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1804, 03-06, t. 16, n. 143-155 (24, 31 mars, 7, 14, 21, 28 avril, 5, 12, 19, 26 mai, 2, 9, 16 juin)
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MERCURE
DE
FRANCE ,
LITTÉRAIRE ET
POLITIQUE.
TOME SEIZIÈME.
DE
TRES ACQUIRIT EUNDO
SOCKETE
A
PARIS ,
DE L'IMPRIMERIE DE LE NORMANT.
AN XII,
BIBL. UNIV,
GAMT
CO
(No. CXLIII. ) 3 GERMINAL an 12.
( Samedi 24 Mars 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTERATURE.
POESI E.
LES PASSION S.
POEM E.
Sous ton ombre caché , je viens , forêt tranquille ,
Séjour de paix et de bonheur ,
Reposer mes sens et mon coeur
Fatigués du chaos et des moeurs de la ville.
Heureux ; les noirs torrens dont les rapides flots
Roulent avec fracas au pied de ces coteaux
Rappellent seuls à ma pensée
Des tristes passions la fureur insensée.
Si leur emblème est sous mes yeux ,
Ah ! du moins des cités cette effroyable peste ,
Sur leurs habitans malheureux ,
Exerce loin d'ici son ravage funeste.
O passions ! tyrans des coeurs ,
Puissé-je dans ce port , à l'abri de l'orage ,
Ne voir désormais votre image
Qu'en ces torrens dévastateurs !
Oui , tout cruels qu'ils sont , vous l'êtes davantage.
MERCURE DE FRANCE ,
.
Ces maux nombreux qui d'âge en âge ,
Ont désolé la terre et fait couler ses pleurs ,
Ne sont-ils pas tous votre ouvrage ?
Par vous , l'homme a connu le crime et la douleur.
Du fer et du poison , sanguinaires furies ,
Vous armâtes ses mains impies :
Des liens les plus saints vous troublez la douceur .
Avotre voix , une épouse infidelle ,
Dans le lit nuptial place le déshonneur ;
A votre voix , un fils , et barbare et rebelle ,
Immole un père à sa fureur .
Tout- à-coup dans le sein de la vierge innocente ,
S'allume une honteuse ardeur ;
Et la débauche dégoûtante
Respire sur ce front où brilloit la pudeur.
La discorde , le vol , et l'injure homicide
Le sacrilege parricide ,
Sont la pompe de vos autels.
C'est vous qui commandez ces meurtres solennels
Qui d'un vaste carnage épouvantent la terre :
Horribles attentats que , sous le nom de guerre ,
Osent légitimer
de barbares mortels.
Ah! faut-il nommer tous les crimes
Qui reçurent le jour dans vos coupables flancs ?
Faut- il de toutes vos victimes ,
Faire entendre les cris et les gémissemens ?
Ici le pauvre , de l'usure
Maudit les perfides secours ;
Plus loin , à l'infâme luxure ,
Un jeune homme expirant redemande des jours
Dont , sans ses faux plaisirs , la santé , la nature
Auraient long- temps encor prolongé l'heureux cours ;
Ailleurs , l'humanité sanglante
Contre un ambitieux , dont le farouche coeur
Par le meurtre des siens cimenta sa grandeur ,
Elève sa voix gémissante ;
GERMINAL AN XII. 5
Là , réclamart en vain et les dieux et les lois ,
De leurs affreux malheurs , de leur fin déplorable ,
Des milliers de mortels accusent à la fois
L'Orgueil au front superbe , et la Haine implacable ,
L'Envie aux obliques regards ,
La calomnie infatigable
Dans l'ombre , chaque jour , aiguisant ses poignards.
Dirai-je aussi du jeu les suites effroyables ;
Ces enfans , cette femme , êtres infortunés ,
Par un père , un époux , à la faim condamnés ,
Et remplissant les airs de leurs cris lamentables ?
Dirai-je de leurs maux , le trop barbare auteur ,
Par de tardifs remords l'ame enfin déchirée ,
Le blasphème à la bouche , et l'oeil plein de fureur ,
Tournant contre lui -même une main égarée ,
Et de son propre sang expiant son erreur ?
O vous ! des passions ardens panégyristes ,
Ah ! ne nous vantez plus leurs sublimes effets :
C'est assez opposer , ingénieux sophistes ,
Aux maux qu'elles nous font d'équivoques bienfaits.
Elles sont , dites-vous , le principe admirable
Des écrits immortels , des nobles actions ;
J'y consens , je le veux
; mais
par les passions
,
L'homme grand quelquefois , est plus souvent coupable .
Ce feu qui du caillou s'échappe en pétillant ,
Il est vrai , l'échauffe et l'éclaire ;
Mais à la fois utile et dangereux présent ,
Ne dévore-t - il pas le toît de l'imprudent?
Sa flamme active et meurtrière ,
Dans un vaste incendie embrasse en un instant
Le palais orgueilleux et la simple chaumière :
Un peuple entier gémit sur des débris fumans .
Ces vents ( 1 ) , du nautonnier secourables agens ,
(1 ) Assimiler les passions au feu et au vent , c'est avouer qu'elles
sont nécessaires , quoique dangereuses. C'est adopter le principe qu'on
prétend réfuter. Ici la logique dé l'anteur est en défaut . ( Note deľéd. )
3
6 MERCURE DE FRANCE ,
Dont la douce et propice haleine
Fait voler son vaisseau sur la liquide plaine ,
d ;
Et le pousse à son gré vers ce bord florissant
Où , prodigue de biens , le commerce l'attend
Ces vents.... bientôt , hélas ! trompant son espérance ,
Déchaînés , furieux , mugissant sur les eaux ,
Présentent mille morts aux pâles matelots.
Emporté par leur violence ,
Le vaisseau tour-à-tour s'élève dans les airs ,
Descend dans les flots entr'ouverts ,
Jusqu'aux cieux de nouveau s'élance ,
Retombe et disparaît dans l'abyme des mers.
Ah ! sur cet élément , domaine des crages ,
L'homme imprudent et malheureux
Compte moins de succès que de tristes naufrages .
Il n'eût pas , moins ambitieux ,
Quitté ces paisibles rivages
Où ses ancêtres , bien plus sages ,
Ont coulé des jours plus heureux.
Nous aussi , croyez-moi , si dans une ame pure ,
Nous avions conservé , constamment vertueux ,
L'innocence de la nature ,
Nous n'eussions point connu la mer des passions ,
Ses dangereux écueils , ses tempêtes horribles ;
De ces divinités terribles ,
Jusque dans les bienfaits que nous en recevons ,
Nous n'eussions point connu les redoutables dons.
Pour jouir d'un bonheur et parfait et durable ,
Aux humains innocens que fallait -il de plus
Qu'un travail sans excès et de douces vertus ?
Ah ! si ce destin regrettable
Eût rempli leurs modestes voeux ,
Que nous importeraient tous ces héros fameux ,
Dont la haute valeur chaque jour réalise ,
Aux yeux de l'Europe surprise ,
D'Hercule , de Jason , les exploits fabuleux ?
D'une iminuable paix savourant les longs charmes ,
GERMINAL AN XII.
7
Le monde ignorerait le besoin des guerriers ;
Il n'arroserait point leurs funestes lauriers
Et de son sang et de ses larmes.
Que nous importeraient ces esprits créateurs ,
De qui les plumes immortelles ,
Sur la religion , les arts , les lois , les moeurs
Répandert des clartés nouvelles ?
2
A la voix , aux conseils de la droite raison ,
Toujours soumis , toujours dociles ,
Les hommes apprendraient , par inspiration ,
Les simples vérités à leur bonheur utiles .
Des besoins peu nombreux exigeraient peu d'arts ;
Peu de lois suffiraient à leurs moeurs innocentes ;
Sous la foi des vertus , sans gardes , sans remparts ,
Sans procès , sans guerres sanglantes ,
Ils jouiraient des biens dans la nature épars ;
Croyant avec candeur ce que crurent leurs pères ,
Et ne se vantant point d'être plus sages qu'eux ,
De la religion qu'ont suivi leurs aïeux
On ne les verrait point déserter les bannières :
De sa morale pure , observateurs sincères ,
Au lieu d'en discuter les dogmes ténébreux ,
Ils en pratiqueraient les vertus salutaires .
La suite au prochain numéro ( 1 ) .
ROMANCE.
Du Dieu d'amour mon coeur subit les lois :
Je savourai ses charmes , son ivresse.
Sur ce gazon , pour la première fois ,
J'ai d'un amant couronné la tendresse.
(1 ) L'abondance des matières a force de retarder l'impression de
quelques bonnes pièces de ters , de celle- ci entr'autres ; mais leurs
auteurs peuvent être sûrs que toutes auront leur tour dans l'ordre de
leur date.
4
8 MERCURE DE FRANCE,
Mais ce gazon , théâtre du plaisir ,
Le fut aussi des plus vives alarmes ;
Sur ce gazon , à mon dernier soupir ,
J'ai répandu les plus cuisantes larmes .
Sur ce gazon , mon amant sans pitié ,
Abandonna
sa maîtresse
expirante
;
Sur ce gazon , la constante
amitié ,
Déposera
ma cendre
encor brûlante
.
Epoux heureux , amant que les faveurs
Rendent encor plus fidèle et plus tendre ,
Daignez couvrir cette terre de fleurs ,
Mais frémissez si vous foulez ma cendre.
Vous , qu'en tout lieu , l'infortune poursuit ,
Qui d'un ingrat éprouvez l'inconstance ,
A la lueur des astres de la nuit ,,
Venez pleurer sur la tombe d'Hortense .
Par le citoyen A. GIMEL.
LA RAISON ET LA FOLIE,
Moi , j'aime beaucoup la Raison :
J'aime aussi l'aimable Folie ;
Et l'on dira que j'ai raison .
Soit dans l'âge de la folie ,
Soit à celui de la raison ,
Il faut toujours quelque folie
Pour assaisonner la raison .
Rien n'est gai comme la folie ;
Rien n'est froid comme la raison :
Vive donc un peu de folie ,
Qui sait dérider la raison.
Je tiens , pour moi , que c'est folie
D'être esclave de la raison,
GERMINAL AN XII.
.9
,,
Au point d'empêcher la folie
De s'allier à la raison .
Tout ne peut pas être folie ;
Tout ne peut pas être raison :
Joignons donc assez de folie
Aux agrémens de la raison ,
Pour nous livrer à la folic ,
Sans faire rougir la raison.
Prendre femme est une folie
Que nous commande la raison :
C'est l'oracle de la folie ,
C'est l'oracle de la raison.
Suivons-le , sans trop de folie ,
Sans trop écouter la raison :
Malheur à l'aimable folie ,
Qui consulte trop la raison.
Courage , allons , tendre folie ,
Servez de guide à la raison ,
Puisqu'il faut faire la folie.
t
Par J. J. COMBES-DOUNOUS , membre du corp
législatif et de quelques sociétés littéraires.
ENIGM E.
Je suis dans tous les temps un meuble nécessaire ;
Je porte dans mon sein les douleurs , les plaisirs ;
Du riche quelquefois je charme les loisirs ,
Et je suis visité du savant , du vulgaire .
En me voyant on voit le trône de l'amour ;
La paix et la discorde y siégent tour-à-tour
Mais j'ai l'art d'en bannir très-souvent la seconde ;
Je n'ai point d'ennemis et plais à tout le monde.
Sit&t que dans les champs on voit naître des fleurs ,
On me dépouille alors de mes riches couleurs
10
MERCURE
DE FRANCE
,
Pour me donner du lis la charmante parure ;
Mais lorsque l'hiver vient attrister la nature
Je m'en vois revêtir ; enfin tel est mon sort ,
Je possède en un jour et la vie et la mort.
•
Par BARNOUEN , aîné ( de Toulon ) ,
employé dans l'arsenal de marine.
LOGOGRIPHE.
Je suis , mon cher lecteur , un aliment fort sain ,
Qui , peut-être , jamais ne fut de ton régime ;
L'Egypte me produit , et c'est un fait certain
Que je puis restaurer un être cacochyme .
Combine mes cinq pieds ; ta trouves , sans effort ,
Une ville en Syrie , un supplice effroyable ;
Des eaux où les Anglais courent avec transport ;
Une carte , au piquet , marquante et secourable ;
L'épithète qu'on donne à ce qui n'est pas net ;
Ce
que , dans ses écrits , rarement l'auteur met ;
L'état où l'on se trouve après un long voyage ;
Le moyen de détruire un formidable ouvrage :
Enfin , ce qui du temps désigne un certain cours ,
Et ce que , sans profit , on fait presque toujours.
CHARA D E.
MON premier est le chef d'une religion ;
De mon second un culte a défendu l'usage ;
Et mon tout , affectant de la dévotion ,
Comble d'encens le Dieu qu'en son coeur il outrage,
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Chimère.
Celui du Logogriphe est Dame.
Celui de la Charade est Soufleur de comédie.
GERMINAL AN XII. II
Sur l'Esprit littéraire du XVIII . siècle .
ARTICLE III.
UN des plus singuliers mécomptes de la philosophie
moderne est d'avoir mis chaque changement
qui s'opérait dans les idées de notre nation ,
au nombre des progrès que faisaient les lumières ;
comme si l'inconstance naturelle à l'homme , si
souvent attestée par l'histoire , n'avait pas suffisamment
prouvé qu'il est toujours prêt à abandonner
la vérité pour l'erreur , et qu'il sacrifie
volontiers le bien dont il jouit à l'espoir d'un mieux
qui n'existe que dans son imagination . Pour bien
faire sentir comment une idée fausse , accueillic
comme une découverte précieuse , peut contribuer
à faire rétograder la civilisation , nous allons examiner
un des contrastes les plus marquans entre
l'esprit des deux siècles .
Dans le siècle de Louis XIV , le christianisme
était si généralement reconnu comme base de la
morale et cause toujours active de perfection ,
qu'on vit s'accroître le nombre des hommes courageux
qui , remplis de foi , de grandeur et de
simplicité, renonçaient à toutes les douceurs de la
vie pour parcourir des pays incultes , vivre au
milieu des sauvages , apprendre leur langage informe
, adopter leurs habitudes , dans l'espérance
de leur faire partager les bienfaits de la civilisation .
L'antiquité païenne nous offre bien quelques sages
qui voyageaient pour s'instruire , pour rapporter
dans leur patrie des idées plus étendues sur la législation
et la morale ; aussi ces sages dirigeaientils
toujours leurs pas vers les contrées les plus an~
12 MERCURE DE FRANCE ,
ciennement civilisées ; mais il n'appartenait qu'à
la religion de rendre l'homme assez fort , assez
dévoué pour lui faire entreprendre des voyages
pénibles et dangereux , non dans le desir d'ajouter
à son instruction ou à sa fortune , mais dans cet esprit
de charité qui ne laisse voir pour récompense
que l'avantage de ceux auxquels on se sacrifie .
Aux sages de l'antiquité qui allaient chercher des
idées de législation et de morale chez les nations les
plus anciennement civilisées , aux missionnaires du
siècle de Louis XIV , qui allaient porter les bienfaits
de la civilisation à des peuplades malheureuses
et abruties , comparons les philosophes du XVIIIe.
siècle .
:
C'est au contraire par l'exemple des sauvages
qu'ils prétendirent recommencer notre éducation
morale et politique , et des hordes barbares furent
sérieusement présentées comme modèles aux
grandes nations européennes à la religion ils opposèrent
la nature , aux lois l'indépendance , aux
institutions sociales l'égalité des hottentots ; en un
mot ce fut dans les forêts qu'ils cherchèrent des
maximes de législation et de morale dignes d'être
admirées par les fils des hommes du grand siècle.
Cet inconcevable délire , sur lequel repose toute
la science législative des philosophes , ne peut être
nié ; les preuves en sont consignées dans plus de
mille volumes. Je pourrais accumuler les citations
pour tenir l'engagement que j'ai pris de ne rien.
avancer d'extraordinaire , de bizarre , de fou , sans
'm'appuyer d'une autorité philosophique ; mais un
seul passage suffira , et c'est de Raynal que je l'emprunte
cet honneur lui est dù .
« Il est sans doute important aux générations
futures de ne pas perdre de vue le tableau de
la vie et des moeurs des sauvages ; c'est peut- être
■ à cette connaissance que nous devons les progrès
GERMINAL AN XII. 13
»
>>
>>
» que la philosophie morale a faits parmi nous.
Depuis qu'on a vu que les institutions sociales
» ne dérivent ni des besoins de la Nature ni des
dogmes de la Religion , puisque des peuples in-
» nombrables vivaient indépendans et sans culte
» on a découvert les vices de la morale et de la législation
dans l'établissement des sociétés. Cette
» découverte a déjà répandu de grandes lumières ;
» mais elle n'est encore pour l'humanité que l'au- .
» rore d'un beau jour. Trop contraire aux préjugés
» établis pour avoir pu sitôt produire de grands
» biens , elle en fera sans doute jouir les races fu-
» tures ; et pour la génération présente , cette perspective
: riante doit être une consolation. Quoi
qu'il en soit , nous pouvons dire que c'est l'igno-
» rance des sauvages qui a éclairé en quelque
» sorte les peuples civilisés. »
»
L'aveu est formel : c'est l'ignorance des hordes
sauvages qui a éclairé le XVIIIe. siècle ; car dans
le siècle précédent il y avait tant de préjugés établis
qu'on croyait généralement que c'était aux
peuples chrétiens à éclairer les sauvages , et l'on
agissait en conséquence . C'est à l'ignorance de
l'homme des bois le XVIIIe siècle a dû ses
que
progrès dans la philosophie morale , et sans doute
aussi dans la philosophie immorale ; c'est cette
ignorance antropophage qui a appris au XVIIIe.
siècle à juger l'inutilité des institutions sociales ; il
a découvert les vices de la législation et de la morale
des peuples de l'Europe , en examinant des
peuplades qui vivent sans gouvernement et sans
culte ; et cette découverte , quoiqu'elle ne fût qu'à
son aurore du temps de Raynal , avait déjà répandu
de grandes lumières , témoins les maximes
semées dans les ouvrages de Voltaire , l'analyse de
l'Homme par Helvétius , le système de la Nature
du Baron d'Holback , la politique de Diderot qui
4
14 MERCURE DE FRANCE ,
n'allait qu'à étrangler le dernier roi avec les boyaux
du dernier prêtre , les attaques directes de J. J.
Rousseau contre la propriété , et son Contrat Social
qui , laissant de côté la raison et l'expérience , réduit
toute la science du gouvernement à une simple
règle d'arithmétique , et révèle à l'univers ce secret
si nouveau , si important , que le plus grand nombre
est supérieur en forces au plus petit ; enfin cette
lumière sortie de l'ignorance des sauvages , cette
lumière , après avoir dissipé les préjugés établis
devait encore produire de plus grands biens à
l'usage des races futures , témoin la révolution.
L
Nous ne nous amuserons point à faire ressortir
toutes les fautes de logique qui frappent dans le
passage que nous avons cité , et qui peut être regardé
comme le résumé le plus fidèle des ouvrages
philosophiques sur la législation ; nous espérons
que nos lecteurs auront remarqué comme nous
l'absurdité des raisonnemens , et le charlatanisme
de cette école qui va toujours entassant les mots
nature , préjugés , découvertes , progrès , lumières ,
comme s'il était d'usage reconnu qu'un philosophe
ne puisse écrire une ligne sans faire une découverte ,
combattre un préjugé , réhabiliter la nature , ajouter
un progrès à tant d'autres progrès , et des lumières
à toutes les lumières. Cet orgueil , qui ressemble
à la folie , forine encore un contraste
curieux entre les écrivains des deux siécles ; mais
il mérite un article à part.
A moins de nier l'influence des livres sur les
idées , comment les philosophes parviendront- ils
à désavouer les principes révolutionnaires , puisque
leurs ouvrages en sont pleins , et que le siècle de la
révolution ne s'est nourri que de leurs ouvrages ?
Lorsqu'ils disent qu'on les a mal entendus , loin
de se disculper , ils avouent que leur doctrine ,
incompréhensible pour la raison , est si claire pour
GERMINAL AN XII. 15
les passions qu'elles seules se chargent d'en tirer des
résultats positifs . Et n'était-ce pas assez pour devenir
enfin modestes , que d'avoir établi des principes
qui ont produit tant de ruines pour n'avoir pas été
assez compris par les hommes chargés de défendre
la société , tandis qu'ils ont été trop entendus par
ceux qui pouvaient la détruire ? Les partisans de
la philosophie veulent - ils recommencer pour voir
si on les comprendra mieux ? Soit ; mais qu'ils
imitent d'abord les missionnaires ; qu'ils renoncent
à la fortune , aux douceurs de la vie , aux honneurs ,
aux places , aux intrigues ; qu'ils aillent pendant
quinze ou vingt ans habiter parmi les sauvages :
non pour les civiliser ; le ciel en préserve ces infortunés
mais pour les étudier ; et si , à leur
retour , ils conservent encore une vive admiration
pour les ouvrages de leurs maîtres , nous leur permettrons
d'en soutenir l'utilité . Jusques - là nous
resterons convaincus que notre révolution toute entière
a été une expérience de sauvagerie , un combat
continuel et sanglant entre la barbarie et la civilisation
, entre les principes du siècle de Louis XIV
et les lumières du XVIII . siècle ; et nous croirons
que la raison et la vérité sont du côté qui
triomphe ( 1 ) , quoique , jusqu'au 18 brumaire ,
il eût été constamment battu. A cette époque , la
civilisation fondée sur la morale , la morale fondée
sur le christianisme se sont retrouvées presqu'entières
, malgré dix années de terreur , de dévastation
, de massacres , et de faux principes nationalement
proclamés ; depuis , les idées justes ont reconquis
tout leur ascendant ; elles dominent dans
les lois , dans l'éducation , et sur-tout dans la classe
des honnêtes gens qui , sous tous les gouvernemens
( 1 ) Je préviens le Journal de Paris , qu'en isolant cette
phrase , il peut y trouver un généreux motif d'accusation.
16 MERCURE DE FRANCE,
stables , forment l'opinion du peuple enfin le
procès est jugé. Aussi garderions-nous le silence
si quelques écrivains , humiliés d'avoir employé
leur esprit à dire ou à vanter des sottises , ne mettaient
de l'amour-propre à soutenir en théorie des
principes qu'ils condamnent en pratique , dernière
absurdité digne de courronner toutes les autres ;
mais puisqu'ils se regardent comme intéressés à défendre
le siècle philosophique et sauvage , il est
juste que nous persistions à leur opposer le siècle
religieux et policé ; et plus ils se révolteront contre
l'évidence , plus ils nous feront sentir le besoin
d'ajouter des raisonnemens aux faits qui la rendent
palpable.
Certes , la plus grande révolution qu'il soit possible
d'opérer dans les esprits , est de retrancher
Dieu de l'univers ; car si le monde n'est pas son
ouvrage , s'il n'a pas formé l'homme pour le connaître
, si dans le premier homme il n'a pas institué
la société , si la morale ne tire pas son origine
des lois prescrites par la Divinité , il est incontestable
que tous les peuples dont nous connaissons
T'histoire ont été des imbécilles , et que les peuples
chrétiens sont plus sots encore à proportion que
leurs obligations sont plus rigides , et leur morale
plus pure ainsi le système de la Nature , substitué
à la Religion par les philosophes , ne tend à
rien moins qu'à livrer au mépris l'histoire du
monde connu. Cette opposition formelle aux idées
de tous les siècles est d'une telle importance qu'il
est permis de demander aux philosophes sur
quelles preuves ils l'appuient ; voici entre eux et
nous sur quoi roule la discussion : « Si dieu a créé
» l'homme , si , selon l'expression de Bossuet ,
» dans le premier homme il a institué la société ,
» les sauvages sont en état de dégradation ; au con-
» traire , si l'homme est l'ouvrage de la Nature ,
» le
GERMINAL AN XII. 17
» le sauvage seul est dans l'état parfait , et
>> tous les peuples civilisés sont dans l'abrutisse-
» ment. » Pour trouver la solution de ce problème
, il a suffi peut - être de le présenter dégagé
de tous les sophismes dont les philosophes l'ont
entouré ; et j'espère qu'on se moquerait de moi
si j'allais me jeter dans les profondeurs de la métaphysique
pour prouver que Cicéron valait mieux
qu'un Caraïbe , Pascal qu'un Huron , et Bossuet
qu'un Iroquois , quoique ces grands hommes reconnussent
la nécessité des institutions sociales , et
qu'ils n'eussent pas puisé leurs lumières dans l'ignorance
des sauvages. Je ne déciderais pas aussi
hardiment s'il était question de beaucoup de nos
écrivains modernes , et , en verité , ce n'est point
par humeur ; mais parce qu'ayant voulu faire un
mélange bizarre de la civilisation et de la sauvagerie
, on ne les trouve jamais entièrement ni dans
l'état de nature , ni dans l'état social.
L'histoire prouve d'une manière incontestable
que la religion a civilisé les hommes , et la
que
première vérité reconnue dans toutes les religions
est que le monde et l'homme sont l'ouvrage de la
divinité si les nations modernes ont une morale
beaucoup plus pure que les peuples anciens , il est
incontestable encore que la plus grande pureté de
leur morale est due à une connaissance plus parfaite
et plus générale de l'action constante de Dieu
sur l'univers. Toutes les conséquences de nos progrès
en civilisation sont renfermées dans cette première
vérité. Voyons maintenant les conséquences
qui résultent du système de la Nature , et s'il nous
présentera des idées qui soient communes , je ne
dis pas à tout un peuple , mais seulement à deux
philosophes ; car il ne faut pas oublier que notre
but principal est de prouver que l'esprit humain
n'est fort que de ce qu'il croit et que la société
B
BIEL. UNIV,
13 MERCURE DE FRANCE ,
ne fait des progrès qu'autant qu'il y a un plus
grand nombre de vérités généralement reconnues .
Qu'est-ce que la Nature ? J'ai lu et noté tous les
ouvrages philosophiques , et je puis affirmer que
je n'ai rencontré que contradictions dans les significations
attachées à ce mot ainsi dès les premiers
pas on se trouve arrêté par une difficulté
insurmontable quand on n'étudie la philosophie
moderne qu'avec le desir d'acquérir des lumières.
En lisant les ouvrages du siècle de Louis XIV , on
a du moins la satisfaction de sentir que les poètes
comme les orateurs chrétiens , que les moralistes
comme les politiques comprenaient le mot Dieu
dans le même sens ; et , à ne consulter que la raison
, c'est déjà une grande preuve en faveur de la
vérité d'un système que de voir tous ceux qui
- l'adoptent d'accord sur ce qui lui sert de base .
Demandez -leur comment Dieu a créé l'homme ,
tous vous répondront de même ; demandez aux
philosophes comment la Nature a produit le premier
homme les uns vous répondront par des
atômes crochus , les autres par des atômes organiques
; ceux- là vous parleront d'une progression
continue qui peut faire un homme d'une huître ,
et une huître d'un homme , dernière opération
tout-à-fait contraire à la perfectibilité ; ceux - ci
nieront qu'il y ait eu un premier homme , et soutiendront
que la Nature en crée sans cesse de sa
propre force , mais qu'il lui faut le secours du
hasard , et plus de temps que nous n'en admettons
depuis la création du monde . Après les avoir écoutés
attentivement, que saurez -vous ? que croirez - vous?
rien singulière manière de faire des progrès et
d'acquérir des lumières !
:
Jusqu'au règne de la philosophie , aucun auteur
chrétien n'avait cherché à deviner comment
l'homme avait inventé la parole , parce que les
GERMINAL AN XII. 19
livres religieux ont expliqué ce mystère en nous
apprenant que Dieu à parlé à sa créature ; mais
avec la Nature on ne va pas si vite . On commence
par dégrader complétement l'humanité en affirmant
que l'homme a pu être privé long-temps du
pouvoir de parler , ce qui signifie clairement que
la Nature a créé les animaux parfaits en leur donnant
de suite toutes les facultés qu'ils peuvent
posséder , mais qu'elle a créé l'homme imparfait ,
puisqu'il n'a dû la parole qu'à des circonstances
que le hasard pouvait avancer ou retarder des milliers
de siècles , ce qui n'est pas plus honorable
pour la nature des philosophes que pour nous ;
mais ne disputez jamais avec eux sur ce qui est
plus ou moins honorable , cela vous mènerait trop
loin ; priez-les seulement de vous expliquer quelles
sont les circonstances qui nous ont fait trouver la
faculté de parler : Helvétius vous montrera la
main , J. J. Rousseau le fond d'un puits ; tous
établiront d'abord les connaissances que l'homme
n'a dues qu'à la facilité d'expliquer sa pensée
pour vous apprendre comment il a inventé la
parole ; tous vous feront des romans dans lesquels
ils amèneront des coups de théâtre intéressans :
il en est un cependant qu'on doit leur reprocher
d'avoir oublié et dont ils pouvaient tirer grand
parti , c'est l'étonnement des vieux parens qui
n'avaient jamais parlé , lorsqu'ils entendirent leurs
fils et leurs filles se prendre de conversation pour
la première fois.
En admettant avec les écrivains du siècle de
Louis XIV que nous devons notre existence à
Dieu , nous savons qu'il nous a créés pour la
société ; mais si nous reconnaissons l'aveugle et
philosophique Nature pour notre mère , nos dispositions
plus ou moins prononcées pour l'état social
deviennent une nouvelle source de problèmes ;
20 MERCURE DE FRANCE ,
་
de là toutes les fadaises modernes sur l'origine
des sociétés , et sur les différentes modulations que
l'homme a éprouvées avant de devenir un animal
( 1 ) sociable. Plus on avance , plus les embarras
augmentent . Dans le système de la Nature , sur
quoi fonder la morale ? combien de contradictions
à cet égard dans les écrits des philosophes !
D'une part, une conscience innée de l'autre , des
besoins, quoique les besoins ne soient pas propres
à régler la conscience : puis après vient la justice
universelle , quoiqu'elle ne soit pas très- nécessaire
pour fixer une morale que les philosophes reconnaissent
variable suivant les temps , les lieux et
les saisons ; celui - ci vous offre l'intérêt privé pour
unique régulateur de l'intérêt général ; celui -là
fonde la morale sur les passions : c'est à ne s'y
point reconnaitre. Pour la religion , du moins ils
sont d'accord ; il n'en faut pas en effet , quelle
reconnaissance devons- nous à une Nature qui nous
a créés imparfaits et au hasard ? Ainsi la grande
lumière qui résulte du tableau de la vie et des
moeurs des sauvages , de leur ignorance qui a éclairé
les peuples civilisés , c'est que les institutions sociales
ne dérivant ni des besoins de la nature , ni des
dogmes de la religion , puisque des peuples innombrables
vivaient indépendans et sans culte , toute
religion est une imposture , tout gouvernement une
tyrannie , tout devoir une servitude , toute privation
une sottise. Si ce n'est pas là le dernier résultat
de la philosophie de Raynal , de Diderot ,
d'Helvétius , du baron d'Holback , qu'on nous
explique nettement ce qu'ils ont voulu dire ; et
(1) La qualification d'animal donnée à l'homme est
d'origine philosophique ; nos bons auteurs n'ont jamais
rangé l'homme parmi les animaux . Molière et Boileau ne
l'on fait que dans des intentions comiques ; aujourd'hui
c'est l'expression sérieuse et consacrée , et cela doit être .
GERMINAL AN XII. 21
"
s'il est impossible de prêter à leurs paroles un autre
sens que celui qu'ils y ont attaché eux-mêmes
qu'on nous apprenne comment de l'absence de
toute religion , de tout gouvernement , de toute
morale positive et obligatoire , il devait résulter de
nouveaux progrès de civilisation ? J'entends bien
qu'avant que ces progrès fussent sensibles , et
que la lumière du beau jour prédit par Raynal fit
tout son effet , il fallait d'abord détruire les préjugés
consacrés par les grands hommes du siècle
de Louis XIV ; mais il me semble qu'en 1793 , par
exemple , ces préjugés- là n'arrêtaient pas beaucoup
ceux qui gouvernaient , et que cependant la
civilisation n'avançait pas sensiblement si l'on
répond que le temps leur a manqué , à cela il n'y
a plus de réplique ; et je conviendrai sans peine
qu'à la manière hardie dont ils faisaient l'application
des maximes philosophiques , la France devait
bientôt se trouver à la hauteur des hordes sauvages.
Je suis fàché d'être obligé de me servir de la
révolution pour combattre la philosophie ; cela
donne trop d'avantages : mais , je le répète , c'est la
faute de ceux qui ont eu l'imprudence de faire
une querelle politique d'une opinion littéraire . Les
ouvrages des philosophes, long- temps vantés, n'ont
pas encore été jugés ; ils étaient lus avec une légéreté
incroyable par une génération qui regardait
toute idée nouvelle comme une vérité , et qui trouvait
sublime une doctrine qui l'affranchissait de
ses devoirs. Pour réduire tant de fausses maximes
à leur juste valeur , il faut les présenter dans toutes
leurs conséquences ; il faut sur-tout leur faire subir
une humiliante comparaison avec les vérités recon
nues dans tous les siècles : aussi ce que je voudrois
particulièrement qu'on retint de cet article , c'est
que les sages de l'antiquité allaient chercher des
principes de morale et de législation chez les
3
22 MERCURE DE FRANCE ,
peuples déjà civilisés depuis long- temps ; que les
missionnaires catholiques couraient , au péril de
leur vie , porter les bienfaits de la civilisation aux
peuples barbares ; mais que les philosophes modernes
ont travaillé à nous réformer sur le modèle
des sauvages , et qu'ils appelaient cela faire faire
des progres à la société : ce qui , en bonne logique ,
signifie que jusques et compris le siècle de
Louis XIV, nous avions toujours été en rétrogradant.
FIÉVÉE.
Satires d'Horace, traduites en vers français ; parJ. L. D. B.
Brochure in-8 ° . Prix : 1 franc 50 centimes , et 2 francs
par la poste. A Paris , chez Lebour , libraire , galeries
de bois , Palais du Tribunat ; et chez le Normant ,
imprimeur -libraire , rue des Prêtres Saint-Germainl'Auxerrois
, n° . 42 , en face du petit portail.
PLINE écrivait à un de ses amis : Magnum proventum
poetarum annus hic attulit ( 1 ) . Je dirai , en le parodianț
un peu « Notre récolte de traducteurs d'Horace a été
» bonne cette année. » Bonne , c'est - à- dire abondante.
Messieurs Cornette et Dadaoust ont , depuis peu , traduit
en vers son Art Poétique ; M. de la Chabeaussière , ses
Poésies galantes et gracieuses ; M. Daru , toutes ses
poésies ; on annonce ses Odes en trois volumes ; enfin ,
M. J. L. D. B. publie aujourd'hui ses Satires. Je ne
parle pas de vingt imitateurs qui ornent régulièrement de
leurs vers tous les journaux et tous les recueils ; encore
moins , des traducteurs en prose : il n'est pas ici question
d'eux.
Ce qui , dans les Satires et les Epitres d'Horace , séduit
particulièrement les traducteurs et les encourage , c'est
l'apparente négligence du style et l'abandon avec lequel
(1) I. Ep. 13.
GERMINAL AN XII. 23
Horace laisse errer sa plume . On s'imagine que rien ne
doit être plus facile que de bien traduire des vers , qui ne
sont le plus souvent que de la prose mesurée , et où
négligeant la cadence et l'harinonie , et ce choix d'expressions
nobles et grandes qui caractérisent la poésie ,
Horace semble n'avoir presque toujours cherché que le
sens , l'élégance du langage , et le nombre des pieds. Il
faut pourtant qu'il soit bien difficile d'imiter heureusement
cette négligence si gracieuse , si remplie de naturel ,
et où il entre aussi beaucoup plus d'art qu'on ne le pense;
car , de tant de traducteurs , il n'en est pas un dont les vers
aient mérité de vivre.
Les traducteurs qui croient que le but serait atteint
s'ils pouvaient donner à leurs vers toute la négligence
d'Horace , ne font pas attention que la manière
dont il a écrit ses épîtres et ses satires , ne peut convenir
ni à notre langue ni à notre versification . Les vers latins
étaient accentués d'une façon très - sensible ; la mesure en
était très-marquée , et le retour régulier des mêmes
pieds pouvait suffire pour les distinguer de la prose. Malgré
la négligence de la composition , il leur restait , toujours
, aux hexamètres sur-tout , quelque chose de poétique
que l'oreille ne pouvait méconnaître. Mais les vers
français exigent , même dans le style familier , une facture
plus soignée . M. B. a composé ces trois mauvaises
lignes entre mille autres aussi mauvaises :
<< Jamais par l'instinct seul nous ne distinguerons
›› Le bien du mal moral , comme nous découvrons
» Ce qui physiquement peut nuire à notre vie. »
Ecrivez ces lignes de suite , sans les intervalles qui leur
donnent l'apparence de la versification , et vous croirez lire
de la prose. << Jamais par l'instinct seul nous ne distingue-
» rons le bien du mal moral , comme nous découvrons ce
» qui physiquement peut nuire à notre vie. » Que l'on
4
24 MERCURE DE FRANCE ,
fasse la même expérience sur les vers d'Horace , et on y
reconnoîtra les membres poétiques ,
Disjecti membra poetæ ;
pourvu cependant qu'on ne néglige ni l'accent ni la
quantité .
En français , plus peut- être que dans toute autre langue ,
les vers faciles doivent être composés difficilement , et il
faut beaucoup de goût pour éviter d'y être ridicule ou
trivial : il en faut encore plus , quand ces vers faciles
sont la traduction d'un poète ancien , pour distinguer
habilement ce qui convient à chaque idiome , et les choses
qui peuvent être imitées, de celles qui ne doivent pas l'être.
Par exemple , souvent Horace finit ses vers par un mot
qui commence une phrase nouvelle , et ce mot , quelquefois
, sera num , et , sed , ou tel autre monosyllabe. Assurément
il serait on ne peut plus ridicule de pousser l'imitation
jusqu'à finir un vers français par mais , ou car.
Cette observation n'a pas été faite par M. B. qui n'a pas
craint d'imprimer ces vers étranges :
« Pénélope dès- lors dut rester sage ; mais
» D'un vieillard généreux qu'elle táte jamais.... »
Comme il est de toute justice de n'exiger d'un auteur
que ce qu'il a promis , je citerai , avant d'examiner l'ouvrage
de M. B. , l'article de sa préface , où il expose les
principes de traduction qu'il a cru devoir suivre .
<< Horace , dit M. B. , passe vivement d'un sujet à l'autre ,
>> rempli de ses idées , et sans paraître se soucier beau-
» coup d'une contexture plus arrondie. J'ai tâché çà-et-
» là d'en rendre la liaison plus apparente. Enfin , on trou-
» vera quelques enjambemens : j'aurais pu souvent les
» éviter ; mais je les ai presque cherchés plus d'une fois ,
pour rendre quelque chose de la physionomie de l'ori-
› ginal , en me rapprochant , autant qu'il était en moi, de
» son style sans entraves. Ses vers sont ,
dit-il ,
.´.. Sermoni propriora, ·
» Des vers qui de la prose ont presque tous les traits .
» C'est le caractère que j'ai désiré donner aux miens ,
GERMINAL AN XII. 25
» sans trop choquer le génie de notre versification. Ai-je
» eu tort ? ai- je réussi ? …….. D'autres décideront . »
Je vais tâcher par quelques citations et quelques
remarques , de mettre le lecteur à portée de décider avec
connaissance de cause.
Entre une foule de passages , dont j'ai pris note , je
choisirai les plus remarquables ; et celui par où je commencerai
, paraîtra , si je ne me trompe , bien digne d'être
cité le premier.
Voici le texte ( II. sat. 4. 72 ) :
Venucula convenit ollis :
Rectius Albanamfumo duraveris uvam.
Et voici la traduction :
« Le raisin de Venuse , en des pots conservez-le ;
» Il s'y garde fort bien : celui d'Albe , fumez-le .
>> C'est moi ....
Je ne pense pas que la poésie française offre un autre
exemple de ce rhythme vraiment neuf. Il est seulement
fâcheux que le second vers ait une syllabe de trop. Car le
troisième commençant par une consonne , il faut , de toute
nécessité , prononcer fumez leu , et non pas fumelle , ce
qui dérange beaucoup la rime et la mesure. Au reste , je
serais un peu tenté de croire que M. B, a plutôt traduit ici
la prose de Batteux que les vers d'Horace. Il y a dans Batteux
; « Le raisin d'Albe se porte bien à la fumée ; le Ve-
» nucle se garde dans des pots. » M. B. , il le faut avouer ,
ne s'est point ici écarté de ses principes , et il a fait ,
comme il le voulait ,
« Des vers qui de la prose ont presque tous les traits . »
Presque est même beaucoup trop modeste .
Dans la même satire , Horace fait de savantes distinetions
sur les différentes sauces ( 63 ) :
Est operæpretium duplicis pernoscere juris
Naturam. Simplex e dulci constat olivo ,
Quodpingui miscere mero , muridque decebit
Non aliá quàm quá Byzantia putuit orca,
26 MERCURE DE FRANCE ,
Hoc ubi confusum sectis inferbuit herbis ,
Corycioque croco sparsum stetit , insuper addes
Pressa Venafranæ quod bacca remisit olivæ.
" De deux sauces sur -tout connaissez la nature ;
» La première se fait avec cette saumure
» Où marina long- temps l'éturgeon bysantin ,
» De l'huile la plus douce , et quelque bon gros vin :
» C'est la simple . Pour l'autre , un peu plus recherchée ,
» Ajoutez à cela l'échalotte hachée ,
>> Le persil , le cerfeuil , ‹ t faites les bouillir ;
>> Joignez-y du safran au moment de servir... >>
Dans les vers que j'ai cités tout-à- l'heure , M. B. avait
copié le style de Batteux ; ici c'est le style du Cuisinier
bourgeois qu'il semble avoir imité.
Plus bas on lit ces vers que Boileau a surpassés ( 79 ) :
Magna movent stomacho fastidia , seu puer unctis
Tractavit calicem manibus , dùmfurta ligurit.
M. B. traduit :
« Rien n'est plus dégoûtant que de voir sur un verre
» Les restes ondulés d'une crasse grossière ,
>> Ou le dessin graisseux des cinq doigts d'un valet ,
» Qui vole , en desservant , les restes d'un poulet. »
Ce qui suit n'a pas moins de mérite :
" Que coûtent les balais , les torchons , la sciure ?
» Négliger ces détails , c'est mal-propreté pure. »
L'épithète de pure est sur-tout donnée très-heureuse-
Et ailleurs :
ment à la mal-propreté.
-
" La pélore se plaît aux bords du lac Lucrín ,
» Aux rocs de Circé l'huitre , à Misène l'oursin ;
» Le pétoncle friand fait l'orgueil de Tarente. »> -
Tel est l'effet de ces mots barbares Aux rocs de
Circé Phultre , qu'on ne sait , en les prononçant , s'ils
sont arabes ou chinois. Je ne connais de comparable ,
pour l'harmonie , que cet hémistiche helvétique du
Guillaume Tell de M. le Mierre :
Je pars , j'erre en ces rocs .... »
GERMINAL AN XII 27
M. B. , qui fait quelquefois des vers un peu durs , sait
aussi , quand il veut , employer les mots les plus jolis :
<< Ainsi par des bonbons
à propos présentés
,
» Aux élémens ingrats d'une triste science ,
>> Un maître caressant allèche notre enfance . >>
Les bonbons ont été pris à M. Daru , à qui il fallait les
laisser ; mais allécher est bien à M. B. Encore un exemple :
Qui de la renommée embrasse les joujoux ,
» A senti le fouet de Bellone en courroux . ››
Qui croirait que les joujoux de la renommée et le fouet
de Bellone , remplacent ces belles et nobles expressions
d'Horace , qui , sachant admirablement varier sa manière ,
a semé parmi ses vers négligés , quelques vers de la plus
grande poésie ( II. sat. 3 , 222 ) :
·
Quem cepit vitreafama ,
Hunc circum tonuit gaudens Bellona cruentis.
Remarquons en passant que vitrea fama a peut - être
fourni à Godeau cette pensée , copiée depuis par Corneille
dans Polyeucte ( 1 ) :
« Mais leur gloire tombe par terre ;
» Et comme elle à l'éclat du verre ,
» Elle en a la fragilité . ››
Les anciens comiques grecs , qui ont toujours aimé à
se moquer d'Euripide , lui ont souvent reproché te ridicule
abus qu'il faisait du sigma. Un vers de M. B. ,
Cent sots contes suivis de cent plus sots èncore ,
m'a rappelé le sigmatisme d'Euripide ; et pour varier un
peu l'uniformité de cette triste critique , et ranimer , s'il
est possible , les lecteurs que de telles citations ont sans
doute beaucoup découragés , je dirai ici quelque chose
du sigmatisme d'Euripide. Ce n'est peut- être pas trop le
lieu , mais un article de journal n'exige pas une si parfaite
régularité.
(1) Voltaire Comment . acte 4 , sc. 2 , vers. 9.
8
MERCURE DE FRANCE ,
9
« Que vous nous avez bien à propos sauvés des sigma
» d'Euripide ! » disait Platon , dans sa comédie des
Fétes ( 1 ) ; et c'était fort bien dit : car on ne conçoit pas
comment ce poète si harmonieux , si élégant , si châtié
si pur , si facile , a pu multiplier , avec un tel abus
le rude sifflement d'une lettre si barbare . S'il avait cherché
quelque effet d'harmonie imitative , comme Racine
dans ce vers tant de fois cité ,
>> Pour qui sont ces serpens qui sifflent sur vos têtes ?
>
on admirerait peut- être son art et son talent ; quoiqu'à
la rigueur une pareille répétition du même effet eût quelque
chose d'affecté et de puéril ; mais c'est pour le seul
plaisir de ramener ce son désagréable , qu'il a fait tant
de vers qu'on ne prononce pas toujours avec facilité .
Le vers 444 de l'Oreste est un des plus remarquables
pour le sigmatisme (2) :
Μέλαδος φίλοις ο ΣοΣ : Σῆς εὐπραξιαΣ.
Prononcez ces mots selon les modernes , et vous aurez
cette suite de consonnances agréables : metados philisi
sisi sis Efpraxias. La prononciation de l'université de
Paris , qui à Paris passe pour la meilleure , pour celle
même dont se servaient les anciens , diminue un peu
l'iotacisme , mais non le sigmatisme.
Voici un second exemple qui vaut bien le premier (3) :
ΕΣΩΣ Σ' , ὡς ἔΣαΣιν Ελλήνων Σοι .
Esosa s'os isasin Hillinón hosi.
Ce vers de l'Iphigénie en Tauride ( 772 ) n'est pas moins
étonnant :
Το Σώμα ΣώΣαΣ τοὺς λόγους ΣώΣειΣ ἐμοί.
To sóma sosas tous logous sosis émi.
( 1 ) Dans le scholiaste d'Eurip . sur Médée , vers . 476 de l'édition de
M. Porson. dont il faut lire la note .
(2) Edit. Porson , 453. Edit . Brunck.
(5) Med. 476. Pors . 479. Brunck.
GERMINAL AN XIL.
29
J'ajoute pour compléter cette rare poétique :
ἀλκῆ δὲ Σ᾽ οὐκ ἂν , ᾗ Σὺ δοξάζειΣ ἴΣωΣ
Le
ΣώΣαιμ᾽ ἂν ( 1 ) .
Ζεῦ ΣῶΣον ἡμᾶς , δός δὲ Σύμβασιν τέκνοις ( 2) ,
Σοφὴ Σοφὴ Σύ. κα ]Θανεῖν δ᾽ὅμως Σε δεῖ (3 ) , etc. , etc. ,
qui est le th des anglais , doit compter comme
un sigma. J'écrirai la prononciation en lettres vulgaires ,
pour que ceux qui ne savent pas lire le grec , puissent
jouir aussi de cette douce harmonie.
Alki de s'ouk an , hi si doxazis isós ,
Sósæm' an. •
Zef, sóson himas , dos dé symbasin tecnis.
Sophi , sophi si , catthanin d'homos sé dí.
Je reviens à M. B. , dont je ne m'écarterai plus. Les
exemples que je citerai désormais ne seront accompagnés
d'aucune observation . Ils n'ont pas besoin de commentaire
, et l'on verra bien , sans que je le fasse remarquer ,
que M. B. n'a pas le premier talent du monde pour
écrire avec élégance et correction des vers faciles et harmonieux
, pour placer habilement la césure et le repos
de l'hémistiche .
« Pour ses cheveux ardens qui veut obtenir grâce ,
>> Au blond foncé d'un autre , avant tout qu'il la fasse....
» Le sage est cordonnier , sans cependant se faire
>> Des souliers . .....
>> C'est de la prose ; mais , si vous décomposez .....
>> Je suis un envieux dont la dent s'ensanglante .....
» Au travers du Forum , je passais en rêvant ,
» Absorbé tout entier , comme je suis souvent ,
» Dans je ne sais quel rien , quand mon guignon m'amène
>> Un homme que de nom je connaissais à peine.....
» Le jeune homme , ivre encore , arracha tout honteux ,
» Lesfestons de son cou , les fleurs de ses cheveux.
(1 ) Orest. 702. Pors . 709. Br.
(2) Phæniss . 83. P. 82. Br.
(3) Androm. 244. Br .
30 MERCURE DE FRANCE ,
>> Oui Pénélope ! mais , à ce manége infâme....
•
Quel plaisir , mon ami ,
>> Trouves-tu , lui dit- il , à végéter ainsi
» Sur le dos escarpé de ce bois solitaire ? ....
» Toi , ne prodigue pas ; n'accumule pas , toi ; etc. »
J'aurais pu , en cherchant avec quelque soin , trouver
peut-être des vers moins mauvais ; mais une douzaine de
passages d'une médiocrité supportable , ne peuvent faire
excuser tant de pages détestables. Après un ouvrage tel
que celui- ci , le parti le plus raisonnable que puisse
prendre M. B. , c'est de renoncer pour toujours à des
travaux où il perd un temps qu'il pourrait employer
beaucoup plus utilement , et pour lui et pour les autres .
Je lui conseille de s'appliquer très-sérieusement ces vers
de sa propre traduction :
« Je renonce d'abord au titre de poète :
» Je remplis les six pieds , la mesure est complète ;
» Mais ce n'est pas assez : qui fait , comme je fais ,
>> Des vers qui de la prose ont presque tous les traits ,
» Ne fut jamais poète. »
Suite des Souvenirs de Félicie.
J'AI découvert deux jolies divinités de la fable , et qui
sont peu connues : Abéone et Adéonc . La première présidait
au départ , et la seconde au retour. J'en ai fait faire ,
en miniature , deux petits tableaux ; M. de La Harpe , qui
a trouvé ces deux figures charmantes , a fait pour elles
des vers que j'ai gravés sur les cadres. Voici
d'Abéone :
Ah ! dans un long adieu dont la douleur s'irrite ,
Le coeur s'échappe en vain vers l'objet que l'on quitte.
On s'éloigne à pas lents , les bras en vain tendus ,
Et l'oeil le suit encor quand on ne le voit plus,
ceux
GERMINAL AN XII. 3r
Voici les vers pour Adéone :
O bonheur ! il revient ! le retour a des ailes !
Quel plaisir de conter les souvenirs fidèles !
Que de pleurs ! ce moment va donc les essuyer !
Que d'ennuis ! ce moment les fait tous oublier ( 1 ) .
Ces deux figures , avec ces jolis vers , pourraient fournir
les sujets de deux gravures très - agréables.
J'ai entendu ces jours -ci la lecture d'un roman manuscrit
, fait par un homme de beaucoup d'esprit et qui vit
dans le plus grand monde ; et , dans cet ouvrage , la peinture
du monde n'a pas la moindre vérité . C'est que les
gens du monde ( du moins en général ) , lorsqu'ils ont de
la littérature , sont plus frappés de ce qu'ils lisent que de
ce qu'ils voient ; il leur paraît plus commode de copier
que de peindre d'après nature. Ils ne sont que de faibles
imitateurs des auteurs de profession , plus exercés qu'eux
dans l'art d'écrire. Ils pourraient avoir une originalité
piquante s'ils se donnoient la peine d'observer ce qui se
passe sans cesse sous leurs yeux , et , au lieu de piller sans
grâce Crébillon et Marmontel , ils offriraient des tableaux
vrais et nouveaux .
Il n'y a rien de physique , non dans les qualités naturelles
, mais dans les vertus véritables. Il y a beaucoup de
physique dans tous les vices.
Pourquoi la douleur et la joie sont-elles toujours audessous
de ce que nous pouvons nous les représenter ?
Pourquoi notre imagination est - elle si au- dessus de nos
facultés réelles ? Cela prouve qu'une autre vie doit succéder
à celle-ci . Cette imagination , que rien n'arrête et qui
surpasse tout , est , pour l'homme de bien , le gage heu-
(1 ) Ces vers ne se trouvent point dans la Correspondance de M. de
La Harpe ; on les donne ici parce qu'ils n'ont jamais été imprimés.
32 MERCURE DE FRANCE.
reux des jouissances spirituelles qui lui sont réservées ;
máis , pour l'homme vicieux , c'est l'annonce terrible des
souffrances qui doivent justifier toutes les terreurs du
méchant.
Je trouve dans les OEuvres de La Mothe une anecdote
très- remarquable , parce qu'elle fait voir combien ,
depuis ce temps , notre caractère national a changé. On
aimait alors avec enthousiasme tous les traits de grandeur,
et les succès éclatans de Corneille le prouvent ; mais , en
même-temps , on détestait tout ce qui peut ressembler à
la férocité. La Mothe conte qu'à la Comédie Française
avant Baron , l'acteur disait avec une extrême rudesse ce
vers des Horaces :
Albe vous a nommé , je ne vous connais plus ;
et que ce vers ne faisait sur le public qu'un effet désagréable.
C'était cependant ainsi que l'auteur l'avait conçu .
Mais Baron , le premier ( continue La Mothe ) , prononça
ce même vers avec un reste d'attendrissement , de sorte
que je ne vous connais plus , signifiait seulement je
ne veux plus vous connaître , et le public applaudit
avec transport. Baron dit à La Mothe que Corneille fut
surpris de lui entendre dire ainsi ce vers , et qu'il l'en
félicita . Du temps de La Mothe , on suivait toujours cette
manière de Baron ; aujourd'hui elle est oubliée ; plus l'acteur
, en prononçant ce vers , met de férocité dans son
accent , et plus notre parterre applaudit ........ Que
de réflexions affligeantes pourraient résulter de ce scul
fait.
D. GENLIS.
(La suite dans un prochain numéro.)
SPECTACLES
GERMINAL AN XI
.
P.FRA
5 .
cen
SPECLA CLES.
THEATRE FEY DE A U
Une Heure de Mariage , opéra comique en un actè ,
paroles de M. Etienne , musique de M. Daleyrac .
J'avais d'abord cru , en voyant ce titre , qu'il serait
question d'un mariage dont , au bout d'une heure , on
eût demandé la dissolution pour incompatibilité de caractère
, ce qui eût été assez plaisant . Ce n'est point cela.
M. de Marsé , qui habite la campagne , a écrit à son neveu
, Germeuil , qu'il se meurt et va faire son testament ;
qu'il lui donne tout son bien s'il veut épouser Constance ,
fille d'un de ses amis , et ne lui laissera rien s'il ne l'épouse
pas. Il veut le voir sur-le -champ , et le voir avec sa
femme. Si par hasard son neveu n'arrive qu'après sa mort,
la succession ne lui en sera pas moins dévolué. Mais
Germeuil , sans que son oncle le sache , a épousé Elise ,
amie de la jeune personne qu'on voulait lui donner en
mariage.
Constance , à la sollicitation de Germeuil , veut bien se
présenter avec lui sous le titre de sa femme. Elisé est du
voyage , comme amie. Il ne s'agit que de feindre et de
jouer la comédie pendant quelques jours ou quelques
heures que le testateur peut avoir encore à vivre . En tout
cas , s'il revenait à la vie , Constance fera le personnage
d'une coquette , d'une évaporée , d'une folle , trouvera
tout mauvais , tout gothique , tout à refaire dans le vieux
château . L'oncle sera au désespoir de s'être donné une
nièce extravagante , et s'estimera trop heureux quand il
saura qu'elle ne l'est point. Tout s'aplanit ainsi, Mais
C
34
MERCURE
DE
FRANCE
,
Constance a un amant ( Fontanges ) qui se trouve dans le
château au moment où elle se présente comme madame
Germeuil. Cet amant paraît au désespoir ; Constance aussi .
Cependant la maladie de l'oncle n'était que supposée . On
le trouve plein de santé , revenant de la chasse , « man-
» geant bien , dit- il , dormant de même ; mais se mou-
>> rant tout doucement. » Il a préparé un temple à l'Hy.
men ; c'est une seule pièce , où il n'y a qu'un lit , et où il
veut de ce pas mener les nouveaux époux . Elise
qui a d'ailleurs un peu de propension à la jalousie , est à
la torture. Enfin , elle se rassure , parce que son amie va
seule , avec l'oncle , visiter le temple. Fontanges , croyant
sa Constance l'épouse de Germeuil , s'en console un peu
vite , en disant :
"
Si ma maîtresse me trahit ,
Le lendemain j'en prends une autre.
Je n'irai pis , en troubadour ,
Epris d'amour ,
livrer bataille aux arbres dans les forêts. Il a composé ,
dit-il , les mémoires de sa vie , où se trouve un chapitre
sur la Fidélité des Femmes ; c'est le plus court de l'ouvrage.
Il adresse sur- le- champ ses voeux à Elise . Germeuille
sait en vient aux reproches avec sa femme . Elle se justifie
: ils s'embrassent . L'oncle survient , est scandalisé de
trouver son neveu commettant une infidélité après deux
jours de mariage , et demande des chevaux de poste pour
renvoyer Elise. D'un autre côté , Constance , à qui l'envie
de jouer l'étourderie avait passé , désabuse son amant.
Celui-ci se jette à ses genoux . L'oncle arrive encore , pour
être témoin de cette scène , est stupéfait de voir sa uièce
aussi embarquée sitôt dans une intrigue amoureuse. La
nièce prétendue augmente sa colère , en lui disant que
c'est l'usage . Cette partie carrée le met hors des gonds . 1500
P
9
Quand l'auteur a jugé que la méprise a été assez longue ,
GERMINAL A N XII. 35
il a fini brusquement. Fontanges donnant la main à
Constance , tandis que Germeuil entre d'un autre côté
avec Elise , dit à l'oncle : « Je vous présente ma femme. »
M. de Marsé fait éclater un peu d'humeur de ce que sa
volonté n'a pas été suivie ; mais il se console , et s'apaise
en songeant qu'il n'y a pas eu comme il avait dû le
croire , de scandale dans sa maison. Constance épouse
son amant , et l'oncle embrasse sa nièce Elise .
la
9
lly a dans cet imbroglio beaucoup de combinaisons
ingénieuses , de situations plaisantes , de vrai comique.
On ne sait par quelle fatalité tout l'esprit se trouve dans
prose; l'auteur aurait dû en réserver un peu pour les
ariettes , parmi lesquelles on n'en a point distingué une
seule qui méritât d'être retenue. Il est fâcheux aussi que
le dénouement ne soit pas un peu mieux filé. Il y a beaucoup
d'adresse dans toute la contexture de l'intrigue , et
aucune dans la manière dont elle est dénouée.
Néanmoins cette pièce nous a , en général , semblé mériter
le succès qu'elle a obtenu . Elle a été jouée avec un
grand ensemble par tous les acteurs sans exception. L'auteur
et le musicien ont été demandés. Ce dernier seul s'est
montré. La musique nous a paru agréable . Des personnes
qui prétendent s'y connaître , trouvent un peu d'uniformité
dans la manière de M. Daleyrac .
THÉATRE LOUVO I S.
M. Girouette , ou Je suis de votre Avis , comédie en un
acte , par M. Dubois.
Le monde est plein de girouettes ; de gens qui ont sans
eesse à la bouche ces expressions « Je pense comme
vous , je suis de votre avis , j'allais vous le dire , c'est
2
36 MERCURE DE FRANCE , "
» cela même. » On connaît un grand flandrin à Paris ,
qui , à chaque phrase qu'il entend , s'écrie toujours :
« Voilà le mot. » Ces girouettes sont ordinairement ou
des imbécilles , des gens sans aucun caractère , incapables
d'avoir un avis à eux , qui attendent leur journal le matin
pour savoir quelle opinion ils auront sur l'affaire du
jour , ou de vils flatteurs , des parasites affamés .
Le titre de Girouette , tout seul , semblait annoncer
un de ces hommes si communs "
Tombant au premier choc ,
Aujourd'hui dans un casque , et demain dans un froc ;
un de ces caméléons , changeant d'idée , de partis , d'intérêts
, comme on changeait de femme dans la première
vogue et dans les beaux jours du divorce. La pièce d'abord
fut annoncée sous ce titre de M. Girouette ; ensuite
on ajouta ou Je suis de votre avis. Alors on se douta
qu'il serait question de quelque niais . On ne s'est point
trompé ; le personnage que M. Dubois a mis en scène ,
en est un de la première espèce. Ses niaiseries ont d'abord
amusé mais elles ont bientôt paru trop fortes et
trop multipliées , et l'on a eu le temps de s'ennuyer
avant la fin , quoiqu'elle soit très - rapprochée du commencement
.
:
L'intrigue a le mérite de la simplicité. M. Girouette
veut ( s'il peut vouloir quelque chose ) donner sa nièce à
un avocat de mérite. Sa femme préfère un autre avocat
fat , pincé , ignorant. La petite personne a un tuteur ,
homme de loi , qu'on soupçonne , on ne sait pourquoi ,
de vouloir dépouiller sa pupille . Une consultation a lieu
en présence de toute la famille. Les deux avocats débitent
chacun une espèce de plaidoyer : le mauvais contre , le
bon pour le tuteur. Si Clozel , qui jouait le personnage
de l'Avocat pincé veut aller au barreau , il y trouvera
GERMINAL AN XII 37
quelques modèles ; des défenseurs qui chargent plus leurs
plaidoieries qu'il n'a chargé son rôle . Il entendra l'un chanter
, comme s'il jouait dans un opéra ; il verra l'autre tourner
le dos aux juges , et adresser la parole à l'auditoire , en
se pavanant , et comme pour lui demander d'applaudir.
Cette scène de la consultation est très-médiocre ; on y a
cependant remarqué un trait assez vif. Le tuteur avait
quarante mille francs d'argent comptant à sa pupille ;
tout est dépensé . On se récrie . Il se justifie en disant :
« L'éducation est si chère à présent ! on enseigne tant
» de choses aux demoiselles !
de
M. Girouette est toujours , comme on peut croire ,
l'avis de celui qui parle le dernier . Il promet alternativement
sa nièce aux deux avocats. Le bon a su mieux
-prendre son temps ; l'autre arrive pour la rédaction de
son contrat de mariage ; il voit un notaire , son rival , sa
maîtresse , M. Girouette , et demande ce que cela signifie .
-« Ma foi , répond celui- ci , j'ai signé. » L'avocat éconduit
se console, parce qu'il croit que la fortune de sa maîtresse
se réduit à un procès qu'il faudra soutenir contre son
tuteur. Mais ce dernier déclare qu'elle a dix mille francs
de rentes , y compris son propre bien qu'il lui donne ,
n'étant pas marié et voulant rester célibataire . Cette pièce
à eu un demi- succès . On a demandé l'auteur ; on l'a
nommé. Il a déjà donné à ce théâtre Marton et Frontin.
Vigny rend très-naturellement la stupide bonhomie , l'air
hébété de M. Girouette , et madame Molé l'emporte-
' ment , la vivacité , l'humeur impérieuse de sa femme.
Cette bagatelle a été jugée avec rigueur par plusieurs
journalistes. Elle pourrait se soutenir , si l'auteur diminuait
un peu la dose d'imbécillité dont il a gratifié son
principal personnage , et supprimait la scène de la cónsultation
; ou , cê qui vaudrait mieux , parvenait à lui
donner une tournure plus piquante.
3
38 MERCURE DE FRANCE ,
THEATRE D U VAUDEVILLE.
La manie de l'Indépendance , ou Scapin tout seul ; par
MM . Moreau et Dumersan .
La nécessité avait , en 1722 , obligé l'entrepreneur de
l'Opéra-Comique de ne produire sur la scène qu'un seul
acteur. Piron vint à son secours , et lui composa un mono.
logue en trois actes , intitulé Arlequin Deucalion , qui
eut le plus grand succès . Ce tour de force était nécessaire ;
mais quand il ne l'est pas , il semble fort inutile de se
donner de volontaires entraves. Une bonne pièce est assez
difficile à faire , pour qu'on ne doive pas ajouter inutilement
à la difficulté . Quoi qu'il en soit , Piron a eu des imitateurs.
Arlequin tout seul ayant été vu avec quelque
plaisir , Scapin a voulu avoir son tour. Le couplet d'annonce
a été parfaitement accueilli.
Arlequin obtint l'avantage
De vous plaire , quoique tout seul ;
Et , jaloux du même suffrage ,
Scapin va paraître tout seul.
En n'offrant qu'un seul personnage ,
L'ouvrage doit aller tout seul :
Car vous aurez trop de courage
Pour vous mettre tous contre un seul .
Scapin , dégoûté de ses amis et de sa maîtresse , Lisette ,
ainsi que de l'issue de quelques fourberies qui lui ont attiré
une querelle avec la justice , s'enferme dans sa chambre
, résolu à n'en plus sortir. Il est entouré de livres
qu'il vient d'acheter pour amuser son loisir , et a près
de lui une cassette pleine d'or , pour assurer son indépendance
. Il commence par arranger ses livres ; s'extasie
GERMINAL AN XII 39
sur la prodigieuse quantité des ouvrages de Voltaire , ( t
les classe cependant au- dessous des moralistes. Le sel de
cette plaisanterie , si c'en est une , m'échappe. Scapin
se demande lequel doit être placé plus honorablement de
Corneille ou de Racine , et finit par les mettre defront.
Buffon et Rousseau sont sur la même ligne , comme
ayant fait , l'un l'histoire , l'autre le roman dẹ la nature .
Il garde sur sa table Molière et Regnard ; c'est , dit- il , la
nature et l'art ; il range à côté l'un de l'autre
La Fontaine , dont la candeur
De Boileau corrige l'aigreur ;
Donne une place honorable à madame Deshoulières , qui
• Sait si bien varier ses tons ,
Qu'on en revient toujours à ses moutons :
allusion à la fameuse idylle qui est son plus beau titre
de gloire ; titre cependant contesté par quelques- uns , qui
prétendent que c'est un plagiat. Quel est , se demandet-
il , ce tas de brochures ? .... ce sont des livres nouveaux :
c'est dans l'ordre ; ceux-là on ne les relie pas ( Calemþour
) ; il est convenable que des ouvrages qu'on broche
demeurent brochés. Quant aux satiriques , il les met en
pièces , en disant :
Il est juste de déchirer
Ceux qui déchirent tout le monde .
free
Cette revue a généralement amusé. On aurait pu trouver
étrange qu'un drôle qui a eu des démêlés avec les
tribunaux , s'érige en juge de la littérature. Mais dans un
vaudeville , on n'y regarde pas de si près.
99
Lisette lance à Scapin , au bout d'une flèche , un billet
doux , pour l'exhorter à mettre fin à sa boutade misstropique.
Elle lui propose un engagement avantagear
pour l'emploi des valets. « Je reconnais bien là Lisee
1203
་ ་
4
40 MERCURE DE FRANCE,
s'écrie Scapin en ramassant la flèche un trait piquant
» et léger , voilà le digne messager d'une coquette. »
Mais il n'a aucun égard au message. Personne , dit-il , ne
doit oser prétendre à remplacer Préville :
A la mort de ce grand acteur ,
Les valets ont perdu leur maître.
Scapin cependant , malgré sa philosophie , conserve du
goût pour l'intrigue. Il aperçoit un fripon comme lui ,
Sylvestre , qui , de la rue , lui demande conseil sur une
escroquerie qu'il médite. Scapin le lui donne ; tandis
qu'un de la bande , dit- il , amusera le propriétaire que
you voulez dévaliser , l'autre enlevera son trésor , Pendant,
qu'il parlait , un ami de Sylvestre escamotait la cassette.
de Scapin , et avec elle tous ses moyens d'indépendance.
Il crie , pleure , se désole. Lisette met fin à son désespoir ,
en lui annonçant que ce vol n'est qu'une ruse qu'elle a
employée pour l'arracher à sa solitude , et parvenir à la
conclusion de leur mariage ; il ne demande pas mieux ,
afin de ravoir son or.
La pièce a réussi jusqu'au moment où Scapin s'est mis
à la fenêtre , et a entamé une conversation avec Sylvestre ,
qu'on n'entendait pas , et dont il répétait les paroles. On
a trouvé ce colloque un peu long ; on a peut- être été indigué
qu'un misantrope philosophe se rendit complice d'un
vol. On a demandé les auteurs , mais non à l'unanimité.
Des sifflets même , en petit nombre il est vrai ,
se sont fait entendre quand on les a nommés. Au
moyen de quelques légères corrections vers la fin ,
cette pièce pourra se soutenir ; elle n'est dépourvue ni
d'esprit ni de gaieté . Elle a été bien jouée par Carpentier;
quoiqu'avec un peu trop de timidité peut- être .
ANNONCES.
Histoire Sacrée de l'Ancien et du Nouveau Testament ,
représentée par figures , avec des explications, tirées des SS. Pères
。
GERMINAL AN XIL 41
par A. J. D. Bassinet , ci- devant chanoine , archidiacre , prévôt des
chapitres , et administrateur du diocèse de Verdun . Ornée de six
grandes cartes géographiques , pour servir à l'intelligence de l'Histoire
sainte , des portraits des personnages les plus célèbres de la Bible ,
et de cinq cent vingt estampes , représentant les principaux traits de
l'Ancien et du Nouveau Testament , dessinés d'après les chefs- d'oeuvre
des plus grands maîtres , Raphaël , Rubens , le Poussin , le Guide ,
le Clerc , etc. etc. , gravées au burin par Voysard et autres graveurs
célèbres.-Ancien Testament. Treizième livraison , contenant six
estampes .-Pl. 74. Le sacrifice d'Abraham , d'après Corneille.-
Pl. 75. Abraham achète un champ pour y enterrer Sara , d'après
Houet.-Pl . 76. Le départ d'Eliézer , d'après Houet .- Pl . 77. Eliezer
et Rebecca , d'après Bourdon. -Pl. 78. Eliezer offre des présens à
Rebecca , d'après Ant. Coypel .- Pl . 79. Le départ de Rebecca ,
d'après Benedette.-Quatorzième livraison , contenant six estampes.
-Pl . 8o. Entrevue d'Isaac et de Rebecca , d'après Houet. -Pl . 81 .
La mort d'Abraham , d'après Houet. Pl. 82. Essaü vend son droit
d'ainesse , d'après Luiken . Pl . 83. Dieu apparaît à Isaac , d'après
Raphaël. -Pl . 84. Isaac chez Abimelech , d'après Raphaël .-Pl . 85 .
L'alliance d'Abimelech avec Isaac , d'après Houet .
-
On souscrit à Paris , chez Desray, libraire , rue Hautefeuille, nº . 36.
-Chaque livraison , prise au magasin , se vend 2 fr. 50 cent . - Ceux
qui prendrout 12 livraisons à la fois , les recevront port franc par la
poste , pour 30 francs.-Il paraît déjà, 1º . la première année , 12 livraisons;
2°. la seconde année, 12 livraisons ; 3°. de la troisième année
qui a commencé le 1er. janvier, pour finir au 1 ° . décembre 1804 , 3
livraisons ; elle en aura 12 ( et complétera entièrement la Genèse ,
ornée de 135 planches , et le Nouveau Testament , 74 planches ) . Prix ;
30 fr. port franc par la poste , pour les souscripteurs seulement ,
Instructions pastorales sur le jubilé , par Bossuet , Fénélon ,
Fléchier , Massillon ; suivies des Méditations et du Sermon de Bossuet
sur le jubilé , et du Sermon de Bourdaloue sur le même sujet .
In- 12. Troisième édition de ce recueil . Prix : 1 fr. 25 c. , et 1 fr. 75 c.
franc de port,
On vend séparément les Méditations de Bossuet sur le jubile.
Prix ; 50 c. , et 70 c. franc de port .
A la librairie de la Société Typographique , quai des Augustins.
Tab es chronologiques de l'Histoire ancienne et moderne
jusqu'à lapaix d'Amiens , à l'usage du Prytanée français . Ouvrage
adopté par le Gouvernement, pour l'enseignement des lycées et des
écoles secondaires ; par A. Serieys, bibliothécaire et professeur d'histoire
générale au Prytanée de Paris . Seconde édition , revue et corrigée.
Un vol. in- 12 de 570 pages . Prix : 3 fr. et 4 fr. 25 c . par la poste.
A Paris, chez Obré libraire , rue Mignon , quartier S. André-des-
Arcs , n°. 1 , ét quai des Augustins , nº. 66 .
Nous avons rendu compte de cet ouvrage , et nous y avons trouvé
des fautes essentielles ; l'auteur les a fait disparaître dans cette seconde
édition . Le succès de ces tables est assuré par le prompt débit de la première
, et le bon esprit dans lequel elles sont composées .
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez le Normant , rue
des Prétres Saint-Germain- l'Auxerrois , n°. 42.
On a mis en vente , chez le Normant , la seconde édition du Ré.
pertoire des Lois , et des Arrétés du Gouvernement , de 1789 à
Pan , par ordre alphabet que , chronologique , et par classement de
matière ; par Guillaume BEAULAC , ancien avocat. Un gros vol, in-8º.
Prix : 8 fr. , et 10fr. 50 c. par la poste.j
42 MERCURE DE FRANCE ,
NOUVELLES DIVERSES.
Londres.
On a des nouvelles de Londres jusqu'au 29 février. Le
bulletin dù 27 porte que le roi paraît s'approcher peu à
peu de son rétablissement. Il s'agit de savoir s'il y a apparence
qu'il se rétablisse assez pour reprendre les rênes
du gouvernement. Cette question a été discutée le 27
dans la chambre des communes. Les débats ont duré
jusqu'au 28 , à 5 heures du matin. Sir Robert Lawley fit
une motion pour demander aux ministres quelque éclaircissement
sur l'état du roi , qui paraissait attaqué depuis
quinze jours d'une maladie grave sans que la chambre eût
reçu aucune communication sur cet objet , quoique les
suites de la maladie de S. M. pussent nécessiter quelque
mesure importante au maintien de la constitution et à la
sûreté publique.
1
Le chancelier de l'échiquier répondit que l'état actuel
de S. M. semblait annoncer une amélioration prochaine ;"
mais que dans les circonstances actuelles , il ne convenait
pas aux ministres du roi d'entrer dans aucune explication
à ce sujet. M. Lawley fit alors la motion que la chambre
s'ajournât : la question préalable ayant été demandée sur
sa motion , M. Fox se leva , et parla en faveur de la motion
de sir Robert ; le chancelier de l'échiquier répondit à
M. Fox en défendant sa première opinion ; M. Pitt parla
dans le même sens. M. Windham prit la parole pour
appuyer l'opinion de M. Lawley et de M. Fox : la motion
fut rejetée .
Le bulletin du 28 février portait : « Nous avons la même
» opinion favorable d'une amélioration progressive que
>> nous avions hier. »>
On assure qu'une parfaite réconciliation a eu lieu entre
le prince de Galles et le duc d'Yorck.
CORPS LEGISLATIF.
Séance du 25 ventose.
On approuve le projet de loi , titre 18 , livre 3 du Code
civil , intitulé du nantissement : une seule voix a manqué
à l'unanimité de l'approbation .
Séance du 26.
On présente un projet de loi relatif à 246 demandes
d'aliénations , acquisitions , concessions de terrains , impositions
extraordinaires , pour des objets d'intérêt local.
Séance du 28 .
Un projet concernant la classification des différentes
GERMINAL AN XII. 43
parties du Code civil , sous le titre de Code civil des français
, est présenté. Le citoyen Portalis , dans son discours ,
annonce la fin prochaine de la session. Les deux
titres du Code relatifs aux hypothéques et à l'expropriation
forcée sont sanctionnés .
Séance du 29.
Dans cette séance on sanctionné deux projets de loi ,
l'un relatif aux transations , l'autre à des acquisions ,
échanges , etc. sollicités par 246 communes.
Séance du 30 .
Le projet relatif à la réunion des lois civiles en un seul
corps de lois , et à leur classification a été adopté à l'unanimité
, moins deux voix.
er
Séancé du 1. germinal,
On propose un projet tendant à lever , sur la conscription
de l'an 13 , 60 mille hommes , dont 30 mille
demeureront en réserve.
Les quatre candidats nommés pour la présidence ,
sont les CC. Fontanes , Ramond , Lahure et Duranteau.
PARIS.
On dit que Georges a refusé de manger de la viande ,
en observant que sa religion la défend en carême.
-Les dernières nouvelles d'Angleterre portent que le
roi est dangereusement malade , que la goutte lui est
remontée dans la poitrine , que l'hydropisie est complète
, et qu'il est entièrement fou . ( Moniteur. )
-Les adresses de félicitation au premier consul , sont
și multipliées , que le Moniteur a cru devoir se borner à
les annoncer , et à faire des extraits de quelques-unes. Pour
tout dire , en un mot , il en arrive de tout ce qui a en
France quelque autorité , quelque emploi civil ou militaire .
-Le cit. Bacher , chargé d'affaires de la république
française près la diète de Ratisbonne , a remis au ministre
directorial la note suivante , qui a été de suite portée à la
dictature :
» Plusieurs dispositions du recès de l'Empire , du 24 février
1803 , ayant éprouvé de grandes difficultés quant à
leur parfaite exécution , et d'affligeantes mésintelligences
s'étant manifestées entre plusieurs états de l'Allemagne ,
d'où pourrait résulter un détriment considérable pour le
repos même de l'Europe , S. M. l'empereur de Russie a
fait connaître au premier consul qu'elle jugerait utile que
les deux puissances , dont la méditation avait préparé la
salutaire conclusion des derniers arrangemens en Empire ,
intervinssent de nouveau pour prévenir , notamment en ce
44 MERCURE DE FRANCE ,
qui concerne les priviléges de l'ordre équestre , les suites
fâcheuses que pourraient avoir les différends aujourd'hui
subsistans.
» Le premier consul a été empressé d'acueillir cette
ouverture de S. M. l'empereur de Russie ; et le soussigné
est chargé d'en donner notification à la diète. »
Ratisbonne , le 10 mars 1804. Signé , BACHER.
Les deux puissances médiatrices se proposant , aux
termes de la déclaration qu'on vient de lire , d'exercer de
nouveau leur intervention relativement au recès général ,
dont l'exécution éprouve des difficultés quant à l'organisation
et à la composition du collége des princes , et particulièrement
au sujet de la noblesse immédiate , le conservatoire
impérial n'aura vraisemblablement aucun autre
effet que ceux qu'il a produits jusqu'ici . Quoique la Bavière
et les autres états d'Empire qui ont fait des occupations
, aient déclaré vouloir se conformer aux dispositions
dudit conservatoire , et qu'ils aient même déjà rˇétabli en
grande partie les choses sur l'ancien pied , le corps équestre
ne peut pas cependant être encore entièrement rassuré. Pub.
On mande de Strasbourg le 26 ventose : On s'est saisi ,
à Ettenheim , d'une douzaine d'individus impliqués dans
la conspiration. On compte parmi eux deux anglais de
distinction qui y avaient été envoyés par leur gouvernement.
Il s'y trouve aussi un ancien colonel nommé Dumoutiez
. C'est la ressemblance de son nom avec celui de
Dumouriez , qui avait fait croire que cet ex-général était
à Ettenheim , mais on ne pense pas aujourd'hui qu'il y
soit venu. Toutes ces personnes sont à présent enfermées
dans la citadelle de Strasbourg. Elles ont été amenées ici
sur des voitures , sous l'escorte de la gendarmerie et de la
cavalerie ; l'infanterie les suivait à une petite distance.
Elles ont subi hier leur premier interrogatoire à l'hôtel du
conseiller d'état préfet du Bas-Rhin. On assure que le général
Caulaincourt a été présent à ces interrogatoires . On
attend des ordres du gouvernement sur la destination ultėrieure
des prisonniers.
Tous les papiers et la correspondance des individus
arrêtés tant à Offenbourg qu'à Ettenheim , ont été saisis et
transportés dans notre ville. On a lieu de supposer que
l'examen de ces pièces conduira à de nouvelles découver
tes. Au reste , il n'y a plus de doute sur les projets de ces
hommes dévoués à l'Angleterre . Ils devaient , si l'affreux
complot tramé à Paris eût réussi , s'introduire dans notre
citadelle , et , après s'en être emparés , diriger toute l'artillerie
qui s'y trouve contre la ville , pour empêcher nos
concitoyens de les attaquer. On assure qu'un semblable
a
GERMINAL AN XII. 45
projet devait être exécuté contre plusieurs autres places
frontières. Nous aurons des détails plus authentiques sur
ces projets , lorsque le gouvernement publiera les pièces
officielles de cette vaste conspiration . Les habitans d'Ettenheim
et de la rive droite en général ont été d'abord un
peu alarmés , parce qu'ils ignoraient le but de l'expédition
; mais ils se sont bientôt rassurés , lorsqu'ils en ont
eu connaissance.
se
Le ci-devant duc d'Enghien , fils du ci-devant duc
de Bourbon , et petit- fils de l'ex-prince de Condé
trouve maintenant en état d'arrestation dans notre citadelle.
Le corps de troupes envoyé à Ettenheim , l'y a
arrêté avec plusieurs personnes de sa suite. Tous sont , à
ce qu'on assure , plus ou moins impliqués dans la cons
piration. Cette opération a parfaitement réussi , comme
celle d'Offenbourg.
Nos troupes ont passé le Rhin dans le silence de la nuit ,
près de Rhinau , et se sont depuis mises en marche pour
Ettenheim. Cet endroit a été enveloppé de manière que
personne n'y pouvait entrer ni sortir. On n'y avait aucune
connaissance de notre expédition . Cependant , lorsqu'un
détachement entra dans le bourg ( c'était vers le matin ) ,
il y eut quelque bruit. On assure que le duc d'Enghien
est sauté de son lit, s'est armé à la hâte , et voulait même
tirer sur le commandant de la gendarmerie qui était
chargé de l'arrêter , mais que son propre secrétaire lui a
pris ses armes. Quoi qu'il en soit, il est certain qu'il a été
transporté ici sous bonne escorte. On dit qu'ensuite il a
vomi des imprécations contre Pichegru.
Le général Fririon , ancien sous-chef de l'état-major de
l'armée du Rhin , a été chargé du commandement de
l'expédition d'Ettenheim . Les agens des conspirateurs étant
répartis sur plusieurs points de la frontière, il y a eu aussi
beaucoup d'arrestations tout le long du Rhin , depuis
Huningue jusqu'à Cologne.
-Des lettres de Rotterdam , arrivées à Paris le 30 ventose
, par un courrier extraordinaire , donnent l'avis important
que , le 16 mars , des ordres avaient été donnés
dans les ports d'Angleterre pour un embargo gén. Monit.
COMMISSION MILITAIRE SPÉCIALE.
Formée dans la première division militaire , en vertu de
l'arrêté du gouvernement , en date du 29 ventose an 12
de la république une et indivisible.
"
JUGEMENT.
Au nom du peuple français..
Cejourd'hui , 30 ventose an 12 de la république , la com
mission militaire spéciale , formée dans la première divi46
MERCURE
DE FRANCE ,
sion militaire en vertu de l'arrêté du gouvernement en date
du 29 véntose an 12 , composée d'après la loi du 19 fructidor
an 5, de sept membres ; savoir : Les CC. Hulin , général de
brigade, commandant les grenadiers à pied de la garde ,
président ; Guiton, colonel , commandant le r" . régiment
de cuirassiers ; Bazancourt , colonel , commandant le 4 régiment
d'infanterie légère ; Ravier , colonel , commandant
le 18° régiment d'infanterie de ligne ; Barrois , colonel ,
commandant le 96 régiment d'infanterie de ligne; Rabbe ,
colonel , commandant le 2 rég. de la garde inunicip . de
Paris ; d'Autancourt , capitaine-major de la gendarmeric
d'élite , faisant les fonctions de capitaine rapporteur; Molin
eap. au 18 ° rég. d'infanterie de ligne, greffier; tous nommés
par le général en chefMurat , gouverneur de Paris, et commandant
la première division militaire; lesquels président,
membres, rapporteur et greffier , ne sont ni parens ni alliés
entr'eux ni du prévenu , au degré prohibé par la loi .
La commission convoquée par l'ordre du général en
chef gouverneur de Paris , s'est réunie dans le château
de Vincennes , dans le logement du commandant de la
place , à l'effet de juger le nommé Louis-Antoine-Henri de
Bourbon , duc d'Enghien , né à Chantilly le 2 août 1772 ;
taille d'un mètre 705 millimètres , cheveux et sourcils châtain-
clair, figure ovale , longue, bien faite , yeux gris , tirant
sur le brun, bouche moyenne , nez aquilin , menton un
peu pointu , bien fait . Accusé , 1 °. d'avoir porté les armes
contre la république française ; 2° . d'avoir offert ses services
au gouvernement anglais ennemi du peuple français ;
3º. d'avoir reçu et accrédité près de lui des agens dudit
gouvernement anglais ; de leur avoir procuré des moyens
de pratiquer des intelligences en France , et d'avoir cons
piré avec eux contre la sûreté intérieure et extérieure de
l'état ; de s'être mis à la tête d'un rassemblement d'émigrés
français et autres , soldé par l'Angleterre , formé sur les
frontières de la France, dans les pays de Fribourg et de Baden
; 5°. d'avoir pratiqué des intelligences dans la place
de Strasbourg , tendantes à faire soulever les départemens
circonvoisins , pour y opérer une diversion favorable à
l'Angleterre; 6° d'être l'un des fauteurs et complices de la
conspirations tramée par les anglais contre les jours du
premier consul , et devant , en cas de succès de cette conspiration
, entrer en France. La séance ayant été ouverte ,
le président a ordonné au rapporteur de donner lecture
de toutes les pièces , tant celles à charge que celles à décharge.
Cette lecture terminée , le président a ordonné à
la garde d'amener l'accusé , lequel a été introduit libre et
sans fers devant la commission. Interrogé de ses noms ,
GERMINAL AN XII. 47
-
―
prénoms , âge , lieux de naissance et domicile , a répondu
se nommer Louis Antoine - Henri de Bourbon , duc
d'Enghien , âgé de 52 ans , né à Chantilly , près Paris ,
ayant quitté la France depuis le 16 juillet 1789. Après
avoir fait prêter interrogatoire à l'accusé , par l'organe du
président, surtout le contenu de l'accusation dirigée contre
lui ; ouï le rapporteur en son rapport et ses conclusions,
et l'accusé dans ses moyens de défense ; après que celui- ci a
eu déclaré n'avoir plus rien à ajouter pour sa justification ,
le président a demandé aux membres s'ils avoient quelques
observations à faire ; sur leur réponse négative , et avant
d'aller aux opinions , il a ordonné l'accusé de se retirer.
L'accusé a été reconduit à la prison par son escorte ; et le
rapporteur, le greffier , ainsi que les citoyens assistans dans
l'auditoire , se sont retirés sur l'invitation du président.
-La commission délibérant à huis-clos , le président a
posé les questions ainsi qu'il suit : Louis-Antoine-Henri
de Bourbon , duc d'Enghien , accusé , 1 ° . d'avoir porté
les armes contre la république française , est- il coupable ?
2º . d'avoir offert des services au gouvernement anglais ennemi
du peuple français , est- il coupable ? 3° . d'avoir reçu
et accrédité près de lui des agens dudit gouvernement
anglais ; de leur avoir procuré des moyens de pratiquer
des intelligences en France , et d'avoir conspiré avec eux
contre,la sûreté extérieure et intérieure de l'état , est-il
coupable ? 4° . de s'être mis à la tête d'un rassemblement
d'émigrés français et autres , soldé par l'Angleterre , formé
sur les frontières de la France , dans les pays de Fribourg
et de Baden, est- il coupable ? 5°. d'avoir pratiqué des
intelligences dans la place de Strasbourg , tendantes à faire
soulever les départemens circonvoisins pour y opérer une
diversion favorable à l'Angleterre , est-il coupable ? 6°.
' d'être l'un des fauteurs et complices de la conspiration
tramée par les anglais contre la vie du premier consul , et
devant , en cas de succès de cette conspiration , entrer en
France , est-il coupable ? - Les voix recueillies sépar
ment sur chacune des questions ci-dessus , commençant
par le moins ancien en grade , le président ayant émis
son opinion le dernier ; la commission déclare le nommé
Louis-Antoine-Henri de Bourbon , duc d'Enghien , 1º. à
l'unanimité , coupable d'avoir porté les armes contre la
république française ; 2º . à l'unanimité , coupable d'avoir
offert ses services au gouvernement anglais , ennemi du
peuple français , 3° . à l'unanimité , coupable d'avoir reçu
et accrédité près de lui des agens dudit gouvernement
anglais ; de leur avoir procuré des moyens de pratiquer
des intelligences en France , et d'avoir conspiré avec eux
48 MERCURE DE FRANCE ;
contre la sûreté extérieure et intérieure de l'état ; 4.
l'unanimite , coupable de s'être mis à la tête d'un ras
semblement d'émigrés français et autres , soldé par l'Angleterre
, formé sur les frontières de la France dans les
pays de Fribourg et de Baden ; 5º . à l'unanimité , coupable
d'avoir pratiqué des intelligences dans la place
de Strasbourg , tendantes à faire soulever les départemens
circonvoisins , pour y opérer une diversion favorable à
l'Angleterre ; 6°. à l'unanimité , coupable d être l'un des
fauteurs et consplices de la conspiration tramée par les
anglais contre la vie du premier consul , et devant , en cas
de succès de cette conspiration , entrer en France.
Sur ce , le président a poé la question relative à l'application
de la peine ; les voix recueillies de nouveau dans
la forme ci-dessus indiquée ; la commission militaire spéciale
condamne à l'unanimité à la peine de mort , le nommé
Louis-Antoine-Henri de Bourbon , duc d'Enghien , en réparation
des crimes d'espionnage , de correspondance avec
les ennemis de la république , d'attentat contre la sûreté
intérieure et extérieure de la république . Ladite peine prononcée
en conformité des articles II , titre IV du code militaire
des délits et des peines, du 21 brumaire an 5 , 1º et
2°, section 2º du tit . I du code pénal ordinaire , du 6
octobre 1791 ainsi conçus ; savoir :
er
Art. II. ( du 21 brumaire an 5. ) « Tout individu , quél
» que soit son état , qualité ou profession , convaincu d'es-
» pionnage pour l'ennemi , sera puni de mort. » Article
» I. Tout complot et attentat contre la république sera
» puni de mort. » Art. II . ( du 6 octobre 1791. ) « Toute
» conspiration et complot , tendant à troubler l'état par
» une guerre civile en armant les citoyens les uns contre
» les autres , ou contre l'exercice de l'autorité légitime ,
» seront punis de mort . »
Enjoint au capitaine-rapporteur de lire de suite le présent
jugement en présence de la garde assemblée , sous les
dans armes , au condamné . Ordonne qu'il en sera envoyé ,
les délais prescrits par la loi , à la diligence du président et
du rapporteur , une expédition , tant au ministre de la
guerre qu'au grand-juge ministre de la justice , et au géné
ral en chef , gouverneur de Paris.
Fait , clos et jugé sans désemparer , les jour , mois et an
dits , en séance publique ; et les menibres de la commission
militaire spéciale ont signé , avec le rapporteur et le gref
fier , la minute du jugement .
Signés Guiten , Bazancourt , Ravier , Barrois , Rabbé ,
d'Autancourt , capitaine-rapporteur ; Molin , capi
taine-greiner et Hulin , président.
(No. CXLIV. ) 10 GERMINAL an 12.
( Samedi 31 Mars 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE
.
POES I E.
Cer
ΜΑ
LES PASSIONS.
1.
POEM E.
(Fin. Voyez le numéro précédent. )
AIS ces grands talens même , enfans des passions ,
Que d'abus , que de maux entraîne leur usage !
Ce héros conquérant , par combien de carnage ,
De cruelles exactions 2.
Souille- t-il les lauriers que cueillit son courage !
Cette rare valeur qui surprend leur hommage ,
Est plus souvent encor l'effroi des nations.
Que de fois , abusant des droits de la victoire ,
Devenu tout-à-coup le plus vil des humains ,
Contre son pays même asservi par ses mains
Tourne -t-il lâchement son épée et sa gloire !
De ce sage vanté , brillant réformateur ,
Que de fois le génie est un phare trompeur !
Les peuples égarés par sa fausse lumière ,
Avaient cru de la vérité
Voir briller dans ses mains le flambeau respecté :
Ils ne suivaient , hélas ! que l'erreur mensongère.
D
50 MERCURE DE FRANCE ,
Que d'affreuses calamités ,
Que de pleurs , que de sang a trop souvent coûtés
A ces peuples déçus leur folle confiance
Un jour d'erreur enfante un siècle de souffrance .
Peut-être qu'en public ces heureux favoris
Et du Pinde et de la Victoire ,
N'ont jamais dégradé , ni leur nom , ni leur gloire :
Mais ne pénétrez pas dans leurs secrets réduits.
Là ces fameux guerriers , là ces illustres sages ,
A qui , comme à des dieux , prodiguant vos hommages ,
Déjà vous éleviez un temple et des autels ,
N'offriraient à vos yeux que de faibles mortels.
De leurs faits renommés , de leurs vastes pensées ,
Le premier , le puissant moteur ,
Ces mêmes passions qui firent leur grandeur ,
De témoins importuns enfin débarrassées ,
Prenant un cours moins noble , inspirent à leur coeur
Pour d'indignes objets une coupable ardeur :
Des excès inouis déshonorent leur vie .
Alors par son ivresse et ses emportemens ,
Ce roi toujours fameux parmi les conquérans ,
Alexandre en un jour voit sa gloire flétrie ;
Alors du grand Pompée et de Rome vainqueur
Ce César qu'à son tour a vaincu la luxure ,
Par ses infâmes moeurs outrage la nature .
Alors Elisabeth , de son sexe l'honneur
Des respectables noms de devoir , de justice ,
Masquant sa jalouse fureur ,
1
"
D'un double assassinat rend Thémis la complice ;
Alors Bacon partage et son temps et son coeur
Entre la gloire et l'avarice ;
Alors ce Voltaire si grand ,
Dont tant de fois la muse au théâtre applaudie ,
Excita les fureurs de l'impuissante envie ,
En éprouve à son tour la honte et le tourment..
Alors ce Mirabeau , dont la fière éloquence ,
Maîtrisait à son gré le Sénat et la France ,
GERMINAL AN XII.
51
De ces premiers tribuns défenseurs de nos droits
Mirabeau le plus grand , le plus fatal aux rois ,
Fougueux dans le plaisir , comme dans son génie ,
Consume en voluptés et sa gloire et sa vie ,
Et poursuit tour - à-tour avec la même ardeur
La palme réservée au front de l'orateur ,
Et des viles phryné les faveurs homicides.
La pâle mort l'atteint de ses flèches rapides ,
Tandis que dans les bras d'un objet suborneur "
L'imprudent oubliait sa patrie et l'honneur....
L'honneur ! entendez - vous son murmure sévère ?
Infidèle , dit-il , à son premier serment ,
Mirabeau déserteur du parti populaire ,
Vendit à l'or des rois cette voix libre et fière
Qu'allait glacer bientôt le froid du monument :
Inévitable effet de son déréglement !
Que ce sage mortel est plus digne d'envie ,
Qui , calme et modéré , possède en paix son coeur
Et coule sa modeste vie ,
Sans gloire , mais non sans bonheur !
Par des faits éclatans , par un écrit sublime ,
Son nom jamais ne s'illustra ;
Mais du moins du vice ou du crime
L'opprobre avilissant jamais ne le souilla .
Du génie en ses yeux ne brille point la flamme ;
Mais on y voit toujours cette sérénité
"
Heureux et sûr garant de la paix de son ame.
Cette ame est un miroir , de qui la pureté
Par la moindre vapeur ne fut jamais ternie ;
C'est d'un paisible lac la surface polie.
Exempt d'un fol orgueil dans la prospérité ,
Il soutient tour-à-tour , sans plainte et sans murmure
Le fardeau de l'adversité .
La douleur , les maux qu'il endure
La mort même , malgré son inhumanité ,
Ne sont à ses regards qu'une nécessité
52 MERCURE DE FRANCE ,
1
Attachée à notre nature.
En vain l'âge glace ses sens :
Toujours le beau , le bon , charment son ame pure ;
Il voit avec transport le spectacle des champs ,,
Des monts , des prés , des bois la riante parure ,
La pourpre du soleil en son lever brillant ,
Au loin , d'or et de feu , son disque étincelant ,
De la pâle Phébé l'éclat mélancolique ,
Et ces globes nombreux sur sa tête roulant ,
De la nuit purs flambeaux , cortége magnifique.
Il voit avec transport ces actes généreux
Qui rendent un mortel presque semblable aux dieux.
Epris de leur beauté sublime ,
Son coeur à les produire et s'excite et s'anime.
Toujours bon , toujours vertueux ,
Il sourit à l'enfance , honore la vieillesse ,
Par d'utiles conseils éclaire la jeunesse ;
Et quand le juste ciel , enfin , l'appelle à lui ,
Pour recevoir le prix de sa longue sagesse ,
Il meurt sans faste ni faiblesse "
Satisfait de lui-même et regretté d'autrui .
Grands dieux ! que ce destin soit mon heureux partage !
Oui , puissé-je à jamais , libre des passions ,
.
En ignorer , comme ce sage
Les funestes illusions ,
Et les dangers et les orages ,
Et les succès trompeurs et les faux avantages !
Puissent , comme les siens , dans le monde inconnus
Mes jours couler privés de gloire ,
Mais riches de bonheur , de paix et de vertus !
Qu'au lieu d'une illustre mémoire ,
Je laisse un nom chéri quand je ne serai plus !
Et toi , forêt hospitalière ,
Si jamais à ces voeux je devenais contraire ,
Si par les passions , mes esprits égarés
A leur pouvoir cruel étaient jamais livrés ,
GERMINAL AN XII. 53
Pour fuir les doux accens de leur voix mensongere ,
J'accourrais dans ces lieux , au calme consacrés ,
Sous tes ombrages tutélaires ,
Rappeler dans mon coeur les pensers salutaires
Qu'en ce jour tu m'as inspirés.
DEMORE , SOUS- Commissaire de marine à Toulon,
membre de l'Athénéc de Lyon.
Fragment d'une traduction du poëme de CARTHON.
BALCLUTHA, dont les murs se perdaient dans la nue ,
O ! superbe cité, qu'es-tu donc devenue ?
Ils se sont écroulés tes remparts orgueilleux ;
Ton fleuve mugissant sous des débris affreux ,
Ne pouvant regagner sa rivé infortunée ,
A détourné le cours de son onde indignée .
J'ai revu cette terre ou régnèrent les jeux ;
Je parcourais , troublé : des murs silencieux .
Ce n'étaient plus ces lieux où Moïna sut plaire ;
Le chardon y dressait sa tête solitaire ,
Et l'homme avait fait place aux habitans des bois.
Broutant l'herbe , aujourd'hui , dans le palais des rois.
J'avais vu ces mortels dans leur gloire suprême ;
Hélas ! ils sont tombés ; nous tomberons de même.
Pourquoi bâtir ces tours , ces faîtes somptueux ?
Sors de l'enchantement , mortel présomptueux ;
Ecarte de tes yeux ce voile qui les couvré ;
Tu bâtis des palais et ta tombe s'entr'ouvre
Tu n'es plus : l'on t'oublie ; et le vent du désert
Siffle dans ce palais de toutes parts ouvert.
་་་
O ! mort ! viens nous couvrir de tes ombres funèbres ;
Mais du moins que le bruit de nos exploits célèbres
3
54 MERCURE DE FRANCE ,
Atteste au monde entier que nous avons vécu .
Quand mes yeux s'éteindront, que mon bras ait vaincu;
Et vous , Bardes , alors , éternisant ma gloire ,
Faites vivre mon nom dans vos chants de victoire .
LE PORTRAIT DE L'HYME N.
HISTORIET TE.
Aux pieds d'une jeune beauté ,
Sur les autels du mariage.
Près d'immoler sa liberté ,
Damis voulut chez lui du Dieu placer l'image.
Un Apelle est chargé d'acquitter son hommage.
Quand il eut à l'amant présenté son tableau :
« L'hymen , dit celui -ci , m'avait paru plus beau :
» Eh ! pourquoi donc en faire un grave personnage ,
» Si vieux , si triste ? .... Il faut le rajeunir. >>
L'artiste ne dit rien , promet de revenir ,
Et deux mois expirés , rapporte son ouvrage.
s'écrie alors l'époux très-mécontent ,
( Très-mécontent du mariage , )
" O ciel
» Je demandais l'hymen , vous m'offrez un enfant !
» Jamais portrait ne fut moins ressemblant.
>> Vous vous êtes trompé , je gage :
» C'est l'amour ; oui , voilà son air tendre et galant. »
Faut-il le dire cependant ?
Le peintre , en homme vraiment sage ,
Connaissant les effets de deux mois de ménage ,
N'avait à son tableau fait aucun changement.
KERIVALAN T.
GERMINAL AN XII. 55
LA DEMANDE JUSTIFIÉE.
CERTAIN gascon , tout brillant de santé,
Au cardinal Dubois demandait une grace ;
Et c'était , vu sa pauvreté ,
Dé lui procurer uné place .
<< Comment ! lui répondit le ministre étonné ,
» Avec ce rayonnant visage ,
» Pouvez-vous me tenir un semblable langage ?
» D'accord .... Mon embonpoint , sandis , est bien flatteur ,
» Répliqua l'habitant des bords de la Garonne ;
» Mais cé qué jé né dis à personne ,
» Jé vous lé dis.... , j'en dois six mois à mon traiteur. »
Par SAMSON, négociant à Caen.
EPIGRAMM E.
L'AMITIÉ n'est qu'un mot.
-
Je suis de votre avis ;
Mais , avant de vous plaindre , apprenez à connaître
Pourquoi , mon cher Philinte , on voit si peu d'amis :
Chacun veut qu'on le soit , personne ne veut l'être.
Par un Abonné.
SUR LA MORT D'UN MOINEAU
Les temps sont arrivés où la nature entière ,
Doit couvrir ses trésors d'un crêpe ténébreux
La mer en mugissant va franchir sa barrière ,
Et de l'astre du jour je vois pâlir les feux.
56 MERCURE DE FRANCE ,
Que tout le genre humain , sensible à nos alarmes ,
Frémisse en apprenant la cruauté du sort !
Rien ne saurait tarir la source de nos larmes :
Le moineau de Pauline est mort.
Par le C. A. GIMEL.
ENIGM E.
Nous étions autrefois de sévères vieillards ,
Vivant loin du bruit , des hasards.
Mais aujourd'hui la fortune inconstante
A fait de nous une jeunesse ardente ,
Qui vit sous les drapeaux de Mars ,
Et pour qui la guerre à des charmes.
Nous soutenions par nos tremblantes voix
Une république autrefois ,
Et nous en soutenons une autre par les armes.
LOGOGRIPHE
AVEC mon chef je ne suis pas aimé ;
Otez mon chef , je suis très- estimé.
CHARADE.
LA Chine produit mon premier ;
L'hiver on aime mon dernier ;
Gare aux chutes sur mon entier .
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Chimère .
Celui du Logogriphe est Dame.j
Celui de la Charade est Soufleur de comédie.
GERMINAL AN XII. 57
Paradise Lost : nouvelle édition , faisant partie de
la collection des classiques anglais , qui parait
chez Théophile Barrois , libraire , quai Malaquais
; et chez le Normant , imprimeur-libraire ,
rue des Prêtres Saint - Germain - l'Auxerrois ,
n°. 42 , en face du petit portail de l'église . Deux
vol . in- 12 . Prix : 3 fr. et 4 fr. par la poste.
.
LE
E Paradis Perdu est la plus grave et la plus
sublime des Epopées. Tout ce poëme roule sur
un des plus hauts mystères du Christianisme ; et
M. de Voltaire , dans son Essai sur la Poésie
épique , loue Milton d'avoir découvert la sublimité
cachée d'un tel sujet. Cette sublimité est frappante .
Ce n'est pas de la foi , c'est du goût qu'il faut pour
sentir toutce qu'il y a de grand dans ce premier drame
de la vie humaine , où tout se décide d'une manière
générale , et dont le dénouement enveloppe l'univers
entier dans ses conséquences . Vérité historique
, aussi incompréhensible dans sa cause ,
parce que toutes les causes sont cachées à notre
intelligence , qu'elle est sensible dans ses effets .
Car l'enfant qui pleure en naissant , s'annonce dans
ce monde comme l'héritier d'un grand malheur;
il en porte le poids toute sa vie , et laisse ce pesant
héritage à ses descendans. L'homme enfin est
misérable , et pourquoi l'est - il ? Quel que dispute
qu'on puisse élever sur cette question , il semble
qu'il ne faille qu'un médiocre jugement pour
comprendre que si l'explication qu'en fournit la
Genèse était aussi ridicule que quelques personnes
l'ont prétendu , Milton n'en eût pas tiré cette sublimité
qui frappait M. de Voltaire . On peut
bien rendre ridicule ce qui est sublime ; mais
jamais on ne rendra sublime ce qui est ridicule .
58 MERCURE DE FRANCE ,
L'examen du Paradis Perdu pourra confirmer
le principe que j'ai déjà avancé " touchant la littérature
anglaise : c'est qu'il faut distinguer ce qui
appartient aux idées et aux moeurs générales de
l'Europe , de ce qui vient des notions étroites et
des coutumes particulières d'une nation . Il est
manifeste que les premières l'emportent en autorité
sur les secondes , et j'ai déjà fait voir comment
elles sont la règle de nos jugemens en matière de
goût. Car le goût n'est que le sentiment des convenances
; et les convenances ne peuvent avoir
d'autre fondement que les idées générales , puisqu'autrement
il faudrait le chercher dans les opinions
particulières , ce qui n'est pas recevable. Il
faut donc reconnaître que tout ce qui s'écarte des
principes généraux , d'où découlent les convenances
d'état , de moeurs et de langage , est par
cela seul vicieux et de mauvais goût , quelqu'autorisé
qu'il puisse être d'ailleurs par les usages
particuliers d'un peuple. Ainsi , par exemple , c'est
un principe général de bienséance qu'un prince ,
un général d'armée , ne doivent pas s'exprimer
comme un poète , et ce principe appliqué à l'art
dramatique , veut qu'on les fasse discourir en vers ,
sans qu'on s'aperçoive jamais que c'est le poète
qui parle. Le goût consiste à observer cette convenance.
Les Anglais qui admettent dans leurs tragédies
tout l'appareil des figures poétiques , et jusqu'à
des comparaisons du style épique , où le poète
paraît à découvert , ont beau dire que cela plaît à
leur nation , ce n'est pas une règle qui les justifie .
Ils n'en péchent pas moins contre la loi générale
des bienséances , et c'est avec raison qu'on leur reproche
de manquer de goût.
Ce principe de critique paraît éloigné de tout
arbitraire ; et il importe d'autant plus de le rappeler
lorsqu'on se propose d'examiner un ouvrage
GERMINAL AN XII.
59
étranger d'une haute réputation , que les écrivains
de l'Angleterre et de l'Allemagne nous reprochent
souvent d'ériger en loi le sentiment de notre nation .
Il est vrai de dire qu'avec le jugement le plus sain ,
et le goût le plus parfait , nos meilleurs critiques
négligent trop souvent de rechercher les principes
de leur art , et d'appuyer solidement leur opinion.
Ils ne sentent pas toute leur force. Au lieu d'expliquer
par quelle raison nos grands écrivains sont
des modèles , ils se contentent d'en appeler à leur
autorité , et de citer leur exemple , comme on
citait autrefois l'autorité des anciens. Mais j'ose
dire que la critique et le goût ont des fondemens.
plus sûrs et plus profonds , et on pourra en apercevoir
quelque chose dans le principe que j'ai mis
en avant.
Pour en faire l'application au Paradis Perdu , on
peut dire que toutes les fois que Milton ne fait
que développer le riche fonds de l'Ecriture , toutes
les fois qu'il est porté sur les ailes des prophètes ,
il est comme le poète de toutes les nations , parce
qu'il met en oeuvre des idées qui appartiennent à
la littérature générale de l'Europe , et qu'il en tire
ces beautés universelles qui ont tant d'empire , que
ceux même qui sont le plus éloignés de son opinion
lui accordent la palme du sublime sur tous
les poètes épiques ( 1 ) . Mais lorsque ce même
Milton s'abondonne à son imagination , dans des
allégories outrées et des inventions gigantesques ,
qui flattent l'esprit de sa nation , il n'est plus que
le poète de l'Angleterre , et il est aisé de le con-
(1 ) Milton , plus sublime qu'eux tous
A des beautés moins agréables , etc.
(VOLT. Stances sur les Poèt. Epiq. ).
1
бо MERCURE DE FRANCE ,
vaincre d'erreur et de mauvais goût . Ainsi , dans
ce vers qu'on cite souvent avec admiration :
Amongst unequals no society ,
qui signifie que l'inégalité détruit toute société,
Milton n'a fait qu'exprimer une opinion fausse et
étroite de sa nation. Si les Anglais regardent cette
maxime comme une pensée juste et forte , il suffit
de faire voir qu'elle est contraire aux principes
généraux auxquels nous en avons appelé , et qui
établissent que l'inégalité est le fondement même
de la société.
Mais pour montrer par un exemple différent
ce que les idées générales ont fourni au génie
de Milton ; où ce poète a-t- il pris ce caractère
qu'il a donné aux amours d'Adam et d'Eve ?
Certes , il n'y en avait pas de modèle dans sa nation ;
rien de semblable n'avait pu exister. M. de Voltaire
dit avec beaucoup de jugement : « Milton
» transporte le lecteur dans le jardin de délices ;
il semble lui faire goûter les voluptés pures dont
» Adam et Eve sont remplis ; il ne s'élève pas au-
» dessus de la nature humaine , mais au - dessus de
» la nature humaine corrompue , et comme il n'y
» a point d'exemple d'un pareil amour , il n'y en
» a point d'une pareille poésie. » Ces deux choses ,
en effet , sont liées , et l'une a été le fruit de l'autre.
Mais qui ne voit que ce caractère unique d'un
amour incomparable et d'une poésie sans exemple ,
tient à cette unique situation des deux seules créatures
qui aient pu goûter la plus extrême volupté dans
le sein de la plus parfaite innocence? Or , c'est-là ce
Milton a trouvé dans l'Ecriture , c'est -à - dire
dans le plus universel de tous les livres . C'est- là ce
fonds d'idées générales sur la première félicité de
l'homme , et sur sa chute , d'où il a tiré les richesses
d'une poésie si supérieure. On ne doit donc pas
trouver l'éloge de M. de Voltaire trop grand , et
que
GERMINAL AN XII. 6i
sans doute lui -même ne pensait pas louer si bien
les livres sacrés. Mais cet exemple pourrait prouver à
ceux qui voudraient y réfléchir, avec quelle ignorance.
et quels préjugés on se croit philosophe , lorsqu'on
méprise ce qu'on ne connaît pas.
Il faut admirer la manière dont Milton ouvre
son poëme au milieu des enfers ; car c'est là que
se trame le dessein qui en fait le sujet . Les légions
rebelles paraissent d'abord évanouies sur le fleuve
de feu . Satan reprend le premier ses esprits. Son
attitude sur le lac brûlant , la manière dont il
réveille ses compagnons , et les différens discours
qu'il leur adresse , semblent découvrir le fond de
la nature de cet esprit superbe . Mais ce caractère
qu'on trouve dessiné avec des traits si fiers et si
énergiques , avait été esquissé par les prophètes :
car c'est lui qu'à voulu peindre Isaïe , sous le nom
de Lucifer, lorsqu'il dit :
Quomodò cecidisti de cælo , Lucifer , qui mané oriebaris
? ..... Qui dicebas in corde tuo : in coelum conscendam
; super astra Dei exaltabo solium meum ; se
debo in monte testamenti , in lateribus aquilonis ; ascendam
super altitudinem nubium ; similis ero altissimo.
(1)
Tu disais dans ta folle audace :
Je veux , au céleste séjour ,
De mon trône marquer la place
Au-dessus de l'astre du jour.
J'irai sur la montagne sainte ;
Je franchirai la faible enceinte
Qui me sépare d'un rival ;
Et sur les ailes des nuages
M'élançant au sein des orages ,
De Dieu je planerai l'égal . (2 )
Après que le prince des ténèbres a éveillé son
(1 ) Isaï . Cap. XIV.
(2) Traduction de M. de Wailly.
62 MERCURE DE FRANCE ,
armée , je trouve que l'action ne marche point
assez vite. Le poète s'engage dans une longue et
savante énumération de tous les esprits infernaux
qui ont été adorés sous divers noms dans l'antiquité
païenne , ce qui jette un peu de langueur
sur ce premier chant . Ensuite on trouve puéril de
faire construire un édifice immense , qui , a la fin ,
se trouve si petit pour la multitude qu'il doit
contenir , que les diables sont obligés de se rapetisser
et de se réduire à la taille des Pigmées , pour y
trouver place. Il semble que le poète prenne plaisir
à détruire la grandeur de son invention ; car ,
que lui en coûtait- il de faire l'édifice plus vaste ?
Le conseil diabolique ouvre sa séance au second
chant , et les questions qu'on y agite sont dignes de
l'assemblée . On ne trouverait dans aucun poëme
des harangues d'une plus grande force de pensée et
de style. Les uns proposent la guerre et les autres
la rejettent. Il y a des esprits profonds , et il y en a
de violens; mais la rage infernale n'inspirerait pas
une autre éloquence que celle qui paraît dans ces
vers de Moloch :
... No , let us rather choose .....
Arm'd with hell flames and fury , all at once
O'er Heav'n's high tow'rs to force resistless way,
Turning our tortures into horrid arms
Against the torturer ; when to meet the noise
Of his almighty engine he shall hear
Infernal thunder , and , for lightning , see
Black fire and horror shot with equal rage
Among his angels , and his throne itself
Mix'd with tartarean sulphur , and strange fire ,
His own invented torments . ....
« Non , servons - nous plutôt des flammes et des furies
» de l'enfer , pour forcer tous ensemble un passage vers
» les montagnes éternelles ; faisons , de nos propres tor
>> tures , des armes contre notre tyran ; qu'il entende le
>> tonnerre infernal , affronter la foudre dans ses mains .
» Opposons à ses éclairs le feu livide qui nous dévore ;
GERMINAL AN XII. 63
» montrons une rage égale ; jetons l'horreur parmi
» ses anges , et qu'il tremble en voyant son trône même
>> couvert de ce soufre et de ces flammes qu'il a inven-
» tés contre nous. >>>
Montrons une rage égale , est d'un style bien
étrange , en parlant de Dieu. On ne peut s'empêcher
d'admirer le beau contraste que fait cette
éloquence furieuse de Moloch , auprès de l'éloquence
grave et politique de Belzebuth . Milton a
donné des caractères différens à ses démons. Il y
était autorisé par les ideés reçues , et d'ailleurs , il
l'a fait pour mettre de la variété dans son style . Je
ne vois pas que cette diversité puisse être une
grande faute contre le goût , comme l'affirme un
célèbre critique , qui prétend qu'il a envie de rire
lorsqu'on veut lui faire connaître à fonds Nifrot
Molochet Abdiel. Mais Milton n'a pas eu un dessein
si ridicule ; il a jugé seulement qu'ayant à faire
parler divers esprits , ce n'était pas une beauté dramatique
que de leur prêter à tous les mêmes idées
et les mêmes expressions. Je laisse à juger au lecteur
instruit , qui manque ici de goût du poète ou
du critique. Après une longue discussion , le conseil
infernal s'arrête à un dessein d'une profonde
malice : c'est d'envoyer quelque observateur, à travers
le chaos , pour découvrir la nouvelle création
que l'Eternel avait projetée , et pour le traverser
dans ses vues. Cette entreprise est si importante et
si périlleuse , que Satan seul ose s'en charger. Son
discours est un modèle de l'éloquence qui convient
à un chef de parti . Il prend son vol à l'instant , et
l'assemblée se dissout. Mais après les pensées terribles
que fait naître cette délibération et ce projet
, on est un peu étonné de voir les diables
se consoler du départ de leur chef en s'amusant
à différens jeux et en faisant de la musique.
Cela touche de près au ridicule , et des critiques
64 MERCURE DE FRANCE ,
légers n'ont pas manqué cette occasion d'une facile
raillerie. Cependant ce n'est pas sans raison ni
sans goût que Milton a introduit , pour soulager
l'esprit de son lecteur , des peintures de jeux qui
le font sourire un moment au milieu des horreurs
de l'Enfer.
Satan est arrêté aux portes du gouffre par deux
monstres effroyables , la Mort et le Péché. Milton
a bâti sur cette rencontre une allégorie qui est entièrement
dans le goût anglais , c'est- à-dire que
l'horreur y est poussée trop loin . L'auteur de l'Essai
sur la poésie épique a exposé cette fiction dans des
termes si ridicules et si dégoûtans , que le lecteur
sensé voit bien que le poète n'a jamais pu faire parler
ses personnages de cette manière. La vérité est
qu'il y a de la force et de l'originalité dans l'invention
, mais l'allégorie manque de justesse et de
naturel , car il répugne aux idées que nous avons
de la nature des substances immatérielles , que la
Mort puisse frapper de son dard un pur esprit.
Milton n'était soutenu par aucune tradition dans
le voyage de Satan au travers du chaos. Il est là
livré à lui-même. Aussi tombe - t-il dans des inventions
forcées , qui ne peuvent trouver d'approbateurs
que parmi les critiques de sa nation . Il fallait
sans doute un esprit bien hardi pour se jeter dans
un tel abyme de difficultés ; mais il n'était donné à
personne d'en sortir heureusement , car l'esprit
Trumain ne peut rien inventer de raisonnable sur
un sujet dont on n'a point d'idées claires . L'imagination
est épouvantée lorsqu'on voit le prince des
démons s'élancer du sein des enfers dans ce gouffre
où rien ne peut le soutenir , et rouler dans la profondeur
du chaos jusqu'au moment où une colonne
de nitre éclate sous ses pieds et le repousse en
haut. Voilà une explosion qui se fait bien à propos.
C'est un des endroits que M. Addison admire
le
REP.FRA
GERMINAL AN XII. 65
le plus , comme ayant une grande mesure de rai
semblance et de possibilité.
་ I am pleased most with those passages in this des-
» cription which carry in them a greater measure of
>> probability , and are such as might possibly have
>> happened. >> (Spect . n°. 309.)
Satan , après avoir été ainsi renvoyé par la détonation
du salpêtre , nage dans une confusion énorme
de tous les principes de la matière. Il rencontre
la Nuit , assise sur un trône , avec le Chaos son
époux , que Milton appelle un vieil Anarque. Il
leur demande son chemin , et dès qu'on le lui a
montré , il perce comme une pyramide de teu audessus
de l'abyme , et arrive au premier cintre de
l'Empyrée , d'où il aperçoit enfin la lumière des
cieux. L'effet de ce premier rayon et de ce premier
regard est admirable ; l'Archange rebelle ne
peut s'empêcher de tourner la vue vers son ancienne
patrie. Ses tours d'Opale et leurs créneaux
de vifs saphirs renouvellent sa douleur. On le
plaint , on est touché de voir un esprit si haut
capable de tels regrets. C'est une grande adresse
de Milton d'avoir inspiré de la pitié pour cet
implacable ennemi du genre humain. Ce sentiment
n'est pas sans exemple ni sans autorité. On sait
que sainte Thérèse plaignait le diable , et compatissait
à son infortune . Elle disait de lui : ce malheu
reux qui ne sait pas aimer ! Je ne sais quel autre
saint personnage avait une opinion encore plus
singulière . Il soutenait qu'on ne devait haïr aucun
être. Mais , mon père , lui disait - on , il faut au
moins hair le Diable . Non , répondait - il , cela
n'est pas nécessaire .
C'est ce que Milton a très-bien senti. Il a jugé
qu'une haine sans adoucissement fatiguerait le lecteur.
Il a trouvé le secret d'amollir l'orgueil de
E
5 .
cen
66 MERCURE DE FRANCE ,
Satan par le sentiment
de sa misère
. Il lui a donné
de fréquens
retours
de coeur
vers sa première
félicité
; et on verra
, dans
la suite , comment
il a
su tirer de son désespoir
même
des
mouvemens
qui intéressent
.
CH . D.
Lettres sur les Principes élémentaires d'Education ;
par Elisabeth Hamilton , auteur des Mémoires des
Philosophes modernes (1 ) ; traduites de l'anglais , sur
la deuxième édition , par L. C. Cheron . Deux volumes
in-8° . Prix : 7 fr . 50 cent . , et 9 fr. par la poste. A Paris ,
chez Demonville , imprimeur-libraire , rue Christine ,
n°. 12 ; et chez le Normant , imprimeur- libraire , rue
des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , n°. 42.
L'AUTEUR divise son ouvrage en deux parties ; la
culture du coeur et celle de l'esprit . Cependant il observe ,
avec raison , qu'il est impossible de séparer deux sujets
si intimement liés ensemble , sans mêler les idées qu'ils
font naître . On ne doit jamais regarder ces objets
comme distincts et séparés , quoiqu'il soit nécessaire ,
à cause des bornes de notre esprit , de les traiter
successivement dans des ouvrages de cette nature .
Dans la première partie, Mile.Hamilton fait , en général ,
tout dépendre des premières impressions : il en résulte
des associations d'idées qui ne s'effacent jamais , et qui
ont la plus grande influence sur les passions , les défauts
ou les vices qui se développent bientôt en nous . Combien
de vaines terreurs ne produisent pas dans l'homme
même le plus courageux , les craintes qui lui ont été inspirées
(1 ) Ce roman a eu le plus grand succès en Angleterre , et a été trèsbien
traduitjen français par M. B..., sous le titre de Bridgetina ,
ou les Philosophes modernes. Quatre vol . in - 12 . fig . Prix : 7 fr . 50 c . ,
et 10 fr . 50 c. par la poste ; à Paris , chez le Normant.
GERMINAL AN XII. 67
dans son enfance ? Il pourra être hardi au milieu des plus
grands dangers ; mais une seule chose qui l'aura frappé
dans le premier âge , continuera à l'effrayer malgré tous les
efforts de sa raison . Mille exemples prouvent la vérité de
cette observation . Des premières associations d'idées
naissent aussi presque toujours les passions violentes qui
entraînent à tous les excès ; l'égoïsme qui , par un faux
calcul , isole l'homme et le concentre en lui - même ; les
vices dont il a tant de peine à se corriger , même lorsque
le malheur lui a donné les leçons les plus sévères , et l'irreligion
, source malheureuse de tous les écarts de la raison
humaine . Si l'on n'étouffe pas dans l'enfant les germes
d'aversion ; si l'on ne modère pas l'ardeur de ses desirs , il
sera livré aux passions violentes : si , par des soins trop
minutieux , on énervé ses premiers goûts ; si , par une
fausse pitié pour sa faiblesse , on a l'air de tout sacrifier
à sa conservation , on l'habituera à fixer sur lui toutes ses
idées , il deviendra égoïste : si l'on favorise en lui les sentimens
d'orgueil ; si l'on ferme les yeux sur le développement
des vices qui s'annoncent souvent chez les enfans
sous des dehors agréables , il s'abandonnera ensuite à tous
ses mauvais penchans ; si enfin les instructions qu'on lui
donne sur la religion sont obscures et arides ; si elles ne
s'unissent pas dans son coeur avec tous les sentimens
d'affection et de bienveillance ; si , sur-tout, elles ne sont pas
soutenues par l'autorité de l'exemple , toujours décisive
pour un âge disposé à l'imitation , l'enfant n'aura
qu'une croyance passagère ; il pensera bientôt qu'on a
abusé de sa crédulité ; il se rappellera que ceux qui ont
présidé à son éducation ne pratiquaient pas les devoirs
qu'ils lui prescrivaient , et , passant du doute à l'incrédulité
absolue , il ne pourra être ramené à la religion que par
des circonstances tellement rares , qu'il serait insensé d'y
compter. Qu'au contraire , les premières notions religieuses
aient été gravées dans son esprit par des impressions
profondes et durables , quels que soient les excès où les pas .
sions pourront d'abord l'entraîner , il reviendra à ce qui,
2
68 MERCURE DE FRANCE ,
1
dans son enfance , lui a été présenté comme la base de toute
vertu et de tout bonheur réel .
Tels sont à peu près les principes dont la première partie
du livre de mademoiselle Hamilton offre les développemens.
On voit qu'ils sont puisés dans la morale la plus
pure . L'auteur indique les moyens de former dans les
enfans des associations d'idées qui leur inspirent l'amour
et la pratique de leurs devoirs religieux et sociaux , et
qui les éloignent des penchans vicieux . Dans des livres de
ce genre , il est difficile de prescrire des règles générales .
Les caractères des élèves sont si variés ; les circonstances
dans lesquelles ils se trouvent sont si différentes ; ce qui
serait excellent dans telle situation devient si facilement
dangereux dans telle autre ; on se trompe si souvent
sur les apparences qui semblent indiquer le naturel
d'un enfant ; enfin , dans tout ce qui concerne l'éducation ,
il y a tant de petites nuances auxquelles il faut donner la
plus grande attention , si l'on ne veut pas s'égarer , que
les livres qui contiennent des préceptes sur cette science ,
sont plutôt des théories hypothétiques que des méthodes
que l'on puisse pratiquer sûrement . L'ouvrage de mademoiselle
Hamilton , sous beaucoup de rapports , mérite une
exception. Les principes fondamentaux sont à l'abri de
toute critique , et l'application qui en est faite consiste
plutôt en exemples , qu'en règies que l'auteur prescrive de
suivre . Bien différente de Rousseau , qui , dans son Emile ,
répète sans cesse que si vous vous écartez un seul instant
de la marche qu'il vous trace , tout sera perdu , mademoiselle
Hamilton abandonne à l'amour éclairé et judicieux des
pères et des mères la conduite qu'ils doivent tenir ; elle se
borne à leur faire adopter des principes qui , au premier
coup d'oeil , pourront effrayer par leur rigueur , mais auxquels
cependant on ne peut faire ce reproche , si l'on
réfléchit au penchant naturel de la faiblesse humaine à se
relâcher sur les devoirs les plus sacrés . En fait de doctrine
morale , il ne faut jamais craindre la sévérité des principes
; l'exécution n'entraîne que trop d'adoucissemens.
GERMINAL AN XII.
69
Le moraliste exige beaucoup pour obtenir peu ; s'il fléchit ,
il n'obtiendra rien .
Le second volume de cet ouvrage traite de la culture '
de l'esprit . Mademoiselle Hamilton passe en revue nos
facultés intellectuelles , et cherche les moyens de les développer
et de les bien diriger dans les enfans , suivant leurs
différens caractères . Elle n'admet que deux sortes de
caractères dans les élèves : ceux qui , avec une perception
vive , apprennent rapidement sans bien comprendre , et
ceux dont l'esprit apathique et lent ne saisit qu'avec peine
les leçons qu'on leur donne . Pour les premiers , elle prescrit
des soins très - minutieux : il faut s'être bien assuré
qu'ils conçoivent ce qu'ils paraissent savoir , avant de
passer à un autre objet. Elle invite à ne rien négliger pour
tirer les autres de leur assoupissement. Le talent de rendre
l'étude agréable , de piquer la curiosité , d'exciter même
la gaieté , doit être employé . Ces préceptes seraient trèsbons
si les premiers indices du caractère des enfans étaient
toujours sûrs . Mais l'expérience prouve que rien n'est plus
incertain . Tel homme , dans son enfance , annonçait les
plus heureuses dispositions , qui , sans avoir été négligé
pendant son éducation , est tout - à- coup tombé dans la
médiocrité ; ses talens précoces se sont anéantis avec
l'âge tel autre , au contraire , a paru incapable de
rien apprendre , qui , sans aucun encouragement , s'est
développé d'une manière surprenante , et a bientôt donné
des preuves de supériorité . Cette observation nous ramène
naturellement à ce que nous avons dit sur l'impossibilité
d'adopter , dans l'education , des règles générales .
:
Dans la partie métaphysique de son livre , mademoiselle
Hamilton s'en est peut- être un peu trop rapportée à
la doctrine de Locke . Les observations lumineuses de
Mallebranche , sur les nombreuses erreurs de nos sens ,
doivent inspirer beaucoup de réserve et de circonspection
dans l'application de la théorie du philosophe anglais . On
sait quelles conséquences en ont été tirées de nos jours.
Mademoiselle Hamilton s'est sagement garantie de tout
3
70 MERCURE DE FRANCE ,
écart qui aurait pu blesser la doctrine de la religion : cependant
on pourrait observer qu'elle a trop souvent cherché
à résoudre des questions épineuses , qui n'étaient d'aucune
utilité pour le but qu'elle se proposait.
En parlant du genre d'éducation qui convient à chaque
sexe , l'auteur trouve l'occasion de s'élever contre l'infériorité
de l'état des femmes dans la société. Elle attribue
cette différence, dont elle se plaint, aux idées de supériorité
que l'on inspire aux hommes dans leur enfance , et à
la frivolité de goûts que l'on donne aux jeunes filles . Cette
cause a été souvent plaidée avec beaucoup d'art. Mademoiselle
Hamilton n'emploie cependant pas des raisonnemens
rebattus pour la défendre . Elle ne prétend pas ,
comme M. Thomas , que les femmes doivent aspirer à
tous les genres de gloire auxquels les hommes peuvent
parvenir ses voeux se bornent à inspirer à son sexe les
vertus solides , qui sont le fruit d'un jugement sain ; à
le corriger de la légèreté et de la coquetterie , qui causent
ordinairement ses fautes et ses malheurs , et sur-tout à lui
donner l'instruction et l'expérience qui conviennent à une
mère de famille . Pour arriver à ce but , elle voudrait que
la première éducation des hommes et des femmes fût àpeu-
près la même. On conviendra sans peine que l'éducalion
des femmes n'est pas assez sérieuse , et que les mères
n'appuient pas toujours de leur exemple les leçons qu'elles
donnent ou font donner à leurs filles. Qui , mieux que
Fénélon , a traité ce sujet si important pour les moeurs ?
Mais la destination des deux sexes est si peu la même
qu'on ne peut s'empêcher d'observer que les deux éducations
dont le but est de concourir à cette destination , doivent
être , sur plusieurs points , absolument différentes .
?
Les principes de mademoiselle Hamilton ne sont guère
applicables que dans l'éducation particulière . C'est le
défaut le plus essentiel que l'on puisse reprocher à sa doctrine.
En effet , le plus grand nombre est obligé de faire
élever et instruire ses enfans dans les établissemens publics
; et cette sorte d'éducation , qui ne convient qu'aux
GERMINAL AN XII.
71
hommes , les forme à la société , les habitue à la contradiction
, et leur inspire cette noble émulation à laquelle
ils doivent leurs succès . Une femme de beaucoup d'esprit
a fait valoir , d'une manière très -agréable , les avantages.
de l'éducation des colléges , sous ce rapport. « C'est dans
» les classes , dit mademoiselle de Somery , qu'on ac-
» quiert la grande science de connaître les autres et soi-
» même. On y juge et l'on y est jugé , et la justice à cet
» égard y est complète : on y apprend tous ses désavan-
» tages ; on y est averti qu'on est laid , difforme , sans
» esprit , sans adresse , sans graces , sans agrémens ; tous
» les défauts y sont soumis à la censure ; tous les vices
» y sont contraints à se déclarer la guerre ; la vanité n'y
» est pas soufferte , l'ingratitude y fait horreur , l'avarice
» y est vexée , la tracasserie abhorrée , le mensonge mé-
» prisé , l'affectation raillée , l'humeur repoussée , l'of-
» fense rendue ; l'esprit et le talent y ont une cour ; on
s’y querelle , mais on s'y protège ; on s'y défend , on
» s'y oblige. Le choc des défauts , l'accord des qualités ,
> le contraste ou le rapport des sentimens , dévoile ,
» étend et perfectionne les idées. » Il suffit d'avoir été
élevé dans un collége , pour sentir l'extrême vérité de
ce tableau .
Si les principes de mademoiselle Hamilton ne s'appliquent
pas tous à cette espèce d'institution , ils sont du
moins très-praticables pour la première éducation qui se
donne dans la maison paternelle . La religion en est la
base , et ils peuvent être pratiqués par toutes les classes
de la société . Ils tendent tous à la réforme des moeurs ,
à la tolérance religieuse et politique , et à la conservation
des liens sociaux , que les sophistes modernes ont en
vain essayé de rompre . Ce sont ces mótifs puissans qui
paraissent avoir décidé M. Cheron à faire passer cet ouvrage
dans notre langue. Convaincu qu'en traduisant les
productions monstrueuses et romanesques que nous devons
aux Anglais , on ne peut obtenir qu'un succès aussi facile
que peu honorable , il a aspiré à une gloire plus solide
4
72
MERCURE DE FRANCE ,
en s'exerçant sur un ouvrage utile , dont la lecture est
en même temps attachante et instructive. Sa traduction
est claire et élégante : on doit donc également le féliciter
et du choix qu'il a fait , et du talent qu'il a déployé comme
écrivain et comme traducteur. P.
Quatrième livraison du RÉPERTOIRE DU THÉATRE
FRANÇAIS ( 1 ) . Tom. X , XI et XII ; contenant les
comédies en cinq actes de Baron , Le Sage , Dufresny ,
Destouches et Piron .
CHAQUE livraison nouvelle justifie les encouragemens
que nous avons , dès son début , donnés à cette entreprise ,
suivie avec une exactitude et une rapidité qui annoncent
assez qu'elle jouit d'un grand succès. Il est impossible de
professer , en littérature et en morale , de meilleurs principes
que ceux des éditeurs , et de mieux réussir à rendre
utile sous tous les rapports un ouvrage frivole en apparence.
Les examens des comédies offrent souvent des
observations curieuses sur les moeurs . Nous en citerons
plusieurs exemples , car la plus sûre manière de louer est
de citer.
« L'Homme à bonnes Fortunes , disent les éditeurs ,
» est la première comédie où l'on ait essayé de peindre ,
>> sous des couleurs agréables , un chevalier d'industrie
» qui se fait un jeu de tromper les femmes , et qui ne
» rougit pas d'être soutenu par leurs libéralités . L'époque
» à laquelle elle fut représentée pour la première fois
( 1 ) Ou Recueil de toutes les tragédies et comédies restées au théâtre
depuis Rotrou , pour faire suite aux belles éditions in-8 ° de Corneille ,
Molière , Racine , Regnard , Crébillon , et au théâtre de Voltaire ;
avec des notices sur chaque auteur et l'examen de chaque pièce ; par
M. Petitot , impression de Didot l'aîné, dessins de M. Perrin , Prix :
7 francs le volume , et 14 francs , papier vélin , gravures avant la
lettre . Il faut ajouter 1 franc 50 centimes par volume , pour le rece
voir franc de port par la poste . A Paris , chez Perlet , libraire , rue de
Tournon , nº . 1133 ; et chez le Normant , imprimeur libraire , rue
des Prêtres Saint-Germain l'Auxerrois , n.º 42 ,
GERMINAL AN XII. 73
» ( 1656) , pourrait faire croire que , dans les beaux
» temps du siècle de Louis XIV , les moeurs avaient déjà
» éprouvé une grande altération . Il suffira d'un rappro-
>> chement qui n'a pas encore été fait , pour donner la
» solution de ce problême. Le comte de Grammont , par
» sa fatuité , par ses succès auprès des femmes , s'était
» acquis une grande réputation aux yeux de quelques
» jeunes courtisans. La plume légère d'Hamilton avait
» donné une sorte de célébrité aux aventures de ce per-
» sonnage , quoique les Mémoires qui portent son nom
» ne lui fassent guère jouer d'autre rôle , comme l'ob-
» serve très - bien M. de Voltaire , que celui de friponner
» ses amis et d'étre volé par son valet de chambre . Mais
» il y avait à la cour un certain nombre de jeunes gens
» qui cherchaient à imiter le modèle proposé par Hamilton :
» leur doctrine était d'autant plus singulière , qu'elle
» était moins répandue : en l'offrant au théâtre ,
>> transportait , pour ainsi dire , le spectateur dans un
» pays inconnu ; et il y avait si loin des moeurs publi-
» ques à ces moeurs dépravées , qu'elles étaient comiques
» sans faire pressentir aucun danger. La grande révolu-
» tion morale ne se fit que sous la Régence , époque
» à laquelle la cour donna elle- même des exemples de
corruption , et sur-tout lorsque la philosophie moderne
érigea en système sérieux tous les écarts auxquels
» cette cour s'était livrée . »
on
Il était difficile d'être neuf en parlant de Le Sage ;
cependant , dans la notice placée devant Turcaret , il
nous semble que les éditeurs ont caractérisé cet auteur
mieux qu'il ne l'avait été jusqu'à ce jour . Le passage suivant
nous paraît renfermer des idées aussi justes que
bien exprimées :
"
« C'est comme romancier que Le Sage est créateur ;
on lui doit le roman de caractère , le seul qui exige plus
>> que de l'esprit ; et Gil-Blas , modèle inimitable , réunit
» ce qui peut séduire tous les âges : les enfans , bons juges
» de ce qui frappe l'imagination , en aiment les voyages ,
32
74 MERCURE DE FRANCE ,
>> les voleurs et toutes les scènes de la caverne ; les jeunes
» gens y cherchent davantage les aventures et les Nou-
» velles qui réunissent la pureté du style à l'intérêt des
» événemens ; l'homme fait admire la vérité et l'éton-
» nante variété des caractères ; tous se laissent entraîner
» par la gaieté si franche du héros : le vice sans cesse
>> couvert de ridicules , les ridicules exposés avec une
» naïveté qui les rend plus frappans , un mélange heureux
» de satire et de bonhomie , ont mérité à cet ouvrage
» l'honneur si rare d'être toujours cité et de paraître tou-
» jours nouveau. Lorsque Le Sage publia ses romans , les
» hommes du monde qui avaient quelques prétentions
» en littérature , les femmes qui voulaient se faire une
» réputation d'esprit , s'amusaient à tracer des portraits ;
» cette occupation agréable avait le mérite d'entretenir le
>> goût en faisant aimer ce qui est naturel , car ces portraits
» n'étaient estimés qu'à proportion de la vérité qu'on
» remarquait dans l'ensemble ; aussi le Diable Boiteux et
» Gil- Blas eurent -ils , en paraissant , un succès général .
» Aujourd'hui les femmes et les jeunes gens qui font des
>> romans seraient incapables de tracer un portrait vrai ,
>> et peut-être ne hasarderait- on pas beaucoup en affirmant
» qu'ils ne sentent pas le mérite des ouvrages de Le Sage .
>> On veut être fort, et l'on exagère ; on croit être neuf , et
» l'on est bizarre ; on obtient un succès momentané par
>> des conceptions qui étonnent le bon sens ; on oublie
» que , quand le naturel ne serait pas un des caractères
» distinctifs du talent , il n'en resterait pas moins une
>> preuve de bonne éducation . »
Cette réflexion doit être méditée par les femmes auteurs
, qui ont la prétention de peindre le délire de l'amour,
et qui , pour paraître passionnées , non - seulement s'éloignent
toujours de la vérité , mais s'exposent à donner
l'idée la plus désavantageuse de leurs habitudes aux hommes
de bon sens qui ne les jugent que par leurs écrits .
Il y a des connaissances qu'on n'acquiert que par l'expérience
, et une expérience qu'une femme décente ne doit
GERMINAL AN XII. 75
1
jamais avouer qu'elle possède : mais aujourd'hui on n'y
regarde pas de si près ; et si Sapho revenait au monde ,
elle trouverait des gens qui vanteraient à la fois son talent
et ses moeurs .
Les amateurs de la bonne comédie liront avec plaisir ,
dans l'examen du Glorieux , des réflexions très- sages sur
les contrastes , ressort dont Destouches a trop souvent fait
usage , et que l'on a encore forcé depuis cet auteur . Les
éditeurs remarquent que Molière a toujours opposé la raison
aux ridicules qu'il voulait peindre , et non pas ún excès
à un autre excès : si ce profond moraliste s'est dispensé ,
dans l'Avare , de cette loi qu'il s'était faite , c'est qu'il
est dans la nature que le fils d'un avare soit un dissipateur.
Cette exception même prouve combien Molière était
jaloux de ne jamais s'écarter de la vérité ; et certes il
est contre la vérité , et même contre la vraisemblance ,
de renfermer dans le même cadre des caractères comme
celui du Glorieux et celui de Philinte : ces contrastes ,
d'ailleurs , laissent trop voir les combinaisons systématiques
de l'auteur , pour qu'il soit possible d'en tirer un
comique naturel . Il faut lire dans l'ouvrage même les
developpemens de cette règle dramatique , que nous n'avions
pas encore vue établie d'une manière aussi précise .
En général , les examens de cette livraison sont dignes
d'être avoués par le goût le plus pur. Contre l'usage des
ouvrages par souscription , où l'on voit trop souvent les
auteurs moins laborieux aussitôt que leur succès est
décidé , on sent que les éditeurs du Répertoire du
Théatre Français redoublent de zèle , et prennent plus
d'assurance à mesure que le public attache un plus grand
prix à leurs travaux. Ce beau monument élevé à la gloire
de nos auteurs dramatiques du second ordre , et fait pour
rappeler les vrais principes littéraires , sera , dit- on ,
entièrement achevé dans six mois : cela paraît d'autant
plus certain , que , dans le même espace de temps , il a
paru douze volumes , et qu'aujourd'hui il en reste moins
à publier.
L. C.
76 MERCURE
DE FRANCE
,
UNE RÉCLAMATION.
DANS le Journal des Débats , du 6 germinal , M. Félès
rend compte des Souvenirs de Félicie , et je lui dois
des remerciemens , car il prodigue beaucoup trop d'éloges
à cet ouvrage , et il n'en fait que de bien petites critiques.
Par exemple , il dit que l'auteur aurait pu supprimer
ce souvenir : j'aime M. de Flahault. En effet , si c'était
là tout le souvenir , on aurait pu le garder pour soi ;
mais l'auteur explique pourquoi elle aime M. de Flahault ;
elle conte même , à ce sujet , un trait original qui a été
cité dans tous les journaux. M. Félès , avec la même concision
, reproche encore à l'auteur cet autre souvenir´ :
j'ai pris en guignon M. de Saint - Germain , et il supprime
tout le reste et les motifs de ce guignon . Il est
certain que cette ligne : j'ai pris en guignon M. de
Saint- Germain , si elle était un sens complet , ne formerait
pas une pensée très- piquante ; et si , en faisant l'extrait
des mille critiques de M. Félès sur l'Athénée , on se contentait
de citer ces phrases si souvent répétées , je n'aime
pas l'Athénée , l'Athénée m'ennuie , on ne pourrait lui
répondre qu'une seule chose pourquoi donc y alliezvous
? pourquoi donc y voulez - vous aller ? M. Félès
loue l'auteur des Souvenirs d'avoir eu le bon esprit de
parler très-peu d'elle ; et cependant il trouve qu'elle en
parle encore trop . Cette dernière remarque , après le
premier éloge , est bien affligeante ; mais l'auteur sent
parfaitement qu'il n'est permis qu'à un homme de parler
un peu ou prodigieusement , et toujours de lui-même : la
mesure n'y fait rien ; tout ce qui vient d'un homme a
droit d'intéresser le public ; il peut avec grace et un
succès soutenu , lui parler de ses amusemens ,
de son
ennui , de ses amis , de ses ennemis , de ses querelles ,
de ses affaires ; quand il n'a plus rien à dire , il peut
?
GERMINAL A N XII.
77
recommencer : tout cela est du meilleur goût du monde.
Tels sont les priviléges d'un homme. Ainsi la remarque
de M. Félès est très-juste , et j'en conviens. M. Félès a
donc eu tort de louer autant le détail de l'entrevue de
l'auteur avec Voltaire. Il ajoute que , dans cet article ,
madame de G..... a fait , sans y penser , la critique
du Voyage de madame Suard , etc. Il fallait dire ( si ce
rapprochement peut ressembler à une critique ) que
l'auteur ne pouvait avoir cette intention , puisque les
Souvenirs out paru , dans la Bibliothèque des Romans ,
plus de huit mois avant les Lettres de madame Suard.
Je déclare ici , avec une parfaite vérité , que non- seulement
je n'ai pu avoir le projet malhonnête et ridicule de
critiquer , dans cette occasion , une personne intéressante
dont je n'ai jamais eu à me plaindre , et dont je n'ai
entendu parler qu'avec éloge ; mais qu'en outre j'ai lu
avec plaisir ses Lettres de Ferney. Mon Voyage n'en fait
point la critique , il n'en offre que le contraste . Si les
gaucheries de la timidité peuvent avoir quelque chose
de piquant , un enthousiasme bien réel peut intéresser ,
malgré la différence des opinions ; enfin , la jeunesse et
la vérité donnent du charme à tout. On voit dans les
Lettres de madame S.... , qu'elle éprouve vivement tout
ce qu'elle exprime ; qu'elle ressent naïvement ce que tant
d'autres ont voulu feindre ; et l'on conçoit l'enthousiasme
d'une jeune personne passionnée pour de beaux vers , et
qui voyait pour la première fois un homme si célèbre
si brillant , et qui la recevait de la manière la plus flatteuse
et la plus aimable . Il faudrait bien de la pédanterie pour
condamner une jeune femme sensible et spirituelle , parçe
qu'elle serait éblouie par la gloire et séduite par l'amitié.
Les Lettres de madame S.... sont , dans leur genre , extrêmement
agréables : ce suffrage ne peut avoir d'importance
pour elle ; mais je trouve un grand plaisir à le donner ,
parce qu'il est sincère . D. GENLIS.
2
78 MERCURE
DE FRANCE
,
SPECTACLE S.
·
THEATRE LOU VOIS.
Reprise du Tambour Nocturne , ou du Mari Devin ,
comédie en cinq actes et en prose , de Destouches.
CETTE pièce est un des moindres titres de l'auteur à
la gloire . Elle ne fut jouée qu'en 1762. Il y avait déjà huit
ans qu'il avait cessé de vivre. Il avertit , dans sa préface ,
qu'il se gardera bien d'y suivre l'exemple des meilleurs
écrivains anglais , principalement de leur fameux Dryden ,
qui , après s'être enrichis aux dépens de nos auteurs ,
ou s'abstiennent d'en parler , pour ne pas mettre sur la
voie de leurs larcina , ou les critiquent avec amertume et
s'efforcent de les tourner en ridicule . C'est peut-être à
cette école que Voltaire apprit à dénigrer ceux qu'il
dépouillait ; Sophocle , le marquis de Maffei , Crébillon et
tant d'autres.
Le modeste Destouches avoue que son Tambour Nocturne
n'est guère qu'une traduction libre d'une comédie
anglaise , qu'il a tâché d'accommoder à notre théâtre .
Elle est de M. Addisson . De toutes celles que l'auteur
français avait vu jouer à Londres , il dit que c'est celle- ci
qui lui avoit paru le plus approcher des nôtres par les
moeurs et la conduite. Addisson la composa dans le dessein
d'engager ses compatriotes à prendre pour modèle
notre régularité , notre exactitude , et les bienséances
que nous gardens sur la scène ; et il en donna
l'exemple dans cet essai dont il n'osa risquer la représentation
de son vivant , et qui réussit médiocrement après
sa mort. Il était trop simple , trop mesuré , trop sage pour
l'indépendance anglaise , qui ne peut s'assujétir à aucune
GERMINAL AN XII.
79
règle . On trouve dans les comédies de cette nation , des choses
très -ingénieuses , des caractères variés , plaisans , bien
soutenus , d'une vérité frappante ; une peinture fidelle des
moeurs du pays , un dialogue vif , élégant , comique ; mais
la pudeur la moins austère y rencontre des sujets d'alarme .
Destouches s'étonne d'avoir vu des femmes d'une vertu
rigide assister à des drames si licencieux : « Tant il est
>> vrai , dit - il , que tout n'est qu'habitude , et que la vertu
>> même peut s'accoutumer à souffrir qu'on lui manque de
>> respect , pourvu qu'elle ait la faible ressource d'en
» rongir derrière un éventail . » Cette réflexion doit
paraître un peu leste de la part d'un moraliste , en général
, aussi grave que Destouches. Il avertit qu'il n'y a , dans
sa traduction , ni même dans l'original , aucune de ces
licences effrénées . Picard a encore été plus scrupuleux ;
il a judicieusement supprimé quelques détails d'un premier
jour de noces , qui eussent pu donner trop d'exercice
aux éventails. Il a fait d'autres suppressions , pour faire
marcher l'action avec plus de rapidité , ce qui n'empêche
pas qu'elle ne soit traînante .
Je ne dirai qu'un mot de l'intrigue. Le baron de l'Arc
passe pour avoir été tué à la guerre . Sa prétendue
veuve , encore jeune et jolie , habite un vieux château ,
où deux amans essaient de lui faire changer d'état. L'un ,
Léandre , est un cousin de son mari : il a reçu son congé ;
la baronne lui préfère la mémoire de son époux , qu'elle
adorait. Elle veut bien ne pas sitôt renvoyer l'autre ,
dont l'impertinente fatuité lui sert de jouet : amusement
assez singulier pour une Artémise. Léandre ,
afin de congédier
ce rival , qui est un poltron , reste caché dans le
château , contrefait l'Esprit , épouvante tout le monde du
bruit d'un tambour. Catau , femme de charge de la maison
, est d'accord avec lui , et fait ce qu'elle peut pour
engager sa maîtresse à lui donner la place du baron,
80 MERCURE DE FRANCE ,
Comme elle croit que madame de l'Arc a du penchant
pour le marquis , elle se déchaîne contre lui . On la voit
accourir tout essoufflée . Le marquis , à ce qu'elle prétend
, la met en fureur./
LA
Qu'a -t-il donc fait ?
BARON N E.
Madame CATAU.
Il se donne des airs de maître , prend déjà possession
du château, dispose de chaque appartement , s'empare de
celui de M. le Baron , le trouve même trop petit , parle de
l'agrandir. Mais vous ne croiriez jamais jusqu'où va son
impudence.
Comment ?
LA BAR NNE.
Madame CAT AU , pleurant.
Il m'a montré la chambre dans laquelle il veut , dit -il ,
consommer son mariage.
Ce marquis fait le brave , se moque des Esprits , des
revenans , et tremble dès qu'il entend le bruit du tambour .
Léandre sort de sa cachette , vêtu d'un habit d'uniforme
au baron. Le marquis s'enfuit épouvanté , se précipite dans
une voiture et disparaît.
Le baron déguisé , feignant d'être un astrologue , s'assure
de la fidélité , de l'amour de sa femme , se fait connaître
, et pardonne à Léandre , ainsi qu'à madame Catau .
Je n'ai rien dit de M. Pincé , personnage épisodique ,
qui n'est aucunement nécessaire à la pièce , et qui en est
le plus plaisant. C'est l'intendant du château , l'homme
aux trois , et quelquefois aux six raisons ; pédant trèscomique
, amoureux depuis seize ans de madame Catau ,
qu'il épouse enfin. Picard jeune a bien rendu ce rôle ,
dans lequel excellait Préville . Madame Molé a fait
plaisir dans celui de Catau . Mademoiselle Delille , est
décente
GERMINAL AN XIK
RERFRA
décente et noble dans celui de la baronne. Va cour jouent
le marquis ) a paru moins médiocre quFordmair
Dorsan devrait s'étudier à être plus naturel
forme . Les frayeurs des trois valets , lorsqu'
"
moins un
parlentan
magicien , celle de madame Catau à la dernièrement cont
fait beaucoup rire .
Cette comédie n'a obicnu , à la reprise , qu'un succès
équivoque . Il lui reste encore des longueurs. Elle est
plus froide que la plupart de celles de Destouches , dont la
froideur est le défaut le plus marqué. L'intérêt expire
avant même la fin du premier acte . On sait que le baron
est à la porte du château ; que sa femme le regrette. Dèslors
il ne peut plus y avoir d'obstacle ni de retard à leur
réunion ; rien ne saurait piquer la curiosité du spectateur ,
et il ne peut plus s'attendre qu'à des farces . Aussi ne yoiton
guères autre chose , d'un bout à l'autre de la pièce.
Tous les rôles sont des charges et des caricatures , à l'exception
de celui de la baronne , qui est raisonnable , mais
sans être piquant .
Concert Olympique.
er
Ce concert a eu lieu le 1. germinal ; il était composé
des artistes les plus distingués : l'assemblée était aussi brillante
que nombreuse. La symphonie d'ouverture a été su
périeurement conduite par M. Boucher , attaché au roi
d'Espagne. Madame Corréa a chanté d'une manière ravissante
deux morceau's ; dans le premier , avec accompa
gnement obligé d'alto , M. Ravoigile l'aîné a excité un enthousiasme
universel . Mademoiselle Ravoigile n'a pas eu
moins de succès dans un trio de harpe qu'accompagnaient
MM. d'Elcambre et d'Auprat. M. Bontempo a recueilli
de nombreux applaudissemens dans un concerto de sa
composition, qu'il a parfaitement exécuté sur le piano.
F
82 MERCURE
DE FRANCE .
M. Boncher a joué un concerto de Viotti avec une justesse ,
une sagesse , une pureté de goût et une exécution qui n'ont
rien laissé à desirer aux connaisseurs les plus difficiles et
les plus sévères : il a été applaudi avec des transports
unanimes. On n'avait jamais pu méconnaître en cet artiste
un grand talent ; cependant beaucoup de gens étaient
prévenus contre lui , parce qu'on ne lui avait entendu
jouer que des airs espagnols, ou des compositions dont
l'originalité paraissait un peu bizarre , comme doit le
paraître tout ce qui est entièrement neuf : mais dans cette
séance M. Boucher a été jugé , et placé au rang des plus
grands violons. Ce succès , en excitant sa sensibilité , lui
a causé une si vive émotion , qu'il s'est trouvé mal avan
d'avoir pu finir un rondeau dont il avait joué plusieurs
reprises avec la plus grande perfection : on a été obligé
de l'emporter. Il compte donner encore un concert avant
de quitter la France. D. GENLI S.
ANNONCES.
Grammaire française de l'Enfance. Deuxième édition : un vclume
in- 18 , relié en parchemin . Prix : 75 cent .
Grammaire française de l'Adolescence . Troisième édition : un
voume in-12 , relié en parchemin. Prix : 1 fr. 20 cent .
Ces deux grammaires , par Yves Bastion , sont , par leur simplicité,
Lear clarté , leur précision et leur brièveté , très-propres à être mises
entre les mains des enfans : elles disent tout ce qui doit être dit , et
rien de plus , et elles le disent dans un ordre qui en facilite beaucoup
l'étude , d'ailleurs , adm ses dans les principales maisons d'éducation
de Paris , elles y ont eu un succès constant .
On les trouve à Paris , chez Fain jeune et comp. , imprimeur- éditeur
, aux ci -devant Ecoles de droit , place du Panthéon .
•
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aux jeunes élèves , par J. Chavès. A Paris , de l'imprimerie des
citoyens Ollivier et H. J. Godefroy , brevetés d'invention pour
l'impression de la musique et du plain-chant en caractères
mobiles , Boulevard S. Marti , n. 68 la maison allenante à
l'ancienne salle de l'Opéra . Prix : 6 fr . et 6 fr. 75 cent. par la
poste.
,
La musique gravée est si chère , que les personnes les plus aisées
se privent souvent d'acheter un oeuvre dans sa nouveauté , et que
celles qui ne sont pas riches ne peuvent jamais se le procurer. Le
asique imprimée de MM. Ollivier et H. J. Godefroy , beaucoup
GERMINAL AN XII. .. 83
plus belle , plus nette , plus exacte , plus égale , exempte de s'effacer ,
et incomparablement plus tôt publiée que la musique , en raison de la
grande célérité de l'impression typographique , est mise , por son
prix , à la portée de tout le monde , et toutefois le bénéfice du marchand
sera le même. Les amateurs et consommateurs de musique ,
ne sont pas les seuls qui doivent se ressentir des avantages du nouveau
procédé ; les auteurs et éditeurs y trouveront aussi leur compte , et l'art,
de même , y gagnera . Beaucoup d'auteurs de musique , recomman
dables par leur talent , étoient obligés , faute de pouvoir faire les frais
de la gravure , de laisser dans l'oubli leurs compositions , ou de les
céder à vil prix à un éditeur. L'établissement dont nous parlons facilite
aux auteurs les moyens de mettre eux-mêmes au jour leurs propres
oeuvres , ct assure aux éditeurs le débit des onvrages qu'ils auront
acquis , par la modicité du prix ; il les met dans le cas de payer leurs
acquisitions en ce genre à un prix plus raisonnable , et en même
temps plus honorable pour les artistes. L'extrême précision des
notes , leur parfait à plomb , la facilité qui ré ulte des caractères m‹ -
biles , pour les correcti ns ou les changemens qu'un auteur est tou
jours disposé à faire à ses compositions ; voilà encore d'autres avane
tages qui tourneront au profit de l'art de la musique , et seront sentis
par les connaisseurs. MM. Olivier et Godefroy ont une mécanique
qui , en faisant disparaître la foulure occasionnée par les caractères
, donne an papier et aux notes un éclat qui en augmente la beauté.
Cantiques spirituels, à l'usage des catéchismes . Ces cniques
peuvent être chantés dans les retraites et les missions , dans les cimpagnes
comme à la ville , parce que la diction , sans être négligée ,
est claire , instructive , affectueuse , et n'est point trop relevée .
Les sujets comme les airs , sont variés , et la plupart des cantiques
peuvent être chantés sur plusieurs airs connus. La modicité du prix
permet aux personnes les moins aisées d'en procurer à leurs enfans.
Le prix est de 20 cent.
-
-
·Ils se trouvent entre les mains, des loneuses de chaises ; chez les
libraires du portail de Saint- Roch ; et chez Porthmann , imprimeur ,
rue Neuve-des Petits Champs , ° , 23.
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die-vaudeville en un acte , par M. Chazet ; représentée pour la pre
mière fois à Paris , sur le Théâtre du Vaudeville , au mois de nivose
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Panorama, nº. 5 , entre le boulevard Montmartre et la rue S. Marc .
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sexe; première année. Un vol. in-18, fig. Prix : 1 fr. , et 1 fr. 30 c. par
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La Science des négocians et teneurs de livres ; ouvrage utile
aux négocians et aux jeunes gens qui desirent se former , sans maître ,
la tenue des écritures à parties simples , mixtes et doubles ; à la comptabilité
maritime et rurale , et aux opérations de banque . Deuxième
édition , entièrement refondue , et considérablement augmentée , renfermant
plusieurs fableaux , un commentaire nouveau sur l'édition de
1673 , appelé vulgairement Code Marchand , et an Dictionnaire de
Commerce ; par Boucher. Un vol . in-4 ° . Prix : 15 ft. , et 19 fr. par la
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Malaquais ; chez l'Auteur , rue Sainte-Marguerite, nº . 499.
Observations météorologiques et physiques sur S - Dohtig
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2
84 MERCURE DE FRANCE ,
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-
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Les seuscripteurs pour la Bibliothèque sacrée universelle
sont prévenus que la livraison du second numéro est publiée , et que
la troisième va paroître. Ceux qui se proposent d'acquérir cet ou~
vrage , devront se faire inscrire incessamment.
On souscrit , à Paris , chez M. Profinet , rue des Francs-Bourgeois
, place Saint-Michel , faubourg Saint-Germain , nº . 129. On
trouve chez lui des prospectus .
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez LE NORMANT , rue
des Préires Saint-Germain- l'Auxerrois , nº . 42.
NOUVELLES DIVERSES.
Une lettre de la Guadeloupe annonce qu'elle jouit
d'une tranquillité parfaite , et marche à grands pas vers
son ancienne prospérité ; elle attribue cet avantage au
général Ernouf, qui gouverne la colonie .
On mande de Pétersbourg , le 24 floréal , que le comte
de Charkow y est arrivé ; que le chancelier comte de
Woronzow est parti pour ses terres , et que le prince
Czartorinski a décidément pris la direction des affaires .
L'électeur de Suabe a ordonné à tous les émigrés français
de sortir de ses états dans le plus court délai .
Londres.
La séance de la chambre des pairs , du 1. mars ( 10 ventose)
, a un peu dévoilé le mystère de la maladie du roi . Il
paraît que les bulletins qu'on affichait à la perte du palais
de la reine n'étaient qu'une escobarderie pour nous déguiser
l'état réel de S. M. Les quatre médecins qui signent les
bulletins ne sont point en effet les médecins chargés de
guérir et de suivre la maladie du roi. Le médecin en chef,
celui qui traite réellement sa folie , et qui ne quitte pas
S. M. depuis qu'elle est retombée , n'a point signé les
bulletins qu'on affiche à la porte de la reine , et ce n'est
pas sur sa déclaration que les ministres avaient donné au
parlement de si belles espérances sur l'état réel de S. M.
Enfin , dans la séance du premier mars , les ministres , interpellés
par lord King , de répondre « si c'était sur l'auto-
» rité du cinquième médecin du roi , ou simplement sur
GERMINAL AN XII. ་
85
» eelle des quatre autres , qu'ils avaient assuré qu'il n'y
» avait rien dans la maladie de S. M. qui nécessitât la
» suspension de ses fonctions royales » , le lord chancelier
refusa positivement de répondre , et déclara qu'il n'apposerait
jamais le grand sceau à des actes législatifs qu'il
croirait injurieux à son souverain . Ce silence n'a plus laissé
de doute dans le public , que l'état du roi ne fût effectivement
très-alarmant , ou, pour mieux dire , incurable . Voici
comment le Morning- Chronicle d'hier s'exprime à ce sujet :
« Nous ne craignons pas d'étre démentis , en affirmant
d'une manière positive que S. M. n'a été vue par aucun
des membres de sa famille , depuis près de trois semaines ;
et si cela est , comment justifier cet éloignement avec la
déclaration qu'il n'y a rien dans l'état du roi qui nécessite
la suspension de ses fonctions royales ? C'est aux ministres
qu'il appartient de nous expliquer ce mystère . Quoi qu'il
en soit , nous devons dire que la déclaration de M. Addingtou
a excité un étonnement général et n'a été crue de personne.
Les lords Grenville , Carlisle , Carnarvon , Fitzwilliam
, etc. , n'ayant point été satisfaits des réponses du ford
Hawkesbury , ni de celle du lord chancelier , cette importante
question sera remise demain sur le tapis. »
Le bulletin du premier de ce mois , signé comme les
autres par les quatre médecins , contenait encore sur l'état
de la santé du roi , ce peu de mots : Sa majesté est
mieux aujourd'hui qu'elle n'était hier. Le roi prend maintenant
le matin des bains froids , qui lui font beaucoup
de bien.
Le bulletin du 21 mars porte que la santé du roi se
rétablit. Le Journal de Paris paraît révoquer cette nouvelle
en doute. C'est , dit-il , le bulletin de la reine qui
dit que la santé du roi va de mieux enmieux .
Le Moniteur , dit le Morning- Chronicle du 21 mars ,
assure que Georges a déclaré être à Paris depuis plusieurs
mois , et n'y être venu que pour assassiner le premier
consul. Voilà une étrange confession , ou plutôt on veut
tirer parti de cette confession- là . Plusieurs personnes pensent
qu'il est de l'honneur de ce pays que nos ministres
repoussent l'accusation infâme d'avoir employé des assassins
pour attenter à la vie du premier consul. Nous verrons
bientôt quelle sorte de preuves on produira qu'un
plan d'assassinat a eu lieu , Si de telles preuves . existent ,
nos ministres doivent se laver de tout soupçon d'avoir été
liés avec Georges en aucune manière ; que si lui et ses as
3
86 MERCURE DE FRANCE
sociés ont eu un dessein semblable , et ont obtenu des ministres
, sous d'autres prétextes , argent et protection , il
ne faut pas se dissimuler que l'adininistration restera entachée
, et pourra même être réputée coupable.
Le Moniteur déclare que les ministres étaient si bien
instruits de ce qui se passait à Paris , qu'ils s'attendaient à
annoncer la mort du premier consul dans un message an
parlement. Certes , une pareille accusation est grave , et
trop positive pour qu'on se contente d'y répondre ´seulement
par le mépris.
Toutes les armées françaises font passer des adresses
pleines de zèle et de chaleur. Il n'y a pas d'exception .
Il ne parait pas que la flotte de Toulon ait mis à la
voile. On continue à croire que les Français ont de grands
projets sur la Méditerranée , et qu'ils en veulent particufièrement
à la Sardaigne.
Nous ne pensons plus que le premier consul se mette à la
tête de l'expédition contre l'Angleterre.Les préparatifs sont
toujours gigantesques; nous ne croyons cependant pas qu'ils
soient complets et conformes aux intentions de l'auteur .
Dans les débats qui eurent lieu à la chambre des communes
, le 29 février , M. Pitt parla avec beaucoup d'éloges
de M. Fox ; et il parut vouloir saisir l'occasion de faire
des complimens très- flatteurs à son ancien adversaire. On
en conclut assez naturellement que les bruits d'une espèce
de coalition politique entre ces deux chefs , ne sont pas
tout-à-fait sans fondement.
L'amirauté vient de donner des ordres pour le prompt
équipement de plusieurs vaisseaux de ligne . Elle vient aussi
d'ordonner la construction de vingt nouveaux vaisseaux
de ligne dans les différens chantiers du royaume.
Notre flotte devant Brest est forte de dix-neuf vaisseaux
de ligne , outre plusieurs frégates.
Suivant les dernières nouvelles de Saint-Domingue , les
nègres rasent toutes les fortifications du Port Républicain ,
ils démolissent les maisons en pierre , et construisent des
maisons de bois , afin de pouvoir les incendier en cas
d'attaque.
Constantinople , 20 février.
Le ministre d'Angleterre a demandé à la Porte de recevoir
en Egypte un certain nombre de troupes anglaises
pour garder et défendre cette possession importante du
grand-seigneur ; S. M. B. s'engageant , au moyen d'une
garantie suffisante qu'elle offrait , à remettre ladite proGERMINAL
AN XII. 87
vince , et à retirer entièrement ses troupes , lorsque les
circonstances cesseraient d'exiger une telle mesure de pré-
Jusqu'à présent la Porte n'a fait aucune réponse
à cette note ; mais on ne doute pas que celle qu'elle
fera ne soit négative , ou au moins évasive .
caution. ―
Francfort , le 21 mars.
Hier il arriva ici de Mayence deux gendarmes français
qui descendirent d'abord chez le C. Hersinger , ministre
résident de la république française. Ce dernier se rendit
aussitôt au sénat pour lui faire une communication , au
nom de son gouvernement. A midi des agens de la police
de la ville se transportèrent à l'auberge du Koseneck , et
y arrêtèrent une personne qui fut conduite à la prison
civile , après que tous ses papiers eurent été saisis . Ce
matin , à six heures , la même personne a été remise aux
gendarmes français et transportée à Mayence.
Lausanne , le 20 mars.
?
D'après l'avis qu'on a reçu que quelques individus
impliqués dans ta conspiration contre le premier consul ,
pour se soustraire aux recherches dirigées contre eux
cherchaient un refuge dans la Suisse , le général Vial ,
ambassadeur de France s'est adressé au landamman
pour l'inviter à demander aux gouvernemens des cantons
l'arrestation de ces individus.
Zurich , 21 mars.
A peine les mouvemens occasionnés par l'adresse de
quelques communes contre le rachat des dîmes, était- il
appaisé , qu'il en a éclaté de plus sérieux dans les communes
de Woedenchwil , de Richterwill et de Haten . Le
16 de ce mois était fixé pour leur prestation de serment.
MM. Usteri et Hirzel , représentans du gouvernement ,
venaient d'ouvrir la séance par un discours analogue ; au
moment où ils prononçaient la formule du serment , de
violens cris s'élevèrent de toutes parts : Non , non ; la
liberté de 1798 , la liberté conquise par Tell , la liberté
l'égalité et l'Evangile ! Tous les efforts pour ramener l'ordre
furent inutiles. Dès que le gouvernement a été instruit
de ces troubles , il a pris les mesures les plus efficaces
pour faire respecter les lois , pour obtenir une satisfaction
complète du passé et une garantie assurée pour l'avenir
et on a instruit du tout le landamman.
Du Havre , le 2 germinal.
Deuxbâtimens étrangers , l'un prussien, et l'autre danois,
4
88 MERCURE DE FRANCE ,
tentèrent de forcer le blocus et d'entrér dáns notre port.
Le premier fut pris. Le danois vivement poursuivi , arrivá
heureusement sous une de nos batteries . Cependant comme
on avaitcru remarquer que ce même bâtiment avait communiqué
avec les Anglais , on a craint que le mouvement
hostile de ceux-ci à son égard ne fût qu'un jeu ; on a pris
en conséquence les précautions commandées par la prudence
, et avant de permettre à l'équipage de mettre pied
à terre , on fera un sévère examen de chacun des individus
dont il se compose.
ཡི་
CORPS LÉGISLATIF.
Séance des 2 et 3 germinal.
Rien n'étant à l'ordre du jour , le corps législatif s'est
ajourné au lendemain . Le 3 , le citoyen Marcorelle a
proposé de consacrer par un monument la confection du
Code civil , et de faire placer , à l'entrée de la session prochaine
, le buste en marbre blane du premier consul, dans
l'enceinte des séances du corps législatif. Cette proposition,
vivement appuyée , a été arrêtée d'une voix unanime.
Le projet relatif à la conscription est sanctionné . — Le
conseiller d'état Fourcroy a la uni arrêté du gouvernement
qui fixe à ce jour la clôture dè la session du corps
législatif pour l'an XII.
PARIS.
Dans la séance du 2 de ce mois , le sénat a reçu , pār
l'organe du grand-juge , une communication de la correspondance
originale que M. Drake , ministre da rơi
d'Angleterre pres la cour électorale de Bavière , entretient
depuis quatre mois avec des agens envoyés , payés, dirigés
par lui au sein de la république . Cette correspondance
consiste en dix lettres originales : elles sont toutes écrites
de la 'main de Drake . A cette correspondance sont jointes
les instructions que M. Drake est chargé de distribuer à
ses agens , et l'état authentique des sommes payées et des
sommes promises , pour récompenser et encourager des
GERMINAL AN 89
t
XII.
crimes que les législations les plus indulgentes punissent
partout du dernier supplice.
Si l'on ne considère que le titre dont il est revêtu
M. Drake est un homme public ; mais , réellement , il n'est
( ses instructions en font foi ) que le directeur secret des
machinations anglaises sur le continent. Son objet se
trouve clairement exposé dans les dix -huit articles des
instructions que l'Angleterre fournit à tous ses agens , et
qui forment la première des pièces jointes au rapport du
grand-juge au premier consul. Les articles 2 , 7 , 8 , 9 et
13 de ces instructions sont remarquables. Les voici :
Art. 2. Le but principal du voyage étant le renversement du gouvernement
actuel , un des moyens d'y parvenir est d'obtenir la connaissance
des plans de l'ennemi . Pour cet effet , il est de la plus hauté importance
de commencer , avant tout , par établir des correspondances sûres
dans les différens burea: x , pour avoir une connaissance exacte de tous
les plans , soit pour l'extérieur , soit pour l'intérieur. La connaissance
de ces plans fournira les meilleures armes pour les déjouer ; et le défaut
de succès est un des moyens de discréditer absolument le gouvernement
; premier pas vers le but proposé, et le plus important .
7. On pourrait , de concert avec les associés, gagner les employés
dans les fabriques de poudrè , afin de les faire sauter quand l'occasion
s'en présentera.
8. Il est sur-tout nécessaire de s'associer et de s'assurer de la fidélité
de quelques imprimeurs et graveurs , pour imprimer et faire tout ce
dont l'association aura besoin .
9. Il serait à desîrer que l'on connût au juste l'état des partis en
France , sur-tout à Paris.
13. Il est entendu qu'on emploiera tous les moyens possibles pour
désorganiser les armées , soit au dehors , soit au dedans.
u Ainsi , dit le grand-juge , corrompre les administrations
; établir des volcans partout où la république a des
magasins de poudre ; se procurer des imprimeurs , et des
graveurs fidèles pour en faire des faussaires ; pénétrer dans
le sein de tous les partis pour les armer l'un contre l'autre ;
et enfin soulever et désorganiser les armées tels sont les
objets effectifs de la mission diplomatique de M. Drake en
Bavière.
8
» Ma's heureusement le génie du mal n'est pas aussi
puissant dans ses moyens , qu'il est fécond en illusions et en
90 MERCURE DE FRANCE ,
projets sinistres...... Des hommes qui ne mettent de prix
qu'à l'or , et qui n'ont d'habileté que pour de basses intrigues
, ne sont pas capables de concevoir quelle est la
consistance et le pouvoir d'un état de choses qui est le
résultat de dix années de souffrances et de victoires , d'un
grand concours d'événemens, et de la maturité d'une noble
nation , formée par les dangers et les efforts d'une guerre
glorieuse et d'une terrible révolution .
>> Dans ce bel ensemble de puissances et de volontés ,
M. Drake ne voit que des occasions d'intrigue et des
scènes d'espionnage. Pendant mon séjour en Italie , dit-il
à ses correspondans ( Munich , 27 janvier , nº . 7 ) , j'ai eu
des liaisons avec l'intérieur de la France . Il en doit étre de
même à présent, d'autant plus que je me trouve étre, dans
ce moment , un des ministres anglais les moins éloignés de
la frontière.
>> Tels sont ses titres pour travailler au bouleversement
de la France. Ses moyens valent- ils mieux que ses titres ?
>> Il a des agences auxquelles il n'ose se fier. Ses correspondans
incertains lui écrivent par la Suisse , par Strasbourg,
par Kehl , Offenbourg et Munich ; il a des subalternes
dans ces villes , pour soigner la sûreté de sa correspondance.
Il fait usage de faux passeports ( nº . 835 ) ,
de noms de convention , d'encre sympathique ( n°. 1 ).
Tels sont les moyens de communication par lesquels il
transmet ses idées , ses projets , ses récompenses ; et c'est
par les mêmes voies qu'on l'informe des trames ourdies
sous sa direction , pour soulever d'abord quatre départemens
( p. 7 ) , y former une armée , la grossir de tous les
mécontens , et renverser le gouvernement du premier
consul.
. >> Sans doute ces tentatives et ces promesses sont insensées
, et les vils et misérables moyens qu'on a mis en oeuvre
sont trop disproportionnés avec les difficultés de l'entreprise
, pour qu'on doive concevoir la moindre inquiétude
sur son succès : mais ce n'est pas toujours sur des motifs
de crainte , et dans la vue de punir , qu'agit cette politique
GERMINAL AN XII 91
intérieure et domestique à laquelle on a donné le nom de
police , et dont l'objet capital n'est pas seulement de prévenir
et de réprimer le crime , comme celui de la politique
extérieure est d'enchaîner l'ambition , mais encore d'ôter
au vice et à la faiblesse même , jusqu'aux occasions , jusqu'à
la tentation de faillir .
» Dans les pays les mieux gouvernés , il y a des esprits
capables d'être détournés de la ligne du devoir par une
sorte de penchant naturel à l'inconstance. Dans la société
la mieux organisée , il y a des hommes faibles et des
hommes pervers . Il a toujours été reconnu par mes prédécesseurs,
que c'était remplir un devoir d'humanité de veiller
sur ces hommes , non dans la vaine espérance de les
rendre bons , mais pour arrêter le développement de leurs
vices. Et comme , à cet égard , toutes les nations policées
ont le même intérêt à défendre et les mêmes devoirs à
remplir, il a toujours été reçu en maxime générale , qu'aucun
gouvernement ne devait souffrir qu'il s'élevât nulle
part une bannière autour de laquelle les hommes corrompus
de tous les pays et de toutes les professions pussent se
rallier, s'entendre et comploter la désorganisation générale ;
et dans cette vue , ils doivent moins encore souffrir qu'il
s'établisse autour d'eux une école infâme de séduction et
d'embauchage , qui éprouve la fidélité , la constance , et
attaque à la fois les affections et la conscience des citoyens.
))
dans sa
M. Drake avait une agence à Paris . Mais d'autres ministres
, instrumens de discorde et embaucheurs comme
lui , peuvent aussi avoir des agences . M. Drake ,
correspondance , dévoile tous ceux qui existent en France ,
par le soin même qu'il prend de nier qu'il les connaisse . Je
répète , dit-il dans ses lettres ( n° . 4 , 5 , 6 , 8 et 9 ) , que
je n'ai aucune connaissance de l'existence d'aucune autre
société que de la vôtre. Maisje vous répète , dit-il en plusieurs
endroits , que s'il en existe , je ne doute nullement
que vous et vos amis ne preniez toutes les mesures convenables
, non - seulement pour ne pas vous embarrasser
92 MERCURE
DE FRANCE
,
mais pour vous aider mutuellement. Et enfin il ajoute
( Munich , 9 décembre 1803 ) avec une fureur grossière et
digne du rôle qu'il joue : Il importe fort peu par qui l'animal
soit terrassé ; il suffit que vous soyez tous prêts à
joindre la chasse. C'est par suite de ce système que , lors
de la première manifestation du complot qui dans ce moment
occupe la justice , il écrit : Si vous voyez les moyens
detirer d'embarras quelqu'un des associés de Georges , ne
manquez pas d'en faire usage ( nº. 9 ) . Et comme dans les
disgraces le génie du mal ne se décourage jamais , M. Drake
ne veut pas que ses amis s'abandonnent dans ce revers
inattendu. Je vous prie très-instamment , écrit - il ( Munich ,
25 février 1804 , nº . 9 ) , de faire imprimer et adresser surle-
champ une courte adresse à l'armée ( officiers et soldats
). Lepoint principal est de chercher à gagner des partisans
dans l'armée ; car je suis fermement dans l'opinion
que c'estpar l'armée seule qu'on peut raisonnablement espérer
d'opérer le changement tant desiré.
Le grand-juge a terminé ainsi son rapport :
t
La vanité de cette espérance est aujourd'hui hautement caractérisée
par la touchante unanimité des sentimens qui ont éclaté de toutes parts ,
au moment où l'on a su de quel danger la France avait été menacée.
Mais après la tentative d'un crime dont la méditation seule est une
offense contre l'humanité , dont l'exécution eût été une calamité ,
non-seulement nationale , mais , si je puis le dire , européenne , il faut à
la fois une réparation pour le passé et une garantie pour l'avenir .
Des brigands épars , isolés , en proie au besoin , sans concert , sans
appui , sont partout plus faibles que la loi qui doit les punir , que la
police qui doit les intimider . Mais s'il existait pour eux un moyen de
s'unir ; s'ils pouvaient correspondre entre eux et avec les brigands des
autres pays ; si , dans une profession la plus honorable de toutes , puisque
la tranquillité des états et l'honneur des souverains en dépendent ,
il y avait des hommes autorisés à se servir de toutes les facultés qué
leur position leur donne , pour recruter partout le viee , la corruption
, l'infamie et la scélératesse , et faire de tout ce qu'il y a de plus vil
et de plus pervers dans le monde , une armée d'assassins , de révoltés ,
de faussaires aux ordres du plus immoral , du plus ambitieux de tous
les gouvernemens , il n'existerait aucun motif de sécurité en Eurepe
pour la consistance des états , pour la morale publique , et pour
la durée même des principes de la civilisation.
GERMINAL AN XII. 93
Il n'appartient pas à mon ministère de discuter les moyens qui
peuvent être en votre ponvoir de rassurer l'Europe , en la garantissant
contre de tels dangers . Je ne contente de vous informer , et de vous
prouver qu'il existe à Munich un Anglais nommé Drake , revêtu d'un
Caractère diplomatique , qui , à la faveur de ce caractère et du voisinage
, entretient de sourdes et criminelles menées au sein de la république
; qui embauche des agens de corruption et de révolte ; qui réside
hors de l'enceinte de la ville , pour que ces agens puissent entrer chez
lui sans scandale et sortir sans être exposés , et qui dirige et soudoie
en France des hommes chargés par lui de préparer le renversement da
gouvernement.
Cette nouvelle espèce de crime échappant par sa nature aux moyens
de répression que les lois mettent en mon pouvoir , j'ai dû me borner
vous la dévoiler , en vous exposant en même temps ses sources, ses
circonstances et ses suites .
à
Le grand-juge a déposé sur le bureau du sénat , les
pieces originales mentionnées dans son rapport.
Le sénat a nommé au scrutin une commission de cing
membres pour en faire un rapport dans la séance de mardi6.
D'après le rapport qui lui a été fait , la sénat a arrêté , dans
sa séance extraordinaire de mardi , la présentation d'une
adresse au premier consul. Cette adresse lui a été présentée le
7 par le sénat en corps .On n'en connoît pas encore le contenu .
La manière dont la correspondance de M. Drake a passé
dans les mains du gouvernement français , est indiquée de la
manière suivante dans une note qui accompagne les pièces.
« L'agent ( de M. Drake ) arrivé à Paris , reconnut bientôt
» qu'il n'y avait rien à faire pour le succès de sa mission.
>> Il ne renonça point cependant à faire passer à M. Drake
>> des lettres et des bulletins pour son argent ; mais il mit
>> aussitôt la police dans la confidence de cette correspon-
» dance. » Un exemplaire de ce rapport et des pièces y annexées
ayant été envoyé à chacun des membres du corps
diplomatique à Paris , tous ont témoigné officiellement
l'horreur que leur inspirait la conduite de M. Drake.
- L'inspecteur Pâques et le commissaire Comminge ,
accompagnés de six gendarmes de la légion d'élite , ont
arrêté hier le nommé Villeneuve , le principal affidé de
94 MERCURE DE FRANCE ,
7
Georges , et le nommé Burban Malabre , dit Barco. Ces
deux brigands étaient cachés , avec un troisième, rue Jean-
Robert , chez un nominé Dubuisson . Le nommé Dubuisson
et sa femme ont long- temps nié avoir recélé ces
brigands , et ont fini par vouloir donner le change , en
déclarant qu'ils étaient sortis le matin de chez eux , et
qu'ils rentreraient le soir à huit heures; mais la maison a été
fouillée , et l'on n'a pas tardé à découvrir une cachette pratiquée
dans une boiserie , où ces brigands s'étaient enfermés
. Sommés de se rendre , ils ont gardé le silence ; mais
on a tiré sur eux des coups de pistolet qui les ont obligés
de sortir , quoiqu'ils n'eussent pas été atteints. Une foule
immense de peuple les a accompagnés chez le grand- juge.
On a trouvé sur eux une grande quantité de pièces d'or et
des lettres -de -change anglaises. Villeneuve avait un passeport
de lord Pelham pour sortir d'Angleterre et y rentrer ,
avec recommandation à toutes les stations et aux commandans
anglais de le protéger . Tous les principaux brigands
dont la liste a été insérée dans le Moniteur du 16 ventose
, se trouvent arrêtés , hormis Charles d'Ozier , que
l'on est fondé à croire encore à Paris. Armand et Jules
Polignac , et Rivière , quelques jours avant leur arrestation,
avaient logé chez Dubuisson, rue Jean-Robert .(Moniteur.)
-On écrit de Philadelphie , qu'une partie des colons de
S. Domingue , réfugiés sur le continent , retournent à
S. Domingue , sur l'invitation de Dessalines.
- On a arrêté à Bordeaux , dans les derniers jours du
mois dernier , un imprimeur impliqué dans la conspiration.
Il avait chez lui des exemplaires encore humides
de la proclamation de Louis XVIII . Deux autres personnes
ont été arrêtées dans la même ville , comme prévenues
de complicité dans la conspiration .
Le sénat d'Hambourg a fait arrêter et remettre au
général Frère , commandant à Harbourg , sur la demande
du C. Reinhard , un des brigands, qui était arrivé d'An-.
GERMINAL AN XII 95
gleterre depuis trois jours , et qui était destiné à se
rendre à Paris. C'est un ci-devant noble breton , se disant
comte d'Aglé. A sa conduite et à ses propos , quelques
personnes ont cru qu'il était en démence .
-
Le colonel Brossard , qui a tiré un coup de fusil sur
le général français Grandjean, à Hameln , a été condamré
guerre tenu à Hanovre , à vingt ans de
par un conseil de
prison.
-On assure que le premier consul a répondu ce qui
suit au discours que le président du corps législatif lui
adressa dimanche dernier : « J'ai vu avec plaisir le bon
esprit des Français. Les conspirateurs n'ont touvé d'asile
que parmi cette espèce d'hommes qui n'a point de patric.
Tous ceux qui mettent du prix à l'honneur , et qui ont des
droits à la considération publique , soit par leurs habitudes
anciennes , soit par la confiance actuelle du gouvernement
, se sont éloignés avec horreur des assassins . Nulle
classe n'est coupable. Quelques individus seront seuls
frappés. Les opinions et les erreurs passées , de quelque
nature qu'elles soient, ne pourront être recherchées par la
justice nationale. Elle ne connaîtra que les délits actuels.
Les puissances continentales de l'Europe forment le même
voeu que le gouvernement français ; elles desirent avec lui
que les instrumens de trouble disparaissent à jamais . »
-
On mande de Strasbourg , que ceux qu'on a arrêtés
sur les bords du Rhin se divisent en deux classes : les
uns , parmi lesquels sont compris les émigrés arrêtés à
Offenbourg et à Ettenheim , et beaucoup de prêtres ,
avaient fait cause commune avec ceux qui voulaient
assassiner le premier consul et opérer la contre-révolution ;
les autres , également à la solde de l'Angleterre , comme
les premiers , travaillaient , dit-on , au projet de faire
naître une seconde Vendée dans les treize départemens
réunis. Dans cette dernière cathégorie sont compris ,
ce que l'on prétend , plusieurs individus qui ont parcouru
1
96
MERCURE
DE
FRANCE
. ces départemens , et dont quelques-uns , aussitôt que leur
complot a été découvert , se sont réfugiés sur la rive
droite du Rhin , où ils se croyaient en sûreté ; mais ils
ont été successivement arrêtés en Allemagne , sur la réqui
sition des ministres français qui y résident . C'est Dumpff,
arrêté à Heilbronn et conduit à Paris , qui a été le priucipal
auteur connu de ce dernier complot.
Hier , trois transports des prisonniers d'état détenus à
notre citadelle , sont partis , sous une forte escorte , pour
être conduits à Paris. Madame de Reich , d'Aymar et le
général Desnoyers sont de ce nombre. On annonce que
ceux qui restent suivront incessamment la même destination.
Le même jour , deux prisonniers , escortés par un
officier et six soldats badois , sont arrivés ici : on dit qu'ils
ont été arrêtés à Ulm , et transférés par des soldats bavarois 、
à Carlsruhe , où ils ont été mis à la disposition du gouvernement
de Bade , pour être conduits ici . L'un d'eux
est , dit-on , un agent anglais
Il a été fait hier ici quelques nouvelles arrestations. Le
général Caulaincourt vient de repartir pour Paris.
-Une dépêche télégraphique du 6 germinal , adressée
par le préfet maritime de Brest au ministre de la marine ,
annonce qu'un vaisseau de ligne anglais a échoué , le 4
» de ce mois près les Pierres-Noires. Ce vaisseau est
» crevé . >>
•
-La séance publique de l'Institut national , du 2 germinal
, a été tenue par la classe d'histoire et de littérature
ancienne. Elle a décerné le prix qu'elle avait proposé sur
cette question : « Quelle a été l'influence de la réforma-
>> tion de Luther sur la situation politique des différens
» états de l'Europe , et sur le progrès des lumières ? » ·La
classe a adjugé le prix au mémoire portant pour épigraphe
: Omnia probate. (Saint-Paul ... ) L'auteur est M.Ch.
Villers , qui a reçu la médaille des mains du président.
REPERA
(No. CXLV. ) 17 GERMINAL an A2
( Samedi 7 Avril 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POESIE.
ཀྱ
cen
FRAGMENT.
DU V LIVRE DE L'ÉNÉIDE.
Extrait de la traduction du M. Hyacinthe Gaston ( 1 ) ,
MAIS
vers 286.
Ars Junon , d'Inachus délaissant les rivages ,
Faisait voler son char dans un ciel sans nuage.
Non loin de la Sicile elle voit le héros
Au sable hospitalier confiant ses vaisseaux ,
Bâtir les fondemens d'une seconde Troye ;
Elle voit les Troyens , et frémit de leur joie.
« O race détestée à mes vastes desseins
Te verrai-je toujours opposer tes destins !
Quoi ! j'inondai de sang les plaines de Sigée ,
Je fis tomber Pergame , et ne suis pas vengée !
Le Phrygien vaincu se dérobe au vainqueur !
Je suis donc sans pouvoir puisqu'il est sans terreur !
(1 ) La première livraison se vend chez le Normant , et à l'Athénée.
Un vol. in-89, Prix : 3 fr. 60 c. , et 7 fr. 50 c. pap. vélin.
Ꮐ
98 MERCURE DE FRANCE ,
Non , non , de te punir je ne suis point lassée ;
Tu vis encor , tu vis , et je suis offensée !
J'ai proscrit les enfans du vil Laomédon ,
Et partout sur les mers ils ont trouvé Junon ;
Contr'eux j'armai les Dieux et du ciel et de l'onde ;
Que sert l'onde et le ciel ! .... Leur flotte vagabonde
A travers les écueils , malgré mes vains efforts ,
Du Tibre desiré sut aborder les ports .
Calydon a gémi sous les coups de Diane
Le dieu Mars étouffa le Lapithe profane ;
Encor ce châtiment l'avaient-ils mérité !
"
Et moi , contre Ilion , que n'ai-je point tenté ?
Femme de Jupiter , je verrai donc Enée
Abaisser mes honneurs devant sa destinée !
Non. Si le ciel balance à défendre mes droits ,
Le Tartare du moins reconnaîtra ma voix .
Je ne puis à son sort dérober l'Ausonie ,
Je ne puis au perfide arracher Lavinie ,
Il est vrai ; mais je puis retarder son bonheur
Et des peuples rivaux irriter la fureur.
Que leur sang soit le prix de ce grand hyménée ;
Vierge ! voilà ta dot et les présens d'Enée .
Viens , Bellone
t'attend
pour
assembler
ces noeuds.
Nouvelle
Hécube
, il sort de tes flancs
malheureux
Ce Pâris menaçant
, ce flambeau
si funeste
Qui de Pergame
un jour doit consumer
le reste . »
Sur la terre , à ces mots , l'implacable
Junon
Descend
, et des Enfers
fait sortir
Alecton
;
Alecton
qui nourrit
dans son coeur
sanguinaire
La peur
la trahison
, la vengeance
et la guerre.
Ses soeurs , à son aspect , frémissent
de terreur ;
Pluton
qui l'engendra
, la voit avec horreur
:
Tant ce monstre
hideux
, sous cent formes
mouvantes
,
Fait siffler sur son front de couleuvres
béantes
!
« O fille de la Nuit ! c'est la reine des Dieux
C'est Junon qui t'appelle à la clarté des cieux :
"
GERMINAL AN XII.
99
Je veux t'associer à ma juste vengeance ,
Rompre un hymen fatal , dont ma gloire s'offense
Et bannir l'étranger du royaume latin.
Tu sais dans tous les coeurs épancher ton venin
Contre un fils innocent armer la main d'un père ,
Frapper le jeune époux d'un poignard adultère ,
Et plonger , en semant la discorde et le deuil ,
Deux frères ennemis dans le même cercueil .
L'Enfer te confia le grand art de détruire ;
2
Ton génie est fécond ..... viens , il s'agit de nuire ;
Il faut le déployer : viens , parle , et que ta voix
Précipite aux combats deux peuples et deux rois !
Des poisons de Méduse Alecton s'est armée ;
Elle vole à Laurente , où la reine alarmée
Repousse l'étranger que chérit Latinus ,
Et pour sa fille en vain redemande Turnus.
La fille des Enfers lui lance une vipère
Qui va de ses fureurs la remplir toute entière :
La couleuvre en secret se glisse dans son sein ,
Erre en plis ondoyans sous des tissus de lin ,
S'enlace en chaîne d'or pour former sa parure ,
Et tresse à longs anneaux sa blonde chevelure .
Amate à son époux ne peint que sa douleur ;
Le noir poison encor n'a
atteint son coeur ;
Mère , elle fait parler les larmes d'une mère .
pas
« Qu'importe à Lavinie une race étrangère ?
Un Troyen fugitif deviendrait son époux !
C'est mépriser sa mère , et votre fille , et vous.
Peut-être sur les mers le perfide s'apprête
A traîner loin de nous sa superbe conquête :
Du pasteur phrygien vous savez les forfaits ,
Ménélas vous apprend à placer vos bienfaits.
L'amour , les droits du sang , une sainte promesse
Assuraient à Turnus la main de la princesse ;
Mais si d'un étranger vous devez faire choix ,
Si le ciel par Faunus fit entendre sa voix ,
100 MERCURE DE FRANCE ,
Tous les guerriers soumis aux lois de votre empire.
Sont les seuls que les dieux vous défendent d'élire :
Les Dieux seront contens . Vous le savez : Turnus
Est né du sang fameux d'Achryse , d'Inachus ,
Et ses aïeux jadis ont régné dans Mycènes . »
Ses voeux sont rejetés ; elle sent dans ses veines ,
Du reptile infernal circuler le poison ;
Il fatigue ses sens , il trouble sa raison :
Pâle , et semant au loin l'effroi qui la tourmente ,
Elle fuit , et se perd dans les murs de Laurente.
Tel , sous un long portique , avec force lancé ,
Erre , revient et gronde , à grand bruit repoussé ,
Ce mobile jouet que l'enfance folâtre
Poursuit , frappe d'un bras aux jeux opiniâtre ,
Surprise de le voir , sous son fouet vigilant ,
En cercle tournoyer sur son pivot roulant.
LA PÊCH E.
TRADUCTION DE METASTASE.
LA nuit des cieux noircit l'azur ;
Viens , Nice , viens ma bien- aimée ,
Le temps est beau , l'onde est calmée ;
Viens respirer l'air frais et pur.
Tu ne sais pas que rien n'efface
Ce qu'on goûte ici de plaisirs ,
Quand mollement les doux Zéphyrs
Des mers caressent la surface.
Une fois quitte ton séjour
:
O ma Nice , ton toit rustique
N'est pas , crois-moi , l'endroit unique
Où les ris ont fixé leur cour.
Quand la nuit ramène les ombres ,
Les plaisirs règnent dans ces lieux ,
GERMINAL AN XII. ΙΟΙ
En dépit de ces voiles sombres.
Dans la mer rivale des cieux ,
Viens voir les astres radieux ,
Réfléchir leur clarté brillante
Sur la surface de ces flots ;
Viens voir la lune scintillante
Se mirer au cristal des eaux.
Le jour , au son de ma musette
De la flûte imitant les sons ,
Je peindrai ma peine secrète
Dans mes amoureuses chansons :
Ou si ma flûte t'importune ,
Aussitôt , docile à tes lois ,
De Doris , Glaucus et Neptune
Je chante les galans exploits .
"
Et quand aux bords des mers bruyantes
Tu verras tes moutons chéris
Paître l'herbe des prés fleuris ,
Sans craindre les chaleurs brûlantes ,
Ou bondir autour des buissons ,
Alors , et bergère , et pêcheuse ,
Ma Nice , aux crédules poissons
Jette la ligne insidieuse ,
Ou les perfides hameçons :
Tu les verras tous , avec joie ,
Jaloux de devenir ta proie ,
Fuir leurs rochers , fendre les eaux ;
Tu verras de leurs verts roseaux
Sortir les Nymphes empressées ,
Pour t'offrir le cristal brillant
Et le corail étincelant
Dont leurs grottes sont tapissées.
AUG. DE LABOUISSE.
3
102 MERCURE DE FRANCE ,
LES DEUX VOYAGEURS
FABLE.
<< NUL n'est , dit - on , prophète en son pays. »
Avec fierté répétant cet adage ,
Deux insectes des plus petits
Se mirent un jour en voyage.
<< Courons ! le monde est assez grand ,
» Disoient-ils ; à quoi bon languir dans la misère ,
>> En horreur aux humains , vils rebuts de la terre ,
» Exposés à périr sous les pieds du passant ? »
De feuille en feuille se glissant ,
Bientôt de leur patrie ils gagnent la frontière.
En huit jours , les voilà dans un désert affreux ,
Où végétait sur la bruyère
Un essaim d'animaux encor plus malheureux .
<< Bornons ici notre carrière !
>> Dit l'un des deux ambitieux ;
>> Nous régnerons en paix sur la peuplade entière ,
» Qui croira voir en nous ses maîtres et ses dieux . »
Qu'il est de gens qui gagnent aux voyages !
Chez des étrangers ignorans ,
Que d'imbécilles personnages
Ne voit-on pas s'ériger en savans !
KÉRIVAL ANT.
ENIGME.
Je vais dans l'air avec l'oiseau ,
Sans quitter l'homme sur la terre ;
Restant toujours au sein de l'eau ,
Je me trouve avec le tonnerre ;
J'étonne l'oeil par ma grosseur ,
Et suis moindre qu'un grain de sable ;
Mon aspect inspire l'horreur ,
Ma forme plaît , est agréable.
GERMINAL AN XII. 103
En tous lieux je porte mes pas ,
Je ne saurais bouger de place ;
Chez moi règnent les noirs frimas
Ma chaleur fait fondre la glace ;
Mon être est nu comme la main ,
On vante partout sa parure ;
2
Rien n'est tendre comme mon sein ,
Rien n'est plus dur dans la nature .
Mes yeux fixés vers le soleil
Bravent l'éclat de sa lumière ;
Plongé dans un profond sommeil ,
Je n'ouvre jamais la paupière ;
Ma blancheur est celle du lis ,
Je suis pourtant couleur d'ébène ;
L'homme dans moi trouve un logis ,
Et dans sa main je tiens sans peine .
Si je suis utile en tous temps ,
Combien ne suis - je pas nuisible !
Je souffre des maux bien cuisans ,
Et suis tout-à-fait insensible ;
Souvent un rien m'anéantit ,
Un rien me donne l'existence ;
Contre moi le feu s'amortit ,
Et tout cède à ma violence.
Mon nom est -il encor douteux ?
Un mot va le faire connaître.
Regardez , lecteurs curieux :
En corps ici je vais paraître ......
Mais , qu'ai-je dit ? lecteurs , c'est trop ;
Bonsoir , il faut que je vous quitte ;
Je prendrai même le galop ,
Afin de m'éloigner plus vite,
1
Par P. ROQUE ( de Brives ) .
4
104 MERCURE DE FRANCE ,
LOGO GRIPH E.
QUAND j'offre mes neuf pieds aux jeux de ton esprit ,
Lecteur , je vois , j'entends ; une fleur est éclose ;
Je nais au Vatican ; je roule , je dépose ;
A mon gré la vapeur s'arrête ou se conduit .
Je suis caprice , humeur , distance , appui , mesure ;
Tantôt vache , ou prophète ; acte , ou frein du méchant ;
Tantôt feuille de fer , plante , ou médicament.
Je loge en tes habits pour chasser la froidure ,
Et tu me vois encor sur un lit de verdure ,
Sur l'autel , à tes pieds , et dans le firmament .
J'enferme mille dards ; la Fortune me donnee ;
Je mûris la moisson ; je souffle avec fracas .
Sur toi , sur ta maison , sur les dons de Pomone
Je m'expose , et je nais pour chanter le trépas.
Dans Rome , oiseau sacré , reine affreuse , ou poète ;
Meurtrier dans les camps , nécessaire aux travaux .
Pour finir , je deviens l'objet d'une conquête ,
Un message d'amour , même un lieu de repos ,
Cher lecteur , quand mon tout te cassera la tête .
Par M. TANCHON , pharmacien ,
aux Invalides.
CHARADE.
QUAND Sur un corps , qui n'est pas mon premier ,
Un enfant vient à faire mon dernier ,
Il pleure , et cherche mon entier.
B***.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Conscrits.
Celui du Logogriphe est Cor , où l'on trouve Or.
Celui de la Charade est Théâtre.
GERMINAL AN XII. 105
Paradise Lost ; nouvelle édition , faisant partie de
la Collection des classiques anglais , qui paraît
chez Théoph. Barrois et le Normant.
U
( Second extrait. Voyez le n° . précédent . )
Au commencement de son poëme , Milton
avait annoncé le dessein de disculper la Providence
, et de justifier sa conduite envers les
hommes:
I may assert eternal Providence ,
And justify the ways of God to men.
C'est ce qu'il a exécuté dans le troisième chant .
On peut remarquer que Pope , dans son poëme
de l'Essai sur l'Homme , a mis en avant la même
idée , et qu'il l'a exprimée dans les mêmes termes.
Mais le poète philosophe ne s'est pas soutenu
comme le poète épique à la hauteur de cette
grande pensée. Pope bâtissait un système incomplet
sur quelques-unes des idées vastes dérobées
au génie de Leibnitz ; au lieu que Milton s'appuyait
sur les idées fondamentales de la croyance universelle
. Il règne dans celui - ci une simplicité majestueuse
, qui accompagne naturellement l'expression
des idées générales , et qui est bien supérieure à
tous les raffinemens philosophiques dont celui-là
cherche à embellir des opinions particulières.
Dans Milton , un grand spectacle se joint à une
philosophie sublime : c'est Dieu lui-même qui , au
milieu des choeurs célestes , justifie ses conseils , en
expliquant de quelle manière la liberté est un
attribut essentiel de la nature humaine , puisqu'elle
seule peut donner du mérite à ses actions , et du
prix à sa volonté . Or , la liberté emporte avec elle
le droit et le pouvoir de choisir entre le bien et
106 MERCURE DE FRANCE ,
le mal . Ce choix , quelle qu'en soit l'issue , ne peut
donc fournir d'argument contre sa Providence .
Il montre ensuite comment la justice et la bonté
s'accorderont dans toutes ses voies , pour la réparation
du mal , en sorte que la nature humaine se
trouve à la fin relevée sur un plan supérieur ; et
tandis que sa perte se trame d'un côté , de l'autre
sa délivrance est entreprise par celui à qui seul il
appartient de dire qu'il remue le ciel et la terre
pour accomplir ses vues . On ne pouvait sans doute
développer , de part et d'autre , des desseins plus
importans , ni les faire contraster dans un tableau
d'une plus magnifique ordonnance .
que La peinture des Enfers paraissait plus facile
celle des Cieux , et quelques personnes la trouvent
plus brillante. C'est que nous avons l'idée des passions
qui animent la première , et nous n'en avons
point de la félicité qui fait le sujet de la seconde ;
j'entends de cette félicité que Dieu trouve en luimême
, et dans la considération de ses hautes
perfections :
Alis secum habitans in penetralibus
Se rex ipse suo contuitu beat.
"
C'est un sujet entièrement inaccessible à notre intelligence
, et dans lequel Milton a souvent emprunté
les expressions des prophètes , pour soutenir
la majesté des idées . Si Platon bannissait
Homère de sa république , parce qu'il avilissait
les Dieux par ses peintures , on peut croire qu'il
eût fait un accueil bien différent à la muse de
Milton. Mais tous les esprits ne sont pas propres
à goûter cette poésie intellectuelle ; et il ne faut
pas s'étonner si , nourris dans l'amour des fictions
de l'antiquité , plusieurs critiques lui ont fait un
reproche de s'être appliqué à un genre de beautés
si sévère. On ne sait si c'est par complaisance pour
GERMINAL AN XII.
107
cette légéreté , ou pour flatter les préjugés de sa
nation, que cegrand poète s'est jeté dans des fictions
absolument indignes de son sujet et de la gravité
de l'Epopée ; mais on n'imaginerait jamais par
quelles folies il a terminé un chant si sublime et si
religieux. Elles sont si extravagantes , qu'aucun
traducteur sensé n'oserait les faire passer dans sa
langue . Il faut lire l'original pour en avoir une idée.
Il feint que le prince des démons , en continuant
son voyage sur la surface de l'univers , sans lumière,
et sans chaleur , y découvre un continent immense ,
aride et continuellement battu des vents , dans
lequel il place un vaste limbe , qu'il appelle le
Paradis des fous. Ce Paradis , où il aurait mérité
une place , pour l'avoir inventé , est destiné , selon
lui , à loger les bulles des papes , les dispenses , les
indulgences , les reliquaires , et les moines blancs ,
noirs et gris. Le destin qu'il forge à ces malheureux
moines , est d'une invention bien bizarre . A peine
ont-ils posé le pied sur les degrés du Paradis , qu'un
tourbillon les enlève et les fait pirouetter à dix mille
lieues à la renverse . Milton trouvait sans doute ce
petit jeu très-amusant ; il se flattait de faire rire les
protestans aux dépens des papistes , et il ne sentait
pas combien ces imaginations burlesques dégradaient
son poëme et son génie. On
peut dire que
cet esprit d'animosité et de dérision qui respire
plus ou moins chez tous ceux qui se sont écartés de
la croyance générale , est pour eux une source féconde
de ridicule et de mauvais goût.
Le prince des Enfers arrive à un riche portail ,
auquel répondait la route du jardin d'Eden ; il en
contemple les superbes degrés ; il s'arrête sur la
marche inférieure , jette les yeux en bas , et aperçoit
l'univers naissant qui le remplit d'admiration.
Cette vue soudaine est de l'effet le plus brillant ,
et la comparaison qui la termine est digne de re108
MERCURE DE FRANCE,
marque. C'est un des endroits où Milton se relève
avec tout son génie , et il se soutient avec le même
éclat jusqu'à la fin du troisième chant. Le voyage
de Satan vers le soleil ne paraît pas , il est vrai ,
bien motivé , puisqu'il ne l'entreprend que pour
s'instruire de son chemin , que sa pénétration supérieure
devait lui faire découvrir ; mais il amène de
riches développemens sur la marche des corps
célestes , et sur le bel ordre qui s'observe dans les
armées de l'Eternel , qu'on voit répandues dans
toutes les parties de la création .
Le quatrième chant est le chef- d'oeuvre de
Milton . Fatigué du sublime continuel qui règne
dans les premiers livres , on descend avec plaisir
sur la terre. On reconnaît avec délices la nature
humaine dans la première fleur de sa jeunesse et
de sa beauté ; scène unique , où l'amour n'ôte rien
à la pudeur , et où la volupté est soeur de l'innocence
. Ce ne sont pas , sans doute , des personnages
sans intérêt que ces premiers amans , ces
premiers époux , ces premiers parens de l'univers.
Quel couple ! l'amour n'en unira jamais de semblable.
Adam , le plus majestueux des hommes ;
Eve , laplus belle des femmes .
The lov❜liest pain
That ever since in lov's embraces met ;
Adam , the goodliest man of men since born
His sons ; the fairest of her daughters Eve.
Ce n'était pas avec les couleurs du roman qu'on
pouvait peindreune telle nature et de telles amours ;
il fallait une poésie céleste et un langage divin .
Milton lisait la Bible , et s'en nourrissait continuellement.
Il avait fondu dans son esprit tout ce qu'il
y a de noble et de simple dans les amours des patriarches
, tout ce qu'il y a de vif et de tendre dans
la poésie du Cantique des Cantiques , et il comGERMINAL
AN XII.
10g
posa de ce mélange ces modèles de pureté et de
tendresse conjugale.
Satan se sent touché malgré lui , en entrant dans
ce beau séjour où tout respire l'innocence . Il se
livre de violens combats dans son coeur. Tout le
monde connaît le discours qu'il adresse au soleil ,
et qui est plein de force et de poésie ; mais celui
qu'il prononce à la vue d'Adam et d'Eve , est
d'une éloquence plus originale , par la variété et
la rapidité des sentimens , par le grand art des
transitions , qui sont si vives qu'on ne les aperçoit
pas , quoiqu'on parcoure une foule d'idées contraires
. Il s'emporte d'abord avec fureur contre ces
nouveaux favoris de l'Eternel. « O Cieux ! ô Terre !
» ô Enfers ! voilà donc ceux qui doivent remplir
» nos trônes ! » Et tout- à-coup il s'attendrit sur
leur bonté , sur leur innocence et leur faiblesse.
Il les plaint , et il les menace en même temps. Il
va jusqu'à dire qu'il se sentirait du penchant à les
aimer. « La ressemblance divine brille sur leur
» front , et la main qui les a formés a répandu
» sur eux des graces touchantes . Infortunés ! . . .
» votre bonheur est grand : il devrait être mieux
» assuré. Ce beau sejour que vous habitez , a été
» mal fortifié contre un ennemi tel que moi. Mais
» non , je ne suis point votre ennemi : l'abandon
» où je vous vois me touche , quoique l'on soit
» insensible à mes maux. Je cherche à former
» une ligue avec vous , une amitié mutuelle , si
étroite , si intime , que nous soyons obligés de
» vivre , vous avec moi , moi avec vous . Ma de-
» meure , peut -être , ne flattera pas vos sens
» comme ce beau Paradis telle qu'elle est , acceptez
-la ; c'est l'ouvrage de votre digne Créa-
» teur . Il me l'a donnée , je vous la donne. L'En-
» fer ouvrira , pour vous recevoir , ses plus larges
» portes , et fera sortir ses rois à votre rencon-
»
110 MERCURE DE FRANCE ;
>> tre. » Et c'est peut- être la première fois qu'on
ait mêlé l'ironie la plus sanglante à l'expression
de la pitié , qu'on ait offert son amitié par vengeance
, et qu'on se soit montré libéral avec cruauté,
C'est une complication de sentimens opposés , qui
tient à la situation la plus étrange qui fut jamais.
que
peu
Cette éloquence de caractère a cela de singulier
, qu'elle ne convient qu'à celui qui parle ; et je
ne vois pas qu'aucun des critiques qui ont tant
blamé les harangues du Paradis Perdu , ait été
frappé de ce mérite. C'est un talent Milton
possède à un plus haut degré que tous les poètes
épiques , anciens et modernes. On en trouve
de traces chez Virgile , parce qu'il n'a point de
caractère fortement peint , si ce n'est celui de Didon.
Mais c'est une des brillantes parties du génie
d'Homère ; et le plus beau morceau peut-être de
I'Iliade , est celui où Ulysse , Phænix et Ajax , dé- ·
putés vers Achille par l'armée des Grecs , essayent
tour- a-tour de fléchir ce héros , et emploient
chacun une éloquence différente qui peint le fond
de leur caractère. Il règne dans leurs discours une
´telle vérité et une telle expression de physionomie ,
si l'on peut s'exprimer de la sorte , qu'on les reconnaît
à la première parole. Je m'étonne que
ceux qui composent des traités de rhétorique , ne
s'aperçoivent pas que l'analyse des discours où ce
talent se fait remarquer , leur offrirait une riche
matière à développer les ressources de l'art oratoire ;
mais il faudrait observer que l'éloquence d'Homère
roule sur des idées acquises et répandues depuis
long-temps parmi les hommes ; car l'intérêt de la
gloire , celui des richesses et des plaisirs, étaient des
ressorts connus bien avant qu'il les mit en oeuvre ;
au lieu
que , dans Milton , presque tout est original
et de création , parce que ses personnages
sont dans des situations dont il n'y a point d'exemple
GERMINAL AN XII. III
dans la vie humaine . Il n'a donc peint , dit - on ,
qu'une nature idéale . Il est vrai ; mais ce beau idéal
a agrandi ses conceptions , comme il a élevé
l'Apollon du Belvédère à une majesté que n'ont
point les proportions naturelles .
Quelles idées donner à deux êtres à peine sortis
d'une création nouvelle , plus étonnés qu'instruits
de tout ce qui les frappait dans l'univers , et qui
n'avaient aucun des intérêts qui nous passionnent
dans ce monde ? Il faut sentir tout ce que ce terrain
avait d'ingrat et de difficile , pour tenir compte
au génie de ses efforts. J'ai toujours admiré comme
un chef-d'oeuvre d'imagination , d'art et de sentiment
, le discours dans lequel Eve fait à son époux
l'histoire de sa naissance , et des premiers mouvemens
de son coeur. Je le rapporterai presque tout
entier , pour justifier mon admiration ; et je continuerai
de me servir , avec quelque changement ,
de la traduction de M. Dupré de Saint- Maur ,
qui est très-belle , quoiqu'elle ne soit pas toujours
exacte , et que l'harmonie du style y laisse quelque
chose à desirer .
<< Je me souviens du jour où la douce lumière
vint pour la première fois ouvrir mes yeux étonnés.
Je me trouvai mollement couchée sur un tapis de
verdure émaillé de fleurs , à l'ombre d'un bocage.
J'ignorais où j'étais , qui j'étais , d'où je venais. J'entendis
le murmure d'un ruisseau qui sortait d'une
grotte voisine . Son onde répandue formait une
plaine liquide , et sa tranquillle surface représentait
la pureté des cieux . J'y portai mes premiers
pas. Je m'inclinai sur le bord verdoyant , et je
regardai dans ce bassin clair et uni qui me semblait
un autre ciel. A l'instant où je me penchais
sur l'onde , j'aperçus une figure qui se penchait
vers moi. Je la regardai ; elle regarda . Je reculai
en tressaillant ; elle recula en tressaillant. Un charme
112 MERCURE DE FRANCE ,
secret me rapprocha ; le même charme l'attira de
nouveau, Des mouvemens de sympathie et d'amour
nous prévenaient l'une pour l'autre . Ce charmant
objet me retiendrait encore , si une voix ne
m'eût tirée de ce ravissement . « Ce que tu con-
» temples , belle créature , c'est toi- même ; avec
» toi l'image paraît et disparaît. Mais , viens , je te
» conduirai dans un lieu où une ombre vaine ne
» trompera point tes embrassemens. Tu y trouveras
» celui dont tu es l'image , tu jouiras de son
» aimable société ; il te sera inséparablement uni :
» tu lui donneras une multitude d'enfans sem-
» blables à toi , et tu seras appelée la mère des
>> hommes . >> Que pouvais-je faire ? Je suivis ,
conduite par une main invisible . Je t'aperçus à
l'ombre d'un platane . Tu me parus beau et majestueux
cependant je trouvai tà beauté moins douce
et moins attrayante que celle de l'image fugitive
que j'avais aperçue dans les ondes. Un léger saisissement
me fit reculer à ta vue ; tu m'appelas ,
tu me suivis.
« Arrête , belle Eve ! Sais-tu qui tu fuis ? c'est
» un autre toi- même ; tu es sa chair et ses os.
>> Pour te donner la vie , je t'ai prêté la substance
» la plus voisine de mon coeur , afin de t'avoir
» éternellement à mon côté . O moitié de mon
» ame ! je te cherche . Laisse - moi réclamer la
plus chère partie de moi - même . » Ta main
saisit tendrement la mienne ; je me rendis et depuis
ce temps , je vois combien la force de la sagesse
, qui seule est véritablement belle , l'emporte
sur la beauté . »
»
:
Il est aisé de voir que rien, dans la poésie ,
n'avait ce caractère avant Milton , et il est également
facile de reconnaître quelle a été la première
source de ces beautés si neuves et si touchantes . Mais
remarquons qu'un tel discours suffit pour dessiner
un
GERMINAL AN XIE
un caractère , et l'élever à la dignité
tant le style a de naturel et de vérit
l'ame , encore plus que par les action
peindre les personnages de l'épopée et are
gédie or , l'ame s'exprimepar le discours :
et Didon agissent peu , ou même n'agissent point
du tout . Ce qui fait la force et la beauté de leur
caractère , c'est la manière dont le poète a approfondi
et exprimé les passions de leur ame. Il m'a
toujours paru inconcevable que l'auteur de la
Henriade ait imaginé de peindre les amours de
son héros sans lui faire prononcer la moindre
parole , et en se réduisant aux caresses muettes et
aux ardeurs grossières de la brute :
D'Estrée à son amant prodiguait ses appas ,
Il languissait près d'elle , il brûlait dans ses bras , etc.
Voilà tout ce que ce grand poète a inventé pour
peindre un amour qui , sans doute , était une faiblesse
, mais qui , après tout , ne devait pas dégrader
son héros : et qu'y a- t-il de plus avillissant qu'un
amour sans ame , où l'homme , dépouillé de la
parole et de l'expression du sentiment , n'a plus
rien qui le distingue de l'animal ? La plupart des
critiques n'ont pas paru sentir combien ce manque
de délicatesse était révoltant. Et lorsque M. de
La Harpe avance que Boileau n'eût
pas été
capable de faire ce neuvième chant de la Henriade ,
il dit une chose bien plus vraie qu'il ne pensait.
Le Tasse est fort inférieur à Milton pour l'éloquence
, pour la profondeur des idées et des sentimens
; mais il rachète cette infériorité par le grand
intérêt et la vivacité de l'action , ce qui est le côté
faible de Milton , ou plutôt celui de son sujet :
car la plus grande partie de son poëme se passe
dans le monde des Esprits. Le premier état d'Adam
et d'Eve les rapproche des pures intelligences.
H
114 MERCURE DE FRANCE ,
Leurs caractères sont beaux , mais tranquilles.
Celui de Satan se trouve resserré dès le quatrième
livre , dans un plan de séduction et d'artifice qui
ne demande pas beaucoup de mouvement. Déguisé
dans la foule des animaux qui se jouent aux
pieds de leurs maitres , il se contente de les observer
; il est témoin de leurs plaisirs , il épie le secret
de leur faiblesse. Cependant , vers la fin de ce quatrième
chant , il reprend un rôle plus actif. Malgré
son déguisement , il est découvert par les Anges
qui veillent à la défense du jardin ; et au moment
où l'un d'eux le touche de sa lance , il recouvre
subitement sa première forme , d'une manière qui
fait frémir. Il est interrogé par le chef des gardes
angéliques. Ses réponses montrent son caractère
dans un jour nouveau , qui me paraît admirable .
C'est même un défaut qu'elles soient si belles , car
elles mettent de son côté une sorte de raison et de
force d'esprit , et la mauvaise cause paraît plaidée
plus éloquemment que la bonne. Mais Satan avait
dans le Ciel la réputation d'un Esprit supérieur ,
et le poète lui a conservé cette supériorité dans
son malheur. Il s'en sert pour braver ses ennemis
avec une hauteur tranquille , qui paraît n'admettre
aucune crainte. Lorsqu'un des princes de l'armée
céleste lui demande , avec menace , pourquoi
il a quitté les Enfers , il lui répond sans s'émouvoir
: « Gabriel , tu passais dans le Ciel pour un
» Esprit sage ; je t'estimais tel , mais ta question
» m'en fait douter. Tes propos inconsidérés font
» bien voir que tu n'as point l'expérience , suite
» des dures entreprises et des mauvais succès. »
C'est un étrange raffinement que de tirer vanité
même de sa chute. En général , ses réparties sont
plus vives et plus fortes que celles de ses adversaires
; et , dans les idées ordinaires , son rôle est le
plus brillant du poëme . Après ses bravades , il
>>
GERMINAL AN XII. 115
s'apprête au combat d'une manière formidable.
« Il se présente , dit Milton , comme le Pic de
» Ténériffe ou le mont Atlas . Sa taille s'élève jusqu'aux
nues : l'horreur elle- même forme le pa-
» nache de son casque . »
Like Tenerif or Atlas , unremoved :
His stature reached the sky , and on his crest
Sat horror plum'd.
Mais , par respect pour le séjour de l'homme ,
cette horrible affaire se décide comme dans l'Iliade.
Les deux partis sont pesés dans les balances
d'or de l'Eternel. Satan lève les yeux , lit son arrêt
dans le signe céleste , et cède à son mauvais destin .
CH. D.
Harangue de Péricles , ou Oraison funèbre des Athéniens
morts dans les combats , avec le texte grec , la traduction
et des notes critiques , et autres extraits de Thucydide ,
pour servir de suite à la quatrième partie du Cours grec ,
etc.; par J. B. Gail , professeur de littérature grecque
au collège de France . Brochure in - 8° . Prix : 1 fr. , et i fr .
25 cent . par la poste . A Paris , chez l'auteur , place
Cambray ; et chez le Normant , imprimeur- libraire , rue
des Prêtres S. Germ . -l'Auxer. , nº. 42 .
Je ne laisserai pas échapper l'occasion qui se présente si
naturellement de discuter ici un point de critique littéraire
assez intéressant .
été
M. Vigée , professeur de littérature à l'Athénée de Paris ,
semble croire que cette Oraison funèbre est réellement l'ouvrage
de Périclès ( 1 ). Je pense au contraire qu'elle
composée par Thucydide , ainsi que tous les autres discours
insérés dans son histoire. L'opinion adoptée par M. Vigée
est en contradiction avec le témoignage de toute l'antiquité ,
( 1 ) Journ. des Débats , 16 janv . 1804.
2
116 MERCURE DE FRANCE ,
"
et je tâcherai de la combattre par des raisons auxquelles il
n'y ait point de solide réponse,
;)
•
Il faut d'abord se souvenir d'un passage de Thucydide
extrêmement remarquable , et qui peut jeter un très-grand
jour sur la question qui nous occupe. Le voici , d'après
l'inélégante traduction de M , Lévêques : «Rendre de mémoire ,
» dans les termes précis , les discours qui furent tenus
» lorsqu'on te préparait à la guerre , ou pendant sa durée
» c'est ce qui était difficile pour moi-même quand je les
» avais entendus, et pour ceux qui m'en rendaient compte,
» de quelque part qu'ils les eussent appris . Je les ai rap-
» portés , comme il m'a semblé que les orateurs devaient
>> aur-tout avoir parlé dans les circonstances où ils se trou-
» vaient , me tenant toujours , pour le fond des pensées ,
» le plus près qu'il était possible de ce qui avait été dit en
» effet » ( 1 ) , Il résulte de cet aveu , que le discours de Périclès
n'a pas été rapporté par Thucydide tel qu'il avait été prononcé
, Il est même vraisemblable qu'il ne s'est pas tenu
très-près dufond des pensées : car Aristote cite de cette Oraison
funèbre, une phrase dont il n'y a pas la moindre trace dans
Thucydide , Elle était pourtant assez brillante pour mériter
d'être conservée. « Périclès , dit le philosophe (2 ) , compare
» Athènes privée de ses jeunes citoyens, à l'année dépouillée
» de son printemps ».Une autre preuve que M.Vigée ne peut
refuser d'admettre , me sera fournie par le Ménexène de
Platon , Le discours que prononça Périclès , était de la composition
d'Aspasie (3). Or , puisque ce discours d'Aspasie ,
récité par Socrate dans le Ménexène , n'a pas la moindre
ressemblance , ni pour les idées , ni pour le style , avec celui
de Thucydide , il s'ensuit de toute nécessité que cet historien
n'a rapporté ni en entier , ni par extrait , la Harangue prononcée
par Périclès , mais en a composé une toute nouvelle
sur le même sujet , Cat argument est sans réplique pour
( 1 ) Thucyd. 1 , 22 .
(2) Rhetor, I , c . 7 , vers la fin.
(3) Menex , c . 4 , p . 23 , édit. Gollleber.
GERMINAL AN XII. 117
M. Vigée , puisqu'il a prétendu , et même avec une toat
grande vivacité , que le discours d'Aspasie était veriblement
de cette courtisane. Mais je renonce à ce moyen ;
car je me propose de prouver tout- à - l'heure à M. Vigée ,
que son excessive galanterie l'a induit en erreur ; que le discours
d'Aspasie est de Platon , et que M. Coupé , dont il
paraît avoir adopté les opinions , n'était pas le meilleur
guide qu'il pût choisir.
Tout ce qu'il est possible d'accorder , c'est que Thecydide
a peut-être donné place , dans sa Harangue , à quelques
idées de Périclès , dont il aura gardé le souvenir , si par
hasard il assista lui- même à la cérémonie funèbre , ou qui
lui auront été rapportées par ceux qui s'y étaient trouvés ;
car il ne peut avoir eu sous les yeux d'exemplaire de ce discours.
On sait que Périclès n'a rien laissé par écrit. Plutarque
le dit formellement dans la vie de cet homme d'état : « Toute-
» fois il n'est rien demouré de ses oeuvres par écrit , si ce ne
» sont quelques édits qu'il mit en avant . » Il est bien vrai
que Cicéron parle de discours de Périclès et d'Alcibiade qui
subsistaient encore de son temps ( 1 ) ; mais l'autorité de
Plutarque me paraît ici beaucoup plus grande ; et d'ailleurs
Quintilien , critique habile et judicieux , a rejeté ces discours
comme apocryphes (2) ; voici le passage : « Gicéron ,
» dans son Brutus , ne trouve rien d'écrit qui ait les vraies
» beautés de l'éloquence avant Périclès , dont on dit qu'il se
» voit quelques pièces sous son nom . Pour moi , je ne vois
» rien dans ces pièces qui soit digne de la réputation d'un
» si grand orateur : c'est pourquoi je ne m'étonne pas qu'il
» y ait des gens qui aiment mieux croire que Périclès n'a
» point écrit , et que les ouvrages qui portent son nom
» sont des ouvrages supposés (3) . » Quant à la phrase rapportée
par Aristote , comme je ne peux croire que ce grand
critique ait pris pour authentiques ces recueils de discours
, (1 ) De Oratore , II 22 .
(2) Instit. III. 1 , p. 214. Burm .
(3 ) Trad . de Gédoya .
Brus. c . 11 .
5
118 MERCURE DE FRANCE .
pseudonymes , j'aime mieux penser que la tradition avait
perpétué dans les écoles le souvenir de cette comparaison
brillante de la jeunesse et du printemps .
Enfin , je ne vois pas que les anciens aient jamais pensé
que ce discours fût réellement celui de Périclès . Denys
d'Halicarnasse , littérateur fort instruit , cite ( 1 ) Thucydide
dans l'Oraisonfunèbre . Synésius ( 2) dit en termes formels :
l'Oraisonfunèbre de Périclès par Thucydide. Denys d'Halicarnasse
(5) va même jusqu'à croire que tout ce récit de la
cérémonie funéraire est de l'invention de l'historien . Enfin ,
je ne connais aucun moderne vraiment instruit , qui ait ,
⚫ avant M. Vigée , énoncé l'opinion qu'il soutient ; et d'ailleurs
tons ces témoignages nous manqueraient , qu'il suffirait
d'examiner le style de cette Harangue , pour y reconnaître
la manière de Thucydide. Il ne fut jamais plus lui-même ;
dur , sec , concis jusqu'à l'obscurité , il donne quelquefois
une grande pompe à ses mots , presque jamais de mouvement
à ses pensées . Certes , si c'est ainsi que parlait Périclès ,
il faut s'étonner des éloges que lui a prodigués l'antiquité .
Aristophane (4) disait qu'il tonnait , qu'il lançait des
éclairs , qu'il bouleversait la Grèce , Eupolis , que la
·Persuasion était assise sur ses lèvres , et que seul de tous
les orateurs il laissait l'aiguillon dans l'ame des auditeurs
(5) . Ces grands effets de l'éloquence publique ne
peuvent être produits par un style concis , obscur , pénible
, tel que celui de la Harangue de Thucydide. Cicéron ,
jugɛ irrécusable en ces matières , dit : ( 6) « que l'obscurité
( 1 ) De Lys. t. 5 , p. 459 , édit. Reisk. et p. 849 de Thucyd . Jud.
(2) In Dione . p . 37. D.
(3) T. 6 , p. 851 , et la note de M. Gottleber , préface de la Har .
de Périclès.
(4) Acharn . 529.
(5) Ap . Ciceron , orat. c . 9. Pl . I , ép.'20 . Scholiast. ad Aristoph .
1. cit. Voyez la note de Toup sur Longin , parag. 35 , p . 351 .
(6) Ciceron , rat . , p. 249. Edit . Paris . fol . 1577 .
GERMINAL AN XII. 119
» affectée par Thucydide est le plus grand défaut que
>> puisse avoir l'orateur civil ; qu'aucun orateur grec n'a
>> rien emprunté de cet historien ; qu'il est admirable pour
» les récits , mais que jamais on ne l'a compté parmi les
» maîtres de l'éloquence . » Qui croira maintenant , comme
M. Vigée vou rait nous le persuader , que Thucydide ait
conservé le discours de l'éloquent Périclès , et que même
son discours soit digne de ce grand orateur ? Il est digne de
Thucydide.
.
1
Il me sera encore plus facile de prouver que
l'Oraison
funèbre que Socrate récite dans le Ménexène , et qu'il attribue
à la courtisane Aspasie , est toute entière de la composition
de Platon . M. Vigée prétend que des dé'racteurs ont cru
voir le philosophie derrière la courtisane ( ce sont ses
propres expressions ) ( 1 ) , mais qu'A spasie a vraiment composé
ce discours , quoi qu'en puissent dire quelques horames
jaloux de la gloire des femmes . Et comment en douter ,
puisque Platon le dit ? M. Coupé , auteur de recherches sur
les panégyriques -des anciens et des modernes , n'élève pas le
moindre doute sur l'authenticité du discours ; il en rapporte
un morceau , qu'il traduit avec son talent accoutumé , et
finit par cette phrase remarquable ( 2 ) : « Je croirais faire
>> tort au bon goût de mes lecteurs , si je m'amusais à leur
>> faire sentir le mérite de cet échantillou de l'étonnante
Aspasie . » Voilà la source où a puisé M. Vigée , qui ne
prend pas ce qu'il dit des anciens grecs dans leurs ouvrages ,
qu'il ne paraît pas avoir lus avec beaucoup d'attention ?
mais dans les compilations de quelques modernes qu'il consulte
à la hâte , et sans choix.
Je suis étonné que M. Vigée, que M. Coupé , sur-tout, n'ait
pas vu que ce discours d'Aspasie est une fiction , comme il y
en a tant d'autres dans Platon . Ont-ils oublié qu'il introduit
perpétuellement dans ses dialogues des personnages qui n'ont
( 1) Journal des Débats 16 Janvier 1804.
(2 ) Spicil. t. I , p. 77.
"
120 MERCURE DE FRANCE ,
jamais tenu les discours qu'il leur prête , qui même n'ont
pu les tenir ; qu'il réunit quelquefois des interlocuteurs qui
n'appartiennent pas aux mêmes époques , et leur donne des
opinions diamétralement opposées à leurs opinions connues?
Dans le Ménexène , il fait réciter à Socrate une oraison
funèbre où il est question d'événemens arrivés long-temps
après sa mort ( 1 ) . Ces libertés étaient permises aux écrivains
de dialogues. Cicéron rendant compte à Varron d'un dialogue
philosophique où il lui avait donné un rôle, lui dit (2) :
« Vous serez , je pense , bien étonné de lire une conver
» sation que nous n'avons jamais eue ; mais vous connaissez
» l'usage du dialogue. » La fin même du Ménexène prouve
que Platon ne voulait pas que quelques personnes peu instruites
s'avisassent de croire trop sérieusement à sa fausse
Aspasie. Je traduirai tout le passage , parce qu'il sera utile
à cette discussion , et , si je ne me trompe , agréable à lire .
« SOCRATE . Voilà , Ménexène , le discours d'Aspasie de
» Milet.
» MÉNEXÈNE . Par Jupiter ! Socrate , c'est une heureuse
» personne qu'Aspasie , si , femme , elle est capable de
» composer de pareils discours.
» SOCR. Mais pour peu que vous doutiez , suivez-
» moi , et vous l'entendrez parler.
>> MÉNEX. Je me suis plus d'une fois , Socrate , trouvé
avec Aspasie , et je sais de quoi elle est capable.
» SOCR. Eh bien ! Ne l'admirez -vous pas ? ne la re-
» merciez-vous pas de ce discours ?
>> MÉNEX. Oh oui ! Socrate ; je remercie beaucoup de
> ce discours celle , ou celui , quel qu'il soit , qui vous l'a
» récité , et avant tous les autres , je remercie sur- tout
» celui qui me l'a répété..... »
Il est aisé de voir que cette dernière phrase est une
petite précaution que Platon prenait d'avance contre
(1) Gottieber , Disputat . de Ménex. , p . 7 .
(2) Epist. famil. IX , 8 .
GERMINAL AN XII. 121
messieurs Vigée et Coupé . A ce témoignage indirect de
Platon , se joignent les témoignages formels de toute l'antiquité.
Denys d'Halicarnasse , qui a critiqué ce discours
avec beaucoup d'acharnement et de partialité , attaque
perpétuellement Platon , et jamais son personnage d'Aspasie
: enfin , Athénée , Synésius , Aristote , Longin ,
Aristide, le citent constamment sous le nom du philosophe.
Je ne rapporte pas leurs passages ; mais on les trouvera
indiqués dans la première note de la bonne édition que
M. Gottleber a donnée du Ménexène . Les recherches de
ce savant critique m'ont été fort utiles dans toute cette
discussion ; c'est un aveu que je fais , et par esprit de jusfice
et par reconnaissance.
Il me reste maintenant à rendre compte de la traduction
que M. Gail vient de publier , de cette Harangue
de Thucydide , attribuée si mal- à- propos à Périclès , par
le savant professeur de l'Athénée.
:
M. Gail voulant faire connaître l'éloquence de Thucydide
, n'en pouvait choisir un exemple plus remarquable .
Cette Oraison funèbre est sans contredit le plus beau discours
de cet historien. Les parties en sont distribuées
avec art ; les pensées en sont ingénieuses ; le style est élégant
, et s'élève même quelquefois jusqu'au ton de la
poésie ; mais , il faut l'avouer , il a le défaut ordinaire dest
discours de Thucydide son extrême concision jette sur
quelques passages une telle obscurité , qu'il est à- peu-près
impossible de les expliquer parfaitement. Il y a déjà longtemps
que Cicéron se plaignait de cette excessive obscurité
( 1 ) : Ipsa ille conciones ita multas habent obscuras
abditasque sententias, vix ut intelligantur. « Il y a dans ces
» harangues tant de pensées obscures et cachées , qu'on a
» bien de la peine à les entendre . » Cet aveu de Cicéron
doit rendre les critiques modernes fort indulgens sur les
fautes contre le sens qu'ils peuvent observer dans les traducteurs
de Thucydide.
(1) Orator, p. 249. Edit . 1577.
122 MERCURE
DE FRANCE ,
&
1
;
M, Gail avait à lutter contre un rival redoutable . M. de
Noé , évêque de Lescar , qui s'est fait , vers la fin du dernier
siècle , une grande réputation d'éloquence , a composé
une traduction de cette Oraison funèbre , et l'abbé
Auger l'a insérée dans son recueil de Harangues tirées
des Histori ns grecs. Le nom de M. de Lescar n'y est pas ,
mais on sait qu'elle est de lui .
J'avais d'abord pensé à établir une comparaison entre
ces deux écrivains ; mais n'ayant pu me procurer la traduction
de M. de Lescar , je me bornerai à citer un fragment
de celle de M. Gail ; je choisirai l'exorde même du
discours :
<< Plusieurs des orateurs que vous venez d'entendre à
» cette tribune , n'ont pas manqué de préconiser le légis-
>> lateur qui , en consacrant l'ancienne loi sur la sépulture
» des citoyens moissonnés dans les combats , crut devoir
» y ajouter celle de prononcer leur éloge . Sans doute ils
>> pensaient que c'est une belle institution de louer en
>> public les héros morts pour la patrie. Pour moi , plutôt
» que de compromettre la gloire d'une foule de guerriers ,
» en la faisant dépendre du plus ou du moins de talent
>> d'un seul orateur , je croirais suffisant de décerner
» aux citoyens que des vertus réelles ont rendus recom-
» mandables, des honneurs effectifs et pareils à ceux dont
» la république accompagne cette pompe funèbre. Com-
>> ment en effet garder un juste milieu en louant des actions
» sur la vérité desquelles il est difficile d'établir une opi-
>> nion constante ? Les auditeurs sont - ils instruits des
>> faits , ou disposés à les croire ? l'orateur ne remplit
>> jamais leur attente. Les faits leur paraissent- ils nou-
>> veaux ou supérieurs à l'idée qu'ils ont de leurs propres
» forces ? l'envie leur dit que la louange est exagérée .
» L'homme supporte l'éloge de la vertu d'autrui , tant
>> qu'il se croit au niveau des belles actions qu'il entend
>> raconter ; est-il , par le récit , convaincu de sa faiblesse ?
» envieux , il devient aussitôt incrédule : mais puisque
» cette institution est consacrée par l'approbation de
GERMINAL AN XII. 123
»> nos ancêtres , m'y conformer est un devoir que je vais
» m'efforcer de remplir , en me rapprochant autant
qu'il me sera possible des dispositions de chacun de
» vous. >>
En comparant sévèrement cette traduction avec le
grec , peut - être trouverait-on que la précision de
l'original a souvent disparu ; mais ceux qui feraient
cette remarque facile , seraient , je pense , fort embarrassés
s'ils avaient à traduire un écrivain aussi difficile
que Thucydide.
seur,
>>>
que
7:30
J'aurais plus d'un doute à proposer au savant professur
quelques phrases de ce morceau . Je me bornerai
à cette traduction : il traduit ces mots de la première
ligne , οἱ μὲν πολλοὶ τῶν ἐνθάδε ἤδη ειρηκότων... , par : « Plu-
» sieurs des orateurs que vous venez d'entendre à cette '
>> tribune >> . Et il cherche à justifier cette interprétation
, dont il a bien senti le défaut , par l'explication
que voici : « Avant Périclès , plusieurs orateurs
» avaient célébré la gloire des guerriers ; je crois en
» voir la preuve dans espnxolov . Si notre auteur eût
» employé l'aoriste qui n'exprime que le fait de l'action ,
le moment où elle passe, sans rapport essentiel à au-
» cune époque déterminée , j'aurais traduit avec un savant :
» Les orateurs qui parlent ou qui ont coutume de parler
» dans les mêmes circonstances ; mais en traduisant ainsi ,
» j'aurais effacé la trace d'un usage exprimé par εipolv
» que nous appellerons un présent parfait . L'état ne dési-
» gnait qu'un seul orateur ; mais probablement on aimait
» à voir d'autres citoyens encore s'empresser de préluder
» à la reconnaissance publique . Il n'est personne , dit Lysias,
>> dans son Oraison funèbre des guerriers morts en secou-
>> rant les Corinthiens ; il n'est personne qui ne soit in-
» téressé à la gloire de cos illustres Athéniens ; qui , dans
» la circonstance présente , ne doive les préconiser , soit
>> en vers , soit en prose. >>
Ces subtilités sur le présent parfait me semblent de peu
124 MERCURE DE FRANCE
de valeur , et le passage de Lysias ne prouve point du tout
ce que M. Gail veut lui faire prouver. Il fallait traduire ,
i je ne me trompe : « Plusieurs des orateurs qui ont
» déjà parlé . » Il n'est pas du tout question des orateurs
qui , le même jour , avaient parlé avant Périclès
sur le même sujet : il s'agit de ceux qui , depuis l'ins
titution de ces cérémonies funèbres en l'honneur des guera
riers morts dans les combats , avaient été chargés par l'état
de prononcer leur oraison funèbre. Il n'était permis
de prononcer cet éloge public , qu'à l'orateur choisi
par le peuple ( 1 ) . D'où il suit évidemment que Périclès
n'a pas pu dire à ses auditeurs : « Plusieurs des orateurs
» que vous venez d'entendre à cette tribune >> puisque
personne avant lui n'avait eu le droit de prononcer l'éloge
public des citoyens morts dans la première campagne
de la guerre du Péloponèse . Tout ce qui résulte du passage
de Lysias , où M. Gail a cru trouver un appui à son opi
nion , c'est qu'il était permis , à qui le jugeait à propos ,
de publier des vers et de la prose en l'honneur de ces nobles
victimes ; mais il n'est pas juste d'en conclure qu'il n'était
personne qui ne dût monter à la tribune du Céramique ,
et prononcer publiquement leur éloge .
-
M. Gail a joint à ce discours le récit admirable de la
peste d'Athènes. Thucydide , très grand écrivain dans
les récits , est peut -être dans ce morceau supérieur à
lui -même. M. Gail ne l'a point traduit , mais il l'a accompagné
de notes explicatives étendues , et qui pourront
être utilement consultées par les jeunes gens , aux études
desquels cet ouvrage est particulièrement consacré .
Ω .
(1 ) Gottleh. ad Ménes . , p. 16.
OEuvres
GERMINAL AN XII
REP.
FKA
Euvres choisies de l'abbé de Saint- Real , pany
des Essarts . Deux vol . in - 12 . Prix : 4 fr . , ett fr . To e..
par la poste. A Paris , chez l'Auteur , rue duTheatre-
Français , n . 9 , près la place de l'Odéon ; e chez le
Normant, libraire , rue des Prêtres Saint- Germain
l'Auxerrois , nº. 42.
E
Les deux principaux ouvrages que l'éditeur a choisis
dans la volumineuse collection de Saint Réal , sont la
Conjuration des Espagnols contre Venise , et celle des
Gracques.
Je ne sais si l'on peut dire que les Gracques , sur - tout
l'aîné , bien plus modéré que son frère , aient été de véri-'
tables conjurés . L'antiquité en général s'est élevée contr'eux
; Juvénal les a flétris du nom de séditieux .
Quis tulerit Gracchos de seditione querentes ?
Caïus , aigri par la mort violente de son frère , plus imp ' .
tueux d'ailleurs , ou moins dissimulé que lui , alla plus viteet
plus loin que Tibérius , et fut tout au moins un tribun
turbulent ; mais il n'est pas bien démontré que l'aîné des
Gracques , en demandant l'exécution de la loi agraire ,
n'eût pas des intentions pures et patriotiques. Il dut penser
que si des particuliers continuaient à reculer sans cesse les
limites de leurs vastes domaines , il était impossible que
le régime républicain , fondé nécessairement sur la base
de l'égalité , subsistat long - temps . L'exécution de la loi
Licinia l'eût certainement raffermie , et eût prolongé son
existence . Cette loi n'ordonnait pas un partage égal des
terres , qui ne peut avoir lieu que dans les sociétés naissantes
, ou par l'effet de la violence , comme au temps
de Lycurgue ; mais elle défendait d'en posséder plus de
cinq cents arpens . Il est vrai qu'il étoit difficile de ramener
à l'exécution d'une loi tombée en désuétude . Cependant
, d'un autre côté , le ressort des républiques , si l'on
peut parler ainsi , ne peut être remonté que par des
moyens qui fassent disparaître les trop grandes inégalités .
Cicéron , il faut l'avouer , condamne ouvertement les
Gracques. L'abbé de Mably , dont les idées étaient répu
blicaines , s'est déclaré contre ces tribuns . Néanmoins ,
il leur reste encore des partisans ; et quand on a lu cans
partialité l'histoire de cette grande querelle des pauvres
et des riches , on ne peut s'empêcher de dire :
Iliaços intra muros peccatur et extra .
·
I
126 MERCURE DE FRANCE ,
"
Si les premiers conspirèrent quelquefois contre la richesse
, les autres , par ieurs usures meurtrières , n'étaientils
pas dans un état permanent de conspiration contre la
pauvreté ? Enfin la loi Licinia ne passa point , et la république
n'en fut pas moins renversée , après d'horribles
convulsions. Si les Gracques étoient parvenus à ressusciter
cette loi , Rome n'eût pas renfermé dans son sein
tant de germes de corruption ; elle n'ût pas compté plus
d'un citoyen assez riche pour acheter la capitale de l'uni-,
vers ; sa constitution n'aurait sûrement pas été plus tôt détruite
elle l'eût été peut-être beaucoup plus tard. I est
donc douteux que les Gracques se soient rendus coupables
d'une conjuration , du moins dans le principe ; car il est
certain que Caïus , entraîné par son caractère et par les
circonstances où l'avait placé son système de popularité ,
finit par usurper une sorte de puissance despotique.
:
La conjuration des Espagno's contre Venise , si l'on en
croit M. Suard , a encore bien moins de réalité L'éditeur
des OEuvres choisies a eu le bon esprit d'omettre la préface
, où M. Suard nie cette réalité , et qui détruit le peu
d'intérêt que présente ce morceau d'histoire , beaucoup
trop vanté. En effet , comment s'intéresser au développement
d'une conjuration qu'on nous dit d'abord n'avoir jainais
existé , tandis que nous serions assez indifférens sur
l'issue d'un complot réel qui aurait menacé l'existence
d'une petite république aujourd'hui anéantie ? Au reste ,
si ce complot est véritable , c'est bien une des plus indignes
trames , des plus atroces perfidies dont l'histoire fasse
inention . Il est impossible de voir , sans en être révolté ,
un ambassadeur combiner froidement la subversion d'un
état auprès duquel il exerce un ministère pacifique . La
narration de cet événement , vrai ou supposé , est agréable
ei rapide. Il ne faut pas cependant juger de ce petit ouvrage
par sa réputation , et croire , sur parole , que ce soit
le pendant de la conjuration de Catilina . J'ai remarqué ,
à la vérité , dans le portrait du marquis de Bedmar , cet .
ambassadeur incendiaire , un trait qui ne serait peut- être
indigne ni de Salluste , ni de Tacite. L'auteur dit « qu'il
>> observait exactement les différences et les ressemblances
» des affaires , et combien ce qu'elles ont de différent
» change ce qu'elles ont de semblable. » Mais ces traits
ne sont pas fort communs dans cet ouvrage . Saint- Réal a,
plus d'agrément , de netteté , d'élégance , que de profondeur.-
J'ai trouvé avec plaisir , dans ce recueil , la vie de la
célèbre Octavie , l'une des femmes les plus accomplies qui
GERMINAL AN XII. 127
aient pu exister ; car l'imagination même ne va point au-delà
d'une si étonnante perfection . Si l'anachronisme n'était pas
trop fort , je dirais que c'est le Grandisson du beau sexe..
Le peintre est ici demeuré au- dessous du modèle : c'est sa
faute s'il n'intéresse pas davantage . En traçant son tableau ,
il ne s'est pas assez occupé de la figure principale : il n'eût
dù montrer Octave , Antoine et Cléopâtre , qu'autant qu'il
eût été nécessaire pour faire ressortir Octavie .
Les historiens la représentent comme la plus belle per-.
sonne qui fût à Rome : ils ajoutent que la douceur , la
modestie et les graces les plus touchantes s'unissaient à
l'éclat de sa beauté ; qu'elle ne connut et ne suivit jamais
d'autre règle que celle du devoir et de la décence , et fut
toujours pure dans le siècle de la plus profonde corrup-.
tion , comme un lis qui s'élève au - dessus , de la fange..
Dans un age encore tendre , elie arracha des infortunés à
la proscription , et se jetait entre les victimes et les triumvirs.
Qu'ils étaient vils et petits , ces colosses de puissance ,
auprès de cette femme céleste ! Octave se laissa souvent
désarmer, à la voix d'une soeur qu'il était forcé d'estimer ,
et qui lui inspirait toute l'affection dont un ambitieux est
capable . Epouse de Marcellus , elle vécut avec lui dans la
plus tendre union. Elle en eut deux filles , et portait dans
son sein ce fils tant pleure par elle dans la suite , lorsqu'elle
perdit son époux . Elle sentit vivement cette perte ,
qu'elle supporta sans ostentation et sans faiblesse. Son
frère desirait qu'elle épousât Antoine : elle eût préféré In
retraite et le veuvage. Antoine n'avait pas un caractère qui
pût promettre à Octavie quelque douceur dans cette union ,
déjà même il était subjugué par les charmes et les artifices
de Cléopâtre. Elle immola toutes ses répugnances au salut
de la patrie, et consentit à devenir un lien de concorde entre
les deux triumvirs . Voyant son frère et son époux prêtsà
se brouiller , elle entraîna le dernier à Athènes , où elle
ravit par la justesse de son esprit et la délicatesse de , son:
gout les bommages d'un peuple connaisseur. Son triomphe
le plus flatteur, fut la conduite d'Artoine , qui , naturellement
volage , et emporté dans ses plaisirs jusqu'à la
grossièreté , vécut tout un hiver comme s'il avoit constamment
fait profession de , la sagesse la plus épurée , et
fréquenté le portique . Les deux triumvirs s'étant brouillés ,
Octavie court vers son frère , ménage entre les deux rivaux
une entrevue , les réconcilie si bien , qu'ils couchent .
alternativement l'un ch z l'autre , sans défiance , sans
gardes , et se donnent réciproquement des troupes et des
9.
241
•
2
128 MERCURE DE FRANCE ,
vaisseaux. Ce fut là le terme des beaux jours d'Octavie :
on ne la verra plus qu'aux prises avec l'infortune , mais
toujours plus grande que ses malheurs , les plus grands
cependant qui puissent affliger une épouse et une nière .
Antoine s'étant laissé de nouveau ensorceler par Cléopâtre
, l'indulgente Octavie parla toujours de son asservissement
comme d'une faiblesse excusable dans un homine
aussi susceptible des impressions de l'amour. Les Romains ,
indignés de son esclavage , plus indignés encore du présent
qu'il avait fait à sa maîtresse , de plusieurs provinces
romaines , aigrissaient Octave contre lui , et demandaient
vengeance : la seule Octavie veillait sur ses intérêts , retenait
le bras de son frère. Apprenant que son époux avait
fait une campagne malheureuse contre les Parthes , et
qu'il avait besoin de secours de divers genres , au risque
d'exposer son amour-propre et sa gloire par une triste oncurrence
avec une rivale artificieuse , et sans songer aux périls
de la mer, elle s'embarque et se fait accompagner de plusieurs
vaisseaux chargés de richesses , de vivres et de
troupes . Son indigne époux , par les ordres de Cléopâtre ,
lui fait dire de ne pas avancer au - delà d'Athènes , et de
l'y attendre . Elle reçoit cette nouvelle en public , sans
laisser apercevoir son émotion , et , sans témoigner le
moindre ressentiment , lui mande qu'elle le prie de lui
faire savoir où il veut qu'elle envoie ce qu'elle auroit
voulu lui offrir elle- même. Cette générosité fait sur lui
quelque impression : Cléopâtre , pour la dissiper , entraîne
son amant en Egypte. Octavie l'attendait vainement dans
Athènes , où elle n'apprenait que les détails du triomphe
d'une indigne rivale , et les extravagances d'Antoine .
Lorsqu'elle fut retournée à Rome , son frère exigea
qu'elle quittât la maison de son mari : elle n'y voulut
jamais consentir , et continua de veiller à l'éducation des
enfans de Fulvie , première femme d'Antoine , avec autant
de zèle que s'ils eussent été les siens ; et lorsqu'il
arrivait des officiers de la part d'Antoine , pour solliciter
quelque grace près du sénat , elle les appuyait de tout son
crédit , sollicitant en leur faveur , et les sénateurs et son
frère. Antoine l'ayant répudiée et chassée de sa maison ,
elle en sortit baignée de larmes qu'elle répandait , non sur
son sort , mais sur celui de la république , dont elle prévoyait
les déchiremens ; sur celui d'Antoine , dont elle déplorait
la folie . Elle emmena les enfans de Fulvie avec les
Biens , et alla attendre les arrêts de la destinée , sans savoir
quels voeux elle pouvait former dans une circonstance où
GERMINAL AN XII.
129
son frère allait combattre son époux . Elle essaya cependant
encore une fois de rompre l'enchantement d'Antoine
en lui envoyant un de ses amis qui lui promit qu'il obtiendrait
d'Octave l'empire de l'Orient , s'il voulait renoncer
à Cléopâtre , et se reconcilier de bonne foi avec son beaufrère.
Mais il n'écouta rien , céda la victoire à son rival ,
pour courir sur les mers après Cléopâtre, et mourir dans ses
bras en Egypte.
Octavie remplit les devoirs funèbres à l'égard d'un
vaillant guerrier à qui le sort l'avait associée , honora sa
mémoire par l'appareil d'un grand deuil , et elle n'affecta
point une douleur que ne pouvait lui inspirer la perte
d'un homme dont la vie et la mort avaient été pour elle une
suite presque non interrompue d'outrages. Ne prenant
plus aucune part aux affaires politiques , elle ne s'occupa
que des enfans qu'elle avait eus de ses deux
maris , et ses soins s'étendirent sur ceux même que
Céopâtre avait donnés à Antoine . Son fils Marcellus ,
digne en tout de sa mère , destiné à l'empire du monde ,
aloré des Romains , lui est ravi à la fleur de son âge.
Octavie n'afficha point un barbare stoïcisme ; elle n'affichait
rien elle fut inconsolable , ne voulut pas même
souffrir qu'on essayât de la consoler , ne fit aucun effort
pour retenir ses larmes qui coulèrent le reste de sa vie ,
presque aussi abondamment que le premier jour de sa dernière
infortune. Elle ne voulut avoir aucun portrait de son
fils , ni souffrir qu'on lui en parlât. Un jour Auguste la
prie d'assister à la lecture du sixième livre de l'Enéide.
Le poéte , comne on sait , y peint la descente d'Enée aux
Enfers . Anchise fait passer devant son fils une suite de
Romains les plus célèbres Parmi eux on distingue Ma: -
cellus , le vainqueur des Romains et des Gaulois . Il est accompagné
d'un beau jeune homme couvert d'armes écla
tantes , marchant d'un air triste et les yeux baissés . Enée
paraît surpris de son extrême ressemblance avee le héros
qu'il suit , et sur tout d'une ombre fatale qui voltige autour
de sa tête . Anchise , avec un torrent de larmes , lui
explique la destinée de ce jeune prince , que le ciel ne
fera que montrer à l'univers , de crainte que Rome ne
fit trop fière de posséder long-temps un don si précieux .
Il annonce les cris douloureux qui troubleront à sa mort le
Champ-de-Mars et les rives du Tibre , prononce enfin ce
nom fatal et chéri : Tu Marcellus eris . Octavie , à ces
mots , tombe évanouic . Quand elle eut repris ses sens
3
130 MERCURE DE FRANCE ,
que
·
veuve de
elle ne voulut plus rien entendre . Ce fut la dernière fois
le nom de son fils frappa ses oreilles .
Auguste n'avait d'autre enfant que Julie ,
Marcellus. Comme après la mort de celui - ci il destinait
l'empire à Agrippa , et qu'il lui eût été dur d'en écarter
Julie , pour se prêter à ses vues et au bien public , Octavie ,
immola encore ses plus chères affections . Elle voulut
qu'Agrippa , qui était son gendre , répudiât Marcella , sa
fille , afin qu'il pût épouser Julie , et elle donna cette fille
au jeune Antoine , fils de Fulvie . On ne peut pas plus loin
pousser le désintéressement. Cette femme semble avoir
été au dessus des passions humaines . Il est vrai qu'elle ne
put surmonjer sa douleur ; qu'elle ne quitta jamais le
deuil qu'elle avait pris à la mort de Marcellus ; que tous
ses autres enfans , heureux et florissant autour d'elle , ne
purent jamais lui faire oublier celui qu'elle avait perdu ,
quoiqu'elle eût pour eux la plus grande tendresse . Mais la
douleur de Rome , celle de l'univers , peuvent justifier
l'excès de la sienne , et il faut observer qu'elle n'y succomba
pas , puisqu'elle survécut treize ans à ce fils adoré .
La solitude à laquelle la prudence la condamna lorsqu'elle
vit ses ennemis se multiplier journellement à la cour, ne
corrompit point la douceur de son caractère . Quoique
Livia ne fût pas tout-à - fait exempte du soupçon de la
mort précipitée de Marcellus , elle ne lui en témoigna rien
par ses procédés , et n'en laissa rien paraître dans ses entretiens
avec Auguste. Enfin cette femme paraît dans l'antiquité
, comme un modèle qu'on doit étudier. Ainsi que les
statuaires étudient l'Appolon , non pour l'égaler, mais pour
tâcher au moins d'en approcher : Saint - Réal' , quoiqu'il lui
rende justice , ne montre pas l'enthousiasme qu'il eut dû
éprouver en peignant une vertu si rare .
ANNONCES.
Le Rudiment des Dames , ouvrage par le moyen duquel on peut
apprendre , en trois mois , et pour ainsi dire sans maître , la langue
française et l'orthographe , sans éprouver aucune difficulté . Ce Précis ,
qui convient non-seulement aux personnes dont les premières études
ont été négligées , mais qui peut servir avec le plus grand avantage pour
l'instruction de la jeunesse , dans les maisons d'éducation , estdémontré
par son auteur , M. P. G. Galimard , professeur de langue , d'écriture
et de calcul . Quatrième édition , ornée de figures , augmentée
de stances , fables , contes , et autres pièces de vers , où chaque partie
du discours pour l'explication de laquelle l'exemple est cité , se
GERMINAL AN XII. 131
trouve désignée en caractères italiques . Prix : 1 fr . 50 c . , et 2 fr . par
la poste.
A Paris , chez l'Auteur , rue Montmartre , au coin du passage du
Saumon , maison de l'apothicaire .
Mémoire concernant la trahison de Pichegru , dans les années 3 ,
4 et 5 , rédigé en l'an 6 , par M. R., de Montgaillard , et dont l'original
se trouve aux archives du gouvernement.
A Paris , chez Galand , libraire , palais du Tribunat ; -
Ninon de l'Enclos , comédie historique en un acte , mêlée de
vaudevilles ; par MM. Henrion et Armand Ragueneau. Représentée ,
pour la première fois , à Paris , le 19 frimaire an 12. Prix : 1 fr- , et
i fr. 20 cent . par la poste .
A Paris , chez madame Cavanagh , libr . , sous le nouvean' passage du
Panorama , nº . 5 , entre le boulevard Montmartre et a rue S. Marc . "
La Langu française et l'Orthographe , enseignées par principes
et en vingt- quatre leçons , on Grammaire francaise , à l'aide de
laquelle on peut seul , et sans le secours d'aucun maître , apprendre à
parler et à écrire correctement cette langue . Ouvrage divisé en
vingt-quatre chapitres ou leçons , et qui renferme des règles intéres
santes sur les parties du discours , la terminaison des mots , l'emplei
des doubles consonnes, et les participes qu'aucun grammairien n'a su´-
fisamment traités jusqu'à ce jour ; par M. Fournier , membre de plusieurs
sociétés savantes , et Professeur de langues française , latine ,
anglaise et allemande . troisième édition ; prix : 1 fr . 25 c. , et 1 fr. 56 c.
par la poste.
A Paris, chez l'Auteur, rue Traînée , nº . 683 , près Saint - Eustache ,
N. B. La promptitude avec laquelle la rere et la 2e édition de cette
grammaire ont été épuisées , en prouve suffisamment la bonté et l'utilité.
Manuel des commissaires des relations commerciales , des
négocians maritimes , et des armateurs en course ; contenant :
1. L'origine de l'institution du consulat de commerce ; 2° . les
devoirs , jurisdiction , droits et prérogatives des commissaires et souscommissaires
des relations commerciales , ci-devant connus sous la
dénomination de consuls ; 3 ° . le tableau indicatif des résidences respectives
, et les noms des commissaires et sous -commissaires actuellement
employés ; 4º . le tarif des droits pécuniaires appelés du consu'at ,
et des droits de douanes à payer dans les différens ports étrangers ;
5º. les noms des négocians et courtiers faisant la commission dans ces
ports ; 6° . le texte de tous les articles des traités de commerce entre ' a
France et les puissances de l'Europe ; le tableau comparatif et nominatif
des denrées , productions et échanges dont l'importation ou l'expor
tation est le plus avantageuse au commerce français ; 7 ° . les lois et
réglemens les plus récens sur les arnemens en course , la validité des
prises , et les classes de marchandises dont l'importation ou l'exportation
est permisé ou prohibée , tant dans les ports de la république que
chez l'étranger . Présenté au premier consul par Louis Lareynic-
Labruyère , adjudant-commandant, chef de brigade , ex- administrateur
des hôpitaux militaires ; ex-agent politique du Gouvernement.
Ouvrage faisant suite à la Clef du commerce.
A Paris , chez Royez , rue du Pont- de- Lodi .
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez LE Normant , rue
des Prétrés Saint-Germain- Auxerrois , nº . 42.
4
132 MERCURE DE FRANCE ,
NOUVELLES DIVERSES.
Londres , 22 mars.
CHAMBRE DES COMMUNE S.
Ce jour le bill relatif aux volontaires a été discuté
pour la troisième et dernière fois , et a passé à une grande
najorité. Le général Tarleton s'est énoncé ainsi : Un honorable
membre ( M. Pitt ) a dit que peut-être les plus
jeunes membres de cette législature ne verraient pas la
fin de la guerre actuelle. Il a témoigné le desir qu'on mît
l'armée régulière sur un pied respectable. On n'avait qu'une
population de quinze millions à opposer à une puissance
qui en comptait quarante - cinq . L'armée des ennemis était
la plus nombreuse qui fût au monde , et ses généraux
étaient les plus ambitieux des hommes . Quel'e était la
réponse des ministres ? Que nos milices battraient les
meilleures troupes de France . Il était loin de vouloir déprécier
le courage des volontaires ; mais la bravoure ne
suffisait pas sans la discipline. D'ailleurs , le système
d'exemption nuisait infiniment aux recrutemens . Le second
bataillon de l'armée de réserve offrait un déficit de
639 hommes. Plusieurs bataillons des milices étaient
incomplets. L'armée de ligne éprouvait le même inconvénient.
La guerre devant être longue , il peut survenir
des événemens où nous soyons obligés de faire passer
25 ou 30,000 hommes sur le continent. Il faut donc
mettre tous nos soins à augmenter nos troupes de ligne.
—Hier 21 , les médecins du roi annoncèrent qu'il se
trouvait en pleine convalescence , et que bientôt il pourrait
reprendre le timon des affaires . Mais il parait que nul
individu éclairé n'ajoute foi aux bulletins publiés . Les
forces physiques reviennent , à la vérité , d'une manière
assez sensible ; la tranquillité a succédé à la fureur , et le
malade a pu se promener plusieurs fois dans les jardins
du palais , mais son esprit est toujours aliéné. Les momens
lucides ont été courts et rares . Il continue à être
raité par les docteurs Willis , père et fils , quoique leurs
noms ne paraissent pas dans les bulletins.
Les ministress'autorisent de légères espérances données
par ces médecins , pour empêcher l'établissement d'un
conseil de régence.
GERMINAL AN XII. 133
Ils se flattent qu'il en sera de cet état de démence
comme des crises précédentes , qui n'ont été que momentanées
, et cherchent , par toutes sortes de moyens , à
prolonger dans les mains du roi le fantôme d'un pouvoir
dont ils ont l'entier exercice .
Dans ces conjectures , l'héritier du trône continue de
rester étranger aux affaires ; il s'est rendu à Londres dans
le moment où l'état du roi était le plus alarmant , mais il
ne l'a point vu. M. Addington a été reçu très - froidement
par le prince , et l'on regarde tout rapprochement entre
eux comme impossible.
La milice est nombreuse , parfaitement habillée et
équipée ; à Londres sur - tout elle présente le plus magnifique
coup d'oeil . D'ailleurs elle est fort mal exercée , et
le dégoût commence à la gagner. Dans les provinces elle
a éprouvé , depuis deux mois , une diminution sensible .
A Nottingham, où deux mille hommes s'étaient fait inscrire,
à peine pourrait-on en rassembler actuellement six cents :
ce qui a dégoûté du service un grand nombre de ces nouveaux
soldats , c'est la déclaration qu'ils seraient considérés
commetroupe réglée , et ne pourraient plus quitter leurs drapeaux
dujour où l'ennemi aurait pénétré sur leur territoire.
L'activité des ateliers s'est partout considérablement
ralentie , et les manufactures doivent , en quelque sorte
aux sacrifices du gouvernement , la prolongation de leur
existence. L'argent est toujours rare et recherché. Ceux
qui ont besoin d'échanger des billets de banque contre du
numéraire , sont obligésde payer un escompte de 5 pour 100.
L'embargo général établi du 8 au 10 mars , avait pour
principal objet de cacher une expédition préparée contre
Boulogne . Un assez grand nombre de navires avaient été
remplis de pierres et autres matières pesantes . On espérait
pouvoir les couler à l'entrée de la rade , liés les uns aux
autres par des chaînes. L'expédition est partie le 19 mars.
