lu plus haut ,
n'est au fond que le commentaire philosophique.
On ne remarque peut-être pas assez que les deux
partis politiques , en Angleterre , ont tous perdu de
leur considération ; et c'est encore un signe de changement
prochain d'état . L'Opposition est un imbroglio
politique , véritable assemblée de masques , où
il n'est pas plus aisé de suivre les hommes , que de
démêler leurs motifs ; dangereuse à l'autorité royale
quand elle triomphe , inutile à la cause du peuple
quand elle succombe . D'un autre côté , les moyens
d'influence de la couronne sont suspects d'intrigue
et de corruption ; et quelqu'exagérée que puisse être
cette opinion , on s'est accoutumé , en Europe , à
regarder le gouvernement anglais comme un vaste
comptoir où la cour paie à bureau ouvert . «< Depuis
» la révolution , dit Bolingbroke , nos rois ont été
» réduits en apparence à une dépendance annuelle
» du parlement ; mais l'affaire du parlement , qui
» en général étoit regardée comme un devoir , a été
>> regardée depuis comme un vil négoce ; le trafic
» du parlement et celui des fonds sont devenus uni-
» versels. » Une guerre civile peut donner de l'éclat
108 MERCURE DE FRANCE ,
1
aux partis ; mais une lutte d'intrigue , quand elle
se prolonge , leur ôte toute dignité.
La religion dominante , avec ses croyances incertaines
et indécises , défendroit foiblement la cause
royale contre l'esprit ardent et absolu des sectes
rivales «< la hiérarchie ecclésiastique , dit l'écrivain
» anglais déjà cité , est devenue un fardeau inutile
» à l'état ; » et le titre de chef suprême de l'Eglise
anglicane , devenu ridicule dans un prince laïque
qui ordonne des jeûnes et des prières , et met
son royaume en pénitence , n'ajouteroit aucune
force aux moyens dont la couronne peut disposer.
Une fausse philosophie , à force de déclamer contre
le fanatisme , a éteint tout sentiment fort et généreux ,
et produit une indifférence générale ; le luxe , avec
ses jouissances , a grossi le nombre des égoïstes ;
tandis
que
le commerce , avec ses richesses mobiliaire
, disponibles en tout temps , transportables en
tous lieux , a multiplié dans toute l'Europe , et particulièrement
en Angleterre , cette classe d'hommes
qui est toujours hors de sa patrie par ses relations et
ses voyages , et qui ne tenant pas au sol natal par
les liens de la propriété territoriale , y reste sans
nécessité , et peut le quitter sans dommage ; hors
d'intérêt réel à la tranquillité de son pays , et à qui
une révolution , comme tout autre événement politique
, peut offrir des moyens de spéculation et des
chances de fortune.
On croit assez généralement qu'il y a beaucoup
d'esprit public en Angleterre , parce qu'on y aperçoit
beaucoup de passions populaires , et un profond
mépris pour les autres peuples. Mais si la guerre
présente , isolant les intérêts de l'Angleterre de ceux
du continent , ôtoit à ces passions nationales l'aliment
qu'elles cherchent au -dehors , ces mêmes passions
réagiroient au -dedans ; et la constitution anglaise ,
arme à deux tranchans qui sert à tous les partis dans
les momens de troubles , n'offriroit alors à la couAVRIL
1806 . 109
ronne que des moyens insuffisans ou même dangereux
de se defendre elle- même , et de defendre les
classes opulentes contre la classe nombreuse et souf→
frante des mercenaires ; enfans dans la société , dont
les affections toutes immodérées ne peuvent être
réglées par la religion , ni amorties par la philosophie ;
véritable armée du désordre , que la licence des
moeurs , les progres du luxe , de faux systèmes d'administration
, d'autres systèmes encore , multiplient
en Europe à un point effrayant , et qui n'attend , pour
marcher à la conquête de la société , qu'une solde et
des chefs ; plus dangereuse en Angleterre , où le bas
peuple , féroce et intempérant, accable l'Etat de ses
besoins , et le menace de ses passions ( 1 ) .
Cependant l'Angleterre reviendra , tôt ou tard ,
à la constitution naturelle des sociétés , parce que
la nature en tout est la loi suprême et nécessaire.
Mais , ou la royauté réagira avec force , et , comme
en Suède , détruira d'un seul coup sa démocratie ;
ou la démocratie , maîtresse un moment du champ
de bataille , comme elle l'a été en France , ramènera
la monarchie par l'anarchie ; car il faut toujours en
revenir à la royauté indépendante , et elle est l'alpha
et l'oméga des sociétés.
L'Angleterre fut , il y a quelques années , menacée
de cette dernière chance . « Le bill sur la suppres-
» sion des assemblées séditieuses , écrivoit en 1794 ,
dans la Théorie du Pouvoir, l'auteur de cet article,
» est actuellement l'occasion d'une lutte entre les
» partis opposés , la plus opiniâtre qu'on eût vue
( 1 ) Voyez des détails curieux sur l'état des pauvres en Angleterre
, dans l'ouvrage de M. Morton Eden , traduit par
M. de Liancourt. Et cependant les Anglais s'apitoyoient sur
la misère des habitans de la France. Ces exagérations soi-disant
philantropiques , la politique en tiroit parti , pour indisposer
les peuples voisins contre leurs gouvernemens , et proposer
toute l'Europe la nation anglaise comme un modèle de sagesse ,
de raison et de bonheur.
à
110 MERCURE DE FRANCE ,
»
depuis long - temps . Il ne faut pas s'en étonner.
» Dans ce moment , l'Angleterre est en équilibre
» entre la démocratie et la monarchie . Si le bill ne
>>
>>
passoit pas , elle tomberoit infailliblement dans le
» gouvernement populaire ; et les vrais amis de l'hu-
>> manité ne pourroient que donner des larmes au
» sort de cette belle partie de l'Europe . Mais il séra
>>> adopté , et ce sera peut -être l'époque d'une amé-
» lioration dans la constitution de ce pays. Car quelle
>> constitution que celle qui donne aux députés du
» peuple anglais, dans l'assemblée même de la nation ,
» le droit d'appeler à la force du peuple des décrets
» du corps législatif , au moment où cette force s'est
dirigée de la manière la plus criminelle contre la
>> personne du monarque (1 ) , et qui leur permet
» de soutenir , sans encourir l'interdiction civile; que
>> cent mille prolétaires peuvent s'assembler en plein
champ , et là, sous la présidence d'un énergumène
» ou l'influence d'un factieux , censurer les opérations
» du gouvernement , ou la conduite de ses agens ;
prendre parti pour ou contre une loi soumise à
» la discussion la plus réfléchie ; exprimer leur vou
» sur les questions politiques les plus importantes ;
» décider de la paix ou de la guerre ; embrasser
>> toutes les opinions qu'une éloquence populaire
» peut dicter à la sottise ; se communiquer tous
» les desirs que la cupidité peut suggérer à la misère ;
» se livrer peut- être à tous les attentats que l'ambi
» tion et la vengeance peuvent conseiller à la force ;
» et que ces mesures ne sont pas seulement compa-
» tibles avec l'ordre public et la sûreté individuelle ,
>> mais qu'elles sont l'effet et le gage de cette liberté
» sage et réglée , à laquelle l'homme est appelé par
» la nature même de la société , et la volonté de son
>> auteur ?
>>
>>
Au moment où nous sommes , tous les partis en
(1) Voyez les journaux de cette époque.
AVRIL 1806.
'Angleterre cherchent à éviter une révolution , précisément
parce qu'elle est inévitable . Le parlement
redoute l'accroissement du pouvoir royal ; le roi luimême
redoute l'accroissement de son propre pouvoir ,
dont les princes foibles sont toujours embarrassés.
C'est cette disposition des esprits , qui , plus que
toute autre cause , a empêché jusqu'à présent le succès
des démarches des catholiques d'Irlande . Rien ne
prouve mieux l'état fâcheux dans lequel le roi est
tombé , que de le voir s'opposer à la révocation des
lois rendues contre les catholiques , par la crainte
de susciter des ennemis puissans à sa Maison. Les
catholiques , jacobites dans un temps , ont toujours
été encore plus royalistes . Ils l'étoient sous le prince
d'Orange , et même plus que les anglicans ; et si le
roi d'Angleterre pouvoit craindre quelque chose pour
sa religion de leur admission aux emplois , il devroit
tout en attendre pour sa couronne : cette disposition
est inhérente à leurs principes religieux .
« Qu'il seroit à desirer , dit l'auteur de cet article
» dans l'ouvrage déja cité , que la réunion religieuse
>> des anglicans et des catholiques , pût opposer un
» contrepoids suffisant à la secrète tendance du
"
puritanisme, vers le gouvernement populaire ; et
» que dans les révolutions que tant de causes peuvent
» produire en Angleterre , et dont sa constitution
>> sera le principe , bien loin d'en être le remède ,
» le peuple anglais pût arriver à la constitution natu-
>> relle des sociétés , sans traverser les marais fétides
>> et sanglans de la démocratie ! »>
Il est possible , il est même assez probable que la
chance d'une succession féminine qui n'est peut - être
pas très- éloignée , sera , en Angleterre , une occasion
de trouble , et par conséquent de changement. Quoi
qu'ait fait dire à ce sujet de peu réfléchi l'horreur
très-légitime des innovations , une loi n'est pas respectable
parce qu'elle est ancienne , mais parce qu'elle
est bonne et naturelle ; et la loi fausse et contre
112 MERCURE DE FRANCE ,
nature de la succession féminine , n'est pas plus en
harmonie avec les progrès de la raison publique en
Europe , qu'elle ne convient à l'état et à l'âge de la
société anglaise. Mais une loi , quoique fausse , quand
elle est consacrée par un long usage , ne se change
pas sans effort , comme un mal invétéré ne s'extirpe
pas sans douleur.
<<< Il n'y a qu'à laisser les choses comme elles sont »
diront les coeurs honnêtes et les esprits superficiels ,
qui ne savent pas que lorsqu'une nation est mûre
pour une révolution , la révolution arrive , indépendamment
de la volonté des hommes , et , s'il le faut ,
malgré leur volonté ; et que tout alors détermine
l'instant fatal , et souvent les causes les plus éloignées ,
ou même les plus opposées. Pour un peuple qui ne
veille pas sur lui -même , et dont la constitution recèle
des germes de désordre toujours agissans , le dernier
jour , le jour inévitable , survient , comme le brigand
qui marche à grands pas dans l'obscurité ( 1 ) . Ce
peuple est surpris dans la paix comme dans la guerre ,
et dans tout l'éclat de ses triomphes , comme au
milieu de ses revers.
Quoi qu'il en soit , l'Angleterre parvenue à l'état
purement monarchique , gagnera en stabilité et en
force de résistance ce qu'elle perdra en force d'agression.
« Car , comme dit très - bien J. J. Rousseau ,
» l'état de liberté ôte á un peuple la force offensive » ;
et il est convenu que la liberté politique n'existe que
sous la monarchie , et ne peut se trouver hors de
l'état naturel de société . L'Angleterre sera plus trans
quille au-dedans , et moins inquiète au-dehors. Elle
sera aussi moins commerçante , parce que l'esprit de
commerce qui est un esprit tout personnel , est diamétralement
opposé à l'esprit public qui ne se forme
que dans les monarchies.
C'est sans doute parce que le commerce devenu
(1) Ecclésiaste.
national
AVRIL 1806. 113
DE
lach
national s'allie toujours à la démocratie qui est la
mort des sociétés , et que l'esprit mercantile , lois
qu'il est général , les entraîne à leur ruine , en faisant
de l'argent le seul Dieu des hommes , et de la cupidité
l'unique ressort des gouvernemens , que ,
dans le livre mystérieux de la religion chrétienne
où sont prédites les destinées futures des nations , les
derniers malheurs semblent exclusivement annoncés
aux peuples commerçans , dont les marchands sont
des princes , et qui couvrent la mer de leurs navires:
On retrouve , dans la sublime prosopopée qui termine
le chapitre 18 , bien des traits qu'on ne peut s'empêcher
d'appliquer à l'Angleterre , lorsqu'on se rappelle
qu'elle a enivré le monde chrétien des cris de
ses égaremens religieux et politiques , et que la première
, elle lui a donné l'exemple de la défection
publique de l'unité religieuse , et de ces forfaits politiques
, cujus ultor est , dit Tacite , quisquis successit
: forfaits qui , dans les siècles païens , étoient
vengés par des supplices ; mais qui , sous le christianisme
, loi de clémence et de douceur , sont plus
heureusement réparés par des autels expiatoires , are
placabiles.
DE BONALD.
De l'Enseignement et des Etudes domestiques , ou Moyens
simples d'exciter l'émulation des Enfans élevés à la
maison paternelle , etc.; par M. Fréville. Un vol. in- 12.
Prix : 2 fr. , et 2 fr. 50 c . A Paris , chez Bertrand , libraire ,
quai des Augustins ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 17.
Voici le vingt-troisième ouvrage que M. Fréville imagine
pour l'instruction des enfans ; mais celui-ci s'adresse plutôt
aux hommes faits qu'aux écoliers : c'est un Recueil de pas-
H
-914 MERCURE DE FRANCE ,
Bages ramassés à droite et à gauche dans tous les livres qui ont
été faits sur l'éducation . Ils sont très -beaux et bien choisis
pour prouver que le meilleur moyen d'instruire parfaitement
les enfans est de les amuser beaucoup . Or, il faut savoir que
tous les volumes et tous les jeux que M. Fréville a mis au jour
sur cette matière sont extrêmement amásans. Le public n'a
donc rien de mieux à faire que de les acheter , si ce n'est
peut-être de s'abonner à l'admirable Journal périodique dont
M. Fréville est l'auteur, et dans lequel on rend compte des
thèmes , des versions et des compositions amusantes des enfans
de toute la ville.
Cet instituteur est incomparable dans ses inventions ; et
s'il a trouvé le moyen d'épargner aux enfans tout ce que
l'étude a de pénible , il ne faut pas croire que ceux qui les
instruiront devront à leur place surmonter les difficultés , et
seront seuls chargés de tout l'ennui il n'y en aura pour
personne. Les enfans , les maîtres , les parens , tous se divertiront
à l'envi ; ceux-ci n'auront plus d'autre soin que celui
d'une simple inspection , et il leur suffira de dire à leurs cnfans
: « Mes amis , pensez-vous à l'exercice de cette semaine ? »
Avec ce seul mot , un père est assuré de faire tout ce qu'il
voudra de son fils ; mais il faudra , bien entendu , qu'il soit
abonné au Journal de M. Fréville , sans quoi tout le fruit de
cette magnifique éducation seroit perdu , et jamais il n'en
feroit qu'un sot .
Un autre moyen proposé par M. Fréville , pour bien compléter
l'instruction grammaticale de tous ses abonnés , consiste
à leur faire lire ses Homonymes et ses Homographes en vers
français : c'est un de ces passe-temps qui renferme sans doute
plus de science qu'on n'en soupçonneroit dans un pareil
ouvrage. Nous en donnerons un petit exemple :
<<
Vainquons , c'est le plus sûr : tout cède au droit canon.
» Vin qu'on boit à Tokai , mérite son renom .
» Vincon coule à Bellac; mais qui connoît Vincon ? "
1
AVRIL 1806. 115
Mais qui connoît les Homonymes , les Homographes de
M. Fréville , et même son Journal ?
que
Cet écrivain se flatte, on ne sait pourquoi , d'être le premier
qui ait observé que notre langue renferme des mots
qui se prononcent de même et qui s'écrivent différemment ,
tandis d'autres s'écrivent avec les mêmes lettres et ont
chacun un sens qui leur est propre . Il n'y a pas un écolier
qui ne sache cela tout aussi bien que lui ; et j'ai dans ce
moment sous les yeux une grossé Grammaire ( 1 ) , qui contient
trois grandes pages in- 4° de ces sortes de mots . Je gagerois
bien que l'auteur ne les a pas été chercher dans les OEuvres
de M. Fréville , et qu'il ne craint pas comme lui que l'on
prenne jamais une souris pour le souris de la beauté, puisqu'il
a sagement rejeté cet homographe de sa longue liste. Mais si
M. Jacquemard , auteur de cette énorme Grammaire , n'a
rien emprunté à M. Fréville , celui - ci né lui demandera
jamais rien ; car ses chers enfans tomberoient certainement en
foiblesse à la seule vue des dix pages de conjonctions , et des
vingt pages de participes que l'on rencontre dans l'ouvrage de
M. Jacquemard . Il pourroit bien arriver, d'ailleurs , que ces
jeunes écoliers , habitués à ne prononcer les mots que comme
ils les entendent , ne pussent d'abord se faire à la nouvelle
prononciation que cet écrivain propose de substituer à l'ancienne
, dans les mots finissant en oi , qu'il veut faire sonner
comme oà. On peut bien croare M. Fréville ne sera pas
le premier à recevoàr une loà qui , toute juste qu'elle soát ,
ne laisse pas cependant , comme on le voàt , de mettre dans
la voàx quelque chose d'un peu roàde. Voilà un échantillon
du système de M. Jacquemard , et ce n'est sûrement pas ma
faute s'il est ridicule.
#1
que
(1) Elémens de Grammaire Française à l'usage des Enfans , par
E. Jacquemard. Un vol . in-4° . Prix : 6 fr . , et 7 fr. par la poste . A Paris ,
chez Giguet et Michaud , libraires , rue des Bons - Enfans ; et chez
le Normant , libraire , rue des Prêtrës Saint-Germain-l'Auxerrois , nº . 17 ,
H 2
116
MERCURE DE FRANCE ,
Il ne faut pas quitter le chapitre de l'instruction sans dire
quelque chose du petit ouvrage que M. l'abbé Cassegrain
vient de faire paroître pour la seconde fois , et qu'il a intitulé :
Elémens de Morale à l'usage des Maisons d'Education ( 1).
Ce sont de courtes leçons sur les devoirs des enfans envers
leurs parens , envers eux - mêmes , et envers la société ;
chacune d'elles porte un titre particulier, comme De la Vertu,
de la Propreté , des Pères et Mères , de la Colère , de la
Société , de la Religion , etc. , etc. Le style en est simple , et
l'auteur les termine par quelques vers choisis qui forment une
sentence. C'est un ouvrage de plus qu'on peut faire lire aux
enfans.
L'art de faire des livres avec des livres , fait donc tous les
jours de nouveaux progrès parmi nous ; et le Plutarque des
Demoiselles ( 2 ) , qui paroît en ce moment , nous en est une
bonne preuve. On ne sauroit diré si l'auteur de cet ouvrage sait
autre chose que lire et écrire. Ce qui paroît seulement dans sa
composition , c'est qu'il manque tout-à-fait d'ordre , d'esprit
et de jugement. Que penser, en effet , d'un auteur qui commence
par confondre le caractère de l'homme et celui de la
femme , qui ne voit aucune différence entre la nature de l'un
et celle de l'autre , et qui nous donne deux gros volumes de
faits pour prouver que les femmes ne sont pas des femmes , et
que les hommes ne leur refusent le commandement des armées
et la conduite des escadres , que pour les tenir dans la
dépendance ? Je ne suis pas étonné qu'un auteur si mal -adroit
(1 ) Un vol. in-18 . Prix : 1 fr . 50 c,, et 2 fr. par la poste. A Paris , chez
Demoraine , libraire , rue du Petit-Pont ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres Saint - Germain- l'Auxerrois , n°..17.
(2) Le Plutarque des jeunes Demoisetles , onbrégé des Vies des
Femmes illustres de tous les pays , etc. Deux vol. in- 12 . Prix : 6 fr . ,
et 7 fr. 50 c. par la poste. A Paris , chez Gérard , libraire , rue Saint-
André - des - Arcs ; et chez le Normant , imprimeur - libraire , rue des
Prêtres Saint- Germain-l'Auxerrois , nº 17 .
AVRIL 1806. 117
+
ait placé parmi ses femmes illustres des intrigantes , des courtisanes
, des parricides et des empoisonneuses. Les excès auxquels
ces femmes se sont livrées ont toujours eu pour cause
première le défaut des qualités distinctives de leur sexe , la
douceur et la modestie : or , cet auteur ne dit pas un mot de
ces qualités. Qu'attendre d'un homme qui tire au hasard tous
les noms historiques , qui commence son ennuyeux catalogue
par Cléopâtre , qui finit par Mad. Le Prince de Beaumont ,
et qui , dans l'intervalle de temps qui les sépare , place Agrippine
après Mad. de Tencin , Lucrèce après Ninon de l'Enclos
, Frédégonde après Jeanne d'Arc , et la Brinvilliers
avant Sémiramis ? Quel esprit pourroit-on supposer dans un
écrivain qui ne se contente pas de copier des notices sur les
personnages qu'il veut mettre en scène , mais qui les répète encore
dans un insipide dialogue qu'il place à la fin de chacune ,
supposant , on ne sait ponrquoi , que ses élèves sont des têtes
légères qui ne peuvent rien retenir , et les institutrices des
imbécilles qui ne savent faire aucune question ? Il est bien
malheureux qu'un esprit de cette trempe se croie un Plutarque
, et qu'il se mêle d'écrire sur l'histoire . S'il faut abso-
Jument qu'il barbouille du papier, que ne choisit- il un genre
qui lui convienne ? Que ne fait- il des romans ? Qui l'empêche
, par exemple , de faire des extraits du Cuisinier Français
, et de nous offrir des Recueils d'Economie Rurale et
Domestique , comme celui que Mad. Gacon-Dufour vient de
faire réimprimer ( 1 ) ? C'est du moins un ouvrage dont l'uti→
lité ne peut être contestée , puisqu'il enseigne à faire de la
belle toile avec des orties , et de l'excellente confiture avec
des prunelles qui font grincer les dents .
f
4
Chacun à sa manie ; et si M. Fréville est un instituteur
(1 ) Recueil-pratique d'Economie Rurale et Domestique. Un vol.
n-12 . Prix : 2 fr . 50 c . , et 3 fr . par la poste. A Paris , chez Buisson ,
libraire , rue Hautefeuille ; et chez le Normant , imprimeur-libraire , ruedes
Prêtres Saint- Germain-l'Auxerrois , nº 17.
3
118 MERCURE DE FRANCE ,
९
trop doucereux , si M. Jacquemard assomme les enfans avec
son in-4° , si d'autres écrivains se contentent de les amuser
avec des leçons , ou de les endormir avec des notices , il faut
convenir qu'ils sont encore des modèles de science , de sagesse
et de modération à côté de M. Brassempouy, auteur d'un
nouveau livre ( 1 ) qui enseigne les moyens de donner de l'esprit
aux enfans les plus ineptes ; et ce moyen , le voici :
«<< Tombez sur l'enfant à coups de verges sans aucune raison
» de le faire , et conduisez -le ensuite à la comédie ; engagez-le
→ à boire , enivrez -le , et punissez - le promptement de l'avoir
» fait. Agissez à son égard sans raison , sans justice , afin de
» faire sortir son cerveau de l'état de calme où il se trouve,
» Tâchez qu'il commette quelque faute ; loin de l'en punir
» récompensez-le. Forcez -le à trouver lui-même są nourri-
» ture. Magnétisez-le , riez , criez , chantez , frappez-le , et
» dites- lui qu'il devient imbécille. S'il ne devient pas fou ,
» vous aurez un artiste sublime. »
A l'appui de cette recette , M Brassempour rapporte
l'exemple d'un enfant sur lequel elle a parfaitement réussi :
à l'âge de sept ans il ne savoit pas encore lire , mais il avoit
déjà fait des prodiges , et il promettoit , dit-il , un génie supérieur,
si la tête ne lui eût tourné.
On seroit tenté de croire que M. Brassempour est ce
malheureux enfant lui - même , tant son ignorance est profonde,
et tant sa folie est prodigieuse. C'est lui qui veut que
les personnes qui ont le malheur d'être empoisonnées se
rincent l'estomac avec de l'eau , à-peu -près comme on rince
une bouteille. Toutes ces extravagances sont écrites d'un trèsmauvais
style , comme on peut bien le penser. Ce sont des
(1 ) Des Parisiens , de leurs Moeurs , de leur Conformation , etc,
Un vol . in- 12. Prix : 2 fr. , et 2 fr. 50 cent . par la poste. A Paris , chez
Allut , libraire , rue de la Harpe , près la place Saint- Michel ; et chez
le Normant , libraire , rue des Prêtres Saint-Germain- l'Auxerrois , nº 17,
AVRIL 1806 .
119
lettres d'Iroquois , le Lapons , sur des sujets absurdes. Le
lecteur croit être devant une loge de Charenton , d'où un
homme en démence lui fait des singeries et des grimaces.
G.
L'Enéide , traduite en vers , par J. Hyacinthe Gaston
proviseur du Lycée de Limoges. Premier et deuxième vol.
contenant les huit premiers livres . Deux vol, in-8 ° . Prix :
7 fr. 20 cent. , et 10 fr. par la poste. A Paris , chez le
Normant , imprimeur-libraire , rue des Prêtres Saint-
Germain-l'Auxerrois , n°. 17.
JE m'étois d'abord proposé de ne comparer M. Gaston à
aucun autre traducteur de Virgile , et sur-tout de ne point
établir de parallèle entre lui et ces hommes extraordinaires ,
que leurs rares talens et des succès fameux ont , pour ainsi
dire , mis hors de pair. C'étoit un égard qui me paraissoit dû
à ses qualités personnelles , et aux efforts souvent très- heureux
qu'il a faits pour s'approcher de son modèle. Mais il
semble provoquer lui - même les comparaisons ; et , soit
modestie , soit imprudence , on le voit sans cesse occupé à
rappeler , dans des notes d'ailleurs superflues , ce que l'on a
fait avant lui . Puisqu'il le veut , j'oserai lui prouver au moins
une fois qu'en voulant mieux faire qu'un autre , il n'a pas
toujours fait aussi bien . J'espère que mon expression ne lui
paroîtra pas trop forte ; car c'est de Boileau qu'il s'agit. Il
ne sera peut -être pas étonné , si , dans le combat où il s'est
lui-même engagé avec le législateur du Parnasse , je trouve
qu'il n'a pas été le vainqueur.
*
Boileau , dans son Art Poétique , a cité comme un modèle
d'exposition le début de l'Enéide , et il a traduit ainsi le
premiers de ses vers :
Je chante les combats et cet homme pieux , etc.
4
20 MERCURE DE FRANCE ;
C'est ce premier vers que M. Gaston ne trouve pas exact,
Cet homme pieux , dit-il , substitué à virum , qui , en
>> latin , signifie un héros, remplissoit le but de Boileau , qui
>> propose ce début de poëme comme un modèle de simpli-
» cité. Mais , moi traducteur , j'ai dû rendre fidèlement le
» virum , etc. » Il a donc mis le mot héros à la place du mot
homme , et il a dit :.
Je chante les combats et ce héros pieux ,
Il paroît d'abord singulier que l'on dispute à Boileau sa qualité
de traducteur , dans un passage où lui-même ne s'en
attribue pas d'autre. Il est plus étonnant encore qu'on lui
conteste la gloire d'être , quand il le veut , un bon traduc➡
teur. Et voilà ce que nous ne devons pas souffrir. Ce journal
est sur-tout destiné à rappeler aux jeunes auteurs le respect
qui est dû aux anciens modèles. Pour peu qu'ils s'en écartent ,
nous devons les en avertir , ou , comme des sentinelles vigilantes
, signaler aussitôt l'ennemi ,
le
Tous les dictionnaires auroient appris à M. Gaston que
mot vir, comme celui de homo , ne signifie pas un héros ,
mais un homme, avec cette différence que le premier renferme
ordinairement l'idée de quelque qualité estimable. Si
l'autorité des dictionnaires ne lui paroît pas assez forte , je
lui opposerai encore celle de Ciceron et de Virgile lui-même.
Lorsque Ciceron a défini l'orateur , vir bonus dicendi peritus,
a-t-il voulu dire que l'orateur est un héros honnéte qui s'est
exercé àparler ? Cela n'est pas croyable : tout le monde sait
qu'il y a de grands orateurs qui ne sont pas pour cela des
héros. Et quand Virgile appelle un bélier , vir gregis , veut-il
nous faire entendre que le bélier est un héros ? Non sans doute ,
mais le mot vir fut d'abord employé pour exprimer la force ,
qui , dans l'enfance des sociétés , étoit la qualité la plus estimable
; et c'est par analogie que dans des temps plus heu→
feux , on en vint à lui faire signifier toutes les qualités utiles,
AVRIL 1806. 121
•
Concluons que Boileau avoit suffisamment déterminé le sens
du vers latin en joignant au mot homme celui de pieux.
•
On pourroit encore faire observer au nouveau traducteur
qué ce héros est un véritable hiatus qui , pour être permis
par les règles , n'en paroît pas moins dur à l'oreille . Il y a
des règles de goût qui sont constantes , éternelles , invariables :
telles sont la plupart de celles de goût , qui se rapportent à la
composition d'un poëme ou d'un discours. Il y en a d'autres
qui sont arbitraires , et qui n'ont d'autre motif que l'usage ou
le caprice qui les a fait établir ; et je compterois parmi
celles- ci plusieurs règles de notre versification. Il y a n'est
pas plus dur que pieux; ce héros n'est pas plus doux qu'aimée.
Pourquoi souffre-t-on dans les vers quelques-unes de ces
rencontres fâcheuses de voyelles , tandis qu'on en exclut
d'autres ? C'est peut-être qu'elles sont toutes également dures ;
c'est qu'en reconnoissant la nécessité de les supporter quel
quefois , on a voulu empêcher qu'elles ne fussent trop fréquentes
, et avertir qu'il faut les éviter quand on peut. Je crois
enfin que le vers de M. Gaston est conforme aux règles , mais
que c'est mal commencer un poëme que de le commencer
par un pareil vers.
Je sens bien qu'on pourroit m'opposer l'autorité de Voltaire
qui commence la Henriade en disant :
Je chante le héros qui régna sur la France.
Mais d'abord il n'est pas prouvé que Voltaire n'ait point mal fait.
Secondement il n'a pas chanté ce héros pieux, et ce dernier mot
ajoute à l'effet désagréable de l'hiatus. Enfin , si on prétendoit
queBoileau a un peu affoibli l'expression de Virgile , il faudroit
du moins convenir que M. Gaston l'a exagérée ; et comme la
première règle d'un poëme épique , c'est que le début en soit
simple, je préférerois toujours à l'exemple de Voltaire celui
de Boileau ; et entre deux défauts d'un début , celui qui le
simplifie , à celui qui l'enfle.
Cette discussion à propos d'un mot est peut- être déjà trop
122 MERCURE DE FRANCE ,
longue. Mais la faute en est à M. Gaston qui a fait sur ce mot
une note très-imprudente. Pourquoi aussi met-on tant de
notes dans un poëme ? Nos grands poètes semblent maintenant
croire que leurs vers n'arriveroient point à la postérité , s'ils
ne les faisoient escorter d'une masse de prose , qui surcharge
inutilement leurs volumes. C'est d'abord une longue préface ,
puis des argumens , puis, des notes sans fin. Ils en font surtout ,
ils en prennent partout ils en mettent entre tous leurs chants.
S'ils veulent instruire leurs lecteurs , ils se trompent ; leurs lec
teurs ne demandent qu'à être amusés. S'ils veulent prévenir les
critiques , ils se trompent encore ; c'est par de bons vers , et non
par de la vile prose que les grands poètes doivent se prémunir
contre les censures. S'ils veulent aider à l'effet de leur poésie et
en faire mieux sentir les beautés , ils se trompent encore davantage;
tandis qu'ils s'épuisent en longs raisonnemens sur le mérité
de leurs descriptions , le public tourne rapidement leurs
inutiles pages , en disant comme le Misantrope : nous verrons
bien.
Je reviens à M. Gaston , et j'avoue avec plaisir en ne le
comparant à personne , qu'il est plus heureux à traduire Virgile
qu'à corriger Boileau. J'oserai même dire que si on lisoit
ses vers , un à un , et en les rapprochant toujours des vers qu'il
a voulu traduire , on n'auroit jamais que des éloges à lui donner
pour la fidélité scrupuleuse avec laquelle il a cherché à
rendre chacune des expressions de son modèle. Mais on n'est
pas le maître de se contenir , on cède au desir de lire de suite
l'ouvrage d'un poète qui se montre si estimable ; et alors on
s'aperçoit que , dans leur ensemble , ses vers n'ont ni la même
harmonie , ni la même grace , ni la même facilité .... non ;
je ne dirai pas que ceux de Virgile. Quel est le poète qui
pourroit soutenir un tel parallèle ?
.
Cependant l'ouvrage de M. Gaston est fait pour ajouter
beaucoup à l'idée que l'on avoit conçue de ses talens . Il sera
précieux pour les jeunes gens , qui , n'étant point encore
AVRIL 1806. 123
"
familiarisés avec les muses latines , ne peuvent lire tous seuls
un auteur tel que Virgile . En lisant cette traduction ils
apprendront à connoître chacun des traits de ce grand poète , et
ils verront comment avec du travail , du talent et du goût ,
on peut parvenir à les rendre. Mais si ensuite ils veulent
connoître sa physionomie , je ne puis leur indiquer qu'un
moyen d'en venir à bout ; c'est de se mettre en état de lire
l'Enéide sans le secours d'aucun traducteur.
Oh! qui leur donnera seulement une idée de cette poésie
tout à-la-fois si douce , si énergique , si variée , si harmonieuse
et toujours si simple , si naturelle ? Il s'agit bien de traduire
un vers , puis un second , puis un troisième ! Il ne suffiroit
pas même de réussir à peindre successivement , les amours
de Didon , la ruine de Troie , les combats de Turnus , etc.;
car parmi les diverses parties de l'Enéide , il y en a quelquesunes
qui semblent nuire à l'intérêt général que le poète s'est
proposé d'inspirer , et il pourroit se faire qu'en les copiant
très-fidellement , on ne parvînt à bien faire sentir que leurs
défauts. Ce qu'un traductenr devroit faire , ce seroit de former
de toutes ces parties , de toutes ces descriptions , de tous
ces récits un ensemble qui attache , qui ravisse , et qui intéresse
à la dixième fois qu'on le lit , plus encore qu'à la première.
Alors , mais alors seulement , il pourroit se flatter d'avoir
traduit l'Enéide. Oh ! comme il se tromperoit celui qui , après
s'être informé de l'histoire d'Enée , telle que Virgile nous la
raconte, voudroit juger par elle de l'intérêt qu'inspire ce poëme !
Sil'Enéide nous intéressoit uniquement par le fond des actions ,
on le liroit une fois comme tant d'autres poëmes et tant de
traductions ; c'est parce qu'il n'intéresse que par le style ,
qu'on le lit dix fois , et qu'on veut le relire encore. Et le
style se traduit-il ?
EJ
Les admirateurs de Virgile ( et quel homme de goût ne
l'est pas ) se sont trop attachés à défendre les imperfections
de son plan. Il y en a , et M. Gaston est de ce nombre , qui
124 MERCURE DE FRANCE ,
veulent que les six derniers livres soient , quant à l'invention ,
aussi admirables que les premiers. Je me garderai bien de les
réfuter. Oui , Virgile est toujours un grand- poète : partout
sa poésie est ravissante , et sa grace ne cesse pas d'être inimitable
peut-être même que dans la dernière moitié de son
ouvrage , il y a de plus beaux discours et plus de tableaux
savans que dans la première . Mais . Virgile ne paroîtroit- il
pas encore plus grand , si après être convenu que son plan
est très-imparfait , on étoit forcé d'avouer que , malgré ses
défauts , l'Eneide est pourtant , après l'Iliade , le poëme le
plus parfait que tous les siècles et tout l'univers aient produit ?
Il en est peut-être de ces défauts comme de ceux qu'on reproche
très-justement aux plus belles tragédies de Voltaire
lesquels ne servent qu'à faire admirer davantage le talent avec
lequel le poète a su faire oublier le vice de ses plans,
2
Il y en a d'autres , et M. Gaston semble encore être de leur
avis , qui veulent que le style de l'Enéide soit partout également
admirable. Ils savent bien que Virgile n'avoit pas donné
à tous ses vers la perfection qu'il auroit voulu , et que mécontent
de quelques expressions qui lui étoient échappées , il avoit
ordonné en mourant qu'on brûlât son ouvrage. C'est un fait
historique qu'ils ne peuvent nier. Cependant , lorsqu'on en
vient avec eux aux détails , ils défendent tout , parce que tout
leur paroît non-seulement excusable, mais une véritable beauté.
C'est ainsi que M. Gaston , en parlant du vers où le poète
latin décrit les approches de la nuit terrible qui précéda la
ruine de Troie , s'extasie sur la dureté et la dissonnance des
expressions dont ce vers est formé : « Remarquons, dit-il, que le
» vers est dur , et semble rebelle à la mesure que notre oreille
» attend à la fin du vers le poète , ayant à peindre une nuit
>> extraordinaire , nous y prépare par des sons inusités ; il
» fait heurter deux syllabes dures et nasales , et place à la fin
» du vers un monosyllabe inharmonieux. » Ruit oceano nox.
Je regrette quelquefois que dans le siècle d'Auguste on n'ait
}
AVRIL 1806. 125
pas fait de journaux , ou que ces journaux ne soient point
parvenus jusqu'à nous. Nous saurions d'eux , si ces expressions
, que nous louons avec tant d'enthousiasme , n'étoient
pas précisément celles que les critiques d'alors censuroient
avec le plus d'aigreur. Je ne puis m'empêcher de
penser que Virgile , s'il reparoissoit tout-à- coup parmi nous ,
seroit peut-être étonné des éloges que nous faisons de plusieurs
de ses vers , et qu'il conseilleroit à quelques-uns de ses
admirateurs , comme autrefois à ceux qui louoient Bavius ,
d'admirer aussi Mævius :
Qui Bavium non odit, amet tua carmina Mævi.
J'en demande pardon au poète aimable que je viens de citer.
Ce qui me console en me voyant forcé de censurer sa prose ,
c'est que je ne fais en cela aucun tort à sa poésie. Il est sûr que
ces deux mots , monosyllabe inharmonieux forment à la fin de
sa note une chute presqu'aussi désagréable qu'oceano nox,
et que de plus inharmonieux n'est pas français . Ce n'étoit pas
la peine de s'exposer à ces reproches , pour nous dire qu'un
vers dur est un très-beau vers , et qu'oceano nox est une des
belles expressions de Virgile.
Quant à moi , je suis porté à croire que la rencontre de ces
consonnes dures et nasales est peut-être un de ces défauts qui
faisoient desirer à ce poète que son poëme ne vit jamais le
jour. Je remarque même , et avec plaisir, que , semblable à
ces moralistes qui établissent des règles sévères qu'eux- mêmes
seroient bien fachés d'observer , M. Gaston a su s'affranchir de
tant de perfection. Les vers par lesquels il auroit dû rendre la
dureté admirable et inharmonieuse de l'expression de Virgile ,
sont faciles et harmonieux , et je pourrois les citer comme un
exemple de sa manière ordinaire :
2
Sur son char cependant du fond des eaux s'élance
La nuit qui dans les cieux étend sa robe immense.
Ces vers qui , très-heureusement pour eux , sont mauvais
·
126 MERCURE DE FRANCE ,
comme traduction , sont très-bons et très - poétiques. Je ne
craindrai plus maintenant de parler trop long -temps sur les
notes de M. Gaston , puisqu'au milieu de tant d'épines , je
trouve à cueillir de pareilles fleurs .
Qu'on me permette donc d'ajouter encore un mot sur ces
notes. Il y a des hommes d'ailleurs pleins de goût , qui veulent
absolument prêter à Virgile des qualités auxquelles il ne paroît
avoir eu aucune prétention.Par exemple, M. Gaston lui attribue
une certaine sensibilité , qui étoit de mode dans le dernier
siècle , et qui , certes , n'a pas fait produire des chefs-d'oeuvre
à ceux qui se vantoient de la posséder. Je conviens qu'en effet
Virgile sait animer les détails les plus arides par des traits qui
partoient de son ame , et dont Homère , Racine et lui possédèrent
seuls le secret . S'il parle d'une porte , il nous avertit
que c'étoit celle par où Andromaque passoit lorsqu'elle conduisoit
le jeune Astyanax vers son aïeul , et aussitôt cette porte
devient à nos yeux un objet intéressant et presque sacré. Je
pourrois citer mille exemples pareils de l'intérêt qu'il jette
en passant sur un lieu obscur , sur un fait , sur un nom ;
mais toujours il passe rapidement , et s'il étoit sensible , on
ne voit pas qu'il ait beaucoup cherché à le paroître. Ainsi
lorsqu'il peint un père mourant après ses deux fils enveloppés
dans le même sort que lui , c'étoit une belle occasion
pour un poète sensible de développer avec effusion tous
les effets de la tendresse paternelle . Tout autre que Virgile
n'auroit pas manqué de dire que Laocoon périssant au milieu
de tourmens affreux ne s'occupoit encore que de la mort de
ses deux enfans ; mais le grand poète ne dit sur tout cela qu'un
seul mot , et la sensibilité qu'il peint est une sensibilité purement
physique. Je m'en rapporte à M. Gaston lui-même qui ,
cette fois , a traduit rigoureusement son modèle :
:
Du port du Ténédos , on vit près du rivage
( Je frémis en traçant cette effroyable image )
Sur ces paisibles mers , deux serpens monstrueux
AVRIL 1806. 127
Dérouler lentement leurs anneaux tortueux .
Leurs crêtes sur les flots se dressent : la mer gronde
Sous leurs replis nombreux qui sillonnent son onde .
Ils rassemblent soudain leurs orbes inégaux ,
Glissent , et vers l'autel s'élancent hors des eaux ;
Leurs yeux roulent du sang , et leur gueule béante
Par de longs sifflemens sème au loin l'épouvante.
Tout fuit : Laocoon voit ces monstres unis
De leurs noeuds redoublés e tourer ses deux fils ,
Percer leur tendre sein d'une double morsure ,
Et s'abreuver du sang qui sort de leur blessure ;
Il les voit , il s'élance , et d'un bras égaré ,
Pour sauver ses enfans , lève le fer sacré.
Mais autour de son corps , l'un et l'autre reptile
Se recourbe deux fois en spirale mobile ,
Et sur son front , des Dieux profanant les festons ,
Leur langue , à flots brûlans , distille ses poisons .
Il s'épuise en efforts , pour rompre les écailles ,
Dont l'étreinte comprime et brûle ses entrailles ;
De ses cris impuissans , il fatigue le ciel .
Tel mugit le taureau , qui , fuyant de l'autel ,
Se dérobe sanglant à la hache incertaine ,
Lutte contre la mort , et bondit sur l'arène.
Je pourrois cependant faire observer que dans ce passage
d'ailleurs fidellement traduit , M. Gaston a employé deux vers
entiers pour rendre deux mots de Virgile , auxilio subeuntem.
Mais j'aime mieux le citer que le censurer ; et si je suis obligé
de faire tout a-la-fois l'un et l'autre , il faut du moins que ce
soit à l'occasion de fautes plus remarquables. Voici donc la
la manière dont il a décrit cette porte dont je viens de parler .
Il faut d'abord citer les vers de Virgile :
Limen erat , cæcæque fores , et pervius usus
Tectorum inter se Priami , postesque relicti
A tergo ; inflix, quả sĩ , dùm regna manebant ,
Sæpius Andromache ferre incomitata solebat.
Ad soceros , el avo puerum Astyanacta trahebat.
On voit qu'il s'agit bien d'une porte ; il y a trois mots dif128
MERCURE DE FRANCE ,
férens qui le disent , afin qu'on ne puisse pas s'y tromper ,
limen , fores , postes. Au lieu de cela M. Gaston dit :
Des sentiers ténébreux au vulgaire inconnus ,
Me mènent sans danger au réduit solitaire ,
Où la veuve d'Hector , sur le sen de son père
Epanchoit sa douleur et lui montroit son fils.
Ces vers sont beaux ; ces détails sont intéressans , mais ce ne
sont plus ceux de Virgile. Traducteur infidèle , qu'avez-vous
fait de cette porte ? C'étoit un instant qu'il falloit saisir , celui
où Andromaque se rendoit chez le vieux Priam , et cet instant
seul nous rappeloit des années entières de paix et de bonheur .
Vous nous peignez un réduit où elle épanchoit sa douleur !
C'étoit bien de douleur qu'il falloit parler ! C'est maintenant
que sont arrivés les jours de deuil et de désolation ,
jours rendus plus terribles encore par le souvenir de ceux
où l'épouse d'Hector , maintenant sa veuve , passoit tranquillement
sur ce même seuil sans gardes et sans crainte.
Je ne puis dissimuler que M. Gaston en exprimant toujours
, du moins à peu- près , les mots de Virgile , n'en a pas
toujours rendu le sens avec le même bonheur. C'est ainsi qu'il
lui est souvent arrivé , comme à bien d'autres , de donner à
son auteur de l'esprit , et de le peindre brillant , quand il n'est
que simple. J'avois d'abord voulu citer la manière dont il
traduit la description de la tempête dans le premier livre ;
mais j'ai trouvé que ces deux mots grando vus Aletes y étoient
rendus par une antithèse :
Aletés , éperdu ,
Regrette de mourir et d'avoir trop vécu .
Et il m'a semblé qu'un trait pareil suffisoit seul pour gâter
le plus beau morceau .
On voit que je ne cherche pas à ménager M. Gaston. Ce
n'est point en effet à un talent comme le sien qu'il faut adresser
des flatteries. Si je n'ai pas hésité à relever ses fautes , si je
lui
AVRIL 1806. cen
5 .
lui ai fait entendre , trop souvent peut- être , la voix sévère
de la critique , c'est qu'il est assez fort pour ne pas la
craindre , et assez modeste pour ne pas rougir d'en profiter.
Mais après avoir parlé de ses antithèses et de ses longueurs ,
je dois me réserver quelque espace pour citer de lui un
morceau d'une beauté plus franche que ceux dontj'ai entretenu
jusqu'à présent nos lecteurs ; et je le choisis de préférence dans
l'un des derniers chants qu'il vient de publier. Voici comment
il a exprimé les fameux regrets de Virgile sur la mort du
jeune Marcellus :
La Parque tranchera cette fleur passagère :
Dieux ! ne la voulez - vous que montrer à la terre ?
Votre pouvoir jaloux du pouvoir des Romains
Leur ravit ce présent échappé de vos mains .
Pleure , cité de Mars , la gloire de tes armes.
Tibre , combien tes flots doivent rouler de larmes ,
Lorsque sur ton rivage un peuple gémissant
L'appellera trois fois sur son bucher naissant .
Illustre enfant de Troie , espoir de l'Italie ,
Combien il eût aimé les Dieux et la patrie !
Antique loyauté , valeur dans les combats !
Nul mortel n'auroit pu résister à son bras .
Soit qu'un coursier sous lui du pied frappât la plaine ,
Soit qu'il eût voulu seul descendre dans l'arène .
Cher enfant , si tu peux échapper aux destins ,
Tu seras Marcellus ..... Venez , à pleines mains
Donnez des lis ; donnez , j'en couvrirai sa tombe.
Mon ombre te les offre au défaut d'hécatombe ;
Infortuné reçois ce vain tribut de fleurs
Que l'amour paternel a trempé de ses pleurs .
Certes , quand on rencontre de pareils vers dans cette nouvelle
traduction de Virgile , loin de chercher à justifier
M. Gaston de l'avoir entreprise , on ne pense qu'à l'encourager
, et on est tenté de lui dire , en empruntant une expres→
sion de son modèle : Macte nová virtute , sic itur ad astra.
Courage , c'est ainsi que l'on arrive aux cieux.
Ce dernier vers est de M. Delille , et il me rappelle que le
9
I
130 MERCURE DE FRANCE ,
• courage de M. Gaston ne mérite plus l'épithète de nouveau
que Virgile donne à celui d'Ascagne. Mais il me rappelle
aussi que si le courage du jeune traducteur n'est plus nouveau
, il n'en est que plus admirable.
Qué dirai-je de plus sur cet ouvrage ? Il donne de grandes
espérances , et la seconde livraison justifie toutes celles que la
première nous avoit fait concevoir. Je voudrois seulement que
lorsque M. Gaston en publiera les dernières parties , il s'attachât
à en revoir les premières ; qu'il en fit disparoître le
clinquant ; qu'il arrondît , qu'il assouplît un peu son style.
Je voudrois encore qu'il en abrégeât la préface , qu'il en
retranchât les notes ; et avant tout , qu'il supprimât l'épître
dédicatoire. Il a beau dire : on ne se persuadera pas qu'il
ait fait imprimer une traduction de l'Enéide , dans l'unique
objet de plaire à MM . ses frères. Il est temps de renoncer
à ces petites ruses de l'amour - propre ; il est inutile de
mettre le public dans la confidence de toutes ces amitiés et de
tous ces petits plaisirs de famille : si on veut absolument l'occuper
de soi , il faut tâcher de rassembler toute son attention
sur le livre qu'on lui présente , et je ne sais pour cela qu'un
moyen , c'est de le faire très-bon. Je parlerois autrement de
l'épître de M. Gaston , si elle étoit en beaux vers , tels que les
Virgiles en savent faire ; car de beaux vers font tout excuser.
GUAIRARD.
VARIETES.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES.
Au Rédacteur.
Monsieur ,
Paris , 15 avril 1806.
Depuis que le poëme de l'Imagination a paru , plusieurs
personnes ayant vu la traduction des Bucoliques de Virgile
annoncée à la suite de mes oeuvres , sont venues me demander
si j'étais véritablement l'auteur de cette traduction ; pour épargner
à d'autres une semblable méprise , permettez-moi de
AVRIL 1806. 331
prévenir le public , par la voie de votre journal , que je n'ai
point traduit les Bucoliques de Virgile , et que je suis
absolument étranger à cette ouvrage,
J'ai l'honneur de vous saluer.
Monsieur ,
DELILLE.
Villeroy, ce 25 mars 1806.
Le Mercure de France a annoncé , comme devant paroître
bientôt , un poëme sur la conquête de l'Angleterre , par
Guillaume. ( 1 ) Depuis deux ans je travaille au même sujet ,
et plusieurs de mes idées se sont rencontrées avec celles de
M. D...n. Comme lui , je fais présider aux destinées de la
France et de l'Angleterre , deux Génies rivaux. Comme lui , je
mets en scène plusieurs personnages qui rappelleront les héros
d'Ossian. Je place dans l'armée française un jeune guerrier ,
qui doit attirer sur lui une grande partie de l'intérêt , et je
termine mon Poëme par la bataille d'Hastings. Du reste , le
plan que je me suis tracé ne ressemble en rien à celui de
M. D... n. Sans remonter à une époque trop reculée , j'entre
en matière avant le débarquement de la flotte Neustrienne sur
les côtes de la Grande- Bretagne . Je n'ai pas cru qu'un événement
si mémorable dût être relégué dans un récit. Les cinq
premiers chants sont donc employés à la réunion des divers
peuples qui accompagnèrent Guillaume. Les sept derniers
seront remplis par la conquête de l'Angleterre. Comme un
pareil ouvrage demande un long espace de temps pour être
achevé , et qu'un jour on pourroit m'accuser de plagiát au
sujet des ressemblances indiquées , j'ai pris , Monsieur , la
liberté de vous adresser cette réclamation , et je vous prie de
la faire connoître au public par la voie d'un journal qui fait
autorité en matière de goût.
J'ai l'honneur d'être , etc.
JULES COURTIER .
-M. de Cessart , devenu si célèbre par l'invention des
cônes de Cherbourg , est mort , le 12 de ce mois , à Paris , à
l'âge de 87 ans. Le corps impérial des ponts et chaussées perd
en lui un de ses membres les plus distingués.
L'aéronaute Mosment vient d'avoir une fin aussi déplorable
que l'infortuné Pilatre de Rosier . Ce jeune homme fit a
Lille , le 7 de ce mois , sa neuvième ascension . Le ciel étoit
serein , le soleil brilloit , tout annonçoit le succès de l'expérience.
A midi 25 minutes , il s'éleva dans les airs. Le vent du
(1 ) Nous avons inséré un fragment de ce poëme dans le numéro
du 5 Avril. (Note du Rédacteur. )
I 2
132 MERCURE DE FRANCE ,
1
nord souffloit , le ballon suivoit cette direction ; à une certaine
hauteur le physicien lâcha un animal attaché à un parachute
, et l'expérience réussit à merveille. L'aérostat séleva de
plus en plus , et son conducteur planoit au-dessus de la ville ,
se donnant en spectacle à un peuple immense rassemblé sur
toutes les places publiques.
A une heure l'aérostat changea de direction , sa marche
paroissant être contrariée par les vents opposés. On aperçut
alors un point lumineux semblable à une étoile brillante ; ce
pointfixa l'attention des spectateurs qui reconnurent bientôt que
c'étoit le drapeau dont le voyageur s'étoit emparé au moment
du départ. La chute lente et l'éclat de ce drapeau avoient
attiré pour un instant tous les regards : on les reporta vers le
ballon qui faisoit différens mouvemens , et sembloit suivre un
courant d'air qui le portoit vers le sud ; il s'éleva alors à une
telle hauteur qu'il disparut à tous les yeux .
Il étoit une heure et un quart : chacun s'en retournoit satisfait
du départ de l'aéronaute , et se promettoit de lui prodiguer
à son retour des félicitations et des applaudissemens.
Tout-à-coup parut un jeune homme portant le drapeau qui
n'avoit essuyé aucun dommage dans sa chute ; il avoit été ramassé
sur le rempart de la porte de la Madelaine. Un instant
après, on apprit que l'infortuné aéronaute étoit tombé dans
les fossés de la ville , non loin de l'endroit où le drapeau avoit
été ramassé. On courut pour le secourir , mais tous les soins
furent inutiles ; il étoit mort. Sa figure étoit souillée de meurtrissures
et de sang ; ses traits même avoient disparu . Parmi les
conjectures qu'on fait sur les causes de cet accident , on s'accorde
à dire que la nacelle du voyageur étoit trop petite , peu'
profonde et sans galerie , dépourvue enfin de tout ce qui pou
voit le mettre en sûreté.
MODE S.
Du 15 avril. - Pour la grande parure , la mode des coiffures en cheveux
est presque exclusive : elles sont ornées de fleurs blanches , de diamans
ou de perles . Par derrière , quelquefois ces fleurs cachent un réseau ;
par devant , elles sont presque toujours disposées en diadême : les diamans
et les perles se portent en bandeau.
Les manteaux de cour ont , comme à l'ordinaire , un petit chou de draperie
au- dessus de la ceinture , et deux bandes croisées sur le corsage de la
robe ; on les fait en moire lilas , rose , etc. La robe blanche est brodée en
lames d'or ou d'argent ; ou bien , unie , elle a pour garniture des fleurs
artificielles. Sur les manches bouffantes , règne une broderie analogue.
Les gants n'atteignent pas le coude. Au côté , le gros bouquet est composé
de tubéreuses , de jacinthes ou de fleurs d'ora n ge.
On monte à cheval avec un chapeau de paille .
Tous les chapeaux de paille ent un grand bord que l'on coupe sur la
AVRIL 1806. 1.33
muque , qui n'est relevé ni par- devant ni sur les côtés . Sur tous les chapeaux
de paille , on met un ruban uni , ou une fleur . Tous ces chapeaux
devroient se ressembler ; cependant l'habileté des modistes les diversifie
chaque magasin a son genre , et ce genre a autant de subdivisions qu'il y
a d'ouvrières dans l'atelier. Les rubans sont lilas , hortensia , quelquefois
pistache , très-souvent d'un blanc mat ; on continue d'en effiler les bouts.
Outre les roses d'Allemagne , dont la mode s'est généralisée , on voit sur.
des chapeaux à passe longue , des pavots panachés , du lilas , du muguet
mêlé avec des roses ; quelquefois du muguet imité avec de la pafle , ou des
jacinthes de paille .
Les capotes de perkale se font à grande passe çarrée. Ce ne sont plus.
des cordes , ou torsades cousues , qui , sur la passe , et au milieu de la .
pièce ronde du fond , forment de grosses raies : la mode de ces raies subsiste
; mais elles sont figurées par d'épaisses coulisses . Il y a chez quelques
lingères , de petits bonnets , brodés en gros coton blane , sur une mousseline
si claire , qu'on ne voit à quelque distance , que le transparent et la
broderie.
Dans la parure de fantaisie , l'ambre , pour colliers , va de pair avec
le corail. On voit quelques dessus de peignes en mosaïque . Nous avons
oublié de dire , il y a cinq jours , qu'à Paris , il existoit ( aux ci-devant
Cordeliers ) une atelier de mosaïque . Cet atelier , où sont employés d‹a
'sourds-muets , est dirigé par un italien nommé Belloni.
PARIS..
On lit aujourd'hui dans le Journal Officiel l'article suivant :
« L'Angleterre a déclaré la guerre à la Prusse. Tous les
bâtimens du roi ont ordre de courir sur les navires prussiens ,
et des lettres de marque ont été expédiées aux corsaires. Cette
mesure du gouvernement anglais est-elle juste ? est-elle politique
? Nous n'avons pas l'intention d'approfondir ces questions.
Il nous suffit de reconnoître que cette mesure est avantageuse
à la France , qu'un de ses premiers résultats est de
fermer le Nord au commerce anglais ; qu'il y a peu de sagesse
de la part de l'Angleterre à en agir ainsi à l'égard d'une puissance
considérable dont elle resserre les liens avec la France ,
et qu'elle détermine à éloigner de ses conseils les agens et
l'influence anglaise . La France et la Prusse réunies pourroient
décider , si elles le vouloient , de la clôture du Sund. Si
l'Angleterre avoit su ployer sa politique aux circonstances ,
elle auroit maintenu son parti et ses créatures en crédit à
Berlin ; elle auroit rendu le blocus des ports du Nord moins
sévère ; elle auroit enfin conservé l'utilité qu'elle retire du
pavillon prussien ; car le commerce a besoin d'agens qui
soient ses intermédiaires entre les marchands et les consom→
mateurs. Mais quoi qu'il en soit , nous ne pouvons considérer
cette nouvelle circonstance politique que comme propre à .
accélérer la paix ; car assurément la Prusse n'est ni un foible
ennemi pour l'Angleterre , ni un foible allié pour la France .
३.
134 MERCURE DE FRANCE ,
Nous savons qu'il est des personnes qui s'accoutument difficilement
à l'idée de ces liaisons entre la France et la Prusse 2
mais elles ne veulent pas voir que les incertitudes d'abord
manifestées par ce cabinet , tenoient à des circonstances passagères
qui n'ont altéré ni les principes du roi , ni ceux ,
de ses
serviteurs les plus fidèles et les plus éclairés. S'il y a eu des
choses dont la France pouvoit être blessée , elles ne peuvent
être imputées qu'à un ministre furibond qui étoit vendu à
l'Angleterre , qui avoit autrefois appartenu à son service , et
qui l'avoit quitté pour des raisons que la gravité de cette
feuille ne nous permet pas de rapporter.
>> On pensera peut-être que l'Angleterre , dans les nouvelles
circonstances où elle se trouvoit à l'égard de la Prusse , n'avoit
point de mezzo termine à adopter , et ne pouvoit que déclarer
la guerre. Mais la prise de possession du Hanovre par la
Prusse , étoit le seul moyen d'empêcher les Français de revenir
dans ce pays , et s'ils y étoient revenus , le commerce des
Anglais n'en auroit pas été plus libre. On peut objecter que
non-seulement la Prusse a fermé les ports de l'Elbe et du
Weser, comme ils l'avoient été par les Français , mais que la
prise de possession a été faite au nom du roi dans les mêmes
formes que s'il vouloit réunir cette belle province à sa vaste
monarchie. Cependant rien ne prouve que telle soit en effet
l'intention de la Prusse , et même il seroit possible que la cession
de Clèves , d'Anspach , de Neufchâtel tint à d'autres
principes d'arrangement , puisque la population de ces trois
pays n'égale pas le cinquième de la population du Hanovre. Il
pouvoit donc y avoir lieu à quelques éclaircissemens entre la
Prusse et l'Angleterre , et ce qu'il y avoit de plus sage n'étoit
pas de commencer par déclarer la guerre , en supposant que la
prise de possession équivale à une incorporation définitive ,
l'Angleterre au lieu d'éviter ce résultat , le rend plus certain ,
car quelles que soient les pertes que le commerce prussien
puisse éprouver pendant deux ou trois ans de guerre , il en sera
dédommagé par celles plus considérables qu'éprouvera le commerce
de son ennemi ; et l'Angleterre se soumet à ces pertes
pour un intérêt que la nation anglaise a toujours méconnu ;
ellea constamment considéré le Hanovre comme une propriété
qui lui étoit tout-à -fait étrangère , et qui regardoit uniquement
la maison de Brunswick. Comment ses principes à cet
égard ont-ils si subitement changé ?
» Il paroît que M. Schimelpenninck , grand-pensionnaire
de Hollande , a perdu les yeux sans retour. Qui le remplacera?
Quelle secousse ce changement de magistrature produira- t- il?
Ces questions fixent les regards et causent l'inquiétude des HolAVRIL
1806 . 135
Jandais sincèrement attachés à leur patrie . On sait que l'EMPEREUR
n'avoit donné aucune attache directe aux derniers
changemens faits à l'organisation de ce pays , et qu'il dit à
cette occasion que la prospérité et la liberté des nations ne
pouvoient être garanties que par deux systèmes de gouvernement
, ou la monarchie tempérée et constitutionnelle , ou la
république constituée selon la théorie de la liberté et véritable
organe de l'opinion. Il n'appartient pas à toutes les nations de
pouvoir , sans danger , laisser au public le choix de ses représentans
; et lorsqu'elle peut craindre les effets de l'assemblée
du peuple en comices , lorsque les avantages qu'elle espère sont
moindres que les inconvéniens qu'elle prévoit , cette nation
qui ne peut être protégée par la république , a recours aux
principes d'une bonne et sage monarchie. Dans la constitution
actuelle de la Hollande , le grand-pensionnaire a plus de pouvoir
que le roi n'en a en Angleterre : il en a plus même que
I'EMPEREUR en France , et qu'aucun monarque n'en eût chez
aucune nation ; et ce qui est sans exemple dans un état républicain
, les Hautes-Puissances , ou le corps représentatif et
législatif , ont été nommés par le grand-pensionnaire. Le vice
de cette organisation avoit pu échapper à des regards pénétrans.
Il n'y a pas de république là où le corps représentatif et
législatif n'est pas nommé par les comices ; et si l'on craint les
comices , il faut renoncer au système de la république. On ne
doit proscrire absolument que le gouvernement qui , n'ayant
ni les avantages de la république , ni ceux de la monarchie ,
réunit tous les inconvéniens de l'un et de l'autre.
<«< Lorsque telle est la situation de la Hollande , quelques
changemens qu'elle apporte à son organisation , elle ne peut
qu'y gagner. Si les propriétaires , les commerçans , les hommes
éclairés pensent qu'ils peuvent faire sortir leur représentation
des choix faits par le peuple sans distinction de classes ou de
religions , ils établiront un système plus convenable que l'état
actuel. Si telle n'est pas leur opinion , et qu'ils croient devoir
recourir à une monarchie constitutionnelle , ils feront encore
une chose plus favorable à leur pays que ne sauroit l'être le
maintien de l'état actuel. C'est à eux à connoître leur si tuation
à apprécier les circonstances dans lesquelles ils se trouvent ,
à choisir entre ces deux systêmes , celui qui a le plus de rapports
avec elles , et qui est le plus propre à asseoir sur de
solides bases la prospérité et la liberté publiques.
« La Bavière a pris possession du margraviat d'Anspach
et elle a cédé à la France le duché de Berg qui , réunit à celui
de Cleves , fait l'apanage du prinee Joachim , grand-amiral
de l'Empire. Wesel est une place forte qui couvre nos fron-
4
136 MERCURE DE FRANCE ,
tières. Le duché de Clèves nous met dans un contact avantageux
avec la Hollande , et désormais la France ne compte plus
sur la rive droite du Rhin que des princes alliés par le sang à
la famille impériale.
» Le général Oudinot a pris possession des comtés de
Neufchâtel et de Vallengin . Il a trouvé ces pays encombrés de
marchandises anglaises entassées par tous les marchands de la
Suisse , et notamment par ceux de Bâle. L'armée française à
fait une capture de plusieurs millions. Toutes les rives du
lac de Neufchâtel étoient couvertes de denrées de fabrique
anglaises. Cette circonstance est un trait de lumière qui justifie
toutes les mesures prohibitives qui peuvent être prise à l'égard
de la Suisse . Cette contrée n'est autre chose en ce moment
que l'entrepôt de fabriques anglaises. Lorsqu'elle sera encombrée
de ces denrées , il y aura peut- être aussi quelque moyen
de faire subir un nouvel échec à nos ennemis. Comment le landamman
n'est-il pas frappé des dangers auxquels il expose sa
patrie ? Qui défendroit Bâle d'une visite de l'armée française ?
Ce magistrat qui voit la contrebande s'organiser en grand sous
ses yeux , pense- t- il donc n'être pas responsable si les Français
considèrent des dépôts de marchandises prohibéés faits
avec une telle publicité et dans une si énorme quantité , comme
un véritable acte d'hostilité ? Si l'administration française multiplie
les prohibitions eutre la Suisse , la France et l'Italie , lelandamman
actuel n'en sera - t-il pas la cause et toutes les
plaintes que pourront faire les Suisses , ne seront-elles pas
injustes et mal fondées ?
er
2.
se sont
[
» La Dalmátie est occupée par l'armée française . Elle est séparée des
bouches du Cartaro par le territoire de la république de Raguse. Le pays
est montagneux et les chemins sont difficiles . Les troupes françaises
étoient déjà arrivées à Raguse lorsque le fort de Castel- Nuovo fut remis à
trois cents Russes par le général Brady , qui commandoit à deux mille'
Autrichiens. Ce général , anglois d'origine , a manqué à la France , et a
trahi son maître. A cette nouvelle , le maréchal Berthier a ordonné que
la ville de Braunau , qui défend la frontière de l'Inn , et qui devoit être
remise le 1 avril , ne fût pas rendue et réarmée . Les corps de la
Grande-Armée , qui étoient en marche pour rev nir , en
arrêtés . Les prisonniers de guerre qui devoient être renvoyés en Allemagne
ont été retenus jusqu'à nouvel ordre dans les lieux où ils se
trouvoient. Get outrage fait par la Russie aux armes et au pavillon de
l'Autriche est d'autant plus inconcevable , que les Russes qui sont à Corfou
, ne s'approvisionnent que par les ports , de Trieste et de Fiume
avec lesquels la libre communication n'a pas cessé de leur être permise.
La cour de Vienne a ordonné que le général Brady soit arrêté et tras
duit à une commission militaire . Elle a témoigné son mécontentement à
la Russsie. Elle obtiendra que Castel- Nuovo et les bouches du Cattaro,
soient remis à la France , sans avoir besoin de répondre par les armes à
cette hostilité.
"
siiqu27:55
AVRIL 1806.
137
» Les Russes ont évacué le Hanovre et sont retournés dans leur pays.
L'armée que commandoit l'empereur Alexandre est aussi rentrée en
Russie. Après toutes les pertes qu'elle a éprouvées , il est très-naturel
qu'elle recrute pour les réparer . Une partie des troupes qui étoient à
Corfu a repassé le Bosphore avec le général Lasey ; une partie considérable
de celles qui étoient en Pologne s'est dirigée sur Choczim et la
Crimée. Le prestige favorable aux armées russes est détruit. L'armée
française , qui en deux mois , a dissipé une troisième coalition , n'étoit
alors que sur le pied de paix ; après les trois mois qui se sont écoulés
depuis , elle se trouve sur le pied de guerre. Elle n'auroit rien à craindre
de toutes les forces de l'Europe ; mais personne ne fera plus une quatriême
coalition.... L'Angleterre sait bien que ce seroit de l'argent perdu :
elle calculé avec effroi que la premiere coalition , qui a dure cinq ans
a donné la Hollande , la Belgique , le Rhin et la Cisalpine à la France ;
que la seconde , qui n'a duré
deux ans
que
a donné à la France le Piémont
et la Suiste ; que la troisième qui a duré trois mois , lui a donné
Venise, Naples et Gênes ; que la moindre chose qu'elle put obtenir d'une
quatrième coalition , seroit Trieste et Fiume , et l'exclusion à perpétuité
des Anglais de tous les ports de l'Europe. La Russie , revenue des vaines
illusions qui l'avoit abusée , sait très-bien ce que peuvent trente millions
d'hommes répandus sur un territoire immense , et ayant à s'opposer aux
Persans , aux Turcs , aux Tartares , contre quarante millions de Français
réunis sur un seul plateau , braves , actifs , intelligens , et plus capables
de conquérir la Russie , que les Russes de conquérir la France.
↑
» Des mini tres anglais , russes et sardes , et une poignée de mécontens
de tous les pays , avoient choisi Rome pour le centre de leurs intrigues;
l'EMPEREUR a demandé qu'ils fussent chassés , et qu'un souverain
situé dans son empire ne fit rien de contraire à la sûreté des armées de
Naples et d'Italie . Le premier soin d'une armée doit toujours être de ne
souffrir autour d'elle ni embauchage ni espionnage. Cette demande avoit
donné lieu à plusieurs consistoires , lorsque les hommes qui en étoient
l'objet se sont eux- mêmes rendu justice , et ont tous évacué Rome.
» Le royaume de Naples est entièrement conquis. Les trouves françaises
sont à Reggio , à Otrante , à Tarente , et il n'y a qu'un très-petit
nombre de troupes napolitaines qui aient pu s'embarquer et parvenir dans
la Sicile. Cette ile est aujourd'hui défendue par 4500 Anglais ; la présence
de tels ennemis n'est qu'un motif de plus pour y attirer les Français .
Gaëte , petite place qui contient 1500 hommes de garnison , est assiégée .
» La victoire d'Austerlitz a produit autant d'effet à Constantinople
qu'à Paris ; la joie y a été sincère et générale. Le gouvernement de la
Porte n'est ni ignorant , ni vendu . Il peut y avoir à Constantinople quelques
traîtres , mais ils ne sont pas nombreux ; tandis que les démarches multipliées
de la Russie , pour saper les fondemens de ce vaste empire , n'ont
point échappéaux vrais Ottomans , ils n'ignorent point que la protection de
la France est seule efficace pour la Porte , que la France est seule intéressée
á la protéger. Le voisinage des Français occupant la Dalmatie , a inspiré une
vive alégresse. L'Empereur Napoléon a été reconnu comme Empereur. La
Porte sait bien que son traité avec la Russie a été commandé par la
force , et qu'il est bien plus un traité de suzerain à vassal , que de souverain
à souverain ; que ce ne sont pas les Francais qui excitent les Grecs
et les Serviens , qui tiennent des vaisseaux de guerre mouillés devant Constantinople
, et qui trament sans cesse des soulèvemens dans la Morée. Cette
nouvelle attitude de la Porte ne laisse pas que d'inspirer des inquiétudes à
Saint-Pétersbourg ; et si la Poste prend de l'énergie contre la Russie , il
138 MERCURE DE FRANCE ,
n'y a pas entre ces deux empires la disproportion qu'on peut supposer.
Le Musulman est brave , et pour peu qu'il fût dirigé et aidé , il triompheroit
des milices moscovites. Il n'est pas probable que la Porte veuille faire
la guerre ; mais elle a le droit de conserver son indépendance et de vouloir
être à l'abri des insultes de M. Italinski , dont toutes les démarches , quand
il communique avec le divan , ne sont propres qu'à exciter l'indignation
et la haine .
CORPS LÉGISLATIF.
Séance du 14 avril.
Projet de loi sur les finances , an 14 et 1806.
Titre I. - Des exercices 9 , 10 , 11 et 12..
par
Art. Ir . Les sommes restant à rentrer au 1er janvier 1806 sur les exer- .
cices 9 , 10 , 11 et 12 , seront portées en recette au compte de l'exercice
courant. 2. Il est mis la disposition du gouvernement un fonds extraordinaire,
de 60 millions , dont 44 millions pour solder les exercices 9 , 10 , 11
et 12 , et 16 millions pour l'exercice an 13. 3. Cette somme sera réalisée
des bons de la caisse d'amortissement , que le trésor public est ausorisé àdonner
en paiement des ordonnances des ministres pour le service desdites
années , en conséquence des crédits qui leur seront ouverts par des
décrets spéciaux. 4. En remplacement du capital ci-dessus , il est créé au
profit de la caisse d'amortissement une rente de 3 millions , qui courra da
1er janvier 1806. 5. Les bons seront de 10,000 fr . chacun ; ils seront divisés
par mille , en six séries , et numérotés depuis 1 jusqu'à 6000 ; ils
seront transmissibles par endossement , et payables en numéraire à la
caisse d'amortissement , à raison d'un million par mois , et aux époques
fixes des 5 , 15 , 20 et 30 de chaque mois , à partir de juillet 1806. 6. Les
bons échéant dans les douze mois de 1807 et les six premiers mois 1808
porteront intérêt à 6 pour 100 par an , à compter du 1er janvier 1807 ,
jusqu'au mois de leur échéance inclusivement . Cet intérêt sera acquis pour
le mois entier . quel que soit le jour de l'échéance . Ceux échéant dans les
six derniers mois 1808 et années suivantes jusqu'au 30 juin 1811 , dernière
échéance , jouiront d'un intérêt de 7 p. 100 par an , à partir du r janvier
1808. 7. La caisse d'amortissement remettra au trésor public , en
1806 , pour 24 millions des bons des premières échéances . Les autres ne
seront versés que successivement en 1807 , dans la proportion des besoins
résultant des liquidations , en vertu des décrets spéciaux , jusqu'à cơncurrence
de ce qui pourroit être reconnu nécessaire. 8. Ces bons seront
admis , en concurrence avec le numéraire , en paiement des domaines à
vendre , appartenant à la caisse d'amortissement .
er
9. Les 15,500,000 fr . que le trésor public doit verser à la caisse d'amortissement
en 1806 , tant pour le fonds ordinaire d'amortissement que
pour le remboursement de partie des cautionnemens qu'il a reçus , ainsi
que pour l'intérêt desdits cautionnemens , seront payés à la caisse d'amor.
tissement , en domaines nationaux disponibles , estimés à vingt , fois le
revenu. 10. Il en sera de même pour la somme de 5,500,000 fr . que ladite
caisse aura à réclamer en 1807 , tant pour remboursement que pour
térêt desdits cautionnemens. 11. Au moyen de la délégation qui sera faite
à la caisse d'amortissement, en exécution des deux articles précédens , elle
ne sera pas comprise au budjet de 1806, et elle ne sera portée dans celuide
1807 que pour le fonds ordinaire d'amortissement de 10 millions seu
lement.
inAVRIL
1806.
139
Tit. II.-Du crédit relatif aux inscriptions à faire au grandlivre
, en l'an 14 et 1806.
12. La somme de 353.938 fr . , celle de 363,876 fr . , et enfin celle de
1.741,979 fr. qui restent disponibles sur les crédits ouverts par les lois
des 30 ventose an 9, 20 floréal an to et 4 germinal an 11 , pour les inscriptions
au grand-livre de la dette publique , des dépenses du service des
années 5 , 6 , 7 , 8 , de la dette constituée et de la dette exigible , sont
réunies pour être appliquées à la consolidation de ces diverses dettes indistinctement.
-
Tit. III. Contributions personnelle , somptuaire et mobiliaire
de la ville de Lyon.
13. Le contingent de la ville de Lyon , dans les contributions personnelle
, somptuaire et mobiliaire , montant à 349,863 fr. 30 c. , sera définitivement
payée au trésor public par le produit de la perception et du
remplacement déterminés par le décret du 25 thermidor an 13 , rendu en
exécution de la loi du 13 pluviose de la même année .
Tit. IV. -
Supplement de cautionnement des préposés comptables
de la régie de l'enregistrement et des domaines.
14. Tous les receveurs de l'enregistrement , des domaines , du timbre
ét des droits d'hypothèque , fourniront un supplément de cautionnement
en numéraire , pour sûreté de leur gestion . 15. Le cautionnement total
de chaque receveur est fixé au double du montant des remises d'une année
entière , d'après les produits de l'an 13 , ou d'après ceux de l'année courante
, pour les départemens nouvellement réunis , conformément à l'état
général qui en sera arrêté par le ministre des finances . 16. Il sera fait
déduction , sur le montant du cautionnement ainsi fixé , de ce qui aura'
été payé précédemment au même titre par chaque préposé. 17. La somme
restant à payer pour compléter le cautionnement , sera fournie , savoir :
un quart dans les trois mois qui suivront la publication de la présente loi
et les trois autres quarts dans les mois de juin et octobre 1806, et janvier
1807. L'intérêt de ces cautionnemens sera payé sur le même pied
que par le passé. 18. Les fonds provenant desdits cautionnemens seront
versés au trésor public , pour le service de l'an 14 , et rétablis dans la
caisse d'amortissement , conformément aux lois des 7 et 27 ventose an 8.
19. A l'avenir, aucun préposé comptable ne pourra être installé dans l'emploi
dont il aura été pourvu , qu'après avoir versé le montant de son cautionnement
et en avoir justifié.
Tit. V. Nouvelles progressions de la taxe des lettres.
--
20. A compter de la publication de la présente loi , la taxe pour le
transport des lettres et paquets séra établie et perçue d'après les progressions
suivantes : Pour les distances à parcourir jusques
à 50 kylomètres .
de 50 à 100.
de 100 à 200.
de 200 à 300.
de 300 à 400.
de 400 à 500.
de 500 à 600.
de 600 à 800.
·
2 décimes.
456 78
de 800 à 1000.
de 1000 à 1200.
au-dessus de 1200.
9
JO
H
12
140 MERCURE DE FRANCE ,
21. La taxe des lettres transportées dans l'intérieur de la ville et faubourgs
de Paris est portée de 10 à 15 centimes .
-
Tit. VI. Régie des droits réunis.
Des inventaires. - 22 . Le droit fixe d'inventaire imposé
par la loi du 5 ventose an 12 , sera acquitté par les acheteurs ,
au moment de l'enlèvement des boissons . 23. Le droit sera acquitté
par les propriétaires, lorsque le transport sera fait pour
leur compte hors de la commune où les boissons auront été
inventoriées. 24. Lors du récolement d'inventaire , les propriétaires
ne pourront jamais être recherchés pour aucun autre
droit que pour le droit fixe d'inventaire .
De la vente en gros.· 25. Il sera perçu au profit du trésor
public un droit égal au vingtième du prix de la vente , à
chaque vente et revente en gros , des vins , cidres , poirés ,
bières , eaux-de-vie , esprits , ou liqueurs composées d'eauxde-
vie ou d'esprit. 26. Aucun enlèvement ni transport de
boissons ne pourra être fait sans déclaration préalable de la
part du propriétaire , ou du vendeur , ou de l'acheteur."
27. Les propriétaires qui voudront transporter pour leur
propre compte de boissons , ne seront tenus d'acquitter d'autre
droit que le coût du passavant. 28. Lorsque la déclaration
aura pour objet des boissons vendues ou revendues , on sera
tenu de payer les droits portés en l'art. 25 , et de se munir
d'un congé. 29. Les congés et passavans seront marqué du
timbre de la régie des droits réunis , et ils ne pourront excéder
le prix de cinq centimes. 36. Les voituriers , bateliers et
tous autres qui transporteront des boissons , seront tenus de
représenter , à toutes réquisitions des employés de la régie ,
lesdits passavans ou congés. 31. Les marchands en gros , les
courtiers, facteurs et commissionnaires
de boissons , les distillateurs
et bouilleurs de profession , seront assujétis aux exercices
des employés , à raison des boissons qu'ils auront en leur
possession. 32. Lorsque la régie aura lieu de croire , par l'infériorité
des valeurs déclarées , que la déclaration est fausse
elle pourra retenir les boissons , pour son compte , au prix
déclaré , en payant comptant et le cinquième en sus.
2.
De la vente en détail. —33 . Il sera perçu , lors de la vente
en détail des boissons spécifiées en l'article 25 , un droit égal
au dixième du prix de ladite vente. 34. Ceux qui vendent des
boissons en détail , seront tenus d'en faire la déclaration et de
désigner les espèces et quantités de boissons qu'ils auront en
leur possession. 35. Ils seront tenus de souffrir les visites et
exercices des employés. 36, Les propriétaires qui voudront
AVRI
140
AVRIL 1806 .
faire la vente en détail des boissons de leur crû , ne paieront
que la moitié du droit de la vente en détail .
- Dispositions générales. 37. Les contraventions aux dispositions
précédentes seront punies de la confiscation des
objets saisis et d'une amende de 100 francs. 38. Les débitans de
boissons pourront être reçus à abonnement , de gré à gré. 39.
A défaut de paiement des droits , il sera décerné , contre les
redevables , des contraintes qui seront exécutoires , nonobstant
opposition et sans y préjudicier. 40. Il n'y aura pas , dans l'intérieur
de la ville de Paris , d'exercice sur les boissons. Les.
droits établis par la présente y seront remplacés par des droits
perçus aux entrées , à raison de 4 fr. par hectolitre de vin et
eau-de -vie , et de 2 fr. par hectolitre de bière , de cidre et de
poiré. 41. Les bières fabriquées dans Paris supporteront le
même droit de 2 fr. par hectolitre. 42. Il sera pourvu par des
réglemens d'administration publique , à toutes les mesures
nécessaires pour assurer les perceptions confiées à la régie des
droits réunis , et pour la répression des fraudes et des contraventions.
43. Ils pourvoiront à ce que notre commerce des vins et
eaux-de -vie à l'étranger ne puisse souffrir des dispositions de
ła présente loi. 44. Ces réglemens seront , dans trois ans , présentés
au corps législatif, pour être convertis en loi.
Du droit sur les tabacs. 45. Le droit de fabrication des
tabacs , établi par l'article 18 de la loi du 5 ventose an 12 ,
sera perçu sur le poids des feuilles de tabac employées à la
fabrication , à raison de 8 décimes par kilogramme. 46. Il
sera perçu en outre , sur les tabacs fabriqués , une taxe de 2
décimęs par kilogramme , qui sera payée par les fabricans ,
lors de la vente de ces matières. Ils seront obligés de tenir registres
de ces ventes et de les représenter aux employés de la
régie sur leur première réquisition. 47. Les tabacs fabriqués
seront revêtus des marques et vignettes de la régie , faute de
quoi ils seront saisis et confisqués.
Tit. VII. Du remplacement de la taxe d'entretien des
routes par une taxe sur le sel , à l'extraction des marais
salans.
48. Il est établi , au profit da trésor public , un droit de
deux décimes par kilogramme de sel , sur tous les sels enlevés
soit des marais salans de l'Océan , soit de ceux de la Méditerranée
, soit des salines de l'Est , soit de toute autre fabrique de
sel. Ce droit sera perçu , pour cette seule fois , sur les sels
existant dans les magasins , sauf ceux qui seront reconnus susceptibles
de jouir de l'entrepôt. Les propriétaires de cès sels
seront tenus de faire la déclaration exacte des quantités qu'ils
en possèdent , et d'en acquitter le droit dans les délais qui
143 MERCURE DE FRANCE ,
seront déterminés. 49. Tous les sels fabriqués dans les salines
des départemens de la Meurthe , du Jura , du Mont-Blanc ,
de la Haute-Saône , du Doubs , du Bas-Rhin et du Mont-
Tonnerre paieront , outre le droit fixé par l'art. 48 , deux
francs par quintal métrique du sel de leur fabrication. 5. La
vente du sel continuera d'être faite dans les départemens audelà
des Alpes , au profit de l'état , par la régie établie dans
le ci-devant Piémont , par la loi du 5 ventose an 12 , sans que
le prix puisse excéder 50 centimes par kilogramme ( 5 sous
la livre ). La même régie continuera de faire , au profit de
l'état , dans les mêmes départemens , la fabrication et la vente
exclusive du tabac.
5. Il ne pourra être établi aucune fabrique-chaudière de
sel , sans une déclaration préalable de la part du fabricant ,
à peine de confiscation des ustensiles propres à la fabrication ,
et de 100 fr. d'amende. 52. Le droit établi sera dû par l'acheteur
au moment de la déclaration d'enlèvement. 53. Pourra
néanmoins la régie , lorsque la déclaration donnera ouverture
à un droit de plus de 600 fr. , recevoir en paiement du droit
des obligations suffisamment cautionnées , payables à trois ,
six et neuf mois. 54. Il n'y aura pas lieu au paiement du
droit , mais seulement à l'acquit du droit ordinaire de balance
du commerce et du timbre du congé , pour les sels destinés
pour l'étranger. 55. Il en sera de même pour les sels destinés
à la pêche maritime , ou pour les salaisons destinées aux approvisionnemens
de la marine et des colonies.
56. Les sels transportés par mer et destinés pour la consommatión
intérieure , pourront être expédiés sous acquit-àcaution
, et jouir de l'entrepôt dans les ports et dans les villes
de l'intérieur qui seront désignées par le gouvernement.
57. Les procès-verbaux de fraudes et contraventions seront
assujétis aux formalités prescrites par les lois aux employés de
la régie des douanes et de celle des droits réunis : les condamnations
seront poursuivies , par voie de police correctionnelle,
conformément aux dispositions des mêines lois , et punies de
la confiscation des objets saisis et de l'amende de 100 fr.
58. Il sera pourvu par des réglemens d'administration publique
, sous les peines portées par l'art. 51 , à toutes les mesures
nécessaires à l'exécution de la présente loi. Ces réglemens
seront présentés dans trois ans au corps législatif, pour
être convertis en loi . 59. Le produit de la contribution établie
par la présente loi , est exclusivement affecté à l'entretien
des routes et aux travaux des ponts et chaussées. 60. La taxe
d'entretien des routes est supprimée , à partir du 21 septembre
prochain.
AVRIL 1806 . 143
Tit. VIII.- Contributions directes des cent derniers jours
de 1806.
61. Les contributions directes des cent derniers jours de
1806 , seront perçues à raison d'un quart et du dixième du
quart du montant du principal fixé pour chacune d'elles par
la loi du 22 ventose an 13. 62. Les contributions indirectes
perçues en l'an 14 le seront également pour les cents derniers
jours de 1806.
Tit. IX. — Dépenses des trois mois dix jours de l'an 14 et
de l'année 1806.
63. La somme de quatre cent quatre- vingt- quatorze millions deux cent
quarante mille trois cent cinquante-cinq francs , faisant avec celle de quatre
cents millions portée en l'article 42 de la loi du 2 ventose an 13 , la somme
totale de - huit cent quatre- vingt - quatorze mill ons deux cent quarante
mille trois cent cinquante-cinq francs , est mise à la disposition du gouvernement.
64. Cette somnie sera prise sur le produit des impositions der
crétées par les lois , et sur les autres ressources de l'an 14 et de 1806.
65. Elle sera employée au paiement d'abord de la dette publique , et
ensuite aux dépenses gérérales du service , comme il suit :
Dette publique , perpétuelle ( trois semestres ) .
Dette viagère ( deux semestres en janvier et juillet
1806. ) .
Dette perpétuelle du ci - devant Piémont ( trois semestres
)
Dette viagère , idem ( deux semestres ) .
Dette perpétuelle de la ci- devant Ligurie (3 semestres).
Liste civile , y compris deux millions aux princes , à
raison de vingt -sept millions par an , pour quinze
mois dix jours.
72,938,364 £.
18,236,347
3,600,000
485,000
1,738,500
34.425,000
Total. . 131,423,211
Dépenses générales du service.
Grand-juge ministre de la justice. 25,640,953
Relations extérieures . < 10,000,000
Intérieur . 34,348,899
Finances 39,679,604
Trésor public.
10,190,000
Ministère de la guerre
Administration de la guerre
Marine .
229,064.000
161,499,257
166,400,000
Cultes , y compris les 24 millions pour les pensions . 36,600,000
Police générale.
Frais de négociations .
Fonds de réserve.
Total général .
894,445
• 15,500,000
33,000,000
•
894,240,355
Tit. X. Fixation des contributions de 1807.
66. La contribution foncière , la contribution personnelle et mobiliaires
144 MERCURE DE FRANCE ,
celle sur les portes et fenêtres , et les patentes , seront perçues pour
l'année 1807 , sur le même pied qu'en 1806 , à la déduction d'un million
sur le principal de la contribution foncière des départemens qui composoient
le ci-devant Piémont , en con - idération de la vente exclusive du sel
et du tabac établie dans ces départemens . La répartition de cette diminution
sera faite par le gouvernement. 67. La distribution des centimes destinés
aux dépenses fixes et variables , est faite entre ces deux natures de dépenses
, conformément aux tableaux nº 1 et 2. Le conseil - général de departement
répartira le montant des dépenses variables , sans pouvoir excéder
le maximum porté au tableau nº 2. Le centime et demi qui avoit été
proposé additionnellement au principal de la contribution foncière en
1806 , pour les frais de cadastre , ne sera point imposé en 1807. Les dépenses
de cette opération seront acquitées désormais sur les fonds généraux
du trésor public . 68. Les conseils - généraux de départemens pourront , en
outre , proposer d'imposer jusqu'à concurrence de 4 centimes au plus , soit
pour réparation, entretien de bâtimens et supplément de frais de culte , soit
pour construction de canaux , chemins ou établissemens publics . Le gouvernement
autorisera , s'il y a lieu , ladite imposition . 69. A compter de
1807 , il ne sera plus fait de taxes somptuaires. 70. Les contributions in
directes perçues en l'an 1806 , sont prorogées pour l'an 1807.”
Tit. XI. Crédit provisoire pour l'année 1807.
71. La somme de cinq cents millions est mise à la disposition du gouvernement
, à compte des dépenses du service pendant l'année 1807 .
72. Cette somme sera prise sur le produit des contributions décrétées , et
sur les autres ressources de l'année 1807.
Tit. XII. Remplacement des taxes somptuaire et mobiliaire
des villes ayant un octroi .
73. Le remplacement du montant des taxes somptuaire et mobiliaire
des villes ayant un octroi , pourra être ●péré à compter de l'an 1807 , par
une perception sur les consommations . 74. Le mode de pe ception adopté
pour le remplacement , sera provisoirement exécuté , et présenté , en forme
de projet de loi , au corps législatif dans le courant de sa prochaine
session .
Tit. XIII. Prélèvement sur les octrois des villes pour
le pain de soupe des troupes.
75. La retenue qui se fait sur les octrois des villes pour le pain de soupe
des troupes , opérera désormais sur les octrois de toutes les villes qui
ont plus de 20,000 fr . de revenu , ou au moins quatre mille ames de population
, et sera porté à dix pour cent du produit net desdits octrois ,
compter du 1er janvier 18.6 .
Séance du 16 avril..
La séance est consacrée à un scrutin secret pour l'élection
des candidats à la présidence. La majorité absolue se réunit
en faveur de MM. Dureau-Lamalle , de la 4° série ; Terrasson ,
de la 5ª série ; et Jaubert , de la 3ª série. Le corps législatif
arrête que la liste des quatre candidats , complétée par l'élection
de M. Noguez nommé hier , sera transmise à S. M. par
un message.
Séance levée et indiquée à demain.
DEPT
DE
( No. CCXLIX . )
( SAMEDI 26 AVRIL 1806. )
cent
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
FRAGMENT
DU POEME DE LA CONVERSATION.
Qu
Le Parleur à prétention.
UE mon bon Angè aussi me débarrasse
De cet homme à prétention ,
Qui , commandant l'attention ,
Ases moindres propos attache une préface ;
Qui , tel que l'on voit un archer,
De son arc détendu quand la flèche s'envole ,
Suivre de l'oeil le trait qu'il vient de décocher,
Sitôt qu'il lâche une parole ,
Vient lire dans mes yeux l'effet de son discours
Ne permet pas qu'on en trouble le cours ;
D'un regard exigeant me presse , m'interroge ,
Quête un souris , sollicite un éloge ; :
Tremble qu'une pensée , une maxime, un mot
N'aile mourir dans l'oreille d'un sot.
Au milieu de sa période,
J'échappe en m'esquivant au parleur incommode ,
Et le laisse chercher dans les regards d'autrui ,
La satisfaction que lui seul a de lui .
J. DELILLE
K
LA
SEINE
146 MERCURE DE FRANCE ,
FRAGMENT
D'UN POEME INTITULÉ : LA DANSONOMIE.
Début.
MILLE auteurs , dont le nom ici n'importe guère ,
Embouchant à grand bruit la trompette d'Homère ,
Et grossissant l'éclat de leurs tonnantes voix ,
De héros furibonds ont mugi les exploits .
D'autres , peu transportés de ces nobles prouesses,
Ont soupiré l'amour et ses douces foiblesses .
Un seul , mieux inspiré , digne enfant de Comus ,
Chanta l'art de manger sur le luth de Phébus.
L'esprit et l'estomac , lui donnant leur suffrage ,
Goûtent l'heureux sujet de son heureux ouvrage ;
Et la postérité , scellant leurs jugemens ,
Un jour le nommera le Boileau des gourmands.
Mais un sujet plus beau , plus grand , plus digne encore
D'un zèle impétueux aujourd'hui me dévore.
Art divin qui comprend tous les temps , tous lieux ,
Adoré des mortels , enseigné par les dieux ,
Dont l'indicible attrait , dont l'incroyable gloire
Illustre cent héros dans la fable et l'histoire ;
Qui des âges passés , et présens et futurs ,
A fait , fait et fera les titres les plus sûrs.
Embrasé de sa vaste et sublime éloquence ,
Au siècle des danseurs je viens chanter la danse.
Muse , toi qu'au sommet du riant Hélicon ,
Devant l'autel sacré de l'époux de Junon ,
Hésiode , jadis , au lever de l'aurore ,
Vit si souvent , aux sons de ta harpe sonore ,
Guider d'un pied léger , sur le tapis des fleurs ,
Les rondes et les sauts de tes pudiques soeurs ,
Therpsichore , descends de la double colline ,
Viens diriger l'essor de ma fougue divine.
Momus , joins à mes chants le bruit de tes grelots ;
Fais pétiller mes vers du sel de tes bons mots.
Et toi qui , le front ceint de palmes de lumière ,
Et voilant ton beau corps d'une écharpe légère ,
Sur tes ailes d'azur balancé mollement ,
De tes pas immortels charmes le firmament ,
AVRIL 1806. 147
Et conduis , aux accords de l'hymre des louanges ,
Les coeurs des séraphins et les danses des anges ,
Roi des divins concerts , ange des saints ballets ,
Des vermeils cherubins quitte aussi les palais ,
Viens de ton souffle pur épurer mon génie ;
Eclaire de tes feux sa carrière hardie ,
Et pardonne en ce jour, s'il ose malgré lui
A ton appui sacré joindre un profane appui ;
Dans le vaste sujet qu'entreprend mon audace ,
J'ai besoin des secours du Ciel et du Parnasse.
Par G. E. DE P .... TE ( de Lyon ).
RONDEAU.
EN l'air on fait mainte chose en la vie :
On donne en l'air parole qu'on oublie
Au moribond qui demande à guérir,
Au créancier, dont l'aspect humilie ,
Au vieil amant qu'on est près de trahir .
Que de fripons on a vu s'enrichir,
Qui devroient bien , pour désarmer l'envie ,
Et figurer et se faire applaudir
En l'air !
Voyage en l'air me semble une folie ;
Mais si l'Amour, ô ma charmante amie ,
M'avoit donné les ailes de Zéphyr,
De mes rivaux trompant la jalousie ,
On me verroit doucement te ravir
En l'air.
DE WAILLY.
ENIGM E.
Je suis , ami lecteur, un être original :
Je fais le bien; jamais le mal ;
Je me plais pourtant dans le vice ,
Et ne connois point la vertu.
C'est un malheur : mais que veux-tu ?
Je suis faite pour le caprice.
J'accompagne partout le roi ,
Sans jamais sortir de la ville.
Je sers tonjours l'orphelin , la pupille ;
Mais les tuteurs sent des moustres our moi. i
K 2
148 MERCURE DE FRANCE ,
Je suis sensible dans la peine ,
Encore plus dans le plaisir :
Sans moi l'on ne sauroit jouir,
Ni porter d'amoureuse chaîne .
Dans l'univers je règne avec orgueil ,
Rien ne sauroit éviter ma puissance
Mortel, j'assiste à la naissance ,
Et l'on me retrouve au cercueil.
LOGO GRIPHE .
PAR fois très-belle avec ma tête ,
Je suis encor beau sans ma tête;
On me voit laide avec ma tête ,
Et souvent tortu sans ma tête.
Ravissante si j'ai ma tête ,
Je peux plaire aussi sans ma tête .
Je suis variée avec ma tête ,
Mâle et femelle sans ma tête.
Je suis commode avec ma tête ,
Et très-utile sans ma tête :
Antique, on m'aime avec ma tête ,
Et vieux , je vaux plus sans ma tête.
Je suis dans tout avec ma tête ,
Et presque partout sans ma tête.
A me fixer avec ma tête ,
En vain la vieille Eglé s'entête .
Je passe.... avec et sans ma tête .
Adieu .
LOGO GRIPHU S.
INTEGER , in Coelis habito , cum nomine magno,
Cor de ventre trahas , Anglia terra mea est :
Invenies animal , ( nec fallor ) mite , quietum :
Et tibi parebit foemina , sed vetula.
CHARA D E.
L'HOMME , en venant au monde , est mon premier ;
L'air du visage annonce mon dernier ;
Au ciel , cher lecteur, cherche mon entier . “
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Carte de Géographie.
Celui du Logogriphe est Epreuve , où l'on trouve preuve ,
Gelui de la Charade est Mort-alité.
AVRIL 1806.
149
Voyage en Italie et en Sicile fait en MDCCCI et
MDCCCII ; par M. Creuzé de Lesser , membre.
du corps législatif. Avec cette épigraphe :
Plus je vis l'étranger , plus j'aimai ma patrie.
DU BELLOY.
Un vol . in-8°. Prix : 5 fr. , et 6 fr. par la poste.
A Paris, chez Renouard, libraire , rue S. André-des-
Arcs ; et chez le Normant , imprimeur - libraire ,
rue des Prêtres Saint - Germain - l'Auxerrois
n°. 17.
HORACE
LORACE a appelé le vieillard , laudator temporis
acti; et ces mots devenus proverbes , pourroient aussi
s'appliquer à l'âge mûr , et même à la jeunesse , puisqu'aux
différentes époques de la vie nos souvenirs
sont presque tous accompagnés de regrets. Mais on
peut dire avec autant de vérité , que nous ne sommes
pas moins portés à louer les lieux où nous ne vivons
pas , que les temps qui ne sont plus . Une longue habitude
nous a rendus indifférens sur les beaux spectacles
qui nous entourent. Ce qui frappe d'admiration
tous les étrangers , excite rarement en nous une attention
d'un moment. C'est peu d'être insensible aux
chefs -d'oeuvre que nous possédons , nous voudrions
qu'en notre faveur la nature eût dérogé à ses lois ; nous
voudrions des étés sans chaleurs , et des hivers sans
frimas. S'il est un pays généralement vanté , c'est là
que notre imagination nous transporte : elle nous y
montre un ciel plus pur , des eaux plus transparentes ,
des champs plus féconds , une nature plus belle et
plus variée : elle nous exagère encore toutes les exagérations
des voyageurs.
Telle étoit peut- être la disposition d'esprit où se
150 MERCURE DE FRANCE ,
trouvoit M. Creuzé quand il partit pour l'Italie . Cette
belle contrée n'aura pas ressemblé en tout au tableau
enchanteur qu'il s'en étoit tracé par avance ; car
quels objets réels pourroient égaler les illusions d'une
imagination vive et brillante ? De retour dans sa patrie,
il voit répandues partout les idées fausses qu'il à jadis
partagées lui-même. Il veut tracer un tableau plus
fidèle ; on lui en conteste la ressemblance . La contradiction,
sans qu'il s'en aperçoive , le pousse bientôt audelà
du vrai . On accorde tout à l'Italie ; il finit par
fout lui refuser ; et c'est au milieu de ces discussions
qu'il écrit pour le public, le récit de son voyage.
Il n'y a pas de si bon esprit qui ne soit susceptible
de se laisser aveugler par quelque prévention , et il
faudroit que je présumasse beaucoup de la force de
ma logique pour me flatter d'éclairer un juge trop
passionné ; mais comme un ouvrage écrit sur un sujet
intéressant , et rempli de paradoxes soutenus avec
esprit , pourra compter beaucoup de lecteurs , il ne
sera pas inutile de combattre ici quelques-unes des
opinions qui y paroissent le plus s'éloigner de la vérité
, sinon dans l'espoir de ramener l'auteur à des
idées moins exagérées , du moins pour avertir la défiance
de ceux qui le liront.
La plupart des auteurs qui ont écrit sur l'Italie ,
avoient été conduits dans cette contrée par l'amour
des arts faut-il s'étonner , qu'émerveillés de tous les
grands spectacles qu'elle présente , ils nous en aient
fait des peintures si propres à nous séduire ? Les temples
, les statues , les antiquités , les sites pittoresques :
c'étoit là tout ce qu'ils vouloient voir, Les moeurs des habitans
n'étoient pas l'objet de leurs études ; ils ne songeoient
guère à examiner si les esprits y étoient en géné
ral aussi cultivés qu'en France ; et si notre politesse
simple et noble ne vaut pas mieux que toutes ces démonstrations
exagérées , qui semblent annoncer à la
fois de la fausseté et de la bassesse. Ils ont rarement
parlé de la misère qui accable , dans certains gouverAVRIL
1866 . 151
nemens , une classe peu industrieuse , et qui contraste
d'une manière si affligeante avec le luxe des grands.
Tout entiers à l'admiration que leur inspiroit la majesté
des palais , ils remarquoient à peine ces malheureux
couverts de haillons et étendus sur la pierre , au pied
de ces mêmes colonnes dont ils étudioient les savantes
proportions.
C'est avec des yeux bien différens que M. Creuzé
a vu l'Italie. Accoutumé à l'urbanité française , à ces
réunions brillantes qu'embellissent souvent toutes les
graces et tous les talens , à ce mélange de frivolité
et d'instruction qui caractérisent chez nous l'homme
aimable , il a vainement cherché parmi les Italiens
ces formes agréables qui embellissent la science où
qui la suppléent , ce goût pour les arts de l'esprit si
généralement répandu en France , et qui doit être
sur- tout apprécié par ceux qui , comme M. Creuzé ,
cultivent eux-mêmes ces arts avec succès , Voué par
état à l'étude de l'économie politique , il a dû être
plus sensible qu'un autre aux vices d'administration
qui , à l'époque de son voyage , influoient d'une
manière si funeste sur le bonheur des peuples , sur
les moeurs publiques et particulières , dans presque
toutes les contrées de l'Italie .
Voilà sans doute pourquoi M. Creuzé a été moins
sensible que ses devanciers à tant de monumens qui
en rappelant la gloire de l'ancienne Italie , semblent
attester combien a dégénéré la moderne. Aussi tout
ce qu'on peut raisonnablement lui reprocher , c'est
d'avoir trop souvent énoncé sur ces monumens des
opinions plus que hasardées , qui aux yeux de bien des
lecteurs ne prouveront rien autre chose , si non que
M. Creuze a beaucoup moins étudié l'architecture
et la peinture , que l'art de soutenir un paradoxe d'une
manière piquante. Ce n'est pas qu'on ne put répondre
a cette critique en citant plusieurs aperçus très -justes
et très-fins l'homme d'esprit se fait toujours reconnoître
, même au milieu de ses erreurs. Mais il n'en
152 MERCURE DE FRANCE,
est pas moins facile de voir que M. Creuzé a peu
fréquenté les artistes , qu'il n'est pas porté par un
goût naturel à l'étude des arts du dessin , et qu'il n'a
pas assez médité sur leurs productions , pour se croire
autorisé à soutenir des opinions toutes contraires à
celles qu'ont professées constamment des hommes qui
avoient vraiment le droit de juger.
Le peintre dont il paroît avoir le mieux senti le
mérite est Raphaël . En plusieurs rencontres il semble
frappé de la sublimité de ses conceptions ; cependant ,
malgré ces témoignages d'admiration si souvent réitérés
, on voit facilement qu'il est loin d'avoir conçu
toute l'étendue du génie de ce premier des peintres .
Ses jugemens , il faut le dire , paroissent souvent
erronés et toujours superficiels , et si je me borne à un
seul exemple , je puis assurer que c'est parce qu'il
seroit trop long de les citer tous .
L'ouvrage de Raphaël , le plus étonnant peut - être ,
du moins sous le rapport de la composition , est le
tableau connu sous le nom de la Dispute du Saint-
Sacrement. M. Creuzé , qui consacre quelques lignes
à la description de ce chef- d'oeuvre , n'en peut approuver
le sujet. En effet , la représentation d'une
discussion sur la présence réelle dans l'Eucharistie ,
offroit des difficultés presqu'insurmontables. Il y a
des tableaux dont la composition est en quelque
sorte donnée par la nature même de l'action , et dont
tout le monde peut , à quelque chose près , deviner
d'avance l'ordonnance et la conception . Il y a d'autres
sujets au contraire qui au simple énoncé ne paroissent
pas pouvoir être traités , et sur lesquels, on ne
conçoit pas que l'imagination du peintre ait osé s'arrêter
un moment. Mais M. Creuzé ne sait - il pas
que dans la peinture comme dans la poésie , c'est
souvent quand le génie semble enchaîné par un sujet
ingrat , qu'il s'élance avec plus d'audace . On diroit
que l'espèce de défi qu'il s'est proposé à lui- même ,
anime et redouble ses efforts , et lui fait produire des
AVRIL 1806 . 153
beautés d'autant plus frappantes qu'elles sont moins
prévues.
La Dispute du Saint- Sacrement suffiroit pour démontrer
la vérité de cette observation . Rien de plus
propre à inspirer le recueillement et le respect
religieux , que l'assemblée de ces Pères de l'Eglise
entourant l'autel où repose le pain mystérieux ,
les uns implorant les lumières célestes , les autres
méditant profondément sur les Saintes - Ecritures.
A la ferveur de leurs prières , à l'attention dans
laquelle ils sont absorbés , le spectateur a d'abord
été frappé de l'importance de leur délibération
et la curiosité respectueuse de ces jeunes clercs qui
cherchent à lire leur décision sur leurs visages , lui
apprennent que c'est en dernier ressort qu'ils vont
prononcer sur ce grand sujet . S'il porte les yeux -sur
la partie supérieure du tableau , c'est encore un spectacle
plus imposant ; c'est Dieu dans toute sa gloire ,
au -dessus de la Vierge et de son Fils , entouré de tous
ses élus . Ce sont les vieillards de l'Apocalypse environnant
le trône du Très-Haut , et chantant sur des
harpes d'or des hymnes à sa louange. Plus loin c'est
un océan de lumière où sont perdus en foule les anges
les cherubins et toutes les puissances célestes. Ainsi le
peintre nous a rendu visible l'union de l'Eglise militante
, avec l'Eglise du ciel , et par- là il a exprimé le
pouvoir de ce sacrement auguste par lequel l'homme
communique avec Dieu , et les élus obtiennent sur la
terre un avant -goût des jouissances ineffables qui
leur sont réservées dans l'éternité . Ne diroit - on pas
que le génie d'Homère ou de Milton a présidé à
cette composition sublime , où , comme dans une magnifique
épopée , Raphaël a placé ses personnages
sous la protection immédiate de Dieu et de tous les
esprits célestes ?
C'est un reproche peu réfléchi
celui que
que
M. Creuzé
semble
lui faire
d'avoir
réuni
des Pères
de
l'Eglise
non contemporains
. L'Eglise
catholique
154 MERCURE DE FRANCE ,
1
connoît ni les lieux ni les temps. Le garant le plus sûr
de la sainteté de sa doctrine , c'est que depuis son
institution elle n'a pas varié dans ses principes . N'estce
donc pas une idée de génie d'avoir rendu sensible
aux yeux ce grand caractère , en rassemblant dans un
même tableau tous les Pères , qui malgré la différence
des époques ont constamment professé la même foi ,
et combattu pour la même cause ? Il y a dans ce tableau
une foule de beautés d'exécution sur lesquelles
il n'appartient qu'aux artistes de prononcer ; mais
en s'arrêtant à celles qui sont de nature à être universellement
senties , on peut assurer que quiconque
observera ce chef- d'oeuvre avec quelqu'attention , sera
loin d'en trouver la réputation un peu exagérée , et
bientôt il se convaincra que le premier de tous les
peintres pour l'exécution , est aussi le premier sous le
rapport de la fécondité et de la beauté des conceptions
, et que dans un art où le vulgaire ne voit pres
qu'autre chose que le travail de la main , il a déployé
encore plus de génie que de talent .
Voilà des observations qui n'auroient sûrement pas
échappé à M. Creuzé ; mais Raphaël est Italien , et
notre auteur a une antipathie si forte contre l'Italie ,
qu'on voitqu'il se fait une véritable violence pour louer
quiconque à eu le malheur de naître au - delà des
monts . C'est sans doute par suite de cette antipathie
, qu'il soutient quelque part que les peintres italiens
n'ont pas su concevoir le beau idéal de la femme ,
et que les nôtres leur sont supérieurs à cet égard. Je
suis loin de méconnoître le mérite des grands artistes
dont la France s'honore ; mais comment dans cette
discussion , M. Creuzé a - t - il pu oublier les Vierges
de Raphaël , chefs -d'oeuvre d'un beau idéal inconnu
à l'antiquité , et dont ce grand peintre n'a pu
trouver le modèle que dans sa propre imagination ?
Ce qui séduit dans la Vénus de Médicis , c'est la
suavité des contours , l'élégance des proportions , la
beauté des formes , et c'est cette heureuse attitude où
AVRIL 1806. 155
se peignent à la fois la pudeur et la volupté. Ce qui
charme dans les têtes de Vierge , c'est moins encore la
beauté ravissante de leurs traits , que ce calme d'expression
qui semble être le garant d'une conscience
pure , que ces yeux animés d'un feu céleste où se
peignent ensemble la foi , la piété , l'amour divin ,
sources de toutes les vertus : c'est moins , en un moty
la perfection des formes physiques , que la beauté
morale dont elles portent l'empreinte. En sorte que
si sur un sujet de cette nature nos jugemens pouvoient.
se garantir de la séduction des sens , nous préfére
rions sans doute la tête de Sainte- Cécile à celle de la
Vénus , autant qu'une belle ame nous paroît préférable
à un beau corps.
C'est de décrier les tableaux et les monumens
peu
de l'Italie moderne , M. Creuzé cherche encore dans
plusieurs endroits de son livre à ruiner la réputation
de l'ancienne Rome et de son gouvernement. Par
exemple, en parlant de l'éruption du Vésuve , quien-;
gloutit Pompéia , « quoi ! s'écrie- t -il , ses malheureux
» habitans n'avoient donc dans les villes voisines au-
» cun parent , aucun ami qui eût le courage de cher-
» cher à en retirer quelques-uns du tombeau où ils
» étoient ensevelis vivans ? On y auroit incontes
» tablement réussi. Quoi ! le gouvernement d'alors
» n'usa pas de ses moyens puissans pour cette noble
» opération ? Ah! si dans les Alpes et autres mon->
» tagnes oubliées de la nature , de malheureuses
» créatures , ensevelies avec leurs chaumières sous
>> quarante pieds de neige , ont été après plus d'un
» mois dégagées et retrouvées vivantes , peut - on
>> douter que sous cette cendre du Vésuve un grand
» nombre de victimes n'aient conservé long- temps
» la vie , et même l'espérance ....? Laissons louer les
» gouvernemens anciens ; mais convenons que ce fait
» et beaucoup d'autres prouvent une indifférence
» pour le malheur et une incurie pour la vie des
hommes qui n'existe plus , du moins en Europe ;
"
156 MERCURE DE FRANCE ,
> convenons que dans un pareil événement , le plus
> mauvais de nos gouvernemens modernes déploieroit
>> tous ses efforts , toutes ses ressources ..... , etc. >>> Ces
sentimens d'humanité sont sans doute très - louables :
malheureusement , en supposant même que les habitans
de Pompéïa n'aient pas eu le temps de se sauver
( le contraire peut être démontré ) , l'exemple des
cabanes ensevelies sous quarante pieds de neige , ne
prouve rien dans le cas dont il s'agit. Comment
M. Creuzé n'a- t- il pas fait réflexion que ces masses
énormes de laves et de cendres qui couvrirent des
villes entières , durent se conserver brûlantes pendant
fort long-temps ; que par conséquent il fut impossible
d'en approcher , et que d'ailleurs , les malheureux
qu'elles engloutirent avoient nécessairement péri
étouffés au bout de quelques minutes ? Dans l'éruption
du Vésuve , arrivée en 1737 , la lave sortie du volcan
avoit , non pas couvert , mais seulement embarrassé le
grand chemin. Plus d'un mois après on voulut le dégager
; mais bientôt il fallut abandonner l'entreprise.
L'intérieur de la lave étoit encore si embrasé , qu'elle
rougissoit et amollissoit les outils de fer dont on se
servoit pour ce travail . Voilà un fait qui , ce me.
semble , explique assez clairement l'inaction des
témoins du désastre de Pompéïa ; mais quand même
il ne paroîtroit pas suffisant pour la justifier , il faudroit
toujours croire que des raisons invincibles s'opposèrent
à ce qu'on dégageât cette malheureuse ville
de dessous les cendres qui la couvroient . La cupidité
; au défaut de l'humanité , n'auroit pas marqué
de faire tenter cette entreprise , si elle eût été praticable.
Au reste , M. Creuzé ne se contente pas d'attaquer
les Italiens anciens et modernes ; il s'en prend à
l'Italie elle- même ; et dans vingt endroits de son livre ,
il va jusqu'à lui contester la beauté de son climat .
Peu s'en faut qu'il ne cherche à prouver que la latitude
de Paris est beaucoup moins considérable que
AVRIL 1806. 157
celle de Rome . Rarement les sites les plus pittoresques
lui arrachent- ils quelqu'éloge . Tivoli même , dont
l'aspect enchanteur inpiroit à Horace des odes charmantes
, et qui a servi à une foule d'artistes pour composer
des paysages délicieux , Tivoli ne trouve pas
grace à ses yeux. Les rochers qui forment la grotte
de Neptune lui présentent un aspect hideux ; et , suivant
lui , il n'est pas possible de trouver beau unfleuve
qui se précipite tout entier d'une grande hauteur , et
avec un fracas horrible , sur des rochers qu'il couvre
d'écume. Je me garderai bien de vouloir lui prouver
qu'il se trompe , et qu'au contraire il a dû être ravi
de ce spectacle ; mais aussi il est permis de lui dire
qu'il trouvera bien peu de monde de son avis , et que
ceux même qui n'ont pas vu Tivoli , n'auroient pas
besoin d'une autre description que la sienne pour
être persuadés que c'est un très- beau lieu . Cette grande
cascade qui se précipite avec fracas , cette poussière
humide qui , s'élevant dans les airs, forme un nuage
de rosée où viennent se peindre les couleurs de
l'arc-en-ciel , et entretient constamment une douce
fraîcheur sous un ciel enflammé ; ces roches menaçantes
suspendues sur la tête du spectateur , et couvertes
d'arbustes rampans dont le feuillage sombre pare la
nudité de la pierre ; cette culture si variée et si active ,
qui s'avance jusque sur les bords des précipices , et qui
s'empare de tout ce qu'elle peut disputer à la stérilité
des rochers ; que faut-il de plus , suivant les
idées ordinaires , pour former un paysage enchanteur
? On conviendra avec M. Creuzé que les plus
rians souvenirs , que les noms d'Horace et de Mécène
peuvent exalter l'imagination sur les charmes de cette
belle vallée ; mais excepté lui , tous ceux qui l'ont
vue , diront qu'elle avoit moins besoin que tout autre
lieu de l'espèce de prestige qui attache tant d'intérêt
aux restes pittoresques de l'antiquité .
On a déjà pu inférer de ce que j'ai dit au commencement
de cet article , que la critique trouvera
1
158 MERCURE DE FRANCE ,
peur à reprendre dans la partie du Voyage en Italie
consacré à peindre les moeurs . Ce n'est pas que les
peintures soient flatteuses pour les Italiens ; mais on
est obligé de convenir qu'en général elles sont aussi
vraies qu'énergiques. Cependant on pourra blâmer
l'auteur d'attacher quelquefois beaucoup trop d'importance
à des faits très - insignifians , et d'être trop
porté à condamner certains usages , uniquement parce
qu'i'illss ne sont pas conformes aux nôtres. Ce dernier
défaut est assez généralement reproché aux Français ,
et particulièrement aux Parisiens qu'on accuse d'être
trop prompts à s'étonner de tout ce qui n'est pas
autorisé par le bel usage de la capitale. M. Creuzé
dit quelque part qu'il est de Paris , et l'on aura plus,
d'une fois occasion de remarquer qu'il ne dément
pas le lieu de sa naissance . Par exemple , il dit , à ,
propos d'un souper qu'il fit dans un couvent de ca-.
pucins , qu'il eut lieu de se convaincre combien les
moeurs d'un pays diffèrent de celles d'un autre. Et
qu'est-ce qui le porte à faire cette réflexion ? C'est
qu'un des capucins , dans l'intention de s'assurer si le
vin qu'on avoit apporté étoit bon , ne trouva rien de
mieux pour cela que de porter à sa bouche levase.
qui le contenoit. J'aurois bien aussi le droit , en ma
qualité de Parisien , de m'étonner d'un fait aussi
extraordinaire ; cependant je n'accuserai ici le voyageur
d'aucune exagération ; je pense même qu'il n'avoit
pas besoin d'aller jusqu'en Sicile pour faire une
observation si curieuse , et que si quelque jour en
voyageant de Paris à Saint-Cloud ou à Versailles , la
soif le forçoit de demander à boire dans quelque
chaumière de paysan , il auroit peut - être encore lieu
de se convaincre combien les moeurs d'un pays diffèrent
de celles d'un autre.
Quelques pages plus loin il raconte qu'à Palerme
un jeune français s'étant laissé entraîner dans une
maison plus que suspecte , fut singulièrement frappé
AVRIL 1806 . 159
de l'air imposant de l'homme qui l'y avoit conduit
et du contraste qui existoit entre sa figure et ses honteuses
fonctions. Il intitule ce chapitre : Etude sur
les Moeurs
On pourroit multiplier les exemples de cette nature
; mais il est temps de terminer un article déjà
trop long , en disant un mot du style de l'ouvrage .
D'après l'esprit qui l'a dicté , on sent bien qu'il doit
être exempt de ces déclamations ambitieuses , de cet
enthousiasme factice et exagéré , défaut le plus habituel
des auteurs de Voyages. Cet ouvrage péche au
contraire par les expressions familières et familières et presque triviales
qui y sont employées trop souvent , par des
négligences qui nuisent à la clarté , à l'élégance ou à
l'exactitude de la phrase. M. Creuzé , qui avec beaucoup
de raison fait grand cas de la gaieté française ,
a voulu sous ce rapport , comme sous tous les autres ,
se montrer vraiment Français : il n'a pu se décider à
s'interdire la plaisanterie dans un sujet naturellement
sérieux. En général , il est très -rare de rire à propos
quand on écrit. Un bon mot jeté au milieu d'une
conversation grave , réussit souvent par cela même
qu'il est moins attendu ; mais un homme qui écrit ,
est toujours , à l'égard du public , dans une sorte de
représentation , et la plaisanterie ne doit lui être permise
que lorsqu'elle naît essentiellement du fond
même du sujet. C'est un grand défaut dans le style que
la déclamation et l'enflure. Il y en a peut -être un
plus grand encore : il consiste dans une certaine négligence
recherchée , dans une affectation d'employer
les termes les plus familiers ; affectation qui est doublement
choquante , et parce que cette familiarité
n'est pas à sa place , et parce qu'on sent qu'elle n'est
pas sans prétention. Voilà pourquoi on blâmera
M. Creuzé d'avoir dit , en parlant d'une opinion assez
singulière des dames italiennes : « J'en demande par-
» don au Colysée , à S. Pierre , à Pompeïa , cette
opinion m'a paru plus curieuse que tout ce que
>>
160 MERCURE DE FRANCE ,
>>
>>
» j'ai vu en Italie . » On n'approuvera pas davantage
cette manière de commencer un chapitre : « Je par-
» lerai peu du Vésuve , non qu'il ne le mérite ; mais
je ne le mérite pas ce n'est pas sa faute , c'est la
» mienne , etc. » On ne lui passera pas non plus des
compositions de mots comme celles - ci : Raphaël-
Racine , Rivoli- Victoire : on sent que si chacun s'en
permettoit de pareilles , il n'y auroit bientôt plus
moyen de s'entendre. Mais que dira- t-on de ce qu'on
lit à la fin du chapitre sur Milan : « Cette chapelle ,
» ( celle ou est le corps embaumé de S. Charles-
» Borromée) est de la plus grande richesse , ainsi
» les ornemens qui entourent le saint . Son visage , qui
» est à découvert , présente encore tous ses traits . Le
» nez seul est un peu endommagé c'est le sort des
grands monumens. » Que signifie cette dernière
phrase? Je n'en sais rien ; mais elle pourra faire demander
à l'auteur s'il a vu que le Colysée ou le Capitole
eussent le nez endommagé .
»
que
Malgré ces critiques et toutes celles qu'on pourroit
y ajouter , l'idée qui restera après la lecture du Voyage
en Italie , c'est qu'il est l'ouvrage d'un homme de
beaucoup d'esprit , et sur-tout d'un bon Français :
il sembleroit même qu'il ait été écrit moins pour
faire connoître l'Italie , que pour exalter la France .
Il ne faut pas toutefois se dissimuler que les éloges
qu'on nous y prodigue , seroient mieux placés dans :
la bouche d'un étranger. L'auteur s'emporte contre
les louanges que les Italiens , et sur-tout les Anglais
ne cessent de se donner à eux - mêmes à nos
dépens. Il a raison sans doute ; mais il a tort de les
imiter. La politesse , la douceur, la prévenance à l'égard
des étrangers ont toujours distingué les Français ;
gardons-nous de chercher à dénaturer cet heureux
caractère : plus M. Creuzé nous suppose de richesses ,
moins il doit croire qu'il nous soit permis de nous en
vanter .
C.
L'Art
DEFT
AVRIL 1806 .
5 .
cen
161
L'Art de connoître les Hommes par la Physionomie ;
par Gaspard Lavater. Nouvelle édition, corrigée et disposée
dans un ordre plus méthodique ; précédée d'une Notice
historique sur l'auteur ; augmentée d'une Exposition des
Recherches ou des Opinions de La Chambre , de Porta , de
Camper , de Gall , sur la physionomie ; d'une Histoire
anatomique et physiologique de la Face , avec des figures
coloriées ; et d'un très-grand nombre d'articles nouveaux
sur les caractères des passions , des tempéramens et des
: maladies ; par M. Moreau , docteur en médecine. Ornée .
de 500 gravures exécutées sous l'inspection de M. Vincent,
peintre, membre de l'Institut.
(Premier extrait. )
« L'homme méchant compose sa face , mais le juste
» pénètre son dessein . »
Le roi Salomon étoit un profond physionomiste , et il me
paroît avoir renfermé , dans ces mots pleins de sens , tout ee
que l'expérience a pu reconnoître d'instructif dans l'expression
et les traits de la figure humaine. Ce grand observateur , qui
étoit accoutumé à juger les hommes , et dont l'oeil perçant
démêloit la vérité dans les plus secrets replis de la fraude , a
cependant réduit toutes ses connoissances , dans cette partie ,
à une courte sentence : tant la sagesse est sobre en paroles ! Il
faut que le monde soit devenu bien plus patient qu'il ne
l'étoit du temps de ce roi , pour souffrir aujourd'hui qu'on
délaie en plusieurs gros volumes , la matière de quelques
réflexions simples et judicieuses , et , pour moi , je suis scandalisé,
je l'avoue , qu'un docteur en médecine puisse s'appliquer
à une oeuvre si inutile , dans un moment où la Gazette de
Santé découvre tant de maladies . J'aurois ici beau jeu pour faire
L
162 MERCURE DE FRANCE ;
une prosopopée foudroyante contre ce docteur , et soulever
contre lui ses malades , qu'il ne guérira pas plus avec sa Physiognomonie
, que le chocolat de santé , n'en déplaise à ma
Gazette , ne guérit de la grippe . Mais la vie est courte
et l'occasion difficile , dit excellemment notre maître Hippocrate
, dans son premier aphorisme. Eh bien , docteur ,
j'attendrai donc une meilleure occasion pour m'égayer , et
comme je me pique de savoir ce qu'on doit à une robe savante
, je vais procéder avec méthode , sans autre dessein que
d'éclaircir , en peu de mots , ce que
vous obscurcissez par de
si longs discours .
Du mot Physionomie , que tout le monde entend , on a
formé les mots Physionomique et Physiognomonie , dont il
faut donner la signification. L'intelligence d'un mot dissipe
souvent bien des difficultés .
La science physionomique est la connoissance naturelle du
physionomiste , et elle est née avec l'homme . La Physiognomonie
est une science conjecturale , imaginée ou du moins
élevée à de nouvelles prétentions par Lavater.
La première , qui est le fruit de l'expérience , porte dans
l'esprit une révélation subite et rarement fautive , du caractère ,
des passions et de l'esprit des hommes que nous voyons ; la
seconde prétend soumettre cette révélation à son jugement
et l'asservir à des règles fixes .
Nous examinerons l'une très -rapidement , et nous donnerons
à l'autre quelqu'attention , afin de découvrir ses moyens ,
et de reconnoître quel est le degré de confiance qu'on peut
lui accorder.
+
M. Moreau ( de la Sarthe ) , docteur de l'Ecole de médecine
de Paris , nouvel éditeur de cette Physiognomonie , promet
de la donner plus complète qu'elle ne l'étoit en sortant
des mains de son auteur , et d'ajouter au travail de Lavater
toutes les observations qu'il a pu faire en sa triple qualité de
physiologiste , de médecin et de naturaliste : qualité qui man-
7
AVRIL 1806 . 163
ly
quoit à l'observateur allemand , comme il en fait lui - même
l'aveu dans ses écrits. Il y joindra , en outre , une exposition
des recherches ou des opinions de La Chambre , de Porta , de
Camper et du docteur Gal . Le tout formera douze volumes ,
qui paroîtront dans le cours d'une année , et en vingt- quatre
livraisons , dont les deux premières sortent en ce moment de
la presse. C'est un ouvrage parfaitement bien imprimé sur du
beau papier ; mais toutes les gravures ne sont pas du même
burin , elles n'ont pas toutes la même correction de dessin ,
et la même délicatesse de traits.
Ces deux premières livraisons renferment un discours préliminaire
par MM.. MMoorreeaauu ,, et une grande partie de l'Introduction
, qui se compose de tous les fragmens que Lavater avoit
dispersés dans son ouvrage ; d'observations et d'explications
intercalées par M. Moreau ; de notes et de citations dont
l'objet est d'établir la certitude , de la science physiognomonique.
L'étendue et la magnificence de cette introduction
annoncent sans doute un système complet aussi élégamment
développé que sagement raisonné ; c'est l'avenue d'un palais
où nul n'est encore entré , où peu seront admis , même
après que les portes auront été ouvertes à tous. En attendant
cette ouverture , nous allons considérer ce qui se présente
d'abord à nos regards; et sur ces dehors , agrandis par M. Moreau,
nous devinerons , s'il est possible , ce que renferme l'intérieur,
de l'édifice.
Quid tanto dignumferet hic promissor hiatu ?
Je remarque d'abord à chaque pas des inscriptions qui
m'avertissent que tout ce que je pourrai dire et penser sur ce
vaste sujet , sera parfaitement inutile pour l'auteur et pour
sa science , à moins cependant que je n'en pense et que je
n'en dise beaucoup de bien : toutes ses précautions sont prises ;
il n'y a pas d'objections , de difficultés qu'il ne se soit faites à
lui-même , auxquelles il n'ait victorieusement répondu
L 2
164 MERCURE DE FRANCE ,
d'avance. Il ne vous permet pas le moindre doute ; il faut
entrer ici avec la foi la plus robuste , et ne pas hésiter un
moment à croire que la physiognomonie ne soit un art infaillible.
Il faudroit donc se borner à voir et à admirer son ouvrage
, sans se permettre aucun examen , si toutes ces précautions
, considérées comme traits physiognomoniques , n’indiquoient
pas une sorte d'entêtement , et si l'entêtement , à
son tour , ne révéloit pas quelque peu de foiblesse , de doute
et d'incertitude. Ainsi , dussé-je être taxé d'incrédulité , ou
tout au moins d'hérésie par ce philosophe , ce qui est horrible
à penser , je ne saurois me défendre de faire les observations
auxquelles le devoir nous oblige.
Je dirai , par exemple , que tous les arbres de cette avenue
ne portent pas les mêmes fruits ; qu'il y en a qui sont doux et
bienfaisans , et d'autres dont l'apparence est bien trompeuse.
Je dirai qui a planté les bons , et qui a planté les mauvais ;
'car il est juste de distinguer l'ouvrage et la doctrine de Lavater
, du travail et de la doctrine de M. Moreau.
Mais , avant d'examiner la manière de penser du religieux
Allemand et du philosophe Français , jetons un coup d'oeir
sur le système élevé par le premier , et tâchons de découvrir
quelle en est la solidité.
On ne peut révoquer en doute que l'homme n'ait reçu en
naissant la faculté de juger des qualités intérieures des objets ,
par leur apparence extérieure . Quand nous voyons un homme
qui s'attache avec opiniâtreté à une idée fausse , de laquelle il
prétend tirer une science sublime , il est fort inutile qu'il nous
diseje suis un visionnaire : nous le voyons bien. Quand nous en
rencontrons un autre qui s'empare de ce prétendu système , qui
l'enfle sans mesure, qui le commente avec malice, et qui cherche
à en tirer de dangereuses conséquences , il seroit bien superflu
de nous avertir que cet homme est un esprit faux : on le voit
au premier coup d'oeil . S'il pâlit à ce mot, je jugerai qu'il est
en colère , et , s'il tremble , je dirai que son entreprise lui
AVRIL 1806. 165
donne de l'inquiétude . S'il sourit au contraire , en remuant
la tête dédaigneusement , il n'y a personne qui ne dise :
« Cet homme est assuré de son affaire. » Toutes les figures
portent le signe plus ou moins prononcé des passions qui les
animent , et nous jugeons involontairement le caractère des
personnes qui s'offrent à nous , sur les traits de leur visage ,
comme nous jugeons de leur esprit par leurs discours . C'est
une chose tellement connue et d'une application si familière
et si universelle , qu'il suffit de l'énoncer pour la faire admettre
comme incontestable . C'est ce sentiment irréfléchi , vif et
pénétrant qu'il faut appeler la science physionomique , qu'on
ne doit jamais confondre avec la physiognomonie.
Cette physiognomonie au contraire , ne procède et n'établit
ses jugemens que la règle et le compas à la main. Tandis que
le sentiment naturel m'avertit avec promptitude que tel
homme renferme quelque passion dangereuse , et que je ne
dois pas m'y fier , la physiognomonie m'arrête : elle toise le
nez , les yeux , le front et la bouche de cet homme ; elle fait
son calcul , et elle m'assure que j'ai tort , que je me trompe ;
que cet homme porte un excellent coeur , un bon esprit, parce
qu'il aura le nez ou le menton tourné de telle manière. Tel
est le caractère de la physiognomonie.
Lavater a négligé de distinguer l'une et l'autre ; il les confond
au contraire , et ce défaut d'analyse , singulier dans un homme
qui vouloit tout analyser , le tient perpétuellement hors de la
question qu'il falloit résoudre avant tout , afin de reconnoître
si le terrain sur lequel il vouloit bâtir étoit bien affermi.
Cette question se réduit à demander si les rapports de la
règle et du compas , peuvent détruire un sentiment intime
inhérent à la nature de l'homme ?
Ce n'est pas le moment de la discuter ici ; mais il nous sera
permis d'observer qu'au premier aperçu il paroît bien difficile
de penser qu'un jugement , fondé sur toute l'habitude du
corps , et sur tous les traits du visage vus généralement , puisse
3
166
MERCURE DE FRANCE ,
être détruit par l'observation d'une ligne imperceptible , que
l'on n'avoit pu d'abord remarquer.
Lavater décide cependant cette question , qu'il n'a point
examinée , d'une manière absolument opposée , puisqu'il va
jusqu'à dire que l'épaisseur d'un cheveu , dans la longueur
d'un trait, suffit souvent pour exprimer des caractères trèsdifférens,
Ainsi , selon lui , le compas ne suffiroit pas encore
pour établir un jugement certain ; il faudroit un bon microscope.
Il y a donc au moins de la négligence à lui reprocher ,
pour n'avoir pas vu ou pour n'avoir pas voulu voir qu'il tomboit
ici dans un vague absolu , et qu'il s'exposoit à bâtir
dans le vide. Nous verrons par la suite si ce pressentiment de
la légéreté de son ouvrage est bien fondé .
Cet écrivain , religieux par état , l'étoit aussi de coeur et
'd'esprit tous ses écrits en portent le témoignage à chaque
ligne , et il est impossible de lui supposer aucun autre dessein
dans son entreprise , que celui de se rendré utile . Son respect
pour les moeurs et pour la morale , ne permettent pas de
croire qu'il ait jamais voulu fournir des armes à la philosophie
moderne , en imaginant une manière toute matérielle d'expliquer
les penchans et les passions de l'homme . « On ne
>> sauroit trop le répéter , dit-il ; attribuer tout à des causes
>> arbitraires , à un hasard aveugle , sans règle et sans loi , c'est
>> la philosophie des insensés , la mort de la saine physique ,
» de la saine philosophie et de la saine religion . Proscrire
>> cette erreur , l'attaquer partout où elle se trouve , est l'ou-
» vrage du vrai physicien , du vrai philosophe , du vrai
» théologien. » Il n'a donc voulu rien placer dans cet ouvrage
qui ne fût parfaitement conforme à cet ordre d'idées ;
et si sa théorie est inadmissible dans la pratique , elle n'en
est pas moins l'oeuvre d'un homme estimable à bien des
égards ; d'un homme rempli d'ardeur pour la vérité , et qui
pouvoit se flatter intérieurement qu'il alloit enfin arracher le
masque à l'hypocrisie , et faire connoître la face du méchant.
AVRIL 1806 .
167
On n'auroit donc rencontré dans cette longue galerie qu'il
offre à nos regards , que des tableaux agréables , et des observations
piquantes et curieuses sur les physionomies , si une
main étrangère n'étoit venue mêler à ces tableaux , à ces
observations , ses propres peintures et les réflexions d'un esprit
tout différent.
Lavater faisoit des voeux pour qu'un homme plus habile
que lui , mais non moins bien intentionné , voulût se charger
de revoir , d'examiner ses idées , et de les transformer en un
corps de doctrine ; mais les hommes qui réunissent la sagesse
et la science sont bien rares , et ils n'ont guère de temps
à perdre. On s'étoit borné jusqu'ici à traduire son ouvrage ,
et il restoit dans les bibliothèques , plutôt comme une bizarrerie
de l'esprit humain , que comme un objet d'utilité . La
philosophie du siècle , qui n'est pas la sagesse , vient enfin de
s'en emparer ; et M. Moreau ( de la Sarthe ) , auquel on ne
disputera pas le titre de savant , se flatte d'élever sur ces premières
bases , les fondemens d'une science toute nouvelle.
Mais , hélas , à quel prix veut-il lui rendre ce triste service ?
Et que le bon Lavater seroit donc étonné , s'il pouvoit se voir
dans une si étrange compagnie ! Quelle froideur ! quelle
abondance stérile ! quel contraste ! quel néant ! Console-toi
cependant , généreux écrivain , si ta science incertaine n'a pu
exciter le zèle des sages , ta morale outragée trouvera dans
chacun d'eux un défenseur.
Mais , que dis- je , M. Moreau nous assure lui- même qu'il
a conservé , avec un respect presque religieux , toutes les parties
de l'ouvrage de Lavater , et qu'il a évité avec le plus
grand soin de rien changer au fonds de ses idées et de sa doctrine.
Assertions , conjectures , observations , pressentimens ,
expériences décisives , simples aperçus , vues hasardées ,
doutes , développemens quelquefois superflus , illusions
même et erreurs , il a tout recueilli , tout conservé. Et
M. Moreau a raison , il a donné tout Lavater , il n'y manque
4
168 MERCURE
DE FRANCE ,
rien ; mais voici le mot de l'énigme. Tout ce qui dans Lavater
est science hypothétique et problématique , paroît à M. Moreau
la vérité méme ; et tout ce qui est sentiment , certitude ,
conviction religieuse , il l'appelle illusion et erreur. Cela est
tout simple , Lavater et M. Moreau , parfaitement d'accord
sur le fonds du système , ne le sont nullement sur les conséquences
qu'on peut en tirer. Lavater croyoit en Dieu , à l'immortalité
de l'ame. M. Moreau a trop d'esprit pour croire
en Dieu ; il croit à la matière. Un intervalle immense sépare
leurs idées : si Lavater nomme la sagesse divine , M. Moreau
parle de la philosophie ; s'il se laisse aller à un mouvement
d'inspiration religieuse , M. Moreau ne manque pas de l'appeler
un déclamateur ; s'il admire la puissance qui a pu créer
l'univers , M. Moreau s'extasie devant le flambeau de la
philosophie ; ce flambeau qui a la rare propriété de répandre
les ténèbres sur tout ce qui l'environne.
Nous pouvons donc nous attendre à voir tout l'intérieur de
ce fragile édifice ordonné sur un nouveau plan ; car partout
où un philosophe s'introduit , il faut qu'il change , qu'il
.corrige , qu'il réforme. Toutefois ce renversement ne nous
empêchera pas de nous , distraire à la vue des scènes dessinées
par Lavater ; et lorsque nous rencontrerons celles de
M. Moreau et ses explications philosophiques , nous tâcherons
d'oublier sa robe et de nous en amuser.
G.
SUR LOUIS XIII ET LE CARDinal de Richelieu.
LES rapports de Louis XIII et du cardinal de Richelieu
ont quelque chose d'extraordinaire , sur quoi les historiens ne
se sont peut- être pas suffisamment étendus. N'ayant jamais eu
aucun penchant pour Richelieu , le roi l'admet à regret dans
le conseil ; l'ascendant du ministre s'accroît à mesure que
l'aversion s'augmente dans le coeur du maître ; tous ceux qui
AVRIL 1806. 169
que
le ont assez peu de prudence pour appuyer cette aversion
prince ne cherche pas à cacher , sont sacrifiés ; et le dernier
coup d'autorité de Richelieu mourant , est de faire condamner
un homme que Louis XIII honoroit du nom de son
ami.
Quelques détails sur les particularités de cette liaison singu
lière pourront ne pas déplaire au lecteur : peut-être donnerontils
lieu à des réflexions intéressantes et morales sur l'esprit de
cette époque qui précéda notre plus beau siècle ; ils pourront
aussi expliquer quelques-unes des inconséquences qui frappent
lorsqu'on n'approfondit pas asesz les causes secrètes des événemens.
Richelieu , jeune encore , venoit d'obtenir l'évêché de
Luçon , lorsqu'il fut destiné par Marie de Médicis à aller
en Espagne comme ambassadeur extraordinaire : la mission
étoit importante ; il s'agissoit d'un double mariage et d'une
paix générale. Le jeune prélat étoit flatté du grand rôle qu'il
alloit jouer ; mais le maréchal d'Ancre , son premier protecteur
, le crut plus utile dans le conseil que dans une
mission , éloignée. Il lui fit proposer d'être secrétaire d'état ,
à la condition qu'il se démettroit de son évêché. Richelieu
sentit que le principal ministre vouloit prendre sur lui une
autorité absolue , et le réduire au rôle honteux de sa créature.
Un tel personnage ne convenoit pas au caractère indépendant
de Richelieu ; il refusa la démission qu'on lui demandoit , et
n'en fut pas moins secrétaire d'état. Le maréchal d'Ancre
avoit pris de lui une idée qui fait honneur au discernement
de ce ministre : « J'ai , disoit-il , en main un jeune homme
» capable de faire leçon à tutti barboni. » Louis XIII ne
connoissoit point encore Richelieu à cette époque ; il ne
commença à l'admettre dans sa confiance qu'au moment où
il eut besoin de lui , lorsqu'il voulut se réconcilier avec sa
mère. La chute du maréchal d'Ancre l'avoit forcé à s'éloiguer
; d'Avignon où il s'étoit retiré , Richelieu entretenoit
170
MERCURE DE FRANCE ;
une correspondance secrète avec Marie de Médicis , reléguée
à Blois. Après la mort du connétable de Luynes , qui avoit
brouillé Louis XIII avec sa mère , celle-ci reprit son crédit
auprès de son fils ; et se servant de l'ascendant que d'anciennes
offenses donnent à ceux qui les ont éprouvées , sur les ames
foibles qui s'en repentent et veulent les réparer , elle exerça
une autorité d'autant plus absolue que son abaissement avoit
été plus profond. Son premier soin fut de faire rentrer dans
le conseil Richelieu son surintendant , qui lui devoit là
pourpre , et qui lui avoit été fidèle dans sa disgrace . Elle
étoit loin de prévoir que ce favori lui seroit encore plus funeste
que le connétable de Luynes.
Ce fut contre la volonté expresse de Louis XIII que Richelieu
reprit ses anciennes fonctions. La conduite de ce prélat
, pendant les négociations dont il avoit été chargé auprès
de Marie , avoit déplu au monarque : il traitoit de fourbe ,
dit un mémoire du temps , celui en qui il mit depuis toute
sa confiance.
On sait comment l'adroit ministre porta à sa bienfaitrice un
coup dont elle ne put jamais se relever. Errante dans les
pays étrangers , elle périt à Cologne dans un état peu éloigné
de la misère. Tous les historiens se sont étendus sur les grandes
vues du cardinal de Richelieu , dont les deux principales furent
l'abaissement des seigneurs et la ruine des protestans.. Sans
doute ces vues étoient saines et justes , après les troubles et
les horreurs des règnes précédens ; mais il est permis de croire
qu'il n'appartenoit qu'à un roi d'étouffer ces semences
éternelles de discorde. Jouissant d'une autorité légitime et
affermie , il pouvoit , comme Henri IV , tenir en bride les
ambitions , mêler la douceur à l'exercice d'une autorité redoutable
, et n'affermir son pouvoir que par des exemples
peu fréquens d'une juste sévérité . Il n'en étoit pas ainsi d'un
ministre , dont l'autorité est d'autant plus précaire qu'elle est
plus absolue , et qui , ayant en même temps à faire le bien de
AVRIL 1806. 171
l'Etat , et à prévenir sa chute toujours prochaine , confond trop
souvent ces deux objets , et sacrifie à sa sûreté ce qu'un prince
conserveroit pour son service . On peut , dans cette circonstance
, appliquer à Richelieu ce qu'un poète moderne ( 1 ) fait
dire à un ministre qui exerça en Russie pendant long-temps
une grande autorité :
Près du trône placé , je n'eus dans mon emploi
Rien qu'une autorité subalterne et précaire .
Il faut , pour la garder, une éternelle guerre.
L'on tourne malgré soi contre ses ennemis
Les soins et les talens qu'on doit à son pays.
De mes fautes , hélas ! telle fut l'origine .
Contre des concurrens ligués pour ma ruine ,
J'armai tout le crédit entre mes mains remis ,
Et , pour ne pas tomber, tout me parut permis.
Le prince à ces dangers ne se voit point en butte :
Il parle , on obéit ; il veut , on exécute ;
Et d'un génie heureux si les cieux l'ont orné,
Dans son brillant essor il n'est jamais borné.
Cette position toujours incertaine dans laquelle Richelieu se
trouva au moment de sa plus grande puissance , explique
les excès auxquels il se livra. Le maréchal de Marillac , Montmorency
, Cinq-Mars , de Thou , etc. , furent sacrifiés à la
crainte que le ministre avoit d'eux.
Ce qu'il y a de très-singulier , c'est que , comme le dit
madame de Motteville , le roi étoit tacitement le chef de la
conspiration de Cinq- Mars ; le nom dont on se servoit étoit
celui du duc d'Orléans , frère unique du roi. Louis XIII ne
cachoit même pas aux jeunes femmes de sa cour l'aversion
qu'il avoit pour le cardinal de Richelieu . Les Mémoires de
Mademoiselle offrent à cet égard plusieurs particularités
piquantes. Nous les réunirons dans un même tableau , qui
pourra en même temps donner une idée du caractère de
Louis XIII et de ses amours. Quoique nous nous soyons
permis de rédiger ce morceau , qui manque d'élégance et de
( 1 ) M. de La Harpe. Menzicoff.
1:
(
170 MERCURE DE FRANCE ;
une correspondance secrète avec Marie de Médicis , reléguée
à Blois. Après la mort du connétable de Luynes , qui avoit
brouillé Louis XIII avec sa mère , celle- ci reprit son crédit
auprès de son fils ; et se servant de l'ascendant que d'anciennes
offenses donnent à ceux qui les ont éprouvées , sur les ames
foibles qui s'en repentent et veulent les réparer , elle exerça
une autorité d'autant plus absolue que son abaissement avoit
été plus profond. Son premier soin fut de faire rentrer dans
le conseil Richelieu son surintendant , qui lui devoit là
pourpre , et qui lui avoit été fidèle dans sa disgrace . Elle
étoit loin de prévoir que ce favori lui seroit encore plus funeste
que le connétable de Luynes.
Ce fut contre la volonté expresse de Louis XIII que Richelieu
reprit ses anciennes fonctions. La conduite de ce prélat
, pendant les négociations dont il avoit été chargé auprès
de Marie , avoit déplu au monarque : il traitoit de fourbe ,
dit un mémoire du temps , celui en qui il mit depuis toute
sa confiance.
coup
On sait comment l'adroit ministre porta à sa bienfaitrice un
dont elle ne put jamais se relever. Errante dans les
pays étrangers , elle périt à Cologne dans un état peu éloigné
de la misère. Tous les historiens se sont étendus sur les grandes
vues du cardinal de Richelieu , dont les deux principales furent
l'abaissement des seigneurs et la ruine des protestans.. Sans
doute ces vues étoient saines et justes , après les troubles et
les horreurs des règnes précédens ; mais il est permis de croire
qu'il n'appartenoit qu'à un roi d'étouffer ces semences
éternelles de discorde. Jouissant d'une autorité légitime et
affermie , il pouvoit , comme Henri IV , tenir en bride les
ambitions , mêler la douceur à l'exercice d'une autorité redoutable
, et n'affermir son pouvoir que par des exemples
peu fréquens d'une juste sévérité. Il n'en étoit pas ainsi d'un
ministre , dont l'autorité est d'autant plus précaire qu'elle est
plus absolue , et qui , ayant en même temps à faire le bien de
AVRIL 1806. 171
l'Etat, et à prévenir sa chute toujours prochaine , confond trop
souvent ces deux objets , et sacrifie à sa sûreté ce qu'un prince
conserveroit pour son service. On peut , dans cette circonstance
, appliquer à Richelieu ce qu'un poète moderne ( 1 ) fait
dire à un ministre qui exerça en Russie pendant long-temps
une grande autorité :
Près du trône placé , je n'eus dans mon emploi
Rien qu'une autorité subalterne et précaire.
Il faut , pour la garder, une éternelle guerre .
L'on tourne malgré soi contre ses ennemis
Les soins et les talens qu'on doit à son pays.
De mes fautes , hélas ! telle fut l'origine.
Contre des concurrens ligués pour ma ruine ,
J'armai tout le crédit entre mes mains remis ,
Et , pour ne pas tomber, tout me parut permis .
Le prince à ces dangers ne se voit point en butte :
Il parle , on obéit ; il veut , on exécute ;
Et d'un génie heureux si les cieux l'ont orné ,
Dans son brillant essor il n'est jamais borné.
Cette position toujours incertaine dans laquelle Richelieu se
trouva au moment de sa plus grande puissance , explique
"les excès auxquels il se livra . Le maréchal de Marillac , Montmorency
, Cinq-Mars , de Thou , etc. , furent sacrifiés à la
crainte que le ministre avoit d'eux.
Ce qu'il y a de très- singulier , c'est que , comme le dit
madame de Motteville , le roi étoit tacitement le chef de la
conspiration de Cinq-Mars ; le nom dont on se servoit étoit
celui du duc d'Orléans , frère unique du roi. Louis XIII ne
cachoit même pas aux jeunes femmes de sa cour l'aversion
qu'il avoit pour le cardinal de Richelieu . Les Mémoires de
Mademoiselle offrent à cet égard plusieurs particularités
piquantes. Nous les réunirons dans un même tableau , qui
pourra en même temps donner une idée du caractère de
Louis XIII et de ses amours. Quoique nous nous soyons
permis de rédiger ce morceau , qui manque d'élégance et de
( 1 ) M. de La Harpe. Menzicoff.
1:
172
MERCURE DE FRANCE ,
précision dans les Mémoires de Mademoiselle , nous la ferons
parler à la première personne pour donner plus de naturel
et de mouvement au récit : « La cour étoit alors agréable et
>> brillante : l'amour du roi pour Mlle d'Hautefort, dissipoit
» la mélancolie de ce prince ; et les efforts qu'il faisoit pour
» plaire répandoient autour de lui une gaieté dont l'on avoit
>> joui rarement pendant son règne. Je n'ai pas besoin de dire
» de quelle espèce d'amour Louis XIII étoit animé ; on sait
» que les sens n'y avoient aucune part. Tout se bornoit à des
» soins réciproques , à des confidences minutieuses , et à un
» desir mutuel de se plaire par les agrémens de la conversa-
» tion. Le goût dominant du roi étoit la chasse ; on avoit
>> coutume de la disposer du côté de quelques belles maisons
>> où l'on trouvoit des collations et des rafraîchissemens : il
>> revenoit ordinairement dans un carrosse où il n'admettoit
» que Mile d'Hautefort et moi. Quand il étoit de bonne
» humeur , il souffroit que nous lui parlassions librement du
» cardinal ; nous pouvions exercer notre malignité sur ce
*
f.
ministre si puissant ; et le roi lui-même , qui malgré la
» déférence aveugle qu'il avoit pour lui , le haïssoit en secret ,
» ajoutoit souvent à nos plaisanteries . Au retour , on alloit
» chez la reine , où l'on passoit la soirée à entendre des con-
» certs dont le roi avoit souvent composé la musique. Les
>> ariettes avoient pour unique objet Mlle d'Hautefort.
» Jamais femme ne fut aimée d'une manière si galante , et en
>> même temps si platonique : la reine n'en concevoit aucune
>> jalousie.
» Ce fut là que j'eus l'occasion , toute jeune que j'étois ,
» d'étudier le caractère de Louis XIII . Quand il étoit brouillé
>> avec sa maîtresse , ce qui arrivoit souvent , tous les diver-
>> tissemens cessoient. Les soirées se passoient tristement chez
» la reine ; le roi se retiroit dans un coin , il ne parloit à per-
» sonne , et personne n'osoit ni l'approcher, ni lui parler.
» Plongé dans ses réflexions , il finissoit presque toujours par
AVRIL 1806.
173
» bâiller et s'endormir, La chasse étoit aussi suspendue dans
>> ces temps de tristesse ; le monarque passoit la plus grande
» partie du jour à écrire les conversations qu'il avoit eues
>> avec Mlle d'Hautefort. Après sa mort , on a trouvé ces sin-
» guliers procès-verbaux dans une cassette dont lui seul avoit
» la clef. Le principal défaut de Louis XIII étoit une timi-
» dité dont il ne put jamais se corriger : quand il arrivoit à la
» cour quelqu'un auquel il n'étoit pas accoutumé , il perdoit
>> aussitôt contenance , évitoit la conversation , et s'éloignoit
» le plus promptement possible. Le cardinal de Richelieu
» profitoit habilement de ce goût du roi pour la vie retirée ;
» quoiqu'il sût très-bien qu'il n'en étoit pas aimé , il comp-
>> toit sur la répugnance de son maître pour les visages nou-
» veaux; répugnance qui assuroit le crédit du ministre , et
» l'ascendant qu'il avoit pris. >>
Les mémoires du temps rapportent une anecdote qui prouve
jusqu'à quel point Louis XIII se défioit du ministre auquel il
abandonnoit cependant toute son autorité. A l'époque de son
départ pour le Roussillon , il paroît que le roi avoit beaucoup
d'inquiétude sur ses enfans : il craignoit que son ministre ne
les lui enlevât , soit en abusant de sa facilité , soit en surprenant
sa signature. Dans cette perplexité , il prit le parti de
donner à Montigni , chargé de les garder , une moitié d'écu
d'or dont il conserva l'autre les jeunes princes ne devoient
être transférés dans un autre lieu ou être remis en d'autres
mains , que si l'on présentoit à Montigni la moitié d'écu d'or
que le roi emportoit ; dans tout autre cas , aucun ordre même
signé de lui ne devoit être exécuté.
Pendant ce voyage , le cardinal découvrit le complot de
Cinq-Mars , grand- écuyer. Ce jeune homme , qu'il avoit placé
auprès de Louis XIII , se laissa entraîner à l'ambition d'être
chef de cabale. Remarquant que le roi haissoit son ministre ,
et le voyant souvent s'emporter contre lui , il crut qu'il suffisoit
pour réussir , de nourrir çes fâcheuses dispositions. Se
174 MERCURE DE FRANCE ;
livrant donc à des projets chimériques , et connoissant assez
peu le roi pour espérer d'en être soutenu si la trame étoit découverte
, il lia des correspondances non-seulement avec les
grands de l'Etat , mais avec le roi d'Espagne , près de qui il
envoya Fontrailles avec un projet de traité peu favorable à la
France. Il étoit dans une sécurité qui lui fut bien funeste : le
roi étant entré en quelque sorte dans cette conjuration , Cinq.
Mars ne pouvoit prévoir que ce prince , dont il étoit le favori ,
le livreroit à la vengeance du cardinal ; mais il montra par
cette erreur dont les suites furent si fatales , qu'il avoit aussi
peu étudié le caractère du monarqne que celui du ministre .
Le cardinal étoit malade et éloigné du roi , lorsqu'il eut connoissance
de cette intrigue : s'étant procuré une copie du
traité , il envoya sur- le-champ Chavigny auprès de Louis XIII.
Cet habile négociateur prouva facilement au roi qu'il falloit
punir des personnes qui traitoient ainsi avec les ennemis de
l'Etat . Le prince , honteux d'avoir trempé dans ce complot ,
dissimula avec soin la part qu'il y avoit prise ; et se servant
de la ressource des ames foibles qui croient sauver leur honneur
par d'humilians désaveux , il abandonna au cardinal
l'homme auquel il étoit le plus attaché.
Richelieu ne jouit pas long -temps de sa vengeance : sa maladie
s'étant augmentée , il ne put suivre le roi à son retour
du Roussillon. Quelques jours après son arrivée à Fontainebleau
, il le rejoignit. Au milieu des souffrances les plus
cruelles , les grands projets du ministre ne l'abandonnoient
pas ; comme si la violence de ses maux eût encore aigri son
caractère implacable , il voulut que tous les amis de Cinq-
Mars ressentissent les effets de sa colère . Louis XIII se soumit
son ministre mourant . Entre ces hommes de la fidélité
desquels il ne croyoit pas pouvoir douter , il ne regretta que
Troisville qu'il estimoit. Sa foible résistance , à laquelle le cardinal
n'étoit pas accoutumé , fit faire les plus tristes réflexions
à ce ministre si absolu . Il craignit un moment que son maître
encore à
AVRIL 1806.
175
ne lui échappåt , et cette appréhension augmenta ses maux.
Très -peu de temps après , la maladie de Richelieu fut jugée
mortelle , et les médecins lui déclarèrent qu'il n'avoit plus
que quelques jours à vivre : il les employa à consolider son
ouvrage. Le roi l'alloit voir assidument ; et dans les momens
que lui laissoient ses souffrances , il désignoit au monarque
ceux qu'il falloit appeler dans les conseil , et ceux dont l'on
devoit se défier. Ses intentions furent suivies avec l'exactitude
la plus scrupuleuse : de son lit de mort , il décida du sort de
la France ; dès ce moment , il fut convenu que le cardinal
Mazarin auroit le maniement des affaires , et que Letellier
intendant de la justice en Piémont , entreroit au conseil.
:
Cependant Louis XIII , sur le point de perdre un ministre
qu'il n'aimoit pas , et dont il ne pouvoit se passer , montroit la
plus grande agitation . Regrettant les serviteurs qu'il avoit
sacrifiés à la haine du cardinal , en craignant , s'il guérissoit ,
qu'il n'exigeât encore de nouvelles victimes , il paroissoit
plongé dans la plus profonde mélancolie. Au moment où le
cardinal alloit expirer , le roi donna à sa garde l'ordre imprévu
de s'emparer de toutes les avenues du palais du ministre. Dans
un intervalle de son agonie , il apprit cette singulière nouvelle
elle parut l'affecter beaucoup , et l'on pensa qu'elle
avoit précipité ses derniers momens. Il mouroit le prisonnier
du prince qu'il avoit gouverné avec si peu de ménagement.
Ainsi finit la liaison de deux hommes qui ne s'étoient jamais
aimés , qui s'étoient toujours craints , et que la nécessité des
circonstances avoit seule réunis. Le sujet dicta des lois à son
maître , et augmenta sa puissance en contrariant sans cesse ses
goûts , ses inclinations et ses affections les plus chères ; le maître
se vengea du sujet par une aversion qu'il ne put jamais dissis
muler elle entretint toujours le trouble et l'inquiétude dans
l'ame fière de Richelieu ; et ce ministre si puissant n'eut paau
moment de sa mort , le calme dont l'homme obscur peut
du moins s'environner à son dernier soupir. P.
:
176 MERCURE
DE FRANCE
,
VARIETES.
LITTÉRATURE SCIENCES , ARTS , SPECTACLES.
-L'Académie Impériale de Musique a donné , il y a déjà
quelques jours , la première représentation d'un opéra en trois
actes , intitulé Nephtali , ou les Ammonites. Cet ouvrage est
tiré d'un poëme de Florian , Eliézer et Nephtali. L'auteur a
fait preuve de talent pour ce genre de composition , sans avoir
pu parvenir à donner un grand intérêt à une action et à des
personnages qui ne sont point dramatiques. La musique est
de M. Blangini , jeune compositeur italien , qui donne les
plus grandes espérances. Peut-être ne s'est -il pas assez pénétré
de la différence qu'il doit y avoir entre la musique de
salon et celle de ce vaste théâtre , entre une Nuit et une
scène tragique. La musique dramatique vit de contrastes , et
ne peut supporter la monotonie , même la plus harmonieuse ;
non qu'il faille imiter les épouvantables charivaris de quelques
compositeurs actuels , lesquels n'ont eux - mêmes imité de
Gluck que ses défauts , et trouvent monotone toute musique
qui n'oppose pas continuellement la flûte et le trombone ,
l'harmonica et le tambour turc . Inter utrumque tene.
-
La Comédie Française a remis le chef- d'oeuvre de
Dancourt , le Chevalier à la mode. Cette pièce a obtenu un
succès auquel ne pouvoient s'attendre ceux même qui savent
le mieux en apprécier le mérite. Malgré la préférence exclusive
que le public donne à la tragédie , les représentations en
sont très-suivies. Il est vrai qu'aucune tragédie n'est aussi
bien jouée dans son ensemble que le Chevalier à la mode.
Fleury, Dugazon , Mlle Mars et Mlle Devienne ont mérité
les applaudissemens qu'ils ont reçus ; mais l'on doit des éloges
particuliers
DEPT
D
AVRIL 1886 .
577
particuliers à Mlle Contat , pour avoir bien voulu se changer
du rôle de Madame Patin , et pour la manière vraiment supé
rieure avec laquelle elle a joué ce personnage , dont les actrices
n'avoient su faire jusqu'ici qu'une caricature. - On dit qu'on
prépare en ce moment la première représentation de la Mort
de Henri IV, tragédie en cinq actes de M. Legouvé. Talma
remplira le rôle de Henri IV, et Mlle Duchesnois celui de la
Reine.
1- Les représentations de Richard Coeur-de-Lion continuent
à attirer la foule à l'Opéra-Comique. Elleviou a repris
le rôle de Blondel. La première représentation du Déjeuner
de Garçons , donnée jeudi dernier à ce théâtre , a été fort
applaudie. Les paroles sont d'unhomme de beaucoup d'esprit ,
très- capable de faire des ouvrages plus importans : la musi→
que est de M. Nicolo . Martin , qui a fort bien chanté , a
adressé ce couplet au public :
4
Messieurs , notre voix vous convie
De venir quelquefois nous voir ;
Qui , venez je vous en supplie ,
Quand même ce seroit le soir.
Tous les jours , dans cette demeure ,
Assez tard nous vous attendrons :
On peut arriver à toute heure
Pour déjeuner chez des garçons .
Lettre de M. LE CHAMBELLAN DE L'EMPEREUR , Membre de
la Légion d'honneur , chargé par S. M. de la sur- intendance
de l'Opéra-Comique ;
A M. GRETRY , Membre de l'Institut et de la Légion
d'Honneur
Paris , ce 22 Avril , 1806 .
L'EMPEREUR ayant entendu avec beaucoup de plaisir la
musique de Richard Coeur-de-Lion , m'a chargé , Monsieur ,
de vous remettre la boëte ci-jointe , et la gratification de six
mille francs qu'elle contient
M
178 MERCURE DE FRANCE ,
S. M. a daigné accompagner ce présent d'expressions pleines
de bienveillance pour votre personne et votre talent.
i
Je me félicite , Monsieur , d'avoir à vous transmettre ce
témoignage honorable des bontés de l'Empereur ; et je saisis
avec plaisir cette occasion de vous renouveler l'assurance de
mes sentimens les plus distingués et de l'estime particulière
que je vous porte.
AUGUSTE TALLEYRAND .
Lés Cantatrici Villane sont, proportions gardées , pour
le Théâtre de l'impératrice , ce que Richard Coeur- de- Lion
est pour l'Opéra- Comique. A la quinzième représentation
de cet ouvrage charmant la salle étoit pleine. C'est un fait
unique dans l'histoire de l'Opéra- Buffa en France. On annonce
comme prochaine la première représentation d'un opéra de
l'auteur de la Cosa Rara , Martini . Les principaux rôles seront
joués par Mme Canavalli , et par Nozari , qui a , dit-on ,
retrouvé sa voix. La reprise du Matrimonio secreto paroît ajournée
indéfiniment ; ajournement fàcheux pour les amateurs , et
pour l'impressario. Pauvre Picard , comme dit Barilli !
Agnès Sorel n'a pas rempli l'attente des habitués du
Vaudeville . Sans doute les auteurs de ce théâtre ne sont pas
obligés d'être exacts ainsi que Mézerai ; cependant , quand
on y respecteroit davantage les personnages historiques ,
sur -tout ceux dont le nom est un titre de gloire pour la patrie
les choses n'en iroient pas plus mal : mais apparemment il est
des hommes qui sont destinés à être maltraités par les poètes ;
et tels paroissent être ceux qui , sous les ordres de Charles VII ,
parvinrent à France recouvrer. On diroit que depuis Chapelain
d'harmonieuse mémoire , jusqu'à MM. Dupaty et Bouilli ,
tous les poètes se sont donnés le mot pour rapetisser ou
même ridiculiser les nobles compagnons de Jeanne d'Arc.
-
La médaille que l'Institut décerne chaque année pour
l'équinoxe , au meilleur ouvrage d'astronomie , d'après la
fondation de M. de Lalande , a été adjugée à M. Svanberg ,
AVRIL 1806. 179
astronome suédois , qui vient de publier la mesure du degré
de la terre en Laponie , par laquelle on a reconnu l'erreur
qu'il y avoit dans la mesure faite en 1736. #
-M. Deschamps fils , professeur d'anatomie et de physio→
logie à l'hôpital de la Charité , a lu dernièrement à la société
de l'Ecole de médecine , l'observation d'une opération de la
taille qu'il a pratiquée sur un enfant de 11 ans , en présence
de M. Deschamps , son père , chirurgien en chef de l'hôpi~
tal de la Charité , de M. Dupuytren , un des chirurgiens
de l'Hôtel-Dieu , et de plusieurs autres assistans , et qui a été
suivie d'un tel succès , que le malade a été gueri le cinquième
jour , et en état de sortir de sa chambre. M. Deschamps , en
rapportant cette guérison extraordinaire , et dont l'histoire de
la chirurgie n'offre qu'un exemple , est bien loin de l'attribuer
aux effets de l'art ; il ne l'a publiée que pour donner une nouvelle
preuve de toutes les ressources dont la nature est pourvuedans
les maux qui affligent l'humanité. ›
-
J. J. Bachelier , directeur de l'école gratuite de dessin ,
membre de l'ancienne académie de peinture , recteur de l'école
spéciale de peinture , est mort à Paris , le dimanche 13 avril ,
à l'âge de 82 ans. Peu de personnes ont eu dans les arts une
influence plus marquée. En 1763 , il fonda l'école gratuite de
dessin en faveur des ouvriers , ot l'ouvrit en 1766 à 1500 élèves.
La manufacture de porcelaine de Sèvres lui doit ses premiers
progrès; il la dirigea pendant 44 ans , réforma entièrement
le goût des peintures chinoises , et fit exécuter , le
premier , sur les porcelaines tous les genres de dessin.
A U REDACTEUR D U MERCURE.
Monsieur , il paroît bien prouvé que le malheur de l'aé
ronaute Mosment ( voyez le dernier numéro article variété )
n'est résulté d'aucun des inconvéniens attachés aux ascensions
aérostatiques , mais que son imprévoyance seule à causé sa
M 2
180 MERCURE DE FRANCE ,
perte ? La nacelle trop légère , trop basse de bords , trop
éloignée du filet qui couvroit le ballon , et fixée par un trop
petit nombre de cordes , en voilà les causes secondes. M. Mosment
perdit son à-plomb lorsqu'il lança un animal en parachute
la nacelle n'ayant pas assez de pesanteur pour faire
équilibre , elle aura chaviré , et l'aéronaute ne pouvant se retenir
ni au cercle du filet , ni aux bords de la nacelle , sera
tombé en ce moment ; la preuve en est que le balon prit , dès
cet instant , un effort très -rapide qui le fit perdre de vue en
peu de tems , et que des témoins ont remarqué qu'il sortit
quelque chose de la nacelle qu'on prit pour un sac de lest :
cette ascension rapide , à dater de cet intant , n'a été due qu'à
la soustraction du poids du corps de l'infortuné voyageur.
Ce nouvel accident n'est pas suffisant pour faire proscrire
un genre de spectacle dont la découverte honore la France ;
mais il doit faire sentir la nécessité de n'en confier l'usage qu'à
des personnes instruites. M. Mosment avoit tout le courage
convenable pour faire un excellent militaire , mais rien n'annonçoit
chez lui les talens d'un physicien.
Si l'on examinoit ce qui a occasionné les malheurs auxquels
les ballons ont donné lieu , on verroit que la cause en est bien
moins dans le fait des inconvéniens attachés aux ballons , que
dans l'imprudence et de l'entêtement des aéronautes.
Tout le monde avoit prévu que la réunion de la mongolfière
aux ballons à gaz inflammable pouvoit causer la perte
de Pilâtre de Rosiers , aussi bien que la dorure dont son ballon
étoit entièrement revêtu , qui pouvoit attirer les météores
et l'électricité des nuages. Les ballons dorés ou argentés sont
très-beaux , mais fort dangereux. Zambeccari , qui a employé
les mêmes moyens , a éprouvé chaque fois de cruels
accidens. Ce qui est étonnant , c'est que ce dernier n'ait pas
été entièrement victime de ses moyens cumulés. Lunardi remplissant
de gaz un ballon à Londres , le fait retenir par un
jeune homme , qui s'entortille les cordes autour des poignets:
E
AVRIL 1806. 181
à mesure que le ballon s'enfle, la force d'ascension augmente,
le ballon part subitement , et enlève le jeune homme pris par
les mains , fait une révolution qui le dépouille de son filet , et
le malheureux jeune homme se tue en retombant sur la terre .
En Espagne , M. Bouche voulut s'élever avec une mongolfière
, ses compagnons renoncent au voyage au moment du
départ ; M. Bouche s'effraye , perd la tête , veut partir seul ,
ordonne de lancer le ballon , mais il oublie de faire couper la
corde qui le retenoit par le haut , le ballon s'élance et chavire ,
M. Bouche retombe et se casse les jambes. M. Olivari , à Oréans
, s'élève avec une mongolfière de papier et une nacelle
remplie d'esprit - de-vin et d'essence inflammable ; le tout
s'embrase comme cela devoit être , et M. Olivari augmente
le nombre des victimes de l'art aérostatique.
Ces accidens , sont-ils résultés d'inconvéniens attachés aux
ballons ou de l'imprévoyance , de l'obstination et de l'entêtement
des aéronautes ? La réponse à cette question n'est pas
douteuse. Des hommes de bon sens, avec du talent , de la
prudence et de la présence d'esprit , n'auroient pas éprouvé
de pareils malheurs. Je ne vois donc en tout cela rien qui
oblige de proscrire une découverte si brillante , et qui offrira
toujours un spectacle digne d'une nation instruite et belliqueuse.
A. J. GARNERIN , l'aéronaute.
MODES.
Du 20 avril. -Quelques modistes emploient des rubans rayés ; ils sont à
grands carreaux , et quelquefois nués . Lilas et blane , jaune et vert sont
préférés ; mais on en porte de diverses autres couleurs , de celles même
qui ne sont point à la mode. L'uni , en petit taffetas et en rubans
est d'un blanc mat , d'un rose tendre , ou lilas . On ne voit que trèspeu
de pistache , peu de jaune . De larges effilés terminent toujours les rubans
qui , à l'ordinaire , flottent en longs bouts sur la paille jaune ou blanche .
La forme est la même pour les deux espèces de paille ; mais les fleurs sont
plus particulièrement affectées à la paille blanche , et les rubans à la paille
jaune.La largeur des bords et la longueur des passes favorisent la mode de
ces grosses roses et de ces gros pavots qui , à leur suite , ont une traînée
de boutons. Un chapeau a le bord très-arqué ; en sorte que , de face et de
3
182 MERCURE DE FRANCE ,
trois quarts , il ne cache point la figure ; une capote , dont la passe se
trouve horizontale , la cache sous tous les aspects .
Au lieu de frisé de tulle , on met maintenant une rose sous les chapeaux.
Pour les capotes de lingères , la forme carrée prévaut sur la forme ovale.
Dans les capotes ovales , l'intervalle des coulisses est tout plissé . Dans les
capotes carées , la passe , entre les grosses torsades , ne forme pas un pli.
Cet article , qui est d'un grand débit , n'est pas le seul qui occupe les lingères.
Elles vendent beaucoup de fichus à grandes pointes , qui forment
canezou, qui forment collerette , dont la garniture quelconque est toujours
d'un travail fort long ou d'un prix fort haut . Sur les bords des mouchoirs ,
dans les languettes , c'est maintenant un point de Malines . Les robes de
printemps qui ont été achetées en plus grande quantité , sont à petits
carreaux rose.
PARIS.
La gazette de Manheim et les autres gazettes du Nord , toujours
prêtes à accueillir toute espèce de faux bruits , fort aises
sur-tout de trouver des occasions de communiquer à l'Europe
leurs opinions fausses et ridicules sur la gigantesque puissance
des Russes , représentent la Dalmație comme envahie , et une
armée russe considérable comme réunie aux bouches du
Cattaro : on fera probablement de meilleurs plans de campagne
à Saint-Pétersbourg. Si ce n'étoit que la France veut
l'exécution des traités , et tenir de l'Autriche les bouches du
Cattaro ; les Russes seroient déjà chassés , les Monténégrius
mis a la raison , et la tranquillité rétablie ; mais cette province
doit être remise aux Français par les Autrichiens , et les Français
ne la recevront que d'eux. Au reste , les bouches du Cattaro
sont séparées de la Dalmatie par les états de Raguse ,
c'est à-dire de plus de 30 lieues de pays ,
de manière que la
possession de Cattaro n'a rien de commun avec celle de la
Dalmatie. Les Français sont maîtres de toute la Dalmatie et de
l'Istrie, où ils ont plus de 30,000 hommes.Les Russes ont en cè
moment aux bouches du Cattaro trois bataillons formant 1500
hommes , et pas un soldat de plus. Lorsque , comme on va le
voir dans le précis ( 4 ) , le général Brady , par une insigne
trahison , remit la forteresse aux Russes , le régiment de Thurn ,
fort de 1600 hommes , s'y trouvoit , et livra les forts à 300
Russes , débarqués de deux frégates. L'indignation d'une partie
des officiers de ce régiment étoit à son comble , et M. Ghisilieri
porta l'infamie jusqu'à écrire la lettre ci -jointe ( B) à ces
officiers, pour calmer l'indignation qu'ils éprouvoient d'avoir
AVRIL 1806. 183
été obligés de céder le poste qu'ils occupoient. Ces officier
tenant beaucoup à l'estime des militaires français , ont publié
cette lettre pour leur justification , et ont dit partout que les
places avoient été vendues par MM. Ghisilieri et Brady.
Le même jour que M. Ghisilieri écrivoit cette lettre aux
officiers du régiment de Thurn , voici celle qu'il écrivoit au
général Molitor ( C) . M. de Ghisilieri et ceux qui lui ont donné
ces ordres , vendoient leur maître et leur patrie , comme ils la
vendirent déjà à la seconde coalition. Il seroit temps cependant
d'exécuter les traités , de vivre en paix , et de ne pas
chercher dans de misérables subtilités des motifs de querelle.
Nous ne doutons pas que si ces lettres parviennent à la connoissance
du ministère de la guerre à Vienne , il ne fasse punir
les hommes qui ont agi avec une aussi insigne mauvaise foi.
(Journal officiel. ).
(A) Précis de ce qui s'est passé pour la remise des bouches
du Cattaro , aux Russes et Monténégrins.
Le 19 février 1806 , les généraux Molitor , Dumas , et M. le
marquis de Ghisilieri , commissaire-général de S. M. l'empereur
d'Allemagne et d'Autriche , pour la remise de la Dalmatie
et des bouches du Cattaro , sont arrivés à Zara . M. le
marquis de Ghisilieri y ayant appris la sommation faite par le
commandant de l'escadre russe au commandant des troupes
autrichiennes , a manifesté qu'il regardoit cette sommation
comme outrageante pour son souverain , et a proposé de se
rendre de suite à Cattaro , ce qui a été accepté par les généraux.
Il s'y est rendu en effet le 25 ou 26 février. Pendant ce
temps , le général Molitor a fait mettre en marche ses troupes
pour les bouches du Cattaro , et avoit pris à cet effet les
moyens les plus expéditifs. Ce général étoit , le 7 mars , sur
les confins de la république de Raguse , à deux journées de
marche de Castelnovo , la première place du territoire , lorsqu'il
a appris que les places des bouches du Cattaro avoient
été cédées aux Russes et Monténégrins e 4 mars.
Il est de notoriété que le commandant autrichien et M. le
marquis de Ghisilieri n'ont fait au commandant russe aucune
protestation dès l'entrée de l'escadre russe dans un port qui
leur appartenoit , et où ils attendoient les Français , qu'ils
exposoient , sans aucun avis , à tomber dans les mains de
l'ennemi lorsqu'ils auroient cru entrer dans un port ami. Il est
encore notoire que le commandant autrichien et M. le marquis
de Ghisilieri n'ont pris aucune mesure pour repousser l'agression
des Monténégrins , à moins qu'ils ne les aient régardés aussi
comme leurs alliés .
4
184 MERCURE DE FRANCE ;
Les officiers autrichiens composant les garnisons des places
du Cattaro , ont fait des protestations contre la conduite du
commandant autrichien , pour remettre les places aux Russes :
des officiers ont même été mis aux arrêts , et réclamés par
leurs camarades , pour avoir parlé fortement contre une telle
détermination , et cela avant l'arrivée de M. le marquis de
Ghisilieri. Lorsque ce commissaire est arrivé et qu'il a vu les
officiers persister à ne pas remettre les places et à se défendre
contre toute agression , il a donné l'ordre , en vertu , a-t- il
dit , d'ordres supérieurs , de remettre aux Russes toutes les
places et territoire des bouches du Cattaro.
Le général Brady, gouverneur en Dalmatie , en Albanie ,
avoit envoyé , dès le moment de la connoissance du traité de
paix , l'ordre de s'en tenir à des protestations , et de remettre
les places au détachement de troupes russes débarqué de leurs
frégates , en cas de sommation. Il a réitéré son ordre pour
que les agens russes ne l'ignorassent pas ; le commandant autrichien
à Cattaro , leur a fait savoir les ordres qu'il avoit
reçus. Ceux- ci ne pouvant déterminer le commandant russe
à Corfou , à agir sans ordre de sa cour , ont réussi à faire
venir dans les bouches du Cattaro l'escadre russe aux ordres
de M. Henry Bayle , anglais.
Enfin, les places du Cattaro ont été occupées par un petit
nombre de Russes , tirés des bâtimens de l'escadre , et par
1500 Monténégrins environ . La garnison autrichienne étoit
de deux bataillons du régiment de Thurn , formant un total de
1500 hommes. Les habitans gémissent sous les vexations qu'ils
éprouvent. Des voies de fait ont déjà eu lieu entre eux et les
Monténégrins. Les maisons à Cattaro ont été saccagées et
pillées. Voilà l'état florissant dans lequel M. le marquis de
Ghisilieri vouloit laisser les bouches du Cattaro à S. M. l'Empereur
des Français , Roi d'Italie , d'après le traité de Presbourg.
A Zara , le 26 mars 1806,
(B. ) Copie d'une lettre de M. le marquis de Ghisilieri , à
M. de Zanino , officier au régiment de Thurn , et communiquée
par cet officier à ses camarades, d'après l'invitation
de M. le marquis de Ghisilieri
Monsieur,
Castelnovo , ce 6 mars 1806.
Comme dans les circonstances difficiles dans lesquelles je me suis trouvé ,
rien ne me seroit si à coeur que de ne rien décider qui pût déplaire à une
garnison aussi brave et aussi estimable que celle de Cattaro ; et comme
d'ailleurs , d'après ce que M. le lieutenant d'Esemberg vient de me dire ,
j'ai lieu de craindre de n'avoir pas rempli entièrement mon but , je profite
AVRIL 1806 185
de la connoissance personnelle que j'ai eu le bonheur de faire de vous ,
Monsieur , pour vous faire amicalement deux observations seules , et
pour
vous prier de les communiquer aussi à messieurs vos camarades .
1º. Ce n'est pas la sommation d'une puissance ennemie de notre auguste
maître , et moins encore à la demande des Monténégrins , avec lesquels
je ne suis pas même entré en pourparler , mais bien à la sommation réitérée
d'un commandant russe , que j'ai pris le parti de retirer les troupes de
S. M. de cette province ; et par conséquent , ce n'est qu'à la volonté
expresse d'une cour alliée et amie de la nôtre , et contre laquelle les ordres
supérieurs sont bien précis , de ne pas se permettre d'autres moyens que
ceux des déclarations et des protestations , et jamais des moyens de défense
armée.
2º. Je ne suis pas venu avec le commandant russe à aucune capitulation
que je n'aurois jamais conclue sans le consentement du militaire, mais bien
je me suis borné à lui faire les protestations et déclarations nécessaires pour
metttre notre cour à couvert de tous griefs de la part des Français , et
pour assurer les égards dus en toute circonstance au pavillon et aux
troupes de S. M.
D'après ces observations bien simples , vous verrez vous -même , Monsieur
, que le parti que j'ai pris est une mesure tout - à-fait politique et la
seule que les circonstances permettoient , et pas une mesure aucunement
militaire ; ce qui doit tranquilliser vous- même et vos braves camarades sur
toute suite que vous en pourriez craindre , moins avantageuse à votre
renommée , d'ailleurs trop bien assurée et à l'armée et dans le public , pour
être entamée par une démarche tout -à- fait étrangère au militaire . Par mon
empressement à entrer avec vous et pour vous avec tous les officiers , dans
de pareils détails , vous jugerez tout le prix que je mets à votre estime et
à votre bienveillance ; et deux lignes de réponse que vous pourrez m'adresser
à Raguse , recommandée au consul impérial , me feront beaucoup de
plaisir .
(C.) Copie de la lettre écrite par M. le marquis de Ghisilieri
á M. le général Molitor , gouverneur de la Dalmatie et de
l'Albanie.
Monsieur le général ,
Zacostaz , le 9 mars 1806.
Les mêmes motifs de prudence qui m'avoient engagé à précéder les
troupes destinées à occuper les bouches du Cattaro , sous les ordres de
votre excellence , m'ont mis dans la nécessité d'en faire retirer les troupes
de mon auguste maître , pas tant pour épargner de nouveaux dangers à
une garnison courageuse qui ne demandoit que de se battre , que pour préserver
du pillage et de sa ruine totale une province qui est déjà une propriété
de S. M. l'Empereur des Français , Roi d'Italie.
La fureur avec laquelle les Monténégrins , levés en masse par leur
métropoliste , menaçoient la province , et l'enthousiasme que partageoient
avec eux parmi les habitans des Bouches , les sectaires du rit grec , qui
forment les trois quarts de la population , alarmoient depuis quelque
temps le gouvernement , quand une escadre russe , qui jeta l'ancre à Porte-
Rose , le 27 au soir du mois passé , vint encore paralyser le peu de
moyens qu'on pouvoit mettre en oeuvre pou : déjouer les projets des
Monténégrins . Les journées des 28 février , du 1er et 2 mars , furent
employées à faire inonder la province par quelques milliers de Monténégrins
renforcés par les habitans de Zuppa , Commoni et Pastrovicchio ,
et quand cette horde étoit déjà en mesure pour attaquer les places gardées.
186 MERCURE DE FRANCE ,
par les troupes autrichiennes , le commandant de l'escadre russe somma,
le 5 de mars , le gouverneur de Cattaro de céder toutes les places , ou
bien de se déclarer ennemi de S. M. l'empereur de toutes les Russies ,
et il me réitéra le lendemain la même omation dans le terme éremptoire
d'un quart d'heure , tonjours d'après le principe que les bouches du
Cattaro étoient déjà territoire français , dès le jour que le délai de deux
mois fixé à leur occupation par les troupes françaises, étoit expiré . Dans
un moment si pressant , persuadé comme je l'étois que la valeur de la
garnison n'auroit pas suffi contre le nombre des Monténégrins infin ment
supérieur , ni contre le feu que l'escadre auroit fait sur les places , et
persuadé également que la devastation de la province auroit été la suite
immédiate de mon refus , j'ai cru devoir céder à la force des circons
tances et ne pas en venir aux moyens de violence , après avoir épuisé
inutilement ceux de la persuasion et des protestations ; et par une telle
conduite , j'ai sauvé à mon auguste maître , des braves troupes , et conservé
pour le vôtre , monsieur le général , les bouches du Cattaro dans
un état florissant . 1
Je me flatte , d'après cela , que le parti que j'ai pris ne déméritera pas
Fapprobation de S. M. , mon auguste maître , et n'excitera pas non plus la
moindre plainte de la part du gouvernement français ; ce qui sera pour
moi la récompense la plus douce des peines de toute espèce que j'ai
souffertes et des dangers que même j'ai courus dans ces derniers jours.
Signé GHISILIERI.
( D. ) Note à M. le marquis de Ghisilieri.
Le soussigné , commissaire-général de S. M. l'Empereur
des Français , Roi d'Italie , a eu l'honneur de recevoir de
M. le marquis de Ghisilieri , commissaire-général de S. M.
l'empereur d'Allemagne et d'Autriche , la réponse à sa noté
du 21 mars , par laquelle il annonce au soussigné qu'il a expédié
cette note à sa cour , et qu'il s'en réfère d'ailleurs à la réponse
donnée à M. le général Molitor , sur les mêmes griefs.