( Extrait du Moniteur. )
"
Le 22 de ce mois , M. Fox a demandé dans la chambre
des communes , si les mêmes circonstances qui avaient empêché
le ministre , au mois de novembre dernier , de faire
aucune communication au parlement sur la médiation
supposée de la Russie entre l'Angleterre et la France
existaient encore , et si la chambre pouvait attendre quelque
explication sur ce sujet. Le chancelier de l'échiquier
répondit que depuis le mois de novembre dernier , les circonstances
avaient changé , mais qu'elles étaient aujourd'hui
telles, que toute communication sur un pareil sujet
serait inconvenante.
134 MERCURE
DE FRANCE
,
On s'attend généralement à uu prompt et parfait rétablissement
de la santé du roi ; on a cessé de publier les
bulletins des médecins , et demain on ne recevra plus au
palais Saint- James les visites de ceux qui y allaient s'informer
de l'état de sa majesté .
Le Morning - Cronicle annonce qu'il a connaissance
d'un stratagême de guerre , curieux et important , mais
dont le succès dépend en grande partie du secret ; et qu'en
conséquence , il se gardera bien de le publier. Il ajoute cependant
, qu'il consiste en un moyen de fermer le port de
Boulogne de manière que la flottille qui y est rassemblée ,
non- seulement ne puisse plus en sortir , mais même puisse
y être détruite ; et pour cela , il faut seulement charger
de sable et de pierres un certain nombre de bâtimens qu'on
ira faire couler bas à l'entrée du port de Boulogne , pour
J former un barre qui en obstrue le passage. On prétend
que ce beau projet a été adopté par le ministère et qu'il
est sur le point d'être mis à exécution Il est difficile de
concevoir combien il faudrait employer de bâtimens à une
telle opération , et comment elle pourrait s'exécuter en
présence des batteries formidables qui défendent les
avenues du port de Boulogne . Un autre journaliste prétend
qu'il est question d'emporter d'assaut ces batteries ,
qui est , à la vérité , fort aisé à combiner dans une gazette .
Il n'y a aucune réflexion sérieuse à faire sur tout cela .
Flessingue , 26 mars .
се
On mande de Flessingue que dans la nuit du 23 au 24 mars , à deux
heures , la galiote- canonnière batave de Schick,
commandée par le
lieutenant Olyve , et mouillée près de Colynsplaat , a été attaquée par
sept barques anglaises qui portaient environ 200 hommes ; le brave
lieutenant Olyve , après un combat de plus de deux heures , ayant
été blessé de deux balles , tomba sur le pont ; cet accident fit ralentir
le feu , et donna occasion à l'ennemi de tenter l'abordage , et de se
rendre maitre de la canonnière de Schick ; les anglais n'ont pas craint
de se déshonorer en jetant à la mer le lieutenant Olyve , qui , quoique
grièvement blessé , était encore en vie :
:
« Heureusement que la chaloupe stationnaire de Snock , lieutenant
Velsberg , s'était avancée dans la matinée , et qu'ayant aperçu la ga-
Hote-canonnière capturée , elle demanda de suite un secours de 50
hommes au commandant de Quienchrée avec ce renfort on poursuivit
l'ennemi , qui alors abandonna sa proie et prit la fuite. Le
calme qui survint empêcha le bâtiment stationnaire de s'approcher de
la prise ; ce que voyant les anglais , ils y retournèrent d'abord sans
obstacle . Cependant le Snoch , avec le détachement qu'il portait , fit
force de rames pour s'approcher de l'ennemi , qui abandonna une
seconde fois la prise , sur laquelle le pavillon batave fut arboré de nouveau.
Le pilotte , qui était resté à bord , et s'était trouvé pendant douze
heures entre les mains des anglais , rapporte que les ennemis ont eu 17
morts et un grand nombre de blessés . Deux chaloupes anglaises ont été
coulées .
GERMINAL AN XII 135
SUISSE.
On mande de Berne , le 23 mars , que les troubles qui
ont éclaté depuis quelque temps dans le canton de Zurich ,
sont plus sérieux qu'on ne l'a cru d'abod. Ils paraissent
être le résultat d'un projet très-étendu , dont l'exécutiou
pourrait allumer une nouvelle guerre civile en Suisse.
Ce ne sont pas quelques communes seulement , mais les
deux tiers des districts du canton de Zurich , qui sont actuellement
en état d'insurrection ; et il est très- probable
que la révolte s'étendra plus loin encore , si l'on ne prend
promptement des mesures énergiques et convenables pour
l'étouffer. Les motifs apparens de ces troubles sont quelques
lois rendues successivement par le grand conseil
zuricois , qui paraissent être contraires à l'intérêt des
campagnards , et dans lesquelles ces derniers ne voient
que le triomphe du parti aristocratique .
L'agitation se manifeste dans quelques autres cantons .
On parle de comités aristocratiques et contre -révolutionnaires
, qui se sont formés à Neuchâtel et à Constance
et on a lieu de croire que ces comités sont dirigés par les
agens de l'Angleterre.
Le commandant de Berne , M. May , et celui du corps
des chasseurs bernois, M. Wild , ont été obligés de donner
leur démission.
-
-On écrit de Bâle , le 24 mars : Tandis que les troubles
du canton de Zurich nous occupent et nous font craindre
de plus grands orages , on répand le bruit de nouvelles
trames qui s'ourdissent , et de menées des comités
anglais aristocratiques qui siégent à Neuchâtel et à Constance
, et qui entretiennent des liaisons très - suivies en
Suisse. Il est certain que l'ambassadeur français a eu
connaissance de ces machinations , et qu'il a fait à cet
égard des ouvertures au gouvernement central . Il se confirmie
aussi que le même ministre a invité les autorités
supérieures de la Suisse à surveiller plusieurs brigands de
la bande de Georges , qui , à ce que l'on prétend , se sont
sauvés en Suisse , et dont les signalemens ont été communiqués
aux gouvernemens locaux .
Les nouvelles de Zurich , du 24 mars , portent que les
scènes de tumulte et de désordre ont augmenté dans ce
canton ; mais on ne doute point que la seule présence des
troupes rassemblées à Zurich pour les faire cesser ne
produise cet effet salutaire. On a déjà arrêté plusieurs
perturbateurs.
136 MERCURE DE FRANCE,
Dunkerque , germinal.
Le sous-préfet de cette ville vient d'adresser aux maires de son arrondissement
une circulaire ainsi conçue :
« Citoyen maire , mon arrêté du 23 ventose dernier vous a instruit
du projet perfide de l'Angleterre , d'introduire la peste dans
le territoire français , en faisant échouer sur les côtes des ballots de
coton ou de laine infectés de ce germe épidémique. Cet infâme
projet vient de se réaliser : cinq ballots ont été échoués dans la baie
d'Etaples , près de Boulogne. Vous trouverez ci- après l'ordre du
jour de l'armée , du 3o ventose , qui constate cette perfidie .
ETAT-MAJOR -GÉNÉRAL . Ordre dujour.
>
Le général en chef Soult vient d'annoncer au général commandant
en chef le camp de Bruges , que les anglais avaient enfin commencé à
mettre à exécution leur infernal projet de jeter sur nos côtes des
balles de coton infectées de la peste , qu'ils ont envoyé chercher
dans le Levant. Cinq de ces balles ont été échouées dans la Laie d'Etaples,
par des embarcations anglaises , sous la protection d'une frégate
et de deux corvettes. Toutes les précautions ayant été prises pour
empêcher qu'on ne communique avec ces objets , on a constaté qu'ils
renfermaient des ¤rasmes pesti eutels , et on y a mis le feu. Que le
gouvernenient angiais , qui a ingiue la machine i fernale du 3 Di-
Vose et tous les assassinats toutes coutre le premier consi , ait
conçu une pareille atrocité 9 sans exemple jusqu'ici entre les nations
, rien n'étonne de sa part ; mais qu'il ait trouvé pour l'exécution ,
des soldats , des officiers anglais , voilà ce qui surprendra tous ceux qui
ne sont pas étrangers à toute idé. d'honneur.
Le moment approche où nous tirerons une vengeance complète de
tant d'atrocités et de perfidies . On ne peut trop recommander à tous
les postes sur la côte , depuis Breskens jusqu'à Calais , la stricte exécu
tion de l'ordre du jour du 25 de ce mois , qui sera reln à la tête de
toutes les compagnies pendant quatre jours de suite , et dont l'exécution
est particu ierement recommandée aux généraux commandang
sur la côte ; is inviteront les curés et les maires à donner communica→
tion des projets et tentatives des anglais aux habitans , les premiers
au prône , et les seconds par la voie de la pustieation .
Le chefde l'état-major-général .
Signé MATHIEU DUMAS.
PARIS.
-
Le C. Pâques , inspecteur général du ministère du
grand-juge , accompagné du C. Comminges , commissaire
de police , et de la gendarmerie d'élite , a arrêté le 10 germinal
, le nommé Charles d'Hozier , l'un des brigands
signalés. Il était caché chez le nommé Gallet , fripier , rue
Saint -Martin , nº. 60 , en face de la rue Grenéta . Il avait
chez lui plusieurs perruques de déguisement et des nagcoires
postichesde la même couleur que les différentes perruques.
Charles d'Hozier est celui qui a disposé à Paris tous les
Jogemens des brigands ; c'est lui qui , déguisé en cocher ,
GERMINAL AN XIL 137
a conduit la voiture qui a été chercher Georges à Saint-
Leu , le premier septembre dernier , et l'a amené dans
Paris .Victor Couchery , confident et complice de Pichegru ,
signalé également dans la liste officielle , a été arrêté , le
8 de ce mois , par le C. Pâques dans la rue de Babylone ,
où il était caché . Le frère de ce Couchery s'est fait à
Londres le calomniateur à gages de la nation française ,
dans le journal intitulé Le Courrier de Londres. N'ayant
pu accompagner Pichegru à son passage en France , parce
qu'il était malade , il a fait associer son frère au complot.
(Moniteur. )
--
Dès l'an 8 , il exista un complot pour livrer Erest aux
Anglais. Le nommé Rivoire , ancien officier la marine ,
fut prévenu d'être l'auteur du complot Les preuves accumulées
contre lui étaient de la plus grande évidence ; cependant
, et d'après les formes et à la manière d'administrer
la justice dans l'armée navale , un jury prononça
Brest , le 22 germinal an 10 , qu'il était convaincu , mais
non coupable.
Le tribunal de cassation cassa cette sentence , le 19 prairial
suivant ; il ordonna que le nommé Rivoire fut traduit
à la cour martiale maritime de Rochefort. On ne sait
par quelle fatalité , le 2 ventose an 11 , il ne fut condanné
qu'à la déportation.
Fût -il jamais un crime plus énorme , et pouvait- ou
commettre un attentat plus désastreux pour la nation , que
l'incendie de Brest ou la trahison qui aurait livré cet artenal
aux Anglais ?
La guerre étant survenue , Rivoire n'a pu être déporté
et a été retenu dans le château de Lourdes .
et il
Au bruit de la conspiration qui vient d'avorter , d'autres
sentimens paraissent s'être réveillés dans son coeur ,
a écrit au grand juge la leitre suivante , dans laquelle , nonseulement
il avoue son crime , mais il convient encore qu'il
avait connaissance du 3 nivose.
Rivoire, officier de marine , au grandjuge. -Au château
de Lourdes , le 5 germinal an 12.
Depuis mon enfance , dévoué au service de ma patrie ,
si j'ai erré dans les moyens d'exécution , mes intentions ont
toujonrs été pures , et mon but a toujours été le bonheur
de mon pays . Le premier consul y a réussi par une voie
differente , et , quoique jusqu'à présent son ennemi et sa
victime , je me trouvais forcé par mon coeur de faire des
youx pour ses succès .
Assez et trop long temps je me sui sacrifié pour un motif
138 MERCURE DE FRANCE ,
dicté par mon coeur plutôt que par ma tête , et j'ai servi un
parti ingrat , dont les chefs pusillanimes livrent toute leur
confiance à des ministres égoïstes et infidèles . Victime pour
la cinquième fois de leurs tentatives infructueuses , déternainé
à abandonner une cause dont je connaissais enfin que
la réussite sera le malheur de la France , j'attendais in atiemmeut
la fin d'une guerre que je regardais comme le
Beul obstacle à l'exécution de mon jugement , lorsque j'ai
appris confusément la découverte de la dernière conspiration.
Vous excuserez ma sincérité , mais je ne la crois pas
déplacée avec vous ; j'eusse donné volontiers tout ce que
j'ai de plus cher au monde , pour que le gouvernement sous
lequel je suis né n'eût jamais varié ; mais aujourd'hui ,
rnuri par l'âge et par de cruelles expériences , je crois que
ceux qui n'ont pas eu le courage de ressaisir le timon de
l'état , sont incapables de le diriger.
pays insur-
J'ai été condamné comme agent de Georges ; mais
lorsque je vins à Brest , j'étais chargé des ordres directs du
prince , et je venais de Londres . Georges devait seulement
m'aider de ses troupes , lorsque je le demanderais ; nous
devions-nous concerter en tout. Brest était alors dégarni de
troupes ; les ouvriers n'étaient pas payés ; une grande partie
des marins de l'escadre française étaient des
gés et anciens chouans. On avait débarqué des troupes
espagnoles pour faire le service de la place , et je pouvais
au moins compter sur leur neutralité. Mon projet aurait
réussi sans les lenteurs , l'indécision et la mauvaise volonté
du conseil du prince , qui au lieu du délai de six semaines
au plus , qui était promis , retarda de cinq mois l'exécution
d'un projet dont la promptitude seule pouvait assurer le
succès . Pendant cet intervalle , les troupes rassemblées pour
l'armée expéditionnaire , et les changemens arrivés dans
les escadres , m'avaient déterminé à renoncer à ce projet .
Dans un conseil tenu à ce sujet , on proposa divers expédiens
, et entr'autres la machine infernale , déjà tentée
par les jacobins. Je m'y opposai ouvertement , non par
zèle pour le premier Consul , je le regardais comme un
ennemi , mais par intérêt pour le parti. L'idée d'assassinat
attachée à un pareil projet , devait jeter de la défaveur
et répugner à un honnête homme ; en outre , j'observai
que le résultat serait entièrement entre les mains
des jacobins , tonjours prêts à saisir les occasions favórables
, puisque nous n'avions personne d'un crédit assez
marquant dans les armées pour se mettre provisoirement
à la tête des affaires. Ce fut alors que je proposai d'imiter
ce qu'avaient fait les confédérés polonais , au sacre de PoGERMINAL
AN XII. 139
niatouski , de rassembler les principaux chefs à Paris ; que
là nous monterions à cheval , et que nous irions ouvertement
, et les armes à la main , attaquer le premier
Consul lorsqu'il sortirait avec son escorte ; qu'un trait
pareil gagnerait les esprits par sa noblesse et son courage
; que si nous réussissions , ceux de nous qui survi
vraient pourraient profiter de l'étonnement général pour
s'emparer de l'autorité , et que même , si nous succombions
, nous serions infiniment utiles au parti par un
exemple de dévouement fait pour électriser les esprits
des Français. On eut l'air de se rendre à mon avis , et
il fut décidé que nous en écririons au prince.
Peu de jours après , j'appris l'affaire du 3 nivose . Je
ne pus m'empêcher d'en témoigner mon mécontentement
à Georges.
Bien persuadé enfin , d'après ce qui m'était arrivé , de
la faiblesse du prince , et bien dégoûté de tant de démarches
infructueuses , j'avais pris la ferme résolution
d'abandonner à jamais toute intrigue politique.
et En conséquence de ce dessein , je passai en Angleterre
pour retirer une petite somme que j'y avais déposée ,
de-là me rendre aux Etats- Unis , où je possède quelque
chose , lorsque je fus arrêté à Calais et conduit à Paris. II
y a trois ans passés que je suis prisonnier , et j'ai subi deux
jugemens. Le fond de mes aecusations est en partie vrai ;
les détails seuls ne le sont pas. Je me suis défendu du mieux
que j'ai pu.
Si lorsque j'ai été arrêté à Calais , je n'eusse pas été en
jugement et en danger de mort , j'aurais volontiers donné
des détails et des renseignemens capables d'empêcher de
nouvelles tentatives ; mais j'aimai mieux feindre , de peur
que l'on crût que la crainte m'avait fait parler.Aujourd'hui
que mon sort est décidé , que je n'atteuds ni ne crains plus
rien , j'ai soulagé mon coeur en vous donnant les renseignemens
ci-dessus . Signé RIVOIRE.
Le Moniteur publie un rapport de l'inspecteur -général
de la gendarmerie , portant en substance que , le 10 gerininal
, « on a arrêté , près de Pontoise, deux brigands de la
» bande de Georges. L'un , Raoul Gaillard ( de Rouen ) ,
» connu sous le nom de Saint -Vincent ; l'autre , Armand ,
» son frère. Le premier tira sept à huil coups de pistolet ,
>> tandis que les deux autres ne songeaient qu'à fuir. Saint-
» Vincent allait aussi gagner les bois , et s'y perdre pen-
» dant la nuit , si la garde nationale qui le poursuivait , n'eût
» fait feu. Il est atteint de deux coups qui ne l'arrêtent pas ;
» puis de deux autres qui lui laissent encore la force de se
1
140 MERCURE DE FRANCE ,
» jeter dans une carrière , d'où on l'a tiré. » Il est mort
depuis à l'hopital de Pontoise. Armand a été pris vivant . Un
3. brigand les accompagnait ; c'était Tamerlan , dit Tata.
Il a été arrêté le 13 dans la commune d'Andilly , vallée de
Montmorency. On a trouvé sur les frères Saint-Vincent ,
environ 11,000 fr. , et des poignards du même modèle que
ceux saisis sur Georges , Pichegru , et en général sur les brigands
antérieurement arrêtés .-Trois municipalités , dont les
habitans ont concouru à ces arrestations , seront présentées
au premier Consul , d'après l'ordre qu'il en a donné ; ainsi
qu'un cultivateur , Etienne Cousiu , qui s'est distingué dans
cette circonstance , et qui sera admis dans la légion d'hon-
Le grand chancelier de cette légion a été chargé
de faire un rapport sur les citoyens qui ont arrêté Georges ,
l'intention du grand conseil étant de les admettre dans la
légion d'honneur.
neur. -
Un particulier dont les papiers étaient sous le nom de
Lion-François-Joseph Desrois , s'est tué à Lagneux , arrondissement
de Belley. Divers indices ayant fait soupçonner
que c'était un nom supposé , le corps a été exhumé ;
et il semble résulter de la vérification faite , que c'est celui
de Picot Limoëlan , l'un des principaux auteurs de l'attentat
du 3 nivose.
- Les lords commissaires de la trésorerie ont ordonné ,
à Londres , en date du 15 janvier, que tous les officiers généraux
émigrés français qui voudraient se rendre sur les
frontières du Rhin , jouiraient d'un traitement de cinq
schelings par jour ; les colonels , lieutenans - colonels et capitaines
jouiraient de trois schelings par jour ; les officiers
subalternes , d'un scheling et demi par jour ; les nobles
, à pied et à cheval , d'un scheling par jour. C'est en
conséquence de cette ordonnance , qu'à Offenbourg et
autres petites villes frontières d'Allemagne , il s'était fait
une réunion de ce vil reste d'émigrés devenu la honte et le
déshonneur de la nation . (Journal officiel. )
-
Il résulte d'un tableau publié avec le discours que le
tribuu Costaz a prononcé , vers la fin de la session dernière
, l'occasion du budjet de l'an 12 , que les contributions
de l'an 10 se sont élevées à 675,970,000 fr. , et
celles de l'an 11 , à 744,684,000 fr.
M. Séguin a lu , le 12 , à l'Institut national , un mémoire
sur le scorbut , dans lequel il a donné de nouveaux
moyens de guérir , et même de prévenir cette fâcheuse
maladie , qui , dans notre situation politique , est une de
celles qu'il nous importerait le plus de connaître et de
guérir.
(Nº. CXLVI. ) 24 GERMINAL an 12.
( Samedi 14 Avril 1804. )
Ꮇ Ꭼ Ꭱ Ꮯ U Ꭱ
Tao
DE FRANCE.
LITTÉRATURE .
REPE
5.
cen
POESIE.
FRAGMENT
D'unpoëme intitulé les Quatre Ages des Femmes ;
par M. Hyacinte Gaston .
L'ADOLESCENCE , OU LA BOÎTE AUX BILLETS DOUX,
Qu
Début du second Chant.
UEL triste jour vient éclairer
Mes yeux fermés à la lumière ?
Eh quoi ! toujours craindre , espérer ,
S'instruire..... souvent s'égarer
Jusqu'au bout de notre carrière ,
Plus heureux encor d'ignorer ,
Puisque pour nous tout est mystère
Tout.... excepté notre misère ,
Pour suivre à travers les erreurs
De faux plaisirs , de vrais malheurs....
K
142 MERCURE L
11
FRANCE , DE
C'est donc ainsi que la sagesse
Vient diriger nos pas errans ,
Et par ses dons insuffisans
Se jouer de notre faiblesse ! ...
Aimable paix , vive gaîté ,
Heureux sommeil de l'innocence ,
Bonheur si par , trop peu goûté ,
Quand les passions en silence
N'avaient pas d'un cri redouté
Troublé ma paisible ignorance ,
Revenez.... et de mon enfance
Rendez- moi les jeux , les desirs ;
Rendez- moi mon insouciance ....
Mais , vous fuyez.... Le temps s'avance ,
Entraîne avec vous mes plaisirs ,
Et mon coeur, qui vers vous s'élance ,
N'en retient que des souvenirs .
Pour moi , d'un orgueilleux pédant
Je supportai les durs caprices ;
Malheureux , sans être savant ,
Je dévorai ses injustices.
Je maudis plus d'une harangue ,
Et j'aurais voulu que Didon
Eût appris à parler ma langue ;
Mais je retins tous les secrets
Du chantre aimable de Julie :
Pour moi , dans l'antique Italie ,
Ovide seul était Français.
Tout change pour nous , ma Sophie ;
Après cinq ans je te revois :
Ton esprit , ton port et tá voix ,
Tout parle à mon ame attendrie ;
GERMINAL AN XII. 143
Mais tu n'as plus , comme autrefois ,
Cette naïve étourderie
Et cette bruyante folie
Qui rendait nos jeux si piquans.
Une tendre mélancolie
Ti29 419
Règne dans tes yeux languissans ;
Auprès de toi , par sympathie ,
Je palpite , et la rêverie
I
་ ་
Se communique à tous mes sens.
L'art n'a point formé ta parure ;
Dans ta flottante chevelure ,
Que j'aime à voir briller la fleur
Qui , semée avec négligence ,
Sait du rouge de la pudeur
Imiter la tendre nuance ,
Fière de prêter sa couleur
A l'embarras de l'innocence !
Un jour , déplorant ton absence ,
Craignant d'interroger mon coeur ,
J'errais.... La nature en silence
Semblait partager ma douleur :
Sous de noirs cyprès je m'avance ,
Et leur deuil soulage mon coeur ;
Mais le sommeil consolateur
Presse ma paupière affaiblie ,
Et bientôt un songe flatteur
Me peint l'image de Sophie .
Près de moi je vois un enfant
Aussi beau , mais plus tendre qu'elle
M'effleurant du bout de son aile.
« Je viens pour finir ton tourment ,
» Dit-il ; si ton coeur est fidèle ,
» S'il garde son premier serment ,
» Je récompenserai ton zèle .
Sophie est digne de ta foi :
» Connais l'art de toucher son ame ;
2167
144 MERCURE DE FRANCE ,
» Prens cette boîte , elle est à toi ;
>> Elle renferme , pour ta femme ,
» Les dons les plus ingénieux
>> Que puissent te faire les Dieux.
» De ton bonheur c'est le présage ,
» Vois Sophie , et lis dans ses yeux :
>> Ton coeur t'en apprendra l'usage .
» Je suis l'Amour.... » Amour trompeur !
Je t'avais pris pour l'Innocence.
Le sommeil fuit , et l'espérance
Fait palpiter mon faible coeur.
Dans la boîte étaient des tablettes
Avec des billets différens ,
Et ces diverses étiquettes :
« A la dévote faux sermens ;
» Papillonage à la coquette ;
» Pour la prude , grands sentimens ;
» Pour l'ambitieuse indiscrète,
» Ruptures , raccommodemens ;
» Pour la fidelle ... » Cette
page
Etait en blanc .... l'Amour , hélas !
Connoissant les moeurs de notre âge ,
Sur ce feuillet n'écrivit pas.
Des crayons taillés à Cythère ,
Ravis au myrte de Vénus ,
Dans la boîte étaient suspendus.
Enfin , sous l'écorce légère
Je vis un vase précieux ;
C'est le phosphore ingénieux
Dont l'invisible caractère ,
Des nuits perçant l'obscurité ,
Au jour dérobe sa lumière
Et brille pour la volupté.
Tu le sais , j'empruntai sa flamme
Pour peindre celle que tes yeux
Venaient d'allumer dans mon ame ;
GERMINAL AN XII 145
Et, malgré l'Amour envieux ,
Je voulus remplir cette page
Promise à la fidélité ,
Dont le Dieu voulut faire hommage
A tes vertus , à ta beauté.
De notre amour dépositaire
Te souvient- il comme en secret
Le papier , confident discret ,
Trompa les regards de ta mère ?
Combien de fois , d'un air distrait ,
Vins-tu fredonner un couplet
De quelque romance nouvelle !
Tu chantais , et ta main fidelle
Dans ma main glissait un billet.
Un éventail qui tombe à terre ,
Un livre , un ruban , une fleur ,
Tout sert à l'amoureux mystère ;
Rien n'est perdu pour le bonheur.
Jadis la colombe innocente
Fut utile à l'Amour captif ,
Et , docile à l'art inventif
Qui l'éleva pour une amante ,
Porta sous son aile prudente
Ces billets où le coeur brûlant ,
Aux yeux d'une maîtresse absente ,
Sait de sa flamme impatiente
Peindre le douloureux tourment.
Oh ! que j'aime des premiers âges
Les moeurs et la simplicité !
On trouvait la félicité
Au sein des antiques usages ;
Pour nous , loin de la vérité,
Vils jouets de la vanité ,
Nous embrassons , enfans volages ,
L'ombre pour la réalité.
3
CA
146 MERCURE DE FRANCE ,
Trop vîte , hélas ! belle Sophie ,
S'écoulèrent nos plus beaux jours ,
1:
Et mon ame à la tienne unie
".
Trop tôt en vit cesser le cours .
Ainsi l'on voit deux jeunes plantes
Croître sur le même coteau ,
Et de leurs tiges élégantes
Enlacer le double rameau ;
Mais si le soc traînant qui crie
Tranche le frêle chalumeau ,
L'une et l'autre tête flétrie
Tombe..... et près de l'antique ormeau
Exhale lentement sa vie.
Déjà pour nos coeurs amoureux
Brillaient les flambeaux d'hymenée.
Tu m'écris : « Plains ma destinće ;
» Mon père m'arrache à tes voeux :
» La plainte même est une offense
» Pour l'époux qui reçut ma foi .
» Fuis , j'ai besoin de ton absence .
» Adieu ..... sois plus heureux que moi. >>
Quoi ! pour toujours adieu ! .... cruelle ,
Quoi ! tu m'ordonnes de te fuir !
Ah ! pour un impuissant desir
Ton ame n'est point criminelle ;
Celui qui put nous désunir
N'aura jamais des droits sur elle.
Ton coeur devait m'appartenir ;
A moi seul il est infidèle !
-
Qu'ai-je dit ? Je vais m'en punir ;
Pardonne ; je dois t'obeir.....
Pourrais-je offenser ce que j'aime ?
-
Sois heureux , dis-tu , loin de moi......
Hélas ! dans ma douleur extrême,
Je ne puis être heureux sans toi .
GERMINAL AN XII. 147
Loin de sa colombe fidelle
Voit-on lé ramier amoureux
Pour une campagne nouvelle
Roucouler en battant de l'aile
Et soupirer de nouveaux feux ?
Il va sur l'orme solitaire
Gémir , accuser le destin ,
Contre l'oiseleur inhumain
Irriter la nature entière ,
Et , chérissant jusqu'au tombeau
Le souvenir de son amante ,
Mourir sur le même rameau
Où jadis il l'aima vivante .....
LE RENARD ET LE BUISSON ,
FABL E.
POUR s'introduire en une basse- cour
Maître Renard voulut un jour
Grimper sur le fossé qui servait de clôturé ;
Fossé bien défendu , d'épines hérissé .
A mons Renard le pied ayant glissé ,
Il se prend au Buisson , et sentant la piqûre ,
Dans sa fureur , lui prodigue l'injure ;
Le taxe de blesser la foi , l'humanité ,
Et les égards dus à l'adversité .
« Certes , dit le Buisson , ta sottise m'étonne ,
» Sur-tout quand je te vois en accuser autrui :
» De quoi t'avisais-tu de prendre pour appui
» Celui qui n'épargne personne ? »>
KERIVALANT.
4
148 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGM E.
DEPUIS dix ans , en France , on ne me connaît plus ;
Du moins d'un autre nom maintenant on m'appelle ;
En me débaptisant on a fait encore plus :
De mâle que j'étais on m'a rendu femelle.
LOGO GRIPHE.
De mon entier ôte la tête ,
Je perds alors toute raison ;
Et souvent , quoiqu'avec ma tête ,
Je n'ai ni rime ni raison .
CHARADE.
VEUX-TU que mon dernier
Fasse bien mon premier ?
Remonte mon entier.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Corps.
Celui du Logogriphe est Bouteille , où l'on trouve ail ,
ouïe , bulle , boule , lie , lut , tube , Lubie , humeur , distance
, appui , mesure , lo , Elie , bill , loi , tôle , betel ,
bol, ouète , bille , étole , boue , étoile , étui , lot , été ,
Eole , toile , tuile , lobe des semences , obit , oie , Tullie ,
Tibulle , boulet, outil , belle , billet , lit.
Celui de la Charade est Bonbon.
Errata. On a commis une erreur dans l'insertion des
mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la Charade qui
sont au nº. CXLIII , du 17 mars 1804. Celui de l'Enigme
étoit Li ; celui du Logogriphe , Salep ; et celui de la
Charade , Pape-lard.
GERMINAL AN XII. 149
Sur l'Esprit littéraire du XVIII®. siècle .
LES
ARTICLE IV.
ES philosophes ont dit : « La nature est tout
ce qu'il y a de vrai ; le sauvage sort de ses mains ;
prenez -le pour modèle , et reinontez vers votre
origine. » Nous leur répondons : « Le sauvage ,
loin d'être dans l'état naturel à l'homme , nous paraît
dans un état de dégradation ; pourquoi chercherions
-nous à l'imiter ? »
Oublions l'ascendant que les idées philosophiques
ont eu sur le siècle dernier , et voyons s'il est de
l'intérêt du siècle qui commence de choisir ses
modeles parmi les peuplades indépendantes et
sans culte , ou parmi les nations qui se sont rendues
recommandables à la postérité par leurs vertus
et leurs progrès en morale , en législation et en littérature
. Je n'ignore pas que depuis le 18 brumaire
la question est encore une fois résolue de fait
par le rétablissement de la religion dont le culte
est mis sous la protection immédiate et efficace du
gouvernement , par le code de nos lois , appuyé
sur l'autorité des peuples policés ; mais on sait que
les faits n'imposent point du tout aux philosophes ,
qu'il leur en coûte peu pour récuser l'expérience
des siècles; et c'est pour cela qu'il est utile d'exposer
sous tous les sens l'absurdité de leurs doctrines.
S'ils parvenaient à prouver à la génération qui
s'élève que ce qu'il y a de sage , de moral , de
vraiment politique dans notre nouvelle législation ,
n'est qu'une affaire de condescendance pour les
vieux préjugés , il arriverait de nouveau que les
jeunes gens , loin de s'attacher à l'ordre établi
150 MERCURE DE FRANCE ,
comme à une chose bonne et durable , trouveraient
plus raisonnable et plus hardi d'attaquer ce qu'ils
appelleraient des préjugés , pour parvenir enfin à
une législation puisée dans la nature. Je l'avoue ,
je suis frappé de ce danger quand je vois tant d'écrivains
s'accorder pour appuyer en théorie des
maximes directement contraires aux lois et aux
idées sous lesquelles nous devons vivre : l'exemple
du 18. siècle nous a suffisamment révélé combien
il est facile de persuader aux têtes légères que le
beau idéal en politique n'est pas impossible à réaliser
, et nous ne pouvons pas oublier que les principes
que nous combattons aujourd'hui ont été
approuvés , propagés pendant cinquante ans par la
classe de la société qui avait tout à perdre à les
voir s'établir ; observation qui n'échappera point
à l'histoire , et qui prouve jusqu'à quel point il est
aisé de mettre l'esprit des hommes en contradiction
avec leurs intérêts . Voyons donc sérieusement s'il
est de l'intérêt des peuples de l'Europe de continuer
à s'éclairer par le tableau de la vie , des
moeurs , et par l'ignorance des sauvages.
Raynal nous assure que des peuples innombrables
vivaient indépendans et sans culte ; mais il y a ici
mensonge dans l'assertion et dans l'expression :
dans l'assertion , parce qu'il ne nous dit pas quels
étaient ces peuples , qu'aucun voyageur digne de
confiance ne nous présente rien de semblable , et
qu'une chose aussi contraire à toutes les idées rèques
ne peut être crue sur la seule parole d'un
philosophe mensonge dans l'expression , parce
qu'à une époque où l'on parlait continuellement
de la majesté , de la souveraineté du peuple , ce
mot rappelait naturellement l'idée d'une association
formée et réglée . A la rigueur , peut - être est-il
possible qu'il y ait quelques peuplades malheureuses
et entièrement abruties qui vivent sans lois , sans
GERMINAL AN XII. 151
2.
coutumes et sans culte ; mais il est d'une impossibilité
absolue qu'il y ait jamais eu des peuples
innombrables dans cette situation ; et rien ne découvre
davantage combien les philosophes sont
ignorans sur la vraie nature de l'homme , que de
les entendre affirmer qu'un peuple a pu se former ,
multiplier , prospérer sans lois et sans religion .
L'homme n'est puissant , maitre de tout ce qui
l'environne et de lui-même que par association ;
il ne peut former une association , une société
un peuple innombrable sans lois qui le privent
d'une partie plus ou moins grande de l'indépendance
dont il jouit dans les bois : quand l'histoire
ne nous aurait pas convaincus de cette irrécusable
vérité , elle n'en serait pas moins sensible pour
tout esprit capable de réflexion : certes , il fallait
que les lecteurs auxquels s'adressait Raynal , fussent
bien légers pour n'être pas choqués de la contradiction
frappante qu'il y a entre peuple innombrable et
indépendant et sans culte. Mais c'était positivement
ce contraste qui séduisait les esprits plus la
chose était impossible , et plus il était hardi de
la présenter comme une vérité ; plus elle était
nouvelle , et plus elle avait droit d'être mise au
nombre des découvertes ; et comme toute décoùverte
était alors regardée comme un bienfait
pour l'humanité , on sent que des peuples innombrables
sans gouvernement et sans culte , devaient
exciter le plus vif enthousiasme chez les
vieilles nations de l'Europe , et que Raynal ne
pouvait manquer d'être proclamé grand moraliste
par les heureux du siècle qui vivaient dans les boudoirs
avec beaucoup d'indépendance , et peu de
scrupule sur le culte.
Mais cet écrivain , qui affirme que le tableau de
la vie et des moeurs des sauvages nous a fait faire
des progrès dans la philosophie morale , s'est con152
MERCURE DE FRANCE ,
tenté de nous parler de peuples qui vivaient indépendans
et sans culte , et ne nous a pas dit comment
ils vivaient , chose si importante cependant
que , même quand le fait serait aussi vrai qu'il est
hasardé , faute de connaitre les détails , il n'en résulterait
rien de positif pour notre instruction . Il y
a dans ce silence une perfidie vraiment révoltante
et qu'il est nécessaire de dévoiler. Le but principal
de Raynal et de tous ceux de son école , ainsi que
rous le verrons lorsqu'il sera question des ouvrages
d'Helvétius , était de persuader à leurs crédules et
débauchés lecteurs que les crimes et les malheurs
qui désolent la société , ne naissent point de nos
passions , mais de la religion , de la législation et
des institutions sociales : aussi les passions de ces
sauvages , leurs besoins et leur imprévoyance , la
haine , l'orgueil , la faim , la colère , l'absence de
toute morale et de toute autorité ne les empêchaient
pas , au dire des philosophes , de bien vivre entr'eux ,
de multiplier , de former des peuples innombrables :
pourquoi ? c'est qu'ils n'avaient ni lois , ni chefs ,
ni religion. Ouvrir la carrière aux passions , renverser
les lois et ceux qui sont chargés d'en assurer
l'exécution , la religion et ceux qui doivent
l'enseigner , la morale et les immortels écrivains
qui la font chérir jusque dans sa sévérité , telle
est la conclusion que la philosophie du dix - huitième
siècle a tirée pour nous de tant d'épouvantables
mensonges sur la prétendue perfection
de l'état de nature. Si dans tout cela il n'y avait
matière que pour une seule révolution , il faudrait
en rire aujourd'hui , et se moquer des dupes qui
ont gouverné et administré la France pendant la
dernière moitié du siècle des lumières ; mais comme
il y a dans ces écrits de quoi désorganiser à jamais
la société , ceux qui aiment l'ordre , ceux qui en
ont besoin , doivent combattre des principes qui
GERMINAL AN XII. 153
apprennent aux têtes brûlantes à raisonner le mécontentement
et la révolte , et qui mettent ceux
qui gouvernent dans la double nécessité de flatter
les passions du peuple et d'exagérer la rigueur des
lois ; ainsi que nous l'avons vu pendant le règne
incertain des autorités qui ne voulaient compter
ni la religion , ni les institutions sociales au nombre
des moyens propres à régler les hommes .
Au roman de l'état de nature , opposons des
détails avoués non - seulement par tous les voyageurs
, mais aussi par Raynal ; car c'est à lui que
je veux emprunter les traits nécessaires pour former
un tableau de la vie et des moeurs de ces heureux
sauvages dont l'ignorance brille de tant de lumières
dans les ouvrages de nos philosophes. Au reste ,
qu'on ne s'étonne point de l'inconséquence de cet
auteur qui tire des conclusions toujours contraires
aux faits positifs qu'il raconte ; c'est encore un des
caractères distinctits de cette école qui , méprisant
toutes les règles du raisonnement comme toutes
les leçons de l'expérience , n'a prodigué tant de
déclamations que dans le fol espoir de remplir
l'intervalle immense que la raison a mis entre
l'erreur et la vérité.
་་
9
Les voyageurs qui ont pénétré les premiers
» dans l'intérieur des terres d'Afrique , dit Raynal ,
» ont aperçu l'oppression des femmes des
superstitions qui empêchent la multiplication des
» hommes , des haines qui ne s'éteignent que par
» la destruction des familles et des peuplades ,
» l'abandon révoltant des vieillards et des malades ,
l'usage habituel des poisons les plus variés et les
plus subtils , cent autres désordres dont la na-
» ture brute offre trop généralement le hideux
» tableau. »
»
Chaque expression de ce passage mérite d'être
méditée depuis la superstition jusqu'à l'usage
154 MERCURE DE FRANCE ,
habituel des poisons , il renferme tous les crimes
que la fausseté de l'esprit , la violence des passions
et la perfidie peuvent faire commettre , et qu'un
écrivain raisonnable aurait attribués à des sociétés
abruties ; car ces Africains dont parle ici Raynal ,
vivent absolument nus , sans aucune idée morale ,
à plus forte raison sans institution ; mais loin de
remarquer des caractères si frappans de dégradation
, cet auteur nous assure que ce sont là des désordres
dont la nature brute offre généralement
le hideux tableau . Pourquoi donc nous a- t -il tant
vanté la nature ? pourquoi nous a-t-il assuré luimême
que le tableau de la vie et des moeurs des
sauvages avait contribué aux progrès de la philosophie
, et mis à découvert les vices de la morale
et de la législation dans l'établissement des sociétés ?
Est-il rien de plus contradictoire ? car enfin , si les
crimes des Africains l'emportent sur les nôtres , comment
se fait-il que ces sauvages soient plutôt dans
l'état de nature que les Européens ? Est -ce que
l'Afrique serait moins vieille que l'Europe ? Réservons
cet étonnant privilége pour l'Amérique qui
étant un monde nouveau pour nous , a été sérieusement
présentée par nos déclamateurs modernes
comme une terre où tout devait être neuf , même
l'espèce humaine. Il est vrai . que toute l'antiquité ,
tous les peuples civilisés ont cru que Dien avait
créé l'univers complet ; mais il n'en est pas dẹ
même de la Nature philosophique , qui manquerait
à ses adorateurs si elle faisait quelque chose
d'ensemble , qui par conséquent crée tout pièce
à pièce , et qui probablement a créé la quatrième
partie de la terre quelques siècles avant
l'arrivée de Cristophe Colomb , afin que Raynal
pût nous y montrer des hommes tout fraichement
éclos. Voyons le tableau qu'il en composera pour
notre instruction .
<< Dans le Nouveau-Monde , dit - il , les hommes
GERMINAL AN XII. 155
»
>> y sont moins forts , moins courageux ,
» barbe , dégradés de tous les signes de la virilité ,
» faiblement doués de ce sentiment vif et puis-
>> sant , de cet amour délicieux qui est la source de
>> tous les amours , qui est le principe de tous les
attachemens , qui est le premier instinct , le
>> premier noeud de la société , sans lequel tous les
» autres liens factices n'ont point de ressort , ni
» de durée . Les femmes plus faibles encore y sont
>> maltraitées par la nature et par les hommes.
>> Ceux- ci peu sensibles au bonheur de les aimer
» ne voient en elles que les instrumens de leurs
>> besoins ; ils les consacrent beaucoup moins à leurs
plaisirs qu'ils ne les sacrifient à leur paresse . L'in-
» différence pour ce sexe auquel la nature a con-
» fié le dépôt de la reproduction , suppose une
imperfection dans les organes , une sorte d'en-
>> fance dans les peuples de l'Amérique , comme
» dans les individus de notre continent qui n'ont
» pas atteint l'âge de puberté. C'est un vice ra-
>> dical dans l'autre hémisphère dont la nouveauté
» se décèle par cette sorte d'impuissance . »
>>>
»
que
que
Tout ce que Raynal attribue à la nouveauté et
à l'enfance des peuples de l'Amérique , doit être
attribué à la vieillesse et à la dégénération , ainsi
nous le
prouverons par les propres paroles de l'auteur
dégagées de ces déclamations qui , comme
nous l'avons déjà dit , ne sont jetées çà et là
pour remplir l'intervalle entre le mensonge et la
vérité , et prévenir ces rudes contrastes qui frapperaient
les esprits les moins accoutumés à réfléchir .
Mais avant d'examiner quelques- unes des absurdités
du passage que nous venons de citer , ajoutons
-en un autre du même auteur et sur le même
sujet , avec le soin cependant d'en supprimer ce
qui révolterait la pudeur , inconvénient qu'il n'est
pas toujours possible d'éviter quand on copie les
156 MERCURE DE FRANCE ,
écrivains qui ont fait faire des progrès à la philosophie
morale : ils ont une manière si ingénue d'expliquer
les crimes les plus atroces et les vices les
plus honteux , qu'après en avoir lu l'analyse , on
trouve ces crimes et ces vices comme tout naturelss ;;
ce qui est bien plus instructif pour les jeunes gens
que ces austères moralistes du siècle de Louis XIV .
qui , en peignant chaque action des couleurs qui
lui sont propres , conservent à notre raison la faculté
de prononcer sur le bien et le mal , indépendamment
de nos passions et de nos intérêts.
,
« En Amérique , nous dit donc Raynal , les
» sauvages se livraient généralement à cette dé-
» bauche honteuse qui choque la nature , et per-
» vertit l'instinct animal. On a voulu attribuer
» cette dépravation à la faiblesse physique qui
» cependant devrait plutôt en éloigner qu'y en-
» trainer. Il faut en chercher la cause dans la
» chaleur du climat , dans le mépris pour un sexe
» faible ..... dans une recherche de volupté .....
>> D'ailleurs , ces chasses qui séparaient pendant
>> des mois entiers l'homme de la femme.... sans
» compter qu'il y a des actions auxquelles les
» peuples policés ont attaché avec raison des idées
» morales tout - à- fait étrangères à des sauvages . ».
De l'aveu de Raynal , la nature brute des
Africains offre généralement le tableau hideux de
tous les crimes ; de l'aveu du même auteur , la
nature vierge des Américains offre généralement
le tableau plus hideux encore de la faiblesse et de
la dépravation ( je me sers de ses termes ) ; et il
a osé blâmer les moralistes de tous les siècles d'avoir
cherché l'explication de la société dans les
sociétés qu'ils avaient sous les yeux , les fondemens
de la morale dans la certitude d'un Dieu créateur ,
rémunérateur et vengeur ! Cela est aussi conséquent
que le reproche fait par M. de Voltaire à Bossuet
de
GERMINAL AN 157
de n'avoir cité , dans ses Discos His
universelle , que les actions des peuples dont this
toire est connue , et dont
pa conseguent
possible de tirer des leçons. Te etait la logique
des écrivains du grand siècle de dans toute
qui a rapport à l'homme, ils ne suposaient jo mais
rien Raynal au contraire voulant attaquer les institutions
des nations européennes , suppose des
peuples qui vivaient indépendans et sans culte
et composer le roman de la sauvagerie veut- il
en faire l'histoire ? les tableaux qu'il nous présente
renferment plus de crimes , de vices , de cruauté
de faiblesse qu'on n'en trouve chez les peuples policés
, et cela sans compensation de prospérité , de
gloire , de vertus , et sur- tout de stabilité. Remarquez
que c'est toujours avec l'adverbe généralement
qu'il affirme les horreurs de ces enfans de la
nature ; chez nous au contraire les crimes sont des
exceptions , et c'est pourquoi nos sociétés se conservent
si long-temps malgré leurs imperfections ,
tandis que les sociétés informes des sauvages se
brisent , se dissipent , s'anéantissent , signes certains
de vieillesse et de dégénération .
De combien de coutumes générales et aussi
affreuses ne pourrait-on pas ajouter l'énumération
aux faits que nous avons déjà cités ! chez les uns ,
l'habitude d'enterrer avec une veuve ceux de ses
enfans que leur faiblesse mettait dans l'impuissance
de pourvoir à leurs besoins ; dans la grande
majorité des peuplades , la piété filiale ne trouvant
d'autre ressource pour soulager les vieux parens
que de les tuer ; partout les vaincus servant de
pâture aux vainqueurs ; la vengeance , l'horrible
vengeance devenue la seule vertu commune à l'individu
et à la société , ce qui fait dire à Raynal :
Tout est grand chez les peuples qui ne sont pas
asservis; c'est le sublime de la nature dans ses
L
158 MERCURE DE FRANCE ,
་
G.
horreurs et ses beautés. » Toujours la nature ! tou
jours le soin perfide de présenter la civilisation
comme un asservissement ! et les philosophes se
sont obstinés à voir , dans toutes ces sublimes
atrocités , l'enfance de l'homme , l'origine de la
société , et sur tout les bienfaits de l'indépendance ,
premier motif qui a troublé leur jugement. « Ils
» étaient poussés , suivant l'expression de Bossuet ,
» par un dégoût secret de toute autorité , par une
démangeaison d'innover sans fin ; » en un mot ,
ils étaient passionnés , et c'est ce qui explique
comment ils ont accumulé tant de raisonnemens
si , contradictoires , qu'il suffit de les rapprocher
pour en faire sentir l'absurdité. A la preuve.
Raynal reconnait une imperfection dans les
organes des sauvages de l'Amérique , et il les compare
sous ce rapport aux enfans de notre continent
; mais pourquoi donc reproche -t-il aux premiers
d'être sans barbe et dégradés de tous les
signes de la virilité ? Nos enfans sont - ils dégradés
pour n'être que des enfans ? Combien faudra-t-il
de siècles pour que ces sauvages imberbes , qui
multiplient, deviennent des hommes faits ? Les philosophes
qui parlent tant de la nature , de ses lois
universelles , ignorent apparemment que l'état parfait
de tous les ètres sensibles est marqué par l'époque
où ils peuvent , sans s'affaiblir eux -mêmes ,
se créer des successeurs qui les égalent en forces.
Comment pourrait-il sortir naturellement une race
d'hommes forts et courageux de sauvages faibles et
dégradés ? je dis , naturellement car si la chose
est possible , ce n'est pas de la nature seule qu'il
est permis de l'espérer ; mais d'une religion qui
donnerait de l'énergie à ces ames eiféminées , d'une
morale qui reprimerait des passions précoces et
honteuses , de lois qui veilleraient sur les familles ;
en un mot de la civilisation qui arracherait ces
GERMINAL AN XIÍ.
159
"
•
malheureux à cette paresse invétérée chez les sauvages
, paresse qui seule suffirait pour prouver que
les hommes abandonnés à la nature n'auraient
pas
découvert les secrets de l'état social , et se seraient
encore moins soumis aux devoirs que cet état impose
: enfin , à prendre la Nature dans le sens
philosophique, il resterait encore à expliquer pour
quoi les animaux qu'elle a créés dans l'Amérique
ont été trouvés dans un état parfait , et pourquoi
les peuples innombrables qu'elle a créés dans le
même pays ( si tant est que la nature crée des
peuples , se sont trouvés dégradés , sans force , sans
courage , couverts de tous les crimes et de toutes
les infamies . Mais , en ce moment , moins occupés
-de l'absurdité des raisonnemens que du contraste
des expressions ,, nous nous contenterons de remarcombien
il est bizarre d'affirmer au commencement
d'une phrase que les sauvages sont
dégradés des caractères distinctifs de l'homme ,
pour conclure à la fin de la même phrase qu'ils
sont dans cet état de jeunesse et de nouveauté
qui est absolument l'opposé de la dégradation .
quer
3
Laissant de coté le galimatias sur ce sentiment
vif et puissant , sur cet amour délicieux qui est la
source de tous les amours , et nous contentant de
noter combien ce style précieux et sentimental est
ridicule lorsqu'il est question de répandre des lumières
sur la véritable destination de l'humanité ,
examinons une contradiction plus forte que toutes
les autres. Raynal nous a dit d'abord les
sauvages de l'Amérique sont faiblement doués de
l'instinct qui porte les êtres à se reproduire , et il
a attribué cette faiblesse à la nouveauté de ces
- hommes ; bientôt après il les accuse de débauche .
d'une recherche de volupté , qui égare cet instinct;
et , en verité , rien n'est plus contraire aux
regles de la logique et à l'expérience que d'adque
1
2
160 MERCURE DE FRANCE ,
que
mettre les excès de l'amour , c'est-à-dire la débauche,
la volupté , la recherche même dans la volupté ,
quand on commence par refuser la portion de sentiment
nécessaire pour se créer des successeurs . Si
telle est la marche de la nature philosophique , on
doit avouer qu'elle est en tout contraire à la marche
de la vraie nature et de l'état social ; et ce serait
une preuve de plus que la sauvagerie n'annonce pas
l'enfance de la société , mais au contraire son anéantissement
, la dégradation , l'abrutissement , en
un mot cet état misérable où l'homme a perdu
jusqu'à l'idée de son origine . Nous essayerons par
la suite de développer cette vérité autant qu'il sera
en notre pouvoir; mais dès-à-présent nous pouvons
les phiconclure
qu'il est bien extraordinaire
losophes aient prétendu réformer les peuples de
l'Europe par l'exemple des sauvages , et qu'en présentant
des tableaux aussi épouvantables de la vie
et des moeurs de ces infortunés, ils aient excité un
enthousiasme général . A quoi faut - il attribuer tant
d'inconséquences de la part des auteurs et des lecteurs
, si ce n'est à ce dégoût secret de toute
autorité , à cette démangeaison d'innover sans fin ,
dont parle Bossuet. Après avoir appris à mépriser
l'autorité de la religion et de la morale , on aimait
les écrivains qui apprenaient encore à mépriser
l'autorité des lois ; on ne leur demandait ni logique ,
ni bon sens , mais seulement des sophismes pour
étourdir la raison , et de l'esprit pour tourner en
ridicule ce qu'on craignait encore de trop respecter .
En soulignant le mot nature dans les passages
de Raynal que j'ai cités , j'ai voulu mettre le lecteur
à portée de se convaincre par lui - même de
l'impossiblité où étaient les philosophes d'attacher
un sens fixe à une expression sur laquelle est fondé
tout leur système . Ce grand mot dont la valeur
était indéterminée , domina cependant dans les
GERMINAL AN XII. 161
uvrages de politique , de morale , de législation ;
il s'empara des théâtres comme des boudoirs , de
la poésie comme des romans ; mais il est certain
que nous ne saurions encore comment l'expliquer ,
si J. J. Rousseau , fatigué des contradictions qu'il
trouvait dans les écrits de ses confrères , ne s'était
chargé de trancher la difficulté : faisant deux parts
très -distinctes du bien et du mal , il mit le bien sur
le compte de la nature , le mal sur le compte de
la civilisation . Tout aussitôt la révolution morale
se trouva accomplie ; le dégoût de toute autorité
se changea en haine ; cette haine devint un sentiment
général, actif, profond , raisonné, qui amena
bientôt la révolution des hommes et des choses ;
et en cela du moins le dix-huitième siècle se montra
conséquent aux principes qu'il avait adoptés .
FIÉVÉ E.
Mémoire concernant la trahison de Pichegru , dans les
années 5 , 4 et 5 ; rédigé en l'an 6 par Ch. R. de Montgaillard
, et dont l'original se trouve aux archives du
gouvernement . A Paris , de l'Imprimerie de la République
, germinal an 12 .
« Je ne puis , ni ne veux rien céler , dit l'Auteur ; qu'on blâme
» cet écrit ou qu'on l'approuve , j'aurai rempli mon devoir , j'aurai
» laissé à ma Patrie un gage de mon amour pour elle ; et ces
» lignes , j'ose du moins l'espérer , défendront ma mémoire contre
» les atteintes de la calomnie ou de la haine. >>
M. de Montgaillard connaît tous les détails de la
négociation dont il s'agit entre Pichegru et le prince de
Condé ; car il avait reçu à cet égard , de ce dernier , tous
les pouvoirs nécessaires. Pichegru répondit , le 19 août
་
3
162 MERCURE DE FRANCE ,
·
1795 , à la proposition qui lui fut faite de rétablir la monarchie
en France .
« J'ai offert vingt fois en Alsace , dit Pichegru , à M. Fauche ',
» les occasions d'exécuter ce que le prince me demande aujourd'hui
» et je ne puis concevoir , s'il a , comme je le pense , auprès de lui , des
>> officiers d'un grand talent , qu'on n'ait pas su en profiter, J'ai beau-
» coup réfléchi à ce dont il est question . J'ai déjà donné , sous divers
» prétextes , à trois ou quatre bataillons qui sont ce que j'ai de plus
» mauvais dans l'armée , l'ordre de se rendre à Gravelines , Bergues',
›› Nieuport , etc. J'ai déplacé mon parc d'artillerie et fait des dispo-
» sitions propres à m'assurer les places fortes de l'Alsace . Dans cet
» état , voici ce que je puis faire . Les représentans du peuple me
» pressent de passer le Rhin , et je vais y être forcé tout-à - l'heure .
Que le prince de Condé m'indique donc le lieu où il desire que je
» traverse ce fleuve . Je crois que Newbourg ou Steinstadt serait l'en-
» droit le plus favorable , à cause de la position militaire du prince .
» Qu'il m'indique le jour et l'heure , la quantité d'hommes , l'espèce
» d'armes , en observant cependant , pour ménager les apparences ,
» que je ne puis guère passer le Rhin avec moins de dix à douze mille
» hommes. Je laisserai mes pontons comme pour servir à une seconde
» colonne ; et aussitôt arrivé sur la rive droite , je proclamerai la
» royauté . Mon armée se réunira dans le même moment à celle du
>> prince ; nous repasserons ensemble le fleuve ; les places d'Alsace
» s'ouvriront devant nous ; et aidés des renforts que j'y laisse et de
» quelques bataillons autrichiens , s'il est nécessaire , nous marcherons
» à journées forcées sur Paris : car c'est là où il faut tendre , Plus
» j'y réfléchis , et plus je vois que ce plan est le seul susceptible d'un
» grand succès . Ce que le prince me propose n'est point faisable . Je
connais le soldat : il ne faut pas lui donner le temps d'un premier
>> mouvement ; il faut l'entraîner , et non le décider . Une fois sur la
» rive droite , je suis sûr de lui , pourvu que le vin , la viande et l'ar-
» gent ne manquent point . Que le prince ait soin que tout cela soit
en abondance ; que les officiers de son armée se confondent et ne
fassent qu'un avec les miens sur-tout point de jactance de la part
» des émigrés , et je réponds de tout le reste . Il est inutile que j'envoie
au prince un de mes aides- de-camp : il pourrait être aperçu et
» reconnu sur la rive droite , et cela seul compromettrait la chose ,
» D'ailleurs , vous suffirez ; et puisque le prince vous a chargé de ses
instructions , il doit avoir confiance en vous , et ajouter une foi epGERMINAL
AN XII 163
2
tière à ce que vous lui rapporterez de ma part . Il n'y a pas de
>> temps à perdre : retournez vers le prince ; assurez- le que je vais
» tout disposer en conséquence , et qu'il prenne de son côté les mesures
nécessaires. Soyez de retour le plutôt possible. »
Le prince de Condé conçoit des inquiétudes et des craintes . On
ne lui donne préalablement aucun gage ; on ne lui livre point une
place forte pour sa sûreté : il ne peut donc exposer aussi inconsidérément
son armée. Les autrichiens voudront- ils favoriser ce p'an ? ne
le contrarieront-ils pas plutôt ? Ce qui avait été proposé par le prince
était si simple et si raisonnable ! pourquoi Pichegru ne suivait- il pas
ce parti ? et ces représentans du peuple , pourquoi ne les livrait -il pas
au prince ? etc. etc. Telle était la série d'observation's que faisait le
prince de Condé. La vérité est que , jaloux d'étre ' regardé comme
seul restaurateur de la royauté , il voulait agir sans la partici
pation des Autrichiens ; et d'un autre côté , il desirait avoir cette
gloire au meilleur marché possible .
Ce dissentiment entre le prince et Pichegru fut cause
qu'on ne tenta rien . Le premier tenait à ce qu'on lui livrat
Huningue et Strasbourg. L'autre ne se désistait pas de son
plan , ou n'y voulait apporter que de légères modifications
: il y eut d'autres intrigues qui n'aboutirent à rien.
« Les exploits de Bonaparte , et les succès de l'armée française en
Lombardie furent véritablement décisifs à cette époque . Ce n'est
point l'Italie seulement dont le général Bonaparte fit la conquête
dans le Milanais , c'est la république française qu'il sauva sur le
Rhin , en forçant d'envoyer en Italie une partie de l'armée impériale
qui était sur le Rhin ; ce qui empêcha les Autrichiens , le
prince de Condé et Pichegru de pénétrer en Alsace.
Voici quelques-unes des propositions faites à Pichegru ,
au nom du prince de Condé , par M. de Montgaillard .
Le général sera crée sur le champ lieutenant - général des
armées du roi.
-
Le général a la parole d'honneur du prince qu'il recevra de la main
du roi le bâton de maréchal de France , au moment même de l'arrivée
de S. M. à l'armée . Le délai de cette grace est un plaisir que le prince
veut réserver à S. M. Il peut l'accorder , et il en donnera l'assurance .
Le général sera fait sur-le-champ grand'croix de l'ordre royal et
militaire de Saint-Louis.
164 MERCURE DE FRANCE ,
Le général aura pendant sa vie le commandement en chef de la
province d'Alsace . Nul ne défendrait mieux cette province que celui
qui l'a arrachée aux ennemis .
Le général jouira , pendant sa vie , de la maison royale et du pare
de Chambord , ainsi que de huit pièces d'artillerie .
Le général jouira de deux cent mille livres de pension annuelle :
la moitié de cette somme sera réversible en pension à sa femme ; le
quart à ses enfans , à perpétuité , de måle en mâle , et jusqu'à
extinction de postérité.
Il sera dressé une pyramide à l'endroit où l'armée du roi se joindra
à l'armée du général . Au bas de cette pyramide , il sera gravé cette
inscription : Le ... jour du mois de ...... de l'année 1795 ,
Pichegru sauva la monarchiefrançaise, et donna la paix à l'Europe.
La ville d'Arbois sera exempte de toutes impositions généralement
quelconques pendant dix années . Elle prendra le nom du général ,
et sa statue y sera placée .
Il sera frappé une médaille en l'honneur du général .
Le général aura sa sépulture dans la même église qui renfermera
les restes des rois de France.
Il sera donné au général un hôtel à Paris , convenable à son rang
et à sa dignité . Il lui sera compté une somme d'un million en espèces ,
pour l'établissement de sa maison.
Le général aura la liberté de récompenser les officiers - généraux ,
les officiers de son état-major , et les personnes qui lui sont attachées.
Les grades qu'il leur conférera seront reconnus et confirmés .
Le général pourra leur accorder les récompenses pécuniaires qu'il
jugera à propos ; elles seront acquittées .
L'armée commandée par le général sera reconnue l'armée royale .
Tous les officiers conserveront le grade , les traitemens et les appoin
'temens dont ils jouissent . Ils seront irrévocablement maintenus dans
la possession de leurs emplois . Ceux qui desireront se retirer le pourront
; ils auront l'assurance la plus formelle qu'il ne seront jamais recherchés
en aucune manière , quelle que soit la conduite qu'ils aient pu
tenir individuellement .
Les villes qui ouvriront leurs portes jouiront de trois années d'exemption
de toutes impositions.
Les commandans des places qui rendront les places , jouiront d'une
pension de 24 à 50 mille livres de rente , suivant l'importance de la place ,
Ils seront maintenus dans leurs grades , et employés en conséquence .
GERMINAL AN XII. 165
L'auteur a tracé ainsi les portraits du prince de Condé,
du comte de Lille ( ci-devant Monsieur ) , et de M. Pitt.
Lorsque je vis le prince de Condé s'occuper , avec une persévérance
opiniâtre , des plus minces détails administratifs dans la nouvelle
formation de sa petite armée , il me fut démontré que le prince
n'aurait jamais une armée sous son propre commandement ; et cet
esclave de tant de considérations politiques et pécuniaires m'annonça
dès-lors qu'il en serait un jour accablé. En effet , il ne sut ni désobéir
à des rois qu'il savait bien être ses ennemis et les ennemis de
sa famille , ni commander à des soldats qu'il savait bien être ses amis
et les amis de sa gloire . Il acquit cette espèce de réputation qui est
la plus aisée de toutes à conserver , parce qu'elle n'exige qu'un esprit
médiocre et une certaine défiance ; mais il immola en même temps
sa gloire , pour jouir de quelques instans de plus de renommée. Il
nè sut être ni courageux ni prudent à propos. En vain les circons
tances lui devinrent- elles terribles ou favorables ; il les laissa fuir ,
ou il se soumit à leur rigueur : on eût dit que le destin lui avait
imposé cette tâche , d'inspirer une grande frayeur , et de céder à
une extrême faiblesse ; de tenter tout par son coeur , et de manquer
tout par son esprit ; d'être un héros sur le champ de bataille , et
un homme sans vigueur dans le cabinet ; de concevoir de grands
projets , et de reculer devant leur exécution ; de ne manquer jamais
de prévoyance , et d'être toujours sans caractère. Ce prince cut
quelques instans d'éclat ; mais il n'eut pas un seul monent de grandeur
. Je l'ai vu céder à la fortune de la République , de la même
manière qu'il avait combattu ses généraux , sans magnanimité , mais
sans lâcheté ; et la crainte qu'il eut toujours de devenir pauvre le
condannait à n'être plus qu'un chef de proscrits . Ce prince bravait
la mort ; mais il redoutait l'échafaud . On l'a vu reculer à la voix .
de la renommée , lorsqu'elle lui apportait les voeux que la Vendée formait
pour combattre sous ses ordres , et on l'a vu à Bernstheim et
à Biberacht se précipiter au milieu des bataillons ennemis , toujours
maître de son courage , mais incapable d'oser prendre sur lui une
grande résolution , quelques facilités que lui laissassent les généraux
de la République . Sa conduite a été , pen lant six années , un modèle
de patience et de résignation . Les Autrichiens ont triomphé de sa
patience , de sa résignation ; et le prince s'est pleinement contenté
de cet éclat extérieur et de ce luxe militaire dont ils lui permet166
MERCURE DE FRANCE,
taient l'exercice . Ce prince possède un jugement sain ; il n'est pas
sans connaissances et sans instruction : mais l'histoire du Grand Condé
n'est point celle qu'il a le plus méditée . Son ame est faible , son
esprit est timide : peu de princes sont aussi susceptibles de prendre
toutes les impressions que des courtisans peuvent avoir intérêt de leur
donner. La défiance et la fausseté sont au fond de son coeur ; elles
s'exercent sur sa propre famille ; et le duc de Bourbon est jusqu'ici
la personne dont il s'est montré le plus jaloux . Ce prince et le duc de
Berri n'ont jamais eu la moindre partà la confiance du prince de Condé.
Le comte de Lille a beaucoup d'instruction ; son esprit est cultivé ,
ses manières sont affables mais il est essentiellement faux et perfide.
Il a la pédanterie d'un rhéteur , et son ambition est de passer
pour un homme d'esprit . Je ne le crois susceptible ni d'un sentimsnt
généreux , ni d'une résolution forte . Il n'a jamais oublié , il ne
pardonnera jamais une injure , un tort , un reproche. Il craint la
vérité et la mort . Entouré de ruines et de flatteurs , il n'a conservé
de son ancien état que l'orgueil et les vices qui l'en ont fait descendre.
Le malheur a beau l'accabler tout entier , il n'ose point le
regarder en face aussi , quelque rigoureuse que puisse être pour
lui l'adversité , il ne trouvera de justification que dans l'ame des hommes
lâches et petits ; on le verra mourir dans le lit de la proscription ,
après avoir fatigué la pitié et épuisé la générosité de tous les souverains.
Ce prince frémit à la vue d'un faisceau de piques et de
dards ; et il prononce sans cesse le nom de Henri IV ! Intrigant
dans la paix , inhabile à la guerre , jaloux à l'excès d'un triomphe
littéraire , et non moins avide de richesses que passionné pour la
représentation ; ennemi de ses véritables amis et esclave de ses cour
tisans ; ombrageux et défiant , superstitieux et vindicatif , toujours
double dans sa politique et fanx jusque dans les effusions de son coeur :
tel est le comte de Lille , ce prince que le hasard avait placé si
près du premier trône de l'univers , sans lui donner aucune des qualités
qui commandent le respect ou qui gagnent l'amour des peuples .
Nul doute que , dans les temps même les plus heureux , il n'eût
laissé échapper de ses mains les rênes de l'empire. Son règne eût.
été celui des favoris ; et la France aurait eu à supporter à la fois
toutes les petitesses du roi Jacques , toutes les profusions de Henri III.
M. Pitt est un exemple frappant de la facilité avec laquelle on
peut usurper la réputation de grand ministre et abuser de celle
d'homme d'état . Jeté dès l'enfance dans le ministère , il y déploya de
GERMINAL AN XII. 1671
bonne heure cette facilité de travail qui tient lieu de génie aux
hommes médiocres . Il n'eut qu'à suivre les instructions et les exem
ples que son père lui transmit pour se perpétuer dans le ministère
; mais il se traîna d'une manière si servile sur les traces i
qui lui avaient été marquées , qu'il est vrai de dire que M. Pitt
se trouve aujourd'hui ce qu'il était il y a quinze ans , avec le même
degré de faveur et la même incapacité de moyens qui signalèrent
son avénement au ministère . M. Pitt , en effet , conçoit bien
les entreprises médiocres , mais il les exécute mal- : quant aux entreprises
qui exigent un grand talent , elles sont si fort an-dessus de ses
facultés personnelles , que son amour -propre seul peut lui faire illusion
à cet égard . Cet amour- propre est excessif; et il prend chaque jour un
nouvel aliment dans la haine que M. Pitt a vouée à la France. Ce sentiment
est porté chez lui à son dernier période ; il s'étend sur tous
les Français sans distinction , et n'épargne pas même les grands
hommes de cette nation qui sont descendus au tombeau. C'est avec
cette haine , dont le principe ne saurait être blàmé , puisqu'il prend
sa source dans l'amour de son pays , que M. Pit gouverne despotiquement
la nation qui se dit la plus jalouse de la liberté. Le caractère
de ce ministre est dur et hautain : sa volonté se plie difficilement
aux conseils de la raison , et veut même résister aux lois de la nécessité .
C'est à cette inflexibilité d'orgueil que M. Pitt est redevable de cette
énergie qu'on attribue à son amé . Peu de ministres en Angleterre
ont mieux posédé l'art d'administrer le parlement , de diriger l'opinion
et de maîtriser la confiance publique ; car M. Pitt s'est fait banquier
dès les premiers jours de sa carrière politique , pour retenir dans sa
main les rènes d'un gouvernement dont le commerce a fait mouvoir
tous les ressorts. M. Pitt connaît parfaitement ceux de la corruption
et de l'intrigue , et il est , pour ainsi dire , la créature de ce mécani ›
me financier qui tire sans cesse l'or de l'or. C'est le Midas de ce siècle ;
tout ce qu'il touche devient bank- note , et ces bank-notes soulèvent
rEurope, parce que le dieu souverain de l'Europe est aujourd'hui un
veau d'or . Il résulte de ces notions que M. Pitt est un orateur éloquent ,
un homme versé dans les détails de l'administration , un politique de
comptoir , un ministre de kanque , et un homme d'état au-dessous
du médiocre .
C'est aux richesses qu'il puise avec tant d'impunité en Angleterre ,
et qu'il verse avec tant de prodigalité dans toutes les cours , que
M. Pitt doit le double avantage d'être le maître du cabinet de Londres,
168 MERCURE DE FRANCE ,
et le régulateur de presque tous les cabinets de l'Europe . Ce ministre
n'a peut-être pas à lui en propre une seule idée politique : la tortueuse
ignorance et la criminelle présomption avec lesquelles il précipite
l'Angleterre et l'Europe sur les bords du précipice qui doit les engloutir
, déposent invinciblement contre l'homme d'état , en même temps
que les contradictions aussi révoltautes qu'innombrables auxquelles
M. Pitt s'est abandonné en plein parlement depuis le commencement
de cette guerre , démontrent non moins clairement que ce ministre
n'a jamais eu de plan fixe , et s'est toujours subordonné aux événemens ;
qu'il n'a jamais su un mois auparavant , non-seulement ce qu'il pourrait
faire , mais même ce qu'il voudrait entreprendre ; qu'il a espéré enfin
trouver dans les incidens qu'une crise aussi violente que celle qui
agitait la France devait nécessairement produire en Europe , les moyens
de sortir avec quelque avantage de ce dédale où l'ignorance et la cupidité
avaient renfermé le ministre anglais . C'est en effet à ce développement
de circonstances que M. Pitt doit la facilité avec laquelle il a
soulevé tous les États . Il a caché sa nullité sous le voile de la négociation
. Ses envoyés , qui pour la plupart étaient ses maîtres dans cette
science , n'ont paru que ses disciples ; et M. Pitt a recueilli seul , aux
yeux de l'Europe , la gloire de terminer , entre les cours de Londres ,
de Vienne et de Pétersbourg, cette alliance à laquelle l'Europe doit
tous les fléaux qui la désolent depuis trois années , mais à laquelle la
République française et le roi de Prusse doivent l'alliance qui les unit.
M. Pitt a donné la véritable mesure de son incapacité , dans les
entreprises qu'il a tentées contre toutes les parties des frontières de la
France : il a été brigand à Lyon , incendiaire à Toulon, et bourreau à
Quiberon ; Autrichieu à Valenciennes , et Anglais à Dunkerque ;
fédéraliste dans le Calvados et sur les rives de la Gironde ; constitutionnel
aux Tuileries et à Vienne ; anarchiste en 93 , modéré en
95 , républicain et royaliste tour-à-tour dans la Vendée ; catholique
en Angleterre , et athée en France. M. Pitt , en un mot , a montré
à l'univers ce que peut le génie du mal , secondé par celui de la
richesse. Il a été l'Attila de la politique et le fléau du genre humain .
Telle est la conduite que M. Pitt a suivie depuis le premier jour
de la révolution française . Ii est coupable de la plus grande partie
des crimes qui ont été commis ; car il n'est aucun parti , il n'est
aucune faction , dans lesquels M. Pitt n'ait cherché des agens et
n'ait trouvé des complices. Hors d'état de combattre avec succès
les armées de la République , il réunit tous ses efforts pour la
GERMINAL AN XII.
169
déchirer au nom de cette paix qu'il lui offrait ; et c'est la boîte
de Pandore que le fils de Chatam avait remise au négociateur
qu'il envoyait à Paris et à Lille,
M. Pitt se flatte d'aveugler jusqu'au dernier instant tous les
partis , de les attaquer l'un par l'autre , et de provoquer , par
tous les moyens possibles , les dissensions civiles et l'anarchie en
France : aussi les secours de toute espèce ont- ils été prodigués
constamment en Suisse par M. Wickham .
Mais , malgré tant de machiavélisme , tant d'agens , tant d'intrigues
, tant de dilapidations , la journée du 18 fructidor eut lieu ; et
la République française fut sauvée des dangers auxquels la conjuration
de Pichegru la tenait exposée depuis deux ans .
SPECTACLE S.
THEATRE DE LA RÉPUBLIQUE ET DES ARTS.
Le Pavillon du Calife , en deux actes , suivi d'un intermède
, du Cercle , comédie , et du ballet-pantomime
de Jason et Médée , au profit de Vestris.
)
N'offrez point à mes sens de mollesse accablés
Tous les parfums de Flore à la fois exhalés .
QUATRE pièces en une séance de six ou sept heures , c'est
beaucoup pour un jour , et pour des Français ; mais le
spectacle était varié , et il a commencé par l'opéra qui a
fait vivement desirer le reste . Si tout avait été bon , il y
aurait eu véritablement satiété . En conséquence , on nous
a donné un opéra détestable , qui a fait trouver l'intermède
charmant , la comédie assez agréable , et le ballet trèsbeau.
Ainsi la soirée , ou plutôt la nuit , a été partagée
entre l'ennui et le plaisir ; et il faut admirer , dans la distribution
, le jugement de l'ordonnateur ; car l'ennui est
venu le premier , il n'eût pas été supportable après le
plaisir qu'il a mieux fait goûter.
170 MERCURE DE FRANCE ,
Le sujet du Pavillon est tiré des Mille et Une Nuits.
"Azem , gouverneur d'Alep , et sa fille Zobeïde , ont encouru
la disgrace du calife Almanzor , abusé par de faux
rapports . Zobeïde est partie pour tâcher de parvenir jusqu'au
trône du souverain , afin de le désabuser . Pendant
qu'elle est en route , Almanzor de son côté , déguisé en
pêcheur ,
Assez loin des murs de la ville ,
Errait pour s'assurer si tout était tranquille.
1
est
Il entend des cris sur les bords du Tigre : un objet adorable
était surpris par des brigands ; c'était Zobeïde qu'il
ne connaissait pas. Almanzor vole à son secours , tue le
chef des bandits , fait fuir les autres , aime subitement ,
aimé de même , et laisse aller sa maîtresse qui lui dit qu'elle
se rend dans un asile öffert à son malheur par l'amitié. La
première chose qu'il fait le lendemain , c'est de l'envoyer
chercher. Elle avait disparu avec son hôtesse , et voilà le
calife au désespoir , comme de raison . Elle s'était rendue
à Bagdad , accompagnée de Fatmé , son amie. Elles vont
trouver Rustan , bostangi attaché au pavillon des fleurs
qui devient aussi amoureux de Zobeïde , et demande aux
deux amies comment elles trouvent Rustan , Fatmé
répond :
.
Qu'il est d'une humeur agréable ,
Et vous ? dit-il à Zoeïde .
ZOBEÏDE .
. . . Il est complaisant ,
Sensible , humain et bienfaisant .
RUSTAN.
Est-ce là tout ?
M
Est-il aimable ?
FAT MÉ.
Et très-ainable.
RUSTAN à Zobeide.
ZOBEÏDE , FATM É.
Très-aimable,
GERMINAL AN XII. 171
Rustan , ravi de joie , fait entendre à Zobeïde que demain
il tombe a ses genoux . Elle en est alarmée .
FATM AT MÉ.
Laissons-le dire.
Il est chez lui dans ce moment .
Zobeïde veut prendre congé de Rustan. Il s'oppose à
ce qu'elle sorte sans prendre congé de Rustan . Il s'oppose
à ce qu'elle sorte sans prendre quelque rafraichissement.
Non vraiment , souper est très-utile ;
Vous ne me refuserez pas.
Almanzor arrive dans ce pavillon avec le visir. Tous
deux sont cachés sous des habits de pêcheurs. Il reconnaît
la femme qu'il a sauvée , et ne se découvre point à
Rustan ; il feint même de le prendre pour le propriétaire
du beau pavillon dont il a la garde. Rustan tout fier :
12 On croit de ce lieu le riche possesseur , me
"Et cette erreur
Me fait honneur.
Quels vers , même pour des vers d'Opéra ! Almanzor
lui dit :
Vous avez là , seigneur , un palais magnifique .
Oui , répond le bostangi ;
Mais il faudrait qu'il fût mieux éclairé :
Alors c'est un coup d'oeil unique .
´´Et il lui ordonne de l'aider à procurer ce coup d'oeil à
la belle inconnue , et d'allumer partout. Comme on va
se mettre à table , le visir offre une coupe au calife .
Rustan alarmé , leur apprend que c'est celle d'Almanzor :
Car nous sommes un peu chez lui ;
Ce qui n'a pas peu fait rire l'assemblée. Le calife a
le plaisir de voir qu'il est aimé , quoiqu'on le croye
un simple pêcheur. On entend du bruit. L'amante
d'Almanzor :
O Ciel ! poursuit- on Zobeïde ?
C'est ainsi que le calife est instruit du nom de sa
172 MERCURE DE FRANCE ,
maîtresse , ce qui est assurément très -ingénieux . Il se découvre
, reconnaît qu'il a été trompé par la calomnie
sur le compte d'Azam , rend son amitié à ce gouverneur
se marie à sa chère Zobeïde , et le choeur terinine
la pièce en criant :
"
Vive Almanzor et Zobeïde !
"
C'est un voeu qui ne s'accomplira pas. Quoique l'Opéra
soit en possession de ne pas se soumettre aux décisions des
spectateurs , et qu'il ait banni le mot chute de son dictionnaire
, celle - ci a été si roide , qu'il est à croire qu'elle
fera exception.
On aurait dû au moins annoncer que c'était un Opéra
bouffon ou comique. Le bostangi Rustan est un vrai
pantalon , et il y a d'ailleurs dans les autres rôles une
quantité de traits et de mots qui ne seraient à leur place
qu'aux Boulevards ou chez la Montansier . On les a sifflés
impitoyablement. L'auteur de la musique , qu'on a trouvée
assez médiocre , est M. Daleyrac , connu par une foule
de pièces à l'Opéra- Comique. Son début sur un plus grand
théâtre n'a pas été encourageant. On disait dans toute la
salle :
Tel brille au second rang qui s'éclipse au premier.
On a beaucoup applaudi Laïs , et sur-tout mad . Branchu .
Laforêt qui jouait Almanzor a été fort maltraité. On le
trouve usé. Ses moyens le trahissaient à chaque instant.
Les paroles ont plus d'un auteur . Ils n'ont pas imprimé
leur nom , et l'on n'a pas été tenté de les demander. Ils
sont d'autant moins excusables qu'ils pourraient mieux
faire .
Ces vers ont de la douceur et de l'harmonie :
A l'espérance ,
Zobeïde , ouvrez votre coeur ;
Il est un terme à la souffrance :
Le premier rayon du bonheur ,
C'est l'espérance.
Sans
GERMINAL AN XII. 153
Sans l'espérance ,
Les maux accablent la raison.
Votre vie à peine commence ,
Et la jeunesse est la saison
De l'espérance .
On a aussi entendu avec plaisir une romance très bien,
hantée par mad. Branchu .
La colombe fugitive ,
Au sein des vastes déserts ,
Vole , tremblante et craintive ,
Devant le tyran des airs .
D'un palmier l'épais feuillage ,
Et le voile de la nuit ,
La dérobent sous l'ombrage ,
A l'oiseau qui la poursuit .
C'est ainsi que seule , errantė ,
Je fuyais loin du méchant ,
Et voyais , faible et tremblante ,
Pâlir le soleil couchant.
Mais le Ciel plaignit ma peine ,
Protecteur des malheureux ;
A mes cris le ciel amène
Un musulman généreux.
Les danses de l'Opéra, et sur tout l'intermède qui l'a sépa
ré de la comédie, ont dédommagéde l'insípidité du drame .
Vestris était en tout sens le héros de la féte ; son rival ,
Duport, n'a point paru . Mad. Gardel aussi s'est surpassée.
Le Cercle est connu et jugé depuis long-temps . C'est
la peinture des moeurs du dernier siècle , ou plutôt ,
comme dit Saurin , de celles de quelques douzaines de
fous et de folles de la capitale. Poinsinet ne fréquentant
point cette bonne compagnie , on dit dans le temps qu'il
avait écouté aux portes. Il y a trop d'esprit dans cette
pièce pour qu'on puisse croire que son auteur ait cru
sérieusement être une cuvette , et ait regardé comme réelle
l'existence des Naïades. On ne peut guère douter que ce
me fut un misérable parasite qui se rendait volontairement
le jouet de ses Amphitryons. Il y a dans le Cercle un trait
qui vise à la philosophie ; on en a témoigné du mécon-
M
174 MERCURE DE FRANCE ,
tentement , et il en eût excité davantage s'il était plus
clair : « Entre le vice et la vertu il n'y a souvent qu'un
» préjugé de différence . » Si cette phrase signifie que le vice
et la vertu sont des mots sans valeur , c'est la plus épouvantable
, et sans contredit la plus dangereuse des maximes
philosophiques ; mais ce qui peut faire douter que
Poinsinet ait voulu y attacher ce sens c'est qu'il la met
dans la bouche d'une fille ingénue , du personnage
plus raisonnable de la pièce . Il faut croire , pour son
honneur , qu'il ne s'est pas entendu lui-même.
"
On n'a pas plus d'aisance que Mlle . Contat. Madare
Préville avait plus de noblesse . Fleury n'a ni la légèreté ,
ni la gaieté , ni la grace de Molé ; il y supplée par toutes
les ressources que peut fournir une connaissance approfondie
de son art. Dazincourt se fait supporter même de
ceux qui ont vu Préville . Le rôle de Mile Mars n'est
presque rien , et le spectateur en est très-fâché . Celui
d'Armand est froid et raisonnable d'ailleurs , il est reconnu
qu'Armand est de ces acteurs dont il n'y a communément
rien à dire . Mlle Devienne est naturelle . On
ne lui a pas trouvé assez de vivacité .
:
Le spectacle a fini par l'effroyable ballet pantomime
de Jason et de Médée. Les danses du premier acte ont
rempli les imaginations des idées les plus riantes , et les
deux autres d'horreur et d'effroi . Un empoisonnement ,
des enfans égorgés , des démons , une pluie de feu ces
beautés horribles sont les dernières qu'on nous ait offertes ,
et l'on s'est retiré , à une heure du matin , avec tout l'enfer
dans la tête .
Le premier consul est arrivé à l'intermède , ayant un
uniforme de chasseur , et a été vivement applaudi.
THEATRE FRANÇAIS.
La Fausse Honte , comédie en cinq actes et en vers ,
de M. Longchamp .
Nous touchons au moment où il sera impossible de
GERMINAL AN XII. 175
jouer une pièce nouvelle. Les fureurs du parterre vont toujours
croissant , et pour peu que cela continue , il finira par
ensanglanter le lieu où il tient ses turbulentes assises . La
représentation de la Fausse Honte a été signalée par un
véritable combat . Les forces des combattans étaient à peu
près égales. La fortune a varié fréquemment , et le succès
est demeuré incertain ; les en emis de l'auteur ont triomphe
au premier acte ; ils ont été battus au second , et quelquesuns
même ont été mis eu fuite ; pendant les trois autres , la
fluctuation a été continuelle . Oa ne saurait dire à qui le
champ de bataille est resté ; car , si l'auteur a été demandé
par plusieurs , le parti de l'opposition était si nombreux
que son nom n'a été entendu que de très- peu de personnes.
La délicatesse des spectateurs est devenue si pointilleuse ,
qu'elle trouve de l'indécence dans les phrases et les expressions
les plus simples , et qu'il faudra , de peur de la blesser,
retrancher la moitié de celles qu'on a coutume d'employer.
Une femme satisfaite de son mari s'écrie :
Je le prendrais encor s'il était à reprendre .
On dit à cette femme accusée injustement :
Oui, je vous laverai de cette calomnie.
Ces deux vers ont effarooché la pudeur de nos beaux esprits
. Certes , il faut être bien malin pour y entendre malice.
Le caractère qu'a voulu tracer l'auteur n'est rien moins
que nouveau. Le mari du Préjugé à la Mode ,. le Philo
Sophe Marié , le Valère da la comédie du Méchant , sont
tourmentés aussi par une fausse honte.
Merval , jeune homme très - riche et maître de sa fortune ,
ést venu se loger chez une intrigante qui voudrait le marier
à sa fille ; mais il a un ancien tuteur, sage mentor pour lequel
i conserve le plus grand respect , qu'on attend de moment à
autre , et qu'on sait d'avance devoir traverser ce projet .
Delcourt , fils de l'intrigante , exécrable sujet , chargé de
dettes , de ridicules , de cimes , prétendu petit - maître ,
projette de déniaiser Merval , de l'arracher à son mentor , et
de le faire tomber dans le piége. Ces deux personnages sout
calqués sur le Méchant et sur Valère.
Merval connaît une jeune veuve très- aimable , et pour
laquelle il se sent de l'inclination ; le yient aussi descendre
dans cette maison , dont la maîtresse est son amie , quoique
leurs moeurs et leurs caractères soient bien opposés . Le
fide Delcourt fit croire à Merval qu'elle est coquette ;
que , pour lui plaire , il doit afficher des airs évaporés , et
'jouer le personnage d'un petit roué. Meryal , au fond senper176
MERCURE DE FRANCE ;
sible et vertueux , suit d'abord ces conseils d'on homme
du bon ton ; mais , ensuite , son penchant l'entraîne ,
il rougit de sa faute , avoue et déclare ses vrais sentimens ,
s'en repent aussitôt , se rétracte et se reniet sous le joug de
sa fausse honte.
Germon , son tuteur , arrive à son secours ; et , pour
éviter un éclat , consent qu'il demeure dans cette maison
de scandale , s'y établit même avec lui . Il y a entr'ee
ux
une scène remplie de chaleur et très- bien écrite. Elle
moment , relevé la pièce, qu'on avait sifflée jusque- là . On y
a remarqué ce vers :
Et pour vous distinguer , soyez homme de bien.
22un
Après avoir flotté , pendant deux heures , entre ses deux
mentors , entre le vice et la vertu , Merval allait échapper à
soa tuteur . Celui- ci , ayant en vain prié son pupille de lui
accorder un rendez- vous dans une autre maison , où il
se flatte de parvenir à lui dessiller les yeux , lui donne un cartel
, sous prétexte d'un démenti qu'il en a reçu en public.
Merval vient au lieu indiqué , et dit que , pour toutes
armes , il n'a que ses pleurs . Il promet d'abjurer sa société ,
si l'on réussit à lui prouver que ses hôtes sont méprisables ;
ce qui est bientôt fait , car Delcourt est convaincu d'avoir
jeté en prison un honnête homme , sur lequel il s'était fait
transporter quelques créances , quoiqu'il fût lui-même son
debiteur , afin de corrompre sa femme par l'appât de la
liberté de son mari. Merval , alors , se jette aux pieds de la
jeune veuve , qui , le voyant confus de ses travers , lui avoue
qu'ellel'aime , et lui donne sa main . La pièce finit par ce vers :
Et n'éprouvons jamais que la honte du mal .
Il serait difficile de compter les défauts de cette comédie ,
et d'assigner toutes les causes de sa chute. Le premier acte
est d'une froideur extrême. A peine il est commencé , que
les personnages prennent du the; ce qui ne produit d'autre
effet que de les éloigner du spectateur et d'empêcher de les
entendre distinctement . Ce Delcourt , détestable copie du
Méchant, est un plat coquin , et rien ne pallie ses vices.
La jeune femme dont il a fait emprisonner le mari , le
conjure d'acquitter ce qu'il leur doit. Il n'en faut pas davantage
pour procurer l'élargissement du prisonnier. Il lui
répond : « Que n'êtes-vous aussi plus complaisante ? »
Cette grossièreté a excité un soulèvement universel. Le reste
du rôle ne vaut pas mieux.
Celui du principal personnage est tout-à-fait manqué.
Merval est un lâche , un imbécille , quelquefois un malhonGERMINAL
AN XII. 177
néte homme. Non-seulement il en croit tantôt un de ses
mentors , tantôt l'autre , ce qui est conforme au caractère
qu'on lui donne , mais il ment avec impudence pour nier
le bien qu'il a fait, et persuader qu'il est un homme à bonnes.
fortunes , un séducteur. Il se plaint que son tuteur veuille
lui donner le ridicule de posséder les vertus d'un capucin
ou d'une soeur grise. Il l'humilie , il le raille , il le contredit ,
il l'outrage , lui donne les démentis les plus formels , et n'épargne
rien pour lasser sa patience. Quelquefois il lui
échappe des trivialités choquantes . Delcourt lui ayant observé
que son valet , récemment tiré de laferme , n'est pas
assez élégant , il vient reprocher à ce malheureux tout le
détail de sa toilette , et n'omet pas de parler de ses souliers.
Quelques instans de lucidité et de sensibilité de Merval ont
fait d'autant plus de plaisir , qu'ils sont courts et rares.
Le rôle de Germon , en général , a de la noblesse et de
l'énergie. Il s'y trouve une ou deux fades galanteries qu'il
est aisé de supprimer , entr'autres la comparaison de la
femme à une rose tendre. Quelques traits de celui du valet
ont provoqué tantôt le rire , tantôt l'intérêt . Merval, par les
Conseils de son perfide ami , veut le renvoyer , et , pour le
consoler, l'assure que ses gages lui seront conservés . Il
répond en pleurant :
Ce n'est pas votre argent , monsieur , c'est vous que j'aime.
L'auteur a dû être content de la manière dont sa come
diea étéjouée par Baptiste l'ainé, Michot et Damas . Mademoi
selle Volnais s'est bien acquittée de son petit rôle , et mademoiselle
Mézerai médiocrement de celui de la veuve. On ne
l'entend pas toujours très - distinctement.
La deuxième représentation de la Fausse Honte est annoncée
avec des changemens ; mais des changeinens faits en
vingt-quatre heures ne peuvent pas beaucoup améliorer une
comédie dont le foud et les caractères sont essentiellement
défectueux. Ce que l'auteur a de mieux à faire , c'est d'enchasser
dans un cadre plus heureux une bonne scène ou
deux et quelques vers bien faits , qui sont comme perdus
dans celui-ci .
THEATRE LOUVOIS.
Les Créanciers , comédie en quatre actes.
On a dit que Louvois était la petite maison de Thalie ;
mais le jour qu'on y donna les Créanciers , il ressemblait
à un mauvais lieu de la plus mauvaise espèce , et à um
3
178 MERCURE DE FRANCE ,
:
coupe- gorge. On y voyait un prodigue imbécille se ruinant
de sang froid pour ne pas cétromper sa femme , qui le
croyait riche actuellement , quoiqu'il ne le fût qu'en perspective.
Il faisait des affaires , donnait une obligation de
dix mille francs pour cent louis qu'on lui comptait en or ,
et cinquante qu'on lui promettait en méchantes nippes.
Quelquefois le théâtre se trouvait rempli de canaille à la
lettre ! On peut ranger dans cette catégorie un frère de la
femme du prodigue , qui se présentait ivre , et emportait ,
sans le consentement de son beau -frère , deux mille écus
que celui- ci venait d'emprunter , dont il avait le plus
grand besoin , et qui se trouvaient sur sa table. Le motif
de l'emprunt force fait par ce jeune fou , c'est que sa maîtresse
devait passer bail avec un autre , dans le jour , s'il
ne lui fournissait justement cette somme de six mille
francs . Enfin , un valet disait des injures au prodigue , qui
ne lui payait pas ses gages . Un benét d'oncle arrivait pour
dire que « c'est une bonne chose qu'une bonne femme . »
Tout était à peu près de cette force. Avant la fin du quatrième
acte , l'indignation du public a fait baisser la toile ;
on a deman lé Musard , afin de prouver au directeur de
Louvois qu'on voulait bien lui pardonner d'avoir assemblé
une si nombreuse compagnie pour entendre des platitudes
grossières et triviales ; cependant on répétait de tous
côtés « Comment se peut -il que Picard reçoive de telles
» pièces ? » La sienne a fait oublier l'autre ; et l'auteur a
ainsi réparé l'échec qu'avait éprouvé le directeur .
THEATRE DU VAUDEVILLE,
Arlequin Musard , par MM. Desaugiers et Francisque.
Le théâtre du Vaudeville a trouvé un excellent moyen
de s'approprier toutes les pièces anciennes et nouvelles ,
Il faut s'attendre qu'il nous donnera Arlequin misantrope ,
tartufe , avare , sigisbé , etc. C'est ainsi qu'un bon ouvrage
en fait pulluier vingt mauvais ou médiocres . C'est
ainsi que les Lettres Persanes ont produit les Lettres Turques
, Chinoises , Cabalistiques , etc. Au reste , pour cette
fois , on peut passer ce petit plagiat aux auteurs qui travaillent
pour le Vaudeville . S'ils ont pillé Picard , celui - ci
avait pillé Dufresny . Le Négligent est sans contredit l'original
de l'un et l'autre Musard . Ce Négligent ( Oronte )
abandonne le soin d'un procès , dans lequel il s'agit de
deux cent mille livres , de sa fortune entière , pour s'oc
GERMINAL AN XII. 179
cuper de tableaux , de bronzes , de médailles , de porcelaines
et de la pierre philosophale. Cependant il prétend
qu'on ne pourra plus lui reprocher de négliger son procès.
Depuis un an qu'il est commencé , il n'avait pas vu son
procureur ; mais enfin il arrive de chez lui . Le ciel en soit
loué , lui dit Fanchon , sa servante .
ORONT E.
Quelle corvée !... Oh bien , m'en voilà quitte .
FANCH O N.
Ne me savez vous pas bon gré de vous avoir fait faire
cette démarche ?
ORONT E.
C'était une chose qu'il fallait faire .
FANCH ON.
Assurément. Que vous a - t- il dit ?
ORONT E.
Il venait de sortir.
FANCHO N.
•
Quoi ! vous ne l'avez point vu ?
Non , dont je suis
parler d'affaires.
•
O RRONTE.
bien aise ; car je n'aime point à
Un grand défaut du Negligent , c'est que ce personnage
est très - rarement en scène ; les trois actes se passent presque
sans lui , et sont remplis par d'autres interlocuteurs.
Mais son caractère est bien tracé. Il donne sa nièce à
Dorante , qui lui a conservé ses biens , en terminant son
procès par une transaction avantageuse . « Vous m'avez ,
lui dit-il , bien de l'obligation ; car un mariage c'est encore
des affaires au moins c'est à condition que je n'entendrai
parler ni de notaire , ni d'articles , ni de contrat ;
je ne veux plus avoir la tête rompue de toutes ces bagatelles
; je ne me mêlerai que du ballet et des divertissemens
de la noce . >>
DORANT E.
Vous n'aurez que la peine de signer.
ORONT E.
Voilà -t-il pas encore ? signer , signer , signer !
Les auteurs de l'un et l'autre Musard ont tiré parti de
ce trait. Celui de Picard a bien plus d'art que le Négligent
de Dufresny. La scène n'est remplie que par ses musarde-
› ries ; on ne le perd jamais de vue.
180 MERCURE DE FRANCE;
Le couplet d'annonce du dernier Musard a été trèsbien
accueilli . En voici l'idée : Arlequin
Qui n'avait jamais fini rien ,
Voudrait pourtant finir la pièce .
Effectivement il l'a achevée à travers les sifflets et les
applaudissemens. Les derniers ont cependant été les plus
nombreux , et les auteurs ont été demandés .
Le fond de l'intrigue est très -mince. Arlequin , prompt
à s'enflammer pour Colombine , qui a très -promptement
répondu à son amour , ne l'a pas encore demandée en
mariage à son père , Cassandre. Gilles , plus preste , a
gagné l'amitié de celui- ci , qui lui a promis sa fille . Mais
il est surpris par Arlequin dans la chambre de celle qu'ils
aiment l'un et l'autre . Rendez- vous en conséquence pour se
brûler la cervelle. Gilles ne s'y trouve pas par poltronnerie
, et Arlequin y arrive trop tard , quoiqu'il ait du courage
, parce que , distrait par les moindres bagatelles ,
il s'est dix fois arrêté en chemin . Gilles l'ayant su , croit
qu'il a peur , vient le chercher dans la maison de Colombine.
Les pistolets d'Arlequin sont sur la cheminée, Gilles
s'en approche furtivement , souffle l'amorce et presse le
combat ; mais , sans qu'il le sache , il a été aperçu par
Cassandre , qui , indigné de sa perfidie , donne sa fille au
brave Arlequin.
Les musarderies d'Arlequin ne donnant communément
aucun résultat qui lui soit nuisible , ne font aucune impression
sur le spectateur , et sont presque toutes des horsd'oeuvre.
Il y a même telle action d'Arlequin qu'on n'apu se
résoudre à regarder comme une musarderie. Par exemple ,
trouvant son café trop chaud , il dit qu'il va le laisser refroi
dir. C'est ce qu'aurait pu dire tout autre qu'un musard.
Colombine , qui a des talens , a fait le portrait de son
père , et au revers celui de son cher Arlequin . Celui - ci ,
en musant, le déplace, Gilles s'aperçoit de la doublure,
et s'écrie : « Il y a quelque chose là -dessous ! » Cassandre
paraissant d'abord mécontent , Gilles , qui triomphe , dit à
Arlequin : « Elle n'a fait que te mettre son père à dos . »
Ces calembourgs ont à peine été remarqués ; mais on a ri
de ce trait de je ne sais quelle narration d'Arlequin : « Je
» descendais de chez moi ; arrivé au quatrième étage ,
» etc. Lorsqu'il a été question de signer le contrat de
mariage , Arlequin , qui était occupé à clouer le double
portrait à un cadre , n'a pas voulu interrompre cette grave
occupation , sous prétexte qu'il n'avait plus qu'un clou à
GERMINAL AN XII. 181
mettre. Enfin , quand il a mis son dernier clou , et signé ,
après beaucoup d'autres retards , Cassandre se félicite de
ce qu'il va renaître dans sa postérité.
ARLEQUI N.
Oh ! nous sommes bien jeunes , Colombine et moi.
CASSANDRE.
C'est pour cela ....
ARLEQUI N.
Rien ne presse ; nous avons du temps.
Il est à remarquer que dans aucune des trois pièces
dont j'ai parlé , le Négligent ou le Musard n'est puni .
Leurs auteurs ont cru peut- être que ce défaut n'est pas
assez odieux pour exiger une punition. Mais n'est- ce pas ,
d'un autre côté , encourager
la paresse , dont lamusarderie
est une nuance ? Dans la comédie de Picard , on arrange les
choses de manière que M. Musard n'a plus rien à faire ;
son fils est chargé du soin de son commerce , et on dit au
père : A présent , musez tant qu'il vous plaira . Est-ce là
le moyen de corriger les moeurs , et de justifier la devise
de la comédie ? Castigat ridendo .
F
ANNONCE S.
Les Amours épiques , poëme héroïque en six chants ; par Parseval
Grandmaison . Un vol. in 18. Prix : 2 fr. 40 cent . , et 3 fr. par la
poste. Idem , in- 12 , papier vélin , 5 fr. , et cartonné , 6 fr.
A Paris , chez Henrichs , libraire , rue de la Loi , nº . 1231 .
Cornélius Nepos Français , ou Notice historique sur les géné
raux, les marins , les officiers et les soldats qui se sont illustrés dans la
guerre de la révolution ; par Châteauneuf. -Prix de la 1er et 2°.
livraisons , 3 fr . , et 3 fr. 70 c. par la poste. -A Paris , chez l'auteur
rue Neuve-des - Bons - Enfans , n. 16. - La 3. et la 4. livraisons
sont sous presse , pour paraître en germinal , réunies dans un même
volume de 300 pages. Même prix que la 1. et 2. livraisons .
N. B. On va commencer les travaux d'une belle édition du même
ouvrage , grand in-8 ° , avec quarante portraits et soixante belles gravures
, représentant l'action la plus mémorable et la plus dramatique
des militaires français , d'après les dessins des artistes les plus célèbres.
Cette édition ne pourra être mise en vente que dans dix-huit mois.
-
---
Précis de l'Histoire Ancienne et Histoire du Bas- Empire ;
parJ. C. Royon. Deux ouvrages de 4 vol. in-8 °. chacun ; le premier
de 21 fr . ; le second , de 20 fr. pris à Paris . Ils coûtent 6 fr. de plus
par la poste. Ces deux ouvrages ont été jugés dignes de devenir classiques
par tous les journalistes sans exception .
-
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez LE NORMANT , IUG
des Prêtres Saint-Germain- l Auxerrois , nº. 42.
182 MERCURE DE FRANCE,
NOUVELLES DIVERSES.
Londres , 22 mars.
M Pitt a fait , dans la séance de la chambre des com-
" munes , du 15 mars une motion relative aux préparatifs
maritimes , qui n'a eu pour elle que la minorité ; mais
c'est la plus formidable minorité qu'on ait vue depuis longtemps
, puisqu'elle réunissait 130 voix. La majorité en
avait 201 .
;
D'après des lettres particulières qu'on a reçues de Paris ,
il ne paraît plus douteux que Moreau ne fût associé de
Pichegru.
Plusieurs lettres qu'on a reçues de Paris , annoncent
que la dernièr conspiration a occasionné des alarmes trèsvives
dans toute la France . On dit que nombre d'officiers
qui n'avaient jamais eu la moindre liaison avec Georges
et Pichegru , sont suspectés. C'est le voeu public que le
gouvernement soit déclaré héréditaire dans la famille de
Bonaparte. On ajoute que le premier consul lui - même est
plus inquiet et plus sombre que de coutume , depuis la
dernière découverte. Voilà l'état naturel d'un gouvernement
fondé sur l'existence d'un seul homme , sans qu'aucun
ordre de succession soit établi , et dans une loi indépendante
des hommes et des partis .
Nous sommes accusés d'une manière si directe et si positive
dans le Moniteur , d'avoir conçu le projet d'assassiner
Bonaparte , qu'il est du devoir de notre gouvernement de
réfuter un reproche aussi déshonorant pour la nation .
On dit que le général Noailles a été tué , en passant de
Saint-Domingue à Cuba , dans une action qui a eu lieu
entre le bâtiment qui le portait et un corsaire anglais qui
a été pris .
L'expédition secrète est partie de Dungeness . On ne la
croit pas destinée pour Boulogne.
L'établissement de Gorée , sur la côte d'Afrique , a été
pris , le 18 janvier , par une escadre que Victor Hugues a
expédiée de Cayenne.
Le roi de Prusse a déclaré , à la diète de Ratisbonne ,
qu'il ne pourra jamais voir tranquillement qu'on profite de
l'occasion de l'affaire de l'ordre équestre pour nourrir
des dissensions dans l'Empire par des formes de procédures
, et pour remplir certaines vues politiques. Il observe
GERMINAL AN XII. 183
que l'Autriche ne doit pas être juge et partie dans la même
affaire ; se plaint de ce qu'on l'ait écarté de l'exécution
du conservatoire impérial , sans égard pour ses prérogatives
, et la qualité de directeur de plusieurs cercles de
l'Empire . Enfin , il engage ses co-étais à accepter la média .
tion qui vient d'être offerte par la France et la Russie.
L'accusation faite par le premier consul contre le gouvernement
anglais , d'avoir participé au complot d'assassinat
qu'on prétend avoir découvert en France , a été ressentie
vivement par plusieurs personnes respectables de ce
pays , entre autres par M. le conseiller Hill , le doyen et le
plus habile des jurisconsultes de l'Angleterre . Il adressa
mercredi dernier au lord chancelier d'Angleterre , un mémoire
où il démontre la nécessité de faire en parlement la
réfutation formelle d'une accusation aussi monstrueuse.
Jeudi dernier, ce vieillard octogénaire se rendit à la chambre
des communes pour faire part au procureur- général de
ses idées à ce sujet , et le pria de faire une démarche pu--
blique qui eût pour objet de venger la nation d'un pareil
outrage.
(Morning- Chronicle.)
Le sort de Georges , qui est actuellement entre les mains
du gouvernement de France , doit intéresser toute ame
loyale et compatissante. Nous déplorons la situation de
certains autres personnages éminens qui viennent d'être
arrêtés par ordre du premier consul ; mais quoiqu'ils aient
joué un rôle plus important dans la guerre de la révolution
, on ne doit pas oublier qu'ils ont été les principaux
instrumens qui ont servi à élever ce colosse énorme et
intolérable de la puissance actuelle de la France . Mais
nous pensons que Georges a été l'appui constant et infátigable
de son roi . Ni les revers de la fortune , ni les dangers
personnels , ni les tiédeurs de l'amitié , n'ont jamais
pu le rendre indifférent à la cause de la royauté, ( Times .)
On mande de la Havane qu'une frégate anglaise ayant
rencontré un navire espagnol armé de 18 canons , par
le travers de Saint - Domingue , et ayant voulu le contraindre
de mettre son canot à l'eau pour aller à son
bord , il en est résulté un combat dont l'issue a été la
mort de plusieurs hommes de part et d'autre , et la prise
du navire espagnol. Le gouvernement de la Jamaïque a
adressé une espèce de réparation à celui de la Havane .
Mais cela ne détruit point l'agression , et ne rend pas
la vie aux morts .
"1 On lit dans le Moniteur : Qué M. Drake croyant que
16 gendarmes étaient partis en poste de Strasbourg pour
184 MERCURE DE FRANCE,
l'arrêter , quitta sa résidence à pied sans prendre congé,
et disparut de Munich le 3 avril , comme un chef de bandits.
La cour lui avait fait signifier précédemment la note
suivante :
« Le soussigné ministre d'Etat et des conférences de
S. A. S. E. Bavaro-Palatine a reçu l'ordre exprès de S. A.
S. E. de transmettre à S. E. M. Drake , etc. , l'imprimé des
lettres ci-joint , et de l'informer que les originaux de ces
lettres écrites de la propre main de M. Drake sont actuellement
sous ses yeux.
» S.A. S. E. est profondément affligée que le lieu même
de sa résidence ait pu devenir le foyer d'une correspondance
aussi étrangère à la mission que S. E. M. Drake a
été chargé de remplir près d'elle , et elle doit à sa dignité ,
à son honneur et à l'intérêt de son peuple , de déclarer à
S. E. que dès ce moment il lui sera impossible d'avoir
aucune communication avec M. Drake , et de le recevoir
désormais à sa cour.
» Déjà deux sujets de S. A. S. E. fortement compromis
par M. Drake , sont arrêtés à Munich , pour s'être per
mis , d'après ses suggestions , des démarches hautement
réprouvées par le droit des gens.
>> Le soussigné est chargé de déclarer encore que S. A.
S. E. connaît trop bien les sentimens nobles et généreux
de S. M. britannique et de la nation anglaise , pour sup
poser même que sa conduite à cette occasion puisse être
sujette au moindre reproche. Elle s'empressera de s'en
expliquer directement envers sa majesté , et de déposer
en son sein le profond regret qu'elle éprouve en retirant
sa confiance au ministre qui avait été chargé de la représenter
dans cette cour. L'électeur a la pleine conviction
que S. M. britannique ne verra dans cette démarche ,
quoique très- pénible pour lui , qu'un nouveau témoignage
de la haute opinion qu'il a du caractère de S. M. , et de
la bienveillance dont elle a donné tant de preuves à la
maison électorale. »
Munich , le 31 mars 1804.
On mande de Stuttgard , le 3 avril , que M. Spencer
Smith , ministre d'Angleterre auprès de l'électeur de
Vurtemberg , a subitement quitté son poste ; qu'il était
public qu'il avait dans ce pays une mission relative aux
troubles intérieurs de France ; qu'il avait récemment
envoyé beaucoup de lettres de change sur Paris et sur
Zurich , ce qui fait présumer qu'il n'est pas étranger aux
GERMINAL AN XII. 185
troubles actuels de la Suisse ; sur quoi le Moniteur fait
eette réflexion : « Quel gouvernement que celui qui se
sert du privilége de l'inviolabilité diplomatique pour souffler
par- tout impunément le désordre et le crime ! Quel
gouvernement que celui qui veut que les complots les
plus bas soient conduits directement par les ministres
qui représentent leur Souverain ! >>
le
En vertu d'une ordonnance de S. A. S. l'électeur bavaro
palatin , il ne sera permis à l'avenir aux émigrés français de
résider dans les pays électoraux , que lorsqu'ils auront jus
tifié d'une manière authentique et reconnue légale par
ministre de France résidant , qu'ils sont véritablement éli
minés ou près de l'être. Ceux qui sont établis dans le pays;
ceux que les maladies ou le grand âge empêchent de se
transporter ailleurs , peuvent y rester. Tous les autres , sans
distinction , doivent s'éloigner dans la huitaine . Dix - sept
émigrés français ont été arrêtés à la demande du ministre
de France.
Les nouvelles de Berne , du 2 avril , annoncent que la
révolte est à son plus haut degré de fermentation dans
le canton de Zurich. Il y a eu plusieurs combats sanglans.
où les rebelles ont été tantôt battus et tantôt vainqueurs.
Une des actions les plus meurtrières a eu lieu le 28 danɛ
le bourg d'Horgen ; l'armée des confédérés a été obligée
de regagner Zurich , avec une perte que l'on dit considé
rable. La position de Zurich est très-périlleuse . Cette
ville est presque cernée de toutes parts. Le landamman
vient d'y faire passer en hâte un second bataillon . On
assure que le comité insurrectionnel est présidé par un
cordonnier nommé Willi. Ce qu'il y a de sûr , c'est
que les rebelles n'ont à leur tête aucun homme qui par
son nom , sa fortune ou ses talens , puisse leur inspirer
la moindre confiance. Les anciens chefs du parti démo¬
cratique , ou désapprouvent la révolte , ou se tiennent
tranquilles. Enfin , des lettres du 6 avril apprennent que
l'insurrection du canton de Zurich est entièrement dissipée.
PARIS.
Le tribunal criminel et spécial du département de la
Seine ayant été averti , le 16 de ce mois , que Pichegru
s'était tué, cinq des juges de ce tribunal , accompagnés
186 MERCURE DE FRANCE ,
d'un médecin et de cinq chirurgiens , se sont transportés
au Temple pour vérifier le fait . Le procès -verbal de ces
derniers porte : Qu'après avoir examiné toute l'habitude
du corps dudit cadavre , ils avaient remarqué une impression
circulaire au cou , large d'environ deux doigts ,
et plus marquée à la partie latérale gauche ;
Qu'il y avait strangulation ; qu'elle avait été faite à
l'aide d'une cravate de soie noire fortement nouée , dans
laquelle on avait passé un bâton ayant 45 centimètres de
long et cinq de pourtour , et qu'on avait fait de ce bâton
un tourniquet avec lequel ladite cravate avait été serrée
de plus en plus , jusqu'à ce que ladite strangulation fût elfectuée
;
Qu'ils avaient ensuite remarqué que ledit bâton se trouvait
reposé par un de ses bouts , sur la joue gauche , et
qu'en le tournant avec un mouvement irrégulier , il avait
produit sur ladite joue une égratignure transversale d'environ
6 centimètres , s'étendant de la pommette à la conque
de l'oreille gauche ; :
Que la face était ékimôsée , les machoires serrées , et la
langue prise entre les dents ;
Que l'ékimose s'étendait sur toute l'habitude du corps ;
Que les extrémités étaient froi les , les muscles et les
doigts des mains fortement contractés ;
Qu'ils estimaient , d'après la position dans laquelle ils
avaient trouvé le corps et les observations qu'ils avaient
faites , et dont ils venaient de rendre compte , que l'individu
dont ils avaient visité le cadavre , et que le concierge
leur avait dit être celui de l'ex - général Pichegru , s'était
étranglé lui -même :
Le médecin est le cit . Lesvignes , et les chirurgiens , les
cit. Soupé , Didier , Bousquet , Brunet et Fleury.
La déclaration du porte clef nommé Popon est ainsi conçue
: A déclaré que ce matin , à sept heures , il est entré
dans la chambre occupée par l'ex- général Pichegru , pour y
allumer du feu ; que ne l'entendant et ne le voyant remuel ,
et craignant qu'il ne fût arrivé quelque accident , il a été
sur-le - champ prévenir le cit. Fauconnier.
A ajouté que la clefde la chambre de Pichegru avait
été emportée par lui, hier à dix heures du soir , après lui
avoir servi à souper , et qu'elle était restée dans sa poche
jusqu'au moment où ce matin , vers les sept heures, il avait
été allumer du feu dans sa chambre ; et a signé.
GERMINAL AN XII. 187
Le commissaire du gouvernement a prononcé , après la
clôture du procès - verbal , un discours qui annonce qu'on
fera le procès à la mémoire de Pichegru.
Rapport du grand - juge relatif aux trames du nommé
Drake, ministre d'Angleterre à Munich, etc .; du nommé
Spencer Smith , ministre d'Angleterre à Stuttgard
contre la France et la personne du premier consul.
Après avoir établi les preuves des trames de ces deux
Anglais , le ministre ajoute :
Citoyen premier consul ,
Je sors peut-être des bornes de mon ministère ; mais je dois vous
le dire avec la vérité dont vous aimez le langage , la France ne peut
pas tolérer qu'une puissance ennemie établisse sur un territoire neutre
des agens accrédités , dont la principale mission est de porter la division
au sein de la république . Vous êtes à la tête d'une nation ass
grande , assez forte , assez brave pour que vous ayez le droit d'obtenir
une neutralité absolue . Vous m'avez ordonné constamment de ne pas
souffrir que, sur quelque partie que ce soit de notre immense territoire
, des conspirations soient ourdies contre aucun des Gouverne
mens existans. Et déjà , pendant le court espace de temps qui s'est
écoulé depuis que l'administration de la police m'est confiée , j'ai plusieurs
fois anéanti des machinations qui menaçaient le roi de Naples et le
Saint-Siége , j'ai fait poursuivre à Strasbourg les fabricateurs de faux
billets de la banque de Vienne . Tous ces faits ont démontré à quel
point est sincère votre volonté de mettre les gouvernemens établis à
l'abri de toute espèce de propagandes et de complots . Comment n'au
riez-vous pas le droit d'exiger des Etats de l'Empire germanique une
entière réciprocité ? Comment Munich , Stuttgard , Ettenheim et
Fribourg auraient-ils celui de demeurer le centre des conspirations
que l'Angleterre ne cesse de former contre la France et l'Helvétie !
"
Je demande donc avec instance , et tous mes devoirs envers vous .
citoyen premier consul , m'en imposent la loi , que le cabinet prenne
des mesures afin que les Wickam, les Drake , les Spencer- Smith , ne
soient reçus chez aucune puissance amie de la France , à quelque titre
et sous quelque caractère que ce puisse être. Les hommes qui prêchent
l'assassinat , et qui fomenteut les troubles civils , les agens de la corruption
, les missionnaires de la révolte contre les gouvernemens établis ,
sont les ennemis de tous les Etats , de tous les gouvernemens : le droit
des gens n'existe pas pour eux .
1
MM. Noël et Delaplace viennent de rendre un nouveau
service à l'instruction publique et particuliere en
publiant les Leçons de Littérature et de Morale ( 1 ) . Cet
ouvrage classique , adopté par le gouvernement pour les
sycées et les écoles secondaires , est un recueil en prose et
( 1 ) Deux volumes in- 8 ° . Prix : 9 fr . , et 12 fr. par la poste.
A Paris , chez le Normant .
BIOL. UNIV.
188 MERCURE DE FRANCE ;
en vers des plus beaux morceaux de notre langue , dans la
littérature des deux derniers siècles. Comme il n'est en
vente que depuis hier , il ne nous est pas possible d'en
rendre aujourd'hui un compte détaillé ; nous citerons seulement
quelques lignes de la préface, qui feront connaître
le plan suivi par les auteurs et l'utilité de leur travail .
« Trois ou quatre cents volumes , et peut- être davan-
» tage , ont été choisis , feuilletés , lus en partie , pour
» remplir comme il faut l'objet que nous avions en vue.
» L'ouvrage que nous présentons à la jeunesse et au public,
» est un recueil classique français , d'une exécution aussi
» neuve et piquante , en ce geure , que le fonds en est
» riche et précieux , sous le double rapport de la littéra-
» ture et de la morale. C'est un choix exquis , en prose
» et en vers , des morceaux de notre langue les mieux
» écrits et les mieux pensés , dans les parties de compo
» sition les plus difficiles , et qui demandent le plus de
» soin : Narrations , Tableaux , Descriptions , Allé-
» gories , Définitions , Philosophie morale et pratique,
» Discours et morceaux oratoires , Caractères et Por-
» traits.....
>> Chaque morceau de ce recueil , en offrant un exer-
» cice de lecture soignée , de mémoire , de déclamation ,
» d'analyse, de développement oratoire, est en même temps
» une leçon d'humanité ou de justice , de religion , de phi
» losophie , de désintéressement ou d'amour du bien public
, etc. Tout , dans ce recueil , est le fruit du génie , du
n talent , de la vertu ; tout y respire et le goût le plus ex-
» quis , et la morale la plus pure. Pas une pensée , pas un
» mot qui ne convienne à la délicatesse de la pudeur et à
» la dignité des moeurs. Cette lecture pleine de charme et
» d'utilité perfectionnera , achèvera l'éducation des jeunes
» personnes , leur donnera l'indication des ouvrages d'un
» grand nombre de nos meilleurs auteurs , et pour la plu
» part d'entre elles , une teinture suffisante de notre littéra
» ture. En un mot, tous les moyens de donner soit au fond,
» soit à la forme et à l'exécution de l'ouvrage , tout l'agré
» ment et toute l'utilité qu'il comporte , nous les avons
» recherchés , employés avec un zèle et un soin qu'inspi
» rent seuls l'ardent desir du bien de la jeunesse , et l'espoir
» de seconder efficacement les instituteurs et les institu-
» trices , les pères et mères de famille qui ont le loisir ou
» le besoin de s'occuper eux -mêmes dans leurs foyers de
l'éducation de leurs enfans. »
( N. CXLVII. ) ier. FLOREAL an 12 .
( Samedi 21 Avril 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POESI E.
REP.FR
J
OVIDE EXILÉ ,
A son Livre qu'il envoie à Rome.
Première Elégie des Tristes .
E n'en suis point jaloux ; tu vas donc , ô mon livre ,
Tu vas à Rome , hélas ! et je ne peux t'y suivre.
Pars, mais souviens - toi bien qu'enfant d'un exilé ,
Sans aucun appareil tu dois être habillé .
Du suc ( 1 ) pourpré des fleurs n'emprunte point tes charmes
Cette couleur sied mal : ton maître est dans les larmes.
(1 ) Vaccinium était une espèce d'hyacinthe , ou , selon d'autres 1.
une mûre de haie dont le suc servait à peindre les couvertures de livres
chez les anciens . Leurs livres étaient de grandes feuilles roulées autour
d'un cylindre, le plus souvent d'ébène , avec deux bouts garnis d'ivoire.
Le titre était enluminé , et on trempait les feuilles dans l'huile de cèdre
pour les conserver . On polissait avec la pierre ponce la peau qui les
enveloppait.
N
MERCURE DE FRANCE,
N'étale pas non plus , avec un fol orgueil ,
L'éclat du vermillon sur un titre de deuil ( 1).
Laisse , laisse aux écrits plus avides de gloire ,
Et le cèdre onctueux , et l'ébène et l'ivoire :
Ces ornemens sont faits pour les livres heureux ;
Il faut te souvenir de mon sort douloureux.
Ne sois pas recouvert de l'enveloppe unie
Que la ponce légère a partout repulié :-
Tu dois de filamens être tout hérissé :
C'est les cheveux épars que marche un accusé.
Des lettres , si mes pleurs ont effacé la trace ,
N'en rougis point : je veux en mouiller ta surface.
Va saluer pour moi des lieux chers à mon coeur ;
Je m'y rendrai du moins en qualité d'auteur.
Parmi les curieux dont tu fendras la
presse ,
S'il est encor quelqu'un que mon sort intéresse ,
Dis : il vit , mais il souffre , et d'un Dieu qui le hait ,
Sa fragile existence est encore un bienfait (2 ) .
Donne-toi vîte à lire ; écarte un vain langage :
De peur d'être indiscret , n'en dis pas davantage.
Ta présence d'abord va faire un grand éclat :
Je passerai partout pour criminel d'état .
Tu seras insulté ; garde un profond silence :
Dans un mauvais procès le pis est la défense.
Tu pourras , que sait-on ? rencontrer un lecteur ,
Qui , donnant une larme à ces vers de douleur ,
Fera des voeux secrets , loin de la malveillance ,
Pour que César enfin revienne à la clémence :
Quel que soit ce mortel qui plaint les malheureux ,
Qu'il ne le soit jamais ; je fais pour lui des voeux ,
Et que , suivant les siens , dans ma chère patrie ,
César me laisse un jour finir en paix ma vie .
(1)Les Tristes .
( 2 ) Le sénat avait décerné , depuis trente -sept ans , les honneurs
divins à l'empereur , quand ce prince exila Ovide , pour quelque
cause que nous ignorons , mais sous prétexte de venger les moeurs *
ontragées par sọn Art d'aimer , répandu depuis plusieurs années.
FLOREAL AN XII.
191
En suivant mes avis , crains pourtant le censeur ;
Tu n'es pas , dira- t- on , digne de ton auteur .
Un bon juge s'arrête à chaque circonstance ;
Si l'on te juge ainsi , pars avec assurance.
C'est d'un esprit serein que découlent les vers ;
Le nôtre est obscurci par de
soudains revers.
par
2
Le calme est un besoin pour le coeur du poète ;
Je suis battu des vents , des flots , de la tempête.
La peur bannit les vers , et moi , dans ma frayeur ,
A chaque instant ' je crois le poignard dans mon coeur.
Quelque peu châtié que soit donc cet ouvrage ,
De tout juge équitable il aura le suffrage.
1.
LO
Oui, qu'on mette à ma place un Homère nouveau :
Son génie accablé ployra sous le fardeau .
Au reste , d'un vain nom , ne t'embarrasse guère ;
Vas , mon livre , parais sans rougir de déplaire.
Notre sort actuel n'est pas assez brillant ,
Pour faire de ta gloire un objet important .
Heureux dans mes foyers , l'honneur flattait mon ame
Et je brûlais alors de la plus noble flamine
176
Aujourd'hui , si les vers ne me font pas horreur ,
C'est beaucoup' ; je leur dois ma fuite et mon malheur .
Toi qui le peux , va voir le lieu de ma naissance ;
Ah ! que n'ai -je , grands Dieux' , la même jouissance !
Mais ne crois pas , au sein d'une vaste cité ,
Echapper aux regards par ton obscurité :
702
Sans titre , à ta couleur , on doit te reconnaître.
Tu voudrais feindre en vain ; tout décèle ton maître.
Entre en secret pourtant : crain's mes autres écrits
Ils n'ont plus la faveur qu'ils obtenaient jadis.
Si quelqu'un , toutefois , à cause de ton père ,
Te croyant dangereux, te rejette en colère ,
Dis : vois mon titre ; ici l'amour n'entre pour
L'autre ouvrage déjà n'est payé que trop bien .'
Mais peut-être attends-tu que ma bouche t'invite '
A monter au palais que l'empereur habite :
"/
rien :
192 MERCURE
DE FRANCE ,
J'en demande pardon à ces augustes lieux ;
C'est de là que sur moi j'ai vu tonner les Dieux.
Je n'ai pas oublié leur bonté qu'on adore ;
Mais ils m'ont fait du mal , et je les crains encore.
Qu'il ait senti ta serre , un timide ramier
Frissonne au moindre bruit , redoutable épervier ;
On ne voit plus errer la brebis innocente ,
Qn'un loup tient une fois sous sa dent menaçante :
Si Phaeton vivait , plus sage à ses dépens ( 1 ) ,
Il ne toucherait plus à des chevaux ardens ;
Et moi qui fus frappé , lorsque Jupiter tonne ,
Je crois qu'il n'est armé que contre ma personne .
Tout Grec , à Capharée échappé des vaisseaux (2) ,
S'éloigne de l'Eubée , et craint toujours ses eaux :
Ainsi mon frêle esquif , après un noir orage ,
Fuit à l'aspect des bords témoins de mon naufrage.
Vois donc autour de toi, mon livre , et sois prudent :
Si le peuple te lit , c'est assez , sois content .
Icare veut planer , dans l'espace il s'égare ;
La mer Icarienne a pris le nom d'Icare (3) :
Dois-tu céder aux vents (4) ? contr'eux dois-tu lutter ?
C'est aux temps , c'est aux lieux qu'il faut t'en rapporter.
Si tout est appaisé , si César est tranquille ,
S'il goûte un doux loisir dans son auguste asile ,
Si quelqu'un te rassure , et voyant ton effroi ,
Daigne le prévenir et dire un mot pour toi ;
Parais sans balancer : plus heureux que ton maître,
A désarmer César tu parviendras peut-être :
(1) Tout le monde connaît la témérité de Phaeton , qui voulut conduire
le char du Soleil , et fut précipité , par Jupiter, dans l'Eridan.
(2 ) Capharée est un promontoire de l'île d'Eubée , où la flotte des
Grecs , revenant du siége de Troie , perdit plusieurs vaisseaux .
(3) Icare , fils de Dédale, voulut , suivant la Fable , s'envoler du labyrinthe
de Crète avec des ailes de cire qui se fondirent au soleil.
(4) Faut-il te servir , dit le texte , de la rame ou de la voile ? Cette
expression , tirée de la marine, revient à celle-ci : Dois-tu attendre les
événemens , ou les brusquer ?
FLOREAL AN XII. 193
**
Autre Achille , en effet , lui seul me peut guérir ( 1 )
Avec la même main qui m'a tant fait souffrir.
Par tes soins seulement ne me sois pas contraire :
Je crains toujours , hélas ! bien plus que je n'espère.
Ne va pas rallumer son terrible courroux ,
Ne va pas m'attirer encore de nouveaux coups .
Quand tu seras reçu dans l'enceinte sacrée ( 2 ) ,
Où ta petite loge est déjà préparée ,
Tu verras là rangés tous mes autres enfans ,
Tes frères , fruits nombreux de mes soins vigilans .
Fiers de leur renommée , ils ont la mine altière ,
Et leurs noms étalés affrontent la lumière .
Trois seuls , mis à l'écart , évitent le grand jour ,
Et ceux- ci , comme on sait , sont les livres d'amour (3).
Ou fuis - les , ou du moins ose leur dire en face
Que de Laïus , d'Ulysse on voit en eux la race ;
Ils ont tué leur père (4) ; et si tu m'aimes bien ,
A leurs propos d'amour tu ne répondras rien .
Il en est encor quinze ( 5 ) , et tu peux les entendre
Ils furent depuis peu dérobés à ma cendre.
C'est sur des changemens que roulent tous leurs vers.
Dis de ma part qu'on peut y joindre mes revers ;
Car tout- à-coup mon sort a bien changé de face :
Tout me riait ; les pleurs des ris ont pris la place.
Sur mille objets encor tu pourrais m'écouter ;
Mais dans ces tristes lieux c'est assez t'arrêter ,
(1 ) Télèphe , roi de Mysie , blessé par Achille , ne fut guéri qu'avec
la rouille du fer de ce guerrier .
(2) Le cabinet de l'Auteur , vrai sanctuaire des Muses.
(3) Les trois livres de l'Art d'aimer.
(4) OEdipe tua son père Laïus , et Télégone , son père Ulysse , tous
deux sans le savoir : l'Art d'aimer a tué Ovide.
( 5) Les quinze livres des Métamorphoses , que l'auteur n'eut pas
le temps de retoucher , à cause de l'arrêt qui le frappa d'une mort
civile.
3
194 MERCURE DE FRANCE ,
Et si tu renfermais ce que j'aurais à dire
Le porteur à fon poids ne pourrait pas suffire.
Pars , le voyage est long , pars ; nous dans ces déserts ,
་་་
2
Nous vivrons loin de Rome, au bout de l'univers.
LA PEINE DU TALION,
ANECDOTE.
L'IMPERATRICE de Bysance ,
Théopompe un jour en fureur ,
A son époux criait vengeance !
Et de quoi ! lui dit l'empereur ?
-Ah ! si vous saviez l'insolence !
-Expliquez-vous . - Un impudent ,
Un juif, trompant ma confiance ,
M'a vendu ce faux diamant.
-Certes c'est une horrible offense ,
Et prompt sera le châtiment .
La justice sur cette rive ,
Tout ainsi qu'au siècle présent ,
Des-lors était expéditive.
On saisit notre homme à l'instant ,
Sur l'heure on prononce sa peine ,
Et , d'épouvante pantelant ,
Il est entrainé sur l'arêne
Pour joûter contre un éléphant :
La princesse , un peu rancunière
Veut de Moïse voir l'enfant
Mordre tant soit peu la poussière .
Allons , dit- elle en s'asseyant ,
Près du prince plus débonnaire ,
Allons rire du mécréant.
T
trompe , Escamoté par une
Ce drôle , en l'air , sera plaisant ;
FLOREAL AN XII. 195
Mais , vis-à-vis du juif tremblant ,
O surprise ! on amène en pompe
Un agneau doux et caressant.
C'est se moquer , dit Théopompe.
-Non , répondit le prince , non ;
Il vous a trompée , on le trompe ;
C'est la peine du talion.
R****
VERS
Mis au bas du portrait de M. LE SAGE ( 1 ).
IL éclaira les pas de la philosophie ,
Et de la gravité sut motiver l'effet ;
Simple dans ses vertus , modeste , ami parfait :
Son ame se montra digne de son génie .
Par VERNES ( de Genève ) .
ENIGM E.
Je suis fidèle à l'amitié "
Il n'est point sans moi de constance ;
Sans moi vous n'auriez point aimé;
A l'amour j'ai donné naissance.
Dans ce portrait un peu flatté ,
Lecteur , je te plairai peut - être ;
Mais je te dois la vérité ,
J'accompagne par- tout un traître.
Je ne quitte point les gourmands ;
A table , j'occupe une place.
On me voit parmi les savans ,
Je me plais au milieu des Graces ;
( 1 ) Célèbre mathématicien , et physicien , mort dernièrement à
Genève ; il est principalement connu par un Système sur la gravité
physique.
196 MERCURE DE FRANCE ,
L'on me trouve dans les combats ,
Dans la paix , jamais dans la guerre.
Si je suis dans un grand repas ,
Je n'y fais jamais bonne chère .
On me trouve chez la beauté ;
Je donne naissance aux alarmes ;
Je ne sers point la volupté ,
Le guerrier me trouve en ses armes.
L'on me rencontre à chaque pas ,
Je suis dans l'air que l'on respire ;
Mais , si tu ne me devines pas ,
Près d'Adèle tu peux t'instruire.
LOGO GRIPHE.
JE sollicite avec ma tête ,
Et je serpente sans ma tête .
CHARADE.
IL est de l'humaine nature ,
Lecteur de mon premier , que tu sois la pâture ;
Si mon dernier vient à sauter ,
Rien ne pourra lui résister .
Quant à mon tout , c'est autre chose :
Visite les prisons , descends dans les cachots ;
De la misère , enfin , vois les tristes suppôts :
C'est sur la paille qu'il repose.
Par M. VERLHAC (de Brives ),
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Placet.
Celui du Logogriphe est Livre , où l'on trouve ivre.
Celui de la Charade est Tourne-broche.
FLOREAL AN XII. 197
Principes d'Eloquence pour la chaire et le barreau;
par M. le cardinal Maury. Un volume in- 8° .
Prix : 5 fr. , et 6 fr. 50 cent. par la poste .
Paris , chez Théod. Warée et le Normant.
A
OnN
peut -être très-éloquent , et mal enseigner
l'éloquence . L'un est le talent de l'orateur , l'autre
est la science du rhéteur. On peut connaître à
fond les principes d'un art , et manquer du génie
qui les met en oeuvre. Homère n'eût pas fait peutêtre
la Poétique d'Aristote ; de même qu'Aristote
n'eût pas fait l'Iliade . Ainsi on ne jugera pas de l'éloquence
de M. le cardinal Maury, par les principes
qu'il en donne , ni de ses principes , par la réputation
de son éloquence . Après cette distinction ,
je dirai plus aisément ce que je pense de son livre.
Je crois pouvoir avancer que ses principes ne
sont point de véritables principes. Ce sont des
réflexions éparses et sans suite , dans lesquelles on
peut trouver de bonnes idées sur l'art de la parole ,
mais qui n'offrant rien de méthodique , rien de
général , rien d'approfondi , ne doivent pas être
considérées comme une instruction de principes.
L'auteur n'y montre point les fondemens de l'éloquence
, bien moins encore ceux de l'éloquence
sacrée. Si l'on considère attentivement les quatre
premiers chapitres dans lesquels il traite , ou croit
traiter , des principes généraux de son sujet , on
verra qu'il n'en donne aucune vue claire ni étendue .
Il expose d'abord l'idée générale qu'il s'est formée
de l'éloquence de la chaire . Et quelle est
cette idée ? Il veut que l'orateur chrétien soit
comme un homme sensible , qui voit son ami prêt
à faire une démarche contraire à son intérêt , et
198 MERCURE DE FRANCE ,
1
qui , pour l'en détourner , s'insinue dans son esprit
avec tous les ménagemens de la prudence , le ramène
avec douceur , ne lui parle que le langage
du sentiment , et , lorsqu'il est sûr d'intéresser ,
étonne son imagination par la crainte , et lui porte
le dernier coup par ses larmes. « C'en est fait , dit-
» il , le coeur se rend , les deux amis s'embrassent ,
» et c'est à l'éloquence de l'amitié que la raison et
» la vertu doivent l'honneur de la victoire. » C'est
là , sans doute , un beau triomphe ; mais je ne vois
rien , dans cette peinture , que l'amitié et l'éloquence
humaine ne puissent faire toutes seules :
et quelle idée générale cela me donne-t-il de
l'éloquence de la chaire ? quoi ! n'a-t -elle pas un
caractère qui la distingue , des idées qui l'élèvent ,
des motifs qui l'épurent , des sentimens qui l'inspirent
? est-ce un zèle humain qui l'anime ? et n'y
a-t-il donc qu'une éloquence d'amitié dans l'Evangile
?
C'est bien mal entendre un pareil sujet. La charité
chrétienne a bien une autre tendresse et une
autre éloquence que toutes les amitiés des hommes.
C'est une idée fausse ou incomplète , de ne concevoir
cette éloquence que comme l'effusion naturelle
d'un coeur sensible . C'est n'être ni assez
ému ni assez éclairé que d'en parler de la sorte.
Y a-t-il rien là qui ressente l'élévation du sanctuaire
, l'autorité qui en émane , et l'onction qui
en découle ? Celui qui fait du bien à ses ennemis
n'a-t- il que de l'amitié ? Celui qui prie pour
ses bourreaux n'est- il qu'un homme sensible ?
Lorsque Saint Paul s'écrie : Quis infirmatur , et
ego non infirmor ? Quis scandalizatur et ego non
uror? « Qui est- ce qui s'affaiblit , sans que je
» m'affaiblisse avec lui ? Qui est - ce qui tombe
» sans que je brûle pour le relever ? » N'est - ce là
qu'une éloquence humaine? non , et M. le cardinal
9
FLOREAL AN XII.
199
sentir com-
Maury a trop de lumières pour ne pas
bien ce ministère de la parole , soutenu par des
motifs si hauts et si étrangers à tous les intérêts
de cette vie , est au- dessus de son idée et de la faible
image qu'il en donne. Mais il a écrit dans un
temps malheureux , où quelques ministres de cette
parole , pleins d'une indigne complaisance pour
l'orgueil de la philosophie , réduisaient l'éloquence
sacrée à n'être plus qu'un cours de morale et de
raison ; chrétiens sans foi , orateurs sans entrailles
qui ôtaient J. C. de l'Evangile , et retranchaient
de l'édifice les fondations et le couronnement !
Les autres idées générales de l'Auteur se bornent
à dire que l'orateur ne doit envisager qu'un
seul homme , ne parler qu'à un seul homme dans
une grande assemblée , et que pour connaître cet
homme il faut qu'il rentre en lui-même et qu'il
étudie son propre coeur : idée très -juste , assurément
, et d'une pratique excellente pour le moraliste
, mais qui n'éclaircit point le sujet , puisqu'elle
ne montre ni ce que c'est que l'éloquence
de la chaire , ni à quelles sources elle peut puiser ,
ni quels caractères elle doit soutenir , ni sur quel
fonds d'idées elle s'appuie . L'Auteur semble en
effet le reconnaître , et passant au cinquième
paragraphe , il dit lui- même : « Ces principes gé-
» néraux sont insuffisans : venons donc au détail ,
» et appliquons les règles de l'art à la compo-.
» sition d'un discours. » Je le veux bien ; mais
c'est passer d'un traité sur l'éloquence sacrée , à
des leçons de rhétorique ; et quoique ces leçons
renferment plusieurs choses très- bien pensées et
très-bien écrites , j'ose assurer que c'est se tenir
à la surface du sujet , si ce n'est même s'en éloigner
entièrement .
En effet , on doit supposer que l'orateur chré
tien que M. le cardinal Maury veut former a fait
200 MERCURE DE FRANCE ;
sesétudes , et qu'il n'ignore pas les premières règles
de la composition oratoire. Il est donc inutile de
le ramener aux élémens de l'art , et de lui répéter
quelle insinuation doit régner dans l'exorde , quelle
clarté dans l'exposition , quel pathétique dans la
péroraison , quelle vivacité la figure de l'interrogation
peut donner au discours , et autres principes
semblables. Il est bien plus inutile encore de
lui citer l'exemple des Grecs et des Romains qui
n'est ici d'aucun poids. Eh ! il s'agit bien de savoir
par quels argumens Démosthène désolait ses ennemis
, par quels tours oratoires Cicéron accusait
Verrès. Ce sont là des modèles de style qu'on peut
étudier avec fruit dans les commencemens ; ils peuvent
même , si l'on veut , soutenir l'avocat dans
les disputes du barreau , et l'orateur politique dans
les affaires d'état : ce sont des maîtres de passion ,
de subtilité et d'artifice ; mais lorsqu'il faut s'élever
à cette éloquence qui fait des vérités les plus sublimes
une instruction populaire , qui ne connaît
point d'autres ennemis à combattre que les passions ,
d'autres armes à employer que l'innocence et le
repentir, d'autre liberté à défendre que celle de la
vertu , d'autres richesses à conquérir que le ciel ,
tous les orateurs , tous les philosophes anciens pris
ensemble ne fourniraient pas une idée , pas un
sentiment qui en fût digne ; et qu'il faut plaindre
ces hommes qui , consumés d'un vain savoir , vont
tâtonner dans les ténèbres de cette curieuse antiquité
, pour y découvrir quelques lueurs de raison ,
quand le grand jour de la vérité a été apporté par
l'Evangile !
Ces puériles recherches semblent ramener à
l'enfance de la philosophie et de la littérature.
M. le cardinal Maury veut montrer par quel genre
de sublime on peut , dès l'exorde du discours, s'emparer
de l'attention avec autorité , et il va prendre
FLOREAL AN XII. 201
1
pour exemple Sénèque le tragique , qui commence
sa pièce de la Troade par ce monologue d'Hécube ;
«<
Quicumque regno fidit , et magná potens
Dominatur aulá , nec leves metuit Deos,
Animumque rebus credulum lætis dedit ,
Me videat, ette , Troja.
Que celui qui compte sur sa puissance , qui
» est entouré d'une cour nombreuse , qui ne craint
» point la légéreté des Dieux , et qui se livre avec
» un coeur crédule aux douceurs de la fortune ,
jette les yeux sur moi et sur Ilion . >>
»
Cette leçon sur les vicissitudes des choses humaines
, pouvait passer pour philosophique dans
les idées des anciens ; mais depuis que la raison
du christianisme nous a fait voir dans le cours de
ces choses , quelqu'agité qu'il paraisse , un ordre
profond et régi par des lois supérieures , bien loin
que l'orateur sacré puisse trouver quelque apparence
de sublime dans la déclamation de Sénèque ,
il est impossible que son jugement ne soit pas choqué
de la manière dont ce philosophe attribue les
révolutions du monde à la légéreté et à l'inconstance
de ses Dieux ( leves Deos ) . Et son goût ne
serait pas moins blessé de voir des sentences si
apprêtées et si pleines d'emphase dans la bouche
d'une femme malheureuse :
Que devant Troie en flamme Hécube désolée
Ne vienne pas pousser une plainte ampoulée ,
Ni sans raison décrire en quels affreux pays ,
Par sept bouches l'Euxin reçoit le Tanaïs.
BOIL. Art. poél .
M. le cardinal Maury, qui veut avec tant de raison
que l'éloquence sacrée rejette tout ce qui n'est que
finesse d'esprit , tour ingénieux et délicat , ne
devait- il pas dédaigner aussi toute érudition frivole?
Il pourrait sembler qu'écrivant pour le bar202
MERCURE DE FRANCE ,
reau aussi bien que pour la chaire , comme son
titre paraît l'annoncer , il a pu recommander les
sources de l'éloquence profane , et y puiser luimême
, sans sortir du caractère de son sujet ; mais
c'est une illusion. La chaire est réellement le seul
objet de ses réflexions , comme elle a dû être
celui de ses études. Il n'y est question du barreau
que pour la forme , et en passant ; tout s'adresse
aux prédicateurs , jusqu'à la lecture des
plaidoyers. Il dit assurément : « Les Verrines , les
Catilinaires , les péroraisons de Cicéron , doi-
» vent être le manuel des orateurs chrétiens . »
' Or , c'est sur cela que portent mes remarques ,
justes ou non .
M. le cardinal Maury connaît aujourd'hui , mieux
que personne , quel est le véritable manuel des
orateurs et des philosophes chrétiens ; et il sait
bien que ce ne sont pas les Verrines . Il sait bien.
qu'il n'a été donné ni à Cicéron , ni à Démosthène
de parler au coeur des hommes et de les instruire .
Je ne lui ferai pas l'injure de disputer là -dessus ;
dans le temps même où il a écrit ses Principes , ses
lumières naturelles lui ont fait sentir par quelle
élévation de pensées l'éloquence sacrée l'emporte
sur l'éloquence profane , et c'est dans ce sentiment
qu'il paraît mettre Bossuet au- dessus de tous les
orateurs ; Bossuet , le plus naturellement éloquent
de tous les hommes , dit M. de Voltaire .
L'auteur du Cours de littérature , qui a examiné
autrefois lesPrincipes d'Eloquence de M. le cardinal
Maury, comme on le peut voir dans les fragmens
du XIVe, volume , ne lui a rien contesté sur
Bossuet , et l'on peut même ajouter à sa gloire
qu'il poussé l'admiration encore plus loin , dans
un éloge si court et si expressif qu'il mérite qu'on
le rapporte ici .
<< "Un homme , dit- il , me paraît avoir été plus
magnifiquement partagé que personne , puisque
A
7
FLOREAL AN XII 203
seul il s'est élevé au plus haut degré dans ce qui
est de science et dans ce qui est de génie. C'est
Bossuet. Il n'a point d'égal dans l'éloquence , dans
celle de l'oraison funèbre , dans celle de l'histoire ,
dans celle des affections religieuses , dans celle de
la controverse ; et , en même temps , personne n'a
été plus loin dans une science immense qui en
renferme une foule d'autres , celle de la religion.
C'est , ce me semble, l'homme qui fait le plus
d'honneur à la France et à l'Eglise des derniers
siècles. (1 ) »
"
Mais cet illustre critique qui s'est montré si
juste envers Bossuet , ne l'a pas toujours été envers
Bourdaloue. Il reproche à M. le cardinal Maury
d'en faire trop de cas , et de n'en pas faire assez
de Massillon ; sur quoi je trouve qu'ils ont tort et
raison tous deux. En effet , M. le cardinal Maury
estime que Bourdaloue a plus d'idées , qu'il est
plus fort et plus pressant dans la manière dont ›
il les expose , et cela est vrai ; mais la conséquence
qu'il en tire , qu'il est donc plus éloquent , n'est
pas exacte , car l'éloquence ne consiste pas uniquement
dans la force des idées. De son côté ,
M. de Laharpe trouve que Massillon est plus touchant
, plus persuasif , plus orné dans son style
et il a raison ; mais lorsqu'il en conclut que
Bourdaloue ne peut pas soutenir la comparaison
comme orateur lorsqu'il établit en principe , que,
la véritable victoire des orateurs chrétiens n'est
pas de convaincre , mais de persuader , il tombe
dans une grande erreur , et n'envisage , comme
M. le cardinal Maury , qu'un des côtés de l'art ora
toire. Il faut donc en découvrir ici les principes
généraux pour justifier mon sentiment , et montrer
que je n'apporte dans cette critique , ni présomption
ni légéreté.
(1) Cours de littérature , tom. XIII , pag. 66 .
204 MERCURE DE FRANCE ,
"
Toute l'éloquence est renfermée dans ces deux
points , conviction et persuasion , lesquels corres
pondent aux deux puissances de l'ame humaine
qui sont l'intelligence et la volonté , autrement ,
l'esprit et le coeur. L'esprit veut être éclairé et
convaincu ; le coeur veut être ému et persuadé.
La conviction s'opère par des idées justes ; la
persuasion , par des sentimens vifs et naturels : mais
Î'une doit précéder l'autre ; et comme l'intelligence
est la première qualité dans l'homme , et qu'elle
doit éclairer la volonté , de même le raisonnement
doit marcher le premier dans le discours , et
éclairer les voies du sentiment. Si l'on se borne à
convaincre , l'entendement sera rempli de lumières
, l'esprit verra la vérité , mais la volonté ne
sera pas échauffée , et le coeur n'embrassera pas
la vertu . Si l'on se contente de persuader et d'émouvoir
, l'action se fera dans le coeur , mais sans
connaître ni le but de ses mouvemens , ni le principe
de ses desirs , et on demeurera exposé aux
illusions du sentiment. Il faut donc tout ensemble
et convaincre et persuader , et il n'y a d'éloquence
parfaite que celle qui réunit ces deux choses. Cela
paraît éminemment dans l'éloquence sacrée , qui
ne veut que conduire les hommes au bien ; car
pour les y conduire parfaitement , il faut en même
temps , et leur faire connaître leurs devoirs , et les
leur faire aimer. Ainsi il faut leur en donner tout
à la fois la conviction et le sentiment. Il faut montrer
les principes dans tout leur jour pour que
l'esprit en demeure convaincu , et ensuite enlever
le coeur pour les faire suivre . Cela embrasse l'homme
tout entier , spéculation et pratique. Cela même
embrasse toutes les études qui conviennent à l'orateur,
et les met dans leur ordre. Car la conviction ,
qui est le fruit de la raison , a pour fondement la
connaissance de toutes les vérités intellectuelles ;
REP.
FRA
FLOREAL AN XIE 205
et c'est à quoi revient ce principe de Cicéron
qu'on ne peut être éloquent sans la connaissance
de la sagesse , sine philosophid non posse fe
eloquentem ; et la persuasion , qui est le fruit du
sentiment , comprend l'étude du coeur humain et
de ses passions.
La conviction , réunie à la persuasion , constitue
donc la véritable éloquence , celle qui agit , et qui
agit avec ordre sur toute les facultés de l'ame ; et
comme on ne peut lui donner un principe plus
étendu , on ne peut non plus lui assigner une
meilleure fin. On voit donc par-là combien il y a
d'erreur dans cette idée , que la véritable victoire
des orateurs chrétiens n'est pas de convaincre
mais de persuader.
5.
cen
C'est faute d'avoir envisagé assez nettement ces
principes , que M. le card . Mauryjet M. de La Harpe
se sont mépris dans leurs jugemens sur deux orateurs
, dont l'un a porté au plus haut degré le talent
de la conviction , et l'autre celui de la persuasion .
Il est manifeste qu'on ne pouvait décider que l'un
fût plus éloquent que l'autre , par la seule raison
que celui - là est plus convaincant , ou que celui-ci
est plus persuasif , puisque l'une ou l'autre de ces
qualités ne constitue comme on l'a fait voir ,
qu'une des parties de l'éloquence. Tout ce qu'on
pouvait dire , c'est que l'un est plus propre à éclairer
l'esprit , et que l'autre est plus habile à émouvoir
le coeur. Mais , au surplus , Massillon ne
manque point d'idées , ni Bourdaloue de sentiment
, et inon dessein n'est pas de prononcer sur
ces deux grandes réputations , mais de relever
l'erreur dont elles sont le sujet. On ne peut s'appuyer
d'une théorie trop exacte et trop développée
, lorsqu'on se permet de contredire des écrivains
célèbres , qui ont pu manquer de méditation ,
mais non pas de connaissance.
CH. D.
O
206 MERCURE DE FRANCE,
&
1
Grammaire italienne de Port- Royal ; cinquième édition ,
précédée de réflexions sur cette Grammaire , par
M. Ch. J. Lafolie. Un vol . in-8° . Prix : 2 f. 50 c . , et 3 f.
50 c. par la poste. A Paris , chez Bertrand- Pottier , imprimeur-
libraire , rue Galande, nº.56 ; Arthus Bertrand ,
libraire , quai des Augustins , nº . 35 ; et le Normant ,
rue des Prêtres Saint - Germain- l'Auxerrois , nº. 42 .
-
DEUX motifs décident ordinairement à apprendre une
langue étrangère le grand nombre de pays où elle se
parle , et les chefs-d'oeuvre littéraires qu'elle possède .
MM. de Port Royal observent que la langue italienne
réunit ce double avantage . Familière à presque toute la
Grèce , et répandue dans la Turquie occidentale , elle
est nécessaire pour les et voyages le commerce du Levant;
formée par le peuple le plus anciennement policé de l'Europe
moderne , elle a été en quelque sorte associée aux
grandes destinées de Rome , qui , dans les temps les plus
malheureux de sa décadence , ne perdit jamais entièrement
le goût des lettres . Il est à présumer qu'aux époques
où les barbares inondèrent l'Italie et les Gaules , et se
Buccédèrent avec une étonnante rapidité dans ces deux
contrées , il résulta du mélange de leurs idiomes avec la
langue latine déjà corrompue , un langage à peu près pareil
. Cette conjecture paraîtra fondée si l'on remarque
que dans les auteurs qui précédèrent le Dante , et dans le
Dante lui -même , il se trouve une grande quantité de mots
que la langue italienne a rejetés , et qui ont été conservés
dans la langue française . Les procédés de ces peuples ne
différaient nullement ; ils se servaient des mots en usage
chez les vaincus , mais ils en changeaient les terminaisons
; les constructions étaient altérées , et l'introduction
de l'article et d'une multitude de prépositions dénaturait
absolument la langue qu'ils avaient adoptée. Quel que soit
FLOREAL AN XII .,
201
le résultat que l'on puisse tirer de ces recherches , plus
curieuses que véritablement utiles , il est certain que la
langue de l'Italie fut à peu près fixée dans un siècle où le
reste de l'Europe était , plongé dans la barbarie ; le Dante.
ennoblit l'idiôme vulgaire , et le rendit , dans ses trois
poëmes , digne d'être l'organe des grandes pensées et des
grandes passions.
恩
. L'étude de l'ancienne littérature italienne peut être regardée
comme classique . Si l'on excepte le Dante , Pé
trarque et Boccace , qui , malgré la connaissance approfondie
qu'ils avaient des chefs - d'oeuvre de l'antiquité , ne
les prirent cependant pas pour modèles , on remarquera
que presque tous les poètes et les prosateurs célèbres de
l'Italie , ne se sont presque jamais éloignés des traces de
leurs illustres prédécesseurs . On est habitué à comparer
la Jérusalem à l'Iliade , le Roland à l'Odyssée ; Machiavel
rappelle Tacite ; et l'on voit dans Guichardin les traits
affaiblis de la diction nombreusé et éloquente de Tite
Live. Cette admiration sentie des grands modèles , qui ne
dégénérait pas en imitation servile , puisque les hommes
célèbres dont nous venons de parler trouvèrent plusieurs
combinaisons nouvelles ; cette admiration que les contemporains
partagèrent , fut la véritable cause de la renaissance
des lettres. Si le goût n'avait pas présidé à cette
heureuse révolution , quels qu'eussent été les talens des
écrivains , leurs efforts n'auraient eu aucun résultat ; et
l'éclat qu'ils auraient répandu se serait évanoui avec eux .
L'époque du règne de Louis - le - Jeune , où brillèrent les
talens de Saint- Bernard , d'Abailard et de Pierre le vénérable
, époque à laquelle l'amour des lettres fut poussé ,
en France , à son plus haut degré d'enthousiasme , et qui
cependant n'a laissé à la postérité aucun monument durable
, peut servir à confirmer cette opinion , et à expliquer
la supériorité de l'Italie dans les lettres , jusqu'au moment
où la France eut enfin une littérature.
"
MM. de Port-Royal portent quelques jugemens sur les
208 MERCURE DE FRANCE ,
premiers auteurs italiens le Dante , Villani , Pétrarqué
et Boccace sont appréciés avec cette justesse de goût qui
distinguait les illustres solitaires . Ils pensent que c'est surtout
au dernier que les Italiens doivent la fixation de leur
langue : l'élévation , et trop souvent l'obscurité des pensées
du Dante , devaient empêcher qu'on ne le prêt pour modèle
dans le langage ordinaire ; la galanterie subtile et l'hé
roïsme qui distinguent les sonnets , les odes et les triomphes
de Pétrarque , présentaient le même obstacle ; Boccace
seul , dont les narrations étaient à la portée de tout le
monde , et qui fit les délices de son siècle par le naturel ,
l'élégance et la vivacité de son style , pouvait influer d'une
manière décisive sur le langage de ses contemporains .
On s'accorde assez généralement sur le mérite de Boccace ;
mais il nous semble qu'on n'a pas assez observé l'art qui
règne dans le commencement du Décameron. Jamais introduction
ne contrasta plus fortement avec le sujet d'un
ouvrage , et jamais cependant on ne prépara d'une manière
plus heureuse le lecteur à des historiettes agréables et intéressantes.
L'auteur vous transporte à l'époque la plus malheureuse
des annales de Florence ; celle de la peste qui
dévasta cette grande cité vers le milieu du quatorzième
siècle. Depuis Thucydide , on n'avait pas exprimé avec
tant de vérité et de force les effets de cet horrible fléau.
La contagion s'étend sur toutes les classes de la société.
A la pitié qu'inspirent les maux d'autrui , à ce penchant
naturel que nous avons à secourir ceux qui souffrent , succèdent
tout-à -coup l'égoïsme et l'isolement qui résultent
d'un danger extrême et commun. Chacun se concentre en
soi- même ; les liens du sang et de l'amitié sont rompus ;
le désespoir reste seul à cette multitude dans laquelle la
mort choisit incessamment ses victimes. Alors les caractères
des hommes , que la félicité publique avait déguisés ,
ne résistent point à l'épreuve des grandes calamités ; ils se
déploient dans leur difformité effrayante. Les uns se livrent
à tous les excès de la débauche et du libertinage pour se
FLOREAL AN XII.
209
distraire des images funèbres qui les poursuivent ; d'autres
poussent la perversité jusqu'à dépouiller les mourans , et
s'exposent à une mort certainepour satisfaire un moment leur
cupidité. Les tribunaux sont fermés , les lois sont muettes ,
et l'anarchie joint ses horreurs à celles de la contagion . On
doit remarquer que , dans les détails de cet affreux tableau ,
Boccace ne fatigue point le lecteur par des objets révoltans;
il excite l'émotion , la terreur , jamais il n'inspire le
dégoût : cette difficulté était la plus grande qu'il eût à surmonter.
Au milieu des ravages de la peste , une société
choisie se rassemble et se retire dans une campagne voisine.
Les délices de cette retraite font le contraste le plus
frappant avec les horreurs dont on vient de s'occuper.
Des lois sont établies pour cette réunion d'hommes spirituels
et de femmes aimables ; chacun à son tour contribue
à l'amusement de la compagnie par des récits ingénieux ;
et le lecteur , agréablement distrait par une multitude
d'historiettes variées , ne se rappelle le fléau dont l'auteur
Jui a présenté les détails , que pour mieux jouir des charmes
d'un asile que la peste a respecté .
Il n'est pas étonnant que la nouveauté de cette combinaison
ait excité l'admiration des Italiens ; ils en parlent
avec un enthousiasme qu'ils ne paraissent pas avoir pour
leurs poètes les plus célèbres. « Que penserons-nous , dit
» un littérateur Florentin ( 1 ) , du célèbre Boccace , qui n'a
» jamais été assez loué ? Je crois que si Démosthène et
» Cicéron avaient pu voir ses ouvrages , ils les auraient
>> lus et relus , et les auraient considérés comme des
>> modèles de diction ; et si quelqu'un , ce que je ne peux
>> croire , avait de lui une autre opinion , qu'il me dise ce
» qui manque en invention et en éloquence dans ses ini-
>> mitables nouvelles. Il me semble qu'il ne leur manque
» que d'être lues plus souvent , non pour satisfaire une
» vaine curiosité , mais pour que l'on examine l'extrême
» pureté de la diction , le choix des termes , le nombre
(1) Buon Mattei,
3
210 MERCURE DE FRANCE ,
» des phrases , la vivacité des pensées , et sur - tout l'in-
» vention admirable de l'auteur ; invention telle , que
» vous pouvez prendre dans son livre l'idée de tous les
genres , de tous les styles , de toutes les matières : il
» offre des sujets de tragédie et de comédie , des satires
» piquantes , des moralités utiles , et des discours aussi
» persuasifs qu'entraînans . » Nous n'avons pas besoin
d'observer que cet éloge est très - exagéré . MM . de Port-
Royal , beaucoup plus judicieux , se bornent à admirer
l'élégance et la pureté du style de Boccace ; ils observent
que sa prose est bien plus exacte et plus naturelle que ses
`vers , et terminent leur jugement par une remarque trèsimportante
sur le danger que les jeunes gens peuvent
courir en lisant le Décameron. « Il faut néanmoins
» disent-ils , prendre garde qu'il y a des endroits dans
» cet auteur qui font bien voir qu'il a été moins scrupu-
» leux à violer les règles de la pureté des moeurs , que
» nous avons reçues de Dieu même , qu'à choquer celles
» de la pureté du langage , qui ne sont nées que du caprice
» ou de la volonté des hommes . C'est pourquoi on ne
» pense pas qu'il y ait quelqu'un si peu éclairé parmi les
» chrétiens , que de prétendre qu'on le doive mettre in-
» différemment entre les mains de tout le monde. Il ne
» faut pour faire honte aux plus libres , dans ces ren-
» contres , que les renvoyer au jugement d'un sage païen
» ( Quintilien ) , qui , parlant de ce qu'on peut faire lire
T
à la jeunesse , dit que non -seulement on doit faire choix
des auteurs , mais même de quelques parties de chaque
» auteur , parce qu'il y en a qui ont dit des choses qui ne
» sont pas assez honnêtes. »
La décadence de la poésie italienne fut extrêmement
prompte tandis que la nôtre s'élevait à son plus haut
degré de perfection dans un siècle éclairé et poli , l'Italie
ne produisait presque plus que des ouvrages du second
ordre. On trouve la cause de cette décadence dans l'extrême
facilité que l'on a de faire des vers italiens . Ménage,
FLOREAL AN XII. 211
qui fut médiocre dans sa propre langue , eut en Italie la
réputation d'un bon poète. Les préceptes de la poésie
française , qui l'ont surchargée de difficultés salutaires
et qui exigent en même temps un naturel et une aisance
qu'on ne peut acquérir que par un travail obstiné , ont
long-temps retardé une semblable décadence ; lorsqu'elle
est arrivée , ils ont été un obstacle invincible aux innovations
, et du moins ont eu l'avantage de resserrer le
nombre des mauvais poètes : cet avantage a manqué à
l'Italie . Il faut lire les règles de la poésie italienne , qui
font la troisième partie de l'ouvrage que nous annon→
çons , pour se convaincre de la vérité de cette remarques
Nous observerons à cette occasion que ces règles ne se
trouvent dans aucune autre grammaire ; ce qui doit donner
´un nouveau prix à celle de Port-Royal.
8
Cette méthode ne paraît avoir été faite que pour des
personnes déjà instruites. MM. de Port- Royal conseillent
à ceux qui veulent apprendre l'italien , de se borner à
étudier dans leur ouvrage la déclinaison de l'article et
les conjugaisons des verbes auxiliaires et réguliers ; ils
pourront ensuite s'exercer à traduire des auteurs faciles , et
se familiariseront avec les régles à mesure qu'elles se présenteront.
On sent que ce moyen ne conviendrait pas à des
enfans ; il faut , ainsi que l'expérience l'a toujours prouvé ,
leur enseigner les élémens d'une langue , soit par l'étude des
règles , soit par des compositions fréquentes dans cette
langue : ce travail doit précéder la traduction . Si , comme on
l'a essayé dans les derniers temps , on s'éloigne de cette
méthode ancienne et consacrée , les progrès seront en
apparence plus rapides , mais on remarquera bientôt que
les élèves n'ont acquis qu'une idée très- imparfaite de la
langue qu'on a cru leur apprendre . L'étude de la langue
italienne ne fait point ordinairement partie de la première
éducation ; ainsi , la méthode de Port- Royal n'entraîne
aucun des inconvéniens que l'on pourrait craindre , si on
la pratiquait avec des enfans.
212 MERCURE DE FRANCE,
L'éditeur , M. la Folie , a développé dans une préface
succincte et bien pensée , des principes fort justes sur la
grammaire en général. Il pense avec raison que la multitude
des méthodes est un signe presque certain de la
décadence d'une langue. En cherchant dans la métaphy
sique les règles grammaticales , en voulant tout soumettre
aux lois du raisonnement et de l'analogie , on
dénature infailliblement un langage formé par l'usage ,
et qui n'a dû son perfectionnement qu'au goût et à
l'heureuse hardiesse des grands écrivains . M. la Folie résume
très -bien cette opinion en terminant sa préface.
« A quoi , dit-il , se trouvent réduits ceux qui , long-
» temps après la fixation d'une langue , s'obstinent encore
» à travailler sur la grammaire ? voulant , quoi qu'il en
» coûte , être neufs , ils se perdent dans le dédale de
» la métaphysique ; avec la prétention de tout expliquer ,
» ils s'égarent dans les plus obscures généralités , au
» moyen desquelles il est si facile de déraisonner d'une
» manière spécieuse ; et si , dédaignant tout-à-fait de
» suivre les traces de ceux qui les ont précédés , ils ont
» la ridicule prétention d'inventer et de trouver de nou-
» veaux rapports , alors ils deviennent d'autant plus nui-
» sibles, que leurs vues paraissent plus ingénieuses ; car
>> ils font oublier les principes établis par les premiers
» maîtres , principes dont la solidité est reconnue , et que
» toute la finesse des dernières observations ne peut dé-
>> truire . C'est ainsi que les méthodes se multiplient sans
» devenir plus parfaites ; qu'on les grossit de règles sou-
» vent aussi fausses dans leur application qu'elles sont
» obscures en elles - mêmes ; qu'enfin on augmente les
» difficultés de l'instruction sans presque en reculer les
>> bornes. >>
On doit déjà au jeune écrivain dont nous parlons , une
nouvelle édition d'un livre élémentaire intitulé : Janua
Linguæ latina , par Comenius . C'est en rendant au public
des ouvrages de ce genre , c'est en démontrant ,
FLOREAL AN XII. 213
comme le fait M. la Folie , qu'ils sont supérieurs aux méthodes
nouvelles , que l'on parviendra peu à peu à bannir
de l'éducation les livres élémentaires prétendus philosophiques
qui flétrissent l'imagination naissante des enfans ,
et qui ne peuvent que donner une mauvaise direction à
leurs facultés intellectuelles. P.
Julius Sacrovir, ou le dernier des Eduens , en huit livres ;
par Jos. Rosny. Un vol. in-8°. Prix : 5 fr. , et 6 fr.
50 cent. par la poste. A Paris , chez Frechet , libraire ,
rue de la Monnaie ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres Saint- Germain - l'Auxerrois.
CET ouvrage est une espèce de poëme en prose ; mais y
a-t-il des poëmes en prose ? S'il paraissait en ce genre
un livre qui eût le mérite du Télémaque , la question
vaudrait bien la peine d'être examinée ; mais se livrer à
une telle discussion au sujet de Julius Sacrovir , ce serait
vraiment se donner un embarras superflu .
Les Eduens habitaient le pays situé entre la Saône et la
Loire. Bibracte , aujourd'hui Autun , était leur capitale.
Au temps de Jules - César , les Eduens , selon M. Rosny ,
cultivaient tous les arts , et étaient parvenus à un très -haut
degré de civilisation . Bibracte était ornée de temples , de
bains publics , de fontaines . Les rues même avaient des
trottoirs , avantage qui manque à celles de Paris. Tout
cela est très -vraisemblable.
Sacrovir est un héros assez peu connu , et auquel le
poëme de M. Rosny ne donnera pas une grande réputation.
Plein de l'amour de la liberté et des plus généreux sentimens
de patriotisme , il entreprend de résister aux efforts
de César , et de soustraire les Gaules à l'esclavage. Divitiacus
, Vercingentorix, Convictolitan , jeune seigneur du
plus grand mérite , et quelques autres héros dont les noms
214 MERCURE DE FRANCE ;
1
sont connus par les commentaires de César , ont embrassé
avec Sacrovir, la cause de la liberté ; mais la fortune sert
mal leur courage. César et ses lieutenans détruisent en plu.
sieurs rencontres les armées Gauloises , et Sacrovir s'ensevelit
avec quelques fidèles amis , sous les ruines de son
magnifique château de Cordesse , plutôt que de tomber au
pouvoir du vainqueur , et de survivre à l'asservissement
de sa patrie.
Je ne suivrai point cet inconcevable héros dans les
aventures fort ennuyeuses où son historien l'engage , ni
dans les voyages qu'il fait chez les Ségusiens , les Avernes ,
les Bituriges , les Bellovaces , les Carnutes , pour étudier
les hommes et la diplomatie ; je ne parlerai point de
l'incroyable sottise de ce grand homme qui se rend au
camp de César , pour lui adresser une harangue fort insofente
: César le mit en prison et fit bien . Il n'y a rien au
monde de plus ridicule qu'un héros qui quitte son armée ,
la ville qu'il est chargé de défendre , sa famille , ses
amis , pour aller débiter au général ennemi une amplificafion
de rhétorique . Je ne dirai rien non plus des épisodes ,
que M. Rosny seul a pu appeler intéressans ; je me bornerai
à quelques observations de détail sur le style de cet
ouvrage ; et j'ai bien peur , en me resserrant ainsi , de faire
encore un article trop long,
Je ne crois pas qu'on trouve facilement dans un autre
poëme que celui de M. Rosny , des phrases telles que cellesci
: « Surrus , dont le sentiment de la liberté est le premier
» qui l'anime ……….. ( p . 77). Surrus , le généreux Surrus ,
» dont les compatriotes se plaignaient de la longue absence ,
» ( p. 95 ) . Orgétorix commence par s'assurer des grands
>> dont l'ambition peut contre-balancer la sienne , et faire
» écheoir ses projets , ( p . 16 ) . C'est à vous , peuples aussi
» valeureux que sages , à faire écheoirses perfides desseins ,
» (p. 89 ) . Puisque les Dieux n'ont pas voulu que la vic-
>> toire seconde nos efforts ..... ( p . 184 ).
FLOREAL AN XII. 215
On ferait un recueil considérable de toutes les expressions
poétiques dont M. Rosny n'a point trouvé de modèle ,
et qui n'en serviront pas . « La captivité de Sacrovir , au
» lieu de glisser le découragement parmi les alliés , les
» avait embrasé d'un feu nouveau , ( p. 167 ) » . Je remar
que l'orthographe d'embrasé : ce n'est pas une faute typographique
; M. Rosny écrit souvent de cette manière.
(p. 154 ) . « Je viens le chercher au milieu de ces rochers
» qu'a produit la nature » . C'est avec la même exactitude
que M. Rosny écrit toujours par un s l'impératif singulier ,
parles , écoutes , etc.
Je reviens aux locutions poétiques , et finirai par un
exemple remarquable. « César introduisit à Bibracte
>> les divinités de Rome , éleva sur des bases de sang un
» temple à la Clémence , ( p . 190 ) » . M. Rosny qui a fait
beaucoup de notes inutiles , en aurait pu faire une trèscurieuse
, où il aurait démontré qu'il est possible de construire
des bases de sang , et de leur donner assez de solidité
pour porter un temple ; ou , si cela est extravagant , il aurait
bien dû en faire une pour prouver qu'il est permis , dans
un poëme en prose , de faire usage de métaphores absurdes.
:
J'ai cru remarquer que M. Rosny avait emprunté quelques
idées à l'auteur d'un petit roman fort peu connu , et
fort rare , dont voici le titre « La Mort d'Ambiorixène
» vengée par celle de Jules- César , assassiné par Brutus.
» Ce fragment d'histoire découvre un secret inconnu à
» toute l'antiquité , touchant la mort de ce grand empe-
» reur et met aujour, par la description de la prise et de
» la ruine de l'ancienne ville de Bibracte , à présent nom-
» mée Autun, l'incomparable bravoure des Gaulois . Lyon.
» 1688. » Cet ouvrage, qui a , sur le Sacrovir de M. Rosny,
l'avantage d'être fort court, est attribué à Deny's Nault (1 ) .
7
(1) Biblioth. hist . de France, t. 1 , no. 3895.
216 MERCURE DE FRANCE ,
il
Il contient des choses fort plaisantes . « Ambiorixène avait
» le tour du visage rond , et une blancheur capable
» d'éblouir ; ses traits étaient délicats et si fins qu'ils en
» étaient imperceptibles ( p- 17 ) . » Elle fit un voyage à
Rome , où «< Brutus lui donna , plus qu'aucun autre , les
» marques les plus obligeantes de son estime et de son
» amour. Comme il était le plus noble et le plus riche ,
» ne lui fut pas mal aisé de surpasser les autres seigeurs
» en bals , en comédies , en courses de bagues et carrou-
» sels ( p. 24 ) . » On nous apprend , ensuite , « que Brutus
» avait le tour du visage rond , le nez un peu gros , mais
» justementproportionné, les yeux bleus , et bien fendus. »
Un petit livre de 71 petites pages , écrit avec cette franche
et naïve bêtise , est , à mon sens , beaucoup plus supportable
qu'un gros poëme , en prose , de plus de 200 pages ,
plein de prétentions et d'ennui , et surchargé d'une dédicace,
d'une préface, d'un précis historique , de sommaires,
de notes , de table des sommaires , et , enfin , d'une liste
de MM. les souscripteurs , dont quelques-uns n'ont pas
souscrit (1 ).
Voilà tout ce que j'avais à dire de Julius Sacrovir , le
premier et le dernier des Eduens dont je veuille m'occuper.
Ω.
Suite des Souvenirs de Félicie.
J'AI dîné , ces jours passés , chez M. de Buffon : il y
avait beaucoup de monde ; la société était toute composée
de savans et de littérateurs. J'étais , dans ce cercle
imposant , la seule ignorante ; cependant le ton de la
conversation était si naturel , on causait avec tant de
bonhomie , et si peu de prétention , que je me trouvais
( 1 ) Décade , nº. 19.
FLOREAL AN XII. 217
là parfaitement à mon aise . Je dîne tous les quinze jours
chez M. de Buffon , et j'y trouve toujours cette aimable
simplicité ; c'est le maître de la maison qui l'inspire ; il
en a tant lui- même ! personne , en sa présence , n'ose
montrer de la pédanterie , ou prendre un ton dogmatique
et tranchant. Il n'aime ni les discussions , ni les
entretiens scientifiques ; il dit que la conversation doit
être un délassement , et que , pour être agréable , il faut
qu'elle soit un peu frivole. Comme je lui disais que j'étais
charmée qu'il eût cette opinion qui me convient si bien ,
il me conta qu'une femme de province , nouvellement
arrivée à Paris , et voulant voir une assemblée de beaux
esprits , vint dîner chez lui , imaginant qu'elle entendrait
des choses merveilleuses : elle écoutait avec la plus grande
attention , et s'étonnait de ne rien recueillir de remarquable
; mais elle pensa que l'on réservait les bons mots pour
égayer le dîner. On se mit à table ; alors son attention
redoubla on ne parla que de bonne chère , on ne disserta
que sur la bonté des vins de Bourgogne et de Champagne
, et au second service la dame étrangère perdant
patience , se pencha vers son voisin en lui disant tout
bas : Mais quand donc ces messieurs commenceront- ils ?
J'ai entendu un autre jour chez M. de Buffon , M. H******
de S***** , lire un parallèle de M. de Buffon et de J.-J.
Rousseau ; je ne me souciais nullement de l'entendre ,
bien certaine d'avance que ce morceau ne contiendrait,
d'un bout à l'autre , que les louanges de M. de Buffon.
S'il m'était permis d'avoir une opinion , et de porter un
jugement dans ce genre , je placerais M. de Buffon audessus
de tous les écrivains de ce siècle ; mais je hais la
flatterie et la partialité . Pendant la lecture , j'étais
assise à l'autre extrémité de la chambre, très -loin du lecteur.
M. H****** a une grosse voix , qui pourrait être
fort sonore ; mais il parlait assez bas , je n'entendais qu'un
218 MERCURE DE FRANCE,
murmure de basse -taille très-grave , et je ne distinguais
que les noms de Buffon et de Rousseau rien n'était plus
comique que la manière dont il les prononçait. Pour les
deux noms il élevait la voix , mais toujours il articulait
le premier d'un air triomphant et avec l'accent le plus
emphatique , tandis que le nom de Rousseau ne s'échappait
de sa bouche qu'avec une inflexion affaiblie et un
ton négligé, quelquefois même dédaigneux. Sans entendre
un mot du reste du discours , je jugeais facilement qu'on
élevait aux nues M. de Buffon , et que le pauvre Rousseau
lui était toujours sacrifié . Après la lecture , tout le monde
successivement est sorti ; je me suis trouvée seule avec
M. de Buffon , qui m'a demandé ce que je pensais de cé
parallèle : je lui ai répondu très - sérieusement , qu'il me
paraissait qu'il y avait un peu de galimatias , un ton
déclamatoire qui donnait à ce discours la tournure d'un
panégyrique , et qu'enfin on y rabaissait trop Rousseau
pour exalter le mérite de celui qu'on lui préférait justement
, mais qu'on louait sans grace et sans finesse. M. de
Buffon , sans doute par reconnaissance , a d'abord un peu
combattu ma critique ; j'ai soutenu vivement mon opinion :
il a fini par convenir que j'avais raison ; alors je lui ai
avoué la vérité , c'est-à- dire, que je n'avais réellement
entendu que ces deux noms : Buffon . Rousseau ;
ce qui l'a fait rire aux éclats . Il a dit que dans le monde
on décide souvent de la manière la plus tranchante avec
beaucoup moins de connaissance. Il m'a conté ce jour-là
le trait suivant : Un jeune prince étranger étant venu voir
le Cabinet d'Histoire naturelle , M. de Buffon fut le recevoir
, et au moment où le prince allait partir , M. de
Buffon lui offrit son Histoire des oiseaux ; alors le prince
lui répondit très -poliment Monsieur , vous êtes bien
bon , je ne veux pas vous en priver ; et M. de Buffon ,
charmé de voir un prince si bien élevé , n'insista pas
et garda son ouvrage.
.....
FLOREAL AN XII. 219
Le chevalier de Monbarey était fort aimé du feu roi
Louis XV: un de ses amis qui vivait depuis long-temps en
province , persuadé qu'un homme qui est bien traité du
roi peut tout obtenir , lui écrivit pour l'engager à lui faire
donner une place qui eût fait sa fortune : le chevalier de
Monbarey lui répondit : « Si jamais le roi prend du crédit,
» je vous promets de lui demander ce que vous desirez. »
On confond trop souvent l'enthousiasme avec la flatterie.
Il me semble qu'on ne devrait pas regarder comme des
flatteurs , ceux qui rendent d'éclatans hommages à un mérite
éminent . Pourquoi ne se passionnerait- on pas pour
un grand homme parce qu'il est roi ? heureux qui peut se
livrer à l'enthousiasme pour ses maîtres ! Lauzun et la
Feuillade n'étaient point des flatteurs , ou pouvaient n'en
pas être : on doit porter le même jugement de Thomas
Gresham , ce négociant anglais si célèbre par sa magnificence
et par sa bienfaisance. La reine Elisabeth l'aima
beaucoup ; elle l'honora de plusieurs visites . Un jour
qu'elle fut coucher dans sa maison de campagne , elle critiqua
une cour qu'elle trouva trop grande ; elle dit qu'elle
aimerait mieux qu'elle fût coupée par un mur : Gresham
fit venir secrètement de Londres des ouvriers qui bâtirent
ce mur dans la nuit , de sorte qu'Elisabeth , à son
réveil , le trouva fait. Ce n'est point là l'action d'un vil
flatteur , car il était bien possible de se passionner pour
une reine qui avait tant de talent et de génie. Mais M. Bouret,
fermier-général , n'approchant jamais de Louis XV ,
ne lui devant aucune reconnaissance , et s'enthousiasmant
pour lui , dépensant des millions pour lui faire bâtir à
Croix-Fontaine un pavillon de chasse , etc.; M. Bouret
n'était bien certainement qu'un flatteur.
Une chose qui me paraît très -remarquable , c'est qu'on
n'a jamais dit que Henri IV ait été flatté. Cependant il
fut, de tous les rois, le plus loué durant sa vie; on formerait
220 MERCURE DE FRANCE ;
une bibliothèque des vers , des éloges , des poëmes et des
panégyriques composés pour lui , depuis l'époque heureuse
où il monta sur le trône , jusqu'à sa mort ; enfin il eut
les admirateurs et les amis les plus passionnés : on ne soupçonna
jamais de flatterie dans toutes ces choses ; pourquoi ?
c'est qu'à la gloire la plus brillante , ce prince a réuni la
suprême bonté. Louer Henri IV , c'était ne parler que du
bonheur public.
D. GENLI S.,
(La suite dans un prochain numéro.)
SPECTACLES.
THEATRE FEYDE A U.
La Malade par amour , en un acte .
La Malade par amour est un diminutif de Nina , ou
la Folle par amour. C'est dommage que la cadette ne
puisse pas prendre la place de l'aînée , et la faire oublier ;
car il faut convenir que c'est une bizarrerie peu amusante
que de mettre sur la scène des folles , des fous , des sourds ,
des muets, des somnambules, des aveugles, et de transporter
au théâtre les Quinze-Vingts , Charenton et les Incurables.
Une jolie malade intéresse , mais une folle attriste . C'est
assez que l'amour tourne les têtes , il ne faut
renverse tout- à-fait.
pas qu'il les
Le drame nouveau ( car c'est un vrai drame ) s'annonce
d'abord très-bien. Adèle est au moment d'épouser Linval.
Ils n'ont, l'un pour l'autre , qu'une tranquille amitié , fondée
sur une estime réciproque, en sorte qu'ils voient approcher
le jour de leur mariage sans impatience comme sans
répugnance ;
FLOREAL AN XIL
RE
répugnance ; ce qui prépare au dénouement avec asséz
d'adresse. Adèle a une soubrette qui doit se manier le meme
jour qu'elle , et qui n'a pas la même froideur : la diversité.
de leurs sentimens donne lieu à un duo fort agréable
Linval , quoiqu'il aime , lui , à son aise , au ait voulu , dit-il , '
rencontrer une femme passionnée , une héroïne de roman.
Il est plus heureux qu'il ne croit ; car la soeur de sa future ,
Louise , meurt , à la lettre d'amour pour lui. Adèle s'aperçoit
qu'elle est émue par la présence de Linval, et en soupçonne
le motif. Le père des deux jeunes personnes obtient
avec peine queLouise veuille déjeuner en famille , et encore
plus difficilement qu'elle leur chante quelques couplets .
Enfin , la malade fait entendre une romance touchante et
analogue à sa position. Son secret cesse d'en être un pour
sa soeur . Adèle , restée seule avec elle , en obtient à moitié
l'aveu de sa bouche ; Louise , en convenant de sa défaite "
n'a pas nommé son vainqueur. Linval survient ; sa future
le prie de tâcher de découvrir l'auteur du mal qui consume
Adèle , et s'en va. Linval presse , conjure , supplic ,
se jette aux genoux de la belle malade pour qu'elle lui
ouvre son coeur elle confesse que c'est l'amour qui la
tue ; se fait long temps prier pour nommer celui qui l'iaspire
, finit par dire à Linval c'est toi , et s'enfuit en
courant , honteuse et comme épouvantée du mot qui lui
est échappé. Adèle cède avec joie à sa soeur , un homme
qui ne lui inspirait qu'un médiocre intérêt ; et Linval est
flatté de se trouver le héros d'un roman , et de le terminer
suivant l'usage.
Cette fable , qui rappelle Vanecdote des amours d'Antiochus
pour Stratonice , qui lui fut cédée par son père , a
paru mesquine . La pièce a peu réussi , malgré le talent.
qu'y a déployé madame Scio , également admirable ,
soit qu'elle chante , parle ou se taise ; qui remplit
la scène dès l'instant où elle s'y montre , et trouve le
moyen de causer les plus vives émotions dans des pièces
fart médiocres. Elle a été très-bien secondée par l'intelli-
Р
1
222 MERCURE DE FRANCE,
gence , l'à- plomb de Mlle Pingenet l'aînée , l'aisance et
la gaieté de madame Gavaudan . On a demandé les auteurs ;
celui des paroles n'a pas voulu se faire connoître. C'est une
louable omdestie ; car quoiqu'il n'y ait pas assez d'art et de
conduite dans sa pièce , il s'y trouve des couplets gracieux
et des vers bien faits. L'auteur de la musique ( qu'on a
trouvée facile et appropriée aux paroles ) , n'a pas cru
devoir taire son nom ; c'est M. Solié .
THEATRE LOU VOI S.
L'Amour médecin , comédie de Molière , en trois actes
et en prose , remise au théâtre.
•
On peut juger de la prodigieuse facilité de Molière ,
par cette pièce impromptu , demandée , faite , apprise
et représentée en cinq jours . Les quatre premiers
médecins de la cour y furent joués sous des noms grecs
qui les désignaient , et sous les yeux du roi ; ce qui suppose
qu'il en avait donné ou la permission , ou même le
conseil. Les médecins de ce siècle étaient des originaux
en habit
très - risibles , courant les rues sur leur mule ,
de docteur , et consultant en latin sur les moindres maladies.
Molière les peint comme des pédans et des charlatans
très-avides et très -intéressés . Il n'est donc pas vrai que le
monde aille toujours de mal en pis ; car nos Esculapes
ne sont rien moins que des pédans. Il est vrai qu'il en est
parmi eux qui se font remarquer par d'autres ridicules .
Les uns veulent être des merveilleux , les autres affectent
de ne pas croire à la réalité de l'art qu'ils professent. Ce
sont des prêtres athées . La vanité de passer pour des esprits
forts l'emporte sur leur intérêt .
Quoique nous n'ayons plus sous les yeux les originaux
peints par Molière , la peinture en est si vive , qu'on la
voit toujours avec plaisir. On ne sait pourquoi Picard a
cru devoir confondre les trois actes en un , et sur-tout supFLOREAL
AN XII.. 223
primer la première scène du troisième , dans laquelle il y a
des traits si vifs ; où M. Fonandrès dit , en parlant d'un
autre médecin « Qu'il me passe l'émétique , et je lui
» passerai tout ce qu'il voudra ; » où M. Fillerin fait une
leçon à ses confrères sur l'imprudence de la publicité de
leurs querelles , et ajoute : « Je ne parle pas pour mon
» intérêt ; car , dieu merci , j'ai déjà établi mes petites
» affaires. Qu'il vente , qu'il pleuve , qu'il grêle , ceux
» qui sont morts , sont morts , et j'ai de quoi me passer
» des vivans. >>
Picard a fait quelques suppressions plus judicieuses ;
par exemple , celle de la scène d'un opérateur qui fait
l'énumération fort dégoûtante des maux que guérit son
orviétan . Il a substitué aussi , dans la scène cinquième du
troisième acte , un mot décent , à une expression qui eût
justement révolté . On peut nous reprocher d'être plus corrompus
que nos pères, reproche, au reste , qui se reproduit
de siècle en siècle ; mais on ne doit pas nous b'âmer d'être
plus délicats ; du moins lorsque cette délicatesse n'est
pas excessive ; car rien ne rétrécit plus la langue , et même
le génie, que la manie de trouver partout , ou plutôt de supposer
des allusions indécentes . M
C'est dans la première scène du Médecin par amour
qu'on trouve ce mot si plein de sens et devenu proverbe :
» Vous êtes orfévre , M. Josse . »>
>
Tel est le privilége des esprits créateurs , que leurs conceptions
en font naître une foule d'autres . L'Amour
médecin a donné l'idée des Folies amoureuses et de
Dupuis et Desronais . Tout le fonds de cette dernière pièce
se trouve dans un monologue de Sganarelle , qui veut , ditil
, garder son bien et sa fille pour lui.
L'Amour médecin est très - bien joué par Picard jeune ,
Walvile et mademoiselle Molière .
Entre Démocrite et l' Amour médecin , on a donné Musard;
et la petite comédie de Picard a fort bien soutenu ce
voisinage . Il est vrai qu'elle ne se trouvait pas entre les meil224
MERCURE DE FRANCE ,
leures pièces de Regnard et de Molière ; mais il est encore
assez glorieux de n'être pas écrasé par les productions du
second ordre des deux premiers comiques du Théâtres
Français.
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Duguay-Trouin , en deux actes , de MM. Barré ,
Radet, Desfontaines et Saint- Félix. ·
DUGUAY - TROU IN n'avait que vingt- un ans lorsqu'il
tenta un des coups les plus hardis dont on eût encore ouï
parler, et soutint un combat dont il n'y a pas , je crois ,
d'exemple dans les fastes de la marine. Monté sur une frégate
de quarante canons , il tombe , par un brouillard ,
dans une escadre de six vaisseaux anglais de cinquante à
soixante - dix canons . Un d'eux le joint , lui coupe ses mâts :
ne pouvant faire retraite , et se trouvant tout près dé
l'ennemi , il allait sauter à l'abordage ; un de ses officiers ,
qui ne peut soupçonner même un si hardi dessein , croit
que le pilote se méprend , et , de son chef, changeant la
manoeuvre , éloigne les combattan s au moment où son capitaine
va s'élancer le premier sur le vaisseau anglais. Il
était plus que vraisemblable qu'il eût réussi : ce sont les
expressions de Duguay- Trouin . Ce coup manqué , il se
bat long-temps contre quatre à cinq vaisseaux , et allait
peut-être périr , ne voulant pas se rendre , lorsqu'un boulet
expirant le renverse , lui fait perdre connaissance , et
lui sauve la vie en mettant fin à un combat trop inégal .
Quinze jours auparavant , il s'était permis une mauvaise gasconnade
(comme il le dit dans ses mémoires) , dont il pensa
être la victime. Il avait tiré sur un vaisseau anglais , ayant
lui- même pavillon anglais . Cette équipée de jeune homme
le fit incarcérer à Plymouth , et on dépêcha un courrier à
Londres pour demander qu'il fût mis en jugement . Il paraît
qu'on n'y prit pas la chose aussi sérieusement qu'àPlymouth ;
car Duguay-Trouin eut le temps de nouer une intrigue
FLOREAL AN XII. 225
avec une jolie marchande de cette dernière ville , qui lui
procura son évasion .
Ce ne fut que treize ans après ( en 1707 ) , que Louis XIV .
lui dit ce mot si agréable et si ingénieux , que Thomas a
consigné dans une note de l'Eloge de Duguay-Trouin . Le
héros breton rendait compte au roi d'un de ses nombreux
combats. Le vaisseau la Gloire , monté par M. de la Jaille ,
( nom célèbre dans la marine ) faisait partie de son escadre.
« J'ordonnai , dit - il , à la Gloire de me suivre : elle vous
» fut filelle , reprit le monarque. »
C'est le trait historique de Plymouth , que les auteurs de
ce vaudeville ont accommodé au théâtre . Ce n'est plus une
anglaise , c'est une française , c'est sa cousine Derval qui
aime Duguay -Trouin , et lui rend sa liberté. Peut - être
a -t - on dérobé quelque chose de sa gloire à Duguay-
Trouin par ce changement il semble qu'il était plus
flatteur pour lui d'avoir triomphé de l'antipathie nationale
, en subjuguant une anglaise , que d'avoir inspiré de
l'amour à une femme de son pays et de sa famille ; mais c'est .
à ce changement qu'on doit le personnage du gouverneur
de la citadelle de Plymouth , qui a fait le succès de la pièce,
Cette aimable française a si bien tourné la tête au pauvre
mylord , qu'elle le fait consentir à dîner avec elle et son
prisonnier hors de la citadelle un chirurgien gascon est
de la partie ; sur la fin du repas , il reste seul à table avec
Duguay- Trouin . Le stupide gouverneur est dans une salle
voisine , d'où il voit , dit-il , son prisonnier sans en être
vu : la porte du salon à manger est ouverte , et Duguay-
Trouin est vis - à - vis , le dos tourné . Cette position rassure
l'anglais , qui épuise la fleurette auprès de madame Derval.
Celle - ci s'écrie tout - à- coup : « Ah ! quelle ressem-
» blance ! mais c'est frappant ! c'est incroyable ! - Quoi ?
>> comment ? qu'est-ce ? dit le mylord . Mais , c'est mon
>> frère lui - même ! Comment , moi ressembler à votre
>> frère ? Oui , sur-tout de profil . De profil , c'est sin-
» gulier. -Tournez - vous donc , j'aime à vous voir ainsi de
» côté, » Tandis qu'ilselaisse considérer , Duguay-Trouin
-
-
-
-
3
226 MERCURE DE FRANCE ,
et le chirurgien changent mutuellement d'habit ; le premier
descend par une fenêtre avec une échelle de corde , s'embarque
sur un navire suédois , et va gagner l'escadre de
Tourville , qui croise dans la Manche . Pour lui donner le
temps de s'y rendre , le chirurgien imite , lui seul , la conversation
bruyante de deux convives animés par le punch.
Enfin , lorsque le canon des vaisseaux de Tourville ( signal
convenu ) annonce l'arrivée de Duguay-Trouin , on laisse
connaître au gouverneur qu'il est pris pour dupe . Afin de
le consoler , l'amiral français lui renvoie quatre officiers
du même grade que le prisonnier qui lui a échappé , et
parmi lesquels est son neveu Biftek , tourné comme on
représente Janot. La pièce se prolonge trop long- temps
après le départ de Duguay-Trouin : une fois qu'il était sauvé ,
il ne pouvait plus y avoir d'intérêt , et il fallait se hâter de
finir. Presque la moitié du second acte est vide : aussi
s'en faut - il de beaucoup qu'il ait réussi autant que le
premier , qui a été applaudi avec unanimité , et semblait
présager à ce vaudeville une fortune bien plus brillante
encore que celle qu'il a faite , et qu'on a un peu exagérée.
Les couplets ont de la facilité ; mais rien de bien piquant. "
On a trouvé très -joli , le mot du chirurgien gascon , qui
sort pour aller voir ses malades , « de peur qu'ils ne gué-
>> rissent en son absence. »
Julien n'a pas su se donner l'air assez marin. Seveste a
fait le plus grand plaisir dans le rôle du gouverneur ; et
madame Hervé a montré de la grace , de l'esprit et de la
légéreté dans celui de la cousine.
Les traits et les allusions contre les Anglais , ont été
saisis avec vivacité. Au moyen de quelques légères suppressions
dans le second acte , ce vaudeville pourra rester
au théâtre .
ANNONCES.
Tablettes philosophiques , religieuses et littéraires ; par Duroneeray
(Pierre Laigneau , défenseur officieux , ex - juré d'instruction
FLOREAL AN XII.
227
publique , membre de plusieurs sociétés littéraires , avec cette épia
graphe :
Heureux ceux qui se divertissent en s'instruisant , ct
qui se plaisent à cultiver leur esprit par les lettres , en
formant leur coeur à la vertu !
(TÉLÉMAQUE , liv. II. )
Un vol. in- 8° . Prix : 2 fr . 50 cent . , et 3 fr. 25 par la poste.
A Paris , chez Desenne , libraire , palais du Tribunat ; Marchand ,
galerie de bois , nº . 182 ; Pillot le jeune, place des Trois- Maries, nº 2;
Vies et OEuvres des Peintres les plus célèbres de toutes les
écoles ; recueil classique contenant l'oeuvre complète des peintres du
premier rang , et leurs portraits ; les principales productions des artistes
des 2. et 3. classes ; un abrégé de la vie des peintres grecs , et
an choix des plus belles peintures antiques ; réduit et gravé an trait ,
d'après les estampes de la bibliothèque nationale et des plus riches collections
particulières ; publié par C. P. Landon , peintre , ancien
pensionnaire du gouvernement à l'école française des beaux arts , à
Rome , membre de plusieurs sociétés littéraires , éditeur des Annales
du Musée. A Paris , chez l'Auteur , quai Bonaparte , n.º 23. Secord
volume , contenant la suite de l'oeuvre du Dominiquin . Prix de chaque
vol. in-4 , cartonné, 25 fr. ; id . papier vélin , 37 fr . 50 cent.; in-fo io , papier vélin , 50 fr. ; il faut ajouter i fr. 50 cent. pour le de chaque
vo!. in -4.º , et 3 fr. par chaque vol . in-folio .
I
port
deux ta-
On distingue parmi les 69 sujets renfermés dans ce 2.º vol . , les 5′
tableaux de la vie de S. André , et les figures des Vertus d'après les
fresques de l'église de S. André Della Valle , à Rome ; les quatre
évangélistes aux pendentifs de la coupole de la mê ne él se ; la flagellation
de S. André , peinte à S. Grégoire , au mont Coelius ;
bleaux représentant Suzanne avec les vieillards , dont l'un est dans la
galerie de Dusseldorf; I histoire de Diane , en sept pièces ; David chan
tant les louanges du Seigneur , de lancienne collection de Versailles ;
la communion de la Madeleine ; S. Pierre délivré de prison ; l'apprition
de S. Janvier aux napolitains , pendant une éruption du Vésuve ,
d'après un grand dessin du Mu´ée de Paris , non encore g´avé ; le plafond
du palais Costaguti , à Rome ; un couronnement d'épines et un
Narcisse de la collection du sénateur L. Bonaparte. La plupart de
tableaux du Dominiqin que l'on voit au Musée , tels que T moclée
devant Alexandre , la Vierge à la coquille ; Hercule et Cicus , Hercule
et Achélous , pavsages , etc. , et plusieurs morceaux précieux de l'ancienne
galerie d'Orléans .
Monumens antiques inédits , etc. par A. L. Millin , conservateur
des médailles , etc. Tom. II . 3. livraison , ia- 4.º , de l'imprimerie de la
République. Prix : 6 fr . , et 6 fr . 60 cent . franc de port. A Paris , chez
La Roche, rue Neuve- des - Petits - Champs , n.º 11 ; Fuchs , Schoell ,
Koenig , Le Normant , libraires .
Cette livraison contient , 1.º la description de la peinture d'ua
vase grec représentant un combat d'arimaspes contre des griffons.
2. Description d'un camée représentant Cupidon dans une coquille .
3. Notice de deux inscriptious latines , trouvées à Boulogne- sur-mer.
4. Description d'un vase grec représentant Ariadne . 5. Explication
d'un camée de la collection de mad . Bonaparte , représentant Antinous
avec les attributs de Bacchus. 6. Description de deux lampes
de bronze trouvées à Nîmes. 7.8 Description de la Pallas de Velletri ,
du Musée Napoléon.
228 MERCURE DE FRANCE ,
Le Rudiment des Dames , ouvrage par le moyen duquel on peut
apprendre , en trois mois , et pour ainsi-dire sans maître , la large
française et l'orthographe . Ce précis est démontré avec une telle clarté
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Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez UB NORMANTSIZ
des Pretres Saint- Germain- l'Auxerrois , nº. 42,
FLOREAL AN XI I. 229
NOUVELLES DIVERSES.
On écrit de Baltimore : Depuis que le brigand Dessalines s'est emparé
de l'autorité à Saint-Domingue , il ne s'est rien passé dans cette
colonie , qui ne tende à en compléter les désastres . Elle est plongée
dans le trouble et la confusion. La cour et le conseil de Dessalines se
composent , en majeure partie , des mêmes intrigans qui ont assisté et
contribué à toutes les catastrophes dont Saint-Domingue a été le théâtre
depuis douze ans . Ce sont , pour la plupart , des Français venus d'Europe
, sans autre fortune que leur savoir-faire, et sans autre perspective
que celle de s'enrichir par tous les moyens que les événemens pourraient
offrir à leur cupidité . Ils se sont , en conséquence , accolés, daus
le principe , à ceux qu'ils ont cru en position de dominer , et successivement
à tous les chefs de parti dont la cause leur paraissait bonne à
épouser. C'est ainsi qu'on a vu ces lâches Français cajoler de vils esclaves
, vendre leur plume et leurs conseils à des brigands couverts de
sang et chargés de dépouilles .
C'est encore par suite des mêmes spéculations de ces misérables ,
que Des-alines se trouve environné de blancs européens qui ne rougisseat
pas d'ètre ses ministres , ses secrétaires , ses satellites , ses créatures
et de faire cause commune avec des anthropophages de la côte d'Afrique,
contre leurs propres compatriotes . Les hommes dont il s'agit ici , sont
incontestablement plus coupables que les nègres rebelles de Saint-
Domingue. Ceux-ci du moins combattent d'après des idées et un système
qui , aux excès et aux crimes près , peuvent , jusqu'à un certain
point , paraître excusables de leur part ; ils combattent d'ailleurs contre
une espèce d'hommes différente de la leur ; tandis que leurs lâches auxiliaires
ont à la fois à rougir d'être les valets et les flatteurs d'une aussi
vile canaille , et de faire la guerre à leur propre espèce , dans la personne
des malheureux colons . Aussi est-ce particulièrement sur eux que
tombent les malédictions des colons réfugiés ; car on rend , en général
aux cannibales de Saint-Domingue , la justice de dire qu'ils valent
mieux que ces blancs , apostats de l'humanité , qui ont abjuré leur patrie
pour vendre leurs services et leurs talens à des esclaves ennemis
de l'espèce blanche.
Quoi qu'il en soit , ces mêmes intrigans atteignent leur but; ils sont
gorgés derichesses et chargés des dernières dépouilles de leurs compa230
MERCURE DE FRANCE ,
triotes . Ils font continuellement passer des fonds et des effets précieux
au continent , et diverses maisons de commerce de New-Yorck , de
Norfolck et de Baltimore en sont dépositaires . On assure que néanmoins
toutes ces richesses ne sont pas uniquement le fruit du pillage , et qu'il
*e mêle beaucoup de guinées à l'or que ces gens- là ont entassé . Suivant
le bruit public , ils ont , avant et depuis la reddition de la colonie , reçu
des sommes considérables de la part du gouverneur de la Jamaïque , qui
a cru devoir , par ce moyen, les rendre favorables à la cause de l'Angleterre
, et s'assurer de ces machines à intrigues, pour faire mouvoir à son
gré l'administration de Saint- Domingue. Aussi a -t - il été conclu , entre
lui et Dessalines , un traité d'alliance et d'amitié , dont toutes les
dispositions ont été dictées par le gouvernement anglais , et qui , comm
on peut le penser , n'est pas de nature à rétablir la fortune de cette
malheureuse colonie .
Londres .
La dernière victoire des anglais dans l'Inde , les a mis ,
disent les journaux de Londres , en possession d'Agra et de
Delhi. « Quel que soit le degré d'importance , dit the Bri-
» this- Gazette, que quelques personnes attachent à ces con-
» quêtes , nous réclamons contre leur injustice , et nous
» demandons en vertu de quel titre nous nous arrogeons le
>> droit d'intervenir ainsi dans les disputes des rois de l'Inde ,
» et de leur dicter des lois , dont l'unique résultat est d'y
>> agrandir notre territoire et notre puissance. Les malheu-
>> reux habitans de ces contrées gémissent sous le poids des
>> horribles calamités que notre ambition , notre esprit
» d'agrandissement et notre avarice leur ont attirées . Il est
» temps enfin d'examiner combien , en étendant ainsi notre
» domination , nous affaiblissons nos forces , et nous ta-
>> rissons la source de notre opulence dans l'Inde . »
Le bill sur l'état de détresse nationale passera , dit-on ,
incessamment il porte les forces nationales à 80,000
hommes de troupes réglées , 100,000 marins , 300,000
volontaires . On ajoute que les plus grands politiques ont
regardé cette exagération de force comme très - préjudiFLOREAL
AN XII. 231
ciable aux intérêts de l'état. Les militaires les plus instruits
, dans la chambre des communes , ont volé pour une
augmentation des troupes de ligne , qu'ils eussent préf- rée
à cette masse de volontaires inexpérimentés . Le préambule
du bill porte que S. M. a le droit incontestable d'exiger ,
en cas d'invasion , le service de toutes les classes du peuple
. Ce préambule , qui n'a occasionné dans la chambre
des communes aucune réclamation , a été vivement attaqué
dans la chambre des pairs , par lord Grenville
entr'autres , qui l'a regardé comme entièrement opposé à
la constitution , qu'une telle mesure mettrait le monarque
en état de renverser quand il lui plairait.
La proclamation suivante a été publiée dans les états
électoraux de Bavière , par ordre de la direction provinciale
:
<< Des ennemis du gouvernement français ont répandu
et fait vendre un libelle qui a pour titre : Napoléon Bonaparte
et le Peuple Français sous son consulat. - Allemagne,
1804. Cet écrit contient les diatribes les plus injurieuses
contre le premier consul et le gouvernement français
; en conséquence , il est ordonné à tous les officiers de
police , magistrats et autorités constituées des états bavaropalatins
, de défendre , sous peine d'une forte amende , à
tout individu quelconque, et principalement aux libraires ,
de vendre et distribuer du susdit libelle diffamatoire . »
La diète de Ratisbonne a repris le cours de ses séances
On attend toujours une déclaration de la Russie , dans le
sens de celle du gouvernement français , pour la reprise
de la médiation des deux puissances . La commission établie
pour faire exécuter le conservatoire impérial a suspendu
ses séances. M. le baron de Gemmingen , ministre
de Bade , et l'un des membres de cette commission , est
parti pour Vienne .
232 MERCURE DE FRANCE ,
7
Des lettres arrivées à Rotterdam , du Cap de Bonne-
Espérance , portent qu'a Ceylan , l'armée anglaise , réduite
à 300 hommes renferinés dans une citadelle , y est cernée
par 2000 hommes de troupes du pays . On paraissait , au
Cap , disposé à tenter de s'emparer de cette île , avec le
consentement et le secours des insulaires ; on complait
faire servir à cette expédition quelques gros vaisseaux
richement chargés , arrivés de Batavia , mais que la
guerre empêchait de continuer leur voyage pour la Hol-
Jande ; les cargaisons en avaient été débarquées.
"
On a également appris , par les mêmes lettres , que le
contre-amiral batave Dicker , commandant deux vaisseaux
de ligne , ayant été instruit , à l'Isle -de - France , de la reprise
des hostilités , s'était réuni au contre-amiral Linois.
Un émigré de Porto - Ferrajo , nommé Fossi , recrutait
à Naples pour les Anglais. Il avait envoyé , dans les
Abruzzes , un émissaire chargé d'engager tous les Cortes
qui servent dans les bataillons liguriens. S. M. Sicilienne
a ordonné que cet embaucheur fût déporté et détenu dan
une île de la Sicile. ( Moniteur. )
PARIS.
L'expédition des Anglais contre le port de Boulogne ,
annoncée depuis si long-temps avec tant d'emphase , n'a
en aucun résultat. Le 27 germinal , un fort vent d'Est-
Nord-Est a décidé l'amiral de la flottille française à faire
rentrer les bâtimens qui étaient dans la rade. Une prame
el quinze canonnières qui avaient eu ordre de se retirer à
Etaples , ont eu un engagement assez vif avec six frégates
eunemies , et n'ont pas perdu un seul homme elles ont
forcé les Anglais de prendre le large. Leur croisière adisparu
et regagné les côtes d'Angleterre.
FLOREAL AN XII. 233
En Hollande , ils n'ont pas été plus heureux. Quatre de
leurs grosses peniches , chargées de troupes , sont venues
attaquer , le 21 , la frégate le Cheval-Marin , stationnée
au Texel ; les équipages étaient pris de punch. Le combat
n'a été ni douteux ni long ; deux peniches ont été coulées
bas , les deux autres sont parvenues à se sauver , mais
n'ont pas rapporté la moitié de leur monde . Cette attaque
est un véritable acte de folie qui coûte cher à l'armée anglaise;
elle y a perdu plusieurs centaines d'hommes . La fré
gate le Cheval-Marin n'a fait aucune perte. Les Anglais
probablement comptaient la surprendre. »
Le premier consul a adressé au sénat conservateur le
message suivant :
Saint- Cloud , le 28 germinal an 12.
Sénateurs , le sénateur Joseph Bonaparte , grand - offi
» cier de la légion d'honneur , m'a témoigné le désir de
» partager les périls de l'armée campée sur les côtes de Bou-
» logne afin d'avoir part à sa gloire .
>> J'ai cru qu'il était du bien de l'état , et que le sénat
» verrait avec plaisir qu'après avoir rendu à la république
» d'importans services , soit par la solidité de ses conseils
» dans les circonstances les plus graves , soit par le savoir,
› l'habileté , la sagesse qu'il a déployés dans les négocia-
» tions successives du traité de Morfontaine , qui a terminé
» nos différends avec les Etats-Unis d'Amérique ; de celui
» de Lunéville , qui a pacifié le continent ; et dans ces der-
» níers temps de celui d'Amiens , qui avait rétabli la paix
» entre la France et l'Angleterre ; le sénateur Joseph Bona-
» parte fût mis en mesure de contribuer à la vengeance que
» se promet le peuple français pour la violation de ce der-
» nier traité , et se trouvât dans le cas d'acquérir de plus en
» plus des titres à l'estime de la nation .
» Ayant déjà servi sousmes yeux dans les premières can-
» pagnes de la guerre , et donné des preuves de son courage
net de ses bonnes dispositions pour le métier des armies dans
» le grade de chefde bataillon, je l'ai nommé colonel com-
» mandant le quatrième régiment de ligne , l'un des corps
» les plus distingués de l'armée , et que l'on compte parmi
» ceux qui , toujours placés au poste le plus périlleux ,
» n'ont jamais perdu leurs étendards , et ont très -souvent
» ramené ou décidé la victoire.
234 MERCURE DE FRANCE ,
» Je desire en conséquence que le sénat agrée la demande
que lui fera le sénateur Joseph Bonaparte de
>> pouvoir s'absenter de ses délibérations pendant le temps
» oùles occupations de la guerre le retiendront à l'armée. »
Le sénat a chargé son vice-président et ses secrétaires ,
d'exprimer au premier consul les sentimens que le corps
partage avec la France pour son illuste frère .
-Le sénat s'assemble demain , pour présenter au premier
consul les candidats pour les sénatoreries auxquelles il n'a
pas encore été nommé ; il procédera ensuite à l'élection des
sénateurs parmi les candidats désignés.
-La traduction de l'Enéide , dont la publication n'a
été retardée que par respect pour un ouvrage qui exigeoit ,
de la part des éditeurs , tant de soins dans les détails de
son exécution typographique , sera enfin mise en vente
lundi prochain , 3 floréal , par les libraiues Giguet
Michaud et comp. , ainsi que chez le Normant. L'empres
sement avec lequel on l'attendait depuis si long-teuips
semblait prescrire aux éditeurs de la rendre , pour ce qui
les concernait , dans cette grande production , digne du
nom de M. Delisle et de l'impatience du public .
-On écrit de Hambourg , que le cit . Reinhard , ministre
français en cette résidence , a demandé et obtenu
du sénat qu'on lui remit une note des noms , qualités et
domiciles des émigrés français qui sont ici . Quelque- uns
d'entre eux n'ont pas jugé à propos d'attendre l'effet de
cette mesure : ils ont quitté la ville au premier bruit qui
s'en est répandu.
- D'après une lettre datée de Naples , du 50 brumaire
an 12 , « les manuscrits qu'on déroule à présent sont , pour
la plupart , des traités d'Epicure. Il y a aussi un ouvrage
sur la grammaire , et un autre sur la rhétorique. Cette
opération se fait avec beaucoup de lenteur , encore est -ce
l'Angleterre qui fait la moitié des frais . Elle a ici des commissaires
- directeurs et inspecteurs pour le déchiffrement
de ces précieux monumens.
>> Il y a encore sept a huit cents rouleaux ; mais on sera
au moins dix ans à savoir ce qu'ils contiennent , si l'on n'accélère
pas les travaux. »
Dans une seconde lettre , on mande que « les déchiffreurs
ont trouvé dernièrement un ouvrage de Phedrus ,
l'ami de Cicéron ; il traite de la Nature des Dieux , Le
savant anglais , M. Haiter , qui préside à ce déchiffrement
et qui traduit ces manuscrits du grec en latin , a trouvé
FLOREAL AN XII. 235
dans celui de Phedrus des morceaux entiers que Cicéron a
traduits dans son traité sur le même sujet. Les premières
lignes d'un nouveau manuscrit font espérer que ce sera un
ouvrage historique ». La lettre ne spécifie pas si ce manuscrit
est grec ou latin.
On écrit de Nantes : Chaque jour nous acquérons des
preuves nouvelles de la barbarie des Anglais. Le parlementaire
la Louise- Chérie , capitaine Lehuédé , de Paimboeuf,
qui est entré en rivière le 16 du courant , a été expédié
de Kingston , île Jamaïque , le 12 janvier dernier.
Suivant la capitulation du Cap , les Anglais ne devoient
renvoyer en France que les convalescens; ils devoient
leur fournir toutes les choses de première nécessité. De
204 hommes embarqués sur ce cartel , il y avoit 136 malades
, épuisés par les fatigues et les maladies qu'ils avoient
essuyées à Saint -Domingue, encore attaqués de la diarrhée,
et la plupart du scorbut. Les Anglais ont eu la barbarie
de les renvoyer ainsi , dans le coeur de l'hiver ,
sans vivres frais , sans vin , sans boissons fortifiantes ,
sans hamacs , sans linge , sans couvertures , et même sans
médicamens. Enfin ces malheureuses victimes de la férocité
britannique ont été obligées dans un état aussi
déplorable , de coucher à plat-pont , et souvent dans l'humidité.
Pour comble de malheur , la traversée a été
longue , dure et pénible ; 107 hommes ont succombé
23 sont encore malades.
"
;
-Parmi les adresses de félicitation qui ont été présentées
au premier consul , on a distingué celle du conseiller
d'état Pétiet , qui s'est exprimé en ces termes , au nom du
collége électoral de l'Yonne :
« Citoyen premier consul , la première pensée du col
lége électoral du département de l'Yonne a été de se féliciter
de la découverte d'un complot qui devoit plonger la
France dans les larmes et dans le deuil : ainsi sont déjouées
les combinaisons de ce gouvernement atroce qui voue au
poignard d'un scélérat obscur le héros qu'il désespère de
vaincre. Citoyen premier consul , songez que c'est vous
occuper de notre bonheur , que de vous occuper de vos
dangers. Il est temps de confondre sans réserve votre des
tinée dans celle de l'état , et de réduire à l'inutilité de
conspirer contre vous, l'irréconciliable ennemi que l'éclat
de notre puissance importune. Alors , et seulement alors ,
s'évanouira tout espoir d'un bouleversement ; alors vous
vivrez plus heureux , et la France arrivera à ce haut
236 MERCURE DE FRANCE ,
1
degré de gloire et de prospérité qu'elle n'attend quede vous.
-Les portes du Havre sont fermées . On cherche , diton
, un officier général de la marine anglaise , qui s'est introduit
en cette ville sous l'habit d'un matelot français .
-
M. Necker , ancien ministre des finances , est mort
à Genève le g avril .
Ordre dujour , du 24 germinal.
Le gouverneur de Paris recommande aux adjudans , officiers et
sous-officiers de la garnison et de la garde nationale , d'éclairer , partout
où ils se trouveront , les citoyens sur les faux bruits que les
malveillans s'efforcent de chercher à accréditer. Tous les moyens leur
sont bons : tantôt ils publient que la mort de Pichegru n'est pas le
résultat d'un suicide ; tantôt ils répandent que chaque nuit on fusille
un grand nombre de prévenus . Que les citoyens sachent que la justice.
militaire, comme la justice civile , ne s'exerce qu'avec les formes publiques
, et qu'aucun coupable n'a été condamné par les tribunaux
militaires , sans que la sentence ait été imprimée et affichée sur-lechamp.
Le tribunal criminel poursuit avec la plus grande activité la procé→
dure qu'il instruit . On doit considérer comme faux bruits tout ce qu'on
répand relativement aux faits plus ou moins graves qui sont à la charge
des prévenus. Les arrestations qui ont eu lieu depuis celle du ge
néral Moreau , n'ont fait que confirmer davantage sa culpabilité.
Le nommé Ducorps , l'un des brigands désignés dans la liste qu'a
fait publier le grand - juge , vient d'être arrêté à Chartres.
Jusqu'à cette heure , tout ce qu'a dit le grand-jnge , et rien que ce,
qu'a dit le grand- juge , se trouve prouvé, Quoiqu'il sache que tout ce
qu'on peut dice de plus oude moins ne fixe pas l'attention des citoyens ,
le gouverneur de Paris croit cependant utile de recommander aux ufliciers
et sous- officiers de la garde nationale , qui sont répandus dans les
différens quartiers de la ville , de ne pas laisser diverger l'opinion ;
cele de toutes les classes du peuple , dans tous les instans , est essentiellement
liée à la confiance et à l'amour que le premier cons il a le
droit d'attendre des Français . Signé MURAT.
-M. Sabatier , de Castres , auteur des Trois siècles de
la Littératurefrançaise , vient de publier à Metz un nouvel
ouvrage dont voici le titre Le Véritable Esprit de
J. J. Rousseau , ou Choix d'Observations , de Maximes
et de Principes sur la Morale , la Religion, la Politique
et la Littérature , tiré des OEuvres de cet écrivain et accompagné
de notes de l'éditeur. L'épigraphe suffit pour
faire juger dans quel esprit cette compilation et les notes
qui l'accompagnent sont rédigées ; la voici :
Je suis homme , et j'ai fait des livres :
J'ai donc fait aussi des erreurs.
J. J. ROUSSEAU , Lettre Ire . de la Mont.
Cet ouvrage dont nous rendrons compte , est en 3 vol.
in-8°. Prix 12 fr, et 16 fr . par la poste. A Metz , chez
Collignon , libraire ; et à Paris , chez le Normant ,
$
(No. CXLVIII. ) 8 FLORÉAL an 12
( Samedi 28 Avril 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSI E.
ESSAI DE TRADUCTION
Du Prædium rusticum , poëme latin du P. VANIÈRE.
AVANT
Commencement du II . Livre.
VANT tout du bouvier connaissez le génie :
Que son regard farouche , et non sa barbarie ,
En impose au troupeau ; qu'il ait des bras nerveux
Mais une main légère ; et toujours sourcilleux ,
Qu'il joigne rarement les coups à la menace ;
Mais que ses cris au loin prolongés dans l'espace ,
Que de sa forte voix le redoutable son
Lui soumettent ses boeufs bien plus que l'aiguillon .
S'il est grand , sous son poids la charrue affaissée
Creuse un sillon profond , jusqu'au manche enfoncée ,
Et rompt facilement un guéret endurci .
Plus haut que les taureaux qui marchent devant lui ,
Q
Ger
238 MERCURE DE FRANCE ,
Du champ entier ses yeux embrassent l'étendue ;
Et si d'épais cailloux frappent au loin sa vue ,
D'avance il les évite , et d'un choc dangereux
Préserve sa charrue et le front de ses boeufs.
;
N'allez point , ignorant les lois de la culture ,
Entamer une terre ou trop molle ou trop dure
Sinon le meilleur suc de ses flancs entr'ouverts ,
En poussière exhalé , s'envole dans les airs ,
Ou sa surface humide , en glèbes retournée ,
Se refuse au labour le reste de l'année.
Pour les champs pleins de craie où séjournent les eaux,
Vous pourrez les ouvrir sous l'astre des Gémeaux ;
Alors que déjà secs , ils produisent à peine
Quelqu'un de ces poisons dont la fatale graine ,
En commençant d'éclore , étouffe les moissons :
Toutefois hâtez- vous de croiser vos sillons .
Si la terre inégale en pente est inclinée ,
Poussez -y la charrue en tout sens promenée ;
Et que le soc tantôt s'y plonge en descendant ,
Tantôt vers son sommet remonte obliquement.
Le bouvier , le pasteur , quoique leur goût diffère ,
Concourent l'un et l'autre au profit de la terre.
Celui-ci veut des champs dépouillés de gazons ,
Et celui -là fuyant les arides buissons ,
Au contraire , cherche un sol où les herbes fleurissent ;
Mais la diversité des voeux qui les remplissent
Ne nuit point au concert qu'exigent leurs travaux :
L'un , du fumier fécond de ses nombreux troupeaux ,
Engraisse les guérets , et , soignant leur culture ,
L'autre met à profit l'engrais qu'on lui procure.
La brebis sert aux champs , et les champs satisfaits
Lui donnent en retour un gazon toujours frais :
FLOREAL AN XII. 239
Ainsi loin des troupeaux les campagnes languissent ,
Et ceux - ci sans pacage à leur tour dépérissent .
Jadis les grands de Rome , au sortir des combats ,
Défrichaient le terrain qu'avaient conquis leurs bras ;
Et souvent cette Rome , en héros si féconde ,
Confia ses destins et l'empire du monde
Aux mains d'un laboureur , qui , posant les faisceaux ,
Allait au bout de l'an reprendre ses travaux.
Sous lui , les nations courbaient un front docile ,
Le boeuf joyeux ouvrait un sillon plus facile ,
Et les champs cultivés d'un bras victorieux
Passaient du laboureur l'espérance et les voeux.
Pourtant , si je consulte , et les saintes annales ,
Et des premiers humains les moeurs patriarcales ,
Je vois qu'on estimait alors moins glorieux
De sillonner les champs d'un soc laborieux ,
Que de garder en paix les bestiaux de ses pères .
L'auguste enfant des rois , dans ces âges prospères ,
En portant la houlette , en paissant les brebis ,
Faisait l'essai du sceptre à sa race promis ;
Et son coeur , dès long-temps , nourri dans la clémence ,
De ses sujets un jour remplissait l'espérance.
Il ne les foulait point du fardeau des impôts ,
Sachant comme on ravit la laine des agneaux ,
Et que pour en tirer le lait qu'elle recèle ,
Des brebis doucement on presse la mamelle .
Mais dans ces premiers temps où l'inculte univers
N'offrait que des troupeaux errans dans ses déserts ;
Leurs guides dispersés sous un ciel sans nuage
Ne se bornèrent point à connaître l'usage
Des herbes et des fleurs qui croissaient autour d'eux :
Ils voulurent , portant leurs regards jusqu'aux cieux ,
240 MERCURE DE FRANCE ,
Observer et la lune et sa subite absence ( 1 ) ,
Et des astres divers les moeurs et l'influence.
Ils fixèrent d'abord ces globes radieux
Dans l'espace roulant d'un cours silencieux ,
Et posèrent bientôt , au centre de sa sphère ,
L'axe oblique et profond sur qui tourne la terre.
Puis , suivant le Soleil dans ses douze maisons ,
Aux signes qu'il parcourt ils donnèrent des noms ;
Voulant que le Bélier , fier de sa destinée ,
Comme il l'est du troupeau fût le chef de l'année.
Des oiseaux dans les bois , imitant les concerts ,
De chants mélodieux ils remplirent les airs ,
Du chalumeau sonore inventèrent l'usage ,
Joignirent à leurs airs un métrique langage ,
Et des rithmes divers enseignèrent les lois.
Aujourd'hui même encor la musette à nos voix
S'unit quand nous chantons et la paix des campagnes ,
Et l'amour des bergers et leurs chastes compagnes .
FELIX DE SAINT - GENIEZ
L'EXILEE.
Fragment traduit de l'anglais de Charlotte Smith.
L'AQUILON fougueux gronde , et la rive sauvage
Répète en longs échos un sourd mugissement ;
Des nuages épais annoncent un orage ,
La vague au loin se brise et roule en écumant .
(1) Les éclipses de lune.
FLOREAL AN XII. 241
Sous la roche blanchâtre une belle étrangère ,
Qui semble de soucis , de larmes se nourrir ,
Assise sur un siége humide et solitaire ,
Tressaille à chaque flot que son pied voit mourir.
C'est là que tous les jours inquiète , oppressée ,
Et portant ses regards sur l'onde en mouvement ,
Elle attend le vaisseau , qui , trompant sa pensée ,
Ajoutera peut- être à son affreux tourment.
Ces longs cheveux , qu'orna la guirlande légère ,
Flottent au gré des vents sur son sein agité ;
Sa
parure en désordre annonce sa misère ,
Et la sombre douleur obscurcit sa beauté.
Occupés à chercher de brillans coquillages ,
Ses enfans plus heureux , étrangers au chagrin ,
Jouissent du présent sans prévoir les naufrages ,
Et vivent sans songer au triste lendemain .
Ils lancent sur cette eau que la mer a laissée ,
Leur navire doré , promené par les vents ,
Tandis que , se livrant à sa triste pensée ,
Leur mère craint pour eux tous les besoins pressans .
Elle les voit en proie aux maux de l'indigence
Sous un ciel étranger , errans et sans amis ,
Avec elle endurer l'abjecte dépendance ,
Supporter les travaux et les cruels mépris.
Mais le sombre horizon à ses yeux montre à peine
La barque d'où dépend sa perte ou son bonheur ,
Elle se rend au port , elle y court hors d'haleine ,
Expirante à demi d'espoir et de frayeur.
3
242 MERCURE DE FRANCE ,
Son sort est décidé .... C'est l'exil , la misère !
Hélas ! sur son destin je ne puis que gémir :
Comme elle maintenant je n'ai rien sur la terre ,
Et je vois le malheur sans pouvoir l'adoucir.
PH. DE P......
Nota. Ce morceau , qui faisait partie d'un poëme plus
considérable , fut composé par Charlotte Smith , à Bryththelmstone
, en novembre 1792 , et fut inspiré par la vue
du groupe qu'elle essaya de décrire une dame française ,
assise sur le bord de la mer avec ses enfans .
LA BIEN AIMÉE. -
ROMANCE .
Je ne possède en mon enclos ,
Ni ces grands biens , ni ces châteaux,
Dont s'entretient la renommée :
Deux objets y font mon bonheur ;
L'un par l'autre plaît à mon coeur ,
La nature et la bien- aimée.
L'art n'y produit pas à grands frais
Des fleurs ou des fruits imparfaits ;
Si ma prairie est parfumée ,
Si mes fruits ont plus de saveur
Et si j'ai la plus belle fleur ,
Je les tiens de la bien-aimée .
Ce n'est plus le pouvoir d'Isis ,
Ce n'est plus Armide ou Lays
FLOREAL AN XII 243
Qui me porte dans l'Elysée :
Mon Elysée est dans ces bois ;
Le plus doux charme y suit la voix ,
Le soupir de la bien -aimée.
Comment vous peindre ses attraits !
Devez-vous assembler les traits
Dont votre ame est le plus charmée ?
De Vénus est- ce la beauté ,
Le regard , la fraîcheur d'Hébé ?
Non , c'est mieux : c'est la bien -aimée.
N'imitez pas ce qu'elle dit ;
N'allez pas , quand elle sourit ,
D'avance louer sa pensée ;
Non , non , ce n'est point son esprit
Qui m'amuse , ou qui me ravit ,
C'est un mot de la bien-aimée.
Douce pitié , peins-nous son coeur !
Si près d'elle au cri du malheur
L'ame ne peut rester fermée ,
Que son secret vous soit connu :
Elle inspire amour et vertu ;
C'est tout l'art de ma bien- aimée .
Par VERNES ( de Genève ).
L'ESPÈCE ET L'INDIVIDU
SUR l'une épuisant sa tendresse ,
Traitant l'autre en enfant perdu ;
Si la nature est mère envers l'espèce ,
Elle est marâtre envers l'individu .
KERIVALANT.
4
244 MERCURE DE FRANCE ;
ENIGM E.
JOUET des aquilons qui grondent sur nos têtes ,
Inébranlable aux coups des vents et des tempêtes ,
Sur le marbre et le roc m'élevant dans les airs ,
Je suis fixe , immobile , et fais le tour du monde.
En Europe , au Pérou , sur la terre et sur l'onde ,
Partout je sais connue , et j'ai des noms divers.
Souvent dans le silence , humble et respectueuse
Se presse en mon enceinte une foule nomberuse ;
Mais plus souvent aussi , je recèle en mes flancs ,
Un insolent ramas d'êtres hardis , bruyans ,
Qui , mêlant à ses jeux un vacarme effroyable ,
Jure, sacre et tempête en se donnant au diable.
G. DE P.
LOGOGRIP HE.
J'OPPOSE un frein à la licence ;
Un rempart à l'onde en fureur.
Transposant ma tête et mon coeur ,
Je conseille l'adolescence ,
Et suis utile au voyageur.
CHARADE.
NE faites point d'ami qui ne soit mon premier ;
Après l'obscurité reparaît mon dernier .
De ma part , ce matin , recevez mon entier.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est la lettre A.
Celui du Logogriphe est Placet.
Celui de la Charade est Vermine.
FLOREAL AN XII. 245
Sur l'Esprit littéraire du XVIII . siècle.
AINSI
ARTICLE V.
INSI que nous l'avons remarqué dans notre
dernier article , ce fut J. J. Rousseau qui donna
le secret de tant de déclamations philosophiques
contre l'état social , en mettant tout le bien imaginable
sur le compte de la nature , et tout le mal
connu sur le compte de la civilisation , ce qui renversait
totalement les idées reçues jusqu'alors en
morale , en politique et en législation . Cet écrivain
a rassemblé toute sa doctrine dans un Discours
sur l'origine et les fondemens de l'inégalité
parmi les hommes , ouvrage qui peut être regardé
comme le manifeste de la philosophie contre la
société , et qui , sous ce rapport , mérite d'être
analysé avec soin. Nous laisserons de côté l'épitre
dédicatoire aux magnifiques , très - honorés et souverains
seigneurs de la république de Genève ,
parce que les sublimes prédictions qu'elle renferme
ont été tournées en ridicule par les événemens
, et que tout ce qu'elle contient d'humiliant
pour la France mérite d'être examiné à part :
nous entrerons en matière en demandant à l'auteur
ce qu'il s'est proposé dans cet écrit . Voici sa
réponse :
« Ce n'est point une légère entreprise de démê-
» ler ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans.
» la nature actuelle de l'homme , et de bien con-
» naître un état qui n'existe plus , qui n'a peut-
» être point existé , qui probablement n'existera
» jamais , et dont pourtant il est nécessaire d'avoir
1
246 MERCURE DE FRANCE ;
» des notions justes pour bien juger de notre
» état présent . »
Il est certain qu'il n'est point de plus grande
entreprise que celle de connaître ce qui n'a peutêtre
point existé, ce qui probablement n'existera
jamais ; et s'il était vrai qu'il fût indispensable
d'acquérir des notions précises sur des chimères ,
pour être en état d'apprécier les maux et les biens
de la civilisation , il faudrait avouer de bonne foi
que notre état présent restera toujours aussi ignoré
que l'état passé qui n'a peut-être point existé , et
que l'état futur qui probablement n'existera jamais.
Quelle étrange manière d'aborder une question
aussi importante ! En bonne logique , n'est - on pas
autorisé à croire que l'écrivain qui commence par
un aveu aussi positif , va s'arrêter devant les difficultés
insurmontables qu'il reconnaît lui - même ?
mais le charlatanisme habituel de Rousseau l'engage
à présenter d'abord comme extrêmement
problématiques les principes qu'il veut établir
afin que le lecteur se prête de meilleure grace à
le suivre quand une fois il l'a mis en mouvement ,
il lui fait faire un chemin immense sans jamais lui
permettre de regarder de quel point il est parti.
Telle est la marche constante de cet auteur ; elle
est sur-tout remarquable dans Emile et dans l'ouvrage
que nous examinons : ses moyens de séduction
consistent à douter avec vous pour vous amener
à conjecturer avec lui ; vous tient- il dans cette
disposition ? tout est dit ; il ne doute plus , il
affirme , il commande , il prophétise , il entraîne ,
et le charme de son style ôte jusqu'au desir d'examiner
la faiblesse de ses raisonnemens. Lorsque
les philosophes du dix- huitième siècle , toujours
divisés entr'eux et dans leurs principes , se sont
accordés pour maudire le citoyen de Genève , ils
ont agi contre leur propre cause ; il est et restera
9
FLOREAL AN XII. 247
long - temps le plus dangereux , non - seulement
parce que s'étant plus occupé de politique que
les autres , il a attaqué la société plus directement ;
mais aussi parce qu'il est difficile de n'être pas
séduit par l'harmonie de ses phrases , et que , lorsqu'il
est dans la vérité , sa mâle éloquence force
l'admiration or , dans tous ses ouvrages , il y a
un tel mélange de folies brillantes et de bon sens ,
de sophismes et de mépris pour les sophistes , de
misantropie et d'amour pour l'humanité , qu'on ne
le lit jamais de sang froid . Il faut avoir passé l'âge
des illusions pour être en état de le juger , ce qui
n'est pas rassurant pour l'avenir ; car la chaleur
qu'il a mise dans tous les sujets qu'il a traités , le
rendra long - temps l'auteur favori des femmes et
des jeunes gens .
Suivant son usage , J. J. Rousseau s'est bien
gardé de dissimuler les difficultés qui se présentent
lorsqu'on veut chercher dans la nature l'origine
de l'état social ; mais il ne les avoue pas toutes :
il se contente d'offrir celles qu'il est certain de surmonter
, d'après le plan qu'il s'est fait . Paré de
cette apparence de bonne foi qui séduit toujours ,
il attaque aussitôt les écrivains qui ont traité le
même sujet avant lui , précaution à laquelle il n'a
jamais manqué , même en sachant bien d'avance
qu'il ne dira rien de plus fort , de plus nouveau ,
de plus vrai que ceux qu'il prétend réfuter. C'est
ainsi qu'il s'écrie : « Ce n'est point sans surprise
» et sans scandale qu'on remarque le peu d'ac-
» cord qui règne sur cette importante matière
» entre les divers auteurs qui en ont traité. Parmi
>> les plus graves écrivains , à peine en trouve-t - on
>> deux qui soient d'accord sur ce point . » En ce
moment du moins nous avons J. J. Rousseau pour
confirmer la remarque déjà faite que les écrivains
philosophes ne sont jamais d'accord entre eux , ce
248 MERCURE DE FRANCE ;
qui est une terrible preuve contre l'utilité de leurs
systèmes ; il affirme même que leurs contradictions
vont jusqu'au scandale : voyons jusqu'où iront les
siennes , et s'il ne se contredira pas lui - même
autant et plus que tous les autres ensemble .
Après avoir avoué qu'il va parler d'un état qui
n'a peut -être point existé , n'est - il pas étonnant
qu'il ose s'écrier : « O homme ! de quelque contrée
» que tu sois , quelles que soient tes opinions ,
» écoute : voici ton histoire telle que j'ai cru la
» lire , non dans les livres de tes semblables qui
» ne sont que menteurs , mais dans la nature qui
» ne ment jamais. » Il serait difficile d'expliquer
comment la nature ne ment jamais , sur-tout lorsqu'elle
se sert de la plume d'un philosophe pour
se faire entendre , et plus difficile encore de comprendre
comment la nature peut dire la vérité sur
un état qui n'a peut-être point existé . Poursuivons .
« Tout ce qui sera d'elle , sera vrai ; il n'y aura
» de faux que ce que j'y aurai mêlé cu mien sans
» le vouloir. » Ceci devient de plus en plus inconcevable
, et ferait soupçonner que la nature avait
écrit le Discours sur l'Inégalité , et que Rousseau
l'a gâté en voulant le perfectionner : quand même
nous pousserions la foi philosophique jusqu'à admettre
cette supposition , qui nous apprendra à
distinguer ce qui appartient à la nature de ce qui
appartient à l'écrivain , c'est- à- dire , ce qui est vrai
de ce qui est faux ? Continuons. « Les temps dont
» je vais te parler sont bien éloignés : combien tu
» as changé de ce que tu étais ! » Qui peut le savoir
, puisque Rousseau lui - même avoue qu'il ne
reste aucune trace de ces temps si éloignés ? Mais
il était arrivé au moment où le ton affirmatif et
prophétique lui semblait bon à employer ; et pour
se sauver du ridicule , il se jette rapidement sur
les malheurs de la civilisation dont il fait un tableau
FLOREAL AN XII.
249
rembruni ; il excite le mécontentement si naturel
à l'homme , toujours moins reconnaissant du bien
dont il jouit qu'avide de celui qu'il desire ; un sentiment
de tristesse s'éveille aussitôt dans l'ame du
lecteur qui oublie ce qu'il vient de lire pour méditer
sur lui - même , et qui ne dispute plus rien'
dès qu'il ne s'agit que de convenir qu'il est malheureux
adresse admirable si on ne considère
que l'écrivain ! perfidie épouvantable si on juge
le moraliste !
J. J. Rousseau qui crie tant contre les autres
philosophes ses confrères , les imite dans l'art
criminel de faire intervenir les passions dans les
questions qui intéressent l'humanité entière , et
qui , s'il est vrai qu'il faille les livrer à la discussion
de tous , ne peuvent être traitées qu'avec
ce calme , cette circonspection qui distinguent .
éminemment la raison ; il partage également avec
tous les philosophes l'erreur si dangereuse d'isoler
l'homme , de l'examiner comme individu , pour
résoudre le problême de l'état social . Je l'avoue ,
je ne puis concevoir comment une absurdité aussi
palpable a pu faire une si grande fortune ; elle est
encore aujourd'hui généralement reçue , et nous
avons plus de mille volumes qui veulent expliquer
la société par des considérations sur l'homme
analysé individuellement comme un ensemble complet.
Qui aurait jamais cru , avant le siècle des
lumières , que ce qui est vrai en anatomie , pût
devenir une vérité politique , et la première de
toutes ? A part ce que nous enseignent les livres
sacrés , l'irrécusable expérience a prouvé qu'il n'y
a pas d'individu dans l'espèce humaine ; c'est - àdire
que ses attributs distinctifs , tels que la parole ,
la réflexion , la perfectibilité , ne sont pas le partage
de l'individu , mais de l'espèce en général :
preuve certaine que nous sommes nés pour la
250 MERCURE DE FRANCE ,
société et pour la civilisation , puisqu'abandonnés
à nous- mêmes , ou à ce que les philosophes appellent
la nature, nous restons imparfaits, et véritablement
au-dessous des animaux qui portent en eux
l'instinct suffisant pour arriver individuellement
à toute la perfection dont ils sont capables. Lorsque
J. J. Rousseau s'appuie de quelques sauvages
trouvés dans les bois de notre continent , et qu'il
cherche dans ces êtres dégradés ce qu'a pu être
l'homme de la nature , il commet la plus grande .
faute qu'il soit possible de faire en logique , puisque
chacun de ces individus était seul ; qu'il lui
eut été impossible de multiplier ; que n'ayant
jamais vu aucun de ses semblables , l'esprit
d'imitation naturel à l'homme , créé pour la société
, n'avait pu que donner à chaque sauvage
trouvé dans nos bois une facilité de plus pour
prendre des habitudes contraires à sa nature ;
qu'enfin puisqu'il est indubitable que l'homme
est perfectible , il est impossible de nier qu'il
puisse se détériorer ; et c'est là le véritable point
de la question. Un enfant , un homme , trouvé
dans un bois , seul , sans compagne , sans avoir
jamais rien vu de semblable à lui , ne peut être
présenté comme étant dans son état naturel.
Pour savoir ce que nous perdons , privés de toutes
communications avec nos pareils , il suffit de rappeler
l'histoire de ce matelot écossais qui , abandonné
seul dans l'île Fernandez , perdit en quelques
années jusqu'au souvenir de son nom , jusqu'à
la faculté d'articuler des mots ; lorsqu'on le
retrouva , il était stupide , sans que raisonnablement
on pût dire qu'il sortait des mains de la
nature. Rousseau dira qu'il y était rentré , et
c'est effectivement de cette manière qu'il concilie
tout ce que les philosophes ont écrit de contradictoire
sur l'état naturel , Il ne nie pas les aboFLOREAL
AN XII. 251
»
minations reprochées aux sauvages ; mais il soutient
qu'on les a trouvés partout dégénérés : « C'est
» faute d'avoir suffisamment distingué les idées ,
» dit -il , et remarqué combien ces peuples étaient
déjà loin de l'état de nature , que plusieurs se
» sont hâtés de conclure que l'homme est natu-
» rellement cruel , et qu'il a besoin de police pour
» l'adoucir . » Comme il voulait prouver que
l'homme est né bon , que c'est la civilisation qui
le corrompt , comme il ne pouvait nier pourtant
les vices des sauvages , il a composé un homme
de la nature auquel il est effectivement impossible
de rien reprocher ; il l'a créé si dépourvu
d'intérêts , de sentimens , de desirs , de besoins
de réflexion , qu'à coup sûr s'il fait du mal c'est
bien sans le vouloir et sans le savoir ; c'est presque
une statue : cependant il l'anime peu à peu ,
et l'élève jusqu'à la hauteur des animaux. « Nos
» voyageurs , dit-il , font sans façon des bêtes sous
» le nom de Pongos , d'Orang - Outangs , de ces
» mêmes êtres dont , sous le nom de Satyres ,
» de Faunes , de Sylvains , les anciens faisaient
» des divinités. Peut- être , après des recherches
plus exactes, trouvera-t-on que ce ne sont ni des
» bêtes , ni des dieux , mais des hommes. » Voilà
en effet jusqu'où J. J. Rousseau est descendu pour
montrer l'homme heureux , dégagé de tous les
crimes qui naissent des lois , de la religion , des
institutions sociales ; pour le montrer enfin dans
cet état délicieux d'égalité , où l'amour- propre des
philosophes Pongos et Orang - Outangs n'est jamais
blessé des distinctions accordées à tous autres qu'à
ceux qui font des livres . L'orgueil de Satan , dans
le poëme de Milton , ne va pas jusqu'à nier l'immortalité
, la spiritualité de l'homme ; il y a vraiment
quelque chose de plus infernal dans la joie
des apôtres de la nature , toutes les fois qu'un
»
252 MERCURE DE FRANCE ;
individu humain , jeté loin de la société , et retrouvé
ensuite dans l'abrutissement , leur offre
l'occasion de s'écrier : Ecce homo !
Eh bien ! soit ; voilà l'homme tel que vous le
concevez , et tel qu'il serait en effet s'il n'était pas
F'ouvrage de la Divinité . Pourquoi donc J. J.
Rousseau lui-même s'empresse-t- il de le tirer de cet
état où il était d'autant plus justé qu'il ne pensait
pas , d'autant plus fortuné qu'il n'aimait rien , pour
le faire passer dans une situation « tenant , dit -il ,
>> un juste milieu entre l'indolence de l'étatprimitif
» et la pétulante activité de notre amour- propre ,
époque qui dut être la plus heureuse et la plus
» durable ? ».
»
On peut défier tous les hommes de bon sens de
deviner quel est , dans l'opinion de Rousseau , cet
état plus heureux encore que l'état primitif ; il faut
l'avouer : c'est l'état sauvage. Oui , le même écrivain
qui a décidé que c'est pour ne pas avoir assez
remarqué combien les sauvages étaient déjà loin de
la nature , que tant de moralistes se sont hâtés de
conclure que l'homme est né cruel , le même écrivain
affirme que l'état sauvage a été l'époque la
plus durable , et la plus heureuse pour l'humanité :
il n'y a entre ces deux opinions contradictoires
qu'une page de déclamations. << Plus on y réfléchit ,
» dit- il , plus on trouve que cet état est le moins
sujet aux révolutions , le meilleur à l'homme , et
qu'il n'en a dû sortir que par quelque funeste
» hasard qui , pour l'utilité commune , eût dû ne
» pas arriver. L'exemple des sauvages qu'on a
» presque tous trouvés à ce point , semble confir-
» mer que le genre humain était fait pour y rester
>> toujours , que cet état est la véritable jeunesse
» du monde , et que tous les progrès ultérieurs ont
» été en apparence des pas vers la perfection de
» l'individu , et en effet , vers la décrépitude de
» l'espèce . »>
>>
»
C'est
FLOREAL ANXI I. 253
C'est ici qu'il est nécessaire de faire remarquer
combien est petite la différence qui se trouve entre
les opinions de Raynal et celles de J. J. Rousseau :
le premier nous a dit que l'état sauvage était l'état
de nature , l'état par excellence ; le second prétend
que l'état de nature ne se rencontre que dans la
bestialité , et que l'état sauvage est le véritable
point de perfection de l'humanité : tous deux sont
d'accord pour attaquer la civilisation , car dans ce
que l'un appelle l'état de nature , et l'autre l'état
de perfection , on trouve tous les crimes réunis ;
mais que leur importe puisqu'on n'y trouve pas de
législation ? En effet , suivant la pensée du citoyen
de Genève , ce n'est qu'au moment où la nature
est soumise à la loi , que tout est perdu , et que
les progrès de la société ne sont plus qu'une véritable
décrépitude.
4
Ces principes posés , il est inutile de suivre l'auteur
dans les conclusions qu'il en tire ; le travail ,
l'agriculture , la propriété , et même la réflexion ,
sont condamnés sans pitié , puisque la nature nous
ayant destinés à être sains , et l'état de réflexion
étant contre nature , l'homme qui médite est un
animal dépravé. Cette maxime est vraiment plaisante
, et quiconque voudrait en tirer de rigoureuses
conséquences , trouverait qu'un sot qui passe sa vie
sans réfléchir , est moins dépravé que Bossuet qui
méditait beaucoup : par la même raison , nos milliers
de législateurs qui nous accablaient de lois mortelles
décrétées sans la moindre réflexion , étaient des
animaux bien près de l'état de nature , tandis que
les hommes rares qui méditent long - temps le
bonheur de leurs semblables , sont entièrement dépravés.
O folie à laquelle il serait impossible de
donner une épithète si le mot philosophie n'était
pas inventé ! M. de Voltaire se facha , et défendit
la littérature et les dons brillans de . l'imagination
Ꭱ
254 MERCURE DE FRANCE ;
contre les sophismes de Rousseau ; les économistes
prirent la cause de l'agriculture avec beaucoup de
chaleur ; mais il ne se trouva ni talens particuliers ,
ni association pour prendre la défense de la société :
ceux que cette cause intéressait le plus directement
furent les premiers à applaudir aux attaques dirigées
contre eux. Et c'est là le véritable triomphe
de la philosophie , car il est sans exemple dans
l'histoire .
Pour prouver que la terre abandonnée à ellemême
produirait plus que la terre cultivée , Rousseau
cite la comparaison qu'il avait faite , de ses
yeux , entre un terrain semé de bled , et un terrain
égal planté de châtaigniers ; ce dernier rendit davantage
d'où il est impossible de ne pas conclure
qu'il pousserait des châtaigniers partout où l'on
s'abstiendrait d'employer la charrue , la bêche ou
le hoyau. Que nos paysans riront quand ils seront
assez savans pour lire ce qu'on écrit à Paris sur
L'agriculture !
Si l'on n'oublie pas que notre intention première
est de rechercher l'influence que les livres
ont sur les idées , on concevra l'effet que la philosophie
de la nature a produit sur notre révolution .
Nous ferons plus tard la part de la philosophie
des passions , qui a eu aussi une très -grande vogue ;
puis viendra la philosophie anti- nationale , c'està
-dire celle qui avait pour but constant d'élever
les nations étrangères au-dessus de la France ( 1 ) .
Mais à présent nous croyons qu'il est permis d'af-
(1 ) Quoique j'aie traité cette partie dans les Lettres sur
l'Angleterre , il reste encore des révélations importantes
à faire ; car les ouvrages des philosophes ont un trop
grand avantage : ils sont toujours vantés , et n'ont pas
encore été jugés .
FLOREAL AN XII ? 255
firmer que si nous avons employé douze ans à quêter
la liberté sans jamais rencontrer que malheurs
et destructions , c'est que nos livres de politique
moderne , les seuls auxquels nous accordions une
confiance aveugle , les seuls qui fussent cités dans
nos assemblées délibérantes , les seuls qu'on offre
encore aujourd'hui à l'admiration des jeunes gens ,
ne disent rien sur la liberté possible au milieu des
progrès de la civilisation : cherchant les moyens de
soustraire la nature au joug de la religion et de la
loi , ils ne traitent que de l'indépendance , de l'indépendance
absolue , dont le danger augmente à
proportion de la grandeur territoriale du pays auquel
on veut en faire l'application . Au reste ( et
l'observation est importante dans un moment où
l'on vante beaucoup les prétendus progrès que la
réforme de Luther a fait faire à l'esprit humain )
toutes les rêveries sur l'homme , la ridicule manie
de l'analyser comme individu pour découvrir les
secrets de l'état social , tant de sottises méthaphysiques
qui auraient inspiré la plus grande pitié aux
immortels auteurs du dix- septième siècle , tant de
principes subversifs de tout gouvernement , ne sont
pas nés en France ; ils sont anglais d'origine . Nous
n'avons fait que les adopter à mesure que les ma
ximes philosophiques ont ébranlé nos principes
religieux : l'histoire ne l'oubliera point quand elle
pèsera avec impartialité les maux et les biens qui.
devaient résulter pour l'Europe de l'unité de doctrine
et de discipline en matière de religion.
FIÉVÉE.
256 MERCURE DE FRANCE ,
·
Ephémérides politiques , littéraires et religieuses , préf
"
"
sentant , pour chacun des jours de l'année , un tableau
des événemens remarquables qui datent de ce même
jour, dans l'histoire de tous les siècles et de tous les
pays , jusqu'au 1. janvier 1803 ; par le citoyen Noël ,
inspecteur - général de l'instruction publique
et le
citoyen Planche , instituteur à Paris . Douze volumes
in- 8°. Prix : 36 francs , et 42 francs par la poste .
Deuxième édition , revue , corrigée et augmentée . A
Paris , chez le Normant , imprimeur- libraire , rue des
Prêtres Saint- Germain - l'Auxerrois , nº. 42 , en face du
petit portail de l'Eglise .
LORSQUE Roucher composa son poëme des Mois
non-seulement il voulut décriré les beautés de la nature
pendant les différentes saisons , et peindre ses étonnans
phénomènes , mais il eut la prétention de rappeler à peu
près dans chaque chant quelque usage ou quelque événement
historique : son ouvrage , sous ce dernier rapport ,
pouvait donc être considéré comme des Ephémérides en
vers . La défense de Beauvais , par la célèbre Hachette ,
forme un épisode du mois de juillet ; le mois d'août présente
une description de la Saint - Barthelemi , et la peste
noire du quatorzième siècle occupe une grande place
dans le mois d'octobre : ainsi de suite. On sent combien
cette combinaison dut paraître étrange pour un genre d'ou
vrage dans lequel on exige , avant tout , un ensemble régu .
lier et des épisodes qui ne soient tirés que du fond du
sujet. Les morceaux détachés obtinrent un grand succès
dans des lectures de société aussitôt que l'ouvrage parut ,
les personnes qui l'avaient le plus applaudi , furent les
:
FLOREAL AN XII. 257
premières à le décrier ; elles ne purent le lire sans ennui ,
et cet ennui venait des efforts que fait continuellement le
poète pour lier , par des transitions pénibles , les objets
disparates qu'il réunit.
L'inconvénient qui contribua à faire tomber le poëme
de Roucher ne doit nullement se faire sentir dans un
recueil historique où l'on a rassemblé les événemens remarquables
de tous les temps et de tous les lieux , qui se sont
passés dans le cours de chaque mois. Ici l'on n'a pas le
desir de chercher un ensemble , et l'on ne supporte la
fatigue d'aucune transition . La variété d'une multitude de
faits importans , d'anecdotes intéressantes , de jugemens
littéraires , pleins de mesure et de goût , occupe agréablement
l'esprit , et lui procure un délassement d'autant plus
doux que les personnes les plus instruites peuvent y trouver
beaucoup de choses qu'elles ignorent ou dont elles
n'ont conservé qu'un souvenir confus. On peut distinguer ,
en général , trois espèces d'articles dans cette immense
collection de matériaux historiques et littéraires : l'indication
des grands événemens , tels que les révolutions des
empires et les batailles célèbres , les notices sur la vie et
les ouvrages des savans et des gens de lettres , et le récit
des principaux traits de barbarie , d'humanité et d'héroïsme
qui ont signalé la révolution française.
Les auteurs ont très -bien senti que les événemens histo →
riques , éloignés de nous , ne devaient pas être rapportés
avec beaucoup de détail . Ils se bornent ordinairement ,
à en rappeler les circonstances les plus remarquables..
C'est un souvenir qu'ils ménagent à ceux qui en sont instruits
, c'est une espèce d'invitation à ceux qui les ignorent,
et dont ils éveillent la curiosité de lire les ouvrages où ces
événemens sont développés avec plus d'étendue.
Les notices littéraires sont en général beaucoup plus
longues , proportion gardée avec l'importance des objets.
3
258 MERCURE DE FRANCE ,
Les hommes célèbres de tous les temps y passent alternativement
en revue , et sont jugés avec autant d'impartialité
que de goût . Les auteurs ne s'en rapportent jamais aux
opinions qui ont été portées avant eux ; on voit qu'ils ont
lu et mědité les ouvrages dont ils parlent : tantôt ils en
donnent une idée , par des analyses claires et raisonnées ;
tantôt ils expliquent , en peu de mots , le caractère du
talent de chaque écrivain. Leur critique est toujours saine
et éclairée ; ils ne se laissent point éblouir par les succès
qu'ont obtenu quelques écrivains du dix - huitième siècle ;
d'accord avec la politique bien entendue , et la morale
sociale , ils ne perdent aucune occasion de s'élever contre
les prétendus philosophes , dont les triomphes nous ont été
si funestes.
Plus la mort des auteurs est récente , plus il y a d'intérêt
dans les notices dont nous parlons . On y trouve des
particularités, curieuses qui étaient échappées aux biographes.
Celles de Gresset et de Le Beau sont de ce nombre.
Le jugement que les auteurs des Ephémérides portent
sur Buffon et sur Montesquieu mérite d'être médité : on
voit que quelques erreurs , échappées à ces deux grands
écrivains , et si bien rachetées par des passages qui les
détruisent , ne doivent pas empêcher de les considérer
comme les hommes du dix- huitième siècle qui ont fait le
plus d'honneur à la littérature française. Les bornes de
cet article nous mettent dans l'impossibilité de citer ces :
deux morceaux .
C'est dans un ouvrage de ce genre qué les anecdotes
sont vraiment à leur place ; les personnes qui les aiment
en trouveront de toute espèce . On doit savoir gré aux
auteurs d'avoir fait un choix très -judicieux dans les immen.
ses matériaux qu'ils avaient à leur disposition . Ils ne conservent
que celles qui servent à caractériser les hommes
célèbres , ou qui peuvent donner une idée des moeurs , du
FLOREAL AN XII.
259
temps. Tous ces prétendus bons mots , dont les livres
d'Ana , furent toujours remplis , sont bannis avec soin
des Ephémérides . Parmi ces anecdotes , on en trouve une
infiniment intéressante sur M. de Penthièvre : jamais la
religion et la morale n'ont donné lieu à un sacrifice plus
douloureux et plus pur . Cette anecdote ayant déjà élő
rapportée dans le Mercure , nous ne la citerons pas .
Un récit d'un genre bien différent , et qui n'est pas
moins curieux , mérite d'être remarqué : c'est celui de la
victoire que remporta Bossuet sur le ministre Claude ,
dans une conférence qui eut lieu en présence de Mlle de
Duras. « Voici , disent les auteurs , ce qui donna lieu à
» cette fameuse conférence. Mlle de Duras , soeur des
>> maréchaux de Duras et de Lorge , élevée par les pro-
» testans , avait conçu quelques doutes sur la vérité de sa
» religion : elle en parla au célèbre Claude , qui se fit
» fort d'éclaircir ses difficultés , même en présence dur
>> redoutable Bossuet. Mlle de Duras fit demander à
» Bossuet s'il voudrait bien conférer avec Claude devant
» elle ; il y consentit. Elle lui dit qu'elle desirait que la
>> dispute s'établit sur la question de l'Eglise , qui fait le
» grand point de difficulté entre les catholiques et les
» protestans. En conséquence , Bossuet se rendit chez
» madame la comtesse de Roye , où devait se trouver Mlle
» de Duras. Claude était déjà arrivé ; la conférence s'ou
>> vrit par des politesses réciproques ; il y avait peu de
>> monde , et tous ceux qui composaient la compagnie
» étaient de la religion protestante , à l'exception de la
» maréchale de Lorge . Bossuet entra en matière ; il sou-
» tint que l'infaillibilité de l'Eglise était un dogme sîné-
» cessaire , que ceux qui la niaient en spéculation ne pou
» vaient s'empêcher de l'établir dans la pratique , s'ils
>> voulaient conserver quelque ordre parmi eux . Il réduisit
» Claude au point d'avouer que chaque particulier devait
4
260 MERCURE DE FRANCE ;
» croire qu'il entendait mieux l'Ecriture Sainte que ne l'en-
>> tendaient les Conciles universels , et le reste de l'Église.
Bossuet , dans la relation qu'il donna de cette confé-
>> rence , ne dissimula pas qu'il avait eu affaire à un
homme qui écoutait patiemment , qui parlait avec net-
» teté et force , qui poussait les difficultés jusqu'aux
» dernières précisions , et qui défendait sa cause avec
» toute l'habileté possible , et si subtilement , qu'il craignait
» pour ceux qui écoutaient. La conférence dura cinq
» heures ; la victoire resta à Bossuet : il vit le lendemain
» Mlle de Duras , qui avoua qu'elle était restée convaincue
» de la nécessité de s'en rapporter à l'autorité de l'Eglise ;
>> et, en conséquence, elle fit son abjuration vers la fin du
» même mois , dans l'Eglise des Pères de la Doctrine.
» Chrétienne , entre les mains de l'illustre prélat dont
» l'éloquence victorieuse l'avait ramenée à la religion de
» ses aïeux. »> /
Il est étonnant que dans un recueil qui embrasse toute
l'histoire ancienne et moderne , on ne trouve presque
point d'erreurs ; cela suppose dans les auteurs une instruction
et un travail immenses. Nous avons cependant
remarqué une légère inexactitude dans l'article d'Amyot ,
traducteur des Vies de Plutarque. « On attribue , disent
» les auteurs , l'élévation d'Amyot à une rencontre singu-
» lière. Henry II passant dans le Berry , Amyot qui était
» alors précepteur chez un gentilhomme de la province ,
» composa une épigramme grecque que ses élèves présen-
» tèrent au roi . Le chancelier de l'Hôpital fut si enchanté
de ce petit ouvrage , qu'il dit à Henri II que l'auteur
» était digne de veiller à l'éducation des enfans de
» France. » Ce fait paraît démenti par Amyot lui-même ,
qui , dans l'épître dédicatoire de sa traduction , parle ainsi
à Charles IX : «< Or , ayant eu ce grand heur que d'être
» admis auprès de vous , dès votre première enfance que
FLOREAL AN XII. 261
» vous n'aviez guère que quatre ans , pour vous achemi-
>>>ner à la connaissance de Dieu et des lettres , je me mis
» à penser quels auteurs anciens seraient plus idoines et
>> plus propres à votre estat , pour vous proposer à lire
>> quand vous seriez venu en âge d'y pouvoir prendre
» quelque goust ; et pour ce qu'il me semble qu'après les
» Sainctes Lettres , la plus belle et la plus digne lecture
» qu'on saurait présenter à un jeune prince , était les
» Vies de Plutarque, je me mis à revoir ce que j'en avais
» commencé à traduire en notre langue , par le comman-
>> dement de feu grand roi François I. , mon bien-
» faicteur , que Dieu absolve , et parachevai l'ouvrage
>> entier dans votre service , il y a environ douze ou treize
» ans . » Il résulte des dernières lignes de ce passage ,
qu'Amyot était connu de François I .; que ce prince
était son bienfaiteur , et qu'ainsi l'anecdote des Ephémérides
est inexacte .
T
La partie de cet ouvrage consacrée au récit de la révolution
est la plus intéressante. Les auteurs entrent dans
des détails sur les différentes crises de cette époque mémorable
, et souvent indiquent les causes des principaux
événemens. Leur impartialité , leur discernement se font
sur -tout sentir dans ces discussions délicates ; nous ne
doutons pas que les renseignemens précieux qu'ils ont recueillis
ne jettent un grand jour sur cette partie de notre
histoire , et ne soient très - utiles à ceux qui voudront l'écrire.
On sent que dans le récit des premières années de
la révolution , il doit être souvent parlé de M. Necker.
Au moment où l'on vient d'apprendre la mort de cet
homme dont la fortune , aussi brillante que bizarre , ent
une influence si marquée sur le sort de la France , on sera
peut-être curieux de se rappeler un instant le point d'où
il partit , et quelle fut sa marche dans la route des honneurs.
Les auteurs des Ephémérides n'ont pu marquer que
262 MERCURE DE FRANCE ,
quelques époques de sa vie ; nous remplirons les lacunes
qu'ils ont laissées dans l'histoire de ce ministre.
M. Necker était commis-écrivain d'un banquier de
Genève, aux appointemens de 600 fr . , lorsque M. Thélusson
, banquier de Paris , sur le compte qui lui fut rendu
de l'intelligence et de l'exactitude du génevois , l'appela
dans ses bureaux , et lui donna un traitement plus considé
rable. Il devint bientôt caissier de M. Thélusson : quelques
opérations qu'il avait conseillées , et dont le succès surpassa
ses espérances , le firent associer à cette maison. Il
avait apporté de Genève , où la réputation de J. J. Rousseau
était dans son plus grand éclat , un goût très-vif pour
les lettres ; il s'y livrait en secret , et ses relations avec
quelques académiciens admis chez le banquier , contribuèrent
à l'affermir dans ce perchant. L'Académie , en
1773 , avait proposé l'éloge de Colbert ; M. Necker , dont
l'ambition commençait à se développer , avait fait une
étude particulière des matières économiques ; plus instruit
que ses concurrens sur cette partie importante de son
sujet , il remporta le prix.
Ce triomphe le fit connaître avantageusement ; la
réunion , presque sans exemple , du talent littéraire avec
la science d'un financier , augmenta l'effet que son discours
produisit, et fit regarder l'auteur comme un homme
extraordinaire . Un nouveau règne ouvrit un champ plus
vaste à son ambition. Le marquis de Pezay , dont l'esprit
était plus agréable que solide , était fort lié avec M. de
Maurepas qui , dans sa vieillesse , avait presque autant de
légéreté que son jeune ami. M. Necker s'était emparé de
l'esprit du marquis par des promesses brillantes , et par
une critique amère de l'administration de M. de Clugny ,
alors contrôleur- général , que M. de Maurepas n'aimait
pas . Ce ministre étant mort , M. de Maurepas et M, de Pezay,
qui avait une correspondance secrète avec Louis XVI ,
FLOREAL AN XII. 263
firent à ce prince tant d'éloges de leur protégé , qu'il fut
nommé , quoique protestant , d'abord directeur du trésor
royal , ensuite contrôleur- genéral. Son administration fut
marquée par des innovations qui lui firent beaucoup d'ennemis
; lorsqu'il fut renvoyé , il avait déjà tant de partisans
, qu'il y eut le même jour ( 23 mai 1781 ) un grand
tumulte à la Comédie Française , où l'on représentait la
Partie de Chasse « L'engouement, disent les auteurs des
» Ephémérides , était alors universel pour le banquier
» génevois. »
Dans sa retraite , M. Necker ne négligeait aucun moyen
de se faire rappeler ; il composa son fameux livre de l'administration
des finances ; ouvrage , où , pour la première
fois , le public fut mis dans la confidence des secrets de
l'Etat. L'effet de ce livre ne peut aujourd'hui se calculer ;
chacun voulut raisonner sur les finances ; il y eut autant
de prétendus réformateurs que d'enthousiastes , dont les
rêveries politiques avaient jusqu'alors manqué d'aliment.
Bientôt les malheurs publics forcèrent la cour à rappeler
un homme qui jouissait de la faveur générale. Loin d'être
éclairé par l'effet qu'avait produit son livre , M. Necker
essaya de pratiquer la théorie qu'il avait développée . Il
flatta les idées régnantes ; et croyant dominer les circonstances
, lorsqu'il était entraîné par elles , il prépara la
ruine du gouvernement dont il était le ministre . On sait
les détails de sa seconde disgrace , et de son retour triomphant
qui fut bientôt suivi des chagrins les plus amers.
Une confiance exagérée en lui - même , trop de goût pour
une popularité dont il ignorait l'inconstance , la prétention
insensée de gouverner un état par des phrases et des
comptes rendus , causèrent les fautes de ce ministre . Jamais
en ne sentit mieux que sous son ministère la justesse de
cet axiôme de Senèque sur la rédaction des lois : lex
jubeat, non suadeat. Les préambules pathétiques de
2
264 MERCURE DE FRANCE,
Necker entraînaient des discussions dont rien ne pouvait
prévenir les dangereux résultats. Dans ses longues apologies
il s'efforce de prouver qu'il n'a eu aucune part aux
malheurs de la révolution. On n'y voit que ses vaines
prétentions et son impéritie. « Trop de gens , dit-il , dans
» son livre intitulé : De la Révolution française ; trop de
» gens ont eu besoin de se servir de moi pour voiler leurs
» fautes ; et la foule des spectateurs , en me regardant de
» la plaine , a dû me voir sans cesse autour d'un char qui
» descendait , roulant avec vitesse du haut d'un mont
» élevé ; et elle a pu croire que je le poussais , que j'ac-
» célérais du moins son mouvement , tandis qu'au con-
» traire , je retenais les roues de toutes mes forces , et j'ap-
» pellais continuellement au secours. Que l'on retienne
» bien cette comparaison , etc. »
On pouvait demander à M. Necker à quel homme on devait
reprocher l'imprudence d'avoir déchaîné ce char. Ses
vains efforts pour le retenir excusent- ils cette première
faute ? Si l'on veut le suivre dans sa retraite , on le voit
en butte aux invectives de tous les partis , sort inévitable
de ceux qui entreprennent de grandes opérations politiques
sans avoir assez de force pour les soutenir . Le célèbre
historien Gibbon , son admirateur et son ami , peint
dans une lettre , dont la date est d'avril 1792 , les chagrins
dont l'ancien ministre était consumé. « Assailli et
» renversé par un épouvantable orage , dit l'auteur an-
» glais , il a perdu sa route dans l'épaisseur des ténèbres ;
» il ne peut qu'être profondément affecté des fatales con-
>> séquences d'une révolution à laquelle il a tant contribué. »
Nous ne nous étendrons pas sur les dernières années de
M. Necker ; heureux s'il n'eût pas affaibli l'indulgence que
l'on pouvait avoir pour ses premières erreurs , par un ouvrage
d'autant moins excusable que l'auteur devait avoir
une plus grande expérience !
FLOREAL AN XII. 265
:
Nous avons suffisamment énoncé notre opinion sur les
Ephémérides c'est le meilleur ouvrage qui ait été fait
dans ce genre.
Toutes les classes de lecteurs y trouveront
une multitude de faits intéressans et curieux . Les auteurs
ont mis dans le dernier volume une table de matières trèscommode
pour ceux qui voudront faire des recherches
dans ce recueil précieux de monumens littéraires et politiques.
P..
C
Tables chronologiques de l'Histoire Ancienne et Moderne,
jusqu'à lapaix d'Amiens ; par A. Sérieys , etc. Première
partie , deuxième édition , et seconde partie , première
édition. Deux volumes in- 12. Prix : 5 fr . 50 cent. , et 7 fr.
50 cent. par la poste ; la deuxième partie séparée , 2 fr.
50 cent. , et 3 fr. 25 cent. par la poste. A Paris , chez
Obré, libraire , quai des Augustins ; et chez le Normant,
imprimeur - libraire , rue des Prêtres Saint - Germainl'Auxerrois
, nº . 42 , en face du petit portail de l'Eglise.
J'AI rendu compte , dans ce journal ( 1 ) , de la première
édition de ces Tables chronologiques , et fait voir qu'elles
contenaient des erreurs extrêmement graves. M. Sérieys a
eu connaissance de mes observations , et voici comme il s'en
explique dans la préface de la seconde édition : « Je m'occu-
>> pais des corrections pour la seconde édition des Tables
» chronologiques , lorsque j'ai lu , dans les papiers , et
>> notamment dans le Mercure de France , des observations
» importantes , dont j'ai profité en corrigeant ce qui n'a
>> paru fautif. » Je n'eus pas plutôi lu cette phrase , que je
cherchai bien vîte les endroits où j'avais indiqué des correc-
.
( 1 ) Tom. 15, p . 154.
266 MERCURE DE FRANCE ,
tions indispensables , et je ne fas pas médiocrement surpris
de voir que rien n'était corrigé.
Par exemple , j'avais remarqué que M. Sérieys avait eu tort
de placer la mort de Lucien sous Marc-Aurèle , puisqu'on
ne sait quand il était né , ni quand il était mort. La mêmė
erreur est conservée dans la seconde édition.
J'avais trouvé extraordinaire que M Sérieys eût affirmé
que les Romains brùlaient toujours les morts , et j'avais
prouvé , par les témoignages les plus incontestables , qu'ils
connaissaient aussi l'usage de les enterrer . M. Sérieys a
laissé subsister cette inexactitude.
Dans la première édition , Saint Basile , Saint Grégoire ,
Saint Jean Chrysostôme , étaient placés avant Jésus- Christ ;
Epictete , Hérodien , Plutarque , Elien , avant Auguste ; ' et
je n'avais pas manqué d'indiquer cet étrange anacrhonisme.
Cette faute si grande, que je la croyais l'effet de quelque transposition
typographique , se retrouve dans la nouvelle édition,
revue , pourtant , et corrigée , s'il faut en croire le
titre et la préface .
Enfin , je me suis convaincu qu'aucune de mes importantes
observations , comme M. Sérieys veut bien les appeler
, n'avait servi à diminuer le nombre des erreurs de la
première partie ; et je me trouve , bien malgré moi , forcé
de dire que M. Sérieys a presque l'air d'avoir voulu tromper
le public , et que sa seconde édition , qu'il annonce pour
corrigée, est aussi incorrecte que la première. Il ne lui reste
qu'an moyen de réparation , c'est de faire distribuer , aux
acheteurs de son livre , un errata ou des cartons .
La préface de cette seconde édition contient un aveu que
M. Sérieys aurait bien dû faire plutôt. Il nous apprend que ,
dans presque tout ce qui regarde l'histoire de France , iln'a
fait que publier la première copie inédite de l'Abrégé
chronologique, telle que le président Hénaut l'avait faite
"
FLOREAL AN XII:
267
pour son usage. Il n'y a qu'une demie franchise dans un
aveu si différé.
La seconde partie de ces Tables paraît pour la première
fois ; elle contient l'histoire chronologique des papes , celle
de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique . La chronologie des
Chiaois , qu'on avait reproché à l'auteur d'avoir omise , est
traitée avec beaucoup de détail. M. Sérieys a ajouté une
Table complète des traités de paix, de commerce , déclarations
de guerre et autres transactions politiques , depuis le
milieu du sixième siècle jusqu'à la paix d'Amiens .
J'ai examiné cette seconde partie avec peu d'attention ;
la sécheresse d'un recueil de dates est fort décourageante ,
et il faudrait beaucoup plus de loisir que je n'en ai , pour
vérifier , par des recherches étendues , l'exactitude de toutes
ces époques . Je me bornerai au petit nombre d'observations
que j'ai pu faire en parcourant le livre très -rapidement.
J'ai remarqué que plusieurs parties de ces Tables sont
fort loin d'avoir été conduites jusqu'à nos jours , comme le
titre le promet. L'histoire du Japon ne va que jusqu'à
1703 ; celle d'Alger , jusqu'à 1732 ; celle de Maroe , jusqu'à
1500. L'histoire de la Martinique finit en 1695 ; celle
de la Guadeloupe en 1635. Dans l'article de Venise , on
saute de 1669 à 1797 ; dans celui de Gênes , de 1684 au 12
prairial an V ; dans celui de la Corse , de 1508 à 1736 ,
et de 1736 à 1768 , et l'auteur ne va pas plus loin . Il n'est
plus question de la Perse après 1747 ; et en 1390 finissent
les époques de la Tartarie , que M. Sérieys ferait aussi bien
d'appeler Tatarie ; et ainsi de plusieurs autres pays , dont
l'histoire chronologique eût pu , très-facilement , être conduite
beaucoup plus loin.
J'ai aperçu plus d'une omission dans la Table complète
des traités . Elle ne contient pas la convention explicative
du traité de 1783 , entre la France et l'Angleterre cette
convention est du 19 septembre 1787 ; ni une autre con-
་
268 MERCURE DE FRANCE ,
er.
vention du 15 janvier 1787 , explicative du traité de commerce
de 1786. M. Sérieys a également oublié le traité
d'alliance du 10 novembre 1785 , entre la France et la Hollande
; le traité du 24 mars 1760 , entre la France et le roi
de Sardaigne ; la convention du 24 décembre 1786 , ratifiée
le 12 juin 1787 , entre la France et l'Espagne ; le traité de
commerce et de marine , du 1 avril 1769, entre la France
et la ville de Hambourg ; la convention du 2 avril 1776 ,
entre la France et la république de Raguse ; le traité de navigation
et de comnierce , entre la France et la Russie , du 31
décembre ( v. st . ) , et 11 janvier 1787 ( n. st . ) ; et peut-être
encore beaucoup d'autres , ce que je n'ai pas le temps de
vérifier .
·
Ω.
Génie du Christianisme , ou Beautés de la Religion chrétienne
; par François- Auguste Chateaubriant. Edition
abrégée , à l'usage de la jeunesse. Deux volumes in- 12 .
Prix : 5 fr . , et 6 fr. 50 cent. par la poste. A Paris , à la
Société Typographique , quai des Augustins , nº . 70 ;
et chez le Normant , imprimeur-libraire , rue des Prêtres
Saint-Germain - l'Auxerrois , n°. 42.
CET ouvrage appartient aujourd'hui à la France et à
l'Europe . Toutes les langues l'ont traduit , toutes les
louanges l'ont propagé , toutes les critiques en ont affermi
le succès , et il doit à ce concours de circonstances , inoui
dans l'histoire littéraire , une autorité et une sanction
qui ne s'acquiert que par le temps . Ce n'est pas le seul
talent de l'homme qui peut communiquer un charme aussi
puissant à la pensée humaine , il faut encore qu'il ait
puisé aux sources immortelles .
Plusieurs
FLOREAL AN XII.
RA. ,
Plusieurs personnes estimables , cependant dont la voix
est toujours entendue , quoique d'abord elle ne fasse pas le
plus de bruit , mêlaient un regret à leur admiration pour le
Génie du Christianisme . Sans blâmer absolument la forme
d'un ouvrage destiné à ménager une réconciliation entre
des opinions trop répandues et les vérités utiles , et qui devait
emprunter du jeu des passions , et des scènes de la société une
sorte d'attrait qui devenait légitime par les intentions de
l'auteur , elles craignaient de transmettre indifféren.ment
à tout le monde des impressions aussi diverses et dont
l'effet pouvait être aussi incertain . Leur zèle pour la jeunesse
s'alarmait de quelques inexactitudes qui ne son
jamais indifférentes à cet âge , de quelques tableaux où
les sentimens légitimes sont trop voisins des passions
dangereuses ; et elles auraient voulu que l'auteur , en se
conformant aux circonstances et aux préjugés de son
siècle , eût écrit comme s'il en avait déjà triomphé ; ou
qu'après avoir intéressé l'indifférence des gens du monde ,
et obtenu leur admiration pour l'objet continuel de leurs
mépris , il eût consolé des hommes capables d'impressions
plus pures , d'un amour plus sérieux de la vérité , et peutêtre
d'un sentiment plus vifpour les beautés de son ouvrage .
Ce voeu a été compris , et nous pouvons assurer qu'il a
été dignement rempli dans cette édition abrégéc . A la
vérité on n'y retrouvera pas la suite des pensées de l'auteur
, mais on y trouvera l'ordre le plus naturel aux fragmens
que l'on a conservés : les dogmes , les mystères , le
culte , les preuves , les bienfaits du Christianisme , les
institutions qu'il a fondées , les dévouemens qu'il a inspirés ,
les misères qu'il a soulagées , les besoins qu'il a prévus , etc.,
sont le sujet du plus grand nombre.
Partout le talent de l'auteur y est empreint avec le
même avantage. Il s'élève , s'enflamme et s'agrandit tourà-
tour à la vue d'un spectacle qui surpasse toutes les pensées
S
270 MERCURE DE FRANCE,
·
de l'homme , et l'imagination ne se repose jamais que
dans des sentimens purs et des souvenirs bienfaisans .
En retranchant de la Poétique chrétienne , qui forme
comme une partie séparée dans l'édition complète , les
discussions qui n'intéressent pas tous les lecteurs , on en
a conservé les jugemens et les considérations générales
qu'un instituteur éclairé voudrait confier àlamémoire de ses
élèves . L'examen des grands modèles de l'antiquité , comparés
aux chefs-d'oeuvre modernes de ces arts que la religion
a particulièrement inspirés , des vertus et des caractères
qu'elle à créés , des ressources qu'elle a fournies au talent ,
n'est pas déplacé dans un ouvrage destiné à reproduire tous
les bienfaits du Christianisme. En un mot , on a tâché de
suivre dans cet abrégé les conseils de Rollin et de Quintilien
pour un livre classique , et vraiment propre à la jeunessé
. Sans doute beaucoup de personnes graves aimeront
aussi l'édition de la jeunesse , et désormais le Génie du
Christianisme , semblable à ces fontaines publiques quí
élèvent leurs eaux pour tout le monde , fournira des leçons ,
des plaisirs et des modèles à tous les âges et à toutes les
conditions de la vie.
Il est inutile d'ajouter que les intentions les plus délicates
et les plus honorables ont présidé au choix des morceaux
qui composent cette nouvelle édition . L'éditeur a
voulu être utile , et il a senti toute l'étendue de ses obligations
; on peut même dire qu'il a senti jusqu'aux scrupules
de la mère la plus tendre et la plus sévère : lorsqu'une
grande beauté pouvait réveiller une image ou un sentiment
le plus légèrement douteux , elle a été sacrifiée sans
ménagement. Il est vrai que l'on peut faire des sacrifices
lorsqu'on est environné de tant de richesses . On assure
que M. de Châteaubriant a autorisé , et même approuvé
ées divers retranchemens ; il est vrai encore qu'il n'appartenait
qu'à l'Auteur du Génie du Christianisme d'être
aussi désintéressé.
FLOREAL AN XII. 271
Suite des Souvenirs de Félicie.
LA comtesse de Potoska , le comte de Brostoski , M. de
Seignelai et moi nous avons imaginé de créer un ordre de
société , dont nous composons les statuts , et que nous ap
pelons l'ordre de la persévérance. Pour y donner de la
tonsidération , nous cachons avec soin que nous l'avons
inventé ; nous prétendons que c'est un ancien ordre de
chevalerie qui existait autrefois en Pologne ; Mme de Potoska
a écrit au roi de Pologne , qui a bien voulu être
complice de cette tromperie , et qui m'a fait remettre par
M. de Glairs une lettre remplie de grace et de galanterie
dans laquelle il me remercie très - sérieusement d'établir
en France un ordre antique , jadis très -fameux en Pologne .
Cette lettre , signée et tracée toute entière de la main du
roi , est pour nous un titre précieux ; je l'ai montrée à
plusieurs personnes , et l'on ne doute plus de la vérité de
nos récits . On parle beaucoup de cette lettre du roi de
Pologne ; elle est en effet charmante , tout ce que je rencontre
me demande à la voir. Ce matin , à midi , je me
promenais au Palais-Royal ; j'ai trouvé là M. de Rhullière ?
je l'avais prié de se charger d'une lettre pour les insurgens
; il m'a dit qu'il l'avait donnée au comte de Paloski qui
partait ; il avait des droits , a ajouté M. de Rhallière , pour
être choisi de préférence par vous . Pourquoi ? N'êtesyous
pas dame de la persévérance ? -Oui. Eh bien ? -Mais
c'est que le comte de Paloski est fils du fondateur de votre
ordre.A ces mots j'ai souri , et j'ai dit : cela ne se peut pas
çar notre ordre est du temps des croisades . El mon Dieu !
à qui dites-vous cela ! je le sais bien qu'il est de ce temps
quoique je ne sais pas chevalier de la persévérance , je suis
un peu instruit sur ce point ; j'ai été long-temps en Polo
—
C
2
272
MERCURE DE FRANCE ;
gne , j'ai écrit l'histoire des dernières révolutions ; j'ai
donc fait beaucoup de recherches , et je savais tout ce
qu'on peut savoir sur l'ordre de la persévérance , bien des
années avant qu'on en connût ici l'existence . En effet
c'est savoir l'impossible . Je serais charmée que vous voulussiez
bien entrer dans quelques détails à cet égard.- De
tout mon coeur .
―
.
Alors j'ai pris une chaise pour écouter avec plus d'attention
une chose si curieuse. Et M. de Rhullière s'asseyant , et
reprenant la parole : Je me suis donc servi d'un terme impropre
, dit- il , en appelant le feu comte de Palouski fondateur
; mais il est le restaurateur de cet ordre tombé dans
l'oubli ; il l'a fait revivre en armant un nombre prodigieux
de chevaliers , dont en quelque sorte il est devenu le chef.
A sa mort son fils s'est trouvé à la tête de ce parti , et opposé
au roi , ce qui a réellement formé une ligue très - redoutable
contre ce prince : alors le roi a fait dans cette occasion
ce que fit jadis Henri III ; il s'est déclaré le chef de la ligue
qu'il craignait. Il a fait à la hâte un nombre étonnant de
réceptions , les chevaliers du parti de Palouski ont déserté ,
et le roi les a incorporés avec les siens ; chose d'autant plus
utile au parti du roi , qu'elle pouvait se faire sans éclat ,
puisque tout est mystérieux dans cet ordre , car par les
statuts , les cérémonies et les assemblées doivent être secrètes
, et les chevaliers ne portent aucune marque distinctive
. Ce coup de politique est très- fin et très - bien
combiné , et il me donne du roi de Pologne une idée fort
supérieure à celle qu'on en a communément ; mais c'est
que personne ne sait ces détails. Enfin donc le pauvre
Palouski se trouve maintenant seul et proscrit , et passe
aux insurgens ; voilà.son histoire . Elle est singulière ,
ai-je répondu ; je l'ignorais , quoique je le connaisse un peu ;
je sais qu'il était le chef de la conjuration , et à la tête do
ceux qui ont arrêté le roi ; mais tous les détails relatifs à
-
P
273
FLOREAL
AN XII.
l'ordre de la persévérance m'étaient absolument inconnus.
Il est plaisant que ce soit un profane qui les apprenen
à une initiée. -
Oh oui ! très - plaisant .... Mais du moins
je sais de plus que vous le détail des cérémonies .
--
-
Point
du tout , ne vous en flattez pas . Je sais qu'elles sont trèsbelles
, très-guerrières , et faites pour inspirer l'enthousiasme
, sur-tout dans des temps de trouble . Enfin rien '
ne peut vous être caché . -Oh ! quand on écrit l'histoire , et
l'histoire moderne , on est obligé de faire tant de recher-1
ches , qu'il faut bien découvrir les choses les plus obscures
et les plus secrètes . Voilà notre entretien ; il est assez
curieux pour mériter une place ici je n'ai pas exagéré
d'un mot , et j'ai écrit sur- le-champ , afin que ce récit fût
fidèle . Que serait devenu cet homme , cet historien , si je
lui eusse dit que c'est moi qui ai inventé tout cela , et que:
cet ordre n'a jamais existé que dans mon imagination ! Je'
ne sais s'il insérera cette fable dans son histoire de Polo- !
gne ; j'espère que non , parce que l'ouvrage était fait avant'
qu'il fût question de notre ordre ; mais il est si pénétré de ·
tout ce qu'il m'a débité , que je suis persuadé qu'il en -
parlera au moins dans une note. J'ai oublié de dire qu'il
m'a beaucoup questionné sur la lettre du roi de Pologne ,
et que j'ai promis de la lui montrer . Au reste , depuis qu'on ·
parle tant de cette lettre , il avait déjà dit les mêmes choses &
à plusieurs personnes , entr'autres à Mme. de Potoska , en
présence du comte de Brostoski qu'il a rencontré dans le
monde ; et ces deux personnes sachant la vérité , s'étaient
empressées de me conter ces singuliers mensonges , qui™™
ont achevé de donner au nôtre la plus grande authenticité
(1 ).
"
J'ai été chez le chevalier de Durfort voir un homme qui
fait des choses extraordinaires , quoique ce ne soit point
(1) Le comte de Brostoski est actuellement à Warsovie.
3
274 MERCURE DE FRANCE ;
son métier ; il ne prend point d'argent , il fait tous ses
tours pour son plaisir ; c'est un charlatan amateur : il n'est
pas le seul de cette espèce ; il aime à causer sinon de
l'admiration , du moins de l'étonnement : beaucoup de
gens encore , ainsi que lui , prennent cela pour de la
gloire. Voici un de ses tours on place à un bout de la
chambre deux bougies allumées sur un guéridon , et vis-àvis
, à l'autre extrémité de l'appartement , on met deux
lampes allumées ; l'homme se tient auprès des bougies , il
les éteint l'une après l'autre , et au même moment les
lampes correspondantes s'éteignent , sans communication ,
sans que personne soit auprès de la table . Dans un autre
tour , un grand bocal de verre a sauté en Fair et s'est
brisé en mille morceaux ; nous avons couru tous un trèsgrand
danger : j'étais à côté de Mme la duchesse de
Chartres , et mon premier mouvement à été de lui mettre
mon manchon sur le visage ; tout le monde m'a fort loué
de cette action : j'ignorois l'avoir faite ; j'ai eu très peur ;
ce mouvement a été absolument machinal et sans aucune
réflexion .
On m'écrit de Lausanne que M. Gibbon , qui s'y est
établi pour quelque temps , y a beaucoup de sucès , et y est
extrêmement bien accueilli.Il est ,me mande - t- on , très - engraissé
, et d'une grosseur si prodigieuse qu'il a beaucoup
de peine à marcher. Avec cette figure et ce visage
étrange qu'on lui connaît , M. Gibbon est infiniment galant
, et il est devenu amoureux d'une très - aimable per-
>> sonne , Mme de Crouzas ( 1 ). Un jour , se trouvant tête à
tête avec clle , pour la première fois , il voulut saisir un
moment si favorable , et tout- à - coup il se jeta à sesgenoux,
en lui déclarant son amour dans les termes les plus pas-
(1 ) Depuis , Mme de Montaulieu , auteur du charmant roman inți .
tulé Caroline , et de plusieurs traductions très- agréables,
FLOREAL AN XII. 275
sionnés. Mme de Crouzas lui répondit de manière à lui
ôter la tentation de renouveler cette jolie scène. M. Gibbon™
prit un air consterné , et cependant il restoit toujours à
genoux , malgré l'invitation réitérée de se remettre sur
sa chaise ; il était immobile et gardait le silence . Mais ,
monsieur , répéta Mine de Crouzas , relevez-vous donc ....
Hélas ! madame , répondit enfin ce malheureux amant ;
je ne peux pas ! .... En effet , la grosseur de sa taille
ne lui permettait pas de se relever sans aide . Mme de
Crouzas sonna , et elle dit au domestique qui survint :
Relevez M. Gibbon . Cette déclaration d'amour me rappelle
celle d'un abbé Chauvelin , bossu par-devant et par
derrière , d'une petitesse extrême , mais spirituel , vif ,
effronté , et très - entreprenant avec les femmes , quand '
par hasard , il trouvait l'occasion de l'être . Un soir , il fut
chez Mme de Nantouillet ; elle était seule , un peu malade
et sur sa chaise longue. L'abbé passa subitement de la
galanterie à l'amour , et devint si pressant et si impertinent,
que Mme de Nantouillet se hita de sonner de toutes ses
forces. Un grand valet de chambre arrive . Mettez monsieur
l'abbé sur la cheminée , lui dit - elle. La cheminée était
haute , le valet de chambre robuste ; il saisit le petit abbé ,
qui se débat en vain ; on l'assied sur la cheminée ; l'abbé
frémit en se voyant placé à cette élévation , prodigieuse
pour lui ; il n'aurait pu sauter sur le parquet , sans risquer
sa vie. Les éclats de rire de Mme de Nantouillet augmen
taient encore sa fureur qui fut au comble lorsque , dans
cette fâcheuse situation , il entendit annoncer une visite……….
D. GENLIS.
(La suite dans un prochain numéro. )
ANNONCES.
Histoire de la Guerre de trente ans , par Schiller ; traduite de
l'allemand , par M. Ch .... Deux vol. in-8°. Prix : 7 fr. 50 cent. et
to fr. parla poste,
276 MERCURE DE FRANCE ,
Fables littéraires de D. Th . Yriarte , poète espagnol ; traduités
par P. F. M. Lhomandie , professeur de langues ancienneset modernes
1 vol . in- 12 . Prix : 1 fr. 50 c . , et 1 fr . 80 c . , par la poste .
A Paris , chez Ant. Bailleul , libraire , rue Neuve- Grange- Batelière,
nº 3 ; et Latour , libraire , Palais du Tribunat , galerie de bois.
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J. Coulougnac fils ; se vend à Paris , chez Métayer , 1hraire , rue de
Grainmont, no. 12 .
Poëme héroïque , cu Campagne du général Bonaparte en
Egypte , par J. Coulougnac fils ; se vend chez le même libraire.
Bulletin de la société d'encouragement , pour l'Industrie nationale
, première année , douze numéros formant- 13 feuilles : in -4 .
grande justification , petit-romain à deux colonnes , non interligné ,
avec 4 planches . Prix : 6 fr . broché , et 6 fr. 75 c. par la poste.
A Paris , chez mad. Huzard , impr. , libr . , rue de l'Eperon , nº 11 .
Vie de la Sainte Vierge Marie , mère de Dicu ; suivie d'ane
prière contenant un hommage particulier à chacune des principales
circonstances de cette vie , ornée d'un frontispice allégorique , et de
dix gravures en taille - douce . Par Charles Chaisneau , desservant
d'Antony , près Paris , de l'Athénée des Arts , et de la société académique
des sciences de Paris , Un vol . in - 18. de 250 pages . Prix : 3 fr .
et 3 fr . 50 c. par la poste . On en a tiré un petit nombre d'exemplaires
en papier vélin . Prix : 5 fr. , et 5 fr. 50 c. par la poste..
A Paris , chez Dubroca , libraire , rue de Thionville , n°. 1760.
Belmont , par madame Dymnier ; roman traduit de l'anglais , par
madame H .... N. Deux vol . in- 12 . Prix : 3 fr. , et 4 fr . par la poste.
A Paris , chez Demonville , impr . , libr . , rue Christine , n° . 12 ; et
chez Dentu , impr. , libr . , palais du Tribunat , galeries de bois , nº. 240 .
Choix de pièces du théatre anglais , publié par Theophile
Barrois fi's , libraire pour les livres étrangers , quai Voltaire , n° 3.
Chaque pièce , format in- 12 , se vend séparément , 1 fr . 20 c. , et 1 fr.
50 c. par la poste . The School for Scandal , a Comedy by R. B.
Sheridan Esq. a new edition ( 1804 ) . Un vol . in- 12 . broché. Prix :
1 fr. 20 c. , et 1 fr . 50 c. par la poste. A Paris , chez Barrois fils.
Magasin des Enfans , ou Dialogues d'une sage gouvernante avec
Ees élèves, par madame le Prince de Beaumont; nouvelle édition im→
primée par Capelet . Quatre, vol . in - 18. ornés de jolies gravures .
Prix : 5 fr . , et 6 fr. 50 c. per la poste.
A Paris , chez Gérard , libraire , rue Saint André- des-Arcs , nº. 44,
L'Homme au masque defer; par J. J. Regnault-Varin , auteur
du Cimetière de la Madeleine , et éditeur des OEuvres de Berquin.
Quatre vol . in- 12 , ornés du portrait de l'Homme au masque de fer ,
peint antérieurement à sa longue détention . Prix : 7 fr . 50 c . , et 10
fr . 50 c.par la poste, upe i akoho kde ji the q
A Paris , chez Frechet et compagnie , libraires , rue du Petit-
Bourbon- Saint- Sulpice ; n° . 718 , et rae du Roule n° . 291 , près
celle ( Saint - Honoré.
Le Mari Mystérieux , traduit de l'anglais , par M. Dav ...
Quatre vol . in- 12 . Prix : fr. 50 c. , et 9 fr . 50 c. par la poste.
A Paris , chez Renard , libraire , rue de Caumartin , aº. 750 ; et
de l'Université , nº. 927. ·
T
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez le Normant , rue
des Pretres Saint-Germain=l' Auxerrois , nº. 42,
FLOREAL AN XII. 277
7
NOUVELLES DIVERSES.
ANGLETERRE.
-
On parle beaucoup du patriotisme de l'évêque de
Lansdaft , qui a dit dans la chambre des pairs qu'il fallait
tout sacrifier à la défense du pays , et déclaré que , pour
sa part , il consentirait à manger du pain de seigle toute
sa vie , et à boire de l'eau , plutôt que de passer sous la domination
française. Le parti de l'opposition prend plus
de force de jour en jour , ce qui provient en partie de
l'incertitude où l'on est toujours sur la santé du roi. Le
Morning Chronicle dit qu'il n'a pas eu de rechute , parce
qu'il ne s'est pas relevé . Les médecins , dit- il , n'ont pas
cessé de le traiter , quoiqu'ils aient cessé de publier leurs
ridicules bulletins . On croit que l'ambassadeur actuel
de Russie , à notre cour , y sera bientôt remplacé par
M. de Marcoff.
-
Le journal the Courrier dit qu'on va voir prendre une
nouvelle face à l'ancienne opposition . D'après les progrèsque
fait le discrédit des ministres dans l'opinion publique ,
il est impossible de ne pas s'attendre à une division qui se
déploiera d'une manière efficace dans la première occasion
importante. On sait que M. Fox doit faire , sous peu
de jours , uue motion sur l'état de la nation. On parle
aussi d'un message important de S. M. aux deux chambres,
sous peu de temps .
-
น
3
Les ministres anglais , MM. Drake et Spencer-Smith
ont eu une entrevue dans une petite ville sur la frontière ,
du cercle de Franconie. On dit qu'il y a eu entre cux une
scène très-vive , et qu'ils resteront incognito en Franconie
jusqu'à ce qu'ils aient reçu des ordres de leur cour. ,
M. Spencer- Smith a passé quelques jours à Nuremberg ;
mais il y a gardé le plus stricte incognito . On le croit dans ,
le voisinage de la même ville. Le séjour actuel de M. Drake
n'est pas positivement connu . On raconte encore qu'ils
pe sont pas tout - à - fait revenus de leur frayeur d'être
arrêtés et livrés à la France.
On assure que l'électeur de Bavière a pris la résolution
de ne point admettre de ministre anglais à la cour pendant
toute la durée de la guerre actuelle ; et l'on croit qu'il en
sera de même du duc de Wirtemberg.
Toutes les troupes autrichiennes qui avaient été mises
278. MERCURE DE FRANCE,
en mouvement sont rentrées dans leurs anciens quartiers
suivant ce qu'on mande d'Ausbourg.
Les nouvelles de la Martinique , du premier pluviose ,
annoncent que les anglais bloquent moins étroitement cette
fle depuis un mois ; qu'elle est pourvue de vivres , et restera
française malgré les Anglais , qui sont hors d'état de
l'attaquer.
On écrit de Francfort que le roi de Suède doit encore
prolonger son séjour à Carlsruhe , et ne retournera , diton
,
dans ses états que vers la fin de l'été. On sent bien
qu'une și longue absence n'est pas sans cause.
(Journal de Paris. )
PARIS.
+
M. Méhée vient de donner une brochure intitulée
Alliance des Jacobins de France avec le ministère anglais ;·
les premiers représentés par le cit. Méhée , et le ministere
anglais par MM. Hamond , Yorke , et les lords
Pelham et Hawkesbury ( 1 ) . L'auteur , déporté à l'île
d'Oleron , s'en échappa le 16 frimaire an 11 , se rendit à
Guernesey , y reçut quelques légers secours de l'Angleterre
pour passer à Londres où il s'occupa des .
moyens de devenir utile à la France , et d'y rentrer , dit- il ,
la plus belle porte possible , et aux dépens de la diplomatie
anglaise.
.....
,
« J'entends d'ici tout ce que les rigoristes me reprocheront sur cette
» conduite ; mais je les prie d'observer qué je n'ai choisi ni la position
» où je me trouvais , ni le rôle que j'avais à jouer . Il s'agissait de me
» tirer de là , et de rentrer dans ma famille , en me rendant utile à mon
» pays ... Peut-être y avait- il quelques autres moyens ; je ne les af
» pas trouvés , et suis très- décidé , à cet égard , à ne m'en rapporter'
» qu'à ceux qui auront mieux fait en pareille occasion . On me dira
» qu'il ne fallait pas tomber dans cette position : ce conseil est très-
» bon pour une autre fois , et je suis bien décidé à le suivre ; mais alors
» j'y étais , et j'ai fait comme j'ai pu. »
M. Méhée offrit ses services à M. Hamond , qui lui dit : « Qu
» dans l'état de paix où l'on était encore avec la France , on ne pouvai
» pas user de sa bonne volonté , et assura que si les circonstances
changeaient , on accepterait ses offres. »>
Bientôt , M. Méhée ne pouvant payer sa dépense , fut
mis en prison , set en fut tiré par M. Bertrand de MolleFLOREAL
AN XII.
279
ville , ancien ministre de la marine de France. Le gouver
nement anglais , auquel il avait su persuader qu'il était
à la tête d'un comité de jacobins prêt à renverser le gouvernement
français , l'envoie sur le continent.
« On me remit , dit - il , deux cents louis pour ma route , dont cent
» pour deux mois d'appointemens ; de plus cinq cents livres sterling
» pour remettre à mon comité ; mais comme ce comité était tout
>> entier dans má tête, je crus pouvoir regarder cet argent coninte
» arrivé à sa destination. »
M. Méhée partit sous le nom de M. de Latouche . Lè
premier article de ses instructions portait :
« M. D. L. se rendra incessamment en France , et , sans aller jus
» qu'à Paris , trouvera le moyen de conférer avec ses associés , aux-
» quels il fera connaître qu'ayant une entière confiance dans leur
» sagesse , dans la pureté de leurs intentions et de leur patriotisme ,
» on est disposé à leur fournir les moyens pécuniaires qui seront néacessaires
pour amener le renversement du gouvernement actuel , et
» pour mettre la nation française à portée de choisir enfin la forme du
» gouvernement le plus propre à assurer son bonheur et sa tranquillité;
>> choix sur lequel dix ans d'expérience doivent l'avoir assez éclairée . »
M. Méhée se rendit près de M. Drake , à Munich , le berna
complètement , et repartit pour la France avec des instruc
tions très -détaillées , pour tout bouleverser dans ce pays.
On lui recommanda de ne se fier qu'à des homines trèsprudens.
« Une manière de sonder l'opinion des gens dont on doute , seřaít
>> naturellement d'observer que , si la république n'est pas possible , îl
» paraît plus simple et plus juste de recourir à la royauté ancienne , que
» de se dévouer au nouveau despotisme d'un étranger . »
M. Méhée s'empressa de faire connaître au gouvernement
français la mission dont il était chargé , et la remplit
de concert avec lui . Rendu à Paris , il entretint , avec
M. Drake , une correspondance qu'il rapporte touté
entière. On y trouve cette phrase de l'ambassadeur de
Munich , déjà citée dans les journaux :
4
« Il importe fort peu par qui l'animal soit terrassé ; il suffit que
» vous soyez tous prêts à joindre la chasse. »
Nous ne saurions cîter tout ce qui se trouve de curieux
dans les lettres de cet anglais ; on voit qu'il désapprouvait
ce qui s'est passé cette année dans la Vendée .
« Je suis, dit-il, extrêmement peiné d'apprendre tous ces mouvemens
280 MERCURE DE FRANCE,
» partiels et décousus dont vous me parlez ; et je partage votre con-
>> viction , qu'ils ne peuvent avoir d'autre effet que celui d'engager
» le gouvernement à un redoublement de vigilance , et le porter à des
» mesures de sévérité qui seront funestes à bien des honnêtes gens,
» qui auraient pu rendre de grands services s'ils avaient été mieux
>> employés . >>
: « Le point principal , à mon avis , est de chercher à gagner des
» partisans dans l'armée ; car je suis fermement d'opinion que c'est
» par l'armée seule qu'on peut raisonnablement espérer d'opérer
> le changement tant desiré . » ……
M. Rosey , adjudant -major , et capitaine d'infanterie
au 9. régiment , alla trouver M. Drake de la part de
M. Méhée. Il rapporte la conférence qu'il eut avec lui , et
dans laquelle l'anglais lui dit :
« Il faut vous défaire de B.... C'est - là le moyen le plus sûr d'avoir
>> votre liberté et de faire la paix avec l'Angleterre . Une chose que
» je recommande encore à votre général , c'est de remuer tous les
» partis . Tout doit vous être également bon , royalistes , jacobins , etc.
» excepté les amis de B…….… , à qui il ne faut pas vous fier , de crainte
» d'être trahis . »
1. M. Méhée , pendant quatre mois , continua de mystifier
M. Drake , et de lui mander les choses les plus incroya
bles , sans que ce dernier conçût la moindre défiance. Il
lui marquait :
>> Que les soldats , qui n'osaient pas chanter les chansons contre B....
» s'amusaient à siffler les airs devant les officiers , dont plusieurs avaient
» autant d'envie de chanter que les soldats . »
Enfin cette comédie , dans laquelle M. Drake joue un si
sot rôle , ne finit que par la publication de sa correspondance
dans le Moniteur.
M. Méhée articule, l'état des sommes qu'a fournies
l'Angleterre pour commencer l'exécution du plan contrerévolutionnaire
dont il était chargé ; elles s'élèvent à
192,010 fr. M..
« Je ne crois pas , dit -il , avoir besoin de réfuter l'opinion que certain
» Monsieur essaie de répandre dans le public sur la conduite que j'ai
» tenue en cette occasion , et qu'il dit être de l'espionnage toutpur.
» Il me serait dur de n'avoir pas été aussi délicat que le gouvernement
» anglais ; mais ceux qui me feront ce reproche , n'ont pas besoin que
» je leur réponde . Non , travailler à se faire charger par nos ennemis
» du mal qu'ils nous préparent , le faire sans mission , et sans autre
» ambition que celle d'être utile à son pays en détournant l'orage qui
FLOREAL AN XII. 281
» le menace , cela ne s'appellera jamais être espion ; c'est bien assez
» d'être diplomate anglais.
•
>>
M. Méhée se console de l'injustice de ses ennemis , par
la pensée de la justice que lui a rendue le grand- juge , qui
l'assura que « Bonaparte était fort content de ce qu'it
» avait fait , et qui lui en fit goûter la plus douce récom-
» pense , en lui disant avec affection : Vous étes un bon
» Français. Ce mot que le magistrat , ajoute-t-il , me ré-
» péta plusieurs fois de suite , vaut bien les livres sterling
» dont les anglais payent leurs sicaires. »
Cette brochure ne permet pas le plus léger doute sur
les machinations de M. Drake contre le gouvernement de
France . Les notes renferment des portraits des plus remar
quables d'entre les émigrés qui résident en Angleterre . En
Voici quelques- uns :
L'ancien comte d'Artois , qui a pris le nom de Monsieur , depuis
que son frère s'appelle roi , est revenu à Londres quelques jours
avant la déclaration de guerre . Son caractère est assez connu , et il ne
paraît pas que la disgrace de sa famille ait rien changé à ses vieilles
habitudes. J'ai vu de lui une lettre adressée à M. Bonnière , son
ancien agent en France. Il parait que ce député l'avait voulu engager
à rabattre quelque chose de son orgueil , et lui promettait ,' en
récompense , quelques efforts en sa faveur . Le prince le tance sévère ,
ment , quoiqu'avec amitié , et lui proteste que l'on a eu tort de le croire
disposé à être moins ridicule qu'autrefois : il finit sa lettre par cette
phrase , qui est peut- être d'un prince, mais pas d'un Français : Soyez
súr queje ne cesserai pas de me montrer digne de ce que je
suis né.
Monsieur reçoit du gouvernement anglais 500 livres sterling par
mois ; le reste de sa dépense est couvert par de fréquens emprunts dont
est chargé M. Dutheil . Il est brouillé avec son frère , qui le soupçonne
d'une ambition dont les émigrés de Londres le cisculpent . Il passe sa
vie à donner et recevoir des diners des autres princes français . Il donne
encore des soins de bienséance à madame de Polastron , qui se meurt
( elle est morte depuis ) . Il a un lever tous les dimanches, et reçoit tous
les émigrés qui vont lui faire la cour.
Son conseil est composé de l'évêque d'Arras , de Dutheil , du baron
de Roll et du général Vilot . Tous ces messieurs , à l'exception du général
Villot , sont réprouvés par le comte de Lille , qui a demandé iuu
tilement leur disgrace.
Le prétendu Monsieur jonit à Londres d'une médiocre considèration
: cependant il est rare qu'on lui refuse ce qu'il demande en faveur
de quelques émigrés ; il est vrai qu'il use sobrement de cette faculté.
282 MERCURE DE FRANCE,
Le duc de Berri."
Le duc de Berri est un jeune homme d'une figure assez désagréable !
n'est guère aimé que de ceux qui ont servi dans le corps qu'il commandait
pendant la guerre. Il est très-libertin , ma¬que souvent d'aré
gent : le général Villot vient quelquefois à son secours . Il déteste l'évêque
d'Arras, et lui a reproché , en présence de plusieurs personnes &
de n'avoir jamais donné que de mauvais conseils à son père,
Vive Jésus ! il est sorcier , ma mère! .
Le prince de Condé.
Le prince de Condé vit dans un château éloigné de vingt milles dé
Londres . Outre les 500 livres sterling qu'il reçoit , par mois , de l'Angleterre
, il passe pour avoir économisé beaucoup d'argent sur la paye
du corps qu'il a eu à ses ordres . Il reçoit beaucoup de monde , et jouit
de quelque considération parmi les Anglais . ( Ceci est un pleonasmne ;
il suffisait d'avoir dit qu'il avait de l'argent ) . Il est de la plus grandé
timidité dans la conversation , et paraît sur- tout craindre que le roi re
le soupçonne de nourrir des desseins secrets. Il affecte de tout rappor
ter au roi ou à son frère , et demande sur-tout que son nom soit rarement
prononcé. L'homme qui a le plus sa confianee , est un chevalier
de Contye , que je ne connais pas '; ensuite le comte Labourdonnaye.
Le duc de Bourbon.
•
A peine entend-on à Londres prononcer le nom du duɛ de Bourhör.
On le dit adonné aux femmes. I a voulu faire la cour à madame de
Vaudreuil , qui , dit- on , ne l'a pas accue.lli .
Les trois d'Orléans.
Ne paraissent pas très - contens de la tournure que prennent les
choses. Leur réconciliation n'a pas dissipé tous les nuages que leur
conduite rév. lutionnaire avait répandus ; il en résulte une singulière
allure dans leur commerce avec les princes français. La manière dont
tous les écrivains royalistes s'expriment sur la révolution et sur la couduite
de leur père , ne leur laisse aucun doute que l'on ne garde contre
eux de profonds res ntimens . Ils se sont plaints à Henri Larivière de
cette affectation des amis de la royauté à ressasser chaque jour et à dirouler
la révolution . Ils sont les seuls qui soient répandus dans les sociétés
anglaises ; l'aîné , sur-tout , voit fréquemment et accompagne sou
vent la duchesse d'York. Il paraît que leur traitement n'est pas con- idérable
: ils vivent tous les trois dans la même maison , n'ont qu'un
domestique et une cuisinière .
Dutheil.
Est chargé de la partie financière de la maison de Monsieur. Il lui
cherche de l'argent, et accommode , comme il peut , les affaires désar
gréables qu'attire au prince son peu d'ordre et d'économie . Il est să
dieux au comte de Lille , que son frère n'a pas cru pouvoir se' disFLOREAL
AN XII. 283
penser de lui ôter toute influence politique . Il s'est d'ailleurs répandu
parmi les émigrés que M. Dutheil s'arrangeait si bien , que l'on
arrêtait en France tout agent qui n'était pas employé par lui . Je ne
le connais pas autrement , et ne l'ai vu qu'une fois.
L'Évêque d'Arras.
Tout le monde dit que l'ex - comte d'Artois est las de l'évêque
d'Arras : ce qu'il y a de sûr , c'est qu'il ne déplaît qu'à son fils . Irend
au père des services qui ont toujours attaché singulièrement les
princes ; c'est lui qui se charge d'être le conseiller Bonneau, Des
officiers chouans ont offert publiquement à Londres d'établir, par des
preuves positives , que M. l'évêque était un M..... C'est leur expression
propre. C'est un homine dur , emporté et insolent envers ceux
dont il ne croit pas avoir besoin. Sa politesse avec les autres lui donne
un air forcé et une contenance embarrassée , qui frappent au premier
coup d'oeil . Il ne rêve que plans de contre-révolution . Le général
Villot le berce tous les jours d'es espérances qu'il fonde sur ses correspondances
dans l'intérieur ; mais l'évêque s'étant aperçu que toutes
les lettres que le général reçoit de Paris finissent par deinander de
l'argent pour le comité royal , a beaucoup rabattu de la confiance
qu'il lui avait accordée d'abord . Il lui a un jour signifié , devant
moi , que le roi n'entendait pas que l'on employât l'argent des Anglais
en manoeuvres à Paris , parce qu'il s'était réservé le travail de cette
ville. Malgré cela , il voulait que je le tinsse au courant de toutes
les opérations que je lui disais méditer dans la capitale ; mais comme
je n'en pouvais rien tirer qué de relatif à ses propres projets , et que
la curiosité de ce prêtre m'ennuyait , j'ai refusé de me rendre à sa
dernière invitation . Ce refus scandalisant tous les serviteurs du
prince , j'ai dit que c'était la mauvaise réputation de l'évêque qui
m'en avait dégoûté. Il a parmi les émigrés beaucoup d'ennemis ; et
c'est ma rupture qui m'a valu de l'un d'eux une lettre de recommnandation
pour le prétendant.
M. Bertrand de Molleville.
Cet ancien ministre du roi est un des hommes les plus puls que
j'aie jamais connus dans la classe des hommes d'état ; mais il est
avide et avare : l'idée de toucher de l'argent imprime sur son visage ,
qui d'ailleurs serait assez dur , un coloris de bonheur et de satisfac;
tion qui ne lui permet pas de ne pas s'épanouir en votre présencel'idée
d'en donner lui fait froncer le sourcil d'une manière très -comi
que. Il est généralement méprisé de tous les partis et ne voit
presque personne . Il a de l'argent placé à la banque de Londres , et
' est acheté une maison dans cette ville : il fait avec cela le misérable
Les membres du conseil -général de la Haute - Loire
284 MERCURE DE FRANCE ,
s'expriment ainsi dans une adresse au premier consul ?
« Vous avez fixé le bonheur des Français; vous acheverez
» votre ouvrage en imprimant au gouvernement une sta
nbilité immuable , qui puisse écarter à jamais des pré-
>> tentions repoussées par la nation. >>
( Journal de Paris. )
-Le Répertoire , journal commercial , politique et littéraire
, qui s'imprimait à Rouen , a été supprimé par
ordre du préfet , pour avoir publié des réflexions sur la
mort de Pichegru .
- Les visites faites au Havre , le 27 germinal , n'ont
produit d'autre découverte que celle d un aventurier sans
nom et sans patrie. On s'est contenté de le traiter cn prisonnier
de guerre . (Journal de Paris ) .
Le roman d'Atala ( 1 ) , par M. de Châteaubriant
vient d'être traduit en hongrois. Ou a imprimé la traduction
avec l'original à Presbourg. Peu d'ouvrages , depuis
trente ans , ont eu un succès aussi brillant et aussi soutenu
que ceux de cet auteur."
-Une affaire de la plus haute importance vient d'être
jugée par la commission militaire extraordinaire assemblée
aux Sables - d'Olonne. Il était question de statuer sur
le sort d'un grand nombre de propriétaires et de cultivateurs
honnêtes , accusés d'avoir favorisé un débarquement
d'espions anglais sur lescôtes de la Vendée , dans le
courant du mois de frimaire dernier. La commission mili→
taire a déclaré , par son jugement du 17 germinal dernier ,
qu'il n'était pas constant qu'il y ait eu un débarquement
d'espions anglais , ni que lesdits espions aient existé dans
aucun lieu du département de la Vendée , à l'époque cidessus.
Elle a déchargé , les prévenus de l'accusation de
haute-trahison portée contre eux , et ordonné leur mise
en liberté. Pierre Front , l'un des dénonciateurs , a été
condamné à être transféré et détenu à Luxembourg , aux
frais de la procédure , et à l'affiche du jugement par forme
de réparation envers le gouvernement. René Merlet ,
qui avoit dénoncé ce prétendu débarquement à divers
fonctionnaires publics , a été condamné à 1800 fr. de
dommages et intérêts par forme de réparation civile envers
les accusés .
A
(1 ) Vol. in- 18. Prix : 1 fr. 50 cent. , et 1 fr. ' So cent . par la poste.
A Paris , chez Migueret et le Normant.
(No. CXLIX . ) 15 FLOREAL an 12 .
( Samedi 5 Mai 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTERATURE.
POÉSI E.
5.
LES NOUVEAUX GAMA S.
CETTE pièce est une traduction d'une ode
portugaise de Filinto Elisio. Elle a été composée
à l'occasion d'une ascension aérostatique de
M. Charles , en 1783. Son auteur est un des littérateurs
les plus distingués dont le Portugal puisse
s'honorer aujourd'hui . Forcé de quitter sa patrie ,
pour quelque démêlé avec le Saint Office , il s'est
réfugié à Paris , où , depuis vingt- cinq ans , il vit
tout-à-fait ignoré. C'est dans son exil que ce
moderne Ovide a composé la majeure partie de
ses vers. Ceux qu'on va lire ne peuvent que donner
l'idée la plus avantageuse de la littérature portugaise
et du Parnasse lusitanien , si peu connus en
T
286 MERCURE DE FRANCE ;
France , et si dignes de l'être . Cependant la traduction
, quelque brillante qu'elle nous paraisse ,
n'égale pas tout-à-fait l'original , dit M. Sané, qui
nous a envoyé l'une et l'autre , et fourni cette
notice sur le poète portugais , en nous laissant ,
probablement par modestie , ignorer le nom du
traducteur.
NOTA. Nous ne connaissons pas davantage , ou
nous connaissons encore moins , l'auteur de l'élégante
traduction de Céix et d'Alcioné , que plusieurs
abonnés nous demandent.
C'EST ainsi que jadis , d'un vol audacieux ,
Dédale osa franchir l'immensité des cieux ;
Et que , planant soudain au -dessus des nuages ,
A ses pieds orgueilleux il foula les orages ,
De l'empire des airs il traça le chemin ;
Mais dans les noirs replis d'un vaste souterrain ,
La nature , en courroux contre ce téméraire ,
Enferma son secret et sa prudence austère :
Contre un desir fatal voulant nous prémunir ,
En déroba l'entrée aux races à venir ,
Et les enveloppa d'un voile de ténèbres .
Mortels ambitieux ! pour que vos noms célèbres
Passent de siècle en siècle à vos derniers neveux,
Que ne surmontez- vous ? Quel précipice affreux
A vos bouillans desirs peut servir de barrière ?
Les héros , emportés par leur fureur guerrière ,
D'un regard intrépide , en volant à l'honneur ,
Ont fixé du trépas le glaive destructeur ;
Ils ont , d'un fer sanglant dirigeant la victoire,
De leurs noms redoutés éternisé la gloire .
FLOREAL AN XII.
287
De l'austère vertu , d'autres suivant les lois ,
Ont de la calomnie étouffé les cent voix ,
Et , sans craindre l'effet de sa dent venimeuse ,
D'un pied hardi foulé sa tête insidieuse .
Méprisant les fureurs du perfide élément ,
L'homme avait asservi l'empire du trident.
Emporté vers les lieux où le jour vient éclore ,
Il avait salué le berceau de l'aurore ,
Et , l'astrolabe en main , le pied sur les glaçons ,
Parcouru des autans les sauvages prisons ;
Sur un mobile pin , faible jouet de l'onde ,
Des mortels inquiets , aux limites du monde
Avaient déjà porté le ravage et la mort ,
Et s'étaient confiés aux caprices du sort ,
Dans des climats lointains où l'oeil découvre à peine
De quelqu'être vivant une trace incertaine.
La terre avait senti leur sacrilège main ,
Mesurer ses hauteurs et déchirer son sein.
Toi qui , dans Lipari , tenais le rang suprême ,
Indomptable Vulcain , tu fus contraint toi - même
De fléchir sous la main d'un habile artisan .
Dans un étroit fourneau , resserré , mugissant ,
Tu te vis obligé de forger le tonnerre ,
Pour en armer les bras de ces dieux de la terre ,
Qui , dans les murs d'acier des bataillons pressés ,
Et les débris sanglans des palais renversés ,
Se font jour , et près d'eux font marcher le carnage .
Bientôt on vit dans l'air suivre une règle sage ,
A ces corps dégagés , ces globes radieux ,
Qui jusque-là semblaient être errans dans les cieux.
La foudre en vains éclats consumant sa puissance ,
A nos fers aimantés soumit sa résistance .
Du vaste dieu des vents les fluides états
Résistaient glorieux à nos vains attentats :
Ce dieu gouvernait seul ses transparens domaines ;
Des fiers enfans du Nord les sifflantes haleines ,
Effrayaient de Japet les fils aventuriers.
288 MERCURE DE FRANCE ;
>
Cet Océan fameux , dont les flots meurtriers
Virent tomber jadis le téméraire Icare ,
A leurs projets hardis ouvraient un gouffre avare.
Pour dompter leurs desirs sans cesse renaissans
La nature toujours prit des soins impuissans ,
Des champs aériens peupla les vastes plaines ,
De soucis dévorans et de chutes certaines ,
Leur fit voir des rochers les sommets décharnés.
Leur trépas instruisant les peuples consternés . . . .
Mais rien ne les retient , et , rompant les barrières ,
De ces lieux interdits , à leurs yeux téméraires ,
En arrachent soudain les secrets dangereux ,
Un globe , tel que ceux qui roulent dans les cieux,
Gonfle ses vastes flancs d'une vapeur légère ,
Monte avec son auteur , et plane sur la terre .
Moi même je l'ai vu , d'un air majestueux ,
A son ordre docile , étonnant tous les yeux ,
S'élever dans les airs , et, voguant avec grace ,
Laisser loin après lui l'empreinte de sa trace.
C'est alors qu'emporté sur son char glorieux ,
Ce génie alla prendre un rang parmi les dieux ;
Puis en astre nouveau , loin de nos yeux profanes ,
Décrire son orbite aux plaines diaphanes.
Tel un beau soir d'été , du monarque des cieux ,
L'astre resplendissant se soustrait à nos yeux ,
Et , marchant entouré de ses gardes fidelles ,
Trace d'un pôle à l'autre un sillon d'étincelles .
ROMAN C E
A seize ans j'ignorais encore
Le pouvoir de ce dieu trompeur
Qu'à Gnide , à Paphos on adore ,
Et qui règne au fond de mon coeur.
Les maux où le méchant nous plonge
Etaient maux inconnus pour moi ;
J'aurais pu dire sans mensonge :
L'amour est un je ne sais quoi .
FLOREAL AN XII.
289
?
Mais ce temps heureux de ma vie ,
Hélas ! passa comme une fleur .
Bientôt , dans un jour de folie ,
Au bal , l'Amour fut mon vainqueur.
Ma main toucha la main de celle
Dont je devais subir la loi ,
Et mon coeur aussitôt , près d'elle ,
Sentit un doux je ne sais quoi .
C'était un regard vif et tendre ,
Un souris doux , plein de candeur
Un air auquel il faut se rendre ;
C'était un organe enchanteur.
Ses yeux peignaient la modestie ;
Attrait toujours puissant sur moi....
Enfin , d'une femme jolie ,
Elle avait ce je ne sais quoi.
Dès-lors Amour sut dans mon ame
Glisser un charme séducteur.
D'abord de sa trompeuse flamme
Je ne sentis que la douceur ;
Je me félicitais moi-même
De m'être rangé sous sa loi ;
J'étais , en voyant ce que j'aime ,
Heureux par un je ne sais quoi .
Bientôt mon amour fut extrême.
Le dieu me fit alors sentir
Le besoin d'être aimé moi- même.
A ma pensée il vint offrir
Le bonheur d'un couple fidèle
Qui , de son coeur suivant la loi ,
Brûle d'une ardeur mutuelle ,
Et sent même je ne sais quoi.
Mais une entière indifférence
Fut le prix de mes tendres feux.
Je vis alors mon imprudence ;
Je vis qu'Amour est dangereux:
3
290 MERCURE DE FRANCE ,
C'est en vain que ma voix l'implore ,
L'enfant cruel se rit de moi ;
Je ne puis , à ce que j'adore ,
Inspirer ce je ne sais quoi .
Le poison de la jalousie
Depuis ce temps vient m'agiter .
Chaque instant de ma triste vie
A mon tourment vient ajouter.
Je crains , dans le fond de mon ame
Qu'un rival , plus heureux que moi ,
Ne fasse à celle qui m'enflamme
Sentir ce doux je ne sais quoi .
En vain la raison me rappelle ;
En vain je veux ne plus aimer ;
En vain je fuis cette cruelle :
L'Amour a trop su m'enflammer.
Oui , toujours , d'une ardeur nouvelle
Mon coeur brûlera malgré moi ;
Toujours je souffrirai, près d'elle,
De ce fatal je ne sais quoi .
Par M. E. P.
A GLYCÈRE.
IMITATION DE TIBULL EX
NoN, je n'aurai jamais d'autre amante que toi ;
C'est un voeu que j'ai fait en te donnant ma foi ,
Et Tibulle à ce voeu ne peut être infidèle.
Comment , Glycère , abjurer mon ardeur ?
Seule dans l'univers tu captivas mon coeur ;
Seule à mes yeux tu seras toujours belle .
Eh ! puisses-tu ne l'être qu'à mes yeux ,
Et déplaire au reste du monde ! ....
Sous tes lois je vivrais heureux ,
Mes jours s'écouleraient dans une paix profonde
Ai-je besoin de faire des jaloux ?
Fuyons cette gloire commune.
FLOREAL AN XII. 291
Le sage se dérobe à la foule importune ,
Et jouit en secret des plaisirs les plus doux.
Les plus affreux déserts , ô ma tendre Glycère !
Si tu les habitais , me paraîtraient charmans .
Satisfait de t'aimer , ne songeant qu'à te plaire ,
J'oublîrais avec toi jusqu'au nom des vivans .
N'es-tu pas mon soutien , ma lumière , ma vie ?
Charme de mes ennuis , compagne de mes pas ,
Quand les Dieux m'enverraient une nouvelle amie ,
Tibulle de leur main ne l'accepterait pas .
J'en atteste Junon , notre auguste déesse ……..
Mais que fais -je ? insensé ! .... Téméraire serment ! ....
N'abuseras-tu point de ma folle tendresse ?
Hélas ! de mes tourmens tu vas jouir sans cesse ;
Tu vas me désoler , cruelle ! impunément .
Eh bien ! ta volonté sera ma loi suprême.
Tout entier à celle que j'aime ,
Je saurai te complaire en tes moindres desirs ;
Mais j'irai porter mes soupirs
'Aux autels de Vénus , dont le feu me dévore :
Songe qu'elle punit la coupable beauté ,
Et qu'elle accueille avec bonté
L'amant malheureux qui l'implore .
FÉLIX DE SAINT - GENIKZ.
LE CONSEIL ÉQUIVO QUE.
CONTE.
LISE, dans un concert , sans voix , faible chanteuse ,
Entreprit un grand air , ne put l'exécuter :
« En vérité j'en suis honteuse ,
>> Je l'ai chanté dix fois sans hésiter . »
Puis d'un ton enfantin , jouant de la prunelle ,
ADamon , qui se trouvait là ,
Je vais le prendre en mi , dit- elle .
Enmi, mon adorable ! oh ! non restez-en là .
LAGACHE ( d'Amiens) .
292
MERCURE DE FRANCE,
ENIGM E.
EN politique ,
Comme en physique,
Je jouis d'un égal crédit .
Aux états Germaniques ,
Ainsi qu'aux Helvétiques ,
Quand on parle de moi , l'on croit avoir tout dit.
Dans la thérapeutique ,
Avec mon spécifique ,
Un adroit médecin conserve son crédit.
LOGO GRIPHE.
MON tout chaque jour fait conquête
Et triomphe de la raison ;
On le voit dans une prison
En ôtant son coeur et sa tête ;
Mais il soulage le malheur
En donnant sa queue et son coeur.
7
CHARADE.
De dieu d'Amour à qui vous êtes chère ,
Jeune Thaïs , vous avez mon dernier.
Le temps , qui fuit d'une course légère ,
Un jour , hélas ! vous rendra mon premier :
Mais vous ne serez pas , dans un coin solitaire ,
Triste , oubliée et seule , ainsi que mon entier.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Nef ( navire ) ,
Nef(partie d'une église ) .
Celui du Logogriphe est Digue , où l'on trouve Guide.
Celui de la Charade est Bon-jour.
FLOREAL AN XII. 293
Paradise Lost; nouvelle édition , faisant partie de
la Collection des classiques anglais qui paraît
chez Théoph. Barrois et le Normant. Deux vol .
in- 12. Prix : 3 fr. et 4 fr. par la poste.
( Troisième extrait. Voyez le n° . CXLV. )
DANS
ANS la partie des descriptions , Milton n'est
inférieur à aucun de ses rivaux. En général , c'est
la partie brillante des poètes anglais , aussi bien
que des allemands ; mais il faut avouer qu'ils y
mettent plus de richesse que d'art , et plus de
fécondité que de goût.
La description du jardin d'Eden est célèbre . Cependant
M. de Châteaubriand n'en est pas satisfait ;
il la trouve même assez vague et assez commune.
Son autorité est sans doute considérable en cette
matière ; car il a porté très -loin le goût de la poésie.
descriptive , et personne n'a peint les beautés de la
nature avec une plus grande force de sentiment ,
et , si on peut le dire , avec une plus grande profondeur
d'imagination . Mais aussi c'est là un genre
de richesses dont on abuse bien aisément , et qui
se tourne en luxe et en superfluités . Ils ne faut pas
prendre cet abus pour un nouveau genre descriptif:
c'est une prévention qu'a répandue parmi nous
le goût dominant de la littérature anglaise et germanique.
Ons'extasie sur des tableaux d'une nature
mesquine et puérile , où le bourdonnement d'un
insecte et le mouvement d'une touffe d'herbe se
trouvent décrits avec la plus minutieuse exactitude ,
comme avec la plus froide élégance . Un homme
qui n'a que de l'imagination , ne voit dans la nature
que les objets qui frappent les sens ; il recherehe
curieusement toutes les formes de la matière ,
294 MERCURE DE FRANCE;
et s'épuise à les peindre . Il est comme un enfant ,
qui , entrant dans une maison , s'occupe de la richesse
des meubles , plus que du maître qui l'y
reçoit.
On retrouve encore ici cette loi des convenances
que nous avons reconnué pour être le fondement
du goût , et qui n'est pas moins celui de la politesse
. C'est cette loi qui règle la juste mesure qu'on
doit garder dans la poésie descriptive. Un poète
qui a de l'ame , ne va pas orner tellement le lieu
de la scène , qu'il détourne votre attention des
personnages. C'est ainsi que l'Ecriture , modèle de
goût autant que de raison , peint avec force et simplicité
les principales décorations de l'univers ; mais
comme ces embellissemens n'y ont pas été mis pour
enchanter nos regards , elle ne s'y arrête point : le plus
souvent , un trait lui suffit pour les décrire magnifiquement
; et ce trait , elle l'emploie à ouvrir dans
l'ame une source d'admiration , de reconnaissance
et d'amour. C'est là , c'est dans ce fonds inépuisable
, qu'il convient à la poésie de faire paraître
sa fécondité .
M. de Châteaubriand veut qu'on ne fasse usage
dans les descriptions , que des couleurs de la nature
, et qu'on rejette toutes les fausses peintures
de la Fable. Rien ne me parait d'un meilleur goût .
On est vraiment choqué de trouver , dans le Paradis
perdu , un mélange grotesque de fable et de vérité
, de sacré et de profane ; de voir , par exemple ,
dans le jardin d'Eden , Pan qui danse avec les
Graces , et d'entendre comparer Adam et Eve à
Jupiter et à Junon . C'est une fantaisie qui ressemble
à celle de ce peintre hollandais qui plaçait
le portrait de son singe dans ses tableaux , sans
s'embarrasser si cela convenait au sujet. Ce mauvais
goût de Milton a été contagieux pour son traducteur
, M. Dupré de Saint- Maur , qui , bieņ
FLOREAL AN XII. 295
1
qu'homme d'esprit , n'a pas senti qu'il était ridicule
de mêler à la Genèse , les rêveries des poètes
grecs , et de qualifier , comme il fait , d'épouse du
vieux Titon , la première aurore de l'univers.
Combien il y a loin de ces fausses images de la
Mythologie, aux peintures vraies et naturelles que
Milton a tirées de la Bible ! Ce sont , sans contredit
, les beautés les plus agréables de son poëme ;
mais ce sont encore celles où il paraît un véritable
caractère d'originalité , et non - seulement dans le
genre sublime , dont tout le poëme étincelle , mais
même dans le genre gracieux , où j'ose dire que
rien ne l'égale . Je n'en citerai pour exemple que le
petit tableau qui commence le cinquième livre
et qui peut donner quelque idée de cette poésie à
laquelle M. de Voltaire avouait lui - même qu'il
n'y avait rien de comparable .
La langue anglaise est aussi aujourd'hui si répandue
, qu'on ne trouvera pas mauvais que je rapporte
l'original , dont les graces paraîtront sans
doute bien affaiblies dans la traduction .
... Adam wak'd , so custom'd , for his sleep
Was airy light from pure digestion bred ,
And temp'rate vapours bland , which th' only sound
Of leaves and fuming rills , Aurora's fan ,
Lightly dispers'd and the shrill matin song
Of birds on every bough ; so much the more
His wonder was to find unwaken'd Eve
With tresses discompos'd , and glowing cheek ,
As through unquiet rest : he on his side
Leaning half rais'd , with looks of cordial love ,
Hung over her enamour'd , and beheld
Beauty , which whether waking or asleep ,
Shot forth peculiar graces ; then , with voice
Mild as when Zephyrus on Flora breathes ,
Her hand soft touching , whisper'd thus. Awake ,
My fairest , my espous'd , my latest found
Heav'n's last best gift , my ever new delight ,
Awake ; the morning shines , and the fresh field
•
296 MERCURE DE FRANCE ;
Calls us ; we lose the prime , to mark how spring
Our tender plants , how blows the citron grove ,
What drops the myrrh , and what the balmy reed ,
How nature paints her colours , how the bee
Sits on the bloom extracting liquid sweet :
Adam s'éveilla : son sommeil tranquille , fruit de
» de la tempérance , étoit doucement interrompu
» par le chant du matin , par le murmure des ruis-
» seaux et des feuilles que l'aurore agite en se le-
> vant ; mais il fut bien surpris. Eve dormoit en-
» core le désordre de ses cheveux et le feu de
» ses joues marquoient l'agitation de son esprit. Il
» se leva sur le coude , et , penché sur elle , il s'at-
>> tendrit en voyant les graces touchantes qui étaient
» peintes sur sa figure . Après l'avoir considérée
» quelque temps , il lui toucha la main , et , d'une
> voix aussi douce que le souffle du zéphyrquand
» il murmure entre les fleurs , il lui dit : Eveille-
» toi , ma belle , ma compagne , mon unique tré-
» sor ; chère Eve , toi qui fais le charme de ma
» vie , éveille - toi ; l'aurore allume le flambeau de
» la lumière , et la fraîcheur des champs nous ap-
» pelle . Nous perdons les plus belles heures de la
» journée. Voici le doux moment que la fleur
> des citronniers s'épanouit ; la myrrhe exhale ses
» parfums les plus suaves allons observer le mélange
gracieux que la nature fait de ses couleurs.
» L'abeille se repose déjà sur les fleurs , pour en
>> extraire ses trésors liquides.
»
>>
Toute cette peinture n'est , comme on voit , qu'une
imitation d'un passage du Cantique des Cantiques.
Surge , propera, amica mea... formosa mea, et
veni.....flores apparuerunt in terra nostra , etc.
.....
Je voudrois savoir pourquoi ces simples accens
du cantique ont mille fois plus de charme que la
poésie ia plus ornée , et pourquoi les hommes qui
sentent tout le mérite de cette simplicité n'y peuFLOREAL
AN XII.
297
vent ou n'y veulent jamais atteindre. N'est-ce pas
qu'il y a une vérité et une candeur de style dont
cette simplicité fait le caractère , et que les hommes
ne sauroient imiter parfaitement , parce qu'il reste
toujours en eux un fonds d'amour- propre , c'est-àdire
quelque chose de faux , qui se décèle par les
ornemens même dont il se couvre ?
Après le discours d'Adam, Eve se réveille , et lui,
raconte le songe qui l'a troublée . Ce songe fait
pressentir la catastrophe, et jette un voile de tristesse
sur tout le reste du poëme. Ceux qui aiment
les beautés mélancoliques ont lieu d'être satisfaits
de ce coup de théâtre ; mais les personnes qui ne
s'attachent qu'à la bonne fortune , et qui veulent
absolument que le héros d'un poëme épique soit
heureux , ne trouveront , dans les six derniers chants
du Paradis perdu , qu'une perspective désolante ,
et une lecture qui serre le coeur.
Cependant le dénouement est éloigné par des
épisodes très-brillans et très-bien amenés. Dieu
envoie Raphaël pour avertir l'homme de se tenir
sur ses gardes , parce qu'il a un ennemi qui médite
sa perte. Il était naturel qu'Adam s'informât de la
nature de cet ennemi , de l'origine et des motifs de
sa haine , et de l'objet de ses desseins . C'est ce que
l'ambassadeur céleste lui explique par le récit de
tout ce qui s'est passé avant la création . Cet épisode
a son fondement dans l'Apocalypse .
Milton a profité de quelques mots du douzième
chapitre ( vers. 10 ) , pour motiver ingénieusement
la révolte de Satan , et le plan est conduit avec beaucoup
d'art. M. de Voltaire se contente de dire de
cet épisode , que le sublime y est trop noyé dans
L'extravagant. Mais cette critique est aussi trop
visiblement dépourvue de probité et d'examen. On
trouve , à la vérité , quelques traits de mauvais
goût et des invraisemblances , dans la descrip298
MERCURE DE FRANCE ;
"
tion du combat ; mais outre que le sublime
y éclate de tous côtés , ce n'est pas là le seul
mérite de cet épisode . Je sais que M. de La Harpe
a voulu prouver que l'épisode en lui-même est absurde
. Il répète , après M. de Voltaire , une objection
qui paraît foudroyante , mais qui n'est qu'une
vérité mal conçue et mal appliquée . Quoi ! disent
ces grands critiques , Dieu veut détruire ses ennemis
, et il faut que ses anges prennent la peine de
combattre ; et non-seulement on lui résiste , mais
la victoire paraît disputée ! il ordonne , et il n'est
pas obéi ! Cela paraît à ces messieurs le comble du
ridicule . Il n'y a pourtant rien de plus naturel ni
de plus conforme à l'ordre établi ; car , qui ne voit
que si Dieu voulait étendre son bras et faire agir sa
puissance dans tous les événemens , non-seulement
toute liberté serait ôtée aux agens qu'il lui a plu de
créer , leur existence même deviendrait inutile ?
dès qu'il les a formés pour agir , il doit donc laisser
quelque chose à leur ministère , et à l'exercice
libre de leurs forces. Or , c'est ce qui paraît dans
l'épisode de Milton , et l'événement contrarie si
pen les ordres de Dieu , que lorsqu'il commande
à ses anges d'aller combattre , il est manifeste qu'il
prévoit de la résistance , non qu'il ne puisse l'empêcher
, mais parce qu'il lui plaît d'y laisser un
fibre cours , afin d'honorer par un combat le zèle
et la foi de ses serviteurs.
Observons en passant , que ceci est une image
du gouvernement de la Providence , dans le cours
des choses humaines . Dieu veut l'ordre ; il le commande
par ses lois. Mais parce que l'homme est
libre de ne les pas suivre , le désordre règne sur la
terre. Ses serviteurs sont envoyés pour défendre la
justice , et ils meurent à la peine . Ils sont venus
pour combattre , et non pour triompher. C'est ici
un champ de bataille où le crime victorieux
FLOREAL AN XII.
299
foule aux pieds la vertu et insulte à ses malheurs ;
et de faibles adorateurs de la Providence se troublent
et se déconcertent , parce qu'ils voient l'injuste
s'élever et fleurir un moment. Et par où
donc les hommes apprendraient- ils que les triomphes,
les empires et les richesses sont indignes d'exciter
leur ambition , si le grand monarque ne lcs
donnait pas à ses ennemis même comme des choses
de nul prix ? Je l'avoue , on a peine à se retenir ,
et à se défendre de mépriser ouvertement tout ce
qui n'est pas cette philosophie.
7
Mais on ne peut ni dédaigner ni excuser l'opinion
que M. de La Harpe a exprimée sur le Paradis
perdu et sur son auteur : « Je suis loin , dit-
» il , de regarder Milton comme un homme à
» mettre à côté d'un Homère , d'un Virgile ,
» d'un Tasse ; je le regarde comme un génie brut
» et hardi , qui a osé embrasser un plan extraor-
» dinaire , et qui , dans un sujet bizarre , a semé
>> des traits d'une sombre énergie , des idées
» sublimes , et quelques morceaux d'un naturel
» heureux. . . . . Les longues harangues , les lon-
>> gues conversations , les longs récits , les froids
» épisodes ; tous ces défauts , joints à celui du
» sujet , font pour moi , du Paradis perdu , un'
>> ouvrage très-peu intéressant. » Ce jugement
d'un écrivain si considéré , et si digne de l'être ,
justifiera , je l'espère , la longueur de mes remarques
sur ce poëme je ne fais point d'apologie
je ne dissimule ni les taches ni les beautés , je
tâche de marquer la source des uns et des autres ;
mais on me pardonnera de m'étendre avec plus
de plaisir sur le bien que sur le mal .
Bien des lecteurs trouvent que les derniers
chants languissent , et que le style même en est
affaibli . Il est vrai qu'on y remarque moins de ces
efforts brillans d'invention et de poésie , parce que
300 MERCURE
DE FRANCE
,
»
l'auteur y est moins maître de son sujet , et qu'ar
rivant à la Genèse , il suit l'historien sacré presque
pas à pas.
Le grand tableau de la création remplit
tout le septième chant . Il ne pouvait que revêtir
d'une expression poétique le récit de Moïse . Toutes
les fois que l'imagination
humaine a voulu ajouter
à la simplicité magnifique de l'Ecriture , elle
s'est trouvée faible. On n'a pas goûté l'invention de
ce compas que Milton fait prendre à l'Eternel
décrire le tour de l'univers. «<<< Il appuya , ditpour
il , un pied de ce compas dans le centre , et
>> tourna l'autre en rond au travers de la vaste pro-
» fondeur des ténèbres , et dit : Monde , étends→
>> toi jusque-là ; ici , borne- toi ; que ce soit là
» ta circonférence
. » C'est tout ce que l'homme
peut imaginer de lui -même. Il fait exécuter une
grande action par de petits moyens. Il prête à Dieu ses instrumens , les signes de sa faiblesse .
Mais le Dieu de l'Ecriture fait tout d'une parole ;
et la toute-puissance de cette parole , qui tire
l'univers du néant , s'y trouve représentée
sous
un tour d'expression
si impérieux et si divin
qu'il peint tout à- la- fois la souveraineté
du commandement
, la grandeur de l'ouvrage , et la
promptitude
de l'exécution : Fiat lux , etfacta est.
Voilà ce qui remplissait Longin d'admiration
,
tout païen qu'il était , et ce que des philosophes
pleins d'une ignorance présomptueuse
osaient mé
priser , au milieu des lumières du christianisme
.
CH . D.
Miss
FLOREAL AN XII.
Miss Rose Summers , ou les Dangers de l'imprévoyance.
Quatre vol . in- 12 . Prix : 8 fr . , et 10 fr. par la poste,
A Paris , chez Dufour , libraire , rue des Mathurins ;
et chez le Normant, imprimeur- libraire , rue des Prêtres
Saint-Germain - l'Auxerrois , n°. 42.
.
LES personnages sont toujours trop multipliés dans la
plupart des romans anglais. Il faut d'abord les passer en
revue , avant de rien comprendre à l'ouvrage ; le lecteur
ressemble à un étranger qui est présenté pour la première
fois dans une société nombreuse , où il ne connaît personne
; il faut qu'il fasse connaissance avec tout le monde
avant de prendre intérêt à quelqu'un telles sont les
réflexions que m'ont fait naître les premières pages du
roman intitulé Rose Summers. Les personnages y sont
accumulés , la société y est fort nombreuse ; je ne connaissais
d'abord personne ; à la moitié du volume , j'en étais
encore aux complimens ; mais enfin , l'intimité s'est établie
; les personnages , mieux connus , m'ont intéressé , et
j'ai eu un grand desir de savoir leur histoire.
Je vais essayer d'en donner une légère idée. Miss Rose
Summers est une jeune orpheline que sa mère a confiée ,
en mourant , aux soins de son amie , madame Fitz-
Osborne . Madame Fitz -Osborne l'a élevée sous ses yeux
dans le voisinage de Dublin , et elle la destine , dans le
secret de son coeur , à son jeune fils Hector . Le mari de
madame Fitz -Osborne , qui est le plus avare , le plus
ambitieux et le plus intraitable des Irlandais , a d'autres
vues pour sa noble progéniture ; il veut d'abord débarrasser
sa maison de la présence de l'orpheline ; il la propose à un
vieil homme de loi , qui est refusé ; la haine de M. Fitz302
MERCURE DE FRANCE ,
Osborne s'accroît de ce refus inattendu ; il persécuté la
pauvre orpheline , et le vieil avocat. le seconde de toutes
les ruses et de toutes les noirceurs de son méter . Miss
Rose Suminers , persécutée et devenue un sujet de trouble
dans la famille de ses protecteurs , conçoit le dessein im--
prudent de prendre la fuite , et de se retirer dans le pays
de Galles , avec un vieux jardinier qu'elle doit faire passer
pour son père : ce projet est exécuté , elle est bientôt
établie dans une chaumière avec le bon et fidèle Austin .
Elle y retrouve le repos et le bonheur ; mais cet état n'est
pas de longue durée ; la beauté de miss Summers lui attire
des dorateurs , et parmi ces adorateurs , il s'en trouve
qui sont de la meilleure foi du monde , et ce sont ceux- là
même qu'elle dédaigne. Un vieux baronnet lui offre sa
fortune et sa main ; il est refusé inhumainement , au grand
scandale du bon Austin qui savait que , malgré son travail
, l'argent allait bientôt manquer. Le vieux jardinier ne
s'imaginait pas comment on perdait l'occasion de devenir
riche , et de quitter pour un château , une chaumière oùl'on
était menacé de mourir de faim : « Observez, disait -il ,
à sa jeune maîtresse , qu'il y a beaucoup de chenilles sur
les buissons , ce qui dénote une mauvaise récolte ; je
crains que le jardin n'aille fort mal ; votre meilleure génisse
n'aura point de veau cette année ; la vieille truie du
fermier Hugues a mangé six petits canards , et notre
pauvre petit bouriquet boite du pied de derrière..... »
Miss Summers repousse toutes ces considérations ; les
sermens d'un jeune lord avaient été plus persuasifs que les
guinées du vieux baronnet , appuyées des remontrances
d'Austin. Cependant ce jeune lord n'a que les vues d'un sé .
ducteur : il doit épouser 'une riche héritière de Londres
et il est attendu pour l'accomplissement de sa haute destinée;
il ne reste dans le pays de Galles que pour exécuter
?
FLOREAL A N XII. 303
.
ses projets de séduction . Ses parens craignent qu'il n'épouse
la fille d'un jardinier ; et comme ils se trouvent
assez riches pour se mettre au- dessus des lois , ils font enlever
miss Summers et la font conduire dans un vieux
château des montagnes.
J'avoue que ce château m'a d'abord fait trembler pour
la vraisemblance et l'intérêt du roman : il est situé sur
des torrens et des précipices ; on n'y trouve que des ruines
et une noire solitude ; je me suis ressouvenu du château
d'Udolphe , mais je me suis bientôt rassuré . L'auteur n'a
point blessé la vraisemblance , et la situation de l'orpheline
dans le vieux château n'a rien que de naturel : son gardien
, homme généreux , est touché de sa beauté et surtout
de son innocence ; il la rend à la liberté ; elle revient
en Irlande , auprès de ses protecteurs , et elle épouse le
jeune Hector Fitz -Osbonne . Les scènes qui amènent ce
dénoument sont du plus vif intérêt.
Il est facile de saisir le but moral de ce roman : l'auteur
a voulu faire sentir aux jeunes gens combien il est
dangereux, même avec des intentions pures , de suivre les
impulsions de son coeur , et de résister aux conseils de
l'expérience . Cette morale est plus utile que jamais , ct les
personnes les plus sévères ne pourront refaser leur approbation
à un roman dont le but est de guérir la jeunesse des
idées romanesques .
Le traducteur a fait un heureux choix , et sa traduction
est écrite avec beaucoup de goût et de discernement. Il a
ôté à son auteur beaucoup de digressions inutiles , il lui
a prêté beaucoup d'idées heureuses : ce n'est pas assez ,
a dit quelqu'un , de tirer un ouvrage d'une langue étrangère
, il faut encore l'introduire dans la nôtre , et c'est ce
qu'a fait l'élégant traducteur de Miss Rose Summers .
Pour donner une id e de la manière de l'auteur anglais
304
MERCURE
DE FRANCE
,
-
et du style de la traduction , nous allons citer un fragment.
Mistriss Summers venait de perdre son mari ; son amie ,
Mathilde Fitz- Osborne , accourut pour la consoler ; elle
ne put cacher sa surprise en voyant une apparence de
caline , dans une maison où elle croyait trouver toutes
Jes marques du deuil et du désespoir : « Je puis m'expliquer
votre courage , dit- elle à son amie , car je connaîs
>> trop votre coeur pour le croire insensible . C'en est
» fait , répondit Emilie , l'affreuse deite est payée , la vic-
>> time est dans la tombe. Elle est pure et sans tache . Le
>> ciel l'a voulu , adorons ses décrets . Man calme vous
» étonne ! Mathilde croirait- elle donc qu'il y a des larmes
>> pour une semblable douleur ! Non , Mathilde , je ne pleure
» point ; mais ne me croyez pas une force qui est loin de
» moi ; depuis que je suis liée à Summers , les trobles , les
chagrins , les espérances trompées , les souffrances de
>> celui que nous avons aimé , ont rendu mon ame la proie
» de la douleur ; mon corps n'a pu la soutenir. La crainte
"
d'affliger et d'effrayer Summers me rendait habile à lui
> cacher mes maux ; j'allai même jusqu'à redouter la
» mo:t , quand il devait rester seul sur la terre , mais
je sens que bientôt elle va me rejoindre à lui . Mathilde ,
» voilà mon courage ; cessez de me plaindre et de vous
» étonner ...... L'ame de Summers ne m'a point quittée ;
» elle m'a regardée dans son vol ; c'est du haut des cieux
» que Summers m'appelle . Tandis qu'Emilie semblait déjà
» s'élancer vers le ciel , sa jeune enfant se saisit de sa
» main. Ce mouvement la fit tressaillir ; elle abaissa sur
» elle des regards caressans . Hélas ! oui , cet intérêt me
>> reste encore ; mais voilà mon amie , je lègu ma fille
son coeur. A cet accent de l'amitié , Mathilde s'empare
» de l'enfant : Fille de Summers et de mon Emilie , dépôt
cher et sacré , je te reçois ; viens te reposer sur mon
» coeur , à côté de mon fils . Dieu puissant que je prends
n à
FLOREAL ANXII. 305
» pour témoin et que j'implore ! je jure que l'honneur, les
>> vertus et le bonheur de ce fils ne me seront pas plus
» chers que les siens . Cette assurance rendit à l'ame
» d'Emilie un calme assez puissant pour se communiquer
» à celle de Mathilde ; et depuis ce moment , les larmes
» qu'elles purent encore verser ensemble avaient une
sorte de charme et de douceur . Deux mois s'écoulèrent,
pendant lesquels les secours de l'art ne purent guérir le
» coup mortel dont Emilie avait été frappée ; l'ardente et
» courageuse Mathilde ne voulut point la quitter un ins-
» tant ; les sentimens religieux de son amie , son inalté-
» rable sérénité , sa sublime résignation , lui apprirent à
» souffrir , et la rendirent plus digne et plus capable que
» jamais d'être la protectrice de la fille de Summers et
d'Emilie. Bientôt la mort vint dévorer sa victime ..... »
Ce morceau rappelle heureusement cette maxime vraie
de Sénèque , qui dit que les chagrins légers aiment
à se plaindre , et que les grandes douleurs sont silencieuses.
On ne trouve point ici d'exaltation , mais un
sentiment profond et vrai ; on peut faire de la sensibilité
avec un peu d'esprit , mais il faut sentir pour faire de
' pareils tableaux.
3 MICHAU D.
Suite des Souvenirs de Félicie.
Nous avons fait , hier , quatre réceptions de chevaliers
de l'ordre de la Persévérance . On passe au scrutin pour
êire reçu une boule noire suffit pour exclure ; cependant ,
.en comptant les femmes ainsi que les hommes ,
sommes maintenant quatre- vingt- un . On montre un grand
empressement pour être admis , quoique nous n'ayons mi
nous
1
3
306 MERCURE DE FRANCE,
"
bals , ni musique , ni festins. Les cérémonies des réceptions
sont amusantes ; on y fait des discours ; les meilleurs ,
jusqu'ici , ont été , parmi les hommes , ceux de MM. de
Lauzun , d'Osmond ( le jeune ) , d'Estaing , de G *****, et
de mon frère. Mesdames d'Harville , de Chastenay , de
Sabran et de Meulan , ont fait aussi des discours trèsagréables
. J'en pourrais citer d'autres encore . Chaque personne
est obligée de prendre une devise ; presque toutes
ces devises cont jolies ; il n'y a que celle de M. de S ****
qui ait paru d'une clarté trop parfaite : c'est un coeur sur
une main , avec ces mots : J'ai le coeur sur la main. Pour
moi , je l'aime beaucoup ; elle exprime une chose trèsestimable
et si rare ! et l'on n'est pas obligé de se creuser
la tête pour en deviner le sers et l'application . Nous ne
nous rassemblons que pour faire quelque lecture , toujours
courte , et pour proposer de bonnes actions à la
société , ou pour rendre compte de celles qu'on a été
chargé de faire du produit des quêtes.
On a souvent retiré de ces quêtes des sommes considérables
dont en a fait un fort bon usage. M. le duc ct
madame la duchesse de Chartres ont donné chacun , à la
quête , cinquante louis à leur réception ; à chaque quête
journalière , ils donnent quatre ou cinq louis , et quand on
propose une bonne oeuvre particulière , ils donnent l'un et
l'autre avec une extrême magnificence . M. de Lauzun
est aussi d'une grande générosité ; c'est chez lui que nous
nous assemblo
il a consacré une galerie à ces réunions ,
et il l'a fait décorer avec beaucoup de goût , de noblesse et
de galanterie pour les dames. Malgré la libéralité des
chevaliers et des dames , nous avons rarement des fonds
en réserve , parce qu'on les emploie presque toujours surle-
champ. Un jour , le vicomte de Crussol proposa un projet
bienfaisant pour lequel il fallait donner beaucoup d'argent;
mais le projet fut très- applaudi , et il allait passer à
FLOREAL AN XII. 307
la pluralité des voix , lorsque M. Séguin , notre trésorier ,
demanda la parole : « Je crois , dit -il , qu'avant tout , il
» faudrait s'informer de l'état de la caisse. » Eh bien ,
s'écria-t-on , que nous reste- t- il ? Six francs , répondit
M. Séguin.
Presque tous nos chevaliers viennent de partir pour
leurs régimens ; l'un d'eux , le comte de Rouffignac, me demanda
, la veille de son départ , de lui donner une écharpe
brodée par moi. Je lui rappelai que nos statuts ne nous
permettaient de la donner que pour une belle ou une
bonne action bien constatée. Le hasard l'a bien servi à cet
égard en courant la poste , la nuit , pour se rendre à son
régiment , il entendit des cris; son courrier était en avant;
son postillon ne voulait pas arrêter , M. de Rouffignac l'y
contraignit ; il descendit, s'approcha du lieu où l'on criait ,
en criant lui - même , comme s'il cût été suivi de plusieurs
personnes venez mes amis , c'est par ici. Les meurtriers
, croyant qu'il y avait beaucoup de monde , prirent
la fuite. M. de Rouffignac trouva un homme dépouillé ,
assassiné , baigné dans son sang et mourant , et , au
risque de tout ce qui pouvait en arriver , il l'a porté dans
sa voiture. Cet homme , à ce qu'on croit , n'en mourra pas.
Cinq assassins , sur sa déposition et sur celle de M. de
Rouffignac , ont été poursuivis et pris ; ils sont dans les
cachots. Cette histoire est superbe de toutes manières ; elle
vaut bien l'écharpe qu'on m'a demandée , et elle ajoutera
un nouvel éclat à la réputation d'intrépidité et de bonté
qui distinguait déjà M. de Rouffignac.
,
T
J'ai reçu , il y a quinze jours , une lettre qui m'annon◄
çait que je suis nommée commissaire du comité d'inspecsion
de la société d'émulation , à la place de madame de
Senneterre , qui, dit - on , dans la lettre , a passé son temps,
et qui avait pour adjoint madame la duchesse de Villero
308 MERCURE DE FRANCE ,
On a ajouté , qu'au lieu d'une femme , on me donne pour
adjoint M le duc de la Rochefoucault. Cette letire m'a
paru d'autant plus extraordinaire , que je n'ai aucune relation
particulière avec les membres de cette société , et que
je n'ai été qu'une seule fois à une de ses séances publiques ;
et ce ne fut que pour y voir Franklin que je n'avais jamais
vu alors , et avec lequel j'ai dîné souvent depuis , chez
madame de Boulainvilliers. J'ai donc cru que cette lettre
était une plaisanterie de M. de Thiars , qui m'en a fait
plusieurs de ce genre. Mais enfin , ayant acquis la certitude
que j'ai très - véritablement l'honneur d'être commissaire,
j'ai été à ce comité , et je m'y suis fort amusée . Ce
comité est composé de dix ou douze personnes ; il y a en
outre plusieurs autres comités , mais celui- ci est le plus
considérable ; Elie de Beaumont en est fe president , et il
est risible de voir combien cet homme , blanchi dans les
affaires , attache d'importance à sa charge de président :
j'ai été tout de suite initiée dans les secrets de la société ;
j'ai vu qu'il y règne une grande désunion par la jalousie
mutuelle des comités les uns contre les autres , qui veulent
réciproquement s'arroger différens droits contraires
aux premiers règlemens. Nous avions , ce jour là , un
député d'un autre comité qui était chargé de plusieurs
demandes ambitieuses , et qui n'allaient à rien moins
qu'à transporter toute l'autorité à son comité ; il y a eu
là -dessus , des disputes très - vives et très-aigres , et qui
m'ont fort diverti . Notre président et nos autres chefs.
répétaient sans cesse les grands mots de bien public ,
d'égalité , de désintéressement , d'amour de la paix ;
on croyait entendre parler les chefs d'une république , et
cela avec une gravité et une importance vraiment comique.
Elie de Beaumont , en nous en allant , m'a donné le bras et
m'a dit tout bas sur l'escalier : « Ils auront beau faire , notre
>> comité est le maître de tous les autres , et nous ne souffriFLOREAL
AN XII. 309
rons pas qu'on diminue rien de son autorité. » J'ai souri en
egardant l'homme qui me parlait ainsi , avec sa grosse per-
Fique et ses cinquante-six ans. J'admire à quel point le desir
dejouer un rôle et de dominer peut rapetisser les hommes !
Je sais qu'une grande ambition a fait des héros , mais
guard elle se porte sur de petits objets , elle est , de toutes
les passions , celle qui peut donner le plus de puérilité ;
il faut qu'elle produise des choses éblouissantes , ou qu'elle
rende ridicule . Au reste , après avoir rempli un devoir de
politesse , et satisfait ma curiosité , je suis très - décidée à
renoncer à mes fonctions de commissaire , et à ne plus
retourner à ce comité d'inspection.
J'ai fait voeu de relire tous les ans , pendant deux ou
trois mois , des mémoires et des ouvrages du temps de
Louis XIV : il serait à desirer que tous les jeunes litté
rateurs eussent lu avec attention les excellentes Réflexions
sur la Critique de La Mothe ; cet ouvrage est parfait dans
son genre ; il y répond avec autant de goût , de finesse, que
d'esprit et de charme , aux injures de madame Dacier :
avant leur brouillerie , il lui avait rendu l'hommage le plus
éclatant , en faisant une ode à sa louange , qu'il lut à une
séance publique de l'académie ; mais depuis la dispute sur
les anciens et sur les modernes , madame Dacier , indignée
que La Mothe soutint la cause des derniers , prit pour
lui une haine violente , et l'injuria publiquement dans ses
écrits , avec une inconcevable grossièreté . La Mothe , en
réponse , dans ses Réflexions sur la Critique , loin de
rétracter ses louanges anciennes , les rappelle pour
les confirmer , et pour lui en donner de nouvelles .
Madame Dacier l'avait accusé d'envie , de malignité , de
mauvaisefoi ; elle dit qu'il est froid et plat , qu'il est plein
d'orgueil, qu'il n'a pas le sens commun , qu'il est ridicule,,
impertinent, d'une ignorance honteuse , etc. Cependant
M. de La Mothe ne crut pas qu'un tel oubli des bien310
MERCURE DE FRANCE ,
séances pût l'autoriser à manquer aux égards qu'un homme
doit à une femme. Il répond à ce torrent d'injures avec e
ton de l'estime pour son érudition , et du respect pour sa
personne ; il se plaît à reconnaître , à louer le mérite de
celle qui rend si peu justice au sien ; il vante de bonne foi
l'utilité de ses traductions ; il ne se permet que des épigrammes
fines et douces , qui ne tombent que sur la
manière dont elle le traite . Piquant seulement par l'esprit
et par la grace , il est toujours équitable et respectueux.
Madame Dacier , dans un de ses écrits contre La Mothe ,
disait qu'Alcibiade donna un grand soufflet à un rhéteur
qui n'avait aucun ouvrage d'Homère , et elle ajoute : Que
ferait-il aujourd'hui à celui qui lui lirait l'Hade de M. de
La Mothe ? A cela , La Mothe se contente de répondre :
Heureusement , quand je récitai un de mes livres à
madamc Dacier , elle ne se souvint pas de ce trait d'histoire.
Combien cette douceur a de grace ! Mais , pour
écrire et se conduire ainsi , il faut un aimable caractère ,
beaucoup d'esprit , du goût et d'usage du monde.
D. GENLIS.
(La suite dans un prochain numéro . )
SPECTACLES.
Les Questionneurs , comédie en un acte et en vers , de M. de
Latresné.
Questionner et contredire ( à tout propos ) étaient autrefois des
ridicules qui dénotaient un homme sans éducation , un pédant , on
un provincial. On exigeait que les questions , ainsi que la contra
diction fussent rares , indirectes , enveloppées. C'était une grande
FLOREAL AN XII. 311
incivilité que d'interroger celui dont on n'était pas au moins l'égal.
Il ne faut pas croire que ces règles établies par l'usage , dans un
temps où l'on avait au suprême degré le tact de toutes les convenances
, fussent arbitraires. Les raisons en sont prises dans la
nature des choses . Une question est souvent une indiscrétion ; car les
enfans ne sont pas toujours les seuls auxquels il soit embarrassant de
répondre. Celui qui est interrogé peut avoir des motifs de ne pas s'expliquer
, ou être hors d'état de satisfaire à la demande . C'est une situa
tion dans laquelle il ne convient pas de le placer . En questionnant
d'ailleurs , on s'empare de la conversation , on la dirige , et si les questions
sont féquentes , on en devient le tyran , ce qui est intolérable de
la part de qui que ce soit , impertinent et ridicule dans un inférieur.
On sent bien que nous ne parlons pas ici des questions nécessaires ,
utiles , agréables même à celui auquel on les adresse , en ce qu'elles lui
procurent l'occasion de développer des talens ou des connaissances :
celles-là sont louables. En tout, ce n'est que l'abus et l'excès qu'on peut
blâmer .
L'idée de mettre aux prises deux questionneurs est très - heureuse.
Voici le cadre dans lequel l'auteur l'a renfermée : M. Beffroy a promis
sa fille à Melcour , neveu de M. Burnel . C'est de part et d'autre un
riche mariage. On n'y peut prévoir aucun obstacle ; mais il s'en présente
un tout-à coup , et il naît de l'humeur semblable et incompatible
du beau- père et de l'oncle , tous deux infatigables questionneurs . Ils se
voient pour la première fois dans le dessein d'arranger les clauses du
contrat , et au lieu de s'en occuper , s'amusent à s'accabler récipro
quement de questions auxquelles aucun ne répond , l'un et l'autre në
songeant qu'à en faire . Ils se trouvent mutuellement insupportables ,
s'injurient , se quittent , bien résolus à rompre le mariage projeté , å
ne se revoir jamais , et détestant , dans autrui , la fureur interrogeante.
Quand ils ne sont plus en présence , leur colère s'adoucit . Ils sentent
que le bonheur de deux enfans qui leur sont chers ,
ne doit pas être
sacrifié à un moment d'humeur. Cependant pour terminer le mariage ,
il faut que les questionneurs se rejoignent . Une soub'ette avisée prévoit
qu'ils ne pourront se retrouver sans que les questions et la querelle
recommencent : elle imagine de leur présenter une convention , par
laquelle ils s'obligent de payer 200 louis à chaque interrogation qu'ils
pourraient faire. L'accord est signé . Nouvelle entrevue. Les deux
babillards sont au supplice ; ils ne peuvent se dédommager que faiblement
, en faisant adresser , par des intermédiaires , quelques ques
tions au notaire qui dresse les articles du mariage . Enfin , quand ils
sont signés , on déchire le dédit qui leur avait apposé , si l'on peut
dire ainsi , le scellé sur la bouche . « A présent , se disent - ils simultané
» ment , vous pouvez questionner à votre aise. » Les questions recom
"
312 MERCURE DE FRANCE ,
mencent effectivement des deux côtés , et ils se séparent encore avec
une brusque furie .
Il y a trois jolies scènes dans cette bagatelle ; et c'est à peu près
tout ce qu'on peut attendre dans une pièce si courte. Je veux parler
des deux entrevues des questionneurs , et de l'arrivée du valet de l'oncle ,
qui peint son maître avec des couleurs très -vives et très -gaics . Ce rôle
de valet ne tient pas à la pièce ; mais il a été si bien rendu par Picard
le jeune , qu'il a fait un très-grand plaisir. L'amour des deux futurs
époux est extrêmement froid , et n'est aucunement réchauffé par le
jeu des acteurs , qui remplissent fort tristement ces deux tristes personnages
. Cette bluette n'a semblé , en général , écrite avec esprit , et
avec une élégante légèreté : c'est même , à mon avis , son principal
mérite ; car j'avoue que les Questionneurs ne m'ont point paru sculement
ridicules , mais complètement fous . Je pense qu'au théâtre , les
défauts doivent être un peu exagérés ; cependant est modus in rebus ;
cela ne doit point aller jusqu'à l'extravagance ; et dans la fougue des
deux Questionneurs , on voit moins la manie des questions , que le
dessein , trop marqué , de se pousser réciproquement à bout , ou plutôt
d'amuser le spectateur par une dispute qui dégénère en farce : voilà
du moins comme j'ai été affecté . Je m'attendais à voir des impertinen
, et je n'ai vu que des extravagans : il n'y a jamais eu rien de
semblable ni d'approchant dans la société . Néanmoins , j'aime à le
redire , cette petite pièce n'est pas sans mérite , il s'en faut beaucoup ,
et elle justifie l'empressement qu'on a témoigné d'en connaître l'auteur.
11 a , dit-on , exercé autrefois une importante magistrature au parlement
de Toulouse . Ce serait sans doute une question déplacée , que de
lui demander pourquoi il se livre à des occupations si éloignées de la
gravité de son ancienne profession ; il répondrait peut-être que le
président de Montesquieu a bien fait le Temple de Gnide.
1
THEATRE D U VAUDEVILLE.
Le Premier de Mai , ou les Pépinières de Vitry; par MM. Radet
et Armand Gouffe.
LE complet d'annonce était agréable et facile ; on l'a fait répéter.
En voici la fin :
Le mois de mai plaît à l'amour ;
C'est un mois toujours sans nuage.
Empêchez que son premier jour
Ne soit pour nous un jour d'orage .
La prière a été à peu près exaucée ; il n'y a pas eu d'orage : quelques
FLOREAL AN XII. 313
nuages seulement ont obscurci l'horizon . Les auteurs ont été faiblement
demandés, et si faiblement qu'on a un peu balancé à les nommer. Enfin,
quand ils ont été connus , le public a paru surpris qu'ils n'eu sent pas
imaginé quelque chose de plus piquant et de moins usé : surprise en
même temps flatteuse et fàcheuse pour ceux qui l'excitent .
+
Germain , jeune villageois de Vitry , paraît d'abord seul avant le
lever de l'autore ; il apprend au spectateur qu'il est l'heureux amant de
Lucette , et qu'il va l'épouser . Une vieille fille vient le joindre et le
requérir d'amour; elle est riche ; elle lui offre sa main , qui est dédaigneusement
rejetée ; elle le pourchasse amoureusement , jusqu'à ce
qu'excédé par ses importunités , il lui dise de s'aller recoucher. Pen
s'en est fallu que cette seconde scène de la pièce , n'ait été la dernière
qu'on eût voulu entendre , et qu'on n'ait souhaité le bonsoir aux acteurs
et aux auteurs , tant cette vieille a paru dégoûtante ,
Pour brouiller les deux amans , elle ourdit un complot avec un vieux
ivrogne nommé Bourgeon . Ils parviennent , dieu sait comme , à persuader
à Lucette que Germain est épris de la vielle , et à Germain que
Lucette est folle de Bourgeon . Une querelle s'émeut entre les futurs
époux , telle qu'on en voit dans toutes les comédies , et bientôt suivie
d'un raccommodement qui n'est pas plus neuf.
Bourgeon et la vieille , n'ayaut pu désunir le couple amoureux ,
veulent du moins empêcher qu'il n'obtienne le prix qu'on doit , ce
mème jour , donner au villageois dont les arbres sont les mieux soignés ,
et à la villageoise qui a cultivé les plus belles fleurs ; prix mérité par
ces amans. En conséquence , les deux malfaisans personnages vont étéier
ies arbres de l'un , et arracher les rosiers et les fleurs de l'autre . Cette
noireeur était assez mal imaginée ; car tout le village n'a pu manquer
de voir cent fois les arbres et les fleurs qu'ils viennent de ravager. Aussi
déclare-t-il unanimement que la veille encore rien n'était mieux tenu
que la pépinière de Germain et le parterre de Lucette . Les mains des
deux traîtres , encore ensanglantées et déchirées par les épines et la
rupture des branches , attestent leur crime ; ils s'en repentent , et ,
pour le réparer , donnent chacun une petite dot aux jeunes amans.
Et moije les couronne , dit le juge des travaux champêtres , en leur
posant une couronne sur la tête ; et moi je les unis , s'écrie le père de
la fille , en réunissant leurs mains : ce qui forme un tableau gracieux ,
Il y en a un autre du même genre dans la pièce . Pendant la courte
brouillerie des amans , on voit l'amoureux soigner les fleurs de sa
314 MERCURE DE FRANCE ,
37.
maîtresse , et celle- ci arroser la pépinière de son amɔureux , ce qui fait
présager qu'one tardera pas à se raccommoder.
Quelques jolis couplets de Lucette , et plusieurs autres très-gais de
Bourgeon font un peu pardonner l'insipidité de la vieillé et la trivialité
de l'intrigue. Henry a bien joué l'amoureux ; le rôle de l'ivrogne a été
rendud'une manière très-plaisante , par Hippolyte ; et celui de Lucette,
avec beaucoup de grace et de naturel , par Mlle. Desmares .
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ruches en paille , et la façon de gouverner les Abeilles ; nouvelle édition
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des dispositions du code civil , pour en faciliter l'intelligence a
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AN XII. 315
gée de la rédaction du projet d'organisation de la procédure civile.
Deux vol . in-8° . Prix : 5 fr. , et 6 fr . 50 c. par la poste.
A Paris , chez Rondonneau , au dépôt des lois , place du Carrousel.
Histoire des Gaulois , depuis leur origine jusqu'à leur mélange
avec les Francs , et jusqu'au commencement de la monarchie française ,
suivie de détails sur le climat de la Gaule , sur la nature de ses productions
, sur le caractère de ses habitans ; leurs moeurs , leurs usages ,
leur gouvernement , leurs lois , leur religion , leur langage , les sciences
et les arts qu'ils ont cultivés , etc. , etc .; par J. Picot , de Genève
professeur d'histoire . Trois vol in- 8° . Prix : 12 f. , et 16f par . poste.
A Genève , chez Paschoud.
L'auteur de cet estimable ouvrage , divisé en deux parties a puisé ,
son travail dans les sources les plus pures : la distribution du plan ,
des matières, est sagement ordonnce . L'Histoire des Gaulois méritera
sans doute les suffrages du public . ( Voyez le Journal des Débats , en
date du 29 germinal dernier , pour le compte rendu de ce livre. )
>
Les deux Voyageurs , ou Lettres sur la Eelgique , la Hollande ,
l'Allemagne , la Pologne , la Prusse , l'Italie , la Sicile et Malte ; contenant
l'histoire , la description , les anecdotes les plus curieuses de ces
différens pays , avec des observations sur les moeurs , les usages , lé
gouvernement , la littérature et les arts , et un récit impartial des principaux
événemens qui se sont passés en Europe , depuis 1791 jusqu'à la
fia de 1802 ; écrites , selon l'ordre des temps , par P. N. Anot , ancien
sous- principal au college de l'Université de Reims , auteur du Guide
de l'Histoire , et par F. Malfilâtre , ci- devant de l'ordre de S. - Jeande-
Jérusalem. Deux vol. in- 12. Prix : 4 fr. , et 5 fr . 60 cent, par la
poste. A Paris , chez Blanchon , libraire , rue du Battoir.
La bonne Maitresse , comédie en un acte et en prose ; par madame
de Montanclos , auteur de Robert le Bossu , le Fauteuil , les
Habitans de Vaucluse , et autres ouvrages . Représentée pour la
première fois , à Paris , sur le Théâtre des Jeunes-Artistes de la rue de
Bondi, le 18 messidor an 11. Prix : 1 fr . 20 cent . , et 1 fr. 50 cent. par
la poste. A Paris , chez Hugelet , imprimeur , rue des Fossés Saint-
Jacques , no. 4, près la place de l'Estrapade .
-
Carte synthétique des accroissemens périodiques de l'empire des
français dans la Gaule , depuis Pharamond jusqu'à Bonaparte. Deux
feuilles grand-colombier. La première , représentant les portions de
pays conquises successivement par les rois de la première race sur les
romains, les visigoths , les allemands, les bourguignons, les ostrogoths ,
les gascons et les bretons , qui tous occupoient alors la Gaule , et
perdues ensuite presque toutes , pour la monarchic , par l'indépen
dance des grands du royaume sous les derniers rois de la deuxième
race.- La deuxième exposant la restauration progressive de cette
mème monarchie , presque éteinte par les acquisitions , confiscations ,
conquêtes et donations faites au profit de la couronne sous les rois de
la troisième race , depuis Hugues Capet jusqu'à ce jour , avec un
tableau historique en marge de la carte ; par N. Boucher et P. Picquet
.
Prix : 6 fr. les deux feuilles conjointement .
A Paris , chez P. Picquet , graveur , palais du Tribunat , galeries
de bois , ' nº. 254 ;
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez LE Normant, iug
das Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois, nº. 4a.
316 MERCURE DE FRANCE ,
NOUVELLES DIVERSES.
Les
On écrit de New-Yorck , le 3 mai , que le 21 janvier 70
habitans blancs ont été massacrés aux Cayes par les noirs .
Le lendemain , quatre -vingt- neuf des principaux colons
perdirent la vie ; leurs habitations furent pillées .
noirs ont aussi égorgé tous les habitans du Cap dans le fort
Républicain. Le magasin à poudre ayant sauté dans
cette dernière place , y a fait périr beaucoup de monde .
--
Les nègres , maîtres de l'ile de Saint-Domingue , ont
changé son nom en celui de Haïti , sous lequel elle fut autrefois
connue. ( Publiciste. )
Londres. Quel est , dit le Courrier, le but que s'est
proposé Bonaparte , en effectuant un débarquement dans
ce pays ? Est-ce de maintenir notre gouverneinent? Non ,
sans doute ; il veut le renverser. De quel droit ose- t- il
donc se plaindre de nos desseins contre lui ? Nous somnies
en guerre avec la France ; nos amiraux sont chargés de dé
truire les vaisseaux de l'ennemi , nos généraux de tuer
ou de prendre les Français qu'ils trouveront les armes à la
main. Pouvant faire toutes ces choses , ne pouvons-nous
tenter de renverser le gouvernement qui dirige contre
nous ces bâtimens et ces armées ? Voilà donc , observe le
Moniteur sur cet article , l'assassinat justifié !
Le gouvernement a refusé les passeports qui lui ont été
demandés par le ministre de Bavière , qu'il retient comme
ôtage pour la sûreté de M. Drake.
On débite à Rotterdam que Pitt est rentré dans le ministère
britannique. Cette nouvelle mérite confirmation.
Ce qu'on sait plus positivement , c'est que , le 25 avril ,
M. Fox a dû faire sa motion dès long-temps annoncée
sur l'état de la nation ; ce jour les grands coups ont
dû être portés au ministère . Les deux oppositions ont dû
De réunir pour déplacer M. Addington .
On présumait d'avance que la séance serait fort orageuse
, et l'on était impatient d'en apprendre le résultat.
TRIBUNAT.
FLOREAL AN XII. 517
REP
TRIBUNA T.
Séance extraordinaire du 10 floréal.
Le président annonce que le 5 de ce mois , le tribun
Curée a déposé sur le bureau une motion d'ordre , et lu
accorde la parole pour en faire lecture . Nous n'en pou
vons donner ici que la substance . « L'assemblée constituante
, dit - il , commit une faute excusable , en omettant
d'amener , dans un nouvel ordre de choses , une nouvelle
dynastie. Mais la révolution était à son berceau. Aucune
grande réputation n'existait qui pût lui inspirer une
grande confiance. Tous les bons esprits jugèrent néan→
moins que la constitution de 1791 serait de peu de durée.
« Qu'était-ce , en effet , qu'un gouvernement qui devait
» défendre la nation , et qui n'avait pas le droit de défen-
» dre son propre palais sans la permission de l'autorité
» municipale ? » Des esprits superficiels espérèrent un
instant qu'un gouvernement confié à un directoire de
cinq personnes fixerait les destins de la république. Vaine
esperance ! nous marchâmes , sous un tel gouvernement
de convulsions en convulsions. Tous les regards se tournent
vers l'Orient. Le général Bonaparte touche les rivages
français. Depuis cette époque , nous n'avons cessé de jouir
das fruits d'une excellente administration . Le code civil
est sorti des savantes et laborieuses discussions des jurisconsultes
et des hommes d'état ; système de législation le
plus complet qui ait existé. Le peuple français est en possession
de tous les droits qui furent l'unique but de la révolution
de 1789.
Les ennemis de la France se sont effrayés de sa prospérité
comme de sa gloire ; leurs trames se sont multipliées
, et l'on eût dit qu'au lieu d'une nation toute entière,
ils n'avaient plus à combattre qu'un homme seul . C'est lui
qu'ils ont voulu frapper pour la détruire , trop assurés que
la France en deuil pour la perte qu'elle aurait faite dans
le même jour , et du grand homme qui l'a organisée et du
chef qui la gouverne , partagée entre des ambitions rivales
, déchirée par les partis , succomberait au milieu des
orages déchaînés dans tous les sens .
Quelle garantie peut-on lui donner contre la crainte de
tant de malheurs ? quels remèdes opposer à tant de maux ?
L'opinion , les armées , le peuple entier l'ont dit .
L'hérédité du pouvoir dans une famille que la révolution
X
318 MERCURE DE FRANCE ,
a illustrée , que l'égalité , la liberté auront consacrée , l'hérédité
dans la famille d'un chef qui fut le premier soldat de
la république avant d'en devenir le premier magistrat ;
d'un chef que ses qualités civiles auraient distingué émi-
'nemment , quand il n'aurait pas rempli le monde entier
du bruit de ses armes et de l'éclat de ses victoires.
Vous le voyez mes collègues , nous avons été ramenés
par la pente irrésistible des événemens au point que le voeu
national avait hautement marqué en 1789 , et où nos
avait laissés l'assemblée constituante elle- même ; mais
pourtant avec cette différence essentielle dans notre position
, qu'au lieu que cette assemblée , comme je l'ai déjà
dit , ou n'avait pu , ou n'avait voulu , ou n'avait osé , en
établissant un nouveau pacte social , changer la dynastie
à qui elle en confiat l'exécution , ce qui entraîna bientôt la
ruine de son ouvrage , ici , au contraire , nous avons l'inappréciable
avantage de trouver à la tête de la nation le
chef auguste d'une famille propre à former le premier
anneau de la nouvelle dynastie , et certes , d'une dynastie
qui sera dans le nouvel ordre de choses et dans les fondemens
même de ce nouvel ordre.
Ainsi , une barrière éternelle s'opposera au retour et des
factions qui nous déchirèrent , et de cette maison que nous
proscrivîmes en 1792 , parce qu'elle avait violé nos droits;
de cette maison que nous proscrivons aujourd'hui , parce
que ce fut elle qui alluma contre nous la guerre étrangère
et la guerre civile , qui fit couler dans la Vendée les torrens
du sang français , qui suscita les assassinats par la
main des chouans , et qui depuis tant d'années enfin a été
la cause générale des troubles et des désastres qui ont déchiré
notre patrie.
Ainsi le peuple français sera assuré de conserver sa dignité
, son indépendance et son territoire .
Ainsi l'armée française sera assurée de conserver un état
brillant , des chefs fidèles , des officiers intrépides et les
glorieux drapeaux qui l'ont si souvent conduit à la victoire
; elle n'aura à redouter ni d'indignes humiliations "
ni d'infames licentiemens , ni d'horribles guerres civiles ,
et les cendres des défenseurs de la patrie ne seront point
exposées , selon une sinistre prédiction , à être jetées au
vent.
Hâtons-nous donc , mes collègues , de demander l'hérédité
de lá suprême magistrature ; car en votant l'hérédité
d'un chef , comme disait Pline à Trajan , nous empêchons
le retour d'un maître.
FLOREAL AN XII.. 319
Mais en même temps , donnons un grand nom à un
grand pouvoir ; concilions à la suprême magistrature du
premier empire du monde le respect d'une dénomination
sublime.
Choisissons celle qui , en même temps qu'elle donnera
l'idée des premières fonctions civiles , rappelera de glorieux
souvenirs et ne portera aucune atteinte à la souveraineté
du peuple?
Je ne vois pour le chefdu ponvoir national aucun titre plus
digne de la splendeur de la nation que le titre d'empereur.
त
S'il signifie consul victorieux , qui mérita mieux de le
porter ? quel peuple , quelles armées furent plus dignes
d'exiger qu'il fût celui de leur chef.
Je demande donc que nous reportions au sénat un voeu
qui est celui de toute la nation , et qui a pour objet :
1°. Que Napoléon Bonaparte , actuellement premier
consul , soit déclaré empereur , et , en cette qualité , demeure
chargé du gouvernement de la république française ;
2°. Que la dignité impériale soit déclarée héréditaire
dans sa famille ;
3°. Que celles de nos institutions qui ne sont que tracées ,
soit définitivement arrêtées .
Tribuns , il ne nous est plus permis de marcher lentement.
Le temps se hâte , le siècle de Bonaparte est à sa
quatrième année , et la nation veut un chef aussi illustre
que sa destinée.
Les tribuns Siméon , Duveyrier , Jaubert , Duvidal
Gillet , Fréville et Carion-Nisas , ont prononcé des dis- "
cours étendus pour appuyer la motion . Une commission'
de onze membres a été nommée pour faire un rapport
le 13.
Carnot demande la parole , et réclame la liberté des
opinions dans une discussion de cette importance; il an
nonce qu'il parlera contre la motion de Curée .
Séance du 11 .
2
Le président : Notre collègue Carnot étant seul inscrit
pour parler contre la motion d'ordre , il est invité à venir
le premier prendre place à la tribune. Je suis loin de
vouloir atténuer et l'éclat des grandes choses que le
premier consul a faites , et le mérite des services qu'il
a rendus aux français , et le tribut d'éloges qu'il en
obtient , et dont j'aime à lui payer ma part individuelle ;
ne nous eût- il donné que le code civil , ce seul bienfait
doit faire chérir son existence , et bénir à jamais sa
2
320 MERCURE DE FRANCE ;
a
mémoire. Mais , quelques services qu'un citoyen ait rendus
à sa patrie , il est des bornes à la reconnoissance nationale.
Vouloir substituer un nouveau titre à celui qu'il
tant illustré , n'est-ce pas faire tort à sa gloire ? n'est-ce
pas anéantir son propre ouvrage , que de lui offrir la
domination de ce même pays auquel il avait promis
un gouvernement libre ? Depuis quatre ans nos institutions
semblaient assez fortement établies pour assurer
le pouvoir , et l'empêcher d'être un objet de dispute
et de guerre, même à la mort de celui qui en était revêtu.
Tant de préliminaires n'auront donc été qu'un acheminement
insensible au despotisme !
Après avoir examiné le cas particulier où les circonstances
nous ont placés , le C. Carnot s'attache à pallier les
avantages que l'on attache au pouvoir d'un seul. On dit
que , sous une monarchie , il y a plus de stabilité , plus
de tranquillité que dans un état démocratique ; que dans
ce dernier état , on voit éclater des révolutions prolongées
, qui deviennent des causes de guerre au-dehors :
j'objecterai que le gouvernement d'un seul n'est rien
moins qu'un gage assuré de la paix intérieure , et de
la durée de cette sorte de gouvernement.
1
Voyez la monarchie romaine : dura-t- elle beaucoup
plus long-temps que n'avait duré la république romaine ?
Pendant le cours de cette monarchie, je n'aperçois que
corruption , désordre , débauches infâmes , crimes , violences
, assassinats , luttes sanglantes entre des ambitieux
pour s'arracher le trône , lorsqu'il devenait vacant par
la mort d'un empereur. N'a-t- on pas vu les meilleurs de
ces empereurs donner le jour à des monstres que la force
a rendus leurs successeurs , que leurs vices et leur perversité
ont fait détester , immoler , en ouvrant un nouveau
champ de discorde aux assassins et aux partisans du
souverain assassiné ?
Nous n'avons pu établir un régime républicain sous
les différentes formes que nous avons essayées ; mais tous
nos essais ont été tentés au milieu des orages , au milieu
du déchaînement des passions aveugles qui s'opposaient
au bien qu'on voulait faire : mais combien les derniers
temps ont été propices pour établir sûrement cet heureux
régime ! Après la paix d'Amiens , Bonaparte se fût
couvert d'honneur en maintenant la liberté publique
qu'il avait juré de soutenir . Aujourd'hui , est- il bien dans
l'intérêt de sa gloire de lui faire un patrimoine du pouFLOREAL
AN XII. 321
voir absolu ? Les romains ont eu recours à la dictature ,
dans des crises extraordinaires , comme à une mesure
momentanée ; mais ils se sont bien gardés de perpétuer
ce pouvoir formidable dans les mains vertueuses et
vaillantes qui venaient de s'en servir pour sauver l'état .
Ainsi , Camille , Cincinnatus , Fabius , déposèrent-ils le
pouvoir dès qu'ils n'avaient plus à en faire usage conte
l'ennemi du dehors
L'orateur cite l'exemple de César , puis celui des Etats-
Unis d'Amérique , qui , gouvernés par une puissance élective
, n'en jouissent pas moins d'un calme profond , d'une
prospérité croissante. Il était donc réservé au Nouveau-
Monde d'apprendre à l'ancien qu'on peut former une.
république sans monarchie. Le chef de la république
française paroissait avoir les moyens de la soutenir fermement
, ayant dans sa main la force publique , les choix,
les nominations , et la liberté de s'indiquer un successeur.
S'il survivait quelque inconvénient à cette grande mesure ,
je crois que le remède que l'on propose est pire que le
mal ; car il est de la nature des corps privilégiés de détruire
la liberté et l'égalité .
On va ouvrir des registres pour consigner le voeu
qu'on dit être général : de toutes les parties de la France
ce voeu va être exprimé dans des adresses . ...
·
par
qui ? par des fonctionnaires publics , qui émettront sans
doute le voeu de leur coeur mais non celui du peuple
tout entier. Quant aux registres ouverts aux citoyens ,
n'est-on pas autorisé à regarder ce mode , de recueillir
les volontés comme illusoire et chimérique , quand la
liberté de la presse est anéantie , quand une réclamation
honnête , respectueuse , n'a aucun moyen d'être connue ?
Sans doute , le rappel des Bourbons nous rapporterait
la proscription ; mais l'exclusion de cette ancienne dynastie
n'établit pas la nécessité d'une dynastie nouvelle. D'ailleurs
, les puissances de l'Europe adhéreront - elles au
nouveau titre d'empereur ? les contraindra- t - on , par la
guerre , à le reconnoître ? exposera- t - on la nation à des
calamités cruelles pour faire triompher un événement
politique dont la nécessité ne m'est nullement démontrée
? Je ne vois qu'un moyen de consolider la république
française ; c'est d'être juste , c'est de faire ensorte que
la faveur ne l'emporte pas sur le mérite des services réels.
Mon coeur me dit que la liberté est possible , et qu'il est
des moyens de la soutenir sans l'intervention d'un goue
3
322 MERCURE DE FRANCE ;
vernement arbitraire , à l'ombre duquel elle meurt : et
comment songez -vous à créer un monarque , sans avoir
songé aux institutions qui peuvent garantir cette liberté.
Le C. Faure : Avant de vous présenter mes observations
sur la motion d'ordre qui vous fut soumise à l'ouverture
de la séance d'hier , je vous dois compte des idées
qu'a fait naître en moi la réclamation de notre collègue
Carnot.
Ai-je besoin de m'arrêter à cette observation faite par
notre collègue, qu'il n'a point voté le consulat à vie ? Ce
vote a réuni plusieurs millions de suffrages ; il mérite
autant de respect de la part de chacun de nous , que le
peuple a mis d'empressement à le souscrire. Quant à la
propositon de l'hérédité , elle est commandée par la
nécessité la plus réelle et la plus urgente , celle de
nous mettre à l'abri de toutes secousses et convulsions ;
et les puissances étrangères sont trop intéressées à la tranquillité
de l'Europe, pour voir avec peine une institution
qui contribuera si efficacement à l'assurer. Que notre
collègue cesse donc d'être agité par la crainte !
Nous avons essayé dans le cours de la révolution tous
les régimes démocratiques ; il n'en ait aucun qui n'ait produit
les effets les plus funestes. Qui peut avoir oublié cette
époque affreuse où un comité décemviral couvrait la
France de prisons et d'échafauds ? qui peut avoir oublié
: ces temps où l'on disposait de la vie des hommes sur de
simples blancs-seings ? qui peut avoir oublié cette autre
époque où le directoire ne put empêcher les réactions qui
eurent lieu dans le Midi , et qui y firent verser des torrens
de sang ? qui peut avoir oublié ces agitations de l'an 7 , qui
manquèrent de nous précipiter une seconde fois dans le
gouffre de 1793 , et qui eussent de nouveau ensanglanté la
France, sans l'heureuse journée du 18 brumaire? Je retrace
rapidement ces époques auxquelles on ne peut songer sans
horreur ; et si , comme j'aime à le croire , notre collègue
n'en regrette aucune, pourquoi vient-il réclamer contre des
institutions qui seules peuvent empêcher le retour de tant
de malheurs ?
Examinant ensuite la motion d'ordre , l'orateur démontre
par l'expérience des siècles et par nos malheurs récens , la
nécessité d'un pouvoir héréditaire dans un grand état . Co
n'est point ici l'avantage de quelques hommes qu'il faut
considérer ; c'est celui d'une nation entière placée au premier
rang par sa population , sa bravoure , ses lumières ,
FLOREAL AN XII. 323
et la fécondité de son génie. Combien de fois n'a-t -on pas
répété que le peuple n'existe point pour les princes , que
les princes ont été créés par le peuple et pour le peuple ?
Il n'est point de nation assez insensée pour déléguer ses
pouvoirs dans le dessein de faire son propre malheur ; en
mettant à sa tête ou un magistrat suprême , elle luiimpose
la condition expresse tacite de lui laisser toute l'étendue de
liberté dont le sacrifice n'est pas nécessaire pour assurer sa
tranquillité au-dedans et au- dehors , et de garantir à chaque
citoyen la jouissance paisible de ses propriétés , ainsi que
tous les avantages qu'il a droit d'attendre de ses talens , de
son commerce et de son industrie .
Malheur aux princes qui ont oublié ces éternelles vérités
! tôt ou tard la justice divine a puni par leur chute
leurs coupables erreurs ; c'est ainsi que les dynasties ont
péri. La dynastie de Hugues Capet nous en offre un nouvel
exemple.
Une famille qui , depuis douze ans , rejetée de la nation
française , veut ressaisir un sceptre qu'elle s'est montrée incapable
de conserver ; qui , après avoir soulevé l'Europe
entière contre nous , liée encore aujourd'hui avec nos plus
cruels ennemis , ne cherche qu'à rallumer le flambeau des
discordes civiles , et détruire une partie du peuple pour
donner des fers à l'autre ; une telle famille nous avertit
qu'il est temps de songer aux moyens les plus propres à
faire disparaître jusqu'à la moindre lueur de ses chimériques
espérances.
;
L'orateur oppose par des traits frappans la situation où
se trouve aujourd'hui la France , à celle où elle se trouvait
l'époque de la révolution et sous le règne faible de Louis
XVI. Alors sans considération ni crédit public , aujourd'hui
elle est plus considérée que jamais ; alors languissant dans
un état de faiblesse qui la rendait chez l'étranger un objet
d'humiliation et de mépris ; aujourd'hui comblée de
gloire , elle voit ses limites reculées au nord et au midi
respectée de toutes les nations , elle partage la magnanimité
de son chefqui n'a vaincu que pour assurer à l'Europe le
bonheur et la paix : alors plongée dans le chaos de lois diverses
et de coutumes bizarres ; aujourd'hui la France jouit
d'un code civil uniforme , fondé sur des principes si purs
que la sagesse même semble les avoir dictés. A l'époque
de la révolution , on n'apercevait plus nulle règle , nul ensemble
, nulle vigueur dans les diverses branches de l'administration
civile et militaire ; on ne voyait rien qui
4
324 MERCURE DE FRANCE ,
n'annonçât la caducité de l'empire : aujourd'hui la France
a recouvré cette fraîcheur de jeunesse , cette santé vigoureuse
qui lui promet les plus brillantes destinées.
Tant de biens si précieux sont dus à Bonaparte ....
Le autres dynasties commencèrent dans des temps d'ignorance
et de préjugés ; celle- ci s'élève lorsque les préjugés
sont bannis , et dans un siècle de lumières. Trente millions
d'hommes sont gouvernés par le plus grand des héros , et
l'état qu'il gouverne est le plus beau des empires .
Quel autre titre que celui d'empereur pourrait dignement
répondre à l'éclat d'une si haute magistrature ? Ce
titre fut honoré dans le neuvième siècle par un prince qui
donna son nom à la famille des Carlovingiens : le portrait
que les historiens noús en ont tracé semblerait avoir été fait
pour l'homme extraordinaire du dix -neuvième siècle . Tous
les orateurs qui ont parlé ensuite ont combattu l'opinion
de Carnot.
Séance du 12.
La discussion continue sur la motion de Curée. Quoi
qu'on ait fait , dit Chassiron , pour consolider notre état
politique , tout y est encore précaire , tout est encore en
viager ; c'est ce que nos ennemis disaient avec ironie .
Pour mettre cet état à l'abri des événemens , il faut lier le
pouvoir héréditaire au gouvernement représentatif. Nous
dirons à notre collègue ( Carnot ) : Nous avons confié la
puissance exécutive à des mains dignes de l'exercer ; mais
les droits du peuple nous les avons conservés.
Perrée Le gouvernement d'un seul est celui qui convient
le mieux au peuple français , à raison de son état , de
son caractère et de ses moeurs. Depuis le 18 brumaire ,
l'expérience a montré que l'unité du pouvoir étoit plus capable
de le rendre heureux , que cette multiplicité d'autorités
qui l'avaient fatigué et tourmenté pendant tant d'années.
Cousacrons donc l'unité perpétuelle du pouvoir ,
par la voie de l'hérédité , et toutes nos craintes s'évanouissent.
Carré et Delpierre parlent dans le même sens .
-
Costaz s'attache particulièrement à répondre aux observations
faites hier par le C. Carnot. Les fonctionnaires
publics ont seuls exprimé , selon le C. Carnot , le voeu
d'hérédité , et non les citoyens indépendans : mais dès 1789,
les provinces adressaient à leurs députés le voeu d'une nouvelle
dynastie , consigné dans des cahiers , et quand on eut
reconnu l'inaptitude du dernir roi à gouverner , le peuple
FLOREAL AN XII. 325
français agita la question de choisir un roi parmi quelques
princes magnanimes de l'Allemagne. Le voeu d'une nouvelle
dynastie existe donc depuis nombre d'années. Le
moment est venu de le réaliser . La Providence nous affranchit
aujourd'hui du honteux besoin d'aller chercher un chef
parmi des étrangers. Un citoyen illustre s'élève dans une
foule de citoyens illustres , et voilà celui que nous pouvons
en toute confiance investir de la suprême puissance.
.
Savoie-Rollin : La monarchie absolue est le plus avilissant
des systèmes ; la monarchie liée au gouvernement
représentatif , concilie la liberté politique et la liberté
civile . Dans l'excès de civilisation où nous sommes parvenus
, il n'y a point de stabilité pour le gouvernement , s'il
est arbitraire ; mais s'il ne se dirige que d'après la loi ,
il est incorruptible. Frédéric disait que les lois ne peuvent
réussir que par un juste équilibre entre le pouvoir du gouvernement
et la liberté des citoyens. Ce que Frédéric
pensait , Napoléon va l'exécuter. Je vote pour la motion
d'ordre qui tend à unir le pouvoir héréditaire au gouvernement
représentatif.
Beauvais , par une motion d'ordre , demande que la
discussion soit fermée. Adopté.
Séance du 13..
-
Au nom de la commission chargée d'examiner la motion
d'ordre du tribun Curée , le C. Jard- Panvilliers fait un
rapport très -étendu .
« Le temps des illusions politiques est passé ; il serait
déraisonnable de ne pas profiter des leçons que l'histoire
et l'expérience nous ont laissées sur la nature du goavernement
qui convient le mieux à nos habitudes a nos
moeurs , et à l'étendue de notre territoire.
?
>> Tous les citoyens frémissent encore au seul souvenir
du comité de salut public. La France fut couverte de prisons
et d'échafauds ; et quand ce gouvernement fut obligé
d'abandonner son sceptre de fer , il fut remplacé par un
autre dont la faiblesse ne fut pas moins funeste à la France
que ne l'avait été la cruauté de celui qui l'avait précédé .
Vint ensuite le directoire exécutif. Ce gouvernement, d'une
constitution essentiellement faible et bientôt épuisé par
le jeu des passions des individus qui le composaient , passa
rapidement de l'enfance à la décrépitude . N'ayant pas assez
de force pour comprimer les factions , il eut recours au système
perfide des contrepoids pour se servir alternativement
de l'une contre l'autre.De là naquirent les funestes réactions
9
326 MERCURE DE FRANCE ;
qui ensanglantèrent la plupart des départemens méridionaux
, jusqu'à l'époque où il devint lui-même victime des
partis qu'il avait créés pour en faire les instrumens de ses
vengeances et de son ambition . Telle est l'histoire des gouvernemens
démocratiques qu'on a tenté d'établirparmi nous.
On n'y voit que tyrannie , foiblesse , instabilité .
» On a prétendu qu'on n'avait pu consolider les divers
gouvernemens , parce que les constitutions qu'ils avaient
créées avaient été l'ouvrage des partis ou des circonstances :
mais alors , nous demanderons comment on pourra se
flatter de faire une constitution stable et qui ait l'assentiment
général , ou du moins qui soit respectée par tous ,
lorsqu'il s'agira de régler les principes d'un gouvernement
dont l'essence est , suivant tous les publicistes , d'être sujet
plus qu'aucun autre aux agitations intestines , et même
aux guerres civiles , parce qu'il tend continuellement à
changer de forme. On le pourra , dit notre collègue Carnot
, lorsqu'un homme revêtu d'un grand pouvoir, et ayant
acquis , par ses services éclatans , un grand ascendant sur
l'esprit de la nation , voudra user à cet effet de son influence
sur l'opinion générale , comme Bonaparte pouvait
le faire après la signature du traité d'Amiens. Quoi !
notre collègue s'imagine réellement qu'un homme , quelque
puissant qu'il soit , pût établir sur des bases solides
un gouvernement essentiellement sujet à des troubles intestins
? Mais cela implique contradiction. Oui , sans
doute , il formera bien une constitution ; il en deviendra
même , si l'on veut , le premier magistrat ; mais par cela
seul qu'elle sera populaire , il sera en butte aux attaques
de l'ambition qui voudra le supplanter ; et si l'on ne peut
pas se servir de son ouvrage pour le renverser , on attaquera
son ouvrage lui- même , ou l'on en fera plier les
principes dans le sens le plus favorable aux changemens
qu'on aura projetés.
>> Nous avons vu le directoire exécutif et les partis avec
lesquels il était en opposition , invoquer tour-à -tour et
violer les mêmes principes constitutionnels , suivant que
cela convenait à leurs intérêts . Ici on adoptait les élections
faites par la majorité ; là on les repoussoit pour
adopter celles de la minorité . Cela ne tenait pas seulement
à la faute des gouvernans , mais aux vices mêmes de la
constitution , qui ouvroit le champ à tous les ambitieux.
>> Si l'on nous dit que les Etats-Unis d'Amérique nous
offrent maintenant l'exemple d'une république sagement
FLOREAL AN XII. 327
constituée , nous répondrons qu'il n'y a aucune comparaison
à faire entre un peuple encore presque neuf, dont
la majorité éparse sur un territoire immense , et s'occupant
presque uniquement d'agriculture , conserve toute ,
la simplicité de ses moeurs primitives , et une nation parvenue
depuis long-temps au plus haut degré de civilisation
, et où le besoin des richesses s'est introduit avec le
luxe , et la corruption des meurs avec le luxe et le besoin
des richesses.
>> ....
La fâcheuse expérience que nous avions faite du
gouvernement démocratique , eut du moins cet avantage ,
qu'en l'an 8 elle nous ramena au système nécessaire de
l'unité de pouvoir et d'action dans les mains du premier
consul. Mais on méconnut la nécessité de l'hérédité de
pouvoir dans la même famille. Des événemens et la force
des choses nous y ramènent aujourd'hui , et ce sont nos
ennemis qui nous la font sentir par leurs attentats reitérés
contre la personne du premier consul ....
» Il n'y a que l'hérédité qui puisse prévenir les dangers
que des exemples assez récens ne nous permettent pas ,
de regarder comme chimériques . Quel est l'homme qui ,
pensant aux déchiremens que le système électif a fait
éprouver à la Pologne , ne craindroit pas d'exposer son
pays à de si grands malheurs ? .....
"
» Les Anglais , dans l'avant-dernier siècle , après bien
des efforts inutiles pour établir chez eux la démocratie
fatigués des agitations que des essais infructueux leur
avaient causées , se virent forcés de se reposer dans le
gouvernement qu'ils avaient proscrit. Les Français ne sont
point réduits à cette fâcheuse nécessité . Non , ce ne sera,
point en faveur d'une dynastie dégénérée , transfuge et
qui a trahi la patrie , que nous rétablirons l'hérédité ; et
quelle que soit notre admiration pour le héros que la
reconnaissance publique y appellera , nous ne lui sacrifierons
point, comme on l'a dit , notre liberté pour prix
de ses cervices. Jamais un vou contraire aux principes de
la souveraineté du peuple ne sortira du sein du tribunat ;
et celui que nous nous proposons d'émettre en ce moment ,
n'a pour objet que de consolider les institutions qui seules ,
peuvent garantir à la nation l'exercice de ses droits.
n Il ne s'agit pas
de conférer à qui que ce soit le pou
voir absolu. Ce vou impie ne peut entrer dans le coeur.
d'aucun de nous ; et quand même nous serions assez, lâches.
pour le former , il seroit repoussé avec indiguation par
328 MERCURE DE FRANCE,
"
tous les Français ; il le seroit , n'en doutons pas , par
celui-là même en faveur de qui nous l'aurions formé .
>> La nation a repris l'exercice de sa souveraineté , elle
ne se dessaisira point de ses droits, qui trouveront toujours
des défenseurs dans le sénat , dans le corps législatif , dans
le tribunat et dans le gouvernement lui-même , qui saura
les respecter et les maintenir.
» Ainsi tout ce qui existe sera conservé ou amélioré.
La nation continuera d'exercer sa souveraineté par l'organe
des représentans qu'elle aura choisis pour l'interprétation
et la conservation des lois fondamentales de l'em»
pire , pour la confection des lois civiles et criminelles ,
et pour le consentement des contributions publiques....
» Mais que parle-t-on de noblesse et de priviléges héréditaires
? Non , il n'y aura plus parmi nous d'autre distinction
que celle que donneront les vertus et les talens ,
d'autre considération que celle qu'on acquerra par ses services
personnels ; et n'est-ce pas , nous le répétons encore ,
pour maintenir ces précieux avantages de la révolution
que nous voulons consolider le gouvernement qui seul
peut nous les garantir ? . .
» En mettant la forme de votre gouvernement en harmonic
avec celle que les puissances étrangères ont adoptée
, vous n'êtes plus pour elles un sujet d'inquiétude continuelle
; vous faites cesser un état secret , mais réellement
permanent , de préventions contre la France , et vous détruirez
peut-être la cause éventuelle de plusieurs guerres
sanglantes....
» Hâtons-nous donc , citoyens tribuns ; n'attendons pas
que l'armée , dans un mouvement d'enthousiasme bien légitime
pour le chef auguste qui va bientôt la mener à
de nouvelles victoires , nous devance , en l'élevant sur le
bouclier ; qu'il reçoive du vou calme et réfléchi de la
nation entière la dignité héréditaire d'empereur de la république,
et qu'il soit déjà revêtu de la pourpre impériale
forsqu'il ira montrer à l'Angleterre le héros et le vengeur
de la France . >>
Voici le projet d'arrêté que votre commission m'a
chargé de vous présenter :
Le Tribunat , considérant qu'à l'époque de la révolution
, où la volonté nationale put se manifester avec le plus
de liberté , le voeu général se prononça pour l'unité individuelle
dans le pouvoir suprême , et pour l'hérédité de
ee pouvoir ; que la famille des Bourbons ayant , par sa
.
FLOREAL AN XI I. 329
conduite , rendu le gouvernement héréditaire odieux au
peuple , en fit oublier les avantages , et força la nation
à chercher une destinée plus heureuse dans le gouvernement
démocratique ; que la France', ayant éprouvé les divers
modes de ce gouvernement , ne recueillit de ces effets que
les fléaux de l'anarchie ; que l'état étoit dans le plus grand
péril lorsque Bonaparte , ramené par la Providence , parut
tout-à-coup pour le sauver ; que sous le gouvernement
d'un seul la France a recouvré au dedans la tranquillité ,
et acquis au dehors le plus haut degré de considération
et de gloire ; que les complots formés par la maison de
Bourbon , de concert avec un ministère implacable ennemi
de la France , l'ont averti du danger qui la menace , si ,
venant à perdre Bonaparte , elle restoit exposée aux agitations
inséparables d'une élection ;
dans
Que le consulat à vie et le droit accordé au premier
consul de désigner son successeur , ne sont pas suffisans
pour prévenir les intrigues intérieures et étrangères qui ne
manqueraient pas de se former lors de la vacance de la
magistrature suprême ; qu'en déclarant l'hérédité de cette
magistrature , on se conforme à la fois à l'exemple de tant
de grands états anciens et modernes , et au premier voeu
que la nation exprima en 1789 ; qu'éclairée par l'expérience
, elle revient à ce voeu plus fortement que jamais ,
et le fait éclater de toutes parts ; qu'on a toujours vu ,
toutes les mutations politiques , les peuples placer le pouvoir
suprême dans la famille de ceux auxquels ils devaient
leur salut ; que quand la France réclame pour sa sûreté
un chef héréditaire , sa reconnaissance et son affection
appellent Bonaparte ; que la France conservera tous les
avantages de la révolution par le choix d'une dynastie
aussi intéressée à les maintenir , que l'ancienne le serait
à les détruire ; que la France doit attendre de la famille
de Bonaparte , plus que d'aucune autre , le maintien des
droits et de la liberté du peuple qui l'a choisi , et toutes
les institutions propres à les garantir ; qu'enfin , il n'est
point de titre plus convenable à la gloire de Bonaparte ,
et à la dignité du chef suprême de la nation française ,
que le titre d'Empereur :
Le tribunat , exerçant le droit qui lui est attribué par
l'art. 29 de la constitution, émet le vou; 1 °. que Napoléon
Bonaparte , premier consul , soit proclamé Empereur des
Français , et , en cette qualité , chargé du gouvernementde
la République française ; 2° . que le titre d'empereur et le
pouvoir impérial soient héréditaires dans sa famille , de
330 MERCURE DE FRANCE,
mâle en mâle , et par ordre de primogéniture ; 3° . qu'en
faisant , dans l'organisation des autorités constituées , les
modifications que pourrait exiger l'établissement du pou
voir héréditaire , l'égalité , la liberté , les droits du peuple
soient conservés dans leur intégrité. Le présent voeu sera
présenté au sénat par six orateurs qui demeurent chargés
d'exposer les motifs du voeu du tribunat.
Le C. Gallois présente au tribunat son opinion sur le
troisième article du projet d'arrêté.
<< Il est impossible en effet qu'à la longue , et dans un
espace de temps indéfini , une puissance héréditaire , séparée
des institutions qui doivent lui servir à la fois de
garantie et de limites , ne s'use par ses excès , ou ne se
dégrade par ses foiblesses ; mais la fatale expérience du
genre humain n'a que trop appris que ce n'est point la sagesse
des peuples qui se présente alors pour corriger ces
abus ; c'est l'anarchie qui se charge de la punir aux dépens
du gouvernement et des peuples . Ces grandes catastrophes
des corps politiques , lents mais inévitables résultats de la
lutte des opinions et des sentimens contre un ordre de
choses devenu intolérable , sont la plus horrible calamité
des peuples. C'est donc cette funestes crise que le devoir
des législateurs qui stipulent pour l'intérêt des générations
futures , est de prévoir et de prévenir par tous les moyens
qui appartiennent à la prudence humaine.
» Notre fonction , tribuns , n'est point de présenter les
diverses parties du systême politique dont la France a besoin
dans les circonstances où elle se trouve ; mais notre devoir
était de déclarer que ce systême , pour être veritablement
national , pour être durable , ne peut être séparé des principes
de la liberté , de l'égalité , des droits du peuple , en
un mot , de toutes les idées et de tous les sentimens qui
forment aujourdhui l'opinion de la grande société européenne
, et qui sont devenus en quelque sorte la conscience
du genre humain. Notre devoir était d'en faire la déclara➡
tion solennelle , et de porter au sénat l'expression de ce
voeu. »
L'hérédité du pouvoir exécutif , dit- il , n'est qu'une partie
du systême politique. Le grand changement qui va être
opéré dans la principale partie de notre systême politique ,
exige dans les autres parties des changemens analogues .
Il faut de nouvelles combinaisons , de nouvelles distributions
de pouvoir pour rendre le système complet , et par
conséquent donner à la puissance exécutive elle -même , la
force réelle et la stabilité dont elle a besoin pour être utiles
au corps politique.
FLOREAL AN XII. 331
>>Il faut de nouvelles institutions qui , en déterminant avec
exactitude les caractères du pouvoir d'exécution et des
autres pouvoirs correspondans , défendent la nation contre
les abus et les erreurs d'un gouvernement héréditaire , en
méme temps qu'elles puisse défendre ce pouvoir contre les
entreprises de l'ambition et les attentats des passions particulières
; qui placent à côté de ce pouvoir des forces teujours
prêtes à faciliter sa marche dans les temps ordinaires ,
à l'assurer dans les temps difficiles, à le préserver lui-même
de l'irrégularité de ses mouvemens , et à maintenir à jamais
son action dans sa sphère constitutionnelle , pour son propre
intérêt , autant que pour l'intérêt public , par des
moyens paisibles et légitimes , et par conséquent prévus
et d'avance établis.
pro-
» C'est sur-tout dans les gouvernemens héréditaires
que les caractères de l'autorité doivent être déterminé
avec le plus de soin. Le principal avantage du système hé ,
réditaire exécutif est de mettre plus de suite dans les
jets , plus d'unité dans les vues , plus d'accord dans les dé->
tails , plus de force dans l'ensemble de toute la partie exécutive
, en y portant l'attention , la surveillance et le soin
d'une sorte de propriété personnelle .
» Mais de cet avantage même naît aussi trop souvent
un de ces plus grands inconvéniens. Cette disposition ,
propre à consolider et accroître le pouvoir , expose souvent
au danger de le consolider et de l'accroître par des moyens
que ne peuvent avouer ni l'intérêt public , ni la liberté
publique.
» Ce n'est pas , quoiquon le disent généralement , qu'il
y ait une opposition véritable et fondée dans la nature des
choses, entre l'intérêt d'un état et l'intérêt de son gouvernement
: l'expérience et le raisonnement prouvent que le véritable
intérêt de l'un estla même chose que l'intérêt de l'autre ;
mais l'expérience et le raisonnement apprennent aussi que
les hommes ne savent pas toujours reconnoître leur véritable
intérêt où il est ; et c'est à la loi à prévenir d'avance ,
dans les choses qui sont de sou ressorti, les erreurs des passions
particulières qui peuvent influer sur l'intérêt public.
C'est ici sur-tout que la loi doit être éminemment prévoyante;
car à cette prévoyance est attachée la conservation
de l'ordre politique tout entier.
Le président met aux voix le projet d'arrêté : tous les
membres se lèvent simultanément pour l'adoption , excepté
le membre qui a marqué son opposition.
"
Le C. Jard-Panvilliers est nommé premier orateur pour
porter demain au sénat le voeu qui vient d'être émis par Ie
1
332 MERCURE DE1 FRANCE ,
tribunat. Les noms des cinq autres orateurs sont tirés au
sort.
Sahuc obtient la parole : Tribuns , dit-il , je viens vous
entretenir au nom de l'armée . Le voeu que vous venez
d'émettre est aussi le sien elle l'a manifesté sur-tout dés
l'an 7 , lorsque , sacrifiée aux combinaisons étroités du directoire
, elle fut contrainte de céder au nombre , et de
quitter un champ de bataille témoin de ses victoires . Elle
tourna en soupirant ses regards vers le vainqueur de l'Egypte.
Dès-lors elle l'eût élevé sur le pavois , et eût , par
cet acte de dévouement , de raison et de justice , avancé
le retour de sa prospérité et de sa gloire. Avec quel transport
elle va apprendre que le plus cherde ses voeux se réalise
aujourd'hui ! Que d'actions de graces sa reconnaissance va
rendre au tribunat , organe et interprête de ses desirs ! Mais
il est temps de consommer l'acte dépositaire de ce vou
commun. Tribuns , je demande que chaque membre soit
admis à signer le procès-verbal de la séance de ce jour ,
conjointement avec le bureau. - Adopté.
Un huissier présente le procès-verbal manuscrit à chaque
membre, qui le signe avec empressement. Arrivé à la place
du C. Carnot , l'huissier lui présente le procès-verbal ; le
C. Carnot en parcourt les feuillets , et le remet aux maius
de l'huissier , sans y mettre sa signature .
PARI S.
t
Un des magistrats de sûreté de Paris , le cit. Fardel ,
est en prison à Versailles , où s'instruit une dénonciation
très-grave faite contre lui au grand-juge par le tribunalcriminel
spécial de la Seine. Il a jeté dans le public plusieurs
mémoires , où il accuse à son tour quelques- uns des
juges du tribunal qui l'a dénoncé. On a sans doute regardé
son procédé comme une récrimination ; car il est
jusqu'à présent seul détenu , et seul en jugement . Il réclame
contre son arrestation , et prétend qu'on devait se .
borner au mandat d'amener décerné d'abord contre lui
par le directeur du jury d'accusation , et que le magistrat
de sûreté de Versailles n'avait pendant l'instruction commencée
que le droit de requérir.
-Il vient de paraître une nouvelle brochure de M. de
Montgaillard ,finitulée : La France sous le gouvernement
de Bonaparte. Elle est de trois feuilles d'impression , et se
vend chez le Normant , rue des Prêtres Saint-Germain- ›
l'Auxerrois , nº. 42. Prix : 50 centimes, et 75 centimes
par la posje.
2.ERA
( N°. CL. ) 22 FLOREAL an
( Samedi 12 Mai 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
5.
POÉSI E.
BOUTADE PHILOSOPHIQUE.
A MON A M I.
Paris , janvier 1784 (1 )
rói, dont la muse polie ,
Riant des hommes et du sort ,
Souvent près de femme jolie
Boit , chante et rime sans effort :
Mon jeune Horace , aimable frère
D'une soeur plus aimable encor ,
( Cela soit dit sans te déplaire ) ,
Ne pourrais - tu charmer l'ennui
}
( 1 ) Cette épître familière , quoiqu'ancienne , n'avait point encore
été publiée.
Y
334 MERCURE DE FRANCE ,
Qui de mes jours mine la trame ?
Plus morne que l'auteur d'un drame ,
Las de moi -même , et las d'autrui
Sur un luth qui très- mal résonne
Promenast mes doigts engourdis ,
En vain d'une voix qui détonne
J'appelle et l'Amour et Cypris :
Mon front , que le chagrin sillonne ,
Epouvante l'essaim des ris ;
Un souffle mortel empoisonne
Les fleurs qui me paraient jadis ;
Et les roses de ma couronne ,
Il les transforme en noirs soucis.
Auprès de la flamme rougeâtre
D'un tison tirant sur sa fin ,
Le nez avancé dans mon âtre ,
Un soufflet sans ame à la main ;
Au lieu d'un aimable refrain ,
Sur une belle à l'air folâtre ,
Ou sur les lis d'un sein d'albâtre
Ou sur l'incarnat d'un beau teint,
Je roule en mon cerveau malade
Quelque soliloque maussade
Sur les travers du genre humain .
Eh ! qui n'a pas , par incartade ,
Un peu médit de son prochain ?
Du sommet d'une humble guérite ,
Voisine du palais des vents ,
Insulter aux lambris des grands ,
Dont jamais on n'eut la visite ;
Gravement faire de son gîte
Le sanctuaire des talens ,
Le temple unique du mérite ;
Tonner contre les moeurs du temps ,
Et ne voir , modeste Héraclite ,
Excepté soi , que des méchans ;
FLOREAL AN XII. 335
Se targuer d'une ame plus fière ,
Que Diogène en son tonneau ;
Sous les lambeaux de la misère ,
Traiter l'or d'horrible fléau ,
Et , cul - de -jatte solitaire ,
Sans pitié maudire in petto
Les doux péchés qu'on ne peut faire ; /
Endoctriner les potentats ,
Dans un long et savant système ,
Où l'auteur ne se comprend pas ;
Régler l'intérêt des états ,
Sans pouvoir se régler soi- même
Enfin , dans un écrit nouveau ,
Pour prix de sa vertu suprême ,
S'adjuger un beau diadême ,
Comme fit Jean -Jacques Rousseau
Que cet orgueil philosophique
Console bien un pauvre humain ,
Lorsqu'en son ame léthargique ,
Les soucis , au front peu badin ,
Versent leur poison narcotique !
Ma foi , le remède est divin.
Oui , tandis qu'à part moi je gronde ,
N'ayant rien à faire de mieux ;
Que par charité je vous fronde
Les rois , les belles et les Dieux ;
Que dans ma course vagabonde ,
Sans sortir de mon coin poudreux ,
Comme Homère , en un pas ou deux ,
J'arpente la machine ronde ,
Tançant , dans un sermon plein d'art ,
Le Haron caché sous sa hutte ;
L'Iroquois errant au hasard ,
Réduit à l'instinct de la brute ;
Le Lapon , qui sans cesse lutte
Contre un ciel arméde frimas;
336 MERCURE DE FRANCE ;
Le Nil , adorateur des chats ;
Le Chinois qui , dans ses pagodes ,
Se croit plus vieux de trois mille ans ,
Que nous , petits - maîtres pimpans ,
Si profonds dans les arts commodes ,
Et célèbres depuis long- temps
Par nos caprices et nos modes :
Alors tout fier , en vérité ,
Du bon sens dont ma tête abonde ,
Par arrêt de ma vanité ,
Me voilà le seul sage au monde....
Cela donne de la gaîté .
Que dis -je ? la mélancolie
Me poursuit jusqu'en ce moment.
Malgré moi je bâille en rimant ,
Et de ma veine à l'agonie
Le vers coule plus lentement .
Pour m'égayer , je veux médire ;
Mais, en dépit d'un ton railleur ,
Ma bouche n'a qu'un faux sourire ,
L'ennui réel est dans mon coeur.
D'une étude pénible et vaine ,
Ainsi le poète entêté ,
En maudissant vingt fois sa peine ,
Vante sa douce oisiveté ;
Ainsi le forçat à la chaîne
Chante , en ramant , la liberté .
Revenez , enfans de Cythère ,
Consolez votre nourrisson ;
Revenez , et , pour me distraire ,
Offrez-moi l'ensemble mignon
D'un sein naissant , d'un air fripon ,
D'une taille fine et légère ,
D'un son de voix doux et flatteur ,
D'un oeil tour-à-tour fier et tendre ,
Qui sache allumer et défendre
1
FLOREAL AN XII 337
Les transports d'une heureuse ardeur .
Peignez..... Mais j'entends Emilie ,
Adieu Sénèque , adieu Platon !
Grands docteurs en philosophie ,
Vous parlez d'or ; mais au sermon ,
Le sage même , hélas ! s'ennuie ,
Quand le chapitre est un peu long.
Raison est quelquefois folie
Folie est quelquefois raison ;
Et pour le bonheur de la vie ,
Je troquerais tout le Charron ( 1 )
Contre un feuillet d'Anacréon ,
Contre un regard de mon amie.
Et toi , que Pharsale a vu fuir ,
Caton ! tu parlas comme un livre ,
Mais comme un sot pourquoi mourir ?
Nous n'avons qu'un instant à vivre ;
Bien fou qui l'enlève au plaisir ( 2 ) !
D. G.
A TORQUATUS.
Sur le Retour du Printemps et la Certitude de la Mort.
Diffugere nives , redeuntjam gramina campis , etc.
HOR. lib. 4 , od. 7.
La neige a disparu ; déjà l'herbe naissante
Etale à nos regards sa tige verdoyante :
Les arbres ont repris l'éclat de leurs rameaux,
Et la terre revêt mille charmes nouveaux ;
Les fleuves , entraînés long- temps hors de leurs rives ,
Roulent plus lentement leurs ondes fugitives .
(1 ) Auteur de la Sagesse.
( 2 ) Les personnes qui ne sont pas étrangères à la littérature
reconnaîtront sans doute ici l'auteur de l'Imitation en vers de la
guerre civile de Pétrone , et de plusieurs pièces insérées dans cette
feuille , toutes remarquables par leur facilité et leurs graces.
3
338 MERCURE DE FRANCE ,
Aglaé se parant de guirlandes de fleurs ,
Dans nos champs reverdis ose mener des choeurs.
N'espérez point , ami , des choses immortelles ;
Tout nous en avertit : l'an qui fuit sur des ailes ,
Le jour que l'heure emporte avec rapidité.
Le zéphyr, tous les ans , de ses tièdes haleines ,
Fait cesser les frimas , vient réchauffer nos plaines,
Le printemps , à son tour , est chassé par l'été ;
Aux chaleurs du Cancer a succédé l'automne ,
Et , malgré ses présens , la fertile Pomone
Fuit devant les autans qui soufflent en ces jours.
L'astre qui , chaque mois , recommence son cours ,
Nous ramène avec eux leurs rigueurs ou leur charmes ;
Mais nous, quand par la mort nous tombons moissonnés ,
Dans la nuit du tombeau , triste séjour des larmes ,
A ne revivre plus nous sommes condamnés .
Il ne reste de nous qu'une froide poussière.
Puisqu'encore vos yeux s'ouvrent à la lumière ,
Donnez avec plaisir , gardez - vous d'amasser
Des biens qu'à des ingrats il vous faudra laisser ;
Richesse , esprit , talent , rien ne peut nous défendre
Du sort , qui chez Pluton doit nous faire descendre .
Pour Hippolyte en vain Diane supplia ;
Et pour Pirithous dans le séjour des ombres
Thésée osa paraître : il gémit , il pria ,
Sans pouvoir l'arracher de ces demeures sombres.
LE PAYSAGE.
FRAGMENT.
1
QUE la nature est belle dans ces lieux !
Quelle variété des plus brillantes scènes !
Là , des monts escarpés ; ici , de vastes plaines ;
Plus loin , jusques au ciel , ces bois audacieux
Semblent porter l'orgueil de leurs têtes hautaines
Dans ces vallons je goûte un frais délicieux ;
FLOREAL AN XII. 339
On dirait qu'en îlots partageant la prairie ,
Et s'égarant comme la rêverie ,
Ces ruisseaux argentés , après mille détours ,
Veulent recommencer ou prolonger leur cours.
Au- dessus , en festons la vigne épanouie ,
De son feuillage vert tapisse les coteaux ,
Ou de l'orme stérile embrasse les rameaux .
Les champs , tels qu'un parterre immense ,
Sont divisés en cent compartimens ,
Dont jamais le compas n'a réglé la distance ,
Dont l'art jaloux n'a point tracé les plans.
L'horizon azuré , qui se perd dans la nue ,
Par ses illusions charme et séduit la vue.
Dispersés au hasard , des moulins , des châteaux,
Des toits rustiques , des villages ,
Des pâtres gardant leurs troupeaux ,
Des bergères dansant à l'ombre des bocages ,
Par leur gaîté folâtre animent ces tableaux .
KÉRIVALAN T.
ENIGM E.
Tu vois , en moi , lecteur , un être singulier ;
Tel m'a déjà compté , recompté par millier ,
Qui ne m'a jamais vue :
Je suis pourtant chose connue .
Chacun , pour soi , vcut me multiplier ,
Et tout , pour me gagner , travaille dans le monde ;
C'est moi , qui fais que chez toi tout abonde ;
Je ne suis ni d'argent ni d'or ,
Ni de cuivre non plus . Ce n'est pas tout encor :
Je suis une monnaie , ou je n'en suis pas une .
Voilà de quoi chercher , et jusque dans la lune ;
Mais je vais , en deux mots , finir ton embarras ;
la lettre T , je me trouve alongée ,
Frémis de voir combien je suis changée !
Je puis alors te donner le trépas.
Si
par
4
340 MERCURE DE FRANCE ;
LOGO GRIPHE,
FRÊLE et léger enfant du matin de l'année ,
Si j'ai l'éclat des fleurs , j'en ai la destinée ,
Et souvent un soleil me voit naître et mourir.
Dans mes huits pieds , lecteur , tu pourras découvrir
L'arbre ami des frimas , dont la sombre verdure
Semble porter , l'hiver , le deuil de la nature ;
Le fleuve où Phaéton finit son triste sort ;
L'épouse de Jacob ; un habitant du Nord ;
L'oiseau qui de l'orgueil est l'ordinaire emblême ;
L'aliment que l'on doit à l'art de Triptolême ;
La fille d'Inachus ; un fruit doux et vermeil ;
Un petit animal dont l'inquiet réveil
Prévient l'aube du jour ; un supplice ; une plante ;
Ce fleuve si fameux qui des fils d'Israël
Vit dans les anciens jours la fuite triomphante ;
Un quadrupède fier ; un habitant du Ciel ;
Et ce Dieu qui , brûlé des ardeurs les plus vives ,
Poursuit, la mine en feu , les Nymphes fugitives.
С. ДЕ Р.
CHARA D E.
C'est toi que j'ai choisi , lecteur , pour mon premier ;
Prends -le pour mon second , ce sera mon entier.
P.**
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Diete.
Celui du Logogriphe est Amour, où l'on trouve mur, or
Celui de la Charade est Chauve- souris.
1
FLOREAL AN XII. 341
L'Enéide , traduite ' par J. Delille ( 1) .
LE talent de M. Delille a obtenu depuis longtemps
une si légitime et si flatteuse célébrité , que
je crois m'apercevoir qu'on ne lui donne plus
que des éloges ou faibles ou excessifs ; et il me
semble que la critique la plus sévère peut seule honorer
un homme qui s'est mis en quelque sorte
au - dessus de la louange. La marque la plus sincère
d'admiration qu'on pût lui donner , seroit de juger
son ouvrage avec une rigueur capable de réduire
au désespoir tout autre talent que le sien.
Cette rigueur montrerait mieux que tous les éloges
ce qu'on croit devoir en attendre , et elle tournerait
à sa gloire , en le forçant de donner tout ce
qu'il peut produire. La supériorité accablante de
Virgile ne peut plus être une excuse et une consolation
que pour la médiocrité . Depuis que les
hommes du grand siècle ont fait voir de quoi notre
langue était capable , il n'est plus permis de penser
que l'Enéide , toute parfaite qu'elle est , n'y puisse
paraître que dans un style indigne de l'original ; et
( 1 ) L'Enéide , traduite en vers français , avec des remarques sur les
beautés du texte ; par J. Delille.
In- 12 , sans texte , 2 gros vol, d'environ 1000 pages.
Petit in- 12 , sans le texte , papier commun. fr . et 9 fr.
par la poste.
7
In-4° . avec le texte, 4gros vol. d'environ 1800 pages.
Papier commun , jésus, sans fig.
Go fr.
-
-
vélin grand- jésus , superfin , cartonné , 4 fig. • 240
Le même, sat. et cart . , orné de 16 fig. avant la let . 360
In-18 , avec le texte, 4 gros vol. d'environ 1800 pages.
Papier fin grand-raisín , avec 4 fig .. 14 fr . , et 16 fr. par la poste.
A Paris , chez Giguet et Michand , imprimeurs- libraires , rue des
Bons-Enfans , n° .6; et chez le Normant , rue des Prètres S. G. l'Aux.
342 MERCURE DE FRANCE ,
quelqu'admirable , après tout , que soit le talent
d'un traducteur , il ne faut il ne faut pas s'imaginer , comme
font quelques personnes , que celui même qui rendrait
fidèlement toutes les beautés de la diction
d'un Virgile ou d'un Racine , fût pour cela leur
égal , puisqu'il n'aurait encore aucun mérite d'invention
. On peut donc ici se montrer exigeant ,
sans craindre de paraître injuste ni déraisonnable ,
et le traducteur des Georgiques nous a donné le
droit d'être difficiles . Ce motifjustifiera la liberté
de mes remarques ; je ne craindrai pas de pousser
trop loin l'esprit d'examen et de censure : je dirai
tout ce que la perfection de Virgile m'inspire ; et
si le célèbre traducteur m'en paraît trop éloigné ,
je rendrai tout à- la - fois hommage à la vérité et au
talent , en montrant qu'il est resté au - dessous de
lui- même , faute de travail ou de conseil .
La préface de M. Delille mériterait une attention
particulière , et j'avouerai qu'elle m'a causé
bien de l'étonnement par la nouveauté et la hardiesse
des choses qui y sont avancées sans preuve,
Je n'oserais me persuader qu'il ait pris à tâche de
contredire ce que tout le monde a pensé jusqu'ici
de Virgile et d'Homère ; mais si le jugement qu'il
en porte était aussi vrai qu'il est nouveau , il faudrait
croire que personne n'a encore su lire ni estimer ces
deux poètes. Il lui a sans doute paru piquant d'ôter
à l'un les qualités que tout le monde lui reconnaît
et de donner à l'autre celles que personne ne lui
accorde. Mais il est plus aisé de contredire
que de
convaincre , et la témérité des assertions ne rend
que plus visible la faiblesse des preuves. Lorsque
M. Delille ose soutenir qu'Homère , avec tout son
génie , n'a pu s'empêcher de donner à tous ses héros
le même courage et une très-grande ressemblance
, il révolte le sentiment de tous les hommes
de goût qui savent que ce poète , vraiment créaFLOREAL
AN XII. 343
teur , a poussé la variété jusqu'à inventer plusieurs
sortes de bravoure , et à diversifier le même caractère
par les nuances qu'il y a mises , de telle sorte
que ses héros , quoique tous braves , le sont pourtant
d'une manière absolument différente . Lorsqu'ensuite
M. Delille entreprend de prouver que
l'Enéide est plus variée que l'Iliade , et qu'après
avoir accusé Homère d'uniformité , il dit expressément
qu'il n'y a rien de pareil dans Virgile ; lorsqu'il
affirme que, dans la peinture des combats ,
1 poète latin fait paraître une fécondité d'imagination
pour le moins égale à celle d'Homère , c'est
assurément heurter le sentiment général d'une manière
bien violente . Mais je n'entrerai pas encore
dans cette discussion . Ces paradoxes , et plusieurs
autres de la même nature , seront mieux examinés
dans le courant du poëme , où les preuves viendront
à l'appui du raisonnement .
Pour peu qu'on ait de véritable critique , on
doit sentir qu'il est impossible de juger de la traduction
d'un ouvrage tel que l'Enéide , sur quelques
morceaux choisis , d'une réputation plus brillante
parmi les connaisseurs , et sur lesquels le traducteur
a pu s'attendre que la critique jetterait d'abord les
yeux. Ces morceaux d'éclat , objets d'une lutte particulière
, ne constatent que les efforts d'un moment
, et ne donnent aucune idée de cette capacité
vaste qu'exige un ouvrage de si longue haleine.
Il faut donc entrer dans des considérations plus
générales. Il s'agit d'examiner quel est l'esprit de
Virgile , quel est son goût , quels sont les caractères
distinctifs de son style , et si le traducteur les a conservés
dans le sien . Or , je remarque que M. Delille
s'en est éloigné de deux manières , toutes deux capables
non-seulement d'affaiblir les couleurs , mais
de changer même le fond de la diction : 1º. il a
substitué à la brièveté de Virgile un caractère ha344
MERCURE DE FRANCE ;
bituel de prolixité ; 2º . il a altéré la vérité et le naturel
de son style par trois sortes d'enflure qui se
font remarquer dans les idées , dans les images et
dans l'harmonie.
La prolixité que je considère ici ne consiste
pas dans cette espèce de longueur que le traducteur
le plus heureux ne peut pas toujours éviter ,
parce qu'une telle expression ou tel tour qui tient
au génie de la langue originale peut offrir une
résistance invincible ; mais je parle de celle qui
délaye les idées , et qui allonge le discours sous
prétexte d'arrondir la phrase ; défaut vraiment
capital , qui òte à la pensée toute sa profondeur ,
aux figures toute leur vivacité , au style tout son
nerf. Le premier livre du poëme , sans chercher
plus loin , nous offrira assez d'exemples de ces trois
caractères .
L'exposition de l'Enéide est un chef- d'oeuvre
de simplicité . Les six premiers chants sont renfermés
exactement dans ces deux vers :
Multum ille et terris jactatus et alto ,
Vi superúm , sævæ memorem Junonis ob iram.
Et les six derniers se trouvent de même tout entiers
dans les trois suivans :
Multa quoque et bello passus , dùm conderet urbem ,
Inferretque deos Latio : genus unde Latinum ,
Albani que patres , atque altæ moenia Romæ.
On ne peut être ni plus simple , ni plus court.
Comparez maintenant à ce peu de paroles les douze
vers que M. Delille en a tirés :
Errant en cent climats , triste jouet des flots ,
Long-temps le sort cruel poursuivit ce héros ,
Et servit de Junon la haine infatigable.
Que n'imagina point la déesse implacable ,
Alors qu'il disputait à cent peuples fameux
Cet asile incertain tant promis à ses dieux
FLOREAL AN XII: 345
Qui doit au Latium sa brave colonie ,
Qui dut mêler son sang au vieux sang d'Ausonie ,
Préparait le berceau de ces fameux Albains ,
Nobles fils d'Ilion , et pères des Romains ,
Et leur cité de Rome un moment la rivale ,
Et des vainqueurs des rois la ville impériale ?
Sans parler ici du style de ces vers , peut - on
connaître Virgile et ne pas sentir que ce développement
énerve sa pensée , et que l'emphase qui
y paraît dénature le caractère de son esprit ?
Peut on ne pas voir que c'est ôter à sa muse le
mérite qui la distingue , ce mérite rare et modeste
qui consiste à annoncer de grandes choses
du ton le plus simple, et à resserrer dans une brièveté
énergique tout le fond des plus magnifiques
événemens de son poëme ?
Il
Sa Muse en arrivant ne met pas tout en feu ,
Et , pour donner beaucoup , ne nous promet que peu.
( Art poét.)
y
a une autre sorte de brièveté , dont l'effet
est de rendre la narration rapide .
Soyez vif et pressé dans les narrations."
Virgile l'est éminemment. A peine il entre en
matière qu'il court aux merveilles de son sujet ;
c'est l'aigle qui prend son vol .
Vix è conspectu Sicula telluris in altum
Vela dabant læti , et spumas salis ære ruebant ,
Cùm Juno .
A ces deux vers pleins de rapidité , M. Delille
en substitue cinq d'une marche trainante , et embarrassée
d'une redondance de termes oiseux :
Cependant les Troyens , après de longs efforts ,
Des champs Trinacriens avaient rasé les hords ;
Déjà leurs nefs perdant l'aspect de la Sicile ,
Voguaient à pleine voile , et de l'onde docile
Fendaient d'un cours heureux les bouillons écumans.
Observez que Virgile ne peint que la joie des
Troyens qui voient flotter leurs voiles vers l'Italie ,
346 MERCURE DE FRANCE ,
vela dabant læti.... et M. Delille nous parle de
leurs longs efforts dont on ne saisit point l'objet.
Il est vrai qu'il leur fait raser les bords de la Sicile ,
ce qui pouvait être lent et pénible , au lieu que
Virgile nous les montre s'élançant du port dans la
haute mer in altum vela dabant. Les champs
Trinacriens et la Sicile n'étant qu'une même chose ,
je ne vois pas quelle grace il peut y avoir à nous
apprendre deux fois en cinq vers de quel pays
partent les Troyens , et lorsqu'on nous a dit que
leur flotte voguoit à pleine voile , et que l'onde
était docile , il est assurément inutile d'ajouter
qu'elle voguait d'un cours heureux.
II
Il y a un troisième caractère de brièveté qui
décèle un talent plus rare que les deux autres ,
parce qu'il tient à l'intelligence du coeur humain ,
et qu'il est , dans le langage des passions , une
beauté dramatique . C'est ce que Virgile observe
admirablement dans la manière dont il fait parler
Junon. Cette déesse veut écarter Enée du Latium
; mais elle sait que le destin ne le permet pas.
Cet obstacle la désole et l'humilie . Lorsqu'elle se
demande avec hauteur qui peut l'empêcher de
poursuivre sa vengeance , elle est forcée de se répondre
que le destin s'y oppose : Quippe vetorfatis !
Il faut bien dévorer cette fatale parole qui est l'écueil
de tous ses desseins ; mais elle n'a garde de
l'étendre. L'orgueil n'enfonce pas dans les sujets
mortifians , il glisse sur les humiliations comme
sur du feu , et lorsqu'il est contraint d'en parler
il économise les syllabes. Virgile n'y met que trois
mots , et M. Delille en fait quatre vers . Voici
comme il fait parler Junon :
Le destin , me dit-on , s'oppose à ma demande :
Junon doit obéir quand le destin commande .
Pergame impunément a donc pu m'outrager ?
Seule entre tous les dieux je ne puis me venger?
FLOREAL AN XII.. 347
Ainsi , tandis que , dans Virgile , Junon ne fait
qu'effleurer cette opposition humiliante qui la révolte
; dans la traduction , elle s'en repaît comme
à plaisir , et se tourne elle - même le poignard
dans le coeur. Y eut- il jamais , s'il est permis de le
dire , une amplification plus déplacée ? C'est que
M. Delille n'a pas fait attention à l'art du poète ;
il n'est pas entré dans le secret de la passion. Il n'a
pas senti la raison de cette brièveté : Quippe vetor
fatis ! Il a trouvé que ce passage n'avait pas un
rapport assez clair avec ce qui suit , comme ,
effet , il n'en a pas , et il s'est imaginé qu'il fallait
ménager là une transition bien adroite , et rétablir
la liaison des idées. Malheureuse rhétorique , qui
vient placer ses précautions et ses finesses dans le
désordre admirable de la passion !
Méditez un moment le vers de Virgile :
Quippe vetorfatis ! Pallas ne exurere classem
Argivům.
en
Le destin s'oppose à ma vengeance ! Pallas n'a-t-elle pas brûlé la
flotte des Grecs ?
vous sentirez qu'il y a là quelque chose de
brusque et d'interrompu qui n'est pas conforme
aux lois du raisonnement ; mais c'est la marque
d'une ame impétueuse qui franchit les idées intermédiaires
pour arriver au terme de sa passion .
Cette fière déesse ne s'amuse point à délayer son
humiliation et son dépit ; elle ne songe point à
préparer la suite de ses idées ; elle se garde bien ,
sur-tout , de dire qu'elle doit obéir au destin ;
elle lui oppose vivement l'exemple de Pallas. A
peine a-t -elle prononcé ce terrible arrêt qui rompt
tous les projets de sa vengeance : Quippe vetor
fatis ! qu'elle passe brusquement aux exemples qui
l'autorisent :
Pallas ne exurere classem
Argivim , atque ipsos potuit submergere ponto ?
348 MERCURE DE FRANCE ;
C'est ainsi que la passion , ordinairement si fertile
en paroles , en est quelquefois si ménagère ; et je
laisse à juger à M. Delille si c'était ici le lieu de
les prodiguer et de commenter Virgile .
Je trouve de même qu'il n'a pas observé la brieveté
convenable à la circonstance , dans le petit
discours de Vénus à Enée , au moment où cette
déesse lui apparaît dans l'équipage d'une chasseresse.
Virgile lui fait dire rapidement :
T
Heus. juvenes , monstrate mearum
Vidistis si quam hic errantem fortè sororum ,
Et le traducteur refroidit cette vivacité
détails :
Une de mes compagnes ,
Leur dit-elle , avec moi parcourait ces campagnes ;
Je ne vois plus ses pas , je n'entends plus sa voix.
Si le hasard l'a fait apparaître à vos yeux ,
O jeunes voyageurs , dites-moi dans quels lieux
Je puis la retrouver .
par
les
Le long discours d'Ilionée à Didon offre , d'un
bout à l'autre , ce même caractère de prolixité qui
fait languir le style , et j'épargne au lecteur des
citations qui ne sont plus nécessaires pour éclaircir
ma pensée .
Virgile a porté jusque dans les descriptions cette
précision nerveuse qui le distingue . C'est que son
expression est si juste , et tout ensemble si forte ,
qu'il n'a pas besoin d'y revenir à deux fois. D'un
trait il fait un tableau. Que peut - on ajouter , parexemple,
à ceux dont il peint la beauté Vénus
répand tout-à - coup sur le héros troyen , quand il
paroît devant Didon ?
ai
Namque ipsa de coram
Cæsariem nato genitrix , lumenque juventæ
Purpureum, et lætos oculis afflárat honores.
Quale manus addunt ebori decus , aut ubi flavo
Argentum , Pariusve lapis , circumdatur auro.
Quelle peinture achevée en quatre vers !
que
M. Delille
f
1
FLOREAL AN XII. 349
REP.
FRA
M. Delille enfait onze ; et l'homme degoût sentia
en les lisant , qu'il était inévitable d'affaiblir le golo
ris en le délayant de la sorte.
Vénus même à son fils prodigua la beauté ,
3 Versa sur tous ses traits ce charme heureux qui touche
Elle-même en secret , d'un souffle de sa bouche ,
Fait luire sur son front , rayonner dans ses yeux
Ce doux éclat qui fait la jeunesse des dieux ;
En boucles fait tomber sa belle chevelure ,
Et pour lui de ses dons épuise sa ceinture. ›
C'est un dieu , c'est son fils. Bien moins resplendissant ,
Sort d'une habile main l'ivoire éblouissant,
Ainsi l'art donne au marbre une beauté nouvelle ,
Ou tel , entouré d'or , le rubis étincelle .
Ce n'est pas que je prétende que M. Delille n'ait
pu très-bien , dans une description , étendre quel
ques images , comme je reconnais qu'il l'a fait
avec succès dans la peinture de cette jolie rade où
Enée se réfugie après la tempête ,
Est in secessu longo locus.
petit tableau plein de fraîcheur , que l'auteur de
la Henriade a imité , comme il a imité la tempête
, et comme un homme de son talent pouvoit
imiter Virgile . Ce n'est pas non plus que je veuille
donner à penser que la traduction de M. Delille
soit dépourvue de beaux morceaux ; et , sans sortir
de ce premier livre , je puis citer toute la rés
ponse de Jupiter à Vénus, où , à quelques taches
près , la copie est digne du modèle ; ce n'est pas
même que plusieurs des défauts que je releverar
dans son style , ne puissent , à quelques égards ,
passer pour des défauts brillans , et charmer peutêtre
certains amateurs de la poésie ; mais j'avance ,
comme une chose générale , qu'il n'a point lutté
avec assez de force contre la précision du poète
latin , qu'il a manqué de brièveté dans les occasions
où elle importait le plus , et qu'ainsi sa diction ne
peut , sous ce rapport , donner qu'une fausse idée
de la diction de Virgile.
•
Z
Cer
350 MERCURE DE FRANCE ,
Le second défaut que j'ai reproché à l'illustre
traducteur , est celui de l'enflure , et je ne me dissimule
pas que ce reproche paraîtra moins sensible
que le premier au commun des lecteurs ; , car
on doit bien s'attendre qu'un écrivain tel que
M. Delille , ne peut pas être enflé à la manière de
Brébeuf : mais il règne dans l'Enéide un naturel et
une vérité de style qui ne souffrent pas la plus légère
ombre d'affectation. Point de fausse élévation
dans les pensées , point de vaine parure dans les
images , pas le moindre effort dans l'expression ; et
c'est ce naturel charmant que j'accuse le poète
français d'avoir altéré par plusieurs sortes d'enflure
plus ou moins répréhensibles. Boileau avait bien
connu ce beau caractère de la poésie de Virgile ,
lorsqu'il s'écrie , en traduisant les premiers vers de
son poëme :
0 que j'aime bien mieux cet auteur plein d'adresse ,
Qui , sans faire d'abord de si haute promesse ,
Me dit d'un ton aisé , doux , simple , harmonieux :
Je chante les combats , et cet homme pieux,
Qui des bords phrygiens..
M. Delille a cru bien faire de corriger Boileau ,
et de mettre ce guerrier pieux ; cependant la piété
est ici le caractère de l'homme , et non pas du
guerrier Insignem pietate virum. :
J'ai déjà remarqué le ton d'emphase qu'il a mis
dans l'exposition . Virgile dit simplement : Albani
quepatres , les pères d'Albe : mais le traducteur ;
qui ne goûte pas cette simplicité , y a substitué :
Ces fameux Albains ,
Nobles fils d'Ilion , et pères des Romains .
Ailleurs , il dit : Le noble sang des rois ; comme
şi le sang des rois pouvait n'être pas noble ! Lorsque
Ilionée, après le naufrage , va implorer en suppliant
le secours de Didon , M. Delille lui fait
dire :
Sachez ce qu'on nous doit , en sachant qui nous sommes.
FLOREAL AN XII. 351
On peut bien juger qu'il n'y a pas un mot de
cela dans Virgile ; mais en revanche il s'y trouve un
vers qui est la meilleure critique d'une fierté si
déplacée ; car , Ilionée , pour disculper les Troyens
qu'on accusait d'avoir voulu envahir le pays où ils
sont jetés par la mer , répond :
Non ea vis animo , nec tanta superbia victis.
Cette violence n'est point dans notre coeur , et tant d'orgueil siérait
mal à des infortunés .
Persuadons-nous bien que c'est une fausse grandeur
que celle qui grossit les traits de Virgile . Ce
poète n'aurait pas dit que Junon
Défendait l'Ausonie aux grands destins de Troie.
Il dit tout naturellement : Arcebat longè Latio . Il
n'eût pas fait dire à Vénus éplorée ,
Que Rome adoucissait les dés stres de Troie,
parce qu'il ne faisait point de jeux de mots , et
qu'il savait bien qu'une mère affligée ne s'amuse
pas à en faire il n'eût pas imaginé de faire foudroyer
les Troyens par l'aigrette d'Achille , ni de
donner à ce héros un char tonnant , parce qu'une
aigrette et un char n'ont rien de commun avec le
tonnerre .
Lorsque Vénus instruit l'Amour à tromper
Didon , sous la figure d'Ascagne , elle termine ses
leçons par ces deux vers :
Quùm dabit amplexus , atque oscula dulcia figet;
Occultum inspires ignem , fallasque veneno.
Et M. Delille traduit :
Didon va t'imprimer des baisers pleins d'ardeur ;
Mon fils , glisse en secret ton poison dans son coeur.
Ces baisers pleins d'ardeur me paraissent un
contre-sens des plus formels , et ôtent à la pensée
de Virgile tout ce que j'y vois de fin et de délicat ;
car le poète veut dire que Didon , dans la simplis
2
352 MERCURE DE FRANCE ,
cité de son coeur , donnera des baisers pleins d'innocence
à cet enfant qu'elle prendra pour le fils
d'Enée ,
Insidat quantus miseræ deus .
Inscia Dido
et que ces baisers trompeurs la brûleront sans
qu'elle s'en puisse défier : c'est ce qui est exprimé
par oscula dulciafiget. Ces baisers si doux allumeront
des feux terribles : voilà le sens de Virgile
; mais le même esprit qui fait qu'on enfle tout
ce qu'on dit , empêche de saisir le fond vif et naturel
d'une pensée ; on voit les choses dans un
faux jour , et on prend l'ombre pour le corps.
Enfin , je remarque dans les vers de M. Delille ,
une certaine enflure d'harmonie , qui paraît venir
de l'habitude qu'a ce poète d'accumuler des termes
sonores , et de rimer par des épithètes . Le plus
grand défaut , dans ce genre , consiste à affectionner
de certains sons qui flattent d'abord , parce
qu'ils remplissent l'oreille , mais qui l'importunent
bientôt , dès qu'ils sont répétés. On ne pourrait
jamais croire , si je n'en donnais des exemples ,
jusqu'où M. Delille a poussé une affectation si indigne
de son talent , ni combien la répétition des
mêmes rimes fatigue par sa bruyante monotonie ;
Aussi , pour réprimer leur fougue vagabonde ,
Jupiter leur creusa cette prison profonde.
Et six vers après , Junon dit à Eole :
Vous à qui mon époux , le souverain du monde ,
Permit et d'appaiser et de soulever l'onde.
Eole l'ui répond :
Par vous j'ai la faveur du souverain du monde ,
Et je commande en maître aux puissances de l'onde .
Sur la 1ace des eaux s'étend la nuit profonde ,
Le jour fuit , l'éclair brille , et le tonnerre gronde.
1
FLOREAL AN XII. 353
Un
Et cédant sous leurs poids à la vague qui gronde ,
La nef tourne , s'abyme , et disparoft sous l'onde.
Ainsi tombe la vague , ainsi des mers profondes ,
Neptune , d'un coup d'oeil , tranquillise les ondes .
peu plus loin , Vénus dit à Jupiter :
Toi qui régnant dans l'air , sur la terre et sur l'onde ,
Tiens en mains et la foudre et les rênes du monde.
Et quelques lignes plus bas :'
Un jour leur race illustre , en conquérans féconde ,
Gouverneroit la terre , assujétiroit l'onde .
рец
Ce sont là de ces défauts qu'on ne daignerait pas
remarquer dans un poète moins célébre que
M. Delille. Nous verrons plus tard quels sont
les caractères de l'harmonie de. Virgile , quelle
variété enchanteresse il y a répandue , et jusqu'à
quel point son traducteur a été fidèle . Pour peu
qu'on veuille pénétrer dans les secrètes beau és
du style , on découvre une immense perspectiv
d'observations ; mais je m'arrête aux vues géné
rales que j'en ai données . En les approfondissant ,
dans la suite du poëme , le lecteur pénétrant
pourra dérober aux grands écrivains le secret de
leurs richesses , et il s'instruira tout à -la -fois par
leurs fautes et par leurs succès .
Mais , en même temps , mon dessein est d'examiner
la conduite , le merveilleux , les moeurs et
les caractères de l'Enéide , et de les comparer ,
autant que le sujet le permettra , aux poëmes
d'Homère , pour montrer à M. Delille combien
on doit de respect à ce père de la poésie , qui nonseulement
a ouvert cette difficile carrière de l'épopée
, mais qui même , dans plusieurs parties , a été
plus loin que tous les autres .
CH. D.
3
354 MERCURE DE FRANCE ,
Tom Jones, ou Histoire d'un Enfant trouvé ; traduite de
Henri Fielding , par L. C. Chéron. Six volumes in - 12.
Prix : 14 fr . , et 20 fr. par la poste. A Paris , chez
Giguet et Michaud , rue des Bons-Enfans ; et chez
le Normant, imprimeur-libraire , rue des Prêtres Saint-
Germain- l'Auxerrois , nº. 42.
DEPUIS près de soixante ans , nous avons une traduction
de ce roman , par La Place ; on nous assure aujourd'hui
que cette traduction ne vaut rien , et que La Place
ne savait que médiocrement l'anglais : l'assertion est un
peu hardie , puisqu'il serait difficile de la prouver. On ne
contestera pas du moins à cet écrivain une connaissance
parfaite du goût et de l'esprit français : Tom Jones , tel
qu'il nous l'a présenté , a réuni tous les suffrages ; s'il l'eût
traduit littéralement , ou plutôt s'il ne se fût pas permis
d'en retrancher des scènes grossières et indécentes , des
digressions fatigantes , des expressions ignobles , ce
roman n'aurait point du tout réussi en France à une époque
où nous n'avions pas encore sacrifié notre politesse , notre
religion , nos préjugés nationaux à la plus stupide admiration
pour les moeurs étrangères . M. Chéron convient
qu'il a été forcé de supprimer ce que le goût français ,
un peu trop sévère , dit - il , n'aurait pu supporter : alors ,
pourquoi reproche- t - il à La Place d'avoir fait pour le
goût bien plus pur des Français de son temps , ce que luimême
, quoiqu'à regret , est obligé de faire pour les Français
de nos jours ? Le débat entre les deux traducteurs
roule donc beaucoup moins sur le mérite qui leur est personnel
, que sur l'esprit du siècle qui devait les juger ; et
c'est en considérant la traduction de M. Chéron sous ce
rapport , que nous nous permettrons de la traiter avec une
sévérité qui ne peut l'offenser , puisqu'elle s'adresse bien
moins à lui qu'à ceux qui trouveront du plaisir à lire
Tom Jones tel qu'il plaît aux Anglais.
FLOREAL AN XII 355
•
Fielding a fait beaucoup d'ouvrages : la postérité semb'e
vouloir n'en adopter qu'un seul ; c'est Tom Jones.
Fielding , avec des qualités estimables , un esprit vif et
profond , une probité qui ne se démentit jamais , manq a
toujours d'ordre et d'économie : le goût des plaisirs , du'
luxe , de la table ne lui permit pas de ménager les ressources
que son travail et ses amis lui procurèrent ; il fut
quelquefois dans l'aisance , souvent dans le besoin , et
cette alternative de bonne et de mauvaise fortune lui apprit
à connaître les hommes. Cette connaissance n'a jamais été
le partage des gens heureux. Pour l'acquérir , il faut être
conduit par les événemens à beaucoup réfléchir sur les
autres et sur soi ; c'est pourquoi les révolutions qui nous
font souvent changer de position et de projets , qui trompent
sans cesse nos espérances et nous présentent les
hommes presque sans masque , ont toujours produit de
grands moralistes . M. de Voltaire, auquel on a voulu pendant
quelque temps accorder un génie universel , n'a
jamais connu que l'esprit de son siècle ; le coeur de l'homme
lui était entièrement étranger ; aussi , dans ses nombreux
ouvrages , trouve - t- on des traits brillans , et point de
réflexions profondes ; les personnages de ses comédies
ne ressemblent à personne ; ses contes ne révèlent aucun
secret de l'humanité ; et , dans sa correspondance , on
le surprend sans cesse avouant son dégoût pour les romans
de caractères. Il n'aimait pas Gil Blas : il est vrai que
Le Sage , en faisant la critique du public de Valence ,
s'était moqué clairement de l'enthousiasme des Français
pour les tragédies de l'ermite de Ferney , crime que ce
tolérant philosophe n'a jamais pardonné ; mais il n'avait
rien à reprocher à Fielding , et cependant il assure que
Tom Jones l'ennuie : il n'excepte de ce jugement que le
barbier Patridge ; et Patridge est une caricature .
La connaissance de l'homme , premier mérite de tous
les ouvrages littéraires , se trouve éminemment dans les
ouvrages de l'antiquité : les moeurs changent , le goût
varie ; le coeur humain reste le même , et cependant l
356 MERCURE DE FRANCE ,
offre toujours des combinaisons nouvelles à l'écrivain
abservateur. Un caractère bien saisi , un trait profond ,
une passion bien développée , sont vrais pour tous les
siècles et pour toutes les nations . L'esprit seul ne donne
qu'une vogue passagère ; les écrits qu'il dicte n'arrivent
point à la postérité , qui n'adopte et ne peut réellement
adopter que les livres qui peignent ce qui ne change
jamais , le coeur humain dans sa faiblesse , sa grandeur ,
ses passions bornées et ses desirs infinis .
Il
ly a dans Tom Jones quatre parties bien distinctes :
celle qui se compose de caractères et de passions est la pre➡
mière , et mérite les plus grands éloges : la seconde offre
une peinture des moeurs anglaises , mais de moeurs qui
ont déjà subi quelques modifications , et qu'il est permis à
un traducteur d'adoucir dans beaucoup de détails qui choqueraient
le goût de sa nation : la troisième ne contient
guère que l'expression de l'orgueil anglais à l'égard de
lui- même et des autres peuples , expression que celui qui
traduit peut se dispenser de rendre , sur-tout lorsqu'elle
est injurieuse à son pays : dans la quatrième , je mettrai
les principes littéraires particuliers à l'auteur , principes
qui ne tiennent point au fond de l'ouvrage , qui blessent
des règles fondées sur des convenances générales , et
qu'un traducteur est encore libre d'adopter ou de rejeter ,
selon qu'il estime ou méprise le jugement de ses lecteurs .
Maintenant il me sera facile de comparer l'ancienne et la
nouvelle traduction , sans être obligé de faire des citations
qui me conduiraient trop loin .
La Place nous a donné une idée si juste des passions et
des caractères mis en jeu par Fielding , dans Tom Jones ,
que ce roman a produit en France un opéra - comique qui
a eu du succès , deux comédies en cinq actes qui ont été
très -applaudies ; ce qui prouve que le fond de l'ouvrage
anglais était bien connu du public , enchanté de retrouver
sur la scène des personnages dont il avait d'autant mieux
conservé la mémoire qu'il les avait trouvés vrais . M. Chéron
m'a pu à cet égard faire mieux que son prédécesseur ; car
FLOREAL AN XII. 357
Pouvrage de Fielding est bon positivement par la raison
qui fait qu'une faible traduction de l'Iliade n'empêche
pas de reconnaître les caractères et les passions des héros
Grecs et Troyens , comme une traduction prosaïque de
l'Enéide ne peut détruire l'idée que Virgile a voulu donner
de l'amour et de la conduite de Didon.
Un roman anglais qui peint des moeurs nationales doit
offrir beaucoup de scènes d'auberge , parce que les Anglais
sont toujours sur les routes ; des voleurs de grands chemins
, parce que c'est l'usage ; des gentilshommes campagnards
buvant , chassant , jurant ; une fille qui fuit la
maison paternelle ; quelques scènes de prison moins rares
dans les pays de liberté que dans les autres ; et , si l'on
veut , des exemples de l'arbitraire qu'entraîne la presse
des matelots : qu'on ajoute de nombreux coups de poing ,
le thé , les chaises à porteur , du bruit aux spectacles , la
- minière de frapper aux portes suivant sa qualité , les
distances qui marquent les rangs , l'importance qu'on y
attache , et l'on aura une juste idée des moeurs et des usages
anglais . Tout cela se trouve dans le roman de Fielding et
dans les deux traductions . Mais Fielding a voulu montrer
dans M. Western l'excès de brutalité d'un gentilhomme
campagnard du comté de Somerset , ce qui peut amuser les
Anglais qui ont , pour juger la ressemblance de ce personnage,
des objets de comparaison qui nous manquent :
aussi La Place a cru qu'il suffisait de nous présenter
M. Western avec ce qu'il a d'originalité dans le caractère
et dans les manières , et qu'il devait nous éviter des détails
auxquels nous ne croirions point , parce qu'ils sont autant
contre le bon sens que contre nos moeurs . M. Chéron n'en
a pas jugé de même , et nous sommes réduits à croire
qu'un gentilhomme anglais dit en parlant d'un autre
gentilhomme qu'il respecte : « J'irai lui proposer ma fille
en mariage pour son neveu , et , s'il ose me refuser ,
je lui donnerai certainement un bon coup de poing. »
La Place nous avait sauvé des coups de poing de M. Western
, a moins qu'ils ne fussent placés plus convenable-
1
358 MERCURE DE FRANCE ,
ment, M. Chéron ne nous en épargne aucun ; il en résulte
que ce personnage qui nous avait toujours amusé dans l'ancienne
traduction , fatigue souvent dans la nouvelle . De
même , l'ancienne avait éloigné de nos yeux le sang qui
coule à tout instant dans les boxs entre frères , élèves ,
précepteurs , gentilshommes et goujats ; la nouvelle nous.
oblige à suivre dans les plus petits détails des querelles de
crocheteurs dont nous détournerions les yeux si elles se
passaient devant nous . M. Chéron a sur-tout conservé neuf
grandes pages sur une bataille dans un cimetière , où l'on
voit une jeune fille , les premières amours de Tom Jones ,
combattre tantôt un crâne à la main , tantôt avec l'os
d'une cuisse d'homme , ce qui apparemment est gai en
Angleterre , mais ce qui , du temps de La Place , aurait
suffi pour faire rejeter en France le roman de Fielding .
Combien d'expressions ignobles l'ancien traducteur nous a
cachées , qui se trouvent dans la traduction nouvelle ! Par
exemple , j'aime , avec La Place , qu'une femme de
chambre n'appelle pas salope une fille dont elle parle à
sa maîtresse , parce que cela n'arrive que dans de mauvaises
maisons ; j'aime encore qu'on ne traite pas Tom
Jones de fils de p ..... , parce qu'il me semble que si le
traducteur est assez décent pour ne pas écrire un vilain
mot tout entier , il peut raisonnablement supposer qu'il y
aura parmi ses lecteurs quelques personnes , des femmes
même , qui trouveront indécent qu'on leur offre l'occasion
de le prononcer. Dans sa préface , M. Chéron a sans
doute établi d'excellens principes de traduction ; mais il
est à desirer qu'on ne les adopte pas , et nous allens développer
les motifs de notre souhait.
Les philosophes ont souvent exalté la tolérance anglaise
; cependant il est positif que , même dans leurs ouvrages
d'imagination , ils montrent un souverain mépris
pour les autres nations , et particulièrement pour la
France. Le mépris n'est pas de la tolérance. De même , toujours
dans leurs ouvrages d'imagination , on trouve des
railleries sanglantes contre le papisme , nom que les réFLOREAL
AN XII. 35g
formés donnent à la religion catholique , et qui vient de
passer dans un livre couronné par l'Institut national de
France , ce qui ne sera pas un petit objet de scandale dans
quelques années. Fielding n'aurait pas été bon aglais s'il
eût oublié de faire beaucoup de reproches aux Français ,
entr'autres celui de manquer de courage , et s'il eût négligé
de dire force injures aux catholiques . La Place avait
supprimé ces petitesses qui déshonorent les écrivains anglais
, et que de son temps on n'aurait point toléré en
France ; il put les retrancher d'autant plus aisément ,
qu'elles ne tiennent pas au fond du sujet . M. Chéron a cru
devoir les conserver sans doute
" parce que les principes
de traduction adoptés dans le dix - huitième siècle exigent
impérieusement que les réformés nous disent des injures ,
se moquent de nos opinions religieuses , tandis que nous
autres catholiques , dans nos romans , nos ouvrages d'imagination
, nous ne discutons jamais les opinions politiques
et la croyance des autres peuples : nous regarderions cela
comme une faute de goût et une impolitesse impardonnable
. Cependant , au dire des philosophes , les Anglais
sont très-tolérans , et nous , nous étions des fanatiques .
Nous le deviendrons assez , je l'espère , pour repousser les
ouvrages étrangers dans lesquels on ne nous respectera
pas ; et n'ayant rien à dire à leurs auteurs , nous dirigerons
notre critique contre les traducteurs qui oublieront ce
qu'ils doivent d'égards à la tranquillité publique , aux
inoeurs et au repos des familles. Les papistes étant avertis ,
se dispenseront du moins de donner leur argent pour avoir
des livres dans lesquels on affirme que leur doctrine est
monstrueuse et absurde ( 1 ) . A ne consulter que le goût ,
(1 ) Nos reproches s'adressent à Fielding : nous sommes persuadés
que M. Chéron n'a vu que le mérite de rendre fidèlement l'ouvrage
qu'il traduisait ; mais nous le prévenons qu'il est de notre devoir d'être
d'autant plus sévères , que le parti qui n'a pu détruire toutes les religions
en France , a le projet d'attaquer la plus ancienne par la plus
nouvelle ; ce qui doit rendre les écrivains aussi honnêtes que M. Chéron
très-circonspects , et tous les amis de l'ordre três- tolérans et très
vigilans .
360 MERCURE DE FRANCE ,
ne peut-on pas dire que le traducteur qui retranche d'un
ouvrage d'imagination tout ce qui tient à l'esprit de secte
et de parti , sans tenir au fond du sujet , a raison contre
celui qui grossit ses volumes de pareilles puérilités ?
" Il nous reste à discuter entre les deux concurrens une
question littéraire qui ne dépend pas tellement du goût
variable des nations , qu'on ne puisse la décider par des
raisonnemens sans réplique. Un roman est une histoire que
l'on raconte ; plus elle est intéressante , moins l'auteur
doit s'écarter de son sujet . Dans les romans de caractères ,
on admet la division par chapitres , parce que le but principal
de l'auteur étant de peindre une grande quantité de
personnages , le passage naturel d'un chapitre à un autre
lui épargne la difficulté des transitions. Fielding a divisé
son roman non -seulement par chapitres , mais encore par
livres : il en a fait dix -huit , et devant chaque il a placé
une dissertation sur un sujet quelconque qui ne se lie
point à l'action. Il y adix- huit dissertations jetées à travers
Ja narration , parce que l'auteur a divisé son ouvrage en
dix- huit livres ; s'il l'avait coupé en vingt - quatre , ily
aurait vingt- quatre digressions : que l'on augmente cè
nombre ou qu'on le diminue , on trouvera toujours que la
fantaisie de Fielding a seule décidé ses excursions hors de
son sujet. Rien n'est plus contraire aux règles de l'art , quí
ne sont que celles du bon sens .
On permet les repos aux poètes , parce qu'ils chantent :
au commencement d'un chant nouveau , ils préludent avant
de revenir à leur principal objet , et ce prélude sert à les
remettre , ainsi que les auditeurs , dans le ton qui convient
au sujet rien n'est plus naturel . Mais un romancier ne
chante pas ,
il raconte ; et s'il a besoin de repos , quand il
revient à sa narration il n'a d'autre prélude à faire que
celui nécessaire pour rappeler à ses lecteurs à quel point
ils en sont restés . Fielding au contraire chante entre chacun
de ses livres , et ses chansons sont aussi étrangères à
son roman , que le ton qu'il prend alors est éloigné de
celui que doit avoir un narrateur : si ses chansons m'aFLOREAL
AN XII. 361
musent, son roman ne m'inspire qu'un intérêt médiocre ;
et si son roman m'inspire un vif intérêt , ses chansons
m'ennuient il n'y a point de milieu. Cela est si vrai,
qu'ayant d'abord lu la traduction de La Place , et lisant desuite
celle de M. Chéron , pour les comparer , j'étais obligé
de me rappeler que mon intention était de rendre compte:
de toutes les parties de l'ouvrage, pour trouver la patience
de lire les mortelles digressions qui séparent chaque livre
d'un autre livre . Je le répète , la division par chapitres
suffisait ; car de la phrase qui finit un livre à la phrase qui
en commence un autre , il n'y a jamais de motif valable
pour que l'auteur s'éloigne de ses personnages , et encore
moins pour que les lecteurs consentent à le suivre. Fielding
n'a consulté que sa fantaisie en se jetant dix - huit fois
dans des digressions préliminaires : La Place a retranché
ces dissertations , et donné les raisons par lesquelles il
s'est décidé ; raisons si justes qu'il ne lui a fallu que
quatre lignes pour les exprimer : M. Chéron nous a rendu
Tom Jones avec tout ce qui ne regarde pas Tom Jones ;
ce qui fera mieux connaître Fielding, et moins aimer son
roman. Ainsi nous pouvons conclure que M. Chéron a
pris beaucoup plus de peine que n'en a dû prendre
La Place , et que sa traduction est meilleure..... comme
traduction. Mais la plus décente , celle qui convient
mieux à des Français , et qui , sans avoir omis une seule
circonstance , renferme dans quatre volumes tous les événemens
racontés dans six , c'est la traduction de La Place:
Les infidélités que son rival lui reproche , ne sont que des
retranchemens ordonnés par le goût , et par le respect
qu'un écrivain doit avoir pour ses lecteurs et son pays.
2
Sans croire , avec M. de La Harpe , que Tom Jones soit
le premier roman du monde , on peut penser que c'est un
des meilleurs : le plan est parfait , les caractères bien en
action , et d'une vérité qui annonce dans l'auteur une par
faite connaissance du coeur humain . On sent que cet
ouvrage a été fait dans un temps où les esprits étaient
encore agités du souvenir des troubles civils . A quelle
362 MERCURE DE FRANCE ,
autre époque un romancier aurait-il imaginé cet aubergiste
qui , prenant Sophie pour la maîtresse du prétendant ,
calcule ce qu'il gagnera à la faire arrêter , et qui , entendant
dire que le prétendant approche avec une arinée ,"
s'empresse d'accabler Sophie de respects et de protesta--
tions du plus sincère dévouement ; variant de nouveau
dans sa conduite selon les espérances ou les craintes qu'il
conçoit , et trouvant toujours de bons raisonnemens pour
se croire patriote , alors même qu'il ne consulte que son
intérêt ? Cette peinture est admirable , et d'une profondeur
comique digne de Molière des traits de ce genre
appartiennent à tous les siècles et à toutes les nations.
:
Mais cet ouvrage n'est pas sans défauts. Le caractère
de mistriss Bridget , un des premiers personnages , est
effacé à dessein : on voit que l'auteur a employé beaucoup
de petits moyens pour ne pas laisser soupçonner que
Tom Jones lui doit la vie , et pour que le lecteur ne soit
pas trop surpris de l'apprendre au dénouement. I est.
difficile de concevoir comment cette femme a pu vouloir
cacher à son frère un mariage qu'il aurait approuvé ; et
l'idée que l'auteur a donnée d'elle laisse encore moins deviner
comment il s'est trouvé un jeune homme beau ,
aimable , spirituel , capable de l'épouser en secret . Toute
la conduite de cette mère des deux rivaux manque de
vérité , et ce qu'on peut dire de mieux en faveur de
Fielding , c'est qu'il avait assez d'esprit pour, sentir cette
faute , et chercher à la déguiser ; mais elle est sensible
pour les connaisseurs . Les deux précepteurs ne devaient
pas convenir à un homme du caractère de M. Allworthy :.
avec tant de raison , comment peut-il accueillir deux fous
plus propres à corrompre ses neveux qu'à les instruire !
L'idée de mettre des enfans entre deux doctrines contradictoires
et également fausses , a pu fournir à Fielding des
disputes plaisantes ; mais je doute qu'un père de famille :
l'ait jamais réalisée ; alors pourquoi la faire exécuter par
un homme donné comme le modèle des hommes , et quí
cependant est trompé par deux pédans , par un enfant
FLOREAL AN XII. 363.
hypocrite , par sa soeur , femme assez sotte , et qui se
trompe lui-même sur le caractère de Tom Jones ? C'est
bien des torts pour le sage M. Allworthy. Lorsqu'il est
mécontent de son fils adoptif, il le jette seul au milieu du
monde , en lui donnant une somme d'argent assez considérable
; étrange manière de corriger un étourdi ! En
général , la conduite de cet homme est en tout éloignée
de la prudence que l'auteur se plaît à lui reconnaî re ; il
n'a véritablement à lui qu'une grande bonté ; il parle bien
et agit légèrement , parce que Fielding , en lui prêtant
ses propres opinions , son esprit , l'a fait agir pour l'ensemble
du roman , contradiction qui n'est pas un léger
défaut dans un ouvrage remarquable par une profonde:
connaissance des hommes .
Ceux qui ont tant vanté la pureté des moeurs anglaises .
expliqueront comment , dans une si grande quantité de personnages
, il ne se trouve , à bien peu d'exceptions près ,
que des filles faisant des enfans , des femmes mariées
vivant dans la débauche , des voleurs , des scélérats , dest
hypocrites et des libertins. Il est à présumer cependant
que Fielding connaissait ses compatriotes ; et jamais les
Anglais n'ont nié la vérité des peintures : en conclura- t -on
que les passions et les vices prêtent plus aux événemens
dont tout romancier a besoin , que la sagesse et les vertus ?
Ce serait assez mon avis . Aussi n'y a - t - il point de roman
dont une mère puisse prescrire la lecture à sa fille ; ce qui
n'empêche pas que des romans comme Gil Blas , Tom
Jones et quelques autres , ne soient une lecture aussi
agréable qu'instructive , quand on est arrivé à l'âge où l'on
n'a plus besoin des conseils d'une mère pour se décider
dans le choix des livres qu'on peut lire .
:
L. C.
1:
364 MERCURE DE FRANCE ;
Suite des Souvenirs de Félicie.
De tous temps les princes ont aimé les nains , les fous
et les enfans : des individus sans art , sans éducation , bien
simples , bien naïfs , sont toujours sûrs de leur plaire ; ils
forment un contraste amusant avec des courtisans. La
vérité plaît toujours aux princes , quand elle n'est bonne à
rien. Ils ne la craignent communément que lorsqu'elle
peut être utile, parce qu'elle est alors raisonneuse et sévère.
D'ailleurs les princes , en général , sont timides ; ce qui
me semble très - naturel quand on fixe sur soi tous les
yeux : c'est pourquoi ils montrent souvent tant d'embarras
dans la conversation ; on les écoute , on les cite ; ils osent
à peine parler un enfant , un petit monstré , dans un
salon , est une distraction , un sujet d'entretien ; c'est
beaucoup . Nous avons , au Palais - Royal , un petit nègre
qui fait nos délices ; il succède à un autre , qui , devenu
grand , est relégué maintenant dans l'antichambre. Narcisse
a treize ans , et n'est plus qu'un domestique ; Scipion
a sept ans , et c'est le petit nègre des quatre parties du
monde le plus caressé et le plus gâté ; il règne depuis
quatre ans dans le salon du Palais-Royal , au milieu du
plus beau cercle ; il marche à quatre pattes , et fait la culbute
sur le tapis ; il casse tous les éventails qu'il peut
attraper ; il se glisse sous les chaises des dames , les.
déchausse très - adroitement , et s'enfuit en emportant leurs
souliers : il débite d'une manière très-bruyante tout ce qui
lui passe par la tête . L'autre jour, il s'approcha de madame
la princesse de Conti , et lui dit très gravement ;
Madame, pourquoi donc avez - vous un si grand nez ?
Cette question faite à la princesse du monde la plus
sérieuse , la plus imposante , qui a le plus grand nez , et
devant quarante personnes , causa un étrange embarras ;
on voulut renvoyer Scipion , il s'obstina à vouloir s'instruire
,
-
FLOREAL AANN XI
FRA
305
truire , et répéta sa question , en ajoutant , jer savoir
ça. On fut obligé de l'emporter, il se débatta tens'écriant 5 .
C'est que je n'ai jamais vu un nez si long.. If a fait
il y a quelque temps , une réponse très spirituelle.
Madame la duchesse de Chartres le prend soula
elle dans sa voiture ; un soir , elle lui dit qu'elle le mènerait
à la comédie . En effet , il descendit avec nous , mais il
se trouva que la voiture était remplie , et qu'il n'y pouvait
entrer; comme il paraissait regretter baucoup la comédie ,
madame la duchesse de Chartres lui proposa de monter
derrière la voiture , en ordonnant aux valets de pied de
le bien tenir. Scipion dit qu'il aimait mieux rester . Pourquoi
cela ? lui demanda -t - on . Oh ! répondit-il , c'est que
lorsqu'une fois j'aurai été derrière , on ne me prendra
plus dedans. Il sait très -bien que Narcisse a joui de toute
sa faveur ; il faut qu'il ait profondément réfléchi là - dessus.
M. de Boulainvilliers , prevôt de Paris , a , par sa charge,
le droit de porter le cordon rouge ; il chasse assez souvent
avec M. le comte de la Marche ( 1 ) . Un jour , à l'une de ces
chasses , on s'égara , et l'on appela un paysan pour s'informer
du chemin . Ce paysan , sans qu'on le sut , connaissait
le prince et M. de Boulainvilliers ; il répondait au
prince avec un respect très -marqué ; M. le comte de la
Marche lui demanda , en riant , pourquoi il ne témoignait
pas plus de considération pour M. de Boulainvilliers qué
pour lui ; car , ajouta-t - il , tu vois bien que la plaque de
son ordre est d'or , et que la mienne n'est que d'argent. ?
Oui , repartit le paysan , mais la sienne est du faux or , et
la vôtre est d'argent fin.
{
La jolie réponse de ce paysan m'en rappelle une autre
qui fut faité aussi par un paysan , à un homme de ma
connaissance. Ce paysan se plaignait vivement d'n fermiér
, son voisin , qu'il accusait de friponnerie. Il est plus
fin que l'ambre , ajoutait-il . Pourquoi , lui demanda - t - on ,
dis-tu qu'il est plus fin que l'ambre ? C'est , répondit- il ,
(1) Depuis prince dé Conti , aujourd'hui en Espagne.
A a
366 MERCURE DE FRANCE ,
que l'ambre n'enlève que la paille , et que lui enlève le
grain .
Le marquis de ** est , comme on sait , le moins fidèlé
des maris ; sa femme , très-jeune encore , se conduit toujours
bien. Un soir , qu'il soupait avec elle au Palais-
Royal , on remarqua la coiffure de sa femme qui n'avait ,
dans ses cheveux , qu'une étoile et un croissant de fort
beaux diamans. Le marquis de ** disait à madame de
Serrant , qui admirait ces deux ornemens , qu'il venait de
donner l'étoile à sa femme au moment où elle s'était
assise dans sa voiture ; qu'il l'avait mise lui-même dans
ses cheveux , au- dessus du croisssant , sa parure ordinaire
, et qu'elle ne l'avait pas encore vue ! C'est un talisman
, sans doute , repartit madame de Serrant , car on
peut croire que c'est votre étoile qui vous préserve du
croissant.
Madame de la Vaup ****** n'est plus de la première
jeunesse ; mais elle a une physionomie agréab'e , de la
douceur, de l'esprit et une sorte d'ingénuité dans le caractère
qui la rend très - piquante . Tout cela compose une fort
aimable personne . Elle s'est trouvée , il y a quelque temps ,
dans un plaisant embarras , dont elle s'est tirée d'une
manière singulière . Se promenant à cheval , elle rencontra
la chasse du roi , et elle aperçut le roi , à cheval aussi ,
qui s'avançait vers elle ; alors , ne sachant pas si une
femme , en amazone , doit ou non ôter son chapeau au roi ,
lorsqu'il vient lui parler , elle fut dans une cruelle perplexité,
craignant de manquer de respect ou de faire une
chose ridicule cependant le roi s'approchait , il fallait
prendre un parti . Dans cette extrémité , elle imagina d'ôter
son chapeau , de le tenir un peu en l'air de la main droite ,
et de l'autre , de se gratter doucement la tête , car , dit- elle ,
en contant cette histoire , je raisonnais de cette manière :
si je dois ôter mon chapeau , il est ôlé ; si l'étiquette , pour
une femme , est de le garder , le roi pourra croire que jo
ne le tiens que pour me gratter la tête , pour rajuster mes
cheveux, etc. Le roi s'arrêta près d'elle quelques minutes ;
FLOREAL AN XII. 367
comme elle était dans une attitude très- gênante , elle ,
trouva qu'il lui parlait bien long-temps , et elle fut extrêmement
soulagée lorsqu'il la quitta.
M. de P *** , était amoureux de Mme de *** , qui ne
s'en doutait pas ; il était son ami depuis plusieurs années ,
et il ne lui avait jamais laissé soupçonner ses sentimens.
Un soir , se trouvant tête à tête avec elle , il lui fut impos -
sible de se contraindre plus long - temps , et sans aucune
préparation il se jette à ses genoux en lui disant les choses
du monde les plus passionnées ; cette brusque déclaration
parut ridicule à Mme de *** ; elle aima mieux en rire
que se fâcher contre un ami qu'elle estimait ; elle tenait
un écran et en plaisantant elle en donna un petit coup
sur le visage de M. de *** ; mais le petit clou d'épingle ,
qui attachait le manche de l'écran au carton s'enfonça
et s'accrocha au nez de M. de P *** , de manière que
cet écran resta collé sur son visage comme un masque ,
car Mme de *** l'avait lâché , en riant aux éclats . Dans
cet instant quelqu'un entra ; les rires de Mme de ***
redoublèrent , et M. de P *** , profitant de son malheur
pour s'en aller sans être vu , se releva précipitamment
avec l'écran sur son visage et prit la fuite en l'emportant ;
il ne le décrocha que dans l'antichambre. Le tiers qui
avait interrompu le tête -à - tête , n'ayant pas vu le visage
de M. de P***, ne sut pas son nom ce jour - là ; Mmme de ***
ne voulut pas le dire ; mais M. de P *** fut trahi par la
profonde égratignure qu'il avoit au nez , qu'il conserva
plusieurs jours et qui le fit reconnaître.
Deux hommes que je connaissais viennent de se tuer
avec une réflexion qui fait horreur. L'un étoit un peintre
en miniature qui avoit du talent , il se nommait Melly ; il
avait commencé mon portrait il y a trois mois , et n'ayant
pas le temps de lui donner des séances , je lui avais laissé
cette ébauche à laquelle je ne pensais plus lorsqu'il m'écrivit
pour m'annoncer qu'il allait faire un grand voyage , et
pour me demander de finir mon portrait , je lui donnai trois
séances , il n'en fallait plus qu'une ; ilindiqua ungour assez
368. MERCURE DE FRANCE ,
éloigné ; il me dit qu'il voulait absolument partir avant
çe jour- là ; qu'il avait déjà retardé pour moi son départ ,
qu'il ne pouvait plus le différer ; j'insistai vivement , et il
céda après une longue résistance ; il finit mon portrait ,
qu'il me laissa , et le lendemain il se tua . L'autre était un
homme de 50 ans , très- instruit , qui avait beaucoup voyagé,
qui était lié avec plusieurs gens de lettres, entre autres avec
l'auteur des Druides , chez lequel il logeait , et avec Dorat
qui me l'avait fait connaître. Il s'appelait M. de ****,
Quoiqu'il eût quelquefois une conversation assez intéressante
, lorsqu'il parlait de ses voyages , il ne me plaisait
pas , parce qu'il était philosophe ; et , à mon avis , il n'y
a rien de si ennuyeux qu'un philosophe vieux et triste ,
qui n'a pas infiniment d'esprit. Les lieux-communs philosophiques
sont insoutenables ; on ne supporte pas des
maximes qui sont à la fois fausses , dangereuses et triviales .
Cependant je ne sais pas pourquoi ce pauvre M. de ****
avait une sorte d'amitié pour moi ; il m'en a donné une
singulière preuve. Quelques jours avant sa mort il vint
me proposer de lui faire une rente viagère de 15 mille fr .
d'argent comptant qu'il voulait me remettre ; je le remerciai
, et je lui offris de lui faire placer cette somme sur
le Palais- Royal. Il me dit qu'il desirait ne la donner qu'à
moi : je persistai dans mon refus. Le lendemain il m'écrivit
, pour me faire la même proposition pour mon frère ou
pour ma mère . Cette offre fut encore rejetée ; je n'entendis
plus parler de lui , et trois jours après il se tua. On trouva,
dans son secrétaire , cette somme de 15 mille francs qu'il
avait eu tant d'envie de me laisser.
1
Le docteur Tronchin a la plus belle tête de vieillard
que j'aie jamais vue , sans en excepter celle de Franklin
qui , àla vérité , est beaucoup plus âgé que lui . M. Tronchin
ressemble de la manière la plus frappante à tous les , bustes
d'Homère . On dit qu'il eut dans sa jeunesse une beauté
merveilleuse . Dans ce temps il parut au jour pour la première
fois , à l'école de Boherave , qui dit tout haut , en
le regardant Voilà un jeune homme qui a des cheveux :
1
:
FLOREAL AN XII.
36g
trop beaux et trop bien frisés pour devenir jamais un
grand médecin. Le lendemain , Tronchin reparut chez
Boheraave , avec là tête rasée ; il devint son disciple
favori ; il l'avait mérité. J'ai vu de lai un trait qui
prouve sa passion pour son art , mais qui m'a fa t frémir ;
ce fut à la mort de M. de Puisieux . M. Tronchin était
son médecin , son ami intime, et lui avait les plus grandes
obligations . M. de Puisieulx , au cinquième jour d'une
fluxion de poitrine , était à l'agonie ; il n'avait plus de
connaissance ; à trois heures du matin , M. Tronchin , qui
ne l'avait pas quitté depuis vingt- quatre heures , dit à maď.
de Puisieulx qu'il n'y avait plus rien à faire et qu'il allait,
se coucher. Nous entraînames mad. de Puisieulx dans sa
chambre ; M. de G***** resta dans celle du malade. Je
suivis mad. de Puisieulx qui se mit dans son lit. Au bout
de trois quarts d'heure j'envoyai savoir des nouvelles du
malade ; on vint me dire que M. Tronchin était rentré
dans sa chambre , et qu'il s'était remis au chevet de son
lit je repris un peu d'espérance et je retournai chez
M. de Puisieulx ; j'entrai dans sa chambre et je fus saisie
d'horreur en voyant l'état où il était. Aux derniers instans
de sa vie il avait un rire convulsif : ce rire n'étoit pas
bruyant , mais on l'entendait distinctement et sans discontinuité
; ce rire épouvantable, avec l'empreinte de la
mort qui couvrait ce visage défiguré , formait le spectacle
le plus affreux dont on puisse avoir l'idée . M. Tronchin
assis vis-à-vis du malade , le regardait fixément en le
considérant avec la plus profonde attention . Je l'appelai
et je lui demandai s'il avait repris quelque espérance
puisqu'il restait auprès de M. de Puisieulx. Ah ! mon dieu
non , répondit- il ; mais je n'avais jamais vu le rire sardonique
et j'étais bien aise de l'observer. Je frissonnai .....
bien aise d'observer ce symptôme affreux d'une mort
prochaine et c'était l'ami du mourant qui s'exprimait
ainsi ! mais c'était un médecin . J'allai rejoindre mad . de
Puisieulx, et en repassant dans le salon avec M. de G *****
et M. Tiquet , secrétaire de M. de Puisieulx , je voulus sa-
3
370 MERCURE DE FRANCE ;
voir quelle heure il était ; nous nous approchâmes d'une
superbe pendule , dont Louis XV avait fait présent à M. de
Puisieulx ; on y voyait les trois parques soutenant le
cadran , et nous remarquâmes avec saisissement que le fil
d'or de celle qui tenait le fuseau était rompu , sans qu'on
ait pu savoir de quelle manière il fût cassé ..... M. de
Puisieulx expirait dans ce moment ! .. Sa mort fut honorée
des regrets de tous les honnêtes gens . Cet homme vertueux ,
rempli de piété , de droiture et de désintéressement , avait
aimé du fond de l'ame la religion , l'état et son souverain ;
il occupa de grandes places avec une parfaite intégrité ; il
s'en démit volontairement et les quitta avec des mains
pures et une réputation irréprochable . Durant les six dernières
années de sa vie , il vécut en sage chrétien ; il avait
acquis le droit de se reposer. La reconnaissance conservera
toujours en Champagne , parmi les pauvres , le souvenir
de son inmense charité et du bien qu'il a fait sans ostentation
, mais sans relâche jusqu'au terme de son utile et
noble carrière ,
D. GENLI S.
(La suite dans un prochain numéro . )
SPECTACLES,
THEATRE LOU
Vincent de Paule , pièce en trois actes et en vers , de M. Dumolard.
On prétend que Paule , visitant les forçats de Marseille , y vit un
jeune homme de 26 ans , d'une figure intéressante , et qui ne pouvait
se consoler d'avoir laissé sa femme et ses enfans dans la plus grande
détresse ; que le saint personnage offrit de se m ttre à sa place ; que
l'échange étant accepté , Paule fut enchaîné dans la chiourme des ga
lériens , et que le reste de sa vie ses pieds demeurèrent epflés du
FLOREAL AN XII. 371
et
et
poids des fers honorables qu'il avait portés pendant deux ans . Ce trait
de charité serait sublime : nul doute que Paule n'en fût capable ; mais
cette historiette est bien difficile à croire. Moreri n'en parle pas ,
les circonstances dont on l'accompagne , l'époque à laquelle on la
place , ne permettent guère de la regarder autrement que comme
une fable. Connu à la cour par son mérite , Paule obtint en 1619
la place d'aumônier - général des galères. Il avoit alors 43 ans ,
avant cet acte héroïque de magnanimité, il était déjà célèbre à Marseille
par de grandes actions. En supposant qu'on ait jamais connu l'usage
des remplaçans aux galères , qu'un innocent ait été admis à se substituer
à un coupable , ce qui est plus que douteux , comment imaginer
qu'on eût reçu ,
qu'on eût mis à la chaîne un prètre , un aumônier-
général protégé par la cour , envoyé par elle , fameux par l'exercice
des plus éminentes vertus dans le lieu même où était la chiournie ?
comment aurait-il pu y rester oublié pendant deux années entières ?
Au reste ce n'est pas ce roman , c'est la fondation de l'hôpital des
Enfans-Trouvés qui a servi de cadre à la pièce nouvelle , qu'on n'a
vouluintituler ni comédie , ni drame , ni tragédie , et qui en effet n'est
rien de tout cela , et n'a aucun caractère bien décidé , quoique tirant
beaucoup sur le drame. Quelques -uns ont pensé que Paule avait , en
créant cet hospice , rendu un mauvais service à l'humanité ; qu'on
trouvait beaucoup plus d'enfans depuis qu'il avait ouvert un asile aux
Enfans-Trouvés. Il n'y a pas d'établissement si utile qui ne puisse
donner lieu à quelques abus et à quelques inconvéniens ; mais il faut
convenir que l'institution de Paule en a fait cesser de bien terribles.
Auparavant , on vendait ces malheureux fruits de la faiblesse humaine
20 sous la pièce , et on les donnait par charité , disait-on , à des
femmes malades que ces innocentes victimes débarrassaient , à ce qu'on
prétendait , d'un lait corrompu ; raisonnement et remède absurde ,
d'un côté , charité barbare de l'autre. On ne peut se dispenser de
savoir gré à Paule d'avoir mis fin à des usages aussi cruels qu'extrava❤
gans. Ce n'est pas la seule censure hasardée qu'il ait eu à essuyer, malgré
l'éminence de son mérite et d'une charité qui ne pourra jamais
être surpassée . MM . de Port- Royal , mécontens de ce que ce saint
homme , qui avait la plus grande influence sur la nomination aux b
néfices , en écartait soigneusement les partisans de Jansenius , le
peignaient comme un pauvre saint ; en quoi ils avaient tort; car il
possédoit la véritable éloquence , le don de persuader , et il en donna
une preuve sans réplique à l'occasion de ces malheureux enfans dont
372 MERCURE DE FRANCE ,
.
il s'etait fait le père . Il avait commencé par en nourrir douze ; bientôt
il adopta tous ceux qu'on trouvait aux portes des églises . Enfin , les
secours lui manquant , il convoque , dans l'église , une assemblée de
dames charitables , y fait trouver un grand nombre d'er fans abandonnés ,
ce spectacle , joint à une exhortation succinte et pathétique , arrache
des larmes , et au même instant , au même licu , l'hôpital des Enfans-
Ticuves est établi et doté.
12
1
M. Dumolard s'est emparé de ce trait . Je dirai peu le chose du
canevas de sa pièce qui et mal ourdi . Julie , pupille et nièce du
seigneur de Silly , est venue se présenter comme dame hospitalière
aux Enfans-Trouvés , où elle s'est fait précéder par le fruit ignoré de
sa passion pour Folleville , officier attaché au parti de la fronde , et :
où elle a été reçue apparemment sans qu'on sût qui elle était , chose
fort invraisemblable , mais fort nécessaire pour la pièce . L'oncle de
cettej eune mère ne sait où elle existe ; il vient dans son hospice réclamer
les bons offices de Paule directeur du conseil de conscience de la
régence , pour faire avoir à son fils une commanderie dans l'ordre de
Malte. On l'invite à visiter la maison. Lepremier objet qu'il rencontre
est Julie . Il éclate en menaces contre elle et le fondateur des Enfans-
Trouvés , et sort furieux. Folleville arrive d'un autre côté pour solliciter
l'entremise de Paule, afin de se remettre en grace auprès du roi .
voit son amante , et croit toucher au moment d'unir son sort au sien
en rentrant dans le devoir ; mais il rencontre un trouble -féte , M. de
Silly fils, quiveut venger l'honneur de cous ne , Paule fait entendre raison
à ce petit mutin , en lui apprenant que l'officier retourne à la bonne
cause , et veut tout réparer par un bon mariage. Alors l'oncle arrive
avec un ordre pour enfermer Julie . Assaut d'éloquence de la part de
tous les personnages, Pau eattendrit l'oncle .Un contre-ordre survient
« Il n'en est pas besoin , dit l'oncle ; Paule m'avait désarmé. » Le père et ,
la mère se marient mieux vaut tard que jamais.
9.1
On dit que cette pièce est le coup d'essai d'un jeune homme il y
a lieu de le croire ; car on n'y trouve aucune entente de la scène ;
rien n'est motivé , préparé ni amené ; il y a quatre à cinq reconnaise
sances ou rencontres imprévues . Malgré ces coups de théâtre , l'action ,
languit fréquemment . Tout a été cependant entendu avec patience , et
quelquefois avec intérêt. Il y a eu seulement un léger murmure pour un
mot qui n'en valait pas la peine. L'officier et la mère précoce voulant
avoir un entretien , témoignent la crainte d'être surpris ; un soldat
convalescent qui se trouve là , dit :
Ne suis-je pas ici pour faire sentirelle ?
FLOREAL AN XII. 373
et va se planter à la porte. Quelques - uns ont trouvé que cela avnit
trop l'air de garder les manteaux. Mais comme l'enfant étoit déjà
fait , comme on devait être bien sûr qu'il ne serait désormais question
que de le nourrir , et que l'entrevue se passerait en tout bien et tout
honneur , cette délicatesse a paru outrée à plusieurs , et l'affaire n'a
pas eude suites. On a été plus fâché de voir le vertueux Paule user d'ar.
tifice pour s'assurer si le futur commandeur est digne de sa protection
de l'entendre proposer à ce jeune homme de concourir à l'obtention d'une
lettre de cachet contre sa cousine : ce petit moyen ne convient aucunement
à la sublimité du caractère de celui qui l'emploie. Néanmoins
l'auteur a été demandé d'une voix à peu près unanime .
En général , les saints ne doivent pas être mis sur le théâtre . Cependant
les deux fondateurs de la scène française en ont donné l'exemple
: Polyeucte , Esther , Mardochée , Josabeth , Joad sont des saints
des saintes et des prophètes . Vincent de Paule est comme eux un pers^ nnage
dramatique ; mais on n'aime point à le voir occupé à recrépir
l'honneur des filles-mères , à dénouer des romans. Il faut toutefois dire
à la décharge de l'auteur , que s'il a mis sur le théâtre un des hommes
les plus religieux qui aient existé , du moins il n'a blessé ni la religion
ni ses ministres ; et il faut bien se garder de confondre sa pièce avec
quelques autres , où le projet de la tourner en ridicule est visible ,
tels que celle de l'Abbé Pellegrin , où ce prêtre est loué de sacrifier
l'autel au théâtre ; de Scarron , qui vend ouvertement son canonicat ,
4000 livres , et dit que c'est pour rien , parce que le cardinal n'en
donne pas à moins de 2000 écus. On sait bien que Scarron n'était pas
fort scrupuleux , ni Mazarin non plus. Le premier sollicitant un bénéfice
, comme on lui demandait de quelle espèce , répondit : « Si
simple , qu'il ne faille que croire en Dieu pour le desservir . » Mais ces ,
traits , que l'histoire peut et doit peut-être conserver , ne sauraient
sans danger être exposés sur la scène , dans un pays où l'on veut conserver
la religion catholique.
M. Dumolard s'est bien gardé de manquer ainsi aux convenances.
J'aurais pourtant desiré qu'il n'eût point parlé du carrosse de Paule , qui
probablement n'en eut jamais , et qu'il eût averti l'acteur qui le représentait
de s'habiller moins somptueusement . Du reste , il prête à son
héros un langage constamment nuble , décent , onctueux , quelquefois
entraînant :
S'immoler au prochain , l'aimer et le servir ,
Est le plus pur encens qu'au ciel on puisse offrir,
374 MERCURE DE FRANCE ,
Qui les connaît ( les hommes ) les plaint , et qui les plaint les aime,
Un coeur vraiment pieux est toujours indulgent .
Aussi a-t-on beaucoup applaudi le soldat malade , lorsqu'il a dít,
en parlant de Paule :
Un prêtre comme lui vaut presque un bon soldat.
Cette pièce fait beaucoup d'honneur à M. Dumolard comme écrivain
, mais non comme écrivain dramatique : sous ce rapport , on peut
le regarder comme un vrai novice .
c'est
Il n'y a dans Vincent de Paule qu'un seul rôle , pour ainsi dire ,
le sien. Dorsan y a mis de la chaleur et de l'onction : il a beaucoup à
se défendre de la monotonie de ses gestes , et il lui reste à acquérir de
l'aisance et du naturel . En général on lui trouve trop d'apprêt et d'emphase.
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Edouard et Adèle , ou l'Indifférence par amour, de M. Dubois.
Si l'on ne voulait que des occupations édifiantes et sérieuses ; s'il
était possible que tout le monde s'y livrât , il faudrait sans contredit
fermer tous les théâtres , et celui du Vaudeville un des premiers ;
car rien n'est moins édifiant que ce qu'on y voit . Dans l'Indifférence
par amour , c'est un père qui est , d'un bout de la pièce à l'autre , berné
par son fils , et une femme qui va devenir sa bru . Il est vrai que ce
père est un imbécille , et que les amans ne peuvent réussir qu'en le
mystifiant. Si l'on objecte qu'il faut imaginer des situations qui ne
compromettent pas l'autorité paternelle , les auteurs répondront que
le Vaudeville n'est pas une école de moeurs , mais un rendez - vous de
plaisirs ; qu'on n'y va pas pour entendre commenter le Décalogue ; que
leurs bluettes ne peuvent causer d'incendie , et que personne ne s'avise
de prendre leur´ badinage à la lettre et d'en faire la règle de sa conduite.
Et peut-être faudra -t- il se contenter de cette excuse ; car il serait
trop ridicule de juger le joyeux Vaudeville avec la gravité de
Paréopage . On pourrait cependant , sans un excès de rigorisme , exiger
qu'il s'abstînt de livrer à la dérision ce qui ne saurait exister long-temps
sans la croyance et la vénération publique.
M. Dubois a voulu s'affranchir du joug de l'usage qui semblait
siger un couplet d'annonçe , Arlequin y a suppléé par un lazzi .
FLOREAL AN XII. 375
Quand la comédie aura été jouée , a t-il dit , je viendrai vous l'annon-
Ger. On s'est contenté de cette fucétie qui ne me semble point trèssaillante
, quoi qu'on en dise.
·
M. de Bellecour a une aversion décidée pour les mariages d'inclination
, parce qu'il y a été attrapé : il ne veut pas que son fils
Edouard en contracte un de ce genre ; et la moindre sympathie entre
lui et sa future épouse , suffirait pour que le père s'y opposât . Il lui
destine , en conséquence , une dame de Murville , qu'il s'imagine
qu'Edouard n'a jamais vue . Il se trouve au contraire que c'est une jolie
veuve dont Edouard est épris , et qui partage son amour. Les deux
amans jouent l'indifférence devant le père , et même l'aversion . Averti
du stratagême , il leur annonce , pour les éprouver , que puisqu'ils ré ·
pugnent l'un et l'autre si fort à ce mariage , il n'y songe plus . Le couple
amoureux , instruit de l'avis donné à M. de Bellecour , reçoit cette
nouvelle avec tant de joie , qu'il est complètement abusé . Alors il veut
les unir de force , et on ne lui oppose que la résistance nécessaire pour
entretenir son erreur .
Qu'il croie que son fils cède par complaisance , on le conçoit ;
mais madame de Murville , maîtresse d'elle-même , comment peut-il
penser qu'elle se prête à épouserun homme qui lui inspire plus que de
l'indifférence ? Il menace sa famille de toute sa colère . Ce motif est bien
faible et bien vague pour déterminer la jeune veuve à un si grand sacrifice
. On ne voit pas d'ailleurs , on ne dit point quel moyen aurait
M. de Bellecour de se venger du refus qu'aurait fait madame de Murville
d'épouser son fils , pour qui elle sent et à qui elle inspire un sentiment
qui , dans la croyance du père , approche de la haine. Ce dénouement
n'a aucune vraisemblance , et détruit toute illusion . M. de Bellecour
, d'ailleurs , se méprend au caractère du mariage d'inclination .
Si je ne me trompe , on n'a coutume de donner ce nom qu'à ceux où
quelque convenance est sacrifiée à l'amour ; car lorsqu'elles se joignent
toutes à un goût réciproque , il me semble que ce n'est pas le cas d'un
mariage purement d'inclination ; et un père qui , comme M. de Bellecour,
s'oppose à une alliance de cette espèce , figurerait mieux peut-être
aux Petites- Maisons que sur un théâtre. Il y a un peu de langueur dans
quelques scènes . Plusieurs couplets très- agréables ont soutenu la pièce
et ont fait demander l'auteur.
Ce vaudeville est un hommage continuel au beau sexe , et quelquefois
à sa prééminence sur le nôtre .
Si la femme écrit aussi bien ,
C'est qu'elle écrit ce qu'elle pense .
376 MERCURE DE FRANCE ,
"
que
Voltaire
Mercier
Ces deux vers ont été vivement sentis. Il faut convenir
écrivant contre les libelles , Rousseau contre les spectacles ,
contre la loterie , ont furieusement décrié la bonne foi du sexe masculin
.
Beaucoup d'autres couplets ont été applaudis : je n'en ai retenu que
ces vers :
Le premier plaisir est l'amour ;
Le premier bonheur , une femme.
ét cette réponse d'Edouard à son père , qui lui dit qu'on se lasse
bientôt d'une femme qu'on a prise par inclination :
L'hymen appuyé sur l'amour
N'éprouve point de lassitude .
Mais ce qui a plus contribué au succès de l'auteur , c'est madame
Hervey , qui , naguère peu remarquée ou peu employée à ce théâtre ,
est venue se placer tout-à-coup entre madame Henri et mademoiselle
Desmares , et soutient très-bien - ce voisinage.
ANNONCE S.
Nouveau Dictionnaire historique , ou Histoire abrégée de tousles
hommes qui se sont fait un nom , par des talens , des vertus , des
for faits , des erreurs , etc. , etc. , depuis le commencement du monde
Jusqu'à nos jours ; dans laquelle on expose avec impartialité ce que
les écrivains les plus judicieux ont pensé sur le caractère , les moeurs
et les ouvrages des hommes célèbres dans tous les genres , avec Tables
chronologiques , pour réduire en corps d'histoire les articles répandus
dans ce Dictionnaire ; par L. M. Chaudon et F. A. Delandine.
Huitième édition , revue , corrigée et considérablement augmentée ;
treize volumes in 8° . à deux colonnes , de près de 700 pages chacun ,
et sur papier fin d'Annonay . Prix , brochés : So francs.
A Lyon , chez Bruyset atné , et compagnie , imprimeurs - libraires .
On offre à l'empressement du public , la huitiène et nouvelle édition
d'un ouvrage attendu depuis long - temps . Les auteurs n'ont rien
négligé de ce qui pouvoit concourir à la perfection de ce livre important
. Chaque classe de la société , en particulier , trouvera dans cette
Biographie universelle , la partie de l'histoire qui peut lui appartenir.
Le législateur , le prélat , l'homme d'état , le ministre de la religion ,
le guerrier , le poète , l'artiste , le savant , le littérateur , le jurisconulie
, le commerçant , etc. , etc., y trouveront l'histoire de ceux qui
les ont précédés dans le genre de connoissances ou d'études auquel ils
se sont livrés .
La Henriade , par Voltaire , avec notes , suivies de l'Essai sur la
poésie épique ; nouvelle et jolie édition , ornée de dix jolies figures , et
d'un frontispice gravé en taille- douce , propre à l'usage de la jeunesse.
Un vol. in- 12. Prix : 2 fr. , et 2 fr. 70 c. par la poste.
A Paris , chez Le Prieur , libraire , rue Saint-Jacques , nº . 278.
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez le Normant, rue
des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº . 42.
FLOREAL AN XII 577
NOUVELLES DIVERSES.
De Londres. La fameuse motion de M. Fox , faite le
23 avril , sur la défense nationale , n'a pas complètement
réussi , ni culbuté le ministère , quoiqu'appuyée par M. Pitt
et tout son parti. Mais la victoire des ministres a été
pénible , et présage , dit- on , leur chute. On dit même que
M. Addington a fait sentir au roi la nécessité de sa retraite ,
et de celle de ses collègues.
Les anglais entassent conquêtes sur conquêtes : dans les
Indes occidentales , Curaçao , la seule île considérable et
commode pour le commerce qu'y eussent les hollandais ;
dans les Indes orientales , Delhi , Agra. Tous ces pays
sont beaucoup plus faciles à conquérir qu'à conserver , et
cette grandeur colossale qui peut éblouir le peuple , ne
paraît rien moins que solide aux hommes qui réfléchissent.
On écrit de Lisbonne : L'événement arrivé ici est sans
exemple dans l'histoire de la navigation des peuples. Le
nombre des bâtimens ( anglais) qui se sont perdus , corps
et biens , est de 36 navires marchands et une frégate. Toute
la côte , entre Figuières et Aveiro , est couverte de débris.
La perte est estimée à plus de 50 millions de notre monnaie.
Plus de huit cents matelots ou passagers ont péri
parmi lesquels plusieurs familles de créoles qui passaient
à la Jamaïque.
On mande de Vienne , en date du 29 avril : Depuis
quelque temps les communications officielles sont trèsfréquentes
entre notre cour et les principaux cabinets de
l'Europe. Cette activité de correspondre , ainsi que d'autres
circonstances , font présumer qu'il se traite en ce moment
des objets très-importans. Les derniers avis de Pétersbourg
et de Copenhague confirment la nouvelle de la
conclusion d'un traité d'alliance défensive entre la Russie
et le Danemarck.
De Ratisbonne. Dans la déclaration verbale . que le
chargé d'affaires de la république française a faite en dernier
lieu aux principaux membres de la diete , il exhorte
à éviter toutes les contestations et dissensions intestines
qui ne peuvent que devenir nuisibles , dans l'attente où est
l'Empire d'une nouvelle intervention de la part de la
France et de la Russie. Il témoigné en même temps , que
les hauts médiateurs ne pourraient voir avec plaisir que la
378 MERCURE DE FRANCE ,
commission d'exécution du conservatoire du conseil anli-´
que commençât ses opérations , d'autant plus qu'on a lieu
de croire que son travail deviendrait aussi superflu que les
réserves et protestations , etc.
Des bords du Mein ', 17 mai. Les magistrats de Francfort
ayant appris, qu'au mépris de leurs ordonnances , des
particuliers avaient trouvé le moyen de soustraire à leurs
recherches , et de cacher des émigrés et déportés français ,'
condamnés à sortir de la ville , ont arrêté que « tout étran
ger muni d'un billet de permission du bureau des imposi
tions , sera tenu de le porter sans cesse sur lui ; que tout
bourgeois et habitant , convainca d'avoir logé , pendant un
temps long ou court , quelque émigré ou déporté français ,
sera condamné sans rémission à l'amende de 20 rixd . et en
cas de récidive traduit pardevant le sénat , pour subir une
peine plus grieve ; qu'il sera fait de fréquentes visites domiciliaires
, et procédé , selon toute la rigueur des lois ,
envers les contrevenans , et qu'il sera accordé une récompense
à ceux qui les dénonceront . »
On dit que des commissaires français se sont rendus à
Munich , pour procéder , conjointement avec les magistrats
bavarois , à l'interrogatoire des émigrés français qui
ont été arrêtés à Munich , comme impliqués dans la conspiration
contre le premier consul et le gouvernement français.
On ajoute que ces commissaires assisteront aussi à
l'interrogatoire de ceux des habitans de Munich qui se
trouvent grièvement inculpés par la correspondance de
M. Drake.
Des lettres de Carlsruhe annoncent , comme prochain ,
le départ du roi de Suède pour Munich , et de là pour
Vienne . Après quelque séjour dans cette capitale , S. M.
suédoise se propose , ajoute- t- on , de se rendre à Berlin.
T
$
PARI S.
Depuis plus de six semaines , le sénat s'occupait de la
grande mesure proposée le 10 de ce mois par le tribun
Curée. La série de cet événement , qui fera époque , est
tracée dans le Journal officiel du 16. On y voit que , le 6
germinal , le sénat délibérant sur la communication qui lui
avait été donnée , le 2 du même mois , au nom du gouvernement
, par le grand-juge , de son rapport relatif aux
complots de M. Drake , arrêta qu'une adresse serait préFLOREAL
AN XII. 379
sentée , à ce sujet , au premier consul par le sénat en corps .
Elle avait un double objet : 1 ° . une haute- cour , ou jury
national , pour juger les délits des fonctionnaires publics
et les hommes d'état ; 2 ". des institutions tellement combinées
, que leur système pût survivre au premier consul.
« Vous fondez une ère nouvelle , dit le sénat ; mais vous
» devez l'éterniser : l'éclat n'est rien sans la durée. Grand .
>> homme , achevez votre ouvrage , en le rendant immortel
» comme votre gloire . Vous nous avez tirés du chaos du
» passé ; vous nous faites bénir les bienfaits du présent ;
» garantisssez-nous l'avenir . »
Le premier consul a répondu par un message du 5 floréal
, en invitant le sénat à lui faire connaître sa pensée
toute entière ; il termine ainsi : « Je desire que nous puis-
» sions dire au peuple français , le 14 juillet de cette an-
» née : il y a quinze ans , par un mouvement spontané ,
» vous courûtes aux armes , vous acquîtes la liberté , l'é-
» galité , la gloire. Aujourd'hui , ces premiers biens des
» nations , assurés sans retour , sont à l'abri de toutes les
» tempêtes ; ils sont conservés à vous et à vos enfans : des
» institutions conçues et commencées au sein des orages
» de la guerre intérieure et extérieure , développées avec
» constance , viennent se terminer au bruit des attentats et
» des complots de nos plus mortels ennemis , par l'adop-
>> tion de tout ce que l'expérience des siècles et des peuples
» a démontré propre à garantir les droits que la nation
» avait jugés nécessaires sa dignité , à sa liberté et à son
» bonheur. >>
Le sénat répondit , le 14 floréal , que les Français voulaient
le repos après la victoire. « Ce repos glorieux ,
» ajoute- t- il , ils le devront au gouvernement héréditaire
» d'un seul , qui , élevé au - dessus de tous , investi d'une
» grande puissance , environné d'éclat , de gloire et de
» majesté , défende la liberté publique , maintienne l'éga-
» lité , et baisse ses faisceaux devant l'expression de la
» volonté souveraine du peuple qui l'aura proclamé ……………..
>> Ce gouvernement héréditaire ne peut être confié qu'à
» Napoléon Bonaparte et à sa famille. La gloire , la recon-
»> naissance , l'amour , la raison , l'intérêt de l'état , tout
» proclame Napoléon Empereur héréditaire . >>
A cette réponse était joint un mémoire dans lequel le
sénat développe les dispositions qui lui paraissent les plus
propres à garantir « l'indépendance des grandes autorités ,
le vote libre et éclairé de l'impôt , la sûreté des pro-
» priétés , la liberté individuelle , celle de la presse , celle
6 MERCURE DE FRANCE ,
» des élections , la responsabilité des ministres , et l'invio-
» labilité des lois constitutionnelles. »
Le connaissance préliminaire de ces faits était indispen
sable pour bien entendre la réponse que le vice- président
du sénat ( le C. François de Neufchâteau ) a faite le 14 de
te mois aux tribuns , qui sont venus y apporter le voeu
de leur corps , relativement à l'empire héréditaire. « Depuis
» le 6 germinal , a-t - il dit , lẹ sénat a fixé sur le même
» sujet la pensée attentive du premier magistrat...... Dans
» vos discours publics , nous avons retrouvé le fonds de
» toutes nos pensées ; comme vous, citoyens tribuns, nouš
» ne voulons pas des Bourbons , parce que nous ne vou-
» lons pas la contre- révolution , seul présent que puissent
>> nous faire ces malheureux transfuges qui ont emporté
>> avec eux le despotisme , la noblesse , la féodalité , la
» servitude et l'ignorance , et dont le dernier crime est
» d'avoir supposé qu'un chemin pour rentrer en France
» pouvoit passer par l'Angleterre.
>> Comme vous , citoyens tribùns , nous voulons élever
» une nouvelle dynastie , parce que nous voulons garantir
» au peuple français tous ses droits qu'il a reconquis , et
» que des insensés ont le projet de lui reprendre. Comme
» vous, citoyens tribuns , nous voulons que la liberté
» l'égalité et les lumières ne puissent plus rétrograder . Je
» ne parle pas du grand homme appelé par sa gloire à
donner son nom à son siècle , et qui doit l'être par
voeux , à nous consacrer désormais sa famille et son exis-
» tence. Ce n'est pas pour lui , c'est pour nous qu'il doit
» se dévouer. Ce que vous proposez avec enthousiasme
, le
» sénat le pèse avec caline. »
noś
Le même jour, 14 floréal , à huit heures du soir , une
députation de douze sénateurs s'est rendue au château de
Saint-Cloud , pour porter au premiér consul le voeu du
tribunat , et la réponse du sénat à cé voeu .
-
De toutes les parties de l'armée de terre et de l'armée
navale , de toutes les villes , à commencer par celle de
Paris , il arrive au premier consul des adresses qui expriment
le desir de voir changer ce titre en celui d'empereur
héréditaire. Le corps municipal de la capitale rappelle
qu'il y a deux ans il présenta au premier consul son voeų
pour l'hérédité. « Des motifs , ajoute -t-il , qu'il ne nous
» est pas permis de pénétrer , vous déterminérent à le re-
» fuser , et même à en empêcher la publicité.
( No. CLL ) 29
REPT
.
FLOREAL an
( Samedi 19 Mai 1864. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POES i E.
LA PROMENADE D'HIVER.
CONTEMPLE, ma Zélis , le deuil de la nature !
Vois ces chênes courbés sous les vents orageux ,
Ces campagnes , ces bois privés de leur parure ,
Cette aride colline , et ce ciel nébuleux !
HIVER affreux hiver ! la plaine dévastée
Seule n'est pas en butte aux traits de ta fureur !
Ton influence agit sur mon ame attristée ,
Et ton pouvoir funeste usurpe aussi mon coeur.
"
Tu bannis le desir , tu fais fuir l'espérance ,
Pour y faire régner la tristesse et l'effroi :
L'amour , le tendre amour , évitant ta présence ,
Pour conserver son feu s'envole loin de toi.
O mortel malheureux , quelle est ta destinée !
Satisfait le matin , découragé le soir ,
Esclave des saisons , changeant comme l'année ,
Tu passes tour-à-tour de la crainte à l'espoir.
B b
1
382 MERCURE DE FRANCE ,
HELAS! dans les accès de ma mélancolie ,
Je crois voir le malheur s'attacher sur mes pas.
Viens pour me dérober aux peines de la vie ;
Viens , ma chère Zélis ! me serrer dans tes bras.
Par Et. CHẢI ...
ENIGM E.
A peine ai-je l'existence
Que j'intrigue les curieux ;
Que de l'obscurité , jalouse par essence ,
Incognito je voyage en tous lieux.
De ma discrétion quelquefois on s'irrite ;
Car trop parter n'est mon défaut ;
Il consiste , mon grand mérite,,.
A ne jamais dire le mot.
F***.
LOGOGRIP HE.
Je suis avec ma tête inconstant et frivole ,
Et sans ma tête , aux dieux je porte la parole.
CHARADE,
FORT peu de mots à l'homme intelligent :
Je trouve l'adage excellent ,
Et je le suis ; car , avec une m ,
J'ai tout dit , et le mot lui - même .
F***
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Pistole-t.
Celui du Logogriphe est Papillon , où l'on trouve pin,
Pó, Lia , Lapon , paon , pain, Jo, api , lapin, pal,
lin, Nil, lion , Lo ( Saint Lo) , Pan.
Celui de la Charade est Toile.
FLOREAL AN XIL · 383
ÉPITRE DEDICATOIRE
A Madame de L *******.
C'EST à la sensibilité ,
A la douce délicatesse ;
C'est aux graces , à la finesse ,
Aux talens enchanteurs , sur - tout à la bonté ,
Que je veux offri mon ouvrage .
Sans doute c'est à vous qu'appartient cet hommage ;
Je n'oserais le proclamer
Ce nom si pur !.... O mon amie ,
Je connais votre modestie ,
Je dois craindre de l'alarmer ;
Qu'importe après tout ce mystère !
Ah ! sans effort je puis me taire ;
Vous dépeindre , c'est vous nommer.
LES SAVINIÉS ,
OU LES DEUX JUMELLES.
Similissima coppia e che sovente
Esser solea cagion di dolce errore.
Jerusalemme liberata , T. TASSO.
Si l'amour s'allume et s'exalte au milieu de la
pompe et de l'éclat des sociétés brillantes , l'amitié
fidelle naît et se fortifie sur-tout dans le calme de
la solitude , et parmi les nations les plus raprochées
de la nature par la simplicité de leurs moeurs . Si
deux êtres vertueux , confondant leur existence ,
ont pu parvenir à s'identifier l'un avec l'autre , une
passion fragile ne fut point la cause de ce touchant
phénomène ; il fallut , pour le produire , le senti-
Bb 2 .
384 MERCURE DE FRANCE ,
ment qui pouvant naître dès l'enfance , s'enflamme
dans la jeunesse , s'affermit dans l'âge mûr , et se
prolonge jusqu'au tombeau. C'est au sein de l'innocence
que la sympathie et l'habitude ont dû former
une telle union , dans une retraite obscure ,
loin du théâtre éclatant et dangereux où l'amourpropre
et toutes les passions tumultueuses se disputent
les préférences , et s'envient les applaudissemens.
Que résulterait- il de cette amitié parfaite
des peines inévitables et déchirantes , mais
des émotions de l'ame à la fois pures et délicieuses
, et les sentimens les plus délicats et les plus
généreux que le coeur humain puisse éprouver. Tel
est le tableau dont je veux tracer l'esquisse . Qu'importe
qu'il ne soit pas sous mes yeux ! l'imagination
et la sensibilité , pour bien peindre , peuvent se
passer de modèles : le coeur n'inspire rien d'idéal ,
il ne saurait inventer ; il devine , il découvre ; et si
ce récit peut toucher, il est vrai.
Au fond du canton le plus sauvage de la Suisse ,
à Schindelingue , lieu pittoresque , entouré de bois ,
de coilines , et coupé par des torrens qui se préci
pitent des montagnes , on voit encore les ruines d'un
chateau situé sur les bords du lac Laverzer : le voyageur
qui parcourt la route d'Einsideln à Zug, ne
manque jamais de s'arrêter dans cette solitude
dont l'aspect a quelque chose de frappant. Le
château n'est inhabité que depuis peu d'années ;
chacun de ses vestiges offre encore un souvenir
intéressant ; on y trouve partout le nom , toujours
deux fois répété , de Savinie; il fait tout l'ornement
d'un cabinet délabré , dont les peintures à fresque
présentent , dans tous les panneaux , ces mêmes
noms entrelacés ensemble , et couronnés de fleurs ;
ils sont aussi tracés sur l'écorce de presque tous les
arbres ; on aperçoit encore , dans l'enceinte qui
formait les jardins , des treillages brisés , couverts
FLOREAL AN XII. 385
:
de pampres, qui s'étendent sur un banc de pierre
portant cette inscription : Bosquet des Savinies:
Le voyageur attendri aime à suivre la trace de
ces êtres inconnus qui s'aimèrent , et qui vécurent
dans ce lieu sauvage . Leur asile abandonné ,
dévasté , n'annonce que trop que les Savinies
n'existent plus ; mais on cherche , avec une douce
émotion , les monumens champêtres de leur tendresse
. A l'extrémité du parc on rencontre une
jolie fabrique en ruines : une inscription apprend
que c'était le Temple du Bonheur , élevé par les
Savinies trois statues en décoraient jadis l'intérieur;
il ne reste plus que les piédestaux , sur les
quels on lit ces noms : l'Innocence , la Jeunesse ,
Amitié. Ce Temple ruiné du Bonheur conduit à
une allée de saules au bout de laquelle se trouve
un tombeau ...... c'est celui des Savinies. Leurs
cendres réunies , reposent sous un rocher couvert
de mousse , qui s'élève sur le bord du lac , et qui
se réfléchit sur la surface de l'onde .... Deux peupliers
furent plantés jadis , le même jour , sur ce rivage ;
ces deux arbres jumeaux sont tellement inclinés
l'un vers l'autre , que leurs branches flexibles s'ertrelaçant
ensemble , forment une espèce de dais
au- dessus de la tombe : ce rocher mélancolique
n'est point un écueil , le nautonier de ces pays
agrestes ne craint point d'en approcher , et souvent ,
en le découvrant , il s'oriente sur ces bords déserts ;
les pâtres de la contrée y trouvent un doux abri ,
ils se reposent sur la cime du rocher ; là, garantis
des ardeurs du soleil par l'ombrage des peupliers ,
ils dominent la plaine, et suivant de l'oeil leurs troupeaux
, ils peuvent veilier sur eux...... Et moi
aussi , dans mes pénibles voyages , j'ai rêvé sur
le rocher des Savinies ; j'ai pleuré sur leur tombeau
, et j'ai recueilli , dans les chaumières dispersées
de Schindelingue , la tradition intéressante
qui forme le fond de cette histoire.
1
3
386 MERCURE DE FRANCE,
Antonia naquit à Genève ; elle eut une soeur
aînée qui , seule , obtint l'affection de sa mère : victime
de cette injuste prédilection , Antonia passa
la plus grande partie de sa jeunesse dans la douleur
et dans les larmes. Un parent de sa mère ,
vivement touché de sa situation , devint son unique
confident. Mulsain ( c'était son nom ) , venait rarement
à Genève ; il attendait toute sa fortune d'un
oncle établi et fixé à Schindelingue , et Mulsain
passait dans cette solitude la plus grande partie de
sa vie. Antonia fut entièrement sacrifiée à l'établissement
de sa soeur , qui fit un riche mariage.
Peu d'années après, la malheureuse Antonia perdit
sa mère , et elle se trouva , à vingt- trois ans ,
orpheline , sans fortune , sans mentor, mais non
sans consolation ; il lui restait un ami . Mulsain
accourut, il essuya ses larmes ; il lui offrit mieux
que de l'amour , une estime parfaite , une fidelle
amitié. Antonia accepta sa main , et elle partit
avec joie pour aller s'ensevelir à jamais dans les
rochers de Schindelingue. L'aspect de ce lieu sauvage
n'attrista point son coeur ; le vieil oncle la reçut
avec transport , il lui dit : « Vous régnerez ici ,
>> et vous serez aimée . » Ce bon solitaire savait
parler aux femmes ; et que pouvait desirer de plus
celle qui n'avait jamais été qu'une étrangère sous le
toit maternel !
Ludvil ( on appelait ainsi l'oncle de Mulsain ) ,
était un vieux célibataire de soixante ans ; l'indolence
, la paresse et la douceur formaient le fond de
son caractère : il aimait par -dessus toutes choses
le repos et la paix ; il n'avait jamais voulu se marier ,
dans la crainte de perdre une partie de sa tranquillité.
Quoiqu'il fût incapable d'affectation et de
fausseté , il était l'homme du monde que l'on
jugeait le plus mal : presque toutes les apparences
en lui étaient trompeuses ; on le croyait philoFLOREAL
AN XII. 387
sophe , parce qu'il vivait depuis dix ans dans une
retraite absolue , et il ne s'y était fixé que par nonchalance
; il s'y trouvait bien , ily restait . Il avait
l'air sérieux et réfléchi ; on le prenait pour un pro
fond penseur , et il n'avait médité de sa vie ; on
pensait même , en le voyant au milieu de ses rochers
et sur les rives de son lac , qu'il avait quelque chose
de romanesque dans le caractère ; mais il ne cherchait
les torrens et les ruisseaux que pour jouir de
leur fraîcheur ; il ne s'oubliait sur les tapis de verdure
que pour se reposer et pour dormir. Peu
susceptible d'éprouver un attachement véritable ,
il avait une aménité et une sorte d'indulgence
qui le faisaient passer pour le vieillard le plus sensible
. Il ne grondait point , c'eût été une fatigue ;
il aimait mieux pardonner sans explication , que
s'émouvoir ou s'ennuyer un infortuné venait -il
l'implorer , il se hatoit de le secourir , et sur -tout
afin de s'affranchir d'une sensation pénible. On
ne se doutait pas qu'il fût le plus exigeant de tous
les hommes ; il paraissait ne dominer personne ,
et il enchaînait tout ce qui l'approchait si on le
quittait , il ne se plaignait point ; mais il avait l'air
si attristé, et quand on revenait , il était si heureux ,
qu'on se reprochait la plus courte absence. Il
était dangereux d'avoir pour lui une attention nouvelle
; il s'en montrait si touché , il en parlait tant ,
et avec des expressions de reconnaissance qui marquaient
si clairement qu'il était persuadé qu'on ne
manquerait pas de la renouveler , qu'il n'était
guère possible d'avoir le courage de tromper son
espérance. Enfin , par la disposition de son humeur ,
il avait naturellement trouvé un grand secret , celui
d'embellir et de cacher l'égoïsme sous la dissimulation
, et de maîtriser tous ceux qui l'entouraient ,
non- seulement sans autorité , mais en se faisant
chérir.
•
4
388 MERCURE DE FRANCE ,
Ludvil vit arriver Antonia avec une joie sincère ?
sa gouvernante vieillissait et devenait infirme ; ses
soins , que l'on regrettait , allaient être rendus par
une jeune nièce reconnaissante . En effet , le château
prit tout-à- coup un nouvel aspect ; un nouvel aspect ; il parut plus
riant , plus animé ; on y trouva subitement plus
d'ordre et de propreté ; un certain air d'élégance
y fit sentir l'influence d'une maîtresse de maison;
on voyait , en y entrant , qu'une femme I habitait.
Le vieil oncle était mille fois mieux servi ,
mieux soigné , et , chaque jour , il répétait l'éloge
d'Antonia, il félicitait son neveu d'avoir su faire un
si bon choix . Au bout de quelques mois , Antonia
deviut grosse. Douée d'une extrême sensibilité ,
n'ayant jamais connu l'amour , Antonia desirait
avec ardeur des enfans ; elle sentait d'avance
qu'elle les aimerait passionnément : elle se proposait
d'établir entre eux la plus parfaite égalité , car, elle
se rappelait avec amertume tout ce qu'elle avait
souffert de l'injustice de sa mère.
Sur la fin de l'automne de la même année ,
Antonia mit au jour deux jolies petites jumelles
qui se ressemblaient si parfaitement , que l'on fut
obligé , au moment de leur naissance de leur
mettre une marque différente pour les distinguer
l'une de l'autre . Quand elles furent habillées , on
les déposa toutes les deux dans les bras de leur
mère , qui , un instant après , se trouva seule avec
elles . Alors , les regardant avec un sentiment inexprimable
de joie et de tendresse : «< Innocentes
créatures , dit - elle , le ciel , exauçant tous mes
voeux , vous a formées pour être aimées également.
Ah ! je veux à jamais me tromper en vous regar
dant , et vous confondre dans mon coeur ! Je veux
que les lois même ne puissent accorder à l'une de
vous la plus légère préférence…………. J'abolis entre
vous ce droit d'aînesse qui me fut si funeste..... »
A FLOREAL AN XIE ? 389
En disant ces paroles , Antonia arracha les rubans
qui servaient à distinguer l'aînée de la cadette ; on
arriva dans cet instant , et Antonia déclara qu'ayant
changé plusieurs fois de place ses enfans , elle ne
savait plus quelle était l'aînée . Le père et l'oncle
s'étonnèrent et murmurèrent. Antonia laissa croire
qu'elle n'avait fait qu'une étourderie ; elle fut un
peu grondée , mais la chose étant sans remède , on
prit bientôt son parti là- dessus.
Antonia , fidelle à son système d'égalité , voulut
que ses filles portassent le même nom . On lúf
représenta qu'alors on n'aurait aucun moyen de
distinguer l'une de l'autre ; elle répondit que c'était
tout ce qu'elle désirait. Comme elles étaient nées
le 19 d'octobre, on les appela toutes deux Savinie
nom de la sainte du jour de leur naissance . Le
inème sein , le sein maternel nourrit à la fois les
deux jumelles ; elles furent tellement élevées à s'aimer
qu'elles devinrent inséparables , et que , si l'une
pleurait , l'autre aussitôt fondait en larmes . Get
instinct de la nature et de la sensibilité se manifestait
chaque jour d'une manière plus touchante :
le temps et l'âge ne firent qu'accroître une amitié
exaltée par tous les soins d'Antonia , et fortifiée par
l'habitude et par la conformité d'inclinations et de
caractères. Tout entre elles était commun , leurs
joujoux , leurs vêtemens , et même leurs punitions
et leurs récompenses. Accusait- on l'une d'avoir
fait une faute , la mère punissait au hasard celle
qui se trouvait sous sa main ; et l'enfant , ne fûtelle
pas la coupable , ne réclamait point contre le
chatiment : on l'avait accoutumée à penser qu'elle
ou sa soeur c'était la même chose ; dans ces occasions
, elle n'imaginait pas qu'il fût raisonnable de
dire , ce n'est pas moi; et d'ailleurs , si l'on mettait
sa soeur en pénitence , elle se trouvait aussi
punie qu'elle. Rien ne pouvait exciter leur jalousie ;
".
390 MERCURE DE FRANCE ,
elles adoraient leur mère , et quoique cette der
nière sût parfaitement les distinguer l'une de l'autre
, malgré leur extrême ressemblance , elle feignait
toujours de les confondre ensemble , et de
ne jamais chercher à les reconnaître . Si elle en caressait
une , elle disait : Je sais bien que je tiens
une Savinie sur mes genoux , mais j'ignore laquelle ;
que m'importe , puisque je les chéris également.