Le soussigné s'est empressé de demander à M. le général
Molitor , la réponse dont parle M. le marquis de Ghisilieri ;
elle est du mars 1806 , et datée de Zacostaz .
Dans cette réponse , M. le marquis de Ghisilieri fait connoître
que la garnison de Cattaro ne demandoit qu'à se battre ;
le soussigné en est d'autant plus persuadé , qu'il sait positivement
que des protestations ont été faites par des officiers du
régiment de Thurn contre la remise de ces places aux Russes ;
que des officiers ont été mis aux arrêts pour ces protestations ,
et que généralement tous les officiers et soldats de ce régiment
témoignent de l'indignation d'avoir remis les places des
bouches du Cattaro à un petit nombre de Russes, qui n'eussent
pas fait la moindre résistance contre le régiment de Thurn ,
composé de 1500 hommes. Cependant , malgré ces protestations
, les places des bouches du Cattaro ont été cédées aux
Russes , d'après l'ordre de M. le marquis de Ghisilieri.
Le soussigné a l'honneur de prier M. le marquis de GhisiAVRIL
1806. 187
lieri de lui faire connoître s'il a agi dans cette circonstance
d'après lui-même , ou en vertu d'ordres supérieurs ; car il est
essentiel qu'il fasse part à sa cour des raisons pour lesquelles le
commandant autrichien et M. le marquis de Ghisilieri ont
laissé paisiblement entrer et séjourner dans les ports des
bouches du Cattaro , l'escadre armée d'une puissance ennemie
de celle à laquelle ils devoient remettre les places , et dont ils
n'ont pas prévenu les généraux.
Il est important aussi que le soussigné donne connoissance
à sa cour , des motifs pour lesquels les bouches du Cattaro ont
été cédées aux Russes , au lieu de l'être aux troupes de S. M.
l'Empereur des Français , Roi d'Italie , conformément au
traité de Presbourg.
La raison que donne M. le marquis de Ghisilieri , dans sa
lettre au général Molitor , du 9 mars , ne peut être admise. Il y
dit que c'étoit pour conserver à S. M. Empereur des Français
, Roi d'Italie , les bouches du Cattaro dans un état florisé
sant , qu'il les a remises aux Russes et Monténégrins. Cepen
dant deux jours seulement après la remise de ces places , les
Monténégrins ont saccagé et pillé des maisons ; et ces mêmes
habitans , que M. le marquis de Ghisilieri dépeint comme
d'accord avec les Monténégrins , se sont armés et ont marché
contre eux , et en ont même tué plusieurs .
:
Ces mêmes habitans tendent les bras aux Français , et sè
plaignent vivement qu'on les ait livrés à leurs plus cruels enne
mis. Le soussigné attend avec impatience une réponse de M. lé
marquis de Ghisilieri , et persiste dans les demandes qu'il lui
a faites par sa note du 21 mars. Il croit à M. le marquis de
Ghisilieri , les pouvoirs nécessaires pour y déférer , puisqu'il
a eu celui de commander à la garnison de Cattaro , malgré ses
protestations , de remettre aux Russes toutes les places des
bouches du Cattaro.
Il a l'honneur de lui donner l'assurance de sa haute consi→
dération. AL. LAURISTON.
Zara , le 25 mars 1806.
Le Moniteur vient de publier en douze feuilles supple
mentaires le compte qui a été présenté à S. M. , de l'administra
tion des finances pendant l'an 13. Nous en citerons aujourd'hui
les résultats suivans :
La caisse d'amortissement est actuellement propriétaire
de capitaux pour la valeur de 107,785,000 fr. Le ministre
parle d'opérations qui pourroient augmenter cette somme
de 21,000,000.
---
Régie de l'enregistrement et des domaines. Les produits
brats de cette administration se sont élevés à la somme de
188 MERCURE DE FRANCE ,
223,469,440 fr.: le produit net applicable aux dépenses de
l'an 13 , est de 172,763,591 fr.
Administration des forêts. Produit , 41,805,654.
Douanes.
52,725,918.
-
Produit brut , 67,293,165. Produit net ,
Postes. - Produit brut, 19,712,743. Produit net , 9,987,761 .
Loterie. Produit net , 12,605,954.
-
Droits réunis. Produit brut , 53,480,825 . Produit net ,
compris les droits spéciaux , 44,009,464.
― Monnaies. La fabrication des nouvelles espèces ,
ordonnée par la loi du 7 germinal an 11 , s'élevoit, au 1er frimaire
an 14 , à 194,484,391 . Les pièces de 5 f. fabriquées à
l'ancien type se sont élevées à 106,535,755. Total des monnaies
de nouvelle fabrication , 300,820,146.
Dette perpétuelle. - 48,625,576 , à quoi il faut ajouter
3,559,000 pour création de rentes au profit de la caisse d'amortissement
, et pour la dette des nouveaux départemens des
Alpes , du Piémont et de la Ligurie.
Dette viagère. -18,721,347.
Pensions civiles. - 5,862,823.
Pensions ecclésiastiques.- 25,915,480.
-
Pendant la nuit du 26 au 27 pluviose an 12 , le cabinet
des médailles de la Bibliothèque impériale fut volé. La police
qui fixoit toute son attention et toutes ses recherches sur les
auteurs de ce délit , autant pour les livrer à la justice , que
pour recouvrer les objets précieux des arts et de l'antiquité ,
enlevés au plus beau dépôt de l'univers , parvint heureusement
à les arrêter et à saisir la plus précieuse partie de leur
vol. Un nommé Charlier , décédé dans le cours de l'instruction
, connoissoit seul la valeur des objets qu'il avoit longtemps
projeté de voler , sans confident ni complices ; il avoit
déposé à cet effet un petit baril de poudre , dans l'intention
de le faire sauter dans une des salles de la Bibliothèque , et de
profiter du trouble et du désordre pour accomplir son projet ;
mais il n'osa pas faire usage de cet horrible moyen , par la
crainte de faire périr beaucoup de monde ; et il prévint ,
par une lettre , l'un des conservateurs du cabinet des antiques ,
qu'il avoit mis un baril de poudre sous la case renfermant
l'apothéose d'Auguste .
Douze picès furent volées.
1º. Une grande sardoine onix , connue sous le nom d'agathe
de la Sainte-Chapelle , composée de quatre couches , représentant
l'apothéose d'Auguste. Cette sardoine onix étoit enchassée
dans une espèce de table de vermeil , formant reliquaire , autour
de laquelle étoient des perles , des turquoises et des verres
AVRIL 1806.
189
colorés taillés en pierres précieuses. Ce camayeu fut tiré de la
Sainte-Chapelle , à qui il avoit été donné par Charles V, roi
de France , l'an 1579. Cet objet a été repris en Hollande entre
les mains des voleurs , au moment où ils vouloient le vendre
cent mille écus.
2º. Un vase de sardoine onix de dix -sept centimètres environ
de hauteur , connu sous le nom de vase des Ptolémées , tiré de
l'abbaye de Saint-Denis. Ce beau vase , couvert dans toutes ses
parties d'un grand nombre de sujets en bas-reliefs représentant
le culte de Cérès et de Bacchus , étoit porté sur un pied de
vermeil orné de pierres précieuses et de perles. Retrouvé et
estimé quinze cent mille francs.
3º. Un calice de sardoine onix dans une monture de vermeil ,
dont le pied étoit orné de médaillons en relief , représentant
des figures de saints : ce vase étoit connu sous le nom de calice
de l'abbé Suger.
4°. Un vase de prase en forme de cuve , entouré d'une bor
dure de filets d'or ou de vermeil , et de verres coloriés.
5°. Deux couvertures d'évangéliaires en vermeil , ornées de
croix en émail , et de quelques camées , de perles et cristaux
coloriés.
6º. Un dyptique en grande plaque d'ivoire , sculpté en relief-
7°. Un poignard monté en vermeil , la poignée garnie de
deux plaques en coquilles , où étoient gravées en relief des
arabesques. Cette arme étoit connue sous le nom de poignard
de François Ier.
8°. Une couronne d'or , ayant la forme d'un cercle avec
des figures de saints : c'étoit la couronne d'Agélulphos , roi
des Lombards , mort en 616.
9º. Un vase de sardoine presque semblable à celui de prase
10°. Une coupe de jaspe fleuri, avec son pied et sa tige garnis
d'or .
1. Une coupe pareille en jaspe sanguin , la tige et le
pied garnis en or , en partie émaillée.
12°. Une croix en vermeil , enrichie d'agathes.
Les accusés de ce vol sont : Giraud , Jacqueminet et sa
femme, Godefroid et sa femme , et la veuve Prost. Le principal
auteur, Charlier, est mort , comme on l'a dit plus haut,
dans le cours de l'instruction.
-
Jeudi à neuf heures du matin la cour de justice criminelle
a repris séance pour achever l'instruction du procès
A
190 MERCURE DE FRANCE ,
M. Courtin , substitut du procureur-général , a , par son
réquisitoire , établi avec méthode et clarté toutes les preuves
de culpabilité à la charge de chacun des accusés. Après avoir
entendu les accusés , leurs défenseurs , et le substitut du procureur
général , M. le premier président a résumé les débats
avec précision et clarté ; il a trouvé dans la position et la
conduite de la veuve Prost , quelques considérations en sa
faveur. Il a fini par soumettre à MM. les jurés 52 questions
relatives au jugement de ce procès .
Giraud , Jacqueminet et Godefroid ont été condamnés à
14 années de fers , la femme Jacqueminet et la femme Godefroid
, à 14 années de détention.
5
"
La veuve Prost a été acquittée.
-Le prince de Linange vient d'arriver à Paris , attiré par
le desir d'assister aux fêtes du mois de mai.
-On dit que S. M. l'EMPEREUR, voulant honorer la mémoire
du connétable du Guesclin , l'un des plus grands hommes
que la France ait produit , et celui de tous qui contribua le
plus à chasser les Anglais du royaume , vient d'accorder , sur
sa cassette , une pension de Gooo fr. à mad. de Gêvres , unique
et dernier rejeton de cette illustre famille.
S. A. I. le prince Joseph a rendu , pour l'administration
du royaume de Naples , plusieurs décrets dont voici les principales
dispositions :
Il y aura pour l'administration du royaume de Naples ,
un ministre de l'intérieur qui sera chargé de la surveillance
administrative , de la correspondance avec les préfets des provinces,
syndics et élus des universités et communes ; de l'admi
nistration des revenus communaux ; du matériel des prisons ,
des hôpitaux, civils et autres établissemens de bienfaisance ; des
ponts et chaussées , des édifices publics , de l'entretien des
routes , ports marchands , canaux ; de l'agriculture , des arts
et du commerce ; de l'instruction publique , etc. Tous les
détails non compris dans cette énumération continueront à
faire partie des attributions confiées aux autres ministres.
• Tous les officiers de terre et de mer , précédemment
employés au service de Naples , auxquels , par les arrêtés antérieurs
, S. A. I. a accordé la moitié de leurs appointemens
jusqu'à ce qu'ils soient remis en activité , et ceux à qui elle a
conservé les gratifications , appointemens de réforme , de
retraite , etc. , ne pourront toucher le montant de ces traitemens
respectifs qu'après avoir prêté serment de fidélité à
S. M. l'EMPEREUR et Roi. Ce serment sera ainsi conçu : « Je
AVRIL 1806.
igt
» jure fidélité à S. M. l'Empereur des Français et Roi d'Italie ,
» et je m'oblige sur mon honneur à ne servir ni directement
> ni indirectement contre la France et ses alliés . >>
Le ducat de Naples sera reçu dans la caisse du payeur
de l'armée française , à raison de 4 fr. 40 c.
•
L'introduction des marchandises de toute espèce , provenantes
des manufactures et du commerce anglais , est défendue ,
soit par terre , soit par mer , dans toute l'étendue du royaume
de Naples. En conséquence aucun bâtiment , chargé en tout
ou en partie de ces marchandises , ne pourra entrer , sous
quelque prétexte que ce soit , dans les ports du royaume , ni
aucune cargaison ne pourra être introduite par terre. Toute
contravention sera punie par l'arrestation des coupables , et
la confiscation soit des marchandises , soit des bâtimens ,
chameaux , chevaux et autres objets qui auroient servi au
transport. Les coupables seront en outre condamnés à payer
le double de la valeur des marchandises confisquées , et à un
emprisonnement de quinze jours au moins , de trois mois
au plus. Tous ceux qui auront coopéré , de que'que manière
que ce soit , à l'importation ou au débit des marchandises
sus indiquées , seront regardés comme coupables, et punis
comme tels.
Tout individu qui se trouveroit avoir , ou comme dépositaire
, ou sous quelque titre que ce soit , argent , meubles
ou effets quelconques appartenant à la ci-devant cour royale ,
scra tenu d'en faire la déclaration au directeur de la secrétairerie
d'état , maison et domaines royaux , dans le terme de
trois jours , à compter du jour de la publication du présent
décret. Celui qui n'auroit pas fait dans le terme prescrit la
déclaration susdite , sera regardé comme détenteur frauduleux
de biens appartenans au trésor public , et puni comme
tel.
Il y aura pour chacune des provinces du royaume de
Naples un commandant militaire fixe , qui résidera dans le
chef -lieu . Ces officiers commanderont dans toutes les places
et postes de leur arrondissement , pour tout ce qui a rapport
à la défense locale , au maintien des communications , à la
sûreté publique pour les personnes et les propriétés. Ils auront
immédiatement sous leurs ordres les différens détachemens de
troupes françaises ou napolitaines , les officiers sans troupes
ou autres individus qui auront été particulièrement destinés
à cet objet de service permanent dans chaque arrondissement.
Ils pourront aussi disposer de la gendarmerie affectée au service
de chaque arrondissement , après s'être concertés avec le
192 MERCURE DE FRANCE ,
préfet de chaque arrondissement. Le commandant qui résidera
à Capoue , se concertera avec le commissaire de campagne.
Les arrondissemens militaires et les résidences des com
mandans sont provisoirement fixés ainsi qu'il suit : Le général
Cavroi , à Teramo ( arrondissement de 'T'eramo ) ; le général.
Goulu , à Aquila ( Abruzze ultérieure ) ; le général Ottawy,
à Chieti ( Abruzze citérieure ) ; le général Girardeau , à Ca-~~
poue ( Terre de Labour ) ; le général Bron , à Lucera ( arrondissement
de la Capitanate ) ; le général Espagne , à Montefusco
( Principauté ultérieure ) ; le général Mermet , à Salerne
( Principauté citérieure ) ; le général Pinon ,Ja Trani ( Terre→
de Bari) ; l'adjudant-commandant Cacault , à Lecce ( Terre
d'Otrante ) ; le général Duhesme , à Matera ( arrondissement
de Basilicata ) ; le général Verdier, à Cosenza ( Calabre citérieure
) ; le général Digonet , à Calanzaro ( Calabre ultérieure) ;
le général Partounaux, à ........ (arrondissement de Procida ,
Ischia et Capri ).
CORPS LÉGISLATIF.
Séance du 22 avril.
L'ordre du jour appelle la discution du projet de loi relatif
à la Banque de France. M. Gilet de la Jacqueminière , organe
des sections des finances , de législation et de l'intérieur , exprime
les motifs qui ont déterminé le voeu d'adoption de ces
trois sections réunies ; la discution est fermée , et le projet de
oi décrété à la majorité de 186 voix contre 70.
Séance du 24 avril.
La discussion s'ouvre sur le projet de loi relatif au budjet
de l'an 14 , et de 1806. Organe de la section des finances du
tribunat , M. Arnoult , après avoir discuté chacun des 75
articles , propose au corps législatif de sanctionner un nouveau
système de finances qui, selon la promesse de l'EMPEREUR ,
allége le poids de l'impôt foncier , promet aussi une dimi
nution dans les nouveaux impôts indirects , supprime 3512
barrières élevées sur le territoire , rompt les entraves qu'elles
apportoient aux communications ; un système de finances ,
enfin , tellement organisé qu'il offre au gouvernement les
moyens efficaces de soutenir sa dignité , de contenir ses enne
mis , et de faire face à tous les événemens qui pourroient
survenir.
On va aux voix : le projet est converti en loi , à la majorité
de 233 contre 44-
DE LA
( No. CCXLX . )
( SAMEDI 3 MAI 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
DEPT
TRADUCTION LIBRE ( 1 )
DE LA VII ÉGLOGUE DE VIRGILE.
ACCORDANT à ma flûte une chanson facile ,
Le premier j'imitai le berger de Sicile ( 2 ) .
Ma Muse aia des bois les paisibles attraits ,
Et ne dédaigna point d'habiter les forêts.
Sur des sujets plus grands exerçant mon génie ,
J'osois chanter les rois de l'antique Ausonie ,
Lorsque le Dieu du goût me donna cet avis :
Un berger, me dit- il , doit soigner ses brebis ,
» Il ne doit point, épris d'une a deur téméraire ,
» Suivre dans les combats un héros sanguinaire,
» Mais il peut seulement , à l'ombre d'un ormeau ,
» D'un air simple et léger enfier son chalumeau . »
J'obéis , ô Varus ; pour célébrer ta gloire (3 ) ,
D'autres invoqueront les Filles de Mémoire ;
D'autres , en te donnant un encens mérité ,
Consacreront leurs vers à l'immortalité ;
A l'abri de ton nom on a droit d'y prétendre.
J'obéis ; si pourtant quelqu'un daigne m'entendre ,
Il trouvera mes vers ennoblis par ton nom ;
Quel autre futamais plus chéri d'Apollon ?
Lorsque pour te chanter j'invoquai sa puissance ,
Le Dieu même , des vers mesura la cadence.
( 1 ) Trop libre sans doute. ( Toutes les Notes sont du Traducteur.) ¸
( 2 ) Théocrite.
(3) Quintilius Varus, qui fut consul sous Auguste , l'an de Rome 741.
N
SEIN
194 MERCURE DE FRANCE ,
Muses continuez.... Menasile et Chromis ,
Tous deux Arcadiens , tous deux tendres amis ,
Virent sous un berceau , qu'ombrageoit une treille ,
Silène ivre du vin qu'il avoit avoit bu la veille .
Du paisible sommeil il goutoit la douceur ;
On voyoit près de lui les armes d'un buveur :
D'un osier recourbé la vigueur expirante
Soutenoit sur un arbre une tasse pesante ,
Et les fleurs qui paroient son front et ses cheveux
Etoient à quelques pas sur son thyrse poudreux .
A ces simples bergers souvent le vieux satyre
Promit d'unir sa voix aux accords de sa lyre ,
Il se jouoit ainsi de leur crédulité ;
Pour venger un affront qu'ils n'ont pas mérité ,
Les bergers saisissant son thyrse , sa couronne ,
Profitent des instans que son sommeil leur donne ,
Et le rendent captif sous des chaînes de fleurs .
La jeune Eglé se joint aux timides pasteurs ,
Eglé dont les appas dédaignent l'imposture ,
Ne doivent rien à l'art , mais tout à la nature ,
Et qui fait les plaisirs des forêts d'alentour ,
Elle aperçoit Silène , et l'attaque à son tour :
La folâtre s'approche , et lorsqu'à la lumière
Il ouvroit en bâillant une foible paupière ,
Choisissant ses couleurs sur un mûrier voisin ,
Sur le front du vieillard elle peint un raisin.
Le satyre s'éveille ; il voit leur artifice ,
Dissimule sa honte , et rit de leur malice :
« Vous triomphez , dit- il , je ne résiste plus ;
» Cependant ces liens sont ici superflus :
3
» C'est assez qu'en ces lieux vous m'ayez pu surprendre ,
» Vous demandez des vers , vous allez en entendre.
>> De vos empressemens ces vers seront le prix .
» Pour vous , ajoute- t- il avec un doux souris ,
» Eglé , je vous réserve une autre récompense. »
On ote ses liens , on s'assied , il commence :
Alors vous auriez vu les fleuves et les bois
Prêter l'oreille aux ons de sa touchante voix ,
Les Faunes , les Sylvains et les jeunes bergères ,
Former autour de lui mille danses légères;
Et les arbres voisins qu'on voyoit s'agiter,
Sembloient dans leurs transports vouloir les imiter .
Non , jamais d'Apollon la voix enchanteresse
N'eût plu tant an échos du Pinde , du Permesse.
Il auroit triomphe de ce berger fameux ,
Qui , franch ssant des morts l'empire t nébreux ,
Suspendit , en chantant sur la rive infernale ,
Les tourmeps de Sisyphe et la vox de Tant le.
* 24
Il expliquoit comment tout ce vaste univers ( 1 )
Fut formé du concours des atômes divers ,
(1 ) On me reprochera sans doute d'avoir ajouté au texte ; mais dans cet
endroit , ainsi que dans d'autres , le sujet m'a entraîné au- delà des bornes .
MAI 1806 . 195
Qui , se choquant entr'eux dans une nuit profonde ,
Firent naître le feu , le ciel , la terre et l'onde ;
Par les êtres créés le néant est détruit :
Tout sort . tout sort enfin de l'éternelle nuit ,
Et sur ses fondemens l'univers se repose.
Des ombres du chaos nouvellement éclose ,
La terre fut surprise à son premier réveil
De voir luire sur elle un éclatant soleil .
Tout tremble devant lui ; la nature en si ence
L'adore , et reconnoft sa suprême puissance ;
Ses rayons bienfaisans chassent l'obscurité ,
Et font part au limon de leur fécondité.
Par l'ordre de Thétis les chastes Néréïdes
Renfermèrent les eaux dans les grottes humides.
La nue en se formant s'abreuve dans les mers ( t),
Et sur l'aile des vents s'éleva dans les airs ;
Elle admire de là ce monde encor sauvage,
De la terre embrasée elle reçoit l'hommage,
Et sur elle répand , en s'ouvrant à dessein ,
Les salutaires eaux que renfermoit son sein ( 2 ).
Alors on vit le front de l'aimable Cybèle
S'orner de fleurs, et prendre une beauté nouvelle :
Les chênes , les capins , décorèrent les bois ,
Les animaux errans pour la première fois ,
Suivoient dans les forêts des routes inconnues ;
Les habitans des airs s'élevant jusqu'aux nues ,
Célébroient à l'envi, dans leurs charmans concerts,
Le plus beau jour, le jour où naquit l'univers.
Les hommes fortunés , sous le règne d'Astrée ,
Suivirent les leçons du vieux époux de Rhée;
Tout alors s'empressoit à combler leurs desirs ,
Leurs jours étoient marqués par de nouveaux plaisirs;
Ce temps , cet heureux temps n'a duré qu'une aurore :
Vos neveux , ô Janus , les regrettent encore !
Un des fils de Japet , mortel audacieux ( 3 )
Entreprit d'égaler le chef-d'oeuvre des Dieux.
Il déroba du ciel la divine lumière ,
Et l'esprit par son souffle anima la matière.
Il fit un homme ; mais , justement irrité,
Jupiter le punit de sa témérité :
Un vautour dévoroit ses entrailles fumantes ,
Pour de nouveaux tourmens sans cesse renaissantes.
Les hommes criminels cessèrent d'être heureux :-
Ils le furent autant qu'ils furent vertueux.
( 1 ) M. Richer dit plaisamment dans sa traduction , que le monde qui
venoit de naître fut inondé d'un déluge nouveau :
Les légères vapeurs , dans les airs suspendues ,
En se réunissant composèrent des nues
Qui voilèrent les cieux , puis se fondant en eau
Comblèrent les marais d'un déluge nouveati.
(2) Voyez la note précédente.
(3 ) Prométhée,
N 2
196 MERCURE DE FRANCE ,
Violant sans pudeur les lois de la justice,
On les vit s'égarer dans les sentiers du vice .
Rien ne peut arrêter la fureur des humains :
On les vit dans le meurtre ensanglanter leurs mains .
Ils bravèrent les Dieux , mais les Dieux les punirent :
Dans un déluge affreux ces insensés périrent .
Deux mortels dans les flots ne sont point confondus (1 ) ,
L'arrêt des Dienx vengeurs respecta leurs vertus ;
Deux mortels , qu'épargna la céleste colère ,
Par l'ordre de Thémis repeuplèrent la terre .
Le Satyre un moment interrompt son discours ;
Pressé par les bergers , il en reprend le cours :
Il chante le destin du favori d'Alcide ;
On entendit long-temps les héros de Colchide
Adresser aux échos des soupirs superflus ;
Ils app loient Hilas , mais Hilas n'étoit plus.
D'une reine il dépeint les feux illégitimes ( 2 ) .
(Pourquoi , cruel Amour , enfantes-tu des crimes ?)
Epouse de Minos , quelle est donc ta fureur ?
Vois ton père pâlir et reculer d'horreur .
Arrête , tu poursuis l'objet de ta tendresse ,
Le dirai-je, un taureau ? Malheureuse princesse ,
Tu poursuis un taureau dans tes emportemens !
Oui , Lysippe autrefois par ses mugissemens (3 ) ,
Fit retentir les bords du marais de Stimphale ( 4 );
Son audace orgueilleuse , hélas ! lui fut fatale.
On la voyoit souvent chercher sur son beau front
Les signes flétrissans d'un éternel affront ( 5 ) .
Ses mains , ses belles mains n'y trouvent que des charmes ,
Rien ne peut cependant dissiper ses alarmes ,
Elle erre dans les bois au milieu d'un troupeau ;
Mais , ô Pasiphaé , dans cet étát nouveau ,
Lysippe , ni ses soeurs , par une flamme impure ;
N'ont jamais , comme toi , fait rougir la nature.
Quel démon te séduit , reine indigne du jour ?
Où t'emporte l'excès d'un détestable amour ?
Dans des déserts affreux , errante , fugitive ,
Echo seule répond à ta douleur plaintive.
Ce taureau trop aimé méprise tes appas ,
Tu l'appelles en vain , il ne te répond pas.
(1 ) Deucalion et Pyrrha.
(2 ) Pasiphae , fille du Soleil et femme de Minos .
(3) Lysippe , Iphinasse et Iphione , filles de Proetus et de Zenobie ,
se vantèrent d'être plus belles que Junon . La déesse troubla tellement leur
raison , qu'elles crurent être changées en vaches , et s'enfuirent dans les
forêts. 1
(4) Stimphale, lac situé près d'Argos , qui exhaloit une odeur insupportable
, sur le bord duquel Hercule tua tous les oiseaux funestes qui désoloient
l'Arcadie .
(5) Sæpe in levi quæsisset cornua fronte . M. Richer a dit :
Au seul aspect du joug elles devinrent mornes ,
Se tâtèrent le front , croyant avoir des cornes .
MAI 1806.
197
Etendu mollement à l'ombre d'on vieux hêtre ,
Il rumine à loisir sur un gazon champêtre.
(Plût à Dieu que jamais on n'eût vu de troupeaux. )
Tandis que de son nom tu remplis les hameaux ,
Peut- être , s'opposant à ta fureur brutale,
Dans un troupeau voisin il poursuit ta rivale.
Ah ! filles de Nérée , accourez à ma voix ,
Driades , hâtez -vous , environnez les bois ;
Opposez vos efforts à ceux d'une insensée ;
Son infâme projet révolte ma pensée.
Hâtez-vous , dérobez un crime à l'univers ;
Cherchez-le ce taureau dans vos vastes déserts .
L'amour, peut -être aussi quelque gras pâturage ,
Aura conduit ses pas dans le proch in village :
Retenez-le captif dans un an re écarté ,
Où jamais le soleil ne porte sa clarté.
Silene dit comment la fille de Schénée ( 1 )
Vit enfin accomplir sa triste destinée .
Des soeurs de Phaeton il chante la douleur :
Le malheur de leur frère a causé leur malheur .
Un jour, dit-il , en proie à son inquiétude ,
Gallus épris d'amour, cherchoit la solitude ,
Lorsque par Erato vers Apollon conduit ,
Il fut avec honneur sur le Pinde introduit .
D'un pas majestueux , mais timide , il s'avance ,
La cour du Dieu des vers se lève en sa présence .
Apollon lui sourit : à son auguste aspect ,
Gallus par son silence exprime son respect ;
Mais Linus , si connu sur les rives d'Amphrise ,
Par ce discours flatteur augmente sa surprise :
« Le mérite , Gallus , n'est jamais confondu ,
» Les Filles de Mémoire honorent la vertu ;
» Elles aiment le vôtre , et , pour lui rendre hommage ,
>> Ces soeurs de leur bonté vous présentent ce gage;
» Recevez cette flûte : Hésiode jadis ,
» Honoré de ce don , en connut tout le prix.
» Il chanta les trésors de la vieille Cybele ;
» Il chant it , et la terre en devenoit plus belle :
» Tout en éloit ravi ; dociles à sa voix ,
>> Les chênes en dansant le suivoient dans les bois.
» Mais si vous célébrez la forêt de Grinée ( 2 ) ,
» Ni les bords fortunés du paisible Penée ,
» Ni Delphes , ni Claros , ni le Mont Hélicon ,
» Ne seront pas plus chers au divin Apollon. »
Dirai- je de quels traits il dépeignoit ton crime (3 ) ,
(1 ) Atalante. Cybèle lá changea , elle et Hippomène , son nouvel époux ,
en lions , et les attacha à son char.
( 2 ) Apollon rendoit des oracles dans la forêt de Grinée.
( 3 ) Scylla , pour servir Minos , dont elle étoit amoureuse , et qui assiégeoit
Mégare, coupa à Nisus son père , qui en étoit roi , le cheveu auquel
étoit attaché le destin des Mégariens.
3
198 MERCURE DE FRANCE ;
O Scylla ? Quoi , ton père est la triste victime
Quuee ton coeur sacrifie à l'objet de tes voeux !
Chanterai-je avec lui le destin rigoureux
De cette autre Scylla , qui , sur l'humide plaine ( 1 ) ,
Exerçant sa fureur et sa rage inhumaine ,
Engloutit autre fois dans l'abyme des lots
De l'amant de Circé les pâles matelats ?
Vous décrirai - je encor la fureur de Térée ( 2 ) ?
Vous dira je quels mess Philomèle éplorée
Fit servir à ce prince adultère et cruel ?
La main des Dieux punit ce couple criminel :
Nouveaux hôtes des bois , et chassés loin des villes ,
lls poussent vers le ciel des regrets inutiles .
Ainsi qre d'Apol'on les sublimes accords ,
Jadis de l'Eurotas enchantèrent les bords ,
Lorsque ce Dieu pleuroit le destin d'Hyacinte ,
Et forçoit les lauriers de retenir sa plainte ;
Ainsi de ce vieillard les s ns harmonieux
Enchantèrent alors les échos de ces lieux ;
Et les beger- ravis d'entendre ces merveilles ,
A de n mveaux plaisirs préparoient leurs oreilles ,
Quand l'étoile du soir , prée pitant son cours ,
Du maître de Bacchus interrompt le discours.
Menasile et Chromis regagnent le village ;
Et la nuit , qui paroît sur un épais nuage ,
Presse les pas tardifs de ce couple indiscret ,
Et le jour qu'elle chasse obéit à regret .
A GLYCERE.
MARIN
er, ode 19.
Máter sæva Cupidinum , etc. ( Livre 1º ,
LE Dieu du Vin , la mère des Amours ,
Et les desirs fougueux , enfans de la paresse ,
Reviennent de concert , par une triple ivresse ,
Troubler la paix de mes vieux jours.
Oui , je languis , je brûle pour Glycère.
Voit-on impunément l'albâtre de son sein ,
Ce sourire agaçant qui provoque au larcin ,
Cet oeil qui veut et qui sait plaire ?
(1 ) Scyll , fille de Phorus et d'Hécate. Circé em poisonna la fontaine où
elle se baignoit , et Seyila , changée en monstre effroyable , se precipita
dans la mer .
4
(2 ) Térée , roi de Thrace , déshonora Philomèle , soeur de Progné , sa
femme , et lui coupa la langue , afi qu'e'le ne découvrit pas son crime.
Philomèle traça ses malheurs sur une tapisserie , et en instruisit , par ce
moyen, sa saur , qui , pour se venger, tua son fils , et le servit dans un
repas à Té ée. Térée fat changé en huppe , Itys en faisan , Progné en hiron¬
delle , et Philomèle en rossignol.
MAI 1806 .
199
Vénus de Gnide a quitté le séjour;
Tout entière à mon coeur elle s'est élancée .
Ma voix pour le Dieu Mars est désormais glacée.
Je ne puis chanter que l'Amour.
Cruel enfant , c'est toi seul que j'implore !
Sur ce gazon fleuri je t'offre mon encens.
Viens amollir son coeu ; viens embraser ses sens
De tout le feu qui me dévore.
DE WAILLY.
A MON PETIT POTAGER .
PETIT terrain qui sait fournir
De doux fruits mon petit ménage,
Où ma laitue aime à venir ,
Ou ton chou croft pour mon potage,
Je veux tout bas t'entretenir :
Réponds- moi , j'entends ton langage ?
Si je voyageois ? - Et pourquoi ?
Es-tu las d'être bien chez toi ?
-Je voudrois vivre avec les hommes.
Avec eux ! Ce sont presque tous
Des méchans , des sots et des fous ,
Sur-tout dans le siècle où nous sommes .
-
De leur plaire je prendrai soin ,
J'en aimerai quelqu'un peut-être.
Notre esprit se plaît à connoître :
Plus instruit je verrai plus loin.
-Que dis- tu là , mon pauvre mattre ?
Crois-moi , trop penser ne vaut rien;
Trop sentir est bien pire encore .
Déjà ma pêche se colore ,
Mes melons te feront du bien.
Il me faudra donc au village ,
Vieillir sans nom sous mon treillage ?
Je pourrai voir tout à loisir
Mes renards aller et venir
Sur les murs de mon hermitage ?
Est-ce un malheur ? Va , plus d'un sage ,
Dans les soupirs , dans les dégoûts,
Du bonheur, sur des flots jaloux ,
Poursuivant la trompeuse image ,
S'est écrié dans son naufrage :
« Ah ! si j'avois planté mes chonx !
>>
M. DUCIS.
4
200 MERCURE DE FRANCE ,
MA PROFESSION DE FOI.
Je suis mouton , et pour toute la vie ;
Mais d'un habit de loup je m'affuble à propos ,
Pour ôter aux méchans l'envie
De venir me manger la laine sur le dos .
M. LE BRUN , de l'Institut.
ENIGM E.
SANS être évêque j'ai ma crosse ,
Sans être berger j'ai mon chien ;
Et sans être magicien ,
J'ai ma baguette et ma fureur atroce.
LOGOGRIP HE.
Un seul mot dans cinq pieds , sans y rien retrancher,
Vous en fournira cinq , si vous savez chercher ;
Transposez -les si bien , qu'en prenant ehaque lettre ,
Vous commenciez celui que vous voulez connoftre.
Le premier en hiver sert dans notre maison ,
Et devient inutile en toute autre saison.
Vous portez le second : quoiqu'en votre structure
Il soit essentiel , c'est souvent une injure .
Le troisième déplaît au goût , à l'odorat ;
On peut le rejeter sans être délicat .
Sur mer le quatrième aide à vaincre l'orage :
C'est dans ce seul endroit qu'on en peut faire usage.
Le dernier , cher lecteur, est peut-être sur vous ;
Car on le voit briller dans les plus beaux bijoux.
CHARADE.
'AMOUR , ce dieu puissant vous donne mon premier ;
I sut toujours chez vous arrêter mon dernier,
ans quoi l'on ne pourroit longuement l'employer ;
t ne put vous vous quitter, même après mon entier.
F. BONNET ( de l'Isle . )
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est la lettre I.
Celui du premier Logogriphe est Forme , où l'on trouve orme ( l'orme
mâle et l'orme femelle . )
Celui du second est Angelus, où l'on trouve Anglus, Agnus, Anus.
Celui de la Charade est Nu- age.
MAI 1806 . 201
DES LETTRES ET DES GENS DE LETTRES :
Réponse à un Article inséré dans la Gazette de
France , du 27 avril.
La défense du Génie du Christianisme est jusqu'à
présent la seulé réponse que j'aie faite à toutes les
critiques dont on a bien voulu m'honorer. J'ai le
bonheur , ou le malheur de rencontrer mon nom
assez souvent dans des ouvrages polémiques , des
pamflets , des satires. Quand la critique est juste , je
me corrige ; quand le mot est plaisant , je ris ; quand
il est grossier, je l'oublie . Un nouvel ennemi vient de
descendre dans la lice . C'est un chevalier Béarnois.
Chose assez singulière , ce chevalier m'accuse de
préjugés gothiques , et de mépris pour les lettres !
J'avoue que je n'entends pas parler de sang froid de
chevalerie , et quand il est question de tournois , de
défis, de castilles , de pas d'armes , je me mettrois volontiers
comme le seigneur don Quichotte à courir les
champs pour réparer les torts. Je me rends donc à
l'appel de mon adversaire. Cependant , je pourrois
refuser de faire avec lui le coup de lance , puisqu'il
n'a pas déclaré son nom , ni haussé la visière de son
casque après le premier assaut ; mais comme il a
observé religieusement les autres lois de la joute , en
évitant avec soin de frapper à la tête et au coeur, je
le tiens pour loyal chevalier , et je relève le gant .
Cependant , quel est le sujet de notre querelle ?
Allons-nous nous battre , comme c'est assez l'usage
entre les preux , sans trop savoir pourquoi ? Je veux
hien soutenir que la dame de mon coeur est incomparablement
plus belle que celle de mon adversaire.
Mais si par hasard nous servions tous deux la
202 MERCURE DE FRANCE ,
même dame ? C'est en effet notre aventure . Je suis
au fond du même avis , ou plutôt du même amour
que le chevalier Béarnois , et , comme lui , je déclare
atteint de félonie quiconque manque de respect
pour les Muses.
Changeons de langage , et venons au fait . J'ose
dire que le critique qui m'attaque avec tant de
goût , de savoir et de politesse , mais peut- être avec
un peu d'humeur, n’a pas bien compris ma pensée.
Quand je ne veux pas que les rois se mêlent des
tracasseries du Parnasse , ai - je donc infiniment
tort ? Un roi sans doute doit aimer les lettres ,
les cultiver même jusqu'à un certain degré , et les
protéger dans ses Etats ; mais est-il bien nécessaire
qu'il fasse des livres ? Le juge souverain peut-il ,
sans inconvéniens , s'exposer à être jugé ? Est - il
bon qu'un monarque donne , comme un homme
ordinaire , la mesure de son esprit , et réclame l'indulgence
de ses sujets dans une préface ? Il me
semble que les Dieux ne doivent pas se montrer si
clairement aux hommes : Homère met une barrière
de nuages aux portes de l'Olympe.
Quant à cette autre phrase , un auteur doit être
pris dans les rangs ordinaires de la société , j'en
demande pardon à mon censeur ; mais cette phrase
n'implique pas le sens qu'il y trouve . Dans l'endroit
où elle est placée , ( 1 ) elle se rapporte aux rois ,
uniquement aux rois. Je ne suis point assez absurde
pour vouloir que les lettres soient abandonnées précisément
à la partie non lettrée de la société. Elles
sont du ressort de tout ce qui pense ; elles n'appartiennent
point à une classe d'hommes particulière ;
ellés ne sont point une attribution des rangs , mais
une distinction des esprits . Je n'ignore pas que Montaigne
, Malherbe , Descartes , La Rochefoucault ,
(1) Voyez l'article sur les Mémoires de Louis XIV, dans
le numéro CCLXII du Mercure.
MAI 1806. 203.
Fénelon , Bossuet , La Bruyère , Boileau même ,
Montesquieu et Buffon ont tenu plus ou moins
à l'ancien corps de la noblesse , ou par la robe ,
ou par l'épée ; je sais bien qu'un beau génie
ne peut déshonorer un nom illustre ; mais puisque
mon critique me force à le dire , je pense qu'il y a
toutefois moins de péril à cultiver les Muses dans un
état obscur que dans une condition éclatante.
L'homme sur qui rien n'attire les regards , expose
peu de chose au naufrage . S'il ne réussit pas dans
les lettres , sa manie d'écrire ne l'aura privé d'aucun
avantage réel , et son rang d'auteur oublié n'ajoutera
rien à l'oubli naturel qui l'attendoit dans une
autre carrière .
Il n'en est pas ainsi de l'homme qui tient une
place distinguée dans le monde , ou par sa fortune ,
ou par ses dignités , ou par les souvenirs qui s'attachent
à ses aïeux. Il faut qu'un tel homme balance
long- temps avant de descendre dans une lice où les
chutes sont cruelles. Un moment de vanité peut lui
enlever le bonheur de toute sa vie. Quand on a beaucoup
à perdre , on ne doit écrire que forcé pour
ainsi dire par son génie , et dompté par la présence
du Dieu fera corda domans. Un grand talent est
une grande raison , et l'on répond à tout avec de la
gloire. Mais si l'on ne sent pas en soi ce mens divinior
, qu'on se garde bien alors de ces démangeaisons
qui nous prennent d'écrire :
Et n'allez point quitter , de quoi que l'on vous somme ,
Le nom que , dans la cour , vous avez d'honnête homme ,
Pour prendre de la main d'un avide imprimeur
Celui de ridicule et misérable auteur .
Si je voyois quelque du Guesclin rimailler sans
l'aveu d'Apollon un méchant poëme , je lui crierois :
« Sire Bertrand , changez votre plume pour l'épée de
» fer du bon connétable. Quand vous serez sur la
» brèche , souvenez - vous d'invoquer , comme votre
» ancêtre , notre dame du Guesclin . Cette Muse n'est
204 MER CURE DE FRANCE.
» pas celle qui chante les villes prises , mais c'est
» celle qui les fait prendre. »
Mais au contraire , si le descendant d'une de ces
familles qui figurent dans notre histoire , s'annonce
au monde par un essai plein de force , de chaleur et
de gravité , ne craignez pas que je le décourage . Eûtil
des opinions contraires aux miennes , son livre
blessât - il , non- seulement mon esprit , mais mon coeur,
je ne verrai que le talent ; je ne serai sensible qu'au
mérite de l'ouvrage ; j'introduirai le jeune écrivain
dans la carrière . Ma vieille expérience lui en marquera
les écueils ; et en bon frère d'armes , je me
réjouirai de ses succès .
J'espère que le chevalier qui m'attaque , approuvera
ces sentimens ; mais cela ne suffit pas je ne
veux lui laisser aucun doute sur ma manière de penser
à l'égard des lettres , et de ceux qui les cultivent.
Ceci va m'entraîner dans une discussion de quelque
étendue que l'intérêt du sujet m'en fasse pardonner
la longueur.
Eh ! comment pourrois-je calomnier les lettres ?
Je serois bien ingrat , puisqu'elles ont fait le charme
de mes jours . J'ai eu mes malheurs comme tant d'autres
; car on peut dire du chagrin parmi les hommes ,
ce que Lucrèce dit du flambeau de la vie :
Quasi cursores , vitaï lampada tradunt.
J'ai toujours trouvé dans l'étude quelque noble raison
de supporter patiemment mes peines . Souvent assis
sur la borne d'un chemin en Allemagne , sans savoir
ce que j'allois devenir , j'ai oublié mes maux ,
et les auteurs de mes maux , en rêvant à quelque
agréable chimère que me présentoient les Muses
compatissantes . Je portois pour tout bien avec moi
mon manuscrit sur les déserts du Nouveau- Monde ;
et plus d'une fois les tableaux de la nature , tracés
sous les huttes des Indiens , m'ont consolé à la porte
MA I 1806 . 205
d'une chaumière de la Westphalie , dont on m'avoit
refusé l'entrée .
Rien n'est plus propre que l'étude à dissiper les
Froubles du coeur, à rétablir dans un concert parfait
les harmonies de l'ame . Quand , fatigués des orages
du monde , vous vous réfugiez au sanctuaire des
Muses , vous sentez que vous entrez dans un air tranquille
, dont la bénigne influence a bientôt calmé vos
esprits. Cicéron avoit été témoin des malheurs de sa
patrie il avoit vu dans Rome le bourreau s'asseoir
auprès de la victime ( par hasard échappée au glaive ) ,
et jouir de la même considération que cette victime ;
il avoit vu presser avec la même cordialité et la
main qui s'étoit baignée dans le sang des citoyens ,
et la main qui ne s'étoit levée que pour les défendre
; il avoit vu la vertu devenir un objet de scandale
dans un temps de crime , comme le crime est
un objet d'horreur dans un temps de vertu ; il avoit
vu les Romains dégénérés pervertir la langue de
Scipion pour excuser leur bassesse , appeler la constance
entêtement , la générosité folie , le courage imprudence
, et chercher un motif intéressé à des
actions honorables , pour n'avoir pas la douleur d'estimer
quelque chose ; il avoit vu ses amis se refroidir
peu à peu pour lui , leurs coeurs se fermer
aux épanchemens de son coeur , leurs peines cesser
d'être communes avec ses peines , leurs opinions
changer par degré ces hommes emportés et brisés
tour -à- tour par la roue de la fortune , l'avoient laissé
dans une profonde solitude . A ces peines , déjà si
grandes , se joignirent des chagrins domestiques :
Ma fille me restoit , écrit-il à Sulpicius ; c'étoit un
» soutien toujours présent auquel je pouvois avoir
>> recours. Le charme de son entretien me faisoit
» oublier mes peines; mais l'affreuse blessure que
» j'ai reçue en la perdant , rouvre dans mon coeur
» toutes celles que j'y croyois fermées ...... Je suis
>> chassé de ma maison et du Forum . »
206 MERCURE DE FRANCE ,
Que fit Cicéron dans une position si triste ? Il eut
recours à l'étude . « Je me suis réconcilié avec mes
livres , dit - il à Varron , ils me rappellent à leur
>> ancien commerce ; ils me déclarent que vous avez
» été plus sage que moi de ne pas l'abandonner. »
Les Muses , qui nous permettent de choisir notre
société , sont d'un puissant secours dans les chagrins
politiques. Quand vous êtes fatigués de vivre au
milieu des Tigellin et des Narcisse , elles vous transportent
dans la société des Caton et des Fabricius.
Pour ce qui est des peines du coeur, l'étude , il est
vrai , ne nous rend pas les amis que nous pleurons ,
mais elle adoucit le chagrin que nous cause leur
perte ; car elle mêle leur souvenir à tout ce qu'il y a
de pur dans les sentimens de la vie , et de beau
dans les images de la nature .
Examinons maintenant les reproches que l'on fait
aux gens de lettres. La plupart me paroissent sans
fondement la médiocrité se console souvent par la
/ calomnie .
On dit : Les gens de lettres ne sont pas propres au
maniement des affaires . Chose étrange que le génie
nécessaire pour enfanter l'Esprit des lois , ne fût pas
suffisant pour conduire le bureau d'un ministre !
Quoi ! ceux qui sondent si habilement les profon
deurs du coeur humain , ne pourroient démêler autour
d'eux les intrigues des passions ? Mieux vous
connoîtriez les hommes , moins vous seriez capables
de les gouverner !
C'est un sophisme démenti par l'expérience . Les
deux plus grands hommes d'état de l'antiquité , Démosthènes
, et sur-tout Cicéron , étoient deux véritables
hommes de lettres, dans toute la rigueur du mot. Il n'ya
peut -être jamais eu de plus beau génie littéraire que
celui de César , et il paroit que ce fils d'Anchise et
de Vénus entendoit assez bien les aftaires. On
peut
citer en Angleterre Thomas Morus , Clarendon ,
Bacon , Bolingbroke ; en France , l'Hospital , LaMAI
1806.
207
moignon , d'Agucsseau , M. de Malesherbes , et la plupart
de nos premiers ministres tirés de l'Eglise . Rien ne
me pourroit persuader que Bossuet n'eût pas une tête
capable de conduire un royaume , et que le judicieux
et sévère Boileau n'eût pas fait un excellent adminis-1
trateur .
Le jugement et le bon sens sont sur-tout les deux
qualités nécessaires à l'homme d'état ; et remarquez
qu'elles doivent aussi dominer dans une tête littéraire
sainement organisée . L'imagination et l'esprit ne sont
point , comme on le suppose , les bases du véritable
talent ; c'est le bon sens , je le répète , le bon sens ,
avec l'expression heureuse. Tout ouvrage , même
un ouvrage d'imagination , ne peut vivre , si les
idées y manquent d'une certaine logique qui les
enchaine et qui donne au lecteur le plaisir de la
raison , même au milieu de la folie. Voyez les chefsd'oeuvre
de notre littérature : après un mûr examen ,
vous découvrirez que leur supériorité tient à un bon
sens caché , à une raison admirable , qui est comme
la charpente de l'édifice. Ce qui est faux finit par
déplaire : l'homme a en lui-même un principe de
droiture que l'on ne choque pas impunément . De là
vient que les ouvrages des sophistes n'obtiennent qu'un
succès passager : ils brillent tour-à- tour d'un faux
éclat , et tombent dans l'oubli.
On ne s'est formé cette idée de l'inaptitude
des gens de lettres , que parce que l'on a confondu
les auteurs vulgaires avec les écrivains de
mérite . Les premiers ne sont point incapables , parce
qu'ils sont hommes de lettres , mais seulement parce
qu'ils sont hommes médiocres , et c'est l'excellente
remarque de mon critique. Or , ce qui manque aux
ouvrages de ces hommes , c'est précisément le jugement
et le bon sens. Vous y trouverez peut -être des
éclairs d'imagination , de l'esprit , une connoissance
plus ou moins grande du métier , une habitude plus
ou moins formée d'arranger les mots et de tourner la
plirase ; mais jamais vous n'y rencontrerez le bon sens .
208 MERCURE
DE FRANCE ,
Ces écrivains n'ont pas la force de produire la
pensée qu'ils ont un moment conçue . Lorsque vous
croyez qu'ils vont prendre une bonne voie , tout- àcoup
un méchant démon les égare : ils changent de
direction , et passent auprès des plus grandes beautés
sans les apercevoir ; ils mêlent au hasard , sans économie
et sans jugement , le grave , le doux , le plaisant,
le sévère; on ne sait ce qu'ils veulent prouver ,
quel est le but où ils marchent , quelles vérités ils prétendent
enseigner. Je conviendrai que de pareils
esprits sont peu propres aux affaires humaines ; mais
j'en accuserai la nature et non pas les lettres , et.
je me donnerai garde surtout de confondre ces
auteurs infortunés avec des hommes de génie .. :)
Mais si les premiers talens littéraires peuvent reinplir
glorieusement les premières places de leur patrie ,
à Dieu ne plaise que je leur conseille jamais d'envier
ces places ! La majorité des hommes bien nés peut
faire ce qu'ils feroient eux -mêmes dans un ministère
public ; personne ne pourra remplacer les beaux
Quvrages dont ils priveroient la postérité , en se livrant
à d'autres soins. Ne vaut- il pas mieux aujourd'hui ,
et pour nous et pour lui - même , que Racine ait fait
naitre sous sa main de pompeuses merveilles , que.
d'avoir occupé , même avec distinction , la place de
Louvois ou de Colbert ? Je voudrois que les hommes ,
de talent connussent mieux leur haute destinée ; qu'ils
sussent mieux apprécier les dons qu'ils ont reçus du
ciel . On ne leur fait point une grace en les investissant
des charges de l'Etat ; ce sont eux au contraire qui , en
acceptant ces charges , font à leur pays une véritable
faveur et un très- grand sacrifice .
Que d'autres s'exposent aux tempêtes, je conseille
aux amans de l'étude de les contempler du rivage :
« la côte de la mer deviendra un lieu de repos pour
les pasteurs , dit l'Ecriture , » erit funiculus maris,
requiespastorum. Ecoutons encore l'orateur romain :
« J'estime les jours que vous passez à Tusculum ,
mon
*
DE
ᏗᎪ MA Í 1806.
DEPT
mon cher Varron , autant que l'espace entier de la
» vie , et je renoncerois de bon coeur à toutes les vi-5.
» chesses du monde pour obtenir la liberté de maner
une vie si délicieuse .... Je l'imite du moins , autant
>> qu'il m'est possible , et je cherche avec beaucoup de
>> satisfaction mon repos dans mes chères études.... Si
» de grands hommes ont jugé qu'en faveur de cès
>> études on pouvoit se dispenser des affaires publiques
, pourquoi ne choisirois-je pas une occu-
» pation si douce ? »
- "
Dans une carrière étrangère à leurs moeurs , les
gens de lettres n'auroient que les maux de l'ambition
sans en avoir les plaisirs . Plus délicats que les autres
hommes , combien ne seroient- ils pas blessés à chaque
heure de la journée ! Que d'horribles choses pour
eux à dévorer ! Avec quels personnages ne seroient- ils
pas obligés de vivre et même de sourire ! En butte à
la jalousie que font toujours naître les vrais talens ,
ils seroient incessamment exposés aux calomnies
et aux dénonciations de toutes les espèces ; ils trouveroient
des écueils jusque dans la franchise , la simplicité
ou l'élévation de leur caractère ; leurs vertus
leur feroient plus de mal que des vices , et leur génie
même les précipiteroit dans des piéges qu'éviteroit la
médiocrité. Heureux s'ils trouvoient quelque occasion
favorable de rentrer dans la solitude , avant que la
mort ou l'exil vint les punir d'avoir sacrifié leurs talens
à l'ingratitude des Cours !
Poi ch' insieme con l'età fiorità
Manco la speme , e la baldanza audace ;
Piansi i reposi di quest' umil vita ,
E sospirai la mia perduta pace.
Je ne sais si je dois relever à présent quelques plaisanteries
que l'on est dans l'usage de faire sur les gens
de lettres , depuis le temps d'Horace. Le chantre de
Lalagée et de Lydie nous raconte qu'il jeta son
bouclier aux champs de Philippe ; mais l'adroit
courtisan se vante; et l'on a pris ses vers trop à la
O
210 MERCURE DE FRANCE ,
lettre. Ce qu'il y a de certain , c'est qu'il parle de la
mort avec tant de charme et une si douce philosophie
, qu'on a bien de la peine à croire qu'il la craignît :
Eh en, fugaces , Posthume , Posthume ,
Labuntur anni !
Quoi qu'il en soit du voluptueux solitaire de Tibur ,
Xénophon et César, génies éminemment littéraires ,
étoient de grands et intrépides capitaines ; Eschile fit
des prodiges de valeur à Salamine ; Socrate ne céda le
prix du courage qu'à Alcibiade ; Tibulle étoit distingué
dans les légions de Messala ; Pétrone et Sénèque
sont célèbres par la fermeté de leur mort , Dans
des temps modernes , le Dante vécut au milieu des
combats , et le Tasse fut le plus brave des chevaliers .
Notre vieux Malherbe vouloit , à 73 ans , se battre
contre le meurtrier de son fils : tout vaincu du temps
qu'il étoit , il alla exprès au siége de la Rochelle pour
obtenir de Louis XIII la permission d'appeller le
chevalier de Piles en champ clos. La Rochefoucault
avoit fait la guerre aux rois. De temps immémorial ,
nos officiers du Génie et d'Artillerie , si braves à la
bouche du canon , ont cultivé les lettres , la plupart
avec fruit , quelques - uns avec gloire . On sait que
le breton Saint-Foix entendoit fort mal la raillerie ;
et cet autre Breton , surnommé , de nos jours , le
premier grenadier de nos armées , s'occupa de recherches
savantes toute sa vie. Enfin les hommes de
lettres que notre révolution à moissonnés , ont tous
déployé , à la mort , du sang froid et du courage . S'il
faut en juger par soi-même , je le dirai avec la franchise
naturelle aux descendans des vieux Celtes : soldat
, voyageur, proscrit , naufragé , je ne me suis point
aperçu que l'amour des lettres m'attachât trop à la
vie : pour obéir aux arrêts de la religion ou de l'honneur
, il suffit d'être Chrétien et Français.
Les gens de lettres , dit- on encore , ont toujours flatté
la puissance ; et , selon les vicissitudes de la fortune ,
MAI 1806. 211
on les voit chanter et la vertu et le crime , et l'oppresseur
et l'opprimé . Lucain disoit à Néron, en
parlant des proscriptions et de la guerre civile :
Heureuse cruauté , fureur officieuse ,
Dont le prix est illustre et la fin glorieuse ! '
Crimes trop bien payés , trop aimables hasards ,
Puisque nous vous devons le plus grand des Césars !
Que les dieux conjurés redoublent nos misères !
Que Leucas sous les flots abyme nos galères !
Que Pharsale revoie encor nos bataillons ,
Du plus beau sang de Rome inonder nos sillons !
Qu'on voie encore un conp Pérouse désolée !
Destins , Néron gouverne , et Rome est consolée ! (1)
A cela je n'ai point de réponse pour les
gens de
lettres je baisse la tête d'horreur et de confusion , en
disant, comme le médecin dans Macbeth : This disease
is beyond mypractice . « Ce mal est au- dessus de mon
>>> art. »
Cependant ne pourroit-on pas trouver à cette
dégradation une excuse bien triste sans doute , mais
tirée de la nature même du coeur humain ? Montrez
moi dans les révolutions des Empires , dans ces temps
malheureux où un peuple entier , comme un ca
davre , ne donne plus aucun signe de vie ; mon,
trez-moi , dis - je , une classe d'hommes toujours
fidèle à son honneur , et qui n'ait cédé ni à la force
des événemens , ni à la lassitude des souffances : je
passerai condamnation sur les gens de lettres . Mais
si vous ne pouvez trouver cet ordre de citoyens généreux
, n'accusez plus en particulier les favoris des
Muses gémissez sur l'humanité tout entière. La
seule différence qui existe alors entre l'écrivain et
l'homme vulgaire , c'est que la turpitude du premier
est connue , et que la lâcheté du second est ignorée.
Heureux en effet dans ces jours d'esclavage , l'homme
médiocre qui peut être vil en sûreté de l'avenir , qui
peut impunément se réjouir dans la fange , eertain
(i) Pharsale , traduction de Breboeuf.
Q 2
212 MERCURE DE FRANCE ,
que ses talens ne le livreront point à la postérité , et
que le cri de sa bassesse ne passera pas la borne de
sa vie!
Il me reste à parler de la célébrité littéraire . Elle
marche de pair avec celle des grands rois et des
héros Homère et Alexandre , Virgile et César occupent
également les voix de la Renommée. Disons de
plus que la gloire des Muses est la seule où il n'entre
rien d'étranger . On peut toujours rejeter une partie
du succès des armes sur les soldats ou sur la fortune :
Achille a vaincu les Troyens à l'aide des Grecs ; mais
Homère a fait seul l'Iliade ; et sans Homère , nous ne
connoîtrions pas Achille . Au reste , je suis si loin
d'avoir pour les lettres le mépris qu'on me suppose ,
que je ne céderois pas facilement la foible portion de
renommée qu'elles semblent quelquefois promettre à
mes efforts. Je crois n'avoir jamais importuné personne
de mes prétentions ; mais puisqu'il faut le dire
une fois , je ne suis point insensible aux applaudissemens
de mes compatriotes , et je sentirois mal le juste
orgueil que doit m'inspirer mon pays , si je comptois
pour rien l'honneur d'avoir fait connoître avec quel.
qu'estime un nom français de plus aux peuples étrangers.
L
Enfin, si nous en croyons quelques esprits chagrins,
notre littérature est actuellement frappée de stérilité ;
il ne paroît rien qui mérite d'être lu : le faux , le trivial
, le gigantesque , le mauvais goût , l'ignorance
règnent de toutes parts , et nous sommes menacés de
retomber dans la barbarie. Ce qui doit un peu nous
rassurer , c'est que dans tous les temps on a fait les
mêmes plaintes . Les journaux du siècle de Louis XIV
sont remplis de déclamations sur la disette des talens.
Les Subligni et les Visé regrettoient le beau temps de
Ronsard. L'esprit de dénigrement est une maladie
particulière à la France , parce que tout le monde a des
prétentions dans ce pays , et que notre amour propre
est sans cesse tourmenté des succès de notre voisin .
ΜΑΙ 1806. 213
.
Pour moi , qui n'ai pas le droit d'être difficile ,
et qui me contente d'admirer avec la foule , je ne
suis point du tout frappé de cette prétendue stérilité
de notre littérature. J'ai le bonheur de croire qu'il
existe encore en France des écrivains de génie , remarquables
par la force de leurs pensées ou le charme
de leur style ; des poètes du premier ordre , des savans
distingués , des critiques pleins de goût , dépositaires
des saines doctrines et des bonnes traditions . Je nommerois
facilement plusieurs ouvrages qui , j'ose le
dire , passeront à la postérité. Nous pouvons affecter
une humeur superbe, et dédaigner les talens qui nous
restent ; mais je ne doute point que l'avenir ne soit
plus juste envers nous , et qu'il n'admire ce que nous
aurons peut -être méprisé . Notre siècle ne démentira
point l'expérience commune : les arts et les lettres
brillent toujours dans les temps de révolution , hélas ,
comme ces fleurs qui croissent parmi des ruines ;
feret et rubus asper amomum .
Je termine ici cette apologie des gens de lettres.
J'espère que le chevalier Béarnois sera satisfait de
mes sentimens : plût à Dieu qu'il le fût de mon style !
Car , entre nous , je le soupçonne de se connoître en
littérature un peu mieux qu'il ne convient à un chevalier
du vieux temps . S'il faut dire tout ce que je
pense , il pourroit bien , en m'attaquant , n'avoir
défendu que sa cause. Son exemple prouveroit , en
cas de besoin , qu'un homme qui a joui d'une grande
considération dans l'ordre politique et dans la première
classe de la société , peut être un savant distingué
, un critique délicat , un écrivain plein d'aménité
, et même un poète de talent. Ces chevaliers du
Béarn ont toujours courtisé les Muses ; et l'on se souvient
encore d'un certain Henri qui se battoit d'ailleurs
assez bien , et qui se plaignoit en vers de sa départie,
lorsqu'il quittoit Gabrielle. Toutefois puisque mon
adversaire n'a pas voulu se découvrir, j'éviterai de le
nommer je veux qu'il sache seulement que je l'ai
reconnu à ses couleurs.
214 MERCURE DEFRANCE ,'
Les gens de lettres que j'ai essayé de venger du
mépris de l'ignorance , me permettront-ils , en finissant
, de leur adresser quelques conseils dont je prendrai
moi - même bonne part ? Veulent - ils forcer la
calomnie à se taire , et s'attirer l'estime même de
leurs ennemis ? Il faut qu'ils se dépouillent d'abord
de cette morgue et de ces prétentions exagérées qui
les ont rendus insupportables dans le dernier siècle .
Soyons modérés dans nos opinions , indulgens dans
nos critiques, sincères admirateurs de tout ce qui
mérite d'être admiré. Pleins de respect pour la noblesse
de notre art , n'abaissons jamais notre caractère
; ne nous plaignons jamais de notre destinée : qui
se fait plaindre se fait mépriser ; que les Muses seules ,
et non le public , sachent si nous sommes riches ou
pauvres le secret de notre indigence doit être le
plus délicat et le mieux gardé de nos secrets ; que les
malheureux soient sûrs de trouver en nous un appui :
nous sommes les défenseurs naturels des supplians ;
notre plus beau droit est de sécher les larmes de
l'infortune , et d'en faire couler des yeux de la pros
périté : Dolor ipse disertum fecerat. Ne prostituons.
jamais notre talent à la puissance , mais aussi n'ayons
jamais d'humeur contr'elle celui qui blâme avec
aigreur admirera sans discernement ; de l'esprit frondeur
à l'adulation , il n'y a qu'un pas. Enfin , pour
l'intérêt même de notre gloire et la perfection de
nos ouvrages , nous ne saurions trop nous attacher à
la vertu : c'est la beauté des sentimens qui fait la
beauté du style . Quand l'ame est élevée , les paroles
tombent d'en haut , et l'expression noble suit toujours
la noble pensée. Horace et le Stagiryte n'apprennent -
pas tout l'art il y a des délicatesses et des mystères
de langage qui ne peuvent être révélés à l'écrivain
que par la probité de son coeur , et que n'enseignent
point les préceptes de la rhétorique.
4
:
DE CHATEAUBRIAND.
MAI 1806. 215
:
Euvres complètes de Duclos , historiographe de France
secrétaire perpétuel de l'Académie Française , membre de
celle des Inscriptions et Belles- Lettres ; recueillies pour la
première fois , revues et corrigées sur les manuscrits de
l'auteur ; précédées d'une Notice historique et littéraire
Fornées de six portraits, et dans lesquelles se trouvent plusieurs
Sécrits inédits , notamment des Mémoires sur sa vie , des
Considérations sur le Goût , des Fragmens historiques qui
devoient faire partie des Mémoires Secrets , etc. etc. Dix
volumes in-8°. Prix : 40 fr. , et 52 fr. par la poste. A Paris ,
chez Colnet , libraire , au coin de la rue du Bac et du quai
Voltaire ; Fain , imprimeur-libraire , rue Saint Hyacinthe;
- et chez le Normant , imprimeur - libraire , rue des Prêtres :
Saint- Germain l'Auxerrois , nº. 17.
CETTE édition volumineuse des OEuvres de Duclos peut
donner lieu à plusieurs observations fondées , soit sur la disposition
des matières , soit sur les ouvrages jusqu'alors inédits
qu'on y a fait entrer.
Il y a deux manières de disposer les productions d'un auteur
dont on publie les oeuvres complètes. La première , et la plus
généralement suivie , est de placer les ouvrages dans l'ordre
où ils ont été composés : elle fournit au lecteur le moyen de
suivre les progrès de l'auteur , d'examiner sa jeunesse , sa maturité
et sa décadence. La seconde présente des avantages quand
il est question d'ouvrages sérieux ; elle consiste à les disposer
suivant les matières qu'ils traitent cela y répand plus de
méthode et de clarté , et rend plus facile l'instruction qu'on
peut en tirer.
#
L'édition que nous annonçons n'est conforme à aucune de
ces deux règles que le bon sens indique. Duclos avoit commencé
des Mémoires sur sa vie ; ils conduisent jusqu'à une
4
216 MERCURE DE FRANCE ,
époque où l'éditeur continue son histoire. Qui ne croiroit que
les Mémoires précèdent la Notice ? Au contraire . ils sont
rejetés au dixième volume , et la notice se trouve à la tête du`
premier. Duclos a écrit sur les moeurs , sur l'histoire , sur la
grammaire et sur des objets d'érudition. On devoit s'attendre
que ces quatre parties seroient distinctes dans la collection de
ses OEuvres. On a peine à concevoir les motifs qui ont décidé
les éditeurs à mêler toutes ces parties . En effet , après les
Considérations sur les Moeurs du XVIIIe siècle , on trouve
un Mémoire sur les Druïdes. Les Mémoires sur les Moeurs de
ce siècle , les Confessions du Comte de *** , qui auroient dû
faire suite aux Considérations , en sont séparés par cinq volumes
d'histoire ; et les Fragmens sur quelques événemens du
règne de Louis XV, dont la place naturelle devoit se trouver
après les Mémoires secrets sur ce règne , ne se présentent
qu'après trois volumes qui contiennent des romans et des
écrits sur la Grammaire.
Cette disposition vicieuse ne feroit pas cependant un tort
bien grave à la collection , si l'on avoit été scrupuleux sur le
choix des ouvrages , et si , après un examen sévère des manuscrits
de l'auteur , on n'eût admis que ceux qui pouvoient
augmenter sa réputation ou faire honneur à son caractère.
On n'a plus aujourd'hui ces ménagemens délicats envers un
auteur mort : ils n'ont aucun rapport avec les vues qui dirigent
les spéculations de librairie . On regrette que cette édition
soit surchargée par un dixième volume rempli de fatras historique
, auquel Duclos n'attachoit probablement aucune
importance. On n'y trouve presque que des anecdotes hasardées
, et des notes rapides qui ne peuvent avoir aucune utilité.
Le goût de l'auteur pour les petites particularités de la cour,
les lui faisoit recueillir sans choix et sans examen. On l'eût sans
doute beaucoup désobligé , si on lui eût annoncé que ces lambeaux
informes feroient un jour partie de ses OEuvres. Luimême
sembloit prévoir le tort qu'on feroit à sa mémoire :
ΜΑΙ 1806 .
217
« J'aurai occasion , dit-il dans l'histoire de sa vie , de parler
» dans la suite de la coupable frénésie qui règne aujourd'hui
» de tirer des cabinets et de rendre publics des écrits qui
» n'en devoient jamais sortir. » Comment l'éditeur , après
avoir lu ce passage , a-t- il pu réaliser le triste pressentiment
qui sembloit agiter Duclos ?
La Notice sur Duclos excite de l'intérêt, parce qu'on espère
y trouver des peintures piquantes des moeurs du dix-huitième
siècle. L'auteur n'a rien négligé pour recueillir les matériaux
qui lui étoient nécessaires : il les a disposés avec assez d'art ;
mais les idées qu'il met en avant , le style dont il se sert pour
les rendre , ne sont pas à l'abri de tout reproche. Il a une
manière affectée , et trop souvent dépourvue de naturel ; son
expression n'est pas franche ; il court après l'épigramme , et
cherche trop à arrondir la phrase : défaut que l'on doit surtout
éviter dans les notices , où le style ne sauroit être trop
simple et trop exempt de prétention . L'ancienne tournure
académique paroît avoir servi de modèle à l'auteur ; il auroit
dû observer que les moyens employés pour couvrir par
belles phrases des choses communes ou des paradoxes rebattus ,
ne doivent pas être à l'usage de ceux qui se bornent à être
utiles , soit en écrivant la vie d'un homme célèbre , soit en
portant un jugement impartial sur ses ouvrages.
de
L'auteur de cette notice développe souvent des principes
généraux , pour justifier les bons mots ou les saillies de Duclos .
Cette méthode le fait quelquefois tomber dans de singulières
erreurs. On sait que Duclos étoit fort libre dans la conversation
; il ne gardoit sur-tout aucune mesure avec les femmes ;
et quand elles se fâchoient , il s'excusoit en disant que plus
une femme étoit honnête , moins elle devoit être blessée par
des propos indécens. Mad. de Rochefort , en présence de laquelle
il s'oublioit plus que de coutume , lui dit : Prenez
donc garde , Duclos , vous nous croyez aussi par trop honnétes
femmes. Avant de raconter cette anecdote, M. Auger
www
118
MERCURE
DE FRANCE
,
expose sérieusement les principes dont s'appuyoit Duclos , et
que lui-même ne regardoit probablement que comme une
plaisanterie. « C'est , dit l'auteur de la Notice , une remarque
» triviale à force d'être juste , que cette décence de paroles
>> est toujours en proportion de la licence des moeurs et des
» sociétés où elle règne ; et l'on diroit presque qu'il y a le
» même genre d'inconvénient à raconter les aventures lestes
>> ^en présence de certaines femmes , qu'à parler de mauvaises"
>> affaires devant un homme qui a dérangé les siennes. » Il
faudroit conclure de ce bel axiome , que les personnes les plus
décentes sont les plus corrompues ; que la lecture de Clarice
est propre à amuser des femmes perdues , tandis que les femmes
honnêtes doivent se réjouir en lisant des livres orduriers ;
que les beaux temps du siècle de Louis XIV offroient beau- “-
coup plus de perversité que l'époque dégoûtante de la régence,
' Le livre des Considérations sur les Moeurs , est regardé
comme le meilleur ouvrage de Duclos . M. de La Harpe et
les bons critiques lui ont donné de justes éloges ; mais il nous
semble qu'ils ont négligé d'indiquer avec précision l'instruc- '
tion qu'il est possible d'y puiser , et le fruit qu'on peut en
tirer dans la pratique de la vie. Nous chercherons à examiner
si Duclos à rempli ce double but , que doit se proposer tout
auteur qui écrit sur la morale,
Les Considérations sur les Moeurs présentent et devoient
présenter des observations et des conseils. L'auteur observe
très- bien ; rarement est-il aussi heureux lorsqu'il veut conseiller.
Pourquoi ? C'est que la religion n'entre pour rien dans '
la morale qu'il cherche à faire adopter. Il a été prouvé plus
d'une fois , jusqu'à l'évidence , que la morale n'étoit qu'une
théorie de convention , dont les principes ne pouvoient être "
fondés que sur l'intérêt personnel , si elle étoit dépourvue de
cette puissance divine qui pénètre au fond des consciences
pour y exciter une crainte et une défiance salutaires , et pour
y graver les devoirs dans leurs nuances les plus délicates,"
MAI 1806.
219
Nous ne nous étendrons pas beaucoup sur les conseils de
Duclos , qui rentrent trop souvent dans les spéculations des
philosophes modernes ; nous nous bornerons à relever quel.
ques principes fondamentaux. « Les hommes , dit Duclos
» n'ont qu'un penchant décidé , c'est leur intérêt ; s'il est atta
» ché à la vertu , ils sont vertueux sans effort : que l'objet
» change , le disciple de la vertu devient l'esclave du vice ,
» sans avoir changé de caractère. Cest avec les mêmes cou-
» leurs qu'on peint la beauté et les monstres. » L'observation
n'est que trop juste , si elle a rapport à des hommes sans reli
gion : leur morale , comme on le sait , ne consiste qu'à suivre
plus ou moins adroitement la doctrine d'Helvétius. C'est
pour cela que Duclos , qui se plaint quelquefois très-énergi➡
quement de cette doctrine désespérante , auroit dû chercher à
en prévenir les résultats en fondant sa morale sur des bases
solides. Il s'éloigne malheureusement de cette marche que son
bon sens lui traçoit , et ses conseils portent l'empreinte du
siècle où il a vécu : « Si l'amour propre , dit - il , pouvoit
» adopter des règles de conduite , il deviendroit le germe de
» plusieurs vertus , et suppléeroit à celles qu'il paroît exclure. »
Quelles conséquences ne peut-on pas tirer de ce conseil ? Les
hommes vicieux , les scélérats n'ont-ils pas ou ne croient- ils
pas avoir aussi des règles de conduite ? Il suffira donc , pour
être sage et vertueux , de savoir combiner son amour propre,
Que devient alors l'empire de la conscience sur les actions
répréhensibles qui peuvent être cachées ? Que devient cette
probité intérieure dont l'auteur a parlé dans les chapitres
précédens , en homme digne de la sentir et de la pratiquer ?
Duclos tenoit beaucoup aux prérogatives dont les gens de
lettres jouissoient de son temps. On sait qu'à cette époque
une certaine classe d'écrivains s'étoit arrogé une puissance
monstrueuse, L'Académie Française étoit comme le chef-lieu
de cet empire. Duclos avoit le premier introduit l'usage de
proposer pour sujets de prix les éloges des grands hommes ,
220 MERCURE DE FRANCE,
soit administrateurs , soit guerriers , soit poètes ou littérateurs.
Get usage , glorieux en apparence pour la littérature française
, avoit donné lieu à des discussions imprudentes sur la
politique , dans des séances où l'on avoit eu l'art d'attirer
l'affluence. C'étoit là que , sous le prétexte de louer Colbert ,
Descartes , Sully, etc. , on propageoit des idées dangereuses.
Duclos étoit très-flatté de l'importance que s'étoient acquise
les gens de lettres. Sa vanité se montre au grand jour , dans
un passage des Considérations sur les Mours : «< De tous les
» empires , dit-il , celui des gens d'esprit , sans être visible ,
» est le plus étendu. Le puissant commande , les gens d'esprit
>> gouvernent , parce que , à la longue , ils forment l'opinion
» publique , qui tôt ou tard subjugue et renverse toute espèce
» de despotisme. » Duclos ne prévoyoit pas sans doute jusqu'à
quel point ses successeurs parviendroient à pervertir l'opinion
publique ; sa vanité l'aveugloit sur l'inconvénient de
confier à des littérateurs la direction exclusive de cette opinion.
Il est superflu de s'étendre sur ce sujet , les faits ont parlé
suffisamment. Mais , comme il se trouve encore quelques
personnes qui veulent séparer la cause de la philosophie de
celle de la révolution , il ne sera pas inutile , pour les convaincre
de l'union intime des philosophes et des révolution-.
naires , de s'appuyer du témoignage d'un auteur que probablement
elles ne seront pas tentées de récuser : « La littéra-
» ture , dans le siècle de Louis XIV , dit Mad. de Staël , étoit
>> le chef- d'oeuvre de l'imagination ; mais ce n'étoit point en-
» core une puissance philosophique , puisqu'un roi absolu
» l'encourageoit , et qu'elle ne portoit point ombrage au des-
>> potisme. Cette littérature , sans autre but que les plaisirs
» de l'esprit , ne peut avoir l'énergie de celle qui a fini par
» ébranler le trône. »
Au reste , Duclos démontre lui-même , quelques pages plus
loin , la fausseté de son opinion : il loue le roi Guillaume III
de n'avoir pas consulté Newton sur une affaire de politique :
MAI 1866.1 221
Newton, dit ce prince , n'est qu'un grand philosophe. « Ce
>> titre , ajoute Duclos , est sans doute un éloge rare ; mais
» enfin , dans cette occasion-là , Newton n'étoit pas ce qu'il
» falloit ; il en étoit incapable , et n'étoit qu'un grand philo-
» sophe. » On remarque dans tous les ouvrages de Duclos , et
sur-tout dans celui -ci , un signe caractéristique qui n'a peutêtre
pas été assez observé. L'auteur cède aux opinions du
temps ; mais on voit ensuite que le bon sens et la probité l'emportent,
sans qu'il s'en aperçoive , sur ses préjugés. En l'étudiant
avec attention , on trouveroit souvent chez lui la réponse
aux sophismes qui lui échappent.y
Duclos s'étend beaucoup sur les rapports qu'un homme du
monde ou un littérateur peuvent avoir avec les gens en place.
On doit présumer qu'avec sa brusquerie vraie ou affectée,
avec l'esprit philosophique auquel il se laisse entraîner , il
taxe de bassesse ce qui n'est et ne peut être qu'une espèce
d'égard commandée par l'usage , et qui tient aux institutions
monarchiques. En se bornant à ne porter qu'un coup d'oeil
superficiel sur cet objet qui se lie à des considérations trèsélevées
, on peut facilement combattre le rigorisme de Duclos
Il semble , en effet , que le même motif qui nous porte à
n'adresser aux femmes que des paroles douces , polies et respectueuses
, doit nous porter aussi à parler aux gens en place
avec de certains ménagemens. Cette galanterie , qui formoit
le ton de la haute société sous Louis XIV, ne sauroit passer
pour bassesse et fausseté. Ce que l'on accorde à la foiblesse des
femmes , pourquoi ne l'accorderoit-on pas à celle des gens
en place, qui trop souvent n'ont pour dédommagement ,
dans les désagrémens de leurs fonctions , que les jouissances de
la vanité ? Cette sorte de politesse , bornée à des termes vagues ,
n'engage véritablement à rien ; elle n'est point une preuve
d'abaissement quand elle est désintéressée . Il n'y a , parmi les
gens en place et les femmes , que les personnes sans esprit
qui peuvent y ajouter une foi littérale : n'étant d'aucun danger
222 MERCURE DE FRANCE ,
pour les personnes sages , le seul inconvénient dont elle puisse
être pour les autres , se borne à leur donner un ridicule de
plus.
Les observations de Duclos , ainsi que nous l'avons déjà
remarqué , sont beaucoup meilleures que ses conseils. Il étoit
trop éclairé pour ne pas prévoir les horribles résultats de la
philosophie dominante. C'est ce qui explique les contradic→
tions singulières que l'on trouve quelquefois dans ses ouvrages.
Personne n'a parlé avee plus de force que Duclos contre les
novateurs ; le chapitre sur l'Education en offre un exemple
frappant. On ne peut concevoir , après l'avoir lu , que l'auteur
partageât , sous quelques rapports , les opinions de ces hommes
qu'il regardoit comme des monstres , et qu'il conservât encore
avec eux quelques ménagemens. La fragilité humaine , dépourvue
de l'appui de la religion , peut seule rendre raison
de cet étonnant contraste. Le passage dont nous parlons est
trop curieux pour que nous ne le citions pas. Duclos parle
des préjugés ; il regrette qu'on en ait trop détruit. Le préjugé
, selon lui , est la loi du commun des hommes ; la discussión
en cette matière exige des principes sûrs et des lumières
rares. Il ajoute ensuite :
« Je ne puis me dispenser à ce sujet de blâmer les écri-
» vains qui , sous prétexte d'attaquer la superstition , sapent
n les fondemens de la morale , et donnent atteinte aux liens
» de la société ; d'autant plus insensés qu'il seroit dangereux
» pour eux-mêmes de faire des prosélytes . Le funeste effet
» qu'ils produisent sur leurs lecteurs , est d'en faire dans la
» jeunesse de mauvais citoyens , des criminels scandaleux et
» des malheureux dans l'âge avancé ; car il y en a peu qui
» aient alors le triste avantage d'être assez pervertis pour être
>> tranquilles.
» L'empressement avec lequel on lit ces sortes d'ouvrages ,
» ne doit pas flatter les auteurs qui d'ailleurs auroient du
» mérite. Ils ne doivent pas ignorer que les plus misérables,
MAI 1806. 223
:
>> écrivains en ce genre partagent presque également cet
honneur avec eux. La licence , la satire , l'impiété n'ont
jamais seules prouvé l'esprit. Les plus méprisables par ces
>> endroits peuvent être lus une fois ; sans leurs excès , on ne
» les eût jamais nommés semblables à ces malheureux que
» leur état condamnoit aux ténèbres , et dont le public
» n'apprend les noms que par le crime et le supplice. » A
combien de prétendus philosophes ces terribles réflexions ne
peuvent- elles pas s'appliquer ? Malheureusement on les rappelleroit
en vain à ceux qu'elles condamnent. Comme le dit
un prophète, la confusion même ne peut les confondre ; ils
ne savent pas rougir ( 1 ).
Duclos fit aux Considérations sur les Moeurs , une espèce
de supplément où il parla beaucoup des femmes , dont il
il ne s'étoit presque point occupé dans son grand ouvrage.
Les Mémoires sur les Moeurs sont très-inférieurs aux Considerations.
Ce roman , ainsi que les Confessions du Comte de ***
n'a aucun plan; leur objet est de montrer la profonde perversité
des femmes d'un certain rang. Dans ces deux galeries
de portraits , on passe en revue les folies des femmes ; et si les
peintures sont vraies , on n'a pas de peine à expliquer la cause
de la dissolution presque entière de la société qui succéda
bientôt à cette époque de corruption. Deux de ces tableaux
suffiront pour donner une idée du raffinement que l'on avoit
su introduire dans le libertinage le plus effréné. Le héros des
Mémoires , homme à la mode , ne peut répondre aux avances
de toutes les femmes qui s'empressent autour de lui . Il a un
moment l'idée de mettre un certain ordre dans ses déréglemens.
« J'ai été quelquefois sur le point , dit-il , de demander
» du temps et de proposer des termes ; et je ne doute pas
» que , si j'avois eu l'impertinence
naïve de faire de telles
» propositions , il se fût trouvé des femmes assez naïvement
( 1 ) Jérém …, chap. 8, v. 12,
224 MERCURE DE FRANCE ,
*
» viles pour les accepter. Ceci n'est point une exagération ;
» les experts en cette matière me rendront justice . » Il paroît
que, du temps de Duclos , les liaisons entre les hommes et les
femmes n'étoient pas aussi librés qu'on pourroit le supposer :
* ce n'étoit pas le scandale qu'on craignoit , on s'étoit mis audessus
depuis long-temps ; c'étoit le ridicule que l'on cherchoit
' à fuir. Telle femme se seroit déshonorée si elle avoit eu une
affaire sérieuse avec une espéce ; on lui pardonnoit un caprice ,
mais elle ne devoit pas aller au- delà. « Les intrigues , dit
» Duclos, s'engagent et se dénouent par convenance , et non
» par choix. La société dans laquelle on vit , en décide à-
» peu-près comme on décide un mariage dans une famille :
» de sorte qu'on voit des intrigues de convenance , comme des
>> mariages de raison. Il n'est pas même sans exemple qu'on
» emploie la gêne , et que l'on contrarie le choix des deux
» amans ; il y a de ces liaisons qui se font presque aussi tyran.
» niquement que de certains mariages. » On voit jusqu'à
quel point on avoit raffiné sur le vice de là ce jargon de
fausse sensibilité substitué au langage naturel , et ce penchant
funeste à passer sur tous les excès , pourvu qu'on y mît quel
que grace.
:
que
Les Considérations sur les Moeurs , ainsi les deux ouvrages
dont nous venons de parler , sont des monumens curieux
pour ceux qui aiment à étudier les causes éloignées des désordres
dont nous avons été témoins. Ils sont écrits avec une
franchise d'expression qui ne laisse aucun doute sur la fidélité
des portraits . D'ailleurs , le grand succès qu'ils obtinrent au
inoment où ils parurent , suffit pour prouver que les originaux
existoient alors. L'auteur n'est point aussi heureux dans
ses observations littéraires : nourri à l'école de Fontenelle et
de la Motte , il a dû y puiser des systèmes absolument opposés
aux principes adoptés dans le grand siècle. Des critiques
habiles ont déjà réfuté quelques - unes de ses erreurs ; nous
nous bornerons à en relever une que Duclos partageoit avec
plusieurs
MAI 1806.
DEPT
DE
LA
plusieurs philosophes modernes. Il regardoit Virgile comme
unflatteur : « On est faché , dit-il , pour l'honneur de Virgile,
>> que le nom de Cicéron ne se trouve pas une seule fois dans
> ses ouvrages. » Il est très-possible , et même fort probable
qu'il étoit défendu aux poètes et aux orateurs de parler de
Cicéron , abandonné jadis par Octave aux fureurs d'Antoine ( 1 ) ;
mais Virgile a su éluder cette défense de la manière la plus
délicate. On en peut juger par le passage suivant , qui se
trouve dans la description du bouclier d'Enée. Le poète ,
après avoir parlé de plusieurs événemens importans ,
au temps de Cicéron :
Et tu , Catilina minaci
Perdentem scopulo, furiarum ora trementem
Secretosque pios , his dantem jura Catonem .
arrive
Qui ne voit dans ces trois vers l'intention marquée de louer
Cicéron , sans le nommer ? Le poète parle d'abord de Catilina ,
dont la chute fut l'action la plus remarquable de la vie de
Cicéron ; ensuite il indique une réunion d'hommes vertueux
présidée par Caton . Cicéron ne doit- il pas se trouver dans
cette réunion ? Ce rapprochement , plein d'adresse , entre le
monstre que Cicéron renversa , et le sénateur courageux qui
soutint le consul , ne montre-t-il pas que , sans placer ici le
nom de Cicéron , Virgile ne néglige rien pour que le lecteur
puisse suppléer à son silence?
Dans les numéros suivans , nous parlerons de l'histoire de
Louis XI et des Mémoires sur la Régence , qui , après les
Considérations , sont les ouvrages les plus importans de Duclos.
Ce ne sera qu'après les avoir examinés , que nous essaierons de
donner quelque idée de l'auteur et du caractère de son talent,
(1 ) Il paroft même que personne n'osoit , dans le palais d'Auguste, lire
les ouvrages de Cicéron . Voyez ce que dit Plutarque sur le neveu de cet
empereur, qui , surpris par Auguste , dans la lecture de Cicéron , s'em
pressa de cacher le livre.
P
SEINE
226 MERCURE DE FRANCE ,
Nous considérerons aussi jusqu'à quel point l'esprit de son
siècle a influé sur ses ouvrages , et jusqu'à quel point ses
ouvrages ont influé sur l'esprit de son siècle. P.-
"
"
Heur et Malheur, ou Trois Mois de la Vie d'un Fol et de
´celle d'un Sage ; roman français ; suivi de Deux Soirées
historiques , par l'auteur du Nouveau Diable Boiteux.
Deux vol. in- 12. Prix : 3 fr. 60 c. , et 4 fr. 50 c . par la poste.
A Paris , chez Buisson , libraire , rue Hautefeuille ; et chez
le Normant , imprimeur-libraire , rue des Prêtres Saint-
Germain-l'Auxerrois , n° 17.
Les Courtisanes de la Grèce , de M. Chaussard , n'ont pas
fait fortune en France ; son Nouveau Diable a boité si bas
qu'il est tombé : le roman d'Heur et Malheur n'aura pas un
meilleur sort , puisque l'auteur lui-même ne lui promet que
quinze jours d'existence. J'arrive donc après son enterrement ,
et je vais trouver tout le monde consolé de sa perte. Je n'entreprendrai
pas de le rappeler à la vie : dès qu'un père abandonne
lui-même son enfant , on peut bien compter qu'il n'y
a plus d'espérance. Il entroit néanmoins dans la constitution
de celui-ci , des principes fort différens de ceux qui ont fait
tomber ses défuntes soeurs les Courtisanes , et son frère le
Diable. C'est jouer de malheur , et M. Chaussard sera peutêtre
obligé , s'il veut avoir de sa race , de créer un saint. Si
cette fantaisie lui prend , il saura maintenant , par l'exemple de
ce qui arrive à son nouveau venu , que le public ne prend pas
la pusillanimité pour la sagesse, et l'imbécillité pour la douceur.
Il comprendra peut-être qu'il ne suffit pas , pour intéresser , de
présenter des personnages ridiculement sages ou ridiculement
fous ; de casser la tête aux uns , et de pendre les autres ; qu'il
n'y a rien de plus fade que de débiter des sentences qui ne
reviennent à rien et qui n'offrent aucun sens , comme celle- ci,
par exemple : On ne jouit sans crainte et sans remords que du
bien qu'onfait aux autres ; comme si le bien qu'on se fait à
soi-même , par une bonne action , devoit toujours nous tenir
dans la stupeur et le repentir ! Il finira par reconnoître aussi
que la tournure de la pensée , quelqu'extraordinaire qu'il
veuille la supposer , ne peut jamais faire éclore des fleurs sur
un précipice , et qu'il faut se servir d'un autre moyen pour
en répandre quelques-unes dans ses ouvrages. Il n'y a pas de
MAI 1806. 227
doute enfin , que lorsqu'il voudra mettre en action le caractère
plaisant d'une héroïne , il ne lui fera plus renverser un cabriolet
qu'elle conduit, pour faire une niche à son amant et à sa rivale.
Quoiqu'il soit vrai que dans un roman cette chute se fasse sans
danger , le lecteur ne peut l'admettre que comme un acte de
démence ; et s'il rit, c'est aux dépens de l'auteur qui n'a pas
su imaginer une plaisanterie plus légère qu'une culbute.
Je ne sais quel mauvais génie a pu pousser M. Chaussard à
mettre pour toute préface en tête de ses Soirées historiques ,
cette maxime , qui sent sa philosophie d'une lieue : « De tous
» les romans , le premier c'est l'histoire ........ » Quoique les
points qui la suivent donnent bien clairement à penser que c'est
l'histoire écrite par M. Chaussard , comment n'a-t-il pas vu
que , par cette triste révélation , il avertit ses lecteurs de n'ajouter
aucune foi à ses récits , et qu'il les dépouille du seul
intérêt qu'ils pouvoient avoir ? Quand on les place dans la
bouche d'un poète un peu lourd , comme il le qualifie luimême
, au défaut de la grace qui leur manque , il faudroit
au moins qu'on y trouvât la vérité. Mais comment des mensonges
indécens et mal écrits peuvent- ils paroître à M. Chaussard
le premier de tous les romans ? Je l'ignore , et je ne sais
pas davantage comment ce genre de littérature , qui n'est point
neuf, pourroit étre continué avec succès , ainsi qu'il l'annonce
dans la note de ses prétendus éditeurs : à moins cependant
que ce ne soit le succès de quinze jours dont il parle
dans sa préface ; car il faut bien ce temps pour découper un
pareil ouvrage et le réduire en papillottes.
M. Chaussard n'est pas le premier écrivain qui ait prétendu
mettre l'histoire en roman ; depuis long-temps on s'en occupe
avec beaucoup d'ardeur ; et , ce qui peut affliger les
amis de la saine littérature , on remarque dans la liste des
auteurs qui se livrent à ce travail , toujours frivole , lors
même qu'il n'est pas dangereux , quelques noms recommandables
qui pouvoient prétendre à une gloire plus pure et
moins équivoque. L'esprit de l'homme se prête volontiers à
se représenter comme vrai tout ce qu'un roman bien conçu
et bien écrit ne lui offre que comme possible ; mais il est en
garde contre tout ce que renferme un roman historique , dans
lequel la vérité se trouve confondue avec le mensonge. On
peut retenir et citer les aventures d'un personnage romanesque,
parce que tout le monde est prévenu que ce n'est qu'une
fiction ; au lieu qu'il seroit ridicule d'appuyer le récit d'un
fait arrivé à un personnage connu , de l'autorité d'un roman
historique. Le lecteur qui ne connoit pas , ou qui con-
P 2
228
MERCURE
DE FRANCE
,
noît mal histoire , peut retenir les faits d'un roman , mais
il s'exposeroit à quelque confusion s'il retenoit ceux d'un
roman historiqne , parce qu'il ne sauroit pas déméler ce
qu'il faut admettre et ce qu'il faut rejeter. L'homme
instruit peut aussi se délasser un moment à la lecture
d'un ouvrage de pure imagination ; mais dans un roman
historique, dont il connoît le fond , son esprit se révolte
autant de fois que la vérité s'y trouve blessée , c'est-à-dire ,
à chaque pas. En un mot , celui qui n'a lu que des romans ,
sait au moins l'histoire de quelques êtres chimériques ; mais
celui qui n'a lu que des romans d'histoire , ne sait absolument
rien. Il seroit donc à souhaiter que les personnes qui
joignent au talent d'écrire avec agrément , le goût plus précieux
encore d'une saine morale et des travaux utiles , voulussent
s'interdire toute application dans un genre que la
raison ne peut approuver. Il faut choisir entre la fiction et la
vérité. L'alliance même de ces deux mots roman historique,
étonne et choque aujourd'hui le bon sens ; la vérité nous offre
l'histoire des nations ou des particuliers ; la fiction , dans les
romans , présente , sous des noms déguisés , l'histoire du coeur
humain. On peut se distinguer dans l'une et l'autre carrière ;
et il faudroit laisser M. Chaussard s'escrimer tout seul dans
le néant qui les sépare.
Nous sommes loin de voir un pareil voeu s'accomplir , et
sans compter toutes les productions bâtardes que nos beaux
esprits mettent au jour toutes les semaines , il nous en vient
de l'étranger, et particulièrement d'un certain Auguste La
Fontaine ( 1 ) , allemand de nation , romancier de profession ,
avec qui nous entretenons un commerce ruineux , puisqu'il a
le secret d'échanger contre notre or, ses contes et son opium.
Nous avons en ce moment sous les yeux un roman histo
rique , qui semble avoir été fait exprès pour justifier l'opinion
que nous avons de ce genre d'ouvrage. C'est la Laitière de
Bercy (2) , anecdote du siècle de Louis XIV ; par Madame G... ,
auteur de plusieurs autres romans. Boileau , Racine , Molière,
y sont mis en scène pour suppléer à la disette des événemens ;
(1 ) Charles Engelman.
Le Ministre de Campagne. Cinq vol . Prix : 9 f. , et 12 f. par la poste.
Théodore. Cinq vol . Prix : 9 fr. , et 12 fr. par la poste .
Le Fils naturel .
Marie Menzikof. Deux vol. in- 12. Prix : 4 fr. , et 5 fr. 25 cent. par la
poste , etc. , etc.
(2) Trois vol. in- 12. Prix : 5 fr . , et 6 fr. par la poste . A Paris , cher
Chomel, rue Jean - Robert ; et chez le Normant.
MAI 1806. 229
mais il faut un autre style que celui de Madame G.... , pour
faire parler ces hommes célèbres. Certainement Molière n'a
jamais dit en parlant du beau sexe , ce sexe excelle , quoiqu'il
soit vrai qu'il excelle en beaucoup de choses , il avoit
l'oreille trop délicate pour réunir des consonnances barbares ,
qui rappellent trop un certain jeu de mots , dont il est à craindre
qu'on ne fasse aujourd'hui l'application à l'auteur de cette
mauvaise expression :
" Ciel ! si ceci se sait, ses soins sont sans succès !
Je n'ignore pas que nous possédons , et en grand nombre ,
d'autres romans historiques qui s'annoncent avec plus de faste
que l'humble Laitière de Bercy , et que M. Regnault-Warin ,
qui nous en fournit toujours en abondance , pourroit m'accuser
de choisir mes exemples un peu trop bas . Je conviens avec
lui que les siens sont plus soignés , mieux écrits même , quoique
son style soit encore tout rempli de l'affectation que nous
lui avons déjà reprochée ; mais , en vérité , je ne les crois pas
plus utiles , et peut s'en faut qu'ils ne soient moins intéressans.
M. Regnault-Warin choisit , il est vrai , ses personnages dans
une classe plus relevée , mais c'est peut- être ce qui leur ôte
le charme de l'invention : les détails de leur histoire sont trop
connus pour que l'esprit se prête à l'illusion , et
L'esprit n'est point ému de ce qu'il ne croit pas..
Cependant cet écrivain se fait remarquer par le but moral de
ses ouvrages , et par une pureté d'intention qui le rend recommandable.
On ne disputera pas ce mérite à celui qu'il
vient de nous offrir ( 1 ) ; mais j'admire toujours la fécondité
d'un homme qui compose quatre volumes pour nous indiquer
le chemin par lequel Madame de Maintenon parvint à la fortune
, et je trouve fort amusante la bonhomie avec laquelle il
fait un roman, pour résoudre ce qu'il lui plaît d'appeler un
problème historique. Je ne sais à qui son indication peut être
utile , car assurément la foule s'embarrasse peu de savoir quelle
est la route qui conduit au trône , sur lequel , par parenthèse ,
Madame de Maintenon n'a jamais été assise ; et quant aux
raisons qu'il apporte pour prouver que cette femme célèbre
y est arrivée par le bon côté , personne ne s'avisera de les
relever ni de les débattre . Quand on met une histoire en roman,
on établit tout ce qu'on veut , sans aucune contestation.
(1 ) Madame de Maintenon . Quatre vol. in- 12. Prix : 7 fr. 50 c. , et
10 fr. par la poste. A Paris , chez Frechet , libraire , rue du Petit Boarbon
Saint-Sulpice ; et chez le Normant.
3
230 MERCURE DE FRANCE ,
Je ne vois pas trop quel est le motif qui lui fait dédaigner
d'écrire des contes dans le genre de ceux des Mille et une Nuits.
Est-ce que M. Regnault-Warin prend toutes les aventures
qu'il imagine pour autant de vérités ? Je ne le crois pas. Pourquoi
donc fait-il le dédaigneux ? Contes pour contes, il vaudroit
encoremieux les donner francs et entiers , que de les intercaler
au milieu d'une histoire. Ce n'est donc pas sans regrets que
nous voyons un homme estimable qui peut d'ailleurs devenir
un sage écrivain , employer ses talens à un genre si frivole ,
lorsqu'il pourroit s'élever à des travaux d'un autre ordre,
Il n'y a pas de doute que le moindre roman fait par un
homme habile ne soit bien préférable , à tous ces ouvrages
qui vous laissent perpétuellement dans le doute , qui vous chargent
l'esprit d'un amas indigeste de faits hétérogènes , et qui
confondent toutes vos idées. Certainement M. Regnault-Warin
avouera que le Gusman ( 1 ) , tel qu'il a été arrangé par
Le Sage , est cent fois plus amusant , et fait mieux connoître
les hommes que tous les romans historiques qui ont paru dans
ces derniers temps , sans en excepter les siens ; et s'il veut
juger combien les plus petites histoires sont supérieures à
tous les romans , je lui citerai celle de quelques matelots ,
écrite dans ces derniers temps , par le capitaine Woodard (2) :
c'est une relation qui excite le plus vif intérêt , en même temps
qu'elle apprend aux hommes à ne jamais désespérer dans
le malheur. Le capitaine Woodard , qui montoit en second
un navire de la compagnie des Indes , fut séparé de son bâtiment
avec cinq matelots aux environs de l'île de Célébes, Ils
étoient tous les six dans une chaloupe découverte , sans provisions
et sans boussole . Ils errèrent vainement pendant six
jours , à la recherche de leur vaisseau ; et ils furent contraints
de relâcher dans l'ile , où les Malais , nation perfide et féroce ,
refusèrent de leur donner aucun secours, Ces Malais égorgèrent
même un des matelots, et s'emparèrent de la chaloupe
ce qui força les autres à s'enfoncer dans les bois et à s'y cacher.
Ils tachèrent de gagner Magassar , où il y a un établissement
européen ; mais épuisés de fatigue et de faim , après six nuits
d'une marche bien pénible , ils se trainèrent vers le rivage de
la mer , pour se recommander à la Providence et se livrer
( 1 ) Histoire de Guzman d'Alfarache. Edition stéréotype d'Herhan ,
Deux vl: in- 18. Prix : 2 fr. 70 cent . , et 3 fr . par la po te . A Paris , chez
H. Nicolle et come,, libr. , ue des Petits- Augustius ; et chez le Normânt,
(2) Relation des malheurs et de la captivité du capitaine Woodard,
Un vol in 8°. Prix : 4 fr . 50 c. , et 5 fr . 50 c. par la poste . A Paris , chez
Bussu
rue Hautefeuille ; et chez le Normant.
MAI 1806. 231
aux Malais. Ceux - ci ne pouvant plus rien gagner à les massacrer
, les reçurent comme esclaves et les firent travailler à la
terre. Ils restèrent deux ans et cinq mois dans cet état , et ce
nefut que par la constance , le courage et l'adresse du capitaine
qu'ils parvinrent enfin à s'échapper dans une proa qu'il enleva
pendant la nuit.
L'éditeur anglais a joint à cette relation , quelques autres
récits de naufrages modernes , parmi lesquels on distingue les
aventures du capitaine Bligh , victime d'un complot horrible ,
tramé à bord de son vaisseau , par quelques misérables matelots ,
et abandonné , lui dix-neuvième , sur une chaloupe de vingttrois
pieds de long au milieu de la vaste mer du Sud , à plus
de quinze cents lieues d'un port où il put aborder , sans armes
et presque sans nourriture. C'est à ce spectacle vraiment grand
de l'homme aux prises avec l'infortune , que le paisible habitant
des villes peut admirer l'inépuisable constance de son semblable
, et se complaire dans les sentimens que font naître ces
prodiges de courage. Mais , en même temps quelle leçon ne
peut-il pas en tirer , s'il veut comparer sa situation avec celle
de ces êtres intéressans , qui , à tous les momens de leur vie
sont exposés à de pareils dangers ! Voilà pourtant ce que nous
rencontrons à chaque page de l'histoire , car les terres et les
mers ont également leurs tempêtes et leurs révolutions. Qu'un
auteur vienne donc , après cela , nous présenter des aventures
imaginaires. Combien ses productions nous paroîtront insipides
auprès de la vérité , et que son travail nous semblera puéril !
Qu'est-ce donc en effet que le meilleur roman historique ? Il
est bien fait , me direz-vous ; d'accord. Il est bien écrit , j'y
consens ; mais que penseriez-vous de votre tailleur s'il vous
disoit d'un habit : la coupe est de la dernière mode ,
il est
bien cousu , tandis qu'un côté seroit noir et l'autre blanc ?
G.
2
VARIETES.
LITTÉRATURE , SCIENCES " ARTS , SPECTACLES.
On dit que plusieurs membres de l'Institut viennent
d'être nommés membres de la Légion-d'Honneur ; on cite
MM. Lacroix , Messier, Ventenat et Tenon , de la première
classe ; MM. Bernardin de Saint-Pierre , Naigeon et Morellet ,
4
232
MERCURE DE FRANCE ;
de la deuxième classe ; MM. Dupuis et Millin , de la troisième
classe ; et de la quatrième. M. Peyre , architecte , et M. Rolland
, sculpteur.
La classe d'histoire et de littératurc ancienne de l'Institut
a élu , dans sa séance du 18 , pour remplir la place vacante par
le décès de M. Gaillard , M. Louis Petit-Radel , connu de cette
classe par plusieurs Mémoires sur les monumens cyclopéens ,
par ses explications des monumens antiques du Musée Napoléon
, et par une suite d'inscriptions historiques rédigées en
style lapidaire.
L'EMPEREUR vient d'ordonner une suite de tableaux ,
dont huit , de la grandeur de 5 mètres , sur 3 mètres 3 décimètres
, figures de proportion naturelle , sont confiés , d'après
le choix de S. M. , à MM. Gérard , Letier , Gautherot ,
Guérin , Hennequin , Girodet , Meynier et Gros. Ces tableaux
destinées à la galerie des Tuileries , devront être terminés pour
l'exposition publique du salon de 1808 , et retraceront les
faits les plus mémorables de la campagne d'Allemagne . Des
tableaux de moindre portion sont confiés à MM. Lejeune ,
Ménagent , Barthélemy , Perrin , Bacler , Perron , Hue
Taunay , Dunouy , Demarne et Monsiau ; M. Girodet est
chargé de peindre l'entrée de l'EMPEREUR à Vienne , M. Gérard
la bataille d'Austerlitz ; et M. Guérin l'insurrection du
Caire.
"
-MM. de la Marck et de Candolle ont eu l'honneur de présenter
à S. M. la Flore françoise , ou Descriptions succintes
de toutes les plantes qui croissent naturellement ensemble
disposées suivant une nouvelle méthode d'analyse , et précédées
par un exposé des principes élémentaires de la
botanique.
-
On annonce la prochaine arrivée à Paris de madame
Catalani , l'une des premières cantatrices d'Italie .
-On parle du projet de publier la correspondance ministérielle
de M. de Custines , fils du général de ce nom , pendant
ses missions auprès des cours de Brunswick et de Berlin
en 1792. M. de Custines joignoit à un mérite et à une maturité
d'esprit au-dessus de son âge , une grandeur d'ame et une
noblesse de sentimens qui le rendoient bien digne de porter
cette belle et ancienne devise de sa maison : Fais ce que tu
dois, arrive ce qui pourra.
MODES du 30 avril.
Les chapeaux de paille sont au plus haut degré de faveur. On porte les
chapeaux de paille jaune tout unis , sans autre accessoire qu'un ruban
blanc ou rose , qui flotte en écharpe , ou un brin de lilas de Perse. Les
chapeaux de paille blanche se mêlangent avec du taffetas , qui , tantôt
MA I 1806 . 233
appliqué dessus , forme des côtes , tantôt introduit dans des taillades ,
reparoît à intervalles égaux. Telle est la largeur d'un devant de chapeau
de paille jaune , que les deux extrémités rapprochées peuvent se joindre
et s'attachent sous le menton . On voit quelques capotes à petit fond de
paille et à passe longue , de taffetas, rebordée en chenille de paille jaune :
d'autres capotes sont , sur taffetas rose ou blanc , cadrillées en paille ;
d'autres enfin sont tout-à-fait en paille ; mais la grande vogue est pour
les capotes de perkale , qui conservent la forme quarrée de leur passe et
leurs torsades symétriques. Comme les passes sont larges pour empêcher
qu'un coup de vent ne les déforme , on met depuis quelques jours , outre
les torsades parallèles , quelques cordes en travers , qui , des deux côtés ,
aboutissent aux premières. Pour la demi -parure, il y a des toquets à fond
de crêpe qui ont pour rebord une guirlande circulaire. Cette guirlande
est composée de roses-pompons. Dernièrement , à l'Opéra , il y avoit
dans plusieurs loges des ruches de tulle sons de petits chapeaux , les uns
roses , les autres blancs , ornés de plumes . Le fond de ces chapeaux étoit
brodé en peries . On voit quelques robes -tabliers , garnies en dentelle , et
beaucoup de tabliers -fichus. Presque toutes les robes ont une écharpe ;
mais l'écharpe ne fait pas toujours ceinture : souvent elle n'a que son
noeud et ses bouts pendans. Sur les manches courtes , les rubans roulés
forment , au lieu de raics , de grosses côtes . Sur la robe elle -même ce
sont des rubans nattés .
NOUVELLES POLITIQUES.
Washington , 19 mars.
La chambre des représentans vient de prendre , sur la proposition
de M. Nicholson , une résolution énergique contre
l'Angleterre. Ce bill a besoin de la sanction du Sénat ; mais
il a été porté à une si grande majorité dans la chambre des
représentans , qu'on ne doute point ici qu'il n'obtienne bientôt
le même assentiment de la part du sénat ; voici cette
résolution :
Résolu qu'à partir du jour de.... prochain et après ledit
jour , les articles suivans du crû , du produit ou de la fabrication
de la Grande-Bretagne ou de l'Irlande , ou de quelqu'une
des colonies ou dépendances de la Grande- Bretagne ,
seront prohibés légalement , et en conséquence ne pourront
être importées dans les Etats-Unis ou les territoires qui en
dépendent ; savoir tous les articles dont le cuir fait la matière
et la principale valeur ; tous les articles dont l'étain ou
le laiton font la principale valeur de la matière , l'étain en
feuilles excepté ; tous les articles dont le chanvre ou la filasse
font la matière , et y entrent comme objet de principale valeur ;
tous les articles dont la soie forme la matière de principale
valeur ; toute draperie dont l'envoi excédera le prix ; toute
bonneterie en laine de toute espèee ; le verre à vître et autres
234 MERCURE DE FRANCE ,
sortes de verrerie; la vaisselle d'argent ou plaquée ; le papier
de toute espèce ; les clous et pointes ; la chapellerie ; les habits
tous faits ; les modes de toute espèce : les cartes à jouer ; la
bierre , l'aîle et le porter ; et les peintures et impressions , toiles
peintes et imprimées.
Londres , 25 avril.
Voici le manifeste du roi d'Angleterre , électeur de Hanovre
, contre la Prusse :
« Georges III par la grace de Dieu , etc.
» La cour de Prusse a avoué les desseins hostiles qu'elle
avoit jugé à propos de cacher par ses déclarations amicales.
La note verbale , remise le 4 avril au ministère britannique
par le baron Jacobi , annonce qu'il a été pris possession de
Î'électorat de Hanovre , et que les ports de la mer d'Allemagne
et celui de Lubeck ont été fermés au pavillon anglais . Cette
déclaration dément toutes les assurances dont le cabinet de
Berlin avoit cherché à couvrir ses procédés ; à quoi il faut
ajouter que S. M. prussienne prétend avoir acquis par son systeme
politique , des droits à la reconnoissance de toutes les
puissances du Nord.
» Dépouillé ainsi de l'ancien héritage de ma famille et insulté
dans mes droits comme souverain , j'ai ordonné qu'il fût
pris des mesures conformes à l'honneur de ma couronne ;
mais je dois encore et à moi-même et à l'Europe et à mes
sujets , une déclaration publique de mes sentimens , comme
électeur de Brunswick-Lunebourg , au sujet de l'injuste usurpation
de mes possessions allemandes. Il est inutile de prouver
combien cet acte est contraire aux droits des nations et aux
lois de l'Empire germanique. Ce sont les principes les plus
sacrés de la bonne foi , de l'honneur , en un mot de toutes les
obligations sur lesquelles repose la sûreté réciproque des divers
états et de chaque société civile , qui ont été foulés aux
pieds d'une manière telle que le monde auroit peine à le
croire , si les faits que j'ai fait recueillir pour être révélés
n'étoient pas constatés authentiquement.
» Les procédés de la cour de Berlin pendant que l'électorat
d'Hanovre étoit occupé par ses troupes , en 1801 ; sa conduite
bien peu amicale pendant les négociations relatives aux indemnités
qui suivirent la paix de Lunéville ; la déclaration qu'elle
fit dans le temps où la France se disposoit à s'emparer du
Hanovre ; et en dernier lieu , les dures conditions auxquelles
elle offrit de faire évacuer cet électorat pour y substituer ses
propres troupes à celles de la France ; toutes ces circonstances
avaient trop éclairé le gouvernement d'Hanovre , pour ne
MAI 1806. 235
pas lui apprendre à éviter toute espèce d'intervention de la
part de la Prusse ; à l'époque même où on l'a vue sur le point
de s'engager dans une querelle avec la France. Les événemens
qui retardèrent. l'arrivée en Hanovre d'une expédition concertée
entre la Grande - Bretagne , la Russie et la Suède ,
donnèrent aux troupes prussiennes l'occasion de prendre les
devants et d'occuper les premières l'électorat , aussitôt que les
troupes françaises l'eurent évacué. Cette démarche fut accompagnée
des protestations les plus amicales de la part de la
Prusse. Elle invita le gouvernement hanovrien à reprendre ses
fonctions en mon nom , et à recueillir les débris de l'armée,
Le pays déjà si malheureux sentit doublement le poids des
nombreuses réquisitions que les corps prussiens y extorquèrent
, sans la moindre considération pour l'état dans lequel
les Français l'avoient laissé.
8
Après le déplorable résultat de la campagne des alliés dans
l'Allemagne méridionale , on s'attendoit à une attaque dans
le Nord. L'empereur de Russie , pour prévenir les dangers
auxquels la Prusse pouvoit être exposée , mit , en conséquence
d'une convention signée à Postdam ,
les troupes commandées
par le général Tolstoy , et le corps du général Bennengsen
sous les ordres de S. M. prussienne , et lui promit en outre
toute l'assistance dont elle pourroit avoir besoin.
que
» Il étoit peu naturel d'imaginer que la Prusse voulût profiter
de cet avantage , et de celui lui donnait la promesse
d'un subside, qu'elle avoit demandé à la Grande-Bretagne ,
pour obtenir de la France des stipulations contraires aux intérêts
que ces mêmes avantages avoient pour objet de favoriser.
C'est cependant ce qui est arrivé. Le traité secret dont
les effets commencent à se faire apercevoir , fut signé par le
comte de Haugwitz et le général français Duroc , le 15 décembre
1805 , époque fixée comme le terme où la Prusse
devoit se déclarer contre la France , dans le cas où cette puissance
eût rejeté les propositions que le comte Haugwitz étoit
chargé de lui faire " en conséquence de la convention de'
Postdam. Sept jours après , le 22 décembre , le cabinet de
Berlin proposa à l'ambassadeur britannique les arrangemens
qu'il convenoit de prendre en commun avec les généraux
prussiens pour le choix des positions des armées alliées dans la
Basse-Saxe , et dépêcha en conséquence le lieutenant-colonel
baron Krusemark , avec une lettre pour le gouvernement ha❤
novrien , à l'effet de fournir les provisions pour la garnison
française de Hameln.
» Il étoit nécessaire d'entrer dans cet arrangement ( qui ne
fụt terminé provisoirement que le 4 janvier , ) parce qu'il
236 MERCURE DE FRANCE,
avoit pour objet d'empêcher les troupes françaises de rien
entreprendre contre le Hanovre pendant la négociation . La
cour de Berlin ignoroit- elle de quelle manière le comte
Haugwitz avoit conclu cette négociation ? Ne savoit- elle pas
avant la signature du traité quel devoit en être le but ? ou ce
ministre disposoit-il comme il lui plaisoit de la bonne foi
de son maître ?
رد
» Ce fut le 27 janvier que le cabinet de Berlin annonça au
» gouvernement d'Hanovre qu'en conséquence du traité signé
» et ratifié par les deux parties , mes possessions d'Allemagne
>> ne seroient plus davantage occupées par les troupes fran-
» çaises ; quelles seroient entièrement évacuées par celles qui
» s'y trouvoient encore , et mises sous la protection des troupes
, et sous l'administration exclusive de S. M. Prussienne
» jusqu'à ce que la paix entre l'Angleterre et la France
>> ' eût décidé de leur sort. » Le gouvernement d'Hanovre
fut requis ( ce qui étoit bien inutile ) d'intimer à tous les of
ficiers publics , qu'ils devoient , à compter de ce moment ,
se regarder comme finalement responsables envers la commission
et administrations prussienne , à l'exclusion de toute
autorité étrangère. La dépêche adressée le 25 janvier au ministre
prussien , et dont l'objet étoit de justifier sa conduite ,
fut signée de la propre main du roi. Elle se terminait par ces
mots : « Je crois inutile d'observer combien les pays en ques-
>> tion doivent être satisfaits de ce changement de situation .
>>> Mes voeux seroient accomplis , si , d'après les vues désin-
» téressées qui me dirigent , l'administration que j'ai prise
» sur moi , tournoit au bonheur du pays et des habitans , et
» par ce moyen à la satisfaction de S. M. britannique , à
» laquelle je desire , par-dessus tout , donner , dans cette
» occasion , comme dans toute autre , les preuves de consi-
» dération , de déférence et d'amitié que les circonstances
>> peuvent me permettre. »
>> L'expérience du passé et des craintes bien fondées pour
l'avenir , ne me permirent pas d'hésiter sur le parti que j'avois
à prendre , et mon gouvernement électoral reçut pour instruction
de n'entrer dans aucune négociation dont l'objet pourroit
être d'admettre les Prussiens en Hanovre , sous prétexte de
préserver ce pays d'une nouvelle invasion française. La protestation
faite à cette occasion par mon ministre électoral
d'Etat , fut sans effet . Le roi de Prusse fit occuper la majeure
partie de l'électorat au moment où mes troupes se rembarquoient
, et ces mesures s'exécutèrent sans le moindre égard .
» Il n'étoit que trop aisé de prévoir que l'arrangement
qu'on présente ici comme ratifié par les parties contractantes ,
MAI 1806. 237
seroit en effet conclu à Paris , par suite de la mission du comte
d'Hauwitz , de la manière dont il avoit été originairement
conçu. C'est ce qui arriva ; et les troupes françaises prirent
possession d'Anspach , l'un des objets de compensation stipulés
par le traité du 15 décembre , le jour même où le marquis
de Lucchesini pouvoit arriver à Berlin avec l'avis que
France exigeoit l'exécution des articles convenus à Vienne.
la
» La réponse faite par le cabinet britannique à la communication
du 25 janvier , n'arriva à Berlin qu'après que le ministre
d'état baron de Hardenberg eût fait part à l'envoyé britannique
des mesures hostiles qui m'ont forcé de suspendre
mes relations avec une cour qui avoit pu s'oublier à ce point .
» La note prussienne du 4 avril ne peut fournir aucun raisonnement
valable pour justifier une mesure qui ne sauroit être justifiée .
» Elle commence par établir les dispositions pacifiques de la Prusse .
Ces dispositions ne peuvent être sincères , puisqu'elles n'ont pas pour
base les principes d'une juste neutralité. La note remise par le cabinet de
Berlin au ministre français , le 14 octobre , à l'instant même où la Prusse
paroissoit ressentir l'injure qu'on lui fa soit en violant le territoire d'Anspach
, renferme l'aveu que la conduite qu'elle a constamment tenue jusqu'alors
, a été avantageuse à la France . Ces actions portent encore
moins le caractère de l'impartialité. Après avoir accordé aux troupes
françaises qui s'emparèrent de l'électorat d'Hanovre, un passage sur son
territoire , elle se montra prête à s'opposer , les armes à la main , à celui
que l'empereur de Russie lui avoit demandé pour ses armées. La France
s'étoit faite elle- même ce passage. Elle eut l'air de faire des excuses pour
cette démarche , mais elle les fit d'une manière également offensante . Elle
avoit vu trop clairement où pouvoit aboutir le ress -ntiment de la Prusse ,
lequel en effet paroisso t déjà étouffé , lorsque l'empereur de Russie s'engagea
dans des communications personnelles avec le roi .
» La Prusse demanda alors à la Grande-Bretagne des subsides qui lui
furent promis , et elle signa la convention de Postdam , dont elle auroit
indubitablement été plus disposée à remplir les conditions , si j'avois
pu oublier mes devoirs au point de consentir à la proposition qui me
ful faite d'échanger l'électorat d'Hanovre contre quelqués provinces
prussiennes.
» La Prusse affirme que depuis les événemens de la guerre, il n'a plus
dépendu d'elle de pourvoir à la sûreté de sa monarchie et à celle des états
du Nord . Il semble qu'elle veuille faire sentir qu'elle a été forcée de
s'agrandir, et de devenir l'instrumenent plutôt que l'objet de la vengeance
de mes ennemis . Un tel aveu ne convient pas à une grande puissance. Le
monde sait qu'il a dépendu de la Pru se ,avant la bataille d'Austerlitz , de
donner le repos à l'Europe , si elle avoit pris le parti que lui dictoient et
ses vrais intérêts et l'h nneur outragé de sa monarchie. Elle ne peut plus
être excusée , après avoir manqué une telle occasion ; et même depuis
l'événement du 2 décembre , ne comm ndoit-elle pas à une armée de
250,000 hommes , qui se rappeloit les victoires qu'elle avoit remportées
Sous le Grand-Frédéric; une armée qui étoit dans les meilleures dispositions
, et soutenue par toute l'armée russe , dont deux corps étoient alors
sous le commandement du roi de Prusse . Sans doute elle auroit couru certains
risques mais elle se trouvoit dans une situation où il falloit s'exposer
à tous les dangers pour sauver l'honneur de l'état . Le prince qui hésite
238 MERCURE DE FRANCE ,
dans le choix , détruit le principe qui sert de base à une monarchie militaire
, et la Prusse doit déjà commencer à sentir le sacrifice qu'elle a fait
de son indépendance.
» La note du 4 avril affirme que la France avoit considéré l'électorat
d'Hanovre comme sa conquête , et que ses troupes étoient au moment d'y
entrer pour en disposer définitivement. L'électorat de Hanovre , commie
partie intégrante de l'Empire germanique , est étranger à la guerre entre
la Grande-Bretagne et la France. Il a été néanmoins injustement envahi
par cette puissance qui a , malgré cela , souvent indiqué l'objet pour lequel
elle étoit disposée à le rendre. La France ayant été obligée d'abandonner
ce pays , 4000 hommes de mes troupes et celles de mes alliés s'y
trouvoient établies lorsque le comte de Haugwitz signa le traité qui dispose
de mes Etats. Il est vrai que les corps russes étoient alors à la dispo
sition de S. M Prussienne ; mais le chef qui étoit à leur tête , animé des
sentimens généreux qui distinguent un homme d'honneur , n'en étoit pas
moins déterminé à combattre , si les alliés de son maître étoient attaqués.
Nous ne parlerons point de la garnison française qui étoit restée à Hameln
, insuffisante sous le rapport du nombre , privée de tout moyen de
défense et au moment d'être assiégée , lorsque les promesses de la Prusse
firent abandonner ce plan.
» L'intention attribuée à la France de vouloir disposer définivement
de cet électorat auroit été contraire aux assertions que cette puissance a
renouvelées si souvent ; elle auroit été contraire aux usages de la guerre ,
puisqu'on ne fait jamais la disposition définitive d'une conquête avant
la paix, et sur-tout dans un moment où l'on peut desirer de manifester des
dispositions pacifiques.
» La Prusse n'avoit pas le droit de juger si la Grande-Bretagne étoit
en état de s'opposer au retour de mes ennemis dans l'électorat d'Hanovre.
Notre puissance nous fournit les moyens d'amener la guerre a une honorable
conclusion sous le rapport des intérêts que nous défendons . Mais il
est difficile de concevoir sous quel point de vue la Prusse prétend que
l'effet de ses mesures est d'empêcher qu'il y ait des troupes étrangères
dans l'électorat et d'assurer le repos du Nord; car ses troupes , d'après la
conduite perfide de ce cabinet , seront tout aussi étrangères à l'électorat
que des troupes françaises.
» La Prusse ne devoit pas parler de ses sacrifices dans un moment où
son unique but est de s'agrandir , à moins qu'elle ne considère comine tel
la perte de son indépendance , et qu'elle ne sente combien elle s'est
écartée de son devoir en abandonnant une des plus anciennes possessions
de sa maison , et des sujets qui imploroient en vain son assistance; d'ailleurs
ces sacrifices n'ont rien de commun avec mon système de politique ,
et ne lui donnent pas le droit d'usurper le gouvernement de mes sujets
allemands , dont rien jusqu'ici n'a ébranlé la fidélité , et qui ne desirent
rien tant que de le conserver à ma personne et à une famille qui n'a,
pendant des siècles , respiré que leur bonheur.
» Il est évident que la conduite de la cour de Berlin n'est pas la libre
expression de la volonté de son souverain , mais l'effet de l'influence que
mes ennemis exercent dans le cabinet de ce prince. Quoi qu'il en soit ,
toutes les cours et tous les Etats qui peuvent apprécier les circonstances et
tout ce qu'ils doivent au système adopté par la cour de Berlin , convien
dront que l'acte d'hostilité commnis contre un souverain uni à sa majesté
prossienne par les liens du sang , et jusqu'alors par ceux de l'amitié , met
la sûreté de l'Europe en un plus grand danger que ne pourroit le faire
aucun acte d'hostilité de la part d'une puissance avec laquelle on seroit en
guerre ouverte.
MAI 1866.
239
»
Convaincu de la justice de ma cause ; j'enappelle à toutes les puis
sances de l'Europe qui sont inté essées à empêcher la consolidation d'un
système qui , en menaçant l'existence politique d'une partie intégrante
de l'Empire germanique , met en problème la sûreté de l'ensemble .
» Je réclame avec instance l'appui constitutionnel qui m'est dû comme
électeur; je demande à l'Empire , à son augu te chef, aussi bien qu'à la
Russie et à la Suède, puissances garantes de la constitution germanique,
et qui ont déjà manifesté comme elles conviennent de manifester, la plus
honorable disposition pour la conservation de mes états.
» Enfin , je proteste de la manière la plus solennelle pour moi et pour
mes hérii rs contre toute usurpation de mes droits dans l'électorat de
Brunswick-Lunebourg et ses dépendances , et je répète , en ma qualité
-d'électeur , la déclaration faite par le ministre de ma couronne près la cour
de Berlin , qu'aucun avantage r sultant d'arrangemens politiques quelconques
, moias encore aucun o fre d'indemnité ou de compen ation , ne
me détermineront jamais à oublier ce que je dois à ma dignité , l'attachement
et la fidélité exemplaire de mes sujets d'Hanovre , au point de consentir
à l'aliénation de mon électorat.
1
Donné au palais de Windsor, le 20 jour d'avril 1866 , la 46° année
de inon règne .
que
GEORGES roi , E. comte de Munster.
On a proposé , hier , dans les deux chambres , une adresse de remerciemens
au roi , en réponse à la communication que S. M. a daigné faire
au parlement par son dernier message. M. Fox a prononcé , à cette occasion
, un discours très-véhément , où la Prusse est traité d'une manière
l'on n'avoit pas crue , jusqu'ici , compatible avec les formes décentes
de la diplomatie . Il s'est attaché à prouver que rien n'étoit comparable à
la perfidie et à la rapacité de certe puissance ; que sa conduite en faisoit
un objet de mépris pour tous les gouvernemens ; que les malheurs dont
elle peut devenir la victime , n'exciteront ni pitié ni intérêt pour elle , etc.
Il n'a pas dissimulé que cette guerre devoit être regardée comme un
grand surcroft de calamités pour l'Angleterre . Mais il a déclaré , en
même temps, qu'aucun considération ne pouvoit empêcher dela soutenir
avec la dernière vigu.ur. L'adresse de remerciemens à été votée à l'unanimité.
a
PARIS.
er
Par décret du 13 avril , S. M. a résilié le bail de la régie
intéressée des salines de l'Est ; les régisseurs actuels rendront
compte dans la forme ordinaire et avant le 1er septembre 1806,
de leur jouissance depuis le 1 ° vendémiaire an 14 ; ils seront
tenus d'acquitter le solde de leurs comptes des années 12 et 13 ,
de mois en mois , par portions égales , à compter du 1er janvier
1807 jusqu'à la fin de 1808. Ils en fourniront d'avance
leurs obligations au trésor public.
Sont aussi résiliés les baux de la régie intéressée des salinés
de Creutznach , Durckheim ; et la portion des salines de
Peccais sera vendue .
Un autre décret , en date du même jour , porte que les
240 MERCURE
DE FRANCE
,
1.
salines de l'Est , savoir : les salines de Dieuze , Moyenvic et
Château-Salins ( département de la Meurthe ) ; Soulz ( Bas
Rhin ) ; Saulnot ( Haute-Saône ) ; Arc ( Doubs ) ; Salins et
Montmorot ( Jura ) ; et Moutiers ( Mont -Blanc ) , seront affermées
pour 99 ans aux conditions qui sont exprimées dans le
même décret .
MM. d'Aubert et Pocci , lieutenans-colonels au service
de Bavière , sont nommés membres de la Légion d'Honneu.
Par décret du 24 avril , S. M. a admis dans la même
Légion , 160 militaire de tout grade , faisant partie des divi
sions Suchet et Gazan , 5 corps de la Grande-Armée.
--
-S. A. S. le prince Borghese vient d'arriver à Paris ,
retour du voyage qu'il a fait en Italie .
e
de
-M. Thibon , l'un des régens actuels de la Banque de
France , est nommé sous-gouverneur de ladite Banque.
-M. François de Croy-Chanel est nommé conservateur
du 17 arrondissement forestier à la résidence de Grenoble.
Un décret impérial porte que les diocèses composant
l'arrondissement métropolitain de l'archevêché de Turin , et
les diocèses de Gênes , Albenga , Prugnetto , Noli , Sarzane ,
Savone et Vintimille sont soumis au même régime que
les
autres diocèses de France. Ce décret rappelle et contient tous
les articles organiques de la loi du 18 germinal an 10.
---M. Séguier est nommé commissaire des relations com
merciales à Trieste , en remplacement de M. Framery , admis
à la pension de retraite.
-M. Barris, membre de la cour de cassation , est nommé
à la place de président en ladite cour , vacante par la nomination
de M. Malleville au sénat conservateur .
-M. le conseiller d'état Cretet est nommé gouverneur de
la Banque de France."
-MM. Goupil ( Laurent-François ) , Dufresne fils , Martin
( Louis - Alexandre ) , Mounier , Arcdéacon , Margautin
Jouanne , Lasalette , Millet , Portau , Tattet , Valedeau ,
d'Autremont , Perroud , Lafitte ( Dominique -Grégoire ) ,
Pagès , sont nommés agens de change près la Bourse de Paris.
La société et la religion viennent de faire une perte nouvelle
dans la personne de M. d'Osmond , ancien évêque de
Comminges , mort le 28 avril , à Saint-Germain-en- Laye ,
dans sa quatre-vingt-troisième année .
---
M. Reinhart , nommé depuis peu résident et commissaire
général des relations commerciales en Moldavie , est
parti pour sa destination .
-
-
M. de Crillon l'aîné est mort le 29 avril ; il étoit fils du
duc de Crillon , connu par la prise de Mahon et l'attaque de
Gibraltar. Il avoit été membre de l'assemblée constituante.
( No. CCLI. )
DE
( SAMEDI 10 MAI 1806. )
cen
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
LES CONQUÊTES DE L'HOMME SUR LA NATURE
ODE.
DISPAROIS, limite insensée ,
Qu'au noble essor de la pensée
* Oppose un vulgaire odieux !
Il est de nouvelles conquêtes ;
Il est des palmes toujours prêtes
Pour le génie audacieux.
Pareille à la poudre guerrière
Tout- à-coup rompant la barrière
Des inaccessibles remparts ,
Sans cesse , ô divine Uranie
La force active du génie
Recule la borne des arts .
Marchons sous ses nobles auspices ;
Osons tenter ses précipices ; XX
Son danger même a des appas :
Il n'est point d'art qu'il ne découvre ;
Il n'est point de sentiers qu'il n'ouvre
Aux mortels qui suivent scs pas.
242
#
MERCURE DE FRANCE ,
Les bois avoient conquis la terre ;
· Leurs monstres nous faisoient la guerre ,
Et le roi du monde a rampé.
Mais au caillou qui la recèle
Il ravit l'heureuse étincelle
Qui lui rend le globe usurpé.
Les bois , les monstres reculèrent ;
Les doux asiles s'élevèrent ;
La faim n'eut plus de mets sanglant ; -
Et , sous le nom de Triptolème ,
Le génie inventa lui-même
L'art qui fit oublier le gland .
Son expérience fertile
Dans une herbe autrefois stérile
Surprit le germe des moissons :
Oui , Cérès est fille de l'homme ,
Et du grain qu'Eleusis renomme
Lui seul a doré nos sillons.
Il impose au coursier sauvage
Le frein d'un ntile esclavage ;
Le boeuf féconde ses guérêts ;
Et pour fendre le sein des ondes ,
Changés en barques vagabondes,
Les sapins quittent leurs forêts .
Son art , sur des voûtes solides ,
Traverse des fleuves rapides.
Les monts altiers sont aplanis ;
Et par une route nouvelle ,
Atravers les flancs de Cybèle ,
Les deux Neptunes sont unis.
C'est peu de l'antique merveille
Des sons qui peignent à l'oreille
L'ame invisible en notre sein :
Par lui la parole est tracée ;
Il éternise la pensée
A l'aide d'un mobile airain.
Il lit sur le front des étoiles ;
Il emprisonne dans ses voiles
Eole aux soufles inconstans ; -
L'heure même , si fugitive ,
Vient dans un or qui la captive ,
Lui révéler les pas du temps.
MAI 1806. 243 M A son gré le marbre respire ,
La toile pleure, ou va sourire
Sous des pinceaux ingénieux .
Il chante ; et ma lyre qu'il aime
Soumet le temps et la mort même
A son empire harmonieux .
Par une savante culture
Il semble inventer la nature ;
Il dompte l'air et les climats ;
Aux yeux étonnés de Pomone
L'arbre avec orgueil se couronne
De fruits qu'il ne soupçonnoit pas .
$
Ici l'homme ( 1 ) , ceint du scaphandre ,
Franchit , plus heureux que Léandre ,
La surface des flots mouvans ;
Là , plongeant jusqu'aux Néréïdes ,
Même au fond des tombeaux liquides
Il imprime ses pas vivans ( 2 ) .
Le Batave à son industrie
Osa devoir une patrie
Conquise sur les champs amers :
C'est là qu'il fonde sa fortune ,
Et dort , en dépit de Neptune ,
Où nageoient les monstres des mers. 4
Francklin a pu dire au tonnerre :
« Cesse d'épouvanter la terre !
>> Descends de l'Olympe caliné ! »
Soudain la foudre obéissante
A reconnu sa voix puissante ;
Et Jupiter fut désarmé.
Renommée , abaisse tes ailes ;
Ferme tes bouches infidelles ;
Cesse tes rapports indiscrets :
Vois cette active vigilance
Des signaux qui , dans le silence ,
Vont saisir au loin tes secrets.
Quelle nuit rend mon vol timide ?
Quelle ombre jalouse et perfide
( 1) Lachapelle.
(2 ) Coox .
Q 2
244 MERCURE DE FRANCE ;
M'a du jour noirci les rayons ?
Traînant une vie importune,
Je plaignois l'aveugle infortune
Des Homères et des Miltons.
O lyre , ne sois pas ingrate !
Qu'un doux nom dans nos vers éclate ,
Brillant comme l'astre des cieux !
Je revois sa clarté première ,
Chante l'art qui rend la lumière ,
Forlenze a dévoilé mes yeux ( 1 ) .
Que vois-je ? ô merveille suprême !
Un air plus léger que l'air même
Ravit l'homme au ciel le plus pur.
La Seine , en frémissant , admire
Le cours de ce premier navire
Qui des airs fend le vaste azur.
Ah ! ne viens point , raison barbare ,
Fière de la chute d'Icare ,
Glacer nos Dédales français !
Ce n'est pas à toi de connoître
Les prodiges qui doivent naître
De ces mémorables essais .
Dût l'aigle nous prêter ses ailes
Pour vaincre les Autans rebelles ,
Et franchir les champs étoilés ,
Albion verra sur ses côtes
De nos célestes Argonautes
Descendre les vaisseaux ailés.
Emu d'une crainte importune ,
C'est déjà trahir la fortune
Qu'en avoir lâchement douté.
L'audace enfante les miracles ,
Rien ne peut vaincre les obstacles
Qu'une sage témérité.
Jadis un vulgaire crédule
Rêva les colonnes d'Hercule ,
Ces bornes du monde et des mers.
<< Et moi , dit un homme intrépide ,
>> Au-delà du gouffre liquide
» Je vous jure un autre univers.
7
(1 ) M. Forlenze a fait à M. Le Brun l'opération de la cataracte.
1
MAI 1806. 245
J3
» Cet astre est le dieu que j'atteste !
>> Il voit dans sa route céleste
>> Les climats promis à nos voeux .
>> Suivez-moi donc , troupe vaillante !
» Quelle conquête plus brillante !
>> Je donne un monde à vos neveux.
>> Plus immortels que ces Achilles
>> Fiers conquérans de quelques villes,
>> Votre nom ne sauroit périr.
» Amis , que l'ombre d'Alexandre
>> Désormais frémisse d'apprendre
>> Qu'il fut un monde à conquérir !
›› Castillans nés pour la victoire,
›› Si ce n'est assez de la gloire,
» Cet inestimable trésor ,
» Volez où les dons les plus rares
>> Lassent les mains les plus avares ;
» Plongez-vous aux sources de l'or. »
A ces mots qu'applaudit Eole ,
Déployant la voile espagnole ,
S'élança des bords de Palos
Ce Génois , heureux téméraire ,
Certain du nouvel hémisphère
Qui l'attend au-delà des flots.
Emportés sur les mers profondes ,
La voûte du ciel et des ondes
Déjà se confond à leurs yeux :
Dans ces abymes du silence
Tout- à-coup une terre immense
S'élève entre l'onde et les cieux .
L'autre hémisphère se révèle ,
O Colomb ! une autre Cybelle
Court au-devant de tes vaisseanx.
Et toi, long-temps ignorée ,
De tes vastes bois entourée ,
Amérique , tu sors des eaux .
Que dis- tu quand tu vis éclore
Du berceau vermeil de l'aurore
Ces vainqueurs des flots et des airs ,
Armés de foudres éclatantes ,
Citoyens de villes flottantes
Qui sembloient nager sur les mers ?
3
246 MERCURE DE FRANCE ,
Cependant , ô joie imprévue !
Toi-même offrois à notre vue
Tes bords , tes métaux radieux ,
Et ces nouveaux fils de la Terre
Venant rendre hommage au tonnerre ,
Qu'ils croyoient lancé par les dieux .
Au fatal aspect de nos armes
Tes dieux vaincus jettent des larmes ;
Tes yeux tremblans sont éblouis ;
Le vaste écho de tes rivages
S'étonne en ses grottes sauvages
D'entendre des sons inouis .
Ces bronzes tonnans qui rugissent ,
Ces coursiers fougueux qui bondissent ,
Ce fer qui luit dans les combats ,
Cet art de carnage et de gloire ,
Sous le nom pompeux de victoire
Usurpe ces heureux climats.
Telle qu'en sa course effrayante
Une comète foudroyante ,
Au sein des airs épouvantés ,
Choqueroit de son front terrible
L'astre bienfaisant et paisible
QuQuee parent ses feux argentés ;
Tels , au sein du liquide abyme ,
Deux mondes , quel instant sublime ,
S'entrevirent avec effroi :
L'un paré d'or et d'innocence ,
L'autre armé de fer, de vengeance;
Et tous deux ont l'homme pour roi!
O Terre ! assemble ta famille;
Cesse enfin de chercher ta fille ,
Dont Neptune fut ravisseur :
L'Europe , et l'Asie , et l'Afrique ,
Aux bornes de l'onde atlantique
Ont trouvé leur dernière soeur.
M. LE BRUN , de l'Institut.
MAI 1806 . 247
LES DEUX CHÊNES ,
FABLE.
SUR un mont escarpé , désert,
De toutes parts en butte aux injures de l'air ,
Jeux chênes unissoient leurs ombres fraternelles :
De l'amitié parfaits modèles ,
Ils se plaisoient à partager
Les biens, les maux , le salut , le danger.
Borée exerçoit- il sa rage ?
L'un opposant sa tête et son branchage ,
A son voisin prêtoit un salutaire appui ;
L'autre , à son tour, se dévouoit pour lui
Quand le sud pluvieux annonçoit un orage.
Mais contre l'homme , hélas ! où trouver des abris ?
D'un coup de sa hache cruelle ,
Le bucheron frappant l'un de nos deux amis ,
Rompit cette union si belle.
L'arbre qu'il croyoit ménager
Ne put survivre à sa douleur mortelle .
Désormais au monde étranger,
Privé de tout soutien , dans son deuil solitaire ,
Il ne fit plus que languir sur la terre.
Entre deux vrais amis ainsi tout est commun :
On les croit deux , ils ne font qu'un.
KÉRIVALANT.
ENIGM E.
Je suis de tout temps , quoiqu'enfant ;
Mon père vit dans le carnage ,
Ma mère a fait jaser souvent;
Ma soeur honnête , douce et sage ,
Vaut mille fois mieux que nous trois ,
Et n'a personne sous ses lois.
De l'Olympe à l'humble chaumière ,
J'embrasse la nature entière .
Je visite peu les palais ;
Je fuis la grandeur, l'opulence ,
C'est dans les champs que je me plais.
Je suis colère, un rien m'offense ;
Je suis bon, facile, indulgent.
Je suis léger comme le vent ,
Et je me pique de constance .
Je suis timide, circonspect,
Hardi , violent ; plein d'audace ,
Je peste , je gronde et menace ,
En parlant toujours de respect.
Je suis gai jusqu'à la folie,
Et souvent des plus grands plaisirs
Je passe à la mélancolie .
Impétueux dans mes desirs ,
Quelquefois , suivant l'occurence ,
Je sais m'armer de patience.
248 MERCURE DE FRANCE ,
3
Je suis aveugle clairvoyant ;
Je ne vois rien , rien ne m'échappe.
Je suis crédule , défiant ;
Tout m'est suspect et tout m'attrape .
J'éclate et parle sans raison ;
Je cherche l'ombre , le mystère.
Je suis un baume salutaire ;
Je suis le père de la vie ;
J'enfante de mortels combats.
J'aime la paix et l'harmonie ,
Et je trouble tout ici- bas .
Je suis trompeur , plein d'artifice ,
Et cependant simple , ingénu .
J'enflamme l'honneur, la vertu ;
Je souffle le crime et le vice.
De tous les biens , de tous les maux ,
Je suis ce bizarre assemblage.
Je suis , pour finir en deux mots ,
Sans' vous amuser davantage ,
Le sujet de tous les discours ,
LOGO GRIPHE.
Je suis dans mon total une assez laide chose ;
Mais en revanche aussi , si vous me démembrez ,
Chaque membre qui me compose ,
En contient que vous aimerez.
Si vous m'ôtez un membre de derrière ,
Le reste n'est qu'un jeu pour vous.
Si vous m'ôtez la tête entière ,
Le reste est fort solide et grand ami de tous.
Prenez présentement mon milieu , je vous offre
Un meuble des plus précieux ,
Qui va quelquefois mal , tantôt bien , tantôt mieux ,
Le tout selon que va le coffre.
Si vous m'ôtez la tête encor,
Mes autres membres sont confrères ;
Accusez de rouler sur l'or,
Tous deux fuyant loin de leurs mères ;
Et tous deux voyageant toujours
Chacun chez même hôtesse allant finir son cours.
Rassemblez et ma queue et ma tête ,
Je n'admets que du bon , du meilleur qu'il se peut;
On me recherche , on me fait fête
Mais je suis rare , et ne m'a pas qui veut ,
CHARA D E.
MON premier peut t'amuser un moment ;
Mon second sait te plaire assez souvent ;
Et mon entier, qu'on rencontre par mille ,
Fait le fracas et le bruit de la ville.
LE mot de l'Enigme du dernier Nº. est Fusil.
Celui du premier Logogriphe est Ecran , où l'on trouve crâne, ranceg
Ancre et nacre tous mots composés des cinq mêmes lettres .
Celui de la Charade est Mari-age, •
MAI 1806. 249
SUR LES CROISADES ,
ET LA TURQUIE ( 1)
APRÈS PRÈS avoir considéré les nations chrétiennes , il
nous reste, pour achever notre aperçu de l'état politique
de l'Europe , à considérer les peuples mahométans.
Qu'on ne s'étonne pas , si nous avons distingué ,
par leur religion , les deux parties de l'Europe , même
politique. Le Mahométisme est la seule cause de
l'irrémédiable foiblesse de l'Empire Ottoman , comme
le Christianisme est le véritable principe de la force
toujours croissante de la société chrétienne ; car il
n'y a rien , à la longue , d'aussi fort que la vérité , ni
d'aussi foible que l'erreur et le désordre .
Nous ne nous occuperons que des Turcs , les seuls
de tous les Croyans , avec quelques hordes de petits
Tartares , qui soient établis en Europe ; les autres se
meuvent dans un orbite plus éloigné , et hors de la
sphère de la politique européenne . D'ailleurs , l'Empire
Turc est à l'Islamisme , ce que la France étoit à
la Chrétienté ; et l'on peut remarquer que les titres religieux
dont le Grand - Seigneur enfle ses titres politiques
, correspondent assez bien à ceux de très-chrétien
et de fils aîné de l'Eglise , que prenoient les rois
de France .
C'est encore sous un point de vue général , que nous
( 1 ) . Cet article et les suivans devoient paroître dans le
Mercure des années 9 et 10 , à la suite des Discours politiques,
dont ils faisoient partie ; mais des raisons particulières
en ayant , à cette époque , empêché la publication , l'auteur
les fit imprimer depuis , avec les Discours politiques, dans
le 3º volume de la Législation primitive. Ce dernier ouvrage
n'est pas assez répandu pour qu'on ait cru ne pas pouvoir
rétablir ces articles dans le journal auquel ils avoient été pri➡
mitivement destinés ,
250 MERCURE DE FRANCE ,
considérerons l'état politique des peuples mahometans,
Cette manière agrandit l'esprit , en même temps qu'elle
soulage la mémoire ; elle présente l'histoire des siècles
plutôt que celle des jours ; l'histoire de la société
plutôt que celle de l'homme ; et c'est , après six mille
ans de faits , le seul moyen de s'y reconnoître.
Nous sommes obligés de reprendre de plus haut
l'histoire du Mahométisme , dès sa naissance en opposition
religieuse avec le Christianisme , et depuis les
Croisades en opposition politique avec la Chrétienté ,
qui est l'état public et politique du Christianisme ( 1 ).
Le Christianisme triomphoit de Rome idolâtre ; et
la Chrétienté commencée par Constantin , et dont un
plus grand homme, Charlemagne , devoit achever la
constitution , s'élevoit insensiblement sur les ruines
du paganisme , long-temps défendu par la majesté de
l'Empire Romain.
« Cet Empire n'en pouvoit plus , pour me servir
de l'expression énergique de M. Bossuet ; les causes
de sa grandeur avoient été , dans sa jeunesse , les
principes démocratiques de sa constitution ; ces mêmes
pricipes étoient , dans sa vieillesse , les causes de sa
décadence ; et , après avoir triomphé de l'univers par
l'énergie de ses passions , épuisé par ses passions
mêmes , il cédoit à des Barbares dont il ne connoissoit
pas même le nom.
les
L'ouvrage de Romulus et d'Auguste ( 2 ) périt sous
coups d'Odoacre et de ses Hérules . Alors seulement ,
pas
( 1 ) M. Bossuet , dans ses Discours sur l'Histoire universelle,
rapporte tous les événemens à l'établissement du Christianisme.
Celui qui osera continuer, je ne dis M. Bossuet ,
mais son ouvrage ,
devra rapporter tous les événemens , depuis
Constantin , à la formationet à la conservation de la Chrétienté.
Cette pensée , j'ose le dire , est la clé de l'histoire des temps
modernes.
(2) On a remarqué que la fin de l'Empire Romain , commencé
par Romulus , recommencé par Auguste , étoit arrivée
sous Romulus Augustule. M. Hénaut fait la même observa-
Y
MAI 1806. 251
finit en Occident , la guerre que les lois et les moeurs
n'avoient pas cessé de faire au Christianisme , même
depuis que le glaive de la persécution s'étoit émoussé ;
puisqu'encore , quelques années avant la fin de l'Empire
, le peuple de Rome , réduit aux dernières extrémités
par Alaric , avoit , dans son aveugle frayeur,
retrouvé des prêtres , des idoles , et offert des sacrifices
à ses antiques divinités .
L'empire de Rome idolâtre finit en 476; et cent ans
après ( les époques séculaires sont remarquables dans
la société) , en 570 , naquit , en Orient , cet homme qui
dévoit être le fondateur d'une autre religion et d'un
autre Empire , ennemi de l'idolâtrie et du Christianisme
à la fois , ce Mahomet , qui s'annonça comme
inspiré à des peuples ignorans , et soumit par eux des
peuples amollis ; génie turbulent , dont la doctrine
triste et licencieuse , armée d'un gouvernement oppres
seur , a consacré la barbarie des lois et des moeurs ,
plus incurable même que l'état sauvage , et courbé
l'Orient sous le double joug de l'erreur et de l'esclavage.
"
Tout fut remarquable , mais tout s'explique aisément
dans l'origine et les progrès de la religion mahométane.
Elle naquit aux même lieux que les religions juive
et chrétienne ; et ces grandes croyances qui devoient
se partager l'univers , le changer ou le troubler , commencèrent
toutes au centre des trois parties du monde
connu, et peut - être alors le seul habité . Les Arabes ,
au milieu desquels parut Mahomet , descendent incontestablement
par Ismaël , d'Abraham , qu'ils nomment
Ibrahim ; et même la tribu Coraïsite dans laquelle
étoit né Mahomet , prétendoit tirer son origine
de Cédar fils aîné d'Ismaël .
tion sur l'Empire d'Orient, qui a commencé et fini sous deux
princes du nom de Constantin. D'autres sociétés , plus près de
nous , présentent la même singularité.
252 MERCURE DE FRANCE ,
Ce fut un étrange événement de voir , après tant
'de milliers d'années , recommencer le combat entre la
postérité religieuse d'Isaac , et la race charnelle du
fils de la servante. « Cet homme fier et sauvage
» levera la main contre tous , et tous leveront la main
» contre lui ; et il dressera ses pavillons à l'encontre
» de tous ses frères » : traits sublimes , sous lesquels
l'Ecriture peint Ismaël , et qui conviennent également
aux Arabes ses descendans , toujours en armes , toujours
sous la tente , et à l'esprit dominateur et conquérant
de la religion mahométane , sortie des déserts
de l'Arabie , et ennemie de toutes les autres religions.
Mélange grossier de vérités chrétiennes , de pratiques
judaïques , de superstitions sabéennes , de licence
païenne , la doctrine du législateur arabe parloit avec
respect aux Juifs , de Moïse et de sa loi ; aux Chrétiens
, de Jésus-Christ et de son Evangile . Elle ne persécutoit
que les idolâtres , odieux aux Juifs et aux
Chrétiens : doctrine facile , où l'esprit trouve quelques
idées raisonnables sur la Divinité ; les sens , des tolérances
ou des promesses favorables aux passions ; et
qui propose le dogme de l'unité de Dieu comme
fondement de la croyance ; et la volupté , comme récompense
éternelle de bonnes oeuvres , ou de quelques
pratiques érigées en vertus.
Mahomet partagea sans doute l'illusion qu'il répandoit.
Ce n'est , en effet , que dans la vérité , ou dans
ce qu'il prend pour elle , que l'homme puise cet ascendant
irrésistible qu'il exerce sur les esprits , lorsqu'il
est lui -même maîtrisé par une forte pensée . Il
y a dans le monde plus d'erreur que d'imposture ,
quoi qu'aient dit , à ce sujet , des sophistes , qui sincères
ou non dans leurs opinions , traitent d'imposteurs
tous ceux qui en ont de différentes . Qu'on se
persuade bien que l'imposture ne peut être cause d'aucune
révolution dans les pensées des peuples , et
qu'elle n'est jamais qu'un moyen , que l'homme , dans
sa foiblesse , emploie pour faire triompher l'erreur
MAI 1806 . 253
qu'il prend pour la vérité , et quelquefois la vérité ellemême.
Des dogmes écrits perpétuent l'empire des opinions
, et établissent , en quelque sorte , sur les esprits ,
un pouvoir héréditaire . La doctrine de Mahomet ,
recueillie et commentée par ses disciples , composa le
Coran , code religieux , politique et civil des Mahométans.
Comme les Juifs , ils ont écrits , non- seulement
leur morale , mais leurs moeurs ; et ils ont fait de
leurs lois religieuses , des lois politiques ; et de leurs
lois politiques , des lois religieuses : puissant moyen
de durée pour un peuple , et qui peut suppléer
quelque temps à la cause unique de stabilité , qui ne
peut être qu'un ordre naturel de religion et d'Etat.
Mahomet méconnut sans doute la raison , lorsqu'il
proposa des absurdités à la croyance de ses sectateurs ;
mais il connut l'homme , lorsqu'à défaut d'une morale
sévère , il lui imposa des pratiques gênantes. L'homme
convient de la nécessité d'une règle , même lorsqu'il
cherche à en secouer le joug ; et il reste plus fortement
attaché à ce qui lui coûte davantage . Mahomet
outra donc la rigueur des conseils , en même temps
qu'il affoiblissoit la sévérité des préceptes ; ou plutôt ,
des conseils , il fit des préceptes ; et des préceptes , de
simples conseils ; et il prescrivit les ablutions perpétuelles
, les prières fréquentes , les longs pélerinages ,
l'abstinence du vin à ces mêmes hommes à qui il
permettoit la pluralité des femmes.
La religion chrétienne avoit trouvé les peuples du
Nord conquérans ; elle leur avoit inspiré des sentimens
, et les avoit rendus paisibles . Mahomet trouva
les Arabes tranquilles ; «< il leur donna des opinions ,
» dit Montesquieu , et lès voilà conquérans.
» On
peut à cela seul juger les deux religions ; «< car , ajoute
» le même auteur , il est encore plus évident que la
» religion doit adoucir les moeurs des hommes , qu'il
» ne l'est que telle ou telle religion est vraie. »
Le Mahométisme sortit donc tout armé du cerveau
256 MERCURE DE FRANCE ,
l'Etat , qu'après lui , on a quelquefois confondus , sans
les unir , en voulant ne donner qu'un même chef à
tous les deux , tantôt le pape , et tantôt le magistrat
politique génie prodigieux qui apparut à l'Europe
pour guider ses premiers pas dans la route de la civilisation
, et lui donner cette impulsion qui subsiste
encore mille ans après lui .
Les Sarrazins , rebutés du mauvais succès de leurs
entreprises , ne tentèrent plus de pénétrer en France .
Ils s'affermirent en Espagne , et y prolongèrent pendant
huit cents ans leur domination , toujours en
guerre contre les Chrétiens. D'abord , ils opposèrent à
leurs efforts le courage du fanatisme ; plus tard ,
énervés par les plaisirs , amollis par les arts , ils ne résistèrent
que par la force d'inertie d'une population
nombreuse , établie sur un vaste territoire , sous un
gouvernement défendu par une longue possession.
Cependant la Chrétienté étoit menacée à son extrémité
opposée . Un détroit , plus aisé à franchir que
celui de Gibraltar , la séparoit des Mahometans
d'Asie ; et l'Empire Grec , chargé de la défense de ce
poste , pouvoit à peine leur opposer la inême résistance
que leurs frères d'Afrique avoient trouvée dans
les Goths , maîtres de l'Espagne .
Le gouvernement grec n'avoit été , depuis son origine
, à quelques intervalles près , qu'une démocratie
militaire , sanguinaire et turbulente , « où l'empereur
n'étoit , comme dit Montesquieu en parlant des
> empereurs d'Occident , qu'un premier magistrat , »
amovible au gré des soldats ; et c'est tout ce que l'Empire
d'Orient avoit de commun avec l'Empire Romain.
»
L'Eglise , comme il arrive toujours , avoit suivi le
sort de l'Etat. Depuis qu'elle étoit déchue de l'autorité
par le schisme , les factions qui la divisoient se
disputoient la domination . C'étoit , dans l'Eglise
comme dans l'Etat , les mêmes désordres , la même
anarchie , souvent les mêmes violences : là , par la mu
tinerie des soldats ; ici , par l'indiscipline des moines.
Dans
1
MAI 1806.. 257
Dans cet état, une société a quelquefois de la force
pour attaquer , parce qu'on attaque avec des passions ;
mais elle n'en a aucune pour se défendre , parce qu'on
ne se défend qu'avec l'union et la discipline ; et les
Grecs , hors d'état d'attaquer , ne pouvoient être que
sur la défensive à l'égard d'un empire naissant qui
devoit prendre le Croissant pour emblème de ses progrès,
et à qui son prophète avoit promis , l'empire du
monde .
Déjà les Turcs Selgincides , accourus des environs
du mont Caucase, et nouvellement convertis de l'ido
lâtrie , étoient venus réchauffer de leur fanatisme
récent le zèle languissant de l'Islamisme ; et ils en
avoient ranimé les forces , en chassant , de leurs trônes
ces califes divisés , et plus dévots à la loi du prophète
qu'ardens à la propager . En 914 , ils fondèrent un
empire à Cogny ( Iconium ) en Natolie , et de là ils
étendirent leurs conquêtes sur quelques parties de
l'Asie qui obéissoit aux empereurs grecs.
L'Empire Grec ne pouvoit tarder à être attaqué en
Europe , et dans le centre même de sa puissance.
Hors d'état de se défendre par ses propres forces , il
auroit en vain appelé à son secours les Latins . opprimés
en Espagne par les Maures , divisés , affoiblis
en France , en Allemagne , en Italie , par les guerres
intestines des petits souverains entr'eux , et contre les
rois ; partout irrités contre les Grecs , dont le schisme
récent avoit rompu l'unité entre les nations chrétiennes
, et affligé leur mère commune.
Ce fut alors , cependant , que commencèrent ces
expéditions à jamais mémorables , connues sous le
nom de Croisades : véritables sorties que fit la Chrétienté
pour regagner les dehors de la place , et forcer
les assiégeans à en élargir le blocus ; événement le plus
extraordinaire de l'histoire moderne , et celui que
la légéreté , la prévention ou l'ignorance ont le plus
défiguré.
Les lieux saints avoient été envahis en 936 ; et les
R
258 MERCURE DE FRANCE ,
Chrétiens d'Asie , d'Afrique , et même de quelques
parties de l'Europe , avoient été l'objet des outrages
et des cruautés des infidèles , sans que l'Occident se
fùt ébranlé pour les secourir. Mais à la fin du
onzième siècle , et après mille ans révolus de l'ère chré
tienne , la Chrétienté tout entière reçut l'ordre de
marcher en Asie. L'impulsion vint du centre de la
Chrétienté , et du chef même de la société chrétienne
. ( 1 )
Deux de ses ministres , sans autorité politique ;
Pierre l'Hermite et S. Bernard furent , à différentes
époques , les hérauts de cette convocation solennelle ;
et si l'on ne veut y voir que deux hommes, on pour-
1oit leur appliquer cette belle parole de Tacite , en
parlant de deux soldats d'Othon : Suscepere , duo manipulares
Imperium Romanum transferendum , et
transtulerunt. « Deux simples soldats entreprirent de
» transférer l'Empire Romain , et ils réussirent . >>
La France reçut la première le mouvement qu'elle
communiqua au reste de la Chrétienté , et elle eut la
plus grande part à ces entreprises.
Politique des Etats , intérêts des familles , foiblesse
de l'âge , timidité du sexe , obscurité de la condition ,
sainteté de la profession , tous les motifs humains disparurent
devant cette force irrésistible , qui , suivant
l'expression d'Anne Comnène , arracha l'Europe de
(1) Le fameux Grégoire VII avoit eu la première idée de
ces entreprises , pour lesquelles les rois , cédant à l'intérêt gé–
néral de la Chrétienté , reconnurent dans le pape un pouvoir
même politique : pouvoir contre lequel ils s'éleverent avec
raison , lorsque la cour de Rome voulut connoître des démêlés
particuliers entre Etats chrétiens , ou de leur administration intérieure.
La pensée de la fin prochaine du monde , qui tout-àcoup
saisit les peuples chrétiens , à cause de la révolution millénaire
qui finissoit , et de quelques passages mal entendus des
livres saints , où le nombre de mille est pris pour un nombre
indéfini , contribua à les pousser à ces expéditions périlleuses :
car alors , si l'on commettoit de grands crimes , on les expioit
par de grands sacrifices.
MAI 1806 .
259
ses fondemens pour la précipiter sur l'Asie : impulsion
extraordinaire dont l'émigration a pu nous donner
une foible idée ; et qui , peu d'années avant la
première Croisade , eût paru aussi invraisemblable ,
que l'événement dont je parle étoit peu probable en
1788.
On a vu dans tous les temps , et particulièrement
dans le nôtre , les peuples soulevés par l'orgueil d'une
égalité chimérique , ou le desir d'une liberté mal
entendue ; quelquefois par la haine d'une religion dominante
, ou la crainte d'un gouvernement sévère ; et
depuis trois siècles , les troubles de l'Europe n'ont pas
un autre principe . Mais les Croisades ne présentoient
aucun des objets qui peuvent enflammer les passions ,
et offroient plutôt les motifs qui doivent les calmer.
Les Croisés faisoient le sacrifice de leurs biens ; et
même un grand nombre vendirent leurs terres . La subordination
des rangs étoit observée parmi eux. Il y
eut , sans doute , de la licence dans les armées des
Croisés, effet inévitable d'un rassemblement aussi prodigieux
; mais ils étoient bien éloignés de se proposer
la licence pour but . La vengeance même , si chère à
des hommes indociles encore au joug des lois , la
vengeance , se tut devant le zèle religieux qui inspiroit
les Croisades. « Ce qu'il y eut de plus avantageux
» et de plus surprenant , dit le P. Daniel , fut que ,
» dans toutes les provinces de la France , les guerres
>>
particulières qui y étoient très-allumées , cessèrent
>> tout-à-coup , et que les plus mortels ennemis se
» réconcilièrent entr'eux. » Après tout , les souffrances
des Chrétiens d'Asie , n'étoient pas senties par
ceux d'Europe ; et le danger assurément étoit encore
éloigné. La religion ne faisoit pas de la Croisade un
précepte ; le gouvernement n'en faisoit pas un devoir,
puisqu'un grand nombre de personnes , même dans
les rangs les plus élevés , s'en dispensèrent , ou même
blamèrent hautement ces entreprises.
Il est vrai qu'à cette époque , quelques personnes
R 2
260 MERCURE DE FRANCE ,
C
alloient par dévotion , visiter les lieux saints ; mais
cette expiation ne paroissoit si méritoire , ou cet effort
de piété si héroïque , que parce que les hommes
étoient, en général , très -sédentaires . Les voyages alors
étoient rares , et même les communications si difficiles
, que le trajet d'une province à l'autre passoit pour
une entreprise ; et l'histoire des moeurs de ces temps
reculés en offre des exemples remarquables. ( 1 ) Ce
n'est que de nos jours , et depuis les progrès du commerce
et des arts , que les peuples de l'Europe sont
tous devenus étrangers à leurs propres foyers , tous
avides de courir et de voir ; et que la facilité et la
sûreté des communications par terre ou par mer, ont
fait , des voyages les plus lointains et autrefois les
plus périlleux , l'amusement ou l'occupation des
deux états extrêmes de la société , l'opulence et le
besoin.
Enfin , dans les révolutions qui tirent les Etats dé
leur assiette ordinaire , le peuple reçoit l'impulsion
et ne la donne pas. Il n'est jamais qu'un instrument
servile entre les mains de quelques chefs qui le font
vouloir , pour le faire agir ; et qui lui inspirent leurs
passions , en lui cachant leurs desseins ; mais ici les
peuples entrainèrent les grands et Daniel observe
que les rois ne se laissèrent pas d'abord entraîner
» à ce zèle , et qu'il n'y en eut point à la première
expédition.
«
»
ע
Si tout fut extraordinaire dans la cause , tout fut
inexplicable dans les moyens. Et quels moyens , en
effet , que les prédications de Pierre l'Hermite ou de
S. Bernard , pour soulever l'Europe entière et en déterminer
les habitans à courir en Asie , au mépris des
règles de la prudence humaine et des douceurs de la
(5) Le président Hénault rapporte que des religieux de
Saint-Maur-des-Fossés, près de Paris , s'excusoient d'aller en
Bourgogne , à cause de la longueur et des dangers du voyage.
MAI 1806. 261
vie , pour y affronter les fatigues et les dangers d'une
guerre lointaine , contre des peuples barbares que la
crédulité populaire regardoit comme des hommes
d'une autre espèce que la nôtre ? On peut même
remarquer que l'impression s'en est conservée dans
les langues chrétiennes , qui , dans leurs locutions
proverbiales , prennent les Turcs pour terme de
comparaison avec la force et la cruauté.
DE BONALD .
( La suite au prochain numéro. )
NOTICE HISTORIQUE sur la vie et les ouvrages de M. de Villoison ,
par M. Dacier, secrétaire perpétuel de l'Institut national;
lue dans la séance publique de vendredi 11 avril 1806.
-
JEAN-BAPTISTE-GASPARD D'ANSSE DE VILLOISON , membre
de l'Institut , de la Légion d'Honneur, des Académies de
Berlin , Madrid , Gottingue , et de presque toutes les Académies
et Sociétés savantes de l'Europe , naquit à Corbeillesur-
Seine, le 5 mars 1750. Sa famille étoit originaire d'Espagne.
Miguel de Ansso , le premier qui s'établit en France , y vint
en 1615 , à la suite d'Anne d'Autriche , au service de laquelle
il étoit attaché , et obtint des lettres de naturalisation et de
confirmation de son ancienne noblesse. Son fils ( Jean )
lui fut adjoint et lui succéda. Ses petits-fils embrassèrent la
profession des armes. L'un d'eux ( Pierre ) , capitaine de dragons
, fut tué à la bataille d'Hochstet ( en 1703 ) ; l'autre ( Jean ) ,
succéda au célèbre marquis de l'Hôpital , dans la charge de
capitaine-lieutenant de la compagnie colonelle du Mestre-de-
Camp- Général , et fut fait prisonnier à la bataille de Fleurus.
( en 1690 ) . C'est l'aïeul de M. de Villoison. Son père ( Jean-
Baptiste) , fut élevé page de la grande écurie du roi , entra dans
les mousquetaires , y resta le temps nécessaire pour acquérir la
croix de Saint-Louis , et bientôt après quitta entièrement le
service.
M. de Villoison commença très-jeune ses études au collége
de Lisieux , et passa ensuite à celui du Plessis. Il se distingua
dans ces deux écoles par une application soutenue et par un
goût très-décidé pour les langues anciennes , et sur-tout pour
3
240 MERCURE DE FRANCE ,
3
1.
salines de l'Est , savoir : les salines de Dieuze , Moyenvic et
Château-Salins ( département de la Meurthe ) ; Soulz ( Bas
Rhin ) ; Saulnot ( Haute- Saône ) ; Arc ( Doubs ) ; Salins et
Montmorot ( Jura ) ; et Moutiers ( Mont-Blanc ) , seront affermées
pour 99 ans aux conditions qui sont exprimées dans le
même décret.
MM. d'Aubert et Pocci , lieutenans-colonels au service
de Bavière , sont nommés membres de la Légion d'Honneu .
--
Par décret du 24 avril , S. M. a admis dans la même ✨
Légion , 160 militaire de tout grade , faisant partie des divisions
Suchet et Gazan , 5€ corps de la Grande-Armée.
-S.A. S. le prince Borghese vient d'arriver à Paris , de
retour du voyage qu'il a fait en Italie.
73-2
-M. Thibon , l'un des régens actuels de la Banque de
France , est nommé sous-gouverneur de ladite Banque.
-M. François de Croy-Chanel est nommé conservateur
du 17 arrondissement forestier à la résidence de Grenoble.
-Un décret impérial porte que les diocèses composant
l'arrondissement métropolitain de l'archevêché de Turin , et
les diocèses de Gênes , Albenga , Prugnetto , Noli , Sarzane ,
Savone et Vintimille sont soumis au même régime que les
autres diocèses de France. Ce décret rappelle et contient tous
les articles organiques de la loi du 18 germinal an 10.
-M. Séguier est nommé commissaire des relations com
merciales à Trieste , en remplacement de M. Framery , admis
à la pension de retraite.
M. Barris , membre de la cour de cassation , est nommé
à la place de président en ladite cour , vacante par la nomination
de M. Malleville au sénat conservateur..
-M. le conseiller d'état Cretet est nommé gouverneur de
la Banque de France.
A
-MM. Goupil ( Laurent-François ) , Dufresne fils , Martin
( Louis - Alexandre ) , Mounier , Arcdeacon , Margautin ,
Jouanne , Lasalette , Millet , Portau , Tattet , Valedeau
d'Autremont, Perroud , Lafitte ( Dominique- Grégoire )
Pagès , sont nommés agens de change près la Bourse de Paris.
La société et la religion viennent de faire une perte nouvelle
dans la personne de M. d'Osmond , ancien évêque de
Comminges , mort le . 28 avril , à Saint-Germain- en -Laye ,
dans sa quatre-vingt- troisième année.
M. Reinhart , nommé depuis peu résident et commissaire
général des relations commerciales en Moldavie , est
parti pour sa destination.
-
M. de Crillon l'aîné est mort le 29 avril ; il étoit fils du
duc de Crillon , connu par la prise de Mahon et l'attaque de
Gibraltar. Il avoit été membre de l'assemblée constituante.
( No. CCLI. )
( SAMEDI 10 MAI 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE .
bik
ning no p
LES CONQUÊTES DE L'HOMME SUR LA NATURE
1
ODE.
DISPAROIS , limite insensée ,
Qu'au noble essor de la pensée
Oppose un vulgaire odieux !
Il est de nouvelles conquêtes ;
Il est des palmes toujours prêtes
Pour le génie audacieux.
Pareille à la poudre guerrière
Tout-à-coup rompant la barrière
Des inaccessibles remparts ,
Sans cesse , ô divine Uranie , MI
La force active du génie
Recule la borne des arts,
Marchons sous ses nobles auspices ;
Osons tenter ses précipices ;
Son danger même a des appas :
Il n'est point d'art qu'il ne découvre;
Il n'est point de sentiers qu'il n'ouvre
Aux mortels qui suivent ses pas.
Q
DE
LA SE
5 .
cen
242
MERCURE DE FRANCE ,
Les bois avoient conquis la terre ;
·Leurs monstres nous faisoient la guerre ,
Et le roi du monde a rampé.
Mais au caillou qui la recèle
Il ravit l'heureuse étincelle
Qui lui rend le globe usurpé.
Les bois , les monstres reculèrent ;
Les doux asiles s'élevèrent ;
La faim n'eut plus de mets sanglant; -
Et , sous le nom de Triptolème ,
Le génie inventa lui -même
L'art qui fit oublier le gland .
Son expérience fertile
Dans une herbe autrefois stérile
Surprit le germe des moissons :
Oui , Cérès est fille de l'homme ,
Et du grain qu'Eleusis renomme
Lui seul a doré nos sillons.
Il impose au coursier sauvage
' Le frein d'un ntile esclavage ;
Le boeuf féconde ses guérêts ;
Et pour fendre le sein des ondes ,
Changés en barques vagabondes ,
Les sapins quittent leurs forêts .
Son art , sur des voûtes solides ,
Traverse des fleuves rapides .
Les monts altiers sont aplanis ;
Et par une route nouvelle ,
A travers les flancs de Cybèle ,
Les deux Neptunes sont unis.
C'est peu de l'antique merveille
Des sons qui peignent à l'oreille
L'ame invisible en notre sein :
Par lui la parole est tracée ;
Il éternise la pensée
A l'aide d'un mobile airain.
2
Il lit sur le front des étoiles ;
Il emprisonne dans ses voiles
Eole aux soufles inconstans ;
L'heure même , si fugitive ,
Vient dans un or qui la captive ,
Lui révéler les. pas du temps.
MAI 1806. 243
a M
A son gré le marbre respire ,
La toile pleure , ou va sourire
Sous des pinceaux ingénieux.
Il chante ; et ma lyre qu'il aime
Soumet le temps et la mort même
A son empire harmonieux .
Par une savante culture
Il semble inventer la nature ;
Il dompte l'air et les climats ;
Aux yeux étonnés de Pomone
L'arbre avec orgueil se couronne
De fruits qu'il ne soupçonnoit pas.
F
Ici l'homme ( 1 ) , ceint du scaphandre ,
Franchit , plus heureux que Léandre ,
La surface des flots mouvans ;
Là , plongeant jusqu'aux Néréïdes ,
Même au fond des tombeaux liquides
Il imprime ses pas vivans ( 2 ) .
Le Batave à son industrie
Osa devoir une patrie
Conquise sur les champs amers :
C'est là qu'il fonde sa fortune ,
Et dort , en dépit de Neptune ,
Où nageoient les monstres des mers.
Francklin a pu dire au tonnerre :
« Cesse d'épouvanter la terre !
>> Descends de l'Olympe caliné ! »
Soudain la foudre obéissante
A reconnu sa voix puissante ;
Et Jupiter fut désarmé.
Renommée , abaisse tes ailes;
Ferme tes bouches infidelles ;
Cesse tes rapports indiscrets :
Vois cette active vigilance
Des signaux qui , dans le silence ,
Vont saisir au loin tes secrets .
Quelle nuit rend mon vol timide ?
Quelle ombre jalouse et perfide
( 1 ) Lachapelle .
(2 ) Coox .
Q 2
244 MERCURE DE FRANCE;
M'a du jour noirci les rayons?
Traînant une vie importune,
Je plaignois l'aveugle infortune
Des Homères et des Miltons.
O lyre , ne sois pas ingrate !
Qu'un doux nom dans nos vers éclate ,
Brillant comme l'astre des cieux !
Je revois sa clarté première ,
Chante l'art qui rend la lumière ,
Forlenze a dévoilé mes yeux ( 1 ) .
Que vois- je ? ô merveille suprême !
Un air plus léger que l'air même
Ravit l'homme au ciel le plus pur .
La Seine , en frémissant , admire
Le cours de ce premier navire
Qui des airs fend le vaste azur.
Ah ! ne viens point , raison barbare ,
Fière de la chute d'Icare ,
Glacer nos Dédales français !
Ce n'est pas à toi de connoître
Les prodiges qui doivent naître
De ces mémorables essais.
Dût l'aigle nous prêter ses ailes
Pour vaincre les Autans rebelles ,
Et franchir les champs étoilés ,
Albion verra sur ses côtes
De nos célestes Argonautes
Descendre les vaisseaux ailés .
Emu d'une crainte importune ,
C'est déjà trahir la fortune
Qu'en avoir lâchement douté .
L'audace enfante les miracles ,
Rien ne peut vaincre les obstacles
Qu'une sage témérité.
Jadis un vulgaire crédule
Rêva les colonnes d'Hercule ,
Ces bornes du monde et des mers .
« Et moi , dit un homme intrépide ,
>> Au-delà du gouffre liquide
>> Je vous jure un autre univers.
(1 ) M. Forlenze a fait à M. Le Brun l'opération de la cataracte
MAI 1806. 245
» Cet astre est le dieu que j'atteste !
» Il voit dans sa route céleste
>> Les climats promis à nos voeux .
>> Suivez-moi donc , troupe vaillante !
» Quelle conquête plus brillante !
>> Je donne un monde à vos neveux.
›› Plus immortels que ces Achilles
>> Fiers conquérans de quelques villes ,
>> Votre nom ne sauroit périr.
» Amis , que l'ombre d'Alexandre
>> Désormais frémisse d'apprendre
>> Qu'il fut un monde à conquérir !
» Castillans nés pour la victoire ,
>> Si ce n'est assez de la gloire ,
>>> Cet inestimable trésor ,
» Volez où les dons les plus rares
>> Lassent les mains les plus avares ;
>> Plongez-vous aux sources de l'or. >>
A ces mots qu'applaudit Eole ,
Déployant la voile espagnole ,
S'élança des bords de Palos
Ce Génois , heureux téméraire ,
Certain du nouvel hémisphère
Qui l'attend au- delà des flots .
Emportés sur les mers profondes ,
La voûte du ciel et des ondes
Déjà se confond à leurs yeux :
Dans ces abymes du silence
Tout-à-coup une terre immense
S'élève entre l'onde et les cieux.
L'autre hémisphère se révèle ,
O Colomb ! une autre Cybelle
Court au-devant de tes vaisseanx,
Et toi, long-temps ignorée,
De tes vastes bois entourée ,
Amérique , tu sors des eaux .
Que dis- tu quand tu vis éclore
Du berceau vermeil de l'aurore
Ces vainqueurs des flots et des airs ,
Armés de foudres éclatantes ,
Citoyens de villes flottantes
Qui sembloient nager sur
les mers ?
3
246 MERCURE DE FRANCE ,
Cependant , ô joie imprévue !
Toi-même offrois à notre vue
Tes bords , tes métaux radieux ,
Et ces nouveaux fils de la Terre
Venant rendre hommage au tonnerre,
Qu'ils croyoient lancé par les dieux .
Au fatal aspect de nos armes
Tes dieux vaincus jettent des larmes ;
Tes yeux tremblans sont éblouis ;
Le vaste écho de tes rivages
S'étonne en ses grottes sauvages
D'entendre des sons inouis.
Ces bronzes tonnans qui rugissent ,
Ces coursiers fougueux qui bondissent ,
Ce fer qui luit dans les combats ,
Cet art de carnage et de gloire ,
Sous le nom pompeux de victoire
Usurpe ces heureux climats .
Telle qu'en sa course effrayante
Une comète foudroyante ,
Au sein des airs épouvantés ,
Choqueroit de son front terrible
L'astre bienfaisant et paisible
Que parent ses feux argentés ;
Tels , au sein du liquide abyme ,
Deux mondes , quel instant sublime ,
S'entrevirent avec effroi :
L'un paré d'or et d'innocence ,
L'autre armé de fer , de vengeance ;
Et tous deux ont l'homme pour roi !
O Terre ! assemble ta famille ;
Cesse enfin de chercher ta fille ,
Dont Neptune fut ravisseur :
L'Europe , et l'Asie , et l'Afrique ,
Aux bornes de l'onde atlantique
Ont trouvé leur dernière soeur.
M. LE BRUN , de l'Institut.
MAI 1806 . 247
LES DEUX CHÊNES ,
FABLE.
SUR un mont escarpé, désert ,
De toutes parts en butte aux injures de l'air,
Deux chênes unissoient leurs ombres fraternelles :
De l'amitié parfaits modèles ,
Ils se plaisoient à partager
Les biens , les maux , le salut , le danger.
Borée exerçoit - il sa rage ?
L'un opposant sa tête et son branchage ,
A son voisin prêtoit un salutaire appui ;
L'autre , à son tour , se dévouoit pour lui
Quand le sud pluvieux annonçoit un orage.
Mais contre l'homme , hélas ! où trouver des abris?
D'un coup de sa hache cruelle ,
Le bucheron frappant l'un de nos deux amis ,
Rompit cette union si belle .
L'arbre qu'il croyoit ménager
Ne put survivre à sa douleur mortelle.
Désormais au monde étranger ,
Privé de tout soutien , dans son deuil solitaire ,
Il ne fit plus que languir sur la terre.
Entre deux vrais amis ainsi tout est commun :
On les croit deux , ils ne font qu'un.
KÉRIVALANT.
ENIGM E.
Je suis de tout temps , quoiqu'enfant;
Mon père vit dans le carnage ,
Ma mère a fait jaser souvent ;
Ma soeur honnête , douce et sage ,
Vaut mille fois mieux que nous trois,
Et n'a personne sous ses lois .
De l'Olympe à l'humble chaumière ,
J'embrasse la nature entière .
Je visite peu les palais ;
Je fuis la grandeur, l'opulence ,
C'est dans les champs que je me plais.
Je suis colère, un rien m'offense ;
Je suis bon, facile, indulgent.
Je suis léger comme le vent ,
Et je me pique de constance.
Je suis timide, circonspect ,
Hardi , violent ; plein d'audace,
Je peste , je gronde et menace ,
En parlant toujours de respect.
Je suis gai jusqu'à la folie ,
Et souvent des plus grands plaisirs
Je passe à la mélancolie.
Impétueux dans mes desirs ,
Quelquefois , suivant l'occurence ,
Je sais m'armer de patience.
248 MERCURE DE FRANCE ;
Je suis aveugle clairvoyant ;
Je ne vois rien , rien ne m'échappe.
Je suis crédule , défiant ;
Tout m'est suspect et tout m'attrape .
J'éclate et parle sans raison ;
Je cherche l'ombre , le mystère.
Je suis un baume salutaire ;
Je suis le père de la vie ;
J'enfante de mortels combats.
J'aime la paix et l'harmonie ,
Et je trouble tout ici- bas.
Je suis trompeur, plein d'artifice ,
Et cependant simple , ingénu .
J'enflamme l'honneur, la vertu ;
Je souffle le crime et le vice.
De tous les biens , de tous les maux ,
Je suis ce bizarre assemblage.
Je suis , pour finir en deux mots ,
Sans' vous amuser davantage ,
Le sujet de tous les discours ,
LOGO GRIPHE.
Je suis dans mon total une assez laide chose ;
Mais en revanche aussi , si vous me démembrez ,
Chaque membre qui me compose ,
En contient que vous aimerez.
Si vous m'ôtez un membre de derrière ,
Le reste n'est qu'un jeu pour vous .
Si vous m'ôtez la tête entière,
Le reste est fort solide et grand ami de tous.
Prenez présentement mon milieu , je vous offre .
Un meuble des plus précieux ,
Qui va quelquefois mal , tantôt bien , tantôt mieux ,
Le tout selon que va le coffre ,
Si vous m'ôtez la tête encor,
Mes autres membres sont confrères ;
Accusez de rouler sur l'or,
Tous deux fuyant loin de leurs mères ;
Et tous deux voyageant toujours
Chacun chez même hôtesse allant finir son cours.
Rassemblez et ma queue et ma tête ,
Je n'admets que du bon, du meilleur qu'il se peut ;
On me recherche , on me fait fête
Mais je suis rare , et ne m'a pas qui veut .
CHARA D E.
MON premier peut t'amuser un moment ;
Mon second sait te plaire assez souvent ;
Et mon entier, qu'on rencontre par mille ,
Fait le fracas et le bruit de la ville .
Le mot de l'Enigme du dernier Nº . est Fusil.
Celui du premier Logogriphe est Ecran , où l'on trouve crane, ranceg
ancre et nacre , tous mots composés des cinq mêmes lettres.
Gelui de la Charade est Mari-age,
MAI 1806. 249
SUR LES CROISADES ,
ET LA TURQUIE ( 1)
APRÈS avoir considéré les nations chrétiennes , il
nous reste , pour achever notre aperçu de l'état politique
de l'Europe , à considérer les peuples mahométans.
Qu'on ne s'étonne pas , si nous avons distingué ,
par leur religion , les deux parties de l'Europe , même
politique . Le Mahométisme est la seule cause de
l'irrémédiable foiblesse de l'Empire Ottoman , comme
le Christianisme est le véritable principe de la force
toujours croissante de la société chrétienne ; car il
n'y a rien, à la longue , d'aussi fort que la vérité , ni
d'aussi foible que l'erreur et le désordre .
Nous ne nous occuperons que des Turcs , les seuls
de tous les Croyans , avec quelques hordes de petits
Tartares , qui soient établis en Europe ; les autres se
meuvent dans un orbite plus éloigné , et hors de la
sphère de la politique européenne . D'ailleurs , l'Empire
Turc est à l'Islamisme , ce que la France étoit à
la Chrétienté ; et l'on peut remarquer que les titres religieux
dont le Grand- Seigneur enfle ses titres politiques
, correspondent assez bien à ceux de très- chrétien
et de fils ainé de l'Eglise , que prenoient les rois
de France.
C'est encore sous un point de vue général , que nous
( 1 ) . Cet article et les suivans devoient paroître dans le
Mercure des années 9 et 10 , à la suite des Discours politiques,
dont ils faisoient partie ; mais des raisons particulières
en ayant , à cette époque , empêché la publication , l'auteur
les fit imprimer depuis , avec les Discours politiques, dans
le 3º volume de la Législation primitive. Ce dernier ouvrage
n'est pas assez répandu pour qu'on ait cru ne pas pouvoir
rétablir ces articles dans le journal auquel ils avoient été pri
mitivement destinés.
250 MERCURE
DE FRANCE ,
considérerons l'état politique des peuples mahométans.