L'une avait plus de mémoire et annonçait plusd'esprit ;
on neleur fit jamais sentir que l'on s'en aperçût : souvent
celle qui apprenait mieux récita la leçon de sa
soeur; et c'était non-seulement sans artifice , mais elle
disait avec naïveté : Ellen'a pas pu apprendre sa tâche ,
je l'ai apprise de plus , ainsi cela est égal ; et l'on
en convenait. Antonia , sculement , disait à l'autre :
Applique-toi donc aussi , afin de rendre quelquefois
à ta soeur le même service . Cette exhortation
suffisait pour donner la plus vive émulation ; et
les progrès , des deux côtés , furent tels que la tendresse
maternelle pouvait les desirer. Elles se ressemblaient
si parfaitement , que l'on ne pouvait
faire l'éloge de la figure de l'une , sans louer celle
de l'autre. Elles avaient exactement le même son
de voix : écouter chanter l'une avec plaisir , c'était
les applaudir toutes deux . Elles s'identifièrent si
bien ensemble , que les méprises continuelles dont
elles étaient les objets , n'eurent bientôt plus le
pouvoir de les amuser et de les surprendre : ce
n'était plus pour eiles des erreurs ; il leur semblait
que ne faire d'elles qu'une seule personne , ce
n'était pas se tromper ; le moi, entre elles , devint
non-seulement inusité , il fut presque entièrement
oublié. Antonia leur donna toutes les superstitions
de sentiment qui pouvaient accroître encore leur
affection mutuelle ; et plusieurs maladies qu'elles
eurent ensemble , ne leur laissèrent aucun doute sur
la réalité de la sympathie physique . L'imagination
FLOREAL AN XII. 3gi
et la sensibilité fortifièrent en elles ces illusions
celle qui voyait sa soeur se heurter ou tomber ,
croyait sentir , et sentait en effet la commotion du
coup ; les souffrances ainsi que les plaisirs devinrent
des liens de leur amitié , et elles parvinrent , par la
suite, à se persuader entièrement qu'un seul et même
fil composait la trame de leur vie , et qu'indépen
damment des regrets et de la douleur , la mort de
l'une entraînerait celle de l'autre , par une loi mystérieuse
et irrévocable de la nature. Cette singudière
existence charmait Antonia , effrayait quelquefois
Mulsain , et confondait Ludvil , qui n'avait
jamais vécu que pour lui-même : Je n'y comprends
rien , disait -il. Ah ! quelles sont heureuses ! s'écriait
Antonia . Mais , répondait le sage Mulsain , que
deviendront-elles si le sort un jour les sépare ? ....
Hélas ! comment s'alarmer quand on jouit avec
delices du bonheur le plus pur et le plus légitime ?
La prévoyance peut - elle s'allier avec une extrême
sensibilité ? Ah ! sans doute , les femmes doivent
se laisser guider par les hommes ; eux seuls , en
effet , possèdent la sagesse ; celui qui peut toujours
calculer et bien voir est fait pour gouverner
l'autre.
Antonia était la plus heureuse des mères et des
épouses ; Mulsain l'aimait tendrement : ils se suffisaient
à eux-mêmes ; ils vivaient dans la plus parfaite
union. Mais le vieux Ludvil était souvent
mécontent depuis la naissance des Savinies ; on
était moins occupé de lui ; Antonia consacrait une
grande partie de son temps à l'éducation de ses
filles ; ces dernières donnaient toutes les préférences
de sentiment à leur mère et à Mulsain ; une
espèce de jalousie sans aucune sensibilité tourmentait
en secret le vieillard . On lui prodiguait toujours
de tendres soins , mais il en voulait d'exclusifs ;
il devenait sombre , chagrin ; il connaissait enfin
392 MERCURE DE FRANCE ,
"
combien l'égoïsme répand d'humiliation sur la
vieillesse . Qu'est - ce qu'un être prêt à finir , un être
qui a perdu sa force , ses agrémens , ses talens , et
qui , ne pouvant se contenter d'une douce affection ,
et d'un juste tribut de reconnaissance , de respect
et de vénération , veut encore être toujours préféré
, et que tout se rapporte à lui ? i
་
Cependant les deux soeurs atteignirent leur
seizième année : elles avaient une beauté aussi touchante
que régulière , leur ressemblance était tou
jours aussi frappante ; les mêmes traits , la même
taille , le même son de voix , les rendaient si semblables
, que , jusqu'alors , l'oeil seu d'une mère
avait pu les distinguer l'une de l'autre. Cependant,
en les regardant et en les comparant avec une
extrême attention , on s'apercevait que l'une des
deux était plus belle , et qu'elle avait plus de grace
encore que sa soeur ; sa figure entière était un chefd'oeuvre
de la nature , un tableau parfait dont la
seconde ne paraissait être qu'une charmante copie :
cette différence était trop délicate pour frapper
des yeux vulgaires ou des indifférens . Elevées dans
une profonde solitude , elles n'avaient encore vu
que leurs parens , des domestiques et de sauvages
villageois ; on les avait regardées sans songer à les
comparer. Si elles eussent vécu dans le monde , elles.
D'auraient, eu ni les mêmes caractères, ni les mêmes
sentimens ; on eût déjà répété mille fois à chacune ,
en particulier, qu'elle était la plus aimable et la
plus jolie et chacune aurait fini par le croire ,
du moins , par le desirer. Mais , dans.
leur simplicité touchante , la plus légère idée de
rivalité n'avait jamais pu s'offrir un moment à
leur esprit elles étaient dans cet âge où les altachemens
passionnés ont toute la naïveté de l'enfance
, et toute l'énergic , toute la généreuse sensibilité
de la jeunesse. O qu'il est doux d'aimer,
ου
FLOREAL AN XIL
393
avec une heureuse inexpérience , lorsqu'on ne croit
encore ni à l'inconstance ni à l'ingratitude ! Les
Savinies se chérissaient avec une parfaite sécurité :
décidées à ne jamais se quitter , elles pensaient que
la mort même ne pourrait les séparer, puisqu'elles
croyaient que la vie de l'une , même physiquement,
dépendait de celle de l'autre ; cette idée pred -
sait en elles un effet qui avait quelque chose de
magique ; car l'attachement à la vie et à sa propre
conservation , cette espèce d'égoïsme indestructible
, n'était en elles que la cause la plus puissante
d'un intérêt réciproque et d'un dévouement sans
hornes. Elles ne pouvaient mutuellement s'inspirer
de la reconnaissance : ce noble sentiment est-il
nécessaire à l'amitié ? peut-il même s'allier avec
une véritable sympathie ? on ne croit rien devoir
tant qu'on aime , on sent qu'on a tout payé; et
quelle reconnaissance pourraient produire les bienfaits
et les actions les plus touchantes qui ne sauraient
étonner , et qu'on n'a jamais regardés comme
des efforts pénibles , ou comme des sacrifices ? Les
deux jumelles s'aimaient comme on s'aime soimême
; et l'une , en exposant ses jours pour sauver
ceux de sa soeur , eût pensé n'agir que pour ellemême
, et n'eût , en effet , cédé qu'à un mouvement
irrésistible . Elles se connaissaient si bien , elles '
avaient des sentimens si parfaitement semblables ,
que , sur les choses et sur les personnes , elles ne se
demandaient plus leur opinion , elles la savaient
toujours d'avance ; leur confiance mutuelle n'avait
plus de mérite ; elles se devinaient trop facilement
pour qu'il leur fut possible de se rien cacher. Toujours
ensemble , elles ne pouvaient se quitter un
moment sans peine , et se trouver separées sans
inquiétude ; l'une des deux , sans sa soeur , n'aurait
pu goûter un amusement . Loin de jouir d'un beau
spectacle , elle n'eût fait que le desirer ; sa soeur ne
394 MERCURE DE FRANCE ,
le voyait pas ! ....... Un de leurs grands plaisirs.
était d'aller passer les belles soirées d'été sur le
rocher qui prit leur nom, et qui se trouvait situé
sur le bord du lac Laverzer. Antonia , dès les premiers
jours de son arrivée à Schindelingue , avait
admiré ce rocher couvert de mousse et de verdure
, et dont le sommet offrait une espèce de
plate-forme sur laquelle deux personnes pouvaient
être commodément assisses . On découvrait de là
une vue ravissante ; d'un côté l'oeil se reposait sur
des prairies charmantes ; et de l'autre on dominait
le lac dans toute son étendue ; il baignait le pied
du rocher. Antonia et Mulsain passèrent là souvent
des heures délicieuses , et le jour de la naissance
des deux jumelles , Antonia leur consacra ce rocher
qu'elle aimait ; elle fit planter auprès , sur la rive ,
deux peupliers , et l'on grava sur le roc le double
nom de Savinie . Les deux soeurs embellirent ce lieu
champêtre que la piété filiale et l'amitié leur rendaient
si cher ; des rosiers et des lilas formèrent
une espèce de couronne autour du rocher ; une
guirlande de pampres et de chèvrefeuille unit les
deux peupliers , et , tous les jours de la belle saison ,
ces deux arbres protecteurs , doux emblême de la
tendresse fraternelle , furent ornés des fleurs les
plus fraîches , cueillies dans les jardins et dans les
champs : le rocher lui-même fut jonché de feuilles
de roses ; on dévastait sans pitié le parterre et la
prairie pour le décorer; il ne représentait plus qu'un
prodigieux monceau de fleurs ; on l'aurait pris
alors pour le trône de Flore. Là , passant des heures
entières, les Saviniess'entretenaient de leur bonheur,
et formaient d'innocens projets , non pour un ave
nir éloigné, on n'y pense point quand on est heureux
, mais pour llee lleennddeemmaaiinn ,, ou pour le reste de
la soirée. Souvent elles chantaient des romances ;
elles aimaient aussi à contempler dans le lac leurs
FLOREAL AN XII.
395
figures semblables , représentées comme dans un
miroir sur la surface d'une eau pure et tranquille ;
quelquefois l'une des deux , seulement , se penchant
en avant et se voyant dans l'onde , disait , en souriant
Ma soeur , je te regarde. Qui , répondait
l'autre en l'embrassant , oui , c'est bien moi.
8
Tous les jours , l'une ou l'autre Savinie alternativement
faisait une lecture au vieux Ludvil ; pendant
ce temps , celle qui ne lisait pas se prome-,
nait dans les jardins par l'ordre d'Antonia. Un
matin la jeune Savinie , durant la lecture faite
par sa soeur , était assise au bord d'un grand bassin
d'eau ; elle regardait un enfant , fils du jardi
nier , qui jouait à trente pas d'elle , lorsque tout à
coup elle le vit tomber dans le bassin , qui n'avait
que trois pieds d'eau de profondeur ; mais dans
lequel un enfant , dans sa quatrième année , se serait
infailliblement noyé , si avec la rapidité de l'éclair
Savinie ne se fût élancée dans le bassin , et n'eût
saisi l'enfant au moment où la mère , saisie d'effroi
accourait pour le secourir . Savinie mit l'enfant
dans ses bras ; et la mère , pénétrée de reconnaissance
, tomba baignée de larmes à ses pieds , en
s'écriant : O ma bonne demoiselle , que je sache à
qui je dois la vie de mon enfant ! ...... Quoi ! répondit
Savinie , ne sais-tu pas que je suis une des
Savinies ? .....- Oh ! pardonnez-moi , mais on
ne sait jamais laquelle ; donnez-moi un signe pour
vous reconnaitre et, pour vous distinguer de votre
soeur ..... De ma soeur ! et pourquoi ?
connaître celle qui m'a rendu mon enfant. - Et
ma soeur ou moi , n'est- ce pas la même chose ?
Mais pas du tout pour moi. Cette réponse parut
si extraordinaire à Savinie , qu'elle n'y vit que
de la simplicité ; elle sourit. Ma bonne Maria , ditelle
; sois bien assurée que nulle différence ne peut
exister entre les Savinies. Mais c'est vous toute
-
Pour
346 MERCURE DE FRANCE ,
-
-
seule qui avez sauvé mnou enfant . Má soeur à
ma place l'eût sauvé de même . — Pourtant c'est
vous que je dois aimer. Ainsi donc tu dois aimer
ma soeur. Pas tant que vous . Je vois que je
ne pourrai jamais te faire entendre raison ; mais
écoute , si tu n'aimais pas ma soeur autant que moi ,
tu ne me paraitrais qu'une ingrate . --- Omon Dieu ,
je suis si reconaissante ! .....
aimeras également les Savinies . - Ma chère demoiselle
, si , au lieu de vous jeter à l'eau pour mon
enfant , vous m'aviez fait du mal , devrais-je en
vouloir à votre soeur ? Tu fais là un bien mauvais
raisonnement ; est- ce que nous pouvons faire
du mal ? est-ce que nous sommes méchiantes ?
-
Dans ce cas tu
O Dieu , non ! ..... mais enfin , si l'une des
deux , si votre soeur l'était ? ……… . Eh bien nous
ne serions plus les Savinies , nous serions deux
personnes différentes . Comme elle disait ces mots ,
elle se trouvait à la porte du château , où elle se hâta
d'entrer pour aller quitter ses vêtemens mouillés .
Dans l'une des plus belles soirées de l'été , les
deux soeurs assises sur leur rocher , furent témoins
d'une scène pantomime qui les toucha vivement .
Il y avait vis-a-vis du rocher , sur l'autre rive du
lac , une chaumière isolée , ombragée de tilleuls
et entourée d'un joli jardin : les Savinies connaissaient
les propriétaires de cette habitation ; c'étaient
une vieille veuve avec ses deux petites filles , dont
l'une , qui venait de se marier , devait ce jour même
quitter le rivage , sa patrie , pour aller s'établir à
vingt lieues de là , dans le village de son nouvel
époux. Les Savinies aperçurent de loin , mais distinctement
, la veuve , son gendre et ses filles qui
sortaient de la petite cabane , et qui s'avançaient
lentement sur le bord du lac , où la nacelle qui
devait transporter les deux époux chez eux , était
attachée au tronc desséché d'un vieux saule. La
grand mère
FLOREAL AN XII.. 397
grand'mère et ses filles s'embrassaient en pleurant ;
la jeune soeur de la nouvelle mariée , au moment
de la séparation , s'élança dans le bateau pour
serrer encore une fois contre son sein la compagne
chérie qu'elle allait perdre : enfin il fallut
se quitter , le bateau s'éloigna de la rive ; la jeune
mariée , baignée de larmes , tendait les bras vers
les premiers objets de sa tendresse , et vers la paisible
chaumière où restait son berceau , et , livrée
à l'inconstance des lacs orageux de ces contrées
elle abandonnait le doux asile où s'écoulèrent dans
l'innocence les années les plus heureuses de sa vie ,
pour aller chercher un pays inconnu , avec le saisissement
d'une vague inquiétude sur un avenir
incertain... Ce spectacle émut profondément
les Savinies ; hélas ! dit l'une des deux , que je la
plains , cette infortunée que l'on arrache ainsi de la
demeure maternelle ! O ma soeur , que deviendrions
nous si l'on nous séparait ! ...- Peux-tu nous
comparer à des soeurs qui ne sont pas jumelles !
quel est le barbare qui voudrait nous séparer ?
-Nous n'avons qu'une même destinée ; si nous
changeons d'état le même jour , le même autel
recevra nos sermens , et nous ne quitterons jamais
le toit paternel . Comme elle disait ces paroles ,
elle aperçut
de loin une barque qui voguait de leur
côté ; le temps était orageux , et la barque agitée .
car un vent assez fort venait de s'élever ( 1 ) . Bientôt
on distingua dans cette nacelle un vieux batelier et
un jeune homme d'une tournure agréable , et bien
mis. Cependant le ciel s'obscurcissait et se couvrait
de nuages d'un rouge foncé , d'où s'échappaient des
éclairs qui , répétés dans le lac , semblaient s'y
prolonger et le sillonner d'une lumière éclatante et
( 1 ) Les lacs de la Suisse sont très -dangereux ; des bateaux
y périssent souvent.
Ge
393 MERCURE DE FRANCE ,
rapide. Les eaux , en réfléchissant les couleurs tran
chantes des cieux et la forme ondulée des nuages ,
offraient l'aspect effrayant d'une mer de feu , dont
les vagues , horriblement agitées , paraissaient
devoir engloutir ou consumer la barque fragile
qu'elles portaient . Les Savinies faisaient des voeux
ardens pour le salut de ce petit bateau ; pénétrées
de frayeur et de la plus tendre compassion , toutes
les deux en même temps se mirent à genoux pour
implorer le ciel en faveur de ces infortunes prêts
à périr ..... Sans leur attitude suppliante , on les
aurait prises pour les divinités protectrices de ces
rives sauvages..... Tout - à- coup le vent redoublant
avec impétuosité , la barque chavira à cinq cents
pas du rocher ..... Les Savinies pousserent de
lamentables cris ; mais elles virent aussitôt le jeune
homme , qui nageait parfaitement , reparaître sur
l'onde ; alors l'une des deux descendit rapidement
du rocher, pour aller chercher du secours ; l'autre
resta afin d'inviter l'étranger à venir se reposer
dans leur château . Cependant l'inconnu , près d'atteindre
le rivage , retourna la tête derrière lui , et
voyant que le vieux batelier n'avait plus la force
de nager , il fut à son secours , le saisit par le bras ,
ne le quitta plus , et jouit du double bonheur d'échapper
à un grand danger et de sauver son semblable.
Il prit terre au pied du rocher. La tremblante
Savinie , transportée de joie , fit une tou-'
chante exclamation ; l'étranger leva les yeux .....
Quelle fut sa surprise en apercevant la plus charmante
personne qu'il eût jamais vue , sur ce trône majestueux
de fleurs qui paraissait suspendu sur le lac ... !
Il mit un genou en terre ; et Savinie , avec toute
F'ingénuité de l'innocence et toute la sensibilité
de l'intérêt le plus tendre , lui tendit les bras ;
elle souriait , et ses pleurs inondaient encore son
visage ...... Etre céleste ! s'écria l'étranger , ' tes
FLOREAL AN XII.
399
3
*
larmes coulent pour moi ; ah ! ce sont tes voeux
qui m'ont sauvé ...... Dans ce moment l'autre
Savinie accourut sur le rivage avec des domestiques
et ses parens , qui , inquiets de leurs filles
durant cet orage, étaient venus les chercher. Savinie
les avait rencontrés à peu de distance du rócher
, et elle les amenait avec elle , en les devançant ,
car elle courait avec rapidité. L'étranger , toujours
à genoux , avait les yeux fixés sur la Savinie du
rocher; elle lui parlait , il l'écoutait avec un sentiment
d'adoration , lorsqu'il entendit tout près de
lui cette voix si jeune et si douce , l'inviter à se
rendre au château . 11 se lève en tressaillant , et il
reste pétrifié d'étonnement , en voyant à côté de
lui l'autre Savinie . . . . Il reporta ses yeux sur le
rocher ; il y retrouva la même figure . 0
ciel ! s'écria -t-il , la nature , contente de son oùvrage
, à donc voulu le recommencer une seconde
fois , et elle a produit deux chefs - d'oeuvre semblables
! ....
Antonia et Mulsain s'approchèrent dans cet
instant de l'étranger , qui leur apprit qu'il était
genevois ; qu'il faisait , pour son plaisir , le tour de
la Suisse , et qu'il se nommait Valrive . Mulsain
connaissait et estimait ses parens ; il fut charmé de
- recevoir ce jeune homme qui avait les manières
les plus nobles et la figure la plus intéressante .
On se hâta de se rendre au château , ' où tous les
soins d'une bienfaisante hospitalité . furent prodigués
à Valrive et au vieux batelier. Cependant
Valrive ne se lassait point de contempler les deux
jumelles ; il voulait reconnaître celle qui avait reçu.
son premier hommage , et dont il avait vu couler
les larmes ; mais il lui fut impossible de la distinguer
de sa soeur , et personne ne pouvait la lui
désigner : on répondait à ses questions , qu'elles
n'avaient point de surnoms , qu'il n'y avait point
Cc 2
400 MERCURE DE FRANCE ,
la
d'aînée ...... Il ne revenait pas de sa surprise...?
On se mit à table ; Valrive se plaça vis- à-vis les
deux jumelles , et à force de les regarder attentivement
, et de les comparer , il parvint à découvrir
cette légère différence qui se trouvait entre leurs
visages. Charmé de voir enfin que T'on pouvait
faire un choix entre elles , il desira vivement que
plus belle fût la Savinie du rocher .... Il s'approcha
d'elle après le souper , et d'une voix basse et
timide , il lui dit qu'il n'oublierait jamais la sensibilité
qu'elle avait montrée, lorsquepour la première
fois il l'avait vue sur le rocher ..... Savinie convint
qu'elle n'avait jamais été plus attendrie. A cette
réponse Valrive tressaille de joie ; il retrouve avec
certitude celle qu'il cherchait , et il est sûr de ne
plus la confondre désormais avec sa soeur
dant Savinie , par réflexion , lui demande comment
il peut deviner que c'est elle qu'il a vue d'abord.
Ah , répondit - il , les yeux peuvent tromper ,
mais le coeur ne saurait se méprendre . A ces mots ,
Savinie étonnée , interdite , rougit et garde le silence
. Dans ce moment sa soeur s'avançait vers elle ;
Valrive se hâte de parler d'autre chose . Valrive
malgré les fatigues de la journée , passa la nuit
entière sans fermer l'oeil ; il ne pensait qu'à la
Savinie du rocher ; il l'aimait déjà passionnément
faut-il s'en étonner ? il était si jeune , et à
cet âge , rien ne fait naître promptement l'amour
comme une première entrevue singulière et romanesque
.
Cepen-
Le lendemain matin , Valrive vit un grand
mouvement dans le château ; il apprit qu'Antonia
s'était trouvée fort mal dans la nuit ; qu'elle avait
une grosse fièvre et du délire il fut trouver le
vieillard , maître du château , pour lui exprimer
combien il serait affligé de quitter ceux qui
l'avaient reçu avec tant de bonté , avant qu'ils
:
FLOREAL AN XII. 40i
:
fussent rassurés sur un tel sujet d'inquiétude.
Ludvil , effrayé déjà de la tristesse répandue dans
la maison, fut enchanté d'y garder un jeune homme
aimable , qui , du moins , ne serait pas profondément
affecté de l'état alarmant d'Antonia. Quand
on ne partage pas une douleur générale , on éprouve
une secrète humiliation et une sorte de désoeuvrement
plus insupportable , peut - être , que le chagrin
même il faut s'abaisser â feindre; on reconnaît malgré
soi que l'égoïsme a quelque chose de honteux
et de vil. Il ne suffit pas alors de le cacher sous
des formes aimables , obligeantes ; il faut montrer
une vive sensibilité , et l'on a beau s'exercer dans
cet art , on ne le possédera jamais : on envie ceux
qui pleurent sans effort , et on voudrait souffrir
afin de paraitre naturel ; on devient étranger à tous
ceux qui sont plongés dans une profonde affliction ;
on n'entend point leur langage , on ne sait point
leur parler , on les importune , on les blesse sans
le vouloir , on se trouve tout-à - coup isolé , et il est
affreux de l'être même parmi les infortunés. Dans
cette situation , on est trop heureux de rencontrer
un indifférent avec lequel on peut , de temps en
temps , se reposer d'une si pénible contrainte .
Ludvil accueillit donc de très bonne grace la
demande de Valrive : Restez avec nous , lui dit- il ;
vous me charmérez ; je suis accablé d'inquiétudes ,
j'ai grand besoin de me distraire un peu ; tous les
soirs nous jouerons aux échecs ; car sur- le-champ
le vieillard pensa que Mulsain ne ferait plus sa
partie , du moins pendant sept ou huit jours , et ik
admira la Providence qui , pour le remplacer, avait
fait échouer Valrive sur les bords de Schindelingue.
-
Cependant les deux soeurs , également attachées
à leur mère , étaient enfermées dans sa chambre ;
et baignées de larmes au chevet de son lit , elles
ne s'occupaient que de leur douleur ; elles voyaient
'5
402, MERCURE DE FRANCE ;
cette mère chérie dans un état dangereux , nulle
autre idée ne se mêlait à cette accablante pensée :
le souvenir de ce jeune étranger qui , la veille
leur avait paru si aimable , était entièrement effacé
de leur mémoire . Le médecin qu'on avait envoyé
ehercher , vint le soir ; il rassura un peu la famille,
alarmée , en disant qu'Antonia n'était point en
danger ; néanmoins il déclara que la maladie serait
longue; et le lendemain , quoiqu'Antonia n'eût pas
encore repris toute sa connaissance , il la trouva
beaucoup mieux , et il répondit de sa vie . Alors
les Savinies se rappelèrent le jeune étranger ; elles
apprirent avec joie qu'il était toujours dans le châ
teau. Celle qu'il aimait , le rencontra l'après-midi ;,
il la regarda fixement , et en cherchant à la recon-,
naître , il lui parla d'Antonia avec une extrême
sensibilité. Savinie profondément attendrie , l'écou
tait en silence , et ses pleurs coulèrent doucement
sans qu'elle s'en aperçût , Ah ! c'est- elle ! s'écria
Valrive ; je la reconnais à ces larmes touchantes .....
c'est la Savinie du rocher...... c'est celle que j'ai
vue pleurer pour moi ! .... Ma soeur pleurerait de
Ah ! je ne veux touménie
en vous écoutant.
cher que vous..... Ces mots firent palpiter le coeur
ingénu de Savinie ; c'était la première fois qu'elle
éprouvait une sensation agréable , en se voyant
préférée à sa soeur ce mouvement si nouveau ne
pouvait l'étonner , elle ne le remarqua pas. La jeu
nesse ne réfléchit point quand elle est vivement
émue ; toute entière au sentiment qui l'anime , elle
oublie alors tous les autres : souvent on l'accuse à
tort d'inconstance ; une impression nouvelle ne
détruit pas en elle les impressions déjà reçues ,
mais elle en suspend l'effet : à seize ans , avec une
telle ignorance , une ame sensible et une imagination
exaltée , tous les mouvemens du coeur sont passionnés
, et le premier enchantement de l'amour
peut facilement affaiblir celui de l'amitié .
FLOREAL AN XIL . 403
Valrive éperdument amoureux , confia le soir
même son secret à Ludvil , qui s'étonna qu'il eût
pu choisir entre deux objets si semblables . "Valrive
était riche , indépendant , âgé de 25 ans , et son
maître : Ludvil l'assura qu'il obtiendrait sans peine
le consentement de Mulsain et d'Antonia , mais
que ce serait à condition de se fixer à Schindelingue
. Le vieillard , pour l'intérêt de ses plaisirs , le
desirait vivement lui-même, et Valrive s'y engagea.
Ludvil lui dit encore qu'il fallait trouver un mari
pourl'autre Savinie , parce qu'Antonia voulait absolument
marier ses deux filles en même temps . Valrive
répondit qu'il avait un cousin-germain , son ami
intime , jeune , aimable , maître de sa fortune et
sans engagement , et que d'avance il répondait
de lui .
que ,
Le jour suivant, Antonia se trouva si bien
contre l'attente même du médecin , elle fut en état
de se lever , et de passer la journée sur une chaise
longue ; mais elle était d'une faiblesse extrême , et
quoiqu'elle eût toute sa connaissance , elle n'avait
pas encore repris sa mémoire , et elle ne conservait
qu'une idée très - confuse de tout ce qui s'était
passé depuis quelques jours. Elle dormit durant
presque toute l'après- midi , et les Savinies passèrent
ce temps chez Ludvil , avec Mulsain , le médecin
et Valrive ce dernier vit aisément que celle qu'il
aimait , partageait ses sentimens ; mais il ne s'aperçut
pas qu'il avait produit la même impression
sur le coeur de sa soeur les deux jumelles étaient
si étroitement unies , que l'amour ne pouvait atteindre
l'une sans blesser l'autre ; elles ignoraient
jusqu'au nom de la passion qui les séduisait ; elles
ne se firent point de confidence , mais elles ne s'entrenaient
que de Valrive ; accoutumées à penser
toujours de même , elles ne s'étonnaient point d'avoir
la même opinion et le même langage ; elles parlaient
>
4
404 MERCURE DE FRANCE ;
de Valrive avec enthousiasme , et elles ne s'en aiinaient
que mieux , car jamais elles n'admirèrent
davantage la conformité qui se trouvait entre leurs
goûts et leurs sentimens ; jamais cet accord si rare
ne leur avait paru si bien fondé . Elles étaient également
satisfaites de l'objet qui les intéressait : celle
qui n'était pas préférée pouvait se faire à cet égard
une dangereuse illusion souvent Valrive se méprit
en la voyant , et même lorsqu'il la reconnaissait il
pe pouvait jeter sur elle un oeil indifférent ; elle lui
retraçait des traits si chéris ! il la regardait comme
on contemple le portrait d'un objet adoré ; on le
trouve toujours moins charmant que l'original ,
mais il enchante encore : si sa soeur était absente
quelques momens , Valrive aussitôt se rapprochait
d'elle et lui parlait , ne fût-ce que pour entendre le
son de sa voix ; cette voix si douce pénétrait jusqu'au
fond de son coeur ; alors , sans rien feindre',
il exprimait par son ton et par sa physionomie un
amour qu'il n'éprouvait pas , et sans le vouloir il
trompait , il séduisait l'innocence et la sensibilité.
--
La santé d'Antonia se rétablit beaucoup plus
promptement qu'on ne l'avait espéré ; au bout de
quelques jours elle fut en parfaite convalescence.
Ludvil lui fit part , ainsi qu'à Mulsain , des propositions
de Valrive ; le vieillard , qui souhaitait ce
mariage , assura même que la Savinie demandée
avait de l'inclination pour Valrive ? Et l'autre ,
reprit Antonia avec inquiétude. Oh ! répondit
Ludvil , nous avons un mari pour elle , un parent de
Valrive qui veut se marier , et qui cherche une
femme bien jeune , bien innocente , et assez raisonnable
pour préférer la campagne à la ville . Vatrive
est certain qu'il receira avec transport la main de
notre Savinic , car il lui a écrit à ce sujet, et il a reçu
sa réponse. Ce jeune homme n'osait espérer tant
de graces avec tant de simplicité ; il ne demandait
FLOREAL AN XII. 405
point de fortune , et il en trouvera ; enfin , épouser
la soeur de la femme de son ami , met le comble à
son bonheur . Antonia et Mulsain promirent de
donner leur consentement aussitôt qu'ils auraient
interrogé leur fille . Cette dernière , aimée de Valrive
, était aussi la Savinie qu'Antonia préférait en
secret , quoiqu'elle eût pour l'autre une vive affection
: elle sut gré à Valrive d'avoir su choisir celle
qui n'était distinguée de sa soeur que par des
nuances si délicates , et elle pensa que pour cette fois
l'amour était aussi clairvoyant que la tendresse maternelle.
Antonia, le jour même , consulta ses filles
qu'elle entretint séparément : celle qui devait épouser
Valrive montra beaucoup de surprise , de saisissement
et de joie ; ensuite tout- à- coup ! elle s'écria :
Et ma soeur ! Antonia répondit qu'on lui destinait
pour époux , un jeune homme charmant , parent
de Valrive et son ami . Antonia ajouta qu'il arriverait
incessamment , et que les deux soeurs se inarieraient
le même jour. L'autre Savinie pâlit et
resta pétrifiée , quand on lui annonça le mariage
de sa soeur et le sien . Du moins , dit- elle , si Valrive
avoit un frère jumeau ! ....... Antonia comprit
tout le sens de ce mot naïf ; mais elle se persuada
qu'une impression si nouvelle s'effacerait aisément, et
que ce coeur si neufencore s'attachéroit avec la même
facilité à l'époux qu'on lui destinait . La jeune infortunée
répondit avec une douceur et une soumission
qui ressemblaient à la tranquillité . Antonia s'y
méprit ; elle n'avait jamais connu l'amour. Les
roles furent réciproquement données et reçues .
Valrive se jeta aux pieds de sa chère Savinie ; il
lui fit entendre pour la première fois le langage
passionné de l'amour , et l'on n'y répond jamais
mieux que lorsqu'on ne l'a jamais parlé . Cette soirée
fut pour tous les deux un véritable enchantepa406
MERCURE DE FRANCE ;
-
-
ment . Valrive demanda à sa promise , ( 1 ) la permission
de l'appeler désormais Léonie ( il s'appe
lait Léon ) ; car , ajouta- t - il , mon épouse et notre
soeur ne peuvent plus porter le même nom : toujours
réunies l'une et l'autre par la même tendresse , il
faut néanmoins que l'on puisse maintenant les désigner...
Le permets- tu ? dit l'une des jumelles
en se tournant vers sa soeur. Ah! répondit la triste
Savinie , ne te donnera -t - on pas bientôt un nom
plus cher ? Aucun nom ne peut m'être plus cher
que celui de Savinie.
Ah ! déjà l'on ne te désigne
plus qu'en disant , celle qui est aimée de
Valrive ! .... appelle-toi Léonie. ... En disant
ces mots elle baissait ses yeux qui se remplissaient
de larmes . Sa soeur ne s'aperçut pas de son trouble ;
elle regardait Valrive , elle ne voyait que lui , et
elle accepta le nom de Léonie , que depuis cet instant
tout le monde lui donna. Il fut convenu que
Valrive partirait sous peu de jours pour Genève ,
avec Mulsain , pour aller chercher des papiers nécessaires
, et son ami qu'il devait amener à Schindelingue
. En attendant , Valrive passait les journées
entières auprès de Léonie . Tous les matins,
afin de pouvoir la reconnaître de loin , il lui donnait
un gros bouquet qu'elle attachait sur son sein , et
Savinie qui aimait les fleurs , ne voulut plus en
porter. Elle fuyait sa soeur sous prétexte de la laisser
en liberté causer avec son amant . Elle éprouvait le
supplice affreux d'une double jalousie ; elle aimait
Valrive , mais elle chérissait Léonie ; ce premier
sentiment de son coeur était en elle le plus profond
et le plus vrai ; elle enviait le bonheur de sa soeur,
et cependant elle eût mieux aimé mourir que de
le troubler ; elle s'affligeait sur- tout de voir Léonie
(1 ) C'est ainsi qu'on appelle , en Suisse et en Allemagne
, celle qu'on doit épouser.
FLOREAL AN XII.
407
1
toute entière à l'amour , se passer d'elle , et lui préférer
l'objet d'un attachement si nouveau . Enfin il
lui semblait que sa soeur était perdue pour elle , que
tous les liens d'une amitié si tendre étaient brisés; elle
se trouvait seule et délaissée , et , pour comble de
maux, elle se reprochait comme un crime, son penchant
involontaire pour Valcive , et elle était forcée,
de cacher ses peines et d'apprendre à dissimuler .
-
-
Un jour , assise seule sur un banc, dans le parterre
, elle aperçut la jardinière qui passait ; elle
F'appela , et la faisant placer à côté d'elle : Ecoute .
ma bonne Maria , lui dit- elle ; ma soeur m'avait
défendu de te dire à laquelle de nous tu dois la
vie de ton enfant ; mais à présent tout est changé .....
je puis te révéler ce secret. Eh bien ! parlez ; je
serai si heureuse de le savoir ! ..... je vous aimerai
toujours toutes deux , mais celle qui a sauvé mon
enfant ! ..... — Ah oui , c'est celle -là qui est néo
être aimée ! c'est ma soeur. Votre soeur !
pour
et comment la reconnaitrai-je ? On ne me confondra
plus avec elle ... ... ma soeur s'appelle
Léonie ! il n'y a maintenant qu'une Savinie , ou ,
pour mieux dire , il n'y en a plus !
Votre
soeur a beau changer de nom , on la prendra toujours
pour vous ,
Non , Maria , nous ne
nous ressemblons plus à présent...... tu la reconnaitras
au bouquet qu'elle porte toujours , et
sar-tout à sa gaité , à ses vives couleurs . Des
couleurs ,, vous en aviez toutes deux de si belles ! ...
mais c'est vrai que vous n'êtes plus si vermeille.
.....
Enfin , Maria , je veux que tu connaisses ta bienfaitrice
. Je pouvais autrefois te laisser ton incertitude
....l'une ou l'autre, c'était la même chose ....
aujourd'hui je dois céder à Léonie toute ta reconnaissance.
aujourd'hui , me taire serait un
vol ! ..... Cependant ne lui dis pas que j'ai parlé ,
peut-être en serait- elle fachée ; tu pourras le lui
·
408 MERCURE DE FRANCE ,
dire un jour quand elle sera mariée ; jusque- là ; '
garde moi le secret. En disant ces paroles , Savinie
se leva , et continuant sa promenade solitaire ,
elle sortit du jardin. Sa rêverie la conduisit sur le
bord du lac : elle monta sur le rocher ; elle jeta ses
yeux sur l'autre rive , et elle aperçut sur le seuil
de la chaumière , la petite fille de la vieille veuve
qui s'entretenait gaiment avec un jeune pâtre assis
à ses pieds sur une pierre ; le berger paraissait oublier
ses chèvres qu'il avait amenées là sans songer à
leur subsistance , et qui , dispersées sur cette plage
sablonneuse , y cherchaient en vain leur nourriture
ordinaire. Cette jeune fille , dit Savinie , est déjà
consolée de l'absence de sa soeur , et moi je ne
m'accoutumerai jamais à penser , à rêver , à vivre
sans la mienne ! ... Oh ! qui m'eût dit qu'une amitié
si tendre deviendrait un tourment pour moi !
qui m'eût dit que je viendrais sur le rocher des
Savinies , gémir et me plaindre sans ma soeur , et
m'affliger d'une peine qu'elle ignore ! ... Voilà sa
place ; elle était là . Depuis notre enfance elle y
fut à mes côtés ..... maintenant m'y voilà seule !
et quand elle y viendrait encore , ce ne serait plus
ma Savinie ; ces peupliers ne sont plus notre emblême
, ce rocher n'est plus le nôtre , c'est celui de
Léonie ; oui , c'est le sien ! .... C'est là que Valrive
la vit pour la première fois ; c'est là qu'il jura de
n'aimer qu'elle. Je ne suis plus ici qu'une étrangère ;
je n'ornerai plus de fleurs ce lieu jadis si cher ;
mais tous les jours, en secret , j'y reviendrai pleurer
encore .... O toi dont l'existence sera toujours
attachée à la miennne , o ma soeur ! peux-tu te croire
heureuse quand je souffre ? Faut - il t'exprimer mes
douleurs pour t'en instruire ? ne sais-tu plus me deviner
! .... Il est vrai que dans lespremiersmomens d'une
extrême surprise je n'ai point partagé ton bonheur ;
ee mouvement contre la nature a -t-il donc rompu
·
FLOREAL AN XII. 409
:
les noeuds de la sympathie qui nous unissait ! Non,
il n'est pas possible ; non , mon coeur n'est point
changé le tien pourrait-il l'être ? .... En faisant
ces tristes réflexions , la malheureuse Savinie mit
ses deux mains sur son visage inondé de pleurs ;
clle ne voulait plus voir les objets qui l'entouraient,
ni la jeune fille et le pâtre qui paraissaient s'entretenir
de leurs amours , ni le lac , qui lui rappelait
trop vivement le souvenir touchant du naufrage de
Valrive , ni le rocher et le siége de mousse que sa
soeur n'occupait plus. Elle était ensevelie dans une
rêverie douloureuse et profonde , lorsqu'elle entendit
marcher sur le rivage ; c'était Valrive qui
cherchait Léonie : il crut la voir en apercevant
Savinie en larmes sur le rocher ; il pensa qu'elle s'attendrissait
en se retraçant leur première entrevue : il
tombeà genoux; Savinie tressaille en disant : Eloignezvous,
ce n'est pas elle .Valrive étonné, montesur le rocher,
s'assiedà côté d'elle et la questionneavec un tendre
intérêt . Savinie , vivement émue de l'erreur qu'elle
a causée et du regard si passionné qu'elle a recueilli ,
ne répond d'abord que par des larmes ; ensuite elle
dit qu'elle est inquiète de son avenir , qu'elle a des
craintes sur l'époux inconnu qu'on lui destine.
Valrive répète avec enthousiasme l'éloge de son
ami . Vous m'avez déjà fait tous ces détails , dit Savinie
; votre ami sans doute est aimable et vertueux ,
mais saurai-je lui plaire ? m'aimera-t- il ? Ce
doute peut-il être sincère ? Ah ! je dois
l'avoir ..... Ma chère Savinie , vous serez
adorée..... Vous ne sauriez me le persuader !..
Valrive voulut encore reparler de son ami ; Savinie
soupira , ne l'écouta plus ; et se levant , elle descendit
avec lui du rocher.
-
-
-
Deux jours après , Valrive partit avec Mulsain .
Ce départ accabla Léonie. Savinie ne partageant
que trop ce qu'elle éprouvait , crut ne sentir que
410 MERCURE
DE FRANCE
,
·
-
دنقم
1
sa douleur ...... mais ses peines s'adoucirent en
retrouvant sa compagne . Léonie s'affligeait avec
une véhémence qui finit par causer une sorte d'effroi
à Savinie , et qui la blessa . Ma soeur , lui ditelle
, tu pleures comme je pleurerais si l'on nous
séparait. Ah ! répondit Léonie , ne compare notre
amitié à nul autre sentiment . Cependant tu te
désespères , et Savinie est près de toi.... Comme il
a changé notre destinée, cet étranger qui te fait verser
tant de larmes ! ..... Quel nom tu lai
donnes ! Celui que j'aime est-il un étranger
pourtoi? -J'étais si heureuse avant de le con
naître ! Eh bien ? Eh bien ! te suis-je
toujours aussi chère ? A cette question inattendue ,
la surprise la plus douloureuse se peignit sur tous
les traits de Léonie . Grand Dieu ! s'écria- t - elle ',
ma soeur ne sait plus lire dans mon ame ! elle a
besoin de m'interroger , elle doute de moi ! elle
'm'accuse ! .... elle est jalouse de mes sentimen's
pour Valrive ! ..... Ecoute , je l'aime en effet , cè
jeune homme dont je pleurai la mort avant d'avoir
pu distinguer sa figure , dont j'admirai le généreux
courage avant de savoir son nom ; ce jeune
homme vertueux et sensible que j'ai vu se plonger
dans les flots , exposer ses jours pour sauver ceux
d'un pauvre batelier , je l'aime ; mais s'il fallait ,
pour ton bonheur , pour ta tranquillité , te sacrifier
mon amour , je renoncerais à Valrive , sans doute
avec douleur , et cependant sans mérite et såns effort.
En faisant tout pour toi , je ne ferai jamais
que céder à un mouvement irrésistible , que me
soumettre àla nécessité . . . . O ma soeur! interrompit
Savinie en se jetant dans ses bras , pardonne ! ....
je sens enfin combien je suis coupable ……….….. Sės
sanglots lui coupèrent la parole. Léonie voulut en
vain la consoler ; plus elle montrait de tendresse ,
plus elle augmentait l'amertume de ses remords,
FLOREAL AN XII. 411
Savinie pensait avec horreur qu'elle était en secret
la rivale de cette soeur si chérie et si digne de l'être ;
qu'elle passerait sa vie avec celui qu'elle ne pouvait
aimer sans crime , et qu'elle le comparerait sans
cesse à l'époux qu'elle acceptait avec tant de répugnance
. Enfin le comble du malheur pour elle
était de se trouver forcée de cacher un secret à
Léonie . Quoi ! disait - elle , je dissimule avec ma
soeur, je la trompe ! elle me découvre toujours son
ame toute entière , et moi , je n'ai plus de confiancé
en elle ! .... Hélas ! elle peut me laisser lire dans
son coeur ; ce coeur si pur n'a rien à déguiser ………..
elle peut avoir toujours la même franchise
Quoi ! ma soeur a des vertus que je n'ai plus ! l'éloge
de ma soeur ne sera plus le mien ! que dis -je ? il
me fera rougir , il m'accablera ! je me dirai Nous
ne nous ressemblons plus ! .... En se livrant à ses
rêveries douloureuses , Savinie répandait des torrent
de larmes le chagrin qui la dévorait altéra si
sensiblement sa santé , qu'Antonia et Léonie s'a-
Jarmèrent vivement de sa paleur et du changement
de sa figure on la questionna ; elle répondit que
l'attente de l'arrivée d'un époux qu'elle ne connaissait
pas lui causait une inquiétude insurmontable.
On écrivit à Mulsain et à Valrive pour presser
leur retour; mais des affaires particulières qui se
multipliaient , les retenaient malgré eux . Cependant
Savinie, consumée par une langueur secrète, dépérissait
chaque jour ; elle avait perdu le sommeil ,
et , toujours couchée près de sa soeur , elle attendait
avec impatience que Léonie fût endormie , afin de
donner un libre cours aux pleurs qu'elle avait retenus
durant la journée . Un matin , au lever de l'aurore
, Léonie fut réveillée par le bruit du tonnerre
et d'un vent impétueux ; les deux soeurs se levèrent ,
et quand cette violente tempête fut calmée , elles
sertirent, traversèrent le jardin , et elles entrèrent
412 MERCURE
DE FRANCE
,
dans l'allée qui conduisait sur les bords du lac .
En jetant les yeux sur le rocher , un mouvement
involontaire et superstitieux les fit frémir en mêmetemps.....
Le vent avait rompu les deux peupliers
plantés le jour de leur naissance ; les cimes superbes
de ces arbres chéris , que les deux soeurs
avaient vu croître , reverdir , s'élever à la même hau →
teur et s'entrelacer ensemble , maintenant réunies
encore dans ce désastre , ne tenant plus au tronc
que par l'écorce , retombaient dans le lac , et desséchées
et flétries , plongeaient tristement dans les
eaux ! Savinie se jeta dans les bras de Léonie. O
ma soeur ! s'écria-t-elle , quel funeste présage ! ...
Pourquoi s'en effrayer , répondit Léonie ? n'annonce-
t-il pas un même sort ? ..... En disant ces
paroles , elle s'assit au pied du rocher ; elle était
pâle et tremblante après un long silence , les
deux soeurs se soutenant mutuellement , et n'osant
se parler , reprirent lentement le chemin du château
. Elles entrèrent dans le jardin , et Savinie se
trouva si faible et si fatiguée , qu'elle fut obligée de
s'arrêter dans le petit pavillon bâti pour les deux
jumelles , et auquel on avait donné le nom de
Temple du Bonheur. Savinie et sa soeur se reposèrent
sur un banc , et Savinie levant languissamment
les yeux , tressaille en les fixant sur l'inscription
du temple. Le bonheur ! dit- elle...... A ces
mots , elle s'arrêta ; ses yeux se mouillèrent de
pleurs... Mais , reprit-elle , ce lieu fut bien
nommé ; oui , nous avons goûté le bonheur ...
O ina soeur , dit Léonie , y pourrais-tu renoncer
, quand je suis toujours la même , et quand
tout nous donne la certitude heureuse de ne jamais
nous séparer? .... Qu'importe le changement de notre
destinée ! nous nous aimons , nous ne nous quitterons
point..... Que se passe - t - il dans ton coeur
oppressé ? .... Tu gémis ! penses-tu pouvoir souffrir
seule ?....
FLOREAL AN XII.
"
seule ? .... En te taisant , tu ne peux que m'ôter mes
droits ; mais tu ne saurais m'empêcher de sentir ,
de m'affliger , de succomber au chagrin , de mourir
avec toi .... Ah ! c'en est trop , s'écria Savinie en
se précipitant aux genoux de sa soeur , connais
donc ma faiblesse , mon crime et mes remords ! ....
Cette Savinie , qui voudrait avec joie s'immoler
pour toi si tu pouvais lui survivre , cette Savinie ,
cette moitié de toi - même , entraînée par un sentiment
inconnu , dans un moment d'égarement , a
séparé son existence de la tienne ..... cile envia ton
bonheur , elle fut ta rivale ! ..... Le croiras tu ?
quand tu bénissais ton sort , je gémissais sur le
mien ; quand tu remerciais le ciel.... ô monstrueuse
impiété ! je murmurais ; quand je te voyais heureuse
, je pleurais .... En rompant l'accord que
la
nature établit entre nous , je me suis arrachée à
moi - même ; ce prodige affreux a brisé mon coeur ,
a consumé mes jours flétris mon funesle amour
s'est éteint dans mes larmes ; il m'a suffi , pour en
triompher, de le comparer à mon amitié pour toi ;
il ne m'en reste plus qu'un douloureux étonnement
et des remords dont rien ne pourra jamais rue
délivrer. A ces mots , suffoquée par ses pleurs ,
elle cesse de parler en pressant avec force contre
sa poitrine les genoux de sa soeur , que la surprise
et la douleur rendaient immobile ; enfin , relevant
Savinie et la serrant dans ses bras : Eh bien , ditelle
d'un ton ferme , je l'abjure , ce sentiment qui
a troublé ta vie ; je ne le verrai plus , cet étranger
dont la présence a désuni nos pensées et nos vous ;
je renonce à l'hymen .. Que dis- tu , juste ciel !
interrompit Savinie ; veux- tu me réduire au désespoir
?.... Ah ! qu'il vienne ce généreux , ce sensible
Valrive ! il n'est plus à mes yeux qu'un tendre
frère ..... et je m'unirai sans peine à son ami ; ton
bonheur sera le présage du mien. Eh ! ne pourrait
.....
.....
D d
414 MERCURE DE FRANCE
il pas m'en tenir lieu ! .... Savinie s'exprimait avec
toute la véhémence du sentiment le plus vrai ;
Léonie ne doutait pas de sa sincériré ; mais ce triste
entretien venait de lui ravir sans retour toute sa
tranquillité . Savinie d'abord se sentit soulagée
d'avoir tout révélé à sa soeur ; ensuite remarquant
l'insurmontable mélancolie et l'abattement de
Léonie , elle se repentit d'avoir parlé , et ce regret
cuisant la jeta dans le désespoir. Privée de
repos , d'espoir et de consolation , l'infortunée
succomba to t - à-coup à ses maux ; son sang s'al
luma , une fièvre ardente la mit en peu de jours
sur le bord du tombeau. La malheureuse Antonia
envoya un courrier à Genève ; Mulsain et Valrive
, remplis de douleur et d'effroi , accoururent.
Léonie pâle , échevelée , silencieuse , restait de
puis deux jours immobile , assise auprès du lit
de sa soeur ; elle ne versait pas une larme ,
proférait pas une parole : elle ne rompit ce silence
effrayant que pour interdire à Valrive l'entrée
de la chambre de sa soeur , et pour refuser
de le voir.
ne
Savinie avait toute sa connaissance , et ne s'abusait
pas sur son état ; dès le jour où l'on fit appeler
un médecin , elle voulut remplir tous les devoirs
que dans cet état la religion prescrit aux protestans.
L'idée de la mort était pour elle doublement affreuse
; elle pensait qu'elle entrainerait avec elle
Léonie dans la tombe ...... Un soir , le médecin
donnant pour la première fois de l'espérance ,
Mulsain exigea d'Antonia qu'elle irait dans sa
chambre se reposer quelques heures , et l'on força
Léonie de se coucher auprès de sa soeur. Elle se
mit au lit , et Savinie la conjurant de fermer les
yeux et d'essayer de dormir : Que crains- tu , dit
Léonie , de la fatigue que je puis avoir ? ne sais-tu
pas que si tu guéris , je guérirai ? - O pár par quel
-
FLOREAL AN XII. 415
intérêt puissant tu m'attaches à la vie ! .... Pourraisje
sans frémir envisager la mort ! ..... Que la suite
en est horrible ! ... Quoi ! je serais condamnée à
mourir toute entière !... Et mon père , ma mère , et
Valrive , que deviendront - ils ? ..... Nos parens ne
pourraient nous survivre, tu le sais .... Ainsi donc,
à mon dernier soupir , je me dirai : la tombe où
je descends , va recevoir encore tout ce que j'aime .
Ah ! c'est voir en expirant l'univers se dissoudre ! ...
La garde - malade interrompit ce funeste discours ;
elle s'approcha du lit en rappelant aux deux soeurs
qu'elles avaient promis de se taire : Savinie se
calma ; Léonie prit sa main dans les siennes , et
glacée par le saisissement et la douleur , elle ferma
les yeux et feignit de dormir. Au bout de deux
heures , elle sentit la main défaillante de Savinie
presser doucement la sienne ......Il y avait dans.
ce mouvement une expression de faiblesse et de
sentiment qui fit frissonner Léonie . . . . . . C'était
le dernier témoignage d'une amitié si parfaite ;
c'était un dernier adieu ! ..... La main de Savinie
se roidit et se glace ; Léonie pousse un cri terrible
; elle se soulève , entr'ouvre le rideau , et à la
pale lueur de la lampe de nuit , elle voit Savinie
mourante ! ..... Au cri déchirant de Léonie ,
Savinie entr'ouvre les yeux ; Léonie recueille son
dernier regard , et croyant mourir avec elle , Tinfortunée
s'évanouit au moment où sa soeur expire .
En reprenant l'usage de ses sens , Léonie se
trouva dans la chambre et dans les bras de sa mère.
Son père était à ses pieds ; elle regarde tout ce
qui l'entoure avec un stupide étonnement . Quoi !
dit elle, j'existe encore ! ... Son père prit la papour
combattre le préjugé , devenu si funeste ,
qui lui persuadait que la mort de sa soeur entralnait
inévitablement la sienne : Léonie retomba sur
le sein de sa mère , et ne l'écouta pas. Quand il
role
Dd 2
416 MERCURE DE FRANCE
·
eut cessé de parler , se soulevant avec effort : Dans
nos jours heureux , dit- elle , nous avons souvent
desiré que notre tombeau fût placé au pied du
pied
rocher qui porte notre nom ...... Hier encore .....
Elle exprima le même vou ! ..... Je demande
que sa dernière volonté soit exécutée ...... On le
promit. Alors Léonie prenant dans ses faibles
mains celles de Mulsain et d'Antonia : Promettezmoi
, dit- elle , d'essayer de vivre ..... Vous serez
deux encore ! .....Promets done , reprit Mulsain ,
de vaincre ta douleur pour ta mère ; elle pourra ,
pour toi , surmonter la sienne veux-tu mettre le
comble à ses maux ? ..... Ah ! dit Léonie , c'en
est fait déjà ! ... ne m'a- t - elle pas pleuré en
la perdant ! .... On fit coucher Léonie dans la
chambre d'Antonia ; elle se prêta sans résistance à
tout ce qu'on exigea d'elle ; mais touchante et seconde
victime d'une sensibilité exaltée , elle était
frappée de mort ..... Elle ne se plaignit point ,
ne parla plus , et ne montra qu'une seule volonté
inébranlable , celle de ne jamais revoir Valrive.
Cependant comme elle n'avait point de fièvre , et
qu'elle consentait à prendre de la nourriture , on
espéra que sa jeunesse , la tendresse de ses parens ,
et l'amour , pourraient avec le temps la rattacher
à la vie. Afin que rien ne lui retraçât l'image de
sa malheureuse soeur, on couvrit toutes les glaces ,
on cacha tous les miroirs de toilette . Elle voulut
savoir le jour des funérailles de Savinie , et le lendemain
au soir elle se leva , elle essaya de marcher
dans la chambre ; elle ouvrit la fenêtre qui donnait
sur le jardin , et s'asseyant sur le balcon , elle jeta
de sinistres regards sur le pavillon des Savinies.
Maintenant , dit - elle , l'allée de saules qui conduit
du temple du Bonheur au rocher , aboutit à un
tombeau ! ..... Voilà toujours le terme inévitable
de la félicité humaine , un tombeau ! .... Nots
FLOREAL AN XII. 417
l'aurons atteint promptement ...... Dans l'intention
d'arracher Léonie pour quelque temps d'un
séjour où tout lui rappelait son malheur , on avait
décidé que l'on partirait pour Genève aussitôt
qu'elle pourrait se lever ; elle ne s'y opposa point ,
elle consentit à partir le lendemain ; elle témoigna
seulement le desir d'être dans une voiture séparée ,
seule avec sa mère , et l'on convint qu'elle voyagerait
ainsi. Sur le soir , le médecin ayant prescrit
un bain pour Léonie , elle desira le prendre tard
et elle voulut absolument coucher dans un cabinet
voisin , afin de ne pas troubler le repos d'Antonia.
On craignait tant de la contrarier dans l'état où
elle était , que l'on cédait sur le champ à toutes
ses volontés. Une femme de chambre s'enferma
avec elle pour y passer la nuit . Léonie se coucha
très-tard ; la femme de chambre , pour lui donner
les boissons ordonnées par le médecia , ne se mit
au lit qu'une heure avant le jour ; Léonie tira ses
rideaux , et aussitôt que la femme de chambre fut
profondément endormie , elle se leva doucement ,
elle passa dans ses bras une robe de mousseline
blanche , sortit du cabinet , descendit un petit
escalier dérobé , et se trouva dans le jardin . Le
jour commençait à poindre.
Tout ce qu'on revoit , tout ce qu'on entend pour
la première fois , après un grand malheur , paraît
d'une affreuse nouveauté ; on n'éprouve plus.
les mêmes impressions , et l'on se rappelle des souvenirs
déchirans . Dans une profonde affliction ,
ainsi que dans l'âge de la décrépitude , on voit
toujours les objets tels qu'ils sont , on peut les juger
encore, et c'est un tourment de plus : ils n'ins-
-pirent que des regrets , on a perdu la faculté de
jouir ; et quand ce changement ne se fait point par
gradation ; quand il n'est pas opéré par le temps ,
il est terrible : cette révolution soudaine est accablante.
3
418 MERCURE DE FRANCE ,
La douce fraîcheur de l'air du matin , le jour
naissant , le ramage des oiseaux , le bruit des torrens
qui environnaient le château , produisirent
sur Léonie les plus douloureuses sensations . Elle
trouvait toujours la nature aussi belle , mais son
charme même n'avait plus pour elle qu'une amertume
affreuse .... Elle trémit en entrant dans l'allée
de saules .... A quelques pas du rocher , elle
éprouva un tel saisissement , qu'elle fut obligée de
s'arrêter et de s'appuyer contre un arbre ; elle
apercevait le tombeau !..... Il était au pied de la
roche , du côté et sur le bord du lac ; une large
pierre portant une inscription , et un jeune cyprès
nouvellement planté , l'indiquaient .... Le rocher ne
présentait plus qu'un aspect lugubre ; il n'offrait
que de tristes débris de son ancienne parure ; il
n'était plus orné de guirlandes ; on y voyait encore
des rosiers , mais flétris et desséchés l'opar
rage , et les deux peupliers dépouillés de leurs rameaux,
n'ombrageaient plus le siége de mousse des
Savinies .... Cependant Léonie s'avance en chancelant
; elle approche du tombeau , elle y touche ,
elle tressaille ; sa tête s'égare ; elle fixe avec horreur
ses yeux sur le rocher ; elle croit percer la pierre et
découvrir dans l'obscurité de la tombe le cercueil
de Savinie ! ... C'est donc ici , dit- elle d'une
voix étouffée , que tu reposes pour toujours ! .....
Mais ici même , ton ame immortelle répond encore
à la mienne !, . . . Parle . . . . . . je t'écoute .....
Dans ce moment , Léonie aperçoit près d'elle , du
côté du lac , une figure fugitive à moitié cachée ,
qui lui paraît enveloppée d'un linceul blanc et qui
semble sortir de la tombe ; c'était son image réfléchie
dans les eaux ...... elle frémit ; et se penchant
vers le lac , elle croit en se regardant voir sa
soeur pâle , défaillante , les yeux éteints et fixes ,
telle qu'elle la vit dans les derniers instans de son
FLOREAL AN XII. 419
agonie .... Dieu ! la voilà ! dit - elle .... O ma Savinie
! ô ma soeur ! tu me tends les bras , tu m'appelles
.... ah ! je vais te rejoindre .... A ces mots ,
elle retombe sur le rocher en exhalant son dernier
soupir. Peu d'instans après , Valrive qui venait
tous les matins pleurer sur le rocher , arrive et découvre
cet horrible spectacle ! Cette Léonie qu'il
vit pour la première fois dans ce lieu même , cette
touchante Léonie embellie alors par toute la fraìcheur
de la jeunesse et tout le charme de la sensibilité
, est maintenant décolorée , froide , inanimée ! .....
Cependant son front obscurci par les ombres de la
mort , offre encore l'empreinte de la candeur et de
la modestie , et l'on trouve toujours sur son visage
l'expression angélique de la douceur et de la bonté .
Valrive , dans le premier mouvement de son désespoir
, se serait précipité dans les eaux de ce lac
où il avait pensé périr , de ce lac un instant avaut
si cher encore à son amour ! mais il se flatte qu'il
sera possible peut - être de rappeler Léonie à la vie .
Il prit dans ses bras , pour la porter au château ,
celle qui dut être son épouse ; durant le chemin il
la baigna de farmes , en faisant retentir l'écho des
rochers et des montagnes de ses cris lamentables ;
mais il ne rendit aux infortunés parens de Léonie
qu'un corps glacé par la mort , et qui fut déposé
dans la tombe de Savinie ..... Valrive disparnt de
Schindelingue et de la Suisse , et n'y revint jamais.
La malheureuse Antonia suivit de près ses deux
filles au tombeau , avec le remords déchirant d'avoir
exalté follement leur attachement mutuel ; elle
connut , mais trop tard , que les sentimens passionnés
les plus purs ont leur danger , ainsi
ainsi que
toutes les affections de l'ame que la raison ne modère
pas. Mulsain ne put survivre long- temps à
tous les objets de sa tendresse enlevés la mort
si promptement , et d'une manière si tragique.
par
420 MERCURE DE FRANCE ,
Ludvil , seul et délaissé , mourut d'ennui . S'il eût
vécu davantage pour les autres , sa vieillesse aurait
été plus heureuse , et il aurait eu sans doute un
ami pour lui fermer les yeux .
Puisque nous sommes mortels , n'aimons pas
comme les Savinies ..... mais , sur- tout , puisque
nous avons besoin d'appuis et de société , ne ressemblons
point à Ludvil .
D. GENLIS.
SPECTACLE S.
THEATRE FEY DE A U.
La Petite Maison , opéra en trois actes , paroles de
MM . Dieu lafoi et... , musique de M. Spontini.
Je n'ai pu rien découvrir de risible dans la scène de
cabaret , dans l'effroyable vacarme dont j'ai été le triste
témoin à la première représentation de cet opéra , que
j'aurais bien cru devoir être la dernière . Je n'ai pu trouver
plaisans les accès de fureur d'un parterre en délire , qui ne
savait ni ce qu'il disait ni ce qu'il voulait ; qui insultait
des acteurs , et , qui pis est , des actrices , et prétendait
qu'ils lui demandassent pardon de sea outrages et de ses
impertinences ; qui brisait des bancs , et , de leurs débris ,
fracassait des pupitres et renversait les lumières , au risque
d'incendier la salle et l'immense galerie où elle est située .
Quel sera le résultat de cette scandaleuse démence ? la
police interposera son ministère pour que la tranquillité et
même la sûreté publique ne soient pas compromises ;
l'image de la contrainte attristera le sanctuaire des plaisirs
, et le parterre perdra justement une liberté dont il
n'est pas digne , puisqu'il ne sait qu'en abuser.
On a cherché des torts aux acteurs ; ils n'en ont aucun .
L'orage a commencé au second acte . Madame Scio , qui
FLOREAL AN XII. 421
-
n'a pas les moyens de dominer les cris d'un parterre forc
né , lui a cédé l'honneur de la victoire . Elle s'est retirée
avant d'avoir achevé sa scène . Elleviou , ne voulant pas
cependant abandonner la partie , a paru avec Martin : à
chaque phrase , à chaque mot en les interrompait ; il était
impossible de rien entendre . Après avoir long- temps soutenu
ce combat trop inégal , l'un d'eux , Elleviou , s'est
avancé d'un air très-décent , a salué l'assemblée , et demandé
si elle souhaitait que la pièce fût continuée . — Oui.— Non ;
et des cris , des hurlemens affreux. Comme la réponse de
l'assemblée , ou plutôt du parterre , était équivoque , les deux
acteurs ont quelque temps joué encore au milieu du
tumulte , des sifflets , et ne se sont enfin retirés qu'après de
longs et d'inutiles efforts pour se faire écouter. La toile
étant baissée on a demandé , par dérision , l'auteur des
paroles. Le spectacle était fini , on évacuait la salle , et
beaucoup de monde était déjà sorti , lorsqu'il a pris fantaisie
à ceux qui avaient interrompu la représentation de la
pièce d'en voir la fin . L'orchestre , qui n'avait pas dû prévoir
ce caprice despotique , était parti. Les mutins n'ont ,
pas voulu se payer de cette raison . Madame Scio , leur
a-t - on dit , dont la santé n'était pas très -bien rétablie , est
hors d'état de jouer. On répond par des invectives . Un
commissaire de police , en écharpe , veut parler ; on ne
l'écoute pas . On demande Elleviou avec rage. Il se montre
avec une modeste fermeté. « Vous pensez bien , messieurs ,
» a - t -il dit , que nous ne demandions pas mieux que
de
» finir , mais vous avez manifesté une volonté contraire
» avec tant d'énergie ..... » Le parterre n'ayant rien à
répondre , a continué de hurler , et quand la voix lui a
manqué , il a saccagé tout ce qui s'est trouvé sous sa main .
On aurait pu croire que c'étaient les Petites-Maisons qui
étaient venues voir la Petite Maison.
Celle - ci , à la véri é , pouvait excuser l'humeur du parterre
, mais non pas ses extravagances ; on avait eu la
maladresse de la prôner d'avance . La génération naissante,
qui ne connaît que
le nom de ces anciens asiles de la vo422
MERCURE DE FRANCE ;
lupté , se faisait une fête d'y être admise ; elle a été stupéfaite
de se trouver entourée d'une cohue assez ins pide.
Un seigneur de la cour , époux d'une femme aimable et
vertueuse , est tenté de la fille d'un bonnetier de Paris , de
Lucile , espèce de niaise qu'il veut souffler à son amant.
Il a commencé par s'établir dans le voisinage du père , se
déguiser sous un habit de médecin , et changer son nom
en celui de Lambert ; puis a pris une petite maison , où il
se propose d'amener Lucile par ruse . Son valet de chambre
, Germain , est chargé d'exécuter cette bonne oeuvre.
Lucile avait passé quelques jours chez sa tante , qui demeure
à la campagne, dans le voisinage de la petite maison : Germain
fait en sorte qu'une voiture qui la ramenait à Paris ,
se brise en chemin , et il se trouve là tout à propos pour
lui proposer de la mener chez le docteur Lambert , chez
l'ami de son père ; ce qu'elle accepte sans défiance . Le
corrupteur , pour entretenir d'abord ce sentiment , la
remet entre les mains d'une vieille et honnête gouvernante.
Aussitôt arrive le bonnetier , qui a su par hasard que son
ami Lambert avait une maison près de celle de sa soeur .
Le docteur essaie de s'en défaire , en lui persuadant qu'il
traite des fous très - dangereux . Le bonnetier dit qu'il va
voir sa femme et sa fille , qui sont dans le village prochain.
Lambert , encore plus embarrassé , veut le retenir ; bientôt
trois ou quatre libertins de ses amis le rencontrent près de
sa maison , y entrent avec lui , et augmentent l'imbroglio ;
cependant ils sont utiles au séducteur , parce qu'ils l'aident
à retenir le bonnetier , qu'ils font passer dans l'esprit
des villageois pour le prince de Perpignan , à qui ils doivent
des secours inconnus , qu'ils ont reçus dans une calamité
récente dont ils ont été affligés . Enfin , comme si tout
le monde s'était donné rendez -vous dans un réduit qui doit
être mystérieux et secret , l'amant de Lucile y arrive aussi .
Il a glissé quelque argent dans la main du jardinier pour
qu'il le laissât entrer. Lambert lui fait accro`re que
crime énorme, et fait adopter la même idée à l'idiote Lucile ,
qui, là-dessus, adresse une verte remontrance à son amant.
c'est un
FLOREAL AN XII. 423
Ces deux pauvres dupes se fâchent , se querellent. Quand
l'amant est parti , le docteur offre ouvertement à Lucile de
l'entretenir . Mais ne voilà - t- il pas que sa femme et sa soeur
arrivent aussi ! Tandis qu'il se dérobé à leurs regards , elles
rencon trent Germain , puis la bonnetière , et se doutent de
la petite espiéglerie qu'on veut faire à la jeune innocente.
Germain qui a été mis à la question par ces dames , et qui
s'en est tiré comme il a pu , est interrogé par son maître
sur cet entretien . Là , le parterre a voulu qu'on s'arrêtât.
Il est bien visible que l'honneur de la bonnetière devait
être sauvé par la femme du séducteur ; que les deux époux
se scraient réconciliés , et que la pièce aurait fini de la
manière la plus édifiante : mais le parterre n'a pas voulu
être édifié ; il s'est retiré au milieu du scandale qu'il a
reçu et donné.
- Une des choses qui m'ont le plus choqué , est un long
monologue du valet de M. Lambert , qui invoque le Dieu·
du mystère . Qu'un jeune amant fasse cette invocation pour
son compte , à la bonne heure ; mais un vil proxenète ,
un misérable agent de débauche ! c'est une dégoûtante profanation
des mystères de la galanterie.
Sans réunir tous les suffrages , la musique a été beaucoup
moins mal accueillie que les paroles. On est convenu
que le musicien a fait preuve de talent ; et l'on ne s'étonne
point que son début n'ait pas été un chef- d'oeuvre .
Les auteurs , voyant que personne ne se souciait de les
connaître , et voulant néanmoins être connus , ont fait tout
bonnement mettre leurs noms sur l'affiche . La pièce s'est
redonnée au grand étonnement de ceux qui ont vu sa
chute. La musique a , dit - on , fait un peu tolérer les paròles
, quoiqu'on s'accorde à dire qu'elle n'a point assez d'analogie
avec le poëme.
ANNONCE S.
Six Duos caractérisés à deux voix , paroles italiennes , avec accompagnement
de forté-piano ; composés et dédiés à madame Elisabeth de
Seigneux , par Joseph Catrufo . Euvre IIº .
Prix : 9 francs. Se trouve à Genève ; et à Paris , chez le Normant.
424 MERCURE
DE FRANCE ,
NOUVELLES DIVERSES.
Londres. Il paraît décidé que Pitt rentre au ministère :
on dit qu'il n'avait point de répugnance à s'y trouver avec
Fox ; mais que le roi a formellement donné l'exclusion à
ce dernier.
M. Drake est de retour à Munich à ce qu'on pré end ,
sans qu'il y déploie néanmoins aucun caractère public .
Prusse. Sa majesté n'a point accepté , dit-on , la proposition
du gouvernement français , qui demandait à occuper
Embden , en dédommageant les finances prassiennes
de la perte du droit de douane ou autre qui en résulterart
nécessairement.
"
-
On apprend de Cassel , que tout le militaire hessois ,
à l'exception des garnisons de la principauté de Hanau ,
avait reçu l'ordre , le 25 du mois dernier , de se mettre en
mouvement. Quelques corps avaient de suite mis cet ordre
à exécution , et étaient déjà en marche , lorsque le 28 , à la
suite d'un courrier arrivé la veille à Cassel , i fot expédié
un contre-ordre. Le militaire hessois qui devait marcher ,
consistait , y compris les régimens de garnison , en 21 escadrons
de cavalerie , et 38 bataillons d'infanterie. Sa destination
paraissait être pour les frontières du pays de Hanovre.
Les nouvelles de Berlin annoncent le départ prochain de
S. M. prussienne pour Grodno , et ajoutent qu'elle n'assistera
cette année à aucune revue du printemps . D'un autre
côté , les lettres de Vienne et de Pétersbourg parlent aussi
du prochain départ des deux empereurs d'Allemagne et de
Russie , pour leurs provinces de l'ancienne Pologne . Il paraîtrait
constant , d'après cela , que ces trois souverains auront
l'entrevue dont il est question depuis si long-temps .
Comme le partage de la Pologne entre ces monarques est
encore tout récent , on présume qu'ils font des arrangemens
à prendre à cet égard .
PARI S.
Le sénat conservateur s'est assemblé le 28 floréal , sous
la présidence du second consul. Tous les ministres et les
FLOREAL AN XII. 425
conseillers d'états Portalis , Defermont et Treilhard . Le
sénat , ayant entendu le rapport de sa commission fait par
le sénateur Lacépède , adopte le projet de sénatus - consulte
qui lui est présenté. La séance étant levée , il s'est rendu en
corps à Saint- Cloud pour le présenter. Il contient , dit - on ,
145 articles renfermés en 16 titres :
Le premier déclare Napoléon Bonaparte empereur des
Français , et la dignité impériale héréditaire dans sa descendance
directe , naturelle et légitime . de mâle en mâle ,
par ordre de primogéniture , à l'exclusion des femmes et de
leur descendance . Le premier consul pourra adopter les enfans
ou petits- enfans de ses frêres pourvu qu'ils aient atteint
l'age de 18 ans accomplis , et que lui-même n'ait point d'enfans
. L'adoption est interdite à ses successeurs. A défaut
d héritier naturel et légitime du premier consul , ou d'héritier
adoptif, l'empire serait déféré à Joseph Bonaparte et
à ses descendans ; à leur défaut , à Louis Bonaparte et à ses
desceadans. A défaut d'héritiers de Joseph et de Louis
Bonaparte , un sénatus - consulte proposé au sénat par les
titulaires des grandes dignités de l'empire , et soumis à
l'acceptation du peuple , nommeroit un empereur.
Les membres de la famille impériale , dans l'ordre d'hé
rédité , porteront le titre de prince frençais. Le fils aîné de
l'empereur portera celui de prince impérial . Un prince
français qui se mariera sans l'autorisation de l'empereur ,
sera privé de tout droit à l'hérédité , à moins qu'il n'ait point
d'enfans de ce mariage , et que le mariage ne vienne à se
dissoudre .
La liste civile reste réglée ainsi qu'elle l'a été par les articles
1 et 4 du décret du 26 mai 1791. Les princes français
Joseph et Louis Bonaparte , les fils puinés de l'empereur ,
seront traités conformément aux articles 1
et 13 du décret du 21 décembre 1790 .
10 , II, 12
L'empereur visitera les départemens ; en conséquence ,
des palais impériaux seront établis au quatre points principaux
de l'empire .
En cas de minorité de l'empereur , il y aura un régent
de l'empire. L'empereur est mineur jusqu'à l'âge de 18
ans accomplis . Les femmes sont exclues de la régence .
L'empereur régnant désignera d'avance le régent parmi
les princes français, A défaut de désignation de la part de
l'empereur , la régence sera déférée au prince le plus proche
en degré . Aucun sénatus - consulte organique ne pourra
être rendu pendant la régence ni avant la fin de la troisième
année qui suivra la majorité. Il y aura un conseil de ré426
MERCURE DE FRANCE ,
gence composé des titulaires des grandes dignités de
l'empire.
Les titulaires des grandes dignités de l'empire sont le
grand électeur , l'archichancelier de l'empire , l'archichancelier
d'état , l'architrésorier , le connétable et le graud-.
amiral . Ils seront nommés par l'empereur ; ils jouiront des
mêmes honneurs que les princes français , et prendront
rang immédiatement après eux ; ils seront sénateurs et
conseillers d'état ; ils formeront le grand-conseil de l'empereur
; ils seront membres du conseil privé ; ils composeront
le grand conseil de la légion d'honneur ; ils seront
inamovibles . Des sénatoreries seront affectées à chacune
des grandes dignités impériales.
Il y aura de grands - officiers de l'empire ; 1º . des maréchaux
de l'empire choisis parmi les généraux les plus disfingués
, leur nombre n'excédera pas celui de seize ; 2º. huit
inspecteurs et colonels - généraux de l'artillerie et du génie,
des troupes à cheval et de la marine ; 3 ° . des grands- officiers
civils de la couronne , tels qu'ils seront institués par
les statuts de l'empereur. Les grands officiers sont inamo
vibles . Chacun d'eux présidera un collège électoral qui lui
sera spécialement affecté au moment de sa nomination, Si ,
par un ordre de l'empereur , ou pour toute autre cause , un
titulaire d'une grande dignité de l'empire , ou un grandofficier
venait à cesser ses fonctions , il conserverait son
titre , son rang , ses prérogatives et la moitié de son traitement
il ne les perd que par un jugement de la hautecour
impériale.
L'empereur , dans les deux ans qui suivent son avénement
ou sa majorité , prêtera serment au peuple français sur
l'Evangile, eten présence des titulaires des grandes digités
de l'empire , des ministres , des grands officiers de l'empire,
du sénat , du conseil d'état , du corps législatif, du tribunat,
de la cour de cassation , des archevêques et évêques , des
grands officiers de la légion d'honneur , des présidens des
cours d'appel , des colléges électoraux , des assemblées de
canton , des consistoires et des maires des principales villes
de l'empire. Il jurera de maintenir l'intégrité du territoire
de la république , de respecter et de faire respecter la liberté
des consciences et les lois du concordat , l'égalité
des droits , la liberté politique et civile , l'inévocabilité
des ventes de biens nationaux , de ne lever aucun impôt
qu'en vertu d'une loi , etc.
Le sénat se composera , 1º . des princes français ; 2°. des
titulaires des grandes dignités de l'empire ; 3°. de quatreFLOREAL
AN XII. 427
vingt membres nommés sur la présentation des candidats
choisis par l'empereur sur les listes formées par les collèges
é ectoraux de département ; 4° . des citoyens que l'empereur
jugera convenable d'élever à la dignité de sénateur.
Il sera formé par le sénat et dans son sein , une commission
de 7 membres pour la liberté individuelle . Toutes les personnes
arrêtées et non mises en jugement après les 10 jours
de leur arrestation , peuvent recourir directement à la
commission sénatoriale de la liberté individuelle .
« Il y a aussi dans le sénat une commission chargée de
veiller à la liberté de la presse . Ne sont point compris
dans son attribution les ouvrages qui se distribuent par
abonnement et à des époques périodiques . Les personnes
qui auront à se plaindre d'empêchement mis à l'impres
sion ou à la circulation d'un ouvrage , pourront recourir
directement et par voie de pétition , à la commission sénatoriale
de la liberté de la presse.
Tout décret du corps légistatif pourra être dénoncé au
sénat par un sénateur , 1 ° . comme tendant au rétabl ssement
du régime féodal ; 2° . comme contraire à l'irrévocabilité
des ventes des domaines nationaux ; 32. comme
n'ayant pas été délibéré dans les formes prescrites par les
constitutions de l'empire et les lois ; 4. comme portant atteinte
aux prérogatives de la dignité impériale et à celle
du sénat. Le sénat, après trois lectures du décret dans trois
séances , pourra exprimer l'opinion qu'il n'y a pas lieu à
promulguer la loi . Le président portera à l'empereur la
délibération moiivée du sénat . L'empereur , après avoir
entendu le conseil d'état , déclarera son adhésion à la délibération
du sénat , ou fera promulguer la loi .
Le sénatus-consulte contient beaucoup d'autres dispositions
qui concernent le conseil d'état , le corps législatif ,
le tribunat , les colléges électoraux , l'ordre judiciaire , et
la hante - cour impériale . Cette cour sera composée des
princes , des grands dignitaires , des grands officiers de
l'Empire , du grand-juge , de 60 sénateurs , des six présidens
de section , du conseil d'état , de 14 conseillers d'état ,
et de 20 membres de la cour de cassation . Elle jugera les
délits personnels commis par les membres de la famille
impériale , par de grands dignitaires , par le secrétaire
d'état , par des sénateurs , par des conseillers d'état ; les
crimes contre la personne de l'empereur et la sûreté de
l'état ; les délits de responsabilité d'office commis par les
'ministres , etc.
428 MERCURE DE FRANCE ,
: Les lois seront promulguées ainsi N. par la grace de
Dieu et les constitutions de la république , empereur des
Français , etc.
Le peuple français votera dans les formes déterminées par
l'arrêté du 20 floral an 10 , sur l'héredité de la digni é
impériale dans la descendance directe naturelle et légitime de
Napoléon Bonaparte , de Joseph Bonaparte et de Louis
Bonaparte.
-
L'adoption du sénatus- consulte dont on vient de
parler , a été annoncée aux parisiens par plusieurs coups
de canon.
-
L'ouverture des débats du procès qui s'instruit contre
le général Moreau et autres , paraît être fixée définitivement
au 5 prochair
-M. Montgaillard écrit de Lyon : « Bien des personnes
croient , ou affectent de répandre que j'ai rédigé , que j'ai
publié ce mémoire depuis l'arrestation de Pichegru et du
général Moreau ; que je me suis soumis aux circons- .
tances , ou que j'ai cherché à les flatter il importe à
mon honneur et à la vérité que l'opinion publique soit mise
à même de prononcer un jugement vrai et exact . Je déclare
donc que j'ai fait , écrit , envoyé , il y à six années , tout
ce qui vient d'être publié sous mon nom. Je déclare que je
remplirai avec le même sèle et le même désintéressement
les devoirs que m'imposent ma qualité de citoyens français
et ma fidélité au gouvernement consulaire , en ne lui
refusant aujourd'hui aucun des renseignemens qu'il a droit
d'exiger de moi , relativement à Pichegru , relativement
au général Moreau .
-Une nouvelle production de M. Guérin , auteur.
des tableaux de Marcus Sextus , de Phèdre et Hippolyte ,
etc. va être placée dans une des salles du musée spécial
de l'école française de Versailles , où on pourra le voir
à compter de dimanche prochain , 30 floréal. Ce tableau
représente l'Amour et la Piété filiale , qu'une tendre sollicitude
amènent au temple d'Esculape , et qui demandent
à ce dieu , pour unique grace et comme le bien le plus
précieux , de rendre à la santé et à leur bonheur le père
le plus chéri.
-
Il a été publié en France , dans le cours de l'an 1
1006 ouvrages.
(N° CLIL ) 6 PRAIRIAL -an-
( Samedi 26 Mai 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
a
POESIE.
TRADUCTION LIBRE DE L'ODE D'HORACE.
AEquam memento etc.
?
PAR les maux et par la tristesse
Ani , ne sois point abattu ;
Si la fortune te caresse ,
Aux transports d'une folle ivresse
N'abandonne point ta vertu.
Tant que la Parque meurtrière
Eloigne de toi ses ciseaux ,
Jouis du beau jour qui t'éclaire ,
Et bois sous l'ombre hospitalière
Que forment pour toi ces berceaux .
Jouis des dons de la nature ,
Des parfums , du chant des oiseaux
Vois couler l'onde libre et pure.
E e
430 MERCURE DE FRANCE ,
De cette source qui murmure
Et fuit à travers les roseaux.
De fleurs nouvellement écloses
Tu dois semer tous tes instans :
La mort , qui détruit toutes choses ,
Aura bientôt flétri les roses
Dont tu couronnes ton printemps.
Ce vaste palais qu'à la ville
A grands frais tu viens d'acheter;
Ces jardins , ce champêtre asile ,
Que baigne le Tibre tranquille ,
Il faudra dans peu les quitter.
D'héritiers une troupe avide
S'apprête à dévorer ton bien ;
Victime du sort homicide ,
L'or de Crésus , le nom d'Alcide ,
Ne pourraient te servir de rien .
6
Riche, pauvre , berger , monarque ,
Nous allons tous aux mêmes lieux
Nous naissons sujets de la Parque ;
Tôt ou tard Caron , dans sa barque ,
Nous conduira chez nos aïeux .
41 f
Par M. VERLHAC ( de Brives ).
!
FRAGMENT.
D'UN sommeil de trois mois la nature affranchie ,
Prend enfin sous nos yeux une nouvelle vie ;
Et le soleil vainqueur de nos pâles hivers ,
Par un chemin plus lent descend au sein des mers .
POUR distraire son coeur des rigueurs de Céphale
Sur l'horizon vermeil toujours plus matinale ,
PRAIRIAL AN XII.
431
L'Aurore , chaque jour , dans les naiss་་a་་n་te་s fleurs ,
Admire en souriant l'ouvrage de ses pleurs .
Dans nos prés rajeunis la tendre violette
Trahit par son parfum sa modeste retraite ,
Et , sortant à regret de son obscurité ,
Va régner sur le sein d'une jeune beauté .
Déjà du doux Zéphyr la brillante maîtresse
S'échappe en rougissant au bouton qui la presse :
Le papillon volage , épris de ses couleurs ,
Semble fixer son choix sur la reine des fleurs ;
Et bientôt , dédaignant de si tendres prémices ,
Court promener ailleurs ses amoureux caprices.
MÉLODIEUSES voix des chantres du printemps !
› Ruisseaux qui vous mêlez à leurs concerts touchans !
Brillant émail des fleurs ! jeune et fraîche verdure !
Soleil , époux fécond de la riche nature ! ....
C'est en vain qu'à mes yeux vos charmes rassemblés
Veulent rendre le calme à mes esprits troublés :
En vain , pour appaiser la fureur qui m'enflamme ,
Ils veulent de mes sens passer jusqu'à mon ame ;
Trop pleine du sujet de ses afflictions ,
Elle ne reçoit plus d'autres impressions
Et du bonheur en moi la fleur déjà flétrié ,
N'attend pas du printemps une nouvelle vie .
4
TOUT germe , tout fleurit , tout jusques au plaisir
Semble naître en ces lieux sous l'aile du Zéphyr ;
Et moi , triste témoin de ce bonheur du monde ,
Je m'enfonce encore plus dans ma douleur profonde
Et tant d'attraits divers dans la nature épars ,
Outragent ma misère et glacent mes regards.
QUOI ! ces lieux ont encor des beautés qu'on admire !
Quoi ! le ciel est serein , et Théléma respire !
Et , de son souffle impur l'air encore infecté
N'altère point du jour l'aimable pureté ? ....
Ee 2
432 MERCURE DE FRANCE ,
Ah ! du moins le printemps , en étalant ses charmes ,
Ne tarira jamais la source de ses larmes.
La nature ne plait qu'aux yeux de la vertu ;
Il n'est point de printemps pour un coeur corrompu .
M. A. J.
-
L'ÉTO IL E.
ANECDOTE.
LE jeune de Valliers brûlait pour Edelmonde ;
Et Jamais un amant ne fut plus généreus .
S'il avait possédé les trésors de Golconde ,
Il les eût prodigués à l'objet de ses feux.
Ce qu'ont de plus brillant les airs , la terre et l'onde ;
Pour elle il eût voulu pouvoir le réunir
2
Et mettre à ses genoux les dépouilles du monde .
Du rubis enflammé , du modeste saphir
De la verte émeraude ornant un diadême ,
D'une tremblante main qu'agitait le plaisir
Sur sa tête adorée il le posait lui – même ,
En disant , qu'il est doux d'embellir ce qu'on aime !
C'était son seul souci , c'était son seul desir.
Un soir qu'il était plein de ce penser unique
Près d'Edelmonde assis dans un bosquet riant ,
Son amante s'écrie : O spectacle touchant ,
Que la nature est magnifique !
Vois tu cet astre étincelant -
Au front d'or et d'azur , superbe diamant ,
Qui répand tant d'éclat sur la célèbre voûte ?
Je connais peu le ciel ; cependant je me doute
Que ce doit être là l'étoile de Vénus ,
-
--
-
Oui tu l'as devinė ; mais ne m'en parle plus
Eh pourquoi ; lui répond la belle ?
De ta part un caprice a droit de m'étonner.
Tu me ferais , dit - il , une peine mortelle ;
Je ne puis pas te la donner.
R.
PRAIRIAL AN XII. 433
COUPLETS
...... A MADAME FANNI D'ESP ...
Roses , pourquoi sitôt vous hâtez- vous d'éclorre ?
Fanni, dans ces bosquets doit- elle revenir ?
Hélas ! de vos beaux jours si vous pressez l'aurore ,
Craignez qu'une autre main ne vienne vous cueillir.
Roses , de ces jardins qui faites la parure ,
L'art ne vous donne pas votre éclat , vos couleurs ;
Fanni tient plus que vous des dons de la nature ,
Elle charme les sens et règne sur les coeurs.
Roses , les papillons dans leurs cours infidèles ,
Voltigent près de vous..... Cherchent d'autres attraits ,
Près de Fanni l'amour vient déposer ses ailes ,
Et l'amitié , sans fard , ne la quitte jamais.
Roses , avec orgueil , vous défiez l'envie ,
Partout vous ne voulez que plaire , que briller ;
Au contraire , Fanni cache avec modestie
Des beautés que nos yeux cherchent à dévoiler.
Par un Abonné ( de Maub.... ).
JE sors ,
ENIGM E.
tout à-la-fois , du règne végétal ,
Et marche aux premiers rangs dans le règne animal.
Tantôt je suis jaloux de me faire connaître;
J'ai deux pieds et deux mains, tout l'esprit de mon maître :
Tantôt j'ai quatre pieds , mais je n'ai plus de mains ;
C'est de mon maître alors que l'esprit doit paraître .
434 MERCURE DE FRANCE ,
Je suis en général propre à tous les humains ,
Pour causer entre soi , sans se voir , ni s'entendre.
Seul , avec mes deux pieds , je puis tout entreprendre ;
Avec mes quatre pieds je ne puis rien sans toi .
Quand on s'adresse à moi , je suis propre aux affaires ,
Depuis celles d'état jusques aux plus vulgaires .
J'exerce , avec deux pieds , souvent plus d'un emploi :
A quatre, il n'en est qu'un dont je sois susceptible.
Parfois , avec deux pieds , je trahis ton secret :
Jamais , à quatre pieds , je ne suis indiscret.
Je marche avec deux pieds avec quatre , impossible,
LOGOGRIPHE.
Je suis , de prime abord , membre du corps humain ;
Tranche-moi tête et queue , alors je deviens saint,
&.
CHARADE,
C'est au faîte de mon entier
Qu'on voit , parfois , cheminer mon premier ;
Et c'est au pied de mon entier
Qu'on voit , souvent , circuler mon dernier :
Du fort , ou de plaisance , est toujours mon entier.
Mots de l'Enigme, du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Enigme.
Celui du Logogriphe est Mode.
Celui de la Charade est Caréme
PRAIRIAL AN XII. 435
T
L'Enéide, traduite par J. DELILLE ( 1) .
Deuxième Extrait . )
1
VIRGILE a disposé tous les ressorts de son
poëme dans le premier livre. En cela , il a suivi
l'exemple d'Homère ; mais , outre qu'il lui a laissé
les honneurs de l'invention , son plan décèle an
génie moins vaste .
? ཨཱ ཝ །
Les ressorts de l'Enéide sont pris uniquement
dans le merveilleux , et ce merveilleux n'est qu'un
débris de la grande machine de l'Iliade . La haine
que Junon garde aux Troyens , et la faveur que
Vénus leur accorde , forment tout le spectacle du
premier chant de Virgile et le principal mobile de
son poëme. Tout se passe entre ces deux déesses ;
et ni l'une ni l'autre , si je l'ose dire , ne fait paraître
un caractère bien judicieux , ni des desseins
bien entendus, Junon n'est plus , comme dans
l'Iliade , la protectrice du lit nuptial , sa vengeance
n'a plus rien de légitime : c'est une haine furieuse
qui la fait combattre en désespérée contre l'ordre
du Destin ; et , pour l'avilir encore plus , elle se
trouve jouée par une déesse d'un rang inférieur.
Vénus , de son côté , quoiqu'elle soutienne le parti
le plus juste , ne remplit pas un rôle beaucoup plus
noble , elle est inconséquente sans passion , et cruelle
sans motif. Lorsqu'après la tempête , Jupiter l'a
pleinement rassurée par son beau discours ; lorsqu'il
lui a révélé la grandeur future de son fils , et l'empire
(1 ) In-4° . avec le texte , 4 gros vol . d'environ 1,800 pag.:
Papier commun , jésus , sans fig.
• 60 fr.
vélin grand-jésus superf. , cartonné , 4 fig. 240
Le même , sat. et cart. , orné de 16 figures
avant la lettre
11
Quatre vol. in- 18 , fig. , pap . ord . , 10 fr. , et 12 fr.
Chez Giguet et Michaud, et le Normant.
360
par la
poste
436 MERCURE DE FRANCE,
du monde promis à son sang ; lorsqu'enfin il envoie
Mercure à Carthage , pour qu'Enée y trouve un
accueil favorable , je demande de quoi s'inquiète
cette déesse , et où tend ce dessein d'embraser
Didon, et de la dévouer aux tourmens d'un amour
abusé , pesti devota futura? N'est - ce pas une perfidie
bien inutile , et qui ne peut avoir d'autre fruit
que d'arrêter le prince troyen dans le cours de ses
glorieuses destinées , comme elle même l'insinue
assez clairement ?
Hunc Phoenissa tenet Dido, blandis que moratur-
Vocibus..
Ce n'est donc pas un dessein convenable , ni qui
inérite l'intervention d'une divinité ; et quelque
grande que soit l'autorité de M. Delille , je ne saurais
voir là le merveilleux dans toute sa pompe et
dans toute sa dignité.
La dignité manque souvent à Homère , je l'avoue;
mais , pour la pompe , qui oserait le lui disputer ?
Dès le premier chant de l'Iliade , tout l'Olympe
est en mouvement. Apollon descend , couvert de
la nuit , pour venger un pontife. Il s'assied loin des
vaisseaux ; son arc est tendu pendant neuf jours ,
et le sifflement terrible de ses flèches retentit dans
les vers du poète grec . Au moment où Achille
menace Agamemnon , et tire son glaive du fourreau
, Minerve se précipite du ciel , et arrête le
héros par sa chevelure. Quel caractère que celui
de Junon , qui ne veut pas avoir fatigué en vain ses
coursiers , à rassembler les nations dévant Troye ?
Il faut qu'elle tombe , et qu'elle expie le crime
d'avoir protégé l'adultère . Mais Thétis veut retarder
sa chute , afin d'honorer la retraite de son fils , et
Jupiter entre dans ses vues . Si Troye embrasée
doit venger la sainteté du mariage , il faut que les
malheurs des Grecs apprennent aux rois les funestes
PRAIRIAL AN XII. 437
C
A
L
1
effets de la discorde . Ainsi chaque dieu a ses desseins
et son plan de conduite.
Mais le poète ne s'est pas borné à ces ressorts
surnaturels ; il en a créé de plus intéressans dans
les passions de ses héros , et le camp
n'est pas moins
agité que l'Olympe . A peine vous entrez dans le
poëme , déjà le feu d'Homère se déploie ; les prin
cipales figures sortent du tableau , et elles sont dessinées
avec une fierté de pinceau qui annonce
assez quels hommes vont être mis en scène . Si
Achille est le rempart des Grecs,
que fera l'armée ,
privée de son secours ? Comment le fléchira -t-elle ?
Que feront les autres guerriers pour la consoler et
la soutenir dans son absence ? et si leurs efforts ne
sont pas heuieux , comment le roi des rois fera-t- il
plier sa hauteur pour le salut général ? comment
Achille lui- même , tourmenté du besoin de la gloire ,
supportera - t-il l'oisiveté d'un camp ? Toutes les
sources d'intérêt s'ouvrent ainsi devant vous . Voilà
ce qui fait dévorer avec tant de plaisir la plus faible.
traduction de l'Iliade . Mais cette chaleur d'action
manque absolument à l'Enéide . Tout le premier
livre n'offre pas la moindre apparence d'un caractère
héroïque. C'est le récit d'un voyage ordinaire ,
dans lequel les Troyens ne font paraître d'autre passion
qu'un grand amour pour le repos :
Magno telluris amore
Egressi, optatá potiuntur Troës arená.
Cette simplicité est bien relevée , il est vrai , par
la plus admirable poésie ; mais , si vous exceptez
la passion de Didon , qui même ne tient pas au
développement des caractères , puisqu'elle est allumée
par un stratagême qui rentre dans le merveilleux
, vous ne trouvez rien qui échauffe le lecteur ,
rien qui le presse d'avancer ; aucun personnage ne
l'attache , et ne le rend impatient de voir la suite
des choses.
438 MERCURE DE FRANCE ;
"
.
a Je suis loin de mépriser , comme on l'a fait , le
caractère que Virgile donne à Enée ; la piété convenait
à un fondateur d'état : mais , bien loin d'affaiblir
les qualités du guerrier , son courage n'en
devait paraître que plus ferme ; et j'avoue que je
n'aime pas voir un héros trembler de tous ses membres
au milieu d'une tempête :
Extemplò Æneæ solvuntur frigore membra.
Je crains bien que ce ne soit là un trait de flatterie
pour Auguste , dont la poltronnerie sur mer était
assez connue depuis la bataille d'Actium. Ce ne
serait pas la première fois qu'on aurait fait sa cour
aux dépens de son honneur.
On ne peut quitter ce premier livre sans admirer
avec quel art Virgile a jeté dans son poëme les
premières semences de la rivalité de Carthage , pour
flatter l'orgueil de sa nation : c'est un trait de génie
d'avoir fait entrer ce motif dans le coeur de Junon.
Mais l'hospitalité généreuse que la reine de Carthage
accorde aux Troyens , sa tendresse pour leur prince ,
la mémoire éternelle que celui-ci s'engage à conserver
de ses bienfaits ; tout cela me paraît affaiblir l'art
du poète , puisque ces souvenirs rappelaient à Rome
les services que ses ancêtres avaient reçus de sa
rivale .
Au reste , la hardiesse avec laquelle j'ose critiquer
un poète si célèbre , et que j'admire si passionnément
, prouvera du moins que je puis user
· de la méme liberté envers M. Delille , sans rien ôter
à l'admiration que mérite son travail . A Dieu ne
plaise que je cause le moindre déplaisir à un
homme que je regarde comme le seul qui ait fait
parler Virgile dignement dans notre langue ! Si je
l'accuse de n'avoir pas toujours atteint a la perfection
du style le plus savant et le plus achevé
qu'il y ait jamais eu , qui doute que ce soit un hon-
1
PRAIRIAL AN XII. 439
neur d'avoir seulement mérité ce reproche ? Et
combien d'hommes de talent ont couru la même
carrière , qui , loin d'égaler ses beautés , sont même
au-dessous de ses fautes !
Le second livre présentait au traducteur de trèsgrandes
difficultés ; c'est peut-être ce que Virgile a
écrit de plus pathétique et de plus profond , n'en
déplaise à ceux qui ont rêvé depuis peu que les six
derniers livres de l'Enéide contenaient des beautés
plus fortes et plus originales . Je ne sais , pour moi ,
quel ordre de beautés peut être supérieur au spectacle
de la désolation de Troie , au songe d'Enée ·
à l'attaque du palais , et à la mort de Priam . On
croit entendre les derniers accens de la muse d'Homère
, mêlés aux soupirs du cygne de Mantoue.
C'est là qu'il faut étudier Virgile dans ce style enchanteur
dont lui seul eut le secret parmi les anciens
, et qui s'est retrouvé sous la plume de Racine.
Il faut prêter l'oreille à cette mélodie des
soupirs, à cette harmonie sentimentale qui peint
tous les mouvemens de l'ame , non par les efforts
d'un style travaillé mais par l'effusion naturelle
d'une sensibilité douce et profonde , qui est comme
répandue dans la diction , qui coule avec elle , et
qui semble attendrir les expressions de ce grand
poète.
Il ne faut pas confondre cette harmonie avec celle
qu'on nomme imitative , et qui consiste à peindre
les effets de la nature par le choix des sons. Celleci
entre pour beaucoup dans le talent de M. Delille ,
qui , sous ce rapport , peut soutenir assez souvent la
comparaison avec le poète latin . L'autre a sa source
dans l'ame de Virgile , et il n'est pas donné à tous
les hommes d'en avoir le sentiment. Les exemples
que j'en apporterai , expliqueront au moins l'idée
que je m'en fais.
Lorsque Virgile commence le récit des malheurs
440 MERCURE DE FRANCE,
1
"
de Troie , il faut se persuader qu'une longue méditation
a rempli son ame de la tristesse du sujet ,
en sorte que son style , qui rend témoignage de ce
qui se passe dans son coeur , est comme pénétré de
cette tristesse , et que toutes ses expressions en
portent le caractère. C'est ce sentiment qui vous
saisit , dès les premiers vers , pour peu que vous y
soyez attentif , et que vous les lisiez avec une
oreille juste :
Infandum , regina , jubes renovare dolorem ,
Trojamas ut opes et lamentabile regnum
Eruerint Danai; quæque ipse miserrima vidi ,
Et quorum pars magna fui.
En quoi consiste la beauté de cette harmonie et
de cette diction , si excellemment appropriée au
sujet ? En ce que le poète a effacé toutes les couleurs
brillantes , toutes les images qui pouvaient
donner de l'éclat à son style ; en ce qu'il a choisi
des expressions simples, connues, pour servir de voile
à une douleur qui est au - dessus des paroles ; enfin ,
en ce qu'il a donné à ses vers une mesure lente et
lugubre. Or , je ne vois rien dans la traduction ,
quelque bien écrite qu'elle soit , qui ait ce caractère.
Reine , de ce grand jour faut-il troubler les charmes ,
Et r'ouvrir à vos yeux la source de nos larmes ;
Vous raconter la nuit , l'épouvantable nuit
Qui vit Pergame en cendre , et son règne détruit ;
Ces derniers coups du sort , ce triomphe du crime ,
Dont je fus le témoin , hélas ! et la victime ?
O catastrophe horrible ! ô souvenir affreux !
Ces vers sont assurément pleins d'énergie . Je les
admirerois chez tout autre que M. Delille ; mais ,
s'il faut le dire ils blessent mon coeur et mon
oreille par un contresens de style et d'harmonie.
Relisez les vers de Virgile ; voyez ce qu'ils vous
mettent dans l'ame , avec si peu d'efforts d'éloquence
, et vous sentirez que cette épouvantable
nuit , ces derniers coups du sort , ce triomphe du
PRAIRIAL AN XII. 441
crime , cette catastrophe horrible.... toutes ces
expressions fortes épuissent la douleur , au lieu que
Virgile la concentre , lui laisse toute sa profondeur ,
sous ces termes simples ,
quæque ipse miserrima vidi,
Et quorum pars magna fui.
Quel fonds de tristesse ! et quelle modération
dans le discours ! C'est ainsi qu'un héros doit parler
de ses malheurs ,
J'aurais la même remarque à faire sur ce passage :
Venit summa dies et ineluctabile tempus
Dardaniæ : fuimus Troës ;fuit Ilium,
Il est , il est venu , ce jour épouvantable ,
Ce jour , de nos grandeurs le terme inévitable ;
les Troyens , tout est anéanti !
Ilion ,
D
Ce n'est pas l'expression , c'est le sentiment du
poète que je réclame ; c'est cette harmonie douce
et attendrissante à laquelle vous substituez une harmonie
sonore et enflée . Songez que celui qui parlé
est un homme qui n'a plus de patrie . Ce terme inévitable
des grandeurs ne fait pas sonner à mon
oreille cette dernière heure de Troie , venit summa
dies.....
Qui ne sent pas cela ? Et n'est- ce pas à M. Delille
qu'il faut demander compte des beautés de
cette nature , que tant d'autres traducteurs n'ont
pas même soupçonnées ? S'il n'en offre pas toujours
l'expression juste , on ne peut nier du moins qu'il
n'en ait le sentiment ; il est assez marqué dans ce
beau morceau :
Hélas ! de ces scènes affreuses .
Qui pourroit retracer les tragiques horreurs?
Quels yeuxpour ce désastre auroient assez de pleurs ?
Tu tombes , ô cité si longmps florissante ,
De tant de nations souveraine puissante !
Les morts jouchent en foule et les profanes lieux , .
Et des temples sacrés le seuil religieux .
442 MERCURE DE FRANCE ,
Le traducteur a eu recours à l'apostrophe pour
émouvoir. C'est un effort que Virgile ne fait pas ;
il conserve le ton du récit , et il touche bien da
vantage.
Urbs antiqua ruit, multos dominataper annos,
Plurima perque vias sternuntur inertia passim.
Corpora , perque domos , et relligiosa deorum
Limina.
Ne semble-t-il pas que ces mesures et ces expressions
soient faites pour le deuil ? Mais voici
ee qui marque le grand écrivain . Virgile change
tout -à-coup la scène , et un mot lui suffit pour
changer également la couleur et le mouvement de
son style :
Quondam etiam victis redit in præcordia virtus,
Victoresque cadunt Danaï ; crudelis ubique
Luctus , ubique pavor ; et plurima mortis imago,
L'effet du mot redit est assez sensible : en même
temps que le courage des Troyens se réveille , le
style acquiert de la vivacité . M. Delille n'a pas pris
d'abord un tour aussi énergique ; mais , dans la
suite du morceau , il me paraît au moins égal au
poète latin :
Le Troyen cependant ne meurt pas sans vengeance;
La fureur quelquefois ranime sa vaillance .
Tour-à-tour on éprouve , on répand la terreur ;
On fuit , et l'on poursuit ; on tombe , on est vainqueur :
Partout des pleurs , du sang , des hurlemens terriblęs ,
Et la mort qui renaît sous cent formes horribles.
Ce n'est pas là précisément ce style mûr qui
distingue Virgile ; au contraire , on y remarque une
certaine jeunesse d'imagination , qui est amoureuse
du coloris et des antithèses. Mais cette imagination
qui fournit souvent au poète français des traits
brillans de verve , l'emporte aussi quelquefois trop
loin. Au lieu de mesurer ses coups , pour les faire
tomber avec justesse et s'épargner la peine de rePRAIRIAL
AN XIL 443
doubler , il prodigue sa vigueur en jeune homme ,
et s'épuise en efforts pour rendre un effet qui l'a
frappé, Ainsi , dans ces deux vers :
Vertitur intereà coelum et ruit Oceano nox,
Involvens umbrá magná terramque polumque ,
Myrmidonum que dolos.
Un homme de goût ne pouvait manquer d'être
sensible à cette harmonie d'umbrá magnd , qui fait
tableau , et par la consonnance , et par la manière
dont l'épithète est jetée après le substantif, contre
l'usage ordinaire de la langue latine. Virgile ne
pouvait ouvrir plus majestueusement la scène du
carnage et de la chute d'un grand empire. Mais
que cet effet lui coûte peu ! Et qui ne souffrirait
de voir M. Delille tourmenter sa belle imagination
, dans une longue suite de vers , pour traduire
deux mots ?
Et cependant le ciel , dans son immense tour ,
A ramené la nuit triomphante du jour :
Déjà du haut des cieux jetant ses crêpes sombres ,
Avec ses noirs habits et ses muettes ombres ,
Sur le vaste Océan elle tombe , et ses mains
D'un grand voile ont couvert les travaux des humains ,
Et la terre et le ciel , et les Grecs et leur trame.
Un poète ordinaire pourrait s'applaudir de cette
brillante amplification ; mais , si je l'admirais dans
M. Delille , ne serait - ce pas une complaisance
bien injurieuse ?
J'ai reconnu avec joie l'immortel traducteur
des Georgiques dans la plupart des morceaux de
force. Il y a de très-beaux vers dans la peinture de
Laocoon. Le tableau des dieux qui démolissent
Troie , est de main de maître. Quelques endroits
du siége de la citadelle , et de la mort de Priam ,
sont traités avec chaleur. Mais on souhaiterait
qu'un écrivain d'un talent si supérieur eût porté
son attention sur une foule de petits détails , où
brille le génie de Virgile , et qui sont pleins d'un
1 .
444 MERCURE DE FRANCE
sentiment qui n'est qu'à lui. Il n'y a pas un mot ,
pas un son , qui n'y soit employé à dessein . Tout
y est pittoresque , tout y fait image .
Lorsque Pyrrhus a enfoncé les portes du palais
à coups de hache , le poète semble suspendre l'impétuosité
de l'attaque , pour vous faire considérer
avec un étonnement mêlé de pitié , cette antique
maison des rois ou pénètrent pour la première fois
les regards de l'ennemi , en même temps qu'il porte
au fond de votre ame les cris des femmes éplorées
qui errent dans les vastes appartemens , qui en embrassent
les portes et les couvrent de baisers. Vous
demeurez ainsi partagé entre des images de fureur
et de tendresse . Et quel style ! quelle harmonie
propre à chaque situation !
Apparet domus intus , et atria longa patescunt?
Apparent Priami et veterum penetralía regum .
Quel art profond dans l'emploi et la répétition de
ce mot de trois longues ! C'est dans de telles beautés
qu'on ne peut souffrir que M. Delille soit audessous
de la perfection.
Le morceau le plus touchant du second livre.
est celui où Anchise déclare à ses enfans qu'il a résolu
de mourir et de ne pas survivre à sa patrie . Ce
généreux vieillard les conjure de fuir , et de le laisser
au milieu des flammes. Sa belle- fille , son petit-
fils , toute sa maison se jette à ses pieds ; rien ne
peut le fléchir :
Abnegat , inceptoque et sedibus hæret in isdem.
Que fera Enée dans une position si douloureuse ?
Parlera-t - il à son tour ? oui , mais avec une éloquence
bien différente. Il saisit ses armes , et revole
au combat , pour y chercher la mort :
Rursus in armaferor, mortemque miserrimus opto.
Qu'Enée me paroît grand dans ce vers ! Et faut-il
que M. Delille ait affaibli un mouvement si héroïque
! Il traduit :
Alors
PRAIRIAL AN XII
FRA
Alors , dans ma furie ,
Je me voue à la mort .
Ce n'est pas du sentiment , c'est de l'action qu'il
fallait ici . Enée ne se voue pas à la mort, il y
court : Rursus in arma feror. Mais après avoir
ébranlé le coeur de son père par ce mouvement de
désespoir , qu'il est beau de l'entendre dire avec
tout l'attendrissement d'un dernier adieu :
Me ne efferre pedem , genitor , te posse relicto
Sperasti? tantumque nefas patrio excidit ore?
Si nihil ex tanta superis placet urbe relinqui ,
Et sedet hoc animo , perituræque addere Troja
Teque tuosque juvat ; patet istijanua leto .
Jamque aderit multo Priami de sanguine Pyrrhus ,
Natum ante ora patris , patrem qui obtruncat ad aras.
Arma , viri, ferte arma : vocat lux ultima victos .
Reddite me Danaïs, sinite instaurata revisam
Prælia; non omnes hodie moriemur inulti..
Le feu du courage semble avoir passé dans le style ,
et les élans de l'ame se font sentir dans la rapidité
des trois derniers vers. Voici la traduction :
Mon père , m'écriai - je , ah ! que veux - tu de moi ?
( Il fallait supprimer ici toutes les liaisons du discours
qui semblent marquer qu'Enée répond avec
ordre et méthode. On a vu comment il répond
dans l'original : Rursus in arma feror. )
Moi fuir ! moi te quitter ! ô pensée exécrable !
L'as - tu pu commander ce crinie abominable ?
( Je crois que M. Delille a outré l'expression tantum
nefas. )
Si d'un peuple proscrit rien ne doit échapper ,
Si , pour que le destin n'ait plus rien à frapper ,
Tu veux joindre les tiens aux ruines de Troie ,
Attends , voici Pyrrhus , qui vient chercher sa proie.
( Il me semble qu'il ne fallait pas séparer de Pyrrhus
l'image qui le rend si terrible :
Jamque aderit multo Priami de sanguine Pyrrhus. )
Pyrrhus, qui fait tomber sous le glaive cruc
Le fits aux yeux du père, et le père à l'antel .
Ff
446 MERCURE DE FRANCE ;
Du meurtre de nos rois encore dégoutante ,
Bientôt de notre sang sa main sera fumante.
larmes :
Eh bien ! dédaignez donc mes prières , mes
Je pars; la mort pour moi n'eut jamais tant de charmes.
Rendez- moi l'ennemi , rendez-moi les combats ;
Tous les Grecs aujourd'hui ne nous survivront pas.
Quoique ces vers ne soient pas sans beauté , je regrette
le mouvement de Virgile : Arma , viri, ferte
arma..... Mais quel dernier coup de pinceau , et
quel digne couronnement d'une si belle scène , lorsqu'au
moment où Enée s'élance pour sortir , son
épouse et son enfant se jettent au-devant de lui ,
sur le seuil de la maison !
Si periturus abis , et nos rape in omnia tecum.
Quel vers ! quel cri de la nature ! Ne cherchez pas,
celui-là dans une traduction. Il faut pardonner
même à M. Delille de n'y pouvoir atteindre . Ce
sentiment , ce style , cette harmonie , sont au- dessus
de tout ; et c'est un des momens où Virgile ne peut
avoir ni traducteur ni rival.
CH. D.
Odes Sacrées , ou les Pseaumes de David ; le Magnificat
et le Te Deum en vers français : traduction nouvelle ,
par A. Rippert, curé du diocèse de Grenoble. Un vol.
in-8° . Prix : 4 fr. 50 cent. , et 6 fr. pár la poste. A Lyon ,
chez Tournachon - Molin : à Paris , chez Giguet et
Michaud , libraires , rue des Bons - Enfans ; et chez
le Normant , libraire , imprimeur du Journal des
Débats , rue des Prêtres Saint- Germain - l'Auxerrois ,
n° . 42 , en face du petit portal de l'Eglise .
On trouve dans les prophètes des modèles de presque
foutes les beautés poétiques . En considérant ces produc-
Lions sacrées , qui ont précédé tous les fruits de l'imaginaPRAIRIAL
AN XII. 447.
tion des hommes , en les considérant sous un rapport
purement littéraire , on ne tardera pas à s'en convaincre.
Quels poètes ont donné une idée plus grande de la divinité
que les prophètes qui étaient en effet inspirés par elle ? Ce ne
sont point ces Dieux méprisables que la perversité humaine ·
inventa pour justifier ses crimes et ses faiblesses ; c'est un
Dieu fort , dont la justice égale la puissance . « ( 1 ) Il a
» ouvert sa main , dit le prophète , et tout a été rempli
» de ses bienfaits : détourne-t -il son visage ? tout est dans
» le besoin et la détresse : retire- t il son esprit créateur ?
>> tout cesse de vivre et retourne à la poussière . S'il
>> envoie de nouveau le souffle de la vie , tout est créé de
» nouveau , et la face de la terre est renouvelée. » L'intervention
de la divinité dans les combats , a été souvent
peinte par Homère et Virgile ; mais le courroux des Dieux
déchaînés contre Troie , peut- il se comparer a la justice de
Dieu qui disperse les ennemis de David ? « ( 2 ) Sa colère ,
» suivant les expressions du prophète , monte comme
» un tourbillon de fumée , son visage paraît comme la
» flamme.... Il abaisse les cieux , il descend , et les nuages
sont sous ses pieds Les nuées amoncelées forment autour
» de lui un pavillon de ténèbres ; l'éclat de son visage les
a dissipées , et une pluie de feu est tombée de leur sein .
» Alors les eaux ont été dévoilées dans leur source ; les
fondemens de la terie ont paru à découvert , parce que
» le Seigneur les a menacés , et parce qu'ils ont senti le
» souffle de sa colère. » Dans Homère et dans Virgile on
trouve souvent des tableaux de l'instabilité du bonheur
des hommes ; ces tableaux , qui respirent la simplicité
antique , ont pour but moral de prouver qu'une félicité
durable n'est point le partage de l'humanité : en supposant
même la continuation des faveurs de la fortune , quels chagrins
secrets n'éprouve pas l'homme heureux en appa-
(1 ) Benedic anima mea Domino . Ps. 103 .
( 2 ) Diligam se , Domine . Ps. 17 .
Ff2
448 MERCURE DE FRANCE ,
rènce , et qui n'en est qué plus ingénieux à se tourmenter ?
Mais de toutes ces fictions des poètes anciens , dont l'objet
est de diminuer l'orgueil du puissant , et d'adoucir les peines
du faible , que résulte -t-il ? Quelle est la consolation
du malheur ? Une froide résignation , une patience orgueilleuse.
L'Ecriture , en déployant les trésors de la Providence
divine , présente sans cesse un Dieu bienfaisant qui tend la
main à l'infortuné plongé dans l'abyme des douleurs . La
vie d'aucun roi ne fut plus agitée que celle de David : au
milieu de son désespoir , il n'oublie jamais le Dieu qui est
son appui ; il l'invoque , et la paix rentre dans son ame.
( 1 ) Sur la terre , un abyme est près d'un abyme ; les orages ,
»'. dit- il , passent sur ma tête ; mais il vient le jour des misé-
» ricordes ; elle vient la nuit destinée aux cantiques . >>
Le livre de Job présente encore la fragilité du bonhenr des
hommes avec une vérité dont les poètes profanes n'ont pu
approcher.
Si l'on veut chercher des exemples de cette tristesse
profonde et recueillie , dont la peinture a tant de pouvoir
sur les coeurs véritablement sensibles , on les trouvera
également dans l'Ecriture. Les Juifs , captifs à Babylone ,
arrivent , accablés de fatigue , sur les bords de l'Euphrate
(2 ) ; là , ils s'asseyent et ils pleurent . Illic sedimus
ét flevimus. Ils regarderaient comme un crime de se livrer à
aucun plaisir tant qu'ils seront au milieu des idolâtres ;
ils suspendent leurs instrumens aux saules des rives de
l'Euphrate. Leurs maîtres veulent entendre leurs cantiques
Eh ! comment , répondent- ils , chanterions - nous
les cantiques du Seigneur au milieu d'une contrée étrangère
? Alors ils témoignent à l'envileur fidélité à Dieu , et
Teur amour pour leur patrie ; ils veulent demeurer sans
voix si Jérusalem n'est pas toujours le premier objet de
leur joie et de leurs voeu Cet amour de la patrie que les
:
(1 ) Quem admodum desiderat cervus . Ps.4 1 .
(2) Super flumina Babylonis. Ps. 136.
4
PRAIRIAL AN XII. 449
5
Grecs et les Romains ont porté jusqu'à l'héroïsme , n'a
jamais été exprimé avec autant de sens bilité dans aucun de
leurs poëmes : il y a ici un mélange de douleur et de résignation
qui donne au désespoir même quelque chose de paisible
et de tendre. Virgile , dans sa première églogue , a peint
les regrets d'un berger que l'on arrache de sa terre natale :
les expressions de ce grand poète sont pleines d'élégance
et de vérité ; mais qu'elles sont loin de celles du psalmiste !
Desire t- on trouver une tristesse plus douce , et qui inspire
cette mélancolie qu'on a si souvent dénaturée de nos
jours ? Il suffira de relire le cantique d'Ezéchias ( 1 ) , que
J. B. Rousseau a paraphrasé . Au rapport de M. de La Harpe ,
d'Alembert lui- même ne pouvait se le rappeler sans attendrissement.
Ezéchias , accablé par la maladie , est abandonné
de tout le monde : « Le temps qui lui avait été
» donné s'est enfui ; tout s'est éloigné comme la tente
d'un berger qu'on a transportée dans un autre lieu ; il
gémit comme la colombe , et ses yeux s'épuisent à regar-
» der le ciel dont il espère l'appui . » Le Seigneur l'a seet
il consacrera le reste de sa vie à mériter ce bienfait
. On ne voit dans aucun poète un tableau aussi touchant
de la faiblesse humaine , qui se confie à la Providence
divine .
couru ,
Les prophètes n'excellent pas moins à peindre l'allégresse
que la douleur. Le pseaume que composa David , au moment
où il fit transporter l'arche sur la montagne de Sion , en
est un des plus beaux exemples. L'enthousiasme s'empare
du poète tout prend à ses regards une nouvelle forme ;
tout s'anime à ses accens. Quelle pompe dans la cérémonie
! Quel aspect le peuple d'Israël offre à son roi ! « ( 2 ) Il
» brille comme la colombe , dont les plumes étalent au
» soleil l'éclat de l'or et de l'argent , comme les neiges
» colorées par le soleil sur les sommets de Salmon . >> Ce
pseaume, dit M. de La Harpe , est un de ceux dont le style
( 1 ) Isaïe , chap . 38 .
(2) Exurgat Deus . Po . 67.
450 MERCURE DE FRANCE ;
offre les figures les plus hardies ; la magnificence de la
diction répond à celle du sujet. Le pseaume qui porte le
titre de Cantiques des Amours , et qu'on ne doit entendre
que dans le sens spirituel indiqué par saint Paul , présente
des images plus gracieuses ; on y voir cette joie douce et
pure qui accompagne un mariage heureux.
Les prophètes ont employé , et souvent porté à leur plus
haut degré de perfection , les beautés poétiques dont leur
langue , et l'état de la société dans ces temps reculés , leur
permettaient de disposer. La langue hébraïque n'a presq'aucun
de ces termes abstraits qui , dans les idiomes
plus modernes , ont servi à marquer les nuances des pensées
; il fallut donc y suppléer par des images. Les transitions
étaient impossibles ; il dut en résulter une diction
sententieuse , et un peu monotone, Le retour des figures
dut être fréquent , et , pour exprimer des idées différentes ,
sous quelques rapports , il fallut souvent employer les
mêmes expressions. L'état de la société ne présentait
guère plus de ressources : les guerres continuelles auxquelles
furent exposés les Tsraélites depuis leur sortie.
d'Egypte ; les dissentions qui eurent lieu sous les successears
de David , ne permirent pas aux Juifs d'acquérir ce
goût délicat qui ne peut se former que dans une société
long - temps paisible . Les productions des prophètes , dans
tout ce qui concerne les rapports humains , durent se ressentir
de la pénurie de leur langue et des moeurs du temps.
On chercherait en vain chez eux cette régularité de conception
, cet accord de pensées , ces transitions heureuses ,
et ce style périodique qui font le charme des écrivains
classiques de l'antiquité profane. Mais par quelles beautés
ne rachètent-ils pas les défauts dont ils ne purent se garantir
?
Ce qui le prouve , c'est que la Vulgate , qui n'est qu'une
traduction littérale de l'hébraïque , fait encore les délices
de tous ceux qui aiment la poésie , et que les imitations
françaises , essayées par nos meilleurs poètes , n'ont pu y
PRAIRIAL AN XII. 451
suppléer. Le premier livre des Odes de Rousseau , qui ,
avec les choeurs de Racine, sont des chefs - d'oeuvre qu'on
ne se lasse point d'admirer , n'empêchent pas de relire ,
dans la traduction latine , les morceaux que ces deux grands
poètes ont voulu rendre . On aurait tort de chercher à justifier
les obscurités , les incorrections et l'impropriété des
termes , qui sont en grand nombre dans cette traduction .
Les hommes pieux qui y travaillèrent , respectèrent nonseulement
le sens , mais l'expression de l'original . Pour
peu que l'on connaisse les élémens des anciennes langues
de l'Orient , on doit se figurer quel effet dut produire , en
latin , le soin scrupuleux que s'imposèrent les traducteurs
de ne jamais s'éloigner du texte littéral . Cependant , ce soin
même donne à la Vulgate une couleur locale que plusieurs
gens de goût préfèrent aux embellissemens et aux paraphrases
des poètes modernes : il y règne une précision de
pensées , une exactitude d'images qui se perdent dans
l'amplification . M. de La Harpe observe très - bien que
Racine s'est élevé beaucoup plus haut , lorsque , pénétré
de la substance des livres saints , il a parlé , pour ainsi dire ,
en prophète , que lorsqu'il a voulu imiter tel ou tel passage .
Le nouveau traducteur des Pseaumes de David semble
partager cette opinion : au reproche que l'on pourrait lui ·
faire de s'être exercé sur des morceaux déjà imités d'une
manière supérieure par Racine et J. B. Rousseau , il
répond que ces poètes n'ont fait qu'étonner par l'essai de
leurs grands talens dans la paraphrase de quelques
pseaumes , et que le Psautier doit être traduit par une
seule plume. On croirait , d'après cette explication , que
l'imitation de M Rippert se rapproche beaucoup plus du
texte , que celles de ses illustres devanciers. Quelques citations
suffiront pour en juger. Dans le pseaume 36 , se trouve
ce passage que Racine a imité dans un choeur d'Esther :
Vidi impium super exaltatum et elevatum' , sicut cedros
Libani ; et transivi , et ecce non erat. On connaît la belle
imitation de Racine :
452 MERCURE DE FRANCE ,
J'ai vu l'impie adoré sur la terre ;
Pareil au cèdre , il cachait dans les cieux
Son front audacieux .
Il semblait à son gré gouverner le tonnerre ;
Foulait aux pieds ses ennemis vaincus ;
Je n'ai fait que passer ; il n'était déjà plus .
1
La paraphrase n'est pas trop étendue ; le mouvement et
l'harmonie de cette strophe ont quelque chose de divin ;
et le dernier trait est sublime. M. Rippert , qui a la prétention
de traduire plus fidèlement , a employé neuf vers
pour exprimer cette pensée ; il en a changé la forme et le
mouvement.
Bravant les coups de la tempête ,
Du Liban le cèdre orgueilleux ,
Dans les airs élève sa tête ,
Il touche la voute des cieux .
Tel à mes yeux parut l'impie :
J'ai vu la fortune asservie
A ses caprices absolus, I
Rapide songe de la vie
J'allai pour l'approcher , il n'était déjà plus.
On s'est aperçu que M. Rippert , en commençant par
une comparaison , a détruit absolument le mouvement
poétique du psalmiste . Racine l'a rendu avec la plus
grand simplicité : Vidi impium super exaltatum , sicut
cedros ...
J'ai vu l'impie adoré sur la terre :
Pareil au cèdre......
Après ces premiers vers , il est sur que la pensée
avait besoin de développement : Racine exprime dans
deux vers tous les triomphes dont l'impie peut jouir sur la
terre ; mais revenant bientôt à la précision de l'Ecriture ,
il traduit littéralement , et cependant d'une manière sublime
ces derniers mots : Transivi et ecce non erat.
Quelle est , au contraire , la manière du nouvel imitateur
? Il consacre quatre vers à une comparaison dont on
PRAIRIAL AN XII. 453
ne voit pas d'abord l'objet ; le triomphe de l'impie n'est
exprimé que par ces mots :
J'ai vu la fortune asservie
A ses caprices absolus .
tournure commune et prosaïque . Ensuite le traducteur
croit avoir besoin d'une transition pour arriver à la chute
de l'impie : La vie , dit- il , n'est qu'un songe ! C'est ici
que le goût prescrivait de se passer de transition ; l'image.
est sublime et poétique , lorsqu'après une description pompeuse
, le psalmiste ajoute :
Je n'aifait que passer , il n'étoit déjà plus .
elle perd toute sa force , si le lecteur est préparé à cet
1 étonnant contraste . On ne voit pourquoi M. Rippert a
traduit transivi , par j'allai pour l'approcher : il valait
beaucoup mieux prendre le vers entier de Racine , que de
dénaturer ainsi un des plus beaux passages de l'Ecriture.
Le nouvel imitateur n'est guère plus heureux quand il
lutte avec J. B. Rousseau , Tout le monde connait le fameux
pseaume : Coeli enarrant gloriam Dei. Ce concert de toute
la nature , pour adorer Dieu , est un des plus beaux sujets
d'ode qui existe. Le psalmiste parle du soleil : In sole
posuit tabernaculum suum ; et ipse tanquam sponsus procedens
de thalamo ; Dieu a placé son pavillon dans le
soleil ; cet astre est parti des hauteurs du ciel , comme le
nouvel époux sort de sa couche. Voici comment M. Rippert
paraphase ce verset .
Je te vois , mon oeil te contemple ,
Source de feu , brillant soleil ,
Où de Dieu, comme dans son temple,
J'admire l'éclat sans pareil .
Astre , dont l'univers s'étonne ,
Par la splendeur qui t'environne
Tu fais seul la beauté des cieux .
Tel , dans les charmes qu'il étale ,
Quittant la couche nuptiale ,
Un époux ravit tous les yeux.
454 MERCURE DE FRANCE ;
Il y a beaucoup de fautes dans cette strophe . D'abord ,
le traducteur a tort de ne pas suivre le mouvement du
psalmiste , et de s'adresser au soleil . Dans une hymne à la
gloire du Créateur , il faut que toutes les idées se rapportent
à lui. Si l'on substitue à ces mots sublimes in sole
posuit une froide apostrophe , on ne déploie qu'un enthousiasme
affecté . Rousseau n'a pas manqué , comme nous le
verrons bientôt , d'imiter fidèlement son modèle dans la
tournure et dans l'expression de cette pensée. Passe -t - on
à l'examen des détails de cette strophe ? on n'est pas plus
satisfait . Tout le monde sait que l'oeil de l'homme ne peut
contempler le soleil . L'éclat sans pareil de cet astre n'en
donne pas une idée assez magnifique . On ne doit pas dire
que l'univers s'étonne du soleil pour exprimer qu'il en
est transporté d'admiration . La comparaison n'est pas
mieux rendue l'époux sortant de la couche nuptiale
montre plutôt sa gloire et son bonheur que ses charmes ;
il enchante plutôt les yeux qu'il ne les ravit . On va voir
que J. B. Rousseau n'a commis aucune de ces fautes, et qu'il
a soigneusement conservé le sens et l'esprit du prophète :
Dans une éclatante voute ,
Il a placé de ses mains
Ce soleil qui , dans sa route ,
Eclaire tous les humains :
Environné de lumière ,
Cet ástre ouvre sa carrière ,
Comme un époux glorieux
Qui , dès l'aube matinale ,
De sa couche nuptiale ,
Sort brillant et radieux .
Il y aurait trop de sévérité , et peut - être même de l'injustice
à continuer des rapprochemens si défavorables à
M. Rippert . Nous ne les avons faits que pour répondre à
l'assertion un peu hardie de sa préface , où il prétend que
les paraphrases de Racine et de J. B. Rousseau font bien
moins connaître les pseaumes que leurs traducteurs.
En éloignant donc des parallèles qui ne pourraient que
PRAIRIAL AN XII. 455
lui nuire , on doit convenir que sa traduction a , en général
, le mérite de la clarté et de la correction . S'il ne s'élève
presque jamais au sublime , il ne tombe pas du moins dans
le mauvais goût. Il manque de cet enthousiasme , de cette
richesse d'imagination qui caractérisent le poète lyrique ;
mais en variant souvent le mètre de ses vers , il repose
l'esprit du lecteur , et parvient à le distraire de la mono--
tonie qui résulte d'une suite de productions poétiques peu
élevées au-dessus de la médiocrité .
Les morceaux qu'il a le mieux rendus sont ceux où le
psalmiste s'abaisse devant la majesté divine , et ceux qui
renferment de grandes idées morales. Nous en citerons
deux où l'oeil le plus sévère ne trouvera qu'un très - petit
nombre de taches . Le psalmiste parle de Dieu (1 ) .
C'est lui qui du chaos a fait tomber les voiles.
Sa parole affermit les cieux ;
Son souffle sema les étoiles
Que la nuit étale à nos yeux .
L'onde entra dans son lit , à ses ordres sublimes ,
Et le vaste Océan , dans ses profonds abymes ,
Enferma ses flots orgueilleux .
Dans un autre pseaume ( 2 ) , le poète fait un rapprochement
du juste et du méchant , et montre les avantages du
premier sur le second .
Les pécheurs , malgré leurs richesses ,
Sentiront des besoins affreux ;
Et le juste par ses largesses ,
Sera l'appui des malheureux .
L'un est aimé du Dieu qu'il aime ,
Les autres , objets d'anathème
,
Hais de la terre et des cieux ,
Verront leur gloire et leurs biens même,
Ainsi qu'une vapeur , disparaître à leurs yeux.
On trouve dans ces deux strophes de la justesse dans les
(1) Exultate , justi , in Domino . Ps . 32.
(a) Noli æmulari in malignantibus. Ps. 36.
456 MERCURE DE FRANCE,
expressions , et de la suite dans les pensées ; il y a même
des tournures poétiques bien assorties au genre.
M. Rippert commet quelquefois une faute dont il est
utile de l'avertir. Les règles de la versification française
prescrivent de ne jamais placer au milieu du vers un mot
où l'e muet , précédé d'une voyelle , est suivi d'un s ou des
lettre nt. Cela produirait un son désagréable à l'oreille . Le
traducteur ne s'est pas souvenu de cette règle , lorsqu'il a
dit : Mes amis....
Contemplant de mon sort la funeste rigueur
Mefuyent, et pour prix de mon amour extrême....
M. Rippert aurait évité cette faute en mettant s'éloignent.
Une autre règle porte que l'e muet , au - dedans d'un
mot et à la suite d'une autre voyelle se supprime toujours ,
et ne fait pas une syllabe particulière dans la prononciation
. M. Rippert ne s'y est pas conformé lorsqu'il a dit :
Tu viendras extirper le vice ,
Tu foudroyeras l'injustice .
Foudroyera ne devait être que de deux syllabes . Au reste ,
ces inexactitudes ne sont que des taches légères qu'il serait
aisé de faire disparaître.
Toutes nos observations sur la traduction de M. Rippert
n'empêchent pas que ce ne soit une production estimable
sous plusieurs rapports. « Les pseaumes , dit-il , sont
» comme un abrégé de toutes les instructions que l'esprit
» saint a répandues dans le corps entier des écritures . Ils
>> enseignent de la manière la plus admirable à prier avec
» ferveur , à souffrir avec patience , à mettre tout son
>> espoir en Dieu , à le craindre , à l'aimer , à le bénir , à le
louer sans cesse. » Le traducteur , en liant les pensées
et les versets des peaumes , en éclaircissant le véritable
sens , souvent obscur , en formant un ensemble régulier
d'un composé de parties quelquefois disparates , a élevé un
momument qui sera cher à la religion . Les personnes peu ,
familiarisées avec la Vulgate pourront , sans difficulté
PRAIRIAL AN XII. 457
connaître le plus grand des prophètes dans une version
qui ne rend pas , il est vrai , toutes les richesses poétiques
de l'original , mais qui en développe toujours avec clarté ,
et quelquefois avec élégance , la morale et les pensées.
P.
Suite des Souvenirs de Félicie.
On dit toujours que la mémoire nuit à l'esprit ; je ne
connais rien de plus faux que cette maxime , car , assurément
, on ne veut pas dire que la lecture méditée de tous
les chefs - d'oeuvre écrits dans les langues anciennes et
modernes , puisse gâter l'esprit . Mais il est vrai que si
ces belles choses ne laissaient qu'un souvenir vague et
confus , que le germe des idées qu'on aurait admiré , on
parviendrait à prendre ces réminiscences pour ses propres
conceptions ; on travaillerait sur ce fonds d'emprunt ; et ,
plagiaire de bonne foi , en s'énorgueillissant d'un mérite
imaginaire , on affaiblirait ou l'on dénaturerait des pensées
originales et sublimes . Ce malheur si commun ne vient
que du défaut de mémoire. Mais quand on se rappelle nettement
tout ce qu'on a lu d'important , l'esprit s'agrandit ,
parce qu'il ne s'attache qu'à recueillir ce qui a pu rester
dans les champs déjà moissonnés , ou a découvrir par tant
de routes ouvertes , de nouveaux points de vue. Le génie
est un noble don de la nature ; il ne s'enrichit d'aucune
dépouille rayon immortel de la suprême puissance , il
n'est grand que parce qu'il est pur , il n'envahit rien ,
il est créateur.
Plus on a d'esprit et d'imagination , et plus il est utile
d'avoir de l'instruction et de la mémoire : si l'on en manquait
, on devinerait au lieu de créer , on épuiserait son
génie pour ne trouver que des choses déjà connues ; on
458 MERCURE DE FRANCE ,
inventerait sans gloire , on paraîtrait commun à propor→
tion de la facilité que l'on aurait de se rencontrer avec les
auteurs distingués par la justesse de leur esprit . Ainsi il
est donc bien faux que la mémoire nuise à l'esprit.
Il me semble que lorsqu'on veut devenir auteur , il faudrait
savoir tout ce qu'on a dit d'intéressant , bien ou mal,
pour ne pas répéter ou pour tâcher de développer mieux ,
et afin de connaître aussi ce qui reste à dire de nouveau ;
et pour tout cela , il est nécessaire d'avoir une très - belle
mémoire. J'ai remarqué que tous les auteurs véritablement
profonds et originaux avaient une vaste érudition , c'està-
dire , une grande mémoire tels que Montaigne , Bossuet ,
Pascal , Montesquieu , Buffon , etc ; tandis qu'au contraire
ceux qu'on accuse d'avoir peu d'idées originales ont fort
peu lu , ou n'ont lu que très- superficiellement . On pourrait
citer là -dessus quelques exceptions ; mais elles sont rares . '
Voici un trait d'enfant qui m'a paru plaisant . M. le duc
de Montpensier , qui n'a pas quatre ans , est d'une si '
grande faiblesse qu'il tète encore , et qu'il n'a jamais
marché sans être tenu par des lizières , ce qui me paraît
d'autant plus singulier qu'il est dans un appartement entièrement
matelassé , où il pourrait se heurter et tomber
sans se faire le moindre mal . Aujourd'hui , à ma prière , sa
gouvernante a bien voulu le mettre debout au milieu de
sa chambre et l'y laisser tout seul. L'enfant , accoutumé à
être tenu par les lizières par deux femmes de chambre ,
est resté stupéfait et immobile en se trouvant dans cet ef
frayant isolement. Nous l'avons invité à s'avancer vers
nous , alors il a mis ses mains derrière lui pour chercher
ses lizières , et les saisissant il les a ramenées en avant en
étendant les bras , et les tenant avec force dans l'intention
de se conduire lui- même ; et rassuré par cette prudente
précaution , il s'est approché de nous d'un pas assez ferme.
La première éducation de ces jeunes princes est si molle,
PRAIRIAL AN XII.
45g
qu'elle prépare beaucoup de peine à ceux qui seront chargés
de l'achever.
"
Je ne connais point de femme plus intéressante et plus
estimable sous tous les rapports que madame de Boulainvilliers
; elle est épouse irréprochable , bonne mère , bonne
amie ; toutes ces qualités sont solides parce qu'elles ont
pour base une piété sincère . Elle a de l'esprit , de la finesse
et un coeur excellent . Je rencontrai chez elle un jour une
je ne personne qui sans être jolie avait une tournure agréa
ble; elle parlait à madamedeBoulainvilliers avec une expression
de respect et de reconnaissance qui me fit connaître que ..
madame de Boulainvilliers était sa bienfaitrice. Quand
cette jeune personne fut partie , comme je me trouvai seule
avec madame de Boulainvilliers , je la questionnai à ce
sujet , et elle me conta l'histoire suivante : Un soir qu'elle
se promenait près de sa maison de Passy , elle aperçut un
petit garçon de dix ans bien déguenillé , qui portait sur
son dos une petite fille de six ou sept , qui paraissait
être fort malade ; ces enfans demandaient l'aumone. Madame
de Boulainvilliers , touchée de ce spectacle , les inté
roge ; elle apprend qu'ils sont orphelins , n'ont point
d'asile , et que leur père venait de mourir à l'Hôtel - Dieu .
Et faisait votre père ? demanda - t - elle.
que
car il étoit gentilhomme. · Gentilhomme !
-
-- Oh rien "
-
Oh , oui ,
il nous l'a dit trois jours avant de mourir. Et qui prend
soin de vous ?
-
-
Personne , depuis la mort de notre père.
Eh bien suivez - moi. Les enfans ne demandèrent pas
mieux . Madame de Boulainvilliers les emmène chez elle ,
les fait habiller et les garde trois semaines . Durant ce
temps , d'après les renseignemens qu'elle reçoit d'eux ,
elle fait faire à l'Hôtel - Dieu des informations sur leur
père ; elle apprend avec surprise qu'il avait la croix de
Saint - Louis , et elle voit avec plus d'étonnement encore
sur son extrait mortuaire , qu'il s'appelait Valois . Cepen460
MERCURE DE FRANCE,
dans elle met les deux enfans en pension , elle fait des
informations sur leur famille pendant deux ou trois ans
sans succès ; au bout de ce temps , elle acquiert quelques
lumières et finit par découvrir , avec certitude , me dit- elle ,
que ces deux enfans sont les descendans d'un bâtard de
Charles IX. Elle avait mis la petite fille en apprentisage ,
elle l'en retire à cette époque et la place dans un couvent ;
(c'est cette même jeune personne que j'avais vue chez elley
elle donne des maîtres au petit garçon qu'elle fait appeler
le chevalier de Valois . Ce jeune homme a aujourd'hui dixsept
ans. Madame de Boulainvilliers , voulant le faire entrer
dans la marine , me demanda de faire quelques démarches
en faveur de ce jeune homme , qui est un trèsbon
sujet . Nous avons réussi , il vient d'être placé ( 1 ) .
Ce qui me frappe le plus dans cette singulière histoire ,
c'est l'étonnante discrétion de madame de Boulainvilliers ,
qui a conduit si mystérieusement toute cette bonne action
pendant sept et huit ans sans en dire un seul mot à ses amis
les plus intimes , et elle ne m'en a parlé que parce qu'elle
a cru que je pouvais, dans cette occasion, concourir à com
pléter sa bonne oeuvre . Voilà comme les vraies dévotes font
lę bien; et madame de Boulainvilliers , femme d'un homme
très-riche , mais qui ne prodigue point du tout l'argent ,
n'a qu'une pension de quatre mille francs pour son entretien
; elle vit dans le plus grand monde ; elle est mise
convenablement ; et avec une pension si modique , elle
trouve le moyen de faire de telles actions ! que l'économie
de la charité est ingénieuse ! combien elle donne de ressources
! .....
J'ai connu dans le monde deux saintes dont je me rap-
(1) La soeur du jeune homme a été dépuis cette madame de la
Mothe , si fameuse par l'étrange et malheureuse histoire du colier
de diamans .
pellerai
PRAIRIAL AN XII. 461
pellerai toujours le souvenir avec une profonde vénération
l'une était mademoiselle de Montesson , bellesoeur de ma
tante ; elle est morte à 75 ans et n'a vécu que pour Dieu
et pour les pauvres . Elle avait trente mille livres de rente
ne s'en réservait pas six , et donnait tout le reste aux
infortunés. Prier Dieu , soigner des malades , délivrer
des prisonniers , faire élever des orphelins , donner aux
pauvres , voilà toute sa vie . On ne fait pas un roman
de cela , mais quelle belle histoire ! Je ne l'ai jamais vue
qu'à la mort de son frère ; elle n'allait point dans le monde ,
elle ne cultivait point les gens heureux ou qui paraissent
l'être ; la compassion seule pouvait lui donner de l'activité
. Le malheur fut un aimant pour elle , il l'attirait et
la fixait ! ..... Je tiens ces détails de ma tante , qui ne parle
d'elle qu'avec admiration .
Mon autre sainte fut mademoiselle de Sillery ; j'ai beaucoup
vécu avec celle - là , parce qu'elle legeait chez son
frère , M. de Puisieulx . C'était un ange sous tous les rapports
; et elle était par son esprit et par son caractère extrêmement
aimable ; elle avait trente - six mille livres de
rente ; logée chez son frère et passant huit mois de
l'année à Sillery , elle n'en dépensait pas dix , le reste
appartenait aux pauvres . Elle revenait de Sillery tous les
ans avec deux ou trois petits orphelins qu'elle emportait
dans sa voiture et qu'elle mettait en apprentisage ; et l'on
n'a découvert que dans sa dernière maladie et après sa
mort , que sans compter ses aumones journalières , elle
donnait par an environ douze mille francs de pensions réglées
à des vieillards , des infirmes , etc. Elle avait le plus
tendre attachement pour son frère ; elle le veilla jusqu'à
son dernier soupir , et le saisissement et la douleur
la conduisirent elle-même au tombeau peu de jours après .
D. GENLI S.
G B
(La suite dans un prochain numéro. )
462 MERCURE DE FRANCE,
>>
SPECTACLES.
THEATRE FRANÇAIS.
Pierre le Grand , tragédie en cinq actes , de M. Carion-Nisas.
C'ÉTAIT un projet hardi et digne d'encouragement , que celui de
crayonner le grand homme qui arracha les Russes à la barbarie , et fit
prendre sur le théâtre du monde une place distinguée à des hordes
sauvages . Ce prince , moitié héros et moitié tigre , suivant l'expression
de Voltaire , sera toujours regardé comme un des personnages les plus
étonnans qui avaient figuré dans l'histoire . Elle n'a point adopté le jugement
trop sévère qu'en porte le roi de Prusse , jugement que lui
avait inspiré la lecture de quelques mémoires de la vie de ce prince ,
ou peut-être la secrète envie ( dont tous les héros mêmes ne sont pas
exempts ) qui nous porte à rabaisser un peu ce que l'univers admire.
« Un sage historien , dit Frédéric , nous le fait voir avec tous les dé-
›› fauts , et peu de vertus ; ce n'est plus cet esprit universel qui con-
>> 'çoit tout , et veut tout approfondir ; c'est un homme gouverné par
» des fantaisies assez nouvelles pour donner un certain éclat et , pour .
» éblouir. Ce n'est plus ce guerrier intrépide , qui ne craint et ne
>> connaît aucun péril ; c'est un prince lâche , timide , et que sa bru-
›› ´talité abandonne dans les dangers : cruel dans la paix , faible à la
» guerre , admiré des étrangers , haï de ses sujets ; un homme enfin
>> qui a poussé le despotisme aussi loin qu'un souverain puisse le pous-
» ser , et auquel la fortune a tenu lieu de sagesse .. L'auteur , ajoute-
>> t-il , n'avance rien qu'il ne soit en état de prouver. » Ni l'auteur ,
ni cette violente diatribe , n'ont pu détruire la réputation de Pierre .
Le doux Fontenelle a même cherché à excuser sa cruauté , par la force
des circonstances qu'il avait à combattre , et la dureté des peuples qu'il
avait à gouverner ; il est vrai que c'est dans un panégyrique qu'il
s'exprime ainsi . Mais que l'excuse soit admise ou rejetée , le nom
de Grand n'en demeurera pas moins attaché à celui de Pierre.
Dorat l'avait , il y a trente ans , pris pour le héros d'une de ses tragédies
, et lui avait attribué un trait de clémence qui passait celui
d'Auguste envers Cinna. Cette poétique exagération ne fit point
fortune , elle contredisait trop toutes les notions historiques et le caractère
connu d'un monarque terrible et barbare dans ses vengeances .
Le sujet qu'a choisi M. Carion est différent. C'est le czar , imuinolant
son propre fils à l'intérêt de son empire.
....
P
463 PRAIRIAL AN XII.
!
48.3.
Voici ce que les fureurs , les cris du parterre , pendant deux représentations
, qui ressemblaient à des bacchanales , nous ont permis
d'entrevoir ou de soupçonner du plan de ce drame.
21530
Pierre combat les Turcs dans des régions lointaines . Les Boyards , les
Popes , les Strélitz , irrités de ses innovations, conspirent pour le détrôner
, et mettre à sa place son fils Alexis , comme eux , partisan fanatique
des anciens usages . On sait que cet enfant indocile s'était évadé
de la cour de son père , et avait erré quelque temps chez l'étranger . Il
arrrived Moscow , et y trouve la rebellion , près d'éclater en sa faveur ;
déjà même elle a fait une tentative en incendiant un quartier de
la ville. Mais il dit à ses amis qu'il n'est plus besoin de ces moyens
violens ; il vient d'apprendre que son père a été défait et tué. Tandis
qu'ils s'en réjouissent , et qu'il a peine lui-même à contenir sa joie ,
on annonce que le czar , sauvé des périls qui l'environnaient , arrive ;
alors on reprend les desseins de révolte . Lefeu nous a trahis , disent
lés conjurés , nous emploirons le fer. Cependant Alexis doute encore
de la vie et du retour de son père ; il interroge le Fort et Menzikoff,
festés fidèles au czar. Parlez , leur dit-il ; que faut- il que j'en pense ?
de ses dangers mon coeur avaitfrémi. Le Fort répond : il peut se
rassurer. Cette réponse ironique a été applaudie à la première représentation
, et siflée à la seconde : puis fiez-vous au goût du public ! Ces
événemens qui auraient pu , en très-grande partie , se trouver dans
l'avant-scène , remplissent deux actes . Aussi ces deux actes sont- ils
extrêmement vides . A l'exception d'Alexis , qui vivifie un peu la
scène , on n'y voit que des personnages subalternes .
Enfin le czar paraft au troisième acte. Il entre accompagné dɔ
Menzikoff et le Fort ; examine les ravages de l'incendie , reprochǝ
ale Fort de n'avoir pas été plus prompt à l'éteindre.
Il y fallait courir , vous y précipiter , ly
LE FOR ?%
Je m'y serais jeté , s'il eût pu de ma cendre
Naître un ami pour vous plus fidèle et plus tendre.
Ce sentiment a été vivement applaudi . Pardonne à ma vivacité
réplique le czar ;
J'ai dompté mon pays et n'ai pu me dompter.
le czar
Le mot est historique . « Jai réformé la Russie , disait souvent
et n'ai pu me réformer moi - même . » Dompter n'est point
tout à fait le mot propre. Pierre n'avait pas, comme César, subjugué
sa patrie.
Gg 2
464 MERCURE DE FRANCE ,
L'entretien du czar avec ses deux confidens a des beautés , mais il
est bien long. Il leur apprend qu'il va couronner Catherine , qui,
déjà son épouse en secret , a sauvé par ses conseils sa vie , son armée,
et l'empire sur les bords du Pruth , et ajoute :
Qu'importe que ses mains aient pu porter des fers ,
Si son esprit est fait pour régir l'univers !
Lorsqu'il a épuisé le chapitre de Catherine , il passe à celui de son
fils par une transition qui n'est point heureuse : Mais parlons de mon
fils. Il consulte ses amis sur le parti qu'il doit prendre à son égard ,
Le Fort conseille la sévérité , Menzikoff la douceur. Votre avis , dit
Pierre au Genevois , est plus juste et plus sage ; mais je suivrai celui
de Menzikoff.
Alexis vient à son tour. Il s'élève entre le père et le fils une discussion
animée sur les changemens que le czar a faits dans ses états , sur
les arts qu'il y a introduits . Alexis prétend qu'ils ne peuvent qu'être
nuisibles ; que sans eux la Russie a renversé le colosse de l'Empire Romain
; que les ancêtres de Pierre sont prêts à soulever leurs tombes
pour lui reprocher d'avoir changé leurs moeurs . Pierre répond à son
fils qu'il peut contempler chez le fier Ottoman les sinistres effets de la
barbarie ; que c'est avec le secours de ces mêmes arts , dont il lui reproche
l'adoption , que lui-même s'assiéra , s'il veut , au trône de
Constantin.
Dans trente ans , sous tes lois , mugira le Bosphore.
Chacun des deux interlocuteurs finit par garder son opinion ,
comme c'est l'usage.
Le troisième acte est le seul qui ait eu quelque succès , et qu'on ait
entendu à peu près d'un bout à l'autre . Au quatrième , le czar couronne
Catherine . Alexis , dont la mère a été répudiée et se trouve enfermée
dans un couvent près de la ville , s'indigne du triomphe de sa
rivale. La conjuration éclate. Il m'a semblé ( alors le tumulte était
extrême ) que le chef des Popes , pour enflammer davantage les esprits
, avait assassiné la mère d'Alexis , et fait servir son corps palpitant
d'étendard sanglant ; expressions qui ont causé les plus violens
murmures. On apporte au fils du czar une épée que sa mère en mourant
a chargé de lui remettre , pour qu'il la fît servir à venger sa mort.
Alexis qui croit que cette mort est l'ouvrage du czar , et qui , quoique
vaincu, se trouve, on ne sait par quelle aventure, libre dans le palais , promet
le parricide qu'on lui demande. Son père paraît ; il court pour lui
plonger le fer dans le sein . Des cris d'indignation se sont élevés dans
toute la salle . Le czar attribue cette féroce démence aufanatisme que les.
PRAIRIAL AN XII. 465
prêtres ont inspiré à son fils . En lui montrant un autel , il lui dit
« C'est là qu'ils t'ont fait jurer ma mort . Tu vas connaître la différence
» de ta religion à la mienne. Sur ce même autel , je jure d'oublier ton
>>> crime si tu veux y faire serment de respecter mes lois et mes
» nouveaux établissemens ( 1 ) . » Alexis prétend que le ciel s'y oppose.
Le czar envoie cet enragé à l'échafaud . On voit bien que l'autenr
a eu en vue de diminuer l'horreur d'un arrêt de mort prononcé par
un père contre son fils ; mais en évitant un écueil , il est tombé
dans un autre , et a fait du fils , qui d'abord avait inspiré quelque
intérêt parce qu'il se présentait comme un opprimé , et comme le vengeur
de l'oppression de sa mère , il en a fait disons- nous un scélérat
imbécille tout ensemble et atroce. Quand on vient annoncer sa mort ,
le czar dit :
Puisque j'ai des sujets je serai toujours père .
Je doute que dans un moment aussi terrible , il soit convenable de
montrer tant d'esprit et de présence d'esprit .
Le plan de cette tragédie est mal conçu; le dénouement, qu'on avait
prôné d'avance , est ce qu'elle a sans contredit de plus repréhensible . Ce
parricide qu'on veut exécuter sur le théâtre ferait tomber la pièce .
d'ailleurs la plus parfaite et la mieux conduite. Seïde tue son pèremais
il ne le connaît pas ; et dès-lors cé meurtre n'est dans son intention
qu'un homicide. Mais un fils courant l'épée à la main sur son père ,
en s'écriant c'est lui , offre un spectacle si horrible , qu'il est etonnant
qu'on en ait pu concevoir même l'idée , et qu'on ait espéré d'en faire
soutenir la vue à une nation polie. La coupe d'Atrée et le coeur de
Couci ne présentent , à mon avis , rien d'aussi effroyable qu'une tranquille
tentative de parricide .
En général , cette tragédie n'est pas très-habilement conduite : dans
lespremiers actes , sur-tout, on voit à chaque instant se succéder de nouveaux
personnages lesquels paraissent venir principalement pour mettre
fin à des scènes languissantes, et pour donner quelque mouvement à la
pièce , qui n'en acquiert un peu que dans les derniers actes . Le czar
paraît trop tard. Je ne connais guère que Tancrède où le principal personnage
n'arrive qu'au troisième acte ; aussi les deux premiers sont-ils
passablement ennuyeux. Le dénouement est tout ce qu'on peut imaginer
de plus mauvais et de plus froid ; je dis de plus froid , car on
sent bien que Pierre , entouré de plusieurs personnes , ne périra pas.
En sorte que la plus épouvantable atrocité n'inspire pas même de
terreur.
(i) Ce morceau est une imitation assez faible de quatre vers connu
Alzire.
:
3
466 MERCURE DE FRANCE ,
Le style en est très-inégal , et plutôt celui d'un drame que d'une tra
gédie . A la seconde représentation , l'auteur avait changé quelques
expressions qui avaient déplu , telles que le crépuscule , l'audace du
destin , ma voix vous poussait dans ses bras. Il a cru pouvoir laisser
Paurore dujour , qui a toujours fait rire . Je n'aime pas ce vers , qui
a passé néanmoins sans réclamation :
Et l'autel fut pour eux le marchepied du trône.
La langue a un mot plus noble dont Corneille a fait usage dans une circonstance
à-peu-près semblable :
Le
1.
ravage des champs , le pillage des villes ,
Et les proscriptions , et les guerres. civiles ,
Sont les degrés sanglans dont Auguste a fait choix
Pour monter sur le trône et nous donner des lois.
Ces degrés sanglans me paraissent préférables au marchepied.
On a trouvé très-mauvais le compliment que le czar fait à Catherine,
en lui disant : Venez
Mêler votre douceur à ma sévérité.
Ce mélange n'a pas été goûté . Le vers est un peu sec ; mais il y en
a une foule de plus repréhensibles , tels que :
Ce théâtre fatal d'horreur , de désespoir .
Il est trop clair qu'un théâtre d'horreur et de desespoir , est un
théâtre fatal ; il fallait supprimer l'épithète . Les sifflets avaient vive .
ment indiqué cette suppression , qui n'a pas été faite :
A ceux qui mille fois ont vu briller le glaive ,
La prudence est faiblesse , et le péril un réve.
Ce sentiment est faux , et les vers qui le rendent sont pénibles..
J'ai remarqué aussi quelques imitations malheureuses , Voltaire fail
dire à César :
Si je n'étais César, j'aurais été Brutus,
Et M. Carion, au chef des Popes , plat et hypocrite personnage :
Je l'aurais imité , si le ciel m'eût fait roi ;
S'il eût ceint la tiarre , il eût fait comme moi .
Voltaire avait dit :
César à la tempête opposait sa fortune.
PRATRIAL AN XII. 467
Et M. Carion :
J'oppose à leurs complots ma gloire et ma fortune.
Pierre y opposait quelque chose de mieux , son courage et sa prudence.
On a critiqué peut- être avec trop de rigueur :
Il détruisit , je crée ; il renversa , je fonde.
Il est vrai que ce vers , un peu dur , qui semblerait contenir deux
pensées , n'en renferme qu'une. Détruire et renverser sont à-peu-près
la même chose , comme créer et fonder. Ainsi un vers , qui a l'air
d'être extrêmement concis , est cependant trop long de la moitié .
L'auteur manque aussi quelquefois aux convenances . Le parterre ne
prend pas garde à ces bagatelles ; mais j'ai été très-choqué de voir le
Fort , dans un moment tranquille , interrompre son maître au milieu
d'une phrase , sans aucune espèce de nécessité . Je ne l'ai pas moins été
d'entendre Alexis dire aux conjurés :
Et le moindre de ceux dont j'accepte l'appui
Me trouvera tout prêt à périr avec lui .
On ne doit
pas
dire à des complices
qu'il y a parmi
eux des gens de
peu d'importance
: cela est maladroit
, et faux sous un certain
rapport
.
Quoique
toute conjuration
ait des chefs ou des directeurs
, au moment
de l'exécution
, tous les conjurés
ne sont plus que des camarades
; et ce
n'est pas ce moment
qu'il faut choisir
pour leur parler
de moindres
.
Il ne faut pas croire cependant que le style de cette tragédie soit
absolument san's beauté. Il est quelquefois énergique et måle , comme
le sujet . On a rendu un mauvais office à l'auteur en comparant son
Pierre le Grand à Ciana , et sa manière à celle de Corneille . Il peut
cepen laut se trouver dans sa tragédie quelques pensées et quelques
vers que Corneille aurait pu avouer . En parlant de l'ingratitude du
peuple envers un grand homme , il' ne se serait pas mieux exprimé que
M. Carion ::
Jamais l'ingrat vulgaire ,
Tant qu'il vit , ne l'absout du bien qu'il veut lui faire .
On a encore remarqué ces vers , prononcés par un des conjurés :
Et l'oeil des délateurs ,
Va lire les secrets jusques au fond des coeurs ;
Et cet autre dans la bouche de le Fort :
En sauvant un grand homme , il ( le ciel ) sauve un peuple enti
4
468 MERCURE DE FRANCE ;
Celui qui m'a le plus frappé , c'est celui- ci :
Je retiens par pitié le pouvoir arbitraire.
Cette pensée , dans la situation où se trouve le czar , est juste et
profonde; Pierre ne pouvait rendre un plus grand service à son peuple ,
que de le régir avec une autorité absolue . Il est fort aisé de crier
contre le despotisme ; mais il y a des circonstances , heureusement
passagères, où il peut seul sauver une nation . Les Romains l'avaient bien
senti ; leur dictateur était un despote . Lycurgue , pour établir sa législation
, exerça un vrai despotisme. On a beaucoup déclamé contre
lui , mais quand il parut , Lacédémone périssait , et il la sauva . Je ne
sais pas si les Russes ont múri trop tôt , comme le prétend Jean-Jacques ,
mais je sais que depuis qu'il a prédit la décadence de leur empire , il
a toujours été croissant ; que si Pierre a trop vite achevé son ouvrage ,
il est possible qu'un grand nombre de siècles se fussent écoulés sans
qu'un autre monarque eût osé former la même entreprise , et qu'il
valait micux être un peu trop tôt policés qu'éternellement barbares .
Le carractere du czar est tracé vigoureusement . Ce prince paraft
brusque , violent , sans donner aucun signe de barbarie et de cruauté .
L'auteur a bien fait d'user du droit qu'il avait d'adoucir un peu
les traits de son héros . Talma n'a rien négligé pour conserver à ce
prince sa phisyonomie ; il a été , dit-on , à Versailles étudier sa statue ,
et le costume sous lequel il est représenté ; mais il a été faiblement secondé.
Catherine cependant qui parait peu , et qui n'est aucunement
nécessaire , a été jouée convenablement par Mme Talma , parée avec
autant d'agrément que de magnificence ; Alexis avec feu , par Damas.
Mais on n'entend plus Monvel , et la gravité de Baptiste est parfois
Comique. Naudet est un des plus mauvais tragédiens qu'on ait vus à
Paris depuis trente ans . Tout cela n'a pas nui à la chute de la pièce ;
an reste elle ne devait pas réussir . De tout ce que nous avons dit , on
peut conclure avec certitude que c'est une production manquée d'un
écrivain qui ne manque ni d'esprit ni de talent , mais qui ne paraît
pas avoir celui de la tragédie , puisqu'il ne sait ni tracer un plan , ni
donner à son style la couleur tragique .
Cependant on l'a traité avec une révoltante indécence ; il était impossible
de ne pas voir dans le parterre le dessein formé de faire tomber
la pièce , bonne ou mauvaise ; et l'indiscrétion qu'avait eue l'auteur
d'irriter d'avance ses juges , n'est pas pour eux une excuse suffisante.
On a tort de rire de ces scènes scandaleuses '; les plaisanteries qu'on a
faites sur le renversement de la Petite Maison , l'impunité accordée aux
Démolisseurs, ont été fatales à la jeunesse, qui a voulu agir de même
avec Pierre le Grand. La police, comme nous l'avions bien pressenti ,
1
PRAIRIAL AN XII.
469
`a été forcée d'intervenir , et plusieurs d'entre les plaisans ont passé
tristement la nuit au corps- de-garde , ou peut-être en prison. Il y a
en à la première représentation une méprise plaisante . Quelques doctes
du parterre , entendant Alexis dire qu'il voulait interroger le Fort
ont fait un vacarme horrible ; ils ont pris ce Genevois pour une forteresse
: cela rappelle la jolie fable de la Fontaine , où le singe dit que
le Pirée est de ses amis :
Notre magot prit pour le coup
Un nom de port pour un nom d'homme.
Ici l'on a pris unnom d'homme pour celui d'une forteresse .On épluchait
impitoyablement chaque hémistiche , et l'on en condamnait quelquefois
sans aucune apparence de raison . Le parterre aurait bien de la peine
à dire pourquoi il prenait en guignon le sort en est jeté , et vingt
autres locutions semblables ; au reste on ne juge pas d'une tragédie
par quelques hémistiches . On a raison de dire que la haine est aveugle
; car les siffleurs avaient rendu un très-grand service à l'auteur
Jorsqu'ils s'étaient la première fois opposés à ce que sa pièce arrivât au
dénouement. On le disait superbe , et rien n'eût empêché de le croire
tel , s'il n'avait pas été connu. Si l'on veut corriger ce qu'il a de repoussant
, cette tragédie pourra , comme Montmorenci , obtenir sept
ou huit représentations.
THEATRE FEY DE A U.
MADEMOISELLE Saint-Aubin , fille de la célèbre actrice de ce nom ,
a débuté le 24 mai dans le Concert avec un succès prodigieux . Sa voix
est une des plus belles qu'on ait entendues sur aucun théâtre . La fille
et la mère ont été demandées avec enthousiasme : leur apparition a redoublé
ce sentiment , et produit une sensation difficile à rendre .
THEATRE LOU VOIS.
Jacques Dumont , ou il nefaut pas quitter son champ , de M. Ségur
le jeune.
La querelle de M. Carion de Nisas contre les marmousets , les
loustiques , les siffletistes et les siffletiers ( c'est ainsi qu'il nomme
ses adversaires ) a presque exclusivement occupé la bonne ville de
&
470 MERCURE DE FRANCE ,
Paris toute cette semaine. On n'a donné qu'une légère attention
Jacques Dumont et aux Vélocifères, qui ont eu du succès à Louvois
et au Vaudeville. Celui de Jacques Dumont a été le moins brillant. Ce
n'est , à la vérité , qu'une bagatelle qu'un homme d'esprit peut bien
arranger dans une ou deux matinées. Le dénouement est précisément
celui des Femmes savantes , l'un des meilleurs de Molière, comme on
sait.
Jacques Dumont vivait à la campagne , dans une petite propriété
de 4000 fr . de rente , lorsqu'il vint fournir à Paris. Une intrigante
qui a tous les ministres dans sa manche , tous les juges à sa dévotion ,
et les mains toujours pleines de pétitions apostillées , lui promet des
affaires lucratives : déjà même il a fait des fournitures excellentes ( pour
lui ); mais sa femme , sage à la campagne, a perdu ' a tête à la ville , et son
luxe toujours croissant ne peut inanquer d'opérer la ruine prochaine de
son mari. Ce jour elle donne une fête superbe ; et lui , songe à fuire
une prudente retraite , et à regagner son village. Il voudrait , sans,
rompre avec sa femme qu'il aime toujours , trouver un moyen de la
désabuser. Deux lettres lui arrivent très à propos pour son projet :
elles lui annoncent deux faillites qui lui enlèvent à peu près tout ce
qu'il a gagné enfournissant. Sa ferme ne songe qu'à sa fête. Il feint
aussi de ne pas avoir d'autre pensée , sort pour présider aux apprêts ,
et dit à madame Dumont : « Puisque je vais m'occuper de vos plaisirs
, occupez-vous un peu de mes affaires ; lisez ces deux lettres que
›› je n'ai pu que parcourir légèrement, et vous m'en rendrez compte .»
Madame Dumont , restée seule , lit et voit qu'elle est ruinée. Eperdue,
elle envoie prier son mari de la venir trouver sur- le -chainp . Il arrive
avec un air tranquille. « Mais vous n'avez donc pas vu vos lettres ? lui
» dit sa femme. J'ai entrevu de quoi il s'agissait. Cela n'est rien.
» Vous savez qu'il doit venir à notre fête des gens d'importance. Ces
» gens d'importance payeront- ils pour vous ? - Ma foi non ; ils ont
» bien de la peine à payer pour eux-mêmes . Mais nous avons des
» amis. » Il nomme cette intrigante dont j'ai parlé , un fournisseur
avec lequel il est lié , un certain Florence qui est riche , et s'offrait pour
époux à sa fille. Tous ces gens -là lui manquent , et ceux qui étaient
venus à la fète s'enfuient dès qu'ils ont su la nouvelle de sa ruine , que
lui- même avait eu soin de répandre .
>>
-
-
-
Madame Dumont est au désespoir ; mais son mari lui apprend que
sa petite terre , qu'elle avait conseillé de vendre et qu'elle croyait vendue
, ne l'est point ; qu'il l'a au contraire arrondie , en achetant quelques
champs voisins ; qu'il possède à présent 6000 fr . de rente. Un
jeune homme de son village qui , lorsque M. Dumont l'a quitté , était
au moment d'épouser sa fille , est venu à Paris pour la voir ; ils s'aiment.
M. Dumont les unit , et ils partent tous pour la campagne ,
PRAIRIAL AN XII. 471
où, avec pen de chose , on a même le superflu , tandis qu'à la ville ,
» grâce aux progrès du luxe , avec beaucoup , on manque presque du
>> nécessaire , »>
Cette petite pièce est écrite avec facilité , et jouée avec le plus
grand ensemble par Vigny , Picard, Clozel , mesdames Delille et Molière.
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Les Vélocifères , par MM. Moreau , Chazet et Dupaty.
Cette jolie bagatelle a eu le succès le plus complet et le mieux mérité.
Arlequin aime la fille de Cassandre , qui a un établissement de voitures
ordinaires ; il a pour rival Gilles inventif, lequel n'invente rien : lui ,
au contraire , a eu l'esprit d'imaginer les vélocifères , et a obtenu un
brevet d'invention qu'il a mis au nom de Cassandre , dont il fait
ainsi à la fois la réputation et la fortune , et qui , par reconnoissance ,
ne balance pas à lui donner la préférence sur Gilles inventif. Ce fond
très-mince est relevé par une foule de couplets étincelans d'esprit et de
gatté .Ils ont tellement fait fortune , qu'on les redemandait presque tous.
Celui qu'on appelle d'annonce , a été fort, applaudi.: .
De la gaîté l'enfant chéri ,
A la mode toujours fidèle ,
Chez Momus voudrait aujourd'hui
Mener sa voiture nouvelle.
S'il fait un faux-pas en chemin ,
Cette voiture est si légère
Que vous pourrez , d'un coup de main ,
Relever son vélocifère.
Cassandre préférait d'abord Gilles inventif, il lui trouvait un esprit
prodigieux :
Il est pour moi d'un grand secours ;
Sitôt que j'en manque il en trouve.
Gilles , continuant sur le même air :
Ce qui fait que j'en ai toujours.
dit:
Colombine, qui ne partage point l'engouement de Cassandre ,
" Mon père m'a toujours vanté les connaissances de Gilles : je ne dis-
» pute pas là-dessus ; mais
Je ne veux pas que ce soit lui
Qui m'apprenne ce que j'ignore .
472 MERCURE DE FRANCE ,
Arlequin , faisant l'énumération des gens à qui les vélocifères sont
utiles , nomme les gens d'affaires , les amoureux , les intrigans , les
fournisseurs . << Ah , mon Dieu ! s'écrient les propriétaires des anciennes
» voitures , qui l'écoutent :
Il ne nous restera personne.
Dans une autre scène , Arlequin veut embrasser sa maîtresse . « Non,
» dit-elle ; si nous voulons qu'un amant se plaise à nous revoir , il ne
» faut pas
Qu'il parte comblé de plaisir ,
Mais en emporte l'espérance.
Arlequin fait ainsi l'éloge de ses voitures :
De tous ceux que l'amour engage ,
Elles servent la vive ardeur:
Abréger le temps du voyage ,
C'est doubler celui du bonheur.
La pièce finit par ce couplet , que Colombine adresse au publie
quelquefois :
Le bruit déchirant des sifflets
Est trop prompt à se faire entendre.
Ah! dans la crainte de les voir
Menacer ici notre pièce ,
Faites que les bravo ce soir
Gagnent les sifflets de vitesse .
Ce vaudeville a été parfaitement joué. Madame Delifle y a été trèspiquante.
Dans celui qui a précédé ( Sophie) , Madame Henri a paru
aussi belle et aussi agréable que de coutume ; il est impossible de réunir
plus de moyens de plaire.
MUSIQUE.
On a célébré à Notre-Dame , dimanche dernier , une messe en mu
sique , de la composition de M. Desvignes , élève de M. le Sueur. Ce
jeune musicien s'est montré , dans cette composition , le digne élève
d'un grand mattre . On a sur-tout admiré le premier morceau , et
celui qui a été exécuté par quatre harpes ( MM. Naderman , VerPRAIRIAL
AN XII.
473
nier etc. ) ; un violon ( M. Boucher ) , et un cor ( M. d'Auprat ) .
M. Boucher a montré , dans ce beau morceau , dont le violon faisait la
première partie , le talent supérieur que tout le monde lui reconnaît
enfin. Sans jamais forcer les sons de son violon , il a toujours dominé
tous les autres instrumens mais avec ménagement et douceur , comme
il faut dominer pour plaire et pour obtenir tous les suffrages. C'est
lui qui a conduit l'orchestre , et d'une manière parfaite.
C'est un beau sujet de composition qu'une messe en musique ; c'est
une espèce de drame sacré , dont le vrai mérite serait dans l'expression.
Ce sujet ne comporte point les prodiges brillans d'une exécution
rapide ; des sons précipités se confondroient sous les voûtes d'une
vaste église ; le compositeur et les musiciens , dans cet auguste sanctuaire,
doivent renoncer au vain plaisir d'étonner l'oreille ; c'est à
l'ame qu'ils doivent parler , et ce langage est toujours majestueux ou touchant.
J'ai entendu beaucoup de belles messes en musique , en France
et en Italie ; mais j'avoue que je n'ai trouvé dans aucune le plan et les
idées que j'y cherchais. C'était toujours un recueil de morceaux
détachés , qui ( à l'exception de celui qu'on avait destiné à l'élévation
) pouvaient se déplacer à volonté, dans le cours de la messe , sans
qu'on s'en aperçût . Cependant chaque morceau devrait s'accorder
avec les mystères et les paroles sacrées. Par exemple , il faudrait que
dans le Gloria in excelsis , le compositeur fit d'abord entendre du
haut des voûtes une musique lointaine et mystérieuse, à peine articulée,
donnant quelques idées vagues des concerts célestes ; ensuite , après
un silence , il descendrait sur la terre , il ferait entendre toutes les voix
des créatures et celles des élémens , le ramage des oiseaux , le bruit
du tonnerre , les sifflemens des vents , le murmure des eaux , les sons
rustiques des musettes, les chants de victoire des instrumens guerriers;
enfin , toute la naturè entière s'unissant pour louer son auteur . Et toute
cette vaste composition n'exprimerait que ces paroles : Louange à
Dieu au ciel et sur la terre. Je voudrais que le Confiteor fût plaintif;
qu'il exprimât l'humilité par sa simplicité , et le repentir et la
douleur . Il serait exécuté par des voix gémissantes, qui n'auraient rien
de sonore : on avoue ses fautes avec une voix oppressée ; mais on
publie sa croyance avec force , avec énergie : la foi est hardie et courageuse
; le Credo serait éclatant. Voilà dans quel esprit je voudrais
que l'on fit une messe en musique ; et , sous ce rapport si simple et si
naturel , c'est un ouvrage tout neuf que je propose à nos grands com
positeurs.
D. GENE ENLIS.
1
474 MERCURE DE FRANCE ;
ANNONCES.
-
Code civil des Français , édition originale et seule officielle im
primée à l'imprimerie de la république . In- 4° . , papier fin double ,
1 vol. 12 fr. , et 15 fr. 75 cent. franc de port. In- 4°., papier ordinaire
, 1 vol. , 8 fr. , et 11 fr. 75 cent. fianc de port. - In-8°. , pa
pier fin , 1 vol., 4 fr., et 5 fr. 50 cent. franc de port. — In- 32 heau
papier , 1 vol. 1 fr . So cent,, et 2 fr. 25 cent . franc de port . Les
dépôts pour la vente à Paris , les départemens et l'étranger , sont
chez le C. Rondonneau , au dépôt des lois , place du Carrousel;
Gallard , libraire , palais du Tribunat , nº, 223. Pour les libraires
des départemens et de l'étranger , chez les CC. Bossange , Masson et
Besson , rue de Tournon n . 1133
-
OEuvres de lady Montague , contenant sa vie , sa correspondance
avant son mariage , avant et durant l'ambassade en Turquie ,
et pendant deux voyages qu'elle a fait en Italie depois cette ambass
sade. Traduit de l'anglais sur l'édition récemment publiée à Londre .
d'après les lettres originales , émises par la famille de lady Montague ;
4 vol. in-12. Prix : 7 fr. 50 c., et 10 fr. 50 c . par L poste...
Les mêmes libraires continuent de recevoir les souscriptions au
procès de Georges , Moreau et autres , imprimé par le cit. Patris ,
à qui seul toutes les pièces authentiques seront remises ; le prix est
de 20 fr. pour soixante feuilles , et 25 à 30 portraits , le tout frane
de port.
Fragmens d'un Ouvrage très-important, qui sera mis sons presse
incessamment , intitulée : l'Homme tel qu'il devrait étre , ou la Ne
céssité démontrée de le rendre constitutionnel pour son bonheur , et
d'établir , par des loix vraiment conformes à sa nature , l'empire
absolu que doit avoir son moral sur son physique ; par P. Patti.
Prix : fr. et i fr. 25 c. par la poste , 2
A Paris , chez Langlois , imp. -lib. , rue S. Jacques , nº. 279.
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez La Normant ; ruc
des Pretres Saint-Germain- l' Auxerrois , nº. 42.
Plumes élastiques qu'on ne ' taille jamais et- portant l'eacre
approuvées par le lycée des arts et admises par le jury d'exameo
des objets d'art à l'exposition publique de l'an 10 au Louvre ;
elles se vendent l'essai au prix de 5 fr. pièce , et 5 fr. 50 c. par
la poste . A Paris , chez l'auteur ( le cit . Barthelot ) rue de Tournon ,
n. 17 ; Hebert march. de porte-feuilles au palais du Tribunat , galerie
de pierre , n. 20 , côté de la rue Richelieu; chez le cit . Lemoine ,
libraire , rue du Montblanc, n. 70 , et boulevard Montmartre, n . 1044.
Ces plumes sont d'argent préparé exprès, infiniment supérieur pour la
durée et par son élasticité à l'argent ordinaire ; ce qui les rend aussi
douces que les plumes d'oie ; elles ont à peu près la forme d'un petit
porte-crayon , et se portent à la poche avec la même facilité. Pour les
départemens on y joindra une petite instruction pour s'en servir .
On trouvera aussi chez les mêmes des plumes d'argent et de platine ( or .
blanc ) sans porter l'encre , pour toutes sortes d'écritures , le dessin , ia
musique et les langues étrangères . Celles d'argent sont de 2 fr . , 50 c.
et celle de platine de 6 fr . On ajoutera 50 č. pour le port de chaque
pièce. Les plumes de ces deux dernières espèces sont montées sur des
mouches d'ébène quilour servent d'étuie. On ne recevera pas les lottres
mon affranchiest
PRAIRIAL AN XII.
475
NOUVELLES DIVERSES.
Londres. On lit dans le Morning- Chronicle : « M. Ad- ·
dington , dont la démission a été reçue avec répugnance par
samajesté , a remis le 10 le porte-feuille entre les mains de
M. Pitt. Cet arrangement est le seul que l'on connaisse
jusqu'à présent ; mais il paraît certaio que M. Pitt fait tout
ce qui lui est possible pour former une nouvelle administra→
tio . L'embarras dans quel il se trouve à cette occasion
nous rappelle un bon mot dit en pareille circonstance : « On
ne peut , disoit -on , se montrer dans les rues sans craindre
d'être pressé pour le ministère. »
Ön mande des bords du Mein : « Les milices de l'électorat
de Hesse , lesquelles , au moment du contre-ordre
qui arrêta leur marche , étaient déjà loin du point de leur
départ , sont à présent cantonnées dans la Haute-Hesse.
L'aubassadeur français a , dit - on , présenté à la cour de
Cassel une note relative à ce mouvement de troupes. »
« On dément la nouvelle du retour de M. Drake à Muuich:
il s'est embarqué le 21 avril , à Tonningen , pour
l'Angleterre. »
་་
« On apprend de Rome que Lucien Bonaparte y est arrivé
le 6 niai ; et que l'émigré Vernègue a été livré par le saintpère
au gouvernement français , qui l'a réclamné. »
PARI S.
Le nombre des adresses qui votent l'hérédité de l'empire
dans la famille de Napoléon Bonaparte , est si grand , que
le journal officiel se contente de donner la nomenclature des
corps constitués et des fonctionnaires publics qui les envoient.
On y trouve les noms de MM. les archevêques de
Tours , de Lyon ; de MM. les évêques d'Arras , de Gand ,
de Mayence , de Liège , de Vannes , de Metz , d'Amiens ,
de Coutances , de Strasbourg , de Turin' , etc.
-
―
Le sénatus-consulte organique a été publié à Paris
dimanche , 20 mai , à midi. Sa majesté impériale a nomé
à la dignité de grand-électeur S. A. I. le prince Joseph
Bonaparte; à celle de connétable , S. A. I. le prince Louis
Bonaparte ; à celle d'archi- chancelier de l'empire , le consul
Cambacérès ; et à celle d'archi - trésorier , le consul Lebrun .
-Décret impérial du 29floréal : Napoléon , emp rear
des Français , décrète ce qui suit :
Sont nommés maréchaux de l'empire : les généraux Berthier
, Murat , Moncey , Jourdan , Massena , Augereau ,
476 MERCURE DE FRANCE ;
Bernadotte , Soult , Brune , Lannes , Mortier , Ney, Davoust
, Bessieres.
Le titre de maréchal de l'empire est donné aux sénateurs
Kellermann , Lefebvre , Pérignon et Serrurier , qui ont
commandé en chef.
-
- Le décret impérial qui a été lu le 29 floréal , à la
ta! -
seance extraordinaire du tribunat , étoit conçu en ces termes :
On donne aux princes français et aux princesses le titre
d'allesse impériale. Les soeurs de l'empereur portent le
même titre .
On donne aux titulaires des grandes dignités de l'empire
le titre d'altesse sérénissime. On donne aussi aux princes
et aux titulaires des grandes dignités de l'empire , le titre
de monseigneur. Les titulaires des grandes dignités de l'empire
portent l'habit que portaient les consuls. Un costume
particulier leur est affecté pour les grandes cérémonies .
Le secrétaire d'état a rang de ministre. Les ministres
conservent le titre d'excellence. Les fonctionnaires de leurs
départemens , et les personnes qui leur présentent des pétitions
, leur donnent le titre de monseigneur.
Le président du sénat reçoit le titre d'excellence.
On appelle les maréchaux de l'empire monsieur le maréchal.
On leur donne aussi , quand on leur a tresse la parole
où quand on leur écrit , le titre de monseigneur.
* ( Journal officiel. )
Un décret impérial ordonne qu'il sera ouvert aux secrétariats
de toutes les municipalités , aux greffes de tous
les tribunaux , chez tous les juges de paix et chez tous les
notaires , des registres sur lesquels les Français seront appelés
à consigner leur vou sur la proposition suivante : « Le
peuple veut l'hérédité de la dignité impériale dans la descen
dance directe , naturelle , légitime et adoptive , de Napoléon
Bonaparte ; et dans la descendance directe , naturelle et légitime
de Joseph Bonaparte et de Louis Bonaparte , ainsi
qu'il est réglé par le sénatus-consulte du 28 floréal an 12. »
Ces registres seront ouverts pendant douze jours.
-
M. Wright , commandant d'une corvette anglaise
prise dernièrement , et qui avoit jeté sur les côtes de Dieppe,
Georges , Pichegru , et beaucoup d'autres , est le même qui
s'échappa du Temple , il y a quelques années , avec Sidney
Smith . On l'a envoyé de Vannes à Paris , sous l'escorte de
la gendarmerie. Il a été confronté avec plus de quarante
personnes , qui l'ont reconnu pour celui qui les a debarquées
aux pieds de la falaise de Béville.
-
C'est , dit - on , lundi , 28 mai , que doivent commencer
les débats du procès qui s'instruit contre Georges , Moreau ,
et les autres prévenus de conspiration.
( No. CLIII. ) 13 PRAIRIAL an 12:
( Samedi 2 Juin 1804. )
BE
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE
POÉSI E.
CINYRE ET MYRRHA.
( OVID. , Métam. )
INFORTUNE Cinyre ! au comble du bonheur ,
Ta fille criminelle a causé ton malheur !
Ma main trace à regret des scènes trop affreuses.
O vous , pères heureux ! vous , filles vertueuses !
Ne prêtez point l'oreille à mes sombres accens ;
Rejetez loin de vous ces crimes effrayans ;
Ou du moins frémissez du châtiment funeste
Dont le ciel sut punir un exécrable inceste.
Je rends graces aux dieux , de vivre en un pays
Où de pareils forfaits ne furent point commis .
Myrrha , l'on vante en vain ta fertile patrie ;
Ses fleurs et son encens ne me font point envie :
Tu naquis , tu vécus sur ses funestes bords ;
Je déteste à ce prix ses plus rares trésors :
Hh
478 MERCURE DE FRANCE ,
Tes feux , du tendre Amour ne furent point l'ouvrage ,
Il refusa ses traits à cet indigne usage :
L'horrible Tisiphone et ses horribles soeurs
Dans ton coeur insensé soufflèrent leurs fureurs.
A tes honteux excès peut- on les méconnaître ?
Myrrha , maudis cent fois le jour qui te vit naître .
Qui peut haïr un père est un monstre odieux ;
Ton amour est un crime encor plus monstrueux.
Myrrha s'embellissait sous les yeux de son père.
Lorsque de toutes parts , empressés de lui plaire ,
Mille amans à l'envi se disputaient sa main ,
Déjà ses feux impurs fermentaient dans son sein.
<< Choisissons un époux , il en est temps encore. »>
Ces mots ont ranimé l'ardeur qui la dévore.
« O ciel ! où m'égaré-je , et quel est mon espoir ?
» Non , dit- elle , à jamais je suivrai mon devoir.
>> Dieux puissans que j'implore , et vous , vertu sublime ,
>> Détournez loin de moi , détournez un tel crime !
>> Est- ce un crime , en effet ? Aucun ordre du ciel
» N'a fait de cet amour un amour criminel.
» Je vois les animaux , guidés par la nature ,
» Leurs sens à cet amour se livrent sans murmure ;
» Le père par sa fille est sans honte écouté ,
>> Et le fils rend fécond le sein qui l'a porté :
>> De leurs tendres ardeurs toute gêne est bannie.
» Hélas ! à votre sort que Myrrha porte envie !
» Que vous êtes heureux ! Pourquoi , sévère honneur ,
>> Ta voix s'oppose- t- elle au penchant de mon coeur ?
>> On dit pourtant qu'il est de lointaines contrées
>> Où ses cruelles lois sont encore ignorées ,
>> Où l'on peut dans un père embrasser un époux :
>> Sans doute la vertu gagne à des noeuds si doux.
» Dans ces lieux fortunés que n'ai-je pris naissance !
» Barbares préjugés , enfans de l'ignorance ,
» A vos caprices vains je dois donc mes malheurs !
» Que dis-je ? rejetons ces rêves enchanteurs ; '
PRAIRIAL AN XII. N 479
K
>>
Bannissons de mon coeur un espoir téméraire.
Oui , je veux vous aimer , mais comme on aime un père .
>> Quoi ! parce que de vous Myrrha reçut le jour ,
» Elle ne pourra point prétendre à votre amour !
» Les noeuds du sang , par qui je vous suis attachée ,
>> Cinyre , pour toujours de vous m'ont arrachée !
» Ah ! que ne sommes -nous l'un à l'autre étrangers !
» Chaque jour dans ces lieux m'offre mille dangers .
» Fuyons , éloignons- nous du sein de ma patrie ,
» Avant que sur mon front ma gloire soit flétrie.
>> Moi , fuir Cinyre ! Non , je ne puis le quitter ;
» Par des liens secrets je me sens arrêter .
» Ici , du moins , je puis lui parler et l'entendre ,
>> Attacher mes regards sur un père si tendre ,
» Le couvrir de baisers , l'arroser de mes pleurs ,
» Quand je ne puis , hélas ! jouir d'autres douceurs .
>> D'autres douceurs ! O ciel ! dans mon ardeur fatale ,
>> De ma mère je vais devenir la rivale ,
» La mère de mon frère , et la soeur de mon fils !
>> De mes égaremens moi-même je frémis .
» Déjà je vois les dieux , qu'offense ma tendresse ,
>> Allumer contre moi leur foudre vengeresse .
>> Fléchissons leur colère , et désarmons leur bras ;
» Sur le bord de l'abyme affermissons mes pas :
>> Mon coeur fut criminel , ma vie est encor pure.
>> Ah ! respectons les dieux , les lois et la nature .
» De quoi me servirait enfin de le vouloir ?
» Mon père est plus que moi soumis à son devoir ;
» Il aurait en horreur ma fureur insensée :
>> Que ne sent-il les feux dont je suis embrasée ! »
Tels étaient de Myrrha le trouble et la douleur ;
Mille pensers divers s'élevaient dans son coeur .
Son père cependant , trompé par l'apparence ,
Fondait sur sa vertu sa plus douce espérance.
<«< Parmi tous les amans de ton hymen jaloux ,
>> Quel est celui , dis-moi , que tu veux pour époux ? »
Hha
480 MERCURE DE FRANCE ;
1
Myrrha se tait : ses yeux , où brillaient tant de charmes,
S'arrêtent sur son père , et répandent des larmes;
Son coeur est oppressé. Sensible à ses douleurs ,
Son père la rassure en essuyant ses pleurs ;
Il voit en eux l'excès de sa délicatesse ;
Il la serre en ses bras , tendrement la caresse
La presse de nouveau de nommer son époux.
« Je veux , dit - elle enfin , qu'il soit fait comme vous . »
Cinyre à sa réponse applaudit sans comprendre :
« Sois toujours , lui dit- il , et vertueuse et tendre ;
» Aime toujours ton père. » Eperdue , à ces mots ,
Elle baisse les yeux et retient ses sanglots ;
Ses baisers , ses discours , sa bonté , sa tendresse ,
De ses sens égarés ont redoublé l'ivresse .
La nuit vint le sommeil , au regard languissant ,
Versait dans tous les cours son baume bienfaisant ;
Tout reposait en paix : seule , errante , éplorée ,
Myrrha veille et gémit , à sa douleur livrée ;
La honte , les desirs , le désespoir , l'amour ,
La crainte , les remords , l'agitent tour-à-tour.
Sous le tranchant du fer , quand sa chute est prochaine ,
Tel on voit dans nos bois chanceler un vieux chêne ;
Tandis qu'à ses côtés de jeunes arbrisseaux
Tremblent tous pour l'honneur de leurs tendres rameaux :
Ainsi Myrrha choisit , se repent , s'inquiète ,
Forme mille projets , et soudain les rejette ;
Tout redouble ses maux , tout aigrit son ennui ;
De son coeur agité le repos s'est enfui ;
La mort est son espoir et son unique envie.
« Sans toi , sans mon amour , que m'importe la vie ?
>> Cher Cinyre ! dit- elle , en pleurant sur mon sort,
>> Puisses-tu deviner la cause de ma mort !
» Plains , en la condamnant , ta fille infortunée. »
En achevant ces mots , d'une main forcenée
Elle allait terminer sa vie et ses douleurs.
Sa fidelle nourrice avait ouï ses pleurs ;
PRAIRIAL AN XII. 481
La vieillesse toujours a l'oreille attentive.
Elle hâte aussitôt sa démarche tardive ;
Elle entre , elle l'arrête , et , trompant ses desseins ,
Arrache en s'écriant le poignard de ses mains :
Tous ses sens sont frappés d'une frayeur mortelle ;
tremblans son faible corps chancelle ;
Sous ses genoux
La voûte a retenti de ses cris douloureux :
La nuit rendait encor ce tableau plus affreux.
Sa tendresse bientôt succède à ses alarmes ;
Elle embrasse Myrrha , l'arrose de ses larmes :
« Quelle fureur , dit- elle , ou quel chagrin secret
» A pu vous inspirer cet horrible forfait ? »
;
Myrrha baisse les yeux , garde un morne silence ,
Et regrette la mort , son unique espérance ;
Elle retient ses pleurs qui sont près de couler.
Sa nourrice trois fois la presse de parler :
« Ah! rendez-vous , dit- elle , à mon impatience.
» Ma fille ! par les soins que j'eus de votre enfance
» Si toujours on me vit partager vos douleurs ,
>> Daignez me confier le sujet de vos pleurs ;
» A ma triste vieillesse accordez cette grace .
>> Il n'est rien que pour vous mon amitié ne fasse ;
» Mon zèle par les ans n'a pu se ralentir ,
>> Et peut- être en ce jour je pourrai vous servir.
» Redoutez-vous les dieux ? mais par des sacrifices
>> On peut les appaiser et les rendre propices.
» Craignez-vous les effets des noirs enchantemens ?
>> Rassurez -vous , j'ai l'art de les rendre impuissans.
» Quel peut être en effet l'objet de vos alarmes ?
» Nos voisins contre nous ne portent point leurs armes ;
>> Leurs béliers menaçans n'assiégent point nos tours ,
» Et votre père en paix voit couler ses beaux jours. »
Myrrha pousse un soupir , à ce doux nom de père.
Sans pénétrer encor cet horrible mystère
Sa nourrice pourtant soupçonne , à sa rougeur ,
Que l'amour a porté le trouble dans son coeur :
3
482 MERCURE DE FRANCE ;
Elle insiste , elle prie , et , d'une main tremblante ,
Pressant contre son sein sa fille gémissante ,
« J'ai lu dans votre coeur , dit- elle ; vous aimez.
>> Rendez , rendez le calme à vos sens alarmés ;
» Fiez-vous à mes soins , comptez sur ma prudence ;
» Votre père jamais n'en aura connaissance . »
A l'aspect d'un serpent , ainsi qu'on fuit soudain ,
Telle , à ces mots , Myrrha s'arrache de son sein :
De son corps palpitant un froid mortel s'empare ;
Et , dans le trouble affreux où son esprit s'égare ,
« Fuyez ! éloignez - vous ! dit- elle avec effrôi ,
» Ou , si je vous suis chère , ayez pitié de moi ;
» Cessez d'interroger votre fille coupable :
>> Sachez que mon secret est un crime effroyable !
La nourrice s'épuise en efforts superflus ;
Sa curiosité s'accroît par les refus :
Elle tombe à ses pieds , les presse , les embrasse ;
Tantôt elle la flatte , et tantôt la menace ,
Et lui fait espérer et craindre tour - à - tour
De déclarer son crime ou servir son amour.
Myrrha lève en tremblant sa tête languissante :
Elle rappelle en vain sa vertu chancelante ;
L'amour , l'amour l'emporte ; elle cède à ses lois .
Vingt fois prête à parler , elle se tait vingt fois ;
Elle s'écrie enfin d'une voix douloureuse :
>>
« Avec un tel époux , que ma mère est heureuse ! »>
A ces funestes mots , qu'elle a trop entendus ,
La nourrice frémit ; ses yeux ne virent plus ,
Son visage pâlit , tous ses sens se troublèrent ,
Et d'horreur sur son front ses cheveux se dressèrent .
Que ne dit - elle point , en revoyant le jour ,
Pour lui faire abjurer ce détestable amour !
Mais de tous ses forfaits sa fille est convaincue ;
Elle en convient : sa mort est pourtant résolue
Si ses desirs honteux ne sont point assouvis .
« Ah ! ma fille , vivez pour suivre mes avis;
PRAIRIAL AN XII. 483
» Ou , si tel est l'arrêt de votre destinée ,
» Si les dieux à ce po'nt vous ont abandonnée ,
» Vivez , vivez encore , et l'on pourra fléchir.... »
En prononçant ces mots , qu'elle ne peut finir ,
Elle tremble , et , du ciel redoutant la colère ,
Elle n'osa jamais ajouter : Votre père .
LA NOBLESSE DE GAULÉJAC ,
PRÈS DE SARLA T.
Histoire véritable .
Un chevalier périgourdin
Disait et redisait sans cesse :
« Mon incontestable noblesse
>> Naquit avec le genre humain. »
Chacun refusait de le croire ,
Traitant l'orateur de gascon;
Mais il reprenait sou histoire ,
Qu'il contait de cette façon :
<< Autrefois , quand Dieu fit le monde ,
» Il mit des nobles en tous lieux ,
>> Pour que , dans la machine ronde ,
» Les choses allassent au mieux.
» Il répandit avec sagesse
» Cette graine , par- ci , par -là....
>> Au Périgord il réserva
» Celle de la plus fine espèce ;
» Mais quand il fut sur Gauléjac ,
>> Pour mieux nous prouver sa tendresse ,
» Le Créateur vida le sac. »
RIVALS
4
484 MERCURE DE FRANCE,
ENIGM E.
J'AI vu , j'en suis témoin croyable ,
Un jeune enfant armé d'un fer vainqueur ,
Un bandeau sur les yeux , tenter l'assaut d'un coeur
Aussi peu sensible qu'aimable.
Bientôt , le front élevé dans les airs ,
L'enfant , tout fier de sa victoire ,
D'une voix triomphante en célébrait la gloire,
Et semblait pour témoin vouloir tout l'univers.
Quel est donc cet enfant dont m'étonna l'audace ?
Ce n'était pas l'Amour , cela vous embarrasse .
LOGO GRIPHE.
SANS tête , je deviens l'ornement de ma tête ;
Avec elle je tombe , et mon trépas s'apprête.
CHARADE
AVANT que d'être mon premier ,
Presque toujours un homme est mon dernier ;
Tout homme est , en naissant , soumis à mon entier.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Secrétaire.
Celui du Logogriphe est Epaule , où l'on trouve Paul
Celui de la Charade est Chat- cau..
PRAIRIAL AN XII. 485
ON
LES AMANS SANS AMOUR.
« Il y a des gens qui n'auraient jamais été
» amoureux , s'ils n'avaient jamais entendu
» parler de l'amour . »
( Maximes de La Rochefoucault.)
N a beaucoup déclamé contre les prédilections
maternelles , et l'on a raison de les blâmer quand
elles se manifestent par des préférences injustes ou
seulement trop marquées ; cependant soyons persuadés
qu'elles ont presque toujours un fondement
raisonnable une mère , dans ses craintes et dans
ses espérances , peut se tromper sur l'avenir , mais
elle juge toujours bien du présent ; eh ! qui pourrait
mieux qu'elle connaître ses enfans ? Un ancien
répondait à un homme qui lui reprochait de se
séparer de sa femme qui était belle et vertueuse :
Vous pouvez bien voir si mon soulier est bien fait ,
mais vous ne pouvez savoir où il me blesse . Il est
plus difficile encore de sonder le coeur sensible et
délicat d'une mère : quand elle paraît choisir parmi
des êtres si chers , c'est un tort sans doute , mais
il a pour cause un malheur ; en censurant , il faut
plaindre , il faut croire qu'une mère alors est plus
imprudente qu'injuste .
Tout le monde condamnait la tendresse de la
marquise de Forlis pour Louise sa fille aînée ; on
trouvait Juliette beaucoup plus aimable , et elle
l'était en effet. Louise , âgée de vingt ans , avait
une de ces figures que tous les gens bienveillans
peuvent louer , et qui ne plaisent à personne ; toutes
les femmes disaient qu'elle avait de la beauté, et sa
mère sur-tout le croyait. On pouvait en la dépeignant
donner l'idée d'une très - belle personne ;
486 MERCURE DE FRANCE ,
elle avait de grands yeux , une petite bouche , de
belles dents ; elle était blanche , bien faite , mais
son teint était fade et terne , ses grands yeux étaient
ronds et un peu saillans , sa bouche s'ouvrait désagréablement
, son regard n'exprimait rien , et son
Bez aquilin et un peu recourbé vieillissait son visage
et répandait sur toute sa physionomie une
morne tristesse , que les flatteurs de madame de
Forlis appelaient une douce mélancolie ou de la
majesté. Ce malheureux nez recevait bien d'autres
éloges ; les femmes de chambre de la marquise le
trouvaient un nez bien tiré , et les amis de la maison
assuraient que c'était un véritable nez à la ro¬
maine. La taille de Louise , parfaitement régulière ,
était d'une roideur remarquable , ainsi que son
maintien , proposé par sa mère comme le modèle
accompli de la bonne grace et de la décence . Louise ,
avec très- peu d'esprit , avait de l'instruction et deş
talens ; mais , par malheur , elle ne s'était appliquée
qu'à des choses qui ne pouvaient pas répandre le
moindre agrément dans la société ; elle ne dessinait
que de grandes têtes et des académies , aux crayons
noirs et blancs sur du papier bleu . La marquise
montrait avec complaisance le torse antique et
l'écorché , les deux chefs - d'oeuvre de Louise ; on
avait fait encadrer ces deux dessins pour en orner
le salon . Louise n'avait retenu de l'histoire que des
dates ; elle avait dans la tête une prodigieuse chronologie
, et elle ne connaissait bien de la géographie
que le cours des fleuves et des rivières. Elle
était bonne musicienne ; et la marquise , qui jadis
avait passé pour une excellente claviciniste , lui
savait un gré infini de préférer le clavecin au piano.
Louise ne jouait jamais que sur le superbe Ruker
de sa mère , par un sentiment d'amour filial trèsrespectable
; elle n'exécutait guère que les anciennes
et longues sonates que sa mère avait jouées dans sa
PRAIRIAL AN XII. 487
jeunesse. Madame de Forlis s'attendrissait et s'extasiait
en écoutant les pièces de Scarlatti , de Galuppi
, d'Alberti , d'Handel , etc. Elle n'avait pas
tort de les admirer toujours , mais les amateurs
inodernes ne partageaient pas tout - à-fait son enthousiasme
. Louise n'aimait que la danse grave ; on
lui avait dit que c'était la seule qui convint à la noblesse
de sa figure : elle avait la réputation de
danser supérieurement le menuet , et par l'exercice
constant de ce talent elle portait la désolation
dans tous les bals. On sait l'ennui que le menuet
y cause aux danseurs vulgaires , et avec quelle impatience
on attend qu'il soit fini pour reprendre
les contredanses ou les anglaises qu'il a suspendues .
Louise enfin était toujours insipide , et souvent ennuyeuse
dans le grand monde ; mais elle possédait
des qualités qui plaisent à toutes les mères et qui
rendent aimable dans l'intérieur de sa famille ; elle
avait de l'ordre , de l'économie , le goût des occupations
qui conviennent aux femmes , une tête
froide , un bon coeur et un excellent caractère ; elle
était reconnaissante , elle chérissait sa mère et n'avait
de confiance qu'en elle .
Les grands écrivains moralistes , qui veulent instruire
la jeunesse , ne lui disent que ce qui peut
s'exprimer avec éloquence ou d'une manière brillante
; ils ne lui parlent que de ses principaux
devoirs ; et qui peut ignorer ceux-là ? mais il est
des conseils , frivoles en apparence , qui lui seraient
peut - être beaucoup plus utiles ; c'est aux auteurs
d'un rang très inférieur à les donner. Je dirai
donc aux jeunes personnes qu'une des choses qui
plait le plus à une mère , c'est de la consulter et
de la croire sur sa parure , sur- tout si elle ne s'occupe
plus de la sienne ; car alors on suppose communément
que son goût est rouillé ; mais ne le
conserve - t - on pas , ne le perfectionne - t - on pas
-
488 MERCURE DE FRANCE ;
encore pour parer et pour embellir sa fille ? Voilà
ce que pensait la bonne Louise : ma inère sait mieux
que moi , disait - elle , ce qui me sied . Ce seul
mot -là pourrait suffire pour décider un homme
raisonnable à épouser celle qui le dit de bonne
foi. Enfin , l'avouerai -je , lorsqu'à vingt ans on se
laisse entièrement conduire sur ce point , on n'est
indocile sur aucun autre. Juliette , jolie , vive ,
spirituelle et piquante , aimait et respectait sa mère ,
mais elle lui trouvait des goûts fort gothiques , et
elle en avait de très - differens. Elle ne faisait aucun
cas des Rukers ; elle détestait la danse terre à
terre, même le menuet de la cour , malgré les deux
ou trois petits sauts qui l'égayent un peu ; elle n'en
tolérait que la gavotte qui le termine . Elle n'avait
pas la moindre estime pour les pièces de Scarlatti ;
elle ne jouait que des variations , et sur un piano
d'Errard. Elle avait pris un guide , et ce n'était pas
sa mère ; elle avait fait choix d'une amie , et ce
n'était pas sa soeur. La comtesse Adrienne , nièce,
de madame de Forlis , possédait toute la confiance
de Juliette ; c'était une jeune femme de 26 ans ,
fort inférieure à Juliette par l'esprit et par les qualités
du coeur , mais qui se mettait bien , qui avait
de l'usage du monde et qui causait agréablement .
Elle flattait madame de Forlis et elle donnait de
mauvais conseils à sa fille .La marquise était jalouse ,
et par conséquent blessée de l'amitié que Juliette
montrait pour elle ; cependant elle l'aimait assez.
Les deux soeurs vivaient en parfaite intelligence ,
malgré la différence de leur caractère , parce
qu'elles avaient l'une et l'autre un grand fonds de
bonté et d'honnêteté. La marquise de Forlis ,
veuve , riche , et maîtresse de sa fortune , voulait
la partager également entre ses deux filles ; elle
leur donnait à chacune la même dot , mais elle
était décidée à marier Louise la première ; et jusPRAIRIAL
AN XII. 489
qu'alors Juliette , par sa jolie figure et ses graces ,
avait seule attiré les voeux des prétendans. Le vicomte
de Fonrose en était devenu passionnément
amoureux : âgé de 29 ans , il joignait beaucoup
d'agrémens à une naissance illustre , une
fortune considérable et une excellente réputation.
Juliette partageait ses sentimens ; mais , guidée
par la comtesse Adrienne , elle le cachait avec
soin à sa mère , qui , ne sachant même pas que
Fourose fût amoureux de Juliette , se flattait qu'il
pourrait prendre du goût pour Louise qu'elle s'efforçait
de faire valoir à ses yeux. Fonrose, qui voulait
plaire à madame de Forlis, montrait une grande
admiration pour le torse antique et pour l'écorché;
quand Louise jouait ses belles sonates , Fonrose
se plaçait au bout du clavecin , ce qui de tout
temps a passé pour une preuve d'amour ; enfin
il avait dansé le menuet plusieurs fois avec elle;
et madame de Forlis , qui faisait en silence toute
ces observations , concevait les plus grandes espérances.
Cependant Fonrose voulut tenter de parler
à la marquise et de lui demander la main de Juliette
. Gardez-vous-en bien , lui dit Adrienne , vous
seriez refusé comme les autres. Songez donc qu'il
s'agit d'abord de trouver un mari pour Louise.
Quoi ! ne pourrions - nous pas découvrir un homme
assez sensépour préférer l'ainée à la cadette ? Il me
vient une idée, s'écria Fonrose , et c'est un trait de
lumière ...... vous connaissez , du moins de nom ,
mon cousin , le vieux baron de Verdac ? - Que
trop ! répondit Adrienne , il est en procès avec mon
père. Eh bien , reprit Fonrose , il vient d'envoyer
du fond de sa terre en Languedoc , son fils
unique le vicomte de Verdac , qu'il me recommande
vivement ; j'ai déjà présenté ce jeune homme
à la cour.....
Quel âge a-t-il ? Vingt - deux
ans. Il est riche , il a un beau nom..... Et sa
——
490 MERCURE DE FRANCE ,
figure ? Fort bien ; il n'a pas toutes les graces
-
du monde..... Je m'en doute .....
-
-
-
-
-
-
-
-
―
Mais c'est
ce qu'on appelle un bel homme ..... Il est beau
comme Louise est belle ? Précisément . Il a
cinq pieds huit pouces , des cheveux noirs , l'air
timide et froid , des traits marqués ..... Je le
vois d'ici. Il a été élevé avec soin ; on vante
beaucoup son instruction et sa raison .
Il est
bien savant et bien niais ; c'est ce qu'il nous faut.
Voilà le mari que le ciel a formé pour la sage et
parfaite Louise . Ma tante part demain pour la campagne
; il faut lui demander la permission de lui
amener votre cousin . Sans doute . -Et vous confierez
au vicomte votre secret afin qu'il n'aille pas
sur vos brisées ? -Point du tout ; mon jeune cousin
a tant de confiance en mon goût , que si je lui
laissais voir tout ce que je pense de Juliette , il en
deviendrait amoureux par respect pour mon opinion.
Alors ne lui vantez que sa soeur. C'est
bien mon projet. Je ne suppose pas qu'il ait
les passions vives ? - Oh non ; c'est un coeur
tout neuf. On l'a fait entrer au service ? — Assurément
; mais sa garnison se trouve à deux lieues
de sa terre son père ne l'a jamais quitté que pour
l'envoyer à Paris , et dans un mois il viendra le rejoindre.
De bonne foi vous vous flattez de le
rendre amoureux de Louise ? Je le lui soutiendrai
, il faudra bien qu'il le croie . Il n'a jamais en.
tendu parler de l'amour ..... - A vingt -deux ans
on pourrait en deviner quelque chose . -Oh ! pour
lui , il ne devine rien . Je n'ai qu'une petite inquiétude
; c'est que son père , à ce qu'il m'a confié , a
déjà presque arrangé un mariage pour lui .....-Le
jeune homme a -t-il vu celle que son père lui destine
? Pas encore , et même il ignore son
nom ; comme il n'est pas curieux , il n'a pas le
moindre desir de l'apprendre , certain , m'a t- il dit ;
-
-
-
-
-
PRAIRIAL AN XII. 491
-
que son père ne peut faire qu'un choix très-convenable
. Si c'était Louise ? - Non , car il sait
seulement que sa future est fille d'un homme de
robe. Ce vieux baron de Verdac est ennemi de
mon père ; je serai charmée de contribuer à déjouer
ses projets ; je n'épargnerai rien pour faire
valoir aux yeux de Louise le vicomte de Verdac.....
-Elle est si froide ! ..... Et si ridiculement élevée
! elle n'a jamais lu un roman : j'ai voulu lui en
prêter ( et des romans très-moraux ) ; savez - vous
ce qu'elle répond ? maman n'approuve pas ce genre
de lecture . Eh bien , il faut lui en faire composer
un dont elle sera l'héroïne . Si Juliette
voulait nous seconder !. Je vous réponds
d'elle.
—
-
• ·
―
Le jour même de cette conversation , Fonrose
présenta le vicomte de Verdac à madame de Forlis,
qui reçut avec beaucoup de grace le jeune homme
dont Fonrose était le parent et le mentor ; elle l'invita
même à souper, ce qui fut accepté. Le vicomte ,
jusqu'alors par indifférence et par timidité , n'avait
jamais examiné une femme ; mais prévenu dès le
matin , par l'homme du monde le plus brillant et
le plus recherché , que Louise était la plus belle
personne de Paris , il voulut regarder ce chefd'oeuvre
de la nature , et ses yeux s'arrêtèrent souvent
sur elle. Lorsqu'on se leva pour arranger les
parties de jeu , Fonrose fit remarquer au vicomte
les grands dessins faits par Louise , en lui disant :
cela est superbe. Le vicomte , qui savait très- bien
le latin , le grec , l'allemand , l'histoire et la géométrie
, n'avait pas la moindre connaissance des
arts , et même au premier coup d'oeil il prit le
torse pour une espèce de cuirasse , et il ne put
s'empêcher de faire une grimace assez marquée en
regardant l'écorché; mais Fonrose lui expliqua
ce qu'il ignorait , et le vicomte répéta qu'en effet
492
MERCURE DE FRANCE ;
ces deux morceaux étaient superbes. Dans ce mo
ment , Louise s'approchant pour présenter une
carte à Fonrose , ce dernier conseilla tout bas à
son ami de lui dire un mot agréable sur ses dessins .
Le vicomte , par pure obéissance et avec un extrême
embarras , dit à Louise en rougissant : Mademoiselle
, nous admirions votre torse et votre squelette
qui sont charmans. A ce joli compliment , Louise
qui connaissait assez bien la langue des artistes ,
se mit à rire ; ce qui acheva de déconcerter le
pauvre Verdac. Fonrose le consola , en l'assurant
que Louise n'était nullement moqueuse , mais
que , par un excès de modestie , elle prenait toujours
pour des plaisanteries les éloges les plus
sincères et les mieux tournés . A souper , la comtesse
Adrienne fit placer levicomte à côté de Louise ;
et Fonrose , en passant , invita son cousin à faire
parler mademoiselle de Forlis sur lesfleuves et sur
les rivières. Le vicomte , charmé qu'on lui fournîţ
un sujet de conversation , ne manqua pas d'interroger
Louise sur toutes les rivières du Languedoc :
elle répondit avec une justesse qui l'enchanta. Cet
entretien intéressant dura tout le souper ; car le
vicomte , qui connaissait parfaitement la carte de
sa province , ne fit pas grace à Louise d'un seul
ruisseau , et il ne se lassait point d'admirer la vivacité
de ses réponses : en sortant de table , il dit à
Fonrose que mademoiselle de Forlis avait bien de
l'esprit.
Les deux soeurs couchaient dans la même
chambre ; et le soir , Juliette , en se déshabillant ,
demanda à Louise si elle avait remarqué avec
quelle attention le vicomte de Verdac l'avoit regardée
? Mais en effet , répondit Louise , je rencontrais
toujours ses yeux. Il est certain qu'il a
été occupé de vous d'une manière fort extraordinaire.
Ce jeune homme est aimable ; il cause
---
trèsPRAIRIAL
AN XIÍ. 493
-
―
-
-
- très -bien ; sa conversation est instructive . On dit
qu'il a une instruction prodigieuse ; il sait toutes
les langues , il est grand mathématicien , il possède
toutes les sciences . Et la géographie ! ... —Aussi.
-Aussi ?-Ily est très fort ; il m'afait des questions
qui prouvent de grandes connaissances : c'est dommage
qu'il ne sache pas aussi bien parler sur les
arts.Les arts ? il les aime avec passion . Cependant
il a fait de mes dessins un éloge si singulier ! ....
-Soyez sûr que c'était une plaisanterie : la comtesse
Adrienne , qui s'y connaît , dit qu'il a beaucoup
de grace dans l'esprit.- A souper , c'est ce
que je trouvais . Et un grand fonds de gaieté .
-Pourtant il a quelque chose de si triste dans la
physionomie ! Il n'en est que plus piquant.
Oui, c'est un contraste . Pour cette première fois
Juliette enreste là , se promettant bien de reprendre
cette conversation. De son côté , Fonrose n'entretenait
le vicomte que des perfections de Louise ,
et le jeune provincial convenait qu'il n'avait jamais
vu de femme aussi belle et aussi accomplie . Madame
de Forlis partit pour sa maison de campagne
, située à Chevilly, près de Paris. Fonrose , invité
à y passer huit jours , eut la permission d'y
mener sonami . La comtesse Adrienne fut du voyage .
Le vicomte entendit un soir , après souper , Louise
joner du clavecin : pour imiter son ami , il se plaça
à côté de lui , et comme lui penchant doucement
la tête sur la table retentissante du clavecin entrouvert
, en battant légèrement du bout du pied
la mesure assez juste , parce qu'il suivait le mouvement
donné par Fonrose . Toutes les fois que ce
dernier s'écriait : Brava ! charmant ! Verdac , un
peu assoupi , se ranimait en tressaillant , et , avec
un baillement étouffé , répétait à demi - voix les
mêmes exclamations. Cependant , comme il n'avait
pas l'habitude de veiller , il allait céder tout-à-coup
K
I i
494 MERCURE DE FRANCE ,
au sommeil , et dans un moment où Louise se surpassait
en exécutant les croisés les plus difficiles ;
mais Fonrose , sous prétexte d'applaudir avec transport
, repoussa hors du clavecin la tête appesantie
de Verdac , et en même temps , donnant une petite
secousse au bâton doré qui soutenait le couvercle
du clavecin , le couvercle retomba avec un
fracas harmonieux , mais terrible, qui suspenditsubitement
lescroisés rapides de Louise , et qui fit frémir
mad. de Forlis pour son Rucker . Verdac , épouvanté ,
se réveille en sursaut , et machinalement il dit en
se levant : Brava ! ..... « Ah ! par exemple , s'écria
Fonrose , voilà un trait d'enthousiasme qui mérite
d'être remarqué. Verdac ne fait nulle attention au
bruit formidable qui nous a causé tant d'effroi ; il
n'entend que la pièce d'Hardel , et , dans ce désor
dre son premier mouvement est d'applaudir.
Voilà un véritable amateur ! Quand il écoute de
belles choses , il est comme le sage d'Horace , la
chute du monde ne l'ébranlerait pas. En effet ,
reprit madame de Forlis en souriant avec complaisance
, il écoute bien la musique. » Le vicomte
flatté de ces louanges , répondit avec le ton glacial
qui lui était naturel , mais en déclarant qu'il aimait
passionnément la musique.
"
-
Le lendemain matin , Juliette , en s'éveillant , dit
à Louise « Mon Dieu ! ma soeur , qu'aviez -vous
donc cette nuit ? Comment ? Vous rêviez tout
haut , et vous ne parliez que du vicomte de Verdac .
― -
Bon ! Vous prononciez son nom à toute minute.....
Cela est inconcevable , car je ne pense
pas du tout à lui . » A ces mots , Juliette se mit à
rire d'un air malin ; sa soeur , étonnée , la questionna
, et Juliette lui fit entendre qu'elle la soupçonnait
d'avoir du penchant pour Verdac . Louise s'en
défendit de très-bonne foi ; mais Juliette insistant
Louise commença à s'inquiéter . Quand elle revit
PRAIRIAL AN XII. 495
de
Verdac , elle l'examina avec une sorte de curiosité ;
car du moins elle voulait connaitre un peu ce jeune
homme pour lequel on l'avertissait qu'elle avait une
inclination naissante ; et l'on ne manqua pas
faire observer au vicomte , que mademoiselle deForlis
le regardait avec une expression toute particulière.
Après le diner , la comtesse Adrienne emmenant
les deux soeurs dans un cabinet : « Il faut que
je vous conte , leur dit- elle , que Fonrose m'a dit
ce matin que ce pauvre vicomte de Verdac a la
tête tournée de Louise ; il a couché dans une chambre
qui n'est séparée de celle de Fonrose que par
une cloison très - mince , et , durant la nuit entière ,
il a crié brava en battant la mesure à quatre temps
´sur la cloison , et de toute sa force . A ce récit ,
Louise regarda sa soeur en rougissant : Juliette admira
la sympathie , et Louise ne put s'empêcher de
convenir qu'elle était très - frappée de cet accord
d'idées et de sentimens .
»
Fonrose fit les mêmes contes à Verdac , qui montra
d'abord un peu d'incrédulité , en assurant qu'il
n'avait jamais été somnambule ; mais Fourose lui
protestant que rien n'était plus vrai : « Je le crois ,
dit- il ; et apparemment que j'avais le cochemar. »
Cependant il laissa voir qu'il était flatté que mademoiselle
de Forlis eût parlé de lui en dormant ,
Le jour suivant était un dimanche ; on dansait
toutes les fêtes dans une salle à manger de la maison
, avec les paysans et les femmes- de-chambre.
Verdac ne savait pas danser; mais il assura qu'il
serait avec grand plaisir spectateur de ce bal champêtre.
Cependant , au bout d'un quart d'heure , il
s'ennuya tellement , qu'il prit le parti de s'échapper
pour aller respirer un air frais dans un beau jardin
à l'anglaise , et pour pêcher à la ligne , son
amusement favori . Il sortit du bal furtivement , au
moment même où Louise venait de commencer un
Ii 2
496 1
MERCURE DE FRANCE ,
menuet avec Fonrose. Louise faisait avec tout le
moelleux et toute la dignité possible le profond
ployé du pas grave qui suit les deux premières
révérences , lorsqu'elle aperçut Verdac qui s'es
quivait ..... Elle n'avait jamais eu la moindre coquetterie
; mais quelle femme est tout à - fait insensible
à la première passion qu'elle fait naître ou
qu'elle croit inspirer ?..... Louise dansa le reste du
menuet avec une nonchalance qu'on n'avait jamais
vue en elle , et elle y gagna à tous les yeux , parce
qu'elle y mit moins de pompe et d'emphase ;
car une des choses qui lui donnait le plus de disgrace
, c'était de tout faire avec importance et avec
T'air d'une profonde application . Il en résultait
qu'elle avait toujours pleinement satisfait ses maitres
, et complètement déplu à tous les spectateurs.
Après le menuet , Fonrose dit tout bas à Louise :
Je sais bien pourquoi Verdac vient de sortir.
-Pourquoi donc ? Il craint de n'être pas
maître de ses mouvemens , et de faire encore une
scène. Avec son air sage et réservé , c'est un jeune
homme très- impétueux ; il a une grande énergie
dans le caractère , une ame de feu ; c'est le mont
Hécla , de glace au dehors , mais tout de flamme
au dedans. Cette comparaison géographique eut
toute l'approbation de Louise.
-
Fonrose fut chercher son ami dans le jardin ;
il le trouva assis auprès d'un tombeau antique ,
sur le bord d'une pièce d'eau , et pêchant à la ligne.
Mon cher Verdac , lui dit - il gravement , que signifie
cette profonde mélancolie qui vous fait fuir
tous les plaisirs , pour venir rêver parmi les tombeaux
? .... Comment ? répondit Verdac , étonné
de l'air sérieux de Fonrose , je n'ai point de chagrin,
je vous assure ; j'ai toujours beaucoup aimé
la pêche à la ligne .... Ouvrez -moi votre coeur, reprit
Fonrose d'un ton sentimental . Mais en vérité
PRAIRIAL AN XII. 497
je n'ai point de secret ..... Quoi ! vous abuse-
-
-
-
-
-
-
-
-- Ah
riez - vous sur le sentiment que vous éprouvez ? ....
Je dois Quel sentiment ? -- vous éclairer.....
Mon ami vous êtes amoureux . Et de qui donc ?
demanda Verdac avec curiosité. - De mademoiselle
Louise de Forlis , répondit Fonrose . A ces
mots, Verdac laissa tomber la ligne qu'il avait tenue
jusqu'alors , et la surprise le rendit immobile. Après
un moment de réflexion : Mon cher Fonrose ditil
, je crois que vous avez deviné juste .....
il ne fallait pas pour cela beaucoup de pénétration....
Vous me connaissez mieux que moi - même.....
Vous n'avez pas d'expérience , c'est votre première
passion. Oui la première . Elle fera
le destin de votre vie : vous avez fait un si bon
choix ! Il est certain que mademoiselle de
Forlis ....- Vous l'avez aimée dès le premier jour ....
Il est vrai que je fus bien frappé de sa beauté
et de ses talens ; mais malheureusement mon père
a d'autres vucs , et ...... Bon ! votre père n'a
point encore donné de parole positive ; il vous
aime , il ne voudra pas faire le malheur éternel
de votre vie. En effet , à présent , j'oublierais
difficilement mademoiselle de Forlis . - Mon ami ,
il ne faut point vous désespérer ; vous êtes peu démonstratif
, mais je vois ce qui se passe dans votre
ame. Vous souffrez cruellement ! ..... J'ai de
grandes inquiétudes . -Songez donc , qu'indépendamment
de ses avantages personnels , mademoiselle
de Forlis est un très-grand parti , par sa naissance
et par sa fortune ; enfin je me charge d'obtenir
le consentement de votre père. Vous me rendrez
un grand service . Mais pourrai -je plaire à
mademoiselle de Forlis ? Vous êtes nés l'un
pour
l'autre , soyez-en sûr : il est facile de s'apercevoir
qu'elle a du penchant pour vous .
. Je tàcherai
de me rendre digne de son estime.
-
-
-
―
--
3
498 MERCURE DE FRANCE ;
Depuis cette conversation , dont on rendit compte
à Louise avec les embellissemens nécessaires , ces
deux amans s'occupèrent un peu plus l'un de .
l'autre ; et la comtesse Adrienne, qui partageait avec
Fonrose la confiance de Verdac , lui conseilla de déclarer
sa passion à Louise, et lui promit de lui en faciliter
les moyens. En effet , un jour à la promenade
dans le jardin , Adrienne , Fonrose et Juliette
laissèrent tête à tête le vicomte et Louise dans un
petit pavillon , sous le prétexte d'aller chercher.
la guitare de Juliette , que l'on avoit priée de
chanter une romance . On ne revint qu'au bout
d'une demi- heure , et l'on trouva les deux amans
jouant au volant ; ils ne s'étaient pas dit un seul
mot . Fonrose prit le parti de dicter au vicomte
une lettre très passionnée , que la comtesse Adrienne
se chargea de remettre à Louise , qui fit répondre
verbalement par elle , qu'elle agréait la recherche
de Monsieur le Vicomte de Verdac , et qu'aussitôt
qu'il auroit obtenu le consentement de son
père , elle l'autorisait à parler à madame de Forlis.
En attendant , Louise , certaine enfin d'être aimée ,
déclara tout à sa mère , qui fut surprise et fâchée en
découvrant que Fonrose n'était point amoureux de
sa fille ainée; elle l'aurait préféré au vicomte , qu'elle
trouvait moins aimable et trop jeune ; néanmoins ,
comme il était fils unique d'un homme de qualité ,
immensément riche , elle approuva l'union projetée
; elle la desira même , quand Louise lui eut
avoué qu'elle aimait le vicomte depuis le premier
instant de leur connaissance . Elle fit à sa mère
une relation exacte , non de la vérité , mais de tout
ce qu'on lui avait conté et persuadé . Madame de
Forlis trouva dans ce récit le sujet du plus joli
roman du monde ; il n'en est point de plus charmant
aux yeux d'une mère celui des amours
d'une fille chérie et de l'amant qu'on lui destiné
que
PRAIRIAL AN XII. 499
pour époux ; et la lettre dictée par Fonrose parut
à madame de Forlis un chef- d'oeuvre de délicatesse
et de sensibilité. Dans ces entrefaites , la comtesse
Adrienne partit pour Paris, en promettant de
revenir le lendemain . Elle apprit à Paris d'étranges
choses. Cette jeune personne que le baron de Verdac
destinait à son fils , était la soeur d'Adrienne ;
ce mariage projeté secrètement par les deux pères,
terminait un long procès , et il était sur-tout desirable
pour la famille d'Adrienne . On attendait le
lendemain le baron de Verdac . Le père d'Adrienne
sachant que le jeune Verdac était à Chevilly, chez
madame de Forlis , conta tous ces détails à sa fille ,
en la chargeant de prévenir adroitement le vicomte
en faveur de sa soeur. Adrienne , au désespoir d'avoir
noué une intrigue si nuisible aux intérêts de
sa famille , se promit bien de tout employer pour
la rompre , se flattant qu'elle n'aurait pas de peine
à brouiller deux amans qui n'avaient point d'amour.
Ce qui lui parut le plus difficile , c'était d'agir à
l'insu de Fonrose et de Juliette , et de les trahir sans
qu'ils s'en aperçussent . Enfin elle ne pouvait , sans
devenir suspecte aux yeux du vicomte , ni lui dévoiler
son intérêt personnel , ni lui découvrir les
ruses qu'on avait employées pour lui persuader qu'il
était amoureux : il s'agissait de l'arracher promptement
de Chevilly , en l'engageant à renoncer à
Louise ; et elle forma son plan en conséquence de.
ce dessein. Ce fut dans ces dispositions qu'elle se
hâta de retourner à Chevilly. Elle apprit en arrivant
que Fonrose , malade d'une violente migraine,
gardait sa chambre , et y passerait toute la journée.
Cet incident facilitait merveilleusement l'exécution
du projet d'Adrienne , et elle sut en profiter.
Elle emmena le vicomte au fond du parc , et là ,
seule avec lui : Savez -vous , lui dit- elle , que ce
pauvre Fonrose m'inquiète horriblement ? Mais
14
500 MERCURE DE FRANCE,
-
la migraine n'est pas un mal dangereux . - La migraine
! vous croyez bonnement que c'est la migraine
qui le retient dans sa chambre , et qui le
rend inaccessible à tous ses amis ? Il est dans son
lit , ... et très-assoupi , à ce que m'a dit son valetde-
chambre , - Oui, assoupi ! ... Quoi ! vous ne
soupçonnez pas la vérité ? Non , je vous assure ;
mais je ne suis pas du tout soupçonneux .
-
-
-
Vous avez de la candeur , je le sais , mais vous avez
aussi de la finesse et du tact ; d'ailleurs , il ne s'agit
ici que de deviner une chose belle , grande , et
même héroïque , on peut le dire. —
Et quel rapport
cela peut-il avoir avec la migraine de Fonrose
? Je vais vous révéler un grand secret ; mais
votre intérêt , celui du malheureux Fonrose m'y
oblige. Promettez - moi une discrétion à toute
épreuve , et , sur toute chose , de ne jamais dire à
Fonrose que je vous ai dévoilé ce mystère. Je
vous en donne ma parole . J'y compte .-Eh bien!
-Apprenez donc que Fonrose est votre rival.—
Mon rival ! .... Oui , mon cher vicomie , il adore
Louise ; il se flattait de l'obtenir de sa mère , mais
en découvrant votre passion , et en voyant qu'elle
avait du penchant pour vous , il s'est sacrifié sans
hésiter. Je vous proteste , madame , que j'étais
à mille lieues d'imaginer cela ; je ne l'aurais pas
souffert. A présent que vos yeux sont ouverts ,
vous vous rappellerez bien des choses qui ne vous
laisseront aucun doute sur les sentimens de l'infortuné
Fonrose. En effet il m'a toujours parlé
de mademoiselle de Forlis avec un enthousiasme.....
---
--
-
Qui n'aurait pas dû vous paraître naturel . . . .
L'amour seul peut s'exprimer ainsi , - Cela est
vrai. Il l'aime éperdument , Il s'en meurt.
Je l'ai toujours regardé comme un parfait honnête
homme , et ce trait -là met le comble ....- Vous ne
Je laisserez point périr, ce rare et fidèle ami ! ....
PRAIRIAL AN XII. 501
- -
pour lui
-
Mon dieu , madame , que faut-il faire
rendre la santé tout de suite ? - Ecoutez : je dois
vous dire encore que M. votre père arrive aprèsdemain
, et qu'il est irrévocablement décidé à vous
unir à la personne qu'il a choisie. J'ai su cela par
le plus grand hasard du monde , mais avec certitude
. Voulez -vous donc vous brouiller avec votre
père , et causer la mort de votre ami ? Non, non ,
madame; je renonce à mademoiselle de Forlis.
Ce noble sacrifice est digne de vous . Voici comment
vous devez vous conduire . Ne dites pas un
seul mot à Fonrose ; il est convenu que vous parlerez
demain à madame de Forlis , pour lui demander
la main de sa fille , et au lieu de cela vous
lui direz qu'une lettre de votre père vous apprend
qu'il a pris des engagemens pour vous marier sous
peu de jours , et que vous venez prendre congé
d'elle ; ensuite vous partirez courageusement sans
voir Fonrose ou mademoiselle de Forlis . - Oui ,
madame ; je ferai de point en point tout ce que
vous me prescrivez .
Cette générosité ne coûtoit guère à Verdac ;
néanmoins , quoiqu'il fût aussi peu susceptible d'une
vive amitié que d'amour , il eût été capable de faire
en ce moment un véritable sacrifice à Fonrose . Il
avait une ame très -commune , mais il devait à une
excellente éducation , de bonnes opinions et des
principes honnêtes ; et c'en est assez pour se conduire
noblement dans la jeunesse , quand des passions
violentes ne combattent point ces premières
impressions. Verdac sentait peu , mais il pensait
bien ; il n'avait ni assez d'expérience , ni assez d'esprit
pour distinguer les nuances ; il confondait facilement
l'héroïsme avec le simple devoir , et ne
jugeant jamais que d'après ceux qui possédaient sa
'confiance , il aurait fait niaisement une action sublime
, sans en connaitre la grandeur et sans en
502 MERCURE DE FRANCE,
tirer vanité , si la personne qui le menait la lui eût
prescrite . La comtesse Adrienne craignant d'être surprise
tête à tête avec Verdac , le laissa dans le jardin
et rentra dans la maison . Le vicomte réfléchit
mûrement à ce qu'on venait de lui dire , et il prit
la résolution de servir efficacement son ami avant
de partir , sans dire que la comtesse Adrienne lui
cut parlé. Il avait naturellement un peu de commérage
dans le caractère ; il se faisait un grand
plaisir de causer à un autre la surprise qu'il venoit
d'éprouver lui- même : d'ailleurs , il n'étoit pas fàché
de se faire valoir un peu sur le sacrifice de son
amour et sur l'abandon de ses prétentions . Le soir
même , il demanda mystérieusement à madame de
Forlis une entrevue particulière ; elle lui donna
rendez -vous pour le jour suivant à neuf heures du
matin.
Le lendemain , le vicomte , avant l'heure indiquée
, était à la porte de madame de Forlis ; on le
fit entrer sur-le-champ , et il fut d'abord très -embarrasé
de se trouver tête à tête avec une femme
de quarante ans qui lui paraissait très - imposante ;
mais rassuré , en songeant aux belles choses qu'il
allait révéler , il prit enfin la parole : Madame , ditil
, je vais vous dire des choses très - surprenantes ...
Ce début fit sourire madame de Forlis . Je crois ,
répondit -elle , que je les devine à peu près.....
Nou , madame , cela est impossible... Eh bien
qu'est-ce donc ? Vous croyez sans doute que
M. de Fonrose a eu la migraine hier ; point du
tout , madame... Comment ! je ne comprends
pas...- M. de Fonrose n'avait point la migraine.
Après , monsieur , que voulez -vous dire ? M. de
Fonrose est dans un état très-dangereux ; il se
meurt ... - O ciel ! interrompit mad . de Forlis , saisie
d'effroi ; il faut envoyer à Paris chercher des secours.
A ces mots , elle se levait pour se précipi
-
-
-
PRAIRIAL AN XII. 503
-
-
-
111
-
1
'
ter sur son cordon de sonnette . Le vicomte l'ar- >
rêta . - Non , madame , dit - il ; non , il n'a pas besoin
de médecin ; vous pouvez le guérir d'un mot .... II
est passionnément amoureux de mademoiselle
Louise de Forlis ... Ici , Verdac ne parut plus niais
et ridicule aux yeux de madame de Forlis , et elle
l'écouta avec autant d'attention que d'intérêt. Quoi !
dit- elle , de ma fille aînée ? - Qui , madame , il
l'adore ... En êtes-vous bien sûr? Oui , madame
, c'est un fait avéré . Et pourquoi ne se
déclarait-il point ? -Parce qu'il a découvert que
j'ai les mêmes sentimens... Et qu'il aura supposé
que ma fille les partageait ! Ah ! que cela est
touchant , et de part et d'autre ! ... En disant ces
paroles , madame de Forlis essuya ses yeux remplis
de larmes , et tendant la main à Verdac : Mon cher
vicomte , dit - elle , je suis vivement touchée de :
votre candeur et de votre générosité . Je ne
fais que mon devoir , madame , reprit le vicomte
animé par cet éloge ; et je vous demande
pour M. de Fonrose , la main de mademoiselle
Louise de Forlis. C'étoit bien tout ce que madame
de Forlis desirait ; car elle ne comprenait pas comment
sa fille pouvait préférer Verdac à Fonrose ,
quoique de cet instant elle estimât profondément
le premier. Certaine de son empire sur l'esprit de
Louise , elle voulait la prévenir avant de s'engager ;
mais Verdac la pressa tellement d'envoyer chercher
Fonrose sur -le - champ , qu'elle y consentit . En
l'attendant , le vicomte se promenait dans la
chambre en se frottant les mains ; il jouissait
d'avance de l'agréable surprise qu'il allait causer à
son ami . Fonrose arrivé , le vicomte court à lui ,
et l'embrassant : Mon ami , lui dit- il , remerciez
madame de Forlis ; elle consent à votre union avec
celle que vous aimez. A ces mots , le vicomte ne
doute point que son secret n'ait été découvert ; il
504 MERCURE DE FRANCE ,
croit qu'on lui offre la main' de Juliette ; et , transporté
de joie , il tombe aux pieds de Mme de Forlis .
Cette dernière , vivement attendrie , lui dit : C'est
votre généreux rival qu'il faut remercier... Ces paroles
furent un coup de foudre pour Fonrose ; il entrevit
une partie de la vérité , et il eut assez de présence
d'esprit pour ne rien dire , et pour baisser la tête
sur les genoux de Mme de Forlis , afin de cacher
la surprise et la consternation qui devaient se
peindre sur son visage . Oui , mon ami , s'écria le
vicomte , je vous cède mademoiselle Louise de
Forlis ; je vais partir : mon père arrive aujourd'hui ,
je vais l'aller retrouver ; et pour vous ôter tout sujet
d'inquiétude , j'épouserai tout de suite la personne
qu'il me destinait ... Non , non , interrompit
Fonrose en se relevant impétueusement ; je n'abuserai
point de tant de grandeur d'ame ... J'ai cédé
à un premier mouvement dont je n'ai pas été le
maître ; mais la réflexion me rend à moi- même...
Mon cher Fonrose , reprit Verdac , mon parti est
tout - à - fait pris ; mes chevaux sont mis , je pars
dans l'instant..... Je ne le souffrirai pas , repartit
Fonrose ... Adieu , madame , dit Verdac , en faisant
une profonde révérence à madame de Forlis qui ,
pendant ce dialogue héroïque , pleurait d'admiration
; adieu . En prononçant ces paroles , il sortit précipitamment
; Fonrose le suivit , et quand ils furent
sur l'escalier , Fonrose saisit Verdac par le bras , et
l'entraîna malgré lui , en donnant ordre à un domestique
de renvoyer les chevaux de poste .
Verdac , conduit dans sa chambre par Fonrose ,
répéta qu'il persistoit dans son dessein . Il ne s'agit
point ici , lui dit Fonrose , de votre amour et du
mien ; nous ne devons nous occuper que de Louise :
c'est vous qu'elle aime , et il ne vous est pas permis
d'être généreux avec moi aux dépens de son bonheur
; d'ailleurs , puis-je accepter le sacrifice que
PRAIRIAL AN XII. 505
--
-
vous voulez mé faire ? L'honneur me permettroitil
de prétendre à la main d'une personne qui ne
m'épouserait que par contrainte , d'une personné.
dont le coeur n'est plus libre ? -Avec le temps
elle vous aimera . Non , non , jamais on ne guérit
d'une première passion . Mademoiselle de Forlis
n'est pas le premier objet que j'aye aimé ; je sens
que la raison pourra triompher d'un penchant qui
est déjà très- affaibli . Vous , qu'elle aime , vous devez
être fidèle ; si vous l'abandonniez , vous ne seriez
qu'un séducteur. - Oh ! c'est ce que je ne
serai jamais. J'en suis sûr. Ne vous laissez donc
point aveugler par une fausse générosité ; acceptez
la félicité qui vous est offerte. Mais , mon père ?
Vous aurez son consentement . Avant tout , il
faut faire la démarche que vous devez aux sentimens
de Louise ; il faut la demander à sa mère .
Dans le trouble où vous êtes vous ne pourriez lui
parler... Oui , je suis fort troublé . Vous ne
pourriez même écrire . Moi , je suis plus calme ; je
vais vous faire une lettre que vous copierez et que
vous lui enverrez ; ensuite , vous m'avouerez comment
vous avez découvert que je suis amoureux de
Louise . Quelqu'un vous a donné cette idée ? ....
Point du tout... C'est votre migraine qui m'a ouvert
les yeux .. Ma migraine ? - Oui , j'ai bien vu
que vous étiez mialade de chagrin . - Oh ! ma passion
ne va pas jusque - là. J'avoue que si Louise
m'eût aimé . je l'aurais adorée ; n'ayant pu me flatter
de ce bonheur , je n'ai pour elle qu'un sentiment
involontaire qui ne fait point mon tourment , et qui
s'éteindra tout- à-fait quand elle sera votre épouse .
Mais , occupons- nous dans ce moment de la lettre
pour madame de Forlis ; nous reprendrons cet entretien.
-
-
Fonrose prit un écritoire , et il écrivit une lettre
C
506 MERCURE DE FRANCE ,
adressée à madame de Forlis , et conçue en ces
termes :
« MADAME ,
« Après une longue conversation avec mon ami ,
je vois , à n'en pouvoir douter , que sa passion
» est infiniment moins vive que la mienne ; il pourra
» vivre sans mademoiselle de Forlis , et j'avoue
» que je ne puis exister sans elle. C'est lui qui
» m'autorise à vous ouvrir mon coeur et à vous
» montrer sans déguisement l'excès d'un amour
» dont l'amitié pouvait obtenir le sacrifice , mais
» que rien au monde ne saurait affaiblir. Dai-
» gnez , madame , me rendre l'espérance ; ce sera
» me rendre à la vie. »
Fonrose laissa ce billet à Verdac ( qui lui promit
de le copier et de l'envoyer sur - le - champ ) , et
il fut chercher Juliette afin de l'instruire de tout
ce qui s'était passé. A peine était- il sorti de la
chambre , qu'Adrienne , très - inquiète de la conférence
des deux amis , s'avança doucement dans
le corridor , sur la pointe des pieds , d'un air
mystérieux ; elle fut aperçue de Fonrose qui feignit
de ne pas la voir ; il continua son chemin , et ,
restant caché derrière une porte battante , il jeta
un oeil soupçonneux et perçant dans le corridor ,
et il vit Adrienne entrer précipitamment chez
Verdac . Fonrose alors n'eut presque plus de doute
sur la perfidie d'Adrienne , quoiqu'il lui fùt impossible
d'en deviner le motif. Il fut tenté de renirer
chez Verdac ; mais il pensa qu'Adrienne aurait
assez d'adresse pour donner des raisons plausibles
de cette visite clandestine si contraire à la
bienséance , et il jugea qu'il valait mieux paraître
ne pas se défier d'elle , et l'observer avec soin , afin
de la démasquer plus sûrement. D'après ces réflexions
, il se hâta d'aller rejoindre Juliette.
PRAIRIAL AN XII. 507
ques-
Adrienne trouva Verdac taillant une plume
pour copier à main posée , de sa plus belle écriture
, le billet écrit par Fonrose. Adrienne le
tionne vivement ; Verdac répond avec sa naïveté
ordinaire , et lui donne sa parole qu'il n'a pas
prononcé son nom, et que personne ne se doute
qu'elle ait la moindre part aux démarches qu'il
vient de faire ; et il lui renouvelle la promesse
de ne point démentir cette discrétion . Adrienne lui
soutient que Fonrose dissimule sa douleur ; elle
parle avec tant d'adresse et de véhémence, qu'elle
ramène Verdac à son premier projet , qui , dans
le fond , lui convenoit mieux , parce qu'il craignait
mortellement l'opposition et la colère de son
père . Mais que ferai - je ? dit Verdac. Une
action aussi belle que celle de Fonrose , répondit
Adrienne. Que ce billet qu'il écrivit pour vous, avec
désespoir , serve à son bonheur ! -Comment ? -
Donnez-le moi , et je vais le porter à ma tante ,
de la part de Fonrose , comme s'il l'eût écrit pour
lui - même. Pendant ce temps , faites seller un cheval
, et partez sans délai ; allez rejoindre votre père
qui vous attend. Verdac trouva cette idée excellente
; il appela son valet de chambre , et , en présence
d'Adrienne , il lui donna l'ordre d'aller lui
seller un cheval sur- le- champ , et de le conduire
au bout de l'avenue ; car il vouloit partir sans bruit.
Adrienne , charmée de sa docilité , le quitta en
emportant la lettre écrite par Fonrose , et sur le
revers de laquelle il avait tracé ces mots : Pour
madame de Forlis. Adrienne aussitôt vole chez
sa tante , la fait demander dans son cabinet ; et là,
lui remettant le billet de Fonrose , dont madame
de Forlis connaissait parfaitement l'écriture , elle
lui dit qu'elle a trouvé ce papier dans le corridor ,
et qu'ayant lu seulement le nom de madame de
Forlis , elle a cru devoir lui apporter cet écrit .
508 MERCURE DE FRANCE ,
Adrienne , après cette explication , ajoute qu'elle
vient de recevoir un courrier de son père qui l'oblige
à partir dans l'instant pour Paris ; elle prend
congé de sa tante et la laisse seule. Madame de
Forlis lut avec empressement le billet de Fonrose ,
et l'erreur qu'il produisit la combla de joie ; car
Fonrose était le gendre qu'elle¡ desirait . Elle fit
appeler Louise , elle lui conta les combats généreux
des deux amis , et finit par lui lire le billet
qu'elle venait de recevoir. Louise écouta ce recit
avec beaucoup de sang-froid ; elle ne savait trop
que penser et lequel elle devait le plus admirer
de Fonrose ou de son Verdac sa mère la décida
en lui disant que ces deux vertueux amans si passionnés
étaient également dignes d'elle : Mais ,
ajouta -t-elle , le vicomte ne serait pas sûr d'obtenir
le consentement de son père ; et , dans cette
incertitude , nous ne devons plus songer à lui .
Fonrose vous adore ; il est son maître : serezvous
insensible à un attachement si tendre et si
délicat ? Louise assura qu'elle n'était point ingrate ,
et que , puisqu'elle ne pouvait épouser M. de
Verdac , elle consentirait sans répugnance à s'unir
à M. de Fonrose . A ces mots , madame de Forlis,
au comble de ses voeux , envoya chercher Fonrose
, qui vint au moment même . Mon cher Fonrose
, lui dit - elle en lui montrant Louise , elle
est à vous , et elle y consent.
Fonrose resta pétrifié . « Peut-être , reprit madame
de Forlis , après m'avoir écrit le billet touchant
que je possède , vous en êtes- vous repenti ; peutêtre
avez-vous encore formé de nouveau le noble
projet de vous immoler ; mais le ciel ne l'a pas permis.
Vous avez perdu ce billet ; on vient de me
l'apporter; le voici .... » En disant ces paroles , elle
lui montra la lettre qu'avait dû copier Verdac ; et
Fonrose , intérieurement outré de colère, reconnut
le
PRAIRIAL AN XII.
50g
le fruit de l'entrevue d'Adrienne et de Vac
Après un moment de silence et de réflexion , it
s'approcha de mádame de Forlis , et , serrant ses .
deux mains dans les siennes : Ah! madine , ditil
, si vous tisiez dans mon coeur, vous verrez combien
il est pénétré de vos bontés .... Mais je suis st
ému , si hors de moi - même , qu'il m'est impossible
de vous exprimer ce que je sens . Souffrez que
j'aille réfléchir avec moins de trouble à mon étrange
situation . A ces mots , il sortit sans attendre de
réponse . Il écrivit avec un crayon deux lignes à
Juliette , pour l'instruire de ce singulier incident ;
et , descendant dans les écuries , il monta sur le
cheval de Verdac , et partit au grand galop pour
Paris . Il avait prévu qu'Adrienne engagerait Verdac
à quitter Chevilly, et il savait qu'elle - même venait
de partir. En conséquence , il avait gagné le
valet-de - chambre de Verdac et les gens de l'écurie
, qui mirent des obstacles invincibles au
prompt départ du vicomte. On lui dit d'abord que
son cheval était déferré : il demanda des chevaux
de poste : on le fit attendre trois quarts d'heure ,
pour lui dire ensuite qu'il n'y en avait point. Alors
il donna l'ordre de ferrer son cheval ; on ne put
trouver le maréchal. Le vicomte , attendant toujours
, se promenait assez tristement dans l'avenue
, ne se doutant pas que Fonrose , qui avait
pris un chemin détourné , étoit parti , et sur son
cheval. Durant ce temps , Juliette opérait une
une grande révolution . Louise , après son entretien
avec sa mère , était remontée dans sa chambre ;
et avec un sérieux assez convenable , elle dit à
Juliette que , pour obéir à sa mère , elle avait
promis à Fonrose de l'épouser ..
A ce récit , Juliette , déjà prévenue par Fonrose ,
se jeta au cou de sa soeur avec toutes les démonstrations
du plus douloureux attendrissement : Ah !
9
·
Kk
1
REP.
FRA
5 .
cen
510 MERCURE DE FRANCE ;
-
ma pauvre soeur ! s'écria- t - elle , qu'allez - vous devenir
? Cela me fait beaucoup de peine , répondit
Louise ; vous savez que j'aimais M. de Verdac ,
mais il n'y faut plus penser.... Ma pauvre
...
-
-
-
-
soeur ! .... comme vous êtes pâle et saisie ! .... Oui ,
cela m'a coûté beaucoup .... Encore ,
Encore , si vous
pouviez pleurer ! cela vous soulagerait un peu ....
Non , je ne pleurerai pas , mais j'ai un poids sur
l'estomac .. Savez - vous que cela est du plus
grand danger .... J'ai envie de prendre un peu
d'éther.... Je vais vous en arranger. Comine
vous tremblez !.... Laissez - moi vous délacer .... -
Oh ! non , l'on va diner tout à l'heure .... - Dîner !
y pensez -vous , dans l'état où vous êtes ?... J'ai
très - peu déjeûné , et j'ai des tiraillemens d'estomac....
Ce serait bien pis si vous mangiez. Je
suis sûre que vous avez de la fièvre : voyons votre
pouls .... ò ciel ! il est convulsif.... - Réellement ? ...
-
-
-
Et de la fièvre.... - C'est un grand malheur
que celui d'être née trop sensible ! .... Il faut vous
coucher. En disant ces mots , Juliette déshabillait
sa soeur avec la plus grande activité ; Louise s'y
opposait un peu , mais Juliette , en lui parlant de
Verdac , en lui peignant son profond désespoir ,
parvint enfin à l'émouvoir : Louise , moitié de gré ,
moitié de force , se mit sur son lit. Il fut convenu
que Juliette dirait à Madame de Forlis que Louise
avait un violent mal de tête , et qu'elle demandait
la permission de dîner dans sa chambre . Juliette ,
recommandant à sa soeur de prendre une infusion
de mélisse qu'elle avait fait préparer , la quitta en
lui promettant de revenir la voir en sortant de
table . Juliette fut chercher Verdac , qu'elle trouva
dans l'avenue , où il attendait toujours depuis plus
d'une heure et demie ; il étoit si fatigué , qu'il avait
pris le parti de s'asseoir ; et comme il n'y avait
point de siéges dans cette allée , il s'était mis sur
PRAIRIAL AN XII. 511
"
une escarpolette attachée à deux gros arbres , et ,
pour se distraire ou par distraction , il se balançait
nonchalament , lorsque Juliette , tout essouflée
accourut près de lui . Que faites- vous donc là , lui
dit - elle , quand Louise est dans un état affreux ?....
Comment ! reprit Verdac en descendant de l'escarpolette
, qu'a - t - elle donc ? Une terrible attaque
de nerfs. Croyez -vous donc de bonne foi
qu'elle puisse jamais se décider à épouser Fonrose
avec le sentiment qu'elle a pour vous ? .... Elle est
dans son lit avec une fièvre ardente .... et vous auriez
la barbarie de partir et de la laisser dans un
tel état ! .... Mon Dien! j'ignorais .... Dans ce
moment , Verdac s'arrêta pour écouter la cloche
qui annonçoit le dîner , ce qui acheva de le déterminer
à rester.... Eh bien poursuivit - il , je ne
partirai point aujourd'hui . A ces mots , il offrit son
bras à Juliette , et tous les deux se hâtèrent de
rentrer dans la maison. Madame de Forlis et deux
ou trois personnes de sa société se mettaient à
table : Juliette dit tout bas à sa mère que Louise
était un peu malade , et qu'elle la suppliait de la
'dispenser de descendre ; madame de Forlis y consentit,
imaginant qu'elle craignait de revoir le vicomte
; mais elle s'inquiéta en apprenant que Fonrose
était parti pour Paris . Le vicomte eut l'air
triste ; il parla peu , mais il mangea beaucoup :
l'exercice qu'il avoit fait dans la matinée lui donnait
un appétit infiniment plus remarquable que
son chagrin. Après le diner , on rentra dans le salon
, et un instant après on entendit une voiture.
Verdac se mit à la fenêtre , et fit un cri de surprise ;
il voyait descendre de voiture son père et Fonrose.
Madame de Forlis, aussi étonnée que lui, passa
dans son cabinet pour recevoir cette visite inattendue
. Fonrose y parut triomphant ; il présenta
le baron de Verdac à madame de Forlis , en ajou-
Kk 2
512 MERCURE DE FRANCE ;
tant qu'il venait lui demander pour son fils la
main de mademoiselle Louise de Forlis. J'eusse
été trop heureux de l'obtenir , poursuivit- il ; mais,
madame, outre mon amitié pour Verdac , un obstacle
invincible s'opposait à mon bonheur : je
n'ai que trop vu , malgré l'extrême réserve de
mademoiselle de Forlis , qu'elle avait un penchant
secret pour Verdac ; j'ai dû sacrifier mes sentimens
aux siens , à ceux de mon ami ; j'ai été trouver
M. le baron de Verdac ; et , pour le rendre favorable
aux voeux de son fils , il m'a suffi de vous nommer
, madame.
Le baron prit la parole pour confirmer tout ce
que venait de dire Fonrose ; et madame de Forlis ,
admirant ces événemens merveilleux , donna son
consentement. Louise prenait sa huitième tasse
d'eau de mélisse quand on lui annonça cette nouvelle
; elle parut charmée , et Juliette , comme on
peut le croire , partagea sincèrement sa joie . Le
souper fut très- gai , malgré la pitié qu'inspirait le
généreux Fonrose , dont on ne pouvait se lasser
de louer le courage et la grandeur d'ame . Quelques
jours après , madame de Forlis lui demandant avec
attendrissement s'il était véritablement guéri de sa
passion : Oui , madame , dit - il ; Louise n'est plus
à mes yeux qu'une soeur chérie .... Elle pourrait le
devenir en effet , reprit madame de Forlis . Ah !
s'écria Fonrose , le bonheur de vous appartenir sera
pour moi la plus puissante de toutes les consolations.
A ces mots , madame de Forlis l'embrassa ,
en disant Ce n'est pas celle que j'aurais voulu
vous donner , mais il me sera toujours bien doux
de vous avoir pour gendre. Juliette fut consultée ;
on devine sa réponse . On décida que les deux
mariages se feraient sous quinze jours . Ce dénouement
désola l'intrigante Adrienne : ce ne fut pas
sa seule punition ; le baron de Verdac plaida contre
PRAIRIAL AN XII. 513
son père , et gagna son procès. Enfin Adrienne
perdit sans retour l'amitié de Juliette et celle de
Fonrose. Madame de Forlis maria ses deux filles
le même jour , en répétant à tous ses amis que
l'histoire de ses gendres formerait le sujet du plus
beau roman , ou du drame le plus pathétique .
L'insipide et sage Louise fut la femme la plus
irréprochable et la plus constamment heureuse ;
et Verdac remarquait que son bonheur faisait
mentir le proverbe qui dit que les mariages faits
par amour sont toujours malheureux. La piquante
Juliette , avec de la coquetterie et le goût de l'intrigue
, eut une conduite souvent imprudente , inconséquente
et légère. Le brillant Fonrose , pendant
plusieurs années , lui donna de vives inquiétudes
, lui montra beaucoup de jalousie ; et plus
d'une fois , au milieu de ces orages , ils envièrent
la destinée des amans sans amour qu'ils avaient
unis par leurs stratagêines
.
D. GENLI S.
L'Amour et Psyché , poëme en huit chants ; par M. A.
Sérieys , bibliothécaire du Prytanée français . Un vol .
in- 12. Prix : 1 fr. 50 cent. , et 2 fr . par la poste. A
Paris , chez Tiger , imprimeur- libraire , place Cambrai ;
et chez le Normant, imprimeur libraire , rue des Prêtres
Saint-Germain- l'Auxerrois , nº . 42 .
LE sujet d'un poëme intéressant n'est pas une chose
facile à trouver ; et parmi ceux que l'histoire , la fable
et l'imagination peuvent offrir , le choix présente d'immenses
difficultés. Cette observation ne porte pas seulement
sur les faits héroïques qui pourraient aller de pair
avec ceux qu'ont chantés les anciens poètes , elle s'étend
3
514 MERCURE
DE FRANCE
,
encore aux sujets plus simples , qui ne peuvent devenir
recommandables que par les traits dont l'imagination les
embellit.
Les aventures de l'Amour et de Psyché , qui forment
un épisode touchant dans le poëme de l'Ane d'or d'Apulée ,
ont intéressé plusieurs auteurs estimables , qui les ont fait
passer dans leur langue avec plus ou moins de changemens.
Notre La Fontaine crut y trouver le sujet d'un
petit poëme ou roman qu'il fit trop long , et c'est le seul de
ses ouvrages dont on néglige la lecture , quoique l'on y
retrouve souvent le poète de la nature et des Graces .
Molière , aidé par Corneille , en a fait une tragi-comédie
en vers libres , qui plut à la cour de Louis XIV : cette
pièce , où l'auteur de Cinna plia son génie à un genre
d'écrire dont on ne le croyait pas capable , est très - intéressante
, mais il est difficile de la jouer , parce qu'il faut
réunir les trois sortes de talens qu'exigent le théâtre , la
déclamation , le chant et la danse. Enfin , de tout cela , nos
modernes fabricateurs de ballets en ont tiré une pantomime
délicieuse pour notre grand Opéra ; c'est à peu près
ce que nous avons de plus parfait dans ce genre ; mais on
sent bien que le mérite d'un pareil ouvrage est tout entier
dans l'élégance des décorations , dans le choix de la musique
et dans la souplesse des acteurs , et qu'il ne peut en être
question ici que pour mémoire.
M. Sérieys , connu par son goût pour les belles - lettres ,
qu'il cultive avec succès , puisqu'elles l'ont porté au poste
qu'il occupe , vient , après tous ces auteurs , nous entretenir
des malheurs de l'Amour et de Psyché ; mais , plus
hardi que ses prédécesseurs , il n'a suivi les traces de personne
, et , à l'exception des noms des deux principaux
personnages , et de l'apothéose de l'amante de l'Amour,
tout , dans ce nouveau poëme , est de son invention . Ce
PRAIRIAL AN XII. 515
n'est pas ce que j'admire ; M. Sérieys paraît avoir oublié
que l'invention même est soumise à des lois on lui permet
de créer des ressorts pour intéresser le lecteur
comme le dit Boileau :
Inventez des ressorts qui puissent m'attacher ;
mais on ne souffre pas qu'elle dénature
un sujet ,
ni qu'elle en détruise le caractère. Les aventures
de
Psyché sont allégoriques
, et on ne peut en changer le
fond sans faire évanouir le beau sens qu'elles présentent.
Psyché signifie ame dans la langue grecque : la passion
que le fils de Vénus conçoit pour elle , est un emblême de
cet amour de l'ame qui s'élève au- dessus des sens. Le caractère
de cette passion est ce qui produit et ce qui motive la colère
de Vénus , sajalousie
, et les persécutions
qu'elle fait
souffrir à sa rivale , puisque cet amour tend à renverser
son
culte et ses autels ; allégorie par laquelle on a voulu représen ,
ter le combat que les passions livrent à l'esprit ; fiction char
mante , sans laquelle cette fable n'aurait aucun sens moral ,
C'est ce que M. Wiéland , le plus bel esprit de VAllemagne
, a très-bien senti , et non moins heureusement
exprimé dans un de ses plus agréables
ouvrages , où ,
sous les noms allégoriques
d'Agathon
et de Psyché , il a
fait l'histoire de ces amours intellectuels
, de ces transports
de l'ame dont les Grecs avaient eu l'idée .
Je suis obligé de dire ici que M. Sérieys a ignoré ou
dédaigné ce que cette allégorie a de délicat ; et ce seul
défaut d'observation ou de goût l'a tellement jeté hors de
son sujet , qu'il est impossible maintenant de trouver ,
dans tout son ouvrage , la plus petite leçon de morale , et
qu'il ne présente plus qu'un caprice puéril , sans agrément
et sans utilité .
Ce n'est plus Vénus qui poursuit sa vengeance sur l'a516
MERCURE DE FRANCE ,
mante de son fils ; c'est Junon qui s'acharne à détruire la
pauvre Psyché , qui ne lui a fait aucun mal. Et que lui veut
cette Junon ? de quoi se plaint -elle ? Il n'est pas aisé de
Je comprendre. L'auteur a introduit cette déesse sous les
mêmes traits que Virgile , profondément aigrie par le souvenir
des affronts qu'elle a essuyés sur le mont Ida , et ne
pouvant s'en prendre ni à Vénus , ni au pieux Enée , que
l'auteur appelle
L'usurpateur de l'Etrurie ,
De Turnus l'indigne assassin ,
De Priam lefils inhumain ,
Qui vendit aux Grecs sa patrie ( 1) .
Parce que cet honnête homme a été placé au rang des
Dieux , elle décharge sa fureur sur une vierge grecque ,
dans la vue de désoler l'Amour, et , par contre- coup , pour
faire de la peine à Vénus sa mère . Voilà ce qui s'appelle
arriver à son but par un détour un peu long. Mais on ne
devinerait jamais , si je ne prenais la peine de l'apprendre
au public , par quel mot'f M. Sérieys a imaginé de faire
exécuter à Junon une vengeance aussi froide et une cruauté
aussi inutile que celle-là . C'est lui-même qui s'en explique,
et qui nous apprend que , par le tour d'esprit le plus bizarre ,
il trouve mauvais que cette terrible déesse n'ait pas eu le
pouvoir de détruire toute la race des Troyens , pour venger
l'honneur de sa figure . Il avoue qu'il était pressé du besoint
de faire un poëme où il prît fait et cause dans sa querelle.
En un mot , M. Sérieys prétendait redresser le plan de
l'Enéide et les torts de Virgile , qu'il trouvait très - injuste
(1 ) Je ne sais où M. Séryeis a pris qu'Enée était fils de Priam ,
et qu'il avait vendu Troie ; mais un chronologiste , qui place Saint-
Bazile avant Jésus - Christ , peut bien avoir des lumières particulières
Sur l'histoire.
PRAIRIAL AN XII. 517
7
d'avoir fait triompher Vénus . Je ne sais ce que Vénus lui a
fait ; mais on ne s'aperçoit que trop , à sa poésie , que tout
son ouvrage est dirigé malignement contre la mère de s
Graces. « La fin de l'Enéide , dit -il , ne m'avait point satis
» fait..... Je ne pouvais voir de sang froid un prince étran-
» ger , fugitif..... tuer son rival , épouser son amante .
» Rien ne m'intéressait en faveur du héros troyen.....
» Junon m'avait toujours paru soutenir le parti de la raison
» et de la justice. Ilion , réduite en cendre , avait un peu
» calmé le ressentiment de la déesse ; mais la défaite de
>> Turnus ..... devait naturellement entretenir dans cette
>> ame orgueilleuse une haine implacable ..... et je conçus
» le projet de venger la reine des immortels . »
Je suis fâché que cette logique aboutisse à faire de
M. Sérieys le chevalier d'une méchante femme . Mais enfin
de qui veut- il la venger ? De Vénus , que Pâris a trouvée
plus belle ? rien de plus juste ; c'est un crime qu'une femme
ne pardonne guère. Et comment la venge- t-il ? en lui faisant
persécuter la rivale de Vénus : Cela n'est - il pas bien
adroit ? et n'est- ce pas un détour bien ingénieux que d'aller
tourmenter l'innocente Psyché , afin de mettre l'Amour
au désespoir , dans l'idée que sa mère en ressentira quelque
peine , tandis qu'au contraire , rien ne sert mieux les desseins
de Vénus , qui veut tout à-la- fois punir son fils et
perdre sa rivale . M. Sérieys n'est - il pas ici pris pour dupe
avec sa Junon , dans le plan que lui- même a concerté ?*
Mais il craignait , nous dit- il , de mettre Junon aux prises
avec Vénus , parce que Mars aurait pris la défense de cette
puissante concubine. Voilà une défaite bien plaisante , et
un poète d'une humeur bien pacifique ! Eh ! monsieur , si
Homère eût craint de mettre l'Olympe en feu , où serait le'
merveilleux de l'Hiade ? Je sens bien qu'on ne peut pas faire
un crime à M. Sérieys de ne pas ressembler à Homère; mais
518 MERCURE DE FRANCE ;
par quelle singularité se fait -il qu'il ne puisse jamais arriver
à ses fins ? Il veut venger Junon , et vous voyez qu'il
ne la venge point ; il veut desservir Vénus , et vous voyez
qu'il la sert à merveille ; il veut éviter de commettre les
deux déesses , et il fait précisément tout ce qu'il faut pour
les brouiller , sile tour qu'il prend n'était pas , par bonheur ,
de la plus insigne maladresse . Selon M. Sérieys , en effet ,
Junon ne persécute l'Amour que pour affliger la mère :
« Quoi! pour signaler ma disgrace ,
La fille des mers à ma place
Fera des lois impunément !
Et moi , d'unfvain ressentiment
J'effacerai jusqu'à la trace !
Non; je punirai son audace ,
Et par·le Styx j'en fais serment ;
Il lui reste un superbe enfant
Plus coupable encor que sa mère ;
4
tí .
De quoi est- il coupable ? C'est ce qu'on ne prend pas la
peine de nous dire :
4
C'est sur lui que, dès ce moment ,
Va tomber toute ma colère. »
Or , si M. Sérieys pensait que cette persécution du fils
pât tourmenter la mère , comment n'a - t - il pas vu qu'il se
mettait dans l'embarras qu'il voulait éviter , et que ce
motif était suffisant pour armer le dieu de la guerre en
faveur de la déesse de la beauté ?
Le procédé de Junon crie d'autant plus vengeance , qu'il
est d'une noirceur réfléchie , et pourtant folle ; car , après
elle avoir enlevé Psyché des bras de l'Amour endormi ,
devait se contenter de ce coup d'autorité , et il était bien
inutile d'enfermer sa victime dans un cachot et de l'y faire
mourir. Junon n'avait pas besoin de ce nouveau crime pour
PRAIRIAL AN XII. 519
devenir odieuse , et c'est un singulier service que lui
rend là M. Sérieys .
Quel intérêt pouvait produire une conception aussi vicieuse
? aucun , sans doute ; mais il est inconcevable avec
quel art M. Serieys a détruit tous les moyens qui pouvaient
animer la langueur de son poëme , et en féconder l'extrême
aridité . Tous ceux que son sujet lui mettait sous la main,
il les a repoussés . Qui croirait que la sensible Psyché n'y
joue absolument aucun rôle ? Dès le commencement de
l'ouvrage , on la voit précipitée dans le fond d'une noire
prison , et l'on ignore ce qu'elle y fait , ce qu'elle y dit ,
ce qu'elle y pense jusqu'à la fin du poëme . Et que fait
l'Amour ? Désespéré , à son réveil , de ne trouver à la
place d'une jolie fille qu'un vilain monstre , que Junon a
eu l'attention de lui substituer , il croit que son amante
a été mangée ; il crie , il tempête..... On le rassure ; on
lui dit qu'elle respire , mais c'est pour le livrer à de nouveaux
tourmens.