Cette manière agrandit l'esprit , en même temps qu'elle
soulage la mémoire ; elle présente l'histoire des siècles
plutôt que celle des jours ; l'histoire de la société
plutôt que celle de l'homme ; et c'est , après six mille
ans de faits , le seul moyen de s'y reconnoître.
Nous sommes obligés de reprendre de plus haut
l'histoire du Mahométisme , dès sa naissance en opposition
religieuse avec le Christianisme , et depuis les
Croisades en opposition politique avec la Chrétienté,
qui est l'état public et politique du Christianisme ( 1 ) .
Le Christianisme triomphoit de Rome idolâtre ; et
la Chrétienté commencée par Constantin , et dont un
plus grand homme , Charlemagne , devoit achever la
constitution , s'élevoit insensiblement sur les ruines
du paganisme , long-temps défendu par la majesté de
l'Empire Romain .
« Cet Empire n'en pouvoit plus » , pour me servir
de l'expression énergique de M. Bossuet ; les causes
de sa grandeur avoient été , dans sa jeunesse , les
principes démocratiques de sa constitution ; ces mêmes
pricipes étoient , dans sa vieillesse , les causes de sa
décadence ; et, après avoir triomphé de l'univers par
l'énergie de ses passions , épuisé par ses passions
mêmes , il cédoit à des Barbares dont il ne connoissoit
pas même le nom .
L'ouvrage de Romulus et d'Auguste ( 2 ) périt sous
les coups
d'Odoacre et de ses Hérules . Alors seulement,
(1 ) M. Bossuet , dans ses Discours sur l'Histoire universelle,
rapporte tous les événemens à l'établissement du Christianisme.
Celui qui osera continuer, je ne dis pas M. Bossuet ,
mais son ouvrage , devra rapporter tous les événemens , depuis
Constantin , à la formation et à la conservation de la Chrétienté.
Cette pensée , j'ose le dire , est la clé de l'histoire des temps
modernes.
(2 ) On a remarqué que la fin de l'Empire Romain , commencé
par Romulus , recommencé par Auguste , étoit arrivée
sous Romulus Augustule. M. Hénaut fait la même observaMAI
1806 . 251
finit en Occident , la guerre que les lois et les moeurs
n'avoient pas cessé de faire au Christianisme , même
depuis que le glaive de la persécution s'étoit émoussé ;
puisqu'encore , quelques années avant la fin de l'Empire
, le peuple de Rome , réduit aux dernières extrémités
par Alaric , avoit , dans son aveugle frayeur ,
retrouvé des prêtres , des idoles , et offert des sacrifices
à ses antiques divinités.
L'empire de Rome idolâtre finit en 476 ; et cent ans
après ( les époques séculaires sont remarquables dans
la société) , en 570 , naquit , en Orient , cet homme qui
dévoit être le fondateur d'une autre religion et d'un
autre Empire , ennemi de l'idolâtrie et du Christianisme
à la fois , ce Mahomet , qui s'annonça comme
inspiré à des peuples ignorans , et soumit par eux des
peuples amollis ; génie turbulent , dont la doctrine
triste et licencieuse , armée d'un gouvernement oppres
seur , a consacré la barbarie des lois et des moeurs ,
plus incurable même que l'état sauvage , et courbé
l'Orient sous le double joug de l'erreur et de l'esclavage.
#e
Tout fut remarquable , mais tout s'explique aisément
dans l'origine et les progrès de la religion máhométane.
Elle naquit aux même lieux que les religions juive
èt chrétienne ; et ces grandes croyances qui devoient
se partager l'univers , le changer ou le troubler , commencèrent
toutes au centre des trois parties du monde
connu , et peut - être alors le seul habité . Les Arabes ,
au milieu desquels parut Mahomet , descendent incontestablement
par Ismaël , d'Abraham , qu'ils nomment
Ibrahim ; et même la tribu Coraïsite dans laquelle
étoit né Mahomet , prétendoit tirer son origine
de Cédar fils aîné d'Ismaël.
tion sur l'Empire d'Orient, qui a commencé et fini sous deux
princes du nom de Constantin. D'autres sociétés , plus près de
nous , présentent la même singularité.
252
MERCURE
DE FRANCE ,
Ce fut un étrange événement de voir , après tant
'de milliers d'années , recommencer le combat entre la
postérité religieuse d'Isaac , et la race charnelle du
fils de la servante. « Cet homme fier et sauvage
» levera la main contre tous , et tous leveront la main
» contre lui ; et il dressera ses pavillons à l'encontre
» de tous ses frères » : traits sublimes , sous lesquels
l'Ecriture peint Ismaël , et qui conviennent également
aux Arabes ses descendans , toujours en armes , toujours
sous la tente , et à l'esprit dominateur et conquérant
de la religion mahométane , sortie des déserts
de l'Arabie , et ennemie de toutes les autres religions.
Mélange grossier de vérités chrétiennes , de pratiques
judaïques , de superstitions sabéennes , de licence
païenne , la doctrine du législateur arabe parloit avec
respect aux Juifs , de Moïse et de sa loi ; aux Chrétiens
, de Jésus-Christ et de son Evangile. Elle ne persécutoit
que les idolâtres , odieux aux Juifs et aux
Chrétiens : doctrine facile , où l'esprit trouve quelques
idées raisonnables sur la Divinité ; les sens , des tolérances
ou des promesses favorables aux passions ; et
qui propose le dogme de l'unité de Dieu comme
fondement de la croyance ; et la volupté , comme récompense
éternelle de bonnes oeuvres , ou de quelques
pratiques érigées en vertus .
Mahomet partagea sans doute l'illusion qu'il répandoit
. Ce n'est , en effet , que dans la vérité , ou dans
ce qu'il prend pour elle , que l'homme puise cet ascendant
irrésistible qu'il exerce sur les esprits , lorsqu'il
est lui-même maîtrisé par une forte pensée . Il
y a dans le monde plus d'erreur que d'imposture ,
quoi qu'aient dit , à ce sujet , des sophistes , qui sincères
ou non dans leurs opinions, traitent d'imposteurs
tous ceux qui en ont de différentes. Qu'on se
persuade bien que l'imposture ne peut être cause d'aucune
révolution dans les pensées des peuples , et
qu'elle n'est jamais qu'un moyen , que l'homme , dans
sa foiblesse , emploie pour faire triompher l'erreur
MAI 1806 . 253
qu'il prend pour la vérité , et quelquefois la vérité ellemême.
Des dogmes écrits perpétuent l'empire des opinions
, et établissent , en quelque sorte , sur les esprits ,
un pouvoir héréditaire . La doctrine de Mahomet ,
recueillie et commentée par ses disciples , composa le
Coran , code religieux , politique et civil des Mahométans.
Comme les Juifs , ils ont écrits , non- seulement
leur morale , mais leurs moeurs ; et ils ont fait de
leurs lois religieuses , des lois politiques ; et de leurs
lois politiques , des lois religieuses : puissant moyen
de durée pour un peuple , et qui peut suppléer
quelque temps à la cause unique de stabilité , qui ne
peut être qu'un ordre naturel de religion et d'Etat.
Mahomet méconnut sans doute la raison , lorsqu'il
proposa des absurdités à la croyance de ses sectateurs ;
mais il connut l'homme , lorsqu'à défaut d'une morale
sévère , il lui imposa des pratiques gênantes. L'homme
convient de la nécessité d'une règle , même lorsqu'il
cherche à en secouer le joug ; et il reste plus fortement
attaché à ce qui lui coûte davantage. Mahomet
outra donc la rigueur des conseils , en même temps
qu'il affoiblissoit la sévérité des préceptes ; ou plutôt ,
des conseils , il fit des préceptes ; et des préceptes , de
simples conseils ; et il prescrivit les ablutions perpétuelles
, les prières fréquentes , les longs pélerinages.
l'abstinence du vin à ces mêmes hommes à qui il
permettoit la pluralité des femmes.
La religion chrétienne avoit trouvé les peuples du
Nord conquérans ; elle leur avoit inspiré des sentimens
, et les avoit rendus paisibles . Mahomet trouva
les Arabes tranquilles ; «< il leur donna des opinions ,
>> dit Montesquieu , et lès voilà conquérans .
peut à cela seul juger les deux religions ; «< car , ajoute
» le même auteur , il est encore plus évident que la
> religion doit adoucir les moeurs des hommes , qu'il
» ne l'est que telle ou telle religion est vraie. »
» On
Le Mahométisme sortit donc tout armé du cerveau
254 MERCURE DE FRANCE ,
de son fondateur , comme la Minerve desPaïens, comme
la révolution française , comme toutes les opinions de
la sagesse humaine. Le Christianisme , pareil au grain
qui se développe , ou à la pâte qui fermente , avoit
crû insensiblement , et commencé par convertir
l'homme avant de changer la société ; le Mahométisme ,
semblable à une tempête , s'annonça avec violence
et renversa les Empires pour pervertir les hommes .
La doctrine du prophète de la Mecque se propagea
avec rapidité chez les Arabes , peuple d'une ima
gination vive et mobile , mêlé de Juifs , de Chrétiens ,
de Sabéens , d'Idolâtres , tous, à peu près , aussi ignorans
les uns que les autres . Bientôt de l'Arabie où étoit son
berceau , le Mahométisme étendit une main sur
l'Orient , et l'autre sur l'Occident ; il séduisit par la
volupté ; il intimida par la terreur . S'il trouva partout
des Chrétiens qui pratiquoient leur religion, nulle part
il ne trouva de gouvernement qui la défendît ; et
l'Afrique , comme l'Asie , reconnut la loi du nouveau
prophète.
Alors la Chrétienté d'Europe put être considérée
comme une place forte , dont le Mahométisme faisoit
le siége dans les formes , et par des approches régu
lières. Déjà les déhors avoient été insultés. La Palestine
avoit été envahie en 636 , la Sicile même ravagée
en 663 , et presque tous ses habitans emmenés
captifs. Enfin en 713 , c'est - à- dire , moins d'un siècle
après la célèbre Hégire , les Mahometans d'Afrique ,
connus sous le nom de Maures , passèrent le détroit
qui les séparoit de l'Europe , livrèrent l'assaut au
corps de la place , et s'emparèrent de l'Espagne , où
la vengeance , l'ambition , la volupté , ces éternels ennemis
des Empires , leur avoient ménagé des intelligences.
De terribles combats signalèrent le courage et la
foi des Chrétiens dans ces malheureuses contrées . Les
chefs du peuple, et tous ceux qui préférèrent l'exil et
tous ses maux , à la dure condition de servir sous de
MAI 1806. 255
tels maîtres , se retirèrent devant le vainqueur , dans
les monts escarpés des Asturies , emportant avec eux ,
comme les Troyens , les dieux Pénates de l'Empire ,
la religion et la royauté : et ce fut dans ces rochers
arides , que Pélage et ses braves compagnons déposèrent
le germe de cette plante alors si foible , mais
qui devoit jeter de si profondes racines , s'étendre un
jour sur toutes les Espagnes , et même couvrir de ses
rameaux de nouveaux mondes.
Peut-être la France eût été sauvée de la barbarie
révolutionnaire , plus désastreuse , cent fois , que la
barbarie Musulmane , si ses chefs , au lieu d'aller , chez
des nations étrangères et jalouses , solliciter un asile
et des secours , adossés , comme Pélage , aux Pyrénées
, et appuyés aux deux mers , eussent appelé à
eux tous ceux à qui la domination des passions populaires
paroissoit insupportable.
L'héroïque résistance de cette poignée de Chrétiens
sauva du joug des infidèles les pays qu'ils occupoient
; mais elle ne pouvoit en préserver l'Europe.
Du haut des Pyrénées , les Maures , alors appelés Sarrazins
, fondirent sur les plaines fertiles de la France
méridionale , et les inondèrent . La France alloit devenir
, comme l'Espagne , une province de l'Empire
des Califes ; et l'Europe entière , ouverte alors et sans
défense , auroit passé sous la domination des Musulmans
, si la France , destinée à faire , dans toutes les
occasions périlleuses , l'avant - garde de la Chretienté ,
et à la sauver , tantôt par l'exemple de son courage
, tantôt tantôt par la leçon de ses malheurs
élevé dans son sein cette race de héros , dans
laquelle tous les talens de la guerre et de la paix se
transmirent , pendant quatre générations , comme un
héritage ; où le fils fut toujours plus grand que son
père , et le dernier même le plus grand des rois .
Charles- Martel écrasa les hordes innombrables des Sarrazins
; Pepin ranima la royauté languissante , et dota
la religion appauvrie ; Charlemagne constitua la Chrétienté
, en unissant , sans les confondre , l'Eglise et
n'eût
256 MERCURE DE FRANCE ,
l'Etat , qu'après lui , on a quelquefois confondus , sans
les unir , en voulant ne donner qu'un même chef à
tous les deux , tantôt le pape , et tantôt le magistrat
politique génie prodigieux qui apparut à l'Europe
pour guider ses premiers pas dans la route de la civilisation
, et lui donner cette impulsion qui subsiste
encore mille ans après lui .
Les Sarrazins , rebutés du mauvais succès de leurs
entreprises , ne tentèrent plus de pénétrer en France .
Ils s'affermirent en Espagne , et y prolongèrent pendant
huit cents ans feur domination , toujours en
guerre contre les Chrétiens . D'abord , ils opposèrent à
leurs efforts le courage du fanatisme ; plus tard ,
énervés par les plaisirs , amollis par les arts , ils ne résistèrent
que par la force d'inertie d'une population
nombreuse , établie sur un vaste territoire , sous un
gouvernement défendu par une longue possession .
Cependant la Chrétienté étoit menacée à son extrémité
opposée . Un détroit , plus aisé à franchir que
celui de Gibraltar , la séparoit des Mahometans
d'Asie ; et l'Empire Grec , chargé de la défense de ce
poste , pouvoit à peine leur opposer la inême résistance
que leurs frères d'Afrique avoient trouvée dans
les Goths , maîtres de l'Espagne.
Le gouvernement grec n'avoit été , depuis son origine
, à quelques intervalles près , qu'une démocratie
militaire , sanguinaire et turbulente , « où l'empereur
» n'étoit , comme dit Montesquieu en parlant des
» empereurs d'Occident, qu'un premier magistrat , »
amovible au gré des soldats ; et c'est tout ce que l'Empire
d'Orient avoit de commun avec l'Empire Romain .
L'Eglise , comme il arrive toujours , avoit suivi le
sort de l'Etat. Depuis qu'elle étoit déchue de l'autorité
par le schisme , les factions qui la divisoient se
disputoient la domination . C'étoit , dans l'Eglise
comme dans l'Etat , les mêmes désordres , la même
anarchie , souvent les mêmes violences : là , par la mu →
tinerie des soldats ; ici , par l'indiscipline des moines.
Dans
MAI 1806..
257
Dans cet état , une société a quelquefois de la force
pour attaquer , parce qu'on attaque avec des passions ;
mais elle n'en a aucune pour se défendre , parce qu'on
ne se défend qu'avec l'union et la discipline ; et les
Grecs , hors d'état d'attaquer , ne pouvoient être que
sur la défensive à l'égard d'un empire naissant qui
devoit prendre le Croissant pour emblême de ses progrès,
et à qui son prophète avoit promis , l'empire du
monde.
Déjà les Turcs Selgincides , accourus des environs
du mont Caucase, et nouvellement convertis de l'idolâtrie
, étoient venus réchauffer de leur fanatisme
récent le zèle languissant de l'Islamisme ; et ils en
avoient ranimé les forces , en chassant , de leurs trônes
ces califes divisés , et plus dévots à la loi du prophète
qu'ardens à la propager. En 914 , ils fondèrent un
empire à Cogny ( Iconium ) en Natolie , et de là ils
étendirent leurs conquêtes sur quelques parties de
l'Asie qui obéissoit aux empereurs grecs.
L'Empire Grec ne pouvoit tarder à être attaqué en
Europe , et dans le centre même de sa puissance .
Hors d'état de se défendre par ses propres forces , il
auroit en vain appelé à son secours les Latins . opprimés
en Espagne par les Maures , divisés , affoiblis
en France , en Allemagne , en Italie , par les guerres
intestines des petits souverains entr'eux , et contre les
rois ; partout irrités contre les Grecs , dont le schisme
récent avoit rompu l'unité entre les nations chrétiennes
, et affligé leur mère commune .
Ce fut alors , cependant , que commencèrent ces
expéditions à jamais mémorables , connues sous le
nom de Croisades : véritables sorties que fit la Chrétienté
pour regagner les dehors de la place , et forcer
les assiégeans à en élargir le blocus ; événement le plus
extraordinaire de l'histoire moderne , et celui que
la légéreté , la prévention ou l'ignorance ont le plus
défiguré.
Les lieux saints avoient été envahis en 936 ; et les
R
258 MERCURE DE FRANCE ,
Chrétiens d'Asie , d'Afrique , et même de quelques
parties de l'Europe , avoient été l'objet des outrages
et des cruautés des infidèles , sans que l'Occident se
fùt ébranlé pour les secourir. Mais à la fin du
onzième siècle , et après mille ans révolus de l'ère chré
tienne , la Chrétienté tout entière reçut l'ordre de
marcher en Asie . L'impulsion vint du centre de la
Chrétienté , et du chef même de la société chrétienne
. ( 1 )
Deux de ses ministres , sans autorité politique ;
Pierre l'Hermite et S. Bernard furent , à différentes
époques , les hérauts de cette convocation solennelle ;
et si l'on ne veut y voir que deux hommes, on pouroit
leur appliquer cette belle parole de Tacite , en
parlant de deux soldats d'Othon : Suscepere , duo manipulares
Imperium Romanum transferendum , et
transtulerunt. « Deux simples soldats entreprirent de
» transférer l'Empire Romain , et ils réussirent . »
La France reçut la première le mouvement qu'elle
communiqua au reste de la Chrétienté , et elle eut la
plus grande part à ces entreprises .
Politique des Etats , intérêts des familles , foiblesse
de l'âge , timidité du sexe , obscurité de la condition ,
sainteté de la profession , tous les motifs humains disparurent
devant cette force irrésistible , qui , suivant
l'expression d'Anne Comnène , arracha l'Europe de
( 1 ) Le fameux Grégoire VII avoit eu la première idée de
ces entreprises , pour lesquelles les rois , cédant à l'intérêt général
de la Chrétienté , reconnurent dans le pape un pouvoir
même politique pouvoir contre lequel ils s'élevèrent avec
raison , lorsque la cour de Rome voulut connoître des démêlés
particuliers entre Etats chrétiens , ou de leur administration in
térieure. La pensée de la fin prochaine du monde , qui tout-àcoup
saisit les peuples chrétiens , à cause de la révolution millénaire
qui finissoit , et de quelques passages mal entendus des
livres saints , où le nombre de mille est pris pour un nombre
indéfini , contribua à les pousser à ces expéditions périlleuses :
car alors , si l'on commettoit de grands crimes , on les expioit
par de grands sacrifices .
MAI 1806 .
259
ses fondemens pour la précipiter sur l'Asie : impulsion
extraordinaire dont l'émigration a pu nous donner
une foible idée ; et qui , peu d'années avant la
première Croisade , eût paru aussi invraisemblable ,
que l'événement dont je parle étoit peu probable en
1788.
On a vu dans tous les temps , et particulièrement
dans le nôtre , les peuples soulevés par l'orgueil d'une
égalité chimérique , ou le desir d'une liberté mal
entendue ; quelquefois par la haine d'une religion dominante
, où la crainte d'un gouvernement sévère ; et
depuis trois siècles , les troubles de l'Europe n'ont pas
un autre principe. Mais les Croisades ne présentoient
aucun des objets qui peuvent enflammer les passions ,
et offroient plutôt les motifs qui doivent les calmer.
Les Croisés faisoient le sacrifice de leurs biens ; et
même un grand nombre vendirent leurs terres. La subordination
des rangs étoit observée parmi eux . Il y
eut , sans doute , de la licence dans les armées des
Croisés , effet inévitable d'un rassemblement aussi prodigieux
; mais ils étoient bien éloignés de se proposer
la licence pour but . La vengeance même , si chère à
des hommes indociles encore au joug des lois , la
vengeance , se tut devant le zèle religieux qui inspiroit
les Croisades . « Ce qu'il y eut de plus avantageux
» et de plus surprenant , dit le P. Daniel , fut que ,
» dans toutes les provinces de la France , les guerres
particulières qui y étoient très-allumées , cessèrent
» tout-à-coup , et que les plus mortels ennemis se
» réconcilièrent entr'eux . » Après tout , les souffrances
des Chrétiens d'Asie , n'étoient pas senties par
ceux d'Europe ; et le danger assurément étoit encore
éloigné. La religion ne faisoit pas de la Croisade un
précepte ; le gouvernement n'en faisoit pas un devoir,
puisqu'un grand nombre de personnes , même dans
les rangs les plus élevés , s'en dispensèrent , ou même
blamèrent hautement ces entreprises.
Il est vrai qu'à cette époque , quelques personnes
R 2
260 MERCURE DE FRANCE ,
alloient par dévotion , visiter les lieux saints ; mais
cette expiation ne paroissoit si méritoire , ou cet effort
de piété si héroïque , que parce que les hommes
étoient , en général , très-sédentaires . Les voyages alors
étoient rares , et même les communications si difficiles
, que le trajet d'une province à l'autre passoit pour
une entreprise ; et l'histoire des moeurs de ces temps
reculés en offre des exemples remarquables. ( 1 ) Ce
n'est que de nos jours , et depuis les progrès du commerce
et des arts , que les peuples de l'Europe sont
tous devenus étrangers à leurs propres foyers , tous
avides de courir et de voir ; et que la facilité et la
sûreté des communications par terre ou par mer , ont
fait , des voyages les plus lointains et autrefois les
plus périlleux , l'amusement ou l'occupation des
deux états extrêmes de la société , l'opulence et le
besoin.
Enfin , dans les révolutions qui tirent les Etats de
leur assiette ordinaire , le peuple reçoit l'impulsion
et ne la donne pas. Il n'est jamais qu'un instrument
servile entre les mains de quelques chefs qui le font
vouloir , pour le faire agir ; et qui lui inspirent leurs
passions , en lui cachant leurs desseins ; mais ici les
peuples entrainèrent les grands et Daniel observe
« que les rois ne se laissèrent pas d'abord entraîner
» à ce zèle , et qu'il n'y en eut point à la première
expédition .
ע
Si tout fut extraordinaire dans la cause , tout fut
inexplicable dans les moyens. Et quels moyens , en
effet , que les prédications de Pierre l'Hermite ou de
S. Bernard , pour soulever l'Europe entière et en déterminer
les habitans à courir en Asie , au mépris des
règles de la prudence humaine et des douceurs de la
(5) Le president Hénault rapporte que des religieux de
Saint-Maur- des-Fossés , près de Paris , s'excusoient d'aller en
Bourgogne, à cause de la longueur et des dangers du voyage.
MAI 1806 . 261
vie , pour y affronter les fatigues et les dangers d'une
guerre lointaine , contre des peuples barbares que la
crédulité populaire regardoit comme des hommes
d'une autre espèce que la nôtre ? On peut même
remarquer que l'impression s'en est conservée dans
les langues chrétiennes , qui , dans leurs locutions
proverbiales , prennent les Turcs pour terme de
comparaison avec la force et la cruauté.
DE BONALD.
( La suite au prochain numéro. )
NOTICE HISTORIQUE sur la vie et les ouvrages de M. de Villoison ,
par M. Dacier, secrétaire perpétuel de l'Institut national ;
lue dans la séance publique de vendredi 11 avril 1806.
JEAN-BAPTISTE-GASPARD D'ANSSE DE VILLOISON , membre
de l'Institut , de la Légion d'Honneur , des Académies de
Berlin , Madrid , Gottingue , et de presque toutes les Académies
et Sociétés savantes de l'Europe , naquit à Corbeillesur-
Seine, le 5 mars 1750. Sa famille étoit originaire d'Espagne.
Miguel de Ansso, le premier qui s'établit en France , y vint
en 1615 , à la suite d'Anne d'Autriche , au service de laquelle
il étoit attaché , et obtint des lettres de naturalisation et de
confirmation de son ancienne noblesse. Son fils ( Jean )
lui fut adjoint et lui succéda. Ses petits-fils embrassèrent la
profession des armes. L'un d'eux ( Pierre ) , capitaine de dragons
, fut tué à la bataille d'Hochstet ( en 1703 ) ; l'autre ( Jean ) ,
succéda au célèbre marquis de l'Hôpital , dans la charge de
capitaine- lieutenant de la compagnie colonelle du Mestre-de-
Camp- Général , et fut fait prisonnier à la bataille de Fleurus
( en 1690 ). C'est l'aïeul de M. de Villoison. Son père ( Jean-
Baptiste) , fut élevé page de la grande écurie du roi , entra dans
les mousquetaires , y resta le temps nécessaire pour acquérir la
croix de Saint-Louis , et bientôt après quitta entièrement le
service.
M. de Villoison commença très-jeune ses études au collége
de Lisieux , et passa ensuite à celui du Plessis. Il se distingua
dans ces deux écoles par une application soutenue et par un
goût très-décidé pour les langues anciennes , et sur-tout pour
3
262 MERCURE DE FRANCE ,
la langue grecque. Ce goût s'accroissant , à mesure qu'il s'y
livroit , au point d'être devenu une passion exclusive , il quitta
le collége du Plessis pour entrer à celui des Grassins , afin de
pouvoir suivre avec plus d'assiduité les leçons de grec qu'y
donnoit alors le savant M. le Beau , et qui y attiroient un grand
nombre d'élèves. Formé et encouragé par un tel maître , s'il
eut encore des rivaux pour les compositions latines et françaises
, il n'en connut bientôt plus pour les compositions
grecques. Dans les concours ouverts chaque année par l'Université,
il obtenoit toutes les couronnes destinées aux plus
habiles dans la langue d'Homère ; il ne lui en échappa qu'une
seule , et il la perdit pour avoir trop bien fait On avoit proposé
la traduction française d'un passage assez difficile d'un
auteur grec ; M. de Villoison surmonta sans peine les difficultés,
et traduisit en maître ; mais les maîtres jugèrent en
écoliers ils prirent pour guide une version latine défectueuse
, dont, soit par inattention , soit par ignorance , ils
n'aperçurent pas les défauts ; et remarquant que celle de
M. de Villoison en différoit essentiellement , ils crurent qu'il
avoit mal entendu le passage , et lui refusèrent le prix qu'il
avoit mérité. Une pareille défaite est un véritable triomphe.
:
Les progrès de M. de Villoison étoient si prodigieux et si
rapides , qu'en peu de temps les leçons de M. le Beau , qui
étoit obligé de les proportionner à la capacité du plus grand
nombre de ses écoliers , lui devinrent inutiles et ne pouvoient
plus rien lui apprendre. Il prit le parti d'aller se placer parmi
les auditeurs de M. Capperonnier, qui professoit le grec avec
beaucoup de réputation au College Royal de France , et dont
les leçons , plus fortes et plus élevées , l'eurent bientôt mis en
état de n'avoir plus besoin d'autre maître que 1 étude.
M. de Villoison étoit parvenu à ce degré d'instruction , que
les hommes les plus studieux s'estimeroient heureux d'avoir
atteint au milieu de leur carrière , et il avoit à peine quinze
ans. A quinze ans , il avoit lu presque tous les écrivains de
l'antiquité , poètes , orateurs , historiens , philosophes , grammairiens
, etc. Dire qu'il les avoit lus , c'est dire qu'il les savoit
par coeur, ainsi que les commentaires , les gloses , les notes , les
scholies. Sa mémoire , à la fois facile et tenace , retenoit sans
effort tout ce qu'il lui confioit , et le retenoit pour ne jamais
P'oublier. Doué de cette faculté inappréciable pour quiconque
veut s'instruire , et qui s'accroissoit sans cesse par l'usage continuel
que le besoin impérieux de savoir dont il étoit tourmenté
le forçoit à en faire , il n'est pas étonnant que , dans
l'adolescence , il ait déjà été compté parmi les plus savans
kellénistes de l'Europe,
MAI 1806. 263
Dans cette partie importante et peut-être trop peu appréciée
de la literature , je veux dire la connoissance approfondie
de la plus belle langue qu'aient parlée les hommes , et dans
laquelle plus de chefs- d'oeuvre nous ont été transmis , les premiers
rangs appartiennent à ces doctes critiques qui en multiplient
les copies , les purgent des fautes dont le temps et
l'ignorance les avoient défigurés , en applanissent les difficultés
et nous en facilitent l'usage. M. de Villoison , dès son début,
ambitionna ces premiers honneurs : familiarisé avec les ouvrages
imprimés dont il s'étoit approprié toutes les richesses , il en
chercha de nouvelles dans les manuscrits . Ayant trouvé dans la
bibliothèque de Saint- Germain-des- Prés un recueil de lexiques
grecs inédits , celui d'Apollonius sur Homère attira et fixa toute
son attention . Il forma le projet de le publier, et il le fit paroître
en effet en 1773 , précédé d'amples prolegomènes , et accompagné
d'une multitude de notes et d'observations dont l'érudition
vaste et profonde , extrêmement rare , même dans les
hommes laborieux qui ont vieilli dans l'étude , tient presque
du prodige dans un jeune homme de vingt- deux ans.
Tout annonçoit en lui un digne successeur des Casaubon ,
des Saumaise et de ces savans et infatigables critiques dont le
travail , les lumières et la sagacité ont , pour ainsi dire , rendu
la vie aux grands écrivains de l'antiquité et à l'antiquité toute
entière. L'Académie des inscriptions et belles-lettres , à laquelle
M. de Villoison avoit soumis son travail avant l'impression ,
avoit accueilli l'auteur avec une sorte d'enthousiasme , et
s'étoit empressée de l'admettre parmi ses membres , dès l'année
précédente , après avoir elle-même sollicité et obtenu
pour lui une dispense d'âge , sans laquelle il ne pouvoit être
élu , et dont les motifs extrêmement honorables sont : « qu'ayant
» prévenu l'âge des connoissances profondes , il est juste qu'il
>> en recueille les avantages plutôt que les autres hommes , et
» qu'il les devance dans la carrière des honneurs , comme il
» les a devancés dans celle du savoir. >>
Cette distinction unique dans les fastes de l'Académie fut
applaudie universellement : tous les journaux retentirent des
louanges du jeune académicien , et des espérances flatteuses
que donnoit sa première production. Ce succès éclatant l'enflamma
d'une nouvelle ardeur ; il redoubla d'efforts pour
soutenir et accroître la grande et précoce renommée qui environnoit
son berceau littéraire ; il ne négligea rien de ce qui
pouvoit y contribuer. Au moyen lent , difficile et douteux
de la publication d'ouvrages de quelque étendue , il joignit le
moyen plus prompt , plus facile et plus sûr de la correspondance
épistolaire ; il se mit en relation avec la plupart des
4
на
MERCURE
DE FRANCE ,
savans français et étrangers ; il les consultoit et répondoit à
leurs consultations ; il leur présentoit des difficultés qu'il
croyoit n'avoir pas été encore aperçues , et en donnoit la solution
; il leur communiquoit des observations et des remarques
intéressantes pour les ouvrages dont il savoit qu'ils s'occupoient
, et la reconnoissance le faisoit citer avec éloge dans ces
ouvrages : on imprimoit ses lettres dans les journaux ; les Académies
se l'associoient à l'envi ; son nom se répandoit de plus
en plus ; son opinion acquéroit chaque jour plus de poids , et
ne tarda pas à devenir une autorité importante pour tout ce
qui concerne la langue grecque.
Il est bon de remarquer que cette correspondance , par
laquelle il a peut-être servi aussi utilement les lettres que par
ses ouvrages , et qui auroit souvent exigé presque tous les
momens d'un savant dont la mémoire eût été moins fidelle et
moins sûre , ne le détournoit jamais de ses études ordinaires :
il ne lui donnoit que le temps destiné à ses loisirs ou à son
repos. S'il prodiguoit d'un côté ses richesses , de l'autre il
vouloit les remplacer avec usure , pour pouvoir en répandre
encore, sans craindre d'en țarir la source . On sent bien qu'avec
un caractère expansif, il ne dut pas en être avare pour l'Aca
démie qui l'avoit adopté ; mais il ne tarda pas à reconnoître
qu'il falloit en user avec ordre et une sorte d'économie pour
obtenir ses suffrages , et que cette compagnie , composée
d'hommes très- érudits dans différens genres , ne mettoit néanmoins
de prix véritable à l'érudition qu'autant qu'elle étoit
utile ; qu'elle ne la regardoit que comme un instrument
nécessaire , et qu'elle réservoit sa principale estime pour l'usage
que le jugement et le goût savoient en faire. Cette découverte
rallentit sensiblement l'ardeur académique de M. de Villoison ,
dont la tournure d'esprit et les opinions en matière d'érudition
, ne s'accordoient pas parfaitement avec les principes de
l'Académie. Après avoir lu quelques Mémoires qui n'obtinrent
point l'accueil qu'il croyoit leur être dû , et voyant qu'on les
avoit dépouillés d'une partie de la pompe savante dont sa
mémoire les avoit ornés , pour les reléguer modestement
par extrait , dans l'histoire littéraire , il laissa écouler plusieurs
années sans lui en soumettre d'autres , et consacra tout son
temps à préparer une édition de la Pastorale de Longus
qu'Amyot a fait passer si heureusement dans notre langue ,
avec toute la naïveté et toutes les graces qu'on admire dans
l'original.
2
M. de Villoison répandit à grands flots l'érudition sur cet
étonnant ouvrage : non content d'y joindre les notes néces--
saires pour éclaircir le texte , il recueillit les passages des auMAI
1806. 265
>
teurs grecs plus anciens , dont I ongus lui paroissoit avoir
emprunté quelques tours de phrases , quelques locutions
quelques expressions même ; il les rapprocha des passages
correspondans de cet auteur , avec lesquels il les compara ,
pour mieux faire ressortir l'imitation ; et ce travail produisit
une telle masse d'observations et de remarques , qui supposent
toutes une connoissance profonde de la grammaire , que Longus
, fait pour être un petit livre de poche , auroit formé un
énorme livre de bibliothèque , si un des confrères de M. de
Villoison qui aimoit Longus et l'éditeur , et que l'Académie
avoit chargé d'examiner l'ouvrage avant l'impression , ne fût
parvenu à lui en faire retrancher la moitié . On pourroit peutêtre
en retrancher encore la moitié sans faire aucun tort à
Longus , et sans diminuer le mérite de l'édition. Quoiqu'elle
fût assez bien accueillie lorsqu'elle parut en 1778 , et qu'on
ne pût lui reprocher qu'une trop grande surabondance d'érudition
, reproche qui ne portoit aucune atteinte à la réputation
que M. de Villoison ambitionnoit , il ne fut cependant pas
pleinement satisfait du succès , et crut , avec raison , qu'il travailleroit
plus utilement pour les lettres et pour sa gloire ,
s'il pouvoit découvrir et faire connoître quelque bon ouvrage
qui n'eût point encore été publié. Il avoit examiné inutilement
, dans cette intention , les bíbliothèques de la France , et
il forma le projet d'aller à Venise visiter la bibliothèque de
Saint- Marc , à laquelle il savoit qué le cardinal Bessarion ,
l'un des premiers Grecs qui vinrent rallumer en Occident le
flambeau des lettres , avoit légué ses nombreux manuscrits. Il
partit en 1781 , avec l'agrément du roi , qui voulut que le
gouvernement fournît aux dépenses du voyage et du séjour ,
dont on ne fixa point la durée.
pas
Les recherches de M. de Villoison ne furent pas infructueuses
il ne tarda à découvrir plusieurs ouvrages de
rhéteurs , de philosophes et sur-tout de grammairiens , qui
n'étoient point encore connus , et qu'il jugea dignes de l'être .
Il résolut aussitôt de publier une partie de ces pièces en entier
ou par extrait , et il en forma un recueil qu'il fit imprimer
dès la même année , en 2 vol . in- 4° . , sous le titre d'Anecdota
Græca. Le premier renferme l'Ionie , ou Mélanges composés
par l'impératrice Eudoxie , qui aimoit passionnément la philosophie
et les lettres , auxquelles elle devoit sa fortune , qui
avoit été élevée par un père philosophe , et qui néanmoins
usurpa le trône sur ses propres enfans , et s'en fit précipiter
par son avarice. Séduit , sans doute , par la réputation littéraire
de cette princesse , par la beauté du manuscrit qui existe
maintenant à la bibliothèque impériale , et par l'éloge qu'a266
MERCURE
DE FRANCE
;
voient fait de l'Ionie , des écrivains qui vraisemblablement ne
l'avoient pas lue , M. de Villoison ne consulta point sa mémoire
, et s'aperçut trop tard que cet ouvrage vanté ne contenoit
à-peu-près rien qui ne nous eût été transmis par de
plus anciens compilateurs , et ne pouvoit presque rien ajouter
aux connoissances acquises. Pour en dédommager les lecteurs
instruits , il donna , dans le second volume , quelques opuscules
de Jamblique , de Porphyre , de Procope de Gaza , de
Choricius , de Diomède , d'Hérodien le grammairien , etc.;
avec un grand nombre de scholies anciennes , de passages , de
fragmens qui n'avoient point encore été recueillis , et une
multitude de notes bibliographiques , grammaticales , paléographiques
, qui ajoutent un prix infini aux morceaux qu'il
publia.
Cette partie de son ouvrage méritera long - temps d'être
consultée ; elle auroit même pu être lue avec quelque intérêt ,
si l'auteur avoit mis autant de soin à choisir et à disposer ses
matériaux , qu'il en avoit mis à les chercher et à les réunir.
On peut , au reste , attribuer une partie des imperfections
qu'on remarque dans ce recueil de M. de Villoison , à l'extrême
préoccupation que lui causa une découverte d'une
toute autre importance qu'il fit pendant qu'il y travailloit. Il
trouva dans la même bibliothèque de Saint-Marc , un manuscrit
d'Homère qu'il jugea être du 10° siècle , et conséquemment
antérieur de deux siècles au scholiaste Eustathe , et qui
pouvoit avoir été transcrit sur un manuscrit beaucoup plus
ancien. Ce manuscrit précieux , et que personne ne paroît
avoir examiné jusqu'alors , contenoit l'Iliade entière , accompagnée
d'une immensité de scholies , qu'il auroit voulu pouvoir
lire toutes à la fois. Mais ce qui le frappa davantage , au
premier aspect , ce fut de voir les marges chargées d'astérisques
, d'obèles et de tous les différens signes par lesquels
les anciens grammairiens désignoient les vers d'Homère ,
qu'ils croyoient supposés , altérés ou transposés , et ceux dont
l'authenticité étoit universellement reconnue . Il s'assura que
ces différens signes étoient le résultat non-seulement des observations
des plus habiles critiques , mais de la comparaison
des anciennes éditions d'Homère , publiées à Massylie , à Chio ,
en Cypre , en Crète , à Sinope , à Argos , et dont les meilleures
étoient indiquées à la marge du manuscrit. Il éprouva de
nouveaux transports de joie , en reconnoissant que les scholies
étoient un abrégé de celles de Zénodote , d'Aristophane ,
d'Aristarque , de Crates Mallotès , de Ptolémée d'Ascalon et
de plusieurs autres grammairiens célèbres qui ont consacré
leurs veilles à épurer le texte d'Homère ; qu'elles offroient
MAI 1806. 267
l'histoire critique de ce texte , la plus complette et la plus
intéressante qui nous soit parvenue ; qu'elles contenoient des
citations d'un assez grand nombre d'ouvrages perdus , et fournissoient
une foule d'éclaircissemens sur les usages , les moeurs ,
la mythologie , la géographie , quoique les discussions grammaticales
en soient le principal objet. Il s'empressa d'annoncer
sa découverte à l'Europe savante , et réussit à communiquer
, même aux ames les plus froides et aux têtes les moins
susceptibles d'exaltation , une partie de l'enthousiasme dont il
étoit saisi . Les grandes espérances qu'il avoit données n'ont
point été vaïnes elles ont été pleinement justifiées par la
publication de l'ouvrage qui parut en 1788 , accompagné de
doctes préliminaires remplis d'observations , souvent neuves
et curieuses , et presque toujours nécessaires , et dans lesquels
l'érudition la plus variée et la plus profonde ne laisse aucune
obscurité sans éclaircissement, et aucune difficulté sans solution .
Cette précieuse édition de l'Iliade , dont aucune des éditions
antérieures ne peut tenir lieu , et qu'on doit regarder comme
un des plus beaux présens que l'érudition ait faite aux
lettres dans le dernier siècle , assure à M. de Villoison des
droits éternels à leur reconnoissance : aussi les savans de tous
les pays s'empressèrent-ils à l'envi de le combler d'applaudissemens
et d'éloges , et aucune voix ne vint troubler ce concert
unanime de louanges aussi flatteuses que bien méritées.
La satisfaction que dut canser à M. de Villoison cet éclatant
succès , ne fut cependant pas long-temps pure et sans mélange :
il ne put voir, sans ressentir une véritable peine , l'esprit de
système abuser de ses découvertes pour attenterà la gloire du
père de la poésie , et se prévaloir des signes critiques apposés
à un grand nombre des vers de l'Iliade , pour oser avancer
qu'une partie de ce poëme , et même des chants entiers ,
étoient l'ouvrage des anciens rhapsodes et des premiers éditeurs
, et que l'Iliade et l'Odyssée , composées d'environ
trente mille vers , ne nous étoient parvenues que par la tradition
orale , et n'avoient été écrites que plusieurs siècles
après le siècle d'Homère. M. de Villoison ne pouvoit entendre
parler de sang-froid de cet audacieux et absurde système
: l'idée qu'il avoit fourni , sans le vouloir, les bases sur
lesquelles on l'avoit construit et les armes avec lesquelles on
prétendoit le défendre , l'affligeoit au point qu'il se repentoit
presque d'avoir publié son ouvrage. Plus d'une fois il fut tenté
de combattre cette impiété littéraire ; mais il fut retenu par
la crainte de lui donner plus d'importance , et de la propager
en s'efforçant de la détruire , et il pensa avec raison
qu'il valoit mieux laisser le soin de la gloire d'Homère
268 MERCURE DE FRANCE ,
à l'admiration des siècles passés et des siècles à venir.
L'impression de l'Iliade étoit très - peu avancée , lorsque
M. de Villoison , cédant aux invitations du duc et de la duchesse
de Saxe-Veimar , qui l'honoroient d'une estime particulière ,
quitta Venise , et se rendit dans leur capitale . Arrivé à Veimar,
il n'imagina pas de meilleur moyen de faire sa cour aux
illustres hôtes qui l'avoient appelé auprès d'eux , que de
composer un recueil de variantes et de corrections du texte
de différens auteurs grecs , en forme de lettres adressées à différens
personnages célèbres.
Il étoit tout naturel que l'ouvrage du savant helléniste parût
sous les auspices du prince qui lui témoignoit tant de bienveillance
; mais on fut un peu étonné de voir, dans le 18
siècle , un Français adresser, comme un hommage flatteur , à
une jeune princesse qui ne se piquoit pas de savoir le latin ,
et moins encore le grec , une longue épître latine , remplie de
textes , de citations , de discussions critiques , et consacrée
tout entière à l'examen des Dionysiaques de Nonnus , dont
l'objet ne lui étoit pas moins étranger que la langue. Ce
recueil fut imprimé à Zurich en 1783 , sous le titre d'Epistolæ
Vimarienses.
A l'étude des écrivains profanes , M. de Villoison avoit joint
par intervalles celle des livres saints ; il avoit appris l'hébreu ,
et il savoit tout ce qui a été écrit dans la langue de Moïse.
Ayant trouvé dans la bibliothèque de Saint-Marc une version
grecque , très-littérale d'une partie de l'Ancien Testament ,
faite par un juif dans le g° siècle , il travailla pendant son
séjour à Veimar, à la mettre en état d'être publiée ; et lorsqu'il
levint en France en 1784 , il s'arrêta à Strasbourg le temps
nécessaire pour la faire imprimer sous ses yeux. Les notes
qu'il y joignit sont presque toujours courtes , substantielles et
utiles ; et la préface qu'il mit à la tête est à la fois savante , instructive
et judicieuse , et n'excède point une juste étendue. Il
annonce , à la fin de cette préface , son départ prochain pour
la Grèce , dont le gouvernement venoit de l'autoriser à faire
le voyage. A peine , en effet, fut-il de retour à Paris qu'il
eut le courage de s'arracher une seconde fois des bras d'une
jeune femme intéressante et vertueuse ( Mlle Caroline de
Neukart ) , qu'il avoit épousée peu de temps avant son voyage
à Venise , pour aller parcourir ces contrées fameuses que la
barbarie a rendues désertes , et qu'après tant de siècles de
ravages et de destruction , les amis de l'antiquité et des arts ne
cessent encore de visiter avec une sorte de respect religieux ,
pour en admirer les ruines et y chercher des souvenirs et
des leçons.
MAI 1806 .
269
M. de Villoison se proposoit , pour but principal de son
entreprise , de découvrir, dans les monastères , des ouvrages
inconnus , ou du moins des fragmens d'ouvrages de quelques
auteurs anciens. Il se flattoit sur-tout de retrouver quelque
partie des extraits que l'empereur Constantin Porphyrogénète
avoit fait faire de ses ouvrages , et de n'être pas moins heureux
que l'avoit été , dans le 17 siècle , l'illustre Peiresc , qui
avoit acquis deux livres de cette collection , sur cinquante dont
elle étoit composée , et dont il paroît que plusieurs autres
existoient encore à cette époque ; mais M. de Villoison n'avoit
pas assez réfléchi sur les pertes que l'ignorance et la barbarie
peuvent causer dans un jour , et à plus forte raison dans l'espace
de près de deux siècles. Il étoit encore animé par l'espoir
de découvrir des inscriptions antiques , négligées par les voyageurs
qui l'avoient précédé , ou échappées à leurs recherches ,
et par le desir de se rendre familier l'idiome des Grecs modernes
, dont l'étude peut n'être pas entièrement inutile à
l'homme qui veut recueillir jusqu'aux moindres débris de la
langue d'Homère , et d'acquérir la connoissance de leurs
moeurs et de leurs usages ; connoissance souvent nécessaire
pour l'intelligence parfaite des auteurs anciens , parce qu'un
peuple se ressemble toujours à lui -même , sous une infinité
de rapports , malgré les siècles , les révolutions et les changemens
multipliés de ses institutions et de son gouvernement.
Jamais voyage ne fut entrepris sous des auspices plus favorables.
M. de Villoison partoit avec l'ambassadeur de France
à la Porte-Ottomane , et cet ambassadeur étoit M. de Choiseul-
Gouffier, son confrère à l'Académie des Belles-Lettres , qui
retournoit , revêtu d'un grand caractère public , dans ces
mêmes contrées qu'il avoit déjà parcourues en savant , et où
il avoit rassemblé les matériaux précieux du bel ouvrage dont
il a donné le premier volume , et dont la suite , vivement
desirée , se fait attendre depuis trop long - temps. Arrivé à
Constantinople en 1785 , M. de Villoison fut bientôt rassasié
de l'aspect d'une ville et d'un pays qui offrent , à la vérité , le
plus beau site de l'univers , mais où il ne pouvoit rien trouver
de relatif à l'objet de son voyage. Après un séjour de peu de
de durée , il partit pour Smyrne , muni de firmans du grandseigneur
et de lettres de recommandation de M. de Choiseul-
Gouffier pour les commandans turcs et les consuls de France
dans tous les lieux de l'Asie-Mineure et de la Grèce , où il lui
plairoit d'aborder. De Smyrne il se rendit à Naxos , d'où il fit
des excursions dans les autres villes de l'Archipel , pour examiner
les ruines des villes et des monumens antiques , et fouiller
dans les bibliothèques des monastères. Celles des couvens de
270 MERCURE DE FRANCE ,
Pathmos , d'Amorgos et de Metelin attirèrent particulièrement
son attention , parce qu'étant plus considérables , elles
lui présentoient plus d'espoir d'y faire quelque découverte
intéressante ; mais ses recherches ayant été infructueuses , et
n'en ayant plus à faire dans l'Archipel , il s'embarqua pour le
mont Athos , dont il étoit persuadé que les nombreux monastères
le dédommageroient de la stérilité de ceux qu'il avoit
visités jusqu'alors. Il reçut l'accueil le plus hospitalier dans les
différentes maisons religieuses auxquelles appartient le territoire
, et qui , indépendantes les unes des autres , forment ensemble
une espèce de république fédérative , d'où sont sévèrement
exclues jusqu'aux femelles des animaux , et à laquelle on
peut appliquer ce que Pline dit des Thérapeutes : Nation
éternelle dans laquelle personne ne naît ( Gens æterna in
quá nemo nascitur ) . Les bibliothèques de tous les monastères
lui furent ouvertes , et il les visita avec le plus grand soin ;
mais soit qu'il manquât , ainsi que plusieurs personnes l'ont
pensé , de la réserve , de la gravité , de l'adresse nécesssaires
pour gagner la confiance de ces solitaires, qui ne voient jamais,
sans quelqu'inquiétude , un homme du rit Latin au milieu
d'eux , soit qu'ils n'eussent réellement que des livres ascétiques
et théologiques , M. de Villoison n'en trouva point d'autres ;
et après avoir employé environ un mois à ces pénibles et
inutiles recherches , il se rendit à Salonique , d'où il fit voile
pour Athènes.
On conçoit sans peine les sentimens divers dont il dut être
agité , en voyant les superbes et déplorables restes des monumens
de cet antique berceau des arts , dont le goût même des
arts , rivalisant avec le temps et la barbarie , s'efforce aujourd'hui
de combler la destruction pour s'en approprier les précieux
débris ; quels souvenirs et quelles pensées durent se réveiller
dans son esprit en parcourant les champs célèbres de Marathon
, la plaine de Rharia , si respectés par les initiés aux mystères
de Cérès , les monts Hymette et Pentélique , les bords du
Céphise ; en contemplant les ruines de Corinthe et d'Argos ,
en foulant le sol sur lequel fut Sparte , dont il ne reste que
de légers vestiges auxquels on reconnoît à peine l'emplace
ment de cette cité fameuse , qui occupe tant de place dans
l'histoire. M. de Villoison se consola de n'y rencontrer aucun
des principaux objets de ses recherches , en retrouvant chez
les Traconiens , qui habitent ce pays , et qui descendent des
anciens Spartiates , la langue dorique , qu'ils parlent encore
aujourd'hui dans presque toute sa pureté. Il avoit l'intention
d'aller chez les Maniotes , qui prétendent avoir la même ori
gine ; mais ce qu'il savoit déjà , et ce qu'il apprit en Laconie
MAI 1806.
271
de leurs moeurs sauvages et inhospitalières , l'empêcha de s'exposer
à des dangers dont il ne pouvoit tirer que peu d'avantages
, et il ne songea plus qu'à revenir dans sa patrie et à faire
part à l'Europe des richesses et des observations qu'il avoit
recueillies.
De retour à Paris , en 1787 , il lut à l'Académie des Belles-
Lettres un mémoire dans lequel il rend un compte sommaire
de ses courses , de ses travaux et de ses découvertes , et dont
l'objet spécial est de publier et d'expliquer les inscriptions qui
ont échappé aux recherches des autres voyageurs , ou qu'ils
ont données d'une manière incorrecte , parce qu'ils les ont mal
lues et mal comprises : c'est un reproche que M. de Villoison
fait à presque tous , à l'exception de Chishul et de Chandler ;
et certes personne n'étoit plus en état que lui , par l'étendue
et la sûreté de ses connoissances grammaticales et paléographiques
, d'appercevoir et de rectifier de pareilles erreurs. Ce
mémoire , presqu'entièrement consacré aux inscriptions , devoit
être suivi d'un grand nombre d'autres , dans lesquels il
présenteroit tout ce qu'il avoit pu rassembler , tant dans son
voyage que dans ses courses , concernant l'histoire , la géographie
, les édifices publics , les temples , les autels , les gymnases
, les théâtres , les bains , les tombeaux , la navigation , le
commerce , les institutions diverses , les cérémonies civiles et
religieuses , les moeurs , les usages, le costume , les danses , les
jeux , les festins , enfin les mots , les locutions , les proverbes
des anciens Grecs , qui sont encore usités aujourd'hui , et surtout
chez les habitans des îles. M. de Villoison , en annonçant
ce vaste plan qui embrassoit toute l'ancienne Grèce comparée
à la Grèce moderne , avançoit que l'ouvrage , indépendamment
de l'intérêt général dont il pourroit être , auroit le mérite
particulier de répandre une grande lumière sur plus de
six cents passages d'auteurs anciens , qu'on ne peut entendre
sans la connoissance des lieux et sans celle des moeurs des
habitans actuels, Mais pour que rien ne fût omis dans cet
ouvrage , et que l'exactitude y fût portée aussi loin qu'il est
possible , M. de Villoison vouloit , avant de le livrer au public ,
avoir relu , avec l'attention la plus scrupuleuse , tous les auteurs
grecs et latins qui nous restent , depuis la première ligne
jusqu'à la dernière. ( A capite ad calcem. pref. in Homer,
p. 54. )
Cette entreprise immense auroit pu effrayer un savant moins
intrépide ; elle n'étonnoit même pas M. de Villoison . Il alloit
revoir ses anciens amis ; il ne pouvoit employer son temps
d'une manière qui lui fût plus agréable. La révolution qui a
renversé tant de projets , vint au contraire favoriser et accé→
272 MERCURE
DE FRANCE ,
lérer l'exécution du sien , que ralentissoient , malgré lui , une
multitude de devoirs à remplir, et les distractions sans nombre
auxquelles on est exposé dans une grande ville où l'on a beaucoup
de rapports. Le desir de s'éloigner du foyer des tempêtes
et le besoin de pourvoir à sa sûreté, le déterminèrent à se retirer
à Orléans où il espéroit pouvoir vivre ignoré et paisible
et se livrer sans relâche à la suite de ses travaux. Là , renfermé
depuis le point du jour jusqu'à la nuit dans la Bibliothèque
publique , composée en partie des livres de deux hommes
célèbres , Henri et Adrien de Valos , pour lesquels il avoit
une grande estime , il acheva de lire , la plume à la main ,
tous les ouvrages de l'antiquité ; puis il descendit à ceux du
moyen âge , et même de temps beaucoup plus rapprochés
de nous, et les mit pareillement à contribution. Il ne négligea
ni les conciles , ni les Pères de l'Eglise , ni les recueils de lois ,
ni même les commentaires des jurisconsultes ; et pour donner
une idée de son infatigable courage , il suffira de dire qu'il
relut quatre fois d'un bout à l'autre la grande et volumineuse
collection de l'histoire Bizantine.
Les fruits de ces prodigieuses lectures furent quinze énor→
mes volumes in-4°. d'extraits et d'observations , dont la substance
devoit entrer dans la relation de son voyage , afin de ne
laisser aucun vuide dans le tableau qu'il avoit l'intention de
donner de l'état de la Grèce , depuis les temps les plus reculés
jusqu'à sa dégradation complète , et même jusqu'à nos jours ;
et il avoit fait ce travail préparatoire avec un tel soin , qu'il
assuroit avec confiance qu'il n'avoit omis de relever aucun
fait , aucun usage , aucun mot digne de remarque ; le nom
d'aucune ville , d'aucun homme célèbre ou constitué en di→
gnité , pas même celui d'un évêque connu seulement par la
souscription de quelque concile. Le morceau qu'il a placé à
la suite du Voyage dans la Troade par M. le Chevalier , quelques
opuscules répandus dans divers ouvrages périodiques et
les divers mémoires qu'il a communiqués à l'Institut dont il
avoit été élu membre en l'an 9 , ne permettent presque pas
de douter de la vérité de cette assertion. Il s'occupa aussi ,
pendant sa retraite à Orléans , à préparer une nouvelle édition
de la Paléographie grecque du Père de Monfaucon , qu'il
avoit depuis long-temps le dessein de donner au public avec
une grande quantité d'additions , de corrections et de supplé
Imens considérables : tâche extrêmement difficile , que lui seul,
peut-être en France , étoit capable de remplir dans toute son
étendue ( 1 ) .
(1 ) Tous les manuscrits laissés par M. de Villoison ont été acquis par le
Bibliothèque impériale , où l'on pourra toujours les consulter.
Ces
MAI 1866.
273
Ces longues et différentes études lui avoient fait faire une
multitude de nouvelles connoissances dont il étoit véritablement
épris il étoit curieux de l'entendre vanter , comme
dignes de mémoire , des hommes et des événemens ensevelis
jusqu'alors dans la plus profonde obscurité : c'étoient pour
lui des espèces de conquêtes qu'il avoit faites sur le néant ,
et il en étoit plus fier qu'il n'auroit pu l'être d'avoir résolu
quelque difficulté qui auroit résisté aux lumières et à la sagacité
des plus habiles critiques.
sa
Il revint à Paris, après les derniers orages de la révolution ,
avec son trésor : c'étoit presque le seul bien qui lui restât ; les
trois quarts de médiocre fortune avoient disparu , et pour
y suppléer il prit le parti d'ouvrir un cours public de langue
grecque. Des jeunes gens , des hommes dans la maturité de
l'âge , français et étrangers , desirant de s'instruire , et attirés
par sa réputation , s'empressèrent de prendre ses leçons ; mais
M. de Villoison n'ayant pas l'habitude d'enseigner , il lui fut
impossible de descendre jusqu'à ses disciples ; et eux , semblables
aux petits de l'aigle , qui , malgré ses exhortations , ne
peuvent le suivre dans les plaines de l'air , quand il s'élance
vers le soleil , ils ne purent s'élever jusqu'à lui , et renoncèrent
bientôt à des leçons trop savantes dont ils ne pouvoient retirer
aucun fruit. Heureusement pour M. de Villoison que le gouvernement
venoit de créer une chaire de grec vulgaire , dans
l'Ecole spéciale des langues orientales , établie à la Bibliothèque
impériale , et qu'il en fut pourvu aussitôt qu'il eut témoigné
le desir de l'obtenir. Il en remplit les fonctions jusqu'au inoment
où l'EMPEREUR la supprima , et où , pour donner à
M. de Villoison une marque de la bienveillance dont il honore
tous les genres de mérite , il créa pour lui , et , par une
distinction unique , pour lui seul , une chaire de grec ancien
et moderne au Collège de France.
Digne de succéder aux Danès , aux Turnèbe , aux Lambin ,
aux Cotelier et autres savans qui ont illustré cet établissement
, M. de Villoison alloit enfin occuper une place à laquelle
il étoit appelé depuis long-temps par l'opinion publique ;
il alloit jouir de toutes les richesses qu'il avoit amassées , et
en faire jouir les autres , en les répandant par l'enseignement
et par l'impression ; il alloit être entouré d'élèves assez instruits
pour l'entendre , et déjà capables , pour la plupart ,
d'être maîtres ; il alloit ranimer et propager le goût de cette
belle langue , dont l'étude avoit été la passion constante de
sa vie ; il alloit être heureux du bonheur du véritable homme de
lettres , celui d'être utile aux hommes en les éclairant . Espérance
trompeuse ! il ne lui étoit donné que de voir de loin la
$
274 MERCURE DE FRANCE ,
terre promise ; il ne devoit point y entrer. Une maladie , qu'on
fegarda d'abord comme très- légère , et qui s'aggrava par degrés
, le conduisit au tombeau après quelques mois de langueur
, le 6 floréal an 13 ( 26 avril 1805. )
L'érudition a perdu en lui un de ses plus fermes soutiens ,
et l'Institut un de ses membres les plus célèbres et les plus
capables de contribuer à sa gloire. Personne peut-être n'a été
plus savant : il possédoit à fond la langue grecque ; il savoit
tout ce qui a été écrit dans cette langue et sur cette langue ;
il connoissoit tous les changemens qu'elle a éprouvés pendant
les vingt-quatre siècles qu'elle a été en usage , et toutes les
acceptions diverses dans lesquelles les mots ont été employés
par les différens auteurs , depuis Homère jusqu'à Chalcondyle ;
et aucune difficulté grammaticale ne pouvoit l'embarrasser .
Sa tête ressembloit à un immense dictionnaire , auprès duquel
le trésor de Henri Etienne pourroit ne paroître qu'un abrégé
succinct et incomplet.
S'il avoit été moins habile en grec , on remarqueroit qu'il
savoit très-bien le latin ; que les ouvrages des grands écrivains
de Rome lui étoient très-familiers ; qu'il écrivoit leur langue
avec facilité et correction , et qu'il a composé sur différens
sujets une grande quantité de vers latins , qui sont à-peu-près
aussi bons que ceux de la plupart des poètes latins modernes.
Il n'étoit pas moins versé dans la littérature italienne ; il connoissoit
tous les bons ouvrages et tous les ouvrages d'érudition
écrits dans cette langue , et il la parloit et l'écrivoit , sinon
avec élégance , du moins avec pureté. Ce seroit se tromper
que de croire que la littérature française lui fût entièrement
étrangère. Quoiqu'il n'en eût point fait une étude particulière ,
il y a peu de bons ouvrages écrits en notre langue , soit en
vers , soit en prose qui lui fussent inconnus. Il étoit toujours
prêt à répondre aux questions qu'on lui faisoit ; souvent même
il alloit au-devant , et il appuyoit son opinion d'une foule de
passages , de textes , de citations , qui étonnoit autant qu'elle
éclairoit. La nature l'avoit doué d'un esprit vif et pénétrant ;
mais sa mémoire , qui tenoit réellement du prodige , et qu'il
avoit peut-être trop exercée , paroît avoir arrêté , jusqu'à un
certain point , le développement de ses autres facultés intellectuelles
, et les avoir empêchées de parvenir à une maturité
parfaite. Insatiable de savoir , il n'avoit jamais trop de temps
pour apprendre , et il en prenoit rarement assez pour penser
et pour réfléchir : de là l'incohérence , les écarts , les digressions
, le manque de mesure et d'ensemble qu'on remarque
dans quelques-unes de ses compositions ; de là encore l'inconséquence
et la légèreté dans sa conduite et dans ses discours ,
MAI 1806. 275
dont il a quelquefois encouru le reproche. Mais ces imperfec
tions , ou , si l'on veut , ces défauts , doivent disparoître à
l'éclat de ses grandes et utiles qualités : s'il est toujours resté
jeune pour le jugement , pour le goût , pour le sentiment des
convenances , il avoit plusieurs siècles , avec toute la vigueur
de l'âge viril , pour l'érudition ; et les compagnies savantes.
devroient s'estimer heureuses d'avoir souvent des membres
qui méritassent de pareils éloges et de pareilles critiques.
Séance publique des SOURDS- MUETS , du 6 mai.
QUEL besoin M. Sicard a-t -il de nouveaux éloges ? N'a- t- on
pas assez dit que sa méthode est admirable , et que son zèle
l'est encore plus ? Certes , si dans cette séance il ne nous avoit
paru mériter que le tribut de louanges qu'il est accoutumé à
se faire porter toutes les semaines , nous nous serions dispensés
d'en parler. Quelque juste que ce tribut nous paroisse , et
quelque satisfaction que nous eussions à le dire , nous ne
sommes pas sûrs que le public nous écoutât avec le même
plaisir. Nous savons bien qu'un journaliste est quelquefois
obligé de redire ce que d'autres ont dit avant lui ; mais encore
ne doit-il pas le répéter mille fois.
Que l'illustre et vertueux instituteur des sourds- muets ne
soit donc pas surpris de nous voir commencer cet article
par une critique. Nous admirons franchement sa méthode ,
et nous sommes peut-être plus que personne dans le cas
d'apprécier ses vertus ; son zèle , sur-tout , nous paroît audessus
de tous les éloges ; mais nous sommes persuadés que les
sourds-muets arrivent chez lui avec une ame toute faite , et
qu'il n'est nullement besoin de commencer par leur en créer
une : nous savons de plus qu'il en est persuadé comme nous.
Par conséquent nous sommes fachés de l'entendre dire à chaque
séance qu'il crée une ame à ses élèves. Cette expression , qui
lui plaît sans doute , puisqu'il la répète ordinairement plusieurs
fois , afflige toujours ceux qui l'entendent, nous voulons
dire , ceux qui d'ailleurs pensent comme M. Sicard sur
la religion. Car, pour les autres , je ne doute pas qu'ils ne
l'entendent avec plaisir ; et c'est pour nous un nouveau mo,
tif de l'engager à ne plus l'employer.
Quoi , avoit-il besoin qu'on lui fit une ame , ce Massieu
qui , avant même d'avoir reçu aucune leçon , avoit déjà l'idée
d'un Dieu , ou au moins d'un être puissant qu'il se figuroit
S 2
276 MERCURE
DE FRANCE ;
quences que
Nescendant toutes les nuits sur la terre pour faire végéter les
plantes ? Sur cela , je m'en rapporte à M. Sicard , et à ce
qu'il nous a raconté dans cette séance. Philosophes nouveaux ,
bien ce fait. Il est constant celui-là : il ne ressemble pas pescz
à celui dont je vais parler. La preuve en est sous vos yeux ; vous pouvez tous les jours aller la consulter ; et sur-tout ne
vous hâtez pas de tirer d'une expression , hasardée des consé-
M. Sicard seroit le premier à désavouer .
Maintenant , nous conviendrons qu'il donne à ses élèves
de très-bonnes leçons de grammaire , qui , au moyen de sa
méthode , deviennent de meilleures leçons de métaphysique ,
de logique et même de morale. Mais quoi , les sourds- muets
maîtres de toutes les sciences , cela nos en deviendront-ils pour
et serons-nous réduits à aller puiser chez eux jusqu'aux règles
du beau langage ? Ce qui me donne lieu de faire cette question
, c'est une observation que M. Sicard a hasardée en
développant , dans cette séance , son système sur les conjugaisons.
Il a dit ( ce qui est très-vrai ) que l'imparfait du
conjonctifj'eusse n'est pas le même temps que le conditionnel
j'aurois il a ajouté que les sourds-muets se gardoient
bien de les confondre , et que les Parisiens les confondoient
toujours , en quoi ils faisoient très-mal . M. Sicard sait-il que ces
Parisiens sont Bossuet, Massillon , Racine , Voltaire , etc. , etc.;
tous les grands écrivains des deux derniers siècles ? Qu'il y
prenne garde si la langue des sourds-muets est une langue
universelle , elle n'est pas pour cela la règle universelle de
toutes les langues. Eh sans doute , il vaudroit mieux qu'on
n'employât pas un de ces mots pour l'autre ; mais puisque
l'usage permet de le faire , en le faisant on ne fait point mal :
car l'usage est ici le seul maître , le seul souverain , et ce qu'il
permet est très -bien permis. Quand Voltaire a fait díre à Zaïre :
J'eusse été près du Gange esclave des faux Dieux.
Il n'a pas fait de solécisme ; et quoique le système de M. Sicard
sur les conjugaisons soit très-beau , et que ses élèves s'expriment
avec une justesse étonnante , je préfère encore un
vers de Voltaire à tous les signes des sourds-muets..
M. Sicard va plus loin . Parce que le langage muet des
doigts paroît assez naturel ( quand on l'a appris ) , il en conclut
que c'est le seul langage qui soit naturel à l'homme. Il
prétend que si Dieu ne nous avoit lui-même enseigné à parler
, jamais nous n'aurions imaginé que nous pouvions le faire , et que , sans être sourds , nous serions restés muets.
ne nous auroient arra-. Ainsi , jamais la douleur ni la joie
ché un cri; jamais le hasard n'auroit fait joindre à ce cri
un mouvement de la langue ; jamais nous n'aurions conçu que
2
277
MA I 1806.
l'on pût articuler et moduler la voix : car, si on admet le
principe , il faut admettre aussi ces conséquences. Ces idées ,
telles que je les expose ici , ne sont pas nouvelles ; mais les
preuves sur lesquelles M. Sicard les appuie le sont ; et je suis
bien faché d'être obligé de les rapporter : j'en suis faché ,
puisque le simple exposé de ces grandes preuves en sera ,
pour tous nos lecteurs , la censure la plus amère.
» Enfin , nous a-t-il dit presque au commencement de la
séance , enfin j'ai acquis la preuve de ce que j'ai toujours
pensé et souvent dit dans cette assemblée , le langage de
mes élèves est le vrai langage de l'homme, En voilà la
démonstration elle est dans ma poche , et bientôt elle
paroîtra au grand jour. » Et quelle est cette démonstration ?
C'est qu'il existe dans je ne sais quel coin de l'Amérique
septentrionale un peuple entier qui ne parle pas. Et qu'est- ce
qui prouve l'existence de ce peuple ? C'est une lettre et une
dissertation qui arrivent de je ne sais où , mais qu'on va imprimer
dans les Archives de l'Europe. Bien démontré ! Les
Français parlent , les Anglais parlent , toute l'Europe parle ,
le monde entier a toujours parlé , et parce qu'un peuple
ignoré ne parle pas , le silence est le langage naturel de
l'homme !
Mais qui vous a dit que cette lettre et cette dissertation
ne vous trompent pas ? Avez-vous oublié l'histoire de la Dent
d'or ? Et si ce peuple n'existoit pas ; si ce n'étoit encore ici
qu'une de ces fables philosophiques dont on fait d'abord tout
le bruit qu'on peut , et dont on ne parle plus quand elles ont
produit l'effet qu'on en attendoit ! Dirai-je quel est cet effe t ?
C'est de jeter du doute sur les vérités les plus communes , e
de remettre en problème ce qui était démontré ; c'est de faire
soupçonner , par exemple , que l'homme qui écrit des Archives
ne differe pas essentiellement du singe et sur- tout de
l'orang-outang , et qu'on pourroit absolument les confondre ,
si ce n'étoit le nez qui est plus long dans l'homme que dans
le singe ; encore le premier n'a-t-il allongé son nez qu'à force
de se moucher. Vous n'ignorez pas que tout cela a été dit et
imprimé . Certes , aux Archives de l'Europe , j'opposerai les
archives de l'univers , lesquelles m'apprennent que l'homme
est un être essentiellement pensant et parlant. Et quoi que
puisse dire M. Sicard , au lieu de me figurer que l'homme
naturel , je veux dire l'homme vivant en société , est naturellement
muet , j'aime mieux croire , avec Buffon , qu'entre
l'homme et l'animal il y a un espace immense qui est rempli
au-dedans par la pensée et au-dehors par la parole.
Q vanas hominum mentes ! Qui s'attendoit à voir l'un des
"
3
278 MERCURE DE FRANCE ,
plus profonds grammairiens de ce siècle mettre le langage
inarticulé d'une peuplade inconnue de sauvages au- dessus du
langage perfectionné des peuples civilisés ? Mais voilà où
conduit quelquefois l'attachement particulier dont on se
prévient pour certaines idées , pour certains systèmes, souvent
par la seule raison qu'on en est l'inventeur. M. Sicard a
inventé des signes qui sont admirables pour exprimer avec
les doigts ce que nous disons avec la langue ; aussitôt il oublie
que ses grammaires ne sont pas une petite partie de sa gloire ,
et que probablement il ne les auroit jamais faites s'il n'avoit
su parler qu'avec les doigts. Il soutient publiquement qu'il
n'y a de langage naturel que celui des mains , et que Dieu
seul a pu nous apprendre à faire usage de notre langue.
Cependant qui , plus que lui , est intéressé à conserver au
langage parlé tous ses droits ? Ses signes eux-mêmes ne nous
étonneroient pas s'ils n'exprimoient que des pensées , ce qui
les rend si admirables , c'est qu'ils expriment des paroles. De
tout temps , on a communiqué aux muets certaines idées ;
ce qu'a fait M. de l'Epée , et après lui M. Sicard , c'est de
leur donner l'idée du mot. M. Sicard a-t- il oublié que cette
idée , si simple en apparence , je veux dire celle d'attacher des
pensées à des mots , est précisément ce qu'il y a de plus inconcevable
et de plus merveilleux dans l'invention des langues.
Cela une fois trouvé , l'obstacle est franchi , les langues
sont créées ; c'est au temps et au goût à les perfectionner.
Eh ! qu'allons-nous faire aux séances publiques de l'institution
des sourds-muets ? Nous allons admirer un homme
qui a créé pour eux une langue nouvelle , une langue de convention
, universelle , si on veut , mais qui est si peu la langue
naturelle des hommes , qu'il ne faut pas moins de cinq ans
pour l'apprendre parfaitement.
Cependant , que cette idée se répande , et je ne doute pas
qu'on ne voie aussitôt se former des écoles où l'on se proposera
de ramener les élèves au langage naturel de l'homme ,
comme il s'en est formé depuis long-temps quelques-unes
où on instruit les enfans selon la méthode de M. Sicard. Et
comme dans celles- ci on emploie , pour des enfans qui
entendent et qui parlent , les longs circuits trop souvent nécessaires
pour ceux qui n'entendent et ne parlent pas , on
apprendra dans celles- là aux élèves à ne parler qu'avec leurs
doigts. Il n'y a pas de fausse idée qui ne puissse avoir des
conséquences fâcheuses , lorsqu'elle a l'air d'être appuyée par
une autorité aussi imposante que celle de M. Sicard , et c'est
pour nous un motif de plus pour ne pas nous taire sur ce
qui nous paroît au moins hasardé dans ses raisonnemens.
MAI 1806.
279
Mais enfin , que répondrons-nous s'il existe dans l'Amérique
un peuple qui ne s'exprime que par des signes ? Nous
répondrons que ce peuple a sans doute trouvé plus commode
de remuer ses doigts que sa langue , et ce sera bien le cas
d'ajouter qu'il ne faut pas disputer des goûts ; nous dirons
aussi que ce peuple auroit probablement grand besoin que
M. Sicard allat perfectionner son langage , et qu'en attendant
aucun des hommes qui le composent ne seroit en état de
donner une réponse satisfaisante aux questions qui ont été
faites dans cette séance aux sourds-muets de M. Sicard. Nous
exposerons simplement ces questions avec leurs réponses ; c'est
le meilleur moyen de donner une véritable idée du talent de
l'instituteur et de l'intelligence de ses élèves.
S. A. R. le prince de Bavière , qui honoroit l'assemblée de
sa présence , a paru douter que des sourds-muets pussen t se
faire une notion juste du sens de l'ouie , et il a demandé
quelle idée ils attachoient , par exemple , au mot entendre.
Sur cela M. Sicard a dit qu'il alloit demander à trois de ses
élèves qu'est-ce qu'entendre ? Et pour cela il a tracé ces mots
en l'air avec ses doigts. Les élèves ont écrit sur-le-champ
Qu'est-ce qu'entendre ? On leur a fait signe qu'il ne suffisoit
pas d'écrire ces mots , et qu'il falloit ajouter la réponse. Ils
ont montré , par l'expression de leur figure , qu'ils ne pou
voient pas la donner ; et il nous semble que cela même étoit
déjà une réponse satisfaisante; car savoir qu'ils ne peuvent
bien comprendre ce mot , c'est déjà savoir beaucoup .
On a insisté, alors ils ont écrit : Entendre , c'est ouïr. Cette
seconde réponse n'étoit que trop juste, et M. Sicard leur en
a montré le défaut , en écrivant lui - même qu'est- ce qu'un
chapeau? et au-dessous , c'est un chapeau. Enfin , ils se sont
mis à réfléchir profondément , et tout-à-coup ils ont fait les
réponses suivantes , que nous donnons ici telles que nous les
avons textuellement copiées. Le moins habile a écrit , c'est
voir dans les oreilles ce qu'on dit ; le second , c'est recevoir
les idées de celui qui , par la voix , frappe l'oreille vivante .
Et Massieu : C'est voir , distinguer , par le moyen de la voix
auriculaire , un objet de tout autre , dont l'idée est peinte par
les rayons du son ou de la voix ou du bruit, en un mot,
c'est voir auriculairement.
GUAIRARD..
280 MERCURE DE FRANCE ,
VARIETES.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES.
-On a annoncé , lundi dernier , à la classe des sciences
physiques et mathématiques de l'Institut , que deux de ses
membres , M. de Lacépède et M. Cuvier, avoient été élus par
la société royale de Londres , en qualité de membres étrangers.
Sir Joseph Banks , président actuel de la société royale , a
annoncé cette nomination à M. Delambre , l'un des secrétaires
perpétuels de la classe , par une lettre , écrite en
anglais , dont voici la substance : « Sir Joseph y exprime le
plaisir extrême qu'il éprouve à annoncer à ses collègues
» les choix qu'a faits sa compagnie , regardant cette nomi-
» nation comme un témoignage éclatant de la profonde con-
» sidération de la société royale pour l'Institut de France ,
» et de la bienveillance qui unit les membres des deux
» sociétés savantes : sentiment , dit-il , qu'il espère ne devoir
» jamais être ni troublé par aucune querelle politique entre
» les deux nations , ni affoibli par aucune autre circons→
>>> tance. >>>
१
Les théâtres n'ont donné cette semaine aucune nouveauté
qui vaille l'honneur d'étre nommée . Celui de l'Impé→
ratrice promet la prochaine représentation d'une nouvelle
comédie de Picard , en cinq actes et en prose , intitulée : Un
Jeu de Fortune , ou les Marionettes.
M. Vitry, ancien employé au ministère des affaires étran⇒
gères , vient de publier un nouveau volume de Mirabeau ( 1 ),
qui renferme des Lettres inédites , des Mémoires et des
Extraits de Mémoires écrits en 1781 , 1782 et 1783. Comme
le nom de l'auteur recommande ce Recueil , sinon à l'estime,
du moins à la curiosité publique , nous en rendrons compte
incessamment.
--
1
Nous avons déjà fait connoître le plan d'un poëme eu
dix chants , intitulé La Bataille d'Hastings , ou l'Angleterre 1
(1) Lettres de Mirabeau , 1 volume in- 8° . Prix : 6 fr. , et 7 fr. 50 c .
la poste. par
A Paris , chez le Normant , imprimeur - libraire , rue des Prêtres Saint-
Germain-l'Auxerrois , nº, 17.
MAI 1806. ! 281
conquise (2) ; nous en avons imprimé un fragment dans la partie
de ce journal , consacrée à la poésie . La publication de ce
poëme, qui est de M. Dorion, nous permetra d'en porter, dans
un prochain numéro , un jugement définitif.
- Dimanche dernier , M. Millevoye , auteur de l'Indépendance
de l'Homme de lettres , poëme couronné par l'Institut
, a eu l'honneur de présenter à S. M. l'Empereur unpetit
poëme intitulé : la Bataille d'Austerlitz.
Les fontaines établies dans une grande capitale qui est
traversée par une grande riviére , et qui n'a que très-peu
d'autres eaux supérieures , sont un moyen d'approcher
des consommateurs une chose de nécessité première. La ville
de Paris jouit de cet avantage ; mais les fontaines ne sont point
assez nombreuses , et la plupart ne coulent qu'à l'ouverture
du robinet et ne donnent pas de l'eau jour et nuit.
Le besoin de la consommation n'est pas le seul . Il faut aussi
que les rues d'une grande ville puissent être lavées continuellement
, et que le mouvement d'une eau coulant sans cesse
contribue à raffraîchir l'atmosphère.
2
L'Empereur , à qui rien n'échappe de ce qui peut être utile
au public , et à qui la ville de Paris doit déjà tant de travaux
entrepris et exécutés pour l'embellissement et l'assainissement
de ce beau séjour , a ordonné depuis long-temps l'ouverture
du canal de l'Ourcq , qui sera par sa navigation, une ressource
féconde pour l'approvisionnement de la capitale , et qui lui
procurera aussi une masse d'eau immense , propre à tous les
usages. Lorsque cette grande entreprise sera terminée , l'eau
pourra couler en ruisseaux dans toutes les rues , alimenter
toutes les maisons et embellir toutes les promenades et tous
les lieux publics. Mais malgré l'activité des opérations ordonnées
et le zèle des magistrats qui les dirigent, le moment de
cette jouissance est encore éloigné.
S. M. s'est fait rendre compte du produit des machines hy-
-drauliques établies sur la rivière , et celui des pompes à vapeur ,
et des sources d'Arcueil , des près Saint- Gervais , etc.
Il a été reconnu que ces divers moyens pourroient donner
une quantité d'eau plus que double , et des mesures ont élé
prises pour que le nombre des fontaines de Paris soit augmenté
de près d'un tiers , et porté jusqu'à 72 ; et que désormais chaque
fontaine verse sans interruption , le jour et la nuit , une quantité
d'eau bien plus considérable que celle qu'elle verse aujour
(2) Bataille d'Hastings , 1 volume in -8 ° . Prix : 3 fr . , et 3 fr . 75 c .
par la poste.
A Paris , chez le Normant, rue des Prêtres S. Germain- l'Auxerrois, n . 17 .
282 MERCURE DE FRANCE ,
d'hui. A dater du 1er juin , ces dispositions seront exécutées ;
des ruisseaux d'eau vive se trouveront établis dans toutes les
rues ; et durant les grandes chaleurs , le Parisien respirera un
air rafraîchi et purifié.
On s'occupe de l'établissement d'un canal qui , en réunissant
le Rhône au Rhin , fera communiquer la mer du Nord
à la Méditerrannée. Ce canal , auquel S. M. l'Empereur et
Roi a permis de donner son nom , traversera , dans une étendue
de 71 lieues , les départemens du Jura , du Doubs , du Haut et
Bas-Rhin ; ouvrira , d'une extrémité de l'Empire à l'autre ,
une navigation intérieure , qui doit donner au commerce une
impulsion et une direction nouvelles. Par le résultat de cette
vaste conception et à l'aide des canaux du Midi , du centre et
de la Côte-d'Or , qui se communiqueront tous , il s'établira
bientôt , entre les mers qui baignent et les fleuves qui arrosent
ce vaste Empire , entre sa capitale et ses innombrables cités, une
communication libre qui s'étendra , au-dehors , à une grande
partie de la Hollande , de l'Allemagne et de la Suisse. C'est
par ce canal que s'ouvrira un commerce d'échange sûr et facile
des productions naturelles et industrielles du Midi et du Levant
avec celles du Nord , de Marseille à Amsterdam et d'Amstersdam
à Marseille , sans courir aucuns risques d'aucune sorte
ni d'avarie , ni de hasards de mer quelconques , hostilités ou
tempêtes. C'est encore à la faveur de ce canal que les villes de
Lyon, Strasbourg , Mayence et Cologne deviendront autant
d'entrepôt d'un commerce aussi étendu qu'avantageux. Une
des dernières lois rendues concerne les fonds et pourvoit aux
dépenses , évaluées à 14 millions , qui restent à faire pour terminer
cette vaste entreprise. Le discours prononcé à ce sujet
au corps législatif par M. Koch , membre du tribunat , contient
l'historique de ce projet , dont la conception remonte au
règne des premiers Césars, Les avantages qui doivent en résulter
pour la France et l'Europe , y sont exposés avec autant
d'exactitude que de justesse et de précision. On y lit avec intérêt
une invitation à nos alliés les souverains d'Allemagne de
concourir de tous leurs moyens à l'exécution du canal du Rhin
au Danube , qui , avec celle du canal Napoléon , formera la
plus vaste communication intérieure qui exista jamais , et
mettra en rapport tous les commerces de l'Europe pacifiée.
C'est de la même manière que la régence royale de Bavière ,
en rendant compte du projet qu'elle a conçu , exprime le voeu
de voir s'opérer , par les soins du Gouvernement français , la
jonction du Rhône au Rhin. Ainsi seront exécutées et surpas
sées , dans un siècle qui sera aussi décoré d'un grand nom , les
Conceptions des grands siècles d'Auguste et de Charlemagne.
MAI 1806. 283
-Un procès-verbal de la municipalité de Lille , départe .
ment de Vaucluse , a constaté la réussite d'une plantation d'indigo
, exécutée en grand et en plein vent sur la terre dite de
Pluvinel, appartenant à M. Icard de Bataglini , cultivateur du
pays. Il est dit dans le procès verbal , qu'après uu examen fait
avec attention de l'indigo qei étoit provenu de cet essai , des
commissaires avoient pensé que cette plante précieuse pouvoit
être naturalisée dans le département , et devenir un jour une
principale source de ses richesses ; M. le maire , au nom de
ses administrés , et les commissaires ont adressé des remerciement
à M. Icard de Bataglini.
-
Le docteur Jenner a reçu du lord-maire et des alder,
mans de la ville de Londres , un témoignage flatteur de la
reconnoissance publique. On l'a gratifié de la franchise de la
cité , et d'une boîte d'or enrichie de diamans et ornée d'em→
blêmes analogues à la médecine. Sur le couvercle de la boîte
est gravée la déesse de la santé , tenant d'une main le bâton
d'Eculape : on y voit le docteur Jenner recevant le brevet de
franchise. Aux deux extrémités de la boîte sont les armes de
la cité , entourées de celles du lord - maire et du docteur
Jenner, Derrière est gravée une vache ; au fond on lit ces
mots : « Présenté à Edouard Jenner , M. D. L. L. D. F. R. S.
» par la corporation de Londres , comme un gage de sa
>> reconnoissance et de tous les chefs de famille , pour le salu
» taire découverte de l'inoculation vaccinale , due à ses re-
>> ' cherches savantes. »
-
?
- Mme Elisabeth Carter est morte à Londres , le 22 février.
Cette dame égaloit Mme Dacier en érudition. Son principal
ouvrage est une Traduction d'Epiciète , extrêmement estimée.
Elle avoit aussi fait imprimer un volume de poésies et
une Ode à la Sagesse qui parut d'abord dans le roman de
Clarisse. Elle avoit fourni au Rambler deux morceauv , l'un
sur la Religion et la Superstition , l'autre intitulé le Voyage
de la Vie , dont le titre a la plus grande ressemblance avec
celui du célèbre Johnson . Une piété sincère , un grand amour
de la vertu respirent dans tons ses ouvrages. Elle etoit dans sa
89° année.
―
On a annoncé à Léipsick un manuscrit du 16ª siècle :
c'est un Recueil d'élégies et de stances composées ( à ce que
dit le trouveur) par l'infortuné landgrave Philippe de Hesse ,
pendant la captivité où le retint l'empereur Charles-Quint.
L'éditeur prévient d'avance qu'il ne faudra pas s'étonner si
le langage se trouvoit un peu trop pur et la versification uu
peu trop correcte pour le temps où vivoit l'auteur. Il assure
que ce prince avoit des lumières et un goût fort au-dessus
284 MERCURE DE FRANCE ;
de son siècle. Il cite l'exemple des poésies de Clotilde de
Surville , qui , écrites en français cent ans avant celles du landgrave
, n'offrent cependant pas la plus légère faute contre la
rigueur des règles. On trouvera peut-être cette autorité de
peu de poids.
-
La Mnémonique , ou l'art de la mémoire , étoit connue
des anciens. On lit dans Hérodote qu'elle étoit soigneusement
pratiquée en Egypte , d'où elle fut transportée en Grèce. Cet
historien en attribue l'invention à Simonides ; mais cette opinion
est réfutée dans une dissertation que M. Morgenstern ,
de Dorpat , vient de publier sur la Mnémonique. Il y prétend
qu'elle se lioit plus étroitement qu'on ne pense avec les
hieroglyphes égyptiens , et que ce rapprochement pourroit
aider à les expliquer. Quoi qu'il en soit , cet art singulier ,
extrêmement négligé , reparoît en Allemagne avec quelque
éclat. M. d'Aretin , qui en est comme le restaurateur , a eu
récemment pour élève M. le pasteur Kæstner , auquel il permit
de prêcher à Léipsick sa nouvelle doctrine. Il lui imposa
toutefois la condition , et exigea de lui la promesse de ne
point souffrir que ses auditeurs écrivissent ses leçons sous sa
dictée. Le nouvel apôtre , encouragé par des succès , se montre
plein de zèle pour répandre ses principes. Il voyage , comme
le docteur Gall , avec un assistant ; le sien se nomine Schonemann
, qui passe pour un disputeur intarrissable. C'est ce
M. Schonemann qui a écrit la préface du plan publié par
M. Kæstner pour ses leçons , et qui l'a daté du jour de la
naissance de son cherfils.
ans ,
Suivant un ouvrage écrit , dit-on , par un enfant de 12
et mentionné dans le catalogue de la foire de septembre ,
la Mnémonique est une véritable science que l'on peut enseigner
au moyen de dix-sept règles différentes , et qui donnera
de la mémoire aux individus de tout âge.
-
M. Wolf, professeur à Halle , se dispose à faire , aux
frais de son souverain le roi de Prusse , un voyage littéraire en
France et en Italie . On dit qu'il sera accompagné de deux de
ses élèves , qui pourront le seconder avec fruit dans les recher
ches philologiques qu'il se propose de faire à Paris et à Rome.
On sait que la Société de Mansfeld ( Saxe ) a proposé
de consacrer, par quelque monument , la mémoire de Luther,
Les souscriptions s'élèvent déjà à 16,000 écus , ou 64,000 fr.
Plusieurs propositions ont été faites pour l'emploi de cette
somme ; mais on a définitivement résolu d'ériger à ce prétendu
réformateur un monument de marbre ou de bronze.
Des trois plans adoptés par la Société de Mansfeld , l'un
disent les journaux allemands , est d'un artiste de Copenhague;
MAI 1806. 285
le second , d'un architecte de Dresde ; et le troisième , d'un
catholique.
- M. Werner, professeur à l'Académie des Mines de
Friedberg , a récemment découvert un nouveau minéral
auquel il a donné le nom de Zoysite , en l'honneur de M. le
baron de Zoys , habile minéralogiste demeurant à Laybach.
M. Werner a été reçu par l'université de Wilna au nombre
de ses membres extraordinaires.
-
-Le docteur Gall s'est rendu de Copenhague à Hambourg,
où il a ouvert ses leçons de cranologie , et où il a trouvé ,
comme tous les novateurs , des partisans et des adversaires .
Les comédiens ont signalé son arrivée par une pièce où
M. Kotzbue tourne en ridicule ses prosélytes trop ardens.
-La Société Royale de Médecine de Copenhague a reçu
M. Nauche , médecin de Paris , au nombre de ses membres
ordinaires étrangers.
- Le sénat de la ville de Zurich a fait restaurer le monument
de Gessner, qui avoit été endommagé il y a quelque
temps (1 ) , et que quelques journaux ont annoncé à tort avoir
été détruit tout-à-fait. Mais cette restauration a si mal réussi ,
que les amis des arts aimeroient mieux voir ce monument
mutilé , que restauré tel qu'il l'a été . Ce travail de la restauration
a été confié à un italien qui voyage pour vendre des
figures en plâtre , et qui s'en est chargé pour un prix fört
modique.
De tous les savans qui ont accompagné l'ambassade de
Russie en Chine , deux seulement reviennent sur leurs pas ;
l'un est M. Schubert , astronome , dont les instrumens ont été
brisés en route , et qui par conséquent ne pouvoit plus être
utile à l'expédition ; l'autre , M. Klaproth , est renvoyé , dit-on ,
parce qu'il a manqué quelquefois à ce qu'il devoit au chef de
l'ambassade ; on ajoute que M. Schubert n'a pas été non plus
tout-à-fait exempt de ce tort.
-Il a paru à Saint- Pétersbourg , au mois de février dernier
, un ukase qui supprime une école impériale de jeunes
demoiselles , fondée sur le modèle de la maison de Saint-Cyr ,
par l'impératrice Elisabeth , et richement dotée depuis par
Catherine II. L'empereur Alexandre déclare , dans le préambule
de cet édit , que ces fonds seront mieux employés à former
des serviteurs à l'état; l'éducation d'une fille devant se
borner aux soins du ménage , elle sera toujours mieux formée
aux vertus domestiques dans la maison paternelle que
( 1 ) On voit abattu à une des figures du monument , la main dans
laquelle elle tenoit une patère.
286 MERCURE DE FRANCE ,
dans un établissemens somptueux , où l'on cherche vaînement
à donner aux jeunes personnes les élémens de sciences pour
lesquelles la nature ne les a point faites.
MODES.
Du5 mai. Le blanc et le rose pâle se sont maintenus ; le lilas est devenu
plus commun. On voit , comme on pouvoit le remarquer , il y a cinq jours ,
beaucoup plus de chapeaux de paille blanche que de paille jaune . Soit
qu'ils soient paille tout -à-fait , ou taffetas et paille , les uns et les autres
ont , comme de coutume , une avance , ou bord immense par devant ;
mais ce qui est nouveau , au moins pour l'année , ce sont des chapeaux de
bergère , qui ont autant de bord par derrière et sur les côtés , que par
devant ; qui sont en paille blanche , et que l'on attache avec un ruban rose
pâle , noué sous le menton. Ce ruban flotte en longs bouts ; mais on ne
l'effile pas. Les capotes de perkale , plus nombreuses chaque jour , ont ,
comme ci-devant , des raies en spirale au centre de la pièce ronde qui en
forme le fond , et , au lieu de raies en travers , des équerres sur toute la
largeur de la passe . Quelques jeunes personnes mettent sur ces capotes
blanches un ruban rose pâle ; mais , plus communément , c'est , ou une
simple hande de perkale , ou un ruban de soie d'un blanc mat. On ne fait
point usage de rubans ouvrages en coton. L'année dernière , beaucoup
de chapeaux de paille avoient , à pareille époque , un fond de taffetas ,
qui même empiétoit sur la passe ; cette année- ci , les fonds de taffetas sont
rares , et , quoique très- petits , on les enfonce sous la passe . On taillade
toujours de la paille blanche , pour y introduire des rubáns ; et il y a encore
, quoique la mode date de plusieurs mois , des capotes côtelées eni
rubans . Pour ces capotes , le lilas et le jaune sont les couleurs qui ont le
plus de vogue. Quelques élégantes ont paru sur les boulevards avec des
capotes de taffetas gris , doublées de rose . Les renoncules sont les fleurs
qu'on a nouvellement employées en plus grande quantité. La mode de
ces roses d'Allemagne qui ont la largeur et la forme d'une laitue , n'
pas encore passée . Au lieu de la traînée dé boutons , ce sont maintenant
des coquelicots ou des épis que l'on fait sortir du milieu de la fleur . Nous
n'avons rien dit des épis de maïs , que quelques fleuristes ont tenté , il y
a quinze jours , d'accréditer , et dont la mode n'a pas fait de progrès ; ils
étoient de grosseur naturelle . Les plumes ne sont pas encore tout-à- fait
exclues de la grande parure ; on les porte inclinées de l'une à l'autre
oreille , sur le devant d'une toque à très-petit bord . La plupart des redingotes
de perkale sont unies ; cependant on en brode en coton blanc ; elles
ont de petits revers , et une ceinture en écharpe , brodée : les manches
en sont très- bouffantes du haut. Dans les broderies de couleur , vert et
blanc passent pour être fort à la mode. Lorsqu'au lieu d'un simple feuillage
, ce sont des roses , les feuilles se font en vert et les roses s'exécutent
est
MAI 1806 . 287
en coton rose. Les fichus à grandes pointes croisées et nouées , les colle
rettes et canezous se portent avec des garnitures plissées finement ; il y a
même des pélerines que l'on plisse dans toute leur hauteur .
PARIS.
-L'événement de l'occupation des Bouches du Cattaro
par les Russes , ayant retardé la rentrée de la Grande-Armée ,
les Fêtes du mois de mai se trouvent par- là même différées ,
la présence de la Grande-Armée étant nécessaire pour ces Fêtes.
Nous ne pensons pas que ce retard puisse être de plus de six
(Moniteur. ) semaines.
-
Par décret du 2 mai , S. M. a nommé M. le général de
division Sébastiani , son ambassadeur près la Sublime Porte ,
et M. Lablanche , ancien secrétaire d'ambassade à Vienne
premier secrétaire d'ambassade à Constantinople.
-Un autre décret , en date du même jour , porte que le
grand- chancelier de la Légion-d'Honneur donnera les ordres
nécessaires pour que le château de Chambord , chef- lieu de la
15 cohorte , soit mis en état de recevoir , le 1er
janvier 1807 ,
cent jeunes élèves , filles des membres de la Légion- d'Honneur.
La dépense relative à cet établissement sera prise sur les fonds
de la légion.
-
Un troisième décret ordonne qu'il sera établi à Toulouse
; dans l'ancienne école de médecine de cette ville , des
cours gratuits de médecine et de chirurgie destinés spécialement
à l'instruction des officiers de santé. Six professeurs , au
plus , seront chargés de faire des leçons sur les différentes parties
de l'art de guérir. Ils seront nommés par le ministre
de l'intérieur , sur la présentation du préfet. Outre une inscription
annuelle payable par chaque élève , il sera affecté au
traitement des professeurs une somme qui sera prise sur les
revenus de la ville de Toulouse.
— Un aide-de-camp du roi de Naples a apporté dix dra➡
peaux pris dans les différentes affaires qui ont eu lieu dans le
mois de février, contre l'armée napolitaine. Il a quitté le prince
Joseph le 18 avril , au moment où ce prince venoit d'être
proclamé roi de Naples. Le royaume jouit de la plus grande
tranquillité. Toutes les branches de l'administration prennent
une direction nouvelle et se régénèrent. On réforme , on corrige
, on améliore sans secousses et sans rien détruire . Naples
a reçu une nouvelle vie ; et depuis que le roi a été proclamé,
et que le sort de cette contrée est décidé , le pays a repris du
mouvement, de la gaieté et son aspect naturel.
(Journal officiel. )
A l'audience du 4 mai , à Saint-Cloud , le ministre de la
marine a présenté à S. M. les capitaines de vaisseaux Lucas et
288 MERCURE DE FRANCE ,
l'Infernet , arrivés depuis peu d'Angleterre , où ils étoient
prisonniers. Le capitaine Lucas commandoit le formidable
au combat de Trafalgar ; s'apercevam que le Victory , que
montoit l'amiral Nelson , vouloit aborder le vaisseau amiral ,
et que le Neptune , qui étoit le matelot de l'amiral , se trouvoit
tombé hors de la ligne , il manoeuvra de manière à couvrir
J'amiral. Il porta son beaupré , et aborda le Victory. Son
équipage se disposoit à monter à l'abordage , et déjà la plus
grande confusion étoit à bord du vaisseau ennemi , lorsque
deux autres vaisseaux abordèrent le Formidable. C'est dans
cet abordage que l'amiral Nelson a été tué. Le capitaine l'Infernet
, au signal que fit l'amiral , que chaque vaisseau prît
part à l'action , se porta au milieu de la ligne ennemie , la
combattit vivement ; l'ennemi ne put le forcer à amener son
pavillon , et on vit son vaisseau couler bas. Après une affaire
malheureuse , le récit de pareils traits soulage le coeur , et
l'on aime à reconnoître une conduite et des sentimens français.
S. M. a dit aux capitaines Lucas et l'Infernet « Si tous
mes vaisseaux s'étoient conduits comme ceux que vous com
mandiez , la victoire n'auroit pas été incertaine . Je sais qu'il
en est plusieurs qui ne vous ont pas imité , j'ai ordonné que
des renseignemens fussent recueillis à leur égard. Mais quant à
vous je n'avois pas besoin d'information ; je vous ai nommés
commandans de la Légion d'Honneur ; les capitaines de vaisseaux
qui , au lieu d'aborder l'ennemi , se sont tenus hors de
la portée du canon , seront poursuivis , et s'il y a lieu , il en a
il en sera fait un exemple éclatant . »> Idem. )
to
Le général de division Regnier , est nommé grandofficier
de la Légion-d'Honneur.
-Parmi les 21 prisonniers napolitains détenus au château
de Fenestrelles , se trouve un nommé Bianchi , prévenu de
complicité dans l'horrible attentat du 3 nivose an 8. Il sera
transféré à Paris de brigade en brigade.
CORPS LEGISLATIF.
Séance du 6 mai.
MM. Les conseillers d'état Fourcroy , Beugnot et Bérenger
présentent le projet de loi suivant :
Art. I. Il sera formé , sous le nom d'Université impériale ,
un corps chargé exclusivement de l'enseignement et de l'édu
cation publique dans tout l'Empire.
II. Les membres du corps enseignant contracteront des
obligations, civiles , spéciales et temporaires.
III. L'organisation du corps enseignant sera présentée en
forme de loi au corps législatif à la session de 1810-
( No. CCLII. )
( SAMEDI 17 MAI 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE .
MA PROMENADE CHAMPÊTRE
DU I MAI 1795.
Ja me promenois solitaire
Dans ce vallon délicieux ,
Où , riche de ses dons , sans parure étrangère,
La campagne, aimable et prospère ,
Parle au coeur, enchante les yeux.
Loin de la ville , au lever de l'aurore ,
Je confiois à l'écho de ces lieux
L'heureux retour du mois chéri de Flore
Je le savois ( le coeur a son calendrier,
Que nul décret ne peut faire oublier );
Et je disois : « Toi qu'embellit encore
» Ce premier Mai , l'amour de nos aïeux ,
» O Limagne ! ô fille des cieux ,
» Quel art pourroit valoir ta grace naturelle !
» Sans doute la main immortele ,
» Qui traça des jardins le tableau ravissant ,
» Pour guider son pinceau charmant ,
» Ne voulut que toi pour modèle .
» Site enchanté , romantique jardin ,
» Les Dieux oubliroient dans ton sein
» Les délices de l'éthérée,"
» Si le redoutable Jupin
>> Les bannissoit de l'Empirée.
Mais à ces mote rappelant mes esprits :
T
5 .
cen
290
MERCURE DE FRANCE ,
« Dieux ! m'écriai- je , ah ! si jadis la guerre
» Vous mit au rang des illustres proscrits ,
» Ne quittez plus vos célestes parvis ,
>> Vivez en paix au séjour du tonnerre ;
» Et toi , destin , fatigué de punir,
» Dans tes décrets puisse tu , moins sévère ,
>> Laisser régner sans trouble à l'avenir
>> Les Dieux au ciel , et les rois sur la terre ! »
Alors un profond souvenir
Vint obscurcir mes douces rêveries :
Je ne vis plus ces fleurs , ornement des prairies ,
L'aquilon me parut succéder au zéphir,
Et le cri des hiboux remplacer l'harmonie
Dès oiseaux qui chantoient la saison du plaisir .
Ces mode- tes ruisseaux dispersés dans la plaine ,
Paisibles bienfaiteurs de ce riche domaine
Je crus les voir se réunir,
Et former un torrent , semblab'e 'e en sa furie
Aux flots tumultueux
du Cocyte en courroux.... Triste effet des vapeurs d'une ame encore flétrie ! Mais enfin un bosquet d'aubépine fleurie , S'offrit à mes regards sous un aspect plus doux ; Cet ombrage naissant , qui formoit sa parure , M'invitoit
à goûter un moment de repos. Je m'assieds : mes pensers erroient à l'aventure , Et sembloient
se mêler au murmure des eaux ;
Lorsqu'à demi-caché par un jeune feuillage, Un livre....( On n'eut pas dû l'oublier ; mais aussi Je n'ose en accuser qu'un enfant sans souci , Un écolier sans doute à cervelle légère. )
Quoiqu'il en soit , laissé sur la fougère
Cet objet frappe et fixe mes regards .
« Bien , dis-je alors , il est d'heureux hasards ,
» J'étois trop seule , un livre est compagnie
» Quand il est bon ; ce point là justement
» Devient , dit-on , assez rare à présent ;
>> Mais de mon surt je vais être éclaircie ,
» Voyons un peu………… » Grands Dieux ! que voi -je ici ?
C'est du latin .... O fortune ennemie !
Quoi ! tout latin; ah ! puisqu'il est ainsi ,
Adieu plaisir, adieu douce lecture;
Objet des chants d'un poète romain ,
Jeune héros qu'éprouva le destin ,
Je ne saurai ta fameuse aventure.
Le titre seul de ce livre divin V
M'a déjà mis au bout de mon latin.
O Virgile ! faut- il qu'un tyrannique usage
M'ait ravi le bonheur d'entendre te accens ;
J'eusse aussi bien rempli tous les soins du ménage,
Bien aimé mon époux , élevé mes enfans ;
Mais c'en est fait , il n'est plus temps ,
Déjà trop loin du premier âge ,
Je ne sau: ois donner à ton sublime ouvrage
Que des regrets , voilà tout mon encens ,
LE
MAI 1806 .
Egr
Lors le sommeil s'empara de mes sens ,
Et je crus voir, sur un léger nuage ,
D'un demi- Dieu la ravissante image ,
Qui du berceau doucement s'approchoit ,
« Ah ! m'écriai-je , accueille mon hommage ,
» C'est toi , Virgile , oui, mon coeur te connoît ;
» Fils d'Apollon , apprends- moi ton langage ,
» Que je te lise , et je meurs sans regret . >>
>>
« Quoi ! ( me dit-il avec un doux sourire ) ,
Ne sais-tu pas que j'ai remis ma lyre
A ce mortel , l'honneur de ton pays ?
>> Va , tu formois un desir inutile ,
» Mes vers sont écrits par Delil'è ,
» Et tu les liras embellis . >>
Il dit , et disparut dans la plaine azurée.
J'ouvris les yeux ; le jour me parut plus serein ,
Et je disois , paisible et rassurée :
« O ma patrie ! ô superbe contrée !
» Quand le ciel fit naître en ton sein
» L'illustre héritier de Virgile ,
>> Prodigue alors de ses bienfaits ,
>> Il voulut te rendre à jamais ,
>> Aussi c lèbre que fertile .
» Et toi , qui paroissois de ce riant séjour
» Conserver la douce mémoire ,
>> Hélas ! comment oser le croire
>> Si ton absence est sans retour.
>> Ah ! dans ces lieux charmans où tu reçus le jour,
» Delille , tous les coeurs jouissent de ta gloire ;
>> Viens encore une fois jouir de leur amour . »
Par madame de ***.
ENIGM E.
Nous sommes grand nombre de soeurs ,
Presqué toutes de même taille ,
Flattant également les grands et la canaille ,
Lorsque nous contons des douceurs.
Chacune de nous a son maître ,
Qui cherche à nous faire paroître ,
Et qui voudroit chez lui nous voir à tous momens
Attirer mille gens ,
Sur-tout gens à belle dépense ,
Dans l'avare espérance
Dont ils se sont flatté
D'en tirer de l'utilité.
A ses desirs pourtant nous sommes insensiblės ;
Notre éléva ion read nos défauts visibles ;
Quelques-unes de nous n'ont ni roses ni lis ,
Ce n'est que soucis et qu'épines ;
D'autres font voir dans leur beau coloris
Les graces , les jeux et les ris ;
D'autres sont vieilles et badines .
T 2
292
MERCURE DE FRANCE ,
A l'égard de nos qualités ,
On n'en sauroit compter les inégalités :
L'une est reine , l'autre est sujette ;
L'une est ange , l'autre est guenon;
L'une est princesse , et l'autre peau d'ânon ;
L'une prude , l'autre coquette.
Ainsi tout est mêlé dans ce vaste univers,
Et presque rien ne se ressemble :
Nous sommes souvent sous les fers ,
Toujours hors de chez nous , et jamais deux ensemble.
LOGOGRIPHE.
J'AI différens emplois ;
On me fait servir à la guerre ,
Soit par mer, soit par terre,
Pour venger le courroux des rois.
Tu me vois avec moins d'alarmes,
Décorer l'homme et relever ses armes ;
Mais quittant les honneurs , je suis avec dédain
Travaillé par un vil humain.
Avec sept pieds on me compose :
Si de l'un à l'autre on transpose ,
On trouvera d'abord un mortel couronné ,
De courtisans environné ;
Une ville en héros féconde ;
Ce qui porte un vaisseau de l'un à l'autre monde ;
Deux saints fort connus à Paris ;
Un mot d'Eglise ; un métal de grand prix ;
Un terme négatif; deux notes de musique ;
Le nom d'un habitant d'Afrique ;
Le présent incivil d'un estomac glouton;
Un jeu la moitié d'un tricon ;
D'un livre entier une partie ;
La fin et l'agrément des vers ;
Un air chanté dans les concerts ;
La nymphe en vache convertie ;
Un des sept péchés capitaux ;
Une plante qui très-fort pique;
Une étoffe de soie ; une cour papistique ;
Un animal qui ronge les manteaux ;
Ce que tu dois faire à la chasse ,
Si tu veux remplir ta besace.
Admire mon dernier effort ,
Tu me vois rire en t'annonçant la mort.
CHARADE.
Mon premier, belle Iris , est le temps des amours ;
Avec art mon second flotte sur vos atours ;
Faites , étant mon entier, le bonheur de mes jours.
Par B. , secrétaire de MM . A. et B.
Le mot de l'Enigme du dernier N°. est Amour.
Celui du Logogriphe est Tripotage.
Celui de la Charade est Cor-beau.
MAI 1806 .
2 53
SUR LES CROISADES
QUO
ET LES TURCS..
( II Article. Voyez le N° . précédent. }
UOI QU'IL en soit des motifs et des moyens de
ces expéditions , la Chrétienté sortit par toutes ses
portes , à huit différentes reprises , depuis 1097 jusqu'en
1270 ; et dans les intervalles de ces éruptions ,
le royaume français formé à Jérusalem , le trône de
Constantinople occupé plus d'un demi -siècle par les
Latins , et ces ordres illustres de chevalerie qui , voués
d'abord au soin des malades et à la conduite des
pélerins , finirent par se consacrer à la défense des
lieux saints , entretinrent en Asie une guerre continuelle
qui retarda les approches des Mahometans ,
leur rendit impossible toute entreprise sur l'Europe ,
et donna le temps d'élever d'autres défenses dont
nous parlerons tout- à- l'heure.
les
Les Latins avoient porté leurs passions en Asie ,
et y avoient eu à souffrir de celles des Grecs. Toutes
Ces intentions particulières avortèrent , parce que
Croisades ne s'étoient pas faites pour des vues personnelles
; mais l'intention générale eut un plein succès
un succès dont nous sommes encore les témoins ; et
puisqu'il faut le dire , et proclamer hautement une
des vérités les plus certaines de l'histoire moderne ,
les Croisades sauvèrent l'Europe .
Elles la sauvèrent de ses propres fureurs , en y
éteignant l'ardeur des guerres privées , et sur - tout en
y affermissant le pouvoir des rois contre l'ambition
inquiète de leurs vassaux , qui s'appauvrirent ou périrent
dans ces expéditions lointaines . Elles sauvèrent
l'Europe , et la civilisation avec elle , de la barbarie
3
294 MERCURE DE FRANCE ;
musulmane , en refoulant , pour ainsi dire , sur ellemême
, cette puissance alors dans la crise de son
développement , et la réduisant à se défendre , lors-
4
qu'elle étoit impatiente d'attaquer . Elles ruinèrent
même en Espagne la puissance des Maures , qui ,
selon la remarque de l'abbé Fleury , y ont toujours
décliné depuis les Croisades . Ces expéditions donnèrent
les premières connoissances de l'art de porter au loin ,
de faire subsister et mouvoir de nombreuses armées .
Enfin , elles créèrent , en Europe , la marine qui, plus
que les troupes de terre , l'a défendue du joug des
infidèles. M. Robertson , raisonnant sur les Croisades
dans son introduction à l'histoire de Charles - Quint ,
soutient que l'Europe leur doit les premiers rayons de
lumière et de civilisation ; que ces entreprises y ont
perfectionné , ou plutôt créé les deux fonctions essentielles
de la société : l'administration de la justice par
l'établissement de la vindicte publique , qui fit cesser
les vengeances privées , et l'art militaire de terre et de
mer. Cet écrivain compte encore au nombre des
bienfaits des Croisades , le progrès des sciences et des
arts . Les yeux malades de la haine n'ont pu saisir
l'ordonnance générale d'un si vaste tableau , et ne se
sont fixés que sur des détails ; car la petitesse d'esprit ,
je veux dire l'esprit des petites choses , est le caractère
d'une certaine philosophie . Elle a taxé d'injustice
l'agression des Chrétiens , et elle a passé sous silence
l'invasion des Barbares ; et cependant le célèbre Bacon
pense que les diverses nations sont réciproquement
unies par les lois universelles de l'ordre social , dont l'infraction
, de la part d'une d'entr'elles , peut rendre la
guerre légitime de la part des autres . « Ainsi , dit-il ,
» les hommes qui manquent aux lois civiles , sont
» ramenés à l'ordre par la société. » Et il cite , en
preuve de son opinion , les Turcs , qu'il regarde
comme hors la loi , ex-leges , des nations civilisées .
Aussi bornée dans ses vues que partiale dans ses senMAI
1806.
295
timens , cette philosophie a déploré le mauvais succès
des Croisades , comme si leur objet avoit été de fonder
des principautés à Edesse , à Antioche ou même à
Jérusalem , dont le sol , quelque respectable qu'il
soit aux yeux des Chrétiens par les souvenirs qu'il
rappelle , n'a rien de nécessaire au christianisme . Elle
a calculé le grand nombre d'hommes qui périrent
dans ces expéditions ; mais elle n'a pas vu la conservation
de l'Europe civilisée qui en a été le fruit .
Et tel étoit , sur ce mémorable événement , l'égarement
des idées , que tous les ans un orateur chrẻ-
tien , faisant dans nos temples et en présence des
compagnies littéraires, le panégyrique de Saint-Louis,
demandoit grâce à la philosophie pour la part que
ce prince , grand homme sur le trône et roi jusque
dans les fers , avoit prise aux Croisades ; et peut -être
étoit- il réduit à excuser , devant de beaux esprits ,
ces vertus héroïques qui avoient fait l'admiration des
Barbares.
En un mot , la cause générale des Croisades fut
juste ou plutôt nécessaire , puisqu'elles eurent pour
objet de sauver la Chrétienté de la domination des
Mahométans . L'effet général fut heureux , puisque
l'Europe fut préservée alors de l'invasion de ces
Barbares , et acquit de nouvelles forces pour s'en
préserver dans la suite , ou même les expulser un jour
de son sein. C'est là l'ouvrage de la nature même de
la société , ou plutôt de son auteur ; et il est bon ,
comme elle , dans sa cause , et efficace dans les résultats
: les moyens furent l'ouvrage de l'homme , et ils
furent trop souvent imparfaits et vicieux comme lui .
Cependant les Chrétiens se retiroient de la Palestine
: le goût des Croisades s'étoit ralenti depuis qu'elles
avoient cessé d'être nécessaires. Ici commence un
autre ordre d'événemens , dont il est important d'observer
la suite et de fixer les époques.
En 1291 , les ordres de chevalerie qui faisoient ,
dans la Terre -Sainte , l'arrière-garde des Croisades ,
4
296 MERCURE DE FRANCE ,
après la plus héroïque résistance , évacuèrent Saint-
Jean-d'Acre, dernière place que les Chrétiens eussent
conservée dans la Palestine .
En 1300 , une nouvelle horde de Turcomans venus
originairement de la Tartarie se constitua en état
politique , sous la conduite d'Ottoman qui a donné
son nom à ses successeurs , et même à l'Empire ; et
neuf ans après , en 1309 , les chevaliers hospitaliers
de Saint-Jean de Jérusalem , pour couvrir la retraite
de la Chrétienté , et arrêter la poursuite de l'ennemi ,
s'emparèrent de l'île de Rhodes et s'y fortifièrent.
Mais dans le même temps que l'Empire des Ottomans
s'élevoit en Asie , et menaçoit la Chrétienté
de ses progrès , il se formoit , dans la partie de l'Europe
, la première exposée à ses attaques , cet autre
Empire qui devoit opposer à ses efforts une barrière
insurmontable. En effet , en 1356 , cinquante ans
après la fondation de l'Empire Ottoman en Asie ,
et cent ans avant son établissement en Europe , l'Empire
Germanique placé de ce côté , aux avant- postes
de la Chrétienté , déchiré jusqu'alors par des guerres
intestines , recevoit , dans la bulle d'or , cette forme
alors monarchique , démocratique depuis les troubles
de la réformation ; et la maison d'Autriche jetoit ,
dès - lors , les fondemens de sa puissance , et associoit
ses destinées au sort de la Chrétienté. ( 1 )
Dès que les Turcs se furent formés en corps politique
, l'Empire Grec n'eut d'autres instans de repos
que les trèves qu'il achetoit au poids de l'or. Il touchoit
à sa fin ; cette province rebelle avoit été retran-
(1) L'Autriche et la Russie , placées à la frontière de la
civilisation , ont reçu la puissance , plutôt pour garder et
étendre la Chrétienté , que pour la troubler et l'asservir.
-Ainsi l'on peut croire qu'elles ne feront plus , ni l'une ni l'autre ,
de conquêtes sur les états Chrétiens ; et qu'elles perdroient
plutôt de celles qu'elles ont faites sur la Pologne , dont le rétablissement
est peut-être le dénouement nécessaire de la grande
tragédie qui se joue en Europe.
MAI 1806.
297
chée du grand corps de la république chrétienne, et
livrée, pour un temps , au glaive et à l'oppression . De
nombreux symptômes annonçoient sa dernière heure :
་
Et le plus fâcheux de tous , le petit esprit , dit
>> Montesquieu , étoit parvenu à faire le caractère de
» la nation . » Les violences des factions , l'acharnement
des sectes , la vanité des titres , la fureur des
spectacles y étoient poussés jusqu'à l'extravagance ;
et comme les anciens Grecs menacés par Philippe
avoient défendu , sous peine de mort , de convertir
aux usages de la guerre l'argent destiné pour les
spectacles , les Grecs modernes , pressés par les
Turcs , se passionnoient pour les cochers verts ou
bleus du cirque. Et n'avons-nous pas vu les mêmes
symptômes , les querelles religieuses , les discussions
politiques , le goût effrené du théâtre , de ridicules
disputes sur la musique et le magnétisme , le petit
esprit en un mot , l'esprit des petites choses , occuper
une société qui avoit aussi des Barbares à ses portes ,
ou plutôt dans son sein , et annoncer l'épouvantable
catastrophe qui a dévoré , en peu de jours , l'ouvrage
de tant de siècles ?
Enfin , Mahomet II , l'Alexandre des Turcs , passa
la mer avec une flotte nombreuse ; il fit plus , il passa
la terre avec ses vaisseaux , et les porta , à force de
bras et de machines , dans le port de Constantinople ,
à travers une langue de terre qui le ferme d'un côté ;
et ses malheureux habitans qui croyoient leur port
inaccessible à l'ennemi , virent , au point du jour ,
flotter , au pied de leurs murs , les redoutables pavillons.
Dès-lors toute résistance devint inutile , et elle
n'en fut que plus glorieuse. Constantin Paléologue ,
parvenu au trône à cette époque fatale où une société
ne peut plus être sauvée , même par des vertus , prit
soin de la dignité des derniers momens de l'empire ,
et il se fit tuer sur la brêche. La ville fut emportée
d'assaut , et son immense population livrée , pendant
298 MERCURE DE FRANCE ;
plusieurs jours à d'inexprimables horreurs , de la
part de deux cent mille Barbares , ivres de toutes
les passions et de toutes les fureurs.
L'empire grec , réduit depuis long - temps à sa
capitale , périt tout entier ; mais déjà les vainqueurs
méditoient de nouvelles conquêtes. La Hongrie ,
attaquée deux ans après la prise de Constantinople ,
ne dut son salut qu'à Jean Corvin , connu sous le
nom d'Huniade , général des armées du roi de Hongrie
, et un des plus grands hommes des temps chrétiens
( 1 ) . Le foible empire de Trébisonde fut envahi
en 1462 ; et en 1480 , moins de trente ans après la prise
de Constantinople , les Turcs mirent le siége devant
Rhodes , qui étoit le poste le plus avancé de la Chrétienté.
Cette fois la constante fortune de ces destructeurs
des empires les abandonna ; et il leur fallut
lever honteusement le siége d'une ville défendue par
un petit nombre de chevaliers , réduits à leurs seules
forces et privés de toute communication avec le reste
des Chrétiens .
Vers ce même temps , c'est -à-dire en 1492 , un
autre événement ajoutoit aux forces de la Chrétienté
, et lui permettoit de les diriger toutes contre
les Mahometans. Les Musulmans d'Afrique étoient
chasses d'Espagne autre événement mémorable de
l'histoire moderne , et dont des écrivains prévenus
ou passionnés ont fait aussi un lieu commun de déclamations
.
L'expulsion des Maures hors de l'Espagne a été
jugée par des considérations prises de la morale privée ;
et elle auroit dû l'être , comme tous les événemens
politiques , par des motifs tirés de la morale publiil
ne
( 1 ) Il étoit Vaivode de Transilvanie. Au lit de mort ,
voulut pas permettre , par respect , qu'on lui portât les derniers
secours de la religion dans ses appartemens , et il se fit
lui-même porter à l'église . Son fils , Mathias Corvin , autre
héros et très - instruit , fut roi de Hongrie et de Bohême
marquis de Moravie et duc de Silésie.
MAI 1806 . 299
que. Cette mesure n'étoit pas injuste en soi , pas plus
que ne le seroit aujourd'hui l'expulsion des Turcs
hors de la Grèce , par les Chrétiens , ou l'expulsion
des nègres hors de Saint- Domingue , par les Français ,
même après mille ans de possession ; parce que la
barbarie ne prescrit pas la possession de la terre contre
la civilisation . Elle étoit utile à l'Espagne en particu
lier , où elle faisoit cesser la tyrannie d'une religion
absurde et de moeurs barbares ; et cet avantage est d'une
autre importance aux yeux d'une saine politique ,
que le commerce ou les arts , ou même que la population
. Enfin , l'expulsion des Maures étoit utile ou
plutôt nécessaire à l'Europe ; car si les Musulmans
d'Afrique eussent encore occupé l'Espagne , dans le
même temps que ceux d'Asie envahissoient la Grèce
et pénétroient en Hongrie , la Chrétienté attaquée
à la fois aux deux extrémités , et même dans son
centre et en Italie , par leurs flottes nombreuses ,
auroit infailliblement succombé ; et cette belle partie
du monde , riche aujourd'hui de tous les monumens
de la civilisation , seroit au même état que la Grèce
moderne , ou le voyageur en aperçoit à peine
quelques vestiges. Les progrès des Espagnols sur les
Maures furent encore l'ouvrage des Croisades . De tous
les pays Chrétiens on se croisoit contre les Maures
d'Espagne ; et la bulle de la Crusada , publiée encore
annuellement dans ce royaume , est le dernier monument
qui dépose de ces mémorables entreprises , par
lesquelles les enfans rentroient dans l'héritage que
leurs pères avoient été forcés de céder au vainqueur
et dont ils n'avoient cessé de revendiquer la posses
sion.
Ce fut pour éloigner jusqu'à la possibilité d'une
nouvelle invasion de la part des Maures , dans un
temps où tout l'Islamisme étoit en mouvement , que
le cardinal Ximenès , un des premiers hommes d'Etat
qu'il y ait eu en Europe , persuadé qu'on ne peut
défendre un pays , comme une forteresse , que par
300 MERCURE DE FRANCE ,
des ouvrages avancés , porta à ses frais la guerre en
Afrique , et s'empara sur la côté opposée à l'Espagne ,
de places fortes ou présides , qu'il fit fortifier à ses
dépens .
Il n'y avoit pas un moment à perdre pour mettre
Ja Chrétienté en état de résister , et elle alloit être
attaquée par toutes les forces de l'Empire Ottoman ,
dirigées par Soliman II , le plus grand homme de
cette monarchie , même par ses vertus . A peine il étoit
sur le trône , et déjà en 1521 il s'emparoit de Bel→
grade , et de Rhodes en 1522. Il soumettoit la
Hongrie en 1526 ; et en 1529 , il mettoit le siége
devant Vienne , tandis que ses flottes ravageoient
l'Italie, et que ses lieutenans menaçoient la Perse.
Les chevaliers de Rhodes , forcés d'abandonner
leur ile après la plus courageuse défense , s'étoient
repliés sur Malte , d'où ils couvroient de plus près les
côtes de l'Italie : et telle fut l'activité de leur zèle et
la promptitude de leurs efforts , que ce rocher qu'ils
occupèrent en 1530 , se trouva par leurs soins , trentecinq
ans après , en état de braver toutes les forces de
J'Empire Ottoman , dans ce siége mémorable, qui est
un des plus beaux faits d'armes de l'histoire moderne.
Lorsqu'on observe à cette époque la marche des
événemens , et cette disposition des choses qui , à de
nouveaux efforts de la part des infidèles , oppose , de
part des Chrétiens , de nouvelles défenses , on croit
voir un ingénieur habile défendre pied - à - pied le
terrain, et arrêter l'ennemi à chaque pas , en élevant
sans cesse de nouveaux ouvrages à la place de ceux
qui ont été emportés.
Ja
Mais ce que le seizième siècle offrit de plus extraor
dinaire , fut la prodigieuse puissance de la maison
d'Autriche. L'occident de l'Europe avoit été , un
moment , réuni sous Charlemagne , dont la volonté
éclairée et l'action puissante étoient nécessaires pour
constituer l'Europe chrétienne . Au seizième siècle ,
lorsqu'il fut nécessaire de la conserver , les parties de
MAI 1806. 301
l'Europe qui étoient exposées à l'invasion des Turcs ,
furent soumises à une seule maison , qui réunit la
Hongrie , la Bohême à l'Allemagne , à l'Espagne , à
l'Italie et aux Pays- Bas. Un nouveau monde tout
entier vint accroître cette énorme puissance ; et
ajoutant ainsi la plus grande force d'opinion à une
très-grande force réelle , fit , un moment , de la
monarchie autrichienne , le plus vaste empire que le
soleil ait éclairé ; et pour surcroît de bonheur , il fut
gouverné par un prince profondément habile dans
Kart de diriger les hommes et les affaires.
Ainsi , le sceptre de l'Europe a été , sous Charle
magne , dans les mains de la France ; sous Charles-
Quint , dans celles de l'Autriche , et toujours pour de
grands motifs de fondation ou de conservation de
la société. Ce n'est pas , sans doute , pour de moindres
desseins que la France aujourd'hui s'en est ressaisie
le temps les révélera un jour ; mais peut-être
l'unité religieuse , ce seul grand besoin de la société
européenne , sortira-t -elle tôt ou tard de cette unité
politique .
Cette direction extraordinaire d'événemens pré➡
serva l'Europe des derniers malheurs. Les Mahométans
, de quelque côté qu'ils attaquassent , trouvoient
sur tous les points , des armées allemandes , et dans
tous les parages des flottes espagnoles et Italiennes.
Ils trouvoient, en Hongrie , les Chrétiens sur la défensive
; ils en étoient eux-mêmes attaqués en Afrique ;
ils les trouvèrent sur- tout à Lépante en 1571 , dans
le plus furieux combat de mer qui se soit jamais livré.
Cette journée glorieuse pour les Chrétiens, fut l'époque
de la décadence des Turcs . Elle leur coûta plus que
des hommes et des vaisseaux , dont la perte se
répare aisément ils y perdirent cette puissance
d'opinion qui fait la principale force d'un peuple
conquérant ; puissance qu'il acquiert une fois , et
qu'il ne recouvre jamais.
La bataille de Lépante se donna non loin des mêmes
302 MERCURE DE FRANCE ;
lieux où s'étoit livré le combat d'Actium ; et peut-être
décida-t - elle encore une fois des destinées du monde .
J.-J. Rousseau , qui nie qu'il y ait jamais eu d'armée
chrétienne , n'avoit pas lu , sans doute , ce que les
historiens racontent de l'impression que fit sur les
troupes chrétiennes , la vue de l'étendard sacré que
don Juan d'Autriche arbora , le jour du combat , sur
le vaisseau amiral , aux premiers rayons du soleil , et
que toute l'armée salua par des acclamations , présage
assuré de la victoire. C'est à la Chrétienté toute
entière , qu'il a été dit : Tu vaincras par ce signe.
Par ce signe , elle avoit contenu les infidèles en Asie ;
par ce signe encore , elle en triompha en Europe , et
la journée de Lépante fut comme la clôture des
Croisades.
Il faut le dire à la honte de la France : les fleurs
de lis , qui dans toutes les guerres contre les infidèles
avoient paru les premières parmi les étendards chrétiens
, et qu'en 1396 les Turcs avoient enlevées à
Nicopoli , au prix de tant de sang français , les fleurs
de lis ne parurent pas à Lépante , où les plus petites
républiques d'Italie avoient envoyé leurs vaisseaux .
Les descendans de Saint-Louis étoient alors frères
d'armes des successeurs de Mahomet. Depuis que
François Ier , entraîné par les illusions de sa vanité
avoit méconnu les intérêts de son pays , et , voulu se
faire nommer empereur d'Allemagne , tout avoit été
perdu , et même l'honneur. Non cet honneur de
l'homme qui consiste à se battre avec courage ,
qu'on retrouve dans l'homme sauvage , même à un
plus haut degré que dans l'homme civilisé , mais cet
honneur des gouvernemens , et dont ils ne sont pas
assez jaloux , qui consiste à n'être pas forcé , même
par les derniers revers , à des démarches honteuses ( 1 ) .
(1) C'est ce que les alliés proposoient à Louis XIV , lorsqu'ils
vouloient qu'il les aidât lui- même à détrôner son petitfils
; et la conduite de François Ier lui-même , pour se tirer de
MAI 1806 : 303
Il étoit peu digne assurément du Roi très - Chrétien ,
lorsque l'Europe résistoit à peine aux efforts des Barbares
, et que leurs armées emmenoient en esclavage
des milliers de Chrétiens , de les appeler au sein de la
Chrétienté , et de joindre ses armes aux leurs
comme au siége de Nice , en 1543 , que le duc
d'Enghien assiégeoit par terre , et que Barberousse ,
amiral des Turcs , bloquoit par mer ; car il faut remarquer
qu'à cette époque , toutes les guerres contre
les Turcs , moins occupés alors d'étendre leur
empire que leur croyance , étoient des guerres religieuses
, des guerres de la Chrétienté contre l'Islamisme
; et qu'aujourd'hui qu'elles n'étoient plus ,
depuis long-temps , que des guerres politiques , une
alliance avec eux n'avoit ni les mêmes dangers pour
la Chrétienté , ni le même scandale . Cette conduite
de François Ier étoit de la politique de ressentiment ,
qui , avec la politique d'amour , tout aussi funeste
et plus foible , gouverna , sous son règne , presque
toutes les affaires . Cette alliance avec les Turcs fut
l'objet des plus violentes déclamations de la part des
ennemis de la France ( 1 ) , et elle donna à la maison
d'Autriche , dans l'opinion de l'Europe , une supériorité
de considération qui , heureusement pour
la France , étoit affoiblie par le scandale de la prise
de Rome , et des violences exercées sur le Pape par
les généraux de Charles - Quint.
Henri IV et Louis XIV , qui avoient dans la tête et
dans le coeur quelque chose de l'esprit des Croisades ,
la prison de Madrid , ne fut pas exempte d'artifice et de duplicité.
Ce fut encore une démarche honteuse que l'ordre donné
par le gouvernement français , d'après ses conventions avec
l'Angleterre , d'arrêter à Paris le prétendant , et de le conduire
hors de France. Les conditions déshonorantes sont presque
toujours le salut de celui qui les rejette , et quelquefois la
perte de celui qui les propose .
( 1 ) On frappa des médailles où on lisoit ces mots : Nicea a
Turcis et Gallis obsessa , anno 1543 .
300 MERCURE DE FRANCE ,
des ouvrages avancés , porta à ses frais la guerre en
Afrique , et s'empara sur la côté opposée à l'Espagne ,
de places fortes ou présides , qu'il fit fortifier à ses
dépens.
Il n'y avoit pas un moment à perdre pour mettre
la Chrétienté en état de résister , et elle alloit être
attaquée par toutes les forces de l'Empire Ottoman ,
dirigées par Soliman II , le plus grand homme de
cette monarchie , même par ses vertus. A peine il étoit
sur le trône , et déjà en 1521 il s'emparoit de Bel→
grade , et de Rhodes en 1522. Il soumettoit la
Hongrie en 1526 ; et en 1529 , il mettoit le siégé
devant Vienne , tandis que ses flottes ravageoient
l'Italie , et que ses lieutenans menaçoient la Perse.
Les chevaliers de Rhodes , forcés d'abandonner
leur ile après la plus courageuse défense , s'étoient
repliés sur Malte , d'où ils couvroient de plus près les
côtes de l'Italie ; et telle fut l'activité de leur zèle et
la promptitude de leurs efforts , que ce rocher qu'ils
occupèrent en 1530 , se trouva par leurs soins , trentecinq
ans après , en état de braver toutes les forces de
J'Empire Ottoman , dans ce siége mémorable, qui est
un des plus beaux faits d'armes de l'histoire moderne.
Lorsqu'on observe à cette époque la marche des
événemens , et cette disposition des choses qui , à de
nouveaux efforts de la part des infidèles , oppose , de
Ja part des Chrétiens , de nouvelles défenses , on croit
voir un ingénieur habile défendre pied - à - pied le
terrain, et arrêter l'ennemi à chaque pas , en élevant
sans cesse de nouveaux ouvrages à la place de ceux
qui ont été emportés.
Mais ce que le seizième siècle offrit de plus extraordinaire
, fut la prodigieuse puissance de la maison
d'Autriche. L'occident de l'Europe avoit été , un
moment , réuni sous Charlemagne , dont la volonté
éclairée et l'action puissante étoient nécessaires pour
constituer l'Europe chrétienne. Au seizième siècle ,
lorsqu'il fut nécessaire de la conserver , les parties de
MAI 1806. 301
l'Europe qui étoient exposées à l'invasion des Turcs ,
furent soumises à une seule maison , qui réunit la
Hongrie , la Bohême à l'Allemagne , à l'Espagne , à
l'Italie et aux Pays- Bas . Un nouveau monde tout
entier vint accroître cette énorme puissance ; et
ajoutant ainsi la plus grande force d'opinion à une
très-grande force réelle , fit , un moment , de la
monarchie autrichienne , le plus vaste empire que
le
soleil ait éclairé ; et pour surcroît de bonheur , il fut
gouverné par un prince profondément habile dans
Lart de diriger les hommes et les affaires.
Ainsi , le sceptre de l'Europe a été , sous Charle
magne , dans les mains de la France ; sous Charles-
Quint , dans celles de l'Autriche , et toujours pour de
grands motifs de fondation ou de conservation de
la société. Ce n'est pas , sans doute , pour de moindres
desseins que la France aujourd'hui s'en est ressaisie
; le temps les révélera un jour ; mais peut- être
l'unité religieuse , ce seul grand besoin de la société
européenne , sortira-t -elle tôt ou tard de cette unité
politique .
Cette direction extraordinaire d'événemens préserva
l'Europe des derniers malheurs . Les Mahométans
, de quelque côté qu'ils attaquassent , trouvoient
sur tous les points , des armées allemandes , et dans
tous les parages des flottes espagnoles et Italiennes.
Ils trouvoient , en Hongrie , les Chrétiens sur la défensive
; ils en étoient eux-mêmes attaqués en Afrique ;
ils les trouvèrent sur-tout à Lépante en 1571 , dans
le plus furieux combat de mer qui se soit jamais livré.
Cette journée glorieuse pour les Chrétiens, fut l'époque
de la décadence des Turcs . Elle leur coûta plus que
des hommes et des vaisseaux , dont la perte se
répare aisément ils y perdirent cette puissance
d'opinion qui fait la principale force d'un peuple
conquérant ; puissance qu'il acquiert une fois , et
qu'il ne recouvre jamais.
La bataille de Lépante se donna non loin des mêmes
302 MERCURE DE FRANCE ;
lieux où s'étoit livré le combat d'Actium ; et peut- être
décida -t -elle encore une fois des destinées du monde .
J.-J. Rousseau , qui nie qu'il y ait jamais eu d'armée
chrétienne , n'avoit pas lu , sans doute , ce que les
historiens racontent de l'impression que fit sur les
troupes chrétiennes , la vue de l'étendard sacré que
don Juan d'Autriche arbora , le jour du combat , sur
le vaisseau amiral , aux premiers rayons du soleil , et
que toute l'armée salua par des acclamations , présage
assuré de la victoire . C'est à la Chrétienté toute
entière , qu'il a été dit : Tu vaincras par ce signe:
Par ce signe, elle avoit contenu les infidèles en Asie ;
par ce signe encore , elle en triompha en Europe , et
la journée de Lépante fut comme la clôture des
Croisades.
Il faut le dire à la honte de la France : les fleurs
de lis , qui dans toutes les guerres contre les infidèles
avoient paru les premières parmi les étendards chrétiens
, et qu'en 1396 les Turcs avoient enlevées à
Nicopoli , au prix de tant de sang français , les fleurs
de lis ne parurent pas à Lépante , où les plus petites
républiques d'Italie avoient envoyé leurs vaisseaux .
Les descendans de Saint-Louis étoient alors frères
d'armes des successeurs de Mahomet. Depuis que
François Ier , entraîné par les illusions de sa vanité ,
avoit méconnu les intérêts de son pays , et voulu se
faire nommer empereur d'Allemagne , tout avoit été
perdu , et même l'honneur. Non cet honneur de
l'homme qui consiste à se battre avec courage
et
qu'on retrouve dans l'homme sauvage , même à un
plus haut degré que dans l'homme civilisé , mais cet
honneur des gouvernemens , et dont ils ne sont pas
assez jaloux , qui consiste à n'être pas forcé , même
par les derniers revers , à des démarches honteuses ( 1 ) .
4
(1 ) C'est ce que les alliés proposoient à Louis XIV , lors
qu'ils vouloient qu'il les aidât lui-même à détrôner son petitfils
; et la conduite de François Ier lui-même , pour se tirer de
MAI 1806: 303
Il étoit peu digne assurément du Roi très- Chrétien
lorsque l'Europe résistoit à peine aux efforts des Barbares
, et que leurs armées emmenoient en esclavage
des milliers de Chrétiens , de les appeler au sein de la
Chrétienté , et de joindre ses armes aux leurs ,
comme au siége de Nice , en 1543 , que le duc
d'Enghien assiégeoit par terre , et que Barberousse ,
amiral des Turcs , bloquoit par mer ; car il faut remarquer
qu'à cette époque , toutes les guerres contre
les Turcs , moins occupés alors d'étendre leur
empire que leur croyance , étoient des guerres religieuses
, des guerres de la Chrétienté contre l'Islamisme
; et qu'aujourd'hui qu'elles n'étoient plus
depuis long- temps , que des guerres politiques , une
alliance avec eux n'avoit ni les mêmes dangers pour
la Chrétienté , ni le même scandale . Cette conduite
de François Ier étoit de la politique de ressentiment ,
qui , avec la politique d'amour , tout aussi funeste
et plus foible , gouverna , sous son règne , presque
toutes les affaires . Cette alliance avec les Turcs fut
l'objet des plus violentes déclamations de la part des
ennemis de la France ( 1 ) , et elle donna à la maison
d'Autriche , dans l'opinion de l'Europe , une supériorité
de considération qui , heureusement pour
la France , étoit affoiblie par le scandale de la prise
de Rome , et des violences exercées sur le Pape par
les généraux de Charles - Quint.
Henri IV et Louis XIV , qui avoient dans la tête et
dans le coeur quelque chose de l'esprit des Croisades ,
que
la prison de Madrid , ne fut pas exempte d'artifice et de duplicité.
Ce fut encore une démarche honteuse l'ordre donné
par le gouvernement français , d'après ses conventions avec
l'Angleterre , d'arrêter à Paris le prétendant , et de le conduire
hors de France. Les conditions déshonorantes sont presque
toujours le salut de celui qui les rejette , et quelquefois la
perte de celui qui les propose .
( 1 ) On frappa des médailles où on lisoit ces mots : Nicea a
Turcis et Gallis obsessa , anno 1543.
304 MERCURE DE FRANCE ,
réparèrent la faute de François Ier . Henri IV permit
au duc de Mercoeur d'emmener en Hongrie quelques
compagnies de gens de guerre au secours de l'empereur.
Louis XIV y envoya l'élite de sa noblesse , sous
les ordres du comte de Coligny ; et l'on sait la part
qu'eurent les Français à la défaite des Turcs , au
combat de Saint-Gothard.
Cependant le Lutheranisme avoit commencé en
Allemagne , au fort de la guerre contre les Turcs
et dès sa naissance , il s'étoit montré d'intelligence
avec les ennemis du nom Chrétien : il ne faut pas en
être surpris. C'est de part et d'autre , une religion sans
sacrifice ( 1 ) , un vrai déisme , absurde et grossier chez
les asiatiques, subtil et poli chez les européens . Lefanatisme
des uns ressemble beaucoup à la prédestination
rigide des autres ; et le divorce permis par Luther ,
( qui même fut jusqu'à permettre la bigamie ) , ne
diffère pas , dans son principe , de la polygamie consacrée
par la loi de Mahomet . C'est à cette identité
de principes , autant peut- être qu'à l'envie de susciter
des embarras à la maison d'Autriche , qu'il faut attribuer
l'avis de Luther , qui ne vouloit pas qu'on résistât
à la volonté de Dieu , qui daignoit nous visiter par les
Turcs. Encore dans l'autre siècle , en 1683 , au temps
du dernier siége de Vienne par les Turcs , le fameux
Jurieu << trouvoit beaucoup d'apparence à ce que les
» conquêtes des Turcs n'eussent été poussées si loin
» en Europe , que pour leur donner le
moyen de
» servir , avec les Réformés , au grand oeuvre de
Dieu , » qui est , selon Jurieu , la ruine de l'empire
papal . Enfin , lorsqu'en 1685 il eut vu la levée
du siége de Vienne et la révocation de l'édit de
>>
(1 ) « Il faut avouer , dit Leibnitz , que les Sociniens ( sortis
» de la réformation ) , ressemblent beaucoup aux Mahometans.
» Je me souviens d'avoir lu dans Comenius , qu'un seigneur
» Turc ayant entendu ce que lui disoit un Socinien , s'étonna
» qu'il ne se fit point circoncire. »
Nantes
J.
»).
MAI 1806 .
cen
305
Nantes ,
persistant à faire cause
commune avec les
Turcs : « Je regarde , dit - il , cette année
comme
critique en cette affaire. Dicu n'y a abaissé les
»
réformés et les Turcs , que pour les relever en
» même temps , et en faire les
instrumens de sa ven-
» geance contre l'empire papal.
Prédiction remarquable
assurément après ce que nous avons vu
dans les
guerres de notre
révolution , des secours
donnés au Pape par les Anglais , et même par les
Turcs.
>>
Enfin , la
puissance
ottomane a passé
comme un
torrent. Son dernier effort a été , en 1683 , le siége de
Vienne , que les Turcs
assiégèrent avec une armée
de deux cent mille
hommes , et qui fut
délivrée par
Sobiesky , roi de
Pologne ( 1 ) , de ce même pays ,
qu'un siècle plus tard ,
l'Autriche devoit
asservir et
partager.
Depuis cette époque , les Turcs ,
presque
toujours
battus par les armées
impériales , ont perdu , contre,
(1 ) Le camp des Turcs fut forcé par les
Chrétiens ; et à l'instant
qu'ils y entroient , ils
trouvèrent un grand nombre de
petits enfans que les Turcs avoient eus pendant leur séjour.
en
Hongrie , et qu'ils
abandonnoient à la merci du
vainqueur.
Le spectacle de ces
innocentes
victimes désarma le soldat.
L'archevêque de Vienne se rendit au camp , et
recueillit ces
malheureux
orphelins. C'est dans des traits
semblables , qu'il
faut admirer
l'influence du
christianisme sur un peuple. Le
sort le plus doux qui attende les enfans chrétiens enlevés
les Turcs , est un dur
esclavage , souvent
l'outrage et la
mutilation.
---
par.
A l'instant que Sobiesky montoit à cheval pour aller secourir
Vienne , la reine , qui étoit française du nom de
Darquien ,'
l'embrassa en
pleurant , et tenant dans ses bras le plus jeune
de ses enfans : « Qu'avez -vous à pleurer ,
madame , lui dit le
>> roi?
Je pleure , dit-elle , de ce que cet enfant n'est pas en
>> état de vous suivre
comme les autres . » Cette
sublime de la reine , et qui
déguisoit si
noblement le véritable réponse
sujet de ses larmes , eût été beaucoup plus connue , si elle eût
été faite par une femme grecque ou
romaine.
V
306 MERCURE DE FRANCE ;
l'Autriche , de leurs anciennes conquêtes , et voient
de nouveaux ennemis aux portes de leur Empire.
Nous avons vu ce que la Chrétienté a eu à souffrir
ou à craindre des Turcs . Nous allons examiner
ce que les Turcs , à leur tour , ont à redouter des
nations chrétiennes.
DE BONALD.
( La suite au prochain numéro. )
L'IMAGINATION , poëme en huit chants , par Jacques
Delille (1 ) .
On s'est assez généralement accordé depuis quelque temps
à condamner l'abus que plusieurs écrivains ont fait des descriptions
, en donnant de longs poëmes formés tout entiers
de pièces de rapport sans aucune liaison nécessaire entre
elles , et par conséquent destitués de toute espèce d'intérêt
de composition. Cette opinion paroît fondée sur l'expérience ,
et il seroit peut- être aussi difficile de la combattre par le
raisonnement que par les exemples ; mais comme il est rare
qu'on ne se trouve pas bientôt à l'étroit dans les bornes du
vrai , la critique ne s'est pas toujours contentée de condamner
les poëmes purement descriptifs : plus d'une fois elle a voulu
proscrire tous ceux où , sans se livrer au récit d'une action ,
sans placer des personnages passionnés dans une situation dramatique
, l'auteur se borne à embellir des couleurs poétiques la
philosophie et la morale . On pourroit répondre à une opinion
aussi exagérée , en faisant souvenir que les premiers philosophes
et les premiers législateurs furent des poètes ; que les premiers
vers furent consacrés à graver dans la mémoire des peuples les
principes fondamentaux de la société , et même à décrire les
( 1 ) Deux vol . in- 18 . Prix : 7 fr . , et 9 fr . par la poste . Idem , in - 8°.
Prix : 12 fr. , et 15 fr par la poste.
A Paris , chez Giguet et Michaud , rue des Bons-Enfans , nº 6 ; et chez
le Normant , libraire , rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , n° 17.
MAI 1806. 307
grands phénomènes de la physique et de l'astronomie . Mais ,
* sans nous engager dans une dissertation savante sur la nature
et l'origine de la poésie , qu'il suffise de rappeler ici le Poëme
de Lucrèce , l'Essai sur l'Homme de Pope , les Epîtres morales
de Boileau , et beaucoup d'autres ouvrages de ce genre , que les
critiques n'ont pas sûrement prétendu vouer à l'oubli . A l'appui
de cet argument , qui paroît péremptoire , on pourra désormais
ajouter le Poëme de l'Imagination.
Si jamais un sujet parut propre à la fois à intéresser les
regards de la raison , et à inspirer le génie d'un poète , c'est
sans doute l'Imagination : par la grande influence qu'elle
exerce continuellement sur l'ame , sur les passions , sur toutes
les facultés intellectuelles , elle est digne de toute l'attention du
philosophe , tandis que les grands et mobiles tableaux qu'elle
nous retrace sans cesse , appellent les plus riches couleurs de
la poésie. A ce double titre , c'est à M. Delille plus qu'à aucun
autre poète qu'il appartenoit de la chanter. Son talent reconnu
pour faire naître sur un sol ingrat les plus brillantes fleurs , le
rendoit propre à faire parler en beaux vers la métaphysique
la plus abstraite ; la souplesse et la fécondité de sa propre imagination
, le mettoit en état de prendre tous les tons , de déployer
toutes les couleurs qu'exigeoit un si vaste sujet. Exposer
la nature de l'Imagination , et la manière dont elle modifie
tous nos sentimens et toutes nos passions ; peindre l'intérêt
qu'elle communique à toutes les scènes de la nature , à tous les
objets qui frappent nos sens ; montrer ce que lui doivent les
beaux- arts ; nous apprendre à régler ses écarts , et à faire tourner
son activité au profit de la morale et du bonheur ; enfin, retracer
l'usage qu'en ont fait , chez les peuples anciens et modernes , la
politique et la religion , tel est l'objet des chants de M. Delille.
On ne doutera pas , d'après ce simple exposé , qu'ils ne puissent
intéresser autant par le fond des choses , que par les beautés
de détails , qui partout y ont été semées d'une main prodigue.
Ce n'est pas , toutefois , qu'un pareil sujet ne présente , par sa
fécondité même , un inconvénient grave. Il est trop étendu
et trop vague , pour que les limites en soient bien exactement
fixées. Le plus bel attribut de l'Imagination étant de
.
1
V 2
308 MERCURE DE FRANCE ,
un
s'élancer à son gré au-delà même de l'univers , comment déter
miner où son empire commence et finit ? De là , la difficulte
presque insurmontable de bien lier entr'elles les différentes par→
ties d'un poëme consacré à chanter son pouvoir, et de montrer
de loin au lecteur un but unique où l'on se propose de le conduire
: M. Delille a prévu cette objection , et il a essayé d'y
répondre en s'appuyant de l'exemple de Lucrèce , qui afait,
dit-il , un poëme sur la Nature des Choses, c'est-à-dire , sum le
monde entier et tout ce qu'il renferme. Il est aisé de voir
qu'il y a ici une équivoque ; Lucrèce n'a pas intitulé son
poëme , la Nature. C'eût été mettre toute une Encyclopédie
en vers ; et de son temps , les poètes n'étoient ni assez féconds ,
ni assez sûrs de leur génie pour avoir l'idée d'une entreprise
aussi gigantesque. Il a voulu seulement exposer en vers ,
système philosophique sur la nature des étres , sur l'origine
et la formation de l'univers : tout le monde sent qu'un pareil
sujet est circonscrit dans des bornes très- déterminées. Qu'on
se rappelle les poëmes didactiques et philosophiques les plus
célèbres , et l'on verra que , comme celui de Lucrèce , ils ont
tous un but simple et facile à saisir. Virgile a donné les preceptes
de l'agriculture , Boileau ceux de l'art poétique. Pope
a voulu prouver que le mal physique et moral tient à l'ordre
général de l'univers , et que par conséquent chaque chose dans
le monde est aussi bien qu'elle peut être. Il seroit plus difficile
de trouver dans le poëme de l'Imagination , une idée principale
à laquelle se réunissent toutes les différentes parties
qui le composent. Il n'y a peut-être pas d'objet dans la nature
qu'il ne soit possible de rattacher plus ou moins à ce sujet :
il y en a peu qui y soient nécessairement liés. On ne peut donc
jamais regarder un pareil ouvrage comme absolument complet
: tandis qu'un censeur demandera à M. Delille , pourquoi
il a fait entrer dans son poëme tel objet qu'il regardera comme
y étant étranger , un autre lui reprochera d'avoir oublié tel
autre objet qui, selon lui , devoit en former une des parties les
plus essentielles .
Faut-il conclure de cet inconvénient inévitable , et qui
tient à la nature même de la chose , que l'auteur devoit
MAI 1806.
Зод
renoncer à traiter un sujet si fécond , si séduisant , si eminemment
poétique ? Je suis loin de le penser . Au défaut de l'unité
d'objet , le poëme de l'Imagination présente au plus haut dégré
la variété , si propre à dédommager de l'intérêt d'ensemble
qu'il ne peut avoir. Au lieu de s'attacher à la lettre de la loi ,
qu'on en pénètre l'esprit : on reconnoîtra que cette unité si
essentielle dans le poëme épique et dramatique , si désirable
dans le poëme philosophique et moral , n'est recommandée
par les maîtres de l'art , que comme un moyen puissant d'attacher
et de plaire. Il seroit donc bien injuste de condamner
un ouvrage qui arriveroit au même but par un chemin moins
direct ; et c'est ici le cas de se rappeler les vers de Boileau , qui
n'a laissé à tous ceux qui écrivent après lui sur l'art poétique
d'autre mérite que celui de le bien commenter :
Quelquefois dans sa course un esprit vigoureux ,
Trop resserré par l'art , sort des règles prescrites ,
Et de l'art même apprend à franchir les limites.
Supposons que l'on vît paroître aujourd'hui pour la première
fois le poëme de l'Arioste , ou les Métamorphoses
d'Ovide , de cet Ovide si ingénieux et si brillant , qui semble
avoir un rapport assez marqué avec M. Delille , soit par la
richesse et la variété de ses peintures , soit aussi par cette imagination
féconde qui jette les fleurs à pleines mains , et qui
quelquefois ne peut se résoudre à supprimer des ornemens
plus éblouissans que solides : la foule des critiques ne seroit
pas embarrassée de prouver que ces poëmes ne sont pas conformes
aux règles de l'art ; et se gardant bien de parler de toutes
les beautés qu'ils renferment , elle concluroit sans hésiter que
l'opinion publique doit se hâter de les condamner à l'oubli .
Mais que diroit le petit nombre des censeurs justes et éclairés ,
dont le seul amour de l'art dicte toutes les observations ? Après
avoir rendu hommage aux beautés sans nombre , qui assurent
à ces deux chefs-d'oeuvre une renommée immortelle , ils ajouteroient
peut-être qu'on les admireroit encore davantage , si au
charme des détails , ils joignoient la régularité du plan , qui
distribue ces détails dans le plus bel ordre , et qui leur communique
un plus vif intérêt.
3
310 MERCURE DE FRANCE ;
Mais si en y regardant de plus près , ils croyoient voir que
cette démarche pleine d'aisance et de grace , que cette
prodigieuse variété de mouvemens , seroit incompatible
avec l'attitude plus sévère et plus concertée d'une épopée
régulière , ils se borneroient à conclure que ces deux chefsd'oeuvre
sont des ouvrages à part qui ne doivent pas être
imités , parce que les imitations ne manqueroient pas d'ore
encore plus irrégulières que les modèles , et resteroient à une
grande distance des beautés sans nombre qui les font excuser.
C'est aussi , à mon avis , ce qu'une critique juste , quoique
sévère , pourra dire sur le genre et la marche générale du
poëme de l'Imagination.
aperçu
Il paroît que M. Delille , en composant , s'est plus d'une
fois de ce défaut de liaison entre les différentes parties
de son ouvrage , puisqu'il avoue que ce qui lui a coûté le
plus dans son travail , c'est de ne pas abuser de la richesse
poétique du sujet. On voit en effet , dans le cours du poëme ,
qu'il est souvent occupé à circonscrire ce sujet , à introduire
une espèce d'ordre dans toutes ces richesses qui s'offrent sous
sa main , et à poser d'avance des limites où il s'efforce de se
renfermer. Il faut ajouter que souvent il y réussit , et qu'il
s'arrête avec beaucoup de bonheur au moment même où il
alloit les franchir. En voici un exemple qui m'a frappé. Le
poète vient de peindre les divers sentimens qui agitoient un
père de famille , pendant le long voyage qui l'éloignoit de sa
femme et de ses enfans. Il complète cette peinture touchante
en les ramenant voir ces objets chéris que son imagination n'a
cessé de lui retracer pendant son exil et il termine par
ces vers :
2
On aborde : d'un saut il a touché la rive ;
Le coeur tout palpitant , il aborde , il arrive ,
Avec ce vif besoin que donne un long desir.
Mais ce n'est pas à moi d'exprimer son plaisir :
L'Imagination , dont je peins la puissance ,
Aime à chanter l'espoir , et non la jouissance .
Il étoit impossible de finir plus à propos. En effet , l'Imagi
nation cesse d'agir du moment où se réalisent toutes les jouis
MAI 1800. 311
sances qu'elle se plaisoit à promettre. La nature du sujet vouloit
donc que M. Delille s'arrêtât en même temps qu'elle . Le
goût ne l'exigeoit pas moins. Un bonheur sans mélange , de
même qu'un caractère trop parfait , ne peut fournir à la poésie
que des peintures froides et inanimées. L'un et l'autre sont , en
quelque sorte , presqu'étrangers à l'homme , et par conséquent
peu propres à l'intéresser.
Il seroit à desirer que M. Delille se fut toujours ainsi
imposé la loi de rester le plus exactement possible , dans un
sujet déjà trop étendu . Malheureusement , il ne peut consentir
à se refuser de beaux détails , lors même qu'ils ne tiennent à
l'Imagination que par un fil presqu'imperceptible. Quelquefois
même il va jusqu'à attribuer à une cause , des effets qui
lui sont absolument étrangers. Par exemple , veut-il caractériser
l'impression vive que les objets font sur nous par leur
nouveauté ? il ne s'éloigne pas d'abord de son sujet. En effet ,
c'est à l'Imagination que la nouveauté doit tout son empire ;
et c'est sans doute parce que celle des Français est très -mobile ,
chez eux la mode est à la fois si variable et si religieusement
respectée. Qu'il dise que cette folle passion pour tout
ce qui est nouveau , n'a que trop contribué à les dégoûter
des lois et des institutions auxquelles ils avoient dû si longtemps
la gloire et le bonheur , et à dénaturer tout-à- coup leur
caractère et leurs moeurs , on applaudira encore à la justesse
de cette observation , et sur-tout à ces vers qui rappellent les
folles innovations qui se succédoient si rapidement il y a
quelques années :
que
Le temps qui change tout ,
Se voit changé lui-même ; et notre vieille année ,
Avec ses mois nouveaux , marche tout étonnée .
O mes concitoyens , dites-moi de quel nom
Se nomment aujourd'hui ma ville , mon canton ?
Dans un pays nouveau chaque jour je m'éveille :
Le lendemain insulte aux travaux de la veille .
Mais n'est- ce pas supposer à l'amour de la nouveauté beaucoup
trop d'empire , que de lui attribuer le pouvoir précaire
que possédèrent successivement à cette déplorable époque
tous les partis qui ensanglantoient la France ? L'orgueil , l'ava-
4
313 MERCURE DE FRANCE,
"
la
rice , l'ambition , la vengeance , armoient tous ces tyrans les
uns contre les autres, La haine qu'on portoit au vaincu ,
crainte qu'inspiroit le vainqueur , étoient les seuls liens qui
attachoient à son char un peuple consterné ; et l'on sait trop
que c'étoit sur la terreur et sur les échafauds , et non sur
l'amour de la nouveauté qu'il fondoit son einpire d'un
moment.
1 Dans le cinquième chant , le poète , après avoir exposé tout
ce que les beaux-arts doivent à l'Imagination , lui fait encore .
honneur des découvertes de Newton , et de tous les progrès les
plus étonnans des sciences exactes. Il est évident qu'il confond
ici à plaisir l'Invention avec l'Imagination. On emploie
souvent ces mots l'un pour l'autre dans le langage ordinaire ;
mais dans un poëme consacré à chanter la seconde de ces
facultés , il falloit s'arrêter à la signification précise du mot
qui la désigne, L'Invention et l'Imagination sont toutes deux
nécessaires aux beaux-arts ; la première leur donne les
matériaux qu'ils mettent en oeuvre , la seconde les embellit et
les colore ; l'Invention seule préside aux sciences, L'Imagination
, habile à prêter à l'erreur les traits de la vérité , loin
d'inspirer le savant , n'est propre qu'à l'égarer dans de faux
systèmes qu'elle a l'art de parer et de rendre séduisans. Les
images dangereuses qu'elle fait souvent passer sous nos yeux ,
les passions dont elle entretient et ranime l'activité , troubleroient
le calme de la méditation et de l'étude , Voilà pourquoi
on a depuis long- temps accusé les sciences exactes d'être
ennemies de l'Imagination , et pourquoi presque tous les
grands géomètres se sont montrés insensibles aux beautés les
plus séduisantes des arts qu'elle affectionne et qu'elle inspire .
Ce n'est donc point à elle que les hautes sciences doivent
rendre graces de leurs découvertes ; et si dans l'ouvrage
de M. Delille il falloit leur consacrer quelques vers , ce devoit
être uniquement pour les exhorter à se méfier de ses prestiges .
On ne citeroit pas dans tout le poëme une autre digression
aussi éloignée du sujet que celle- ci . Mais on en trouveroit
beaucoup d'autres qui n'étant pas plus nécessaires , ne sont là
que pour faire briller le rare talent du poète , et ont dû augMAI
1806. 313
menter beaucoup la prodigieuse difficulté qu'il y avoit à lier
entr'elles tant de parties étrangères les unes aux autres.
M. Delille y a réussi souvent ; il étoit impossible qu'il y réussît
toujours. On trouvera donc dans son ouvrage des transitions
pénibles et traînantes , et un plus grand nombre qui sembleront
au contraire brusques et forcées. C'est un défaut qu'on
a déjà reproché à ses autres poëmes , et il tient à sa manière
de travailler. Tous ceux qui savent apprécier le mérite d'un si
grand poète , remarquent avec peine en lisant ses ouvrages ,
qu'il en a bien moins soigné l'ensemble que les détails. Certain
de faire toujours oublier l'irrégularité de ses plans par les
beautés qu'il y sème avec profusion , il soigne avec complaisance
chaque épisode , chaque description particulière ; et
lorsqu'il veut ensuite réunir toutes ces fleurs si brillantes , il
arrive nécessairement que le fil se rompt quelquefois entre
ses mains. En effet , l'art des transitions ne consiste qu'à rendre
sensible par les mots le lien secret qui doit embrasser les
diverses pensées d'un ouvrage . Si ce lien est brisé , comment
trouvera-t-on des transitions heureuses pour exprimer des
rapports qui n'existent pas ? Que le plan d'un ouvrage soit
parfaitement régulier ; que ses différentes masses soient distribuées
dans l'ordre le plus naturel et le plus vrai , et les transitions
se présenteront presque d'elles -mêmes. Je sais que
Boileau a dit quelque part : « Cet ouvrage me tue par la
››› variété des transitions , qui sont , à mon sens , ce qu'il y a de
>> plus difficile dans la poésie. » Mais il est à remarquer qu'il
parle de sa Satire des Femmes , ouvrage qui , tout admirable
qu'il est , a le défaut d'être composé d'une suite de portraits
qui n'ont aucune liaison nécessaire entr'eux.
Voilà bien des critiques sur un poëme pour lequel j'avois
exprimé d'abord une véritable admiration ; mais aussi je crois
en avoir dit tout le mal qu'il étoit possible d'en dire , et je
n'en finirois pas maintenant , si je voulois donner une idée des
beautés de toute espèce dont les détails surabondent . Il faut
pourtant , en faveur de ceux de nos lecteurs qui ne connoissent
pas encore ce bel ouvrage orner cet article de
quelques citations propres à leur inspirer le desir de le lire en
"
310 MERCURE DE FRANCE ;
Mais si en y regardant de plus près , ils croyoient voir que
cette démarche pleine d'aisance et de grace , que cette
prodigieuse variété de mouvemens , seroit incompatible
avec l'attitude plus sévère et plus concertée d'une épopée
régulière , ils se borneroient à conclure que ces deux chefsd'oeuvre
sont des ouvrages à part qui ne doivent pas être
imités , parce que les imitations ne manqueroient pas d'enre
encore plus irrégulières que les modèles , et resteroient à une
grande distance des beautés sans nombre qui les font excuser.
C'est aussi , à mon avis , ce qu'une critique juste , quoique
sévère , pourra dire sur le genre et la marche générale du
poëme de l'Imagination.
Il paroît que M. Delille , en composant , s'est plus d'une
fois aperçu de ce défaut de liaison entre les différentes parties
de son ouvrage , puisqu'il avoue que ce qui lui a coûté le
plus dans son travail , c'est de ne pas abuser de la richesse
poétique du sujet. On voit en effet , dans le cours du poëme ,
qu'il est souvent occupé à circonscrire ce sujet , à introduire
une espèce d'ordre dans toutes ces richesses qui s'offrent sous
sa main , et à poser d'avance des limites où il s'efforce de se
renfermer. Il faut ajouter que souvent il y réussit , et qu'il
s'arrête avec beaucoup de bonheur au moment même où il
alloit les franchir. En voici un exemple qui m'a frappé. Le
poète vient de peindre les divers sentimens qui agitoient un
père de famille , pendant le long voyage qui l'éloignoit de sa
femme et de ses enfans. Il complète cette peinture touchante
en les ramenant voir ces objets chéris que son imagination n'a
cessé de lui retracer pendant son exil et il termine par
ces vers :
On aborde : d'un sout il a touché la rive ;
Le coeur tout palpitant , il aborde , il arrive ,
Avec ce vif besoin que donne un long desir .
Mais ce n'est pas à moi d'exprimer son plaisir :
L'Imagination , dont je peins la puissance ,
Aire à chanter l'espoir , et non la jouissance .
Il étoit impossible de finir plus à propos. En effet , l'Imagination
cesse d'agir du moment où se réalisent toutes les jouis
MAI 1800 311
sances qu'elle se plaisoit à promettre. La nature du sujet vou-*
loit donc que M. Delille s'arrêtât en même temps qu'elle. Le
goût ne l'exigeoit pas moins. Un bonheur sans mélange , de
même qu'un caractère trop parfait , ne peut fournir à la poésie
que des peintures froides et inanimées. L'un et l'autre sont , en
quelque sorte , presqu'étrangers à l'homme , et par conséquent
peu propres à l'intéresser .
Il seroit à desirer que M. Delille se fut toujours ainsi
imposé la loi de rester le plus exactement possible , dans un
sujet déjà trop étendu . Malheureusement , il ne peut consentir
à se refuser de beaux détails , lors même qu'ils ne tiennent à
l'Imagination que par un fil presqu'imperceptible. Quelquefois
même il va jusqu'à attribuer à une cause , des effets qui.
lui sont absolument étrangers. Par exemple , veut-il caractériser
l'impression vive que les objets font sur nous par leur
nouveauté ? il ne s'éloigne pas d'abord de son sujet. En effet ,
c'est à l'Imagination que la nouveauté doit tout son empire ;
et c'est sans doute parce que celle des Français est très -mobile ,
que chez eux la mode est à la fois si variable et si religieusement
respectée. Qu'il dise que cette folle passion pour tout
ce qui est nouveau , n'a que trop contribué à les dégoûter
des lois et des institutions auxquelles ils avoient dû si longtemps
la gloire et le bonheur , et à dénaturer tout - à - coup leur
caractère et leurs moeurs , on applaudira encore à la justesse
de cette observation , et sur-tout à ces vers qui rappellent les
folles innovations qui se succédoient si rapidement il y a
quelques années :
Le temps qui change tout ,
Se voit changé lui-même ; et notre vieille année ,
Avec ses mois nouveaux , marche tout étonnée .
O mes concitoyens , dites-moi de quel nom
Se nomment aujourd'hui ma ville , mon canton ?
Dans un pays nouveau chaque jour je m'éveille :
Le lendemain insulte aux travaux de la veille .
Mais n'est-ce pas supposer à l'amour de la nouveauté beaucoup
trop d'empire , que de lui attribuer le pouvoir précaire
que possédèrent successivement à cette déplorable époque
tous les partis qui ensanglantoient la France ? L'orgueil , l'ava312
MERCURE DE FRANCE,
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rice , l'ambition , la vengeance , armoient tous ces tyrans les
uns contre les autres, La haine qu'on portoit au vaincu , la
crainte qu'inspiroit le vainqueur , étoient les seuls liens qui
attachoient à son char un peuple consterné ; et l'on sait trop
que c'étoit sur la terreur et sur les échafauds , et non sur
l'amour de la nouveauté qu'il fondoit son einpire d'un
moment.
Dans le cinquième chant , le poète , après avoir exposé tout
ce que les beaux -arts doivent à l'Imagination , lui fait encore
honneur des découvertes de Newton , et de tous les progrès les
plus étonnans des sciences exactes . Il est évident qu'il confond
ici à plaisir l'Invention avec l'Imagination, On emploie
souvent ces mots l'un pour l'autre dans le langage ordinaire ;
mais dans un poëme consacré à chanter la seconde de ces
facultés , il falloit s'arrêter à la signification précise du mot
qui la désigne, L'Invention et l'Imagination sont toutes deux
nécessaires aux beaux-arts ; la première leur donne les
matériaux qu'ils mettent en oeuvre , la seconde les embellit et
les colore ; l'Invention seule préside aux sciences, L'Imagination
, habile à prêter à l'erreur les traits de la vérité , loin
d'inspirer le savant , n'est propre qu'à l'égarer dans de faux
systèmes qu'elle a l'art de parer et de rendre séduisans, Les
images dangereuses qu'elle fait souvent passer sous nos yeux ,
les passions dont elle entretient et ranime l'activité , troubleroient
le calme de la méditation et de l'étude , Voilà pourquoi
on a depuis long-temps accusé les sciences exactes d'être
ennemies de l'Imagination , et pourquoi presque tous les
grands géomètres se sont montrés insensibles aux beautés les
plus séduisantes des arts qu'elle affectionne et qu'elle inspire.
Ce n'est donc point à elle que les hautes sciences doivent
rendre graces de leurs découvertes ; et si dans l'ouvrage
de M. Delille il falloit leur consacrer quelques vers , ce devoit
être uniquement pour les exhorter à se méfier de ses prestiges .
On ne citeroit pas dans tout le poëme une autre digression
aussi éloignée du sujet que celle- ci. Mais on en trouveroit
beaucoup d'autres qui n'étant pas plus nécessaires , ne sont là
que pour faire briller le rare talent du poète , et ont dû augMAI
1806. 313
Ny
menter beaucoup la prodigieuse difficulté qu'il y avoit à lier
entr'elles tant de parties étrangères les unes aux autres.
M. Delille y a réussi souvent ; il étoit impossible qu'il y réussît
toujours. On trouvera donc dans son ouvrage des transitions
pénibles et traînantes , et un plus grand nombre qui sembleront
au contraire brusques et forcées. C'est un défaut qu'on
a déjà reproché à ses autres poëmes , et il tient à sa manière
de travailler. Tous ceux qui savent apprécier le mérite d'un si
grand poète , remarquent avec peine en lisant ses ouvrages
qu'il en a bien moins soigné l'ensemble que les détails. Certain
de faire toujours oublier l'irrégularité de ses plans par les
beautés qu'il y sème avec profusion , il soigne avec complaisance
chaque épisode , chaque description particulière ; et
lorsqu'il veut ensuite réunir toutes ces fleurs si brillantes , il
arrive nécessairement que le fil se rompt quelquefois entre
ses mains . En effet , l'art des transitions ne consiste qu'à rendre
sensible par les mots le lien secret qui doit embrasser les
diverses pensées d'un ouvrage . Si ce lien est brisé , comment
trouvera-t-on des transitions heureuses pour exprimer des
rapports qui n'existent pas ? Que le plan d'un ouvrage soit
parfaitement régulier ; que ses différentes masses soient distribuées
dans l'ordre le plus naturel et le plus vrai , et les transitions
se présenteront presque d'elles-mêmes. Je sais que
Boileau a dit quelque part : « Cet ouvrage me tue par la
>>> variété des transitions , qui sont , à mon sens , ce qu'il y a de
>> plus difficile dans la poésie. » Mais il est à remarquer qu'il
parle de sa Satire des Femmes , ouvrage qui , tout admirable
qu'il est , a le défaut d'être composé d'une suite de portraits
qui n'ont aucune liaison nécessaire entr'eux.
Voilà bien des critiques sur un poëme pour lequel j'avois
exprimé d'abord une véritable admiration ; mais aussi je crois
en avoir dit tout le mal qu'il étoit possible d'en dire , et je
n'en finirois pas maintenant , si je voulois donner une idée des
beautés de toute espèce dont les détails surabondent. Il faut
pourtant , en faveur de ceux de nos lecteurs qui ne connoissent
pas encore ce bel ouvrage , orner cet article de
quelques citations propres à leur inspirer le desir de le lire en
314 MERCURE DE FRANCE ;
entier. Je vais donc leur en mettre sous les yeux quelques
fraginens, en les prévenant que je les choisis comme très- beaux ,
mais non pas comme les plus beaux du poëme ; car il renferme
un si grand nombre de morceaux d'un ordre supérieur , qu'il
seroit réellement très-difficile d'assigner des préférences.
Il n'est personne qui n'ait eu lieu de remarquer comment
nos idées se touchent entr'elles , s'éveillent les unes les autres ,
et quelle route immense nos rêveries ont souvent parcourue en
un moment. Une observation si curieuse ne devoit pas
échapper au chantre de l'Imagination ; voici les vers qu'elle
lui a dictés :
Je
songe å
Seul , et désoccupé , j'erre dans un jardin ,
Une rose à mes yeux se présente soudain :
Je rêve à cette fleur ; de sa coupe vermeille
Je songe que les sucs alimentent l'abeille ;
Elle en pétrit son miel , en bâtit son palais ;
Une reine y commande , et le gouverne en paix.
ces grands noms de roi , de république ;
Je compare , j'oppose à l'essaim monarchique
Ces fourmis qui , sans arts , sans palais élégans ,
Habitent dans un antre et vivent en brigands.
Quelques états pourtant , avec l'indépendance ,
Unirent quelquefois les arts et l'abondance ,
Me dis -je ; mais des moeurs l'inflexible fierté,
Et ces fougueux débats chers à la liberté ,
Enfantent trop souvent les discordes civiles ,
Ensang'antent les champs et dépeuplent les villes.
Moi , je suis pour un chef ; son pouvoir est plus dous:
Mais ce pouvoir heureux n'appartient - il qu'à nous?
Je tourne vers les cieux ma course vagabonde ;
Là mon oeil voit errer le grand flambeau du monde ;
D'un éclat emprunté brillant autour de lui ,
Les astres de sa cour lui prêtent leur appui.
De là je redescends sur cette pauvre terre ,
Et dis à tous ces fous qui se livrent la guerre
Pour des systèmes vains et de plus vains projets :
« La royauté n'est pas le malheur des sujets ;
» Elle préside au ciel comme aux lieux où nous sommes,
« Et gouverne à la fois les astres et les hommes . »
Ainsi l'esprit voyage ; ainsi rêvant tout bas ,
J'arrive d'une fleur au destin des Etats:
>
MAI 1806. 515
Tant chaque idée entraîne une suite nombreuse!
Voyez ces longs canaux , retraite ténébreuse
Des esprits sulfureux qui , prêts à s'allumer ,
N'attendent que la main qui va les emflammer :
De cet amas dormant de nitre et de biturne ,
Qu'une étincelle approche , un fu soudain s'allume ;
Il court de tubé en tube , erre de tous côtés ,
Fait éclore , en passant , mille objets enchantés ;
C'est un fleuve de feu , c'est un dragon superbe ;
Ici tourne un soleil , là s'élance une g rbe ;
Des astres inconnus peuplent le firmament :
Une étincelle a fait ce vaste embrasement !
J'oserois reprendre un seul vers dans ce charmant morceau ;
c'est celui - ci : Mais ce pouvoir heureux n'appartient- il qu'à
nous? L'expression en est vague , et il ne se lie pas assez clairement
avec ce qui précède et ce qui suit. La comparaison
du feu d'artifice est au-dessus de tout éloge. Elle est aussi ingénieuse
qu'exacte et parfaitement rendue dans tous ses détails.
Dans le cinquième chant , le poète caractérise le beau idéal
par une heureuse fiction :
Il est entre la terre et la voûte des cieux ,
Un sanctuaire auguste où le maître des dieux
A déposé les plans de ses vastes ouvrages ,
Des mondes qu'il médite , immortelles images.
L'Imagination , avec une clef d'or ,
Scule a le droit d'ouvrir ce céleste trésor .
C'est là que , sur un trône éclatant de lumière ,
Réside le beauté dans sa source première ;
Non point avec ces traits , foibles , décolorés ,
Que lui prêtent ici nos sens dégénérés ,
Que le temps affoiblit , que l'ignorance altère ,
Ou qu'enfin dénature un mélange adultère ;
Mais vierge , mais gardant toute sa pureté ,
Et toute empreinte encor de la Divinité.
C'est peu de louer ici la beauté des vers ; il faut admirer
encore cette belle allégorie du sanctuaire où Dieu a déposé
le plan de ses ouvrages , et que l'Imagination
a le droit d'ouvrir.
Cette conception vraiment Homérique n'appartient ni à
l'esprit, ni au talent ; c'est le génie seul qui l'a trouvée.
316 MERCURE DE FRANCE .
On va voir maintenant comment M. Delille sait colorez
les tableaux qu'il présente à l'imagination du lecteur :
• Au pied d'un arbre , où d'une lampe sombre
La livide clarté luit et tremble dans l'ombre ,
Tout bas , dans un sinistre et lugubre appareil ,
Le meurtre vient tenir son horrible conseil .
Encor teinte de sang , cette horde cruelle
Vient de se partager sa conquête nouvelle.
Prêts à servir leur rage , autour d'eux sont épars
Les tubes meurtriers , les glaives , les poignards ,
Et le levier robuste , et l'échelle perfide
Qui doit favoriser leur approche homicide.
Ils consultent ; leur coeur tressaille au moindre vent
Qui fait frémir près d'eux le feuillage mouvant.
J'écoute leurs projets de sang et de ruine :
Leur parole menace et leur geste assassine .
Quel mortel proscrira le conseil redouté ?
La victime est choisie , et l'arrêt est porté.
I's partent. Dieu ! sauvez le père de famille ,
Şes enfans adorés , sa jeune et tendre fille ,
Que mon ami sur- tout se dérobe à leurs yeux ,
Et ne se trouve pas sur leur passage affreux !
Comme la terreur respire dans cette peinture , et que ce
mouvement sur-tout est admirable ! Dieux ! sauvez le père
defamille ....! Que mon ami sur-tout se dérobe à leursyeux !
Le poète voit les brigands , il entend leurs cruels desseins , il
est effrayé de l'image qu'il vient de tracer lui -même : pareil
au sculpteur de la fable , qui trembloit devant le Jupiter que
son ciseau venoit d'animer. Quand on sait entrer ainsi dans la
situation qu'on a créée soi-même , on est digne d'être le poète
de l'Imagination.
C'est sur-tout ce grand talent de peindre qui fait le charme
des vers de M. Delille . On n'en finiroit pas s'il falloit seulement
citer tous les tableaux sombres , gracieux , terribles ,
magnifiques , et toujours attachans , qui se succèdent les uns
aux autres. A tout moment ce sont des observations fines et
délicates , des expressions frappantes de vérité. Le lecteur
étonné reconnoît dans ces peintures des émotions qu'il a
éprouvées vingt fois , et dont il n'avoit jamais songé à se renMAI
1806. 317
dre compte. C'est encore une chose prodigieuse que la facilité
avec laquelle le poète prend les tons les plus opposés. Là , son
style a toute la pompe , toute l'élévation de l'ode ou de l'épo
pée : ici il cause familièrement avec son lecteur ; et c'est avec
tant de facilité et de grace , qu'on diroit que les vers sont sa
langue naturelle .
pas
Toutefois , quelque remarquables que soient les morceaux
que nous venons de citer , il faut convenir qu'ils ne doivent
étonner dans un ouvrage de M. Delille. Mais un genre de
beautés qu'on ne s'attendoit peut- être pas à y trouver , ce sont
des épisodes épiques où le coeur est ému par les situations les
plus pathétiques ou les plus terribles. Les autres poëmes de
l'auteur n'offroient rien dans ce genre , et la critique avoit
profité de cette circonstance pour lui refuser le génie qui crée
des scènes dramatiques et passionnées , et la sensibilité vive et
profonde qui fait verser des larmes. Les épisodes du poëme de
l'Imagination répondront à cette assertion , et feront regretter,
que l'auteur n'ait pas orné ses premières productions d'un
genre de beautés supérieur , auquel il sait atteindre quand il
veut. Je ne parle pas ici de l'épisode qui termine le premier
chant. Quoiqu'il offre de beaux vers , il inspire peu d'intérêt ,
et sur-tout il a le grand défaut de n'avoir aucun rapport ni
avec l'Imagination , ni même avec ce qui le précède . Pour
toutes ces raisons , j'oserois conseiller à l'auteur de le supprimer
dans les éditions suivantes. Il n'en est pas ainsi de celui
qui termine le poëme. C'est l'histoire d'une jeune Espagnole ,
qui , coupable d'un parricide , traîne en tous lieux ses remords
et son désespoir, jusqu'au moment où un vénérable pasteur
reçoit l'aveu de son crime , et lui apprend que son repentir
peut encore lui en obtenir le pardon. J'entrerois dans de
plus grands détails sur ce morceau touchant , si je ne me
proposois pas de parler de deux autres épisodes que je lui crois
encore supérieurs.
L'un termine le second chant. Le poète l'a fondé sur une
anecdote connue , qui entroit parfaitement dans son sujet ; il
y a ajouté les plus heureux développemens , et il en a fait un
vrai chef- d'oeuvre de sensibilité et de grace. Je vais citer de
318 MERCURE DE FRANCE ;
préférence les vers propres à justifier cet éloge. Voici comme
il peint une de ces pieuses soeurs que la religion appelle dans
les hospices , pour les y consacrer au service des malades :
Dans ses traits ingénus respiroit la candeur ;
Son front se coloroit d'une aimable pudeur ;
Tout en elle étoit calme ; un sentiment modeste
Régloit son air , sa voix , sa parole , son geste ;
Ses yeux d'où sa pensée à peine osoit sortir ,
N'exprimoient rien encore , et faisoient tout sentir.
On eût dit qu'en secret sa douce indifférence
D'un ascendant suprême attendoit la puissance :
Tel ce chef-d'oeuvre heureux de l'amour et des arts ,
La jeune Galatée , enchantoit les regards ,
Lorsqu'essayant la vie et son ame naissante ,
N'étant déjà plus marbre et pas encore amante
Entr'ouvrant par degrés ses paupières au jour ,
Pour achever de vivre elle attendoit l'amour.
"
Ce n'est point un commentaire qui apprend à sentir le
charme d'un pareil portrait. Tout ce qu'on peut faire remarquer
,
c'est que
les traits qui le composent sont aussi nouveaux
qu'enchanteurs. Un jeune homme , appelé Volnis , d'une naissance
distinguée , mais loin de tout secours , est recueilli mourant
dans l'hospice . Les soins d'Azélie ( c'est le nom que le
poète donne à la jeune soeur ) , le rappellent à la vie. Il devient
éperdument amoureux de sa bienfaitrice ; il l'épouse , et
l'emmène dans une terre dont il est possesseur. Rien de plus
riant que le tableau de sa convalescence ; rien de plus passionné
que les discours qu'il tient à Azélie :
Les beaux jours renaissoient , la terre étoit plus belle ;
Le fortuné Volnis s'embellissoit comme elle ,
Et goûtoit , retiré dans un riant séjour ,
Le repos , la santé , le printemps et l'amour .
Que renaître au printemps est un charme suprême !
Mascombien les beaux jours sont plus beaux quand on aime !
Tous deux savoient jouir de ces charmes touchans :
Le véritable amour se plaît toujours aux champs .
Vois -tu , disoit Volnis , ces fleurs , cette verdure ?
Du ruisseau libre enfin entends- tu le murmure ?
Tout renaît au printemps , tout se ranime ; et moi ,
Dans mes beaux jours , hélas ! j'étois flétri sans toi ,
MAI 1806. 319
Cependant Azélie tombe bientôt après dans une maladie de
langueur ; elle dépérit de jour en jour ; et malgré les soins de
son époux ,
Des ames la plus belle
S'exhala doucement de ce corps digne d'elle :
Comme au gré d'un feu pur s'exhale vers les cieux
D'un beau vaşe d'albâtre un parfum précieux .
La raison du malheureux Volnis s'égare ; il croit toujours
voir celle qu'il a perdu ; rien ne peut lui ôter cette illusion ,
et l'amitié s'efforce en vain de l'en distraire , lorsqu'enfin un
hasard singulier donne l'espérance d'adoucir ses malheurs :
Une jeune beauté d'une grace accomplie ,
( Dieux ! comment pûtes- vous faire une autre Azélie ? )
De celle qui n'est plus intéressant portrait ,
De cet objet charmant rappeloit chaque trait .
C'étoit son doux maintien , son aimable indolence ,
Le charme de sa voix , celui de son silence ;
On croyoit voir son air , son visage , ses yeux :
Deux gouttes de rosée ou du nectar des dieux ,
Deux matins du printemps , deux des plus fraîches roses ,
Sur une même tige , à la même heure écloses ,
Se ressembleroient moins .
"
Quelle grace
touchante
dans ces derniers
vers ! Et qui eût cru
que la poésie
pût ainsi embellir
une manière
de parler
triviale
pour exprimer
la ressemblance
exacte
de deux objets ?