Il part , vole de mers en mers , de climats en climats ;
il visite le palais de la Gloire , l'île de la Volupté ,
la caverne
des Regrets , mais sans retrouver son amante il
devient furieux ; il veut se noyer ...... Une réflexion
l'arrête ; il prend la forme d'Ixion , que Junon aimait secrètement
; il va la trouver ; il lui lance une flèche dans
l'instant qu'elle lui tourne le dos : elle brûle d'une flamme
adultère ; mais , honteuse d'aimer un parricide , elle est
forcée de supplier l'Amour de la délivrer de cette passion
funeste il y consent , à condition que sa chère Psyché
lui sera rendue . Le marché se conclut ; on la lui rend , mais
elle est morte ; il la ressuscite , et , à sa prière , le père
des Dieux la place au rang des immortelles , pour la mettre
à l'abri des misères humaines , et afin , dit le poète ,
Que les Parques désormais
De ses jours respectent la trame .
:
....
520 MERCURE DE FRANCE ,
Tel est le plan , la marche et le dénouement de ce
poëme. Ce serait une tâche trop fatigante pour le lecteur,
de relever les fautes de détails dont il fourmille ; et , sans
nous arrêter à la ridicule figure sous laquelle l'Amour
apparaît à Junon ; sans parler du marché extravagant
qu'ils font ensemble , on ne sait comment , ni de la bonhomie
avec laquelle l'auteur , oubliant que son Amour est
un grand garçon , le fait sauter sur les genoux de sa mère,
ni d'une foule d'autres inadvertances , nous nous bornerons
à observer que le ton de tout l'ouvrage est d'une
uniformité trop sèche ; que l'humeur acariâtre de Junon
y répand une monotonie fatigante , et que les doléances de
l'Amour n'ont rien de varié ni d'attachant.
Mais si les efforts de M. Sérieys n'ont pas été heureux
dans la conception du plan , ni dans les détails qui le développent
, nous pouvons le féliciter d'avoir trouvé une
maniere de versifier tout-à-fait commode , et si facile
qu'il s'en faut de peu que ses vers ne soient aussi coulang
que de la prose. En voici un petit échantillon digne des
amateurs :
« Amour triomphe ; l'Univers
Gémit sous le poids de ses fers :
Il triomphe ; à sa folle audace
Rien , dit Junon , ne met un frein
Ni ses douleurs , ni sa disgrace ; ;
Et mon ressentiment est vain . »
2
Je suis déjà charmé de ce petit morceau , et je suppose
que le lecteur pourrait fort bien me prier de ne pas aller
plus loin; je me contente donc d'observer avec quel succès
M. Sérieys est parvenu à venger Junon , puisque lui-même ,
lui fait avouer la vanité de tous ses projets et l'impuissance
de son ressentiment.
Cependant si , comme l'assure M. Sérieys , la première
édition qu'il donna de cet ouvrage ., il y a douze ans , fut
4
PRAIRIAL AN XII. 521
favorablement accueillie du public , nous ne doutons pas
que celle- ci , qu'il juge bien supérieure , n'ait un prompt
débit , et qu'il ne trouve dans cet hommage flatteur et
lucratif , la meilleure vengeance qu'il puisse souhaiter de
cette petite critique , et la récompense de tous ses travaux.
G.
-
ANNONCES.
IV . , V. et VI . cahiers de la seconde année de la Bibliothèque
physico-économique , instructive et amusante, à l'usage des villes et
des campagnes , publiée par cahiers avec des planches , le premier de
caque mois , à commencer du prem er brumaire an 11 , par une société
de savans , d'artistes et d'agronomes , et rédigée par C. S. Sonni ,
ni, de la société d'agriculture de Paris et de plusieurs sociétés sovantes
et littéraires. — C's trois cahiers , de 216 pag . avec des planch. , contiennent
, entre autres articles intéressans et utiles : Destruction des insectes
qui attaquent le pommier et le poirier. Moyens de détruire les
chenilles ; Manière de tirer parti de la farine de blé gàté pour faire le.
pain ; Préparation du fromage , appelé fromage de sucre Cire pour
rendre les souliers et les bottes imperméables ; Méthode nouvelle de
guérir la fièvre jaune ; Procédé pour faire pous - er des racines aux arbres
nouvellement plantés , ainsi qu'à ceux qui les ont perdues par accident ;
Moyen de réparer les dommages que les gelées cansent aux arbres ;
Description d'une machine très- simple , propre à élever l'eau , avec une
faci ité étonnante , à tele hauteur que l'on desire : Remède contre la
goutte sciatique , dont on a des expériences sûres ; Moyen de remplacer
le café , le cacao et la vanille ; Manière d'empêcher la fumée des cheminées
; Emploi d'une p'ante très commune pour_teindre en bleu les
étoffes de laine et de coton , etc. , etc. , etc. Le prix de l'abonnement
de la seconde année de cette Bibliothèque est , commé pour la
première , de 10 fr. pour les 12 cahiers que l'on recoit , mois par mois ;
iranes de port par la poste. La lettre d'avis et l'argent doivent être
affranchis et adressés à F. Buisson , imprimeur - libraire , rue Hautefeuille ,
n°. 20, à Paris .
-
Lettre à M. Charles Villers , relativement à son essai sur l'esprit
et l'influence de la réforination de Luther , qui a été couronné dans
la séa publique de l'institut national de France , do 2 germinal
an X Par L. M. P. de Laverne . Prix : 1 fr . 20 c . , et 1 fr. 50 c .
par la poste.
A Paris , chez Henrichs , libraire , rue de la Loi ; Levrault ,
Schoell et compagnie , libraires , rue de Seine .
A Strasbourg , chez Levrault et comp . , libraires .
Le Nouveau Secrétaire Français , ou Modèles de Lettres snr
toute sortes de sujets , avec leurs réponses ; 1º . pour les fêtes anniversaires
, premiers jours de l'an ; 2° . de félicitation , de condoléance ,
etc.; 3° . des enfans à leurs parens ; 4º . d'amour , de demandes en
mariage , etc.; 5° . d'affaires de commerce ; suivis de modèles de
pétitions , de billet à ordre , de lettres de change, et mémoires :
précédé d'une instruction sur le cérémonial épistolaire , et terminé
par un petit traité de la ponctuation . Un vol . in- 12 . Prix : 1 fr.
25 c. , et 1 fr 50 c. par la poste .
A Paris , chez Le Prieur , libraire , rue Saint - Jacques , n° . 278.
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez LE NORmant , rue
des Prétres Saint-Germain- l'Auxerrois , nº . 42.
522 MERCURE DE FRANCE,
PARI S.
Le capitaine anglais Georges Wright , fait prisonnier
sur la corvette anglaise prise à l'entrée du Morbihan , et
conduit au Temple , a été interrogé . Il a refusé de répondre
à toutes les questions qui lui ont été faites , mais il a été
reconnu , par deux des conspirateurs , pour celui qui les
a débarqués au pied de la falaise de Béville ; et par le concierge
du Temple , pour l'ancien compagnon de Sidney-
Smith , qui , du temps du directoire , s'évada du Temple
avec lui , au moyen d'un faux ordre du ministre de la marine.
Sur l'observation qui lui a été faite par M. Thuriot ,
qu'il était prouvé que c'était lui qui avait débarqué des
kommes venus en France pour y allumer la guerre civile ,
et y assassiner le chef de l'état ; que ces actes étant purement
volontaires , on ne pouvait se dispenser de le considérer
comme appartenant à la conspiration , et de procéder
contre lui , il a répondu qu'il n'avait rien fait sans avoir
des ordres précis de son gouvernement , et qu'il ne craignait
pas d'être désavoué ; qu'au reste , il n'entrerait dans
aucuns détails ultérieurs.
-L'instruction du procès des quarante-sept prévenus de
conspiration a commencé , ainsi qu'on l'avait annoncé , le
prair. Le commissaire du gouvernement , dans l'acte qui
les accuse , a établi trois propositions : 1 ° . Que la conspiration
est constante ; 2° . que le gouvernemant anglais en est
l'ame ; 3° . que tous les accusés sont auteurs ou complices
de cette conspiration , ou contrevenans à la loi du 9 vent.
dernier , relative aux recéleurs .
Il serait trop long d'analyser les preuves dont le commissaire
appuie chacune de ces trois propositions : nous nous
borverons à citer quelques faits relatifs à la première et à
la troisième ; car , pour ce qui concerne la seconde , il est
assez notoire que les Anglais ne sont étrangers à aucune
des entreprises qui se sont formées depuis la révolution
contre le gouvernement français .
L'ex- géné al Lajolais vient de Londres rendre compte
au généra! Moreau des résolutions du cabinet de Saint-
James et des ci -devant princes français , et lui fait connaître
les desseins positifs de Pichegru et de ses associés . La réponse
de Moreau ne laissant aucun doute sur sa détermination
, Lajolais la reporte à Londres. La prompte exécution
du plan est arrêtée . Trois débarquemens successifs
ont lieu sur la falaise de Béville. Le premier s'opère le 21
août ; Georges était à la tête. Dans le troisième , qui se fit
le 16 janvier , étaient Pichegru et Lajolais . Un quatrième
devait s'effectuer ; le ci -devant comte d'Artois , et des personnes
à la présence desquelles les conjurés atta chaient une
haute importance , devaient en faire partie : les vaisseaux
PRAIRIAL AN XII. 523
furent réellement en vue ; des vents contraires les empêchèrent
d'approcher.
Le commissaire , pour prouver l'existence de la conspiration
, rapporte les déclarations d'une foule d'accusés.
Georges est convenu qu'il était venu à Paris dans l'intention
d'attaquer de vive force le premier consul ; que son
projet et celui des conjurés était de mettre le prétendant
sur le trône ; qu'un ci - devant prince devait se trouver à
Paris ; que le plan avait été conçu et devait s'exécuter d'accord
avec les ci-devant princes français. <
Après avoir établi la première et la deuxième proposition
, le commissaire articule les faits relatifs à chacun des
accusés. Quant à ce qui concerne Moreau , il dit : «< Lors-
» qu'il s'agit de conspiration contre l'état , aucune con-
>> sidération ne doit arrêter l'homme de bien : la dénoncia-
» tion devient une obligation sacrée ; s'y soustraire est un
» crime. » Et cependant Moreau n'avait pas dénoncé Pichegru
avant le 18 fructidor ; et depuis il s'est lié avec lui ;
il a eu des conférences avec lui , ainsi qu'avec Georges . Il
a nié les avoir vus ; « mais l'instruction administre une
» masse de preuves de leurs entrevues , de leurs confé-
>> rences et de leurs rapports . La justice restera convaincue
» que , si l'assassinat du premier consul n'a pas été commis,
» si la guerre civile ne s'est pas allumée en France , c'est
» parce que Moreau a voulu la dictature , sauf à nous re-
>> mettre ensuite sous un joug brisé depuis douze années ,
» en rappelant une dynastie abattue par ses fautes et ses
» vices , et proscrite à jamais par la volonté nationale. »
La séance du lundi a été consacrée à la lecture de l'acte
d'accusation . Dans celle du lendemain , les défenseurs de
plusieurs accusés ont proposé un déclinatoire qui a été rejeté.
Moreau avait déclaré s'en référer à la justice du tribunal
; on a passé outre aux débats. qui ont occupé le reste
de la séance , et qui ont continué les jours suivans. Les
bornes de ce journal ne permettent pas d'entrer dans ces
détails , qui le rempliraient tout entier , et auxquels encore
il ne suffirait pas .
Dans la séance du jeudi 12 , l'ex - marquis de Rivière , ancien
officier aux Gardes - Françaises , et premier aide-decamp
du ci -devant comte d'Artois , a parlé de son attachement
à sa personne , a déclaré que son voyage en
France lui avait été commandé par son dévouement à cet
ex-comte ; qu'il est arrivé avec la simple mission d'examiner
la situation des esprits , et de vérifier l'exactitude
de ce que disaient quelques lettres de France et les journaux
anglais , sur les dispositions du peuple et de l'armée ,
relativement au rappel et au rétablissement des Bourbons
qu'il devait ensuite repasser en Angleterre pour dire au
524 3 MERCURE
DE FRANCE .
、,,
prince la vérité ; qu'en peu de ¿jours il a pu s'apercevoir
que les bruits accrédités par ces lettres et ces journaux étaient inexacts ou mensongers : qu'il était dans I intention
de retourner à Londres ; pour dissuader les princes
du projet de tenter une contre -révolution , mais que les mesures prises par la police lui avaient enlevé tous les
moyens de retour . Il a avoué ses liaisons à Paris avec
Georges , Rochelle , Lajolais , Pichegru et autres ; mais
au moment où le président la invité à s'expliquer sur les moyens qui devaient , dans l'hypothèse de l'arrivée da
prince , opérer la contre - révolution et le rétablissement
des Bourbons , il s'est récrié contre ce qu'on lui a fait dire
dans les divers interrogatoires par lui subis. Il a soutenu
que dans ces interrogatoires on avait substitué la parti
cule ou à la particule si , et que par ce moyen on présentait
comme des mesures positivement prises des projets
qui n'étaient que conditionnels,
Le général Moreau a avoué sa réconciliation
avec Piche- gru ; il a dit que plusieurs généraux s'étaient réunis à lui
pour demander son rappel au premer consul ; il a avoué
les ouvertures que Rolland lui a faites au sujet de Pichegru
, mais il les a regardées comme extravagantes
. Moreau
a nié formellement
son entrevue avec Pichegru sur le bou- levard de la Madeleine; et Lajolais ayant , sur l'interpel lation du président , persisté dans sa déclaration relative
à cette entrevue , Moreau a aussi persisté dans sa dénégation . Moreau a avoué avoir reçu Piehegru deux fois chez lui ; qu'à la pre- mière entrevue il ne fut question que de complimens d'usage ; qu'à la seconde , Pichegru lui fit des ouvertures sur l'armée , sur l'influence
que pourraient avoir les princes; sur le parti que l'intrigne pourrait
obtenir de la descente, etc .; qu'il répondit de manière à le renvoyer
mécontent. On a lu ses lettres et proclamations au sujet de Pichegru , et sa lettre au premier consul. Le président lui a ensuite demandé
comment , après avoir dénoncé Pichegru comme un traitre , il avait pu consentir à le recevoir chez lui. Moreau a répondu qu'il croyait alors l'accusation bien prouvée , et que depuis il avait été dans l'incerti
tude , attendu que l'affaire ayant été renvoyée devant une commission militaire , les prévenus avaient été acquittés ; que d'ailleurs , s'il avait alors fait une faute , elle avait été bien , rachetée par les victoires
qu'il a remportées . Le président l'a interrogé de nouveau sur les ou- vertures qui lui avaient été faites par Pichegru . Moreau est convenu de ces ouvertures; il a observé que , lorsqu'il commandait les armées, il
en avait souvent reçu de pareilles , tantôt de la part des républicains , tantôt de la part des royalistes ; et sur l'interpellation de déclarer
pourquoi il ne les avait pas dénoncées, il a répondu qu'il avait mieux ajue se battre contre l'ennemi que de faire des délations : que quant
au projet de se faire dictateur , il laurait été , s'il en avait eu l'intention
, avant l'arrivée de Bonap rte ; qu' n le lui avait alors proposé ; qu'actuellement il regarderait comme un fou l'homme qui voudrait renverser
le gouvernement ; qu'un pareil projet lui paraissait ridicule ; et
que depuis dix ans il a prouvé qu'il ne faisait rien de ridicule . Le président l'a encore interpelié sur l'entrevue du boulevard . Mo- reau a dit qu'on lui en avait demandé plusieurs fois , et qu'il ne se
rappelait pas celle -là.
( No. CLIV. ) 20 PRAIRIAL an 12.
( Samedi 9 Juin 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSI E.
CINYRE ET MYRRHA.
( Suite. )
ON célébrait alors les fêtes de Cérès ;
Les dames , à l'envi , dans ces jours consacrés ,
Offraient sur ses autels chargés de sacrifices ,
Des fruits et des moissons les heureuses prémices ;
Et les embrassemens de leurs époux chéris ,
Durant neufjours entiers leur étaient interdits.
L'épouse de Cinyre , à son devoir fidelle ,
Dans ces mystères saints fait éclater son zèle ,
Et sur-tout de Cérès évitant le courroux ,
S'éloigne avec respect du lit de son époux. ´
La nourrice choisit ce moment favorable ;
Elle propose au roi cet amour détestable ,
Tandis que de Bacchus I dangereux poison ,
De sa vapeur funeste enivrait sa raison .
LI
526 MERCURE DE FRANCE ,
« Pour remplir les momens de votre épouse absente ,
n Acceptez , lui dit-elle , une beauté touchante.
» La fleur de la jeunesse embellit ses attraits ;
» Elle a de votre fille et la taille et les traits . »
Cinyre , en cet état , y consentit sans peine :
Dans son lit , ce soir même , il veut qu'elle l'amène.
La nourrice promet qu'elle l'y conduira .
Elle triomphe , et court l'annoncer à Myrrha.
Sa fille , avec horreur , reçoit cette nouvelle :
Dans ses yeux cependant le plaisir étincelle ,
Tant son fatal amour aveuglait tous ses sens .
La nuit sur l'hémisphère avançait à pas lents ,
La terre reposait dans l'ombre et le silence ;
A leur faveur Myrrha vers son crime s'avance.
Sur son char à l'instant la lune s'obscurcit ;
De nuages épais tout le ciel se couvrit.
Les flambeaux de la nuit , parcourant leur carrière ,
Craignent de lui prêter leur tremblante lumière ;
Saisis d'étonnenient , à ce spectacle affreux ,
Vous fûtes les premiers à détourner les yeux ,
Vertueuse Erigone , et vous , pieux Icare ,
De l'amour filial exemple , hélas ! trop rare.
Myrrha dans le palais porte un pas incertain ;
Ses pieds trois fois heurtés la rappellent en vain ,
Et trois fois vainement , au milieu des ténèbres ,
De l'oiseau de la nuit les cris longs et funèbres ,
Par leurs sons menaçans viennent l'épouvanter ;
Ces augures certains ne peuvent l'arrêter.
La nuit à sa pudeur prête un voile propice ;
Elle tient d'une main la main de sa nourrice ,
L'autre lui sert de guide en parcourant le mur :
Elle arrive bientôt dans un réduit obscur ,
Où seul , impatient , dans l'ardeur qui le presse ,
Son père attend l'objet promis à sa tendresse.
A peine elle est entrée , une froide sueur
Couvre son corps tremblant , sans force et sans couleur ,
PRAIRIAL AN XII. 527
La frayeur à l'instant succède à son audace ,
Et d'amour enflammé son sang se tourne en glace .
Dans tout leur jour alors voyant ses attentats ,
Elle hésite , elle veut retourner sur ses pas ;
L'implacable remords s'élève dans son ame :
Bientôt , n'écoutant plus que sa funeste flamme ,
Vers ce lit odieux elle porte ses pas ;
Son père avec transport la reçoit dans ses bras ;
Par de tendres discours , la flatte , la rassure ,
Lui donne des baisers dont frémit la nature.
Jusques au fond du coeur sa fille a tressailli
Et cet affreux inceste enfin est accompli.
;
O nuit , ô nuit horrible ! ô des nuits la plus sombre !
Que n'as-tu renfermé ce secret dans ton ombre !
Cependant du soleil devançant le retour ,
Pour dérober son crime à la clarté du jour ,
Myrrha fuit en tremblant ; et , dans son sein coupable ,
Porte de son amour le fruit abominable :
Mais ses desirs encor ne sont point satisfaits ;
Une nouvelle nuit vit de nouveaux forfaits ;
Une troisième nuit elle y retourne encore ,
Et toujours de ses bras s'arrache avant l'aurore.
Sans soupçons , sans remords , enflammé de desirs ,
Cinyre , chaque nuit s'enivrait de plaisirs ,
Lorsque , las de jouir d'une amante inconnue ,
Portant sur ses attraits une indiscrète
Il reconnut enfin sa fille et son erreur .
vue
Il succombe à l'excès de sa juste douleur :
Il veut , dans le transport dont son ame est frappée ,
Dans son sein criminel enfoncer son épée.
Myrrha , loin du palais précipite ses pas ,
Et l'ombre de la nuit la dérobe au trépas ;
Elie parcourt les champs , les forêts , les montagnes ;
Elle quitte bientôt ces fertiles campagnes
Où l'heureuse Arabie , au milieu des hivers ,
Voit couronner de fleurs ses palmiers toujours verts .
L 12
528 MERCURE DE FRANCE ,
Cependant de la nuit l'inconstante carrière ,
Avait neuf fois vu naître et mourir sa lumière?
Myrrha fuyait encor crrante et sans dessein ;
Aux champs des Sabéens elle s'arrête er fin ;
C'est là que , terminant sa course appesantie ,
Redoutant le trépas et détestant la vie ,
Aux Dieux du repentir elle adressa ces voeux :
« O vous qui recevez les pleu s des malheureux !
» R gardez sans pitié le destin qui m'accable ;
» Punissez-moi , grands Dieux ! je suis assez coupable !
» Mais que j'erre ici bas ou sur les sombres bords ,
>> Mon crime va souiller les vivans ou les morts :
» Qu'un heureux changement de Myrrha les délivre ;
» Ordonnez , sans mourir , qu'elle cesse de vivre . »
A ces mots , que sa bouche à peine a prononcés ,
Les Dieux furent émus et ses voeux exaucés ;
En arbre au niême instant elle fut transformée ,
Sous une écorce épaisse elle fut renfermée ;
Ses pieds se roidissant , par des chemins nouveaux ,
S'étendent en racine , et ses bras en rameaux ;
Ses cheveux sont changés en un épais feuillage ,
Et déjà les oiseaux chantent sous son ombrage,
On voit cet arbre encor sensible à ses malheurs ,
Porter le nom de myrrhe et répandre des pleurs .
Par l'auteur de CEIx et ALcioné.
LES BANQUETS D'APOLLON,
FOLIE D'UN
TROUBADOUR.
Aux banquets d'Apollon , tous les jours invité ,
J'y chante tour à tour chaque divinité .
Ici , de Jupiter je célèbre la gloire ;
Là , de Mars sur Vénus l'insanglante victoire.
Si je veux de Junon obtenir un coup d'oeil ,
J'enfle des vers pompeux qui renflent son orgueil ;
PRAIRIAL AN XII. 529
- Pallas veut qu'on la loue avec plus de réserve ;
Mais de l'encens toujours : il plaît même à Minerve ;
Et les dieux en cela semblables aux mortels ,
S'il n'était point d'encens, ne voudraient point d'autels.
Vénus m'offre un baiser , si , gagnant la gageure ,
J'ajoute un seul attrait à ceux de sa ceinture :
J'accepte avec transport ; et , presqu'en un moment ,
Au lieu d'un seul baiser j'en ai mérité cent .
On veut les disputer , mais Jupiter ordonne
Qu'on me laisse jouir des charmes que je donne ,
El des plus doux trésors ravisseur fortuné ,
Je possède bientôt plus que je n'ai donné .
Des nouveaux mariés je fais l'épithalame :
Momus contre Vulcain me souffle une épigramme ;
Je la lance , et , d'abord chacun fort étonné ....
Mais Jupiter en rit , et je suis pardonné .
A ces festins des Dieux , le nectar souffre à peine
Qu'on tempère ses feux avec l'eau d'Hippocréne .
Tels sont les doux plaisirs des amis d'Apollon ,
Admis à ses banquets , dans le sacré vallon .
Les plus grands prosateurs , par un décret funeste ,
Ne peuvent se montrer dans cette cour céleste
Outon tient que leurs sons les plus mélodieux ,
Ne sont qu'un beau patois de la langue des dieux .
Platon , hors du Parnasse , assuré de nous plaire ,
Délasse des transports dont nous épuise Homère ;
Et Fénélon nous charme en calmant les ardeurs
Que le brûlant Racine alluma dans nos coeurs.
Tous ces auteurs fameux que la sagesse inspire ,
Du poète jamais n'ont le divin délire ;
Phoebus aime à les voir errer dans ses bosquets ,
Mais ils ne sont jamais admis à ses banquets.
Par M. A. J.
3
530 MERCURE DE FRANCE ;
ENIGM E,
Je ne suis point matérielle ;
La matière pourtant ne saurait exister
Un seul instant sans moi , ni moi sans elle ,
De la création je puis donc bien dater.
Mon inconstance est , sous le nom de mode ,
En grand honneur chez les Français.
Si je suis régulière , élégante ou commode ,
On me recherche , on m'admire et je plais .
Suis-je défectueuse ? à la belle nature
Viens-je à faire une exception ?
t
Du spectateur qui me censure
Je deviens la dérision .
L'aveugle au tact peut me connaître ;
Je me plie en tout sens au gré de l'ouvrier ;
Et par un effet singulier ,
Le même instant me voit et mourir et renaître.
P.***
LOGO GRIPHE.
COUPE mon chef , j'exprime la douleur ,
Et mon tout répand la frayeur.
CHARADE.
DANS le fond d'un marais , mon premier prend naissance ;
Le jeu de mon dernier plaît beaucoup à l'enfance ;
Et de mon tout , une fleur compose l'existence.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Ramoneur.
Celui du Logogriphe est Abois ( de cerf).
Celui de la Charade est Mort- alité,
PRAIRIAL AN XII. 531
Histoire comparée des Systèmes de Philosophie ,
relativement aux principes des connaissances
humaines ; par J. M. Degerando , correspondant
de l'Institut national de France , et de six
académies ou athénées . Trois volumes in - 8°. de
5 à 600 pages. Prix : 15 fr . , et 19 fr . 50 cent.
par la poste. A Paris , chez Henrichs , libraire ,
rue de la Loi , près le Théâtre-Français ; et chez
le Normant, imprimeur-libraire , rue des Prêtres
Saint - Germain- l'Auxerrois , nº . 42 .
Ce journal ne suffirait pas pour dire tout ce que E
contient l'ouvrage de M. Degerando , dont les sommaires
seuls forment une espèce de petit volume.
Il ne s'agit ici de rien moins que de l'analyse , de la
critique et de la comparaison de tous les systèmes
de philosophie grecque , syriaque , arabe , indienne
chinoise , hébraïque , romaine , anglaise , écossaise ,
allemande , italienne et française . Comment rendre
compte en quelques lignes de tant de rêveries ?
comment échapper au reproche d'être tranchant
dans ses décisions ? Il faut bien cependant se prononcer
en peu de mots , ne fût- ce que pour éviter
de procurer à mes lecteurs plus d'ennui encore
que je n'en ai moi -même éprouvé ; car plus on essaie
de resserrer ce qui est naturellement abstrait,
plus on le rend inintelligible.
Sans le vouloir , j'ai déjà jugé l'ouvrage de
M. Degerando : eh bien ! je ne me dédirai pas ; cet
ouvrage est extrêmement ennuyeux , mais rien ne
prouve davantage en faveur de la raison et de la
probité de l'auteur. Nos philosophes modernes
n'auraient pas eu tant de lecteurs s'ils avaient eu
plus de sagesse ; c'est par leurs extravagances qu'ils
532 MERCURE DE FRANCE ,
se sont mis à la portée de tous les esprits ; leurs livres
n'ont pas été prônés pour la métaphysique
qu'ils contiennent , mais parce qu'ils flattaient les
passions , et que tout le monde entend ce langage.
M. Degerando n'a mis dans ses trois volumes ni
anecdotes scandaleuses , ni déclamations contre les
lois , la religion et la morale ; il n'a parlé de la philosophie
qu'en métaphysicien : on ne le lira guères
en France ; mais il pourra être traduit en Allemagne
, et obtenir un grand succès dans toutes les universités
de ce pays . Pour nous autres Français , nous
voulons bien qu'on annonce la prétention de nous
instruire , mais c'est à condition qu'on nous amusera
; et toute philosophie qu'on ne peut pas résumer
en vaudevilles , ou faire entrer dans un roman ,
ne nous conviendra jamais .
On peut appliquer à tous les faiseurs de systèmes
( et les philosophes ne font pas autre chose ) ,
ce que Gil-Blas disait en parlant du docteur Sangrado
: « Ses raisonnemens paraissent géométri
» ques , et ses opinions singulières. » Cette réflexion
contient l'histoire de la philosophie ancienne et
moderne, et un jugement très- profond sur le style de
ceux qui argumentent . Ecoutez - les , lisez- les : leurs
raisonnemens s'enchaînent assez bien ; il y a de
l'ordre dans leur manière d'établir les preuves dont
ils veulent s'appuyer ; les conséquences qu'ils tirent
naissent naturellement des principes qu'ils ont posés
; tout est géométrique. Débarrassez leurs opinions
de tout cet entourage scientifique , examinezles
en elles - mêmes , vous ne trouvez plus que singularité
, folie , inconséquence ; et vous restez convaincu
que les principes établis pour former le raisonnement
, ne sont , pour les esprits faux ou vains ,
que des moyens avoués de déraisonner suivant les
règles . C'est sur-tout la vanité qui les égare ; voulant ex
pliquerpour les autres ce qu'ils ne comprennent point
PRAIRIAL AN XII. 533
eux-mêmes , ils inventent des expressions qui n'ont
pointdesens déterminé, ou ils attachent des idées nouvelles
et vagues aux expressions reçues ; et chaque
fois que leurs pensées se subtilisent au point qu'ils
en perdent eux -mêmes la conviction , ils se jettent
dans ces mots qui se prêtent à tout , parce qu'ils
ne signifient rien de positif. Ils font alors semblant.
de croire qu'ils se sont expliqués bien clairement ;
les fous de leur école assurent qu'en effet rien n'est
plus clair ; pour le prouver ils enfantent des volumes
qui font bientôt naitre d'autres volumes , lesquels
entrainent des discussions , des répliques , des
divisions , des animosités ; et lorsque le système est
passé de mode , on s'aperçoit que tant d'ouvrages ,
entrepris pour démontrer l'évidence d'un axiome
déclaré de prime abord incontestable , n'ont servi
qu'à ramener les esprits au même point d'où ils
étoient partis ; c'est -à- dire , au doute .
C'est au doute en effet que nous sommes revenus
en sortant d'un siècle tout philosophique ;
M. Degerando en convient , et cela l'effraie. Il est
persuadé que le doute absolu est trop contraire à
la nature humaine pour que notre esprit puisse s'y
fixer ; et il craint , si les philosophes tardent à élever
l'édifice de la vraie science , qu'ils ne soient devancés
par la crédulité . Ainsi , après tous les systèmes
philosophiques dont le souvenir nous est resté
depuis la création du monde , l'édifice de la vraie
science est encore à construire . Qui donc se chargera
de l'élever ? Les philosophes ? ils ne sont d'accord
sur rien , ni entre eux , ni avec eux - mêmes :
bâtir il faut un terrain , et tout est creux dans
leur empire. Qu'on les oblige seulement de définir
ce qu'ils entendent par la vraie science , ils vont se
disputer jusqu'à la consommation des siècles . S'ils.
pouvaient convenir d'un principe au- delà duquel
on ne remontera plus , l'ouvrage serait plus d'à moipour
534 MERCURE DE FRANCE ,
tié fait ; mais où trouver ce principe premier , cette
vérité primitive ? Tel était l'embarras il y a quelques
mille ans , tel il est encore aujourd'hui ; en dépit
du système de perfectibilité , nous n'avons pas encore
une seule vérité hors de discussion , à ne considérer
les choses que philosophiquement .
Cependant la connaissance de l'homme moral a
fait des progrès ; on ne peut le révoquer en doute :
à qui les doit -on , si ce n'est à une religion qui a
révélé à l'humanité toute sa faiblesse et le secret
de ses forces ? Ce qu'il nous est impossible d'expliquer
, cette religion nous ordonne de le regarder
comme un mystère ; elle pose des bornes à notre
raison , parce que notre raison est bornée ; elle
n'en met point à notre foi , parce que le doute est
contre notre nature , et que notre crédulité est infinie
; elle exige le sacrifice de cette portion de
notre orgueil dont nous n'avons jamais su rien
faire ; mais elle nous récompense amplement de
notre soumission , puisque tout est expliqué , tout
est positif pour quiconque croit qu'il n'arrive rien
dans le monde que selon les vues d'une éternelle
Providence . D'une grande vérité généralement reconnue
, il résulte , et cela doit être , une plus
grande union parmi les hommes , la vérité n'ayant
de prix réel qu'autant qu'elle sert à nous attacher
les uns aux autres . Qu'on me cite un système philosophique
qui ait contribué à maintenir l'homme
dans des dispositions sociales , autant que la religion
la plus grossière , et j'irai jusqu'à convenir que
le meilleur système philosophique est préférable
au système religieux le plus faux : jusque - là , la
philosophie me paraîtra toujours une pompeuse et
nuisible inutilité . Dans la religion la plus fausse , ik
y a du moins cette vérité irrécusable , que l'homme
reconnait quelque chose au -dessus de lui , tandis
que la philosophie se place sans cesse au-dessus,
"
PRAIRIAL AN XII. 535
de tout ; erreur commune à tous les systèmes qu'elle
enfante , erreur fondamentale d'où sortent tant
d'autres absurdités . J'ai parlé de la religion la plus
fausse , parce que la philosophie n'est pas digne
d'être comparée à une religion vraie , et qu'il ne
faut jamais assimiler des rêveries qui sont à peine
communes à quelques individus , à des dogmes religieux
qui font que le même jour , à la même
heure , des millions d'hommes occupés des mêmes
șoins , des mêmes idées , des mêmes espérances , se
réunissent tous dans la pensée du même Dieu . A
ne consulter que la raison , on reconnaît ici une
grande vérité , car il y a utilité et bienfait pour
l'humanité .
M. Degerando , pour ne choquer l'opinion d'aucun
de ses lecteurs , a cru pouvoir disposer son
sujet de manière à éviter de parler de la Divinité ,
et il
y est parvenu en ne comparant tous les systèmes
de philosophie que relativement aux principes
des connaissances humaines : j'avoue que je
ne suis pas assez versé dans ces matières , pour
comprendre ce que les métaphysiciens pensent
lorsqu'ils parlent des principes de nos connaissances.
Si nous portons en nous ces principes , de qui les
avons- nous reçus ? Si nous les recevons de la société
au milieu de laquelle nous naissons , de qui la société
les tient- elle ? Définir les principes de nos connaissances
sans l'intervention de la Divinité , me paraît
la plus grande de toutes les abstractions ; c'est
toujours rentrer dans la grande manie philosophique
, qui veut expliquer l'homme par l'homme ,
et qui s'obstine à chercher en lui la solution d'un
problême qui est au- dessus de lui.
Peut-être parviendrai-je à faire entendre à mes
lecteurs les opinions de M. Degerando , en les
dégageant de tous les termes de l'école , et en les
présentant le plus clairement possible : pendant la
536 MERCURE DE FRANCE :
lecture de ces trois volumes , je n'ai eu le courage
de surmonter entièrement l'ennui , que pour étudier
ce qui appartient directement à l'auteur . Il
est convaincu que jusqu'à présent la philosophie
prise en masse n'a produit que le doute , et que le
doute ne convient pas à l'esprit humain il cherche
:
des vérités primitives. Je souhaiterais de tout mon
coeur qu'il en rencontrât une bien claire , bien positive
; car avec une seule vérité de ce genre , l'histoire
du monde moral serait bientôt expliquée.
Pour arriver plus sûrement à son but , M. Degerando
pose en principe qu'il y a souvent de la
raison à ne raisonner pas du tout ; c'était aussi
l'avis de MM. de Port - Royal qui ont cent fois répété
qu'on cesserait de s'entendre si l'on s'avisait
jamais de vouloir tout analyser : l'exemple de notre
révolution n'a laissé aucun doute à cet égard .
M. Degerando pense que le raisonnement est un
instrument qui n'atteste que l'impuissance de l'esprit
humain, puisqu'un esprit sans limite verrait
tout et ne raisonnerait sur rien . Pour admettre la
vérité de cette assertion , il suffit de remarquer que
les hommes les plus sots sont ordinairement les
plus bavards , et que les ouvrages les plus longs,
sont toujours ceux qui contiennent le moins de
choses , témoins les livres de philosophie. Cependant
comment arriver à des vérités primitives ,
c'est- à- dire , comment établir des principes en métaphysique
sans le secours du raisonnement ? C'est
un tour de gibecière que je donne au plus fin , et
je laisserai l'auteur opérer lui- même .
Il ne s'agit point ici de preuves , de démons-
» trations ; il s'agit de reconnaitre un fait , non
» pas un fait éloigné , mais un fait présent et in-
» time. Il s'agit de s'entendre sur l'état de la ques-
» tion , d'en concevoir clairement les termes , de
descendre ensuite au fond de soi - même avec
PRAIRIAL AN XII. 537
» l'entière bonne foi qu'exige une question si grave.
» Il ne s'agit point d'établir que l'esprit humain
» peut connaître , d'expliquer comment il peut
» connaitre ; il s'agit de se rendre compte de ce
qui se passe en lui quand il exécute cette opé-
» ration à laquelle nous donnons le nom d'acte de
» la connaissance. »
»
Voici l'escamotage achevé , et l'acte de la connaissance
a brusquement passé devant votre esprit ,
tandis que l'opérateur tournait votre attention sur
toutes les choses dont il ne s'agissait pas . Si vous
demandez à l'auteur ce que les philosophes appellent
l'acte de la connaissance , il lui sera impossible de
vous le dire , parce qu'il croit l'entendre et ne
l'entend point ; mais il vous détaillera ce qu'il
appelle connaitre , ce qu'il appelle ne pas connaitre ;
et pour vous expliquer une chose brève et incompréhensible
, il se servira de beaucoup d'expressions
que vous comprendrez encore moins , comme le
moi , la permanence du moi , l'identité du moi ,
l'unité du moi , les connaissances modales , leurs
divisions et subdivisions ; et le dernier résultat que
vous tirerez de toutes ces explications , si vous avez
beaucoup de pénétration et de patience , c'est que
l'auteur est persuadé que nous ferions mieux de
consulter notre conscience que notre esprit.
que
Il a raison sans doute ; mais ce n'est point ici
une vérité primitive ; ce n'est qu'une vérité d'expérience
, une vérité très - secondaire . J. J. Rousseau
a bouleversé toutes les têtes en affirmant
nous avions une conscience naturelle : personne n'a
bien saisi son idée qui est complètement fausse ;
mais tout le monde a trouvé bon de l'adopter
parce qu'il y a toujours des arrangemens faciles
avec une conscience qu'on ne doit qu'à soi ; c'est
presque comme un directeur ; pourvu qu'on la
consulte et qu'on lui dise des douceurs , on est
538 MERCURE DE FRANCE ;
toujours certain de l'absolution . On aime beaucoup
ce genre de conscience dans les siècles d'hypocrisie
sentimentale et de corruption philosophique ; on
aimeaussi prodigieusement la morale , pourvu qu'elle
ne soit pas obligatoire. Il est si doux de se livrer
à ses passions en se persuadant qu'on est sage !
cela ne coûte aucun effort , l'amour-propre ne
souffre pas , les devoirs ne sont point à charge , les
obligations pénibles ; tout paraît bien dans un
monde dont on se fait toujours le centre . Si les désordres
particuliers qui n'ont plus de frein devien
nent plus forts que les gouvernemens , si le temps
des révolutions menace , on accuse ceux qui règnent ;
et lorsque les révolutions s'accomplissent au milieu
du carnage et des proscriptions , on accuse le
peuple ; car on ne peut jamais se persuader qu'avec
une conscience à soi , une morale à soi dont on
était parfaitement content , on ait en rien contribué
aux désordres publics. En un mot , chacun restant
le seul juge de ses actions , il arrive qu'on entend
tout le monde parler de ses malheurs , et personne
de ses fautes.
La vérité est qu'il n'y a point de conscience naturelle
; J. J. Rousseau le savait très-bien , puisqu'il
l'a dit positivement quand il est entré dans
son sujet de le dire. Dieu n'a rien confié à l'individu
, puisqu'il l'a créé pour la société ; c'est de la
société que nous recevons la faculté de distinguer
le bien et le mal ; c'est la conscience publique qui
forme la nôtre ; et nous ne cédons à l'empire de
la morale , que lorsqu'elle nous a été présentée dès
notre enfance comme obligatoire. Alors , si nous
voulons y échapper , nous sentons des remords :
nos passions peuvent bien nous y soustraire pendant
quelques instans ; mais il y a des retours certains,
parce qu'il y a de l'énergie dans les ames : tel est
en effet le spectacle qu'offrent les1 siècles religieux,
PRAIRIAL AN XII.
53g
7
Mais quand la philosophie a remis en discussion
les vertus et les vices , quand il n'y a de crimes
reconnus que ceux punis par la loi , il n'y a plus
de conscience individuelle , parce qu'il n'y a plus
de morale publique ; l'histoire est obligée d'inscrire
Jes forfaits , sans consoler l'humanité par l'exemple
des grands repentirs.
Ce que M. Degerando appelle l'acte de la connaissance
, ce que J.J. Rousseau désignait au besoin
sous le titre de conscience naturelle , ce que l'Allemagne
vient de recevoir de Kant sous le nom de
criticisme , ne forment que des variations d'un orgueil
obstiné à chercher dans l'individu ce qui n'est
vrai que dans la société , et dans la société formée
par la religion . Dans tout cela , il n'y a point de
vérités primitives , c'est- à-dire , de vérités que tout
homme , indépendamment de l'éducation qu'il a
reçue , puisse reconnaître en descendant en luimême
, de vérités qui soient incontestables pour
l'esprit , de vérités au -delà desquelles la curiosité
humaine ne puisse voir ou desirer voir encore quelque
chose . Les métaphysiciens sont libres d'inventer
des expressions , de changer le sens de celles
qui sont consacrées , et de crier au miracle comme
s'ils avaient fait de grandes découvertes ; on sait
que les philosophes se paient volontiers avec des
mots , et qu'à cet égard ils sont beaucoup plus
peuple qu'ils ne se l'imaginent ; mais nous resterons
malgré eux dans l'ignorance de ce qu'il ne nous importe
réellement point de savoir , et ce n'est jamais
en nous que nous trouverons l'explication de ce qui
est au-dessus de nous .
Du reste , tous les systèmes de philosophie , rassemblés
et comparés dans le même ouvrage , donnent
une idée assez juste de la position des maçons de la
tour de Babel , quand ils cessèrent de s'entendre :
ils durent parler bien haut , bien longuement , s'é540
MERCURE DE FRANCE ,
tonner les premiers des expressions dont ils se servaient
, s'exalter par l'impossibilité de se faire comprendre
, s'ennuyer réciproquement , et finir tous
par se persuader que ceux qui ne leur répondaient
pas dans le même langage étaient devenus fous.
En considérant l'ouvrage de M. Degerando de cette
manière , on éprouvera après l'avoir lu la satisfaction
de se retrouver seul avec son bon sens , et
l'on s'applaudira de n'avoir point assez d'esprit pour
attacher de l'importance à tant d'erreurs profondes.
FIÉVÉE.
Ossian, Barde du troisième siècle , poésies galliques en
vers français ; par P. M. L. Baour Lormian. Seconde
édition , corrigée et augmentée. Un vol . in - 18 . Prix :
I fr. 50 cent. , et 2 fr. par la poste. A Paris , de l'imprimerie
de Didot l'aîné ; et se trouve chez Capelle et
Renard , libraires , rue Jean-Jacques Rousseau ; et cher
le Normant , imprimeur-libraire , rue des Prêtres Saint-
Germain - l'Auxerrois , nº. 42.
Ce n'est pas ici le lieu de rappeler les doutes qui se
sont élevés sur l'authenticité des poésies d'Ossian . Que
M. Macpherson les ait trouvées chez les habitans de l'ancienne
Calédonie ; qu'il les ait embellies et développées ;
que même elles lai appartiennent absolument , c'est ce
qu'il est inutile d'examiner. Il suffit d'observer qu'au moment
où elles furent publiées , elles produisirent la plus
vive sensation ; qu'on les traduisit dans toutes les langues
de l'Europe , et qu'elles créerent , pour ainsi dire , une
nouvelle école . A quoi faut- il attribuer cette admiration
exagérée que l'on montra pour des poésies dont le merveilleux
est triste et monotone , et qui n'offrent , dans le
genre
PRAIRIAL AN XII.
genre descriptif, que des images sombres et toujours seme
blables ? Le goût qui dominait à la fin du dix -hunaèm
siècle , résoud facilement ce problème . La sation des
chefs - d'oeuvre poé iques avait donné du penchant pole
rêveries vagues que l'on décorait du nom de mélanco
on aimait à se livrer à la sensibilité minutieuse qui déguise
si adroitement l'égoïsme . Les philosophes ayant
présenté l'état de nature comme infiniment supérieur à
l'état de société , toute conception qui en offrai ; le tableau
devait plaire ; l'excès même de la corruption qui imposait
la nécessité de ranimer , par toute sorte de moyens , les
imagivations flétries , assurait le succès d'un poète suvage
qui avait du moins e mérite d'être original et nouveau .
REP.FRA
La mythologie d'Ossian est très - bornée . Les héros ,
après leur mort , si leurs exploits ont été chantés par un
Barde , vont habiter les nuages . Au milieu des tempêtes
d'un ciel nébuleux , ils se livrent aux goûts qui les ont
occupés pendant leur vie ; leur consolation est de voir les
belies actions de leurs descendans Quelquefois ils leur
apparaissent , soit pour prédire leur sort , soit pour animer
ou calmer leur fureur . Quand un héros est tombé , la harpe
qui est dans son palais rend un son triste et plaintif ; ees
amis le pleurent , et sa maîtresse le suit ordinairement.
Si le héros n'a point été chanté par un Barde , son ame ne va
point habiter le séjour aérien ; elle fait partie des vapeurs
qui s'élèvent sur les ondes du lac Légo . On sent combien
les Bardes devaient inspirer de respect , puisque d'eux
seuls dépendait l'avenir des héros . Les seules descriptions
que l'on trouve dans Ossian , sont celles d'un climat froid ,
exposé aux brouillards et aux orages. Le désordre des
élémens donne au Barde de grandes idées ; mais ces idées
reviennent sans cesse , et leur monotonie ne peut produire
que l'ennui et la fatigue . Cependant on remarque , en général
, dans les héros de ces poésies un courage et une
résignation tranquilles qui élèvent l'ame ; le souvenir des
temps passés consacré dans leurs chants , donne lieu des
5.
cen
LI
542 MERCURE DE FRANCE ,
images touchantes ; et leurs poëma , qui presque tous
sont des complaintes sur la mort de leurs guerriers , respirent
quelquefois une sensibilité vraie.
Aucun homme de goût n'a méconnu ce genre de beauté
dans les poésies d'Ossian . On peut en lire avec plaisir
quelques fragmens à de longs intervalles ; mais à moins
que d'avoir un penchant décidé pour ces rêveries vagues
qui ne laissent dans l'imagination aucune impression déterminée
, il est impossible de suivre le Barde dans la
monotone uniformité de ses pensées et de ses images.
:
On est habitué à voir les éditeurs et les traducteurs faire
de pompeux éloges des ouvrages auxquels ils ont consacré
leurs soins une conduite opposée seroit inconséquente!
Quand on commente ou quand on traduit , on est ordinairement
convaincu que le livre sur lequel on s'exerce
mérite le travail qu'on s'est imposé . Il faut donc peu s'étonner
si M. Baour surpasse dans son admiration les plus
grands amateurs d'Ossian .
Il parle de l'effet que produisent les poésies du Barde.
Quand vous quittez la lecture d'Homère ou de Virgile
votre imagination est enflammée par l'héroïsme qui domine
dans les principaux caractères ; votre esprit est enchanté
par les descriptions et par la richesse des images ;
il reste dans votre ame de profondes impressions. De
l'aveu de M. Baour , Ossian produit des sensations différentes
. « Lorsqu'on examine attentivement ses tableaux ,
dit- il , on s'oublie , on se transporte dans les contrées
» qu'il habita ; on voit le mont escarpé , le pin solitaire ,
» la sombre forêt ; on entend l'aboiement du dogue , le
» cri de l'aigle ; on marche au fracas du torrent , aux
» lueurs de la tempête ; et quand l'illusion finit avec la
» peinture , on ne croit pas avoir lu , il semble que l'on
» ait rêvé. »
Voilà donc le résultat de ces grandes images d'Ossian
; l'irrégularité de ses conceptions , la tristesse de
Bes pensées , le retour éternel de ses tableaux ébauPRAIRIAL
AN XII. " 543.
chés , produit l'effet d'un mauvais rêve. Que l'on s'en
rapporte à M. Baour , et que l'on se figure avoir vu eenn,
songe les objets dont il parle , on conviendra que l'on a
eu une nuit pénible . Sont - ce là les sensations que doit
produire la poésie ?
Le traducteur ne borne point là les éloges qu'il donne
à son modèle ; il le met , sans scrupule , à côté des plus
grands poètes et des philosophes modernes. « Détruisez
» dit- il , l'uniformité , l'irrégularité de ses tableaux ; ajou-
> tèz aux maximes simples de sa morale , et vous aurez .,
>> presque un poète de la cour d'Auguste , un philosophe
» du dix- huitième siècle . » Il est difficile d'accorder ces
deux espèces d'éloges , car on sait qu'il y a une grande
différence entre Horace et Virgile , et les philosophes modernes.
Comment Ossian peut - il les mériter ? c'est ce que
ne dit pas M. Baour. On ne voit pas quel rapport les complaintes
d'une Sulmala , d'une Minona peuvent avoir avec
le IV livre de l'Enéide; mais on aperçoit qu'il pourrait
bien y avoir un point de contact entre Ossian et un philosophe
du dix-huitième siècle , puisque ni l'un ni l'autre
n'admet d'idées religieuses . Quelques grands esprits seulement
trouveront le Barde inférieur aux philosophes ,
parce qu'il ne s'élève pas comme eux jusqu'au matérialisme.
La bataille de Téniora est le poëme le plus étendu de cè
recueil ; le sujet est intéressant et héroïque : la haine de
Fingal contre Caïrbar se trouve fondée sur les motifs les
plus nobles ; et la lutte de ces deux guerriers peut donner
lieu à des peintures dignes de l'épopée . Cependant , on
remarque dans ce poëme la même monotonie que dans les
autres poésies galliques ; aucun événement n'est préparé
avec art ; les descriptions ne sont point variées ; et il
règne dans les caractères une triste uniformité. Le
sonnage de Cathmor est celui que les amateurs d'Ossian
ont le plus admiré ; c'est le frère de Cairbar : sa générosité
fait un contraste assez frappant avec la scélératesse
de celui dont il est obligé de défendre la cause.
per-
L12
544 MERCURE DE FRANCE ,
Le traducteur en prose des poésies d'Ossian vante beau-'
coup ce caractère . « On ne trouve point , dit il , dans'
» toutes les anciennes poésies galliques , de plus beau ca-
» ractère que celui de Cathmor ; son humanité , sa gé-
» nérosité , sa valèur , en font un héros accompli ; et son
>> attachement pour Cairbar est le seul reproché que
l'on puisse lui faire . »
Il était naturel que M. Baour , qui a traduit en vers ,
fût encore plus prodigue d'éloges ; il copie à peu près ce
passage de M. Hill ; il n'y change que quelques mots pour
donner à Cathmor la supériorité sur les héros de tous les
poëmes épiques. « On ne trouve , dit M. Baour, dans aucun
» poëme connu , de plus beau caractère que celui de Cath-
» mor : son humanité, sa bravourè, sa générosité , en font
» un héros accompli ; et son attachement pour le láchè
» Caïrbar est le seul reproche que l'on puisse lui faire. »
On ne voit pas ce que l'épithète de láche , donnée à
Chïrbar , et le mot de bravoure substitué à celui de valeur,
peuvent ajouter à la phrase de M. Hill ; mais on doit relever
cette assertion étrange , qu'il ne se trouve dans aucun
poète connu un caractère aussi beau que celui de Cathmor.
Le traducteur en prose a été beaucoup plus circonspect ;
on lui accordera volontiers que ce héros l'emporte sur les
autres personnages d'Ossian ; jamais il n'y aura de dispute
bien vive pour savoir quel était le plus généreux , ou
de Carthon , ou de Gaul , ou de Caïrbar , ou de Cuchullin .
Ceux qui ne sont pas très - familliers avec Ossian , seront
peut- être curieux de connaître en quoi consiste ce caractère
que l'on annonce avec tant d'enthousiasme . Cathmor ,
dont le frère a été tué dans le premier combat , refuse d'attaquer
de nuit le camp de Fingal . Ce refus serait véritablement
héroïque , si le héros n'avait l'air de craindre
la vigilance de son ennemi :
Quoi ! lui répond Cathmor , veux-tu frapper dans l'ombre ?
Les guerriers de Morven sont-ils en si grand nombre?
Un héros doit combattre à la clarté des cieux.
Fingal , d'ailleurs , Fingal n'a point fermé ses yeux :
PRAIRIAL AN XII. 545
Il veille sur le mont , comme un aigle rapide ,
Qu'environnent les vents sur un rocher aride .
Demain je combattrai suivi de mes tribus .
On voit que le principal motif de Cathmor , pour ne
pas attaquer , est la certitude où il se trouve que Fingal
veille sur le mont . Jusque- là , il n'y a dans sa conduite.
rien de bien héroïque , ni de bien généreux . Il obtient de
Fingal que les Bardes chantent sur le tombeau de Caïrbar ;
' c'était , comme nous l'avons dit , un devoir sacré que l'on
rendait aux morts. Cathmor , en le sollicitant pour son
frère , ne s'élève pas au - dessus de la générosité la plus
commune. Il découvre ensuite Sulmala , qui s'est déguisée
pour le suivre. Il la regarde , ne lui dit rien , et s'éloigne .
Il résiste aux prières qu'elle lui adresse , pour le disposer
à la paix , et trouve bientôt la mort dans un combat décisif.
Son ombre apparaît à sa maîtresse , qui meurt de
douleur.
8
,
Ce sont pourtant ces conceptions vagues et communes ,
'que l'on voudrait opposer aux conceptions sublimes
d'Homère , de Virgile et du Tas- e. Cette froide mélancolie
, ce courage passif , qui distinguent le sauvage
Cathmor , peuvent - ils être comparés à l'héroïsme des
personnages de l'Iliade , à la douce sensibilité qui respire
dans les caractères de Nisus , d'Euriale , du bon roi
Evandre , et même du fier Mézence ; à la galanterie noble
et chevaleresque de Renaud et de Tancrède ? Le souvenir
seul de ces chefs- d'oeuvre rend inutile toute discussion .
Le poëme de Témora étant d'une certaine étendue ,
'on avait lieu d'espérer qu'il serait travaillé avec plus de
soin que les autres fragmens qui composent ce recueil .
M. Baour , en le réduisant à six chan s , pouvait supprimer
tous les détails inutiles , et développer les morceaux dignes
d'inspirer quelque intérêt . On voit avec peine qu'il
s'est presque toujours borné à versifier la traduction en
prose. Son attention à en conserver les expressions , à en
suivre les mouvemens , donne à sa versification quelque
3
546 MERCURE DE FRANCE,
chose de gêné , et les images perdent presque toujours
cette hardiesse et cet abanion qui en font le charme
principal. Quelques exemples suffiroat pour le prouver .
Cathmor arrive au camp de son frère ; toute l'armée est
dans la joie ; voici comme le traducteur en prose rend
cette image : « Nous entendîmes leurs chants d'alégresse ;
» nous crûmes que le vaillant Cathmor était arrivé ;
» Cathmor , l'ami des étrangers , le frère du farouche
» Caïrbar : que leurs ames étaient différentes ! celle de
>> Cathmor était pure comme la lumière des cieux. »
Le poète imite ainsi :
Nous cependant surpris de ces transports joyeux ,
Nous croyons que le roi , suspendant sa colère ,
Célébrait le retour de son généreux frère .
Tous deux doivent leur rang aux plus nobles aïeux ;
Mais combien en vertus ils diffèrent tous deux !
L'ame de Caïrbar était la nuit profonde ;
Et l'ame de Cathmor, le jour qui brillé au monde.
Au premier coup d'oeil , on a pu voir que la traduction
en prose est beaucoup plus naturelle que l'imitation en
vers . Si l'on examine avec plus de soin , on remarquera
dans la dernière des défauts essentiels . Caïrbar et Cathmor
ne different point en vertu : l'un est un monstre , l'autre
est un brave guerrier ; il fallait , comme le prosateur , se
borner à dire que leurs ames étaient différentes. L'antithèse
qui suit n'est pas plus heureuse . On a dit souvent
que l'ame d'un scélérat était ténébreuse , mais jamais on
n'a du dire qu'elle était la nuit profonde. La métaphore
de l'ame de Cathmor , qui se trouve être le jour , est bien
moins vrais que la comparaison employée par le traducteur
en prose.
Caïrbar brave Oscar ; celui- ci lui répond fièrement :
« Ton visage sombre et farouche ne peut m'effrayer , tes
» yeux ne lancent point les foudres de la mort ; me vois - tu
» frisonner au bruit de ton bouclier ? les chants d'Olla
>> me font-ils trembler ? Non ; Caïrbar peut épouvanter le
» faible ; Oscar est un rocher. »
PRAIRIAL
547
*
AN XII.
M. Baour affaiblit , dans ses vers , cette réponse énergique
:
Que m'importe ta rage et tes chants assassins ?
Me vois-tu frissonner au bruit de ton armure?
Me crois-tu lejouet de ta láche imposture ?
Que le faible te voie et coure se cacher ,
Je n'en suis point supris .... Oscar est un rocher.
Le mot assassin ne peut s'employer adjectivement. Le
poète a supprimé l'image des yeux de Caïrbar , qui lanrent
la foudre , pour y substituer un vers insignifiant .
Passant ensuite au trait qui termine ce morceau , il le dénature
presque entièrement. Dans l'original , Caïrbar est
présenté comme ne pouvant effrayer que les faibles :
que fera-t -il contre Oscar , qui est un rocher? L'image est
belle et juste. Le poète la gâte en l'étendant . Qu'est- il besoin
de savoir que le faible courra se cacher ? Pourquoi
Oscar ajoute-t- il qu'il n'en sera pas surpris ? Ces mots
parasites ne détruisent - ils pas l'effet du dernier trait , qui
n'est plus amené convenablement ?
Nous ne multiplierons pas davantage les citations de ce
genre ; elles nécessiteraient des rapprochemens et des observations
minutieuses qui pourraient fatiguer nos lecteurs.
Nous nous bornerons à regretter que M, Baour se
soit trop asservi à versifier de la prose , et qu'il n'ait pas
eu l'heureuse hardiesse d'embellir son sujet .
Dans les poëmes épiques , les revues des grandes armées
donnent lieu au poète de faire de belles descriptions , et de
peindre des moeurs et des usages différens . On en voit de
célèbres exemples dans l'Iliade et dans la Jérusalem
délivrée. Il se trouve un morceau de ce genre dans la baaille
de Témora ; mais la sécheresse de cette peinture
prouve combien le Barde est inférieur aux grands poètes.
In cette occasion , M. Baour ne le traduit que trop littéalement.
Là sont Clonor , Donscar , des braves redoutés ,
Et le jeune Hidallan cher à tant de beautés .
Sous son casque de fer , Cormor aux traits farouches ,
Voile un front téméraire et roule des yeux louches.
548 MERCURE DE FRANCE ,
Le regard de M thos est plus terrible encor .
A leurs côtés , Foldath brandit sa lance d'or;
Homicide guerrier , il a oif du carn.ge ,
Et le dé ain toujours perce dans son langage :
D'autres , non moins fameux , environnent leur roi.
Nous ne ferons point d'observation sur l'extrême dureté
de ces veis ; nous remarquerons seulement qu'aucun des
guerriers n'est peint avec des co leurs qui le caractérisent.
Qu'importe que Cormor roule des yeux louches sous un
casque de fer ? cela fait - il connaître son caractère ? Le
Tasse a présenté Ism n avec cette difformité hideuse ; mais
les a tres traits de l'enchanteur s'accordent avec c lui là ,
et laissent de lui une idée juste et préc se . D'ailleurs ,
quand il n'y a aucune nécessité , le goût prescrit d'éviter
de donner même aux scélérats une figure trop difforme.
En général , dans tout ce qui est image ou sentimens , les
vers de M. Baour ont le double défaut de la faiblesse et de
la dureté il a été plus heureux dans la manière dont il a
rendu quelques idées morales ; la tirade suivante , quoique
peu animée , n'offre presque rien de répréhensible .
Qu lle fatale erreur t'entraîne ,
Homme faible et présomptueux ?
Pourquoi ces palais fastueux ?
Le temps , dans sa course incertaine ,
Traverse tes soins et tes voeux .
Aujourd'hui rayonnant de joie ,
Du haut de tes superbes tours ,
Ton regard auloin se déploie ,
Et de ta plaine immense embrasse les contours ;
Du voile des sombres années ,
Demain tu dormiras couvert ;
Et dans ces tours abandonnées ,
Sifflera le vent du désert .
Cette idée perd une partie de sa grandeur par l'absence
de la divinité Si , comme dans le pseaume XLVIII , si lien
paraphias par J. B. Rousseau , le poète montrait le nant
de la gloire de l'homme en paralelle avec la puissance de
Dieu , il n'aurait pas ce vague de pensées qu'on lu a
justement reproché .
PRAIRIAL AN XII. 549
Parmi les défauts de l'ouvrage que nous annonçons ,
une partie tient au génie de l'auteur original , l'autre au
peu de soin de l'imitateur. Nous croyons les avoir suffisamment
indiqués ; et nous pensons que les amateurs
d'Ossian préféreront toujours la traduction en prose , qui
du moins rend avec assez d'exactitude le petit nombre de
beautés que l'on trouve dans les chants du Barde .
P.
Pierre-le -Grand , tragédie en cinq actes , par M. Carrion-
Nisas. A Paris , chez Baudouin , imprimeur-libraire ,
rue de Grenelle Saint - Germain , no. 1151 ; et chez
le Normant , imprimeur- libraire , rue des Prêtres Saint-
Germain-l'Auxerrois , n°. 42.
LA lecture de Pierre - le- Grand a changé très-peu de
close à l'idée que nous en avait donné la représentation ;
e'le nous a seulement laissé voir quelques beautés de détails
, et aussi quelques défauts que le tumu te nous avait
dérobés. L'auteur a fait de l'évêque Gléboff un misérable
bien plus odieux que Mathan , un scélérat plus vil que
Narcisse. Ce pontife conspire d'abord contre son maître ,
le croyant déterminé a supprimer , comme trop dangereuse
, la dignité de patriarche à laquelle aspire son ambition
. Ma s le czar la lui confère , en déclarant 74 c'est
une exception qui n'aura lieu que pour lui . Peu après 1 le
charge d'assembler un concile , pour juger le prince
Alexis. Le cafard , se voyant patria che , est ébranlé . Il
se demande , en sortant : que feras-tu , Gléboff? Quand
il reparaît , il a pris son parti . Satisfait de son élévation ,
il annonce qu'il devient à ce prix l'appui du diadême.
Mais la première femme du czar , Eudoxie , pouvait révéler
le secret de sa conspiration ; il la fait expédier par un
550 MERCURE DE FRANCE ;
assassin , dont il se débarrasse aussi , pour que son secret
ne transpire pas , et dresse contre Alexis , son complice ,
un arrêt tel que Pierre l'attend , c'est- à-dire un arrêt de
mort , parce que son salut , à lui , veut la perte ou du père
ou du fils , et qu'il importe peu lequel régnera ,
Pourvu que des autels l'éclat soit rehaussé .
Il apprend que sa fourbe est découverte ; qu'Ivan a tout
révélé à l'instant de sa mort. Alors il change de plan . Il
fait croire à Alexis que c'est le czar qui a tué Eudoxie , et
engage Pierre à se transporter au concile , où il se propose
de l'assassiner . Pierre s'approche du lieu de la séance ,
après avoir dispersé sa garde et presque seul , dans un
moment où une conjuration vient d'éclater , et où l'on
combat encore. Alexis , s'adressant à l'ombre de sa mère :
Je vais venger ta mort par un coup plus affreux .
et de peur que son père n'échappe à ce coup effectivement
très-affreux , il dit aux pères du concile :
Si cette main s'égare ,
Revenez sur mon corps immoler le bar are.
et à Gléboff : Levez les mains au ciel , cher Gleboff.
Alexis ne balance pas un moment , n'a pas un remords ,
et traite d'odieux esclave Menzikoff , dont l'audace l'arréte.
Après qu'Alexis a refusé sa grace , à laquelle on ne
mettait d'autre condition qu'un serment de fidélité , il est
entraîné au supplice , dont son père a signé l'arrêt en sa
présence , et il prononce en sortant cette effroyable imprécation
:
Tyran, si mon supplice est prêt avant le tien ,
Assouvis ta fureur ; ton sang suivra le mien :
Oui , je rejoins ma mère , et tous deux à Dieu même
Nous demandons pour toi la mort et l'anathême.
Le czar lui avait cependant appris que ce n'était pas lui ,
mais le détestable Gléboff qui avait fait périr sa mère . Il
PRAIRIAL AN XII. 551
est vrai qu'elle avait encore à se plaindre de sa répudiation ;
mais était -ce assez pour appeler sur la tête du monarque ,
la mort et l'anathême ?
Il paraît que l'auteur a le projet de faire continuer les
représentations de sa pièce. Nous doutons qu'on puisse
tolérer la cafarderie du patriarche , et la démence parricide
d'Alexis , qui veut tuer son père pour le punir d'avoir introduit
des arts utiles dans ses états. Il fallait tâcher d'intéresser
pour le père sans faire du fils un fou atroce.
Il est heureux pour l'auteur qu'on n'ait pas remarqué
Catherine se cachant derrière le fauteuil du czar ; qu'on
n'ait pas entendu le prince disant :
Toi -même Catherine .
Vous m'abandonnez tous !
· • •
et Catherine répondant ( en se montrant ) :
Elle est auprès de vous.
Nous croyons que ce trait de comédie eût excité la gaieté
du parterre ; ce qui est plus fâcheux que les sifflets .
L'auteur a réclamé justement contre les citations inexactes
faites dans le Mercure du 26 mai , de trois ou quatre
vers de sa tragédie. Nous voyons , par nos yeux , que nos
oreilles ou notre mémoire nous ont trompés ; mais nous
avons acquis aussi la triste certitude que nous n'avons pas
eu tort de trouver dans le style de cette pièce , en général ,
beaucoup d'inégalités , peu de correction , et rarement le
ton de la tragédie . Nous en citerons plusieurs preuves , et
nous les prendrons quelquefois dans des vers qu'on appelle
àprétention :
Remplace un maître injuste ; et viens prendre ton rang ,
S'il est mort sur sa tombe , et s'il vit dans son sang.
C'est tout au plus si cela est intelligible . Prendre un rang
dans le sang est , certes , une phrase bien étrange .
A leurs mains, à leurs yeux je me suis échappé .
552 MERCURE DE FRANCE,
"
Je me suis échappé à leurs mains est une inadvertance
grammaticale. On dit : J'ai échappé à leurs mains , ouje
me suis échappé de leurs mains.
Fonder un règne est encore une expression inexacte
ambitieuse. On fonde un royaume , non pas un règne.
Que j'aime , cher Lefort ,
Pour un prince si grand ce fidèle transport !
Fidèle est une épithète qui affaiblit le substantif qu'elle
accompagne. Ailleurs on trouve encore un dévouement
fidele. Dans un autre endroit , sa froide pensée.
A quels excès honteux ne s'est pas emporté
Des murmures , des cris le délire effronté !
Là , le russe du czar demande avec ardeur
Tout haut l'heureux succès , et tout bas le malheur.
De leurs hideux exploits le cours impétueux.
Les cris et les murmures du parterre avaient justement
réprouvé ces vers peu harmonieux , et remplis de termés
impropres . Celui - ci :
Demain son czar lui rend toute sa liberté.
est bien dur. Il y en a un très - grand nombre de ce genre.
Un plus grand nombre encore de faibles et de trop prosaïques.
Je liens de Lefort
Qu'aujourd'hui , dans ces murs , va paraître mon père.
Je tiens de Lefort est d'un style de gazette . Voici qui est
bien pire.
Loi trop digne en effet du code des tartares ;
L'horreur des étrangers est le sceau des barbares .
Cela est absolument inintelligible pour nous.
Dans ces àpres climats qui fixa mon séjour ?
Est- ce le vain éclat dont le czar me décore ?
Qui , en ce sens , ne peut se dire des que personnes et
non des choses . Qui , au lieu de quelle chose , de quoi , de
PRAIRIAL AN XII. 553
qu'est- ce qui , est une mauvaise locution de quelques provinces
, où l'on dit de qui , lorsqu'on veut dire de quoi
vous plaignez - vous ?
Et ce cri d'âge en âge
De nos tristes enfans deviendra l'héritage .
forme une
Le cri du peuple qui devient un héritage ,
image incohérente. Phèdre dit , en parlant de son nom ,
de la réputation qu'elle laissera :
Pour mes tristes enfans , quel affreux héritage !
On dirait très -bien aussi , la haine du peuple deviendra
leur héritage ; mais ce mot ne peut s'allier avec celui de cri.
Quelquefois l'auteur pèche , non seulement par le style ,
mais par un défaut de justesse , de convenance , par l'exagération
des idées ; comme lorsqu'il dit deux fois de suite.
du czar : Il est mort ou vainqueur. On sait que Pierre survécut
à plusieurs de ses défaites , et que l'héroïsme ne consiste
pas à se tuer quand on éprouve un revers .
Je n'aime pas que Menzikoff recommande au fils du
ezar , comme à un petit garçon , plus de docilité, de soins,
de complaisance envers son père. Ce qui me semble bien
plus déplacé , c'est la rodomontade de Lefort . Alexis allait
lui adresser la parole , et n'avait encore pu prononcer que
ces deux mots : Pour vous..... lorsque Lefort l'interrompt
mialhonnêtement :
Prince , arrêtez , vous n'êtes point mon maître.
Je pourrai quelque jour périr votre victime ;
A vivre sous vos lois rien ne peut m'obliger.
Estimez ma franchise.
Ce langage est d'un matamore . Lefort a coupé la parole
au fils de son maître pour le braver , avant de savoir ce
qu'il allait lui dire . Il ne me semble pas convenable non
plus qu'un homme , quel qu'il soit , avertisse et ordonne en
quelque sorte de l'estimer.
་
554 MERCURE DE FRANCE ,
C'est aussi un défaut de convenance de la part de Menzikoff,
en parlant au czar , après lui avoir dit qu'il lui devait
tout , de mettre la chose en doute , en ajoutant :
Si Menzikoff peut-être est votre heureux ouvrage.
Pierre , à son tour , parle en capitan , lorsqu'il prétend
que sa flotte est
Des vents et des ondes maîtresse .
On n'a jamais connu de telle flotte.
On pourrait citer plus d'un exemple de cette enflure :
PIERRE ( à son épouse ) .
Le trône à vos vertus est un prix mérité.
CATHERINE .
C'est trop , seigneur……..
PIERRE.
Sortez de cette erreur profonde ;
Le ciel vous fit pour moi , comme moi pour le monde.
Voilà encore une interruption avant que l'interlocuteur
Il est clair
que ait faire connaître sa pensée,
pu
l'erreur
profonde de Catherine , qui n'a pu s'expliquer
, est là pour
Ja rime , et que ce n'est pas à Pierre qu'il peut convenir de
dire qu'il estfait pour le monde .
Catherine aussi interrompt le patriarche , sans lui donner
le temps de s'expliquer , et répond à ce qu'il n'a pas
dit , ni peut - être pensé ; elle lui promet son estime , s'il
veut faire ses efforts pour sauver Alexis :
Ce langage , madame....
GLEBOFF.
CATHERINE.
En seriez -vous surpris ?
Si de tels sentimens vous pouvaient étonner ,
C'est à vous de rougir , à moi de m'indigner.
PRAIRIAL AN XII. 555
La grammairc exigerait peuvent, au lieu de pouvaient.
Gléboff, après cette belle tirade , répond qu'il ne s'étonne
point de ce langage , qu'il l'admire : c'est ce que Catherine
aurait su , si elle avait voulu le laisser finir sa phrase. Ces
interruptions , dont le but est de fournir à un interlocuteur
le prétexte de débiter quelque couplet brillant , sont un défaut
d'art trop visible , et trop commun dans beaucoup de
drames modernes .
Il s'en faut beaucoup que nous ayons cité tout ce qui
nous a paru repréhensible dans cette pièce : même dans ce
qu'elle a de mieux écrit , il se trouve des incorrections
qui supposent , ou que l'auteur n'a pas consulté quelques
amis , ou qu'il n'en a pas trouvé de sincères. Je donnerai
pour exemple une des tirades les plus vigoureuses du
drame ; il parle du Russe :
Toujours prêt à porter sa brutale insolence
De l'extrême esclavage à l'extrême licence.
On le verrait en foule , à d'indignes hasards ,
Du premier imposteur suivre les étendards ,
Encenser ce qu'il hait , briser ce qu'il adore ,
Détester ses fureurs , s'y replonger encore ,
Et menacer toujours , sí ce bras irrité
N'eût mis un frein terrible à leur férocité .
Quoiqu'on substitue très - bien le singulier au pluriel , je
ne sais si le Russe qui court enfoule n'a pas quelque chose
de trop discordant . Je doute aussi que suivre des étendards
à des hasards soit une expression élégante , ou même correcte.
Se replonger dans des fureurs n'est peut-être pas
plus exact. Leurférocité est une distraction ; il fallait sa
férocité. Bras secourable eût mieux rendu la pensée de
l'auteur, que bras irrité. Du reste , le dernier vers est beau ;
celui-ci l'est encore davantage :
J'eusse été plus cruel , étant moins rigoureux.
556 MERCURE DE FRANCE ,
Dans la même scène ( la 5° du 3º acte ) , il se trouve des
morceaux entiers qui n'ont point de taches , et qui ont de
la verve :
Mon siècle en vain s'oppose à sa félicité ;
J'en appelle sans crainte à la postérité :
Elle est l'espoir d'un roi dont la gloire est l'idole ,
Au sein des durs travaux cet espoir le console ;
Et loin dans l'avenir , au vulgaire caché ,
Lui montre le seul bien dont son coeur soit touché .
Le seul qu'il obtiendra . ·
On le menace au trône , on l'invoque au tombeau.
C'est pour toi que des arts s'allume le flambeau.
Suis cet astre propice , et marche à sa lumière .
Change avec l'univers , qui change autour de toi.
Beaucoup d'autres vers , que nous pourrions rapporter
encore , et dont nous avons fait connaître quelques - uns
dans le N° du 26 mai , prouvent que l'auteur a quelquefois
de l'élévation dans les pensées , de l'énergie et de la noblesse
dans l'expression ; mais son style manque trop souvent
d'harmonie , de correction et d'élégance. Les deux premiers
actes de sa pièce sont trop vides ; il y a de l'intérêt
dans le 3 et le 4 : dans le dernier , beaucoup de mouvement
, de fracas , des invraisemblances , et une froide
atrocité . Sans de grands changemens , nous ne pensons pas
qu'elle puisse réussir devant un tribunal impartial et attentif.
Au reste , une bonne tragédie est une oeuvre si prodigieusement
difficile , que celui même qui ne réussit qu'à
faire quelques bonnes scènes , a droit encore à l'estime : il
serait donc injuste d'en refuser à l'auteur de Pierre le
Grand. Et toutefois , si cette production est , comme il le
dit , le nec plus ultrà de ses forces , nous craignons qu'il
n'obtienne jamais que de médiocres succès dans la carrière
dramatique .
Cinquième
PRAIRIAL AN XII
Cinquième livraison du Répertoire du Théatre Français
composée des tomes XIII , XIV et XV ; contenant les
pièces de la Chaussée , Boissy , Gresset , la Noue de
Bièvre , Imbert et Fabre d'Eglantine , et terminant tout
ce qui concerne les comédies en cinq actes.
On ne peut reprocher aux éditeurs de cette belle collection
d'avoir multiplié les discours ; celui qu'ils ont placé
en tête du premier volume contient à peine vingt pages ,
et dit , sur l'origine des Théâtres , tout ce qu'il est nécessaire
d'en savoir A la fin du tome XV , ils ont considéré
en peu de mots ce qu'il y a de vrai sur l'influence morale
qu'on accorde aux spectacles , question restée indécise
après avoir été tant discutée , ou peut-être pour avoir été
trop discutée . Nous croyons que nos lecteurs nous sauront
gré de leur faire connaître l'opinion des éditeurs du
Répertoire du Théâtre Français à cet égard ; il est impossible
de chercher la vérité avec plus de franchise , et
de l'exposer avec moins de prétention .
L
« On sait qu'il est d'usage parmi les éditeurs de donner à la partie
littéraire qui les occupe une importance dont ils espèrent profiter pour
se grandir dans l'opinion des lecteurs : nous n'avons pas voulu user de
ce privilège ; et le discours placé en tête de cette édition a prouvé que
nous ne confondions point la comédie et la morale . Quelques per-
( 1 ) Ou recueil des tragédies et comédies restées au théâtre depuis
le Venceslas de Rotrou , pour faire suite aux éditions in-8° . de Corneille
, Molière , Racine , Regnard , Crébillon et au théâtre de Voltaire
, avec des notices sur chaque auteur et l'examen de chaque pièce ,
par A. Petitot , dessins de M. Périn , impression de Didot l'aîné.
Prix : 7
fr . le vol . , et 14 fr . papier vélin , gravure avant la lettre .
A Paris , chez Perlet , libraire , rue de Tournon , n. 1133 ; et chez
le Normant , imprimeur-libraire , rue des Prêtres- Saint-Germainl'Auxerrois
, nº . 42 .
M m
558 MERCURE DE FRANCE ,
sonnes qui ont adopté l'opinion contraire , propagée par les philosophes
du dix- huitième siècle , s'empressèrent de nous dire que nous
mettions nous-mêmes des obstacles au succès de notre entreprise , et
qu'il était absurde de dégrader un art sur lequel nous voulions attirer
l'attention des gens de lettres . Leur prédiction s'est trouvée fausse :
le public a bien voulu nous savoir gré de notre respect pour la vérité ;
il a trouvé fort juste la distinction que nous rétablissions entre les
ouvrages d'imagination et les ouvrages de morale . En effet , ce qui
dégrade les arts , ce qui les perd , c'est l'oubli de leurs principes , la
confusion des genres ; et nous croirions avoir rendu un véritable service
à l'art dramatique s'il nous était permis d'espérer que notre ouvrage
pût aider à le rappeler à sa destination.
» Il n'y a de morale vraie que celle qui est obligatoire ; et certainement
personne ne soutiendra qu'on soit obligé par devoir de conscience
de régler sa conduite sur les maximes qui se débitent au théâtre : si cela
était , nos comédies les plus goûtées , les plus gaies et les mieux faites
devraient être interdites , et nous serions réduits à des drames moraux
fort ennuyeux , qui ne feraient point honneur à notre littérature , seraient
peu suivis , et encore moins lus . Si la morale qui se débite au
théâtre était obligatcire , tous les hommes sensés seraient autorisés à
demander au gouvernement sous lequel ils vivent , pourquoi il permet
l'opéra , où l'on change les héros en Céladons , l'opéra-comique , où
l'amour prend tous les tons , quelquefois même celui des boudoirs ,
enfin tant de petits théâtres où les farces les plus extravagantes sont
présentées au peuple dans un style et avec des sentences vraiment
extraordinaires . Mais tous les gouvernemens regardent les spectacles
comme un besoin des peuples civilisés , comme un amusement dont les
dangers ne sont rien si on les compare aux inconvéniens qui naîtraient
de l'impossibilité où seraient tous les désoeuvrés d'une grande ville de
faire emploi de leur tems . Les spectacles , dans leur rapport avec la
politique , ne sont réellement considérés que comme un moyen de
police.
» A cette manière de les juger , à l'opinion des philosophes qui les
regardent comme une école de morale , il faut ajouter le sentiment de
quelques autres philosophes misantropes qui les ont dénoncés comme
des écoles de corruption . J.-J. Rousseau a soutenu cette dernière cause
avec une éloquence d'autant plus vive qu'il se mettait en opposition
aux moralistes dramatiques ; car du tems de Molière le citoyen de
Genève se serait fait moquer de lui en plaidant avec chaleur contre les
PRAIRIAL AN XII.
55g
E
C
4
1 .
!
théâtres , parce qu'alors on ne leur accordait que l'importance qu'ils
méritent , et que quand tout le monde parle raison , celui qui se fait
déclamateur n'excite que la risée publique. S'il n'y avait pas eu un
parti puissant et nombreux qui mettait l'instruction que l'on peut
puiser au théâtre au- dessus de toutes les autres , J.-J. Rousseau aurait
perdu tous ses avantages dans le combat , ou plutôt il n'aurait point
combattu : c'est toujours d'un excès que naît par opposition un autre
excès .
» Il ne nous a point été difficile de tenir un juste milieu entre ces
opinions contradictoires ne reconnoissant d'autres principes littéraires
que ceux du siècle de Louis XIV , nous avons aussi considéré
la comédie comme on la regardait alors , c'est -à - dire comme un plaisir
décent , une école de goût , une carrière brillante ouverte à l'imagirration
, un cadre dans lequel on inscrit en beaux vers , ou en prose
naturelle et piquante , les caractères , les usages , les ridicules , et les
variations dans les moeurs . N'est -ce point assez pour que les productions
de cet art soient regardées comine une des plus riches parties de
notre littérature ? Ceux qui veulent lui donner plus d'importance lui
font tort , l'attaquent dans ses véritables principes , et finiraient par
le dénaturer. La manie de la morale jette nos jeunes auteurs dans la
niaiserie ; pour plaire à des spectateurs qui ne sont plus des juges , ils
ne parlent que de bienfaisance , de sensibilité ; ils prodiguent les sentences
morales , et négligent les règles de l'art , la vérité du dialogue
et des caractères ; ils abandonnent sur -tout cette précieuse gaieté qui
faisoit tant d'honneur à notre nation : car , en dépit de nos découvertes
en idées libérales , on peut affirmer que le peuple de l'Europe le plus
´gai était le meilleur , le plus sage , et le plus heureux.
» Mais si le théâtre n'est pas une école de morale , il ne doit jamais
la blesser dans ses résultats importans : ce principe simple a toujours
été mis en usage par nos grands poètes , qui ne se sont point amusés à
le proclamer , parce qu'il n'était pas révoqué en doute ; en récompense
il a souvent été violé par ceux qui ont cru nécessaire de l'établir avec
emphase. Ainsi c'est une règle générale que le vice et le crime ne sortent
point triomphans : de l'observation de cette règle il résulte que
chaque pièce , dans son ensemble , offre une moralité consolante ; et
c'est cette moralité que nos penseurs modernes ont prise pour de la
morale : l'erreur à cet égard a été si con plète qu'elle a influé sur notre
langue ; et l'on dit assez généralement aujourd'hui , quoiqu'à tort : C'est
un homme d'une grande moralité , qui a beaucoup de moralité , lors-
Mm 2
560 MERCURE DE FRANCE .
qu'on veut faire l'éloge de ses moeurs . La moralité n'est que la réflexion
qui résulte d'une action dont on est témoin , d'un récit que l'on entend ;
et toutes les pièces de théâtre renferment des moralités , parce qu'elles
sont composées d'actions et de récits : mais il ne s'ensuit pas qu'elles
soient , ni même qu'elles doivent être morales pour plaire au public et
aux amis des lettres.
» Comme il faut toujours s'appuyer de preuves irrécusables contre
ceux qui multiplient sans effort de faux raisonnemens pour soutenir un
faux systême , nous avions réservé cette discussion , plus intéressante
qu'elle ne le paraît , avec l'intention de la placer à la fin des comédies
en cinq actes , les seules qui , par leur importance , puissent aider à
débrouiller la question. Nous allons jeter un coup- d'oeil rapide sur celles
insérées dans ce recueil , en ne les considérant que sous le rapport de
la morale : comme elles ont toutes été adoptées par le public , et la
plupart depuis long-tems , il faut consentir à les admettre comme pièces
de conviction , ou condamner l'esprit de deux siècles .
» La Mere Coquette , de Quinault , tourne en ridicule un vieillard
père de famille , et présente une femme qui n'est punie d'un amour
criminel que par le retour d'un époux , qu'elle voulait mort , et qu'elle
■ abandonné dans le malheur ; une soubrette qui trompe toujours rentre
en grace pour la seule vérité qu'elle dise quand elle n'a plus d'intérêt
à mentir .
» La Femme Juge et Partie , de Montfleury , offre si peu de
morale, qu'il faudrait un effort d'esprit pour deviner la moralité qu'on
peut en tirer.
» Le Festin de Pierre, mis en vers par T. Corneille , mêle à des
personnages dont les moeurs sont licencieuses une statue qui parle et
qui marche , et un dénouement qui ne peut inspirer aucune réflexion
salutaire , parce qu'il est contre l'ordre naturel des évènemens.
» Le Chevalier à la mode , de Dancourt , laisse voir la plus singulière
composition de famille , trois femmes trompées par le même
homme , et pour la moralité un mariage raisonnable fait d'une part par
dépit , et de l'autre par intérêt.
» Le Mercure Galant , de Boursault , est contraire à la morale ,
puisque le fonds du sujet tient à un mariage qui ne s'accomplit que par
un mensonge ; les accessoirs , qui l'emportent de beaucoup sur le fonds,
Bont gais , présentent des ridicules bien saisis , et de bonnes moralités.
L'auteur avait fait une scène d'un homme qui vient demander des conseils
sur un vol eonsidérable qu'il a commis , et qu'il ne veut pas rendre,
PRAIRIAL AN XII. 561
1
1
même pour éviter d'être pendu : le public , qui n'aime pas à rire d'un
personnage qui peut aller directement à la potence en sortant du
théâtre , fit supprimer cette scène içi la morale fut du côté du public
» Esope à la Cour , du même auteur , est une pière vraiment édi☛
fiante d'intention et de détails ; et le malheur veut que ce ne soit point
une comédie dans les règies ; ce n'est qu'une succession de tableaux que
l'auteur était maître de choisir à volonté. Nous remarquerons encore
qu'il y avait une grande scène dans laquelle on discutait l'existence de
Dieu , et que le public du dix - septième siècle la fit retrancher , par la
raison généralement sentie que chaque chose doit être à sa place , et
que les dispositions qu'on porte au théâtre ne sont pas conformes à la
gravité d'une pareille discussion .
» Le Muet, de Brueys , est une pièce d'intrigue imitée de Térence :
on sait que les anciens ne cherchaient pas la morale à la comédie ,
d'ailleurs il sera it contradictoire d'en exiger dans les sujets qui ne
marchent qu'à force de fourberies .
» Le Jaloux Désabusé , de Campistron , met en jeu un mauvais
frère , avare du bien d'autrui , prodigue du sien , et qui n'est contraint
à rendre compte à sa soeur que parce qu'il est mari jaloux . S'il n'avait
eu d'autre défaut que l'intérêt , il n'aurait pas été puni : en conclura-
t-on que pour s'amander il ne suffit pas d'avoir des vices , et qu'il
faut y joindre des ridicules ?
» L'Homme à bonne fortune , de Baron , n'est pas dans les règles
de la parfaite décence ; ce qui est bien loin d'offrir des exemples dignes
d'être imités : Baron avait terminé sa comédie par quelques réflexions
sérieuses ; on la finit par un éclat de rire : tant on sent que
la morale ennuie au théâtre ! l'Andrienne , du même auteur , est une
imitation de Térence dont on peut raisonnablement conclure qu'il est
permis de se marier contre le voeu de son père , pourvu qu'il arrive
d'Andros un homme capable de concilier tous les intérêts par des
révélations romanesques .
>> Turcaret peut passer pour une pièce morale , quoiqu'elle n'offre
que des coquins , sauf un seul personnage qui n'a pas le tems d'être
frippon , parce qu'il est toujours ivre ; mais du moins tous ces personuages
sont si vils et couverts de tant de ridicules , que qui que ce
soit ne serait tenté d'entrer en communauté avec eux . Par une bizarérie
singulière , la comédie la moins dangereuse , à notre avis , est
positivement celle que les moralistes philosophes condamnent comme
n'offrant que le tableau du vice.
3
562 MERCURE DE FRANCE ,
"
« La Réconciliation Normande , de Dufresny , ne peut guère
faire naitre qu'une réflexion , c'est que les enfans qui ont des parens
injustes , haineux et égoïstes ne peuvent se soustraire à leur avarice et
‚ à leur haine qu'en les trompant .
>> Si nous examinons les pièces de Destouches , qui commence les
comiques moralistes , c'est-à- dire ceux qui ne sont pas gais , nous trouverons
, dans le Philosophe Marié , une honte du lien conjugal qui
est contraire aux bonnes moeurs ; dans le Glorieux , un homme insolent
qui n'est pas puni , parce que l'acteur qui créa le rôle ne voulut
point être humilié ; ce qui ne fit aucun tort au succês de l'ouvrage
dans le Dissipateur, un fou sauvé par une fripponne sensible :
ce qui ne peut tirer à conséquence , car elle est à coup sûr la seule de
son espèce ; du reste des parens traités sans respect et même sans politesse.
Le Tambour Nocturne est une farce imitée de l'anglais ,
théâtre assez généralement brouillé avec la morale : Destouches a présenté
le sujet d'une manière décente , et dont on peut tirer pour moalité
qu'il ne faut pas épouser la femme d'un homme qui vit encore ,
parce qu'il peut revenir. L'Homme Singulier est un fou qui débite
gravement les maximes les plus dangereuses: il mériterait d'être enfermé
aux Petites- Maisons ; et l'auteur a cru le corriger suffisamment en lui
faisant promettre qu'il changerait d'habit , qu'il passerait l'hiver à
Paris , et l'été à la campagne.
"
» La Métromanie , de Piron , porte sur un ridicule assez saillant
par lui-même quand il n'est pas excusé par beaucoup d'esprit : on ne
peut plaindre ni blâmer le métromane de faire tant de sacrifices à son
mour pour la poésie , parce qu'il se montre si satisfait de son sort
qu'on s'en rapporte à lui sur ce qui lui convient le mieux de faire
du reste on est assez embarrassé de tirer la moralité de cette pièce ,
puisque M. Françaleu est plus fou que Damis , ce qui ne l'a pas einpèché
de faire une grande fortune et d'obtenir de la considération
dans le monde : or si le financier est devenu poète à cinquante ans , on
: peut espérer que le poète deviendra financier avant cet age ; cette
dernière métamorphose serait moins incroyable que la première .
>> Les pièces de La Chaussée roulent toutes sur un fonds si romanesque
, qu'il est impossible d'en tirer aucune conséquence applicable
à l'usage ordinaire de la vie . Le Préjugé à la mode n'a jamais été que
la manie de quelques individus dans une certaine classe de la sociéié :
le mari avoue hautement ses maîtresses ; et le spectacle d'un père qui
prend parti pour un gendre libertip contre sa propre fille , blesse la
PRAIRIAL AN XII. 5.63
raison encore plus que les moeurs . Dans Mélanide , un époux , un
père résiste à la voix du devoir et cède à l'attendrissement ; c'est
absolument le contraire qu'il faut regarder comme une règle de conduite
. L'Ecole des Mères est une pièce vraiment morale ; mais en la
considérant sous ce rapport , on trouvera injuste que la mère traite son
fils avec sévérité , car elle a plus de torts que lui : si son mari avait du
caractère il pourrait lui apprendre qu'avant de corriger les autres il
est sage de se corriger soi - même ; l'instruction alors serait complète .
La Gouvernante rappelle un beau trait de probité ; mais , à travers de
grandes maximes , il y a dans cette pièce une combinaison très-immorale
, renfermée dans la conduite du jeune homme , qui ne parle que
de probité , de vertu , et se permet de séduire une jeune fille sans éprouer
un seul moment d'hésitation .
» Dans l'Homme dujour , de Boissy , on voit une ingénue qui emploie
la ruse où la franchise suffisait , puisque les évènemens s'arrangent
de manière qu'elle devient naturellement libre de congédier l'homme
qu'elle n'aime pas , et d'épouser celui qu'elle aime ; mais la franchise
n'est pas un moyen de comédie ; il faut à ce genre , des finesses , des
intrigues , et sur- tout de l'amour .
» Le Méchant , de Gresset , n'est puni de tout le mal qu'il fait que
par le chagrin de n'en pouvoir faire davantage ; lorsqu'il est démasqué
c'est encore lui qui menace .
» La Coquette corrigée , de La Noue , est tellement tracassière et
ingratte dans le commencement de la pièce , que sa conversion à la fin
ne rassure pas les gens difficiles : d'ailleurs ces conversions faites par
l'amour ne sont pas morales , puisque notre sagesse ne doit pas dépendre
de nos sentimens , mais de l'idée juste que nous avons de nos
devoirs .
» Le Séducteur , de M. de Bièvre , se console de la perte
d'une jeune fille par l'enlèvement d'un philosophe ; recette dont l'usage
ne tentera personne . L'auteur avait fait sa comédie pour que le
séducteur fût à la fin livré à la rigueur des lois ; mais on lui fit comprendre
qu'au théâtre une plaisanterie réussissait mieux qu'une moralité
trop sévère : il céda , et s'en trouva bien .
» Le Jaloux sans amour , de M. Imbert , ressemble trop au Préjugé
à la mode , de La Chaussée , pour nous offrir une réflexion nouvelle
; cependant nous observerons que si le mari n'était jaloux que
de sa maîtresse , il vivrait très- tranquille dans le libertinage , et qu'il
Ini fallait deux ridicules pour revenir à la raison.
564 MERCURE DE FRANCE ,
Le Philinte de Molière , par Fabre d'Eglantine , offre dans ´AIceste
un caractère trop idéal : on peut souhaiter que la société renferme
beaucoup d'individus d'une probité aussi active ; mais un souhait
ne change rien à la destinée humaine. Nous avouerons pourtant avec
plaisir que la principale combinaison de cette pièce est morale , et pour
affaiblir le mérite de cet aveu nous ne rappellerons pas la conduite
de l'auteur.
ne pas
>> Nos lecteurs voudront bien ne pas oublier que dans cette récapitulation
nous ne jugeons point le mérite littéraire de toutes ces comédies,
et que notre intention a été de les considérer seulement par les
résultats qu'on devrait en attendre si le théâtre était véritablement un
école de morale : nous croyons le procès jugé maintenant.Si nous passions
en revue les révélations que les auteurs sont obligés de faire lorsque
leur sujet exige qu'ils exposent la conduite et les maximes des gens
riches , désoeuvrés , libertins , et brillans d'amabilité , cela nous conduirait
à répéter , après J. J. Rousseau , que le théâtre est une école
de corruption et nous sommes bien loin d'adopter cette opinion
bizarre . Voici notre avis , et c'est d'après les réflexions les plus profondes
que nous osons le risquer . Le théâtre peut corrompre les jeunes
gens auxquels on le présente comme une école de morale , et séduire
irrésistiblement ceux auxquels on a exagéré le danger de le fréquenter ;
mais il est sans inconvénient pour les jeunes gens auxquels on ne
l'offre que comme une école de goût , un amusement spirituel et décent.
Quiconque croit qu'il n'y a de véritable morale que celle qui est obligatoire,
n'attache aucun prix aux maximes débitées sur la scène ; il
juge les ouvrages par les règles de l'art s'il aime la littérature , ou seule◄
ment par le plaisir qu'il en éprouve si les lettres lui sont étrangères.
Ainsi nous, regardons comme dangereuses toutes ces pièces sentimenta→
les où les actions coupables sont déguisées sous des grands sentimens
et dans lesquels on prétend faire compensation entre les vices que l'on
se permet , et les vertus qu'on sa vante de posséder : nous regardons
également comme dangereuses toutes les pièces qui finissent par des
conversions , parce qu'elles trompent , et celles qui présentent des caactères
d'une perfection chimérique, parce qu'elles mentent constam→
ment ; mais nous appellerions volontiers morales, ces comédies gaies et
franches du bon vieux temps , et nous pourrions appuyer notre sentiment
sur une observation que chacun peut faire. L'homme qui rentre
chez lui après avoir ri de bon coeur au spectacle , porte presque tou
jours un esprit de complaisance au sein de son ménage ; les ridicules
PRAIRIAL AN XII. 565
1
4
dont il vient d'être frappé lui laissent une humeur facile , une indulgence
dont il ne sait pas la cause , mais qui profite à ceux qui dépendent
de lui : le même homme , après avoir vu une pièce larmoyante et
sentimentale , en un mot ce qu'on appelle aujourd'hui une comédie morale
, se retrouve au sein de sa famille dans une disposition triste ou
sévère ; ce qui l'entoure n'est plus en rapport avec ses sentimens ; les
discours de ses enfans lui paroissent légers , leurs plaisirs frivoles , et
souvent même il regarde leur heureuse insouciance comme un défaut
de sensibilité . Nous livrons cette observation à nos lecteurs ; s'ils s'amusent
à la vérifier , et qu'ils la trouvent juste , la grande discussion
sur l'effet moral des spectacles sera à jamais terminée pour eux.
» Il est un autre exemple que nous pouvons citer à l'appui de notre
opinion , et qui , nous l'espérons , la fera goûter par ceux même qui
vont rarement au théâtre. A la campagne , dans cette vie douce et libre
de château , il est assez d'usage de ne se réunir entièrement que le soir ,
et alors on fait volontiers en commun une lecture qui prête plus qu'elle
ne nuit à la conversation : les femmes travaillent et écoutent ; les hommes
, plus désoeuvrés , sont aussi plus disposés à interrompre ; mais
qu'importe , le livre n'est là que pour ne pas obliger à parler : quand
l'envie de causer se communique , le livre se repose , et rien n'est plus
naturel . Si l'ouvrage est gai , la gaieté se répand et se prolonge dans
la petite société ; s'il peint, des moeurs vraies , sans nuire à l'enjouement ,
il excite des réflexions fiues , quelquefois profondes , et toujours exprimées
sans prétention ; mais si par malheur on lit un ouvrage sentimental
et sentencieux , un de ces ouvrages nouveaux où tout , jusqu'à la vertu ,
paraît incroyable , parce que rien n'est peint naturellement , alors le
lecteur tient seul la conversation ; on se persuade involontairement
qu'on n'est là que pour entendre lire ; on se sépare sans avoir rien à se
dire ; et l'on ne voit pas alors ces scènes si plaisantes et si souvent répétées
, où chacun , tenant sa bougie à la main , s'éloigne , revient , s'en
va , revient encore , où tout le monde rit et parle à la fois , où l'on se
quitte enfin dans cette disposition qui fait que le premier bon jour du
lendemain est un appel à la gaieté de la veille . En vérité , des comédies
et des livres qui nous rendent l'humeur facile , agréable , qui nous
font goûter ceux qui nous entourent , et les disposent à la même indulgence
pour nous , ont des résultats très-moraux; au contraire les vertueuses
, sentimentales et métaphisiques conceptions dont on nous
accable aujourd'hui ne seraient propres qu'à nous rendre tristes et
hypocrites , si les Français pouvaient jamais le devenir . Concluons que
1
566 MERCURE DE FRANCE ,
la véritable comédie n'est pas celle qui prêche la morale , mais celle
qui montre l'homme à l'homme , fait rire les gens d'esprit des ridicules
naturels à l'humanité , nous accoutume à voir le monde d'un oeil
observateur , et nous rend moins sots sans nous rendre meilleurs ou
plus méchans. >> ۱
SPECTACLES.
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Les Deux Pères , ou la Leçon de Botanique , de
M. Dupaty.
CETTE pièce est du nombre de celles où l'intérêt finit
avec l'exposition , où il n'y a d'intrigue que pour quelques
personnages , et point pour l'auditeur , qui est
d'abord au fait de tout ce qui va se passer. De tous les
plans qu'on peut imaginer , celui - là , sans contredit , est
le plus mauvais. C'est une excessive mal- adresse de ne
rien laisser à desirer ni à craindre au spectateur. Dès-lors
l'ennui le gagne très -promptement , et il devient presque
impossible de fixer son attention . Ces sortes de drames ,
du moins , ne sauraient être trop courts . Celui - ci n'a que
deux actes , mais le dernier en vaut quatre .
Prosper et Laure demeurent ensemble , et croient s'aimer
en secret , quoique toute la maison ait deviné leur
intelligence . Le père de Laure est un amateur de botanique
très-riche. Celui de Prosper est allé chercher , dans
les colonies , la fortune , qu'il n'avait point trouvée à
Paris , et il y a été plus heureux ; mais son fils , qui l'ignore
, n'a chez le botaniste , que l'humble poste de secrétaire
. Bientôt arrive Prosper le père , pétri d'embonpoint
, de gaieté , qui annonce qu'il vient de faire le tour
de la machine ronde. On voit assez , ajoute-t-il , que j'en
APRAIRIAL AN XII. 567
suis revenund comme elle . Sa bourse aussi s'est arrondie
; mais
Par d'honnêtes salaires ,
Comme faisaient nos pères .
Quoique salaires ne soit pas le mot propre , on n'a
pas laissé d'applaudir cette mesquíne épigramme . Le
botaniste apprend à l'homme arrondi que leurs enfans
s'aiment : ils conviennent de les marier. Néanmoins le
père de Laure veut auparavant leur donner une forte
leçon . Il leur inspire une jalousie réciproque , les brouille
ensemble , les agite , les tourmente , et impatiente autant
l'assemblée que les amans , parce qu'il n'en finit pas .
L'amoureux , au désespoir , va partir pour rejoindre dans
les colonies son père , dontil ignore le retour. Celui de
Laure le charge auparavant de lui dessiner un bouquet de
roses ; et ce bouquet , il le place sur le sein de sa fille , ой
'les roses , dit-il , se balancent comme sur leur tige . Il demande
à Prosper s'il n'est pas content du pupitre . Ces fadeurs
sont extrêmement déplacées dans la bouche d'un
père , et encore plus au moment où il s'occupe à donner
une leçon de morale . Le jeune homme , au lieu de dessiner
les roses , dessine sa maîtresse . Ils s'expliquent , s'entendent
, se réconcilient . Néanmoins Prosper persiste dans le
dessein d'aller , comme Hyppolite , chercher son père.
La réflexion lui a fait sentir qu'étant sans fortune , il a eu
tort de chercher à gagner le coeur d'une riche héritière , en
abusant du bienfait de l'hospitalité . Il place dans une rose
une lettre d'adieu à son amie : le père de Laure , qui en est
instruit , s'empare de la rose , et , sous prétexte de l'analyser,
l'effeuille , trouve la lettre. Les sentimens de repentir
qu'elle renferme lui font juger qu'il est temps de finir l'épreuve
; il dit à sa fille avec un air sérieux : « Il valait
>> mieux confier vos secrets à votre père qu'à une rose .
>> Pour vous punir , je vous ordonne d'épouser Prosper .-Ah!
» que vous me punissez bien ! s'écrie la petite personne . »
Et alors s'accomplit enfin ce mariage si impatiemment al568
MERCURE DE FRANCE ;
tendu par tout le monde. Vingt fois on s'at impatienté ;
mais , dès que madame Henry paraissait , on n'éprouvait
plus d'autre sentiment que celui du plaisir. Elle a mis dans
le rôle de Laure tant d'intérêt , de grace , d'ingénuité ,
qu'elle a fait supporter et aimer en quelque sorte la prolixité
de la pièce , qui lui doit tout son succès. Avec une
telle actrice , les chutes sont presque impossibles . Il y a
cependant de l'esprit dans ce vaudeville , mais trop de manière
, de prétention , quelquefois des trivialités et du faux
bel esprit.
ANNONCES.
Mémoires du duc de la Rochefoucauld, imprimés pour la première
fois sur un manuscrit corrigé de sa main , et plus ample de
moitié , avec sept portraits , de Louis XIV enfant , Anne d'Autriche
, Mazarin , Condé , Turenne , le cardinal de Retz et la Rochefoucauld
; tous gravés par Saint - Aubin . Un vol . in-18 de 360 pages ,
papier d'Angoulême . Prix, broché : 3 fr .; in- 12 , pap . d'Angoulème ,
5 fr. 25 c.; pap . vél. , 7 fr . 50 c.; pap . vél . , portraits avant la
lettre , 12 fr .
Il faut ajouter 50 c . pour recevoir l'ouvrage par la poste.
A Paris , chez Antoine-Augustin Renouard , libraire , rue St.
André-des-Arcs , nº. 42.
Manière d'apprendre et d'enseigner; ouvrage traduit du latin , du
P. Joseph de Jouvancy, jésuite ; par J. F. Lefortier , professeur de
belles -lettres à l'Ecole centrale de Fontainebleau . Prix : i fr. So c . , et
afr. 50 c. par la poste.
Observations sur les bétes à laine, faites dans les environs de Ge
nève , pendant vingt ans ; par J. M. Lullin , membre du comité d'agriculture.
Un vol . in 8° . Prix : 2 fr. 50 c. , et 3 fr . 25 c. par a poste
Ces observations sont faites sur les terrains , le logement , le choix
d'un troupean ; de l'importance et des moyens d'amélioration des bêtes
à laine , des agneaux , du parcage ,,de la tonte et du lavage de la laine,
des engrais et vente des moutons, des maladies des bêtes à laine en général
et en particulier , des remèdes qui conviennent aux troupeaux, etc.
Ruche et Rucher de la Prée , dép. de l'Indre ; par M. Cagniard.
Deux vol . in 12 , avec des tableaux . Prix : 5 fr., et 6 fr. 50 c . par la poste.
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez La Normant , rue
des Pretres Saint-Germain- l'Auxerrois , nº . 42.
F. Buisson , imprimeur-libraire à Paris , publiera incessamment
l'Histoire du procès de la conspiration anglaise , avec celles des
pièces justificatives nécessaires à l'intelligence de cette histoire. Un
vol. in-8°. de quatre à cinq cents pages. Prix : 5 fr. broché ; et 6 fr.
50 cent . rendu franc de port par la poste. Les lettres d'avis et l'argent
doivent être affranchis et adressés à F. Buisson , rue Hautefeuille ,
n°. 20 , et à le Normant. On prie les personnes des départemens of
de l'étranger d'envoyer leur adresse bien exacte.
PRAIRIAL AN XII. 569
NOUVELLES DIVERSE S.
Des lettres d'Italie annoncent qu'il a été entamé des né
gociations importantes entre la cour pontificale et le gou-,
vernement français . On dit aussi que le saint Père se propose
de faire bientôt un voyage à Paris . (Journ. des Débats. )
Ratisbonne , 29 mai.
M. Bacher , chargé d'affaires de France , a adressé à la
diète la note suivante , qui a été portée aujourd'hui à la dic
tature.
No B. Le soussigné chargé d'affaires de France , a l'honneur
de transmettre à la diète générale de l'Empire germanique , l'exempla
re ci -joint du sénatus consulte qui détermine pour l'avenir la déno
mination , les formes et la transmission du pouvoir souverain en
France ; les seules choses qui , dans l'organisation du gouvernement
de la république , n'étoient pas proportionnées à la grandeur et au
besoin de l'état .
« Il s'empresse dans cette circonstance de notifier , conformément
aux ordres de son gouvernemeat , que S. M. I. Napoléon , empe
rer des Français , est investi par les lois de l'état de la dignité impériale,
et que ce titre et cette dignité seront transmis à ses desc ndans
en ligne directe et masculine , ou , à défaut de cette ligne , à la des
cendance directe et mas uline de L. A. I. les princes Joseph et Louis
Bonaparte , frères de l'empereur .
En faisant cette notificatiou , le soussigné doit observer que les
communications officielies doivent cesser jusqu'à ce que les anciennes
dénominations soient remplacées par celles du protocole impérial ,
tant dans les lettres de créance des ministres accrédités en France ,
que dans celles des ministres de S. M. I. l'empereur des Français ,
accrédités dans les cours étrangères . Les communications confiden
tielles , préparatoires et utiles à la sûrete des affaires , continueront à
avoir lieux dans les formes accoutumées .
« Le soussigné est en même temps chargé de déclarer que la grande
loi qui vient d'accomplir l'organisation de l'état d'une manière conforme
à la dignité du peuple français , n'apporte aucun changement
dans les rapports politiques. Seulement en les plaçant sous la sauvegarde
d'un gouvernement investi de plus d éclat et revêtu d'une dignité
plus analogue à la nature des choses , la France assure plus de force et
de consistance à la réciprocité des avantages que les nations amies
peuvent attendre d'elle , et en même temps elle attache plus d'importance
aux égards que tous les gouvernemens recevront du sien ,
et qu'à leur tour , ils doivent lui rendre . »
Ratisbonne , le 8 prairial an 12 ( 28 mai 1804 )
BACHER
570 MERCURE DE FRANCE ;
i
PAR I S.
On assure que presque tous les ambassadeurs étrangers
ont déja reçu de leurs souverains respectifs leurs nouvelles
lettres de créance auprès de S. M. I. , et il n'est pas douteas
que les autres ve les reçoivent bientôt, (J. de Paris) .
-On apprend de Berlin qu'il y est passé on courrier français
qui se rend à Petersbourg ; on le dit chargé de dépêches
pour l'ambassadeu fra: çais , le général Hédouville , d'après
lesquelles on croit que cet ambassadeur quittera pour quelque
temps , par congé , cette résidence , en y laissant un
chargé d'affaires .
-xxx
La procédure de la conjuration touche à son terme.
On pense que le jugement pourra être rendu du 20 au 21 .
Le général Moreau a prononcé , le 16 , le discours suivant ,
qui contient le plan de sa défense , qu'a ensuite développée
M. Bonnet.
<«< Messieurs , en me présentant devant vous , je demande à être entendu
un instant moi- même. Ma confiance dans les défenseurs que j'ai
choisis , est entière : je leur ai livré sans réserve le soin de défendre
mon innocence : ce n'est que par leur voix que je veux parler à la justice
; mais je sens le besoin de parler moi-même , et à vous ,
nation . et à la
>> Des circonstances malheureuses produites par le hasard , ou
préparées par la haine , peuvent obscurcir quelques instans de la vie
du plus honnête homme ; avec beaucoup d'adresse , un criminel peut
éloigner de lui et les soupçons et les preuves de ses crimes ; une vie
entière est toujours le plus sûr témoignage cont e ou en faveur d'un
accusé. C'est donc ma vie entière que j'oppose aux accusateurs qui
me poursuivent. Elle a été assez publique pour être connue . Je n'en
rappellerai que quelques époques , et les témoins que j'invoquerai sont
le peuple français , et les peuples que la France a vaincus.
» J'étais voué à l'étude des lois au commencement de cette révolution
qui devait fonder la liberté du peuple français . Elle changea la des
tination de ma vie ; je la vouai aux armes , je n'allai pas me placer
parmi les so'dats de la liberté par ambition ; j'embrassai l'état militaire
par respect pour les droits des nations ; je devins guerrier , parce que
j'étais citoyen.
» Je portai ce caractère sous les drapeaux , je l'y ai toujours con
serve ; plus j'aimais la liberté , plus je fus soumis à la discipline .
» Javançai assez rapidement , mais toujours de grade en grade ;
et sans en franchir aucun , toujours en servant la patrie , jamais en
flattant les comités . Parvenu au commandement en chef , lorsque la
victoire nous faisait avancer au milieu des nations ennemies , je nė
m'appliquai pas moins à leur faire respecter le caractère du peuple
français , qu'à leur faire redouter ses armes. La guerre sous mes
ordres ne fut un fléau que sur les champs de bataille. Du milieu même
de leurs campagnes ravagées , plus d'une fois les nations et les puissances
ennemies m'ont rendu ce témoignage . Cette conduite , je la
crovais aussi propre que nos victoires à faire des conquêtes à la France.
Daus les temps même où les maximes contraires sembloient prés
PRAIRIAL AN XII. 571
valoir dans les comités de gouvernement , cette conduite ne suscita
contre moi ni calomnie ni persécution . Aucun nuage ne s'éleva jamais
autour de ce que j'avais acquis de gloire militaire , jusqu'à cette trop
fameuse journée du 18 fructidor : ceux qui firent éclater celte journée
avec tant de rapidité , me repprochèrent d'avoir été trop lent à
dénoncer un homme dans lequel je ne pouvais voir qu'un frère d'armes ,
jusqu'au moment où l'évidence des faits et des preuves me ferait voir
qu'il étoit accusé par la vérité et non par d'injustes soupç ns . Le directoire
, qui seul connoissait assez bien les circonstances de ma conduite
pour le bien juger , et qui , on ne l'ignore point , ne pouvait pas
être disposé à ue juger avec indulgence , déclara hautement combien,
il me trouvait irréprochable ; il me donna de l'emploi : le poste n'était
pas brillant ; il ne tarda pas à le devenir.
Jose croire que la nation n'a point oublié combien je m'en montia
digne ; elle n'a point oublié avec quel dévouement facile on me
vit combattre en Italie dans des postes subordonnés ; elle n'a point
oublié comment je fus reporté au commandement en chef par les
revers de nos armées , et renommé général en quelque sorte par nos
malheurs ; elle se souvient comment deux fois je recomposai l'armée
des débris de celles qui avaient été dispersées , et comment , après l'a
voir remise deux fois en état de tenir tête aux Russes et à l'Autriche ,
j'en déposai deux fois le commandement pour en prendre un d'une plus
grande confiance .
»
Je n'étais pas , à cette époque de ma vie , plus républicain que
dans toutes les autres ; je le parus davantage. Je vis se porter sur
noi , d'une manière plus particulière , les regards et la confiance de
ceux qui étaient en possession d'imprimer de nouveaux monvemens et
de nouvelles directions à la république. On me proposa , c'est un fait
connu , de me mettre à la tête d'une journée à -peu- près semblable à
celle du 18 brumaire. Mon ambition , si j'en avais eu beaucoup, pouvait
facilement se couvrir de toutes les apparences , ou s'honorer même
de tous les sentimens de l'amour de la patrie. La proposition m'était
faite par des hommes célèbres dans la révolution par leur patriotisme ,
et dans nos assemblées nationales par leurs talens ; je la refusai . Je me
croyais fait pour commander aux armées , et ne voulais point commander
à la république . C'était assez bien prouver , ce me semble , que si
j'avais une ambition , ce n'était point celle de l'au- torité ou de la puissance
: bientôt après je le prouvai mieux encore. Le 18 brumaire arriva,
et j'étais à Paris . Cette révolution , provoquée par d'autres que par
moi , ne pouvait alarmer ma conscience . Dirigée par un homme environné
d'une grande gloire , elle pouvait me faire espérer d'heureux
résultats. J'y entrai pour la seconde fois , tandis que d'autres partis
me pressaient de me mettre à leur tête pour la combattre . Je reçus dans
Paris les ordres du général Bonaparte. En les faisant exécuter , je concourus
à l'élever à ce haut degré de puissance que les circonstances
rendaient nécessaire. Lorsque, quelque temps après , il m'offrit le commandement
en chef de l'armée du Rhin , je l'acceptai de lui avec autant
de dévouement que des mains de la république elle-même . Jamais
mes succès militaires ne furent plus rapides , plus rombreux , plus déeisifs
qu'à cette époque , où leur éclat se répandait sur le gouverne
ment qui m'accuse. Au retour de tant de succès , dont le plus grand
de tous était d'avoir assuré , d'une manière effi ace , la paix du contiment
, le soldat entendait les cris éclatansde la reconnoissance nationale .
Quel moment pour conspirer , si un tel dessein avoit pu jamais
entrer dans mon ame ! On connaît le dévouement des armées pour
les chefs qu'elles aiment , et qui viennent de les faire marcher de
victoire en victoire : un ambitieux , un conspiraleur , aurait-il laissé
1
572 MERCURE DE FRANCE ;
échapper l'occasion où , à la tête d'une armé de cent mille hommes ,
tant de fois triomphante , il rentrait au milieu d'une uation encore
agitée , et toujours inquiète pour ses principes et pour leur durée ?
» Je ne ongeai qu'à liceocier l'armée , et je rentrai dans le repos
de la vie civile. Dans ce repos qui n'étoit pas sans gloire , je jouissais
sans doute de mes honneurs , de ces honneurs qu'il n'est pas dans la
puissance humaine de m'arracher , du souvenir de ines actions , du
témoignage de ma conscience , de l'esti e de mes compatriotes et des
étrangers , et ,' s'il faut le dire , du flatteur et doux pressentiment de la
posterité .
» Je jonissais d'une fortune qui n'était grande que parce que mes
desirs n'étaient pas immenses , et qui ne faisait aucun reproche à ma
conscience . Je jonissais de mon traitement de retraite . Sûrement
j'étais content de mon sort , moi qui jamais n'enviai le sort de per
sonne. Ma famille et des amis d'autant plus précieux que , n'ayant
plus rien à espérer de mon crédit et de ma fortune , ils ne pouvaient
rester attachés qu'à moi seul ; tous ces biens , les seuls auxquels j'aie
pu jamais attacher un grand prix , remplissaient mon ame toute entière,
et ne pouvaient plus y laisser entrer ni un vou, ni une ambition ;
se serait-elle ouverte à des projets criminels ?
» Elle était i bien connue cette situation de mon ame , elle était
si bien garantie par l'éloignement où je me trouvais de toutes les routes
de l'ambition , que depuis la victoire de Hohenlinden jusqu'à mon
arrestation , mes ennemis n'ont jamais pu me trouver , ni me chercher -
d'autre crime que la liberté de mes dicours : mes discours ! .... ils ont
été souvent favorables aux opérations du gouvernement , et si quelquefois
i's ne l'ont pas été , pouvais - je donc croire que cette liberté fût un
crime chez un peuple qui avait tant de fois décrété celle de la pensée ,
celle de la parole , celle de la presse , et qui en avait beaucoup jour
sous les rois mėne.
» Je le confesse , né avec une grande franchise de caractère , je n'ai
pu perdre cet attribut de la contrée de la France où j'ai reçu le jour ,
nidaas les camps , où tout lui donne un nouvel essor , ni dans la
révolution qui l'a toujours proclamé comme une vertu de l'homme et
comme un devoir du citoyen. Mais ceux qui conspirent blâment- ils si
hautement ce qu'ils n'approuvent pas ? Tant de franchise ne se concilie
guères avec les mystères et les attentats de la politique. Si j'avais voulu
concevoir et suivre les plans de conspiration , j'aurais di simulé mes
sentimens et sollicité tous les emplois qui m'aurrient réplacé au milieu
des forces de la nation . Pour me tracer cette marche , au défant
d'un génie politique que je n'eus jamais , j'avais des exemples sus de
tout le monde , et rendus imposans par des succès . Je savais bien peutêtre
que Monck ne s'était pas éloigné des armées lorsqu'il avait voulu
conspirer , et que Cassius et Brutus s'étaient approchés du coeur de
César pour le percer.
» Magistrats , je n'ai plus rien àvous dire . Tel a été mon caractère;
telle a été ma vie entière . Je proteste à la face du ciel et des hommes
de l'innocence et de l'intégrité de macondrite : vous savez vos devoirs , la
France vous écoute, l'Europe vous contemple, et la posteritévous attend.
M. Bonnet avait annoncé que le grand -juge avait promis
au général Moreau la communication des charges existantes
contre lui ; le grand juge a authentiquement démenti
cette assertion , dans une lettre adressée à M. le procu
reur-général impérial en la cour de justice criminelle.
1
( N : CLV. ) 27 PRAIRIAL an 12
1
1
( Samedi 16 Juin 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSI E.
,,,“ 》
Dous
HYMNE AU SOLEIL.
oux printemps de mes jours , fugitive jeunesse ,
Que tes momens sont doux ! que j'aime tes plaisirs !
Tout nous sourit alors au gré de nos desirɛ .
Age trois fois heureux ! dans une douce ivresse
Je viens de couronner mon front de mille fleurs :
Puisé je voir long-temps l'éclat de leurs couleurs , st
Briller sur tes autels ; et puissé-je moi- même ,
Après long- temps encor les parer de ma main !
Mais de mes plus beaux ans je me vois au déclin
Adieu , gaîté , plaisirs , adieu , tout ce que j'aime !
Il faut subir la loi du destin rigoureux ,
Tel est l'arrêt des dieux. Ah ! si leur bienfaisance
Nous avait accordé la douce jouissance
D'un printemps éternel , nous serions Dieux comme eux,
is .
3
$:
Na
574 MERCURE DE FRANCE ,
Mais lorsque , sans espoir , dans ma veine affaiblie ,
Je sentirai le sang couler plus lentement ;
Lorsque j'aurai perdu ce feu du sentiment ,
Ces sublimes élans dont mon ame est saisie ,
Bientôt , le corps courbé sous le poids de mes ans ,
Mes jambes fléchiront sous mes genoux tremblans ;
Bientôt tes froides mains , inflexible vieillesse ,
Sillonneront mon front pâle et défiguré :
Alors , de mes chagrins et de maux accablé ,
Qui viendra consoler mes jours pleins de tristesse ?
Qui voudra soutenir mes pas et ma faiblesse ?
Des malheurs d'un vieillard , ah ! quel coeur est touché !
Ormes que j'ai plantés dès mes tendres années ,
Vous , les secrets témoins de mes plus doux instans ,
Vous me voyiez souvent , au retour du printemps ,
Passer auprès de vous mes plus belles journées ;
Vous croissiez avec moi : que j'étais insensé !
Je croyais que mon sort au vôtre étoit lié.
La nature vous donne une longue durée :
Ne craignez rien encor des outrages du temps ;
Je dois vous précéder , telle est ma destinée ;
Je vais toucher bientôt à la fin de mes ans.
Presque sans vie alors , le sang glacé par l'âge
Je ne m'assiérai plus sous votre frais ombrage ;
La verdure , les fleurs ne seront rien pour moi ,
Le retour des saisons me comblera d'effroi .
Mais avant de finir ma pénible carrière ,
Vous me verrez venir pour une fois dernière ;
J'irai vous demander , d'un pas faible et tremblant ,
Un rameau pour soutien de mon corps chancelant.
Rebut du monde entier , dans le siècle où nous sommes ,
Je ne prétendrai plus à l'amitié des hommes.
"
A moi-même livré , dans mon humble réduit ,
Dès cet instant fatal l'illusion me fuit.
Mon unique bonheur , toute mon espérance ,
Daus ces pénibles aus , pour calmer la souffrance
PRAIRIAL AN XII. 575
Du reste de mes jours , hélas ! bien peu nombreux ,
Seront d'aller chercher ta chaleur bienfaisante ,
Soleil , dernier ami des vieillards malheureux !
Tous les jours , le matin , dès qu'à mon gré trop lente ,
L'aurore aura fait place à ta vive clarté ,
Je bénirai le ciel , dans mon humble prière ;
Je lui demanderai de n'être point privé
Du bienfait précieux de ta douce lumière ;
Je viendrai devant toi , me hâtant lentement,
Découvrir les cheveux de ma tête blanchie :
Le feu de tes rayons ranimera ma vie ;
Je sentirai mon coeur de chaleur palpitant ,
Et mon sang moins glacé coulera dana mes veines.
Mais lorsque tous mes ans se seront écoulés ,
Qu'à mon dernier moment la mort à pas comptés
Avec mes jours viendra finir toutes mes peines ;
Lorsqu'enfin je verrai mes membres se roidir ;
Lorsque je sentirai , dans ma bouche mourante ,
Mon dernier souffle errer , et ma voix expirante
Sur mes lèvres laissant échapper un soupir ,
J'éleverai mes mains ; et la grace dernière
Que je veux implorer du Dieu de l'univers ,
C'est qu'il m'accorde au moins de fermer la paupière
Quand ton dernier rayon se perdra dans les airs:
T
42
TRADUCTION DE LA III ODE DU LIVRE II D'HORACE ,
AEquam memento, etc. ,
OPPOSE , ô Dellius ! une ame inébranlable
A toutes les rigueurs du sort ;
Oppose à ses faveurs un calme inaltérable ;
Souviens-toi du tribut que tu dois à la mort .
Soit que , toujours en proie à la mélancolie ,
L'ennui consume tes beaux jours ;
Naa
576 MERCURE DE FRANCE ,
Soit que sur le
gazon , dans une douce orgie ,
Tu fêtes librement Bacchus et les Amours ;
Sous ces pins , mariant leur ombre hospitalière
A celle du haut peuplier ,
Où par mille détours la Naïade légère
S'entr'ouvre en murmurant un liquide sentier ,
Mêle aux vins les parfums et ces roses si belles ,
Qu'un seul jour , he as ! voit mourir :
Ta fortune , ton âge , et les Parques cruelles ,
Te permettent encor des momens de plaisir .
Ce domaine , ces bois , cette maison champêtre ,
Qui du Tibre embellit les bords ,
Il faudra tout quitter ! les immenses trésors
Doivent passer un jour aux mains d'un nouveau maître.
Que tu sois opulent , sorti du sang des rois ;
Que tu sois pauvre , sans naissance ,
Qu'importe ? il faut subir la commune sentence :
L'inflexible Pluton ne perd jamais ses droits....
Tous vont au même but ;; la même urne fatale
Contient le nom de tout mortel :
Tôt ou tard il en sort ; et la barque infernale
Nous transportera tous dans l'exil éternel .
KERIVALANT.
ROMANCE ÉLÉGIAQUE
DE LA DUCHESSE DE LA VALLIÈRE ,
Dans les premiersjours de sa retraite aux Carmélites.
Tor , que je crains d'aimer encore ,
Objet de regrets éternels ,
Et de ce feu qui me dévore
Jusques au pied des saints autels ;
PRAIRIAL AN XII. 577
Il faut te perdre pour la vie ,
Je me donne à Dieu sans retour ;
M is que ton coeur jamais n'oublie
Ce que nous fûmes à l'amour.
Tu le sais , ta grandeur suprême
N'obtint point le don de ma foi ;
En toi je n'aimais que toi - même ,
Dans l'amant j'oubliais le roi :
O temps d'amour et de délices ,
Hélas ! qu'êtes - vous devenus !
Le plus douloureux des supplices
Suit vos jours à jamais perdus !
Qu'ai-je dit ? amante insensée ,
Où m'entraîne un coupable feu !
Louis , va , fuis de ma pensée ,
Cede-moi toute entière à Dieus:
Je ' implore , et ce long orage
S'appaise ; le ciel est vainqueur ... à
Vaine espérance ! ton image
Règne seule au fond de mon coeur.
Je revois le bois solitaire ,
Tém in de cet aveu charmant
Qui de la f ible la Vallière
Fit le bonheur et le tourment;
J'assiste à ces brillantes fêtes ,
moi Où les yeux ne cher haient que
J'entends le bruit de ces conquêtės ,
Où je triomphais avec toi.
Ces faux biens , comme une ombre vaine ,
Toi-même , tout a disparu !
Pourquoi donc ne puis- je en ma peine
Goûter la paix de la vertu ?
Contre le poison qui m'enivre
Je vois la piété s'armer,
578 MERCURE DE FRANCE ,
Mais , hélas ! le coeur peut-il vivre
En voulant cesser de t'aimer ?
O piété sous tes auspices.
J'approche en tremblant du saint lieu ,
Et le plus grand des sacrifices
Semble enfin m'unir à mon Dieu :
Du ciel offre moi tous les charmes ,
Pour me détourner d'ici - bas ;
Soutiens mon ame et que mes larmes
?
N'osent plus couler dans tes bras !
Par VERNES ( de Genève. )
LE MILA N.
TABLE.
AUTOUR de quelques vieux châteaux
Un vorace milan , l'Attila des oiseaux ,
Répandait le ravage ,
Et ne vivait que de carnage :
Pigeons , faisans , perdrix et dindonneaux ,
Tout devenait sa proie.
Un paysan voisin , regardant avec joie
Ces exploits nombreux et sanglans ,
« C'est
Disait à ses enfans :
pour nous , mes amis , que ce milan travaille :
>> Ce gibier , qu'engraissaient nos maîtres fainéans ,
» Vivait à nos dépens ,
» Dévorait nos moissons , n'y laissait que la paille,
>> Respectez toujours ce vengeur
» Des droits de la chaumière. » .
Le tyran des oiseaux fit si souvent la guerre ,
Qu'il dépeupla les champs , y sema la terreur ;
PRAIRIAL AN XII. 579
Etant alors forcé de se rabattre
Sur la basse- cour du fermier ,
Il lui prit une poule , et puis deux , et puis quatre.
Tandis qu'il fut un coq au poulailler,
Le galant fit une excellente chère .
« Qu'est-ce ceci ? dit le rustre en colère :
>> Lorsque vous dévoriez les perdrix du seigneur ,
» Maître milan , je vous ai laissé faire ;
» Mais aujourd'hui vous me faites l'honneur
>> De manger mes poulets ! c'est bien une autre affaire ;
» Vous périrez . » Des misères d'autrui
L'égoïsme profite , et quelquefois s'amuse ;
Mais , viennent- elles jusqu'à lui ?
Le ciel alors n'a plus d'excuse .
ENIGM E.
you you
Par J. A. NICOD.
QUE suis-je , moi , qui toujours t'environne ,
Moi , qui , sans cesse , autour de toi bourdonne ?
Tu me sens , tu m'entends , et ne m'as jamais vu ..
Tu vas , tu viens , partout je t'accompagne.
Voudrais -tu me saisir ? ce serait temps perdu;
Tu sors , et , sous ta clef , tu me crois retenu ,
Au même instant je te suis en campagne .
C'est là que , librement ,
Je plane , je m'exerce :
J'y suis doux , caressant ;
J'y brise , j'y renverse.
Je puis te donner le trépas ,
Et sans moi tu ne saurais vivre.
Que plus d'un docteur , ici bas ,
Me guette pas à pas ,
Et s'obstine à me suivre :
4
580 MERCURE DE FRANCE ,
Le malheureux , hélas !
Que prouve son gros livre !
Il prouve... Il prouve encor qu'il ne me connaît pas.
Je fus , de tous les temps , une énigme en physique ,
Et je vois bien enfin qu'il faut que je m'explique .
Je puis me faire entendre . Ecoute , et sois content :
Si je t'échappe , autant en emporte le vent .
Le mot est dit, eh bien ! en es tu plus savant ?
LOGOGRIPHE.
J'ai quatre pieds , lecteur , et n'ai qu'un bras.
Si tu me prends par la queue , et m'en prives,
Je t'offre alors un ennemi des chats
Remets-la moi , je coule entre deux rives .
1
CHARA D E.
'Antienne de l'église , ou , si l'on veut, prière ,
Mon premier de l'avent termine la carrière.
En vain à mon second , dans des temps désastreux ,
On voulut ériger des autels. en tous lieux :
'Attaché constamment au culte de ses pères ,
Le Français a toujours dédaigné ces chimères
Heureux celui qui joint la pureté du coeur
A l'amour de l'entier qu'il fait avec ferveur !
G..... , du Puy, ( Haute - Loire. )
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Forme,
Celui du Logogriphe est Alarme.
Celui de la Charade est Jonquille
PRAIRIAL AN XII. 581
Paradise Lost; nouvelle édition , faisant partie de
la Collection des classiques anglais , qui parait
chez Théoph. Barrois et le Normant. Deux vol.
in- 12 . Prix : 3 fr. , et 4 fr. par la poste.
( Quatrième extrait. Voyez le nº . CXLIX. )
APRÈS que l'ange a raconté un peu longuement
l'histoire de la création , Adam fait à son
tour un récit assez prolixe de tout ce qu'il a éprouvé
depuis son existence. Ce récit n'est pas sans agrément
on a du plaisir à reconnaître les premières
et les plus naïves impressions du coeur humain ;
mais c'est une faute contre le goût d'avoir accumulé
tant de narrations l'une sur l'autre . Rien n'est
plus propre à faire sentir le vide et la langueur
d'un sujet dépourvu d'action . C'en est une bien
plus grande d'avoir fait d'Adam un questionneur
subtil , qui propose des objections sur le système
planétaire , sur le mouvement et la destination des
corps célestes. On est étonné d'entendre l'ange
Raphaël critiquer la sphère armillaire parler
d'excentriques et de concentriques , de Cycles et
d'Epicycles , et exposer tour à tour le système
de Ptolémée et celui de Copernic . Quoique ces
entretiens découvrent une des grandes maladies de
l'esprit humain , qui est la curiosité , et qu'ils
amènent de sages conseils sur l'art de borner ses
recherches et de se défier d'une lumière présomptueuse
qui égare la raison , cependant ces subtilités
savantes paraissent déplacées dans la bouche
du premier homme , de cette créature nouvelle qui
ne devait être qu'admiration et qu'amour. Le huitième
chant est plein de ces longueurs ; on sent
- -
582 MERCURE DE FRANCE ,
que Milton faisait effort pour étendre un sujet qui
lui fournissait peu d'événemens .
J'ai cité de mémoire , et d'une manière inexacte ,
un vers de ce huitième chant , sur lequel M. Mosneron
, membre du corps législatif , m'a fait l'honneur
de m'adresser une critique fort polie , qui
mérite que je m'y arrête un moment. Dans ce
vers , tel que ma mémoire me l'a fourni , je fais
dire à Milton , avec un tour sententieux et absolu :
Amongst unequals no society .
Il n'y a point de société entre des étres inégaux.
Au lieu que le texte est en forme de question ,
Among unequals what society can sort ?
« Quelle société peut - on lier avec des êtres inégaux ?»
Et cette question est faite par Adam , dans une
circonstance qui semble en justifier les termes ; car
c'est dans un entretien qu'il a avec Dieu , un peu
avant la naissance d'Eve , où il lui ouvre son coeur
sur le besoin qu'il éprouve d'une société plus intime
et plus égale que celle des animaux qui le
servent , et c'est à ce propos qu'il fait la réflexion
qu'on vient de rapporter; d'où M. Mosneron conelut
que j'ai non - seulement blessé l'exactitude ,
mais la réputation de Milton , en tournant une
question toute naturelle en une maxime antisociale.
On ne pouvait proposer l'objection avec plus
de force ; mais deux choses me justifient : la
première , c'est que les expressions du poète
anglais , dans quelque sens qu'on les prenne , renferment
la même erreur que la maxime que je
lui impute. En effet , ce n'est pas l'inégalité de
condition , mais la différence de nature qui empêche
la société entre l'homme et les animaux.
Ainsi , Adam ne devait pas demander quelle société
on peut former avec des êtres inégaux , mais avec
PRAIRIAL AN XII. 583
des êtres d'espèces différentes. Le terme d'unequals
manque donc de justesse ; et ce terme est d'autant
plus remarquable sous la plume de Milton, que tout
le monde sait qu'il a professé hautement le principe
que lui attribue ma citation . Je n'en veux
point d'autre preuve que ce qu'on a lu dans la vie
de ce poète , écrite par M. Mosneron lui -même ,
qui blâme la haine violente qu'il avait «< contre les
» papes , les évêques , les rois , et , en général ,
» contre tout ce qui s'élevait au-dessus de cette
chimérique égalité, dont un aveugle fanatisme
l'empêcha d'apercevoir les dangers . » ( Pag. 38. )
Or, je ne fais qu'attribuer à Milton la même idée
et le même sentiment . Je ne saurais donc être
accusé de lui avoir prêté une doctrine qu'il n'avait
pas. Je crois que cette seconde raison paraîtra
péremptoire .
»
Tout ce qui me reste à ajouter pour l'acquit de
ma conscience , c'est que M. Mosneron a fait une
traduction du Paradis perdu; si je n'en ai rien dit ,
ce n'est pas que je la méprise , c'est que je ne la
connais point. Il ne serait pas juste que mon ignorance
fit le moindre tort à son travail.
Milton n'entre , à proprement parler , dans le
fond de son sujet , qu'au neuvième chant . C'est là
que commence l'action principale du poëme , et la
séduction du serpent , que le poète ne présente
que comme l'instrument d'un être plus relevé ,
selon l'idée de l'Apocalypse , où Satan est désigné
sous le nom de serpent. Cette séduction est ménagée
avec un art infini , et Milton y a déployé toutes
les ressources de l'éloquence la plus insinuante. II
en avait préparé l'effet très- habilement , en découvrant
, dans le caractère d'Eve et d'Adam ,
le côté faible dont l'ennemi devait profiter. Eve
laisse percer un peu de vanité et de coquetterie à
travers les charmantes perfections dont elle est
584 MERCURE DE FRANCE ,
ornée ; et Adam , quoique plein de force et de
raison , montre assez qu'il ne résistera pas à l'empire
de la beauté , lorsqu'il dit , en parlant de sa
séduisante compagne : « Elle seule me rend faible,
» et toute ma supériorité m'abandonne en la
» voyant..... La science se déconcerte en sa
présence ; la sagesse , discourant avec elle , se
» démonte et ressemble à la folic. »>
»
le
• Heret only weak,
Against the charm of beauty's pow'rful glance.
All higher knowledge in her presence falls
Degraded, wisdom in discourse with her
Loses discount'nanc'd , and like folly shows.
Enfin , l'heure fatale arrive , la faute se consomme
, et la nature jette un long gémissement
qui annonce que tout est perdu. Ici le malheur
est bien au dessus , des paroles et de l'imagination
du poète. Quel spectacle de voir ces deux belles
créatures , que les anges admiraient , tomber toutà
- coup , de la félicité la plus ravissante , dans la
misère et l'humiliation extrêmes ! Cette révolution
soudaine et terrible met le coeur dans une situation
inexplicable ; mais la raison nous montre que c'est
passage naturel de l'innocence au crime. Dieu
ne pouvait le marquer autrement . De la liberté de
Thomme à sa chute , de sa chute à son malheur et
à celui de toute sa race , la chaine des conséquences
est rigoureuse. Dès que l'homme n'est pas
une pure machine , il pouvait donc se détourner
de sa fin , et changer l'ordre ; mais pouvait- il changer
l'ordre , et conserver le bonheur de la vertu ?
et cet être révolté , plein de passions séditieuses qui
le troublent , que pouvait- il transmettre à ses
enfans , qu'un sang rebelle, et conséquemment malheureux
?
Il semble , au premier coup d'oeil , qu'un tel
PRIARIAL AN XII. 585
sujet et un tel dénouement ne peuvent offrir au
lecteur que des pensées désespérantes ; et c'est
peut - être ce qui a fait dire à M. de La Harpe que
la fin du Paradis perdu était insoutenable . Cependant
, tout ce qu'il y a au monde de philosophie
forte et sublime , tout ce qui est capable de consoler
et d'agrandir l'ame humaine , tient à ce dénouement
si déplorable .
1
Que cette première catastrophe ait enveloppé
toutes les générations , c'est ce que les choses
témoignent assez d'elles- mêmes ; mais qu'un si
grand malheur soit devenu la source d'une félicité
nouvelle et plus briliante que la première ; que
l'homme , précisément parce qu'il était misérable ,
se soit vu relevé dans une condition bien supéricure
à sa nature ; que cet être abattu et dégradé
prétende actuellement à un empire immortel , du
même droit qu'un fils prétend à l'héritage de son
père ; qu'il en ait des titres ; qu'il vive dans cette
espérance et que cette espérance soit la force des
sociétés et la lumière des nations éclairées , c'est
une doctrine si haute , si généreuse , si consolante , qu'on ne doit pas s'étonner
que les plus grands
esprits
en aient fait leurs délices .
Ceux qui considéreront les choses dans cette vue ,
trouveront que , si les premiers chants du Paradis
perdu étonnent par des coups de pinceau plus
éclatans , les derniers attachent par des sentimens
plus tendres, et des pensées plus profondes. Adam
et Eve sont infiniment plus intéressans après leur
faute. Eve cueillant éternellement des fleurs dans
le Paradis , n'est pas un objet aussi touchant
qu'Eve inondée des larmes du repentir , déplorant ,
aux pieds de son époux , le malheur de ses enfans .
Milton a peint son désespoir des traits les plus
déchirans . Elle va jusqu'à proposer à Adam de se
donner la mort pour prévenir l'infortune de sa
586 MERCURE DE FRANCE ,
postérité. L'égarement de la douleur et de la tendresse
maternelle ne saurait aller plus loin.
Je ne sais , mais il y a dans le malheur comme
un secret de grandeur et de vertu . C'est ce qui
achève l'homme , et c'est ce qui l'élève , parce que
c'est ce qui le met dans un rapport plus intime
avec la bonté souveraine. La douleur à sa beauté ,
elle a ses droits et son empire. Le repentir touche
et pénètre les cieux plus vivement que l'innocence ,
et de là est venue cette pensée étonnante , que c'est
un jour heureux que le jour où la douleur est
entrée dans le monde. C'est qu'en effet l'homme
est appelé par elle à des efforts de vertu qu'il n'eût
pas connus dans son premier état , et que , pour le
soutenir dans cette laborieuse carrière , des destinées
plus hautes , et un prix plus noble , lui ont été
proposés.
C'est cette belle pensée que Milton développe
dans les dernières scènes du Paradis perdu. Il n'y
a plus de nuits tranquilles dans Eden , plus de
repas champêtres , plus de doux entretiens ; l'amour
et la beauté ont perdu leurs charmes. Adam ne
connaît plus celle dont le sourire l'enchantait ; le
sourire est effacé de ses lèvres. Retiré dans l'épaisseur
de la forêt , et étendu sur la terre , il maudit
le jour où il est né . C'est ainsi que l'homme commence
sa route dans ce monde nouveau , et le
ministère de la femme est de le consoler , alors
qu'elle-même est accablée sous le poids de ses
peines.
pour
Eve , qui avait suivi de loin son époux , et qui
pleurait à l'écart , vit son affliction . Elle s'approcha
de lui tâcher de calmer ses transports ; mais il
la repoussa durement , et la maudit elle-même.
Elle ne se révolta point contre un coup si sensible ,
et qui partait d'une main si chère. Fondant en
larmes , et les cheveux épars , elle se jeta à ses
PRAIRIAL AN XII. 587
pieds qu'elle embrassa , et ce fut alors qu'Adam
put connaître le véritable amour et la vraie beauté.
L'éloquence d'Eve est encore plus tendre que son
action.
« Ne m'abandonne pas , Adam ; le ciel m'est
» témoin de l'amour sincère que je te porte en
» mon coeur. J'ai péché innocemment , j'ai été
>> malheureusement trompée : je te conjure , je te
supplie , j'embrasse tes genoux ; dans cette triste
» extrémité , ne me prive point de ce qui me
» donne la vie , de tes regards consolans , de ton
>> aide et de ton conseil. C'est là ma seule force ,
» et mon unique soutien . Si tu m'abandonnes ,
» quel sera mon appui ? Que vais-je devenir ?
» N'exerce pas sur moi ta haine , à cause du mal-
>> heur qui nous est arrivé. Je suis plus à plaindre ,
plus misérable que toi. Nous sommes tous deux
coupables ; mais tu as péché contre Dieu seul ,
j'ai péché contre Dieu et contre mon époux .
» J'irai , je me rendrai au lieu du jugement ; là ,
j'importunerai le ciel par mes cris ; je tâcherai
» d'éloigner de ta tête notre condamnation , et je
» demanderai qu'elle tombe sur moi , sur moi seule
qui suis la cause de ton malheur. »
>>
>>
»
»
»
C'est ainsi que la générosité , le dévouement et
les plus belles qualités de l'ame prennent leur
source dans la douleur. Faut- il se plaindre d'un
état qui ouvre un tel champ à la vertu ? Tous les
parfums qu'Eve aurait pu offrir dans son innocence
, valent-ils un seul de ses accens qui portent
la consolation dans un coeur désespéré ? Voici un
spectacle digne du ciel : ce sont deux infortunés
qui se soutiennent mutuellement , et qui pleurent
ensemble. «< Leurs prières , dit Milton , percèrent
» rapidement les portes célestes ; et , parfumées
» par le divin pontife , de l'encens qui fumait sur
588 MERCUREDE
FRANCE ,
» l'autel d'or, elles parurent devant le trône comme
» les premiers fruits de la terre . »
· They pass'd
Dimensionless troagh heav'nly doors : then clad
With incense , where the golden altar fum'd ,
their great intercessor , came in sight
By
Before the father's throne .
Voilà comment la perfection fut tirée du mal
par des voies supérieures ; mais , lorsque l'homme
Tut entré dans ce plan d'éducation sévère , les douceurs
de la vie champêtre ne lui convenaient plus ;
il fallut quitter les bocages fleuris d'Eden. Un
ange vient signifier à Adam qu'il est exilé sur la
terre; et en même - temps, pour lui faire comprendre
quels travaux et quelles épreuves l'y attendent , il
lai découvre tout le spectacle que la société devait
offrir dans la suite des siècles . Cette fiction , qui
remplit les deux derniers chants , donne au počme
de Milton une étendue que son sujet ne comportait
pas.
Il est malheureux que l'exécution en soit
négligée , sur-tout dans la dernière partie ; mais le
poeme se termine d'ailleurs de la manière la plus
touchante et la plus noble. Adam et Eve , après
avoir reçu les instructions de l'ange , avertis par l'épée
des chérubins , qui étincelle sur la montagne ,
s'éloignent en pleurant ; ils jettent un dernier regard
sur les bosquets du Paradis , et ce regard si attendrissant
l'est encore moins que la première vue du
monde solitaire où ils vont entrer . C'est là que
Milion a mêlé la tristesse et la consolation avec une
sensibilité admirable.
The World was all before them , where to choose
Their place of rest , and Providence their guide :
The hand in hand , with wand'ring steps and slow ,
Troagh Eden took their solitary way.
« Le monde entier était ouvert devant eux , ils
» pouvaient y choisir leur demeure ; la Frovidence
» était
PRAIRIAL AN XII. 589
» était leur guide. Ils mrchaient lentementen
» se tenant par la main , et ils prirent leur oute
» solitaire à travers la campagne. »
CH. D.
RÉE
1
Les Souvenirs de madame de Caylus ; nouvelle édition ,
revue et corrigée . Prix : 1 fr . 50 cent. , et 2 fr. par la
poste. A Paris , chez Renard , libraire , rue Caumartin
, nº. 750 , et rue de l'Université , n° . 922 ; et
chez le Normant , imprimeur - libraire , rue des Prêtres
Saint -Germain- l'Auxerrois , n°. 42.
MADAME DE CAYLUS n'eut pas la prétention de
faire un ouvrage régulier. Pressée , par quelques amis ,
de peindre les personnages qu'elle avait connus à la cour ,
de raconter des anecdotes alors peu répandues , elle donna ,
sous le titre modeste de Souvenirs , le résultat des observations
qu'elle avait faites . Laissant courir sa plume au gré
de sa mémoire et de son imagination , elle ne met aucun
ordre dans ses récits : lorsqu'un objet lui en rappelle un
autre dont l'idée peut réveiller en elle une sensation
agréable , quelqu'éloignées que soient les époques , quelle
que soit l'analogie des rapports , elle ne se fait aucun scrupule
de les lier ensemble . On voit enfin que madame de
Caylus a autant travaillé pour son propre amusement que
pour celui de ses amis . Quand l'ouvrage fut lu par ceux
auxquels il était consacré , ils s'aperçurent peu de ce défaut.
Le grand siècle leur était connu curieux d'apprendre
quelques particularités secrètes , ils ne recherchaient pas la
méthode que l'on exige dans un historien . Le public ,
ensuite , n'eut pas moins d'indulgence ; il lut avec avidité
-
590 MERCURE DE FRANCE ,
le
ae's Souvenirs qui lui rappelaient une cour qu'il avait
admirée de loin . Quelques réflexions fines purent lui échapper
, mais il saisit l'ensemble ; et le style agréable de
madame de Caylus acheva d'assurer le succès de son livre .
Aujourd'hui , ce petit ouvrage n'a rien perdu de son prix ;
on peut même croire qu'il a gagné sous quelques rapports.
Depuis qu'une multitude de mémoires sur le règne de
Louis XIV , ont été publiés , on a vu , dans les Souvenirs ,
des nuances jusqu'alors imperceptibles , et l'on a trouvé
l'exp ication de quelques observation's délicates qui avaient
été des énigmes pour la plus grande partie des lecteurs .
On doit peu s'étonner que madame de Maintenon soit
personnage principal de cet ouvrage . Madame de Caylus
lui était une par les liens du sang ; elle lui devait son éducation
et sa fortune : c'était donc à elle que devait être
réservée la première place dans ses Souvenirs. Les écri-
Vains modernes ont beaucoup parlé de cette femme célèbre ;
plusieurs ont paru croire que , dans sa jeunesse , sa conduite
n'avait pas été exempte de reproches . Ils ont nommé
quelques - uns de ses amans , et se sont sur- tout appuyés
sur sa prétendue liaison avec Ninon de Lenclos . M. de
Voltaire lui-même , qui , dans le Siècle de Louis XIV, avait
parlé d'elle avec le respect que sa mémoire méritait , ne
craignit pas de la montrer , dans un dialogue , appelant
auprès d'elle mademoiselle de Lenclos , et lui proposant
se ´fixer à la cour à condition qu'elle se ferait dévote .
Madame de Caylus , qui joint souvent la malice à la plus
grande sincérité , ne dissimule aucun des défauts de
madame de Maintenon : ainsi l'on peut s'en rapporter à son
témoignage. Elle donne de la jeunesse de sa tante , une
toute autre idée. Mariée à Scarron , à l'âge de quatorze ans ( 1 ) ,
de
(1 ) D'autres mémoires disent que madame de Maintenon avait seize
ans quand elle épousa Scarron.
PRAIRIAL AN XII.
591
on la voit établir la régularité et la décence dans la maison
de son époux. Cette maison , fréquentée par un grand
nombre de jeunes gens attirés par la gaieté de Scarron ,
devient aussitôt le rendez -vous de la bonne compagnie.
C'est là, dit madame de Caylus , que cette jeune per-
» sonne imprima , par ses manières honnêtes et modestes ,
» tant de respect , qu'aucuns n'osèrent jamais prononcer
» devant elle une parole à double entente , et qu'un de ces
» jeunes gens dit : S'il fallait prendre des libertés avec la
» reine ou avec madame Scarron , je ne balancerais pas
» j'en prendrais plutôt avec la reine . » Devenue veuve ,
madame Scarron se retire dans un couvent , et y vit avec
une pension modique ; ses sociétés se bornent à quelques
femmes plus respectables que spirituelles. Madame de
Caylus fait , à l'occasion de ses liaisons avec la maréchale
d'Albret , une réflexion très -juste . « C'était , dit- elle , une
» femme de mérite , sans esprit ; mais madame de Main-
» tenon , dont le bon sens ne s'égara jamais , crut , dans
» un âge aussi peu avancé , qu'il valait mieux s'ennuyer
» avec de telles femmes que de se divertir avec d'autres. >>
On sait la manière dont elle fut connue de Louis XIV , et
qu'elle dut à sa modestie et à sa sagesse l'honorable faveur
dont elle jouit jusqu'à la mort du roi. L'idée qui reste de
madame de Maintenon , après avoir lu les Souvenirs où
elle est si bien peinte , c'est qu'elle n'abusa presque jamais
de sa faveur . Elle fit peu de chose pour sa famille , ce qui
la fit passer pour égoïste aux yeux de quelques - uns de ses
parens les affaires politiques l'ennuyaient ; elle ne s'en
mêlait qu'avec la plus grande répugnance ; son goût le
plus décidé était celui de la conversation ; c'était là qu'elle
déployait tous les charmes d'un esprit fin et délicat. On
sent qu'un don aussi précieux , dans la société intime ,
devait plaire infiniment à un roi revenu des passions de la
002
592 MERCURE DE FRANCE ,
jeunesse , avide des jouissances de l'esprit , et qui préférait
au tumulte de la cour , le commerce d'une femme aussi
sage qu'aimable . Madame de Caylus , en peignant les belles
qualités de sa tante , lui conserve un certain air de pruderic
qui se répandait en effet sur toutes ses actions : c'est à ce
léger défaut qu'il faut attribuer l'espèce d'hypocrisie qui
régna dans la grande société à la fin du règne de Louis XIV ,
et dont on se débarrassa si vîte dès le commencement de
la régence.
Madame de Caylus fut témoin de l'établissement de la
fameuse maison de Saint-Cyr. Elle raconte beaucoup
d'anecdotes sur les représentations d'Esther , où elle joua
alternativement plusieurs rôles . On voit que c'est à madame
de Maintenon que l'on doit les deux derniers chefsd'oeuvre
de Racine ; ce grand poète avait pour jamais
abandonné le théâtre , quand son illustre protectrice réveilla
son goût pour la poésie , et lui inspira deux conceptions
aussi neuves que sublimes. Confidente des projets
de sa tante , madame de Caylus parle de l'établissement
de Saint - Cyr avec un enthousiasme qui n'a rien d'exagéré.
« Les louanges qu'on lui donnerait , dit- elle , seraient
» faibles et inutiles; il parlera , autant qu'il durera , infini-
» ment mieux à l'avantage de ses fondateurs qu'on ne
» pourrait faire par tous les éloges , et il fera toujours
» desirer que les rois successeurs de Louis XIV , soient
» non -seulement dans la volonté de maintenir un établis-
» sement si nécessaire à la noblesse , mais de le multiplier
» s'il est possible , quand une heureuse paix le leur per-
» mettra . » Il paraît qu'alors tout le monde ne partagea
pas l'enthousiasme de madame de Caylus . Quelques personnes
pleines de raison et d'esprit pensèrent que madame
de Maintenon avait tort de faire paraître trop souvent les
demoiselles de Saint-Cyr aux regards de la cour . Nous ciPRAIRIAL
AN XII. 593
་
terons à l'appui de cette opinion un passage très - curieux
de madame de Lafayette. « Madame de Maintenon , ditnelle
, toujours occupée du dessein d'amuser le roi , y
» fait souvent faire quelque chose de nouveau à toutes les
» petites filles qu'on élève dans cette maison , dont on peut
>> dire que c'est un établissement digne de la grandeur
» du roi , et de l'esprit de celle qui l'a inventé , et qui le
» conduit; mais quelquefois les choses les mieux instituées
» dégénèrent considérablement ; et cet endroit qui , main-
» tenant que nous sommes dévots , est le séjour de la
» vertu et de la piété , pourra quelque jour , sans percer
» dans un profond avenir , être celui de la débauche et de
» l'impiété. Car de songer que trois cents jeunes filles qui
» y demeurent jusqu'à vingt ans , et qui ont à leur porte
» une cour remplie de gens éveillés , sur- tout quand l'au-
» torité du roi n'y sera plus mêlée ; de croire , dis - je , que
» de jeunes filles et de jeunes hommes soient si près les uns
» des autres sans sauter les murailles , cela n'est presque
» pas raisonnable . » Madame de Lafayette avait raison de
s'élever contre la trop grande publicité que l'on donnait
aux spectacles de Saint- Cyr ; mais on peut attribuer à une
prévention mal fondée , son pronostic qui , dans les temps
les plus corrompus , ne s'est jamais réalisé .
Une des parties les plus agréables des Souvenirs , c'est la
peinture des personnages avec lesquels l'auteur a vécu : on
y remarque des traits de physionomie qui ne peuvent être
saisis que par une femme. Madame de Fontanges manquait
d'esprit ce défaut aurait pu être compensé par sa grande
beauté ; mais elle affectait une fausse sensibilité qui fatiguait
Louis XIV. Voici comme madame de Caylus trace
ce caractère : « Elle joignait , dit- elle , à ce peu d'esprit ,
» des idées romanesques que l'éducation de la province
» et les louanges dues à sa beauté lui avoient inspirées ;
3
594
MERCURE DE FRANCE ,
» et dans la vérité , le roi n'a jamais été attaché qu'à sa
» beauté il était même honteux lorsqu'elle parlait et
» qu'ils n'étaient pas tête à tête. On s'accoutume à la
>> beauté , mais on ne s'accoutume pas à la sottise tournéc
>> du côté du faux , sur-tout lorsqu'on vit en même temps
>> avec des gens de l'esprit et du caractère de madame
» de Montespan , à qui les moindres ridicules n'échap-
» paient pas , et qui savait si bien les faire sentir aux autres.
>> par ce tour unique à la maison de Mortemar . »
"
por-
Le caractère de madame de Montespan occupe une
grande place dans les Souvenirs . L'auteur loue avcc
beaucoup d'impartialité , ses belles qualités ; mais elle ne
lui pardonne ni la sécheresse de son coeur , ni son penchant
à la raillerie , talent dont elle abusait souvent. «< Elle
» tait , dit- elle , des coups dangereux à ceux qui pas-
>> saient sous ses fenêtres pendant qu'elle était avec le
» roi . L'un était , disait - elle , si ridicule , que ses meilleurs
» amis pouvaient s'en moquer sans manquer à la morale ;
» l'autre qu'on disait être honnête homme : oui , repre-
>> nait - elle , il lui faut savoir gré de ce qu'il le veut être .
» Un troisième ressemblait au valet de carreau ; ce qui
» donna même à ce dernier un si grand ridicule , qu'il a
» fallu, depuis , tout son manége pour faire la fortune qu'il
» a faite ; car elle ne s'en tenait pas à la critique de son
» ajustement , elle se moquait aussi de ses phrases , et
» n'avait pas tort. >>
21
1
Madame de Maintenon avait plus d'un motif pour ne
pas aimer madame de Montespan ; cependant ces deux
femmes se plaisaient à converser ensemble ; elles avaient
trop d'esprit pour ne pas s'apprécier , et malgré leurs divisions
, quand l'occasion s'en présentait , elles s'empressaient
de se rapprocher. Cette nuance délicate est parfaitement
saisie par madame de Caylus. « Je me souviens
PRAIRIAL AN XII. 595
71 44
n
ANTON
» dit-elle , à propos de ce goût indépendant de leurs pro-
» cédés et de leurs mécontentemens , qu'elles se trouvèrent
>> embarquées à faire un voyage de la cour dans le même
» carrosse , et je crois tête-à -tête . Madame de Montespan
>> prit la parole , et dit à madame de Maintenon : Ne
» soyons pas dupes de cette affaire-ci ; causons comme
» si nous n'avions rien à déméler; bien entendu , ajouta-
» t- elle , que nous ne nous en aimerons pas davantage ,
» et que nous reprendrons nos démélés au retonr. Madame
» de Maintenon accepta la proposition , et elles se tinrent
>> parole en tout. »>
19 1
་ ་་་
On a pil
d'après
les morceaux
que
nous
avons
cités
, se
faire une idée du style de madame de Caylus. Ce petit
ouvrage renferme des particularités qui ne se trouvent pas
dans les autres mémoires du temps . Cet avantage , joint à
l'agrément de la narration , doit le rendre également précieux
et aux personnes qui veulent étudier l'esprit du
siècle de Louis XIV , et à celles qui ne cherchent , dans la
lecture , qu'une distraction et un amusement .
P.
"
Cours de Déclamation , divisé en douze séances , par
Larive. Un vol . in - 8 ° . Prix : 5 fr. , et 6 fr . 50 cent . par
la poste. A Paris , chez Delaunay, libraire , Palais du
Tribunat ; et chez le Normant, imprimeur- libraire ,
rue des Prêtres Saint - Germain - l'Auxerrois , nº . 42.
Le titre de cet ouvrage n'est pas juste à la place de
Cours de Déclamation , si l'auteur eût mis Recueil de
Déclamations , il n'y aurait que des complimens à lui
faire . M. Larive , ancien acteur du Théâtre-Français , a
peut- être eu du talent ; jamais le public n'en a été bien
596 MERCURE DE FRANCE ,
persuadé : il joua long- temps à côté de le Kain , et l'on sait
que les hommes qui attachent une grande importance aux
spectacles ont de commun avec tous les êtres passionnés ,
d'être injustes dans leurs préférences et dans leurs exclusions.
Ceux qui accordaient un mérite extraordinaire à
le Kain , refusaient tout à Larive ; et quand ce dernier sé
trouva chef dans son emploi , il y avait si long-temps que
sa réputation était discutée , qu'il ne put vaincre entièrement
les préventions . Il quitta le théâtre sans être regretté ,
y reparut sans exciter d'enthousiasme , et se retira encore
sans qu'on s'aperçût de son absence ; mais l'amour -propre ,
qui n'abandonne pas plus les vieux comédiens que les
vieilles coquettes , inspira à M. Larive un singulier moyen
de se rappeler au souvenir du public : il fit annoncer un
Cours de Déclamation. Dans les capitales où il y a tant de
désoeuvrés , un petit ridicule peut perdre un homme d'une
profession sérieuse ; mais un ridicule bien franc , bien entier,
réussit toujours à celui qui ne risque rien à se le donner.
M. Lariye eut la satisfaction d'assembler quelques curieux
devant lesquels il déclama avec complaisance sur son
talent , la pureté de ses moeurs , la délicatesse de son coeur ,
la sensibilité de son ame , la profondeur de ses réflexions ,
l'ancienne jeunesse de sa figure il les entretint de son
père , de sa première maîtresse , de ses voyages , de sa
fierté , de sa colère ; en un mot , il les fit payer pour venir
l'entendre parler de lui , et il eut du succès. Je n'en suis pas
étonné ; c'est une chose si extraordinaire que cette franchise
de vanité , qu'elle méritait d'avoir des spectateurs. Mais
pourquoi se faire imprimer ?
:
Si M. Larive eût analysé deux ou trois des rôles dans
lesquels il a obtenu un succès décidé , s'il nous eût révélé
par quelle combinaison telle tirade avait produit beaucoup
d'effet, son ouvrage n'aurait pas été sans utilité pour ceux
PRAIRIAL AN XII. 597
qui se destinent au théâtre ; il aurait pu même servir à ceux
qui attachent du prix à lire agréablement. On se rappelle
qu'autrefois nos meilleurs littérateurs ne croyaient pas
au-dessous d'eux , lors des débuts d'acteurs , d'analyser des
tirades de Corneille et de Racine , Dans le Mercure ,
Marmontel et La Harpe ont souvent prouvé qu'il n'appartient
qu'aux hommes- de - lettres de remonter à la pensée
des maîtres de la scène , et de découvrir aux comédiens
l'expression qui convient à nos chefs - d'oeuvre dramatiques
on eût toléré , dans M. Larive , la noble ambition
de réunir dans un volume quelques observations échappées
à ces deux littérateurs , et d'y joindre quelques conseils
appuyés sur trente - trois ans d'expérience pratique ;
mais il s'exprime tantôt en métaphysicien , tantôt en
médecin , toujours en déclamateur , et jamais en maître de
déclamation . S'il est vrai qu'il ne connaisse , pour jouer la
comédie , d'autres principes que ceux qu'il professe , s'il a
porté dans ses rôles le vague d'intention qu'on remarque
dans son ouvrage , il est facile de concevoir pourquoi , avec
tous les dons qu'il avait reçus de la nature , il est toujours resté
dans la médiocrité . Ses idées sur l'illusion théâtrale sont
fausses , puisqu'il affirme qu'il faut que l'acteur reporte
dans ses rôles les émotions qu'il a éprouvées comme particulier
; tout ce qu'il débite à cet égard est contraire à la
possibilité. Par exemple , il parle d'un grand effroi sous.
lequel il succomba étant jeune , et prétend que le souvenir
de cette sensation lui a servi au théâtre . Peut-on à la fois
avoir une frayeur telle qu'on en perde le sentiment de
l'existence , et suivre la gradation du mal-aise auquel on
cède ? Est- il possible de reporter ses idées sur une sensation
éprouvée il y a dix ans , d'en réveiller en soi le souvenir
, au moment où l'on représente sur le théâtre comme
acteur ? M. Larive a toujours confondu la vérité naturelle
598
MERCURE DE FRANCE ,
avec la vérité d'imitation , toujours brouillé ce qu'on
exprime par le moyen de paroles apprises avec ce que l'on
ressentirait véritablement ; et cette faute de logique l'a fait
déraisonner d'une manière étrange. Il prétend qu'il aurait
mieux joué Warwick en sortant de prison qu'avant d'avoir
été dans les fers : quel rapport y a- t- il entre la situation
d'un comédien arrêté pendant la révolution avec cinq
cent mille personnes , et lasituation d'un héros envoyé en
prison par celui qu'il a mis sur le trône ? M. Larive parle
de la mélancolie qu'il aurait ajoutée à son rôle , et Warwick
ne s'amuse pas à être mélancolique ; il éprouve toute la
colère de l'ambition trompée , toute la rage de l'orgueil
humilié ; tourmenté du besoin de la vengeance , il sent que ,
libre , il ébranlerait le trône de l'ingrat qui l'accable , et
c'est là sa pensée dominante encore une fois , qu'y a - t-il
de commun entre Warwick envoyé à la tour de Londres
par Edouard son rival , son ami et son maître , et M. Larive
prisonnier par ordre des goujats d'un comité de section ?
Il nous avoue encore que Tancrède lui a toujours rappelé
ses plus douces émotions , et que ses plus douces émotions
lui ont toujours rappelé Tancrède. Que cela est sentimental
! Puis il ajoute : « Ce rôle enchanteur est celui qui
» allait le mieux à mon ensemble ; il m'a convaincu que
>> tout l'art qu'emploie le premier talent pour représenter
>> un caractère contraire au sien , ne peut atteindre la
» vérité d'un acteur médiocre , lorsque son rôle a un rap-
» port direct avec le caractère que lui a donné la nature. »
On pourrait dire de cet acteur qu'il a tout mesuré à sa taille .
En voici une preuve sans réplique .
« Si la religion nous a donné les Bourdaloue , les Bos-
» suet , les Massillon , etc. , nous ne les devons peut- être
» qu'au charme qu'ils trouvaient à réciter en public leurs
éloquens ouvrages , à être témoins des émotions pro-
»
PRAIRIAL AN XIL 599
» fondes qu'ils communiquaient à un auditoire nombreux,
» et des larmes qu'ils faisaient verser . »
Nous ne combattrons point l'indécence d'une pareille
supposition , ce serait déshonorer des noms illustres ; mais
nous demanderons à M. Larive comment il n'a pas senti ,
en relisant sa phrase , que , si elle était vraie , ce ne serait
pas la religion, mais la vanité qui nous aurait donné Bourdaloue
, Bossuet et Massillon , et qu'il y a sottise à mettre
les productions du génie sur le compte de la vanité , parce
que la vanité , très - petite de sa nature , n'a jamais enfanté
que de petites choses : elle fera naître un Cours de
Déclamation, mais jamais une grande pensée, encore moins
un ouvrage sublime. Nous croirons , puisque M. Larive
le dit de lui-même , qu'il est né sensible et délicat ; et
c'est pour cela que nous le prierons de ne pas chercher à
expliquer ce qu'il y a dans l'ame des grands -hommes qui
ont toujours été modestes , et dont les écrits honorent l'humanité
, la France , et la religion qui les a inspirés. Passe
encore lorsqu'il s'écrie :
:
« Divine Melpomène ! je te dois les sensations les plus
» délicieuses de ma vie que ne puis-je en ce moment te
» peindre aussi vivement que je le sens ! je donnerais à tous
» les hommes le desir de vivre sous tes lois . »
Qu'est- ce que Melpomène ? Est- ce la muse de la tragédie
? Mais alors ce n'est qu'une fiction , et l'on ne conçoit
pas comment tous les hommes pourraient recevoir de
M. Larive le desir de vivre sous les lois d'une fiction .
Melpomène est- elle ici la tragédie proprement dite ? mais
comment pourrait- on vivre sous ses lois ? La tragédie n'a
pas de lois , quoiqu'en littérature on reconnaisse des
règles pour composer des drames tragiques. Jamais Sophocle
, Eschyle , Euripide , n'ont prétendu que les
hommes dussent vivre sous les lois de leurs conceptions
600 MERCURE DE FRANCE ,
dramatiques ; Corneille et Racine n'ont jamais rien dit de
pareil non plus . Que signifie donc la phrase de M. Larive?
Veut-il que nous jouions tous la tragédie ? Il sait bien que
cela n'est pas possible , et que toutes les fois que le peuple
chausse le cothurne et s'arme d'un poignard , le monde
n'en va pas
mieux . Voyons si la fin de sa tirade nous en expliquera
le commencement :
« Oui , la voix de Melpomène est la seule qui ait le pou-
» voir d'électriser les ames . »
Si la fiction du malheur avait seule le pouvoir d'électriser
les ames , quelle pitié inspireraient des infortunes
réelles ? La voix d'un général à la tête de son armée , la
voix d'une femme implorant la clémence d'un juge , la
voix d'un factieux s'adressant à la populace , ont le pouvoir
d'électriser les ames au moins autant que la voix de
Melpomène. M. Larive , qui se peint à chaque page de
son livre comme un amant passionné de la nature , comme
un sauvage habitant des bois , accorde tout à l'imitation ,
et ne laisse rien à la réalité : c'est mettre le lecteur dans la
nécessité de croire que le sauvage n'est pas plus naturel
que l'écrivain.
" « Que l'homme écoute son ame qu'il la nourrisse des
> nobles sentimens , des passions généreuses , des vertueux
>> élans d'enthousiasme que Melpomène exprime , qu'elle
>> met en action , et tous les vices honteux disparaîtront ,
» et la vertu reprendra tout son empire ! ».
On pardonne à un comédien de ne pas savoir qu'il n'y a
de morale utile que celle qui est obligatoire , et que toute
la morale des spectacles n'est bonne à rien , parce que
personne n'est obligé d'y conformer sa conduite ; mais ,
avant M. Larive , qui s'était avisé de compter sur la tragédie
pour rétablir l'empire de la vertu ? Le ridicule de
cette déclamation nous dispense d'en citer d'autres ; mais
PRAIRIAL AN XII: бог
nous pouvons affirmer que les apostrophes à la divine
Vérité , à la divine Nature , valent bien l'invocation adressée
à la divine Melpomene : l'ouvrage fourmille de morceaux
de ce genre. Voici du sérieux :
« Le théâtre est l'école des moeurs ; il est aussi l'école des
» passions . C'est à la représentation d'une belle tragédie
» que souvent une jeune et honnéte personne laisse échap-
» per son premier soupir ; c'est là qu'elle sent le besoin
» d'aimer : la tendre inquiétude qui la tourmente , pour la
» première fois , ne la quitte plus qu'elle ne se soit fixée
» sur un objet. On ne saurait donc trop veiller à ce que les
» passions y soient exprimées avec une vérité décente , ni
» par conséquent être trop sévère sur le choix des sujets
>> qui peuvent inspirer , d'une manière plus ou moins pure
>> et chaste , des sentimens d'où dépendent le bonheur ou
» le malheur de la jeunesse . »
Nous avouons que toute notre sagacité ne va pas jusqu'à
comprendre comment une jeune personne honnête laisse
souvent échapper son premier soupir amoureux à la représentation
d'une tragédie , ni comment on pourrait veiller
à la pureté et à la chasteté d'une tendre inquiétude conçue
à l'aspect de héros tragiques . S'il était vrai que le théâtre
produisit cet effet , il faudrait l'interdire à toutes les jeunes
personnes , ou leur inspirer d'avance le plus profond mépris
pour cette partie représentative qu'on appelle aujourd'hui
un art , et que Molière appelait un métier ( 1 ). Au
reste , il n'appartenait qu'à M. Larive de nous apprendre
que le théâtre est l'école des passions ; cela dérangera
( 1 ) Mademoiselle Clairon à laquelle le maréchal de Richelieu
reprochait d'être toujours princesse , mademoiselle Clairon qui a tant
fait sonner les priviléges de son art , est plus modeste dans une lettre
adressée à M. Larive , et qu'elle ne croyait pas destinée à l'impression ;
elle dit tout simplement : Dans le métier que vous faites.
602 MERCURE DE FRANCE ,
beaucoup les idées de ceux qui croient que les passions
n'ont pas de maîtres : maintenant on pourra apprendre à
avoir des passions , et choisir les sujets qui peuvent en
inspirer d'une manière pure et chaste .
Comme moraliste , monsieur le professeur de déclamation
croit devoir veiller sur les moeurs , et voici une de ses
réflexions : « Si les mères se faisaient un devoir d'instruire
» leurs filles , dès leur enfance , de tout ce qu'elles ont à
» craindre de la séduction , il y en aurait beaucoup moins
» de séduites . » Au nom de toutes les mères , nous prions
M. Larive de nous apprendre comment on peut révéler à
une fille , dès son enfance , les dangers de la séduction ,
sans la corrompre . Jusqu'à présent les mères , dignes de cè
nom , ont cru qu'elles devaient garantir leurs filles des
dangers de la séduction , et non les initier dans le secret de
cet art infâme. Peu de jeunes personnes succombent par
ignorance dans le siècle où nous sommes , et les chutes
au contraire ne viennent que d'une éducation qui ne
laisse plus rien à deviner à la pudeur.
Dans cet ouvrage , tout est pris au sérieux , et par conséquent
à contre-sens ; on peut juger de la vérité de notre
assertion par l'anecdote suivante :
<<< Une ancienne actrice , en donnant des leçons à une
» jeune personne en qui elle voulait provoquer des mou-
» vemens de dignité , de tendresse et de désespoir , lui de-
» manda ce qu'elle ferait si elle était abandonnée d'un
» amant chéri ; la jeune élève répondit qu'elle en prendrait
» un autre. Fuyez ! lui dit-elle , vous n'êtes digne ni de
>> sentir , ni de jouer la tragédie . »>
Le fuyez est admirable , et la conclusion plaisante . Depuis
quand les femmes qui se consolent de la perte d'un
amant par l'admission d'un autre , ne sont - elles pas dignes
de jouer la tragédie ? Est- il d'usage qu'elles se tuent après
PRAIRIAL AN XII. 603
avoir poignardé l'infidèle ? est- il même dans l'ordre qu'elles
attendent qu'on les quitte ? Et si la jeune élève avait répondu
à la vieille institutrice : « Jamais je n'aurai d'a-
>> mant , » celle - ci ne se serait- elle pas écrié encore :
& Fuyez ! vous n'êtes digne ni de sentir , ni de jouer la
» tragédie. En vérité , avec son Cours de Déclamation,
M. Larive nous privera d'acteurs et d'actrices ; car il exige
tant de connaissances , de vertu , de privations , de dignité,
de ceux qui montent sur le théâtre , que bientôt il n'y aura
plus de débuts ; et parmi les moyens qu'il propose pour
conserver les spectacles , il a oublié celui d'interdire aux
jeunes élèves la lecture de son ouvrage : nous croyons
bien mériter de Melpomène en réparant cet oubli .
:
:
Au reste , que l'auteur nous excuse si nous avons parlé
de lui comme il est question de lui à chaque ligne , nous
ne pouvions rendre compte de ses idées sans le rencontrer ;
mais nous aurions préféré qu'il se fût mis moins en évidence
. Nous pouvons de même assurer que notre intention
n'est point de blesser ceux qui se consacrent à l'amusement
du public tous les acteurs raisonnables ne vantent
point leur profession au-delà de ce qu'elle vaut ; ils en connaissent
les agrémens et les désagrémens ; et plus ils ont
de talent , plus ils cherchent à se faire valoir dans le
monde par leurs qualités personnelles hors du théâtre ,
ils oublient le théâtre ; et c'est ainsi que , sans mépriser
l'état que l'on professe , on parvient à s'élever au- dessus
sans risquer d'être accusé de vanité .
L. C.
604 MERCURE
DE FRANCE ,
"
Suite des Souvenirs de Félicie.
:
L'HISTOIRE dit que le fils de Crésus , né muet ( sans
surdité ) , prit subitement l'usage de la parole , en voyant
son père prêt à être frappé par un soldat ennemi ; et qu'un
puissant effort de la nature déliant tout- à-coup ses organes ,
il s'écria : Soldat , ne tue point Crésus ! ... J'ai été témoin
dans mon enfance d'une chose à-peu- près semblable , et
qui m'a tellement frappée , quoique je n'eusse alors que
sept ans , qu'elle est restée parfaitement présente à ma
mémoire . 2
La comtesse de Sercey , ma tante , conduisit aux eaux de
Bourbon - Lancy, son mari , tombé en apoplexie , et paralytique
de la moitié du corps . Il était depuis deux mois aux
eaux , et toujours dans le même état , dans son lit , privé
de la parole , ne donnant aucun signe de connaissance , ne
pouvant faire le moindre mouvement de son bras droit ,
ni même soulever la main de ce côté , lorsque ma tante reçut
une lettre de M. de Chézac , commandant de la marine
( nous étions alors en guerre avec l'Angleterre ) , qui lui
faisait le détail d'une action extrêmement brillante du
jeune Sercey, âgé de seize ans , qui servait dans la marine
( 1 ) . Dans un combat , il s'élança le premier à l'abordage
, ct , malgré plusieurs blessures , il fit des prodiges de
valeur. Le vaisseau ennemi fut pris , et , le combat fini ,
on questionna le jeune Sercey pour le panser , parce qu'il
était couvert de sang : Je crois , dit - il , que c'est le sang
des Anglais , carje n'ai rien senti. C'était bien le sien ; il
avait trois blessures , mais qui n'étaient pas dangereuses .
(1 ) Ce jeune homme , qui donnait de si belles espérances , mourut
deux ans après . L'un de ses frères , engagé dans la même carrière dès
l'âge de dix a montré le même courage , et le mérite et les vertus
que les années peuvent seules développer. :
ans ,
Sa
PRAIRIAL AN XI 605
Sa mère reçut , avec la lettre de M. de Chézac , ur billet
écrit de la main de son fils.
,
Madame de Sercey, pensant qu'il n'était pas impossible
que son mari eût conservé une sorte de connaissance intérieure
, résolut de lui lire ce détail . Il y avait dans la
chambre sept ou huit personnes ; j'étais dans ce nombre .
On ouve tous les rideaux , en entoure le lit ; je me mis à
genoux sur un tabouret , au pied du lit , les yeux attachés
sur le malade , qui parut ne faire aucune attention à tout
cè mouvement : mais quand ma tante se plaçant à son
chevet , eut prononcé le nom de son fils , en lui disant que
cet enfant ( qu'il chérissait particulièrement ) s'était couvert
de gloire , une émotion très- marquée se peignit sur
son visage ; il regarda fixément madame de Sercey , qui
lút alors à haute voix et en prononçant doucement , la
lettre de M. de Chézac . Lorsqu'elle eut fini , on vit deux
larmes couler sur les joues du malade ; et , au même instant,
soulevant ce bras immobile et glacé depuis trois mois,
iljoignit ses deux mains , les éleva vers le ciel, en s'écriant
distinctement : O mon Dieu ! .... Tout le monde fondit en
pleurs ; on crut le malade guéri , mais ce nriracle de la
sensibilité ne fut produit que pour donner à ce tendre père
une dernière jouissance paternelle ; sa dernière lueur d'intelligence
fut un mouvement passionné de joie et de gratitude
pour l'Étre suprême ; il recouvra toute son existence
durant quelques minutes ; il ne la reprit plus , et il moupeu
de mois après . J'ai décrit cette scène à un peintre ,
il y a deux ou trois ans , et on en a fait un tableau qui la
représente assez fidèlement (1 ) .
rut
Mademoiselle Bagarotti , l'amie de madame la princesse
de Conti , vient de mourir ; elle a laissé beaucoup de
dettes :: son bien et son mobilier n'ayant pu suffire pour les
acquitter , il restait 40,000 francs dont les créanciers se
trouvaient frustrés. Madame la princesse de Conti ne vou-
(1 ) Ce petit tableau est entre les mains de madame de V******.
PP
606 MERCURE DE FRANCE,
lant point que la mémoire d'une personne qu'elle a aimée
soit souillée d'une telle tache , s'est engagée avec les
créanciers à payer cette somme entière de 40,000 francs ;
et pour en acquitter sur- le- champ une partie , elle a vendu
quelques diamans . Cette action est d'autant plus belle
que madame la princesse de Conti est la moins riche de
toutes les princesses ; on peut même dire qu'elle est trèspauvre
pour l'état que son rang l'oblige à soutenir . Ceci
me rappelle un mot touchant . M. **** était au lit de la
mort ; son ami intime , l'abbé de ***** , le vit très- agitė ,
et le pressant de lui confier ce qui l'inquiétait , M.
'lui avoua qu'il avait beaucoup de dettes , et qu'il croyait
que son bien ne suffirait pas pour les acquitter. Eh quoi!
» lui répondit l'abbé de ***** , peut - on craindre de mou-
» rir insolvable , quand on laisse après soi un ami qui a de
» la fortune ?……... » En effet , après la mort de M. ****
l'abbé de ***** paya toutes les dettes , qui montaient
50,000 francs.
D. GENLIS.
(La suite dans un prochain numéro. )
SPECTACLES.
****
THÉA RB FB A U.
Un Quart d'heure de Silence , opéra comique en un acte ,
paroles de M. Guillet, musique de Gaveaux.
L'IDÉE de cette bagatelle est revendiquée par l'ancien
théâtre Italien et par celui du Vaudeville. L'exécution , qui
seule appartient à l'auteur , est très médiocre. C'est la
première fois que M. Guillet paraît dans la carrière dramatique.
Son début , comme on voit n'est pas fort
·
PRAIRIAL AN XII. 607
brillant. On l'a cependant demandé avec l'auteur de la
musique ; mais c'est à celui - ci et au jeu des acteurs , surtout
demadame Saint-Aubin et de Gavaudan , qu'est dû le
très-petit succès qu'a obtenu la pièce. Si elle eût été jugéc
avec la même rigueur que laPetiteMaison, elle n'eût peut→
être pas duré plus long- temps. Mais soit que le parterre ne
fut pas le même , soit qu'il fût honteux des excès auxquels
il s'étoit livré dernièrement , il s'est montré ce jour - là extrêmement
débonnaire.
1
Augustine, jeune fille qui témoigne le plus vif empressément
de cesser de l'être , ouvre la scène. Elle est légère ,
coquette , étourdie , sur- tout babillarde. Cousine de Floticour
, dont elle meurt d'envie d'être à l'instant la
femme , elle en est aimée , autant qu'on peut l'être d'un
jeune évaporé , d'un dissipateur extravagant , qui , tout
gecupé des moyens les plus expéditifs de se ruiner , annonce
qu'il va quitter la campagne pour se fixer à Paris , qu'il a
déjà renouvelé trois fois son ameublement depuis la mort
toute récente de son père , et qu'il veut changer de forts chevaux
deNormandie pour des chevaux anglais , simaigres qu'ils
şont transparens . Ce Floricour est une faible copie d'originaux
connus, et beaucoup meilleurs . Quand on l'annonce
à sa cousine , elle est dans un grand négligé , s'impatiente
de ce qu'il se présente si matin , met à la hâte un chapeau ,
et témoigne une frayeur extrême qu'il ne lui aille pas
bien. Effectivement , le cousin lui déclare , en franc campagnard
, qu'il la trouve un peu pâle . « Ah ! mon dien f
» c'est ce maudit chapeau . » Et aussitôt le chapeau est
en l'air. Le cousin dit qu'il vient pour épouser. La cousine
répond à peu près qu'il est le bien venu , et qu'elle no
demande pas mieux que d'être épousée. Le père d'Augus→
tine , Dorval , qui connaît tous les défauts de sa fille et de
son neveu , se trouvant seul avec Augustine , s'efforce do
Pp2
608 MERCURE DE FRANCE ,
ralentir cette fureur de mariage ; prétend au moins qu'elle
diffère un peu pour avoir le temps de se corriger de'
quelques-uns de ses défauts ; de sa loquacité , par exemple.'
Elle se prétend calomniée , soutient qu'elle n'a pas le faible
qu'on lui impute , offre de prouver qu'elle sait se taire
comme une autre. M. Dorval répond qu'elle n'est pas
seulement capable de garder le silence un quart-d'heure
consécutif. « Je parie le contraire , s'écrie - t - elle . — Jelo
veux bien, que parions-nous ? - Mon mariage pour ce.
soir, contre un célibat éternel. » La gageure est acceptée .
Augustine a une soubrette qui , comme de raison , a aussi
unamani, et veut bien subir la même épreuve, et la même
peine si elle succombe. Elles se promettent un succès d'autant
plus facile , qu'elles se croient certaines les amou
que
reux ne viendront pas troubler leur solitude.
-
Ainsi qu'on prélude aux jeûnes du carême par trois
jours de fête , le père accorde trois minutes de babil avant
d'entrer dans le silence. Dieu sait comme on en profite .
Après un assaut de paroles , de chants et de volubilité , les
deux babillardes , excédées , tombent chacune dans un
fauteuil , se tournent le dos , et se placent aux deux bouts
du théâtre , pour éviter la tentation . Une marchande de
modes se présente , étale et fait valoir les plus élégantes
nouveautés , prie Angélique « de concentrer particulière-
» ment toute l'attention de ses regards » sur un bonnet
qu'elle lui désigne . Eloquence perdue ! Pas un mot
n'échappe à la maîtresse ni à la suivante. Des tentateurs
plus dangereux qu'un carton de modes , sont suscités par le
père. Les deux amans paraissent. Les discours les plus
tendres , les plus passionnés , les plus pressans , ne peuvent
faire ouvrir la bouche aux belles silencieuses . Les reproches,
les injures ne sont pas plus efficaces . Au lieu de les croire
folles , comme il était assez naturel , Floricour et son valet
PRAIRIAL AN XIL bog.
C
s'imaginent qu'elles sont infidelles , leur écrivent un billet
de congé et s'en vont. Augustine regarde sa montre . Treize
minutes se sont écoulées . Elle croit n'avoir plus d'impor
tuns à craindre , et pouvoir abréger son tourment . Le flux
de paroles recommence à rouler. La soubrette , pour n'être
pas complice , se bouche les oreilles . Le père paraît , sa
fille est confondue. Cependant , il veut bien ne pas user à
la rigueur de tous ses droits , et n'exiger que six mois de
délai pour le mariage. « Quof , s'écrie douloureusement
» Angélique , six mois de pénitence pour deux minutes de
» plaisir ! » Floricour survient , apprend la cause du
silence qui l'avait désolé , et se désespère de nouveau .
Dorval observe que six mois sont bientôt passés ; que ce
temps suffira à peine pour préparer une maison élégante à
Paris ; que ses enfans y auront d'autant plus d'agrément ,
qu'ils y seront sans lui . Floricour proteste qu'il aime
mieux renoncer à Paris qu'au plaisir de vivre avec Dorval .
Le bon père se laisse attendrir , et le mariage est conclu
sur-le-champ.
La musique a été jugée légère et gracieuse , quoiqu'un
peu inférieure à celle de quelques autres opéra du même
compositeur. Le public , toujours constant dans sa bienveillance
pour madame Saint - Aubin , l'a redemandée fort
vivement à la fin de la pièce , après l'avoir constamment
applaudie tout le temps qu'elle a duré.
ANNONCES.
Le Newton de la Jeunesse , ou Dialogues instructifs entre un
père et ses enfans , sur la physique , l'astronomie et la chimie ; ouvrage
qui met les loix et les phénomènes de la nature à la portée des conceptions
les moins formées et des personnes sans instruction , aveo
cette épigraphe : « Expliquez de bonne heure à vos enfaus les faits
» naturels qui se passent journellement sous leurs yeux , et vous en
» ferez des hommes ; indiquez- leur , si vous le savez, la raison pouc
» laquelle un frait mûr se détache de l'arbre , et vous leur donnerez
3
610 MERCURE DE FRANCE ,
» la clef du système de l'univers . » Traduction de l'anglais , par T
P. Bertin. 3 vol. in- 18 , ornés de 5 planches. Prix : 3 fr. , et 4 fr. par
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naire d'Alfort , de légion d'honneur, membre et associé de l'institut
national, de la société d'agriculture de Paris ; et C. M. F. Fromage
professeur à l'école vétérinaire d'A fort , membre associé de l'athénée
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tif
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PRAIRIAL
AN XIL 611
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cahiers , de 528 pages in-8° . contiennent entr'autres les articles sui- vans . Notice historique des traités de commerce conclus entre la France et l'Angleterre en 1987 ; -de la démonétisation de l'or , relativement
- résultat
au commerce intérieur et extérieur ; → Banque de France ;
notice sur le lin de la Nouvelle- de ses opérations en l'an XI ;
Zélande ;
mémoire sur le commerce , les productions et fabriques
de la Grande-Bretagne ;
mémoire sur le commerce entre la France
de la puissance et le Portugal ;
conventions maritime des Anglais considérée à l'égard des neutres ;
-
--
-
-
1
son état avant la révolution ;
-
-
-
-maritimes pour le ma ntien de la liberté de la navigation marchande neutre , entre la Russie et le Danemarck , et entre la Russie et la Grandede
l'influence des .Bretagne ;
· divers mémoires sur les douanes ;
situation actuelle du com- donanes sur les manufactures françaises ; merce de la Russie ; considération sur les moyens d'encourager lé commerce , etc. etc. etc. Le prix de l'abonnement de la troisième
souscription , est de 21 francs pour recevoir , franches de port , 24 l- vraisons , et 12 francs pour 12 livraisons . La lettre et l'argent doivent
être affranchis . On peut envoyer le prix de la souscription en up
mandat sur Paris.
On souscrit à Paris , chez F. Buisson , lib . , rue Hautefeuille , n °. 20.
ouvrage destine &
La Mythologie comparée avec l'Histoire
l'éducation de la jeunesse ; par M. l'abbé de Tressan , et adopté pour les lycées et écoles secondaires , par M.M. les commissaires du gouver- nement. Nouvelle édition , revne et augmentée par l'auteur , qui y a ajouté des recherches sur l'ancienne religion des habitans du Nord. Deux vol . in- 12 , ornés de 16 planches en taille-douce , dans le goût antique , représentant 75 sujets . Prix : 5 fr. , et 6 fr. 5e . par la poste. Le même ouvrage , en deux vol . in 8 ° . , fig. , sur beau papier d'Au- vergne, prix : 12 fr . , et 14 fr. 2 cent par la poste. A Paris , chez Gl. Dufour, libr. , rue des Mathurins S. Jacques , près celle Sorbonne.
Rivalité de la France et de l'Angleterre , depuis la conquête de Guillaume , duc de Normandie, en 1066 , jusqu'à la ru ture
du traité d'Amiens , par l'Angleterre ; par le citoyen Vaublanc , membre du corps légis atif. Un vol . in-8° . Prix : 4 fr. 50 c . , et 6 fr. par la poste . A Paris , chez Bernard , libraire de l'école polytechnique
et des ponts et chaussées , quai des Augustias , nº. 31 ; et chez Mongie ,
au Palais-Egalité. Tél maque, poëme en vingt-quatre chants , sur le texte de Fénelon , en regard des vers français , notes et citations des auteurs grecs et
Latins imités. Six vol . in-12 , brochés, édit. de P. Didot l'aîné : papier vélin , 48 fr .; carré fin d'Angoulême
, 32 fr. Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez le Normant , rue
des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 42.
612 MERCURE DE FRANCE ,
NOUVELLES DIVERSE S.
Londres. -La motion si attendue de M. Wilberforce, relativement
à l'abolition de la traite des nègres, a passé hier,
dans la chambre des communes , à la majorité de 75 voix.
MM. Pitt et Fox l'ont , soutenue .
On prépare une .. expédition secrète pour laquelle on
dispose des bateaux de transport , dont le nombre
forme vingt mille tonneaux.
Une consultation a eu lieu entre six médecins relativement
à la santé du roi . Un journal dévoué au premier
ministre , dit à ce sujet , que si ce rapport obligeait de
recourir à la sagesse du parlement , les mesures à prendre
seraient sans doute dirigées par M. Pitt , dont les importans
services rendus à sa majesté , pendant l'année 1788 ,
seront toujours présens à la reconnaissance du peuple.
Le Morning- Chronicle s'indigne qu'on puisse supposer
que le parlement de la Grande - Bretagne se laisse diriger
par le ministre .
On dit que l'importante place de Belgrade est au
pouvoir des insurgés de la Turquie .
D'après des lettres de Corfou , il arrive continuellement ,
dans les ports de la république des Sept Isles , des vaisseaux
de guerre russes venant de la mer Noire, ( Publiciste .)
Mais le Journal de Paris dit que la lunette des voyans
grossit les objets.
L'archiduc Charles s'est démis , dit- on , de ses fonctions
de grand maître de l'ordre Teutonique , en faveur de son
frère l'archiduc Victor - Antoine.
M. Acton , ministre de la cour de Naples , entièrement
dévoué au cabinet britannique , est , dit-on , remplacé par
le chevalier Micheroux , qui a toujours été d'un système
opposé. (Publiciste . )
-
Des lettres écrites de Montevideo , et reçues au Férol
, annoncent que le capitaine d'un navire entré dans la
rivière de la Plata , a déclaré avoir vu au Cap de Bonne-
' Espérance le célèbre Lapérouse , arrivé depuis peu avec
' dix neuf de ses compagnons d'infortune , dans une barque
construite par eux -mêmes , d'une terre inconnue et déserte ,
sur laquelle ils avaient été jetés. La personne qui écrit de
Montevideo , dit avoir lu le rapport du capitaine. Les premières
nouvelles du Cap vont confirmer ou détruire des
espérances accueillies si souvent et avec tant d'intérêt ,
par toutes les nations civilisées , et si constamment déçues .
( Moniteur.)
PRAIRIAL AN XII. 643
PARI S.
Le 21 prairial , à quatre heures du matin , la cour de
justice criminelle de la Seine , statuant sur la conspiration
, après un délibéré de vingt heures , a rendu un arrêt
qui condamne à la peine de mort : Georges Cadoudal ,
Bouvet de Lozier, Russillion , Rochelle , Armand Polignac ,
d'Hozier , de Rivière , Louis Ducorps , Picot , Lajolais ,
Coster-Saint-Victor, Deville , Armand Gaillard , Joyaut ,
Burban , Lemercier , Lelan , Cadudal , Mérille , Roger ;
à deux ans de prison : le général Moreau , Jules Polignac ,
Léridant, Rolland , la fille Hisay;'acquitte : Victor Couchery,
David , Hervé , Lenoble , Rubin- la- Grimaudière , Noël
Ducorps , Datry , Even , Troche père , Troche fils ,
Monnier et sa femme , Denand et sa femme , Verdet , Spin ,
Dubuisson et sa femme , Caron , Gallais et sa femme.
Denand et sa femme , Dubuisson et sa femme , et Verdet ,
sont renvoyés à la police correctionnelle .
"
-Plusieurs des condamnés à mort ont obtenu leur grace .
Savoir : Armand Polignac , de Riviére , Lajolais , Bouvet
de Lozier , Russillion , Armand Gaillard , Louis Ducorps ,
Rochelle .
-On prétend que l'empereur a dit à madame Polignac,
qui sollicitait la grace de son mari : « Ils sont bien coupables
» ceux qui engagent leurs plus fidèles serviteurs dans des
>> entreprises aussi criminelles , et aussi follement conçues.
» Ils ne pourraient être justifiables d'exposer ces jeunes
» gens que dans le cas où ils auraient partagé leurs
» périls. » (Journal des Débats . ) Et à la mère de Rochelle :
« Les crimes des enfans sont souvent le fruit de la mauvaise
éducation qu'ils ont reçue de leurs parens » .
-
On dit que l'ambassadeur Hédouville revient à Paris ,
par congé , et laisse à Pétersbourg un chargé d'affaires .
- On mande de Strasbourg , que les électeurs de Bade ,
Bavière , Hesse , Wurtemberg , le landgrave de Hesse-
Darmstadt , et quelques autres princes allemands , ont
déjà envoyé de nouvelles lettres de créance à leurs ministres
et agens diplomatiques à Paris. ( Journal des Débats . )
-On annonce que l'empereur d'Allemagne et le roi
d'Espagne ont aussi expédié à leurs ambassadeurs , à Paris ,
de nouvelles lettres de créance. Déjà même on désigne le
prince d'Esterhasy , d'autres disent le prince Zinzendorff ,
comme devant être envoyé à Paris pour féliciter l'empereur
des Français au nom de celui d'Allemagne. (Publ.)
-Il n'existe , dit le Journal Officiel , aucune inquiétude
sur la tranquillité du continent. Toutes les idées de coalition
614 MERCURE DE FRANCE ,
IM
sont des chimères enfantées par des cerveaux anglais.
Toutes les rumeurs débitées , soit par des joueurs à la baisse,
Boit par des esprits malades , sur notre état , tant intérieur
qu'extérieur , sont également destituées de fondement .
Barfleur , bombardé par les Anglais , na éprouvé
aucun dommage. L'ennemi s'est retiré , à l'exception d'une
frégate et de deux cutters.
4
Un décret impérial , du 11 praírial , ordonne que les
évêques procéderont de concert avec les préfets, à une nouvelle
circonscription des succursales ; et jusqu'à ce que les
nouveaux plans soient rendus exécutoires , les desservans
des succursales existantes , et provisoirement approuvées ,
jouiront , à daterdu 1 messidor prochain ; d'un traitement
annuel de 500 fr. , au moyen duquel traitement ils n'auront
rien à exiger des communes , si ce n'est le logement Ce
traitement leur sera payé par trimestre , et sur la présentation
d'un brevet signé de l'archi - trésorier de l'Empire ,
qui leur sera délivré , ainsi qu'aux curés , à compter du
1" vendémiaire de l'an 13.
-
Un autre décret a été rendu le 13 prairial , contenant
des actes d'indulgence et de bienfaisance , destinés à marquer
l'avènement de Napoléon à l'empire . Il est partagé
en cinq titres , savoir :
TITRE I. Mise en liberté des individus condamnés correctionnellement
, et qui ne sont plus détenus que pour le
paiement de l'amende et des frais.
TITRE II. Débiteurs de l'Etat contraints et poursuivables
par corps , qui pourront être déchargés de cette
contrainte.
TITRE III. Paiement par le trésorier de la liste civile
, des mois de nourrice dus par les habitans de Paris
et de la banlieue , qui seront jugés hors d'état de payer
eux-mêmes.
TITRE IV. Dotation d'une fille pauvre et honnête ,
par arrondissement communal et par chaque munici
palité des villes de Paris , Lyon , Bordeaux et Marseille .
TITRE V. Amnistie accordée aux sous-officiers et soldats
des troupes de terre et de mer déserteurs à l'intérieur ,
qui rejoindront au terme fixé , et remise de l'amende encourue
par eux ou leurs parens.
Le 21 du mois de prairial , quatre hommes et trois
femmes , visitant la machine de Marly, sont placés , par un
de ces hommes qui guident les curieux dans les monos
mens publics , sur une planche pourrie , pour examiner les
rouages. La planche croule sous les pieds de trois , savoir
7
PRAIRIAL AN XII. 615
deux femmes et un jeune homme de vingt-quatre ans , qui
tombent dans l'eau. Bientôt on voit une des deux femmes
tourner avec une des roues de la machine. M. Darriès , apothicaire,
reconnaît son épouse. Il se précipite pour la sauver,
et il perit. Madame Darries tourne encore deux fois avec la
roue , et se trouve jetée , comme par miracle , sur le plancher.
Elle n'est pas morte, comme l'ont dit plusieurs journaux
, quoiqu'elle ne fût accouchée que depuis un mois :
circonstance qui aggravait le danger auquel elle a eu le
bonheur d'échapper.
Ce funeste accident à causé la mort d'une femme de
trente - quatre ans qui laisse deux enfans , et de deux
hommes , dont l'un , M. Darriès , est mort victime de
J'amour conjugal et d'un beau mouvement d'humanité .
Il demeurait rue du faubourg Saint-Martin. La direction du
fonds de pharmacie , dont sa veuve reste propriétaire , est
confiée aux soins de M. Guiart père , professeur conňu .
-On écrit de Cherbourg, le 22 prairial : Les constructions
du fort Bonaparte se poursuivent avec la plus grande
activité.
Nous commençons à jouir des résultats des travaux
entrepris depuis deux ans. Plus de 50 toises de la grande
digue qui forme la rade , s'élèvent maintenant au- dessus
des vives eaux. On est actuellement occupé à placer une
batterie sur cette digue. On peut donc considérer , dès ce
moment , la rade et les grands travaux de Cherbourg
comme étant à l'abri de toute entreprise , et comme offrant
sûreté et protection à toutes nos es adres.
En vertu d'un décrèt impérial , du 25 de ce mois , l'exportation
des grains en France est permise pour l'Espagne ,
le Portugal , l'Allemagne , et la Hollande , par les ports
d'Agde , Lanouville , Bayonne , Bordeaux , Nantes , Saint-
Valery , Saint - Gilles , les Sables , Marans , la Rochelle ,
Rochefort , le Sas de Gand , Anvers , Coblentz , Mayence
et Cologne , et par cinq ports de terre qui seront indiqués ,
un dans chaque département des Pyrénées - Orientales ,
Hautes Pyrénées , Lot - et-Garonne , Gers , Basses-Pyré -
nées , en payant à leur sortie un droit d'un franc sur cinq
myriagrammes de blé , et 50 centimes pour les seigles
maïs et autres grains . Toute exportation cesser du moment
que le prix du blé de première qualité sera monté à 16 fr.
l'hectolitre dans les départemens de l'Ouest et du Nord ,
et à 20 fr. l'hectolitre dans les départemens du Midi de la
république , et cela d'après les mercuriales de trois mar→
chés successifs dans le marché du lieu de l'exportation ou
›
616 MERCURE DE FRANCE ,
dans le marché le plus voisin . La prohibition sera ordonnée
provisoirement par le préfet du département , et confirmée
parle gouvernement , sur le raport du minist . de l'intérieur,
er
-La seconde édition du Répertoire des lois et arrétés
du gouvernement , par Guillaume Beaulac ( 1 ), páraît depuis
quelque temps . Nous ne répéterons pas ici les éloges
donnés généralement à la première édition de cet ouvrage ,
rédigé par ordre de matières , le plus complet et le plus
exact qui ait été fait jusqu'à présent . On sent assez qu'il
est d'une utilité journalière et indispensable à tous les
fonctionnaires publics , aux employés des administrations,
et généralement à tous ceux qui sont obligés , par état ,
de connaître les lois . Nous nous contenterous donc
d'indiquer ici en peu de mots les principaux avantages
que cette nouvelle édition a sur la première. Ce Répertoire
, lorsqu'il fut publié pour la première fois , ne contenait
l'indication des lois et des arrêtés que depuis 1789 jusqu'au
1. vendémiaire an 10 ; la seconde édition renferme l'indication
de toutes les lois et de tous les arrétés du gouvernement
, depuis 1789 jusqu'au 1. vendémiaire de
l'an 11.-Les titres génériques qui étaient , à la vérité ,
trop concis dans la première édition , ont plus d'étendue
dans celle-ci . -Le nombre des titres qui , dans la première
dition , était de 170 , se trouve porté à 183. L'Auteur
en a ajouté de nouveaux , tels que les titres Domicile
Créances actives de la république , Compétence administrative
et judiciaire , Travaux publics , etc. Quelques
autres qui étaient trop complexes , ont été divisés en
deux titres . On a réparé , dans cette édition , les
omissions qu'on avait remarquées dans la précédente.
On a rectifié toutes les erreurs de dates qui ont pu y
être reconnues. Tous les titres et toutes les lois sont
numérotés . Enfin la table des matières est entièrement
refondue ; cette table , plus étendue et plus exacte que
première , est plus commode par le renvoi direct , soit
aux numéros des titres , soit aux numéros des lois . A ces
améliorations on peut ajouter celle de la partie typographique
, dont l'extrême correction et la netteté sout
d'une absolue nécessité dans un ouvrage de la nature de
celui
que nous annonçons.
-
-
la
(1 ) Répertoire des lois et des arrêtés du gouvernement, de 1789
au 1er vendémiaire de l'an 11 , par ordre alphabétique , chronologique
epar classement de matières . Seconde édition , revue , corrigée et considérablement
augmentée ; par Guillaume Beaulac , ancien avocat.
Prix : S franes , et 10 fr . 50 cent. par la poste . Chez le Normant.
TABLE
2
Du quatrième trimestre de la quatrième année
du MERCURE DE FRANCE.
TOME SEIZIÈ M E.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
LES Passions ( poëme ) .
Romance.
La Raison et la Folie.
Fragment d'une traduction du poëme de Carthon.
Le Portrait de l'Hymen.
La Demande justifiée .
Epigramme.
Sur la Mort - d'un Moineau .
pag. 3 et 49
7
9
55
54
55
Id. 1
Ibid.
97
100
Fragment du VII livre de l'Enéide ; traduction
de M. Hyacinthe Gaston .
La Pêche ; trad. de Métastase.
Les deux Voyageurs ( fable ) .
L'Adolescence , ou la Boite aux Billets doux
(fragment d'un poëme intitulé les Quatre
Ages des Femmes ).
3
"
Le Renard et le Buisson ( fable ) .
:
Ovide exilé , à son Livre qu'il envoie à Rome.
La peine du Talion ( anecdote ).
Vers mis au bas du portrait de M. Le Sage.
102:
145
147
189
194
195
Essai de traduction du Prædium rusticum, poëme
latin du P. Vanière,
237
L'Exilée (fragment trad . de Charlotte Smith ) .
Le Bien aimé ( romance ).
240
242
L'Espèce et l'Individu .
Les nouveaux 'Gamas .
Romance.
243
285
288
SIEL. 9,
618 TABLE DES MATIERES.
A Glycère ( imitation de Tibulle ) . Pag. 296
Le Conseil équivoque ( conte ). 291
Boutade Philosophique.
353
A Torquatus sur le retour du Printemps et la certitude
de la mort . 337
Le Paysage ( fragment ).
538
La Promenade d'hiver. 381
Traduction libre de l'Ode d'Horace : AEquam memenio,
etc. 429
Fragment sur la Nature. 430
L'Etoile ( anecdote ).
432 Couplets à madame Fanni d'Esp ... 433 Cynire et Myrrha.
477 et 525
La Noblesse de Gaulėjac 483
Les Banquets d'Apollon .
528
66
72
557
1.05 et 295
115.
125
Mémoire concernant la trahison de Pichégru dans
les années 3 , 4 et 5. 161
Principes d'Eloquence pour la chaire et le barreau ;
par M. le cardinal Manry. 197
Grammaire italienne de Port-Royal , précédée de
Réflexions , par M. Ch. J. Lafolie. 206
Julius Sacrovir , ou le dernier des Eduens ; par
Jos. Kosny. 215
Ephémérides politiques , littéraires et religieuses.
Fables chronologiques de l'Histoire ancienne et
moderne.
Miss Rose Summers , ou les Dangers de l'imprévoyance.
L'Enéide , traduite par J. Delille.
256
265
3or
341 et 435
Hymne au Soleil.
Traduction de la III ode du livre II d'Horace.
Romance élégiaque de la duchesse de la Vallière.
Le Milan.
Extraits et comptes rendus d'Ouvrages.
Satires d'Horace , traduites en vers français ,
Lettres sur les Principes élémentaires d'éducation
par Elisabeth Hamilton , trad . de l'anglais .
Répertoire du Théâtre Français , IVe livraison.
Idem , V livraison .
Paradise Lost , nouvelle édition.
ม
Harangue de Périclès , ou Oraison funèbre des
Athéniens morts dans les combats .
OEuvres choisies de l'abbé de Saint- Réal.
22
575
575
576
7
578
TABLE DES MATIERES. 619
Tom Jones , ou Histoire d'un enfant trouvé. Pag. 354
Odes sacrées , ou les Pseaumes de David en vers
français ; par A. Rippert.
L'Amour et Psyché , poëme en huit chants ; par
M. A. Sérieys.
Histoire comparée des systèmes de Philosophie
relativement aux principes des connaissances humaines.
Ossian , barde du troisième siècle , poésies galliques
en vers français.
Pierre-le-Grand , trag. en 5 actes , par M. Carrion-
Nisas.
Paradise Lost.
Les Souvenirs de madame de Caylus .
Cours de Déclamation , par Larive.
VARIETES.
446
515
53
540
549.
581
589™
595
Sur l'Esprit littéraire du XVIIIe siècle . 11 , 149 et 245
Souvenirs de Félicie. 30 , 216 , 271 , 305 , 364 ,
457 et 604.
Une Réclamation.
Les Savinies , ou les Deux Jumelles.
Les Amans saps amour.
Musique.
383
485
472
SPECTACLES.
Théatre de la République et des Arts.
Représentation au bénéfice de M. Vestris.
Théatre Français.
La Fausse Honte,
Pierre- le-Grand,
Théatre de l'Opéra - Comique ( rue Feydeau ).
Une Heure de Mariage.
La Malade par amour.
La Petite Maison.
Début de Mlle Saint-Aubin.
Un Quart d'heure de Silence.
169
174
462
53
220
420
469
606
620 TABLE DES MATIERES. ""
7
Théâtre de la rue de Louvois.
M. Girouette , ou Je suis de votre Avis.
Reprise du Tambour nocturne , ou du Mari Devin.
Pag. 55
Les Créanciers .
L'Amour Médecin .
Les Questionneurs.
Vincent de Paul.
Jacques Dumont
Théatre du Vaudeville.
78
177
222
510
370
469
La manie de l'Indépendance , ou Scapin tout seul.
Arlequin Musard.
Duguay-Trouin .
Le premier de Mai , ou les Pépinières de Vitry.
Edouard et Adèle.
Les Vélocifères .
Les Deux Kères , ou la Leçon de Botanique.
POLITIQUE.
Correspondance de M. Drake , communiquée au
Sénat .
Rapport du Grand- Juge sur le même objet.
Alliance des Jacobins de France avec le ministère
anglais.
Napoléon Bonaparte élevé à la dignité d'Empereur
des Français.
38
178
224
312
374
475
566
88
187
278
424
Nouvelles diverses. 42 , 84 , 132 , 182 , 229 , 277 , 316,
1377,424 , 475 , 569 et 612.
Corps législatif.
Tribunat,
Paris.
L
42 et 87
317
43, 88 , 136 , 186 , 232 , 278 , 552 , 378,
424 , 475 , 522 , 570 et 613.
Fin de la table..
DE
FRANCE ,
LITTÉRAIRE ET
POLITIQUE.
TOME SEIZIÈME.
DE
TRES ACQUIRIT EUNDO
SOCKETE
A
PARIS ,
DE L'IMPRIMERIE DE LE NORMANT.
AN XII,
BIBL. UNIV,
GAMT
CO
(No. CXLIII. ) 3 GERMINAL an 12.
( Samedi 24 Mars 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTERATURE.
POESI E.
LES PASSION S.
POEM E.
Sous ton ombre caché , je viens , forêt tranquille ,
Séjour de paix et de bonheur ,
Reposer mes sens et mon coeur
Fatigués du chaos et des moeurs de la ville.
Heureux ; les noirs torrens dont les rapides flots
Roulent avec fracas au pied de ces coteaux
Rappellent seuls à ma pensée
Des tristes passions la fureur insensée.
Si leur emblème est sous mes yeux ,
Ah ! du moins des cités cette effroyable peste ,
Sur leurs habitans malheureux ,
Exerce loin d'ici son ravage funeste.
O passions ! tyrans des coeurs ,
Puissé-je dans ce port , à l'abri de l'orage ,
Ne voir désormais votre image
Qu'en ces torrens dévastateurs !
Oui , tout cruels qu'ils sont , vous l'êtes davantage.
MERCURE DE FRANCE ,
.
Ces maux nombreux qui d'âge en âge ,
Ont désolé la terre et fait couler ses pleurs ,
Ne sont-ils pas tous votre ouvrage ?
Par vous , l'homme a connu le crime et la douleur.
Du fer et du poison , sanguinaires furies ,
Vous armâtes ses mains impies :
Des liens les plus saints vous troublez la douceur .
Avotre voix , une épouse infidelle ,
Dans le lit nuptial place le déshonneur ;
A votre voix , un fils , et barbare et rebelle ,
Immole un père à sa fureur .
Tout- à-coup dans le sein de la vierge innocente ,
S'allume une honteuse ardeur ;
Et la débauche dégoûtante
Respire sur ce front où brilloit la pudeur.
La discorde , le vol , et l'injure homicide
Le sacrilege parricide ,
Sont la pompe de vos autels.
C'est vous qui commandez ces meurtres solennels
Qui d'un vaste carnage épouvantent la terre :
Horribles attentats que , sous le nom de guerre ,
Osent légitimer
de barbares mortels.
Ah! faut-il nommer tous les crimes
Qui reçurent le jour dans vos coupables flancs ?
Faut- il de toutes vos victimes ,
Faire entendre les cris et les gémissemens ?
Ici le pauvre , de l'usure
Maudit les perfides secours ;
Plus loin , à l'infâme luxure ,
Un jeune homme expirant redemande des jours
Dont , sans ses faux plaisirs , la santé , la nature
Auraient long- temps encor prolongé l'heureux cours ;
Ailleurs , l'humanité sanglante
Contre un ambitieux , dont le farouche coeur
Par le meurtre des siens cimenta sa grandeur ,
Elève sa voix gémissante ;
GERMINAL AN XII. 5
Là , réclamart en vain et les dieux et les lois ,
De leurs affreux malheurs , de leur fin déplorable ,
Des milliers de mortels accusent à la fois
L'Orgueil au front superbe , et la Haine implacable ,
L'Envie aux obliques regards ,
La calomnie infatigable
Dans l'ombre , chaque jour , aiguisant ses poignards.
Dirai-je aussi du jeu les suites effroyables ;
Ces enfans , cette femme , êtres infortunés ,
Par un père , un époux , à la faim condamnés ,
Et remplissant les airs de leurs cris lamentables ?
Dirai-je de leurs maux , le trop barbare auteur ,
Par de tardifs remords l'ame enfin déchirée ,
Le blasphème à la bouche , et l'oeil plein de fureur ,
Tournant contre lui -même une main égarée ,
Et de son propre sang expiant son erreur ?
O vous ! des passions ardens panégyristes ,
Ah ! ne nous vantez plus leurs sublimes effets :
C'est assez opposer , ingénieux sophistes ,
Aux maux qu'elles nous font d'équivoques bienfaits.
Elles sont , dites-vous , le principe admirable
Des écrits immortels , des nobles actions ;
J'y consens , je le veux
; mais
par les passions
,
L'homme grand quelquefois , est plus souvent coupable .
Ce feu qui du caillou s'échappe en pétillant ,
Il est vrai , l'échauffe et l'éclaire ;
Mais à la fois utile et dangereux présent ,
Ne dévore-t - il pas le toît de l'imprudent?
Sa flamme active et meurtrière ,
Dans un vaste incendie embrasse en un instant
Le palais orgueilleux et la simple chaumière :
Un peuple entier gémit sur des débris fumans .
Ces vents ( 1 ) , du nautonnier secourables agens ,
(1 ) Assimiler les passions au feu et au vent , c'est avouer qu'elles
sont nécessaires , quoique dangereuses. C'est adopter le principe qu'on
prétend réfuter. Ici la logique dé l'anteur est en défaut . ( Note deľéd. )
3
6 MERCURE DE FRANCE ,
Dont la douce et propice haleine
Fait voler son vaisseau sur la liquide plaine ,
d ;
Et le pousse à son gré vers ce bord florissant
Où , prodigue de biens , le commerce l'attend
Ces vents.... bientôt , hélas ! trompant son espérance ,
Déchaînés , furieux , mugissant sur les eaux ,
Présentent mille morts aux pâles matelots.
Emporté par leur violence ,
Le vaisseau tour-à-tour s'élève dans les airs ,
Descend dans les flots entr'ouverts ,
Jusqu'aux cieux de nouveau s'élance ,
Retombe et disparaît dans l'abyme des mers.
Ah ! sur cet élément , domaine des crages ,
L'homme imprudent et malheureux
Compte moins de succès que de tristes naufrages .
Il n'eût pas , moins ambitieux ,
Quitté ces paisibles rivages
Où ses ancêtres , bien plus sages ,
Ont coulé des jours plus heureux.
Nous aussi , croyez-moi , si dans une ame pure ,
Nous avions conservé , constamment vertueux ,
L'innocence de la nature ,
Nous n'eussions point connu la mer des passions ,
Ses dangereux écueils , ses tempêtes horribles ;
De ces divinités terribles ,
Jusque dans les bienfaits que nous en recevons ,
Nous n'eussions point connu les redoutables dons.
Pour jouir d'un bonheur et parfait et durable ,
Aux humains innocens que fallait -il de plus
Qu'un travail sans excès et de douces vertus ?
Ah ! si ce destin regrettable
Eût rempli leurs modestes voeux ,
Que nous importeraient tous ces héros fameux ,
Dont la haute valeur chaque jour réalise ,
Aux yeux de l'Europe surprise ,
D'Hercule , de Jason , les exploits fabuleux ?
D'une iminuable paix savourant les longs charmes ,
GERMINAL AN XII.
7
Le monde ignorerait le besoin des guerriers ;
Il n'arroserait point leurs funestes lauriers
Et de son sang et de ses larmes.
Que nous importeraient ces esprits créateurs ,
De qui les plumes immortelles ,
Sur la religion , les arts , les lois , les moeurs
Répandert des clartés nouvelles ?
2
A la voix , aux conseils de la droite raison ,
Toujours soumis , toujours dociles ,
Les hommes apprendraient , par inspiration ,
Les simples vérités à leur bonheur utiles .
Des besoins peu nombreux exigeraient peu d'arts ;
Peu de lois suffiraient à leurs moeurs innocentes ;
Sous la foi des vertus , sans gardes , sans remparts ,
Sans procès , sans guerres sanglantes ,
Ils jouiraient des biens dans la nature épars ;
Croyant avec candeur ce que crurent leurs pères ,
Et ne se vantant point d'être plus sages qu'eux ,
De la religion qu'ont suivi leurs aïeux
On ne les verrait point déserter les bannières :
De sa morale pure , observateurs sincères ,
Au lieu d'en discuter les dogmes ténébreux ,
Ils en pratiqueraient les vertus salutaires .
La suite au prochain numéro ( 1 ) .
ROMANCE.
Du Dieu d'amour mon coeur subit les lois :
Je savourai ses charmes , son ivresse.
Sur ce gazon , pour la première fois ,
J'ai d'un amant couronné la tendresse.
(1 ) L'abondance des matières a force de retarder l'impression de
quelques bonnes pièces de ters , de celle- ci entr'autres ; mais leurs
auteurs peuvent être sûrs que toutes auront leur tour dans l'ordre de
leur date.
4
8 MERCURE DE FRANCE,
Mais ce gazon , théâtre du plaisir ,
Le fut aussi des plus vives alarmes ;
Sur ce gazon , à mon dernier soupir ,
J'ai répandu les plus cuisantes larmes .
Sur ce gazon , mon amant sans pitié ,
Abandonna
sa maîtresse
expirante
;
Sur ce gazon , la constante
amitié ,
Déposera
ma cendre
encor brûlante
.
Epoux heureux , amant que les faveurs
Rendent encor plus fidèle et plus tendre ,
Daignez couvrir cette terre de fleurs ,
Mais frémissez si vous foulez ma cendre.
Vous , qu'en tout lieu , l'infortune poursuit ,
Qui d'un ingrat éprouvez l'inconstance ,
A la lueur des astres de la nuit ,,
Venez pleurer sur la tombe d'Hortense .
Par le citoyen A. GIMEL.
LA RAISON ET LA FOLIE,
Moi , j'aime beaucoup la Raison :
J'aime aussi l'aimable Folie ;
Et l'on dira que j'ai raison .
Soit dans l'âge de la folie ,
Soit à celui de la raison ,
Il faut toujours quelque folie
Pour assaisonner la raison .
Rien n'est gai comme la folie ;
Rien n'est froid comme la raison :
Vive donc un peu de folie ,
Qui sait dérider la raison.
Je tiens , pour moi , que c'est folie
D'être esclave de la raison,
GERMINAL AN XII.
.9
,,
Au point d'empêcher la folie
De s'allier à la raison .
Tout ne peut pas être folie ;
Tout ne peut pas être raison :
Joignons donc assez de folie
Aux agrémens de la raison ,
Pour nous livrer à la folic ,
Sans faire rougir la raison.
Prendre femme est une folie
Que nous commande la raison :
C'est l'oracle de la folie ,
C'est l'oracle de la raison.
Suivons-le , sans trop de folie ,
Sans trop écouter la raison :
Malheur à l'aimable folie ,
Qui consulte trop la raison.
Courage , allons , tendre folie ,
Servez de guide à la raison ,
Puisqu'il faut faire la folie.
t
Par J. J. COMBES-DOUNOUS , membre du corp
législatif et de quelques sociétés littéraires.
ENIGM E.
Je suis dans tous les temps un meuble nécessaire ;
Je porte dans mon sein les douleurs , les plaisirs ;
Du riche quelquefois je charme les loisirs ,
Et je suis visité du savant , du vulgaire .
En me voyant on voit le trône de l'amour ;
La paix et la discorde y siégent tour-à-tour
Mais j'ai l'art d'en bannir très-souvent la seconde ;
Je n'ai point d'ennemis et plais à tout le monde.
Sit&t que dans les champs on voit naître des fleurs ,
On me dépouille alors de mes riches couleurs
10
MERCURE
DE FRANCE
,
Pour me donner du lis la charmante parure ;
Mais lorsque l'hiver vient attrister la nature
Je m'en vois revêtir ; enfin tel est mon sort ,
Je possède en un jour et la vie et la mort.
•
Par BARNOUEN , aîné ( de Toulon ) ,
employé dans l'arsenal de marine.
LOGOGRIPHE.
Je suis , mon cher lecteur , un aliment fort sain ,
Qui , peut-être , jamais ne fut de ton régime ;
L'Egypte me produit , et c'est un fait certain
Que je puis restaurer un être cacochyme .
Combine mes cinq pieds ; ta trouves , sans effort ,
Une ville en Syrie , un supplice effroyable ;
Des eaux où les Anglais courent avec transport ;
Une carte , au piquet , marquante et secourable ;
L'épithète qu'on donne à ce qui n'est pas net ;
Ce
que , dans ses écrits , rarement l'auteur met ;
L'état où l'on se trouve après un long voyage ;
Le moyen de détruire un formidable ouvrage :
Enfin , ce qui du temps désigne un certain cours ,
Et ce que , sans profit , on fait presque toujours.
CHARA D E.
MON premier est le chef d'une religion ;
De mon second un culte a défendu l'usage ;
Et mon tout , affectant de la dévotion ,
Comble d'encens le Dieu qu'en son coeur il outrage,
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Chimère.
Celui du Logogriphe est Dame.
Celui de la Charade est Soufleur de comédie.
GERMINAL AN XII. II
Sur l'Esprit littéraire du XVIII . siècle .
ARTICLE III.
UN des plus singuliers mécomptes de la philosophie
moderne est d'avoir mis chaque changement
qui s'opérait dans les idées de notre nation ,
au nombre des progrès que faisaient les lumières ;
comme si l'inconstance naturelle à l'homme , si
souvent attestée par l'histoire , n'avait pas suffisamment
prouvé qu'il est toujours prêt à abandonner
la vérité pour l'erreur , et qu'il sacrifie
volontiers le bien dont il jouit à l'espoir d'un mieux
qui n'existe que dans son imagination . Pour bien
faire sentir comment une idée fausse , accueillic
comme une découverte précieuse , peut contribuer
à faire rétograder la civilisation , nous allons examiner
un des contrastes les plus marquans entre
l'esprit des deux siècles .
Dans le siècle de Louis XIV , le christianisme
était si généralement reconnu comme base de la
morale et cause toujours active de perfection ,
qu'on vit s'accroître le nombre des hommes courageux
qui , remplis de foi , de grandeur et de
simplicité, renonçaient à toutes les douceurs de la
vie pour parcourir des pays incultes , vivre au
milieu des sauvages , apprendre leur langage informe
, adopter leurs habitudes , dans l'espérance
de leur faire partager les bienfaits de la civilisation .
L'antiquité païenne nous offre bien quelques sages
qui voyageaient pour s'instruire , pour rapporter
dans leur patrie des idées plus étendues sur la législation
et la morale ; aussi ces sages dirigeaientils
toujours leurs pas vers les contrées les plus an~
12 MERCURE DE FRANCE ,
ciennement civilisées ; mais il n'appartenait qu'à
la religion de rendre l'homme assez fort , assez
dévoué pour lui faire entreprendre des voyages
pénibles et dangereux , non dans le desir d'ajouter
à son instruction ou à sa fortune , mais dans cet esprit
de charité qui ne laisse voir pour récompense
que l'avantage de ceux auxquels on se sacrifie .
Aux sages de l'antiquité qui allaient chercher des
idées de législation et de morale chez les nations les
plus anciennement civilisées , aux missionnaires du
siècle de Louis XIV , qui allaient porter les bienfaits
de la civilisation à des peuplades malheureuses
et abruties , comparons les philosophes du XVIIIe.
siècle .
:
C'est au contraire par l'exemple des sauvages
qu'ils prétendirent recommencer notre éducation
morale et politique , et des hordes barbares furent
sérieusement présentées comme modèles aux
grandes nations européennes à la religion ils opposèrent
la nature , aux lois l'indépendance , aux
institutions sociales l'égalité des hottentots ; en un
mot ce fut dans les forêts qu'ils cherchèrent des
maximes de législation et de morale dignes d'être
admirées par les fils des hommes du grand siècle.
Cet inconcevable délire , sur lequel repose toute
la science législative des philosophes , ne peut être
nié ; les preuves en sont consignées dans plus de
mille volumes. Je pourrais accumuler les citations
pour tenir l'engagement que j'ai pris de ne rien.
avancer d'extraordinaire , de bizarre , de fou , sans
'm'appuyer d'une autorité philosophique ; mais un
seul passage suffira , et c'est de Raynal que je l'emprunte
cet honneur lui est dù .
« Il est sans doute important aux générations
futures de ne pas perdre de vue le tableau de
la vie et des moeurs des sauvages ; c'est peut- être
■ à cette connaissance que nous devons les progrès
GERMINAL AN XII. 13
»
>>
>>
» que la philosophie morale a faits parmi nous.
Depuis qu'on a vu que les institutions sociales
» ne dérivent ni des besoins de la Nature ni des
dogmes de la Religion , puisque des peuples in-
» nombrables vivaient indépendans et sans culte
» on a découvert les vices de la morale et de la législation
dans l'établissement des sociétés. Cette
» découverte a déjà répandu de grandes lumières ;
» mais elle n'est encore pour l'humanité que l'au- .
» rore d'un beau jour. Trop contraire aux préjugés
» établis pour avoir pu sitôt produire de grands
» biens , elle en fera sans doute jouir les races fu-
» tures ; et pour la génération présente , cette perspective
: riante doit être une consolation. Quoi
qu'il en soit , nous pouvons dire que c'est l'igno-
» rance des sauvages qui a éclairé en quelque
» sorte les peuples civilisés. »
»
L'aveu est formel : c'est l'ignorance des hordes
sauvages qui a éclairé le XVIIIe. siècle ; car dans
le siècle précédent il y avait tant de préjugés établis
qu'on croyait généralement que c'était aux
peuples chrétiens à éclairer les sauvages , et l'on
agissait en conséquence . C'est à l'ignorance de
l'homme des bois le XVIIIe siècle a dû ses
que
progrès dans la philosophie morale , et sans doute
aussi dans la philosophie immorale ; c'est cette
ignorance antropophage qui a appris au XVIIIe.
siècle à juger l'inutilité des institutions sociales ; il
a découvert les vices de la législation et de la morale
des peuples de l'Europe , en examinant des
peuplades qui vivent sans gouvernement et sans
culte ; et cette découverte , quoiqu'elle ne fût qu'à
son aurore du temps de Raynal , avait déjà répandu
de grandes lumières , témoins les maximes
semées dans les ouvrages de Voltaire , l'analyse de
l'Homme par Helvétius , le système de la Nature
du Baron d'Holback , la politique de Diderot qui
4
14 MERCURE DE FRANCE ,
n'allait qu'à étrangler le dernier roi avec les boyaux
du dernier prêtre , les attaques directes de J. J.
Rousseau contre la propriété , et son Contrat Social
qui , laissant de côté la raison et l'expérience , réduit
toute la science du gouvernement à une simple
règle d'arithmétique , et révèle à l'univers ce secret
si nouveau , si important , que le plus grand nombre
est supérieur en forces au plus petit ; enfin cette
lumière sortie de l'ignorance des sauvages , cette
lumière , après avoir dissipé les préjugés établis
devait encore produire de plus grands biens à
l'usage des races futures , témoin la révolution.
L
Nous ne nous amuserons point à faire ressortir
toutes les fautes de logique qui frappent dans le
passage que nous avons cité , et qui peut être regardé
comme le résumé le plus fidèle des ouvrages
philosophiques sur la législation ; nous espérons
que nos lecteurs auront remarqué comme nous
l'absurdité des raisonnemens , et le charlatanisme
de cette école qui va toujours entassant les mots
nature , préjugés , découvertes , progrès , lumières ,
comme s'il était d'usage reconnu qu'un philosophe
ne puisse écrire une ligne sans faire une découverte ,
combattre un préjugé , réhabiliter la nature , ajouter
un progrès à tant d'autres progrès , et des lumières
à toutes les lumières. Cet orgueil , qui ressemble
à la folie , forine encore un contraste
curieux entre les écrivains des deux siécles ; mais
il mérite un article à part.
A moins de nier l'influence des livres sur les
idées , comment les philosophes parviendront- ils
à désavouer les principes révolutionnaires , puisque
leurs ouvrages en sont pleins , et que le siècle de la
révolution ne s'est nourri que de leurs ouvrages ?
Lorsqu'ils disent qu'on les a mal entendus , loin
de se disculper , ils avouent que leur doctrine ,
incompréhensible pour la raison , est si claire pour
GERMINAL AN XII. 15
les passions qu'elles seules se chargent d'en tirer des
résultats positifs . Et n'était-ce pas assez pour devenir
enfin modestes , que d'avoir établi des principes
qui ont produit tant de ruines pour n'avoir pas été
assez compris par les hommes chargés de défendre
la société , tandis qu'ils ont été trop entendus par
ceux qui pouvaient la détruire ? Les partisans de
la philosophie veulent - ils recommencer pour voir
si on les comprendra mieux ? Soit ; mais qu'ils
imitent d'abord les missionnaires ; qu'ils renoncent
à la fortune , aux douceurs de la vie , aux honneurs ,
aux places , aux intrigues ; qu'ils aillent pendant
quinze ou vingt ans habiter parmi les sauvages :
non pour les civiliser ; le ciel en préserve ces infortunés
mais pour les étudier ; et si , à leur
retour , ils conservent encore une vive admiration
pour les ouvrages de leurs maîtres , nous leur permettrons
d'en soutenir l'utilité . Jusques - là nous
resterons convaincus que notre révolution toute entière
a été une expérience de sauvagerie , un combat
continuel et sanglant entre la barbarie et la civilisation
, entre les principes du siècle de Louis XIV
et les lumières du XVIII . siècle ; et nous croirons
que la raison et la vérité sont du côté qui
triomphe ( 1 ) , quoique , jusqu'au 18 brumaire ,
il eût été constamment battu. A cette époque , la
civilisation fondée sur la morale , la morale fondée
sur le christianisme se sont retrouvées presqu'entières
, malgré dix années de terreur , de dévastation
, de massacres , et de faux principes nationalement
proclamés ; depuis , les idées justes ont reconquis
tout leur ascendant ; elles dominent dans
les lois , dans l'éducation , et sur-tout dans la classe
des honnêtes gens qui , sous tous les gouvernemens
( 1 ) Je préviens le Journal de Paris , qu'en isolant cette
phrase , il peut y trouver un généreux motif d'accusation.
16 MERCURE DE FRANCE,
stables , forment l'opinion du peuple enfin le
procès est jugé. Aussi garderions-nous le silence
si quelques écrivains , humiliés d'avoir employé
leur esprit à dire ou à vanter des sottises , ne mettaient
de l'amour-propre à soutenir en théorie des
principes qu'ils condamnent en pratique , dernière
absurdité digne de courronner toutes les autres ;
mais puisqu'ils se regardent comme intéressés à défendre
le siècle philosophique et sauvage , il est
juste que nous persistions à leur opposer le siècle
religieux et policé ; et plus ils se révolteront contre
l'évidence , plus ils nous feront sentir le besoin
d'ajouter des raisonnemens aux faits qui la rendent
palpable.
Certes , la plus grande révolution qu'il soit possible
d'opérer dans les esprits , est de retrancher
Dieu de l'univers ; car si le monde n'est pas son
ouvrage , s'il n'a pas formé l'homme pour le connaître
, si dans le premier homme il n'a pas institué
la société , si la morale ne tire pas son origine
des lois prescrites par la Divinité , il est incontestable
que tous les peuples dont nous connaissons
T'histoire ont été des imbécilles , et que les peuples
chrétiens sont plus sots encore à proportion que
leurs obligations sont plus rigides , et leur morale
plus pure ainsi le système de la Nature , substitué
à la Religion par les philosophes , ne tend à
rien moins qu'à livrer au mépris l'histoire du
monde connu. Cette opposition formelle aux idées
de tous les siècles est d'une telle importance qu'il
est permis de demander aux philosophes sur
quelles preuves ils l'appuient ; voici entre eux et
nous sur quoi roule la discussion : « Si dieu a créé
» l'homme , si , selon l'expression de Bossuet ,
» dans le premier homme il a institué la société ,
» les sauvages sont en état de dégradation ; au con-
» traire , si l'homme est l'ouvrage de la Nature ,
» le
GERMINAL AN XII. 17
» le sauvage seul est dans l'état parfait , et
>> tous les peuples civilisés sont dans l'abrutisse-
» ment. » Pour trouver la solution de ce problème
, il a suffi peut - être de le présenter dégagé
de tous les sophismes dont les philosophes l'ont
entouré ; et j'espère qu'on se moquerait de moi
si j'allais me jeter dans les profondeurs de la métaphysique
pour prouver que Cicéron valait mieux
qu'un Caraïbe , Pascal qu'un Huron , et Bossuet
qu'un Iroquois , quoique ces grands hommes reconnussent
la nécessité des institutions sociales , et
qu'ils n'eussent pas puisé leurs lumières dans l'ignorance
des sauvages. Je ne déciderais pas aussi
hardiment s'il était question de beaucoup de nos
écrivains modernes , et , en verité , ce n'est point
par humeur ; mais parce qu'ayant voulu faire un
mélange bizarre de la civilisation et de la sauvagerie
, on ne les trouve jamais entièrement ni dans
l'état de nature , ni dans l'état social.
L'histoire prouve d'une manière incontestable
que la religion a civilisé les hommes , et la
que
première vérité reconnue dans toutes les religions
est que le monde et l'homme sont l'ouvrage de la
divinité si les nations modernes ont une morale
beaucoup plus pure que les peuples anciens , il est
incontestable encore que la plus grande pureté de
leur morale est due à une connaissance plus parfaite
et plus générale de l'action constante de Dieu
sur l'univers. Toutes les conséquences de nos progrès
en civilisation sont renfermées dans cette première
vérité. Voyons maintenant les conséquences
qui résultent du système de la Nature , et s'il nous
présentera des idées qui soient communes , je ne
dis pas à tout un peuple , mais seulement à deux
philosophes ; car il ne faut pas oublier que notre
but principal est de prouver que l'esprit humain
n'est fort que de ce qu'il croit et que la société
B
BIEL. UNIV,
13 MERCURE DE FRANCE ,
ne fait des progrès qu'autant qu'il y a un plus
grand nombre de vérités généralement reconnues .
Qu'est-ce que la Nature ? J'ai lu et noté tous les
ouvrages philosophiques , et je puis affirmer que
je n'ai rencontré que contradictions dans les significations
attachées à ce mot ainsi dès les premiers
pas on se trouve arrêté par une difficulté
insurmontable quand on n'étudie la philosophie
moderne qu'avec le desir d'acquérir des lumières.
En lisant les ouvrages du siècle de Louis XIV , on
a du moins la satisfaction de sentir que les poètes
comme les orateurs chrétiens , que les moralistes
comme les politiques comprenaient le mot Dieu
dans le même sens ; et , à ne consulter que la raison
, c'est déjà une grande preuve en faveur de la
vérité d'un système que de voir tous ceux qui
- l'adoptent d'accord sur ce qui lui sert de base .
Demandez -leur comment Dieu a créé l'homme ,
tous vous répondront de même ; demandez aux
philosophes comment la Nature a produit le premier
homme les uns vous répondront par des
atômes crochus , les autres par des atômes organiques
; ceux- là vous parleront d'une progression
continue qui peut faire un homme d'une huître ,
et une huître d'un homme , dernière opération
tout-à-fait contraire à la perfectibilité ; ceux - ci
nieront qu'il y ait eu un premier homme , et soutiendront
que la Nature en crée sans cesse de sa
propre force , mais qu'il lui faut le secours du
hasard , et plus de temps que nous n'en admettons
depuis la création du monde . Après les avoir écoutés
attentivement, que saurez -vous ? que croirez - vous?
rien singulière manière de faire des progrès et
d'acquérir des lumières !
:
Jusqu'au règne de la philosophie , aucun auteur
chrétien n'avait cherché à deviner comment
l'homme avait inventé la parole , parce que les
GERMINAL AN XII. 19
livres religieux ont expliqué ce mystère en nous
apprenant que Dieu à parlé à sa créature ; mais
avec la Nature on ne va pas si vite . On commence
par dégrader complétement l'humanité en affirmant
que l'homme a pu être privé long-temps du
pouvoir de parler , ce qui signifie clairement que
la Nature a créé les animaux parfaits en leur donnant
de suite toutes les facultés qu'ils peuvent
posséder , mais qu'elle a créé l'homme imparfait ,
puisqu'il n'a dû la parole qu'à des circonstances
que le hasard pouvait avancer ou retarder des milliers
de siècles , ce qui n'est pas plus honorable
pour la nature des philosophes que pour nous ;
mais ne disputez jamais avec eux sur ce qui est
plus ou moins honorable , cela vous mènerait trop
loin ; priez-les seulement de vous expliquer quelles
sont les circonstances qui nous ont fait trouver la
faculté de parler : Helvétius vous montrera la
main , J. J. Rousseau le fond d'un puits ; tous
établiront d'abord les connaissances que l'homme
n'a dues qu'à la facilité d'expliquer sa pensée
pour vous apprendre comment il a inventé la
parole ; tous vous feront des romans dans lesquels
ils amèneront des coups de théâtre intéressans :
il en est un cependant qu'on doit leur reprocher
d'avoir oublié et dont ils pouvaient tirer grand
parti , c'est l'étonnement des vieux parens qui
n'avaient jamais parlé , lorsqu'ils entendirent leurs
fils et leurs filles se prendre de conversation pour
la première fois.
En admettant avec les écrivains du siècle de
Louis XIV que nous devons notre existence à
Dieu , nous savons qu'il nous a créés pour la
société ; mais si nous reconnaissons l'aveugle et
philosophique Nature pour notre mère , nos dispositions
plus ou moins prononcées pour l'état social
deviennent une nouvelle source de problèmes ;
20 MERCURE DE FRANCE ,
་
de là toutes les fadaises modernes sur l'origine
des sociétés , et sur les différentes modulations que
l'homme a éprouvées avant de devenir un animal
( 1 ) sociable. Plus on avance , plus les embarras
augmentent . Dans le système de la Nature , sur
quoi fonder la morale ? combien de contradictions
à cet égard dans les écrits des philosophes !
D'une part, une conscience innée de l'autre , des
besoins, quoique les besoins ne soient pas propres
à régler la conscience : puis après vient la justice
universelle , quoiqu'elle ne soit pas très- nécessaire
pour fixer une morale que les philosophes reconnaissent
variable suivant les temps , les lieux et
les saisons ; celui - ci vous offre l'intérêt privé pour
unique régulateur de l'intérêt général ; celui -là
fonde la morale sur les passions : c'est à ne s'y
point reconnaitre. Pour la religion , du moins ils
sont d'accord ; il n'en faut pas en effet , quelle
reconnaissance devons- nous à une Nature qui nous
a créés imparfaits et au hasard ? Ainsi la grande
lumière qui résulte du tableau de la vie et des
moeurs des sauvages , de leur ignorance qui a éclairé
les peuples civilisés , c'est que les institutions sociales
ne dérivant ni des besoins de la nature , ni des
dogmes de la religion , puisque des peuples innombrables
vivaient indépendans et sans culte , toute
religion est une imposture , tout gouvernement une
tyrannie , tout devoir une servitude , toute privation
une sottise. Si ce n'est pas là le dernier résultat
de la philosophie de Raynal , de Diderot ,
d'Helvétius , du baron d'Holback , qu'on nous
explique nettement ce qu'ils ont voulu dire ; et
(1) La qualification d'animal donnée à l'homme est
d'origine philosophique ; nos bons auteurs n'ont jamais
rangé l'homme parmi les animaux . Molière et Boileau ne
l'on fait que dans des intentions comiques ; aujourd'hui
c'est l'expression sérieuse et consacrée , et cela doit être .
GERMINAL AN XII. 21
"
s'il est impossible de prêter à leurs paroles un autre
sens que celui qu'ils y ont attaché eux-mêmes
qu'on nous apprenne comment de l'absence de
toute religion , de tout gouvernement , de toute
morale positive et obligatoire , il devait résulter de
nouveaux progrès de civilisation ? J'entends bien
qu'avant que ces progrès fussent sensibles , et
que la lumière du beau jour prédit par Raynal fit
tout son effet , il fallait d'abord détruire les préjugés
consacrés par les grands hommes du siècle
de Louis XIV ; mais il me semble qu'en 1793 , par
exemple , ces préjugés- là n'arrêtaient pas beaucoup
ceux qui gouvernaient , et que cependant la
civilisation n'avançait pas sensiblement si l'on
répond que le temps leur a manqué , à cela il n'y
a plus de réplique ; et je conviendrai sans peine
qu'à la manière hardie dont ils faisaient l'application
des maximes philosophiques , la France devait
bientôt se trouver à la hauteur des hordes sauvages.
Je suis fàché d'être obligé de me servir de la
révolution pour combattre la philosophie ; cela
donne trop d'avantages : mais , je le répète , c'est la
faute de ceux qui ont eu l'imprudence de faire
une querelle politique d'une opinion littéraire . Les
ouvrages des philosophes, long- temps vantés, n'ont
pas encore été jugés ; ils étaient lus avec une légéreté
incroyable par une génération qui regardait
toute idée nouvelle comme une vérité , et qui trouvait
sublime une doctrine qui l'affranchissait de
ses devoirs. Pour réduire tant de fausses maximes
à leur juste valeur , il faut les présenter dans toutes
leurs conséquences ; il faut sur-tout leur faire subir
une humiliante comparaison avec les vérités recon
nues dans tous les siècles : aussi ce que je voudrois
particulièrement qu'on retint de cet article , c'est
que les sages de l'antiquité allaient chercher des
principes de morale et de législation chez les
3
22 MERCURE DE FRANCE ,
peuples déjà civilisés depuis long- temps ; que les
missionnaires catholiques couraient , au péril de
leur vie , porter les bienfaits de la civilisation aux
peuples barbares ; mais que les philosophes modernes
ont travaillé à nous réformer sur le modèle
des sauvages , et qu'ils appelaient cela faire faire
des progres à la société : ce qui , en bonne logique ,
signifie que jusques et compris le siècle de
Louis XIV, nous avions toujours été en rétrogradant.
FIÉVÉE.
Satires d'Horace, traduites en vers français ; parJ. L. D. B.
Brochure in-8 ° . Prix : 1 franc 50 centimes , et 2 francs
par la poste. A Paris , chez Lebour , libraire , galeries
de bois , Palais du Tribunat ; et chez le Normant ,
imprimeur -libraire , rue des Prêtres Saint-Germainl'Auxerrois
, n° . 42 , en face du petit portail.
PLINE écrivait à un de ses amis : Magnum proventum
poetarum annus hic attulit ( 1 ) . Je dirai , en le parodianț
un peu « Notre récolte de traducteurs d'Horace a été
» bonne cette année. » Bonne , c'est - à- dire abondante.
Messieurs Cornette et Dadaoust ont , depuis peu , traduit
en vers son Art Poétique ; M. de la Chabeaussière , ses
Poésies galantes et gracieuses ; M. Daru , toutes ses
poésies ; on annonce ses Odes en trois volumes ; enfin ,
M. J. L. D. B. publie aujourd'hui ses Satires. Je ne
parle pas de vingt imitateurs qui ornent régulièrement de
leurs vers tous les journaux et tous les recueils ; encore
moins , des traducteurs en prose : il n'est pas ici question
d'eux.
Ce qui , dans les Satires et les Epitres d'Horace , séduit
particulièrement les traducteurs et les encourage , c'est
l'apparente négligence du style et l'abandon avec lequel
(1) I. Ep. 13.
GERMINAL AN XII. 23
Horace laisse errer sa plume . On s'imagine que rien ne
doit être plus facile que de bien traduire des vers , qui ne
sont le plus souvent que de la prose mesurée , et où
négligeant la cadence et l'harinonie , et ce choix d'expressions
nobles et grandes qui caractérisent la poésie ,
Horace semble n'avoir presque toujours cherché que le
sens , l'élégance du langage , et le nombre des pieds. Il
faut pourtant qu'il soit bien difficile d'imiter heureusement
cette négligence si gracieuse , si remplie de naturel ,
et où il entre aussi beaucoup plus d'art qu'on ne le pense;
car , de tant de traducteurs , il n'en est pas un dont les vers
aient mérité de vivre.
Les traducteurs qui croient que le but serait atteint
s'ils pouvaient donner à leurs vers toute la négligence
d'Horace , ne font pas attention que la manière
dont il a écrit ses épîtres et ses satires , ne peut convenir
ni à notre langue ni à notre versification . Les vers latins
étaient accentués d'une façon très - sensible ; la mesure en
était très-marquée , et le retour régulier des mêmes
pieds pouvait suffire pour les distinguer de la prose. Malgré
la négligence de la composition , il leur restait , toujours
, aux hexamètres sur-tout , quelque chose de poétique
que l'oreille ne pouvait méconnaître. Mais les vers
français exigent , même dans le style familier , une facture
plus soignée . M. B. a composé ces trois mauvaises
lignes entre mille autres aussi mauvaises :
<< Jamais par l'instinct seul nous ne distinguerons
›› Le bien du mal moral , comme nous découvrons
» Ce qui physiquement peut nuire à notre vie. »
Ecrivez ces lignes de suite , sans les intervalles qui leur
donnent l'apparence de la versification , et vous croirez lire
de la prose. << Jamais par l'instinct seul nous ne distingue-
» rons le bien du mal moral , comme nous découvrons ce
» qui physiquement peut nuire à notre vie. » Que l'on
4
24 MERCURE DE FRANCE ,
fasse la même expérience sur les vers d'Horace , et on y
reconnoîtra les membres poétiques ,
Disjecti membra poetæ ;
pourvu cependant qu'on ne néglige ni l'accent ni la
quantité .
En français , plus peut- être que dans toute autre langue ,
les vers faciles doivent être composés difficilement , et il
faut beaucoup de goût pour éviter d'y être ridicule ou
trivial : il en faut encore plus , quand ces vers faciles
sont la traduction d'un poète ancien , pour distinguer
habilement ce qui convient à chaque idiome , et les choses
qui peuvent être imitées, de celles qui ne doivent pas l'être.
Par exemple , souvent Horace finit ses vers par un mot
qui commence une phrase nouvelle , et ce mot , quelquefois
, sera num , et , sed , ou tel autre monosyllabe. Assurément
il serait on ne peut plus ridicule de pousser l'imitation
jusqu'à finir un vers français par mais , ou car.
Cette observation n'a pas été faite par M. B. qui n'a pas
craint d'imprimer ces vers étranges :
« Pénélope dès- lors dut rester sage ; mais
» D'un vieillard généreux qu'elle táte jamais.... »
Comme il est de toute justice de n'exiger d'un auteur
que ce qu'il a promis , je citerai , avant d'examiner l'ouvrage
de M. B. , l'article de sa préface , où il expose les
principes de traduction qu'il a cru devoir suivre .
<< Horace , dit M. B. , passe vivement d'un sujet à l'autre ,
>> rempli de ses idées , et sans paraître se soucier beau-
» coup d'une contexture plus arrondie. J'ai tâché çà-et-
» là d'en rendre la liaison plus apparente. Enfin , on trou-
» vera quelques enjambemens : j'aurais pu souvent les
» éviter ; mais je les ai presque cherchés plus d'une fois ,
pour rendre quelque chose de la physionomie de l'ori-
› ginal , en me rapprochant , autant qu'il était en moi, de
» son style sans entraves. Ses vers sont ,
dit-il ,
.´.. Sermoni propriora, ·
» Des vers qui de la prose ont presque tous les traits .
» C'est le caractère que j'ai désiré donner aux miens ,
GERMINAL AN XII. 25
» sans trop choquer le génie de notre versification. Ai-je
» eu tort ? ai- je réussi ? …….. D'autres décideront . »
Je vais tâcher par quelques citations et quelques
remarques , de mettre le lecteur à portée de décider avec
connaissance de cause.
Entre une foule de passages , dont j'ai pris note , je
choisirai les plus remarquables ; et celui par où je commencerai
, paraîtra , si je ne me trompe , bien digne d'être
cité le premier.
Voici le texte ( II. sat. 4. 72 ) :
Venucula convenit ollis :
Rectius Albanamfumo duraveris uvam.
Et voici la traduction :
« Le raisin de Venuse , en des pots conservez-le ;
» Il s'y garde fort bien : celui d'Albe , fumez-le .
>> C'est moi ....
Je ne pense pas que la poésie française offre un autre
exemple de ce rhythme vraiment neuf. Il est seulement
fâcheux que le second vers ait une syllabe de trop. Car le
troisième commençant par une consonne , il faut , de toute
nécessité , prononcer fumez leu , et non pas fumelle , ce
qui dérange beaucoup la rime et la mesure. Au reste , je
serais un peu tenté de croire que M. B, a plutôt traduit ici
la prose de Batteux que les vers d'Horace. Il y a dans Batteux
; « Le raisin d'Albe se porte bien à la fumée ; le Ve-
» nucle se garde dans des pots. » M. B. , il le faut avouer ,
ne s'est point ici écarté de ses principes , et il a fait ,
comme il le voulait ,
« Des vers qui de la prose ont presque tous les traits . »
Presque est même beaucoup trop modeste .
Dans la même satire , Horace fait de savantes distinetions
sur les différentes sauces ( 63 ) :
Est operæpretium duplicis pernoscere juris
Naturam. Simplex e dulci constat olivo ,
Quodpingui miscere mero , muridque decebit
Non aliá quàm quá Byzantia putuit orca,
26 MERCURE DE FRANCE ,
Hoc ubi confusum sectis inferbuit herbis ,
Corycioque croco sparsum stetit , insuper addes
Pressa Venafranæ quod bacca remisit olivæ.
" De deux sauces sur -tout connaissez la nature ;
» La première se fait avec cette saumure
» Où marina long- temps l'éturgeon bysantin ,
» De l'huile la plus douce , et quelque bon gros vin :
» C'est la simple . Pour l'autre , un peu plus recherchée ,
» Ajoutez à cela l'échalotte hachée ,
>> Le persil , le cerfeuil , ‹ t faites les bouillir ;
>> Joignez-y du safran au moment de servir... >>
Dans les vers que j'ai cités tout-à- l'heure , M. B. avait
copié le style de Batteux ; ici c'est le style du Cuisinier
bourgeois qu'il semble avoir imité.
Plus bas on lit ces vers que Boileau a surpassés ( 79 ) :
Magna movent stomacho fastidia , seu puer unctis
Tractavit calicem manibus , dùmfurta ligurit.
M. B. traduit :
« Rien n'est plus dégoûtant que de voir sur un verre
» Les restes ondulés d'une crasse grossière ,
>> Ou le dessin graisseux des cinq doigts d'un valet ,
» Qui vole , en desservant , les restes d'un poulet. »
Ce qui suit n'a pas moins de mérite :
" Que coûtent les balais , les torchons , la sciure ?
» Négliger ces détails , c'est mal-propreté pure. »
L'épithète de pure est sur-tout donnée très-heureuse-
Et ailleurs :
ment à la mal-propreté.
-
" La pélore se plaît aux bords du lac Lucrín ,
» Aux rocs de Circé l'huitre , à Misène l'oursin ;
» Le pétoncle friand fait l'orgueil de Tarente. »> -
Tel est l'effet de ces mots barbares Aux rocs de
Circé Phultre , qu'on ne sait , en les prononçant , s'ils
sont arabes ou chinois. Je ne connais de comparable ,
pour l'harmonie , que cet hémistiche helvétique du
Guillaume Tell de M. le Mierre :
Je pars , j'erre en ces rocs .... »
GERMINAL AN XII 27
M. B. , qui fait quelquefois des vers un peu durs , sait
aussi , quand il veut , employer les mots les plus jolis :
<< Ainsi par des bonbons
à propos présentés
,
» Aux élémens ingrats d'une triste science ,
>> Un maître caressant allèche notre enfance . >>
Les bonbons ont été pris à M. Daru , à qui il fallait les
laisser ; mais allécher est bien à M. B. Encore un exemple :
Qui de la renommée embrasse les joujoux ,
» A senti le fouet de Bellone en courroux . ››
Qui croirait que les joujoux de la renommée et le fouet
de Bellone , remplacent ces belles et nobles expressions
d'Horace , qui , sachant admirablement varier sa manière ,
a semé parmi ses vers négligés , quelques vers de la plus
grande poésie ( II. sat. 3 , 222 ) :
·
Quem cepit vitreafama ,
Hunc circum tonuit gaudens Bellona cruentis.
Remarquons en passant que vitrea fama a peut - être
fourni à Godeau cette pensée , copiée depuis par Corneille
dans Polyeucte ( 1 ) :
« Mais leur gloire tombe par terre ;
» Et comme elle à l'éclat du verre ,
» Elle en a la fragilité . ››
Les anciens comiques grecs , qui ont toujours aimé à
se moquer d'Euripide , lui ont souvent reproché te ridicule
abus qu'il faisait du sigma. Un vers de M. B. ,
Cent sots contes suivis de cent plus sots èncore ,
m'a rappelé le sigmatisme d'Euripide ; et pour varier un
peu l'uniformité de cette triste critique , et ranimer , s'il
est possible , les lecteurs que de telles citations ont sans
doute beaucoup découragés , je dirai ici quelque chose
du sigmatisme d'Euripide. Ce n'est peut- être pas trop le
lieu , mais un article de journal n'exige pas une si parfaite
régularité.
(1) Voltaire Comment . acte 4 , sc. 2 , vers. 9.
8
MERCURE DE FRANCE ,
9
« Que vous nous avez bien à propos sauvés des sigma
» d'Euripide ! » disait Platon , dans sa comédie des
Fétes ( 1 ) ; et c'était fort bien dit : car on ne conçoit pas
comment ce poète si harmonieux , si élégant , si châtié
si pur , si facile , a pu multiplier , avec un tel abus
le rude sifflement d'une lettre si barbare . S'il avait cherché
quelque effet d'harmonie imitative , comme Racine
dans ce vers tant de fois cité ,
>> Pour qui sont ces serpens qui sifflent sur vos têtes ?
>
on admirerait peut- être son art et son talent ; quoiqu'à
la rigueur une pareille répétition du même effet eût quelque
chose d'affecté et de puéril ; mais c'est pour le seul
plaisir de ramener ce son désagréable , qu'il a fait tant
de vers qu'on ne prononce pas toujours avec facilité .
Le vers 444 de l'Oreste est un des plus remarquables
pour le sigmatisme (2) :
Μέλαδος φίλοις ο ΣοΣ : Σῆς εὐπραξιαΣ.
Prononcez ces mots selon les modernes , et vous aurez
cette suite de consonnances agréables : metados philisi
sisi sis Efpraxias. La prononciation de l'université de
Paris , qui à Paris passe pour la meilleure , pour celle
même dont se servaient les anciens , diminue un peu
l'iotacisme , mais non le sigmatisme.
Voici un second exemple qui vaut bien le premier (3) :
ΕΣΩΣ Σ' , ὡς ἔΣαΣιν Ελλήνων Σοι .
Esosa s'os isasin Hillinón hosi.
Ce vers de l'Iphigénie en Tauride ( 772 ) n'est pas moins
étonnant :
Το Σώμα ΣώΣαΣ τοὺς λόγους ΣώΣειΣ ἐμοί.
To sóma sosas tous logous sosis émi.
( 1 ) Dans le scholiaste d'Eurip . sur Médée , vers . 476 de l'édition de
M. Porson. dont il faut lire la note .
(2) Edit. Porson , 453. Edit . Brunck.
(5) Med. 476. Pors . 479. Brunck.
GERMINAL AN XIL.
29
J'ajoute pour compléter cette rare poétique :
ἀλκῆ δὲ Σ᾽ οὐκ ἂν , ᾗ Σὺ δοξάζειΣ ἴΣωΣ
Le
ΣώΣαιμ᾽ ἂν ( 1 ) .
Ζεῦ ΣῶΣον ἡμᾶς , δός δὲ Σύμβασιν τέκνοις ( 2) ,
Σοφὴ Σοφὴ Σύ. κα ]Θανεῖν δ᾽ὅμως Σε δεῖ (3 ) , etc. , etc. ,
qui est le th des anglais , doit compter comme
un sigma. J'écrirai la prononciation en lettres vulgaires ,
pour que ceux qui ne savent pas lire le grec , puissent
jouir aussi de cette douce harmonie.
Alki de s'ouk an , hi si doxazis isós ,
Sósæm' an. •
Zef, sóson himas , dos dé symbasin tecnis.
Sophi , sophi si , catthanin d'homos sé dí.
Je reviens à M. B. , dont je ne m'écarterai plus. Les
exemples que je citerai désormais ne seront accompagnés
d'aucune observation . Ils n'ont pas besoin de commentaire
, et l'on verra bien , sans que je le fasse remarquer ,
que M. B. n'a pas le premier talent du monde pour
écrire avec élégance et correction des vers faciles et harmonieux
, pour placer habilement la césure et le repos
de l'hémistiche .
« Pour ses cheveux ardens qui veut obtenir grâce ,
>> Au blond foncé d'un autre , avant tout qu'il la fasse....
» Le sage est cordonnier , sans cependant se faire
>> Des souliers . .....
>> C'est de la prose ; mais , si vous décomposez .....
>> Je suis un envieux dont la dent s'ensanglante .....
» Au travers du Forum , je passais en rêvant ,
» Absorbé tout entier , comme je suis souvent ,
» Dans je ne sais quel rien , quand mon guignon m'amène
>> Un homme que de nom je connaissais à peine.....
» Le jeune homme , ivre encore , arracha tout honteux ,
» Lesfestons de son cou , les fleurs de ses cheveux.
(1 ) Orest. 702. Pors . 709. Br.
(2) Phæniss . 83. P. 82. Br.
(3) Androm. 244. Br .
30 MERCURE DE FRANCE ,
>> Oui Pénélope ! mais , à ce manége infâme....
•
Quel plaisir , mon ami ,
>> Trouves-tu , lui dit- il , à végéter ainsi
» Sur le dos escarpé de ce bois solitaire ? ....
» Toi , ne prodigue pas ; n'accumule pas , toi ; etc. »
J'aurais pu , en cherchant avec quelque soin , trouver
peut-être des vers moins mauvais ; mais une douzaine de
passages d'une médiocrité supportable , ne peuvent faire
excuser tant de pages détestables. Après un ouvrage tel
que celui- ci , le parti le plus raisonnable que puisse
prendre M. B. , c'est de renoncer pour toujours à des
travaux où il perd un temps qu'il pourrait employer
beaucoup plus utilement , et pour lui et pour les autres .
Je lui conseille de s'appliquer très-sérieusement ces vers
de sa propre traduction :
« Je renonce d'abord au titre de poète :
» Je remplis les six pieds , la mesure est complète ;
» Mais ce n'est pas assez : qui fait , comme je fais ,
>> Des vers qui de la prose ont presque tous les traits ,
» Ne fut jamais poète. »
Suite des Souvenirs de Félicie.
J'AI découvert deux jolies divinités de la fable , et qui
sont peu connues : Abéone et Adéonc . La première présidait
au départ , et la seconde au retour. J'en ai fait faire ,
en miniature , deux petits tableaux ; M. de La Harpe , qui
a trouvé ces deux figures charmantes , a fait pour elles
des vers que j'ai gravés sur les cadres. Voici
d'Abéone :
Ah ! dans un long adieu dont la douleur s'irrite ,
Le coeur s'échappe en vain vers l'objet que l'on quitte.
On s'éloigne à pas lents , les bras en vain tendus ,
Et l'oeil le suit encor quand on ne le voit plus,
ceux
GERMINAL AN XII. 3r
Voici les vers pour Adéone :
O bonheur ! il revient ! le retour a des ailes !
Quel plaisir de conter les souvenirs fidèles !
Que de pleurs ! ce moment va donc les essuyer !
Que d'ennuis ! ce moment les fait tous oublier ( 1 ) .
Ces deux figures , avec ces jolis vers , pourraient fournir
les sujets de deux gravures très - agréables.
J'ai entendu ces jours -ci la lecture d'un roman manuscrit
, fait par un homme de beaucoup d'esprit et qui vit
dans le plus grand monde ; et , dans cet ouvrage , la peinture
du monde n'a pas la moindre vérité . C'est que les
gens du monde ( du moins en général ) , lorsqu'ils ont de
la littérature , sont plus frappés de ce qu'ils lisent que de
ce qu'ils voient ; il leur paraît plus commode de copier
que de peindre d'après nature. Ils ne sont que de faibles
imitateurs des auteurs de profession , plus exercés qu'eux
dans l'art d'écrire. Ils pourraient avoir une originalité
piquante s'ils se donnoient la peine d'observer ce qui se
passe sans cesse sous leurs yeux , et , au lieu de piller sans
grâce Crébillon et Marmontel , ils offriraient des tableaux
vrais et nouveaux .
Il n'y a rien de physique , non dans les qualités naturelles
, mais dans les vertus véritables. Il y a beaucoup de
physique dans tous les vices.
Pourquoi la douleur et la joie sont-elles toujours audessous
de ce que nous pouvons nous les représenter ?
Pourquoi notre imagination est - elle si au- dessus de nos
facultés réelles ? Cela prouve qu'une autre vie doit succéder
à celle-ci . Cette imagination , que rien n'arrête et qui
surpasse tout , est , pour l'homme de bien , le gage heu-
(1 ) Ces vers ne se trouvent point dans la Correspondance de M. de
La Harpe ; on les donne ici parce qu'ils n'ont jamais été imprimés.
32 MERCURE DE FRANCE.
reux des jouissances spirituelles qui lui sont réservées ;
máis , pour l'homme vicieux , c'est l'annonce terrible des
souffrances qui doivent justifier toutes les terreurs du
méchant.
Je trouve dans les OEuvres de La Mothe une anecdote
très- remarquable , parce qu'elle fait voir combien ,
depuis ce temps , notre caractère national a changé. On
aimait alors avec enthousiasme tous les traits de grandeur,
et les succès éclatans de Corneille le prouvent ; mais , en
même-temps , on détestait tout ce qui peut ressembler à
la férocité. La Mothe conte qu'à la Comédie Française
avant Baron , l'acteur disait avec une extrême rudesse ce
vers des Horaces :
Albe vous a nommé , je ne vous connais plus ;
et que ce vers ne faisait sur le public qu'un effet désagréable.
C'était cependant ainsi que l'auteur l'avait conçu .
Mais Baron , le premier ( continue La Mothe ) , prononça
ce même vers avec un reste d'attendrissement , de sorte
que je ne vous connais plus , signifiait seulement je
ne veux plus vous connaître , et le public applaudit
avec transport. Baron dit à La Mothe que Corneille fut
surpris de lui entendre dire ainsi ce vers , et qu'il l'en
félicita . Du temps de La Mothe , on suivait toujours cette
manière de Baron ; aujourd'hui elle est oubliée ; plus l'acteur
, en prononçant ce vers , met de férocité dans son
accent , et plus notre parterre applaudit ........ Que
de réflexions affligeantes pourraient résulter de ce scul
fait.
D. GENLIS.
(La suite dans un prochain numéro.)
SPECTACLES
GERMINAL AN XI
.
P.FRA
5 .
cen
SPECLA CLES.
THEATRE FEY DE A U
Une Heure de Mariage , opéra comique en un actè ,
paroles de M. Etienne , musique de M. Daleyrac .
J'avais d'abord cru , en voyant ce titre , qu'il serait
question d'un mariage dont , au bout d'une heure , on
eût demandé la dissolution pour incompatibilité de caractère
, ce qui eût été assez plaisant . Ce n'est point cela.
M. de Marsé , qui habite la campagne , a écrit à son neveu
, Germeuil , qu'il se meurt et va faire son testament ;
qu'il lui donne tout son bien s'il veut épouser Constance ,
fille d'un de ses amis , et ne lui laissera rien s'il ne l'épouse
pas. Il veut le voir sur-le -champ , et le voir avec sa
femme. Si par hasard son neveu n'arrive qu'après sa mort,
la succession ne lui en sera pas moins dévolué. Mais
Germeuil , sans que son oncle le sache , a épousé Elise ,
amie de la jeune personne qu'on voulait lui donner en
mariage.