Je bornerai
là mes citations
. Tout le monde
conçoit
la fin
de l'histoire
. La vue de ce nouvel
objet ne peut tromper
le
malheureux
jeune homme. Il compare
un moment
ce qu'il
voit à ce qu'il croit voir , et il s'écrie : « Elles sont deux ! »>
L'autre
épisode
dont il me reste à parler termine
le quatrième
chant , l'un des plus beaux du poëme. La scène se passe
dans les catacombes
de Rome. Un jeune artiste pressé du desir
de tout connoître
, veut y descendre
. Un flambeau
d'une
main , un fil de l'autre
, il se confie à ces voûtes souterraines
.
Bientôt
des vases , des débris
d'antiquité
frappent
sa vue et
l'attirent
dans un réduit écarté. Il les saisit , il veut poursuivre
sa route ; il a perdu le fil qui le guidoit
. La terreur
le trouble
,
il cherche
, il s'éloigne
, il revient , il s'égare
encore
davan320
MERCURE DE FRANCE ,
táge. Dix heures se sont passées depuis qu'il est errant dans ces
lieux d'effroi. Le flambeau qui le guide ne jette plus qu'un
reste de clarté ; il se ranime un moment : enfin il s'éteint pour
toujours. Pour peindre la situation où se trouve alors cet
infortuné , M. Delille invoque le Dante :
•
O toi , qui d'Ugolin traças l'affreux tableau ,
Terrible Dante , viens , prête -moi ton pinceau ,
Prête-moi tes couleurs ; peins dans ces noirs dédales ,
Dans la profonde horreur des ombres sépulcrales ,
Ce malheureux qui compte un siècle par instant ,
Seul ... ah ! les malheureux ne sont pas seuls long-temps .
L'Imagination , de fantômes funèbres
Peuple leur solitude et remplit leurs ténébres .
L'infortuné déjà voit cent spectres hideux ,
Le délire brûlant , le désespoir affreux ,
La mort....
... non cette mort qui plaît à la victoire ,
Qui vole avec la foudre et qui pare la gloire ,
Mais lente , mais horrible , et traînant par la main.
La faim qui se déchire et se ronge le sein .
Son sang , à ces pensers s'arrête dans ses veines.
Et quels regrets touchans viennent aigrir ses peines ?
Ses parens , ses amis , qu'il ne reverra plus!
Et ces nobles travaux qu'il laissa suspendus ;
Ces travaux qui devoient illustrer sa mémoire ,
Qui donnoient le bonheur et promettoient la gloire !
Et celle dont l'amour , celle dont le souris
Fut son plus doux éloge et son plus digne prix !
Quelques pleurs , de ses yeux , coulent à cette image ,
Versés par le regret et séchés par la rage .
Cependant il espère ; il pense quelquefois
Entrevoir des clartés , distinguer une voix .
Il regarde , il écoute . Hélas ! dans l'ombre immense ,
Il ne voit que la nuit , n'entend que le silence .
Rien de plus énergique que ce dernier vers ; il rappelle les
ténèbres visibles de Milton. Comme il étoit connu avant la
publication du poëme , plusieurs personnes l'avoient déjà
condamné comme étant d'une excessive hardiesse , et j'avoue
que moi-même je n'étois pas éloigné de cet avis. Je pense différemment
depuis que je le vois à sa place ; et il me paroît
inspiré par la situation. Je suis persuadé qu'on se rangera
sette opinion , si on lit ce morceau devant quelqu'un à qui il
soit
MAI 1806. 3ax
SEINE
soit tout-à-fait inconnu , et qui n'ait pas la prétention de A
peser les mots et les syllabes . On verra qu'il demeura appe
de la vérité de cette effrayante peinture ; mais que on detre
choqué du trait qui la termine , il ne remarquera seulement
pas l'étonnante hardiesse de l'expression. Une pareille épreuve
Cen
me paroît décisive en faveur des alliances de motsinusites
Il faut pour que le goût les approuve , qu'elles soient
neces
saires : elle doivent sur-tout être si artistement entourées, que
leurnouveauté échappe aux lecteurs peuaccoutumés à réfléchir
sur les secrets du style. Ceux qui se plaisent à forger des
expressions singulières , à les jeter au hasard dans leurs vers ,
quand l'expression simple se présente d'elle-même pour
rendre leur pensée , deviennent burlesques au lieu d'être
énergiques. Cette remarque s'appliqueroit à merveille à plus
d'un poète fameux qui se croiroit trivial s'il parloit la langue
de Racine , et qui à force de génie est devenu barbare.
Le poète continue ; il peint le jeune infortuné près d'expirer
dans les convulsions du désespoir :
Son coeur tumultueux roule de rêve en rêve ;
Il se lève , il retombe et soudain se relève ,
Se traîne quelquefois sur de vieux ossemens ,
De la mort qu'il veut fuir horribles monumens !
Quand tout-à-coup son pied trouve un leger obstacle :
Il y porte la main. O surprise ! ô miracle !
Il sent , il reconnoît le fil qu'il a perdu !
Et de joie et d'espoir il tressaille éperdu .
Ce fil libérateur , il le baise , il l'adore ,
Il s'en as ure ; il craint qu'il ne s'échappe encore.
On a remarqué cette expression , il l'adore . Elle seroit ridi
culement outrée partout ailleurs ; elle n'en est que plus belle
où elle est placée .
Il veut le suivre , il veut revoir l'éclat du jour .
Je ne sais quel instinct l'arrête en ce séjour .
A l'abri du danger , son ame encor tremblante
Veut jouir de ces lieux et de son épouvante.
A leur aspect lugubre il éprouve en son coeur
Un plaisir agité d'un reste de terreur .
Il n'est personne qui ne soit frappé de la vérité du sentiment
exprimé dans ces vers. Il est si naturel , que chacun
X
322 MERCURE
DE FRANCE
,
pense d'abord que s'il avoit eu à peindre cette situation , il ne
l'auroit pas laissé échapper tant le vrai beau est toujours
simple. Il n'appartient qu'au génie de le trouver ; mais il le
présente d'une manière si naturelle et si vraie , qu'on s'étonne
toujours de ne l'avoir pas découvert avant lui.
Enfio , tenant en main son conducteur fidèle ,
Il part , il vole aux lieux où la clarté l'appelle.
Dieux ! quel ravissement , quand il revoit les cieus
Qu'il croyoit pour jamais éclipsés à ses yeux !
Avec quel doux transport il promène sa vuo
Sur leur majestueuse et brillante étendue !
La cité , le hameau , la verdure , les bois ,
Semblent s'offrir à lui pour la première fois ;
Et rempli d'une joie inconnue et profonde ,
Son coeur croit assister au premier jour du monde.
Ces beaux vers , qui expriment si bien les sensations d'un
homme échappé à un danger sans espoir , et qui semble renaî-
'tre à la vie , terminent de la manière la plus heureuse , l'un des
beaux morceaux de la poésie française , et qui suffiroit lui seul
pour sauver à jamais de l'oubli le poëme de l'Imagination .
Après avoir rendu hommage à tant de beautés , je pourrois
facilement mêler la critique à l'éloge. On sent bien que dans
un ouvrage d'aussi longue haleine, il doit se trouver plus d'un
vers sur lequel il seroit facile de faire des observations plus
ou moins justes. Mais des fautes de détails , des négligences ,
des incorrections , des vers foibles , quelques- uns même que
le goût condamne, ne prouvent rien contre le mérite d'un grand
ouvrage. Assez de critiques prendront soin de relever ces petites
fautes : j'aime mieux me joindre ici à tous les amis des
lettres , pour féliciter M. Delille d'une production digne de
la haute renommée dont il jouit , et des beaux temps de la littérature.
Hélas ! il est une des dernières colonnes sur lesquelles
s'appuie encore cette littérature si long- temps florissante.
Au milieu de cette langueur presque universelle qui lui fait
craindre une stérilité complète , la vieillesse laborieuse de ce
poète célèbre , lui promet encore des fruits qui honorero ent
une maturité vigoureuse et féconde . Tel est cependant l'écrivain
dont une critique exagérée s'est efforcée tant de fois
de rabaisser les productions , craignant sans doute que la
MAI 1806. 323
France put encore s'applaudir d'un grand poète. Dans ce dessein
, elle a suivi cette méthode , aussi facile qu'injuste , d'attáquer
isolément chacun de ses vers , de disputer sur chaque
hémistiche , de relever des défauts réels , si l'on veut , mais en
se gardant bien de dire un mot des beautés qui les ont fait
oublier. Le temps d'être juste est enfin arrivé : pourquoi
craindroit-on de devancer le jugement de la postérité , en faeur
d'un vieillard honoré par tant de succès ? Ne doutons
point que cette postérité , qui ne connoît pas l'envie , ne le
regarde comme le seul poète qui , depuis la mort de Voltaire ,
ait mérité , sous plus d'un rapport , d'être comparé à nos plus
grands maîtres. Elle lui tiendra compte d'avoir le premier fait
descendre la poésie , sans la dégrader , aux plus petits détails
de la vie champêtre ; de l'avoir forcée à prononcer tant de
mols que jusqu'à lui elle avoit orgueilleusement dédaignés.
Elle aimera à applaudir en lui l'alliance des qualités qui concilient
l'estime avec les talens qui commandent l'admiration ;
elle n'oubliera pas sur-tout , que dans un temps où toutes les
mains prétendoient toucher les ressorts des Etats , M. Delille
ne voulut jamais être que poète ; que lorsque le silence même
de l'homme de bien étoit imputé à crime , il osa défendre en
beaux vers les dogmes conservateurs de la société ; et qu'enfin ,
au moment ou plus d'un littérateur célèbre eut à rougir de
tant d'imprudences , sinon dans sa conduite , du moins dans ses
'opinions , lui , presque seul , n'eut pas une erreur à abjurer ,
pas un vers à désavouer ou même à justifier.
Qu'il me soit permis , en finissant cet article , de me féliciter
d'avoir pu rendre cette justice à un poète à qui j'ai dût tant
'd'heures agréables. L'hommage d'une voix inconnue à peu de
"droits sans doute à le flatter ; mais s'il trouve peu de plaisir à
le recevoir , j'en trouve un véritable à le lui rendre . Ce que je
dis ici n'étonnera pas ceux qui aiment les lettres , car il n'en
est pas un qui ne sente de la reconnoissance , et presque de la
tendresse , pour les hommes rares qui lui ont fait souvent
' éprouver les jouissances qu'ils préfèrent à toutes les autres ,
en leur procurant ces émotions délicieuses que la belle poésie
sait donner. C....
X 2
322 MERCURE
DE FRANCE
,
pense d'abord que s'il avoit eu à peindre cette situation , il ne
F'auroit pas laissé échapper tant le vrai beau est toujours
simple. Il n'appartient qu'au génie de le trouver ; mais il le
présente d'une manière si naturelle et si vraie , qu'on s'étonne
toujours de ne l'avoir pas découvert avant lui.
Enfio , tenant en main son conducteur fidèle ,
Il part , il vole aux lieux où la clarté l'appelle .
Dieux ! quel ravissement , quand il revoit les cieus
Qu'il croyoit pour jamais éclipsés à ses yeux !
Avec quel doux transport il promène sa vuo
Sur leur majestueuse et brillante étendue !
La cité , le hameau , la verdure , les bois ,
Semblent s'offrir à lui pour la première fois ;
Et rempli d'une joie inconnue et profonde ,
Son coeur croit assister au premier jour du monde.
Ces beaux vers , qui expriment si bien les sensations d'un
homme échappé à un danger sans espoir , et qui semble renaî
'tre à la vie, terminent de la manière la plus heureuse , l'un des
beaux morceaux de la poésie française , et qui suffiroit lui seul
pour sauver à jamais de l'oubli le poëme de l'Imagination .
Après avoir rendu hommage à tant de beautés , je pourrois
facilement mêler la critique à l'éloge. On sent bien que dans
un ouvrage d'aussi longue haleine , il doit se trouver plus d'un
vers sur lequel il seroit facile de faire des observations plus
ou moins justes. Mais des fautes de détails , des négligences ,
des incorrections , des vers foibles , quelques- uns même que
le goût condamne, ne prouvent rien contre le mérite d'un grand
ouvrage. Assez de critiques prendront soin de relever ces petites
fautes : j'aime mieux me joindre ici à tous les amis des
lettres , pour féliciter M. Delille d'une production digne de
la haute renommée dont il jouit , et des beaux temps de la littérature
. Hélas ! il est une des dernières colonnes sur lesquelles
s'appuie encore cette littérature si long-temps florissante.
Au milieu de cette langueur presque universelle qui lui fait
craindre une stérilité complète , la vieillesse laborieuse de ce
poète célèbre , lui promet encore des fruits qui honorero ent
une maturité vigoureuse et féconde. Tel est cependant l'écrivain
dont une critique exagérée s'est efforcée tant de fois
de rabaisser les productions , craignant sans doute que la
MAI 1806 . 323
France pût encore s'applaudir d'un grand poète. Dans ce dessein
, elle a suivi cette méthode , aussi facile qu'injuste , d'attaquer
isolément chacun de ses vers , de disputer sur chaque
hémistiche , de relever des défauts réels , si l'on veut , mais en
se gardant bien de dire un mot des beautés qui les ont fait
oublier. Le temps d'être juste est enfin arrivé : pourquoi
craindroit-on de devancer le jugement de la postérité , en faeur
d'un vieillard honoré par tant de succès ? Ne doutons
point que cette postérité , qui ne connoît pas l'envie , ne le
regarde comme le seul poète qui , depuis la mort de Voltaire ,
ait mérité , sous plus d'un rapport , d'être comparé à nos plus
grands maîtres. Elle lui tiendra compte d'avoir le premier fait
descendre la poésie , sans la dégrader , aux plus petits détails
de la vie champêtre ; de l'avoir forcée à prononcer tant de
mols que jusqu'à lui elle avoit orgueilleusement dédaignés.
Elle aimera à applaudir en lui l'alliance des qualités qui concilient
l'estime avec les talens qui commandent l'admiration ;
elle n'oubliera pas sur-tout , que dans un temps où toutes les
mains prétendoient toucher les ressorts des Etats , M. Delille
ne voulut jamais être que poète ; que lorsque le silence même
de l'homme de bien étoit imputé à crime , il osa défendre en
beaux vers les dogmes conservateurs de la société ; et qu'enfin ,
au moment ou plus d'un littérateur célèbre eut à rougir de
tant d'imprudences , sinon dans sa conduite , du moins dans ses
'opinions , lui , presque seul , n'eut pas une erreur à abjurer ,
pas un vers à désavouer ou même à justifier.
Qu'il me soit permis , en finissant cet article , de me féliciter
d'avoir pu rendre cette justice à un poète à qui j'ai dû tant
d'heures agréables. L'hommage d'une voix inconnue à peu de
'droits sans doute à le flatter ; mais s'il trouve peu de plaisir à
le recevoir , j'en trouve un véritable à le lui rendre. Ce que je
dis ici n'étonnera pas ceux qui aiment les lettres , car il n'en
est pas un qui ne sente de la reconnoissance , et presque de la
tendresse , pour les hommes rares qui lui ont fait souvent
' éprouver les jouissances qu'ils préfèrent à toutes les autres ,
en leur procurant ces émotions délicieuses que la belle poésie
sait donner. C ....
X 2
324 MERCURE DE FRANCE ,
VARIETES.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES.
- La Comédie Française a repris , à la fin de la semaine
dernière , Coriolan , tragédie de M. de La Harpe. Si rien n'est
plus connu que le sujet de cette pièce , rien aussi n'est plus
généralement senti que l'impossibilité de le renfermer dans
les bornes de l'art dramatique. Les efforts impuissans d'une
foule d'auteurs , depuis Hardi et Chapoton , qui firent représenter
un Coriolan , l'un en 1607, le second en 1638 , jusqu'à
MM. Gudin et de La Harpe ; et plus que tous ces exemples
peut-être , le refus de Voltaire de traiter ce sujet qui suivant
lui n'offre qu'une scène , tout prouve que si le caractère de
ce fier Romain est éminemment tragique , aucun des événemens
de sa vie ne peut fournir le sujet d'une tragédie intéressante
et conforme aux règles. Les argumens par lesquels
M. de La Harpe a essayé de justifier la violation de l'unité de
lieu et de l'unité de temps , démontrent seulement jusqu'à quel
point l'esprit le plus droit peut s'égarer quand il juge ses propres
ouvrages.
•
Comment ne pas voir , en effet , que si , non content de
ne pas s'astreindre à sortir d'un palais , d'un camp , etc. ,
on peut encore , sans violer la loi de l'unité , sortir d'une
ville , qui ne sent , dis-je , que cette loi est illusoire , et que les
Anglais , les Espagnols et les Allemands ont bien fait de n'être
pas si timides et de franchir les mers ? Qui ne sent que cette
loi est encore violée , lorsque la scène se passe dans un lieu où
il est matériellement impossible qu'elle se soit passée ? Qui
ne sent que l'unité de temps n'est pas davantage respectée
lorsqu'on entasse dans l'espace d'un jour des événemens qui
exigent au moins une année? Je le demande à ceux même
qui se prêtent le plus facilement aux illusions du théâtre ,
comment concevoir que , dans le temps accordé au poète par
les législateurs de l'art ou plutôt par le bon sens , Coriolan
MAI 1806. 325
soit accusé devant le peuple , condamné , qu'il se réfugie dans
le camp des Volsques , obtienne le commandement de leur
armée , gagne une bataille , reçoive deux députations , celle
de Volumnius et celle de sa mère , se laisse fléchir , et enfin
soit assassiné par les Volsques ? Et remarquez que , dans ces
incidens si pressés , il y en a qui s'excluent mutuellement.
Telles sont l'accusation et le jugement de Coriolan , pendant
que l'ennemi est aux portes de Rome. Le spectateur
le moins instruit sait qu'il n'y a pas dans l'Histoire Romaine
un seul exemple d'un mouvement populaire pareil à celui
dont Coriolan fut la victime , qui n'ait été arrêté par la présence
de l'ennemi. L'approche des Volsques eut infailliblement
fait taire les Sicinius et les Brutus.
Quodcumque ostendis mihi sic , incredulus odi.
Mais dans cette tragédie tout est faux : incidens , caractères ,
style. Le Coriolan de M. de La Harpe n'est pas celui de l'histoire
; et malheureusement le grand acteur qui a joué ce rôle
s'est si bien pénétré de l'esprit de l'auteur , qu'il a complètement
défiguré le personnage. Je sais que cet avis ne paroît
pas être celui du public , qui a redemandé Talma après les
deux premières représentations. Les journalistes lui ont prodigué
les plus grands éloges ; quelques-uns même ont été jusqu'à
dire que ce rôle lui faisoit encore plus d'honneur que
celui de Manlius. Certes l'éloge ne pouvoit aller plus loin.
Cependant il est facile , de prouver à l'acteur lui-même qu'il
s'est trompé , précisément parce qu'il donne à Coriolan la
même physionomie qu'il avoit si heureusement donnée à
Manlius .
En effet , il ne fut jamais deux caractères plus opposés. L'un
est un patricien fier de sa naissance et de ses services personnels
, jaloux des prétentions , ou plutôt des droits de son
ordre ; incapable de fléchir , colère et vindicatif à l'excès , et se
croyant , sans nulle comparaison , le premier des Romains. Le
second , au contraire , veut s'appuyer du peuple pour se venger
des patriciens ; il est envieux de Camille , dont il ne peut
supporter la gloire ; enfin , c'est un conspirateur. Le premier
est innocent , et le second coupable. N'est-ce donc point se
tromper étrangement que de donner au noble vainqueur de
3
326 MERCURE DE FRANCE ,
Corioles cet air concentré , sombre , qui convient si bien à un
homme que d'odieuses passions ont réduit à conspirer contre
le gouvernement de son pays ? N'est-ce pas se tromper étrangement
que de le faire rentrer sur la scène après sa condam-,
nation , les yeux fixés sur la terre , les bras croisés sur la poitrine
, avec cette préoccupation profonde qui fait trembler
tous les spectateurs dans la scène de Manlius avec Servilius ?
« Le seul Coriolan , dit l'abbé de Vertot , d'après les
» historiens de l'antiquité , le seul Coriolan , insensible en
» apparence à sa disgrace , sortit de l'assemblée avec la même
» tranquillité que s'il eût été absous : il fut d'abord à sa maison
, où il trouva sa mère appelée Véturie , et Volumnie
» sa femme , tout en larmes , et dans les premiers transporte
» de leur affliction ; il les exhorta en peu de paroles à sou-
>> tenir ce coup de la fortune avec fermeté ; et après leur avoir
» recommandé ses enfans encore jeunes , il sortit subitement
» de sa maison et de Rome , seul , et sans vouloir être accom-
» pagné par aucun de ses amis , ni suivi par ses domestiques
» et ses esclaves. Quelques patriciens et quelques jeunes
>> serviteurs l'accompagnèrent jusqu'aux portes de la ville ,
» mais sans qu'il lui échappât aucune plainte . Il se sépara
>> d'eux sans leur faire , ni remercîment pour le passé , ni
» prière pour l'avenir . »
Maintenant , je le demande à Talma lui -même , ai-je tort
de penser que , particulièrement dans cette scène des adieux ,
il a méconnu l'esprit de son rôle ; et , lorsqu'après être rentré
sur le théâtre d'une manière aussi fausse , il le quitte en prononçant,
avec un accent plus convenable à Othello qu'à Coriolan
, ces mots : Adieu , Rome ; je pars...... les applaudissemens
qu'on lui prodigue lui paroissent- ils bien mérités ? Ję
sais que la faute n'en est pas à lui seul , et que l'auteur est loin
d'avoir donné à cette scène son véritable développement. Me
permettra-t-on de le prouver, en opposant à notre Quintilien
un poète barbare , qui , moins timide que M. de La Harpe ,
ne s'est pas contenté d'enfreindre un peu les lois d'un art qu'il
ne connoissoit pas ,
mais qui tout simplement a mis en tragédie
la vie entière de Coriolan , et transporte le spectateur
, non pas seulement dans l'intervalle d'un acte à un autre
MAI 1806. 327
mais à chaque scène , de Rome à Corioles , de Corioles à
Rome , de Rome à Antium , etc.
Pour terme de comparaison , je choisis d'autant plus volontiers
la scène des adieux , que l'auteur français s'en applaudit
beaucoup lui-même dans sa préface .
VETURIE.
Quels sont les lieux , hélas , où ton malheur t'exile ?
CORIOLAN.
Eh , qu'importe aux Romains quel sera mon asile !
Ne sont-ils pas contens si je sors de leurs murs ?
VETURIE.
Tont asile est égal à des destins obscurs ;
Mais toi , si renommé par l'éclat de tes armes ,
Ce grand nom qui te suit ajoute à mes alarmes.
Parle as-tu fait le choix d'un réfuge assuré ? …….
Tu ne me réponds rien ?
:
CORIOLAN.
...
Peut-être je pourrai
Trouver quelque demeure ouverte à l'infortune
Où la vertu du moins ne soit pas importune.
Je m'en remets aux Dieux qui conduiront mes pas,
Vous , si vous m'en croyez , ne vous informez pas
Du sort d'un exilé, qui n'a plus de patrie.
Je recommande au ciel les jours de Veturie....
Mon ami... vous , ma mère... oubliez-moi tous deux ,
Et de Coriolan recevez les adieux.
VETURIE.
Quoi , malgré la rigueur de cet arrêt funeste ,
Ne peux-tu....
CORIOLAN,
De ce jour on m'a donné le reste.
Qu'importe un vain délai pour le sort qui m'attend ?
Je dois sortir de Rome , et j'en sors à l'instant.
VETURIE.
Sans suite , sans secours , sans ressource certaine !
CORIOLA N.
Non , je ne veux de Rome emporter que sa haine :
Sa haine me suffit .
VETURIE.
Qu'au moinsjusqu'aux remparts.
J'accompagne tes pas ; que mes derniers regards……..
CORIOLA N.
Ah , demeure ! Songe qu'une foule égarée ,
D'un triomphe odieux est encore enivrée .
Pensez-vous qu'aujourd'hui leur insolent orgueil
Epargne Veturie et respecte son deuil ?
Voulez-vous , dans l'ivresse où ce peuple est en proie ,
4
328 MERCURE DE FRANCE ,
Exposer vos douleurs en spectacle à la joie ?
C'est trop... Adieu , ma mère... ; adieu , Volumnius...
Adieu , Rome... Je pars.
Ecoutons Shakespeare. La scène est aux portes de Rome.
VOLUMNIE , VIRGILIE , ( ce sont les noms que le poète , d'après
Plutarque , donne à la mère et à la femme de Coriolan ),
Les sénateurs MENÉNIUS et COMINIUS , suivis de tous les jeunes
patriciens, accompagnent Coriolan , et le conduisent tristement
aux portes de la ville .
19
CORIOLAN .
Allens, arrêtez vos larmes : abrégeons nos adieux ; le monstre à cent
têtes me poursuit et me pousse hors de ses murs . Quoi ! ma mère , où est
votre ancien courage ? Vous aviez coutume de me dire que l'excès du malheur
étoit l'épreuve des grands caractères ; que les hommes vulgaires pouvoient
supporter des infortunes vulgaires ; que dans une mer calme , tous
les pilotes paroissent maîtres dans l'art de manoeuvrer ; mais que les coups
de la fortune , quand elle les frappe au coeur , pour être parés avec grace
et dignité , demandent une rare et noble adresse. Vous ne vous lassiez
point de nourrir mon ame de leçons et de principes faits pour la rendre
invincible.
O ciel ! ô ciel !
VIRGILIB.
CORIOLAN .
VOLUMN I E.
Femme , je te conjure....
1
Que la peste se répande dans tous les ateliers de Rome, et ensevelisse tous
les travaux !
CORIOLAN.
Quoi ils vont m'aimer dès qu'ils m'auront perdu ! Allons , ma mère ,
rappelez les sertimens qui vous inspiroient , lorsque vous me disiez quelquefois
que si vous eussiez été l'épouse d'Hercule , vous vous seriez chargée
du soin de six de ses travaux , pour épargner à votre époux la moitié de
ses fatigues. Cominius , point de foiblesse . Adieu , ma femme , adieu ,
ma mère , adieu , consolez-vous : je ne suis pas sans ressource .
-
( A Ménénius. )
Toi , bon vieillard , fidèle Ménénius , tes pleurs sont plus âcres que ceux
d'un jeune homme ; ils blessent tes yeux. Toi , jadis mon général , je t'ai
connu dans la guerre un visage inaltérable ; et tu as tant vu de ces spectacles
qui endurcissent le coeur ! Dis à ces femmes éplorées , que c'est une
égale folie de gémir , comme de rire d'un revers inévitable . Ma mère
je vous ai souvent ouï dire que mes hasards ont toujours fait votre joie ,
restez bien persuadée d'une chose : c'est que si je m'en vais seul , comme
un lion solitaire , votre fils ou passera la renommée vulgaire , ou tombera
surpris dans les piéges de la ruse et de la fraude .
VOLUMNI E. 1
-
Mon fils , le premier des mortels , où veux- tu aller ? Permets que le
d gne Cominius t'accompagne quelque temps ; arrête avec lui une
marche certaine , plutôt que d'aller errant t'exposer à tous les haṣards qui
dieveront sous les pas dans ta route vagabonde ,
ΜΑΙ 1806 . 329
O Dieux !
CORIOLAN.
COMINIUS.
Je t'accompagnerai pendant un mois ; nous déterminerons ensemble
le lieu où tu dois fixer ton séjour, afin que tu puisses recevoir de nos nouvelles
, et nous des tiennes. Alors , si le temps fait sortir du sein de l'avenir
un événement qui prépare ton rappel , nous n'aurons pas l'univers entier
à parcourir pour trouver un seul homme , au risque encore de perdre
l'avantage d'un moment de chaleur , que refroidissent toujours l'éloignement
et la longue absence de l'homme nécessaire.
-
CORIOLAN à Cominius.
Adieu , et vis en paix : tu es chargé d'années , et trop rassasié des travaux
de la guerre pour venir encore courir les hasards avec un homme
dont toutes les forces sont entières. Accompagne-moi sculement jusqu'aux
portes de Rome. Venez , ma tendre épouse ! et vous , ô mère chérie ! et
wous , mes nobles et vrais amis ! et lorsque je serai hors des murs , faitesmoi
vos adieux , et quittez-moi le sourire sur les lèvres . Je vous prie , venez.
Tant que je serai debout sur la surface de la terre , vous entendrez toujours
parler de moi , et vous n'apprendrez jamais rien qui démente ce
que j'ai été jusqu'à ce jour.
MENÉNIU S.
Jamais l'oreille humaine n'a rien ouï de plus noble . Allons , sechons
nos pleurs . Ah ! si je pouvois arracher à ces bras et à ces jambes affoiblis
par l'âge seulement sept années , j'en atteste les Dieux : je te suivrois par
tout.
-
Donne-moi ta main.
CORIOLAN.
( Ils sortent. }
Sans doute il y a encore , dans cette scène , des traits que
le goût réprouve ; mais aussi , si je ne me trompe , on y
trouve quelques -unes de ces beautés qui , suivant l'ingénieuse
expression de Voltaire , ont gâté le goût des Anglais. Le poète
barbare y fait entendre quelques accens auxquels il n'étoit pas
donné à M. de La Harpe de s'élever , quelque soit d'ailleurs
son extrême mérite.
Puisque nous voici en pleine barbarie , ce qui assurément
ne nous arrive pas souvent , je propose aux lecteurs du Mercure
, une débauche complète ; et je vais leur mettre sous les
yeux une autre scène de Shakespeare , tirée de la même pièce.
Ici , le poète est sans modèle et sans objet de comparaison :
une pareille scène n'est point dans les limites de l'art , et on
en conçoit à peine la représentation. Cependant , on ne considérera
pas sans plaisir ce tableau si vrai des scènes du Forum , qui
paroissent quelquefois si brillantes sous le pinceau flatteur de
Tite-Live. Avant notre révolution , Shakespeare nous eût paru
330 MERCURE DE FRANCE ,
un profanateur : aujourd'hui il nous paroîtra , non point assurément
un grand poète tragique , mais un des hommes qui
ont le mieux connu , le mieux apprécié les gouvernemens
populaires , et un des moralistes qui ont pénétré le plus avant
dans les abymes du coeur humain .
Cette scène est la dernière du troisième acte. Dans la précédente
, Coriolan a promis à sa mère de se rendre dans la place
publique , pour s'y défendre avec douceur. Le théâtre représente
le Forum ( 1 )
La scène se passe dans le Forum , d'abord entre les tribuns
Brutus (2) et Sicinius.
BRUTUS.
Chargez-le de cette accusation capitale , qu'il aspire au pouvoir
tyrannique. S'il nous échappe de ce côté , reprochez - lui sa haine contre
le peuple , et que les dépouilles conquises sur les Antiates n'ont jamais été
distribuées. ( Un EDILE paroít. ) Eh bien , viendra -t -il ?
Il vient .
Qui l'accompagne ?
L'EDILE.
BRUTUS.
L'EDILE.
Le vieux Ménénius et les Sénateurs qui l'ont toujours appuyé de leur
crédit.
SICINIUS.
Avez-vous une liste de tous les suffrages dont nous nous sommes assurés ,
rangés par ordre ?
Oui , elle est prête ; la voici .
L'EDILE.
SICINIUS.
L'EDILE.
Les avez-vous classés par tribus ?
Je l'ai fait.
SICINIIUUS.
A présent , assemblez le peuple sur cette place ; et lorsqu'ils m'entendront
dire : Il est ainsi ordonné par les droits et l'autorité du peuple ,
soit que ce soit la mort , l'amende ou l'exil , qu'alors si je dis , l'amende,
(1 ) Je me suis servi de la traduction de Letourneur , après en avoir vérihé
l'exactitude. C'est un éloge que ne mérite pas souvent ce traducteur, et
encore moins ses deux coopérateurs .
(2 ) Junius Brutus. C'étoit un homme turbulent et très - séditieux . II
parloit avec une grande facilité . Son véritable nom étoit Lucius Junius ;
mais comme le fondateur de la République s'appeloit L. Junius Brutus •
ee factieux pour rendre son nom entièrement conforme à celui du libéraleur
de la patrie , ajouta Brutus à son ancien nom ; ce qui le rendit ,
disent les historiens , fort ridicule. Ce bel exemple a trouvé de nos jours
de nombreux imitateurs auxquels le ridicule n'a pas manqué non plus.
MAI 1806. 331
ils crient l'amende , l'amende ; si je dis la mort , ils crient , la mort ,
ta mort, en insistant sur leurs anciens priviléges et sur l'autorité qui leur
appartient pour la décision de la cause.
L'EDILE.
Je les instruirai .
BRUTUS.
Et dès qu'une fois ils auront commencé leurs clameurs , qu'ils ne cessent
plus , jusqu'à ce que le bruit confus de leurs voix force à prononcer
l'exécution du décret que les circonstances nous auront fait porter .
Tout est entendu .
L'EDILE.
SICINIUS.
Disposez -les à être tout prêts et bien déterminés à saisir notre décret ,
dès que nous aurons lâché le mot.
BRUTUS.
All. z , et veillez à tout cela.
(A Sicinius. ).
( L'Edile sort. )
Débutez par irriter sa colère ; il est accoutumé à l'emporter partout ,
et à faire triompher son opinion sans contradiction . Une fois mis en courroux,
rien ne pourra le ramener à la modération ; alors il exhalera tout ce
qui est dans son coeur ; et ce qui est dans son coeur est de concert avec
nous pour opérer sa ruine.
CORIOLAN arrive , accompagné de MENÉNIUS , COMINIUS et autres
Sénateurs. )
Bon , le voici qui vient .
SICINIUS.
MÉNÉNIUs à Coriolan.
De la modération , je vous en conjure.
COBIOLAN.
-
Oui , comme un valet qui , pour la plus vile pièce d'argent , se laisse
injurier pendant des heures entières . Que les Dieux conservent Rome
en sûreté ; qu'ils placent sur ses siéges de justice des hommes de bien ;
qu'ils entretiennent l'amour parmi nous ; qu'ils remplissent nos vastes
temples des signes de la paix , et non pas nos rues des horreurs de la guerre.
PREMIER SÉNATEUR.
Que les Dieux vous exaucent ..
Noble et beau souhait !
MÉNÉNIU S.
(L'Edile revient , suivi de la foule des Plébéïens.)
SICINIUS.
L'EDILE.
Peuple , avancez , approchez .
Prêtez l'oreille à la voix de vos tribuns ; écoutez-les parler . Silence , vous
dis-je.
CORIOLAN.
Ecoutez-moi parler le premier ...
332 MERCURE DE FRANCE ,
LES DEUX TRIBUNS.
Hé bien , soit , parlez . Hola , silence.
CORIOLAN.
Est-il bien sûr que , passé cette fois , je ne serai plus accusé ? Est-ce là
que doivent se terminer toutes vos poursuites ?
SICINIUS.
Je vous demande , moi , si vous vous soumettez aux suffrages da peuple ,
si vous reconnoissez ses magistrats, et si vous consentez à subir une censure
légale pour toutes les fautes dont vous serez prouvé coupable ?
J'y consens.
CORIOLAN.
MENÉNIUS.
Voyez , citoyens ; il dit qu'il y consent. Considérez quels services mili
taires il a rendus ; souvenez - vous des blessures dont son corps est couvert :
il en est sillonné , comme un cimetière hérissé de tombeaux.
CORIOLAN.
Peu de chose , quelques égratignures , quelques cicatrices légères.
MENÉNI U S.
Considérez encore que si vous n'entendez pas dans sa bouche le langage
poli d'un habitant des villes , vous trouvez en lui tout le caractère
d'un guerrier : ne cherch z dans les durs accens de sa voix aucune intention
de vous offenser ; ce ton , je vous l'ai dit , sied bien dans la bouche
d'un soldat. Plutôt que de le prendre en haine vous devez...
COMINIUS P'interrompant.
-
Fort bien , fort bien ; en voilà assez.
CORIOLAN.
Quelle est la raison pour laquelle , nommé consul par tous les suffrages ,
on me fait l'affront de m'ôter le consulat l'heure d'après?
Répondez- nous.
SICINIUS.
CORIOLA N.
Parlez donc : oui , vous avez raison , je dois vous répondre.
SICINIU S.
Nous vous accusons d'avoir machine sourdement , pour dépouiller Rome
des magistratures établies en faveur du peuple , et d'avoir marché par des
voies détournées à la tyrannie ; en quoi vous êtes un traitre au peuple.
CORIOLA N.
Comment ! Moi traître ?
MENÉNIUS.
Allons , de la modération : votre promesse...
CORIOLA N.
Que les feux des enfers enveloppent le peuple ! M'appeler traitre
au peuple ! Toi , insolent tribun , quand tes yeux , tes mains et ta
langue pourroient lancer à la fois contre moi chacun dix mille traits , dix
mille morts , je te dirois tu mens ; oui en face , et d'une voix aussi
libre , que lorsque je prie les Dieux,
MAI 1806: 333
Peuple , l'entendez-vous ?
SICINIUS.
TOUT LE PEUPLE .
Ala roche Tarpéienne ! à la roche Tarpéienne !
SICINIU S.
Silence ! .... Nous n'avons pas besoin d'intenter contre lui d'autres
accusations. Ce que vous lui avez vu faire et entendu dire ; son insolence
à frapper vos magistrats, à vous charger d'imprécations, à s'opposer à
l'exécution des lois par la violence , et à braver ici même ceux dont l'autorité
souveraine doit le juger ; tous ces attentats sont d'un genre si criminel
, si capital , qu'ils méritent le dernier supplice .
BRUTUS.
Mais en considération des services qu'il a rendus à Rome....
CORIOLA N.
Que parlez-vous de services ? ....
Je parle de ce que je connois .
Vous?
སན་བ །
BRUTUS.
CORIOLA N.
MENÉNIUS à Coriolan.
Ess-ce la promesse que vous avez faite à votre mère ?
COMINIUs à Coriolan. \
Je vous en prie , souvenez-vous....
CORIOLA N.
Je ne me souviens plus de rien. Qu'ils me condamnent à mourir , précipité
de la roche Tarpéienne , ou à errer dans l'exil , ou à langur enfermé
avec un grain de nourriture par jour , je n'acheterois pas leur merci par
un seul mot de complaisance ; et pour tout ce qu'ils pourroient me donner,
je ne réprimerois pas mon ressentiment ; non, quand pour l'obtenir il ne
faudroit que leur dire bonjour.
SICINIUS .
Pour avoir en différentes occasions , et autant qu'il a été en lui , fait
éclater sa haine contre le peuple , cherchant le moyen de le dépouiller de
son autorité ; pour avoir tout récemment frappé des coups ennemis , non
pas seulement en présence des jnges qu'il devoit respecter , mais même
sur les officiers chargés de l'exécution de la loi : au nom du peuple , et en
vertu du pouvoir que nous avons en qualité de tribuns , nous le bannissons
à l'instant même , et le condamnnons à ne jamais rentrer dans les portes
de Rome , sous peine d'être précipité de la roche Tarpéïenne. Au nom du
peuple , je déclare que ce jugement sera exécuté.
TOUT LE PEUPLE.
Le jugement sera exécuté , le jugement sera exécuté. Qu'il s'en aille :
il est banni . Le jugement sera exécuté .
COMINIUS.
Daignez m'entendre , mes dignes citoyens , mes amis.
SICINIUS .
Il est jugé il n'y a plus rien à entendre.
334 MERCURE
DE FRANCE
,
COMINIUS.
Laissez-moi parler . J'ai été consul , et je puis montrer sur moi les
marques des blessures que j'ai reçues pour Rome de la main de ses ennemis.
J'aime le bien de mon pays d'un amour plus tendre , plus respectueux et
plus sacré que celui dont j'aime ma vie , ou ma chère épouse , ou le
fruit de ses entrailles et de mon sang. Hé bien , si je vous disois que ....
-
SICINIUS.
Nous connaissons vos piéges . Que direz- vous ?
BRU TUS.
Il n'y a plus rien à dire, sinon qu'il est banni comme ennemi du peuple
et de sa patrie : le jugement sera exécuté .
TOUT LE PEUPLE .
Le jugement sera exécuté , le jugement sera exécuté .
CORIOLAN.
Vous bruyans et vls animaux , dont j'abhorre les faveurs comme la
vapeur contagieuse d'un marais empesté , ou des cadavres privés de sépulture
, vous corrompé l'air que je respire ; je vous bann's de moi. Restez
dans cette enceinte en proie à votre inquiète inconstauce . Qu'à chaque
instant de vaines rumeurs vous fassent palpiter d'effroi , Que vos ennemis ,
par le seul mouvement de leurs panaches flottans ! vous plongent dans
le désespoir ! Conservez toujours le pouvoir de bannir vos défenseurs
jusqu'à ce qu'à la fin votre aveugle stupidité , qui ne voit les maux qu'à
l'instant qu'elle les sent , vous laissant seuls avec vos plus grands ennemis,
vous inêmes , vous livrent comme des captifs sans courage à quelque nation
qui s'empare de vous sans coup férir . Ainsi , dédaignant à cause de vous
patrie , je lui tourne le dos. - Loin d'ici il reste l'univers.
(Coriolan sort avec Cominius et autres sénateurs . Le peuple le
poursuit de ses huées , en jetant ses bonnels en l'air. )
L'EDILE.
L'ennemi du peuple est parti ; il est parti .
TOUT LE PEUPLE.
Notre ennemi est banni ; il est parti : hou , hou ! ...
SICINIUS.
Allez ; poursuivez-le jusqu'à ce qu'il soit hors des portes ; suivez- le
comme il vous a suivis vexez-le , accablez - le des humiliations qu'il a
méritées ! -Donnez-nous une escorte qui nous accompagne dans les rues de
Rome.
:
TOUT LES PEUPLE.
Allons , allons le voir sortir des portes de Rome , allons . Que les Dieux
protègent nos braves tribuns ! Allons .
-Mercredi on a donné , sur le théâtre de l'Impératrice ,
la première représentation d'une comédie en cinq actes et en
prose , intitulée : Un Coup de Fortune , ou les Marionnettes .
C'est une nouvelle production de Picard. Le succès a été complet.
L'auteur a été demandé ; et au moment où il a' paru ,
MAI 1806. 335
་་
les applaudissemens les plus vifs ont éclaté dans toutes les
parties de la salle. « Oui , dit Gaspard , directeur des Marion-
»› nettes , à son ami Marcelin , maître d'école ; nous tournons
» tous comme des girouettes , au gré des passions et des cir-
>> constances. Point d'exception : Le sage lui-même s'aban-
» donne , sans le savoir , au mouvement général imprimé à
» l'epèce humaine ; et la fortune gouverne le monde à-peu-
» près comme tu vois que je conduis mes marionnettes. »>
La nouvelle comédie est consacrée à prouver la vérité de
cet axiome, qui ouvre et termine la pièce . Et l'ami Marcelin ,
qui est un philosophe imperturbable , qui plaint les riches
et méprise les richesses , étant le principal personnage , en
fournit les meilleures preuves. Que si l'on demande comment
il se fait qu'un directeur de Marionnettes et un maître d'école
de village le prennent si haut , nous répondrons qu'ils ont l'un
et l'autre été élevés à Sainte- Barbe , et par conséquent fuit
leur philosophie au collège du Plessis . Mais nous ne voulons
point anticiper sur le jugement que nous nous proposons de
porter aussitôt que l'impression de l'ouvrage nous permettra
de le faire avec parfaite connoissance de cause.
MODES du 15 mai.
Les chapeaux de paille jaune , à la Paméla , bien évasés , et les capotes
blanches de perkale , à passe bien saillante , sont en si grand
nombre, qu'à peine reste - t- il quelques autres coiffures à citer . Cependant ,
chez quelques modistes , il se fait de petits bonnets en organdie , qui ont
une touffe par devant , comme les bonnets de lingères ; par dessus , un
demi-fichu de crêpe , comme les bonnets à la marmotte , et dont la garniture
, au lieu d'ourlet , a , sur le bord , une torsade de coton blanc. Dans
d'autres magasins , on fait, à l'imitation des capotes oblongues de lingères ,
des capotes vertes et des capotes grises , les unes et les autres en gros taffetas
, et avec des torsades dans les coulisses . Au lieu de tulle , dans beaucoup
de magasins , on met sur le bord des capotes ordinaires et sur les
chapeaux , des ruches de fleurs . Les pailles blanches se décousent par
intervalles , pour former des parquets de rubans . Le blanc mat . le lilas et
le rose sont toujours de mode. Il nous a semblé que le rose étoit moins
pâle qu'à l'ordinaire . Quelquefois on voit du gros bleu coupé par du blanc
mat . Les épis , les coquelicots , les pavots et les roses sont les fleurs les
plus communes . On voit , depuis quelques jours , en touffe et couleur de
rose, des ceillets de la Chine. On porte beaucoup de souliers lacés, en peau
couleur de napkin . Avec les manches courtes , les gants , dans le négligé ,
sont , pour l'ordinaire , à oeil de perdrix , en coton . Quelque fichus - canezous
ont , sur chaque hanche , une pointe qui descend très- bas . Ils sont ,
comme les autres fichus , garnis en mousseline plissée à petit plis .
L'été n'a point ramené les guêtres de nankin . On voit moins de pantalons
que l'année dernière . Les pantalons nouvellement faits ne descendent
guère plus bas que le mollet . Les culottes blanches sont d'une étoffe
de coton , à côtes . Les habits de drap vert foncé dominent .
336 MERCURE DE FRANCE,
NOUVELLES POLITIQUES.
Londres , 5 mai.
Une agréable nouvelle a été annoncée par le bulletin ciaprès
, qui a couru parmi les ministres , et dont on a envoyé
copie au lord maire , qui l'a fait afficher sur son palais pour
en instruire le public.
Bureau de l'amirauté , le 4 mai .
On a reçu , ce matin , des dépêches du vice -amiral sir
J. B. Warren, baronet et chevalier du Bain , qui rend compte
de la prise du Marengo , de 80 canons , ayant 740 hommes
d'équipage , commandé par le contre-amiral Linois , et de la
Belle- Poule , de 40 canons et de 320 hommes d'équipage.
Elle a eu lieu le 13 mars après un combat , sous voiles , de
quelques heures , avec les vaisseaux de S. M. le London , de
98 canons et l'Amazone , de 38 .
London et Amazone , 14 tués , dont deux lieutenans de
PAmazone , 26 blessés.
Marengo et Belle-Poule , 65 tués , 80 blessés .
Le contre-amiral Linois est du nombre des blessés .
Le combat a eu lieu à la hauteur des îles du Cap- Verd.
( Star.)
PARIS.
S. M. a nommé grand-officier de la Légion-d'Honneur
M. Pétiet , conseiller d'état , intendant-général de la Grande-
Armée.
-Un décret impérial , du 12 mars dernier , ordonne que
les conscrits assez lâches pour se mutiler , dans l'intention de
se soustraire au service , seront réunis en compagnie de pionniers.
Cette disposition vient d'être appliquée à deux conscrits
du département de Seine et Marne , qui n'ont pas rougi de.
chercher dans cette honteuse ressource le moyen de se dispenser
de partager la gloire de leurs camarades. Des ordres sont
donnés pour qu'ils soient conduits de brigade en brigade à
Aire , où se forme la première de ces compagnies.
- M. Jean-Henri Dupotel , lieutenant du capitaine Lucas
sur le vaisseau le Redoutable , au combat de Trafalgar , est
nommé capitaine de frégate.
- Le corps législatif a terminé sa session le 12 de ce
mois.
( No. CCLIII . )
( SAMEDI 24 MAI 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
DEPT
SONGE DE L'ABBÉ DE RANCÉ ,
RACONTÉ PAR LUI A L'UN DE SES RELIGIEUX.
102 N
MB's jours ont décliné comme l'ombre du soir ;
Comme l'herbe des champs j'ai vu sécher ma vie ;
Je marche en un sentier qu'on ne doit pas revoir ;
Je suis une vapeur dans l'air évanouie.
Ami , je romps pour toi, peut-être pour mon Dieu ,
Le silence éternel qu'on observe en ce lieu.
Pour la première fois cette voûte profonde
S'étonne d'une voix qui mourut pour le mond
Mais l'étrange rapport des communs nalheurs
M'ordonne de parler à qui r es pleurs :
La gloire de mon Dieu , ton sa ut me touche ,
Otent le triple airain qui fermoit cette bouche.
Ecoute : Hier au soir, méditant cette fin
Qui de l'homme ici- bas est le commun destin ,
Le sommeil me surprit ici , sur cette pierre.
A peine ses pavots fermoient- ils ma paupière ,
Celle qui m quitta pour un autre univers ,
Celle dont la beauté n'est que poudre et que vers ,
VI
L.
cen
BINE
338 MERCURE DE FRANCE ,
Celle que je pleurai , soudain m'est apparue.
Son front tout glorieux s'élevoit sur la nue ;
Elle n'avoit plus rien de ses at raits mortels ,
Qui , pour m'ôter à Dieu , frappoient mes yeux charnels ;
C'étoit elle , mais sainte , et de splendeur vêtue ,
Rayonnante d'amour, et je
l'ai reconnue.
" Ami , m'a -t-elle dit , tous mes voeux sont remplis ;
» Encore quelques jours , tes combats sont finis.
» Tes regrets de ma mort , ta fidelle tristesse ,
>> Vers le sentier étroit guidèrent ta jeunesse :
» Le présent t'aveugloit , tu perdois l'avenir ;
» Dieu nous a séparés , pour nous mieux réunir .
>> Tu suivois le chemin des enfans de folie ;
>> Il te falloit ma mort pour te donner la vie :
>> Le ciel en a pris soin . Que tu dois l'en bénir ?
» Il a fini plutôt ce qu'il devoit finir.
» En brisant les liens d'une union grossière ,
» Il prévint les dégoûts , vils enfans de la terre.
>> Il nous gardoit alors , au prix de mon trépas ,
>> Ces torrens de bonheur qui ne s'épuisent pas .
´» C'en est fait , l'heure approche , et Rancé va me suivre.
>> Tu supportas long- temps l'horreur de me survivre.
>> De ta longue douleur Dieu te paiera le prix .
>> De quels ravissemens ses élus sont remplis !
>>> Les conçois - tu , Rancé ? Sans toi , je suis heureuse.
» Mais bannis une peur au ciel injurieuse ;
>> Ces retours si secrets vers une antique ardeur,
>> Qui disputoient ton ame à sa sainte ferveur
» ( De la fragilité racine indestructible ) ,
>> Trouvent grace aux regards du juge incorruptible.
» Dien , qui sonde les coeurs , a vu le fond du tien ;
» Il a vu ces trésors de l'amour du Chrétien;
» L'orage par la foi devenu plus tranquille ,
>> Le malheur au malheur ouvrant un saint asile ,
» Et ton coeur appelant , par l'amour consumé ,
>> Tous ces coeurs malheureux pour avoir trop aimé .
» Infortunés , en proie à la triste chimère
>> Qui veut l'amour du ciel dans l'amour de la terre !
>> Ils ont tourné vers Dieu leurs inutiles jours :
» L'homme cesse d'aimer, le ciel aime toujours .
» Ah ! vole pein de foi , libre de tes alarmes,
>> Dans le sei de celui qui sécha tant de lrmes.
>> Ce rival préféré , qui remplit tout mon coeur ,
>> Sans me rassasier , me nourrit de bonheur.
MAI 1806. 339
» Viens encore avec moi , nager dans cette ivresse
>> Que nous cherchions là-bas , et qui fuyoit sans cesse.
» De ta captivité j'apporte la rançon.
» La palme que tu vois ouvrira ta prison .
>> On va dire pour toi le suprême cantique
>> Qui suit le fils d'Adam vers la demeure antique .
Mes jours ont décliné comme l'ombre du soir ;
Comme l'herbe des champs j'ai vu sécher ma vie;
Je marche en un sentier qu'on ne doit pas revoir ;
Je suis une vapeur dans l'air évanouie.
>>
DE CORIOLIS.
TRADUCTION
DE LA XXIV ODE D'HORACE.
Quis desiderio sit pudor, ete.
PEUT-ON pleurer assez une ombre aussi chérie ?
Toi , dont la voix préside aux lugubres accens ,
Noble fille de l'harmonie ,
Prête-moi , Melpomène , et ta lyre et tes chants !
Accablé sous le poids d'un sommeil effroyable ,
Quintilius n'est plus ! ... Naïve Vérité ,
Incorruptible soeur de l'austère Equité ,
Fidélité sans tache , honneur inaltérable :
Où trouver un mortel qui lui soit comparable ?
De tous les gens de bien il mourut regretté :
Il le fut encor plus de toi , tendre Virgile !
Aux Dieux , hélas ! ta piété
Vainement redemande un dépôt trop fragile.
Rival d'Orphée , en vain , par un charme nouveau ,
T'u rendrois la forêt à tes accords sensible :
Ton art ne pourroit pas rappeler du tombeau
Celui que , d'un seul coup de sa verge inflexible ,
Mercure a mis au rang du funèbre troupeau .
Destin vraiment cruel ! mais s'y soumettre est sage.
De la nécessité qui nons maîtrise tous ,
La patience et le courage
Peuvent seuls amortir les invincibles coups.
KERIVALANT.
Y 2
338 MERCURE DE FRANCE ,
Celle que je pleurai , soudain m'est apparue .
Son front tout glorieux s'élevoit sur la nue ;
Elle n'avoit plus rien de ses at raits mortels ,
Qui , pour m'ôter à Dieu , frappoient mes yeux charnels ;
C'étoit elle , mais sainte , et de splendeur vêtue ,
Rayonnante d'amour, et je l'ai reconnue.
" Ami , m'a-t-elle dit , tous mes voeux sont remplis;
» Encore quelques jours , tes combats sont finis.
>> Tes regrets de ma mort , ta fidelle tristesse ,
>> Vers le sentier étroit guidèrent ta jeunesse :
>> Le présent t'aveugloit , tu perdois l'avenir ;
» Dieu nous a séparés , pour nous mieux réunir.
>> Tu suivois le chemin des enfans de folie ;
>> Il te falloit ma mort pour te donner la vie :
» Le ciel en a pris soin . Que tu dois l'en bénir ?
» Il a fini plutôt ce qu'il devoit finir.
» En brisant les liens d'une union grossière ,
» Il prévint les dégoûts , vils enfans de la terre .
>> Il nous gardoit alors , au prix de mon trépas ,
>> Ces torrens de bonheur qui ne s'épuisent pas.
´» C'en est fait , l'heure approche , et Rancé va me suivre.
» Tu supportas long -temps l'horreur de me survivre .
» De ta longue douleur Dieu te paiera le prix.
>> De quels ravissemens ses élus sont remplis !
>> Les conçois- tu , Rancé ? Sans toi , je suis heureuse.
>> Mais bannis une peur au ciel injurieuse ;
» Ces retours si secrets vers une antique ardeur,
>> Qui disputoient ton ame à sa sainte ferveur
» (De la fragilité racine indestructible ) ,
>> Trouvent grace aux regards du juge incorruptible.
>> Dien , qui sonde les coeurs , a vu le fond du tien ;
>> Il a vu ces trésors de l'amour du Chrétien ;
» L'orage par la foi devenu plus tranquille ,
» Le malheur au malheur ouvrant un saint asile ,
» Et ton coeur appelant , par l'amour consumé ,
» Tous ces coeurs malheureux pour avoir trop aimé.
» Infortunés, en proie à la triste chimère
>> Qui veut l'amour du ciel dans l'amour de la terre !
>> Ils ont tourné vers Dieu leurs inutiles jours :
>> L'homme cesse d'aimer, le ciel aime toujours.
» Ah ! vole pein de foi , libre de tes alarmes,
>> Dans le sei de celui qui sécha tant de larmes.
» Ce rival préféré , qui remplit tout mon coeur,
>> Sans me rassasier, me nourrit de bonheur.
MAI 1806 . 339
>> Viens encore avec moi , nager dans cette ivresse
>>
Que nous cherchions là -bas , et qui fuyoit sans cesse.
» De ta captivité j'apporte la rançon .
» La palme que tu vois ouvrira ta prison .
>> On va dire pour toi le suprême cantique
>>
Qui suit le fils d'Adam vers la demeure antique. »>
Mes jours ont décliné comme l'ombre du soir ;
Comme l'herbe des champs j'ai vu sécher ma vie;
Je marche en un sentier qu'on ne doit pas revoir ;
Je suis une vapeur dans l'air évanouie.
DE CORIOLIS.
TRADUCTION
DE LA XXIV ODE D'HORA CE.
Quis desiderio sit pudor, ete.
PEUT-ON pleurer assez une ombre aussi chérie ?
Toi , dont la voix préside aux lugubres accens ,
Noble fille de l'harmonie ,
Prête-moi , Melpomène , et ta lyre et tes chants !
Accablé sous le poids d'un sommeil effroyable ,
Quintilius n'est plus ! ... Naïve Vérité ,
Incorruptible soeur de l'austère Equité ,
Fidélité sans tache , honneur inaltérable :
Où trouver un mortel qui lui soit comparable ?
De tous les gens de bien il mourut regretté :
Il le fut encor plus de toi , tendre Virgile !
Aux Dieux , hélas ! ta piété
Vainement redemande un dépôt trop fragile.
Rival d'Orphée , en vain , par un charme nouveau,
T'u rendrois la forêt à tes accords sensible :
Ton art ne pourroit pas rappeler du tombeau
Celui que , d'un seul coup de sa verge inflexible ,
Mercure a mis au rang du funèbre troupeau.
Destin vraiment cruel ! mais s'y soumettre est sage.
De la nécessité qui nous maîtrise tous ,
La patience et le courage
Peuvent seuls amortir les invincibles coups .
KERIVALANT.
Y 2
340 MERCURE DE FRANCE ,
Errata. Dans le dernier numéro , article Poésie , après ce vers : Et
sembloient se méler au murmure des eaux , on a omis le suivant :
Mes yeux non moins distratts parcouroient ce bocage. Les guillemets
fermés après les mots : Voyons un peu , ne doivent être fermés qu'à
la fin de la page , après le mot encens.
ENIGM E.
Nous sommes grand nombre de frères ,
Loin de nos pères , ou nos mères ,
Logés par troupes dans un bois ,
D'où nous ne sortons qu'avec peine ,
Quand nous y sommes une fois ,
Tant nos corps y sont à la gêne :
Nous les avons par le milieu pliés ,
Et d'une corde tous liés ,
Ce qui forme entre nous une espèce de chaîne ;
Cet état, comme on voit , est très - particulier,
Et notre emploi l'est encor davantage ,
C'est d'ôter, d'enlever , que nous faisons métier ;
Mais c'est toujours à l'avantage
De ceux sur qui nous l'exerçons ,
Ce qu'ils ne veulent pas , nous le leur enlevons .
LOGO GRIPHE.
Tu trouveras , pour tout ce qui t'est cher ,
Une épithète favorite
Dans un seul mot mise deux fois de suite ,
Si tu veux tant soit peu t'appliquer à chercher .
CHARA D E.
C'EST un des élémens qui produit mon premier ;
Dans un second s'étend et se perd mon dernier ;
Dans un troisième est mon entier.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE ,
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Nº. est les Enseignes .
Celui du Logogriphe est Mortier, où l'on trouve Toi , Rome, mer,
'Remi, Méri, rit, or, mie, re, mi, More, rot, tri, tome, rime, trio, Io,
ire, ortie, moire , Rote, mite, mi er et lirer.
Celui de la Charade est Mai-tresse
MAI 1806. 341
SUR LES CROISADES
ET SUR LES TURCS.
III et dernier Article. ( Voyez les deux précédens Nos . )
Il faut observer d'abord que les Turcs sont déchus
de leur ancienne puissance , sur-tout par comparaison
avec les progrès des puissances chrétiennes . Ils
sont restés au point où ils étoient , et les Chrétiens
ont avancé ; et il ne s'agit que d'examiner la raison
de la position stationnaire des uns , et de la marche
progressive des autres.
On nous permettra de citer ici un passage véritablement
curieux , de M. de Condorcet , dans son ouvrage
posthume , sur les Progrès de l'Esprit humain :
«<
où
J'exposerai , dit - il , comment la religion de Ma-
» homet , la plus simple dans ses dogmes , la moins
» absurde dans ses pratiques , la plus tolérante dans
» ses principes , semble condamner à une incurable
» stupidité , toute cette vaste portion de la terre ,
» elle a étendu son Empire;; ttaannddiiss que nous allons
» voir briller le génie des arts et des sciences , sous
>> les superstitions les plus absurdes , et au milieu de
» la plus barbare intolérance . » ( 1 ) Il n'y a qu'à lire
le Koran , observer les peuples Mahometans , et parcourir
leur histoire , pour savoir ce qu'on doit penser
de la simplicité de leurs croyances , de la sagesse de
leurs pratiques , de la tolérance de leurs principes ;
mais il est à regretter , pour les Progrès de l'Esprit
humain , que M. de Condorcet n'ait pas eu le temps
( 1 ) On retrouve dans les éloges que les sophistes du dixhuitième
siècle ont donnés à Mahomet et à sa doctrine , et
dans le parallèle qu'ils affectent d'établir entre le christianisme
et le mahométisme , et toujours à l'avantage de celui - ci , une
nouvelle preuve de l'identité secrette du mahométisme et du
déisme.
ید3
342 MERCURE
DE FRANCE
,
de nous donner l'explication du phénomène qu'il a
si bien observé. Que d'esprit , en effet , n'auroit - il
pas employé pour nous faire comprendre comment
la religion de Mahomet , cette religion la plus simple
dans ses dogmes , la moins absurde dans ses pratiques
, la plus tolérante dans ses principes , peut se
Conserver dans cette perfection , contre l'incurable
stupidité de ses sectateurs , ou comment la barbarie
des sectateurs de Mahomet ne le cède pas à la sagesse
de sa doctrine ? Le philosophe auroit opposé sans
doute la religion simple , raisonnable et tolérante de
Mahomet , à la religion confuse , absurde et barbare
de Jésus- Christ , comme il oppose le génie brillant
et les vastes connoissances des peuples chrétiens , ǎ
l'incurable stupidité des Mahometans ; et avec ces
données , il auroit peut -être résolu le problème qu'offre ,
chez les Mahometans , tant de barbarie civile , malgré
tant de perfection religieuse ; et chez les Chrétiens ,
tant de barbarie religieuse , au milieu de tant de perfection
politique. Et comme tout est inconséquence
et contradiction dans la question qu'élève cet écrivain
, il lui auroit fallu encore expliquer pourquoi ,
chez les uns , des gouvernemens si modérés et si
éclairés , avec une religion si absurde et si dure ; et
chez les autres , des gouvernemens si ignorans , si
oppresseurs , avec une religion si sage et si humaine ?
Je l'avouerai on a peine à en croire ses yeux lorsqu'on
trouve dans les ouvrages d'un bel- esprit , d'un
savant , d'un penseur , membre de toutes les académies
de l'Europe , un passage d'une aussi étrange
prévention , pour ne rien dire de plus ; et il n'y avoit
qu'une haine désespérée de la religion chrétienne ,
qui pût méconnoître , à ce point , l'influence nécessaire
du christianisme sur la bonté morale , politique
et même littéraire des peuples chrétiens , et celle du
mahométisme sur l'incurable stupidité des Mahométans.
Je reviens aux Turcs .
Tout peuple doit être considéré sous le rapport de
MAI 1805. 343
sa constitution et de son administration . Les nations
chrétiennes ont toutes , plus ou moins , des constitutions
fortes , ou des administrations sages. Ainsi la
Suisse , la Hollande , l'Allemagne , même l'Angleterre
, foibles de constitution , avoient des administrations
attentives ou économes . La France , forte de
constitution , étoit trop souvent administrée avec
foiblesse et prodigalité : elle eût été trop forte , sans
doute , si son administration cût été aussi vigilante
que sa constitution étoit parfaite.
Chez les Turcs , comme chez tous les peuples
Mahométans , tout est vicieux , absurde , oppressif :
constitution religieuse , constitution domestique ,
constitution politique ; administration de la paix
administration de la guerre ; politique extérieure et
régime intérieur.
"
La religion des peuples Mahométans n'est , comme
nous l'avons observé , qu'un grossier déisme . Aussi ,
chez les moins ignorans d'entr'eux , elle tend fortement
à l'athéisme ; et pour le peuple , elle n'est au
fond que le culte de leur prophète ; car le Dieu des êtres
pensans est l'être , quel qu'il soit , dont les opinions ou
les volontés sont leur loi morale .
Les Turcs croient l'existence de Dieu ; mais il ne
faut qu'ouvrir le Koran , et voir quelles extravagances
ils mêlent à cette idée respectable , et à quelques
préceptes de morale universelle dont la tradition
immémoriale ne s'est entièrement perdue chez aucun
peuple ( 1 ). Le dogme de l'immortalité de l'ame n'est
pour eux que le dogme de survivance des corps , pour
y jouir des voluptés sensuelles. Aussi , tout est désordonné
dans les idées morales de ce peuple. Il y a chez
les Turcs un respect superstitieux , et même des fondations
pieuses pour les animaux ; et nulle part l'homme
(1 ) Le Koran , disoit ingénieusement M. de Fontanes à l'auteur
de cet article , est la Bible passée à travers les contes des
Mille et une Nuits.
344 MERCURE DE FRANCE ,
n'est plus méprisé , plus avili , plus opprimé : ils font
quelques aumônes ; et nulle part une cupidité plus
universelle à - peu - près comme ils s'abstiennent de
vin , et s'enivrent d'opium .
La constitution domestique , chez les Mahometans ,
est la polygamie , destructive de tout ordre domes
tique , et même de tout ordre public dans une nation
formée , où elle produit l'esclavage d'un sexe , la
mutilation d'un autre , l'abandon et souvent l'exposition
des enfans , le trafic de l'homme à prix d'argent.
Ce n'est pas que la polygamie soit universellement en
usage chez les Turcs : cette faculté dispendieuse n'est
que pour les riches . On peut même dire que la polygamie
deviendroit bientôt impraticable , par- tout où
elle seroit universellement pratiquée. La plupart des
Turcs épousent une seule femme , et même lui reconnoissent
, pour la forme , un douaire de nulle valeur ;
mais ce mariage , ils le rompent à volonté ; il paroit
même qu'ils peuvent contracter une autre espèce de
mariage pour un temps fixe et stipulé d'avance ; et
comme d'ailleurs la pluralité des femmes y est consacrée
par la religion , et l'achat des filles esclaves
permis par la loi , le mariage n'y est pas un lien , ni
par conséquent la famille , une société. Cette faculté
indéfinie de possession des femmes , et à toutes sortes
de titres , a produit un effet tout contraire à celui
que le législateur en attendait . Les femmes , mises
comme une marchandise dans une circulation trop
abondante , ont perdu de leur prix , tandis que les
passions allumées par les institutions qui doivent en
être le frein , ont franchi toutes les bornes , et même
celles de la nature . Dans la Grèce mahométane , comme
autrefois dans la Grèce idolâtre , des lois contraires à
l'homme moral , ont produit des moeurs contraires à
l'homme physique , et le désordre est porté au point
d'influer sur la population.
Les habitudes des Turcs se ressentent des vices de
leur constitution. Ils ne connoissent pas cette activité
i
MAI 1806. 345
tranquille et continue qui est la qualité distinctive de
l'homme civilisé , et végètent dans la paresse chère à
tous les peuples barbares , qui n'aiment que l'inaction
ou une agitation violente . Ipsi hebant , dit Tacite en
parlant des Germains , mird diversitate_naturæ , cum
iidem homines sic amant inertiam et oderint quietem.
<< Ils vivent dans une indolence stupide , et l'on est
» étonné que les mêmes hommes puissent avoir tant
» de goût pour ne rien faire , et tant d'antipathie pour
» le repos. » Traduct. de Dotteville .
le
La constitution politique des Turcs est assez connue.
Elle est despotique , comme leur constitution domestique
, comme leur constitution même religieuse ;
car les Turcs sont esclaves dans la religion comme
dans le gouvernement. Si le pouvoir du chef est
défendu des caprices de la multitude par respect
que la nation conserve pour la famille des Ottomans
qui occupe le trône , la nation elle - même ( et c'est
ce qui constitue le despotisme ) , n'est défendue des
caprices de son chef , par aucune fixité d'existence
indépendante du despote , ou plutôt elle n'est pas
assez défendue ; car , comme l'observe Montesquieu ,
il n'y a pas de pouvoir qui ne soit borné par quelque
endroit ; et ici le gouvernement trouveroit , dans la
religion , quelque obstacle à ses volontés. Semblable ,
en quelque sorte , à la Divinité , le sultan voit tout
autour de lui dans une mobilité continuelle , lui seul
est immobile . Les familles passent de l'obscurité aux
premiers emplois , et redescendent à la condition
privée ; et l'élévation ou l'abaissement sont des jeux
de la main redoutable du maître ; mais aussi le maître
lui- même est quelquefois emporté par le tourbillon
populaire. Les revers , qui , dans les Etats Chrétiens ,
rendent le prince plus cher aux sujets , ne font , en
Turquie , qu'irriter le peuple contre le souverain : et
plus d'une fois une soldatesque mutinée a demandé
et obtenu sa déposition ou sa mort.
Le gouvernement se ressent des vices de la cons346
MERCURE DE FRANCE ,
titution politique , et même de ceux de la constitution
domestique. La polygamie , permise aux sujets , est
ordonnée au prince , que la loi de l'Etat , ou l'usage
du trône , entoure d'un nombre prodigieux de favorites
, aliment éternel d'intrigues , cause féconde de
mobilité dans les places , d'agitation dans l'administration
, de vénalité dans les affaires. Dans un Etat
ainsi constitué , toute police est impossible ; et le
peuple de Constantinople est continuellement placé
entre la famine , la peste ou les incendies , sans que
l'administration sache , ou puisse prendre les moyens .
de prévenir ces fléaux , de les arrêter ou d'en réparer
les ravages. La justice civile est un brigandage ; la
justice criminelle , des expéditions ; les pachalics sont
des fermes ; les pachas , des traitans ; le divan , un'
encan: le gouvernement lui-même , un vaste marché ,
où l'avidité d'acquérir est proportionnée à l'incertitude
de conserver ; et où , comme ces courtisans de Galba
dont parle Tacite , tous s'empressent à qui dévorera
cet Empire vieilli et prêt à leur échapper : apud
senem festinantes.
:
Je ne parle pas de leur politique extérieure , parce
qu'ils n'en ont pas d'autre , depuis long - temps , que
celle qu'il est de l'intérêt des puissances chrétiennes
de leur inspirer. Elles sont toujours à-peu- près sûres
de les diriger dans telle ou telle voie , pourvu qu'elles
sachent ménager leur orgueil , ou satisfaire leur avarice .
Les turcs n'entretenoient pas autrefois d'ambassadeurs
ordinaires dans les cours étrangères , et ils n'en avoient
pas
besoin leurs alliés les instruisoient assez des desseins
de leurs ennemis . Aujourd'hui ils semblent
vouloir former , avec les nations chrétiennes , des
relations plus suivies . Il n'est plus temps ; l'adresse de
leurs négociateurs ne fera pas ce que ne peut plus
faire la force de leurs armées. Un envoyé turc dans
nos cours , étranger à la langue , aux usages , aux lois ,
aux moeurs de l'Europe . dupe de l'intrigue ou jouet
de la politique , humilie l'orgueil de sa cour , sans
utilité pour son gouvernement.
MAI 1806. 347
La guerre , dans laquelle les Turcs ont paru jadis
avec éclat , ne se gouverne pas chez eux mieux que
la paix. Tant que les peuples n'ont fait la guerre
qu'avec des bras , les Turcs l'ont faite avec avantage ,
parce qu'ils y employoient tous les leurs , et même
ceux dont l'intérêt de l'Etat , l'humanité ou le droit
des gens ne permettent pas de disposer. Mais alors
on livroit des batailles , aujourd'hui on fait la guerre:
la guerre est devenue un art qui s'apprend par l'étude ,
se perfectionne par l'observation , et que les différens
peuples cultivent avec un succès proportionné au
degré de leurs lumières et de leurs connoissances. Les
Turcs sont donc restés bien loin en arrière des autres
peuples. Ce n'est pas cependant qu'ils aient totalement
ignoré nos arts , même militaires . Quand les
Chrétiens fondoient des canons de vingt- quatre livres
de balles , les Turcs en fondoient de deux cents livres ;
et ils élevoient des tours comme des montagnes . Mais
rien n'a pu se perfectionner chez ce peuple , qui même
n'a pas , dans sa langue , un instrument suffisant de
connoissance , et chez qui l'imprimerie n'est pas
usuelle , ni l'écriture expéditive ; car si les combats
se livrent avec l'épée , on peut dire , dans un sens ,
que la guerre se fait avec la plume , parce que l'écriture
est le grand moyen de l'ordre , en guerre comme
en paix . L'art de former , d'ordonner , de faire mouvoir
, de concert et à temps , les différens rouages de
cette immense machine qu'on appelle une armée ;
d'en disposer et d'en assurer le service dans toutes
ses parties ; cet art , le premier de tous , de mettre
de l'ordre dans un vaste ensemble , est entièrement
étranger à des Barbares , et ne peut être connu que d'un
peuple lettré. Les Turcs , ignorans et grossiers . en sont
encore aux routines de leurs aïeux . Le génie de Mahomet
II , de Soliman , de Kouprogli , de Barberousse ,
de Dragut , a péri avec eux ; mais nous, nous avons fixé
sur le papier , que dis - je , nous avons fait un corps
du génie de Turenne , du prince Eugène , de Du348
MERCURE DE FRANCE ;
quesne , de Ruyter , de Vauban , de Coëhorn ; nous
y avons même ajouté : car on avance dans les arts ,
en assurant sa marche et fixant ce qu'on a déjà découvert.
Nous faisons mouvoir aujourd'hui d'immenses
armées avec plus de facilité qu'on ne faisoit marcher
autrefois des corps peu nombreux ; et nous avons , ce
semble , atteint les bornes de l'art , en donnant des
ailes à la force , et mettant l'artillerie même à cheval .
Non-seulement la guerre aujourd'hui ne peut plus
être faite avec succès que par un peuple lettré , mais
elle ne peut être soutenue long- temps , dans les mêmes
lieux , que par un peuple humain ( 1 ) . Un peuple
qui ravage tout autour de lui , et qui fait la guerre
au cultivateur paisible comme à l'ennemi armé , ne
peut ni aller en avant , parce que l'ennemi le prévient
et ravage lui-même , ni subsister dans un pays dévasté ,
ni se retirer avec ordre à travers un pays désert. C'est
ce qui fait que les armées turques n'ont jamais pu
résister à un échec ; et que le point de ralliement
d'une armée battue sur les bords du Danube , est
presque toujours sous les murs d'Andrinople .
Mais si leurs armées ne peuvent résister à la perte
d'une bataille , leur Etat peut encore moins soutenir
les désastres répétés d'une guerre malheureuse. La
force de constitution des Etats Chrétiens paroît surtout
dans les malheurs publics , où l'intérêt de l'Etat
et l'affection pour le souverain , réunissent toutes les
volontés , toutes les affections , toutes les forces ; et
c'est dans les revers que paroitroit à découvert l'irrémédiable
foiblesse de l'Empire Turc . L'insubordination
des pachas éclateroit de tous côtés , parce que
leur obéissance n'est commandée que par la crainte .
( 1 ) Les Romains faisoient la guerre avec beaucoup moins
d'art que les peuples modernes ; mais ils n'avoient aussi à combattre
que des peuples beaucoup moins avancés qu'ils ne
l'étoient eux-mêines. Ils faisoient aux autres peuples , l'espèce
de guerre que les Russes font aux Turcs et aux Persans ; et de
part et d'autre , les circonstances sont assez semblables.
MAI 1806. 349
Même en pleine paix , on n'entend parler que de
révoltes dans quelques provinces de ce vaste Empire ;
et la guerre civile y est , comme la peste , tantôt en
Europe et tantôt en Asie. Jamais les Turcs n'ont pu
soumettre les Beys d'Egypte , et il est douteux qu'ils
puissent la reconquérir sur les débris des Mammelucs.
Ils ont perdu , contre les Chrétiens , jusqu'à l'avantage.
du nombre ; et le Grand- Seigneur ne pourroit peutêtre
pas aujourd'hui retenir sous ses drapeaux , une
armée aussi forte que celles que la France , l'Autriche
ou la Russie ont mises sur pied dans cette dernière
campagne. Enfin leur armée navale , indispensable
pour leur défense , depuis les progrès de la Russie
sur la mer Noire , est restée bien au-dessous de leur
armée de terre ; parce que les forces navales se forment
et se dirigent avec encore plus d'art et d'étude ;
et que d'ailleurs , un Etat ne peut avoir une marine
puissante , tant qu'il n'a pas de colonies ; ni une
marine exercée , lorsqu'il ne navigue pas sur l'Océan.
Le Fatalisme reçu chez les Turcs , et auquel on a
attribué leur courage et leurs succès , ôte à un peuple
tout sentiment d'honneur , en lui ôtant toute idée de
liberté ; et il favorise également la lâcheté et la valeur ,
en faisant de l'un ou de l'autre , un décret de prédestination.
Ce Fatalisme dont les Turcs ont été longtemps
imbus , n'est utile que lorsque l'Etat est
heureux , parce qu'alors toutes les opinions sont
bonnes. Mais au premier revers , un peuple fataliste
doit tomber dans le découragement ; et il est difficile
de persuader l'efficacité des moyens humains , à des
hommes qui se croient prédestinés de Dieu même
à périr, et qui pensent , comme Luther, que Dieu veut
les visiter.
Il n'y a de doctrine véritablement utile , parce
qu'elle est la seule raisonnable, que celle des Chrétiens ,
qui ont aussi leur Fatalisme , que Leibniz appelle
Fatum Christianum , et qu'il oppose à celui des
Turcs , Fatum Turcicum. Ce Fatalisme chrétien con350
MERCURE DE FRANCE ,
siste à se proposer un motif légitime dans ses entreprises
; à employer , pour y réussir , tous les moyens
que suggère l'intelligence , et dont la raison dirige
l'emploi , et à s'en reposer , pour le succès , sur l'ordonnateur
suprême des événemens , qui fait sortir le
bien général même des malheurs particuliers . Les
peuples chrétiens sont , de tous les peuples anciens et
modernes , ceux qui font la guerre avec le plus d'art ,
de discipline , et même de valeur . Ce fait incontestable
répond , mieux encore que les raisonnemens , à tout
ce que J.-J. Rousseau avance , sur ce sujet , de faux
et d'inconséquent à la fin du Contrat social , et qui
est peut-être ce qu'il y a de plus foible dans ses ouvrages.
Il y soutient qu'un Chrétien conséquent doit
être indifférent aux malheurs publics , parce que sa
patrie n'est pas ici - bas , et que tous les événemens de
ce monde , ne sont , à ses yeux , que des effets de la
volonté de Dieu ; et ce sophiste ne voit pas que cette
résignation , que la religion recommande , est la
patience dans le malheur , et non l'inaction dans le
danger ; et que l'homme , seul être actif, puisque seul
il a une volonté , et que tous les autres êtres sont
soumis à son action, l'homme doit agir avant de souffrir.
C'est au contraire cette fausse philosophie qui a éteint
tout esprit public , en faisant du plaisir le seul mobile de
nos actions ; et de l'intérêt personnel , l'unique motif de
nos devoirs : fatale doctrine , qui , arrêtant l'homme à
l'amour de soi et à la possession des objets sensibles ,
a mis l'égoïsme dans les esprits , la lâcheté dans les
caractères , la mollesse dans les moeurs !
Tout annonce donc la fin peu éloignée de l'Empire
Turc; car un état dont la constitution et l'administration
ont été faites pour l'attaque , est perdu lorsqu'il
est réduit à se défendre ; et depuis long-temps
les Turcs ne sont plus que sur la défensive , à l'égard
des puissances chrétiennes. Cette progression de force ,
croissante chez les Chrétiens , décroissante chez les
Turcs , s'explique aisément : les fausses doctrines , en
MAI 1806. 351
morale et en politique , commencent par la violence ,
et finissent par la foiblesse ; tandis que l'ordre et la
vérité ne sont , à leur origine , nous dit le grand maître
en morale , qu'un grain imperceptible , qui s'étend
insensiblement , croit avec lenteur , s'affermit , et devient
enfin un grand arbre qui brave l'effort des vents ,
et sur lequel les oiseaux du ciel viennent chercher
un asile.
Mais combien cette défensive à laquelle les Turcs
sont réduits , est-elle devenue plus difficile , depuis les
progrès de quelques puissances vers les provinces
ottomanes , et le prodigieux accroissement de leurs
forces ! Nous avons vu , dans un temps , la Chrétienté
toute entière assiégée par les Mahométans . On peut
observer aujourd'hui que l'Empire Turc est lui - même
bloqué par les puissances chrétiennes ; et il est permis
de conjecturer que le blocus sera incessamment converti
en un siége régulier. Déjà la place est investie ,
et la tranchée est ouverte , sur la mer Noire , par
l'occupation de la Crimée ; et vers l'Archipel , par
la protection accordée à l'Etat des Sept- Iles , dont la
constitution garantie par les Turcs et par les Russes ,
est entr'eux un moyen de rupture prêt à volonté.
A
L'ancien gouvernement de France , fidèle à ses
traditions diplomatiques , a voulu long- temps étayer
l'Empire Ottoman , même lorsqu'il ne pouvoit plus
en attendre de diversion utile à ses intérêts . Il attribuoit
avec raison la foiblesse des Turcs à leur ignorance ; et il
leur expédioit des connoissances comme on expédie
des munitions ; mais il n'en va pas ainsi des progrès
de l'esprit dans une nation . Ces progrès sont le résultat
de la civilisation , loin d'en être le principe. Le mahométisme
condamne les Turcs à une incurable stupidité
; et ce n'est pas tout-a-fait par la géométrie que
commence la civilisation . Le gouvernement directorial
a porté le coup mortel à la puissance des Turcs , en
montrant en Egypte combien ils cachent de foiblesse
réelle sous une force apparente ; et en apprenant , par
352 MERCURE DE FRANCE ;
son exemple , aux autres puissances qu'on peut braver
jusqu'à la peste , cette fidelle et redoutable alliée dè
l'Empire Ottoman.
Cet Empire est donc une succession éventuelle , sur
laquelle les héritiers s'arrangent à l'avance ; car aujourd'hui
si l'on sait mieux faire la guerre , on sait aussi
mieux négocier . On est plus actif dans le camp , plus
patient dans le cabinet ; et l'on a perfectionné à la
fois les moyens de la paix et les instrumens de la
guerre.
Mais il ne faut pas croire que la France , voisine
aujourd'hui de la Turquie et de l'Autriche par les
provinces Vénitiennes situées sur la côte de la mer
Adriatique opposée à l'Italie , laisse traiter d'aussi
grands intérêts sans y intervenir , sinon comme puissance
intéressée , du moins comme puissance médiatrice
. La politique lui prescrit de prolonger , encore
quelque temps , l'existence de cet Empire , plutôt
que de souffrir que son immense dépouille , passant
tout entière entre les mains de puissances déjà
redoutables , dérange des rapports de forces , nécessaires
au repos de l'Europe et à la véritable force de
la Chrétienté , et qu'elle serve à agrandir les forts ,
au lieu d'être employée à indemniser les foibles.
Quoi qu'il en soit , le dernier moment du règne
des Musulmans en Europe ne sauroit être très-éloigné.
Ces conquérans ne sont encore , depuis leur invasion
en Grèce , qu'un corps d'armée barbare qui campe
au milieu de l'Europe civilisée , et qui , pour se retirer ,
n'a qu'à plier ses tentes , et passer en Asie. Tout
annonce donc que l'Empire Chrétien de la Grèce sera
retabli en un ou plusieurs Etats , et alors commencera
pour l'Europe un nouveau système de politique.
Il est possible que l'expulsion des Turcs hors de
l'Europe , produise , dans la République Chrétienne ,
deux événemens importans , et qui seroient en même
temps la réparation de deux grands scandales. Un de
ces deux événemens pourroit-être le rétablissement de
la
MAI 1806, 3535
.
laPologne dans son indépendance ; sacrifice dont les en
puissances copartageantes trouveroient le dédomma
gement , ou directement ou par voie d'échanges , de
proche en proche , sur les pays occupés par les Turcs.
L'autre événement seroit la réunion à l'église latine.
de l'église grecque , assez punie de son schisme par
une longue oppression ; et digne de renaître à la
liberté , par la constante fidélité aux dogmes fondamentaux
du christianisme , avec laquelle elle l'a.
supportée. Cette réunion , objet de tant de voeux et
de démarches , éprouvera peu de difficulté si la France.
et l'Autriche sont , comme elles doivent l'être , les
arbitres du partage des Etats Mahometans d'Europe.
Mais elle seroit retardée si la Russie seule s'emparoît
de la Grèce , parce que cette puissance , encore jeune
dans sa politique , politique , paroît plus occupée d'agrandir
ses Etats , déjà trop étendus , que d'épurer sa religion
et de perfectionner sa morale .
Les Turcs retirés en Asie , et contemplant avec
douleur , du rivage , ce doux pays de la Grèce qu'ils
ont si long-temps occupé , tenteront sans doute de :
s'en ressaisir ; et peut - être, nos descendans sont - ils
destinés à voir , au grand scandale de la philosophie
moderne , de nouvelles Croisades de Chrétiens , pour
défendre , contre les Mahometans , l'Empire Grec le
plus exposé à leurs invasions. Il semble cependant
que la nullité absolue de puissance maritime mettra
un obstacle éternel à toute grande entreprise de la
part des Turcs ; et alors , ne pouvant être des conquérans
, ils deviendront des pirates comme leurs
frères d'Alger et de Tunis , et ils se borneront à troubler
une mer surlaquelle ils ne pourront plus dominer..
L'Empire Grec une fois affermi , borné vers l'Europe
par de puissantes monarchies , cherchera à s'étendre
du côté qui lui offrira à la fois le plus de motifs
d'agression , et le moins de moyens de résistance . Il
portera ses armes au delà du détroit ; et les Chrétiens ,
pour être tranquilles en Europe , repousseront les
Ꮓ
354 MERCURE DE FRANCE ,
** Turcs des côtes de l'Asie . Forcés de se retirer dans
l'intérieur , les Turcs se trouveroient en présence des
Persans , Musulmans comme eux , mais d'une autre
secte , et leurs ennemis irréconciliables de religion
et d'Etat. Il n'est pas douteux que les haines de ces
deux peuples , d'autant plus furieuses que l'objet en
est interminable ( 1 ) , ne fussent ranimées par leur
proximité ; et alors la Russie , déjà maîtresse des
bords de la mer Caspienne et des portes de l'Asie ,
profiteroit de ces divisions qui porteroient un coup
mortel à la religion mahométane.
L'Empire Turc n'a pas , pour se tirer de cet état
fâcheux , la ressource d'un grand homme ; et ce n'est
pas au despotisme que s'applique cette excellente
réflexion de J. J. Rousseau , et qui est la réfutation
la plus complète de toute sa politique populaire :
« Quand par hasard il s'élève un de ces hommes nés
» pour gouverner les Empires dans une monarchie
>> presqu'abymée , on est tout surpris des ressources
» qu'il trouve , et cela fait époque . » Cette ressource
n'existe que pour un Etat constitué sur des principes
naturels de société , et qu'il ne faut que rappeler à
une meilleure administration ; et non pour un Etat
de société qui n'a d'autre principe que les passions et
l'ignorance. Qu'on y prenne garde la puissance ottomane
est à peine entamée , et cependant sa chute
paroît inévitable , parce qu'elle périt par les vices de
sa constitution . Elle finit avec toutes ses provinces ,
comme un paralytique qui perd le mouvement , quoiqu'il
en conserve à l'intérieur tous les organes ; et sa
fin , obscure et sans honneur , après tant d'agitation
et de bruit , ressemble à ces léthargies mortelles qui
succèdent à de violentes convulsions.
DE BONALD.
Erratum. Dans le numéro précédent , article deuxième sur
les Croisades , page 304 , ligne 14 , au lieu de ce mot , lefanatisme
, etc.; lisez fatalisme , etc.
(1 ) Les sectateurs d'Ali prétendent qu'il faut commencer
les ablutions par le coude ; les sectateurs d'Omar , par le bout
des doigts.
MAI 1806. 355
Mélanges académiques , poétiques , littéraires , philologiques
, critiques et historiques. Par M. Gaillard. Quatre
vol. in-8°. A Paris , chez Agasse , rue des Poitevins ; et
chez le Normant, rue des Prêtres S. Germ. -l'Aux. , n°. 17.
M. GAILLARD , qui vient d'être enlevé tout récemment aux
lettres ( 1 ) , qu'il honoroit par ses talens et par son caractère ,
'avoit traversé les plus malheureux temps , et toute la corruption
du 18 siècle . Il avoit eu le bonheur d'en sortir le coeur
et les mains purs , mais son esprit n'avoit pu se garantir des
illusions de la philosophie ; et si le fonds de sa morale n'avoit
pas été renversé , il est aisé de voir qu'il avoit été au moins
ébranlé : les bonnes étoffes résistent aux dissolvans ; mais elles
conservent toujours la teinte de la couleur dans laquelle on
les a trempées.
Cet académicien estimable étoit , à ce qu'il paroît , le
doyen de la littérature française , et il n'a cessé de travailler,
qu'en cessant de vivre. Il a marqué sa longue carrière par plusieurs
bons ouvrages , parmi lesquels on distingue l'Histoire
de la Rivalité de la France et de l'Angleterre. Il aimoit la
vérité ; aucune recherche , aucun travail ne l'effrayoit pour la
trouver. Tout ce qu'il a écrit sur l'histoire en porte le témoignage
; et on trouve dans celle- ci , comme dans celles de
Charlemagne et de François Ier , également sorties de sa
plume , une exactitude scrupuleuse dans les faits , de la sagesse
dans les pensées , de la correction et de la simplicité dans le
style qualités qui lui assurent un rang distingué parmi les
écrivains de ce siècle. Les petits ouvrages qui composent ses
Mélanges , ne doivent être considérés que comme des pièces
de circonstances , des notes , des essais , des matériaux pour
l'histoire , ou , pour mieux dire , des délassemens . Il seroit dif
ficile que ces divers morceaux fussent d'un intérêt bien vif et
bien étendu ; mais les amateurs de la bonne littérature reliront
( 1 ) M. Gaillard étoit né dans le diocèse de Soissons , le 26 mars 1726 ,
et il est mort à Saint-Firmin , près Chantilly, le 13 février 1806.
Z 2
356 MERCURE DE FRANCE ;
toujours avec plaisir les pièces anciennes ; et tout le monde
peut aujourd'hui trouver de l'agrément à lire les nouvelles,
Il y a parmi ces dernières un assez long article , que l'on trouve
trop court , sur le scribendi cacoethes , « la démangeaison
d'écrire , » dans lequel M. Gaillard s'est égayé aux dépens d'une
foule d'auteurs ridicules , et qu'il a rempli de traits piquans
et de remarques judicieuses. Il est seulement fàcheux qu'il
l'ait terminé par une réflexion qui n'étoit plus de son âge , et
qui ne convenoit guère à la conclusion de cet écrit . «. Tel est
» à peu près , dit- il , l'état où j'ai laissé la littérature vulgaire ,
» et le goût presque général dans les premiers temps de la
>> fameuse révolution , après laquelle je ne regarde plus à
» rien, et je crois fermement que tout est au mieux en litté-
» rature , comme en toute autre chose , dans le meilleur des
» mondes possibles , dans un monde régénéré. » Si c'est là
du sérieux , il est triste ; si c'est un badinage , comme on
doit le penser , on ne le trouvera pas plaisant ; le sujet
n'admet point cette légèreté , et le comme en toute autre
chose paroîtra certainement de trop dans cette ironique
apologie. Les pièces anciennes ont plus de gravité ce sont,
la plupart, des discours et des éloges , tant en prose
qu'en vers ,
qui ont concouru pour des prix d'académies. Les
deux premiers sont accompagnés d'une note singulière qui
stimule la curiosité : M. Gaillard prétend que
qu'il a obtenue pour son Eloge de Descartes , étoit due à
l'académicien Thomas ; mais , en même temps , il assure que son
Discours sur la Paix, méritoit le premier prix, et qu'on eut tort
de couronner celui de M. de La Harpe . Ces contestations , et ce
qui en fait le sujet, n'offrent plus aujourd'hui qu'un intérêt bien
foible. Descartes , qui a eu la gloire d'ouvrir une nouvelle carrière
aux méditations de l'homme ; Descartes , le créateur de
la bonne philosophie, et même de la bonne physique, est à peine
connu de ce siècle frivole et inappliqué , et les physiciens qui
le dédaignent , pour quelques erreurs de peu d'importance ,
ne seroient pas en état d entendre ses grands ouvrages et ses
belles démonstrations des vérités morales.
pour
la couronne
Pour ce qui est de l'Eloge de la Paix, il faut convenir qu'il
MAI 1806: 357
•
étoit digne d'un siècle plein de niaiseries , de proposer à des
philosophes une matière aussi vaine , et de s'imaginer qu'il y
avoit bien du courage et bien de l'humanité à écrire vingt
pages de déclamations contre les horreurs de la guerre. On ne
lit donc plus ces deux discours que pour examiner si M. Gaillard
a eu raison d'être si content de l'un , et si modeste sur
l'autre ; mais , pour juger avec connoissance de cause , il faut
nécessairement établir une comparaison entre ces discours
et les pièces rivales. Ce petit travail nous fera connoître , en
même temps , quel étoit alors ( en 1765 et 1767 ) , l'esprit de
l'Académie française , et la façon de penser de quelques-uns de
ses membres les plus laborieux et les plus remarquables.
M. Gaillard nous avertit lui-même , dans sa note , que le parti
philosophique se déclaroit hautement en faveur de M. Thomás
, et que celui des d'Olivet et des Batteux , qui n'étoit pas
celui dont il ambitionnoit le suffrage , montra beaucoup de
zèle pour lui , sans savoir, dit-il , pour qui il s'intéressoit ;
ce qui veut dire que M. Gaillard étoit beaucoup plus philosophe
qu'il ne vouloit le paroître , et que ses écrits n'étoient pas
toujours l'expression fidelle de sa pensée. Nous en jugérons
néanmoins différemment , et nous aimons mieux croire que
cette partie de la note , faite postérieurement , est un hommage
arraché par la dure nécessité , à la foiblesse de l'âge , au
moment où cette même philosophie élevée à la hauteur révolutionnaire
, comptoit ses triomphes par ses victimes. Quoi
qu'il en soit , nous voyons , par cette déclaration , qu'à cette
époque l'assemblée des beaux-esprits étoit encore partagée sur
les principes , et nous pouvons juger dans quel esprit l'un et
l'autre discours étoit conçu . Il ne s'agissoit plus pour la moitié
de cette compagnie , de savoir si les pièces envoyées au concours
étoient sagement pensées et bien écrites ; elle se bornoit
à remarquer quels étoient les principes des concurrens , et
c'étoit uniquement sur ceux qu'elle croyoit apercevoir que
son opinion se formoit. Le succès obtenu dans cette circonstance
par M. Gaillard , étoit donc un avantage remporté sur
le parti philosophique ; et si le mérite littéraire de son Eloge
avoit été considéré pour quelque chose dans l'examen , on peut
3
358 MERCURE DE FRANCE ,
bien penser que ce n'étoit pas par ceux dont le fond des idées
se trouvoit en opposition
avec celui qui se montroit dans ce
discours . C'est ainsi que ces sortes de productions
seront toujours
jugées , lorsque le gouvernement
sera assez foible pour
souffrir que des académies
s'élèvent contre la foi publique et
la croyance de l'Etat. Que l'homme privé soit laissé à la liberté
de sa conscience
; mais tout homme public doit prendre l'esprit
de sa nation .
Il ne faut pas croire cependant que le discours de M. Gaillard
renferme des principes absolument opposés à ceux du
philosophe Thomas : ils n'ont que trop de conformité ! Mais
M. Gaillard voile les siens avec décence ; il sait en mesurer
l'expression , et il faut un oeil assez clairvoyant pour en découvrir
toute la foiblesse.
Le discours de M. Thomas a beaucoup de réputation ,
je le sais très bien ; mais , s'il faut parler sincèrement , pour un
homme qui cherche avant tout le bon sens , la raison , la
justesse des idées , c'est un déclamateur terriblement ennuyeux
que ce M. Thomas ; c'est un homme qui ne dit rien naturellement.
Il ne croit jamais ouvrir une assez grande bouche pour
crier à la superstition et à la tyrannie. Il retourne sans cesse
les mots de philosophie et de vérité , de vérité et de philosophie
, dont il étourdit les oreilles , sans porter aucun sens à
l'esprit. On croit entendre le bruit monotone d'une cloche qui
ne vous reveille que pour vous assourdir et vous empêcher de
penser. On avoit la bonté d'admirer autrefois dans ces philosophes
, l'audace des conceptions ; on n'en admire aujourd'hui
que la puérilité ; et n'a-t- on pas raison ? Que dire d'un écrivain
qui , dans toute l'étendue des siècles , n'aperçoit que cinq ou
six hommes qui aient su penser et créer des idées ? Et notez
bien que le Christianisme , qui a formé la raison et la civilisation
en Europe , ne compte pour rien dans ces idées ! Et il
vous soutient cela avec autant de hauteur et de confiance que
si c'étoit un oracle. Quand on songe qu'une grande partie de
la nation écoutoit de pareils charlatans sans se moquer d'eux ,
on ne peut s'empêcher de dire que le sens commun est bien
rare .
MAI 1806. 359
>
Il règne certainement un esprit plus juste , et plus naturel dans
le discours de M. Gaillard : il fait un éloge touchant des qualités
privées de Descartes ; et , tout en rendant hommage à l'étendue
de son génie , il lui reproche naïvement les fautes de sa jeunesse
et les erreurs de son esprit. M. Thomas trouve tout parfait ;
et ce qu'il n'entend pas , il l'admire plus que tout le reste.
Le ton d'assurance avec lequel il parle des grands ouvrages de
Descartes , en impose à son rival , qui veut bien croire qu'il
faut une forte téte pour entendre quelques propositions de
géométrie qu'on ne lui explique pas , et qui prend pour de
l'éloquence nerveuse , le style le plus vuide et le plus enflé qui
ait jamais été employé dans un éloge académique. Comment
expliquer la dernière partie de ce jugement ? Car , sur la première
, on conçoit assez facilement que M. Gaillard ait pu se
laisser séduire par un fatras inintelligible : il y a tant de bonnes
gens dans ce monde qui s'extasient sur ce qu'ils n'entendent pas !
Mais sur le style , qu'il étoit en état de juger parfaitement , comment
a-t- il pu se laisser faire illusion ? M. Gaillard est certainement
un écrivain correct , élégant même , et d'un goût très-sain.
Quel petit mouvement philosophique a pu troubler un
moment son esprit , au point de lui fausser le jugement sur
une question qui lui étoit familière , et pour la décision de laquelle
il ne falloit qu'ouvrir ses yeux ou ses oreilles ?
Le discours du philosophe Thomas , inférieur par le fond
des idées et par le style , l'étoit également par la forme. Celui
de M. Gaillard a son exposition , une première et une seconde
partie ; il procède avec ordre. Après vous avoir fait connoître
l'homme , il examine le savant l'esprit peut aisément le
suivre dans sa marche et s'intéresser à des développemens dont
il aperçoit le but. L'autre , au contraire , n'a ni exposition ,
ni première ni seconde partie ; enfin nulle espèce de méthode :
il est deux fois aussi long , sans compter les notes , plus volumineuses
encore que l'Éloge , et il se prononce tout d'une
haleine. Tel est l'ouvrage que M. Gaillard a la modestie de
préférer au sien , et que Voltaire lui - même appelle sublime.
Mais Voltaire ne déguise pas le motif de son admiration :
« On m'a dit que vous faites un poëme épique sur le Czar
4
360
MERCURE DE FRANCE ;
» Pierre , écrit Voltaire à Thomas : vous êtes fait pour célé-
>> brer les grands hommes ; c'est à vous à peindre vos confrères .
» Je m'imagine qu'il y aura une philosophie sublime dans votre
» poëme ; le siècle est monté à ce ton-là , et vous n'y avez pas
» peu contribué. » Donc vous êtes un grand homme. Effectivement,
M.Thomas n'avoit pas peu contribué au renversement
du bon goût , et à la confusion de toutes les idées. Il mettoit
de la poésie dans la prose , de la philosophie dans les vers , et
il étoit ridicule dans tous les genres , même aux yeux de
Voltaire , qui souffroit impatiemment son galimatias , qu'il
appeloit du Galithomas.
Mais si M. Gaillard a poussé trop loin la modestie , en
cédant le prix à M. Thomas , peut- être aussi a-t-il porté trop
loin la confiance , en le disputant à M. de La Harpe sur le
sujet des avantages de la paix . Ce n'est pas que le discours
de ce dernier soit bon ; il m'a paru , au contraire, un peu vuide
et assez froid ; et l'on croit sentir dans l'autre un coeur plus
pénétré de ce qu'il dit ; mais il y a entre M. de La Harpe et
M. Gaillard une différence notable . Tous les deux militoient
sous les drapeaux de la philosophie ; mais l'un avoit un esprit
qui devoit un jour lui faire découvrir la véritable lumière , et
celui de l'autre avoit à peine assez de force pour la lui faire
entrevoir. L'un considéroit déjà le sujet proposé avec les yeux
de la raison , et il n'y trouvoit qu'une ample matière à déclamations
, qu'il falloit abréger , comme il l'a fait ; l'autre le
croyoit digne d'occuper sérieusement les loisirs d'un homme
raisonnable , et il a joint à ces mêmes déclamations un projet
admirablement ridicule , et vraiment renouvelé des Grecs ,
pour anéantir toutes les querelles des rois. En couronnant le
premier de ces discours , l'Académie a donc fait encore une
fois triompher le bon sens . C'est encore ici une victoire remportée
par les défenseurs des anciens principes sur le parti philosophique
: ce qui est prouvé d'ailleurs par ce qui se passa
peu de jours après ; car un nouvel anonyme ayant appris
cette défaite , et voulant procurer aux philosophes une occasion
de la réparer , fit remettre à l'Académie un second prix ,
qui fat accordé sur-le-champ au discours de M. Gaillard.
1
MAI 1806. 361
Le moyen que cet académicien proposoit pour établir
une paix universelle et éternelle , n'est pas nouveau , comme
nous l'avons dit : il consistoit à rétablir , pour juger les rois ,
le tribunal des Amphictyons , non pas tel qu'il existoit du
temps de Philippe , puisqu'il n'avoit pu sauver la Grèce , mais
sur de nouveaux principes qu'il n'indique pas , et qu'il falloit
cependant faire connoître , si toutefois on peut croire qu'il
y en ait d'assez puissans pour enchaîner toutes les passions de
l'homme : « Il ne faudroit que le vouloir , dit M. Gaillard. »
Eh ! sans doute , c'est là toute la difficulté : elle est petite , je
le veux bien , mais elle est insurmontable , et cela suffit pour
arrêter tous vos projets.
Proposer d'établir un tribunal composé de tous les rois ,
pour juger les rois ; soutenir l'efficacité de cette institution
pour ramener la paix éternelle parmi les hommes , et le soutenir
dans un ouvrage qui donne à penser que les rois sont les
auteurs de toutes les calamités qui affligent le genre humain ,
c'est assurément une très- pauvre idée , et une très -mauvaise
philosophie ; mais c'est encore , s'il est possible , une plus
mauvaise logique , car c'est supposer que ces rois qu'on accuse
si gravement , deviendront tout-à- coup des juges remplis
d'équité , sans ambition , sans ressentiment , sans amour de la
fausse gloire , des êtres prévilégiés , des anges , en un mot ,
puisque partout où il y a des hommes il y a des passions et des
discordes. Mais si les chefs des nations pouvoient ainsi changer
leur nature , qui donc empêcheroit cette étonnante métamorphose
? Et à quoi serviroit alors leur réunion dans un
tribunal ? S'ils étoient parfaits , ils s'entendroient d'un bout
de l'Europe à l'autre par l'intention , et encore il ne seroit pas
certain que la paix dureroit trois semaines ; car il y a toujours
dans ce monde des gens qui épient le moment du sommeil
` d'un roi pacifique pour l'égorger.
Ce projet est donc ridicule ; mais malgré ces erreurs de
'l'esprit , et la foiblesse , ou plutôt l'incertitude des principes
qui se font remarquer dans ses ouvrages , M. Gaillard sera
toujours un littérateur recommandable sous les rapports
moraux, qu'il faut d'abord considérer dans tous les hommes
362 MERCURE DE FRANCE ,
qui consacrent leurs veilles à l'utilité publique ; et l'on peut
observer qu'il est du petit nombre des écrivains qui n'ont
point laissé corrompre leurs moeurs , ni leur goût , par l'exemple
de soixante ans d'anarchie dans la morale , de trouble et
de confusion dans les lettres .
G.
Mémoires pour servir à l'Histoire Ecclésiastique pendant
le dix-huitième siècle. Deux volumes in-8°. Prix : 12 fr. ,
et 15 fr. par la poste. A Paris , chez Adrien Leclere, libraire ,
quai des Augustins , nº 35 ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres Saint- Germain-l'Auxerrois , nº 17.
LORSQUE nous repassons dans notre esprit les événemens
qui ont signalé le dix-huitième siècle , et sur-tout sa fin , il
nous semble que nous assistons à une de ces grandes commotions
souterraines qui ont souvent bouleversé la face du globe.
Nous croyons entendre le fracas des villes qui s'écroulent , et
de leurs monumens qui tombent ; nous suivons de loin la
poussière qui s'en élève ; nous approchons , et , du milieu de
toutes ces ruines , nous voyons un monument qui s'élève :
seul , isolé , sans base , sans appui , et comme suspendu sur
un abyme , il porte encore sa tête dans les cieux. Quel est ce
monument ? C'est celui même contre lequel tout ce fracas
s'est fait. Que les philosophes nous donnent la raison de ce
phénomène ; il est constant , il frappe tous les regards.Tout a été
détruit ou renouvelé , excepté pourtant le Christianisme , qu'on
vouloit avant tout détruire , et qui est toujours le même.
Certes , quand on a été témoin de ce grand mouvement , on
est bien porté à croire que l'Histoire des Jansénistes et des
Molinistes n'est pas l'Histoire Ecclésiastique du dix-huitième
siècle , et que la destruction des Jésuites n'en est pas l'événement
le plus remarquable. Eh ! que nous importe que des
insectes obscurs filent leurs toiles dans nos temples , dont ils
ne peuvent tout au plus que salir les lambris ? Ce qui nous
effraie , c'est cette nuée d'ennemis qui accourent de tous côtés
MAI 1806 . 363
pour le renverser ; c'est cet accord universel qui semble
s'être fait dès le commencement de ce siècle , entre toutes les
puissances , à commencer par celle des livres , et à finir par
celle du glaive ; c'est cette conjuration de toutes les forces , de
toutes les passions , dirons-nous de tous les talens , contre le
seul Christianisme ; et ce qui nous paroît vraiment remarquable
, c'est que , malgré tant d'efforts , le Christianisme
subsiste encore.
Ils sont tombés les monumens dont la piété de nos pères
avoit entouré celui de la religion. Ils sont tombés , les uns de
vétusté , les autres sous les coups d'architectes mal habiles , qui
ne s'annonçoient que pour vouloir les réparer ; le plus grand
nombre renversés par des hommes qui , du moins , déclaroient
franchement l'intention qu'ils avoient de détruire la religion ,
et la religion est restée. Seule , sans temple , sans autel , sans
l'appui de ces établissemens que la charité qu'elle inspire avoit
fait élever, elle a bravé les efforts de tous ses ennemis . On
croyoit le Christianisme fondé sur des espérances humaines...
Il a perdu tout ce qui pouvoit flatter ces espérances ; il ne
promettoit plus de richesses aux riches , ni de secours aux
pauvres , et les pauvres comme les riches n'ont cessé de le
professer en secret . Le silence a long - temps régné sous ces
voûtes antiques , où le malheureux venoit se consoler en priant ;
les oiseaux du ciel , qui y pénétroient à travers leurs vitrages
brisés , ont pu seuls y venir faire entendre leurs voix ; .... et
alors les maisons sont devenues des temples ; et souvent dans la
chaumière du laboureur , on a vu s'élever un autel . On disoit le
Christianisme uniquement soutenu par ces monarchies antiques
, à l'ombre desquelles on prétendoit qu'il s'étoit élevé...
plusieurs de ces monarchies ont disparu ; et la plus ancienne
et la plus florissante , celle qui l'avoit toujours le plus hautement
protégé , s'est écroulée , sans qu'il en ait été ébranlé. On
se flattoit du moins qu'il seroit désormais réduit à triompher
sur des ruines et à cacher dans l'ombre ses solennités et ses
bienfaits.... Et lorsqu'une voix puissante s'est fait entendre ,
tout-à-coup ces ruines se sont soulevées : on a vu , selon l'expression
d'un prophète , ces ossemens arides s'ébranler , les
}
364 MERCURE DE FRANCE ,
monumens de la charité reparoître , et la religion désormais
replacée sur sa base , brillant d'un éclat aussi pur que dans ses
plus beaux jours.
Voilà , ce nous semble , le tableau que l'historien ecclésiastique
du dernier siècle devroit avoir continuellement présent
à l'esprit si , à cette époque , les Jansénistes ont
attaqué la foi , si les Jésuites ont éprouvé d'injustes persécutions
, qu'il jette en passant ( il le doit ) , sur des factieux absurdes
, un regard de mépris , et sur des infortunés , un regard de
pitié. Mais nous ne voudrions pas qu'il employ ât une grande
partie de son ouvrage à nous peindre des convulsionnaires
hurlant en leurs réduits obscurs de dégoûtantes folies ; et
nous desirerions qu'il n'en sacrifiât point un autre à défendre
une société que personne n'attaque plus. Nous avons entendu
proclamer des absurdités bien autrement dangereuses ; nous
avons été témoins de persécutions bien autrement cruelles.
Eh ! qui pourroit , à la fin du 18° siècle , prendre encore un
intérêt bien vif aux questions et aux querelles qui signalèrent
son commencement ? Oh ! l'heureux temps que celui où il ne
s'agissoit pas encore de savoir si la religion triompheroit de
toutes les puissances , de tous les talens , de tous les efforts
réunis d'une génération presque entière , mais de savoir seulement
si ce seroient les Jésuites ou les Jansénistes qui triom-'
pheroient de leurs ennemis !
Il s'agit bien des Jansenistes et des convulsionnaires ! L'incrédulité
, l'incrédulité , voilà le caractère dominant de ce
siècle ! Voyez les incrédules , d'abord méditant dans l'ombre
de funestes complots , puis se produisant au grand jour et ne
craignant plus d'avouer le projet qu'ils avoient fait de détruire
la religion. Ce sont les livres qu'ils répandent , c'est la fatale
protection dont on les entoure , qui sont la grande plaie du'
christianisme. Ce qui doit attirer vos regards , c'est l'impiété
qui lève sa tête effrayante. Montrez- nous- la éloquente dans Jean-
Jacques , adroite dans d'Alembert , revêtue dans Voltaire de
tout ce qu'un esprit enjoué et une imagination brillante peuvent
prêter de grace et d'attraits ; et , sous toutes ces formes , se
sigualant chaque jour par de nouveaux excès ; disant aux rois ,
MAI 1806. 365
que
la religion est un boulevard élevé contre leur autorité
par l'ambition des prêtres ; criant aux peuples , qu'elle est une
arme inventée par la tyrannie pour mieux les asservir ; promettant
à tous de nouveaux biens et de nouvelles lumières ; et
tout-à-coup précipitant les rois et les peuples dans une ruine
commune ; que dis- je ? s'y précipitant elle -même avec eux , et
faisant du tableau de ses propres excès l'arme la plus terrible
qu'on puisse employer contr'elle -même.
Gar enfin ( et c'est la grande idée qui devroit dominer dans
toute cette histoire ) à quoi ont abouti tant de livres et de complots
, si ce n'est à prouver que l'Evangile est lui seul plus
fort que tous les livres , et qu'il a dans sa simplicité de quoi
résister à tous les complots ? Qu'ont produit tous ces projets ,
suivis pendant tout un siècle avec tant de constance et d'audace
? Quel a été le résultat de tant d'efforts ? Ecoutez : les
incrédules se sont réunis ; ils ont mis en commun leurs talens ,
leur science , leur audace ; ils se sont dit d'élever un monument
éternel avec lequel ils se proposent ( ils l'ont eux -
avancé ) d'aller attaquer le ciel. Ce monument s'achève , l'Encyclopédie
paroît; et , comme une autre tour de Bibel , elle
ne sert qu'à répandre la confusion sur la terre. Ce n'est point
là ce qu'ils vouloient : je le crois ; mais enfin l'orage a éclaté ,
les torrens se sont déchaînés , et , dans leur course rapide , ils
ont tout emporté : la religion seule subsisté , et désormais ses
ennemis seront réduits à ne plus l'attaquer que par de faux
éloges et de feints respects.
• mêmes
Les Mémoires dont nous annonçons la publication , ne
répondent point entièrement à l'idée que nous nous sommes
faite d'une Histoire Ecclésiastique du 18° siècle ; mais ils en
approchent beaucoup , et peut-être s'en approcheroient - ils
encore davantage , si leur auteur s'étoit en effet proposé de
composer une histoire. Alors il auroit débarrassé son ouvrage
de beaucoup de détails superflus : sur-tout il se seroit montré
plus impartial , car un historien est un juge , et je ne doute
point que s'il en eût pris le titre , il n'eût voulu aussi en avoir
toutes les vertus . Dans l'état où sont ces Mémoires , nous pou
vons assurer les historiens futurs qu'ils y trouveront , nou ce
366 MERCURE DE FRANCE ;
qui a été dit contre les Jésuites , mais bien tout ce qui a été
dit en leur faveur , et même ce qui n'a jamais été dit. Du reste ,
cet ouvrage est correctement écrit ; c'est une justice que nous
nous empressons de lui rendre : le plaisir que nous éprouvons
à le dire , est un de ceux dont nous jouissons le plus rarement.
Mais après avoir fait des talens de l'auteur l'éloge qu'ils
méritent, il doit nous être permis de faire quelques observations
sur son ouvrage.
Comment se fait-il que dans l'introduction , où il raconte
les commencemens de la querelle sur le jansénisme , il n'ait
pas seulement nommé les Jésuites ; et qu'ensuite , en parlant
de la dispute sur les cérémonies chinoises , il n'ait pas seulement
nommé les Dominicains ? C'est bien le cas de dire , avec
Tacite : Præfulgebant , etc. On les y voit d'autant mieux ,
qu'ils n'y paroissent pas. Jusque-là pourtant il seroit difficile.
de deviner quel est le parti de l'auteur. Voici ce qui pourroit
servir à le faire connoître. Quoiqu'il ait dit sur la première
question tout ce qu'on peut dire , il n'a point dit que les
Jésuites étoient généralement accusés de l'avoir suscitée pour
distraire l'attention publique qui commençoit à trop se fixer
sur eux. Mais lorsqu'il parle des Provinciales , il ne manque
pas d'ajouter : « Si les Jansénistes attaquèrent avec tant d'ar-
» deur les écrivains de la Compagnie , c'étoit pour faire une
» diversion utile à leurs intérêts , et détourner de dessus eux-
» mêmes l'attention des pasteurs. »
Cela peut être vrai : assurément nous ne sommes ni Jansénistes
ni Molinistes , et nous ne sommes pas plus portés à soutenir
la première opinion que la seconde ; mais un historien
qui imagine un raisonnement aussi ingénieux contre les Jansénistes
, auroit bien pu nous apprendre que d'autres l'avoient
employé avant lui contre les Jésuites ; nous croyons même
qu'il le devoit.
Puisqu'il aime tant les détails , il auroit dû ajouter à ceux
qu'il nous donne sur les convulsionnaires et les appelans ,
quelques détails sur les conciles qui se sont tenus pendant le
18° siècle. Ce sont les conciles qui sont les grands événemens
d'une Histoire Ecclésiastique , et ce sont leurs actes qu'il fauMAI
1806. 367
droit rapporter avec la plus grande fidélité . Fleury n'y manque
jamais. L'auteur de ces Mémoires raconte, je l'avoue ,
assez longuement ce qui s'est passé à Embrun ; même il y peint
assez en beau le cardinal de Tencin , et assez en laid M. de
Colbert , évêque de Montpellier . A cet égard , on n'a aucun
reproche à lui faire , excepté pourtant de n'avoir pas dit que
tous les partis croyoient avoir quelques plaintes à faire contre
M. de Tencin , et que tous respectèrent M. de Colbert . Mêmes
détails , même prolixité dans le récit de ce qui s'est passé à
Pistoie. Mais n'y a-t-il eu dans ce siècle que deux conciles ?
L'auteur sait bien qu'il y en a eu au moins trois , puisqu'il
nous parle lui- même d'un concile qui fut tenu , en 1736 , par
les Maronites de Syrie , et dont les actes furent envoyés à
Rome. Pourquoi donc ne nous dit-il ni le jour où commença
ce concile , ni la ville où il s'assembla , ni aucune des déterminations
qui y furent prises ?
Voltaire disoit à un poète : Ne disons pas du mal de Nicolas
(Boileau ) , cela porte malheur. Nous dirions à l'auteur d'une
Histoire Ecclésiastique : Ne dites pas du mal de Fleury , n'en
parlez pas même trop légèrement ; sur-tout ne parlez de ses
discours qu'avec le profond respect qu'ils méritent , car les
éloges trop modérés que vous leur donneriez feroient soupçonner
que vous ne les avez pas lus , et dans ce cas comment
oseriez -vous entreprendre un pareil ouvrage ? Ce n'est point
à l'auteur de ces Mémoires que nous adresserions cet avis, car il
paroît très-instruit. Cependant nous avons été surpris de levoir
citer un neuvième discours de Fleury sur l'Histoire Ecclésiastique.
Nous savons bien que Fleury se proposoit de le
faire ; mais nous croyons avoir quelques raisons de penser qu'il
ne l'a point fait ; et ce qui est vrai , c'est que le neuvième discours
qui se trouve dans le 34° volume de l'Histoire Ecclésiastique
, est de M. l'abbé Goujet.
GUAIRARD,
、-
368 MERCURE DE FRANCE ,
Le Danger des Souvenirs ; par M. De la Croix , juge au
tribunal civil de Versailles , auteur de l'ouvrage sur les
Institutions de l'Europe. Nouvelle édition . Deux vol . in-8°.
Prix : 6 fr. , et 8 fr. par la poste . A Versailles , chez
Etienne , libraire ; et le Normant , imprimeur-libraire , rue
des Prêtres Saint- Germain-l'Auxerrois , n°, 17.
CET ouvrage est bien le plus assoupissant écrit et le plus
inutile qui soit depuis long -temps sorti de la province. Ce
sont des souvenirs fort tristes des principales scènes de la révolution
, accompagnés de visions absurdes et ridicules , par
lesquelles l'auteur prétend nous faire connoître le danger des
souvenirs c'est absolument comme si on nous donnoit la
fièvre , pour nous faire sentir combien il est dangereux d'en
être atteint.
Jusqu'ici tout le monde avoit cru que le meilleur moyen
de faire oublier quelque catastrophe publique ou particu- ;
lière , étoit de n'en pas parler ; M. De la Croix pense , au
contraire , qu'il faut écrire là - dessus deux volumes de détails..
lamentables. Il est vrai que , si on a le malheur de les lire ,
on n'est pas exposé au danger de s'en souvenir long-temps.
Il regne dans tout cet ouvrage une affectation de sensibilité
philosophique qui n'est plus de mode aujourd'hui , et qui ne
peut plus en imposer à personne. On y fait renverser le trône
par l'imprévoyance , on y marie une religieuse , et , par un
effort de vertu tout-à-fait contradictoire , on lui fait observer
ses voeux de chasteté dans le mariage, On y combat l'opinion
que Dieu veille sur les Empires , et on ne veut pas qu'il
soit le Dieu des armées. Ainsi , quand les princes lui rendent,
grace de leurs victoires , il faut dire apparemment qu'ils ne
savent ce qu'ils font , ou qu'ils sacrifient lâchement à une
opinion populaire. J'apprends encore qu'on doit chérir la
vérité quand elle est grande , et sur- tout quand elle est sonore.
Enfin , dans un redoublement de tendresse philantropique ,
on y trouve qu'un brigand qui attaque les voyageurs sur les
*
grands
MAI 1806.
36g
Sh
DZ
grands chemins , et qui fait des enlèvemens à main armée ,
est un très-bon homme qu'il faut absoudre. Je ne sais
après cela , ce qui pourroit exciter la bile de cet écriver
je crois qu'on peut lui dire en face que son aurage
pitoyable , sans le fàcher , tant son humeur paroît douce e
pacifique.
5.
Il n'existe sans doute personne qui ne sache qu'il ne ant
pas s'affliger trop profondément d'une perte irréparable to
ce que M. De la Croix peut dire sur ce sujet n'ajoutera rien
à l'instruction de qui que se soit. Plus de six mille ans avant
que son ouvrage fût fait , on savoit que l'esprit et le corpa
souffrent ensemble de toutes les affections morales un peu
fortes ; que l'imbécillité , la folie , les maladies et la mort
même peuvent en être les suites ; mais on savoit aussi , ce
que M. De la Croix ne dit pas , que l'ame a toujours
devant elle un médecin prêt à la soulager , et dont les ordon
nances sont infaillibles. Une idée si simple ruine , à la vérité,
toutes les théories philosophiques , et la vanité humaine n'y
trouve pas son compte ; mais puisque jamais on ne s'est
avisé , pour les maladies du corps , d'aller chercher un ma➡
chiniste au lieu d'un médecin , je ne vois pas pourquoi , dans
les maladies de l'ame , on iroit demander des consultations
et des lumières aux philosophes , c'est-à-dire à des hommes
plus orgueilleux , plus vicieux , et conséquemment plus malades
que les autres.
Le héros de M. De la Crois est un fou qui meurt d'un
anévrisme au coeur , causé par le chagrin que lui donnent
ses souvenirs . On le guérit de sa folie , mais le médecin ne
peut le sauver de la maladie qu'elle a fait naître. Voilà qui
prouve à merveille qu'il ne faut pas se chagriner sans mesure ;
mais de quelle utilité cet exemple sera-t-il pour le malheureux
qui s'abandonne à son affliction et qui ne cherche qu'à
mourir? Est-ce que la crainte de la mort suffit pour empê
cher le suicide ? Ne faut-il pas toujours en venir à attaquer
les passions dans leurs racines , et à leur opposer une loi qui
condamne leurs plus secrets mouvemens ? Ce n'étoit donc
qu'en rappelant cette loi , et en fortifiant son impression dans
A a
LA
370 MERCURE DE FRANCE
les coeurs , que M. De la Croix pouvoit dire quelque chose
d'utile et de sensé ; mais il est vrai qu'il n'auroit pas
roman.
fait son
Les juges , du temps d'Horace , vouloient être agriculteurs
:
a
Agricolam laudat juris legumque peritus ,
Sub galli cantum consultor ubi ostia pulsat.
En voici un qui veut être moraliste ; mais il veut l'être à
sa guise , et il faut que ses maximes soient prises dans son
propre esprit. Cependant , ce même homme se gardera bien
d'entreprendre la guérison d'un anevrisme; et il avouera volon
tiers que le docteur Gorvisart en sait plus que lui sur ce sujet; ja
le crois sans peine. Mais puisqu'il n'éprouve aucune confusion
à reconnoître que ce médecin justement célèbre a mieux traité
cette matière , dans son Essai sur les Maladies organiques
du Coeur ( 1 ) , qu'il ne pourra jamais le faire dans aucun
roman , je ne vois pas par quelle raison il auroit moins de
déférence pour ceux qui ont établi les lois morales avant lui.
Il me paroît aussi ridicule , de vouloir refaire la morale après
les lois de l'Evangile , qu'il le seroit de vouloir recomposer
les Aphorismes d'Hippocrate : il faut consulter les unes pour
l'ame , et les autres pour le corps. Chaque partie a ses méde→
cins les uns font des traités de conduite , et les autres nous
enseignent l'art de prolonger la vie humaine ( 2 ) . Entre ces
deux extrêmes , il y a dans la société une foule d'autres petits
médecins qui ne sont pas aussi sévères que les moralistes , ni
tout-à- fait aussi savans que les fils d'Esculape : ce sont les
poètes , les peintres et les musiciens , qui nous réjouissent l'es-
:
( 1 ) Un vol. in- 8° . Prix : 6 fr . , et 7 fr . 50 c. par la poste . A Paris
chez H. Nicolle et comp . , rue des Petits- Augustins ; Migneret , rue du
Sépulcre ; et chez le Normant , imprimeur -libraire , rue des Prêtre
Saint-Germain-l'Auxerrois , nº 17.
· ( 2 ) L'Hygiène domestique , ouvrage en deux vol . in - 8 ° , traduit de
l'anglais par M. Itard , avec des notes qui servent de correction au texte.
Prix : 7 fr. 50 c. , et 10 fr. par la poste. A Paris , chez le Normant.
MAI 1866. ….. 3710
prit ; les cultivateurs , les vignerons et les cuisiniers , sans les
quels nous aurions la mine fort alongée. Tout ce peuple de
docteurs travaille diversement à notre conservation , et i
faut laisser à chacun l'emploi qui lui convient. Tous les
hommes intelligens ont bien une idée générale des sciences
et des arts , mais ils n'excellent guère que dans une partie . Ce
n'est point un anachorète qui vient de faire l'Anti- Gastronomie
( 1 ) , et ce n'est pas un cuisinier qui rédige l'Almanach
des Gourmands ( 2 ) , quoiqu'assurément l'un et l'autre soient
bien capables , par leur état , de concevoir de pareils ouvrages .
Ces deux petits volumes pourroient nous servir à prouver
combien il est avantageux de se renfermer dans sa vocation ,
puisqu'ils offrent , chacun dans leur genre , un degré de perfection
qu'on attendroit vainement de tout autre que d'un
homme du métier. Le premier mérite , par sa singularité , de
nous arrêter un moment.
Tout le monde a lu le poëme de la Gastronomie, qui , s'il
m'est permis de le dire , fait plus d'honneur à la poésie et à
la gaieté française , qu'à la cuisine de l'auteur. Le scandale.
que cet ouvrage a causé parmi les poètes qui vivent de l'air
qu'ils respirent , devoit exciter leur verve , et l'abstinence
réclamoit un vengeur : Exoriare aliquis . Voici , en effet ,
un anonyme qui se charge de sa défense , et qui fait un
poëme dont toute la doctrine et toute la logique se trouvent
renfermées dans ce quatrain :
O mes amis , ne mangez guère !
O mes amis , ne mangez pas !
S'il est bon de faire un repas ,
Il seroit mieux de n'en point faire . >>
C
L'auteur a divisé ce poëme en quatre chants , et il soutient
parfaitement son style jusqu'au bout ; mais le cadre paroît
(1 ) Un vol. in- 18. Prix : 1 fr. Soc. , et 2 fr. 25 c. par la poste. A Paris ,
chez Hubert et comp . , libraires ; et chez le Normant , imprimeur- ibraire .
(2) Un vol . in- 18 . Prix : 1 fr. 80 c. , et 2 fr. 25 c. par la poste . A Paris ,
chez Maradan , libraire ; et chez le Normant , imprimeur-libraire.
A a 2
372
MERCURE DE FRANCE ,
trop grand pour un sujet naturellement si sec i ce qui l'oblige
assez souvent de s'en écarter , et de remplir les vuides avec des
digressions qui ne s'y rapportent pas . Malgré ce défaut , cette
bagatelle se fait lire avec intérêt. La diction en est vive et
rapide ; et l'histoire de la tourterelle , qui termine le premier
chant , montre assez ce que l'auteur pourroit mettre de talent'
dans des scènes attachantes. Le lecteur nous saura gré d'en
rapporter quelques passages :
4
Présent secret d'un tendre amant ,
Cyprine , colombe fidelle ,
Jouissoit du destin charmant
De couler ses jours près d'Estelle.
« Comment d'une autre , o mon Estelle ,
Pourroit-il jamais étre épris ,
Moi, quifus l'oiseau de Cypris ,
Je crois encore être auprès d'elle. »
Un voisin , Gastronome adepte ,
Voulant essayer un précepte,
Osera te tordre le cou !
Fuis , la mort plane sur ta tête !
Je le vois , le monstre , il s'apprête....
Il te guette.... I! avance .... O Dieux !
Où cours-tu , chère. Estelle ? Arrête !
Estelle , ô quel retour affreux ! ...
Un subit effroi te rappelle ,
Tu voles.... O soins superflus !
Ne cherche plus ta colombelle ,
Cyprine , Cyprine n'est plus !
Son coeur aimant battoit encore ,
Que déjà , sur l'airain sonore ,
Son corps , avec art retroussé,
Mugissoit , en broche , fixé ,
Sous le jus brûlant qui le dore.
Minet lui- même , à cet aspect,
Murmurant d'une voix plaintive,
Minet qui , voisin circouspect ,
N'avoit jamais qu'avec respect
Suivi la nymphe fugitive;
Près de la dépouille chétive ,
Minet tremblant , l'oeil égaré ,
MAI 18.6. 373
D'un tel meurtre en secret outré ,
S'abym en mainte conjecture ,
Déplorant la triste aventure
De l'oiseau qu'il a révéré .
Cent fois, par un crime ignoré ,
Cent fois il eût pu s'en repaître...,
Minet , ton coeur fut délicat ;
Va , ce détestable attentat
N'étoit digne que de ton maître !
On trouve bien dans ce qui suit cet agréable morceau ,
quelques autres passages de ce sérieux comique dont Gresset
nous a donné le modèle dans son Vert-Vert , mais ils n'y sont
pas communs . On y rencontre aussi d'assez bons traits de
bouffonnerie :
Pesant vos droits ,
Qu'un Solon médite des lois ,
I jeûne : aussi dans notre France,
Quand le peuple fut souverain ,
Eut -on aussitôt la prudence ,
Pour que son jugement fût sain ,
De lui faire faire abstinence .
Tous les disciples de l'anti- gastronome ne sont pas des
jeûneurs ardens ; l'auteur a beau les effrayer du sort qui les
attend , lorsque , par la métempsycose , ils seront changés en
poulets , tous s'écrient :
Nous avons faim, nous mangerons ;
Puis , à quoi bon tant de génie ?
Et dût- on , devenu lapin ,
Se voir mangé dans l'autre vie ,
Nous mangerons , nous avons faim.
Ces saillies sont rares ; l'auteur se jette trop souvent dans
des faits historiques beaucoup trop graves pour un pareil sujet t
tels sont sans doute la mort de Clytus , celle d'Agrippine , l'incendie
de Rome et l'aventure de Gabrielle de Vergy. Jamais
on ne trouvera le mot pour rire dans ces événemens tragiques ,
et le bon goût devoit les écarter d'un genre auquel ils ne
peuvent appartenir.
Les notes qui terminent ce poëme nous ont paru plus
qu'inutiles ; mais l'usage d'ajouter à chaque volume un volume
3
374
MERCURE DE FRANCE ,
de remarques est maintenant établi . Les libraires sont enchantés
d'une si douce coutume , qui leur permet de vendre du
papier pour de l'esprit : trop heureux quand le faiseur de notes
et de notices , n'est pas lui-même le marchand qui les débite
et le critique qui les vante !
G.
VARIETES.
.
LITTÉRATURE SCIENCES " , ARTS , SPECTACLES.
CETTE semaine n'a produit qu'une seule nouveauté dramatique
digne de remarque : c'est l'opéra d'Uthal , donné avec
le plus grand succès sur le Théâtre Feydeau. Les paroles sont
de M. de Saint- Victor et la musique de M. Méhul . Sans
doute cet ouvrage sort du genre consacré par les succès de
Favart , de d'Hele et de Marmontel , de Grétry et de Monsigny
; mais il faut avouer que ce théâtre n'a pas souvent
l'occasion de sortir de son genre d'une manière aussi brillante.
La Mythologie d'Ossian une fois admise , le poëme est bien
conduit , les caractères bien tracés , les incidens naturels et
vraisemblables ; le style surtout d'une pureté et d'une élégance
dont cette scène affre bien peu d'exemples. Aussi les acteurs ,
dont l'organe est ordinairement soutenu par l'harmonie forte
des vers de Sedaine ou de Monvel , précipitoient- ils leur
débit d'une manière quelquefois comique ; et le plus grand
éloge que l'on puisse donner aux vers de M. de Saint- Victor,
comme à la musique de M. Méhul , c'est d'avoir triomphé de
la déclamation et du chant des acteurs. Il faut en excepter
inadame Scio , qui chante bien , joue très - bien , et déclame
supportablement, La musique est un des chefs - d'oeuvre du
genre auquel nos grands musiciens semblent avoir uniquement
consacré leur talent. Peut- être une douzaine d'amateurs
des doux chants de l'Ausonie auroient- ils préféré à ces
savantes combinaisons de la science , un de ces airs pur et
MA I 1806. 375
simple que l'art seul inspire . Mais qui peut blâmer MM. Méhul,
Chérubini et Lesueur d'avoir plié leur génie au goût du public
, et d'aspirer plutôt à la succession de Gluck qu'à celle
des élèves de Durante? Avant tout , il faut réussir . La manie de
la musique est très-commune; mais le sentiment de ses beautés
est très - rare , parce que l'étude , la science même ne le
donnent point. C'est un don de la nature , qu'elle se plaît quelquefois
à refuser aux hommes d'ailleurs les plus favorisés par
elle. Il ne seroit pas difficile de citer des poètes , d'un talent
distingué , par conséquent très - sensibles à l'harmonie
poétique , et qui préfèrent Enfant chéri des Dames , etc. ,
aux mélodieux accens d'Antigone ou de Didon. Quoiqu'il en
soit , la musique de M. Méhul a produit beaucoup d'effet.
On a sur-tout remarqué le premier air, chanté par Solié , le
choeur de l'arrivée des Bardes, et la romance d'Uthal. La pièce
a obtenu le succès réservé aux bons ouvrages , celui d'attirer
plus de spectateurs , à mesure que les représentations se
multiplient.
On ne peut déjà plus se procurer de loges pour la première
représentation de la Mort de Henri IV, tragédie nouvelle
de M. Legouvé. Cette pièce sera jouée avant la fin de
juin.
L'Académie impériale de Musique promet , pour la
semaine prochaine , deux nouveautés qui ne peuvent inanquer
d'attirer la foule : la première est un Concert dans lequel on
entendra l'une des plus célèbres cantatrices de l'Italie , Madame
Catalani ; la seconde est un ballet en trois actes , que
l'on annonce sous ce titre singulier : Figaro ou les Précautions
Inutiles ( dit le Barbier de Séville. ) Ce ballet , qui est de
Duport , a été représenté jeudi dernier à Saint- Cloud .
--
La botanique vient de perdre un des hommes qui la
cultivoient avec le plus de zèle et de succès , dans la personne
de M. Cels , membre de la première classe de l'Institut et de
la commission chargée de préparer un projet de code rural. II
est mort , le 15 mai , dans sa maison , au petit Mont- Rouge.
Son jardin contient une collection très -nombreuse des plantes
les plus rares et les plus difficiles à élever dans notre climat.
3,6 MERCURE DE FRANCE,
Il s'y en trouve de plusieurs espèces que lui seul en France
possédoit. M. Cels a été enterré , le 16 au soir , dans le cime→
tière de Mont-Rouge. Un grand nombre de ses collègues de
l'Institut ont accompagné son convoi. Après le service funé,
raire , le curé a prononcé l'éloge de son paroissien. Lorsque
le corps a été déposé dans le lieu de sa sépulture , M. Cuvier
l'un des secrétaires de la classe dont M. Cels étoit membre ,
a prononcé un discours touchant sur la perte que faisoit l'Institut,
M. Silvestre de Sacy , membre , ainsi que M. Cels , de la
société d'agriculture , a lu ensuite un discours plus étendu
sur le mérite personnel de son collégue , et sur les services
qu'il avoit rendus à l'agriculture.
Les concurrens à la place vacante , par la mort de M. Cela
dans la section d'agriculture de la première classe de l'Institut
, sont MM. Mirbel , Sylvestre , Lastherie , Bosc ,
mont , Coursel et Calvél ,
Le premier de nos poètes lyriques , M. Lebrun , membre
de l'Institut et de la Légion d'honneur , vient de recevoir
de la munificence de l'Empereur , une pension de six mille
francs , et une gratification de trois mille.
Le compositeur célèbre auquel nous devons la charmante
musique de Rosé et Colas , de la Belle Arsène , du Dé
serteur , de Félix , etc. a reçu aussi de S. M. I. , l'assurance
d'une pension de deux mille francs. M. de Monsigni a prède
soixante-dix -huit ans .
L'académie de Marseille vient de proposer pour sujet
du prix de littérature qu'elle doit donner en 1807 , l'éloge
de M. de Montclar, procureur-général à l'ancien parlement
de Provence , l'un des hommes qui ont le plus honoré la
magistrature française par ses moeurs et par ses talens.
Parmi les livres nouveaux récemment publiés , on remarque
une nouvelle édition des Lettres de madame de
Maintenon ( 1 ) et l'Histoire de la guerre de la Vendée et des
(1 ) Six vol . in- 12 . Prix : 15 fr. , et 20 fr . par la poste.
A Paris, chez Léopold Collin , libraire , rue Git - le - Coeur ; et chez
le Normant, libraire , rue des Prêtres S. Germain-l'Auxerrois , nº. 17.
MAL 1806. 377
Chouans, depuis son originejusqu'à la pacificationde 1806, ( 1 ) »
par Alphonse Beauchamp . La nouvelle édition des Lettres
de madame de Maintenon est corrigée sur les manuscrits autographes
, et augmentée de près de deux cents lettres inédites ;
elle contient : 1 °. une vie très-étendue de madame de Maintenon
, par M. Auger ; 2°. des notices par un autre littérateur ,
sur mesdames de Villarceaux , Ninon de l'Enclos , de Richelieu
, de Chantelou , d'Attigny , d'Heudicourt , de Montes
pan , Frontenac , Devillette , Brion , Duperou , de la Maisonfort
, Glapion , Laviefville , de Caylus , Dangeau , Ventadour
et la duchesse de Bourgogne ; MM. le duc de Noailles , l'abbé
Testu , l'abbé Gobelin , le comte de Saint-Géran , le cardinal
de Noailles et Philippe V , roi d'Espagne ; 3 °. les Entretiens
de madame de Maintenon avec quelques dames de Saint- Cyr ;
4. Mémoires de madame de Maintenon sur le rappel des
protestans et des huguenots fugitifs ; 5°.. les Opuscules
de madame de Maintenon en prose et en vers ; 6° le Testament
de madame de Maintenon ; 7 ° les Lettres de M. Godet
des Marais , évêque de Chartres , qui constatent le mariage
de madame de Maintenon avec Louis XIV; 8 ° les
lettres de Louis XIV à madame de Maintenon. L'Histoire
de la guerre de la Vendée est divisée en vingt- quatre
livres et appuyée sur des pièces justificatives inédites , qui sont
renvoyées à la fin de chaque tome. Le premier contient la description
de la Vendée et l'origine des troubles ; la conjuration
de la Rouarie ; l'explosion du 10 mars ; la primitive organisa
tion insurrectionnelle ; le siège de Nantes ; la manière dont
combattoient les Vendéens ; leur mode d'administration ; la
défaite des Mayençais et celle des royalistes dans les sanglantes
batailles de Châtillon , de Mortagne et de Chollet. Le second
tome comprend l'incursion d'outre-Loire ; le siège de Gren
ville ; la campagne d'hiver de Charette ; l'incendie de la Vendée
; la mission et le procès de Carrier ; la première pacification
. La dernière partie présente la description de la Bretagne ,
l'origine et les progrès de la chouannerie ; la catastrophe de
Quiberon ; le séjour de M. le comte d'Artois à l'Ile Dieu ; lạ
mort de Charette et de Stofflet , la soumission totale de la
Vendée et l'insurrection de 1799. Nous parlerons avec plus
de détail de ces deux ouvrages.
--
Les Homonymes, sont des mots qui , comme sein et
saint, ont un même son et un sens différent. Il semble donc
(1) Trois vol . in- 8°. Prix : 18 fr,, et 22 fr. 50 e . par la poste.
A Paris, chez Giguet et Michaud , libraires , rue des Bons -Eafans ; et
chez le Normant , imprimeur-libraire.
378 MERCURE DE FRANCE ;
-
que l'ouvrage annoncé sous ce titre ne devroit être qu'un
recueil de définitions. Mais M. Philippon de la Madelaine l'a
semé de bons mots et d'anecdotes qui arrivent toujours à
propos , pour éclaircir ce qui pourroit être obscur et pour
égayer ce qui paroîtroit sec. Dans un siècle où les livres de
grammaires ( qui n'ont jamais passé pour très-amusans )
sont devenus si excessivement ennuyeux , ce n'est peut- être
pas un petit merite , que d'avoir su lui faire parler un langage
agréable , et c'est celui de M. de la Madelaine.
-L'ours Blanc du jardin des Plantes est mort dans la nuit
du 15 au 16. La durée ordinaire de la vie de ces animaux est
de vingt à vingt- cinq ans.
MODES du 20 mai.
Les chapeaux évasés , de paille jaune , à la Paméla , et les capotes
oblongues , de perkale , sont deux objets de mode tellement accrédités ,
que , sans varier pour la forme , ils croissent en nombre , et s'exécutent
rue de Thionville et au pont Saint -Michel , comme dans les rues Vivienne
et de Grammont. Au bord des chapeaux de paille blanche on met une
très légère guirlande de petites roses . Pour porter en touffe , les fleurs à
la mode sont les petits oeillets couleur lilas ou rose tendre , l'aube -épine
et l'hortensia. Quelques modistes font des tentatives pour accréditer le
lapis ; mais les rubans rose pâle , et sur- tout ceux d'un blanc mat , sont
cenx que l'on demande presque généralement .
Beaucoup de robes montent jusqu'au cou , et ont de grosses fraises à
l'espagnole ; mais ces robes sont de mousseline claire , et ne cachent
point du tout la gorge , quoiqu'elles la couvient . Les robes soie et coton
sont rose et blanc, ou rose sur rose ; on les garnit avec du crêpc , que l'on
entremêle de rubans satin qui passent dans les touffes .
Quelques capotes de perkale sont brodées en couleur , et quelques
Pamela de mousseline en coton blanc .
Pour les habits d'hommes , les draps unis , vert- cuivre , l'emportent
sur les draps mélangés . De nouveaux foulards , pour cravates du matin
et mouchoirs de poche , ont une grande vogue : le fond est un beau jonquille
doré , avec un semis de pois blancs .
NOUVELLES POLITIQUES.
Boston , 6 mars.
Le journal de cette ville , the Columbian Sentinel , contenoit
hier les détails suivans sur l'audience accordée aux chefs
des tribus indiennes , par l'assemblée législative de Massachusset
, le 1. mars 1806.
D'après la résolution des deux chambres , les dix chefs indiens
, accompagnés par l'adjudant et le commissaire -général ,
par un officier de l'armée des Etats- Unis , et par leurs interprètes
, furent introduits d'abord dans la chambre du conseil
, où le gouverneur les reçut avec de grands témoignages
de cordialité et d'affection : il leur exprima sa satisfaction
de les voir en bonne santé , et les voeux qu'il formoit pour que
MAI 1806. 379
leur voyage fût agréable et heureux lorsqu'ils retourneraient
auprès de leurs nations ; il ajouta qu'il desirait vivement
qu'ils retrouvassent leurs amis et leurs parens paisibles et
bien portans. Le sacheur des tribus témoigna au gouverneur
sa reconnoissance . On les fit entrer alors dans le Sénat , dont
le président , M. Otis , les salua en disant :
« Amis et frères ,
» Soyez les bien venus près du foyer du Sénat de Massachusset
que sa flamme soit l'emblême de l'ardente et vive
amitié , qui sera toujours entretenue entre les Etats- Unis et
vos nations ! Vous avez parcouru une distance immense pour
venir nous visiter. Le président des Etats-Unis est votre ami ,
et il vous a mandé dans ce pays pour que vous connussiez par
votre propre expérience que tous nos chefs et toute notre
nation vous aiment également.
» Nous avons demandé au chef de notre gouvernement de
vous offrir des chaînes d'argent pour y suspendre les portraits
de ce chef commun qui vous sont destinés. Ces chaînes vous
rappelleront sans cesse les liens qui doivent unir chaque Etat
au père commun .
» Dites cela à vos enfans !
» Puisse le Grand- Esprit qui préside sur ces vastes contrées
cultivées ou désertes , protéger vos cabanes et vos familles
pendant votre absence , et vous reconduire à vos tribus par
des sentiers exemps d'épines et de dangers ! »
Ce discours ayant été transmis aux chefs indiens par leurs
interprètes Tatschaga , le sachem s'avança , tendit la main
au président , et répondit :
« Frères ,
» Nous avons marché depuis le lever jusqu'au coucher du
soleil , pour venir vous visiter.
» Notre extérieur diffère du vôtre , mais nos coeurs ont la
même couleur : vous devez nous chérir , car nous sommes les
premiers et les vrais Américains.
» Lorsque vous lirez ce qui est écrit sur les médailles ( 1 )
que nous portons à notre côté , vous lirez aussi ce qui est écrit
dans nos coeurs.
>> Nous remercions votre nation de tous ses bons offices.
» Nous nous réjouissons de ce que notre père nous fait
venir pour la voir dans sa ville de Boston ; car on nous a dit
que c'étoit une antique cité et la souche de toutes les autres
villes ; nous sommes aussi contens que vous ayez l'intention de
nous donner des colliers , et nous rapporterons à nos enfans et
à notre nation ce que vous nous avez dit pour eux.
(1 ) Cette médaille portoit ces mots . Paix et amitié,
380 MERCURE DE FRANCE ;
» Nous desirons de voir votre peuple sous les armes ; nos
frères qui ont été l'année dernière à New-Yorck , ont vu vos
guerriers, et ce spectacle leur a été très-agréable. Nous serions
affligés de ne pouvoir en parler aussi bien qu'eux à notre
nation.
>> Nous serons toujours vos amis. >>
Dans la chambre des représentans , on avoit préparé des
siéges pour les Indiens , en face de la tribune de l'orateur : ils
y ont été conduits par un comité de la chambre. Les membres
se levèrent et se découvrirent lorsqu'ils entrèrent ; ensuite ,
tout le monde s'étant assis , M. Bigelow, l'orateur, se leva et
salua les chefs indiens en ces termes :
« Frères ,
» Soyez les bien venus près du foyer du grand-conseil,
>> Nous vous félicitons sur votre voyage et sur votre heureuse
arrivée parmi nous . Nos pères ne vous connoissoient
pas ; qu'il en soit autrement pour nous et nos enfans.
» Notre desir le plus sincère est qu'un lien d'amitié s'établisse
entre nous et nos enfans.
>> Nos deux grand- conseils ont prié notre bon et illustre
chef, le gouverneur, de vous donner à chacun une chaîne
d'argent , comme un gage de notre attachement.
» Quoique nous différions de couleur, donnez-vous votre
amitié et votre bienveillance ; qu'il n'y ait de rivalité entre
nous que dans l'empressement à nous rendre service.
» Qu'une paix perpétuelle existe parmis nous.
» Frères , redites à vos nations respectives que nos plus
ardens desirs sont pour leur prospérités et leurs succès. Nous
prions le Grand-Esprit qu'il leur accorde une pleine réussite
dans leurs chasses et dans leurs entreprises , et qu'il leur donne
des saisons favorables et une grande abondance de fruits ,
>> Dites-leur aussi que les blancs et le peuple des Etats-
Unis vous ont reçu et traité avec amitié et avec bienveillance ,
et que nous leur demandons de les recevoir de même lorsqu'ils
iront dans vos contrées.
» Lorsque vous vous disposérez à retourner dans votre
patrie , nous prierons le Grand - Esprit de vous protéger et
de vous accorder un ciel pur et des jours heureux.
» Frères , soyez les bien-venus près du foyer du grandconseil.
>>
Tatschaga s'est avancé alors près de la chaire et a prononcé
le discours suivant :
Frères ,
>> Nous n'avons reçu que des marques d'amitié et de bienveillance
depuis que nous sommes parmi les blancs . Depuis
MAI 1806. 381
l'endroit où réside notre père , le président des Etats - Unis ,
dont nous portons l'image sur nos médailles , nous avons
toujours été traités avec bonté et franchise , et nous comptons
sur les mêmes traitemens pour notre retour : nous ne formons
qu'un peuple avec vous ; quoique notre peau soit
rouge , nos
coeurs sont tels que les vôtres , ils sont blancs. Nous avons
entendu ce que vous avez dit.
Nos oreilles sont ouvertes à
vos amis. Nous dirons à notre nation les bons traitemens que
nous avons reçus de vous et les avis que vous nous avez
donnés ; elle en sera bien aise et restera en paix et en amitié
avec vous. >>
L'Indien fit trois pauses en prononçant ce discours , qui fut
répété par les interprètes.
D'après le desir manifesté par les Indiens , le sénat a requis
S. Exc. le commandant en chef d'ordonner la parade pour le
lundi suivant.
Constantinople , 15 avril.
M. Jaubert , secrétaire-interprète de S. M. l'Empereur des
Français pour les langues grecque et turque , connu trèsavantageusement
ici par plusieurs missions qu'il a remplies
près du sultan , avoit été envoyé par son souverain auprès
du roi de Perse. On ignoroit depuis un an ce qu'il étoit devenu
, et on ne doutoit plus guère de sa mort , lorsqu'on a
reçu de ses nouvelles. Sa lettre adressée à M. Ruffin , chargé
d'affaires de France , fera connoître les événemens arrivés à
cet intéressant jeune homme. La Sublime-Porte , déjà informée
par Jussuf- Pacha , a donné un firman pour protéger son pas
sage. Il est arrivé auprès du schah de Perse , qui , de son côté ,
s'étoit empressé de le réclamer , et avoit envoyé une escorte
considérable à sa rencontre.
Copie d'une lettre de M. Jaubert au chargé d'affaires ,
M. Ruffin.
Du camp du visir Jus uf- Pacha , à 60 lieues S. O. d'Erz- Roum,
le 14 mars 1806.
Monsieur ,
La Providence divine qui veille sur les destinées de la France , a permis
que je survécusse à l'événement dont je vais avoir l'honneur de vous rendre .
compte, ne craignant point et desirant même que cette relation soit rendue
publique , sur - tout vous invitant à la faire parvenir au g uvernement de
S. M.
Je partis d'Erz- Roum dans la nuit du 1** au 2 juillet , et continuɔi ma
route à l'est-nord-est de cette ville , sans éprouver d autre accident que la
rencontre de deux corps de cavalerie Curdes , auxquels j'échappai à cause
de l'obscurité de la nuit et de la vitesse de mes chevaux . Le voisinage des
Russes a fait refluer les hordes de ces brigands dans les pays situés au sud
de l'Araxe. Je traversai ce fleuve le 4, et le lendemain je parvins à la principale
source de l'Euphrate, qui est à 54 lieues d'Erz-Roum . Dans la soirée
382 MERCURE DE FRANCE ;
du 5 an 6 juillet , je fus forcé de m'arrêter à Arzab , village arménien &
deux lieues de Bajazidi, ville où résidoit Mahmoud- Pacha . Ce gouver-.
neur , sur un avis qu'il reçut du village , témoigna le desir de me voir
et m'envoya que'ques cavaliers qui avoient ordre de me conduire auprès
de lui.
Mahmoud-Pacha de Bajazid étoit un homme âgé de 30 à 32 ans , célèbre
dans ces contrées par sa tyrannie , ses vexations et ses richesses. Dans sa
première entrevue, il me reçut avec la plus grande froideur . Il me sépara
de mes gens , les interrogea sur mon compte; et d'une part me témoignant
de plus en plus une politesse affectée , de l'autre il fit mettre à mon insu
la personne qui me servoit de guide , à la torture , et lui ayant arraché
quelques aveux équivoques , il le fit secrètement assassiner. Dès-lors i forma
le coupable projet de me dépouiller , tant pour satisfaire son avidité que
pour se rendre un jour agréable aux Russes. « Vous pouvez , me dit- il ,
vous rendre à Erivan , qui n'est qu'à 15 lieues d'ici ; mais à votre retour ,
ne manquez pas de repasser par ma province ; je vous chargerai de quelques
intérêts que j'ai à Constantinople et auprès du visir Jussuf-Pacha . Partez
sans crainte ; je vous fais escorter par mes plus fidèles serviteurs . En arrivant
sur la frontière , vous leur remettrez un billet . Votre guide vous
rejoindra ce soir . »
Je soupçonnois la trahison ; mais il n'étoit pas en mon pouvoir de l'éviter.
Je partis donc de Bajazid avec une escorte assez considérable . Je partois
sous la protection d'un visir de la Sublime - Porte ; je devois être dans
une pleine sécurité . Voici comment ma confiance fut justifiée : Au pied
du mont Ararat se trouve une ivière dont les eaux se rendent dans la mer
Caspienne. Cette rivière sert de limite entre les états de la Sublime- Porte
et ceux du roi de Perse . Je là traversai , et me trouvant sur le territoire
persin , mes guides m'engagèrent à descendre. Je rendois grace au ciel
d'être arrivé sur ce te terre si éloignée de notre patrie , lorsque je fus
tout d'un coup enveloppé , surpris sans défense par l'escorte destiuée à
me protéger. Malgré mes efforts , ils me bandent les yeux , m'arrachent
des armes dont je ne peux plus fire usage ; ils les dirigent contre moi et
me conchent la face vers la terre .
Dans ce moment suprême, le ciel m`est témoin qu'aucune lâche pensée
'n'entra dans mon coeur ; mes derniers voeux étoient pour la prospérité
des armes de mon souverain . Je n'oubliai pas que je portois l'aig e itapé
rial , autour duquel sont gravés ces mots d'honneur , qui est mon seul
guide , et de patrie , objet de toutes mes affections .
J'étois done trahi , surpris , arrêté sur le territoire persan par ceux
même qui auroient dû me défendre des entrepri es ennemies . On me
laissa dans cette situation jusqu'au soir . La nuit venue , on me conduisit
par des précipices affreux hors de toute route frayée . Après trois ou quatre
heures de marche , j'arrivai enfin à une maison écartée de la ville . Le
pacha , déguisé sous des vêtemens obscurs , m'y attendoit. Je me plaignis
amèrem nt de ce manque de foi , et ma fermeté en cette circonstance
me sauva la vie , ainsi qu'à ceux qui m'accompagnoient. Ce traître craignit
pour les suites de son attentat . Il me dit , d'un air confus , qu'il écriroit
à Constantinople . Il me fit entièrement dépouiller et traîner au château
où se trouvoit un cachot souterrain , invention digne d'un tel scélérat.
On m'y descendit vers minuit , à l'aide d'une corde , et le pacha donna
ordre au commandant de ce château de me réduire à un peu de pain et
d'eau , de garder le plus profond secret , et de me refuser de la lumière ,
de peur que la clarté qui pouvoit s'échapper ne fit soupçonner l'existence
de quelque prisonnier dans cette tour.
Je languissois dans cet état , et cependant la peste faisoit des ravages
MAI 1806 . 383
"
affreux dans la ville. La chaleur étoit insupportable ; j'étois sans vêtemens
sens espérance de vivre ; et cependant je me portois bien ainsi que
les trois hommes qui me restoient . Vers le p emier vendémiaire an 14 ,
le pacha fut atteint de la contagion , et dans l'un des intervalles de sa maladie
, il donna l'ordre positif de me faire assassiner . Le commandant
du château refusa d'obéir. Ce n'est pas là le seul service que ce vénérable
Musulman m'a rendu pendant ces huit mois de captivité . Je lui dois la
vie et la liberté.
Le pacha mourut , et la ville se trova partagé en deux factions sur
le choix de son successeur Ahinet- Bev , son fils , l'emporta , et se montra
à mon égard ncore plus dangereux que Mahom ud . L'un de mes chevaux
ayant été , par hasard , reconnu , il le fit tuer . Il éloigna de moi le commandant
dont je viens de parler , et se disposoit à m'ôter l'existence
malheureuse que on père m'avoit laissée , lorsque la peste , ou plutôt la
mort le surprit aussi .
Ibrahim-Bey survint , et témoigna des vues plus favorables à mon égard;
mais il me laissoit toujours captif. Il ne fit que me changer de prison au
bout de trente- quatre jours .
Dans cet intervalle , j'étois parvenu à tracer quelques lignes et à les
envoyer en Perse . J'ai reçu , depuis , deux réponses dont j'enverrai copie
au gouvernement.
Le visir Jussuf- Pacha ayant appris mon événement , donna ordre de
me laisser venir auprès de lui . Un officier persan vint en même temps de
Tauris , me réclamer au nom du roi de Perse. Le bey m'a fait conduire
ici , où je n'ai qu'à me louer de l'accueil du visir , dont le nom est justement
respecté dans toute l'Arménie . Aucun de tous mes papiers n'est
perdu : quant à mes effets , je n'en ai aucun à réclamer.
Monsieur , après avoir sauvé ma vie , la Providence ne veut pas sans
doute me faire pe dre l'honneur , qui m'est mille fois plus cher. Mon
intention est toujours de remettre au roi de Perse la lettre purement amicale
dont je suis porteur. La Sublime Porte sentira , j'espère , qu'elle ne
peut m'empêcher de passer. Il est dans ses intérêts , et avant tout dans
ceux de la justice , de ne point abuser de sa force à mon égard , et de má
foiblesse. Je parle au nom d'un souverain dont le nom est révéré dans
l'univers . Si la Sublime-Porte veut conserver son amitié , qu'elle lui donne
cette preuve de la sienne . Je vous prie d'envoyer copie de la présente à
S. Exc. le ministre des relations extérieures , à qui je n'écris pint, ayant
presque oublié ma langue . Excusez donc le style de cette lettre : Dites - lui
qu'il peut assurer l'EMPEREUR que je ne retournerai pas sans que nra
mission soit remplie. Hut mois passés sans voir la lumière du jour , n'ont
pas refroidi mon zèle. Je ne reverrai Paris que de retour d'Ispahan et avec
la réponse du Schah. Signé P. Amédée JA UBERT.
PARIS.
L'ambassadeur de la Porte auprès de S. M. l'EMPEREUR et
Roi , Muhib- Effendi , est arrivé le 20 à Paris.
- S. M. a adressé , le 19 de ce mois , au sénat conservateur
message suivant :
<< Sénateurs ,
>> Conformément à l'art. 57 , §. IV de l'acte des constitutions
, en date du 28 floréal an 12 , nous avons nominé et
nommons membres du sénat :
« MM. Demont , général de division , blessé à la bataille
d'Austerlitz ; d'Hautpoult , général de division ; Ordonner ,
384 MERCURE DE FRANCE ,
général de division , commandant nos gardes à cheval ; Petiet ,
conseiller d'état , intendant- général de la Grande-Armée.
» La Grande-Armée verra dans ces choix , que nous avons
toujours présent le souvenir de ses grands et glorieux services.
» MM . Barral , archevêque de Tours ; Primat , archevêque
de Toulouse.
» Le clergé reconnoîtra dans cette nomination la satisfaction
que nous éprouvons du zèle qu'il a montré dans toutes
les circonstances pour notre couronne et pour le service de la
patrie.
» MM. Faletti- Barolle , l'un des plus grands propriétaires
des départemens au-delà des Alpes , président de l'académie de
Turin ; d'Aremberg , l'un des plus grands propriétaires des
départemens de la ci-devant Belgique ; Deloë , conseiller d'état ,
des départemens de la rive gauche du Rhin.
>> Les nouveaux départemens de l'Empire français reconnoitront
, dans ces choix , que nous ne mettons aucune différence
entre les anciens et les nouveaux départemens ; ils y verront une
nouvelle preuve de notre satisfaction pour l'affection qu'ils
nous ont montrée dans toutes les circonstances , pour le zèle.
avec lequel ils concourent au bien de l'état et à la défense de
la patrie. Nous desirons aussi que notre conseil d'état voie ,
dans le choix de deux de ses membres , un témoignage de la
satisfaction que nous éprouvons de ses services . >>
-M. le sénateur Monge est nommé président du sénat
pour la durée d'une année.
-M. le sénateur Lespinasse , titulaire de la sénatorerie de
Pau , est nommé à la sénatorerie de Dijon ; et M. le sénateur
Bruneteau Sainte-Suzanne est nommé à celle de Pau.
-M. Adrien Lezay- Marnésia est nommé préfet du département
de Rhin et Moselle, en remplacement de M. Alexandre
Lameth , appelé à la préfecture de la Roër.
-Le prince Charles d'Isembourg , colonel du régiment de
son nom , est nommé membre de la Légion d'Honneur.
MM. Dufour, colonel du 6ª régiment d'infanterie de ligne ,
et Gaillot , chef d'escadron de gendarmerie , sont nommés :
le premier, commandant , le second officier de la même légion,
-Le général Bisson est nommé commandant de la 6° division
militaire.
- Le général de division Walther est nommé colonelcommandant
les grenadiers à cheval de la garde ; M. Arrighi ,
colonel du 1 régiment de dragons, est nommé colonelcommandant
les dragons de la garde.
-M. Ferregeau , directeur des travaux maritimes , est
promu au grade d'inspecteur-général des ponts et chaussées.
-M. le cardinal Maury est arrivé à Paris.
( No. CCLIV. )
( SAMEDI 31 MAL 1806. )
$ 34
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
FRAGMENT
D'unpoëme ayant pour titre: LA MORT DE PARIS ET D'OENONE .
ARGUMENT. Troie ne pouvoit être prise qu'après la mort de Paris ;
ainsi l'avoient prononcé les Oracles . Vers la fin de la dixième année du
siege , Pyrrhus , nouvellement arrivé de Scyros , et brûlant de venger
Achille , inmolé par Pâris aux manes d'Hector, cherche le fils d'Hécube
dans la mêlée , le rencontre , l'attaque , et jure de livre aux vautours le
corps de son ennemi vaincu . Les deux armées aux prises s'arrêtent , pour
être spectatrices du combat singulier. Paris est soutenu par Vénus , Mars ,
Apollon , Diane , Latone et le Xanthe ; le fils d'Achille a pour lui Junon
Pallas , Neptune , Vulcain , Mercure et Thétis. Paris , après avoir blesse
Pyrrhus , est renversé lui - même : il alloit péri , quand Venus accourt et
T'arrache au trépas . Alors la mêlée recommence avec plus d'acharnement ,
et les Dieux mêmes fondent les uns sur les autres , jusqu'à ce que Jupiter
les sépare d'un coup de foudre , et leur diete sa volonté suprême. « Paris
» doit suecomber, et sa mort entraînera la chûte d'Ilion ; mais les restes
» de Pâris ne seront point privés des honneurs funèbres , et l'Empire du
monde est promis à la fois aux descendans d'Enée , à la postérité
» d'Hector : L'ITALIE ET LA FRANCE RÉGNERONT UN JOUR RÉUNIES ,
» SOUS UN NOUVEL AUGUSTE. »
C'est le combat des Deux et l'arrêt de Jupiter, qui font l'objet du
fragment que nous publions .
I Discorde aussitôt , sanglante, échevelée ,
Fait siffler ses serpens , rallume la mêlee ,
Et dans les virs en fer seconant ses brandons ,
Au coeur même des Dieux verse ses noirs poisons .
Tout s'ébranle à la foi ; et , respirant la guerre,
Le ciel s'est embrasë des fureurs de la terre .
Tandis qu'au loin les monts , des vaincus , des vainqueurs
Roulent en mugissant les horribles clameurs ;
B b
DEPT
386 MERCURE DE FRANCE ,
Que, des héros couchés sur l'homicide arène ,
Le sang à longs ruisseaux court abreuvant la plaine ;
Et qu'à travers les morts, trompé dans son courroux ,
Pyrrhus poursuit Pâris , et bat l'air de ses coups :
Du choc des immortels ont retenti les nues ;
L'Olympe en a tremblé sur ses voûtes émues.
Pour t'arracher Pâris , l'implacable Pallas
'Alloit sur toi , Vénus , appesantir son bras ;
Mais , ceint d'un casque d'or, ton fier amant s'élance,
Mars de son bouclier te prête l'orbe immense ,
Cet orbe , impénétrable aux célestes carreaux,
Et qui de vingt cités couvriroit le repos.
Sur l'indomptable Dieu fond la Déesse altière ;
Le seul bruit de sa lance est un affreux tonnerre :
Au même instant , lancés sur l'orgueil de Junon ,
Sifflent les traits d'argent de la soeur d'Apollon.
La reine de l'Olympe, à son tour , sur Diane
Pousse l'axe enflammé de son char diaphane ;
Et , le front couronné du feu des diamans ,
Le sceptre en maio, terrible , et les yeux menaçanı ,
Elle vole , pareille à l'ardent météore
Dont le disque allumé fend l'éther qu'il colore.
Une égale fureur embrase tes regards ,
O fille des Titans , mère du Dieu des Arts !
Mercure , à ton courroux , a reconnu Latone.
Du Xanthe , sur Vulcain , l'onde écume et bouillonne
Le flot poursuit la flamme ; et le Dieu sur le Dieu
Roule en montagnes d'eau , court en fleuve de feu.
Descendu rayonnant des plaines étoilées ,
Phébus courbe son arc ; et ses flèches ailées ,
Plus promptes que les vents , résonnent dans les airs
Le Dieu du jour combat le Dieu puissant des mers ;
Mais, armé du trident , le souverain des ondes
Ebranle au loin la terre et ses voûtes profondes.
Jusqu'en ses fondemens l'Ida tremble; et trois fois
De l'antique Gargare ont tressailli les bois ;
Ilion et ses tours , la mer et son rivage ,
Et la flotte des Grecs et le champ du carnage ,
D'une affreuse secousse à grand bruit agités ,
Disent des immortels les combats redoutés .
Frappé de crainte , au fond de ses demeures sombres ,
Platon même a pâli , Pluton le roi des Ombres ;
De son trône il s'élance , il pousse un cri d'horreur ;
Il a peur que Neptune , aux coups de sa fureur,
Sur ses noirs soupiraux ne brise enfin la terre ;
Aux morts épouvantés
n'apporte la lumière ;
Ne découvre aux vivans ces manoirs ténébreux ,
Ce Styx, hideux rivage , effroi même des Dieux ( 1 ).
(1 ) Variante :
D'épouvante frappé , le monarque des Ombres ,
Pluton même a pâli dans ses royaumes sombres.
De son trône il s'élance , il s'écrie ; il a peur
Que le tyran des mers, Neptune , en sa fureur ,
16
९
MAI 1866. 387
Cependant , calme au sein de sa gloire immortelle ,
Sur un trône éclatant , d'où l'éclair etincelle ,
Loin des astres sous lui roulant , majestueux ,
Assis , la foudre en main , par delà tous les cieux ,
Le Dieu des Dieux pesoit dans l'or de ses balances
L'irrévocable arrêt des célestes vengeances.
D'Ilion et d'Argos, dans le double bassin,
Quelque temps suspendu le sort flotte incertain
Mais bientôt de Paris penche la destinée ,
Par l'inflexible Mort vers l'abyme entraînée ;
Le destin de Pyrrhus s'élève , et radieux ,
Poussé par la Victoire , il va frapper les cieux.
Jupiter fait un signe ; et déployant ses ailes ,
Tout- à-coup s'élançant des clartés éternelles ,
L'aigle , ministre ailé du roi de l'univers ,
Porte aux Dieux divisés la foudre et les éclairs.
Trois fois roule en grondant sur la céleste armée ,
Un tourbillon de feu , de soufre et de fumée.
Au bruit du Dieu tonnant elle tremble et s'enfuit:
Tel un rayon du jour a dissipé la nuit .
Remontés dans l'Olympe , en cercle taciturne,
Assis , respectueux , loin du fils de Saturne ,
L'un sur l'autre à ses pieds roulant des yeux jaloux ,
Les immortels confus dévoroient leur courroux.
« Cessez les vains combats d'une haine obstinée ;
>> Du fils d'Hécubé a lui la fatale journée .
»› Fière Junon , triomphe ! Ilion aujourd'hui
›› Dans le vengeur d'Hector perd son dernier appui.
» Encor quelques soleils , et les remparts de Troie
>> Du vainqueur de Pâris seront aussi la proie ;
>> Mais ce vainqueur superbe , aux oiseaux dévorans
Sous ses coups redoublés ne brise enfin la terre ;
Et, dans la nuit des morts envoyant la lumière,
Ne livre à l'oeil du jour ces manoirs ténébreux ,
Hideux , infect abyme , horreur même des Dieux.
Version littérale des cinq vers grecs dont ce passage est imité ; nons
conserverons scrupuleusement jusqu'à l'ordre des mots :
1. Dans ses demeures souterraines a páli le roi des Enfers, Pluton .
2. Effrayé, de son tróne il s'élance, il pousse un cri; tremblant
que sur sa tête
3. La terre ne se brise , la terre ébranlée par Neptune ;
4. Et qu'aux yeux des mortels et des immortels ne se découvrent
ces manoirs
5. Hideux, infects , dont les Dieux mémé ont horreur."
Traduction de Boileau :
L'Enfer s'émeut au bruit de Neptune en furie.
Pluton sort de son trône ; il pâlit , il s'écrie ;
If a peur que ce Dieu , dans cet affreux séjour,
D'un coup de son trident ne fasse entrer le jour
Et , par le centre ouvert de la terre ébranlée ,
Ne fasse voir du Styx la rive désolée ;
Ne découvre aux vivans cet empire odieux ,
Abhorré des mortels et craint même des Dieux .
(Cette note et les suivantes sont de l'auteur du poëme) .
Bb 2
388 MERCURE DE FRANCE ,
» Lègue en vain des vaincus les restes expirans :
» Du berger qu'honora la reine de Cythère ,
» Dans la paix du tombeau dormira la poussière ;
» Et ses mânes , du Styx , touchant les froides eaux,
» Descend ont consoles dans l'éternel repos.
» C'est peu. Noble Ilion , de ta cendre feconde ,
>> Sortiront dans les temps deux peuples rois du monde.
» Généreux sang d'Ende, Auguste et les Romains
» Au Tibre énorgueilli soumettront les humains ;
» Et Mycène , aujourd'hui rayonnante de gloire ,
» Sous un autre Pergame expiera sa victoire.
» Ailleurs , amis des arts , des combats , des amours ,
» Aux bords que doit la Seine embellir de son cours ,
>> Les fils du grand Hector, non moins grands que leur père ,
» Aimables dans la paix , terribles dans la guerre ,
» Verront fleurir sans fin l'empire de Francus ( 1) ;
» Et , vainqueurs à leur tour des enfans d'Inachus ,
» Régneront sur Argos pendant deux fois six lustres ,
>> De l'Orient soumis dominateurs illustres ( 2 ).
» Un jour, un jour viendra, dans le long cours des ans
» Que d'Anchise et d'Hector les neveux triomphans ,
» Immortels rejettons d'une tige mortelle ,
>> Enlaceront unis leur ombre fraternelle ;
» Chênes majestueux , protecteurs des roseaux ,
» Sous un astre commun déploieront leurs rameaux ;
» Et , des monts jusqu'aux n ers , opposant aux orages
» La fierté de leur front , l'hymen de leurs feuillages ,
>> Sous un nouvel Auguste , amour de l'univers ( 3 ) ;
>> Salueront l'Océan affranchi de ses fers.
» Parois , fils de Cyrnus , race antique d'Hercule (4) !
» Parois , et qu'Albion s'épouvante et recule ( 5) .
>> Ma force te conduit : ton pied victorieux
» Des Alpes foulera le front voisin des cieux (6 ) ;
» Sorti , pour t'admirer, de ses grottes profondes ,
» Le Nil respectueux te soumettra ses ondes ( 7 );
» Et l'Ister éperdu , sur les géants du Nord ,
» Verra ton bras lancer mon tonnerre et la mort (8 ).
>> Vois-tu , du sein des mers qui baignent l'Ionie ,
?
( 1) Astyanax, fils d'Hector. Echappé sous le nom de Francus à la
fureur des Grecs , et suivi des Phrygiens , repoussés des rives du Gallus,
il fonde en Europe l'empire des Francs et des Gaules.
(2) L'an 1204 de l'ère vulgaire , les Français secondés des Vénitiens ,
s'emparent de Constantinople ; Beaudoin , comte de Flandres , règne sur les
Grecs ; l'Orient reste 58 ans sous la domination des empereurs français .
(3 ) NAPOLÉON Ier, Empereur des Français et Roi d'Italie .
(4) Cyrnus , fils d'Hercule , et premier roi de Corse ; il donna son nou
à cette ile , appelée par les anciens Cyrnus ou Corsica.
( 5 ) Albion , fameux géant terrassé par Hercule , et dont les habitans
de la Grande-Bretagne se vantent d'être issus.
(6) Les deux camp gnes d'Italie.
(7 ) Conquête de l'Egypte .
( 8 ) Les Russes et les Autrichiens vaincus; prise d'Ulin , bataille
Austerlitz , etc..
MAI 1806. 389
» L'ombre d'Ulysse en deuil implorer ton génie ( 1 ) ?
→ Vole , après trois mille ans, porte aux Grecs le pardon ;
» Lears pleurs ont satisfait aux enfans d'Ilion.
>> Alors se calmeront les fureurs de la guerre ;
» L Age d'or et Vesta souriront à la terre ;
» De cent cables de fer, de cent verroux d'acier
» Sera fermé de Mars le temple meurtrier.
» Là , dans son antre affreux , la Discorde impuissante ,
» Sur des glaives brisés assise , frémissante ,
» Dévorera sa rage , ivre du sang humain ;
» Et , les bras enchaînés de mille noeuds d'airain ,
» Mordant en vain ses fers de sa dent menaçante ,
» Rugira , l'oeil horrible , et la bouche écumante.
>>> JE LE VEUX . » Jupiter, à ce mot redouté ,
Fronce de ses sourcils la noire majesté :
Sut son front immortel flotte sa chevelure ,
Et , sous ses pieds , muette , a tremblé la Nature .
DE GUERLE, professeur de belles- lettres au Lycée Bonaparte.
LE PAPILLON , LA ROSE ET LE FRÉLON ,
oda
FABLE.
UN papillon , en voltigeant ,
Dans un jardin aperçoit une rose :
Elle étoit seule , à peine encore éclose ,
Il fut séduit par son éclat charmant.
« Reine des fleurs ! je te dois mon hommage,
» Dit aussitôt cet insecte léger;
» Si tu pouvois ne pas changer,
» Je t'aimerois bien davantage ;
» Mais tu ne brilles qu'un matin.
>> Ton parfum , ton éclat vont bientôt disparoître ,
» Et l'aurore qui te voit naître
» Ne te voit plus le lendemain . »
Ainsi parloit ce discoureur habile :
Un frélon passe en bourdonnant;
Sur la rosé il fond à l'instant ,
Et dans son sein goûte un bonheur facile ;
Mais dont il vit bientôt la kin .
La rose se flétrit et sécha sur sa tige.
Le papillon qui le voit s'en afflige ,
S'envole , et maudit son destin.
Sans recourir à des raisonnemens
Usons du bien que le hasard nous donne.
Un rustre vient qui le moissonne.
On le regrette : il n'est plus temps .
(+ ) Emblême d'Ithaque , aujourd'hui Théaki , usurpée par les Russes ,
ainsi
que Leucade , Samos , Corcyre , Zacinthe , Cythère , etc.
30
390
MERCURE DE FRANCE ,
ENIGM E.
Je ne suis pas , lecteur, très-facile à décrire :
Je sais changer de forme ; et , puisqu'il faut le dire ,
Rien ne peut égaler mon bizarre destin .''
Dès qu'une beauté m'agite avec la main ,
Je m'alonge et m'étends , me ferme et me resserre .
Sons des doigts exercés j'ai plus d'un savoir faire :
J'exprime le dédain , le dépit , le plaisir,
Et sers parfois de voile au plus tendre desir,
Quand la beauté modeste et sage
Veut cacher la rougeur qui couvre son visage.
Un seul geste me suffit quelquefois
Pour dicter les plus dures lois
A l'amant entraîné par son impatience.
Si je sers à l'attaque , je sers à la défense.
Arme redoutable , et trop foible instrument ,
J'ai beaucoup trop d'emplois pour exister long-temps.
On me brise, on me perd ; la mode , à qui tout cède ,
N'attend pas ma fin pour qu'un autre me succède.
Heureux lorsque le même jour,
En me voyant quitter et reprendre tour -à tour ,
Je peux du doux zéphyre , auprès de mes maîtresses ,
Apporter en tribut les plus fraîches caresses.
LOGO GRIPHE.
Je suis ce que je ne suis pas ;
Ceci paroit difficile à comprendre ,
Je vais vous tirer d'embarras.
Pour qui sait le français , selon qu'on veut m'entendre ,
Je suis ou ne suis point un être inanimé .
Dans les deux cas l'homme seul m'a formé.
Pour servir à divers usages ,
Pour en tirer différens avantages ,
Suivant , ou le plus , ou le moins ,
Qu'exigent de moi ses besoins.
Ami lecteur, si tu me décomposes ,
Tu trouveras en moi nombre de choses :
Un verbe avec son substantif,
Tous les deux propres à mon être ,
Tous deux trop employés pour ne les pas connoftre ;
Un autre verbe encor, mais dont l'infinitif ,
Lui-même est substantif; plus son diminutif.
Ce que je suis , je pourrois te le dire ;
Mais mon nom, que tu connois bien ,
Ne pourroit rimer avec ire ,
Dès-lors le vers ne vaudroit rien.
CHARA D'E.
POUR se faire aimer d'une belle ,
Bien souvent on perd mon premier ;
Mais on peut aisément , en restant mon dernier,
Trouver mon tout dans un coeur infidèle .
Le mot de l'Enigme du dernier Nº. est Vergeltes.
Celui du Logogriphe est Chercher.
Celui de la Charade est Pois-son.
MAI 1806 .
391
?
OEuvres complètes de Duclos , historiographe de
France , secrétaire perpétuel de l'Académie française
, membre de celle des Inscriptions et Belles-
Lettres ; recueillies pour la première fois , revues
et corrigées sur les manuscrits de l'auteur , précédées
d'une Notice historique et littéraire
ornées de six portraits , et dans lesquelles se trouvent
plusieurs écrits inédits , notamment des Ménoires
sur sa vie , des Considérations sur le goût ,
des Fragmens historiques qui devoient faire partie
des Mémoires secrets , etc. , etc. Dix vol. in - 8° .
Prix : 40 fr. , et 55 fr. par la poste. A Paris , chez
Colnet , libraire , quai Voltaire ; Fain , rue Saint-
Hyacinthe , nº. 25 ; et le Normant , libraire , rue
des Prêtres Saint - Germain- l'Auxerrois , nº. 17 .
EN
7
Second extrait. ( Voyez le N° . du 3 mai. )
N considérant Duclos comme moraliste , nous
avons remarqué qu'il a fort bien observé la société
dans laquelle il a vécu ; et que s'il s'est souvent trompé
dans ses conseils , on ne doit l'attribuer qu'à l'esprit
de son teinps , dont les hommes les plus sages eurent
peine à éviter entièrement la dangereuse influence.
Nous n'aurons pas les mêmes éloges à lui donner
comme historien . Peu habitué à des matières aussi.
sérieuses , il ne les a traitées qu'en homme du monde ;
et l'on peut souvent lui appliquer ce mot du chancecelier
d'Aguesseau sur son histoire de Louis XI :
C'est un ouvrage composé d'aujourd'hui avec l'éru .
dition d'hier. En effet , on n'y trouve ni cette connoissance
étendue et profonde des événemens et de
leurs causes que l'historien, doit avoir acquise , nj
cette étude réfléchie des principaux personnages qui
le met en état de tracer leurs caractères en peu de
mots. Tantôt l'auteur parle avec beaucoup de détails
4
392 MERCURE DE FRANCE,
d'objets qui n'ont aucune importance ; tantôt il passe
rapidement sur ceux qui demanderoient de grands
développemens : ce qui prouve qu'il n'avoit pas suffisamment
approfondi son sujet , et ce qui fera toujours
regarder sa production comme le résultat de
quelques lectures superficielles,
Duclos n'étoit pas très-connu quand il pensa à faire
l'histoire de Louis XI. Il sentit la nécessité de publier
un ouvrage qui lui fit plus d'honneur que des romans ,
tels Qu'Acajou et la Baronne de Luz. L'abbé le Grand,
homme très - laborieux , avoit composé les Annales du
règne de Louis XI, et n'avoit négligé aucun détail . A
force de travailler sur ce sujet , l'auteur s'étoit accoutumé
à considérer ce prince comme le plus grand roi
de la monarchie. Duclos profita du travail de cet
érudit ; il n'eut qu'à faire l'abrégé de cette immense
compilation : le peu de difficulté qu'il éprouva , contribua
à l'empêcher de remonter aux sources ; et en
très-peu de temps il put changer le nom de romancier
un peu leste , en celui de grave historien. Duclos
ne partageoit pas tout- à -fait les préventions de l'abbé
le Grand en faveur de Louis XI; cependant la négligence
qu'il mit à tout examiner , peut-être aussi l'ambition
de changer une opinion ancienne et généralement
reçue , le portèrent à présenter Louis XI sous
un nouvel aspect . Cette idée systématique , qui n'a pas
été discutée à fond par les critiques de l'histoire de
Louis XI sera examinée dans cet article , et en fera
l'objet principal. On passera avec rapidité sur les
autres défauts de l'ouvrage .
Les deux plus importans consistent dans la dispositión
des faits , et dans la manière de les raconter,
L'auteur
, peu exercé , ne possédant pas assez l'ensemble
de son sujet , est obligé de suivre scrupuleusement
l'ordre des années , et même des mois , pour
mettre quelque régularité dans son récit . Cependant ,
faute d'avoir bien préparé les matières dans le commencement
, il est souvent obligé de remonter trèsMAI
1806.
393
haut , ce qui fait languir la narration . On en voit un
exemple quand il parle pour la première fois des ducs
de Bourgogne. Si , en entrant en matière , il eût bien
peint l'état de la France , il n'auroit pas eu besoin de
s'égarer dans une digression : la négligence de cette
précaution le force à reculer jusqu'au règne du roi
Jean , à faire mention de la donation que ce prince
fit de la Bourgogne à Philippe-le - Hardi , après la
bataille de Poitiers , et à s'étendre sur tout ce qui
concerne la maison de Bourgogne , jusqu'à Philippelė-
Bon.
:
Sa manière de raconter a de la sécheresse et de
l'aridité . On voit qu'il n'écrivoit les faits qu'à mesure
qu'il
'il les apprenoit cela l'empêche d'être frappé de
de leurs causes et de leurs suites ; les plus beaux traits
ne le touchent pas ; les actions les plus cruelles ne le
révoltent pas assez : il les retrace froidement ; et cette
indifférence qu'il a l'air de considérer comme le caractère
d'une haute philosophie , prive l'histoire de l'intérêt
qu'elle doit exciter , et de l'utilité dont elle est
susceptible.
On sait que lorsque le duc Bourgogne assiégea
Beauvais , Jeanne Hachette , à la tête des femmes
repoussa les ennemis et sauva la ville . Ce trait , qui
rappelle les héroïnes de l'antiquité , et qui est supérieur
à celui de Clélie , devoit être raconté avec une sorte
d'enthousiasme : tout ce qui intéresse l'honneur français
ne doit pas être indifférent à un historien de cette
nation. Duclos ne le rapporte qu'en passant , et pour
donner lieu à une réflexion peu importante sur les
coutumés de cette époque. « Le duc de Bourgogne ,
dit-il , craignant de ruiner totalement son armée
>> leva le siége de Beauvais.... Le roi voulant recon-
>>> noître la valeur et la fidélité des habitans de Beau-
» vais , leur accorda, pour eux et leurs successeurs , le
» droit de tenir fiefs et arrière - fiefs , sans qu'on pût
>> exiger d'eux aucune finance. Il les exempta de ban
» et d'arrière- ban , et les chargea de la garde de leur
"
?
394
MERCURE DE FRANCE ;
» ville , avec exemption de tout impôt , et liberté
» d'élire leurs officiers municipaux . Comme les pratiques
de dévotion entroient dans tout ce qui se fai-
» soit alors , le roi ordonna qu'il se feroit tous les ans
» une procession où l'on porteroit les reliques d'une
>>
»
sainte Angadreme à qui l'on attribuoit le salut de
» la ville , et que , dans cette cérémonie , les femmes
» précéderoient les hommes , en mémoire de ce qu'au
» dernier assaut , les hommes auroient été forcés , si
» les femmes ne fussent venues à leur secours , ayant
» à leur tête Jeanne Hachette. Cette héroïne se pré-
» senta sur la brèche , l'épée à la main , repoussa les
» ennemis , arracha l'étendard qu'on vouloit arborer,
>> et renversa le soldat qui le portoit. Le roi per-
>> mit encore aux femmes de porter tels habits et
bijoux qu'elles voudroient : ce qui peut faire croire
qu'il y avoit alors des lois somptuaires qui régloient
jusqu'aux parures des femmes. Cette observation
sur les moeurs , est , comme on l'a dit , de peu d'importance
. L'expression dont se sert Duclos , ce qui
peutfaire croire , prouve qu'il n'avoit aucune idée des
règnes précédens les personnes les moins instruites ,
savent qu'il y avoit des vêtemens différens pour les
femmes de chaque état , et que les courtisanes même
étoient distinguées par un habit particulier, La rẻ-
flexion d'ailleurs refroidit le récit . Si l'auteur avoit
recueilli quelque renseignement intéressant sur les
lois somptuaires de cette époque , il auroit dû laisser
au lecteur le temps d'admirer le courage de Jeanne
Hachette , et ne prendre le ton d'un observateur qu'a
près avoir parlé en homme éloquent d'une action
aussi glorieuse : c'est la manière des grands historiens
de l'antiquité.
Il est inutile de s'étendre davantage sur les défauts
de détail que présente l'histoire de Louis XI ; il vaut
mieux examiner l'idée systématique qui forme la
conclusion de l'ouvrage.
« On ne voit rien dans le tableau de la vie de
MAI 1806.
395
Louis XI , dit Duclos , qui puisse mériter les satires
» répandues contre lui » Il seroit bon de savoir ce
que Duclos entend par des satires ; ce ne sont sûrement
pas les détails qui nous ont été conservés
par Philippe
de Commines
, entièrement
dévoué à ce prince , auquel il devoit sa fortune. C'est cependant
dans ces détails que la postérité
a puisé l'opinion qu'elle s'est formée de Louis XI . « Il s'en faut beau-
» coup , ajoute Duclos , que Louis XI soit sans reproche
. Peu de princes en ont mérité d'aussi graves ; >>> mais on peut dire qu'il fut également
célèbre par ses » vices et par ses vertus , et que tout mis en balance , -» c'étoit un roi. » Que signifie cette dernière expression
qui a une apparence
de profondeur
, et qui n'est qu'obscure
? Est - ce à dire que l'oubli des vertus domestiques
, le défaut de sincérité
et de courage , la cruauté et l'abus du pouvoir constituent
un roi ? Cette doctrine est digne de la philosophie
moderne ; mais on ne peut croire qu'elle soit celle de Duclos qui ne partagea qu'un petit nombre des erreurs de
ce parti. Nous aimons mieux entendre
par cette expression
qu'on ne doit pas juger un roi avec autant
de sévérité qu'un particulier
, et que s'il a été porté quelquefois
au mal par les circonstances
, on doit
l'excuser
en considérant
le bien qu'il a fait. Cette idée éclaircie
de cette manière peut- elle s'appliquer à Louis XI ?
On a dit plusieurs fois. que , si ce prince se livra à
des vengeances cruelles contre les grands de l'Etat et
contre les gens en place , le peuple du moins fut
heureux sous son règne. « Il fut exposé aux Etats.
» qui suivirent immédiatement sa mort qu'en plu-
» sieurs lieux , les hommes, femmes et enfans étoient
» contraints , par faute de bétes , de labourer la
» charrue au col , et encore de nuit , le jour les pou
» vantproduire aux commissaires des tailles. » Čette
observation de Mezerai suffit pour montrer quelle
étoit la misère du peuple sous ce règne . Les impôts
396 MERCURE DE FRANCE ,
étoient excessifs , et la manière de les lever arbitraire
et tyrannique. On a répété souvent que Louis XI
avoit étendu la puissance de la France , et qu'il sut
se tirer des plus grands dangers par une prudence
peu commune. Les personnes qui ont mis en avant
cette opinion n'ont pas remarqué que les circonstances
servirent, merveilleusement ce prince , et qu'il n'en
profita pas comme il auroit pu le faire ; elles n'ont
pas considéré qu'il s'étoit lui - même engagé imprudemment
dans les plus grands périls , auxquels il
n'échappa que par des sacrifices honteux , ou par
des sermens qu'il avoit l'intention secrète de violer.
La méthode d'attacher au nom des princes les événemens
glorieux de leur règne , a son utilité dans une
histoire générale abrégée , qui a pour but de soulager
la mémoire des enfans ; mais elle ne doit point être
suivie dans l'histoire particulière d'un roi dont on
veut peindre le caractère.
Les réflexions rapides que nous venons de hasarder
ont besoin de preuves ; nous ne les puiserons pas dans
les satyres qui ont pu être faites contre Louis XI ;
nous les trouverons dans quelques faits authentiques
que Duclos lui-même n'auroit pu révoquer en doute.
Louis XI fut mauvais fils . Jeune encore il se révolta
contre Charles VII son père. Abandonné de ses complices
, il fut obligé d'aller trouver le roi à Gusset .
A leur première entrevue , ce père offensé ne lui fit
aucun reproche : « Louis , lui dit - il , vous êtes le
» bien venu; vous avez beaucoup demeuré ; allez-vous
» reposer ; demain on parlera à vous. » Le père
le plus tendre pouvoit - il s'exprimer autrement
avec un fils ingrat et révolté ? Le lendemain Charles
et son fils entamèrent la négociation . Le Dauphin
insistoit avec insolence pour que le pardon qu'il venoit
d'obtenir s'étendit à tous ses complices. Sur le refus
du roi , son fils crut l'intimider en le menaçant de
retourner avec les rebelles. Charles VII lui fit cette
réponse pleine de modération et de grandeur :
MAI 1806. 397
W
« Allez-vous-en , Louis , si vous voulez ; les portes
» vous sont ouvertes ; et si elles ne sont pas assez
larges, je ferai abattre vingt toises de la muraille
» pour vous laisser passer. Je trouve fort étrange que
» vous aviez engagé votreparole, sans avoir la mienne;
» mais il n'importe. La maison de France n'est pas
» si dépourvue de princes qu'elle n'en ait qui auront
plus d'affection que vous à maintenir sa grandeur
» et son honneur. » Louis XI se révolta une seconde
fois. Réfugié près du duc de Bourgogne , il continua
à entretenir le trouble dans les Etats de son père ,
qu'il fit enfin mourir de chagrin.
מ
1
Louis XI fut mauvais époux . Marguerite d'Ecosse ,
sa première femme , fut très -malheureuse . Accablée
sous le poids d'un soupçon qui compromettoit son
honneur , et qui fut , après sa mort, reconnu faux par
une information juridique , elle ne trouva aucun
appui , ni aucune consolation dans un époux qui
peut-être avoit fait répandre ce soupçon. Expirant
à la fleur de l'âge , ses dernières paroles furent : Fi de
la vie ! Qu'on ne m'en parleplus ! A quel degré dé
malheur doit être parvenue une jeune personne
quand elle voit la mort avec ce calme, beaucoup plus
terrible que les expressions de la plus violente douleur
? Marguerite étoit née pour être heureuse , et
pour faire le bonheur d'un époux . Elle n'aimoit
les plaisirs nobles. Nulle princesse de son temps nè
contribua plus qu'elle aux progrès des lettres . On sait
qu'elle fut la protectrice d'Alain Chartier. Charlotte
de Savoie , seconde femme de Louis XI , n'eut pas
un sort plus doux ; elle ne dut qu'à une soumission excessive
la tranquillité dont elle parut jouir. « Louis XI,
» dit Duclos , n'ayant jamais eu de confiance en la
>> reine , l'avoit toujours éloignée des affaires , et ne
» la voyoit que pour avoir des enfans. Il ordonna en
» mourant qu'elle restât comme reléguée dans le
» château de Loches. >>
que
On n'a pas besoin d'observer que Louis XI fut
398 MERCURE DE FRANCE ,
mauvais frère : l'entrevue qu'il eut avec le duc de
Guyenne sur la rivière de Bray , prouve sa sombre
défiance . Il le vit sur un pont fait exprès : il y avoit
au milieu , pour les deux princes , une loge partagée
par une barrière avec des barreaux de fer. Les bruits
qui accusèrent le roi d'avoir accéléré la mort de son
frère, montrent que les contemporains connoissoient sa
haine contre ce prince. Louis XI ne fut pas meilleur
père craignant que son fils ne se comportât avec
lui , comme il s'étoit comporté avec Charles VII, il
le tint constamment éloigné , le fit surveiller avec
rigueur , le priva de toute instruction , et causa par
cette défiance et cet abandon les entreprises téméraires
du règne suivant , qui eurent des suites si désastreuses.
Il étoit difficile qu'un prince dépourvu à ce point
des vertus domestiques , fût un bon roi. Son caractère
s'annonça dès le moment de son sacre. Dans cette
cérémonie auguste et touchante , il pouvoit étouffer
les divisions du règne précédent , par un oubli généreux
des fautes où les circonstances avoient entraîné
les grands de l'Etat . On vit , non sans attendrissement ,
le vieux duc de Bourgogne , Philippe - le- Bon , se
jeter à ses pieds pour obtenir ce pardon. Le roi le
lui promit froidement ; mais il excepta sept personnes
qu'il ne nomma point. Qu'on se représente l'effet que
dut produire cette terrible restriction , au moment
où un nouveau règne faisoit espérer la fin des
discordes et la réconciliation des partis ! Tous les
coeurs se fermèrent ; l'inquiétude se manifesta de
toutes parts. Chacun crut être au nombre des proscrits
: ceux qui avoient été fidèles au dernier roi
trembloient avec raison d'être punis par son fils pour
avoir rempli leur devoir. Ce n'est pas ainsi que
Louis XII commença son règne , quand il déclara
que le roi de France oublioit les injures faites au duc
d'Orléans.
Ce prince si dissimulé fit en politique des fautes
MAI 1806. 399
graves ; nous n'en rappellerons que deux . La première
est d'autant plus inexcusable , qu'il tomba dans
ses propres piéges . Lorsqu'il se mit imprudemment
entre les mains de Charles , duc de Bourgogne , il
faisoit en même temps soulever les Liégeois contre
ce prince. Ses agens ne reçurent pas à temps l'ordre
qui leur fut envoyé de suspendre cette insurrection .
Elle éclata au moment où Louis se trouvoit à Péronne,
dont le ducétoit maître. Charles , enflammé de fureur,
voulut d'abord déposer le roi . Il fallut , pour le fléchir,
que Louis consentit à le suivre dans une expédition
contre ces mêmes Liégeois que ses intrigues avoient fait
révolter. La seconde faute de Louis XI est de n'avoir
pas voulu marier son fils à l'héritière de Bourgogne.
Cette faute , en faisant passer à la maison d'Autriche
une immense succession , alluma des guerres qui
durèrent plus de deux siècles : elle ne fut inspirée à
Louis que par la crainte de rendre son fils trop puissant.
Il se souvenoit de la conduite qu'il avoit tenue
avec Charles VII . Son ame soupçonneuse redoutoit
une rivalité dont le Dauphin pouvoit abuser , en suivant
son exemple.
La politique de Louis XI consistoit le plus souvent
à trahir ses sermens , et à nuire à ses ennemis , en
conservant avec eux les apparences de l'amitié . Ses
cas de conscience sont curieux. Il faisoit examiner
par des théologiens la question de savoir si , étant en
paix avec le duc de Bourgogne , il pouvoit secrétement
favoriser ses ennemis , et lui en susciter de nouveaux.
Son administration étoit violente . Il suffira d'en
citer un exemple que Duclos n'a pas fait entrer dans
son histoire. Le roi venoit de rendre des édits qui
fouloient le peuple ; le parlement de Paris crut qu'il
étoit de son devoir de lui soumettre des remontrances
respectueuses. Louis XI irrité manda aussitôt le
parlement , et lui ordonna , sous peine de mort ,
d'enregistrer à l'instant les édits . La Vaquerie , premier
président, qui étoit à la tête de sa compagnie ,
2
400 MERCURE DE FRANCE ,
déclara qu'il aimoit mieux mourir que d'obéir (1) .
Cette fermeté en imposa à Louis XI qui n'insista pas .
Il seroit pénible de rappeler en détail les traits de
cruauté qui souillèrent son règne. Ce fut lui qui le
premier eut l'idée de faire placer sous l'échafaud les
enfans de l'homme qu'on exécutoit , afin qu'ils fussent
teints de son sang (2) . Il partageoit entre les
juges les biens de ceux qu'ils avoient condamnés . Un
capitaine du duc de Bourgogne, défendant avec courage
un château , Louis XI le menaça de faire mourit
à ses yeux son père qu'il tenoit prisonnier , si la place
n'étoit pas rendue à l'instant. Ce fut lui qui , se défiant
des habitans d'une ville , les fit tous assembler dans
l'église principale , sous le prétexte de remercier Dieu
d'une victoire , et pendant la cérémonie fit piller la
ville par ses soldats , etc. , ( 3) ,
Sa retraite du Plessis-les - Tours , offre des images
encore plus terribles que celle de Tibère à Caprée.
Son château étoit entouré d'un treillis de fer armé
de pointes ; il avoit fait semer dix-huit mille chausse
trappes dans les fossés ; quatre cents archers faisoient
le guet ; quarante se promenoient sans cesse autour
du château , et tiroient sur ceux qui osoient en approcher
(4) . On voyoit au loin, dans les environs, plusieurs
hommes pendus à des arbres ; les maisons voisines
étoient remplies de prisonniers ; à de courts intervalles
on les mettoit à la torture. Le jour et la nuit , l'air
retentissoit de leurs gémissemens : un grand nombre
étoient jetés dans la rivière. Du temps de l'historien
Mathieu , on montroit au Plessis-les-Tours le lieu où
le roi se plaçoit pour entendre, sans être vu , l'interro
gatoire que le prévôt faisoit subir aux prisonniers (5);
Telle étoit alors la résidence royale.
(1 ) République de Bodin.
(2 ) Supplice du duc de Nemours.
(3) La ville de Condé.
(4) Philippe de Commines.
(5) Mathieu .
Dans
1
MAI 1806.
Dans les dernières années de sa vie , il prodigubit
les châtimens pour être craint : il disoit lui - même à
Commines , peu de temps avant sa mort , qu'il passpit
son temps à faire et à défaire gens , et qu'il faisoit
plus parler de lui dans le royaume qu'à l'époque de
sa meilleure santé . Le même auteur , témoin oculaire ,
raconte une anecdote qui montre jusqu'à quel point
les remords de Louis XI le rendoient soupçonneux.
Lorsque son gendre et le comte de Dunois revinrent
des fêtes célébrées à l'occasion du mariage du Dauphin
, ils entrèrent au Plessis avec leur suite . Le roi ,
qui étoit alors dans la galerie , et qui les vit entrer
fit appeler un de ses capitaines des gardes , et lui
ordonna d'aller taster aux gens des seigneurs susdits
, voirs'ils n'avoient pas de brigandines sous leurs
robes ; il lui recommanda de faire cette visite sans
affectation , et en causant avec eux.
Est-il possible , observe Philippe de Commines ,
de condamner quelqu'un à une captivité plus rigoureuse
que celle à laquelle Louis XI s'étoit condamné
lui-même ? Les cages où il avoit fait enfermer les
autres avoient à- peu-près huit pieds carrés ; et lui,
ajoute le même auteur , qui étoit si grand roi, n'avoit
qu'une petite cour de chasteau à se promener, encore
n'y venoit-il guère. Il restoit dans sa galerie , et n'alloit
à la messe que par les chambres qui communiquoient
à la chapelle.
Tous ces détails , tirés de Philippe de Commines et
des auteurs contemporains , peuvent faire connoitre le
caractère de Louis XI. C'est au lecteur à juger si
comme le dit Duclos , ce prince étoit un roi. Pour
soutenir son opinion , il dit quelque part que toutes
les cruautés de Louis XI peuvent être excusées par
la nécessité où il étoit de contenir les grands. Henri IV
certainement avoit de plus grands obstacles à surmonter
pour rétablir la paix : que l'on compare sa
conduite à celle de Louis XI , et l'on prononcera.
Nous avons attaqué le paradoxe de Duclos , parce
C.c
DE
402 MERCURE DE FRANCE ,
qu'il nous semble que les résultats peuvent en être
dangereux . Une telle opinion non - seulement est contraire
à la vérité , mais elle tend à confondre toutes
les idées politiques . Faire ainsi l'apologie des
actions condamnables d'un roi , c'est diminuer aux
yeux des peuples le mérite d'un bon prince ; car quel
gré lui savoir des sacrifices qu'il fait à la probité , à
la justice et à l'honneur , si l'on traite ces sacrifices
de foiblesses , et si l'on approuve hautement les vices
contraires ? Les mêmes principes réglent la politique
et la morale , quoique l'application en soit quelquefois
différente ; et la postérité qui chérira toujours la
mémoire de Henri IV, ne lui a conservé tant d'amour
que parce qu'il joignit toutes les vertus sociales aux
qualités d'un grand roi.
Dans un des numéros suivans , nous parlerons des
Mémoires sur la régence , où Duclos reprend quelquefois
le tact fin d'un bon observateur , mais où il
manque souvent de la mesure et de l'esprit de sagesse
qui doivent caractériser un historien .
P.
OEuvres complètes du chevalier Josué Reynolds , contenant
ses Discours académiques , ses Notes sur le poëme de l'Art
de peindre de Dufresnoy, et son Voyage en Flandres , en
Hollande , à Dusseldorf, etc. , etc.; précédés de sa vie. Le
tout traduit de l'anglais sur la seconde édition . Deux vol.
in- 12. Prix : 12 fr. , et 15 fr. par la poste. A Paris , chez
Jansen, rue Cassette ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , n° 17.
JE demande d'abord ce que signifie ce mot d'OEuvres,
placé à la tête d'une pareille collection ? Il me semble qu'on
s'accoutume à faire de ce titre un étrange usage. Nous avons
été menacés de voir publier les OEuvres de Louis XIV, et
maintenant voilà les OEuvres de M. Reynolds ; et M. Reynolds
est un peintre ; et ses OEuvres sont des discours ! HeureuseMAI
1806 403
ment on s'est aperçu que celles de Louis XIV sont ses actions
et les grands événemens qui ont illustré son règne ; et ( qu'on
me permette ce rapprochement ) , je voudrois qu'on se fût
aussi souvenu que celles de M. Reynolds sont les portraits et
les tableaux qui l'ont fait placer au rang des premiers peintres
de l'Angleterre.
Mais encore , de quoi se composent ces OEuvres ? Qu'a-t-on
fait pour les compléter ? M. Reynolds étoit président de
l'Académie royale de Peinture de Londres , et tous les ans ,
aux jours où cette Académie faisoit la distribution de ses prix,
il prononçoit un discours sur quelque partie de son art : il
avoit aussi composé quelques notes pour une édition du poëme
latin de Dufresnoy sur la peinture ; enfin , lorsqu'il voyageoit ,
il faisoit par écrit de courtes observations sur les tableaux
qu'il rencontroit. On a rassemblé ses discours , on y a joint
ses notes sur le poëme , puis ses notes sur les tableaux ; et
voilà des OEuvres complètes . C'est employer un grand mot
pour annoncer de bien petites choses.
Ses notes sont sages , ses observations sont judicieuses , ses
discours sont bien raisonnés , même on dit qu'en anglais ils
sont bien écrits . Ainsi on pourroit , en employant l'expression
vulgaire , dire que cet ouvrage est bon. Cependant , à quoi
est-il bon ? Cette question paroîtra peut- être fort singulière ,
et c'est pour moi une raison de plus de l'examiner , avant de
rendre compte de l'ouvrage.
Qu'un directeur d'Académie expose avec simplicité à ses
élèves les principes élémentaires de l'art dans lequel il veut
les former, cela est très -naturel ; que , dans une cérémonie
qu'il veut rendre imposante , et , par exemple , à celle de la
distribution des prix , il prononce sur quelque partie de son art
un discours fleuri , cela se conçoit encore : on peut dire qu'il a
voulu exciter plus d'émulation entre ses élèves , en environnant
de plus d'éclat les récompenses qu'il étoit chargé de
leur distribuer ; mais ensuite , que sert de faire imprimer ccs
discours ? Ce n'est plus alors aux élèves qu'on les adresse : les
discours les plus éloquens ne le seront jamais assez pour leur
faire produire un beau tableau . Ce n'est pas aux maîtres : ils
Cc 2
404 MERCURE DE FRANCE ,
ne leur apprendront rien. C'est donc au public ; et , dans ce
je demande comment ces discours peuvent contribuer
aux progrès de l'art ou à la gloire de ceux qui le cultivent ?
cas ,
Il y a dans tous les arts des mystères qu'il importe de ne pas
divulguer. Du moins il faudroit laisser à quelques - uns de leurs
procédés une partie du voile qui les couvre , et qui en dérobe
les secrets aux profanes . Nos grands artistes seront - ils mieux
appréciés , quand tout le monde se croira en état de les juger ?
Leurs chefs -d'oeuvre nous inspireront-ils une admiration
plus vive , lorsque nous aurons appris que l'effet qu'ils produisent
a été préparé par une infinité de petites attentions
auxquelles il semble quejle génie ne sauroit s'abaisser ? Je ne
le crois pas . Je soupçonne même que si je voyois maintenant le
Bacchus et Ariane du Titien , ce tableau me frapperoit peu ,
parce que j'ai appris de M. Reynolds que son plus grand effet
est le résultat de la couleur d'une écharpe ; et si je revoyois
celui où Lebrun a représenté la Famille de Darius , j'en
serois moins étonné , depuis que j'ai su du même M. Reynolds
que ce qu'il contient de plus admirable , c'est une masse de
lumière habilement placée au milieu du tableau.
Ce que je dis ici de la peinture , je le dirois de la poésie ,
de l'éloquence , de tous les arts. On prétend que nous n'aimons
plus les beaux vers , que les discours les plus éloquens
n'échauffent plus nos ames , et que les chefs- d'oeuvre de tous
les genres n'obtiennent plus les succès brillans qu'ils obtenoient
autrefois. Certes , ce n'est pas faute de connoisseurs en tableaux ,
en poésie et en éloquence : c'est qu'il y en a trop . Et que nos
grands hommes s'en prennent à eux-mêmes ; qu'ils en accusent
les discours , les préfaces , les notes qu'eux-mêmes ont publiés
sur leurs modèles , et quelquefois sur leurs propres ouvrages :
car enfin , quel pouvoit être le résultat de tant de livres qu'on
à faits sur tous les arts dans ces dernières années ? Si nos poètes
et nos artistes n'aspirent plus qu'à des succès d'estime , si l'admiration
froide et raisonnée des connoisseurs leur paroît le
plus noble prix que puissent recevoir leurs travaux ; qu'ils
´écrivent alors; qu'ils nous développent tous les secrets de leurs
études : c'est ainsi qu'ils nous mettront en état de leur rendre
MAI 1806. 405
avec connoissance de cause l'hommage qu'ils préfèrent . Mais s'ils
aiment mieux être sentis que jugés , et si l'enthousiasme dont ils
se prétendent animés en composant leurs chefs-d'oeuvre ne
leur paroît dignement payé que par l'enthousiasme de ceux
qui les admirent , oh ! qu'ils fassent alors ce qu'ils auroient dû
toujours faire ; qu'ils suppriment désormais ces réflexions
imprudentes ; qu'ils nous cachent soigneusement ces mêmes
secrets , et qu'ils nous laissent croire aux inspirations du
génie.
Lorsque je vois nos grands hommes disserter sur leur art ,
et s'amuser à nous en faire valoir tous les petits effets , je ne
puis m'empêcher de regretter le temps où ils se bornoient à
cultiver leur talent , et à lui faire enfanter des prodiges. Quand
Homère eut achevé son Iliade et son Odyssée , le vit- on s'occuper
à composer des discours sur la poésie épique et sur les
vers imitatifs ? Hésiode , avant de lire son Histoire devant les
Grecs assemblés aux jeux Olympiques , pensa-t-il seulement
à leur apprendre ce qui rendoit une histoire bonne , et par
quelle raison ils devoient applaudir la sienne ? Demosthène ,
Eschine , tous les orateurs Grecs ne songeoient qu'à entraîner
les suffrages du peuple , et ils laissoient à des rhéteurs , écrivains
secondaires , le travail ingrat de développer les mystères
de leur génie. Cicéron seul , parmi les orateurs latins , écrivit
sur la rhétorique ; mais du moins ses traités sont eux-mêmes
de beaux discours , ils sont tout à-la-fois le modèle et la règle
de l'art qu'il vouloit enseigner ; et pourtant , après Cicéron , il
n'y eut plus d'éloquence à Rome. Enfin , dans ce fameux pays
de la Grèce , qui est la terre natale des arts , les grands artistes ,
à l'exemple des grands écrivains , contens d'obtenir le genre.
de gloire attaché au genre de leur talent , faisoient de beaux
tableaux et de belles statues , laissant à d'autres le soin de
composer de beaux discours.
Voilà l'enseignement des grands maîtres ; il est dans ce mot :
Vois, etfuis comme moi : inspice etfac secundum exemplar.
Voilà le bon temps , celui des chefs-d'oeuvre , et celui où ils.
étoient le plus magnifiquement récompensés ; je veux dire
qu'inspirés par l'enthousiasme , ils étoient honorés aussi avec:
3
406 MERCURE
DE FRANCE
;
enthousiasme . Maintenant avant de les honorer , nous voulons
les juger. C'est , dit- on , l'effet du temps et du progrès des
lumières. Ah ! pour eux , pour leur propre gloire , que nos
grands hommes arrêtent , s'ils peuvent , le temps , ou qu'ils
s'occupent un peu moins à propager les petites lumières.
Mais c'en est fait ; ils ne reviendront plus ces jours d'illusion
et d'enthousiasme , où un chantre vulgaire rassembloit autour
de lui la foule des Athéniens , en leur récitant quelques vers
d'Homère. On ne verra plus une nation tout entière applaudir
avec fracas à la simple prose d'un Hésiode. Que nos artistes
ne se flattent pas d'obtenir les couronnes qui furent autrefois
le prix de statues et de tableaux moins étonnans que ceux
dont ils nous ont enrichis. Le voile est levé ; les mystères des
arts sont divulgués : nous savons par combien de petits moyens
on prépare un succès , et nos grands hommes ont eux- mêmes
daigné nous apprendre de combien de petits détails se composent
leurs chefs - d'oeuvre. Maintenant s'il s'élevoit un nouvel
Homère , on l'applaudiroit sans doute ; mais on expliqueroit
peut-être , par le choix heureux de ses mots , ou par la
rencontre de quelques syllabes , l'effet ravissant de ses vers .
S'il paroissoit un nouvel Hésiode , sans l'applaudir on le loueroit
; mais on exigeroit que , dans une seconde édition , il
appuyât son histoire sur de meilleures autorités. Enfin , dans
les chefs - d'oeuvre d'un Phidias et d'un Praxitèle , tout apprẻ-
ciés qu'ils seroient , nos connoisseurs ne trouveroient peutêtre
rien de plus admirable que la largeur du faire , ou la
magie du clair obscur.
Le plus gravé reproche que je puisse faire à ces OEuvres de
M. Reynolds , c'est qu'elles sont éminemment propres à jeter
au milieu de la foule quelques- unes de ces lumières , qui ne
servent qu'à y multiplier les connoisseurs bavards où ces juges
demi-savans dont les critiques indiscrètes peuvent quelquefois
décourager un artiste , sans que jamais leurs éloges paroissent
assez flatteurs pour lui servir de récompense. La traduction
que M. Jansen vient d'en faire , et dont j'annonce la publication
, aura moins d'inconvéniens , parce qu'elle trouvera
peut -être moins de lecteurs. Dirai- je qu'on en fait grand cas
MAI 1806: 407
en Angleterre , où on l'a trouvée écrite avec toute la facilité
d'un ouvrage original ? ( It has so much facility and elegance
, that it has not the appearance of a translation but
reads like an original work. ) Ce seroit en faire un bien
mince éloge . Ajouterai-je qu'en France on en jugera autrement,
et qu'on trouvera au contraire que le traducteur a fait
des efforts inutiles pour être , dans notre langue , aussi correct
et aussi élégant que son modèle l'est en anglais ? Ce seroit en
faire peut-être une critique déplacée . Et qu'importe au public
qu'un artiste , d'ailleurs estimable , paroisse avoir quelquefois
oublié les règles de la grammaire ? Le nom de M. Jansen
n'est pas assez connu dans la littérature , pour que ses fautes
soient d'un dangereux exemple , et qu'il soit intéressant de les
relever. Je me tais donc ; et je vais employer les pages qui me
restent, à donner une idée de ce recueil . Je commence par la
vie de M. Reynolds , laquelle assurément n'est pas une de ses
oeuvres.
La précision n'est pas le mérite ordinaire des biographes"
anglais. Leurs vies abondent toujours en détails , fort bons'
pour les amis et pour la famille , mais dont le public pourroit
se passer. Sache donc, puisqu'on le veut , la postérité que
M. Reynolds « à huit ans , essaya de faire au crayon les por-
>> traits de ses parens et des amis de sa famille. » Il est seulement
fâcheux qu'on ne dise pas s'il y réussit ; car, pour des
essais informes , il n'y a point d'enfans qui n'en aient fait ; et
cependant quoiqu'il soit de règle aujourd'hui que tous les
enfans apprennent à dessiner , graces à Dieu tous les enfans'
ne deviennent pas pour cela des peintres.
t
« Ce qui servit , ajoute le biographe , à développer son
» goût pour l'art , fut la lecture du Traité de Richardson sur
» la Peinture. Dès ce moment il regarda Raphaël comme
>> infiniment supérieur aux hommes les plus illustres des
» temps anciens et modernes. » Sur cette phrase j'ai deux
observations à faire. Faut-il entendre par-là que le jeune
Reynolds mettoit Raphaël au- dessus d'Homère qui est des
temps anciens , et de Newton qui est des temps modernés ?
Je sais bien que , dans un de ses discours , il semble préférer
4
4
408 MERCURE DE FRANCE ,
Shakespear à Homère , et qu'il n'y a pas de jugement absurde
dont on ne paroisse capable , quand on en a porté un pareil ;
mais M. Reynolds raisonne ordinairement bien , et je suis ,
persuadé qu'il avoit l'esprit trop juste pour juger aussi mal les
hommes , lorsqu'en sa qualité d'auteur anglais rien ne l'obligeoit
à le faire. J'en conclus que cette exagération doit être
mise toute entière sur le compte de son historien.
En second lieu , il paroîtroit bien singulier que le Traité
de Richardson eût inspiré à M. Reynolds une admiration si
excessive pour Raphaël , et que , vingt ans après , les chefsd'oeuvre
de ce grand peintre , lorsqu'il les vit pour la première
fois à Rome , ne lui en eussent inspiré aucune. C'est pourtant
ce qui arriva , et je vais le lui laisser raconter à lui -même
:
د و م ح م
« Il est arrivé souvent , dit-il , ainsi que j'en ai été informé
>> par le garde du Vatican , que ceux à qui il en faisoit par-,
» courir les différens appartemens lui ont demandé en sor-
>> tant à voir les ouvrages de Raphaël , ne pouvant se persuader
» qu'ils avoient passé déjà par les salles où ils se trouvent ,
>> tant ces tableaux avoient fait peu d'impression sur eux.
» Je me rappelle fart bien que j'éprouvai moi-même cem
>> contre-temps lorsque je visitai pour la première fois le
» Vatican; mais en faisant part de mon erreur à cet égard à
» l'un de mes compagnons d'études de qui la franchise m'étoit
» connue , il m'assura que les ouvrages de Raphaël avoient
>> produit le même effet sur lui , ou plutôt , qu'il n'avoit pas
» éprouvé à leur vue l'effet qu'il en avoit attendu. Cet aveu
>> tranquillisa un peu mon esprit ; et , en consultant d'autres
» élèves qui , par leur ineptie , paroissoient peu propres à
>> apprécier ces admirables productions , je trouvai qu'ils
» étoient les seuls qui prétendissent avoir été saisis de ravisse-
» ment au premier coup d'oeil qu'ils y avoient jeté. »
J'en demande pardon à M. Reynolds : ces élèves ineptes ,
dont il nous parle dans ce passage , ne sont pas les seuls qui
aient paru saisis de ravissement en contemplant pour la première
fois les chefs-d'oeuvre de Raphaël. Il y a peu de gens
qui n'aient lu ces fameuses lettres que M. Dupaty écrivoit
d'Italie au public sous le couvert de son épouse , et qui ne
MAI 1806. 409
sachent par conséquent de quel enthousiasme il voulut paroître
inspiré , lorsqu'il se trouva dans les chambres du Vatican. Il
crut assister à une séance de l'Académie : il étoit avec l'Ange
dans la prison de saint Pierre ; il entendit la messe avec
Léon X , et il vit le miracle de Bolsene ; il fut témoin de
l'incendie de Rome ; il peignit lui - même cet incendie , et
avec des couleurs si vives , qu'on est tout surpris et presque
indigné , lorsqu'à la fin de sa lettre il s'écrie : Mon Dieu ,
que ce tableau de Raphaël est beau !.... Mais quelle conséquence
veux-je tirer de ces deux faits , en apparence si opposés
? Aucune assurément : je serois bien fâché d'être obligé
d'en conclure que , sans paroître inepte ou tout-à-fait extravagant
, on ne peut admirer du premier coup -d'oeil les ouvrages
de Raphaël.
M. Reynolds conclut de ce qui lui étoit arrivé que « le
>> plaisir que nous causent les perfections de l'art est un goût
» que nous n'acquérons que par une longue étude , et avec
>> beaucoup de peine et de travail . » Et cela est vrai. Mais en
admettant cette conséquence , tâchons de nous garantir nousmêmes
de toute exagération. Sans doute il y a dans le chefd'oeuvre
le plus admirable des beautés qui ne peuvent être
bien appréciées que par ceux qui ont fait une longue étude ,
ou qui , du moins , ont acquis une connoissance suffisante de
l'art. La pureté du dessin , la bonne disposition des ombres et
de la lumière sont de ce genre : ce sont les perfections de l'art;
il n'y a que les peintres et les vrais connoisseurs qui en jugent
parfaitement. Cependant , elles n'en produisent pas moins leur
effet sur les hommes qui n'ont que des yeux et du goût.
Ceux-ci ne diront pas toujours pourquoi un tableau est admirable
; mais ils diront qu'il est admirable , et ils le sentiront.
Que sera-ce s'il renferme de plus ce genre de beautés vraiment
supérieures , qui sont le résultat du génie et de l'enthousiasme
du peintre ? Est- il possible de voir le Déluge du
Poussin , sans être effrayé ? Et faut-il avoir long-temps étudié
la peinture , pour être saisi de ravissement à la vue du tableau
de la Transfiguration , ou de la Communion de saint Jérôme ?
Pour moi , je nommerois des hommes qui , sans être des con410
MERCURE DE FRANCE ,
noisseurs , ont admiré franchement ces tableaux : ces mêmes
hommes ont vu aussi les chefs- d'oeuvre dont Raphaël décora
les chambres du Vatican ; en les voyant ils furent saisis de
ravissement , et quand ils le disent , ils ne croient pas faire un
acte de modestie .
Après cette observation de M. Reynolds , on ne s'attend pas
à la résolution qu'il prit et au succès qu'elle eut . Comme
les élèves les plus ineptes , quand il rencontroit des tableaux
célèbres , il feignoit l'admiration qu'il n'éprouvoit pas ; et ce
qui est bien singulier , c'est que cette méthode lui réussit au
point que , «< en peu de temps , il sentit se développer en lui
» un goût nouveau et des perceptions nouvelles . » Dans la
suite , il érigea en principe cette habitude qu'il s'étoit faite .
On trouve dans un de ses discours , que le plus sûr moyen de
se pénétrer des beautés répandues dans les ouvrages des
grands peintres , c'est de s'imaginer qu'on les admire beaucoup
: le sentiment , dit- il , vient ensuite. J'ajouterois que s'il
ne vient pas , on se persuade qu'il est venu ; et pour le commun
des connoisseurs comme pour le commun des artistes ,
c'est à-peu-près la même chose .
Il y a , dans ce principe de M. Reynolds , quelque chose
qui me feroit penser que peut-être il n'étoit point né avec
ces dispositions brillantes que son biographe lui accorde pour
la peinture , et qu'il dût à l'art et au travail ses plus grands
succès. J'en trouve une autre preuve dans la manière pénible
dont il étudioit , et jusque dans les efforts estimables qu'il fit
pour dérober aux grands maîtres quelques- uns de leurs secrets .
Par exemple , il acheta , il gratta , il détruisit plusieurs tableaux
de l'école flamande , uniquement pour tâcher de decouvrir
le mystère de ce coloris qui les distingue de tous les autres .
Ce moyen n'étoit peut- être pas le meilleur ; c'étoit vouloir
lire dans la poussière d'un vieux marbre l'inscription qu'il
avoit contenue. D'ailleurs , quand M. Reynolds seroit parvenu
à forcer ces chefs - d'oeuvre expirans sous sa main de lui répon
dre , et de lui révéler leurs secrets , en seroit-il devenu un plus
grand peintre ? O Raphaël , ô Poussin , et vous sur-tout , &
Michel-Ange , est-ce par d'aussi froides recherches que vous
MAI 1806. 411
que vous
vous exerciez à produire ces chefs - d'oeuvre que , de toutes les
extrémités de la terre , on court admirer dans les villes
en avez enrichies ! Avouons- le , les méthodes de M. Reynolds
ne paroissent pas être celles du génie dans ses principes ,
dans ses études et dans ses discours si brillans , on ne voit
jamais que de l'art ; partout on sent le travail qui cherche à
vaincre la nature. Convenons aussi que , pour cette fois , l'art
et le travail obtinrent un triomphe complet.
:
Cependant M. Reynolds avoit déjà vingt-six ans lorsqu'il
fit le voyage d'Italie , et il en avoit plus de trente lorsque , de
retour en Angleterre , il commença à se faire connoître par
ún portrait de l'amiral Keppel. Ce portrait attira sur lui l'attention
publique , et il ne cessa de la soutenir par de nouveaux
ouvrages. Dès ce moment sa patrie crut avoir retrouvé en lui
un autre Van-Dick ; et , comme il arrive presque toujours dans
ce pays , sa fortune s'accrut bientôt avec sa réputation .
En général , l'Angleterre n'est pas le pays des beaux-arts ;
ils n'y sont pas indigènes ; ils n'y croissent , comme des plantes
étrangères , qu'en serre chaude et au moyen de beaucoup
d'engrais. Heureusement ce pays réunit au climat et à l'air
de la Béotie , toutes les richesses de l'ancienne Perse. Si on ne
voit pas à Londres , comme dans l'ancienne Persépolis , des
arbres d'or, on peut au moins dire que l'or y fait prospérer
les beaux arbres : témoin Van-Dyck , qui , né en Flandres , fit
en Angleterre ses tableaux les plus estimés ; témoin encore
M. Reynolds , qui , bien inférieur à Van-Dyck sous le rapport
du talent , aura toujours aux yeux des Anglais le grand mérite
d'être né parmi eux , et , aux yeux des autres peuples , celui
d'avoir vaincu à force d'art la nature , et d'être devenu , par
le travail et de bonnes études , un des premiers peintres du
second rang.
Ajoutons qu'il ne fut pas seulement un artiste estimable ,
il fut aussi un homme de beaucoup d'esprit , et qui réunissoit
chez lui la meilleure société de Londres. Ses succès , sa forfune
, sa réputation , lui avoient créé dans sa patrie comme
une sorte de magistrature sur tous les gens de talent , et il ne
s'en servoit que pour les encourager. Elu président de la
412 MERCURE DE FRANCE ,
société royale de peinture , en 1768 , presqu'en même temps
qu'elle fut formée ; nommé ensuite , quinze ans après , premier
peintre du roi d'Angleterre , il s'éteignit en 1792 , âgé
de soixante-dix ans , au milieu de ses amis , qui étoient tous
ses admirateurs. Ils donnèrent à sa perte des larmes qui paroissent
sincères ; et l'Angleterre rendit à ses cendres tous les
honneurs qu'au défaut de la justice la vanité nationale ne pouvoit
manquer de lui accorder.
Depuis son retour d'Italie , il étoit affligé d'une extrême
surdité ; « mais , ajoute son historien , il parvint à jouir de
» la société de ses amis avec beaucoup de facilité, au moyen
» d'un cornet. » Cette facilité est , comme on voit , à l'usage
de tout le monde. L'extrême bonhomie du biographe qui a
fait cette observation , m'a paru digne d'être notée. Pour moi ,
j'aime mieux faire remarquer qu'au milieu de toutes les privations
qui rendent la vie pénible , M. Reynolds parut toujours
heureux. En 1789 , sa vue s'étoit déjà tellement affoiblie
qu'il crut devoir renoncer à l'exercice de son art : quelques
années après, il perdit entièrement l'usage d'un de ses yeux ,
et tout-à-coup il fut menacé de perdre l'autre. Ainsi le voilà
entièrement sourd , et sur le point de devenir entièrement
aveugle ; c'est-à-dire , de se voir , pour ainsi dire , séparé de
toute société humaine : et il étoit heureux ! Disons-le encore:
c'est qu'il eut toute sa vie des vertus , des amis , de l'aisance ,
tout ce qui adoucit le caractère et dispose à la patience. Des
vertus sur-tout ! Il vient un temps où ce n'est guère que sur
elles qu'il faut compter. On ne sauroit trop répéter qu'elles
sont l'ornement de la jeunesse , et un besoin pour l'âge avancé ;
besoin impérieux , auquel il faut avoir dès long-temps pourvu.
Celles qu'on acquiert dans la dernière extrémité de la vie ,
peuvent calmer la crainte et servir à consoler la douleur ;
mais elles n'ôtent ni à l'une ni à l'autre sa pointe déchirante : il
n'y a que les vertus déjà vieilles qui puissent rendre heureux
les vieillards.
• Voilà quel fut M. Reynolds dans sa vie privée et dans ses
études toujours bon , toujours enthousiaste de son art , toujours
également estimable par ses vertus et par ses travaux. Sj
MAI 1806. 413
f
j'osois maintenant juger ses succès , et assigner le rang qui
lui est dû comme peintre , je dirois que , trop jaloux de faire
sentir dans ses portraits les talens , les vertus , les défauts de
ses modèles , il les a quelquefois trop chargés , et que , dans
ses tableaux même , on peut lui reprocher d'avoir fait trop
d'efforts pour caractériser ses personnages. De là vient qu'on
les admire toujours , et que souvent ils ne plaisent pas.
Ajouterai-je que , voulant faire son propre portrait , il s'est
peint avec de grandes bésicles ? Il faut bien le dire , puisque
son traducteur a fait graver ce portrait pour le placer au
devant de son premier volume. Au moyen de quoi la première
chose qu'on rencontre en l'ouvrant , c'est une large
figure offusquée de deux verres , et telle qu'on n'en vit jamais
dans un livre sérieux. On seroit fâché que , dans un pays
ой
l'on auroit encore quelque sentiment du vrai goût, un artiste,
digne de ce nom , se fut permis une pareille caricature ; mais
en Angleterre cela paroît excusable.
4
Je ne crois pas que pour juger des talens de M. Reynolds ,
et des progrès qu'il faisoit chaque année dans son art , un
Français eût imaginé le moyen que le biographe anglais a
employé pour cela. Je trouve dans la Vie de ce peintre ,
qu'en 1755 on lui payoit , pour un portrait de trois quarts ,
*douze guinées ; qu'en 1758 , on lui en donnoit vingt ; en 1760 ,
vingt-cinq ; et en 1781 , cinquante. Jamais il ne put s'élever
au-dessus de ce dernier prix. Pour un portrait à demi- corps ,
on lui donnoit cent guinées ; et pour un portrait en pied ,
deux cents. Il ne faut pas oublier que Van-Dyck ne reçut
en 1652 , que vingt-cinq livres sterlings pour le portrait en
pied de Charles Ier. Ainsi nous voilà , grace au biographe
en état d'apprécier à une guinée près les progrès successifs
de M. Reynolds. On peut encore se convaincre, par cette
espèce de table , qu'il ne faut souvent que l'espace d'un siècle
pour mettre une différence assez grande entre les valeurs d'un
même mérite , si tant est que M. Reynolds ait eu le même
mérite que Van-Dyck.... Ce calcul est vraiment digne du
pays où il faut payer pour entrer dans l'Académie et visiter
ses tableaux , où les frais de cette Académie ne sont supportés
que par cette espèce de tribut qu'on a imposé au public , où
414 MERCURE DE FRANCE ,
7
enfin on juge aussi des progrès que fait cette Académie par
l'augmentation annuelle de ce tribut.
Il me seroit difficile d'apprécier le mérite de M. Reynolds
en sa qualité d'écrivain , parce que je n'ai pas sous les yeux
l'ouvrage original. Il me semble que ses discours annoncent
un homme qui a beaucoup vu et beaucoup réfléchi , et qu'ils
font autant d'honneur à son esprit , que ses tableaux en font
à son talent ; mais ils ont cela de commun avec tous les ouvrages
anglais , qu'ils manquent de méthode , et par ce défaut ils
échappent à l'analyse . Souvent l'auteur y répète ce qu'il a
déjà dit , et quelquefois ce qu'on avoit dit mille fois avant
lui. Il prétend , dans un de ses discours , que l'étude est l'art
d'employer l'esprit des autres : cette pensée est au moins
ingénieuse; et M. Reynolds en prouveroit la justesse mieux que
personne , et beaucoup mieux qu'il ne croyoit. Enfin , je ne
puis me dispenser d'ajouter qu'après un long raisonnement ,
formé de réflexions qui paroissent sages , et appuyé sur des
observations qui paroissent bien faites , il lui arrive souvent
de n'avoir démontré qu'un paradoxe , ou d'avoir trouvé la
raison d'un fait qui n'est pas vrai.
Par exemple , il démontre fort bien que le fameux groupe
du Laocoon seroit moins beau , si l'ame du père y paroissoit
plus occupée par le sentiment du malheur de son fils , que
par ses propres souffrances. « Il n'est guère possible , dit-il ,
de s'imaginer qu'une nuance aussi fine et aussi délicate soit
>> du ressort de la sculpture..... Comme l'attitude générale
» d'une statue se présente aux yeux d'une manière bien plus
>> frappante que les traits du visage , c'est dans cette attitude
» qu'on doit principalement chercher l'expression ou le carac-
» tère. Patuit in corpore vultus. Et , à cet égard , la sculpture
» ne differe pas beaucoup de la danse , où l'attention du spec-
» tateur est principalement occupée de l'attitude et des mou-
>> vemens du danseur...... La tête est une si petite partie ,
>> relativement à l'effet de toute la figure en général , que les
» anciens sculpteurs ont négligé de donner aux traits de la
» physionomie la moindre expression , pas même l'expression
» générale des passions , etc. , etc. » Cela est très-bien raisonné
: maintenant il resteroit à démontrer que le sentiment
MAI 1806. 415
de la tendresse paternelle n'est point exprimé sur le visage de
Laocoon ; c'est même ce qu'il falloit . examiner , avant de
prouver si bien qu'il ne devoit pas l'être. Ce qu'il y a de sûr ,
c'est que de bons connoisseurs croient l'y trouver.
à ce
Ailleurs , M. Reynolds désapprouve le célèbre Timanthe ,
pour avoir , dans son tableau du Sacrifice d'Iphigénie , voilé
le visage d'Agamemnon . Il prétend que si la douleur d'un
père étoit , en pareille occasion , difficile à exprimer , il auroit
mieux valu surmonter la difficulté que de l'éluder ; et ,
sujet , il cite M. Falconnet , qui est du même avis. Selon ce
dernier auteur , « un peintre qui représente Agamemnon
» voilé paroît aussi ridicule que le seroit un poète qui , dans
» une situation pathétique , diroit , pour se tirer d'affaire ,
>> que
les sentimens de son personnage sont au- dessus de
» toute expression , »>
Où en sommes-nous , bon Dieu ! Vous verrez que ces peintres
aussi voudront réformer les langues. Ce sont des espèces
de muets qui ont leur langage particulier , qu'ils voudront
aussi faire prévaloir sur le langage commun ; et je ne désespère
pas de les voir quelque jour nous conseiller de parler en
peinture , attendu que , de toutes les manières de se faire
entendre , la peinture est assurément la plus naturelle . Máis
sont-ils sourds , sont -ils aveugles ? Et n'ont-ils jamais ni lu ,
ni entendu un poète ou un orateur employer , et avec raison
et par nécessité , et parce que c'étoient les mots propres , ceux
d'ineffable et d'inexprimable ? Que ferons-nous , dans toutes les
langues , de ces expressions qui ont paru jusqu'à présent si énergiques,
si , sans se rendre ridicule , on ne peut plus en faire usage?
J'excuse M. Reynolds , parce qu'il est Anglais , et qu'il est
par conséquent dispensé d'avoir un goût bien pur ; mais
M. Falconnet auroit dû se souvenir que Racine a fait la même
faute qu'il reproche à Timanthe
Le triste Agamemnon , qui n'ose l'avouer,
Pour détourner ses yeux des meurtres qu'il présage,
Ou pour cacher ses pleurs , s'est voilé le visage .
Ainsi nous n'avons qu'à laisser f ire les peintres , et nous
serons désormais obligés de compter Racine , le grand Racine,
parmi les poètes ridicules !
416 MERCURE DE FRANCE ,
Je proposerois ensuite à M. Reynolds et à M. Falconnet
d'examiner ( c'est par- là encore qu'il falloit commencer ) , si
le peintre grec a pu se dispenser de voiler le visage d'Agamemnon
: car, si Timanthe a imaginé de lui-même toutes les
circonstances du sacrifice d'Iphigénie , alors , qu'on lui dise ce
qu'il devoit faire pour faire mieux , même au hasard de se
tromper ; mais s'il n'a voulu que représenter ce qui est raconté
dans la tragédie d'Euripide , s'il n'a fait qu'un portrait , alors
il étoit rigoureusement obligé de peindre Agamemnon voilé ,
puisque c'est ainsi qu'Euripide le représente. C'est justement
ce que Timanthe a voulu faire , et ce qu'il a fait.
Il me semble qu'il y a dans les discours de M. Reynolds une
troisième erreur, qui a été pour lui le principe de plusieurs
autres. Par exemple , s'il croit que , sans avoir fait une étude
profonde de la peinture , on ne peut , ni en bien juger, ni
même être vivement ému par un beau tableau , c'est que
déjà il s'étoit persuadé que la peinture la plus parfaite ne
contient que des beautés de convention , et que le plus beau
tableau est tellement un résultat de l'art , qu'il n'est jamais,
ni ne doit être une imitation réelle de la nature. Il assure
enfin que l'objet d'un peintre n'est pas de représenter les
objets tels qu'ils sont , mais tels qu'on est convenu de les
peindre ; et que la perfection de son art ne consiste point à
nous faire une illusion complète , mais à suivre le mieux qu'il
peut certaines règles , et à mettre en usage certains procédés, au
moyen desquels il nous dispose à imaginer sur la toile autre
chose que ce qu'il y a mis. M. Reynolds revient souvent à ce
paradoxe : on peut dire qu'il l'a , en quelque sorte , répandu
dans tous ses discours .
Lorsqu'il veut le prouver , il fonde toujours ses raisonnemens
sur des comparaisons qu'il fait de son art à ceux du
peintre et du musicien. Mais on pourroit lui répondre ,
d'abord , qu'une comparaison est une foible preuve ; et ensuite
que si le peintre et le musicien ne sont pas des imitateurs
bien fidèles de la nature , on n'en peut rien conclure contre
le peintre . Je dis contre , car il me semble que ce seroit dépouiller
la peinture de tous ses avantages que de la réduire
MAI 1806.
417
M
SEINE
n'être qu'un art de convention. Je conviens qu'en effet l
danse et le chant n'ont , pour imiter la nature , que des moyens A
faux ; des attitudes forcées , des chants modulés , men de ce
qui existe. Pour n'en pas rire , il faut être accoutumé les
voir employer. Personne , que je sache , n'a janisgehante
pour exprimer sa douleur véritable , et on n'a pas encore vu
des hommes , animés d'une passion vive , chercheros la
faire sentir par un pas de deux. Cependant la danse et
sique sont des imitations de la nature ( puisque ce sont de
beaux-arts ) , mais des imitations fardées , dans lesquelles il
seroit permis de ne pas reconnoître l'original . De sorte qu'en
leur accordant l'avantage d'imiter , on est en même temps
obligé de reconnoître qu'elles prêtent à ce qu'elles imitent
des ornemens que la nature ne lui donna jamais. In ge
Il n'en est pas de même de la peinture. Quand le peintre
embellit , c'est qu'il veut le faire , et , dans ce cas même , il ne
prête à son objet que des ornemens dont la nature toute seule
auroit pu l'enrichir. Du reste , son intention est de nous
peindre réellement l'objet qu'il a sous les yeux ou dans son
25imagination ; et s'il ne parvient que difficilement à nous faire
une illusion complète , c'est qu'il n'a pour l'exprimer qu'un
des langages de la nature , je veux dire celui des couleurs.
Mais il n'est pas moins vrai que le chef-d'oeuvre de son art
seroit de nous tromper au point de nous faire croire que les
objets qu'il a peints sur la toile sont réellement présens à nos
yeux , et que si on n'exige pas de lui cette perfection , c'est
qu'il n'a pour y arriver que des moyens imparfaits.
291
Je ne finirai point sans faire remarquer que M. Reynolds
n'oublia jamais le respect qu'il devoit à ces hommes célèbres ,
qui sont dans l'histoire de la peinture ce que sont Homère et
Virgile dans celle de la poésie. Tous ses discours sont pleins
de son admiration pour Raphaël et pour Michel - Ange : sans
cesse il recommande d'étudier les chefs-d'oeuvre des anciens .
Grand exemple pour tous les artistes , et qu'on aime à voir
donner par un homme célèbre , que ses talens , ses succès , sa
réputation auroient autorisé , si on pouvoit l'être , à se donner
lui-même pour modèle.
GUAIRARD.
D d
418 MERCURE DE FRANCE ,
1
DE LA VRAIE ET DE LA FAUSSE PHILOSOPHIE
CHEZ LES GRECS ET LES ROMAINS.
DANS tous les siècles , la vraie philosophie a été modeste
grave , désintéressée , paisible et religieuse ; dans tous les
siècles , la fausse philosophie a été orgueilleuse , légère , intrigante
, vénale , turbulente et impie. Nous allons développer
ces deux vérités historiques.
Le desir de connoître les lois morales de l'univers , et de
S'approcher par la pensée d'un Etre-Suprême , nulle part
visible et présent partout , voilà ce qui fut originairement
appelé parmi les Grecs , philosophie , ou étude de la sagesse.
« Philosopher , disoit Pythagore , c'est se former autant que
» possible d'après l'image de Dieu ( 1 ) . » « Le sage , disoit
» Zénon, porte Dieu dans son coeur (2 ). » « La destination de
» l'être raisonnable , s'écrie Epictète , c'est de louer Dieu à
» toute heure , en tout lieu , dans toutes ses actions et dans
>> toutes ses pensées (3) . » Une semblable philosophie rappe→→
loit à l'homme sa foiblesse et le néant des choses terrestres 2
aussi la philosophie , selon Platon , n'est qu'une longue méditation
de la mort , un apprentissage de l'art de mourir , un
essai continuel de dégager l'ame de la prison du corps (4).
Mais , d'un autre côté , cette philosophie si modeste , si reli–
gieuse, élève notre ame au-dessus de ce point , dans l'univers ,
que nous nommons la terre ; « elle nous transforme en des
» voyageurs célestes qui parcourent librement l'immensité,
» se mêlent parmi les choeurs des astres , voient le soleil sous
» leurs pieds , et se rapprochent de Dieu même en contem-
» plant sa puissance régulatrice et conservatrice. Quel voyage
>> sublime ! quel spectacle pompeux ! quel rêve plein de
» vérité ! (5) »
(1 ) Themist. orat . I. Sen. ep. 48.
(a) Laert. in Zen.
(3) Arrien. lib. I. dies 16.
(4) Plat. in Phad. Plut . de plac . phi'os . Apul. de philos.
(5) Max. Tyr. Diss . VI . Sen. ep. 65 .
MAI - 1806.
419
1.
-
Cette philosophie parle-t-elle aux peuples ? « A sa voix
» s'élèvent les cités , à sa voix des les sauvages épars se rassem-
» blent en société ; c'est elle qui leur enseigne à former les
» noeuds du bon voisinage , du mariage , d'une langue et d'une
» écriture communes. Finsuite , cette mere des vertus humaines
» leur dicte des lois , elle fonde des institutions , elle forme
>> les moeurs , elle donne de la tranquillité à la vie , et dépouille
» la mort même de ses terreurs (6 ) . » — La philosophie
s'adresse- t - elle aux particuliers ? « Elle ne cherche point a
» éblouir par un faux éclat les yeux de la multitude ; elle ne
» s'abaisse point jusqu'à devenir un passe-temps et un hochet
>> des oisifs. Non : elle règle notre ame ; elle se place comme
» au timon de notre vie , et nous conduit sains et saufs à tra-
» vers l'orage et les écueils ; elle nous apprend à respecter
» dans les Dieux nos maîtres , à chérir dans les hommes nos
» frères. Amie de la tranquillité , elle est l'amie de l'ordre
» politique . Elle nous découvre le vrai rapport des choses
» divines et humaines, La piété , la justice , la pureté du
coeur , toutes les vertus l'accompagnent , se serrent autour
d'elle, et lui forment un inséparable cortége (7 ) . ».
C'est uniquement de cette philosophie que les sages anciens
et même plusieurs pères de l'Eglise ont dit , « qu'elle étoit un
» présent des cieux , qu'elle étoit précieuse devant Dieu , et
» qu'elle conduisoit à lui (8) . » C'est à cette philosophie religieuse
que se rapportoient les mystères ou cultes secrets , les
initiations et les allégories les plus pures de la mythologie.
C'est son souffle divin qui inspira les Homère , les Eschyle ,
les Pindare .
G
..
Mais à côté des justes éloges de la vraie et ancienne philosophie
, les anciens nous ont laissé un tableau de cette science
funeste qui , au moyen d'un arrangement subtil de quelques
vains mots , enlève à la vertu ses appuis , au vice son frein , aux
états leur seule base solide , et à l'univers entier son créateur et
(6) Cic. Tuscul . V. etc. , etc.
(7 ) Sen. ep. 16. ep . 90 , etc.
(8) Clem. Alex. ad Tryph . Lact. Instit . lib . V. cap . 1. Hieron. de
Doctr. Christ, lib , II . Aug. de Civit . lib . XI. cap . 14 , etc.
Dd 2
420 MERCURE DE FRANCE ;
son conservateur ! Ce n'est pas Tertullien qui a le premier
attaqué ces sophistes qui tiennent « boutique de sagesse , » et
qui , « pour un vil intérêt , sont prêts à tout prouver et à tout
» réfuter (9) . » Ce n'est pas saint Jérôme qui a le premier
peint un faux philosophe comme « un animal orgueilleux ,
» avide des applaudissemens de la multitude ( 10). » Ce n'est
pas chez les seuls pères d'Eglise ( 11 ) que l'on trouve des lamentations
sur cette métaphysique subtile et obscure qui veut
tout ébranler , tout embrouiller , et qui , très-occupée de bagatelles
, néglige les connoissances les plus salutaires et les
plus sublimes.
Non ! C'est déjà dans le siècle de la philosophie naissante
qu'un Pythagore s'écria : « Qu'elle est vaine , cette philo-
» sophie qui par tous ses discours ne calme aucune de nos
>> passions ! C'est un remède qui ne guérit aucune maladie. » ( 12)
Plainte trop souvent répétée , regrets inutiles ! Ecoutons
Sénèque et Dion , qui étoient eux -mêmes philosophes. « Les
>> professeurs de philosophie , après avoir changé la plus noble
» des sciences en un métier vénal , enseignèrent plutôt l'art
>> de disputer que l'art de bien vivre , cherchèrent plus à faire
>> briller leur esprit qu'à propager la vérité , se plurent à inven-
» ter des artifices de rhétorique et descendirent même à de
» minutieuses recherches de grammaire . » ( 13 ) Ces professeurs
firent le contraire de ce que Pythagore avoit fait ; il repoussa le
titre de sophos ou sage , comme appartenant à Dieu seul et
s'appela philo-sophe , c'est- à-dire qui aime , qui recherche
la sagesse; eux au contraire se qualifièrent de sophistes , c'està-
dire , docteurs en sagesse. ( 14) .
Un sophiste , dit Cicéron , est un homme qui enseigne la
>> philosophie par ostentation ou par intérêt. »
(9) Tert. de anim. cap 3.
(10) Hieron . ep. ad Iul .
-
« Et
quel
( 11 ) Clem. Alex. V. strom. Greg. Naziaz . orat . I. de théol. Euseb.
præp . evang . lib . I. cap . 15. Lact. de irâ Dei ,, cap . 19 .
(12) Pythag. ap. Stob. serm. So. Plut, de puer . educ .
(13) Plat. in Gorg. Arist. de soph . elench . Sen. epist. 88 , 108 , etc.
'Dion . Chrysost . de schemate philos . , etc.
(14) Voycz , sur ce mot , Vossius , de rhet . nat . p. 5 , 9-
MAI 1806. 421
» 'cst aujourd'hui le philosophe , dit-il , dans un autre endroit ,
» qui ne considère sa science plutôt comme un moyen de
>> briller que comme une règle pour sa propre vie ? » ( 15) Un
siècle avant Cicéron , le sénat avoit chassé de Rome indistinctement
tous ces faux sages sous le nom de philosophes et de
rhéteurs . ( 16) Mais la résistance d'un Caton ne put retarder ,
que de quelques années le triomphe des systèmes philosophiques
dont la Grèce fournissoit de si nombreux apôtres , et
qui trouvoient des intelligences dans les ames corrompues et
efférninées des grands et des riches citoyens de Rome.
"
.. Ce qui en même temps corrompoit la philosophie et la
rendoit plus populaire , c'étoit principalement l'application
que les sophistes en faisoient à l'éloquence judiciaire. L'art
de faire des phrases devint indispensable dans des villes
comme Rome et Athènes , où régnoient au dernier point la
fourbe , l'intrigue et l'injustice , favorisées par la multiplicité
des lois et par la forme populaire des tribunaux. Déjà du temps.
d'Aristophane , les sophistes enseignoient l'art de rendre les
mauvaises causes bonnes; ( 17 ) dans la fameuse comédie des
Nuées , un bourgeois d'Athènes ne veut étudier la philosophie
que pour apprendre comment éluder le paiement de ses dettes .
La scène dans laquelle Aristophane représente l'Injustice prouvant
dans un beau discours sa supériorité sur la Justice, et à
force de sophismes fermant la bouche à celle - ci ; cette scène
si bizarre et si spirituelle , a été réalisée à Athènes même , par
le sophiste Thrasymaque , qui se déclara publiquement défenseur
de l'injustice , et qui se rendit pourtant justice à luimême
, en se pendant. ( 18)
La philosophie d'Epicure et d'Aristippe trouva nécessairement
des sectateurs intéressés parmi tous ces avocats qui ,
pour parler avec Sénèque ,
Lotoient au plus offrant leur verbeuse colère ( 19) .
( 15 ) Cie. Acad . quest . lib. III . cap . 66. Tuscul . lib . II . cap . 9 .
( 16) Le décret est rapporté par Svétone , lib. de clar . rhet. cap. L
( 17) Aristoph. in Nub. v. 112. v . 411. , etc. , etc.
(18) Max. Tyr. diss. 7. Juv. sat . VII. v. 201 .
( 19) Herc. Fur. v. 175. « Iras et verba locat. »
3
423 MERCURE
DE FRANCE
,
· Les satires d'Horáce et de Perse nous prouvent assez que la´
noblesse romaine , sous les Césars , avançoit d'un pas égal dans
la corruption de ses moeurs et dans son engouement pour la
philosophie grecque . Sextius , qui vouloit rappeler son siècle
dépravé à l'austere philosophie d'un Pythagore , ne trouva
que peu de sectateurs et aucun successeur. ( 20)
14
Enfin la philosophie devint le hochet des femmes. « Plu~
» sieurs dames , dit Lucien , regardent aujourd'hui l'étude
» de la philosophie et de la poésie comme un nouveau moyen
» de coquetterie........ Pendant leur toilette , elles prêtent
» l'oreille aux leçons que leur donne un professeur de philo-
» sophie...... Il arrive qu'elles interrompent ce cours de mo
» rale pour répondre aux billets doux qu'une esclave leur
» apporte...... » Nous regrettons de ne pas pouvoir citer tout
ce que Lucien raconte du philosophe Thesmopolis , attaché
au service d'une dame très-coquette et très - riche , qui , en
allant à la campagne , fit mettre sur la même voiture son nain ,
son philosophe et sa chienne favorite. Rien de plus drôle que
de voir la chienne jouant avec la vénérable barbe du philosophie
; mais celui-ci disoit : « Madame ne devoit pas s'en
» facher, puisque la petite bête avoit l'attention de ne jamais
» troubler par le moindre aboiement ses discours sur la
vertu. » (21 )
Voilà jusqu'où étoient descendus les successeurs de ce fier
Zenon qui refusa les présens des rois. Seroit-ce peut-être le
Sort naturel des sciences de s'avilir en se répandant ? Disons
plutôt que la philosophie avoit perdu sa dignité du moment
qu'elle oublia son origine céleste et son but religieux.
Cette philosophie que les vrais sages , les législateurs , les
homines d'état , les poètes détestoient d'une voix unanime ,
portoit en Grèce et à Rome les mêmes caractères qu'elle a
(20) Sen. nat . quest . li . VII. cap . 32.
( 1 ) cie de mercede cond . J'aurois pu citer une foule de traits non
moins ridicules , que le même auteur a con ignés dans son Hernotime,
dans son Banquet , dins les Ressuscites , etc. Voyez aussi Aulugelle,
noct . attic . IX. , cap. 2. et sur le mot arétalogos ou discoureur de verta .
Casaub. ad Suet . in Aug. cap . 74.
MAI 1806. 423
portés en France , pendant le dix-huitième siècle . Les mêmes
causes ont concouru à produire les mêmes erreurs. Aristippe ,
esprit léger et caustique , trouvoit insipide toute étude sérieuse,
et ridiculisoit toute morale systématique ; Epicure, esprit paresseux
et matériel , ne pouvoit rien concevoir de ce qui ne tomboit
point sous les sens , et voyoit , dans de petites recherches
d'histoire naturelle , le ncc plus ultrà de la science. Aristippe
et Epicure n'ont pas eux-mêmes fondé de secte (22) ;
mais les germes du matérialisme qu'ils avoient prodigué dans
leurs écrits , ne fructifièrent que trop dans un sol que la
corruption et le luxe avoient préparé à les recevoir. La secte
épicurienne , sans compter un seul grand écrivain , compta
des milliers de sectateurs , et survécut à toutes les autres sectes.
Rien de plus naturel. Leur métaphysique consistoit à nier
tous les principes abstraits ; leur morale prêchoit l'oisiveté et
l'indifférence ; le but de tout leur systême étoit de s'amuser ;
l'énergie du crime et celle de la vertu leur étoient également
inconnues : une semblable secte devoit réussir dans les siècles
des Néron et des Héliogabale.
t. Aussi les deux premiers siècles de l'empire romain offrirent
aux sophistes une ample moisson , sinon de gloire , du moins
d'argent. Souvent les grands , par ostentation , les pensionnoient.
Plus souvent , ils voyageoient de ville en ville , pour
vendre de la philosophie ( 23) .
Ceux d'entr'eux qui ne possédoient pas des talens oratoires ,
étoient réduits à haranguer, dans les rues , la populace qui s'en
amusoit comme d'une sorte de tabarins.
« Comment , s'écrient Horace et Plutarque , le sage stoïcien-
» se dit le scul souverain , et les petits polissons le tirent
>> par sa barbe ; il est le seul riche au monde , et pourtant il
» demande l'aumône ! Donnez - lui quelques sous , et il vous
» résoudra aussitôt un problême (24)..» .
(22) Sen. epist . 69. Laert. lib . X.
(23) Strab. géograph. lib . XIV . p . 464. de l'édition de Casaubon .
Sen. ep . 108 , etc.
(24) Plut. cont. ' stoicos. Horat. serm. lib . I. sat . 3. epist . lib . I.
ep. 1 .
4
424 MERCURE DE FRANCE ,
-
Mais , un sophiste possédoit-il le talent de bien tourner une
phrase , aussitôt la plus brillante jeunesse venoit en foule
s'asseoir sur les bancs de son école. Ce modeste nom désignoit
une espèce d'Athénée , ou boutique de science et de philosophic.
La Grèce , l'Asie - Mineure , l'Italie , la Gaule et l'Espagne
en étoient remplies. « Partout , dit Maxime , retentis-
» soit le bruit des combats philosophiques ; partout on
» entendoit siffler sophiste contre sophiste ; tout étoit plein
» de paroles et vuide de vertus (25). » Ces écoles devinrent le
rendez vous , et même le domicile de tous les oisifs de la
ville (26) : « Vrais piliers de ces salons littéraires , les badauds
>> négligeoient leurs parens , leurs devoirs et leur état , pour
» apprendre l'art d'arranger un syllogisme , ou d'exposer une
>> hypothèse (27) . » Le professeur , bien éloigné de penser avec
les anciens sages « que la vraie philosophie redoute et dédaigne
» l'approbation de la multitude ( 28) , » évaluoit son propre
mérite sur le nombre des oisifs qui l'écoutoient , et qui admiroient
moins encore ses discours miellés que la coupe toutà-
fait philosophique de son habit , de ses cheveux et de sa
barbe (29) . Dans ces ateliers de philosophic , comme Cicéron
les appelle , « il régnoit un bruit semblable à celui des théâtres ;
» le professeur , sans rougir , sollicitoit les acclamations ; sou-
» vent les mains qui l'applaudissoient , sembloient menacer
» son visage , et on les voyoit souvent se grouper au-dessus
» de sa tête (30). »
་
Dans ce tableau , cent fois retracé par Sénèque , Dion et
autres , nous reconnoissons aisément l'image de tous les faux
philosophes de tous les siècles : ce sont les mêmes motifs bas
et ignobles , les mêmes vues étroites et personnelles , le même
système de menées et d'intrigues ; le style même des faux
(25) Max. Tyr. diss . 16.
(26) Sen. ep. 103. Iùv . Mart. et Pers . en plusieurs endroits.
(27) Arrian. diss. lib . III . cap. 24.
(28) Id . lib . I. cap . 29. lib . II . cap . 17 ,
(29) Id. lib. III . cap . 23. lib. IV . cap. S.
(30) Cic . de leg. lib . I. çap, 27. Sen. epist . 52. Dion Chrysostóme
passim .
MAI 1806. 425
philosophes a été caractérisé par les anciens. « La dialectique
» avec ses discours minutieux et embrouillés est l'ennemie
» de la grande et franche éloquence (31 ) . Les dialecticiens
>> recherchent un style plutôt amusant que persuasif; ils
>> aiment les comparaisons et les antithèses (32 ). Grands faiseurs
» de petites objections , odieux et obscurs interprètes de tout
» écrit , à force de vouloir paroître fins et modérés , ils tombent
» dans une niaiserie sans bornes (33 ) . En général , l'esprit de
» la métaphysique est contraire à l'esprit de grandes choses.
» Un génie élevé , jeté dans ces recherches ténébreuses , s'y
>> trouve à l'étroit , se retrécit et s'affoiblit (34). »
Mais la funeste influence d'une fausse philosophie s'étendoit
sur des objets plus importans que l'éloquence et la poésie .
« Xercès avoit brûlé les temples , Epicure effaça la religion
» dans les coeurs mêmes , dit Cicéron. » Cet illustre consul
répète dans tous ses ouvrages que la religion publique fut
une des bases de la grandeur romaine. (35) Or , cette base
s'écroula sous les coups redoublés que lui porta l'incrédulité
philosophique « de là , dit Horace , le relâchement de
» tous les liens domestiques ; de là , la profanation du mariage ;
» de cette source , féconde en crimes , tous les maux se sont
» précipités sur la nation et sur l'état ; c'est par l'oubli des
>> Dieux que l'Italie s'est attiré tant de calamités . » (36 ) Eh ,
qui pourroit douter que les sophistes , en obscurcissant par
leurs disputes toutes les notions morales , n'aient contribué
à faire disparoître de l'empire romain la justice , sans laquelle
l'art de gouverner n'est qu'un brigandage en grand (37) ; et
que , par leurs systèmes tour-à-tour trop relâchés ou trop
rigides , ils n'aient effacé jusqu'au souvenir de ces maximes
simples , pures et salutaires que plusieurs anciens philo-
(31 ) Cic. de Orat . lib. II. cap . 86.
(32) Id. Orat. cap . 35.
(33) Aut. ad Herenn . lib . I. cap . 49.
(34) Sen. ep. 48 et 49.
(35) Cic . de leg. lib . II . de nat . deor . lib. I. orat, de harusp. resp.
(36) Hor. lib . III. od . 5 .
(37) Aug. de civit , lib . IV.
426 MERCURE DE FRANCE ,
sophes et législateurs avoient consacrées et grayées dans les
coeurs ? L'habitude de tout mettre en discussion , ne. pouvoit
que multiplier le nombre de ces beaux raisonneurs ,
incapables d'agir. Homines ignavá operá , philosophá
sententia , comme disoit le vieux Pacuvius. Les témoignages
ne manquent pas pour prouver que très-souvent l'habit grossier,
la longue barbe et l'air sérieux d'un stoïcien ne servoient
de masque à une vie crapuleuse et aux vices les plus
infâmes. (38) Ecoutons un vrai philosophe :
« Quand est-ce , dit Plutarque (39), que les hommes vivront
» comme les bétes les plus sauvages et les plus insociables ?
» Ce ne sera pas quand ils n'auront plus de lois ; mais quand
ils n'auront plus ces grands principes qui sont le fondement
» et l'appui des lois ; ce sera quand on invitera l'homme à la
» volupté et qu'on niera la providence des Dieux . Ce sont ces
hommes qui ont besoin de lois , ceux qui regardent ces véri-
» tés comine des fables , qui mettent leur bonheur dans leur
>> ventre et dans les autres plaisirs grossiers. C'est pour ceux-là
qu'il faut des chaînes , des verges , des rois armés du glaive ,
» pour empêcher des hommes sans frein et sans Dieu de
» dévorer leurs semblables. Le bel oracle que nous a prononcé
» Métrodore , disciple d'Epicure , quand il nous a appris que
tout ce que l'esprit et la raison avoient jamais inventé de
» bien, se rapportoit essentiellement au corps et à ses plaisirs!
- » Les bêtes brutes qui n'ont de voix et de cri que pour assouvir
» leur ventre et leurs desirs brutaux , expriment -elles d'autres
» sentimens , quand on les entend hennir ou mugir ? » \
La philosophie moderne veut-elle recouvrer l'estime
publique ? Veut- elle expier les crimes qu'elle a fait commettre
? Veut-elle se mettre en harmonié avec les moeurs et la
religion ? Qu'elle retourne d'abord aux principes établis par
les plus grands philosophes de l'antiquité. Persuadés des imperfections
inhérentes à toute philosophie purement humaine ,
(38) Voyez , entr'autre , Dion Chrysostome , dans le discours qu'il
prononça à Alexandrie. uv. sat . III , ete .
(39) Plut. adv. Colst.
MAI 1806.
427
ses sages ont cherché à donner à leur morale une sorte de sanction
divine. Lorsque les stoïciens , après Zenon , disoient que
le but de toute la vraie philosophie étoit de « vivre conformé
» ment à la nature , » ils entendoient par le mot nature , un
étre intelligent , éternel , qui embrasse , remplit et conserve
l'univers , c'est-à - dire , comme Saint-Clément d'Alexandrie l'a
observé , « qu'ils désignoient Dieu sous le nom de la nature ou
» de l'Etre par excellence. » (40) Ainsi , les stoïciens les plus
purs ont pu dire : « Quel est le but de notre philosophie ?
» C'est de suivre Dieu . « Et qu'est-ce que de suivre Dieu ?
» C'est soumettre notre intelligence à l'intelligence qui gou-
>> verne l'univers. » (41 ) « Je ne veux , dit encore Epictète , que
» ce que Dieu veut. Qu'il me conduise comme il lui plaira ;
-
qu'il me place où il voudra ; j'obéirai à ses ordres en le
>> louant devant les hommes. » (42)« Obéir à Dieu , dit Sénèque,
» c'est la vraie liberté , c'est la vraie grandeur d'ame. » (43)
Quelques stoïciens ont établi comme but de leur philosophie
cette maxime : « Il faut vivre conformément à notre propre
» essence. » Et qu'est-ce que notre être , notre ame , selon les
stoïciens ? « Une étincelle de la Divinité , un esprit céleste , Dieu
» dans nous. Etre en harmonie avec son ame , c'est donc être
>> en harmonie avec Dieu. » (44) Pythagore , Platon , Socrate
ont parlé dans le même sens : tous ces vrais sages ont cherché
à donner à leur philosophie un but non-seulement moral ,
mais religieux. Par but (finis ) ils entendoient le dernier principe
d'où tout découle , et qui lui- même ne découle de rien.
« Sans butfixe , disent les plus estimés d'entr'eux , toute phi-
» losophie est non-seulement inutile , mais nuisible. »
MALTE - BRUN.
(40) B. Clem. Alex. Strom . lib. II. Cic. de nat. Deor. Sen, de benef.
lib. IV. cap. 7. quæst. nat. lib . II . cap. 45. Lact. inst. lib. II. cap . 7.
(41 ) Arr. diss . Epict. lib. I. cap. 20. lib. II. cap. 2.
(42) Ibid. lib. II. cap. 16. lib. III. cap. 7.
(43) Sen. de vitâ beatâ , cap. 15. epist . 107.
(44) Diog. in Jen. Cic. somn. scip . Sen. de beatà vitâ, cap . 32. epist.
31. 41. 82. Arr. diss . Epict. lib . I. cap. 14.
428 MERCURE DE FRANCE ;
VARIÉTÉ S.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES.
n
CETTE semaine a été entièrement stérile en nouveautés
dramatiques et littéraires , à moins qu'on ne veuille donner
ce nom aux mélodrames des boulevarts et à un nouveau
roman de M. Ducray- Duminil , intitulé : Jules , ou le Toit
paternel (1).
-
Nous avons annoncé dans le dernier numéro du Mercure
que la nouvelle pièce de M. Picard , intitulée : Un Jeu de la
Fortune, ou les Marionnettes, avoit eté représentée à S. Cloud
le 22 de ce mois. S. M. I. a daigné faire écrire , par un de
MM. les préfets du palais , à l'auteur, pour lui témoigner
qu'elle a été satisfaite de son nouvel ouvrage. S. M. a ajouté à
cette marque de bienveillance l'envoi d'une boîte d'or , ornée
de son chiffre , avec une somme de six mille francs . S. M. ,
également satisfaite de la manière dont Vigny a joué le rôle
de Mathurin , dans la même pièce , a fait aussi remettre à cet
acteur une somme de trois mille francs.
-
-Dans l'audience de dimanche dernier, 25 mai , à Saint-
Cloud , M. Marcel , directeur-général de l'imprimerie impériale
, et membre de la Légion d'Honneur , présenté par
S. Exc. le grand-juge ministre de la justice , a eu l'honneur
d'offrir à 8. M. I. et R. un exemplaire de l'édition originale ,
et scule officielle , du Code de Procédure civile , imprimé
format in-4° sur peau de vélin , et magnifiquement relié en
velours blanc , et orné de broderies en or, représentant les
armes de l'Empire.
Samedi dernier, il y a eu nne séance publique au Musée
des Aveugles , de la rue Sainte-Avoie , c'est la première qui ait
eu lieu depuis le départ de M. Haüy pour la Russie , où il va
fonder une école pareille à celle qu'il a établie en France.
M. Heilman , son élève et son successeur, a ouvert la séance
par l'éloge de son maître. Le prince de Bavière , qui honoroit
cet exercice de sa présence , écrivit cette phrase : Vive
PEmpereur. M. Heilman la trancrivit sur un papier calqué ;
dont les lettres en relief ont permis à une femme aveugle de
la lire avec ses doigts et ensuite de la prononcer tout haut , et
(1) Quatre vol . in- 12 , fig . Prix : 8 fr. , et 11 fr . par la poste .
A Paris, chez Dents , libraire ; et chez le Normant.
MAI 1806. 429
de la faire répéter en coeur à toute la salle. Le syllabaire , la lecture
, le calcul , la géographie , l'imprimerie des aveugles ont
été tour-à-tour exposés à la curiosité publique , et ont obtenu
des applaudissemens mérités. S. A. R. a daigné témoigner sa
satisfaction à M. Heïlman , qui reste définitivement chargé de
tout ce qui regarde l'admission des sujets dans cet établissement
confié à ses soins.
-M. Millin , membre de l'Institut , etc. , professeur d'archæologie
, a commencé , le jeudi 29 mai 1806 , un Cours
public et gratuit d'Antiquités. Il traitera de l'Histoire des Arts
chez les différens peuples de l'antiquité , d'après les monumens
dont il exposera les originaux , les empreintes ou les
gravures. Ce Cours aura lieu les mardi , jeudi et samedi de
chaque semaine , à deux heures précises , dans la salle au fond
de la grande cour de la Bibliothèque impériale , rue de la
Loi.
-M. de Lamarck , membre de l'Institut et de la Légion
d'honneur , professeur au Muséum d'histoire naturelle , commencera
le mardi 3 juin un Cours de Zoologie , relatif aux
animaux sans vertèbres . Comme les objets dont il traitera
sont extrêmement nombreux , il insistera particulièrement sur
les rapports entre ces objets , sur leur distribution la plus conforme
à ces rapports , sur le perfectionnement gradué de l'organisation
des animaux , considéré dans ceux qui composent
les diverses classes des invertébrés ; en un mot , sur la philosophie
de cette partie . de l'histoire de la nature . Ce cours
aura lieu les mardi , jeudi et samedi de chaque semaine , à
midi , dans la galerie supérieure du Muséum & histoire naturelle.
MODES du 25 mai.
Les chapeaux de paille jaune sont presque tous ornés d'un ruban blanc
fort large. Les bouts des rubans ne s'éfilent plus . Au lieu d'entailler la
paille blanche , pour y introduire du ruban , on la décond tout -à - fait par
bandes , et on l'applique sur un fond de tafietas. Dans quelques magasins
on fait usage de parquets en sparterie . On voit sur le bord de quelques
capotes de perkale , un tulle dentelé ; sur le bord de quelques autres , un
demi-voile ; mais communément elles sont sans garniture et sans accessoire.
Il n'est pas rare que des pointes de lilas ou de muguet sur nontent
un bouquet de roses . Les roses à la mode sont des roses des quatre saisons ,
et non de grosses roses ; et le lilas est du lilas blanc. Outre ces fleurs ,
on porte des boules de neige , des renoncules , et , avec des épis couleur
paille , des coquelicots et des bleuets .
NOUVELLES POLITIQUES.
Berlin , 17 mai.
La réponse que M. le major de Bronikowky , aide- decamp
du roi , a rapportée du quartier-général suédois , le
410 MERCURE DE FRANCE ,
noisseurs , ont admiré franchement ces tableaux : ces mêmes
hommes ont vu aussi les chefs- d'oeuvre dont Raphaël décora
les chambres du Vatican ; en les voyant ils furent saisis de
ravissement , et quand ils le disent , ils ne croient pas faire un
acte de modestie.
Après cette observation de M. Reynolds , on ne s'attend pas
à la résolution qu'il prit et au succès qu'elle eut. Comme
les élèves les plus ineptes , quand il rencontroit des tableaux
célèbres , il feignoit l'admiration qu'il n'éprouvoit pas ; et ce
qui est bien singulier , c'est que cette méthode lui réussit au
point que , << en peu de temps , il sentit se développer en lui
» un goût nouveau et des perceptions nouvelles. » Dans la
suite , il érigea en principe cette habitude qu'il s'étoit faite .
On trouve dans un de ses discours , que le plus sûr moyen de
se pénétrer des beautés répandues dans les ouvrages des
grands peintres , c'est de s'imaginer qu'on les admire beaucoup
: le sentiment , dit-il , vient ensuite. J'ajouterois que s'il
ne vient pas , on se persuade qu'il est venu ; et pour
le commun
des connoisseurs comme pour le commun des artistes ,
c'est à-peu-près la même chose.
Il y a , dans ce principe de M. Reynolds , quelque chose
qui me feroit penser que peut-être il n'étoit point né avec
ces dispositions brillantes que son biographe lui accorde pour
la peinture , et qu'il dût à l'art et au travail ses plus grands
succès . J'en trouve une autre preuve dans la manière pénible
dont il étudioit , et jusque dans les efforts estimables qu'il fit
pour dérober aux grands maîtres quelques-uns de leurs secrets .
Par exemple , il acheta , il gratta , il détruisit plusieurs tableaux
de l'école flamande , uniquement pour tâcher de decouvrir
le mystère de ce coloris qui les distingue de tous les autres.
Ce moyen n'étoit peut-être pas le meilleur ; c'étoit vouloir
lire dans la poussière d'un vieux marbre l'inscription qu'il
avoit contenue. D'ailleurs , quand M. Reynolds seroit parvenu
à forcer ces chefs - d'oeuvre expirans sous sa main de lui répondre
, et de lui révéler leurs secrets , en seroit-il devenu un plus
grand peintre ? O Raphaël , ô Poussin , et vous sur - tout , ô
Michel-Ange , est-ce par d'aussi froides recherches que vous
MAI 1806 . 411
vous exerciez à produire ces chefs - d'oeuvre que , de toutes les
extrémités de la terre , on court admirer dans les villes que Vous
en avez enrichies ! Avouons- le , les méthodes de M. Reynolds
ne paroissent pas être celles du génie : dans ses principes ,
dans ses études et dans ses discours si brillans , on ne voit
jamais que de l'art ; partout on sent le travail qui cherche à
vaincre la nature. Convenons aussi que , pour cette fois , l'art
et le travail obtinrent un triomphe complet.
Cependant M. Reynolds avoit déjà vingt-six ans lorsqu'il
fit le voyage d'Italie , et il en avoit plus de trente lorsque , de
retour en Angleterre , il commença à se faire connoître par
ún portrait de l'amiral Keppel . Ce portrait attira sur lui l'attention
publique , et il ne cessa de la soutenir par de nouveaux
ouvrages. Dès ce moment sa patrie crut avoir retrouvé en lui
un autre Van-Dick ; et , comme il arrive presque toujours dans
ce pays , sa fortune s'accrut bientôt avec sa réputation .
En général , l'Angleterre n'est pas le pays des beaux-arts ;
ils n'y sont pas indigènes ; ils n'y croissent , comme des plantes
étrangères , qu'en serre chaude et au moyen de beaucoup
d'engrais. Heureusement ce pays réunit au climat et à l'air
de la Béotie , toutes les richesses de l'ancienne Perse. Si on ne
voit pas à Londres , comme dans l'ancienne Persépolis , des
arbres d'or, on peut au moins dire que l'or y fait prospérer
les beaux arbres : témoin Van-Dyck , qui , né en Flandres , fit
en Angleterre ses tableaux les plus estimés ; témoin encore
M. Reynolds , qui , bien inférieur à Van-Dyck sous le rapport
du talent , aura toujours aux yeux des Anglais le grand mérite
d'être né parmi eux , et , aux yeux des autres peuples , celui
d'avoir vaincu à force d'art la nature , et d'être devenu , par
le travail et de bonnes études , un des premiers peintres du
second rang.
Ajoutons qu'il ne fut pas seulement un artiste estimable ,
il fut aussi un homme de beaucoup d'esprit , et qui réunissoit
chez lui la meilleure société de Londres. Ses succès , sa forfune
, sa réputation , lui avoient créé dans sa patrie comme
une sorte de magistrature sur tous les gens de talent , et il ne
s'en servoit que pour les encourager. Elu président de la
412 MERCURE DE FRANCE ,
société royale de peinture , en 1768 , presqu'en même temps
qu'elle fut formée ; nommé ensuite , quinze ans après , premier
peintre du roi d'Angleterre , il s'éteignit en 1792 , âgé
de soixante-dix ans , au milieu de ses amis , qui étoient tous
ses admirateurs. Ils donnèrent à sa perte des larmes qui paroissent
sincères ; et l'Angleterre rendit à ses cendres tous les
honneurs qu'au défaut de la justice la vanité nationale ne pouvoit
manquer de lui accorder.
Depuis son retour d'Italie , il étoit affligé d'une extrême
surdité ; « mais , ajoute son historien , il parvint à jouir de
» la société de ses amis avec beaucoup defacilité, au moyen
» d'un cornet. » Cette facilité est , comme on voit , à l'usage
de tout le monde. L'extrême bonhomie du biographe qui a
fait cette observation , m'a paru digne d'être notée. Pour moi ,
j'aime mieux faire remarquer qu'au milieu de toutes les privations
qui rendent la vie pénible , M. Reynolds parut toujours
heureux. En 1789, sa vue s'étoit déjà tellement affoiblie ,
qu'il crut devoir renoncer à l'exercice de son art : quelques
années après , il perdit entièrement l'usage d'un de ses yeux ,
ét tout-à-coup il fut menacé de perdre l'autre. Ainsi le voilà
entièrement sourd , et sur le point de devenir entièrement
aveugle ; c'est-à-dire , de se voir , pour ainsi dire , séparé de
toute société humaine : et il étoit heureux ! Disons- le encore:
c'est qu'il eut toute sa vie des vertus , des amis , de l'aisance ,
tout ce qui adoucit le caractère et dispose à la patience. Des
vertus sur-tout ! Il vient un temps où ce n'est guère que sur
elles qu'il faut compter. On ne sauroit trop répéter qu'elles
sont l'ornement de la jeunesse , et un besoin pour l'âge avancé ;
besoin impérieux , auquel il faut avoir dès long-temps pourvu.
Celles qu'on acquiert dans la dernière extrémité de la vie ,
peuvent calmer la crainte et servir à consoler la douleur ;
mais elles n'ôtent ni à l'une ni à l'autre sa pointe déchirante : il
n'y a que les vertus déjà vieilles qui puissent rendre heureux
les vieillards .
Voilà quel fut M. Reynolds dans sa vie privée et dans ses
études toujours bon , toujours enthousiaste de son art , toujours
également estimable par ses vertus et par ses travaux. Si
MAI 1806. 413
ぜ
j'osois maintenant juger ses succès , et assigner le rang qui
lui est dû comme peintre , je dirois que , trop jaloux de faire
sentir dans ses portraits les talens , les vertus , les défauts de
ses modèles , il les a quelquefois trop chargés , et que , dans
ses tableaux même , on peut lui reprocher d'avoir fait trop
d'efforts pour caractériser ses personnages. De là vient qu'on
les admire toujours , et que souvent ils ne plaisent pas.
Ajouterai-je que , voulant faire son propre portrait , il s'est
peint avec de grandes bésicles ? Il faut bien le dire , puisque
son traducteur a fait graver ce portrait pour le placer au
devant de son premier volume. Au moyen de quoi la première
chose qu'on rencontre en l'ouvrant , c'est une large
figure offusquée de deux verres , et telle qu'on n'en vit jamais
dans un livre sérieux . On seroit fâché dans un pays
l'on auroit encore quelque sentiment du vrai goût , un artiste,
digne de ce nom , se fut permis une pareille caricature ; mais
en Angleterre cela paroît excusable.
que ,
où
Je ne crois pas que pour juger des talens de M. Reynolds ,
et des progrès qu'il faisoit chaque année dans son art , un
Français eût imaginé le moyen que le biographe anglais a
employé pour cela. Je trouve dans la Vie de ce peintre ,
qu'en 1755 on lui payoit , pour un portrait de trois quarts ,
"douze guinées ; qu'en 1758 , on lui en donnoit vingt ; en 1760 ,
vingt-cinq ; et en 1781 , cinquante. Jamais il ne put s'élever
au- dessus de ce dernier prix. Pour un portrait à demi-corps ,
on lui donnoit cent guinées ; et pour un portrait en pied ,
deux cents. Il ne faut pas oublier que Van-Dyck ne reçut ,
en 1632 , que vingt-cinq livres sterlings pour le portrait en
pied de Charles I. Ainsi nous voilà , grace au biographe ,
en état d'apprécier à une guinée près les progrès successifs
de M. Reynolds. On peut encore se convaincre , par cette
espèce de table , qu'il ne faut souvent que l'espace d'un siècle
pour mettre une différence assez grande entre les valeurs d'un
même mérite , si tant est que M. Reynolds ait eu le même.
mérite que Van-Dyck.... Ce calcul est vraiment digne du
pays où il faut payer pour entrer dans l'Académie et visiter
ses tableaux , où les frais de cette Académie ne sont supportés
que par cette espèce de tribut qu'on a imposé au public , où
414 MERCURE DE FRANCE ,
enfin on juge aussi des progrès que fait cette Académie par
l'augmentation annuelle de ce tribut.
Il me seroit difficile d'apprécier le mérite de M. Reynolds
en sa qualité d'écrivain , parce que je n'ai pas sous les yeux
l'ouvrage original. Il me semble que ses discours annoncent
un homme qui a beaucoup vu et beaucoup réfléchi , et qu'ils
font autant d'honneur à son esprit , que ses tableaux en font
à son talent ; mais ils ont cela de commun avec tous les ouvrages
anglais , qu'ils manquent de méthode , et par ce défaut ils
échappent à l'analyse . Souvent l'auteur y répète ce qu'il a
déjà dit , et quelquefois ce qu'on avoit dit mille fois avant
lui. Il prétend , dans un de ses discours , que l'étude est l'art
d'employer l'esprit des autres : cette pensée est au moins
ingénieuse ; et M. Reynolds et M. Reynolds en prouveroit la justesse mieux que
personne , et beaucoup mieux qu'il ne croyoit. Enfin , je ne
puis me dispenser d'ajouter qu'après un long raisonnement ,
formé de réflexions qui paroissent sages , et appuyé sur des
observations qui paroissent bien faites , il lui arrive souvent
de n'avoir démontré qu'un paradoxe , ou d'avoir trouvé la
raison d'un fait qui n'est pas vrai.
Par exemple , il démontre fort bien que le fameux groupe
du Laocoon seroit moins beau , si l'ame du père y paroissoif
plus occupée par le sentiment du malheur de son fils , que
par ses propres souffrances. « Il n'est guère possible , dit-il ,
» de s'imaginer qu'une nuance aussi fine et aussi délicate soit
» du ressort de la sculpture ..... Comme l'attitude générale
» d'une statue se présente aux yeux d'une manière bien plus
» frappante que les traits du visage , c'est dans cette attitude
>> qu'on doit principalement chercher l'expression ou le carac
» tère. Patuit in corpore vultus. Et , à cet égard , la sculpture
» ne differe pas beaucoup de la danse , où l'attention du spec-
» tateur est principalement occupée de l'attitude et des mou-
» vemens du danseur………… .. La tête est une si petite partie ,
>> relativement à l'effet de toute la figure en général , que les
» anciens sculpteurs ont négligé de donner aux traits de la
» physionomie la moindre expression , pas même l'expression
» générale des passions , etc. , etc. » Cela est très-bien raisonné
maintenant il resteroit à démontrer que le sentiment
MAI 1806 : 415
de la tendresse paternelle n'est point exprimé sur le visage de
Laocoon ; c'est même ce qu'il falloit . examiner , avant de
prouver si bien qu'il ne devoit pas l'être . Ce qu'il y a de sûr,
de bons connoisseurs croient l'y trouver.
à ce
c'est que
Ailleurs
, M. Reynolds
désapprouve
le célèbre
Timanthe
,
pour
avoir
, dans
son tableau
du Sacrifice
d'Iphigénie
, voilé
le visage
d'Agamemnon
. Il prétend
que si la douleur
d'un
père
étoit
, en pareille
occasion
, difficile
à exprimer
, il auroit
mieux
valu
surmonter
la difficulté
que de l'éluder
; et ,
sujet
, il cite M. Falconnet
, qui est du même
avis. Selon
ce
dernier
auteur
, « un peintre
qui
représente
Agamemnon
>> voilé
paroît
aussi
ridicule
que le seroit
un poète
qui , dans
» une situation
pathétique
, diroit
, pour
se tirer
d'affaire
,
>>
les sentimens
de son
personnage
sont au
que
dessus
de
» toute
expression
, »
-
Où en sommes-nous , bon Dieu ! Vous verrez que ces peintres
aussi voudront réformer les langues. Ce sont des espèces
de muets qui ont leur langage particulier , qu'ils voudront
aussi faire prévaloir sur le langage commun ; et je ne désespère
pas de les voir quelque jour nous conseiller de parler en
peinture , attendu que , de toutes les manières de se faire
entendre , la peinture est assurément la plus naturelle . Máis
sont-ils sourds , sont-ils aveugles ? Et n'ont- ils jamais ni lu ,
ni entendu un poète ou un orateur employer , et avec raison
et par nécessité , et parce que c'étoient les mots propres , ceux
d'ineffable et d'inexprimable ? Que ferons -nous, dans toutes les
langues , de ces expressions qui ont paru jusqu'à présent si énergiques
, si , sans se rendre ridicule , on ne peut plus en faire usage?
J'excuse M. Reynolds , parce qu'il est Anglais , et qu'il est
par conséquent dispensé d'avoir un goût bien pur ; mais
M. Falconnet auroit dû se souvenir que Racine a fait la même
faute qu'il reproche à Timanthe ;
Le triste Agamemnon , qui n'ose l'avouer,
Pour détourner ses yeux des meurtres qu'il présage,
Ou pour cacher ses pleurs , s'est voilé le visage.
Ainsi nous n'avons qu'à laisser fire les peintres , et nous
serons désormais obligés de compter Racine , le grand Racine ,
parmi les poètes ridicules !
416 MERCURE DE FRANCE ,
Je proposerois ensuite à M. Reynolds et à M. Falconnet
d'examiner ( c'est par- là encore qu'il falloit commencer ) , si
le peintre grec a pu se dispenser de voiler le visage d'Agamemnon
: car, si Timanthe a imaginé de lui-même toutes les
circonstances du sacrifice d'Iphigénie , alors , qu'on lui dise ce
qu'il devoit faire pour faire mieux , même au hasard de se
tromper ; mais s'il n'a voulu que représenter ce qui est raconté
dans la tragédie d'Euripide , s'il n'a fait qu'un portrait , alors
il étoit rigoureusement obligé de peindre Agamemnon voilé ,
puisque c'est ainsi qu'Euripide le représente. C'est justement
Timanthe a voulu faire , et ce qu'il a fait.
ce que
Il me semble qu'il y a dans les discours de M. Reynolds une
troisième erreur, qui a été pour lui le principe de plusieurs
autres. Par exemple , s'il croit que , sans avoir fait une étude
profonde de la peinture , on ne peut , ni en bien juger, ni
même être vivement ému par un beau tableau , c'est que
déjà il s'étoit persuadé que la peinture la plus parfaite ne
contient que des beautés de convention , et que le plus beau
tableau est tellement un résultat de l'art , qu'il n'est jamais ,
ni ne doit être une imitation réelle de la nature. Il assure
enfin que l'objet d'un peintre n'est pas de représenter les
objets tels qu'ils sont , mais tels qu'on est convenu de les
peindre ; et que la perfection de son art ne consiste point à
nous faire une illusion complète , mais à suivre le mieux qu'il
peut certaines règles , et à mettre en usage certains procédés, au
moyen desquels il nous dispose à imaginer sur la toile autre
chose que ce qu'il y a mis. M. Reynolds revient souvent à ce
paradoxe : on peut dire qu'il l'a , en quelque sorte , répandu
dans tous ses discours.
Lorsqu'il veut le prouver , il fonde toujours ses raisonnemens
sur des comparaisons qu'il fait de son art à ceux du
peintre et du musicien. Mais on pourroit lui répondre ,
d'abord , qu'une comparaison est une foible preuve ; et ensuite
si le peintre et le musicien ne sont pas des imitateurs
bien fidèles de la nature , on n'en peut rien conclure contre
le peintre. Je dis contre , car il me semble que ce seroit dépouiller
la peinture de tous ses avantages que de la réduire
que
2
417
MAI 1806.
SEINE
n'être qu'un art de convention. Je conviens qu'en effet l
danse et le chant n'ont , pour imiter la nature , que des moyens
faux ; des attitudes forcées , des chants modulés , en de ce
qui existe. Pour n'en pas rire , il faut être accoutumé a les
voir employer. Personne , que je sache , n'a jans gehante
pour exprimer sa douleur véritable , et on n'a pas encore vu
des hommes , animés d'une passion vive , chercherous la
faire sentir par un pas de deux. Cependant la danse et
sique sont des imitations de la nature ( puisque ce sont de
beaux-arts ) , mais des imitations fardées , dans lesquelles il
seroit permis de ne pas reconnoître l'original . De sorte qu'en
leur accordant l'avantage d'imiter , on est en même temps.
obligé de reconnoître qu'elles prêtent à ce qu'elles imitent
des ornemens que la nature ne lui donna jamais.
731
5
Il n'en est pas de même de la peinture . Quand le peintre
embellit , c'est qu'il veut le faire , et , dans ce cas même , il ne
prête à son objet que des ornemens dont la nature toute seule
auroit pu l'enrichir. Du reste , son intention est de nous
peindre réellement l'objet qu'il a sous les yeux ou dans son
imagination ; et s'il ne parvient que difficilement à nous faire
une illusion complète , c'est qu'il n'a pour l'exprimer qu'un
des langages de la nature , je veux dire celui des couleurs.
Mais il n'est pas moins vrai que le chef-d'oeuvre de son art
seroit de nous tromper au point de nous faire croire que les
objets qu'il a peints sur la toile sont réellement présens à nos
yeux , et que si on n'exige pas de lui cette perfection , c'est
qu'il n'a pour y arriver que des moyens imparfaits.
Je ne finirai point sans faire remarquer que M. Reynolds
n'oublia jamais le respect qu'il devoit à ces hommes célèbres ,
qui sont dans l'histoire de la peinture ce que sont Homère et
Virgile dans celle de la poésie. Tous ses discours sont pleins
de son admiration pour Raphaël et pour Michel -Ange : sans
cesse il recommande d'étudier les chefs- d'oeuvre des anciens .
Grand exemple pour tous les artistes , et qu'on aime à voir
donner par un homme célèbre , que ses talens , ses succès , sa
réputation auroient autorisé , si on pouvoit l'être , à se donner
lui-même pour modèle.
GUAIRARD.
D d
418 MERCURE
DE FRANCE
,
1
DE LA VRAIE ET DE LA FAUSSE PHILOSOPHIE ,
CHEZ LES GRECS ET LES ROMAINS.
DANS tous les siècles , la vraie philosophie a été modeste
grave , désintéressée , paisible et religieuse ; dans tous les
siècles , la fausse philosophie a été orgueilleuse , légère , intrigante,
vénale , turbulente et impie. Nous allons développer
ces deux vérités historiques.
Le desir de connoître les lois morales de l'univers , et de
s'approcher par la pensée d'un Etre - Suprême , nulle part
visible et présent partout , voilà ce qui fut originairement
appelé parmi les Grecs , philosophie , ou étude de la sagesse.
« Philosopher , disoit Pythagore , c'est se former autant que
» possible d'après l'image de Dieu ( 1 ) . » « Le sage , disoit
» Zénon , porte Dieu dans son coeur ( 2) . » « La destination de
» l'être raisonnable , s'écrie Epictète , c'est de louer Dieu à
» toute heure , en tout lieu , dans toutes ses actions et dans
» toutes ses pensées (3) . » Une semblable philosophie rappe→
loit à l'homme sa foiblesse et le néant des choses terrestres
aussi la philosophie , selon Platon , n'est qu'une longue médi- '
tation de la mort , un apprentissage de l'art de mourir , un
essai continuel de dégager l'ame de la prison du corps (4).
Mais , d'un autre côté , cette philosophie si modeste , si religieuse,
élève notre ame au-dessus de ce point , dans l'univers ,
que nous nommons la terre ; « elle nous transforme en des
» voyageurs célestes qui parcourent librement l'immensité ,
» se mêlent parmi les choeurs des astres , voient le soleil sous
» leurs pieds , et se rapprochent de Dieu même en contem-
» plant sa puissance régulatrice et conservatrice. Quel voyage
>> sublime ! quel spectacle pompeux ! quel rêve plein de
» vérité ! (5) »
(1) Themist. orat . I. Sen. ep . 48.
(a) Laert. in Zen.
(3 ) Arrien. lib . I. dies 16.
(4) Plat. in Phad. Plut . de plac . phi'os . Apul. de philos.
(5) Max. Tyr. Dise . VI . Sen. ep. 65 .
MAI 1806.
419
"
("
Cette philosophie parle-t-elle aux peuples ? « A sa voix
» s'élèvent les cités , à sa voix des sauvages épars se rassem-
» blent en société ; c'est elle qui leur enseigne à former les
» noeuds du bon voisinage , du mariage , d'une langue et d'une
» écriture communes. Ensuite, cette mère des vertus humaines
» leur dicte des lois , elle fonde des institutions , elle forme
>> les moeurs , elle donne de la tranquillité à la vie , et dépouille
» la mort même de ses terreurs (6). >> -La philosophie
s'adresse-t-elle aux particuliers ? « Elle ne cherche point à
» éblouir par un faux éclat les yeux de la multitude ; elle ne
» s'abaisse point jusqu'à devenir un passe- temps et un hochet
» des oisifs. Non : elle règle notre ame ; elle se place comme
>> au timon de notre vie , et nous conduit sains et saufs à tra-
» vers l'orage et les écueils ; elle nous apprend à respecter
» dans les Dieux nos maîtres , à chérir dans les hommes nos
» frères. Amie de la tranquillité , elle est l'amie de l'ordre
» politique . Elle nous découvre le vrai rapport des choses
» divines et humaines. La piété , la justice , la pureté du
» coeur , toutes les vertus l'accompagnent , se serrent autour
» d'elle , et lui forment un inséparable cortége ( 7) . »
"
"
15
"
C'est uniquement de cette philosophie que les sages anciens
et même plusieurs pères de l'Eglise ont dit , « qu'elle étoit un
» présent des cieux , qu'elle étoit précieuse devant Dieu , et
» qu'elle conduisoit à lui (8) . » C'est à cette philosophie religieuse
que se rapportoient les mystères ou cultes secrets , les
initiations et les allégories les plus pures de la mythologie
C'est son souffle divin qui inspira les Homère , les Eschyle ,
les Pindare.
Mais à côté des justes éloges de la vraie et ancienne philosophie
, les anciens nous ont laissé un tableau de cette science
funeste qui , au moyen d'un arrangement subtil de quelques
vains mots , enlève à la vertu ses appuis , au vice son frein , aux
états leur seule base solide , et à l'univers entier son créateur et
(6) Cic. Tuscul . V. etc. , etc.
(7) Sen. ep. 16. ep . 90 , etc.
20
(8) Clem . Alex. ad Tryph. Lact. Instit . lib . V. сар . 1. Hieron. de
Doctr. Christ, lib, II . Aug. de Civit . lib. XI. cap . 14 , etc.
D d 2
420
MERCURE DE FRANCE ;
son conservateur ! Ce n'est pas Tertullien qui a le premier
attaqué ces sophistes qui tiennent « boutique de sagesse , » et
qui, « pour un vil intérêt , sont prêts à tout prouver et à tout
» réfuter (9). » Ce n'est pas saint Jérôme qui a le premier
peint un faux philosophe comme « un animal orgueilleux ,
» avide des applaudissemens de la multitude ( 10). » Ce n'est
pas chez les seuls pères d'Eglise ( 11 ) que l'on trouve des lamentations
sur cette métaphysique subtile et obscure qui veut
tout ébranler , tout embrouiller, et qui , très- occupée de bagatelles
, néglige les connoissances les plus salutaires et les
plus sublimes.
YIAS
Non ! C'est déjà dans le siècle de la philosophie naissante
qu'un Pythagore s'écria : « Qu'elle est vaine , cette philo-
>> sophie qui par tous ses discours ne calme aucune de nos
>> passions ! C'est un remède qui ne guérit aucune maladie. » ( 12 )
Plainte trop souvent répétée , regrets inutiles ! Ecoutons
Sénèque et Dion , qui étoient eux-mêmes philosophes. « Les
>> professeurs de philosophie , après avoir changé la plus noble
» des sciences en un métier vénal , enseignèrent plutôt l'art
» de disputer que l'art de bien vivre , cherchèrent plus à faire
>> briller leur esprit qu'à propager la vérité , se plurent à inven-
>> ter des artifices de rhétorique et descendirent même à de
» minutieuses recherches de grammaire. » ( 13) Ces professeurs
firent le contraire de ce que Pythagore avoit fait ; il repoussa le
titre de sophos ou sage , comme appartenant à Dieu seul et
s'appela philo-sophe , c'est-à-dire qui aime , qui recherche
la sagesse ; eux au contraire se qualifièrent de sophistes , c'està-
dire , docteurs en sagesse. ( 14)
« Un sophiste , dit Cicéron , est un homme qui enseigne la
» philosophie par ostentation ou par intérêt. » — « Et quel
(9) Tert. de anim, cap 3 .
(10 ) Hieron. ep . ad Iul. "
( 11 ) Clem . Alex. V. strom. Greg. Naziaz . orat . I. de théol . Euseb.
præp . evang . lib . I. cap . 15. Lact. de irâ Dei ,, cap . 19 .
(12) Pythag. ap. Stob. serm . So. Plut, de puer . educ.
(13) Plat. in Gorg . Arist. de soph . elench . Sen. epist . 88 , 108 , etc.
'Dion . Chrysost. de schemate phi os . , etc.
(14) Voycz , sur ce mot , Vossius , de rhet . nat . p. 5 , 9-
MAI 1806. 421
» 'cst aujourd'hui le philosophe , dit-il , dans un autre endroit ,
» qui ne considère sa science plutôt comme un moyen de
>> briller que comme une règle pour sa propre vie ? » ( 15) Un
siècle avant Cicéron , le sénat avoit chassé de Rome indistinctement
tous ces faux sages sous le nom de philosophes et de
rhéteurs. ( 16 ) Mais la résistance d'un Caton ne put retarder ,
que de quelques années le triomphe des systèmes philosophiques
dont la Grèce fournissoit de si nombreux apôtres , et
qui trouvoient des intelligences dans les ames corrompues et
efféminées des grands et des riches citoyens de Rome.
. Ce qui en même temps corrompoit la philosophie et la
rendoit plus populaire , c'étoit principalement l'application
que les sophistes en faisoient à l'éloquence judiciaire . L'art
de faire des phrases devint indispensable dans des villes ,
comme Rome et Athènes , où régnoient au dernier point la
fourbe , l'intrigue et l'injustice , favorisées par la multiplicité
des lois et par la forme populaire des tribunaux. Déjà du temps
d'Aristophane , les sophistes enseignoient l'art de rendre les
mauvaises causes bonnes; ( 17 ) dans la fameuse comédie des
Nuées , un bourgeois d'Athènes ne veut étudier la philosophie
que pour apprendre comment éluder le paiement de ses dettes.
La scène dans laquelle Aristophane représente l'Injustice prouvant
dans un beau discours sa supériorité sur la Justice, et à
force de sophismes fermant la bouche à celle- ci ; cette scène
si bizarre et si spirituelle , a été réalisée à Athènes même , par
le sophiste Thrasymaque , qui se déclara publiquement défenseur
de l'injustice , et qui se rendit pourtant justice à luimême
, en se pendant. ( 18)
La philosophie d'Epicure et d'Aristippe trouva nécessairement
des sectateurs intéressés parmi tous ces avocats qui ,
pour parler avec Sénèque ,
Lonoient au plus offrant leur verbeuse colère ( 19) .
( 15 ) Cie. Acad . quest . lib. III . cap. 66. Tuscul . lib . II . cap . 9 .
( 16) Le décret est rapporté par Svétone , lib. de clar. rhet. cap. 1.
(17) Aristoph. in Nub. v. 112. v . 411. , etc. , etc ..
(18) Max. Tyr. diss . 7. Juv. sat . VII. v, 201 .
( 19) Herc. Fur . v. 175. « Iras et verba locat. »
3
423 MERCURE
DE FRANCE
,
6· Les satires d'Horáce et de Perse nous prouvent assez que la´
noblesse romaine , sous les Césars , avançoit d'un pas égal dans
la corruption de ses moeurs et dans son engouement pour la
philosophie grecque. Sextius , qui vouloit rappeler son siècle
dépravé à l'austere philosophie d'un Pythagore , ne trouva
que peu de sectateurs et aucun successeur. ( 20)
Enfin la philosophie devint le hochet des femmes. « Plusieurs
dames , dit Lucien , regardent aujourd'hui l'étude
» de la philosophie et de la poésie comme un nouveau moyen
» de coquetterie........ Pendant leur toilette , elles prêtent
» l'oreille aux leçons que leur donne un professeur de philo-
» sophie...... Il arrive qu'elles interrompent ce cours de mo-
» rale pour répondre aux billets doux qu'une esclave leur
» apporte...... » Nous regrettons de ne pas pouvoir citer tout
ce que Lucien raconte du philosophe Thesmopolis , attaché
au service d'une dame très- coquette et très- riche , qui , en
allant à la campagne , fit mettre sur la même voiture son nain ,
son philosophe et sa chienne favorite. Rien de plus drôle que
de voir la chienne jouant avec la vénérable barbe du philosophie
; mais celui-ci disoit : « Madame ne devoit pas s'en
» facher , puisque la petite bête avoit l'attention de né jamais
» troubler par le moindre aboiement ses discours sur la
» vertu . » ( 21 )
Voilà jusqu'où étoient descendus les successeurs de ce fier
Zenon qui refusa les présens des rois. Seroit- ce peut-être le
Sort naturel des sciences de s'avilir en se répandant ? Disons
plutôt que la philosophie avoit perdu sa dignité du moment
qu'elle oublia son origine céleste et son but religieux.
;
Cette philosophie que les vrais sages , les législateurs , les
hommes d'état , les poètes détestoient d'une voix unanime
portoit en Grèce et à Rome les mêmes caractères qu'elle a
(20 ) Sen. nat . quest . lib. VII. сәр . 32.
1
"
( 1 ) ncie de mercede cond. J'aurois pu citer une foule de traits non
moins ridicules , que le même auteur a con -ignés dans son Hermotime,
dans son Banquet , dins les Ressuscites , etc. Voyez aussi Aulugelle,
noct . attic. IX. , cap. 2. et sur le mot arétalogos ou discoureur de vérta.
Casaub. ad Suet . in Aug. cap. 74.
MAI 1806. 423
portés en France , pendant le dix-huitième siècle. Les mêmes
causes ont concouru à produire les mêmes erreurs. Aristippe ,
esprit léger et caustique , trouvoit insipide toute étude sérieuse ,
et ridiculisoit toute morale systématique ; Epicure, esprit paresseux
et matériel , ne pouvoit rien concevoir de ce qui ne tomboit
point sous les sens , et voyoit , dans de petites recherches
d'histoire naturelle , le ncc plus ultrà de la science . Aristippe
et Epicure n'ont pas eux-mêmes fondé de secte ( 22) ;
mais les germes du matérialisme qu'ils avoient prodigué dans
leurs écrits , ne fructifièrent que trop dans un sol que la
corruption et le luxe avoient préparé à les recevoir. La secte
épicurienne , sans compter un seul grand écrivain , compta
des milliers de sectateurs , et survécut à toutes les autres sectes.
Rien de plus naturel. Leur métaphysique consistoit à nier
tous les principes abstraits ; leur morale prêchoit l'oisiveté et
l'indifférence ; le but de tout leur systême étoit de s'amuser ;
l'énergie du crime et celle de la vertu leur étoient également
inconnues : une semblable secte devoit réussir dans les siècles
des Néron et des Héliogabale.
1. Aussi les deux premiers siècles de l'empire romain offrirent
aux sophistes une ample moisson , sinon de gloire , du moins
d'argent. Souvent les grands , par ostentation , les pensionnoient.
Plus souvent , ils voyageoient de ville en ville , pour
vendre de la philosophie ( 23) .
Ceux d'entr'eux qui ne possédoient pas des talens oratoires ,
étoient réduits à haranguer, dans les rues , la populace qui s'en
amusoit comme d'une sorte de tabarins.
« Comment , s'écrient Horace et Plutarque , le sage stoïcien-
» se dit le scul souverain , et les petits polissons le tirent
» par sa barbe ; il est le seul riche au monde , et pourtant il
» demande l'aumône ! Donnez-- lui quelques sous , et il vous
» résoudra aussitôt un problême (24). ».
(22) Sen. epist . 69. Laert. lib . X.
(23) Strab. géograph. lib . XIV . p . 464. de l'édition de Casaubon.
Sen. ep . 108 , etc.
(24) Plut. cont. ' stoicos. Horat. serm, lib . I. sat . 3. epist . lib . I.
ep. 1 .
4
424 MERCURE DE FRANCE ,
-
((
4
Mais , un sophiste possédoit-il le talent de bien tourner une
phrase , aussitôt la plus brillante jeunesse venoit en foule
S'asseoir sur les bancs de son école. Ce modeste nom désignoit
une espèce d'Athénée , ou boutique de science et de philosophic.
La Grèce , l'Asie - Mineure , l'Italie , la Gaule et l'Espagne
en étoient remplies. «< Partout , dit Maxime , retentis-
>> soit le bruit des combats philosophiques ; partout on
>> entendoit siffler sophiste contre sophiste ; tout étoit plein
» de paroles et vuide de vertus ( 25). » Ces écoles devinrent le
rendez vous , et même le domicile de tous les oisifs de la
ville (26) : «< Vrais piliers de ces salons littéraires , les badauds
» négligeoient leurs parens , leurs devoirs et leur état , pour
>> apprendre l'art d'arranger un syllogisme , ou d'exposer une
>> hypothèse (27 ). » Le professeur, bien éloigné de penser avec
les anciens sages « que la vraie philosophie redoute et dédaigne
» l'approbation de la multitude ( 28) , » évaluoit son propre
mérite sur le nombre des oisifs qui l'écoutoient , et qui admiroient
moins encore ses discours miellés que la coupe toutà-
fait philosophique de son habit , de ses cheveux et de sa
barbe (29). Dans ces ateliers de philosophic , comme Cicéron
les appelle , « il régnoit un bruit semblable à celui des théâtres ;
» le professeur , sans rougir , sollicitoit les acclamations ; sou-
» vent les mains qui l'applaudissoient , sembloient menacer
» son visage , et on les voyoit souvent se grouper au-dessus
» de sa tête (30). »
*
་
Dans ce tableau , cent fois retracé par Sénèque , Dion et
autres , nous reconnoissons aisément l'image de tous les faux
philosophes de tous les siècles : ce sont les mêmes motifs bas
et ignobles , les mêmes vues étroites et personnelles , le même
système de menées et d'intrigues ; le style même des faux
(25) Max. Tyr. diss . 16.
(26) Sen. ep. 103. Iuv. Mart. et Pers. en plusieurs endroits .
(27) Arrian. diss . lib . III . cap . 24.
(28) Id . lib . I. cap . 29. lib . II . cap . 17 ,
(29) Id . lib . III . cap . 23. lib . IV . cap. 8.
(30) Cic . de leg. lib . I. cap. 27. Sen. epist. 52. Dion Chrysostóme
passim .
MAI 1806 . 425
philosophes a été caractérisé par les anciens. « La dialectique
» avec ses discours minutieux et embrouillés est l'ennemie
» de la grande et franche éloquence (31 ) . Les dialecticiens
>> recherchent un style plutôt amusant que persuasif ; ils
>> aiment les comparaisons et les antithèses (32 ). Grands faiseurs
» de petites objections , odieux et obscurs interprètes de tout
» écrit , à force de vouloir paroître fins et modérés , ils tombent
» dans une niaiserie sans bornes ( 33 ) . En général , l'esprit de
>> la métaphysique est contraire à l'esprit de grandes choses.
» Un génie élevé , jeté dans ces recherches ténébreuses , s'y
>> trouve à l'étroit , se retrécit et s'affoiblit (34). »
Mais la funeste influence d'une fausse philosophie s'étendoit
sur des objets plus importans que l'éloquence et la poésie .
« Xercès avoit brûlé les temples , Epicure effaça la religion
» dans les coeurs mêmes , dit Cicéron. » Cet illustre consul
répète dans tous ses ouvrages que la religion publique fut
une des bases de la grandeur romaine. (35) Or , cette base
s'écroula sous les coups redoublés que lui porta l'incrédulité
philosophique « de là , dit Horace , le relâchement de
» tous les liens domestiques ; de là , la profanation du mariage ;
» de cette source , féconde en crimes , tous les maux se sont
» précipités sur la nation et sur l'état ; c'est par l'oubli des
>>> Dieux que l'Italie s'est attiré tant de calamités. » ( 36) Eh ,
qui pourroit douter que les sophistes , en obscurcissant par
leurs disputes toutes les notions morales , n'aient contribué
faire disparoître de l'empire romain la justice , sans laquelle
- l'art de gouverner n'est qu'un brigandage en grand (37 ) ; et
que , par leurs systèmes tour-à- tour trop relâchés ou trop
rigides , ils n'aient effacé jusqu'au souvenir de ces maximes
simples , pures et salutaires que plusieurs anciens philo-
(31 ) Cic . de Orat . lib . II . cap. 86 .
(32) Id . Orat. cap . 35.
(33) Aut. ad Herenn . lib. I. cap . 49 .
(34) Sen. ep . 48 et 49.
(35) Cic . de leg. lib . II. de nat . deor. lib. I. orat , de harusp . resp .
(36) Hor. lib . III . od . 5 .
(37) Aug. de civit. lib . IV.
426 MERCURE DE FRANCE ,
sophes et législateurs avoient consacrées et grayées dans les
coeurs ? L'habitude de tout mettre en discussion , ne pouvoit
que multiplier le nombre de ces beaux raisonneurs ,
incapables d'agir. Homines ignavá operá , philosophá
sententiá , comme disoit le vieux Pacuvius . Les témoignages
ne manquent pas pour prouver que très-souvent l'habit grossier,
la longue barbe et l'air sérieux d'un stoïcien ne servoient
de masque à une vie crapuleuse et aux vices les plus
infâmes. (38) Ecoutons un vrai philosophe :
1
« Quand est- ce , dit Plutarque (39), que les hommes vivront
» comme les bêtes les plus sauvages et les plus insociables ?
» Ce ne sera pas quand ils n'auront plus de lois ; mais quand
> ils n'auront plus ces grands principes qui sont le fondement
» et l'appui des lois ; ce sera quand on invitera l'homme à la
» volupté et qu'on niera la providence des Dieux. Ce sont ces
» hommes qui ont besoin de lois , ceux qui regardent ces véri-
» tès comine des fables , qui mettent leur bonheur dans leur
» ventre et dans les autres plaisirs grossiers. C'est pour ceux-là
- » qu'il faut des chaînes , des verges , des rois armés du glaive ,
» pour empêcher des hommes sans frein et sans Dieu de
» dévorer leurs semblables. Le bel oracle que nous a prononcé
» Métrodore , disciple d'Epicure , quand il nous a appris que
tout ce que l'esprit et la raison avoient jamais inventé de
» bien , se rapportoit essentiellement au corps et à ses plaisirs!
» Les bêtes brutes qui n'ont de voix et de cri que pour assouvir
» leur ventré et leurs desirs brutaux , expriment - elles d'autres
» sentimens , quand on les entend hennir ou mugir ? »
La philosophie moderne veut -elle recouvrer l'estime
publique ? Veut -elle expier les crimes qu'elle a fait commettre
? Veut-elle se mettre en harmonié avec les moeurs et la
religion ? Qu'elle retourne d'abord aux principes établis par
les plus grands philosophes de l'antiquité . Persuadés des imperfections
inhérentes à toute philosophie purement humaine ,
(38) Voyez , entr'autre , Dion Chrysostome , dans le discours qu'i
prononça à Alexandrie. uv. sat . III , ete.
(39) Plut. adv. Colǝt.
MAI 1806 .
427
-
ses sages ont cherché à donner à leur morale une sorte de sanction
divine. Lorsque les stoïciens , après Zenon , disoient que
le but de toute la vraie philosophie étoit de « vivre conformé-
» ment à la nature , » ils entendoient par le mot nature , un
étre intelligent , éternel , qui embrasse , remplit et conserve
l'univers , c'est-à- dire , comme Saint- Clément d'Alexandrie l'a
observé , « qu'ils désignoient Dieu sous le nom de la nature ou
» de l'Etre par excellence . » (40) Ainsi , les stoïciens les plus
purs ont pu dire : « Quel est le but de notre philosophie ?
» C'est de suivre Dieu . << Et qu'est-ce que de suivre Dieu ?
» C'est soumettre notre intelligence à l'intelligence qui gou-
>> verne l'univers. » (41 ) « Je ne veux, dit encore Epictète , que
» ce que Dieu veut. Qu'il me conduise comme il lui plaira ;
» qu'il me place où il voudra ; j'obéirai à ses ordres en le
>> louant devant les hommes. » (42) « Obéir à Dieu , dit Sénèque,
» c'est la vraie liberté , c'est la vraie grandeur d'ame. » (43)
Quelques stoïciens ont établi comme but de leur philosophie
cette maxime « Il faut vivre conformément à notre propre
» essence. » Et qu'est-ce que notre être , notre ame , selon les
stoïciens ? « Une étincelle de la Divinité , un esprit céleste , Dieu
» dans nous. Etre en harmonie avec son ame , c'est donc être
>> en harmonie avec Dieu. » (44 ) Pythagore , Platon , Socrate
ont parlé dans le même sens : tous ces vrais sages ont cherché
à donner à leur philosophie un but non-seulement moral ,
mais religieux. Par but ( finis ) ils entendoient le dernier principe
d'où tout découle , et qui lui - même ne découle de rien.
« Sans butfixe , disent les plus estimés d'entr'eux , toute phi-
» losophie est non-seulement inutile , mais nuisible. »
༥
༥
$
MALTE - BRUN.
(40 ) B. Clem . Alex.Strom . lib. II . Cic. de nat . Deor. Sen, de benef.
lib. IV. cap. 7. quæst . nat. lib. II . cap. 45. Lact. inst . lib. II. cap. 7.
(41) Arr. diss. Epict. lib. I. cap . 20. lib . II. cap. 2.
(42) Ibid. lib. II. cap. 16. lib. III. cap. 7.
(43) Sen. de vitâ beatâ , cap . 15. epist. 107.
(44) Diog. in Jen. Cic. somn. scip. Sen. de beatà vitâ, cap. 32. epist.
31. 41. 82. Arr. diss . Epict. lib. I. cap. 14.
428 MERCURE DE FRANCE ;
VARIÉTÉ S.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES.
CETTE semaine a été entièrement stérile en nouveautés
dramatiques et littéraires , à moins qu'on ne veuille donner
ce nom aux mélodrames des boulevarts et à un nouveau
roman de M. Ducray-Duminil , intitulé : Jules , ou le Toit
paternel (1).
- Nous avons annoncé dans le dernier numéro du Mercure
que la nouvelle pièce de M. Picard , intitulée : Un Jeu de la
Fortune, ou les Marionnettes , avoit eté représentée à S. Cloud
le 22 de ce mois. S. M. I. a daigné faire écrire , par un de
MM. les préfets du palais , à l'auteur, pour lui témoigner
qu'elle a été satisfaite de son nouvel ouvrage. S. M. a ajouté à
cette marque de bienveillance l'envoi d'une boîte d'or, ornée
de son chiffre , avec une somme de six mille francs . S. M. ,
également satisfaite de la manière dont Vigny a joué le rôle
de Mathurin , dans la même pièce , a fait aussi remettre à cet
acteur une somme de trois mille francs.
-
- Dans l'audience de dimanche dernier, 25 mai , à Saint-
Cloud , M. Marcel , directeur-général de l'imprimerie impériale
, et membre de la Légion d'Honneur , présenté par
S. Exc. le grand-juge ministre de la justice , a eu l'honneur
d'offrir à 8. M. I. et R. un exemplaire de l'édition originale ,
et seule officielle , du Code de Procédure civile , imprimé
format in-4° sur peau de vélin, et magnifiquement relié en
velours blanc , et orné de broderies en or, représentant les
armes de l'Empire.
Samedi dernier, il y a eu nne séance publique au Musée
des Aveugles , de la rue Sainte- Avoie , c'est la première qui ait
eu lieu depuis le départ de M. Haüy pour la Russie , où il va
fonder une école pareille à celle qu'il a établie en France.
M. Heïlman , son élève et son successeur, a ouvert la séance
par l'éloge de son maître. Le prince de Bavière , qui honoroit
cet exercice de sa présence , écrivit cette phrase : Vive
l'Empereur. M. Heilman la trancrivit sur un papier calqué ,
dont les lettres en relief ont permis à une femme aveugle de
la lire avec ses doigts et ensuite de la prononcer tout haut , et
(1) Quatre vol . in- 12 , fig . Prix : 8 fr. , et 11 fr. par la poste .
A Paris, chez Dentu , libraire ; et chez le Normant.
MAI 1806.
429
de la faire répéter en coeur à toute la salle. Le syllabaire , la lecture
, le calcul , la géographie , l'imprimerie des aveugles ont
été tour-à-tour exposés à la curiosité publique , et ont obtenu
des applaudissemens mérités. S. A. R. a daigné témoigner sa
satisfaction à M. Heilman , qui reste définitivement chargé de
tout ce qui regarde l'admission des sujets dans cet établissement
confié à ses soins.
- M. Millin , membre de l'Institut , etc. , professeur d'archæologie
, a commencé , le jeudi 29 mai 1806 , un Cours
public et gratuit d'Antiquités. Il traitera de l'Histoire des Arts
chez les différens peuples de l'antiquité , d'après les monumens
dont il exposera les originaux , les empreintes ou les
gravures. Ce Cours aura lieu les mardi , jeudi et samedi de
chaque semaine , à deux heures précises , dans la salle au fond
de la grande cour de la Bibliothèque impériale , rue de la
Loi.
-M. de Lamarck , membre de l'Institut et de la Légion
d'honneur , professeur au Muséum d'histoire naturelle , commencera
le mardi 3 juin un Cours de Zoologie ,
relatif aux
animaux sans vertèbres . Comme les objets dont il traitera
sont extrêmement nombreux , il insistera particulièrement sur
les rapports entre ces objets , sur leur distribution la plus conforme
à ces rapports , sur le perfectionnement gradué de l'organisation
des animaux , considéré dans ceux qui composent
les diverses classes des invertébrés ; en un mot , sur la philosophie
de cette partie . de l'histoire de la nature . Ce cours
aura lieu les mardi , jeudi et samedi de chaque semaine , à
midi , dans la galerie supérieure du Muséum d histoire naturelle.
MODES du 25 mai.
Les chapeaux de paille jaune sont presque tous ornés d'un ruban blanc
fort large. Les bouts des rubans ne s'éfilent plus . Au lieu d'entailler la
paille blanche , pour y introduire du ruban , on la décond tout -à - fait par
bandes , et on l'applique sur un fond de tafietas. Dans quelques magasins
on fait usage de parquets en sparterie . On voit sur le bord de quelques
capotes de perkale , un tulle dentelé ; sur le bord de quelques autres , un
demi-voile ; mais communément elles sont sans garniture et sans accessoire.
Il n'est pas rare que des pointes de lilas ou de muguet surinontent
un bouquet de roses . Les roses à la mode sont des roses des quatre saisons ,
et non de grosses roses ; et le lilas est du lilas blanc. Outre ces fleurs ,
on porte des boules de neige , des renoncules , et , avec des épis couleur
paille , des coquelicots et des bleuets.
NOUVELLES POLITIQUES.
Berlin , 17 mai.
La réponse que M. le major de Bronikowky , aide- decamp
du roi , a rapportée du quartier-général suédois , le
426 MERCURE DE FRANCE ,
2
sophes et législateurs avoient consacrées et gravées dans les
coeurs ? L'habitude de tout mettre en discussion , ne . pouvoit
que multiplier le nombre de ces beaux raisonneurs ,
incapables d'agir. Homines ignavá operá philosophá
sententiá , comme disoit le vieux Pacuvius. Les témoignages
ne manquent pas pour prouver que très- souvent l'habit grossier
, la longue barbe et l'air sérieux d'un stoïcien ne servoient
de masque à une vie crapuleuse et aux vices les plus
infâmes. (38) Ecoutons un vrai philosophe :
« Quand est- ce , dit Plutarque (39), que les hommes vivront
» comme les bêtes les plus sauvages et les plus insociables ?
» Ce ne sera pas quand ils n'auront plus de lois ; mais quand
> ils n'auront plus ces grands principes qui sont le fondement
» et l'appui des lois ; ce sera quand on invitera l'homme à la
» volupté et qu'on niera la providence des Dieux. Ce sont ces
hommes qui ont besoin de lois , ceux qui regardent ces véri-
» tès comine des fables , qui mettent leur bonheur dans leur
>> ventre et dans les autres plaisirs grossiers. C'est pour ceux-là
» qu'il faut des chaînes , des verges , des rois armés du glaive ,
» pour empêcher des hommes sans frein et sans Dieu de
» dévorer leurs semblables. Le bel oracle que nous a prononcé
» Métrodore , disciple d'Epicure , quand il nous a appris que
tout ce que l'esprit et la raison avoient jamais inventé de
» bien, serapportoit essentiellement au corps et à ses plaisirs!
» Les bêtes brutes qui n'ont de voix et de cri que pour assouvir
» leur ventré et leurs desirs brutaux , expriment -elles d'autres
» sentimens , quand on les entend hennir ou mugir ? »
La philosophie moderne veut- elle recouvrer l'estime
publique ? Veut-elle expier les crimes qu'elle a fait commettre
? Veut- elle se mettre en harmonié avec les moeurs et la
religion ? Qu'elle retourne d'abord aux principes établis par
les plus grands philosophes de l'antiquité. Persuadés des imperfections
inhérentes à toute philosophie purement humaine ,
(38) Voyez , entr'autre , Dion Chrysostome , dans le discours qu'il
prononça à Alexandrie , uv, sat . III , ete.
(39) Plut. adv. Colst.
MAI 1806.
427
-
"
un
ses sages ont cherché à donner à leur morale une sorte de sanction
divine. Lorsque les stoïciens , après Zenon , disoient que
le but de toute la vraie philosophie étoit de « vivre conformé
» ment à la nature , » ils entendoient le mot nature
par
étre intelligent , éternel , qui embrasse , remplit et conserve
l'univers , c'est-à- dire , comme Saint- Clément d'Alexandrie l'a
observé , « qu'ils désignoient Dieu sous le nom de la nature ou
» de l'Etre par excellence. » (40 ) Ainsi , les stoïciens les plus
purs ont pu dire : « Quel est le but de notre philosophie ?
>> C'est de suivre Dieu . « Et qu'est- ce que de suivre Dieu ?
» C'est soumettre notre intelligence à l'intelligence qui gou-
>> verne l'univers. » (41 ) « Je ne veux , dit encore Epictète , que
» ce que Dieu veut. Qu'il me conduise comme il lui plaira ;
» qu'il me place où il voudra ; j'obéirai à ses ordres en le
>> louant devant les hommes. » (42 )« Obéir à Dieu, dit Sénèque,
>> c'est la vraie liberté , c'est la vraie grandeur d'ame. » ( 43)
Quelques stoïciens ont établi comme but de leur philosophie
celte maxime : « Il faut vivre conformément à notre propre
» essence. » Et qu'est- ce que notre être , notre ame , selon les
stoïciens ? « Une étincelle de la Divinité, un esprit céleste , Dieu
» dans nous. Etre en harmonie avec son ame , c'est donc être
>> en harmonie avec Dieu. » (44) Pythagore , Platon , Socrate
ont parlé dans le même sens : tous ces vrais sages ont cherché
à donner à leur philosophie un but non-seulement moral
mais religieux. Par but (finis ) ils entendoient le dernier principe
d'où tout découle , et qui lui - même ne découle de rien.
« Sans butfixe , disent les plus estimés d'entr'eux , toute phi-
» losophie est non-seulement inutile , mais nuisible. »
MALTE- BRUN.
(40) B. Clem. Alex. Strom . lib. II. Cic. de nat. Deor. Sen, de benef.
lib. IV. cap. 7. quæst . nat. lib. II. cap. 45. Lact. inst . lib. II. cap. 7 .
(41) Arr. diss. Epict. lib. I. cap. 20. lib. II . cap.2.
(42) Ibid. lib. II. cap . 16. lib . III. cap . 7.
· (43 ) Sen. de vitâ beatâ , cap . 15. epist. 107 .
(44) Diog. in Jen. Cic. somn. scip . Sen. de beatà vitâ , cap. 32. epist .
31. 41. 82. Arr. diss. Epict. lib . I. cap. 14.
428 MERCURE DE FRANCE ;
VARIÉTÉ S.
LITTÉRATURE SCIENCES , ARTS , SPECTACLES .
CETTE semaine a été entièrement stérile en nouveautés
dramatiques et littéraires , à moins qu'on ne veuille donner
ce nom aux mélodrames des boulevarts et à un nouveau
roman de M. Ducray-Duminil , intitulé : Jules , ou le Toit
paternel (1).
-
Nous avons annoncé dans le dernier numéro du Mercure
que la nouvelle pièce de M. Picard , intitulée : Un Jeu de la
Fortune, ou les Marionnettes, avoit eté représentée à S. Cloud
le 22 de ce mois. S. M. I. a daigné faire écrire , par un de
MM. les préfets du palais , à l'auteur, pour lui témoigner
qu'elle a été satisfaite de son nouvel ouvrage. S. M. a ajouté à
cette marque. de bienveillance l'envoi d'une boîte d'or, ornée
de son chiffre , avec une somme de six mille francs . S. M. ,
également satisfaite de la manière dont Vigny a joué le rôle
de Mathurin , dans la même pièce , a fait aussi remettre à cet
acteur une somme de trois mille francs.
- Dans l'audience de dimanche dernier, 25 mai , à Saint-
Cloud , M. Marcel , directeur-général de l'imprimerie impériale
, et membre de la Légion d'Honneur , présenté par
S. Exc. le grand-juge ministre de la justice , a eu l'honneur
d'offrir à 8. M. I. et R. un exemplaire de l'édition originale ,
et seule officielle , du Code de Procédure civile , imprimé
format in-4° sur peau de vélin , et magnifiquement relié en
velours blanc , et orné de broderies en or, représentant les
armes de l'Empire.
Samedi dernier, il y a eu nne séance publique au Musée
des Aveugles , de la rue Sainte-Avoie , c'est la première qui ait
eu lieu depuis le départ de M. Haüy pour la Russie , où il va
fonder une école pareille à celle qu'il a établie en France.
M. Heilman , son élève et son successeur, a ouvert la séance
par l'éloge de son maître. Le prince de Bavière , qui honoroit
cet exercice de sa présence , écrivit cette phrase : Vive
l'Empereur. M. Heilman la trancrivit sur un papier calqué ,
dont les lettres en relief ont permis à une femme aveugle de
la lire avec ses doigts et ensuite de la prononcer tout haut , et
(1 ) Quatre vol . in- 12 , fig . Prix : 8 fr. , et 11 fr. par la poste .
A Paris, chez Dents , libraire; et chez le Normant.
MAI 1806.
429
de la faire répéter en coeur à toute la salle . Le syllabaire , la lecture
, le calcul , la géographie , l'imprimerie des aveugles ont
été tour-à-tour exposés à la curiosité publique , et ont obtenu
des applaudissemens mérités. S. A. R. a daigné témoigner sa
satisfaction à M. Heilman , qui reste définitivement chargé de
tout ce qui regarde l'admission des sujets dans cet établissement
confié à ses soins.
-
M. Millin , membre de l'Institut , etc. , professeur d'archæologie
, a commencé , le jeudi 29 mai 1806 , un Cours
public et gratuit d'Antiquités. Il traitera de l'Histoire des Arts
chez les différens peuples de l'antiquité , d'après les monumens
dont il exposera les originaux , les empreintes ou les
gravures. Ce Cours aura lieu les mardi , jeudi et samedi de
chaque semaine , à deux heures précises , dans la salle au fond
de la grande cour de la Bibliothèque impériale , rue de la
Loi.
-M. de Lamarck , membre de l'Institut et de la Légion
d'honneur , professeur au Muséum d'histoire naturelle , commencera
le mardi 3 juin un Cours de Zoologie , relatif aux
animaux sans vertèbres . Comme les objets dont il traitera
sont extrêmement nombreux , il insistera particulièrement sur
les
rapports entre ces objets , sur leur distribution la plus conforme
à ces rapports , sur le perfectionnement gradué de l'organisation
des animaux , considéré dans ceux qui composent
les diverses classes des invertébrés ; en un mot , sur la philosophie
de cette partie de l'histoire de la nature . Ce cours
aura lieu les mardi , jeudi et samedi de chaque semaine , à
midi , dans la galerie supérieure du Muséum d histoire naturelle.
MODES du 25 mai.
un
Les chapeaux de paille jaune sont presque tous ornés d'un ruban blanc
fort large. Les bouts des rubans ne s'éfilent plus . Au lieu d'entailler la
paille blanche , pour y introduire du ruban , on la décond tout -à - fait par
bandes , et on l'applique sur un fond de taffetas. Dans quelques magasins
on fait usage de parquets en sparterie . On voit sur le bord de quelques
capotes de perkale , un tulle dentelé ; sur le bord de quelques autres ,
demi-voile ; mais communément elles sont sans garniture et sans accessoire.
Il n'est pas rare que des pointes de lilas ou de muguet sur content
un bouquet de roses. Les roses à la mode sont des roses des quatre saisons ,
et non de grosses roses ; et le lilas est du lilas blanc. Outre ces fleurs ,
on porte des boules de neige , des renoncules , et , avec des épis couleur
paille , des coquelicots et des bleuets .
NOUVELLES POLITIQUES.
Berlin , 17 mai.
La réponse que M. le major de Bronikowky , aide- decamp
du roi , a rapportée du quartier-général suédois , le
430 MERCURE DE FRANCE ,
14 de ce mois , ne donne aucune espérance de voir la paix se
rétablir entre les deux Etats.
Notre garnison vient de recevoir ordre à l'instant de se tenir
prête à marcher à tout moment , et on rassemble déjà les
canons sur les différentes places de la ville. (Abeille du Nord).
Naples , 18 mai.
Une escadre anglaise , croisant devant Naples , a essayé
d'enlever les îles de Procida et d'Ischia . La tentative du commandant
anglais a été inutile. Il a complettement échoué dans
son expédition .
PARIS .
Dans un conseil d'administration de la guerre , tenu mardi
dernier , S. M. a reconnu avec peine qu'il existoit beaucoup
d'inexactitude dans les Etats envoyés par les ordonnateurs au
ministre , pour établir la dépense du chauffage et éclairage
des corps-de-garde pendant les sept premiers mois de
l'exercice an 14 et 1806. Elle a prescrit une sévère vérification.
Les ordonnateurs ou commissaires des guerres qui auroient
passé en compte plus de corps-de-garde qu'il n'en
existoit effectivement , ou porté des corps- de-garde d'une
classe inférieure à une classe supérieure , seront responsables
du surcroît de dépense occasionné par leur négligence au trésor
-public.
S. M. a également reconnu dans les Etats de revue justificatifs
de la dépense d'indemnité de logement , que cette indemnité
a été accordée à des officiers à qui elle n'étoit pas due.
La police a arrêté des mendians porteurs de feuilles de route
délivrées par les commissaires des guerres. De tels abus augmentent
considérablement la dépense des transports et convois
militaires.
S. M. a remarqué dans les etats qui établissent la dépense
des lits militaires , qu'on a porté dans beaucoup d'endroits ,
ou un plus grand nombre de lits qu'il n'en existoit en effet
ou des lits hors de service , comme étant en bon état. Ainsi le
trésor public a été induit à payer , à raison de 18 fr. par an ,
des lits qui n'existent pas , ou qui sont tellement mauvais
qu'ils ne peuvent entrer dans le service. Les commissaires des
guerres qui ont signé ces états , avoient des moyens faciles de
vérification : les ordonnances et les marchés ont tout prévu :
la qualité des matelats peut être vérifiée par leur poids , qui
est réglé , les lits doivent être comptés , etc. C'est ainsi que
cette dépense est devenue très -considérable , par la négligence
de ceux qui sont institués pour réprimer les abus. Une prompte
vérification a été ordonnée.
MAI 1806. 43D
S. M. étant dans l'intention de se faire rendre compte de
tous les détails de l'administration de la guerre , elle connoîtra
łe zèle des commissaires , des ordonnateurs , et inspecteurs aux
revues , à l'exactitude qu'ils apporteront à veiller à tous les
services et à assurer l'exécution des lois et des réglemens .
L'intention de S. M. étant que les réquisitions faites dans
les départemens du Rhin et dans celui de la Sarre , à l'époque
du passage de la Grande-Armée , soient promptement et entiérement
acquittées , elle a ordonné que des auditeurs fussent
envoyés dans ces départemens , pour recueillir les plaintes.
Elle a vu avec mécontentement que la compagnie Mayer
Marx, qui étoit chargée des fourrages dans cet arrondissement
, et qui a reçu le double du montant de ce service n'ait
pas payé les réquisitions qu'elle a faites.
A ces conseils d'administration que S. M. a ténus fréquemment
depuis son retour , elle a fait appeler non- seulement les
ministres et les conseillers d'état , mais même les chefs des divisions
des ministères. Elle recompensera ceux de ces chefs de
division qui montreront un zèle actif pour le bien et l'écono→
mie de service ; mais elle n'accordera point sa confiance à ceux
qui , ne sentant pas les véritables devoirs et la sorte de dignité
de leurs fonctions , se contentent de compter des pièces et
d'additionner des états , sans chercher par la comparaison des
diverses parties du service et des états antérieurs , si le service
justifié en apparence à été réellement fait . Dans un Empire
où l'armée est aussi considérable , il est très- important que
depuis les employés , jusqu'aux ordonnateurs et aux inspecteurs
aux revues, tous portent une attention suivie au travail dont
ils sont chargés , et à tout ce qui tend à régulariser l'admi →
nistration.
S. M., dans un précédent conseil d'administration de finan
ces , avoit remarqué que les différentes classes de rentiers viagers
n'étoient pas dans la proportion indiquée par le calcul
des probabilités , et que notamment le nombre des vieillards
l'excédoit de beaucoup . S. M. s'est fait remettre le nom des
pensionnaires, et sur une première enquête qui a eu pour
objet cinquante- sept individus , on en a trouvé vingt-un dont
les rentes se payoient toujours , quoiqu'ils fussent morts depuis
plusieurs années.
Les municipalités ne sauroient porter trop de surveillance
et d'attention dans la délivrance des certificats de vie ; elles
éviteroient ainsi des pertes multipliées à l'Etat. Les individus
qui , en se mettant à la place de pensionnaires qui n'existent
plus , volent le trésor public , seront sévèrement recherchés.
-Le général Molitor, commandant les troupes françaises
en Dalmatie , rend compte au vice- roi d'Italie , que le 29 avril
432 MERCURE DE FRANCE ,
un vaisseau et plusieurs bricks russes , commandés par l'amiral
Biely , se présentèrent dans la rade de l'isle de Lesina où
commandoit le capitaine Guyard , du 23° régiment de ligne ,
avee un demi- bataillon de ce régiment. 52.
er
Le 29 et le 30 , l'escadre russe fit feu de tous ses bâtimens ,
et dans la nuit du 1 ° . au 2 mai , elle opéra son débarque- →→
ment sous la protection d'une grêle de boulets et d'un grand
nombre de chaloupes armées. Le capitaine Guyard qui avait
eu le temps de faire ses dispositions , laissa avancer les 800
Russes jusqu'à l'église grecque de Sainte- Veneranda , où il
s'étoit retranché . Alors , à la tête de sa troupe , il tomba à la
bayonnette sur les Russes ( ils étoient 800 et les Français n'étoient
que 500 ) , les culbuta , les mena battant jusqu'à la mer,
leur tua 45 hommes , en blessa 60 et fit 186 prisonniers , dont
un capitaine , deux lieutenans et trois enseignes . Le lieutenant
de grenadiers Duchesne , le capitaine Hudoux , le grenadier
Charreau et le sergent des voltigeurs , Poislane , voyant que
les Russes songeoient à se rembarquer , se sont jetés dans une
chaloupe russe , en même- temps que l'ennemi , et s'en sont
emparés , ainsi que des soldats qui venoient d'y entrer.
Le général Molitor , qui étoit à Spalatro , avoit fait renforcer
la garnison des isles. Les Russes sont restés encore deux
jours à la rade de Lesina ; mais dans cet intervalle , des pièces
de canon étant arrivées du convoi de Venise ( car les isles
avoient été désarmées par les Autrichiens ) , on les fit tirer sur
l'ennemi , et le 7 mai les Russes levèrent l'ancre et disparurent.
Pendant ces jours d'action , une frégate russe , avec quelques
troupes de débarquement, se présenta à l'isle de Bra. Les ha
bitans sonnèrent le tocsin , prirent les armes et se joignirent
à la garnison française , et les Russes n'oserent débarquer, Les
habitans de la Dalmatie montrèrent beaucoup de zele , de
courage et le plus grand attachement.
L'Empereur a fait chef de bataillon le capitaine Guyard
et a nommé le grenadier Charreau membre de la Legion
d'honneur.
Le général Molitor s'est rendu dans l'isle de Lesina , et a
témoigné sa satisfaction aux soldats du bataillon .
Les convois d'artillerie étant arrivés , on a commencé à ar➡
mer les côtes et les isles .
M. Petiet , intendant- général de la grande armée , grandofficier
de la légion d'honneur , et nommé, par un décret
récent de S. M. , membre du sénat conservateur , est mort le
25 mai à minuit. Le lendemain , après avoir été présenté à
l'église des missions étrangères , son corps a été porté et déposé
au Panthéon avec les cérémonies et la pompe usitées.
(No. CCLV. )
DEP
( SAMEDI 7 JUIN 1806 )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
ÉPITRE
A M. DE SAINT - VICTOR ,
Sur son poëme du Voyage du Poète.
AIMABLE voyageur, dont la Muse facile
En naissant nous rappelle et Tibulle et Delille ,
O toi , dont les accens ont enchanté mon coeur,
Permets que je dépose aux pieds de leur auteur
Le tribut mérité de ma reconnoissance .
De tes accords divins j'ai senti l'influence :
Tes chants pleins de douceur m'ont appris à chanter,
Et déjà je te suis ; mais si j'ose tenter
D'être un jour ton rival , sois d'abord mon modèle :
Fais rejaillir sur moi quelque víve étincelle
De ce génie heureux , qui semble dans tes vers ,
Sans quitter l'Hélicon , parcourir l'univers .
Sur-tout enseigne-moi l'art brillant de décrire ;
Cet art embellit tout , et par lui tout respire :
Il colore la rose , agrandit les forêts ,
Rafraîchit les ruisseaux , parfume les bosquets ,
Fait croître la Liane , et dans l'air élancée ,
Nous la fait voir encor moliement ba'ancée ( 1 ) .
( 1) Voyez la description du désert dans le poëme de M. de Saint-Victor,
1.')
tiba
E e
434 MERCURE#7 DE FRANCE ;
Dans tes vers il captive et le coeur et l'esprit ,
Fait qu'on pleure avec toi , qu'avec toi l'on sourit ;
Qu'on redoute les mers et les vents et l'orage ,
Ou bien que l'on s'endort sous un riant bocage.
Soit qu'il excite enfin la joie ou la pitié ,
Partout cet art nous plaît , par ta Muse employé .
C'est encore par lui que ton heureux génie
Nous montre tour- à- tour la Grèce , l'Italie ,
Sur les restes brisés des tombeaux des Césars ,
Fait flotter de la croix les divins étendards ;
Fait succéder à Rome une Rome immortelle ,
Fait regretter l'ancienne , adorer la nouvelle ;
Et sachant tour-à- tour émouvoir , consoler,
Essuie en souriant les pleurs qu'il fait couler .
Combien j'en verse , hélas , quand ta voix gémissante
Soupire en vers touchans l'histoire attendrissante
Du brave la Peyrouse ! Inquiet , agité ,
Avec toi je le suis par les vents emporté ;
J'interroge les cieux , j'interroge la terre ,
Je le demande enfin à la nature entière ;
Et partout le nature , à mes cris superflus ,
Répond en gémissant : « La Peyrouse n'est plus ! »
Ah ! détournons les yeux de ces tristes images ;
Voguons vers d'autres bords , voguons vers ces rivages
Où ta Muse en passant , répandant quelques fleurs ,
De deux tendres amans nous redit les malheurs ,
Et nous transporte aux lieux qu'habita Virginie.
"Mais c'est dans le désert sur- tout que ton génie
M'étonne et m'attendrit : là , tu charmes mon coeur;
Traducteur éloquent d'un éloquent auteur,
Du chantre d'Atala le langage sublime
A passé dans tes vers ; et ce n'est qu'à la rime
Qu'on s'aperçoit enfin que tu parles pour lui .
Cette flatteuse erreur marque , dès aujourd'hui ,
Le haut rang qu'Apollon te destine au Parnasse :
Près de Châteaubriand , il a choisi ta place.
Là, tel qu'un rejeton par sa mère abrité ,
Tu seras désormais assis à son côté.
Admirant , imitant cette plume éloquente ,
Tu puiseras des vers dans sa prose touchante ,
Et diras , en goûtant un bien que tu lui dois ,
Qu'être heureux près de lui , c'est être heureux deux fois !
Quand, déjà couronné des lauriers de la Gloire ,
JUIN 1806.
235
Tu goûtes le bonheur au temple de Mémoire,
Et jouis des succès dus à ton Voyageur,
Dois-je te rappeler l'aimable précurseur
Qui dès-lors annonçoit un poète à la France ?
Il ne nous trompoit point ; et la douce Espérance, ( 1 )
Dans tes vers ranimée , ainsi que dans nos coeurs ,
Sembloit promettre encor de beaux jours aux neuf Soeurs.
Déjà depuis long-temps l'auteur de la Chartreuse,
Celui de l'Art d' Aimer, et la troupe joyeuse
Des Piron, des Favart , dormoient sur l'Hélicon ;
Le Dieu même des Ris , l'aimable Anacréon
N'avoit pu résister aux charmes léthargiques
Que répandoient partout nos vers philosophiques ,
Et préféroit encore un ennuyeux repos
A l'ennui bien plus grand d'écouter tant de sots. (2 )
Ce fut après dix ans de deuil et de silence ,
Que ta Muse un beau jour enfanta l'Espérance.
A la voix , à l'aspect de cette Déité ,
Chaque auteur endormi se réveille enchanté .
On la porte en triomphe au sommet du Parnasse
Apollon lui sourit , chaque Muse l'embrasse ;
L'une admire sa grace, et l'autre son esprit ;
De son nom et du tien l'Hélicon retentit.
Et les neuf Soeurs enfin , dans une douce ivresse ,
Attendent les trésors que promet ta Déesse.
Ils ont déjà paru ces trésors annoncés :
Apollon en jouit, tes voeux sont exaucés ;
Et ta voix, qui jadis célébroit l'Espérance ,
Chantera désormais la douce Jouissance .
Mais moi , dont rien encor n'annonce les talens ,
Qui n'ose qu'en tremblant hasarder quelques chants,
Je ne vis que d'espoir : c'est l'espoir que j'implore ; «
C'est lui dont le sourire embellit mon aurore.
Près de toi sur le Pinde il me montre un laurier ;
Peut-être qu'à ce Dieu j'ai tort de me fier;
Mais puisque l'homme enfin ne vit que de mensonges ,
Heureux encor celui qu'abusent d'heureux songes ,
Et qui , jusqu'au tombeau d'un vain espoir flatté,
(1 ) Nom du premier poëme de M. de Saint- Victor.
( 2 ) Lorsque l'Espérance parut , nous n'avions pas encore la Pitié, la
Printemps d'un Proscrit, la Gastronomie, etc.; et l'on voit bien que
ees vers ne peuvent s'appliquer aux auteurs de ces charm.ns ouvrages,
E e 2
436 MERCURE DE FRANCE ;
Rêve, même en mourant , son immortalité !
C'est ainsi que séduit par cette douce image ,
Un jour j'entreprendrai l'intéressant voyage
Que tu m'as conseillé : docile à tes leçons ,
Je prendrai l'Espérance et toi pour compagnons.
J'irai dans ses secrets surprendre la nature ;
D'après toi j'essaierai d'en tracer la peinture ;
Et , riche des trésors de ce vaste univers ,
J'irai mettre à tes pieds et ma lyre et mes vers !
t
ENIGM E.
DE tous temps nécessaire ,
Et sans être de prix,
J'ai l'heureux don de plaire
Aux femmes , aux maris .
A. O. M....Y.
A moins qu'il fût malade ,'
L'homme ne pourroit pas
M'avoir en promenade ,
Ni même à maint repas.
Mais la femme , au contraire,
Peut me porter partout ;
Et, pour une grand❜mère ,
Je suis du dernier goût .
Souvent je porte plume ,
De poil je suis couvert ,
Et quand on craint le rhume ,
C'est de moi qu'on se sert .
Quoique de mince taille ,
Je me vois élevé ;
Dans plus d'une bataille
On m'a souvent trouvé.
F. BONNET ( de l'Isle. )
LOGO GRIPHE.
LONG ,
Je cause souvent la frayeur ;
Bref
Je répands partout la fraîcheur.
CHARA D E.
DANS L'Empire Français on trouve mon premier ;
En touchant mon entier , prenez garde au dernier .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Eventail.
Celui du Logogriphe est Secrétaire , où l'on trouve étre .
Celui de la Charade est Pas-sage.
९
JUIN 1806. 437
REFLEXIONS ( 1 )
Sur le Système géologique exposé dans un Voyage
à l'Isle-de- Bourbon (2).
«TOUT notre globe , dit un voyageur qui a visité
.....
il y a peu d'années l'île volcanique et encore brû-
» lante de Bourbon , tout notre globe est couvert
» des traces de grandes révolutions volcaniques ; par-
» tout il a été ébranlé par les feux souterrains...
>> C'est aux entrailles mêmes de la terre et dans le
>> noyau brûlant de notre planète , qui n'est pas encore
» consolidée , qu'existent les ateliers de Vulcain , dont
» les volcans si nombreux sur notre globe sont les
>> soupiraux élaborateurs ..... » Telles sont les expressions
du voyageur. ( Tom. 2 , pag. 228 à 319. )
Quand on se livre à d'aussi grandes exagérations ,
on ouvre un champ vaste où l'imagination peut s'exercer
de la naissent les systèmes fondés uniquement
sur des illusions et sur des conjectures.
Des idées si fort éloignées de la réalité , ont conduit
le voyageur à adopter sur l'origine de la formation
de la terre et des planètes , un système rejeté depuis
long-temps par la saine astronomie , la physique et la
géologie.
(1 ) Note du rédacteur. Nous remercions , au nom de tous
les lecteurs du Mercure, le savant illustre qni nous a adressé
ces réflexions. Les fausses doctrines , successivement bannies de
toutes les parties de la littérature , se sont reployées vers les
sciences physiques , comme dans un asile impénétrable. Qui
peut mieux que M. Deluc les chasser de ce dernier réfuge , en
démontrant que la saine physique ne les repousse pas moins
que la morale et la politique ?
(2) Voyage dans les quatre principales îles des mers d'Afrique
, fait par ordre du gouvernement pendant les années 1801
et 1802 ; par J. B. G. M. Bory de Saint-Vincent. Paris , 1804.
3
438
MERCURE DE FRANCE ,
« Ces noyaux planétaires détachés du soleil par
» le choc d'une comète , continue-t-il dans le cha-
» pitre 22 du tom. 3 , étoient pénétrés d'une exces-
» sive chaleur . La terre , l'un de ces noyaux , après
» avoir long-temps parcouru sa carrière autour du
» soleil , en ne lui présentant qu'une surface aride
» et sans vapeurs , a passé assez près de quelque comète
>> revenant de son périhélie pour attirer à elle sa che-
» velure sinistre ; les matières gazéfiées qui formoient
>> cette atmosphère quelconque se précipitèrent au-
» tour du noyau terrestre à mesure que la chaleur
qui les tenoit en expansion diminua ; alors prenant
» la situation propre à sa pesanteur , chaque subs-
» tance occupa une place marquée . L'eau tenant en
» dissolution tant de principes divers , se forma , et ,
» par sa naissance , féconda le monde en l'envelop-
» pant de toutes parts...
>>
» L'eau refroidie dut causer des fissures à l'entour
>> du noyau terrestre dont le centre étoit encore en
» incandescence ; s'étant introduite par ces fissures
» avec les principes calcaires qui s'étoient formés dans
» son sein , elle facilita une grande fusion , augmenta
» l'incendie souterrain , produisit des secousses con-
» vulsives en se dilatant , et détermina des explo-
» sions à l'aide desquelles ce que nous nommons les
» monts primitifs élevèrent leurs sommités au- dessus
» des mers.....
>> Pourquoi les granits ne seroient - ils des pas mor-
>> ceaux de ce noyau échappé du soleil ou d'une
» comète , sur lequel les animaux marins ont bâti les
>> monts secondaires ? Et les plaines qui paroissent
> descendre de la crête des chaînes primitives , auront
» été exondées lors du soulèvement de la croûte du
» globe .....
D
» Si l'élément humide diminue , comme cela n'est
» que trop probable , le grand incendie souterrain
ne doit cesser d'augmenter ; il consumera tout ,
» calcinera la terre , réduira le globe en scories , et
JUIN 1806.
439
לכ
» notre planète finira par le feu c'est le sort qu'a
éprouvé notre satellite où les volcans ont tout dé-
» truit , lorsque les mers desséchées de la lune ,
» eurent tout frappé de mort par un embrasement
» général.
>>
on concit
Ainsi d'une ile volcanique au milieu du vaste
océan , qui n'est qu'un point à la surface du globe .
et presque nul comparé à sa masse ,
l'origine et la formation de la terre et des planètes ,
le soulèvement des grandes chaînes de montagnes ,
le desséchement futur de la mer , la cessation de
toute vie sur l'astre qui éclaire nos nuits , la naissance
fortuite des êtres qui habitent la terre , et sa future destruction.
De ce point incandescent au milieu des
mers , on menace toute la demeure de l'homme , on
menace d'une destruction totale ce globe où brillent
de toutes parts les oeuvres d'une sagesse infinie !
Cependant le voyageur qui annonce ces destructions
, d'après l'existence d'une île volcanique encore
brûlante qu'il a visitée , avoit tout près de lui dans
l'Isle - de -France autrefois brûlante , et dont les feux
sont éteints , un exemple qui auroit dû changer ses
idées ; il avoit encore l'exemple d'un grand nombre
d'iles , et celui de l'ile de Sainte- Hélène où il a débarqué
, qui étoient des volcans dont les feux sont
de même éteints ; et en général celui de tous les volcans
qui ne brûlent plus depuis un temps immémorial .
Loin donc que la terre s'approche d'une destruction
totale produite par les feux souterrains , nous avons
des preuves évidentes que ces feux ne cessent pas de
diminuer ; et tout concourt à persuader que la terre
prend de jour en jour un état plus stable.
On voit par- là jusqu'où l'imagination peut s'égarer
, lorsqu'on abandonne le seul vrai guide qui
puisse nous diriger dans la connoissance des événemens
arrivés à notre globe . Livré alors à toutes
les idées fantastiques qu'elle suggère , l'homme ne se
promène que parmi les illusions.
440 MERCURE DE FRANCE ;
Le voyageur à l'île de Bourbon ne voit sur la terre
que des débris ; «< et la nature ( ce sont ses expressions )
» condamne ses créatures à ne marcher que sur ces dé-
» bris , dont tous les jours elle augmente la masse . La
» lumière , l'eau , le mouvement des élémens étran-
» gers , continue- t-il , y produisirent des êtres dont
» les dépouilles commencèrent à s'accumuler et à
» grossir le noyau attractif autour duquel étoit réuni
» tout ce qui peut concourir à donner l'existence. »
Conclusion digne du système . Sur un globe formé
par un choc du hasard , humecté par la rencontre
accidentelle de la chevelure d'une comète , tout devoit
recevoir l'existence par des combinaisons de même
nature , et s'avancer rapidement vers sa destruction.
Dans quel dédale obscur d'illusions , d'incohérences ,
d'impossibilités , n'entraîne pas le desir d'écarter l'idée
d'un DIEU créateur et conservateur de l'univers ! Eh !
d'où peut naître ce desir qui est le tombeau de tout
vrai bonheur , de toute consolation , de toute espérance
, le tombeau du sentiment le plus précieux
que l'homme puisse éprouver le contentement de
l'esprit et la paix de l'ame ?
La supposition d'où l'on est parti , que le soleil est
composé d'une matière incandescente , n'est même
fondée sur rien de réel : elle est manifestement une
très -grande erreur . Le renouvellement de ce système
pour établir encore ses conséquences sinistres , m'engage
à rappeler ici les réflexions que j'ai déjà faites
sur ce sujet ( 1 ) .
Tous les phénomènes physiques , ai - je dit , sont
contraires à cette ancienne opinion : ils démontrent
que le soleil n'est pas un globe de feu , mais de lumière ;
que la fonction de ses rayons , après celle d'éclairer
les globes dont il est l'astre vivifiant , est de s'unir à
la matière du feu que chacun d'eux contient à sa
( 1 ) Réflexions sur les Comètes , publiées dans le Journal de
Physique , cahier de germinal an X. ( Avril 1802. )
JUIN 1806. 441
surface et dans son atmosphère , et par cette union
de lui donner le degré d'action dont chacun de ces
globes a besoin ; car les rayons du soleil ne sont pas
calorifiques par eux- mêmes , ils ne sont que médiatement
cause de la chaleur. m
Par-là on se rend raison avec le sentiment de l'évidence
, comment il se peut que les planètes les plus
éloignées du soleil éprouvent autant de bienfaits de
cet astre que celles qui en sont le plus rapprochées ;
chacune d'elles renfermant en soi et dans son atmosphère
les principes de la chaleur qui lui convient ,
auxquels les rayons du soleil , à quelque éloignement
qu'il soit , donnent le développement et l'action nécessaires
à la nature et à la distance de la planète .
Ainsi , malgré la grande excentricité de l'orbite des
comètes , qui les approche et les éloigne excessivement
du soleil , elles n'éprouveront ni excès de chaleur ni
excès de froid. C'est dans leur atmosphère très- abondante
, modifiée par les rayons solaires , que résident
toutes les ressources dont elles ont besoin .
Si le soleil étoit la cause immédiate de la chaleur
qu'éprouve la terre , tout l'espace qui nous sépare de
cet astre seroit rempli de cette chaleur comme il l'est
de sa lumière ; et le fluide igné , cause de la chaleur ,
exerçant son action en tout sens , la terre en parcourant
cet espace , aucune des parties de sa surface n'éprouveroit
de froid , lors même qu'elles sont dans
l'ombre privées de la lumière solaire : ce qui eût été
contraire à l'ordre établi par la Providence , pour
l'alternative des températures et la succession des
saisons.
Ainsi s'écroule le système d'où l'on est parti et les
conséquences qu'on en a tirées : tristes conceptions
de l'auteur de cette théorie et des écoliers qui l'adoptent
!
Il est en effet remarquable que l'auteur du système
avoit conclu que la chaleur de la terre ne cesseroit
pas de diminuer , et finiroit par un froid absolu ;
442 MERCURE DE FRANCE ;
:
et le voyageur , son disciple , tire une conséquence
contraire il croit que la chaleur augmentera , calcinera
tout , et réduira la terre en scories. Ces contradictions
ne doivent point surprendre : elles sont
la suite inévitable des systèmes où l'on prend pour
base les opérations aveugles de cet être idéal qu'ils
appellent Nature , sans même examiner si elles sont
possibles. La nature , c'est les ouvrages du créateur
et les lois qu'il a établies pour leur conservation .
Cependant le voyageur avoit parcouru une assez
grande étendue de l'élément humide pour se tranquilliser
sur son desséchement ; mais croyant voir partout
des principes de destruction , plutôt que l'empreinte
d'une main bienfaisante et conservatrice , il
affirme que toute vie a cessé dans la lune par le desséchement
de ses mers et l'embrasement qui a suivi ,
et prédit à la terre le même sort , « n'étant que trop
probable , ajoute-t - il , que la mer diminue sans cesse. »
Voilà encore un de ces exemples frappans des égaremens
où l'on peut tomber quand on se livre à sa seule
imagination , en détournant ses regards de dessus les
preuves sans nombre qui annoncent avec l'éclat de
l'évidence , que la terre et l'univers sont l'ouvrage d'un
être puissant et sage. Le desséchement des mers de
la lune ( s'il y a eu des mers dans la lune ) et son embrasement
, sont des suppositions absolument gratuites
; et l'on seroit fort embarrassé de donner aucune
preuve certaine d'une diminution de nos mers , puis
que cette diminution n'existe nulle part dans toute leur
étendue .
La lune remplit la destination pour laquelle elle
fut créée. Nous voyons l'une de ces destinations , qui
ne peut être méconnue c'est celle d'éclairer nos
nuits , et de donner un mouvement régulier à nos mers
qui les empêche d'être stagnantes. Mais les deux
hémisphères de cet astre , qui ne nous en présente
qu'un seul , jouissant l'un et l'autre de la lumière du
soleil , d'autres fins qui nous sont inconnues , dignes
JUIN 1806. 443
bien sûrement de la souveraine sagesse , sont liées à
son existence .
Quand les principes religieux se détruisent au point
où ils le sont dans les opinions que je viens d'examiner ,
tous les autres sentimens suivent la même pente : c'est
un torrent qui entraîne et dénature tout . On préfère
les ténèbres à la lumière , l'impossibilité à l'évidence .
Ces égaremens de l'esprit amènent dans la société
la destruction des principes moraux ; le vice prend
bientôt la place de la vertu ; et la vertu est appelée
vice , folie même. De ce bouleversement des idées
et des principes les plus sacrés , ont procédé tous les
maux qui ont tourmenté la société et qui l'affligent
encore .
Revenons à la source unique où l'homme puisse
trouver du repos à ses pensées , et par-là même ramener
le repos dans la société , puisque c'est à cette
source seulement qu'il apprend à connoitre ses devoirs
envers Dieu , envers les autres hommes et envers luimême
.
L'histoire révélée de la création de l'univers ne nous
apprend sur l'origine des globes qui le composent
que ceci au commencement Dieu créa les cieux et
la terre. La raison la plus éclairée nous dicte de nous
en tenir là : nous ne saurons rien de plus dans cette
vie . Tous les efforts de l'imagination dans tous les
temps pour former des globes sans l'intervention
d'une cause première , intelligente , qui leur ait donné
F'existence et imprimé le mouvement , nous ont
montré seulement l'ignorance et la vanité de l'homme.
Ils n'ont donné le jour qu'à des hypothèses fantastiques
aussi diverses , aussi dissemblables qu'il y a eu
d'individus qui se sont engagés dans ce dédale de
l'imagination.
Quand enfin à force de suppositions et de combinaisons
chimériques , fruits de l'orgueil , la plus
aveugle comme la plus funeste des passions , les auteurs
de ces hypothèses ont fabriqué leurs globes
444 MERCURE DE FRANCE ,
imaginaires , ils n'en sont pas plus avancés : car il faut
donner l'existence aux couches minérales , aux êtres
organisés , plantes et animaux vivans dans l'eau et
la terre , et à l'homme doué d'intelligence . C'est
alors que les combinaisons deviennent de plus en
plus fantastiques ; elles n'ont plus de sens ce sont
les résultats de l'imagination en délire , que repousse
loin de soi tout homme qui ayant observé et étudié
les oeuvres de son créateur , fait usage de l'intelligence
qu'il lui a donnée pour les rapporter à leur véritable
origine ; car l'étude de la nature est l'étude de la
sagesse divine , manifestée dans la création.
Les cieux racontent la gloire de Dieu , s'écrie - t - il ,
et l'étendue annonce l'ouvrage de ses mains ! C'est
à sa voix que la lumière parut et éclaira l'univers ;
que les globes qui brillent dans le firmament reçurent
l'existence et furent placés dans l'ordre et l'harmonie
céleste. C'est par sa volonté que toutes les créatures
reçurent la vie, le mouvement et l'étre , que l'homme
fut doué d'intelligence et créé à son image ; et la terre
couverte de ses bienfaits et des merveilles de la création
, annonce à toute la nature sa bonté , sa puissance
et sa sagesse infinies !
L'homme qui se réjouit dans la contemplation et
l'étude des oeuvres de la création , éprouve un sentiment
plus doux lorsqu'il réfléchit aux fins qui résultent
des mouvemens des astres , que dans la seule
recherche des lois de ces mouvemens. Il voit alors
que les planètes , qui ont pour centre de leur orbite
le soleil d'où elles tirent la lumière et la vie , ne lui
présentent pas toujours le même hémisphère , mais
ont un mouvement fréquent et régulier de rotation
sur elles-mêmes , afin que chaque partie de leur surface
jouisse des bienfaits de la lumière du jour , et
du repos de la nuit ; et les petits astres qui tournent
autour d'elles , présentant successivement , en parcourant
leur petit orbite , leurs deux hémisphères au
soleil , n'ont pas besoin d'une autre rotation sur euxJUIN
1806 . 445
dont la
mêmes pour jouir des bienfaits de cet astre ,
présence glorieuse est un rayon de celle de son créateur.
Voilà deux mouvemens différens de rotation dans
les planètes et dans leurs satellites , évidemment déterminés
sur leurs besoins , d'après la position qui leur
est assignée. Les satellites qui ne tirent ni la lumière ni
la vie de leur planète , lui présentent toujours le même
hémisphère , et lui servent de fanaux pour éclairer ses nuits.
Rien dans la nature ne pouvant expliquer ces
mouvemens de rotation , absolument nécessaires , que
la volonté immédiate du créateur de toutes choses ,
celui qui réfléchit à cette merveille , jouit d'autant
plus dans sa contemplation qu'il y voit l'empreinte
de cette main toute puissante et infiniment sage.
On doit beaucoup sans doute aux hommes qui font
leur étude de la recherche des lois qui maintiennent
les astres à la place qui leur est marquée et dans leurs
mouvemens , et qui en ayant découvert une partie ,
s'arrêtent où l'intelligence humaine ne peut pénétrer ,
et reconnoissant alors que ce sont des effets de la
volonté immédiate du créateur de l'univers , en prennent
occasion de l'adorer et de célébrer toutes ses
oeuvres. De tels hommes deviennent vraiment précieux,
et sont des preuves évidentes que l'homme fut fait à
l'image de son créateur. Ils ont reconnu cette grande
vérité , que là où l'utilité cesse , les connoissances
finissent , et commence l'ignorance .
Lors donc qu'on méconnoît les bornes de l'esprit
humain , et qu'on veut les franchir pour se livrer à
des spéculations qui ne sont que des fruits de l'imagination
, il n'est aucun écart auquel on ne s'abandonne.
On prétend construire les globes qui brillent
dans l'univers avec les seules forces de la nature ; on
les combine , on les fait mouvoir d'après ses propres
conceptions ; l'impossibilité même est adoptée pour
écarter l'intervention nécessaire d'une cause première
446 MERCURE
DE FRANCE ,
sage et intelligente , qui ait donné ces forces , qui
les ait balancées et qui en ait réglé les mouvemens .
Les êtres organisés , plantes et animaux , l'organe
merveilleux de la vue qui lie l'homme à l'univers par son
intelligence , la raison même placée sur la terre pour
rendre hommage au nom de toute la nature à son
créateur , deviennent , dans l'égarement des pensées
de ces spéculateurs , des effets de combinaisons accidentelles
. De tels hommes ont été désignés depuis
bien des siècles par le Psalmiste , lorsqu'il les mettoit
en opposition avec les vérités éternelles et sublimes
qu'il célébroit dans ses hymnes et dans ses cantiques.
C'est alors qu'élevant ses pensées jusqu'à l'auteur de
l'univers , et joignant sa voix aux sons harmonieux
de sa lyre , il s'écrioit : LES CIEUX RACONTENT LA
GLOIRE DE DIEU , ET L'ÉTENDUE ANNONCE L'OUVRAGE
DE SES MAINS !
Genève , 15 mai 1806.
G. A. DELUC.
Mémoires de Mademoiselle de Montpensier , petite - fille
d'Henri IV; contenant ce qu'elle a vu et ce qui lui est arrivé
pendant les dernières années de la vie de Louis XIII , la
minorité et le règne de Louis XIV ; écrits par elle -même ,
revus , corrigés et mis en ordre par M. de Boissi : ouvrage
propre à former l'esprit des jeunes personnes , et à leur
inspirer le goût de la vertu ; portrait. Quatre volumes
in- 12. Prix : 10 fr. , et 13 fr . par la poste . A Paris , chez
Lerouge, libraire , cour du Commerce ; et chez le Normant,
imprimeur-lib. , rue des Prêtres Saint-Germain- l'Auxerrois ,
n°. 17.
CEUX qui ne voient dans l'histoire que des faits et des dates ,
ressemblent aux enfans qui n'admirent dans la musique que la
bizarrerie des caractères , sans concevoir ce qu'ils signifient.
La curiosité des uns est aussi vaine que l'amusement des autres
est puéril ; et comme les yeux seuls ne suffisent pas pour
JUIN 1806.
447
découvrir sous les notes le chant mystérieux qu'elles expriment ,
de même il faut autre chose que la sensibilité pour apercevoir
dans les événemens de l'histoire les leçons secrètes
qu'ils renferment .
On a prétendu que Mademoiselle , fille de Gaston , duc
d'Orléans , avoit été contrariée par la cour de Louis XIV dans
ses projets de mariage. On a voulu que ce fût une punition
de ce qu'elle avoit pris le parti de son père et du prince de
Condé dans la guerre de la Fronde , entreprise contre l'autorité
du cardinal Mazarin ; et il semble qu'on ait bâti cette
opinion uniquement pour justifier un bon mot de ce cardinal.
Mais ceux qui l'ont imaginée , et Voltaire qui l'a adoptée de
confiance , ont sans doute trouvé qu'il étoit plus commode
de juger sur des apparences que de descendre dans l'examen
du caractère et des passions de cette femme célèbre. Ce n'est
cependant qu'en étudiant les passions des hommes dans les
événemens de leur vie , qu'on peut en découvrir les secrets et
véritables ressorts . L'histoire de Mademoiselle offre une
étude de caractère bien plus utile et bien plus intéressante
que les intrigues politiques dans lesquelles elle a consumé sa
jeunesse , parce que ces intrigues passent avec le temps ; mais
la nature est toujours la même ; et le caractère de cette princesse
peut se reproduire dans tous les états de la société , saus
autre différence que l'étendue de la scène où il s'exerce.
Qu'on soit tourmenté dans une vie brillante et obscure ,
passions font toujours les mêmes ravages dans le coeur.
les
Mademoiselle perdit sa mère avant d'avoir pu la connoître ;
et ce fut pour elle un grand malheur. Elle l'a senti plus d'une
fois. Livrée dès son enfance à la foible autorité des gouvernantes
, tandis que son père , mécontent de la cour , erroit en
Flandre sur les traces de la veuve de Henri IV , son esprit
reçut toutes les impressions de l'orgueil , et prit le goût de
l'indépendance. Elle disoit de Mad. de Guise , sa grand'mère :
« Elle est ma grand maman de loin , elle n'est pas reine . »
Elle avoit déjà onze ans lorsque Louis XIV naquit à Saint-
Germain , le 5 septembre 1638. Elle alloit souvent le voir ;
et comme elle n'avoit point appris à modérer la familiarité
448 MERCURE DE FRANCE ,
de l'enfance , elle l'appeloit son petit mari. Le cardinal de
Richelieu qui gouvernoit alors , et qui connoissoit l'importance"
de la plus légère parole , lui fit une leçon qui la surprit beau-'
coup ; et la reine , qui vouloit avoir l'air de n'être pour rien'
dans cette réprimande , lui dit : « Il est vrai que mon fils est
» trop petit ; tu épouseras mon frère . » ( C'étoit l'Infant d'Espagne.
) Mademoiselle apprit ainsi , pour la première fois ,
qu'elle avoit des maîtres. C'est trois ans après que le comte de
Soissons , à qui elle avoit été promise par son père , fut tué à
la bataille de la Marfée , devant Sedan. Ainsi , avant qu'elle
eût atteint sa quinzième année , elle avoit été contrainte de
renoncer à sa première idée de mariage , et le premier de ses
prétendans n'existoit déjà plus.
Gaston étoit rentré à la cour sans avoir rien obtenu : c'étoit
un prince inquiet , jaloux du pouvoir , et sans capacité pour
l'exercer. Sa fille avoit bien toute sa hauteur et toute son
ambition , mais elle les soutenoit par une grande élévation de
coeur et par un esprit entreprenant , capable des plus héroïques´
résolutions ; elle étoit d'ailleurs belle , grande , et avoit un air
naturel de majesté ; elle parloit avec aisance , et son esprit
étoit cultivé : ce qui est digne de remarque ; car il est à croire
que , n'ayant jamais fait que ses volontés , il falloit que la
nature lui eût épargné toutes les peine de l'étude.
En 1650 , elle reçut publiquement les hommages du prince
de Galles , réfugié en France avec sa mère. Mademoiselle'
étoit alors dans tout l'éclat de sa beauté , chérie à la cour ; et
elle jouissoit de cinq cent mille livres de revenus , fortune
immense pour le temps. Mais un prince détrôné ne pouvoit
assez flatter son ambition ; et cette femme , qui devoit un jour
sacrifier toutes les grandeurs à son amour , préféroit alors à la'
fortune incertaine d'un jeune roi fugitif , qui l'aimoit sincèrement
, et qui méritoit d'être aimé , le titre d'impératrice a
côté d'un prince âgé qui ne la souhaitoit nullement , et qu'elle
n'étoit pas assurée de pouvoir aimer. « La pensée de l'Empire
» d'Allemagne occupoit si fort mon esprit , dit- elle , que je
>> ne regardois plus le prince de Galles que comme un objet
» de pitié. » Elle avoit fait négocier cette alliance à la cour
de
JUIN 1806.
DEPT
de Vienne; mais l'empereur avoit déjà pris des engageme Cen
pour épouser la princesse de Mantoue. Avant que l'empereur
eût perdu sa première femme , et dans le temps des premières
ouvertures qui furent faites à Mademoiselle pour épouser le
prince de Galles , elle avoit souffert qu'on fit des démarche
secrètes pour disposer son mariage avec l'archiduc Léopold
qui gouvernoit les Pays -Bas ; mais elle abandonna ce dessein
aussitôt qu'elle eût appris qu'elle pouvoit espérer un état plus
brillant auprès de l'empereur son frère. Cette espérance lui fit
donc manquer la couronne d'Angleterre , puisque le prince
de Galles rentra paisiblement dans ses états en 1660 , sous le
nom de Charles II. Mademoiselle a pu regretter quelquefois
d'avoir laissé échapper une si belle occasion de se montrer
généreuse.