Constance , à la sollicitation de Germeuil , veut bien se
présenter avec lui sous le titre de sa femme. Elisé est du
voyage , comme amie. Il ne s'agit que de feindre et de
jouer la comédie pendant quelques jours ou quelques
heures que le testateur peut avoir encore à vivre . En tout
cas , s'il revenait à la vie , Constance fera le personnage
d'une coquette , d'une évaporée , d'une folle , trouvera
tout mauvais , tout gothique , tout à refaire dans le vieux
château . L'oncle sera au désespoir de s'être donné une
nièce extravagante , et s'estimera trop heureux quand il
saura qu'elle ne l'est point. Tout s'aplanit ainsi, Mais
C
34
MERCURE
DE
FRANCE
,
Constance a un amant ( Fontanges ) qui se trouve dans le
château au moment où elle se présente comme madame
Germeuil. Cet amant paraît au désespoir ; Constance aussi .
Cependant la maladie de l'oncle n'était que supposée . On
le trouve plein de santé , revenant de la chasse , « man-
» geant bien , dit- il , dormant de même ; mais se mou-
>> rant tout doucement. » Il a préparé un temple à l'Hy.
men ; c'est une seule pièce , où il n'y a qu'un lit , et où il
veut de ce pas mener les nouveaux époux . Elise
qui a d'ailleurs un peu de propension à la jalousie , est à
la torture. Enfin , elle se rassure , parce que son amie va
seule , avec l'oncle , visiter le temple. Fontanges , croyant
sa Constance l'épouse de Germeuil , s'en console un peu
vite , en disant :
"
Si ma maîtresse me trahit ,
Le lendemain j'en prends une autre.
Je n'irai pis , en troubadour ,
Epris d'amour ,
livrer bataille aux arbres dans les forêts. Il a composé ,
dit-il , les mémoires de sa vie , où se trouve un chapitre
sur la Fidélité des Femmes ; c'est le plus court de l'ouvrage.
Il adresse sur- le- champ ses voeux à Elise . Germeuille
sait en vient aux reproches avec sa femme . Elle se justifie
: ils s'embrassent . L'oncle survient , est scandalisé de
trouver son neveu commettant une infidélité après deux
jours de mariage , et demande des chevaux de poste pour
renvoyer Elise. D'un autre côté , Constance , à qui l'envie
de jouer l'étourderie avait passé , désabuse son amant.
Celui-ci se jette à ses genoux . L'oncle arrive encore , pour
être témoin de cette scène , est stupéfait de voir sa uièce
aussi embarquée sitôt dans une intrigue amoureuse. La
nièce prétendue augmente sa colère , en lui disant que
c'est l'usage . Cette partie carrée le met hors des gonds . 1500
P
9
Quand l'auteur a jugé que la méprise a été assez longue ,
GERMINAL A N XII. 35
il a fini brusquement. Fontanges donnant la main à
Constance , tandis que Germeuil entre d'un autre côté
avec Elise , dit à l'oncle : « Je vous présente ma femme. »
M. de Marsé fait éclater un peu d'humeur de ce que sa
volonté n'a pas été suivie ; mais il se console , et s'apaise
en songeant qu'il n'y a pas eu comme il avait dû le
croire , de scandale dans sa maison. Constance épouse
son amant , et l'oncle embrasse sa nièce Elise .
la
9
lly a dans cet imbroglio beaucoup de combinaisons
ingénieuses , de situations plaisantes , de vrai comique.
On ne sait par quelle fatalité tout l'esprit se trouve dans
prose; l'auteur aurait dû en réserver un peu pour les
ariettes , parmi lesquelles on n'en a point distingué une
seule qui méritât d'être retenue. Il est fâcheux aussi que
le dénouement ne soit pas un peu mieux filé. Il y a beaucoup
d'adresse dans toute la contexture de l'intrigue , et
aucune dans la manière dont elle est dénouée.
Néanmoins cette pièce nous a , en général , semblé mériter
le succès qu'elle a obtenu . Elle a été jouée avec un
grand ensemble par tous les acteurs sans exception. L'auteur
et le musicien ont été demandés. Ce dernier seul s'est
montré. La musique nous a paru agréable . Des personnes
qui prétendent s'y connaître , trouvent un peu d'uniformité
dans la manière de M. Daleyrac .
THÉATRE LOUVO I S.
M. Girouette , ou Je suis de votre Avis , comédie en un
acte , par M. Dubois.
Le monde est plein de girouettes ; de gens qui ont sans
eesse à la bouche ces expressions « Je pense comme
vous , je suis de votre avis , j'allais vous le dire , c'est
2
36 MERCURE DE FRANCE , "
» cela même. » On connaît un grand flandrin à Paris ,
qui , à chaque phrase qu'il entend , s'écrie toujours :
« Voilà le mot. » Ces girouettes sont ordinairement ou
des imbécilles , des gens sans aucun caractère , incapables
d'avoir un avis à eux , qui attendent leur journal le matin
pour savoir quelle opinion ils auront sur l'affaire du
jour , ou de vils flatteurs , des parasites affamés .
Le titre de Girouette , tout seul , semblait annoncer
un de ces hommes si communs "
Tombant au premier choc ,
Aujourd'hui dans un casque , et demain dans un froc ;
un de ces caméléons , changeant d'idée , de partis , d'intérêts
, comme on changeait de femme dans la première
vogue et dans les beaux jours du divorce. La pièce d'abord
fut annoncée sous ce titre de M. Girouette ; ensuite
on ajouta ou Je suis de votre avis. Alors on se douta
qu'il serait question de quelque niais . On ne s'est point
trompé ; le personnage que M. Dubois a mis en scène ,
en est un de la première espèce. Ses niaiseries ont d'abord
amusé mais elles ont bientôt paru trop fortes et
trop multipliées , et l'on a eu le temps de s'ennuyer
avant la fin , quoiqu'elle soit très - rapprochée du commencement
.
:
L'intrigue a le mérite de la simplicité. M. Girouette
veut ( s'il peut vouloir quelque chose ) donner sa nièce à
un avocat de mérite. Sa femme préfère un autre avocat
fat , pincé , ignorant. La petite personne a un tuteur ,
homme de loi , qu'on soupçonne , on ne sait pourquoi ,
de vouloir dépouiller sa pupille . Une consultation a lieu
en présence de toute la famille. Les deux avocats débitent
chacun une espèce de plaidoyer : le mauvais contre , le
bon pour le tuteur. Si Clozel , qui jouait le personnage
de l'Avocat pincé veut aller au barreau , il y trouvera
GERMINAL AN XII 37
quelques modèles ; des défenseurs qui chargent plus leurs
plaidoieries qu'il n'a chargé son rôle . Il entendra l'un chanter
, comme s'il jouait dans un opéra ; il verra l'autre tourner
le dos aux juges , et adresser la parole à l'auditoire , en
se pavanant , et comme pour lui demander d'applaudir.
Cette scène de la consultation est très-médiocre ; on y a
cependant remarqué un trait assez vif. Le tuteur avait
quarante mille francs d'argent comptant à sa pupille ;
tout est dépensé . On se récrie . Il se justifie en disant :
« L'éducation est si chère à présent ! on enseigne tant
» de choses aux demoiselles !
de
M. Girouette est toujours , comme on peut croire ,
l'avis de celui qui parle le dernier . Il promet alternativement
sa nièce aux deux avocats. Le bon a su mieux
-prendre son temps ; l'autre arrive pour la rédaction de
son contrat de mariage ; il voit un notaire , son rival , sa
maîtresse , M. Girouette , et demande ce que cela signifie .
-« Ma foi , répond celui- ci , j'ai signé. » L'avocat éconduit
se console, parce qu'il croit que la fortune de sa maîtresse
se réduit à un procès qu'il faudra soutenir contre son
tuteur. Mais ce dernier déclare qu'elle a dix mille francs
de rentes , y compris son propre bien qu'il lui donne ,
n'étant pas marié et voulant rester célibataire . Cette pièce
à eu un demi- succès . On a demandé l'auteur ; on l'a
nommé. Il a déjà donné à ce théâtre Marton et Frontin.
Vigny rend très-naturellement la stupide bonhomie , l'air
hébété de M. Girouette , et madame Molé l'emporte-
' ment , la vivacité , l'humeur impérieuse de sa femme.
Cette bagatelle a été jugée avec rigueur par plusieurs
journalistes. Elle pourrait se soutenir , si l'auteur diminuait
un peu la dose d'imbécillité dont il a gratifié son
principal personnage , et supprimait la scène de la cónsultation
; ou , cê qui vaudrait mieux , parvenait à lui
donner une tournure plus piquante.
3
38 MERCURE DE FRANCE ,
THEATRE D U VAUDEVILLE.
La manie de l'Indépendance , ou Scapin tout seul ; par
MM . Moreau et Dumersan .
La nécessité avait , en 1722 , obligé l'entrepreneur de
l'Opéra-Comique de ne produire sur la scène qu'un seul
acteur. Piron vint à son secours , et lui composa un mono.
logue en trois actes , intitulé Arlequin Deucalion , qui
eut le plus grand succès . Ce tour de force était nécessaire ;
mais quand il ne l'est pas , il semble fort inutile de se
donner de volontaires entraves. Une bonne pièce est assez
difficile à faire , pour qu'on ne doive pas ajouter inutilement
à la difficulté . Quoi qu'il en soit , Piron a eu des imitateurs.
Arlequin tout seul ayant été vu avec quelque
plaisir , Scapin a voulu avoir son tour. Le couplet d'annonce
a été parfaitement accueilli.
Arlequin obtint l'avantage
De vous plaire , quoique tout seul ;
Et , jaloux du même suffrage ,
Scapin va paraître tout seul.
En n'offrant qu'un seul personnage ,
L'ouvrage doit aller tout seul :
Car vous aurez trop de courage
Pour vous mettre tous contre un seul .
Scapin , dégoûté de ses amis et de sa maîtresse , Lisette ,
ainsi que de l'issue de quelques fourberies qui lui ont attiré
une querelle avec la justice , s'enferme dans sa chambre
, résolu à n'en plus sortir. Il est entouré de livres
qu'il vient d'acheter pour amuser son loisir , et a près
de lui une cassette pleine d'or , pour assurer son indépendance
. Il commence par arranger ses livres ; s'extasie
GERMINAL AN XII 39
sur la prodigieuse quantité des ouvrages de Voltaire , ( t
les classe cependant au- dessous des moralistes. Le sel de
cette plaisanterie , si c'en est une , m'échappe. Scapin
se demande lequel doit être placé plus honorablement de
Corneille ou de Racine , et finit par les mettre defront.
Buffon et Rousseau sont sur la même ligne , comme
ayant fait , l'un l'histoire , l'autre le roman dẹ la nature .
Il garde sur sa table Molière et Regnard ; c'est , dit- il , la
nature et l'art ; il range à côté l'un de l'autre
La Fontaine , dont la candeur
De Boileau corrige l'aigreur ;
Donne une place honorable à madame Deshoulières , qui
• Sait si bien varier ses tons ,
Qu'on en revient toujours à ses moutons :
allusion à la fameuse idylle qui est son plus beau titre
de gloire ; titre cependant contesté par quelques- uns , qui
prétendent que c'est un plagiat. Quel est , se demandet-
il , ce tas de brochures ? .... ce sont des livres nouveaux :
c'est dans l'ordre ; ceux-là on ne les relie pas ( Calemþour
) ; il est convenable que des ouvrages qu'on broche
demeurent brochés. Quant aux satiriques , il les met en
pièces , en disant :
Il est juste de déchirer
Ceux qui déchirent tout le monde .
free
Cette revue a généralement amusé. On aurait pu trouver
étrange qu'un drôle qui a eu des démêlés avec les
tribunaux , s'érige en juge de la littérature. Mais dans un
vaudeville , on n'y regarde pas de si près.
99
Lisette lance à Scapin , au bout d'une flèche , un billet
doux , pour l'exhorter à mettre fin à sa boutade misstropique.
Elle lui propose un engagement avantagear
pour l'emploi des valets. « Je reconnais bien là Lisee
1203
་ ་
4
40 MERCURE DE FRANCE,
s'écrie Scapin en ramassant la flèche un trait piquant
» et léger , voilà le digne messager d'une coquette. »
Mais il n'a aucun égard au message. Personne , dit-il , ne
doit oser prétendre à remplacer Préville :
A la mort de ce grand acteur ,
Les valets ont perdu leur maître.
Scapin cependant , malgré sa philosophie , conserve du
goût pour l'intrigue. Il aperçoit un fripon comme lui ,
Sylvestre , qui , de la rue , lui demande conseil sur une
escroquerie qu'il médite. Scapin le lui donne ; tandis
qu'un de la bande , dit- il , amusera le propriétaire que
you voulez dévaliser , l'autre enlevera son trésor , Pendant,
qu'il parlait , un ami de Sylvestre escamotait la cassette.
de Scapin , et avec elle tous ses moyens d'indépendance.
Il crie , pleure , se désole. Lisette met fin à son désespoir ,
en lui annonçant que ce vol n'est qu'une ruse qu'elle a
employée pour l'arracher à sa solitude , et parvenir à la
conclusion de leur mariage ; il ne demande pas mieux ,
afin de ravoir son or.
La pièce a réussi jusqu'au moment où Scapin s'est mis
à la fenêtre , et a entamé une conversation avec Sylvestre ,
qu'on n'entendait pas , et dont il répétait les paroles. On
a trouvé ce colloque un peu long ; on a peut- être été indigué
qu'un misantrope philosophe se rendit complice d'un
vol. On a demandé les auteurs , mais non à l'unanimité.
Des sifflets même , en petit nombre il est vrai ,
se sont fait entendre quand on les a nommés. Au
moyen de quelques légères corrections vers la fin ,
cette pièce pourra se soutenir ; elle n'est dépourvue ni
d'esprit ni de gaieté . Elle a été bien jouée par Carpentier;
quoiqu'avec un peu trop de timidité peut- être .
ANNONCES.
Histoire Sacrée de l'Ancien et du Nouveau Testament ,
représentée par figures , avec des explications, tirées des SS. Pères
。
GERMINAL AN XIL 41
par A. J. D. Bassinet , ci- devant chanoine , archidiacre , prévôt des
chapitres , et administrateur du diocèse de Verdun . Ornée de six
grandes cartes géographiques , pour servir à l'intelligence de l'Histoire
sainte , des portraits des personnages les plus célèbres de la Bible ,
et de cinq cent vingt estampes , représentant les principaux traits de
l'Ancien et du Nouveau Testament , dessinés d'après les chefs- d'oeuvre
des plus grands maîtres , Raphaël , Rubens , le Poussin , le Guide ,
le Clerc , etc. etc. , gravées au burin par Voysard et autres graveurs
célèbres.-Ancien Testament. Treizième livraison , contenant six
estampes .-Pl. 74. Le sacrifice d'Abraham , d'après Corneille.-
Pl. 75. Abraham achète un champ pour y enterrer Sara , d'après
Houet.-Pl . 76. Le départ d'Eliézer , d'après Houet .- Pl . 77. Eliezer
et Rebecca , d'après Bourdon. -Pl. 78. Eliezer offre des présens à
Rebecca , d'après Ant. Coypel .- Pl . 79. Le départ de Rebecca ,
d'après Benedette.-Quatorzième livraison , contenant six estampes.
-Pl . 8o. Entrevue d'Isaac et de Rebecca , d'après Houet. -Pl . 81 .
La mort d'Abraham , d'après Houet. Pl. 82. Essaü vend son droit
d'ainesse , d'après Luiken . Pl . 83. Dieu apparaît à Isaac , d'après
Raphaël. -Pl . 84. Isaac chez Abimelech , d'après Raphaël .-Pl . 85 .
L'alliance d'Abimelech avec Isaac , d'après Houet .
-
On souscrit à Paris , chez Desray, libraire , rue Hautefeuille, nº . 36.
-Chaque livraison , prise au magasin , se vend 2 fr. 50 cent . - Ceux
qui prendrout 12 livraisons à la fois , les recevront port franc par la
poste , pour 30 francs.-Il paraît déjà, 1º . la première année , 12 livraisons;
2°. la seconde année, 12 livraisons ; 3°. de la troisième année
qui a commencé le 1er. janvier, pour finir au 1 ° . décembre 1804 , 3
livraisons ; elle en aura 12 ( et complétera entièrement la Genèse ,
ornée de 135 planches , et le Nouveau Testament , 74 planches ) . Prix ;
30 fr. port franc par la poste , pour les souscripteurs seulement ,
Instructions pastorales sur le jubilé , par Bossuet , Fénélon ,
Fléchier , Massillon ; suivies des Méditations et du Sermon de Bossuet
sur le jubilé , et du Sermon de Bourdaloue sur le même sujet .
In- 12. Troisième édition de ce recueil . Prix : 1 fr. 25 c. , et 1 fr. 75 c.
franc de port,
On vend séparément les Méditations de Bossuet sur le jubile.
Prix ; 50 c. , et 70 c. franc de port .
A la librairie de la Société Typographique , quai des Augustins.
Tab es chronologiques de l'Histoire ancienne et moderne
jusqu'à lapaix d'Amiens , à l'usage du Prytanée français . Ouvrage
adopté par le Gouvernement, pour l'enseignement des lycées et des
écoles secondaires ; par A. Serieys, bibliothécaire et professeur d'histoire
générale au Prytanée de Paris . Seconde édition , revue et corrigée.
Un vol. in- 12 de 570 pages . Prix : 3 fr. et 4 fr. 25 c . par la poste.
A Paris, chez Obré libraire , rue Mignon , quartier S. André-des-
Arcs , n°. 1 , ét quai des Augustins , nº. 66 .
Nous avons rendu compte de cet ouvrage , et nous y avons trouvé
des fautes essentielles ; l'auteur les a fait disparaître dans cette seconde
édition . Le succès de ces tables est assuré par le prompt débit de la première
, et le bon esprit dans lequel elles sont composées .
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez le Normant , rue
des Prétres Saint-Germain- l'Auxerrois , n°. 42.
On a mis en vente , chez le Normant , la seconde édition du Ré.
pertoire des Lois , et des Arrétés du Gouvernement , de 1789 à
Pan , par ordre alphabet que , chronologique , et par classement de
matière ; par Guillaume BEAULAC , ancien avocat. Un gros vol, in-8º.
Prix : 8 fr. , et 10fr. 50 c. par la poste.j
42 MERCURE DE FRANCE ,
NOUVELLES DIVERSES.
Londres.
On a des nouvelles de Londres jusqu'au 29 février. Le
bulletin dù 27 porte que le roi paraît s'approcher peu à
peu de son rétablissement. Il s'agit de savoir s'il y a apparence
qu'il se rétablisse assez pour reprendre les rênes
du gouvernement. Cette question a été discutée le 27
dans la chambre des communes. Les débats ont duré
jusqu'au 28 , à 5 heures du matin. Sir Robert Lawley fit
une motion pour demander aux ministres quelque éclaircissement
sur l'état du roi , qui paraissait attaqué depuis
quinze jours d'une maladie grave sans que la chambre eût
reçu aucune communication sur cet objet , quoique les
suites de la maladie de S. M. pussent nécessiter quelque
mesure importante au maintien de la constitution et à la
sûreté publique.
1
Le chancelier de l'échiquier répondit que l'état actuel
de S. M. semblait annoncer une amélioration prochaine ;"
mais que dans les circonstances actuelles , il ne convenait
pas aux ministres du roi d'entrer dans aucune explication
à ce sujet. M. Lawley fit alors la motion que la chambre
s'ajournât : la question préalable ayant été demandée sur
sa motion , M. Fox se leva , et parla en faveur de la motion
de sir Robert ; le chancelier de l'échiquier répondit à
M. Fox en défendant sa première opinion ; M. Pitt parla
dans le même sens. M. Windham prit la parole pour
appuyer l'opinion de M. Lawley et de M. Fox : la motion
fut rejetée .
Le bulletin du 28 février portait : « Nous avons la même
» opinion favorable d'une amélioration progressive que
>> nous avions hier. »>
On assure qu'une parfaite réconciliation a eu lieu entre
le prince de Galles et le duc d'Yorck.
CORPS LEGISLATIF.
Séance du 25 ventose.
On approuve le projet de loi , titre 18 , livre 3 du Code
civil , intitulé du nantissement : une seule voix a manqué
à l'unanimité de l'approbation .
Séance du 26.
On présente un projet de loi relatif à 246 demandes
d'aliénations , acquisitions , concessions de terrains , impositions
extraordinaires , pour des objets d'intérêt local.
Séance du 28 .
Un projet concernant la classification des différentes
GERMINAL AN XII. 43
parties du Code civil , sous le titre de Code civil des français
, est présenté. Le citoyen Portalis , dans son discours ,
annonce la fin prochaine de la session. Les deux
titres du Code relatifs aux hypothéques et à l'expropriation
forcée sont sanctionnés .
Séance du 29.
Dans cette séance on sanctionné deux projets de loi ,
l'un relatif aux transations , l'autre à des acquisions ,
échanges , etc. sollicités par 246 communes.
Séance du 30 .
Le projet relatif à la réunion des lois civiles en un seul
corps de lois , et à leur classification a été adopté à l'unanimité
, moins deux voix.
er
Séancé du 1. germinal,
On propose un projet tendant à lever , sur la conscription
de l'an 13 , 60 mille hommes , dont 30 mille
demeureront en réserve.
Les quatre candidats nommés pour la présidence ,
sont les CC. Fontanes , Ramond , Lahure et Duranteau.
PARIS.
On dit que Georges a refusé de manger de la viande ,
en observant que sa religion la défend en carême.
-Les dernières nouvelles d'Angleterre portent que le
roi est dangereusement malade , que la goutte lui est
remontée dans la poitrine , que l'hydropisie est complète
, et qu'il est entièrement fou . ( Moniteur. )
-Les adresses de félicitation au premier consul , sont
și multipliées , que le Moniteur a cru devoir se borner à
les annoncer , et à faire des extraits de quelques-unes. Pour
tout dire , en un mot , il en arrive de tout ce qui a en
France quelque autorité , quelque emploi civil ou militaire .
-Le cit. Bacher , chargé d'affaires de la république
française près la diète de Ratisbonne , a remis au ministre
directorial la note suivante , qui a été de suite portée à la
dictature :
» Plusieurs dispositions du recès de l'Empire , du 24 février
1803 , ayant éprouvé de grandes difficultés quant à
leur parfaite exécution , et d'affligeantes mésintelligences
s'étant manifestées entre plusieurs états de l'Allemagne ,
d'où pourrait résulter un détriment considérable pour le
repos même de l'Europe , S. M. l'empereur de Russie a
fait connaître au premier consul qu'elle jugerait utile que
les deux puissances , dont la méditation avait préparé la
salutaire conclusion des derniers arrangemens en Empire ,
intervinssent de nouveau pour prévenir , notamment en ce
44 MERCURE DE FRANCE ,
qui concerne les priviléges de l'ordre équestre , les suites
fâcheuses que pourraient avoir les différends aujourd'hui
subsistans.
» Le premier consul a été empressé d'acueillir cette
ouverture de S. M. l'empereur de Russie ; et le soussigné
est chargé d'en donner notification à la diète. »
Ratisbonne , le 10 mars 1804. Signé , BACHER.
Les deux puissances médiatrices se proposant , aux
termes de la déclaration qu'on vient de lire , d'exercer de
nouveau leur intervention relativement au recès général ,
dont l'exécution éprouve des difficultés quant à l'organisation
et à la composition du collége des princes , et particulièrement
au sujet de la noblesse immédiate , le conservatoire
impérial n'aura vraisemblablement aucun autre
effet que ceux qu'il a produits jusqu'ici . Quoique la Bavière
et les autres états d'Empire qui ont fait des occupations
, aient déclaré vouloir se conformer aux dispositions
dudit conservatoire , et qu'ils aient même déjà rˇétabli en
grande partie les choses sur l'ancien pied , le corps équestre
ne peut pas cependant être encore entièrement rassuré. Pub.
On mande de Strasbourg le 26 ventose : On s'est saisi ,
à Ettenheim , d'une douzaine d'individus impliqués dans
la conspiration. On compte parmi eux deux anglais de
distinction qui y avaient été envoyés par leur gouvernement.
Il s'y trouve aussi un ancien colonel nommé Dumoutiez
. C'est la ressemblance de son nom avec celui de
Dumouriez , qui avait fait croire que cet ex-général était
à Ettenheim , mais on ne pense pas aujourd'hui qu'il y
soit venu. Toutes ces personnes sont à présent enfermées
dans la citadelle de Strasbourg. Elles ont été amenées ici
sur des voitures , sous l'escorte de la gendarmerie et de la
cavalerie ; l'infanterie les suivait à une petite distance.
Elles ont subi hier leur premier interrogatoire à l'hôtel du
conseiller d'état préfet du Bas-Rhin. On assure que le général
Caulaincourt a été présent à ces interrogatoires . On
attend des ordres du gouvernement sur la destination ultėrieure
des prisonniers.
Tous les papiers et la correspondance des individus
arrêtés tant à Offenbourg qu'à Ettenheim , ont été saisis et
transportés dans notre ville. On a lieu de supposer que
l'examen de ces pièces conduira à de nouvelles découver
tes. Au reste , il n'y a plus de doute sur les projets de ces
hommes dévoués à l'Angleterre . Ils devaient , si l'affreux
complot tramé à Paris eût réussi , s'introduire dans notre
citadelle , et , après s'en être emparés , diriger toute l'artillerie
qui s'y trouve contre la ville , pour empêcher nos
concitoyens de les attaquer. On assure qu'un semblable
a
GERMINAL AN XII. 45
projet devait être exécuté contre plusieurs autres places
frontières. Nous aurons des détails plus authentiques sur
ces projets , lorsque le gouvernement publiera les pièces
officielles de cette vaste conspiration . Les habitans d'Ettenheim
et de la rive droite en général ont été d'abord un
peu alarmés , parce qu'ils ignoraient le but de l'expédition
; mais ils se sont bientôt rassurés , lorsqu'ils en ont
eu connaissance.
se
Le ci-devant duc d'Enghien , fils du ci-devant duc
de Bourbon , et petit- fils de l'ex-prince de Condé
trouve maintenant en état d'arrestation dans notre citadelle.
Le corps de troupes envoyé à Ettenheim , l'y a
arrêté avec plusieurs personnes de sa suite. Tous sont , à
ce qu'on assure , plus ou moins impliqués dans la cons
piration. Cette opération a parfaitement réussi , comme
celle d'Offenbourg.
Nos troupes ont passé le Rhin dans le silence de la nuit ,
près de Rhinau , et se sont depuis mises en marche pour
Ettenheim. Cet endroit a été enveloppé de manière que
personne n'y pouvait entrer ni sortir. On n'y avait aucune
connaissance de notre expédition . Cependant , lorsqu'un
détachement entra dans le bourg ( c'était vers le matin ) ,
il y eut quelque bruit. On assure que le duc d'Enghien
est sauté de son lit, s'est armé à la hâte , et voulait même
tirer sur le commandant de la gendarmerie qui était
chargé de l'arrêter , mais que son propre secrétaire lui a
pris ses armes. Quoi qu'il en soit, il est certain qu'il a été
transporté ici sous bonne escorte. On dit qu'ensuite il a
vomi des imprécations contre Pichegru.
Le général Fririon , ancien sous-chef de l'état-major de
l'armée du Rhin , a été chargé du commandement de
l'expédition d'Ettenheim . Les agens des conspirateurs étant
répartis sur plusieurs points de la frontière, il y a eu aussi
beaucoup d'arrestations tout le long du Rhin , depuis
Huningue jusqu'à Cologne.
-Des lettres de Rotterdam , arrivées à Paris le 30 ventose
, par un courrier extraordinaire , donnent l'avis important
que , le 16 mars , des ordres avaient été donnés
dans les ports d'Angleterre pour un embargo gén. Monit.
COMMISSION MILITAIRE SPÉCIALE.
Formée dans la première division militaire , en vertu de
l'arrêté du gouvernement , en date du 29 ventose an 12
de la république une et indivisible.
"
JUGEMENT.
Au nom du peuple français..
Cejourd'hui , 30 ventose an 12 de la république , la com
mission militaire spéciale , formée dans la première divi46
MERCURE
DE FRANCE ,
sion militaire en vertu de l'arrêté du gouvernement en date
du 29 véntose an 12 , composée d'après la loi du 19 fructidor
an 5, de sept membres ; savoir : Les CC. Hulin , général de
brigade, commandant les grenadiers à pied de la garde ,
président ; Guiton, colonel , commandant le r" . régiment
de cuirassiers ; Bazancourt , colonel , commandant le 4 régiment
d'infanterie légère ; Ravier , colonel , commandant
le 18° régiment d'infanterie de ligne ; Barrois , colonel ,
commandant le 96 régiment d'infanterie de ligne; Rabbe ,
colonel , commandant le 2 rég. de la garde inunicip . de
Paris ; d'Autancourt , capitaine-major de la gendarmeric
d'élite , faisant les fonctions de capitaine rapporteur; Molin
eap. au 18 ° rég. d'infanterie de ligne, greffier; tous nommés
par le général en chefMurat , gouverneur de Paris, et commandant
la première division militaire; lesquels président,
membres, rapporteur et greffier , ne sont ni parens ni alliés
entr'eux ni du prévenu , au degré prohibé par la loi .
La commission convoquée par l'ordre du général en
chef gouverneur de Paris , s'est réunie dans le château
de Vincennes , dans le logement du commandant de la
place , à l'effet de juger le nommé Louis-Antoine-Henri de
Bourbon , duc d'Enghien , né à Chantilly le 2 août 1772 ;
taille d'un mètre 705 millimètres , cheveux et sourcils châtain-
clair, figure ovale , longue, bien faite , yeux gris , tirant
sur le brun, bouche moyenne , nez aquilin , menton un
peu pointu , bien fait . Accusé , 1 °. d'avoir porté les armes
contre la république française ; 2° . d'avoir offert ses services
au gouvernement anglais ennemi du peuple français ;
3º. d'avoir reçu et accrédité près de lui des agens dudit
gouvernement anglais ; de leur avoir procuré des moyens
de pratiquer des intelligences en France , et d'avoir cons
piré avec eux contre la sûreté intérieure et extérieure de
l'état ; de s'être mis à la tête d'un rassemblement d'émigrés
français et autres , soldé par l'Angleterre , formé sur les
frontières de la France, dans les pays de Fribourg et de Baden
; 5°. d'avoir pratiqué des intelligences dans la place
de Strasbourg , tendantes à faire soulever les départemens
circonvoisins , pour y opérer une diversion favorable à
l'Angleterre; 6° d'être l'un des fauteurs et complices de la
conspirations tramée par les anglais contre les jours du
premier consul , et devant , en cas de succès de cette conspiration
, entrer en France. La séance ayant été ouverte ,
le président a ordonné au rapporteur de donner lecture
de toutes les pièces , tant celles à charge que celles à décharge.
Cette lecture terminée , le président a ordonné à
la garde d'amener l'accusé , lequel a été introduit libre et
sans fers devant la commission. Interrogé de ses noms ,
GERMINAL AN XII. 47
-
―
prénoms , âge , lieux de naissance et domicile , a répondu
se nommer Louis Antoine - Henri de Bourbon , duc
d'Enghien , âgé de 52 ans , né à Chantilly , près Paris ,
ayant quitté la France depuis le 16 juillet 1789. Après
avoir fait prêter interrogatoire à l'accusé , par l'organe du
président, surtout le contenu de l'accusation dirigée contre
lui ; ouï le rapporteur en son rapport et ses conclusions,
et l'accusé dans ses moyens de défense ; après que celui- ci a
eu déclaré n'avoir plus rien à ajouter pour sa justification ,
le président a demandé aux membres s'ils avoient quelques
observations à faire ; sur leur réponse négative , et avant
d'aller aux opinions , il a ordonné l'accusé de se retirer.
L'accusé a été reconduit à la prison par son escorte ; et le
rapporteur, le greffier , ainsi que les citoyens assistans dans
l'auditoire , se sont retirés sur l'invitation du président.
-La commission délibérant à huis-clos , le président a
posé les questions ainsi qu'il suit : Louis-Antoine-Henri
de Bourbon , duc d'Enghien , accusé , 1 ° . d'avoir porté
les armes contre la république française , est- il coupable ?
2º . d'avoir offert des services au gouvernement anglais ennemi
du peuple français , est- il coupable ? 3° . d'avoir reçu
et accrédité près de lui des agens dudit gouvernement
anglais ; de leur avoir procuré des moyens de pratiquer
des intelligences en France , et d'avoir conspiré avec eux
contre,la sûreté extérieure et intérieure de l'état , est-il
coupable ? 4° . de s'être mis à la tête d'un rassemblement
d'émigrés français et autres , soldé par l'Angleterre , formé
sur les frontières de la France , dans les pays de Fribourg
et de Baden, est- il coupable ? 5°. d'avoir pratiqué des
intelligences dans la place de Strasbourg , tendantes à faire
soulever les départemens circonvoisins pour y opérer une
diversion favorable à l'Angleterre , est-il coupable ? 6°.
' d'être l'un des fauteurs et complices de la conspiration
tramée par les anglais contre la vie du premier consul , et
devant , en cas de succès de cette conspiration , entrer en
France , est-il coupable ? - Les voix recueillies sépar
ment sur chacune des questions ci-dessus , commençant
par le moins ancien en grade , le président ayant émis
son opinion le dernier ; la commission déclare le nommé
Louis-Antoine-Henri de Bourbon , duc d'Enghien , 1º. à
l'unanimité , coupable d'avoir porté les armes contre la
république française ; 2º . à l'unanimité , coupable d'avoir
offert ses services au gouvernement anglais , ennemi du
peuple français , 3° . à l'unanimité , coupable d'avoir reçu
et accrédité près de lui des agens dudit gouvernement
anglais ; de leur avoir procuré des moyens de pratiquer
des intelligences en France , et d'avoir conspiré avec eux
48 MERCURE DE FRANCE ;
contre la sûreté extérieure et intérieure de l'état ; 4.
l'unanimite , coupable de s'être mis à la tête d'un ras
semblement d'émigrés français et autres , soldé par l'Angleterre
, formé sur les frontières de la France dans les
pays de Fribourg et de Baden ; 5º . à l'unanimité , coupable
d'avoir pratiqué des intelligences dans la place
de Strasbourg , tendantes à faire soulever les départemens
circonvoisins , pour y opérer une diversion favorable à
l'Angleterre ; 6°. à l'unanimité , coupable d être l'un des
fauteurs et consplices de la conspiration tramée par les
anglais contre la vie du premier consul , et devant , en cas
de succès de cette conspiration , entrer en France.
Sur ce , le président a poé la question relative à l'application
de la peine ; les voix recueillies de nouveau dans
la forme ci-dessus indiquée ; la commission militaire spéciale
condamne à l'unanimité à la peine de mort , le nommé
Louis-Antoine-Henri de Bourbon , duc d'Enghien , en réparation
des crimes d'espionnage , de correspondance avec
les ennemis de la république , d'attentat contre la sûreté
intérieure et extérieure de la république . Ladite peine prononcée
en conformité des articles II , titre IV du code militaire
des délits et des peines, du 21 brumaire an 5 , 1º et
2°, section 2º du tit . I du code pénal ordinaire , du 6
octobre 1791 ainsi conçus ; savoir :
er
Art. II. ( du 21 brumaire an 5. ) « Tout individu , quél
» que soit son état , qualité ou profession , convaincu d'es-
» pionnage pour l'ennemi , sera puni de mort. » Article
» I. Tout complot et attentat contre la république sera
» puni de mort. » Art. II . ( du 6 octobre 1791. ) « Toute
» conspiration et complot , tendant à troubler l'état par
» une guerre civile en armant les citoyens les uns contre
» les autres , ou contre l'exercice de l'autorité légitime ,
» seront punis de mort . »
Enjoint au capitaine-rapporteur de lire de suite le présent
jugement en présence de la garde assemblée , sous les
dans armes , au condamné . Ordonne qu'il en sera envoyé ,
les délais prescrits par la loi , à la diligence du président et
du rapporteur , une expédition , tant au ministre de la
guerre qu'au grand-juge ministre de la justice , et au géné
ral en chef , gouverneur de Paris.
Fait , clos et jugé sans désemparer , les jour , mois et an
dits , en séance publique ; et les menibres de la commission
militaire spéciale ont signé , avec le rapporteur et le gref
fier , la minute du jugement .
Signés Guiten , Bazancourt , Ravier , Barrois , Rabbé ,
d'Autancourt , capitaine-rapporteur ; Molin , capi
taine-greiner et Hulin , président.
(No. CXLIV. ) 10 GERMINAL an 12.
( Samedi 31 Mars 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE
.
POES I E.
Cer
ΜΑ
LES PASSIONS.
1.
POEM E.
(Fin. Voyez le numéro précédent. )
AIS ces grands talens même , enfans des passions ,
Que d'abus , que de maux entraîne leur usage !
Ce héros conquérant , par combien de carnage ,
De cruelles exactions 2.
Souille- t-il les lauriers que cueillit son courage !
Cette rare valeur qui surprend leur hommage ,
Est plus souvent encor l'effroi des nations.
Que de fois , abusant des droits de la victoire ,
Devenu tout-à-coup le plus vil des humains ,
Contre son pays même asservi par ses mains
Tourne -t-il lâchement son épée et sa gloire !
De ce sage vanté , brillant réformateur ,
Que de fois le génie est un phare trompeur !
Les peuples égarés par sa fausse lumière ,
Avaient cru de la vérité
Voir briller dans ses mains le flambeau respecté :
Ils ne suivaient , hélas ! que l'erreur mensongère.
D
50 MERCURE DE FRANCE ,
Que d'affreuses calamités ,
Que de pleurs , que de sang a trop souvent coûtés
A ces peuples déçus leur folle confiance
Un jour d'erreur enfante un siècle de souffrance .
Peut-être qu'en public ces heureux favoris
Et du Pinde et de la Victoire ,
N'ont jamais dégradé , ni leur nom , ni leur gloire :
Mais ne pénétrez pas dans leurs secrets réduits.
Là ces fameux guerriers , là ces illustres sages ,
A qui , comme à des dieux , prodiguant vos hommages ,
Déjà vous éleviez un temple et des autels ,
N'offriraient à vos yeux que de faibles mortels.
De leurs faits renommés , de leurs vastes pensées ,
Le premier , le puissant moteur ,
Ces mêmes passions qui firent leur grandeur ,
De témoins importuns enfin débarrassées ,
Prenant un cours moins noble , inspirent à leur coeur
Pour d'indignes objets une coupable ardeur :
Des excès inouis déshonorent leur vie .
Alors par son ivresse et ses emportemens ,
Ce roi toujours fameux parmi les conquérans ,
Alexandre en un jour voit sa gloire flétrie ;
Alors du grand Pompée et de Rome vainqueur
Ce César qu'à son tour a vaincu la luxure ,
Par ses infâmes moeurs outrage la nature .
Alors Elisabeth , de son sexe l'honneur
Des respectables noms de devoir , de justice ,
Masquant sa jalouse fureur ,
1
"
D'un double assassinat rend Thémis la complice ;
Alors Bacon partage et son temps et son coeur
Entre la gloire et l'avarice ;
Alors ce Voltaire si grand ,
Dont tant de fois la muse au théâtre applaudie ,
Excita les fureurs de l'impuissante envie ,
En éprouve à son tour la honte et le tourment..
Alors ce Mirabeau , dont la fière éloquence ,
Maîtrisait à son gré le Sénat et la France ,
GERMINAL AN XII.
51
De ces premiers tribuns défenseurs de nos droits
Mirabeau le plus grand , le plus fatal aux rois ,
Fougueux dans le plaisir , comme dans son génie ,
Consume en voluptés et sa gloire et sa vie ,
Et poursuit tour - à-tour avec la même ardeur
La palme réservée au front de l'orateur ,
Et des viles phryné les faveurs homicides.
La pâle mort l'atteint de ses flèches rapides ,
Tandis que dans les bras d'un objet suborneur "
L'imprudent oubliait sa patrie et l'honneur....
L'honneur ! entendez - vous son murmure sévère ?
Infidèle , dit-il , à son premier serment ,
Mirabeau déserteur du parti populaire ,
Vendit à l'or des rois cette voix libre et fière
Qu'allait glacer bientôt le froid du monument :
Inévitable effet de son déréglement !
Que ce sage mortel est plus digne d'envie ,
Qui , calme et modéré , possède en paix son coeur
Et coule sa modeste vie ,
Sans gloire , mais non sans bonheur !
Par des faits éclatans , par un écrit sublime ,
Son nom jamais ne s'illustra ;
Mais du moins du vice ou du crime
L'opprobre avilissant jamais ne le souilla .
Du génie en ses yeux ne brille point la flamme ;
Mais on y voit toujours cette sérénité
"
Heureux et sûr garant de la paix de son ame.
Cette ame est un miroir , de qui la pureté
Par la moindre vapeur ne fut jamais ternie ;
C'est d'un paisible lac la surface polie.
Exempt d'un fol orgueil dans la prospérité ,
Il soutient tour-à-tour , sans plainte et sans murmure
Le fardeau de l'adversité .
La douleur , les maux qu'il endure
La mort même , malgré son inhumanité ,
Ne sont à ses regards qu'une nécessité
52 MERCURE DE FRANCE ,
1
Attachée à notre nature.
En vain l'âge glace ses sens :
Toujours le beau , le bon , charment son ame pure ;
Il voit avec transport le spectacle des champs ,,
Des monts , des prés , des bois la riante parure ,
La pourpre du soleil en son lever brillant ,
Au loin , d'or et de feu , son disque étincelant ,
De la pâle Phébé l'éclat mélancolique ,
Et ces globes nombreux sur sa tête roulant ,
De la nuit purs flambeaux , cortége magnifique.
Il voit avec transport ces actes généreux
Qui rendent un mortel presque semblable aux dieux.
Epris de leur beauté sublime ,
Son coeur à les produire et s'excite et s'anime.
Toujours bon , toujours vertueux ,
Il sourit à l'enfance , honore la vieillesse ,
Par d'utiles conseils éclaire la jeunesse ;
Et quand le juste ciel , enfin , l'appelle à lui ,
Pour recevoir le prix de sa longue sagesse ,
Il meurt sans faste ni faiblesse "
Satisfait de lui-même et regretté d'autrui .
Grands dieux ! que ce destin soit mon heureux partage !
Oui , puissé-je à jamais , libre des passions ,
.
En ignorer , comme ce sage
Les funestes illusions ,
Et les dangers et les orages ,
Et les succès trompeurs et les faux avantages !
Puissent , comme les siens , dans le monde inconnus
Mes jours couler privés de gloire ,
Mais riches de bonheur , de paix et de vertus !
Qu'au lieu d'une illustre mémoire ,
Je laisse un nom chéri quand je ne serai plus !
Et toi , forêt hospitalière ,
Si jamais à ces voeux je devenais contraire ,
Si par les passions , mes esprits égarés
A leur pouvoir cruel étaient jamais livrés ,
GERMINAL AN XII. 53
Pour fuir les doux accens de leur voix mensongere ,
J'accourrais dans ces lieux , au calme consacrés ,
Sous tes ombrages tutélaires ,
Rappeler dans mon coeur les pensers salutaires
Qu'en ce jour tu m'as inspirés.
DEMORE , SOUS- Commissaire de marine à Toulon,
membre de l'Athénéc de Lyon.
Fragment d'une traduction du poëme de CARTHON.
BALCLUTHA, dont les murs se perdaient dans la nue ,
O ! superbe cité, qu'es-tu donc devenue ?
Ils se sont écroulés tes remparts orgueilleux ;
Ton fleuve mugissant sous des débris affreux ,
Ne pouvant regagner sa rivé infortunée ,
A détourné le cours de son onde indignée .
J'ai revu cette terre ou régnèrent les jeux ;
Je parcourais , troublé : des murs silencieux .
Ce n'étaient plus ces lieux où Moïna sut plaire ;
Le chardon y dressait sa tête solitaire ,
Et l'homme avait fait place aux habitans des bois.
Broutant l'herbe , aujourd'hui , dans le palais des rois.
J'avais vu ces mortels dans leur gloire suprême ;
Hélas ! ils sont tombés ; nous tomberons de même.
Pourquoi bâtir ces tours , ces faîtes somptueux ?
Sors de l'enchantement , mortel présomptueux ;
Ecarte de tes yeux ce voile qui les couvré ;
Tu bâtis des palais et ta tombe s'entr'ouvre
Tu n'es plus : l'on t'oublie ; et le vent du désert
Siffle dans ce palais de toutes parts ouvert.
་་་
O ! mort ! viens nous couvrir de tes ombres funèbres ;
Mais du moins que le bruit de nos exploits célèbres
3
54 MERCURE DE FRANCE ,
Atteste au monde entier que nous avons vécu .
Quand mes yeux s'éteindront, que mon bras ait vaincu;
Et vous , Bardes , alors , éternisant ma gloire ,
Faites vivre mon nom dans vos chants de victoire .
LE PORTRAIT DE L'HYME N.
HISTORIET TE.
Aux pieds d'une jeune beauté ,
Sur les autels du mariage.
Près d'immoler sa liberté ,
Damis voulut chez lui du Dieu placer l'image.
Un Apelle est chargé d'acquitter son hommage.
Quand il eut à l'amant présenté son tableau :
« L'hymen , dit celui -ci , m'avait paru plus beau :
» Eh ! pourquoi donc en faire un grave personnage ,
» Si vieux , si triste ? .... Il faut le rajeunir. >>
L'artiste ne dit rien , promet de revenir ,
Et deux mois expirés , rapporte son ouvrage.
s'écrie alors l'époux très-mécontent ,
( Très-mécontent du mariage , )
" O ciel
» Je demandais l'hymen , vous m'offrez un enfant !
» Jamais portrait ne fut moins ressemblant.
>> Vous vous êtes trompé , je gage :
» C'est l'amour ; oui , voilà son air tendre et galant. »
Faut-il le dire cependant ?
Le peintre , en homme vraiment sage ,
Connaissant les effets de deux mois de ménage ,
N'avait à son tableau fait aucun changement.
KERIVALAN T.
GERMINAL AN XII. 55
LA DEMANDE JUSTIFIÉE.
CERTAIN gascon , tout brillant de santé,
Au cardinal Dubois demandait une grace ;
Et c'était , vu sa pauvreté ,
Dé lui procurer uné place .
<< Comment ! lui répondit le ministre étonné ,
» Avec ce rayonnant visage ,
» Pouvez-vous me tenir un semblable langage ?
» D'accord .... Mon embonpoint , sandis , est bien flatteur ,
» Répliqua l'habitant des bords de la Garonne ;
» Mais cé qué jé né dis à personne ,
» Jé vous lé dis.... , j'en dois six mois à mon traiteur. »
Par SAMSON, négociant à Caen.
EPIGRAMM E.
L'AMITIÉ n'est qu'un mot.
-
Je suis de votre avis ;
Mais , avant de vous plaindre , apprenez à connaître
Pourquoi , mon cher Philinte , on voit si peu d'amis :
Chacun veut qu'on le soit , personne ne veut l'être.
Par un Abonné.
SUR LA MORT D'UN MOINEAU
Les temps sont arrivés où la nature entière ,
Doit couvrir ses trésors d'un crêpe ténébreux
La mer en mugissant va franchir sa barrière ,
Et de l'astre du jour je vois pâlir les feux.
56 MERCURE DE FRANCE ,
Que tout le genre humain , sensible à nos alarmes ,
Frémisse en apprenant la cruauté du sort !
Rien ne saurait tarir la source de nos larmes :
Le moineau de Pauline est mort.
Par le C. A. GIMEL.
ENIGM E.
Nous étions autrefois de sévères vieillards ,
Vivant loin du bruit , des hasards.
Mais aujourd'hui la fortune inconstante
A fait de nous une jeunesse ardente ,
Qui vit sous les drapeaux de Mars ,
Et pour qui la guerre à des charmes.
Nous soutenions par nos tremblantes voix
Une république autrefois ,
Et nous en soutenons une autre par les armes.
LOGOGRIPHE
AVEC mon chef je ne suis pas aimé ;
Otez mon chef , je suis très- estimé.
CHARADE.
LA Chine produit mon premier ;
L'hiver on aime mon dernier ;
Gare aux chutes sur mon entier .
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Chimère .
Celui du Logogriphe est Dame.j
Celui de la Charade est Soufleur de comédie.
GERMINAL AN XII. 57
Paradise Lost : nouvelle édition , faisant partie de
la collection des classiques anglais , qui parait
chez Théophile Barrois , libraire , quai Malaquais
; et chez le Normant , imprimeur-libraire ,
rue des Prêtres Saint - Germain - l'Auxerrois ,
n°. 42 , en face du petit portail de l'église . Deux
vol . in- 12 . Prix : 3 fr. et 4 fr. par la poste.
.
LE
E Paradis Perdu est la plus grave et la plus
sublime des Epopées. Tout ce poëme roule sur
un des plus hauts mystères du Christianisme ; et
M. de Voltaire , dans son Essai sur la Poésie
épique , loue Milton d'avoir découvert la sublimité
cachée d'un tel sujet. Cette sublimité est frappante .
Ce n'est pas de la foi , c'est du goût qu'il faut pour
sentir toutce qu'il y a de grand dans ce premier drame
de la vie humaine , où tout se décide d'une manière
générale , et dont le dénouement enveloppe l'univers
entier dans ses conséquences . Vérité historique
, aussi incompréhensible dans sa cause ,
parce que toutes les causes sont cachées à notre
intelligence , qu'elle est sensible dans ses effets .
Car l'enfant qui pleure en naissant , s'annonce dans
ce monde comme l'héritier d'un grand malheur;
il en porte le poids toute sa vie , et laisse ce pesant
héritage à ses descendans. L'homme enfin est
misérable , et pourquoi l'est - il ? Quel que dispute
qu'on puisse élever sur cette question , il semble
qu'il ne faille qu'un médiocre jugement pour
comprendre que si l'explication qu'en fournit la
Genèse était aussi ridicule que quelques personnes
l'ont prétendu , Milton n'en eût pas tiré cette sublimité
qui frappait M. de Voltaire . On peut
bien rendre ridicule ce qui est sublime ; mais
jamais on ne rendra sublime ce qui est ridicule .
58 MERCURE DE FRANCE ,
L'examen du Paradis Perdu pourra confirmer
le principe que j'ai déjà avancé " touchant la littérature
anglaise : c'est qu'il faut distinguer ce qui
appartient aux idées et aux moeurs générales de
l'Europe , de ce qui vient des notions étroites et
des coutumes particulières d'une nation . Il est
manifeste que les premières l'emportent en autorité
sur les secondes , et j'ai déjà fait voir comment
elles sont la règle de nos jugemens en matière de
goût. Car le goût n'est que le sentiment des convenances
; et les convenances ne peuvent avoir
d'autre fondement que les idées générales , puisqu'autrement
il faudrait le chercher dans les opinions
particulières , ce qui n'est pas recevable. Il
faut donc reconnaître que tout ce qui s'écarte des
principes généraux , d'où découlent les convenances
d'état , de moeurs et de langage , est par
cela seul vicieux et de mauvais goût , quelqu'autorisé
qu'il puisse être d'ailleurs par les usages
particuliers d'un peuple. Ainsi , par exemple , c'est
un principe général de bienséance qu'un prince ,
un général d'armée , ne doivent pas s'exprimer
comme un poète , et ce principe appliqué à l'art
dramatique , veut qu'on les fasse discourir en vers ,
sans qu'on s'aperçoive jamais que c'est le poète
qui parle. Le goût consiste à observer cette convenance.
Les Anglais qui admettent dans leurs tragédies
tout l'appareil des figures poétiques , et jusqu'à
des comparaisons du style épique , où le poète
paraît à découvert , ont beau dire que cela plaît à
leur nation , ce n'est pas une règle qui les justifie .
Ils n'en péchent pas moins contre la loi générale
des bienséances , et c'est avec raison qu'on leur reproche
de manquer de goût.
Ce principe de critique paraît éloigné de tout
arbitraire ; et il importe d'autant plus de le rappeler
lorsqu'on se propose d'examiner un ouvrage
GERMINAL AN XII.
59
étranger d'une haute réputation , que les écrivains
de l'Angleterre et de l'Allemagne nous reprochent
souvent d'ériger en loi le sentiment de notre nation .
Il est vrai de dire qu'avec le jugement le plus sain ,
et le goût le plus parfait , nos meilleurs critiques
négligent trop souvent de rechercher les principes
de leur art , et d'appuyer solidement leur opinion.
Ils ne sentent pas toute leur force. Au lieu d'expliquer
par quelle raison nos grands écrivains sont
des modèles , ils se contentent d'en appeler à leur
autorité , et de citer leur exemple , comme on
citait autrefois l'autorité des anciens. Mais j'ose
dire que la critique et le goût ont des fondemens.
plus sûrs et plus profonds , et on pourra en apercevoir
quelque chose dans le principe que j'ai mis
en avant.
Pour en faire l'application au Paradis Perdu , on
peut dire que toutes les fois que Milton ne fait
que développer le riche fonds de l'Ecriture , toutes
les fois qu'il est porté sur les ailes des prophètes ,
il est comme le poète de toutes les nations , parce
qu'il met en oeuvre des idées qui appartiennent à
la littérature générale de l'Europe , et qu'il en tire
ces beautés universelles qui ont tant d'empire , que
ceux même qui sont le plus éloignés de son opinion
lui accordent la palme du sublime sur tous
les poètes épiques ( 1 ) . Mais lorsque ce même
Milton s'abondonne à son imagination , dans des
allégories outrées et des inventions gigantesques ,
qui flattent l'esprit de sa nation , il n'est plus que
le poète de l'Angleterre , et il est aisé de le con-
(1 ) Milton , plus sublime qu'eux tous
A des beautés moins agréables , etc.
(VOLT. Stances sur les Poèt. Epiq. ).
1
бо MERCURE DE FRANCE ,
vaincre d'erreur et de mauvais goût . Ainsi , dans
ce vers qu'on cite souvent avec admiration :
Amongst unequals no society ,
qui signifie que l'inégalité détruit toute société,
Milton n'a fait qu'exprimer une opinion fausse et
étroite de sa nation. Si les Anglais regardent cette
maxime comme une pensée juste et forte , il suffit
de faire voir qu'elle est contraire aux principes
généraux auxquels nous en avons appelé , et qui
établissent que l'inégalité est le fondement même
de la société.
Mais pour montrer par un exemple différent
ce que les idées générales ont fourni au génie
de Milton ; où ce poète a-t- il pris ce caractère
qu'il a donné aux amours d'Adam et d'Eve ?
Certes , il n'y en avait pas de modèle dans sa nation ;
rien de semblable n'avait pu exister. M. de Voltaire
dit avec beaucoup de jugement : « Milton
» transporte le lecteur dans le jardin de délices ;
il semble lui faire goûter les voluptés pures dont
» Adam et Eve sont remplis ; il ne s'élève pas au-
» dessus de la nature humaine , mais au - dessus de
» la nature humaine corrompue , et comme il n'y
» a point d'exemple d'un pareil amour , il n'y en
» a point d'une pareille poésie. » Ces deux choses ,
en effet , sont liées , et l'une a été le fruit de l'autre.
Mais qui ne voit que ce caractère unique d'un
amour incomparable et d'une poésie sans exemple ,
tient à cette unique situation des deux seules créatures
qui aient pu goûter la plus extrême volupté dans
le sein de la plus parfaite innocence? Or , c'est-là ce
Milton a trouvé dans l'Ecriture , c'est -à - dire
dans le plus universel de tous les livres . C'est- là ce
fonds d'idées générales sur la première félicité de
l'homme , et sur sa chute , d'où il a tiré les richesses
d'une poésie si supérieure. On ne doit donc pas
trouver l'éloge de M. de Voltaire trop grand , et
que
GERMINAL AN XII. 6i
sans doute lui -même ne pensait pas louer si bien
les livres sacrés. Mais cet exemple pourrait prouver à
ceux qui voudraient y réfléchir, avec quelle ignorance.
et quels préjugés on se croit philosophe , lorsqu'on
méprise ce qu'on ne connaît pas.
Il faut admirer la manière dont Milton ouvre
son poëme au milieu des enfers ; car c'est là que
se trame le dessein qui en fait le sujet . Les légions
rebelles paraissent d'abord évanouies sur le fleuve
de feu . Satan reprend le premier ses esprits. Son
attitude sur le lac brûlant , la manière dont il
réveille ses compagnons , et les différens discours
qu'il leur adresse , semblent découvrir le fond de
la nature de cet esprit superbe . Mais ce caractère
qu'on trouve dessiné avec des traits si fiers et si
énergiques , avait été esquissé par les prophètes :
car c'est lui qu'à voulu peindre Isaïe , sous le nom
de Lucifer, lorsqu'il dit :
Quomodò cecidisti de cælo , Lucifer , qui mané oriebaris
? ..... Qui dicebas in corde tuo : in coelum conscendam
; super astra Dei exaltabo solium meum ; se
debo in monte testamenti , in lateribus aquilonis ; ascendam
super altitudinem nubium ; similis ero altissimo.
(1)
Tu disais dans ta folle audace :
Je veux , au céleste séjour ,
De mon trône marquer la place
Au-dessus de l'astre du jour.
J'irai sur la montagne sainte ;
Je franchirai la faible enceinte
Qui me sépare d'un rival ;
Et sur les ailes des nuages
M'élançant au sein des orages ,
De Dieu je planerai l'égal . (2 )
Après que le prince des ténèbres a éveillé son
(1 ) Isaï . Cap. XIV.
(2) Traduction de M. de Wailly.
62 MERCURE DE FRANCE ,
armée , je trouve que l'action ne marche point
assez vite. Le poète s'engage dans une longue et
savante énumération de tous les esprits infernaux
qui ont été adorés sous divers noms dans l'antiquité
païenne , ce qui jette un peu de langueur
sur ce premier chant . Ensuite on trouve puéril de
faire construire un édifice immense , qui , a la fin ,
se trouve si petit pour la multitude qu'il doit
contenir , que les diables sont obligés de se rapetisser
et de se réduire à la taille des Pigmées , pour y
trouver place. Il semble que le poète prenne plaisir
à détruire la grandeur de son invention ; car ,
que lui en coûtait- il de faire l'édifice plus vaste ?
Le conseil diabolique ouvre sa séance au second
chant , et les questions qu'on y agite sont dignes de
l'assemblée . On ne trouverait dans aucun poëme
des harangues d'une plus grande force de pensée et
de style. Les uns proposent la guerre et les autres
la rejettent. Il y a des esprits profonds , et il y en a
de violens; mais la rage infernale n'inspirerait pas
une autre éloquence que celle qui paraît dans ces
vers de Moloch :
... No , let us rather choose .....
Arm'd with hell flames and fury , all at once
O'er Heav'n's high tow'rs to force resistless way,
Turning our tortures into horrid arms
Against the torturer ; when to meet the noise
Of his almighty engine he shall hear
Infernal thunder , and , for lightning , see
Black fire and horror shot with equal rage
Among his angels , and his throne itself
Mix'd with tartarean sulphur , and strange fire ,
His own invented torments . ....
« Non , servons - nous plutôt des flammes et des furies
» de l'enfer , pour forcer tous ensemble un passage vers
» les montagnes éternelles ; faisons , de nos propres tor
>> tures , des armes contre notre tyran ; qu'il entende le
>> tonnerre infernal , affronter la foudre dans ses mains .
» Opposons à ses éclairs le feu livide qui nous dévore ;
GERMINAL AN XII. 63
» montrons une rage égale ; jetons l'horreur parmi
» ses anges , et qu'il tremble en voyant son trône même
>> couvert de ce soufre et de ces flammes qu'il a inven-
» tés contre nous. >>>
Montrons une rage égale , est d'un style bien
étrange , en parlant de Dieu. On ne peut s'empêcher
d'admirer le beau contraste que fait cette
éloquence furieuse de Moloch , auprès de l'éloquence
grave et politique de Belzebuth . Milton a
donné des caractères différens à ses démons. Il y
était autorisé par les ideés reçues , et d'ailleurs , il
l'a fait pour mettre de la variété dans son style . Je
ne vois pas que cette diversité puisse être une
grande faute contre le goût , comme l'affirme un
célèbre critique , qui prétend qu'il a envie de rire
lorsqu'on veut lui faire connaître à fonds Nifrot
Molochet Abdiel. Mais Milton n'a pas eu un dessein
si ridicule ; il a jugé seulement qu'ayant à faire
parler divers esprits , ce n'était pas une beauté dramatique
que de leur prêter à tous les mêmes idées
et les mêmes expressions. Je laisse à juger au lecteur
instruit , qui manque ici de goût du poète ou
du critique. Après une longue discussion , le conseil
infernal s'arrête à un dessein d'une profonde
malice : c'est d'envoyer quelque observateur, à travers
le chaos , pour découvrir la nouvelle création
que l'Eternel avait projetée , et pour le traverser
dans ses vues. Cette entreprise est si importante et
si périlleuse , que Satan seul ose s'en charger. Son
discours est un modèle de l'éloquence qui convient
à un chef de parti . Il prend son vol à l'instant , et
l'assemblée se dissout. Mais après les pensées terribles
que fait naître cette délibération et ce projet
, on est un peu étonné de voir les diables
se consoler du départ de leur chef en s'amusant
à différens jeux et en faisant de la musique.
Cela touche de près au ridicule , et des critiques
64 MERCURE DE FRANCE ,
légers n'ont pas manqué cette occasion d'une facile
raillerie. Cependant ce n'est pas sans raison ni
sans goût que Milton a introduit , pour soulager
l'esprit de son lecteur , des peintures de jeux qui
le font sourire un moment au milieu des horreurs
de l'Enfer.
Satan est arrêté aux portes du gouffre par deux
monstres effroyables , la Mort et le Péché. Milton
a bâti sur cette rencontre une allégorie qui est entièrement
dans le goût anglais , c'est- à-dire que
l'horreur y est poussée trop loin . L'auteur de l'Essai
sur la poésie épique a exposé cette fiction dans des
termes si ridicules et si dégoûtans , que le lecteur
sensé voit bien que le poète n'a jamais pu faire parler
ses personnages de cette manière. La vérité est
qu'il y a de la force et de l'originalité dans l'invention
, mais l'allégorie manque de justesse et de
naturel , car il répugne aux idées que nous avons
de la nature des substances immatérielles , que la
Mort puisse frapper de son dard un pur esprit.
Milton n'était soutenu par aucune tradition dans
le voyage de Satan au travers du chaos. Il est là
livré à lui-même. Aussi tombe - t-il dans des inventions
forcées , qui ne peuvent trouver d'approbateurs
que parmi les critiques de sa nation . Il fallait
sans doute un esprit bien hardi pour se jeter dans
un tel abyme de difficultés ; mais il n'était donné à
personne d'en sortir heureusement , car l'esprit
Trumain ne peut rien inventer de raisonnable sur
un sujet dont on n'a point d'idées claires . L'imagination
est épouvantée lorsqu'on voit le prince des
démons s'élancer du sein des enfers dans ce gouffre
où rien ne peut le soutenir , et rouler dans la profondeur
du chaos jusqu'au moment où une colonne
de nitre éclate sous ses pieds et le repousse en
haut. Voilà une explosion qui se fait bien à propos.
C'est un des endroits que M. Addison admire
le
REP.FRA
GERMINAL AN XII. 65
le plus , comme ayant une grande mesure de rai
semblance et de possibilité.
་ I am pleased most with those passages in this des-
» cription which carry in them a greater measure of
>> probability , and are such as might possibly have
>> happened. >> (Spect . n°. 309.)
Satan , après avoir été ainsi renvoyé par la détonation
du salpêtre , nage dans une confusion énorme
de tous les principes de la matière. Il rencontre
la Nuit , assise sur un trône , avec le Chaos son
époux , que Milton appelle un vieil Anarque. Il
leur demande son chemin , et dès qu'on le lui a
montré , il perce comme une pyramide de teu audessus
de l'abyme , et arrive au premier cintre de
l'Empyrée , d'où il aperçoit enfin la lumière des
cieux. L'effet de ce premier rayon et de ce premier
regard est admirable ; l'Archange rebelle ne
peut s'empêcher de tourner la vue vers son ancienne
patrie. Ses tours d'Opale et leurs créneaux
de vifs saphirs renouvellent sa douleur. On le
plaint , on est touché de voir un esprit si haut
capable de tels regrets. C'est une grande adresse
de Milton d'avoir inspiré de la pitié pour cet
implacable ennemi du genre humain. Ce sentiment
n'est pas sans exemple ni sans autorité. On sait
que sainte Thérèse plaignait le diable , et compatissait
à son infortune . Elle disait de lui : ce malheu
reux qui ne sait pas aimer ! Je ne sais quel autre
saint personnage avait une opinion encore plus
singulière . Il soutenait qu'on ne devait haïr aucun
être. Mais , mon père , lui disait - on , il faut au
moins hair le Diable . Non , répondait - il , cela
n'est pas nécessaire .
C'est ce que Milton a très-bien senti. Il a jugé
qu'une haine sans adoucissement fatiguerait le lecteur.
Il a trouvé le secret d'amollir l'orgueil de
E
5 .
cen
66 MERCURE DE FRANCE ,
Satan par le sentiment
de sa misère
. Il lui a donné
de fréquens
retours
de coeur
vers sa première
félicité
; et on verra
, dans
la suite , comment
il a
su tirer de son désespoir
même
des
mouvemens
qui intéressent
.
CH . D.
Lettres sur les Principes élémentaires d'Education ;
par Elisabeth Hamilton , auteur des Mémoires des
Philosophes modernes (1 ) ; traduites de l'anglais , sur
la deuxième édition , par L. C. Cheron . Deux volumes
in-8° . Prix : 7 fr . 50 cent . , et 9 fr. par la poste. A Paris ,
chez Demonville , imprimeur-libraire , rue Christine ,
n°. 12 ; et chez le Normant , imprimeur- libraire , rue
des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , n°. 42.
L'AUTEUR divise son ouvrage en deux parties ; la
culture du coeur et celle de l'esprit . Cependant il observe ,
avec raison , qu'il est impossible de séparer deux sujets
si intimement liés ensemble , sans mêler les idées qu'ils
font naître . On ne doit jamais regarder ces objets
comme distincts et séparés , quoiqu'il soit nécessaire ,
à cause des bornes de notre esprit , de les traiter
successivement dans des ouvrages de cette nature .
Dans la première partie, Mile.Hamilton fait , en général ,
tout dépendre des premières impressions : il en résulte
des associations d'idées qui ne s'effacent jamais , et qui
ont la plus grande influence sur les passions , les défauts
ou les vices qui se développent bientôt en nous . Combien
de vaines terreurs ne produisent pas dans l'homme
même le plus courageux , les craintes qui lui ont été inspirées
(1 ) Ce roman a eu le plus grand succès en Angleterre , et a été trèsbien
traduitjen français par M. B..., sous le titre de Bridgetina ,
ou les Philosophes modernes. Quatre vol . in - 12 . fig . Prix : 7 fr . 50 c . ,
et 10 fr . 50 c. par la poste ; à Paris , chez le Normant.
GERMINAL AN XII. 67
dans son enfance ? Il pourra être hardi au milieu des plus
grands dangers ; mais une seule chose qui l'aura frappé
dans le premier âge , continuera à l'effrayer malgré tous les
efforts de sa raison . Mille exemples prouvent la vérité de
cette observation . Des premières associations d'idées
naissent aussi presque toujours les passions violentes qui
entraînent à tous les excès ; l'égoïsme qui , par un faux
calcul , isole l'homme et le concentre en lui - même ; les
vices dont il a tant de peine à se corriger , même lorsque
le malheur lui a donné les leçons les plus sévères , et l'irreligion
, source malheureuse de tous les écarts de la raison
humaine . Si l'on n'étouffe pas dans l'enfant les germes
d'aversion ; si l'on ne modère pas l'ardeur de ses desirs , il
sera livré aux passions violentes : si , par des soins trop
minutieux , on énervé ses premiers goûts ; si , par une
fausse pitié pour sa faiblesse , on a l'air de tout sacrifier
à sa conservation , on l'habituera à fixer sur lui toutes ses
idées , il deviendra égoïste : si l'on favorise en lui les sentimens
d'orgueil ; si l'on ferme les yeux sur le développement
des vices qui s'annoncent souvent chez les enfans
sous des dehors agréables , il s'abandonnera ensuite à tous
ses mauvais penchans ; si enfin les instructions qu'on lui
donne sur la religion sont obscures et arides ; si elles ne
s'unissent pas dans son coeur avec tous les sentimens
d'affection et de bienveillance ; si , sur-tout, elles ne sont pas
soutenues par l'autorité de l'exemple , toujours décisive
pour un âge disposé à l'imitation , l'enfant n'aura
qu'une croyance passagère ; il pensera bientôt qu'on a
abusé de sa crédulité ; il se rappellera que ceux qui ont
présidé à son éducation ne pratiquaient pas les devoirs
qu'ils lui prescrivaient , et , passant du doute à l'incrédulité
absolue , il ne pourra être ramené à la religion que par
des circonstances tellement rares , qu'il serait insensé d'y
compter. Qu'au contraire , les premières notions religieuses
aient été gravées dans son esprit par des impressions
profondes et durables , quels que soient les excès où les pas .
sions pourront d'abord l'entraîner , il reviendra à ce qui,
2
68 MERCURE DE FRANCE ,
1
dans son enfance , lui a été présenté comme la base de toute
vertu et de tout bonheur réel .
Tels sont à peu près les principes dont la première partie
du livre de mademoiselle Hamilton offre les développemens.
On voit qu'ils sont puisés dans la morale la plus
pure . L'auteur indique les moyens de former dans les
enfans des associations d'idées qui leur inspirent l'amour
et la pratique de leurs devoirs religieux et sociaux , et
qui les éloignent des penchans vicieux . Dans des livres de
ce genre , il est difficile de prescrire des règles générales .
Les caractères des élèves sont si variés ; les circonstances
dans lesquelles ils se trouvent sont si différentes ; ce qui
serait excellent dans telle situation devient si facilement
dangereux dans telle autre ; on se trompe si souvent
sur les apparences qui semblent indiquer le naturel
d'un enfant ; enfin , dans tout ce qui concerne l'éducation ,
il y a tant de petites nuances auxquelles il faut donner la
plus grande attention , si l'on ne veut pas s'égarer , que
les livres qui contiennent des préceptes sur cette science ,
sont plutôt des théories hypothétiques que des méthodes
que l'on puisse pratiquer sûrement . L'ouvrage de mademoiselle
Hamilton , sous beaucoup de rapports , mérite une
exception. Les principes fondamentaux sont à l'abri de
toute critique , et l'application qui en est faite consiste
plutôt en exemples , qu'en règies que l'auteur prescrive de
suivre . Bien différente de Rousseau , qui , dans son Emile ,
répète sans cesse que si vous vous écartez un seul instant
de la marche qu'il vous trace , tout sera perdu , mademoiselle
Hamilton abandonne à l'amour éclairé et judicieux des
pères et des mères la conduite qu'ils doivent tenir ; elle se
borne à leur faire adopter des principes qui , au premier
coup d'oeil , pourront effrayer par leur rigueur , mais auxquels
cependant on ne peut faire ce reproche , si l'on
réfléchit au penchant naturel de la faiblesse humaine à se
relâcher sur les devoirs les plus sacrés . En fait de doctrine
morale , il ne faut jamais craindre la sévérité des principes
; l'exécution n'entraîne que trop d'adoucissemens.
GERMINAL AN XII.
69
Le moraliste exige beaucoup pour obtenir peu ; s'il fléchit ,
il n'obtiendra rien .
Le second volume de cet ouvrage traite de la culture '
de l'esprit . Mademoiselle Hamilton passe en revue nos
facultés intellectuelles , et cherche les moyens de les développer
et de les bien diriger dans les enfans , suivant leurs
différens caractères . Elle n'admet que deux sortes de
caractères dans les élèves : ceux qui , avec une perception
vive , apprennent rapidement sans bien comprendre , et
ceux dont l'esprit apathique et lent ne saisit qu'avec peine
les leçons qu'on leur donne . Pour les premiers , elle prescrit
des soins très - minutieux : il faut s'être bien assuré
qu'ils conçoivent ce qu'ils paraissent savoir , avant de
passer à un autre objet. Elle invite à ne rien négliger pour
tirer les autres de leur assoupissement. Le talent de rendre
l'étude agréable , de piquer la curiosité , d'exciter même
la gaieté , doit être employé . Ces préceptes seraient trèsbons
si les premiers indices du caractère des enfans étaient
toujours sûrs . Mais l'expérience prouve que rien n'est plus
incertain . Tel homme , dans son enfance , annonçait les
plus heureuses dispositions , qui , sans avoir été négligé
pendant son éducation , est tout - à- coup tombé dans la
médiocrité ; ses talens précoces se sont anéantis avec
l'âge tel autre , au contraire , a paru incapable de
rien apprendre , qui , sans aucun encouragement , s'est
développé d'une manière surprenante , et a bientôt donné
des preuves de supériorité . Cette observation nous ramène
naturellement à ce que nous avons dit sur l'impossibilité
d'adopter , dans l'education , des règles générales .
:
Dans la partie métaphysique de son livre , mademoiselle
Hamilton s'en est peut- être un peu trop rapportée à
la doctrine de Locke . Les observations lumineuses de
Mallebranche , sur les nombreuses erreurs de nos sens ,
doivent inspirer beaucoup de réserve et de circonspection
dans l'application de la théorie du philosophe anglais . On
sait quelles conséquences en ont été tirées de nos jours.
Mademoiselle Hamilton s'est sagement garantie de tout
3
70 MERCURE DE FRANCE ,
écart qui aurait pu blesser la doctrine de la religion : cependant
on pourrait observer qu'elle a trop souvent cherché
à résoudre des questions épineuses , qui n'étaient d'aucune
utilité pour le but qu'elle se proposait.
En parlant du genre d'éducation qui convient à chaque
sexe , l'auteur trouve l'occasion de s'élever contre l'infériorité
de l'état des femmes dans la société. Elle attribue
cette différence, dont elle se plaint, aux idées de supériorité
que l'on inspire aux hommes dans leur enfance , et à
la frivolité de goûts que l'on donne aux jeunes filles . Cette
cause a été souvent plaidée avec beaucoup d'art. Mademoiselle
Hamilton n'emploie cependant pas des raisonnemens
rebattus pour la défendre . Elle ne prétend pas ,
comme M. Thomas , que les femmes doivent aspirer à
tous les genres de gloire auxquels les hommes peuvent
parvenir ses voeux se bornent à inspirer à son sexe les
vertus solides , qui sont le fruit d'un jugement sain ; à
le corriger de la légèreté et de la coquetterie , qui causent
ordinairement ses fautes et ses malheurs , et sur-tout à lui
donner l'instruction et l'expérience qui conviennent à une
mère de famille . Pour arriver à ce but , elle voudrait que
la première éducation des hommes et des femmes fût àpeu-
près la même. On conviendra sans peine que l'éducalion
des femmes n'est pas assez sérieuse , et que les mères
n'appuient pas toujours de leur exemple les leçons qu'elles
donnent ou font donner à leurs filles. Qui , mieux que
Fénélon , a traité ce sujet si important pour les moeurs ?
Mais la destination des deux sexes est si peu la même
qu'on ne peut s'empêcher d'observer que les deux éducations
dont le but est de concourir à cette destination , doivent
être , sur plusieurs points , absolument différentes .
?
Les principes de mademoiselle Hamilton ne sont guère
applicables que dans l'éducation particulière . C'est le
défaut le plus essentiel que l'on puisse reprocher à sa doctrine.
En effet , le plus grand nombre est obligé de faire
élever et instruire ses enfans dans les établissemens publics
; et cette sorte d'éducation , qui ne convient qu'aux
GERMINAL AN XII.
71
hommes , les forme à la société , les habitue à la contradiction
, et leur inspire cette noble émulation à laquelle
ils doivent leurs succès . Une femme de beaucoup d'esprit
a fait valoir , d'une manière très -agréable , les avantages.
de l'éducation des colléges , sous ce rapport. « C'est dans
» les classes , dit mademoiselle de Somery , qu'on ac-
» quiert la grande science de connaître les autres et soi-
» même. On y juge et l'on y est jugé , et la justice à cet
» égard y est complète : on y apprend tous ses désavan-
» tages ; on y est averti qu'on est laid , difforme , sans
» esprit , sans adresse , sans graces , sans agrémens ; tous
» les défauts y sont soumis à la censure ; tous les vices
» y sont contraints à se déclarer la guerre ; la vanité n'y
» est pas soufferte , l'ingratitude y fait horreur , l'avarice
» y est vexée , la tracasserie abhorrée , le mensonge mé-
» prisé , l'affectation raillée , l'humeur repoussée , l'of-
» fense rendue ; l'esprit et le talent y ont une cour ; on
s’y querelle , mais on s'y protège ; on s'y défend , on
» s'y oblige. Le choc des défauts , l'accord des qualités ,
> le contraste ou le rapport des sentimens , dévoile ,
» étend et perfectionne les idées. » Il suffit d'avoir été
élevé dans un collége , pour sentir l'extrême vérité de
ce tableau .
Si les principes de mademoiselle Hamilton ne s'appliquent
pas tous à cette espèce d'institution , ils sont du
moins très-praticables pour la première éducation qui se
donne dans la maison paternelle . La religion en est la
base , et ils peuvent être pratiqués par toutes les classes
de la société . Ils tendent tous à la réforme des moeurs ,
à la tolérance religieuse et politique , et à la conservation
des liens sociaux , que les sophistes modernes ont en
vain essayé de rompre . Ce sont ces mótifs puissans qui
paraissent avoir décidé M. Cheron à faire passer cet ouvrage
dans notre langue. Convaincu qu'en traduisant les
productions monstrueuses et romanesques que nous devons
aux Anglais , on ne peut obtenir qu'un succès aussi facile
que peu honorable , il a aspiré à une gloire plus solide
4
72
MERCURE DE FRANCE ,
en s'exerçant sur un ouvrage utile , dont la lecture est
en même temps attachante et instructive. Sa traduction
est claire et élégante : on doit donc également le féliciter
et du choix qu'il a fait , et du talent qu'il a déployé comme
écrivain et comme traducteur. P.
Quatrième livraison du RÉPERTOIRE DU THÉATRE
FRANÇAIS ( 1 ) . Tom. X , XI et XII ; contenant les
comédies en cinq actes de Baron , Le Sage , Dufresny ,
Destouches et Piron .
CHAQUE livraison nouvelle justifie les encouragemens
que nous avons , dès son début , donnés à cette entreprise ,
suivie avec une exactitude et une rapidité qui annoncent
assez qu'elle jouit d'un grand succès. Il est impossible de
professer , en littérature et en morale , de meilleurs principes
que ceux des éditeurs , et de mieux réussir à rendre
utile sous tous les rapports un ouvrage frivole en apparence.
Les examens des comédies offrent souvent des
observations curieuses sur les moeurs . Nous en citerons
plusieurs exemples , car la plus sûre manière de louer est
de citer.
« L'Homme à bonnes Fortunes , disent les éditeurs ,
» est la première comédie où l'on ait essayé de peindre ,
>> sous des couleurs agréables , un chevalier d'industrie
» qui se fait un jeu de tromper les femmes , et qui ne
» rougit pas d'être soutenu par leurs libéralités . L'époque
» à laquelle elle fut représentée pour la première fois
( 1 ) Ou Recueil de toutes les tragédies et comédies restées au théâtre
depuis Rotrou , pour faire suite aux belles éditions in-8 ° de Corneille ,
Molière , Racine , Regnard , Crébillon , et au théâtre de Voltaire ;
avec des notices sur chaque auteur et l'examen de chaque pièce ; par
M. Petitot , impression de Didot l'aîné, dessins de M. Perrin , Prix :
7 francs le volume , et 14 francs , papier vélin , gravures avant la
lettre . Il faut ajouter 1 franc 50 centimes par volume , pour le rece
voir franc de port par la poste . A Paris , chez Perlet , libraire , rue de
Tournon , nº . 1133 ; et chez le Normant , imprimeur libraire , rue
des Prêtres Saint-Germain l'Auxerrois , n.º 42 ,
GERMINAL AN XII. 73
» ( 1656) , pourrait faire croire que , dans les beaux
» temps du siècle de Louis XIV , les moeurs avaient déjà
» éprouvé une grande altération . Il suffira d'un rappro-
>> chement qui n'a pas encore été fait , pour donner la
» solution de ce problême. Le comte de Grammont , par
» sa fatuité , par ses succès auprès des femmes , s'était
» acquis une grande réputation aux yeux de quelques
» jeunes courtisans. La plume légère d'Hamilton avait
» donné une sorte de célébrité aux aventures de ce per-
» sonnage , quoique les Mémoires qui portent son nom
» ne lui fassent guère jouer d'autre rôle , comme l'ob-
» serve très - bien M. de Voltaire , que celui de friponner
» ses amis et d'étre volé par son valet de chambre . Mais
» il y avait à la cour un certain nombre de jeunes gens
» qui cherchaient à imiter le modèle proposé par Hamilton :
» leur doctrine était d'autant plus singulière , qu'elle
» était moins répandue : en l'offrant au théâtre ,
>> transportait , pour ainsi dire , le spectateur dans un
» pays inconnu ; et il y avait si loin des moeurs publi-
» ques à ces moeurs dépravées , qu'elles étaient comiques
» sans faire pressentir aucun danger. La grande révolu-
» tion morale ne se fit que sous la Régence , époque
» à laquelle la cour donna elle- même des exemples de
corruption , et sur-tout lorsque la philosophie moderne
érigea en système sérieux tous les écarts auxquels
» cette cour s'était livrée . »
on
Il était difficile d'être neuf en parlant de Le Sage ;
cependant , dans la notice placée devant Turcaret , il
nous semble que les éditeurs ont caractérisé cet auteur
mieux qu'il ne l'avait été jusqu'à ce jour . Le passage suivant
nous paraît renfermer des idées aussi justes que
bien exprimées :
"
« C'est comme romancier que Le Sage est créateur ;
on lui doit le roman de caractère , le seul qui exige plus
>> que de l'esprit ; et Gil-Blas , modèle inimitable , réunit
» ce qui peut séduire tous les âges : les enfans , bons juges
» de ce qui frappe l'imagination , en aiment les voyages ,
32
74 MERCURE DE FRANCE ,
>> les voleurs et toutes les scènes de la caverne ; les jeunes
» gens y cherchent davantage les aventures et les Nou-
» velles qui réunissent la pureté du style à l'intérêt des
» événemens ; l'homme fait admire la vérité et l'éton-
» nante variété des caractères ; tous se laissent entraîner
» par la gaieté si franche du héros : le vice sans cesse
>> couvert de ridicules , les ridicules exposés avec une
» naïveté qui les rend plus frappans , un mélange heureux
» de satire et de bonhomie , ont mérité à cet ouvrage
» l'honneur si rare d'être toujours cité et de paraître tou-
» jours nouveau. Lorsque Le Sage publia ses romans , les
» hommes du monde qui avaient quelques prétentions
» en littérature , les femmes qui voulaient se faire une
» réputation d'esprit , s'amusaient à tracer des portraits ;
» cette occupation agréable avait le mérite d'entretenir le
>> goût en faisant aimer ce qui est naturel , car ces portraits
» n'étaient estimés qu'à proportion de la vérité qu'on
» remarquait dans l'ensemble ; aussi le Diable Boiteux et
» Gil- Blas eurent -ils , en paraissant , un succès général .
» Aujourd'hui les femmes et les jeunes gens qui font des
>> romans seraient incapables de tracer un portrait vrai ,
>> et peut-être ne hasarderait- on pas beaucoup en affirmant
» qu'ils ne sentent pas le mérite des ouvrages de Le Sage .
>> On veut être fort, et l'on exagère ; on croit être neuf , et
» l'on est bizarre ; on obtient un succès momentané par
>> des conceptions qui étonnent le bon sens ; on oublie
» que , quand le naturel ne serait pas un des caractères
» distinctifs du talent , il n'en resterait pas moins une
>> preuve de bonne éducation . »
Cette réflexion doit être méditée par les femmes auteurs
, qui ont la prétention de peindre le délire de l'amour,
et qui , pour paraître passionnées , non - seulement s'éloignent
toujours de la vérité , mais s'exposent à donner
l'idée la plus désavantageuse de leurs habitudes aux hommes
de bon sens qui ne les jugent que par leurs écrits .
Il y a des connaissances qu'on n'acquiert que par l'expérience
, et une expérience qu'une femme décente ne doit
GERMINAL AN XII. 75
1
jamais avouer qu'elle possède : mais aujourd'hui on n'y
regarde pas de si près ; et si Sapho revenait au monde ,
elle trouverait des gens qui vanteraient à la fois son talent
et ses moeurs .
Les amateurs de la bonne comédie liront avec plaisir ,
dans l'examen du Glorieux , des réflexions très- sages sur
les contrastes , ressort dont Destouches a trop souvent fait
usage , et que l'on a encore forcé depuis cet auteur . Les
éditeurs remarquent que Molière a toujours opposé la raison
aux ridicules qu'il voulait peindre , et non pas ún excès
à un autre excès : si ce profond moraliste s'est dispensé ,
dans l'Avare , de cette loi qu'il s'était faite , c'est qu'il
est dans la nature que le fils d'un avare soit un dissipateur.
Cette exception même prouve combien Molière était
jaloux de ne jamais s'écarter de la vérité ; et certes il
est contre la vérité , et même contre la vraisemblance ,
de renfermer dans le même cadre des caractères comme
celui du Glorieux et celui de Philinte : ces contrastes ,
d'ailleurs , laissent trop voir les combinaisons systématiques
de l'auteur , pour qu'il soit possible d'en tirer un
comique naturel . Il faut lire dans l'ouvrage même les
developpemens de cette règle dramatique , que nous n'avions
pas encore vue établie d'une manière aussi précise .
En général , les examens de cette livraison sont dignes
d'être avoués par le goût le plus pur. Contre l'usage des
ouvrages par souscription , où l'on voit trop souvent les
auteurs moins laborieux aussitôt que leur succès est
décidé , on sent que les éditeurs du Répertoire du
Théatre Français redoublent de zèle , et prennent plus
d'assurance à mesure que le public attache un plus grand
prix à leurs travaux. Ce beau monument élevé à la gloire
de nos auteurs dramatiques du second ordre , et fait pour
rappeler les vrais principes littéraires , sera , dit- on ,
entièrement achevé dans six mois : cela paraît d'autant
plus certain , que , dans le même espace de temps , il a
paru douze volumes , et qu'aujourd'hui il en reste moins
à publier.
L. C.
76 MERCURE
DE FRANCE
,
UNE RÉCLAMATION.
DANS le Journal des Débats , du 6 germinal , M. Félès
rend compte des Souvenirs de Félicie , et je lui dois
des remerciemens , car il prodigue beaucoup trop d'éloges
à cet ouvrage , et il n'en fait que de bien petites critiques.
Par exemple , il dit que l'auteur aurait pu supprimer
ce souvenir : j'aime M. de Flahault. En effet , si c'était
là tout le souvenir , on aurait pu le garder pour soi ;
mais l'auteur explique pourquoi elle aime M. de Flahault ;
elle conte même , à ce sujet , un trait original qui a été
cité dans tous les journaux. M. Félès , avec la même concision
, reproche encore à l'auteur cet autre souvenir´ :
j'ai pris en guignon M. de Saint - Germain , et il supprime
tout le reste et les motifs de ce guignon . Il est
certain que cette ligne : j'ai pris en guignon M. de
Saint- Germain , si elle était un sens complet , ne formerait
pas une pensée très- piquante ; et si , en faisant l'extrait
des mille critiques de M. Félès sur l'Athénée , on se contentait
de citer ces phrases si souvent répétées , je n'aime
pas l'Athénée , l'Athénée m'ennuie , on ne pourrait lui
répondre qu'une seule chose pourquoi donc y alliezvous
? pourquoi donc y voulez - vous aller ? M. Félès
loue l'auteur des Souvenirs d'avoir eu le bon esprit de
parler très-peu d'elle ; et cependant il trouve qu'elle en
parle encore trop . Cette dernière remarque , après le
premier éloge , est bien affligeante ; mais l'auteur sent
parfaitement qu'il n'est permis qu'à un homme de parler
un peu ou prodigieusement , et toujours de lui-même : la
mesure n'y fait rien ; tout ce qui vient d'un homme a
droit d'intéresser le public ; il peut avec grace et un
succès soutenu , lui parler de ses amusemens ,
de son
ennui , de ses amis , de ses ennemis , de ses querelles ,
de ses affaires ; quand il n'a plus rien à dire , il peut
?
GERMINAL A N XII.
77
recommencer : tout cela est du meilleur goût du monde.
Tels sont les priviléges d'un homme. Ainsi la remarque
de M. Félès est très-juste , et j'en conviens. M. Félès a
donc eu tort de louer autant le détail de l'entrevue de
l'auteur avec Voltaire. Il ajoute que , dans cet article ,
madame de G..... a fait , sans y penser , la critique
du Voyage de madame Suard , etc. Il fallait dire ( si ce
rapprochement peut ressembler à une critique ) que
l'auteur ne pouvait avoir cette intention , puisque les
Souvenirs out paru , dans la Bibliothèque des Romans ,
plus de huit mois avant les Lettres de madame Suard.
Je déclare ici , avec une parfaite vérité , que non- seulement
je n'ai pu avoir le projet malhonnête et ridicule de
critiquer , dans cette occasion , une personne intéressante
dont je n'ai jamais eu à me plaindre , et dont je n'ai
entendu parler qu'avec éloge ; mais qu'en outre j'ai lu
avec plaisir ses Lettres de Ferney. Mon Voyage n'en fait
point la critique , il n'en offre que le contraste . Si les
gaucheries de la timidité peuvent avoir quelque chose
de piquant , un enthousiasme bien réel peut intéresser ,
malgré la différence des opinions ; enfin , la jeunesse et
la vérité donnent du charme à tout. On voit dans les
Lettres de madame S.... , qu'elle éprouve vivement tout
ce qu'elle exprime ; qu'elle ressent naïvement ce que tant
d'autres ont voulu feindre ; et l'on conçoit l'enthousiasme
d'une jeune personne passionnée pour de beaux vers , et
qui voyait pour la première fois un homme si célèbre
si brillant , et qui la recevait de la manière la plus flatteuse
et la plus aimable . Il faudrait bien de la pédanterie pour
condamner une jeune femme sensible et spirituelle , parçe
qu'elle serait éblouie par la gloire et séduite par l'amitié.
Les Lettres de madame S.... sont , dans leur genre , extrêmement
agréables : ce suffrage ne peut avoir d'importance
pour elle ; mais je trouve un grand plaisir à le donner ,
parce qu'il est sincère . D. GENLIS.
2
78 MERCURE
DE FRANCE
,
SPECTACLE S.
·
THEATRE LOU VOIS.
Reprise du Tambour Nocturne , ou du Mari Devin ,
comédie en cinq actes et en prose , de Destouches.
CETTE pièce est un des moindres titres de l'auteur à
la gloire . Elle ne fut jouée qu'en 1762. Il y avait déjà huit
ans qu'il avait cessé de vivre. Il avertit , dans sa préface ,
qu'il se gardera bien d'y suivre l'exemple des meilleurs
écrivains anglais , principalement de leur fameux Dryden ,
qui , après s'être enrichis aux dépens de nos auteurs ,
ou s'abstiennent d'en parler , pour ne pas mettre sur la
voie de leurs larcina , ou les critiquent avec amertume et
s'efforcent de les tourner en ridicule . C'est peut-être à
cette école que Voltaire apprit à dénigrer ceux qu'il
dépouillait ; Sophocle , le marquis de Maffei , Crébillon et
tant d'autres.
Le modeste Destouches avoue que son Tambour Nocturne
n'est guère qu'une traduction libre d'une comédie
anglaise , qu'il a tâché d'accommoder à notre théâtre .
Elle est de M. Addisson . De toutes celles que l'auteur
français avait vu jouer à Londres , il dit que c'est celle- ci
qui lui avoit paru le plus approcher des nôtres par les
moeurs et la conduite. Addisson la composa dans le dessein
d'engager ses compatriotes à prendre pour modèle
notre régularité , notre exactitude , et les bienséances
que nous gardens sur la scène ; et il en donna
l'exemple dans cet essai dont il n'osa risquer la représentation
de son vivant , et qui réussit médiocrement après
sa mort. Il était trop simple , trop mesuré , trop sage pour
l'indépendance anglaise , qui ne peut s'assujétir à aucune
GERMINAL AN XII.
79
règle . On trouve dans les comédies de cette nation , des choses
très -ingénieuses , des caractères variés , plaisans , bien
soutenus , d'une vérité frappante ; une peinture fidelle des
moeurs du pays , un dialogue vif , élégant , comique ; mais
la pudeur la moins austère y rencontre des sujets d'alarme .
Destouches s'étonne d'avoir vu des femmes d'une vertu
rigide assister à des drames si licencieux : « Tant il est
>> vrai , dit - il , que tout n'est qu'habitude , et que la vertu
>> même peut s'accoutumer à souffrir qu'on lui manque de
>> respect , pourvu qu'elle ait la faible ressource d'en
» rongir derrière un éventail . » Cette réflexion doit
paraître un peu leste de la part d'un moraliste , en général
, aussi grave que Destouches. Il avertit qu'il n'y a , dans
sa traduction , ni même dans l'original , aucune de ces
licences effrénées . Picard a encore été plus scrupuleux ;
il a judicieusement supprimé quelques détails d'un premier
jour de noces , qui eussent pu donner trop d'exercice
aux éventails. Il a fait d'autres suppressions , pour faire
marcher l'action avec plus de rapidité , ce qui n'empêche
pas qu'elle ne soit traînante .
Je ne dirai qu'un mot de l'intrigue. Le baron de l'Arc
passe pour avoir été tué à la guerre . Sa prétendue
veuve , encore jeune et jolie , habite un vieux château ,
où deux amans essaient de lui faire changer d'état. L'un ,
Léandre , est un cousin de son mari : il a reçu son congé ;
la baronne lui préfère la mémoire de son époux , qu'elle
adorait. Elle veut bien ne pas sitôt renvoyer l'autre ,
dont l'impertinente fatuité lui sert de jouet : amusement
assez singulier pour une Artémise. Léandre ,
afin de congédier
ce rival , qui est un poltron , reste caché dans le
château , contrefait l'Esprit , épouvante tout le monde du
bruit d'un tambour. Catau , femme de charge de la maison
, est d'accord avec lui , et fait ce qu'elle peut pour
engager sa maîtresse à lui donner la place du baron,
80 MERCURE DE FRANCE ,
Comme elle croit que madame de l'Arc a du penchant
pour le marquis , elle se déchaîne contre lui . On la voit
accourir tout essoufflée . Le marquis , à ce qu'elle prétend
, la met en fureur./
LA
Qu'a -t-il donc fait ?
BARON N E.
Madame CATAU.
Il se donne des airs de maître , prend déjà possession
du château, dispose de chaque appartement , s'empare de
celui de M. le Baron , le trouve même trop petit , parle de
l'agrandir. Mais vous ne croiriez jamais jusqu'où va son
impudence.
Comment ?
LA BAR NNE.
Madame CAT AU , pleurant.
Il m'a montré la chambre dans laquelle il veut , dit -il ,
consommer son mariage.
Ce marquis fait le brave , se moque des Esprits , des
revenans , et tremble dès qu'il entend le bruit du tambour .
Léandre sort de sa cachette , vêtu d'un habit d'uniforme
au baron. Le marquis s'enfuit épouvanté , se précipite dans
une voiture et disparaît.
Le baron déguisé , feignant d'être un astrologue , s'assure
de la fidélité , de l'amour de sa femme , se fait connaître
, et pardonne à Léandre , ainsi qu'à madame Catau .
Je n'ai rien dit de M. Pincé , personnage épisodique ,
qui n'est aucunement nécessaire à la pièce , et qui en est
le plus plaisant. C'est l'intendant du château , l'homme
aux trois , et quelquefois aux six raisons ; pédant trèscomique
, amoureux depuis seize ans de madame Catau ,
qu'il épouse enfin. Picard jeune a bien rendu ce rôle ,
dans lequel excellait Préville . Madame Molé a fait
plaisir dans celui de Catau . Mademoiselle Delille , est
décente
GERMINAL AN XIK
RERFRA
décente et noble dans celui de la baronne. Va cour jouent
le marquis ) a paru moins médiocre quFordmair
Dorsan devrait s'étudier à être plus naturel
forme . Les frayeurs des trois valets , lorsqu'
"
moins un
parlentan
magicien , celle de madame Catau à la dernièrement cont
fait beaucoup rire .
Cette comédie n'a obicnu , à la reprise , qu'un succès
équivoque . Il lui reste encore des longueurs. Elle est
plus froide que la plupart de celles de Destouches , dont la
froideur est le défaut le plus marqué. L'intérêt expire
avant même la fin du premier acte . On sait que le baron
est à la porte du château ; que sa femme le regrette. Dèslors
il ne peut plus y avoir d'obstacle ni de retard à leur
réunion ; rien ne saurait piquer la curiosité du spectateur ,
et il ne peut plus s'attendre qu'à des farces . Aussi ne yoiton
guères autre chose , d'un bout à l'autre de la pièce.
Tous les rôles sont des charges et des caricatures , à l'exception
de celui de la baronne , qui est raisonnable , mais
sans être piquant .
Concert Olympique.
er
Ce concert a eu lieu le 1. germinal ; il était composé
des artistes les plus distingués : l'assemblée était aussi brillante
que nombreuse. La symphonie d'ouverture a été su
périeurement conduite par M. Boucher , attaché au roi
d'Espagne. Madame Corréa a chanté d'une manière ravissante
deux morceau's ; dans le premier , avec accompa
gnement obligé d'alto , M. Ravoigile l'aîné a excité un enthousiasme
universel . Mademoiselle Ravoigile n'a pas eu
moins de succès dans un trio de harpe qu'accompagnaient
MM. d'Elcambre et d'Auprat. M. Bontempo a recueilli
de nombreux applaudissemens dans un concerto de sa
composition, qu'il a parfaitement exécuté sur le piano.
F
82 MERCURE
DE FRANCE .
M. Boncher a joué un concerto de Viotti avec une justesse ,
une sagesse , une pureté de goût et une exécution qui n'ont
rien laissé à desirer aux connaisseurs les plus difficiles et
les plus sévères : il a été applaudi avec des transports
unanimes. On n'avait jamais pu méconnaître en cet artiste
un grand talent ; cependant beaucoup de gens étaient
prévenus contre lui , parce qu'on ne lui avait entendu
jouer que des airs espagnols, ou des compositions dont
l'originalité paraissait un peu bizarre , comme doit le
paraître tout ce qui est entièrement neuf : mais dans cette
séance M. Boucher a été jugé , et placé au rang des plus
grands violons. Ce succès , en excitant sa sensibilité , lui
a causé une si vive émotion , qu'il s'est trouvé mal avan
d'avoir pu finir un rondeau dont il avait joué plusieurs
reprises avec la plus grande perfection : on a été obligé
de l'emporter. Il compte donner encore un concert avant
de quitter la France. D. GENLI S.
ANNONCES.
Grammaire française de l'Enfance. Deuxième édition : un vclume
in- 18 , relié en parchemin . Prix : 75 cent .
Grammaire française de l'Adolescence . Troisième édition : un
voume in-12 , relié en parchemin. Prix : 1 fr. 20 cent .
Ces deux grammaires , par Yves Bastion , sont , par leur simplicité,
Lear clarté , leur précision et leur brièveté , très-propres à être mises
entre les mains des enfans : elles disent tout ce qui doit être dit , et
rien de plus , et elles le disent dans un ordre qui en facilite beaucoup
l'étude , d'ailleurs , adm ses dans les principales maisons d'éducation
de Paris , elles y ont eu un succès constant .
On les trouve à Paris , chez Fain jeune et comp. , imprimeur- éditeur
, aux ci -devant Ecoles de droit , place du Panthéon .
•
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aux jeunes élèves , par J. Chavès. A Paris , de l'imprimerie des
citoyens Ollivier et H. J. Godefroy , brevetés d'invention pour
l'impression de la musique et du plain-chant en caractères
mobiles , Boulevard S. Marti , n. 68 la maison allenante à
l'ancienne salle de l'Opéra . Prix : 6 fr . et 6 fr. 75 cent. par la
poste.
,
La musique gravée est si chère , que les personnes les plus aisées
se privent souvent d'acheter un oeuvre dans sa nouveauté , et que
celles qui ne sont pas riches ne peuvent jamais se le procurer. Le
asique imprimée de MM. Ollivier et H. J. Godefroy , beaucoup
GERMINAL AN XII. .. 83
plus belle , plus nette , plus exacte , plus égale , exempte de s'effacer ,
et incomparablement plus tôt publiée que la musique , en raison de la
grande célérité de l'impression typographique , est mise , por son
prix , à la portée de tout le monde , et toutefois le bénéfice du marchand
sera le même. Les amateurs et consommateurs de musique ,
ne sont pas les seuls qui doivent se ressentir des avantages du nouveau
procédé ; les auteurs et éditeurs y trouveront aussi leur compte , et l'art,
de même , y gagnera . Beaucoup d'auteurs de musique , recomman
dables par leur talent , étoient obligés , faute de pouvoir faire les frais
de la gravure , de laisser dans l'oubli leurs compositions , ou de les
céder à vil prix à un éditeur. L'établissement dont nous parlons facilite
aux auteurs les moyens de mettre eux-mêmes au jour leurs propres
oeuvres , ct assure aux éditeurs le débit des onvrages qu'ils auront
acquis , par la modicité du prix ; il les met dans le cas de payer leurs
acquisitions en ce genre à un prix plus raisonnable , et en même
temps plus honorable pour les artistes. L'extrême précision des
notes , leur parfait à plomb , la facilité qui ré ulte des caractères m‹ -
biles , pour les correcti ns ou les changemens qu'un auteur est tou
jours disposé à faire à ses compositions ; voilà encore d'autres avane
tages qui tourneront au profit de l'art de la musique , et seront sentis
par les connaisseurs. MM. Olivier et Godefroy ont une mécanique
qui , en faisant disparaître la foulure occasionnée par les caractères
, donne an papier et aux notes un éclat qui en augmente la beauté.
Cantiques spirituels, à l'usage des catéchismes . Ces cniques
peuvent être chantés dans les retraites et les missions , dans les cimpagnes
comme à la ville , parce que la diction , sans être négligée ,
est claire , instructive , affectueuse , et n'est point trop relevée .
Les sujets comme les airs , sont variés , et la plupart des cantiques
peuvent être chantés sur plusieurs airs connus. La modicité du prix
permet aux personnes les moins aisées d'en procurer à leurs enfans.
Le prix est de 20 cent.
-
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libraires du portail de Saint- Roch ; et chez Porthmann , imprimeur ,
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sont prévenus que la livraison du second numéro est publiée , et que
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trouve chez lui des prospectus .
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez LE NORMANT , rue
des Préires Saint-Germain- l'Auxerrois , nº . 42.
NOUVELLES DIVERSES.
Une lettre de la Guadeloupe annonce qu'elle jouit
d'une tranquillité parfaite , et marche à grands pas vers
son ancienne prospérité ; elle attribue cet avantage au
général Ernouf, qui gouverne la colonie .
On mande de Pétersbourg , le 24 floréal , que le comte
de Charkow y est arrivé ; que le chancelier comte de
Woronzow est parti pour ses terres , et que le prince
Czartorinski a décidément pris la direction des affaires .
L'électeur de Suabe a ordonné à tous les émigrés français
de sortir de ses états dans le plus court délai .
Londres.
La séance de la chambre des pairs , du 1. mars ( 10 ventose)
, a un peu dévoilé le mystère de la maladie du roi . Il
paraît que les bulletins qu'on affichait à la perte du palais
de la reine n'étaient qu'une escobarderie pour nous déguiser
l'état réel de S. M. Les quatre médecins qui signent les
bulletins ne sont point en effet les médecins chargés de
guérir et de suivre la maladie du roi. Le médecin en chef,
celui qui traite réellement sa folie , et qui ne quitte pas
S. M. depuis qu'elle est retombée , n'a point signé les
bulletins qu'on affiche à la porte de la reine , et ce n'est
pas sur sa déclaration que les ministres avaient donné au
parlement de si belles espérances sur l'état réel de S. M.
Enfin , dans la séance du premier mars , les ministres , interpellés
par lord King , de répondre « si c'était sur l'auto-
» rité du cinquième médecin du roi , ou simplement sur
GERMINAL AN XII. ་
85
» eelle des quatre autres , qu'ils avaient assuré qu'il n'y
» avait rien dans la maladie de S. M. qui nécessitât la
» suspension de ses fonctions royales » , le lord chancelier
refusa positivement de répondre , et déclara qu'il n'apposerait
jamais le grand sceau à des actes législatifs qu'il
croirait injurieux à son souverain . Ce silence n'a plus laissé
de doute dans le public , que l'état du roi ne fût effectivement
très-alarmant , ou, pour mieux dire , incurable . Voici
comment le Morning- Chronicle d'hier s'exprime à ce sujet :
« Nous ne craignons pas d'étre démentis , en affirmant
d'une manière positive que S. M. n'a été vue par aucun
des membres de sa famille , depuis près de trois semaines ;
et si cela est , comment justifier cet éloignement avec la
déclaration qu'il n'y a rien dans l'état du roi qui nécessite
la suspension de ses fonctions royales ? C'est aux ministres
qu'il appartient de nous expliquer ce mystère . Quoi qu'il
en soit , nous devons dire que la déclaration de M. Addingtou
a excité un étonnement général et n'a été crue de personne.
Les lords Grenville , Carlisle , Carnarvon , Fitzwilliam
, etc. , n'ayant point été satisfaits des réponses du ford
Hawkesbury , ni de celle du lord chancelier , cette importante
question sera remise demain sur le tapis. »
Le bulletin du premier de ce mois , signé comme les
autres par les quatre médecins , contenait encore sur l'état
de la santé du roi , ce peu de mots : Sa majesté est
mieux aujourd'hui qu'elle n'était hier. Le roi prend maintenant
le matin des bains froids , qui lui font beaucoup
de bien.
Le bulletin du 21 mars porte que la santé du roi se
rétablit. Le Journal de Paris paraît révoquer cette nouvelle
en doute. C'est , dit-il , le bulletin de la reine qui
dit que la santé du roi va de mieux enmieux .
Le Moniteur , dit le Morning- Chronicle du 21 mars ,
assure que Georges a déclaré être à Paris depuis plusieurs
mois , et n'y être venu que pour assassiner le premier
consul. Voilà une étrange confession , ou plutôt on veut
tirer parti de cette confession- là . Plusieurs personnes pensent
qu'il est de l'honneur de ce pays que nos ministres
repoussent l'accusation infâme d'avoir employé des assassins
pour attenter à la vie du premier consul. Nous verrons
bientôt quelle sorte de preuves on produira qu'un
plan d'assassinat a eu lieu , Si de telles preuves . existent ,
nos ministres doivent se laver de tout soupçon d'avoir été
liés avec Georges en aucune manière ; que si lui et ses as
3
86 MERCURE DE FRANCE
sociés ont eu un dessein semblable , et ont obtenu des ministres
, sous d'autres prétextes , argent et protection , il
ne faut pas se dissimuler que l'adininistration restera entachée
, et pourra même être réputée coupable.
Le Moniteur déclare que les ministres étaient si bien
instruits de ce qui se passait à Paris , qu'ils s'attendaient à
annoncer la mort du premier consul dans un message an
parlement. Certes , une pareille accusation est grave , et
trop positive pour qu'on se contente d'y répondre ´seulement
par le mépris.
Toutes les armées françaises font passer des adresses
pleines de zèle et de chaleur. Il n'y a pas d'exception .
Il ne parait pas que la flotte de Toulon ait mis à la
voile. On continue à croire que les Français ont de grands
projets sur la Méditerranée , et qu'ils en veulent particufièrement
à la Sardaigne.
Nous ne pensons plus que le premier consul se mette à la
tête de l'expédition contre l'Angleterre.Les préparatifs sont
toujours gigantesques; nous ne croyons cependant pas qu'ils
soient complets et conformes aux intentions de l'auteur .
Dans les débats qui eurent lieu à la chambre des communes
, le 29 février , M. Pitt parla avec beaucoup d'éloges
de M. Fox ; et il parut vouloir saisir l'occasion de faire
des complimens très- flatteurs à son ancien adversaire. On
en conclut assez naturellement que les bruits d'une espèce
de coalition politique entre ces deux chefs , ne sont pas
tout-à-fait sans fondement.
L'amirauté vient de donner des ordres pour le prompt
équipement de plusieurs vaisseaux de ligne . Elle vient aussi
d'ordonner la construction de vingt nouveaux vaisseaux
de ligne dans les différens chantiers du royaume.
Notre flotte devant Brest est forte de dix-neuf vaisseaux
de ligne , outre plusieurs frégates.
Suivant les dernières nouvelles de Saint-Domingue , les
nègres rasent toutes les fortifications du Port Républicain ,
ils démolissent les maisons en pierre , et construisent des
maisons de bois , afin de pouvoir les incendier en cas
d'attaque.
Constantinople , 20 février.
Le ministre d'Angleterre a demandé à la Porte de recevoir
en Egypte un certain nombre de troupes anglaises
pour garder et défendre cette possession importante du
grand-seigneur ; S. M. B. s'engageant , au moyen d'une
garantie suffisante qu'elle offrait , à remettre ladite proGERMINAL
AN XII. 87
vince , et à retirer entièrement ses troupes , lorsque les
circonstances cesseraient d'exiger une telle mesure de pré-
Jusqu'à présent la Porte n'a fait aucune réponse
à cette note ; mais on ne doute pas que celle qu'elle
fera ne soit négative , ou au moins évasive .
caution. ―
Francfort , le 21 mars.
Hier il arriva ici de Mayence deux gendarmes français
qui descendirent d'abord chez le C. Hersinger , ministre
résident de la république française. Ce dernier se rendit
aussitôt au sénat pour lui faire une communication , au
nom de son gouvernement. A midi des agens de la police
de la ville se transportèrent à l'auberge du Koseneck , et
y arrêtèrent une personne qui fut conduite à la prison
civile , après que tous ses papiers eurent été saisis . Ce
matin , à six heures , la même personne a été remise aux
gendarmes français et transportée à Mayence.
Lausanne , le 20 mars.
?
D'après l'avis qu'on a reçu que quelques individus
impliqués dans ta conspiration contre le premier consul ,
pour se soustraire aux recherches dirigées contre eux
cherchaient un refuge dans la Suisse , le général Vial ,
ambassadeur de France s'est adressé au landamman
pour l'inviter à demander aux gouvernemens des cantons
l'arrestation de ces individus.
Zurich , 21 mars.
A peine les mouvemens occasionnés par l'adresse de
quelques communes contre le rachat des dîmes, était- il
appaisé , qu'il en a éclaté de plus sérieux dans les communes
de Woedenchwil , de Richterwill et de Haten . Le
16 de ce mois était fixé pour leur prestation de serment.
MM. Usteri et Hirzel , représentans du gouvernement ,
venaient d'ouvrir la séance par un discours analogue ; au
moment où ils prononçaient la formule du serment , de
violens cris s'élevèrent de toutes parts : Non , non ; la
liberté de 1798 , la liberté conquise par Tell , la liberté
l'égalité et l'Evangile ! Tous les efforts pour ramener l'ordre
furent inutiles. Dès que le gouvernement a été instruit
de ces troubles , il a pris les mesures les plus efficaces
pour faire respecter les lois , pour obtenir une satisfaction
complète du passé et une garantie assurée pour l'avenir
et on a instruit du tout le landamman.
Du Havre , le 2 germinal.
Deuxbâtimens étrangers , l'un prussien, et l'autre danois,
4
88 MERCURE DE FRANCE ,
tentèrent de forcer le blocus et d'entrér dáns notre port.
Le premier fut pris. Le danois vivement poursuivi , arrivá
heureusement sous une de nos batteries . Cependant comme
on avaitcru remarquer que ce même bâtiment avait communiqué
avec les Anglais , on a craint que le mouvement
hostile de ceux-ci à son égard ne fût qu'un jeu ; on a pris
en conséquence les précautions commandées par la prudence
, et avant de permettre à l'équipage de mettre pied
à terre , on fera un sévère examen de chacun des individus
dont il se compose.
ཡི་
CORPS LÉGISLATIF.
Séance des 2 et 3 germinal.
Rien n'étant à l'ordre du jour , le corps législatif s'est
ajourné au lendemain . Le 3 , le citoyen Marcorelle a
proposé de consacrer par un monument la confection du
Code civil , et de faire placer , à l'entrée de la session prochaine
, le buste en marbre blane du premier consul, dans
l'enceinte des séances du corps législatif. Cette proposition,
vivement appuyée , a été arrêtée d'une voix unanime.
Le projet relatif à la conscription est sanctionné . — Le
conseiller d'état Fourcroy a la uni arrêté du gouvernement
qui fixe à ce jour la clôture dè la session du corps
législatif pour l'an XII.
PARIS.
Dans la séance du 2 de ce mois , le sénat a reçu , pār
l'organe du grand-juge , une communication de la correspondance
originale que M. Drake , ministre da rơi
d'Angleterre pres la cour électorale de Bavière , entretient
depuis quatre mois avec des agens envoyés , payés, dirigés
par lui au sein de la république . Cette correspondance
consiste en dix lettres originales : elles sont toutes écrites
de la 'main de Drake . A cette correspondance sont jointes
les instructions que M. Drake est chargé de distribuer à
ses agens , et l'état authentique des sommes payées et des
sommes promises , pour récompenser et encourager des
GERMINAL AN 89
t
XII.
crimes que les législations les plus indulgentes punissent
partout du dernier supplice.
Si l'on ne considère que le titre dont il est revêtu
M. Drake est un homme public ; mais , réellement , il n'est
( ses instructions en font foi ) que le directeur secret des
machinations anglaises sur le continent. Son objet se
trouve clairement exposé dans les dix -huit articles des
instructions que l'Angleterre fournit à tous ses agens , et
qui forment la première des pièces jointes au rapport du
grand-juge au premier consul. Les articles 2 , 7 , 8 , 9 et
13 de ces instructions sont remarquables. Les voici :
Art. 2. Le but principal du voyage étant le renversement du gouvernement
actuel , un des moyens d'y parvenir est d'obtenir la connaissance
des plans de l'ennemi . Pour cet effet , il est de la plus hauté importance
de commencer , avant tout , par établir des correspondances sûres
dans les différens burea: x , pour avoir une connaissance exacte de tous
les plans , soit pour l'extérieur , soit pour l'intérieur. La connaissance
de ces plans fournira les meilleures armes pour les déjouer ; et le défaut
de succès est un des moyens de discréditer absolument le gouvernement
; premier pas vers le but proposé, et le plus important .
7. On pourrait , de concert avec les associés, gagner les employés
dans les fabriques de poudrè , afin de les faire sauter quand l'occasion
s'en présentera.
8. Il est sur-tout nécessaire de s'associer et de s'assurer de la fidélité
de quelques imprimeurs et graveurs , pour imprimer et faire tout ce
dont l'association aura besoin .
9. Il serait à desîrer que l'on connût au juste l'état des partis en
France , sur-tout à Paris.
13. Il est entendu qu'on emploiera tous les moyens possibles pour
désorganiser les armées , soit au dehors , soit au dedans.
u Ainsi , dit le grand-juge , corrompre les administrations
; établir des volcans partout où la république a des
magasins de poudre ; se procurer des imprimeurs , et des
graveurs fidèles pour en faire des faussaires ; pénétrer dans
le sein de tous les partis pour les armer l'un contre l'autre ;
et enfin soulever et désorganiser les armées tels sont les
objets effectifs de la mission diplomatique de M. Drake en
Bavière.
8
» Ma's heureusement le génie du mal n'est pas aussi
puissant dans ses moyens , qu'il est fécond en illusions et en
90 MERCURE DE FRANCE ,
projets sinistres...... Des hommes qui ne mettent de prix
qu'à l'or , et qui n'ont d'habileté que pour de basses intrigues
, ne sont pas capables de concevoir quelle est la
consistance et le pouvoir d'un état de choses qui est le
résultat de dix années de souffrances et de victoires , d'un
grand concours d'événemens, et de la maturité d'une noble
nation , formée par les dangers et les efforts d'une guerre
glorieuse et d'une terrible révolution .
>> Dans ce bel ensemble de puissances et de volontés ,
M. Drake ne voit que des occasions d'intrigue et des
scènes d'espionnage. Pendant mon séjour en Italie , dit-il
à ses correspondans ( Munich , 27 janvier , nº . 7 ) , j'ai eu
des liaisons avec l'intérieur de la France . Il en doit étre de
même à présent, d'autant plus que je me trouve étre, dans
ce moment , un des ministres anglais les moins éloignés de
la frontière.
>> Tels sont ses titres pour travailler au bouleversement
de la France. Ses moyens valent- ils mieux que ses titres ?
>> Il a des agences auxquelles il n'ose se fier. Ses correspondans
incertains lui écrivent par la Suisse , par Strasbourg,
par Kehl , Offenbourg et Munich ; il a des subalternes
dans ces villes , pour soigner la sûreté de sa correspondance.
Il fait usage de faux passeports ( nº . 835 ) ,
de noms de convention , d'encre sympathique ( n°. 1 ).
Tels sont les moyens de communication par lesquels il
transmet ses idées , ses projets , ses récompenses ; et c'est
par les mêmes voies qu'on l'informe des trames ourdies
sous sa direction , pour soulever d'abord quatre départemens
( p. 7 ) , y former une armée , la grossir de tous les
mécontens , et renverser le gouvernement du premier
consul.
. >> Sans doute ces tentatives et ces promesses sont insensées
, et les vils et misérables moyens qu'on a mis en oeuvre
sont trop disproportionnés avec les difficultés de l'entreprise
, pour qu'on doive concevoir la moindre inquiétude
sur son succès : mais ce n'est pas toujours sur des motifs
de crainte , et dans la vue de punir , qu'agit cette politique
GERMINAL AN XII 91
intérieure et domestique à laquelle on a donné le nom de
police , et dont l'objet capital n'est pas seulement de prévenir
et de réprimer le crime , comme celui de la politique
extérieure est d'enchaîner l'ambition , mais encore d'ôter
au vice et à la faiblesse même , jusqu'aux occasions , jusqu'à
la tentation de faillir .
» Dans les pays les mieux gouvernés , il y a des esprits
capables d'être détournés de la ligne du devoir par une
sorte de penchant naturel à l'inconstance. Dans la société
la mieux organisée , il y a des hommes faibles et des
hommes pervers . Il a toujours été reconnu par mes prédécesseurs,
que c'était remplir un devoir d'humanité de veiller
sur ces hommes , non dans la vaine espérance de les
rendre bons , mais pour arrêter le développement de leurs
vices. Et comme , à cet égard , toutes les nations policées
ont le même intérêt à défendre et les mêmes devoirs à
remplir, il a toujours été reçu en maxime générale , qu'aucun
gouvernement ne devait souffrir qu'il s'élevât nulle
part une bannière autour de laquelle les hommes corrompus
de tous les pays et de toutes les professions pussent se
rallier, s'entendre et comploter la désorganisation générale ;
et dans cette vue , ils doivent moins encore souffrir qu'il
s'établisse autour d'eux une école infâme de séduction et
d'embauchage , qui éprouve la fidélité , la constance , et
attaque à la fois les affections et la conscience des citoyens.
))
dans sa
M. Drake avait une agence à Paris . Mais d'autres ministres
, instrumens de discorde et embaucheurs comme
lui , peuvent aussi avoir des agences . M. Drake ,
correspondance , dévoile tous ceux qui existent en France ,
par le soin même qu'il prend de nier qu'il les connaisse . Je
répète , dit-il dans ses lettres ( n° . 4 , 5 , 6 , 8 et 9 ) , que
je n'ai aucune connaissance de l'existence d'aucune autre
société que de la vôtre. Maisje vous répète , dit-il en plusieurs
endroits , que s'il en existe , je ne doute nullement
que vous et vos amis ne preniez toutes les mesures convenables
, non - seulement pour ne pas vous embarrasser
92 MERCURE
DE FRANCE
,
mais pour vous aider mutuellement. Et enfin il ajoute
( Munich , 9 décembre 1803 ) avec une fureur grossière et
digne du rôle qu'il joue : Il importe fort peu par qui l'animal
soit terrassé ; il suffit que vous soyez tous prêts à
joindre la chasse. C'est par suite de ce système que , lors
de la première manifestation du complot qui dans ce moment
occupe la justice , il écrit : Si vous voyez les moyens
detirer d'embarras quelqu'un des associés de Georges , ne
manquez pas d'en faire usage ( nº. 9 ) . Et comme dans les
disgraces le génie du mal ne se décourage jamais , M. Drake
ne veut pas que ses amis s'abandonnent dans ce revers
inattendu. Je vous prie très-instamment , écrit - il ( Munich ,
25 février 1804 , nº . 9 ) , de faire imprimer et adresser surle-
champ une courte adresse à l'armée ( officiers et soldats
). Lepoint principal est de chercher à gagner des partisans
dans l'armée ; car je suis fermement dans l'opinion
que c'estpar l'armée seule qu'on peut raisonnablement espérer
d'opérer le changement tant desiré.
Le grand-juge a terminé ainsi son rapport :
t
La vanité de cette espérance est aujourd'hui hautement caractérisée
par la touchante unanimité des sentimens qui ont éclaté de toutes parts ,
au moment où l'on a su de quel danger la France avait été menacée.
Mais après la tentative d'un crime dont la méditation seule est une
offense contre l'humanité , dont l'exécution eût été une calamité ,
non-seulement nationale , mais , si je puis le dire , européenne , il faut à
la fois une réparation pour le passé et une garantie pour l'avenir .
Des brigands épars , isolés , en proie au besoin , sans concert , sans
appui , sont partout plus faibles que la loi qui doit les punir , que la
police qui doit les intimider . Mais s'il existait pour eux un moyen de
s'unir ; s'ils pouvaient correspondre entre eux et avec les brigands des
autres pays ; si , dans une profession la plus honorable de toutes , puisque
la tranquillité des états et l'honneur des souverains en dépendent ,
il y avait des hommes autorisés à se servir de toutes les facultés qué
leur position leur donne , pour recruter partout le viee , la corruption
, l'infamie et la scélératesse , et faire de tout ce qu'il y a de plus vil
et de plus pervers dans le monde , une armée d'assassins , de révoltés ,
de faussaires aux ordres du plus immoral , du plus ambitieux de tous
les gouvernemens , il n'existerait aucun motif de sécurité en Eurepe
pour la consistance des états , pour la morale publique , et pour
la durée même des principes de la civilisation.
GERMINAL AN XII. 93
Il n'appartient pas à mon ministère de discuter les moyens qui
peuvent être en votre ponvoir de rassurer l'Europe , en la garantissant
contre de tels dangers . Je ne contente de vous informer , et de vous
prouver qu'il existe à Munich un Anglais nommé Drake , revêtu d'un
Caractère diplomatique , qui , à la faveur de ce caractère et du voisinage
, entretient de sourdes et criminelles menées au sein de la république
; qui embauche des agens de corruption et de révolte ; qui réside
hors de l'enceinte de la ville , pour que ces agens puissent entrer chez
lui sans scandale et sortir sans être exposés , et qui dirige et soudoie
en France des hommes chargés par lui de préparer le renversement da
gouvernement.
Cette nouvelle espèce de crime échappant par sa nature aux moyens
de répression que les lois mettent en mon pouvoir , j'ai dû me borner
vous la dévoiler , en vous exposant en même temps ses sources, ses
circonstances et ses suites .
à
Le grand-juge a déposé sur le bureau du sénat , les
pieces originales mentionnées dans son rapport.
Le sénat a nommé au scrutin une commission de cing
membres pour en faire un rapport dans la séance de mardi6.
D'après le rapport qui lui a été fait , la sénat a arrêté , dans
sa séance extraordinaire de mardi , la présentation d'une
adresse au premier consul. Cette adresse lui a été présentée le
7 par le sénat en corps .On n'en connoît pas encore le contenu .
La manière dont la correspondance de M. Drake a passé
dans les mains du gouvernement français , est indiquée de la
manière suivante dans une note qui accompagne les pièces.
« L'agent ( de M. Drake ) arrivé à Paris , reconnut bientôt
» qu'il n'y avait rien à faire pour le succès de sa mission.
>> Il ne renonça point cependant à faire passer à M. Drake
>> des lettres et des bulletins pour son argent ; mais il mit
>> aussitôt la police dans la confidence de cette correspon-
» dance. » Un exemplaire de ce rapport et des pièces y annexées
ayant été envoyé à chacun des membres du corps
diplomatique à Paris , tous ont témoigné officiellement
l'horreur que leur inspirait la conduite de M. Drake.
- L'inspecteur Pâques et le commissaire Comminge ,
accompagnés de six gendarmes de la légion d'élite , ont
arrêté hier le nommé Villeneuve , le principal affidé de
94 MERCURE DE FRANCE ,
7
Georges , et le nommé Burban Malabre , dit Barco. Ces
deux brigands étaient cachés , avec un troisième, rue Jean-
Robert , chez un nominé Dubuisson . Le nommé Dubuisson
et sa femme ont long- temps nié avoir recélé ces
brigands , et ont fini par vouloir donner le change , en
déclarant qu'ils étaient sortis le matin de chez eux , et
qu'ils rentreraient le soir à huit heures; mais la maison a été
fouillée , et l'on n'a pas tardé à découvrir une cachette pratiquée
dans une boiserie , où ces brigands s'étaient enfermés
. Sommés de se rendre , ils ont gardé le silence ; mais
on a tiré sur eux des coups de pistolet qui les ont obligés
de sortir , quoiqu'ils n'eussent pas été atteints. Une foule
immense de peuple les a accompagnés chez le grand- juge.
On a trouvé sur eux une grande quantité de pièces d'or et
des lettres -de -change anglaises. Villeneuve avait un passeport
de lord Pelham pour sortir d'Angleterre et y rentrer ,
avec recommandation à toutes les stations et aux commandans
anglais de le protéger . Tous les principaux brigands
dont la liste a été insérée dans le Moniteur du 16 ventose
, se trouvent arrêtés , hormis Charles d'Ozier , que
l'on est fondé à croire encore à Paris. Armand et Jules
Polignac , et Rivière , quelques jours avant leur arrestation,
avaient logé chez Dubuisson, rue Jean-Robert .(Moniteur.)
-On écrit de Philadelphie , qu'une partie des colons de
S. Domingue , réfugiés sur le continent , retournent à
S. Domingue , sur l'invitation de Dessalines.
- On a arrêté à Bordeaux , dans les derniers jours du
mois dernier , un imprimeur impliqué dans la conspiration.
Il avait chez lui des exemplaires encore humides
de la proclamation de Louis XVIII . Deux autres personnes
ont été arrêtées dans la même ville , comme prévenues
de complicité dans la conspiration .
Le sénat d'Hambourg a fait arrêter et remettre au
général Frère , commandant à Harbourg , sur la demande
du C. Reinhard , un des brigands, qui était arrivé d'An-.
GERMINAL AN XII 95
gleterre depuis trois jours , et qui était destiné à se
rendre à Paris. C'est un ci-devant noble breton , se disant
comte d'Aglé. A sa conduite et à ses propos , quelques
personnes ont cru qu'il était en démence .
-
Le colonel Brossard , qui a tiré un coup de fusil sur
le général français Grandjean, à Hameln , a été condamré
guerre tenu à Hanovre , à vingt ans de
par un conseil de
prison.
-On assure que le premier consul a répondu ce qui
suit au discours que le président du corps législatif lui
adressa dimanche dernier : « J'ai vu avec plaisir le bon
esprit des Français. Les conspirateurs n'ont touvé d'asile
que parmi cette espèce d'hommes qui n'a point de patric.
Tous ceux qui mettent du prix à l'honneur , et qui ont des
droits à la considération publique , soit par leurs habitudes
anciennes , soit par la confiance actuelle du gouvernement
, se sont éloignés avec horreur des assassins . Nulle
classe n'est coupable. Quelques individus seront seuls
frappés. Les opinions et les erreurs passées , de quelque
nature qu'elles soient, ne pourront être recherchées par la
justice nationale. Elle ne connaîtra que les délits actuels.
Les puissances continentales de l'Europe forment le même
voeu que le gouvernement français ; elles desirent avec lui
que les instrumens de trouble disparaissent à jamais . »
-
On mande de Strasbourg , que ceux qu'on a arrêtés
sur les bords du Rhin se divisent en deux classes : les
uns , parmi lesquels sont compris les émigrés arrêtés à
Offenbourg et à Ettenheim , et beaucoup de prêtres ,
avaient fait cause commune avec ceux qui voulaient
assassiner le premier consul et opérer la contre-révolution ;
les autres , également à la solde de l'Angleterre , comme
les premiers , travaillaient , dit-on , au projet de faire
naître une seconde Vendée dans les treize départemens
réunis. Dans cette dernière cathégorie sont compris ,
ce que l'on prétend , plusieurs individus qui ont parcouru
1
96
MERCURE
DE
FRANCE
. ces départemens , et dont quelques-uns , aussitôt que leur
complot a été découvert , se sont réfugiés sur la rive
droite du Rhin , où ils se croyaient en sûreté ; mais ils
ont été successivement arrêtés en Allemagne , sur la réqui
sition des ministres français qui y résident . C'est Dumpff,
arrêté à Heilbronn et conduit à Paris , qui a été le priucipal
auteur connu de ce dernier complot.
Hier , trois transports des prisonniers d'état détenus à
notre citadelle , sont partis , sous une forte escorte , pour
être conduits à Paris. Madame de Reich , d'Aymar et le
général Desnoyers sont de ce nombre. On annonce que
ceux qui restent suivront incessamment la même destination.
Le même jour , deux prisonniers , escortés par un
officier et six soldats badois , sont arrivés ici : on dit qu'ils
ont été arrêtés à Ulm , et transférés par des soldats bavarois 、
à Carlsruhe , où ils ont été mis à la disposition du gouvernement
de Bade , pour être conduits ici . L'un d'eux
est , dit-on , un agent anglais
Il a été fait hier ici quelques nouvelles arrestations. Le
général Caulaincourt vient de repartir pour Paris.
-Une dépêche télégraphique du 6 germinal , adressée
par le préfet maritime de Brest au ministre de la marine ,
annonce qu'un vaisseau de ligne anglais a échoué , le 4
» de ce mois près les Pierres-Noires. Ce vaisseau est
» crevé . >>
•
-La séance publique de l'Institut national , du 2 germinal
, a été tenue par la classe d'histoire et de littérature
ancienne. Elle a décerné le prix qu'elle avait proposé sur
cette question : « Quelle a été l'influence de la réforma-
>> tion de Luther sur la situation politique des différens
» états de l'Europe , et sur le progrès des lumières ? » ·La
classe a adjugé le prix au mémoire portant pour épigraphe
: Omnia probate. (Saint-Paul ... ) L'auteur est M.Ch.
Villers , qui a reçu la médaille des mains du président.
REPERA
(No. CXLV. ) 17 GERMINAL an A2
( Samedi 7 Avril 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POESIE.
ཀྱ
cen
FRAGMENT.
DU V LIVRE DE L'ÉNÉIDE.
Extrait de la traduction du M. Hyacinthe Gaston ( 1 ) ,
MAIS
vers 286.
Ars Junon , d'Inachus délaissant les rivages ,
Faisait voler son char dans un ciel sans nuage.
Non loin de la Sicile elle voit le héros
Au sable hospitalier confiant ses vaisseaux ,
Bâtir les fondemens d'une seconde Troye ;
Elle voit les Troyens , et frémit de leur joie.
« O race détestée à mes vastes desseins
Te verrai-je toujours opposer tes destins !
Quoi ! j'inondai de sang les plaines de Sigée ,
Je fis tomber Pergame , et ne suis pas vengée !
Le Phrygien vaincu se dérobe au vainqueur !
Je suis donc sans pouvoir puisqu'il est sans terreur !
(1 ) La première livraison se vend chez le Normant , et à l'Athénée.
Un vol. in-89, Prix : 3 fr. 60 c. , et 7 fr. 50 c. pap. vélin.
Ꮐ
98 MERCURE DE FRANCE ,
Non , non , de te punir je ne suis point lassée ;
Tu vis encor , tu vis , et je suis offensée !
J'ai proscrit les enfans du vil Laomédon ,
Et partout sur les mers ils ont trouvé Junon ;
Contr'eux j'armai les Dieux et du ciel et de l'onde ;
Que sert l'onde et le ciel ! .... Leur flotte vagabonde
A travers les écueils , malgré mes vains efforts ,
Du Tibre desiré sut aborder les ports .
Calydon a gémi sous les coups de Diane
Le dieu Mars étouffa le Lapithe profane ;
Encor ce châtiment l'avaient-ils mérité !
"
Et moi , contre Ilion , que n'ai-je point tenté ?
Femme de Jupiter , je verrai donc Enée
Abaisser mes honneurs devant sa destinée !
Non. Si le ciel balance à défendre mes droits ,
Le Tartare du moins reconnaîtra ma voix .
Je ne puis à son sort dérober l'Ausonie ,
Je ne puis au perfide arracher Lavinie ,
Il est vrai ; mais je puis retarder son bonheur
Et des peuples rivaux irriter la fureur.
Que leur sang soit le prix de ce grand hyménée ;
Vierge ! voilà ta dot et les présens d'Enée .
Viens , Bellone
t'attend
pour
assembler
ces noeuds.
Nouvelle
Hécube
, il sort de tes flancs
malheureux
Ce Pâris menaçant
, ce flambeau
si funeste
Qui de Pergame
un jour doit consumer
le reste . »
Sur la terre , à ces mots , l'implacable
Junon
Descend
, et des Enfers
fait sortir
Alecton
;
Alecton
qui nourrit
dans son coeur
sanguinaire
La peur
la trahison
, la vengeance
et la guerre.
Ses soeurs , à son aspect , frémissent
de terreur ;
Pluton
qui l'engendra
, la voit avec horreur
:
Tant ce monstre
hideux
, sous cent formes
mouvantes
,
Fait siffler sur son front de couleuvres
béantes
!
« O fille de la Nuit ! c'est la reine des Dieux
C'est Junon qui t'appelle à la clarté des cieux :
"
GERMINAL AN XII.
99
Je veux t'associer à ma juste vengeance ,
Rompre un hymen fatal , dont ma gloire s'offense
Et bannir l'étranger du royaume latin.
Tu sais dans tous les coeurs épancher ton venin
Contre un fils innocent armer la main d'un père ,
Frapper le jeune époux d'un poignard adultère ,
Et plonger , en semant la discorde et le deuil ,
Deux frères ennemis dans le même cercueil .
L'Enfer te confia le grand art de détruire ;
2
Ton génie est fécond ..... viens , il s'agit de nuire ;
Il faut le déployer : viens , parle , et que ta voix
Précipite aux combats deux peuples et deux rois !
Des poisons de Méduse Alecton s'est armée ;
Elle vole à Laurente , où la reine alarmée
Repousse l'étranger que chérit Latinus ,
Et pour sa fille en vain redemande Turnus.
La fille des Enfers lui lance une vipère
Qui va de ses fureurs la remplir toute entière :
La couleuvre en secret se glisse dans son sein ,
Erre en plis ondoyans sous des tissus de lin ,
S'enlace en chaîne d'or pour former sa parure ,
Et tresse à longs anneaux sa blonde chevelure .
Amate à son époux ne peint que sa douleur ;
Le noir poison encor n'a
atteint son coeur ;
Mère , elle fait parler les larmes d'une mère .
pas
« Qu'importe à Lavinie une race étrangère ?
Un Troyen fugitif deviendrait son époux !
C'est mépriser sa mère , et votre fille , et vous.
Peut-être sur les mers le perfide s'apprête
A traîner loin de nous sa superbe conquête :
Du pasteur phrygien vous savez les forfaits ,
Ménélas vous apprend à placer vos bienfaits.
L'amour , les droits du sang , une sainte promesse
Assuraient à Turnus la main de la princesse ;
Mais si d'un étranger vous devez faire choix ,
Si le ciel par Faunus fit entendre sa voix ,
100 MERCURE DE FRANCE ,
Tous les guerriers soumis aux lois de votre empire.
Sont les seuls que les dieux vous défendent d'élire :
Les Dieux seront contens . Vous le savez : Turnus
Est né du sang fameux d'Achryse , d'Inachus ,
Et ses aïeux jadis ont régné dans Mycènes . »
Ses voeux sont rejetés ; elle sent dans ses veines ,
Du reptile infernal circuler le poison ;
Il fatigue ses sens , il trouble sa raison :
Pâle , et semant au loin l'effroi qui la tourmente ,
Elle fuit , et se perd dans les murs de Laurente.
Tel , sous un long portique , avec force lancé ,
Erre , revient et gronde , à grand bruit repoussé ,
Ce mobile jouet que l'enfance folâtre
Poursuit , frappe d'un bras aux jeux opiniâtre ,
Surprise de le voir , sous son fouet vigilant ,
En cercle tournoyer sur son pivot roulant.
LA PÊCH E.
TRADUCTION DE METASTASE.
LA nuit des cieux noircit l'azur ;
Viens , Nice , viens ma bien- aimée ,
Le temps est beau , l'onde est calmée ;
Viens respirer l'air frais et pur.
Tu ne sais pas que rien n'efface
Ce qu'on goûte ici de plaisirs ,
Quand mollement les doux Zéphyrs
Des mers caressent la surface.
Une fois quitte ton séjour
:
O ma Nice , ton toit rustique
N'est pas , crois-moi , l'endroit unique
Où les ris ont fixé leur cour.
Quand la nuit ramène les ombres ,
Les plaisirs règnent dans ces lieux ,
GERMINAL AN XII. ΙΟΙ
En dépit de ces voiles sombres.
Dans la mer rivale des cieux ,
Viens voir les astres radieux ,
Réfléchir leur clarté brillante
Sur la surface de ces flots ;
Viens voir la lune scintillante
Se mirer au cristal des eaux.
Le jour , au son de ma musette
De la flûte imitant les sons ,
Je peindrai ma peine secrète
Dans mes amoureuses chansons :
Ou si ma flûte t'importune ,
Aussitôt , docile à tes lois ,
De Doris , Glaucus et Neptune
Je chante les galans exploits .
"
Et quand aux bords des mers bruyantes
Tu verras tes moutons chéris
Paître l'herbe des prés fleuris ,
Sans craindre les chaleurs brûlantes ,
Ou bondir autour des buissons ,
Alors , et bergère , et pêcheuse ,
Ma Nice , aux crédules poissons
Jette la ligne insidieuse ,
Ou les perfides hameçons :
Tu les verras tous , avec joie ,
Jaloux de devenir ta proie ,
Fuir leurs rochers , fendre les eaux ;
Tu verras de leurs verts roseaux
Sortir les Nymphes empressées ,
Pour t'offrir le cristal brillant
Et le corail étincelant
Dont leurs grottes sont tapissées.
AUG. DE LABOUISSE.
3
102 MERCURE DE FRANCE ,
LES DEUX VOYAGEURS
FABLE.
<< NUL n'est , dit - on , prophète en son pays. »
Avec fierté répétant cet adage ,
Deux insectes des plus petits
Se mirent un jour en voyage.
<< Courons ! le monde est assez grand ,
» Disoient-ils ; à quoi bon languir dans la misère ,
>> En horreur aux humains , vils rebuts de la terre ,
» Exposés à périr sous les pieds du passant ? »
De feuille en feuille se glissant ,
Bientôt de leur patrie ils gagnent la frontière.
En huit jours , les voilà dans un désert affreux ,
Où végétait sur la bruyère
Un essaim d'animaux encor plus malheureux .
<< Bornons ici notre carrière !
>> Dit l'un des deux ambitieux ;
>> Nous régnerons en paix sur la peuplade entière ,
» Qui croira voir en nous ses maîtres et ses dieux . »
Qu'il est de gens qui gagnent aux voyages !
Chez des étrangers ignorans ,
Que d'imbécilles personnages
Ne voit-on pas s'ériger en savans !
KÉRIVAL ANT.
ENIGME.
Je vais dans l'air avec l'oiseau ,
Sans quitter l'homme sur la terre ;
Restant toujours au sein de l'eau ,
Je me trouve avec le tonnerre ;
J'étonne l'oeil par ma grosseur ,
Et suis moindre qu'un grain de sable ;
Mon aspect inspire l'horreur ,
Ma forme plaît , est agréable.
GERMINAL AN XII. 103
En tous lieux je porte mes pas ,
Je ne saurais bouger de place ;
Chez moi règnent les noirs frimas
Ma chaleur fait fondre la glace ;
Mon être est nu comme la main ,
On vante partout sa parure ;
2
Rien n'est tendre comme mon sein ,
Rien n'est plus dur dans la nature .
Mes yeux fixés vers le soleil
Bravent l'éclat de sa lumière ;
Plongé dans un profond sommeil ,
Je n'ouvre jamais la paupière ;
Ma blancheur est celle du lis ,
Je suis pourtant couleur d'ébène ;
L'homme dans moi trouve un logis ,
Et dans sa main je tiens sans peine .
Si je suis utile en tous temps ,
Combien ne suis - je pas nuisible !
Je souffre des maux bien cuisans ,
Et suis tout-à-fait insensible ;
Souvent un rien m'anéantit ,
Un rien me donne l'existence ;
Contre moi le feu s'amortit ,
Et tout cède à ma violence.
Mon nom est -il encor douteux ?
Un mot va le faire connaître.
Regardez , lecteurs curieux :
En corps ici je vais paraître ......
Mais , qu'ai-je dit ? lecteurs , c'est trop ;
Bonsoir , il faut que je vous quitte ;
Je prendrai même le galop ,
Afin de m'éloigner plus vite,
1
Par P. ROQUE ( de Brives ) .
4
104 MERCURE DE FRANCE ,
LOGO GRIPH E.
QUAND j'offre mes neuf pieds aux jeux de ton esprit ,
Lecteur , je vois , j'entends ; une fleur est éclose ;
Je nais au Vatican ; je roule , je dépose ;
A mon gré la vapeur s'arrête ou se conduit .
Je suis caprice , humeur , distance , appui , mesure ;
Tantôt vache , ou prophète ; acte , ou frein du méchant ;
Tantôt feuille de fer , plante , ou médicament.
Je loge en tes habits pour chasser la froidure ,
Et tu me vois encor sur un lit de verdure ,
Sur l'autel , à tes pieds , et dans le firmament .
J'enferme mille dards ; la Fortune me donnee ;
Je mûris la moisson ; je souffle avec fracas .
Sur toi , sur ta maison , sur les dons de Pomone
Je m'expose , et je nais pour chanter le trépas.
Dans Rome , oiseau sacré , reine affreuse , ou poète ;
Meurtrier dans les camps , nécessaire aux travaux .
Pour finir , je deviens l'objet d'une conquête ,
Un message d'amour , même un lieu de repos ,
Cher lecteur , quand mon tout te cassera la tête .
Par M. TANCHON , pharmacien ,
aux Invalides.
CHARADE.
QUAND Sur un corps , qui n'est pas mon premier ,
Un enfant vient à faire mon dernier ,
Il pleure , et cherche mon entier.
B***.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Conscrits.
Celui du Logogriphe est Cor , où l'on trouve Or.
Celui de la Charade est Théâtre.
GERMINAL AN XII. 105
Paradise Lost ; nouvelle édition , faisant partie de
la Collection des classiques anglais , qui paraît
chez Théoph. Barrois et le Normant.
U
( Second extrait. Voyez le n° . précédent . )
Au commencement de son poëme , Milton
avait annoncé le dessein de disculper la Providence
, et de justifier sa conduite envers les
hommes:
I may assert eternal Providence ,
And justify the ways of God to men.
C'est ce qu'il a exécuté dans le troisième chant .
On peut remarquer que Pope , dans son poëme
de l'Essai sur l'Homme , a mis en avant la même
idée , et qu'il l'a exprimée dans les mêmes termes.
Mais le poète philosophe ne s'est pas soutenu
comme le poète épique à la hauteur de cette
grande pensée. Pope bâtissait un système incomplet
sur quelques-unes des idées vastes dérobées
au génie de Leibnitz ; au lieu que Milton s'appuyait
sur les idées fondamentales de la croyance universelle
. Il règne dans celui - ci une simplicité majestueuse
, qui accompagne naturellement l'expression
des idées générales , et qui est bien supérieure à
tous les raffinemens philosophiques dont celui-là
cherche à embellir des opinions particulières.
Dans Milton , un grand spectacle se joint à une
philosophie sublime : c'est Dieu lui-même qui , au
milieu des choeurs célestes , justifie ses conseils , en
expliquant de quelle manière la liberté est un
attribut essentiel de la nature humaine , puisqu'elle
seule peut donner du mérite à ses actions , et du
prix à sa volonté . Or , la liberté emporte avec elle
le droit et le pouvoir de choisir entre le bien et
106 MERCURE DE FRANCE ,
le mal . Ce choix , quelle qu'en soit l'issue , ne peut
donc fournir d'argument contre sa Providence .
Il montre ensuite comment la justice et la bonté
s'accorderont dans toutes ses voies , pour la réparation
du mal , en sorte que la nature humaine se
trouve à la fin relevée sur un plan supérieur ; et
tandis que sa perte se trame d'un côté , de l'autre
sa délivrance est entreprise par celui à qui seul il
appartient de dire qu'il remue le ciel et la terre
pour accomplir ses vues . On ne pouvait sans doute
développer , de part et d'autre , des desseins plus
importans , ni les faire contraster dans un tableau
d'une plus magnifique ordonnance .
que La peinture des Enfers paraissait plus facile
celle des Cieux , et quelques personnes la trouvent
plus brillante. C'est que nous avons l'idée des passions
qui animent la première , et nous n'en avons
point de la félicité qui fait le sujet de la seconde ;
j'entends de cette félicité que Dieu trouve en luimême
, et dans la considération de ses hautes
perfections :
Alis secum habitans in penetralibus
Se rex ipse suo contuitu beat.
"
C'est un sujet entièrement inaccessible à notre intelligence
, et dans lequel Milton a souvent emprunté
les expressions des prophètes , pour soutenir
la majesté des idées . Si Platon bannissait
Homère de sa république , parce qu'il avilissait
les Dieux par ses peintures , on peut croire qu'il
eût fait un accueil bien différent à la muse de
Milton. Mais tous les esprits ne sont pas propres
à goûter cette poésie intellectuelle ; et il ne faut
pas s'étonner si , nourris dans l'amour des fictions
de l'antiquité , plusieurs critiques lui ont fait un
reproche de s'être appliqué à un genre de beautés
si sévère. On ne sait si c'est par complaisance pour
GERMINAL AN XII.
107
cette légéreté , ou pour flatter les préjugés de sa
nation, que cegrand poète s'est jeté dans des fictions
absolument indignes de son sujet et de la gravité
de l'Epopée ; mais on n'imaginerait jamais par
quelles folies il a terminé un chant si sublime et si
religieux. Elles sont si extravagantes , qu'aucun
traducteur sensé n'oserait les faire passer dans sa
langue . Il faut lire l'original pour en avoir une idée.
Il feint que le prince des démons , en continuant
son voyage sur la surface de l'univers , sans lumière,
et sans chaleur , y découvre un continent immense ,
aride et continuellement battu des vents , dans
lequel il place un vaste limbe , qu'il appelle le
Paradis des fous. Ce Paradis , où il aurait mérité
une place , pour l'avoir inventé , est destiné , selon
lui , à loger les bulles des papes , les dispenses , les
indulgences , les reliquaires , et les moines blancs ,
noirs et gris. Le destin qu'il forge à ces malheureux
moines , est d'une invention bien bizarre . A peine
ont-ils posé le pied sur les degrés du Paradis , qu'un
tourbillon les enlève et les fait pirouetter à dix mille
lieues à la renverse . Milton trouvait sans doute ce
petit jeu très-amusant ; il se flattait de faire rire les
protestans aux dépens des papistes , et il ne sentait
pas combien ces imaginations burlesques dégradaient
son poëme et son génie. On
peut dire que
cet esprit d'animosité et de dérision qui respire
plus ou moins chez tous ceux qui se sont écartés de
la croyance générale , est pour eux une source féconde
de ridicule et de mauvais goût.
Le prince des Enfers arrive à un riche portail ,
auquel répondait la route du jardin d'Eden ; il en
contemple les superbes degrés ; il s'arrête sur la
marche inférieure , jette les yeux en bas , et aperçoit
l'univers naissant qui le remplit d'admiration.
Cette vue soudaine est de l'effet le plus brillant ,
et la comparaison qui la termine est digne de re108
MERCURE DE FRANCE,
marque. C'est un des endroits où Milton se relève
avec tout son génie , et il se soutient avec le même
éclat jusqu'à la fin du troisième chant. Le voyage
de Satan vers le soleil ne paraît pas , il est vrai ,
bien motivé , puisqu'il ne l'entreprend que pour
s'instruire de son chemin , que sa pénétration supérieure
devait lui faire découvrir ; mais il amène de
riches développemens sur la marche des corps
célestes , et sur le bel ordre qui s'observe dans les
armées de l'Eternel , qu'on voit répandues dans
toutes les parties de la création .
Le quatrième chant est le chef- d'oeuvre de
Milton . Fatigué du sublime continuel qui règne
dans les premiers livres , on descend avec plaisir
sur la terre. On reconnaît avec délices la nature
humaine dans la première fleur de sa jeunesse et
de sa beauté ; scène unique , où l'amour n'ôte rien
à la pudeur , et où la volupté est soeur de l'innocence
. Ce ne sont pas , sans doute , des personnages
sans intérêt que ces premiers amans , ces
premiers époux , ces premiers parens de l'univers.
Quel couple ! l'amour n'en unira jamais de semblable.
Adam , le plus majestueux des hommes ;
Eve , laplus belle des femmes .
The lov❜liest pain
That ever since in lov's embraces met ;
Adam , the goodliest man of men since born
His sons ; the fairest of her daughters Eve.
Ce n'était pas avec les couleurs du roman qu'on
pouvait peindreune telle nature et de telles amours ;
il fallait une poésie céleste et un langage divin .
Milton lisait la Bible , et s'en nourrissait continuellement.
Il avait fondu dans son esprit tout ce qu'il
y a de noble et de simple dans les amours des patriarches
, tout ce qu'il y a de vif et de tendre dans
la poésie du Cantique des Cantiques , et il comGERMINAL
AN XII.
10g
posa de ce mélange ces modèles de pureté et de
tendresse conjugale.
Satan se sent touché malgré lui , en entrant dans
ce beau séjour où tout respire l'innocence . Il se
livre de violens combats dans son coeur. Tout le
monde connaît le discours qu'il adresse au soleil ,
et qui est plein de force et de poésie ; mais celui
qu'il prononce à la vue d'Adam et d'Eve , est
d'une éloquence plus originale , par la variété et
la rapidité des sentimens , par le grand art des
transitions , qui sont si vives qu'on ne les aperçoit
pas , quoiqu'on parcoure une foule d'idées contraires
. Il s'emporte d'abord avec fureur contre ces
nouveaux favoris de l'Eternel. « O Cieux ! ô Terre !
» ô Enfers ! voilà donc ceux qui doivent remplir
» nos trônes ! » Et tout- à-coup il s'attendrit sur
leur bonté , sur leur innocence et leur faiblesse.
Il les plaint , et il les menace en même temps. Il
va jusqu'à dire qu'il se sentirait du penchant à les
aimer. « La ressemblance divine brille sur leur
» front , et la main qui les a formés a répandu
» sur eux des graces touchantes . Infortunés ! . . .
» votre bonheur est grand : il devrait être mieux
» assuré. Ce beau sejour que vous habitez , a été
» mal fortifié contre un ennemi tel que moi. Mais
» non , je ne suis point votre ennemi : l'abandon
» où je vous vois me touche , quoique l'on soit
» insensible à mes maux. Je cherche à former
» une ligue avec vous , une amitié mutuelle , si
étroite , si intime , que nous soyons obligés de
» vivre , vous avec moi , moi avec vous . Ma de-
» meure , peut -être , ne flattera pas vos sens
» comme ce beau Paradis telle qu'elle est , acceptez
-la ; c'est l'ouvrage de votre digne Créa-
» teur . Il me l'a donnée , je vous la donne. L'En-
» fer ouvrira , pour vous recevoir , ses plus larges
» portes , et fera sortir ses rois à votre rencon-
»
110 MERCURE DE FRANCE ;
>> tre. » Et c'est peut- être la première fois qu'on
ait mêlé l'ironie la plus sanglante à l'expression
de la pitié , qu'on ait offert son amitié par vengeance
, et qu'on se soit montré libéral avec cruauté,
C'est une complication de sentimens opposés , qui
tient à la situation la plus étrange qui fut jamais.
que
peu
Cette éloquence de caractère a cela de singulier
, qu'elle ne convient qu'à celui qui parle ; et je
ne vois pas qu'aucun des critiques qui ont tant
blamé les harangues du Paradis Perdu , ait été
frappé de ce mérite. C'est un talent Milton
possède à un plus haut degré que tous les poètes
épiques , anciens et modernes. On en trouve
de traces chez Virgile , parce qu'il n'a point de
caractère fortement peint , si ce n'est celui de Didon.
Mais c'est une des brillantes parties du génie
d'Homère ; et le plus beau morceau peut-être de
I'Iliade , est celui où Ulysse , Phænix et Ajax , dé- ·
putés vers Achille par l'armée des Grecs , essayent
tour- a-tour de fléchir ce héros , et emploient
chacun une éloquence différente qui peint le fond
de leur caractère. Il règne dans leurs discours une
´telle vérité et une telle expression de physionomie ,
si l'on peut s'exprimer de la sorte , qu'on les reconnaît
à la première parole. Je m'étonne que
ceux qui composent des traités de rhétorique , ne
s'aperçoivent pas que l'analyse des discours où ce
talent se fait remarquer , leur offrirait une riche
matière à développer les ressources de l'art oratoire ;
mais il faudrait observer que l'éloquence d'Homère
roule sur des idées acquises et répandues depuis
long-temps parmi les hommes ; car l'intérêt de la
gloire , celui des richesses et des plaisirs, étaient des
ressorts connus bien avant qu'il les mit en oeuvre ;
au lieu
que , dans Milton , presque tout est original
et de création , parce que ses personnages
sont dans des situations dont il n'y a point d'exemple
GERMINAL AN XII. III
dans la vie humaine . Il n'a donc peint , dit - on ,
qu'une nature idéale . Il est vrai ; mais ce beau idéal
a agrandi ses conceptions , comme il a élevé
l'Apollon du Belvédère à une majesté que n'ont
point les proportions naturelles .
Quelles idées donner à deux êtres à peine sortis
d'une création nouvelle , plus étonnés qu'instruits
de tout ce qui les frappait dans l'univers , et qui
n'avaient aucun des intérêts qui nous passionnent
dans ce monde ? Il faut sentir tout ce que ce terrain
avait d'ingrat et de difficile , pour tenir compte
au génie de ses efforts. J'ai toujours admiré comme
un chef-d'oeuvre d'imagination , d'art et de sentiment
, le discours dans lequel Eve fait à son époux
l'histoire de sa naissance , et des premiers mouvemens
de son coeur. Je le rapporterai presque tout
entier , pour justifier mon admiration ; et je continuerai
de me servir , avec quelque changement ,
de la traduction de M. Dupré de Saint- Maur ,
qui est très-belle , quoiqu'elle ne soit pas toujours
exacte , et que l'harmonie du style y laisse quelque
chose à desirer .
<< Je me souviens du jour où la douce lumière
vint pour la première fois ouvrir mes yeux étonnés.
Je me trouvai mollement couchée sur un tapis de
verdure émaillé de fleurs , à l'ombre d'un bocage.
J'ignorais où j'étais , qui j'étais , d'où je venais. J'entendis
le murmure d'un ruisseau qui sortait d'une
grotte voisine . Son onde répandue formait une
plaine liquide , et sa tranquillle surface représentait
la pureté des cieux . J'y portai mes premiers
pas. Je m'inclinai sur le bord verdoyant , et je
regardai dans ce bassin clair et uni qui me semblait
un autre ciel. A l'instant où je me penchais
sur l'onde , j'aperçus une figure qui se penchait
vers moi. Je la regardai ; elle regarda . Je reculai
en tressaillant ; elle recula en tressaillant. Un charme
112 MERCURE DE FRANCE ,
secret me rapprocha ; le même charme l'attira de
nouveau, Des mouvemens de sympathie et d'amour
nous prévenaient l'une pour l'autre . Ce charmant
objet me retiendrait encore , si une voix ne
m'eût tirée de ce ravissement . « Ce que tu con-
» temples , belle créature , c'est toi- même ; avec
» toi l'image paraît et disparaît. Mais , viens , je te
» conduirai dans un lieu où une ombre vaine ne
» trompera point tes embrassemens. Tu y trouveras
» celui dont tu es l'image , tu jouiras de son
» aimable société ; il te sera inséparablement uni :
» tu lui donneras une multitude d'enfans sem-
» blables à toi , et tu seras appelée la mère des
>> hommes . >> Que pouvais-je faire ? Je suivis ,
conduite par une main invisible . Je t'aperçus à
l'ombre d'un platane . Tu me parus beau et majestueux
cependant je trouvai tà beauté moins douce
et moins attrayante que celle de l'image fugitive
que j'avais aperçue dans les ondes. Un léger saisissement
me fit reculer à ta vue ; tu m'appelas ,
tu me suivis.
« Arrête , belle Eve ! Sais-tu qui tu fuis ? c'est
» un autre toi- même ; tu es sa chair et ses os.
>> Pour te donner la vie , je t'ai prêté la substance
» la plus voisine de mon coeur , afin de t'avoir
» éternellement à mon côté . O moitié de mon
» ame ! je te cherche . Laisse - moi réclamer la
plus chère partie de moi - même . » Ta main
saisit tendrement la mienne ; je me rendis et depuis
ce temps , je vois combien la force de la sagesse
, qui seule est véritablement belle , l'emporte
sur la beauté . »
»
:
Il est aisé de voir que rien, dans la poésie ,
n'avait ce caractère avant Milton , et il est également
facile de reconnaître quelle a été la première
source de ces beautés si neuves et si touchantes . Mais
remarquons qu'un tel discours suffit pour dessiner
un
GERMINAL AN XIE
un caractère , et l'élever à la dignité
tant le style a de naturel et de vérit
l'ame , encore plus que par les action
peindre les personnages de l'épopée et are
gédie or , l'ame s'exprimepar le discours :
et Didon agissent peu , ou même n'agissent point
du tout . Ce qui fait la force et la beauté de leur
caractère , c'est la manière dont le poète a approfondi
et exprimé les passions de leur ame. Il m'a
toujours paru inconcevable que l'auteur de la
Henriade ait imaginé de peindre les amours de
son héros sans lui faire prononcer la moindre
parole , et en se réduisant aux caresses muettes et
aux ardeurs grossières de la brute :
D'Estrée à son amant prodiguait ses appas ,
Il languissait près d'elle , il brûlait dans ses bras , etc.
Voilà tout ce que ce grand poète a inventé pour
peindre un amour qui , sans doute , était une faiblesse
, mais qui , après tout , ne devait pas dégrader
son héros : et qu'y a- t-il de plus avillissant qu'un
amour sans ame , où l'homme , dépouillé de la
parole et de l'expression du sentiment , n'a plus
rien qui le distingue de l'animal ? La plupart des
critiques n'ont pas paru sentir combien ce manque
de délicatesse était révoltant. Et lorsque M. de
La Harpe avance que Boileau n'eût
pas été
capable de faire ce neuvième chant de la Henriade ,
il dit une chose bien plus vraie qu'il ne pensait.
Le Tasse est fort inférieur à Milton pour l'éloquence
, pour la profondeur des idées et des sentimens
; mais il rachète cette infériorité par le grand
intérêt et la vivacité de l'action , ce qui est le côté
faible de Milton , ou plutôt celui de son sujet :
car la plus grande partie de son poëme se passe
dans le monde des Esprits. Le premier état d'Adam
et d'Eve les rapproche des pures intelligences.
H
114 MERCURE DE FRANCE ,
Leurs caractères sont beaux , mais tranquilles.
Celui de Satan se trouve resserré dès le quatrième
livre , dans un plan de séduction et d'artifice qui
ne demande pas beaucoup de mouvement. Déguisé
dans la foule des animaux qui se jouent aux
pieds de leurs maitres , il se contente de les observer
; il est témoin de leurs plaisirs , il épie le secret
de leur faiblesse. Cependant , vers la fin de ce quatrième
chant , il reprend un rôle plus actif. Malgré
son déguisement , il est découvert par les Anges
qui veillent à la défense du jardin ; et au moment
où l'un d'eux le touche de sa lance , il recouvre
subitement sa première forme , d'une manière qui
fait frémir. Il est interrogé par le chef des gardes
angéliques. Ses réponses montrent son caractère
dans un jour nouveau , qui me paraît admirable .
C'est même un défaut qu'elles soient si belles , car
elles mettent de son côté une sorte de raison et de
force d'esprit , et la mauvaise cause paraît plaidée
plus éloquemment que la bonne. Mais Satan avait
dans le Ciel la réputation d'un Esprit supérieur ,
et le poète lui a conservé cette supériorité dans
son malheur. Il s'en sert pour braver ses ennemis
avec une hauteur tranquille , qui paraît n'admettre
aucune crainte. Lorsqu'un des princes de l'armée
céleste lui demande , avec menace , pourquoi
il a quitté les Enfers , il lui répond sans s'émouvoir
: « Gabriel , tu passais dans le Ciel pour un
» Esprit sage ; je t'estimais tel , mais ta question
» m'en fait douter. Tes propos inconsidérés font
» bien voir que tu n'as point l'expérience , suite
» des dures entreprises et des mauvais succès. »
C'est un étrange raffinement que de tirer vanité
même de sa chute. En général , ses réparties sont
plus vives et plus fortes que celles de ses adversaires
; et , dans les idées ordinaires , son rôle est le
plus brillant du poëme . Après ses bravades , il
>>
GERMINAL AN XII. 115
s'apprête au combat d'une manière formidable.
« Il se présente , dit Milton , comme le Pic de
» Ténériffe ou le mont Atlas . Sa taille s'élève jusqu'aux
nues : l'horreur elle- même forme le pa-
» nache de son casque . »
Like Tenerif or Atlas , unremoved :
His stature reached the sky , and on his crest
Sat horror plum'd.
Mais , par respect pour le séjour de l'homme ,
cette horrible affaire se décide comme dans l'Iliade.
Les deux partis sont pesés dans les balances
d'or de l'Eternel. Satan lève les yeux , lit son arrêt
dans le signe céleste , et cède à son mauvais destin .
CH. D.
Harangue de Péricles , ou Oraison funèbre des Athéniens
morts dans les combats , avec le texte grec , la traduction
et des notes critiques , et autres extraits de Thucydide ,
pour servir de suite à la quatrième partie du Cours grec ,
etc.; par J. B. Gail , professeur de littérature grecque
au collège de France . Brochure in - 8° . Prix : 1 fr. , et i fr .
25 cent . par la poste . A Paris , chez l'auteur , place
Cambray ; et chez le Normant , imprimeur- libraire , rue
des Prêtres S. Germ . -l'Auxer. , nº. 42 .
Je ne laisserai pas échapper l'occasion qui se présente si
naturellement de discuter ici un point de critique littéraire
assez intéressant .
été
M. Vigée , professeur de littérature à l'Athénée de Paris ,
semble croire que cette Oraison funèbre est réellement l'ouvrage
de Périclès ( 1 ). Je pense au contraire qu'elle
composée par Thucydide , ainsi que tous les autres discours
insérés dans son histoire. L'opinion adoptée par M. Vigée
est en contradiction avec le témoignage de toute l'antiquité ,
( 1 ) Journ. des Débats , 16 janv . 1804.
2
116 MERCURE DE FRANCE ,
"
et je tâcherai de la combattre par des raisons auxquelles il
n'y ait point de solide réponse,
;)
•
Il faut d'abord se souvenir d'un passage de Thucydide
extrêmement remarquable , et qui peut jeter un très-grand
jour sur la question qui nous occupe. Le voici , d'après
l'inélégante traduction de M , Lévêques : «Rendre de mémoire ,
» dans les termes précis , les discours qui furent tenus
» lorsqu'on te préparait à la guerre , ou pendant sa durée
» c'est ce qui était difficile pour moi-même quand je les
» avais entendus, et pour ceux qui m'en rendaient compte,
» de quelque part qu'ils les eussent appris . Je les ai rap-
» portés , comme il m'a semblé que les orateurs devaient
>> aur-tout avoir parlé dans les circonstances où ils se trou-
» vaient , me tenant toujours , pour le fond des pensées ,
» le plus près qu'il était possible de ce qui avait été dit en
» effet » ( 1 ) , Il résulte de cet aveu , que le discours de Périclès
n'a pas été rapporté par Thucydide tel qu'il avait été prononcé
, Il est même vraisemblable qu'il ne s'est pas tenu
très-près dufond des pensées : car Aristote cite de cette Oraison
funèbre, une phrase dont il n'y a pas la moindre trace dans
Thucydide , Elle était pourtant assez brillante pour mériter
d'être conservée. « Périclès , dit le philosophe (2 ) , compare
» Athènes privée de ses jeunes citoyens, à l'année dépouillée
» de son printemps ».Une autre preuve que M.Vigée ne peut
refuser d'admettre , me sera fournie par le Ménexène de
Platon , Le discours que prononça Périclès , était de la composition
d'Aspasie (3). Or , puisque ce discours d'Aspasie ,
récité par Socrate dans le Ménexène , n'a pas la moindre
ressemblance , ni pour les idées , ni pour le style , avec celui
de Thucydide , il s'ensuit de toute nécessité que cet historien
n'a rapporté ni en entier , ni par extrait , la Harangue prononcée
par Périclès , mais en a composé une toute nouvelle
sur le même sujet , Cat argument est sans réplique pour
( 1 ) Thucyd. 1 , 22 .
(2) Rhetor, I , c . 7 , vers la fin.
(3) Menex , c . 4 , p . 23 , édit. Gollleber.
GERMINAL AN XII. 117
M. Vigée , puisqu'il a prétendu , et même avec une toat
grande vivacité , que le discours d'Aspasie était veriblement
de cette courtisane. Mais je renonce à ce moyen ;
car je me propose de prouver tout- à - l'heure à M. Vigée ,
que son excessive galanterie l'a induit en erreur ; que le discours
d'Aspasie est de Platon , et que M. Coupé , dont il
paraît avoir adopté les opinions , n'était pas le meilleur
guide qu'il pût choisir.
Tout ce qu'il est possible d'accorder , c'est que Thecydide
a peut-être donné place , dans sa Harangue , à quelques
idées de Périclès , dont il aura gardé le souvenir , si par
hasard il assista lui- même à la cérémonie funèbre , ou qui
lui auront été rapportées par ceux qui s'y étaient trouvés ;
car il ne peut avoir eu sous les yeux d'exemplaire de ce discours.
On sait que Périclès n'a rien laissé par écrit. Plutarque
le dit formellement dans la vie de cet homme d'état : « Toute-
» fois il n'est rien demouré de ses oeuvres par écrit , si ce ne
» sont quelques édits qu'il mit en avant . » Il est bien vrai
que Cicéron parle de discours de Périclès et d'Alcibiade qui
subsistaient encore de son temps ( 1 ) ; mais l'autorité de
Plutarque me paraît ici beaucoup plus grande ; et d'ailleurs
Quintilien , critique habile et judicieux , a rejeté ces discours
comme apocryphes (2) ; voici le passage : « Gicéron ,
» dans son Brutus , ne trouve rien d'écrit qui ait les vraies
» beautés de l'éloquence avant Périclès , dont on dit qu'il se
» voit quelques pièces sous son nom . Pour moi , je ne vois
» rien dans ces pièces qui soit digne de la réputation d'un
» si grand orateur : c'est pourquoi je ne m'étonne pas qu'il
» y ait des gens qui aiment mieux croire que Périclès n'a
» point écrit , et que les ouvrages qui portent son nom
» sont des ouvrages supposés (3) . » Quant à la phrase rapportée
par Aristote , comme je ne peux croire que ce grand
critique ait pris pour authentiques ces recueils de discours
, (1 ) De Oratore , II 22 .
(2) Instit. III. 1 , p. 214. Burm .
(3 ) Trad . de Gédoya .
Brus. c . 11 .
5
118 MERCURE DE FRANCE .
pseudonymes , j'aime mieux penser que la tradition avait
perpétué dans les écoles le souvenir de cette comparaison
brillante de la jeunesse et du printemps .
Enfin , je ne vois pas que les anciens aient jamais pensé
que ce discours fût réellement celui de Périclès . Denys
d'Halicarnasse , littérateur fort instruit , cite ( 1 ) Thucydide
dans l'Oraisonfunèbre . Synésius ( 2) dit en termes formels :
l'Oraisonfunèbre de Périclès par Thucydide. Denys d'Halicarnasse
(5) va même jusqu'à croire que tout ce récit de la
cérémonie funéraire est de l'invention de l'historien . Enfin ,
je ne connais aucun moderne vraiment instruit , qui ait ,
⚫ avant M. Vigée , énoncé l'opinion qu'il soutient ; et d'ailleurs
tons ces témoignages nous manqueraient , qu'il suffirait
d'examiner le style de cette Harangue , pour y reconnaître
la manière de Thucydide. Il ne fut jamais plus lui-même ;
dur , sec , concis jusqu'à l'obscurité , il donne quelquefois
une grande pompe à ses mots , presque jamais de mouvement
à ses pensées . Certes , si c'est ainsi que parlait Périclès ,
il faut s'étonner des éloges que lui a prodigués l'antiquité .
Aristophane (4) disait qu'il tonnait , qu'il lançait des
éclairs , qu'il bouleversait la Grèce , Eupolis , que la
·Persuasion était assise sur ses lèvres , et que seul de tous
les orateurs il laissait l'aiguillon dans l'ame des auditeurs
(5) . Ces grands effets de l'éloquence publique ne
peuvent être produits par un style concis , obscur , pénible
, tel que celui de la Harangue de Thucydide. Cicéron ,
jugɛ irrécusable en ces matières , dit : ( 6) « que l'obscurité
( 1 ) De Lys. t. 5 , p. 459 , édit. Reisk. et p. 849 de Thucyd . Jud.
(2) In Dione . p . 37. D.
(3) T. 6 , p. 851 , et la note de M. Gottleber , préface de la Har .
de Périclès.
(4) Acharn . 529.
(5) Ap . Ciceron , orat. c . 9. Pl . I , ép.'20 . Scholiast. ad Aristoph .
1. cit. Voyez la note de Toup sur Longin , parag. 35 , p . 351 .
(6) Ciceron , rat . , p. 249. Edit . Paris . fol . 1577 .
GERMINAL AN XII. 119
» affectée par Thucydide est le plus grand défaut que
>> puisse avoir l'orateur civil ; qu'aucun orateur grec n'a
>> rien emprunté de cet historien ; qu'il est admirable pour
» les récits , mais que jamais on ne l'a compté parmi les
» maîtres de l'éloquence . » Qui croira maintenant , comme
M. Vigée vou rait nous le persuader , que Thucydide ait
conservé le discours de l'éloquent Périclès , et que même
son discours soit digne de ce grand orateur ? Il est digne de
Thucydide.
.
1
Il me sera encore plus facile de prouver que
l'Oraison
funèbre que Socrate récite dans le Ménexène , et qu'il attribue
à la courtisane Aspasie , est toute entière de la composition
de Platon . M. Vigée prétend que des dé'racteurs ont cru
voir le philosophie derrière la courtisane ( ce sont ses
propres expressions ) ( 1 ) , mais qu'A spasie a vraiment composé
ce discours , quoi qu'en puissent dire quelques horames
jaloux de la gloire des femmes . Et comment en douter ,
puisque Platon le dit ? M. Coupé , auteur de recherches sur
les panégyriques -des anciens et des modernes , n'élève pas le
moindre doute sur l'authenticité du discours ; il en rapporte
un morceau , qu'il traduit avec son talent accoutumé , et
finit par cette phrase remarquable ( 2 ) : « Je croirais faire
>> tort au bon goût de mes lecteurs , si je m'amusais à leur
>> faire sentir le mérite de cet échantillou de l'étonnante
Aspasie . » Voilà la source où a puisé M. Vigée , qui ne
prend pas ce qu'il dit des anciens grecs dans leurs ouvrages ,
qu'il ne paraît pas avoir lus avec beaucoup d'attention ?
mais dans les compilations de quelques modernes qu'il consulte
à la hâte , et sans choix.
Je suis étonné que M. Vigée, que M. Coupé , sur-tout, n'ait
pas vu que ce discours d'Aspasie est une fiction , comme il y
en a tant d'autres dans Platon . Ont-ils oublié qu'il introduit
perpétuellement dans ses dialogues des personnages qui n'ont
( 1) Journal des Débats 16 Janvier 1804.
(2 ) Spicil. t. I , p. 77.
"
120 MERCURE DE FRANCE ,
jamais tenu les discours qu'il leur prête , qui même n'ont
pu les tenir ; qu'il réunit quelquefois des interlocuteurs qui
n'appartiennent pas aux mêmes époques , et leur donne des
opinions diamétralement opposées à leurs opinions connues?
Dans le Ménexène , il fait réciter à Socrate une oraison
funèbre où il est question d'événemens arrivés long-temps
après sa mort ( 1 ) . Ces libertés étaient permises aux écrivains
de dialogues. Cicéron rendant compte à Varron d'un dialogue
philosophique où il lui avait donné un rôle, lui dit (2) :
« Vous serez , je pense , bien étonné de lire une conver
» sation que nous n'avons jamais eue ; mais vous connaissez
» l'usage du dialogue. » La fin même du Ménexène prouve
que Platon ne voulait pas que quelques personnes peu instruites
s'avisassent de croire trop sérieusement à sa fausse
Aspasie. Je traduirai tout le passage , parce qu'il sera utile
à cette discussion , et , si je ne me trompe , agréable à lire .
« SOCRATE . Voilà , Ménexène , le discours d'Aspasie de
» Milet.
» MÉNEXÈNE . Par Jupiter ! Socrate , c'est une heureuse
» personne qu'Aspasie , si , femme , elle est capable de
» composer de pareils discours.
» SOCR. Mais pour peu que vous doutiez , suivez-
» moi , et vous l'entendrez parler.
>> MÉNEX. Je me suis plus d'une fois , Socrate , trouvé
avec Aspasie , et je sais de quoi elle est capable.
» SOCR. Eh bien ! Ne l'admirez -vous pas ? ne la re-
» merciez-vous pas de ce discours ?
>> MÉNEX. Oh oui ! Socrate ; je remercie beaucoup de
> ce discours celle , ou celui , quel qu'il soit , qui vous l'a
» récité , et avant tous les autres , je remercie sur- tout
» celui qui me l'a répété..... »
Il est aisé de voir que cette dernière phrase est une
petite précaution que Platon prenait d'avance contre
(1) Gottieber , Disputat . de Ménex. , p . 7 .
(2) Epist. famil. IX , 8 .
GERMINAL AN XII. 121
messieurs Vigée et Coupé . A ce témoignage indirect de
Platon , se joignent les témoignages formels de toute l'antiquité.
Denys d'Halicarnasse , qui a critiqué ce discours
avec beaucoup d'acharnement et de partialité , attaque
perpétuellement Platon , et jamais son personnage d'Aspasie
: enfin , Athénée , Synésius , Aristote , Longin ,
Aristide, le citent constamment sous le nom du philosophe.
Je ne rapporte pas leurs passages ; mais on les trouvera
indiqués dans la première note de la bonne édition que
M. Gottleber a donnée du Ménexène . Les recherches de
ce savant critique m'ont été fort utiles dans toute cette
discussion ; c'est un aveu que je fais , et par esprit de jusfice
et par reconnaissance.
Il me reste maintenant à rendre compte de la traduction
que M. Gail vient de publier , de cette Harangue
de Thucydide , attribuée si mal- à- propos à Périclès , par
le savant professeur de l'Athénée.
:
M. Gail voulant faire connaître l'éloquence de Thucydide
, n'en pouvait choisir un exemple plus remarquable .
Cette Oraison funèbre est sans contredit le plus beau discours
de cet historien. Les parties en sont distribuées
avec art ; les pensées en sont ingénieuses ; le style est élégant
, et s'élève même quelquefois jusqu'au ton de la
poésie ; mais , il faut l'avouer , il a le défaut ordinaire dest
discours de Thucydide son extrême concision jette sur
quelques passages une telle obscurité , qu'il est à- peu-près
impossible de les expliquer parfaitement. Il y a déjà longtemps
que Cicéron se plaignait de cette excessive obscurité
( 1 ) : Ipsa ille conciones ita multas habent obscuras
abditasque sententias, vix ut intelligantur. « Il y a dans ces
» harangues tant de pensées obscures et cachées , qu'on a
» bien de la peine à les entendre . » Cet aveu de Cicéron
doit rendre les critiques modernes fort indulgens sur les
fautes contre le sens qu'ils peuvent observer dans les traducteurs
de Thucydide.
(1) Orator, p. 249. Edit . 1577.
122 MERCURE
DE FRANCE ,
&
1
;
M, Gail avait à lutter contre un rival redoutable . M. de
Noé , évêque de Lescar , qui s'est fait , vers la fin du dernier
siècle , une grande réputation d'éloquence , a composé
une traduction de cette Oraison funèbre , et l'abbé
Auger l'a insérée dans son recueil de Harangues tirées
des Histori ns grecs. Le nom de M. de Lescar n'y est pas ,
mais on sait qu'elle est de lui .
J'avais d'abord pensé à établir une comparaison entre
ces deux écrivains ; mais n'ayant pu me procurer la traduction
de M. de Lescar , je me bornerai à citer un fragment
de celle de M. Gail ; je choisirai l'exorde même du
discours :
<< Plusieurs des orateurs que vous venez d'entendre à
» cette tribune , n'ont pas manqué de préconiser le légis-
>> lateur qui , en consacrant l'ancienne loi sur la sépulture
» des citoyens moissonnés dans les combats , crut devoir
» y ajouter celle de prononcer leur éloge . Sans doute ils
>> pensaient que c'est une belle institution de louer en
>> public les héros morts pour la patrie. Pour moi , plutôt
» que de compromettre la gloire d'une foule de guerriers ,
» en la faisant dépendre du plus ou du moins de talent
>> d'un seul orateur , je croirais suffisant de décerner
» aux citoyens que des vertus réelles ont rendus recom-
» mandables, des honneurs effectifs et pareils à ceux dont
» la république accompagne cette pompe funèbre. Com-
>> ment en effet garder un juste milieu en louant des actions
» sur la vérité desquelles il est difficile d'établir une opi-
>> nion constante ? Les auditeurs sont - ils instruits des
>> faits , ou disposés à les croire ? l'orateur ne remplit
>> jamais leur attente. Les faits leur paraissent- ils nou-
>> veaux ou supérieurs à l'idée qu'ils ont de leurs propres
» forces ? l'envie leur dit que la louange est exagérée .
» L'homme supporte l'éloge de la vertu d'autrui , tant
>> qu'il se croit au niveau des belles actions qu'il entend
>> raconter ; est-il , par le récit , convaincu de sa faiblesse ?
» envieux , il devient aussitôt incrédule : mais puisque
» cette institution est consacrée par l'approbation de
GERMINAL AN XII. 123
»> nos ancêtres , m'y conformer est un devoir que je vais
» m'efforcer de remplir , en me rapprochant autant
qu'il me sera possible des dispositions de chacun de
» vous. >>
En comparant sévèrement cette traduction avec le
grec , peut - être trouverait-on que la précision de
l'original a souvent disparu ; mais ceux qui feraient
cette remarque facile , seraient , je pense , fort embarrassés
s'ils avaient à traduire un écrivain aussi difficile
que Thucydide.
seur,
>>>
que
7:30
J'aurais plus d'un doute à proposer au savant professur
quelques phrases de ce morceau . Je me bornerai
à cette traduction : il traduit ces mots de la première
ligne , οἱ μὲν πολλοὶ τῶν ἐνθάδε ἤδη ειρηκότων... , par : « Plu-
» sieurs des orateurs que vous venez d'entendre à cette '
>> tribune >> . Et il cherche à justifier cette interprétation
, dont il a bien senti le défaut , par l'explication
que voici : « Avant Périclès , plusieurs orateurs
» avaient célébré la gloire des guerriers ; je crois en
» voir la preuve dans espnxolov . Si notre auteur eût
» employé l'aoriste qui n'exprime que le fait de l'action ,
le moment où elle passe, sans rapport essentiel à au-
» cune époque déterminée , j'aurais traduit avec un savant :
» Les orateurs qui parlent ou qui ont coutume de parler
» dans les mêmes circonstances ; mais en traduisant ainsi ,
» j'aurais effacé la trace d'un usage exprimé par εipolv
» que nous appellerons un présent parfait . L'état ne dési-
» gnait qu'un seul orateur ; mais probablement on aimait
» à voir d'autres citoyens encore s'empresser de préluder
» à la reconnaissance publique . Il n'est personne , dit Lysias,
>> dans son Oraison funèbre des guerriers morts en secou-
>> rant les Corinthiens ; il n'est personne qui ne soit in-
» téressé à la gloire de cos illustres Athéniens ; qui , dans
» la circonstance présente , ne doive les préconiser , soit
>> en vers , soit en prose. >>
Ces subtilités sur le présent parfait me semblent de peu
124 MERCURE DE FRANCE
de valeur , et le passage de Lysias ne prouve point du tout
ce que M. Gail veut lui faire prouver. Il fallait traduire ,
i je ne me trompe : « Plusieurs des orateurs qui ont
» déjà parlé . » Il n'est pas du tout question des orateurs
qui , le même jour , avaient parlé avant Périclès
sur le même sujet : il s'agit de ceux qui , depuis l'ins
titution de ces cérémonies funèbres en l'honneur des guera
riers morts dans les combats , avaient été chargés par l'état
de prononcer leur oraison funèbre. Il n'était permis
de prononcer cet éloge public , qu'à l'orateur choisi
par le peuple ( 1 ) . D'où il suit évidemment que Périclès
n'a pas pu dire à ses auditeurs : « Plusieurs des orateurs
» que vous venez d'entendre à cette tribune >> puisque
personne avant lui n'avait eu le droit de prononcer l'éloge
public des citoyens morts dans la première campagne
de la guerre du Péloponèse . Tout ce qui résulte du passage
de Lysias , où M. Gail a cru trouver un appui à son opi
nion , c'est qu'il était permis , à qui le jugeait à propos ,
de publier des vers et de la prose en l'honneur de ces nobles
victimes ; mais il n'est pas juste d'en conclure qu'il n'était
personne qui ne dût monter à la tribune du Céramique ,
et prononcer publiquement leur éloge .
-
M. Gail a joint à ce discours le récit admirable de la
peste d'Athènes. Thucydide , très grand écrivain dans
les récits , est peut -être dans ce morceau supérieur à
lui -même. M. Gail ne l'a point traduit , mais il l'a accompagné
de notes explicatives étendues , et qui pourront
être utilement consultées par les jeunes gens , aux études
desquels cet ouvrage est particulièrement consacré .
Ω .
(1 ) Gottleh. ad Ménes . , p. 16.
OEuvres
GERMINAL AN XII
REP.
FKA
Euvres choisies de l'abbé de Saint- Real , pany
des Essarts . Deux vol . in - 12 . Prix : 4 fr . , ett fr . To e..
par la poste. A Paris , chez l'Auteur , rue duTheatre-
Français , n . 9 , près la place de l'Odéon ; e chez le
Normant, libraire , rue des Prêtres Saint- Germain
l'Auxerrois , nº. 42.
E
Les deux principaux ouvrages que l'éditeur a choisis
dans la volumineuse collection de Saint Réal , sont la
Conjuration des Espagnols contre Venise , et celle des
Gracques.
Je ne sais si l'on peut dire que les Gracques , sur - tout
l'aîné , bien plus modéré que son frère , aient été de véri-'
tables conjurés . L'antiquité en général s'est élevée contr'eux
; Juvénal les a flétris du nom de séditieux .
Quis tulerit Gracchos de seditione querentes ?
Caïus , aigri par la mort violente de son frère , plus imp ' .
tueux d'ailleurs , ou moins dissimulé que lui , alla plus viteet
plus loin que Tibérius , et fut tout au moins un tribun
turbulent ; mais il n'est pas bien démontré que l'aîné des
Gracques , en demandant l'exécution de la loi agraire ,
n'eût pas des intentions pures et patriotiques. Il dut penser
que si des particuliers continuaient à reculer sans cesse les
limites de leurs vastes domaines , il était impossible que
le régime républicain , fondé nécessairement sur la base
de l'égalité , subsistat long - temps . L'exécution de la loi
Licinia l'eût certainement raffermie , et eût prolongé son
existence . Cette loi n'ordonnait pas un partage égal des
terres , qui ne peut avoir lieu que dans les sociétés naissantes
, ou par l'effet de la violence , comme au temps
de Lycurgue ; mais elle défendait d'en posséder plus de
cinq cents arpens . Il est vrai qu'il étoit difficile de ramener
à l'exécution d'une loi tombée en désuétude . Cependant
, d'un autre côté , le ressort des républiques , si l'on
peut parler ainsi , ne peut être remonté que par des
moyens qui fassent disparaître les trop grandes inégalités .
Cicéron , il faut l'avouer , condamne ouvertement les
Gracques. L'abbé de Mably , dont les idées étaient répu
blicaines , s'est déclaré contre ces tribuns . Néanmoins ,
il leur reste encore des partisans ; et quand on a lu cans
partialité l'histoire de cette grande querelle des pauvres
et des riches , on ne peut s'empêcher de dire :
Iliaços intra muros peccatur et extra .
·
I
126 MERCURE DE FRANCE ,
"
Si les premiers conspirèrent quelquefois contre la richesse
, les autres , par ieurs usures meurtrières , n'étaientils
pas dans un état permanent de conspiration contre la
pauvreté ? Enfin la loi Licinia ne passa point , et la république
n'en fut pas moins renversée , après d'horribles
convulsions. Si les Gracques étoient parvenus à ressusciter
cette loi , Rome n'eût pas renfermé dans son sein
tant de germes de corruption ; elle n'ût pas compté plus
d'un citoyen assez riche pour acheter la capitale de l'uni-,
vers ; sa constitution n'aurait sûrement pas été plus tôt détruite
elle l'eût été peut-être beaucoup plus tard. I est
donc douteux que les Gracques se soient rendus coupables
d'une conjuration , du moins dans le principe ; car il est
certain que Caïus , entraîné par son caractère et par les
circonstances où l'avait placé son système de popularité ,
finit par usurper une sorte de puissance despotique.
:
La conjuration des Espagno's contre Venise , si l'on en
croit M. Suard , a encore bien moins de réalité L'éditeur
des OEuvres choisies a eu le bon esprit d'omettre la préface
, où M. Suard nie cette réalité , et qui détruit le peu
d'intérêt que présente ce morceau d'histoire , beaucoup
trop vanté. En effet , comment s'intéresser au développement
d'une conjuration qu'on nous dit d'abord n'avoir jainais
existé , tandis que nous serions assez indifférens sur
l'issue d'un complot réel qui aurait menacé l'existence
d'une petite république aujourd'hui anéantie ? Au reste ,
si ce complot est véritable , c'est bien une des plus indignes
trames , des plus atroces perfidies dont l'histoire fasse
inention . Il est impossible de voir , sans en être révolté ,
un ambassadeur combiner froidement la subversion d'un
état auprès duquel il exerce un ministère pacifique . La
narration de cet événement , vrai ou supposé , est agréable
ei rapide. Il ne faut pas cependant juger de ce petit ouvrage
par sa réputation , et croire , sur parole , que ce soit
le pendant de la conjuration de Catilina . J'ai remarqué ,
à la vérité , dans le portrait du marquis de Bedmar , cet .
ambassadeur incendiaire , un trait qui ne serait peut- être
indigne ni de Salluste , ni de Tacite. L'auteur dit « qu'il
>> observait exactement les différences et les ressemblances
» des affaires , et combien ce qu'elles ont de différent
» change ce qu'elles ont de semblable. » Mais ces traits
ne sont pas fort communs dans cet ouvrage . Saint- Réal a,
plus d'agrément , de netteté , d'élégance , que de profondeur.-
J'ai trouvé avec plaisir , dans ce recueil , la vie de la
célèbre Octavie , l'une des femmes les plus accomplies qui
GERMINAL AN XII. 127
aient pu exister ; car l'imagination même ne va point au-delà
d'une si étonnante perfection . Si l'anachronisme n'était pas
trop fort , je dirais que c'est le Grandisson du beau sexe..
Le peintre est ici demeuré au- dessous du modèle : c'est sa
faute s'il n'intéresse pas davantage . En traçant son tableau ,
il ne s'est pas assez occupé de la figure principale : il n'eût
dù montrer Octave , Antoine et Cléopâtre , qu'autant qu'il
eût été nécessaire pour faire ressortir Octavie .
Les historiens la représentent comme la plus belle per-.
sonne qui fût à Rome : ils ajoutent que la douceur , la
modestie et les graces les plus touchantes s'unissaient à
l'éclat de sa beauté ; qu'elle ne connut et ne suivit jamais
d'autre règle que celle du devoir et de la décence , et fut
toujours pure dans le siècle de la plus profonde corrup-.
tion , comme un lis qui s'élève au - dessus , de la fange..
Dans un age encore tendre , elie arracha des infortunés à
la proscription , et se jetait entre les victimes et les triumvirs.
Qu'ils étaient vils et petits , ces colosses de puissance ,
auprès de cette femme céleste ! Octave se laissa souvent
désarmer, à la voix d'une soeur qu'il était forcé d'estimer ,
et qui lui inspirait toute l'affection dont un ambitieux est
capable . Epouse de Marcellus , elle vécut avec lui dans la
plus tendre union. Elle en eut deux filles , et portait dans
son sein ce fils tant pleure par elle dans la suite , lorsqu'elle
perdit son époux . Elle sentit vivement cette perte ,
qu'elle supporta sans ostentation et sans faiblesse. Son
frère desirait qu'elle épousât Antoine : elle eût préféré In
retraite et le veuvage. Antoine n'avait pas un caractère qui
pût promettre à Octavie quelque douceur dans cette union ,
déjà même il était subjugué par les charmes et les artifices
de Cléopâtre. Elle immola toutes ses répugnances au salut
de la patrie, et consentit à devenir un lien de concorde entre
les deux triumvirs . Voyant son frère et son époux prêtsà
se brouiller , elle entraîna le dernier à Athènes , où elle
ravit par la justesse de son esprit et la délicatesse de , son:
gout les bommages d'un peuple connaisseur. Son triomphe
le plus flatteur, fut la conduite d'Artoine , qui , naturellement
volage , et emporté dans ses plaisirs jusqu'à la
grossièreté , vécut tout un hiver comme s'il avoit constamment
fait profession de , la sagesse la plus épurée , et
fréquenté le portique . Les deux triumvirs s'étant brouillés ,
Octavie court vers son frère , ménage entre les deux rivaux
une entrevue , les réconcilie si bien , qu'ils couchent .
alternativement l'un ch z l'autre , sans défiance , sans
gardes , et se donnent réciproquement des troupes et des
9.
241
•
2
128 MERCURE DE FRANCE ,
vaisseaux. Ce fut là le terme des beaux jours d'Octavie :
on ne la verra plus qu'aux prises avec l'infortune , mais
toujours plus grande que ses malheurs , les plus grands
cependant qui puissent affliger une épouse et une nière .
Antoine s'étant laissé de nouveau ensorceler par Cléopâtre
, l'indulgente Octavie parla toujours de son asservissement
comme d'une faiblesse excusable dans un homine
aussi susceptible des impressions de l'amour. Les Romains ,
indignés de son esclavage , plus indignés encore du présent
qu'il avait fait à sa maîtresse , de plusieurs provinces
romaines , aigrissaient Octave contre lui , et demandaient
vengeance : la seule Octavie veillait sur ses intérêts , retenait
le bras de son frère. Apprenant que son époux avait
fait une campagne malheureuse contre les Parthes , et
qu'il avait besoin de secours de divers genres , au risque
d'exposer son amour-propre et sa gloire par une triste oncurrence
avec une rivale artificieuse , et sans songer aux périls
de la mer, elle s'embarque et se fait accompagner de plusieurs
vaisseaux chargés de richesses , de vivres et de
troupes . Son indigne époux , par les ordres de Cléopâtre ,
lui fait dire de ne pas avancer au - delà d'Athènes , et de
l'y attendre . Elle reçoit cette nouvelle en public , sans
laisser apercevoir son émotion , et , sans témoigner le
moindre ressentiment , lui mande qu'elle le prie de lui
faire savoir où il veut qu'elle envoie ce qu'elle auroit
voulu lui offrir elle- même. Cette générosité fait sur lui
quelque impression : Cléopâtre , pour la dissiper , entraîne
son amant en Egypte. Octavie l'attendait vainement dans
Athènes , où elle n'apprenait que les détails du triomphe
d'une indigne rivale , et les extravagances d'Antoine .
Lorsqu'elle fut retournée à Rome , son frère exigea
qu'elle quittât la maison de son mari : elle n'y voulut
jamais consentir , et continua de veiller à l'éducation des
enfans de Fulvie , première femme d'Antoine , avec autant
de zèle que s'ils eussent été les siens ; et lorsqu'il
arrivait des officiers de la part d'Antoine , pour solliciter
quelque grace près du sénat , elle les appuyait de tout son
crédit , sollicitant en leur faveur , et les sénateurs et son
frère. Antoine l'ayant répudiée et chassée de sa maison ,
elle en sortit baignée de larmes qu'elle répandait , non sur
son sort , mais sur celui de la république , dont elle prévoyait
les déchiremens ; sur celui d'Antoine , dont elle déplorait
la folie . Elle emmena les enfans de Fulvie avec les
Biens , et alla attendre les arrêts de la destinée , sans savoir
quels voeux elle pouvait former dans une circonstance où
GERMINAL AN XII.
129
son frère allait combattre son époux . Elle essaya cependant
encore une fois de rompre l'enchantement d'Antoine
en lui envoyant un de ses amis qui lui promit qu'il obtiendrait
d'Octave l'empire de l'Orient , s'il voulait renoncer
à Cléopâtre , et se reconcilier de bonne foi avec son beaufrère.
Mais il n'écouta rien , céda la victoire à son rival ,
pour courir sur les mers après Cléopâtre, et mourir dans ses
bras en Egypte.
Octavie remplit les devoirs funèbres à l'égard d'un
vaillant guerrier à qui le sort l'avait associée , honora sa
mémoire par l'appareil d'un grand deuil , et elle n'affecta
point une douleur que ne pouvait lui inspirer la perte
d'un homme dont la vie et la mort avaient été pour elle une
suite presque non interrompue d'outrages. Ne prenant
plus aucune part aux affaires politiques , elle ne s'occupa
que des enfans qu'elle avait eus de ses deux
maris , et ses soins s'étendirent sur ceux même que
Céopâtre avait donnés à Antoine . Son fils Marcellus ,
digne en tout de sa mère , destiné à l'empire du monde ,
aloré des Romains , lui est ravi à la fleur de son âge.
Octavie n'afficha point un barbare stoïcisme ; elle n'affichait
rien elle fut inconsolable , ne voulut pas même
souffrir qu'on essayât de la consoler , ne fit aucun effort
pour retenir ses larmes qui coulèrent le reste de sa vie ,
presque aussi abondamment que le premier jour de sa dernière
infortune. Elle ne voulut avoir aucun portrait de son
fils , ni souffrir qu'on lui en parlât. Un jour Auguste la
prie d'assister à la lecture du sixième livre de l'Enéide.
Le poéte , comne on sait , y peint la descente d'Enée aux
Enfers . Anchise fait passer devant son fils une suite de
Romains les plus célèbres Parmi eux on distingue Ma: -
cellus , le vainqueur des Romains et des Gaulois . Il est accompagné
d'un beau jeune homme couvert d'armes écla
tantes , marchant d'un air triste et les yeux baissés . Enée
paraît surpris de son extrême ressemblance avee le héros
qu'il suit , et sur tout d'une ombre fatale qui voltige autour
de sa tête . Anchise , avec un torrent de larmes , lui
explique la destinée de ce jeune prince , que le ciel ne
fera que montrer à l'univers , de crainte que Rome ne
fit trop fière de posséder long-temps un don si précieux .
Il annonce les cris douloureux qui troubleront à sa mort le
Champ-de-Mars et les rives du Tibre , prononce enfin ce
nom fatal et chéri : Tu Marcellus eris . Octavie , à ces
mots , tombe évanouic . Quand elle eut repris ses sens
3
130 MERCURE DE FRANCE ,
que
·
veuve de
elle ne voulut plus rien entendre . Ce fut la dernière fois
le nom de son fils frappa ses oreilles .
Auguste n'avait d'autre enfant que Julie ,
Marcellus. Comme après la mort de celui - ci il destinait
l'empire à Agrippa , et qu'il lui eût été dur d'en écarter
Julie , pour se prêter à ses vues et au bien public , Octavie ,
immola encore ses plus chères affections . Elle voulut
qu'Agrippa , qui était son gendre , répudiât Marcella , sa
fille , afin qu'il pût épouser Julie , et elle donna cette fille
au jeune Antoine , fils de Fulvie . On ne peut pas plus loin
pousser le désintéressement. Cette femme semble avoir
été au dessus des passions humaines . Il est vrai qu'elle ne
put surmonjer sa douleur ; qu'elle ne quitta jamais le
deuil qu'elle avait pris à la mort de Marcellus ; que tous
ses autres enfans , heureux et florissant autour d'elle , ne
purent jamais lui faire oublier celui qu'elle avait perdu ,
quoiqu'elle eût pour eux la plus grande tendresse . Mais la
douleur de Rome , celle de l'univers , peuvent justifier
l'excès de la sienne , et il faut observer qu'elle n'y succomba
pas , puisqu'elle survécut treize ans à ce fils adoré .
La solitude à laquelle la prudence la condamna lorsqu'elle
vit ses ennemis se multiplier journellement à la cour, ne
corrompit point la douceur de son caractère . Quoique
Livia ne fût pas tout-à - fait exempte du soupçon de la
mort précipitée de Marcellus , elle ne lui en témoigna rien
par ses procédés , et n'en laissa rien paraître dans ses entretiens
avec Auguste. Enfin cette femme paraît dans l'antiquité
, comme un modèle qu'on doit étudier. Ainsi que les
statuaires étudient l'Appolon , non pour l'égaler, mais pour
tâcher au moins d'en approcher : Saint - Réal' , quoiqu'il lui
rende justice , ne montre pas l'enthousiasme qu'il eut dû
éprouver en peignant une vertu si rare .
ANNONCES.
Le Rudiment des Dames , ouvrage par le moyen duquel on peut
apprendre , en trois mois , et pour ainsi dire sans maître , la langue
française et l'orthographe , sans éprouver aucune difficulté . Ce Précis ,
qui convient non-seulement aux personnes dont les premières études
ont été négligées , mais qui peut servir avec le plus grand avantage pour
l'instruction de la jeunesse , dans les maisons d'éducation , estdémontré
par son auteur , M. P. G. Galimard , professeur de langue , d'écriture
et de calcul . Quatrième édition , ornée de figures , augmentée
de stances , fables , contes , et autres pièces de vers , où chaque partie
du discours pour l'explication de laquelle l'exemple est cité , se
GERMINAL AN XII. 131
trouve désignée en caractères italiques . Prix : 1 fr . 50 c . , et 2 fr . par
la poste.
A Paris , chez l'Auteur , rue Montmartre , au coin du passage du
Saumon , maison de l'apothicaire .
Mémoire concernant la trahison de Pichegru , dans les années 3 ,
4 et 5 , rédigé en l'an 6 , par M. R., de Montgaillard , et dont l'original
se trouve aux archives du gouvernement.
A Paris , chez Galand , libraire , palais du Tribunat ; -
Ninon de l'Enclos , comédie historique en un acte , mêlée de
vaudevilles ; par MM. Henrion et Armand Ragueneau. Représentée ,
pour la première fois , à Paris , le 19 frimaire an 12. Prix : 1 fr- , et
i fr. 20 cent . par la poste .
A Paris , chez madame Cavanagh , libr . , sous le nouvean' passage du
Panorama , nº . 5 , entre le boulevard Montmartre et a rue S. Marc . "
La Langu française et l'Orthographe , enseignées par principes
et en vingt- quatre leçons , on Grammaire francaise , à l'aide de
laquelle on peut seul , et sans le secours d'aucun maître , apprendre à
parler et à écrire correctement cette langue . Ouvrage divisé en
vingt-quatre chapitres ou leçons , et qui renferme des règles intéres
santes sur les parties du discours , la terminaison des mots , l'emplei
des doubles consonnes, et les participes qu'aucun grammairien n'a su´-
fisamment traités jusqu'à ce jour ; par M. Fournier , membre de plusieurs
sociétés savantes , et Professeur de langues française , latine ,
anglaise et allemande . troisième édition ; prix : 1 fr . 25 c. , et 1 fr. 56 c.
par la poste.
A Paris, chez l'Auteur, rue Traînée , nº . 683 , près Saint - Eustache ,
N. B. La promptitude avec laquelle la rere et la 2e édition de cette
grammaire ont été épuisées , en prouve suffisamment la bonté et l'utilité.
Manuel des commissaires des relations commerciales , des
négocians maritimes , et des armateurs en course ; contenant :
1. L'origine de l'institution du consulat de commerce ; 2° . les
devoirs , jurisdiction , droits et prérogatives des commissaires et souscommissaires
des relations commerciales , ci-devant connus sous la
dénomination de consuls ; 3 ° . le tableau indicatif des résidences respectives
, et les noms des commissaires et sous -commissaires actuellement
employés ; 4º . le tarif des droits pécuniaires appelés du consu'at ,
et des droits de douanes à payer dans les différens ports étrangers ;
5º. les noms des négocians et courtiers faisant la commission dans ces
ports ; 6° . le texte de tous les articles des traités de commerce entre ' a
France et les puissances de l'Europe ; le tableau comparatif et nominatif
des denrées , productions et échanges dont l'importation ou l'expor
tation est le plus avantageuse au commerce français ; 7 ° . les lois et
réglemens les plus récens sur les arnemens en course , la validité des
prises , et les classes de marchandises dont l'importation ou l'exportation
est permisé ou prohibée , tant dans les ports de la république que
chez l'étranger . Présenté au premier consul par Louis Lareynic-
Labruyère , adjudant-commandant, chef de brigade , ex- administrateur
des hôpitaux militaires ; ex-agent politique du Gouvernement.
Ouvrage faisant suite à la Clef du commerce.
A Paris , chez Royez , rue du Pont- de- Lodi .
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez LE Normant , rue
des Prétrés Saint-Germain- Auxerrois , nº . 42.
4
132 MERCURE DE FRANCE ,
NOUVELLES DIVERSES.
Londres , 22 mars.
CHAMBRE DES COMMUNE S.
Ce jour le bill relatif aux volontaires a été discuté
pour la troisième et dernière fois , et a passé à une grande
najorité. Le général Tarleton s'est énoncé ainsi : Un honorable
membre ( M. Pitt ) a dit que peut-être les plus
jeunes membres de cette législature ne verraient pas la
fin de la guerre actuelle. Il a témoigné le desir qu'on mît
l'armée régulière sur un pied respectable. On n'avait qu'une
population de quinze millions à opposer à une puissance
qui en comptait quarante - cinq . L'armée des ennemis était
la plus nombreuse qui fût au monde , et ses généraux
étaient les plus ambitieux des hommes . Quel'e était la
réponse des ministres ? Que nos milices battraient les
meilleures troupes de France . Il était loin de vouloir déprécier
le courage des volontaires ; mais la bravoure ne
suffisait pas sans la discipline. D'ailleurs , le système
d'exemption nuisait infiniment aux recrutemens . Le second
bataillon de l'armée de réserve offrait un déficit de
639 hommes. Plusieurs bataillons des milices étaient
incomplets. L'armée de ligne éprouvait le même inconvénient.
La guerre devant être longue , il peut survenir
des événemens où nous soyons obligés de faire passer
25 ou 30,000 hommes sur le continent. Il faut donc
mettre tous nos soins à augmenter nos troupes de ligne.
—Hier 21 , les médecins du roi annoncèrent qu'il se
trouvait en pleine convalescence , et que bientôt il pourrait
reprendre le timon des affaires . Mais il parait que nul
individu éclairé n'ajoute foi aux bulletins publiés . Les
forces physiques reviennent , à la vérité , d'une manière
assez sensible ; la tranquillité a succédé à la fureur , et le
malade a pu se promener plusieurs fois dans les jardins
du palais , mais son esprit est toujours aliéné. Les momens
lucides ont été courts et rares . Il continue à être
raité par les docteurs Willis , père et fils , quoique leurs
noms ne paraissent pas dans les bulletins.
Les ministress'autorisent de légères espérances données
par ces médecins , pour empêcher l'établissement d'un
conseil de régence.
GERMINAL AN XII. 133
Ils se flattent qu'il en sera de cet état de démence
comme des crises précédentes , qui n'ont été que momentanées
, et cherchent , par toutes sortes de moyens , à
prolonger dans les mains du roi le fantôme d'un pouvoir
dont ils ont l'entier exercice .
Dans ces conjectures , l'héritier du trône continue de
rester étranger aux affaires ; il s'est rendu à Londres dans
le moment où l'état du roi était le plus alarmant , mais il
ne l'a point vu. M. Addington a été reçu très - froidement
par le prince , et l'on regarde tout rapprochement entre
eux comme impossible.
La milice est nombreuse , parfaitement habillée et
équipée ; à Londres sur - tout elle présente le plus magnifique
coup d'oeil . D'ailleurs elle est fort mal exercée , et
le dégoût commence à la gagner. Dans les provinces elle
a éprouvé , depuis deux mois , une diminution sensible .
A Nottingham, où deux mille hommes s'étaient fait inscrire,
à peine pourrait-on en rassembler actuellement six cents :
ce qui a dégoûté du service un grand nombre de ces nouveaux
soldats , c'est la déclaration qu'ils seraient considérés
commetroupe réglée , et ne pourraient plus quitter leurs drapeaux
dujour où l'ennemi aurait pénétré sur leur territoire.
L'activité des ateliers s'est partout considérablement
ralentie , et les manufactures doivent , en quelque sorte
aux sacrifices du gouvernement , la prolongation de leur
existence. L'argent est toujours rare et recherché. Ceux
qui ont besoin d'échanger des billets de banque contre du
numéraire , sont obligésde payer un escompte de 5 pour 100.
L'embargo général établi du 8 au 10 mars , avait pour
principal objet de cacher une expédition préparée contre
Boulogne . Un assez grand nombre de navires avaient été
remplis de pierres et autres matières pesantes . On espérait
pouvoir les couler à l'entrée de la rade , liés les uns aux
autres par des chaînes. L'expédition est partie le 19 mars.
( Extrait du Moniteur. )
"
Le 22 de ce mois , M. Fox a demandé dans la chambre
des communes , si les mêmes circonstances qui avaient empêché
le ministre , au mois de novembre dernier , de faire
aucune communication au parlement sur la médiation
supposée de la Russie entre l'Angleterre et la France
existaient encore , et si la chambre pouvait attendre quelque
explication sur ce sujet. Le chancelier de l'échiquier
répondit que depuis le mois de novembre dernier , les circonstances
avaient changé , mais qu'elles étaient aujourd'hui
telles, que toute communication sur un pareil sujet
serait inconvenante.
134 MERCURE
DE FRANCE
,
On s'attend généralement à uu prompt et parfait rétablissement
de la santé du roi ; on a cessé de publier les
bulletins des médecins , et demain on ne recevra plus au
palais Saint- James les visites de ceux qui y allaient s'informer
de l'état de sa majesté .
Le Morning - Cronicle annonce qu'il a connaissance
d'un stratagême de guerre , curieux et important , mais
dont le succès dépend en grande partie du secret ; et qu'en
conséquence , il se gardera bien de le publier. Il ajoute cependant
, qu'il consiste en un moyen de fermer le port de
Boulogne de manière que la flottille qui y est rassemblée ,
non- seulement ne puisse plus en sortir , mais même puisse
y être détruite ; et pour cela , il faut seulement charger
de sable et de pierres un certain nombre de bâtimens qu'on
ira faire couler bas à l'entrée du port de Boulogne , pour
J former un barre qui en obstrue le passage. On prétend
que ce beau projet a été adopté par le ministère et qu'il
est sur le point d'être mis à exécution Il est difficile de
concevoir combien il faudrait employer de bâtimens à une
telle opération , et comment elle pourrait s'exécuter en
présence des batteries formidables qui défendent les
avenues du port de Boulogne . Un autre journaliste prétend
qu'il est question d'emporter d'assaut ces batteries ,
qui est , à la vérité , fort aisé à combiner dans une gazette .
Il n'y a aucune réflexion sérieuse à faire sur tout cela .
Flessingue , 26 mars .
се
On mande de Flessingue que dans la nuit du 23 au 24 mars , à deux
heures , la galiote- canonnière batave de Schick,
commandée par le
lieutenant Olyve , et mouillée près de Colynsplaat , a été attaquée par
sept barques anglaises qui portaient environ 200 hommes ; le brave
lieutenant Olyve , après un combat de plus de deux heures , ayant
été blessé de deux balles , tomba sur le pont ; cet accident fit ralentir
le feu , et donna occasion à l'ennemi de tenter l'abordage , et de se
rendre maitre de la canonnière de Schick ; les anglais n'ont pas craint
de se déshonorer en jetant à la mer le lieutenant Olyve , qui , quoique
grièvement blessé , était encore en vie :
:
« Heureusement que la chaloupe stationnaire de Snock , lieutenant
Velsberg , s'était avancée dans la matinée , et qu'ayant aperçu la ga-
Hote-canonnière capturée , elle demanda de suite un secours de 50
hommes au commandant de Quienchrée avec ce renfort on poursuivit
l'ennemi , qui alors abandonna sa proie et prit la fuite. Le
calme qui survint empêcha le bâtiment stationnaire de s'approcher de
la prise ; ce que voyant les anglais , ils y retournèrent d'abord sans
obstacle . Cependant le Snoch , avec le détachement qu'il portait , fit
force de rames pour s'approcher de l'ennemi , qui abandonna une
seconde fois la prise , sur laquelle le pavillon batave fut arboré de nouveau.
Le pilotte , qui était resté à bord , et s'était trouvé pendant douze
heures entre les mains des anglais , rapporte que les ennemis ont eu 17
morts et un grand nombre de blessés . Deux chaloupes anglaises ont été
coulées .
GERMINAL AN XII 135
SUISSE.
On mande de Berne , le 23 mars , que les troubles qui
ont éclaté depuis quelque temps dans le canton de Zurich ,
sont plus sérieux qu'on ne l'a cru d'abod. Ils paraissent
être le résultat d'un projet très-étendu , dont l'exécutiou
pourrait allumer une nouvelle guerre civile en Suisse.
Ce ne sont pas quelques communes seulement , mais les
deux tiers des districts du canton de Zurich , qui sont actuellement
en état d'insurrection ; et il est très- probable
que la révolte s'étendra plus loin encore , si l'on ne prend
promptement des mesures énergiques et convenables pour
l'étouffer. Les motifs apparens de ces troubles sont quelques
lois rendues successivement par le grand conseil
zuricois , qui paraissent être contraires à l'intérêt des
campagnards , et dans lesquelles ces derniers ne voient
que le triomphe du parti aristocratique .
L'agitation se manifeste dans quelques autres cantons .
On parle de comités aristocratiques et contre -révolutionnaires
, qui se sont formés à Neuchâtel et à Constance
et on a lieu de croire que ces comités sont dirigés par les
agens de l'Angleterre.
Le commandant de Berne , M. May , et celui du corps
des chasseurs bernois, M. Wild , ont été obligés de donner
leur démission.
-
-On écrit de Bâle , le 24 mars : Tandis que les troubles
du canton de Zurich nous occupent et nous font craindre
de plus grands orages , on répand le bruit de nouvelles
trames qui s'ourdissent , et de menées des comités
anglais aristocratiques qui siégent à Neuchâtel et à Constance
, et qui entretiennent des liaisons très - suivies en
Suisse. Il est certain que l'ambassadeur français a eu
connaissance de ces machinations , et qu'il a fait à cet
égard des ouvertures au gouvernement central . Il se confirmie
aussi que le même ministre a invité les autorités
supérieures de la Suisse à surveiller plusieurs brigands de
la bande de Georges , qui , à ce que l'on prétend , se sont
sauvés en Suisse , et dont les signalemens ont été communiqués
aux gouvernemens locaux .
Les nouvelles de Zurich , du 24 mars , portent que les
scènes de tumulte et de désordre ont augmenté dans ce
canton ; mais on ne doute point que la seule présence des
troupes rassemblées à Zurich pour les faire cesser ne
produise cet effet salutaire. On a déjà arrêté plusieurs
perturbateurs.
136 MERCURE DE FRANCE,
Dunkerque , germinal.
Le sous-préfet de cette ville vient d'adresser aux maires de son arrondissement
une circulaire ainsi conçue :
« Citoyen maire , mon arrêté du 23 ventose dernier vous a instruit
du projet perfide de l'Angleterre , d'introduire la peste dans
le territoire français , en faisant échouer sur les côtes des ballots de
coton ou de laine infectés de ce germe épidémique. Cet infâme
projet vient de se réaliser : cinq ballots ont été échoués dans la baie
d'Etaples , près de Boulogne. Vous trouverez ci- après l'ordre du
jour de l'armée , du 3o ventose , qui constate cette perfidie .
ETAT-MAJOR -GÉNÉRAL . Ordre dujour.
>
Le général en chef Soult vient d'annoncer au général commandant
en chef le camp de Bruges , que les anglais avaient enfin commencé à
mettre à exécution leur infernal projet de jeter sur nos côtes des
balles de coton infectées de la peste , qu'ils ont envoyé chercher
dans le Levant. Cinq de ces balles ont été échouées dans la Laie d'Etaples,
par des embarcations anglaises , sous la protection d'une frégate
et de deux corvettes. Toutes les précautions ayant été prises pour
empêcher qu'on ne communique avec ces objets , on a constaté qu'ils
renfermaient des ¤rasmes pesti eutels , et on y a mis le feu. Que le
gouvernenient angiais , qui a ingiue la machine i fernale du 3 Di-
Vose et tous les assassinats toutes coutre le premier consi , ait
conçu une pareille atrocité 9 sans exemple jusqu'ici entre les nations
, rien n'étonne de sa part ; mais qu'il ait trouvé pour l'exécution ,
des soldats , des officiers anglais , voilà ce qui surprendra tous ceux qui
ne sont pas étrangers à toute idé. d'honneur.
Le moment approche où nous tirerons une vengeance complète de
tant d'atrocités et de perfidies . On ne peut trop recommander à tous
les postes sur la côte , depuis Breskens jusqu'à Calais , la stricte exécu
tion de l'ordre du jour du 25 de ce mois , qui sera reln à la tête de
toutes les compagnies pendant quatre jours de suite , et dont l'exécution
est particu ierement recommandée aux généraux commandang
sur la côte ; is inviteront les curés et les maires à donner communica→
tion des projets et tentatives des anglais aux habitans , les premiers
au prône , et les seconds par la voie de la pustieation .
Le chefde l'état-major-général .
Signé MATHIEU DUMAS.
PARIS.
-
Le C. Pâques , inspecteur général du ministère du
grand-juge , accompagné du C. Comminges , commissaire
de police , et de la gendarmerie d'élite , a arrêté le 10 germinal
, le nommé Charles d'Hozier , l'un des brigands
signalés. Il était caché chez le nommé Gallet , fripier , rue
Saint -Martin , nº. 60 , en face de la rue Grenéta . Il avait
chez lui plusieurs perruques de déguisement et des nagcoires
postichesde la même couleur que les différentes perruques.
Charles d'Hozier est celui qui a disposé à Paris tous les
Jogemens des brigands ; c'est lui qui , déguisé en cocher ,
GERMINAL AN XIL 137
a conduit la voiture qui a été chercher Georges à Saint-
Leu , le premier septembre dernier , et l'a amené dans
Paris .Victor Couchery , confident et complice de Pichegru ,
signalé également dans la liste officielle , a été arrêté , le
8 de ce mois , par le C. Pâques dans la rue de Babylone ,
où il était caché . Le frère de ce Couchery s'est fait à
Londres le calomniateur à gages de la nation française ,
dans le journal intitulé Le Courrier de Londres. N'ayant
pu accompagner Pichegru à son passage en France , parce
qu'il était malade , il a fait associer son frère au complot.
(Moniteur. )
--
Dès l'an 8 , il exista un complot pour livrer Erest aux
Anglais. Le nommé Rivoire , ancien officier la marine ,
fut prévenu d'être l'auteur du complot Les preuves accumulées
contre lui étaient de la plus grande évidence ; cependant
, et d'après les formes et à la manière d'administrer
la justice dans l'armée navale , un jury prononça
Brest , le 22 germinal an 10 , qu'il était convaincu , mais
non coupable.
Le tribunal de cassation cassa cette sentence , le 19 prairial
suivant ; il ordonna que le nommé Rivoire fut traduit
à la cour martiale maritime de Rochefort. On ne sait
par quelle fatalité , le 2 ventose an 11 , il ne fut condanné
qu'à la déportation.
Fût -il jamais un crime plus énorme , et pouvait- ou
commettre un attentat plus désastreux pour la nation , que
l'incendie de Brest ou la trahison qui aurait livré cet artenal
aux Anglais ?
La guerre étant survenue , Rivoire n'a pu être déporté
et a été retenu dans le château de Lourdes .
et il
Au bruit de la conspiration qui vient d'avorter , d'autres
sentimens paraissent s'être réveillés dans son coeur ,
a écrit au grand juge la leitre suivante , dans laquelle , nonseulement
il avoue son crime , mais il convient encore qu'il
avait connaissance du 3 nivose.
Rivoire, officier de marine , au grandjuge. -Au château
de Lourdes , le 5 germinal an 12.
Depuis mon enfance , dévoué au service de ma patrie ,
si j'ai erré dans les moyens d'exécution , mes intentions ont
toujonrs été pures , et mon but a toujours été le bonheur
de mon pays . Le premier consul y a réussi par une voie
differente , et , quoique jusqu'à présent son ennemi et sa
victime , je me trouvais forcé par mon coeur de faire des
youx pour ses succès .
Assez et trop long temps je me sui sacrifié pour un motif
138 MERCURE DE FRANCE ,
dicté par mon coeur plutôt que par ma tête , et j'ai servi un
parti ingrat , dont les chefs pusillanimes livrent toute leur
confiance à des ministres égoïstes et infidèles . Victime pour
la cinquième fois de leurs tentatives infructueuses , déternainé
à abandonner une cause dont je connaissais enfin que
la réussite sera le malheur de la France , j'attendais in atiemmeut
la fin d'une guerre que je regardais comme le
Beul obstacle à l'exécution de mon jugement , lorsque j'ai
appris confusément la découverte de la dernière conspiration.
Vous excuserez ma sincérité , mais je ne la crois pas
déplacée avec vous ; j'eusse donné volontiers tout ce que
j'ai de plus cher au monde , pour que le gouvernement sous
lequel je suis né n'eût jamais varié ; mais aujourd'hui ,
rnuri par l'âge et par de cruelles expériences , je crois que
ceux qui n'ont pas eu le courage de ressaisir le timon de
l'état , sont incapables de le diriger.
pays insur-
J'ai été condamné comme agent de Georges ; mais
lorsque je vins à Brest , j'étais chargé des ordres directs du
prince , et je venais de Londres . Georges devait seulement
m'aider de ses troupes , lorsque je le demanderais ; nous
devions-nous concerter en tout. Brest était alors dégarni de
troupes ; les ouvriers n'étaient pas payés ; une grande partie
des marins de l'escadre française étaient des
gés et anciens chouans. On avait débarqué des troupes
espagnoles pour faire le service de la place , et je pouvais
au moins compter sur leur neutralité. Mon projet aurait
réussi sans les lenteurs , l'indécision et la mauvaise volonté
du conseil du prince , qui au lieu du délai de six semaines
au plus , qui était promis , retarda de cinq mois l'exécution
d'un projet dont la promptitude seule pouvait assurer le
succès . Pendant cet intervalle , les troupes rassemblées pour
l'armée expéditionnaire , et les changemens arrivés dans
les escadres , m'avaient déterminé à renoncer à ce projet .
Dans un conseil tenu à ce sujet , on proposa divers expédiens
, et entr'autres la machine infernale , déjà tentée
par les jacobins. Je m'y opposai ouvertement , non par
zèle pour le premier Consul , je le regardais comme un
ennemi , mais par intérêt pour le parti. L'idée d'assassinat
attachée à un pareil projet , devait jeter de la défaveur
et répugner à un honnête homme ; en outre , j'observai
que le résultat serait entièrement entre les mains
des jacobins , tonjours prêts à saisir les occasions favórables
, puisque nous n'avions personne d'un crédit assez
marquant dans les armées pour se mettre provisoirement
à la tête des affaires. Ce fut alors que je proposai d'imiter
ce qu'avaient fait les confédérés polonais , au sacre de PoGERMINAL
AN XII. 139
niatouski , de rassembler les principaux chefs à Paris ; que
là nous monterions à cheval , et que nous irions ouvertement
, et les armes à la main , attaquer le premier
Consul lorsqu'il sortirait avec son escorte ; qu'un trait
pareil gagnerait les esprits par sa noblesse et son courage
; que si nous réussissions , ceux de nous qui survi
vraient pourraient profiter de l'étonnement général pour
s'emparer de l'autorité , et que même , si nous succombions
, nous serions infiniment utiles au parti par un
exemple de dévouement fait pour électriser les esprits
des Français. On eut l'air de se rendre à mon avis , et
il fut décidé que nous en écririons au prince.
Peu de jours après , j'appris l'affaire du 3 nivose . Je
ne pus m'empêcher d'en témoigner mon mécontentement
à Georges.
Bien persuadé enfin , d'après ce qui m'était arrivé , de
la faiblesse du prince , et bien dégoûté de tant de démarches
infructueuses , j'avais pris la ferme résolution
d'abandonner à jamais toute intrigue politique.
et En conséquence de ce dessein , je passai en Angleterre
pour retirer une petite somme que j'y avais déposée ,
de-là me rendre aux Etats- Unis , où je possède quelque
chose , lorsque je fus arrêté à Calais et conduit à Paris. II
y a trois ans passés que je suis prisonnier , et j'ai subi deux
jugemens. Le fond de mes aecusations est en partie vrai ;
les détails seuls ne le sont pas. Je me suis défendu du mieux
que j'ai pu.
Si lorsque j'ai été arrêté à Calais , je n'eusse pas été en
jugement et en danger de mort , j'aurais volontiers donné
des détails et des renseignemens capables d'empêcher de
nouvelles tentatives ; mais j'aimai mieux feindre , de peur
que l'on crût que la crainte m'avait fait parler.Aujourd'hui
que mon sort est décidé , que je n'atteuds ni ne crains plus
rien , j'ai soulagé mon coeur en vous donnant les renseignemens
ci-dessus . Signé RIVOIRE.
Le Moniteur publie un rapport de l'inspecteur -général
de la gendarmerie , portant en substance que , le 10 gerininal
, « on a arrêté , près de Pontoise, deux brigands de la
» bande de Georges. L'un , Raoul Gaillard ( de Rouen ) ,
» connu sous le nom de Saint -Vincent ; l'autre , Armand ,
» son frère. Le premier tira sept à huil coups de pistolet ,
>> tandis que les deux autres ne songeaient qu'à fuir. Saint-
» Vincent allait aussi gagner les bois , et s'y perdre pen-
» dant la nuit , si la garde nationale qui le poursuivait , n'eût
» fait feu. Il est atteint de deux coups qui ne l'arrêtent pas ;
» puis de deux autres qui lui laissent encore la force de se
1
140 MERCURE DE FRANCE ,
» jeter dans une carrière , d'où on l'a tiré. » Il est mort
depuis à l'hopital de Pontoise. Armand a été pris vivant . Un
3. brigand les accompagnait ; c'était Tamerlan , dit Tata.
Il a été arrêté le 13 dans la commune d'Andilly , vallée de
Montmorency. On a trouvé sur les frères Saint-Vincent ,
environ 11,000 fr. , et des poignards du même modèle que
ceux saisis sur Georges , Pichegru , et en général sur les brigands
antérieurement arrêtés .-Trois municipalités , dont les
habitans ont concouru à ces arrestations , seront présentées
au premier Consul , d'après l'ordre qu'il en a donné ; ainsi
qu'un cultivateur , Etienne Cousiu , qui s'est distingué dans
cette circonstance , et qui sera admis dans la légion d'hon-
Le grand chancelier de cette légion a été chargé
de faire un rapport sur les citoyens qui ont arrêté Georges ,
l'intention du grand conseil étant de les admettre dans la
légion d'honneur.
neur. -
Un particulier dont les papiers étaient sous le nom de
Lion-François-Joseph Desrois , s'est tué à Lagneux , arrondissement
de Belley. Divers indices ayant fait soupçonner
que c'était un nom supposé , le corps a été exhumé ;
et il semble résulter de la vérification faite , que c'est celui
de Picot Limoëlan , l'un des principaux auteurs de l'attentat
du 3 nivose.
- Les lords commissaires de la trésorerie ont ordonné ,
à Londres , en date du 15 janvier, que tous les officiers généraux
émigrés français qui voudraient se rendre sur les
frontières du Rhin , jouiraient d'un traitement de cinq
schelings par jour ; les colonels , lieutenans - colonels et capitaines
jouiraient de trois schelings par jour ; les officiers
subalternes , d'un scheling et demi par jour ; les nobles
, à pied et à cheval , d'un scheling par jour. C'est en
conséquence de cette ordonnance , qu'à Offenbourg et
autres petites villes frontières d'Allemagne , il s'était fait
une réunion de ce vil reste d'émigrés devenu la honte et le
déshonneur de la nation . (Journal officiel. )
-
Il résulte d'un tableau publié avec le discours que le
tribuu Costaz a prononcé , vers la fin de la session dernière
, l'occasion du budjet de l'an 12 , que les contributions
de l'an 10 se sont élevées à 675,970,000 fr. , et
celles de l'an 11 , à 744,684,000 fr.
M. Séguin a lu , le 12 , à l'Institut national , un mémoire
sur le scorbut , dans lequel il a donné de nouveaux
moyens de guérir , et même de prévenir cette fâcheuse
maladie , qui , dans notre situation politique , est une de
celles qu'il nous importerait le plus de connaître et de
guérir.
(Nº. CXLVI. ) 24 GERMINAL an 12.
( Samedi 14 Avril 1804. )
Ꮇ Ꭼ Ꭱ Ꮯ U Ꭱ
Tao
DE FRANCE.
LITTÉRATURE .
REPE
5.
cen
POESIE.
FRAGMENT
D'unpoëme intitulé les Quatre Ages des Femmes ;
par M. Hyacinte Gaston .
L'ADOLESCENCE , OU LA BOÎTE AUX BILLETS DOUX,
Qu
Début du second Chant.
UEL triste jour vient éclairer
Mes yeux fermés à la lumière ?
Eh quoi ! toujours craindre , espérer ,
S'instruire..... souvent s'égarer
Jusqu'au bout de notre carrière ,
Plus heureux encor d'ignorer ,
Puisque pour nous tout est mystère
Tout.... excepté notre misère ,
Pour suivre à travers les erreurs
De faux plaisirs , de vrais malheurs....
K
142 MERCURE L
11
FRANCE , DE
C'est donc ainsi que la sagesse
Vient diriger nos pas errans ,
Et par ses dons insuffisans
Se jouer de notre faiblesse ! ...
Aimable paix , vive gaîté ,
Heureux sommeil de l'innocence ,
Bonheur si par , trop peu goûté ,
Quand les passions en silence
N'avaient pas d'un cri redouté
Troublé ma paisible ignorance ,
Revenez.... et de mon enfance
Rendez- moi les jeux , les desirs ;
Rendez- moi mon insouciance ....
Mais , vous fuyez.... Le temps s'avance ,
Entraîne avec vous mes plaisirs ,
Et mon coeur, qui vers vous s'élance ,
N'en retient que des souvenirs .
Pour moi , d'un orgueilleux pédant
Je supportai les durs caprices ;
Malheureux , sans être savant ,
Je dévorai ses injustices.
Je maudis plus d'une harangue ,
Et j'aurais voulu que Didon
Eût appris à parler ma langue ;
Mais je retins tous les secrets
Du chantre aimable de Julie :
Pour moi , dans l'antique Italie ,
Ovide seul était Français.
Tout change pour nous , ma Sophie ;
Après cinq ans je te revois :
Ton esprit , ton port et tá voix ,
Tout parle à mon ame attendrie ;
GERMINAL AN XII. 143
Mais tu n'as plus , comme autrefois ,
Cette naïve étourderie
Et cette bruyante folie
Qui rendait nos jeux si piquans.
Une tendre mélancolie
Ti29 419
Règne dans tes yeux languissans ;
Auprès de toi , par sympathie ,
Je palpite , et la rêverie
I
་ ་
Se communique à tous mes sens.
L'art n'a point formé ta parure ;
Dans ta flottante chevelure ,
Que j'aime à voir briller la fleur
Qui , semée avec négligence ,
Sait du rouge de la pudeur
Imiter la tendre nuance ,
Fière de prêter sa couleur
A l'embarras de l'innocence !
Un jour , déplorant ton absence ,
Craignant d'interroger mon coeur ,
J'errais.... La nature en silence
Semblait partager ma douleur :
Sous de noirs cyprès je m'avance ,
Et leur deuil soulage mon coeur ;
Mais le sommeil consolateur
Presse ma paupière affaiblie ,
Et bientôt un songe flatteur
Me peint l'image de Sophie .
Près de moi je vois un enfant
Aussi beau , mais plus tendre qu'elle
M'effleurant du bout de son aile.
« Je viens pour finir ton tourment ,
» Dit-il ; si ton coeur est fidèle ,
» S'il garde son premier serment ,
» Je récompenserai ton zèle .
Sophie est digne de ta foi :
» Connais l'art de toucher son ame ;
2167
144 MERCURE DE FRANCE ,
» Prens cette boîte , elle est à toi ;
>> Elle renferme , pour ta femme ,
» Les dons les plus ingénieux
>> Que puissent te faire les Dieux.
» De ton bonheur c'est le présage ,
» Vois Sophie , et lis dans ses yeux :
>> Ton coeur t'en apprendra l'usage .
» Je suis l'Amour.... » Amour trompeur !
Je t'avais pris pour l'Innocence.
Le sommeil fuit , et l'espérance
Fait palpiter mon faible coeur.
Dans la boîte étaient des tablettes
Avec des billets différens ,
Et ces diverses étiquettes :
« A la dévote faux sermens ;
» Papillonage à la coquette ;
» Pour la prude , grands sentimens ;
» Pour l'ambitieuse indiscrète,
» Ruptures , raccommodemens ;
» Pour la fidelle ... » Cette
page
Etait en blanc .... l'Amour , hélas !
Connoissant les moeurs de notre âge ,
Sur ce feuillet n'écrivit pas.
Des crayons taillés à Cythère ,
Ravis au myrte de Vénus ,
Dans la boîte étaient suspendus.
Enfin , sous l'écorce légère
Je vis un vase précieux ;
C'est le phosphore ingénieux
Dont l'invisible caractère ,
Des nuits perçant l'obscurité ,
Au jour dérobe sa lumière
Et brille pour la volupté.
Tu le sais , j'empruntai sa flamme
Pour peindre celle que tes yeux
Venaient d'allumer dans mon ame ;
GERMINAL AN XII 145
Et, malgré l'Amour envieux ,
Je voulus remplir cette page
Promise à la fidélité ,
Dont le Dieu voulut faire hommage
A tes vertus , à ta beauté.
De notre amour dépositaire
Te souvient- il comme en secret
Le papier , confident discret ,
Trompa les regards de ta mère ?
Combien de fois , d'un air distrait ,
Vins-tu fredonner un couplet
De quelque romance nouvelle !
Tu chantais , et ta main fidelle
Dans ma main glissait un billet.
Un éventail qui tombe à terre ,
Un livre , un ruban , une fleur ,
Tout sert à l'amoureux mystère ;
Rien n'est perdu pour le bonheur.
Jadis la colombe innocente
Fut utile à l'Amour captif ,
Et , docile à l'art inventif
Qui l'éleva pour une amante ,
Porta sous son aile prudente
Ces billets où le coeur brûlant ,
Aux yeux d'une maîtresse absente ,
Sait de sa flamme impatiente
Peindre le douloureux tourment.
Oh ! que j'aime des premiers âges
Les moeurs et la simplicité !
On trouvait la félicité
Au sein des antiques usages ;
Pour nous , loin de la vérité,
Vils jouets de la vanité ,
Nous embrassons , enfans volages ,
L'ombre pour la réalité.
3
CA
146 MERCURE DE FRANCE ,
Trop vîte , hélas ! belle Sophie ,
S'écoulèrent nos plus beaux jours ,
1:
Et mon ame à la tienne unie
".
Trop tôt en vit cesser le cours .
Ainsi l'on voit deux jeunes plantes
Croître sur le même coteau ,
Et de leurs tiges élégantes
Enlacer le double rameau ;
Mais si le soc traînant qui crie
Tranche le frêle chalumeau ,
L'une et l'autre tête flétrie
Tombe..... et près de l'antique ormeau
Exhale lentement sa vie.
Déjà pour nos coeurs amoureux
Brillaient les flambeaux d'hymenée.
Tu m'écris : « Plains ma destinće ;
» Mon père m'arrache à tes voeux :
» La plainte même est une offense
» Pour l'époux qui reçut ma foi .
» Fuis , j'ai besoin de ton absence .
» Adieu ..... sois plus heureux que moi. >>
Quoi ! pour toujours adieu ! .... cruelle ,
Quoi ! tu m'ordonnes de te fuir !
Ah ! pour un impuissant desir
Ton ame n'est point criminelle ;
Celui qui put nous désunir
N'aura jamais des droits sur elle.
Ton coeur devait m'appartenir ;
A moi seul il est infidèle !
-
Qu'ai-je dit ? Je vais m'en punir ;
Pardonne ; je dois t'obeir.....
Pourrais-je offenser ce que j'aime ?
-
Sois heureux , dis-tu , loin de moi......
Hélas ! dans ma douleur extrême,
Je ne puis être heureux sans toi .
GERMINAL AN XII. 147
Loin de sa colombe fidelle
Voit-on lé ramier amoureux
Pour une campagne nouvelle
Roucouler en battant de l'aile
Et soupirer de nouveaux feux ?
Il va sur l'orme solitaire
Gémir , accuser le destin ,
Contre l'oiseleur inhumain
Irriter la nature entière ,
Et , chérissant jusqu'au tombeau
Le souvenir de son amante ,
Mourir sur le même rameau
Où jadis il l'aima vivante .....
LE RENARD ET LE BUISSON ,
FABL E.
POUR s'introduire en une basse- cour
Maître Renard voulut un jour
Grimper sur le fossé qui servait de clôturé ;
Fossé bien défendu , d'épines hérissé .
A mons Renard le pied ayant glissé ,
Il se prend au Buisson , et sentant la piqûre ,
Dans sa fureur , lui prodigue l'injure ;
Le taxe de blesser la foi , l'humanité ,
Et les égards dus à l'adversité .
« Certes , dit le Buisson , ta sottise m'étonne ,
» Sur-tout quand je te vois en accuser autrui :
» De quoi t'avisais-tu de prendre pour appui
» Celui qui n'épargne personne ? »>
KERIVALANT.
4
148 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGM E.
DEPUIS dix ans , en France , on ne me connaît plus ;
Du moins d'un autre nom maintenant on m'appelle ;
En me débaptisant on a fait encore plus :
De mâle que j'étais on m'a rendu femelle.
LOGO GRIPHE.
De mon entier ôte la tête ,
Je perds alors toute raison ;
Et souvent , quoiqu'avec ma tête ,
Je n'ai ni rime ni raison .
CHARADE.
VEUX-TU que mon dernier
Fasse bien mon premier ?
Remonte mon entier.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Corps.
Celui du Logogriphe est Bouteille , où l'on trouve ail ,
ouïe , bulle , boule , lie , lut , tube , Lubie , humeur , distance
, appui , mesure , lo , Elie , bill , loi , tôle , betel ,
bol, ouète , bille , étole , boue , étoile , étui , lot , été ,
Eole , toile , tuile , lobe des semences , obit , oie , Tullie ,
Tibulle , boulet, outil , belle , billet , lit.
Celui de la Charade est Bonbon.
Errata. On a commis une erreur dans l'insertion des
mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la Charade qui
sont au nº. CXLIII , du 17 mars 1804. Celui de l'Enigme
étoit Li ; celui du Logogriphe , Salep ; et celui de la
Charade , Pape-lard.
GERMINAL AN XII. 149
Sur l'Esprit littéraire du XVIII®. siècle .
LES
ARTICLE IV.
ES philosophes ont dit : « La nature est tout
ce qu'il y a de vrai ; le sauvage sort de ses mains ;
prenez -le pour modèle , et reinontez vers votre
origine. » Nous leur répondons : « Le sauvage ,
loin d'être dans l'état naturel à l'homme , nous paraît
dans un état de dégradation ; pourquoi chercherions
-nous à l'imiter ? »
Oublions l'ascendant que les idées philosophiques
ont eu sur le siècle dernier , et voyons s'il est de
l'intérêt du siècle qui commence de choisir ses
modeles parmi les peuplades indépendantes et
sans culte , ou parmi les nations qui se sont rendues
recommandables à la postérité par leurs vertus
et leurs progrès en morale , en législation et en littérature
. Je n'ignore pas que depuis le 18 brumaire
la question est encore une fois résolue de fait
par le rétablissement de la religion dont le culte
est mis sous la protection immédiate et efficace du
gouvernement , par le code de nos lois , appuyé
sur l'autorité des peuples policés ; mais on sait que
les faits n'imposent point du tout aux philosophes ,
qu'il leur en coûte peu pour récuser l'expérience
des siècles; et c'est pour cela qu'il est utile d'exposer
sous tous les sens l'absurdité de leurs doctrines.
S'ils parvenaient à prouver à la génération qui
s'élève que ce qu'il y a de sage , de moral , de
vraiment politique dans notre nouvelle législation ,
n'est qu'une affaire de condescendance pour les
vieux préjugés , il arriverait de nouveau que les
jeunes gens , loin de s'attacher à l'ordre établi
150 MERCURE DE FRANCE ,
comme à une chose bonne et durable , trouveraient
plus raisonnable et plus hardi d'attaquer ce qu'ils
appelleraient des préjugés , pour parvenir enfin à
une législation puisée dans la nature. Je l'avoue ,
je suis frappé de ce danger quand je vois tant d'écrivains
s'accorder pour appuyer en théorie des
maximes directement contraires aux lois et aux
idées sous lesquelles nous devons vivre : l'exemple
du 18. siècle nous a suffisamment révélé combien
il est facile de persuader aux têtes légères que le
beau idéal en politique n'est pas impossible à réaliser
, et nous ne pouvons pas oublier que les principes
que nous combattons aujourd'hui ont été
approuvés , propagés pendant cinquante ans par la
classe de la société qui avait tout à perdre à les
voir s'établir ; observation qui n'échappera point
à l'histoire , et qui prouve jusqu'à quel point il est
aisé de mettre l'esprit des hommes en contradiction
avec leurs intérêts . Voyons donc sérieusement s'il
est de l'intérêt des peuples de l'Europe de continuer
à s'éclairer par le tableau de la vie , des
moeurs , et par l'ignorance des sauvages.
Raynal nous assure que des peuples innombrables
vivaient indépendans et sans culte ; mais il y a ici
mensonge dans l'assertion et dans l'expression :
dans l'assertion , parce qu'il ne nous dit pas quels
étaient ces peuples , qu'aucun voyageur digne de
confiance ne nous présente rien de semblable , et
qu'une chose aussi contraire à toutes les idées rèques
ne peut être crue sur la seule parole d'un
philosophe mensonge dans l'expression , parce
qu'à une époque où l'on parlait continuellement
de la majesté , de la souveraineté du peuple , ce
mot rappelait naturellement l'idée d'une association
formée et réglée . A la rigueur , peut - être est-il
possible qu'il y ait quelques peuplades malheureuses
et entièrement abruties qui vivent sans lois , sans
GERMINAL AN XII. 151
2.
coutumes et sans culte ; mais il est d'une impossibilité
absolue qu'il y ait jamais eu des peuples
innombrables dans cette situation ; et rien ne découvre
davantage combien les philosophes sont
ignorans sur la vraie nature de l'homme , que de
les entendre affirmer qu'un peuple a pu se former ,
multiplier , prospérer sans lois et sans religion .
L'homme n'est puissant , maitre de tout ce qui
l'environne et de lui-même que par association ;
il ne peut former une association , une société
un peuple innombrable sans lois qui le privent
d'une partie plus ou moins grande de l'indépendance
dont il jouit dans les bois : quand l'histoire
ne nous aurait pas convaincus de cette irrécusable
vérité , elle n'en serait pas moins sensible pour
tout esprit capable de réflexion : certes , il fallait
que les lecteurs auxquels s'adressait Raynal , fussent
bien légers pour n'être pas choqués de la contradiction
frappante qu'il y a entre peuple innombrable et
indépendant et sans culte. Mais c'était positivement
ce contraste qui séduisait les esprits plus la
chose était impossible , et plus il était hardi de
la présenter comme une vérité ; plus elle était
nouvelle , et plus elle avait droit d'être mise au
nombre des découvertes ; et comme toute décoùverte
était alors regardée comme un bienfait
pour l'humanité , on sent que des peuples innombrables
sans gouvernement et sans culte , devaient
exciter le plus vif enthousiasme chez les
vieilles nations de l'Europe , et que Raynal ne
pouvait manquer d'être proclamé grand moraliste
par les heureux du siècle qui vivaient dans les boudoirs
avec beaucoup d'indépendance , et peu de
scrupule sur le culte.
Mais cet écrivain , qui affirme que le tableau de
la vie et des moeurs des sauvages nous a fait faire
des progrès dans la philosophie morale , s'est con152
MERCURE DE FRANCE ,
tenté de nous parler de peuples qui vivaient indépendans
et sans culte , et ne nous a pas dit comment
ils vivaient , chose si importante cependant
que , même quand le fait serait aussi vrai qu'il est
hasardé , faute de connaitre les détails , il n'en résulterait
rien de positif pour notre instruction . Il y
a dans ce silence une perfidie vraiment révoltante
et qu'il est nécessaire de dévoiler. Le but principal
de Raynal et de tous ceux de son école , ainsi que
rous le verrons lorsqu'il sera question des ouvrages
d'Helvétius , était de persuader à leurs crédules et
débauchés lecteurs que les crimes et les malheurs
qui désolent la société , ne naissent point de nos
passions , mais de la religion , de la législation et
des institutions sociales : aussi les passions de ces
sauvages , leurs besoins et leur imprévoyance , la
haine , l'orgueil , la faim , la colère , l'absence de
toute morale et de toute autorité ne les empêchaient
pas , au dire des philosophes , de bien vivre entr'eux ,
de multiplier , de former des peuples innombrables :
pourquoi ? c'est qu'ils n'avaient ni lois , ni chefs ,
ni religion. Ouvrir la carrière aux passions , renverser
les lois et ceux qui sont chargés d'en assurer
l'exécution , la religion et ceux qui doivent
l'enseigner , la morale et les immortels écrivains
qui la font chérir jusque dans sa sévérité , telle
est la conclusion que la philosophie du dix - huitième
siècle a tirée pour nous de tant d'épouvantables
mensonges sur la prétendue perfection
de l'état de nature. Si dans tout cela il n'y avait
matière que pour une seule révolution , il faudrait
en rire aujourd'hui , et se moquer des dupes qui
ont gouverné et administré la France pendant la
dernière moitié du siècle des lumières ; mais comme
il y a dans ces écrits de quoi désorganiser à jamais
la société , ceux qui aiment l'ordre , ceux qui en
ont besoin , doivent combattre des principes qui
GERMINAL AN XII. 153
apprennent aux têtes brûlantes à raisonner le mécontentement
et la révolte , et qui mettent ceux
qui gouvernent dans la double nécessité de flatter
les passions du peuple et d'exagérer la rigueur des
lois ; ainsi que nous l'avons vu pendant le règne
incertain des autorités qui ne voulaient compter
ni la religion , ni les institutions sociales au nombre
des moyens propres à régler les hommes .
Au roman de l'état de nature , opposons des
détails avoués non - seulement par tous les voyageurs
, mais aussi par Raynal ; car c'est à lui que
je veux emprunter les traits nécessaires pour former
un tableau de la vie et des moeurs de ces heureux
sauvages dont l'ignorance brille de tant de lumières
dans les ouvrages de nos philosophes. Au reste ,
qu'on ne s'étonne point de l'inconséquence de cet
auteur qui tire des conclusions toujours contraires
aux faits positifs qu'il raconte ; c'est encore un des
caractères distinctits de cette école qui , méprisant
toutes les règles du raisonnement comme toutes
les leçons de l'expérience , n'a prodigué tant de
déclamations que dans le fol espoir de remplir
l'intervalle immense que la raison a mis entre
l'erreur et la vérité.
་་
9
Les voyageurs qui ont pénétré les premiers
» dans l'intérieur des terres d'Afrique , dit Raynal ,
» ont aperçu l'oppression des femmes des
superstitions qui empêchent la multiplication des
» hommes , des haines qui ne s'éteignent que par
» la destruction des familles et des peuplades ,
» l'abandon révoltant des vieillards et des malades ,
l'usage habituel des poisons les plus variés et les
plus subtils , cent autres désordres dont la na-
» ture brute offre trop généralement le hideux
» tableau. »
»
Chaque expression de ce passage mérite d'être
méditée depuis la superstition jusqu'à l'usage
154 MERCURE DE FRANCE ,
habituel des poisons , il renferme tous les crimes
que la fausseté de l'esprit , la violence des passions
et la perfidie peuvent faire commettre , et qu'un
écrivain raisonnable aurait attribués à des sociétés
abruties ; car ces Africains dont parle ici Raynal ,
vivent absolument nus , sans aucune idée morale ,
à plus forte raison sans institution ; mais loin de
remarquer des caractères si frappans de dégradation
, cet auteur nous assure que ce sont là des désordres
dont la nature brute offre généralement
le hideux tableau . Pourquoi donc nous a- t -il tant
vanté la nature ? pourquoi nous a-t-il assuré luimême
que le tableau de la vie et des moeurs des
sauvages avait contribué aux progrès de la philosophie
, et mis à découvert les vices de la morale
et de la législation dans l'établissement des sociétés ?
Est-il rien de plus contradictoire ? car enfin , si les
crimes des Africains l'emportent sur les nôtres , comment
se fait-il que ces sauvages soient plutôt dans
l'état de nature que les Européens ? Est -ce que
l'Afrique serait moins vieille que l'Europe ? Réservons
cet étonnant privilége pour l'Amérique qui
étant un monde nouveau pour nous , a été sérieusement
présentée par nos déclamateurs modernes
comme une terre où tout devait être neuf , même
l'espèce humaine. Il est vrai . que toute l'antiquité ,
tous les peuples civilisés ont cru que Dien avait
créé l'univers complet ; mais il n'en est pas dẹ
même de la Nature philosophique , qui manquerait
à ses adorateurs si elle faisait quelque chose
d'ensemble , qui par conséquent crée tout pièce
à pièce , et qui probablement a créé la quatrième
partie de la terre quelques siècles avant
l'arrivée de Cristophe Colomb , afin que Raynal
pût nous y montrer des hommes tout fraichement
éclos. Voyons le tableau qu'il en composera pour
notre instruction .
<< Dans le Nouveau-Monde , dit - il , les hommes
GERMINAL AN XII. 155
»
>> y sont moins forts , moins courageux ,
» barbe , dégradés de tous les signes de la virilité ,
» faiblement doués de ce sentiment vif et puis-
>> sant , de cet amour délicieux qui est la source de
>> tous les amours , qui est le principe de tous les
attachemens , qui est le premier instinct , le
>> premier noeud de la société , sans lequel tous les
» autres liens factices n'ont point de ressort , ni
» de durée . Les femmes plus faibles encore y sont
>> maltraitées par la nature et par les hommes.
>> Ceux- ci peu sensibles au bonheur de les aimer
» ne voient en elles que les instrumens de leurs
>> besoins ; ils les consacrent beaucoup moins à leurs
plaisirs qu'ils ne les sacrifient à leur paresse . L'in-
» différence pour ce sexe auquel la nature a con-
» fié le dépôt de la reproduction , suppose une
imperfection dans les organes , une sorte d'en-
>> fance dans les peuples de l'Amérique , comme
» dans les individus de notre continent qui n'ont
» pas atteint l'âge de puberté. C'est un vice ra-
>> dical dans l'autre hémisphère dont la nouveauté
» se décèle par cette sorte d'impuissance . »
>>>
»
que
que
Tout ce que Raynal attribue à la nouveauté et
à l'enfance des peuples de l'Amérique , doit être
attribué à la vieillesse et à la dégénération , ainsi
nous le
prouverons par les propres paroles de l'auteur
dégagées de ces déclamations qui , comme
nous l'avons déjà dit , ne sont jetées çà et là
pour remplir l'intervalle entre le mensonge et la
vérité , et prévenir ces rudes contrastes qui frapperaient
les esprits les moins accoutumés à réfléchir .
Mais avant d'examiner quelques- unes des absurdités
du passage que nous venons de citer , ajoutons
-en un autre du même auteur et sur le même
sujet , avec le soin cependant d'en supprimer ce
qui révolterait la pudeur , inconvénient qu'il n'est
pas toujours possible d'éviter quand on copie les
156 MERCURE DE FRANCE ,
écrivains qui ont fait faire des progrès à la philosophie
morale : ils ont une manière si ingénue d'expliquer
les crimes les plus atroces et les vices les
plus honteux , qu'après en avoir lu l'analyse , on
trouve ces crimes et ces vices comme tout naturelss ;;
ce qui est bien plus instructif pour les jeunes gens
que ces austères moralistes du siècle de Louis XIV .
qui , en peignant chaque action des couleurs qui
lui sont propres , conservent à notre raison la faculté
de prononcer sur le bien et le mal , indépendamment
de nos passions et de nos intérêts.
,
« En Amérique , nous dit donc Raynal , les
» sauvages se livraient généralement à cette dé-
» bauche honteuse qui choque la nature , et per-
» vertit l'instinct animal. On a voulu attribuer
» cette dépravation à la faiblesse physique qui
» cependant devrait plutôt en éloigner qu'y en-
» trainer. Il faut en chercher la cause dans la
» chaleur du climat , dans le mépris pour un sexe
» faible ..... dans une recherche de volupté .....
>> D'ailleurs , ces chasses qui séparaient pendant
>> des mois entiers l'homme de la femme.... sans
» compter qu'il y a des actions auxquelles les
» peuples policés ont attaché avec raison des idées
» morales tout - à- fait étrangères à des sauvages . ».
De l'aveu de Raynal , la nature brute des
Africains offre généralement le tableau hideux de
tous les crimes ; de l'aveu du même auteur , la
nature vierge des Américains offre généralement
le tableau plus hideux encore de la faiblesse et de
la dépravation ( je me sers de ses termes ) ; et il
a osé blâmer les moralistes de tous les siècles d'avoir
cherché l'explication de la société dans les
sociétés qu'ils avaient sous les yeux , les fondemens
de la morale dans la certitude d'un Dieu créateur ,
rémunérateur et vengeur ! Cela est aussi conséquent
que le reproche fait par M. de Voltaire à Bossuet
de
GERMINAL AN 157
de n'avoir cité , dans ses Discos His
universelle , que les actions des peuples dont this
toire est connue , et dont
pa conseguent
possible de tirer des leçons. Te etait la logique
des écrivains du grand siècle de dans toute
qui a rapport à l'homme, ils ne suposaient jo mais
rien Raynal au contraire voulant attaquer les institutions
des nations européennes , suppose des
peuples qui vivaient indépendans et sans culte
et composer le roman de la sauvagerie veut- il
en faire l'histoire ? les tableaux qu'il nous présente
renferment plus de crimes , de vices , de cruauté
de faiblesse qu'on n'en trouve chez les peuples policés
, et cela sans compensation de prospérité , de
gloire , de vertus , et sur- tout de stabilité. Remarquez
que c'est toujours avec l'adverbe généralement
qu'il affirme les horreurs de ces enfans de la
nature ; chez nous au contraire les crimes sont des
exceptions , et c'est pourquoi nos sociétés se conservent
si long-temps malgré leurs imperfections ,
tandis que les sociétés informes des sauvages se
brisent , se dissipent , s'anéantissent , signes certains
de vieillesse et de dégénération .
De combien de coutumes générales et aussi
affreuses ne pourrait-on pas ajouter l'énumération
aux faits que nous avons déjà cités ! chez les uns ,
l'habitude d'enterrer avec une veuve ceux de ses
enfans que leur faiblesse mettait dans l'impuissance
de pourvoir à leurs besoins ; dans la grande
majorité des peuplades , la piété filiale ne trouvant
d'autre ressource pour soulager les vieux parens
que de les tuer ; partout les vaincus servant de
pâture aux vainqueurs ; la vengeance , l'horrible
vengeance devenue la seule vertu commune à l'individu
et à la société , ce qui fait dire à Raynal :
Tout est grand chez les peuples qui ne sont pas
asservis; c'est le sublime de la nature dans ses
L
158 MERCURE DE FRANCE ,
་
G.
horreurs et ses beautés. » Toujours la nature ! tou
jours le soin perfide de présenter la civilisation
comme un asservissement ! et les philosophes se
sont obstinés à voir , dans toutes ces sublimes
atrocités , l'enfance de l'homme , l'origine de la
société , et sur tout les bienfaits de l'indépendance ,
premier motif qui a troublé leur jugement. « Ils
» étaient poussés , suivant l'expression de Bossuet ,
» par un dégoût secret de toute autorité , par une
démangeaison d'innover sans fin ; » en un mot ,
ils étaient passionnés , et c'est ce qui explique
comment ils ont accumulé tant de raisonnemens
si , contradictoires , qu'il suffit de les rapprocher
pour en faire sentir l'absurdité. A la preuve.
Raynal reconnait une imperfection dans les
organes des sauvages de l'Amérique , et il les compare
sous ce rapport aux enfans de notre continent
; mais pourquoi donc reproche -t-il aux premiers
d'être sans barbe et dégradés de tous les
signes de la virilité ? Nos enfans sont - ils dégradés
pour n'être que des enfans ? Combien faudra-t-il
de siècles pour que ces sauvages imberbes , qui
multiplient, deviennent des hommes faits ? Les philosophes
qui parlent tant de la nature , de ses lois
universelles , ignorent apparemment que l'état parfait
de tous les ètres sensibles est marqué par l'époque
où ils peuvent , sans s'affaiblir eux -mêmes ,
se créer des successeurs qui les égalent en forces.
Comment pourrait-il sortir naturellement une race
d'hommes forts et courageux de sauvages faibles et
dégradés ? je dis , naturellement car si la chose
est possible , ce n'est pas de la nature seule qu'il
est permis de l'espérer ; mais d'une religion qui
donnerait de l'énergie à ces ames eiféminées , d'une
morale qui reprimerait des passions précoces et
honteuses , de lois qui veilleraient sur les familles ;
en un mot de la civilisation qui arracherait ces
GERMINAL AN XIÍ.
159
"
•
malheureux à cette paresse invétérée chez les sauvages
, paresse qui seule suffirait pour prouver que
les hommes abandonnés à la nature n'auraient
pas
découvert les secrets de l'état social , et se seraient
encore moins soumis aux devoirs que cet état impose
: enfin , à prendre la Nature dans le sens
philosophique, il resterait encore à expliquer pour
quoi les animaux qu'elle a créés dans l'Amérique
ont été trouvés dans un état parfait , et pourquoi
les peuples innombrables qu'elle a créés dans le
même pays ( si tant est que la nature crée des
peuples , se sont trouvés dégradés , sans force , sans
courage , couverts de tous les crimes et de toutes
les infamies . Mais , en ce moment , moins occupés
-de l'absurdité des raisonnemens que du contraste
des expressions ,, nous nous contenterons de remarcombien
il est bizarre d'affirmer au commencement
d'une phrase que les sauvages sont
dégradés des caractères distinctifs de l'homme ,
pour conclure à la fin de la même phrase qu'ils
sont dans cet état de jeunesse et de nouveauté
qui est absolument l'opposé de la dégradation .
quer
3
Laissant de coté le galimatias sur ce sentiment
vif et puissant , sur cet amour délicieux qui est la
source de tous les amours , et nous contentant de
noter combien ce style précieux et sentimental est
ridicule lorsqu'il est question de répandre des lumières
sur la véritable destination de l'humanité ,
examinons une contradiction plus forte que toutes
les autres. Raynal nous a dit d'abord les
sauvages de l'Amérique sont faiblement doués de
l'instinct qui porte les êtres à se reproduire , et il
a attribué cette faiblesse à la nouveauté de ces
- hommes ; bientôt après il les accuse de débauche .
d'une recherche de volupté , qui égare cet instinct;
et , en verité , rien n'est plus contraire aux
regles de la logique et à l'expérience que d'adque
1
2
160 MERCURE DE FRANCE ,
que
mettre les excès de l'amour , c'est-à-dire la débauche,
la volupté , la recherche même dans la volupté ,
quand on commence par refuser la portion de sentiment
nécessaire pour se créer des successeurs . Si
telle est la marche de la nature philosophique , on
doit avouer qu'elle est en tout contraire à la marche
de la vraie nature et de l'état social ; et ce serait
une preuve de plus que la sauvagerie n'annonce pas
l'enfance de la société , mais au contraire son anéantissement
, la dégradation , l'abrutissement , en
un mot cet état misérable où l'homme a perdu
jusqu'à l'idée de son origine . Nous essayerons par
la suite de développer cette vérité autant qu'il sera
en notre pouvoir; mais dès-à-présent nous pouvons
les phiconclure
qu'il est bien extraordinaire
losophes aient prétendu réformer les peuples de
l'Europe par l'exemple des sauvages , et qu'en présentant
des tableaux aussi épouvantables de la vie
et des moeurs de ces infortunés, ils aient excité un
enthousiasme général . A quoi faut - il attribuer tant
d'inconséquences de la part des auteurs et des lecteurs
, si ce n'est à ce dégoût secret de toute
autorité , à cette démangeaison d'innover sans fin ,
dont parle Bossuet. Après avoir appris à mépriser
l'autorité de la religion et de la morale , on aimait
les écrivains qui apprenaient encore à mépriser
l'autorité des lois ; on ne leur demandait ni logique ,
ni bon sens , mais seulement des sophismes pour
étourdir la raison , et de l'esprit pour tourner en
ridicule ce qu'on craignait encore de trop respecter .
En soulignant le mot nature dans les passages
de Raynal que j'ai cités , j'ai voulu mettre le lecteur
à portée de se convaincre par lui - même de
l'impossiblité où étaient les philosophes d'attacher
un sens fixe à une expression sur laquelle est fondé
tout leur système . Ce grand mot dont la valeur
était indéterminée , domina cependant dans les
GERMINAL AN XII. 161
uvrages de politique , de morale , de législation ;
il s'empara des théâtres comme des boudoirs , de
la poésie comme des romans ; mais il est certain
que nous ne saurions encore comment l'expliquer ,
si J. J. Rousseau , fatigué des contradictions qu'il
trouvait dans les écrits de ses confrères , ne s'était
chargé de trancher la difficulté : faisant deux parts
très -distinctes du bien et du mal , il mit le bien sur
le compte de la nature , le mal sur le compte de
la civilisation . Tout aussitôt la révolution morale
se trouva accomplie ; le dégoût de toute autorité
se changea en haine ; cette haine devint un sentiment
général, actif, profond , raisonné, qui amena
bientôt la révolution des hommes et des choses ;
et en cela du moins le dix-huitième siècle se montra
conséquent aux principes qu'il avait adoptés .
FIÉVÉ E.
Mémoire concernant la trahison de Pichegru , dans les
années 5 , 4 et 5 ; rédigé en l'an 6 par Ch. R. de Montgaillard
, et dont l'original se trouve aux archives du
gouvernement . A Paris , de l'Imprimerie de la République
, germinal an 12 .
« Je ne puis , ni ne veux rien céler , dit l'Auteur ; qu'on blâme
» cet écrit ou qu'on l'approuve , j'aurai rempli mon devoir , j'aurai
» laissé à ma Patrie un gage de mon amour pour elle ; et ces
» lignes , j'ose du moins l'espérer , défendront ma mémoire contre
» les atteintes de la calomnie ou de la haine. >>
M. de Montgaillard connaît tous les détails de la
négociation dont il s'agit entre Pichegru et le prince de
Condé ; car il avait reçu à cet égard , de ce dernier , tous
les pouvoirs nécessaires. Pichegru répondit , le 19 août
་
3
162 MERCURE DE FRANCE ,
·
1795 , à la proposition qui lui fut faite de rétablir la monarchie
en France .
« J'ai offert vingt fois en Alsace , dit Pichegru , à M. Fauche ',
» les occasions d'exécuter ce que le prince me demande aujourd'hui
» et je ne puis concevoir , s'il a , comme je le pense , auprès de lui , des
>> officiers d'un grand talent , qu'on n'ait pas su en profiter, J'ai beau-
» coup réfléchi à ce dont il est question . J'ai déjà donné , sous divers
» prétextes , à trois ou quatre bataillons qui sont ce que j'ai de plus
» mauvais dans l'armée , l'ordre de se rendre à Gravelines , Bergues',
›› Nieuport , etc. J'ai déplacé mon parc d'artillerie et fait des dispo-
» sitions propres à m'assurer les places fortes de l'Alsace . Dans cet
» état , voici ce que je puis faire . Les représentans du peuple me
» pressent de passer le Rhin , et je vais y être forcé tout-à - l'heure .
Que le prince de Condé m'indique donc le lieu où il desire que je
» traverse ce fleuve . Je crois que Newbourg ou Steinstadt serait l'en-
» droit le plus favorable , à cause de la position militaire du prince .
» Qu'il m'indique le jour et l'heure , la quantité d'hommes , l'espèce
» d'armes , en observant cependant , pour ménager les apparences ,
» que je ne puis guère passer le Rhin avec moins de dix à douze mille
» hommes. Je laisserai mes pontons comme pour servir à une seconde
» colonne ; et aussitôt arrivé sur la rive droite , je proclamerai la
» royauté . Mon armée se réunira dans le même moment à celle du
>> prince ; nous repasserons ensemble le fleuve ; les places d'Alsace
» s'ouvriront devant nous ; et aidés des renforts que j'y laisse et de
» quelques bataillons autrichiens , s'il est nécessaire , nous marcherons
» à journées forcées sur Paris : car c'est là où il faut tendre , Plus
» j'y réfléchis , et plus je vois que ce plan est le seul susceptible d'un
» grand succès . Ce que le prince me propose n'est point faisable . Je
connais le soldat : il ne faut pas lui donner le temps d'un premier
>> mouvement ; il faut l'entraîner , et non le décider . Une fois sur la
» rive droite , je suis sûr de lui , pourvu que le vin , la viande et l'ar-
» gent ne manquent point . Que le prince ait soin que tout cela soit
en abondance ; que les officiers de son armée se confondent et ne
fassent qu'un avec les miens sur-tout point de jactance de la part
» des émigrés , et je réponds de tout le reste . Il est inutile que j'envoie
au prince un de mes aides- de-camp : il pourrait être aperçu et
» reconnu sur la rive droite , et cela seul compromettrait la chose ,
» D'ailleurs , vous suffirez ; et puisque le prince vous a chargé de ses
instructions , il doit avoir confiance en vous , et ajouter une foi epGERMINAL
AN XII 163
2
tière à ce que vous lui rapporterez de ma part . Il n'y a pas de
>> temps à perdre : retournez vers le prince ; assurez- le que je vais
» tout disposer en conséquence , et qu'il prenne de son côté les mesures
nécessaires. Soyez de retour le plutôt possible. »
Le prince de Condé conçoit des inquiétudes et des craintes . On
ne lui donne préalablement aucun gage ; on ne lui livre point une
place forte pour sa sûreté : il ne peut donc exposer aussi inconsidérément
son armée. Les autrichiens voudront- ils favoriser ce p'an ? ne
le contrarieront-ils pas plutôt ? Ce qui avait été proposé par le prince
était si simple et si raisonnable ! pourquoi Pichegru ne suivait- il pas
ce parti ? et ces représentans du peuple , pourquoi ne les livrait -il pas
au prince ? etc. etc. Telle était la série d'observation's que faisait le
prince de Condé. La vérité est que , jaloux d'étre ' regardé comme
seul restaurateur de la royauté , il voulait agir sans la partici
pation des Autrichiens ; et d'un autre côté , il desirait avoir cette
gloire au meilleur marché possible .