Les troubles de la Fronde , qui n'étoient alors qu'assoupis ,
se réveillèrent plus vivement en 1651 et 1652 ; ils divisèrent
toute la cour , et rompirent tous les projets de mariage. Le
roi , la reine-mère et le cardinal Mazarin sortirent de Paris ;
le prince de Condé et Gaston y étoient rentrés comme en
triomphe. Mademoiselle fut envoyée par son père à Orléans ,
pour s'assurer de cette ville et des passages de la Loire . C'est
dans cette circonstance qu'elle fit voir une fermeté peu com →
mune , et une sorte d'audace qu'on n'attend guère d'une
personne de son rang, et encore moins de son sexe. Etant arrivée
au pied des remparts , elle trouva les portes fermées , et on
lui cria qu'on ne pouvoit la recevoir dans la ville , parce qu'on
craignoit le ressentiment du cardinal. La princesse , qui savoit
que le roi faisoit solliciter , dans ce même moment , l'ouver
ture de la porte qui donnoit sur le pont , de l'autre côté de la
ville , mit tout en oeuvre pour la lui faire refuser ; et après
qu'on l'eût assurée qu'on n'ouvriroit ni au roi ni à elle , afin
d'éviter de déplaire à l'un d'eux , cette nouvelle Jeanne d'Arc ,
qui n'étoit accompagnée que de quelques dames et de quelques
écuyers , se présenta aux autres portes dans l'espérance d'y
trouver des personnes qui voudroient lui être agréables ; mais
partout elle rencontra des gens qui lui répondirent sur le
même ton. Cependant, après s'être long-temps promenée inu
D d
450 MERCURE DE FRANCE ,
tilement autour de la ville , elle arriva sur le bord de la rivière
qui baigne ses murs , et elle se fit connoître à quelques bateliers
, qui furent bien étonnés de la voir à pied dans un si
modeste équipage. Lorsqu'elle les eut instruits du sujet de son
message , et qu'elle leur eut demandé leur assistance , ils lui
dirent que si elle vouloit les laisser faire et les suivre , ils
alloient à l'instant la faire entrer dans la ville ; et sur -le- champ
ils se mirent en devoir d'enfoncer une espèce de poterne qui
donnoit sur la rivière, mais qui se trouvoit fort élevée audessus
du sol. La princesse , pour les encourager , et transportée
elle-même par l'idée du succès dans une entreprise qu'on
lui avoit représentée sur toute la route comme impraticable ,
gravit avec rapidité un monticule hérissé de ronces et d'épines ,
pour se rapprocher des assiégeans , et laissa toute sa petite
suite au bas , fort étonnée de cette hardiesse , et mourant de
peur qu'il ne lui arrivât quelqu'accident. Les bateliers , animés
par cette action d'une jeune princesse de vingt - quatre
ans , belle , intrépide , et la petite-fille du grand Henri , dressent
aussitôt leurs échelles , frappent la porte avec des ma→
driers , en détachent quelques éclats , qui laissent une ouverture
informe; la princesse monte à l'échelle , sans trop faire attention
qu'il manquoit un échelon ; elle arrive , et les bateliers
l'introduisent dans la place. Ils la suivent avec sa compagnie
de dames et d'écuyers ; on la reconnoît , on l'entoure. La troupe
de la ville lui sert d'escorte ; un tambour la précède , on la
porte comme en triomphe , en criant : « Vive le roi , les
» princes , et point de Mazarin ! »> « Deux hommes me pri-
» rent , dit- elle , me mirent sur une chaise de bois ; je ne
» sais si j'étois assise dedans ou sur leurs bras , tant la joie où
» j'étois de me voir en un si plaisant état me transportoit. »
Elle donna ses ordres dans la place , et dit aux habitans qu'elle
étoit venue pour les défendre contre les troupes de Mazarin ,
ou pour périr avec eux ; et tout de suite elle informa son père
et l'armée de Condé , qui étoit dans les environs d'Orléans ,
de l'heureuse issue de son voyage.
Lorsque les troupes de Mazarin , qui étoient à Blois , se
furent retirées du côté de Paris , et que Mademoiselle eut re-›
JUIN 1806 . 450
connu que sa présence étoit inutile à Orléans , elle retourna
vers son père , qui n'avoit pas quitté la capitale ; elle passa au
travers des deux armées, après avoir demandé des passeports
à Turenne qui commandoit au nom du roi . Les généraux et
les officiers de l'armée de Condé , qui occupoient Etampes ,
lui rendirent tous les honneurs militaires qui sont dus aux
généraux en chef; et partout , sur sa route , elle reçut de la
part des amis et des ennemis toutes sortes de louanges sur sa
bravoure et sur son généreux dévouement .
Elle ne fut pas plutôt arrivée dans Paris qu'elle apprit la
malheureuse affaire d'Etampes. A peine avoit-elle passé les
derniers quartiers des troupes ennemies , que Turenne et le
maréchal d'Hocquincourt s'étoient mis en mouvement , et
avoient commencé l'attaque de ce poste, qui fut surpris et au
moment d'être emporté. Les deux faubourgs furent forcés , et
le prince de Condé perdit plus de mille hommes de ses meil
leures troupes. On ne put toutefois pousser plus loin cet
avantage , et peu de temps après le siége de la place fat levé.
Cependant les deux armées rapprochées s'observoient tou→
jours , et il étoit facile de prévoir qu'il y auroit bientôt une
bataille décisive . Condé voulut aller de Saint- Cloud au poste
de Charenton , il passa la Seine ; et, comme il arrivoit , Turenne
le fit attaquer brusquement par l'armée royale , et l'obligea
de se jeter dans le faubourg Saint-Antoine , où se donna , le 2
juillet 1752 , le fameux combat qui couvrit les deux généraux
d'une gloire égale. Les Bourgeois de Paris avoient fermé les
portes de la ville sans vouloir se déclarer. Gaston demeuroit
immobile, ne sachant quel parti prendre , et il ne se trouva que
sa fille , qui eut le courage de lui demander un ordre pour se
faire recevoir par le gouverneur de la Bastille , où elle se
transporta en grande hâte , avec quelque peu de ses propres
troupes. Il étoit temps que ce secours arrivât ; la foule des
blessés se pressoit à la porte Saint -Antoine ; Mademoiselle la
fit ouvrir sur le champ , pour les recevoir , et pour assurer une
retraite à l'armée de Condé , qui se trouvoit dans la position
la plus périlleuse : elle fit en même temps tirer le canon de la
Bastille sur l'armée royale. Le cardinal , qui étoit présent au
Dd 2
452 MERCURE DE FRANCE ,
combat , et qui se flattoit d'avoir des intelligences dans la
ville , crut d'abord qu'on tiroit sur les troupes du prince de
Condé , mais il fut bientôt désabusé ; et c'est dans un moment
si peu propre à faire des bons mots , qu'on prétend qu'il dit
que Mademoiselle venoit de tuer son mari. Condé, couvert de
poussière et de sang, fit des prodiges pour soutenir les efforts
de l'armée royale , et il parvint avec des peines infinies à déli➡
vrer ses gens et à se sauver lui-même , en profitant de la retraite
que Mademoiselle venoit de lui présenter.
Le cardinal jugeant bien qu'il ne feroit qu'aigrir les esprits
en restant à la cour , et qu'il lui seroit aisé d'y revenir quand
les troubles seroient appaisés , consent enfin à s'éloigner; le roi
donne une amnistie générale , il rentre dans Paris ; le prince de
Condé se réfugie entre les bras des Espagnols ; Gaston se retire
à Blois , et Mademoiselle à Saint-Fargeau , où elle resta fort
long-temps occupée de ses affaires domestiques , et de discussions
avec son père , au sujet du compte de tutelle qu'il lui
devoit. Ce fut dans cette retraite qu'elle commença ses Mémoires
, transcrits par Préfontaine son sécretaire.
Cinq ans après , il lui fut permis de se représenter à la cour ,
et elle fut du voyage de Saint-Jean de Luz , fait en 1660 ,
pour recevoir l'Infante que Louis XIV alloit épouser . Ce fut
là qu'elle eut occasion de remarquer le marquis de Peguilhem ,
depuis duc de Lauzun , jeune homme de 26 ans , beau
bien fait , et qui avoit déjà la réputation d'un chevalier rempli
de valeur : il commandoit une compagnie de gentilshommes
vétus d'une façon extraordinaire , et qui ne devoit paroître que
dans les cérémonies. On peut conjecturer que dès ce même
temps il fit quelqu'impression sur son esprit , quoique ses
lettres à Mad. de Motteville soient datées de cette époque , et
qu'elle y paroisse tout-à-fait étrangère aux illusions de l'amour.
Lorsque la cour fut revenue à Paris , et que Mademoiselle
eut donné quelque temps à la douleur qu'elle éprouvoit de la
perte de son père mort à Blois , tandis qu'elle étoit sur la route
de Saint-Jean-de-Luz , on parla de la marier au prince de
Portugal , homme brutal , et de plus paralytique ; mais pour
éviter cette alliance , elle demanda le duc de Savoie. Le roi´
JUIN 1806. 453
Jui dit assez sèchement , qu'il la marieroit où elle seroit utile
au bien de son service ; et comme elle ne voulut pas céder de
bonne grace , elle fut de nouveau exilée dans ses terres à Eu
et à Saint-Fargeau , d'où elle ne fut rappelée qu'en 1664 ou
1665 , trois ou quatre ans après la mort du cardinal Mazarin ,
et un an avant celle de la reine-mère.
La paix se fit avec l'Espagne au mois de mai 1668 , et ce
fut seulement alors que Mademoiselle put rencontrer plus
souvent à la cour M. de Lauzun , qui avoit été fait capitaine
des Gardes-du- Corps. Elle goûtoit sa conversation , dit-elle ,
et lui trouvoit des tours d'expressions qu'elle ne voyoit point
dans les autres.
Ses amours datent de ce moment : son affection croît d'abord
dans le silence ; elle ignoroit elle-même la raison du changement
qui s'opéroit dans ses goûts et dans ses plaisirs. Elle
n'aimoit plus que la cour , et cependant elle souhaitoit souvent
d'être seule ; elle étoit enchantée des manières respectueuses
de M. de Lauzun , et elle auroit voulu le trouver un peu plus
communicatif. Elle réfléchit bientôt sur la nature de ses sen,
timens , et il se trouva qu'ils avoient acquis une telle force ,
qu'elle n'en étoit déjà plus la maîtresse. En même temps elle
vit tout l'embarras de sa position , et elle ne savoit comment
s'y prendre pour faire connoître l'état de son coeur à celui
que le devoir , l'habitude du respect et de la soumission tenoient
fort éloigné d'elle . L'amour est inventif, et son moindre
pouvoir est de faire disparoître toutes les distances.
Mademoiselle cherchoit , dans l'histoire et dans les faits récens
des exemples qui pussent justifier sa passion , qu'elle légitimoit
déjà par l'idée de la possibilité d'un mariage. Elle lisoit les
endroits de Corneille qu'elle croyoit convenir à sa position ,
et elle aimoit à répéter ces vers :
« Quand les ordres du ciel nous ont fait l'un pour l'autre ,
» Lise , c'est un amour bientôt fait que le nôtre ;
» Sa main , entre les coeurs , par un secret pouvoir,
» Sème l'intelligence avant que de se voir. »
Elle cherchoit toutes les occasions de se rapprocher de celui
qu'elle aimoit, mais il paroissoit ne pas s'en apercevoir ; elle
3
254 MERCURE DE FRANCE ,
parloit de projets de mariage , mais on ne l'entendoit pas.
Lauzun avoit sept ans de moins que Mademoiselle : cette différence
d'âge , jointe à l'énorme distance de leur état dans le
monde , l'obligeoit à la plus grande réserve ; cependant Ma→
demoiselle étoit bien plus jeune que lui par le coeur et par
l'usage de la vie , puisqu'elle n'avoit jamais aimé ; elle étoit
très- belle femme , et les discours qu'elle lui tenoit ne lui permettoient
pas de douter de son attachement. Sa position étoit
donc très-difficile ; et pour ne pas se compromettre , il prit le
parti de feindre toujours de prendre pour un autre , tout ce
qu'elle lui disoit qu'elle éprouvoit pour quelqu'un qui la touchoit
, dont elle vouloit faire la fortune , et qu'elle ne nommoit
pas. Ce petit manége innocent de l'amour et du respect
dura jusque sur la fin de l'automne 1670. L'habitude de se
voir et de se parler avoit mis entr'eux plus de confiance et
plus d'abandon , Lauzun ne doutoit plus qu'il étoit aimé ,
Mademoiselle pouvoit penser qu'elle étoit entendue ; mais il
restoit à prononcer le nom de celui qu'elle avoit choisi. Ce
n'étoit pas une petite affaire. Un jour elle lui dit : Je vais
souffler sur cette glace , et j'écrirai sur la vapeur le nom que
je nepuis vous dire ; puis tout-à- coup elle changea de pensée :
non , dit-elle , j'aime mieux vous le donner écrit sur un
papier que vous ouvrirez chez vous , et vous me donnerez
vos conseils au- dessous. Le lendemain en effet elle lui présenta
ce papier : on peut facilement penser ce qu'il éprouva
lorsque retiré chez lui il lut ces deux mots : C'est vous. Il sut
néanmoins se contenir ; et lorsqu'il reparut devant Mademoiselle
, il voulut feindre de croire que c'étoit pour se moquer
de lui ; mais elle en avoit trop fait pour prendre le change ,
et ils eurent une explication sérieuse où tous les doutes furent
éclaircis de part et d'autre. Elle se flatta qu'elle leveroit tous
les obstacles ; et peu de jours après elle lui proposa d'écrire
au roi cette lettre si connue , dans laquelle elle lui demandoit
Ja permission d'épouser un de ses domestiques. Lauzun l'approuva
; mais nous ne l'avons pas telle qu'elle a été conçue :
celle qu'on trouve dans les Mémoires de Mademoiselle n'en
est qu'un extrait. Cette lettre fut remise à Louis XIV, sur la
JUIN 1806. 455
fin de novembre ou au commencement de décembre 1670 ;
et le roi , qui aimoit et qui estimoit Lauzun , donna son consentement
le 11 ou le 12 de ce dernier mois. Rien ne sauroit
mieux peindre l'étonnement extraordinaire de la cour et de la
ville , lorsque cette nouvelle fut répandue dans le public , que
la lettre singulière que Mad. de Sévigné écrivit à cette occa
sion. Nous croyons faire plaisir au lecteur en la reproduisant
ici :
A M. DE COULANGE S.
A Paris , Lundi 15 Décembre 1670.
« Je m'en vais vous mander la chose la plus étonnante , la plus surpre
» nante , la plus merveilleuse , la plus miraculeuse , la plus triomphante ,
» la plus étourdissante , la plus inouie , la plus singulière , la plus extraor→
» dinaire , la plus incroyable , la plus imprévue , la plus grande , la plus
» petite , la plus rare , la plus commune , la plus éclatante , la plus secrète
» jusqu'aujourd'hui , la plus brillante , la plus digne d'envie ; enfin , une
» chose dont on ne trouve qu'un exemple dans les siècles passés ; encore
» cet exemple n'est-il pas juste : une chose que nous ne saurions croire
» à Paris , comment la pourroit-on croire à Lyon ? une chose qui fait
» crier miséricorde à tout le monde ; une chose qui comble de joie
» Madame de Rohan et Madame de Hauterive ; une chose enfin qui se
» fera Dimanche , où ceux qui la verront croiront avoir la berlue ; une
» eh se qui se fera Dimanche , et qui ne sera peut-être pas faite Lundi .
» Je ne puis me résoudre à vous la dire , devinez-la , je vous le donne en
» trois; jetez-vous voire langue aux chiens ? Hé bien , il faut donc
» vous la dire, M. de Lauzun épouse Dimanche au Louvre , devinez qui ?
» Je vous le donne en quatre, je vous le donne en six , je vous le donne
» en cent. Madame de Coulanges dit : voilà qui est bien difficile à devi-
» ner ; c'est Madame de la Vallière. Point du tout , Madame. C'est done
>> Mademoiselle de Retz ? Point du tout ; vous êtes bien Provinciale .
» Ah ! vraiment nous sommes bien bêtes , dites-vous , c'est Mademoiselle
» Colbert. Encore moins. C'est assurément Madem iselle de Créqui.
» Vous n'y êtes pas ; il faut donc à la fin vous ledire : il épouse Dimanche
>> au Louvre , avec la permission du Roi , Mademoiselle , Mademoi
» selle de ..... Mademoiselle , devinez le nom ; il épouse Mademoiselle ,
» la grande Mademoiselle , Mademoiselle , fille de feu MONSIEUR , Made-
» moiselle , petite-file de HENRI IV , Mademoiselle d'Eu , Mademoiselle
» de Dombes , Mademoiselle de Montpensier , Mademoiselle d'Orléans ,
» Mademoiselle , cousine - germaine du Roi , Mademoiselle destinée an
» trône , Mademoiselle , le seul parti de France qui fût digne de MONSIEUR.
» Voilà un beau sujet de discourir ! Si vous criez, si vous êtes hors de
4
456 MERCURE DE FRANCE ,
» vous-même , si vous dites que nous avons menti, que cela est faux , qu'on
尊
>> se moque de vous , que voilà une belle raillerie , que cela est bien fade
» à imaginer ; si enfin vous nous dites des injures , nous trouverons que
» vous avez raison ; nous en avons fait autant que vous . Adieu : les lettres
» qui seront portées par cet ordinaire vous feront voir si nous disons vrai
*
» ou non. »
Tandis qu'on dressoit le contrat par lequel Mademoiselle
donnoit tout son bien à Lauzun , et qu'on délibéroit sur le
temps et le lieu de la cérémonie nuptiale ; la Reine qui convoitoit
ce même bien pour un de ses fils ; Monsieur, qui
avoit perdu Madame , et qui venoit d'ailleurs d'éprouver
un refus de Mademoiselle , se réunirent pour traverser ce
mariage et pour le faire manquer. Louis XIV fit venir Mademoiselle
dans sa chambre ; elle étoit toute tremblante et dans
l'appréhension de quelque malheur. Il lui dit : « Je suis
» au désespoir de ce que j'ai à vous apprendre. On a
» établi dans le monde que je vous sacrifiois pour faire la for-
» tune de M. de Lauzun : cela me nuiroit dans les pays étran
» gers ; ainsi , je ne dois pas souffrir que cette affaire s'achève.
» J'avoue que vous aurez raison de vous plaindre de moi ; je
>> comprends même que je ne dois pas trouver mauvais que
>> vous vous emportiez. » Cette malheureuse princesse fut
accablée par ces paroles ; et , dans l'excès de sa douleur , elle
se jeta aux pieds du roi pour le conjurer , dans les termes les
plus touchans , de ne pas rompre ce qu'il avoit approuvé luimême:
un mariage d'où dépendoit toute sa félicité sur la terre ,
et peut-être son salut éternel . Elle lui dit qu'elle ne pouvoit plus
faire un si grand sacrifice , et qu'elle le supplioit de la tuer sur la
place , plutôt que de vouloir qu'elle se fit une telle violence.
Elle se mit à crier qu'elle préféroit la mort à l'état dans lequel
elle alloit se trouver ; qu'elle la lui pardonneroit , et qu'elle
seroit trop heureuse de mourir à ses pieds ; elle s'y précipita
une seconde fois , elle gémit , elle pleura . Le roi se baissa , s'attendrit,
et se mit à genoux pour l'embrasser. Ils demeurèrent
long-temps les joues l'une contre l'autre sans se rien dire.
« Il pleuroit d'un côté , dit- elle , et moi je fondois en larmes
» de l'autre. » Mais c'étoit un parti pris. Elle ajouta tout ce
qu'elle put imaginer pour le faire changer de résolution , sans
JUIN 1806. 457 い
pouvoir rien obtenir , et elle le quitta dans le plus violent
désespoir.
Lauzun soutint cette catastrophe avec courage et dignité,
quoiqu'il n'y fût pas insensible : le roi lui promit qu'il le
feroit maréchal de France , et il lui donna le gouvernement de
Berri ; mais rien ne pouvoit le consoler d'une si grande perte.
Mademoiselle espéroit toujours qu'elle pourroit fléchir le roi ;
et , dans cette erreur , que Lauzun ne partageoit pas , elle lui
restoit toujours attachée . C'est peu de temps après cette cruelle
scène qu'il faudroit placer le mariage secret qu'on prétend
qu'ils ont contracté ; mais dont ils n'auroient pas long -temps
goûté les douceurs , puisque le 25 novembre de l'année suivante
, Lauzun fut arrêté et conduit à Pignerol , où il fut enfermé
pendant dix ans. Mademoiselle fit le sacrifice d'une
partie de sa fortune pour obtenir sa liberté , qui lui fut accordée
, et pour avoir la permission de l'épouser , qui lui fut toujours
refusée. Lorsqu'il sortit de prison il étoit bien changé. Il
accusoit Mademoiselle d'être la cause de sa ruine , et il ne
pouvoit supporter l'idée d'avoir perdu toutes ses charges et
ses entrées à la cour. Il eut avec elle des procédés si déplacés,
qu'ils se séparèrent en 1683. Elle vécut encore dix ans après
cette séparation. Lauzun se maria avec Mlle de Lorge , âgée
de seize ans , et il ne mourut qu'en 1723 , trente ans après
celle qui le perdit en voulant faire son bonheur .
Nous examinerons , dans un prochain numéro , sur quels
fondemens on a pu dire que cette princesse ne se maria point
dans l'âge convenable , parce que la cour ne le voulut pas ;
peut-être établirons -nous aussi une nouvelle opinion sur la
nature de ses liaisons avec Lauzun ; et nous finirons par donner
un coup
d'oeil rapide sur ses Mémoires et sur le travail de
M. de Boissi , son nouvel éditeur.
G.
458 MERCURE DE FRANCE ,
Prones, ou Instructions sur les Grandeurs de Jésus-Christ ;
dans les prophètes qui l'ont annoncé ; dans les exemples de
sa vie mortelle ; dans ses miracles et dans ses mystères. Ouvrage
posthume de M. COCHIN , curé de Saint-Jacquesdu-
Haut-Pas. Deux vol. in- 12 . Prix : broch. , 5 fr. 50 c. ,
et 7 fr. 50 c. par la poste. A Paris , chez Méquignon , l'aîné
libraire-éditeur , rue de l'Ecole-de-Médecine , n. 9 , visà-
vis celle Hautefeuille ; et chez le Normant , libraire , rue
des Prêtres Saint- Germain-l'Auxerrois , n. 17.
LES autres religions ont eu leurs poètes , qui se sont distingués
par le rare talent avec lequel ils ont su embellir des
fables ; il n'y a que la religion chrétienne qui ait produit de
grands orateurs , devenus les modèles de tous les autres , par
l'art avec lequel ils ont su parer la vérité de tous les charmes
qui lui sont propres ; et entre toutes les nations , c'est la
nôtre qui a produit les plus fameux de ces orateurs et les plus
dignes de Fêtre. Certes , je suis loin d'avoir le projet de diminuer
la juste admiration que l'on doit aux chef- d'oeuvres
qu'ils nous ont laissés , et qui sont , j'ose le dire , particuliers
à notre pays , comme à notre religion ; je suis même persuadé
que s'il reparoissoit parmi nous un nouveau Longin, ce n'est
plus entre Démosthènes et Cicéron, qu'il chercheroit l'homme
qui s'est le plus distingué par son éloquence : à la Grèce et à
Rome , il opposeroit la France seule et peut-être lui donneroit-
il l'avantage. Cependant , j'ose le dire encore , si je ne
"considérois les chefs -d'oeuvre de Bourdaloue , de Massillon ,
et de Bossuet lui-même , que sous le rapport religieux , il y
a quelque chose que je pourrois leur préférer , et ce seroient
de bons prones. Oui , il y a une éloquence que je mettrois
au-dessus de celle de nos plus grands hommes, et ce seroit celle
d'un bon curé.
J'espère qu'on ne m'accusera pas d'exagération : eh ! sans
doute , je lis avec plus de satisfaction les discours de nos
grands prédicateurs et les livres de nos profonds moralistes ,
que les simples instructions d'un curé . Mais on ne m'accusera
pas non plus de vanité , si j'ajoute , qu'avec moins de connoissances
acquises dans les auteurs profanes , j'aurois aussi moins
de plaisir à parcourir les chefs-d'oeuvre de notre éloquence
sacrée , et que c'est la lecture de Cicéron et de Démosthènes
qui m'a disposé à l'admiration que j'éprouve en lisant Massillon
et Bossuet. Où est l'orateur qui saura l'être pour l'ignorant ,
JUIN 1806. 459
comme pour l'homme instruit ? Ne songez pas à le chercher
dans les Académies et les Lycées ; vous ne le trouverez pas
toujours dans les grandes villes ; c'est dans les paroisses qu'on
peut le rencontrer, et quelquefois c'est dans celles du village.
Cet orateur , c'est le bon curé. Quels sont les discours dans
lesquels la vérité est toujours exposée dans toute sa simplicité
et sa majesté , et dont le langage tout à- la-fois familier et
noble se fait entendre à tous les esprits , et parle à tous les
coeurs ? Ce sont les prônes du curé , ou mieux encore ,
catéchismes de son vicaire.
les
les
La familiarité fut d'abord le caractère dominant de l'éloquence
chrétienne . Le plus éloquent , le plus saint des missionnaires
, saint Paul , ne nous a laissé que des lettres ; il ne
nous reste des Saints Pères que des entretiens ou des conférences ;
car ce nom d'homélies qu'on donne à leurs discours n'a pas
en grec d'autre sens. Lorsqu'on lit ces ouvrages si fameux de
saint Chrysostome , de saint Grégoire-le-grand , et de tant
d'autres à qui leurs rares talens firent donner des surnoms
pompeux , on est surpris de l'espèce de contraste qui se
trouve entre leurs noms et leur style. On voit alors que
Saints-Pères sont bien en effet des pères qui s'entretiennent
avec leurs enfans , et que leurs entretiens ont tout le charme
d'une conversation de famille , comme ils en ont aussi toute
la simplicité. Si quelquefois leur style s'élève j'usqu'aux plus
grandes beautés , c'est qu'il est naturel à un père , ainsi
qu'Horace l'a remarqué , d'élever quelquefois le ton de sa conversation
; c'est que l'homme éloquent ne l'est jamais plus que
lorsqu'il l'est sans efforts ; c'est qu'enfin il eût été difficile à
des hommes tels que saint Grégoire et saint Chrysostôme ,
de ne pas l'être.
Je ne puis m'empêcher de regretter qu'on attache aujour
d'hui si peu d'importance à ce genre de discours . Qu'on se
figure un vieillard vénérable arrivant au milieu de son peuple
l'Evangile à la main : on a lu les paroles de vie ; les saints
mystères sont suspendus ; il s'asseoit sur ce siége de pierre qui
lui a été élevé dans le milieu du sanctuaire et d'une voix
affoiblie par l'âge il explique l'Evangile du jour. Sera -t-il
possible de ne pas l'écouter avec intérêt ? Ne donnera-t-on
pas à ses instructions une attention plus curieuse et plus
soutenue qu'à ces discours qu'on appelle aussi des entretiens
( sermones ) , mais qui n'en sont plus ; et qui étant composés
depuis plusieurs années, ne peuvent que par hasard contenir
la vérité dont il importeroit le plus de rappeler le souvenir.
Il explique l'Evangile du jour ; ... oui ; mais il connoît
460 MERCURE DE FRANCE ,
aussi les besoins du jour , et il y pourvoit ; il sait quelles sont
les erreurs dominantes et il les combat ; quelles maximes
il faut leur opposer , et il les retrace.
"
Tel étoit l'usage des anciens pasteurs : leur siége de pierre
se voit encore élevé au milieu des anciennes églises ; quelquefois
même on lit sur cette pierre l'un des discours qui y furent
autrefois prononcés . Ah ! qu'on en prononce
qu'on en prononce de pareils dans
nos chaires dorées et je réponds qu'on ira les écouter avec
empressement. Je n'ignore pas que dans les paroisses le prône.
se fait toujours ; je conviendrai même qu'il se fait avec soin,
et que les gens pieux se font un devoir d'y assister. Mais il n'est
plus , comme il devroit l'être , l'instruction principale.
"
Ces prônes que j'annonce n'ont point été destinés à être lus.
dans le cabinet , et ce n'est point là qu'on les appréciera à leur
véritable valeur. C'est dans le temple , c'est devant les autels
qu'il falloit les entendre prononcer par M. Cochin. Je ne les
propose donc pas aux gens
du monde comme une lecture
agréable, et encore moins comme des chefs - d'oeuvre supérieurs
à ceux de Bourdaloue et de Massillon ; mais je leur dirai : c'est
ainsi que M. Cochin faisoit le prône dans sa paroisse de Saint-
Jacques-du-Haut-Pas ; lisez ces discours , et si vous vous souvenez
que
la charité dont ils sont animés , étoit bien en effet
dans le coeur de celui qui les composa , si vous savez qu'au
moment où il paroissoit dans le temple , il sortoit peut- être
de cet hospice qu'il avoit fondé pour les pauvres malades , et
que peut-être , il n'abandonnoit les autels que pour porter
de nouvelles consolations dans cet asile qu'il avoit ouvert à
la misère et au malheur , dites-moi qui , de M. Cochin ,
de Bossuet lui-même , vous paroît avoir été l'orateur le plus
propre à toucher vivement les ames ; ou plutôt , allez vousmême
dans cet hospice , et là , au pied du monument qui a
été érigé à sa mémoire , lisez ces instructions : vous trouverez
peut-être qu'il y a dans la conduite d'un bon curé , et dans
l'exercice des vertus qui lui sont propres , quelque chose qui
est bien supérieur au génie , et dont le langage est bien plus
persuasif.
Jen'ajouterai qu'un seul mot . Comme la religion chrétienne.
est de toutes les religions la seule qui ait produit des grands
orateurs , comme la nation française est de toutes les nations
celle qui a fait parler au christianisme le langage le plus éloquent
, la capitale de la France est peut-être aussi de toutes
les villes chrétiennes celle qui a produit le plus grand nombre
de bons curés ; et la véritable gloire de M. Cochin est de s'être
fait distinguer entre tant d'hommes non moins célèbres par
leurs talens que par leurs vertus. Ses prônes , imprimés depuis
JUIN 1806. 46 € *
long-temps en quatre volumes passent pour de véritables modèles
, et les deux nouveaux volumes qu'on en publie actuellement
ne nous ont point paru inférieurs aux premiers.
GUAIRARD.
NOTICE
Sur la mort de Paul I" , Empereur de Russie .
( Note du Rédacteur. ) Les journaux qui paroissent tous les jours out
déjà fait connoître , par extrait ou par parties , cette Notice sur la mort
de Paul I. Les faits qu'elle contient nous ont paru d'une telle importance
et d'un tel intérêt , que nous croyons devoir la publier en entier ,
sans y changer un mot et sans nous permettre une seule réflexion . N'ayant
aucun renseignement sur l'horrible catastrophe qui fait le sujet de cet
écrit , nous ne pouvons ni en infirmer ni en garantir l'exactitude . Toutes
les notes sont de l'auteur de la Notice. )
« PARMI les souverains qui ont gouverné la Russie , le nom de Paul
mérite d'être cité. Le caractère de ce prince fut si singulier , sa conduite
si surprenante, que l'histoire doit conserver son souvenir , et même être
soigneuse des détails qui sont relatifs à un homme presque inexplicable.
Si les derniers momens de son règne offrent des actions bizarres , souvent
même blâmables , aucune ne fut l'effet de passions viles , et jusque dans
ses écarts cette ame grande ne se démentit jamais . L'adversité avoit aigri
ce prince : éloigné trente ans du trône par l'ambition de sa mère , il ne'
l'occupa que pour s'illustrer par sa fin malheureuse.
» La justice et la bonté formoient la base de son caractère : sa loyauté
étoit digne des siècles de la chevalerie ; elle se montra tout entière dans
la manière généreuse dont il embrassa et soutint la cause de la coalition .'
Etranger aux vues intéressées des autres puissances , il fut le seul qui
agit pour la cause générale. La France , qui jusqu'alors s'étoit accoutumée'
à traiter de chimère les menaces de Catherine II , se vit un moment in-'
quiétée par ces guerriers du nord , et , ce qu'on avoit cru impossible ,
la volonté soutenue de Paol l'exécuta .
» Son esprit souffrit peu de la nullité des hommes dont on entoura sa
jeunesse ; la nature y avoit supplée ; et l'on n'a point encore oublié en
France l'impression favorable qu'il a laissée de lui dans le voyage qu'il y
fit . Sa vie privée offre un long exemple de bonté : malgré la rigueur de
Catherine , malgré l'absence de tout sentiment tendre pour celui qu'elle
nommoit son fils , Paul fut toujours soumis à ses volontés ; et , jusqu'à
son avénement au trône , il fut aussi l'époux et le père le plus chéri ;
mais dès - lors son caractère changea .
» Il débuta par une action peut- être impolitique , mais honorable : il
fit exhumer le corps de Pierre III son père , enterré au couvent de Neusky,
et le fit enterrer à l'église de la Forteresse , lieu de sépulture de ses ancêtres.
Le drap mortuaire fut porté par les assassins mêmes de Pierre ( 1 ) .
» Cet hommage rendu à la mémoire de son père étoit une flétri sure
pour celle de Catherine , et devoit trouver des censeurs dans les pa: tisans
u règne de cette souveraine . Parmi ceux - ci se plaçoient naturellement
les Zouboff : deux d'entr'eux avoient été favoris de l'impératrice ( 2) , et
(1 ) Les Orloff.
(2 ) Platon et Valérien.
462 MERCURE DE FRANCE ;
cette famille , devenue puissante , datoit son élévation de cette époques
Paul , humilié sans cesse à la cour de sa mère , apporta contre tout ce qui
la composoit une prévention qu'il ne sut pas assez dissimuler . A peine sur
le trône , il éloigna de lui tout ce qui tenoit particulièrement à Catherine.
Un s uverain mépris fut la vengeance qu'il tira des uns ; il défendit à
quelques autres le séjour de Pétersbourg . Platon Zouboff fut du nombre
de ces derniers : ce n est que eu de temps avant la mort de l'empereur ,
qu'à force d'intrigues il fut rappele de cette espèce d'exil . Paul enfin
n'oublia peut être pas assez , dans le rang suprême , les ressentimens du
grand-doc.
>> Le militaire fut l'objet particulier de ses soins ; mais il manqua
d'adresse dans les réformes qu'il entreprit. Pendant la vieillesse de Catherine,
la discipline s'étoit relâchée ; Paul la rétablit sub tement dans toute
sa sévérité. Les nouvelles ordonnances indisposèrent sur- tout les régin.ens
des Gardes , qu'il astreignit des-lors à un service rigoureux : il s'aliéna
ainsi les of ciers de ces corps , formés en grande partie des meilleures
familles de l'Empire. Tous proposèrent leur démission , et , contre leur
attente peut -être , tous la virent acceptée . Ces mécontentemens d'abord
particuliers , en produisirent bientôt un presque général . Aussi les esprits
sages , en applaudissant à la droiture de ses intentions , blàmèrent la
promptitude et le peu de ménagemens qu'il mit à supprimer les abus .
>> Des innovations fréquentes , quelquefois minutieuses , mais le plus
souvent inutiles , servirent de prétexte aux esprits mal-intentionnés . Le
blâme étoit un moyen sûr de séduire , de s'attacher ceux dont Paul blessoit
toutes les habitudes . Chacune de ses actions fut examinée avec rigueur , et
l'esprit de parti dicta les jugemens. Bientôt la pe sonne de Paul cessa d'être
sacrée au respect succéda la licence , et le ridicule fut la première arme
que ses ennemis einployèrent contre lui .
:
» La bonté m l - entendue de ce prince leur fournit aussi de puissans
moyens de lui nuire. Sa malheureuse destinée fut telle , que les bienfaits
qu'il répandit sur quelques individus , contribuerent autant à sa perte ,
que les disgraces qu'il fit essuyer à quelques autres. L'élévation de Koutaisoff
, l'un de ses valets de chambre , à un poste éminent , la faveur
scandaleuse dont il l'accabla( 1 ) exaspéra l'esprit de a noblesse . En songeant
à l'obscurité dont il avoit tiré cet homme , et à l'abaissement subit de
plusieurs personnages marquans , elle vit qu'elle avoit tout à craindre.
» Telle étoit la disposition des esprits . Les grands mosquoient une ter
reur profonde par l'adulation la plus servile : ils craignoient chaque jour
quelque coup d'autorité qui confondit leur orgueil . On sait que les tribunaux
ne peuvent les atteindre ; Paul vouloit les soumettre aux lois comme
la classe roturière , Impatiente de son joug sa noblesse le voua à la mort ;
mais le peuple , dont la bonne opinion ne peut être suspectée quand il
s'agit de son maître , le peuple le chérissoit : ainsi ce fut la volonté d'une
poignée d'hommes qui passa pour le voeu public .
» A la tête des mécontens étoient d'abord les Zouboff. L'un , le prince
Platon , dernier favori en titre de Catherine ; l'autre , Valérien , grandmaître
de l'artillerie ; le troisième , Nicolas , grand- cuyer ; puis le général
de cavalerie , comite Pahlen ; le général Beningson , anglais au service de
Russie ; le général Ouvaroff , colonel des chevaliers- gardes ; le colonel
Tatarinoff ; le colonel Yesselowitz ; le général Yaschw.l ; enfin le lord
Whitworth , ambassadeur d'Angleterre à Pétersbourg (2) . Il convient
(1 ) Il étoit décoré de tous les ordres de l'Empire.
(2) Il y a encore une foule de personnages obscurs , dont les noms sont
peu importans .
JUIN 1806. 463
peut-être d'indiquer pourquoi ce dernier se trouve impliqué dans cette
affaire .
» Les sentimens de Paul changeoient à l'égard de la France , et lui
devenoient de jour en jour plus favorables . Les campagnes d'Italie , et
sur- tout celle d'Egypte, le rendirent l'admirateur le plus passionné des talens
militaires de Bonaparte . Il voyoit avec enthousiasme ses grandes actions ;
il ne pouvoit se lasser d'entendre parler de lui , et sembloit pressentir ses
hautes destinées. Il fit placer son buste dans le palais de l'Hermitage , et
se plut souvent à le saluer du nom de grand-homme.
» Bonaparte avoit deviné un tel caractère. Le renvoi sans rançon dans
leur patrie , des troupes russes , vêtues et équipées à neuf, toucha particulièrement
Paul , et ce trait acheva de le gagner à la France. Cette con,
duite généreuse d'un ennemi vainqueur devoit lui être d'autant plus sensible
qu'elle contrastoit plus avantageusement avec celle des Anglais ,
ses alliés , qui stipulèrent l'échange de leurs prisonneirs , sans faire mention
de l'échange des Russes .
>> Bientôt abandonnant la coalition dont il sentoit d'ailleurs la mauvaise
foi , et se livrant tout entier à son admiration pour le chef qui gouvernoit
la France , il rétablit des relations d'amitié avec cette puissance. Le
cabinet de Saint James , effrayé du progrès de ces idées dans l'esprit de
Paul , confia ses craintes au lord Whitworth , dont l'habileté sut mettre
à profit les mécontentemens d'une classe puissante , pour servir son gouvernement.
» Paul s'aigrissoit chaque jour davantage ; il ne tarda pas à rompre
toute communication avec l'Angleterre : l'ambassadeur fu ! forcé de quitter
Pétersbourg avant l'entière exécution de ses desseins ; mais se réfugiant à
Koenigsberg , il continua de les suivre , à l'aide d'émissaires qu'il entretenoit
(1 ).
:
Tout lui confirmoit la persévérance de Paul dans ses résolutions contre
l'Angleterre l'embargo mis sur les vaisseaux de cette puissance qui se
trouvoient alors dans les ports de Russie ; la factorerie anglaise , établie à
Pétersbourg , fermée par ordre de l'Empereur ; les préparatifs militaires
commandés Cronstadt , Riga , Revel ; tout enfin annonçoit les mesures
les plus hostiles .
>> J'ai recueilli pendant mon séjour à Pétersbourg des détails sur un projet
soumis alors à Paul , et qu'il avoit avidement saisi . Il s'agisso.t de faire
armer trois frégates dans la partie la plus orientale de l'Empire , au port
Saint-Pierre et Saint-Paul , situé à l'extrémité du Kamtzchatka , et parcourant
alors les mers de l'Inde , de s'emparer des flottes nombreuses des
Anglais en ces parages.
>> Le succès étoit immanquable . Cette certitude tenoit à la situation géographique
de la Russie , qui , étendant les ressorts de son gouvernement
depuis son siége en Europe jusqu'aux contrées limitrophes de l'Asie ,
trouvoit des communications promptes et faciles pour l'exécution d'une
telle entreprise (2) .
» Trois ou quatre mois suffisoient pour l'armement , ou même la construction
des bâtimens nécessaires , lorsqu'on sait avec quelle ponctualité
(1 ) Un des plus remarquables étoit la comtesse Jérébzoff , soeur des
Zouboff et maîtresse de lord Withworth . Elle fit plusieurs voyages à
Pétersbourg , mais elle attendit l'événement hors des terres de Russie .
(2 ) Il ne faut guère que cinq semaines pour s'y rendre . Tous les maté
riaux devoient être transportés dans un terme aussi court , à l'aide des traîneaux.
464 MERCURE DE FRANCE ;
Paul étoit obéi . En supposant ce qui est arrivé en effet , que les Anglais
eussent été instruits de cette expédition , ils ne pouvoient parer le coup:
Pour prévenir leur commerce des armemens de la Russie , il leur falloit
six mois , beaucoup plus peut- être. On ne parle pas de l'envoi d'une flotte
pour le protéger, cela eût entraîné des délais encore plus grands . Enfin,
on sait, pour peu que Paul eût gagné de temps , quel coup il portoit au
commerce anglais . Mais ce n'étoit qu'une introduction à un plan plus
vaste encore dans le même temps , cinquante mille Russes devoient tra
verser la Perse , et , se rendant maîtres des comptoirs de l'Angleterre
rufnoient à jamais sa puissance dans l'Inde .
"
» La politique anglaise attentive à toutes les démarches de Paul , ne
considéra que la possibilité du projet ; et pour le faire échouer , il paroît
qu'elle dépouilla tout scrupule dans les moyens qu'elle employa.
>> Tout concourt à prouver la participation du ministère anglais aux
événemens de la mort de ce prince , et l'expédition du Sund peut venir
à l'appui de cette opinion . De quelle utilité pour les Anglais pouvoit être
le Sund en cette circonstance ? Quel étoit le but d'une expédition qui
pouvoit être si funeste à ceux qui la tentoient ? Une flotte nombreuse défendoit
ce détroit ; pour pas er entre il falloit la détruire , et le succès
étoit au moins douteux ; mais même , en cas de réussite , les Anglais ne
devoient-ils pas craindre de trouver les forces des trois puissances réunies,
soit pour les combattre si la circonstance le permettoit , soit au moins pour
leur fermer le passage au retour ? Les chances raisonnables de cette ten
tative étoient telles que, sans les machinations des Anglais , la Baltique
devoit être le tombeau de leur flotte ; mais ceux qui avoient conçu l'entreprise,
avoient sans doute l'assurance qu'au moment où l'on pénétreroit
dans la Baltique , la puissance qui y faisoit la loi , la Russie , auroit cessé
d'être redoutable . La sécurité avec laquelle ils s'engagèrent dans cette
mer, prouve assez l'attente d'un événement qui devoit changer pour eux
la face des affaires ; et peut-être Nelson n'eut -il l'ordre de forcer le Sund
que lorsque la chute de Paul fut résolue à Londres. On peut s'assurer de
la coïncidence des faits . Ce fut pendant le combat même du 2 avril, que
l'on apprit à Copenhague la mort de Paul Ier . Aussi le gouvernement
danois prit le plus grand soin de ne pas laisser ébruiter cette nouvelle
dans la ville , avant l'entière conclusion de l'armistice qui suivit cette
journée.
>> Mais venons au récit des circonstances de cet attentat. Quelques
esprits hardis , s'étant formé à Pétersbourg un parti puissant , moins
par le nombre que par les places éminentes que chacun d'eux tenoit de
son maître , résolurent de porter le coup. La mort leur étoit réservée
s'ils échono ent ; et malgré cette nécessité de hâter l'exécution de leur
dessein , tous attendoient , nul n'agissoit . Il falloit , pour diriger de telles
menées , une tête froidement organisée , et capable tout à - la-fois de l'activité
la plus soutenue . Un tel chef se trouva dans la personne de Pahlen ,
gouverneur militaire de Pétersbourg.
>> Cet homme avoit joui ju qu'alors , dans les fonctions de cette place ,
d'une réputation de probité austère . On se louoit généralement de son
administration ; on parloit de ses vertus . Il avoit les dehors les plus respectables
; le calme répandu sur ses traits inspiroit la confiance : il cachoit
une profonde di simulation . Son extérieur enfin n'étoit nullement en
harmonie avec son ame (1 ) .
(1 ) Un trait de sa jeunesse . Pahlen , employé à la chancellerie des
affaires étrangères sous Catherine , fut alors choisi pour porter une dé
« Le
JUIN 1806. 485
DEPT
Le joug de l'autorité pesoit de plus en plus sur Pahlen. Soumis à un
maître dont la volonté étoit absolue , sa faveur dépendoit d'un soupçon
De jour en jour elle devenoit plus précaire ; il voulut l'affermir , et résolat
de mettre Álexandre sur le trône. U nouveau règné offroit un champ
plus vaste à l'ambition dont il étoit dévoré , plus d'occassions de rendre
ses talens nécessaires , l'assurance d'obtenir un crédit immense auprès
d'un jeune prince dénué d'expérience , et l'espoir de régner sous son
nom.
» D'après ces données sur son caractère , on s'étonnera moins de
l'audace de ses desseins . Ses idées arrêtées, son premier soin fut d'éloigner
de la faveur de Paul tous ceux qu il n'avoit pu gagner. A cette effet il
travailla long-temps , et réussit enfin à disgracier un homme dont le dé→
vouement à la personne de l'empereur , et les talens sur-tout , lui portoient
ombrage. C'étoit Rastaptchin , vice chancel er des affaires étrangères.
Ce ministre étoit parvenu à s'emparer d'une correspondance entre un
comte Panin , neveu du grand gouverneur de Paul , et un agent des conjurés
de Pétersbourg. Ce Panin étoit chef du parti à Moscon; et quoique
ses lettres fussent écrites avec une extrême circonspection , il y régnoit
un louche qui n'échappa point à la sagacité de Rastaptchin. Les pièces
saisies furent mises sous les yeux de Paul , et celui à qui elles étoient
adressées fut mandé ; mais cet homme se déferdit de cette imputation
avec une si grande chaleur , un tel accent de vérité , qu'il dissuada Paul
entièrement . Pahlen, peu de tempsaprès, obtint le renvoi de Rastapichin
>> Avant de sien tenter , Pahlen voulut se ménager les moyens de se
justifier auprès d'Alexandre s'il réussissoit, auprès de l'empereur s'il venoit
à échouer. Il sentoit combien il lui seroit intéressant d'impliquer l'héritier
du trône dans ses projets , et de le placer par- là entre Paul et lui. Il
s'appliqua donc à indisposer l'empereur contre les grands ducs Alexandre
et Constantin , et ces derniers contre leur père . C'étoit leurs droits qu'il
vouloit assurer , leurs vies qu'il vouloit défendre ; mais sous des apparences
de zèle , Pahlen les employoit comme les prétextes de sa haine , les instrumens
de con ambition.
» Paul , depuis quelque temps , étoit d'un commerce difficile par sa
versatilité d'esprit et son caractère ombrageux . Trompé sans cesse par
ceux qui lui devoient tout , celte ame généreuse devint accessible à la
défiance. La conservation de sa vie l'occupoit exclusivement ; tous ses
soins se bornoient à une police de Pétersbourg , ridiculement scrupuleuse ;
les terreurs continuelles ( 1 ) qui l'agitoient , lui faisoient négliger l'adpêche
très- importante à Londres. La voie de terre , comme étant la plus
courte, est celle qu'on lui pre crit. Pour que rien ne l'arrête , on lui
prodigue l'argent. Au moment même de partir , il perd tout au jeu . Tot
autre homme, a¡ rès une tel e faute, eût été en proie au désespoir ; cependant
le courage n'abandonne point Pah'en ; il va à Cronstadt. Un vaisseau
part pour Londres. Il s'embarque : en treize jours il arrive , et il rapporte
une réponse satisfaisante huit jours plus tôt qu'on avoit droit de l'attendre.
Un succès complet fit passer sur ce que cette entreprise avoit eu de ha
sardé elle fut goûtée. Depuis lors , à l'aide de ses talens , secondés par
l'intrigue la plus constante , il obtint sous Paul une des premières places
de l'Empire, et la confiance entière de son maître,
:
(1 ) Elles étoient telles , qu'il manda un jour ses deux fils atné , Alexandre
et Constantin , et leur fit prêter serment sur un crucifix , qu'ils n'attenteroient
point à ses jours.
cen
G g
466 MERCURE DE FRANCE,
ministration de l'Etat ; mais tout cela étoit insuffisant pour armer contre
lui le bras de ses fils ; ils souffroient en silence .
» Pahlen n'espérant rien du caractère soumis et respectueux d'Alexandre,
le peignit à Paul , déjà trop soupçonneux , comme un être dangereux . Il
alla plus loin : il osa l'accuser auprès de son père de vouloir attenter &
son autorité , et déclara formellement à l'empereur ne pouvoir répondre
de sa sûreté personnelle s'il ne lui donnoit sur- le-champ l'ordre d'arrêter
Alexandre. Paul , indigné contre son fils , signe aussitôt l'arrêt . Pahlen
alors va trouver le grand duc , et , après lui avoir représenté vivement la
nécessité de prévenir les intentions de Paul en le forçant d'abdiquer , il
opposa aux refus constans d'Alexandre l'ordre qu'il venoit de recevoir
contre lui . Quoique atterré par la vue de cet ordre , et pressé fortement
dans une circonstance aussi critique , Alexandre ne pouvoit se résoudre
à une démarche aussi hardie ; mais cette incertitude fut interprétée par
Pahlen comme une autorisation tacite et suffisante. Il aloit le quitter
quand Alexandre exigea de lui le serment qu'il ne seroit fait aucune
violence à son père , et le rendit responsable de ce qui arriveroit.
» Telle fut la duplicité de Pahlen , et telle fut la conduite du granddac.
C'est cette manoeuvre insidieuse qui a pu donner lieu à cette question :
Alexandre à-t-il participé au meurtre de son père ? »
>> Cependant à cette époque quelques bruits ayant transpiré , quelques
rapports vagues ayant été faits à Paul , soit par le dévouement , soit par
l'indiscrétion des initiés , il manda Pahlen , et lui dit : « On en veut à ma
» vie..... n'épargnez rien pour vous instruire des faits .....» et il termina
par une sortie violente sur l'ignorance où il le croyoit . Pahlen répondit :
Sire , je le savois ; et pour m'assurer des coupables , je suis moi-même
» de la conspiration . » Ces mots tranquillisèrent l'empereur , et dès lors
il s'en rapporta entièrement à Pahlen . Deux jours avant l'événement
l'empereur reçut avis d'Obalianoff, procureur-général , que l'on tramoit
contre sa sûreté. Cette nouvelle révélation mit le comble à ses défiances ;
et craignant alors que Pahlen n'eût véritablement pris part au complot ,
il expédia un courrier à Araktscheïeff , ancien gouverneur de Pétersbourg,
qui alors commandoit un régiment de confiance de Paul , caserné ( 1 ) à
4owerstes ( 10 lieues ) de Pétersbourg. Il mandoit à cet officier qu'il mettoit
en lui toute sa confiance ; que s'il différoit un instant à venir, il étoit
perdu , parce que Pahlen le trahissoit.
» Pahlen arrêta ce courrier qui , tenant ses dépêches de la main de
l'empereur , refusa de les lui remettre. Le gouverneur feignit de soupçonner
la véracité de son langage , et sous ce prétexte les lui fit enlever
d'autorité.
>> Instruit de tout , Pahlen sentit le danger. Un court délai pouvoit
rendre infructueux des projets si habilement conçus . Assuré donc en
quelque sorte de l'impunité du crime , il en pressa l'exécution , et , de
Concert avec quelques hommes sur lesquels il pouvoit compter plus parti
culièrement , il fixa le jour fatal au lendemais.
» Dans la matinée du jour convenu , l'empereur se promenant à cheval
sur la place Souwaroff, accompagné de son favori Koutaisoff, fut accosté
par un homme de la classe inférieure qui lui présenta une lettre. Le cheval
de l'empereur s'étant cabré dans ce moment , il ne put la prendre luimême
, elle fut remise à Koutaïsoff : elle contenoit de grands détails sur
la conspiration ; mais Koutaisoff ayant changé de vêtemens pour dîner
chez l'empereur , oublia de la lire .
(1) A Gatchina , maison de plaisance de l'empereur.
JUIN 1806. 467
» A l'heure fixée , vers onze heures de la nuit du 22 au 23 mars ( 1 ) , les
conjurés, au nombre de vingt, se présentent à une porte latérale du palais
Saint-Michel , donnant sur le jardin. On leur en refuse l'entrée : « L'em-
» pereur nous a mandé,, disent-ils ; il y a aujourd'hui grand conseil de
» guerre. » La sentinelle trompée par la vue de plusieurs officiers . géné
raux , se rend à leurs instances .
>> Tous montent en silence à l'appartement de Paul , et demeurent un
moment dans la salle des gardes . Argamakoff , aide - de- camp de service ,
se présente seul : il dit que le feu est à la ville , qu'il vient réveiller l'empereur
; et le Cosaque qui gardoit l'antichambre le laisse entrer . I frappe
à la porte de l'appartement , et se nomme ; Paul connoissant sa voix , lui
ouvre à l'aide d'un cordon qui répondait à son lit. Il ressort aussitôt pour
introduire les conjurés : ceux-ci n'attendoient qu'un signal pour se présenter
, ils entrent : le Cosaque s'aperçoit alors , mais trop tard , qu'on en
veut aux jours de l'empereur ; il veut résister : à l'instant même il tombe
percé de coups. Toutefois son dévouement avertit son mattre , auquel il
crie trahison ! ...
» L'empereur effrayé , veut fuir dans un des deux cabinets qui joignent
son alcove. L'un communiquoit à l'étage inférieur ; l'autre , sans issue ,
renfernoit des drapeaux pris sur l'ennemi , et les armes des officiers détenus
à la forteresse . C'est dans ce dernier que son trouble l'a conduit : saisissant
une épée , il cherchoit à gagner un escalier dérobé par l'autre
cabinet quand les conjurés entrèrent : ils vont droit à son lit ; ne l'y trou
vant pas , tous s'écrient : Il est sauvé ! Déjà ils se croyoient trahis ,
quand Beningson l'aperçut blotti derrière un paravent .
» Paul , troublé , sans vêtemens , pressentit le sort qu'ils lui réservoient ;
mais son énergie ne l'abandonne pas. On lui parle d'abdiquer ; il s'y refuse
avec emportement , et reconnoissant ceux qu'il a comblés de bienfaits , il
éclate en reproches si touchans , que leur férocité en est ébranlée.
» Mais dans le moment où les conjurés se présentent chez l'empereur ,
au moment même où ils comptent le plus sur Pahlen , celui- ci marche au
palais à la tête d'un régiment des gardes : si l'entreprise réussit , il vient
pour la seconder ; si elle manque , c'est son maître qu'il vient défendre.
» Cependant , Platon veut lire à l'empereur un acte d'abdication : Faul
cherche à les toucher de nouveau ; il s'adresse particulièrement à Platon ,
lui retrace son ingratitude et l'excès de sa témérité. « Tu n'es plus empe
» reur , répond celui-ci ; c'est Alexandre qui est notre maître. » Indigné
de son audace , Paul va pour le frapper ; ce courage les arrête ; il suspend
un moment la volonté des conjurés ; Beningson s'en aperçoit , et sa voix
les ranime : C'est fait de nous s'il échappe , c'est fait de nous ! Alors
Nicolas portant le premier la main sur son souverain , lui casse le bras
droit , et entraîne par son audace la scélératesse irrésolue de ses complices.
2
>> Le tumulte ajoute encore à cette scène d'horreur , et l'obscurité qui
l'environne rend inaccessible à la pitié le coeur de ses assassins . Tous fondent
sur lui . L'infortuné Paul tombe accablé . On lui prodigue l'injure
on lui crache au visage ; on le traîne , on prolonge son agonie . Par une
dégoûtante barbarie , les assassins le trappent dans les parties les plus
secrètes de son corps ..... Leur cruauté se lasse enfin ; l'un d'eux lui passe
au cou une écharpe , et termine ainsi ses souffrances . Il expire , et ses
dernières paroles sont : CONSTANTIN ! CONSTANTIN ! I
» Alexandre , en apprenant la mort de son père , tomba dans un accablement
profond. On lui dit que la proposition d'abdiquer avoit si fort
(1 ) 11 et 12 , style russe.
Gg 2
468 MERCURE DE FRANCE ;
*
irrité l'empereur , qu'il avoit été soudain frappé d'apoplexie . Mais il ne
put se méprendre à un tel rapport On chercha à tempérer sa douleur ,
mais , rejetant toute consolation , il refusa hautement le trône . Cet état fut
suivi d'une convulsion violente qui dura plusieurs heures .
:
» Le bruit de la mort de Paul se répandit en peu de temps dans la
ville le peuple se porta en foule sous les fenêtres du château ; tous les
grands , tout ce qui avoit des charges à la cour , toutes les autorités de la
ville se rendirent au sitôt au palais pour saluer leur nouveau souverain .
» Pahlen , en qualité de gouverneur de Pétersbourg , présidoit la députation
et porta la parole . On vit alors l'assassin du père prêter au fils serment
de fidélité ( i ) .
>> Alexandre céda alors aux instances réitérées de sa famille éplorée , et
de ses plus chers serviteurs , qui lui représentèrent qu'en cette circonstance
il se devoit tout entier à l'Etat . Il parut au balcon du palais , et fut
salué empereur aux acclamations de tout son peuple. Mais malgré ces
témoignages et ces transports de joie , sa piété filiale lui fit regarder le jour
où il montoit sur le trône , comme le plus pénible de sa vie .
NOTE. Lors de la mort de Paul , il y eut un parti nombreux pour porter
au trône l'impératrice Marie , mère d'Alexandre. Aucune démarche
de sa part , parvenue à la connoissance du public , n'a pu faire croire à
des projets d'usurpation , et sa conduite comme épouse et comme mère
seroit d'un grand poids pour détruire une telle assertion. On sait la préférence
qu'on accorde en ce pays au règne des femmes et cette princesse
n'a-t-elle pu avoir de nombreux partisans sans les avoir sollicités ? Mais
dans cette hypothèse , devoit-elle les tolérer ?
"
Quoi qu'il en soit , Pahlen jugea nécessaire d'épier sa conduite.
Cette princesse avoit fait exposer aux Enfans- Trouvés un tableau représentant
Paul sur son lit de mort . Le peuple parut vivement touché de la
scène qui lui étoit restée retracée . Pahlen , sentant le danger de réveiller
des souvenirs trop récens , fit à ce sujet des représentations à Alexandre.
Ce dernier reconnut l'utilité de ses avis , mais objecta qu'il ne pouvoit ,
sans indisposer sa mère , s'opposer aussi ouvertement à ce qu'elle avoit
fait. Pahlen lui dit : « Sire , faites tout pour elle , mais ne lui laissez rien
faire. »
Cependant le peuple continuoit de s'y porter en foule , quand Pahlen ,
redoutant les suites d'une telle exposition , fit de sa propre autorité ôter
le tableau .
A peine l'impératrice l'eût - elle appris , qu'elle fut se jeter au pieds de
l'empereur , en le conjurant de punir cet acte de témérité . Alexandre
essaya de la calmer ; mais elle lui dit que s'il n'étoit à l'instant renvoyé ,
elle quittoit la Cour , et qu'il eût à choisir entre sa mère et Pahlen .
Alexandre alors le sacrifia.
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES.
- Le Théâtre-Français annonce , pour lundi , la première
représentation de la Jeunesse de Henri V , comédie en trois
actes et en prose. Shakespear , dans son drame historique in-
( 1 ) Lorsque Pahlen se présenta pour complimenter l'empereur
Alexandre lui dit : « Monsieur le gouverneur , quelle page dans l'histoire ! »
Sire , les autres la feront oublier , répondit Pählen.
JUIN 1806 . 469
9
titulé Second part of king Henri IV , a peint , d'une
manière vive et originale , mais assurément fort peu dramatique
, la jeunesse désordonnée de ce prince , qui montra sur
le trône de grands talens , des vertus ; et qui , mort à 36 ans
seroit compté au nombre des plus grands rois , s'il n'eût point
déshonoré ses belles actions par l'ordre barbare qu'il donna
d'égorger les prisonniers après la bataille d'Azincourt. Nous
ignorons si l'auteur de la nouvelle comédie a imité le poète
anglais ; et si nous verrons Falstaff sur la scène française.
-L'Opéra Buffa a donné cette semaine , la première
représentation de la Moglie Corretta , opéra en deux actes
musique de Vincenzo Martini. Cet ouvrage n'a pas obtenu à
la première représentation tout le succès qu'il obtiendra ,
parce qu'il n'a pas été exécuté comme il doit et peut l'être.
Mad. Canavassi, dont la méthode est ordinairement si sûre, sembloit
chanter de peur. Nozari affadissoit ses sons plus encore
que de coutume : cet acteur , en général , croit devoir gâter
sa belle voix , en s'efforçant d'en tirer des sons flûtés qui dénaturent
la musique. Barilli est le seul qui ait soutenu sa réputation.
Il est impossible de chanter d'une manière plus plaisante
et plus originale l'air de Fioravanti , Ah , si resti , le
duo du second acte : Ah , guardate che figura , et la chanson ,
Si mia moglie crepasse una volta. Mad. Canavassi prendra
certainement sa revanche aux représentations suivantes. Le
second acte de cette pièce est beaucoup plus riche en musique
'que le premier , et assurera toujours le succès de cet ouvrage ,
malgré l'absurdité du poëme , remarquable même après tout
ce que nous avons vu. On est toujours étonné qu'un homme
tel que Picard , puisqu'il veut bien être directeur de théâtre ,
ne se donne pas le temps d'arranger ou de faire arranger ces
canevas italiens. Au moyen de quelques coupures, on parviendroit
à rendre supportables les opéras bouffons. Si l'on prenoit
la peine de lier les scènes , de manière le théâtre ne
restat pas vuide du moins aussi souvent , la pièce cesseroit
d'être absurde pour la majorité des spectateurs , qui n'entendent
pas l'italien. La Moglie corretta est sur-tout fatigante
par ce défaut. Presqu'à chaque scène , tous les acteurs sortent
par un côté , pour être remplacés par d'autres qui entrent du
côté opposé. Rien n'est plus choquant pour des spectateurs
français qui , avec raison , veulent méme en chanson du bonsens
et de l'art. Quoi qu'il en soit , la troupe actuelle des Bouffons
est sur le point d'être renouvelée. Mesd. Ferlendis , Crespi et
Salucci nous quittent , ainsi que Nozari. Mad. Canavassi et
Barilli restent. Nozari sera remplacé par un jeune tenore ,
nouvellement arrivé de Naples , et qui se nomme Bianchi. La
nouvelle troupe jouera prochainement , dit-on , le Mariage
que
470
MERCURE DE FRANCE ,
Secret et le Marche de Malmantile, ces deux opéras de Cimarosa
, dont le premier est le chef-d'oeuvre du genre , et le second
une des productions les plus agréables de ce célèbre
compositeur.
Nous avons oublié , en parlant de la Moglie Corretta , un
fait qui fait trop d'honneur à la méthode italienne pour n'en
point parler on a fait répéter le trio Vadasi via di qua
chanté par Carmanini , Zardi et mademoiselle Salucci
qui ne sont point accoutumés à cette bonne fortune. Ils ont
parfaitement exécuté ce petit trio , que les savans appellent
un canon. Le canon , dans la musique , est une sorte de fugue
qu'on appelle perpétuelle , parce que les parties , partant l'une
après l'autre , répètent toujours le même chant. Voici
pourquoi on a donné à ces morceaux de musique un nom
qui doit paroître bizarre : on mettoit autrefois à la tête des
fugues perpétuelles , des avertissemens qui marquoient comment
il falloit chanter ces sortes de fugues ; ces avertissemens
étoient comme les règles de ces fugues , on les intitula canoni
, règles , canons. De là , prenant le titre pour la chose ,
on a , par métonymie , nommé canon cette espèce de fugue.
MODES du 30 mai.
Les capotes de perkale , qui déjà étoient travaillées fort délicatement
ont les torsades sur toute la passe , plus rapprochées , et la piqûre encore
plus fine. On met toujours , par préférence , des rubans blanes sur les
chapeaux de paille jaune , à la Paméla . Les rubans des chapeaux et
même des capotes se nouent assez volontiers sous le menton ; on n'est plus
obligé de leur faire faire tour et demi . Sur les passes de paille blanche ,
les intervalles de rubans sont encore de mode ; mais moins généralement .
2
PARIS.
Hier jeudi , S. E. Mouhib Effendi , revêtu de l'une des
grandes charges de la Porte ottomane , et ambassadeur extraordinaire
de la Sublime Porte , a eu sa première audience de
S. M. l'EMPEREUR et Roi. A onze heures , S. E. S. le grandmaître
, un maître et un aide des cérémonies avec quatre
voitures impériales à six chevaux et une escorte de 50 hommes
à cheval sont allés chercher l'ambassadeur à son hôtel.
S. Exc. s'est rendue au palais des Tuileries , dans l'ordre
d'usage en semblable circonstance. L'ambassadeur a été conduit
à l'audience de S. M. par le grand-maître , le maître et
l'aide des cérémonies ; la garde de l'EMPEREUR étoit sous les
armes et bordoit la haie. Š. Exc. M. le maréchal colonel-général
de la garde de service , a reçu l'ambassadeur à la porte
de la première salle.
,
L'EMPEREUR étoit sur son trône , entouré des princes , ministres
, grands - officiers et officiers de sa maison
et des
membres du conseil d'état. L'ambassadeur arrivé à la salle du
trône , à fait trois profondes révérences , la première en entrant ,
AJUIN 1806. 475
t
la deuxième au milieu de la salle , et la troisième , au pied du
trône. L'EMPEREUR alors l'a salué , en ôtant son chapeau qu'il
a remis ensuite. L'ambassadeur a adressé en langue turque , à
S. M. son compliment , qui a été traduit par l'interprête français
, ainsi qu'il suit :
SIRE ,
S. M. l'empereur de toutes les Turquies , maître sur les
deux Continens et sur les deux mers , serviteur fidèle des deux
villes saintes , le sultan Selim-Han , dont le règne soit éternel !
m'envoie à S. M. I. et R. NAPOLÉON , le premier , le plus grand
parmi les souverains de la croyance du Christ , l'astre éclatant
de la gloire des nations occidentales , celui qui tient d'une
main ferme l'épée de la valeur et le sceptre de la justice , pour
lui remettre la présente lettre impériale , qui contient les félicitations
sur l'ayénement au trône impérial et royal , et les
assurances d'un attachement pur et parfait.
La Sublime Porte n'a cessé de faire des voeux pour la
prospérité de la France et pour la gloire que son sublime et
immortel EMPEREUR vient d'acquérir , et elle a voulu manifester
hautement la joie qu'elle en ressentoit. C'est dans cette
vue , Sire, que mon souverain , toujours magnanime , m'a
ordonné de me rendre près du trône de V. M. I. et R. , pour
la féliciter de votre avénement au trône , et pour lui dire que
les communications ordinaires ne suffisant pas dans une pareille
circonstance , il a voulu envoyer un ambassadeur spécial
pour signaler d'une manière plus éclatante les sentimens de
confiance , d'attachement et d'admiration dont il est pénétré
pour un Prince qu'il regarde comme le plus ancien , le plus
fidèle et le plus nécessaire ami de son Empire.
S. M. a répondu de la manière suivante :
Monsieur l'ambassadeur , votre mission m'est agréable. Les
assurances que vous me donnez des sentimens du sultan
Selim , votre maître , vont à mon coeur. Un des plus grands ,
des plus précieux avantages que je veux retirer des succès
qu'ont obtenus mes armes , c'est de soutenir et d'aider le
plus utile comme le plus ancien de mes alliés. Je me plais à
vous en donner publiquement et solennellement l'assurance .
Tout ce qui arrivera d'heureux ou de malheureux aux Ottomans
, sera heureux ou malheureux pour la France. Monsieur
l'ambassadeur , transmettez ces paroles au sultan Selim ; qu'il
s'en souvienne toutes les fois que mes ennemis, qui sont aussi
les siens , voudront arriver jusqu'à lui. Il ne peut jamais rien
avoir à craindre de moi ; uni avec moi , il n'aura jamais à
redouter la puissance d'aucun de ses ennemis. »
La réponse de S. M. a été également traduite par l'inter
prète français .
472
MERCURE
DE FRANCE
,
L'ambassadeur , après avoir baisé la lettre de S. H. , l'a
présentée à l'EMPEREUR , qui l'a remise à S. Ex. le ministre des
relations extérieures . L'audience étant achevée, l'ambassadeur
s'est retiré en faisant trois profondes révérences, et s'est arrêté
dans la salle voisine de celle du trône , où les présens du
Grand-Seigneur avoient été étalés sur une table.
L'EMPEREUR , averti par le grand-maître des cérémonies ,
et précédé par lui , s'est rendu dans cette salle ; et l'ambassadeur
, après avoir fait une révérence à S. M. , lui a offert les
présens , qui consistoient en une aigrette de diamans et une
boîte très-riche , garnie de diamans , et ornée du chiffre du
sultan Selim . L'ambassadeur a montré en même temps à S. M.
les présens destinés par Sa Hautesse à Sa M. l'Impératrice , et
qui consistoient en un collier de perles , des parfums et de
magnifiques étoffes . L'EMPEREUR a examiné ces présens , et s'est
approché ensuite d'une fenêtre donnant sur la cour , pour
voir des harnois de la plus grande richesse , également offerts
à S. M. , et dont des chevaux arabes étoient caparaçonnés .
S. M. étant rentrée dans la salle du trône , l'ambassadeur
extrordinaire a été conduit à l'audience de S. M. l'Impératrice
, qui l'a reçu debout , et entourée des princesses et de ses
dames et officiers. Il a été introduit par le chambellan introducteur
des ambassadeurs près S. M. l'Impératrice , et présenté
par la dame d'honneur de S. M. L'ambassadeur extraordinaire
a été reconduit à son hôtel avec le même cortège qui
l'avoit accompagné à son arrivée .
1
-A midi et demi , LL . EE. MM . les ambassadeurs extraordinaires
de LL. HH . PP. les Etats de Hollande ont été admis
à l'audience de S. M. l'EMPEREUR et Roi. Un maître et un
aide des cérémonies étoient allés les chercher à onze heures
à leur hôtel avec trois voitures impériales , attelées chacune
de six chevaux. MM. les ambassadeurs extraordinaires ont été
conduits à l'audience de S. M. par le grand- maître , le maître
et l'aide des cérémonies , et reçus à la porte de la première
salle par S. E. le maréchal colonel général de la garde de
service. Arrivés à la salle du trône , ils ont fait trois profondes
révérences , et M. le vice-amiral Verhuel , président de la
députation , a prononcé le discours suivant :
SIRE ,
-
Les représentans d'un peuple connu par sa patience courageuse
dans les temps difficiles , célèbre , nous osons le dire ,
par la solidité de son jugement et par sa fidélité à remplir les
engagemens contractés , nous ont donné l'honorable mission
de nous présenter devant le trône de V. M.
Ce peuple a long- temps souffert des agitations de l'Europe
et des siennes. Témoin des catastrophes qui ont renversé quelJUIN
1806 . 473
ques Etats victime des désordres qui les ont ébranlés tous ,
il a senti que la force des intérêts et des rapports , qui aujour
d'hui unissent ou divisent les grandes puissances, lui faisoit une
loi de se placer sous la première des sauves- gardes politiques
de l'Europe ; et que sa foiblesse même lui prescrivoit de mettre
ses institutions en harmonie avec celles de l'Etat , dont la
protection seule peut le garantir contre le danger de la servitude
ou de la ruine.
Ces représentans ont mûrement et solennellement délibéré
sur les circonstances du temps présent , et sur les effrayantes
probabilités de l'avenir ; ils ont vu dans le terme même des
calamités dont l'Europe a été long-temps affligée , et les causes
de leurs propres maux , et le remède auquel ils devoient recourir
.
Nous sommes , Sire , chargés d'exprimer à Votre Majesté le
voeu des représentans de notre peuple : nous la prions de nous
accorder , comme chef suprême de notre république , comme
roi de Hollande , le prince Louis - Napoléon , frère de Votre
Majesté, auquel nous remettons , avec une entière et respectueuse
confiance , la garde de nos lois , la défense de nos droits
politiques , et tous les intérêts de notre chère patrie. Sous les
auspices sacrés de la Providence , sous la glorieuse protection
de V. M. I. et R. , enfin sous la puissance du gouvervement
paternel que nous lui demandons , nous osons espérer , Sire ,
que la Hollande assurée désormais pour toujours de l'affection
du plus grand des monarques , et unie étroitement par sa destinée
même à celle de votre immense et immortel Empire ,
verra renaître les jours de son ancienne gloire , un repos qu'elle
a depuis long-temps perdu , et sa prospérité , que des pertes ,
qui ne seront plus considérées comme irréparables , n'auront
que passagèrement altérée.
S. M. a répondu en ces termes :
Messieurs les représentans du peuple batave ,
J'ai toujours regardé comme le premier intérêt de ma couronne
de protéger votre patrie. Toutes les fois que j'ai dû
intervenir dans vos affaires intérieures , j'ai d'abord été frappé
des inconvéniens attachés à la forme incertaine de votre gouvernement.
Gouvernés par une assemblée populaire , elle eût
été influencée par les intrigues et agitée par les puissances
voisines. Gouvernés par une magistrature élective , tous les
renouvellemens de cette magistrature eussent été des momens
de crise pour l'Europe , et le signal de nouvelles guerres maritimes.
Tous ces inconveniens ne pouvoient être parés que par
un gouvernement héréditaire. Je l'ai appelé dans votre patrie
par mes conseils , lors de l'établissement de votre dernière
constitution : et l'offre que vous faites de la couronne de Hol ·
474
MERCURE DE FRANCE ,
lande au prince Louis , est conforme aux vrais intérêts de
votre patrie , aux miens , et propre à assurer le repos général
de l'Europe. La France a été assez généreuse pour renoncer
à tous les droits que les événemens de la guerre lui avoit donné
sur vous , mais je ne pouvois confier les places fortes qui
couvrent ma frontière du Nord à la garde d'une main infidelle
ou même douteuse.
MM. les représentans du peuple batave , j'adhère au voeu
de LL. HH. PP. Je proclame roi de Hollande le prince Louis.
Vous , Prince , régnez sur ces peuples ; leurs pères n'acquirent
leur indépendance que par les secours constans de la France.
Depuis, la Hollande fut l'alliée de l'Angleterre ; elle fut conquise
; elle dut encore à la France son existence. Qu'elle vous
doive donc des rois qui protégent ses libertés , ses lois et sa
religion. Mais ne cessez jamais d'être Français. La dignité de
connétable de l'Empire sera possédée par vous et vos descendans
: elle vous retracera les devoirs que vous avez à remplir
envers moi , et l'importance que j'attache à la garde des places
fortes qui garantissent le nord de mes Etats , et que je vous
confie. Prince , entretenez parmi vos troupes cet esprit que je
leur ai vu sur les champs de bataille. Entretenez dans vos
nouveaux sujets des sentimens d'union et d'amour pour la
France. Soyez l'effroi des méchans et le père des bons : c'est
le caractère des grands rois.
Alors S. A. I. Mgr. le prince Louis , s'est avancé au pied du
trône , et a dit :
SIRE ,
J'avois placé toute mon ambition à sacrifier ma vie au
service de Votre Majesté. Je faisois consister mon bonheur à
admirer de près toutes ces qualités qui la rendent si chère à
ceux qui , comme moi , ont été si souvent témoins de la puissance
et des effets de son génie. Elle permettra donc que
j'éprouve des regrets en m'éloignant d'elle : mais ma vie et
mes volontés lui appartiennent. J'irai régner en Hollande ,
puisque ces peuples le desirent , et que V. M. l'ordonne.
Sire , lorsque V. M. quitta la France pour aller vaincre
l'Europe conjurée contr'elle ; elle voulut s'en rapporter à moi
pour garantir la Hollande de l'invasion qui la menaçoit ; j'ai ,
dans cette circonstance , apprécié le caractère de ces peuples ,
et les qualités qui les distinguent.
Oni , Sire, je serai fier de régner sur eux ; mais quelque glorieuse
que soit la carrière qui m'est ouverte , l'assurance de la
constante protection de V. M. , l'amour et le patriotisme de
mes nouveaux sujets peuvent me faire concevoir l'espérance de
guérir des plaies occasionées par tant de guerres et d'événemens
accumulés en si peu d'années.
JUIN 1806 .
475
Sire , lorsque V. M. mettra le dernier sceau à sa gloire , en
donnant la paix au Monde , les places qu'elle confiera alors à
ma garde , à celle de mes enfans , aux soldats hollandais qui ont
combattu à Austerlitz sous ses yeux , ces places seront bien gardées.
Unis par l'intérêt , mes peuples le seront aussi par les sentimens
d'amour et de reconnoissance de leur roi , à V. M. et à
la France.
Ce discours terminé , MM. les ambassadeurs extraordinaires
se sont retirés en faisant trois profondes révérences. L'EMPEREUR
s'est rendu ensuite dans les appartemens , pour donneraudience
aux personnes qui s'y trouvoient réunies. Elle étoit précédée
de son auguste frère , et l'huissier , en ouvrant les battans , a
annoncé le Roi de Hollande, MM. les ambassadeurs extraordinaires
de Hollande ont été conduits à l'audience de S. M.
l'Impératrice , où il a été observé le cérémonial précédemment
décrit. De là ils sont retournés à leur hôtel avec le même
cortége qu'à leur arrivée au Palais .
-Le même jour à midi , S. A. S. le prince archichancelier
de l'Empire s'est rendu au sénat qui avoit été convoqué , et
qui s'est réuni sous sa présidence. S. A. S. , après avoir ouvert
la séance par un discours , a annoncé les pièces suivantes :
N° I. Message de S. M. l'EMPEREUR et Roi.
Sénateurs,
Nous chargeons notre cousin l'archichancelier de l'Empire
de vous faire connoître qu'adhérant au voeu de leurs hautespuissances
, nous avons proclamé le prince Louis-Napoléon ,
notre bien-aimé frère, roi de Hollande , pour ladite couronne
être héréditaire en toute souveraineté , par ordre de primogéniture
, dans sa descendance naturelle , légitime et masculine ;
notre intention étant en même temps que le roi de Hollande
et ses descendans conservent la dignité de connétable de
l'Empire. Notre détermination dans cette circonstance nous a
paru conforme aux intérêts de nos peuples. Sous le point de
vue militaire , la Hollande possédant toutes les places fortes
qui garantissent notre frontière du Nord , il importoit à la
sûreté de nos Etats que la garde en fût confiée à des personnes
sur l'attachement desquelles nous ne pussions concevoir
aucun doute. Sous le point de vue commercial , la Hollande ,
étant située à l'embouchure des grandes rivières qui arrosent
une partie considérable de notre territoire , il falloit que nous
eussions la garantie que le traité de commerce que nous conclurons
avec elle seroit fidellement exécuté , afin de concilier
les intérêts de nos manufactures et de notre commerce avec
ceux du commerce de ces peuples. Enfin, la Hollande est le premier
intérêt politique de la France. Une magistrature élective
476 MERCURE DE FRANCE ,
auroit eu l'inconvénient de livrer fréquemment ce pays aux
intrigues de nos ennemis , et chaque élection seroit devenue
le signal d'une guerre nouvelle.
Le prince Louis , n'étant animé d'aucune ambition personnelle
, nous a donné une preuve de l'amour qu'il nous
porte , et de son estime pour les peuples de Hollande , en
acceptant un trône qui lui impose de si grandes obligations .
2
L'archichancelier de l'empire d'Allemagne , électeur de
Ratisbonne et primat de Germanie , nous ayant fait connoître
que son intention étoit de se donner un coadjuteur , et que ,
d'accord avec ses ministres et les principaux membres de son
chapitre , il avoit pensé qu'il étoit du bien de la religion et
de l'Empire germanique qu'il nommât à cette place notre
oncle et cousin le cardinal Fesch , notre grand-aumônier et
archevêque de Lyon , nous avons accepté ladite nomination
au nom dudit cardinal . Si cette détermination de l'électeur
archichancelier de l'Empire germanique est utile à l'Allemagne
, elle n'est pas moins conforme à la politique de la
France.
Ainsi le service de la patrie appelle loin de nous nos frères
et nos enfans ; mais le bonheur et les prospérités de nos peuples
composent aussi nos plus chères affections.
En notre palais de Saint- Cloud , le 5 juin 1806.
No. II. Traité.
Signé NAPOLEON.
S. M. impériale et royale Napoléon , Empereur des Français
et Roi d'Italie , et l'assemblée de leurs hautes puissances ,
représentant la république batave , présidée par son Exc.
le grand - pensionnaire , accompagné du conseil d'état et
des ministre et secrétaire- d'état , considérant . 1 ° . Que vu la
disposition générale des esprits et l'organisation actuelle de
l'Europe , un gouvernement sans consistance et sans durée
certaine , ne peut remplir le but de son institution ; 2°. Que
le renouvellement périodique du chef de l'état sera toujours
en Hollande une source de dissentions , et au-dehors un
sujet constant d'agitations et de discordes entre les puissances
amies ou ennemies de la Hollande ; 3°. Qu'un gouvernement
héréditaire peut seul garantir la tranquille possession de tout
ce qui est cher au peuple hollandais , le libre exercice de sa religion
, la conservation de ses lois , son indépendance politique
et sa liberté civile ; 4° . Que le premier de ses intérêts est de
s'assurer d'une protection puissante , à l'abri de laquelle il
puisse exercer librement son industrie et se maintenir dans la
possession de son territoire , de son commerce et de ses co-
Jonies ! 5°. Que la France est essentiellement intéressée au
bonheur du peuple hollandais , à la prospérité de l'Etat et à
« JUIN 1866: 477
la stabilité de ses institutions , tant en considération des frontières
septentrionales de l'Empire ouvertes et dégarnies de
places fortes , que sous le rapport des principes et des intérêts
de la politique générale :
Ont nommé pour ministres plénipotentiaires , savoir : Sa
majesté l'Empereur des Français et Roi d'Italie ; M. Charles-
Maurice Talleyrand , grand - chambellan , ministre des rela→
tions extérieures , grand- cordon de la Légion -d'Honneur, chevalier
des Ordres de l'Aigle rouge et noir de Prusse , et de
l'Ordre de Saint-Hubert , etc. , etc.
Et S. Exc. M. le grand-pensionnaire : MM. Charles- Henri
Verhuell , vice-amiral et ministre de la marine de la république
batave , décoré du Grand-Aigle de la Légion - d'Honneur
; Isaac-Jean -Alexandre Gogel , ministre des finances ;
Jean van Styrum , membre de l'assemblée de LL. HH. PP.;
Guillaume Six , membre du conseil - d'état ;,
匍
Et Gérard de Brantzen , ministre plénipotentiaire de la
république batave auprès de S. M. Impériale et Royale ,
décoré du Grand - Aigle de la Légion - d'Honneur ; lesquels ,
après avoir fait l'échange de leurs pleins-pouvoir , sont convenus
de ce qui suit :
Art. I. S. M. l'Empereur des Français et Roi d'Italie , tant
pour lui que pour ses héritiers et successeurs à perpétuité ,
garantit à la Hollande le maintient de ses droit constitutionnels
, son indépendance , l'intégrité de ses possessions dans les
Deux-Mondes , sa liberté politique , civile et religieuse , telle
qu'elle est consacrée par les lois actuellement établies , et l'abolition
de tout privilége en matière d'impôt.
II . Sur la demande formelle faite par leurs hautes-puissances
, représentant la République batave , que le prince
Louis-Napoléon soit nommé et couronné Roi héréditaire et
constitutionnel de la Hollande , Sa Majesté défère à ce vou ,
et autorise le prince Louis-Napoléon à accepter la couronne de
Hollande , pour être possédée par lui et sa descendance naturelle
, légitime et masculine pár ordre de primogéniture , à
l'exclusion perpétuelle des femmes et de leur descendance. En
conséquence de cette autorisation , le prince Louis- Napoléon
possédera cette couronne sous le titre de Roi , et avec tout le
pouvoir et toute l'autorité qui seront déterminés par les lois
constitutionnelles que l'Empereur Napoléon a garanties dans
l'article précédent. Néanmoins , il est statué que les couronnes
de France et de Hollande ne pourront jamais être réunies sur la
même tête .
III. Le domaine de la couronne comprend , °. Un palais
à la Haye , qui sera destiné au séjour de la maison royale ; 2 °. le
palais du Bois ; 3° . le domaine de Soestdick ; 4°. un revenu en
480 MERCURE DE FRANCE ;
de Ponte- Corvo. Ce décret est conçu dans les mêmes termes
que le précédent.
--S. M. a rendu le décret suivant :
NAPOLÉON , EMPEREUR DES FRANÇAIS ET ROI D'ITALIZ ;
Sur le compte qui nous a été rendu que , dans plusieurs départemens
septentrionaux de notre Empire , certains juifs , n'exerçant d'autre profession
que celle de l'usure , ont , par l'accumulation des intérêts les plus
Immodérés , mis beaucoup de cultivateurs de ces pays dans un état de
grande détresse ; nous avons pensé que nous devions venir au secours de
ceux de nos sujets qu'une avidité injuste auroit réduits à ces fâcheuses
extrémités . Ces circonstances nous ont en même temps fait connoître
combien il étoit urgent de ranimer , parmi ceux qui professent la religion
juive dans les pays soumis à notre obéissance , les sentimens de morale
civile qui malheureusement ont été amortis chez un trop grand nombre
d'entr'eux , par l'état d'abaissement dans lequel ils ont long- temps langui ;
'état qu'il n'entre point dans nos intentions de maintenir ni de renouveler.
Pour l'accomplissement de ce dessein , nous avons résolu de réunir en
ure assemblée les premiers d'entre les Juifs , et de leur faire communiquer
nos intentions par des commissaires que nous nommerons à cet effet , et
qui recueilleront en même temps leur voeu sur les moyens qu'ils estiment
les plus expédiens pour rappeler parmi leurs frères l'exercice des arts et
des professions utiles , afin de remplacer par une industrie honnête les
ressources honteuses auxquelles beaucoup d'entr'eux se livrent de père en
fils depuis plusieurs siècles .
Sur le rapport de notre grand-juge ministre de la justice , et de notre
ministre de l'intérieur , notre conseil d'état entendu , nous avons décrété
et décrétons ce qui suit :
"
Art . Ir . Il est sursis pendant un an , à compter de la date du présent
décret , à toutes exécutions de jugemens ou contrats , autrement que par
simples actes conservatoires contre des cultivateurs non négocians des
départemens de la Sarre , de la Roër , du Mont - Tonnerre , des Hautet
Bas-Rhin , de Rh n et Moselle , de la Moselle et des Vosges , lorsque les
titres contre ces cultivateurs auront été consentis par eux en faveur des Juifs.
II. Il sera formé au 15 juillet prochain , dans notre bonne ville de Paris ,
une assemblée d'individus professant la religion juive et habitant le territoire
français .
III. Les membres de cette assemblée seront au nombre porté au tableau
ci joint , pris dans les départemens y dénonimés , et désignés par les
préfets parmi les rabbins , les propriétaires et les autres Juifs les plus distingués
par leur probité et leurs lumières .
IV. Dans les autres départemens de notre Empire non portés audit
tableau , et où il existeroit des individus professant la religion juive , au
nombre de cent et de moins de cinq cents , le préfet pourra désigner un
député ; pour cinp cents et au -dessus jusqu'à mille , il pourra désigner deux
députés , et ainsi de suite.
V. Les députés désignés seront rendus à Paris avant le 10 juillet , et
feront counoître leur arrivée et leur demeure au secrétariat de notre ministre
de l'intérieur , qui leur fera savoir le lieu , le jour et l'heure où
l'assemblée s'ouvrira .
VI. Notre ministre de l'intérieur est chargé de l'exécution de notre
présent décret .
( Suit le tableau par département du nombre des Juifs à envoyer à l'assemblée
des individus professant la religion juive. )
Haut - Rhin , 12 ; Bas - Rhin , 15 ; Mont - Tonnerre , 9 ; Rhin et
Moselle , 4 ; Sarre, 1 ; Roër , 1 ; Moselle , 5 ; Meurthe , 7 ; Vosges , 7 ;
Gironde , 2 ; Basses -Pyrénées , 2 ; Vaucluse , 2 ; Côte- d'or , 1 ; Seine , 6;
total 74.
( Nº. CCLVI . )
( SAMEDI 14 JUIN 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
* y ནཱབྷཱ ! ྗ ;
POESIE.
358
FRAGMENT
Du poëme sur LES TROIS REGNEs de la Nature,
COMBIRN des animaux l'inégale structure
De ses variétés pare encor la nature !
Sur ses deux courts jarrets accroupissant son corps ,
La Giraffe en avant reçut deux longs supports.
Ailleurs le Kanguroo , dont l'étrange famille
Sort de son sein , y rentre , en ressort , et sautille
Sur deux longs appuis en arrière exhaussé ,
Et sur sa double main en avant abaissé ,
45
Ou sur sa forte queue en avant se redresse ,
Ou s'élance par bonds , et d'un doigt plein d'adresse
Pour lui, pour ses enfans sur un arbre voisin
Cueille le vert feuillage , aliment de sa faim.
Enfin
! , pour achever ses nombreux parallèles ,
Avec la lourde Autruche et ses mesquines ailes ,
Comparez cet oiseau qui , moins vu qu'entendu,
Ainsi qu'un trail agile à n´s yeux est perdu ,
Du peuple ailé des airs brillante miniature,
Où le ciel des couleurs épuisa la parure ,
Hh
3.
en
484
MERCURE DE FRANCE ,
LES CONSOLATIONS DE L'AMITIÉ ,
Idylle tirée du GÉNIE DU CHRISTIANISME , de M. de
Châteaubriand.
Aux lieux où , parmi des roseaux ,
1
Et des arbres fleuris , contemporains du monde ,
Le Nil américain , roulant ses fières eaux ,
Des ruines des monts couvre la mer profonde,
En ces lieux où , de tout côté,
La nature , sans art , brille de majesté,
208'2:
Une triste Africaine , une femme sauvage ,
Sous deux maîtres voisins enduroient l'esclavage ,
Les maux et l'abandon qui suit la pauvreté;
Mais les douceurs de la maternité
Entroient aussi dans leur partage;
Et l'amitié , félicité du sage ,
Chère aux mortels , aux malheureux sur-tout ,
Cette amitié , qui console de tout ,
Les soutenoit dans ce triste passage.
Loin des regards d'un maître rigoureux,
L'une y
Sous un catalpa solitaire
Elles se rendoient toutes deux :
menoit son fils , l'autre sa fille chère;
L'une et l'autre apportoit son Dieu.
Le manitou des lacs , la fétiche étrangère
Se réunissoient en ce lieu."
Du catalpa quelque branche mobile
Servoit à balancer les fruits de leurs amours ,
Et, pour leur procurerr un sommeil plus facile ,
Les chansons du pays venoient à leurs secours.
L'une chantoit le berceau de verdure
Que dans un frais v Ilon lui dressa son amant ,
Le chant du Bengali, cette source d'eau pure
Qui , tant de fois , sous un soleil brûlant ,
D'une soif importune appaisa le tourment.
L'autre chantoit de şa froide patrie
Les mers de glace et les affreux attraits ,
La colombe de Virginie ,
JUIN 18670524 485
Les plaisirs de la chasse et les noiresforêts
rayon
de lumière.
Que ne dora
jamais un
ospita ère
A A Et la fumée
De ce calumet précieux
Où fumèrent tous ses ayeux .
Mais las ! au sein d'une misère extrême ,
II est encor de nouvelles douleurs ,
Et seule , notre heure suprême
Peut nous montrer la fin de nos malheurs.
Hélas ! cette heure inexorable
Pour l'un des enfans arriva :
n
Pauvre mère , quel sort t'accable !
Du désespoir l'amitié la sauva .
Sous le catalp solitaire
Elles vinrent pendant trois jours,
Loin des regards de leur mattre sévère ,
Bercer encor les fruits de leurs amours .
x
Les doux chants qui naguère endormoient l'innocence ,
Pour éveiller la mort n'étoient d'aucun secours ;
Du trépas l'effrayant silence
Ressembloit au sommeil , mais il duroit toujours ;
Et toutefois au coeur de la sensible mere
Par une courte illusion ,
La mort paroissoit moins amère,
Et les larmes du moins calmoient l'affliction.
V MASSE.
( Cette idylle fait partie d'un Recueil de poésies intitulé : Les
Loisirs d'un Troubadour, qui doit paroître chez Desenne, libraire,
eu Palais-Royal, galerie de pierre , nº. 2.)
VERS
Pour le portrait de Cornélie , tenant dans ses mains l'urne
de Pompée.
DE Cornélie, à pleurer occupée,
L'artiste a bien rendu l'héroïque douleur :
Elle tient dans ses mains l'urne du grand Pompée ;
Mais tout Pompée est dans son coeur.
LALANNE.
3
486 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGM E.
J'EXISTE tout entier dans la langue française ,
Et je forme deux mots , in latin , l'autre hébreu ;
L'un se trouve au Missel , et l'autre en la Génèse;
Tous deux sont prononcé chaque jour au saint lieu .
Le beau sexe de moi tire un grand avantage :
J'efface la laideur , ou la fais oublier ;,
Et du public enfin , pour mériter l'hommage ,
Un poète en ses vers doit toujours m'employer.
LOGOGRIPHE.
Je nais toujours près du village :
Gite du pauvre est mon berceau.
De moi partout on fait usage ;
Je suis les mortels au tombeau.
J'offre à ceux qui me décomposent ,
Avec un arbre , un terme de mépris;
Puis un pronom , et le tout sera pris
Dans trois lettres qui me composent .
CHARADE.
Mon premier est un mal
Qu'on guérit avec peine ,
Et , sans être fatal ,
Nous fatigue et nous gêne.
Se perdre à mon second
Est chose si facile ,
Que souvent il confond
L'homme le plus habile.
Au tombeau tôt ou tard
Mon tout sait nous conduire ,
Et toujours quand il part
Se fait suivre et maudire.
ཏི །Ë
F. BONNET ( de l'Isle ) .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Bonnet.
Celui du Logogriphe est Mátin , où l'on trouve matin.
Celui de la Charade est Aube- épine .
JUIN 1806. 487
OEuvres complètes de Duclos , historiographe de
France , secrétaire perpétuel de l'Académie française
, membre de celle des Inscriptions et Belles-
Lettres ; recueillies pour la première fois , revues
et corrigées sur les manuscrits de l'auteur , précédées
d'une Notice historique et littéraire
ornées de six portraits , et dans lesquelles se trouvent
plusieurs écrits inédits , notamment des Mé-
Inoires sur sa vie , des Considérations sur le goût ,
des Fragmens historiques qui devoient faire partie
des Mémoires secrets , etc. , etc. Dix vol. in - 8 °.
Prix : 40 fr . , et 55 fr. par la poste. A Paris , chez
Colnet , libraire , quai Voltaire; Fain , rue Saint-
Hyacinthe , nº . 25 ; et le Normant , libraire , rue
des Prêtres Saint - Germain - l'Auxerrois , nº. 17 .
Troisième extrait. ( Voyez le N° . des 3 et 31 mai. )
LORSQUE Duclos fut nommé historiographe de
France , il forma d'abord le projet de remplir sa
place avec l'éxactitude et la décence qu'elle lui imposoit
; on le voit par le remerciment qu'il adressa
au roi dans son premier enthousiasme : « Ma vie ,
» dit - il , sera désormais consacrée à rassembler les
» événemens du règne le plus fécond en événemens
» glorieux. Pour rendre à V. M. le tribut d'éloges
» qui lui est dû , je n'ai qu'à écouter la voix de la
» renommée et de la vérité. Voilà mes guides et mes
» garans ; l'éloge d'un grand roi doit - être l'histoire
» de sa vie. » Mais comme il a été remarqué dans
les observations sur la vie de Louis XI , les goûts de
l'auteur ne se concilioient pas avec ce travail sérieux .
Il étoit plus facile et sur-tout plus amusant de recueillir
des anecdotes de société , de s'appesantir sur
des détails d'étiquette , et de rechercher tous les secrets
4
MERCURE DE FRANCE ,
que l'on peut obtenir de la domesticité intime ( 1 ) ;
secrets qui , comme on le sait , sont toujours suspects ,
et paroissent indignes de la gravité d'un historien.
L'abbé de Vauxcelles , qui connoissoit bien Duclos ,
a dit de lui étoit porté à croire qu'un récit malin
étoit vrai , et qu'un récit vrai devoit être malin. Cette
observation judicieuse doit faire naître bien des
doutes sur l'authenticité des faits que rapporte l'auteur.
Duclos regarde comme une qualité louable le cynisme
qui le porte à pénétrer dans l'intérieur des
familles , et à révéler des turpitudes qui auroient dû
toujours être cachées. Il passe rapidement , comme
on le verra bientôt , sur les événemens les plus importans
, pour s'étendre avec complaisance sur des désordres
, peut-être trop réels , mais dont la peinture
ne sauroit être que funeste aux moeurs. Cependant
le gouvernement donnoit des gages à cet homme qui
employoit ses loisirs à verser le ridicule sur les grands
de l'Etat , sur les ministres , et sur le prince même.
Ce qu'il y a de plus singulier , c'est que Duclos se
vante de cette circonstance : « J'espère , dit-il , que
» ces Mémoires ne me feront pas regarder comme
» un historien à gages , quoique je sois content des
» miens. » Cette licence singulière étoit très - digne
de la philosophie du temps. Il n'étoit pas rare de
voir des hommes ne recevoir les bienfaits du gouvernement
que pour déprimer ses opérations , fronder sa
conduite , et répandre le fiel sur ceux qui le composoient.
Ces hommes s'en glorifioient ; et l'opinion les
mettoit au rang des grands caractères .
Duclos portoit dans la société ce talent d'observation
qui lui avoit inspiré ses Considérations sur les moeurs.
Ayant eu fréquemment l'occasion de voir les hommes
qui avoient figuré dans les principaux événemens du
(1 ) J'ai tiré de grands secours de la domesticité intime.
Préface des Mémoires.
JUIN 1806. 489
coup
règne de Louis XV, il peint quelquefois avec beaude
vérité les moeurs de ce temps. Nous essaierons
de présenter le résumé de ses observations ; et ce
tableau rapide , en même temps qu'il pourra donner
une idée du tact de Duclos , dévoilera aussi plus d'une
des causes des événemens qui ont suivi . Toute particularité
sera écartée de ce résumé ; il ne rappellera
aucune des circonstances scandaleuses qui trop souvent
souillent les Mémoires de Duclos , et n'offrira
que quelques vues générales qui peut -être ne seront
pas sans utilité .
par ceux
Dans les Etats monarchiques , et sur-tout en France ,
le caractère de celui qui gouverne influe beaucoup
sur les moeurs du peuple . Quels que soient les sentimens
des sujets à l'égard du prince , sa conduite donne le
ton général ; et ses exemples , suivis d'abord par la
cour et par ceux qui y tiennent , se répandent ensuite
très-rapidement dans les diverses classes de la société.
Ainsi , quoique le régent ne fût pas estimé
même qui partageoient ses excès , sa dépravation profonde
fut imitée , et , en très-peu d'années , corrompit
la France. Les causes de cette révolution dans les
moeurs, commencée au sein des plaisirs , et terminée
par les plus horribles désastres , peuvent se réduire
à deux, que Duclos a eu le mérite d'observer : le
libertinage porté à l'excès , et l'amour exclusif de l'argent.
Ces causes , que l'auteur cherche vainement à
séparer des paradoxes de la philosophie moderne qui
furent proclamés à la même époque , et qui , bien
examinées , ne sont que la théorie de la conduite du
régent , n'ont besoin que d'être approfondies pour
qu'il en résulte la démonstration de la vérité que
Duclos a saisie. Le libertinage , ainsi que l'amour de
l'argent , en rapprochant les conditions , les dégrade
toutes : non-seulement le grand que ses goûts vicieux
ou sa cupidité rapproche de son inférieur , s'avilit en
dérogeant aux droits de son état , mais l'inférieur que
les mêmes penchans semblent mettre au niveau de
470 MERCURE
DE FRANCE
,
Secret et le Marche de Malmantile, ces deux opéras de Cimarosa
, dont le premier est le chef-d'oeuvre du genre , et le second
une des productions les plus agréables de ce célèbre
compositeur.
Nous avons oublié , en parlant de la Moglie Corretta , un
fait qui fait trop d'honneur à la méthode italienne pour n'en
point parler : on a fait répéter le trio Vadasi via di qua
chanté par Carmanini , Zardi et mademoiselle Salucci ,
qui ne sont point accoutumés à cette bonne fortune. Ils ont
parfaitement exécuté ce petit trio , que les savans appellent
un canon. Le canon , dans la musique , est une sorte de fugue
qu'on appelle perpétuelle , parce que les parties , partant l'une
après l'autre , répètent toujours le même chant. Voici
pourquoi on a donné à ces morceaux de musique un nom
qui doit paroître bizarre : on mettoit autrefois à la tête des
fugues perpétuelles , des avertissemens qui marquoient comment
il falloit chanter ces sortes de fugues ; ces avertissemens
étoient comme les règles de ces fugues on les intitula canoni
, règles , canons. De là , prenant le titre pour la chose ,
on a , par métonymie , nommé canon cette espèce de fugue.
MODES du 30 mai.
"
Les capotes de perkale , qui déjà étoient travaillées fort délicatement ,
ont les torsades sur toute la passe , plus rapprochées , et la piqûre encore
plus fine. On met toujours , par préférence , des rubans blanes sur les
chapeaux de paille jaune , à la Paméla. Les rubans des chapeaux et
même des capotes se nouent assez volontiers sous le menton ; on n'est plus
obligé de leur faire faire tour et demi. Sur les passes de paille blanche ,
les intervalles de rubans sont encore de mode ; mais moins généralement.
PARIS .
Hier jeudi , S. E. Mouhib Effendi , revêtu de l'une des
grandes charges de la Porte ottomane , et ambassadeur extraordinaire
de la Sublime Porte , a eu sa première audience de
S. M. l'EMPEREUR et Roi. A onze heures , S. E. S. le grandmaître
, un maître et un aide des cérémonies , avec quatre
voitures impériales à six chevaux et une escorte de 50 hommes
à cheval , sont allés chercher l'ambassadeur à son hôtel.
S. Exc. s'est rendue au palais des Tuileries , dans l'ordre
d'usage en semblable circonstance. L'ambassadeur a été conduit
à l'audience de S. M. par le grand-maître , le maître et
l'aide des cérémonies ; la garde de l'EMPEREUR étoit sous les
armes et bordoit la haie. S. Exc. M. le maréchal colonel-général
de la garde de service , a reçu l'ambassadeur à la porte
de la première salle.
a
,
L'EMPEREUR étoit sur son trône , entouré des princes , ministres
, grands-- officiers et officiers de sa maison
et des
membres du conseil d'état. L'ambassadeur arrivé à la salle du
trône, à fait trois profondes révérences , la première en entrant ,
JUIN 1806. 475
la deuxième au milieu de la salle , et la troisième , au pied du
trône. L'EMPEREUR alors l'a salué , en ôtant son chapeau qu'il
a remis ensuite. L'ambassadeur a adressé en langue turque , à
S. M. son compliment , qui a été traduit par l'interprête fran
çais , ainsi qu'il suit :
SIRE ,
S. M. l'empereur de toutes les Turquies , maître sur les
deux Continens et sur les deux mers , serviteur fidèle des deux
villes saintes , le sultan Selim -Han , dont le règne soit éternel !
m'envoie à S. M. I. et R. NAPOLEON , le premier , le plus grand
parmi les souverains de la croyance du Christ , l'astre éclatant
de la gloire des nations occidentales , celui qui tient d'une
main ferme l'épée de la valeur et le sceptre de la justice , pour
lui remettre la présente lettre impériale , qui contient les félicitations
sur l'ayénement au trône impérial et royal , et les
assurances d'un attachement pur et parfait.
La Sublime Porte n'a cessé de faire des voeux pour la
prospérité de la France et pour la gloire que son sublime et
immortel EMPEREUR vient d'acquérir , et elle a voulu manifester
hautement la joie qu'elle en ressentoit. C'est dans cette
vue , Sire, que mon souverain , toujours magnanime , m'a
ordonné de me rendre près du trône de V. M. I. et R. , pour
la féliciter de votre avénement au trône , et pour lui dire que
les communications ordinaires ne suffisant pas dans une pareille
circonstance , il a voulu envoyer un ambassadeur spécial
pour signaler d'une manière plus éclatante les sentimens de
confiance , d'attachement et d'admiration dont il est pénétré
pour un Prince qu'il regarde comme le plus ancien , le plus
fidèle et le plus nécessaire ami de son Empire.
S. M. a répondu de la manière suivante :
Monsieur l'ambassadeur , votre mission m'est agréable. Les
assurances que vous me donnez des sentimens du sultan
Selim , votre maître , vont à mon coeur. Un des plus grands ,
des plus précieux avantages que je veux retirer des succès
qu'ont obtenus mes armes , c'est de soutenir et d'aider le
plus utile comme le plus ancien de mes alliés. Je me plais à
vous en donner publiquement et solennellement l'assurance.
Tout ce qui arrivera d'heureux ou de malheureux aux Ottomans
, sera heureux ou malheureux pour la France . Monsieur
l'ambassadeur , transmettez ces paroles au sultan Selim ; qu'il
s'en souvienne toutes les fois que mes ennemis , qui sont aussi
les siens , voudront arriver jusqu'à lui. Il ne peut jamais rien
avoir à craindre de moi ; uni avec moi , il n'aura jamais à
redouter la puissance d'aucun de ses ennemis. »
La réponse de S. M. a été également traduite par l'inter
prète français . 4
472 MERCURE DE FRANCE ,
L'ambassadeur , après avoir baisé la lettre de S. H. , l'a
présentée à l'EMPEREUR , qui l'a remise à S. Ex . le ministre des
relations extérieures . L'audience étant achevée , l'ambassadeur
s'est retiré en faisant trois profondes révérences, et s'est arrêté
dans la salle voisine de celle du trône , où les présens du
Grand-Seigneur avoient été étalés sur une table.
L'EMPEREUR , averti par le grand-maître des cérémonies ,
et précédé par lui , s'est rendu dans cette salle ; et l'ambassadeur
, après avoir fait une révérence à S. M. , lui a offert les
présens , qui consistoient en une aigrette de diamans et une
boîte très-riche , garnie de diamans , et ornée du chiffre du
sultan Selim . L'ambassadeur a montré en même temps à S. M.
les présens destinés par Sa Hautesse à Sa M. l'Impératrice , et
qui consistoient en un collier de perles , des parfums et de
magnifiques étoffes . L'EMPEREUR a examiné ces présens , et s'est
approché ensuite d'une fenêtre donnant sur la cour , pour
voir des harnois de la plus grande richesse , également offerts
à S. M. , et dont des chevaux arabes étoient caparaçonnés .
S. M. étant rentrée dans la salle du trône , l'ambassadeur
extrordinaire a été conduit à l'audience de S. M. l'Impératrice
, qui l'a reçu debout , et entourée des princesses et de ses
dames et officiers. Il a été introduit par le chambellan introducteur
des ambassadeurs près S. M. l'Impératrice , et présenté
par la dame d'honneur de S. M. L'ambassadeur extraordinaire
a été reconduit à son hôtel avec le même cortège qui
l'avoit accompagné à son arrivée.
1
-A midi et demi , LL. EE. MM. les ambassadeurs extraor
dinaires de LL. HH . PP . les Etats de Hollande ont été admis
à l'audience de S. M. l'EMPEREUR et Roi. Un maître et un
aide des cérémonies étoient allés les chercher à onze heures
à leur hôtel avec trois voitures impériales , attelées chacune
de six chevaux. MM. les ambassadeurs extraordinaires ont été
conduits à l'audience de S. M. par le grand-maître , le maître
et l'aide des cérémonies , et reçus à la porte de la première
salle par S. E. le maréchal colonel général de la garde de
service. Arrivés à la salle du trône , ils ont fait trois profondes
révérences , et M. le vice-amiral Verhuel , président de la
députation , a prononcé le discours suivant :
SIRE ,
-
Les représentans d'un peuple connu par sa patience courageuse
dans les temps difficiles , célèbre , nous osons le dire ,
par la solidité de son jugement et par sa fidélité à remplir les
engagemens contractés , nous ont donné l'honorable mission
de nous présenter devant le trône de V. M.
Ce peuple a long-temps souffert des agitations de l'Europe
et des siennes. Témoin des catastrophes qui ont renversé quelJUIN
1806 .
473
ques Etats victime des désordres quí les ont ébranlés tous ,
il a senti que la force des intérets et des rapports, qui a jourd'hui
unissent ou divisent les grandes puissances, lui faisoit une
loi de se placer sous la première des sauves- gardes politiques
de l'Europe ; et que sa foiblesse même lui prescrivoit de mettre
ses institutions en harmonie avec celles de l'Etat , dont la
protection seule peut le garantir contre le danger de la servitude
ou de la ruine.
Ces représentans ont mûrement et solennellement délibéré
sur les circonstances du temps présent , et sur les effrayantes
probabilités de l'avenir ; ils ont vu dans le terme même des
calamités dont l'Europe a été long - temps affligée , et les causes
de leurs propres maux et le remède auquel ils devoient recourir
.
Nous sommes , Sire , chargés d'exprimer à Votre Majesté le
voeu des représentans de notre peuple : nous la prions de nous
accorder , comme chef suprême de notre république , comme
roi de Hollande , le prince Louis - Napoléon , frère de Votre
Majesté , auquel nous remettons , avec une entière et respectueuse
confiance , la garde de nos lois , la défense de nos droits
politiques , et tous les intérêts de notre chère patrie. Sous les
auspices sacrés de la Providence , sous la glorieuse protection
de V. M. I. et R. , enfin sous la puissance du gouvervement
paternel que nous lui demandons , nous osons espérer , Sire ,
que la Hollande assurée désormais pour toujours de l'affection
du plus grand des monarques , et unie étroitement par sa destinée
même à celle de votre immense et immortel Empire ,
verra renaître les jours de son ancienne gloire , un repos qu'elle
a depuis long-temps perdu , et sa prospérité , que des pertes ,
qui ne seront plus considérées comme irréparables , n'auront
que passagèrement altérée .
S. M. a répondu en ces termes :
Messieurs les représentans du peuple batave ,
J'ai toujours regardé comme le premier intérêt de ma couronne
de protéger votre patrie. Toutes les fois que j'ai dû
intervenir dans vos affaires intérieures , j'ai d'abord été frappé
des inconvéniens attachés à la forme incertaine de votre gouvernement.
Gouvernés par une assemblée populaire , elle eût
été influencée par les intrigues et agitée par les puissances
voisines. Gouvernés par une magistrature élective , tous les
renouvellemens de cette magistrature eussent été des momens
de crise pour l'Europe , et le signal de nouvelles guerres maritimes.
Tous ces inconveniens ne pouvoient être parés que par
un gouvernement héréditaire . Je l'ai appelé dans votre patrie
par mes conseils , lors de l'établissement de votre dernière
constitution : et l'offre que vous faites de la couronne de Hol ·
474
MERCURE DE FRANCE ,
lande au prince Louis , est conforme aux vrais intérêts de
votre patrie , aux miens , et propre à assurer le repos général
de l'Europe. La France a été assez généreuse pour renoncer
à tous les droits que les événemens de la guerre lui avoit donné
sur vous , mais je ne pouvois confier les places fortes qui
couvrent ma frontière du Nord à la garde d'une main infidelle
ou même douteuse.
MM. les représentans du peuple batave , j'adhère au voeu
de LL. HH. PP. Je proclame roi de Hollande le prince Louis.
Vous , Prince , régnez sur ces peuples ; leurs pères n'acquirent
leur indépendance que par les secours constans de la France.
Depuis, la Hollande fut l'alliée de l'Angleterre ; elle fut conquise
; elle dut encore à la France son existence. Qu'elle vous
doive donc des rois qui protégent ses libertés , ses lois et sa
religion. Mais ne cessez jamais d'être Français. La dignité de
connétable de l'Empire sera possédée par vous et vos descendans
: elle vous retracera les devoirs que vous avez à remplir
envers moi , et l'importance que j'attache à la garde des places
fortes qui garantissent le nord de mes Etats , et que je vous
confie. Prince , entretenez parmi vos troupes cet esprit que je
leur ai vu sur les champs de bataille. Entretenez dans vos
nouveaux sujets des sentimens d'union et d'amour pour la
France. Soyez l'effroi des méchans et le père des bons : c'est
le caractère des grands rois.
Alors S. A. I. Mgr. le prince Louis , s'est avancé au pied du
trône , et a dit :
SIRE
J'avois placé toute mon ambition à sacrifier ma vie au
service de Votre Majesté. Je faisois consister mon bonheur à
admirer de près toutes ces qualités qui la rendent si chère à
ceux qui , comme moi , ont été si souvent témoins de la puissance
et des effets de son génie. Elle permettra donc que
j'éprouve des regrets en m'éloignant d'elle : mais ma vie et
mes volontés lui appartiennent. J'irai régner en Hollande ,
puisque ces peuples le desirent , et que V. M. l'ordonne.
Sire, lorsque V. M. quitta la France pour aller vaincre
l'Europe conjurée contr'elle ; elle voulut s'en rapporter à moi
pour garantir la Hollande de l'invasion qui la menaçoit ; j'ai ,
dans cette circonstance , apprécié le caractère de ces peuples ,
et les qualités qui les distinguent.
Oni , Sire , je serai fier de régner sur eux ; mais quelque glorieuse
que soit la carrière qui m'est ouverte , l'assurance de la
constante protection de V. M. , l'amour et le patriotisme de
mes nouveaux sujets peuvent me faire concevoir l'espérance de
guérir des plaies occasionées par tant de guerres et d'événemens
accumulés en si peu d'années.
JUIN 1806.
475
Sire , lorsque V. M. mettra le dernier sceau à sa gloire , en
donnant la paix au Monde , les places qu'elle confiera alors à
ma garde , à celle de mes enfans , aux soldats hollandais qui ont
combattu à Austerlitz sous ses yeux , ces places seront bien gardées.
Unis par l'intérêt , mes peuples le seront aussi par les sentimens
d'amour et de reconnoissance de leur roi , à V. M. et à
la France.
Ce discours terminé , MM. les ambassadeurs extraordinaires
se sont retirés en faisant trois profondes révérences. L'EMPEREUR
s'est rendu ensuite dans les appartemens , pour donner audience
aux personnes qui s'y trouvoient réunies. Elle étoit précédée
de son auguste frère , et l'huissier , en ouvrant les battans , a
annoncé le Roi de Hollande, MM. les ambassadeurs extraordinaires
de Hollande ont été conduits à l'audience de S. M.
l'Impératrice , où il a été observé le cérémonial précédemment
décrit. De là ils sont retournés à leur hôtel avec le même
cortége qu'à leur arrivée au Palais .
-Le même jour à midi , S. A. S. le prince archichancelier
de l'Empire s'est rendu au sénat qui avoit été convoqué , et
qui s'est réuni sous sa présidence. S. A. S. , après avoir ouvert
la séance par un discours , a annoncé les pièces suivantes :
N° I. Message de S. M. l'EMPEREUR et Roi.
Sénateurs ,
Nous chargeons notre cousin l'archichancelier de l'Empire
de vous faire connoître qu'adhérant au voeu de leurs hautespuissances
, nous avons proclamé le prince Louis-Napoléon ,
notre bien-aimé frère, roi de Hollande , pour ladite couronne
être héréditaire en toute souveraineté , par ordre de primogéniture
, dans sa descendance naturelle , légitime et masculine ;
notre intention étant en même temps que le roi de Hollande
et ses descendans conservent la dignité de connétable de
l'Empire. Notre détermination dans cette circonstance nous a
paru conforme aux intérêts de nos peuples. Sous le point de
vue militaire , la Hollande possédant toutes les places fortes
qui garantissent notre frontière du Nord , il importoit à la
sûreté de nos Etats que la garde en fût confiée à des personnes
sur l'attachement desquelles nous ne pussions concevoir
aucun doute. Sous le point de vue commercial , la Hollande ,
étant située à l'embouchure des grandes rivières qui arrosent
une partie considérable de notre territoire , il falloit
eussions la garantie que le traité de commerce que nous conclurons
avec elle seroit fidellement exécuté , afin de concilier
les intérêts de nos manufactures et de notre commerce avec
ceux du commerce de ces peuples. Enfin, la Hollande est le premier
intérêt politique de la France. Une magistrature élective
que nous
476
MERCURE DE FRANCE ,
auroit eu l'inconvénient de livrer fréquemment ce pays aux
intrigues de nos ennemis , et chaque élection seroit devenue
le signal d'une guerre nouvelle.
Le prince Louis , n'étant animé d'aucune ambition personnelle
, nous a donné une preuve de l'amour qu'il nous
porte , et de son estime pour les peuples de Hollande , en
acceptant un trône qui lui impose de si grandes obligations .
L'archichancelier de l'empire d'Allemagne , électeur de
Ratisbonne et primat de Germanie , nous ayant fait connoître
que son intention étoit de se donner un coadjuteur , et que ,
d'accord avec ses ministres et les principaux membres de son
chapitre , il avoit pensé qu'il étoit du bien de la religion et
de l'Empire germanique qu'il nommât à cette place notre
oncle et cousin le cardinal Fesch , notre grand -aumônier et
archevêque de Lyon , nous avons accepté ladite nomination
au nom dudit cardinal. Si cette détermination de l'électeur
archichancelier de l'Empire germanique est utile à l'Allemagne
, elle n'est pas moins conforme à la politique de la
France .
Ainsi le service de la patrie appelle loin de nous nos frères
et nos enfans ; mais le bonheur et les prospérités de nos peuples
composent aussi nos plus chères affections.
En notre palais de Saint- Cloud , le 5 juin 1806.
N°. II. Traité.
Signé NAPOLÉON.
S. M. impériale et royale Napoléon , Empereur des Français
et Roi d'Italie , et l'assemblée de leurs hautes puissances ,
représentant la république batave , présidée par son Exc.
le grand - pensionnaire , accompagné du conseil d'état et
des ministre et secrétaire-d'état , considérant . 1 ° . Que vu la
disposition générale des esprits et l'organisation actuelle de
l'Europe , un gouvernement sans consistance et sans durée
certaine , ne peut remplir le but de son institution ; 2° . Que
le renouvellement périodique du chef de l'état sera toujours
en Hollande une source de dissentions , et au- dehors un
sujet constant d'agitations et de discordes entre les puissances
amies ou ennemies de la Hollande ; 3°. Qu'un gouvernement
héréditaire peut seul garantir la tranquille possession de tout
ce qui est cher au peuple hollandais , le libre exercice de sa religion
, la conservation de ses lois , son indépendance politique
et sa liberté civile ; 4° . Que le premier de ses intérêts est de
s'assurer d'une protection puissante , à l'abri de laquelle il
puisse exercer librement son industrie et se maintenir dans la
possession de son territoire , de son commerce et de ses co-
Jonies ! 5°. Que la France est essentiellement intéressée au
bonheur du peuple hollandais , à la prospérité de l'Etat et à
JUIN 1866:
479
la stabilité de ses institutions , tant en considération des frontières
septentrionales de l'Empire ouvertes et dégarnies de
places fortes , que sous le rapport des principes et des intérêts
de la politique générale :
Ont nommé pour ministres plénipotentiaires , savoir : Sa
majesté l'Empereur des Français et Roi d'Italie ; M. Charles-
Maurice Talleyrand , grand- chambellan , ministre des relations
extérieures , grand- cordon de la Légion -d'Honneur, chevalier
des Ordres de l'Aigle rouge et noir de Prusse , et de
l'Ordre de Saint-Hubert , etc. , etc.
Et S. Exc. M. le grand-pensionnaire : MM. Charles-Henri
Verhuell , vice-amiral et ministre de la marine de la république
batave , décoré du Grand-Aigle de la Légion-d'Honneur
; Isaac-Jean-Alexandre Gogel , ministre des finances ;
Jean van Styrum , membre de l'assemblée de LL. HH. PP.;
Guillaume Six , membre du conseil- d'état ;
Et Gérard de Brantzen , ministre plénipotentiaire de la
république batave auprès de S. M. Impériale et Royale
décoré du Grand- Aigle de la Légion -d'Honneur ; lesquels ,
après avoir fait l'échange de leurs pleins-pouvoir , sont convenus
de ce qui suit :
Art. Ir. S. M. l'Empereur des Français et Roi d'Italie , tant
pour lui que pour ses héritiers et successeurs à perpétuité ,
garantit à la Hollande le maintient de ses droit constitutionnels
, son indépendance , l'intégrité de ses possessions dans les
Deux- Mondes , sa liberté politique , civile et religieuse , telle
qu'elle est consacrée par les lois actuellement établies , et l'abolition
de tout privilége en matière d'impôt.
II. Sur la demande formelle faite par leurs hautes-puissances
, représentant la République batave , que le prince
Louis-Napoléon soit nommé et couronné Roi héréditaire et
constitutionnel de la Hollande , Sa Majesté défère à ce vou ,
et autorise le prince Louis-Napoléon à accepter la couronne de
Hollande , pour être possédée par lui et sa descendance naturelle
, légitime et masculine pár ordre de primogéniture , à
l'exclusion perpétuelle des femmes et de leur descendance. En
conséquence de cette autorisation , le prince Louis-Napoléon
possédera cette couronne sous le titre de Roi , et avec tout le
pouvoir et toute l'autorité qui seront déterminés par les lois
constitutionnelles que l'Empereur Napoléon a garanties dans
l'article précédent. Néanmoins , il est statué que les couronnes
de France et de Hollande ne pourront jamais être réunies sur la
même tête.
III. Le domaine de la couronne comprend , ° . Un palais
à la Haye , qui sera destiné au séjour de la maison royale ; 2 °. le
palais du Bois ; 3º . le domaine de Soestdick ; 4° . un revenu en
478 MERCURE DE FRANCE ,
biens- fonds de cinq cent mille florins. La loi de l'Etat
assure de plus au Roi , une somme annuelle de quinze cent
mille florins , argent courant de Hollande , payable chaque
mois par douzième.
IV. En cas de minorité , la régence appartient de droît à la
reine ; et , à son défaut , l'Empereur des Français , en sa qualité
de chef perpétuel de la famille impériale , nomme le régent
du royaume. Il choisit parmi les princes de la famille
royale , et , à leur défaut , parmi les nationaux. La minorité
des rois finit à l'âge de dix-huit ans accomplis.
८
V. Le douaire de la reine sera déterminé par son contrat
de mariage. Pour cette fois , il est convenu que ce douaire est
fixé à la somme annuelle de deux cent cinquante mille florins
qui sera prise sur le domaine de la couronne. Cette somme
prélevée , la moitié restant des revenus de la couronne servira
aux frais de l'entretien de la maison du roi mineur ; l'autre
moitié sera affectée aux dépenses de la régence .
VI. Le roi de Hollande sera à perpétuité grand dignitaire
de l'Empire , sous le titre de connétable. Les fonctions de
cette grande dignité pourront néanmoins être remplies , au
gré de l'Empereur des Français , par un prince vice- connétable
, lorsqu'il jugera à propos de créer cette dignité.
VII. Les membres de la maison régnante en Hollande
resteront personnellement soumis aux dispositions du statut
constitutionel du 30 mars dernier , formant la loi de la famille
impériale de France.
VIII. Les charges et emplois de l'Etat , autres que ceux
tenant au service personnel de la maison du Roi, ne pourront
être conférés qu'à des nationaux .
IX. Les armes du Roi seront les armes anciennes de la
Hollande , écartelées de l'aigle impériale de France , et surmontées
de la couronne royale.
X. Il sera incessamment conclu entre les puissances contractantes
un traité de commerce , en vertu duquel les sujets
hollandais seront traités en tout temps , dans les ports et sur
le territoire de l'Empire français , comme la nation la plus spécialement
favorisée. S. M. I'EMPEREUR et Roi s'engage de
plus à intervenir auprès des puissances barbaresques , pour
que le pavillon hollandais soit respecté par elles , ainsi que
celui de S. M. l'Empereur des Français.
Les ratifications du présent traité seront échangées à Paris
dans l'espace de dix jours.
Paris , ce 24 mai 1806.
Signé , CH. M. TALLEYRAND.
CH. HENRI VERHUEL , J. J. A. GOGEL ; JEAN VAN
STYRUM; W. SIX , et BRANTZEN.
JUIN 1806.
479
No. III. Traduction de la lettre adressée à la diète germanique
le 27 mai , par M. le baron d'Albini , ministre directorial,
pour lui faire part du choix fait par S. A: S. P'Electeur
archi chancelier , de S. Em. le cardinal Fesch , pour son
coadjuteur et successeur , datée du 28 mai 1806 .
(Cette note a été insérée hier dans le Journal de l'Empire . )
N°. IV. Message de S. M. PEMPEREUR et Roi.
SÉNATEURS ,
Les duchés de Benevent et de Ponte-Corvo étoient un sujet
de litige entre le roi de Naples et la cour de Rome : nous
avons jugé convenable de mettre un terme à ces difficultés
en érigeant ces duchés en fiefs immédiats de notre Empire.
Nous avons saisi cette occasion de récompenser les services
qui nous ont été rendus par notre grand-chambellan et ministre
des relations extérieures , Talleyrand , et par notre cousin
le maréchal de l'Empire , Bernadotte. Nous n'entendons pas
cependant , par ces dispositions , porter aucune atteinte aux
droits du Roi de Naples et de la cour de Rome , notre intention
étant de les indemniser l'un et l'autre. Par cette mesure ,
ces deux gouvernemens sans éprouver aucune perte , verront
disparoître les causes de mésintelligence qui , en différens
temps , ont compromis leur tranquillité , et qui , encore aujourd'hui
, sont un sujet d'inquiétude pour l'un et pour l'autre
de ces Etats , et sur-tout pour le royaume de Naples , dans le
territoire duquel ces deux principautés se trouvent enclavées
N°. V. NAPOLEON , etc. Voulant donner à notre grandchambellan
et ministre des relations extérieures , Talleyrand , un
témoignage de notre bienveillance pour les services qu'il a
rendus à notre couronne , nous avons résolu de lui transférer
comme en effet nous lui transférons par les présentes la principeauté
de Benevent , avec le titre de prince et duc de Benevent,
pour la posséder en toute propriété et souveraineté , et
comme fief immédiat de notre couronne .
Nous entendons qu'il transmettra ladite principauté à ses
enfans måles , légitimes et naturels , par ordre de primogéniture
, nous réservant , si sa descendance masculine , naturelle
et légitime venoit à s'éteindre , ce que Dieu ne veuille , de
transmettre ladite principauté , aux mêmes titres et charges ,
à notre choix et ainsi que nous le croirons convenable pour le
bien de nos peuples et l'intérêt de notre couronne.
Notre grand chambellan et ministre des relations extérieures ,
Talleyrand , prêtera en nos mains , et en sadite qualité de prinee
et duc de Benevent , le serment de nous servir en bon et loyal
sujet. Le même serment sera prêté à chaque vacance par ses
successeurs,
Nº. VI. Décret qui nomme M. le maréchal Bernadotte duc
480 MERCURE DE FRANCE ,
de Ponte-Corvo . Ge décret est conçu dans les mêmes termes
que le précédent.
-S. M. a rendu le décret suivant :
NAPOLÉON , EMPEREUR DES FRANÇAIS ET ROI D'ITALIZ ;
Sur le compte qui nous a été rendu que , dans plusieurs départemens
septentrionaux de notre Empire , certains juifs , n'exerçant d'autre profession
que celle de l'usure , ont , par l'accumulation des intérêts les plus
Immodérés , mis beaucoup de cultivateurs de ces pays dans un état de
grande détresse ; nous avons pensé que nous devions venir au secours de
ceux de nos sujets qu'une avidité injuste auroit réduits à ces fâcheuses
extrémités. Ces circoustances nous ont en même temps fait connoître
combien il étoit urgent de ranimer , parmi ceux qui professent la religion
juive dans les pays soumis à notre obéissance , les sentimens de morale
civile qui malheureusement ont été amortis chez un trop grand nombre
d'entr'eux, par l'état d'abaissement dans lequel ils ont long- temps lángui ;
´état qu'il n'entre point dans nos intentions de maintenir ni de renouveler.
Pour l'accomplissement de ce dessein , nous avons résolu de réunir en
ure assemblée les premiers d'entre les Juifs , et de leur faire communiquer
nos intentions par des commissaires que nous nommerons à cet effet , et
qui recueilleront en même temps leur vou sur les moyens qu'ils estiment
les plus expédiens pour rappeler parmi leurs frères l'exercice des arts et
des professions utiles , afin de remplacer par une industrie honnête les
ressources honteuses auxquelles beaucoup d'entr'eux se livrent de père en
fils depuis plusieurs siècles .
Sur le rapport de notre grand-juge ministre de la justice , et de notre
ministre del'intérieur , notre conseil d'état entendu , nous avons décrété
et décrétons ce qui suit :
Art. 1er . Il est sursis pendant un an , à compter de la date du présent
décret , à toutes exécutions de jugemens ou contrats , autrement que par
simples actes conservatoires , contre des cultivateurs non négocians des
départemens de la Sarre , de la Roër , du Mont -Tonnerre , des Hautet
Bas-Rhin , de Rh n et Moselle , de la Moselle et des Vosges , lorsque les
titres contre ces cultivateurs auront été consentis par eux en faveur des Juifs.
II . Il sera formé au 15 juillet prochain , dans notre bonne ville de Paris ,
une assemblée d'individus professant la religion juive et habitant le territoire
français.
"
III . Les membres de cette assemblée seront au nombre porté au tableau
et désignés par les
ci joint , pris dans les départemens y dénommés
préfets parmi les rabbins , les propriétaires et les autres Juifs les plus distingués
par leur probité et leurs lumières.
IV. Dans les autres départemens de notre Empire non portés audit
tableau , et où il existeroit des individus professant la religion juive , au
nombre de cent et de moins de cinq cents , le préfet pourra désigner un
député; pour cinp cents et au - dessus jusqu'à mille , il pourra désigner deux
députés , et ainsi de suite.
V. Les députés désignés seront rendus à Paris avant le 10 juillet , et feront counoître leur arrivée et leur demeure au secrétariat de notre ministre
de l'intérieur , qui leur fera savoir le lieu , le jour et l'heure où
l'assemblée s'ouvrira .
VI. Notre ministre de l'intérieur est chargé de l'exécution de notre
présent décret.
( Suit le tableau par département du nombre des Juifs à envoyer à l'assemblée
des individus professant la religion juive. )
Haut - Rhin , 12 ; Bas - Rhin , 15 ; Mont - Tonnerre , 9 ; Rhin et
Moselle , 4 ; Sarre , 1 ; Roër , 1 ; Moselle , 5 ; Meurthe , 7 ; Vosges , 7 ;
Gironde , 2 ; Basses- Pyrénées , 2; Vaucluse , 2 ; Côte-d'or , 1 ; Seine , 6
otal 74.
( No. CCLVI. )
( SAMEDI 14 JUIN 1806 )2SD 58
MERCURE
DE FRANCE.
Hol
*」1 ! ;
POÉSIE
FRAGMENT
Du poëme sur LES TROIS REGNES de la Nature,
COMBIEN des animaux Pinégale structure
De ses variétés pare encor la nature !
,
Sur ses deux courts jarrets accroupissant son corps ,
La Giraffe en avant reçut deux longs supports .
Ailleurs le Kanguroo , dont l'étrange famille
Sort de son sein , y rentre , en ressort , et sautille
Sur deux longs appuis en arrière exhaussé ,
Et sur sa double main en avant abaissé ,
71
Ou sur sa forte queue en avant se redresse,
Ou s'élance par bonds , et d'un doigt plein d'adresse
Pour lui , pour ses enfans sur un arbre voisin
Cueille le vert feuillage , aliment de sa faim.
Enfin , pour achever ses nombreux parallèles ,
Avec la lourde Autriche et ses mesquines ailes ,
Comparez cet oiseau qui , moins vu qu'entendu,
Ainsi qu'un trail agile à n´s yeux est perdu ,
Du peup'e ailé des airs brillante miniature ,
Où le ciel des couleurs épuisa la parure ,
H h
en
482 MERCURE
DE FRANCE ,
Et pour tout dire , enfn , le charmant Colibri ,
Qui de fleurs , de ro-ée et de vapeurs nourri ,
Jamais sur chaque tige un instant ne demenre ,
Glisse et ne pose pas , suce moins qu'il n'effleure :
Phénomène léger, chef-d'oeuvre aérien ,
De qui la grace est tout , et le corps presque rien ;
૨૦૦૩
SOBUJJ L
Vif, prompt, gai , de la vie aimable et frêle esquisse ,
Et des Dieux , s'ils en ont , le plus charmant caprice.
J. DELILLE.
MOT DE DUCLOS.
BEL esprit fin , mais non sans tyrannie ;
Pour se venger de n'être que cela , &
Duclos disoit : Bele comme un Génie.
Duclos n'eut point cette bêtise-là .
34 97 A.
M. LE BRUN , de l'Institut.
QUATRAIN
SUR CORNEILLE ET SUR RACINE.
Tous les deux sont rivaux , et n'ont point de vainqueur;
Tous les deux ont vaincu les siècles et l'envie :
Dans sa tête de feu Corneille eut le géne
Que Racine avoit dans le coeur.
TRADUCTION
Par le même.
DE LA VI ODE DU III LIVRE D'HORACE.
INDIGNES héritiers du nom de vos aïeux ,
Romains , sur vous du ciel va tomber la colère ,
Si vous ne relevez les temples de vos Dieux ,
Et leur marbres sacrés qu'a souillés la poussière ,
C'est à votre respect pour ces Dieux immortels
Que votre empire est dû. Par les Dieux tout commence ,
Par les Dieux tout finit. L'oubli de leurs autels
Sur la triste Hespérie attira leur vengeance .
S'ils n'avoient été sourds à l'oracle divin ,
Nos guerriers , repoussés dans leur fongue imprudente ,
N'auroient pas vu deux fois , enrichi de butin ,
Le Parthe se livrer à sa joie insolente.
JUIN 1800. 483
L'un contre l'autre armés , lorsque de furieux non
De la patrie en pleurs déchiroient les entrailles ,
L'étranger , attisant un feu séditieux ,
A Rome préparoit d'horribles funérailles .
Ce siècle , trop fécond en célèbres forfaits ,
Commença par souiller le lit de l'lymenée ;
Telle fut , chez les grands , la source empoisonnée ,
D'où le mal , jusqu'au peuple , éterdit ses progrès .
ali
Cette nymphe si jeune , à peine éncor nubile ,
Exerce aux mouvemens les plus voluptueux
De ses membres légers la souplesse mobile :
Elle rêve déjà l'amour incestueux .
•
A peine elle est épouse , et son oeil adultère
Recherche avec ardeur de plus jeunes amans
Sans connoître ni choix , ni règle , ni mystère ,
Dans les honteux objets de ses égaremens.
C'est à la table , aux yeux d'un mari trop facile ,
Qu'on la voit prodiguer ses vénales faveurs ;
Toujours , à vos desirs , vous la trouvez docile ,
Publicains , de l'opprobe opulens acheteurs !
Ils ne descendoient pas d'une race amollie
Les vainqueurs d'Annibal , ces antiques Romains ,
Qui de lauriers couvroient la terre enorgueillie , }
Et rougissoient les mers du sang des Africains !
Dès l'âge le plus tendre , instruits auau labourage ,
De bonne heure endurcis , ces enfans de héros
D'un pénible travail faisoient l'apprentissage ,
En maniant déjà la bêche et les hoyaux.
Le soir , quand le soleil , achevant sa carrière ,
A délivré du joug les taureaux fatigués ,
Ils gémissoient encor , aux ordres d'une mère ,
Sons le faix des rameaux qu'ils avoient élagués.
Du temps qui corrompt tout , que ne peut le ravage ?
Les pères surpassant les crimes des aïeux ,
A des fils plus méchans ont transmis l'héritage
Des vices , qui croîtront encor chez leurs neveux.
KERIVALANT.
Hh 2
480 MERCURE DE FRANCE
de Ponte-Corvo . Ce décret est conçu dans les mêmes termes
que le précédent .
-S. M. a rendu le décret suivant :
NAPOLÉON , EMPEREUR DES FRANÇAIS BT ROI D'ITALIE ;
Sur le compte qui nous a été rendu que , dans plusieurs départemens
septentrionaux de notre Empire , certains juifs , n'exerçant d'autre profession
que celle de l'usure , ont , par l'accumulation des intérêts les plus
Immodérés , mis beaucoup de cultivateurs de ces pays dans un état de
grande détresse ; nous avons pensé que nous devions venir au secours de
ceux de nos sujets qu'une avidité injuste auroit réduits à ces fâcheuses
extrémités . Ces circousiances nous ont en même temps fait connoître
combien il étoit urgent de ranimer , parmi ceux qui professent la religion
juive dans les pays soumis à notre obéissance , les sentimens de morale
civile qui malheureusement ont été amortis chez un trop grand nombre
d'entrr''eux, par l'état d'abaissement dans lequel ils ont long- temps langui ;
état qu'il n'entre point dans nos intentions de maintenir ni de renouveler.
Pour l'accomplissement de ce dessein , nous avons résolu de réunir en
ure assemblée les premiers d'entre les Juifs , et de leur faire communiquer
nos intentions par des commissaires que nous nommerons à cet effet , et
qui recueilleront en même temps leur voeu sur les moyens qu'ils estiment
les plus expédiens pour rappeler parmi leurs frères l'exercice des arts et
des professions utiles , afin de remplacer par une industrie honnête les
ressources honteuses auxquelles beaucoup d'entr'eux se livrent de père en
fils depuis plusieurs siècles .
Sur le rapport de notre grand-juge ministre de la justice , et de notre
ministre de l'intérieur , notre conseil d'état entendu , nous avons décrété
et décrétons ce qui suit :
Art . Ir. Il est sursis pendant un an , à compter de la date du présent
décret , à toutes exécutions de jugemens ou contrats , autrement que par
simples actes conservatoires , contre des cultivateurs non négocians des
départemens de la Sarre , de la Roër , du Mont -Tonnerre , des Hautet
Bas-Rhin , de Rh n et Moselle , de la Moselle et des Vosges , lorsque les
titres contre ces cultivateurs auront été consentis par eux en faveurdes Juifs.
II. Il sera formé au 15 juillet prochain , dans notre bonne ville de Peris ,
une assemblée d'individus professant la religion juive et habitant le territoire
français .
III. Les membres de cette assemblée seront au nombre porté au tableau
ci joint , pris dans les départemens y dénommés et désignés par les
préfets parmi les rabbins , les propriétaires et les autres Juifs les plus distingués
par leur probité et leurs lumières.
IV. Dans les autres départemens de notre Empire non portés audit
tableau , et où il existeroit des individus professant la religion juive , au
nombre de cent et de moins de cinq cents , le préfet pourra désigner un
député ; pour cinp cents et au -dessus jusqu'à mille , il pourra désigner deux
députés , et ainsi de suite.
V. Les députés désignés seront rendus à Paris avant le 10 juillet , et
feront counoître leur arrivée et leur demeure au secrétariat de notre ministre
de l'intérieur , qui leur fera savoir le lieu , le jour et l'heure où
l'assemblée s'ouvrira.
VI. Notre ministre de l'intérieur est chargé de l'exécution de notre
présent décret .
( Suit le tableau par département du nombre des Juifs à envoyer à l'assemblée
des individus professant la religion juive. )
Haut - Rhin , 12 ; Bas - Rhin , 15 ; Mont - Tonnerre , 9 ; Rhin et
Moselle , 4 ; Sarre, 1 ; Roër , 1 ; Moselle , 5 ; Meurthe , 7 ; Vosges , 7 ;
Gironde , 2 ; Basses- Pyrénées , 2 ; Vaucluse , 2 ; Côte- d'or , 1 ; Seine , 6;
gtal 74.
( No. CCLVI. )
( SAMEDI 14 JUIN 1806 )
MERCURE
DE FRANCE.
100
wal is
POÉSIE .
FRAGMENT
Du poëme sur LES TROIS REGNEs de la Nature.
COMBIRN des animaux l'inégale structure
De Variétés pare encor la nature !
Sur ses deux courts jarrets accroupissant soncorps ,
La Giraffe en avant reçut deux longs supports.
Ailleurs le Kanguroo , dont l'étrange famille
Sort de son sein , y rentre , en ressort , et sautille
Sur deux longs appuis en arrière exhaussé ,
Et sur sa double main en avant abaissé ,
"
Ou sur sa forte queue en avant se redresse ,
Ou s'élance par bonds , et d'un doigt plein d'adresse
Pour lui , pour ses enfans sur un arbre voisin
Cueille le vert feuillage , aliment de sa faim.
Enfin , pour achever ses nombreux parallèles ,
Avec la lourde Autruche et ses mesquines ailes ,
Comparez cet oiseau qui , moins vu qu'entendu,
Ainsi qu'un trail agile & nyeux est perdu ,
Du peup'e ailé des airs brillante miniature,
Où le ciel des couleurs épuisa la parure ,
H h
DE
3 .
482 MERCURE
DE FRANCE
,
Et pour tout dire , enfn , le charmant Colibri ,
Qui de fleurs , de ro- ée et de vapeurs nourri ,
Jamais sur chaque tige un instant ne demenre ,
Glisse et ne pose pas , suce moins qu'il n'effleure :
Phénomène léger, chef-d'oeuvre aérien ,
De qui la grace est tout , et le corps presque rien ;
Vif, prompt , gai , de la vie aimable et frêle esquisse ,
1892
Et des Dieux , s'ils en ont , le plus charmant caprice .
J. DELILLE.
MOT DE DUCLOS.
BEL esprit fin , mais non sans tyrannie ;
Pour se venger de n'être que cela ,
Duclos disoit : Bele comme un Génie.
Duclos n'eut point cette bêtise-là .
97 977 A
M. LE BRUN , de l'Institut.
QUATRAIN
SUR CORNEILLE ET SUR RACINE.
Tous les deux sont rivaux, et n'ont point de vainqueur ;
Tous les deux ont vaincu les siècles et l'envie :
Dans sa tête de feu Corneille eut le gén e
Que Racine avoit dans le coeur.
TRADUCTION
Par le même.
DE LA VI ODE DU III LIVRE D'HORACE.
INDIGNES héritiers du nom de vos aïeux ,
Romains , sur vous du ciel va tomber la colère ,
Si vous ne relevez ' es temples de vos Dieux ,
Et leur marbres sacrés qu'a souillés la poussière,
C'est à votre respect pour ces Dieux immortels
Que votre empire est dû . Par les Dieux tout commence ,
Par les Dieux tout finit. L'oubli de leurs autels
Sur la triste Hespérie attira leur vengeance.
S'ils n'avoient été sourds à l'oracle divin ,
Nos guerriers , repoussés dans leur fongue imprudente ,
N'auroient pas vu deux fois , enrichi de butin ,
Le Parthe se livrer à sa joie insolente .
JUIN 1806. 483
L'un contre l'autre armés , lorsque de furieux . 3 seŋ 4
De la patrie en pleurs déchiroient les entrailles ,
L'étranger , attisant un feu séditieux ,
100
A Rome préparoit d'horribles funérailles.
Ce siècle , trop fécond en célèbres forfaits ,
Commença par souiller le lit de l'lymenée ;
Telle fut , chez les grands , la source empoisonnée ,
D'où le mal , jusqu'au peuple , éterdit ses progrès .
Cette nymphe si jeune , à peine éncor nubile ,
Exerce aux mouvemens les plus voluptueux
De ses membres légers la souplesse mobile :
Elle rêve déjà l'amour incestueux.
A peine elle est épouse , et son oeil adultère
Recherche avec ardeur de plus jeunes amans *
Sans connoître ni choix , ni règle' , ni mystère ,
Dans les honteux objets de ses égaremens .
C'est à la table , aux yeux d'un mari trop facile ,
Qu'on la voit prodiguer ses vénales faveurs ;
Toujours , à vos desirs , vous la trouvez docile ,
Publicains , de l'opprobe opulens acheteurs !
Ils ne descendoient pas d'une race amollie
Les vainqueurs d'Annibal , ces antiques Romains ,
Qui de lauriers couvroient la terre enorgueillie , ]
Et rougissoient les mers du sang des Africains !
Dès l'âge le plus tendre , instruits au labourage ,
De bonne heure endurcis , ces enfans de héros
D'un pénible travail faisoient l'apprentissage ,
En maniant déjà la bêche et les hoyaux.
Le soir , quand le soleil , achevant sa carrière ,
A délivré du joug les taureaux fatigués ,
Ils gémissoient encor , aux ordres d'une mère ,
Sons le faix des rameaux qu'ils avoient élagués.
Du temps qui corrompt tout , que ne peut le ravage?
Les pères surpassant les crimes des aïeux ,
A des fils plus méchans ont transmis l'héritage
Des vices , qui croîtront encor chez leurs neveux.
KERIVALANT.
Hh 2
484
MERCURE DE FRANCE,
LES CONSOLATIONS DE L'AMITIÉ ,
Idylle tirée du Génie dỪ CHRISTIANISME , de M. de
Châteaubriand.
Aux lieux où, parmi des roseaux ,
Et des arbres fleuris , contemporains du monde ,
Le Nil américain , roulant ses fières eaux ,
Des ruines des monts convre la mer profonde ,
En ces lieux où , de tout côté,
La nature , sans art , brille de majesté,
Une triste Africaine , une femme sauvage ,
Sous deux maîtres voisins enduroient l'esclavage ,
Les maux et l'abandon qui suit la pauvreté ;
Mais les douceurs de la maternité
Entroient aussi dans leur partage ;
Et l'amitié , félicité du sage
Chère aux mortels , aux malheureux sur-tout ,
Cette amitié, qui console de tout ,
Les soutenoit dans ce triste passage .
Loin des regards d'un mattre rigoureux,
Sous un catalpa solitaire
Elles se rendoient toutes deux :
A
L'une y menoit son fils , l'autre sa fille chère;
L'une et l'autre apportoit son Dieu.
Le manitou des lacs , la fétiche étrangère
Se réunissoient en ce lieu.
Du catalpa quelque branche mobile
Servoit à balancer les fruits de leurs amours ,
Et, pour leur procurer un sommeil plus facile ,
Les chansons du pays venoient à leurs secours.
L'une chantoit le berceau de verdure
Que dans un frais v Ilon lui dressa son amant
Le chant du Bengali , cette source d'eau pure
Qui , tant de fois , sous un soleil brûlant ,
D'une soif importune appaisa le tourment.
3
L'autre chantoit de șa froide patrie
Les mers de glace et les affreux attraits ,
La colombe de Virginie ,
JUIN 18610 ? 214 485
Les plaisirs de la chasse et les noires forêts
Que ne dora jamais un rayon de lumière ( 77
Et la fumée hospitalière
De ce calumet précieur wh
Où fumèrenttous ses ayeux.
Mais las ! au sein d'une misère extrême ,
II est encor de nouvelles douleurs ,
Et seule , notre heure suprême
Peut nous montrer la fin de nos malheurs .
Hélas ! cette heure inexorable
Pour l'un des enfans arriva :
Pauvre mère , quel sort t'accable !
Du désespoir l'amitié la sauva.
Sous le catalp solitaire
Elles vinrent pendant trois jours ,
Loin des regards de leur mattre sévère ,
Bercer encor les fruits de leurs amours.
Les doux chants qui naguère endormoient l'innocence ,
Pour éveiller la mort n'étoient d'aucun secours ;
Du trépas l'effrayant silence
Ressembloit au sommeil , mais il duroit toujours ;
Et toutefois au coeur de la sensible mere,
Par une courte illusion,
La mort paroissoit moins amère,
Et les larmes du moins calmoient l'affliction.
MASSE.
( Ceule idylle fait partie d'un Recueil de poésies intitulé : Les
Loisirs d'un Troubadour, qui doit paroître chez Desenne, libraire,
eu Palais-Royal , galerie de pierre , nº. 2.)
VERS
Pour le portrait de Cornélie , tenant dans ses mains l'urne
de Pompée.
De Cornélie, à pleurer occupée ,
L'artiste a bien rendu l'héroïque douleur :
Elle tient dans ses mains l'urne du grand Pompée;
Mais tout Pompée est dans son coeur.
LALANNE.
3
486 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGM E.
J'EXISTE tout entier dans la langue française ,
Et je forme deux mots , an latin , l'autre hébreu ;
L'un se trouve au Missel , et l'autre en la Génèse ;
Tous deux sont prononcés chaque jour au saint lieu.
Le beau sexe de moi tire un grand avantage :
J'efface la laideur , ou la fais oublier;
Et du public enfin , pour mériter l'hommage ,
Un poète en ses vers doit toujours m'employer.
༈,,
LOGOGRIPHE.
Je nais toujours près du village :
Gîte du pauvre est mon berceau .
De moi partout on fait usage ;
190
Je suis les mortels au tombeau .
J'offre à ceux qui me décomposent ,
Avec un arbre , un terme de mépris;
Puis un pronom , et le tout sera pris
Dans trois lettres qui me composent .
CHARADE.
Mon premier est un mal
Qu'on guérit avec peine ,
Et, sans être fatal ,
Nous fatigue et nous gêne.
Se perdre à mon second
Est chose si facile ,
Que souvent il confond
L'homme le plus habile .
Au tombeau tôt ou tard
Mon tout sait nous conduire ,
Et toujours quand il part
Se fait suivre et maudire.
F. BONNET ( de l'Isle ) .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Bonnet.
Celui du Logogriphe est Mátin , où l'on trouve matin.
Celui de la Charade est Aube- épine.
JUIN 1806. 487
.
OEuvres complètes de Duclos , historiographe de
France , secrétaire perpétuel de l'Académie française
, membre de celle des Inscriptions et Belles-
Lettres ; recueillies pour la première fois , revues
et corrigées sur les manuscrits de l'auteur , précédées
d'une Notice historique et littéraire
ornées de six portraits , et dans lesquelles se trouvent
plusieurs écrits inédits , notamment des Mémoires
sur sa vie , des Considérations sur le goût ,
des Fragmens historiques qui devoient faire partie
des Mémoires secrets , etc. , etc. Dix vol. in- 8°.
Prix : 40 fr. , et 55 fr. la
par poste . A Paris , chez
Colnet , libraire , quai Voltaire; Fain , rue Saint-
Hyacinthe , no . 25 ; et le Normant , libraire , rue
des Prêtres Saint - Germain- l'Auxerrois , nº. 17 .
Troisième extrait. ( Voyez le N° . des 3 et 31 mai. )
LORSQUE Duclos fut nommé historiographe de
France , il forma d'abord le projet de remplir sa
place avec l'éxactitude et la décence qu'elle lui im .
posoit ; on le voit par le remercîment qu'il adressa
au roi dans son premier enthousiasme « Ma vie ,
» dit - il , sera désormais consacrée à rassembler les
» événemens du règne le plus fécond en événemens
» glorieux . Pour rendre à V. M. le tribut d'éloges
qui lui est dû , je n'ai qu'à écouter la voix de la
» renommée et de la vérité. Voilà mes guides et mes
» garans ; l'éloge d'un grand roi doit - être l'histoire
» de sa vie. » Mais comme il a été remarqué dans
les observations sur la vie de Louis XI , les goûts de
l'auteur ne se concilioient pas avec ce travail sérieux.
Il étoit plus facile et sur- tout plus amusant de recueillir
des anecdotes de société , de s'appesantir sur
des détails d'étiquette , et de rechercher tous les secrets
»
4
488 MERCURE DE FRANCE ,
que l'on peut obtenir de la domesticité intime (1) ;
secrets qui , comme on le sait, sont toujours suspects ,
et paroissent indignes de la gravité d'un historien .
L'abbé de Vauxcelles , qui connoissoit bien Duclos ,
a dit de lui : il étoit porté à croire qu'un récit malin
étoit vrai , et qu'un récit vrai devoit être malin. Cette
observation judicieuse doit faire naître bien des
doutes sur l'authenticité des faits que rapporte l'auteur
.
Duclos regarde comme une qualité louable le cynisme
qui le porte à pénétrer dans l'intérieur des
familles , et à révéler des turpitudes qui auroient dû
toujours être cachées. Il passe rapidement , comme
on le verra bientôt , sur les événemens les plus importans
, pour s'étendre avec complaisance sur des désordres
, peut-être trop réels , mais dont la peinture
ne sauroit être que funeste aux moeurs. Cependant
le gouvernement donnoit des gages à cet homme qui
employoit ses loisirs à verser le ridicule sur les grands
de l'Etat , sur les ministres , et sur le prince même.
Ce qu'il y a de plus singulier , c'est que Duclos se
vante de cette circonstance : « J'espère , dit- il , que
» ces Mémoires ne me feront pas regarder comme
un historien à gages , quoique je sois content des
» miens. » Cette licence singulière étoit très - digne
de la philosophie du temps. Il n'étoit pas rare de
voir des hommes ne recevoir les bienfaits du gouvernement
que pour déprimer ses opérations , fronder sa
conduite , et répandre le fiel sur ceux qui le composoient.
Ces hommes s'en glorifioient ; et l'opinion les
mettoit au rang des grands caractères.
Duclos portoit dans la société ce talent d'observation
qui lui avoit inspiré ses Considérations sur les moeurs.
Ayant eu fréquemment l'occasion de voir les hommes
qui avoient figuré dans les principaux événemens du
(1) J'ai tiré de grands secours de la domesticité intime.
Préface des Mémoires.
JUIN 1806. ? 489
règne de Louis XV, il peint quelquefois avec beaucoup
de vérité les moeurs de ce temps. Nous essaierons
de présenter le résumé de ses observations ; et ce
tableau rapide , en même temps qu'il pourra donner
une idée du tact de Duclos , dévoilera aussi plus d'une
des causes des événemens qui ont suivi. Toute particularité
sera écartée de ce résumé ; il ne rappellera
aucune des circonstances scandaleuses qui trop souvent
souillent les Mémoires de Duclos , et n'offrira
que quelques vues générales qui peut - être ne seront
pas sans utilité.
Dans les Etats monarchiques , et sur-tout en France ,
le caractère de celui qui gouverne influe beaucoup
sur lesmoeurs du peuple. Quels que soient les sentimens
des sujets à l'égard du prince , sa conduite donne le
ton général ; et ses exemples , suivis d'abord par la
cour et par ceux qui y tiennent , se répandent ensuite
très-rapidement dans les diverses classes de la société.
Ainsi , quoique le régent ne fût pas estimé par ceux
même qui partageoient ses excès , sa dépravation profonde
fut imitée , et , en très-peu d'années , corrompit
la France. Les causes de cette révolution dans les
moeurs , commencée au sein des plaisirs , et terminée
par les plus horribles désastres , peuvent se réduire
à deux, que Duclos a eu le mérite d'observer : le
libertinage porté à l'excès , et l'amour exclusif de l'argent.
Ces causes , que l'auteur cherche vainement à
séparer des paradoxes de la philosophie moderne qui
furent proclamés à la même époque , et qui , bien
examinées , ne sont que la théorie de la conduite du
régent , n'ont besoin que d'être approfondies pour
qu'il en résulte la démonstration de la vérité que
Duclos a saisie. Le libertinage , ainsi que l'amour de
l'argent , en rapprochant les conditions , les dégrade
toutes : non-seulement le grand que ses goûts vicieux
ou sa cupidité rapproche de son inférieur , s'avilit en
dérogeant aux droits de son état , mais l'inférieur que
les mêmes penchans semblent mettre au niveau de
490 MERCURE DE FRANCE ,
son supérieur , s'avilit aussi , soit par de lâches complaisances
, soit par une familiarité qui n'est due
qu'aux plus honteux motifs. La véritable dignité de
l'homme consiste à occuper avec honneur le poste
où la Providence , l'a placé : tous ces rapprochemens
que la philosophie a tant loués , n'étoient que le produit
d'une corruption raffinée , qui n'avoit d'autres
mobiles que le plaisir et l'intérêt .
ร
Duclos fut témoin d'un des changemens les plus
importans dans les moeurs de la magistrature , classe
autrefois si sévère et si décente dans la vie privée. Les
financiers , sous Louis XIV , non -seulement n'étoient
point admis dans la haute société , mais n'osoient
étaler aux yeux du public le faste de leur opulence.
Goulant dans l'obscurité les délicatesses et les recherches
du luxe , ces jouissances les consoloient du peu
d'estime qu'on leur témoignoit . La grande ambition
des plus honnêtes étoit de placer leur fils aîné dans
la robe ; et une charge de conseiller au parlement
obtenue souvent avec beaucoup de difficulté , étoit à
leurs yeux un titre d'honneur qui jetoit un voile sur
leur origine . La révolution dans cette opinion eut lieu
sous le régent , et Duclos n'a pas manqué de l'observer.
Les prodigalités du prince , et le délire du système
de Law , ayant allumé la cupidité dans tous
les coeurs , on vit des conseillers au parlement quitter
leurs honorables fonctions pour s'enrichir dans la
finance . Ce changement subit , quoique préparé par
les moeurs , étonna beaucoup même à cette époque ;
on murmura , on ne voulut pas voir ceux qui avoient
fait cet échange ; bientôt leurs grandes dépenses
rappelèrent auprès d'eux une société peu scrupuleuse
sur les moyens de s'amuser ; et l'on regarda comme
tout naturel , ce qu'on avoit considéré , quelque
temps auparavant , comme la spéculation la plus honteuse
.
Le libertinage et l'amour de l'argent devoient
nécessairement conduire à l'impiété et à l'esprit d'inJUIN
1806 .
491
dépendance , soit par la violation continuelle de la
morale religieuse , soit par la confusion de tous les
états , qui ne pouvoient létre long -temps ainsi rapprochés
, sans que les inférieurs sentissent que les prérogatives
du rang et de la naissance n'étoient que des
chimères , même aux yeux de ceux qui les possédoient.
De là tous les désordres qui durent précéder ,
amener , et consommer la révolution . De ces deux
causes , résultèrent aussi des abus moins graves , il
est vrai , mais qui furent toujours regardés comme
les signes certains de la décadence d'un Empire.
Dans l'état d'affaissement où l'on se trouvoit , flottant
entre la mollesse et la cupidité , on avoit perdu toute
idée d'honneur national ; et c'étoit chez les étrangers
et chez les ennemis que l'on cherchoit des objets
d'admiration . Avant et après la journée de Rosbac ,
le roi de Prusse n'avoit point , dans toute l'Europe ,
un plus grand nombre de partisans que dans l'armée
française : « Il est vrai , observe très- bien Duclos ,
» dans laguerre précédente contre la reine de Hongrie,
» ces partisans de Frédéric avoient été également
» Autrichiens. Au lieu que dans les disgraces de
>> Louis XIV , nous ressentions nos malheurs ; mais
» les voeux de tous les Français étoient pour la
» nation. On n'entendoit pas retentir dans Paris les
éloges d'Eugène et de Marlborough . » Le même
engouement eut lieu avant la révolution , à l'égard
de l'Angleterre.
>>
J
que
Il résulte de ce résumé , qu'on doit attribuer au régent
et au cardinal Dubois son ministre , la dépravation
du 18. siècle , dont la suite nécessaire fut la catastrophe
qui en signala la fin. Et qu'on ne dise pas que
la philosophie contemporaine n'y a pas contribué ! II
a été démontré plus d'une fois que sa théorie ne
tendoit qu'à justifier tous ces vices . L'aveu même du
patriarche de la secte vient à l'appui de cette opinion :
en parlant du scandale de la vie du cardinal Dubois ,
490 MERCURE DE FRANCE ,
ན་
son supérieur , s'avilit aussi , soit par de lâches complaisances
, soit par une familiarité qui n'est due
qu'aux plus honteux motifs. La véritable dignité de
l'homme consiste à occuper avec honneur le poste
où la Providence l'a placé : tous ces rapprochemens
que la philosophie a tant loués , n'étoient que le produit
d'une corruption raffinée , qui n'avoit d'autres
mobiles que le plaisir et l'intérêt.
Duclos fut témoin d'un des changemens les plus
importans dans les moeurs de la magistrature , classe ,
autrefois si sévère et si décente dans la vie privée. Les
financiers , sous Louis XIV , non -seulement n'étoient
point admis dans la haute, société , mais n'osoient
étaler aux yeux du public le faste de leur opulence.
Goûlant dans l'obscurité les délicatesses et les recher
ches du luxe , ces jouissances les consoloient du peu
d'estime qu'on leur témoignoil . La grande ambition
des plus honnêtes étoit de placer leur fils aîné dans
la robe ; et une charge de conseiller au parlement ,
obtenue souvent avec -beaucoup de difficulté , étoit à
leurs yeux un titre d'honneur qui jetoit un voile sur
leur origine. La révolution dans cette opinion eut lieu
sous le régent , et Duclos n'a pas manqué de l'observer.
Les prodigalités du prince , et le délire du système
de Law , ayant allumé la cupidité dans tous
les coeurs , on vit des conseillers au parlement quitter
leurs honorables fonctions pour s'enrichir dans la
finance. Ce changement subit , quoique préparé par
les moeurs , étonna beaucoup même à cette époque ;
on murmura , on ne voulut pas voir ceux qui avoient
fait cet échange ; bientôt leurs grandes dépenses
rappelèrent auprès d'eux une société peu scrupuleuse
sur les moyens de s'amuser ; et l'on regarda comme
tout naturel , ce qu'on avoit considéré , quelque
temps auparavant , comme la spéculation la plus honteuse
.
Le libertinage et l'amour de l'argent devoient
nécessairement conduire à l'impiété et à l'esprit d'inJUIN
1806.
491
dépendance , soit par la violation continuelle de la
morale religieuse , soit par la confusion de tous les
états , qui ne pouvoient létre long-temps ainsi rapprochés
, sans que les inférieurs sentissent que les prérogatives
du rang et de la naissance n'étoient que des
chimères , même aux yeux de ceux qui les possédoient
. De là tous les désordres qui durent précéder ,
amener , et consommer la révolution . De ces deux
causes , résultèrent aussi des abus moins graves , il
est vrai , mais qui furent toujours regardés comme
les signes certains de la décadence d'un Empire.
Dans l'état d'affaissement où l'on se trouvoit , foltant
entre la mollesse et la cupidité , on avoit perdu toute
idée d'honneur national ; et c'étoit chez les étrangers
et chez les ennemis que l'on cherchoit des objets
d'admiration . Avant et après la journée de Rosbac ,
le roi de Prusse n'avoit point , dans toute l'Europe ,
un plus grand nombre de partisans que dans l'armée
française : « Il est vrai , observe très -bien Duclos , que
dans laguerre précédente contre la reine de Hongrie,
» ces partisans de Frédéric avoient été également
» Autrichiens. Au lieu que dans les disgraces de
>> Louis XIV , nous ressentions nos malheurs ; mais
» les voeux de tous les Français étoient pour la
» nation. On n'entendoit pas retentir dans Paris les
éloges d'Eugène et de Marlborough . » Le même
engouement eut lieu avant la révolution , à l'égard
de l'Angleterre .
>>
Il résulte de ce résumé, qu'on doit attribuer au régent
et au cardinal Dubois son ministre , la dépravation
du 18. siècle , dont la suite nécessaire fut la catastrophe
qui en signala la fin . Et qu'on ne dise pas que
la philosophie contemporaine n'y a pas contribué ! Il
a été démontré plus d'une fois que sa théorie ne
tendoit qu'à justifier tous ces vices . L'aveu même du
patriarche de la secte vient à l'appui de cette opinion :
en parlant du scandale de la vie du cardinal Dubois ,
492 MERCURE DE FRANCE ,
M. de Voltaire observe que ce ministre vécut et
mourut en philosophe ( 1 ) es
A
Duclos en s'étendant beaucoup sur de petits détails
de famille , sur des anecdotes qui n'ont souvent rien
de piquant que leur extrême indécence , néglige les
faits importans que son sujet lui présente , et dont
le récit auroit pu fournir de belles couleurs à un véritable
historien. Le testament de Louis XIV n'étoit
pas favorable au duc d'Orléans : avec le titre de ré
gent , il étoit dépouil é de presque toute l'autorité. Ce
prince forma le projet de faire annuller ce testament
par le parlement , ainsi que l'avoit été celui de
Louis XIII. L'entreprise étoit difficile , parce que
Louis XIV avoit eu le soin de donner au duc du
3
Maine des moyens d'exécution
que n'avoient
pas eus
les concurrens
d'Anne d'Autriche
. Les ressorts que
le duc d'Orléans
fit mouvoir pour parvenir à son but ,
les obstacles qu'il éprouva , la manière dont il réussite,
étoient des matériaux
dont un historien
devoit pro
fiter : il falloit d'autant moins les négliger , que cette
espèce de coup d'état est un des événemens
les plus
(1) « L'abbé Dubois , dit Voltaire , espéroit la dignité de
» cardinal. C'étoit un homme d'un esprit ardent , mais fin
» et délié. Il avoit été quelque temps précepteur du duc
d'Orléans. Enfin , de ministre de ses plaisirs , il étoit devenu
» ministre d'Etat. Le duc de Noailles et le marquis de Canil
» lac , en parlant de lui au régent , ne l'appeloient jamais que
» l'abbéfiiponneau . Ses moeurs , ses débauches , sa petite mine
>> et sa basse naissance jetoient sur lui un ridicule ineffaçable;
» mais il n'en devint pas moins le maître des affaires. C'étoit
» un de ces philosophes dégagés des préjugés , élevé dans
» sa jeunesse auprès de Ninon de Lenclos . Il y parut bien à sa
» mort qui arriva deux ans après. Il avoit toujours dit à ses
>> amis qu'il trouveroit le moyen de mourir sans les sacremens
» de l'Eglise il tint parole. Après Dubois , qui mourut en philosophe
, et qui étoit après tout un homme d'esprit , le duc
» d'Orléans , qui lui ressembloit par ces deux cotes , daigna
» être premier ministre lui - même. » ( OEuvres de Voltaire.
Histoire du Parlement , chap. 61. ) 61. ) . A
JUIN 1806.
493
importans du commencement du dix- huitième siècle.
Cependant Duclos passe très rapidement sur cet
événement ; il renvoie le lecteur aux procès-verbaux
de la séance , imprimés dans le temps , mais qui sont
aujourd'hui devenus très rares . On a droit de s'étonner
qu'un historien traite si lestement ceux qui le lisent :
quel travail ne donneroit pas l'étude de l'histoire , si les
auteurs , pour s'épargner la peine de peindre les grands
événemens , se bornoient à indiquer les relations
contemporaines ?
a
Il y a lieu de douter que Duclos , avec son ton
frivole , fût parvenu à bien tracer les causes et les
circonstances de cet événement politique . Peut -être
auroit- il eu de la peine à pénétrer les motifs qui
décidèrent le procureur- général d'Aguesseau ( de puis
chancelier ) , à se déclarer pour le régent. Ces motifs
autant qu'on peut en juger par un examen peu approfondi
, tenoient à des vues grandes et saines . La
division des pouvoirs auroit entraîné l'anarchie ; le
duc du Maine , dominé par une femme intrigante
et ambitieuse , se seroit engagé dans des projets que
sa foiblesse ne lui auroit pas permis de soutenir : une
guerre civile auroit sans doute résulté de cette confusion.
Il valoit donc mieux concentrer l'autorité dans
les mains d'un prince que sa naissance y appeloit ,
dont les excès pouvoient être imputés à la fougue de
l'âge , qui donnoit encore l'espoir de se corriger , et
dont on étoit loin de prévoir alors tous les égaremens.
La prudence humaine ne pouvoit aller plus loin.
La séance du parlement, qui eut lieu le 2 septembre
1715 , auroit pu fournir des peintures dans le
genre de Tacite. Les intérêts opposés qui se peignoient
dans les regards troublés de tous les magistrats , leurs
inquiétudes sur le dénouement de cette scène , le régiment
de Guiche qui entouroit la salle , un ambassadeur
d'Angleterre placé dans une tribune , et qui
sembloit prendre part à l'événement ; tous ces objets
annonçoient une de ces grandes conjonctures où l'hiş494
MERCURE DE FRANCE ,
torien aime à étudier les passions des hommes , qui ne
se montrent jamais mieux que quand elles cherchent '
à se contraindre . On ne connoissoit pas encore le testament
; mais quelques mots échappés au chancelier
Voisin, quien avoit été le rédacteur , faisoient présumer
que le duc d'Orléans auroit lieu de s'en plaindre.
Aussitôt que tout le monde fut réuni , on nomma ›
une députation pour aller chercher le testament enfermé
dans une niche grillée , pratiquée dans l'une
des tours du palais . Pendant l'absence de la députation
, le plus profond silence régna . A son retour , le
testament fut lu par un des magistrats. Le duc d'Orléans
prit la parole : d'abord un peu troublé , il fut ›
bientôt rassuré par l'approbation qui se manifestoit
dans l'assemblée. Il fit valoir avec fermeté les droits
de sa naissance , prétendit que Louis XIV , quelques
jours avant sa mort , lui avoit promis de les lui conserver
, soutint qu'il ne pourroit gouverner si le choix
de ses conseils ne lui étoit pas donné. Voyant ensuite
que l'effet de son discours augmentoit , il imposa
fièrement silence au duc du Maine qui osa l'inter
rompre . Lorsqu'il fut question des dispositions de
Louis XIV , relatives à l'éducation de son successeur ,
dispositions qui mettoient au pouvoir du due du
Maine la maison militaire du roi et la capitale , le.
due d'Orléans fut encore plus hardi. La séance , après
avoir été interrompue , fut reprise le soir ; le duc
d'Orléans , pour se concilier tous les esprits , remit
le parlement dans l'ancienne liberté de faire des remontrances
alors cette cour rendit , au milieu du
tumulte , un arrêt qui attribuoit au prince le choix de
son conseil , et le commandement de la maison du
roi.
*
On conviendra que le récit détaillé de cette séance
devoit se trouver dans l'histoire de la régence . Le
petit nombre de traits qui viennent d'être rappelés ,
suffisent pour montrer quel parti- en auroit tiré unes
bon historien. Qui croiroit que Duclos n'y a pas
JUIN 1806. 495
le
que
consacré plus d'une page ? Il se borne à dire
duc du Maine n'étoit pas un Dunois que són mérite
légitimât ; que la duchesse sa femme étoit un espèce
depetit monstre par la figure , avec ce qui peut rester
de prudence à un vieil enfant gdté , etc. , etc. Est - ce
avec ce style de pamflet que l'on doit écrire l'histoire
?
Duclos met souvent beaucoup de légéreté et d'incons
quence dans ses jugemens. En voici un exemple
fort singulier. Il attribue à Louvois la révocation de
l'édit de Nantes , qu'il regarde comme une mesure
politique. « Louvois , dit-il , qui frémissoit de devenir
» inutile , s'il n'entretenoit comme un feu sacré , celui
» de la guerre , espéroit enflammer tout le protes-
>> tantisme de l'Europe. Il n'eut pas même pour
>> excuse l'aveuglement du fanatisme ; il ne fut que
» barbare. » QQuueellqquueess momens après , Duclos reproche
à Bossuet de ne s'être pas opposé à cette
mesure ; comme si un évêque eût pu'se mêler d'une
affaire d'Etat ! « Il est fàcheux , dit-il , pour 1 honneur
» de Bossuet , dont le nom étoit d'un si grand poids
» dans les affaires de religion , qu'il n'ait pas employé
» son éloquence à défendre l'esprit de l'Evangile
>> contre les furieux apôtres du dogme . Au lieu de
» ces volumes théologiques qu'on ne lit plus , il auroit
» donné des exemples de christianisme . » Sied - il à
un homme aussi frivole que Duclos , de parler en ces
termes des écrits immortels de Bossuet ? Lui sied - it
de donner à l'évêque de Meaux des leçons de christianisme
? Que pouvoit faire Bossuet ? Devoit - il
adresser des observations au roi sur une mesure pour
laquelle il n'avoit pas été consulté ? Devoit- il prendre
en chaire le ton et le langage de la sédition ? C'est
cependant ce que Duclos auroit exigé de lui . On sait
au reste que personne n'eut un caractère plus ferme
que Bossuet. Il suffit de rappeler la réponse qu'il fit
à Louis XIV , qui demandoit à ce prélat quelle auroit
été sa conduite si Fénélon eût triomphe. Sire , dit
496 MERCURE DE FRANCE ;
Bossuet , j'aurois crié vingt fois plus fort. Il est bon
d'observer que cette fermeté de l'évêque de Meaux
ne s'étendoit et ne devoit s'étendre que sur les affaires
qui étoient de son ressort. Il ne croyoit pas , comme
les philosophes , que la fermeté consistat à fronder
indifféremment toutes les mesures du gouvernement.
Duclos, si sévère envers quelques gens en place ,
qu'il ne craint pas d'appeler traitres , scélérats
voleurs , pousse l'indulgence jusqu'à l'excès à l'égard
de ceux avec lesquels il a eu des relations de société .
Il avoit beaucoup connu Mad . de Tencin : chez elle
sa conversation étoit goûtée ; et son amour propre
satisfait sous ce rapport , diminuoit beaucoup à ses
yeux les torts de Mad . de Tencin et du cardinal de
ce nom. On peut en juger par la manière dont il
caractérise une bassesse publique de ce dernier. L'abbé
de Vessière fit un procès à l'abbé de Tencin pour
un marché simoniaque dont il l'accusoit . Celui - ci
ne craignit pas d'assister à la plaidoirie. Aubry ,
avocat de l'abbé de Vessière , eut l'air un moment
de foiblir alors celui qui plaidoit la cause de l'abbé
de Tencin s'en prévalut , et soutint que son adversaire
n'alléguoit que des accusations vagues. Aussitôt
l'abbé de Tencin offrit de confondre celui qu'il appeloit
un calomniateur , et de se purger par serment ;
mais Aubri l'arrêta tout court , en produisant le
marché en original. L'abbé , convaincu de parjure ,
chercha vainement à se dérober aux huées des spectateurs
. Croiroit-on que Duclos se borne à appeler ce
double crime une étourderie majeure ? L'abbé de
Tencin n'étoit pas aussi indulgent envers lui -même .
Soit remords , soit plutôt honte d'avoir été humilié
publiquement , il ne pouvoit se rappeler ce procès
sans trouble ; il auroit voulu en détruire jusqu'au
souvenir. Ce diable de procès , écrivoit-il long-temps,
après , est celui des événemens de ma vie qui m'a
fait le plus de peine.
On voit , par toutes les observations qui viennent
d'ètre
PT
DE
EIN
JUIN 1806.
on 4975
.
d'être
faites
, que
Duclos
, au lieu
d'écrire
une
his-en
toire
, n'a cherché
qu'à
rassembler
des anecdotes
. Les
principales
qualités
de l'historien
lui manquent
presque
toujours
. Il avoit
cependant
le coup
d'oeil
exercé
d'un
homme
du monde
: quelquefois
ses remarques
sur les
hommes
et sur les travers
de la société
sont
justes
,
et rendues
d'une
manière
précise
et piquante
. Le
régent
étant
fatigué
de ses excès
, quelques
personnes
lui proposèrent
de chercher
dans
les devoirs
de son
rang
, des distractions
qu'il
ne trouvoit
plus
dans
les
plaisirs
Conseils
inutiles
, observe
Duclos
! Le com-
>> mun
des hommes
quittent
les plaisirs
quand
ils en
» sont
quittés
; mais
on ne se dégage
jamais
de la
» crapule
. Le goût
du travail
naît
de l'usage
qu'on
» en fait , se conserve
, mais
ne se prend
plus
à un
» certain
âge . Il y a deux
genres
de vie très - opposés
,
» dont
l'habitude
devient
une nécessité
: la crapule
» et l'étude
. »
L'abondance des matières nous porte à renvoyer à
un quatrième et dernier extrait les observations qui
nous restent à faire sur les autres ouvrages de Duclos ,
et sur le caractère de son talent ..
1
P.
Traduction en vers des Bucoliques de Virgile ; par Firmin
Didot. Vol. in-8° . , grayé , fondu et imprimé par le traduc
teur. Prix : 4 fr. , et 5 fr. par la poste. A Paris , chez Firmin
Didot , libraire , rue de Thionville ; et chez le Normant
libraire , rue des Prêtres Saint- Germain-l'Auxerrois , n°. 17
LES frontispices de tous les ouvrages soit en prose , soit en
vers , présentent deux noms à la curiosité du lecteur . Il aperçoit
d'abord le nom de l'auteur qui domine au haut de la
page en grands caractères. L'oeil s'abaisse ensuite sur le nom
de l'imprimeur , séparé par quelque vignette , ou du moins
par une ligne de démarcation ; mais sur le frontispice de cette
nouvelle traduction en vers des églogues de Virgile , un seul
et même nom frappe , fixe , attaché le lecteur. De qui est
I i
498 MERCURE DE FRANCE ,
t
cette traduction ? De M. Didot . Par qui est- elle imprimée -
Par M. Didot. Mais pour imprimer , il faut des caractères :
et qui les a fondus ces caractères ? M. Didot. Mais ces caractères
ont été gravés avant d'être fondus ; et quel est celui qui
les a gravés ? C'est encore M. Didot. Le graveur , le fondeur
l'imprimeur et le poète , ces quatre personnes se fondent ici
dans la personne unique de M. Didot , conspirant toutes les
quatre en une seule , aux progrès de l'art , à l'enchantement
des yeux du corps et de l'esprit , et très-certainement à la célérité
de l'exécution.
Après avoir élevé la typographie française au- dessus de la
typographie de tous les pays et de tous les âges , M. Didot
aspire à donner la même supériorité à notre poésie. On doit
ici admirer également le courage et l'adresse de l'auteur . Quel
courage en effet , que d'oser , en entrant dans la carrière , se
mesurer d'abord contre Virgile ; et quelle adresse de choisir
un adversaire dont la victoire honore toujours le vaincu ? Si
M. Didot triomphe , quelle gloire ! Et s'il vient par hasard à
succomber , quelle honorable consolation de marcher au rang
des vaincus , à côté de Segrais , de Boileau , de Racine luimême
, de Voltaire , de Gresset et de M. Delille !
De toutes les églogues de Virgile , la première est sans contredit
la plus belle , et par la perfection admirable des vers ,
et par l'intérêt du sujet , le plus heureux qui puisse jamais se
rencontrer dans le genre pastoral . On voit deux bergers , dont
la situation respective présente le rapprochement des deux
extrémités de la vie humaine : le bonheur d'un côté , le malheur
de l'autre. Mélibée , chassé de la maison paternelle et de
sa patrie , dans un de ces grands bouleversemens politiques
qui déplacent les rois et les bergers , se voit contraint d'aller
avec les débris de ses troupeaux errer sous des climats inconnus.
Tityre rétabli dans ses foyers et dans ses biens , rayé de la
liste fatale par la clémence d'un jeune Dieu , ne s'occupe qu'à
chanter son Amaryllis et son bienfaiteur.
Tityre et Mélibée sont deux amis de notre enfance. Qui ne
se plait à relire quelquefois , ou à répéter de mémoire :Tityre,
JUIN 1806.
499
**
tu patulo recubans sub tegmine fagi, etc.; avec quel plaisir
on remet le pied pour un instant dans son ancienne classe de
quatrième ! Mais alors entendions-nous bien , et nos professeurs
entendoient-ils bien eux-mêmes , impius hæc , etc. , barbarus
has segeles , etc. , en quò discordia , etc , en unquam patrios
, etc. ? Ah ! comme ces passages et quelques autres nous
ont été bien expliqués depuis ce temps-là par des maîtres plus
habiles , un peu sévères , un peu durs à la vérité ; mais enfin ,
grace à leurs leçons , cette églogue est aujourd'hui toute nouvelle
pour nous. Les plus amples et les meilleurs commentaires
sur les anciens , se trouvent dans quelques décrets fort
courts de l'année 1793.
Si les beautés nouvelles que nous découvrons aujourd'hui
dans cette églogue , nous ont coûté un peu cher, qu'il est doux
de s'en consoler , en s'écriant avec Virgile : ó Meliboee , Deus
nobis hæc olia fecit. Un Dieu nous a rendu le repos et le
bonheur.
Au moment où a paru la traduction de M. Didot , nous
étions occupés à parcourir une autre traduction nouvelle et
en vers des églogues de Virgile. ( 1 ) Cette traduction est
accompagnée de notes fort bonnes , et si bonnes qu'on seroit
tenté de croire que ce ne sont pas les notes qui ont été faites
pour les vers ,
mais les vers qui ont été faits pour les notes.
Nous allons soumettre au jugement des lecteurs les deux traductions,
en mettant les deux traducteurs en parallèle , à peuprès
comme Virgile met aux prises Damète et Ménalque , ou
Thyrsis et Corydon , ambo florentes ætatibus , arcades ambo.
Les muses aiment ce conflit pastoral , alternis dicetis
amant alterna camænæ.
Nous transcrivons ici les vers de Virgile , afin qu'on puisse
également comparer au poète latin nos deux poètes français :
Tityre , tu patulæ recubans sub tegminefagi ,
( 1 ) Un vol . in- 18. Prix · 3 fr . ‹ o c. , et 4 fr . 50 c. - In - 8 ° . Prix : 7 fr. ,
et 8 fr . 50 c . par la poste.
A Paris , chez Giguet et Michaud ; et le Normant , rue des Prêtres
Saint-Germain-l'Auxerrois , n°. 17.
I i2
500 MERCURE DE FRANCE ,
Silvestrem tenui Musam meditaris avend
Nos patriæfines , et dulcia linquimus arva ;
Nos patriamfugimus : tu Tityre lentus in umbră
Formosam resonare doces Amaryllida silvas.
263
Nous devons citer d'abord la traduction de M. d. L. comme
ayant paru la première. Cet arrangement ne fera pas d'ailleurs
beaucoup de tort à M. Didot.
Quoi, mollement couché sous la voúle d'un hétre,
Tu cherches des accords sur ta flûte champêtre ,
Tityre; et nous , hélas ! indignement proscrits ,
Loin de nos champs heureux , loin de ces bords chéris
'Nousfuyons : tu peux seul en repos seus l'ombrage ,
Du nom d'Amaryllis enchanter ce bocage.
M. d. L.
Etendu mollement sous l'abri de ce hêtre ,
Taflute , heureux Tityre , essaie un air champêtre.
Nous , hélas! nous fuyons ces bords délicieux ,
Ces champs , ce doux pays qu'habitoient nos aïeux ;
Le seul Tityre en paix , couché sous des ombrages,
De son Amaryllis entretient les bocages !
M. DIDOT.
Quoi ce monosyllabe un peu dur au commencement d'une
églogue , ne s'emploie que pour faire quelque reproche ou
pour témoigner quelque grand étonnement. Le poète latin
débute d'une manière plus harmonieuse par ce léger dactyle
Tityre. Mollement couché : ces mots patulæ sub tegminefagi,
lentus in umbrá, annoncent que la scène entre les deux bergers
se passe en été. C'est donc l'image de patulæ sub tegmine
fagi qu'il falloit s'efforcer de rendre . Tityre s'inquiète
fort peu d'être bien ou mal couché , pourvu qu'un ombrage
épais le garantisse des rayons du soleil , et c'est l'épaisseur de
cet ombrage qui frappe d'abord les yeux de Mélibée. Tityre
tu patula. Sous la voûte d'un hétre : hémistiche dur, à cause
des syllabes sourdes sous , voûte , et l'aspiration du mot hétre.
'Indignement proscrits : Virgile s'est bien gardé de mettre
d'abord une plainte aussi indiscrète dans la bouche de Mélibée.
Ce n'est qu'après s'être ménagé la bienveillance d'Auguste , et
après s'être mis à couvert sous l'abri de ces vers flatteurs ,
JUIN 1806. Бог
Deus nobis hæc olia fecit , namque erit ille mihi semper
Deus , etc. etc. , qu'il se permet enfin de faire éclater la dou
leur de Mélibée par cette plainte hardie , impius hæc , etc. ,
barbarus has segetes. Encore Virgile a-t-il soin de rejeter
aussitôt la cause de tous ces malheurs sur les dissentions civiles:
En quò discordia cives perduxit miseros. Loin de nos
champs heureux épithète fort impropre ; car Mélibée dit
un moment , après undique totis usque adeo turbatur agris ;
la désolation règne dans toutes ces campagnes. Nous fuyons :
ce verbe, composé de deux syllabes peu harmonieuses , ne peut
jamais faire un bon effet à quelque place qu'on le mette dans
un vers , à moins qu'il ne soit soutenu par quelque épithète ,
par une préposition , ou par un régime , comme dans Racine
:
Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale .
Allons , fuyons sa violence .
Tu peux seul , expression dure et d'ailleurs équivoque , tu
peux seul signifiant également tu as seul le droit , et tu as scul
le talent. En repos sous l'ombrage : hémistiche foible et prosaïque.
Enchanter ce bocage : Virgile n'a pas mis sylvula ,
bocage ; mais sylvas , les forêts , dont l'idée présente un plus
vaste champ pour l'étendue de la voix , et des échos plus
retentissans et plus nombreux pour répéter le nom d'Amaryllis
. Enchanter ce bocage , est du style précieux , et d'ailleurs
fait ici une espèce de contre- sens ; car , dans la situation
où se trouve Mélibée , il ne songe guère à faire des complimens
à Tityre sur l'harmonie de son chant ou sur les beautés
de son Amaryllis. Le premier sentiment qu'il éprouve en
voyant le bonheur de Tityre , est celui d'une secrète envie
sentiment si bien exprimé dans cette opposition , nos patriam
fugimus : tu Tityre , et dont il cherche plus bas à écarter le
soupçon non equidem invideo . C'est donc avec un peu
'd'amertume qu'il dit à Tityre : Formosam resonare doces
Amaryllida sylvas, comme s'il lui disoit : Nous , hélas ! nous
sommes arrachés à notre patrie , nous abandonnons le doux
pays de nos ayeux ; et vous , Tityre , assis tranquillement à
l'ombre de cet épais feuillage , vos seules amours occupent
votre pensée !
,
3
503 MERCURE DE FRANCE ,
Le premier traducteur avoit mis couché mollement , le
second met étendu mollement. Je ne sais pourquoi tous les
deux se sont donné le mot pour faire un si bon lit à Tityre.
Virgile , après avoir dit simplement recubans , s'applique
particulièrement à étendre un épais feuillage sur la tête du
berger. Il falloit donc , à l'exemple du poète latin , donner à
Tityre un lit moins bon et un meilleur parasol.
Essaie un air , est dur ; ces champs , est un peu sec , placé
entre ces bords délicieux et ce doux pays . Le seul Tityre
en paix: il falloit conserver l'apostrophe du latin , tu Tityre,
parce qu'elle marque mieux l'opposition avec nos fugimus.
Sous des ombrages; il falloit sous cet ombrage . Quand on est
couché à l'ombre d'un arbre , ou même de plusieurs arbres ,
on ne peut être que sous un seul ombrage , et non sous plusieurs
à-la-fois. Entretient les bocages : ( voyez ci-dessus la
remarque sur bocage. ) D'ailleurs entretenir signifiant aussi
avoir soin , ce vers peut signifier également que Tityre a
soin des bocages de son Amaryllis.
Les vers de Gresset me paroissent plus corrects et plus
poétiques :
Tranquille , cher Tityre , à l'ombre de ce hêtre ,
Vous essayez des airs sur un hautbois champêtre .
Vous chantez ; mais pour nous , infortunés bergers ,
Nous gémirons bientôt sur des bords étrangers ;
Nous fuyons exilés d'une aimable patrie ;
Seul , vous ne quittez point cette terre chérie ;
Et quand tout retențit de nos derniers regrets ,
Du nom d'Amaryllis vous charmez ces forêts ,
Les principales beautés du premier couplet latin ; la répétition
touchante de nos patrice fines , etc. , nos patriam fugimus
; la belle suspension nos patrium fugimus ; cette opposition
vive dans le même vers, nos patriam fugimus : tuTityre,
lentus in umbrá : tout cela n'a été rendu par aucun des trois
traducteurs.
O Melibae , deus nobis hæc otiafecit.
Namque erit ille mihi semper deus ; illius aram
Sæpe tener nostris ab ovilibus imbuet agnus.
JUIN 1806. 503
Ille meas errare boves , ut cernis , et ipsum
Ludere quæ vellem , calamo permisit agresti.
Un dieu , car de ce nom j'appelle un bienfaiteur;
Un dieu m'a procuré ce tranquille bonheur ,
Lui seu! de mes agneaux obtiendra les prémices ;
Si tu vois dans mes prés s'égarer mes génisses ,
Si ma flûte aujourd'hui s'anime sous mes doigts ,
C'est à lui , Mélibée , à lui que je le dois.
M. d. L.
En examinant attentivement les vers latins , et sur- tout cette
vive exclamation de la reconnoissance , o Melibae , Deus
nobis hæc otia fecit , le lecteur verra aisément en quoi pêchent
les vers français , sans que j'aie besoin d'entrer encore ici dans
de longues explications. Si je me suis un peu étendu , et même
un peu trop sur les défauts des premiers vers , c'est uniquement
pour montrer aux deux traducteurs , que les endroits
soulignés ne l'ont pas été au hasard et sans de fortes raisons .
M. Didot entre mieux dans l'esprit de Virgile :
O Mélibée , un Dieu m'a fait ce doux repos ;
Oui , c'est un Dieu pour moi : je veux dans mes troupeaux
Choisir pour ses autels de fréquens sacrifices ;
Si dans ces lieux en paix s'égarent mes génisses ,
Si ma flûte à loisir résonne sous mes doigts ,
C'est à ce Dieu puissant , berger , que je le dois .
Si..... c'est que , est une tournure prosaïque , et que nos
bons poètes emploient rarement. Doigts et dois sont deux
rimes mesquines , qui ne terminent pas ce couplet d'une manière
assez harmonieuse. Je m'abstiens de citer Gresset , qui
dans cet endroit est presque atteint par M. Didot.
Passons à ce morceau de poésie descriptive , dont les deux
premiers vers paroissoient si beaux à M. de Fénélon (1 ) .
Fortunate senex , hic inter flumina nota
Et fontes sacros , frigus captabis opacum .
Hinc tibi, quae semper vicino ab limite sepes ,
Hyblais apibus florem depasta salicti ,
( 1 ) « Malheur à ceux qui ne sentent pas le charme de ces vers ! »
FÉNÉL. Lettre sur l'éloquence française.
4
500 MERCURE DE FRANCE ,
Silvestrem tenui Musam meditaris avend
Nos patriæfines , et dulcia linquimus arva ;·
Nos patriamfugimus : tu Tityre lentus in umbrá
Formosam resonare doces Amaryllida silvas .
Nous devons citer d'abord la traduction de M. d . L. comme
ayant paru la première. Cet arrangement ne fera pas d'ailleurs
beaucoup de tort à M. Didot.
Quoi, mollement couché sous la voúte d'un hétre ,
Tu cherches des accords sur ta flûte champêtre ,
Tityre ; et nous , hélas ! indignement proscrits,
Loin de nos champs heureux , loin de ces bords chéris
Nousfuyons : tu peux seul en repos sous l'ombrage ,
Du nom d'Amaryllis enchanter ce bocage.
M. d. L.
Etendu mollement sous l'abri de ce hêtre ,
Taflúte , heureux Tityre , essaie un air champêtre.
Nous , hélas! nous fuyens ces bords délicieux ,
x ;
Ces champs , ce doux pays qu'habitoient nos aïeux
Le seul Tityre en paix , couché sous des ombrages ,
De son Amaryllis entretient les bocages !
M. DIDOT.
Quoi ce monosyllabe un peu dur au commencement d'une
églogue , ne s'emploie que pour faire quelque reproche ou
pour témoigner quelque grand étonnement. Le poète latin
débute d'une manière plus harmonieuse par ce léger dactyle
Tityre. Mollement couché : ces mots patulæ sub tegminefagi,
lentus in umbrá , annoncent que la scène entre les deux bergers
se passe en été. C'est donc l'image de patula sub tegmine
fagi qu'il falloit s'efforcer de rendre. Tityre s'inquiète
fort peu d'être bien ou mal couché , pourvu qu'un ombrage
épais le garantisse des rayons du soleil , et c'est l'épaisseur de
cet ombrage qui frappe d'abord les yeux de Mélibée . Tityre,
tu patulæ. Sous la voûte d'un hétre : hémistiche dur , à cause
des syllabes sourdes sous , voûte , et l'aspiration du mot hétre.
'Indignement proscrits : Virgile s'est bien gardé de mettre
d'abord une plainte aussi indiscrète dans la bouche de Mélibée .
Ce n'est qu'après s'être ménagé la bienveillance d'Auguste , et
après s'être mis à couvert sous l'abri de ces vers flatteurs ,
JUIN 1806. Бол
Deus nobis hæc olia fecit , namque erit ille mihi semper
Deus , etc. etc. , qu'il se permet enfin de faire éclater la dou
leur de Mélibée par cette plainte hardie , impius hæc , etc. ,
barbarus has segetes. Encore Virgile a-t-il soin de rejeter
aussitôt la cause de tous ces malheurs sur les dissentions civiles :
En quò discordia cives perduxit miseros. Loin de nos
champs heureux : épithète fort impropre ; car Mélibée dit
un moment , après undique totis usque adeo turbatur agris ;
la désolation règne dans toutes ces campagnes. Nous fuyons :
ce verbe, composé de deux syllabes peu harmonieuses , ne peut
jamais faire un bon effet à quelque place qu'on le mette dans
un vers , à moins qu'il ne soit soutenu par quelque épithète ,
par une préposition , ou par un régime , comme dans Racine :
Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale.
Allons , fuyons sa violence .
Tu peux seul , expression dure et d'ailleurs équivoque , tu
peux seul signifiant également tu as seul le droit, et tu as seul
le talent. En repos sous l'ombrage : hémistiche foible et prosaïque.
Enchanter ce bocage : Virgile n'a pas mis sylvula ,
bocage ; mais sylvas , les forêts , dont l'idée présente un plus
vaste champ pour l'étendue de la voix , et des échos plus
retentissans et plus nombreux pour répéter le nom d'Amaryllis.
Enchanter ce bocage , est du style précieux , et d'ailleurs
fait ici une espèce de contre-sens ; car , dans la situation
où se trouve Mélibée , il ne songe guère à faire des complimens
à Tityre sur l'harmonie de son chant ou sur les beautés
de son Amaryllis. Le premier sentiment qu'il éprouve en
voyant le bonheur de Tityre , est celui d'une secrète envie
sentiment si bien exprimé dans cette opposition , nos patriam
fugimus : tu Tityre , et dont il cherche plus bas à écarter le
soupçon , non equidem invideo . C'est donc avec un peu
'd'amertume qu'il dit à Tityre : Formosam resonare doces
Amaryllida sylvas, comme s'il lui disoit : Nous , hélas ! nous
sommes arrachés à notre patrie , nous abandonnons le doux
pays de nos ayeux ; et vous , Tityre , assis tranquillement à
l'ombre de cet épais feuillage , vos seules amours occupent
votre pensée !
3
503 MERCURE DE FRANCE ,
Le premier traducteur avoit mis couché mollement , le
second met étendu mollement. Je ne sais pourquoi tous les
deux se sont donné le mot pour faire un si bon lit à Tityre.
Virgile , après avoir dit simplement recubans , s'applique
particulièrement à étendre un épais feuillage sur la tête du
berger. Il falloit donc , à l'exemple du poète latin , donner à
Tityre un lit moins bon et un meilleur parasol.
Essaie un air , est dur ; ces champs , est un peu sec , placé
entre ces bords délicieux et ce doux pays. Le seul Tityre
en paix : il falloit conserver l'apostrophe du latin , tu Tityre ,
parce qu'elle marque mieux l'opposition avec nos fugimus..
Sous des ombrages ; il falloit sous cet ombrage. Quand on est
couché à l'ombre d'un arbre , ou même de plusieurs arbres ,
on ne peut être que sous un seul ombrage , et non sous plusieurs
à -la-fois . Entretient les bocages : ( voyez ci- dessus la.
remarque sur bocage. ) D'ailleurs entretenir signifiant aussi
avoir soin , ce vers peut signifier également que Tityre a
soin des bocages de son Amaryllis.
Les vers de Gresset me paroissent plus corrects et plus
poétiques :
Tranquille , cher Tityre , à l'ombre de ce hêtre ,"
Vous essayez des airs sur un hautbois champêtre.
Vous chantez ; mais pour nous , infortunés bergers ,
Nous gémirons bientôt sur des bords étrangers ;
Nous fuyons exilés d'une aimable patrie ;
Seul , vous ne quittez point cette terre chérie ;
Et quand tout retentit de nos derniers regrets ,
Du nom d'Amaryllis vous charmez ces forêts,
Les principales beautés du premier couplet latin ; la répétition
touchante de nos patrice fines , etc. , nos patriam fugimus
; la belle suspension nos patrium fugimus ; cette opposition
vive dans le même vers, nos patriam fugimus : tuTityre,
lentus in umbrá : tout cela n'a été rendu par aucun des trois
traducteurs.
O Melibae , deus nobis hæc otia fecit.
Namque erit ille mihi semper deus : illius aram
Sæpe tener nostris ab ovilibus imbuet agnus.
JUIN 1806. 503
Ille meas errare boves , ut cernis , et ipsum
quæ vellem , calamo permisit agresti . Ludere
Un dieu , car de ce nom j'appelle un bienfaiteur;
Un dieu m'a procuré ce tranquille bonheur ,
Lui seu! de mes agneaux obtiendra les prémices ;
Si tu vois dans mes prés s'égarer mes génisses ,
Si ma flûte aujourd'hui s'anime sons mes doigts ,
C'est à lui, Mélibée , à lui que je le dois.
M. d. L.
En examinant attentivement les vers latins , et sur-tout cette
vive exclamation de la reconnoissance , o Melibae , Deus
nobis hæc otia fecit, le lecteur verra aisément en quoi pêchent
les vers français , sans que j'aie besoin d'entrer encore ici dans
de longues explications. Si je me suis un peu étendu , et même
un peu trop sur les défauts des premiers vers , c'est uniquement
pour montrer aux deux traducteurs , que les endroits
soulignés ne l'ont pas été au hasard et sans de fortes raisons .
M. Didot entre mieux dans l'esprit de Virgile :
O Mélibée , un Dieu m'a fait ce doux repos ;
Oui , c'est un Dieu pour moi : je veux dans mes troupeaux
Choisirpour ses autels de fréquens sacrifices ;
Si dans ces lieux en paix s'égarent mes génisses ,
Si ma flûte à loisir résonne sous mes doigts ,
C'est à ce Dieu puissant , berger , que je le dois.
Si..... c'est que , est une tournure prosaïque , et que nos
bons poètes emploient rarement. Doigts et dois sont deux
rimes mesquines , qui ne terminent pas ce couplet d'une manière
assez harmonieuse. Je m'abstiens de citer Gresset , qui
dans cet endroit est presque atteint par M. Didot.
Passons à ce morceau de poésie descriptive , dont les deux
premiers vers paroissoient si beaux à M. de Fénélon (1 ) .
Fortunate senex , hic inter flumina nota
Et fontes sacros , frigus captabis opacum.
Hinc tibi, quæ semper vicino ab limite sepes ,
Hyblais apibusflorem depasta salicti ,
(1 ) « Malheur à ceux qui ne sentent pas le charme de ces vers ! »>
FÉNÉL. Lettre sur l'éloquencefrançaise.
4
504 MERCURE DE FRANCE ,
Sæpe levi somnum suadebit inire susurro.
Hinc altá sub rupe canet frondator ad auras :
Nec tamen interea rauca , tua cura , palumbes ;
Nec gemere aeria cessabit turtur ab ulmo.
Heureux vieillard ! ici dans ces tranquilles plaines ,
Entre desflots connus et les dieux des fontaines ,'
Tu vivras entouré d'ombrage et de fraîcheur ;
Là , de son dard aigu , pieotant chaque fleur ,
Pour assoupir les sens la diligente abeille ,
D'un sourd bourdonnement flattera ton oreille;
Là , d'un roc alongé tes bucherons couverts
De leurs joyeux refrains ébranleront les airs ;
Et sous l'antique ormeau , tes palombes heureuses ,
Roucouleront autour leurs plaintes langoureuses.
M. d. L.
2
Tu viendras près du fleuve errant dans ces contrées ,
Respirer la fraîcheur des fontaines sacrées ;
Et tandis que du haut de ces rochers déserts
La voix du bucheron se perdra dans les airs ,
Heureux vieillard ! ici , l'abeille qui bourdonne ,
En effleurant ces prés que le saule environne ,
Viendra par un doux bruit t'inviter au sommeil ;
Et sur l'ormeau , témoin de leurs amours fidelles ,
Pour toi roucouleront les tendres tourterelles .
M. DIDOT.
Ici M. Didot s'élève non-seulement au- dessus du premier traducteur
, mais encore au-dessus de Gresset , qui même en prenant
la liberté de s'écarter du texte , n'a fait que des vers
médiocres. Je lui observerai seulement que par respect pour
la mémoire de Fénélon , il auroit dû s'attacher à rendre plus
littéralement les deux premiers vers , fortunate senex , etc.
L'hémistiche errant dans ces contrées , est foible et commun ;
l'épithète latine nota , est bien plus expressive et bien plus
juste dans la situation où se trouve Mélibée ; car il dit ici ?
flumina nota , par opposition aux fleuves inconnus sur lesbords
desquels il va errer dans un autre climat.
Dans la seconde églogue , on doit savoir gré à M. Didot
d'avoir vengé l'honneur de Virgile , et en même temps celui
des lettres , en conservant le nom d'Alexis, qu'une délicatesse
JUIN 1806. 505
calomnieuse a quelquefois changé en celui de Climène ou
d'Iris. Nos premiers traducteurs de Virgile , Vives et l'abbé
de Marolles , ne trouvent dans cette églogue que les sentimens
d'une sainte affection pour le mérite et la vertu. Cette
opinion est adoptée par l'abbé Desfontaines , et par l'italien
Fabrini , le meilleur commentateur de Virgile , qui , après
avoir combattu l'opinion contraire par les plus fortes raisons
termine ainsi : Questo fanciullo fú amato da Virgilio di
amor honesto e gentile , si come dicesi che Socrate amo
Alcibiade. Virgile lui-même a prévenu d'avance toutes les
mauvaises interprétations par ce beau vers du neuvième livre ,
de l'Enéide Gratior et pulchro veniens in corpore virtus. On
connoît d'ailleurs l'honorable surnom de Parthenias le
pudique , décerné par toute l'antiquité à Virgile ; et quand
même on adopteroit l'opinion de certains littérateurs , il s'ensuivroit
tout au plus que le poète auroit eu la foiblesse , trèscoupable
à la vérité , de flatter les goûts du consul Pollion.
On peut encore adopter l'interprétation très-satisfaisante
que donne M. Binet dans sa traduction de Virgile. Ce qui
tranche enfin toutes les difficultés , c'est que dans les classes
de l'université de Paris , cette églogue a été toujours expliquée ,
et récitée à haute et intelligible voix .
Je me contenterai de citer les premiers vers , à cause de
l'imitation qu'en a faite Segrais , et dans laquelle Boileau
trouvoit le modèle du style pastoral :
Formosum pastor Corydon ardebat Alexin ,
Delicias domini ; nec , quid speraret , habebat.
Tantum inter densas , umbrosa cacumina , fagos
Assidue veniebat : ibi hæc incondita solus
Montibus et silvis studio jactabat inani.
Sans
Thyrsis brûloit d'amour pour la belle Clymène ,
que d'aucun espoir il pût flatter sa peine ;
Ce berger accablé de son mortel ennui ,
Ne se plaisoit qu'aux lieux aussi tristes que lui.
Erant à la merci de ses inquiétudes ,
Sa douleur l'entraînoit aux noires solitudes ;
Et des tendres accens de sa mourante voix ,
11 faiscit retentir les rochers et les bois.
SEGRAIS
506 MERCURE DE FRANCE ,
Le berger Corydon brûloit pour Lycoris ,
Un maître a ses faveurs , Corydon ses mépris ;
Sans espoir on le voit errant et solitaire ,
S'abymer chaque jour dans sa douleur amère ;
Il cherche les rochers , les monts , les bois touffus ,
Sa voix ne peut trouver que des accens confus.
Enfin , dans les déserts où son amour l'entraîne ,
Ilfatigue l'écho du vain bruit de sa peine ;
M. d. L.
Brûlant pour Alexis , et brûlant sans espoir ,
Le berger Corydon , dès l'aube jusqu'au soir ,
Cherchoit des bois ombreux la vaste solitude ,
Seul recours à ses maux. Là , sans art , sans étude ,
D'une stérile plainte fatiguoit les airs. (1)
M. DIDOT.
J'ai dit que Boileau trouvoit dans les vers de Segrais, le modèle
du style pastoral . Je laisse à juger si les deux derniers
traducteurs lui ont dérobé cette gloire.
Comme le fond de cette églogue est un peu triste , quoiqu'elle
soit d'ailleurs semée de traits fort agréables , nous
allons passer à des morceaux d'un genre plus gai et plus
gracieux. La troisième églogue est celle qui en fournit le plus.
Le lecteur nous prévient sans doute , et songe tout de suite à
ces deux vers également admirables pour la délicatesse de la
pensée et pour la précision harmonieuse des vers ;
Malo me Galatea petit, lasciva puella,
Et fugit ad salices , et se cupit ante videri.
Il est vrai que cette troisième églogue est imitée de la cinquième
idyle de Théocrite , et que le poète grec avoit dit avant
le poète latin : « Cleariste me jette des pommes quand je passe
» avec mon troupeau devant sa grotte , et le doux murmure
( 1 ) M. Didot dit encore dans la même églogue :
Et de ses tristes sons ,
La cigale avec moi fatigue les buissons .
"
Ces sortes de répétitions sont regardées comme un défaut dans les pièces
qui ne sont pas de longue h leine . M. Didot a dit encore dans la troisième
églogue : De ses airs discordans fatiguer les hameaux.
JUIN 1806. 507
» de ses lèvres m'invite à punir sa malice. » Mais écoutons ici
M. Geoffroy, dans une de ces notes excellentes qu'il a jointes à
son excellente traduction de Théocrite : « Virgile doit à
» Théocrite l'idée du plus joli trait peut- être dont il ait orné
» ses églogues ; mais Virgile imitoit Théocri e , come depuis
» Racine imita Euripide. Théocrite nous présente une bergère
coquette qui jette des pommes à un berger qui passe ; mais il
» affoiblit et gâte ce trait en ajoutant que la bergère , par un
» bruit de lèvres qui n'a point de nom dans notre langue , ap-
>> pelle le berger . Le mot rowuxiards , dont se sert Théocrite,
» répond à ce petit sifflement que nos Phrynés de la dernière
>> classe font entendre quelquefois de leurs fenêtres aux passans.
Virgile , infiniment plus délicat , plus ingénieux et plus fin ,
» suppose que la bergère se cache après avoir jeté la pomme ;
» et se cache mal-adroitement. Voilà la perfection de l'art. »
Galatée en secret vient au bois folâtrer ,
Mejette unfruit , se cache , et fuil pour se montrer.
Eglé lance sur moi le doux fruit du pécher,
Et brûle d'être vue avant de se cacher.
M. d. L.
M. DIDOT.
Dans le premier traducteur , me jette un fruit , a quelque
chose de vague , et n'exprime pas d'une manière aussi nette
que malo petit , la provocation agaçante de la bergère ; et
fuit pour se montrer : je n'entends pas le sens de cet hémistiche
; j'en ai demandé inutilement l'explication à quelques
amis très-habiles d'ailleurs à deviner les énigmes du Mercure.
Dans le second traducteur , lancer me paroît un peu trop
fort ; il annonce presque toujours une intention nuisible.
Le doux fruit du pécher : Virgile ne dit pas une pêche ,
mais une pomme. Accordons pour un moment que ce
soit une pêche. S'il y avoit dans le latin , non pas malo me
petit , mais malum mihi offert , elle me fait présent d'une
pêche , alors on pardonneroit au traducteur d'avoir cherché
à relever le présent de Galatée par une périphrase élégante ,
et cette expression , le doux fruit , seroit ici bien placée ;
506 MERCURE DE FRANCE ,
2
Le berger Corydon brûloit pour Lycoris ,
Un maître a ses faveurs , Corydon ses mépris;
Sans espoir on le voit errant et solitaire ,
S'abymer chaque jour dans sa douleur amère ;
Il cherche les rochers , les monts , les bois touffus 9
Sa voix ne peut trouver que des accens confus .
Enfin , dans les déserts où son amour l'entraîne ,
Ilfatigue l'écho du vain bruit de sa peine ;
M. d. L.
Brûlant pour Alexis , et brûlant sans espoir ,
Le berger Corydon , dès l'aube jusqu'au soir ,
Cherchoit des bois ombreux la vaste solitude ,
Seul recours à ses maux. Là , sans art , sans étude ,
D'une stérile plainte fatiguoit les airs. (1 )
M. DIDOT.
J'ai dit que Boileau trouvoit dans les vers de Segrais , le modèle
du style pastoral . Je laisse à juger si les deux derniers
traducteurs lui ont dérobé cette gloire.
/
Comme le fond de cette églogue est un peu triste , quoiqu'elle
soit d'ailleurs semée de traits fort agréables , nous
allons passer à des morceaux d'un genre plus gai et plus
gracieux. La troisième églogue est celle qui en fournit le plus.
Le lecteur nous prévient sans doute , et songe tout de suite à
ces deux vers également admirables pour la délicatesse de la
pensée et pour la précision harmonieuse des vers ;
Malo me Galatea petit, lasciva puella ,
Et fugit ad salices , et se cupit ante videri.
Il est vrai que cette troisième églogue est imitée de la cinquième
idyle de Théocrite , et que le poète grec avoit dit avant
le poète latin : «< Cleariste me jette des pommes quand je passe
» avec mon troupeau devant sa grotte , et le doux murmure
(1 ) M. Didot dit encore dans la même églogue :
Et de ses tristes sons ,
La cigale avec moi fatigue les buissons .
Ces sortes de répétitions sont regardées comme un défaut dans les pièces .
qui ne sont pas de longue h leine . M. Didot a dit encore dans la troisième
églogue : De ses airs discordans fatiguer les hameaux.
JUIN 1806. 507
» de ses lèvres m'invite à punir sa malice. » Mais écoutons ici
M. Geoffroy, dans une de ces notes excellentes qu'il a jointes à
son excellente traduction de Théocrite : « Virgile doit à
» Théocrite l'idée du plus joli trait peut- être dont il ait orné
» ses églogues ; mais Virgile imitoit Théocrite , comme depuis
» Racine imita Euripide. Théocrite nous présente une bergère
» coquette qui jette des pommes à un berger qui passe ; mais il
» affoiblit et gâte ce trait en ajoutant que la bergère , par un
>> bruit de lèvres qui n'a point de nom dans notre langue , ap-
» pelle le berger . Le mot Toiadei, dont se sert Théocrite ,
>> répond à ce petit sifflement que nos Phrynés de la dernière
>> classe font entendre quelquefois de leurs fenêtres aux passans.
» Virgile , infiniment plus délicat , plus ingénieux et plus fin ,
>> suppose que la bergère se cache après avoir jeté la pomme ;
» et se cache mal -adroitement . Voilà la perfection de l'art. »
T
Galatée en secret vient au bois folâtrer ,
Mejette unfruit , se cache , et fuit pour se montrer.
Eglé lance sur moi le doux fruit du pécher ,
Et brûle d'être vue avant de se cacher.
M. d . L.
M. DIDOT.
Dans le premier traducteur , me jette un fruit , a quelque
chose de vague , et n'exprime pas d'une manière aussi nette
que malo petit , la provocation agaçante de la bergère ; et
fuit pour se montrer : je n'entends pas le sens de cet hémistiche
; j'en ai demandé inutilement l'explication à quelques
amis très-habiles d'ailleurs à deviner les énigmes du Mercure.
Dans le second traducteur , lancer me paroît un peu trop
fort ; il annonce presque toujours une intention nuisible .
Le doux fruit du pécher : Virgile ne dit pas une pêche ,
mais une pomme. Accordons pour un moment que ce
soit une pêche. S'il y avoit dans le latin , non pas malo me
petit, mais malum mihi offert , elle me fait présent d'une
pêche , alors on pardonneroit au traducteur d'avoir cherché
à relever le présent de Galatée par une périphrase élégante ,
et cette expression , le doux fruit , seroit ici bien placée ;
508 MERCURE DE FRANCE ;
car il seroit à présumer que la bergère en offrant une
pêche à son berger , auroit eu l'attention d'en choisir une
bien mûre. Mais le latin dit , petit malo , il s'agit ici d'une
attaque ; la pêche n'est pas un présent , mais un trait lancé au
berger , afin qu'il tourne la tête , et qu'ayant reconnu la main
d'où est parti le coup , il vole aussitôt à la poursuite de la
coupable et fugitive bergère . Ainsi la pêche étant destinée
non pas à chatouiller le palais du berger , mais à frapper son
épaule , le doux fruit du pécher est alors une expression impropre
; et au lieu de dire le fruit doux , il faudroit plutôt
dire le fruit dur car assurément Galatée devant souhaiter
que Damète sente le coup , afin de n'être pas obligée d'y revenir
à deux fois , elle a dû choisir une pêche assez ferme pour
ne pas mollir contre les épaules duriuscules de son berger.
Maintenant je ne sais pourquoi le traducteur met une péche
au lieu d'une pomme, dans les mains de Galathée. La pomme
étoit fort estimée des anciens , et même en graude considé―
ration depuis le jugement de Pâris.
D'ailleurs , les pêches n'étoient pas connues à Rome du temps
de Virgile , ou du moins elles y étoient fort rares , puisque Vir
gile , Horace et Ovide , dans toutes les énumérations qu'ils
ont faites des fruits de la campagne , parlent bien de pommes ,
de poires et de prunes , etc. , mais jamais de la pêche ; dans
nos campagnes même , elle ne se trouve point à chaque pas
sous la main de nos bergères , et je crois qu'elle ne pourroit
tout au plus figurer que dans une églogue où l'on placeroit
Galatée dans quelque jardin de Montreuil.
Enfin le vers entier , et brûle d'étre , etc. , ne rend que la
seconde moitié du vers latin , et se cupit ante videri ; le traducteur
a passé la première moitié , et fugit ad salices. An
lieu de m'arrêter à faire sentir combien cette omission est
grave , il vaut mieux rapporter ici une excellente note de
M. Michaud à l'occasion de ces vers de Virgile. Dans cette
note il fait lui-même son propre éloge aussi finement qu'il fait
la critique du premier traducteur , M. d . L...
L'art du poète consiste souvent à laisser deviner une partie
» de ce qu'il veut dire. C'est ici que Galatée devient elleJUIN
1806.
50g
» même un modèle qu'il faut suivre : la bergère se montre ,
» et court se cacher après avoir été aperçue ; la muse du poète
>> doit en faire autant , et les traducteurs sur-tout. ( écoutez-
» bien ceci , messieurs les traducteurs ) ; et les traducteurs
>> sur- tout devroient quelquefois prendre des leçons de
» Galathée. » Je ne saurois mieux finir que par cette réflexion
de M. Michaud ; car il est temps , je crois , de dire ici aveç
Palémon , sat prata biberunt.
R.
P. S. Nous rendrons compte dans le prochain numéro , de
la traduction de quelques idylles de Théocrite , par M. Didot.
Mémoires de Mademoiselle de Montpensier , petite-fille
d'Henri IV, etc.
( II et dernier Extrait. Voyez le Numéro précédent. )
Nous avons rapporté les principaux événemens de la vie
de Mademoiselle , et nous avons établi quelques dates , afin
de mettre le lecteur à portée de juger lui - même du caractère
de cette princesse , et de l'opposition de la cour à son établissement.
Pour que cette opposition pût être réelle , il faudroit qu'il
se fût présenté peu de temps après la guerre de la Fronde ,
quelque mariage important qu'elle auroit desiré , et qu'elle
l'eût sollicité . Or , c'est ce qui n'est pas. Nous voyons seulement
qu'à l'âge de trente- cinq ans on voulut la marier avec
le roi de Portugal , et que , pour éviter cette alliance , elle
demanda le duc de Savoie , qu'elle ne souhaitoit pas davantage
, et qui étoit à la veille d'épouser sa soeur de Valois.
Mademoiselle avoit déjà vu Lauzun à cette époque : quoiqu'elle
ne le connût pas aussi particulièrement qu'elle fit depuis
, elle ne laissoit pas de prendre intérêt à ce qui le regardoit ;
elle le considéroit déjà , dit-elle , comme un des plus honnêtes
hommes de la cour , celui qui avoit le plus d'esprit , le plus de
fidélité pour ses amis , qui étoit le mieux fait , et qui avoit l'air
le plus noble. Dans ce même temps elle ne voulut pas entendre
parler du fils du prince de Condé , beaucoup trop jeune pour
510 MERCURE DE FRANCE ,
9
7
elle , et tandis qu'elle étoit exilée à Saint-Fargeau , pour
n'avoir pas voulu du roi de Portugal , elle refusa de recevoir
la visite du fils du roi de Danemarck , parce qu'on lui avoit
rapporté qu'il pensoit à elle. Cette conduite est bien moins
d'une femme ambitieuse que d'une femme prévenue ; et si la
cour contrarioit alors ses sentimens ce n'étoit pas dans le
dessein de se venger de ce qui s'étoit passé il y avoit dix ans
ni pour l'empêcher d'épouser une tête couronnée , puisqu'au
contraire on lui laissoit le choix entre deux princes qui
devoient régner. La rigueur qu'on lui faisoit éprouver , ne ten
doit qu'à vaincre une obstination qui paroissoit capricieuse
parce que la reine - mère se souvenoit très-bien qu'à vingtquatre
ans Mademoiselle avoit fait rechercher l'archiduc
Léopold , quoiqu'elle le lui eût représenté comme le dernier
des hommes , et le plus méchant parti qui pût se trouver ;
qu'elle avoit ensuite envoyé quelqu'un à la cour de Vienne
pour négocier son mariage avec l'empereur Ferdinand III,
sans trop se soucier de son âge ni de ses infirmités . Il paroissoit
bien étonnant que cette même princesse , dix ans après ,
voulût que les moeurs farouches , et la mauvaise santé du roi ,
de Portugal fussent un motif d'exclusion ; elle qui avoit rejeté
les voeux d'un prince jeune et aimable, mais détrôné, pour un
archiduc méprisé , et , pour un empereur mourant. On ignoroit
alors ce qui s'est découvert depuis : Mademoiselle aimoit
déjà Lauzun ; et sans trop savoir ce que deviendroit cet
attachement , elle ne vouloit pas en faire le sacrifice. A vingtquatre
ans elle n'avoit pu vaincre l'ambition , à trente - cinq
elle se laissoit subjuguer par l'amour . L'habitude de l'indépendance
avoit produit dans son esprit et dans son caractère
une certaine hauteur qui la tenoit toujours hors des voies
communes de la vie elle se croyoit la seule maîtresse et le'
seul juge de ses actions ; jamais il ne lui étoit arrivé de penser
que les enfans des princes ne sont , entre les mains du souverain,
que des gages d'alliance , et des liens pour réunir les peuples
divisés. Cette vérité qu'elle auroit apprise de sa mère , si elle
avoit eu le bonheur de la conserver , l'auroit garantie des prestiges
de l'ambition et des illusions de l'amour ; elle auroit su
>>
JUIN 1806. 511
"
que plus on est élevé , moins on est libre , et que , selon la
maxime du Grand-Maître , les puissans parmi les hommes , ne
sont que les premiers serviteurs de la société. C'est donc uniquement
à la trop grande liberté dans laquelle elle a passé sa jeunesse
et à l'indépendance de son caractère , fruit naturel de
cette liberté , qu'il faut attribuer les disgraces continuelles de
cette malheureuse princesse ; car personne à la cour ne cherchoit
à la chagriner , et encore moins à l'humilier. Le roi l'aimoit
sincèrement ; il le fit bien paroître dans cette même
affaire du Portugal , au succès de laquelle Turenne s'intéressoit
pour l'utilité de son service ; il ne voulut rien ordonner
sans l'avoir consulté , et il ne se montra sévère que pour ne
pas être exigeant . Ce seroit bien gratuitement qu'on supposeroit
que ce monarque avoit conservé quelque desir de se
venger de ce qui s'étoit passé au faubourg Saint- Antoine , dans
le temps de sa minorité ; Mazarin n'existoit plus , et depuis
long-temps Louis XIV étoit bien en état de juger qu'il n'avoit
jamais été question dans cette guerre domestique , que de
savoir quel seroit le personnage qui gouverneroit sous son
nom . Le roi donna encore une nouvelle preuve d'attachement
à Mademoiselle , lorsque Monsieur, devenu veuf, au mois de
juin 1670 , forma le projet de s'emparer de l'immense fortune
de sa cousine en l'épousant. Mademoiselle refusa l'honneur
qu'il vouloit lui faire , et le roi dit qu'il ne la contrarieroit
pas. Le bruit courut alors qu'elle vouloit faire la fortune
d'un cadet de bonne maison ; elle n'étoit pas fachée
qu'on en parlât , et elle laissoit croire qu'elle pensoit à
M. de Longueville , afin qu'on fût moins étonné lorsqu'elle
déclareroit ses véritables sentimens. On a vu quelle fat
la conduite du roi , lorsqu'elle les lui communiqua ; rien ne
sauroit mieux faire connoître la bonté du coeur de ce prince ,
et sa tendresse pour Mademoiselle , que ce mot qui lui
échappa , lorsqu'elle le supplioit à genoux de ne pas révoquer
la permission qu'elle avoit reçue d'épouser Lauzun : « Pour-
» quoi m'avez-vous donné le temps de faire des réflexions ?
» Il falloit vous háter. » En effet , Lauzun qui , jusqu'au
moment où cette permission fut´accordée , s'étoit conduit
513 MERCURE DE FRANCE ;
avec habileté , manqua tout-à-coup de jugement , et ne vit
pas ce qu'il falloit faire : il continua d'affecter une modération
et une tiédeur qui n'étoient plus de saison , et qui tenoient
même de l'insensibilité . Cette froideur simulée lui fit perdre
des instans précieux. Les parens avares et les courtisans jaloux
s'étoient réveillés ; ils avoient surpris l'autorité du prince ; il
ne lui étoit plus permis d'accorder à l'amitié vingt millions
que des héritiers avides et puissans venoient de revendiquer.
C'est dans les premiers momens de ce retour de fortune ,
que les écrivains polémiques pourront placer le mariage secret
de ces amans désespérés. Ceux qui jusqu'ici ont avancé ce
fait, n'ont guère pris la peine d'en vérifier l'exactitude. Ils ont
pour appuyer leur opinion , les bruits populaires qui ont
couru dans le temps , l'arrestation de Lauzun , sa vie familière
auprès de Mademoiselle , avant et après sa réclusion ; ses procédés
extraordinaires avec elle , et le soin qu'il a pris de ne se
marier qu'après sa mort. En voilà beaucoup plus qu'il n'en
faut sans doute pour établir une croyance vulgaire ; et tout le
monde pourroit l'adopter , si Mademoiselle n'avoit pris soin
elle-même de la détruire dans ses Mémoires, et si les événemens
qui ont suivi la rupture du mariage public ne pouvoient pas
recevoir une explication tout opposée à celle qui autorise
l'opinion du mariage secret.
Lorsque Mademoiselle voulut épouser Lauzun , elle avoit
quarante-trois ans ; elle n'en avoit que quarante- quatre lorsqu'il
fut arrêté ; elle en avoit cinquante-trois lorsqu'il fut mis
en liberté , et ils se séparèrent trois ans après. C'est donc dans
le cours de la première année qui suivit la rupture , qu'il
faudroit placer le mariage secret , puisqu'il n'est pas dans la
nature qu'on en contracte de pareils à l'âge de cinquante- trois
ans. Mais à quelle époque de cette année veut-on que ce
mariage ait eu lieu ? Est-ce au moment même qu'ils virent
tous leurs desseins rompus ? Nous voyons dans les Mémoires
que , cinq mois après , Lauzun supplioit encore Mademoiselle
d'épouser le duc d'Yorck. Voici comme elle raconte ellemême
ce qui se passa dans cette circonstance : « M. de Lau-
» zun vint un soir chez moi pour me dire que si je voulois
» épouser
JUIN 1806. 513
>> épouser le duc d'Yorck , il supplieroit le roi de envoyer
» dès le lendemain en Angleterre je ne souhaite rien tant
» que votre grandeur , me dit-il , etje ne serai jamais content
» que vous ne soyez mariée comme vous devez l'étre. Il me
» supplia de lui dire ce que je pensois là-dessus . Je lui ré
» pondis : Ce que je pense ? Rien qu'à vous , et je ne suis
» occupée au monde qu'à chercher un moment pour parler au
» roi , et pour lui dire qu'après tout ce qui s'est passé et tout
n ce qu'on a vu de moi , il ne doit pas craindre que le public
» et les particuliers puissent croire qu'il m'ait sacrifiée , s'il
» me permettoit de vous épouser. Je suis persuadée qu'il sera
touché de ce que je lui dirai. Voilà , monsieur , encore une
fois ce que je pense. Il se jeta à mes pieds , et y demeura
>> long-temps sans me rien dire : je fus tentée de le relever;
» après avoir surmonté cette envie , je me retirai dans un
>> coin de mon cabinet ; il demeura au milieu , et il se tint tou-
» jours à genoux. Il me dit : voilà où je voudrois passer ma
» vie pour reconnoître ce que vous venez de me dire , et je
>> ne suis pas assez heureux pour cela je ne dois songer
» rien de tout ce que le roi peut faire ; ainsi je n'ai que la
» mort à souhaiter. Je me mis à pleurer ; il se releva et s'en
» alla . » Cet amour pourra paroître bien pur et bien sublime
aux hommes qui n'ont point appris à dompter leurs passions
; mais il faut qu'ils choisissent ici entre leurs présomptions
, fondées peut-être sur leur propre foiblesse , et le témoi
gnage d'une personne dont la réputation sera toujours sans
tache , quelqu'opinion qu'on adopte sur ce prétendu mariage.
Veut-on le placer dans le cours des six mois qui suivirent cette
scène ? Nous venons de voir que Mademoiselle conservoit
toujours l'espoir de fléchir le roi . Cette espérance toute seule
ne suffisoit-elle pas pour lui donner la patience d'attendre ?
Et puisqu'elle avoit déjà supporté les premiers et les plus
pénibles instans de sa situation , n'est-il pas raisonnable de
penser qu'elle eût encore la force de souffrir pendant le reste
du temps qui s'écoula jusqu'au moment où Lauzun fut arrêté ?
Mais sans nous en tenir à cette conjecture , écoutons encore
Mademoiselle , et voyons comment elle s'exprime lorsqu'elle
K k
514 MERCURE DE FRANCE ,
rend compte de cette séparation : « J'allois souvent de Saint-
» Germain à Paris ; quelquefois M. de Lauzun y étoit ; et
» quoique nous ne nous y víssions point , cela ne laissoit pas
» de faire continuer les bruits qu'on avoit répandus que nous
» étions mariés. Il n'y avoit que mes amis particuliers qui
» osassent m'en parler ; et comme je ne prenois pas la peine
» de répondre à leurs questions , je leur laissois imaginer ce
» qu'ils vouloient , persuadée que le roi ne croiroit jamais
que M. de Lauzun ni moi cussions rien fait contre les
» ordres qu'il nous avoit donnés. » Mademoiselle place
cette réflexion au moment même où elle alloit quitter
Lauzun pour ne le revoir que dix ans après : certes , il seroit
assez difficile de la faire accorder avec l'existence d'une union
secrète ; et si l'on veut encore y croire , il faudroit nécessairement
la renvoyer à un âge où les passions amorties n'excitent
plus à former de pareils engagemens. Pour appuyer l'idée
du mariage , on a bien rapporté une expression par laquelle
*Mademoiselle dit qu'elle ne doit ni ne veut changer ; mais
ces paroles signifient seulement que Mademoiselle aimoit
encore Lauzun , et qu'elle se croyoit engagée par l'éclat
'qu'avoit fait cette affaire ; car il est bon de remarquer que
lorsqu'on est marié , on ne dit plus je ne veux pas changer,
puisqu'on n'en a plus le pouvoir . On pensera peut-être qu'en
adoptant l'opinion qui sort naturellement de cet examen , on ne
pourra plu's expliquer le motif de l'emprisonnement deLauzun,
qu'on regarde généralement comme une punition de sa désobéissance
aux ordres du roi ; mais c'est une erreur qu'il ait aisé
'd'éclaircir ; il ne s'agit que de bien concevoir la raison pour
laquelle on avoit rompu le mariage. Les héritiers de Mademoiselle
pensoient qu'elle n'étoit plus d'âge à se marier.
Louis XIV avoit beaucoup d'enfans naturels , qu'il falloit
doter , et on leur destinoit d'avance une bonne partie de
l'héritage do Mademoiselle. Il ne falloit donc pas lui permettre
un mariage disproportionné , qui pouvoit détruire toutes
les espérances ; et il étoit prudent qu'on lui ôtât jusqu'aux
moyens cachés d'établir des droits plus directs que ceux qu'on
prétendoit faire valoir. Ce n'étoit donc pas pour le punir de
JUIN 1806. 515
s'être marié avec Mademoiselle , mais c'étoit pour l'empêcher
de l'épouser secrètement qu'on l'en séparoit . En un mot,
ce n'étoit pas le mariage qu'on craignoit ; c'étoit la donation
que Mademoiselle vouloit faire de tout son bien à Lauzun ;
et , à défaut de cette donation , c'étoit l'apparition d'héritiers
inattendus , plus immédiats et plus légitimes que ceux pour
lesquels on convoitoit sa fortune.
On ne leur permit donc de se réunir que lorsqu'on fut
bien assuré qu'aucun héritier direct ne pouvoit plus venir
troubler les espérances qu'on avoit conçues. On fit la part de
Lauzun , celle de Mademoiselle ; on s'empara de tout le reste
de sa fortune, par une donation qu'on lui fit faire au jeune
duc du Maine ; et lorsque madame de Montespan , qui conduisoit
toute cette intrigue , eut satisfait sa cupidité , elle se fit un
jeu de tromper Mademoiselle , qui s'étoit flattée qu'on lui
permettroit enfin d'épouser Lauzun.
Tant de sacrifices faits en pure perte , de part et d'autre ;
l'affoiblissement des illusions qui pouvoient les compenser
ou les faire oublier ; la différence d'âge , qui devenoit alors
très- sensible ; les réflexions sérieuses , et cet intervalle que la
puissance publique , la religion et la nature même mettoient
entr'eux; tout cela devoit les tenir dans un état voisin de la
mauvaise humeur , des reproches et de la désunion; mais cette
séparation elle - même , si prompte , après tout ce qu'ils avoient
souffert l'un pour l'autre , et la modicité du don fait à Lauzun ,
ne permettent pas de penser qu'ils s'étoient mariés depuis
qu'il étoit sorti de prison. Il n'est pas croyable qu'alors il
se fût permis de lui dire , qu'elle lui avoit coupé la gorge ; ( 1 )
et jamais elle ne l'auroit chassé d'auprès d'elle pour cette
boutade. La hauteur avec laquelle il fut traité dans cette circonstance
, découvre parfaitement le fond du caractère de
Mademoiselle , et montre bien que sa passion étoit très-
( 1 ) On rapporte un autre propos d'une grossiéreté révoltante , que
personne n'a pu entendre , et que Mademoiselle , ni Lauzun n'ont
certainement pas publié . Nous ne croyons pas qu'il doive trouver place
dans ce Précis historique.
Kk . 2
516 MERCURE
DE FRANCE ,
affoiblie lorsque Lauzun avoit recouvré la liberté , puisqué
deux ou trois ans après , tout au plus , elle étoit tout- à-fait
éteinte.
Il reste à expliquer pourquoi Lauzun ne s'est marié qu'après
la mort de Mademoiselle , s'il n'étoit pas engagé. Cela
n'est pas difficile ; car , quoiqu'il ne vecût plus dans son intimité,
il pouvoit encore respecter assez la nature de ses liaisons ,
pour ne pas lui faire cette sorte d'injure. Il jouissoit toujours
des 40,000 liv. de rente qu'elle lui avoit abandonnées : c'étoit
une ressource qu'il falloit se ménager ; et il n'étoit pas sûr
qu'elle ne lui auroit pas été enlevée , s'il en avoit fourni le
prétexte.
Il résulte donc de cette discussion : premièrement , que la
cour n'a jamais empêché Mademoiselle de se marier avec un
souverain , puisqu'au contraire elle l'a exilée pour n'avoir pas
voulu du roi de Portugal ; secondement , que si elle a été contrariée
dans le dessein qu'elle avoit formé d'épouser Lauzun ,
ce n'étoit que par des motifs d'intérêt , étrangers à tout ce qui
s'étoit passé dans le temps de la Fronde; et qu'enfin on ne peut
penser qu'elle l'ait épousé secrètement , puisque tout ce qu'elle
rapporte est contraire à cette croyance , et que les événemens
même confirment son témoignage.
Considérée sous ce nouvel aspect , l'histoire de Mademoiselle
, loin de perdre quelque chose de son intérêt et de son
utilité , présente au contraire des leçons d'une application
plus étendue. Les écrivains de ce temps , qui prennent à tâche
de défigurer l'histoire , ne manqueront pas de faire de celle- ci
un beau roman historique , dans lequel ils arrangeront les
faits comme il leur plaira , pour prouver tout ce qu'ils voudront
; mais dans leur simple vérité , nous pouvons y trouver
un exemple mémorable des suites funestes d'une éducation
négligée , et d'un caractère trop inflexible. Ce même caractère
peut se rencontrer dans tous les rangs de la société , et
plus d'un particulier peut s'instruire par les disgraces d'une
femme respectable à bien des égards , mais qui , par orgueil ,
refusa de rien accorder à l'amour , et qui , par amour , se mit
ensuite dans l'impossibilité de rien accorder à la hauteur de
sa naissance.
JUIN 1806 . 517
Mademoiselle cultivoit les lettres , et elle écrivoit avec facilité
; ses Mémoires , aujourd'hui le seul de ses ouvrages qu'on
puisse lire , si l'on en excepte ses lettres à Mad. de Motteville ,
étoient trop surchargés de détails minutieux et domestiques.
M. de Boissy, qui a pris la peine d'en retrancher beaucoup ,
auroit pu les abréger encore ; son travail en auroit été plus
agréable ; mais on ne sait comment expliquer la négligence
ou le scrupule qui l'a empêché de faire disparoître tous les
vices de constructions , toutes les fautes de grammaire , ou au
moins toutes les locutions surannées qui s'y rencontrent en
abondance. G.
༣
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE 2
SCIENCE ARTS
? SPECTACLES. ,
La Jeunesse de Henri V, donnée lundi dernier à là
Comédie Française , n'est point , comme nous l'avions pensé ,
une imitation de Shakespear . Le sujet de cette pièce est une
anecdote de la vie de Charles II que l'auteur a attribuée à
Henri V. Quoiqu'il n'y ait pas deux hommes qui se ressemblent
moins dans l'histoire que ces deux princes , l'auteur a
prêté à Henri V les faits , les mots , les réparties , le caractère
même du fils de l'infortuné Charles Ier . Nous ne nous étendrons
pas sur une pièce qui , malgré le succès du moment ,
nelrestera certainement pas au théâtre. Quand on veut excuser
la violationde toutes les règles , l'altération et le travestissement
de l'histoire , etc. , on dit que l'ouvrage est intéressant :
Tous les genres sont bons , hors le genre ennuyeux .
Ce vers a été déjà cité plusieurs fois par les journalistes qui
ont rendu compte de la Jeunesse de Henri V; et depuis qu'il
est fait , il n'a jamais manqué de l'être en parell cas. Malheur
à ceux que le faux , dans tous les genres , ennuie. Le public
3
518 MERCURE DE FRANCE ,
f
f'amuse beaucoup à la nouvelle pièce de M. Duval , qui est
sort bien jouée , sur-tout par Fleuri , Michot et Mad. Talma,.
- Saint-Prix ne quitte point le théâtre , ainsi que quelques
journaux l'ont annoncé . Il a fait demander un congé de deux
mois pour aller aux eaux. Il vient de l'obtenir. Avant son départ
, il a joué dimanche dernier Sertorius , au palais de Saint-
Cloud , devant LL. MM. II. et RR .
-
Voltaire et Rulhiere ont immortalisé M. Daube ; le
second sur-tout a tracé de ce neveu de Fontenelle un portrait
ineffaçable :
Auriez- vous par hasard connu feu monsieur Daube ,
Qu'une ardeur de dispute éveilloit avant l'aube ?
Contiez-vous un combat de votre régiment :
Il savoit mieux que vous , où , contre qui , comment ;
Vous seul en auriez- eu toute la renommée ,
N'importe , il vous citoit ses lettres de l'armée ;
Et Richelieu , présent , il auroit raconté
Qu Gênes défendue , ou Mahon emporté ;
D'ailleurs homme d'esprit , de sens et de mérite ;
Mais son meilleur ami redoutoit sa visite .
L'un , bientôt rebuté d'une vaine clameur,
Gardoit en l'écoutant un silence d'humeur ;
J'en ai vu dans le feu d'une dispute aigrie ,
Près de l'injurier, le quitter de furie.
Un voisin asthmatique, en le quittant le soir,
Lui dit : Mon médecin me défend de vous voir.
Et parmi cent vertus , cette unique foiblesse ,
Dans un triste abandon réduisit sa vieillesse.
etc. •
intitulée :
La nouvelle pièce de M. Charlemagne ,
M. Daube , ou le Disputeur, est tout entière dans ces vers ;
mais ce caractère a au théâtre un inconvénient qu'il n'a point
dans une épître , celui de ressembler au Grondeur, au Bourru
à l'Impatient , au Babillard, et même au Parleur éterne'.
L'auteur a de plus pris tout simplement le dénouement de
P'Esprit de Contradiction ; mais il n'a pris ni l'esprit et la
verve comique de Dufresni , ni le style de Rulhiere. En reJUIN
1806. 519
vanche , il a fait faire à Fontenelle un personnage qu'assurément
il n'a jamais fait , celui d'un imbécille. Cette pièce ,
donnée cette semaine sur le théâtre de l'Impératrice , n'a obtenu
qu'un très-foible succès..
-
L'Opéra -Comique a été plus heureux. Un nouvel
ouvrage de MM. Marsollié et Daleyrac , Deux Mots , ou
Une Nuit dans la Forết, y a été très-applaudi. Les auteurs
de cet opéra , dont le sujet est au moins bisarre , ont été
demandés à grands cris. A la seconde représentation , l'auteur
de la musique a été amené sur cette scène accoutu➡,
mée à ses triomphes , par madame Saint-Aubin , qui dit trèsbien
les Deux Mots , MINUIT , TOUJOURS.
f
-On parle d'un décret impérial qui prescrit un nouveau
règlement pour les théâtres de la capitale et des provinces.
On assure que d'après ce règlement , il ne pourra subsister
plus de deux théâtres dans chacune des grandes villes de
l'Empire , et un seul dans les autres. Quant à Paris , aucun
nouveau théâtre ne pourra y être élevé sans une autorisation
spéciale de S. M. , sur le rapport du ministre de l'intérieur
Le Théâtre de l'Impératrice sera placé à l'Odéon ; le théâtre
Montansier s'établira , avant le 1º janvier 1807 , dans un autre
local. Aucun théâtre ne pourra jouer les pièces des répertoires
de l'Académie Impériale de Musique et du Théâtre-Français ,
sans leur permission , et sans une rétribution qui sera réglée
de gré à gré , avec l'autorisation du ministre de l'intérieur.
L'Opéra pourra seul donner des bals masqnés et des ballets
ayant les caractères propres à ce théâtre. Tout entrepreneur
qui a fait faillite , ne pourra rouvrir un théâtre. Aucune pièce
ne sera jouée que sur l'autorisation du ministre de la police
générale.
Il y aura lundi prochain 16 juin , une éclipse de soleil
visible dans toute l'Europe. Commencement de l'éclipse pour
Paris , à 4 heures 34 minutes du soir ; milieu , à 5. heures 40
minutesh, et la fin à 6 henres 11 minutes. Grandeur de l'é
4
518 MERCURE DE FRANCE ,
-
f'amuse beaucoup à la nouvelle pièce de M. Duval , qui est
sort bien jouée , sur-tout par Fleuri , Michot et Mad . Talma.
Saint-Prix ne quitte point le théâtre , ainsi que quelques
journaux l'ont annoncé . Il a fait demander un congé de deux
mois pour aller aux eaux. Il vient de l'obtenir. Avant son déil
a joué dimanche dernier Sertorius , au palais de Saint-
Cloud , devant LL. MM. II. et RR . A
part ,
―
Voltaire et Rulhiere ont immortalisé M. Daube ; le
second sur-tout a tracé de ce neveu de Fontenelle un portrait
ineffaçable :
Auriez- vous par hasard connu feu monsieur Daube ,
Qu'une ardeur de dispute éveilloit avant l'aube ?
Contiez-vous un combat de votre régiment :
Il savoit mieux que vous , où , contre qui , comment ;
Vous seul en auriez - eu toute la renommée ,
N'importe , il vous citoit ses lettres de l'armée ;
Et Richelieu , présent , il auroit raconté
Qu Gênes défendue , ou Mahon emporté ;
D'ailleurs homme d'esprit , de sens et de mérite
Mais son meilleur ami redoutoit sa visite.
L'un , bientôt rebuté d'une vaine clameur,
Gardoit en l'écoutant un silence d'humeur ;
J'en ai vu dans le feu d'une dispute aigrie ,
Près de l'injurier, le quitter de furie.
Un voisin asthmatique, en le quittant le soir ,
Lui dit : Mon médecin me défend de vous voir.
Et parmi cent vertus , cette unique foiblesse ,
Dans un triste abandon réduisit sa vieillesse.
etc..
" La nouvelle pièce de M. Charlemagne intitulée
M. Daube , ou le Disputeur, est tout entière dans ces vers ;
mais ce caractère a au théâtre un inconvénient qu'il n'a point
dans une épître , celui de ressembler au Grondeur, au Bourru
à l'Impatient , au Babillard, et même au Parleur éterne'.
L'auteur a de plus pris tout simplement le dénouement de
P'Esprit de Contradiction ; mais il n'a pris ni l'esprit et la
verve comique de Dufresni , ni le style de Rulhiere. En reJUIN
1806. 519
vanche , il a fait faire à Fontenelle un personnage qu'assurément
il n'a jamais fait , celui d'un imbécille. Cette pièce ,
donnée cette semaine sur le théâtre de l'Impératrice , n'a obtenu
qu'un très-foible succès.
-
L'Opéra - Comique a été plus heureux. Un nouvel
ouvrage de MM. Marsollié et Daleyrac , Deux Mots , ou
Une Nuit dans la Forêt , y a été très- applaudi. Les auteurs
de cet opéra , dont le sujet est au moins bisarre , ont été
demandés à grands cris. A la seconde représentation , l'auteur
de la musique a été amené sur cette scène accoutu
mée à ses triomphes , par madame Saint-Aubin , qui dit trèsbien
les Deux Mots , MINUIT , TOUJOURS.
er
-On parle d'un décret impérial qui prescrit un nouveau
règlement pour les théâtres de la capitale et des provinces.
On assure que d'après ce règlement , il ne pourra subsister
plus de deux théâtres dans chacune des grandes villes de
l'Empire , et un seul dans les autres. Quant à Paris , aucun
nouveau théâtre ne pourra y être élevé sans une autorisation
spéciale de S. M. , sur le rapport du ministre de l'intérieur
Le Théâtre de l'Impératrice sera placé à l'Odéon ; le théâtre
Montansier s'établira , avant le 1º janvier 1807 , dans un autre
local. Aucun théâtre ne pourra jouer les pièces des répertoires
de l'Académie Impériale de Musique et du Théâtre-Français ,
sans leur permission , et sans une rétribution qui sera réglée
de gré à gré , avec l'autorisation du ministre de l'intérieur.
L'Opéra pourra seul donner des bals masqnés et des ballets
ayant les caractères propres à ce théâtre. Tout entrepreneur
qui a fait faillite , ne pourra rouvrir un théâtre. Aucune pièce
ne sera jouée que sur l'autorisation du ministre de la police
générale.
Il y aura lundi prochain 16 juin , une éclipse de soleil
visible dans toute l'Europe. Commencement de l'éclipse pour
Paris , à 4 heures 34 minutes du soir ; milieu , à 5. heures 40
minutes, et la fin à 6 henres 11 minutes. Grandeur de l'é-
4
520 MERCURE DE FRANCE ,
clipse , 5 doigts 44 minutes dans la partie australe du soleil.
Le directeur général du musée Napoléon prévient
MM, les artistes peintres , statuaires , architectes et graveurs,
que l'exposition publique de leurs productions aura lieu cette
année dans le grand salon du musée et la galerie d'Apollon , à
commencer du 15 septembre jusqu'au 1 **; novembre 1806.
Tous les ouvrages des artistes qui n'ont point remporté de
prix , et sont conséquemment soumis à un examen , devront
être déposés au bureau de la direction le 1. septembre, Ceus
des artistes qui ne sont point dans ce cas seront apportés le
3 du même mois; passé ce terme , ils ne seront plus reçus,
MM . les artistes sont invités à envoyer dans le courant du mois
d'août la notice des ouvrages qu'ils desirent exposer , et sont
prévenus qu'une fois admis , lesdits ouvrage devront rester à
l'exposition jusqu'à l'époque indiquée pour la clôture du
salon.
-L'Académie royale des Beaux-Arts établie à Milan , invite
tous les artistes étrangers et nationaux , à enrichir des produc
tions de leur génie , le concours qu'elle a ouvert pour l'année
prochaine , voici l'extrait du programme :
« Architecture . Le sujet est une maison de plaisance royale,
accompagnée de jardins et de tous les accessoires convenables.
Le caractère dominant de cet édifice sera une élégante simplicité.
Le prix , une médaille d'or de la valeur de 60 sequins
(environ 30 louis ) .
Peintures. Le sujet est une Médée furieuse et prête à égorger
ses deux enfans qui luisourientavec grâce , parce qu'ils ignorent
le sort qui les attend. Le tableau sera au moins de 5 pieds de
haut sur 7 de large, Le prix, une médaille d'or de 120 sequins,
Sculpture, Le sujet est un Thémistocle qui , ayant convo
qué ses amis dans sa maison de Magnesii , et après avoir
offert un sacrifice aux dieux , boit une coupe de poison ,
plutôt que de combattre contre sa patrie. Le prix sera une
médaille d'or de 40 sequins.
Gravure. Le sujet sera pris d'un bon auteur ; la superficie
JUIN 1806.DDEEM 521
du travail au moins de 60 pouces carrés. Le prix , une mé→
daille de 30 sequins. svom at-
Dessin de figure . Le sujet représentera les ames sur le bord
de l'Achéron , d'après la description qu'en a fait de divin Ali- ;
ghieri. La grandeur du dessin serafabandonnée à la volonté
de l'auteur. Le prix , une médaille d'or de 30 sequins.
·Dessin d'ornement . Le sujet est un trône royal , dont tous
les ornemens seront allusion à la fondation du Royaume.
d'Italie. La hauteur du dessin ne peut avoir moins d'un pied
et demi de Paris.. Le prix , une médaille d'or de 20 sequins.
Conditions, Tous les ouvrages seront adressées au secrétaire
de l'académie , avant la fin d'avril 1807. On n'en recevra plus
passé ce terme. Chaque ouvrage sera contresigné d'une épigraphe
, et accompagné d'une lettre cachetée , qui contiendra
le nom et le pays de l'auteur , etc. etc.
-
On mande de Francfort , que le docteur Gall est depuis
plusieurs jours dans cette ville , où il a fait annoncer par les
gazettes , que , s'il se présentoit un nombre suffisant de souscripteurs
, il ouvriroit un cours de cranologie , le 4 juin. Le
cours complet sera de dix séances. La souscription est de 48 fr .
par personne. Le docteur espère être plus heureux dans cette
ville qu'à Cologne , qu'il s'est vu obligé de quitter sans avoir
pu reunir un nombre suffisant de souscripteurs , pour venir
écouter et payer ses savantes leçons. On l'attend prochaine➡
ment à Paris.
-
-La veuve du célèbre naturaliste Linné , est morte à Stok
holm , le 20 mai , âgée de go ans.
MODES du 10 juin,
Les capotes de perkale sont , depuis quelques jours , presqu'aussi nombreuses
, avec un talle dentelé ou une petite dentelle anie sur les bords ,
que sans garniture ; mais , par le bas , les deux bandes de perkale , comme
aux capotes d'enfant , n'ont pas été adoptées.
On brode en couleur quelques capotes de paille jaune ; à d'autres , on
recouvre le fond tout en coques , mais le très - grand nombre est uni .
En paille blanche , les capotes ont le fond de taffetas , et , sur la passe ,
de nombreuses taillades par où passent des rubans qui ressortent en crevés,
522 MERCURE DE FRANCE ,
Y
?
plus ou moins irréguliers , mais presque toujours placés à distances égales
On voit aussi des capotes d'un tissu paille et soie , jaune d'or et blanc
petit jaune et blanc , petit jaune et rose ; mais , à Paris , ces capotes ont
peu de débit . D'autres capotes , un peu plus répandues , sont bouillonnées
en taffetas , et divisées en larges côtes par de petites tresses de paille jaune.
Les fleurs à la mode , sont des fleurs de la saison et des champs : outre
les épis , le coquelicot et les bleuets , on voit de l'avoine et diverses petites
fleurettes.
Les garnitures de robes se composent de erevés , qu'on ne dispose plus,
comme on faisoit il y a quelque temps , en biais , mais que l'on fait droite
et beaucoup plus grands. Sur les manches courtes , ces crevés montent
d'un bout à l'autre . Les manches courtes , comme de coutume , n'ont
point de poignet , et retombent très-bouffantes.
Il y a beaucoup de fichus , faisant la guimpe par devant , qui croisent
sur le dos , et qu'on noue par- derrière en écharpe . Ces fichus ne sont pas
garnis , mais brodés à petits pois.
On voit quelques chapeaux qui n'ont presque que la calotte , mais qui
se font remarquer par un très-gros noeud de ruban de taffetas placé sur le
devant. C'est particulièrement avec ces chapeaux-là que l'on met des robes
qui montent au col , et qui sont garnies d'une fraise espagnole .
Au bas des robes de perkale ou de mousseline , on voit , au lieu de remplis
, des torsades de coton ,'au nombre de cinq ou de six , qui, comme aux
capotes de perkale , sont prises dans l'étoffe. Ces torsades se touchent .
Dans le négligé , on porte beaucoup de pélerines à plis de toute la hauteur
de la pélerine . Ces pélerines ont communément deux , et quelquefois
trois rangs , outre le collet debout , qui est plissé de même : elles tombent
jusqu'au bas de la taille.
Quelques tabliers de perkale sont brodés tout autour , au corsage et aux
manches.
Les souliers , dans un négligé galant , se portent blancs ou couleur de
chair : autrement , ce sont des souliers de prunelle , couleur de nankin ,
ou de nankin , qui montent jusqu'à la cheville . Excepté dans la grande
toilette , une femme honnête ne met que des bas de coton .
Les schalls , très-peu nombreux maintenant, se portent unis et d'un
rouge fleur de capucine , très-vif.
Les dames dont les parures en corail ont été ternies par un long usage
peuvent les envoyer au dépôt des coraux de la manufacture de Marseille,
rue de Grammont , nº. 25 , près le boulevard , où elles seront repolies à
peu de frais par d'habiles lapidaires . Ce travail rend aux grains tout leur
éclat , sans les atténuer,
JUIN 1806. 523
NOUVELLES POLITIQUES.
New-Yorck, 4 mai.
( Extrait du National Intelligencer. )
Les deux chambres du congrès ont terminé leur session
lundi au soir à 11 heures , et se sont ajournées au premier
lundi du mois de décembre.
L'affaire qui a excité le plus d'attention et d'intérêt , a été
la présentation faite par M. Quincy de deux mémoires , l'un
de S. G. Ogden , l'autre de W. Smith , habitans de New-
Yorck.
Ces mémoires sont très -longs et donnent les détails les plus
étendus sur l'expédition de Miranda. Les auteurs y avouent
la part qu'ils ont eue à l'entreprise , et déclarent la persuasion
où ils sont que le projet étoit muni de la sanction implicite
du président et du secrétaire - d'état . Ils se plaignent , en outre ,
de la conduite injuste et illégale du tribunal de New-Yorck.
Les mémoires sout écrits d'un style très-mordant et imputent
aux agens publics des motifs indignes et criminels . Cette lecture
a donné lieu à des débats intéressans , mais trop long pour
êtré insérés dans ce journal. Nous nous bornerons , pour le
présent , à en donner l'esquisse .
M. Lyon blåma le fond et la forme de ces pétitions , et
demanda qu'elles fussent retirées.
M. Williams ( de New -Yorck ) s'éleva avec indignation
contre les pétitionnaires ; il déclara qu'il étoit sans exemple
qu'un accusé , dont le procès se poursuivoit et n'étoit pas
encore jugé , prétendît ainsi en enlever la décision à un tribunal
compétent. Il repoussa les accusations dont on vouloit
charger le pouvoir exécutif , et parla avec la plus grande chaleur
des efforts que l'on faisoit pour jeter du soupçon sur les
motifs du gouvernement ; il ajouta qu'il étoit ridicule de
proposer une recherche législative le dernier jour de la session.
M. Quincy prit la parole ; il protesta qu'il s'étoit cru obligé
par son devoir à présenter les mémoires : il désavoua toute
intention de jeter du blâme sur l'administration ; avança que
néanmoins les faits allégués dans les mémoires réclamoient un
examen , et ajouta que d'après des circonstances connues de
plusieurs membres présens , le gouvernement avoit été informé
de l'équipement du Léandre assez à temps pour l'empêcher
de mettre à la voile.
M. Quincy fut suivi par M. Smillie et Rhea de Tennessée ,
524 MERCURE DE FRANCE ,
qui parlèrent à-peu-près dans le même sens que M. Williams.
M. Jackson se leva , et soutint que les mémoires n'étoient
qu'un tissu de mensonges et de calomnies forgées dans le vil
dessein de diffamer le gouvernement. I nia que le pouvoir
exécutif eût reçu l'information dont M. Quincy avoit parlé.
Après quelques observations de MM . Munford , Masters et
Bidwell , la résolution suivante fut proposée par M. Early :
>> Résolu que les accusations contenues dans les mémoires
de S. G. Ogden et W. Smith ne sont soutenues d'aucunes
preuves qui puissent inculper le gouvernement que ces
mémoires ont été présentés à une époque et dans des circons
tances choisies à dessein pour exciter dans les esprits d'injustes
soupçons contre l'administration ; qu'il ne convient pas à la
chambre de faire aucune démarche qui pût influer sur le jugement
d'une cause pendante à un tribunal légal des Etats-Unis :
résolu en conséquence que lesdits mémoires soient rendus par
le greffier aux personnes qui les ont déposés.
M. Clarck demanda la question préalable ; mais la question
principale fut maintenue à la majorité de 74 voix contre 15 ,
et ensuite emportée à la majorité de 70 contre 13.
Londres , 5 juin.
La Gazette de la cour , du 3 , contenoit l'article suivant :
Downing-Street , 2 juin ...
En vertu des ordres du roi , le très - hon . C. J. Fox , principal
secrétaire d'état au département des affaire étrangeres ,
a notifié aux ministres des nations amies et neutres , qu'en conséquence
d'une nouvelle résolution, le blocus qui a été signifié
à ces ministres , le 8 avril dernier, ne s'étendra pas à la rivière
de la Trave. ( Port de Lubeck ).
L'amirauté a reçu ce matin des dépêches de l'amiral Cochrane , commandant
en chef de la station des iles sous le vent ; elles sont datées de la
Barbade , le 15 avril , et ont été appo tées par le capitaine Collier. On
dit qu'elles annoncent l'arrivée de Miranda sur les côtes de l'Amérique
espagnole aver son expédition , et que cet aventurier est parvenu à surprendre
la petite fle de Sainte- Marguerite , d stante d'environ 40 milles
du continent et de la province de Carracas, contre laquelle on assure que
Miranda dirigera ses efforts.
Jusqu'ici le gouvernement avoit gardé le silence sur la part qu'il avoit à
cette expédition , dont le but avoué est le désordre et le pillage ; le
Morning-Chronicle d'aujourd'hui commence à soulever le voile qui couvroit
cet odieux mystère .
« Il parcit , que l'amiral Cochrane écrit pour demander des instructions
sur la conduite qu'ils doit teeir relativement à cette entreprise. Jusqu'ici
l'Angleterre a refusé d'appuyer des projets de ce genre , et il n'y a pas de
raison de suppo er qu'elle ait aidé cu encourage Miranda. Cependant
ee seroit le sujet d'un examen sérieux de savoir si elle ne devroit pas le faire
dans l'état actuel des choses. La politique , il est vrai , exigeroit en mene
es que nous eussions une connaissance plus parfaite des projets de MiJUIN
1806. 525
randa , de ses moyens et de ses ressources . Le gouvernement , lorsqu'ils aura
reçu ces informations , voudra néanmoins considérer encore dans tous ses
points cette question délicate , et réfléchir aux suites de l'indépendance de
' Amérique espagnole . si on l'obtient , aux obstacle qu'on trouvera pour
parvenir à ce but , et à la nécessité de la défendre contre les entreprises dé
l'Espagne soutenue de la France ..... »
La Haye , 5 juin..
LL. HH. PP. , ayant été convoquées extraordinairement
par le grand- pensionnaire , son Exc. leur adressa , hier , le
message suivant :
« Hauts et Puissans Seigneurs , quoique depuis long
tems ma santé chancelante , et sur- tout l'état critique de
ma vue eussent pu m'autoriser à résigner mes fonctions , le
sentiment de mon devoir et l'espoir consolant d'être encore
utile à mon pays , m'ont jusqu'à présent retenu au poste
difficile que j'occupe. J'ai pensé qu'il eût été inconvenant
de l'abandonner , alors que la guerre venoit d'éclater , et
que des phalanges ennemies menaçoient nos frontières.
Aujourd'hui que ces motifs puissans n'existent plus , persuadé
que dans ma situation actuelle , et dansc celle où se trouve
l'Etat , de plus longs services ne pourroient être d'aucune
utilité à ma patrie , je me décide à résigner un poste que je
ne crois pas pouvoir conserver plus long-temps pour l'avantage
de mes compatriotes et pour le mien. En conséquence "
je fais usage de la faculté qui m'est accordée par l'art. 41
de la constitution , et je remets entre les mains de LL. HH .
PP. le poste de grand-pensionnaire .
et
» Je quitte cette place avec la conviction intime d'avoir
fait tout ce qui dépendoit de moi pour contribuer au bonheur
de mes concitoyens ; je la quitte , pénétré de la plus
vive reconnoissance des marques de confiance et d'attachement
que j'ai reçues des membres de votre assemblée ,
en général de tous mes compatriotes. Je présente l'assurance
de ce sentiment à LL. HH . PP. , et par elles , à la nation
qu'elles représentent. Je me retire avec l'espoir flatteur que le
souvenir de mes concitoyens me suivra dans ma retraite .
4
>> En renonçant aux liens qui m'attachèrent à LL. HH. PP.
je prie la divine Providence de prendre sous sa protection
ma patrie , qui me sera toujours chère par dessus tout , de
la rendre florissante , et d'assurer par-là le bonheur de ses
habitans ; je la prie de répandre sur les membres de cette
assemblée et sur leurs familles ses plus abondantes béné→
dictions. »
LL. HH. PP. ont accepté la démission de M. Schim
melpennink , et ont conféré provisoirement sa place à M. Vos
526 MERCURE DE FRANCE ,
van Steeuwych , président actuel de la législature , M. Schimmelpennink
doit se rendre très - prochainement dans ses
terres.
3*
Le général en chef Michaud vient d'inspecter les garnisons
de Berg-op-Zoom , Bréda et Bois-le-Duc.
Naples , 3 juin.
Par décret de ce jour , S. M. a nommé :
M. le marquis de Gallo , ministre des affaires étrangères .
MM. Melchior Delfico , le prince de Serignano , et le
marquis de Gallo , conseillers d'état.
S. M. a nommé en même temps les chambellans dont les
noms suivent :
Le duc d'Acadie ; le duc d'Andria ; le prince d'Aténe ; le
duc de Brassano ; le comte de Milan , prince d'Ardore ; le
baron Nobili ; le prince de Saint-Angelo imperiale ; le duc de
Saint-Arpino ; et le prince Stigliano Colonna.
PARIS.
Les difficultés survenues entre la Russie et l'Autriche , sont
heureusement levées : les Bouches du Cattaro sont évacuées
par les troupes russes. M. d'Oubril , que S. M. l'empereur de
Russie envoie à Paris , pour régler tout ce qui est relatif aux
prisonniers , a apporté les ordres à M. de Rasumowsky ,
ambassadeur russe à Vienne , qui les a sur-le-champ expédiés
pour l'évacuation de cette province. En conséquence de cette
heureuse nouvelle , les troupes françaises vont incessamment
evacuer l'Allemagne ; la place de Braunau va être remise à
l'Autriche , et le traité de Presbourg aura son entier accomplissement.
Si les affaires du continent prennent ici une direction
convenable , ce n'est pas la faute de l'Angleterre , qui a
fait tout ce qu'elle a pu pour les brouiller de nouveau. Qui ne
voit , en effet , à découvert , la politique des Anglais ? Semer
le trouble et la discorde parmi les puissances du continent ,
tyranniser les mers pour faire à leur gré le monopole du commerce
; voilà la constante politique de ces éternels ennemis des
nations. Ils savent ce que leur produit la livre de sang de
chaque nation de l'Europe. (Moniteur).
-
et
Il paroît certain que les fêtes préparées à la Grande-
Armée , seront célébrées à - peu-près à la même époque que
celle de S. M. l'Empereur et Roi ( 15 août . )
-
S. A. I. la princesse de Lucques et de Piombino est
accouchée très-heureusement d'une fille.
Le départ de LL. MM. le roi et la reine de Hollande ,
JUIN 1806 : 527
pour leurs Etats , est retardé jusqu'au samedi 14 juin. On
assure que Madame , mère , a quitté la campagne pour venir
passer avec le roi de Hollande les derniers jours qui s'écouleront
avant son départ.
-Des députés vénitiens viennent d'arriver à Paris ; la
députation est composée de 14 membres fournis par chacune
des sept provinces vénitiennes nouvellement réunies au
royaume d'Italie ; Venise seule en a nommé trois , dont l'un,
M. Pisani , d'une des plus anciennes familles de cette ville
célèbre , aura l'honneur de haranguer S. M. l'EMPEREUR et
Ror , au nom de la députation.
-Le ministre de la marine a fait à S. M. l'EMPEREUR et
Roi le rapport suivant :
Sire ,
M. le capitaine de vaisseau l'Hermitte , commandant une
des divisions navales sortie cet hiver , m'a expédié le brick le
Surveillant pour me porter ses dépêches. Je vais avoir l'honneur
de mettre sous les yeux de V. M. l'extrait du compte
que M. l'Hermitte m'a adressé sur ses opérations.
Au 5 avril , la division s'étoit emparée , sur les côtes
d'Afrique , de 21 navires anglais. Le tonnage de ces bâtimens
s'élève , en totalité , à 3975 tonneaux. Ils portoient
ensemble 229 bouches à feu ( caronades , canons et obus )
du calibre de 16 à 2 livres de balles. Les équipages montant
à 518 hommes ont été faits prisonniers. 1134 nègres
ont été capturés sur ces 21 bâtimens. Au nombre de ces
prises , il s'en trouvoit quatre chargées de marchandises sèches ,
qui ont été vendues 669,000 fr.
Sur les 17 prises restantes , 3 ont été armées et font partie
de la division , savoir : la Favorite , de 18 canons de 6 , et
II caronades de 12 ; l'Otways , de 4 canons de 12 2 caronades
de 18 et 14 canons de 6 : le Plowers , de 20 canons
de 6.5 ont été expédiés en parlementaires ( le Trio , un
d'eux , est arrivé à Morlaix ) . 2 ont été vendus pour les besoins
de la division : ils ont produit 80,000 piastres . 7 ont été coulés
, brûlés ou détruits.
Sur les 1134 nègres pris , 92 ont été donnés , vendus , ont
déserté ou sont morts. Les 1042 autres ont été répartis sur
les bâtimens de la division , et y étoient encore conservés
à l'époque du 3 avril.
Le capitaine l'Hermitte n'avoit gardé , à la même époque ,
que 35 des 518 prisonniers qu'il a faits ; 460 ont été renvoyés
sur les parlementaires ; 23 ont été laissés sur les prises ,
un seul est mort.. Cet officier m'annonce qu'il a visité avec
la plus grande attention tous les points de la côte qu'il a par528
MERCURE DE FRANCE,
courue ; il a fait éprouver au commerce anglais des pertes
énormes ; la traite de l'ennemi est ruinée pour celle année
et celle de l'année prochaine éprouvera de grandes entraves.
Les bâtimens de la division étoient en fort bon état.
M. I'Herinitte se loue beaucoup de ses états-majors et de
ses équipages. Depuis son départ de Lorient , il n'a perdu
que 15 hommes , et il n'avoit que 14 malades.
DECRES.
( Suivent les noms des batimens anglais pris par la division
de M. l'Hermitte , capitaine de vaisseau. )
-
༣ ་
Les présens que l'ambassadeur turc a offerts à l'Empereur-
sont très beaux. Il y a au milieu de l'aigrette un gros
diamant d'une rare beauté , qui a été estimé cinquante mille
écus par les joailliers de Paris. La boîte , ornée du chiffre
turc en diamans, est un objet fort curieux. Le collier de
perles , présenté à l'Impératrice , est remarquable par la
beauté et l'égalité des perles : il vaut plus de 80 mille fr,
Jamais la Porte, dans aucun tems , n'a fait des présens d'une
aussi grande valeur.
-M. le sénateur François ( de Neuf château ) , titulaire
de la sénatorerie de Dijon , passe en la même qualité à la
sénatorerie de Bruxelles.
M. le conseiller-d'état J. Ph . Maret est nommé membre
du conseil d'administration de la guerre.
S. M. a rendu , le 4 juin , un décret qui porte ce qui
suit :
1. Le maire de chaque commune entre seul de droit au
conseil municipal et le préside , sans pour cela compter
dans le nombre des membres dont le conseil doit être composé
, d'après les dispositions de l'article XV de la loi
du 28 pluviose an 8 ; 2° . en cas d'absence , de maladie
ou d'empêchement , le maire est remplacé dans cette
présidence par celui des adjoints qui est appelé à remplir
les fonctoins du maire ; 3°. lorsque les comptes de
l'administration du maire sont présentés au conseil municipal
, le maire quitte la présidence , et est remplacé
par un membre de ce conseil , choisi d'avance par ses
collègues , au scrutin et à la majorité absolue des suffrages
; 4. le conseil municipal choisit de la même maniere
, un de ses membres , pour remplir les fonctions de
secrétaire ; 5. le maire est seul chargé de l'administration ;
il a la faculté d'assembler ses adjoints pour les consulter, et
de leur déléguer une partie de ses fonctions ; 6° . les arrê
tés des 9 messidor an 8, et 2 pluviose an 9 , sont rapportés,
( No. CCLVII . )
( SAMEDI 21 JUIN 1806. )
MERCURE
DE
4.33
FRANCE.
POÉSIE.
ÉPITRE
A M. DU BELLOI
Après son retour de Russie.
Tor qui fus de mon coeur la plus chère moitić ,
Cesse enfin d'obéir aux conseils de la Haine :
Ceins ton front des lauriers que t'offre Melpomène ,
Et ne rejette point les voeux de l'Amitié.
Va , mon coeur n'est point fait pour envier ta gloire ;
On m'a vu le premier plaudir ta victoire.
Ecarte un vain nuage et des soupçons jaloux
Qu'une haine étrangère a semés entré nous .
Quoi, nos yeux et nos coeurs ont pu se méconnoître !
Quoi , tu me desiras sur un sauvage bord
Qu'éclairent à regret les feux glacés du Nord ,
Et , dans l'heureux climat qui tous deux nous vit naître ,
Nous suivons du courroux l'implacable transport !
Insensés , nous croy ns un aveugle rapport !
Ah, la main la plus chère est souvent imprudente,
LA
F
530 MERCURE DE FRANCE ,
Et le dard de Céphale à blessé son amante :
Le trait s'échappe ; il fuit moins prompt que le remord .
Laisse aux auteurs obscurs une haine vu gaire.
Mais nous qu'ai ue Apollon , nous que Minerve éclaire ,
Est-ce à nous de descendre à ces hortenx debats
Qui flétrissent l'esprit, et ne le vengent pas ?
Ces guerres de l'esprit sont lopprobre de l'ame .
Que par de vils cmplots Zoïle se diffame :
La haine même est noble en des coeurs généreux ;
Une noire fireur ne ternit point ses feux .
Molière a pu ces er d'être ami de Racine ;
Applaudissoit-il mois à sa Muse divine ?
Même en se hai sant ils s'estimoient tous deux .
Mais , que dis- je , haïr , non , non , je t'aime encore
La haine est désormais l'objet enl que j'abhorre.
Serions-nous ennemis quand les Muses sont soeurs ?
Le fiel doit-il aigrir leurs céle tes douceurs ?
Et to plus doux concert , ô docte Polymnie ,
Vaut-il de l'amitié la touchante harmonie ?
Muse , reprends tes dons et tes laur ers vainqueurs,
Si les talens sont faits pour désunir les coeurs.
Que sert de cultiver les bords de l'Hippocrène ,
Si la Gloire en leurant y recueille la haine ?
La Gloire nous égare : ivre d'un fol honneur,
L'esprit veut des succès , l'ame yeut le bonheur ;
Son bonheur et d'aimer et de se croire aimée ;
La vie est dans l'amour, non dans la renommée.
}
#
Tranquille en ses foyers , ou voyageant loin d'eux,
A la ville , à la cour , dans les camps , au Parnasse ,
Sans la douce amitié nul mor el n'est heureux .
Elle épur les vers de Virgile et d'Horace ;
Du charmant Euryale elle soutint l'audace';
Elle ne change point quand le sort a changé;
Nisus se re , en mourant , l'ami qu'il a vengé.
Mécène qu'elle inspire , ami fidèle et juste ,
Du m lheur de régner sut consoler Auguste.
Elle rend p us légers la couronné et les fers;
Elle embellit l'exil , e le crne les déseits.
Elle vengeoit Racine opprimé par l'Enyie.
7
JUIN 1806. 531
•
En vain la soeur d'Esther languissoit avilie ,
L'amitié d'un grand homme osant la soutenir,
Contre le siècle injuste arma tout l'avenir .
Boileau fut un public pour l'auteur d'Athalie.
Tout leur étoit commun , peines , plaisirs , travaux
Les faveurs de Louis , les injures des sots ;
Et même la Dispute , armant ces coeurs de flamme,
Divisoit leur esprit sans diviser leur ame.
Demi- dieux de la France , hélas , vous n'êtes plus !
Quels talens ! Ah , du moins imitons leurs vertus !
Que Rufus se complaise en sa haine inflexible !
Le bel esprit est dur ; le génie est sensible :
Malheur à l'homme affreux , au coeur envenimé ,
Que la voix d'un ami n'a jamais désarmé !
Périsse la Vengeance et sa douceur cruelle !
Ah , la sainte Amitié doit seule être immortelle !
Etouffons pour jamais , dans nos embrassemens ,
L'injuste et folle erreur de nos ressentimens.
A
Rendons- nous ces beaux jours , aurore de la vie ,
Où l'émulation ne connoît point l'envie .
Comme l'amour des arts animoit nos loisirs !
Comme nos jeunes coeurs confondoient leurs plaisirs`!
Quels doux épanchemens de gloire et de tendresse !
Ah , d'un bonheur si pur goûtons encor l'ivresse !
Ton coeur aime la gloire : il est digne de moi ;
Mon coeur est vertueux : il est digne de toi.
A l'immortalité quand ils volent ensemble ,
Que deux amis sont fiers du noeud qui les rassemble !
La veuve de Corneille a besoin d'un époux ;
Melpomène te nomme ; en puis- je être jaloux ?
L'Etude nous unit ; le Talent nous sépare.
Euripide t'est cher , et j'adore Pindare.
Quand la Scène t'appelle aux tragiques honneurs ,
L'Ode aux ailes de flamme , et l'Elégie en pleurs ,
Et l'auguste Nature à mes yeux dévoilée ,
M'éclairant des rayons de sa tête étoilée ,
M'éleveront peut - être à ces doctés sommets
Où Marmontel et Blin n'arriveront jamais .
M. LE BRUN, de l'Institut,
L12
532 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGM E.
Tout le monde a besoin de moi;
A plus d'un genre je n'applique :
Ch.cun me donne de l'emploi ,
Riche ou pauvre , artisan , savant ou politique.
Suivant mon sort , j'ai pour berceau
+ Le pur esprit , ou la matière :
On me fait de métal , on me construit en pierre ,
Et suvent pour m'avoir on reuse son cerveau.
Je suis en certains lieux instrument de ce sure
Je soutiens ta maison , j'ccupe l'intrigant ;
Je guide le chanteur, je satisfais l'amant ,
E je t'accompagne en voiture.
A mon poste l'on me conduit :
On me tourne et retourne , on me prend , on m'accroche
Et tel qui m'a sur son habit ,
Peut m'avoir aussi dans sa poche.
LOGOGRIP HE.
Je suis , par quatre pieds , le plus puissant empire;
Les plus grands souverains sont soumis à mes lois .
Un pied de moins , lecteur, j habite un autre empire :
Les beaux yeux de l'objet dont tu ché is les lois.
CHARA D E.
VOTRE coeur, belle Iris , est toujours mon premier ;
Tout ce qu'on voit chez vous nous paroît mon dernier ;
La nut comme le jour vous avez mon entier .
F. B .... T ( de l'Isle) .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE ,
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Aménité.
Celui du Logogriphe est Fl, où l'on trouve if, fi, il.
Celui de la Charade est Cor-billard.
JUIN 1806. 533
RÉFLEXIONS PHILOSOPHIQUES
SUR LA TOLERANCE DES OPINIONS .
L'AUTEU 'AUTEUR de cet article croiroit faire injure à ses lecteurs ,
s'il sollicitoit leur indulgence pour les morceaux de philoso¬ .
phie , quelquefois sévère , qu'il met habituellement sous leursyeux
. S'il y a aujourd'hui en France autant de légèreté dans
les moeurs , ou plutôt dans les goûts , que dans les temps qui
ont précédé la révolution , les idées , mûries par les événemens
et les discussions , ont acquis plus de justesse , et même les
esprits plus de solidité. D'ailleurs , le génie français qui a´
produit à la fois les penseurs les plus profonds et les littéra- .
teurs les plus agréables , aime à réunir les extrêmes ; et une
discussion philosophique ne déplaît pas au lecteur instruit ,
même à côté de l'annonce d'une pièce de théâtre. Peut-être ,
aussi , que , pour l'honneur de la nation , nos journaux, et surtout
le Mercure, ont besoin d'expier , aux yeux des étrangers ,
par des articles d'un genre sérieux et même austère , ces
articles de modes dont la publication régulière , nouveauté
remarquable même après une révolution , utile peut être
aux progrès de l'industrie nationale , n'est pas sans quelque ,
influence sur les moeurs , et peut , pour cette raison , être ,
regardée comme un événement grave dans l'histoire de la frivolité
.
Il est des personnes qui pensent, et certes avec raison , qu'on
a beaucoup trop parlé de religion , de morale et de politique
; et qui , pour divers motifs , ne voudroient pas qu'on en
parlat davantage , sur-tout dans les écrits périodiques dont
le peu d'importance , ou plutôt de volume , ne leur paroît.
pas en proportion avec ces grands objets. Elles nous rameneroient
volontiers aux hochets de notre enfance , et à ces graves
disputes sur des riens qui ont occupé les esprits dans un autre
temps. Mais , c'est précisément parce qu'on a parlé , pendant
3
534 MERCURE DE FRANCE ,
.
dix ans , de religion et de politique à la tribune , seul lieu
d'où l'on pût alors se faire entendre , qu'il faut , dans un
autre temps et dans un meilleur esprit , en parler dans les
journaux , seuls ouvrages qu'on lise encore , afin que le remède
soit aussi répandu , s'il est possible , que le mal l'a été. D'un
autre côté , les esprits aujourd'hui plus exercés , mais plutôt
éclairés sur l'erreur qu'instruits de la vérité , sont moins empressés
de lire que de savoir , parce qu'ils ont beaucoup lu
sans avoir rien appris ; et s'il faut , pour instruire des enfans
exercer leur mémoire , et leur donner beaucoup à retenir , il
suffit , pour instruire des hommes faits , d'éclairer leur jugement
, et de leur donner à penser. Au fond , toutes les grandes
questions de morale et de politique ont été assez longuement
discutées ; et quand une cause est instruite et prête à être
jugée , il ne s'agit que de réduire les plaidoyers sous la forme
abrégée de conclusions. Il en est de la vérité à mesure qu'on
avance , comme de ces substances propres à la guérison de nos
corps , que la médecine donne d'abord en nature ; et qu'ensuite
elle soumet à l'analyse chimique , et donne par extrait ,
lorsqu'une connoissance plus exacte de leurs propriétés
permet de les débarrasser d'un volume superflu , et de les ré
duire à leurs principes.
J'entre donc dans mon sujet , quelque difficultueux qu'il
eût pu paroître dans un autre temps , persuadé que des esprits
qui ont été imbus de toutes les erreurs , peuvent , une fois
désabusés , porter toutes les vérités.
T
La différence qui me paroît caractériser la manière dont
les bons esprits du siècle de Louis XIV et les beaux esprits de'
l'âge suivant ont traité des matières philosophiques , est
que les premiers , littérateurs en même temps que philosophes ,
ont porté la littérature dans la philosophie ; et que les écri→
vains qui leur ont succédé , littérateurs et très-peu philosophes ,
ont porté la philosophie , ou ce qu'ils prenoient pour elle ,
dans la littérature ,
Ainsi chez les uns , la littérature a prêté ses agrémens à la
philosophie , et la philosophie a été ornée , aimable et déeente
, sans cesser d'être grave , comme dans les écrits de
JUIN 1806 . 535
Malebranche , de Fénélon , de la Fruyère : et chez les autres ,
la philosophie a porté dans la littérature sa sécheresse , son
ton dogmatique , positif et disputeur ; et en même temps
qu'on a fait entrer dans des discussions philosophiques l'épi.
gramme , les exclamations , les apostrophes , l'invective , ·la
prosopopée , et toutes les figures de rhétorique les plus passionnées,
on a mis des sentences dans la tragédie , des dissertations
dans le roman , des déclamations dans l'histoire , des
argumens dans les chansons ; et nous avons eu des ouvrages
littéraires et philosophiques , dont la philosophie court après
l'esprit , et la littérature après la raison , et où les auteurs
s'emportent quand il faut raisonner , ou raisonnent quand il
faut sentir.
C'est que les écrivains du grand siècle des lettres françaises ,
faisoient , de la philosophie, une étude sérieuse . Le ton de leurs
ouvrages est grave et persuasif , indulgent envers les hommes ,
modéré même envers les erreurs ; mais l'école du dix-huitième
siècle a fait , de sa philosophie , une passion violente qui repousse
toute discussion paisible , et appelle le combat autant
contre les hommes que contre les opinions : elle prêche la
tolérance avec aigreur , la liberté avec tyrannie , l'égalité avec
arrogance , l'humanité même avec emportement.
Dans les écrits des premiers , la même où la penséé est
difficile à saisir , comne dans quelques ouvrages métaphysiques
de Malebranche ou de Fénélon , le but de l'auteur est toujours
évident ; et l'on sent à travers cette obscurité inséparable de
ces hautes matières , quelque chose de bon et de grand qui
semble annoncer la présence de la vérité retirée au fond du
sanctuaire. Au contraire , ce que les écrits philosophiques du
siècle suivant , tels que le Système de la nature , et autres
systêmes , renferment d'une obscurité quelquefois affectée ,
ou même de tout-à- fait inintelligible , laisse percer quelque
chose de mutin qui se remue au fond des coeurs , pour parler
avec M. Bossuet, quelque chose de faux et de violent : en sorte
qu'il n'y a pas , dans toutes les productions sorties de cette
école , sur la religion , la morale ou la politique , un seul
écrit qui ne soit dangereux pour la raison publique ou pour
4
528
MERCURE DE FRANCE ,
courue ; il a fait éprouver au commerce anglais des pertes
énormes ; la traite de l'ennemi est ruinée pour cette année
et celle de l'année prochaine éprouvera de grandes entraves .
Les bâtimens de la division étoient en fort bon état.
M. l'Hermitte se loue beaucoup de ses états-majors et de
ses équipages. Depuis son départ de Lorient , il n'a perdu
que 15 hommes , et il n'avoit que 14 malades.
DECRES.
( Suivent les noms des bâtimens anglais pris par la division
de M. l'Hermitte , capitaine de vaisseau . )
-Les présens que l'ambassadeur turc a offerts à l'Empereur-
sont très beaux. Il y a au milieu de l'aigrette un gros
diamant d'une rare beauté , qui a été estimé cinquante mille
écus par les joailliers de Paris. La boîte , ornée du chiffre
turc en diamans, est un objet fort curieux. Le collier de
perles , présenté à l'Impératrice , est remarquable par la
beauté et l'égalité des perles : il vaut plus de 80 mille fr,
Jamais la Porte , dans aucun tems , n'a fait des présens d'une
aussi grande valeur.
M. le sénateur François ( de Neuf château ) , titulaire
de la sénatorerie de Dijon , passe en la même qualité à la
sénatorerie de Bruxelles.
+
-M. le conseiller-d'état J. Ph. Maret est nommé membre
du conseil d'administration de la guerre.
-S. M. a rendu , le 4 juin , un décret qui porte ce qui
suit :
1. Le maire de chaque commune entre seul de droit au
conseil municipal et le préside , sans pour cela compter
dans le nombre des membres dont le conseil doit être composé
, d'après les dispositions de l'article XV de la loi
du 28 pluviose an 8; 2. en cas d'absence , de maladie
ou d'empêchement , le maire est remplacé dans cette
présidence par celui des adjoints qui est appelé à remplir
les fonctoins du maire ; 3°. lorsque les comptes de
l'administration du maire sont présentés au conseil municipal
, le maire quitte la présidence, et est remplacé
par un membre de ce conseil , choisi d'avance par ses
collègues , au scrutin et à la majorité absolue des suffrages
; 4. le conseil municipal choisit de la même maniere
, un de ses membres , pour remplir les fonctions de
secrétaire ; 5°. le maire est seul chargé de l'administration ;
il a la faculté d'assembler ses adjoints pour les consulter, et
de leur déléguer une partie de ses fonctions ; 6º. les arrêtés
des 9 messidor an 8, et 2 pluviose an 9 , sont rapportés,
(No. CCLVII. )
( SAMEDI 21 JUIN 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
1
ÉPITRE
A M. DUBELLOI ,
Après son retour de Russie.
Tor qui fus de mon coeur la plus chère moitié ,
Cesse enfin d'obéir aux conseils de la Haine :
Ceins ton front des lauriers que t'offre Melpomène ,
Et ne rejette point les voeux de l'Amitié.
Va , mon coeur n'est point fait pour envier ta gloire ;
On m'a vu le premier plaudir ta victoire.
Ecarte un vain nuage et des soupçons jaloux
Qu'une haine étrangère a semés entré nous.
Quoi , nos yeux et nos coeurs ont pu se méconnoître !
Quoi , tu me desiras sur un sauvage bord
Qu'éclairent à regret les feux glacés du Nord ,
Et, dans l'heureux climat qui tous deux nous vit naître ,
Nous suivons du courroux l'implacable transport !
Insensés , nous croy ns un aveugle rapport !
Ah, la main la plus chère est souvent imprudente,
LI
530 MERCURE DE FRANCE ,
Et le dard de Céphale à blessé son amante :
Le trait s'échappe ; il fuit moins prompt que le remord .
Laisse aux auteurs obscurs une haine vu gaire.
Mais nous qu'ai e Apollon , nous que Minerve éclaire ,
Est-ce à nous de descendre à ces hortenx debats
Qui flétrissent l'esprit , et ne le vengent pas ?
Ces guerres de l'esprit sont 1 opprobre de l´ame .
Que par de vils c mplots Zoïle se diffame :
La haine même est noble en des coeurs généreux ;
Une noire f.reur ne ternit point ses feux.
Molière a pu ces er d'être ami de Racine ;
Appl.udissoit-il možis à sa Muse divine ?
Même en se haï sant ils s'estimoient tous deux.
Mais , que d s -je , haïr , non , non , je t'aime encore :
La haine est désormais l'objet seul que j'abhorre.
Serions-nous ennemis quand les Muses sont soeurs ?
Le fiel doit-il aigrir leurs céle tes douceurs ?
Et ton plus doux concert , ô docte Polymnie ,
Vaut-il de l'amitié la touchante harmonie ?
Muse , reprends tes dons et tes laur ers vainqueurs ,
Si les talens sont faits pour désunir les coeurs.
Que sert de cultiver les bords de l'Hippocrène ,
Si la Gloire en leurant y recueille la haine ?
La Gloire nous égare : ivre d'un fol honneur ,
L'esprit veut des succès , l'ame veut le bonheur ;
Son bonheur et d'aimer et de se croire aimée ;
La vie est dans l'amour, non dans la renommée.
Tranquille en ses foyers , on voyageant loin d'eux,
A la ville , à la cour , dans les camps , au Parnasse ,
Sans la donce amitié nul mor el n'est heureux.
Elle épur les vers de Virgile et d'Horace ;
Du charmant Euryale elle soutint l'au lace ;
Elle ne change point quand le sort a changé ;
Nisus se re, en mourʊnt , l'ani qu'il a vengé .
Mécène qu'elle inspire , ami fidèle et juste ,
Du m lheur de régner sut consoler Auguste. "
Elle rend plus légers la couronné et les fers;
Elle embellit l'exil , e le crne les déseits.
Elle vengeoit Racine opprimé par l'Envie.
JUIN 1806. 531
En vain la soeur d'Esther languissoit avilie ,
L'amitié d'un grand homme osant la soutenir ,
Contre le siècle injuste arma tout l'avenir.
Boileau fut un public pour l'auteur d'Athalie.
Tout leur étoit commun , peines , plaisirs, travaux,
Les faveurs de Louis , les injures des sots ;
Et même la Dispute , armant ces coeurs de flamme,
Divisoit leur esprit sans diviser leur ame.
Demi- dieux de la France , hélas , vous n'êtes plus !
Quels talens ! Ah , du moins imitons leurs vertus !
Que Rufus se complaise en sa haine inflexible !
Le bel esprit est dur ; le génie est sensible :
Malheur à l'homme affreux , au coeur envenimé,
Que la voix d'un ami n'a jamais désarmé !
Périsse la Vengeance et sa douceur cruelle !
Ah , la sainte Amitié doit seule être immortelle !
Etouffons pour jamais , dans nos embrassemens ,
L'injuste et folle erreur de nos ressentimens.
A
Rendons- nous ces beaux jours , aurore de la vie ,
Où l'émulation ne connoît point l'envie.
Comme l'amour des arts animoit nos loisirs !
Comme nos jeunes coeurs confondoient leurs plaisirs !
Quels doux épanchemens de gloire et de tendresse !
Ah, d'un bonheur si pur goûtons encor l'ivresse !
Ton coeur aime la gloire : il est digné de moi ;
Mon coeur est vertueux : il est digne de toi.
A l'immortalité quand ils volent ensemble ,
Que deux amis sont fiers du noeud qui les rassemble !
La veuve de Corneille a besoin d'un époux ;
Melpomène te nomme ; en puis-je être jaloux ?
L'Etude nous unit ; le Talent nous sépare.
Euripide t'est cher , et j'adore Pindare.
Quand la Scène t'appelle aux tragiques honneurs ,
L'Ode aux ailes de flamme , et l'Elégie en pleurs ,
Et l'auguste Nature à mes yeux dévoilée,
M'éclairant des rayons de sa tête étoilée ,
M'éleveront peut- être à ces doctés sommets
Ou Marmontel et Blin n'arriveront jamais.
M. LE BRUN, de l'Institut,
LI 2
532 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGM E.
Tout le monde a besoin de moi ;
A plus d'un genre je n'applique :
Ch.cun me donne de l'emploi ,
Riche ou pauvre , artisan , savant ou politique.
Suivant mon sort , j'ai pour berceau
Le pur esprit , ou la matière :
On me fait de métal , on me construit en pierre ,
Et s uvent pour m'avoir on reuse son cerveau .
Je suis en certains lieux instrument de ce sure;
Je soutiens ta maison , j ', ccupe l'intrigant ;
Je guide le chanteur, je satisfais l'amant ,
E je t'accompagne en voiture.
A mon poste l'ou me conduit :
On me tourne et retourne , on me prond , on m'accroche
Et tel qui m'a sur son habit ,
Peut m'avoir aussi dans sa poche .
LOGOGRIP HE.
Je suis , par quatre pieds , le plus puissant empire ;
Les plus grands souverains sont soumis à mes lois .
Un pied de moins , lecteur, j habite un autre empire :
Les beaux yeux de l'objet dont tu chéis les lois .
CHARA D E.
VOTRE Coeur, belle Iris , est toujours mon premier ;
Tout ce qu'on voit chez vous nous paroît mon dernier ;
La nu.t comme le jour vous avez mon entier .
F. B .... T ( de l'Isle ) .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE ,
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier N ° . est Aménité.
Celui du Logogriphe est Fl, où l'on trouve if, fi, il.
Celui de la Charade est Cor-billard.
JUIN 1806. 533
RÉFLEXIONS PHILOSOPHIQUES
SUR LA TOLERANCE DES OPINIONS .
L'AUTEUR de cet article croiroit faire injure à ses lecteurs ,
s'il sollicitoit leur indulgence pour les morceaux de philoso¬ .
phie , quelquefois sévère , qu'il met habituellement sous leurs
yeux. S'il y a aujourd'hui en France autant de légèreté dans
les moeurs , ou plutôt dans les goûts , que dans les temps qui
ont précédé la révolution , les idées , mûries par les événemens
et les discussions , ont acquis plus de justesse , et même les
esprits plus de solidité . D'ailleurs , le génie français qui a'
produit à la fois les penseurs les plus profonds et les littéra- .
teurs les plus agréables , aime à réunir les extrêmes ; et une
discussion philosophique ne déplaît pas au lecteur instruit ,
même à côté de l'annonce d'une pièce de théâtre . Peut- être
aussi , que , pour l'honneur de la nation , nos journaux , et surtout
le Mercure, ont besoin d'expier , aux yeux des étrangers ,
par des articles d'un genre sérieux et même austère , ces
articles de modes dont la publication régulière , nouveauté
remarquable même après une révolution , utile peut - être
aux progrès de l'industrie nationale , n'est pas sans quelque .
influence sur les moeurs , et peut , pour cette raison , être ,
regardée comme un événement grave dans l'histoire de la frivolité.
Il est des personnes qui pensent, et certes avec raison , qu'on
a beaucoup trop parlé de religion , de morale et de politique
; et qui , pour divers motifs , ne voudroient pas qu'on en
parlat davantage , sur-tout dans les écrits périodiques dont
le peu d'importance , ou plutôt de volume , ne leur paroît
pas en proportion avec ces grands objets. Elles nous rameneroient
volontiers aux hochets de notre enfance , et à ces graves
disputes sur des riens qui ont occupé les esprits dans un autre
temps. Mais , c'est précisément parce qu'on a parlé , pendant
4
3
534 MERCURE DE FRANCE ,
1
dix ans , de religion et de politique à la tribune , seul lieu
d'où l'on pût alors se faire entendre , qu'il faut , dans un
autre temps et dans un meilleur esprit , en parler dans les
journaux , seuls ouvrages qu'on lise encore , afin que le remède
soit aussi répandu , s'il est possible , que le mal l'a été . D'un
autre côté , les esprits aujourd'hui plus exercés , mais plutôt
éclairés sur l'erreur qu'instruits de la vérité , sont moins empressés
de lire que de savoir , parce qu'ils ont beaucoup lu
sans avoir rien appris ; et s'il faut , pour instruire des enfans ,
exercer leur mémoire , et leur donner beaucoup à retenir , il
suffit , pour instruire des hommes faits , d'éclairer leur juge-.
ment , et de leur donner à penser. Au fond , toutes les grandes
questions de morale et de politique ont été assez longuement
discutées ; et quand une cause est instruite et prête à être
jugée , il ne s'agit que de réduire les plaidoyers sous la forme
abrégée de conclusions. Il en est de la vérité à mesure qu'on
avance , comme de ces substances propres à la guérison de nos
corps , que la médecine donne d'abord en nature ; et qu'ensuite
elle soumet à l'analyse chimique , et donne par extrait ,
lorsqu'une connoissance plus exacte de leurs propriétés
permet de les débarrasser d'un volume superflu , et de les ré
duire à leurs principes.,
J'entre donc dans mon sujet , quelque difficultueux qu'il
eût pu paroître dans un autre temps , persuadé que des esprits
qui ont été imbus de toutes les erreurs , peuvent , une fois
désabusés , porter toutes les vérités.
La différence qui me paroît caractériser la manière dont
les bons esprits du siècle de Louis XIV et les beaux esprits de
l'âge suivant ont traité des matières philosophiques , est
que les premiers , littérateurs en même temps que philosophes ,
ont porté la littérature dans la philosophie ; et que les écrivains
qui leur ont succédé , littérateurs et très-peu philosophes ,
ont porté la philosophie , ou ce qu'ils prenoient pour elle ,
dans la littérature.
Ainsi chez les uns , la littérature a prêté ses agrémens à la
philosophie , et la philosophie a été ornée , aimable et dé→
cente , sans cesser d'être grave , comme dans les écrits de
JUIN 1806. 535
la
Malebranche , de Fénélon , de la Fruyère : et chez les autres ,
la philosophie a porté dans la littérature sa sécheresse , son
ton dogmatique , positif et disputeur ; et en même temps
qu'on a fait entrer dans des discussions philosophiques l'épi.
gramme , les exclamations , les apostrophes , l'invective ,
prosopopée , et toutes les figures de rhétorique les plus passionnées
, on a mis des sentences dans la tragédie , des dissertations
dans le roman , des déclamations dans l'histoire , des
argumens dans les chansons ; et nous avons eu des ouvrages
littéraires et philosophiques , dont la philosophie court après
l'esprit , et la littérature après la raison , et où les auteurs
s'emportent quand il faut raisonner , ou raisonnent quand il
faut sentir.
C'est que les écrivains du grand siècle des lettres françaises ,
faisoient , de la philosophie, une étude sérieuse. Le ton de leurs
ouvrages est grave et persuasif , indulgent envers les hommes ,
modéré même envers les erreurs ; mais l'école da dix-huitième
siècle a fait , de sa philosophie , une passion violente qui repousse
toute discussion paisible , et appelle le combat autant
contre les hommes que contre les opinions : elle prêche la
tolérance avec aigreur , la liberté avec tyrannie , l'égalité avec
arrogance , l'humanité même avec emportement.
Dans les écrits des premiers , la même où la pensée est
difficile à saisir , comne dans quelques ouvrages métaphysiques
de Malebranche ou de Fénélon , le but de l'auteur est toujours
évident ; et l'on sent à travers cette obscurité inséparable de
ces hautes matières , quelque chose de bon et de grand qui
semble annoncer la présence de la vérité retirée au fond du
sanctuaire. Au contraire , ce que les écrits philosophiques du
siècle suivant , tels que le Système de la nature , et autres
systêmes , renferment d'une obscurité quelquefois affectée ,
ou même de tout-à -fait inintelligible , laisse percer quelque
chose de mutin qui se remue au fond des coeurs , pour parler
avec M. Bossuet, quelque chose de faux et de violent ; en sorte
qu'il n'y a pas , dans toutes les productions sorties de cette
école , sur la religion , la morale où la politique , un seul
écrit qui ne soit dangereux pour la raison publique out pour
4
536 MERCURE DE FRANCE ,
les moeurs privées ; et je n'en excepte pas même l'Esprit des
Lois , le plus profond de tous les ouvrages superficiels ; comme
son siècle , riche en beautés d'exécution , fécond en erreurs de
principes ; et dont j'ose dire , avec l'indépendance qui sied
à la vérité , que le mérite littéraire est pour beaucoup dans
la fortune philosophique,
Et à propos de cet ouvrage célèbre , je ne puis m'empêcher
de rappeler qu'il fut repris par la Sorbonne qui condamną
aussi le Contrat Social , Bélisaire, la Théorie de la Terre , de
Buffon , et tous ces systêmes que l'expérience ou le raisonne→
ment ont depuis condamnés bien plus hautement , et qui sont
aujourd'hui universellement abandonnés. On peut voir , dans
les écrits du temps , quel déluge de sarcasmes et d'injures ,
s'attira ce corps respectable dont la censure étoit même à cette
époque un titre à la bienveillance d'un parti nombreux ,
et n'étoit pas une exclusion des honneurs littéraires. Ce n'est
pas cependant que la Sorbonne ait toujours donné les meilleures
raisons de son improbation ; mais à défaut de connoissances
suffisantes en physique ou en politique , elle jugeoit
sur l'enseignement constant de la religion chrétienne , règle
suprême de vérité , même philosophique, et avec la certitude
que tout ce qui se heurteroit contre cette pierre seroit brisé,
Il n'y a pas eu moins de différence entre les intentions des
écrivains des deux siècles , qu'entre leur manière.
Les uns vouloient éclairer les hommes , les autres ont voulu
les enflammer . Ceux- là écrivoient en véritables sages qui cher,
chent la vérité avec candeur , la développent avec circons
pection , la présentent avec modestie, Ceux - ci ont écrit en
rhéteurs présomptueux , qui , certains d'avance qu'ils ont
découvert la vérité par la force de leur raison , ne perdent pas
de temps à la prouver à la raison des autres , mais , pour
établir son règne parmi les hommes , vont droit aux passions,,
et leur parlent ce langage amer ou violent qu'elles entendent
si bien ; et même , pour faire une impression plus sûre et plus
rapide , réduisent leur doctrine à quelques expressions tranchantes
, et , pour ainsi dire , expéditives , toutes semblables
aux formules abrégées des sciences exactes , et qui supposent
prouvé ce qui n'est pas même défini.
JUIN 1806.
537
On pourroit
en effet ramener
toute la philosophie
sophis
→
tique du dix - huitième
siècle
à un petit nombre
de mots :
véritables
mots d'ordres
, tels que les chefs en donnent
à leurs
soldats
; points
de ralliement
pour les adeptes
qui reçoivent
de confiance
ce qu'on donne
d'autorité
, et laissant
aux maîtres
le soin de comprendre
, ne se chargent
que de croire et d'exécuter.
Ces mots sont : nature et sensations ; despotisme , liberté
et égalité ; fanatisme , superstition et tolérance , qui font
toute la philosophie de ce siècle appliquée à l'homme , au
gouvernement , à la religion . Ces mots peu définis que la
raison n'emploie qu'avec sobriété et n'applique qu'avec
circonspection , prodigués jusqu'au dégoût , étoient clairs ,
évidens même et sans difficulté pour les passions. Les goûts
les plus chers à la foiblesse humaine entendoient à merveille
ce que signifioient nature et sensations , et sur ce point devançoient
même la pensée de l'écrivain. L'esprit de révolte
et d'orgueil inné dans l'homme , n'hésitoit pas davantage sur
le sens des mots despotisme , qui étoit pour lui synonime
d'autorité ; liberté qu'il confondoit avec licence ; égalité qui
lui rendoit odieuse toute supériorité. L'irréligion voyoit tout
de suite où étoient les superstitions et le fanatisme ; et appe
loit tolérance de toutes les opinions , l'indifférence pour toutes
les vérités. Le baron d'Holbac et sa cotterie avoient fait leur
systême à l'aide du mot nature ; Condillac , sa métaphysique
avec les sensations ; J.-J. Rousseau , Mably , Raynal , leur
philosophie soi-disant politique , avec despotisme , liberté ,
égalité ; Voltaire et Diderot , leur doctrine irréligieuse avec
fanatisme , superstition et tolérance. Dans tous leurs écrits ,
ces mots sont assertion et preuve ; ils tiennent lieu de raisons
et de raisonnemens ; et c'est ce qui fait que la plupart de ces
écrivains évitant avec soin toule discussion tranquille ,
viennent d'abord , contre leurs adversaires , à l'invective ,
aux déclamations et au sarcasme , ces figures violentes , ces
derniers moyens de l'art oratoire , que l'éloquence de l'homme
de bien n'emploie jamais pour remuer les coeurs et exciter
l'indignation contre ceux qu'elle poursuit , qu'après avoir
en
538 MERCURE DE FRANCE .
acquis , par des raisonnemens sérieux et concluans , le droit
d'en faire usage ; car il n'est permis à l'orateur de chercher
à séduire que ceux qu'il a déjà convaincus.
Mais enfin la raison tardive est venue pour la société , comme
elle vient pour l'homme , avec l'âge et le malheur. Les téméraires
décisions du siècle des lumieres , n'ont paru que de
l'ignorance ; et cette doctrine de mots a perdu toute sa magie,
lorsque les esprits avertis par l'expérience , l'ont soumise à un
examen plus sérieux. La nature , mieux observée , a cessé
d'être l'état brut et sauvage de l'homme et de la société ;
mais elle a été au contraire pour tous les deux , l'état le plus
parfait de civilisation , c'est- à- dire , de lois religieuses et
politiques. Ainsi considéré , l'état naturel , au lieu d'être l'état
prétendu primitif , a plutôt été l'état acquis et développé ;
et en dépit du sophiste qui avoit osé soutenir que la société
civilisée n'est pas naturelle à l'homme, et même que l'homme
qui pense est un animal dépravé , aux yeux d'une saine et
haute philosophie , les sociétés européennes ont paru plus naturelles
que la société des Hurons , ou même que celles des
Turcs et des Chinois ; et Platon , Bossuet et Leibnitz , dans
un état plus naturel à l'être intelligent , que le manouvrier
ignorant , ou le stupide Hottentot. ⚫
Le mot sensations a été plus heureux. Condillac n'avoit vu
dans nos idées que des sensations transformées. D'autres ont
suivi ce principe dans ses dernières conséquences , et pas
sant de l'effet à la cause , la substance même qui conçoit les
idées , ils l'ont transformée dans les organes qui reçoivent et
transmettent les sensations. Ils se sont même élevés contre la
doctrine de Condillac , qui , timide encore et peu conséquente
à elle-même , admet un principe à nos déterminations , différent
de la sensibilité physique. L'ame n'a plus été pour eux
que le rapport de l'ensemble des fonctions organiques ; et ils
on anéanti d'un seul coup l'immatérialité de son principe ,
l'immortalité de son existence , et par conséquent , la mora❤
lité de ses déterminations. Les sciences morales ne sont plus ,
comme on le voit , qu'une branche de l'anatomie et de la
physiologie ; et c'est dans ces arts purement physiques où cette
JUIN 1806 . 539
doctrine , transfuge de la morale , s'est retranchée , que la
philosophie sera forcée de la poursuivre.
Les mots despotisme , liberté, égalité , ont , comme tant
de choses et de personnes , éprouvé dans la révolution un
revers total de fortune. Le despotisme , il y a quelques
années , se trouvoit nécessairement sous le régime monarchique
; la liberté et l'égalité ne pouvoient exister que dans un
Etat populaire. Aujourd'hui , tout ce qu'il y a en Europe
d'hommes véritablement éclairés , pensent que le despotisme
existe nécessairement dans l'Etat populaire , et qu'on ne peut
jouir que sous le régime véritablement monarchique de la
liberté et de l'égalité sociales . On cite même l'histoire à l'appui
de cette opinion , et surtout une histoire récente et à jamais
mémorable. Il est vrai que quelques opposans ne regardent´
pas cette dernière expérience comme décisive , et voudroient
peut-être la répéter ; et certes , on ne pourroit que les y invi
ter , si , cette nouvelle épreuve , ils pouvoient la faire tout
seuls , à leurs périls et risques.
Fanatisme et superstition ont perdu de leur vogue en pas→
sant de la langue philosophique dans le langage révoluti »nnaire.
On voyoit la superstition et le fanatisme dans la religion
, et dans une certaine religion. Ils se sont montrés dans
la politique et même dans la philosophie : le fanatisme de la
liberté, et la superstition de la décade ont paru aussi violens ,
et quoique bien jeunes encore , presqu'aussi enracinés que le
fanatisme sacerdotal , ou la superstition du dimanche ; et la
déesse raison a eu ses adorateurs fanatiques et son culte superstitieux
, comme le Dieu des Chrétiens . On peut assurer
qu'à l'avenir, fanatisme et superstition seront employés beau
coup plus sobrement .
Tolérance s'est mieux soutenu, et il faut en dire les raisons-
La tolérance plaît aux ames honnêtes et sur-tout aux ames
sensibles , parce qu'elle ne présente que des idées d'indulgence
et de paix. Elle plaît aux hommes foibles ou corrompus qui'
réclament pour leur conduite la tolérance que d'autres
demandent pour leurs opinions. Enfin elle est le dernier poste
qui reste à la philosophie du dix-huitième siècle de toutes ses
540 MERCURE DE FRANCE ,
conquêtes. Elle avoit promis , cette doctrine , lorsqu'elle régneroit
sans obstacle , le bonheur aux rois et la liberté aux peuples ;
et à peine assise sur le trône , elle a égorgé les uns et enchaîné
les autres, Forcée de céder ce poste à la religion , en qui seule
est la raison suprême du pouvoir et du devoir , qui légitime
l'un et consacre l'autre , la philosophie moderne s'est repliée sur
l'humanité , dont elle faisoit , depuis soixante ans , un objet
de déclamations souvent très-peu humaines. Mais le résultat
de sa bienfaisance a été de dépouiller les uns sans enrichir les
autres ; et de changer les grandes institutions de charité
publique que la religion avoit fondées , qu'elle avoit dotées ,
et où elle présidoit à la distribution , en soupes à deux sous ,
en secours à domicile obscurs et incertains , et en comités de
bienfaisance qui vivent eux-mêmes de charités ; et encore ici ,
l'humanité philantropique a reculé devant la charité chrétienne.
Mais la tolérance est le fort de la philosophie du dernier
siècle ; c'est son ouvrage , c'est son bien ; et elle a d'autant
moins à craindre d'être forcée par la religion dans ce dernier
asyle , qu'elle accuse la religion d'être essentiellement intolérante
.
*
Il est temps , je crois , après un siècle d'usage ou d'abus ,
de chercher si cette expression de tolérance a le sens qu'on luidonne
, ou même si jamais on lui a donné le sens vrai et rai - ˆ
sonnable qu'elle peut recevoir.
On s'expose peut-être , en traitant un pareil sujet , au reproche
d'intolérance ; mais , après une révolution , il est des
hommes pour lesquels une injustice de plus ne peut pas compter;
et certes , c'est un bien léger sacrifice à faire à la vérité que
celui de quelques considérations personnelles.
La tolérance est absolue ou conditionnelle , et en quelque,
sorte provisoire. Absolue , elle est synonime d'indifférence ; et
c'est celle que les philosophes du dix-huitième siècle ont voulu
établir , et la seule ( je prie le lecteur d'y faire attention ) , la
seule que l'on combatte dans cet article. La tolérance provisoire
ou conditionnelle signifie support ; c'est celle que la
sagesse conseille , et que la religion prescrit , comme nous le
ferons voir ; car , c'est quelquefois , faute de s'entendre , que
JUIN 1806 . 541
+
les théologiens et les philosophes se sont disputés. La tolérance
conditionnelle ou le support , doit être employée à l'égard de
l'erreur , et même à l'égard de la vérité. Cette tolérance consiste
à attendre le moment favorable au triomphe pacifique de
la vérité , et à supporter l'erreur , tant qu'on ne pourroit la
détruire sans s'exposer à des maux plus grands que ceux que
l'on veut empêcher.
La tolérance absolue ou l'indifférence , ne convient ni à la
vérité ni à l'erreur , qui ne peuvent jamais être indifférentes
à l'être intelligent , nécessité , par sa nature , à rechercher
en tout la vérité et à la distinguer de l'erreur , pour embrasser
l'une et rejeter l'autre. Ici je parle en général , et sans aucune
application particulière.
La tolérance absolue , comme l'ont entendue nos sophistes ,
ne conviendroit donc qu'à ce qui ne seroit ni vrai ni faux , à
ce qui seroit indifférent en soi . Or, je ne crains pas d'avancer
qu'il n'y a rien de ce genre , rien d'indifférent dans les principes
moraux , c'est-à-dire religieux et politiques de la science
de l'homme et de la société : d'où l'on voit que la tolérance
philosophique n'est pas d'un usage fort étendu ; et qu'il eût
été raisonnable de définir la tolérance , avant de déclamer avec
tant d'aigreur contre l'intolérance.
Il suit de là une conséquence assez inattendue , et cependant
rigoureuse. C'est qu'à mesure que les hommes s'éclairent ,
les questions s'éclaircissent et les opinions se décident. I es
questions qui ont agité les esprits peuvent être jugées inutiles
ou importantes ; mais enfin elles sont jugées ; et dès-lors
l'opinion qu'on doit en avoir cesse d'être indifférente ; car
elle ne nous paroissoit telle qu'à cause de notre ignorance.
Donc , à mesure qu'il y a plus de lumières dans la société ,
il doit y avoir moins de tolérance absolue ou d'indifférence
sur les opinions. L'homme le plus éclairé seroit donc
l'homme , sur les opinions , le moins indifférent ou le
moins tolérant ; et l'être souverainement intelligent doit être ,
par une nécessité de sa nature souverainement intolérant
( dans le sens absolu ) , parce qu'à ses yeux , aucune opinion
ne peut être indifférente , et qu'il connoît en tout le vrai et
?
542 MERCURE DE 1 FRANCE ,
le faux des pensées des hommes. Cette conséquence s'apperçoit
même dans le détail de la vie humaine ; car combien de
choses et d'actions qui paroissent à l'homme borné , indiffé→
rentes et sans conséquence , et qu'un homme éclairé juge
dignes d'éloge ou de censure ?
Mais avant de déterminer à quoi s'applique la tolérance ,
il est utile de chercher s'il en existe quelque part , et où elle
se trouve. Nous voulons la tolérance absolue dans les opinions
morales ; et nous n'en trouvons d'aucune espèce ni dans la
nature , ni dans les lois , ni dans les moeurs , ni dans les sciences
, ni dans les arts.
L'homme est soumis dans la disposition qu'il fait de son
corps , ou des
corps extérieurs au sien , à un ordre de lois
contre lesquelles la nature ne tolère pas d'infraction. Là , tout
est déterminé , rien n'est indifférent. L'homme tombe , s'il
manque aux lois de la gravité dans le mouvement qu'il donne
à son corps ; il est écrasé sous les ruines de ses édifices , s'il
les élève hors de la perpendiculaire ; il ne recueille aucun
fruit de ses labeurs , s'il sème ou s'il moissonne avec une
autre disposition de saisons que celle que la nature a prescrite
pour la culture des terres ; il périt lui -même , s'il manque aux
lois de la tempérance sur les plaisirs et même sur les besoins.
Les lois humaines ne sont que des déclarations publiques
d'intolérance ; et soit qu'elles prescrivent , ou qu'elles défendent
, elles ne laissent rien à nos caprices , et règlent toutes
nos actions civiles sous des peines dont la plus légère est la
nullité des actes que nous faisons sans les consulter. Leur
importune prévoyance s'étend même jusque sur nos dernières
intentions , qu'elles ne respectent qu'autant qu'elles s'accordent
avec leurs volontés ; et après avoir vécu sous leur domination
, il faut , pour ainsi dire , mourir dans leur intolérance.
Les moeurs sont encore moins tolérantes que les lois ; et ce
que les lois ne sauroient atteindre , les moeurs le soumettent
à leur juridiction . Elles ne punissent pas , il est vrai , par des
supplices ; mais elles flétrissent par le blâme , elles frappent
de ridicule tout ce qui s'écarte de ce qu'elles ont réglé , comme
honnête , décent , ou seulement convenable ; quelquefois de
JUIN 1806. 543
ce qu'elles commandent d'irrégulier , ou même d'illégitime ;
ear trop souvent les moeurs se mettent en contradiction avec
les lois , et l'homme se trouve placé entre deux intolérances
également redoutables , celle des lois et celle des moeurs. Aux
yeux de ce législateur arbitraire , rien n'est indifférent , pas
même ce qui paroît inutile. Les moeurs règlent avec autorité
jusqu'aux manières , jusqu'au mode de s'énoncer , de se vêtir ,
de saluer, de se tenir , jusqu'aux formules d'une civilité souvent
puérile ; et même plus les rangs sont élevés et par conséquent
les hommes éclairés , plus les prescriptions sont impérieuses
et leur observation indispensable.
Les sciences sont ce qu'il y a au monde de moins tolérant,
Que sont les livres et les chaires d'instruction , que des cours
publics d'intolérance ? Les sciences ont leur tribunal et leurs
juges , à la foi dénonciateurs et parties ', pas toujours pairs de
l'accusé , qui prononcent souvent sans l'entendre , et quelquefois
sans l'écouter. La critique ne tolère pas un principe
hasardé , une conséquence mal déduite , une démonstration
vicieuse , une citation inexacte , une fausse date , un fait controuvé.
Les journaux sont les greffes de ce tribunal , et donnent
à l'Europe entière des expéditions de ses sentences ; et
l'on saura dans le monde lettré , que tel auteur a commis une
erreur de géographie dans un ouvrage de métaphysique , et
qu'il y a deux fautes contre la grammaire dans trois volumes
d'histoire.
Les arts eux-mêmes, ces délassemens de l'esprit ou ces occupations
de l'oisiveté , sont-ils autre chose qu'un champ de
bataille où l'intolérance du bon goût combat contre un goût
faux ou corrompu ? Ce n'est pas assez qu'un ouvrage soit bien
pensé : on ne tolère pas qu'il soit mal écrit. Ce n'est pas assez
qu'il instruise : il faut encore qu'il plaise : et même , lorsqu'il
est uniquement destiné à l'amusement du lecteur , on exige
qu'il amuse suivant certaines règles que le goût a établies ,
que l'exemple des modèles a consacrées , et dont l'observation
est plus difficile et la pratique plus rare , à mesure que la
connoissance en est plus approfondié. C'est sur-tout dans le
jugement des ouvrages dramatiques que la critique se montre
544 MERCURE DE FRANCE ;
avec toute son intolérance. C'est au théâtre , trop souvent
théâtre de ses angoisses et de ses douleurs , qu'un auteur comparoît
en personne , comme un prévenu , pour être jugé
portes ouvertes ; et si , à la faveur de circonstances heureuses
ou de manoeuvres adroites , il parvient à endormir la sévérité
des spectateurs sur une production médiocre , et à en arracher
quelques applaudissemens , bientôt revenu à son intolérance
ordinaire , le public lui fait expier un succès surpris , et
punit , par un éternel oubli , une satisfaction de quelques
instans.
Et cependant , quoi de plus indifférent en apparence à la
société , qu'un mauvais drame , ou quelques erreurs grammaticales
ou littéraires ? Et si l'on pouvoit attendre des
hommes quelque tolérance , ne devroient-ils pas réserver toute
leur sévérité pour les écrits dangereux , et respecter toute
production innocente quoique foible , comme une confidence
que l'auteur leur a faite de la médiocrité de ses talens , ou
comme un malheur dont le desir de plaire au public est >
après tout , la première cause ?
Et remarquez que les écrivains qui ont le plus hautement
réclamé la tolérance sur toute autre matière , sont précisément
ceux qui ont porté le plus loin l'intolérance littéraire. La
critique , entre les mains de Voltaire , n'a pas toujours fait
grace aux plus beaux génies du siècle précédent ; et trop souvent
elle a pris , envers les contemporains , le caractère du
libelle diffamatoire , et jusqu'au ton outrageant et grossier de
la plus vile populace . Et n'est -ce pas cet écrivain et les autres
de son école , qui ont répandu le goût et donné des modèles
de ce persifflage amer qui effleure le vice , qui déconcerte la
vertu , et ne prouve au fond qu'une égale indifférence pour la
vertu et pour le vice ?
Ce n'est pas seulement dans les arts de la pensée que les
hommes exercent les uns sur les autres une continuelle . censure.
Les arts les plus frivoles ne sont moins
pas
que les autres,
justiciables de ce tribunal. On n'a pas oublié la risible intolérance
des disputes sur la musique et le Mesmerisme ; et
jusque dans les arts purement mécaniques , les hommes qui
les
JUIN 1806. 545
les exercent , attachant à leurs travaux une ridicule por
tance , se jugent réciproquement avec une sévérité éclairée par
la jalousie et trop souvent aveuglée par l'intérêt.
Cependant , il faut le dire , cette intolérance que nous
exerçons les uns contre les autres sur nos opinions , sur nos
actions , sur nos productions , et qui est la source de tant de
jugemens faux ou téméraires , de tant de haines et de discordes ,
cette intolérance vient d'un principe naturel à l'homme ; et
même l'on peut dire qu'elle est dans l'ordre. C'est parce que
la perfection est l'état naturel à l'homme , l'état qui lui est
ordonné , que l'homme est , et même doit être intolérant de
tout ce qui s'écarte dans tous les genres , du vrai , du beau
et du bon qu'il conçoit ou qu'il imagine. Il est intolérant en
tout , parce qu'en tout , il y a vrai et faux ; bien et mal ;
ordre et désordre : bien et mal moral ; bien et mal philosophique
; bien et mal politique , bien et mal littéraire , oratoire
, poétique , etc. , etc.; bien et mal dans les lois comme
dans les arts ; dans les moeurs comme dans les manières ; dans
les procédés comme dans les opinions ; dans la spéculation
comme dans la pratique. Plus l'homme connoît de vérités ,
mieux il sent le beau et le bon , et plus il est blessé de ce qui
leur est opposé ; et Voltaire n'étoit plus intolérant qu'un
autre en littérature , que parce qu'il avoit un sentiment plus
vif des beautés littéraires , et le goût plus sûr et plus exercé
sur ces matières. L'homme , il est vrai , rejette souvent comme
faux ce qui est vrai ; ou approuve comme vrai ce qui est faux ;
il prend le bien pour le mal , et le mal pour le bien ; mais ,
même alors , il obéit encore au principe de perfection essentiel
à l'être intelligent , et ne fait que se tromper sur l'application.
Il erre par préoccupation de jugement , et jamais par
détermination de la volonté.
Cependant ces mêmes hommes si intolérans sur tout autre
objet, réclamoient une tolérance absolue sur les opinions ou
croyances religieuses. Ils supposent donc qu'il n'y a dans la
religion , considérée en général et dans toutes ses différences ,
ni vrai ni faux ; ou que s'il y a vrai et faux , dans la religion
comme en tout autre chose , l'homme n'a aucun moyen de les
Min
546 MERCURE DE FRANCE ,
distinguer ; ou qu'enfin la religion vraie ou fausse , est également
indifférente pour l'homme. Aussi c'est uniquement parce
que la tolérance absolue ne peut , comme nous l'avons observé ,
s'appliquer qu'à ce qui est indifférent , que la tolérance
philosophique de toutes les opinions religieuses , a conduit
l'Europe à une indifférence absolue de toutes les religions :
état le pire de tous , et le plus voisin de l'athéisme ; et il est
à remarquer encore que cette tolérance absolue a passé dans la
pratique des moeurs ; et que des déréglemens qui auroient
autrefois provoqué la sévérité du pouvoir public ou domestique
, ont été de nos jours tolérés avec une mollesse qui
ressemble tout-à-fait à de l'indifférence.
La supposition que toutes les religions sont indifférentes n'est
pas soutenable en bonne philosophie ; et je n'entends pas , par
philosophie, des questions subtiles sur des choses inutiles , ou des
assertions audacieuses , des doutes affectés sur des choses impor
tantes ; mais j'entends la connoissance de la vérité, c'est-à -dire
des rapports des causes , des moyens et des effets entr'eux :
ces trois idées , mères de toutes les idées , et les plus générales
qu'il soit donné à la paroles d'exprimer , et par conséquent à
l'intelligence de concevoir. Hors de là , je ne connois pas de
philosophie ; et il n'y a pas plus de philosophie sans un premier
principe , cause de tous les effets moraux et physiques ,
qu'il ne peut y avoir d'arithmétique sans une unité première,
mère de tous les nombres ; ou de géométrie , sans un premier
point générateur des lignes , des surfaces et des solides.
Comment supposer en effet qu'il n'y ait pas vrai et faux
dans des religions opposées entr'elles , mais qui pourtant sont
partout le rapport vrai ou faux de Dieu à l'homme , et
de l'homme à son semblable ; la raison du pouvoir , la
règle du devoir , la sanction des lois , la base de la société >
lorsqu'il y a vrai et faux partout où les hommes portent leur
raison ou leurs passions , vrai et faux en tout , et même à
'Opéra , et jusque dans les objets les plus frivoles de nos
connoissances et de nos plaisirs ? Mais s'il y a vrai et faux ,
ordre et désordre , dans les diverses religions considérées en
général , peut-on supposer en bonne philosophie , que l'être
JUIN 1806. 547
qui est l'intelligence même ne les distingue pas
ou que l'être
qui est la suprême vérité puisse rester indifférent à l'une ou à
l'autre ? Et s'il les distingue , s'il préfère l'une à l'autre ,
pense- t-on qu'il ait refusé aux hommes , êtres intelligens aussi ,
capables de connoître et de choisir , d'aimer ou de hair , tout
moyen de distinguer le bien du mal dans les rapports qu'ils
ont avec lui ? Et à quelle fin leur auroit-il donné cette ardeur
démesurée de connoître , et leur auroit-il permis de découvrir
les rapports qu'ils ont même avec les choses insensibles ,
objets ou instrumens de leur industrie , et les meilleurs moyens
de façonner les métaux à leur usage , ou de plier les animaux
à leurs besoins ? Et s'il existe du vrai et du faux , du bien et
du mal dans les diverses religions comme dans toute autre
objet de nos connoissances , si l'homme peut les distinguer ,
comment supposer qu'il puisse rester indifférent à la vérité et
à l'erreur , lui qui ne doit rester indifférent sur rien , et chez
qui l'indifférence est même le caractère le plus marqué de la
stupidité ?
$
Mais si tout est indifférent dans les opinions religieuses ou
irréligieuses des hommes , s'il n'y en a pas de vraies et de
fausses , si l'opinion de ceux qui croient un seul Dieu , l'opinion
de ceux qui croient une multitude de Dieux , l'opinion
de ceux qui ne croient point de Dieu , sont également indifférentes
, également établies ; car on ne peut , sans inconséquence
, exclure de la tolérance absolue une opinion , quelle
qu'elle soit ; tout est indifférent aussi dans les pratiques des
divers cultes , et tout ce qui émane d'un principe quelconque
religieux , est également bon ou également mauvais : alors , il
faut soutenir qu'il est égal en soi d'offrir à la divinité une
hostie innocente , ou de lui immoler des victimes humaines ;
de sacrifier comme les Chinois , les enfans naissans à l'esprit du
fleuve , ou de les mettre comme les chrétiens ,
sous la
protection
du baptême ; d'autoriser l'esclavage , ou de le proscrire ;
de pleurer un époux , ou de se brûler sur son tombeau ; de
s'imposer des privations qui ne nuisent pas à la santé , souvent
prolongent la vie , et ne font qu'exercer les sens à la tempérance
et le coeur à la decilité ; ou de se dévouer , comme les
;
M m 2
548 MERCURE DE FRANCE,
Bronzes , à ces tortures prolongées qu'ils regardent comme
une vertu , et que l'humanité ne permettroit pas d'infliger
même pour les plus grands crimes. La polygamie , avec tous
ses désordres , est aussi bonne en soi que l'unité d'épouse avec
toute sa dignité et tous ses avantages ; et la faculté du divorce
( 1 ) , condamnée même par les législateurs qui la proposent
, n'est pas plus imparfaite que l'indissolubilité du lien
conjugal , à laquelle on ne reproche qu'un excès de perfection.
Et cependant , telle est pour l'esprit humain , la nécessité
d'être conséquent , même dans l'opinion la plus inconséquente ,
que les partisans de la tolérance absolue se sont vus forcés de
soutenir ou d'insinuer l'indifférence de tous les actes religieux,
ou autorisés par les diverses religions , ou lorsque ces actes
ont paru d'une barbarie et d'une extravagance trop révoltantes
, ils en ont accusé la religion en général , c'est-à-dire
toutes les religions indistinctement ; ils ont dit après Lucrèce
Tantum religio potuit suadere malorum !
et ils ont mis ainsi sur le compte même de la religion chretienne
, des horreurs qu'elle désavoue et qu'elle a fait cesser
partout où elle s'est répandue.
Il est vrai que l'intolérance des opinions s'est souvent
exercée , chez les peuples chrétiens , sur des questions qui ne
paroissent que subtiles et indifférentes. C'est principalement
sur ces questions dont l'expression scholastique prête au
ridicule , que les sophistes qui ne pénètrent pas le fonds des
choses ont triomphé ; et ils n'ont pas manqué d'observer qu'on
n'agitoit rien de semblable chez les Payens. Il eût été cependant
aisé d'apercevoir , et juste de remarquer que des peuples
dont la religion ne parloit qu'aux sens et point du tout à la
raison , ne pouvoient pas avoir des disputes d'opinions sur
des questions intellectuelles , pas plus que des enfans ou des
( 1 ) On l'a déjà dit dans les journaux : le divorce est dégradé depuis qu'il
a été interdit par une loi formelle , aux nembres de la première famille
de l'état. Si aucune famille en France n'est exclue de la plus grande élévation
politique , plus forte raison peuvent-elles toutes prétendre à la plus
haute perfection morale.
JUIN 1806. 549
artisans , n'ont entr'eux de disputes de métaphysique ; mais
que chez des peuples éclairés , et dont la religion est toute
spirituelle , des opinions de ce genre ont dû acquérir une
haute importance ; parce que des opinions deviennent des
dogmes qui conduisent à des actes , et que si la morale règle
bien ou mal la conduite des individus , les dogmes seuls font
labonté morale des peuples : principe de philosophie politique
que les gouvernemens ont beaucoup trop perdu de vue.
Mais enfin cette tolérance absolue , qu'une certaine philosophie
réclame sur les opinions religieuses , a -t-elle jamais
existé dans la religion et même dans cette philosophie ? Il
faut observer que toute opinion nouvelle est essentiellement
intolérante , par cela seul qu'elle est nouvelle , et qu'elle rejette
les opinions anciennes. Lorsque Luther se sépara de l'église
romaine , il en accusa les sectateurs d'idolâtrie , de grossièreté
, et les appela papelins , diables , chiens et pourceaux.
Nos sophistes du dernier siècle ont prodigué aux Chré→
tiens , au milieu desquels ils vivoient , et avec qui ils avoient
toutes les relations que donnent une patrie et une habitation
communes , les épithètes de fanatiques , de superstitieux , de
cagots et d'imbécilles. De bonne foi est-ce là de la tolérance ,
et y a-t-il , pour des hommes éclairés , et sensibles par conséquent
, rien de plus intolérant que les injures ? Il eut fallu ,
pour donner l'exemple de cette tolérance qu'on demande,
que Luther ou nos sophistes eussent dit à leurs adversaires :
« Vos opinions sont vraies et sages ; et cependant elles ne
» sauroient nous convenir , et nous en publions de différentes. »
Ce qui n'eût peut-être pas été très-raisonnable , mais eût été
parfaitement tolérant ; car de quelque manière qu'on s'y
prenne , et quelque modération qu'on emploie pour dire à
des hommes qu'ils se trompent , qu'ils sont tombés dans des
erreurs grossières ou de honteuses superstitions , c'est leur
dire au fonds , qu'ils sont des sots et des fanatiques. La seule
pensée que son semblable est dans l'erreur est déjà un acte
d'intolérance , bien plus encore lorsqu'on manifeste cette
pensée par des actes et des injures ; et il n'y a pas plus loin ,
chez des nations spirituelles , des injures à la guerre civile et
3.
550 MERCURE DE FRANCE ,
à tous les excès qu'elle traîne à sa suite , qu'entre des hommes
d'un rang élevé , il n'y a loin d'une parole offensante à un duel ,
Et encore faut-il dire , après Brantôme , que dans ces guerres
déplorables du quinzième siècle , que nous appelons guerres
de religion, « Il y eut plus de mal- contentement que de reli-
» gion. » On répète sans cesse que les hommes eussent été
tranquilles sans la religion ; on se trompe , tout est sujet de
dispute entre les hommes. Un philosophe a dit avec raison ,
que s'il résultoit quelque obligation morale des démonstrations
géométriques , comme il en résulte des principes religieux ,
on mettroit en problême jusqu'aux axiomes les plus évidens
des sciences exactes ; et malgré la certitude extérieure de leurs
propositions , je ne crains pas d'avancer qu'on désoleroit les
géomètres , qu'on les arrêteroit peut-être dès le premier pas ,
s'il étoit d'usage de disputer sur les bancs de la géométrie ,
comme on dispute de la théologie, Les hommes qui se battent
pour des opinions religieuses , se battroient pour les opinions
les plus profanes, Paris eût été ensanglanté pour la musique
de Gluck et de Piccini ; il le seroit demain pour la rivalité
de deux actrices , comme Constantinople l'étoit si souvent pour
des cochers verts ou bleus ; tout procès entre deux familles
deviendroit une guerre privée , si la police laissoit aller les
disputes jusqu'au bout , et n'interposoit pas son autorité
pour en arrêter les excès.
La question de la tolérance a presque toujours été présentée
à l'aide d'un jeu de mots . On a réclamé la liberté de penser ,
ce qui est un peu plus absurde que si l'on eût réclamé la liberté
de la circulation du sang. En effet , le tyran le plus capricieux ,
comme le monarque le plus absolu , ne peuvent pas plus
porter atteinte à l'une qu'à l'autre de ces libertés ; et Dieu
lui-même , qui laisse les hommes penser de lui ce qu'il leur
plaît , ne pourroit gêner la liberté de penser sans dénaturer
l'homme , et ôter à ses déterminations la liberté de mériter ou
de démériter. Mais ce que les sophistes appeloient la liberté
de penser , étoit la liberté de penser tout haut ; c'est-à-dire ,
de publier ses pensées par les discours ou par l'impression , et
par conséquent de combattre les pensées des autres. Or , parler
JUIN 1806. 551
ou écrire sont des actions , et même les plus importantes de
toutes dans une nation civilisée. La liberté de penser n'étoit
donc que la liberté d'agir ; et comment exiger d'un gouvernement
une tolérance absolue de la liberté d'agir , sans rendre
inutiles tous les soins de l'administration pour maintenir la
paix et le bon ordre , ou plutôt sans renverser de fond en
comble la société ?
Je finirai par une réflexion importante. Une opinion fausse
doit être tolérante ; car où seroient ses titres à condamner les
autres opinions ? Mais ceux qui la professent sont souvent
jaloux et intolérans. Ainsi la religion de Mahomet est tolérante
, et les Turcs ont été très-intolérans. Au contraire ,
si la vérité n'est pas un être de raison , une opinion vraie doit
être essentiellement intolérante des erreurs qui lui sont opposées
; mais les sectateurs peuvent et doivent être tolérans ,
avec d'autant plus de raison , qu'ils sont assurés que la vérité
triomphera tôt ou tard. Mais quand une opinion commence
dans la société , vraie ou fausse , loin de demander la tolérance
ou de l'accorder , elle fait effort pour se répandre , et aspire
à la domination. De là l'esprit de prosélytisme , commun à
toutes les opinions religieuses , politiques , littéraires , philosophiques
, etc. La guerre commence donc entre cette nouvelle
doctrine , et les doctrines anciennes qui sont en possession
de l'empire , et elle avance pour ainsi dire les armes
à la main. Și cette doctrine est vérité , elle s'étend , elle s'affermit
, et plutôt par la persécution que par la tolérance . Si
elle est erreur , elle gagne aussi du terrein jusqu'à un certain
point , et quelquefois par la contradiction. Mais bientôt elle
s'arrête , elle languit ; et bien plutôt encore si' elle est devenue
très-dominante dans la société , car l'empire auquel elle ne
cesse de prétendre , une fois qu'elle l'a obtenu , est un poids
qui accable sa foiblesse et met à découvert son impuissance.
Alors elle soupire après la tolérance ; elle cherche à composer
avec la vérité , et , telle que les plaideurs de mauvaise foi , elle
invoque , comme une ressource , un' arrangement amiable ,
et par arbitrage , qui peut être définitif entre les hommes ,
mais qui ne l'est jamais entre des principes opposés . La doc-
4
552 MERCURE DE FRANCE ,
trine ennemie de tout pouvoir religieux et politique qu'on a
appelé le philosophie du dix-huitième siècle , a été , dans ses
commencemens et ses progrès , d'une extrême intolérance.
Elle avoit des paroles superbes , pour parler le langage de
I Ecriture , elle prodiguoit à ses adversaires l'injure et la raillerie
, et défioit les gouvernemens. Elle vouloit régner ; et
l'on auroit pu lui dire comme Ajax à Ulysse qui demande les
armes d'Achille :
Debilitaturum , quid te petis , improbe , munus?
Ovid.
Elle a régné , et même elle a disposé un moment de tous
les moyens de la France et de l'opinion de toute l'Europe.
Et cependant épuisée par des succès hors de toute proportion
avec ses forces réelles ; impuissante à conserver ce qu'elle
avoit conquis ; nouveau Phaéton , qui n'a pu , sans embrâser
l'univers et se précipiter lui-même , tenir les rênes de ces
passions fougueuses que la religion gouvernoit avec facilité ,
elle est aujourd'hui plus circonspecte et moins confiante ;
elle traite avec plus de ménagement la religion et sur-tout le
gouvernement ; elle demande la tolérance que naguère elle
exigeoit ; elle se plaint même qu'on parle d'elle , n'aspire
plus qu'à être oubliée , et renie jusqu'à son existence.
L'Europe seroit plus avancée et sur-tout plus heureuse , si
tout ce qu'on a employé d'esprit et d'intrigues à établir la
tolérance absolue de toutes les opinions qui n'est au fonds
que de l'indifférence pour toutes les vérités , et la liberté de
penser qui n'est qu'un sophisme, on l'eût fait servir à préparer
le retour des esprits à une même croyance , seul moyen de
rapprocher les coeurs. Mais si les hommes n'ont pas eu même
la pensée de cette réunion si desirable , plus forts que les
hommes , les événemens qui , en vertu des lois générales ,
tendent à tout ramener à l ordre qui est unié , en montrent
tous les jours la nécessité ; et comme la diversité des opinions
religieuses et politiques , et la division qu'elle entretient , onț
été la cause première de la révolution française ou plutôt
européenne , l'unité d'opinion en sera tôt ou tard le grand et
dernier effet.
JUIN 1806. 553
Demander à des êtres intelligens qui ne vivent pas seule .
ment de pain , mais pour la recherche de la connoissance de
la vérité, l'indifférence absolue sur des opinions , quelles qu'elles
soient , c'est donc demander l'impossible ; c'est prescrire le
repos absolu à la matière qui n'existe que par le mouvement.
Mais si la tolérance absolue , ou l'indifférence , est absurde
et même coupable entre des opinions vraies ou fausses , et
par la nécessairement exclusives les unes des autres , la tolérance
conditionnelle ou le support mutuel doit exister entre
des hommes qui professent de bonne foi des opinions différentes.
La nécessité de ce support seroit , s'il en étoit besoin ,
appuyée par les raisons les plus décisives , et mieux encore ,
par l'exemple du maître de tous les hommes en morale et
même en politique. Et ici il faut remarquer la différence de
la tolérance philosophique à la tolérance chrétienne .
Dans le chapitre VIII , qui termine le Contrat social , et
qui est sans contredit ce que J. J. Rousseau a écrit de plus
foible , de plus sophistique et de plus inconséquent , ce philosophe
qui croit sans doute qu'on établit une religion comme
on établit une fabrique , veut que le souverain décrete une
religion civile, qui , avec quelques dogmes positifs , aura pour
tout dogme négatif, l'intolérance ; ce qui veut dire , sans
doute , que toute intolérance en sera sévèrement exclue. Or ,
voici les effets de cette tolérance , sans pouvoir obliger personne
à croire tous ces dogmes , le souverain pourra bannir
de l'Etat quiconque ne les croira pas ; comme si les hommes
et Dieu même, pouvoient obliger quelqu'un à croire malgré
lui ; ou que des lois pénales ne fussent pas un moyen de contrainte
; il le bannira , non comme impie , mais comme insociable
; ce qui , je crois , est assez indifférent à un banni , et
ne rend pas la peine plus légère ; que si quelqu'un après avoir
reconnu.publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme
ne les croyantpas , qu'il soit puni de mort ( 1 ) . Heureusement
(1 ) J. J. Rousseau , au même chapitre , parle de l'intolérance de la
religion chrétienne , à laquelle il oppose la tolérance ces Payens , et il
ajoute : « Il est impossible de vivre en paix , avec des gens qu'on croit
damnés. » C'est comme s'il eût dit : « Il est impossible de vivre en
554 MERCURE DE FRANCE ,
pour les foibles humains qui trop souvent ne croient pas ce
qu'ils doivent croire , et plus souvent encore , après avoir
connu et reconnu publiquement la vérité , se conduisent
comme ne la croyant pas , Jésus-Christ ne veut pas qu'on les
bannisse de leur patrie , encore moins qu'on les tue ; il réprime
le zèle indiscret de ses disciples qui vouloient faire descendre
le feu du ciel sur des villes criminelles ; et enveloppant
à son ordinaire , les plus hautes vérités sous des expressions
familières , comme il étoit lui- même la divine sagesse
cachée sous les dehors de la foible humanité , il leur recommande
de laisser croître ensemble le bon grain et l'ivraie
jusqu'au temps de la moisson . Admirable leçon de morale
et de politique qui apprend aux gouvernemens , qu'ils s'exposent
à retarder le triomphe de la vérité , en voulant , avant
le temps , détruire les erreurs qui ont germé dans le champ
de la société ; mais que lorsque la vérité a reçu , par le temps
et les événemens , tous ses développemens , elle entre ou
elle rentre sans effort dans les esprits , comme le froment
parvenu à sa maturité qui est serré dans les greniers du père
de famille ; tandis que l'erreur , graine inutile et desséchée
par les ardeurs de l'été , et que le moindre vent emporte de
l'aire , disparoît sans violence et sans bruit de la mémoire des
hommes.
DE BONALD.
» paix , avec des gens qu'on croit pendus. » Cette phrase est fausse grammaticalement
, et elle renferme un sens faux ; car si Rousseau eût voulu
lever l'équivoque , il n'auroit pas pu faire un sophisme , et on lui auroit
répondu que la religion chrétienne qui condamne les erreurs , ne damne
pas les individus qui les professent ; qu'elle nous défend sévèrement de
juger que tel ou tel homme , mort ou vivant , quoiqu'il ait été ou
qu'il soit encore , soit on sera damné ; et qu'elle laisse à la suprême jus
tice , qui seule sait quand et dans quelles dispos ti ns notre ame se sépare
du corps qu'elle anime , l'impénétrable secret de notre destinée .
JUIN 1806. 555
Les Bucoliques de Virgile , précédées de plusieurs Idylles
de Théocrite , de Bion et de Moschus , suivies de tous les
passages de Theocrite que Virgile a imités ; traduites en vers
français par Firmin Dido , Un vol. in-8°, Prix : 4 fr. , et 5 fr.
par la poste. A Paris , chez Didot ; et chez le Normant.
(Deuxième extrait. Voy. le N° . précédent. )
?
On a toujours placé le berceau de la poésie pastorale dans
la Sicile , dans cette île fameuse où la comédie prit aussi naissance
et qui fut autrefois dans les arts l'émule de la Grèce.
Elle n'est séparée de l'Italie que par un petit détroit ; et quand
une fois on a mis le pied dans la patrie de Virgile , on est si
voisin de celle de Théocrite , qu'après avoir connu les paysages
et les bergers du poète de Mantoue , on est tenté de connoître
ceux du poète syracusain , et d'essayer la flûte du maître après
avoir embouché celle du disciple, M. Didot n'a pu résister à
cette tentation délicate , et a franchi hardiment le détroit ,
malgré les périls du voyage ; car , en passant du pays de Virgile
dans celui de Théocrite , le trajet est dangereux : dextrum
Scylla latus. On risque de tomber de Charybde en Scylla,
Virgile donne à la vérité un moyen d'éviter le danger : læva
tibi tellus. Ayez soin , dit-il , de prendre toujours à gauche ;
et c'est probablement ce qu'aura fait M. Didot.
Pour premier fruit de ce voyage bucolique , il nous offre
d'abord la belle Idylle de Théocrite , intitulée le Cyclope. Rien
de plus célèbre dans les poètes anciens , que les amours de Polyphème
et de Galatée , chantés d'abord par Philoxène de Cythère,
et devenus ensuite le sujet de tant de pièces pastorales ou comiques,
Dans le ballet tout récent d'Acis et de Galatée , ce monstrueux
rival d'Acis n'a point rebuté la délicatesse de uos Français
; il a été non- seulement souffert , mais encore accueilli
avec les plus grands applaudissemens, Piquée d'une noble ému
Jation , la poésie vient s'unir à la danse pour donner une
seconde vie à Polyphème. Il revit sous le double personnage
de poète et de danseur, exprimant ses amours avec les rimes de
M. Didot et les entrechats de Lefebre,
Afin de bien entendre le commencement de l'Idylle du
Cyclope , il est bon de savoir que Théocrite adresse cette
Idylle à un médecin de ses amis , appelé Nicias :
Quand l'amour dans notre ame exerce son ravage ,
Il n'est aucune plante , il n'est aucun breuvage
Qui puisse , ô Nicias , calmer notre tourment ;
Des nymphes d'Hélicon le commerce charmant
Est l'unique secours que l'homme ait sur la terre.
Heureux qui saat trouver ce secours salutaire !
556 MERCURE DE FRANCE ;
Tu dois , cher Nicias , connoftre ses douceurs ;
Toi , l'ani d'Esculape , ainsi que des neuf Soeurs :
L'antique Polyphème en a connu l'usage.
A peine adolescent , il aime ; son visage
Commence à se couvrir d'un fleurissant duvet ,
Et de ses feux ardeus Galatée est l'objet.
Il aime : ce n'est pas une légèreflamme ;
C'est l'amour tout entier respirant dans son ame.
Ses troupeaux au bercail retournoient sans pasteur :
Pour lui , blessé du trait qui lui perçoit le coeur,
I chantoit dès l'aurore ; et la rive attristée ,
Sans cesse répétoit le nom de Galatée;
Et cependant ses maux en étoient moins amers.
Assis sur un rocher , l'oeil fixé sur les mers
C'est ainsi que chantoit l'amoureux Polyphème.
Galatée, ah! pourquoi fuir un amant qui t'aime ?
O nymphe , qui du lait surpasses la blancheur ,
Pourquoi , d'un tendre agneau retraçant la douceur ,
As-t le naturel de la chèvre volage ,
Et l'âpreté du fruit de la vigne sauvage ?
Si je cède au sommeil , tu viens dans ce séjour ;
Et quand mon oil revoit la lumière du jour ,
Tu fuis comme un chevreau fuit le loup sanguinaire.
A peine adolescent , etc. d'un fleurissant duvet : je n'approuve
pas cette suspension affectée , il aime , ni cette expression
trop mignone , un fleurissant duvet. Le traducteur a l'air
de caresser la jeune barbe de Polyphème. Il aime : ce n'est
pas, etc. Ces deux vers paroissent calqués sur ceux-ci , de la
traduction de Longepierre:
Sa flamme n'étoit pas une commune flamme ;
Mais brûlé vivement jusques au fond de l'ame ,
Ce farouche Cyclope , etc.
En second lieu , c'est l'amour tout entier , etc. ne rend pas
assez fortement , ολοαις μανίαις ηρᾶτο. Racine a dit : de l'amour
j'ai toutes les fureurs ; pourquoi le traducteur n'a-t-il pas
cherché à imiter ici Racine , plutôt que Longepierre , puisqu'en
d'autres endroits il n'a pas fait difficulté de lui emprunter
assez heureusement quelques expressions , et même quelques
hémistiches ? Il semble même que dans cet endroit- ci M. Didot
ait voulu lutter contre Racine ; car ces deux vers ,
Il aime ce n'est pas une légère flamme ;
C'est l'amour tout entier respirant dans son ame,
ont un faux air de ressemblance avec ces deux vers si connus :
Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée ;
C'estVénus tout entière à sa proie attachée ( 1 ) .
(1) In me tota ruens Venus deseruit Cyprum .
HORACE
JUIN 1806. 557
Pour lui , blessé du trait qui lui perçoit le coeur, est la même
chose que blessé du trait dont il étoit blessé. Ces sortes de pléonasmes
vicieux se rencontrent souvent dans nos poètes d'aujour
d'hui.Le traducteur est encore tombé quelques vers plus bas dans
la même faute : Galatée, ah ! pourquoi fuir un amant qui l'«ime?
Ici le pleonasme est si choquant , que je soupçonne qu'il en
faut rejeter la faute , dans M. Didot , non sur la personne du
poète , mais sur celle de l'imprimeur. J'observerai encore au
sujet de ce vers , blessé du trait , etc. que le traducteur, qui
très-souvent pour un seul vers grec nous donne deux vers
français , ne nous donne ici qu'un seul vers français pour,
deux vers grecs très-énergiques :
Εχθιστον έχων υποκαρδίον έλκος ,
Κύπριος εκ μεγάλας , τό οἱ ηπατι παξε βέλεμνον.
« Traînant partout avec lui le trait cruel que la redoutable
» Vénus avoit enfoncé dans son coeur. » Et la rive attristée':
expression trop forte ; Polyphème ne déplore pas ici la mort
de Galatée. On lit encore plus bas : L'hiver attriste ce rivage ;
et ce mot attriste se rencontre fort souvent dans les autres
églogues , comme dans celle sur la mort de Bion : Les taureaux
de longs mugissemens attristent les hameaux ; et dans la
même églogue , on retrouve encore : L'Echo se plaint au fond
de sa roche attristée.
Le mot chantoit se trouve quelques vers plus haut : c'est
ainsi que chantoit , etc. Expression trop prosaïque. J'aimerois
autant dire avec Longepierre :
En regardant les flots d'un oeil jaloux et tendre ,
Il faisoit retentir ce que tu vas entendre. ,
Galatée , ah ! pourquoi , etc. Le grec ajoute une épithète qui
n'est pas indifférente : ω λευκα γαλατεια , « 6 charmante
» Galatée ! » Un amant qui t'aime : j'ai déjà relevé ce pléonasme.
As-tu le naturel de la chèvre ? expression bonne dans
un dictionnaire d'histoire naturelle. Et quand mon oeil
revoit , etc. Mon ail est ici une expression fort déplacée.
Polypheme se garde bien dans son début de laisser rien échapper
qui appelle d'abord l'attention de Galatée sur sa plus
grande difformité. Le galant procède avec plus d'adresse . Dans
son exorde , il cherche d'abord à capter la bienveillance de
Galatée par de petits complimens sur sa beauté ; il soupçonne
que la nymphe
Est en cela semblable au reste des mortelles ,
Qui veulent tous les jours des louanges nouvelles :
Pas une ne s'endort à ce bruit si flatteur.
LA FONTAINE,
558 MERCURE DE FRANCE ,
Il commence donc par lui servir
Ce breuvage vanté par le peuple rimeur;
Ce nectar que l'on sert au maître du tonnerre ,
Et dont nous enivrons tous les dieux de la terre ,
et que toutes les nymphes anciennes et modernes avalent avec
la même avidité , fût-il offert par le plus affreux de tous les
Cyclopes. Polyphème parle ensuite de l'origine de sa passion.
Son amour commença le jour où Galatée vint chercher des
feuilles d'hyacinthe dans son voisinage : manière adroite de
rappeler le petit service qu'il rendit à la nymphe dans cette
occasion ; car ce fut lui qui marcha devant elle , ce fut lui qui
au travers des détours de la montagne , la conduisit aux
endroits où se trouvoit l'hyacinthe. Depuis ce jour fatal , où
il a vu pour la première fois Galatée , il ne lui a pas été
possible de dormir ni de goûter le moindre repos. Mais ce
qui le désole , c'est qu'il s'aperçoit bien que sa vue n'a pas
produit le même effet sur Galatée. Le Cyclope est assez clairvoyant
pour deviner les motifs de cette indifférence ; il les
voit dans son oeil , et dans les autres défauts de sa physionomie.
Persuadé ૧૫૦ le vrai moyen d'affoiblir l'impression de pareils
défauts , c'est de les avouer soi-même hautement , il prend le
parti d'aborder de front la difficulté , et de s'expliquer une fois
pour toutes sur le chapitre de sa figure , de la même manière
a-peu- près qu'on voit certains bossus spirituels et rusés , prendre
l'initiative sur les rieurs , et , s'immolant eux-mêmes à la
risée des assistans , prévenir ou émousser les traits d'une malice
étrangère.
Polypheme prend donc le pinceau d'une main hardie, et il
se peint lui -même en buste avec tant de vérité , qu'on doit
lui savoir gré d'une pareille franchise , assez rare dans ceux
qui n'ont pas une physionomie plus avantageuse que la sienne :
Μοι λασία μεν οφρύς επι παντι μετοπω
Εξ ωτος τέταται ποτε Αωτερον ως , μια μακρα.
Εις δ ' οφθαλμος επεστι : πλατεια δε ρις επι χειλη .
« J'ai d'épais sourcils qui me couvrent le front , et qui s'éten-
» dent d'une oreille à l'autre ; je n'ai qu'un oeil, et un large nez
se prolonge sur mes lèvres. » C'est donc ici seulement que
le Cyclope parle de son oeil ; et le traducteur ne devoit pas
en parler plutôt , parce qu'ici Polyphème cherche tout de
suite à contrebalancer ce défaut par la peinture de ses richesses
, de toutes les délices de sa grotte , et de son talent pour
la musique.
Les traducteurs nous épargneroient à nous et à nos lecteurs
ces remarques longues et fastidieuses , si au lieu de traduire
les vers unà un, ou deux à deux, à mesure qu'ils se présentent ,
JUIN 1806. 559
ils avoient la précaution de lire bien attentivement la pièce
d'un bout jusqu'à l'autre , d'en bien saisir l'ensemble et
de bien pénétrer l'artifice du poète dans la conduite de sa
pièce.
Je commençai d'aimer , le jour qu'avec ma mère ,
Tu vins sur la montagne y cueillir le jasmin ;
Je marchois devant toi , te montrant le chemin.
Te montrant le chemin : cet hémistiche affoiblit le vers , qui
ne présente pas l'image rapide et pittoresque du demi-vers
grec , syw δ' οδον ηγεμόνευον , « c'étoit moi qui marchois devant
>> vous. » Virgile serre de plus près Théocrite , dux ego vester
eram. Il y a beaucoup d'art dans ce dux ego , placé au commencement
du vers ; mais peut-être ne vaut-il pas l'nyeu-
Vevor qui termine si majestueusement le vers grec , et peint si
bien l'air d'importance avec lequel Polyphème marchoit
devant Galatée et devant sa mère.
En second , lieu le vers de M. Didot est imité de celui de
Longepierre :
Je marchois devant yous , vous montrant le chemin.
Il valoit autant mettre à profit le vers de Racine :
Moi-même devant vous j’aurðis voulu marcher.
Hélas ! depuis le jour qui vit naftre ma flamme ,
Jamais le doux repos n'est entré dans mon ame :
Fille aimable , je sais pourquoi je te déplais .
Le dernier vers ne se lie pas assez avec les deux précédens. Ce
défaut de liaison n'existe pas dans le grec. Polyphème , après
avoir dépeint son amour à Galatée , lui reproche aussitôt sa
profonde indifférence :
४
Τιν δ' δ μελεί , ο μαδί , δεν
«< Mais toi , tu ne sens rien , non , par Jupiter , tu ne sens rien
» pour moi. » Le traducteur a totalement omis cette transition
, qui amène le portrait peu avantageux que Polypheme
va faire de sa personne ; transition tellement nécessaire , que
si elle eût manqué dans le poète grec , elle auroit dû lui être
prêtée amicalement par le poète français. Elle contient d'ailleurs
un jurement fort singulier dans la bouche de Polyphème ,
lui que tous les anciens nous représentent comme un esprit
fort , un impie , qui étant fils de Neptune , osoit pourtant nier
l'existence de Jupiter, son onele paternel. ( 1 ) Par quelle incon-
(1) . • Nam vos narrare soletis
Nescio quem regnare Jovem,
OVIDE , Mét .
560 MERCURE DE FRANCE ;
séquence , ou bien par quel retour subit de religion atteste
t-il ici le nom de ce même Jupiter? Henri -Etienne lève cette
difficulté , en disant que Polyphème parle ici le langage du
peuple , et qu'il se prête aux opinions populaires. C'étoit un
philosophe sage qui savoit s'accommoder aux préjugés de son
siècle , qui avoit des ménagemens pour les esprits foibles , et
qui dans cette occasion sur- tout ne veut pas blesser les opinions
superstitieuses de Galatée.
Oni , le poil hérissé de mon sourcil épais
Ombrage sur mon front le seul ceil qui m'éclaire ,
Et mon nez aplati couvre ma bouche entière..
Le λarea pis de Polyphème a donné beaucoup de mal ä
tous les commentateurs : ceux-ci prétendent que le nez s'étendoit
en large d'une extrémité de la lèvre à l'autre ; ceux-là ,
sans exclure la largeur , soutiennent qu'il débordoit longuement
les deux lèvres , ou du moins qu'il couvroit toute la
bouche, en forme de voûte. C'est un singulier spectacle de voir
Casaubon , Scaliger , Grotius , Eobanus - Hessus , Meursius ,
Paulmier , Warton , tirant tous le nez de Polypheme , les uns
d'un côté , les autres de l'autre. On est fâché de voir le respectable
Henri-Etienne se mettre de la partie , et ne pas lâcher
prise qu'il n'ait retourné dans tous les sens le λatsid PIS :
Unus et est oculus , naso labra ipsa leguntur.
Ou bien :
Unus et est oculus, nasus super imminet ori.
Ou bien :
Unus et est oculus, latusque super labra nasus .
Enfin , comme s'il n'avoit fait encore qu'escarmoucher , il
s'abandonne à toute son impétuosité :
Unus inest oculus , labris incumbit et ipsis
Per latus nasus.
Et malheureusement après tant d'efforts , Henri-Etienne est
obligé de céder la victoire à Eobanus- Hessus :
Unus inest oculus , supraque capacia nasus
Vasta molejacet mea labra , atque imminet ori.
M. Didot lui-même est ici écrasé par le terrible Eobanus-
Hessus , qui reste décidément maître du champ de bataille.
Mais j'ai mille brebis ; mais le lait argenté
Pour moi coule au printemps , dans l'automne , en été;
Et même quand l'hiver attriste ce rivage ,
Sur mes nombreux clayons je presse un doux laitage.
Je parlerai plus bas de cette expression le lait argenté : le traducteur
met l'automne après le printemps , et l'hiver après
l'été.
DE
'JUIN 1806.
cen
561
P'été. Le poète grec a suivi l'ordre des saisons : « Ni dans l'été ,
» ni dans l'automne , ni dans l'hiver . » Quand l'hiver attriste
ce mot attriste se trouve quelques vers plus haut , et revient
fort souvent dans les autres églogues :
O nymphe ! tu lesais , nul Cyclope en ces bois
Ne m'égale dans l'art d'animer le hautbois ;
Et pour chanter mes feux et ton indifférence ,
Ma voix des sombres nuits interrompt le silence.
Cependant je possède onze faons nouveaux nés ;
Je les nourris moi- ntême ; ils té sont destinés,
Avec trois petits ours enlevés à leur mère .
Viens : mon lait, mes troupeaux, tout est pour ma bergère.
Trois petits ours. Pourquoi le traducteur avare n'en met-il
que trois , quand le généreux Polyphème veut en donner
quatre , Tecσapas ? C'est plutôt sur les onze faons qu'il auroit
pu rogner la portion de Galatée ; car pour les quatre petits
ours ,
il est bien raré que ce soit pour de pareils cadeaux
les amans se ruinent avec leurs maîtresses. Mais le traducteur
a fait ici une faute plus considérable.
que
S'il avoit lu attententivement le vers grec , il auroit senti
que le mot agutav , qui termine par une suprise agréable la
liste de tous les présens de Polyphème , devoit être mis , en français
comme en grec , à la fin du vers , και σκυμνως τέσσαρας
aρxTwv. « Enfin , je nourris , j'élève pour toi quatre petits
» ours. » Cette finesse de Théocrite n'a pas échappé à Ovide ,
qui ménage avec beaucoup d'art la même surprise aux lecteurs
Invenigeminos , qui tecum ludere possent
Inter se similes, vix ut dignoscere possis
Villosæ catulos in summis montibus ursæ
Inveni etdixi : dominæ servabimus istas.
Mon lait , mes troupeaux : le traducteur devoit faire la récapitulation
complete , et ajouter : mes onze faons et mes quatre
petits ours. Mais le grec ne récapitule pas , et dit simplement :
Viens , tout ce que je possède est à toi.
Laisse les flots grondans sur les flots se briser ;
Dans ma grotte , la nuit , tu peux mieux reposer.
Là , le myrte aux cyprès vient mêler sa verdure ,
Le lierre y laisse errer sa verte chevelure ,
La vigne sur ses bras voit mûrir le raisin,
Et l'Etna frémissant, de son sommet voisin
Fait en tout temps pour moi rouler sur ce rivage
De ses neiges d'argent le céleste breuvage.
A l'asile enchanté que je t'offre en cejour,
Qui peut des flots bruyans préférer le séjour?
Je me bornerai ici aux fautes principales. Frémissant : épithète
impropre ; il ne s'agit pas de peindre ici une éruption volcanique.
De son sommet voisin , en tout temps pour moi , sur
N n
562 MERCURE DE FRANCE ,
ce rivage : ces quatre propositions accumulées , de , en , pour,
sur, ne sont supportables ni en prose ni en poésie. Queje ťoffie
en ce jur: cet hémistiche pour la rime , doit- être laissé
aux petits enfans pour les complimens du premier jour de
l'année , ou des jours de fête de leurs parens.
Nymphe cruelle ! eh bien ! si ta vue est blessée
Des longs poils dont ma peau te semble hérissée,
Viens , le feu vit chez moi sous la cendre endormi ;
Je suis prêt à souffrir que ton bras ennemi
M'environne de flamme , et , si c'est ton envie,
Brûle mon oeil unique et plus cher que ma vie .
Que n'ai-je su non dos ces légers avirons
Que pour sillonner l'onde ont reçu les poissons !
Jirois baiser ta main , si ton humeur farouche
Défendoit de cueillir un baiser sur ta louche.
Ah ! s'il étoit permis d'offrir en même temps
Et les fleurs de l'automne et celles du printemps ,
Pour toi , près du pavot que la pou pre environne ,
Le lis au front d'argent monteroit en colonne .
Oui , si vers ce rivage aborde un etrang r,
Je veux qu'au sein des mers il m'enseigne à plonger.
J'irai voir quel plaisir te retient sous les ondes .
O nymphe ! sors enfin de tes grottes profondes :
Viens ; et sur ce rocher puisses-tu , comme moi,
Quelquefois oublier de retourner chez toi!
Ces six derniers vers , dont j'ai souligné les rimes étranger ,
ponger, etc. , paroissent calqués sur les six vers suivans de
Longepierre :
Mais s'il arrive ici jamais quelque étranger,
Je veux , je veux du moins qu'il m'apprenne à nager,
Pour aller voir quel charme offre le sein des ondes ,
Et ce qui vous retien sous ces voûtes profondes.
Ah! quitte un tel séjour ; et du moins comme moi,
Oublie , aimable nymphe , à retourner chez toi !
M. Didot a fait à I ongepierre bien d'autres emprunts dont
nous parlerons plus bas. Hâtons- nous de finir cette idylle :
Viens guider mes brebis , mes chèvres vagabondes ;
Viens : tes mains presseront leurs mamelles fécondes ,
Et tu verras leur lait épaissi par degré ,
En un mets élicat se changer a ton gré.
Ma me e qui pour mine i'a rien ait d'aimable ,
Ma mere , o Galatée , est plus que o coupable ;
Elle qui me voyoit uépérir chaque jour.
Mais je veux pour son fils alarmer son amour ,
Etrier , en pleurant , au bord de l'onde amère :
Ah! la fièvre me brùle , ah ! je souffre , ma mère.
Fontenelle se moque de cette mignardise de Polyphème ,
» qui , pour faire enrager sa mère , se propose de lui dire
JUIN 1806. 563
» qu'il a mal à la tête et aux deux pieds. ( 1 ) On ne peut
» guère croire que , fait comme il étoit , sa mère fût assez
» folle de lui , pour être fâchée de lui voir ces petits maux. >>
Fontenelle s'est permis beaucoup d'autres plaisanteries sur
Théocrite ; mais, comme dit La Harpe , les bergers de Fontenelle
en savent trop en amour, et lui-même en sait trop peu
en poésie. Le traducteur, dans une de ses notes , justifie parfaitement
Théocrite : « Fontenelle n'a pas observé que dans
>> cette idylle , Théocrite a pris soin de peindre Polypheme
>> entrant à peine dans l'adolescence : ce Cyclope n'avoit-il
» pas remarqué plus d'une fois dans les différentes maladies
» de son enfance , la tendresse et l'inquiétude de sa mère ? Il
» étoit difforme. Est-ce une raison , pour qu'une mère n'aime
» pas son fils ?
D'ailleurs quelle est la mère qui trouve son fils difforme.
Mes petits sont mignons ,
Beaux , bien faits , et jolis sur tous leurs compagnons.
Fable du Hibou. LA FONT .
Ajoutons que la nymphe Thoosa sa mère n'avoit pas d'autre
enfant , et que Polyphème étoit fils unique.
O Cyclope , Cyclope ! où donc est ta raison ?
Ne ferois -tu pas mieux d'aller dans ta maison ,
A tes jeunes brebis , porter le vert feuillage ,
D'unir entr'eux les joncs pour presser le laitage.
Malheureux ton esprit égaré , hors de soi ,
Cherche au loin le bonheur , quand il est près de toi ;
Tu trouveras bientôt , à tes voeux moins rebelle ,
Une autre Galatée , et peut-être plus belle .
Dans l'ombre de la nuit , les Nymphes de ces bois ,
A leurs aimables jeux m'invitent quelquefois :
Quand je les suis , on rit , et la joie est extrême ;
Ainsi pour quelque chose on compte Poliphème.
Du Cyclope amoureux , tels étoient les accens.
Il trouvoit des secours plus doux et plus puissans
Auprès des doctes soeurs que le Permesse adore ,
Que s'il eût imploré l'art du dieu d'Epidaure.
O Cyclope , Cyclope ! où donc est ta raison ? Ce vers , pris
tout entier de Longepierre , est loin de rendre la belle image
du vers grec , πα τας φρένας εκπεποτασαι ; littéralement : ou
ta raison s'est- elle envolée ? Racine a bien mieux dit :
Par quel trouble me vois - je emporté loin de moi ?
Les bornes de cet article ne m'ont pas permis de relever
beaucoup d'autres incorrections , telles que les répétitions fré-
( ) Il y a effectivement dins le grec : « J
» tête et que l'a les deux jeds nflés , afia
» aussi , puisque je me chagrine bien moi. »
vais dire que j'ai mal à la
que ma mère se chagrine
Nn 2
564 MERCURE DE FRANCE ;
quentes des verbes venir , voir, wouloir , pouvoir ; et ces autres
répétitions métaphoriques , par lesquelles le traducteur s'est
peut-être imaginé rendre sa poésie plus riche , le lait ARGENTE
, les neiges d'ARGENT , le lys aufront d'ARGENT, et dans
les autres églogues te lys ARGENTE , la gerbe DORÉE , un beau
lit d'ARGENT , un lit d'or , un vase d'or , un réseau d'or , un
carquois d'or , une robe ARGENTÉE , des cheveux tombant en
boucles d'or , l'or de ses cheveux flotte au gré du zéphir ,
la vigne pliant sous l'or de ses raisins , etc. Cette richesse
apparente couvre un déficit réel . Lorsqu'un poète a le malheureux
don , comme un certain roi de Phrygie , de convertir
tout en argent , il tombe dans une véritable misère ; et au
milieu de ses prétendus trésors , il est à sec et à jeun comme
le roi Midas.
M. Didot soutient dans sa préface que les poètes anciens ne
doivent être traduits qu'en vers. Quoique j'adopte presque entièrement
son opinion , je me fais néanmoins un plaisir de
citer ici la traduction en prose de la même idylle par M. Geoffroi
, afin que le lecteur puisse juger quelle est celle des deux
traductions dans laquelle on reconnoît mieux Théocrite.
« Non , mon cher Nicias , il n'est point dans la nature de
remède plus sûr contre l'amour que le commerce des Muses ;
il n'en est point aussi de plus agréable , ni de plus doux ; mais
il n'est pas donné à tous les mortels de pouvoir en faire usage.
Tu le connois sans doute , ô Nicias , cet heureux secret , toi
le favori d'Esculape et l'élève chéri des neuf Soeurs ! L'antique
habitant de nos contrées , le cyclope Polyphème , sut aussi
employer ce remède avec succès , lorsque dès sa plus tendre
jeunesse , il aima la nymphe Galatée. Son amour n'étoit pas
ce sentiment doux et léger qui se joue parmi les fleurs ; c'étoit
un délire funeste , une noire fureur qui égaroit ses sens. Souvent
ses brebis abandonnées quittèrent les gras pâturages , et
revinrent seules à la bergerie , tandis qu'uniquement occupé
des attraits de Galatée , il languissoit étendu sur le rivage de
la mer , depuis le lever de l'aurore , soupirant du trait cruel
que la redoutable Vénus avoit enfoncé dans son coeur. Enfin,
il trouva un soulagement à sa peine aissis sur la cime d'un
rocher , les yeux tournés vers la mer ,
il exhaloit son amour
dans des chansons plaintives.