Ce dissentiment entre le prince et Pichegru fut cause
qu'on ne tenta rien . Le premier tenait à ce qu'on lui livrat
Huningue et Strasbourg. L'autre ne se désistait pas de son
plan , ou n'y voulait apporter que de légères modifications
: il y eut d'autres intrigues qui n'aboutirent à rien.
« Les exploits de Bonaparte , et les succès de l'armée française en
Lombardie furent véritablement décisifs à cette époque . Ce n'est
point l'Italie seulement dont le général Bonaparte fit la conquête
dans le Milanais , c'est la république française qu'il sauva sur le
Rhin , en forçant d'envoyer en Italie une partie de l'armée impériale
qui était sur le Rhin ; ce qui empêcha les Autrichiens , le
prince de Condé et Pichegru de pénétrer en Alsace.
Voici quelques-unes des propositions faites à Pichegru ,
au nom du prince de Condé , par M. de Montgaillard .
Le général sera crée sur le champ lieutenant - général des
armées du roi.
-
Le général a la parole d'honneur du prince qu'il recevra de la main
du roi le bâton de maréchal de France , au moment même de l'arrivée
de S. M. à l'armée . Le délai de cette grace est un plaisir que le prince
veut réserver à S. M. Il peut l'accorder , et il en donnera l'assurance .
Le général sera fait sur-le-champ grand'croix de l'ordre royal et
militaire de Saint-Louis.
164 MERCURE DE FRANCE ,
Le général aura pendant sa vie le commandement en chef de la
province d'Alsace . Nul ne défendrait mieux cette province que celui
qui l'a arrachée aux ennemis .
Le général jouira , pendant sa vie , de la maison royale et du pare
de Chambord , ainsi que de huit pièces d'artillerie .
Le général jouira de deux cent mille livres de pension annuelle :
la moitié de cette somme sera réversible en pension à sa femme ; le
quart à ses enfans , à perpétuité , de måle en mâle , et jusqu'à
extinction de postérité.
Il sera dressé une pyramide à l'endroit où l'armée du roi se joindra
à l'armée du général . Au bas de cette pyramide , il sera gravé cette
inscription : Le ... jour du mois de ...... de l'année 1795 ,
Pichegru sauva la monarchiefrançaise, et donna la paix à l'Europe.
La ville d'Arbois sera exempte de toutes impositions généralement
quelconques pendant dix années . Elle prendra le nom du général ,
et sa statue y sera placée .
Il sera frappé une médaille en l'honneur du général .
Le général aura sa sépulture dans la même église qui renfermera
les restes des rois de France.
Il sera donné au général un hôtel à Paris , convenable à son rang
et à sa dignité . Il lui sera compté une somme d'un million en espèces ,
pour l'établissement de sa maison.
Le général aura la liberté de récompenser les officiers - généraux ,
les officiers de son état-major , et les personnes qui lui sont attachées.
Les grades qu'il leur conférera seront reconnus et confirmés .
Le général pourra leur accorder les récompenses pécuniaires qu'il
jugera à propos ; elles seront acquittées .
L'armée commandée par le général sera reconnue l'armée royale .
Tous les officiers conserveront le grade , les traitemens et les appoin
'temens dont ils jouissent . Ils seront irrévocablement maintenus dans
la possession de leurs emplois . Ceux qui desireront se retirer le pourront
; ils auront l'assurance la plus formelle qu'il ne seront jamais recherchés
en aucune manière , quelle que soit la conduite qu'ils aient pu
tenir individuellement .
Les villes qui ouvriront leurs portes jouiront de trois années d'exemption
de toutes impositions.
Les commandans des places qui rendront les places , jouiront d'une
pension de 24 à 50 mille livres de rente , suivant l'importance de la place ,
Ils seront maintenus dans leurs grades , et employés en conséquence .
GERMINAL AN XII. 165
L'auteur a tracé ainsi les portraits du prince de Condé,
du comte de Lille ( ci-devant Monsieur ) , et de M. Pitt.
Lorsque je vis le prince de Condé s'occuper , avec une persévérance
opiniâtre , des plus minces détails administratifs dans la nouvelle
formation de sa petite armée , il me fut démontré que le prince
n'aurait jamais une armée sous son propre commandement ; et cet
esclave de tant de considérations politiques et pécuniaires m'annonça
dès-lors qu'il en serait un jour accablé. En effet , il ne sut ni désobéir
à des rois qu'il savait bien être ses ennemis et les ennemis de
sa famille , ni commander à des soldats qu'il savait bien être ses amis
et les amis de sa gloire . Il acquit cette espèce de réputation qui est
la plus aisée de toutes à conserver , parce qu'elle n'exige qu'un esprit
médiocre et une certaine défiance ; mais il immola en même temps
sa gloire , pour jouir de quelques instans de plus de renommée. Il
nè sut être ni courageux ni prudent à propos. En vain les circons
tances lui devinrent- elles terribles ou favorables ; il les laissa fuir ,
ou il se soumit à leur rigueur : on eût dit que le destin lui avait
imposé cette tâche , d'inspirer une grande frayeur , et de céder à
une extrême faiblesse ; de tenter tout par son coeur , et de manquer
tout par son esprit ; d'être un héros sur le champ de bataille , et
un homme sans vigueur dans le cabinet ; de concevoir de grands
projets , et de reculer devant leur exécution ; de ne manquer jamais
de prévoyance , et d'être toujours sans caractère. Ce prince cut
quelques instans d'éclat ; mais il n'eut pas un seul monent de grandeur
. Je l'ai vu céder à la fortune de la République , de la même
manière qu'il avait combattu ses généraux , sans magnanimité , mais
sans lâcheté ; et la crainte qu'il eut toujours de devenir pauvre le
condannait à n'être plus qu'un chef de proscrits . Ce prince bravait
la mort ; mais il redoutait l'échafaud . On l'a vu reculer à la voix .
de la renommée , lorsqu'elle lui apportait les voeux que la Vendée formait
pour combattre sous ses ordres , et on l'a vu à Bernstheim et
à Biberacht se précipiter au milieu des bataillons ennemis , toujours
maître de son courage , mais incapable d'oser prendre sur lui une
grande résolution , quelques facilités que lui laissassent les généraux
de la République . Sa conduite a été , pen lant six années , un modèle
de patience et de résignation . Les Autrichiens ont triomphé de sa
patience , de sa résignation ; et le prince s'est pleinement contenté
de cet éclat extérieur et de ce luxe militaire dont ils lui permet166
MERCURE DE FRANCE,
taient l'exercice . Ce prince possède un jugement sain ; il n'est pas
sans connaissances et sans instruction : mais l'histoire du Grand Condé
n'est point celle qu'il a le plus méditée . Son ame est faible , son
esprit est timide : peu de princes sont aussi susceptibles de prendre
toutes les impressions que des courtisans peuvent avoir intérêt de leur
donner. La défiance et la fausseté sont au fond de son coeur ; elles
s'exercent sur sa propre famille ; et le duc de Bourbon est jusqu'ici
la personne dont il s'est montré le plus jaloux . Ce prince et le duc de
Berri n'ont jamais eu la moindre partà la confiance du prince de Condé.
Le comte de Lille a beaucoup d'instruction ; son esprit est cultivé ,
ses manières sont affables mais il est essentiellement faux et perfide.
Il a la pédanterie d'un rhéteur , et son ambition est de passer
pour un homme d'esprit . Je ne le crois susceptible ni d'un sentimsnt
généreux , ni d'une résolution forte . Il n'a jamais oublié , il ne
pardonnera jamais une injure , un tort , un reproche. Il craint la
vérité et la mort . Entouré de ruines et de flatteurs , il n'a conservé
de son ancien état que l'orgueil et les vices qui l'en ont fait descendre.
Le malheur a beau l'accabler tout entier , il n'ose point le
regarder en face aussi , quelque rigoureuse que puisse être pour
lui l'adversité , il ne trouvera de justification que dans l'ame des hommes
lâches et petits ; on le verra mourir dans le lit de la proscription ,
après avoir fatigué la pitié et épuisé la générosité de tous les souverains.
Ce prince frémit à la vue d'un faisceau de piques et de
dards ; et il prononce sans cesse le nom de Henri IV ! Intrigant
dans la paix , inhabile à la guerre , jaloux à l'excès d'un triomphe
littéraire , et non moins avide de richesses que passionné pour la
représentation ; ennemi de ses véritables amis et esclave de ses cour
tisans ; ombrageux et défiant , superstitieux et vindicatif , toujours
double dans sa politique et fanx jusque dans les effusions de son coeur :
tel est le comte de Lille , ce prince que le hasard avait placé si
près du premier trône de l'univers , sans lui donner aucune des qualités
qui commandent le respect ou qui gagnent l'amour des peuples .
Nul doute que , dans les temps même les plus heureux , il n'eût
laissé échapper de ses mains les rênes de l'empire. Son règne eût.
été celui des favoris ; et la France aurait eu à supporter à la fois
toutes les petitesses du roi Jacques , toutes les profusions de Henri III.
M. Pitt est un exemple frappant de la facilité avec laquelle on
peut usurper la réputation de grand ministre et abuser de celle
d'homme d'état . Jeté dès l'enfance dans le ministère , il y déploya de
GERMINAL AN XII. 1671
bonne heure cette facilité de travail qui tient lieu de génie aux
hommes médiocres . Il n'eut qu'à suivre les instructions et les exem
ples que son père lui transmit pour se perpétuer dans le ministère
; mais il se traîna d'une manière si servile sur les traces i
qui lui avaient été marquées , qu'il est vrai de dire que M. Pitt
se trouve aujourd'hui ce qu'il était il y a quinze ans , avec le même
degré de faveur et la même incapacité de moyens qui signalèrent
son avénement au ministère . M. Pitt , en effet , conçoit bien
les entreprises médiocres , mais il les exécute mal- : quant aux entreprises
qui exigent un grand talent , elles sont si fort an-dessus de ses
facultés personnelles , que son amour -propre seul peut lui faire illusion
à cet égard . Cet amour- propre est excessif; et il prend chaque jour un
nouvel aliment dans la haine que M. Pitt a vouée à la France. Ce sentiment
est porté chez lui à son dernier période ; il s'étend sur tous
les Français sans distinction , et n'épargne pas même les grands
hommes de cette nation qui sont descendus au tombeau. C'est avec
cette haine , dont le principe ne saurait être blàmé , puisqu'il prend
sa source dans l'amour de son pays , que M. Pit gouverne despotiquement
la nation qui se dit la plus jalouse de la liberté. Le caractère
de ce ministre est dur et hautain : sa volonté se plie difficilement
aux conseils de la raison , et veut même résister aux lois de la nécessité .
C'est à cette inflexibilité d'orgueil que M. Pitt est redevable de cette
énergie qu'on attribue à son amé . Peu de ministres en Angleterre
ont mieux posédé l'art d'administrer le parlement , de diriger l'opinion
et de maîtriser la confiance publique ; car M. Pitt s'est fait banquier
dès les premiers jours de sa carrière politique , pour retenir dans sa
main les rènes d'un gouvernement dont le commerce a fait mouvoir
tous les ressorts. M. Pitt connaît parfaitement ceux de la corruption
et de l'intrigue , et il est , pour ainsi dire , la créature de ce mécani ›
me financier qui tire sans cesse l'or de l'or. C'est le Midas de ce siècle ;
tout ce qu'il touche devient bank- note , et ces bank-notes soulèvent
rEurope, parce que le dieu souverain de l'Europe est aujourd'hui un
veau d'or . Il résulte de ces notions que M. Pitt est un orateur éloquent ,
un homme versé dans les détails de l'administration , un politique de
comptoir , un ministre de kanque , et un homme d'état au-dessous
du médiocre .
C'est aux richesses qu'il puise avec tant d'impunité en Angleterre ,
et qu'il verse avec tant de prodigalité dans toutes les cours , que
M. Pitt doit le double avantage d'être le maître du cabinet de Londres,
168 MERCURE DE FRANCE ,
et le régulateur de presque tous les cabinets de l'Europe . Ce ministre
n'a peut-être pas à lui en propre une seule idée politique : la tortueuse
ignorance et la criminelle présomption avec lesquelles il précipite
l'Angleterre et l'Europe sur les bords du précipice qui doit les engloutir
, déposent invinciblement contre l'homme d'état , en même temps
que les contradictions aussi révoltautes qu'innombrables auxquelles
M. Pitt s'est abandonné en plein parlement depuis le commencement
de cette guerre , démontrent non moins clairement que ce ministre
n'a jamais eu de plan fixe , et s'est toujours subordonné aux événemens ;
qu'il n'a jamais su un mois auparavant , non-seulement ce qu'il pourrait
faire , mais même ce qu'il voudrait entreprendre ; qu'il a espéré enfin
trouver dans les incidens qu'une crise aussi violente que celle qui
agitait la France devait nécessairement produire en Europe , les moyens
de sortir avec quelque avantage de ce dédale où l'ignorance et la cupidité
avaient renfermé le ministre anglais . C'est en effet à ce développement
de circonstances que M. Pitt doit la facilité avec laquelle il a
soulevé tous les États . Il a caché sa nullité sous le voile de la négociation
. Ses envoyés , qui pour la plupart étaient ses maîtres dans cette
science , n'ont paru que ses disciples ; et M. Pitt a recueilli seul , aux
yeux de l'Europe , la gloire de terminer , entre les cours de Londres ,
de Vienne et de Pétersbourg, cette alliance à laquelle l'Europe doit
tous les fléaux qui la désolent depuis trois années , mais à laquelle la
République française et le roi de Prusse doivent l'alliance qui les unit.
M. Pitt a donné la véritable mesure de son incapacité , dans les
entreprises qu'il a tentées contre toutes les parties des frontières de la
France : il a été brigand à Lyon , incendiaire à Toulon, et bourreau à
Quiberon ; Autrichieu à Valenciennes , et Anglais à Dunkerque ;
fédéraliste dans le Calvados et sur les rives de la Gironde ; constitutionnel
aux Tuileries et à Vienne ; anarchiste en 93 , modéré en
95 , républicain et royaliste tour-à-tour dans la Vendée ; catholique
en Angleterre , et athée en France. M. Pitt , en un mot , a montré
à l'univers ce que peut le génie du mal , secondé par celui de la
richesse. Il a été l'Attila de la politique et le fléau du genre humain .
Telle est la conduite que M. Pitt a suivie depuis le premier jour
de la révolution française . Ii est coupable de la plus grande partie
des crimes qui ont été commis ; car il n'est aucun parti , il n'est
aucune faction , dans lesquels M. Pitt n'ait cherché des agens et
n'ait trouvé des complices. Hors d'état de combattre avec succès
les armées de la République , il réunit tous ses efforts pour la
GERMINAL AN XII.
169
déchirer au nom de cette paix qu'il lui offrait ; et c'est la boîte
de Pandore que le fils de Chatam avait remise au négociateur
qu'il envoyait à Paris et à Lille,
M. Pitt se flatte d'aveugler jusqu'au dernier instant tous les
partis , de les attaquer l'un par l'autre , et de provoquer , par
tous les moyens possibles , les dissensions civiles et l'anarchie en
France : aussi les secours de toute espèce ont- ils été prodigués
constamment en Suisse par M. Wickham .
Mais , malgré tant de machiavélisme , tant d'agens , tant d'intrigues
, tant de dilapidations , la journée du 18 fructidor eut lieu ; et
la République française fut sauvée des dangers auxquels la conjuration
de Pichegru la tenait exposée depuis deux ans .
SPECTACLE S.
THEATRE DE LA RÉPUBLIQUE ET DES ARTS.
Le Pavillon du Calife , en deux actes , suivi d'un intermède
, du Cercle , comédie , et du ballet-pantomime
de Jason et Médée , au profit de Vestris.
)
N'offrez point à mes sens de mollesse accablés
Tous les parfums de Flore à la fois exhalés .
QUATRE pièces en une séance de six ou sept heures , c'est
beaucoup pour un jour , et pour des Français ; mais le
spectacle était varié , et il a commencé par l'opéra qui a
fait vivement desirer le reste . Si tout avait été bon , il y
aurait eu véritablement satiété . En conséquence , on nous
a donné un opéra détestable , qui a fait trouver l'intermède
charmant , la comédie assez agréable , et le ballet trèsbeau.
Ainsi la soirée , ou plutôt la nuit , a été partagée
entre l'ennui et le plaisir ; et il faut admirer , dans la distribution
, le jugement de l'ordonnateur ; car l'ennui est
venu le premier , il n'eût pas été supportable après le
plaisir qu'il a mieux fait goûter.
170 MERCURE DE FRANCE ,
Le sujet du Pavillon est tiré des Mille et Une Nuits.
"Azem , gouverneur d'Alep , et sa fille Zobeïde , ont encouru
la disgrace du calife Almanzor , abusé par de faux
rapports . Zobeïde est partie pour tâcher de parvenir jusqu'au
trône du souverain , afin de le désabuser . Pendant
qu'elle est en route , Almanzor de son côté , déguisé en
pêcheur ,
Assez loin des murs de la ville ,
Errait pour s'assurer si tout était tranquille.
1
est
Il entend des cris sur les bords du Tigre : un objet adorable
était surpris par des brigands ; c'était Zobeïde qu'il
ne connaissait pas. Almanzor vole à son secours , tue le
chef des bandits , fait fuir les autres , aime subitement ,
aimé de même , et laisse aller sa maîtresse qui lui dit qu'elle
se rend dans un asile öffert à son malheur par l'amitié. La
première chose qu'il fait le lendemain , c'est de l'envoyer
chercher. Elle avait disparu avec son hôtesse , et voilà le
calife au désespoir , comme de raison . Elle s'était rendue
à Bagdad , accompagnée de Fatmé , son amie. Elles vont
trouver Rustan , bostangi attaché au pavillon des fleurs
qui devient aussi amoureux de Zobeïde , et demande aux
deux amies comment elles trouvent Rustan , Fatmé
répond :
.
Qu'il est d'une humeur agréable ,
Et vous ? dit-il à Zoeïde .
ZOBEÏDE .
. . . Il est complaisant ,
Sensible , humain et bienfaisant .
RUSTAN.
Est-ce là tout ?
M
Est-il aimable ?
FAT MÉ.
Et très-ainable.
RUSTAN à Zobeide.
ZOBEÏDE , FATM É.
Très-aimable,
GERMINAL AN XII. 171
Rustan , ravi de joie , fait entendre à Zobeïde que demain
il tombe a ses genoux . Elle en est alarmée .
FATM AT MÉ.
Laissons-le dire.
Il est chez lui dans ce moment .
Zobeïde veut prendre congé de Rustan. Il s'oppose à
ce qu'elle sorte sans prendre congé de Rustan . Il s'oppose
à ce qu'elle sorte sans prendre quelque rafraichissement.
Non vraiment , souper est très-utile ;
Vous ne me refuserez pas.
Almanzor arrive dans ce pavillon avec le visir. Tous
deux sont cachés sous des habits de pêcheurs. Il reconnaît
la femme qu'il a sauvée , et ne se découvre point à
Rustan ; il feint même de le prendre pour le propriétaire
du beau pavillon dont il a la garde. Rustan tout fier :
12 On croit de ce lieu le riche possesseur , me
"Et cette erreur
Me fait honneur.
Quels vers , même pour des vers d'Opéra ! Almanzor
lui dit :
Vous avez là , seigneur , un palais magnifique .
Oui , répond le bostangi ;
Mais il faudrait qu'il fût mieux éclairé :
Alors c'est un coup d'oeil unique .
´´Et il lui ordonne de l'aider à procurer ce coup d'oeil à
la belle inconnue , et d'allumer partout. Comme on va
se mettre à table , le visir offre une coupe au calife .
Rustan alarmé , leur apprend que c'est celle d'Almanzor :
Car nous sommes un peu chez lui ;
Ce qui n'a pas peu fait rire l'assemblée. Le calife a
le plaisir de voir qu'il est aimé , quoiqu'on le croye
un simple pêcheur. On entend du bruit. L'amante
d'Almanzor :
O Ciel ! poursuit- on Zobeïde ?
C'est ainsi que le calife est instruit du nom de sa
172 MERCURE DE FRANCE ,
maîtresse , ce qui est assurément très -ingénieux . Il se découvre
, reconnaît qu'il a été trompé par la calomnie
sur le compte d'Azam , rend son amitié à ce gouverneur
se marie à sa chère Zobeïde , et le choeur terinine
la pièce en criant :
"
Vive Almanzor et Zobeïde !
"
C'est un voeu qui ne s'accomplira pas. Quoique l'Opéra
soit en possession de ne pas se soumettre aux décisions des
spectateurs , et qu'il ait banni le mot chute de son dictionnaire
, celle - ci a été si roide , qu'il est à croire qu'elle
fera exception.
On aurait dû au moins annoncer que c'était un Opéra
bouffon ou comique. Le bostangi Rustan est un vrai
pantalon , et il y a d'ailleurs dans les autres rôles une
quantité de traits et de mots qui ne seraient à leur place
qu'aux Boulevards ou chez la Montansier . On les a sifflés
impitoyablement. L'auteur de la musique , qu'on a trouvée
assez médiocre , est M. Daleyrac , connu par une foule
de pièces à l'Opéra- Comique. Son début sur un plus grand
théâtre n'a pas été encourageant. On disait dans toute la
salle :
Tel brille au second rang qui s'éclipse au premier.
On a beaucoup applaudi Laïs , et sur-tout mad . Branchu .
Laforêt qui jouait Almanzor a été fort maltraité. On le
trouve usé. Ses moyens le trahissaient à chaque instant.
Les paroles ont plus d'un auteur . Ils n'ont pas imprimé
leur nom , et l'on n'a pas été tenté de les demander. Ils
sont d'autant moins excusables qu'ils pourraient mieux
faire .
Ces vers ont de la douceur et de l'harmonie :
A l'espérance ,
Zobeïde , ouvrez votre coeur ;
Il est un terme à la souffrance :
Le premier rayon du bonheur ,
C'est l'espérance.
Sans
GERMINAL AN XII. 153
Sans l'espérance ,
Les maux accablent la raison.
Votre vie à peine commence ,
Et la jeunesse est la saison
De l'espérance .
On a aussi entendu avec plaisir une romance très bien,
hantée par mad. Branchu .
La colombe fugitive ,
Au sein des vastes déserts ,
Vole , tremblante et craintive ,
Devant le tyran des airs .
D'un palmier l'épais feuillage ,
Et le voile de la nuit ,
La dérobent sous l'ombrage ,
A l'oiseau qui la poursuit .
C'est ainsi que seule , errantė ,
Je fuyais loin du méchant ,
Et voyais , faible et tremblante ,
Pâlir le soleil couchant.
Mais le Ciel plaignit ma peine ,
Protecteur des malheureux ;
A mes cris le ciel amène
Un musulman généreux.
Les danses de l'Opéra, et sur tout l'intermède qui l'a sépa
ré de la comédie, ont dédommagéde l'insípidité du drame .
Vestris était en tout sens le héros de la féte ; son rival ,
Duport, n'a point paru . Mad. Gardel aussi s'est surpassée.
Le Cercle est connu et jugé depuis long-temps . C'est
la peinture des moeurs du dernier siècle , ou plutôt ,
comme dit Saurin , de celles de quelques douzaines de
fous et de folles de la capitale. Poinsinet ne fréquentant
point cette bonne compagnie , on dit dans le temps qu'il
avait écouté aux portes. Il y a trop d'esprit dans cette
pièce pour qu'on puisse croire que son auteur ait cru
sérieusement être une cuvette , et ait regardé comme réelle
l'existence des Naïades. On ne peut guère douter que ce
me fut un misérable parasite qui se rendait volontairement
le jouet de ses Amphitryons. Il y a dans le Cercle un trait
qui vise à la philosophie ; on en a témoigné du mécon-
M
174 MERCURE DE FRANCE ,
tentement , et il en eût excité davantage s'il était plus
clair : « Entre le vice et la vertu il n'y a souvent qu'un
» préjugé de différence . » Si cette phrase signifie que le vice
et la vertu sont des mots sans valeur , c'est la plus épouvantable
, et sans contredit la plus dangereuse des maximes
philosophiques ; mais ce qui peut faire douter que
Poinsinet ait voulu y attacher ce sens c'est qu'il la met
dans la bouche d'une fille ingénue , du personnage
plus raisonnable de la pièce . Il faut croire , pour son
honneur , qu'il ne s'est pas entendu lui-même.
"
On n'a pas plus d'aisance que Mlle . Contat. Madare
Préville avait plus de noblesse . Fleury n'a ni la légèreté ,
ni la gaieté , ni la grace de Molé ; il y supplée par toutes
les ressources que peut fournir une connaissance approfondie
de son art. Dazincourt se fait supporter même de
ceux qui ont vu Préville . Le rôle de Mile Mars n'est
presque rien , et le spectateur en est très-fâché . Celui
d'Armand est froid et raisonnable d'ailleurs , il est reconnu
qu'Armand est de ces acteurs dont il n'y a communément
rien à dire . Mlle Devienne est naturelle . On
ne lui a pas trouvé assez de vivacité .
:
Le spectacle a fini par l'effroyable ballet pantomime
de Jason et de Médée. Les danses du premier acte ont
rempli les imaginations des idées les plus riantes , et les
deux autres d'horreur et d'effroi . Un empoisonnement ,
des enfans égorgés , des démons , une pluie de feu ces
beautés horribles sont les dernières qu'on nous ait offertes ,
et l'on s'est retiré , à une heure du matin , avec tout l'enfer
dans la tête .
Le premier consul est arrivé à l'intermède , ayant un
uniforme de chasseur , et a été vivement applaudi.
THEATRE FRANÇAIS.
La Fausse Honte , comédie en cinq actes et en vers ,
de M. Longchamp .
Nous touchons au moment où il sera impossible de
GERMINAL AN XII. 175
jouer une pièce nouvelle. Les fureurs du parterre vont toujours
croissant , et pour peu que cela continue , il finira par
ensanglanter le lieu où il tient ses turbulentes assises . La
représentation de la Fausse Honte a été signalée par un
véritable combat . Les forces des combattans étaient à peu
près égales. La fortune a varié fréquemment , et le succès
est demeuré incertain ; les en emis de l'auteur ont triomphe
au premier acte ; ils ont été battus au second , et quelquesuns
même ont été mis eu fuite ; pendant les trois autres , la
fluctuation a été continuelle . Oa ne saurait dire à qui le
champ de bataille est resté ; car , si l'auteur a été demandé
par plusieurs , le parti de l'opposition était si nombreux
que son nom n'a été entendu que de très- peu de personnes.
La délicatesse des spectateurs est devenue si pointilleuse ,
qu'elle trouve de l'indécence dans les phrases et les expressions
les plus simples , et qu'il faudra , de peur de la blesser,
retrancher la moitié de celles qu'on a coutume d'employer.
Une femme satisfaite de son mari s'écrie :
Je le prendrais encor s'il était à reprendre .
On dit à cette femme accusée injustement :
Oui, je vous laverai de cette calomnie.
Ces deux vers ont effarooché la pudeur de nos beaux esprits
. Certes , il faut être bien malin pour y entendre malice.
Le caractère qu'a voulu tracer l'auteur n'est rien moins
que nouveau. Le mari du Préjugé à la Mode ,. le Philo
Sophe Marié , le Valère da la comédie du Méchant , sont
tourmentés aussi par une fausse honte.
Merval , jeune homme très - riche et maître de sa fortune ,
ést venu se loger chez une intrigante qui voudrait le marier
à sa fille ; mais il a un ancien tuteur, sage mentor pour lequel
i conserve le plus grand respect , qu'on attend de moment à
autre , et qu'on sait d'avance devoir traverser ce projet .
Delcourt , fils de l'intrigante , exécrable sujet , chargé de
dettes , de ridicules , de cimes , prétendu petit - maître ,
projette de déniaiser Merval , de l'arracher à son mentor , et
de le faire tomber dans le piége. Ces deux personnages sout
calqués sur le Méchant et sur Valère.
Merval connaît une jeune veuve très- aimable , et pour
laquelle il se sent de l'inclination ; le yient aussi descendre
dans cette maison , dont la maîtresse est son amie , quoique
leurs moeurs et leurs caractères soient bien opposés . Le
fide Delcourt fit croire à Merval qu'elle est coquette ;
que , pour lui plaire , il doit afficher des airs évaporés , et
'jouer le personnage d'un petit roué. Meryal , au fond senper176
MERCURE DE FRANCE ;
sible et vertueux , suit d'abord ces conseils d'on homme
du bon ton ; mais , ensuite , son penchant l'entraîne ,
il rougit de sa faute , avoue et déclare ses vrais sentimens ,
s'en repent aussitôt , se rétracte et se reniet sous le joug de
sa fausse honte.
Germon , son tuteur , arrive à son secours ; et , pour
éviter un éclat , consent qu'il demeure dans cette maison
de scandale , s'y établit même avec lui . Il y a entr'ee
ux
une scène remplie de chaleur et très- bien écrite. Elle
moment , relevé la pièce, qu'on avait sifflée jusque- là . On y
a remarqué ce vers :
Et pour vous distinguer , soyez homme de bien.
22un
Après avoir flotté , pendant deux heures , entre ses deux
mentors , entre le vice et la vertu , Merval allait échapper à
soa tuteur . Celui- ci , ayant en vain prié son pupille de lui
accorder un rendez- vous dans une autre maison , où il
se flatte de parvenir à lui dessiller les yeux , lui donne un cartel
, sous prétexte d'un démenti qu'il en a reçu en public.
Merval vient au lieu indiqué , et dit que , pour toutes
armes , il n'a que ses pleurs . Il promet d'abjurer sa société ,
si l'on réussit à lui prouver que ses hôtes sont méprisables ;
ce qui est bientôt fait , car Delcourt est convaincu d'avoir
jeté en prison un honnête homme , sur lequel il s'était fait
transporter quelques créances , quoiqu'il fût lui-même son
debiteur , afin de corrompre sa femme par l'appât de la
liberté de son mari. Merval , alors , se jette aux pieds de la
jeune veuve , qui , le voyant confus de ses travers , lui avoue
qu'ellel'aime , et lui donne sa main . La pièce finit par ce vers :
Et n'éprouvons jamais que la honte du mal .
Il serait difficile de compter les défauts de cette comédie ,
et d'assigner toutes les causes de sa chute. Le premier acte
est d'une froideur extrême. A peine il est commencé , que
les personnages prennent du the; ce qui ne produit d'autre
effet que de les éloigner du spectateur et d'empêcher de les
entendre distinctement . Ce Delcourt , détestable copie du
Méchant, est un plat coquin , et rien ne pallie ses vices.
La jeune femme dont il a fait emprisonner le mari , le
conjure d'acquitter ce qu'il leur doit. Il n'en faut pas davantage
pour procurer l'élargissement du prisonnier. Il lui
répond : « Que n'êtes-vous aussi plus complaisante ? »
Cette grossièreté a excité un soulèvement universel. Le reste
du rôle ne vaut pas mieux.
Celui du principal personnage est tout-à-fait manqué.
Merval est un lâche , un imbécille , quelquefois un malhonGERMINAL
AN XII. 177
néte homme. Non-seulement il en croit tantôt un de ses
mentors , tantôt l'autre , ce qui est conforme au caractère
qu'on lui donne , mais il ment avec impudence pour nier
le bien qu'il a fait, et persuader qu'il est un homme à bonnes.
fortunes , un séducteur. Il se plaint que son tuteur veuille
lui donner le ridicule de posséder les vertus d'un capucin
ou d'une soeur grise. Il l'humilie , il le raille , il le contredit ,
il l'outrage , lui donne les démentis les plus formels , et n'épargne
rien pour lasser sa patience. Quelquefois il lui
échappe des trivialités choquantes . Delcourt lui ayant observé
que son valet , récemment tiré de laferme , n'est pas
assez élégant , il vient reprocher à ce malheureux tout le
détail de sa toilette , et n'omet pas de parler de ses souliers.
Quelques instans de lucidité et de sensibilité de Merval ont
fait d'autant plus de plaisir , qu'ils sont courts et rares.
Le rôle de Germon , en général , a de la noblesse et de
l'énergie. Il s'y trouve une ou deux fades galanteries qu'il
est aisé de supprimer , entr'autres la comparaison de la
femme à une rose tendre. Quelques traits de celui du valet
ont provoqué tantôt le rire , tantôt l'intérêt . Merval, par les
Conseils de son perfide ami , veut le renvoyer , et , pour le
consoler, l'assure que ses gages lui seront conservés . Il
répond en pleurant :
Ce n'est pas votre argent , monsieur , c'est vous que j'aime.
L'auteur a dû être content de la manière dont sa come
diea étéjouée par Baptiste l'ainé, Michot et Damas . Mademoi
selle Volnais s'est bien acquittée de son petit rôle , et mademoiselle
Mézerai médiocrement de celui de la veuve. On ne
l'entend pas toujours très - distinctement.
La deuxième représentation de la Fausse Honte est annoncée
avec des changemens ; mais des changeinens faits en
vingt-quatre heures ne peuvent pas beaucoup améliorer une
comédie dont le foud et les caractères sont essentiellement
défectueux. Ce que l'auteur a de mieux à faire , c'est d'enchasser
dans un cadre plus heureux une bonne scène ou
deux et quelques vers bien faits , qui sont comme perdus
dans celui-ci .
THEATRE LOUVOIS.
Les Créanciers , comédie en quatre actes.
On a dit que Louvois était la petite maison de Thalie ;
mais le jour qu'on y donna les Créanciers , il ressemblait
à un mauvais lieu de la plus mauvaise espèce , et à um
3
178 MERCURE DE FRANCE ,
:
coupe- gorge. On y voyait un prodigue imbécille se ruinant
de sang froid pour ne pas cétromper sa femme , qui le
croyait riche actuellement , quoiqu'il ne le fût qu'en perspective.
Il faisait des affaires , donnait une obligation de
dix mille francs pour cent louis qu'on lui comptait en or ,
et cinquante qu'on lui promettait en méchantes nippes.
Quelquefois le théâtre se trouvait rempli de canaille à la
lettre ! On peut ranger dans cette catégorie un frère de la
femme du prodigue , qui se présentait ivre , et emportait ,
sans le consentement de son beau -frère , deux mille écus
que celui- ci venait d'emprunter , dont il avait le plus
grand besoin , et qui se trouvaient sur sa table. Le motif
de l'emprunt force fait par ce jeune fou , c'est que sa maîtresse
devait passer bail avec un autre , dans le jour , s'il
ne lui fournissait justement cette somme de six mille
francs . Enfin , un valet disait des injures au prodigue , qui
ne lui payait pas ses gages . Un benét d'oncle arrivait pour
dire que « c'est une bonne chose qu'une bonne femme . »
Tout était à peu près de cette force. Avant la fin du quatrième
acte , l'indignation du public a fait baisser la toile ;
on a deman lé Musard , afin de prouver au directeur de
Louvois qu'on voulait bien lui pardonner d'avoir assemblé
une si nombreuse compagnie pour entendre des platitudes
grossières et triviales ; cependant on répétait de tous
côtés « Comment se peut -il que Picard reçoive de telles
» pièces ? » La sienne a fait oublier l'autre ; et l'auteur a
ainsi réparé l'échec qu'avait éprouvé le directeur .
THEATRE DU VAUDEVILLE,
Arlequin Musard , par MM. Desaugiers et Francisque.
Le théâtre du Vaudeville a trouvé un excellent moyen
de s'approprier toutes les pièces anciennes et nouvelles ,
Il faut s'attendre qu'il nous donnera Arlequin misantrope ,
tartufe , avare , sigisbé , etc. C'est ainsi qu'un bon ouvrage
en fait pulluier vingt mauvais ou médiocres . C'est
ainsi que les Lettres Persanes ont produit les Lettres Turques
, Chinoises , Cabalistiques , etc. Au reste , pour cette
fois , on peut passer ce petit plagiat aux auteurs qui travaillent
pour le Vaudeville . S'ils ont pillé Picard , celui - ci
avait pillé Dufresny . Le Négligent est sans contredit l'original
de l'un et l'autre Musard . Ce Négligent ( Oronte )
abandonne le soin d'un procès , dans lequel il s'agit de
deux cent mille livres , de sa fortune entière , pour s'oc
GERMINAL AN XII. 179
cuper de tableaux , de bronzes , de médailles , de porcelaines
et de la pierre philosophale. Cependant il prétend
qu'on ne pourra plus lui reprocher de négliger son procès.
Depuis un an qu'il est commencé , il n'avait pas vu son
procureur ; mais enfin il arrive de chez lui . Le ciel en soit
loué , lui dit Fanchon , sa servante .
ORONT E.
Quelle corvée !... Oh bien , m'en voilà quitte .
FANCH O N.
Ne me savez vous pas bon gré de vous avoir fait faire
cette démarche ?
ORONT E.
C'était une chose qu'il fallait faire .
FANCH ON.
Assurément. Que vous a - t- il dit ?
ORONT E.
Il venait de sortir.
FANCHO N.
•
Quoi ! vous ne l'avez point vu ?
Non , dont je suis
parler d'affaires.
•
O RRONTE.
bien aise ; car je n'aime point à
Un grand défaut du Negligent , c'est que ce personnage
est très - rarement en scène ; les trois actes se passent presque
sans lui , et sont remplis par d'autres interlocuteurs.
Mais son caractère est bien tracé. Il donne sa nièce à
Dorante , qui lui a conservé ses biens , en terminant son
procès par une transaction avantageuse . « Vous m'avez ,
lui dit-il , bien de l'obligation ; car un mariage c'est encore
des affaires au moins c'est à condition que je n'entendrai
parler ni de notaire , ni d'articles , ni de contrat ;
je ne veux plus avoir la tête rompue de toutes ces bagatelles
; je ne me mêlerai que du ballet et des divertissemens
de la noce . >>
DORANT E.
Vous n'aurez que la peine de signer.
ORONT E.
Voilà -t-il pas encore ? signer , signer , signer !
Les auteurs de l'un et l'autre Musard ont tiré parti de
ce trait. Celui de Picard a bien plus d'art que le Négligent
de Dufresny. La scène n'est remplie que par ses musarde-
› ries ; on ne le perd jamais de vue.
180 MERCURE DE FRANCE;
Le couplet d'annonce du dernier Musard a été trèsbien
accueilli . En voici l'idée : Arlequin
Qui n'avait jamais fini rien ,
Voudrait pourtant finir la pièce .
Effectivement il l'a achevée à travers les sifflets et les
applaudissemens. Les derniers ont cependant été les plus
nombreux , et les auteurs ont été demandés .
Le fond de l'intrigue est très -mince. Arlequin , prompt
à s'enflammer pour Colombine , qui a très -promptement
répondu à son amour , ne l'a pas encore demandée en
mariage à son père , Cassandre. Gilles , plus preste , a
gagné l'amitié de celui- ci , qui lui a promis sa fille . Mais
il est surpris par Arlequin dans la chambre de celle qu'ils
aiment l'un et l'autre . Rendez- vous en conséquence pour se
brûler la cervelle. Gilles ne s'y trouve pas par poltronnerie
, et Arlequin y arrive trop tard , quoiqu'il ait du courage
, parce que , distrait par les moindres bagatelles ,
il s'est dix fois arrêté en chemin . Gilles l'ayant su , croit
qu'il a peur , vient le chercher dans la maison de Colombine.
Les pistolets d'Arlequin sont sur la cheminée, Gilles
s'en approche furtivement , souffle l'amorce et presse le
combat ; mais , sans qu'il le sache , il a été aperçu par
Cassandre , qui , indigné de sa perfidie , donne sa fille au
brave Arlequin.
Les musarderies d'Arlequin ne donnant communément
aucun résultat qui lui soit nuisible , ne font aucune impression
sur le spectateur , et sont presque toutes des horsd'oeuvre.
Il y a même telle action d'Arlequin qu'on n'apu se
résoudre à regarder comme une musarderie. Par exemple ,
trouvant son café trop chaud , il dit qu'il va le laisser refroi
dir. C'est ce qu'aurait pu dire tout autre qu'un musard.
Colombine , qui a des talens , a fait le portrait de son
père , et au revers celui de son cher Arlequin . Celui - ci ,
en musant, le déplace, Gilles s'aperçoit de la doublure,
et s'écrie : « Il y a quelque chose là -dessous ! » Cassandre
paraissant d'abord mécontent , Gilles , qui triomphe , dit à
Arlequin : « Elle n'a fait que te mettre son père à dos . »
Ces calembourgs ont à peine été remarqués ; mais on a ri
de ce trait de je ne sais quelle narration d'Arlequin : « Je
» descendais de chez moi ; arrivé au quatrième étage ,
» etc. Lorsqu'il a été question de signer le contrat de
mariage , Arlequin , qui était occupé à clouer le double
portrait à un cadre , n'a pas voulu interrompre cette grave
occupation , sous prétexte qu'il n'avait plus qu'un clou à
GERMINAL AN XII. 181
mettre. Enfin , quand il a mis son dernier clou , et signé ,
après beaucoup d'autres retards , Cassandre se félicite de
ce qu'il va renaître dans sa postérité.
ARLEQUI N.
Oh ! nous sommes bien jeunes , Colombine et moi.
CASSANDRE.
C'est pour cela ....
ARLEQUI N.
Rien ne presse ; nous avons du temps.
Il est à remarquer que dans aucune des trois pièces
dont j'ai parlé , le Négligent ou le Musard n'est puni .
Leurs auteurs ont cru peut- être que ce défaut n'est pas
assez odieux pour exiger une punition. Mais n'est- ce pas ,
d'un autre côté , encourager
la paresse , dont lamusarderie
est une nuance ? Dans la comédie de Picard , on arrange les
choses de manière que M. Musard n'a plus rien à faire ;
son fils est chargé du soin de son commerce , et on dit au
père : A présent , musez tant qu'il vous plaira . Est-ce là
le moyen de corriger les moeurs , et de justifier la devise
de la comédie ? Castigat ridendo .
F
ANNONCE S.
Les Amours épiques , poëme héroïque en six chants ; par Parseval
Grandmaison . Un vol. in 18. Prix : 2 fr. 40 cent . , et 3 fr. par la
poste. Idem , in- 12 , papier vélin , 5 fr. , et cartonné , 6 fr.
A Paris , chez Henrichs , libraire , rue de la Loi , nº . 1231 .
Cornélius Nepos Français , ou Notice historique sur les géné
raux, les marins , les officiers et les soldats qui se sont illustrés dans la
guerre de la révolution ; par Châteauneuf. -Prix de la 1er et 2°.
livraisons , 3 fr . , et 3 fr. 70 c. par la poste. -A Paris , chez l'auteur
rue Neuve-des - Bons - Enfans , n. 16. - La 3. et la 4. livraisons
sont sous presse , pour paraître en germinal , réunies dans un même
volume de 300 pages. Même prix que la 1. et 2. livraisons .
N. B. On va commencer les travaux d'une belle édition du même
ouvrage , grand in-8 ° , avec quarante portraits et soixante belles gravures
, représentant l'action la plus mémorable et la plus dramatique
des militaires français , d'après les dessins des artistes les plus célèbres.
Cette édition ne pourra être mise en vente que dans dix-huit mois.
-
---
Précis de l'Histoire Ancienne et Histoire du Bas- Empire ;
parJ. C. Royon. Deux ouvrages de 4 vol. in-8 °. chacun ; le premier
de 21 fr . ; le second , de 20 fr. pris à Paris . Ils coûtent 6 fr. de plus
par la poste. Ces deux ouvrages ont été jugés dignes de devenir classiques
par tous les journalistes sans exception .
-
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez LE NORMANT , IUG
des Prêtres Saint-Germain- l Auxerrois , nº. 42.
182 MERCURE DE FRANCE,
NOUVELLES DIVERSES.
Londres , 22 mars.
M Pitt a fait , dans la séance de la chambre des com-
" munes , du 15 mars une motion relative aux préparatifs
maritimes , qui n'a eu pour elle que la minorité ; mais
c'est la plus formidable minorité qu'on ait vue depuis longtemps
, puisqu'elle réunissait 130 voix. La majorité en
avait 201 .
;
D'après des lettres particulières qu'on a reçues de Paris ,
il ne paraît plus douteux que Moreau ne fût associé de
Pichegru.
Plusieurs lettres qu'on a reçues de Paris , annoncent
que la dernièr conspiration a occasionné des alarmes trèsvives
dans toute la France . On dit que nombre d'officiers
qui n'avaient jamais eu la moindre liaison avec Georges
et Pichegru , sont suspectés. C'est le voeu public que le
gouvernement soit déclaré héréditaire dans la famille de
Bonaparte. On ajoute que le premier consul lui - même est
plus inquiet et plus sombre que de coutume , depuis la
dernière découverte. Voilà l'état naturel d'un gouvernement
fondé sur l'existence d'un seul homme , sans qu'aucun
ordre de succession soit établi , et dans une loi indépendante
des hommes et des partis .
Nous sommes accusés d'une manière si directe et si positive
dans le Moniteur , d'avoir conçu le projet d'assassiner
Bonaparte , qu'il est du devoir de notre gouvernement de
réfuter un reproche aussi déshonorant pour la nation .
On dit que le général Noailles a été tué , en passant de
Saint-Domingue à Cuba , dans une action qui a eu lieu
entre le bâtiment qui le portait et un corsaire anglais qui
a été pris .
L'expédition secrète est partie de Dungeness . On ne la
croit pas destinée pour Boulogne.
L'établissement de Gorée , sur la côte d'Afrique , a été
pris , le 18 janvier , par une escadre que Victor Hugues a
expédiée de Cayenne.
Le roi de Prusse a déclaré , à la diète de Ratisbonne ,
qu'il ne pourra jamais voir tranquillement qu'on profite de
l'occasion de l'affaire de l'ordre équestre pour nourrir
des dissensions dans l'Empire par des formes de procédures
, et pour remplir certaines vues politiques. Il observe
GERMINAL AN XII. 183
que l'Autriche ne doit pas être juge et partie dans la même
affaire ; se plaint de ce qu'on l'ait écarté de l'exécution
du conservatoire impérial , sans égard pour ses prérogatives
, et la qualité de directeur de plusieurs cercles de
l'Empire . Enfin , il engage ses co-étais à accepter la média .
tion qui vient d'être offerte par la France et la Russie.
L'accusation faite par le premier consul contre le gouvernement
anglais , d'avoir participé au complot d'assassinat
qu'on prétend avoir découvert en France , a été ressentie
vivement par plusieurs personnes respectables de ce
pays , entre autres par M. le conseiller Hill , le doyen et le
plus habile des jurisconsultes de l'Angleterre . Il adressa
mercredi dernier au lord chancelier d'Angleterre , un mémoire
où il démontre la nécessité de faire en parlement la
réfutation formelle d'une accusation aussi monstrueuse.
Jeudi dernier, ce vieillard octogénaire se rendit à la chambre
des communes pour faire part au procureur- général de
ses idées à ce sujet , et le pria de faire une démarche pu--
blique qui eût pour objet de venger la nation d'un pareil
outrage.
(Morning- Chronicle.)
Le sort de Georges , qui est actuellement entre les mains
du gouvernement de France , doit intéresser toute ame
loyale et compatissante. Nous déplorons la situation de
certains autres personnages éminens qui viennent d'être
arrêtés par ordre du premier consul ; mais quoiqu'ils aient
joué un rôle plus important dans la guerre de la révolution
, on ne doit pas oublier qu'ils ont été les principaux
instrumens qui ont servi à élever ce colosse énorme et
intolérable de la puissance actuelle de la France . Mais
nous pensons que Georges a été l'appui constant et infátigable
de son roi . Ni les revers de la fortune , ni les dangers
personnels , ni les tiédeurs de l'amitié , n'ont jamais
pu le rendre indifférent à la cause de la royauté, ( Times .)
On mande de la Havane qu'une frégate anglaise ayant
rencontré un navire espagnol armé de 18 canons , par
le travers de Saint - Domingue , et ayant voulu le contraindre
de mettre son canot à l'eau pour aller à son
bord , il en est résulté un combat dont l'issue a été la
mort de plusieurs hommes de part et d'autre , et la prise
du navire espagnol. Le gouvernement de la Jamaïque a
adressé une espèce de réparation à celui de la Havane .
Mais cela ne détruit point l'agression , et ne rend pas
la vie aux morts .
"1 On lit dans le Moniteur : Qué M. Drake croyant que
16 gendarmes étaient partis en poste de Strasbourg pour
184 MERCURE DE FRANCE,
l'arrêter , quitta sa résidence à pied sans prendre congé,
et disparut de Munich le 3 avril , comme un chef de bandits.
La cour lui avait fait signifier précédemment la note
suivante :
« Le soussigné ministre d'Etat et des conférences de
S. A. S. E. Bavaro-Palatine a reçu l'ordre exprès de S. A.
S. E. de transmettre à S. E. M. Drake , etc. , l'imprimé des
lettres ci-joint , et de l'informer que les originaux de ces
lettres écrites de la propre main de M. Drake sont actuellement
sous ses yeux.
» S.A. S. E. est profondément affligée que le lieu même
de sa résidence ait pu devenir le foyer d'une correspondance
aussi étrangère à la mission que S. E. M. Drake a
été chargé de remplir près d'elle , et elle doit à sa dignité ,
à son honneur et à l'intérêt de son peuple , de déclarer à
S. E. que dès ce moment il lui sera impossible d'avoir
aucune communication avec M. Drake , et de le recevoir
désormais à sa cour.
» Déjà deux sujets de S. A. S. E. fortement compromis
par M. Drake , sont arrêtés à Munich , pour s'être per
mis , d'après ses suggestions , des démarches hautement
réprouvées par le droit des gens.
>> Le soussigné est chargé de déclarer encore que S. A.
S. E. connaît trop bien les sentimens nobles et généreux
de S. M. britannique et de la nation anglaise , pour sup
poser même que sa conduite à cette occasion puisse être
sujette au moindre reproche. Elle s'empressera de s'en
expliquer directement envers sa majesté , et de déposer
en son sein le profond regret qu'elle éprouve en retirant
sa confiance au ministre qui avait été chargé de la représenter
dans cette cour. L'électeur a la pleine conviction
que S. M. britannique ne verra dans cette démarche ,
quoique très- pénible pour lui , qu'un nouveau témoignage
de la haute opinion qu'il a du caractère de S. M. , et de
la bienveillance dont elle a donné tant de preuves à la
maison électorale. »
Munich , le 31 mars 1804.
On mande de Stuttgard , le 3 avril , que M. Spencer
Smith , ministre d'Angleterre auprès de l'électeur de
Vurtemberg , a subitement quitté son poste ; qu'il était
public qu'il avait dans ce pays une mission relative aux
troubles intérieurs de France ; qu'il avait récemment
envoyé beaucoup de lettres de change sur Paris et sur
Zurich , ce qui fait présumer qu'il n'est pas étranger aux
GERMINAL AN XII. 185
troubles actuels de la Suisse ; sur quoi le Moniteur fait
eette réflexion : « Quel gouvernement que celui qui se
sert du privilége de l'inviolabilité diplomatique pour souffler
par- tout impunément le désordre et le crime ! Quel
gouvernement que celui qui veut que les complots les
plus bas soient conduits directement par les ministres
qui représentent leur Souverain ! >>
le
En vertu d'une ordonnance de S. A. S. l'électeur bavaro
palatin , il ne sera permis à l'avenir aux émigrés français de
résider dans les pays électoraux , que lorsqu'ils auront jus
tifié d'une manière authentique et reconnue légale par
ministre de France résidant , qu'ils sont véritablement éli
minés ou près de l'être. Ceux qui sont établis dans le pays;
ceux que les maladies ou le grand âge empêchent de se
transporter ailleurs , peuvent y rester. Tous les autres , sans
distinction , doivent s'éloigner dans la huitaine . Dix - sept
émigrés français ont été arrêtés à la demande du ministre
de France.
Les nouvelles de Berne , du 2 avril , annoncent que la
révolte est à son plus haut degré de fermentation dans
le canton de Zurich. Il y a eu plusieurs combats sanglans.
où les rebelles ont été tantôt battus et tantôt vainqueurs.
Une des actions les plus meurtrières a eu lieu le 28 danɛ
le bourg d'Horgen ; l'armée des confédérés a été obligée
de regagner Zurich , avec une perte que l'on dit considé
rable. La position de Zurich est très-périlleuse . Cette
ville est presque cernée de toutes parts. Le landamman
vient d'y faire passer en hâte un second bataillon . On
assure que le comité insurrectionnel est présidé par un
cordonnier nommé Willi. Ce qu'il y a de sûr , c'est
que les rebelles n'ont à leur tête aucun homme qui par
son nom , sa fortune ou ses talens , puisse leur inspirer
la moindre confiance. Les anciens chefs du parti démo¬
cratique , ou désapprouvent la révolte , ou se tiennent
tranquilles. Enfin , des lettres du 6 avril apprennent que
l'insurrection du canton de Zurich est entièrement dissipée.
PARIS.
Le tribunal criminel et spécial du département de la
Seine ayant été averti , le 16 de ce mois , que Pichegru
s'était tué, cinq des juges de ce tribunal , accompagnés
186 MERCURE DE FRANCE ,
d'un médecin et de cinq chirurgiens , se sont transportés
au Temple pour vérifier le fait . Le procès -verbal de ces
derniers porte : Qu'après avoir examiné toute l'habitude
du corps dudit cadavre , ils avaient remarqué une impression
circulaire au cou , large d'environ deux doigts ,
et plus marquée à la partie latérale gauche ;
Qu'il y avait strangulation ; qu'elle avait été faite à
l'aide d'une cravate de soie noire fortement nouée , dans
laquelle on avait passé un bâton ayant 45 centimètres de
long et cinq de pourtour , et qu'on avait fait de ce bâton
un tourniquet avec lequel ladite cravate avait été serrée
de plus en plus , jusqu'à ce que ladite strangulation fût elfectuée
;
Qu'ils avaient ensuite remarqué que ledit bâton se trouvait
reposé par un de ses bouts , sur la joue gauche , et
qu'en le tournant avec un mouvement irrégulier , il avait
produit sur ladite joue une égratignure transversale d'environ
6 centimètres , s'étendant de la pommette à la conque
de l'oreille gauche ; :
Que la face était ékimôsée , les machoires serrées , et la
langue prise entre les dents ;
Que l'ékimose s'étendait sur toute l'habitude du corps ;
Que les extrémités étaient froi les , les muscles et les
doigts des mains fortement contractés ;
Qu'ils estimaient , d'après la position dans laquelle ils
avaient trouvé le corps et les observations qu'ils avaient
faites , et dont ils venaient de rendre compte , que l'individu
dont ils avaient visité le cadavre , et que le concierge
leur avait dit être celui de l'ex - général Pichegru , s'était
étranglé lui -même :
Le médecin est le cit . Lesvignes , et les chirurgiens , les
cit. Soupé , Didier , Bousquet , Brunet et Fleury.
La déclaration du porte clef nommé Popon est ainsi conçue
: A déclaré que ce matin , à sept heures , il est entré
dans la chambre occupée par l'ex- général Pichegru , pour y
allumer du feu ; que ne l'entendant et ne le voyant remuel ,
et craignant qu'il ne fût arrivé quelque accident , il a été
sur-le - champ prévenir le cit. Fauconnier.
A ajouté que la clefde la chambre de Pichegru avait
été emportée par lui, hier à dix heures du soir , après lui
avoir servi à souper , et qu'elle était restée dans sa poche
jusqu'au moment où ce matin , vers les sept heures, il avait
été allumer du feu dans sa chambre ; et a signé.
GERMINAL AN XII. 187
Le commissaire du gouvernement a prononcé , après la
clôture du procès - verbal , un discours qui annonce qu'on
fera le procès à la mémoire de Pichegru.
Rapport du grand - juge relatif aux trames du nommé
Drake, ministre d'Angleterre à Munich, etc .; du nommé
Spencer Smith , ministre d'Angleterre à Stuttgard
contre la France et la personne du premier consul.
Après avoir établi les preuves des trames de ces deux
Anglais , le ministre ajoute :
Citoyen premier consul ,
Je sors peut-être des bornes de mon ministère ; mais je dois vous
le dire avec la vérité dont vous aimez le langage , la France ne peut
pas tolérer qu'une puissance ennemie établisse sur un territoire neutre
des agens accrédités , dont la principale mission est de porter la division
au sein de la république . Vous êtes à la tête d'une nation ass
grande , assez forte , assez brave pour que vous ayez le droit d'obtenir
une neutralité absolue . Vous m'avez ordonné constamment de ne pas
souffrir que, sur quelque partie que ce soit de notre immense territoire
, des conspirations soient ourdies contre aucun des Gouverne
mens existans. Et déjà , pendant le court espace de temps qui s'est
écoulé depuis que l'administration de la police m'est confiée , j'ai plusieurs
fois anéanti des machinations qui menaçaient le roi de Naples et le
Saint-Siége , j'ai fait poursuivre à Strasbourg les fabricateurs de faux
billets de la banque de Vienne . Tous ces faits ont démontré à quel
point est sincère votre volonté de mettre les gouvernemens établis à
l'abri de toute espèce de propagandes et de complots . Comment n'au
riez-vous pas le droit d'exiger des Etats de l'Empire germanique une
entière réciprocité ? Comment Munich , Stuttgard , Ettenheim et
Fribourg auraient-ils celui de demeurer le centre des conspirations
que l'Angleterre ne cesse de former contre la France et l'Helvétie !
"
Je demande donc avec instance , et tous mes devoirs envers vous .
citoyen premier consul , m'en imposent la loi , que le cabinet prenne
des mesures afin que les Wickam, les Drake , les Spencer- Smith , ne
soient reçus chez aucune puissance amie de la France , à quelque titre
et sous quelque caractère que ce puisse être. Les hommes qui prêchent
l'assassinat , et qui fomenteut les troubles civils , les agens de la corruption
, les missionnaires de la révolte contre les gouvernemens établis ,
sont les ennemis de tous les Etats , de tous les gouvernemens : le droit
des gens n'existe pas pour eux .
1
MM. Noël et Delaplace viennent de rendre un nouveau
service à l'instruction publique et particuliere en
publiant les Leçons de Littérature et de Morale ( 1 ) . Cet
ouvrage classique , adopté par le gouvernement pour les
sycées et les écoles secondaires , est un recueil en prose et
( 1 ) Deux volumes in- 8 ° . Prix : 9 fr . , et 12 fr. par la poste.
A Paris , chez le Normant .
BIOL. UNIV.
188 MERCURE DE FRANCE ;
en vers des plus beaux morceaux de notre langue , dans la
littérature des deux derniers siècles. Comme il n'est en
vente que depuis hier , il ne nous est pas possible d'en
rendre aujourd'hui un compte détaillé ; nous citerons seulement
quelques lignes de la préface, qui feront connaître
le plan suivi par les auteurs et l'utilité de leur travail .
« Trois ou quatre cents volumes , et peut- être davan-
» tage , ont été choisis , feuilletés , lus en partie , pour
» remplir comme il faut l'objet que nous avions en vue.
» L'ouvrage que nous présentons à la jeunesse et au public,
» est un recueil classique français , d'une exécution aussi
» neuve et piquante , en ce geure , que le fonds en est
» riche et précieux , sous le double rapport de la littéra-
» ture et de la morale. C'est un choix exquis , en prose
» et en vers , des morceaux de notre langue les mieux
» écrits et les mieux pensés , dans les parties de compo
» sition les plus difficiles , et qui demandent le plus de
» soin : Narrations , Tableaux , Descriptions , Allé-
» gories , Définitions , Philosophie morale et pratique,
» Discours et morceaux oratoires , Caractères et Por-
» traits.....
>> Chaque morceau de ce recueil , en offrant un exer-
» cice de lecture soignée , de mémoire , de déclamation ,
» d'analyse, de développement oratoire, est en même temps
» une leçon d'humanité ou de justice , de religion , de phi
» losophie , de désintéressement ou d'amour du bien public
, etc. Tout , dans ce recueil , est le fruit du génie , du
n talent , de la vertu ; tout y respire et le goût le plus ex-
» quis , et la morale la plus pure. Pas une pensée , pas un
» mot qui ne convienne à la délicatesse de la pudeur et à
» la dignité des moeurs. Cette lecture pleine de charme et
» d'utilité perfectionnera , achèvera l'éducation des jeunes
» personnes , leur donnera l'indication des ouvrages d'un
» grand nombre de nos meilleurs auteurs , et pour la plu
» part d'entre elles , une teinture suffisante de notre littéra
» ture. En un mot, tous les moyens de donner soit au fond,
» soit à la forme et à l'exécution de l'ouvrage , tout l'agré
» ment et toute l'utilité qu'il comporte , nous les avons
» recherchés , employés avec un zèle et un soin qu'inspi
» rent seuls l'ardent desir du bien de la jeunesse , et l'espoir
» de seconder efficacement les instituteurs et les institu-
» trices , les pères et mères de famille qui ont le loisir ou
» le besoin de s'occuper eux -mêmes dans leurs foyers de
l'éducation de leurs enfans. »
( N. CXLVII. ) ier. FLOREAL an 12 .
( Samedi 21 Avril 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POESI E.
REP.FR
J
OVIDE EXILÉ ,
A son Livre qu'il envoie à Rome.
Première Elégie des Tristes .
E n'en suis point jaloux ; tu vas donc , ô mon livre ,
Tu vas à Rome , hélas ! et je ne peux t'y suivre.
Pars, mais souviens - toi bien qu'enfant d'un exilé ,
Sans aucun appareil tu dois être habillé .
Du suc ( 1 ) pourpré des fleurs n'emprunte point tes charmes
Cette couleur sied mal : ton maître est dans les larmes.
(1 ) Vaccinium était une espèce d'hyacinthe , ou , selon d'autres 1.
une mûre de haie dont le suc servait à peindre les couvertures de livres
chez les anciens . Leurs livres étaient de grandes feuilles roulées autour
d'un cylindre, le plus souvent d'ébène , avec deux bouts garnis d'ivoire.
Le titre était enluminé , et on trempait les feuilles dans l'huile de cèdre
pour les conserver . On polissait avec la pierre ponce la peau qui les
enveloppait.
N
MERCURE DE FRANCE,
N'étale pas non plus , avec un fol orgueil ,
L'éclat du vermillon sur un titre de deuil ( 1).
Laisse , laisse aux écrits plus avides de gloire ,
Et le cèdre onctueux , et l'ébène et l'ivoire :
Ces ornemens sont faits pour les livres heureux ;
Il faut te souvenir de mon sort douloureux.
Ne sois pas recouvert de l'enveloppe unie
Que la ponce légère a partout repulié :-
Tu dois de filamens être tout hérissé :
C'est les cheveux épars que marche un accusé.
Des lettres , si mes pleurs ont effacé la trace ,
N'en rougis point : je veux en mouiller ta surface.
Va saluer pour moi des lieux chers à mon coeur ;
Je m'y rendrai du moins en qualité d'auteur.
Parmi les curieux dont tu fendras la
presse ,
S'il est encor quelqu'un que mon sort intéresse ,
Dis : il vit , mais il souffre , et d'un Dieu qui le hait ,
Sa fragile existence est encore un bienfait (2 ) .
Donne-toi vîte à lire ; écarte un vain langage :
De peur d'être indiscret , n'en dis pas davantage.
Ta présence d'abord va faire un grand éclat :
Je passerai partout pour criminel d'état .
Tu seras insulté ; garde un profond silence :
Dans un mauvais procès le pis est la défense.
Tu pourras , que sait-on ? rencontrer un lecteur ,
Qui , donnant une larme à ces vers de douleur ,
Fera des voeux secrets , loin de la malveillance ,
Pour que César enfin revienne à la clémence :
Quel que soit ce mortel qui plaint les malheureux ,
Qu'il ne le soit jamais ; je fais pour lui des voeux ,
Et que , suivant les siens , dans ma chère patrie ,
César me laisse un jour finir en paix ma vie .
(1)Les Tristes .
( 2 ) Le sénat avait décerné , depuis trente -sept ans , les honneurs
divins à l'empereur , quand ce prince exila Ovide , pour quelque
cause que nous ignorons , mais sous prétexte de venger les moeurs *
ontragées par sọn Art d'aimer , répandu depuis plusieurs années.
FLOREAL AN XII.
191
En suivant mes avis , crains pourtant le censeur ;
Tu n'es pas , dira- t- on , digne de ton auteur .
Un bon juge s'arrête à chaque circonstance ;
Si l'on te juge ainsi , pars avec assurance.
C'est d'un esprit serein que découlent les vers ;
Le nôtre est obscurci par de
soudains revers.
par
2
Le calme est un besoin pour le coeur du poète ;
Je suis battu des vents , des flots , de la tempête.
La peur bannit les vers , et moi , dans ma frayeur ,
A chaque instant ' je crois le poignard dans mon coeur.
Quelque peu châtié que soit donc cet ouvrage ,
De tout juge équitable il aura le suffrage.
1.
LO
Oui, qu'on mette à ma place un Homère nouveau :
Son génie accablé ployra sous le fardeau .
Au reste , d'un vain nom , ne t'embarrasse guère ;
Vas , mon livre , parais sans rougir de déplaire.
Notre sort actuel n'est pas assez brillant ,
Pour faire de ta gloire un objet important .
Heureux dans mes foyers , l'honneur flattait mon ame
Et je brûlais alors de la plus noble flamine
176
Aujourd'hui , si les vers ne me font pas horreur ,
C'est beaucoup' ; je leur dois ma fuite et mon malheur .
Toi qui le peux , va voir le lieu de ma naissance ;
Ah ! que n'ai -je , grands Dieux' , la même jouissance !
Mais ne crois pas , au sein d'une vaste cité ,
Echapper aux regards par ton obscurité :
702
Sans titre , à ta couleur , on doit te reconnaître.
Tu voudrais feindre en vain ; tout décèle ton maître.
Entre en secret pourtant : crain's mes autres écrits
Ils n'ont plus la faveur qu'ils obtenaient jadis.
Si quelqu'un , toutefois , à cause de ton père ,
Te croyant dangereux, te rejette en colère ,
Dis : vois mon titre ; ici l'amour n'entre pour
L'autre ouvrage déjà n'est payé que trop bien .'
Mais peut-être attends-tu que ma bouche t'invite '
A monter au palais que l'empereur habite :
"/
rien :
192 MERCURE
DE FRANCE ,
J'en demande pardon à ces augustes lieux ;
C'est de là que sur moi j'ai vu tonner les Dieux.
Je n'ai pas oublié leur bonté qu'on adore ;
Mais ils m'ont fait du mal , et je les crains encore.
Qu'il ait senti ta serre , un timide ramier
Frissonne au moindre bruit , redoutable épervier ;
On ne voit plus errer la brebis innocente ,
Qn'un loup tient une fois sous sa dent menaçante :
Si Phaeton vivait , plus sage à ses dépens ( 1 ) ,
Il ne toucherait plus à des chevaux ardens ;
Et moi qui fus frappé , lorsque Jupiter tonne ,
Je crois qu'il n'est armé que contre ma personne .
Tout Grec , à Capharée échappé des vaisseaux (2) ,
S'éloigne de l'Eubée , et craint toujours ses eaux :
Ainsi mon frêle esquif , après un noir orage ,
Fuit à l'aspect des bords témoins de mon naufrage.
Vois donc autour de toi, mon livre , et sois prudent :
Si le peuple te lit , c'est assez , sois content .
Icare veut planer , dans l'espace il s'égare ;
La mer Icarienne a pris le nom d'Icare (3) :
Dois-tu céder aux vents (4) ? contr'eux dois-tu lutter ?
C'est aux temps , c'est aux lieux qu'il faut t'en rapporter.
Si tout est appaisé , si César est tranquille ,
S'il goûte un doux loisir dans son auguste asile ,
Si quelqu'un te rassure , et voyant ton effroi ,
Daigne le prévenir et dire un mot pour toi ;
Parais sans balancer : plus heureux que ton maître,
A désarmer César tu parviendras peut-être :
(1) Tout le monde connaît la témérité de Phaeton , qui voulut conduire
le char du Soleil , et fut précipité , par Jupiter, dans l'Eridan.
(2 ) Capharée est un promontoire de l'île d'Eubée , où la flotte des
Grecs , revenant du siége de Troie , perdit plusieurs vaisseaux .
(3) Icare , fils de Dédale, voulut , suivant la Fable , s'envoler du labyrinthe
de Crète avec des ailes de cire qui se fondirent au soleil.
(4) Faut-il te servir , dit le texte , de la rame ou de la voile ? Cette
expression , tirée de la marine, revient à celle-ci : Dois-tu attendre les
événemens , ou les brusquer ?
FLOREAL AN XII. 193
**
Autre Achille , en effet , lui seul me peut guérir ( 1 )
Avec la même main qui m'a tant fait souffrir.
Par tes soins seulement ne me sois pas contraire :
Je crains toujours , hélas ! bien plus que je n'espère.
Ne va pas rallumer son terrible courroux ,
Ne va pas m'attirer encore de nouveaux coups .
Quand tu seras reçu dans l'enceinte sacrée ( 2 ) ,
Où ta petite loge est déjà préparée ,
Tu verras là rangés tous mes autres enfans ,
Tes frères , fruits nombreux de mes soins vigilans .
Fiers de leur renommée , ils ont la mine altière ,
Et leurs noms étalés affrontent la lumière .
Trois seuls , mis à l'écart , évitent le grand jour ,
Et ceux- ci , comme on sait , sont les livres d'amour (3).
Ou fuis - les , ou du moins ose leur dire en face
Que de Laïus , d'Ulysse on voit en eux la race ;
Ils ont tué leur père (4) ; et si tu m'aimes bien ,
A leurs propos d'amour tu ne répondras rien .
Il en est encor quinze ( 5 ) , et tu peux les entendre
Ils furent depuis peu dérobés à ma cendre.
C'est sur des changemens que roulent tous leurs vers.
Dis de ma part qu'on peut y joindre mes revers ;
Car tout- à-coup mon sort a bien changé de face :
Tout me riait ; les pleurs des ris ont pris la place.
Sur mille objets encor tu pourrais m'écouter ;
Mais dans ces tristes lieux c'est assez t'arrêter ,
(1 ) Télèphe , roi de Mysie , blessé par Achille , ne fut guéri qu'avec
la rouille du fer de ce guerrier .
(2) Le cabinet de l'Auteur , vrai sanctuaire des Muses.
(3) Les trois livres de l'Art d'aimer.
(4) OEdipe tua son père Laïus , et Télégone , son père Ulysse , tous
deux sans le savoir : l'Art d'aimer a tué Ovide.
( 5) Les quinze livres des Métamorphoses , que l'auteur n'eut pas
le temps de retoucher , à cause de l'arrêt qui le frappa d'une mort
civile.
3
194 MERCURE DE FRANCE ,
Et si tu renfermais ce que j'aurais à dire
Le porteur à fon poids ne pourrait pas suffire.
Pars , le voyage est long , pars ; nous dans ces déserts ,
་་་
2
Nous vivrons loin de Rome, au bout de l'univers.
LA PEINE DU TALION,
ANECDOTE.
L'IMPERATRICE de Bysance ,
Théopompe un jour en fureur ,
A son époux criait vengeance !
Et de quoi ! lui dit l'empereur ?
-Ah ! si vous saviez l'insolence !
-Expliquez-vous . - Un impudent ,
Un juif, trompant ma confiance ,
M'a vendu ce faux diamant.
-Certes c'est une horrible offense ,
Et prompt sera le châtiment .
La justice sur cette rive ,
Tout ainsi qu'au siècle présent ,
Des-lors était expéditive.
On saisit notre homme à l'instant ,
Sur l'heure on prononce sa peine ,
Et , d'épouvante pantelant ,
Il est entrainé sur l'arêne
Pour joûter contre un éléphant :
La princesse , un peu rancunière
Veut de Moïse voir l'enfant
Mordre tant soit peu la poussière .
Allons , dit- elle en s'asseyant ,
Près du prince plus débonnaire ,
Allons rire du mécréant.
T
trompe , Escamoté par une
Ce drôle , en l'air , sera plaisant ;
FLOREAL AN XII. 195
Mais , vis-à-vis du juif tremblant ,
O surprise ! on amène en pompe
Un agneau doux et caressant.
C'est se moquer , dit Théopompe.
-Non , répondit le prince , non ;
Il vous a trompée , on le trompe ;
C'est la peine du talion.
R****
VERS
Mis au bas du portrait de M. LE SAGE ( 1 ).
IL éclaira les pas de la philosophie ,
Et de la gravité sut motiver l'effet ;
Simple dans ses vertus , modeste , ami parfait :
Son ame se montra digne de son génie .
Par VERNES ( de Genève ) .
ENIGM E.
Je suis fidèle à l'amitié "
Il n'est point sans moi de constance ;
Sans moi vous n'auriez point aimé;
A l'amour j'ai donné naissance.
Dans ce portrait un peu flatté ,
Lecteur , je te plairai peut - être ;
Mais je te dois la vérité ,
J'accompagne par- tout un traître.
Je ne quitte point les gourmands ;
A table , j'occupe une place.
On me voit parmi les savans ,
Je me plais au milieu des Graces ;
( 1 ) Célèbre mathématicien , et physicien , mort dernièrement à
Genève ; il est principalement connu par un Système sur la gravité
physique.
196 MERCURE DE FRANCE ,
L'on me trouve dans les combats ,
Dans la paix , jamais dans la guerre.
Si je suis dans un grand repas ,
Je n'y fais jamais bonne chère .
On me trouve chez la beauté ;
Je donne naissance aux alarmes ;
Je ne sers point la volupté ,
Le guerrier me trouve en ses armes.
L'on me rencontre à chaque pas ,
Je suis dans l'air que l'on respire ;
Mais , si tu ne me devines pas ,
Près d'Adèle tu peux t'instruire.
LOGO GRIPHE.
JE sollicite avec ma tête ,
Et je serpente sans ma tête .
CHARADE.
IL est de l'humaine nature ,
Lecteur de mon premier , que tu sois la pâture ;
Si mon dernier vient à sauter ,
Rien ne pourra lui résister .
Quant à mon tout , c'est autre chose :
Visite les prisons , descends dans les cachots ;
De la misère , enfin , vois les tristes suppôts :
C'est sur la paille qu'il repose.
Par M. VERLHAC (de Brives ),
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Placet.
Celui du Logogriphe est Livre , où l'on trouve ivre.
Celui de la Charade est Tourne-broche.
FLOREAL AN XII. 197
Principes d'Eloquence pour la chaire et le barreau;
par M. le cardinal Maury. Un volume in- 8° .
Prix : 5 fr. , et 6 fr. 50 cent. par la poste .
Paris , chez Théod. Warée et le Normant.
A
OnN
peut -être très-éloquent , et mal enseigner
l'éloquence . L'un est le talent de l'orateur , l'autre
est la science du rhéteur. On peut connaître à
fond les principes d'un art , et manquer du génie
qui les met en oeuvre. Homère n'eût pas fait peutêtre
la Poétique d'Aristote ; de même qu'Aristote
n'eût pas fait l'Iliade . Ainsi on ne jugera pas de l'éloquence
de M. le cardinal Maury, par les principes
qu'il en donne , ni de ses principes , par la réputation
de son éloquence . Après cette distinction ,
je dirai plus aisément ce que je pense de son livre.
Je crois pouvoir avancer que ses principes ne
sont point de véritables principes. Ce sont des
réflexions éparses et sans suite , dans lesquelles on
peut trouver de bonnes idées sur l'art de la parole ,
mais qui n'offrant rien de méthodique , rien de
général , rien d'approfondi , ne doivent pas être
considérées comme une instruction de principes.
L'auteur n'y montre point les fondemens de l'éloquence
, bien moins encore ceux de l'éloquence
sacrée. Si l'on considère attentivement les quatre
premiers chapitres dans lesquels il traite , ou croit
traiter , des principes généraux de son sujet , on
verra qu'il n'en donne aucune vue claire ni étendue .
Il expose d'abord l'idée générale qu'il s'est formée
de l'éloquence de la chaire . Et quelle est
cette idée ? Il veut que l'orateur chrétien soit
comme un homme sensible , qui voit son ami prêt
à faire une démarche contraire à son intérêt , et
198 MERCURE DE FRANCE ,
1
qui , pour l'en détourner , s'insinue dans son esprit
avec tous les ménagemens de la prudence , le ramène
avec douceur , ne lui parle que le langage
du sentiment , et , lorsqu'il est sûr d'intéresser ,
étonne son imagination par la crainte , et lui porte
le dernier coup par ses larmes. « C'en est fait , dit-
» il , le coeur se rend , les deux amis s'embrassent ,
» et c'est à l'éloquence de l'amitié que la raison et
» la vertu doivent l'honneur de la victoire. » C'est
là , sans doute , un beau triomphe ; mais je ne vois
rien , dans cette peinture , que l'amitié et l'éloquence
humaine ne puissent faire toutes seules :
et quelle idée générale cela me donne-t-il de
l'éloquence de la chaire ? quoi ! n'a-t -elle pas un
caractère qui la distingue , des idées qui l'élèvent ,
des motifs qui l'épurent , des sentimens qui l'inspirent
? est-ce un zèle humain qui l'anime ? et n'y
a-t-il donc qu'une éloquence d'amitié dans l'Evangile
?
C'est bien mal entendre un pareil sujet. La charité
chrétienne a bien une autre tendresse et une
autre éloquence que toutes les amitiés des hommes.
C'est une idée fausse ou incomplète , de ne concevoir
cette éloquence que comme l'effusion naturelle
d'un coeur sensible . C'est n'être ni assez
ému ni assez éclairé que d'en parler de la sorte.
Y a-t-il rien là qui ressente l'élévation du sanctuaire
, l'autorité qui en émane , et l'onction qui
en découle ? Celui qui fait du bien à ses ennemis
n'a-t- il que de l'amitié ? Celui qui prie pour
ses bourreaux n'est- il qu'un homme sensible ?
Lorsque Saint Paul s'écrie : Quis infirmatur , et
ego non infirmor ? Quis scandalizatur et ego non
uror? « Qui est- ce qui s'affaiblit , sans que je
» m'affaiblisse avec lui ? Qui est - ce qui tombe
» sans que je brûle pour le relever ? » N'est - ce là
qu'une éloquence humaine? non , et M. le cardinal
9
FLOREAL AN XII.
199
sentir com-
Maury a trop de lumières pour ne pas
bien ce ministère de la parole , soutenu par des
motifs si hauts et si étrangers à tous les intérêts
de cette vie , est au- dessus de son idée et de la faible
image qu'il en donne. Mais il a écrit dans un
temps malheureux , où quelques ministres de cette
parole , pleins d'une indigne complaisance pour
l'orgueil de la philosophie , réduisaient l'éloquence
sacrée à n'être plus qu'un cours de morale et de
raison ; chrétiens sans foi , orateurs sans entrailles
qui ôtaient J. C. de l'Evangile , et retranchaient
de l'édifice les fondations et le couronnement !
Les autres idées générales de l'Auteur se bornent
à dire que l'orateur ne doit envisager qu'un
seul homme , ne parler qu'à un seul homme dans
une grande assemblée , et que pour connaître cet
homme il faut qu'il rentre en lui-même et qu'il
étudie son propre coeur : idée très -juste , assurément
, et d'une pratique excellente pour le moraliste
, mais qui n'éclaircit point le sujet , puisqu'elle
ne montre ni ce que c'est que l'éloquence
de la chaire , ni à quelles sources elle peut puiser ,
ni quels caractères elle doit soutenir , ni sur quel
fonds d'idées elle s'appuie . L'Auteur semble en
effet le reconnaître , et passant au cinquième
paragraphe , il dit lui- même : « Ces principes gé-
» néraux sont insuffisans : venons donc au détail ,
» et appliquons les règles de l'art à la compo-.
» sition d'un discours. » Je le veux bien ; mais
c'est passer d'un traité sur l'éloquence sacrée , à
des leçons de rhétorique ; et quoique ces leçons
renferment plusieurs choses très- bien pensées et
très-bien écrites , j'ose assurer que c'est se tenir
à la surface du sujet , si ce n'est même s'en éloigner
entièrement .
En effet , on doit supposer que l'orateur chré
tien que M. le cardinal Maury veut former a fait
200 MERCURE DE FRANCE ;
sesétudes , et qu'il n'ignore pas les premières règles
de la composition oratoire. Il est donc inutile de
le ramener aux élémens de l'art , et de lui répéter
quelle insinuation doit régner dans l'exorde , quelle
clarté dans l'exposition , quel pathétique dans la
péroraison , quelle vivacité la figure de l'interrogation
peut donner au discours , et autres principes
semblables. Il est bien plus inutile encore de
lui citer l'exemple des Grecs et des Romains qui
n'est ici d'aucun poids. Eh ! il s'agit bien de savoir
par quels argumens Démosthène désolait ses ennemis
, par quels tours oratoires Cicéron accusait
Verrès. Ce sont là des modèles de style qu'on peut
étudier avec fruit dans les commencemens ; ils peuvent
même , si l'on veut , soutenir l'avocat dans
les disputes du barreau , et l'orateur politique dans
les affaires d'état : ce sont des maîtres de passion ,
de subtilité et d'artifice ; mais lorsqu'il faut s'élever
à cette éloquence qui fait des vérités les plus sublimes
une instruction populaire , qui ne connaît
point d'autres ennemis à combattre que les passions ,
d'autres armes à employer que l'innocence et le
repentir, d'autre liberté à défendre que celle de la
vertu , d'autres richesses à conquérir que le ciel ,
tous les orateurs , tous les philosophes anciens pris
ensemble ne fourniraient pas une idée , pas un
sentiment qui en fût digne ; et qu'il faut plaindre
ces hommes qui , consumés d'un vain savoir , vont
tâtonner dans les ténèbres de cette curieuse antiquité
, pour y découvrir quelques lueurs de raison ,
quand le grand jour de la vérité a été apporté par
l'Evangile !
Ces puériles recherches semblent ramener à
l'enfance de la philosophie et de la littérature.
M. le cardinal Maury veut montrer par quel genre
de sublime on peut , dès l'exorde du discours, s'emparer
de l'attention avec autorité , et il va prendre
FLOREAL AN XII. 201
1
pour exemple Sénèque le tragique , qui commence
sa pièce de la Troade par ce monologue d'Hécube ;
«<
Quicumque regno fidit , et magná potens
Dominatur aulá , nec leves metuit Deos,
Animumque rebus credulum lætis dedit ,
Me videat, ette , Troja.
Que celui qui compte sur sa puissance , qui
» est entouré d'une cour nombreuse , qui ne craint
» point la légéreté des Dieux , et qui se livre avec
» un coeur crédule aux douceurs de la fortune ,
jette les yeux sur moi et sur Ilion . >>
»
Cette leçon sur les vicissitudes des choses humaines
, pouvait passer pour philosophique dans
les idées des anciens ; mais depuis que la raison
du christianisme nous a fait voir dans le cours de
ces choses , quelqu'agité qu'il paraisse , un ordre
profond et régi par des lois supérieures , bien loin
que l'orateur sacré puisse trouver quelque apparence
de sublime dans la déclamation de Sénèque ,
il est impossible que son jugement ne soit pas choqué
de la manière dont ce philosophe attribue les
révolutions du monde à la légéreté et à l'inconstance
de ses Dieux ( leves Deos ) . Et son goût ne
serait pas moins blessé de voir des sentences si
apprêtées et si pleines d'emphase dans la bouche
d'une femme malheureuse :
Que devant Troie en flamme Hécube désolée
Ne vienne pas pousser une plainte ampoulée ,
Ni sans raison décrire en quels affreux pays ,
Par sept bouches l'Euxin reçoit le Tanaïs.
BOIL. Art. poél .
M. le cardinal Maury, qui veut avec tant de raison
que l'éloquence sacrée rejette tout ce qui n'est que
finesse d'esprit , tour ingénieux et délicat , ne
devait- il pas dédaigner aussi toute érudition frivole?
Il pourrait sembler qu'écrivant pour le bar202
MERCURE DE FRANCE ,
reau aussi bien que pour la chaire , comme son
titre paraît l'annoncer , il a pu recommander les
sources de l'éloquence profane , et y puiser luimême
, sans sortir du caractère de son sujet ; mais
c'est une illusion. La chaire est réellement le seul
objet de ses réflexions , comme elle a dû être
celui de ses études. Il n'y est question du barreau
que pour la forme , et en passant ; tout s'adresse
aux prédicateurs , jusqu'à la lecture des
plaidoyers. Il dit assurément : « Les Verrines , les
Catilinaires , les péroraisons de Cicéron , doi-
» vent être le manuel des orateurs chrétiens . »
' Or , c'est sur cela que portent mes remarques ,
justes ou non .
M. le cardinal Maury connaît aujourd'hui , mieux
que personne , quel est le véritable manuel des
orateurs et des philosophes chrétiens ; et il sait
bien que ce ne sont pas les Verrines . Il sait bien.
qu'il n'a été donné ni à Cicéron , ni à Démosthène
de parler au coeur des hommes et de les instruire .
Je ne lui ferai pas l'injure de disputer là -dessus ;
dans le temps même où il a écrit ses Principes , ses
lumières naturelles lui ont fait sentir par quelle
élévation de pensées l'éloquence sacrée l'emporte
sur l'éloquence profane , et c'est dans ce sentiment
qu'il paraît mettre Bossuet au- dessus de tous les
orateurs ; Bossuet , le plus naturellement éloquent
de tous les hommes , dit M. de Voltaire .
L'auteur du Cours de littérature , qui a examiné
autrefois lesPrincipes d'Eloquence de M. le cardinal
Maury, comme on le peut voir dans les fragmens
du XIVe, volume , ne lui a rien contesté sur
Bossuet , et l'on peut même ajouter à sa gloire
qu'il poussé l'admiration encore plus loin , dans
un éloge si court et si expressif qu'il mérite qu'on
le rapporte ici .
<< "Un homme , dit- il , me paraît avoir été plus
magnifiquement partagé que personne , puisque
A
7
FLOREAL AN XII 203
seul il s'est élevé au plus haut degré dans ce qui
est de science et dans ce qui est de génie. C'est
Bossuet. Il n'a point d'égal dans l'éloquence , dans
celle de l'oraison funèbre , dans celle de l'histoire ,
dans celle des affections religieuses , dans celle de
la controverse ; et , en même temps , personne n'a
été plus loin dans une science immense qui en
renferme une foule d'autres , celle de la religion.
C'est , ce me semble, l'homme qui fait le plus
d'honneur à la France et à l'Eglise des derniers
siècles. (1 ) »
"
Mais cet illustre critique qui s'est montré si
juste envers Bossuet , ne l'a pas toujours été envers
Bourdaloue. Il reproche à M. le cardinal Maury
d'en faire trop de cas , et de n'en pas faire assez
de Massillon ; sur quoi je trouve qu'ils ont tort et
raison tous deux. En effet , M. le cardinal Maury
estime que Bourdaloue a plus d'idées , qu'il est
plus fort et plus pressant dans la manière dont ›
il les expose , et cela est vrai ; mais la conséquence
qu'il en tire , qu'il est donc plus éloquent , n'est
pas exacte , car l'éloquence ne consiste pas uniquement
dans la force des idées. De son côté ,
M. de Laharpe trouve que Massillon est plus touchant
, plus persuasif , plus orné dans son style
et il a raison ; mais lorsqu'il en conclut que
Bourdaloue ne peut pas soutenir la comparaison
comme orateur lorsqu'il établit en principe , que,
la véritable victoire des orateurs chrétiens n'est
pas de convaincre , mais de persuader , il tombe
dans une grande erreur , et n'envisage , comme
M. le cardinal Maury , qu'un des côtés de l'art ora
toire. Il faut donc en découvrir ici les principes
généraux pour justifier mon sentiment , et montrer
que je n'apporte dans cette critique , ni présomption
ni légéreté.
(1) Cours de littérature , tom. XIII , pag. 66 .
204 MERCURE DE FRANCE ,
"
Toute l'éloquence est renfermée dans ces deux
points , conviction et persuasion , lesquels corres
pondent aux deux puissances de l'ame humaine
qui sont l'intelligence et la volonté , autrement ,
l'esprit et le coeur. L'esprit veut être éclairé et
convaincu ; le coeur veut être ému et persuadé.
La conviction s'opère par des idées justes ; la
persuasion , par des sentimens vifs et naturels : mais
Î'une doit précéder l'autre ; et comme l'intelligence
est la première qualité dans l'homme , et qu'elle
doit éclairer la volonté , de même le raisonnement
doit marcher le premier dans le discours , et
éclairer les voies du sentiment. Si l'on se borne à
convaincre , l'entendement sera rempli de lumières
, l'esprit verra la vérité , mais la volonté ne
sera pas échauffée , et le coeur n'embrassera pas
la vertu . Si l'on se contente de persuader et d'émouvoir
, l'action se fera dans le coeur , mais sans
connaître ni le but de ses mouvemens , ni le principe
de ses desirs , et on demeurera exposé aux
illusions du sentiment. Il faut donc tout ensemble
et convaincre et persuader , et il n'y a d'éloquence
parfaite que celle qui réunit ces deux choses. Cela
paraît éminemment dans l'éloquence sacrée , qui
ne veut que conduire les hommes au bien ; car
pour les y conduire parfaitement , il faut en même
temps , et leur faire connaître leurs devoirs , et les
leur faire aimer. Ainsi il faut leur en donner tout
à la fois la conviction et le sentiment. Il faut montrer
les principes dans tout leur jour pour que
l'esprit en demeure convaincu , et ensuite enlever
le coeur pour les faire suivre . Cela embrasse l'homme
tout entier , spéculation et pratique. Cela même
embrasse toutes les études qui conviennent à l'orateur,
et les met dans leur ordre. Car la conviction ,
qui est le fruit de la raison , a pour fondement la
connaissance de toutes les vérités intellectuelles ;
REP.
FRA
FLOREAL AN XIE 205
et c'est à quoi revient ce principe de Cicéron
qu'on ne peut être éloquent sans la connaissance
de la sagesse , sine philosophid non posse fe
eloquentem ; et la persuasion , qui est le fruit du
sentiment , comprend l'étude du coeur humain et
de ses passions.
La conviction , réunie à la persuasion , constitue
donc la véritable éloquence , celle qui agit , et qui
agit avec ordre sur toute les facultés de l'ame ; et
comme on ne peut lui donner un principe plus
étendu , on ne peut non plus lui assigner une
meilleure fin. On voit donc par-là combien il y a
d'erreur dans cette idée , que la véritable victoire
des orateurs chrétiens n'est pas de convaincre
mais de persuader.
5.
cen
C'est faute d'avoir envisagé assez nettement ces
principes , que M. le card . Mauryjet M. de La Harpe
se sont mépris dans leurs jugemens sur deux orateurs
, dont l'un a porté au plus haut degré le talent
de la conviction , et l'autre celui de la persuasion .
Il est manifeste qu'on ne pouvait décider que l'un
fût plus éloquent que l'autre , par la seule raison
que celui - là est plus convaincant , ou que celui-ci
est plus persuasif , puisque l'une ou l'autre de ces
qualités ne constitue comme on l'a fait voir ,
qu'une des parties de l'éloquence. Tout ce qu'on
pouvait dire , c'est que l'un est plus propre à éclairer
l'esprit , et que l'autre est plus habile à émouvoir
le coeur. Mais , au surplus , Massillon ne
manque point d'idées , ni Bourdaloue de sentiment
, et inon dessein n'est pas de prononcer sur
ces deux grandes réputations , mais de relever
l'erreur dont elles sont le sujet. On ne peut s'appuyer
d'une théorie trop exacte et trop développée
, lorsqu'on se permet de contredire des écrivains
célèbres , qui ont pu manquer de méditation ,
mais non pas de connaissance.
CH. D.
O
206 MERCURE DE FRANCE,
&
1
Grammaire italienne de Port- Royal ; cinquième édition ,
précédée de réflexions sur cette Grammaire , par
M. Ch. J. Lafolie. Un vol . in-8° . Prix : 2 f. 50 c . , et 3 f.
50 c. par la poste. A Paris , chez Bertrand- Pottier , imprimeur-
libraire , rue Galande, nº.56 ; Arthus Bertrand ,
libraire , quai des Augustins , nº . 35 ; et le Normant ,
rue des Prêtres Saint - Germain- l'Auxerrois , nº. 42 .
-
DEUX motifs décident ordinairement à apprendre une
langue étrangère le grand nombre de pays où elle se
parle , et les chefs-d'oeuvre littéraires qu'elle possède .
MM. de Port Royal observent que la langue italienne
réunit ce double avantage . Familière à presque toute la
Grèce , et répandue dans la Turquie occidentale , elle
est nécessaire pour les et voyages le commerce du Levant;
formée par le peuple le plus anciennement policé de l'Europe
moderne , elle a été en quelque sorte associée aux
grandes destinées de Rome , qui , dans les temps les plus
malheureux de sa décadence , ne perdit jamais entièrement
le goût des lettres . Il est à présumer qu'aux époques
où les barbares inondèrent l'Italie et les Gaules , et se
Buccédèrent avec une étonnante rapidité dans ces deux
contrées , il résulta du mélange de leurs idiomes avec la
langue latine déjà corrompue , un langage à peu près pareil
. Cette conjecture paraîtra fondée si l'on remarque
que dans les auteurs qui précédèrent le Dante , et dans le
Dante lui -même , il se trouve une grande quantité de mots
que la langue italienne a rejetés , et qui ont été conservés
dans la langue française . Les procédés de ces peuples ne
différaient nullement ; ils se servaient des mots en usage
chez les vaincus , mais ils en changeaient les terminaisons
; les constructions étaient altérées , et l'introduction
de l'article et d'une multitude de prépositions dénaturait
absolument la langue qu'ils avaient adoptée. Quel que soit
FLOREAL AN XII .,
201
le résultat que l'on puisse tirer de ces recherches , plus
curieuses que véritablement utiles , il est certain que la
langue de l'Italie fut à peu près fixée dans un siècle où le
reste de l'Europe était , plongé dans la barbarie ; le Dante.
ennoblit l'idiôme vulgaire , et le rendit , dans ses trois
poëmes , digne d'être l'organe des grandes pensées et des
grandes passions.
恩
. L'étude de l'ancienne littérature italienne peut être regardée
comme classique . Si l'on excepte le Dante , Pé
trarque et Boccace , qui , malgré la connaissance approfondie
qu'ils avaient des chefs - d'oeuvre de l'antiquité , ne
les prirent cependant pas pour modèles , on remarquera
que presque tous les poètes et les prosateurs célèbres de
l'Italie , ne se sont presque jamais éloignés des traces de
leurs illustres prédécesseurs . On est habitué à comparer
la Jérusalem à l'Iliade , le Roland à l'Odyssée ; Machiavel
rappelle Tacite ; et l'on voit dans Guichardin les traits
affaiblis de la diction nombreusé et éloquente de Tite
Live. Cette admiration sentie des grands modèles , qui ne
dégénérait pas en imitation servile , puisque les hommes
célèbres dont nous venons de parler trouvèrent plusieurs
combinaisons nouvelles ; cette admiration que les contemporains
partagèrent , fut la véritable cause de la renaissance
des lettres. Si le goût n'avait pas présidé à cette
heureuse révolution , quels qu'eussent été les talens des
écrivains , leurs efforts n'auraient eu aucun résultat ; et
l'éclat qu'ils auraient répandu se serait évanoui avec eux .
L'époque du règne de Louis - le - Jeune , où brillèrent les
talens de Saint- Bernard , d'Abailard et de Pierre le vénérable
, époque à laquelle l'amour des lettres fut poussé ,
en France , à son plus haut degré d'enthousiasme , et qui
cependant n'a laissé à la postérité aucun monument durable
, peut servir à confirmer cette opinion , et à expliquer
la supériorité de l'Italie dans les lettres , jusqu'au moment
où la France eut enfin une littérature.
"
MM. de Port-Royal portent quelques jugemens sur les
208 MERCURE DE FRANCE ,
premiers auteurs italiens le Dante , Villani , Pétrarqué
et Boccace sont appréciés avec cette justesse de goût qui
distinguait les illustres solitaires . Ils pensent que c'est surtout
au dernier que les Italiens doivent la fixation de leur
langue : l'élévation , et trop souvent l'obscurité des pensées
du Dante , devaient empêcher qu'on ne le prêt pour modèle
dans le langage ordinaire ; la galanterie subtile et l'hé
roïsme qui distinguent les sonnets , les odes et les triomphes
de Pétrarque , présentaient le même obstacle ; Boccace
seul , dont les narrations étaient à la portée de tout le
monde , et qui fit les délices de son siècle par le naturel ,
l'élégance et la vivacité de son style , pouvait influer d'une
manière décisive sur le langage de ses contemporains .
On s'accorde assez généralement sur le mérite de Boccace ;
mais il nous semble qu'on n'a pas assez observé l'art qui
règne dans le commencement du Décameron. Jamais introduction
ne contrasta plus fortement avec le sujet d'un
ouvrage , et jamais cependant on ne prépara d'une manière
plus heureuse le lecteur à des historiettes agréables et intéressantes.
L'auteur vous transporte à l'époque la plus malheureuse
des annales de Florence ; celle de la peste qui
dévasta cette grande cité vers le milieu du quatorzième
siècle. Depuis Thucydide , on n'avait pas exprimé avec
tant de vérité et de force les effets de cet horrible fléau.
La contagion s'étend sur toutes les classes de la société.
A la pitié qu'inspirent les maux d'autrui , à ce penchant
naturel que nous avons à secourir ceux qui souffrent , succèdent
tout-à -coup l'égoïsme et l'isolement qui résultent
d'un danger extrême et commun. Chacun se concentre en
soi- même ; les liens du sang et de l'amitié sont rompus ;
le désespoir reste seul à cette multitude dans laquelle la
mort choisit incessamment ses victimes. Alors les caractères
des hommes , que la félicité publique avait déguisés ,
ne résistent point à l'épreuve des grandes calamités ; ils se
déploient dans leur difformité effrayante. Les uns se livrent
à tous les excès de la débauche et du libertinage pour se
FLOREAL AN XII.
209
distraire des images funèbres qui les poursuivent ; d'autres
poussent la perversité jusqu'à dépouiller les mourans , et
s'exposent à une mort certainepour satisfaire un moment leur
cupidité. Les tribunaux sont fermés , les lois sont muettes ,
et l'anarchie joint ses horreurs à celles de la contagion . On
doit remarquer que , dans les détails de cet affreux tableau ,
Boccace ne fatigue point le lecteur par des objets révoltans;
il excite l'émotion , la terreur , jamais il n'inspire le
dégoût : cette difficulté était la plus grande qu'il eût à surmonter.
Au milieu des ravages de la peste , une société
choisie se rassemble et se retire dans une campagne voisine.
Les délices de cette retraite font le contraste le plus
frappant avec les horreurs dont on vient de s'occuper.
Des lois sont établies pour cette réunion d'hommes spirituels
et de femmes aimables ; chacun à son tour contribue
à l'amusement de la compagnie par des récits ingénieux ;
et le lecteur , agréablement distrait par une multitude
d'historiettes variées , ne se rappelle le fléau dont l'auteur
Jui a présenté les détails , que pour mieux jouir des charmes
d'un asile que la peste a respecté .
Il n'est pas étonnant que la nouveauté de cette combinaison
ait excité l'admiration des Italiens ; ils en parlent
avec un enthousiasme qu'ils ne paraissent pas avoir pour
leurs poètes les plus célèbres. « Que penserons-nous , dit
» un littérateur Florentin ( 1 ) , du célèbre Boccace , qui n'a
» jamais été assez loué ? Je crois que si Démosthène et
» Cicéron avaient pu voir ses ouvrages , ils les auraient
>> lus et relus , et les auraient considérés comme des
>> modèles de diction ; et si quelqu'un , ce que je ne peux
>> croire , avait de lui une autre opinion , qu'il me dise ce
» qui manque en invention et en éloquence dans ses ini-
>> mitables nouvelles. Il me semble qu'il ne leur manque
» que d'être lues plus souvent , non pour satisfaire une
» vaine curiosité , mais pour que l'on examine l'extrême
» pureté de la diction , le choix des termes , le nombre
(1) Buon Mattei,
3
210 MERCURE DE FRANCE ,
» des phrases , la vivacité des pensées , et sur - tout l'in-
» vention admirable de l'auteur ; invention telle , que
» vous pouvez prendre dans son livre l'idée de tous les
genres , de tous les styles , de toutes les matières : il
» offre des sujets de tragédie et de comédie , des satires
» piquantes , des moralités utiles , et des discours aussi
» persuasifs qu'entraînans . » Nous n'avons pas besoin
d'observer que cet éloge est très - exagéré . MM . de Port-
Royal , beaucoup plus judicieux , se bornent à admirer
l'élégance et la pureté du style de Boccace ; ils observent
que sa prose est bien plus exacte et plus naturelle que ses
`vers , et terminent leur jugement par une remarque trèsimportante
sur le danger que les jeunes gens peuvent
courir en lisant le Décameron. « Il faut néanmoins
» disent-ils , prendre garde qu'il y a des endroits dans
» cet auteur qui font bien voir qu'il a été moins scrupu-
» leux à violer les règles de la pureté des moeurs , que
» nous avons reçues de Dieu même , qu'à choquer celles
» de la pureté du langage , qui ne sont nées que du caprice
» ou de la volonté des hommes . C'est pourquoi on ne
» pense pas qu'il y ait quelqu'un si peu éclairé parmi les
» chrétiens , que de prétendre qu'on le doive mettre in-
» différemment entre les mains de tout le monde. Il ne
» faut pour faire honte aux plus libres , dans ces ren-
» contres , que les renvoyer au jugement d'un sage païen
» ( Quintilien ) , qui , parlant de ce qu'on peut faire lire
T
à la jeunesse , dit que non -seulement on doit faire choix
des auteurs , mais même de quelques parties de chaque
» auteur , parce qu'il y en a qui ont dit des choses qui ne
» sont pas assez honnêtes. »
La décadence de la poésie italienne fut extrêmement
prompte tandis que la nôtre s'élevait à son plus haut
degré de perfection dans un siècle éclairé et poli , l'Italie
ne produisait presque plus que des ouvrages du second
ordre. On trouve la cause de cette décadence dans l'extrême
facilité que l'on a de faire des vers italiens . Ménage,
FLOREAL AN XII. 211
qui fut médiocre dans sa propre langue , eut en Italie la
réputation d'un bon poète. Les préceptes de la poésie
française , qui l'ont surchargée de difficultés salutaires
et qui exigent en même temps un naturel et une aisance
qu'on ne peut acquérir que par un travail obstiné , ont
long-temps retardé une semblable décadence ; lorsqu'elle
est arrivée , ils ont été un obstacle invincible aux innovations
, et du moins ont eu l'avantage de resserrer le
nombre des mauvais poètes : cet avantage a manqué à
l'Italie . Il faut lire les règles de la poésie italienne , qui
font la troisième partie de l'ouvrage que nous annon→
çons , pour se convaincre de la vérité de cette remarques
Nous observerons à cette occasion que ces règles ne se
trouvent dans aucune autre grammaire ; ce qui doit donner
´un nouveau prix à celle de Port-Royal.
8
Cette méthode ne paraît avoir été faite que pour des
personnes déjà instruites. MM. de Port- Royal conseillent
à ceux qui veulent apprendre l'italien , de se borner à
étudier dans leur ouvrage la déclinaison de l'article et
les conjugaisons des verbes auxiliaires et réguliers ; ils
pourront ensuite s'exercer à traduire des auteurs faciles , et
se familiariseront avec les régles à mesure qu'elles se présenteront.
On sent que ce moyen ne conviendrait pas à des
enfans ; il faut , ainsi que l'expérience l'a toujours prouvé ,
leur enseigner les élémens d'une langue , soit par l'étude des
règles , soit par des compositions fréquentes dans cette
langue : ce travail doit précéder la traduction . Si , comme on
l'a essayé dans les derniers temps , on s'éloigne de cette
méthode ancienne et consacrée , les progrès seront en
apparence plus rapides , mais on remarquera bientôt que
les élèves n'ont acquis qu'une idée très- imparfaite de la
langue qu'on a cru leur apprendre . L'étude de la langue
italienne ne fait point ordinairement partie de la première
éducation ; ainsi , la méthode de Port- Royal n'entraîne
aucun des inconvéniens que l'on pourrait craindre , si on
la pratiquait avec des enfans.
212 MERCURE DE FRANCE,
L'éditeur , M. la Folie , a développé dans une préface
succincte et bien pensée , des principes fort justes sur la
grammaire en général. Il pense avec raison que la multitude
des méthodes est un signe presque certain de la
décadence d'une langue. En cherchant dans la métaphy
sique les règles grammaticales , en voulant tout soumettre
aux lois du raisonnement et de l'analogie , on
dénature infailliblement un langage formé par l'usage ,
et qui n'a dû son perfectionnement qu'au goût et à
l'heureuse hardiesse des grands écrivains . M. la Folie résume
très -bien cette opinion en terminant sa préface.
« A quoi , dit-il , se trouvent réduits ceux qui , long-
» temps après la fixation d'une langue , s'obstinent encore
» à travailler sur la grammaire ? voulant , quoi qu'il en
» coûte , être neufs , ils se perdent dans le dédale de
» la métaphysique ; avec la prétention de tout expliquer ,
» ils s'égarent dans les plus obscures généralités , au
» moyen desquelles il est si facile de déraisonner d'une
» manière spécieuse ; et si , dédaignant tout-à-fait de
» suivre les traces de ceux qui les ont précédés , ils ont
» la ridicule prétention d'inventer et de trouver de nou-
» veaux rapports , alors ils deviennent d'autant plus nui-
» sibles, que leurs vues paraissent plus ingénieuses ; car
>> ils font oublier les principes établis par les premiers
» maîtres , principes dont la solidité est reconnue , et que
» toute la finesse des dernières observations ne peut dé-
>> truire . C'est ainsi que les méthodes se multiplient sans
» devenir plus parfaites ; qu'on les grossit de règles sou-
» vent aussi fausses dans leur application qu'elles sont
» obscures en elles - mêmes ; qu'enfin on augmente les
» difficultés de l'instruction sans presque en reculer les
>> bornes. >>
On doit déjà au jeune écrivain dont nous parlons , une
nouvelle édition d'un livre élémentaire intitulé : Janua
Linguæ latina , par Comenius . C'est en rendant au public
des ouvrages de ce genre , c'est en démontrant ,
FLOREAL AN XII. 213
comme le fait M. la Folie , qu'ils sont supérieurs aux méthodes
nouvelles , que l'on parviendra peu à peu à bannir
de l'éducation les livres élémentaires prétendus philosophiques
qui flétrissent l'imagination naissante des enfans ,
et qui ne peuvent que donner une mauvaise direction à
leurs facultés intellectuelles. P.
Julius Sacrovir, ou le dernier des Eduens , en huit livres ;
par Jos. Rosny. Un vol. in-8°. Prix : 5 fr. , et 6 fr.
50 cent. par la poste. A Paris , chez Frechet , libraire ,
rue de la Monnaie ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres Saint- Germain - l'Auxerrois.
CET ouvrage est une espèce de poëme en prose ; mais y
a-t-il des poëmes en prose ? S'il paraissait en ce genre
un livre qui eût le mérite du Télémaque , la question
vaudrait bien la peine d'être examinée ; mais se livrer à
une telle discussion au sujet de Julius Sacrovir , ce serait
vraiment se donner un embarras superflu .
Les Eduens habitaient le pays situé entre la Saône et la
Loire. Bibracte , aujourd'hui Autun , était leur capitale.
Au temps de Jules - César , les Eduens , selon M. Rosny ,
cultivaient tous les arts , et étaient parvenus à un très -haut
degré de civilisation . Bibracte était ornée de temples , de
bains publics , de fontaines . Les rues même avaient des
trottoirs , avantage qui manque à celles de Paris. Tout
cela est très -vraisemblable.
Sacrovir est un héros assez peu connu , et auquel le
poëme de M. Rosny ne donnera pas une grande réputation.
Plein de l'amour de la liberté et des plus généreux sentimens
de patriotisme , il entreprend de résister aux efforts
de César , et de soustraire les Gaules à l'esclavage. Divitiacus
, Vercingentorix, Convictolitan , jeune seigneur du
plus grand mérite , et quelques autres héros dont les noms
214 MERCURE DE FRANCE ;
1
sont connus par les commentaires de César , ont embrassé
avec Sacrovir, la cause de la liberté ; mais la fortune sert
mal leur courage. César et ses lieutenans détruisent en plu.
sieurs rencontres les armées Gauloises , et Sacrovir s'ensevelit
avec quelques fidèles amis , sous les ruines de son
magnifique château de Cordesse , plutôt que de tomber au
pouvoir du vainqueur , et de survivre à l'asservissement
de sa patrie.
Je ne suivrai point cet inconcevable héros dans les
aventures fort ennuyeuses où son historien l'engage , ni
dans les voyages qu'il fait chez les Ségusiens , les Avernes ,
les Bituriges , les Bellovaces , les Carnutes , pour étudier
les hommes et la diplomatie ; je ne parlerai point de
l'incroyable sottise de ce grand homme qui se rend au
camp de César , pour lui adresser une harangue fort insofente
: César le mit en prison et fit bien . Il n'y a rien au
monde de plus ridicule qu'un héros qui quitte son armée ,
la ville qu'il est chargé de défendre , sa famille , ses
amis , pour aller débiter au général ennemi une amplificafion
de rhétorique . Je ne dirai rien non plus des épisodes ,
que M. Rosny seul a pu appeler intéressans ; je me bornerai
à quelques observations de détail sur le style de cet
ouvrage ; et j'ai bien peur , en me resserrant ainsi , de faire
encore un article trop long,
Je ne crois pas qu'on trouve facilement dans un autre
poëme que celui de M. Rosny , des phrases telles que cellesci
: « Surrus , dont le sentiment de la liberté est le premier
» qui l'anime ……….. ( p . 77). Surrus , le généreux Surrus ,
» dont les compatriotes se plaignaient de la longue absence ,
» ( p. 95 ) . Orgétorix commence par s'assurer des grands
>> dont l'ambition peut contre-balancer la sienne , et faire
» écheoir ses projets , ( p . 16 ) . C'est à vous , peuples aussi
» valeureux que sages , à faire écheoirses perfides desseins ,
» (p. 89 ) . Puisque les Dieux n'ont pas voulu que la vic-
>> toire seconde nos efforts ..... ( p . 184 ).
FLOREAL AN XII. 215
On ferait un recueil considérable de toutes les expressions
poétiques dont M. Rosny n'a point trouvé de modèle ,
et qui n'en serviront pas . « La captivité de Sacrovir , au
» lieu de glisser le découragement parmi les alliés , les
» avait embrasé d'un feu nouveau , ( p. 167 ) » . Je remar
que l'orthographe d'embrasé : ce n'est pas une faute typographique
; M. Rosny écrit souvent de cette manière.
(p. 154 ) . « Je viens le chercher au milieu de ces rochers
» qu'a produit la nature » . C'est avec la même exactitude
que M. Rosny écrit toujours par un s l'impératif singulier ,
parles , écoutes , etc.
Je reviens aux locutions poétiques , et finirai par un
exemple remarquable. « César introduisit à Bibracte
>> les divinités de Rome , éleva sur des bases de sang un
» temple à la Clémence , ( p . 190 ) » . M. Rosny qui a fait
beaucoup de notes inutiles , en aurait pu faire une trèscurieuse
, où il aurait démontré qu'il est possible de construire
des bases de sang , et de leur donner assez de solidité
pour porter un temple ; ou , si cela est extravagant , il aurait
bien dû en faire une pour prouver qu'il est permis , dans
un poëme en prose , de faire usage de métaphores absurdes.
:
J'ai cru remarquer que M. Rosny avait emprunté quelques
idées à l'auteur d'un petit roman fort peu connu , et
fort rare , dont voici le titre « La Mort d'Ambiorixène
» vengée par celle de Jules- César , assassiné par Brutus.
» Ce fragment d'histoire découvre un secret inconnu à
» toute l'antiquité , touchant la mort de ce grand empe-
» reur et met aujour, par la description de la prise et de
» la ruine de l'ancienne ville de Bibracte , à présent nom-
» mée Autun, l'incomparable bravoure des Gaulois . Lyon.
» 1688. » Cet ouvrage, qui a , sur le Sacrovir de M. Rosny,
l'avantage d'être fort court, est attribué à Deny's Nault (1 ) .
7
(1) Biblioth. hist . de France, t. 1 , no. 3895.
216 MERCURE DE FRANCE ,
il
Il contient des choses fort plaisantes . « Ambiorixène avait
» le tour du visage rond , et une blancheur capable
» d'éblouir ; ses traits étaient délicats et si fins qu'ils en
» étaient imperceptibles ( p- 17 ) . » Elle fit un voyage à
Rome , où «< Brutus lui donna , plus qu'aucun autre , les
» marques les plus obligeantes de son estime et de son
» amour. Comme il était le plus noble et le plus riche ,
» ne lui fut pas mal aisé de surpasser les autres seigeurs
» en bals , en comédies , en courses de bagues et carrou-
» sels ( p. 24 ) . » On nous apprend , ensuite , « que Brutus
» avait le tour du visage rond , le nez un peu gros , mais
» justementproportionné, les yeux bleus , et bien fendus. »
Un petit livre de 71 petites pages , écrit avec cette franche
et naïve bêtise , est , à mon sens , beaucoup plus supportable
qu'un gros poëme , en prose , de plus de 200 pages ,
plein de prétentions et d'ennui , et surchargé d'une dédicace,
d'une préface, d'un précis historique , de sommaires,
de notes , de table des sommaires , et , enfin , d'une liste
de MM. les souscripteurs , dont quelques-uns n'ont pas
souscrit (1 ).
Voilà tout ce que j'avais à dire de Julius Sacrovir , le
premier et le dernier des Eduens dont je veuille m'occuper.
Ω.
Suite des Souvenirs de Félicie.
J'AI dîné , ces jours passés , chez M. de Buffon : il y
avait beaucoup de monde ; la société était toute composée
de savans et de littérateurs. J'étais , dans ce cercle
imposant , la seule ignorante ; cependant le ton de la
conversation était si naturel , on causait avec tant de
bonhomie , et si peu de prétention , que je me trouvais
( 1 ) Décade , nº. 19.
FLOREAL AN XII. 217
là parfaitement à mon aise . Je dîne tous les quinze jours
chez M. de Buffon , et j'y trouve toujours cette aimable
simplicité ; c'est le maître de la maison qui l'inspire ; il
en a tant lui- même ! personne , en sa présence , n'ose
montrer de la pédanterie , ou prendre un ton dogmatique
et tranchant. Il n'aime ni les discussions , ni les
entretiens scientifiques ; il dit que la conversation doit
être un délassement , et que , pour être agréable , il faut
qu'elle soit un peu frivole. Comme je lui disais que j'étais
charmée qu'il eût cette opinion qui me convient si bien ,
il me conta qu'une femme de province , nouvellement
arrivée à Paris , et voulant voir une assemblée de beaux
esprits , vint dîner chez lui , imaginant qu'elle entendrait
des choses merveilleuses : elle écoutait avec la plus grande
attention , et s'étonnait de ne rien recueillir de remarquable
; mais elle pensa que l'on réservait les bons mots pour
égayer le dîner. On se mit à table ; alors son attention
redoubla on ne parla que de bonne chère , on ne disserta
que sur la bonté des vins de Bourgogne et de Champagne
, et au second service la dame étrangère perdant
patience , se pencha vers son voisin en lui disant tout
bas : Mais quand donc ces messieurs commenceront- ils ?
J'ai entendu un autre jour chez M. de Buffon , M. H******
de S***** , lire un parallèle de M. de Buffon et de J.-J.
Rousseau ; je ne me souciais nullement de l'entendre ,
bien certaine d'avance que ce morceau ne contiendrait,
d'un bout à l'autre , que les louanges de M. de Buffon.
S'il m'était permis d'avoir une opinion , et de porter un
jugement dans ce genre , je placerais M. de Buffon audessus
de tous les écrivains de ce siècle ; mais je hais la
flatterie et la partialité . Pendant la lecture , j'étais
assise à l'autre extrémité de la chambre, très -loin du lecteur.
M. H****** a une grosse voix , qui pourrait être
fort sonore ; mais il parlait assez bas , je n'entendais qu'un
218 MERCURE DE FRANCE,
murmure de basse -taille très-grave , et je ne distinguais
que les noms de Buffon et de Rousseau rien n'était plus
comique que la manière dont il les prononçait. Pour les
deux noms il élevait la voix , mais toujours il articulait
le premier d'un air triomphant et avec l'accent le plus
emphatique , tandis que le nom de Rousseau ne s'échappait
de sa bouche qu'avec une inflexion affaiblie et un
ton négligé, quelquefois même dédaigneux. Sans entendre
un mot du reste du discours , je jugeais facilement qu'on
élevait aux nues M. de Buffon , et que le pauvre Rousseau
lui était toujours sacrifié . Après la lecture , tout le monde
successivement est sorti ; je me suis trouvée seule avec
M. de Buffon , qui m'a demandé ce que je pensais de cé
parallèle : je lui ai répondu très - sérieusement , qu'il me
paraissait qu'il y avait un peu de galimatias , un ton
déclamatoire qui donnait à ce discours la tournure d'un
panégyrique , et qu'enfin on y rabaissait trop Rousseau
pour exalter le mérite de celui qu'on lui préférait justement
, mais qu'on louait sans grace et sans finesse. M. de
Buffon , sans doute par reconnaissance , a d'abord un peu
combattu ma critique ; j'ai soutenu vivement mon opinion :
il a fini par convenir que j'avais raison ; alors je lui ai
avoué la vérité , c'est-à- dire, que je n'avais réellement
entendu que ces deux noms : Buffon . Rousseau ;
ce qui l'a fait rire aux éclats . Il a dit que dans le monde
on décide souvent de la manière la plus tranchante avec
beaucoup moins de connaissance. Il m'a conté ce jour-là
le trait suivant : Un jeune prince étranger étant venu voir
le Cabinet d'Histoire naturelle , M. de Buffon fut le recevoir
, et au moment où le prince allait partir , M. de
Buffon lui offrit son Histoire des oiseaux ; alors le prince
lui répondit très -poliment Monsieur , vous êtes bien
bon , je ne veux pas vous en priver ; et M. de Buffon ,
charmé de voir un prince si bien élevé , n'insista pas
et garda son ouvrage.
.....
FLOREAL AN XII. 219
Le chevalier de Monbarey était fort aimé du feu roi
Louis XV: un de ses amis qui vivait depuis long-temps en
province , persuadé qu'un homme qui est bien traité du
roi peut tout obtenir , lui écrivit pour l'engager à lui faire
donner une place qui eût fait sa fortune : le chevalier de
Monbarey lui répondit : « Si jamais le roi prend du crédit,
» je vous promets de lui demander ce que vous desirez. »
On confond trop souvent l'enthousiasme avec la flatterie.
Il me semble qu'on ne devrait pas regarder comme des
flatteurs , ceux qui rendent d'éclatans hommages à un mérite
éminent . Pourquoi ne se passionnerait- on pas pour
un grand homme parce qu'il est roi ? heureux qui peut se
livrer à l'enthousiasme pour ses maîtres ! Lauzun et la
Feuillade n'étaient point des flatteurs , ou pouvaient n'en
pas être : on doit porter le même jugement de Thomas
Gresham , ce négociant anglais si célèbre par sa magnificence
et par sa bienfaisance. La reine Elisabeth l'aima
beaucoup ; elle l'honora de plusieurs visites . Un jour
qu'elle fut coucher dans sa maison de campagne , elle critiqua
une cour qu'elle trouva trop grande ; elle dit qu'elle
aimerait mieux qu'elle fût coupée par un mur : Gresham
fit venir secrètement de Londres des ouvriers qui bâtirent
ce mur dans la nuit , de sorte qu'Elisabeth , à son
réveil , le trouva fait. Ce n'est point là l'action d'un vil
flatteur , car il était bien possible de se passionner pour
une reine qui avait tant de talent et de génie. Mais M. Bouret,
fermier-général , n'approchant jamais de Louis XV ,
ne lui devant aucune reconnaissance , et s'enthousiasmant
pour lui , dépensant des millions pour lui faire bâtir à
Croix-Fontaine un pavillon de chasse , etc.; M. Bouret
n'était bien certainement qu'un flatteur.
Une chose qui me paraît très -remarquable , c'est qu'on
n'a jamais dit que Henri IV ait été flatté. Cependant il
fut, de tous les rois, le plus loué durant sa vie; on formerait
220 MERCURE DE FRANCE ;
une bibliothèque des vers , des éloges , des poëmes et des
panégyriques composés pour lui , depuis l'époque heureuse
où il monta sur le trône , jusqu'à sa mort ; enfin il eut
les admirateurs et les amis les plus passionnés : on ne soupçonna
jamais de flatterie dans toutes ces choses ; pourquoi ?
c'est qu'à la gloire la plus brillante , ce prince a réuni la
suprême bonté. Louer Henri IV , c'était ne parler que du
bonheur public.
D. GENLI S.,
(La suite dans un prochain numéro.)
SPECTACLES.
THEATRE FEYDE A U.
La Malade par amour , en un acte .
La Malade par amour est un diminutif de Nina , ou
la Folle par amour. C'est dommage que la cadette ne
puisse pas prendre la place de l'aînée , et la faire oublier ;
car il faut convenir que c'est une bizarrerie peu amusante
que de mettre sur la scène des folles , des fous , des sourds ,
des muets, des somnambules, des aveugles, et de transporter
au théâtre les Quinze-Vingts , Charenton et les Incurables.
Une jolie malade intéresse , mais une folle attriste . C'est
assez que l'amour tourne les têtes , il ne faut
renverse tout- à-fait.
pas qu'il les
Le drame nouveau ( car c'est un vrai drame ) s'annonce
d'abord très-bien. Adèle est au moment d'épouser Linval.
Ils n'ont, l'un pour l'autre , qu'une tranquille amitié , fondée
sur une estime réciproque, en sorte qu'ils voient approcher
le jour de leur mariage sans impatience comme sans
répugnance ;
FLOREAL AN XIL
RE
répugnance ; ce qui prépare au dénouement avec asséz
d'adresse. Adèle a une soubrette qui doit se manier le meme
jour qu'elle , et qui n'a pas la même froideur : la diversité.
de leurs sentimens donne lieu à un duo fort agréable
Linval , quoiqu'il aime , lui , à son aise , au ait voulu , dit-il , '
rencontrer une femme passionnée , une héroïne de roman.
Il est plus heureux qu'il ne croit ; car la soeur de sa future ,
Louise , meurt , à la lettre d'amour pour lui. Adèle s'aperçoit
qu'elle est émue par la présence de Linval, et en soupçonne
le motif. Le père des deux jeunes personnes obtient
avec peine queLouise veuille déjeuner en famille , et encore
plus difficilement qu'elle leur chante quelques couplets .
Enfin , la malade fait entendre une romance touchante et
analogue à sa position. Son secret cesse d'en être un pour
sa soeur . Adèle , restée seule avec elle , en obtient à moitié
l'aveu de sa bouche ; Louise , en convenant de sa défaite "
n'a pas nommé son vainqueur. Linval survient ; sa future
le prie de tâcher de découvrir l'auteur du mal qui consume
Adèle , et s'en va. Linval presse , conjure , supplic ,
se jette aux genoux de la belle malade pour qu'elle lui
ouvre son coeur elle confesse que c'est l'amour qui la
tue ; se fait long temps prier pour nommer celui qui l'iaspire
, finit par dire à Linval c'est toi , et s'enfuit en
courant , honteuse et comme épouvantée du mot qui lui
est échappé. Adèle cède avec joie à sa soeur , un homme
qui ne lui inspirait qu'un médiocre intérêt ; et Linval est
flatté de se trouver le héros d'un roman , et de le terminer
suivant l'usage.
Cette fable , qui rappelle Vanecdote des amours d'Antiochus
pour Stratonice , qui lui fut cédée par son père , a
paru mesquine . La pièce a peu réussi , malgré le talent.
qu'y a déployé madame Scio , également admirable ,
soit qu'elle chante , parle ou se taise ; qui remplit
la scène dès l'instant où elle s'y montre , et trouve le
moyen de causer les plus vives émotions dans des pièces
fart médiocres. Elle a été très-bien secondée par l'intelli-
Р
1
222 MERCURE DE FRANCE,
gence , l'à- plomb de Mlle Pingenet l'aînée , l'aisance et
la gaieté de madame Gavaudan . On a demandé les auteurs ;
celui des paroles n'a pas voulu se faire connoître. C'est une
louable omdestie ; car quoiqu'il n'y ait pas assez d'art et de
conduite dans sa pièce , il s'y trouve des couplets gracieux
et des vers bien faits. L'auteur de la musique ( qu'on a
trouvée facile et appropriée aux paroles ) , n'a pas cru
devoir taire son nom ; c'est M. Solié .
THEATRE LOU VOI S.
L'Amour médecin , comédie de Molière , en trois actes
et en prose , remise au théâtre.
•
On peut juger de la prodigieuse facilité de Molière ,
par cette pièce impromptu , demandée , faite , apprise
et représentée en cinq jours . Les quatre premiers
médecins de la cour y furent joués sous des noms grecs
qui les désignaient , et sous les yeux du roi ; ce qui suppose
qu'il en avait donné ou la permission , ou même le
conseil. Les médecins de ce siècle étaient des originaux
en habit
très - risibles , courant les rues sur leur mule ,
de docteur , et consultant en latin sur les moindres maladies.
Molière les peint comme des pédans et des charlatans
très-avides et très -intéressés . Il n'est donc pas vrai que le
monde aille toujours de mal en pis ; car nos Esculapes
ne sont rien moins que des pédans. Il est vrai qu'il en est
parmi eux qui se font remarquer par d'autres ridicules .
Les uns veulent être des merveilleux , les autres affectent
de ne pas croire à la réalité de l'art qu'ils professent. Ce
sont des prêtres athées . La vanité de passer pour des esprits
forts l'emporte sur leur intérêt .
Quoique nous n'ayons plus sous les yeux les originaux
peints par Molière , la peinture en est si vive , qu'on la
voit toujours avec plaisir. On ne sait pourquoi Picard a
cru devoir confondre les trois actes en un , et sur-tout supFLOREAL
AN XII.. 223
primer la première scène du troisième , dans laquelle il y a
des traits si vifs ; où M. Fonandrès dit , en parlant d'un
autre médecin « Qu'il me passe l'émétique , et je lui
» passerai tout ce qu'il voudra ; » où M. Fillerin fait une
leçon à ses confrères sur l'imprudence de la publicité de
leurs querelles , et ajoute : « Je ne parle pas pour mon
» intérêt ; car , dieu merci , j'ai déjà établi mes petites
» affaires. Qu'il vente , qu'il pleuve , qu'il grêle , ceux
» qui sont morts , sont morts , et j'ai de quoi me passer
» des vivans. >>
Picard a fait quelques suppressions plus judicieuses ;
par exemple , celle de la scène d'un opérateur qui fait
l'énumération fort dégoûtante des maux que guérit son
orviétan . Il a substitué aussi , dans la scène cinquième du
troisième acte , un mot décent , à une expression qui eût
justement révolté . On peut nous reprocher d'être plus corrompus
que nos pères, reproche, au reste , qui se reproduit
de siècle en siècle ; mais on ne doit pas nous b'âmer d'être
plus délicats ; du moins lorsque cette délicatesse n'est
pas excessive ; car rien ne rétrécit plus la langue , et même
le génie, que la manie de trouver partout , ou plutôt de supposer
des allusions indécentes . M
C'est dans la première scène du Médecin par amour
qu'on trouve ce mot si plein de sens et devenu proverbe :
» Vous êtes orfévre , M. Josse . »>
>
Tel est le privilége des esprits créateurs , que leurs conceptions
en font naître une foule d'autres . L'Amour
médecin a donné l'idée des Folies amoureuses et de
Dupuis et Desronais . Tout le fonds de cette dernière pièce
se trouve dans un monologue de Sganarelle , qui veut , ditil
, garder son bien et sa fille pour lui.
L'Amour médecin est très - bien joué par Picard jeune ,
Walvile et mademoiselle Molière .
Entre Démocrite et l' Amour médecin , on a donné Musard;
et la petite comédie de Picard a fort bien soutenu ce
voisinage . Il est vrai qu'elle ne se trouvait pas entre les meil224
MERCURE DE FRANCE ,
leures pièces de Regnard et de Molière ; mais il est encore
assez glorieux de n'être pas écrasé par les productions du
second ordre des deux premiers comiques du Théâtres
Français.
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Duguay-Trouin , en deux actes , de MM. Barré ,
Radet, Desfontaines et Saint- Félix. ·
DUGUAY - TROU IN n'avait que vingt- un ans lorsqu'il
tenta un des coups les plus hardis dont on eût encore ouï
parler, et soutint un combat dont il n'y a pas , je crois ,
d'exemple dans les fastes de la marine. Monté sur une frégate
de quarante canons , il tombe , par un brouillard ,
dans une escadre de six vaisseaux anglais de cinquante à
soixante - dix canons . Un d'eux le joint , lui coupe ses mâts :
ne pouvant faire retraite , et se trouvant tout près dé
l'ennemi , il allait sauter à l'abordage ; un de ses officiers ,
qui ne peut soupçonner même un si hardi dessein , croit
que le pilote se méprend , et , de son chef, changeant la
manoeuvre , éloigne les combattan s au moment où son capitaine
va s'élancer le premier sur le vaisseau anglais. Il
était plus que vraisemblable qu'il eût réussi : ce sont les
expressions de Duguay- Trouin . Ce coup manqué , il se
bat long-temps contre quatre à cinq vaisseaux , et allait
peut-être périr , ne voulant pas se rendre , lorsqu'un boulet
expirant le renverse , lui fait perdre connaissance , et
lui sauve la vie en mettant fin à un combat trop inégal .
Quinze jours auparavant , il s'était permis une mauvaise gasconnade
(comme il le dit dans ses mémoires) , dont il pensa
être la victime. Il avait tiré sur un vaisseau anglais , ayant
lui- même pavillon anglais . Cette équipée de jeune homme
le fit incarcérer à Plymouth , et on dépêcha un courrier à
Londres pour demander qu'il fût mis en jugement . Il paraît
qu'on n'y prit pas la chose aussi sérieusement qu'àPlymouth ;
car Duguay-Trouin eut le temps de nouer une intrigue
FLOREAL AN XII. 225
avec une jolie marchande de cette dernière ville , qui lui
procura son évasion .
Ce ne fut que treize ans après ( en 1707 ) , que Louis XIV .
lui dit ce mot si agréable et si ingénieux , que Thomas a
consigné dans une note de l'Eloge de Duguay-Trouin . Le
héros breton rendait compte au roi d'un de ses nombreux
combats. Le vaisseau la Gloire , monté par M. de la Jaille ,
( nom célèbre dans la marine ) faisait partie de son escadre.
« J'ordonnai , dit - il , à la Gloire de me suivre : elle vous
» fut filelle , reprit le monarque. »
C'est le trait historique de Plymouth , que les auteurs de
ce vaudeville ont accommodé au théâtre . Ce n'est plus une
anglaise , c'est une française , c'est sa cousine Derval qui
aime Duguay -Trouin , et lui rend sa liberté. Peut - être
a -t - on dérobé quelque chose de sa gloire à Duguay-
Trouin par ce changement il semble qu'il était plus
flatteur pour lui d'avoir triomphé de l'antipathie nationale
, en subjuguant une anglaise , que d'avoir inspiré de
l'amour à une femme de son pays et de sa famille ; mais c'est .
à ce changement qu'on doit le personnage du gouverneur
de la citadelle de Plymouth , qui a fait le succès de la pièce,
Cette aimable française a si bien tourné la tête au pauvre
mylord , qu'elle le fait consentir à dîner avec elle et son
prisonnier hors de la citadelle un chirurgien gascon est
de la partie ; sur la fin du repas , il reste seul à table avec
Duguay- Trouin . Le stupide gouverneur est dans une salle
voisine , d'où il voit , dit-il , son prisonnier sans en être
vu : la porte du salon à manger est ouverte , et Duguay-
Trouin est vis - à - vis , le dos tourné . Cette position rassure
l'anglais , qui épuise la fleurette auprès de madame Derval.
Celle - ci s'écrie tout - à- coup : « Ah ! quelle ressem-
» blance ! mais c'est frappant ! c'est incroyable ! - Quoi ?
>> comment ? qu'est-ce ? dit le mylord . Mais , c'est mon
>> frère lui - même ! Comment , moi ressembler à votre
>> frère ? Oui , sur-tout de profil . De profil , c'est sin-
» gulier. -Tournez - vous donc , j'aime à vous voir ainsi de
» côté, » Tandis qu'ilselaisse considérer , Duguay-Trouin
-
-
-
-
3
226 MERCURE DE FRANCE ,
et le chirurgien changent mutuellement d'habit ; le premier
descend par une fenêtre avec une échelle de corde , s'embarque
sur un navire suédois , et va gagner l'escadre de
Tourville , qui croise dans la Manche . Pour lui donner le
temps de s'y rendre , le chirurgien imite , lui seul , la conversation
bruyante de deux convives animés par le punch.
Enfin , lorsque le canon des vaisseaux de Tourville ( signal
convenu ) annonce l'arrivée de Duguay-Trouin , on laisse
connaître au gouverneur qu'il est pris pour dupe . Afin de
le consoler , l'amiral français lui renvoie quatre officiers
du même grade que le prisonnier qui lui a échappé , et
parmi lesquels est son neveu Biftek , tourné comme on
représente Janot. La pièce se prolonge trop long- temps
après le départ de Duguay-Trouin : une fois qu'il était sauvé ,
il ne pouvait plus y avoir d'intérêt , et il fallait se hâter de
finir. Presque la moitié du second acte est vide : aussi
s'en faut - il de beaucoup qu'il ait réussi autant que le
premier , qui a été applaudi avec unanimité , et semblait
présager à ce vaudeville une fortune bien plus brillante
encore que celle qu'il a faite , et qu'on a un peu exagérée.
Les couplets ont de la facilité ; mais rien de bien piquant. "
On a trouvé très -joli , le mot du chirurgien gascon , qui
sort pour aller voir ses malades , « de peur qu'ils ne gué-
>> rissent en son absence. »
Julien n'a pas su se donner l'air assez marin. Seveste a
fait le plus grand plaisir dans le rôle du gouverneur ; et
madame Hervé a montré de la grace , de l'esprit et de la
légéreté dans celui de la cousine.
Les traits et les allusions contre les Anglais , ont été
saisis avec vivacité. Au moyen de quelques légères suppressions
dans le second acte , ce vaudeville pourra rester
au théâtre .
ANNONCES.
Tablettes philosophiques , religieuses et littéraires ; par Duroneeray
(Pierre Laigneau , défenseur officieux , ex - juré d'instruction
FLOREAL AN XII.
227
publique , membre de plusieurs sociétés littéraires , avec cette épia
graphe :
Heureux ceux qui se divertissent en s'instruisant , ct
qui se plaisent à cultiver leur esprit par les lettres , en
formant leur coeur à la vertu !
(TÉLÉMAQUE , liv. II. )
Un vol. in- 8° . Prix : 2 fr . 50 cent . , et 3 fr. 25 par la poste.
A Paris , chez Desenne , libraire , palais du Tribunat ; Marchand ,
galerie de bois , nº . 182 ; Pillot le jeune, place des Trois- Maries, nº 2;
Vies et OEuvres des Peintres les plus célèbres de toutes les
écoles ; recueil classique contenant l'oeuvre complète des peintres du
premier rang , et leurs portraits ; les principales productions des artistes
des 2. et 3. classes ; un abrégé de la vie des peintres grecs , et
an choix des plus belles peintures antiques ; réduit et gravé an trait ,
d'après les estampes de la bibliothèque nationale et des plus riches collections
particulières ; publié par C. P. Landon , peintre , ancien
pensionnaire du gouvernement à l'école française des beaux arts , à
Rome , membre de plusieurs sociétés littéraires , éditeur des Annales
du Musée. A Paris , chez l'Auteur , quai Bonaparte , n.º 23. Secord
volume , contenant la suite de l'oeuvre du Dominiquin . Prix de chaque
vol. in-4 , cartonné, 25 fr. ; id . papier vélin , 37 fr . 50 cent.; in-fo io , papier vélin , 50 fr. ; il faut ajouter i fr. 50 cent. pour le de chaque
vo!. in -4.º , et 3 fr. par chaque vol . in-folio .
I
port
deux ta-
On distingue parmi les 69 sujets renfermés dans ce 2.º vol . , les 5′
tableaux de la vie de S. André , et les figures des Vertus d'après les
fresques de l'église de S. André Della Valle , à Rome ; les quatre
évangélistes aux pendentifs de la coupole de la mê ne él se ; la flagellation
de S. André , peinte à S. Grégoire , au mont Coelius ;
bleaux représentant Suzanne avec les vieillards , dont l'un est dans la
galerie de Dusseldorf; I histoire de Diane , en sept pièces ; David chan
tant les louanges du Seigneur , de lancienne collection de Versailles ;
la communion de la Madeleine ; S. Pierre délivré de prison ; l'apprition
de S. Janvier aux napolitains , pendant une éruption du Vésuve ,
d'après un grand dessin du Mu´ée de Paris , non encore g´avé ; le plafond
du palais Costaguti , à Rome ; un couronnement d'épines et un
Narcisse de la collection du sénateur L. Bonaparte. La plupart de
tableaux du Dominiqin que l'on voit au Musée , tels que T moclée
devant Alexandre , la Vierge à la coquille ; Hercule et Cicus , Hercule
et Achélous , pavsages , etc. , et plusieurs morceaux précieux de l'ancienne
galerie d'Orléans .
Monumens antiques inédits , etc. par A. L. Millin , conservateur
des médailles , etc. Tom. II . 3. livraison , ia- 4.º , de l'imprimerie de la
République. Prix : 6 fr . , et 6 fr . 60 cent . franc de port. A Paris , chez
La Roche, rue Neuve- des - Petits - Champs , n.º 11 ; Fuchs , Schoell ,
Koenig , Le Normant , libraires .
Cette livraison contient , 1.º la description de la peinture d'ua
vase grec représentant un combat d'arimaspes contre des griffons.
2. Description d'un camée représentant Cupidon dans une coquille .
3. Notice de deux inscriptious latines , trouvées à Boulogne- sur-mer.
4. Description d'un vase grec représentant Ariadne . 5. Explication
d'un camée de la collection de mad . Bonaparte , représentant Antinous
avec les attributs de Bacchus. 6. Description de deux lampes
de bronze trouvées à Nîmes. 7.8 Description de la Pallas de Velletri ,
du Musée Napoléon.
228 MERCURE DE FRANCE ,
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FLOREAL AN XI I. 229
NOUVELLES DIVERSES.
On écrit de Baltimore : Depuis que le brigand Dessalines s'est emparé
de l'autorité à Saint-Domingue , il ne s'est rien passé dans cette
colonie , qui ne tende à en compléter les désastres . Elle est plongée
dans le trouble et la confusion. La cour et le conseil de Dessalines se
composent , en majeure partie , des mêmes intrigans qui ont assisté et
contribué à toutes les catastrophes dont Saint-Domingue a été le théâtre
depuis douze ans . Ce sont , pour la plupart , des Français venus d'Europe
, sans autre fortune que leur savoir-faire, et sans autre perspective
que celle de s'enrichir par tous les moyens que les événemens pourraient
offrir à leur cupidité . Ils se sont , en conséquence , accolés, daus
le principe , à ceux qu'ils ont cru en position de dominer , et successivement
à tous les chefs de parti dont la cause leur paraissait bonne à
épouser. C'est ainsi qu'on a vu ces lâches Français cajoler de vils esclaves
, vendre leur plume et leurs conseils à des brigands couverts de
sang et chargés de dépouilles .
C'est encore par suite des mêmes spéculations de ces misérables ,
que Des-alines se trouve environné de blancs européens qui ne rougisseat
pas d'ètre ses ministres , ses secrétaires , ses satellites , ses créatures
et de faire cause commune avec des anthropophages de la côte d'Afrique,
contre leurs propres compatriotes . Les hommes dont il s'agit ici , sont
incontestablement plus coupables que les nègres rebelles de Saint-
Domingue. Ceux-ci du moins combattent d'après des idées et un système
qui , aux excès et aux crimes près , peuvent , jusqu'à un certain
point , paraître excusables de leur part ; ils combattent d'ailleurs contre
une espèce d'hommes différente de la leur ; tandis que leurs lâches auxiliaires
ont à la fois à rougir d'être les valets et les flatteurs d'une aussi
vile canaille , et de faire la guerre à leur propre espèce , dans la personne
des malheureux colons . Aussi est-ce particulièrement sur eux que
tombent les malédictions des colons réfugiés ; car on rend , en général
aux cannibales de Saint-Domingue , la justice de dire qu'ils valent
mieux que ces blancs , apostats de l'humanité , qui ont abjuré leur patrie
pour vendre leurs services et leurs talens à des esclaves ennemis
de l'espèce blanche.
Quoi qu'il en soit , ces mêmes intrigans atteignent leur but; ils sont
gorgés derichesses et chargés des dernières dépouilles de leurs compa230
MERCURE DE FRANCE ,
triotes . Ils font continuellement passer des fonds et des effets précieux
au continent , et diverses maisons de commerce de New-Yorck , de
Norfolck et de Baltimore en sont dépositaires . On assure que néanmoins
toutes ces richesses ne sont pas uniquement le fruit du pillage , et qu'il
*e mêle beaucoup de guinées à l'or que ces gens- là ont entassé . Suivant
le bruit public , ils ont , avant et depuis la reddition de la colonie , reçu
des sommes considérables de la part du gouverneur de la Jamaïque , qui
a cru devoir , par ce moyen, les rendre favorables à la cause de l'Angleterre
, et s'assurer de ces machines à intrigues, pour faire mouvoir à son
gré l'administration de Saint- Domingue. Aussi a -t - il été conclu , entre
lui et Dessalines , un traité d'alliance et d'amitié , dont toutes les
dispositions ont été dictées par le gouvernement anglais , et qui , comm
on peut le penser , n'est pas de nature à rétablir la fortune de cette
malheureuse colonie .
Londres .
La dernière victoire des anglais dans l'Inde , les a mis ,
disent les journaux de Londres , en possession d'Agra et de
Delhi. « Quel que soit le degré d'importance , dit the Bri-
» this- Gazette, que quelques personnes attachent à ces con-
» quêtes , nous réclamons contre leur injustice , et nous
» demandons en vertu de quel titre nous nous arrogeons le
>> droit d'intervenir ainsi dans les disputes des rois de l'Inde ,
» et de leur dicter des lois , dont l'unique résultat est d'y
>> agrandir notre territoire et notre puissance. Les malheu-
>> reux habitans de ces contrées gémissent sous le poids des
>> horribles calamités que notre ambition , notre esprit
» d'agrandissement et notre avarice leur ont attirées . Il est
» temps enfin d'examiner combien , en étendant ainsi notre
» domination , nous affaiblissons nos forces , et nous ta-
>> rissons la source de notre opulence dans l'Inde . »
Le bill sur l'état de détresse nationale passera , dit-on ,
incessamment il porte les forces nationales à 80,000
hommes de troupes réglées , 100,000 marins , 300,000
volontaires . On ajoute que les plus grands politiques ont
regardé cette exagération de force comme très - préjudiFLOREAL
AN XII. 231
ciable aux intérêts de l'état. Les militaires les plus instruits
, dans la chambre des communes , ont volé pour une
augmentation des troupes de ligne , qu'ils eussent préf- rée
à cette masse de volontaires inexpérimentés . Le préambule
du bill porte que S. M. a le droit incontestable d'exiger ,
en cas d'invasion , le service de toutes les classes du peuple
. Ce préambule , qui n'a occasionné dans la chambre
des communes aucune réclamation , a été vivement attaqué
dans la chambre des pairs , par lord Grenville
entr'autres , qui l'a regardé comme entièrement opposé à
la constitution , qu'une telle mesure mettrait le monarque
en état de renverser quand il lui plairait.
La proclamation suivante a été publiée dans les états
électoraux de Bavière , par ordre de la direction provinciale
:
<< Des ennemis du gouvernement français ont répandu
et fait vendre un libelle qui a pour titre : Napoléon Bonaparte
et le Peuple Français sous son consulat. - Allemagne,
1804. Cet écrit contient les diatribes les plus injurieuses
contre le premier consul et le gouvernement français
; en conséquence , il est ordonné à tous les officiers de
police , magistrats et autorités constituées des états bavaropalatins
, de défendre , sous peine d'une forte amende , à
tout individu quelconque, et principalement aux libraires ,
de vendre et distribuer du susdit libelle diffamatoire . »
La diète de Ratisbonne a repris le cours de ses séances
On attend toujours une déclaration de la Russie , dans le
sens de celle du gouvernement français , pour la reprise
de la médiation des deux puissances . La commission établie
pour faire exécuter le conservatoire impérial a suspendu
ses séances. M. le baron de Gemmingen , ministre
de Bade , et l'un des membres de cette commission , est
parti pour Vienne .
232 MERCURE DE FRANCE ,
7
Des lettres arrivées à Rotterdam , du Cap de Bonne-
Espérance , portent qu'a Ceylan , l'armée anglaise , réduite
à 300 hommes renferinés dans une citadelle , y est cernée
par 2000 hommes de troupes du pays . On paraissait , au
Cap , disposé à tenter de s'emparer de cette île , avec le
consentement et le secours des insulaires ; on complait
faire servir à cette expédition quelques gros vaisseaux
richement chargés , arrivés de Batavia , mais que la
guerre empêchait de continuer leur voyage pour la Hol-
Jande ; les cargaisons en avaient été débarquées.
"
On a également appris , par les mêmes lettres , que le
contre-amiral batave Dicker , commandant deux vaisseaux
de ligne , ayant été instruit , à l'Isle -de - France , de la reprise
des hostilités , s'était réuni au contre-amiral Linois.
Un émigré de Porto - Ferrajo , nommé Fossi , recrutait
à Naples pour les Anglais. Il avait envoyé , dans les
Abruzzes , un émissaire chargé d'engager tous les Cortes
qui servent dans les bataillons liguriens. S. M. Sicilienne
a ordonné que cet embaucheur fût déporté et détenu dan
une île de la Sicile. ( Moniteur. )
PARIS.
L'expédition des Anglais contre le port de Boulogne ,
annoncée depuis si long-temps avec tant d'emphase , n'a
en aucun résultat. Le 27 germinal , un fort vent d'Est-
Nord-Est a décidé l'amiral de la flottille française à faire
rentrer les bâtimens qui étaient dans la rade. Une prame
el quinze canonnières qui avaient eu ordre de se retirer à
Etaples , ont eu un engagement assez vif avec six frégates
eunemies , et n'ont pas perdu un seul homme elles ont
forcé les Anglais de prendre le large. Leur croisière adisparu
et regagné les côtes d'Angleterre.
FLOREAL AN XII. 233
En Hollande , ils n'ont pas été plus heureux. Quatre de
leurs grosses peniches , chargées de troupes , sont venues
attaquer , le 21 , la frégate le Cheval-Marin , stationnée
au Texel ; les équipages étaient pris de punch. Le combat
n'a été ni douteux ni long ; deux peniches ont été coulées
bas , les deux autres sont parvenues à se sauver , mais
n'ont pas rapporté la moitié de leur monde . Cette attaque
est un véritable acte de folie qui coûte cher à l'armée anglaise;
elle y a perdu plusieurs centaines d'hommes . La fré
gate le Cheval-Marin n'a fait aucune perte. Les Anglais
probablement comptaient la surprendre. »
Le premier consul a adressé au sénat conservateur le
message suivant :
Saint- Cloud , le 28 germinal an 12.
Sénateurs , le sénateur Joseph Bonaparte , grand - offi
» cier de la légion d'honneur , m'a témoigné le désir de
» partager les périls de l'armée campée sur les côtes de Bou-
» logne afin d'avoir part à sa gloire .
>> J'ai cru qu'il était du bien de l'état , et que le sénat
» verrait avec plaisir qu'après avoir rendu à la république
» d'importans services , soit par la solidité de ses conseils
» dans les circonstances les plus graves , soit par le savoir,
› l'habileté , la sagesse qu'il a déployés dans les négocia-
» tions successives du traité de Morfontaine , qui a terminé
» nos différends avec les Etats-Unis d'Amérique ; de celui
» de Lunéville , qui a pacifié le continent ; et dans ces der-
» níers temps de celui d'Amiens , qui avait rétabli la paix
» entre la France et l'Angleterre ; le sénateur Joseph Bona-
» parte fût mis en mesure de contribuer à la vengeance que
» se promet le peuple français pour la violation de ce der-
» nier traité , et se trouvât dans le cas d'acquérir de plus en
» plus des titres à l'estime de la nation .
» Ayant déjà servi sousmes yeux dans les premières can-
» pagnes de la guerre , et donné des preuves de son courage
net de ses bonnes dispositions pour le métier des armies dans
» le grade de chefde bataillon, je l'ai nommé colonel com-
» mandant le quatrième régiment de ligne , l'un des corps
» les plus distingués de l'armée , et que l'on compte parmi
» ceux qui , toujours placés au poste le plus périlleux ,
» n'ont jamais perdu leurs étendards , et ont très -souvent
» ramené ou décidé la victoire.
234 MERCURE DE FRANCE ,
» Je desire en conséquence que le sénat agrée la demande
que lui fera le sénateur Joseph Bonaparte de
>> pouvoir s'absenter de ses délibérations pendant le temps
» oùles occupations de la guerre le retiendront à l'armée. »
Le sénat a chargé son vice-président et ses secrétaires ,
d'exprimer au premier consul les sentimens que le corps
partage avec la France pour son illuste frère .
-Le sénat s'assemble demain , pour présenter au premier
consul les candidats pour les sénatoreries auxquelles il n'a
pas encore été nommé ; il procédera ensuite à l'élection des
sénateurs parmi les candidats désignés.
-La traduction de l'Enéide , dont la publication n'a
été retardée que par respect pour un ouvrage qui exigeoit ,
de la part des éditeurs , tant de soins dans les détails de
son exécution typographique , sera enfin mise en vente
lundi prochain , 3 floréal , par les libraiues Giguet
Michaud et comp. , ainsi que chez le Normant. L'empres
sement avec lequel on l'attendait depuis si long-teuips
semblait prescrire aux éditeurs de la rendre , pour ce qui
les concernait , dans cette grande production , digne du
nom de M. Delisle et de l'impatience du public .
-On écrit de Hambourg , que le cit . Reinhard , ministre
français en cette résidence , a demandé et obtenu
du sénat qu'on lui remit une note des noms , qualités et
domiciles des émigrés français qui sont ici . Quelque- uns
d'entre eux n'ont pas jugé à propos d'attendre l'effet de
cette mesure : ils ont quitté la ville au premier bruit qui
s'en est répandu.
- D'après une lettre datée de Naples , du 50 brumaire
an 12 , « les manuscrits qu'on déroule à présent sont , pour
la plupart , des traités d'Epicure. Il y a aussi un ouvrage
sur la grammaire , et un autre sur la rhétorique. Cette
opération se fait avec beaucoup de lenteur , encore est -ce
l'Angleterre qui fait la moitié des frais . Elle a ici des commissaires
- directeurs et inspecteurs pour le déchiffrement
de ces précieux monumens.
>> Il y a encore sept a huit cents rouleaux ; mais on sera
au moins dix ans à savoir ce qu'ils contiennent , si l'on n'accélère
pas les travaux. »
Dans une seconde lettre , on mande que « les déchiffreurs
ont trouvé dernièrement un ouvrage de Phedrus ,
l'ami de Cicéron ; il traite de la Nature des Dieux , Le
savant anglais , M. Haiter , qui préside à ce déchiffrement
et qui traduit ces manuscrits du grec en latin , a trouvé
FLOREAL AN XII. 235
dans celui de Phedrus des morceaux entiers que Cicéron a
traduits dans son traité sur le même sujet. Les premières
lignes d'un nouveau manuscrit font espérer que ce sera un
ouvrage historique ». La lettre ne spécifie pas si ce manuscrit
est grec ou latin.
On écrit de Nantes : Chaque jour nous acquérons des
preuves nouvelles de la barbarie des Anglais. Le parlementaire
la Louise- Chérie , capitaine Lehuédé , de Paimboeuf,
qui est entré en rivière le 16 du courant , a été expédié
de Kingston , île Jamaïque , le 12 janvier dernier.
Suivant la capitulation du Cap , les Anglais ne devoient
renvoyer en France que les convalescens; ils devoient
leur fournir toutes les choses de première nécessité. De
204 hommes embarqués sur ce cartel , il y avoit 136 malades
, épuisés par les fatigues et les maladies qu'ils avoient
essuyées à Saint -Domingue, encore attaqués de la diarrhée,
et la plupart du scorbut. Les Anglais ont eu la barbarie
de les renvoyer ainsi , dans le coeur de l'hiver ,
sans vivres frais , sans vin , sans boissons fortifiantes ,
sans hamacs , sans linge , sans couvertures , et même sans
médicamens. Enfin ces malheureuses victimes de la férocité
britannique ont été obligées dans un état aussi
déplorable , de coucher à plat-pont , et souvent dans l'humidité.
Pour comble de malheur , la traversée a été
longue , dure et pénible ; 107 hommes ont succombé
23 sont encore malades.
"
;
-Parmi les adresses de félicitation qui ont été présentées
au premier consul , on a distingué celle du conseiller
d'état Pétiet , qui s'est exprimé en ces termes , au nom du
collége électoral de l'Yonne :
« Citoyen premier consul , la première pensée du col
lége électoral du département de l'Yonne a été de se féliciter
de la découverte d'un complot qui devoit plonger la
France dans les larmes et dans le deuil : ainsi sont déjouées
les combinaisons de ce gouvernement atroce qui voue au
poignard d'un scélérat obscur le héros qu'il désespère de
vaincre. Citoyen premier consul , songez que c'est vous
occuper de notre bonheur , que de vous occuper de vos
dangers. Il est temps de confondre sans réserve votre des
tinée dans celle de l'état , et de réduire à l'inutilité de
conspirer contre vous, l'irréconciliable ennemi que l'éclat
de notre puissance importune. Alors , et seulement alors ,
s'évanouira tout espoir d'un bouleversement ; alors vous
vivrez plus heureux , et la France arrivera à ce haut
236 MERCURE DE FRANCE ,
1
degré de gloire et de prospérité qu'elle n'attend quede vous.
-Les portes du Havre sont fermées . On cherche , diton
, un officier général de la marine anglaise , qui s'est introduit
en cette ville sous l'habit d'un matelot français .
-
M. Necker , ancien ministre des finances , est mort
à Genève le g avril .
Ordre dujour , du 24 germinal.
Le gouverneur de Paris recommande aux adjudans , officiers et
sous-officiers de la garnison et de la garde nationale , d'éclairer , partout
où ils se trouveront , les citoyens sur les faux bruits que les
malveillans s'efforcent de chercher à accréditer. Tous les moyens leur
sont bons : tantôt ils publient que la mort de Pichegru n'est pas le
résultat d'un suicide ; tantôt ils répandent que chaque nuit on fusille
un grand nombre de prévenus . Que les citoyens sachent que la justice.
militaire, comme la justice civile , ne s'exerce qu'avec les formes publiques
, et qu'aucun coupable n'a été condamné par les tribunaux
militaires , sans que la sentence ait été imprimée et affichée sur-lechamp.
Le tribunal criminel poursuit avec la plus grande activité la procé→
dure qu'il instruit . On doit considérer comme faux bruits tout ce qu'on
répand relativement aux faits plus ou moins graves qui sont à la charge
des prévenus. Les arrestations qui ont eu lieu depuis celle du ge
néral Moreau , n'ont fait que confirmer davantage sa culpabilité.
Le nommé Ducorps , l'un des brigands désignés dans la liste qu'a
fait publier le grand - juge , vient d'être arrêté à Chartres.
Jusqu'à cette heure , tout ce qu'a dit le grand-jnge , et rien que ce,
qu'a dit le grand- juge , se trouve prouvé, Quoiqu'il sache que tout ce
qu'on peut dice de plus oude moins ne fixe pas l'attention des citoyens ,
le gouverneur de Paris croit cependant utile de recommander aux ufliciers
et sous- officiers de la garde nationale , qui sont répandus dans les
différens quartiers de la ville , de ne pas laisser diverger l'opinion ;
cele de toutes les classes du peuple , dans tous les instans , est essentiellement
liée à la confiance et à l'amour que le premier cons il a le
droit d'attendre des Français . Signé MURAT.
-M. Sabatier , de Castres , auteur des Trois siècles de
la Littératurefrançaise , vient de publier à Metz un nouvel
ouvrage dont voici le titre Le Véritable Esprit de
J. J. Rousseau , ou Choix d'Observations , de Maximes
et de Principes sur la Morale , la Religion, la Politique
et la Littérature , tiré des OEuvres de cet écrivain et accompagné
de notes de l'éditeur. L'épigraphe suffit pour
faire juger dans quel esprit cette compilation et les notes
qui l'accompagnent sont rédigées ; la voici :
Je suis homme , et j'ai fait des livres :
J'ai donc fait aussi des erreurs.
J. J. ROUSSEAU , Lettre Ire . de la Mont.
Cet ouvrage dont nous rendrons compte , est en 3 vol.
in-8°. Prix 12 fr, et 16 fr . par la poste. A Metz , chez
Collignon , libraire ; et à Paris , chez le Normant ,
$
(No. CXLVIII. ) 8 FLORÉAL an 12
( Samedi 28 Avril 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSI E.
ESSAI DE TRADUCTION
Du Prædium rusticum , poëme latin du P. VANIÈRE.
AVANT
Commencement du II . Livre.
VANT tout du bouvier connaissez le génie :
Que son regard farouche , et non sa barbarie ,
En impose au troupeau ; qu'il ait des bras nerveux
Mais une main légère ; et toujours sourcilleux ,
Qu'il joigne rarement les coups à la menace ;
Mais que ses cris au loin prolongés dans l'espace ,
Que de sa forte voix le redoutable son
Lui soumettent ses boeufs bien plus que l'aiguillon .
S'il est grand , sous son poids la charrue affaissée
Creuse un sillon profond , jusqu'au manche enfoncée ,
Et rompt facilement un guéret endurci .
Plus haut que les taureaux qui marchent devant lui ,
Q
Ger
238 MERCURE DE FRANCE ,
Du champ entier ses yeux embrassent l'étendue ;
Et si d'épais cailloux frappent au loin sa vue ,
D'avance il les évite , et d'un choc dangereux
Préserve sa charrue et le front de ses boeufs.
;
N'allez point , ignorant les lois de la culture ,
Entamer une terre ou trop molle ou trop dure
Sinon le meilleur suc de ses flancs entr'ouverts ,
En poussière exhalé , s'envole dans les airs ,
Ou sa surface humide , en glèbes retournée ,
Se refuse au labour le reste de l'année.
Pour les champs pleins de craie où séjournent les eaux,
Vous pourrez les ouvrir sous l'astre des Gémeaux ;
Alors que déjà secs , ils produisent à peine
Quelqu'un de ces poisons dont la fatale graine ,
En commençant d'éclore , étouffe les moissons :
Toutefois hâtez- vous de croiser vos sillons .
Si la terre inégale en pente est inclinée ,
Poussez -y la charrue en tout sens promenée ;
Et que le soc tantôt s'y plonge en descendant ,
Tantôt vers son sommet remonte obliquement.
Le bouvier , le pasteur , quoique leur goût diffère ,
Concourent l'un et l'autre au profit de la terre.
Celui-ci veut des champs dépouillés de gazons ,
Et celui -là fuyant les arides buissons ,
Au contraire , cherche un sol où les herbes fleurissent ;
Mais la diversité des voeux qui les remplissent
Ne nuit point au concert qu'exigent leurs travaux :
L'un , du fumier fécond de ses nombreux troupeaux ,
Engraisse les guérets , et , soignant leur culture ,
L'autre met à profit l'engrais qu'on lui procure.
La brebis sert aux champs , et les champs satisfaits
Lui donnent en retour un gazon toujours frais :
FLOREAL AN XII. 239
Ainsi loin des troupeaux les campagnes languissent ,
Et ceux - ci sans pacage à leur tour dépérissent .
Jadis les grands de Rome , au sortir des combats ,
Défrichaient le terrain qu'avaient conquis leurs bras ;
Et souvent cette Rome , en héros si féconde ,
Confia ses destins et l'empire du monde
Aux mains d'un laboureur , qui , posant les faisceaux ,
Allait au bout de l'an reprendre ses travaux.
Sous lui , les nations courbaient un front docile ,
Le boeuf joyeux ouvrait un sillon plus facile ,
Et les champs cultivés d'un bras victorieux
Passaient du laboureur l'espérance et les voeux.
Pourtant , si je consulte , et les saintes annales ,
Et des premiers humains les moeurs patriarcales ,
Je vois qu'on estimait alors moins glorieux
De sillonner les champs d'un soc laborieux ,
Que de garder en paix les bestiaux de ses pères .
L'auguste enfant des rois , dans ces âges prospères ,
En portant la houlette , en paissant les brebis ,
Faisait l'essai du sceptre à sa race promis ;
Et son coeur , dès long-temps , nourri dans la clémence ,
De ses sujets un jour remplissait l'espérance.
Il ne les foulait point du fardeau des impôts ,
Sachant comme on ravit la laine des agneaux ,
Et que pour en tirer le lait qu'elle recèle ,
Des brebis doucement on presse la mamelle .
Mais dans ces premiers temps où l'inculte univers
N'offrait que des troupeaux errans dans ses déserts ;
Leurs guides dispersés sous un ciel sans nuage
Ne se bornèrent point à connaître l'usage
Des herbes et des fleurs qui croissaient autour d'eux :
Ils voulurent , portant leurs regards jusqu'aux cieux ,
240 MERCURE DE FRANCE ,
Observer et la lune et sa subite absence ( 1 ) ,
Et des astres divers les moeurs et l'influence.
Ils fixèrent d'abord ces globes radieux
Dans l'espace roulant d'un cours silencieux ,
Et posèrent bientôt , au centre de sa sphère ,
L'axe oblique et profond sur qui tourne la terre.
Puis , suivant le Soleil dans ses douze maisons ,
Aux signes qu'il parcourt ils donnèrent des noms ;
Voulant que le Bélier , fier de sa destinée ,
Comme il l'est du troupeau fût le chef de l'année.
Des oiseaux dans les bois , imitant les concerts ,
De chants mélodieux ils remplirent les airs ,
Du chalumeau sonore inventèrent l'usage ,
Joignirent à leurs airs un métrique langage ,
Et des rithmes divers enseignèrent les lois.
Aujourd'hui même encor la musette à nos voix
S'unit quand nous chantons et la paix des campagnes ,
Et l'amour des bergers et leurs chastes compagnes .
FELIX DE SAINT - GENIEZ
L'EXILEE.
Fragment traduit de l'anglais de Charlotte Smith.
L'AQUILON fougueux gronde , et la rive sauvage
Répète en longs échos un sourd mugissement ;
Des nuages épais annoncent un orage ,
La vague au loin se brise et roule en écumant .
(1) Les éclipses de lune.
FLOREAL AN XII. 241
Sous la roche blanchâtre une belle étrangère ,
Qui semble de soucis , de larmes se nourrir ,
Assise sur un siége humide et solitaire ,
Tressaille à chaque flot que son pied voit mourir.
C'est là que tous les jours inquiète , oppressée ,
Et portant ses regards sur l'onde en mouvement ,
Elle attend le vaisseau , qui , trompant sa pensée ,
Ajoutera peut- être à son affreux tourment.
Ces longs cheveux , qu'orna la guirlande légère ,
Flottent au gré des vents sur son sein agité ;
Sa
parure en désordre annonce sa misère ,
Et la sombre douleur obscurcit sa beauté.
Occupés à chercher de brillans coquillages ,
Ses enfans plus heureux , étrangers au chagrin ,
Jouissent du présent sans prévoir les naufrages ,
Et vivent sans songer au triste lendemain .
Ils lancent sur cette eau que la mer a laissée ,
Leur navire doré , promené par les vents ,
Tandis que , se livrant à sa triste pensée ,
Leur mère craint pour eux tous les besoins pressans .
Elle les voit en proie aux maux de l'indigence
Sous un ciel étranger , errans et sans amis ,
Avec elle endurer l'abjecte dépendance ,
Supporter les travaux et les cruels mépris.
Mais le sombre horizon à ses yeux montre à peine
La barque d'où dépend sa perte ou son bonheur ,
Elle se rend au port , elle y court hors d'haleine ,
Expirante à demi d'espoir et de frayeur.
3
242 MERCURE DE FRANCE ,
Son sort est décidé .... C'est l'exil , la misère !
Hélas ! sur son destin je ne puis que gémir :
Comme elle maintenant je n'ai rien sur la terre ,
Et je vois le malheur sans pouvoir l'adoucir.
PH. DE P......
Nota. Ce morceau , qui faisait partie d'un poëme plus
considérable , fut composé par Charlotte Smith , à Bryththelmstone
, en novembre 1792 , et fut inspiré par la vue
du groupe qu'elle essaya de décrire une dame française ,
assise sur le bord de la mer avec ses enfans .
LA BIEN AIMÉE. -
ROMANCE .
Je ne possède en mon enclos ,
Ni ces grands biens , ni ces châteaux,
Dont s'entretient la renommée :
Deux objets y font mon bonheur ;
L'un par l'autre plaît à mon coeur ,
La nature et la bien- aimée.
L'art n'y produit pas à grands frais
Des fleurs ou des fruits imparfaits ;
Si ma prairie est parfumée ,
Si mes fruits ont plus de saveur
Et si j'ai la plus belle fleur ,
Je les tiens de la bien-aimée .
Ce n'est plus le pouvoir d'Isis ,
Ce n'est plus Armide ou Lays
FLOREAL AN XII 243
Qui me porte dans l'Elysée :
Mon Elysée est dans ces bois ;
Le plus doux charme y suit la voix ,
Le soupir de la bien -aimée.
Comment vous peindre ses attraits !
Devez-vous assembler les traits
Dont votre ame est le plus charmée ?
De Vénus est- ce la beauté ,
Le regard , la fraîcheur d'Hébé ?
Non , c'est mieux : c'est la bien -aimée.
N'imitez pas ce qu'elle dit ;
N'allez pas , quand elle sourit ,
D'avance louer sa pensée ;
Non , non , ce n'est point son esprit
Qui m'amuse , ou qui me ravit ,
C'est un mot de la bien-aimée.
Douce pitié , peins-nous son coeur !
Si près d'elle au cri du malheur
L'ame ne peut rester fermée ,
Que son secret vous soit connu :
Elle inspire amour et vertu ;
C'est tout l'art de ma bien- aimée .
Par VERNES ( de Genève ).
L'ESPÈCE ET L'INDIVIDU
SUR l'une épuisant sa tendresse ,
Traitant l'autre en enfant perdu ;
Si la nature est mère envers l'espèce ,
Elle est marâtre envers l'individu .
KERIVALANT.
4
244 MERCURE DE FRANCE ;
ENIGM E.
JOUET des aquilons qui grondent sur nos têtes ,
Inébranlable aux coups des vents et des tempêtes ,
Sur le marbre et le roc m'élevant dans les airs ,
Je suis fixe , immobile , et fais le tour du monde.
En Europe , au Pérou , sur la terre et sur l'onde ,
Partout je sais connue , et j'ai des noms divers.
Souvent dans le silence , humble et respectueuse
Se presse en mon enceinte une foule nomberuse ;
Mais plus souvent aussi , je recèle en mes flancs ,
Un insolent ramas d'êtres hardis , bruyans ,
Qui , mêlant à ses jeux un vacarme effroyable ,
Jure, sacre et tempête en se donnant au diable.
G. DE P.
LOGOGRIP HE.
J'OPPOSE un frein à la licence ;
Un rempart à l'onde en fureur.
Transposant ma tête et mon coeur ,
Je conseille l'adolescence ,
Et suis utile au voyageur.
CHARADE.
NE faites point d'ami qui ne soit mon premier ;
Après l'obscurité reparaît mon dernier .
De ma part , ce matin , recevez mon entier.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est la lettre A.
Celui du Logogriphe est Placet.
Celui de la Charade est Vermine.
FLOREAL AN XII. 245
Sur l'Esprit littéraire du XVIII . siècle.
AINSI
ARTICLE V.
INSI que nous l'avons remarqué dans notre
dernier article , ce fut J. J. Rousseau qui donna
le secret de tant de déclamations philosophiques
contre l'état social , en mettant tout le bien imaginable
sur le compte de la nature , et tout le mal
connu sur le compte de la civilisation , ce qui renversait
totalement les idées reçues jusqu'alors en
morale , en politique et en législation . Cet écrivain
a rassemblé toute sa doctrine dans un Discours
sur l'origine et les fondemens de l'inégalité
parmi les hommes , ouvrage qui peut être regardé
comme le manifeste de la philosophie contre la
société , et qui , sous ce rapport , mérite d'être
analysé avec soin. Nous laisserons de côté l'épitre
dédicatoire aux magnifiques , très - honorés et souverains
seigneurs de la république de Genève ,
parce que les sublimes prédictions qu'elle renferme
ont été tournées en ridicule par les événemens
, et que tout ce qu'elle contient d'humiliant
pour la France mérite d'être examiné à part :
nous entrerons en matière en demandant à l'auteur
ce qu'il s'est proposé dans cet écrit . Voici sa
réponse :
« Ce n'est point une légère entreprise de démê-
» ler ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans.
» la nature actuelle de l'homme , et de bien con-
» naître un état qui n'existe plus , qui n'a peut-
» être point existé , qui probablement n'existera
» jamais , et dont pourtant il est nécessaire d'avoir
1
246 MERCURE DE FRANCE ;
» des notions justes pour bien juger de notre
» état présent . »
Il est certain qu'il n'est point de plus grande
entreprise que celle de connaître ce qui n'a peutêtre
point existé, ce qui probablement n'existera
jamais ; et s'il était vrai qu'il fût indispensable
d'acquérir des notions précises sur des chimères ,
pour être en état d'apprécier les maux et les biens
de la civilisation , il faudrait avouer de bonne foi
que notre état présent restera toujours aussi ignoré
que l'état passé qui n'a peut-être point existé , et
que l'état futur qui probablement n'existera jamais.
Quelle étrange manière d'aborder une question
aussi importante ! En bonne logique , n'est - on pas
autorisé à croire que l'écrivain qui commence par
un aveu aussi positif , va s'arrêter devant les difficultés
insurmontables qu'il reconnaît lui - même ?
mais le charlatanisme habituel de Rousseau l'engage
à présenter d'abord comme extrêmement
problématiques les principes qu'il veut établir
afin que le lecteur se prête de meilleure grace à
le suivre quand une fois il l'a mis en mouvement ,
il lui fait faire un chemin immense sans jamais lui
permettre de regarder de quel point il est parti.
Telle est la marche constante de cet auteur ; elle
est sur-tout remarquable dans Emile et dans l'ouvrage
que nous examinons : ses moyens de séduction
consistent à douter avec vous pour vous amener
à conjecturer avec lui ; vous tient- il dans cette
disposition ? tout est dit ; il ne doute plus , il
affirme , il commande , il prophétise , il entraîne ,
et le charme de son style ôte jusqu'au desir d'examiner
la faiblesse de ses raisonnemens. Lorsque
les philosophes du dix- huitième siècle , toujours
divisés entr'eux et dans leurs principes , se sont
accordés pour maudire le citoyen de Genève , ils
ont agi contre leur propre cause ; il est et restera
9
FLOREAL AN XII. 247
long - temps le plus dangereux , non - seulement
parce que s'étant plus occupé de politique que
les autres , il a attaqué la société plus directement ;
mais aussi parce qu'il est difficile de n'être pas
séduit par l'harmonie de ses phrases , et que , lorsqu'il
est dans la vérité , sa mâle éloquence force
l'admiration or , dans tous ses ouvrages , il y a
un tel mélange de folies brillantes et de bon sens ,
de sophismes et de mépris pour les sophistes , de
misantropie et d'amour pour l'humanité , qu'on ne
le lit jamais de sang froid . Il faut avoir passé l'âge
des illusions pour être en état de le juger , ce qui
n'est pas rassurant pour l'avenir ; car la chaleur
qu'il a mise dans tous les sujets qu'il a traités , le
rendra long - temps l'auteur favori des femmes et
des jeunes gens .
Suivant son usage , J. J. Rousseau s'est bien
gardé de dissimuler les difficultés qui se présentent
lorsqu'on veut chercher dans la nature l'origine
de l'état social ; mais il ne les avoue pas toutes :
il se contente d'offrir celles qu'il est certain de surmonter
, d'après le plan qu'il s'est fait . Paré de
cette apparence de bonne foi qui séduit toujours ,
il attaque aussitôt les écrivains qui ont traité le
même sujet avant lui , précaution à laquelle il n'a
jamais manqué , même en sachant bien d'avance
qu'il ne dira rien de plus fort , de plus nouveau ,
de plus vrai que ceux qu'il prétend réfuter. C'est
ainsi qu'il s'écrie : « Ce n'est point sans surprise
» et sans scandale qu'on remarque le peu d'ac-
» cord qui règne sur cette importante matière
» entre les divers auteurs qui en ont traité. Parmi
>> les plus graves écrivains , à peine en trouve-t - on
>> deux qui soient d'accord sur ce point . » En ce
moment du moins nous avons J. J. Rousseau pour
confirmer la remarque déjà faite que les écrivains
philosophes ne sont jamais d'accord entre eux , ce
248 MERCURE DE FRANCE ;
qui est une terrible preuve contre l'utilité de leurs
systèmes ; il affirme même que leurs contradictions
vont jusqu'au scandale : voyons jusqu'où iront les
siennes , et s'il ne se contredira pas lui - même
autant et plus que tous les autres ensemble .
Après avoir avoué qu'il va parler d'un état qui
n'a peut -être point existé , n'est - il pas étonnant
qu'il ose s'écrier : « O homme ! de quelque contrée
» que tu sois , quelles que soient tes opinions ,
» écoute : voici ton histoire telle que j'ai cru la
» lire , non dans les livres de tes semblables qui
» ne sont que menteurs , mais dans la nature qui
» ne ment jamais. » Il serait difficile d'expliquer
comment la nature ne ment jamais , sur-tout lorsqu'elle
se sert de la plume d'un philosophe pour
se faire entendre , et plus difficile encore de comprendre
comment la nature peut dire la vérité sur
un état qui n'a peut-être point existé . Poursuivons .
« Tout ce qui sera d'elle , sera vrai ; il n'y aura
» de faux que ce que j'y aurai mêlé cu mien sans
» le vouloir. » Ceci devient de plus en plus inconcevable
, et ferait soupçonner que la nature avait
écrit le Discours sur l'Inégalité , et que Rousseau
l'a gâté en voulant le perfectionner : quand même
nous pousserions la foi philosophique jusqu'à admettre
cette supposition , qui nous apprendra à
distinguer ce qui appartient à la nature de ce qui
appartient à l'écrivain , c'est- à- dire , ce qui est vrai
de ce qui est faux ? Continuons. « Les temps dont
» je vais te parler sont bien éloignés : combien tu
» as changé de ce que tu étais ! » Qui peut le savoir
, puisque Rousseau lui - même avoue qu'il ne
reste aucune trace de ces temps si éloignés ? Mais
il était arrivé au moment où le ton affirmatif et
prophétique lui semblait bon à employer ; et pour
se sauver du ridicule , il se jette rapidement sur
les malheurs de la civilisation dont il fait un tableau
FLOREAL AN XII.
249
rembruni ; il excite le mécontentement si naturel
à l'homme , toujours moins reconnaissant du bien
dont il jouit qu'avide de celui qu'il desire ; un sentiment
de tristesse s'éveille aussitôt dans l'ame du
lecteur qui oublie ce qu'il vient de lire pour méditer
sur lui - même , et qui ne dispute plus rien'
dès qu'il ne s'agit que de convenir qu'il est malheureux
adresse admirable si on ne considère
que l'écrivain ! perfidie épouvantable si on juge
le moraliste !
J. J. Rousseau qui crie tant contre les autres
philosophes ses confrères , les imite dans l'art
criminel de faire intervenir les passions dans les
questions qui intéressent l'humanité entière , et
qui , s'il est vrai qu'il faille les livrer à la discussion
de tous , ne peuvent être traitées qu'avec
ce calme , cette circonspection qui distinguent .
éminemment la raison ; il partage également avec
tous les philosophes l'erreur si dangereuse d'isoler
l'homme , de l'examiner comme individu , pour
résoudre le problême de l'état social . Je l'avoue ,
je ne puis concevoir comment une absurdité aussi
palpable a pu faire une si grande fortune ; elle est
encore aujourd'hui généralement reçue , et nous
avons plus de mille volumes qui veulent expliquer
la société par des considérations sur l'homme
analysé individuellement comme un ensemble complet.
Qui aurait jamais cru , avant le siècle des
lumières , que ce qui est vrai en anatomie , pût
devenir une vérité politique , et la première de
toutes ? A part ce que nous enseignent les livres
sacrés , l'irrécusable expérience a prouvé qu'il n'y
a pas d'individu dans l'espèce humaine ; c'est - àdire
que ses attributs distinctifs , tels que la parole ,
la réflexion , la perfectibilité , ne sont pas le partage
de l'individu , mais de l'espèce en général :
preuve certaine que nous sommes nés pour la
250 MERCURE DE FRANCE ,
société et pour la civilisation , puisqu'abandonnés
à nous- mêmes , ou à ce que les philosophes appellent
la nature, nous restons imparfaits, et véritablement
au-dessous des animaux qui portent en eux
l'instinct suffisant pour arriver individuellement
à toute la perfection dont ils sont capables. Lorsque
J. J. Rousseau s'appuie de quelques sauvages
trouvés dans les bois de notre continent , et qu'il
cherche dans ces êtres dégradés ce qu'a pu être
l'homme de la nature , il commet la plus grande .
faute qu'il soit possible de faire en logique , puisque
chacun de ces individus était seul ; qu'il lui
eut été impossible de multiplier ; que n'ayant
jamais vu aucun de ses semblables , l'esprit
d'imitation naturel à l'homme , créé pour la société
, n'avait pu que donner à chaque sauvage
trouvé dans nos bois une facilité de plus pour
prendre des habitudes contraires à sa nature ;
qu'enfin puisqu'il est indubitable que l'homme
est perfectible , il est impossible de nier qu'il
puisse se détériorer ; et c'est là le véritable point
de la question. Un enfant , un homme , trouvé
dans un bois , seul , sans compagne , sans avoir
jamais rien vu de semblable à lui , ne peut être
présenté comme étant dans son état naturel.
Pour savoir ce que nous perdons , privés de toutes
communications avec nos pareils , il suffit de rappeler
l'histoire de ce matelot écossais qui , abandonné
seul dans l'île Fernandez , perdit en quelques
années jusqu'au souvenir de son nom , jusqu'à
la faculté d'articuler des mots ; lorsqu'on le
retrouva , il était stupide , sans que raisonnablement
on pût dire qu'il sortait des mains de la
nature. Rousseau dira qu'il y était rentré , et
c'est effectivement de cette manière qu'il concilie
tout ce que les philosophes ont écrit de contradictoire
sur l'état naturel , Il ne nie pas les aboFLOREAL
AN XII. 251
»
minations reprochées aux sauvages ; mais il soutient
qu'on les a trouvés partout dégénérés : « C'est
» faute d'avoir suffisamment distingué les idées ,
» dit -il , et remarqué combien ces peuples étaient
déjà loin de l'état de nature , que plusieurs se
» sont hâtés de conclure que l'homme est natu-
» rellement cruel , et qu'il a besoin de police pour
» l'adoucir . » Comme il voulait prouver que
l'homme est né bon , que c'est la civilisation qui
le corrompt , comme il ne pouvait nier pourtant
les vices des sauvages , il a composé un homme
de la nature auquel il est effectivement impossible
de rien reprocher ; il l'a créé si dépourvu
d'intérêts , de sentimens , de desirs , de besoins
de réflexion , qu'à coup sûr s'il fait du mal c'est
bien sans le vouloir et sans le savoir ; c'est presque
une statue : cependant il l'anime peu à peu ,
et l'élève jusqu'à la hauteur des animaux. « Nos
» voyageurs , dit-il , font sans façon des bêtes sous
» le nom de Pongos , d'Orang - Outangs , de ces
» mêmes êtres dont , sous le nom de Satyres ,
» de Faunes , de Sylvains , les anciens faisaient
» des divinités. Peut- être , après des recherches
plus exactes, trouvera-t-on que ce ne sont ni des
» bêtes , ni des dieux , mais des hommes. » Voilà
en effet jusqu'où J. J. Rousseau est descendu pour
montrer l'homme heureux , dégagé de tous les
crimes qui naissent des lois , de la religion , des
institutions sociales ; pour le montrer enfin dans
cet état délicieux d'égalité , où l'amour- propre des
philosophes Pongos et Orang - Outangs n'est jamais
blessé des distinctions accordées à tous autres qu'à
ceux qui font des livres . L'orgueil de Satan , dans
le poëme de Milton , ne va pas jusqu'à nier l'immortalité
, la spiritualité de l'homme ; il y a vraiment
quelque chose de plus infernal dans la joie
des apôtres de la nature , toutes les fois qu'un
»
252 MERCURE DE FRANCE ;
individu humain , jeté loin de la société , et retrouvé
ensuite dans l'abrutissement , leur offre
l'occasion de s'écrier : Ecce homo !
Eh bien ! soit ; voilà l'homme tel que vous le
concevez , et tel qu'il serait en effet s'il n'était pas
F'ouvrage de la Divinité . Pourquoi donc J. J.
Rousseau lui-même s'empresse-t- il de le tirer de cet
état où il était d'autant plus justé qu'il ne pensait
pas , d'autant plus fortuné qu'il n'aimait rien , pour
le faire passer dans une situation « tenant , dit -il ,
>> un juste milieu entre l'indolence de l'étatprimitif
» et la pétulante activité de notre amour- propre ,
époque qui dut être la plus heureuse et la plus
» durable ? ».
»
On peut défier tous les hommes de bon sens de
deviner quel est , dans l'opinion de Rousseau , cet
état plus heureux encore que l'état primitif ; il faut
l'avouer : c'est l'état sauvage. Oui , le même écrivain
qui a décidé que c'est pour ne pas avoir assez
remarqué combien les sauvages étaient déjà loin de
la nature , que tant de moralistes se sont hâtés de
conclure que l'homme est né cruel , le même écrivain
affirme que l'état sauvage a été l'époque la
plus durable , et la plus heureuse pour l'humanité :
il n'y a entre ces deux opinions contradictoires
qu'une page de déclamations. << Plus on y réfléchit ,
» dit- il , plus on trouve que cet état est le moins
sujet aux révolutions , le meilleur à l'homme , et
qu'il n'en a dû sortir que par quelque funeste
» hasard qui , pour l'utilité commune , eût dû ne
» pas arriver. L'exemple des sauvages qu'on a
» presque tous trouvés à ce point , semble confir-
» mer que le genre humain était fait pour y rester
>> toujours , que cet état est la véritable jeunesse
» du monde , et que tous les progrès ultérieurs ont
» été en apparence des pas vers la perfection de
» l'individu , et en effet , vers la décrépitude de
» l'espèce . »>
>>
»
C'est
FLOREAL ANXI I. 253
C'est ici qu'il est nécessaire de faire remarquer
combien est petite la différence qui se trouve entre
les opinions de Raynal et celles de J. J. Rousseau :
le premier nous a dit que l'état sauvage était l'état
de nature , l'état par excellence ; le second prétend
que l'état de nature ne se rencontre que dans la
bestialité , et que l'état sauvage est le véritable
point de perfection de l'humanité : tous deux sont
d'accord pour attaquer la civilisation , car dans ce
que l'un appelle l'état de nature , et l'autre l'état
de perfection , on trouve tous les crimes réunis ;
mais que leur importe puisqu'on n'y trouve pas de
législation ? En effet , suivant la pensée du citoyen
de Genève , ce n'est qu'au moment où la nature
est soumise à la loi , que tout est perdu , et que
les progrès de la société ne sont plus qu'une véritable
décrépitude.
4
Ces principes posés , il est inutile de suivre l'auteur
dans les conclusions qu'il en tire ; le travail ,
l'agriculture , la propriété , et même la réflexion ,
sont condamnés sans pitié , puisque la nature nous
ayant destinés à être sains , et l'état de réflexion
étant contre nature , l'homme qui médite est un
animal dépravé. Cette maxime est vraiment plaisante
, et quiconque voudrait en tirer de rigoureuses
conséquences , trouverait qu'un sot qui passe sa vie
sans réfléchir , est moins dépravé que Bossuet qui
méditait beaucoup : par la même raison , nos milliers
de législateurs qui nous accablaient de lois mortelles
décrétées sans la moindre réflexion , étaient des
animaux bien près de l'état de nature , tandis que
les hommes rares qui méditent long - temps le
bonheur de leurs semblables , sont entièrement dépravés.
O folie à laquelle il serait impossible de
donner une épithète si le mot philosophie n'était
pas inventé ! M. de Voltaire se facha , et défendit
la littérature et les dons brillans de . l'imagination
Ꭱ
254 MERCURE DE FRANCE ;
contre les sophismes de Rousseau ; les économistes
prirent la cause de l'agriculture avec beaucoup de
chaleur ; mais il ne se trouva ni talens particuliers ,
ni association pour prendre la défense de la société :
ceux que cette cause intéressait le plus directement
furent les premiers à applaudir aux attaques dirigées
contre eux. Et c'est là le véritable triomphe
de la philosophie , car il est sans exemple dans
l'histoire .
Pour prouver que la terre abandonnée à ellemême
produirait plus que la terre cultivée , Rousseau
cite la comparaison qu'il avait faite , de ses
yeux , entre un terrain semé de bled , et un terrain
égal planté de châtaigniers ; ce dernier rendit davantage
d'où il est impossible de ne pas conclure
qu'il pousserait des châtaigniers partout où l'on
s'abstiendrait d'employer la charrue , la bêche ou
le hoyau. Que nos paysans riront quand ils seront
assez savans pour lire ce qu'on écrit à Paris sur
L'agriculture !
Si l'on n'oublie pas que notre intention première
est de rechercher l'influence que les livres
ont sur les idées , on concevra l'effet que la philosophie
de la nature a produit sur notre révolution .
Nous ferons plus tard la part de la philosophie
des passions , qui a eu aussi une très -grande vogue ;
puis viendra la philosophie anti- nationale , c'està
-dire celle qui avait pour but constant d'élever
les nations étrangères au-dessus de la France ( 1 ) .
Mais à présent nous croyons qu'il est permis d'af-
(1 ) Quoique j'aie traité cette partie dans les Lettres sur
l'Angleterre , il reste encore des révélations importantes
à faire ; car les ouvrages des philosophes ont un trop
grand avantage : ils sont toujours vantés , et n'ont pas
encore été jugés .
FLOREAL AN XII ? 255
firmer que si nous avons employé douze ans à quêter
la liberté sans jamais rencontrer que malheurs
et destructions , c'est que nos livres de politique
moderne , les seuls auxquels nous accordions une
confiance aveugle , les seuls qui fussent cités dans
nos assemblées délibérantes , les seuls qu'on offre
encore aujourd'hui à l'admiration des jeunes gens ,
ne disent rien sur la liberté possible au milieu des
progrès de la civilisation : cherchant les moyens de
soustraire la nature au joug de la religion et de la
loi , ils ne traitent que de l'indépendance , de l'indépendance
absolue , dont le danger augmente à
proportion de la grandeur territoriale du pays auquel
on veut en faire l'application . Au reste ( et
l'observation est importante dans un moment où
l'on vante beaucoup les prétendus progrès que la
réforme de Luther a fait faire à l'esprit humain )
toutes les rêveries sur l'homme , la ridicule manie
de l'analyser comme individu pour découvrir les
secrets de l'état social , tant de sottises méthaphysiques
qui auraient inspiré la plus grande pitié aux
immortels auteurs du dix- septième siècle , tant de
principes subversifs de tout gouvernement , ne sont
pas nés en France ; ils sont anglais d'origine . Nous
n'avons fait que les adopter à mesure que les ma
ximes philosophiques ont ébranlé nos principes
religieux : l'histoire ne l'oubliera point quand elle
pèsera avec impartialité les maux et les biens qui.
devaient résulter pour l'Europe de l'unité de doctrine
et de discipline en matière de religion.
FIÉVÉE.
256 MERCURE DE FRANCE ,
·
Ephémérides politiques , littéraires et religieuses , préf
"
"
sentant , pour chacun des jours de l'année , un tableau
des événemens remarquables qui datent de ce même
jour, dans l'histoire de tous les siècles et de tous les
pays , jusqu'au 1. janvier 1803 ; par le citoyen Noël ,
inspecteur - général de l'instruction publique
et le
citoyen Planche , instituteur à Paris . Douze volumes
in- 8°. Prix : 36 francs , et 42 francs par la poste .
Deuxième édition , revue , corrigée et augmentée . A
Paris , chez le Normant , imprimeur- libraire , rue des
Prêtres Saint- Germain - l'Auxerrois , nº. 42 , en face du
petit portail de l'Eglise .
LORSQUE Roucher composa son poëme des Mois
non-seulement il voulut décriré les beautés de la nature
pendant les différentes saisons , et peindre ses étonnans
phénomènes , mais il eut la prétention de rappeler à peu
près dans chaque chant quelque usage ou quelque événement
historique : son ouvrage , sous ce dernier rapport ,
pouvait donc être considéré comme des Ephémérides en
vers . La défense de Beauvais , par la célèbre Hachette ,
forme un épisode du mois de juillet ; le mois d'août présente
une description de la Saint - Barthelemi , et la peste
noire du quatorzième siècle occupe une grande place
dans le mois d'octobre : ainsi de suite. On sent combien
cette combinaison dut paraître étrange pour un genre d'ou
vrage dans lequel on exige , avant tout , un ensemble régu .
lier et des épisodes qui ne soient tirés que du fond du
sujet. Les morceaux détachés obtinrent un grand succès
dans des lectures de société aussitôt que l'ouvrage parut ,
les personnes qui l'avaient le plus applaudi , furent les
:
FLOREAL AN XII. 257
premières à le décrier ; elles ne purent le lire sans ennui ,
et cet ennui venait des efforts que fait continuellement le
poète pour lier , par des transitions pénibles , les objets
disparates qu'il réunit.
L'inconvénient qui contribua à faire tomber le poëme
de Roucher ne doit nullement se faire sentir dans un
recueil historique où l'on a rassemblé les événemens remarquables
de tous les temps et de tous les lieux , qui se sont
passés dans le cours de chaque mois. Ici l'on n'a pas le
desir de chercher un ensemble , et l'on ne supporte la
fatigue d'aucune transition . La variété d'une multitude de
faits importans , d'anecdotes intéressantes , de jugemens
littéraires , pleins de mesure et de goût , occupe agréablement
l'esprit , et lui procure un délassement d'autant plus
doux que les personnes les plus instruites peuvent y trouver
beaucoup de choses qu'elles ignorent ou dont elles
n'ont conservé qu'un souvenir confus. On peut distinguer ,
en général , trois espèces d'articles dans cette immense
collection de matériaux historiques et littéraires : l'indication
des grands événemens , tels que les révolutions des
empires et les batailles célèbres , les notices sur la vie et
les ouvrages des savans et des gens de lettres , et le récit
des principaux traits de barbarie , d'humanité et d'héroïsme
qui ont signalé la révolution française.
Les auteurs ont très -bien senti que les événemens histo →
riques , éloignés de nous , ne devaient pas être rapportés
avec beaucoup de détail . Ils se bornent ordinairement ,
à en rappeler les circonstances les plus remarquables..
C'est un souvenir qu'ils ménagent à ceux qui en sont instruits
, c'est une espèce d'invitation à ceux qui les ignorent,
et dont ils éveillent la curiosité de lire les ouvrages où ces
événemens sont développés avec plus d'étendue.
Les notices littéraires sont en général beaucoup plus
longues , proportion gardée avec l'importance des objets.
3
258 MERCURE DE FRANCE ,
Les hommes célèbres de tous les temps y passent alternativement
en revue , et sont jugés avec autant d'impartialité
que de goût . Les auteurs ne s'en rapportent jamais aux
opinions qui ont été portées avant eux ; on voit qu'ils ont
lu et mědité les ouvrages dont ils parlent : tantôt ils en
donnent une idée , par des analyses claires et raisonnées ;
tantôt ils expliquent , en peu de mots , le caractère du
talent de chaque écrivain. Leur critique est toujours saine
et éclairée ; ils ne se laissent point éblouir par les succès
qu'ont obtenu quelques écrivains du dix - huitième siècle ;
d'accord avec la politique bien entendue , et la morale
sociale , ils ne perdent aucune occasion de s'élever contre
les prétendus philosophes , dont les triomphes nous ont été
si funestes.
Plus la mort des auteurs est récente , plus il y a d'intérêt
dans les notices dont nous parlons . On y trouve des
particularités, curieuses qui étaient échappées aux biographes.
Celles de Gresset et de Le Beau sont de ce nombre.
Le jugement que les auteurs des Ephémérides portent
sur Buffon et sur Montesquieu mérite d'être médité : on
voit que quelques erreurs , échappées à ces deux grands
écrivains , et si bien rachetées par des passages qui les
détruisent , ne doivent pas empêcher de les considérer
comme les hommes du dix- huitième siècle qui ont fait le
plus d'honneur à la littérature française. Les bornes de
cet article nous mettent dans l'impossibilité de citer ces :
deux morceaux .
C'est dans un ouvrage de ce genre qué les anecdotes
sont vraiment à leur place ; les personnes qui les aiment
en trouveront de toute espèce . On doit savoir gré aux
auteurs d'avoir fait un choix très -judicieux dans les immen.
ses matériaux qu'ils avaient à leur disposition . Ils ne conservent
que celles qui servent à caractériser les hommes
célèbres , ou qui peuvent donner une idée des moeurs , du
FLOREAL AN XII.
259
temps. Tous ces prétendus bons mots , dont les livres
d'Ana , furent toujours remplis , sont bannis avec soin
des Ephémérides . Parmi ces anecdotes , on en trouve une
infiniment intéressante sur M. de Penthièvre : jamais la
religion et la morale n'ont donné lieu à un sacrifice plus
douloureux et plus pur . Cette anecdote ayant déjà élő
rapportée dans le Mercure , nous ne la citerons pas .
Un récit d'un genre bien différent , et qui n'est pas
moins curieux , mérite d'être remarqué : c'est celui de la
victoire que remporta Bossuet sur le ministre Claude ,
dans une conférence qui eut lieu en présence de Mlle de
Duras. « Voici , disent les auteurs , ce qui donna lieu à
» cette fameuse conférence. Mlle de Duras , soeur des
>> maréchaux de Duras et de Lorge , élevée par les pro-
» testans , avait conçu quelques doutes sur la vérité de sa
» religion : elle en parla au célèbre Claude , qui se fit
» fort d'éclaircir ses difficultés , même en présence dur
>> redoutable Bossuet. Mlle de Duras fit demander à
» Bossuet s'il voudrait bien conférer avec Claude devant
» elle ; il y consentit. Elle lui dit qu'elle desirait que la
>> dispute s'établit sur la question de l'Eglise , qui fait le
» grand point de difficulté entre les catholiques et les
» protestans. En conséquence , Bossuet se rendit chez
» madame la comtesse de Roye , où devait se trouver Mlle
» de Duras. Claude était déjà arrivé ; la conférence s'ou
>> vrit par des politesses réciproques ; il y avait peu de
>> monde , et tous ceux qui composaient la compagnie
» étaient de la religion protestante , à l'exception de la
» maréchale de Lorge . Bossuet entra en matière ; il sou-
» tint que l'infaillibilité de l'Eglise était un dogme sîné-
» cessaire , que ceux qui la niaient en spéculation ne pou
» vaient s'empêcher de l'établir dans la pratique , s'ils
>> voulaient conserver quelque ordre parmi eux . Il réduisit
» Claude au point d'avouer que chaque particulier devait
4
260 MERCURE DE FRANCE ;
» croire qu'il entendait mieux l'Ecriture Sainte que ne l'en-
>> tendaient les Conciles universels , et le reste de l'Église.
Bossuet , dans la relation qu'il donna de cette confé-
>> rence , ne dissimula pas qu'il avait eu affaire à un
homme qui écoutait patiemment , qui parlait avec net-
» teté et force , qui poussait les difficultés jusqu'aux
» dernières précisions , et qui défendait sa cause avec
» toute l'habileté possible , et si subtilement , qu'il craignait
» pour ceux qui écoutaient. La conférence dura cinq
» heures ; la victoire resta à Bossuet : il vit le lendemain
» Mlle de Duras , qui avoua qu'elle était restée convaincue
» de la nécessité de s'en rapporter à l'autorité de l'Eglise ;
>> et, en conséquence, elle fit son abjuration vers la fin du
» même mois , dans l'Eglise des Pères de la Doctrine.
» Chrétienne , entre les mains de l'illustre prélat dont
» l'éloquence victorieuse l'avait ramenée à la religion de
» ses aïeux. »> /
Il est étonnant que dans un recueil qui embrasse toute
l'histoire ancienne et moderne , on ne trouve presque
point d'erreurs ; cela suppose dans les auteurs une instruction
et un travail immenses. Nous avons cependant
remarqué une légère inexactitude dans l'article d'Amyot ,
traducteur des Vies de Plutarque. « On attribue , disent
» les auteurs , l'élévation d'Amyot à une rencontre singu-
» lière. Henry II passant dans le Berry , Amyot qui était
» alors précepteur chez un gentilhomme de la province ,
» composa une épigramme grecque que ses élèves présen-
» tèrent au roi . Le chancelier de l'Hôpital fut si enchanté
de ce petit ouvrage , qu'il dit à Henri II que l'auteur
» était digne de veiller à l'éducation des enfans de
» France. » Ce fait paraît démenti par Amyot lui-même ,
qui , dans l'épître dédicatoire de sa traduction , parle ainsi
à Charles IX : «< Or , ayant eu ce grand heur que d'être
» admis auprès de vous , dès votre première enfance que
FLOREAL AN XII. 261
» vous n'aviez guère que quatre ans , pour vous achemi-
>>>ner à la connaissance de Dieu et des lettres , je me mis
» à penser quels auteurs anciens seraient plus idoines et
>> plus propres à votre estat , pour vous proposer à lire
>> quand vous seriez venu en âge d'y pouvoir prendre
» quelque goust ; et pour ce qu'il me semble qu'après les
» Sainctes Lettres , la plus belle et la plus digne lecture
» qu'on saurait présenter à un jeune prince , était les
» Vies de Plutarque, je me mis à revoir ce que j'en avais
» commencé à traduire en notre langue , par le comman-
>> dement de feu grand roi François I. , mon bien-
» faicteur , que Dieu absolve , et parachevai l'ouvrage
>> entier dans votre service , il y a environ douze ou treize
» ans . » Il résulte des dernières lignes de ce passage ,
qu'Amyot était connu de François I .; que ce prince
était son bienfaiteur , et qu'ainsi l'anecdote des Ephémérides
est inexacte .
T
La partie de cet ouvrage consacrée au récit de la révolution
est la plus intéressante. Les auteurs entrent dans
des détails sur les différentes crises de cette époque mémorable
, et souvent indiquent les causes des principaux
événemens. Leur impartialité , leur discernement se font
sur -tout sentir dans ces discussions délicates ; nous ne
doutons pas que les renseignemens précieux qu'ils ont recueillis
ne jettent un grand jour sur cette partie de notre
histoire , et ne soient très - utiles à ceux qui voudront l'écrire.
On sent que dans le récit des premières années de
la révolution , il doit être souvent parlé de M. Necker.
Au moment où l'on vient d'apprendre la mort de cet
homme dont la fortune , aussi brillante que bizarre , ent
une influence si marquée sur le sort de la France , on sera
peut-être curieux de se rappeler un instant le point d'où
il partit , et quelle fut sa marche dans la route des honneurs.
Les auteurs des Ephémérides n'ont pu marquer que
262 MERCURE DE FRANCE ,
quelques époques de sa vie ; nous remplirons les lacunes
qu'ils ont laissées dans l'histoire de ce ministre.
M. Necker était commis-écrivain d'un banquier de
Genève, aux appointemens de 600 fr . , lorsque M. Thélusson
, banquier de Paris , sur le compte qui lui fut rendu
de l'intelligence et de l'exactitude du génevois , l'appela
dans ses bureaux , et lui donna un traitement plus considé
rable. Il devint bientôt caissier de M. Thélusson : quelques
opérations qu'il avait conseillées , et dont le succès surpassa
ses espérances , le firent associer à cette maison. Il
avait apporté de Genève , où la réputation de J. J. Rousseau
était dans son plus grand éclat , un goût très-vif pour
les lettres ; il s'y livrait en secret , et ses relations avec
quelques académiciens admis chez le banquier , contribuèrent
à l'affermir dans ce perchant. L'Académie , en
1773 , avait proposé l'éloge de Colbert ; M. Necker , dont
l'ambition commençait à se développer , avait fait une
étude particulière des matières économiques ; plus instruit
que ses concurrens sur cette partie importante de son
sujet , il remporta le prix.
Ce triomphe le fit connaître avantageusement ; la
réunion , presque sans exemple , du talent littéraire avec
la science d'un financier , augmenta l'effet que son discours
produisit, et fit regarder l'auteur comme un homme
extraordinaire . Un nouveau règne ouvrit un champ plus
vaste à son ambition. Le marquis de Pezay , dont l'esprit
était plus agréable que solide , était fort lié avec M. de
Maurepas qui , dans sa vieillesse , avait presque autant de
légéreté que son jeune ami. M. Necker s'était emparé de
l'esprit du marquis par des promesses brillantes , et par
une critique amère de l'administration de M. de Clugny ,
alors contrôleur- général , que M. de Maurepas n'aimait
pas . Ce ministre étant mort , M. de Maurepas et M, de Pezay,
qui avait une correspondance secrète avec Louis XVI ,
FLOREAL AN XII. 263
firent à ce prince tant d'éloges de leur protégé , qu'il fut
nommé , quoique protestant , d'abord directeur du trésor
royal , ensuite contrôleur- genéral. Son administration fut
marquée par des innovations qui lui firent beaucoup d'ennemis
; lorsqu'il fut renvoyé , il avait déjà tant de partisans
, qu'il y eut le même jour ( 23 mai 1781 ) un grand
tumulte à la Comédie Française , où l'on représentait la
Partie de Chasse « L'engouement, disent les auteurs des
» Ephémérides , était alors universel pour le banquier
» génevois. »
Dans sa retraite , M. Necker ne négligeait aucun moyen
de se faire rappeler ; il composa son fameux livre de l'administration
des finances ; ouvrage , où , pour la première
fois , le public fut mis dans la confidence des secrets de
l'Etat. L'effet de ce livre ne peut aujourd'hui se calculer ;
chacun voulut raisonner sur les finances ; il y eut autant
de prétendus réformateurs que d'enthousiastes , dont les
rêveries politiques avaient jusqu'alors manqué d'aliment.
Bientôt les malheurs publics forcèrent la cour à rappeler
un homme qui jouissait de la faveur générale. Loin d'être
éclairé par l'effet qu'avait produit son livre , M. Necker
essaya de pratiquer la théorie qu'il avait développée . Il
flatta les idées régnantes ; et croyant dominer les circonstances
, lorsqu'il était entraîné par elles , il prépara la
ruine du gouvernement dont il était le ministre . On sait
les détails de sa seconde disgrace , et de son retour triomphant
qui fut bientôt suivi des chagrins les plus amers.
Une confiance exagérée en lui - même , trop de goût pour
une popularité dont il ignorait l'inconstance , la prétention
insensée de gouverner un état par des phrases et des
comptes rendus , causèrent les fautes de ce ministre . Jamais
en ne sentit mieux que sous son ministère la justesse de
cet axiôme de Senèque sur la rédaction des lois : lex
jubeat, non suadeat. Les préambules pathétiques de
2
264 MERCURE DE FRANCE,
Necker entraînaient des discussions dont rien ne pouvait
prévenir les dangereux résultats. Dans ses longues apologies
il s'efforce de prouver qu'il n'a eu aucune part aux
malheurs de la révolution. On n'y voit que ses vaines
prétentions et son impéritie. « Trop de gens , dit-il , dans
» son livre intitulé : De la Révolution française ; trop de
» gens ont eu besoin de se servir de moi pour voiler leurs
» fautes ; et la foule des spectateurs , en me regardant de
» la plaine , a dû me voir sans cesse autour d'un char qui
» descendait , roulant avec vitesse du haut d'un mont
» élevé ; et elle a pu croire que je le poussais , que j'ac-
» célérais du moins son mouvement , tandis qu'au con-
» traire , je retenais les roues de toutes mes forces , et j'ap-
» pellais continuellement au secours. Que l'on retienne
» bien cette comparaison , etc. »
On pouvait demander à M. Necker à quel homme on devait
reprocher l'imprudence d'avoir déchaîné ce char. Ses
vains efforts pour le retenir excusent- ils cette première
faute ? Si l'on veut le suivre dans sa retraite , on le voit
en butte aux invectives de tous les partis , sort inévitable
de ceux qui entreprennent de grandes opérations politiques
sans avoir assez de force pour les soutenir . Le célèbre
historien Gibbon , son admirateur et son ami , peint
dans une lettre , dont la date est d'avril 1792 , les chagrins
dont l'ancien ministre était consumé. « Assailli et
» renversé par un épouvantable orage , dit l'auteur an-
» glais , il a perdu sa route dans l'épaisseur des ténèbres ;
» il ne peut qu'être profondément affecté des fatales con-
>> séquences d'une révolution à laquelle il a tant contribué. »
Nous ne nous étendrons pas sur les dernières années de
M. Necker ; heureux s'il n'eût pas affaibli l'indulgence que
l'on pouvait avoir pour ses premières erreurs , par un ouvrage
d'autant moins excusable que l'auteur devait avoir
une plus grande expérience !
FLOREAL AN XII. 265
:
Nous avons suffisamment énoncé notre opinion sur les
Ephémérides c'est le meilleur ouvrage qui ait été fait
dans ce genre.
Toutes les classes de lecteurs y trouveront
une multitude de faits intéressans et curieux . Les auteurs
ont mis dans le dernier volume une table de matières trèscommode
pour ceux qui voudront faire des recherches
dans ce recueil précieux de monumens littéraires et politiques.
P..
C
Tables chronologiques de l'Histoire Ancienne et Moderne,
jusqu'à lapaix d'Amiens ; par A. Sérieys , etc. Première
partie , deuxième édition , et seconde partie , première
édition. Deux volumes in- 12. Prix : 5 fr . 50 cent. , et 7 fr.
50 cent. par la poste ; la deuxième partie séparée , 2 fr.
50 cent. , et 3 fr. 25 cent. par la poste. A Paris , chez
Obré, libraire , quai des Augustins ; et chez le Normant,
imprimeur - libraire , rue des Prêtres Saint - Germainl'Auxerrois
, nº . 42 , en face du petit portail de l'Eglise.
J'AI rendu compte , dans ce journal ( 1 ) , de la première
édition de ces Tables chronologiques , et fait voir qu'elles
contenaient des erreurs extrêmement graves. M. Sérieys a
eu connaissance de mes observations , et voici comme il s'en
explique dans la préface de la seconde édition : « Je m'occu-
>> pais des corrections pour la seconde édition des Tables
» chronologiques , lorsque j'ai lu , dans les papiers , et
>> notamment dans le Mercure de France , des observations
» importantes , dont j'ai profité en corrigeant ce qui n'a
>> paru fautif. » Je n'eus pas plutôi lu cette phrase , que je
cherchai bien vîte les endroits où j'avais indiqué des correc-
.
( 1 ) Tom. 15, p . 154.
266 MERCURE DE FRANCE ,
tions indispensables , et je ne fas pas médiocrement surpris
de voir que rien n'était corrigé.
Par exemple , j'avais remarqué que M. Sérieys avait eu tort
de placer la mort de Lucien sous Marc-Aurèle , puisqu'on
ne sait quand il était né , ni quand il était mort. La mêmė
erreur est conservée dans la seconde édition.
J'avais trouvé extraordinaire que M Sérieys eût affirmé
que les Romains brùlaient toujours les morts , et j'avais
prouvé , par les témoignages les plus incontestables , qu'ils
connaissaient aussi l'usage de les enterrer . M. Sérieys a
laissé subsister cette inexactitude.
Dans la première édition , Saint Basile , Saint Grégoire ,
Saint Jean Chrysostôme , étaient placés avant Jésus- Christ ;
Epictete , Hérodien , Plutarque , Elien , avant Auguste ; ' et
je n'avais pas manqué d'indiquer cet étrange anacrhonisme.
Cette faute si grande, que je la croyais l'effet de quelque transposition
typographique , se retrouve dans la nouvelle édition,
revue , pourtant , et corrigée , s'il faut en croire le
titre et la préface .
Enfin , je me suis convaincu qu'aucune de mes importantes
observations , comme M. Sérieys veut bien les appeler
, n'avait servi à diminuer le nombre des erreurs de la
première partie ; et je me trouve , bien malgré moi , forcé
de dire que M. Sérieys a presque l'air d'avoir voulu tromper
le public , et que sa seconde édition , qu'il annonce pour
corrigée, est aussi incorrecte que la première. Il ne lui reste
qu'an moyen de réparation , c'est de faire distribuer , aux
acheteurs de son livre , un errata ou des cartons .
La préface de cette seconde édition contient un aveu que
M. Sérieys aurait bien dû faire plutôt. Il nous apprend que ,
dans presque tout ce qui regarde l'histoire de France , iln'a
fait que publier la première copie inédite de l'Abrégé
chronologique, telle que le président Hénaut l'avait faite
"
FLOREAL AN XII:
267
pour son usage. Il n'y a qu'une demie franchise dans un
aveu si différé.
La seconde partie de ces Tables paraît pour la première
fois ; elle contient l'histoire chronologique des papes , celle
de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique . La chronologie des
Chiaois , qu'on avait reproché à l'auteur d'avoir omise , est
traitée avec beaucoup de détail. M. Sérieys a ajouté une
Table complète des traités de paix, de commerce , déclarations
de guerre et autres transactions politiques , depuis le
milieu du sixième siècle jusqu'à la paix d'Amiens .
J'ai examiné cette seconde partie avec peu d'attention ;
la sécheresse d'un recueil de dates est fort décourageante ,
et il faudrait beaucoup plus de loisir que je n'en ai , pour
vérifier , par des recherches étendues , l'exactitude de toutes
ces époques . Je me bornerai au petit nombre d'observations
que j'ai pu faire en parcourant le livre très -rapidement.
J'ai remarqué que plusieurs parties de ces Tables sont
fort loin d'avoir été conduites jusqu'à nos jours , comme le
titre le promet. L'histoire du Japon ne va que jusqu'à
1703 ; celle d'Alger , jusqu'à 1732 ; celle de Maroe , jusqu'à
1500. L'histoire de la Martinique finit en 1695 ; celle
de la Guadeloupe en 1635. Dans l'article de Venise , on
saute de 1669 à 1797 ; dans celui de Gênes , de 1684 au 12
prairial an V ; dans celui de la Corse , de 1508 à 1736 ,
et de 1736 à 1768 , et l'auteur ne va pas plus loin . Il n'est
plus question de la Perse après 1747 ; et en 1390 finissent
les époques de la Tartarie , que M. Sérieys ferait aussi bien
d'appeler Tatarie ; et ainsi de plusieurs autres pays , dont
l'histoire chronologique eût pu , très-facilement , être conduite
beaucoup plus loin.
J'ai aperçu plus d'une omission dans la Table complète
des traités . Elle ne contient pas la convention explicative
du traité de 1783 , entre la France et l'Angleterre cette
convention est du 19 septembre 1787 ; ni une autre con-
་
268 MERCURE DE FRANCE ,
er.
vention du 15 janvier 1787 , explicative du traité de commerce
de 1786. M. Sérieys a également oublié le traité
d'alliance du 10 novembre 1785 , entre la France et la Hollande
; le traité du 24 mars 1760 , entre la France et le roi
de Sardaigne ; la convention du 24 décembre 1786 , ratifiée
le 12 juin 1787 , entre la France et l'Espagne ; le traité de
commerce et de marine , du 1 avril 1769, entre la France
et la ville de Hambourg ; la convention du 2 avril 1776 ,
entre la France et la république de Raguse ; le traité de navigation
et de comnierce , entre la France et la Russie , du 31
décembre ( v. st . ) , et 11 janvier 1787 ( n. st . ) ; et peut-être
encore beaucoup d'autres , ce que je n'ai pas le temps de
vérifier .
·
Ω.
Génie du Christianisme , ou Beautés de la Religion chrétienne
; par François- Auguste Chateaubriant. Edition
abrégée , à l'usage de la jeunesse. Deux volumes in- 12 .
Prix : 5 fr . , et 6 fr. 50 cent. par la poste. A Paris , à la
Société Typographique , quai des Augustins , nº . 70 ;
et chez le Normant , imprimeur-libraire , rue des Prêtres
Saint-Germain - l'Auxerrois , n°. 42.
CET ouvrage appartient aujourd'hui à la France et à
l'Europe . Toutes les langues l'ont traduit , toutes les
louanges l'ont propagé , toutes les critiques en ont affermi
le succès , et il doit à ce concours de circonstances , inoui
dans l'histoire littéraire , une autorité et une sanction
qui ne s'acquiert que par le temps . Ce n'est pas le seul
talent de l'homme qui peut communiquer un charme aussi
puissant à la pensée humaine , il faut encore qu'il ait
puisé aux sources immortelles .
Plusieurs
FLOREAL AN XII.
RA. ,
Plusieurs personnes estimables , cependant dont la voix
est toujours entendue , quoique d'abord elle ne fasse pas le
plus de bruit , mêlaient un regret à leur admiration pour le
Génie du Christianisme . Sans blâmer absolument la forme
d'un ouvrage destiné à ménager une réconciliation entre
des opinions trop répandues et les vérités utiles , et qui devait
emprunter du jeu des passions , et des scènes de la société une
sorte d'attrait qui devenait légitime par les intentions de
l'auteur , elles craignaient de transmettre indifféren.ment
à tout le monde des impressions aussi diverses et dont
l'effet pouvait être aussi incertain . Leur zèle pour la jeunesse
s'alarmait de quelques inexactitudes qui ne son
jamais indifférentes à cet âge , de quelques tableaux où
les sentimens légitimes sont trop voisins des passions
dangereuses ; et elles auraient voulu que l'auteur , en se
conformant aux circonstances et aux préjugés de son
siècle , eût écrit comme s'il en avait déjà triomphé ; ou
qu'après avoir intéressé l'indifférence des gens du monde ,
et obtenu leur admiration pour l'objet continuel de leurs
mépris , il eût consolé des hommes capables d'impressions
plus pures , d'un amour plus sérieux de la vérité , et peutêtre
d'un sentiment plus vifpour les beautés de son ouvrage .
Ce voeu a été compris , et nous pouvons assurer qu'il a
été dignement rempli dans cette édition abrégéc . A la
vérité on n'y retrouvera pas la suite des pensées de l'auteur
, mais on y trouvera l'ordre le plus naturel aux fragmens
que l'on a conservés : les dogmes , les mystères , le
culte , les preuves , les bienfaits du Christianisme , les
institutions qu'il a fondées , les dévouemens qu'il a inspirés ,
les misères qu'il a soulagées , les besoins qu'il a prévus , etc.,
sont le sujet du plus grand nombre.
Partout le talent de l'auteur y est empreint avec le
même avantage. Il s'élève , s'enflamme et s'agrandit tourà-
tour à la vue d'un spectacle qui surpasse toutes les pensées
S
270 MERCURE DE FRANCE,
·
de l'homme , et l'imagination ne se repose jamais que
dans des sentimens purs et des souvenirs bienfaisans .
En retranchant de la Poétique chrétienne , qui forme
comme une partie séparée dans l'édition complète , les
discussions qui n'intéressent pas tous les lecteurs , on en
a conservé les jugemens et les considérations générales
qu'un instituteur éclairé voudrait confier àlamémoire de ses
élèves . L'examen des grands modèles de l'antiquité , comparés
aux chefs-d'oeuvre modernes de ces arts que la religion
a particulièrement inspirés , des vertus et des caractères
qu'elle à créés , des ressources qu'elle a fournies au talent ,
n'est pas déplacé dans un ouvrage destiné à reproduire tous
les bienfaits du Christianisme. En un mot , on a tâché de
suivre dans cet abrégé les conseils de Rollin et de Quintilien
pour un livre classique , et vraiment propre à la jeunessé
. Sans doute beaucoup de personnes graves aimeront
aussi l'édition de la jeunesse , et désormais le Génie du
Christianisme , semblable à ces fontaines publiques quí
élèvent leurs eaux pour tout le monde , fournira des leçons ,
des plaisirs et des modèles à tous les âges et à toutes les
conditions de la vie.
Il est inutile d'ajouter que les intentions les plus délicates
et les plus honorables ont présidé au choix des morceaux
qui composent cette nouvelle édition . L'éditeur a
voulu être utile , et il a senti toute l'étendue de ses obligations
; on peut même dire qu'il a senti jusqu'aux scrupules
de la mère la plus tendre et la plus sévère : lorsqu'une
grande beauté pouvait réveiller une image ou un sentiment
le plus légèrement douteux , elle a été sacrifiée sans
ménagement. Il est vrai que l'on peut faire des sacrifices
lorsqu'on est environné de tant de richesses . On assure
que M. de Châteaubriant a autorisé , et même approuvé
ées divers retranchemens ; il est vrai encore qu'il n'appartenait
qu'à l'Auteur du Génie du Christianisme d'être
aussi désintéressé.
FLOREAL AN XII. 271
Suite des Souvenirs de Félicie.
LA comtesse de Potoska , le comte de Brostoski , M. de
Seignelai et moi nous avons imaginé de créer un ordre de
société , dont nous composons les statuts , et que nous ap
pelons l'ordre de la persévérance. Pour y donner de la
tonsidération , nous cachons avec soin que nous l'avons
inventé ; nous prétendons que c'est un ancien ordre de
chevalerie qui existait autrefois en Pologne ; Mme de Potoska
a écrit au roi de Pologne , qui a bien voulu être
complice de cette tromperie , et qui m'a fait remettre par
M. de Glairs une lettre remplie de grace et de galanterie
dans laquelle il me remercie très - sérieusement d'établir
en France un ordre antique , jadis très -fameux en Pologne .
Cette lettre , signée et tracée toute entière de la main du
roi , est pour nous un titre précieux ; je l'ai montrée à
plusieurs personnes , et l'on ne doute plus de la vérité de
nos récits . On parle beaucoup de cette lettre du roi de
Pologne ; elle est en effet charmante , tout ce que je rencontre
me demande à la voir. Ce matin , à midi , je me
promenais au Palais-Royal ; j'ai trouvé là M. de Rhullière ?
je l'avais prié de se charger d'une lettre pour les insurgens
; il m'a dit qu'il l'avait donnée au comte de Paloski qui
partait ; il avait des droits , a ajouté M. de Rhallière , pour
être choisi de préférence par vous . Pourquoi ? N'êtesyous
pas dame de la persévérance ? -Oui. Eh bien ? -Mais
c'est que le comte de Paloski est fils du fondateur de votre
ordre.A ces mots j'ai souri , et j'ai dit : cela ne se peut pas
çar notre ordre est du temps des croisades . El mon Dieu !
à qui dites-vous cela ! je le sais bien qu'il est de ce temps
quoique je ne sais pas chevalier de la persévérance , je suis
un peu instruit sur ce point ; j'ai été long-temps en Polo
—
C
2
272
MERCURE DE FRANCE ;
gne , j'ai écrit l'histoire des dernières révolutions ; j'ai
donc fait beaucoup de recherches , et je savais tout ce
qu'on peut savoir sur l'ordre de la persévérance , bien des
années avant qu'on en connût ici l'existence . En effet
c'est savoir l'impossible . Je serais charmée que vous voulussiez
bien entrer dans quelques détails à cet égard.- De
tout mon coeur .
―
.
Alors j'ai pris une chaise pour écouter avec plus d'attention
une chose si curieuse. Et M. de Rhullière s'asseyant , et
reprenant la parole : Je me suis donc servi d'un terme impropre
, dit- il , en appelant le feu comte de Palouski fondateur
; mais il est le restaurateur de cet ordre tombé dans
l'oubli ; il l'a fait revivre en armant un nombre prodigieux
de chevaliers , dont en quelque sorte il est devenu le chef.
A sa mort son fils s'est trouvé à la tête de ce parti , et opposé
au roi , ce qui a réellement formé une ligue très - redoutable
contre ce prince : alors le roi a fait dans cette occasion
ce que fit jadis Henri III ; il s'est déclaré le chef de la ligue
qu'il craignait. Il a fait à la hâte un nombre étonnant de
réceptions , les chevaliers du parti de Palouski ont déserté ,
et le roi les a incorporés avec les siens ; chose d'autant plus
utile au parti du roi , qu'elle pouvait se faire sans éclat ,
puisque tout est mystérieux dans cet ordre , car par les
statuts , les cérémonies et les assemblées doivent être secrètes
, et les chevaliers ne portent aucune marque distinctive
. Ce coup de politique est très- fin et très - bien
combiné , et il me donne du roi de Pologne une idée fort
supérieure à celle qu'on en a communément ; mais c'est
que personne ne sait ces détails. Enfin donc le pauvre
Palouski se trouve maintenant seul et proscrit , et passe
aux insurgens ; voilà.son histoire . Elle est singulière ,
ai-je répondu ; je l'ignorais , quoique je le connaisse un peu ;
je sais qu'il était le chef de la conjuration , et à la tête do
ceux qui ont arrêté le roi ; mais tous les détails relatifs à
-
P
273
FLOREAL
AN XII.
l'ordre de la persévérance m'étaient absolument inconnus.
Il est plaisant que ce soit un profane qui les apprenen
à une initiée. -
Oh oui ! très - plaisant .... Mais du moins
je sais de plus que vous le détail des cérémonies .
--
-
Point
du tout , ne vous en flattez pas . Je sais qu'elles sont trèsbelles
, très-guerrières , et faites pour inspirer l'enthousiasme
, sur-tout dans des temps de trouble . Enfin rien '
ne peut vous être caché . -Oh ! quand on écrit l'histoire , et
l'histoire moderne , on est obligé de faire tant de recher-1
ches , qu'il faut bien découvrir les choses les plus obscures
et les plus secrètes . Voilà notre entretien ; il est assez
curieux pour mériter une place ici je n'ai pas exagéré
d'un mot , et j'ai écrit sur- le-champ , afin que ce récit fût
fidèle . Que serait devenu cet homme , cet historien , si je
lui eusse dit que c'est moi qui ai inventé tout cela , et que:
cet ordre n'a jamais existé que dans mon imagination ! Je'
ne sais s'il insérera cette fable dans son histoire de Polo- !
gne ; j'espère que non , parce que l'ouvrage était fait avant'
qu'il fût question de notre ordre ; mais il est si pénétré de ·
tout ce qu'il m'a débité , que je suis persuadé qu'il en -
parlera au moins dans une note. J'ai oublié de dire qu'il
m'a beaucoup questionné sur la lettre du roi de Pologne ,
et que j'ai promis de la lui montrer . Au reste , depuis qu'on ·
parle tant de cette lettre , il avait déjà dit les mêmes choses &
à plusieurs personnes , entr'autres à Mme. de Potoska , en
présence du comte de Brostoski qu'il a rencontré dans le
monde ; et ces deux personnes sachant la vérité , s'étaient
empressées de me conter ces singuliers mensonges , qui™™
ont achevé de donner au nôtre la plus grande authenticité
(1 ).
"
J'ai été chez le chevalier de Durfort voir un homme qui
fait des choses extraordinaires , quoique ce ne soit point
(1) Le comte de Brostoski est actuellement à Warsovie.
3
274 MERCURE DE FRANCE ;
son métier ; il ne prend point d'argent , il fait tous ses
tours pour son plaisir ; c'est un charlatan amateur : il n'est
pas le seul de cette espèce ; il aime à causer sinon de
l'admiration , du moins de l'étonnement : beaucoup de
gens encore , ainsi que lui , prennent cela pour de la
gloire. Voici un de ses tours on place à un bout de la
chambre deux bougies allumées sur un guéridon , et vis-àvis
, à l'autre extrémité de l'appartement , on met deux
lampes allumées ; l'homme se tient auprès des bougies , il
les éteint l'une après l'autre , et au même moment les
lampes correspondantes s'éteignent , sans communication ,
sans que personne soit auprès de la table . Dans un autre
tour , un grand bocal de verre a sauté en Fair et s'est
brisé en mille morceaux ; nous avons couru tous un trèsgrand
danger : j'étais à côté de Mme la duchesse de
Chartres , et mon premier mouvement à été de lui mettre
mon manchon sur le visage ; tout le monde m'a fort loué
de cette action : j'ignorois l'avoir faite ; j'ai eu très peur ;
ce mouvement a été absolument machinal et sans aucune
réflexion .
On m'écrit de Lausanne que M. Gibbon , qui s'y est
établi pour quelque temps , y a beaucoup de sucès , et y est
extrêmement bien accueilli.Il est ,me mande - t- on , très - engraissé
, et d'une grosseur si prodigieuse qu'il a beaucoup
de peine à marcher. Avec cette figure et ce visage
étrange qu'on lui connaît , M. Gibbon est infiniment galant
, et il est devenu amoureux d'une très - aimable per-
>> sonne , Mme de Crouzas ( 1 ). Un jour , se trouvant tête à
tête avec clle , pour la première fois , il voulut saisir un
moment si favorable , et tout- à - coup il se jeta à sesgenoux,
en lui déclarant son amour dans les termes les plus pas-
(1 ) Depuis , Mme de Montaulieu , auteur du charmant roman inți .
tulé Caroline , et de plusieurs traductions très- agréables,
FLOREAL AN XII. 275
sionnés. Mme de Crouzas lui répondit de manière à lui
ôter la tentation de renouveler cette jolie scène. M. Gibbon™
prit un air consterné , et cependant il restoit toujours à
genoux , malgré l'invitation réitérée de se remettre sur
sa chaise ; il était immobile et gardait le silence . Mais ,
monsieur , répéta Mine de Crouzas , relevez-vous donc ....
Hélas ! madame , répondit enfin ce malheureux amant ;
je ne peux pas ! .... En effet , la grosseur de sa taille
ne lui permettait pas de se relever sans aide . Mme de
Crouzas sonna , et elle dit au domestique qui survint :
Relevez M. Gibbon . Cette déclaration d'amour me rappelle
celle d'un abbé Chauvelin , bossu par-devant et par
derrière , d'une petitesse extrême , mais spirituel , vif ,
effronté , et très - entreprenant avec les femmes , quand '
par hasard , il trouvait l'occasion de l'être . Un soir , il fut
chez Mme de Nantouillet ; elle était seule , un peu malade
et sur sa chaise longue. L'abbé passa subitement de la
galanterie à l'amour , et devint si pressant et si impertinent,
que Mme de Nantouillet se hita de sonner de toutes ses
forces. Un grand valet de chambre arrive . Mettez monsieur
l'abbé sur la cheminée , lui dit - elle. La cheminée était
haute , le valet de chambre robuste ; il saisit le petit abbé ,
qui se débat en vain ; on l'assied sur la cheminée ; l'abbé
frémit en se voyant placé à cette élévation , prodigieuse
pour lui ; il n'aurait pu sauter sur le parquet , sans risquer
sa vie. Les éclats de rire de Mme de Nantouillet augmen
taient encore sa fureur qui fut au comble lorsque , dans
cette fâcheuse situation , il entendit annoncer une visite……….
D. GENLIS.
(La suite dans un prochain numéro. )
ANNONCES.
Histoire de la Guerre de trente ans , par Schiller ; traduite de
l'allemand , par M. Ch .... Deux vol. in-8°. Prix : 7 fr. 50 cent. et
to fr. parla poste,
276 MERCURE DE FRANCE ,
Fables littéraires de D. Th . Yriarte , poète espagnol ; traduités
par P. F. M. Lhomandie , professeur de langues ancienneset modernes
1 vol . in- 12 . Prix : 1 fr. 50 c . , et 1 fr . 80 c . , par la poste .
A Paris , chez Ant. Bailleul , libraire , rue Neuve- Grange- Batelière,
nº 3 ; et Latour , libraire , Palais du Tribunat , galerie de bois.
Le Voyageur en retard , comédie en un acte et en vers , de
J. Coulougnac fils ; se vend à Paris , chez Métayer , 1hraire , rue de
Grainmont, no. 12 .
Poëme héroïque , cu Campagne du général Bonaparte en
Egypte , par J. Coulougnac fils ; se vend chez le même libraire.
Bulletin de la société d'encouragement , pour l'Industrie nationale
, première année , douze numéros formant- 13 feuilles : in -4 .
grande justification , petit-romain à deux colonnes , non interligné ,
avec 4 planches . Prix : 6 fr . broché , et 6 fr. 75 c. par la poste.
A Paris , chez mad. Huzard , impr. , libr . , rue de l'Eperon , nº 11 .
Vie de la Sainte Vierge Marie , mère de Dicu ; suivie d'ane
prière contenant un hommage particulier à chacune des principales
circonstances de cette vie , ornée d'un frontispice allégorique , et de
dix gravures en taille - douce . Par Charles Chaisneau , desservant
d'Antony , près Paris , de l'Athénée des Arts , et de la société académique
des sciences de Paris , Un vol . in - 18. de 250 pages . Prix : 3 fr .
et 3 fr . 50 c. par la poste . On en a tiré un petit nombre d'exemplaires
en papier vélin . Prix : 5 fr. , et 5 fr. 50 c. par la poste..
A Paris , chez Dubroca , libraire , rue de Thionville , n°. 1760.
Belmont , par madame Dymnier ; roman traduit de l'anglais , par
madame H .... N. Deux vol . in- 12 . Prix : 3 fr. , et 4 fr . par la poste.
A Paris , chez Demonville , impr . , libr . , rue Christine , n° . 12 ; et
chez Dentu , impr. , libr . , palais du Tribunat , galeries de bois , nº. 240 .
Choix de pièces du théatre anglais , publié par Theophile
Barrois fi's , libraire pour les livres étrangers , quai Voltaire , n° 3.
Chaque pièce , format in- 12 , se vend séparément , 1 fr . 20 c. , et 1 fr.
50 c. par la poste . The School for Scandal , a Comedy by R. B.
Sheridan Esq. a new edition ( 1804 ) . Un vol . in- 12 . broché. Prix :
1 fr. 20 c. , et 1 fr . 50 c. par la poste. A Paris , chez Barrois fils.
Magasin des Enfans , ou Dialogues d'une sage gouvernante avec
Ees élèves, par madame le Prince de Beaumont; nouvelle édition im→
primée par Capelet . Quatre, vol . in - 18. ornés de jolies gravures .
Prix : 5 fr . , et 6 fr. 50 c. per la poste.
A Paris , chez Gérard , libraire , rue Saint André- des-Arcs , nº. 44,
L'Homme au masque defer; par J. J. Regnault-Varin , auteur
du Cimetière de la Madeleine , et éditeur des OEuvres de Berquin.
Quatre vol . in- 12 , ornés du portrait de l'Homme au masque de fer ,
peint antérieurement à sa longue détention . Prix : 7 fr . 50 c . , et 10
fr . 50 c.par la poste, upe i akoho kde ji the q
A Paris , chez Frechet et compagnie , libraires , rue du Petit-
Bourbon- Saint- Sulpice ; n° . 718 , et rae du Roule n° . 291 , près
celle ( Saint - Honoré.
Le Mari Mystérieux , traduit de l'anglais , par M. Dav ...
Quatre vol . in- 12 . Prix : fr. 50 c. , et 9 fr . 50 c. par la poste.
A Paris , chez Renard , libraire , rue de Caumartin , aº. 750 ; et
de l'Université , nº. 927. ·
T
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez le Normant , rue
des Pretres Saint-Germain=l' Auxerrois , nº. 42,
FLOREAL AN XII. 277
7
NOUVELLES DIVERSES.
ANGLETERRE.
-
On parle beaucoup du patriotisme de l'évêque de
Lansdaft , qui a dit dans la chambre des pairs qu'il fallait
tout sacrifier à la défense du pays , et déclaré que , pour
sa part , il consentirait à manger du pain de seigle toute
sa vie , et à boire de l'eau , plutôt que de passer sous la domination
française. Le parti de l'opposition prend plus
de force de jour en jour , ce qui provient en partie de
l'incertitude où l'on est toujours sur la santé du roi. Le
Morning Chronicle dit qu'il n'a pas eu de rechute , parce
qu'il ne s'est pas relevé . Les médecins , dit- il , n'ont pas
cessé de le traiter , quoiqu'ils aient cessé de publier leurs
ridicules bulletins . On croit que l'ambassadeur actuel
de Russie , à notre cour , y sera bientôt remplacé par
M. de Marcoff.
-
Le journal the Courrier dit qu'on va voir prendre une
nouvelle face à l'ancienne opposition . D'après les progrèsque
fait le discrédit des ministres dans l'opinion publique ,
il est impossible de ne pas s'attendre à une division qui se
déploiera d'une manière efficace dans la première occasion
importante. On sait que M. Fox doit faire , sous peu
de jours , uue motion sur l'état de la nation. On parle
aussi d'un message important de S. M. aux deux chambres,
sous peu de temps .
-
น
3
Les ministres anglais , MM. Drake et Spencer-Smith
ont eu une entrevue dans une petite ville sur la frontière ,
du cercle de Franconie. On dit qu'il y a eu entre cux une
scène très-vive , et qu'ils resteront incognito en Franconie
jusqu'à ce qu'ils aient reçu des ordres de leur cour. ,
M. Spencer- Smith a passé quelques jours à Nuremberg ;
mais il y a gardé le plus stricte incognito . On le croit dans ,
le voisinage de la même ville. Le séjour actuel de M. Drake
n'est pas positivement connu . On raconte encore qu'ils
pe sont pas tout - à - fait revenus de leur frayeur d'être
arrêtés et livrés à la France.
On assure que l'électeur de Bavière a pris la résolution
de ne point admettre de ministre anglais à la cour pendant
toute la durée de la guerre actuelle ; et l'on croit qu'il en
sera de même du duc de Wirtemberg.
Toutes les troupes autrichiennes qui avaient été mises
278. MERCURE DE FRANCE,
en mouvement sont rentrées dans leurs anciens quartiers
suivant ce qu'on mande d'Ausbourg.
Les nouvelles de la Martinique , du premier pluviose ,
annoncent que les anglais bloquent moins étroitement cette
fle depuis un mois ; qu'elle est pourvue de vivres , et restera
française malgré les Anglais , qui sont hors d'état de
l'attaquer.
On écrit de Francfort que le roi de Suède doit encore
prolonger son séjour à Carlsruhe , et ne retournera , diton
,
dans ses états que vers la fin de l'été. On sent bien
qu'une și longue absence n'est pas sans cause.
(Journal de Paris. )
PARIS.
+
M. Méhée vient de donner une brochure intitulée
Alliance des Jacobins de France avec le ministère anglais ;·
les premiers représentés par le cit. Méhée , et le ministere
anglais par MM. Hamond , Yorke , et les lords
Pelham et Hawkesbury ( 1 ) . L'auteur , déporté à l'île
d'Oleron , s'en échappa le 16 frimaire an 11 , se rendit à
Guernesey , y reçut quelques légers secours de l'Angleterre
pour passer à Londres où il s'occupa des .
moyens de devenir utile à la France , et d'y rentrer , dit- il ,
la plus belle porte possible , et aux dépens de la diplomatie
anglaise.
.....
,
« J'entends d'ici tout ce que les rigoristes me reprocheront sur cette
» conduite ; mais je les prie d'observer qué je n'ai choisi ni la position
» où je me trouvais , ni le rôle que j'avais à jouer . Il s'agissait de me
» tirer de là , et de rentrer dans ma famille , en me rendant utile à mon
» pays ... Peut-être y avait- il quelques autres moyens ; je ne les af
» pas trouvés , et suis très- décidé , à cet égard , à ne m'en rapporter'
» qu'à ceux qui auront mieux fait en pareille occasion . On me dira
» qu'il ne fallait pas tomber dans cette position : ce conseil est très-
» bon pour une autre fois , et je suis bien décidé à le suivre ; mais alors
» j'y étais , et j'ai fait comme j'ai pu. »
M. Méhée offrit ses services à M. Hamond , qui lui dit : « Qu
» dans l'état de paix où l'on était encore avec la France , on ne pouvai
» pas user de sa bonne volonté , et assura que si les circonstances
changeaient , on accepterait ses offres. »>
Bientôt , M. Méhée ne pouvant payer sa dépense , fut
mis en prison , set en fut tiré par M. Bertrand de MolleFLOREAL
AN XII.
279
ville , ancien ministre de la marine de France. Le gouver
nement anglais , auquel il avait su persuader qu'il était
à la tête d'un comité de jacobins prêt à renverser le gouvernement
français , l'envoie sur le continent.
« On me remit , dit - il , deux cents louis pour ma route , dont cent
» pour deux mois d'appointemens ; de plus cinq cents livres sterling
» pour remettre à mon comité ; mais comme ce comité était tout
>> entier dans má tête, je crus pouvoir regarder cet argent coninte
» arrivé à sa destination. »
M. Méhée partit sous le nom de M. de Latouche . Lè
premier article de ses instructions portait :
« M. D. L. se rendra incessamment en France , et , sans aller jus
» qu'à Paris , trouvera le moyen de conférer avec ses associés , aux-
» quels il fera connaître qu'ayant une entière confiance dans leur
» sagesse , dans la pureté de leurs intentions et de leur patriotisme ,
» on est disposé à leur fournir les moyens pécuniaires qui seront néacessaires
pour amener le renversement du gouvernement actuel , et
» pour mettre la nation française à portée de choisir enfin la forme du
» gouvernement le plus propre à assurer son bonheur et sa tranquillité;
>> choix sur lequel dix ans d'expérience doivent l'avoir assez éclairée . »
M. Méhée se rendit près de M. Drake , à Munich , le berna
complètement , et repartit pour la France avec des instruc
tions très -détaillées , pour tout bouleverser dans ce pays.
On lui recommanda de ne se fier qu'à des homines trèsprudens.
« Une manière de sonder l'opinion des gens dont on doute , seřaít
>> naturellement d'observer que , si la république n'est pas possible , îl
» paraît plus simple et plus juste de recourir à la royauté ancienne , que
» de se dévouer au nouveau despotisme d'un étranger . »
M. Méhée s'empressa de faire connaître au gouvernement
français la mission dont il était chargé , et la remplit
de concert avec lui . Rendu à Paris , il entretint , avec
M. Drake , une correspondance qu'il rapporte touté
entière. On y trouve cette phrase de l'ambassadeur de
Munich , déjà citée dans les journaux :
4
« Il importe fort peu par qui l'animal soit terrassé ; il suffit que
» vous soyez tous prêts à joindre la chasse. »
Nous ne saurions cîter tout ce qui se trouve de curieux
dans les lettres de cet anglais ; on voit qu'il désapprouvait
ce qui s'est passé cette année dans la Vendée .
« Je suis, dit-il, extrêmement peiné d'apprendre tous ces mouvemens
280 MERCURE DE FRANCE,
» partiels et décousus dont vous me parlez ; et je partage votre con-
>> viction , qu'ils ne peuvent avoir d'autre effet que celui d'engager
» le gouvernement à un redoublement de vigilance , et le porter à des
» mesures de sévérité qui seront funestes à bien des honnêtes gens,
» qui auraient pu rendre de grands services s'ils avaient été mieux
>> employés . >>
: « Le point principal , à mon avis , est de chercher à gagner des
» partisans dans l'armée ; car je suis fermement d'opinion que c'est
» par l'armée seule qu'on peut raisonnablement espérer d'opérer
> le changement tant desiré . » ……
M. Rosey , adjudant -major , et capitaine d'infanterie
au 9. régiment , alla trouver M. Drake de la part de
M. Méhée. Il rapporte la conférence qu'il eut avec lui , et
dans laquelle l'anglais lui dit :
« Il faut vous défaire de B.... C'est - là le moyen le plus sûr d'avoir
>> votre liberté et de faire la paix avec l'Angleterre . Une chose que
» je recommande encore à votre général , c'est de remuer tous les
» partis . Tout doit vous être également bon , royalistes , jacobins , etc.
» excepté les amis de B…….… , à qui il ne faut pas vous fier , de crainte
» d'être trahis . »
1. M. Méhée , pendant quatre mois , continua de mystifier
M. Drake , et de lui mander les choses les plus incroya
bles , sans que ce dernier conçût la moindre défiance. Il
lui marquait :
>> Que les soldats , qui n'osaient pas chanter les chansons contre B....
» s'amusaient à siffler les airs devant les officiers , dont plusieurs avaient
» autant d'envie de chanter que les soldats . »
Enfin cette comédie , dans laquelle M. Drake joue un si
sot rôle , ne finit que par la publication de sa correspondance
dans le Moniteur.
M. Méhée articule, l'état des sommes qu'a fournies
l'Angleterre pour commencer l'exécution du plan contrerévolutionnaire
dont il était chargé ; elles s'élèvent à
192,010 fr. M..
« Je ne crois pas , dit -il , avoir besoin de réfuter l'opinion que certain
» Monsieur essaie de répandre dans le public sur la conduite que j'ai
» tenue en cette occasion , et qu'il dit être de l'espionnage toutpur.
» Il me serait dur de n'avoir pas été aussi délicat que le gouvernement
» anglais ; mais ceux qui me feront ce reproche , n'ont pas besoin que
» je leur réponde . Non , travailler à se faire charger par nos ennemis
» du mal qu'ils nous préparent , le faire sans mission , et sans autre
» ambition que celle d'être utile à son pays en détournant l'orage qui
FLOREAL AN XII. 281
» le menace , cela ne s'appellera jamais être espion ; c'est bien assez
» d'être diplomate anglais.
•
>>
M. Méhée se console de l'injustice de ses ennemis , par
la pensée de la justice que lui a rendue le grand- juge , qui
l'assura que « Bonaparte était fort content de ce qu'it
» avait fait , et qui lui en fit goûter la plus douce récom-
» pense , en lui disant avec affection : Vous étes un bon
» Français. Ce mot que le magistrat , ajoute-t-il , me ré-
» péta plusieurs fois de suite , vaut bien les livres sterling
» dont les anglais payent leurs sicaires. »
Cette brochure ne permet pas le plus léger doute sur
les machinations de M. Drake contre le gouvernement de
France . Les notes renferment des portraits des plus remar
quables d'entre les émigrés qui résident en Angleterre . En
Voici quelques- uns :
L'ancien comte d'Artois , qui a pris le nom de Monsieur , depuis
que son frère s'appelle roi , est revenu à Londres quelques jours
avant la déclaration de guerre . Son caractère est assez connu , et il ne
paraît pas que la disgrace de sa famille ait rien changé à ses vieilles
habitudes. J'ai vu de lui une lettre adressée à M. Bonnière , son
ancien agent en France. Il parait que ce député l'avait voulu engager
à rabattre quelque chose de son orgueil , et lui promettait ,' en
récompense , quelques efforts en sa faveur . Le prince le tance sévère ,
ment , quoiqu'avec amitié , et lui proteste que l'on a eu tort de le croire
disposé à être moins ridicule qu'autrefois : il finit sa lettre par cette
phrase , qui est peut- être d'un prince, mais pas d'un Français : Soyez
súr queje ne cesserai pas de me montrer digne de ce que je
suis né.
Monsieur reçoit du gouvernement anglais 500 livres sterling par
mois ; le reste de sa dépense est couvert par de fréquens emprunts dont
est chargé M. Dutheil . Il est brouillé avec son frère , qui le soupçonne
d'une ambition dont les émigrés de Londres le cisculpent . Il passe sa
vie à donner et recevoir des diners des autres princes français . Il donne
encore des soins de bienséance à madame de Polastron , qui se meurt
( elle est morte depuis ) . Il a un lever tous les dimanches, et reçoit tous
les émigrés qui vont lui faire la cour.
Son conseil est composé de l'évêque d'Arras , de Dutheil , du baron
de Roll et du général Vilot . Tous ces messieurs , à l'exception du général
Villot , sont réprouvés par le comte de Lille , qui a demandé iuu
tilement leur disgrace.
Le prétendu Monsieur jonit à Londres d'une médiocre considèration
: cependant il est rare qu'on lui refuse ce qu'il demande en faveur
de quelques émigrés ; il est vrai qu'il use sobrement de cette faculté.
282 MERCURE DE FRANCE,
Le duc de Berri."
Le duc de Berri est un jeune homme d'une figure assez désagréable !
n'est guère aimé que de ceux qui ont servi dans le corps qu'il commandait
pendant la guerre. Il est très-libertin , ma¬que souvent d'aré
gent : le général Villot vient quelquefois à son secours . Il déteste l'évêque
d'Arras, et lui a reproché , en présence de plusieurs personnes &
de n'avoir jamais donné que de mauvais conseils à son père,
Vive Jésus ! il est sorcier , ma mère! .
Le prince de Condé.
Le prince de Condé vit dans un château éloigné de vingt milles dé
Londres . Outre les 500 livres sterling qu'il reçoit , par mois , de l'Angleterre
, il passe pour avoir économisé beaucoup d'argent sur la paye
du corps qu'il a eu à ses ordres . Il reçoit beaucoup de monde , et jouit
de quelque considération parmi les Anglais . ( Ceci est un pleonasmne ;
il suffisait d'avoir dit qu'il avait de l'argent ) . Il est de la plus grandé
timidité dans la conversation , et paraît sur- tout craindre que le roi re
le soupçonne de nourrir des desseins secrets. Il affecte de tout rappor
ter au roi ou à son frère , et demande sur-tout que son nom soit rarement
prononcé. L'homme qui a le plus sa confianee , est un chevalier
de Contye , que je ne connais pas '; ensuite le comte Labourdonnaye.
Le duc de Bourbon.
•
A peine entend-on à Londres prononcer le nom du duɛ de Bourhör.
On le dit adonné aux femmes. I a voulu faire la cour à madame de
Vaudreuil , qui , dit- on , ne l'a pas accue.lli .
Les trois d'Orléans.
Ne paraissent pas très - contens de la tournure que prennent les
choses. Leur réconciliation n'a pas dissipé tous les nuages que leur
conduite rév. lutionnaire avait répandus ; il en résulte une singulière
allure dans leur commerce avec les princes français. La manière dont
tous les écrivains royalistes s'expriment sur la révolution et sur la couduite
de leur père , ne leur laisse aucun doute que l'on ne garde contre
eux de profonds res ntimens . Ils se sont plaints à Henri Larivière de
cette affectation des amis de la royauté à ressasser chaque jour et à dirouler
la révolution . Ils sont les seuls qui soient répandus dans les sociétés
anglaises ; l'aîné , sur-tout , voit fréquemment et accompagne sou
vent la duchesse d'York. Il paraît que leur traitement n'est pas con- idérable
: ils vivent tous les trois dans la même maison , n'ont qu'un
domestique et une cuisinière .
Dutheil.
Est chargé de la partie financière de la maison de Monsieur. Il lui
cherche de l'argent, et accommode , comme il peut , les affaires désar
gréables qu'attire au prince son peu d'ordre et d'économie . Il est să
dieux au comte de Lille , que son frère n'a pas cru pouvoir se' disFLOREAL
AN XII. 283
penser de lui ôter toute influence politique . Il s'est d'ailleurs répandu
parmi les émigrés que M. Dutheil s'arrangeait si bien , que l'on
arrêtait en France tout agent qui n'était pas employé par lui . Je ne
le connais pas autrement , et ne l'ai vu qu'une fois.
L'Évêque d'Arras.
Tout le monde dit que l'ex - comte d'Artois est las de l'évêque
d'Arras : ce qu'il y a de sûr , c'est qu'il ne déplaît qu'à son fils . Irend
au père des services qui ont toujours attaché singulièrement les
princes ; c'est lui qui se charge d'être le conseiller Bonneau, Des
officiers chouans ont offert publiquement à Londres d'établir, par des
preuves positives , que M. l'évêque était un M..... C'est leur expression
propre. C'est un homine dur , emporté et insolent envers ceux
dont il ne croit pas avoir besoin. Sa politesse avec les autres lui donne
un air forcé et une contenance embarrassée , qui frappent au premier
coup d'oeil . Il ne rêve que plans de contre-révolution . Le général
Villot le berce tous les jours d'es espérances qu'il fonde sur ses correspondances
dans l'intérieur ; mais l'évêque s'étant aperçu que toutes
les lettres que le général reçoit de Paris finissent par deinander de
l'argent pour le comité royal , a beaucoup rabattu de la confiance
qu'il lui avait accordée d'abord . Il lui a un jour signifié , devant
moi , que le roi n'entendait pas que l'on employât l'argent des Anglais
en manoeuvres à Paris , parce qu'il s'était réservé le travail de cette
ville. Malgré cela , il voulait que je le tinsse au courant de toutes
les opérations que je lui disais méditer dans la capitale ; mais comme
je n'en pouvais rien tirer qué de relatif à ses propres projets , et que
la curiosité de ce prêtre m'ennuyait , j'ai refusé de me rendre à sa
dernière invitation . Ce refus scandalisant tous les serviteurs du
prince , j'ai dit que c'était la mauvaise réputation de l'évêque qui
m'en avait dégoûté. Il a parmi les émigrés beaucoup d'ennemis ; et
c'est ma rupture qui m'a valu de l'un d'eux une lettre de recommnandation
pour le prétendant.
M. Bertrand de Molleville.
Cet ancien ministre du roi est un des hommes les plus puls que
j'aie jamais connus dans la classe des hommes d'état ; mais il est
avide et avare : l'idée de toucher de l'argent imprime sur son visage ,
qui d'ailleurs serait assez dur , un coloris de bonheur et de satisfac;
tion qui ne lui permet pas de ne pas s'épanouir en votre présencel'idée
d'en donner lui fait froncer le sourcil d'une manière très -comi
que. Il est généralement méprisé de tous les partis et ne voit
presque personne . Il a de l'argent placé à la banque de Londres , et
' est acheté une maison dans cette ville : il fait avec cela le misérable
Les membres du conseil -général de la Haute - Loire
284 MERCURE DE FRANCE ,
s'expriment ainsi dans une adresse au premier consul ?
« Vous avez fixé le bonheur des Français; vous acheverez
» votre ouvrage en imprimant au gouvernement une sta
nbilité immuable , qui puisse écarter à jamais des pré-
>> tentions repoussées par la nation. >>
( Journal de Paris. )
-Le Répertoire , journal commercial , politique et littéraire
, qui s'imprimait à Rouen , a été supprimé par
ordre du préfet , pour avoir publié des réflexions sur la
mort de Pichegru .
- Les visites faites au Havre , le 27 germinal , n'ont
produit d'autre découverte que celle d un aventurier sans
nom et sans patrie. On s'est contenté de le traiter cn prisonnier
de guerre . (Journal de Paris ) .
Le roman d'Atala ( 1 ) , par M. de Châteaubriant
vient d'être traduit en hongrois. Ou a imprimé la traduction
avec l'original à Presbourg. Peu d'ouvrages , depuis
trente ans , ont eu un succès aussi brillant et aussi soutenu
que ceux de cet auteur."
-Une affaire de la plus haute importance vient d'être
jugée par la commission militaire extraordinaire assemblée
aux Sables - d'Olonne. Il était question de statuer sur
le sort d'un grand nombre de propriétaires et de cultivateurs
honnêtes , accusés d'avoir favorisé un débarquement
d'espions anglais sur lescôtes de la Vendée , dans le
courant du mois de frimaire dernier. La commission mili→
taire a déclaré , par son jugement du 17 germinal dernier ,
qu'il n'était pas constant qu'il y ait eu un débarquement
d'espions anglais , ni que lesdits espions aient existé dans
aucun lieu du département de la Vendée , à l'époque cidessus.
Elle a déchargé , les prévenus de l'accusation de
haute-trahison portée contre eux , et ordonné leur mise
en liberté. Pierre Front , l'un des dénonciateurs , a été
condamné à être transféré et détenu à Luxembourg , aux
frais de la procédure , et à l'affiche du jugement par forme
de réparation envers le gouvernement. René Merlet ,
qui avoit dénoncé ce prétendu débarquement à divers
fonctionnaires publics , a été condamné à 1800 fr. de
dommages et intérêts par forme de réparation civile envers
les accusés .
A
(1 ) Vol. in- 18. Prix : 1 fr. 50 cent. , et 1 fr. ' So cent . par la poste.
A Paris , chez Migueret et le Normant.
(No. CXLIX . ) 15 FLOREAL an 12 .
( Samedi 5 Mai 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTERATURE.
POÉSI E.
5.
LES NOUVEAUX GAMA S.
CETTE pièce est une traduction d'une ode
portugaise de Filinto Elisio. Elle a été composée
à l'occasion d'une ascension aérostatique de
M. Charles , en 1783. Son auteur est un des littérateurs
les plus distingués dont le Portugal puisse
s'honorer aujourd'hui . Forcé de quitter sa patrie ,
pour quelque démêlé avec le Saint Office , il s'est
réfugié à Paris , où , depuis vingt- cinq ans , il vit
tout-à-fait ignoré. C'est dans son exil que ce
moderne Ovide a composé la majeure partie de
ses vers. Ceux qu'on va lire ne peuvent que donner
l'idée la plus avantageuse de la littérature portugaise
et du Parnasse lusitanien , si peu connus en
T
286 MERCURE DE FRANCE ;
France , et si dignes de l'être . Cependant la traduction
, quelque brillante qu'elle nous paraisse ,
n'égale pas tout-à-fait l'original , dit M. Sané, qui
nous a envoyé l'une et l'autre , et fourni cette
notice sur le poète portugais , en nous laissant ,
probablement par modestie , ignorer le nom du
traducteur.
NOTA. Nous ne connaissons pas davantage , ou
nous connaissons encore moins , l'auteur de l'élégante
traduction de Céix et d'Alcioné , que plusieurs
abonnés nous demandent.
C'EST ainsi que jadis , d'un vol audacieux ,
Dédale osa franchir l'immensité des cieux ;
Et que , planant soudain au -dessus des nuages ,
A ses pieds orgueilleux il foula les orages ,
De l'empire des airs il traça le chemin ;
Mais dans les noirs replis d'un vaste souterrain ,
La nature , en courroux contre ce téméraire ,
Enferma son secret et sa prudence austère :
Contre un desir fatal voulant nous prémunir ,
En déroba l'entrée aux races à venir ,
Et les enveloppa d'un voile de ténèbres .
Mortels ambitieux ! pour que vos noms célèbres
Passent de siècle en siècle à vos derniers neveux,
Que ne surmontez- vous ? Quel précipice affreux
A vos bouillans desirs peut servir de barrière ?
Les héros , emportés par leur fureur guerrière ,
D'un regard intrépide , en volant à l'honneur ,
Ont fixé du trépas le glaive destructeur ;
Ils ont , d'un fer sanglant dirigeant la victoire,
De leurs noms redoutés éternisé la gloire .
FLOREAL AN XII.
287
De l'austère vertu , d'autres suivant les lois ,
Ont de la calomnie étouffé les cent voix ,
Et , sans craindre l'effet de sa dent venimeuse ,
D'un pied hardi foulé sa tête insidieuse .
Méprisant les fureurs du perfide élément ,
L'homme avait asservi l'empire du trident.
Emporté vers les lieux où le jour vient éclore ,
Il avait salué le berceau de l'aurore ,
Et , l'astrolabe en main , le pied sur les glaçons ,
Parcouru des autans les sauvages prisons ;
Sur un mobile pin , faible jouet de l'onde ,
Des mortels inquiets , aux limites du monde
Avaient déjà porté le ravage et la mort ,
Et s'étaient confiés aux caprices du sort ,
Dans des climats lointains où l'oeil découvre à peine
De quelqu'être vivant une trace incertaine.
La terre avait senti leur sacrilège main ,
Mesurer ses hauteurs et déchirer son sein.
Toi qui , dans Lipari , tenais le rang suprême ,
Indomptable Vulcain , tu fus contraint toi - même
De fléchir sous la main d'un habile artisan .
Dans un étroit fourneau , resserré , mugissant ,
Tu te vis obligé de forger le tonnerre ,
Pour en armer les bras de ces dieux de la terre ,
Qui , dans les murs d'acier des bataillons pressés ,
Et les débris sanglans des palais renversés ,
Se font jour , et près d'eux font marcher le carnage .
Bientôt on vit dans l'air suivre une règle sage ,
A ces corps dégagés , ces globes radieux ,
Qui jusque-là semblaient être errans dans les cieux.
La foudre en vains éclats consumant sa puissance ,
A nos fers aimantés soumit sa résistance .
Du vaste dieu des vents les fluides états
Résistaient glorieux à nos vains attentats :
Ce dieu gouvernait seul ses transparens domaines ;
Des fiers enfans du Nord les sifflantes haleines ,
Effrayaient de Japet les fils aventuriers.
288 MERCURE DE FRANCE ;
>
Cet Océan fameux , dont les flots meurtriers
Virent tomber jadis le téméraire Icare ,
A leurs projets hardis ouvraient un gouffre avare.
Pour dompter leurs desirs sans cesse renaissans
La nature toujours prit des soins impuissans ,
Des champs aériens peupla les vastes plaines ,
De soucis dévorans et de chutes certaines ,
Leur fit voir des rochers les sommets décharnés.
Leur trépas instruisant les peuples consternés . . . .
Mais rien ne les retient , et , rompant les barrières ,
De ces lieux interdits , à leurs yeux téméraires ,
En arrachent soudain les secrets dangereux ,
Un globe , tel que ceux qui roulent dans les cieux,
Gonfle ses vastes flancs d'une vapeur légère ,
Monte avec son auteur , et plane sur la terre .
Moi même je l'ai vu , d'un air majestueux ,
A son ordre docile , étonnant tous les yeux ,
S'élever dans les airs , et, voguant avec grace ,
Laisser loin après lui l'empreinte de sa trace.
C'est alors qu'emporté sur son char glorieux ,
Ce génie alla prendre un rang parmi les dieux ;
Puis en astre nouveau , loin de nos yeux profanes ,
Décrire son orbite aux plaines diaphanes.
Tel un beau soir d'été , du monarque des cieux ,
L'astre resplendissant se soustrait à nos yeux ,
Et , marchant entouré de ses gardes fidelles ,
Trace d'un pôle à l'autre un sillon d'étincelles .
ROMAN C E
A seize ans j'ignorais encore
Le pouvoir de ce dieu trompeur
Qu'à Gnide , à Paphos on adore ,
Et qui règne au fond de mon coeur.
Les maux où le méchant nous plonge
Etaient maux inconnus pour moi ;
J'aurais pu dire sans mensonge :
L'amour est un je ne sais quoi .
FLOREAL AN XII.
289
?
Mais ce temps heureux de ma vie ,
Hélas ! passa comme une fleur .
Bientôt , dans un jour de folie ,
Au bal , l'Amour fut mon vainqueur.
Ma main toucha la main de celle
Dont je devais subir la loi ,
Et mon coeur aussitôt , près d'elle ,
Sentit un doux je ne sais quoi .
C'était un regard vif et tendre ,
Un souris doux , plein de candeur
Un air auquel il faut se rendre ;
C'était un organe enchanteur.
Ses yeux peignaient la modestie ;
Attrait toujours puissant sur moi....
Enfin , d'une femme jolie ,
Elle avait ce je ne sais quoi.
Dès-lors Amour sut dans mon ame
Glisser un charme séducteur.
D'abord de sa trompeuse flamme
Je ne sentis que la douceur ;
Je me félicitais moi-même
De m'être rangé sous sa loi ;
J'étais , en voyant ce que j'aime ,
Heureux par un je ne sais quoi .
Bientôt mon amour fut extrême.
Le dieu me fit alors sentir
Le besoin d'être aimé moi- même.
A ma pensée il vint offrir
Le bonheur d'un couple fidèle
Qui , de son coeur suivant la loi ,
Brûle d'une ardeur mutuelle ,
Et sent même je ne sais quoi.
Mais une entière indifférence
Fut le prix de mes tendres feux.
Je vis alors mon imprudence ;
Je vis qu'Amour est dangereux:
3
290 MERCURE DE FRANCE ,
C'est en vain que ma voix l'implore ,
L'enfant cruel se rit de moi ;
Je ne puis , à ce que j'adore ,
Inspirer ce je ne sais quoi .
Le poison de la jalousie
Depuis ce temps vient m'agiter .
Chaque instant de ma triste vie
A mon tourment vient ajouter.
Je crains , dans le fond de mon ame
Qu'un rival , plus heureux que moi ,
Ne fasse à celle qui m'enflamme
Sentir ce doux je ne sais quoi .
En vain la raison me rappelle ;
En vain je veux ne plus aimer ;
En vain je fuis cette cruelle :
L'Amour a trop su m'enflammer.
Oui , toujours , d'une ardeur nouvelle
Mon coeur brûlera malgré moi ;
Toujours je souffrirai, près d'elle,
De ce fatal je ne sais quoi .
Par M. E. P.
A GLYCÈRE.
IMITATION DE TIBULL EX
NoN, je n'aurai jamais d'autre amante que toi ;
C'est un voeu que j'ai fait en te donnant ma foi ,
Et Tibulle à ce voeu ne peut être infidèle.
Comment , Glycère , abjurer mon ardeur ?
Seule dans l'univers tu captivas mon coeur ;
Seule à mes yeux tu seras toujours belle .
Eh ! puisses-tu ne l'être qu'à mes yeux ,
Et déplaire au reste du monde ! ....
Sous tes lois je vivrais heureux ,
Mes jours s'écouleraient dans une paix profonde
Ai-je besoin de faire des jaloux ?
Fuyons cette gloire commune.
FLOREAL AN XII. 291
Le sage se dérobe à la foule importune ,
Et jouit en secret des plaisirs les plus doux.
Les plus affreux déserts , ô ma tendre Glycère !
Si tu les habitais , me paraîtraient charmans .
Satisfait de t'aimer , ne songeant qu'à te plaire ,
J'oublîrais avec toi jusqu'au nom des vivans .
N'es-tu pas mon soutien , ma lumière , ma vie ?
Charme de mes ennuis , compagne de mes pas ,
Quand les Dieux m'enverraient une nouvelle amie ,
Tibulle de leur main ne l'accepterait pas .
J'en atteste Junon , notre auguste déesse ……..
Mais que fais -je ? insensé ! .... Téméraire serment ! ....
N'abuseras-tu point de ma folle tendresse ?
Hélas ! de mes tourmens tu vas jouir sans cesse ;
Tu vas me désoler , cruelle ! impunément .
Eh bien ! ta volonté sera ma loi suprême.
Tout entier à celle que j'aime ,
Je saurai te complaire en tes moindres desirs ;
Mais j'irai porter mes soupirs
'Aux autels de Vénus , dont le feu me dévore :
Songe qu'elle punit la coupable beauté ,
Et qu'elle accueille avec bonté
L'amant malheureux qui l'implore .