>> O Galatée ! plus blanche que le lait , plus douce qu'un
agneau , plus vive et plus folâtre qu'un jeune daim , mais plus
apre que le raisin verd , pourquoi ton coeur est-il sans pitié
pour l'amant qui t'adore ? Tu viens sur le rivage quand le
sommeil ferme ma paupière , et dès que je m'éveille , tu fuis
épouvantée , comme la brebis à la vue du loup ravisseur. Sans
JUIN 1806. 565
cesse je me rappelle le jour où tu vins avec ma mère cueillir
sur la montagne des feuilles d'hyacinthe ; c'étoit moi qui
vous conduisois : je te vis alors pour la première fois ; je te
vis , et je t'aimai . Depuis ce moment , je languis et je me
consume , sans que tu sois touchée de mes maux. Je sais
belle nymphe , je sais pourquoi tu me fuis : la nature , avec
un coeur tendre , m'a donné un air farouche qui alarme la
beauté timide ; mais si mes traits n'ont pas de quoi plaire ,
mes immenses troupeaux couvrent ces montagnes ; le lait le
plus exquis abonde toujours dans mes urnes ; mes clayons
sont toujours chargés des meilleurs fromages ; aucun cyclope
ne joue mieux que moi de la flûte , sur-tout lorsque je chante
mon amour et tes charmes , souvent jusqu'au milieu de la nuit.
Viens habiter ma grotte ; viens , tout ce que je possède est
à toi laisse les flots se briser contre le rivage , tu passeras
près de moi des nuits plus agréables. Ici , croissent les lauriers
et les myrtes ; ici , serpente le lierre obscur et la vigne aux
fruits dorés. Les neiges fondues sur le sommet de l'Etna font
couler ici une eau pure et fraîche , digne de désaltérer les
dieux même ; qui pourroit à ces avantages préférer le séjour
des eaux ? Si mon visage hérissé te deplaît , j'ai du bois dans
ma grotte ; un feu qui ne s'éteint jamais vit chez moi sous la
cendre ; tu brûleras cet épais sourcil qui ombrage mon front ;
tu brûleras cet oeil unique qui m'est plus cher que la vie ; tu
brûleras , si tu veux , jusqu'à mon ame ; je puis tout souffrir
de ta main. Que n'ai -je reçu de la nature le pouvoir de fendre
les eaux ! je pénétrerois jusqu'aux lieux qui te dérobent à ma
vue ; j'irois baiser ta belle main , si la bouche m'étoit refusée.
Je te porterois , en été , des lys dont tu effaces la blancheur ;
en hiver , des pavots dont les feuilles pourprées sont l'oracle
des amans. Mais si quelqu'étranger aborde sur ces rives , je suis
bien résolu d'apprendre à nager pour juger par moi-même
quel charme on trouve sous les eaux. Sors du sein de la mer ,
Ô Galatée ! viens t'asseoir sur ce rivage , et puisses-tu oublier ,
comme moi , de retourner dans ta grotte ! Trop heureux
ton amant , si tu veux partager avec lui les soins de son troupeau
, si ta main délicate ne dédaigne pas de traire ses brebis ,
et de presser ses laitages. »
« O Cyclope ! malheureux. Cyclope, où s'égarent tes esprits!
ne serois-tu pas plus sage de t'occuper à tresser le jonc pour
former des panniers et des corbeilles ? Songe à tes tendres
agneaux , va dépouiller , pour eux , les prés de l'herbe nouvelle
et l'arboisier de son jeune feuillage ! Jouis des avantages
qui se présentent ; pourquoi t'obstiner à poursuivre un
bien qui te fuit ? Ne peux-tu pas trouver une autre Galatée
3
566 MERCURE DE FRANCE ,
plus belle encore ? Combien de jeunes bergères ne m'invitent→
elles pas à folâtrer avec elles pendant la nuit ? Quelle joie
éclate dans leurs yeux , lorsque je parois me rendre à leurs
desirs ! Ce sont là sans doute des preuves que je ne suis pas né
pour éprouver des mépris. »
» Ainsi Polyphême charmant par ses chansons , ses cruels
ennemis , et tout les trésors de l'Univers n'auroient pu lui
procurer une plus douce consolation . »
Ici le prosateur est certainement plus poète que le versificateur
. Pour avoir une traduction parfaite de Théocryte , il
ne s'agiroit que de mettre des rimes à la prose de M. Geoffroi,
ou des vers aux rimes de M. Didot,
VARIÉTÉ S.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES.
--L'Institut avoit arrêté dans sa séance extraordinaire du 7
brumaire an 14 , de placer dans le nouveau local destiné à ses
séances publiques , la statue en marbre de S. M. l'EMPEREUR
et Roi. M. Rolland , sculpteur, membre de l'Institut , est chargé
de l'exécuter :
Il avoit été arrêté , dans la même séance , que l'Institut présenteroit
à S. M. une adresse de félicitation sur ses victoires,
La voici telle qu'elle a été rédigée par les bureaux réunis des
quatre classes.
Sire , transporté de reconnisosance autant que d'admiration
pour les nouveaux prodiges que la France doit à votre
courage et à votre génie , l'Institut vient demander à V. M.
qu'elle daigne lui permettre d'élever un monument public
et durable des sentimens dont il est pénétré ;
>> Il desire que votre statue décore la grande salle du palais
que V. M. vient de lui accorder .
>> Comme citoyens , comme Français , nous célébrons avec
tous nos compatriotes le restaurateur , le législateur , le défenseur
de l'Empire.
» Mais les membres de l'Institut doivent un hommage
JUIN 1806 . 567
particulier au prince qui encourage les sciences par son
exemple , les lettres par ses conseils , les arts par ses bienfaits ;
au général qui , au milieu du tumulte des armes , maintient
le repos dans les asiles consacrés à l'étude ; au guerrier dont
le bras puissant préserve les nations civilisées d'une nouvelle
irruption de l'ignorance et de la barbarie.
>> Nous disons plus , les hommes éclairés du monde entier
partage ce devoir avec nous ; ils vous rendent tous cet
hommage dans le coeur et nous envient le bonheur de le
rendre avec éclat.
>> C'est au milieu des images de nos grands écrivains et
de nos grands artistes , que nous voulons placer la vôtre.
Leurs mânes se plairont à l'y contempler. Plus heureux que
les sages de l'antiquité , leurs ouvrages ne seront ni détruits ,
ni mutilés ; le flambeau qu'ils ont allumé ne sera point éteint
par des barbares ; sa lumière se maintiendra toujours vive
et pure , et ce sera en grande partie au bonheur de vos armes
qu'ils seront redevables de la durée de leur gloire , et la postérité
de celle de leurs bienfaits.
>> Pour nous , foible émules , mais disciples fidèles de cos
grands hommes , la faveur que nous demandons aujourd'hui
à V. M. sera pour notre zèle un encouragement sans cesse
renaissant ; si l'aspect de ces inimitables modèles nous décourage
que quefois en nous rappellant trop combien nous avons
lieu d'envier leurs talens , le voire nous ranimera , en nous rapà
son tour combien ils nous eusent envié notre héros, ».
Fait à l'Institut , le 7 brumaire an 14.
Les présidens et secrétaires des quatre classes de l'Institut ,
Signés , DESFONTAINES , REGNAUD ( de Saint Jean - d'Angely) ,
DUTHEIL , MEHUL ,'présidens ; DELAMBRE , CUVIER,
SUARD , DACIER , LEBRETON , Secrétaires.
S. M. I. a rendu , le 8 juin , un décret relatif aux théâtres
de la capitale , à ceux des départemens , et aux entrepreneurs
des spectacles. Les principales dispositions en sont telles que.
nous les avons données dans le dernier numéro du Mercure ,
à l'exception cependant de celles qui concernent les auteurs.
Nous les rétablissons ici : 1 °. Les auteurs et les entrepreneurs
568 MERCURE DE FRANCE ,
seront libres de déterminer entr'eux , par des conventions mutuelles
, les rétributions dues aux premiers , par somme fixe ou
autrement ; 2°. les autorités locales veilleront strictement à l'exécution
de ces conventions ; 3° . les propriétaires d'ouvrages
dramatiques posthumes ont les mêmes droits que l'auteur ; et
les dispositions sur la propriété des auteurs et sur la durée ,
leur seront applicables , ainsi qu'il est dit au décret du 1º¹ germinal
an 13.
er
Cette semaine n'a produit aucune nouveauté dramatique
, au moins de celles qui méritent d'être consignées dans un
journal littéraire. Mais on nous promet de grands dédommagemens
pour la semaine prochaine. On annonce , à l'Académie
impériale de Musique , Paul et Virginie , ballet pantomime en
trois actes de M. Gardel ; la reprise de Castor et Pollux , opéra
de gentil Bernard , avec une nouvelle musique ; et enfin le
concert dans lequel on doit entendre la plus célèbre cantatrice
de l'Italie , Mad. Catalani , Mercredi sera , dit- on , le jour de
la première représentation de la Mort de Henri IV , tragédie .
de M. Legouvé , qui a vivement excité la curiosité publique ,
car depuis long-temps on ne peut plus se procurer de loges. Le
mêmejour on donnera , au théâtre Feydeau , Gabrielle d'Estrées .
La musique de ce nouvel opéra -comique est de M. Méhul,
Le Courrier des Spectacles annonce comme prochaine
la retraite de Mlle Raucourt et de Mlle Contat,
M. Palissot vient de recevoir de S. M. l'assurance d'une
pension de trois mille francs. Le plus connu de ses ouvrages ,
la Comédie des Philosophes , a été donnée pour la première
fois en 1760. Il est âgé de 76 ans,
-
On a mis en vente cette semaine , chez Firmin Didot et
le Normant , les Pensées de Nicole , précédées d'une Introduction
et d'une Notice sur la personne et sur les écrits , de
ce grand homme , par M. Mersan ( 1 ). Nous rendrons compte
de cet ouvrage.
-
François Devienne , âgé de quatorze ans et demi , fils
du compositeur de ce nom , s'est noyé samedi dernier , en
sortant imprudemment du bain établi près le pont des Arts,
(1 ) Un vol . in-18 . Prix : papier ordinaire , 60 c .; papier fia , 75
papier vélin , 2 fr.; grand papier vélin , 3 fr.
JUIN 1806.
569
Ce jeune homme étoit déjà l'appui de sa mère. M. Gillon ,
élève de Devienne , et ami de son malheureux fils , vient de
demander la permission de remplacer ce jeune homme ,
comme seconde flûte , au théâtre de l'Opéra -Buffa , en s'engageant
à remettre les appointemens à sa mère.
-On avoit cru que l'accouplement du zèbre femelle
avec l'âne ne pouvoit avoir lieu sans quelque supercherie ,
et Allaman rapporte , à cette occasion , qu'un riche anglais ,
qui voulut faire cette expérience , fut obligé de peindre un
âne pour y réussir et tromper ainsi le zèbre femelle. On
vient d'obtenir un nouvel exemple de cet accouplement au
Jardin des Plantes , sans cette précaution. Le zèbre femelle
s'est prêté avec beaucoup de complaisance , et l'on ne doute
pas qu'il n'ait été fécondé .
La société d'émulation de Rouen a choisi pour sujet
du prix qu'elle se propose de décerner dans sa séance publique
du 9 juin 1807 , l'éloge de Duquesne , né à Dieppe en 1610 ,
commandant des armées navales de France sous Louis XIV.
Le sujet pourra être traité en vers ou en prose , au choix des
auteurs. La société desire que les auteurs rappellent dans leur
ouvrage le souvenir du maréchal de Tourville , également
originaire de Normandie , et qu'ils établissent un parallèle
entre ces deux grands marins. Le prix sera sur une médaille
de la valeur de 300 fr.
-
;
"
Le mauvais temps nous a privés , lundi , du plaisir d'ob¬
server l'éclipse . Il m'étoit agréable en me souvenant d'avoir
observé celle du 25 juillet 1748 , d'observer encore celle
du 15 juin 1806 , et d'en calculer le même jour les résultats.
La première étoit annulaire en Écosse , et M. Lemonnier
mon illustre maître , y alla l'observer ; celle- ci a été totale à
Boston , et j'y aurois été , s'il n'y avoit pas dans ce pays-là des
astronomes qui ne la négligeront pas. Il n'y a pas eu d'éclipse
totale en France depuis 1724. Louis XV avoit du regret de
ne pouvoir jouir de ce singulier spectacle , et je mourrai avec
le même regret , car il n'y en aura pas en France de tout le
siècle. M. Duvaucel n'a pas étendu ses calculs plus loin.
Le Saint-Père m'ayant chargé de faire faire à Paris , les
570
MERCURE DE FRANCE ,
instrumens qui manquoient à son observatoire de Rome , je
viens d'y envoyer un cercle répétiteur de 20 pouces de diamètre
, fait par M. Bellet , qui contribue actuellement à soutenir
la réputation de la France pour les instrumens de mathématiques.
Ce cercle coûte 4500. fr. , mais on ne peut s'en
passer dans l'état de perfection où est portée l'astronomie , et
M. Calandrelli , qui a observé à Rome la parallaxe de la lyre ,
pourra s'en assurer mieux avec ce bel instrument, Benjamin
Bellet , né à Nyon , le 13 mars 1758 , demeure rue Saint-
Louis , près le Palais , n. 4. Il a accompagné M. Delambre
dans le grand travail de la méridienne , ce qui lui donne
l'avantage de bien connoître un instrument dont il a fait usage
long-temps avec notre plus habile astronome.
Je crois devoir avertir aussi les marins qu'il y a des cercles
de réflexion très-bien faits chez M. Jecker , rue des Douzę-
Portes , au Marais.
DELALANDE
.
- Il vient d'être construit dans la vallée suisse du Jardin
des Plantes , douze cabanes pour différentes espèces de singes
arrivées à la ménagerie. On y bâtit en outre un grand édifice
en pierres de taille , pour loger en plein air les grands
animaux de la ménagérie.
-
MODES
Du 20 juin. Avec les chapeaux de paille , le front est découvert
d'un côté , de l'autre , descendent de très-1 ngues mèches , roulées en tirebouchons
, s us une capote on n'apperçoit ni le front ni les yeux. Les
capotes se font chaque jour plus sillantes . Outre cela , aux capotes de
perkale , qui sont les capo es ar excellence , on adapte on tulle festonné ,
large de dux doigts . Sur les chape ux de paille , les bouquets les plus
communs sont composés de cinq à six sortes de fleurs , entr'autres de petits
oeillets , de réséda et de pi ds d'alouette. Les fleurs isolées , les plus
ordinaires , sont des roses de la saison . Telle est la diversité des goûts , et ,
par suite , la quantité de fle: rs concurrnment admises , que vous voyez
sur deux chape . ux qui se touchent , des renoncules et des ro-es On expose
depuis quelques jours , chez cuelques modi tes , des c potes à jour ,
de tissu paille blanche , ou plutôt sparterie , et soie b'anche. Le coë fures
en cheveux ne varient pas Des nattes par derrière , le rest lisse , quelquefois
des fleurs faisant demi- tour , les tempes dégagées , la nuqne rase
voilà le goût presque général. Les robes de parure se font à l'espagnole ,
en crêpe , avec des crevé , des fr. u-frou , en rubans de satin. Il y a beaucoup
de ces robes lilas . A la promenade , on voit beaucoup de péler nes
plissées. Les fiches unis , de moeline claire , les plus nouveaux , ont une
frisette à trois ou quatre rangs , qui monte fort haut . Cette-frisette ne va
pes par devant . Por der ière , les pointes du fichu , d'abord croisées ,
puis pouées , flottent en écharpe. Quelques robes de perkale ont de pes
JUIN 1806 .
571
tites basques autour de la taille , testonnées à dents de loup , et bordée
d'une trsade de co on .
Les schalls se portent à la main , pliés en huit.
NOUVELLES POLITIQUES.
Raguse , le 28 mai.
M. le général Lauriston , aide - de-camp de S. M. l'EMPERER
et Roi , parti de Spalatro à la tête de 6000 hommes , a
pris possession de notre ville le 26 mai. Les habitants ont vu
avec joie cette force protectrice qui les met à l'abri des
incursions dont ils étoient menacées par les Monténégrins :
Londres , 15 juin.
Le procès de lord Melville vient enfin de se terminer comme on s'y étoit
attendu , c'est -à - dire qu'il a é é acquitté à une très- grande majorité .
L'impatience d'entendre le jugement définitif d'une affaire aussi importante
, avoit rassemblé dans les salles de Westminster une foule beaucoup
plus grande que les jours précédens . Dès que la cour fut assemblée ,
le chancelier informa les lords qu'ils étoient réunis pour prononcer le jngement
du lord Melville . Sa seigneurie adressa alors la question sur le
premier article au plus jeune des barons , et successivement à tous les pairs ,
en terminant par S. A. R. le duc d'Yorck ( le prince de Galle étoit absent).
Après avoir recueilli toutes les voix , le lord chancelier donaa la sienne.
La question étoit posée de la manière suivante :
« Jean lord Brooke , Henry vicomte Melville est - il coupable ou non
» des crimes et raalvers tions dont il est accusé dans cet article ? -Réponse:
» Sur mon honneur , il n'est pas coupable . »
En donnant sa voix , le pair se tenoit debout , ct plaçoit , en s'inclinant ,
la main droite sur le coeur.
L'impeachment , présenté par les communes , contenoit les articles
suivans :
Premier article.- Henry , vicomte Melville , lorsqu'il étoit enpossession
de la charge de trésorier de la marine , et précédemment au 10 janvier 1786 ,
a frauduleusement et i légalement employé à son usage particel er 10,000
liv sterl. des fonds publics ; il a continué le même emploi illégitime de
cette somme de 10,000 liv . après la publication de l'acte pour le réglement
de la charge de trésorier. Lord Melville a déclaré dans la chambre des
communes , le 11 janvier 1805 , qu'il se croyoit obligė , par des motifs
dépendans de ses devo rs publics et de son honneur particulier , de ne
point révéler l'emploi de ces 10,000 liv. Cette conduite est une violation
de la loi , une infraction aux devoirs de sa charge , et une atteinte à la haute
confiance qui reposoit sur lui.
Deuxième article. Ledit Henry , vicomte Melville , de connivence
avec son payeur Alexandre Trotter , lui a permis de tirer de la barque
plusieurs sommes d'argent , pour tout autre emploi que le service de la
marine : c'est encore de concert avec ledit Alexandre Trotter , qu'il a fait
pla er ces sommes en son nom , chez des banquiers particuliers , MM.
Coutts et compagnie , soumis à son seul examen ; ce qui est contre les
statuts .
Troisième article. - Ledit Henry a frauduleusement et illégalement
permis que ledit Alexandre , après avoir placé cet argent chez des banquiers
particuliers , l'employât pour son compte et pour son avantage et
son intérêt particulier , ce qui a exposé la fortune de l'Eat à cuir de
de grans risques et à éprouver des pertes considéralles , et ce qui est
contre les règleinens ,
572
MERCURE DE FRANCE ,
Quatrième article. - Ledit Henry , de connivence avec ledit Alexanpre
, a placé dans les mains de Marck Sprott et d'autres , plusieurs sommes
provenant des fonds publics , qu'il a destinées ainsi à un autre emploi que
le service de la marine , pour son avantage particulier , et en contravention
aux règlemens .
- Cinquième article. Ledit Henry a pris sur les fonds publics une
somme de 10,000 liv. st. , qu'il a appliquée de même illégalement et frau- duleusement à son propre usage, en contravention aux règlemens.
- Sixième article . Ledit Henry a , pour son usage et ses vues particui
ères , reçu dudit Alexandre plusieurs sommes des fonds publics ,
fraude qu'il a cachée avec soin ; ces sommes ont été mêlées et confondues
avec les propres deniers dudit Alexandre , et portée sur ses registres , sous
l'indication de comptes courans du lord Melville ; lesquels registres
par une convention , datée du 18 et du 23 février 1803 , ont été déchirés
détraits et brûlés , ainsi que tous les autres titres , écrits , memorenda
, et ...... et cela pour empêcher qu'on ne découvrit les avances
faites sur les fonds publics par ledit Alexandre audit Henry , contre les réglemens
, statuts , etc....
---- Septième article. Parmi ces diverses avances , il en existe une de
22,000 liv . sterl ., sans intérêt , faite en partie sur les fonds publics , sɩ
illégale nent tirés de la banque , et en partie sur les fonds remis à Coutts ,
et dans lesquels il se trouve aussi une portion de deniers publics , et une
portion de ceux d'Alexandre Trotter , le tout mêlé et confondu sans aucune distinction .
Huitième article. -
-
Il existe une autre avance de 22,000 liv. sterl. ,
pour laquel ledit Henry est convenu de payer un intérêt .
Neuvième article.
Pendant la plus grande partie du temps où ledit
Alexandre a rempli la charge de payeur- général , il a fait gratuitement les
affaires du lord Meleville , comme son agent , et , de temps en temps , il
lui faisait des avances de 10 ou 20,000 liv. sterl . , qu'il prenoit sur les fonds
mêlés et placés sans distinction sur la maison Coutts , d'où il résulte que
ledit Henry a tiré un bénéfice illicite des deniers publics , et qu'en raison
de ces avances qui lui étoient faites , il a souffert que ledit Alexandre s'appropriât
une partie des même fonds et les employât à son usage et à son
profit. Tous ces faits étant une violation de la loi , et une atteinte aux
devoirs de sa charge , il s'ensuit que Henry , vicomte Melville , les
ayant permis ou y ayant pris part , est coupable du haut crime et de malversation
.
Dixième article ou article additionnel. - Entre le 1er janvier 1784
et le 5 janvier 1786 , ledit Henry a employé illégalement une somme de
20,000 liv. sterl. à un autre but que le service de la marine , et pour les
avantages et profits particuliers . Il a continué à faire le même usage de
cette somme , après l'acte de réglement pour la charge de trésorier de la
marine .
Toutes les voix ayant été recueillies sur le premier article , on ordonna
de rechef le silence , et la question fut posée de la même manière sur les
autres chefs d'accusation . Cette opération fut terminée à trois heures moins
un quart . Vers quatre heures , le dépouillement des voix étant fini , le lord
chancelier informa la cour que la majorité des lords avoit acquitté Henry ,
vicomte Melleville , de toutes les accusations contenues dans l'impéachment
porté par la chambre des communes.
Les lords retournèrent dans leur chambre , et le vicomte Melleville se
retira de son côté avec son conseil et ses amis; la santé et la joie régnoient
sur la figure du noble accusé. Le public accuellit le jugement avec de
grands témoignages de satisfaction ; et le lord Melleville reçut les féliciJUIN
1806. 573
•
tations d'un grand nombre de seigneurs qui s'empressoient autour de lui.
Voici le tableau des voix sur chacun des chefs d'accusation :
Sur le 1er. •
Coupable .
16.
Non.coupable.
· · 119. · • •
Majorité.
103.
· 56. · •
79.
23. · •
52. $3. 31. •
aucune .
4.
6€ • 48 .
toutes.
131.
87.
127.
39.
50. 85. · 35.
14.
121 . 107 .
9€
16.
12.
119.
123.
• 103.
III. ΙΟ
LL. AA. RR. les ducs d'Yorck , de Cumberland et de Cambdrige , et
S. A. le duc de Glocester votèrent de la même manière et déclarèrent tous
l'accusé non coupable ; et LL. AA. RR. les dues de Clarence , de Kent
et de Sussex , au contraire , le déclarèrent coupable, excepté sur le quatrième
article sur lequel ils se joignirent à la majorité qui l'acquittoit . Le
lord chancelier vota en général dans le même sens que les ducs de Clarence
, de Kent et de Sussex . Les pairs qui se firent le plus remarquer en
donnant leur voix contre l'accusé , quoiqu'avec quelques variations , furent
le comte Stanhope et les lords Lauderdale et Holland .
PARIS.
Lord Yarmouth est arrivé d'Angleterre à Paris.
-L'électeur de Hesse - Cassel est dangereusement malade.
S. M. a rendu le 11 de ce mois le décret suivant :
Titre Ier. De l'Organisation du Conseil d'Etat.
-
1. Conformément à l'arrêté du 7 fructidor an 8 , les conseillers
d'état continueront d'être distribués en service ordinaire
et en service extraordinaire.
2. La liste de l'un et l'autre service sera arrêté par S. M. le
premier de chaque trimestre.
3. Sur la liste du service ordinaire seront distingués ceux
des conseillers d'état qui feront partie d'une section , et ceux
que S. M. croira ne devoir attacher à aucune.
4. Il y aura au conseil d'état des maîtres des requêtes , dont
les fonctions sont ci-après déterminées.
5. Les maîtres des requêtes seront distribués en service ordinaire
et en service extraordinaire , suivant la liste qui sera arrê
tée par S. M. le premier de chaque trimestre.
6. Les maîtres des requêtes prendront séance au conseil
d'état après les conseillers d'état.
7. Ils feront le rapport de toutes les affaires contentieuses
sur lesquelles le conseil d'état prononce , de quelque manière
qu'il en soit saisi , à l'exception de celles qui concernent la
liquidation de la dette publique et les domaines nationaux ,
dont les rapports continueront d'être faits par les conseillers
d'état chargés de ces deux parties d'administration publique.
8. Les maîtres des requêtes pourront prendre part à la di.-
574 MERCURE DE FRANCE ,
cussion de toutes les affaires qui seront portées au conseil
d'état. Dans les affaires contentieuses la voix du rapporteur
sera comptée.
9. Les maîtres des requêtes auront pour costume l'habit
bleu avec les broderies pareilles à celles des conseillers d'état.
Ceux qui seront en activité auront un traitement équivalent
au cinquième de celui des conseillers d'état .
10. Les fonctions des maîtres des requêtes seront compatibles
avec toutes autres fonctions qui leur auroient été ou qui
leur seroient conférées par S. M.
11. L'arrêté du 10 germinal an 11 , qui institue des auditeurs
près les ministres et le conseil d'état , et qui règle
leurs fonctions , ainsi que tous les autres arrêtés et décrets les
concernant , sont maintenus. Ils seront comme les maîtres des
requêtes , distribués en service ordinaire et en service extraordinaire
.
12. Les auditeurs qui seront nommés à l'avenir n'assisteront aux
séances du conseil d'état , quand S. M. les présidera , qu'après
deux années d'exercice , et lorsque S. M. croira devoir leur
accorder cette distinction pour récompenser leur zèle.
Tit. II. Des attributions du Conseil d'Etat.
15. Le conseil d'état continuera d'exercer les fonctions qui
lui sont attribuées par les constitutions de l'Empire et par les
décrets impériaux.
14. Il connoîtra en outre , 1º . des affaires de haute police
administrative , lorsqu'el'es lui auront été renvoyées par ordre
de S. M.; 2° de toutes contestations ou demandes relatives soit
aux marchés passés avec les ministres , avec l'intendant de la
maison de l'EMPEREUR , ou en leur nom , soit aux travaux ou
fournitures faits pour le service de leurs départemens respectifs
, pour le service personnel de S. M. , ou celui des maisons
impériales ; 3 °. des décisions de la comptabilité nationale et
du conseil des prises .
Tit. III. De la haute police administrative.
-
15. Lorsque S. M. aura jugé convenable de faire examiner
par son conseil d'état la conduite de quelque fonctionnaire
inculpé , il sera procédé de la manière suivante :
16. Le rapport ou les dénonciations , et les pièces contenant
les faits qui donneront lieu à l'examen , seront renvoyés , par
les ordres de S. M. , soit directement , soit par l'intermédiaire
du grand - juge ministre de la justice , à une commission
composée du président de l'une des sections du conseil , et de
deux conseillers d'état.
17. Si la commission estime que l'inculpation n'est point
fondée , elle chargera son président d'en informer le grandjuge
ministre de la justice , qui en rendra compte à S. M.
JUIN 1806.
575
Si elle estime que celui dont elle a reçu ordre d'examiner la
conduite doit être préalablement entendu , elle en informera
le grand juge , lequel mandera le fonctionnaire inculpé , et
l'interrogera en présence de la commission . Il sera loisible aux
membres de la commission de faire des questions.
18. Un auditeur tiendra procès-verbal de l'interrogatoire
et des réponses.
19. Si la commission jugé avant l'interrogatoire , sur le vu
des pièces , ou après l'interrogatoire , que les faits dont il
s'agit doivent donner lieu à des poursuites juridiques ,
il en
sera rendu compte par écrit à S. M. , afin qu'elle donne au
grand-juge ministre de la justice l'ordre de faire exécuter les
lois de l'Etat.
20. Si la commission est d'avis que les fautes imputées ne
peuvent entraîner que la destitution ou des peines de discipline
et de correction , elle prendra les ordres de S. M. pour faire
son rapport au conseil d'état.
21. Dans le cours de l'instruction , l'inculpé pourra être
entendu , sur sa demande , ou par délibération du conseil d'état.
Il aura aussi la faculté de produire sa défense par écrit. Les
mémoires qui la contiendront seront signés par lui ou par un
avocat au conseil , et ne seront point imprimés .
22. Le conseil d'état pourra prononcer qu'il y a lieu à
réprimander , censurer , suspendre ou même destituer le fonctionnaire
inculpé.
23. La décision du conseil d'état sera soumise à l'approbation
de S. M. , dans la forme ordinaire .
Tit. IV . Des affaires contentieuses.
24. Il y aura une commission présidée par le grand-juge
ministre de la justice , et composée de six inaîtres des requêtes
et de six auditeurs.
25. Cette commission fera l'instruction , et préparera le
rapport de toutes les affaires contentieuses sur lesquelles le
conseil d'état aura à prononcer , soit que ces affaires soient
introduites sur le rapport d'un ministre , ou à la requête des
parties intéressées.
26. Dans le premier cas , les ministres feront remettre au
grand-juge , par un auditeur , tons les rapports relatifs aux
affaires contentieuses de leur département , ainsi que les pièces
à l'appui.
27. Dans le second cas , les requêtes des parties intéressées
et les pièces seront déposées au secrétariat - général du conseil
d'état , avec un inventaire dont il sera fait registre . Deux fois
par semaine , le secrétaire - général remettra au grand -juge
ministre de la justice , le bordereau des affaires.
28. Dans les deux cas , le grand-juge nommera pour chaque
576 MERCURE DE FRANCE ;
affaire un auditeur , lequel prendra les pièces et préparera
l'instruction.
29. Sur l'exposé de l'auditeur , le grand-juge ordonnera ,
s'il y a lieu , la communication aux parties intéressées , pour
répondre et fournir leurs défenses , dans le délai qui sera fixé
par le règlement. A l'expiration du délai il sera passé outre
au rapport.
30. Le rapport sera fait par l'auditeur à la commission . Les
maîtres des requêtes auront voix délibérative. La délibération
sera prise à la pluralité des voix. Le grand-juge aura voix prépondérante
en cas de partage.
31. Le grand-juge remettra à S. M. , chaque semaine , le
bordereau des affaires qui seront en état d'étre portées au
conseil d'état. Les rapports des ministres ou les requêtes des
parties , ainsi que les pièces à l'appui , seront remis par le
grand-juge au ministre secrétaire d'état , et par celui- ci au
secrétaire-général du conseil d'état , avec le nom du maître des
requêtes que S. M. aura désigné pour faire le rapport de
chaque affaire au conseil.
32. Le maître des requêtes prendra les pièces au secrétariatgénéral
, et ne pourra présenter au conseil - d'état que l'avis de
la commission.
Tit. V. Dispositions générales.
33. Il y aura des avocats au conseil , lesquels auront seuls le
droit de signer les mémoires et requêtes des parties en matière
contentieuse de toute nature.
54. S. M. nommera ces avocats sur une liste de candidats
qui lui sera présentée par le grand- juge ministre de la jus→
tice.
35. Le secrétaire-général du conseil d'état délivrera à qui
de droit , les expéditions des décisions et avis du conseil "
qui auront eu l'approbation de S. M. Les expéditions seront
exécutoires.
36- Il sera fait un règlement qui contiendra les dispositions
relatives à la forme de procéder.
— Par décret du même jour , S. M. a nommé maîtres des
requêtes :
En service ordinaire : MM. Portalis fils ; Chadelas , inspecteur
aux revues ; Vischer de Celles , auditeur ; Molé , auditeur
; Pasquier , magistrat ; Jannet, membre du corps législatif.
En service extraordinaire : MM. Chaban , préfet de la Dyle ;
Seguier , premierprésident de la cour d'appel de Paris; Mayneau-
Pancemont , premier président de la cour d'appel de
Nimes ; Chabrol , auditeur , premier président de la cour d'appel
d'Orléans ; Merlet , préfet de la Vendée .
:
2
(No. CCLVIII.)
( SAMEDI 28 JUIN 1806. )
DEP
!
DE
LA
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE
5.
"
LA DANSE ,
РОЕМ Е.
Fragment du Chant troisième.
(C'est Vestris qui parle.)
་ « C'EST par moi que la Danse
» A pris dans ma patrie une telle importance ,
» Que l'éducation ne peut plus s'en passer:
» On prépare au berceau les bambins à danser ;
» Avec les rudimens d'une aride science ,
>> On ne désolé pls les beaux jours de l'enfance ;
» Elle n'a plus cet air gauche et de mauvais ton
» Qu'on prend à fréquenter Sailuste et Cicéron;
» Libre enfin des Latins qu'on a mis à leur place,
» Elle forme ses pas et salue avec grace ;
» En entrant dans le monde, elle s'y fait chérir
>> Par le noble maintien qu'on lui fait acquérir ;
>> En sortant du maillot , sa force est déjà telle ,
» Que l'âge mûr renonce à danser devant elle;
» Les moeurs des premiers temps ne l'embarrassent plus
>> Elle ignore en quel lieu vivoit le roi Bélus
- Oo
SEINE
578 MERCURE DE FRANCE ,
» Ne connoft point Memphis , Babylone ou Carthage ;
» Elle ne sait point diré en quel étroit passage
Trois cents Léonidas se sont fait égorger ;
>> Mais elle sait chasser, assembler, dégager.
» Pour le dire en un mot , c'est dans toutes les classes
» Que la Danse a porté son adresse et ses graces .
» Le plus obscur faubourg recèle sous ses toits
>> Des talens qui pourroient m'égaler quelquefois.
» La Courtille , Chaillot , la Rapée et Corbeille ,
>> Fourmillent de danseurs dont on vante l'oreille.
>> On diroit des essaims d'artistes réunis ;
" Et le Pré Saint-Gervais a ses Bigotinis.
>> Par des troubles affreux la France déchirée ,
» Dans l'ardeur de danser ne s'est point modérée....
» D'élégans amateurs , nourris de mes leçons ,
» Font aujourd'hui la gloire et l'honneur des salons
>> Leurs pas récompensés par les faveurs des belles ,
» Les mènent triompher dans l'ombre des ruelles.
» Parmi ces beaux acteurs de la société ,
>> Trénis s'est fait un nem brillant et respecté.
» Il disoit aux beautés sur ses traces pressées :
» Mesdames, pour me voir, êtes- vous bien placées
» Avez-vous remarqué mon mollet sémillant,
» Ma jambe libertine et mon pied agaçanı ? »
J. BERCHOUX.
33
A MON FILS ,
Echappé comme par miracle à une maladie mortelle.
CONÇOIS- TU les transports de mon ame ravie ,
Quand des bras de la mort tu reviens à la vie ;
Quand un rayon céleste , aux portes du tombeau ,
De tes jours presqu'éteints rallume le flambeau ?
O mon fils , mon cher fils , quelle pure alégresse
Succède tout-à coup à la noire tristesse
Que déjà dans mon coeur suivoit le désespoir !
Je pourrai donc encore et t'entendre et te voir ,
Te presser sur mon sein , t'inonder de mes larmes,
De l'amour paternel savourer tous les charmes ;
Et , du Dieu qui te rend à mes ardens souhaite
Célébrer avec toi la gloire et les bienfaits !
j
JUIN 1806. 579
Etre infiniment bon , et suprême puissance,
Ta justice près d'elle a toujours la clémence ;
Et la voix du malheur , les sons du repentir
Montent jusqu'à ton trône , et savent te fléchir.
Oui , j'ose le penser, l'ardeur de ma prière ,
Les pleurs sur- tout , les pleurs de la plus tendre mère
Ont désarmé ton bras , déjà levé sur nous ,
Et t'ont fait révoquer l'arrêt de ton courroux,
Que dis- je ton courrronx ? Non , ta bonté suprême ,
Mème en nous châtiant fait voir qu'elle nous aime.
Dieu qui for mas mon coeur, tu ne saurois haïr.
C'est pour nous éprouver, et non pour nous punir,
Que ta main à regret sur nous appsaentie ,
Rend quelquefois si lourd le fardeau de la vie ;
Mais de ce poids cruel prompt à nous soulager,
Que ton emire est doux ! Que ton joug est léger !
Que le jour fortuné qui vient sécher nos larmes
A nos yeux éblouis fait éclater de charmes !
Tout d'un lustre nouveau frappe mes sens ravis
Quand j'apprends qu'à la mort vient d'échapper mon fils.
Du soleil vainement la flamme la plus pure
Pénétroit , échauffoit , fécondoit la nature ;
Vainement de la rose heureux libérateur
Le zéphyr du bouton a dégagé la fleur,
Et d'un baiser ravi d'une aile fugitive ,
Fait payer sa rançon à la belle captive ;
Vainement tout renaît , tout fleurit en ces lieux ,
Quand mon fils est mourant, tout est mort à mes yeux ;
Et la nature entière , au moment qu'il succombe
Me paroît avec lui s'engloutir dans la tombe.....
La tombe se referme , et les cieux sont ouverts .
Tout est bon , tout est beau dans ce vaste univers.
L'Optimiste a raison, et sa seule doctrine
Sait rendre un digne hommage à la bonté divine.
Le soleil presqu'éteint sous un nuage obscur ,
Eclatera bientôt plus brillant et plus par ;
Et les flots de la mer soulevés par l'orage
Rendent plus doux encore le calme du rivage.
Que du Nil débordé les vagues en fureur
Dans les champs du Delta promènent la terreur.
Colons , rassurez- vous : ce déluge est utile ,
Et le sol inondé sera le plus fertile .
Cependant , si mon fils m'avoit été ravi ....
Hé bien dans le tombeau ma douleur l'eût suivi ;
...
0 0 2
580 MERCURE DE FRANCE ,
Et , trompant du destin la sentence mor : elle ,
Je vivrois avec lui d'une vie éter elle.
Nos plaisirs les plus doux naissent de nos revers :
Tout est bon , tout est beau dans ce vaste univers.
ENIGM E.
Par M. A. J.
QUELQUEFOIS seule , et le plus souvent deux ,
Nous aidons au bes in , caressons le caprice :
Quand nous sommes en exercice ,
On a toujours sur nous les yeux.
Nous aimons la clarté , nous f yons les ténèbres;
Nous servons jeune et vieux , à regret la beauté ;
Et , malgré le défaut de la fragilité ,
Nos auteurs pour toujours se sont rendus célèbres .
Les savans de l'antiquité ,
Ont méconnu notre avantage ;
Mais nos secours et notre usage
Doivent passer à la postérité.
LOGOGRIPHE.
CINQ lettres font en tout le nom dont on m'appelle;
On est curieux de me voir,
Tant je suis beau , tant je suis belle ,
Mâle d'espèce, et de genre femelle.
Qui que je sois , si tu veux le savoir,
Lecteur, chorche´d'abord ma tête la première.
Rien de plus sérieux jamais ne t'occupa ;
'Il s'agit d'un voyage à faire
Jusques au bout du Monomotapa;
C'est-à-dire , de mainte liene.
Si pour t'en consoler tu reviens à ma queue,
Tu n'y verras plus que plaisirs ;
Sur-tout pour celui de la table ,
Les peuples du Levant , au gré de leurs desirs ,
Y trouvent un mets délectable.
Quant à mon tout , consulte un juge de renom ;
Prince et berger nous portons même nom .
CHARADE.
Mon premier doit touj urs être dur comme brique ,
Et mon second tenir son rang dans la musique.
De mon entier, lecteur, mets l'exemple en pratique.
Le mot de l'Enigine du dernier N° . est Clé.
Celui du Logogriphe est Cel , où l'on trouve cil
Celui de la Charade est Bon-net,
JUIN 1806. 581
Lettres de Mad. de Sévigné à sa fille et à ses amis , nouvelle
édition , mise dans un meilleur ordre , enrichie
d'éclaircissemens et de notes historiques , augmentée de
lettres , fragmens , notices sur Mad . de Sévigné et sur ses
amis , éloges et autres morceaux inédits ou peu connus ,
tant en prose qu'en vers ; par Ph. A. Grouvelle , ancien
ministre plénipotentiaire , ex-législateur et correspondant
de l'Institut national. Onze vol. in- 12 , ornés des portraits
de Mad. de Sévigné et de sa fille . Prix : 36 fr. et 48 fr.
Huit vol. in-8° . Prix : 48 fr . , et 60 fr. par la poste.
A Paris , chez Bossange, Masson et Besson, libraires , rue
de Tournon ; et le Normant , libraire , rue des Prêtres
Saint-Germain- l'Auxerrois , n°. 17.
-
Il n'y a pas de genre d'écrire dans lequel on ait plus souvent
occasion de s'exercer que dans le style épistolaire ; mais il n'y
en a pas non plus où l'exercice et le travail soient plus infruc<
tueux. Avec des soins et de l'étude on parvient à bien écrire
un mémoire , une relation ou même un morceau de littérature.
Les soins et l'étude n'apprennent point à faire des lettres.
C'est la nature seule qui sait les dicter , et elle ne le fait qu'en
faveur de ceux qu'elle a doués particulièrement. Il est trèscommun
d'écrire raisonnablement une lettre ; il est très-rare
d'y exceller : on convient assez que cet agréable talent est plus
souvent le partage des femmes que le nôtre , et elles doivent
cet avantage à la mobilité de leur imagination , à la fleur de
politesse et de grace qui les distingue , à cette sensibilité vive
qui , si elle n'est pas plus profonde que celle des hommes ,
s'éveille du moins plus souvent et plus vîte , sur-tout à ce
talent d'embellir des riens , qui donne tant de charme à leur
conversation ; car ce sont des riens qui composent ordinairement
tout le fonds d'une correspondance.
Depuis quelque temps on a publié un grand nombre de
lettres écrites par des femmes que les. graces de leur esprit
avoient rendues célèbres. Plusieurs de ces recueils ont été lus
avec plaisir ; mais il n'est venu à personne l'idée d'en com-
3
582 MERCURE DE FRANCE ,
parer aucun avec celui de Mad . de Sévigné . On peut demander
quelle est la cause d'une supériorité si marquée. En effet , le
style épistolaire ne paroît pas exiger ces qualités rares que la
nature n'accorde dans un siècle qu'à deux ou trois êtres privilégiés.
Il ne veut ni invention ni génie ; il lui suffit d'une
imagination vive et gracieuse , réunie à beaucoup d'esprit ,
et la nature n'est pas avare de ces dons à l'égard des femmes.
Il est rare sans doute qu'elles les possèdent à un degré aussi
éminent que Mad. de Sévigné ; mais puisqu'il s'en est trouvé
quelques - unes dont la conversation n'avoit pas moins de
charme que la sienne , pourquoi donc elle seule semble-t- elle
avoir eu le secret d'un style qui n'est autre chose que la conversation
écrite ?
Je sais qu'il n'y a pas de femme d'esprit qui ne se soit entendu
dire plus d'une fois qu'elle écrivoit comme Mad. de Sévigné ;
mais c'est une louange hyperbolique à laquelle celle même
qui en est l'objet n'attache pas une grande valeur , et on
avanceroit un paradoxe , si l'on disoit que ce compliment
a pu être quelquefois très-mérité. A la vérité il n'est pas impossible
qu'il se soit trouvé dans les différentes classes de la
société des femmes aussi heureusement nées que Mad. de Sévigné.
Elles auront peint leur petit cercle obscur d'une manière
aussi piquante que celle-ci a peint la cour de Louis XIV.
Elles auront été des Sévigné pour leur coterie ; et néanmoins
leurs lettres , véritables modèles du style épistolaire , forme-
-roient un recueil insipide pour le public.
Quel que soit donc le rare talent de Mad. de Sévigné , il est
juste de compter pour quelque chose le bonheur qu'elle a eu
de vivre dans le plus beau siècle de la France , et à la cour du
plus grand de ses monarques . Tout ce qui a rapport à cette
époque célèbre nous intéresse vivement ; mais nous sommes
surtout avides de ces petits faits qui peignent les caractères ,
de ces nuances fugitives de moeurs échappées au pinceau
de l'histoire . C'est - là ce qui prête tant d'intérêt à tous ces
Mémoires , où sont dévoilées les anecdotes secrètes , et toute
la vie privée des grands acteurs de ce temps-là . Or , ces Mémoires
, quelqu'impartialité qu'on leur suppose , par la seule
JUIN 1806. 583
raison que l'auteur les a destinés au public , peuvent être
soupçonnés d'embellir et d'altérer les faits. Quel plus vif intérêt
ne doivent donc pas inspirer les lettres d'une femme ornée de
tous les dons de l'esprit , qui , brillant dans une société choisie
et placée par conséquent à la source des détails les plus curieux ,
ne soupçonna jamais qu'elle écrivoit pour la postérité ! Ces
lettres nous introduisent dans le commerce intime des la
Rochefoucault , des Bussy , des la Fayette ; elles nous font
connoître jusqu'au ton de plaisanterie à la mode , jusqu'aux
manières de parler les plus usitées dans leurs conversations.
Elles nous présentent , pour ainsi dire , en deshabillé une foule
de personnages célèbres , que sans elle nous n'aurions jamais
vu qu'avec le costume imposant qui leur est donné dans l'histoire.
Enfin elles nous reportent à ces événemens fameux , à
ces beaux spectacles qui sont encore chaque jour l'entretien
de la postérité , depuis les hauts faits d'armes des Turenne et
des Condé , jusqu'à ces fêtes brillantes où la lyre de Racine
faisoit entendre ses plus beaux sons aux auditeurs les plus
dignes de les apprécier. Faut-il donc s'étonner si parmi tant de
chefs-d'oeuvre contemporains , Mad. de Sévigné est un des
auteurs qu'on affectionne le plus ? La première fois qu'on ouvre
ses lettres , on en dévore la lecture : on veut revenir ensuite
sur celles qui ont le plus intéressé , et sans qu'on y pense , on
les a bientôt toutes relues. En sorte qu'on peut appliquer à ce
charmant recueil ce que Mad. de Sévigné elle-même disoit
si ingénieusement des fables de La Fontaine, qu'elle comparoit
à un panier de cerises où l'on choisit d'abord les plus belles ,
et où l'on finit bientôt par tout prendre.
.
#
Je ne chercherai pas ici à entrer dans le secret de ce stile
si original et si simple , si naturel et si piquant. Je n'arrêterai
point l'attention du lecteur sur cette foule d'expressions
créées , qui peignent d'une manière si nette et si précise la
pensée de l'auteur , jusque dans ses nuances les plus délicates.
Cela a été fait par d'excellens littérateurs , et il ne me resteroit
qu'à les copier tout ce que je me propose , c'est d'exposer
les différences qui distinguent l'édition nouvelle de toutes
celles qui l'ont précédée.
584 MERCURE DE FRANCE ,
Elle contient peu de morceaux inédits ; mais elle en réunit
un assez grand nombre qui étoient peu connus , `et qui se
trouvoient dispersés dans différens volumes , dont plusieurs
sont très-rares. Elle joint à cet avantage celui de présenter les
lettres dans un ordre nouveau , et plus propre encore à les
faire valoir. Jusqu'ici on avoit formé des lettres de Mad, de
Sévigné à sa fille , un recueil séparé , et de là naissoit aux
yeux même de ceux pour qui cette lecture avoit le plus d'attrait
, un inconvénient assez grave. On connoît la rare tendresse
de Mad, de Sévigné pour sa fille. Toutes ses lettres respirent
cette espèce de passion. C'est elle qui y donne la chaleur et
la vie aux détails les plus arides. Toutefois quelqu'ingénieux
que soit l'amour maternel sous une plume si féconde, à varier
l'expression des sentimens qui l'agitent , il répand sur cette
longue correspondance une sorte d'uniformité , qui , dans une
lecture suivie , finissoit par fatiguer un peu. Grace au soin
qu'a pris le nouvel éditeur de ranger parmi ces lettres toutes
celles que Mad, de Sévigné adresse à ses amis , avec leurs réponses
, cette uniformité a presque entièrement disparu. Il
résulte un nouveau genre d'intérêt de cette variété de tons
et de styles qu'on se plaît à comparer entr'eux. Les lettres de
Bussy , de mesdames la Fayette et de Coulange ne sont point
déplacées parmi celles de leur amie ; mais on reconnoît avec
plaisir que celle-ci conserve toujours un avantage incontes→
table entre toutes ces personnes si distinguées par leur esprit.
On doit encore savoir gré à l'éditeur d'avoir donné place
dans sa collection à tout ce qui nous reste d'une famille , où les
talens et les graces sembloient héréditaires. Ainsi , après les
lettres de Mad, de Sévigné , on y lit celles de Mad. de Simiane
sa petite-fille ; on aime à y retrouver en partie ce bonheur
d'expression qui embellit les plus petites choses sous la plume
de son aïeule , et il ne leur manque que de rouler sur des
sujets plus intéressans pour y ressembler encore davantage.
On lira aussi avec beaucoup de plaisir une dissertation de
M. de Sévigné sur un passage d'Horace ; dissertation dont tout
le monde a entendu parler , et que très - peu de personnes
JUIN 1806. 585
ont eu occasion de lire. Il y est question du sens qu'il faut
donner au mot communia dans ces vers de l'Art poétique :
Difficile est propriè communia dicere : tuque
Rectius iliacum carmen deduces in actus
Quam si proferes ignota indictaque primus.
M. Dacier prétendoit que ce mot signifioit des caractères
nouveaux et inconnus : ceux que tout le monde a droit d'inventer
, mais qui sont encore dans les espaces imaginaires
jusqu'à ce qu'un premier occupant s'en empare; et il appuyoit
cette bizarre interprétation sur des citations plus bizarres encore
, appelant à son secours Démocrite , Platon , Quintilien ,
et même Cujas et Bartole. M. de Sévigné avoue qu'il n'a pas
Ju la plupart de ces grands auteurs ; mais il n'en combat pas
avec moins de hardiesse l'opinion du savant , et il oppose à
son érudition hors de propos des raisonnemens clairs , assaisonnés
souvent d'une ironie fine et piquante , quoique toujours
polie. Voici le sens qu'il donne aux trois vers cités : Il est diffi-
» cile de traîter d'une manière propre , convenable , des
>> sujets connus , et cependant on fera beaucoup mieux de les
» choisir , que d'en inventer. » Si l'on peut contester la justesse
de cette interprétation , il faut convenir du moins qu'elle
a beaucoup de vraisemblance , tandis que celle de Dacier ,
en dépit de toutes les autorités qu'il allègue , est évidemment
absurde. Sur quoi on remarquera en passant , sans prétendre
appliquer plus qu'il ne convient cette observation à un savant
qui a rendu de vrais services aux lettres , que lorsqu'un esprit
est décidément faux , l'étude et l'érudition ne servent qu'à le
fausser encore davantage. Condamné à ne jamais saisir le véritable
rapport des choses , ses erreurs se multiplient à propor
tion des idées nouvelles qu'il acquiert , et tout l'avantage qu'il
retirera de sa science , c'est qu'il aura cent mauvaises raisons
toutes prêtes pour soutenir une opinion erronée , là même où
auparavant il n'en auroit trouvé qu'une. C'est cette vérité
qui est exprimée dans ce vers devenu proverbe :
Un sot savant est sot , plus qu'un sot ignorant .
M. Grouvelle ne s'est pas borné aux additions dont je viens de
586 MERCURE DE FRANCE ,
rendre compte on sait que les éditeurs et commentateurs sètiennent
difficilement à cet égard dans une juste mesure , et
que dès qu'ils ont commencé à compiler , ils ne s'arrêtent
guère que lorsqu'ils ont transcrit jusqu'à la dernière ligne qui
a quelque rapport à leur auteur. M. Grouvelle a fait comme
tous ses confrères : il a trop enrichi son édition ; et j'avoue que
je ne sens pas bien la nécessité de ce ramas d'avertissemens ,
de sommaires , de préfaces , de citations et d'éloges qu'il faut
franchir avant d'arriver à Mad. de Sévigné. Excepté la notice
historique dont je parlerai tout à l'heure , je ne vois de bon
à lire au milieu de tout ce fatras que deux fragmens , d'ailleurs
très - connus , l'un de M. de La Harpe , et l'autre de
M. Suard ; mais puisque l'éditeur a su apprécier le mérite de
ces deux morceaux , comment a-t-il pu se décider à les faire
suivre d'un éloge qui remporta le prix à l'académie de Marseille
il y a trente ans ? On sait que c'étoit alors la mode de
ces sortes de discours , genre absolument faux où l'on prodigue
sans mesure et sans choix toutes les figures réservées à la haute
éloquence. C'est une chose curieuse de voir louer laborieusement
en deux points , et dans le style le plus emphatique et
le plus guindé , une femme dont les lettres tirent tout leur
prix d'un naturel aimable et facile , et qui ne soupçonna
jamais le travail pénible de la composition. Tous les grands
mouvemens oratoires qu'on pourroit employer dans l'oraison
funèbre d'un héros , qui ont besoin d'être justifiés par l'égarement
d'une douleur vive et récente , et qui sont ridicules
quand ils ne sont pas pathétiques , les apostrophes , les
prosopopées sont prodigués dans cette pièce. L'auteur s'y
adresse à la fille , aux amis de Mad. de Sévigné. « O vous qui
» étiez ses contemporains , ses amis , o vous qui étiez
» sa fille , etc. » Il interpelle les choses inanimées. « Livri , les
» Rochers , bois agréables , solitudes charmantes , quel plaisir
» elle goûtoit en vous parcourant , etc. » Enfin il invoque
Mad. de Sévigné elle-même : « Eh ! qu'aviez -vous à craindre
» femme illustre ? La postérité a consacré presque tous vos
» jugemens. » Et ailleurs immédiatement après avoir cité ce
qu'elle écrit à sa fille de ce ton enjoué et plein de graces qu'on
lui connoît : « Je vais renouveler un bail de santé. Vous pourrez
JUIN 1806. 587
» encore m'appeler votre bellissima madre. » « Vous appeler
» belle ? s'écrie ce panégyriste. Ah ! mère incomparable ,
>> c'étoit la moindre de vos prérogatives. » Il me semble que
cette exclamation si sérieuse à-propos d'une plaisanterie est
d'un effet vraiment burlesque . Ce qu'il y a de singulier , c'est
que ce langage boursouflé est celui d'une femme , et d'une
femme d'esprit qui auroit sans doute apprécié Mad. de Sévigné
´dans un style plus dig ne d'elle , si elle eût voulu un moment
oublier qu'elle écrivoit pour une académie , et qu'on ne pouvoit
prod iguer trop d'éloquence pour séduire les beaux esprits
'de Marseille.
Si l'éditeur , ainsi qu'il l'assure , n'avoit d'autre but en
compilant tant d'éloges divers , que de faire mieux connoître
Mad. de Sévigné , et non d'enfler le volume , comme bien des
lecteurs s'obstineront à le croire , il me semble qu'il devoit se
borner aux réflexions de M. l'abbé de Vauxcelles , qu'il a
reléguées on ne sait pourquoi , dans le dernier tome de la
collection . Ce morceau placé à la tête d'une autre édition qui
parut , il y a quelques années , est l'un des meilleurs d'un
écrivain qui a peu produit , mais que le naturel et lès graces
de son stile avoient fait surnommer par M. de La Harpe le
Lafontaine de la prose. Il semble que , pour louer Mad. de
Sévigné , il lui ait emprunté sa plume . Comme elle , il cause
avec son lecteur ; comme elle , il se permet volontiers toutes
les digressions qui se trouvent sous sa main , et il pourroit
dire de lui , ce qu'elle disoit d'elle -même : mcs pensées , ma
plume, mon encre , tout vole. Je ne citerai rien de ces réflexions
, parce qu'il y auroit trop à citer. L'auteur étoit âgé
quand il les écrivit ; si on ne le savoit pas , on le devineroit
aisément , au plaisir qu'il trouve à parler , quelquefois un peu
longuement , de ses impressions et de ses souvenirs , et aussi
parce que pour s'être si bien pénétré de l'esprit de Mad. de
Sévigné , il falloit en avoir fait long - temps une lecture
assidue , et avoir pour ainsi dire passé sa vie avec elle .
Il me reste à parler de la notice historique écrite par l'éditeur
lui-même ; car on devine bien qu'il ne s'est pas refusé le
plaisir de composer une notice. Jamais on n'en écrivit tant
584 MERCURE DE FRANCE ,
Elle contient peu de morceaux inédits ; mais elle en réunit
un assez grand nombre qui étoient peu connus , `et qui se
trouvoient dispersés dans différens volumes , dont plusieurs
sont très-rares. Elle joint à cet avantage celui de présenter les
lettres dans un ordre nouveau , et plus propre encore à les
faire valoir. Jusqu'ici on avoit formé des lettres de Mad, de
Sévigné à sa fille , un recueil séparé , et de là naissoit aux
yeux même de ceux pour qui cette lecture avoit le plus d'attrait
, un inconvénient assez grave. On connoît la rare tendresse
de Mad, de Sévigné pour sa fille . Toutes ses lettres respirent
cette espèce de passion. C'est elle qui y donne la chaleur et
la vie aux détails les plus arides. Toutefois quelqu'ingénieux
que soit l'amour maternel sous une plume si féconde, à varier
l'expression des sentimens qui l'agitent , il répand sur cette
longue correspondance une sorte d'uniformité , qui , dans une
lecture suivie , finissoit par fatiguer un peu. Grace au soin
qu'a pris le nouvel éditeur de ranger parmi ces lettres toutes
celles que Mad. de Sévigné adresse à ses amis , avec leurs réponses
, cette uniformité a presque entièrement disparu. Il
résulte un nouveau genre d'intérêt de cette variété de tons
et de styles qu'on se plaît à comparer entr'eux, Les lettres de
Bussy , de mesdames la Fayette et de Coulange ne sont point
déplacées parmi celles de leur amie ; mais on reconnoît avec
plaisir que celle-ci conserve toujours un avantage incontes→
table entre toutes ces personnes si distinguées par leur esprit.
On doit encore savoir gré à l'éditeur d'avoir donné place
dans sa collection à tout ce qui nous reste d'une famille , où les
talens et les graces sembloient héréditaires. Ainsi , après les
lettres de Mad, de Sévigné , on y lit celles de Mad. de Simiane
sa petite-fille ; on aime à y retrouver en partie ce bonheur
d'expression qui embellit les plus petites choses sous la plume
de son aïeule , et il ne leur manque que de rouler sur des
sujets plus intéressans pour y ressembler encore davantage.
On lira aussi avec beaucoup de plaisir une dissertation de
M. de Sévigné sur un passage d'Horace ; dissertation dont tout
le monde a entendu parler , et que très-peu de personnes
JUIN 1806. 585
ont eu occasion de lire. Il y est question du sens qu'il faut
donner au mot communia dans ces vers de l'Art poétique :
Difficile est propriè communia dicere : tuque
Rectius iliacum carmen deduces in actus
Quam si proferes ignota indictaque primus.
M. Dacier prétendoit que ce mot signifioit des caractères
nouveaux et inconnus : ceux que tout le monde a droit d'inventer
, mais qui sont encore dans les espaces imaginaires
jusqu'à ce qu'un premier occupant s'en empare; et il appuyoit
cette bizarre interprétation sur des citations plus bizarres encore
, appelant à son secours Démocrite , Platon , Quintilien ,
et même Cujas et Bartole. M. de Sévigné avoue qu'il n'a pas
lu la plupart de ces grands auteurs ; mais il n'en combat pas
avec moins de hardiesse l'opinion du savant , et il oppose à
son érudition hors de propos des raisonnemens clairs , assaisonnés
souvent d'une ironie fine et piquante , quoique toujours
polie. Voici le sens qu'il donne aux trois vers cités : Il est diffi-
» cile de traîter d'une manière propre , convenable , des
» sujets connus , et cependant on fera beaucoup mieux de les
» choisir , que d'en inventer. » Si l'on peut contester la justesse
de cette interprétation , il faut convenir du moins qu'elle
a beaucoup de vraisemblance , tandis que celle de Dacier ,
en dépit de toutes les autorités qu'il allègue , est évidemment
absurde. Sur quoi on remarquera en passant , sans prétendre
appliquer plus qu'il ne convient cette observation à un savant
qui a rendu de vrais services aux lettres , que lorsqu'un esprit
est décidément faux , l'étude et l'érudition ne servent qu'à le
fausser encore davantage. Condamné à ne jamais saisir le véritable
rapport des choses , ses erreurs se multiplient à propor
tion des idées nouvelles qu'il acquiert , et tout l'avantage qu'il
retirera de sa science , c'est qu'il aura cent mauvaises raisons
toutes prêtes pour soutenir une opinion erronée , là même où
auparavant il n'en auroit trouvé qu'une. C'est cette vérité
qui est exprimée dans ce vers devenu proverbe :
Un sot savant est sot , plus qu'un sot ignorant.
M. Grouvelle ne s'est pas borné aux additions dont je viens de
586 MERCURE
DE FRANCE
,
rendre compte : on sait que les éditeurs et commentateurs sètiennent
difficilement à cet égard dans une juste mesure , et
que dès qu'ils ont commencé à compiler , ils ne s'arrêtent
guère que lorsqu'ils ont transcrit jusqu'à la dernière ligne qui
a quelque rapport à leur auteur. M. Grouvelle a fait comme
tous ses confrères : il a trop enrichi son édition ; et j'avoue que
je ne sens pas bien la nécessité de ce ramas d'avertissemens
de sommaires , de préfaces , de citations et d'éloges qu'il faut
franchir avant d'arriver à Mad. de Sévigné. Excepté la notice
historique dont je parlerai tout à l'heure , je ne vois de bon
à lire au milieu de tout ce fatras que deux fragmens , d'ailleurs
très - connus , l'un de M. de La Harpe , et l'autre de
M. Suard ; mais puisque l'éditeur a su apprécier le mérite de
ces deux morceaux , comment a-t-il pu se décider à les faire
suivre d'un éloge qui remporta le prix à l'académie de Marseille
il y a trente ans ? On sait que c'étoit alors la mode de
ces sortes de discours , genre absolument faux où l'on prodigue
sans mesure et sans choix toutes les figures réservées à la haute
éloquence. C'est une chose curieuse de voir louer laborieusement
en deux points , et dans le style le plus emphatique et
le plus guindé , une femme dont les lettres tirent tout leur
prix d'un naturel aimable et facile , et qui ne soupçonna
jamais le travail pénible de la composition. Tous les grands
mouvemens oratoires qu'on pourroit employer dans l'oraison
funèbre d'un héros , qui ont besoin d'être justifiés par l'égarement
d'une douleur vive et récente , et qui sont ridicules
quand ils ne sont pas pathétiques , les apostrophes , les
prosopopées sont prodigués dans cette pièce. L'auteur s'y
adresse à la fille , aux amis de Mad. de Sévigné. « O vous qui
» étiez ses contemporains , ses amis , o vous qui étiez
» sa fille , etc. » Il interpelle les choses inanimées. « Livri , les
>> Rochers , bois agréables , solitudes charmantes , quel plaisir
» elle goûtoit en vous parcourant , etc. » Enfin il invoque
Mad. de Sévigné elle-même : « Eh ! qu'aviez -vous à craindre
» femme illustre ? La postérité a consacré presque tous vos
» jugemens. » Et ailleurs immédiatement après avoir cité ce
qu'elle écrit à sa fille de ce ton enjoué et plein de graces qu'on
lui connoît : « Je vais renouveler un bail de santé. Vous pourrez
་
JUIN 1806. 587
» encore m'appeler votre bellissima madre. » « Vous appeler
» belle ? s'écrie ce panégyriste. Ah ! mère incomparable ,
>> c'étoit la moindre de vos prérogatives. » Il me semble que
cette exclamation si sérieuse à-propos d'une plaisanterie est
d'un effet vraiment burlesque. Ce qu'il y a de singulier , c'est
que ce langage boursouflé est celui d'une femme , et d'une
femme d'esprit qui auroit sans doute apprécié Mad. de Sévigné
´dans un style plus dig ne d'elle , si elle eût voulu un moment
oublier qu'elle écrivoit pour une académie , et qu'on ne pouvoit
prod iguer trop d'éloquence pour séduire les beaux esprits
'de Marseille.
Si l'éditeur , ainsi qu'il l'assure , n'avoit d'autre but en
compilant tant d'éloges divers , que de faire mieux connoître
Mad. de Sévigné , et non d'enfler le volume , comme bien des
lecteurs s'obstineront à le croire , il me semble qu'il devoit se
borner aux réflexions de M. l'abbé de Vauxcelles , qu'il a
reléguées on ne sait pourquoi , dans le dernier tome de la
collection. Ce morceau placé à la tête d'une autre édition qui
parut , il y a quelques années , est l'un des meilleurs d'un
écrivain qui a peu produit , mais que le naturel et lès graces
´de son stile avoient fait surnommer par M. de La Harpe le
Lafontaine de la prose. Il semble que , pour louer Mad. de
Sévigné , il lui ait emprunté sa plume. Comme elle , il cause
avec son lecteur ; comme elle , il se permet volontiers toutes
les digressions qui se trouvent sous sa main , et il pourroit
dire de lui , ce qu'elle disoit d'elle-même : mes pensées , ma
plume , mon encre , tout vole. Je ne citerai rien de ces réflexions
, parce qu'il y auroit trop à citer. L'auteur étoit âgé
quand il les écrivit ; si on ne le savoit pas , on le devineroit
aisément , au plaisir qu'il trouve à parler , quelquefois un peu
longuement , de ses impressions et de ses souvenirs , et aussi
parce que pour s'être si bien pénétré de l'esprit de Mad . de
Sévigné , il falloit en avoir fait long - temps une lecture
assidue , et avoir pour ainsi dire passé sa vie avec elle .
Il me reste à parler de la notice historique écrite par l'éditeur
lui-même ; car on devine bien qu'il ne s'est pas refusé le
plaisir de composer une notice. Jamais on n'en écrivit tant
588 MERCURE DE FRANCE ;
que depuis quelques années. On met ainsi son style sous la
protection d'un nom célèbre , et l'on se flatte d'arriver avec
lui à la postérité. Par ce moyen l'on devient auteur sans beaucoup
de frais , de travail ni de talent. Quoique le style de
M. Grouvelle annonce trop l'école dont il a adopté les principes
, quoiqu'il soit souvent défiguré par les métaphores
scientifiques et le néologisme , cependant sa notice , grace à
l'intérêt du sujet , se fait lire avec plaisir. Mais pourquoi ne
se borne-t-il pas à raconter ? Pourquoi va-t-il se perdre sans
nécessité , dans un étrange système sur les idées religieuses de
Mad. de Sévigné ? Il paroît que M. Grouvelle a une manière
de penser très-indépendante par rapport à la religion : je ne
veux pas lui contester l'excellence de sa philosophie ; mais
enfin ce ne sont pas dans ce cas - ci les opinions de M. Grouvelle
, ce sont celles de Mad . de Sévigné que le lecteur seroit
curieux de connoître ; mais , comme le dit Boileau ,
Souvent , sans le savoir , un écrivain qui s'aime ,
Forme tous ses héros semblables à soi - même.
Il y a long-temps que l'on cause et qu'on écrit sur Mad. de
Sévigné. On a dû par conséquent énoncer à son sujet plus
d'une opinion bien folle ; mais je ne crois pas qu'il fût encore
venu dans la tête de personne d'en faire un espritfort. Voilà
pourtant comme M. Grouvelle nous la représente. Et sur
quoi fonde-t-il ce beau paradoxe ? C'est que je ne sais quel
auteur calviniste paroít tenté de la placer sur la liste des siens.
C'est qu'elle se moque des superstitions populaires , c'est
qu'elle regrette quelque part de ne pouvoir devenir dévote.
Comme si une excellente mère , une tendre amie , une femme
irréprochable dans ses moeurs , qui remplit constamment tous
ses devoirs de piété , qui professe dans toute occasion la soumission
la plus entière à la Providence , ne devoit pas être regardée
comme très-religieuse ; comme si ses plaintes même de ne
pouvoir devenir assez dévote n'annonçoient pas une défiance
de soi-même qui caractérise la vraie piété.
M. Grouvelle ne raisonne pas mieux quand il veut prouver
qu'elle ne loue Louis XIV que par une précaution oratoire,
JUIN 1806. 586
et
afin que ces éloges servent de passe-port aux lettres dont
le secret étoit alors peu respecté . Je sais bien que l'éditeur
en sa qualité de philosophe , doit faire peu de cas de Louis XIV.
Mais alors on n'étoit pas si éclairé qu'aujourd'hui ,
Mad. de Sévigné , en admirant le monarque , partageoit un
travers universel . M. Grouvelle a-t-il donc oublié l'exclamation
qui lui échappa un jour que Louis XIV venoit de
danser un menuet avec elle ? « Il faut avouer que le roi est un
» grand prince , » et la réponse maligne de Bussy : « Il n'en
» faut pas douter après ce qu'il vient de faire pour vous. » Il
se garde bien de rappeler cette petite anecdote : il auroit cru
par-là dégrader son héroïne. Pour moi , qui aime aussi
Mad. de Sévigné , je crois faire mieux en essayant de la justifier.
Ce mot , qui peut choquer beaucoup un philosophe ,
ne lui fait aucun tort à mes yeux. Elle avoit l'imagination
frappée des grandes choses qu'avoient faites Louis XIV , de
sa puissance , de la splendeur de son règne : elle reçoit de lui
une distinction flatteuse ; elle ne contient pas sa reconnoissance
et sa joie. Tout autre eût senti le même mouvement de
vanité , mais l'eût mieux caché peut-être : pour elle , elle ne
sait pas déguiser ses impressions. C'est un petit ridicule , si l'on
veut ; mais il tient à une si bonne qualité , qu'on seroit presque
fâché qu'elle en eût été exempte.
Il faut lui pardonner de même l'espèce d'orgueil que lui
inspire l'antiquité de sa maison , ainsi que ses fréquentes
exclamations sur la beauté du nom de Grignan , sur son royal
cháteau , etc.; car , c'est en vain que M. Grouvelle se travaille
à la justifier sur cet article. Mais a-t-elle donc tant besoin
de l'être , et ses travers sont-ils si condamnables ? Sans
doute aujourd'hui que la révolution a trop bien démontré la
vanité des titres et des grandeurs de convention , il y auroit de
la petitesse à tirer vanité de quelques parchemins ; mais à
l'époque où vivoit Mad. de Sévigné , c'étoit un avantage réel de
compter une longue suite d'aïeux. On ne blâme aujourd'hui
personne de faire quelque cas des richesses qui sont aussi
un don du hasard , parce qu'elles procurent des avantages
très-réels : on étoit donc alors bien excusable de s'applaudir
590 MERCURE DE FRANCE ;
de sa noblesse, qui procuroit tant de priviléges et de distinc
tions flatteuses.
Mad. de Sévigné fait partager à peu de lecteurs l'enthou→
siasme que sa fille lui inspire. Ils ne peuvent croire à tous les
éloges qu'elle lui prodigue : ils n'aiment pas cette force d'ame
qui fait si courageusement supporter à Mad. de Grignan une sé- ì
paration à laquelle sa mère ne peut s'habituer. En un mot , elle
leur paroît trop philosophe. M. Grouvelle prend en main sa ›
cause : il s'attache à démontrer qu'elle sentoit comme elle le devoit
, le bonheur d'avoir une mère comme la sienne , et je suis
très-disposé à penser comme lui à cet égard. Mais ses raison- ;
nemens pour prouver qu'elle réunissoit à mille qualités louables
, celles qu'il paroît préférer à toutes les autres , ne me
semblent pas aussi heureux. Il va déterrer une ancienne édition
où il est dit , dans une note de la préface , que les lettres de
Mad. de Grignan furent brûlées en 1734 , et sacrifiées à un
scrupule de dévotion. De ce seul mot il conclut sans hésiter
que Mad. de Grignan pensoit très- librement sur la religion.;
Il prétend fortifier cette assertion en disant que sa mèrelui
parle souvent de conversion , ce que j'avoue n'avoir remarqué
nulle part. Il ne fait pas attention qu'il se contredit ainsi .
lui-même , et que si Mad. de Sévigné engage sa fille à se convertir
, elle n'est donc pas aussi philosophe elle-même qu'il¹
a voulu nous le persuader. Mais quel est donc son but en nous
donnant la mère et la fille pour des esprits forts? Croit-il les
rendre plus intéressantes ? La confiance dans la Providence, la
crainte d'un Dieu rémunérateur et vengeur, déparent- elles les
femmes à ses yeux , et ne sait- il pas qu'une piété douce et
affectueuse , ne reposât- elle que sur des illusions , seroit toujours
en elles un charme de plus , et le garant le plus sûr de
la sainteté de leurs moeurs et de la sensibilité de leur ame ?
N'est-il pas à craindre que celle qui discute trop librement
une croyance qu'on lui avoit appris à respecter , ne finisse par
mettre tout en problème , et par se demander si la fidélité ,
si la soumission et l'attachement sans bornes qu'elle a promis
à son époux ne seroient pas aussi des illusions ?
Allons plus loin , et ne craignons pas d'ajouter que la phi-
3
JUIN 1806: 5g
1
losophie , même en prenant ce mot dans son véritable sens ,
ne doit pas être approfondie par les femmes. Une étude qui
apprend à connoître tous les ressorts secrets qui nous font
agir, toutes les passions honteuses , toutes les misères qui nous
dominent , finit tôt ou tard par dessécher un peu le coeur.
Cette triste science peut être nécessaire aux hommes : il leur
importe de bien connoître ceux avec qui ils sont continuellement
en rapport , et une partie de leurs vertus consiste dans
une juste appréciation des choses. Toutes les vertus des femmes
sont en sentiment ; ce qu'il faut entretenir chez elles , c'est ce
précieux instinct qui leur fait chérir leurs devoirs ; ce sont
même ces illusions heureuses et cette inexpérience , gages
certains de la bonté de leur ame , et qu'elles ne perdent guère
qu'avec leurs vertus. En effet ce n'est pas en sond ant les replis
du coeur humain , en reconnoissant, comme on nous l'assure,
que l'intérêt personnel et l'amour du plaisir sont les seuls
principes et la seule règle de nos affections , qu'elles apprendroient
à devenir épouses fidelles et tendres mères. Que
M. Grouvelle soit donc philosophe tant qu'il voudra ; mais
qu'il laisse Mad. de Sévigné n'être que femme ; car c'est
parce que son style comme ses moeurs portèrent toujours l'empreinte
de son sexe , que ses écrits et sa mémoire sont également
chers à la postérité.
Il étoit de mon devoir de réfuter les paradoxes de M. Grou
velle ; mais cela ne m'empêche pas de rendre justice à l'utilité
de son travail , ou plutôt c'est précisément parce que cette
édition sera préférée à toutes les autres , que j'ai cru devoir
m'efforcer de prémunir les lecteurs contre les opinions fausses ,
qu'il semble avoir pris à tâche d'y semer , toutes les fois qu'ik
en a trouvé l'occasion.
C.
592 MERCURE DE FRANCE ,
Lina , ou les Enfans du ministre Albert; par Joseph Droz.
Un vol . in-8°. Prix : 5 fr. , et 6 fr. par la poste. A Paris ,
chez Fain , imprimeur -libraire , rue Saint - Hyacinte , et
le Normant , libraire , rue des Prêtres Saint - Germainl'Auxerrois
, n°. 17.
PUISQUE le public est accablé de romans , il faut bien en
parler ; pour en parler, il faut les lire; et pour les lire , il faut
s'exposer à dévorer bien des ennuis , dont la critique sait heu
reusement tirer la plus douce et la plus utile des vengeances.
2
Il y a différentes sortes de romans qu'il ne faut pas confondre :
le roman de caractère , qui a la prétention d'instruire ; le roman
d'imagination , qui ne veut qu'amuser ; et le roman historique
qui se flatte de faire l'un et l'autre , et qui séduit quelquefois
ceux qui ne veulent pas goûter l histoire , à-peu-près comme
une liqueur doucereuse et falsifiée , obtient la préférence sur
un vin généreux. Le roman de caractère se trouve à la tête de
ces trois espèces d'un même genre , parce qu'il approche le
plus de 1 histoire. Celle -ci puise son sujet dans les événemens
passés , l'autre le prend dans le coeur de l'homme , source
féconde de tous les événemens à venir ; il les révélé comme
à l'avance , et l'histoire les confirme. L'auteur d'un roman
de caractère est donc obligé de ne rien écrire qui ne soit conforme
à la nature de l'homme , et , s'il ne peint pas fidellement
ses passions et les aventures qu'elles peuvent produire , il
manque à la vérité , comme l'historien lorsqu'il altère les faits
qu'il
s'est chargé de raconter. Nous allons faire l application
de ce principe au roman de M. Droz , et nous verrons s il en
soutiendra l'épreuve.
.
Le ministre Albert , habitant de Vevins en Suisse , vivoit
paisiblement avec son fils Charles , jeune homme d'un caractère
ardent , et avec sa nièce Lina , jeune fille d'une humeur
fort douce et très-sensible. Il avoit établi depuis peu de temps ,
à dix lieues de Vevins , sa fille Cécile avec un honnête homme
appelé Verner. Ce vieillard étoit content de son état , de sa fortune
, de sa famille et de ses amis : il comptoit au nombre de
ceux-ci M. de Veimar , qu'il avoit reçu chez lui , avec son fils
Adolphe , dans le temps de l'émigration ; tous deux étoient
rentrés en France, et ils avoient recouvré leur fortune. C'est par
la correspondance écrite de tous ces personnages , et particulièrement
par celle de Charles et d'Adolphe , que l'auteur
nous instruit de leur histoire.
Le ministre protestant est un bon père de roman qui ne souhaite
JUIN 1806.
EINE
DE
L
haite
que
de rendre
heureux
tout
ce qui
l'entonres
, mais
uf
he sait
pas ce qui
convient
pour
arriver
à ce but
if
le dessein
secret
d'unir
un jour
Charles
et Lina
; il observe
avec
plai
sir les progrès
de leur
attachement
qui
devient
bientôt
excessif;
il juge
qu'il
n'y a rien
de mieux
à faire
que
de proteger
et d'alimenter
une
passion
qu'il
a résolu
de ne satisfaire
que
dans
deux
ans.
M. de Veimar , dont le fils a l'esprit beaucoup plus souple
et plus réfléchi que celui de Charles , ne pense pas qu'il soit
nécessaire de filer le parfait amour si longuement. Il choisit
une femme sage pour Adolphe , et , en moins d un mois ,
fait un très-heureux époux.
il en
Cette manière raisonnable de traiter ces sortes d'affaires ,
tueroit bientôt tous les romans , si les auteurs vouloient l'adopter
; mais ils fuient tout ce qui est simple : jamais leur héros
ne jouit d'un bonheur parfait dès le commencement de leur
livre. Ce n'est pas pour conter les choses comme elles arrivent
dans ce monde qu'ils pprreennnneenntt llaa pplluummee ;; c'est pour dire de
quelle manière la plus bizarre elles peuvent arriver.
•
Que Charles aime Lina , que Lina aime Charles , et que
le ministre Albert consente à les unir après quelque temps
d'épreuve , cela est assez ordinaire ; ce qui cesse de l'être , c'est
l'arrivée subite à Vevins d'un certain Cazali , espèce de Lovelace
italien, qui vient tout exprès de Naples pour séduire Lina
qu'il connoît à peine. Cet odieux personnage s'introduit chez
le ministre Albert , on ne sait sous quel motif: il s'y maintient
en prenant le masque de quelques vertus ; et quoique personne
ne puisse répondre de ses moeurs et de ses desseins ,
tout le monde lui laisse le champ libre , ce qui est encore
moins commun en Suisse qu'en France. Charles le prend pour
son ami , et il lui fait confidence de son amour. Cazali ne s'en
alarme point ; ce n'est pour lui qu'une victime de plus qu'il
est bien résolu à sacrifier pour arriver à son but. Ce qu'il imagine
pour écarter ce jeune homme et pour le perdre , est un de
ces moyens que les romanciers peuvent bien employer , parce
qu'ils sont toujours assurés de les faire réussir , mais qu'aucun
fripon de bons sens ne choisit jamais. Il exalte la passion de
Charles pour s'en faire un motif d'inquiétude sur les suites
qui peuvent en résulter ; il feint de craindre qu'elle ne le porte
a quelqu'entreprise criminelle ; et , pour éviter ce malheur ,
il lui propose de quitter l'objet de cette même passion , d'aller
faire un voyage avec lui en Italie , pendant les deux ans
qui doivent s'écouler avant son mariage. Le bon Charles , qui
manque tout-à- fait d'expérience , consent à s'éloigner. Le
ministre , qu'on nous représente comme un homme d'une pru-
PP
594
MERCURE
DE FRANCE
,
dence consommée , ne se doute de rien : au lieu d'avancer
l'époque de l'union promise , il aime mieux que son fils aille
courir tous les dangers d'un voyage qui n'a pas d'ailleurs
d'autre objet qu'un éloignement oiseux. C'est ainsi que , pour
arriver à ses fins , un auteur embarrassé fait plier à son gré la
règle des convenances , tord le sens et la raison , et viole même
les caractères qu'il vouloit tracer.
2
Avant de partir , Charles a su trouver l'occasion de s'assurer
qu'il est payé de retour par sa chère Lina : il a reçu l'assurance
de ses sentimens ; et pour gage , il emporte une tresse de ses
cheveux. M. de Veimar , qui va en ambassade à Naples
l'emmène avec lui ; Cazali les accompagne pour veiller sur sa
proie : ils arrivent tous trois , et bientôt le pauvre Charles
recueille le triste fruit de son imprudence. Cazali l'entraîne
dans sa société , composée d'hommes et de femmes perdues ; il
y joue , il y gagne ; il joue encore , il perd la moitié de la
fortune de son pere ; il perd auprès des femmes quelque
chose de plus précieux encore pour un amant , c'est la tresse
de cheveux de cette Lina qu'il a fui pour ne pas l'offenser.
Il s'applaudit ensuite comme un sot de sa propre honte , tandis
que Cazali porte à Vevins des nouvelles certaines de son cher
ami , et les témoins irrécusables de son infidélité : il se flatte
avec ces nouvelles armes d'un succès facile ; mais le ministre
Albert , qui le croyoit toujours lorsqu'il mentoit , le traite
d'imposteur lorsqu'il dit la vérité : il l'accuse d'avoir fabriqué
les lettres de Charles ; il soutient que les cheveux ne sont pas.
ceux qu'il avoit reçus de Lina. La vérification est aisée à
faire ; mais à son tour Cazali , que l'auteur suppose rempli
d'assurance pour soutenir le mensonge , ne trouve plus au¬
eune force quand il peut faire triompher la vérité. Ce fameux
Cazali , le héros des libertins de Naples , qui s'étoit vanté de
sa conquête , et qui ne devoit revenir que couronné de roses ,
est chassé honteusement d'une petite bourgade de la Suisse
par un pasteur pour lequel il professoit le plus profond
mépris.
Charles qui , pendant cette expédition , a eu tout le temps
de rentrer en lui-même , devient furieux lorsqu'il apprend
l'horrible trahison de Cazali : le desir de la vengeance le saisit
; il se déguise , et va l'attendre à son retour. Čazali le voit
sans s'étonner ; ils se battent , et le traître reçoit le salaire de
son crime: il tombe aux pieds de Charles , où il expire après
lui avoir pardonné sa mort,
Cette mort , que Charles souhaitoit avec ardeur , accroît
bientôt ses peines , et redouble ses dangers. Pour s'épargner les
justes reproches de son père , et pour éviter les poursuites de
JUIN 1806.
595
Ja justice , il quitte l'Italie , et prend le parti de ne plus repa
roître dans sa famille ; mais comme il veut encore vivre , s'il
va demander son pain a la porte des chaumière . C'est un assez
triste métier , et le lecteur est surpris désagréablement lorsqu'il
le voit descendre à la condition de mendiant , parce que cette
lâcheté paroit sortir de son caractère im pétueux , et qu'il n'est
plus possible dès lors d'espérer qu'il prendra jamais une généreuse
résolution. En effet , cet homme de coeur qui veut ,
dit-il , s'éloigner pour toujours du toit paternel , ou du moins
qui se condamne a ne le revoir que lorsqu'il aura suffisamment
expié ses fautes , commence son exil comme on le finit ordinairement
; il rentre dans sa patrie , et il va se promener sous
les fenêtres de sa maîtresse . Tous les deux se rencontrent le
soir sur un tombeau ; ils se voient et sentendent , mais ils
ne se parlent pas. Lina se sauve , Charles la laisse courir
il commence a comprendre qu'en venant faire ses adieux
aux pierres et aux arbres de son pays , il s'expose à être
reconnu par tous les habitans qui ont des yeux ou des
oreilles. Cette tardive réflexion l'engage à se retirer du canton
; il a soin seulement de ne pas trop s'en écarter , et de
continuer d écrire à son cher ami Adolphe , pour le prier
en grace de ne plus s'occuper de lui. Celui- ci , qui sait fort
bien qu'on n écrit à personne , quand on veut vivre ignoré ,
découvre bientôt le lieu de sa retraite ; il va le trouver, et l'engage
à rentrer dans la maison de son père. Charles , qui ne
pas mieux ne se fait pas prier long-temps : il va
montrer sa turpitude à son père qui la lui pardonne ; à Lina ,
quine l'en aime pas moins ; et ce fier chevalier ne trouve du courage
que pour venir étaler sa misère aux yeux de ceux qu'il
"a si cruellement offensés. Il est vrai que ce père lui-même
n'est pas tout-à-fait sans reproche. Comment , en effet , a-t-il
pu se flatter que son fils auroit plus d'empire sur lui-même à
Naples qu'à Vevins ; qu'il seroit plus maître de ses passions ,
lorsqu'il auroit plus de moyens de les satisfaire , et qu'il se respecteroit
dans l'obscurité d'une grande ville plutôt que sous
les yeux de son père , devant tous les objets sacrés de ses respects
? L auteur n'a garde de lui faire faire ces réflexions , quoiqu'elles
se trouvent parfaitement dans son caractère ; il aime
mieux lui donner l'air d un imbécilie que de lui faire jouer le
rée d'un extravagant.
demande
?
Tout alloit cependant s'arranger pour le mieux : les dettes
de Charles étoient payées on ne sait comment , et il ne s'agissoit
plus que
de faire le mariage. Mais voila que cet amant qui a
bien voulu se représenter à sa naîtresse , et s'exposer à son
mépris , s'avise de ne plus se trouver digne d'elle , et qu'il
Pp 2
2
596 MERCURE DE FRANCE ,
renonce à l'épouser . Cette jeune fille , ennuyée de se voir le
jouet de son ridicule prétendu , tombe dans une noire mélancolie
qui fait craindre pour sa vie . Charles attend qu'elle soit
à toute extrémité pour se décider : il va cueillir le bouquet virginal
qui doit la parer le jour du mariage ; mais la veille de la
célébration elle meurt subitement ; et ce même bouquet , composé
de trois roses blanches qui devoient orner sa tête , est
déposé sur son cercueil. Il ne faut pas demander à l'auteur
de quelle maladie il fait mourir cette langoureuse héroïne :
elle n'a pas encore de nom dans le monde ; mais elle n'en est
pas moins mortelle dans les romans. Cécile et son mari Verner
qui , jusque-là , ne paroissent sur la scène que pour recevoir
les lettres de Lina , viennent maintenant s'établir à Vévins ,
pour calmer le désespoir de Charles , et pour consoler le
ministre Albert.
M. Droz nous assure qu'il a fait ce roman de dix heures de
lecture sur une histoire qu'on lui a racontée en dix minutes.
Cela ne paroît que trop ; mais cet aveu nous aide à expliquer
pourquoi le nombre des aventures naturelles y est si rare ,
pourquoi les personnages agissent si peu d'une manière conforme
à leur caractère , puisqu'en suivant la règle de proportion
, dans une heure de lecture , on ne doit trouver qu'une
minute quarante secondes de vérité , de convenance et de
raison , tout le reste étant , comme il le dit lui-même, le fruit
de son imagination.
Ce n'est pas néanmoins qu'il ne soit très-possible de lier à
des faits véritables des aventures imaginaires sans sortir des
convenances et de la raison , mais il faut pour cela que chaque
caractère se soutienne :
Servetur ad imum
Qualis ab incæpto processerit, et sibi constet.
Mais au surplus ce n'est pas pour relever des fautes contraires
a ce principe que nous avons soumis ce roman à notre examen ;
les vices de caractères sont trop communs dans ces sortes d'ouvrages
pour que nous en fassions l'objet d'une attention sérieuse
. Un même homme peut y être impunément grave ,
étourdi , rempli de prudence , et n'avoir pas le sens commun,
tel que le ministre Albert ; un autre peut y avoir toute l'ardeur
d'une jeunesse indomptée , et toute la lâcheté d'un caractère
timide , comme Charles ; les héroïnes peuvent y fajre
tourner toutes les têtes , par l'éclat d'une beauté sans égale , et
n'y paroître que foibles , malingres et mourantes comme Lina,
Tout cela se supporte aisément dans un ouvrage qui n'est pas
mal écrit d'ailleurs ; et l'esprit qui ne veut que s'amuser quelques
momens , se prête volontiers à toutes ces illusions . Ce
JUIN 1806 .
597
qu'il est impossible de supporter, parce qu'il est tout-à-fait
hors de la nature , absurde et impossible , c'est un monstre tel
que Cazali , plus scélérat et plus sot que tout ce qui a jamais
été imaginé. Le Lovelace de Richardson , que l'auteur a pris
pour modèle , mais dont il n'a fait qu'une grossière copier ,
tout brutal qu'il est , a au moins un motif qui le fait agir ,
puisqu'il veut humilier une famille dont il prétend avoir reçu
quelqu'injure. Sa vengeance est bien à la vérité tout ce qu'il
ya de plus bête , de plus féroce et de plus incroyable ; mais
enfin la passion qui l'anime peut l'aveugler sur son propre
intérêt. Cazali , le héros de M. Droz , agit absolument sans
motif; il est sans haine , comme sans amour : son seul plaisir
est s'exposer à se faire pendre ou à se faire casser la tête ,
comme il arrive en effet , sans autre intérêt
celui de porter
le trouble , le déshonneur et le désespoir dans le sein d'une
famille respectable , qui l'accueille avec amitié , qui l'estime
, et qui lui donne des preuves de confiance. Tout cela
n'est qu'une pitoyable calomnie du coeur de l'homme. Les
plus méchans séduisent par emportement les femmes faciles ,
ils volent par intérêt , ils assassinent par vengeance ; mais
aucun n'est assez stupidement libertin pour tenter , sans passion
, une séduction que des principes sévères rendent impossible
; et nul ne s'expose de gaieté de coeur à la vengeance
des lois ou à la honte du mépris.
que
G.
Précis de l'Histoire universelle , ou Tableau historique des
vicissitudes des Nations , leur agrandissement , leur décadence,
etc.; par M. Anquetil, de l'Institut national et membre
de la Légion-d'Honneur , auteur de l'Esprit de la Ligue ,
de l'Histoire de France depuis les Gaulois jusqu'à la fin
de la Monarchie , et autres ouvrages. Seconde édition ,
corrigée et augmentée. Douze volumes in- 12 .
Prix : 36 fr. , et 45 fr. par la poste. A Paris , chez Maradan,
libraire , rue des Grands-Augustins , vis-à-vis celle Lodi ;
et chez le Normant , libraire , rue des Prêtres Saint-Germainl'Auxerrois
, nº. 17.
revue "
« C'ET , dit M. Anquetil , je l'ai éprouvé , c'est dans le
>> tourbillon d'une révolution , assis sur les ruines qu'elle
>> amoncelle , dans la solitude sombre de la prison , sous la
» hache menaçante des bourreaux , qu'on lit avec une véri-
3
598 MERCURE DE FRANCE ,
» table utilité l'histoire des perfidies et des fureurs qui ont
» ensanglanté l'Univers...........
» Tous ces faits , quand nous en sommes témoins , étendent
» à nos yeux ce qui est quelquefois compris dans deux pages
» de l'histoire.
» Pour moi , après les tristes méditations provoquées par
» la lecture de ces pages , je trouvois ordinairement dans les
>> suivantes des motifs d'espérance . J'étois comme un voyageur,
» qui , surpris dans une forêt par l'orage , entend le tonnerre
» gronder , le vent mugir entre les arbres , voit les uns se
» courber sur sa tête avec violence , les autres tomber autour
» de lui avec fracas , avance néanmoins toujours et parvient
» à entrevoir des lueurs de sérénité qui le rassurent . De même
» loin de me laisser ralentir par la tempête , je n'en étois que
» plus ardent à continuer ma course . Je me hâtois de finir
» une scène d'horreur , pour en tracer une consolante. De
» ces alternatives de crainte et d'espérance , il me restoit une
» pleine confiance en celui qui se joue des projets des
» hommes , et de cette confiance naissoit la résignation , et ,
» sauf quelques momens d'inquiétude , une parfaite tran-
>>> quillité. »
".
Avant de rendre compte de cette histoire , qu'il me soit
permis de faire quelques réflexions sur ce passage de sa préface.
Heureux , disons-nous ceux que la Providence fit naître
dans les états moyens de la société ! Ils le seroient sans doute ,
s'ils avoient éprouvé les angoisses de la pauvreté et les embarras
de l'opulence ; car ce n'est qu'alors qu'ils pourroient sentir
le prix de cette médiocrité d'or qu'Horace a si bien chantée.
Heureux , dit- on encore avec le poète, heureux les laboureur's !
oui ; heureux ! s'ils connoissoient leur bonheur, Ainsi nous
allons sans cesse louant la félicité des autres ;; et les restrictions
que nous sommes forcés d'y mettre sont , selon moi , une
grande preuve que cette félicité est au moins douteuse.
Je crois pourtant qu'on peut toujours dire : heureux celui
qui peut employer tout son temps à s'instruire et à instruire
les autres ! Heureux l'homme de lettres , heureux celui qui
est vraiment digne de porter ce nom ! Quand on étudie toujours
, c'est qu'on trouve toujours dans l'étude les charmes
qui lui sont propres , c'est qu'on s'est aperçu par l'expérience
qu'elle seule nourrit l'ame et la satisfait , et qu'elle seule procure
à l'homme des distractions suffisantes contre les grandes
peines et les vives douleurs. Heureux donc l'homme de lettres ,
que nos agitations civiles n'entraînèrent pas hors de sa sphère ,
et qu'elles ne forcèrent pas d'abandonner ses études ! Heureux
celui qui , pendant l'orage , sut se faire de son cabinet un
asile contre la tourmente qui a tout emporté , et qui trouva
JUIN 1806. 599
dans un travail utile quelque consolation aux malheurs dont
il étoit le triste témoin ! Lui seul , dans ces temps désastreux ,
put vivre calme et paisible , lui seul peut se vanter d'avoir
joui alors de quelques plaisirs. Ce bonheur , comme on voit ,
a été celui de M. Anquetil.
A cette époque où tant d'écrivains ( que je n'appellerai pas
des hommes de lettres ) attentifs au vent de la faveur populaire
, paroissoient uniquement occupés du profit qu'ils pourroient
retirer d'un peu de bruit que leur nom avoit fait ; lui ,
toujours fidèle à ses habitudes , repassoit dans sa retraite l'his
toire des temps anciens , et il y composoit l'ouvrage dont nous
annonçons la seconde édition. Heureux sans doute d'avoir
trouvé dans le tableau des malheurs passés des motifs pour
supporter avec plus de calme le tableau des malheurs présens !
Plus heureux d'avoir rencontré , dans l'histoire , des raisons
d'espérer la fin de ces malheurs , et d'avoir vu d'avance dans
le résultat de tant d'autres révolutions quel seroit celui de
la nôtre !
Que M. Anquetil reçoive donc avant tout de moi l'hommage
de respect que je dois à son âge , ses talens , aux utiles
travaux dont ses jours furent remplis , et sur-tout aux nobles
sentimens qu'il a si bien exprimés. Si le travail , dont il publie
maintenant le résultat pour la seconde fois , l'a rendu heureux
avant de le rendre plus illustre , je ne viens pas troubler son
bonheur , ni chercher à diminuer l'éclat de sa gloire. Je serai
au contraire le premier à unir ma foible voix à celle de tous
les gens de goût qui le regardent comme le meilleur de nos
historiens actuels , et l'un de nos auteurs les plus estimables.
Mais ensuite qu'il me permette de ne pas manquer à la loi
que je me suis imposée , de dire , en rendant compte d'un
Ouvrage , tout ce que j'en ai pensé en le lisant.
,
Si mes expressions ne répondent pas toujours parfaitement
aux sentimens que je viens de manifester , et qui sont les seuls
qu'il m'inspire ; si mes observations paroissent quelquefois
sevères , c'est que j'ai pensé qu'un homme tel que lui
n'avoit pas besoin d'être ménagé. On travaille trop vite
aujourd'hui , on fait trop de volumes en peu de temps : de là
vient qu'on écrit d'une manière négligée , incorrecte... ces
défauts gagnent nos meilleurs écrivains. Est- ce une raison pour
se taire ? Non , il n'en faut que crier plus fort . J'ai la confiance
que ces raisons suffiront pour m'excuser aux yeux de tous nos
lecteurs. Quant à M. Anquetil , je me bornerai à le prier
d'accueillir mes remarques avec autant d'indulgence que j'ai
eu de plaisir moi-même à lire son ouvrage.
Et d'abord je demande quel est l'ordre le plus convenable à
une pareille histoire 2 4
594 MERCURE DE FRANCE ,
dence consommée , ne se doute de rien : au lieu d'avancer
l'époque de l'union promise , il aime mieux que son fils aille
courir tous les dangers d'un voyage qui n'a pas d'ailleurs
d'autre objet qu'un éloignement oiseux. C'est ainsi que , pour
arriver à ses fins , un auteur embarrassé fait plier à son gré la
règle des convenances , tord le sens et la raison , et viole même
les caractères qu'il vouloit tracer .
Avant de partir , Charles a su trouver l'occasion de s'assurer
qu'il est payé de retour par sa chère Lina : il a reçu l'assurance
de ses sentimens ; et pour gage , il emporte une tresse de ses
cheveux. M. de Veimar , qui va en ambassade à Naples ,
l'emmène avec lui ; Cazali les accompagne pour veiller sur sa
proie : ils arrivent tous trois , et bientôt le pauvre Charles
recueille le triste fruit de son imprudence. Cazali l'entraîne
dans sa société , composée d'hommes et de femmes perdues ; il
y joue , il y gagne ; il joue encore , il perd la moitié de la
fortune de son père ; il perd auprès des femmes quelque
chose de plus précieux encore pour un amant , c'est la tresse
de cheveux de cette Lina qu'il a fui pour ne pas l'offenser.
Il s'applaudit ensuite comme un sot de sa propre honte , tandis
Cazali porte à Vevins des nouvelles certaines de son cher
ami , et les témoins irrécusables de son infidélité : il se flatte
avec ces nouvelles armes d'un succès facile ; mais le ministre
Albert , qui le croyoit toujours lorsqu'il mentoit , le traite
d'imposteur lorsqu'il dit la vérité : il l'accuse d'avoir fabriqué
les lettres de Charles ; il soutient que les cheveux ne sont pas
ceux qu'il avoit reçus de Lina. La vérification est aisée à
faire ; mais à son tour Cazali , que l'auteur suppose rempli
d'assurance pour soutenir le mensonge , ne trouve plus aueune
force quand il peut faire triompher la vérité. Ce fameux
Cazali , le héros des libertins de Naples , qui s'étoit vanté de
sa conquête , et qui ne devoit revenir que couronné de roses,
est chassé honteusement d'une petite bourgade de la Suisse
par un pasteur pour lequel il professoit le plus profond
que
mépris.
Charles qui , pendant cette expédition , a eu tout le temps
de rentrer en lui-même , devient furieux lorsqu'il apprend
l'horrible trahison de Cazali : le desir de la vengeance le saisit
; il se déguise , et va l'attendre à son retour. Čazali le voit
sans s'étonner ; ils se battent , et le traître reçoit le salaire de
son crime: il tombe aux pieds de Charles , où il expire après
lui avoir pardonné sa mort.
Cette mort , que Charles souhaitoit avec ardeur , accroît
bientôt ses peines , et redouble ses dangers . Pour s'épargner les
justes reproches de son père , et pour éviter les poursuites de
JUIN 1806 . 595
la justice , il quitte l'Italie , et prend le parti de ne plus repa➡
roître dans sa famille ; mais comme il veut encore vivre , s'il
va demander son pain a la porte des chaumière . C'est un assez
triste métier , et le lecteur est surpris désagréablement lorsqu'il
le voit descendre à la condition de mendiant , parce que cette
lâcheté paroît sortir de son caractère im pétueux , et qu'il n'est
plus possible dès lors d'espérer qu'il prendra jamais une généreuse
résolution. En effet , cet homme de coeur qui veut ,
dit-il , s'éloigner pour toujours du toit paternel , ou du moins
qui se condamne à ne le revoir que lorsqu'il aura suffisamment
expié ses fautes , commence son exil comme on le finit ordinairement
; il rentre dans sa patrie , et il va se promener sous
les fenêtres de sa maîtresse. Tous les deux se rencontrent le
soir sur un tombeau ; ils se voient et sentendent , mais ils
ne se parlent pas. Lina se sauve , Charles la laisse courir
il commence a comprendre qu'en venant faire ses adieux
aux pierres et aux arbres de son pays , il s'expose à être
reconnu par tous les habitans qui ont des yeux ou des
oreilles. Cette tardive réflexion l'engage à se retirer du canton
; il a soin seulement de ne pas trop s'en écarter , et de
continuer d écrire à son cher ami Adolphe , pour le prier
en grace de ne plus s'occuper de lui . Celui- ci , qui sait fort
bien qu'on n écrit à personne , quand on veut vivre ignoré ,
découvre bientôt le lieu de sa retraite; il va le trouver, et l'engage
à rentrer dans la maison de son père. Charles , qui ne
demande pas mieux , ne se fait pas prier long-temps : il va
montrer sa turpitude à son père qui la lui pardonne ; à Lina ,
quine l'en aime pas moins; et ce fier chevalier ne trouve du courage
que pour venir étaler sa misère aux yeux ceux qu'il
a si cruellement offensés. Il est vrai que ce père lui -même
n'est pas tout-à-fait sans reproche. Comment , en effet , a-t -il
pu se flatter que son fils auroit plus d'empire sur lui-même à
Naples qu'à Vevins ; qu'il seroit plus maître de ses passions ,
lorsqu'il auroit plus de moyens de les satisfaire , et qu'il se respecteroit
dans l'obscurité d'une grande ville plutôt que sous
les
de
yeux de son père , devant tous les objets sacrés de ses respects
? Lauteur n'a garde de lui faire faire ces réflexions , quoiqu'elles
se trouvent parfaitement dans son caractère ; il aime
mieux lui donner l'air d un imbécilie que de lui faire jouer le
rêve d'un extravagant.
Tout alloit cependant s'arranger pour le mieux : les dettes
de Charles étoient payées on ne sait comment , et il ne s'agissoit
plus que de faire le mariage. Mais voilà que cet amant qui a
bien voulu se représenter à sa inaîtresse , et s'exposer à son
mépris , s'avise de ne plus se trouver digne d'elle , et qu'il
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596 MERCURE DE FRANCE ,
renonce à l'épouser . Cette jeune fille , ennuyée de se voir le
jouet de son ridicule prétendu , tombe dans une noire mélancolie
qui fait craindre pour sa vie . Charles attend qu'elle soit
à toute extrémité pour se décider : il va cueillir le bouquet virginal
qui doit la parer le jour du mariage ; mais la veille de la
célébration elle meurt subitement ; et ce même bouquet , composé
de trois roses blanches qui devoient orner sa tête , est
déposé sur son cercueil . Il ne faut pas demander à l'auteur
de quelle maladie il fait mourir cette langoureuse héroïne :
elle n'a pas encore de nom dans le monde ; mais elle n'en est
pas moins mortelle dans les romans. Cécile et son mari Verner
qui , jusque-là , ne paroissent sur la scène que pour recevoir
les lettres de Lina , viennent maintenant s'établir à Vévins ,
pour calmer le désespoir de Charles , et pour consoler le
ministre Albert.
M. Droz nous assure qu'il a fait ce roman de dix heures de
lecture sur une histoire qu'on lui a racontée en dix minutes.
Cela ne paroît que trop ; mais cet aveu nous aide à expliquer
pourquoi le nombre des aventures naturelles y est si rare ,
pourquoi les personnages agissent si peu d'une manière conforme
à leur caractère , puisqu'en suivant la règle de proportion
, dans une heure de lecture , on ne doit trouver qu'une
minute quarante secondes de vérité , de convenance et de
raison , tout le reste étant , comme il le dit lui-même , le fruit
de son imagination.
Ce n'est pas néanmoins qu'il ne soit très-possible de lier à
des faits véritables des aventures imaginaires sans sortir des
convenances et de la raison , mais il faut pour cela que chaque
caractère se soutienne :
Servetur ad imum
Qualis ab incæpto processerit, et sibi constet.
Mais au surplus ce n'est pas pour relever des fautes contraires
à ce principe que nous avons soumis ce roman à notre examen ;
les vices de caractères sont trop communs dans ces sortes d'ouvrages
pour que nous en fassions l'objet d'une attention sérieuse
. Un même homme peut y être impunément grave ,
étourdi , rempli de prudence , et n'avoir pas le sens commun ,
tel
que le ministre Albert ; un autre peut y avoir toute l'ardeur
d'une jeunesse indomptée , et toute la lâcheté d'un caractère
timide , comme Charles ; les héroïnes peuvent y fajre
tourner toutes les têtes , par l'éclat d'une beauté sans égale , et
n'y paroître que foibles , malingres et mourantes comme Lina,
Tout cela se supporte aisément dans un ouvrage qui n'est pas
mal écrit d'ailleurs ; et l'esprit qui ne veut que s'amuser quelques
momens 2 se prête volontiers à toutes ces illusions. Ce
JUIN 1806. 597
qu'il est impossible de supporter, parce qu'il est tout -à- fait
hors de la nature , absurde et impossible , c'est un monstre tel
que Cazali , plus scélérat et plus sot que tout ce qui a jamais
été imaginé. Le Lovelace de Richardson , que l'auteur a pris
pour modèle , mais dont il n'a fait qu'une grossière copie ,
tout brutal qu'il est , a au moins un motif qui le fait agir ,
puisqu'il veut humilier une famille dont il prétend avoir reçu
quelqu'injure. Sa vengeance est bien à la vérité tout ce qu'il
ya de plus bête , de plus féroce ét de plus incroyable ; mais
enfin la passion qui l'anime peut l'aveugler sur son propre
intérêt. Cazali , le héros de M. Droz , agit absolument sans
motif; il est sans haine , comme sans amour : son seul plaisir
est ca s'exposer à se faire pendre ou à se faire casser la tête ,
comme il arrive en effet , sans autre intérêt
que celui de porter
le trouble , le déshonneur et le désespoir dans le sein d'une
famille respectable , qui l'accueille avec amitié , qui l'estime
, et qui lui donne des preuves de confiance. Tout cela
n'est qu'une pitoyable calomnie du coeur de l'homme. Les
plus méchans séduisent par emportement les femmes faciles ,
ils volent par intérêt , ils assassinent par vengeance ; mais
aucun n'est assez stupidement libertin pour tenter , sans passion
, une séduction que des principes sévères rendent impossible;
et nul ne s'expose de gaieté de coeur à la vengeance
des lois ou à la honte du mépris.
G.
Précis de l'Histoire universelle , ou Tableau historique des
vicissitudes des Nations , leur agrandissement , leur décadence,
etc.; par M. Anquetil, de l'Institut national et membre
de la Légion - d'Honneur , auteur de l'Esprit de la Ligue
de l'Histoire de France depuis les Gaulois jusqu'à la fin
de la Monarchie , et autres ouvrages. Seconde édition
revue corrigée et augmentée. Douze volumes in- 12 .
Prix : 36 fr. , et 45 fr. par la poste. A Paris , chez Maradan,
libraire , rue des Grands-Augustins , vis-à-vis celle Lodi ;
et chez le Normant, libraire , rue des Prêtres Saint- Germainl'Auxerrois
, nº. 17.
"
« C'EST dit M. Anquetil , je l'ai éprouvé , c'est dans le
>> tourbillon d'une révolution , assis sur les ruines qu'elle
» amoncelle , dans la solitude sombre de la prison , sous la
» hache menaçante des bourreaux , qu'on lit avec une véri-
3
598 MERCURE DE FRANCE ,
» table utilité l'histoire des perfidies et des fureurs qui ont
» ensanglanté l'Uniyers .....
» Tous ces faits , quand nous en sommes témoins , étendent
» à nos yeux ce qui est quelquefois compris dans deux pages
» de l'histoire.
"
» Pour moi , après les tristes méditations provoquées par
» la lecture de ces pages , je trouvois ordinairement dans les
>> suivantes des motifs d'espérance. J'étois comme un voyageur ,
» qui , surpris dans une forêt par l'orage , entend le tonnerre
» gronder , le vent mugir entre les arbres voit les uns se
» courber sur sa tête avec violence , les autres tomber autour
» de lui avec fracas , avance néanmoins toujours et parvient
» à entrevoir des lueurs de sérénité qui le rassurent . De même
» loin de me laisser ralentir par la tempête , je n'en étois que
» plus ardent à continuer ma course. Je me hâtois de finir
» une scène d'horreur , pour en tracer une consolante . De
» ces alternatives de crainte et d'espérance , il me restoit une
» pleine confiance en celui qui se joue des projets des
» hommes , et de cette confiance naissoit la résignation , et ,
» sauf quelques momens d'inquiétude , une parfaite tran-
» quillité. »
"
Avant de rendre compte de cette histoire , qu'il me soit
permis de faire quelques réflexions sur ce passage de sa préface.
Heureux , disons-nous ceux que la Providence fit naître
dans les états moyens de la société ! Ils le seroient sans doute ,
s'ils avoient éprouvé les angoisses de la pauvreté et les embarras
de l'opulence ; car ce n'est qu'alors qu'ils pourroient sentir
le prix de cette médiocrité d'or qu'Horace a si bien chantée.
Heureux , dit- on encore avec le poète, heureux lesš laboureur's !
oui ; heureux ! s'ils connoissoient leur bonheur. Ainsi nõus
allons sans cesse louant la félicité des autres ; et les restrictions
que nous sommes forcés d'y mettre sont , selon moi , une
grande preuve que cette félicité est au moins douteuse.
Je crois pourtant qu'on peut toujours dire : heureux celui
qui peut employer tout son temps à s'instruire et à instruire
les autres ! Heureux l'homme de lettres , heureux celui qui
est vraiment digne de porter ce nom ! Quand on étudie toujours
, c'est qu'on trouve toujours dans l'étude les charmes.
qui lui sont propres , c'est qu'on s'est aperçu par l'expérience
qu'elle seule nourrit l'ame et la satisfait , et qu'elle seule procure
à l'homme des distractions suffisantes contre les grandes
peines et les vives douleurs . Heureux donc l'homme de lettres ,
que nos agitations civiles n'entraînèrent pas hors de sa sphère ,
et qu'elles ne forcèrent pas d'abandonner ses études ! Heureux
celui qui , pendant l'orage , sut se faire de son cabinet un
asile contre la tourmente qui a tout emporté , et qui trouva
JUIN 1806 . 599
dans un travail utile quelque consolation aux malheurs dont
il étoit le triste témoin ! Lui seul , dans ces temps désastreux ,
put vivre calme et paisible , lui seul peut se vanter d'avoir
joui alors de quelques plaisirs. Ce bonheur , comme on voit,
a été celui de M. Anquetil.
A cette époque où tant d'écrivains ( que je n'appellerai pas
des hommes de lettres ) attentifs au vent de la faveur populaire
, paroissoient uniquement occupés du profit qu'ils pourroient
retirer d'un peu de bruit que leur nom avoit fait ; lui ,
toujours fidèle à ses habitudes , repassoit dans sa retraite l'histoire
des temps anciens , et il y composoit l'ouvrage dont nous
annonçons la seconde édition. Heureux sans doute d'avoir
trouvé dans le tableau des malheurs passés des motifs pour
supporter avec plus de calme le tableau des malheurs présens !
Plus heureux d'avoir rencontré , dans l'histoire , des raisons
d'espérer la fin de ces malheurs , et d'avoir vu d'avance dans
le résultat de tant d'autres révolutions quel seroit celui de
la nôtre !
Que M. Anquetil reçoive donc avant tout de moi l'hommage
de respect que je dois à son âge , à ses talens , aux utiles
travaux dont ses jours furent remplis , et sur- tout aux nobles
sentimens qu'il a si bien exprimés. Si le travail , dont il publie
maintenant le résultat pour la seconde fois , l'a rendu heureux
avant de le rendre plus illustre , je ne viens pas troubler son
bonheur , ni chercher à diminuer l'éclat de sa gloire. Je serai
au contraire le premier à unir ma foible voix à celle de tous
les gens de goût qui le regardent comme le meilleur de nos
historiens actuels , et l'un de nos auteurs les plus estimables.
Mais ensuite qu'il me permette de ne pas manquer à la loi
que je me suis imposée , de dire , en rendant compte d'un
ouvrage , tout ce que j'en ai pensé en le lisant.
"
Si mes expressions ne répondent pas toujours parfaitement
aux sentimens que je viens de manifester , et qui sont les seuls
qu'il m'inspire ; si mes observations paroissent quelquefois
sevères , c'est que j'ai pensé qu'un homme tel que lui
n'avoit pas besoin d'être ménagé. On travaille trop vite
aujourd'hui , on fait trop de volumes en peu de temps : de là
vient qu'on écrit d'une manière négligée , incorrecte... ces
défauts gagnent nos meilleurs écrivains. Est- ce une raison
se taire ? Non , il n'en faut que crier plus fort. J'ai la confiance
que ces raisons suffiront pour m'excuser aux yeux de tous nos
lecteurs. Quant à M. Anquetil , je me bornerai à le prier
d'accueillir mes remarques avec autant d'indulgence que j'ai
eu de plaisir moi-même à lire son ouvrage.
pour
Et d'abord je demande quel est l'ordre le plus convenable à
une pareille histoire 2 4
600 MERCURE DE FRANCE ,
Tant qu'il s'agit de l'histoire la plus ancienne , on dira aisé
ment que
l'auteur doit commencer par les Egyptiens , continuer
par les Assyriens , les Perses , les Grecs , les Carthaginois ,
et finir par les Romains. En effet , tous ces peuples ont existé
successivement , et si les intérêts des derniers ont souvent été
confondus , si même ils ont fini par s'entre- détruire , du moins
leurs origines sont , comme celles des premiers , parfaitement
séparées. Ainsi voilà , pour les commencemens du monde
un ordre convenu et c'est celui que M. Anquetil a suivi .
Mais en s'y conformant , il fait une suite d'histoires , plutôt
qu'une histoire continue et universelle ; et on verra bientôt
qu'il lui eût été difficile de faire autre chose.
"
La difficulté augmente , lorsqu'arrivé à des temps moins
anciens , on est obligé de peindre tout à- la - fois , Alexandre
sortant de la Grèce , et s'avançant à l'Orient pour conquérir
l'Asie ; et dans le même temps les Romains se levant dans leur
Italie , et s'y exerçant déjà à conquérir un jour le monde
connu , et d'un autre côté , toujours dans le même temps, les
Carthaginois et les Tyriens sortant de leur ville , pour aller
s'enrichir aux dépens de tout l'Univers. J'ai dit tout à-lafois
, car enfin il n'y a aucun motif de commencer par un de
ces tableaux plutôt que par un autre.
Et lorsque , parvenu à nos temps modernes , on devra
présenter ( encore tout à-la- fois ) l'histoire de cette foule de
peuples qui se formèrent presque au même instant des débris
du peuple romain , par quel ordre alors parviendra-t- on à
tracer d'une manière claire ces intérêts si divers qui naissent
toujours des mêmes causes , et qui portent sans cesse les
nations à s'entre -choquer ? Par quel secret réussira- t-on à
rassembler sans confusion dans un même cadre tous les événemens
qui ont eu lieu dans le même temps , et qui , pour
s'être passés en des contrées très-différentes n'en ont pas moins
fortement influé les uns sur les autres ? Comment ? par quel
ordre ? par quel secret ? On n'y viendra pas à bout. Il n'y a
point d'histoire universelle : on n'en a jamais fait , on n'en
fera jamais.
Hérodote a fait des histoires et Trogue -pompée , si on ne
juge par l'abrégé de Justin , n'avoit fait rien de plus je ne
crois pas que , ni l'un ni l'autre aient appelé leur collection
histoire universelle. Cependant si on a jamais pu concevoir
raisonnablement le projet de composer un pareil ouvrage , on
ne l'a pu que de leur temps , parce qu'alors on ne connoissoit
qu'un très - petit nombre de peuples , encore ne savoit on
qu'une très-petite partie de leur histoire. Mais il y a longtemps
qu'on devroit y avoir renoncé. Je me trompe, ce projet
JUIN 1806. 6or
a dû naître dans le dernier siècle , dans ce siècle si fameux
par tant d'autres conceptions gigantesques ; dans ce siècle dont
les auteurs les plus célèbres ne sont parvenus à surpasser ceux
du précédent que par la masse et la multitude de leurs ouvrages
; dans ce siècle enfin qui a vu naître l'Encyclopédie et
l'Histoire des voyages , et dont quelques romanciers ont enfanté
à eux seuls plus de volumes qu'il n'y en a dans l'Encyclopédie
elle-meme. C'est aussi dans ce siècle , et non auparavant , qu'on
a pour la première fois entrepris des histoires universelles.
Cependant ce siècle lui-même n'a produit en ce genre que
deux ouvrages qui méritent d'être cités. L'un , sous le titre
d'Essai sur l'esp it et les moeurs des nations est le recueil de
tout ce qui a été imaginé de plus faux et de plus calomnieux
contre la religion chrétienne encadré dans ce qu'on a dit de
plus brillant , souvent même de plus sensé sur les intérêts et
les querelles des peuples : considéré sous ce double rapport ,
cet ouvrage est tout à- la -fois l'un des plus étonnans et des
plus dangereux de son auteur ; on ne sauroit le lire , sans détester
ses principes et sans admirer son talent. L'autre est un
monument immense élevé à la mémoire de tout ; c'est une
masse énorme , semblable à ces montagnes de terre et de
pierre que les anciens sauvages de nos contrées entassoient sur
les corps ensevelis de leurs chefs pour en éterniser le souvenir,
et qu'on foule maintenant aux pieds , sans y faire aucune attention.
Je crois bien qu'en effet cet ouvrage se trouve dans
toutes les grandes bibliothèques , comme un recueil qu'on
peut consulter ; mais je ne crois pas , que , malgré le besoin
de lire , devenu aujourd'hui si commun , personne puisse se
vanter d'avoir lu les cent vingt -six volumes dont il est composé.
Et cependant encore , aucun de ces deux ouvrages n'est
une véritable histoire universelle. Le premier n'est qu'un
choix , fait dans tous les historiens , de tout ce qui pouvoit
appuyer les opinions particulières de son auteur ; et quant
au second , s'il remplit le but de ceux qui en ont conçu le
projet , c'est parce qu'il est une entreprise sans terme , une
source inépuisable de volumes qui ne cesseront de couler , et
qui ne peuvent finir qu'avec l'univers et le temps . L'un et
l'autre enfin sont des collections de chapitres plus ou moins
isolés , mais qui n'ont d'ordinaire d'autre liaison entre eux que
le titre commun qui les réunit , et dont on pourroit retrancher
la plus grande partie sans faire aucun tort à l'ensemble. Tant
il est vrai qu'ils ne forment point un tout , un tableau
unique!
Si M. Anquetil n'a pas mis dans l'extrait qu'il nous a
donné du second de ces ouvrages , l'ordre qui ne pouvoit pas
602 MERCURE DE FRANCE ,
s'y trouver , il ne seroit pas juste de lui en faire un reproche;
et s'il a suivi dans l'histoire des premiers temps celui qui a
été observé par tous les historiens, on doit l'en louer. Cet auteur
avoit en effet trop de lumières , pour s'asservir aux caprices
de M. de Voltaire , qui vouloit absolument que les Chinois
fussent le premier et le plus ancien peuple de l'univers . Il n'a
donc point ( comme l'auteur d'un abrégé moderne à l'usage
des lycées ) placé l'histoire des Chinois avant celles Grecs et
des Romains il les a mis à leur véritable place , en les mettant
parmi les nations modernes , puisqu'ils n'ont été connus
qu'avec elles , et même après le plus grand nombre d'entre
elles. Mais a-t-il eu quelque raison grave de passer brusquement
du chapitre sur les Juifs au chapitre sur les Parthes , et
de celui sur les Perses à un autre sur les Romains ? Enfin
comment se fait-il que sans transition il soit arrivé tout-àcoup
et à tire-d'aile de la dernière ligne sur les Chinois à la
première sur les Espagnols ?
J'ai parlé des chapitres : est-ce bien en chapitres que l'on
devroit écrire l'histoire universelle ? Quoi cette forme qui est
à peine supportable dans les romans , et qui est bonne tout au
plus à reposer l'imagination sautillante d'un auteur qui ne sait
pas concevoir un vaste plan , ou d'un lecteur qui n'auroit pas
assez d'application pour le suivre ; cette forme qui n'a pu que
dans le dernier siècle être appliquée à l'histoire et contre laquelle
les gens de goût n'ont cessé de réclamer , sera employée
par un auteur respectable , et je n'oserai dire qu'il a mal fait?
Certes , tant qu'il ne sera pas prouvé qu'on ne fait aucun tort
à un vaste tableau en le morcelant , et en le divisant en petite
découpures , je penserai que toute autre forme conviendroit
mieux , même à toute autre histoire , et que sur-tout on ne
doit point mettre une grande histoire en petits chapitres.
la
Si , de la forme que M. Anquetil a donnée à son ouvrage
et de l'ordre qu'il y a suivi , je viens à examiner les faits dont
il l'a composé , ma tâche sera plus facile à remplir , parce
qu'ici du moins , j'aurai autant d'éloges à lui donner , pour
sagesse avec laquelle il a quelquefois su choisir , que de doutes
à lui proposer sur les détails et les réflexions qu'il auroit
dû supprimer. Et d'abord je conviens que dans cet amas de
faits qu'il s'est chargé de débrouiller , il a pris ce qu'il a
trouvé de plus curieux , et que de cette masse énorme , qu'on
appelle l'Histoire universelle par une société de gens dè lettres
, il a fait sortir une histoire amusante..... Amusante :
j'ai dit le mot ; et ce n'est pas encore son éloge que je veux
faire.
Je crains , je l'avoue , qu'après avoir composé des romans
JUIN 1866. 603
instructifs , et moraux , et qui ont tous les mérites qu'on se
plaît à trouver dans l'histoire , nos auteurs ne finissent par
vouloir donner aussi à l'histoire tous les mérites ( je n'ose dire
tous les défauts ) du roman ; et je crains encore que l'exemple
de M. Anquetil ne contribue à propager cette prétention.
Pourquoi a-t-il semé son ouvrage de tant de détails , je ne dis
pas évidemment controuvés , je ne dis pas très-douteux , mais
pour le moins très-superflus ? N'est -ce pas parce qu'ils lui
ont paru agréables , et qu'il a voulu en amuser ses lecteurs ?
Son goût est bon ; il ne s'est pas trompé ; on le lit avec intérêt.
Mais parce que son goût est bon , il a bien dû s'attendre que
la critique trouveroit ces mêmes détails très - déplacés dans
un précis.
On convient généralement que l'auteur d'une histoire générale
doit avoir étudié dans toutes les parties les histoires
particulières et c'est ce que M. Anquetil a fait depuis longtemps.
Mais on exige que lorsqu'il se dispose à l'écrire , il ne
considère plus les faits que dans leur ensemble , et qu'il n'en
juge que par le degré d'influence qu'ils ont eu sur les moeurs
ou l'esprit des diverses nations et des divers siècles . Par conséquent
, il doit rarement trouver l'occasion de raconter une
anecdote ; plus rarement encore il doit être tenté d'en placer
une mal-à-propos. Que lui importe en effet qu'on le loue
dans tel. salon , dans telle académie , dans telle capitale , dans
tel empire ? C'est l'histoire de l'univers et pour l'univers qu'il
écrit , et l'univers ne demande pas qu'on l'amuse . Il lui faut
des événemens qui l'instruisent , de ces événemens qui sont
faits pour exciter l'attention , non des oisifs de nos villes ,
anais des hommes de tous les temps et de tous les lieux , et
dont le bruit retentit jusque dans la postérité la plus reculée.
Il me semble que M. Anquetil n'a pas assez senti cette vérité.
Ce n'est pas que l'auteur de l'Esprit de la ligue , de l'Intrigue
du cabinet de Louis XIV, sa cour et le régent , ne soit
toujours un auteur très-agréable ; c'est précisément parce qu'il
est toujours cela qu'il ne faut pas l'imiter ; c'est enfin que
l'auteur d'une grande histoire devroit être quelque chose de
plus. Je compare celui -ci à un voyageur qui , après avoir longtemps
erré dans de vastes plaines , me conduit au sommet
d'une montagne pour me faire apercevoir d'un coup-d'oeil
les pays qu'il a parcourus. Je l'écoute avec intérêt , lorsqu'il
m'indique en un instant la route qu'il a parcourue avec tant
de fatigue : mais qu'il n'essaie pas de me montrer les ruisseaux
et les bocages : ils sont perdus dans l'ombre ; je ne vois que
les fleuves et les forêts .
M. Anquetil étoit ce voyageur ; mais il est resté dans la
604 MERCURE DE FRANCE ,
plaine et il s'est occupé à y cueillir des fleurs. On diroit qu'il
s'amuse de tout et que les événemens les plus graves ne sont
à ses yeux que des souvenirs dont on peut distraire un moment
son ennui . Enfin il les rapporte à-peu- près de la même manière
que l'on raconte dans un salon l'anecdote du jour. C'est avec
plus de gravité qu'il falloit faire l'histoire des hommes. Parce
qu'on est arrivé au sommet de la vie , a-t- on le droit de regarder
en pitié eeux qui , placés à l'autre extrémité , attachent
encore quelqu'importance à ce qui se fait ici-bas ?
Appuyons ces reproches sur quelques citations. Hosein avoit
péri en voulant détrôner le calife Yesid, et Abdallah avoit
été de son parti. « Après la funeste catastrophe de ce prince ,
» Abdallah profita de son infortune. Il se mit à plaindre pu-
» bliquement son sort à Medine qu'il habitoit..... Il eut d'au-
» tant moins de peine gagner les esprits ,, que les relations
» qui arrivoient de Damas sur le compte d'Yesid lui don-
»> noient une assez mauvaise réputation en fait de religion , et
» le peignoient avec raison comme un homme qui ne se
» gênoit pas sur l'observance de ses pratiques . Le peuple étant
>> imbu de ces préventions défavorables , un homme ou ap-
» posté , ou enthousiaste de bonne foi , se lève au milieu de la
» Mosquée de Médine et jette son turban par terre en criant :
» Je renonce à Yesid , de la même manière que je jette ce
» turban. Un autre , en ôtant son soulier , dit : Je rejette Yesid
» de la même manière que j'ôte ce soulier. En un moment
» le pavé de la Mosquée est couvert de turbans et de sou-
» liers. » Assurément ces derniers détails sont fort gais. Et si
on me dit que ces turbans et ces souliers qui couvrirent en
un instant le pavé de la Mosquée , peignent à merveille les
moeurs et l'esprit des peuples ou du siècle dont l'historien
s'occupoit, je n'ai rien à répondre encore, excepté que cela
me paroît aussi raconté d'une manière très-gaie.
C'est peut-être encore pour peindre les moeurs du temps
que M. Anquetil a rapporté cette conversation entre un vieillard
et le calife Abdalmalec . « Quel mets aimez- vous mieux,
» lui demanda le prince ; il répondit : une téte d'añe bien.
» assaisonnée et rôtie. Ce n'est là , répondit le calife qu'un
» mets ordinaire : mais que penseriez- vous d'un quartier
» d'agneau bien roti avec une sauce de beurre et de lait?
» Ainsi le goût avoit peu changé dans ces contrées , où Abra-
» ham environ dix-sept cents ans auparavant , avoit offert aux
>> anges , comme un mets distingué , un veau rôti avec une
» sauce de beurre et de lait . Mais on ne trouve pas d'exemple
» antérieur d'un usage pratiqué alors : c'étoit de faire manger
» aux couriers leurs lettres , quand ils apportoient de mauJUIN
1806. 605
» vaises nouvelles. » Voilà des détails et des réflexions qui ne
manqueront pas de faire sourire celui qui les lira ; il me semble
que c'est là tout l'éloge qu'on en peut faire.
Tout le monde connoît l'histoire de cet Antiochus qui
devint amoureux de Stratonice , l'épouse chérie de son père ,
et que son amour long- temps ignoré conduisit aux portes du
tombeau. Le médecin qu'on avoit appelé pour le guérir décou
vrit le fatal secret. « Antiochus ( dit- il à son père ) ne peut
>> avoir d'autre sauveur que vous : car , c'est Stratonice qu'il
» aime . Seleucus n'hésita pas : il céda sa femme : auroit - il
» cédé sa maîtresse ? » Eh bien , je demande quels sont les
temps et les moeurs que l'auteur a voulu peindre par ce dermier
trait ? En le lisant , ne vous sentez-vous pas tout-à- coup
transporté dans ces dernières années ? C'est un mot plaisant
l'auteur n'a pas su retenir. Car d'ailleurs , il savoit très- bien
que dans les temps et dans les pays où les hommes peuvent
céder leurs femmes , ils n'ont que des maîtresses.
que
Ailleurs il prétend qu'en Afrique et parmi ces sortes de
sauvages qui habitent le pays de Sierra Leona , il y a des
avocats , et cela paroît déjà assez singulier. Mais voici ce qui
l'est encore plus : «Ces avocats portent un masque sur le visage,
» des castagnettes à la main , et des sonnettes aux jambes ;
>> tout cela ( quoi ! le masque aussi ! ) pour réveiller l'attention
» des juges. Cette mode pourroit n'être pas inutile en Eu-
>> rope. >> Cela est vrai. Mais faites donc attention que vous
écrivez une histoire universelle , et que si nos juges dorment
quelquefois à l'audience , ce n'est pas un fait à transmettre à
l'univers et à la postérité.
J'en dirois autant de ce met que l'historien prête aux députés
de Tripoli , qui , en 1685 sous le règne de Louis XIV ,
vinrent à Paris « demander la paix avec soumission....
>> De tout ce qu'ils admirèrent , rien ne les frappa plus que
» l'Opéra. La musique , les actrices , les acteurs , les habits , les
» décorations , les machines leur parurent une suite d'en-
» chantemens , un rassemblement de charmes irrésistibles . Le
» chef de l'ambassade , vieux corsaire , ému par le spectacle,
» s'écria : Quelqu'ennemi qui nous attaquát , nous nous dé
» fendrions ; mais si c'étoit l'Opéra , nous rendrions les
» armes » Il me semble que la première partie de cette exclamation
ne convient pas à des gens qui venoient demander
la paix avec soumission ; et quant à la seconde , je me permettrai
de faire observer que si le corsaire étoit vieux , il devoit
avoir du bon sens , et qu'un vieux corsai e , sur - tout s'il a du
bon sens, ne dit pas des choses pareilles. Mais cela est joli :
c'est un compliment pour l'Opéra , pour les Parisiens.... Il y
avoit mille raisons de ne pas oublier cette anecdote.
606 MERCURE DE FRANCE,
En général , M. Anquetil vise à l'effet , et ce but quand on
se le propose, n'est bon qu'à égarer. S'il raconte la vie d'un
homme , cette vie n'est qu'une suite d'aventures singulières ;
s'il peint un pays , ce pays renferme toujours les sites les plus
étonnans. Par exemple Hérodote lui - même , dans les descriptions
fabuleuses qu'il a faites de certaines contrées , d'après
les préjugés de son temps , n'y a pas réuni autant de prodiges ,
qu'il y en a dans la seule Ethiopie , au portrait qu'en fait
M. Anquetil. Mais pour discuter tous ces faits , il faudroit
plus de recherches que je n'en puis faire , et sur-tout plus
de temps et d'espace que je n'en ai. J'aime mieux croire :
cela est plutôt fait. "
Je veux donc croire que , dans le Pégu , il y a un grandprêtre
dont les funérailles sont magnifiques , et que « on y
» lance des fusées volantes qui contiennent dans un tronc
» d'arbre cinq-cents livres de poudre : ( le spectacle de ces
» funérailles doit être assez dangereux ; » « et que ces fusées
» s'élèvent très- haut ( cela s'entend ) , et que nous n'avons pas
» poussé si loin la pyrotechnie. » ( Dieu nous-en préserve. )
Je veux croire aussi que « les Parsis , loin de s'opposer aux pro-
» grès d'un incendie , y apportent tout ce qui peut l'ang-
» inenter , meubles , habits ; et que c'est une bénédiction
» pour celui à qui cela arrive. » Seulement je suis étonné
qu'il existe encore chez les Parsis quelque chose qui puisse
être brûlé. Cependant je ne crois , que lorsque je n'ai pas vu
précisément le contraire de ce qu'on me dit. Ainsi , lorsque
dans sa description de l'Italie , M. Anquetil me parle de ces
múriers où le ver s'enveloppe de sa coque précieuse , je suis
obligé de déclarer que je n'ai pas vu de ces mûriers , et que
dans le Midi comme dans le Nord de l'Europe , j'ai toujours
vu élever les vers à soie dans des bâtimens fermés et bien
chauds. Que dirai - je maintenant des contradictions où
M. Anquetil tombe quelquefois ? Par exemple , quand il me
dit que « la partie des Tartares ( je ne sais ce que c'est que la
» partie des Tartares ) se divise en orientale et occidentale ; "
« et que la première est habitée par les Mancheoux , la se-
>> conde par les Mogols , » je dois naturellement en conclure
qu'il ne connoît dans toute la Tartarie que deux grandes familles
, celle de Mancheoux , et celle des Mogols. Par conséquent
, je dois être étonné , lorsqu'en tournant le feuillet , je
trouve que « on divise les Tartares en trois branches , Mogols ,
» Kalkas et Eluths. >>
1
En parlant de Mengko , l'un des Mogols qui occupèrent le
trône de la Chine , il dit : « L'empereur offrit un sacrifice
» solennel au ciel ... selon le rite de la Chine , cérémonie
JUIN 1806.
607
» qu'il renouvela plusieurs fois. » Cela est clair : voilà un
fait certan , et qui même s'est renouvelé plusieurs fois. Or ,
Mengko régnoit en 1250 , et je trouve dans ce même volume
qui est le sixième qu'en 1329 « Tutemur fut le premier
monarque Tartare qui alla au Temple du Ciel , et y sacrifia
» en personne. » Comment Tutemur fut-il le premier à faire
ce que Mengko avoit fait plusieurs fois près d'un siècle
avant lui ?
Ces faits , dira- t-on , sont peu importans par eux-mêmes ,
et dans un long ouvrage , de pareilles contradictions peuvent
aisément échapper à l'auteur le plus attentif. J'en conviens ;
mais voici un oubli qui me paroît beaucoup moins excusable ,
parce qu'il a produit dans l'histoire une véritable lacune.
M. Anquetil marque avec exactitude l'époque où le califat
des
Fatimites
Tu aboli , et jusque-là , il n'avoit point parlé
de ce califat. Il me semble qu'avant de parler de sa fin , ou
du moins en en parlant , il eût été convenable de dire quelque
chose sur ses commencemens et sur ses progrès.
M. Anquetil s'est donc proposé premièrement de plaire , et
secondement d'instruire. Par conséquent , il est quelquefois ,
ou du moins , il paroît léger, superficiel , amusant. Mais il l'est
de bonne grace, comme on l'est à vingt ans. Il faut ajouter que
dans ses plus grands oublis il ne cesse jamais de respecter la religion
, les moeurs , les gouvernemens , tout ce qui est respectable
; que dans ses réflexions , il y a souvent une sagesse qui
étonneroit si on n'avoit lu de lui que ce seul ouvrage , et
qu'enfin il oublie rarement de raconter tout ce qui peut prêter
un nouvel appui aux grandes vérités du christianisme. Que
conclure de cela ? Que M. Anquetil est un homme trèséclairé
, et qui connoît son siècle aussi bien que les siècles
passés. Il a très-bien vu que s'il faisoit un excellent livre , on
ne le liroit pas il l'a fait moins bon , pour le faire mieux
accueillir : il a traité ses contemporains comme ils méritoient
de l'être , et il faut ajouter que ce n'est pas lui qui les auroit
fait tels qu'ils sont.
Ainsi , il recueille avec attention tous les souvenirs épars de
nos traditions. « Les Hottentots , dit-il , ont des traditions
» qu'ils conservent avec beaucoup de soin : l'une que leurs
» premiers parens offensèrent si grièvement le Dieu suprême
» qu'il les maudit et leur postérité , et qu'il endurcit leur
» coeur ; l'autre que quand Dieu les envoya
dans leur pays ,
» ils y entrèrent par une fenêtre. Le nom de l'homme étoit
»> noh , celui de la femme hinguoh. » Par le même motif il
dit en parlant du Confucius des Chinois , ce que Voltaire qui
en a tant parlé , n'a jamais dit. « Ce philosophe répétoit sou608
MERCURE DE FRANCE ,
» vent : Que c'étoit dans l'Occident qu'on trouveroit le saint.
Un empereur , se rappelant ce mot , y envoya des ambassa→
» deurs pour découvrir quel étoit ce saint , et quelle étoit la
» véritable loi qu'il enseignoit. Fatigués ou ennuyés de la
» longueur du voyage , ces ambassadeurs n'allèrent pas plus
» - loin que les Indes , et crurent avoir trouvé ce qu'ils cherchoient
parmi les adorateurs de Fo. »
" Que M. de Voltaire s'amuse à nous peindre la Palestine
cette terre promise où couloit le lait et le miel , comme un
pays stérile , et qui ne fut jamais qu'un amas de sables et de
rochers , M. Anquetil lui apprendra que « les descriptions que
» les historiens du temps ( il parle du temps d'Omar ) nous
» ont laissé des campagnes de la Judée , de leur fertilité , des
» villes nombreuses que le commerce y enrichissoit , se rap-
» portent aux peintures des livres sacrés , et font connoître
» que mal-à-propos , on a cru que les délices de cette terre
» où couloit le lait et le miel ont été exagérées par les écri-
» vains juifs. Que sont à présent sous la domination turque
>> les campagnes qu'arrosent le Tigre et l'Euphrate ?... Il'en
» est de même de la Judée. »
"
Que ne puis-je rapporter tout entier le portrait qu'il a fait
de Jésus-Christ. C'est bien à regret que je me bornerai à en
citer quelques lignes. « Les discours de Jésus respirent l'onc-
» tion , ses remontrances , le desir d'être utile. On trouve la
» justesse dans ses paraboles , le pathétique dans ses exhorta-
» tions. Quelle vertu n'a -t- il pas préconisée ? Quel vice n'a- t- il
» pas foudroyé ? Soit qu'il redresse un boiteux , qu'il ouvre
>> les yeux à un aveugle , qu'il ressuscite in mort , il le fait
» comme maître de la nature sans effort , sans paroître
» étonné de sa puissance. Il entre dans la mer , elle devient
» ferme sous ses pieds. Sous sa main bienfaisante cinq pains
» se multiplient et nourrissent cinq mille personnes . Mais
» s'il est Dieu dans ses prodiges , il se montre homme pour
» ses amis. Les douces larmes qu'il répand avec les soeurs
» affligées de Lazare ! et cet élan du coeur à ses disciples :
» Allons lui rendre la vic ! Quel contraste entre cette sensi-
» bilité pour un ami , et l'indifférence avec laquelle il prédit
» les injures dont on l'accablera , les tourmens qu'on lui fera
» souffrir , et la mort ignominieuse qui lui est préparée !
* ....>> Dans un siècle de lumières , dans des villes opulentes ,
» centre du luxe et des plaisirs , douze hommes grossiers et
ignorans firent adopter une religion fondée sur des mys-
» tères , contraire à la volupté , ennemie du faste , et de tout
» ce qui flatte l'orgueil humain. Ils la firent prévaloir malgré
» les contradictions des docteurs , les préventions des souve-
» rains
JUIN 1806.
1
» rains , et enfin elle a rempli toute la terre. Tel a
» de la vie , et de la doctrine du fondateur du cistia
» Son succès , qui est le plus grand des miraclesey
» opérer la persuasion , se passer de tous les aut5
Puisque j'ai parlé des réflexions de M. Anquetil
j'en cite aussi quelques- unes. Il remarque, en parlant
si fameux par ses lois , et par les cruautés qu'il exerça
les Athéniens , que ceux qui font des lois pour les autres
» auroient quelquefois besoin que les autres en fissent pour
» eux. » Ensuite il n'oublie pas de faire observer que « les
» Crétois possesseurs de si belles lois devinrent dans la suite
» les plus débordés des hommes , et qu'en fait de moeurs leur
» nom donné à quelqu'un étoit une injure. » Tant est frivole
l'avantage de la meilleure législation , quand elle n'a d'autre
source et d'autre appui qu'une sagesse et une puissance
humaine ! Enfin , après avoir rapporté l'incendie de la fameuse
bibliothèque d'Alexandrie , il ajoute : «On a déjà parlé de
» ce terrible effet du fanatisme ; mais on le répète comme
» une leçon utile , en faisant observer que le fanatisme , quel
» qu'il soit , de religion , de liberté , ou autre , est toujours
» de tracteur. » Pour moi , je n'en connois d'autre , après
ceux qu'il nomme , que celui de philosophie , et celui- là
n'est pas le moins destructeur.
Il faut maintenant parler des incorrections dont j'ai été
frappé en lisant cet ouvrage. Dans l'histoire la plus rapide , on ne
doit pas marcher sans mesure , et il n'est pas plus permis à son
auteur d'oublier les règles de la langue que celles de la critique.
C'est un principe que M. Anquetil a quelquefois oublié.
Par exemple , on a quelque peine à comprendre la phrase
suivante: « Quand on cherche , dit- il , la cause de l'animosité
» qui a régné entre les Grecs et les Perses , et qui , contre
» toutes les apparences , a fini par ces derniers ; on trouve
» qu'elle a eu son principe dans l'orgueil des seigneurs per-
» sans , etc. » En la lisant , j'ai d'abord été tenté de penser que
M. Anquetil , altérant l'histoire , avoit supposé qu'après de
longues guerres les Perses avoient fini par vouloir se réconcilier
avec les Grecs ; et j'ai eu besoin d'un peu de réflexion
pour m'apercevoir que ces mots par ces derniers , vouloient
dire par la destruction de ces derniers. Mais aussi , quelle
étrange éllipse ! et avec quelle légéreté l'auteur a dû laisser
couler ses phrases , pour en avoir fait tant d'autres qui ne sont
pas moins extraordinaires que celle- là !.
En voici une seconde que je trouve dans le volume suivant.
« Agrippa va trouver Flaccus , gouverneur de Syrie , vit
» quelque temps dans l'aisance auprès de lui , se brouille ,
Q q
MERCURE DE FRANCE ,
reton à Rome , etc. » Qu'est-ce donc qu'un homme
qui se brouille ? On dit que le temps se brouille , pour dire
que le Ciel se charge de vapeurs ; que les affaires se brouillent
, pour dire qu'il devient difficile de les arranger ; mais
jamais un homme ne se brouille à moins que ce ne soit avec
quelqu'un.
le
Ces oublis , dira - t - on encore , sont légers , et on y
supplée aisément. Je l'avoue ; mais si la même légèreté
qui en est le principe , fait commettre ensuite des fautes plus
grandes , ne doit- on pas au moins dire qu'elle est de la
légèreté ? Par exemple , dans le même volume , et dans
la même page où j'ai trouvé la faute précédente , je ne
m'attendois pas à trouver cette phrase-ci : « Son premier soin
» ( de Caligula ) est d'appeler auprès de lui son ami Agrippa ,
» qui du cachot passe dans le palais de l'Empereur et change
sa chaîne de fer contre une d'or dont Caligula lui fait pré-
» sent , aussi pesante que celle de fer qu'il portoit , le revet
» de la pourpre , lui met le diademe sur la téte etc. » Cayon
se demande quel est le sujet ou le nominatif de ces verbes ,
revet de la pourpre , lui met le diadème . Si c'est celui des verbes
précédens ; c'est donc le mot qui , c'est -à - dire que c'est
Agrippa . Et alors il se trouve qu'Agrippa revet Agrippa , et
met le diadème à Agrippa. Si au contraire , c'est Caligula ,
comme le sens le veut , il faudroit , ( pour que la grammaire
le voulût aussi ) qu'on pût dire : sa chaîne de fer dont Caligula....
Le revet de la pourpre. Pouvons-nous faire autrement
que de relever des fautes pareilles ? Ne devons- nous pas
avertir les jeunes gens que , non-seulement pour bien écrire ,
mais pour écrire correctement ; il faut s'observer sans cesse ;
et que même après avoir fait de très - bons ouvrages , et avoir
acquis une longue habitude de bien faire , on peut tomber
dans des négligences impardonnables , par cela seul qu'on
n'a plus la volonté de beaucoup travailler.
Dans le tome 7 , on trouve que « Nassès n'échappa d'étre
>> honteusement rappelé aux fonctions , etc. » Et nous croyons
qu'il falloit dire n'évita d'étre. Mais il est rare qu'une faute
soit seule dans un volume et même dans une phrase. On
lit donc dans le même tome : « La nation chinoise a pu
» perdre de son caractère primitif qui étoit la douceur , la
» soumission aux lois , par les troubles qui sont survenus : on
>> reproche actuellement de la dissimulation dans leur con-
» duite. » Pour que cette phrase fut correcte , il auroit fallu
dire premièrement les chinois , au lieu de la nation chinoise.
Alors ces mots leur conduite n'auroient point blessé
l'oreille. Car notre langue ne donne point , dans tous les cas ,
JUIN 1806.
ainsi que la langue anglaise , à un nom collectif la valeur
d'un pluriel ; et nous ne pouvons pas dire en parlant de la
nation chinoise , leur conduit . Mais quand même on pourroit
le dire , la phrase seroit encore bien peu française , à
moins qu'on n'y fit une autre correction , et qu'on ne la
terminât en disant on lui reproche actuellement de la
dissimulation dans la conduite. M. Anquetil sait aussi bien que
moi qu'on ne reproche pas en général ; on reproche nécessairement
à un homme , à un peuple, à un siecle, et je ne
lui reproche que de l'avoir oublié.
Après les incorrections , il doit être permis ds faire observer
quelques phrases entortillées , quelques constructions et
quelques expressions singulières qu'on pourroit prendre pour
des fautes de goût , si deja on n étoit prévenu par l'extrême
négligence qui regne dans tout l'ouvrage qu'elles ne sont que
des effets du défaut de travail et d'attention . Après avoir dit
que les Grecs se civilisèrent peu-a - peu , M. Anquetil ajoute :
« Gette espèce de conception qui , dans le sein d'une nation
» barbare a fat naitre un peuple civilisé , a duré environ
neuf cents ans. » Une conception qui dure ! comme si ce
mot ne renfermoit pas nécessairement l'idée de quelque chose
d'instantané ! Une conception qui fait natre un peuple au
sein d'une nation ! est-il donc bien étonnant que le peuple
grec ait été enfanté par la nation grecque , et qu'avec le
temps une nation barbare soit devenue un peuple civilisé ?
Hlus loin je trouve un prince Mogol qui fut « un prince
>> plus louable par l'absence des vices , que par la présence
» des vertus. » Je crois qu'il falloit dire que par ses vertus.
Il est bon de faire observer que , lorsqu'il s'agit de langage ,
l'analogie n'est pas un guide très-sur. Il faut apprendre aux
jeunes gens que l'absence et la présence , le vice et la vertu
forment des antithèses ordinairement permises et même assez
communes ; et que cependant quoiqu'on puisse dire l'absence
des vices , on ne doit point dire la présence des vertus ? Que
dis-je , aux jeunes gens ? Je suis persuadé que dans ce siècle ,
où la correction du langage est un mérite assez rare , il y
des hommes qui se croient peut-être des écrivains qui pourroient
lire et relire cette phrase , sans y sentir la faute que j'ai
cru y trouver. Et c'est précisément le motif qui m'a engagé
à la relever.
GUAIRARD.
612 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTÉ S.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES
-La première représentation de la Mort de Henri IVa
obtenu un très-grand succès. Fidèles à la loi que nous nous
sommes imposée d'attendre l'impression , pour nous rendre
compte des ouvrages dramatiques qui intéressent véritablement
l'art , nous nous bornerons à observer que dans aucune tragédie
des caractères historiques n'ont été plus complétement altérés .
Peut-être pensera-t-on qu'accuser de la mort d'Henri IV l'ambassadeur
d'Espagne , le duc d'Epernon , la reine , les jésuites ,
le clergé même , c'est outrepasser les bornes de la licence poétique.
« On osa imputer ce crime , dit Voltaire , à la maison
» d'Autriche , à Marie de Médicis , épouse du roi ; à Balzac-
» d'Entragues , sa maîtresse ; au duc d'Epernon : conjectures
» odieuses , que Mézerai et d'autres ont recueillies sans exa-
» men , qui se détruisent l'une par l'autre ; et qui ne servent
» qu'à faire voir combien la malignité humaiue est crédule: »
Remarquons en passant que le même homine qui fait une
réflexion si sage , lorsque la passion ne l'aveugle point , n'hésite
pas à déclarer complices de Ravaillac les prédicateurs et les
moines.
Mais ce n'est pas seulement Marie de Médicis , le duc d'E
pernon , etc. , qui ont à se plaindre de M. Legouvé , c'est
Henri IV lui -même. Si pour faire sa tragédie il est obligé
de prêter aux uns des crimes qu'ils n'ont pas commis ; il
est forcé , pour rester dans les limites de l'art , de dépouiller
pour ainsi dire , le second de cette franchise , de cette bonhomie
, qui lui donne dans l'histoire une phisionomie particulière
ce n'est pas là notre Henri IV. En effet , ce prince n'est
pas seulement un grand homme , un grand roi ; c'est le
meilleur des rois , c'est le plus aimable des hommes. Un
exemple me fera mieux comprendre. u Je veux , disoit Henri ,
que les plus pauvres paysans aient une poule au pot tous les
JUIN 1806. 613
dimanches. Qui ne sent que la simplicité du langage donne
à ce mot un charme que la poésie dramatique ne peut qu'affoiblir.
C'est l'expression naïve de l'ame du bon roi . Au lieu
de ces mots si touchans , faites-lui dire , même en meilleurs
vers :
Je veux enfin qu'au jour marqué pour le repos
L'hote laborieux des modestes hameaux
Sur sa table moins humble ait , par ma bienfaisance
Quelques-uns de ces dons attributs de l'aisance ,
Et que , grace à mes soins , chaque indigent nourri ,
Bénisse avec les siens la bonté de Henri.
Ventre-sain-gris , tu me gâtes la poule au pot , s'écrieront
tous les spectateurs ! On ne pourra donc jamais représenter
Henri IV sur la scène tragique , de manière à remplir
l'idée qu'en ont tous les Français. C'est dans la forêt de Sénar
c'est chez Michault , en un mot , c'est dans la Partie de
Chasse qu'on le retrouve tout entier.
Nous reviendrons sur ces observations , que nous nous contentons
aujourd'hui d'indiquer , lorsque nous examinerons la
pièce en détail. Elles ne doivent point nous empêcher de
rendre , dès ce moment , justice aux efforts que M. Legouvé
faits pour surmonter les insurmontables difficultés de son sujet.
a
Les acteurs ont joué avec un ensemble très- rare dans les pre-
✨mières représentations , mais aucun d'une manière remarquable.
Nous ignorons pourquoi Talma , dans la force de
l'âge et du talent , a cherché à imiter Monvel jusque dans
ces prestiges par lesquels cet acteur s'efforce de suppléer aux
moyens qui lui ont toujours manqué. Dans presque tout le
rôle ,l'imitation a été sensible. Talma est parvenu à ressembler,
de figure seulement , à Henri IV. Son costume est parfait de
vérité , trop parfait même , au moins quantà la couleur , parce
qu'il rappelle trop l'habit des Crispins.
Je m'imagine que Sulli gesticuloit beaucoup moins que
Damas. C'est beaucoup pour Lafond d'avoir fait supporter
l'odieux rôle de d'Epernon . Mademoiselle Duchesnois a joué
foiblement. Elle a même été accueillie par des murmures à
son entrée sur la scène , lorsqu'elle a dit ce vers , qui seroit
3
614 MERCURE DE FRANCE ,
mieux placé dans la bonche de Nina , que dans celle de Marie
de Médicis :
Je l'attendois hier , je l'attends aujourd'hui !
Le même jour, on a donné au Théâtre Feydeau la première
représentation de Gabrielle d'Estrées. Les paroles de
cct opéra sont de M. Saint-Just , et la musique de M. Méhul .
Les deux auteurs ont fait mieux . L'ouvrage a cependant
réussi .
- Le nouveau ballet de M. Gardel , Paul et Virginie ,
représenté pour la première fois mardi dernier, a obtenu le
plus brillant succ s. L'auteur a suivi presqu'en tout le roman
de M. Bernardin de Saint-Pierre seulemen ) , il a substitué
un dénouement heureux à la mort de Virginie.
On écrit de Berlin que le Théâtre - Royal de cette ville
va s'occuper des moyens de se procurer le plutôt possible la
partition de l'opéra d'Uthal, par M. Méhul . Tous les Prussiens
qui sont à Paris citent , dans leurs lettres , cet ouvrage
comme l'un de ceux qui font le plus d'honneur au Conservatoire
de France , et à l'art en général.
L'académie des jeux floraux , qui vient d'être rétablie à
Toulouse sur les anciennes bases , annonce qu'elle fera , le
3 mai 1807 , la distribution des prix de poésie et d'éloquence.
Ces prix sont pour l'ode , une amaranthe d'or de 400 fr.
pour le discours , une églantine de 450 fr.; pour un poëme
d'environ cent vers , et une épître d'environ cent- cinquante
une violette d'argent de 250 fr.; pour une élégie , idylle ou
églogue , un souci d'argent de 200 fr.; enfin , un lis d'argent
de 60 fr. , pour un sonnet ou un hymne à la Vierge. Les autres
sujets de poésie sont au choix des concurrens. Le sujet du
discours pour le prix de l'éloquence , est la question suivante ;
« Quels ont été les effets de la décadance des moeurs sur la
» littérature française . » Tout ouvrage qui blesseroit les
moeurs , la religion ou le gouvernement , sera rigoureusement
exclu du concours.
Les auteurs feront remettre , dans les quinze premiers jour
de février 1807 , par quelqu'un qui soit domicilié à Toulouses
trois copies de chaque ouvrage à M. Poitevin , secrétaire
3
JUIN 1806 . 615
perpétuel de l'académie. Les ouvrages qui lui seroient envoyés
directement , ne seront point présentés à l'académié. Ceux
qui auront remporté trois prix de poésie , parmi lesquels le
prix de l'ode , ou qui auront remporté trois fois le prix du
discours , pourront obtenir , suivant l'ancien usage , des lettres
de maîtres les jeux floraux , qui leur donneront le droit
d'assister et d'opiner avec les académiciens aux assemblées
publiques et particulières de l'académie .
-S. M. l'EMPEREUR s'est rendu ces jours derniers à Jouy ,
où il a visité la manufacture de toiles , dirigée par M. Obercampf.
S. M. , après avoir témoigné sa satisfaction de l'activité
et de l'intelligence avec laquelle est conduit cet établissement ,
a demandé à M. Obercampf s'il étoit membre de la Légiond'Honneur
; celui- ci ayant répondu qu'il n'avoit pas cet
honneur , l'EMPEREUR a détaché de sa boutonniere l'aigle qui
y étoit attaché , et l'a remis à M. Obercampf.
La gazette de la cour de Pétersbourg contient l'extrait
suivant d'une lettre du capitaine de Krusenstein , adressé à l'académicien
Schubert :
Saint- Pierre et Saint -Paul , au Kamschatka,
le 26 juin ( 8 juillet ) 1805.
« Je crois devoir vous mander que j'ai réussi non- seulement
à conserver l'eau potable dans notre longue navigation ,
mais encore à la maintenir fraîche et exempte de tout mauvais
goût. Pendant mon séjour à Copenhague , il me tomba
entre les mains un journal où se trouvoit un article d'un
chimiste français , qui proposoit de brûler l'intérieur des
tonnes à eau. Je fis aussitôt conduire à terre 50 à 60 de ces
tonnes , et je procédai d'après l'indication de l'auteur français.
L'idée n'est pas neuve , et l'on emploie sur la plupart
des vaisseaux de guerre le même moyen ; mais on se borne
à brûler légèrement ces tonnes , tandis que l'intérieur doit
être presque réduit à l'état de charbon. La traversée jusqu'à
Ténériffe fut trop courte pour que je passe porter un jugement
certain sur l'efficacité de ce procédé ; mais dans la suite
du voyage elle nous a été démontrée d'une manière irrécusable.
Dans notre séjour au Brésil , qui fut de six semaines ,
je fis brûler la plus grande partie de nos tonnes ; et je puis
vous assurer que pendant toute notre navigation , jusqu'aux
4
616 MERCURE DE FRANCE ,
iles de Washington , nous n'eûmes presque jamais de mauvaise
eau : si cela arrivoit parfois , c'étoit toujours l'eau d'un
tonneau qui n'avoit pas été passé au feu. Il est impossible
d'attribuer à d'autre cause que celle-là la bonté de l'eau
telle que nous l'avons eue ; avantage dont n'a peut-être joui
jusqu'à présent aucun navigateur.
» J'ai encore employé un autre expédient : on a coutume ,
sur les vaisseaux de guerre , de remplir d'eau de mer les tonnes
aussitôt qu'elles sont vides , afin que le bâtiment ait constamment
le même lest ; il en résulte que l'eau douce dont on
remplit ensuite les tonnes se corrompt . Je me suis constamment
écarté de cet usage ; j'ai mieux aimé subir l'inconvénient
de l'inégalité du lest , que de gâter mes tonnes , et j'ai conservé
par-là mon équipage dans une parfaite santé. Au Japon , je
fis décharger entièrement le vaisseau , et passer au feu le plus
fortement possible toutes les tonnes à eau sans exception ( nous
en avons plus de 120 ) . Le succès de ce procédé ne fut nulle
part plus manifeste que dans cette occasion . Pendant notre navigation
pour le Kamschatka , qui ne dura à la vérité que
sept semaines , nous eûmes constamment une eau si pure et si
bonne , que je puis dire, sans exagération , qu'on n'en eût pas
puisé de plus fraîche et de meilleure à la plus belle source.
Nous aurons ainsi l'honneur d'avoir été les premiers qui aient
mis en pratique un procédé aussi simple et aussi utile ; et le
chimiste français apprendra peut- être avec plaisir un si heureux
succès.
» Il est une précaution indispensable dans l'emploi du
procédé dont je viens de parler , c'est l'extrême propreté ; il
faut même laver soigneusement l'intérieur des tonneaux qui
ont été déjà passés au feu , avant de les remplir d'une nouvelle
cau. J'ai encore à bord plus de cinquante tormes d'eau
du Japon. Je suis persuadé qu'à mon retour de Sagalic , je la
trouverai encore bonne . Je vous en informerai dans le temps. '
» J'ai lu par hasard une gazette de Pétersbourg, dans laquelle
j'ai trouvé l'extrait d'une lettre que je vous ai écrite , et où je
vois que vous avez eu la bonté de faire mention de mes observations
sur les courans. Je n'ai jamais perdu de vue un objet
aussi important pour la navigation , et encouragé par ce que
vous avez bien voulu en dire , je vous envoie un extrait de
mon journal sur les courans qui se trouvent entre le Japon et
le Kamschatka. Le docteur Langsdorf va se rendre au
Kadiak avec le chambellan Resanow . Nos chronomètres
jusqu'au Kamschatka se sont très - bien tenus. Nous avons
trouvé la latitude du port Saint-Pierre et Saint-Paul ; elle est
de 201 d. 12 m. , à l'ouest du méridien de Gren , c'est-à -dire,
-
JUIN 1806. 617
176 d . 27 m. 45 s. , à l'est du premier
méridien
. Quinze jours
après notre arrivée
ici , le chronomètre
portatif
d'Arnold
n° 1856 , s'arrêta sans qu'on pût en découvrir
la cause.
» M. Tilesius a résolu d'envoyer à Pétersbourg toute sa
collection de dessins sur l'histoire naturelle , qui est des plus
belles , dans la crainte qu'elle ne se perde. Je vous l'envoie par
la même occasion.
-
« P. S. En ce moment nous faisons voile pour la Chine. »>
contient
On vient de mettre vente , chez Migneret et le Normant
, les OEuvres posthumes et choisies de M. de La Harpe. ( 1 )
Cette collection , ornée du portrait de l'auteur
tous les ouvrages dramatiques et oratoires dont les suffrages
unanimes des connoisseurs ont assuré le succès. Ceux qui n'ont
pas été aussi heureux n'y sont que par extrait. Ce choix , fait
par l'auteur lui-même , a écarté de cette édition presque le tiers
des ouvrages qui faisoient partie de l'édition de 1771. Cette lacune
est remplie par les écrits que l'on a trouvés dans le portefeuille
de M. de La Harpe. Les principaux sont : la Traduction
en vers des huit premiers chants de la Jérusalem Délivrée , là
Traduction en vers de quatre livres de la Pharsale , un Poëmè
sur les Femmes , etc.; enfin , trois Dissertations tirées de
l'Apologie de la Religion , ouvrage qui n'a pas été terminé.
On a joint à cette édition le poëme de Tangu et Félime' ,
jusqu'ici toujours imprimé séparément , et la vie de Menzicoff.
Dans un prochain numero , nous rendrons un comple
détaillé de cette intéressante collection , qui est précédée de
Mémoires sur la vie de M. de La Harpe. A la suite de ces
Mémoires , on lit un morceau trouvé dans les papiers de
l'auteur , qui nous paroît assez curieux pour mériter d'être
inséré ici en entier , quoique plusieurs journaux l'aient déjà
fait connoître ceux même qui l'ont déjà lu le reliront volontiers.
« Il
Il me semble que c'étoit hier , et c'étoit cependant au
commencement de 1788. Nous étions à table chez un de nos
confrères à l'Académie , grand seigneur et homme d'esprit .
La compagnie étoit nombreuse et de tout état , gens de cour ,
gens de robe , gens de lettres , académiciens , etc. on avoit fait
grande chère comme de coutume. Au dessert, les vins de Malvoisie
et de Constance ajoutoient à la gaieté de bonne compagnie
cette sorte de liberté qui n'en gardoit pas toujours le
ton : on en étoit alors venu dans le monde au point où tout est
(1 ) 4 vol . in- 8 °. Prix : 24 francs , et 30 francs par la poste.
A Paris , chez Migneret , Imprimeur , rue du Sépulere , et chez
Je Normant.
618 MERCURE DE FRANCE ;
permis pour faire rire. Chamfort nous avoit lu de ses contes .
impies et libertins , et les grandes dames avoient écouté , sans
avoir même recours à l'éventail. De la un déluge de plaisanteries
sur la religion : l'un citoit une tirade de la Pucelle; l'autre
rappeloit ces vers philosophiques de Diderot ,
Et des boyaux du dernier prêtre ,
Serrez le cou du dernier roi.
et d'applaudir. Un troisième se lève , et tenant son verre plein :
Oui, messieurs ( s'écrie - t-il ) , je suis aussi sûr qu'il n'y a
pas de Dieu , que je suis sûr qu'Homère est un sot; et en
effet , il étoit sûr de l'un comme de l'autre ; et l'on avoit parlé
d'Homère et de Dieu ; et il y avoit là des convives qui avoient
dit du bien de l'un et de l'autre . La conversation devient plus
sérieuse ; on se répand en admiration sur la révolution qu'avoit
faite Voltaire , et l'on convient que c'est là le premier titre
de sa gloire. « Il a donné le ton à son siècle , et s'est fait lire
» dans l'antichambre comme dans le salon . » Un des convives
nous raconta , en pouffant de rire , que son coiffeur lui
avoit dit , tout en le poudrant , voyez-vous , monsieur , quoique
je ne sois qu'un misérable carabin , je n'ai pas plus de
religion qu'un autre. On conclut que la révolution ne tardera pas
à se consommer ; qu'il faut absolument que la superstition et
le fanatisme fassent place à la philosophie , et l'on en est à
calculer la probabilité de l'époque , et quels seront ceux de la
société qui verront le règne de la raison. Les plus vieux se
plaignoient de ne pouvoir s'en flatter ; les jeunes se réjouissoient
d'en avoir une espérance très-vraisemblable ; et l'on
félicitoit sur-tout l'académie d'avoir préparé le grand oeuvre ,
et d'avoir été le chef-lieu , le centre , le mobile de la liberté
de
penser.
Un seul des convives n'avoit point pris de part à toute la joie
de cette conversation , et avoit même laissé tomber tout
doucement quelques plaisanteries sur notre bel enthousiasme.
C'étoit Cazotte , homme aimable et original , mais malheureusement
infatué des rêveries des illuminés. Il prend la parole
et du ton le plus sérieux : « Messieurs , ( dit -il soyez
» satisfaits , vous verrez tous cette grande et sublime révolu-
» tion que vous desirez tant. Vous savez que je suis un peu
» prophète ; je vous le répète , vous la verrez. » On lui
répond par le refrein connu , faut pas étre grand sorcier pour
ça. « Soit , mais peut- être faut-il l'être un peu plus pour
>> ce qui me reste à vous dire. Savez-vous ce qui arrivera de
» cette révolution , ce qui en arrivera pour vous , tout tant
» que vous êtes ici , et ce qui en sera la suite immédiate ,
» l'effet bien prouvé , la conséquence bien reconnue ? » —
JUIN 1806. 619
Ah ! voyons , ( dit Condorcet avec son air et son rire sournois
et niais ) , un philosophe n'est pas fâché de rencontrer un
prophète : « Vous , M. de Condorcet, vous expirerez étendu
» sur le pavé d'un cachot , vous mourrez du poison que vous
» aurez pris , pour vous dérober au bourreau , du poison que
» le bonheur de ce temps- là vous forcera de porter toujours
» sur vous. »
--
―
des
Grand étonnement d'abord ; mais on se rappelle que le
bon Cazotte est sujet à rêver tout éveillé , et l'on rit de plus
belle. — « M. Cazotte , le conte que vous nous faites ici n'est
» pas si plaisant que votre Diable amoureux ( 1 ) . Mais quel
» diable vous a mis dans la tête ce cachot et ce poison et ces
» bourreaux? Qu'est- ce que tout cela peut avoir de commun
» avec laphilosophie et le règne de la raison? C'est pré-
» cisément ce que je vous dis : c'est au nom de la philosophie ,
» de l'humanité , de la liberté , c'est sous le règne de la raison
» qu'il vous arrivera de finir ainsi , et ce sera bien le règne de
» la raison ; car alors elle aura des temples , et même il n'y
>> aura plus dans toute la France , en ce temps- là , que
» temples de la raison . » — «‹ Par ma foi ( dit Chamfort avec
» le rire du sarcasme) , vous ne serez pas un des prêtres de ces
>> temples là . Je l'espère ; mais vous » , M. de Chamfort , qui
» en serez un , et très -digne de l'être , vous vous couperez les
» veines de vingt -deux coups de rasoir , et pourtant vous n'en
» mourrez que quelques mois après. » On se regarde et on rit
encore. « Vous , M. Vicq - d'Azyr , vous ne vous ouvrirez pas
» les veines vous-même, mais après vous les avoir fait ouvrir six
>> fois dans un jour au milieu d'un accès de goutte , pour être
>> plus sûr de votre fait , et vous mourrez dans la nuit. Vous ,
» M. de Nicolai, vous mourrez sur l'échafaud ; vous , M. Bailly,
» sur l'échafaud ; vous , M. de Malesherbes , sur l'échafaud ......
>> Ah ! Dieu soit béni ( dit Roucher ) ; il paroît que mon-
» sieur n'en veut qu'à l'Académie ; il vient d'en faire une
>> terrible exécution ; et moi , graces au ciel ...... Vous ! vous
» mourrez aussi sur l'échafaud. » Oh! c'est une gageure (s'écriet-
on de toute part ) , il a juré de tout exterminer. « Non , ce
» n'est pas moi qui l'ai juré. » — <<<Mais nous serons donc
» subjugués par les Turcs et les Tartares ? Encore .... >>
« Point du tout ; je vous l'ai dit vous serez alors gouvernés
» par la seule philosophie , par la seule raison . Ceux qui
» vous traiteront ainsi seront tous des philosophes , auront
» à tout moment dans la bouche toutes les mêmes phrases que
--
(1) Joli petit roman de Cazo te.
:
―
----
620 MERCURE
DE
FRANCE
,
&
» vous débitez depuis une heure , répéteront toutes vos
>> maximes , citeront tout comme vous les vers de Diderot et
» de la Pucelle ...... » On se disoit à l'oreille : « Vous voyez
» bien qu'il est fou ( car il gardoit le plus grand sérieux. )
» Est-ce que vous ne voyez pas qu'il plaisante ; et vous savez
» qu'il entre toujours du merveilleux dans ses plaisanteries.
>> – Oui , répondit Chamfort , mais son merveilleux n'est pas
» gai ; il est trop patibulaire ; et quand tout cela arrivera-t -il ?
Six ans ne se passeront pas que tout ce que je vous dis
» ne soit accompli.
―
- Voilà bien des miracles ; ( et cette fois c'étoit moi -même
qui parlois ) , et vous ne m'y mettez pour rien . Vous y
serez pour un miracle tout au moins aussi extraordinaire :
vous serez alors chrétien.
•
Grandes exclamations. Ah ! ( reprit Chamfort ) je suis
rassuré ; si nous ne devons périr que quand La Harpe sera
chrétien , nous sommes immortels.
Pour çà ( dit alors Mad . la duchesse de Grammont ) ;
nous sommes bien heureuses , nous autres femmes , de n'être
pour rien dans les révolutions. Quand je dis pour rien , ce
n'est pas que nous ne nous en mêlions toujours un peu ; mais
il est reçu qu'on ne s'en prend pas à nous , et notre sexe ....
·
-
Votre sexe , mesdames , ne vous en défendra pas cette fois ;
et vous aurez beau ne vous mêler de rien , vous serez traitées
tout comme les hommes , sans aucune différence quelconque.
Mais qu'est-ce que vous dites donc là , M. Cazotle ? c'est
la fin du monde que vous nous prêchez. Je n'en sais rien ;
mais ce que je sais , c'est que vous , madame la duchesse ,
vous serez conduite à l'échafaud , vous et beaucoup d'autres
dames avec vous , dans la charrette du bourreau , et les
mains liées derrière le dos. Ah ! j'espère que dans ce cas là
j'aurai du moins un carrosse drapé de noir. Non , ma➡
dame ; de plus grandes dames que vous iront comme vous en
charrette , et les mains liées comme vous. — Dé plus grandes
dames ! quoi les princesses du sang ? De plus grandes
dames encore ..... Ici un mouvement très-sensible dans toute
la compagnie , et la figure du maître se rembrunit : on commençoit
à trouver que la plaisanterie étoit forte. Mad . de
Grammont , pour dissiper le nuage , n'insista pas sur cette
dernière réponse , et se contenta de dire du ton le plus léger t
vous verrez qu'il ne me laissera sculement pas un confes-
- Non , madame , vous n'en aurez pas , ni vous , ni persoune.
Le dernier supplicié qui en aura un par grace , sera.....
» H s'arrêta un moment.-Eh bien ! quel est donc l'heueux
mortcl qui aura cette prérogative ? C'est la seule qui
seur. -
ui restera ; ct ce sera le roi de France.
< d
JUIN 1806: 621
:
» Le maître de la maison se leva brusquement , et tout le
monde avec lui. Il alla vers M. Cazotte , et lui dit avec un ton
pénétré mon cher M. Cazotte , c'est assez faire durer cette
facétie lugubre. Vous la poussez trop loin , et jusqu'à compromettre
la société où vous êtes et vous-même. Cazotte ne
répondit rien , et se disposoit à se retirer , quand Mad. de
Grammont , qui vouloit toujours éviter le sérieux et ramener'
la gaieté , s'avança vers lui : « Monsieur le prophète , qui nous
» dites à tous notre bonne aventure , vous ne nous dites rien de
» la vôtre. » Il fut quelque temps en silence et les yeux baissés.
— « Madame , avez-vous lu le siége de Jérusalem , dans
» Josephe ? -Oh ! sans doute. Qu'est-ce qui n'a pas lu ça ?
Mais faites comme si je ne l'avois pas lui.-Eh bien ! Madame,
» pendant ce siége , un homme fit sept jours de suite le tour
» des remparts , à la vue des assiégeans et des assiégés , criant
» incessamment d'une voix sinistre et tonnante : malheur à
» Jérusalem ! et le septième jour il cria : malheur à Jéru-
» salem , malheur à moi- méme ! Et dans le moment , une
» pierre énorme , lancée par les machines ennemies , l'attei-
» gnit et le mit en pièces. »>
» Et après cette réponse , M. Cazotte fit sa révéreuce et
sortit. >>
MODES ! du 25 juin .
Chez les modistes , les rubans unis et d'un blanc mat , ont la même
Vogue qu'avoient l'année dernière l'hortensia et le lapis ; on en met sur
les chapeaux de paille jaune de différentes formes , sur les capotes de paille
jaune , et sur les capotes de perkale ; on fait aussi avec du crêpe blanc et
des rubans blancs , disposés par bandes , des toquets parés : ces toquets
ont des fleurs sur le devant , une rose , par exemple , et quelques bring
d'acacia. Sur le devant des chapeaux sans bord , c'est un gros noeud.
La paille blanche est moins commune. Quoiqu'il y ait , pour chapeaux
de demi-parure et pour capotes , de très- jolis tissus , paille et soie , sparterie
et soie , c'est tout au plus si , sur cinquante femmes élégantes , il s'en
trouve deux qui en portent. Il y a davantage , quoique ce ne soit pas une
mode suivie , de capotes à côtes de ruban et à petites raies de paille jaune
NOUVELLES POLITIQUES.
Trieste, le 6 juin.
Le général Bellegarde est arrivé ici . Trois mille Autrichiens
s'embarquent pour les Bouches du Cattaro , où ils feront remise
des places aux Français , avec l'artillerie qui y était au
moment de l'occupation des Russes.
Raguse , le 9 juin.
Quatre mille Monténégrins , soutenus par un corps de
roupes russes, sont entrés sur les confins de Raguse. Ils ont
622 MERCURE DE FRANCE ,
mis la plaine de Cagnioli à feu et à sang ; on ne peut se faire
une idée de la barbarie qu'ils ont montrée. Quatre cents Français
envoyés pour les reconnaître les continrent. Le général
Lauriston informé de leur nombre fit marcher le colonel Teste
avec 1500 homines ; l'affaire s'engagea , et les barbares furent
poussés l'épée dans les reins jusques dans leurs montagnes.
PARIS .
-On lit dans le Journal officiel ( N° . du 25 juin ) la note
suivante :
<«< Jamais à aucune époque on n'a fait courir plus de faux
bruits que dans ce moment. Les gazettes d'Allemagne en sont
remplies , et nos journaux ne mettent aucun discernement à
les répéter : ils s'y croient autorisés , du moment que ces nouvelles
sont ensevelies dans quelque feuille bien obscure et bien
ignorante. Comment l'un d'eux ne sentoit-il pas l'inconvenance
de répéter la nouvelle donnée par un journal allemand ,
que l'électeur de Bade alloit se démettre du gouvernement de
ses Etats et se retirer ? L'électeur de Bade ne gouvernera jamais
ses peuples aussi long- temps que cela est à souhaiter pour
leur bonheur. Gouverner n'est sans doute pas un art mécanique
auquel l'âge avancé soit moins propre que l'ardente
jeunesse ; et l'on sait qu'il n'est pas de prince qui , dans un
long regne , se soit occupé et s'occupe plus constamment du
bonheur de ses sujets. Il semble qu'une pareille nouvelle ne
devroit pas , dans les circonstances actuelles , être accueillie
par un journal français.
» Un autre journal a lu , dans un journal napolitain ,
que le roi de Naples a fait des changemens dans la gabelle ,
pour établir de l'uniformité dans le mode de perception , et
prévenir les vexations ; et ces mesures il les transforme aussitôt
en suppression de l'impôt du sel.
» Un journal d'Augsbourg dit que le pape va à Avignon.
Il est tout simple que le journal allemand ne sache pas qu'il
n'y a rien de commun entre le pape et Avignon ; mais il
semble qu'un journal français devroit savoir que le pays
d'Avignon s'appelle aujourd'hui le département de Vaucluse. »
-MM. le maréchal Pérignon et le général Ferino, membres
et députés du sénat auprès de S. M. napolitaine , sont revenus
de Naples à Milan , le 16 de ce mois. Le journal italien , qui
donne cette nouvelle , ne parle pas du retour de M. le sénateur
Roederer , qui faisoit partie de la députation.
Les dernières lettres de Munich annoncent que LL . MM.
le roi et la reine de Bavière se proposent de faire incessamment
un voyage à Paris .
TABLE
Du quatrième trimestre de la sixième année
du MERCURE DE FRANCE.
TOME VINGT - QUATRIÈME.
LITTÉRATURE.
POÉSIE .
FRAGMENT du II . chant du poëme de l'Imaginatiou ,
La Bataille d'Hastings ( fragment du III chant ) ,
Traduction de la X Egl gue de Virgile ,
A Madame Delille ,
Stauces sur Homère et sur Ossian ,
A mon Petit Parter e ,
Les Voyages philoso hiques,
D xain. Autre , idem ,
Inscription pour un Portrait de Bossuet ,
Elégie sur la mort du Serin d'Eléonore ,
Page
328
5555555
97
100
Id.
ΙΟΙ
Fragment du poëme de la Conversation ( Le Parleur à prétention ) , 145
Rondeau ,
Traduction libre de la VII® Eglogue de Virgile ,
d'un poëme intitulé : La Dansomanie ( Début ) , 146
47
193
A Gicère, Mater sæva Cupidinum , etc. (Liv. 1. , Ode 19 ) , 198
A mon petit Potager ,
199
Ma Profession de foi ,
260
Les Conquêtes de l'Homme sur la Nature. ( Ode) , 241
Les deux Chênes . ( Fable ) ,
247
Ma Promenade champêtre du 1er. Mai 1795 ,
289
Songe de l'abbé de Rancé , raconté par lui à l'un de ses religieux , 337
Traduction de la XXIVe Ode d'Horace : Quis desiderio sit
pudor , etc. ,
339
Fragment d'un poëme ayant pour titre : la Mort de Pâris et d'Enone, 385
Le Papillon , la Rose et le Frelon . ( Fable. ) 389
Le Montagnard émigré. ( Romance notée. )
Epitre à M. de Saint-Victor, sur son poëme du Voyage du Poète , 433
Fragment du poëme sur les Trois Règnes de la Nature , 481
Mot de Duclos ,
4:2
Quatrain sur Corneille et sur Racine , id.
Traduction de la 6° Ode du III Livre d'Horace , ibid.
Les Consolations de l'Amitié , idylle tirée du Génie du Christianisme ,
de M. de Chà.eaubriand , 484
Vers pour le portrait de Cornélie , tenant dans ses mains l'urne de
Pompée , 485
Epitre à M. Dubelloi , après son retour de Russie , '
La Danse , poëme ( fragment du chant troisième ) ,
529
A mon Fils , échappé comme par miracle à ung maladie mortelle,
577
578
624
TABLE
DES
MATIERES
.
Extraits et
comptes rendus
d'Ouvrages ...
Theatre et poésies fugitives de M, Collin
d'Harleville ,
Voyage en Chine et en Tartarie, à la suite de l'ambassade de lord
Macartney ; par M. Holmar , sergent -major de sa garde ,
Le Voyage du Pète , poëme ; par J. B. de Saint- Victor ,
Madame de Maintenon , pour servir de suite à l'Histoire de la Duchesse
de la Valliere : par Mad de Genlis ,
De
l'Enseignement et des Etudes
domestiques , ou Moyens simples
d'exciter l'émulation des Enfans élevés à la maison paternelle , etc.;
par M. Freville ,
L'Enéide , traduite en vers , par J. Hyacinthe Gaston , proviseur da
Lycée de Limoges ,
il
21
71
79
113
Voyage en Italie et en Sicile , fait en 1801 et 1802 ; par M. Creuzé
de Lesser ,
119
149
L'Art de connoître les Hommes par la
physionomie ; par G. Lavater , 161
Euvres complètes de Duclos , 215 , 391 , 487
Heur et Malheur , ou trois Mois de la vie d'un Fol et de celle d'un
Sage , roman francais ; suivi de deux Soirées historiques , par l'auteur
du Nouveau Diable Boiteux , c
L'Imagination , poëme en huit chants , par Jacques Delille ,
Mélanges académiques , poétiques , littéraires ,
philosophiques , eritiques
et historiques ; par M. Gaillard ,
226
306
355
Mémoires pour servir à l Histoire
Ecclésiistique pendant le 18° siècle, 362
Le Danger des Souvenirs ; par M. de la Croix ,
Euvres complètes du chevalier Josué Reynols ,
368
402
Mémoires de Mile de
Montpensier , petite-fille de Henri IV , 446 et 509
Prones , ou I structions sur les Grandeur de Jesus -Christ ,
Traduction en vers des Bucliques de Virgile , par Fimin Didot , 497, 555
Lettres de Madame de Sévigné sa file et à ses amis , nouvelle édit. 58t
Lina ou les Enf ns du ministre Albert ; par Joseth Droz ,
Précis de l'Histoire
Universelle, par M. Anquetil ,
458-
592
197 .
Séance publique des Sourds- Muets , du 6 mai,
VARIETES.
Considérations sur la France et sur
l'Angleterré ,
Sur Louis XIII et le cardinal de Richelieu ,
Des Lettres et des Gens de Lettres : Réponse à un article inséré dans
la Gazette de France , du 27 avril ,
Sur les Croisades et les Turcs ,
Notice historique sur la vie et les ouvrages de M. de Villoison , par
M. Dacier ,
57 , 103
058.
201
249 , 293 , 341
261
275
De la vraie et de la fausse Philosophie , chez les Grecs et les Romains , 418
Réflexions sur le système géologique exposé dans un voyage à l'île de
Bourbon, 437
461
533
Notice sur la mort de Paul Ier ,
empereur de Russie ,
Réflexion's
philosophiques sur la tolérance des Opinions ,
LITTÉRATURE ,
SCIENCES , ARTS,
SPECTACLES
,
Pages , 22 , 89 , 130 , 176 , 231 , 280 , 314,374 , 426, 468 , 517 , 565,612
NOUVELLES POLITIQUES ,
28, 233, 330,378 , 429 , 523 , 571 , 621
PARIS , 29 , 93 , 133 , 180 , 239 , 287 , 336 , 385 , 29, 470 , 526, 573 , 622
SENAT
CONSERVATEUR ,
CORPS
LÉGISLATIF ,
管
33 , 475
96 , 138 , 192 , 288
FIN DE LA TABLE DES
MATIÈRES.
Qualité de la reconnaissance optique de caractères