FÉLIX DE SAINT - GENIKZ.
LE CONSEIL ÉQUIVO QUE.
CONTE.
LISE, dans un concert , sans voix , faible chanteuse ,
Entreprit un grand air , ne put l'exécuter :
« En vérité j'en suis honteuse ,
>> Je l'ai chanté dix fois sans hésiter . »
Puis d'un ton enfantin , jouant de la prunelle ,
ADamon , qui se trouvait là ,
Je vais le prendre en mi , dit- elle .
Enmi, mon adorable ! oh ! non restez-en là .
LAGACHE ( d'Amiens) .
292
MERCURE DE FRANCE,
ENIGM E.
EN politique ,
Comme en physique,
Je jouis d'un égal crédit .
Aux états Germaniques ,
Ainsi qu'aux Helvétiques ,
Quand on parle de moi , l'on croit avoir tout dit.
Dans la thérapeutique ,
Avec mon spécifique ,
Un adroit médecin conserve son crédit.
LOGO GRIPHE.
MON tout chaque jour fait conquête
Et triomphe de la raison ;
On le voit dans une prison
En ôtant son coeur et sa tête ;
Mais il soulage le malheur
En donnant sa queue et son coeur.
7
CHARADE.
De dieu d'Amour à qui vous êtes chère ,
Jeune Thaïs , vous avez mon dernier.
Le temps , qui fuit d'une course légère ,
Un jour , hélas ! vous rendra mon premier :
Mais vous ne serez pas , dans un coin solitaire ,
Triste , oubliée et seule , ainsi que mon entier.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Nef ( navire ) ,
Nef(partie d'une église ) .
Celui du Logogriphe est Digue , où l'on trouve Guide.
Celui de la Charade est Bon-jour.
FLOREAL AN XII. 293
Paradise Lost; nouvelle édition , faisant partie de
la Collection des classiques anglais qui paraît
chez Théoph. Barrois et le Normant. Deux vol .
in- 12. Prix : 3 fr. et 4 fr. par la poste.
( Troisième extrait. Voyez le n° . CXLV. )
DANS
ANS la partie des descriptions , Milton n'est
inférieur à aucun de ses rivaux. En général , c'est
la partie brillante des poètes anglais , aussi bien
que des allemands ; mais il faut avouer qu'ils y
mettent plus de richesse que d'art , et plus de
fécondité que de goût.
La description du jardin d'Eden est célèbre . Cependant
M. de Châteaubriand n'en est pas satisfait ;
il la trouve même assez vague et assez commune.
Son autorité est sans doute considérable en cette
matière ; car il a porté très -loin le goût de la poésie.
descriptive , et personne n'a peint les beautés de la
nature avec une plus grande force de sentiment ,
et , si on peut le dire , avec une plus grande profondeur
d'imagination . Mais aussi c'est là un genre
de richesses dont on abuse bien aisément , et qui
se tourne en luxe et en superfluités . Ils ne faut pas
prendre cet abus pour un nouveau genre descriptif:
c'est une prévention qu'a répandue parmi nous
le goût dominant de la littérature anglaise et germanique.
Ons'extasie sur des tableaux d'une nature
mesquine et puérile , où le bourdonnement d'un
insecte et le mouvement d'une touffe d'herbe se
trouvent décrits avec la plus minutieuse exactitude ,
comme avec la plus froide élégance . Un homme
qui n'a que de l'imagination , ne voit dans la nature
que les objets qui frappent les sens ; il recherehe
curieusement toutes les formes de la matière ,
294 MERCURE DE FRANCE;
et s'épuise à les peindre . Il est comme un enfant ,
qui , entrant dans une maison , s'occupe de la richesse
des meubles , plus que du maître qui l'y
reçoit.
On retrouve encore ici cette loi des convenances
que nous avons reconnué pour être le fondement
du goût , et qui n'est pas moins celui de la politesse
. C'est cette loi qui règle la juste mesure qu'on
doit garder dans la poésie descriptive. Un poète
qui a de l'ame , ne va pas orner tellement le lieu
de la scène , qu'il détourne votre attention des
personnages. C'est ainsi que l'Ecriture , modèle de
goût autant que de raison , peint avec force et simplicité
les principales décorations de l'univers ; mais
comme ces embellissemens n'y ont pas été mis pour
enchanter nos regards , elle ne s'y arrête point : le plus
souvent , un trait lui suffit pour les décrire magnifiquement
; et ce trait , elle l'emploie à ouvrir dans
l'ame une source d'admiration , de reconnaissance
et d'amour. C'est là , c'est dans ce fonds inépuisable
, qu'il convient à la poésie de faire paraître
sa fécondité .
M. de Châteaubriand veut qu'on ne fasse usage
dans les descriptions , que des couleurs de la nature
, et qu'on rejette toutes les fausses peintures
de la Fable. Rien ne me parait d'un meilleur goût .
On est vraiment choqué de trouver , dans le Paradis
perdu , un mélange grotesque de fable et de vérité
, de sacré et de profane ; de voir , par exemple ,
dans le jardin d'Eden , Pan qui danse avec les
Graces , et d'entendre comparer Adam et Eve à
Jupiter et à Junon . C'est une fantaisie qui ressemble
à celle de ce peintre hollandais qui plaçait
le portrait de son singe dans ses tableaux , sans
s'embarrasser si cela convenait au sujet. Ce mauvais
goût de Milton a été contagieux pour son traducteur
, M. Dupré de Saint- Maur , qui , bieņ
FLOREAL AN XII. 295
1
qu'homme d'esprit , n'a pas senti qu'il était ridicule
de mêler à la Genèse , les rêveries des poètes
grecs , et de qualifier , comme il fait , d'épouse du
vieux Titon , la première aurore de l'univers.
Combien il y a loin de ces fausses images de la
Mythologie, aux peintures vraies et naturelles que
Milton a tirées de la Bible ! Ce sont , sans contredit
, les beautés les plus agréables de son poëme ;
mais ce sont encore celles où il paraît un véritable
caractère d'originalité , et non - seulement dans le
genre sublime , dont tout le poëme étincelle , mais
même dans le genre gracieux , où j'ose dire que
rien ne l'égale . Je n'en citerai pour exemple que le
petit tableau qui commence le cinquième livre
et qui peut donner quelque idée de cette poésie à
laquelle M. de Voltaire avouait lui - même qu'il
n'y avait rien de comparable .
La langue anglaise est aussi aujourd'hui si répandue
, qu'on ne trouvera pas mauvais que je rapporte
l'original , dont les graces paraîtront sans
doute bien affaiblies dans la traduction .
... Adam wak'd , so custom'd , for his sleep
Was airy light from pure digestion bred ,
And temp'rate vapours bland , which th' only sound
Of leaves and fuming rills , Aurora's fan ,
Lightly dispers'd and the shrill matin song
Of birds on every bough ; so much the more
His wonder was to find unwaken'd Eve
With tresses discompos'd , and glowing cheek ,
As through unquiet rest : he on his side
Leaning half rais'd , with looks of cordial love ,
Hung over her enamour'd , and beheld
Beauty , which whether waking or asleep ,
Shot forth peculiar graces ; then , with voice
Mild as when Zephyrus on Flora breathes ,
Her hand soft touching , whisper'd thus. Awake ,
My fairest , my espous'd , my latest found
Heav'n's last best gift , my ever new delight ,
Awake ; the morning shines , and the fresh field
•
296 MERCURE DE FRANCE ;
Calls us ; we lose the prime , to mark how spring
Our tender plants , how blows the citron grove ,
What drops the myrrh , and what the balmy reed ,
How nature paints her colours , how the bee
Sits on the bloom extracting liquid sweet :
Adam s'éveilla : son sommeil tranquille , fruit de
» de la tempérance , étoit doucement interrompu
» par le chant du matin , par le murmure des ruis-
» seaux et des feuilles que l'aurore agite en se le-
> vant ; mais il fut bien surpris. Eve dormoit en-
» core le désordre de ses cheveux et le feu de
» ses joues marquoient l'agitation de son esprit. Il
» se leva sur le coude , et , penché sur elle , il s'at-
>> tendrit en voyant les graces touchantes qui étaient
» peintes sur sa figure . Après l'avoir considérée
» quelque temps , il lui toucha la main , et , d'une
> voix aussi douce que le souffle du zéphyrquand
» il murmure entre les fleurs , il lui dit : Eveille-
» toi , ma belle , ma compagne , mon unique tré-
» sor ; chère Eve , toi qui fais le charme de ma
» vie , éveille - toi ; l'aurore allume le flambeau de
» la lumière , et la fraîcheur des champs nous ap-
» pelle . Nous perdons les plus belles heures de la
» journée. Voici le doux moment que la fleur
> des citronniers s'épanouit ; la myrrhe exhale ses
» parfums les plus suaves allons observer le mélange
gracieux que la nature fait de ses couleurs.
» L'abeille se repose déjà sur les fleurs , pour en
>> extraire ses trésors liquides.
»
>>
Toute cette peinture n'est , comme on voit , qu'une
imitation d'un passage du Cantique des Cantiques.
Surge , propera, amica mea... formosa mea, et
veni.....flores apparuerunt in terra nostra , etc.
.....
Je voudrois savoir pourquoi ces simples accens
du cantique ont mille fois plus de charme que la
poésie ia plus ornée , et pourquoi les hommes qui
sentent tout le mérite de cette simplicité n'y peuFLOREAL
AN XII.
297
vent ou n'y veulent jamais atteindre. N'est-ce pas
qu'il y a une vérité et une candeur de style dont
cette simplicité fait le caractère , et que les hommes
ne sauroient imiter parfaitement , parce qu'il reste
toujours en eux un fonds d'amour- propre , c'est-àdire
quelque chose de faux , qui se décèle par les
ornemens même dont il se couvre ?
Après le discours d'Adam, Eve se réveille , et lui,
raconte le songe qui l'a troublée . Ce songe fait
pressentir la catastrophe, et jette un voile de tristesse
sur tout le reste du poëme. Ceux qui aiment
les beautés mélancoliques ont lieu d'être satisfaits
de ce coup de théâtre ; mais les personnes qui ne
s'attachent qu'à la bonne fortune , et qui veulent
absolument que le héros d'un poëme épique soit
heureux , ne trouveront , dans les six derniers chants
du Paradis perdu , qu'une perspective désolante ,
et une lecture qui serre le coeur.
Cependant le dénouement est éloigné par des
épisodes très-brillans et très-bien amenés. Dieu
envoie Raphaël pour avertir l'homme de se tenir
sur ses gardes , parce qu'il a un ennemi qui médite
sa perte. Il était naturel qu'Adam s'informât de la
nature de cet ennemi , de l'origine et des motifs de
sa haine , et de l'objet de ses desseins . C'est ce que
l'ambassadeur céleste lui explique par le récit de
tout ce qui s'est passé avant la création . Cet épisode
a son fondement dans l'Apocalypse .
Milton a profité de quelques mots du douzième
chapitre ( vers. 10 ) , pour motiver ingénieusement
la révolte de Satan , et le plan est conduit avec beaucoup
d'art. M. de Voltaire se contente de dire de
cet épisode , que le sublime y est trop noyé dans
L'extravagant. Mais cette critique est aussi trop
visiblement dépourvue de probité et d'examen. On
trouve , à la vérité , quelques traits de mauvais
goût et des invraisemblances , dans la descrip298
MERCURE DE FRANCE ;
"
tion du combat ; mais outre que le sublime
y éclate de tous côtés , ce n'est pas là le seul
mérite de cet épisode . Je sais que M. de La Harpe
a voulu prouver que l'épisode en lui-même est absurde
. Il répète , après M. de Voltaire , une objection
qui paraît foudroyante , mais qui n'est qu'une
vérité mal conçue et mal appliquée . Quoi ! disent
ces grands critiques , Dieu veut détruire ses ennemis
, et il faut que ses anges prennent la peine de
combattre ; et non-seulement on lui résiste , mais
la victoire paraît disputée ! il ordonne , et il n'est
pas obéi ! Cela paraît à ces messieurs le comble du
ridicule . Il n'y a pourtant rien de plus naturel ni
de plus conforme à l'ordre établi ; car , qui ne voit
que si Dieu voulait étendre son bras et faire agir sa
puissance dans tous les événemens , non-seulement
toute liberté serait ôtée aux agens qu'il lui a plu de
créer , leur existence même deviendrait inutile ?
dès qu'il les a formés pour agir , il doit donc laisser
quelque chose à leur ministère , et à l'exercice
libre de leurs forces. Or , c'est ce qui paraît dans
l'épisode de Milton , et l'événement contrarie si
pen les ordres de Dieu , que lorsqu'il commande
à ses anges d'aller combattre , il est manifeste qu'il
prévoit de la résistance , non qu'il ne puisse l'empêcher
, mais parce qu'il lui plaît d'y laisser un
fibre cours , afin d'honorer par un combat le zèle
et la foi de ses serviteurs.
Observons en passant , que ceci est une image
du gouvernement de la Providence , dans le cours
des choses humaines . Dieu veut l'ordre ; il le commande
par ses lois. Mais parce que l'homme est
libre de ne les pas suivre , le désordre règne sur la
terre. Ses serviteurs sont envoyés pour défendre la
justice , et ils meurent à la peine . Ils sont venus
pour combattre , et non pour triompher. C'est ici
un champ de bataille où le crime victorieux
FLOREAL AN XII.
299
foule aux pieds la vertu et insulte à ses malheurs ;
et de faibles adorateurs de la Providence se troublent
et se déconcertent , parce qu'ils voient l'injuste
s'élever et fleurir un moment. Et par où
donc les hommes apprendraient- ils que les triomphes,
les empires et les richesses sont indignes d'exciter
leur ambition , si le grand monarque ne lcs
donnait pas à ses ennemis même comme des choses
de nul prix ? Je l'avoue , on a peine à se retenir ,
et à se défendre de mépriser ouvertement tout ce
qui n'est pas cette philosophie.
7
Mais on ne peut ni dédaigner ni excuser l'opinion
que M. de La Harpe a exprimée sur le Paradis
perdu et sur son auteur : « Je suis loin , dit-
» il , de regarder Milton comme un homme à
» mettre à côté d'un Homère , d'un Virgile ,
» d'un Tasse ; je le regarde comme un génie brut
» et hardi , qui a osé embrasser un plan extraor-
» dinaire , et qui , dans un sujet bizarre , a semé
>> des traits d'une sombre énergie , des idées
» sublimes , et quelques morceaux d'un naturel
» heureux. . . . . Les longues harangues , les lon-
>> gues conversations , les longs récits , les froids
» épisodes ; tous ces défauts , joints à celui du
» sujet , font pour moi , du Paradis perdu , un'
>> ouvrage très-peu intéressant. » Ce jugement
d'un écrivain si considéré , et si digne de l'être ,
justifiera , je l'espère , la longueur de mes remarques
sur ce poëme je ne fais point d'apologie
je ne dissimule ni les taches ni les beautés , je
tâche de marquer la source des uns et des autres ;
mais on me pardonnera de m'étendre avec plus
de plaisir sur le bien que sur le mal .
Bien des lecteurs trouvent que les derniers
chants languissent , et que le style même en est
affaibli . Il est vrai qu'on y remarque moins de ces
efforts brillans d'invention et de poésie , parce que
300 MERCURE
DE FRANCE
,
»
l'auteur y est moins maître de son sujet , et qu'ar
rivant à la Genèse , il suit l'historien sacré presque
pas à pas.
Le grand tableau de la création remplit
tout le septième chant . Il ne pouvait que revêtir
d'une expression poétique le récit de Moïse . Toutes
les fois que l'imagination
humaine a voulu ajouter
à la simplicité magnifique de l'Ecriture , elle
s'est trouvée faible. On n'a pas goûté l'invention de
ce compas que Milton fait prendre à l'Eternel
décrire le tour de l'univers. «<<< Il appuya , ditpour
il , un pied de ce compas dans le centre , et
>> tourna l'autre en rond au travers de la vaste pro-
» fondeur des ténèbres , et dit : Monde , étends→
>> toi jusque-là ; ici , borne- toi ; que ce soit là
» ta circonférence
. » C'est tout ce que l'homme
peut imaginer de lui -même. Il fait exécuter une
grande action par de petits moyens. Il prête à Dieu ses instrumens , les signes de sa faiblesse .
Mais le Dieu de l'Ecriture fait tout d'une parole ;
et la toute-puissance de cette parole , qui tire
l'univers du néant , s'y trouve représentée
sous
un tour d'expression
si impérieux et si divin
qu'il peint tout à- la- fois la souveraineté
du commandement
, la grandeur de l'ouvrage , et la
promptitude
de l'exécution : Fiat lux , etfacta est.
Voilà ce qui remplissait Longin d'admiration
,
tout païen qu'il était , et ce que des philosophes
pleins d'une ignorance présomptueuse
osaient mé
priser , au milieu des lumières du christianisme
.
CH . D.
Miss
FLOREAL AN XII.
Miss Rose Summers , ou les Dangers de l'imprévoyance.
Quatre vol . in- 12 . Prix : 8 fr . , et 10 fr. par la poste,
A Paris , chez Dufour , libraire , rue des Mathurins ;
et chez le Normant, imprimeur- libraire , rue des Prêtres
Saint-Germain - l'Auxerrois , n°. 42.
.
LES personnages sont toujours trop multipliés dans la
plupart des romans anglais. Il faut d'abord les passer en
revue , avant de rien comprendre à l'ouvrage ; le lecteur
ressemble à un étranger qui est présenté pour la première
fois dans une société nombreuse , où il ne connaît personne
; il faut qu'il fasse connaissance avec tout le monde
avant de prendre intérêt à quelqu'un telles sont les
réflexions que m'ont fait naître les premières pages du
roman intitulé Rose Summers. Les personnages y sont
accumulés , la société y est fort nombreuse ; je ne connaissais
d'abord personne ; à la moitié du volume , j'en étais
encore aux complimens ; mais enfin , l'intimité s'est établie
; les personnages , mieux connus , m'ont intéressé , et
j'ai eu un grand desir de savoir leur histoire.
Je vais essayer d'en donner une légère idée. Miss Rose
Summers est une jeune orpheline que sa mère a confiée ,
en mourant , aux soins de son amie , madame Fitz-
Osborne . Madame Fitz -Osborne l'a élevée sous ses yeux
dans le voisinage de Dublin , et elle la destine , dans le
secret de son coeur , à son jeune fils Hector . Le mari de
madame Fitz -Osborne , qui est le plus avare , le plus
ambitieux et le plus intraitable des Irlandais , a d'autres
vues pour sa noble progéniture ; il veut d'abord débarrasser
sa maison de la présence de l'orpheline ; il la propose à un
vieil homme de loi , qui est refusé ; la haine de M. Fitz302
MERCURE DE FRANCE ,
Osborne s'accroît de ce refus inattendu ; il persécuté la
pauvre orpheline , et le vieil avocat. le seconde de toutes
les ruses et de toutes les noirceurs de son méter . Miss
Rose Suminers , persécutée et devenue un sujet de trouble
dans la famille de ses protecteurs , conçoit le dessein im--
prudent de prendre la fuite , et de se retirer dans le pays
de Galles , avec un vieux jardinier qu'elle doit faire passer
pour son père : ce projet est exécuté , elle est bientôt
établie dans une chaumière avec le bon et fidèle Austin .
Elle y retrouve le repos et le bonheur ; mais cet état n'est
pas de longue durée ; la beauté de miss Summers lui attire
des dorateurs , et parmi ces adorateurs , il s'en trouve
qui sont de la meilleure foi du monde , et ce sont ceux- là
même qu'elle dédaigne. Un vieux baronnet lui offre sa
fortune et sa main ; il est refusé inhumainement , au grand
scandale du bon Austin qui savait que , malgré son travail
, l'argent allait bientôt manquer. Le vieux jardinier ne
s'imaginait pas comment on perdait l'occasion de devenir
riche , et de quitter pour un château , une chaumière oùl'on
était menacé de mourir de faim : « Observez, disait -il ,
à sa jeune maîtresse , qu'il y a beaucoup de chenilles sur
les buissons , ce qui dénote une mauvaise récolte ; je
crains que le jardin n'aille fort mal ; votre meilleure génisse
n'aura point de veau cette année ; la vieille truie du
fermier Hugues a mangé six petits canards , et notre
pauvre petit bouriquet boite du pied de derrière..... »
Miss Summers repousse toutes ces considérations ; les
sermens d'un jeune lord avaient été plus persuasifs que les
guinées du vieux baronnet , appuyées des remontrances
d'Austin. Cependant ce jeune lord n'a que les vues d'un sé .
ducteur : il doit épouser 'une riche héritière de Londres
et il est attendu pour l'accomplissement de sa haute destinée;
il ne reste dans le pays de Galles que pour exécuter
?
FLOREAL A N XII. 303
.
ses projets de séduction . Ses parens craignent qu'il n'épouse
la fille d'un jardinier ; et comme ils se trouvent
assez riches pour se mettre au- dessus des lois , ils font enlever
miss Summers et la font conduire dans un vieux
château des montagnes.
J'avoue que ce château m'a d'abord fait trembler pour
la vraisemblance et l'intérêt du roman : il est situé sur
des torrens et des précipices ; on n'y trouve que des ruines
et une noire solitude ; je me suis ressouvenu du château
d'Udolphe , mais je me suis bientôt rassuré . L'auteur n'a
point blessé la vraisemblance , et la situation de l'orpheline
dans le vieux château n'a rien que de naturel : son gardien
, homme généreux , est touché de sa beauté et surtout
de son innocence ; il la rend à la liberté ; elle revient
en Irlande , auprès de ses protecteurs , et elle épouse le
jeune Hector Fitz -Osbonne . Les scènes qui amènent ce
dénoument sont du plus vif intérêt.
Il est facile de saisir le but moral de ce roman : l'auteur
a voulu faire sentir aux jeunes gens combien il est
dangereux, même avec des intentions pures , de suivre les
impulsions de son coeur , et de résister aux conseils de
l'expérience . Cette morale est plus utile que jamais , ct les
personnes les plus sévères ne pourront refaser leur approbation
à un roman dont le but est de guérir la jeunesse des
idées romanesques .
Le traducteur a fait un heureux choix , et sa traduction
est écrite avec beaucoup de goût et de discernement. Il a
ôté à son auteur beaucoup de digressions inutiles , il lui
a prêté beaucoup d'idées heureuses : ce n'est pas assez ,
a dit quelqu'un , de tirer un ouvrage d'une langue étrangère
, il faut encore l'introduire dans la nôtre , et c'est ce
qu'a fait l'élégant traducteur de Miss Rose Summers .
Pour donner une id e de la manière de l'auteur anglais
304
MERCURE
DE FRANCE
,
-
et du style de la traduction , nous allons citer un fragment.
Mistriss Summers venait de perdre son mari ; son amie ,
Mathilde Fitz- Osborne , accourut pour la consoler ; elle
ne put cacher sa surprise en voyant une apparence de
caline , dans une maison où elle croyait trouver toutes
Jes marques du deuil et du désespoir : « Je puis m'expliquer
votre courage , dit- elle à son amie , car je connaîs
>> trop votre coeur pour le croire insensible . C'en est
» fait , répondit Emilie , l'affreuse deite est payée , la vic-
>> time est dans la tombe. Elle est pure et sans tache . Le
>> ciel l'a voulu , adorons ses décrets . Man calme vous
» étonne ! Mathilde croirait- elle donc qu'il y a des larmes
>> pour une semblable douleur ! Non , Mathilde , je ne pleure
» point ; mais ne me croyez pas une force qui est loin de
» moi ; depuis que je suis liée à Summers , les trobles , les
chagrins , les espérances trompées , les souffrances de
>> celui que nous avons aimé , ont rendu mon ame la proie
» de la douleur ; mon corps n'a pu la soutenir. La crainte
"
d'affliger et d'effrayer Summers me rendait habile à lui
> cacher mes maux ; j'allai même jusqu'à redouter la
» mo:t , quand il devait rester seul sur la terre , mais
je sens que bientôt elle va me rejoindre à lui . Mathilde ,
» voilà mon courage ; cessez de me plaindre et de vous
» étonner ...... L'ame de Summers ne m'a point quittée ;
» elle m'a regardée dans son vol ; c'est du haut des cieux
» que Summers m'appelle . Tandis qu'Emilie semblait déjà
» s'élancer vers le ciel , sa jeune enfant se saisit de sa
» main. Ce mouvement la fit tressaillir ; elle abaissa sur
» elle des regards caressans . Hélas ! oui , cet intérêt me
>> reste encore ; mais voilà mon amie , je lègu ma fille
son coeur. A cet accent de l'amitié , Mathilde s'empare
» de l'enfant : Fille de Summers et de mon Emilie , dépôt
cher et sacré , je te reçois ; viens te reposer sur mon
» coeur , à côté de mon fils . Dieu puissant que je prends
n à
FLOREAL ANXII. 305
» pour témoin et que j'implore ! je jure que l'honneur, les
>> vertus et le bonheur de ce fils ne me seront pas plus
» chers que les siens . Cette assurance rendit à l'ame
» d'Emilie un calme assez puissant pour se communiquer
» à celle de Mathilde ; et depuis ce moment , les larmes
» qu'elles purent encore verser ensemble avaient une
sorte de charme et de douceur . Deux mois s'écoulèrent,
pendant lesquels les secours de l'art ne purent guérir le
» coup mortel dont Emilie avait été frappée ; l'ardente et
» courageuse Mathilde ne voulut point la quitter un ins-
» tant ; les sentimens religieux de son amie , son inalté-
» rable sérénité , sa sublime résignation , lui apprirent à
» souffrir , et la rendirent plus digne et plus capable que
» jamais d'être la protectrice de la fille de Summers et
d'Emilie. Bientôt la mort vint dévorer sa victime ..... »
Ce morceau rappelle heureusement cette maxime vraie
de Sénèque , qui dit que les chagrins légers aiment
à se plaindre , et que les grandes douleurs sont silencieuses.
On ne trouve point ici d'exaltation , mais un
sentiment profond et vrai ; on peut faire de la sensibilité
avec un peu d'esprit , mais il faut sentir pour faire de
' pareils tableaux.
3 MICHAU D.
Suite des Souvenirs de Félicie.
Nous avons fait , hier , quatre réceptions de chevaliers
de l'ordre de la Persévérance . On passe au scrutin pour
êire reçu une boule noire suffit pour exclure ; cependant ,
.en comptant les femmes ainsi que les hommes ,
sommes maintenant quatre- vingt- un . On montre un grand
empressement pour être admis , quoique nous n'ayons mi
nous
1
3
306 MERCURE DE FRANCE,
"
bals , ni musique , ni festins. Les cérémonies des réceptions
sont amusantes ; on y fait des discours ; les meilleurs ,
jusqu'ici , ont été , parmi les hommes , ceux de MM. de
Lauzun , d'Osmond ( le jeune ) , d'Estaing , de G *****, et
de mon frère. Mesdames d'Harville , de Chastenay , de
Sabran et de Meulan , ont fait aussi des discours trèsagréables
. J'en pourrais citer d'autres encore . Chaque personne
est obligée de prendre une devise ; presque toutes
ces devises cont jolies ; il n'y a que celle de M. de S ****
qui ait paru d'une clarté trop parfaite : c'est un coeur sur
une main , avec ces mots : J'ai le coeur sur la main. Pour
moi , je l'aime beaucoup ; elle exprime une chose trèsestimable
et si rare ! et l'on n'est pas obligé de se creuser
la tête pour en deviner le sers et l'application . Nous ne
nous rassemblons que pour faire quelque lecture , toujours
courte , et pour proposer de bonnes actions à la
société , ou pour rendre compte de celles qu'on a été
chargé de faire du produit des quêtes.
On a souvent retiré de ces quêtes des sommes considérables
dont en a fait un fort bon usage. M. le duc ct
madame la duchesse de Chartres ont donné chacun , à la
quête , cinquante louis à leur réception ; à chaque quête
journalière , ils donnent quatre ou cinq louis , et quand on
propose une bonne oeuvre particulière , ils donnent l'un et
l'autre avec une extrême magnificence . M. de Lauzun
est aussi d'une grande générosité ; c'est chez lui que nous
nous assemblo
il a consacré une galerie à ces réunions ,
et il l'a fait décorer avec beaucoup de goût , de noblesse et
de galanterie pour les dames. Malgré la libéralité des
chevaliers et des dames , nous avons rarement des fonds
en réserve , parce qu'on les emploie presque toujours surle-
champ. Un jour , le vicomte de Crussol proposa un projet
bienfaisant pour lequel il fallait donner beaucoup d'argent;
mais le projet fut très- applaudi , et il allait passer à
FLOREAL AN XII. 307
la pluralité des voix , lorsque M. Séguin , notre trésorier ,
demanda la parole : « Je crois , dit -il , qu'avant tout , il
» faudrait s'informer de l'état de la caisse. » Eh bien ,
s'écria-t-on , que nous reste- t- il ? Six francs , répondit
M. Séguin.
Presque tous nos chevaliers viennent de partir pour
leurs régimens ; l'un d'eux , le comte de Rouffignac, me demanda
, la veille de son départ , de lui donner une écharpe
brodée par moi. Je lui rappelai que nos statuts ne nous
permettaient de la donner que pour une belle ou une
bonne action bien constatée. Le hasard l'a bien servi à cet
égard en courant la poste , la nuit , pour se rendre à son
régiment , il entendit des cris; son courrier était en avant;
son postillon ne voulait pas arrêter , M. de Rouffignac l'y
contraignit ; il descendit, s'approcha du lieu où l'on criait ,
en criant lui - même , comme s'il cût été suivi de plusieurs
personnes venez mes amis , c'est par ici. Les meurtriers
, croyant qu'il y avait beaucoup de monde , prirent
la fuite. M. de Rouffignac trouva un homme dépouillé ,
assassiné , baigné dans son sang et mourant , et , au
risque de tout ce qui pouvait en arriver , il l'a porté dans
sa voiture. Cet homme , à ce qu'on croit , n'en mourra pas.
Cinq assassins , sur sa déposition et sur celle de M. de
Rouffignac , ont été poursuivis et pris ; ils sont dans les
cachots. Cette histoire est superbe de toutes manières ; elle
vaut bien l'écharpe qu'on m'a demandée , et elle ajoutera
un nouvel éclat à la réputation d'intrépidité et de bonté
qui distinguait déjà M. de Rouffignac.
,
T
J'ai reçu , il y a quinze jours , une lettre qui m'annon◄
çait que je suis nommée commissaire du comité d'inspecsion
de la société d'émulation , à la place de madame de
Senneterre , qui, dit - on , dans la lettre , a passé son temps,
et qui avait pour adjoint madame la duchesse de Villero
308 MERCURE DE FRANCE ,
On a ajouté , qu'au lieu d'une femme , on me donne pour
adjoint M le duc de la Rochefoucault. Cette letire m'a
paru d'autant plus extraordinaire , que je n'ai aucune relation
particulière avec les membres de cette société , et que
je n'ai été qu'une seule fois à une de ses séances publiques ;
et ce ne fut que pour y voir Franklin que je n'avais jamais
vu alors , et avec lequel j'ai dîné souvent depuis , chez
madame de Boulainvilliers. J'ai donc cru que cette lettre
était une plaisanterie de M. de Thiars , qui m'en a fait
plusieurs de ce genre. Mais enfin , ayant acquis la certitude
que j'ai très - véritablement l'honneur d'être commissaire,
j'ai été à ce comité , et je m'y suis fort amusée . Ce
comité est composé de dix ou douze personnes ; il y a en
outre plusieurs autres comités , mais celui- ci est le plus
considérable ; Elie de Beaumont en est fe president , et il
est risible de voir combien cet homme , blanchi dans les
affaires , attache d'importance à sa charge de président :
j'ai été tout de suite initiée dans les secrets de la société ;
j'ai vu qu'il y règne une grande désunion par la jalousie
mutuelle des comités les uns contre les autres , qui veulent
réciproquement s'arroger différens droits contraires
aux premiers règlemens. Nous avions , ce jour là , un
député d'un autre comité qui était chargé de plusieurs
demandes ambitieuses , et qui n'allaient à rien moins
qu'à transporter toute l'autorité à son comité ; il y a eu
là -dessus , des disputes très - vives et très-aigres , et qui
m'ont fort diverti . Notre président et nos autres chefs.
répétaient sans cesse les grands mots de bien public ,
d'égalité , de désintéressement , d'amour de la paix ;
on croyait entendre parler les chefs d'une république , et
cela avec une gravité et une importance vraiment comique.
Elie de Beaumont , en nous en allant , m'a donné le bras et
m'a dit tout bas sur l'escalier : « Ils auront beau faire , notre
>> comité est le maître de tous les autres , et nous ne souffriFLOREAL
AN XII. 309
rons pas qu'on diminue rien de son autorité. » J'ai souri en
egardant l'homme qui me parlait ainsi , avec sa grosse per-
Fique et ses cinquante-six ans. J'admire à quel point le desir
dejouer un rôle et de dominer peut rapetisser les hommes !
Je sais qu'une grande ambition a fait des héros , mais
guard elle se porte sur de petits objets , elle est , de toutes
les passions , celle qui peut donner le plus de puérilité ;
il faut qu'elle produise des choses éblouissantes , ou qu'elle
rende ridicule . Au reste , après avoir rempli un devoir de
politesse , et satisfait ma curiosité , je suis très - décidée à
renoncer à mes fonctions de commissaire , et à ne plus
retourner à ce comité d'inspection.
J'ai fait voeu de relire tous les ans , pendant deux ou
trois mois , des mémoires et des ouvrages du temps de
Louis XIV : il serait à desirer que tous les jeunes litté
rateurs eussent lu avec attention les excellentes Réflexions
sur la Critique de La Mothe ; cet ouvrage est parfait dans
son genre ; il y répond avec autant de goût , de finesse, que
d'esprit et de charme , aux injures de madame Dacier :
avant leur brouillerie , il lui avait rendu l'hommage le plus
éclatant , en faisant une ode à sa louange , qu'il lut à une
séance publique de l'académie ; mais depuis la dispute sur
les anciens et sur les modernes , madame Dacier , indignée
que La Mothe soutint la cause des derniers , prit pour
lui une haine violente , et l'injuria publiquement dans ses
écrits , avec une inconcevable grossièreté . La Mothe , en
réponse , dans ses Réflexions sur la Critique , loin de
rétracter ses louanges anciennes , les rappelle pour
les confirmer , et pour lui en donner de nouvelles .
Madame Dacier l'avait accusé d'envie , de malignité , de
mauvaisefoi ; elle dit qu'il est froid et plat , qu'il est plein
d'orgueil, qu'il n'a pas le sens commun , qu'il est ridicule,,
impertinent, d'une ignorance honteuse , etc. Cependant
M. de La Mothe ne crut pas qu'un tel oubli des bien310
MERCURE DE FRANCE ,
séances pût l'autoriser à manquer aux égards qu'un homme
doit à une femme. Il répond à ce torrent d'injures avec e
ton de l'estime pour son érudition , et du respect pour sa
personne ; il se plaît à reconnaître , à louer le mérite de
celle qui rend si peu justice au sien ; il vante de bonne foi
l'utilité de ses traductions ; il ne se permet que des épigrammes
fines et douces , qui ne tombent que sur la
manière dont elle le traite . Piquant seulement par l'esprit
et par la grace , il est toujours équitable et respectueux.
Madame Dacier , dans un de ses écrits contre La Mothe ,
disait qu'Alcibiade donna un grand soufflet à un rhéteur
qui n'avait aucun ouvrage d'Homère , et elle ajoute : Que
ferait-il aujourd'hui à celui qui lui lirait l'Hade de M. de
La Mothe ? A cela , La Mothe se contente de répondre :
Heureusement , quand je récitai un de mes livres à
madamc Dacier , elle ne se souvint pas de ce trait d'histoire.
Combien cette douceur a de grace ! Mais , pour
écrire et se conduire ainsi , il faut un aimable caractère ,
beaucoup d'esprit , du goût et d'usage du monde.
D. GENLIS.
(La suite dans un prochain numéro . )
SPECTACLES.
Les Questionneurs , comédie en un acte et en vers , de M. de
Latresné.
Questionner et contredire ( à tout propos ) étaient autrefois des
ridicules qui dénotaient un homme sans éducation , un pédant , on
un provincial. On exigeait que les questions , ainsi que la contra
diction fussent rares , indirectes , enveloppées. C'était une grande
FLOREAL AN XII. 311
incivilité que d'interroger celui dont on n'était pas au moins l'égal.
Il ne faut pas croire que ces règles établies par l'usage , dans un
temps où l'on avait au suprême degré le tact de toutes les convenances
, fussent arbitraires. Les raisons en sont prises dans la
nature des choses . Une question est souvent une indiscrétion ; car les
enfans ne sont pas toujours les seuls auxquels il soit embarrassant de
répondre. Celui qui est interrogé peut avoir des motifs de ne pas s'expliquer
, ou être hors d'état de satisfaire à la demande . C'est une situa
tion dans laquelle il ne convient pas de le placer . En questionnant
d'ailleurs , on s'empare de la conversation , on la dirige , et si les questions
sont féquentes , on en devient le tyran , ce qui est intolérable de
la part de qui que ce soit , impertinent et ridicule dans un inférieur.
On sent bien que nous ne parlons pas ici des questions nécessaires ,
utiles , agréables même à celui auquel on les adresse , en ce qu'elles lui
procurent l'occasion de développer des talens ou des connaissances :
celles-là sont louables. En tout, ce n'est que l'abus et l'excès qu'on peut
blâmer .
L'idée de mettre aux prises deux questionneurs est très - heureuse.
Voici le cadre dans lequel l'auteur l'a renfermée : M. Beffroy a promis
sa fille à Melcour , neveu de M. Burnel . C'est de part et d'autre un
riche mariage. On n'y peut prévoir aucun obstacle ; mais il s'en présente
un tout-à coup , et il naît de l'humeur semblable et incompatible
du beau- père et de l'oncle , tous deux infatigables questionneurs . Ils se
voient pour la première fois dans le dessein d'arranger les clauses du
contrat , et au lieu de s'en occuper , s'amusent à s'accabler récipro
quement de questions auxquelles aucun ne répond , l'un et l'autre në
songeant qu'à en faire . Ils se trouvent mutuellement insupportables ,
s'injurient , se quittent , bien résolus à rompre le mariage projeté , å
ne se revoir jamais , et détestant , dans autrui , la fureur interrogeante.
Quand ils ne sont plus en présence , leur colère s'adoucit . Ils sentent
que le bonheur de deux enfans qui leur sont chers ,
ne doit pas être
sacrifié à un moment d'humeur. Cependant pour terminer le mariage ,
il faut que les questionneurs se rejoignent . Une soub'ette avisée prévoit
qu'ils ne pourront se retrouver sans que les questions et la querelle
recommencent : elle imagine de leur présenter une convention , par
laquelle ils s'obligent de payer 200 louis à chaque interrogation qu'ils
pourraient faire. L'accord est signé . Nouvelle entrevue. Les deux
babillards sont au supplice ; ils ne peuvent se dédommager que faiblement
, en faisant adresser , par des intermédiaires , quelques ques
tions au notaire qui dresse les articles du mariage . Enfin , quand ils
sont signés , on déchire le dédit qui leur avait apposé , si l'on peut
dire ainsi , le scellé sur la bouche . « A présent , se disent - ils simultané
» ment , vous pouvez questionner à votre aise. » Les questions recom
"
312 MERCURE DE FRANCE ,
mencent effectivement des deux côtés , et ils se séparent encore avec
une brusque furie .
Il y a trois jolies scènes dans cette bagatelle ; et c'est à peu près
tout ce qu'on peut attendre dans une pièce si courte. Je veux parler
des deux entrevues des questionneurs , et de l'arrivée du valet de l'oncle ,
qui peint son maître avec des couleurs très -vives et très -gaics . Ce rôle
de valet ne tient pas à la pièce ; mais il a été si bien rendu par Picard
le jeune , qu'il a fait un très-grand plaisir. L'amour des deux futurs
époux est extrêmement froid , et n'est aucunement réchauffé par le
jeu des acteurs , qui remplissent fort tristement ces deux tristes personnages
. Cette bluette n'a semblé , en général , écrite avec esprit , et
avec une élégante légèreté : c'est même , à mon avis , son principal
mérite ; car j'avoue que les Questionneurs ne m'ont point paru sculement
ridicules , mais complètement fous . Je pense qu'au théâtre , les
défauts doivent être un peu exagérés ; cependant est modus in rebus ;
cela ne doit point aller jusqu'à l'extravagance ; et dans la fougue des
deux Questionneurs , on voit moins la manie des questions , que le
dessein , trop marqué , de se pousser réciproquement à bout , ou plutôt
d'amuser le spectateur par une dispute qui dégénère en farce : voilà
du moins comme j'ai été affecté . Je m'attendais à voir des impertinen
, et je n'ai vu que des extravagans : il n'y a jamais eu rien de
semblable ni d'approchant dans la société . Néanmoins , j'aime à le
redire , cette petite pièce n'est pas sans mérite , il s'en faut beaucoup ,
et elle justifie l'empressement qu'on a témoigné d'en connaître l'auteur.
11 a , dit-on , exercé autrefois une importante magistrature au parlement
de Toulouse . Ce serait sans doute une question déplacée , que de
lui demander pourquoi il se livre à des occupations si éloignées de la
gravité de son ancienne profession ; il répondrait peut-être que le
président de Montesquieu a bien fait le Temple de Gnide.
1
THEATRE D U VAUDEVILLE.
Le Premier de Mai , ou les Pépinières de Vitry; par MM. Radet
et Armand Gouffe.
LE complet d'annonce était agréable et facile ; on l'a fait répéter.
En voici la fin :
Le mois de mai plaît à l'amour ;
C'est un mois toujours sans nuage.
Empêchez que son premier jour
Ne soit pour nous un jour d'orage .
La prière a été à peu près exaucée ; il n'y a pas eu d'orage : quelques
FLOREAL AN XII. 313
nuages seulement ont obscurci l'horizon . Les auteurs ont été faiblement
demandés, et si faiblement qu'on a un peu balancé à les nommer. Enfin,
quand ils ont été connus , le public a paru surpris qu'ils n'eu sent pas
imaginé quelque chose de plus piquant et de moins usé : surprise en
même temps flatteuse et fàcheuse pour ceux qui l'excitent .
+
Germain , jeune villageois de Vitry , paraît d'abord seul avant le
lever de l'autore ; il apprend au spectateur qu'il est l'heureux amant de
Lucette , et qu'il va l'épouser . Une vieille fille vient le joindre et le
requérir d'amour; elle est riche ; elle lui offre sa main , qui est dédaigneusement
rejetée ; elle le pourchasse amoureusement , jusqu'à ce
qu'excédé par ses importunités , il lui dise de s'aller recoucher. Pen
s'en est fallu que cette seconde scène de la pièce , n'ait été la dernière
qu'on eût voulu entendre , et qu'on n'ait souhaité le bonsoir aux acteurs
et aux auteurs , tant cette vieille a paru dégoûtante ,
Pour brouiller les deux amans , elle ourdit un complot avec un vieux
ivrogne nommé Bourgeon . Ils parviennent , dieu sait comme , à persuader
à Lucette que Germain est épris de la vielle , et à Germain que
Lucette est folle de Bourgeon . Une querelle s'émeut entre les futurs
époux , telle qu'on en voit dans toutes les comédies , et bientôt suivie
d'un raccommodement qui n'est pas plus neuf.
Bourgeon et la vieille , n'ayaut pu désunir le couple amoureux ,
veulent du moins empêcher qu'il n'obtienne le prix qu'on doit , ce
mème jour , donner au villageois dont les arbres sont les mieux soignés ,
et à la villageoise qui a cultivé les plus belles fleurs ; prix mérité par
ces amans. En conséquence , les deux malfaisans personnages vont étéier
ies arbres de l'un , et arracher les rosiers et les fleurs de l'autre . Cette
noireeur était assez mal imaginée ; car tout le village n'a pu manquer
de voir cent fois les arbres et les fleurs qu'ils viennent de ravager. Aussi
déclare-t-il unanimement que la veille encore rien n'était mieux tenu
que la pépinière de Germain et le parterre de Lucette . Les mains des
deux traîtres , encore ensanglantées et déchirées par les épines et la
rupture des branches , attestent leur crime ; ils s'en repentent , et ,
pour le réparer , donnent chacun une petite dot aux jeunes amans.
Et moije les couronne , dit le juge des travaux champêtres , en leur
posant une couronne sur la tête ; et moi je les unis , s'écrie le père de
la fille , en réunissant leurs mains : ce qui forme un tableau gracieux ,
Il y en a un autre du même genre dans la pièce . Pendant la courte
brouillerie des amans , on voit l'amoureux soigner les fleurs de sa
314 MERCURE DE FRANCE ,
37.
maîtresse , et celle- ci arroser la pépinière de son amɔureux , ce qui fait
présager qu'one tardera pas à se raccommoder.
Quelques jolis couplets de Lucette , et plusieurs autres très-gais de
Bourgeon font un peu pardonner l'insipidité de la vieillé et la trivialité
de l'intrigue. Henry a bien joué l'amoureux ; le rôle de l'ivrogne a été
rendud'une manière très-plaisante , par Hippolyte ; et celui de Lucette,
avec beaucoup de grace et de naturel , par Mlle. Desmares .
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Mémoire sur les Abeilles ; nouvelle manière de construire des '
ruches en paille , et la façon de gouverner les Abeilles ; nouvelle édition
; par M. Bienaymé , évêque de Metz , ci- devant chanoine de la cathédrale
d'Evreux . Un vol. in- 12 . avec fig. Prix : 1 fr. 25 c. , et 1 fr. 50 c. '
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seize gravures, contenant les opinions de Tristram Shandy; le Voyage
sentimental avec la suite et la conclusion ; les Lettres d'Yorick & Elize,
seize Sermons ; Lettres de l'auteur ; des Pensées et Anecdotes . Six vol.
in-8 .Prix : 36 fr . , et 36 fr. par la poste.
L'Amant timide, comédie en un asie , en vers
neuf; avec cette épigraphe :
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Quel tourment de se taire en voyant ce qu'on aime !
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Représentée pour la première fois , à Paris , le 30 vendémiaire an 12,
Prix : fr. , et 1 fr . 20 c . par pošte.
la
A Paris , chez l'Auteur , rue Neuve-des -Bons-Enfans . n° . 16 ;
Chez madame Masson , libraire , rue de l'Echelle Saint- Honoré ,
n°. 558.
Notions élémentaires du nouveau droit civil , ou Exposé méthodique
des dispositions du code civil , pour en faciliter l'intelligence a
Par M. Pigeau , ancien jurisconsulte , membre de la commission charFLOREAL
AN XII. 315
gée de la rédaction du projet d'organisation de la procédure civile.
Deux vol . in-8° . Prix : 5 fr. , et 6 fr . 50 c. par la poste.
A Paris , chez Rondonneau , au dépôt des lois , place du Carrousel.
Histoire des Gaulois , depuis leur origine jusqu'à leur mélange
avec les Francs , et jusqu'au commencement de la monarchie française ,
suivie de détails sur le climat de la Gaule , sur la nature de ses productions
, sur le caractère de ses habitans ; leurs moeurs , leurs usages ,
leur gouvernement , leurs lois , leur religion , leur langage , les sciences
et les arts qu'ils ont cultivés , etc. , etc .; par J. Picot , de Genève
professeur d'histoire . Trois vol in- 8° . Prix : 12 f. , et 16f par . poste.
A Genève , chez Paschoud.
L'auteur de cet estimable ouvrage , divisé en deux parties a puisé ,
son travail dans les sources les plus pures : la distribution du plan ,
des matières, est sagement ordonnce . L'Histoire des Gaulois méritera
sans doute les suffrages du public . ( Voyez le Journal des Débats , en
date du 29 germinal dernier , pour le compte rendu de ce livre. )
>
Les deux Voyageurs , ou Lettres sur la Eelgique , la Hollande ,
l'Allemagne , la Pologne , la Prusse , l'Italie , la Sicile et Malte ; contenant
l'histoire , la description , les anecdotes les plus curieuses de ces
différens pays , avec des observations sur les moeurs , les usages , lé
gouvernement , la littérature et les arts , et un récit impartial des principaux
événemens qui se sont passés en Europe , depuis 1791 jusqu'à la
fia de 1802 ; écrites , selon l'ordre des temps , par P. N. Anot , ancien
sous- principal au college de l'Université de Reims , auteur du Guide
de l'Histoire , et par F. Malfilâtre , ci- devant de l'ordre de S. - Jeande-
Jérusalem. Deux vol. in- 12. Prix : 4 fr. , et 5 fr . 60 cent, par la
poste. A Paris , chez Blanchon , libraire , rue du Battoir.
La bonne Maitresse , comédie en un acte et en prose ; par madame
de Montanclos , auteur de Robert le Bossu , le Fauteuil , les
Habitans de Vaucluse , et autres ouvrages . Représentée pour la
première fois , à Paris , sur le Théâtre des Jeunes-Artistes de la rue de
Bondi, le 18 messidor an 11. Prix : 1 fr . 20 cent . , et 1 fr. 50 cent. par
la poste. A Paris , chez Hugelet , imprimeur , rue des Fossés Saint-
Jacques , no. 4, près la place de l'Estrapade .
-
Carte synthétique des accroissemens périodiques de l'empire des
français dans la Gaule , depuis Pharamond jusqu'à Bonaparte. Deux
feuilles grand-colombier. La première , représentant les portions de
pays conquises successivement par les rois de la première race sur les
romains, les visigoths , les allemands, les bourguignons, les ostrogoths ,
les gascons et les bretons , qui tous occupoient alors la Gaule , et
perdues ensuite presque toutes , pour la monarchic , par l'indépen
dance des grands du royaume sous les derniers rois de la deuxième
race.- La deuxième exposant la restauration progressive de cette
mème monarchie , presque éteinte par les acquisitions , confiscations ,
conquêtes et donations faites au profit de la couronne sous les rois de
la troisième race , depuis Hugues Capet jusqu'à ce jour , avec un
tableau historique en marge de la carte ; par N. Boucher et P. Picquet
.
Prix : 6 fr. les deux feuilles conjointement .
A Paris , chez P. Picquet , graveur , palais du Tribunat , galeries
de bois , ' nº. 254 ;
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez LE Normant, iug
das Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois, nº. 4a.
316 MERCURE DE FRANCE ,
NOUVELLES DIVERSES.
Les
On écrit de New-Yorck , le 3 mai , que le 21 janvier 70
habitans blancs ont été massacrés aux Cayes par les noirs .
Le lendemain , quatre -vingt- neuf des principaux colons
perdirent la vie ; leurs habitations furent pillées .
noirs ont aussi égorgé tous les habitans du Cap dans le fort
Républicain. Le magasin à poudre ayant sauté dans
cette dernière place , y a fait périr beaucoup de monde .
--
Les nègres , maîtres de l'ile de Saint-Domingue , ont
changé son nom en celui de Haïti , sous lequel elle fut autrefois
connue. ( Publiciste. )
Londres. Quel est , dit le Courrier, le but que s'est
proposé Bonaparte , en effectuant un débarquement dans
ce pays ? Est-ce de maintenir notre gouverneinent? Non ,
sans doute ; il veut le renverser. De quel droit ose- t- il
donc se plaindre de nos desseins contre lui ? Nous somnies
en guerre avec la France ; nos amiraux sont chargés de dé
truire les vaisseaux de l'ennemi , nos généraux de tuer
ou de prendre les Français qu'ils trouveront les armes à la
main. Pouvant faire toutes ces choses , ne pouvons-nous
tenter de renverser le gouvernement qui dirige contre
nous ces bâtimens et ces armées ? Voilà donc , observe le
Moniteur sur cet article , l'assassinat justifié !
Le gouvernement a refusé les passeports qui lui ont été
demandés par le ministre de Bavière , qu'il retient comme
ôtage pour la sûreté de M. Drake.
On débite à Rotterdam que Pitt est rentré dans le ministère
britannique. Cette nouvelle mérite confirmation.
Ce qu'on sait plus positivement , c'est que , le 25 avril ,
M. Fox a dû faire sa motion dès long-temps annoncée
sur l'état de la nation ; ce jour les grands coups ont
dû être portés au ministère . Les deux oppositions ont dû
De réunir pour déplacer M. Addington .
On présumait d'avance que la séance serait fort orageuse
, et l'on était impatient d'en apprendre le résultat.
TRIBUNAT.
FLOREAL AN XII. 517
REP
TRIBUNA T.
Séance extraordinaire du 10 floréal.
Le président annonce que le 5 de ce mois , le tribun
Curée a déposé sur le bureau une motion d'ordre , et lu
accorde la parole pour en faire lecture . Nous n'en pou
vons donner ici que la substance . « L'assemblée constituante
, dit - il , commit une faute excusable , en omettant
d'amener , dans un nouvel ordre de choses , une nouvelle
dynastie. Mais la révolution était à son berceau. Aucune
grande réputation n'existait qui pût lui inspirer une
grande confiance. Tous les bons esprits jugèrent néan→
moins que la constitution de 1791 serait de peu de durée.
« Qu'était-ce , en effet , qu'un gouvernement qui devait
» défendre la nation , et qui n'avait pas le droit de défen-
» dre son propre palais sans la permission de l'autorité
» municipale ? » Des esprits superficiels espérèrent un
instant qu'un gouvernement confié à un directoire de
cinq personnes fixerait les destins de la république. Vaine
esperance ! nous marchâmes , sous un tel gouvernement
de convulsions en convulsions. Tous les regards se tournent
vers l'Orient. Le général Bonaparte touche les rivages
français. Depuis cette époque , nous n'avons cessé de jouir
das fruits d'une excellente administration . Le code civil
est sorti des savantes et laborieuses discussions des jurisconsultes
et des hommes d'état ; système de législation le
plus complet qui ait existé. Le peuple français est en possession
de tous les droits qui furent l'unique but de la révolution
de 1789.
Les ennemis de la France se sont effrayés de sa prospérité
comme de sa gloire ; leurs trames se sont multipliées
, et l'on eût dit qu'au lieu d'une nation toute entière,
ils n'avaient plus à combattre qu'un homme seul . C'est lui
qu'ils ont voulu frapper pour la détruire , trop assurés que
la France en deuil pour la perte qu'elle aurait faite dans
le même jour , et du grand homme qui l'a organisée et du
chef qui la gouverne , partagée entre des ambitions rivales
, déchirée par les partis , succomberait au milieu des
orages déchaînés dans tous les sens .
Quelle garantie peut-on lui donner contre la crainte de
tant de malheurs ? quels remèdes opposer à tant de maux ?
L'opinion , les armées , le peuple entier l'ont dit .
L'hérédité du pouvoir dans une famille que la révolution
X
318 MERCURE DE FRANCE ,
a illustrée , que l'égalité , la liberté auront consacrée , l'hérédité
dans la famille d'un chef qui fut le premier soldat de
la république avant d'en devenir le premier magistrat ;
d'un chef que ses qualités civiles auraient distingué émi-
'nemment , quand il n'aurait pas rempli le monde entier
du bruit de ses armes et de l'éclat de ses victoires.
Vous le voyez mes collègues , nous avons été ramenés
par la pente irrésistible des événemens au point que le voeu
national avait hautement marqué en 1789 , et où nos
avait laissés l'assemblée constituante elle- même ; mais
pourtant avec cette différence essentielle dans notre position
, qu'au lieu que cette assemblée , comme je l'ai déjà
dit , ou n'avait pu , ou n'avait voulu , ou n'avait osé , en
établissant un nouveau pacte social , changer la dynastie
à qui elle en confiat l'exécution , ce qui entraîna bientôt la
ruine de son ouvrage , ici , au contraire , nous avons l'inappréciable
avantage de trouver à la tête de la nation le
chef auguste d'une famille propre à former le premier
anneau de la nouvelle dynastie , et certes , d'une dynastie
qui sera dans le nouvel ordre de choses et dans les fondemens
même de ce nouvel ordre.
Ainsi , une barrière éternelle s'opposera au retour et des
factions qui nous déchirèrent , et de cette maison que nous
proscrivîmes en 1792 , parce qu'elle avait violé nos droits;
de cette maison que nous proscrivons aujourd'hui , parce
que ce fut elle qui alluma contre nous la guerre étrangère
et la guerre civile , qui fit couler dans la Vendée les torrens
du sang français , qui suscita les assassinats par la
main des chouans , et qui depuis tant d'années enfin a été
la cause générale des troubles et des désastres qui ont déchiré
notre patrie.
Ainsi le peuple français sera assuré de conserver sa dignité
, son indépendance et son territoire .
Ainsi l'armée française sera assurée de conserver un état
brillant , des chefs fidèles , des officiers intrépides et les
glorieux drapeaux qui l'ont si souvent conduit à la victoire
; elle n'aura à redouter ni d'indignes humiliations "
ni d'infames licentiemens , ni d'horribles guerres civiles ,
et les cendres des défenseurs de la patrie ne seront point
exposées , selon une sinistre prédiction , à être jetées au
vent.
Hâtons-nous donc , mes collègues , de demander l'hérédité
de lá suprême magistrature ; car en votant l'hérédité
d'un chef , comme disait Pline à Trajan , nous empêchons
le retour d'un maître.
FLOREAL AN XII.. 319
Mais en même temps , donnons un grand nom à un
grand pouvoir ; concilions à la suprême magistrature du
premier empire du monde le respect d'une dénomination
sublime.
Choisissons celle qui , en même temps qu'elle donnera
l'idée des premières fonctions civiles , rappelera de glorieux
souvenirs et ne portera aucune atteinte à la souveraineté
du peuple?
Je ne vois pour le chefdu ponvoir national aucun titre plus
digne de la splendeur de la nation que le titre d'empereur.
त
S'il signifie consul victorieux , qui mérita mieux de le
porter ? quel peuple , quelles armées furent plus dignes
d'exiger qu'il fût celui de leur chef.
Je demande donc que nous reportions au sénat un voeu
qui est celui de toute la nation , et qui a pour objet :
1°. Que Napoléon Bonaparte , actuellement premier
consul , soit déclaré empereur , et , en cette qualité , demeure
chargé du gouvernement de la république française ;
2°. Que la dignité impériale soit déclarée héréditaire
dans sa famille ;
3°. Que celles de nos institutions qui ne sont que tracées ,
soit définitivement arrêtées .
Tribuns , il ne nous est plus permis de marcher lentement.
Le temps se hâte , le siècle de Bonaparte est à sa
quatrième année , et la nation veut un chef aussi illustre
que sa destinée.
Les tribuns Siméon , Duveyrier , Jaubert , Duvidal
Gillet , Fréville et Carion-Nisas , ont prononcé des dis- "
cours étendus pour appuyer la motion . Une commission'
de onze membres a été nommée pour faire un rapport
le 13.
Carnot demande la parole , et réclame la liberté des
opinions dans une discussion de cette importance; il an
nonce qu'il parlera contre la motion de Curée .
Séance du 11 .
2
Le président : Notre collègue Carnot étant seul inscrit
pour parler contre la motion d'ordre , il est invité à venir
le premier prendre place à la tribune. Je suis loin de
vouloir atténuer et l'éclat des grandes choses que le
premier consul a faites , et le mérite des services qu'il
a rendus aux français , et le tribut d'éloges qu'il en
obtient , et dont j'aime à lui payer ma part individuelle ;
ne nous eût- il donné que le code civil , ce seul bienfait
doit faire chérir son existence , et bénir à jamais sa
2
320 MERCURE DE FRANCE ;
a
mémoire. Mais , quelques services qu'un citoyen ait rendus
à sa patrie , il est des bornes à la reconnoissance nationale.
Vouloir substituer un nouveau titre à celui qu'il
tant illustré , n'est-ce pas faire tort à sa gloire ? n'est-ce
pas anéantir son propre ouvrage , que de lui offrir la
domination de ce même pays auquel il avait promis
un gouvernement libre ? Depuis quatre ans nos institutions
semblaient assez fortement établies pour assurer
le pouvoir , et l'empêcher d'être un objet de dispute
et de guerre, même à la mort de celui qui en était revêtu.
Tant de préliminaires n'auront donc été qu'un acheminement
insensible au despotisme !
Après avoir examiné le cas particulier où les circonstances
nous ont placés , le C. Carnot s'attache à pallier les
avantages que l'on attache au pouvoir d'un seul. On dit
que , sous une monarchie , il y a plus de stabilité , plus
de tranquillité que dans un état démocratique ; que dans
ce dernier état , on voit éclater des révolutions prolongées
, qui deviennent des causes de guerre au-dehors :
j'objecterai que le gouvernement d'un seul n'est rien
moins qu'un gage assuré de la paix intérieure , et de
la durée de cette sorte de gouvernement.
1
Voyez la monarchie romaine : dura-t- elle beaucoup
plus long-temps que n'avait duré la république romaine ?
Pendant le cours de cette monarchie, je n'aperçois que
corruption , désordre , débauches infâmes , crimes , violences
, assassinats , luttes sanglantes entre des ambitieux
pour s'arracher le trône , lorsqu'il devenait vacant par
la mort d'un empereur. N'a-t- on pas vu les meilleurs de
ces empereurs donner le jour à des monstres que la force
a rendus leurs successeurs , que leurs vices et leur perversité
ont fait détester , immoler , en ouvrant un nouveau
champ de discorde aux assassins et aux partisans du
souverain assassiné ?
Nous n'avons pu établir un régime républicain sous
les différentes formes que nous avons essayées ; mais tous
nos essais ont été tentés au milieu des orages , au milieu
du déchaînement des passions aveugles qui s'opposaient
au bien qu'on voulait faire : mais combien les derniers
temps ont été propices pour établir sûrement cet heureux
régime ! Après la paix d'Amiens , Bonaparte se fût
couvert d'honneur en maintenant la liberté publique
qu'il avait juré de soutenir . Aujourd'hui , est- il bien dans
l'intérêt de sa gloire de lui faire un patrimoine du pouFLOREAL
AN XII. 321
voir absolu ? Les romains ont eu recours à la dictature ,
dans des crises extraordinaires , comme à une mesure
momentanée ; mais ils se sont bien gardés de perpétuer
ce pouvoir formidable dans les mains vertueuses et
vaillantes qui venaient de s'en servir pour sauver l'état .
Ainsi , Camille , Cincinnatus , Fabius , déposèrent-ils le
pouvoir dès qu'ils n'avaient plus à en faire usage conte
l'ennemi du dehors
L'orateur cite l'exemple de César , puis celui des Etats-
Unis d'Amérique , qui , gouvernés par une puissance élective
, n'en jouissent pas moins d'un calme profond , d'une
prospérité croissante. Il était donc réservé au Nouveau-
Monde d'apprendre à l'ancien qu'on peut former une.
république sans monarchie. Le chef de la république
française paroissait avoir les moyens de la soutenir fermement
, ayant dans sa main la force publique , les choix,
les nominations , et la liberté de s'indiquer un successeur.
S'il survivait quelque inconvénient à cette grande mesure ,
je crois que le remède que l'on propose est pire que le
mal ; car il est de la nature des corps privilégiés de détruire
la liberté et l'égalité .
On va ouvrir des registres pour consigner le voeu
qu'on dit être général : de toutes les parties de la France
ce voeu va être exprimé dans des adresses . ...
·
par
qui ? par des fonctionnaires publics , qui émettront sans
doute le voeu de leur coeur mais non celui du peuple
tout entier. Quant aux registres ouverts aux citoyens ,
n'est-on pas autorisé à regarder ce mode , de recueillir
les volontés comme illusoire et chimérique , quand la
liberté de la presse est anéantie , quand une réclamation
honnête , respectueuse , n'a aucun moyen d'être connue ?
Sans doute , le rappel des Bourbons nous rapporterait
la proscription ; mais l'exclusion de cette ancienne dynastie
n'établit pas la nécessité d'une dynastie nouvelle. D'ailleurs
, les puissances de l'Europe adhéreront - elles au
nouveau titre d'empereur ? les contraindra- t - on , par la
guerre , à le reconnoître ? exposera- t - on la nation à des
calamités cruelles pour faire triompher un événement
politique dont la nécessité ne m'est nullement démontrée
? Je ne vois qu'un moyen de consolider la république
française ; c'est d'être juste , c'est de faire ensorte que
la faveur ne l'emporte pas sur le mérite des services réels.
Mon coeur me dit que la liberté est possible , et qu'il est
des moyens de la soutenir sans l'intervention d'un goue
3
322 MERCURE DE FRANCE ;
vernement arbitraire , à l'ombre duquel elle meurt : et
comment songez -vous à créer un monarque , sans avoir
songé aux institutions qui peuvent garantir cette liberté.
Le C. Faure : Avant de vous présenter mes observations
sur la motion d'ordre qui vous fut soumise à l'ouverture
de la séance d'hier , je vous dois compte des idées
qu'a fait naître en moi la réclamation de notre collègue
Carnot.
Ai-je besoin de m'arrêter à cette observation faite par
notre collègue, qu'il n'a point voté le consulat à vie ? Ce
vote a réuni plusieurs millions de suffrages ; il mérite
autant de respect de la part de chacun de nous , que le
peuple a mis d'empressement à le souscrire. Quant à la
propositon de l'hérédité , elle est commandée par la
nécessité la plus réelle et la plus urgente , celle de
nous mettre à l'abri de toutes secousses et convulsions ;
et les puissances étrangères sont trop intéressées à la tranquillité
de l'Europe, pour voir avec peine une institution
qui contribuera si efficacement à l'assurer. Que notre
collègue cesse donc d'être agité par la crainte !
Nous avons essayé dans le cours de la révolution tous
les régimes démocratiques ; il n'en ait aucun qui n'ait produit
les effets les plus funestes. Qui peut avoir oublié cette
époque affreuse où un comité décemviral couvrait la
France de prisons et d'échafauds ? qui peut avoir oublié
: ces temps où l'on disposait de la vie des hommes sur de
simples blancs-seings ? qui peut avoir oublié cette autre
époque où le directoire ne put empêcher les réactions qui
eurent lieu dans le Midi , et qui y firent verser des torrens
de sang ? qui peut avoir oublié ces agitations de l'an 7 , qui
manquèrent de nous précipiter une seconde fois dans le
gouffre de 1793 , et qui eussent de nouveau ensanglanté la
France, sans l'heureuse journée du 18 brumaire? Je retrace
rapidement ces époques auxquelles on ne peut songer sans
horreur ; et si , comme j'aime à le croire , notre collègue
n'en regrette aucune, pourquoi vient-il réclamer contre des
institutions qui seules peuvent empêcher le retour de tant
de malheurs ?
Examinant ensuite la motion d'ordre , l'orateur démontre
par l'expérience des siècles et par nos malheurs récens , la
nécessité d'un pouvoir héréditaire dans un grand état . Co
n'est point ici l'avantage de quelques hommes qu'il faut
considérer ; c'est celui d'une nation entière placée au premier
rang par sa population , sa bravoure , ses lumières ,
FLOREAL AN XII. 323
et la fécondité de son génie. Combien de fois n'a-t -on pas
répété que le peuple n'existe point pour les princes , que
les princes ont été créés par le peuple et pour le peuple ?
Il n'est point de nation assez insensée pour déléguer ses
pouvoirs dans le dessein de faire son propre malheur ; en
mettant à sa tête ou un magistrat suprême , elle luiimpose
la condition expresse tacite de lui laisser toute l'étendue de
liberté dont le sacrifice n'est pas nécessaire pour assurer sa
tranquillité au-dedans et au- dehors , et de garantir à chaque
citoyen la jouissance paisible de ses propriétés , ainsi que
tous les avantages qu'il a droit d'attendre de ses talens , de
son commerce et de son industrie .
Malheur aux princes qui ont oublié ces éternelles vérités
! tôt ou tard la justice divine a puni par leur chute
leurs coupables erreurs ; c'est ainsi que les dynasties ont
péri. La dynastie de Hugues Capet nous en offre un nouvel
exemple.
Une famille qui , depuis douze ans , rejetée de la nation
française , veut ressaisir un sceptre qu'elle s'est montrée incapable
de conserver ; qui , après avoir soulevé l'Europe
entière contre nous , liée encore aujourd'hui avec nos plus
cruels ennemis , ne cherche qu'à rallumer le flambeau des
discordes civiles , et détruire une partie du peuple pour
donner des fers à l'autre ; une telle famille nous avertit
qu'il est temps de songer aux moyens les plus propres à
faire disparaître jusqu'à la moindre lueur de ses chimériques
espérances.
;
L'orateur oppose par des traits frappans la situation où
se trouve aujourd'hui la France , à celle où elle se trouvait
l'époque de la révolution et sous le règne faible de Louis
XVI. Alors sans considération ni crédit public , aujourd'hui
elle est plus considérée que jamais ; alors languissant dans
un état de faiblesse qui la rendait chez l'étranger un objet
d'humiliation et de mépris ; aujourd'hui comblée de
gloire , elle voit ses limites reculées au nord et au midi
respectée de toutes les nations , elle partage la magnanimité
de son chefqui n'a vaincu que pour assurer à l'Europe le
bonheur et la paix : alors plongée dans le chaos de lois diverses
et de coutumes bizarres ; aujourd'hui la France jouit
d'un code civil uniforme , fondé sur des principes si purs
que la sagesse même semble les avoir dictés. A l'époque
de la révolution , on n'apercevait plus nulle règle , nul ensemble
, nulle vigueur dans les diverses branches de l'administration
civile et militaire ; on ne voyait rien qui
4
324 MERCURE DE FRANCE ,
n'annonçât la caducité de l'empire : aujourd'hui la France
a recouvré cette fraîcheur de jeunesse , cette santé vigoureuse
qui lui promet les plus brillantes destinées.
Tant de biens si précieux sont dus à Bonaparte ....
Le autres dynasties commencèrent dans des temps d'ignorance
et de préjugés ; celle- ci s'élève lorsque les préjugés
sont bannis , et dans un siècle de lumières. Trente millions
d'hommes sont gouvernés par le plus grand des héros , et
l'état qu'il gouverne est le plus beau des empires .
Quel autre titre que celui d'empereur pourrait dignement
répondre à l'éclat d'une si haute magistrature ? Ce
titre fut honoré dans le neuvième siècle par un prince qui
donna son nom à la famille des Carlovingiens : le portrait
que les historiens noús en ont tracé semblerait avoir été fait
pour l'homme extraordinaire du dix -neuvième siècle . Tous
les orateurs qui ont parlé ensuite ont combattu l'opinion
de Carnot.
Séance du 12.
La discussion continue sur la motion de Curée. Quoi
qu'on ait fait , dit Chassiron , pour consolider notre état
politique , tout y est encore précaire , tout est encore en
viager ; c'est ce que nos ennemis disaient avec ironie .
Pour mettre cet état à l'abri des événemens , il faut lier le
pouvoir héréditaire au gouvernement représentatif. Nous
dirons à notre collègue ( Carnot ) : Nous avons confié la
puissance exécutive à des mains dignes de l'exercer ; mais
les droits du peuple nous les avons conservés.
Perrée Le gouvernement d'un seul est celui qui convient
le mieux au peuple français , à raison de son état , de
son caractère et de ses moeurs. Depuis le 18 brumaire ,
l'expérience a montré que l'unité du pouvoir étoit plus capable
de le rendre heureux , que cette multiplicité d'autorités
qui l'avaient fatigué et tourmenté pendant tant d'années.
Cousacrons donc l'unité perpétuelle du pouvoir ,
par la voie de l'hérédité , et toutes nos craintes s'évanouissent.
Carré et Delpierre parlent dans le même sens .
-
Costaz s'attache particulièrement à répondre aux observations
faites hier par le C. Carnot. Les fonctionnaires
publics ont seuls exprimé , selon le C. Carnot , le voeu
d'hérédité , et non les citoyens indépendans : mais dès 1789,
les provinces adressaient à leurs députés le voeu d'une nouvelle
dynastie , consigné dans des cahiers , et quand on eut
reconnu l'inaptitude du dernir roi à gouverner , le peuple
FLOREAL AN XII. 325
français agita la question de choisir un roi parmi quelques
princes magnanimes de l'Allemagne. Le voeu d'une nouvelle
dynastie existe donc depuis nombre d'années. Le
moment est venu de le réaliser . La Providence nous affranchit
aujourd'hui du honteux besoin d'aller chercher un chef
parmi des étrangers. Un citoyen illustre s'élève dans une
foule de citoyens illustres , et voilà celui que nous pouvons
en toute confiance investir de la suprême puissance.
.
Savoie-Rollin : La monarchie absolue est le plus avilissant
des systèmes ; la monarchie liée au gouvernement
représentatif , concilie la liberté politique et la liberté
civile . Dans l'excès de civilisation où nous sommes parvenus
, il n'y a point de stabilité pour le gouvernement , s'il
est arbitraire ; mais s'il ne se dirige que d'après la loi ,
il est incorruptible. Frédéric disait que les lois ne peuvent
réussir que par un juste équilibre entre le pouvoir du gouvernement
et la liberté des citoyens. Ce que Frédéric
pensait , Napoléon va l'exécuter. Je vote pour la motion
d'ordre qui tend à unir le pouvoir héréditaire au gouvernement
représentatif.
Beauvais , par une motion d'ordre , demande que la
discussion soit fermée. Adopté.
Séance du 13..
-
Au nom de la commission chargée d'examiner la motion
d'ordre du tribun Curée , le C. Jard- Panvilliers fait un
rapport très -étendu .
« Le temps des illusions politiques est passé ; il serait
déraisonnable de ne pas profiter des leçons que l'histoire
et l'expérience nous ont laissées sur la nature du goavernement
qui convient le mieux à nos habitudes a nos
moeurs , et à l'étendue de notre territoire.
?
>> Tous les citoyens frémissent encore au seul souvenir
du comité de salut public. La France fut couverte de prisons
et d'échafauds ; et quand ce gouvernement fut obligé
d'abandonner son sceptre de fer , il fut remplacé par un
autre dont la faiblesse ne fut pas moins funeste à la France
que ne l'avait été la cruauté de celui qui l'avait précédé .
Vint ensuite le directoire exécutif. Ce gouvernement, d'une
constitution essentiellement faible et bientôt épuisé par
le jeu des passions des individus qui le composaient , passa
rapidement de l'enfance à la décrépitude . N'ayant pas assez
de force pour comprimer les factions , il eut recours au système
perfide des contrepoids pour se servir alternativement
de l'une contre l'autre.De là naquirent les funestes réactions
9
326 MERCURE DE FRANCE ;
qui ensanglantèrent la plupart des départemens méridionaux
, jusqu'à l'époque où il devint lui-même victime des
partis qu'il avait créés pour en faire les instrumens de ses
vengeances et de son ambition . Telle est l'histoire des gouvernemens
démocratiques qu'on a tenté d'établirparmi nous.
On n'y voit que tyrannie , foiblesse , instabilité .
» On a prétendu qu'on n'avait pu consolider les divers
gouvernemens , parce que les constitutions qu'ils avaient
créées avaient été l'ouvrage des partis ou des circonstances :
mais alors , nous demanderons comment on pourra se
flatter de faire une constitution stable et qui ait l'assentiment
général , ou du moins qui soit respectée par tous ,
lorsqu'il s'agira de régler les principes d'un gouvernement
dont l'essence est , suivant tous les publicistes , d'être sujet
plus qu'aucun autre aux agitations intestines , et même
aux guerres civiles , parce qu'il tend continuellement à
changer de forme. On le pourra , dit notre collègue Carnot
, lorsqu'un homme revêtu d'un grand pouvoir, et ayant
acquis , par ses services éclatans , un grand ascendant sur
l'esprit de la nation , voudra user à cet effet de son influence
sur l'opinion générale , comme Bonaparte pouvait
le faire après la signature du traité d'Amiens. Quoi !
notre collègue s'imagine réellement qu'un homme , quelque
puissant qu'il soit , pût établir sur des bases solides
un gouvernement essentiellement sujet à des troubles intestins
? Mais cela implique contradiction. Oui , sans
doute , il formera bien une constitution ; il en deviendra
même , si l'on veut , le premier magistrat ; mais par cela
seul qu'elle sera populaire , il sera en butte aux attaques
de l'ambition qui voudra le supplanter ; et si l'on ne peut
pas se servir de son ouvrage pour le renverser , on attaquera
son ouvrage lui- même , ou l'on en fera plier les
principes dans le sens le plus favorable aux changemens
qu'on aura projetés.
>> Nous avons vu le directoire exécutif et les partis avec
lesquels il était en opposition , invoquer tour-à -tour et
violer les mêmes principes constitutionnels , suivant que
cela convenait à leurs intérêts . Ici on adoptait les élections
faites par la majorité ; là on les repoussoit pour
adopter celles de la minorité . Cela ne tenait pas seulement
à la faute des gouvernans , mais aux vices mêmes de la
constitution , qui ouvroit le champ à tous les ambitieux.
>> Si l'on nous dit que les Etats-Unis d'Amérique nous
offrent maintenant l'exemple d'une république sagement
FLOREAL AN XII. 327
constituée , nous répondrons qu'il n'y a aucune comparaison
à faire entre un peuple encore presque neuf, dont
la majorité éparse sur un territoire immense , et s'occupant
presque uniquement d'agriculture , conserve toute ,
la simplicité de ses moeurs primitives , et une nation parvenue
depuis long-temps au plus haut degré de civilisation
, et où le besoin des richesses s'est introduit avec le
luxe , et la corruption des meurs avec le luxe et le besoin
des richesses.
>> ....
La fâcheuse expérience que nous avions faite du
gouvernement démocratique , eut du moins cet avantage ,
qu'en l'an 8 elle nous ramena au système nécessaire de
l'unité de pouvoir et d'action dans les mains du premier
consul. Mais on méconnut la nécessité de l'hérédité de
pouvoir dans la même famille. Des événemens et la force
des choses nous y ramènent aujourd'hui , et ce sont nos
ennemis qui nous la font sentir par leurs attentats reitérés
contre la personne du premier consul ....
» Il n'y a que l'hérédité qui puisse prévenir les dangers
que des exemples assez récens ne nous permettent pas ,
de regarder comme chimériques . Quel est l'homme qui ,
pensant aux déchiremens que le système électif a fait
éprouver à la Pologne , ne craindroit pas d'exposer son
pays à de si grands malheurs ? .....
"
» Les Anglais , dans l'avant-dernier siècle , après bien
des efforts inutiles pour établir chez eux la démocratie
fatigués des agitations que des essais infructueux leur
avaient causées , se virent forcés de se reposer dans le
gouvernement qu'ils avaient proscrit. Les Français ne sont
point réduits à cette fâcheuse nécessité . Non , ce ne sera,
point en faveur d'une dynastie dégénérée , transfuge et
qui a trahi la patrie , que nous rétablirons l'hérédité ; et
quelle que soit notre admiration pour le héros que la
reconnaissance publique y appellera , nous ne lui sacrifierons
point, comme on l'a dit , notre liberté pour prix
de ses cervices. Jamais un vou contraire aux principes de
la souveraineté du peuple ne sortira du sein du tribunat ;
et celui que nous nous proposons d'émettre en ce moment ,
n'a pour objet que de consolider les institutions qui seules ,
peuvent garantir à la nation l'exercice de ses droits.
n Il ne s'agit pas
de conférer à qui que ce soit le pou
voir absolu. Ce vou impie ne peut entrer dans le coeur.
d'aucun de nous ; et quand même nous serions assez, lâches.
pour le former , il seroit repoussé avec indiguation par
328 MERCURE DE FRANCE,
"
tous les Français ; il le seroit , n'en doutons pas , par
celui-là même en faveur de qui nous l'aurions formé .
>> La nation a repris l'exercice de sa souveraineté , elle
ne se dessaisira point de ses droits, qui trouveront toujours
des défenseurs dans le sénat , dans le corps législatif , dans
le tribunat et dans le gouvernement lui-même , qui saura
les respecter et les maintenir.
» Ainsi tout ce qui existe sera conservé ou amélioré.
La nation continuera d'exercer sa souveraineté par l'organe
des représentans qu'elle aura choisis pour l'interprétation
et la conservation des lois fondamentales de l'em»
pire , pour la confection des lois civiles et criminelles ,
et pour le consentement des contributions publiques....
» Mais que parle-t-on de noblesse et de priviléges héréditaires
? Non , il n'y aura plus parmi nous d'autre distinction
que celle que donneront les vertus et les talens ,
d'autre considération que celle qu'on acquerra par ses services
personnels ; et n'est-ce pas , nous le répétons encore ,
pour maintenir ces précieux avantages de la révolution
que nous voulons consolider le gouvernement qui seul
peut nous les garantir ? . .
» En mettant la forme de votre gouvernement en harmonic
avec celle que les puissances étrangères ont adoptée
, vous n'êtes plus pour elles un sujet d'inquiétude continuelle
; vous faites cesser un état secret , mais réellement
permanent , de préventions contre la France , et vous détruirez
peut-être la cause éventuelle de plusieurs guerres
sanglantes....
» Hâtons-nous donc , citoyens tribuns ; n'attendons pas
que l'armée , dans un mouvement d'enthousiasme bien légitime
pour le chef auguste qui va bientôt la mener à
de nouvelles victoires , nous devance , en l'élevant sur le
bouclier ; qu'il reçoive du vou calme et réfléchi de la
nation entière la dignité héréditaire d'empereur de la république,
et qu'il soit déjà revêtu de la pourpre impériale
forsqu'il ira montrer à l'Angleterre le héros et le vengeur
de la France . >>
Voici le projet d'arrêté que votre commission m'a
chargé de vous présenter :
Le Tribunat , considérant qu'à l'époque de la révolution
, où la volonté nationale put se manifester avec le plus
de liberté , le voeu général se prononça pour l'unité individuelle
dans le pouvoir suprême , et pour l'hérédité de
ee pouvoir ; que la famille des Bourbons ayant , par sa
.
FLOREAL AN XI I. 329
conduite , rendu le gouvernement héréditaire odieux au
peuple , en fit oublier les avantages , et força la nation
à chercher une destinée plus heureuse dans le gouvernement
démocratique ; que la France', ayant éprouvé les divers
modes de ce gouvernement , ne recueillit de ces effets que
les fléaux de l'anarchie ; que l'état étoit dans le plus grand
péril lorsque Bonaparte , ramené par la Providence , parut
tout-à-coup pour le sauver ; que sous le gouvernement
d'un seul la France a recouvré au dedans la tranquillité ,
et acquis au dehors le plus haut degré de considération
et de gloire ; que les complots formés par la maison de
Bourbon , de concert avec un ministère implacable ennemi
de la France , l'ont averti du danger qui la menace , si ,
venant à perdre Bonaparte , elle restoit exposée aux agitations
inséparables d'une élection ;
dans
Que le consulat à vie et le droit accordé au premier
consul de désigner son successeur , ne sont pas suffisans
pour prévenir les intrigues intérieures et étrangères qui ne
manqueraient pas de se former lors de la vacance de la
magistrature suprême ; qu'en déclarant l'hérédité de cette
magistrature , on se conforme à la fois à l'exemple de tant
de grands états anciens et modernes , et au premier voeu
que la nation exprima en 1789 ; qu'éclairée par l'expérience
, elle revient à ce voeu plus fortement que jamais ,
et le fait éclater de toutes parts ; qu'on a toujours vu ,
toutes les mutations politiques , les peuples placer le pouvoir
suprême dans la famille de ceux auxquels ils devaient
leur salut ; que quand la France réclame pour sa sûreté
un chef héréditaire , sa reconnaissance et son affection
appellent Bonaparte ; que la France conservera tous les
avantages de la révolution par le choix d'une dynastie
aussi intéressée à les maintenir , que l'ancienne le serait
à les détruire ; que la France doit attendre de la famille
de Bonaparte , plus que d'aucune autre , le maintien des
droits et de la liberté du peuple qui l'a choisi , et toutes
les institutions propres à les garantir ; qu'enfin , il n'est
point de titre plus convenable à la gloire de Bonaparte ,
et à la dignité du chef suprême de la nation française ,
que le titre d'Empereur :
Le tribunat , exerçant le droit qui lui est attribué par
l'art. 29 de la constitution, émet le vou; 1 °. que Napoléon
Bonaparte , premier consul , soit proclamé Empereur des
Français , et , en cette qualité , chargé du gouvernementde
la République française ; 2° . que le titre d'empereur et le
pouvoir impérial soient héréditaires dans sa famille , de
330 MERCURE DE FRANCE,
mâle en mâle , et par ordre de primogéniture ; 3° . qu'en
faisant , dans l'organisation des autorités constituées , les
modifications que pourrait exiger l'établissement du pou
voir héréditaire , l'égalité , la liberté , les droits du peuple
soient conservés dans leur intégrité. Le présent voeu sera
présenté au sénat par six orateurs qui demeurent chargés
d'exposer les motifs du voeu du tribunat.
Le C. Gallois présente au tribunat son opinion sur le
troisième article du projet d'arrêté.
<< Il est impossible en effet qu'à la longue , et dans un
espace de temps indéfini , une puissance héréditaire , séparée
des institutions qui doivent lui servir à la fois de
garantie et de limites , ne s'use par ses excès , ou ne se
dégrade par ses foiblesses ; mais la fatale expérience du
genre humain n'a que trop appris que ce n'est point la sagesse
des peuples qui se présente alors pour corriger ces
abus ; c'est l'anarchie qui se charge de la punir aux dépens
du gouvernement et des peuples . Ces grandes catastrophes
des corps politiques , lents mais inévitables résultats de la
lutte des opinions et des sentimens contre un ordre de
choses devenu intolérable , sont la plus horrible calamité
des peuples. C'est donc cette funestes crise que le devoir
des législateurs qui stipulent pour l'intérêt des générations
futures , est de prévoir et de prévenir par tous les moyens
qui appartiennent à la prudence humaine.
» Notre fonction , tribuns , n'est point de présenter les
diverses parties du systême politique dont la France a besoin
dans les circonstances où elle se trouve ; mais notre devoir
était de déclarer que ce systême , pour être veritablement
national , pour être durable , ne peut être séparé des principes
de la liberté , de l'égalité , des droits du peuple , en
un mot , de toutes les idées et de tous les sentimens qui
forment aujourdhui l'opinion de la grande société européenne
, et qui sont devenus en quelque sorte la conscience
du genre humain. Notre devoir était d'en faire la déclara➡
tion solennelle , et de porter au sénat l'expression de ce
voeu. »
L'hérédité du pouvoir exécutif , dit- il , n'est qu'une partie
du systême politique. Le grand changement qui va être
opéré dans la principale partie de notre systême politique ,
exige dans les autres parties des changemens analogues .
Il faut de nouvelles combinaisons , de nouvelles distributions
de pouvoir pour rendre le système complet , et par
conséquent donner à la puissance exécutive elle -même , la
force réelle et la stabilité dont elle a besoin pour être utiles
au corps politique.
FLOREAL AN XII. 331
>>Il faut de nouvelles institutions qui , en déterminant avec
exactitude les caractères du pouvoir d'exécution et des
autres pouvoirs correspondans , défendent la nation contre
les abus et les erreurs d'un gouvernement héréditaire , en
méme temps qu'elles puisse défendre ce pouvoir contre les
entreprises de l'ambition et les attentats des passions particulières
; qui placent à côté de ce pouvoir des forces teujours
prêtes à faciliter sa marche dans les temps ordinaires ,
à l'assurer dans les temps difficiles, à le préserver lui-même
de l'irrégularité de ses mouvemens , et à maintenir à jamais
son action dans sa sphère constitutionnelle , pour son propre
intérêt , autant que pour l'intérêt public , par des
moyens paisibles et légitimes , et par conséquent prévus
et d'avance établis.
pro-
» C'est sur-tout dans les gouvernemens héréditaires
que les caractères de l'autorité doivent être déterminé
avec le plus de soin. Le principal avantage du système hé ,
réditaire exécutif est de mettre plus de suite dans les
jets , plus d'unité dans les vues , plus d'accord dans les dé->
tails , plus de force dans l'ensemble de toute la partie exécutive
, en y portant l'attention , la surveillance et le soin
d'une sorte de propriété personnelle .
» Mais de cet avantage même naît aussi trop souvent
un de ces plus grands inconvéniens. Cette disposition ,
propre à consolider et accroître le pouvoir , expose souvent
au danger de le consolider et de l'accroître par des moyens
que ne peuvent avouer ni l'intérêt public , ni la liberté
publique.
» Ce n'est pas , quoiquon le disent généralement , qu'il
y ait une opposition véritable et fondée dans la nature des
choses, entre l'intérêt d'un état et l'intérêt de son gouvernement
: l'expérience et le raisonnement prouvent que le véritable
intérêt de l'un estla même chose que l'intérêt de l'autre ;
mais l'expérience et le raisonnement apprennent aussi que
les hommes ne savent pas toujours reconnoître leur véritable
intérêt où il est ; et c'est à la loi à prévenir d'avance ,
dans les choses qui sont de sou ressorti, les erreurs des passions
particulières qui peuvent influer sur l'intérêt public.
C'est ici sur-tout que la loi doit être éminemment prévoyante;
car à cette prévoyance est attachée la conservation
de l'ordre politique tout entier.
Le président met aux voix le projet d'arrêté : tous les
membres se lèvent simultanément pour l'adoption , excepté
le membre qui a marqué son opposition.
"
Le C. Jard-Panvilliers est nommé premier orateur pour
porter demain au sénat le voeu qui vient d'être émis par Ie
1
332 MERCURE DE1 FRANCE ,
tribunat. Les noms des cinq autres orateurs sont tirés au
sort.
Sahuc obtient la parole : Tribuns , dit-il , je viens vous
entretenir au nom de l'armée . Le voeu que vous venez
d'émettre est aussi le sien elle l'a manifesté sur-tout dés
l'an 7 , lorsque , sacrifiée aux combinaisons étroités du directoire
, elle fut contrainte de céder au nombre , et de
quitter un champ de bataille témoin de ses victoires . Elle
tourna en soupirant ses regards vers le vainqueur de l'Egypte.
Dès-lors elle l'eût élevé sur le pavois , et eût , par
cet acte de dévouement , de raison et de justice , avancé
le retour de sa prospérité et de sa gloire. Avec quel transport
elle va apprendre que le plus cherde ses voeux se réalise
aujourd'hui ! Que d'actions de graces sa reconnaissance va
rendre au tribunat , organe et interprête de ses desirs ! Mais
il est temps de consommer l'acte dépositaire de ce vou
commun. Tribuns , je demande que chaque membre soit
admis à signer le procès-verbal de la séance de ce jour ,
conjointement avec le bureau. - Adopté.
Un huissier présente le procès-verbal manuscrit à chaque
membre, qui le signe avec empressement. Arrivé à la place
du C. Carnot , l'huissier lui présente le procès-verbal ; le
C. Carnot en parcourt les feuillets , et le remet aux maius
de l'huissier , sans y mettre sa signature .
PARI S.
t
Un des magistrats de sûreté de Paris , le cit. Fardel ,
est en prison à Versailles , où s'instruit une dénonciation
très-grave faite contre lui au grand-juge par le tribunalcriminel
spécial de la Seine. Il a jeté dans le public plusieurs
mémoires , où il accuse à son tour quelques- uns des
juges du tribunal qui l'a dénoncé. On a sans doute regardé
son procédé comme une récrimination ; car il est
jusqu'à présent seul détenu , et seul en jugement . Il réclame
contre son arrestation , et prétend qu'on devait se .
borner au mandat d'amener décerné d'abord contre lui
par le directeur du jury d'accusation , et que le magistrat
de sûreté de Versailles n'avait pendant l'instruction commencée
que le droit de requérir.
-Il vient de paraître une nouvelle brochure de M. de
Montgaillard ,finitulée : La France sous le gouvernement
de Bonaparte. Elle est de trois feuilles d'impression , et se
vend chez le Normant , rue des Prêtres Saint-Germain- ›
l'Auxerrois , nº. 42. Prix : 50 centimes, et 75 centimes
par la posje.
2.ERA
( N°. CL. ) 22 FLOREAL an
( Samedi 12 Mai 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
5.
POÉSI E.
BOUTADE PHILOSOPHIQUE.
A MON A M I.
Paris , janvier 1784 (1 )
rói, dont la muse polie ,
Riant des hommes et du sort ,
Souvent près de femme jolie
Boit , chante et rime sans effort :
Mon jeune Horace , aimable frère
D'une soeur plus aimable encor ,
( Cela soit dit sans te déplaire ) ,
Ne pourrais - tu charmer l'ennui
}
( 1 ) Cette épître familière , quoiqu'ancienne , n'avait point encore
été publiée.
Y
334 MERCURE DE FRANCE ,
Qui de mes jours mine la trame ?
Plus morne que l'auteur d'un drame ,
Las de moi -même , et las d'autrui
Sur un luth qui très- mal résonne
Promenast mes doigts engourdis ,
En vain d'une voix qui détonne
J'appelle et l'Amour et Cypris :
Mon front , que le chagrin sillonne ,
Epouvante l'essaim des ris ;
Un souffle mortel empoisonne
Les fleurs qui me paraient jadis ;
Et les roses de ma couronne ,
Il les transforme en noirs soucis.
Auprès de la flamme rougeâtre
D'un tison tirant sur sa fin ,
Le nez avancé dans mon âtre ,
Un soufflet sans ame à la main ;
Au lieu d'un aimable refrain ,
Sur une belle à l'air folâtre ,
Ou sur les lis d'un sein d'albâtre
Ou sur l'incarnat d'un beau teint,
Je roule en mon cerveau malade
Quelque soliloque maussade
Sur les travers du genre humain .
Eh ! qui n'a pas , par incartade ,
Un peu médit de son prochain ?
Du sommet d'une humble guérite ,
Voisine du palais des vents ,
Insulter aux lambris des grands ,
Dont jamais on n'eut la visite ;
Gravement faire de son gîte
Le sanctuaire des talens ,
Le temple unique du mérite ;
Tonner contre les moeurs du temps ,
Et ne voir , modeste Héraclite ,
Excepté soi , que des méchans ;
FLOREAL AN XII. 335
Se targuer d'une ame plus fière ,
Que Diogène en son tonneau ;
Sous les lambeaux de la misère ,
Traiter l'or d'horrible fléau ,
Et , cul - de -jatte solitaire ,
Sans pitié maudire in petto
Les doux péchés qu'on ne peut faire ; /
Endoctriner les potentats ,
Dans un long et savant système ,
Où l'auteur ne se comprend pas ;
Régler l'intérêt des états ,
Sans pouvoir se régler soi- même
Enfin , dans un écrit nouveau ,
Pour prix de sa vertu suprême ,
S'adjuger un beau diadême ,
Comme fit Jean -Jacques Rousseau
Que cet orgueil philosophique
Console bien un pauvre humain ,
Lorsqu'en son ame léthargique ,
Les soucis , au front peu badin ,
Versent leur poison narcotique !
Ma foi , le remède est divin.
Oui , tandis qu'à part moi je gronde ,
N'ayant rien à faire de mieux ;
Que par charité je vous fronde
Les rois , les belles et les Dieux ;
Que dans ma course vagabonde ,
Sans sortir de mon coin poudreux ,
Comme Homère , en un pas ou deux ,
J'arpente la machine ronde ,
Tançant , dans un sermon plein d'art ,
Le Haron caché sous sa hutte ;
L'Iroquois errant au hasard ,
Réduit à l'instinct de la brute ;
Le Lapon , qui sans cesse lutte
Contre un ciel arméde frimas;
336 MERCURE DE FRANCE ;
Le Nil , adorateur des chats ;
Le Chinois qui , dans ses pagodes ,
Se croit plus vieux de trois mille ans ,
Que nous , petits - maîtres pimpans ,
Si profonds dans les arts commodes ,
Et célèbres depuis long- temps
Par nos caprices et nos modes :
Alors tout fier , en vérité ,
Du bon sens dont ma tête abonde ,
Par arrêt de ma vanité ,
Me voilà le seul sage au monde....
Cela donne de la gaîté .
Que dis -je ? la mélancolie
Me poursuit jusqu'en ce moment.
Malgré moi je bâille en rimant ,
Et de ma veine à l'agonie
Le vers coule plus lentement .
Pour m'égayer , je veux médire ;
Mais, en dépit d'un ton railleur ,
Ma bouche n'a qu'un faux sourire ,
L'ennui réel est dans mon coeur.
D'une étude pénible et vaine ,
Ainsi le poète entêté ,
En maudissant vingt fois sa peine ,
Vante sa douce oisiveté ;
Ainsi le forçat à la chaîne
Chante , en ramant , la liberté .
Revenez , enfans de Cythère ,
Consolez votre nourrisson ;
Revenez , et , pour me distraire ,
Offrez-moi l'ensemble mignon
D'un sein naissant , d'un air fripon ,
D'une taille fine et légère ,
D'un son de voix doux et flatteur ,
D'un oeil tour-à-tour fier et tendre ,
Qui sache allumer et défendre
1
FLOREAL AN XII 337
Les transports d'une heureuse ardeur .
Peignez..... Mais j'entends Emilie ,
Adieu Sénèque , adieu Platon !
Grands docteurs en philosophie ,
Vous parlez d'or ; mais au sermon ,
Le sage même , hélas ! s'ennuie ,
Quand le chapitre est un peu long.
Raison est quelquefois folie
Folie est quelquefois raison ;
Et pour le bonheur de la vie ,
Je troquerais tout le Charron ( 1 )
Contre un feuillet d'Anacréon ,
Contre un regard de mon amie.
Et toi , que Pharsale a vu fuir ,
Caton ! tu parlas comme un livre ,
Mais comme un sot pourquoi mourir ?
Nous n'avons qu'un instant à vivre ;
Bien fou qui l'enlève au plaisir ( 2 ) !
D. G.
A TORQUATUS.
Sur le Retour du Printemps et la Certitude de la Mort.
Diffugere nives , redeuntjam gramina campis , etc.
HOR. lib. 4 , od. 7.
La neige a disparu ; déjà l'herbe naissante
Etale à nos regards sa tige verdoyante :
Les arbres ont repris l'éclat de leurs rameaux,
Et la terre revêt mille charmes nouveaux ;
Les fleuves , entraînés long- temps hors de leurs rives ,
Roulent plus lentement leurs ondes fugitives .
(1 ) Auteur de la Sagesse.
( 2 ) Les personnes qui ne sont pas étrangères à la littérature
reconnaîtront sans doute ici l'auteur de l'Imitation en vers de la
guerre civile de Pétrone , et de plusieurs pièces insérées dans cette
feuille , toutes remarquables par leur facilité et leurs graces.
3
338 MERCURE DE FRANCE ,
Aglaé se parant de guirlandes de fleurs ,
Dans nos champs reverdis ose mener des choeurs.
N'espérez point , ami , des choses immortelles ;
Tout nous en avertit : l'an qui fuit sur des ailes ,
Le jour que l'heure emporte avec rapidité.
Le zéphyr, tous les ans , de ses tièdes haleines ,
Fait cesser les frimas , vient réchauffer nos plaines,
Le printemps , à son tour , est chassé par l'été ;
Aux chaleurs du Cancer a succédé l'automne ,
Et , malgré ses présens , la fertile Pomone
Fuit devant les autans qui soufflent en ces jours.
L'astre qui , chaque mois , recommence son cours ,
Nous ramène avec eux leurs rigueurs ou leur charmes ;
Mais nous, quand par la mort nous tombons moissonnés ,
Dans la nuit du tombeau , triste séjour des larmes ,
A ne revivre plus nous sommes condamnés .
Il ne reste de nous qu'une froide poussière.
Puisqu'encore vos yeux s'ouvrent à la lumière ,
Donnez avec plaisir , gardez - vous d'amasser
Des biens qu'à des ingrats il vous faudra laisser ;
Richesse , esprit , talent , rien ne peut nous défendre
Du sort , qui chez Pluton doit nous faire descendre .
Pour Hippolyte en vain Diane supplia ;
Et pour Pirithous dans le séjour des ombres
Thésée osa paraître : il gémit , il pria ,
Sans pouvoir l'arracher de ces demeures sombres.
LE PAYSAGE.
FRAGMENT.
1
QUE la nature est belle dans ces lieux !
Quelle variété des plus brillantes scènes !
Là , des monts escarpés ; ici , de vastes plaines ;
Plus loin , jusques au ciel , ces bois audacieux
Semblent porter l'orgueil de leurs têtes hautaines
Dans ces vallons je goûte un frais délicieux ;
FLOREAL AN XII. 339
On dirait qu'en îlots partageant la prairie ,
Et s'égarant comme la rêverie ,
Ces ruisseaux argentés , après mille détours ,
Veulent recommencer ou prolonger leur cours.
Au- dessus , en festons la vigne épanouie ,
De son feuillage vert tapisse les coteaux ,
Ou de l'orme stérile embrasse les rameaux .
Les champs , tels qu'un parterre immense ,
Sont divisés en cent compartimens ,
Dont jamais le compas n'a réglé la distance ,
Dont l'art jaloux n'a point tracé les plans.
L'horizon azuré , qui se perd dans la nue ,
Par ses illusions charme et séduit la vue.
Dispersés au hasard , des moulins , des châteaux,
Des toits rustiques , des villages ,
Des pâtres gardant leurs troupeaux ,
Des bergères dansant à l'ombre des bocages ,
Par leur gaîté folâtre animent ces tableaux .
KÉRIVALAN T.
ENIGM E.
Tu vois , en moi , lecteur , un être singulier ;
Tel m'a déjà compté , recompté par millier ,
Qui ne m'a jamais vue :
Je suis pourtant chose connue .
Chacun , pour soi , vcut me multiplier ,
Et tout , pour me gagner , travaille dans le monde ;
C'est moi , qui fais que chez toi tout abonde ;
Je ne suis ni d'argent ni d'or ,
Ni de cuivre non plus . Ce n'est pas tout encor :
Je suis une monnaie , ou je n'en suis pas une .
Voilà de quoi chercher , et jusque dans la lune ;
Mais je vais , en deux mots , finir ton embarras ;
la lettre T , je me trouve alongée ,
Frémis de voir combien je suis changée !
Je puis alors te donner le trépas.
Si
par
4
340 MERCURE DE FRANCE ;
LOGO GRIPHE,
FRÊLE et léger enfant du matin de l'année ,
Si j'ai l'éclat des fleurs , j'en ai la destinée ,
Et souvent un soleil me voit naître et mourir.
Dans mes huits pieds , lecteur , tu pourras découvrir
L'arbre ami des frimas , dont la sombre verdure
Semble porter , l'hiver , le deuil de la nature ;
Le fleuve où Phaéton finit son triste sort ;
L'épouse de Jacob ; un habitant du Nord ;
L'oiseau qui de l'orgueil est l'ordinaire emblême ;
L'aliment que l'on doit à l'art de Triptolême ;
La fille d'Inachus ; un fruit doux et vermeil ;
Un petit animal dont l'inquiet réveil
Prévient l'aube du jour ; un supplice ; une plante ;
Ce fleuve si fameux qui des fils d'Israël
Vit dans les anciens jours la fuite triomphante ;
Un quadrupède fier ; un habitant du Ciel ;
Et ce Dieu qui , brûlé des ardeurs les plus vives ,
Poursuit, la mine en feu , les Nymphes fugitives.
С. ДЕ Р.
CHARA D E.
C'est toi que j'ai choisi , lecteur , pour mon premier ;
Prends -le pour mon second , ce sera mon entier.
P.**
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Diete.
Celui du Logogriphe est Amour, où l'on trouve mur, or
Celui de la Charade est Chauve- souris.
1
FLOREAL AN XII. 341
L'Enéide , traduite ' par J. Delille ( 1) .
LE talent de M. Delille a obtenu depuis longtemps
une si légitime et si flatteuse célébrité , que
je crois m'apercevoir qu'on ne lui donne plus
que des éloges ou faibles ou excessifs ; et il me
semble que la critique la plus sévère peut seule honorer
un homme qui s'est mis en quelque sorte
au - dessus de la louange. La marque la plus sincère
d'admiration qu'on pût lui donner , seroit de juger
son ouvrage avec une rigueur capable de réduire
au désespoir tout autre talent que le sien.
Cette rigueur montrerait mieux que tous les éloges
ce qu'on croit devoir en attendre , et elle tournerait
à sa gloire , en le forçant de donner tout ce
qu'il peut produire. La supériorité accablante de
Virgile ne peut plus être une excuse et une consolation
que pour la médiocrité . Depuis que les
hommes du grand siècle ont fait voir de quoi notre
langue était capable , il n'est plus permis de penser
que l'Enéide , toute parfaite qu'elle est , n'y puisse
paraître que dans un style indigne de l'original ; et
( 1 ) L'Enéide , traduite en vers français , avec des remarques sur les
beautés du texte ; par J. Delille.
In- 12 , sans texte , 2 gros vol, d'environ 1000 pages.
Petit in- 12 , sans le texte , papier commun. fr . et 9 fr.
par la poste.
7
In-4° . avec le texte, 4gros vol. d'environ 1800 pages.
Papier commun , jésus, sans fig.
Go fr.
-
-
vélin grand- jésus , superfin , cartonné , 4 fig. • 240
Le même, sat. et cart . , orné de 16 fig. avant la let . 360
In-18 , avec le texte, 4 gros vol. d'environ 1800 pages.
Papier fin grand-raisín , avec 4 fig .. 14 fr . , et 16 fr. par la poste.
A Paris , chez Giguet et Michand , imprimeurs- libraires , rue des
Bons-Enfans , n° .6; et chez le Normant , rue des Prètres S. G. l'Aux.
342 MERCURE DE FRANCE ,
quelqu'admirable , après tout , que soit le talent
d'un traducteur , il ne faut il ne faut pas s'imaginer , comme
font quelques personnes , que celui même qui rendrait
fidèlement toutes les beautés de la diction
d'un Virgile ou d'un Racine , fût pour cela leur
égal , puisqu'il n'aurait encore aucun mérite d'invention
. On peut donc ici se montrer exigeant ,
sans craindre de paraître injuste ni déraisonnable ,
et le traducteur des Georgiques nous a donné le
droit d'être difficiles . Ce motifjustifiera la liberté
de mes remarques ; je ne craindrai pas de pousser
trop loin l'esprit d'examen et de censure : je dirai
tout ce que la perfection de Virgile m'inspire ; et
si le célèbre traducteur m'en paraît trop éloigné ,
je rendrai tout à- la - fois hommage à la vérité et au
talent , en montrant qu'il est resté au - dessous de
lui- même , faute de travail ou de conseil .
La préface de M. Delille mériterait une attention
particulière , et j'avouerai qu'elle m'a causé
bien de l'étonnement par la nouveauté et la hardiesse
des choses qui y sont avancées sans preuve,
Je n'oserais me persuader qu'il ait pris à tâche de
contredire ce que tout le monde a pensé jusqu'ici
de Virgile et d'Homère ; mais si le jugement qu'il
en porte était aussi vrai qu'il est nouveau , il faudrait
croire que personne n'a encore su lire ni estimer ces
deux poètes. Il lui a sans doute paru piquant d'ôter
à l'un les qualités que tout le monde lui reconnaît
et de donner à l'autre celles que personne ne lui
accorde. Mais il est plus aisé de contredire
que de
convaincre , et la témérité des assertions ne rend
que plus visible la faiblesse des preuves. Lorsque
M. Delille ose soutenir qu'Homère , avec tout son
génie , n'a pu s'empêcher de donner à tous ses héros
le même courage et une très-grande ressemblance
, il révolte le sentiment de tous les hommes
de goût qui savent que ce poète , vraiment créaFLOREAL
AN XII. 343
teur , a poussé la variété jusqu'à inventer plusieurs
sortes de bravoure , et à diversifier le même caractère
par les nuances qu'il y a mises , de telle sorte
que ses héros , quoique tous braves , le sont pourtant
d'une manière absolument différente . Lorsqu'ensuite
M. Delille entreprend de prouver que
l'Enéide est plus variée que l'Iliade , et qu'après
avoir accusé Homère d'uniformité , il dit expressément
qu'il n'y a rien de pareil dans Virgile ; lorsqu'il
affirme que, dans la peinture des combats ,
1 poète latin fait paraître une fécondité d'imagination
pour le moins égale à celle d'Homère , c'est
assurément heurter le sentiment général d'une manière
bien violente . Mais je n'entrerai pas encore
dans cette discussion . Ces paradoxes , et plusieurs
autres de la même nature , seront mieux examinés
dans le courant du poëme , où les preuves viendront
à l'appui du raisonnement .
Pour peu qu'on ait de véritable critique , on
doit sentir qu'il est impossible de juger de la traduction
d'un ouvrage tel que l'Enéide , sur quelques
morceaux choisis , d'une réputation plus brillante
parmi les connaisseurs , et sur lesquels le traducteur
a pu s'attendre que la critique jetterait d'abord les
yeux. Ces morceaux d'éclat , objets d'une lutte particulière
, ne constatent que les efforts d'un moment
, et ne donnent aucune idée de cette capacité
vaste qu'exige un ouvrage de si longue haleine.
Il faut donc entrer dans des considérations plus
générales. Il s'agit d'examiner quel est l'esprit de
Virgile , quel est son goût , quels sont les caractères
distinctifs de son style , et si le traducteur les a conservés
dans le sien . Or , je remarque que M. Delille
s'en est éloigné de deux manières , toutes deux capables
non-seulement d'affaiblir les couleurs , mais
de changer même le fond de la diction : 1º. il a
substitué à la brièveté de Virgile un caractère ha344
MERCURE DE FRANCE ;
bituel de prolixité ; 2º . il a altéré la vérité et le naturel
de son style par trois sortes d'enflure qui se
font remarquer dans les idées , dans les images et
dans l'harmonie.
La prolixité que je considère ici ne consiste
pas dans cette espèce de longueur que le traducteur
le plus heureux ne peut pas toujours éviter ,
parce qu'une telle expression ou tel tour qui tient
au génie de la langue originale peut offrir une
résistance invincible ; mais je parle de celle qui
délaye les idées , et qui allonge le discours sous
prétexte d'arrondir la phrase ; défaut vraiment
capital , qui òte à la pensée toute sa profondeur ,
aux figures toute leur vivacité , au style tout son
nerf. Le premier livre du poëme , sans chercher
plus loin , nous offrira assez d'exemples de ces trois
caractères .
L'exposition de l'Enéide est un chef- d'oeuvre
de simplicité . Les six premiers chants sont renfermés
exactement dans ces deux vers :
Multum ille et terris jactatus et alto ,
Vi superúm , sævæ memorem Junonis ob iram.
Et les six derniers se trouvent de même tout entiers
dans les trois suivans :
Multa quoque et bello passus , dùm conderet urbem ,
Inferretque deos Latio : genus unde Latinum ,
Albani que patres , atque altæ moenia Romæ.
On ne peut être ni plus simple , ni plus court.
Comparez maintenant à ce peu de paroles les douze
vers que M. Delille en a tirés :
Errant en cent climats , triste jouet des flots ,
Long-temps le sort cruel poursuivit ce héros ,
Et servit de Junon la haine infatigable.
Que n'imagina point la déesse implacable ,
Alors qu'il disputait à cent peuples fameux
Cet asile incertain tant promis à ses dieux
FLOREAL AN XII: 345
Qui doit au Latium sa brave colonie ,
Qui dut mêler son sang au vieux sang d'Ausonie ,
Préparait le berceau de ces fameux Albains ,
Nobles fils d'Ilion , et pères des Romains ,
Et leur cité de Rome un moment la rivale ,
Et des vainqueurs des rois la ville impériale ?
Sans parler ici du style de ces vers , peut - on
connaître Virgile et ne pas sentir que ce développement
énerve sa pensée , et que l'emphase qui
y paraît dénature le caractère de son esprit ?
Peut on ne pas voir que c'est ôter à sa muse le
mérite qui la distingue , ce mérite rare et modeste
qui consiste à annoncer de grandes choses
du ton le plus simple, et à resserrer dans une brièveté
énergique tout le fond des plus magnifiques
événemens de son poëme ?
Il
Sa Muse en arrivant ne met pas tout en feu ,
Et , pour donner beaucoup , ne nous promet que peu.
( Art poét.)
y
a une autre sorte de brièveté , dont l'effet
est de rendre la narration rapide .
Soyez vif et pressé dans les narrations."
Virgile l'est éminemment. A peine il entre en
matière qu'il court aux merveilles de son sujet ;
c'est l'aigle qui prend son vol .
Vix è conspectu Sicula telluris in altum
Vela dabant læti , et spumas salis ære ruebant ,
Cùm Juno .
A ces deux vers pleins de rapidité , M. Delille
en substitue cinq d'une marche trainante , et embarrassée
d'une redondance de termes oiseux :
Cependant les Troyens , après de longs efforts ,
Des champs Trinacriens avaient rasé les hords ;
Déjà leurs nefs perdant l'aspect de la Sicile ,
Voguaient à pleine voile , et de l'onde docile
Fendaient d'un cours heureux les bouillons écumans.
Observez que Virgile ne peint que la joie des
Troyens qui voient flotter leurs voiles vers l'Italie ,
346 MERCURE DE FRANCE ,
vela dabant læti.... et M. Delille nous parle de
leurs longs efforts dont on ne saisit point l'objet.
Il est vrai qu'il leur fait raser les bords de la Sicile ,
ce qui pouvait être lent et pénible , au lieu que
Virgile nous les montre s'élançant du port dans la
haute mer in altum vela dabant. Les champs
Trinacriens et la Sicile n'étant qu'une même chose ,
je ne vois pas quelle grace il peut y avoir à nous
apprendre deux fois en cinq vers de quel pays
partent les Troyens , et lorsqu'on nous a dit que
leur flotte voguoit à pleine voile , et que l'onde
était docile , il est assurément inutile d'ajouter
qu'elle voguait d'un cours heureux.
II
Il y a un troisième caractère de brièveté qui
décèle un talent plus rare que les deux autres ,
parce qu'il tient à l'intelligence du coeur humain ,
et qu'il est , dans le langage des passions , une
beauté dramatique . C'est ce que Virgile observe
admirablement dans la manière dont il fait parler
Junon. Cette déesse veut écarter Enée du Latium
; mais elle sait que le destin ne le permet pas.
Cet obstacle la désole et l'humilie . Lorsqu'elle se
demande avec hauteur qui peut l'empêcher de
poursuivre sa vengeance , elle est forcée de se répondre
que le destin s'y oppose : Quippe vetorfatis !
Il faut bien dévorer cette fatale parole qui est l'écueil
de tous ses desseins ; mais elle n'a garde de
l'étendre. L'orgueil n'enfonce pas dans les sujets
mortifians , il glisse sur les humiliations comme
sur du feu , et lorsqu'il est contraint d'en parler
il économise les syllabes. Virgile n'y met que trois
mots , et M. Delille en fait quatre vers . Voici
comme il fait parler Junon :
Le destin , me dit-on , s'oppose à ma demande :
Junon doit obéir quand le destin commande .
Pergame impunément a donc pu m'outrager ?
Seule entre tous les dieux je ne puis me venger?
FLOREAL AN XII.. 347
Ainsi , tandis que , dans Virgile , Junon ne fait
qu'effleurer cette opposition humiliante qui la révolte
; dans la traduction , elle s'en repaît comme
à plaisir , et se tourne elle - même le poignard
dans le coeur. Y eut- il jamais , s'il est permis de le
dire , une amplification plus déplacée ? C'est que
M. Delille n'a pas fait attention à l'art du poète ;
il n'est pas entré dans le secret de la passion. Il n'a
pas senti la raison de cette brièveté : Quippe vetor
fatis ! Il a trouvé que ce passage n'avait pas un
rapport assez clair avec ce qui suit , comme ,
effet , il n'en a pas , et il s'est imaginé qu'il fallait
ménager là une transition bien adroite , et rétablir
la liaison des idées. Malheureuse rhétorique , qui
vient placer ses précautions et ses finesses dans le
désordre admirable de la passion !
Méditez un moment le vers de Virgile :
Quippe vetorfatis ! Pallas ne exurere classem
Argivům.
en
Le destin s'oppose à ma vengeance ! Pallas n'a-t-elle pas brûlé la
flotte des Grecs ?
vous sentirez qu'il y a là quelque chose de
brusque et d'interrompu qui n'est pas conforme
aux lois du raisonnement ; mais c'est la marque
d'une ame impétueuse qui franchit les idées intermédiaires
pour arriver au terme de sa passion .
Cette fière déesse ne s'amuse point à délayer son
humiliation et son dépit ; elle ne songe point à
préparer la suite de ses idées ; elle se garde bien ,
sur-tout , de dire qu'elle doit obéir au destin ;
elle lui oppose vivement l'exemple de Pallas. A
peine a-t -elle prononcé ce terrible arrêt qui rompt
tous les projets de sa vengeance : Quippe vetor
fatis ! qu'elle passe brusquement aux exemples qui
l'autorisent :
Pallas ne exurere classem
Argivim , atque ipsos potuit submergere ponto ?
348 MERCURE DE FRANCE ;
C'est ainsi que la passion , ordinairement si fertile
en paroles , en est quelquefois si ménagère ; et je
laisse à juger à M. Delille si c'était ici le lieu de
les prodiguer et de commenter Virgile .
Je trouve de même qu'il n'a pas observé la brieveté
convenable à la circonstance , dans le petit
discours de Vénus à Enée , au moment où cette
déesse lui apparaît dans l'équipage d'une chasseresse.
Virgile lui fait dire rapidement :
T
Heus. juvenes , monstrate mearum
Vidistis si quam hic errantem fortè sororum ,
Et le traducteur refroidit cette vivacité
détails :
Une de mes compagnes ,
Leur dit-elle , avec moi parcourait ces campagnes ;
Je ne vois plus ses pas , je n'entends plus sa voix.
Si le hasard l'a fait apparaître à vos yeux ,
O jeunes voyageurs , dites-moi dans quels lieux
Je puis la retrouver .
par
les
Le long discours d'Ilionée à Didon offre , d'un
bout à l'autre , ce même caractère de prolixité qui
fait languir le style , et j'épargne au lecteur des
citations qui ne sont plus nécessaires pour éclaircir
ma pensée .
Virgile a porté jusque dans les descriptions cette
précision nerveuse qui le distingue . C'est que son
expression est si juste , et tout ensemble si forte ,
qu'il n'a pas besoin d'y revenir à deux fois. D'un
trait il fait un tableau. Que peut - on ajouter , parexemple,
à ceux dont il peint la beauté Vénus
répand tout-à - coup sur le héros troyen , quand il
paroît devant Didon ?
ai
Namque ipsa de coram
Cæsariem nato genitrix , lumenque juventæ
Purpureum, et lætos oculis afflárat honores.
Quale manus addunt ebori decus , aut ubi flavo
Argentum , Pariusve lapis , circumdatur auro.
Quelle peinture achevée en quatre vers !
que
M. Delille
f
1
FLOREAL AN XII. 349
REP.
FRA
M. Delille enfait onze ; et l'homme degoût sentia
en les lisant , qu'il était inévitable d'affaiblir le golo
ris en le délayant de la sorte.
Vénus même à son fils prodigua la beauté ,
3 Versa sur tous ses traits ce charme heureux qui touche
Elle-même en secret , d'un souffle de sa bouche ,
Fait luire sur son front , rayonner dans ses yeux
Ce doux éclat qui fait la jeunesse des dieux ;
En boucles fait tomber sa belle chevelure ,
Et pour lui de ses dons épuise sa ceinture. ›
C'est un dieu , c'est son fils. Bien moins resplendissant ,
Sort d'une habile main l'ivoire éblouissant,
Ainsi l'art donne au marbre une beauté nouvelle ,
Ou tel , entouré d'or , le rubis étincelle .
Ce n'est pas que je prétende que M. Delille n'ait
pu très-bien , dans une description , étendre quel
ques images , comme je reconnais qu'il l'a fait
avec succès dans la peinture de cette jolie rade où
Enée se réfugie après la tempête ,
Est in secessu longo locus.
petit tableau plein de fraîcheur , que l'auteur de
la Henriade a imité , comme il a imité la tempête
, et comme un homme de son talent pouvoit
imiter Virgile . Ce n'est pas non plus que je veuille
donner à penser que la traduction de M. Delille
soit dépourvue de beaux morceaux ; et , sans sortir
de ce premier livre , je puis citer toute la rés
ponse de Jupiter à Vénus, où , à quelques taches
près , la copie est digne du modèle ; ce n'est pas
même que plusieurs des défauts que je releverar
dans son style , ne puissent , à quelques égards ,
passer pour des défauts brillans , et charmer peutêtre
certains amateurs de la poésie ; mais j'avance ,
comme une chose générale , qu'il n'a point lutté
avec assez de force contre la précision du poète
latin , qu'il a manqué de brièveté dans les occasions
où elle importait le plus , et qu'ainsi sa diction ne
peut , sous ce rapport , donner qu'une fausse idée
de la diction de Virgile.
•
Z
Cer
350 MERCURE DE FRANCE ,
Le second défaut que j'ai reproché à l'illustre
traducteur , est celui de l'enflure , et je ne me dissimule
pas que ce reproche paraîtra moins sensible
que le premier au commun des lecteurs ; , car
on doit bien s'attendre qu'un écrivain tel que
M. Delille , ne peut pas être enflé à la manière de
Brébeuf : mais il règne dans l'Enéide un naturel et
une vérité de style qui ne souffrent pas la plus légère
ombre d'affectation. Point de fausse élévation
dans les pensées , point de vaine parure dans les
images , pas le moindre effort dans l'expression ; et
c'est ce naturel charmant que j'accuse le poète
français d'avoir altéré par plusieurs sortes d'enflure
plus ou moins répréhensibles. Boileau avait bien
connu ce beau caractère de la poésie de Virgile ,
lorsqu'il s'écrie , en traduisant les premiers vers de
son poëme :
0 que j'aime bien mieux cet auteur plein d'adresse ,
Qui , sans faire d'abord de si haute promesse ,
Me dit d'un ton aisé , doux , simple , harmonieux :
Je chante les combats , et cet homme pieux,
Qui des bords phrygiens..
M. Delille a cru bien faire de corriger Boileau ,
et de mettre ce guerrier pieux ; cependant la piété
est ici le caractère de l'homme , et non pas du
guerrier Insignem pietate virum. :
J'ai déjà remarqué le ton d'emphase qu'il a mis
dans l'exposition . Virgile dit simplement : Albani
quepatres , les pères d'Albe : mais le traducteur ;
qui ne goûte pas cette simplicité , y a substitué :
Ces fameux Albains ,
Nobles fils d'Ilion , et pères des Romains .
Ailleurs , il dit : Le noble sang des rois ; comme
şi le sang des rois pouvait n'être pas noble ! Lorsque
Ilionée, après le naufrage , va implorer en suppliant
le secours de Didon , M. Delille lui fait
dire :
Sachez ce qu'on nous doit , en sachant qui nous sommes.
FLOREAL AN XII. 351
On peut bien juger qu'il n'y a pas un mot de
cela dans Virgile ; mais en revanche il s'y trouve un
vers qui est la meilleure critique d'une fierté si
déplacée ; car , Ilionée , pour disculper les Troyens
qu'on accusait d'avoir voulu envahir le pays où ils
sont jetés par la mer , répond :
Non ea vis animo , nec tanta superbia victis.
Cette violence n'est point dans notre coeur , et tant d'orgueil siérait
mal à des infortunés .
Persuadons-nous bien que c'est une fausse grandeur
que celle qui grossit les traits de Virgile . Ce
poète n'aurait pas dit que Junon
Défendait l'Ausonie aux grands destins de Troie.
Il dit tout naturellement : Arcebat longè Latio . Il
n'eût pas fait dire à Vénus éplorée ,
Que Rome adoucissait les dés stres de Troie,
parce qu'il ne faisait point de jeux de mots , et
qu'il savait bien qu'une mère affligée ne s'amuse
pas à en faire il n'eût pas imaginé de faire foudroyer
les Troyens par l'aigrette d'Achille , ni de
donner à ce héros un char tonnant , parce qu'une
aigrette et un char n'ont rien de commun avec le
tonnerre .
Lorsque Vénus instruit l'Amour à tromper
Didon , sous la figure d'Ascagne , elle termine ses
leçons par ces deux vers :
Quùm dabit amplexus , atque oscula dulcia figet;
Occultum inspires ignem , fallasque veneno.
Et M. Delille traduit :
Didon va t'imprimer des baisers pleins d'ardeur ;
Mon fils , glisse en secret ton poison dans son coeur.
Ces baisers pleins d'ardeur me paraissent un
contre-sens des plus formels , et ôtent à la pensée
de Virgile tout ce que j'y vois de fin et de délicat ;
car le poète veut dire que Didon , dans la simplis
2
352 MERCURE DE FRANCE ,
cité de son coeur , donnera des baisers pleins d'innocence
à cet enfant qu'elle prendra pour le fils
d'Enée ,
Insidat quantus miseræ deus .
Inscia Dido
et que ces baisers trompeurs la brûleront sans
qu'elle s'en puisse défier : c'est ce qui est exprimé
par oscula dulciafiget. Ces baisers si doux allumeront
des feux terribles : voilà le sens de Virgile
; mais le même esprit qui fait qu'on enfle tout
ce qu'on dit , empêche de saisir le fond vif et naturel
d'une pensée ; on voit les choses dans un
faux jour , et on prend l'ombre pour le corps.
Enfin , je remarque dans les vers de M. Delille ,
une certaine enflure d'harmonie , qui paraît venir
de l'habitude qu'a ce poète d'accumuler des termes
sonores , et de rimer par des épithètes . Le plus
grand défaut , dans ce genre , consiste à affectionner
de certains sons qui flattent d'abord , parce
qu'ils remplissent l'oreille , mais qui l'importunent
bientôt , dès qu'ils sont répétés. On ne pourrait
jamais croire , si je n'en donnais des exemples ,
jusqu'où M. Delille a poussé une affectation si indigne
de son talent , ni combien la répétition des
mêmes rimes fatigue par sa bruyante monotonie ;
Aussi , pour réprimer leur fougue vagabonde ,
Jupiter leur creusa cette prison profonde.
Et six vers après , Junon dit à Eole :
Vous à qui mon époux , le souverain du monde ,
Permit et d'appaiser et de soulever l'onde.
Eole l'ui répond :
Par vous j'ai la faveur du souverain du monde ,
Et je commande en maître aux puissances de l'onde .
Sur la 1ace des eaux s'étend la nuit profonde ,
Le jour fuit , l'éclair brille , et le tonnerre gronde.
1
FLOREAL AN XII. 353
Un
Et cédant sous leurs poids à la vague qui gronde ,
La nef tourne , s'abyme , et disparoft sous l'onde.
Ainsi tombe la vague , ainsi des mers profondes ,
Neptune , d'un coup d'oeil , tranquillise les ondes .
peu plus loin , Vénus dit à Jupiter :
Toi qui régnant dans l'air , sur la terre et sur l'onde ,
Tiens en mains et la foudre et les rênes du monde.
Et quelques lignes plus bas :'
Un jour leur race illustre , en conquérans féconde ,
Gouverneroit la terre , assujétiroit l'onde .
рец
Ce sont là de ces défauts qu'on ne daignerait pas
remarquer dans un poète moins célébre que
M. Delille. Nous verrons plus tard quels sont
les caractères de l'harmonie de. Virgile , quelle
variété enchanteresse il y a répandue , et jusqu'à
quel point son traducteur a été fidèle . Pour peu
qu'on veuille pénétrer dans les secrètes beau és
du style , on découvre une immense perspectiv
d'observations ; mais je m'arrête aux vues géné
rales que j'en ai données . En les approfondissant ,
dans la suite du poëme , le lecteur pénétrant
pourra dérober aux grands écrivains le secret de
leurs richesses , et il s'instruira tout à -la -fois par
leurs fautes et par leurs succès .
Mais , en même temps , mon dessein est d'examiner
la conduite , le merveilleux , les moeurs et
les caractères de l'Enéide , et de les comparer ,
autant que le sujet le permettra , aux poëmes
d'Homère , pour montrer à M. Delille combien
on doit de respect à ce père de la poésie , qui nonseulement
a ouvert cette difficile carrière de l'épopée
, mais qui même , dans plusieurs parties , a été
plus loin que tous les autres .
CH. D.
3
354 MERCURE DE FRANCE ,
Tom Jones, ou Histoire d'un Enfant trouvé ; traduite de
Henri Fielding , par L. C. Chéron. Six volumes in - 12.
Prix : 14 fr . , et 20 fr. par la poste. A Paris , chez
Giguet et Michaud , rue des Bons-Enfans ; et chez
le Normant, imprimeur-libraire , rue des Prêtres Saint-
Germain- l'Auxerrois , nº. 42.
DEPUIS près de soixante ans , nous avons une traduction
de ce roman , par La Place ; on nous assure aujourd'hui
que cette traduction ne vaut rien , et que La Place
ne savait que médiocrement l'anglais : l'assertion est un
peu hardie , puisqu'il serait difficile de la prouver. On ne
contestera pas du moins à cet écrivain une connaissance
parfaite du goût et de l'esprit français : Tom Jones , tel
qu'il nous l'a présenté , a réuni tous les suffrages ; s'il l'eût
traduit littéralement , ou plutôt s'il ne se fût pas permis
d'en retrancher des scènes grossières et indécentes , des
digressions fatigantes , des expressions ignobles , ce
roman n'aurait point du tout réussi en France à une époque
où nous n'avions pas encore sacrifié notre politesse , notre
religion , nos préjugés nationaux à la plus stupide admiration
pour les moeurs étrangères . M. Chéron convient
qu'il a été forcé de supprimer ce que le goût français ,
un peu trop sévère , dit - il , n'aurait pu supporter : alors ,
pourquoi reproche- t - il à La Place d'avoir fait pour le
goût bien plus pur des Français de son temps , ce que luimême
, quoiqu'à regret , est obligé de faire pour les Français
de nos jours ? Le débat entre les deux traducteurs
roule donc beaucoup moins sur le mérite qui leur est personnel
, que sur l'esprit du siècle qui devait les juger ; et
c'est en considérant la traduction de M. Chéron sous ce
rapport , que nous nous permettrons de la traiter avec une
sévérité qui ne peut l'offenser , puisqu'elle s'adresse bien
moins à lui qu'à ceux qui trouveront du plaisir à lire
Tom Jones tel qu'il plaît aux Anglais.
FLOREAL AN XII 355
•
Fielding a fait beaucoup d'ouvrages : la postérité semb'e
vouloir n'en adopter qu'un seul ; c'est Tom Jones.
Fielding , avec des qualités estimables , un esprit vif et
profond , une probité qui ne se démentit jamais , manq a
toujours d'ordre et d'économie : le goût des plaisirs , du'
luxe , de la table ne lui permit pas de ménager les ressources
que son travail et ses amis lui procurèrent ; il fut
quelquefois dans l'aisance , souvent dans le besoin , et
cette alternative de bonne et de mauvaise fortune lui apprit
à connaître les hommes. Cette connaissance n'a jamais été
le partage des gens heureux. Pour l'acquérir , il faut être
conduit par les événemens à beaucoup réfléchir sur les
autres et sur soi ; c'est pourquoi les révolutions qui nous
font souvent changer de position et de projets , qui trompent
sans cesse nos espérances et nous présentent les
hommes presque sans masque , ont toujours produit de
grands moralistes . M. de Voltaire, auquel on a voulu pendant
quelque temps accorder un génie universel , n'a
jamais connu que l'esprit de son siècle ; le coeur de l'homme
lui était entièrement étranger ; aussi , dans ses nombreux
ouvrages , trouve - t- on des traits brillans , et point de
réflexions profondes ; les personnages de ses comédies
ne ressemblent à personne ; ses contes ne révèlent aucun
secret de l'humanité ; et , dans sa correspondance , on
le surprend sans cesse avouant son dégoût pour les romans
de caractères. Il n'aimait pas Gil Blas : il est vrai que
Le Sage , en faisant la critique du public de Valence ,
s'était moqué clairement de l'enthousiasme des Français
pour les tragédies de l'ermite de Ferney , crime que ce
tolérant philosophe n'a jamais pardonné ; mais il n'avait
rien à reprocher à Fielding , et cependant il assure que
Tom Jones l'ennuie : il n'excepte de ce jugement que le
barbier Patridge ; et Patridge est une caricature .
La connaissance de l'homme , premier mérite de tous
les ouvrages littéraires , se trouve éminemment dans les
ouvrages de l'antiquité : les moeurs changent , le goût
varie ; le coeur humain reste le même , et cependant l
356 MERCURE DE FRANCE ,
offre toujours des combinaisons nouvelles à l'écrivain
abservateur. Un caractère bien saisi , un trait profond ,
une passion bien développée , sont vrais pour tous les
siècles et pour toutes les nations . L'esprit seul ne donne
qu'une vogue passagère ; les écrits qu'il dicte n'arrivent
point à la postérité , qui n'adopte et ne peut réellement
adopter que les livres qui peignent ce qui ne change
jamais , le coeur humain dans sa faiblesse , sa grandeur ,
ses passions bornées et ses desirs infinis .
Il
ly a dans Tom Jones quatre parties bien distinctes :
celle qui se compose de caractères et de passions est la pre➡
mière , et mérite les plus grands éloges : la seconde offre
une peinture des moeurs anglaises , mais de moeurs qui
ont déjà subi quelques modifications , et qu'il est permis à
un traducteur d'adoucir dans beaucoup de détails qui choqueraient
le goût de sa nation : la troisième ne contient
guère que l'expression de l'orgueil anglais à l'égard de
lui- même et des autres peuples , expression que celui qui
traduit peut se dispenser de rendre , sur-tout lorsqu'elle
est injurieuse à son pays : dans la quatrième , je mettrai
les principes littéraires particuliers à l'auteur , principes
qui ne tiennent point au fond de l'ouvrage , qui blessent
des règles fondées sur des convenances générales , et
qu'un traducteur est encore libre d'adopter ou de rejeter ,
selon qu'il estime ou méprise le jugement de ses lecteurs .
Maintenant il me sera facile de comparer l'ancienne et la
nouvelle traduction , sans être obligé de faire des citations
qui me conduiraient trop loin .
La Place nous a donné une idée si juste des passions et
des caractères mis en jeu par Fielding , dans Tom Jones ,
que ce roman a produit en France un opéra - comique qui
a eu du succès , deux comédies en cinq actes qui ont été
très -applaudies ; ce qui prouve que le fond de l'ouvrage
anglais était bien connu du public , enchanté de retrouver
sur la scène des personnages dont il avait d'autant mieux
conservé la mémoire qu'il les avait trouvés vrais . M. Chéron
m'a pu à cet égard faire mieux que son prédécesseur ; car
FLOREAL AN XII. 357
Pouvrage de Fielding est bon positivement par la raison
qui fait qu'une faible traduction de l'Iliade n'empêche
pas de reconnaître les caractères et les passions des héros
Grecs et Troyens , comme une traduction prosaïque de
l'Enéide ne peut détruire l'idée que Virgile a voulu donner
de l'amour et de la conduite de Didon.
Un roman anglais qui peint des moeurs nationales doit
offrir beaucoup de scènes d'auberge , parce que les Anglais
sont toujours sur les routes ; des voleurs de grands chemins
, parce que c'est l'usage ; des gentilshommes campagnards
buvant , chassant , jurant ; une fille qui fuit la
maison paternelle ; quelques scènes de prison moins rares
dans les pays de liberté que dans les autres ; et , si l'on
veut , des exemples de l'arbitraire qu'entraîne la presse
des matelots : qu'on ajoute de nombreux coups de poing ,
le thé , les chaises à porteur , du bruit aux spectacles , la
- minière de frapper aux portes suivant sa qualité , les
distances qui marquent les rangs , l'importance qu'on y
attache , et l'on aura une juste idée des moeurs et des usages
anglais . Tout cela se trouve dans le roman de Fielding et
dans les deux traductions . Mais Fielding a voulu montrer
dans M. Western l'excès de brutalité d'un gentilhomme
campagnard du comté de Somerset , ce qui peut amuser les
Anglais qui ont , pour juger la ressemblance de ce personnage,
des objets de comparaison qui nous manquent :
aussi La Place a cru qu'il suffisait de nous présenter
M. Western avec ce qu'il a d'originalité dans le caractère
et dans les manières , et qu'il devait nous éviter des détails
auxquels nous ne croirions point , parce qu'ils sont autant
contre le bon sens que contre nos moeurs . M. Chéron n'en
a pas jugé de même , et nous sommes réduits à croire
qu'un gentilhomme anglais dit en parlant d'un autre
gentilhomme qu'il respecte : « J'irai lui proposer ma fille
en mariage pour son neveu , et , s'il ose me refuser ,
je lui donnerai certainement un bon coup de poing. »
La Place nous avait sauvé des coups de poing de M. Western
, a moins qu'ils ne fussent placés plus convenable-
1
358 MERCURE DE FRANCE ,
ment, M. Chéron ne nous en épargne aucun ; il en résulte
que ce personnage qui nous avait toujours amusé dans l'ancienne
traduction , fatigue souvent dans la nouvelle . De
même , l'ancienne avait éloigné de nos yeux le sang qui
coule à tout instant dans les boxs entre frères , élèves ,
précepteurs , gentilshommes et goujats ; la nouvelle nous.
oblige à suivre dans les plus petits détails des querelles de
crocheteurs dont nous détournerions les yeux si elles se
passaient devant nous . M. Chéron a sur-tout conservé neuf
grandes pages sur une bataille dans un cimetière , où l'on
voit une jeune fille , les premières amours de Tom Jones ,
combattre tantôt un crâne à la main , tantôt avec l'os
d'une cuisse d'homme , ce qui apparemment est gai en
Angleterre , mais ce qui , du temps de La Place , aurait
suffi pour faire rejeter en France le roman de Fielding .
Combien d'expressions ignobles l'ancien traducteur nous a
cachées , qui se trouvent dans la traduction nouvelle ! Par
exemple , j'aime , avec La Place , qu'une femme de
chambre n'appelle pas salope une fille dont elle parle à
sa maîtresse , parce que cela n'arrive que dans de mauvaises
maisons ; j'aime encore qu'on ne traite pas Tom
Jones de fils de p ..... , parce qu'il me semble que si le
traducteur est assez décent pour ne pas écrire un vilain
mot tout entier , il peut raisonnablement supposer qu'il y
aura parmi ses lecteurs quelques personnes , des femmes
même , qui trouveront indécent qu'on leur offre l'occasion
de le prononcer. Dans sa préface , M. Chéron a sans
doute établi d'excellens principes de traduction ; mais il
est à desirer qu'on ne les adopte pas , et nous allens développer
les motifs de notre souhait.
Les philosophes ont souvent exalté la tolérance anglaise
; cependant il est positif que , même dans leurs ouvrages
d'imagination , ils montrent un souverain mépris
pour les autres nations , et particulièrement pour la
France. Le mépris n'est pas de la tolérance. De même , toujours
dans leurs ouvrages d'imagination , on trouve des
railleries sanglantes contre le papisme , nom que les réFLOREAL
AN XII. 35g
formés donnent à la religion catholique , et qui vient de
passer dans un livre couronné par l'Institut national de
France , ce qui ne sera pas un petit objet de scandale dans
quelques années. Fielding n'aurait pas été bon aglais s'il
eût oublié de faire beaucoup de reproches aux Français ,
entr'autres celui de manquer de courage , et s'il eût négligé
de dire force injures aux catholiques . La Place avait
supprimé ces petitesses qui déshonorent les écrivains anglais
, et que de son temps on n'aurait point toléré en
France ; il put les retrancher d'autant plus aisément ,
qu'elles ne tiennent pas au fond du sujet . M. Chéron a cru
devoir les conserver sans doute
" parce que les principes
de traduction adoptés dans le dix - huitième siècle exigent
impérieusement que les réformés nous disent des injures ,
se moquent de nos opinions religieuses , tandis que nous
autres catholiques , dans nos romans , nos ouvrages d'imagination
, nous ne discutons jamais les opinions politiques
et la croyance des autres peuples : nous regarderions cela
comme une faute de goût et une impolitesse impardonnable
. Cependant , au dire des philosophes , les Anglais
sont très-tolérans , et nous , nous étions des fanatiques .
Nous le deviendrons assez , je l'espère , pour repousser les
ouvrages étrangers dans lesquels on ne nous respectera
pas ; et n'ayant rien à dire à leurs auteurs , nous dirigerons
notre critique contre les traducteurs qui oublieront ce
qu'ils doivent d'égards à la tranquillité publique , aux
inoeurs et au repos des familles. Les papistes étant avertis ,
se dispenseront du moins de donner leur argent pour avoir
des livres dans lesquels on affirme que leur doctrine est
monstrueuse et absurde ( 1 ) . A ne consulter que le goût ,
(1 ) Nos reproches s'adressent à Fielding : nous sommes persuadés
que M. Chéron n'a vu que le mérite de rendre fidèlement l'ouvrage
qu'il traduisait ; mais nous le prévenons qu'il est de notre devoir d'être
d'autant plus sévères , que le parti qui n'a pu détruire toutes les religions
en France , a le projet d'attaquer la plus ancienne par la plus
nouvelle ; ce qui doit rendre les écrivains aussi honnêtes que M. Chéron
très-circonspects , et tous les amis de l'ordre três- tolérans et très
vigilans .
360 MERCURE DE FRANCE ,
ne peut-on pas dire que le traducteur qui retranche d'un
ouvrage d'imagination tout ce qui tient à l'esprit de secte
et de parti , sans tenir au fond du sujet , a raison contre
celui qui grossit ses volumes de pareilles puérilités ?
" Il nous reste à discuter entre les deux concurrens une
question littéraire qui ne dépend pas tellement du goût
variable des nations , qu'on ne puisse la décider par des
raisonnemens sans réplique. Un roman est une histoire que
l'on raconte ; plus elle est intéressante , moins l'auteur
doit s'écarter de son sujet . Dans les romans de caractères ,
on admet la division par chapitres , parce que le but principal
de l'auteur étant de peindre une grande quantité de
personnages , le passage naturel d'un chapitre à un autre
lui épargne la difficulté des transitions. Fielding a divisé
son roman non -seulement par chapitres , mais encore par
livres : il en a fait dix -huit , et devant chaque il a placé
une dissertation sur un sujet quelconque qui ne se lie
point à l'action. Il y adix- huit dissertations jetées à travers
Ja narration , parce que l'auteur a divisé son ouvrage en
dix- huit livres ; s'il l'avait coupé en vingt - quatre , ily
aurait vingt- quatre digressions : que l'on augmente cè
nombre ou qu'on le diminue , on trouvera toujours que la
fantaisie de Fielding a seule décidé ses excursions hors de
son sujet. Rien n'est plus contraire aux règles de l'art , quí
ne sont que celles du bon sens .
On permet les repos aux poètes , parce qu'ils chantent :
au commencement d'un chant nouveau , ils préludent avant
de revenir à leur principal objet , et ce prélude sert à les
remettre , ainsi que les auditeurs , dans le ton qui convient
au sujet rien n'est plus naturel . Mais un romancier ne
chante pas ,
il raconte ; et s'il a besoin de repos , quand il
revient à sa narration il n'a d'autre prélude à faire que
celui nécessaire pour rappeler à ses lecteurs à quel point
ils en sont restés . Fielding au contraire chante entre chacun
de ses livres , et ses chansons sont aussi étrangères à
son roman , que le ton qu'il prend alors est éloigné de
celui que doit avoir un narrateur : si ses chansons m'aFLOREAL
AN XII. 361
musent, son roman ne m'inspire qu'un intérêt médiocre ;
et si son roman m'inspire un vif intérêt , ses chansons
m'ennuient il n'y a point de milieu. Cela est si vrai,
qu'ayant d'abord lu la traduction de La Place , et lisant desuite
celle de M. Chéron , pour les comparer , j'étais obligé
de me rappeler que mon intention était de rendre compte:
de toutes les parties de l'ouvrage, pour trouver la patience
de lire les mortelles digressions qui séparent chaque livre
d'un autre livre . Je le répète , la division par chapitres
suffisait ; car de la phrase qui finit un livre à la phrase qui
en commence un autre , il n'y a jamais de motif valable
pour que l'auteur s'éloigne de ses personnages , et encore
moins pour que les lecteurs consentent à le suivre. Fielding
n'a consulté que sa fantaisie en se jetant dix - huit fois
dans des digressions préliminaires : La Place a retranché
ces dissertations , et donné les raisons par lesquelles il
s'est décidé ; raisons si justes qu'il ne lui a fallu que
quatre lignes pour les exprimer : M. Chéron nous a rendu
Tom Jones avec tout ce qui ne regarde pas Tom Jones ;
ce qui fera mieux connaître Fielding, et moins aimer son
roman. Ainsi nous pouvons conclure que M. Chéron a
pris beaucoup plus de peine que n'en a dû prendre
La Place , et que sa traduction est meilleure..... comme
traduction. Mais la plus décente , celle qui convient
mieux à des Français , et qui , sans avoir omis une seule
circonstance , renferme dans quatre volumes tous les événemens
racontés dans six , c'est la traduction de La Place:
Les infidélités que son rival lui reproche , ne sont que des
retranchemens ordonnés par le goût , et par le respect
qu'un écrivain doit avoir pour ses lecteurs et son pays.
2
Sans croire , avec M. de La Harpe , que Tom Jones soit
le premier roman du monde , on peut penser que c'est un
des meilleurs : le plan est parfait , les caractères bien en
action , et d'une vérité qui annonce dans l'auteur une par
faite connaissance du coeur humain . On sent que cet
ouvrage a été fait dans un temps où les esprits étaient
encore agités du souvenir des troubles civils . A quelle
362 MERCURE DE FRANCE ,
autre époque un romancier aurait-il imaginé cet aubergiste
qui , prenant Sophie pour la maîtresse du prétendant ,
calcule ce qu'il gagnera à la faire arrêter , et qui , entendant
dire que le prétendant approche avec une arinée ,"
s'empresse d'accabler Sophie de respects et de protesta--
tions du plus sincère dévouement ; variant de nouveau
dans sa conduite selon les espérances ou les craintes qu'il
conçoit , et trouvant toujours de bons raisonnemens pour
se croire patriote , alors même qu'il ne consulte que son
intérêt ? Cette peinture est admirable , et d'une profondeur
comique digne de Molière des traits de ce genre
appartiennent à tous les siècles et à toutes les nations.
:
Mais cet ouvrage n'est pas sans défauts. Le caractère
de mistriss Bridget , un des premiers personnages , est
effacé à dessein : on voit que l'auteur a employé beaucoup
de petits moyens pour ne pas laisser soupçonner que
Tom Jones lui doit la vie , et pour que le lecteur ne soit
pas trop surpris de l'apprendre au dénouement. I est.
difficile de concevoir comment cette femme a pu vouloir
cacher à son frère un mariage qu'il aurait approuvé ; et
l'idée que l'auteur a donnée d'elle laisse encore moins deviner
comment il s'est trouvé un jeune homme beau ,
aimable , spirituel , capable de l'épouser en secret . Toute
la conduite de cette mère des deux rivaux manque de
vérité , et ce qu'on peut dire de mieux en faveur de
Fielding , c'est qu'il avait assez d'esprit pour, sentir cette
faute , et chercher à la déguiser ; mais elle est sensible
pour les connaisseurs . Les deux précepteurs ne devaient
pas convenir à un homme du caractère de M. Allworthy :.
avec tant de raison , comment peut-il accueillir deux fous
plus propres à corrompre ses neveux qu'à les instruire !
L'idée de mettre des enfans entre deux doctrines contradictoires
et également fausses , a pu fournir à Fielding des
disputes plaisantes ; mais je doute qu'un père de famille :
l'ait jamais réalisée ; alors pourquoi la faire exécuter par
un homme donné comme le modèle des hommes , et quí
cependant est trompé par deux pédans , par un enfant
FLOREAL AN XII. 363.
hypocrite , par sa soeur , femme assez sotte , et qui se
trompe lui-même sur le caractère de Tom Jones ? C'est
bien des torts pour le sage M. Allworthy. Lorsqu'il est
mécontent de son fils adoptif, il le jette seul au milieu du
monde , en lui donnant une somme d'argent assez considérable
; étrange manière de corriger un étourdi ! En
général , la conduite de cet homme est en tout éloignée
de la prudence que l'auteur se plaît à lui reconnaî re ; il
n'a véritablement à lui qu'une grande bonté ; il parle bien
et agit légèrement , parce que Fielding , en lui prêtant
ses propres opinions , son esprit , l'a fait agir pour l'ensemble
du roman , contradiction qui n'est pas un léger
défaut dans un ouvrage remarquable par une profonde:
connaissance des hommes .
Ceux qui ont tant vanté la pureté des moeurs anglaises .
expliqueront comment , dans une si grande quantité de personnages
, il ne se trouve , à bien peu d'exceptions près ,
que des filles faisant des enfans , des femmes mariées
vivant dans la débauche , des voleurs , des scélérats , dest
hypocrites et des libertins. Il est à présumer cependant
que Fielding connaissait ses compatriotes ; et jamais les
Anglais n'ont nié la vérité des peintures : en conclura- t -on
que les passions et les vices prêtent plus aux événemens
dont tout romancier a besoin , que la sagesse et les vertus ?
Ce serait assez mon avis . Aussi n'y a - t - il point de roman
dont une mère puisse prescrire la lecture à sa fille ; ce qui
n'empêche pas que des romans comme Gil Blas , Tom
Jones et quelques autres , ne soient une lecture aussi
agréable qu'instructive , quand on est arrivé à l'âge où l'on
n'a plus besoin des conseils d'une mère pour se décider
dans le choix des livres qu'on peut lire .
:
L. C.
1:
364 MERCURE DE FRANCE ;
Suite des Souvenirs de Félicie.
De tous temps les princes ont aimé les nains , les fous
et les enfans : des individus sans art , sans éducation , bien
simples , bien naïfs , sont toujours sûrs de leur plaire ; ils
forment un contraste amusant avec des courtisans. La
vérité plaît toujours aux princes , quand elle n'est bonne à
rien. Ils ne la craignent communément que lorsqu'elle
peut être utile, parce qu'elle est alors raisonneuse et sévère.
D'ailleurs les princes , en général , sont timides ; ce qui
me semble très - naturel quand on fixe sur soi tous les
yeux : c'est pourquoi ils montrent souvent tant d'embarras
dans la conversation ; on les écoute , on les cite ; ils osent
à peine parler un enfant , un petit monstré , dans un
salon , est une distraction , un sujet d'entretien ; c'est
beaucoup . Nous avons , au Palais - Royal , un petit nègre
qui fait nos délices ; il succède à un autre , qui , devenu
grand , est relégué maintenant dans l'antichambre. Narcisse
a treize ans , et n'est plus qu'un domestique ; Scipion
a sept ans , et c'est le petit nègre des quatre parties du
monde le plus caressé et le plus gâté ; il règne depuis
quatre ans dans le salon du Palais-Royal , au milieu du
plus beau cercle ; il marche à quatre pattes , et fait la culbute
sur le tapis ; il casse tous les éventails qu'il peut
attraper ; il se glisse sous les chaises des dames , les.
déchausse très - adroitement , et s'enfuit en emportant leurs
souliers : il débite d'une manière très-bruyante tout ce qui
lui passe par la tête . L'autre jour, il s'approcha de madame
la princesse de Conti , et lui dit très gravement ;
Madame, pourquoi donc avez - vous un si grand nez ?
Cette question faite à la princesse du monde la plus
sérieuse , la plus imposante , qui a le plus grand nez , et
devant quarante personnes , causa un étrange embarras ;
on voulut renvoyer Scipion , il s'obstina à vouloir s'instruire
,
-
FLOREAL AANN XI
FRA
305
truire , et répéta sa question , en ajoutant , jer savoir
ça. On fut obligé de l'emporter, il se débatta tens'écriant 5 .
C'est que je n'ai jamais vu un nez si long.. If a fait
il y a quelque temps , une réponse très spirituelle.
Madame la duchesse de Chartres le prend soula
elle dans sa voiture ; un soir , elle lui dit qu'elle le mènerait
à la comédie . En effet , il descendit avec nous , mais il
se trouva que la voiture était remplie , et qu'il n'y pouvait
entrer; comme il paraissait regretter baucoup la comédie ,
madame la duchesse de Chartres lui proposa de monter
derrière la voiture , en ordonnant aux valets de pied de
le bien tenir. Scipion dit qu'il aimait mieux rester . Pourquoi
cela ? lui demanda -t - on . Oh ! répondit-il , c'est que
lorsqu'une fois j'aurai été derrière , on ne me prendra
plus dedans. Il sait très -bien que Narcisse a joui de toute
sa faveur ; il faut qu'il ait profondément réfléchi là - dessus.
M. de Boulainvilliers , prevôt de Paris , a , par sa charge,
le droit de porter le cordon rouge ; il chasse assez souvent
avec M. le comte de la Marche ( 1 ) . Un jour , à l'une de ces
chasses , on s'égara , et l'on appela un paysan pour s'informer
du chemin . Ce paysan , sans qu'on le sut , connaissait
le prince et M. de Boulainvilliers ; il répondait au
prince avec un respect très -marqué ; M. le comte de la
Marche lui demanda , en riant , pourquoi il ne témoignait
pas plus de considération pour M. de Boulainvilliers qué
pour lui ; car , ajouta-t - il , tu vois bien que la plaque de
son ordre est d'or , et que la mienne n'est que d'argent. ?
Oui , repartit le paysan , mais la sienne est du faux or , et
la vôtre est d'argent fin.
{
La jolie réponse de ce paysan m'en rappelle une autre
qui fut faité aussi par un paysan , à un homme de ma
connaissance. Ce paysan se plaignait vivement d'n fermiér
, son voisin , qu'il accusait de friponnerie. Il est plus
fin que l'ambre , ajoutait-il . Pourquoi , lui demanda - t - on ,
dis-tu qu'il est plus fin que l'ambre ? C'est , répondit- il ,
(1) Depuis prince dé Conti , aujourd'hui en Espagne.
A a
366 MERCURE DE FRANCE ,
que l'ambre n'enlève que la paille , et que lui enlève le
grain .
Le marquis de ** est , comme on sait , le moins fidèlé
des maris ; sa femme , très-jeune encore , se conduit toujours
bien. Un soir , qu'il soupait avec elle au Palais-
Royal , on remarqua la coiffure de sa femme qui n'avait ,
dans ses cheveux , qu'une étoile et un croissant de fort
beaux diamans. Le marquis de ** disait à madame de
Serrant , qui admirait ces deux ornemens , qu'il venait de
donner l'étoile à sa femme au moment où elle s'était
assise dans sa voiture ; qu'il l'avait mise lui-même dans
ses cheveux , au- dessus du croisssant , sa parure ordinaire
, et qu'elle ne l'avait pas encore vue ! C'est un talisman
, sans doute , repartit madame de Serrant , car on
peut croire que c'est votre étoile qui vous préserve du
croissant.
Madame de la Vaup ****** n'est plus de la première
jeunesse ; mais elle a une physionomie agréab'e , de la
douceur, de l'esprit et une sorte d'ingénuité dans le caractère
qui la rend très - piquante . Tout cela compose une fort
aimable personne . Elle s'est trouvée , il y a quelque temps ,
dans un plaisant embarras , dont elle s'est tirée d'une
manière singulière . Se promenant à cheval , elle rencontra
la chasse du roi , et elle aperçut le roi , à cheval aussi ,
qui s'avançait vers elle ; alors , ne sachant pas si une
femme , en amazone , doit ou non ôter son chapeau au roi ,
lorsqu'il vient lui parler , elle fut dans une cruelle perplexité,
craignant de manquer de respect ou de faire une
chose ridicule cependant le roi s'approchait , il fallait
prendre un parti . Dans cette extrémité , elle imagina d'ôter
son chapeau , de le tenir un peu en l'air de la main droite ,
et de l'autre , de se gratter doucement la tête , car , dit- elle ,
en contant cette histoire , je raisonnais de cette manière :
si je dois ôter mon chapeau , il est ôlé ; si l'étiquette , pour
une femme , est de le garder , le roi pourra croire que jo
ne le tiens que pour me gratter la tête , pour rajuster mes
cheveux, etc. Le roi s'arrêta près d'elle quelques minutes ;
FLOREAL AN XII. 367
comme elle était dans une attitude très- gênante , elle ,
trouva qu'il lui parlait bien long-temps , et elle fut extrêmement
soulagée lorsqu'il la quitta.
M. de P *** , était amoureux de Mme de *** , qui ne
s'en doutait pas ; il était son ami depuis plusieurs années ,
et il ne lui avait jamais laissé soupçonner ses sentimens.
Un soir , se trouvant tête à tête avec elle , il lui fut impos -
sible de se contraindre plus long - temps , et sans aucune
préparation il se jette à ses genoux en lui disant les choses
du monde les plus passionnées ; cette brusque déclaration
parut ridicule à Mme de *** ; elle aima mieux en rire
que se fâcher contre un ami qu'elle estimait ; elle tenait
un écran et en plaisantant elle en donna un petit coup
sur le visage de M. de *** ; mais le petit clou d'épingle ,
qui attachait le manche de l'écran au carton s'enfonça
et s'accrocha au nez de M. de P *** , de manière que
cet écran resta collé sur son visage comme un masque ,
car Mme de *** l'avait lâché , en riant aux éclats . Dans
cet instant quelqu'un entra ; les rires de Mme de ***
redoublèrent , et M. de P *** , profitant de son malheur
pour s'en aller sans être vu , se releva précipitamment
avec l'écran sur son visage et prit la fuite en l'emportant ;
il ne le décrocha que dans l'antichambre. Le tiers qui
avait interrompu le tête -à - tête , n'ayant pas vu le visage
de M. de P***, ne sut pas son nom ce jour - là ; Mmme de ***
ne voulut pas le dire ; mais M. de P *** fut trahi par la
profonde égratignure qu'il avoit au nez , qu'il conserva
plusieurs jours et qui le fit reconnaître.
Deux hommes que je connaissais viennent de se tuer
avec une réflexion qui fait horreur. L'un étoit un peintre
en miniature qui avoit du talent , il se nommait Melly ; il
avait commencé mon portrait il y a trois mois , et n'ayant
pas le temps de lui donner des séances , je lui avais laissé
cette ébauche à laquelle je ne pensais plus lorsqu'il m'écrivit
pour m'annoncer qu'il allait faire un grand voyage , et
pour me demander de finir mon portrait , je lui donnai trois
séances , il n'en fallait plus qu'une ; ilindiqua ungour assez
368. MERCURE DE FRANCE ,
éloigné ; il me dit qu'il voulait absolument partir avant
çe jour- là ; qu'il avait déjà retardé pour moi son départ ,
qu'il ne pouvait plus le différer ; j'insistai vivement , et il
céda après une longue résistance ; il finit mon portrait ,
qu'il me laissa , et le lendemain il se tua . L'autre était un
homme de 50 ans , très- instruit , qui avait beaucoup voyagé,
qui était lié avec plusieurs gens de lettres, entre autres avec
l'auteur des Druides , chez lequel il logeait , et avec Dorat
qui me l'avait fait connaître. Il s'appelait M. de ****,
Quoiqu'il eût quelquefois une conversation assez intéressante
, lorsqu'il parlait de ses voyages , il ne me plaisait
pas , parce qu'il était philosophe ; et , à mon avis , il n'y
a rien de si ennuyeux qu'un philosophe vieux et triste ,
qui n'a pas infiniment d'esprit. Les lieux-communs philosophiques
sont insoutenables ; on ne supporte pas des
maximes qui sont à la fois fausses , dangereuses et triviales .
Cependant je ne sais pas pourquoi ce pauvre M. de ****
avait une sorte d'amitié pour moi ; il m'en a donné une
singulière preuve. Quelques jours avant sa mort il vint
me proposer de lui faire une rente viagère de 15 mille fr .
d'argent comptant qu'il voulait me remettre ; je le remerciai
, et je lui offris de lui faire placer cette somme sur
le Palais- Royal. Il me dit qu'il desirait ne la donner qu'à
moi : je persistai dans mon refus. Le lendemain il m'écrivit
, pour me faire la même proposition pour mon frère ou
pour ma mère . Cette offre fut encore rejetée ; je n'entendis
plus parler de lui , et trois jours après il se tua. On trouva,
dans son secrétaire , cette somme de 15 mille francs qu'il
avait eu tant d'envie de me laisser.
1
Le docteur Tronchin a la plus belle tête de vieillard
que j'aie jamais vue , sans en excepter celle de Franklin
qui , àla vérité , est beaucoup plus âgé que lui . M. Tronchin
ressemble de la manière la plus frappante à tous les , bustes
d'Homère . On dit qu'il eut dans sa jeunesse une beauté
merveilleuse . Dans ce temps il parut au jour pour la première
fois , à l'école de Boherave , qui dit tout haut , en
le regardant Voilà un jeune homme qui a des cheveux :
1
:
FLOREAL AN XII.
36g
trop beaux et trop bien frisés pour devenir jamais un
grand médecin. Le lendemain , Tronchin reparut chez
Boheraave , avec là tête rasée ; il devint son disciple
favori ; il l'avait mérité. J'ai vu de lai un trait qui
prouve sa passion pour son art , mais qui m'a fa t frémir ;
ce fut à la mort de M. de Puisieux . M. Tronchin était
son médecin , son ami intime, et lui avait les plus grandes
obligations . M. de Puisieulx , au cinquième jour d'une
fluxion de poitrine , était à l'agonie ; il n'avait plus de
connaissance ; à trois heures du matin , M. Tronchin , qui
ne l'avait pas quitté depuis vingt- quatre heures , dit à maď.
de Puisieulx qu'il n'y avait plus rien à faire et qu'il allait,
se coucher. Nous entraînames mad. de Puisieulx dans sa
chambre ; M. de G***** resta dans celle du malade. Je
suivis mad. de Puisieulx qui se mit dans son lit. Au bout
de trois quarts d'heure j'envoyai savoir des nouvelles du
malade ; on vint me dire que M. Tronchin était rentré
dans sa chambre , et qu'il s'était remis au chevet de son
lit je repris un peu d'espérance et je retournai chez
M. de Puisieulx ; j'entrai dans sa chambre et je fus saisie
d'horreur en voyant l'état où il était. Aux derniers instans
de sa vie il avait un rire convulsif : ce rire n'étoit pas
bruyant , mais on l'entendait distinctement et sans discontinuité
; ce rire épouvantable, avec l'empreinte de la
mort qui couvrait ce visage défiguré , formait le spectacle
le plus affreux dont on puisse avoir l'idée . M. Tronchin
assis vis-à-vis du malade , le regardait fixément en le
considérant avec la plus profonde attention . Je l'appelai
et je lui demandai s'il avait repris quelque espérance
puisqu'il restait auprès de M. de Puisieulx. Ah ! mon dieu
non , répondit- il ; mais je n'avais jamais vu le rire sardonique
et j'étais bien aise de l'observer. Je frissonnai .....
bien aise d'observer ce symptôme affreux d'une mort
prochaine et c'était l'ami du mourant qui s'exprimait
ainsi ! mais c'était un médecin . J'allai rejoindre mad . de
Puisieulx, et en repassant dans le salon avec M. de G *****
et M. Tiquet , secrétaire de M. de Puisieulx , je voulus sa-
3
370 MERCURE DE FRANCE ;
voir quelle heure il était ; nous nous approchâmes d'une
superbe pendule , dont Louis XV avait fait présent à M. de
Puisieulx ; on y voyait les trois parques soutenant le
cadran , et nous remarquâmes avec saisissement que le fil
d'or de celle qui tenait le fuseau était rompu , sans qu'on
ait pu savoir de quelle manière il fût cassé ..... M. de
Puisieulx expirait dans ce moment ! .. Sa mort fut honorée
des regrets de tous les honnêtes gens . Cet homme vertueux ,
rempli de piété , de droiture et de désintéressement , avait
aimé du fond de l'ame la religion , l'état et son souverain ;
il occupa de grandes places avec une parfaite intégrité ; il
s'en démit volontairement et les quitta avec des mains
pures et une réputation irréprochable . Durant les six dernières
années de sa vie , il vécut en sage chrétien ; il avait
acquis le droit de se reposer. La reconnaissance conservera
toujours en Champagne , parmi les pauvres , le souvenir
de son inmense charité et du bien qu'il a fait sans ostentation
, mais sans relâche jusqu'au terme de son utile et
noble carrière ,
D. GENLI S.
(La suite dans un prochain numéro . )
SPECTACLES,
THEATRE LOU
Vincent de Paule , pièce en trois actes et en vers , de M. Dumolard.
On prétend que Paule , visitant les forçats de Marseille , y vit un
jeune homme de 26 ans , d'une figure intéressante , et qui ne pouvait
se consoler d'avoir laissé sa femme et ses enfans dans la plus grande
détresse ; que le saint personnage offrit de se m ttre à sa place ; que
l'échange étant accepté , Paule fut enchaîné dans la chiourme des ga
lériens , et que le reste de sa vie ses pieds demeurèrent epflés du
FLOREAL AN XII. 371
et
et
poids des fers honorables qu'il avait portés pendant deux ans . Ce trait
de charité serait sublime : nul doute que Paule n'en fût capable ; mais
cette historiette est bien difficile à croire. Moreri n'en parle pas ,
les circonstances dont on l'accompagne , l'époque à laquelle on la
place , ne permettent guère de la regarder autrement que comme
une fable. Connu à la cour par son mérite , Paule obtint en 1619
la place d'aumônier - général des galères. Il avoit alors 43 ans ,
avant cet acte héroïque de magnanimité, il était déjà célèbre à Marseille
par de grandes actions. En supposant qu'on ait jamais connu l'usage
des remplaçans aux galères , qu'un innocent ait été admis à se substituer
à un coupable , ce qui est plus que douteux , comment imaginer
qu'on eût reçu ,
qu'on eût mis à la chaîne un prètre , un aumônier-
général protégé par la cour , envoyé par elle , fameux par l'exercice
des plus éminentes vertus dans le lieu même où était la chiournie ?
comment aurait-il pu y rester oublié pendant deux années entières ?
Au reste ce n'est pas ce roman , c'est la fondation de l'hôpital des
Enfans-Trouvés qui a servi de cadre à la pièce nouvelle , qu'on n'a
vouluintituler ni comédie , ni drame , ni tragédie , et qui en effet n'est
rien de tout cela , et n'a aucun caractère bien décidé , quoique tirant
beaucoup sur le drame. Quelques -uns ont pensé que Paule avait , en
créant cet hospice , rendu un mauvais service à l'humanité ; qu'on
trouvait beaucoup plus d'enfans depuis qu'il avait ouvert un asile aux
Enfans-Trouvés. Il n'y a pas d'établissement si utile qui ne puisse
donner lieu à quelques abus et à quelques inconvéniens ; mais il faut
convenir que l'institution de Paule en a fait cesser de bien terribles.
Auparavant , on vendait ces malheureux fruits de la faiblesse humaine
20 sous la pièce , et on les donnait par charité , disait-on , à des
femmes malades que ces innocentes victimes débarrassaient , à ce qu'on
prétendait , d'un lait corrompu ; raisonnement et remède absurde ,
d'un côté , charité barbare de l'autre. On ne peut se dispenser de
savoir gré à Paule d'avoir mis fin à des usages aussi cruels qu'extrava❤
gans. Ce n'est pas la seule censure hasardée qu'il ait eu à essuyer, malgré
l'éminence de son mérite et d'une charité qui ne pourra jamais
être surpassée . MM . de Port- Royal , mécontens de ce que ce saint
homme , qui avait la plus grande influence sur la nomination aux b
néfices , en écartait soigneusement les partisans de Jansenius , le
peignaient comme un pauvre saint ; en quoi ils avaient tort; car il
possédoit la véritable éloquence , le don de persuader , et il en donna
une preuve sans réplique à l'occasion de ces malheureux enfans dont
372 MERCURE DE FRANCE ,
.
il s'etait fait le père . Il avait commencé par en nourrir douze ; bientôt
il adopta tous ceux qu'on trouvait aux portes des églises . Enfin , les
secours lui manquant , il convoque , dans l'église , une assemblée de
dames charitables , y fait trouver un grand nombre d'er fans abandonnés ,
ce spectacle , joint à une exhortation succinte et pathétique , arrache
des larmes , et au même instant , au même licu , l'hôpital des Enfans-
Ticuves est établi et doté.
12
1
M. Dumolard s'est emparé de ce trait . Je dirai peu le chose du
canevas de sa pièce qui et mal ourdi . Julie , pupille et nièce du
seigneur de Silly , est venue se présenter comme dame hospitalière
aux Enfans-Trouvés , où elle s'est fait précéder par le fruit ignoré de
sa passion pour Folleville , officier attaché au parti de la fronde , et :
où elle a été reçue apparemment sans qu'on sût qui elle était , chose
fort invraisemblable , mais fort nécessaire pour la pièce . L'oncle de
cettej eune mère ne sait où elle existe ; il vient dans son hospice réclamer
les bons offices de Paule directeur du conseil de conscience de la
régence , pour faire avoir à son fils une commanderie dans l'ordre de
Malte. On l'invite à visiter la maison. Lepremier objet qu'il rencontre
est Julie . Il éclate en menaces contre elle et le fondateur des Enfans-
Trouvés , et sort furieux. Folleville arrive d'un autre côté pour solliciter
l'entremise de Paule, afin de se remettre en grace auprès du roi .
voit son amante , et croit toucher au moment d'unir son sort au sien
en rentrant dans le devoir ; mais il rencontre un trouble -féte , M. de
Silly fils, quiveut venger l'honneur de cous ne , Paule fait entendre raison
à ce petit mutin , en lui apprenant que l'officier retourne à la bonne
cause , et veut tout réparer par un bon mariage. Alors l'oncle arrive
avec un ordre pour enfermer Julie . Assaut d'éloquence de la part de
tous les personnages, Pau eattendrit l'oncle .Un contre-ordre survient
« Il n'en est pas besoin , dit l'oncle ; Paule m'avait désarmé. » Le père et ,
la mère se marient mieux vaut tard que jamais.
9.1
On dit que cette pièce est le coup d'essai d'un jeune homme il y
a lieu de le croire ; car on n'y trouve aucune entente de la scène ;
rien n'est motivé , préparé ni amené ; il y a quatre à cinq reconnaise
sances ou rencontres imprévues . Malgré ces coups de théâtre , l'action ,
languit fréquemment . Tout a été cependant entendu avec patience , et
quelquefois avec intérêt. Il y a eu seulement un léger murmure pour un
mot qui n'en valait pas la peine. L'officier et la mère précoce voulant
avoir un entretien , témoignent la crainte d'être surpris ; un soldat
convalescent qui se trouve là , dit :
Ne suis-je pas ici pour faire sentirelle ?
FLOREAL AN XII. 373
et va se planter à la porte. Quelques - uns ont trouvé que cela avnit
trop l'air de garder les manteaux. Mais comme l'enfant étoit déjà
fait , comme on devait être bien sûr qu'il ne serait désormais question
que de le nourrir , et que l'entrevue se passerait en tout bien et tout
honneur , cette délicatesse a paru outrée à plusieurs , et l'affaire n'a
pas eude suites. On a été plus fâché de voir le vertueux Paule user d'ar.
tifice pour s'assurer si le futur commandeur est digne de sa protection
de l'entendre proposer à ce jeune homme de concourir à l'obtention d'une
lettre de cachet contre sa cousine : ce petit moyen ne convient aucunement
à la sublimité du caractère de celui qui l'emploie. Néanmoins
l'auteur a été demandé d'une voix à peu près unanime .
En général , les saints ne doivent pas être mis sur le théâtre . Cependant
les deux fondateurs de la scène française en ont donné l'exemple
: Polyeucte , Esther , Mardochée , Josabeth , Joad sont des saints
des saintes et des prophètes . Vincent de Paule est comme eux un pers^ nnage
dramatique ; mais on n'aime point à le voir occupé à recrépir
l'honneur des filles-mères , à dénouer des romans. Il faut toutefois dire
à la décharge de l'auteur , que s'il a mis sur le théâtre un des hommes
les plus religieux qui aient existé , du moins il n'a blessé ni la religion
ni ses ministres ; et il faut bien se garder de confondre sa pièce avec
quelques autres , où le projet de la tourner en ridicule est visible ,
tels que celle de l'Abbé Pellegrin , où ce prêtre est loué de sacrifier
l'autel au théâtre ; de Scarron , qui vend ouvertement son canonicat ,
4000 livres , et dit que c'est pour rien , parce que le cardinal n'en
donne pas à moins de 2000 écus. On sait bien que Scarron n'était pas
fort scrupuleux , ni Mazarin non plus. Le premier sollicitant un bénéfice
, comme on lui demandait de quelle espèce , répondit : « Si
simple , qu'il ne faille que croire en Dieu pour le desservir . » Mais ces ,
traits , que l'histoire peut et doit peut-être conserver , ne sauraient
sans danger être exposés sur la scène , dans un pays où l'on veut conserver
la religion catholique.
M. Dumolard s'est bien gardé de manquer ainsi aux convenances.
J'aurais pourtant desiré qu'il n'eût point parlé du carrosse de Paule , qui
probablement n'en eut jamais , et qu'il eût averti l'acteur qui le représentait
de s'habiller moins somptueusement . Du reste , il prête à son
héros un langage constamment nuble , décent , onctueux , quelquefois
entraînant :
S'immoler au prochain , l'aimer et le servir ,
Est le plus pur encens qu'au ciel on puisse offrir,
374 MERCURE DE FRANCE ,
Qui les connaît ( les hommes ) les plaint , et qui les plaint les aime,
Un coeur vraiment pieux est toujours indulgent .
Aussi a-t-on beaucoup applaudi le soldat malade , lorsqu'il a dít,
en parlant de Paule :
Un prêtre comme lui vaut presque un bon soldat.
Cette pièce fait beaucoup d'honneur à M. Dumolard comme écrivain
, mais non comme écrivain dramatique : sous ce rapport , on peut
le regarder comme un vrai novice .
c'est
Il n'y a dans Vincent de Paule qu'un seul rôle , pour ainsi dire ,
le sien. Dorsan y a mis de la chaleur et de l'onction : il a beaucoup à
se défendre de la monotonie de ses gestes , et il lui reste à acquérir de
l'aisance et du naturel . En général on lui trouve trop d'apprêt et d'emphase.
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Edouard et Adèle , ou l'Indifférence par amour, de M. Dubois.
Si l'on ne voulait que des occupations édifiantes et sérieuses ; s'il
était possible que tout le monde s'y livrât , il faudrait sans contredit
fermer tous les théâtres , et celui du Vaudeville un des premiers ;
car rien n'est moins édifiant que ce qu'on y voit . Dans l'Indifférence
par amour , c'est un père qui est , d'un bout de la pièce à l'autre , berné
par son fils , et une femme qui va devenir sa bru . Il est vrai que ce
père est un imbécille , et que les amans ne peuvent réussir qu'en le
mystifiant. Si l'on objecte qu'il faut imaginer des situations qui ne
compromettent pas l'autorité paternelle , les auteurs répondront que
le Vaudeville n'est pas une école de moeurs , mais un rendez - vous de
plaisirs ; qu'on n'y va pas pour entendre commenter le Décalogue ; que
leurs bluettes ne peuvent causer d'incendie , et que personne ne s'avise
de prendre leur´ badinage à la lettre et d'en faire la règle de sa conduite.
Et peut-être faudra -t- il se contenter de cette excuse ; car il serait
trop ridicule de juger le joyeux Vaudeville avec la gravité de
Paréopage . On pourrait cependant , sans un excès de rigorisme , exiger
qu'il s'abstînt de livrer à la dérision ce qui ne saurait exister long-temps
sans la croyance et la vénération publique.
M. Dubois a voulu s'affranchir du joug de l'usage qui semblait
siger un couplet d'annonçe , Arlequin y a suppléé par un lazzi .
FLOREAL AN XII. 375
Quand la comédie aura été jouée , a t-il dit , je viendrai vous l'annon-
Ger. On s'est contenté de cette fucétie qui ne me semble point trèssaillante
, quoi qu'on en dise.
·
M. de Bellecour a une aversion décidée pour les mariages d'inclination
, parce qu'il y a été attrapé : il ne veut pas que son fils
Edouard en contracte un de ce genre ; et la moindre sympathie entre
lui et sa future épouse , suffirait pour que le père s'y opposât . Il lui
destine , en conséquence , une dame de Murville , qu'il s'imagine
qu'Edouard n'a jamais vue . Il se trouve au contraire que c'est une jolie
veuve dont Edouard est épris , et qui partage son amour. Les deux
amans jouent l'indifférence devant le père , et même l'aversion . Averti
du stratagême , il leur annonce , pour les éprouver , que puisqu'ils ré ·
pugnent l'un et l'autre si fort à ce mariage , il n'y songe plus . Le couple
amoureux , instruit de l'avis donné à M. de Bellecour , reçoit cette
nouvelle avec tant de joie , qu'il est complètement abusé . Alors il veut
les unir de force , et on ne lui oppose que la résistance nécessaire pour
entretenir son erreur .
Qu'il croie que son fils cède par complaisance , on le conçoit ;
mais madame de Murville , maîtresse d'elle-même , comment peut-il
penser qu'elle se prête à épouserun homme qui lui inspire plus que de
l'indifférence ? Il menace sa famille de toute sa colère . Ce motif est bien
faible et bien vague pour déterminer la jeune veuve à un si grand sacrifice
. On ne voit pas d'ailleurs , on ne dit point quel moyen aurait
M. de Bellecour de se venger du refus qu'aurait fait madame de Murville
d'épouser son fils , pour qui elle sent et à qui elle inspire un sentiment
qui , dans la croyance du père , approche de la haine. Ce dénouement
n'a aucune vraisemblance , et détruit toute illusion . M. de Bellecour
, d'ailleurs , se méprend au caractère du mariage d'inclination .
Si je ne me trompe , on n'a coutume de donner ce nom qu'à ceux où
quelque convenance est sacrifiée à l'amour ; car lorsqu'elles se joignent
toutes à un goût réciproque , il me semble que ce n'est pas le cas d'un
mariage purement d'inclination ; et un père qui , comme M. de Bellecour,
s'oppose à une alliance de cette espèce , figurerait mieux peut-être
aux Petites- Maisons que sur un théâtre. Il y a un peu de langueur dans
quelques scènes . Plusieurs couplets très- agréables ont soutenu la pièce
et ont fait demander l'auteur.
Ce vaudeville est un hommage continuel au beau sexe , et quelquefois
à sa prééminence sur le nôtre .
Si la femme écrit aussi bien ,
C'est qu'elle écrit ce qu'elle pense .
376 MERCURE DE FRANCE ,
"
que
Voltaire
Mercier
Ces deux vers ont été vivement sentis. Il faut convenir
écrivant contre les libelles , Rousseau contre les spectacles ,
contre la loterie , ont furieusement décrié la bonne foi du sexe masculin
.
Beaucoup d'autres couplets ont été applaudis : je n'en ai retenu que
ces vers :
Le premier plaisir est l'amour ;
Le premier bonheur , une femme.
ét cette réponse d'Edouard à son père , qui lui dit qu'on se lasse
bientôt d'une femme qu'on a prise par inclination :
L'hymen appuyé sur l'amour
N'éprouve point de lassitude .
Mais ce qui a plus contribué au succès de l'auteur , c'est madame
Hervey , qui , naguère peu remarquée ou peu employée à ce théâtre ,
est venue se placer tout-à-coup entre madame Henri et mademoiselle
Desmares , et soutient très-bien - ce voisinage.
ANNONCE S.
Nouveau Dictionnaire historique , ou Histoire abrégée de tousles
hommes qui se sont fait un nom , par des talens , des vertus , des
for faits , des erreurs , etc. , etc. , depuis le commencement du monde
Jusqu'à nos jours ; dans laquelle on expose avec impartialité ce que
les écrivains les plus judicieux ont pensé sur le caractère , les moeurs
et les ouvrages des hommes célèbres dans tous les genres , avec Tables
chronologiques , pour réduire en corps d'histoire les articles répandus
dans ce Dictionnaire ; par L. M. Chaudon et F. A. Delandine.
Huitième édition , revue , corrigée et considérablement augmentée ;
treize volumes in 8° . à deux colonnes , de près de 700 pages chacun ,
et sur papier fin d'Annonay . Prix , brochés : So francs.
A Lyon , chez Bruyset atné , et compagnie , imprimeurs - libraires .
On offre à l'empressement du public , la huitiène et nouvelle édition
d'un ouvrage attendu depuis long - temps . Les auteurs n'ont rien
négligé de ce qui pouvoit concourir à la perfection de ce livre important
. Chaque classe de la société , en particulier , trouvera dans cette
Biographie universelle , la partie de l'histoire qui peut lui appartenir.
Le législateur , le prélat , l'homme d'état , le ministre de la religion ,
le guerrier , le poète , l'artiste , le savant , le littérateur , le jurisconulie
, le commerçant , etc. , etc., y trouveront l'histoire de ceux qui
les ont précédés dans le genre de connoissances ou d'études auquel ils
se sont livrés .
La Henriade , par Voltaire , avec notes , suivies de l'Essai sur la
poésie épique ; nouvelle et jolie édition , ornée de dix jolies figures , et
d'un frontispice gravé en taille- douce , propre à l'usage de la jeunesse.
Un vol. in- 12. Prix : 2 fr. , et 2 fr. 70 c. par la poste.
A Paris , chez Le Prieur , libraire , rue Saint-Jacques , nº . 278.
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez le Normant, rue
des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº . 42.
FLOREAL AN XII 577
NOUVELLES DIVERSES.
De Londres. La fameuse motion de M. Fox , faite le
23 avril , sur la défense nationale , n'a pas complètement
réussi , ni culbuté le ministère , quoiqu'appuyée par M. Pitt
et tout son parti. Mais la victoire des ministres a été
pénible , et présage , dit- on , leur chute. On dit même que
M. Addington a fait sentir au roi la nécessité de sa retraite ,
et de celle de ses collègues.
Les anglais entassent conquêtes sur conquêtes : dans les
Indes occidentales , Curaçao , la seule île considérable et
commode pour le commerce qu'y eussent les hollandais ;
dans les Indes orientales , Delhi , Agra. Tous ces pays
sont beaucoup plus faciles à conquérir qu'à conserver , et
cette grandeur colossale qui peut éblouir le peuple , ne
paraît rien moins que solide aux hommes qui réfléchissent.
On écrit de Lisbonne : L'événement arrivé ici est sans
exemple dans l'histoire de la navigation des peuples. Le
nombre des bâtimens ( anglais) qui se sont perdus , corps
et biens , est de 36 navires marchands et une frégate. Toute
la côte , entre Figuières et Aveiro , est couverte de débris.
La perte est estimée à plus de 50 millions de notre monnaie.
Plus de huit cents matelots ou passagers ont péri
parmi lesquels plusieurs familles de créoles qui passaient
à la Jamaïque.
On mande de Vienne , en date du 29 avril : Depuis
quelque temps les communications officielles sont trèsfréquentes
entre notre cour et les principaux cabinets de
l'Europe. Cette activité de correspondre , ainsi que d'autres
circonstances , font présumer qu'il se traite en ce moment
des objets très-importans. Les derniers avis de Pétersbourg
et de Copenhague confirment la nouvelle de la
conclusion d'un traité d'alliance défensive entre la Russie
et le Danemarck.
De Ratisbonne. Dans la déclaration verbale . que le
chargé d'affaires de la république française a faite en dernier
lieu aux principaux membres de la diete , il exhorte
à éviter toutes les contestations et dissensions intestines
qui ne peuvent que devenir nuisibles , dans l'attente où est
l'Empire d'une nouvelle intervention de la part de la
France et de la Russie. Il témoigné en même temps , que
les hauts médiateurs ne pourraient voir avec plaisir que la
378 MERCURE DE FRANCE ,
commission d'exécution du conservatoire du conseil anli-´
que commençât ses opérations , d'autant plus qu'on a lieu
de croire que son travail deviendrait aussi superflu que les
réserves et protestations , etc.
Des bords du Mein ', 17 mai. Les magistrats de Francfort
ayant appris, qu'au mépris de leurs ordonnances , des
particuliers avaient trouvé le moyen de soustraire à leurs
recherches , et de cacher des émigrés et déportés français ,'
condamnés à sortir de la ville , ont arrêté que « tout étran
ger muni d'un billet de permission du bureau des imposi
tions , sera tenu de le porter sans cesse sur lui ; que tout
bourgeois et habitant , convainca d'avoir logé , pendant un
temps long ou court , quelque émigré ou déporté français ,
sera condamné sans rémission à l'amende de 20 rixd . et en
cas de récidive traduit pardevant le sénat , pour subir une
peine plus grieve ; qu'il sera fait de fréquentes visites domiciliaires
, et procédé , selon toute la rigueur des lois ,
envers les contrevenans , et qu'il sera accordé une récompense
à ceux qui les dénonceront . »
On dit que des commissaires français se sont rendus à
Munich , pour procéder , conjointement avec les magistrats
bavarois , à l'interrogatoire des émigrés français qui
ont été arrêtés à Munich , comme impliqués dans la conspiration
contre le premier consul et le gouvernement français.
On ajoute que ces commissaires assisteront aussi à
l'interrogatoire de ceux des habitans de Munich qui se
trouvent grièvement inculpés par la correspondance de
M. Drake.
Des lettres de Carlsruhe annoncent , comme prochain ,
le départ du roi de Suède pour Munich , et de là pour
Vienne . Après quelque séjour dans cette capitale , S. M.
suédoise se propose , ajoute- t- on , de se rendre à Berlin.
T
$
PARI S.
Depuis plus de six semaines , le sénat s'occupait de la
grande mesure proposée le 10 de ce mois par le tribun
Curée. La série de cet événement , qui fera époque , est
tracée dans le Journal officiel du 16. On y voit que , le 6
germinal , le sénat délibérant sur la communication qui lui
avait été donnée , le 2 du même mois , au nom du gouvernement
, par le grand-juge , de son rapport relatif aux
complots de M. Drake , arrêta qu'une adresse serait préFLOREAL
AN XII. 379
sentée , à ce sujet , au premier consul par le sénat en corps .
Elle avait un double objet : 1 ° . une haute- cour , ou jury
national , pour juger les délits des fonctionnaires publics
et les hommes d'état ; 2 ". des institutions tellement combinées
, que leur système pût survivre au premier consul.
« Vous fondez une ère nouvelle , dit le sénat ; mais vous
» devez l'éterniser : l'éclat n'est rien sans la durée. Grand .
>> homme , achevez votre ouvrage , en le rendant immortel
» comme votre gloire . Vous nous avez tirés du chaos du
» passé ; vous nous faites bénir les bienfaits du présent ;
» garantisssez-nous l'avenir . »
Le premier consul a répondu par un message du 5 floréal
, en invitant le sénat à lui faire connaître sa pensée
toute entière ; il termine ainsi : « Je desire que nous puis-
» sions dire au peuple français , le 14 juillet de cette an-
» née : il y a quinze ans , par un mouvement spontané ,
» vous courûtes aux armes , vous acquîtes la liberté , l'é-
» galité , la gloire. Aujourd'hui , ces premiers biens des
» nations , assurés sans retour , sont à l'abri de toutes les
» tempêtes ; ils sont conservés à vous et à vos enfans : des
» institutions conçues et commencées au sein des orages
» de la guerre intérieure et extérieure , développées avec
» constance , viennent se terminer au bruit des attentats et
» des complots de nos plus mortels ennemis , par l'adop-
>> tion de tout ce que l'expérience des siècles et des peuples
» a démontré propre à garantir les droits que la nation
» avait jugés nécessaires sa dignité , à sa liberté et à son
» bonheur. >>
Le sénat répondit , le 14 floréal , que les Français voulaient
le repos après la victoire. « Ce repos glorieux ,
» ajoute- t- il , ils le devront au gouvernement héréditaire
» d'un seul , qui , élevé au - dessus de tous , investi d'une
» grande puissance , environné d'éclat , de gloire et de
» majesté , défende la liberté publique , maintienne l'éga-
» lité , et baisse ses faisceaux devant l'expression de la
» volonté souveraine du peuple qui l'aura proclamé ……………..
>> Ce gouvernement héréditaire ne peut être confié qu'à
» Napoléon Bonaparte et à sa famille. La gloire , la recon-
»> naissance , l'amour , la raison , l'intérêt de l'état , tout
» proclame Napoléon Empereur héréditaire . >>
A cette réponse était joint un mémoire dans lequel le
sénat développe les dispositions qui lui paraissent les plus
propres à garantir « l'indépendance des grandes autorités ,
le vote libre et éclairé de l'impôt , la sûreté des pro-
» priétés , la liberté individuelle , celle de la presse , celle
6 MERCURE DE FRANCE ,
» des élections , la responsabilité des ministres , et l'invio-
» labilité des lois constitutionnelles. »
Le connaissance préliminaire de ces faits était indispen
sable pour bien entendre la réponse que le vice- président
du sénat ( le C. François de Neufchâteau ) a faite le 14 de
te mois aux tribuns , qui sont venus y apporter le voeu
de leur corps , relativement à l'empire héréditaire. « Depuis
» le 6 germinal , a-t - il dit , lẹ sénat a fixé sur le même
» sujet la pensée attentive du premier magistrat...... Dans
» vos discours publics , nous avons retrouvé le fonds de
» toutes nos pensées ; comme vous, citoyens tribuns, nouš
» ne voulons pas des Bourbons , parce que nous ne vou-
» lons pas la contre- révolution , seul présent que puissent
>> nous faire ces malheureux transfuges qui ont emporté
>> avec eux le despotisme , la noblesse , la féodalité , la
» servitude et l'ignorance , et dont le dernier crime est
» d'avoir supposé qu'un chemin pour rentrer en France
» pouvoit passer par l'Angleterre.
>> Comme vous , citoyens tribùns , nous voulons élever
» une nouvelle dynastie , parce que nous voulons garantir
» au peuple français tous ses droits qu'il a reconquis , et
» que des insensés ont le projet de lui reprendre. Comme
» vous, citoyens tribuns , nous voulons que la liberté
» l'égalité et les lumières ne puissent plus rétrograder . Je
» ne parle pas du grand homme appelé par sa gloire à
donner son nom à son siècle , et qui doit l'être par
voeux , à nous consacrer désormais sa famille et son exis-
» tence. Ce n'est pas pour lui , c'est pour nous qu'il doit
» se dévouer. Ce que vous proposez avec enthousiasme
, le
» sénat le pèse avec caline. »
noś
Le même jour, 14 floréal , à huit heures du soir , une
députation de douze sénateurs s'est rendue au château de
Saint-Cloud , pour porter au premiér consul le voeu du
tribunat , et la réponse du sénat à cé voeu .
-
De toutes les parties de l'armée de terre et de l'armée
navale , de toutes les villes , à commencer par celle de
Paris , il arrive au premier consul des adresses qui expriment
le desir de voir changer ce titre en celui d'empereur
héréditaire. Le corps municipal de la capitale rappelle
qu'il y a deux ans il présenta au premier consul son voeų
pour l'hérédité. « Des motifs , ajoute -t-il , qu'il ne nous
» est pas permis de pénétrer , vous déterminérent à le re-
» fuser , et même à en empêcher la publicité.
( No. CLL ) 29
REPT
.
FLOREAL an
( Samedi 19 Mai 1864. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POES i E.
LA PROMENADE D'HIVER.
CONTEMPLE, ma Zélis , le deuil de la nature !
Vois ces chênes courbés sous les vents orageux ,
Ces campagnes , ces bois privés de leur parure ,
Cette aride colline , et ce ciel nébuleux !
HIVER affreux hiver ! la plaine dévastée
Seule n'est pas en butte aux traits de ta fureur !
Ton influence agit sur mon ame attristée ,
Et ton pouvoir funeste usurpe aussi mon coeur.
"
Tu bannis le desir , tu fais fuir l'espérance ,
Pour y faire régner la tristesse et l'effroi :
L'amour , le tendre amour , évitant ta présence ,
Pour conserver son feu s'envole loin de toi.
O mortel malheureux , quelle est ta destinée !
Satisfait le matin , découragé le soir ,
Esclave des saisons , changeant comme l'année ,
Tu passes tour-à-tour de la crainte à l'espoir.
B b
1
382 MERCURE DE FRANCE ,
HELAS! dans les accès de ma mélancolie ,
Je crois voir le malheur s'attacher sur mes pas.
Viens pour me dérober aux peines de la vie ;
Viens , ma chère Zélis ! me serrer dans tes bras.
Par Et. CHẢI ...
ENIGM E.
A peine ai-je l'existence
Que j'intrigue les curieux ;
Que de l'obscurité , jalouse par essence ,
Incognito je voyage en tous lieux.
De ma discrétion quelquefois on s'irrite ;
Car trop parter n'est mon défaut ;
Il consiste , mon grand mérite,,.
A ne jamais dire le mot.
F***.
LOGOGRIP HE.
Je suis avec ma tête inconstant et frivole ,
Et sans ma tête , aux dieux je porte la parole.
CHARADE,
FORT peu de mots à l'homme intelligent :
Je trouve l'adage excellent ,
Et je le suis ; car , avec une m ,
J'ai tout dit , et le mot lui - même .
F***
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Pistole-t.
Celui du Logogriphe est Papillon , où l'on trouve pin,
Pó, Lia , Lapon , paon , pain, Jo, api , lapin, pal,
lin, Nil, lion , Lo ( Saint Lo) , Pan.
Celui de la Charade est Toile.
FLOREAL AN XIL · 383
ÉPITRE DEDICATOIRE
A Madame de L *******.
C'EST à la sensibilité ,
A la douce délicatesse ;
C'est aux graces , à la finesse ,
Aux talens enchanteurs , sur - tout à la bonté ,
Que je veux offri mon ouvrage .
Sans doute c'est à vous qu'appartient cet hommage ;
Je n'oserais le proclamer
Ce nom si pur !.... O mon amie ,
Je connais votre modestie ,
Je dois craindre de l'alarmer ;
Qu'importe après tout ce mystère !
Ah ! sans effort je puis me taire ;
Vous dépeindre , c'est vous nommer.
LES SAVINIÉS ,
OU LES DEUX JUMELLES.
Similissima coppia e che sovente
Esser solea cagion di dolce errore.
Jerusalemme liberata , T. TASSO.
Si l'amour s'allume et s'exalte au milieu de la
pompe et de l'éclat des sociétés brillantes , l'amitié
fidelle naît et se fortifie sur-tout dans le calme de
la solitude , et parmi les nations les plus raprochées
de la nature par la simplicité de leurs moeurs . Si
deux êtres vertueux , confondant leur existence ,
ont pu parvenir à s'identifier l'un avec l'autre , une
passion fragile ne fut point la cause de ce touchant
phénomène ; il fallut , pour le produire , le senti-
Bb 2 .
384 MERCURE DE FRANCE ,
ment qui pouvant naître dès l'enfance , s'enflamme
dans la jeunesse , s'affermit dans l'âge mûr , et se
prolonge jusqu'au tombeau. C'est au sein de l'innocence
que la sympathie et l'habitude ont dû former
une telle union , dans une retraite obscure ,
loin du théâtre éclatant et dangereux où l'amourpropre
et toutes les passions tumultueuses se disputent
les préférences , et s'envient les applaudissemens.
Que résulterait- il de cette amitié parfaite
des peines inévitables et déchirantes , mais
des émotions de l'ame à la fois pures et délicieuses
, et les sentimens les plus délicats et les plus
généreux que le coeur humain puisse éprouver. Tel
est le tableau dont je veux tracer l'esquisse . Qu'importe
qu'il ne soit pas sous mes yeux ! l'imagination
et la sensibilité , pour bien peindre , peuvent se
passer de modèles : le coeur n'inspire rien d'idéal ,
il ne saurait inventer ; il devine , il découvre ; et si
ce récit peut toucher, il est vrai.
Au fond du canton le plus sauvage de la Suisse ,
à Schindelingue , lieu pittoresque , entouré de bois ,
de coilines , et coupé par des torrens qui se préci
pitent des montagnes , on voit encore les ruines d'un
chateau situé sur les bords du lac Laverzer : le voyageur
qui parcourt la route d'Einsideln à Zug, ne
manque jamais de s'arrêter dans cette solitude
dont l'aspect a quelque chose de frappant. Le
château n'est inhabité que depuis peu d'années ;
chacun de ses vestiges offre encore un souvenir
intéressant ; on y trouve partout le nom , toujours
deux fois répété , de Savinie; il fait tout l'ornement
d'un cabinet délabré , dont les peintures à fresque
présentent , dans tous les panneaux , ces mêmes
noms entrelacés ensemble , et couronnés de fleurs ;
ils sont aussi tracés sur l'écorce de presque tous les
arbres ; on aperçoit encore , dans l'enceinte qui
formait les jardins , des treillages brisés , couverts
FLOREAL AN XII. 385
:
de pampres, qui s'étendent sur un banc de pierre
portant cette inscription : Bosquet des Savinies:
Le voyageur attendri aime à suivre la trace de
ces êtres inconnus qui s'aimèrent , et qui vécurent
dans ce lieu sauvage . Leur asile abandonné ,
dévasté , n'annonce que trop que les Savinies
n'existent plus ; mais on cherche , avec une douce
émotion , les monumens champêtres de leur tendresse
. A l'extrémité du parc on rencontre une
jolie fabrique en ruines : une inscription apprend
que c'était le Temple du Bonheur , élevé par les
Savinies trois statues en décoraient jadis l'intérieur;
il ne reste plus que les piédestaux , sur les
quels on lit ces noms : l'Innocence , la Jeunesse ,
Amitié. Ce Temple ruiné du Bonheur conduit à
une allée de saules au bout de laquelle se trouve
un tombeau ...... c'est celui des Savinies. Leurs
cendres réunies , reposent sous un rocher couvert
de mousse , qui s'élève sur le bord du lac , et qui
se réfléchit sur la surface de l'onde .... Deux peupliers
furent plantés jadis , le même jour , sur ce rivage ;
ces deux arbres jumeaux sont tellement inclinés
l'un vers l'autre , que leurs branches flexibles s'ertrelaçant
ensemble , forment une espèce de dais
au- dessus de la tombe : ce rocher mélancolique
n'est point un écueil , le nautonier de ces pays
agrestes ne craint point d'en approcher , et souvent ,
en le découvrant , il s'oriente sur ces bords déserts ;
les pâtres de la contrée y trouvent un doux abri ,
ils se reposent sur la cime du rocher ; là, garantis
des ardeurs du soleil par l'ombrage des peupliers ,
ils dominent la plaine, et suivant de l'oeil leurs troupeaux
, ils peuvent veilier sur eux...... Et moi
aussi , dans mes pénibles voyages , j'ai rêvé sur
le rocher des Savinies ; j'ai pleuré sur leur tombeau
, et j'ai recueilli , dans les chaumières dispersées
de Schindelingue , la tradition intéressante
qui forme le fond de cette histoire.
1
3
386 MERCURE DE FRANCE,
Antonia naquit à Genève ; elle eut une soeur
aînée qui , seule , obtint l'affection de sa mère : victime
de cette injuste prédilection , Antonia passa
la plus grande partie de sa jeunesse dans la douleur
et dans les larmes. Un parent de sa mère ,
vivement touché de sa situation , devint son unique
confident. Mulsain ( c'était son nom ) , venait rarement
à Genève ; il attendait toute sa fortune d'un
oncle établi et fixé à Schindelingue , et Mulsain
passait dans cette solitude la plus grande partie de
sa vie. Antonia fut entièrement sacrifiée à l'établissement
de sa soeur , qui fit un riche mariage.
Peu d'années après, la malheureuse Antonia perdit
sa mère , et elle se trouva , à vingt- trois ans ,
orpheline , sans fortune , sans mentor, mais non
sans consolation ; il lui restait un ami . Mulsain
accourut, il essuya ses larmes ; il lui offrit mieux
que de l'amour , une estime parfaite , une fidelle
amitié. Antonia accepta sa main , et elle partit
avec joie pour aller s'ensevelir à jamais dans les
rochers de Schindelingue. L'aspect de ce lieu sauvage
n'attrista point son coeur ; le vieil oncle la reçut
avec transport , il lui dit : « Vous régnerez ici ,
>> et vous serez aimée . » Ce bon solitaire savait
parler aux femmes ; et que pouvait desirer de plus
celle qui n'avait jamais été qu'une étrangère sous le
toit maternel !
Ludvil ( on appelait ainsi l'oncle de Mulsain ) ,
était un vieux célibataire de soixante ans ; l'indolence
, la paresse et la douceur formaient le fond de
son caractère : il aimait par -dessus toutes choses
le repos et la paix ; il n'avait jamais voulu se marier ,
dans la crainte de perdre une partie de sa tranquillité.
Quoiqu'il fût incapable d'affectation et de
fausseté , il était l'homme du monde que l'on
jugeait le plus mal : presque toutes les apparences
en lui étaient trompeuses ; on le croyait philoFLOREAL
AN XII. 387
sophe , parce qu'il vivait depuis dix ans dans une
retraite absolue , et il ne s'y était fixé que par nonchalance
; il s'y trouvait bien , ily restait . Il avait
l'air sérieux et réfléchi ; on le prenait pour un pro
fond penseur , et il n'avait médité de sa vie ; on
pensait même , en le voyant au milieu de ses rochers
et sur les rives de son lac , qu'il avait quelque chose
de romanesque dans le caractère ; mais il ne cherchait
les torrens et les ruisseaux que pour jouir de
leur fraîcheur ; il ne s'oubliait sur les tapis de verdure
que pour se reposer et pour dormir. Peu
susceptible d'éprouver un attachement véritable ,
il avait une aménité et une sorte d'indulgence
qui le faisaient passer pour le vieillard le plus sensible
. Il ne grondait point , c'eût été une fatigue ;
il aimait mieux pardonner sans explication , que
s'émouvoir ou s'ennuyer un infortuné venait -il
l'implorer , il se hatoit de le secourir , et sur -tout
afin de s'affranchir d'une sensation pénible. On
ne se doutait pas qu'il fût le plus exigeant de tous
les hommes ; il paraissait ne dominer personne ,
et il enchaînait tout ce qui l'approchait si on le
quittait , il ne se plaignait point ; mais il avait l'air
si attristé, et quand on revenait , il était si heureux ,
qu'on se reprochait la plus courte absence. Il
était dangereux d'avoir pour lui une attention nouvelle
; il s'en montrait si touché , il en parlait tant ,
et avec des expressions de reconnaissance qui marquaient
si clairement qu'il était persuadé qu'on ne
manquerait pas de la renouveler , qu'il n'était
guère possible d'avoir le courage de tromper son
espérance. Enfin , par la disposition de son humeur ,
il avait naturellement trouvé un grand secret , celui
d'embellir et de cacher l'égoïsme sous la dissimulation
, et de maîtriser tous ceux qui l'entouraient ,
non- seulement sans autorité , mais en se faisant
chérir.
•
4
388 MERCURE DE FRANCE ,
Ludvil vit arriver Antonia avec une joie sincère ?
sa gouvernante vieillissait et devenait infirme ; ses
soins , que l'on regrettait , allaient être rendus par
une jeune nièce reconnaissante . En effet , le château
prit tout-à- coup un nouvel aspect ; un nouvel aspect ; il parut plus
riant , plus animé ; on y trouva subitement plus
d'ordre et de propreté ; un certain air d'élégance
y fit sentir l'influence d'une maîtresse de maison;
on voyait , en y entrant , qu'une femme I habitait.
Le vieil oncle était mille fois mieux servi ,
mieux soigné , et , chaque jour , il répétait l'éloge
d'Antonia, il félicitait son neveu d'avoir su faire un
si bon choix . Au bout de quelques mois , Antonia
deviut grosse. Douée d'une extrême sensibilité ,
n'ayant jamais connu l'amour , Antonia desirait
avec ardeur des enfans ; elle sentait d'avance
qu'elle les aimerait passionnément : elle se proposait
d'établir entre eux la plus parfaite égalité , car, elle
se rappelait avec amertume tout ce qu'elle avait
souffert de l'injustice de sa mère.
Sur la fin de l'automne de la même année ,
Antonia mit au jour deux jolies petites jumelles
qui se ressemblaient si parfaitement , que l'on fut
obligé , au moment de leur naissance de leur
mettre une marque différente pour les distinguer
l'une de l'autre . Quand elles furent habillées , on
les déposa toutes les deux dans les bras de leur
mère , qui , un instant après , se trouva seule avec
elles . Alors , les regardant avec un sentiment inexprimable
de joie et de tendresse : «< Innocentes
créatures , dit - elle , le ciel , exauçant tous mes
voeux , vous a formées pour être aimées également.
Ah ! je veux à jamais me tromper en vous regar
dant , et vous confondre dans mon coeur ! Je veux
que les lois même ne puissent accorder à l'une de
vous la plus légère préférence…………. J'abolis entre
vous ce droit d'aînesse qui me fut si funeste..... »
A FLOREAL AN XIE ? 389
En disant ces paroles , Antonia arracha les rubans
qui servaient à distinguer l'aînée de la cadette ; on
arriva dans cet instant , et Antonia déclara qu'ayant
changé plusieurs fois de place ses enfans , elle ne
savait plus quelle était l'aînée . Le père et l'oncle
s'étonnèrent et murmurèrent. Antonia laissa croire
qu'elle n'avait fait qu'une étourderie ; elle fut un
peu grondée , mais la chose étant sans remède , on
prit bientôt son parti là- dessus.
Antonia , fidelle à son système d'égalité , voulut
que ses filles portassent le même nom . On lúf
représenta qu'alors on n'aurait aucun moyen de
distinguer l'une de l'autre ; elle répondit que c'était
tout ce qu'elle désirait. Comme elles étaient nées
le 19 d'octobre, on les appela toutes deux Savinie
nom de la sainte du jour de leur naissance . Le
inème sein , le sein maternel nourrit à la fois les
deux jumelles ; elles furent tellement élevées à s'aimer
qu'elles devinrent inséparables , et que , si l'une
pleurait , l'autre aussitôt fondait en larmes . Get
instinct de la nature et de la sensibilité se manifestait
chaque jour d'une manière plus touchante :
le temps et l'âge ne firent qu'accroître une amitié
exaltée par tous les soins d'Antonia , et fortifiée par
l'habitude et par la conformité d'inclinations et de
caractères. Tout entre elles était commun , leurs
joujoux , leurs vêtemens , et même leurs punitions
et leurs récompenses. Accusait- on l'une d'avoir
fait une faute , la mère punissait au hasard celle
qui se trouvait sous sa main ; et l'enfant , ne fûtelle
pas la coupable , ne réclamait point contre le
chatiment : on l'avait accoutumée à penser qu'elle
ou sa soeur c'était la même chose ; dans ces occasions
, elle n'imaginait pas qu'il fût raisonnable de
dire , ce n'est pas moi; et d'ailleurs , si l'on mettait
sa soeur en pénitence , elle se trouvait aussi
punie qu'elle. Rien ne pouvait exciter leur jalousie ;
".
390 MERCURE DE FRANCE ,
elles adoraient leur mère , et quoique cette der
nière sût parfaitement les distinguer l'une de l'autre
, malgré leur extrême ressemblance , elle feignait
toujours de les confondre ensemble , et de
ne jamais chercher à les reconnaître . Si elle en caressait
une , elle disait : Je sais bien que je tiens
une Savinie sur mes genoux , mais j'ignore laquelle ;
que m'importe , puisque je les chéris également.
L'une avait plus de mémoire et annonçait plusd'esprit ;
on neleur fit jamais sentir que l'on s'en aperçût : souvent
celle qui apprenait mieux récita la leçon de sa
soeur; et c'était non-seulement sans artifice , mais elle
disait avec naïveté : Ellen'a pas pu apprendre sa tâche ,
je l'ai apprise de plus , ainsi cela est égal ; et l'on
en convenait. Antonia , sculement , disait à l'autre :
Applique-toi donc aussi , afin de rendre quelquefois
à ta soeur le même service . Cette exhortation
suffisait pour donner la plus vive émulation ; et
les progrès , des deux côtés , furent tels que la tendresse
maternelle pouvait les desirer. Elles se ressemblaient
si parfaitement , que l'on ne pouvait
faire l'éloge de la figure de l'une , sans louer celle
de l'autre. Elles avaient exactement le même son
de voix : écouter chanter l'une avec plaisir , c'était
les applaudir toutes deux . Elles s'identifièrent si
bien ensemble , que les méprises continuelles dont
elles étaient les objets , n'eurent bientôt plus le
pouvoir de les amuser et de les surprendre : ce
n'était plus pour eiles des erreurs ; il leur semblait
que ne faire d'elles qu'une seule personne , ce
n'était pas se tromper ; le moi, entre elles , devint
non-seulement inusité , il fut presque entièrement
oublié. Antonia leur donna toutes les superstitions
de sentiment qui pouvaient accroître encore leur
affection mutuelle ; et plusieurs maladies qu'elles
eurent ensemble , ne leur laissèrent aucun doute sur
la réalité de la sympathie physique . L'imagination
FLOREAL AN XII. 3gi
et la sensibilité fortifièrent en elles ces illusions
celle qui voyait sa soeur se heurter ou tomber ,
croyait sentir , et sentait en effet la commotion du
coup ; les souffrances ainsi que les plaisirs devinrent
des liens de leur amitié , et elles parvinrent , par la
suite, à se persuader entièrement qu'un seul et même
fil composait la trame de leur vie , et qu'indépen
damment des regrets et de la douleur , la mort de
l'une entraînerait celle de l'autre , par une loi mystérieuse
et irrévocable de la nature. Cette singudière
existence charmait Antonia , effrayait quelquefois
Mulsain , et confondait Ludvil , qui n'avait
jamais vécu que pour lui-même : Je n'y comprends
rien , disait -il. Ah ! quelles sont heureuses ! s'écriait
Antonia . Mais , répondait le sage Mulsain , que
deviendront-elles si le sort un jour les sépare ? ....
Hélas ! comment s'alarmer quand on jouit avec
delices du bonheur le plus pur et le plus légitime ?
La prévoyance peut - elle s'allier avec une extrême
sensibilité ? Ah ! sans doute , les femmes doivent
se laisser guider par les hommes ; eux seuls , en
effet , possèdent la sagesse ; celui qui peut toujours
calculer et bien voir est fait pour gouverner
l'autre.
Antonia était la plus heureuse des mères et des
épouses ; Mulsain l'aimait tendrement : ils se suffisaient
à eux-mêmes ; ils vivaient dans la plus parfaite
union. Mais le vieux Ludvil était souvent
mécontent depuis la naissance des Savinies ; on
était moins occupé de lui ; Antonia consacrait une
grande partie de son temps à l'éducation de ses
filles ; ces dernières donnaient toutes les préférences
de sentiment à leur mère et à Mulsain ; une
espèce de jalousie sans aucune sensibilité tourmentait
en secret le vieillard . On lui prodiguait toujours
de tendres soins , mais il en voulait d'exclusifs ;
il devenait sombre , chagrin ; il connaissait enfin
392 MERCURE DE FRANCE ,
"
combien l'égoïsme répand d'humiliation sur la
vieillesse . Qu'est - ce qu'un être prêt à finir , un être
qui a perdu sa force , ses agrémens , ses talens , et
qui , ne pouvant se contenter d'une douce affection ,
et d'un juste tribut de reconnaissance , de respect
et de vénération , veut encore être toujours préféré
, et que tout se rapporte à lui ? i
་
Cependant les deux soeurs atteignirent leur
seizième année : elles avaient une beauté aussi touchante
que régulière , leur ressemblance était tou
jours aussi frappante ; les mêmes traits , la même
taille , le même son de voix , les rendaient si semblables
, que , jusqu'alors , l'oeil seu d'une mère
avait pu les distinguer l'une de l'autre. Cependant,
en les regardant et en les comparant avec une
extrême attention , on s'apercevait que l'une des
deux était plus belle , et qu'elle avait plus de grace
encore que sa soeur ; sa figure entière était un chefd'oeuvre
de la nature , un tableau parfait dont la
seconde ne paraissait être qu'une charmante copie :
cette différence était trop délicate pour frapper
des yeux vulgaires ou des indifférens . Elevées dans
une profonde solitude , elles n'avaient encore vu
que leurs parens , des domestiques et de sauvages
villageois ; on les avait regardées sans songer à les
comparer. Si elles eussent vécu dans le monde , elles.
D'auraient, eu ni les mêmes caractères, ni les mêmes
sentimens ; on eût déjà répété mille fois à chacune ,
en particulier, qu'elle était la plus aimable et la
plus jolie et chacune aurait fini par le croire ,
du moins , par le desirer. Mais , dans.
leur simplicité touchante , la plus légère idée de
rivalité n'avait jamais pu s'offrir un moment à
leur esprit elles étaient dans cet âge où les altachemens
passionnés ont toute la naïveté de l'enfance
, et toute l'énergic , toute la généreuse sensibilité
de la jeunesse. O qu'il est doux d'aimer,
ου
FLOREAL AN XIL
393
avec une heureuse inexpérience , lorsqu'on ne croit
encore ni à l'inconstance ni à l'ingratitude ! Les
Savinies se chérissaient avec une parfaite sécurité :
décidées à ne jamais se quitter , elles pensaient que
la mort même ne pourrait les séparer, puisqu'elles
croyaient que la vie de l'une , même physiquement,
dépendait de celle de l'autre ; cette idée pred -
sait en elles un effet qui avait quelque chose de
magique ; car l'attachement à la vie et à sa propre
conservation , cette espèce d'égoïsme indestructible
, n'était en elles que la cause la plus puissante
d'un intérêt réciproque et d'un dévouement sans
hornes. Elles ne pouvaient mutuellement s'inspirer
de la reconnaissance : ce noble sentiment est-il
nécessaire à l'amitié ? peut-il même s'allier avec
une véritable sympathie ? on ne croit rien devoir
tant qu'on aime , on sent qu'on a tout payé; et
quelle reconnaissance pourraient produire les bienfaits
et les actions les plus touchantes qui ne sauraient
étonner , et qu'on n'a jamais regardés comme
des efforts pénibles , ou comme des sacrifices ? Les
deux jumelles s'aimaient comme on s'aime soimême
; et l'une , en exposant ses jours pour sauver
ceux de sa soeur , eût pensé n'agir que pour ellemême
, et n'eût , en effet , cédé qu'à un mouvement
irrésistible . Elles se connaissaient si bien , elles '
avaient des sentimens si parfaitement semblables ,
que , sur les choses et sur les personnes , elles ne se
demandaient plus leur opinion , elles la savaient
toujours d'avance ; leur confiance mutuelle n'avait
plus de mérite ; elles se devinaient trop facilement
pour qu'il leur fut possible de se rien cacher. Toujours
ensemble , elles ne pouvaient se quitter un
moment sans peine , et se trouver separées sans
inquiétude ; l'une des deux , sans sa soeur , n'aurait
pu goûter un amusement . Loin de jouir d'un beau
spectacle , elle n'eût fait que le desirer ; sa soeur ne
394 MERCURE DE FRANCE ,
le voyait pas ! ....... Un de leurs grands plaisirs.
était d'aller passer les belles soirées d'été sur le
rocher qui prit leur nom, et qui se trouvait situé
sur le bord du lac Laverzer. Antonia , dès les premiers
jours de son arrivée à Schindelingue , avait
admiré ce rocher couvert de mousse et de verdure
, et dont le sommet offrait une espèce de
plate-forme sur laquelle deux personnes pouvaient
être commodément assisses . On découvrait de là
une vue ravissante ; d'un côté l'oeil se reposait sur
des prairies charmantes ; et de l'autre on dominait
le lac dans toute son étendue ; il baignait le pied
du rocher. Antonia et Mulsain passèrent là souvent
des heures délicieuses , et le jour de la naissance
des deux jumelles , Antonia leur consacra ce rocher
qu'elle aimait ; elle fit planter auprès , sur la rive ,
deux peupliers , et l'on grava sur le roc le double
nom de Savinie . Les deux soeurs embellirent ce lieu
champêtre que la piété filiale et l'amitié leur rendaient
si cher ; des rosiers et des lilas formèrent
une espèce de couronne autour du rocher ; une
guirlande de pampres et de chèvrefeuille unit les
deux peupliers , et , tous les jours de la belle saison ,
ces deux arbres protecteurs , doux emblême de la
tendresse fraternelle , furent ornés des fleurs les
plus fraîches , cueillies dans les jardins et dans les
champs : le rocher lui-même fut jonché de feuilles
de roses ; on dévastait sans pitié le parterre et la
prairie pour le décorer; il ne représentait plus qu'un
prodigieux monceau de fleurs ; on l'aurait pris
alors pour le trône de Flore. Là , passant des heures
entières, les Saviniess'entretenaient de leur bonheur,
et formaient d'innocens projets , non pour un ave
nir éloigné, on n'y pense point quand on est heureux
, mais pour llee lleennddeemmaaiinn ,, ou pour le reste de
la soirée. Souvent elles chantaient des romances ;
elles aimaient aussi à contempler dans le lac leurs
FLOREAL AN XII.
395
figures semblables , représentées comme dans un
miroir sur la surface d'une eau pure et tranquille ;
quelquefois l'une des deux , seulement , se penchant
en avant et se voyant dans l'onde , disait , en souriant
Ma soeur , je te regarde. Qui , répondait
l'autre en l'embrassant , oui , c'est bien moi.
8
Tous les jours , l'une ou l'autre Savinie alternativement
faisait une lecture au vieux Ludvil ; pendant
ce temps , celle qui ne lisait pas se prome-,
nait dans les jardins par l'ordre d'Antonia. Un
matin la jeune Savinie , durant la lecture faite
par sa soeur , était assise au bord d'un grand bassin
d'eau ; elle regardait un enfant , fils du jardi
nier , qui jouait à trente pas d'elle , lorsque tout à
coup elle le vit tomber dans le bassin , qui n'avait
que trois pieds d'eau de profondeur ; mais dans
lequel un enfant , dans sa quatrième année , se serait
infailliblement noyé , si avec la rapidité de l'éclair
Savinie ne se fût élancée dans le bassin , et n'eût
saisi l'enfant au moment où la mère , saisie d'effroi
accourait pour le secourir . Savinie mit l'enfant
dans ses bras ; et la mère , pénétrée de reconnaissance
, tomba baignée de larmes à ses pieds , en
s'écriant : O ma bonne demoiselle , que je sache à
qui je dois la vie de mon enfant ! ...... Quoi ! répondit
Savinie , ne sais-tu pas que je suis une des
Savinies ? .....- Oh ! pardonnez-moi , mais on
ne sait jamais laquelle ; donnez-moi un signe pour
vous reconnaitre et, pour vous distinguer de votre
soeur ..... De ma soeur ! et pourquoi ?
connaître celle qui m'a rendu mon enfant. - Et
ma soeur ou moi , n'est- ce pas la même chose ?
Mais pas du tout pour moi. Cette réponse parut
si extraordinaire à Savinie , qu'elle n'y vit que
de la simplicité ; elle sourit. Ma bonne Maria , ditelle
; sois bien assurée que nulle différence ne peut
exister entre les Savinies. Mais c'est vous toute
-
Pour
346 MERCURE DE FRANCE ,
-
-
seule qui avez sauvé mnou enfant . Má soeur à
ma place l'eût sauvé de même . — Pourtant c'est
vous que je dois aimer. Ainsi donc tu dois aimer
ma soeur. Pas tant que vous . Je vois que je
ne pourrai jamais te faire entendre raison ; mais
écoute , si tu n'aimais pas ma soeur autant que moi ,
tu ne me paraitrais qu'une ingrate . --- Omon Dieu ,
je suis si reconaissante ! .....
aimeras également les Savinies . - Ma chère demoiselle
, si , au lieu de vous jeter à l'eau pour mon
enfant , vous m'aviez fait du mal , devrais-je en
vouloir à votre soeur ? Tu fais là un bien mauvais
raisonnement ; est- ce que nous pouvons faire
du mal ? est-ce que nous sommes méchiantes ?
-
Dans ce cas tu
O Dieu , non ! ..... mais enfin , si l'une des
deux , si votre soeur l'était ? ……… . Eh bien nous
ne serions plus les Savinies , nous serions deux
personnes différentes . Comme elle disait ces mots ,
elle se trouvait à la porte du château , où elle se hâta
d'entrer pour aller quitter ses vêtemens mouillés .
Dans l'une des plus belles soirées de l'été , les
deux soeurs assises sur leur rocher , furent témoins
d'une scène pantomime qui les toucha vivement .
Il y avait vis-a-vis du rocher , sur l'autre rive du
lac , une chaumière isolée , ombragée de tilleuls
et entourée d'un joli jardin : les Savinies connaissaient
les propriétaires de cette habitation ; c'étaient
une vieille veuve avec ses deux petites filles , dont
l'une , qui venait de se marier , devait ce jour même
quitter le rivage , sa patrie , pour aller s'établir à
vingt lieues de là , dans le village de son nouvel
époux. Les Savinies aperçurent de loin , mais distinctement
, la veuve , son gendre et ses filles qui
sortaient de la petite cabane , et qui s'avançaient
lentement sur le bord du lac , où la nacelle qui
devait transporter les deux époux chez eux , était
attachée au tronc desséché d'un vieux saule. La
grand mère
FLOREAL AN XII.. 397
grand'mère et ses filles s'embrassaient en pleurant ;
la jeune soeur de la nouvelle mariée , au moment
de la séparation , s'élança dans le bateau pour
serrer encore une fois contre son sein la compagne
chérie qu'elle allait perdre : enfin il fallut
se quitter , le bateau s'éloigna de la rive ; la jeune
mariée , baignée de larmes , tendait les bras vers
les premiers objets de sa tendresse , et vers la paisible
chaumière où restait son berceau , et , livrée
à l'inconstance des lacs orageux de ces contrées
elle abandonnait le doux asile où s'écoulèrent dans
l'innocence les années les plus heureuses de sa vie ,
pour aller chercher un pays inconnu , avec le saisissement
d'une vague inquiétude sur un avenir
incertain... Ce spectacle émut profondément
les Savinies ; hélas ! dit l'une des deux , que je la
plains , cette infortunée que l'on arrache ainsi de la
demeure maternelle ! O ma soeur , que deviendrions
nous si l'on nous séparait ! ...- Peux-tu nous
comparer à des soeurs qui ne sont pas jumelles !
quel est le barbare qui voudrait nous séparer ?
-Nous n'avons qu'une même destinée ; si nous
changeons d'état le même jour , le même autel
recevra nos sermens , et nous ne quitterons jamais
le toit paternel . Comme elle disait ces paroles ,
elle aperçut
de loin une barque qui voguait de leur
côté ; le temps était orageux , et la barque agitée .
car un vent assez fort venait de s'élever ( 1 ) . Bientôt
on distingua dans cette nacelle un vieux batelier et
un jeune homme d'une tournure agréable , et bien
mis. Cependant le ciel s'obscurcissait et se couvrait
de nuages d'un rouge foncé , d'où s'échappaient des
éclairs qui , répétés dans le lac , semblaient s'y
prolonger et le sillonner d'une lumière éclatante et
( 1 ) Les lacs de la Suisse sont très -dangereux ; des bateaux
y périssent souvent.
Ge
393 MERCURE DE FRANCE ,
rapide. Les eaux , en réfléchissant les couleurs tran
chantes des cieux et la forme ondulée des nuages ,
offraient l'aspect effrayant d'une mer de feu , dont
les vagues , horriblement agitées , paraissaient
devoir engloutir ou consumer la barque fragile
qu'elles portaient . Les Savinies faisaient des voeux
ardens pour le salut de ce petit bateau ; pénétrées
de frayeur et de la plus tendre compassion , toutes
les deux en même temps se mirent à genoux pour
implorer le ciel en faveur de ces infortunes prêts
à périr ..... Sans leur attitude suppliante , on les
aurait prises pour les divinités protectrices de ces
rives sauvages..... Tout - à- coup le vent redoublant
avec impétuosité , la barque chavira à cinq cents
pas du rocher ..... Les Savinies pousserent de
lamentables cris ; mais elles virent aussitôt le jeune
homme , qui nageait parfaitement , reparaître sur
l'onde ; alors l'une des deux descendit rapidement
du rocher, pour aller chercher du secours ; l'autre
resta afin d'inviter l'étranger à venir se reposer
dans leur château . Cependant l'inconnu , près d'atteindre
le rivage , retourna la tête derrière lui , et
voyant que le vieux batelier n'avait plus la force
de nager , il fut à son secours , le saisit par le bras ,
ne le quitta plus , et jouit du double bonheur d'échapper
à un grand danger et de sauver son semblable.
Il prit terre au pied du rocher. La tremblante
Savinie , transportée de joie , fit une tou-'
chante exclamation ; l'étranger leva les yeux .....
Quelle fut sa surprise en apercevant la plus charmante
personne qu'il eût jamais vue , sur ce trône majestueux
de fleurs qui paraissait suspendu sur le lac ... !
Il mit un genou en terre ; et Savinie , avec toute
F'ingénuité de l'innocence et toute la sensibilité
de l'intérêt le plus tendre , lui tendit les bras ;
elle souriait , et ses pleurs inondaient encore son
visage ...... Etre céleste ! s'écria l'étranger , ' tes
FLOREAL AN XII.
399
3
*
larmes coulent pour moi ; ah ! ce sont tes voeux
qui m'ont sauvé ...... Dans ce moment l'autre
Savinie accourut sur le rivage avec des domestiques
et ses parens , qui , inquiets de leurs filles
durant cet orage, étaient venus les chercher. Savinie
les avait rencontrés à peu de distance du rócher
, et elle les amenait avec elle , en les devançant ,
car elle courait avec rapidité. L'étranger , toujours
à genoux , avait les yeux fixés sur la Savinie du
rocher; elle lui parlait , il l'écoutait avec un sentiment
d'adoration , lorsqu'il entendit tout près de
lui cette voix si jeune et si douce , l'inviter à se
rendre au château . 11 se lève en tressaillant , et il
reste pétrifié d'étonnement , en voyant à côté de
lui l'autre Savinie . . . . Il reporta ses yeux sur le
rocher ; il y retrouva la même figure . 0
ciel ! s'écria -t-il , la nature , contente de son oùvrage
, à donc voulu le recommencer une seconde
fois , et elle a produit deux chefs - d'oeuvre semblables
! ....
Antonia et Mulsain s'approchèrent dans cet
instant de l'étranger , qui leur apprit qu'il était
genevois ; qu'il faisait , pour son plaisir , le tour de
la Suisse , et qu'il se nommait Valrive . Mulsain
connaissait et estimait ses parens ; il fut charmé de
- recevoir ce jeune homme qui avait les manières
les plus nobles et la figure la plus intéressante .
On se hâta de se rendre au château , ' où tous les
soins d'une bienfaisante hospitalité . furent prodigués
à Valrive et au vieux batelier. Cependant
Valrive ne se lassait point de contempler les deux
jumelles ; il voulait reconnaître celle qui avait reçu.
son premier hommage , et dont il avait vu couler
les larmes ; mais il lui fut impossible de la distinguer
de sa soeur , et personne ne pouvait la lui
désigner : on répondait à ses questions , qu'elles
n'avaient point de surnoms , qu'il n'y avait point
Cc 2
400 MERCURE DE FRANCE ,
la
d'aînée ...... Il ne revenait pas de sa surprise...?
On se mit à table ; Valrive se plaça vis- à-vis les
deux jumelles , et à force de les regarder attentivement
, et de les comparer , il parvint à découvrir
cette légère différence qui se trouvait entre leurs
visages. Charmé de voir enfin que T'on pouvait
faire un choix entre elles , il desira vivement que
plus belle fût la Savinie du rocher .... Il s'approcha
d'elle après le souper , et d'une voix basse et
timide , il lui dit qu'il n'oublierait jamais la sensibilité
qu'elle avait montrée, lorsquepour la première
fois il l'avait vue sur le rocher ..... Savinie convint
qu'elle n'avait jamais été plus attendrie. A cette
réponse Valrive tressaille de joie ; il retrouve avec
certitude celle qu'il cherchait , et il est sûr de ne
plus la confondre désormais avec sa soeur
dant Savinie , par réflexion , lui demande comment
il peut deviner que c'est elle qu'il a vue d'abord.
Ah , répondit - il , les yeux peuvent tromper ,
mais le coeur ne saurait se méprendre . A ces mots ,
Savinie étonnée , interdite , rougit et garde le silence
. Dans ce moment sa soeur s'avançait vers elle ;
Valrive se hâte de parler d'autre chose . Valrive
malgré les fatigues de la journée , passa la nuit
entière sans fermer l'oeil ; il ne pensait qu'à la
Savinie du rocher ; il l'aimait déjà passionnément
faut-il s'en étonner ? il était si jeune , et à
cet âge , rien ne fait naître promptement l'amour
comme une première entrevue singulière et romanesque
.
Cepen-
Le lendemain matin , Valrive vit un grand
mouvement dans le château ; il apprit qu'Antonia
s'était trouvée fort mal dans la nuit ; qu'elle avait
une grosse fièvre et du délire il fut trouver le
vieillard , maître du château , pour lui exprimer
combien il serait affligé de quitter ceux qui
l'avaient reçu avec tant de bonté , avant qu'ils
:
FLOREAL AN XII. 40i
:
fussent rassurés sur un tel sujet d'inquiétude.
Ludvil , effrayé déjà de la tristesse répandue dans
la maison, fut enchanté d'y garder un jeune homme
aimable , qui , du moins , ne serait pas profondément
affecté de l'état alarmant d'Antonia. Quand
on ne partage pas une douleur générale , on éprouve
une secrète humiliation et une sorte de désoeuvrement
plus insupportable , peut - être , que le chagrin
même il faut s'abaisser â feindre; on reconnaît malgré
soi que l'égoïsme a quelque chose de honteux
et de vil. Il ne suffit pas alors de le cacher sous
des formes aimables , obligeantes ; il faut montrer
une vive sensibilité , et l'on a beau s'exercer dans
cet art , on ne le possédera jamais : on envie ceux
qui pleurent sans effort , et on voudrait souffrir
afin de paraitre naturel ; on devient étranger à tous
ceux qui sont plongés dans une profonde affliction ;
on n'entend point leur langage , on ne sait point
leur parler , on les importune , on les blesse sans
le vouloir , on se trouve tout-à - coup isolé , et il est
affreux de l'être même parmi les infortunés. Dans
cette situation , on est trop heureux de rencontrer
un indifférent avec lequel on peut , de temps en
temps , se reposer d'une si pénible contrainte .
Ludvil accueillit donc de très bonne grace la
demande de Valrive : Restez avec nous , lui dit- il ;
vous me charmérez ; je suis accablé d'inquiétudes ,
j'ai grand besoin de me distraire un peu ; tous les
soirs nous jouerons aux échecs ; car sur- le-champ
le vieillard pensa que Mulsain ne ferait plus sa
partie , du moins pendant sept ou huit jours , et ik
admira la Providence qui , pour le remplacer, avait
fait échouer Valrive sur les bords de Schindelingue.
-
Cependant les deux soeurs , également attachées
à leur mère , étaient enfermées dans sa chambre ;
et baignées de larmes au chevet de son lit , elles
ne s'occupaient que de leur douleur ; elles voyaient
'5
402, MERCURE DE FRANCE ;
cette mère chérie dans un état dangereux , nulle
autre idée ne se mêlait à cette accablante pensée :
le souvenir de ce jeune étranger qui , la veille
leur avait paru si aimable , était entièrement effacé
de leur mémoire . Le médecin qu'on avait envoyé
ehercher , vint le soir ; il rassura un peu la famille,
alarmée , en disant qu'Antonia n'était point en
danger ; néanmoins il déclara que la maladie serait
longue; et le lendemain , quoiqu'Antonia n'eût pas
encore repris toute sa connaissance , il la trouva
beaucoup mieux , et il répondit de sa vie . Alors
les Savinies se rappelèrent le jeune étranger ; elles
apprirent avec joie qu'il était toujours dans le châ
teau. Celle qu'il aimait , le rencontra l'après-midi ;,
il la regarda fixement , et en cherchant à la recon-,
naître , il lui parla d'Antonia avec une extrême
sensibilité. Savinie profondément attendrie , l'écou
tait en silence , et ses pleurs coulèrent doucement
sans qu'elle s'en aperçût , Ah ! c'est- elle ! s'écria
Valrive ; je la reconnais à ces larmes touchantes .....
c'est la Savinie du rocher...... c'est celle que j'ai
vue pleurer pour moi ! .... Ma soeur pleurerait de
Ah ! je ne veux touménie
en vous écoutant.
cher que vous..... Ces mots firent palpiter le coeur
ingénu de Savinie ; c'était la première fois qu'elle
éprouvait une sensation agréable , en se voyant
préférée à sa soeur ce mouvement si nouveau ne
pouvait l'étonner , elle ne le remarqua pas. La jeu
nesse ne réfléchit point quand elle est vivement
émue ; toute entière au sentiment qui l'anime , elle
oublie alors tous les autres : souvent on l'accuse à
tort d'inconstance ; une impression nouvelle ne
détruit pas en elle les impressions déjà reçues ,
mais elle en suspend l'effet : à seize ans , avec une
telle ignorance , une ame sensible et une imagination
exaltée , tous les mouvemens du coeur sont passionnés
, et le premier enchantement de l'amour
peut facilement affaiblir celui de l'amitié .
FLOREAL AN XIL . 403
Valrive éperdument amoureux , confia le soir
même son secret à Ludvil , qui s'étonna qu'il eût
pu choisir entre deux objets si semblables . "Valrive
était riche , indépendant , âgé de 25 ans , et son
maître : Ludvil l'assura qu'il obtiendrait sans peine
le consentement de Mulsain et d'Antonia , mais
que ce serait à condition de se fixer à Schindelingue
. Le vieillard , pour l'intérêt de ses plaisirs , le
desirait vivement lui-même, et Valrive s'y engagea.
Ludvil lui dit encore qu'il fallait trouver un mari
pourl'autre Savinie , parce qu'Antonia voulait absolument
marier ses deux filles en même temps . Valrive
répondit qu'il avait un cousin-germain , son ami
intime , jeune , aimable , maître de sa fortune et
sans engagement , et que d'avance il répondait
de lui .
que ,
Le jour suivant, Antonia se trouva si bien
contre l'attente même du médecin , elle fut en état
de se lever , et de passer la journée sur une chaise
longue ; mais elle était d'une faiblesse extrême , et
quoiqu'elle eût toute sa connaissance , elle n'avait
pas encore repris sa mémoire , et elle ne conservait
qu'une idée très - confuse de tout ce qui s'était
passé depuis quelques jours. Elle dormit durant
presque toute l'après- midi , et les Savinies passèrent
ce temps chez Ludvil , avec Mulsain , le médecin
et Valrive ce dernier vit aisément que celle qu'il
aimait , partageait ses sentimens ; mais il ne s'aperçut
pas qu'il avait produit la même impression
sur le coeur de sa soeur les deux jumelles étaient
si étroitement unies , que l'amour ne pouvait atteindre
l'une sans blesser l'autre ; elles ignoraient
jusqu'au nom de la passion qui les séduisait ; elles
ne se firent point de confidence , mais elles ne s'entrenaient
que de Valrive ; accoutumées à penser
toujours de même , elles ne s'étonnaient point d'avoir
la même opinion et le même langage ; elles parlaient
>
4
404 MERCURE DE FRANCE ;
de Valrive avec enthousiasme , et elles ne s'en aiinaient
que mieux , car jamais elles n'admirèrent
davantage la conformité qui se trouvait entre leurs
goûts et leurs sentimens ; jamais cet accord si rare
ne leur avait paru si bien fondé . Elles étaient également
satisfaites de l'objet qui les intéressait : celle
qui n'était pas préférée pouvait se faire à cet égard
une dangereuse illusion souvent Valrive se méprit
en la voyant , et même lorsqu'il la reconnaissait il
pe pouvait jeter sur elle un oeil indifférent ; elle lui
retraçait des traits si chéris ! il la regardait comme
on contemple le portrait d'un objet adoré ; on le
trouve toujours moins charmant que l'original ,
mais il enchante encore : si sa soeur était absente
quelques momens , Valrive aussitôt se rapprochait
d'elle et lui parlait , ne fût-ce que pour entendre le
son de sa voix ; cette voix si douce pénétrait jusqu'au
fond de son coeur ; alors , sans rien feindre',
il exprimait par son ton et par sa physionomie un
amour qu'il n'éprouvait pas , et sans le vouloir il
trompait , il séduisait l'innocence et la sensibilité.
--
La santé d'Antonia se rétablit beaucoup plus
promptement qu'on ne l'avait espéré ; au bout de
quelques jours elle fut en parfaite convalescence.
Ludvil lui fit part , ainsi qu'à Mulsain , des propositions
de Valrive ; le vieillard , qui souhaitait ce
mariage , assura même que la Savinie demandée
avait de l'inclination pour Valrive ? Et l'autre ,
reprit Antonia avec inquiétude. Oh ! répondit
Ludvil , nous avons un mari pour elle , un parent de
Valrive qui veut se marier , et qui cherche une
femme bien jeune , bien innocente , et assez raisonnable
pour préférer la campagne à la ville . Vatrive
est certain qu'il receira avec transport la main de
notre Savinic , car il lui a écrit à ce sujet, et il a reçu
sa réponse. Ce jeune homme n'osait espérer tant
de graces avec tant de simplicité ; il ne demandait
FLOREAL AN XII. 405
point de fortune , et il en trouvera ; enfin , épouser
la soeur de la femme de son ami , met le comble à
son bonheur . Antonia et Mulsain promirent de
donner leur consentement aussitôt qu'ils auraient
interrogé leur fille . Cette dernière , aimée de Valrive
, était aussi la Savinie qu'Antonia préférait en
secret , quoiqu'elle eût pour l'autre une vive affection
: elle sut gré à Valrive d'avoir su choisir celle
qui n'était distinguée de sa soeur que par des
nuances si délicates , et elle pensa que pour cette fois
l'amour était aussi clairvoyant que la tendresse maternelle.
Antonia, le jour même , consulta ses filles
qu'elle entretint séparément : celle qui devait épouser
Valrive montra beaucoup de surprise , de saisissement
et de joie ; ensuite tout- à- coup ! elle s'écria :
Et ma soeur ! Antonia répondit qu'on lui destinait
pour époux , un jeune homme charmant , parent
de Valrive et son ami . Antonia ajouta qu'il arriverait
incessamment , et que les deux soeurs se inarieraient
le même jour. L'autre Savinie pâlit et
resta pétrifiée , quand on lui annonça le mariage
de sa soeur et le sien . Du moins , dit- elle , si Valrive
avoit un frère jumeau ! ....... Antonia comprit
tout le sens de ce mot naïf ; mais elle se persuada
qu'une impression si nouvelle s'effacerait aisément, et
que ce coeur si neufencore s'attachéroit avec la même
facilité à l'époux qu'on lui destinait . La jeune infortunée
répondit avec une douceur et une soumission
qui ressemblaient à la tranquillité . Antonia s'y
méprit ; elle n'avait jamais connu l'amour. Les
roles furent réciproquement données et reçues .
Valrive se jeta aux pieds de sa chère Savinie ; il
lui fit entendre pour la première fois le langage
passionné de l'amour , et l'on n'y répond jamais
mieux que lorsqu'on ne l'a jamais parlé . Cette soirée
fut pour tous les deux un véritable enchantepa406
MERCURE DE FRANCE ;
-
-
ment . Valrive demanda à sa promise , ( 1 ) la permission
de l'appeler désormais Léonie ( il s'appe
lait Léon ) ; car , ajouta- t - il , mon épouse et notre
soeur ne peuvent plus porter le même nom : toujours
réunies l'une et l'autre par la même tendresse , il
faut néanmoins que l'on puisse maintenant les désigner...
Le permets- tu ? dit l'une des jumelles
en se tournant vers sa soeur. Ah! répondit la triste
Savinie , ne te donnera -t - on pas bientôt un nom
plus cher ? Aucun nom ne peut m'être plus cher
que celui de Savinie.
Ah ! déjà l'on ne te désigne
plus qu'en disant , celle qui est aimée de
Valrive ! .... appelle-toi Léonie. ... En disant
ces mots elle baissait ses yeux qui se remplissaient
de larmes . Sa soeur ne s'aperçut pas de son trouble ;
elle regardait Valrive , elle ne voyait que lui , et
elle accepta le nom de Léonie , que depuis cet instant
tout le monde lui donna. Il fut convenu que
Valrive partirait sous peu de jours pour Genève ,
avec Mulsain , pour aller chercher des papiers nécessaires
, et son ami qu'il devait amener à Schindelingue
. En attendant , Valrive passait les journées
entières auprès de Léonie . Tous les matins,
afin de pouvoir la reconnaître de loin , il lui donnait
un gros bouquet qu'elle attachait sur son sein , et
Savinie qui aimait les fleurs , ne voulut plus en
porter. Elle fuyait sa soeur sous prétexte de la laisser
en liberté causer avec son amant . Elle éprouvait le
supplice affreux d'une double jalousie ; elle aimait
Valrive , mais elle chérissait Léonie ; ce premier
sentiment de son coeur était en elle le plus profond
et le plus vrai ; elle enviait le bonheur de sa soeur,
et cependant elle eût mieux aimé mourir que de
le troubler ; elle s'affligeait sur- tout de voir Léonie
(1 ) C'est ainsi qu'on appelle , en Suisse et en Allemagne
, celle qu'on doit épouser.
FLOREAL AN XII.
407
1
toute entière à l'amour , se passer d'elle , et lui préférer
l'objet d'un attachement si nouveau . Enfin il
lui semblait que sa soeur était perdue pour elle , que
tous les liens d'une amitié si tendre étaient brisés; elle
se trouvait seule et délaissée , et , pour comble de
maux, elle se reprochait comme un crime, son penchant
involontaire pour Valcive , et elle était forcée,
de cacher ses peines et d'apprendre à dissimuler .
-
-
Un jour , assise seule sur un banc, dans le parterre
, elle aperçut la jardinière qui passait ; elle
F'appela , et la faisant placer à côté d'elle : Ecoute .
ma bonne Maria , lui dit- elle ; ma soeur m'avait
défendu de te dire à laquelle de nous tu dois la
vie de ton enfant ; mais à présent tout est changé .....
je puis te révéler ce secret. Eh bien ! parlez ; je
serai si heureuse de le savoir ! ..... je vous aimerai
toujours toutes deux , mais celle qui a sauvé mon
enfant ! ..... — Ah oui , c'est celle -là qui est néo
être aimée ! c'est ma soeur. Votre soeur !
pour
et comment la reconnaitrai-je ? On ne me confondra
plus avec elle ... ... ma soeur s'appelle
Léonie ! il n'y a maintenant qu'une Savinie , ou ,
pour mieux dire , il n'y en a plus !
Votre
soeur a beau changer de nom , on la prendra toujours
pour vous ,
Non , Maria , nous ne
nous ressemblons plus à présent...... tu la reconnaitras
au bouquet qu'elle porte toujours , et
sar-tout à sa gaité , à ses vives couleurs . Des
couleurs ,, vous en aviez toutes deux de si belles ! ...
mais c'est vrai que vous n'êtes plus si vermeille.
.....
Enfin , Maria , je veux que tu connaisses ta bienfaitrice
. Je pouvais autrefois te laisser ton incertitude
....l'une ou l'autre, c'était la même chose ....
aujourd'hui je dois céder à Léonie toute ta reconnaissance.
aujourd'hui , me taire serait un
vol ! ..... Cependant ne lui dis pas que j'ai parlé ,
peut-être en serait- elle fachée ; tu pourras le lui
·
408 MERCURE DE FRANCE ,
dire un jour quand elle sera mariée ; jusque- là ; '
garde moi le secret. En disant ces paroles , Savinie
se leva , et continuant sa promenade solitaire ,
elle sortit du jardin. Sa rêverie la conduisit sur le
bord du lac : elle monta sur le rocher ; elle jeta ses
yeux sur l'autre rive , et elle aperçut sur le seuil
de la chaumière , la petite fille de la vieille veuve
qui s'entretenait gaiment avec un jeune pâtre assis
à ses pieds sur une pierre ; le berger paraissait oublier
ses chèvres qu'il avait amenées là sans songer à
leur subsistance , et qui , dispersées sur cette plage
sablonneuse , y cherchaient en vain leur nourriture
ordinaire. Cette jeune fille , dit Savinie , est déjà
consolée de l'absence de sa soeur , et moi je ne
m'accoutumerai jamais à penser , à rêver , à vivre
sans la mienne ! ... Oh ! qui m'eût dit qu'une amitié
si tendre deviendrait un tourment pour moi !
qui m'eût dit que je viendrais sur le rocher des
Savinies , gémir et me plaindre sans ma soeur , et
m'affliger d'une peine qu'elle ignore ! ... Voilà sa
place ; elle était là . Depuis notre enfance elle y
fut à mes côtés ..... maintenant m'y voilà seule !
et quand elle y viendrait encore , ce ne serait plus
ma Savinie ; ces peupliers ne sont plus notre emblême
, ce rocher n'est plus le nôtre , c'est celui de
Léonie ; oui , c'est le sien ! .... C'est là que Valrive
la vit pour la première fois ; c'est là qu'il jura de
n'aimer qu'elle. Je ne suis plus ici qu'une étrangère ;
je n'ornerai plus de fleurs ce lieu jadis si cher ;
mais tous les jours, en secret , j'y reviendrai pleurer
encore .... O toi dont l'existence sera toujours
attachée à la miennne , o ma soeur ! peux-tu te croire
heureuse quand je souffre ? Faut - il t'exprimer mes
douleurs pour t'en instruire ? ne sais-tu plus me deviner
! .... Il est vrai que dans lespremiersmomens d'une
extrême surprise je n'ai point partagé ton bonheur ;
ee mouvement contre la nature a -t-il donc rompu
·
FLOREAL AN XII. 409
:
les noeuds de la sympathie qui nous unissait ! Non,
il n'est pas possible ; non , mon coeur n'est point
changé le tien pourrait-il l'être ? .... En faisant
ces tristes réflexions , la malheureuse Savinie mit
ses deux mains sur son visage inondé de pleurs ;
clle ne voulait plus voir les objets qui l'entouraient,
ni la jeune fille et le pâtre qui paraissaient s'entretenir
de leurs amours , ni le lac , qui lui rappelait
trop vivement le souvenir touchant du naufrage de
Valrive , ni le rocher et le siége de mousse que sa
soeur n'occupait plus. Elle était ensevelie dans une
rêverie douloureuse et profonde , lorsqu'elle entendit
marcher sur le rivage ; c'était Valrive qui
cherchait Léonie : il crut la voir en apercevant
Savinie en larmes sur le rocher ; il pensa qu'elle s'attendrissait
en se retraçant leur première entrevue : il
tombeà genoux; Savinie tressaille en disant : Eloignezvous,
ce n'est pas elle .Valrive étonné, montesur le rocher,
s'assiedà côté d'elle et la questionneavec un tendre
intérêt . Savinie , vivement émue de l'erreur qu'elle
a causée et du regard si passionné qu'elle a recueilli ,
ne répond d'abord que par des larmes ; ensuite elle
dit qu'elle est inquiète de son avenir , qu'elle a des
craintes sur l'époux inconnu qu'on lui destine.
Valrive répète avec enthousiasme l'éloge de son
ami . Vous m'avez déjà fait tous ces détails , dit Savinie
; votre ami sans doute est aimable et vertueux ,
mais saurai-je lui plaire ? m'aimera-t- il ? Ce
doute peut-il être sincère ? Ah ! je dois
l'avoir ..... Ma chère Savinie , vous serez
adorée..... Vous ne sauriez me le persuader !..
Valrive voulut encore reparler de son ami ; Savinie
soupira , ne l'écouta plus ; et se levant , elle descendit
avec lui du rocher.
-
-
-
Deux jours après , Valrive partit avec Mulsain .
Ce départ accabla Léonie. Savinie ne partageant
que trop ce qu'elle éprouvait , crut ne sentir que
410 MERCURE
DE FRANCE
,
·
-
دنقم
1
sa douleur ...... mais ses peines s'adoucirent en
retrouvant sa compagne . Léonie s'affligeait avec
une véhémence qui finit par causer une sorte d'effroi
à Savinie , et qui la blessa . Ma soeur , lui ditelle
, tu pleures comme je pleurerais si l'on nous
séparait. Ah ! répondit Léonie , ne compare notre
amitié à nul autre sentiment . Cependant tu te
désespères , et Savinie est près de toi.... Comme il
a changé notre destinée, cet étranger qui te fait verser
tant de larmes ! ..... Quel nom tu lai
donnes ! Celui que j'aime est-il un étranger
pourtoi? -J'étais si heureuse avant de le con
naître ! Eh bien ? Eh bien ! te suis-je
toujours aussi chère ? A cette question inattendue ,
la surprise la plus douloureuse se peignit sur tous
les traits de Léonie . Grand Dieu ! s'écria- t - elle ',
ma soeur ne sait plus lire dans mon ame ! elle a
besoin de m'interroger , elle doute de moi ! elle
'm'accuse ! .... elle est jalouse de mes sentimen's
pour Valrive ! ..... Ecoute , je l'aime en effet , cè
jeune homme dont je pleurai la mort avant d'avoir
pu distinguer sa figure , dont j'admirai le généreux
courage avant de savoir son nom ; ce jeune
homme vertueux et sensible que j'ai vu se plonger
dans les flots , exposer ses jours pour sauver ceux
d'un pauvre batelier , je l'aime ; mais s'il fallait ,
pour ton bonheur , pour ta tranquillité , te sacrifier
mon amour , je renoncerais à Valrive , sans doute
avec douleur , et cependant sans mérite et såns effort.
En faisant tout pour toi , je ne ferai jamais
que céder à un mouvement irrésistible , que me
soumettre àla nécessité . . . . O ma soeur! interrompit
Savinie en se jetant dans ses bras , pardonne ! ....
je sens enfin combien je suis coupable ……….….. Sės
sanglots lui coupèrent la parole. Léonie voulut en
vain la consoler ; plus elle montrait de tendresse ,
plus elle augmentait l'amertume de ses remords,
FLOREAL AN XII. 411
Savinie pensait avec horreur qu'elle était en secret
la rivale de cette soeur si chérie et si digne de l'être ;
qu'elle passerait sa vie avec celui qu'elle ne pouvait
aimer sans crime , et qu'elle le comparerait sans
cesse à l'époux qu'elle acceptait avec tant de répugnance
. Enfin le comble du malheur pour elle
était de se trouver forcée de cacher un secret à
Léonie . Quoi ! disait - elle , je dissimule avec ma
soeur, je la trompe ! elle me découvre toujours son
ame toute entière , et moi , je n'ai plus de confiancé
en elle ! .... Hélas ! elle peut me laisser lire dans
son coeur ; ce coeur si pur n'a rien à déguiser ………..
elle peut avoir toujours la même franchise
Quoi ! ma soeur a des vertus que je n'ai plus ! l'éloge
de ma soeur ne sera plus le mien ! que dis -je ? il
me fera rougir , il m'accablera ! je me dirai Nous
ne nous ressemblons plus ! .... En se livrant à ses
rêveries douloureuses , Savinie répandait des torrent
de larmes le chagrin qui la dévorait altéra si
sensiblement sa santé , qu'Antonia et Léonie s'a-
Jarmèrent vivement de sa paleur et du changement
de sa figure on la questionna ; elle répondit que
l'attente de l'arrivée d'un époux qu'elle ne connaissait
pas lui causait une inquiétude insurmontable.
On écrivit à Mulsain et à Valrive pour presser
leur retour; mais des affaires particulières qui se
multipliaient , les retenaient malgré eux . Cependant
Savinie, consumée par une langueur secrète, dépérissait
chaque jour ; elle avait perdu le sommeil ,
et , toujours couchée près de sa soeur , elle attendait
avec impatience que Léonie fût endormie , afin de
donner un libre cours aux pleurs qu'elle avait retenus
durant la journée . Un matin , au lever de l'aurore
, Léonie fut réveillée par le bruit du tonnerre
et d'un vent impétueux ; les deux soeurs se levèrent ,
et quand cette violente tempête fut calmée , elles
sertirent, traversèrent le jardin , et elles entrèrent
412 MERCURE
DE FRANCE
,
dans l'allée qui conduisait sur les bords du lac .
En jetant les yeux sur le rocher , un mouvement
involontaire et superstitieux les fit frémir en mêmetemps.....
Le vent avait rompu les deux peupliers
plantés le jour de leur naissance ; les cimes superbes
de ces arbres chéris , que les deux soeurs
avaient vu croître , reverdir , s'élever à la même hau →
teur et s'entrelacer ensemble , maintenant réunies
encore dans ce désastre , ne tenant plus au tronc
que par l'écorce , retombaient dans le lac , et desséchées
et flétries , plongeaient tristement dans les
eaux ! Savinie se jeta dans les bras de Léonie. O
ma soeur ! s'écria-t-elle , quel funeste présage ! ...
Pourquoi s'en effrayer , répondit Léonie ? n'annonce-
t-il pas un même sort ? ..... En disant ces
paroles , elle s'assit au pied du rocher ; elle était
pâle et tremblante après un long silence , les
deux soeurs se soutenant mutuellement , et n'osant
se parler , reprirent lentement le chemin du château
. Elles entrèrent dans le jardin , et Savinie se
trouva si faible et si fatiguée , qu'elle fut obligée de
s'arrêter dans le petit pavillon bâti pour les deux
jumelles , et auquel on avait donné le nom de
Temple du Bonheur. Savinie et sa soeur se reposèrent
sur un banc , et Savinie levant languissamment
les yeux , tressaille en les fixant sur l'inscription
du temple. Le bonheur ! dit- elle...... A ces
mots , elle s'arrêta ; ses yeux se mouillèrent de
pleurs... Mais , reprit-elle , ce lieu fut bien
nommé ; oui , nous avons goûté le bonheur ...
O ina soeur , dit Léonie , y pourrais-tu renoncer
, quand je suis toujours la même , et quand
tout nous donne la certitude heureuse de ne jamais
nous séparer? .... Qu'importe le changement de notre
destinée ! nous nous aimons , nous ne nous quitterons
point..... Que se passe - t - il dans ton coeur
oppressé ? .... Tu gémis ! penses-tu pouvoir souffrir
seule ?....
FLOREAL AN XII.
"
seule ? .... En te taisant , tu ne peux que m'ôter mes
droits ; mais tu ne saurais m'empêcher de sentir ,
de m'affliger , de succomber au chagrin , de mourir
avec toi .... Ah ! c'en est trop , s'écria Savinie en
se précipitant aux genoux de sa soeur , connais
donc ma faiblesse , mon crime et mes remords ! ....
Cette Savinie , qui voudrait avec joie s'immoler
pour toi si tu pouvais lui survivre , cette Savinie ,
cette moitié de toi - même , entraînée par un sentiment
inconnu , dans un moment d'égarement , a
séparé son existence de la tienne ..... cile envia ton
bonheur , elle fut ta rivale ! ..... Le croiras tu ?
quand tu bénissais ton sort , je gémissais sur le
mien ; quand tu remerciais le ciel.... ô monstrueuse
impiété ! je murmurais ; quand je te voyais heureuse
, je pleurais .... En rompant l'accord que
la
nature établit entre nous , je me suis arrachée à
moi - même ; ce prodige affreux a brisé mon coeur ,
a consumé mes jours flétris mon funesle amour
s'est éteint dans mes larmes ; il m'a suffi , pour en
triompher, de le comparer à mon amitié pour toi ;
il ne m'en reste plus qu'un douloureux étonnement
et des remords dont rien ne pourra jamais rue
délivrer. A ces mots , suffoquée par ses pleurs ,
elle cesse de parler en pressant avec force contre
sa poitrine les genoux de sa soeur , que la surprise
et la douleur rendaient immobile ; enfin , relevant
Savinie et la serrant dans ses bras : Eh bien , ditelle
d'un ton ferme , je l'abjure , ce sentiment qui
a troublé ta vie ; je ne le verrai plus , cet étranger
dont la présence a désuni nos pensées et nos vous ;
je renonce à l'hymen .. Que dis- tu , juste ciel !
interrompit Savinie ; veux- tu me réduire au désespoir
?.... Ah ! qu'il vienne ce généreux , ce sensible
Valrive ! il n'est plus à mes yeux qu'un tendre
frère ..... et je m'unirai sans peine à son ami ; ton
bonheur sera le présage du mien. Eh ! ne pourrait
.....
.....
D d
414 MERCURE DE FRANCE
il pas m'en tenir lieu ! .... Savinie s'exprimait avec
toute la véhémence du sentiment le plus vrai ;
Léonie ne doutait pas de sa sincériré ; mais ce triste
entretien venait de lui ravir sans retour toute sa
tranquillité . Savinie d'abord se sentit soulagée
d'avoir tout révélé à sa soeur ; ensuite remarquant
l'insurmontable mélancolie et l'abattement de
Léonie , elle se repentit d'avoir parlé , et ce regret
cuisant la jeta dans le désespoir. Privée de
repos , d'espoir et de consolation , l'infortunée
succomba to t - à-coup à ses maux ; son sang s'al
luma , une fièvre ardente la mit en peu de jours
sur le bord du tombeau. La malheureuse Antonia
envoya un courrier à Genève ; Mulsain et Valrive
, remplis de douleur et d'effroi , accoururent.
Léonie pâle , échevelée , silencieuse , restait de
puis deux jours immobile , assise auprès du lit
de sa soeur ; elle ne versait pas une larme ,
proférait pas une parole : elle ne rompit ce silence
effrayant que pour interdire à Valrive l'entrée
de la chambre de sa soeur , et pour refuser
de le voir.
ne
Savinie avait toute sa connaissance , et ne s'abusait
pas sur son état ; dès le jour où l'on fit appeler
un médecin , elle voulut remplir tous les devoirs
que dans cet état la religion prescrit aux protestans.
L'idée de la mort était pour elle doublement affreuse
; elle pensait qu'elle entrainerait avec elle
Léonie dans la tombe ...... Un soir , le médecin
donnant pour la première fois de l'espérance ,
Mulsain exigea d'Antonia qu'elle irait dans sa
chambre se reposer quelques heures , et l'on força
Léonie de se coucher auprès de sa soeur. Elle se
mit au lit , et Savinie la conjurant de fermer les
yeux et d'essayer de dormir : Que crains- tu , dit
Léonie , de la fatigue que je puis avoir ? ne sais-tu
pas que si tu guéris , je guérirai ? - O pár par quel
-
FLOREAL AN XII. 415
intérêt puissant tu m'attaches à la vie ! .... Pourraisje
sans frémir envisager la mort ! ..... Que la suite
en est horrible ! ... Quoi ! je serais condamnée à
mourir toute entière !... Et mon père , ma mère , et
Valrive , que deviendront - ils ? ..... Nos parens ne
pourraient nous survivre, tu le sais .... Ainsi donc,
à mon dernier soupir , je me dirai : la tombe où
je descends , va recevoir encore tout ce que j'aime .
Ah ! c'est voir en expirant l'univers se dissoudre ! ...
La garde - malade interrompit ce funeste discours ;
elle s'approcha du lit en rappelant aux deux soeurs
qu'elles avaient promis de se taire : Savinie se
calma ; Léonie prit sa main dans les siennes , et
glacée par le saisissement et la douleur , elle ferma
les yeux et feignit de dormir. Au bout de deux
heures , elle sentit la main défaillante de Savinie
presser doucement la sienne ......Il y avait dans.
ce mouvement une expression de faiblesse et de
sentiment qui fit frissonner Léonie . . . . . . C'était
le dernier témoignage d'une amitié si parfaite ;
c'était un dernier adieu ! ..... La main de Savinie
se roidit et se glace ; Léonie pousse un cri terrible
; elle se soulève , entr'ouvre le rideau , et à la
pale lueur de la lampe de nuit , elle voit Savinie
mourante ! ..... Au cri déchirant de Léonie ,
Savinie entr'ouvre les yeux ; Léonie recueille son
dernier regard , et croyant mourir avec elle , Tinfortunée
s'évanouit au moment où sa soeur expire .
En reprenant l'usage de ses sens , Léonie se
trouva dans la chambre et dans les bras de sa mère.
Son père était à ses pieds ; elle regarde tout ce
qui l'entoure avec un stupide étonnement . Quoi !
dit elle, j'existe encore ! ... Son père prit la papour
combattre le préjugé , devenu si funeste ,
qui lui persuadait que la mort de sa soeur entralnait
inévitablement la sienne : Léonie retomba sur
le sein de sa mère , et ne l'écouta pas. Quand il
role
Dd 2
416 MERCURE DE FRANCE
·
eut cessé de parler , se soulevant avec effort : Dans
nos jours heureux , dit- elle , nous avons souvent
desiré que notre tombeau fût placé au pied du
pied
rocher qui porte notre nom ...... Hier encore .....
Elle exprima le même vou ! ..... Je demande
que sa dernière volonté soit exécutée ...... On le
promit. Alors Léonie prenant dans ses faibles
mains celles de Mulsain et d'Antonia : Promettezmoi
, dit- elle , d'essayer de vivre ..... Vous serez
deux encore ! .....Promets done , reprit Mulsain ,
de vaincre ta douleur pour ta mère ; elle pourra ,
pour toi , surmonter la sienne veux-tu mettre le
comble à ses maux ? ..... Ah ! dit Léonie , c'en
est fait déjà ! ... ne m'a- t - elle pas pleuré en
la perdant ! .... On fit coucher Léonie dans la
chambre d'Antonia ; elle se prêta sans résistance à
tout ce qu'on exigea d'elle ; mais touchante et seconde
victime d'une sensibilité exaltée , elle était
frappée de mort ..... Elle ne se plaignit point ,
ne parla plus , et ne montra qu'une seule volonté
inébranlable , celle de ne jamais revoir Valrive.
Cependant comme elle n'avait point de fièvre , et
qu'elle consentait à prendre de la nourriture , on
espéra que sa jeunesse , la tendresse de ses parens ,
et l'amour , pourraient avec le temps la rattacher
à la vie. Afin que rien ne lui retraçât l'image de
sa malheureuse soeur, on couvrit toutes les glaces ,
on cacha tous les miroirs de toilette . Elle voulut
savoir le jour des funérailles de Savinie , et le lendemain
au soir elle se leva , elle essaya de marcher
dans la chambre ; elle ouvrit la fenêtre qui donnait
sur le jardin , et s'asseyant sur le balcon , elle jeta
de sinistres regards sur le pavillon des Savinies.
Maintenant , dit - elle , l'allée de saules qui conduit
du temple du Bonheur au rocher , aboutit à un
tombeau ! ..... Voilà toujours le terme inévitable
de la félicité humaine , un tombeau ! .... Nots
FLOREAL AN XII. 417
l'aurons atteint promptement ...... Dans l'intention
d'arracher Léonie pour quelque temps d'un
séjour où tout lui rappelait son malheur , on avait
décidé que l'on partirait pour Genève aussitôt
qu'elle pourrait se lever ; elle ne s'y opposa point ,
elle consentit à partir le lendemain ; elle témoigna
seulement le desir d'être dans une voiture séparée ,
seule avec sa mère , et l'on convint qu'elle voyagerait
ainsi. Sur le soir , le médecin ayant prescrit
un bain pour Léonie , elle desira le prendre tard
et elle voulut absolument coucher dans un cabinet
voisin , afin de ne pas troubler le repos d'Antonia.
On craignait tant de la contrarier dans l'état où
elle était , que l'on cédait sur le champ à toutes
ses volontés. Une femme de chambre s'enferma
avec elle pour y passer la nuit . Léonie se coucha
très-tard ; la femme de chambre , pour lui donner
les boissons ordonnées par le médecia , ne se mit
au lit qu'une heure avant le jour ; Léonie tira ses
rideaux , et aussitôt que la femme de chambre fut
profondément endormie , elle se leva doucement ,
elle passa dans ses bras une robe de mousseline
blanche , sortit du cabinet , descendit un petit
escalier dérobé , et se trouva dans le jardin . Le
jour commençait à poindre.
Tout ce qu'on revoit , tout ce qu'on entend pour
la première fois , après un grand malheur , paraît
d'une affreuse nouveauté ; on n'éprouve plus.
les mêmes impressions , et l'on se rappelle des souvenirs
déchirans . Dans une profonde affliction ,
ainsi que dans l'âge de la décrépitude , on voit
toujours les objets tels qu'ils sont , on peut les juger
encore, et c'est un tourment de plus : ils n'ins-
-pirent que des regrets , on a perdu la faculté de
jouir ; et quand ce changement ne se fait point par
gradation ; quand il n'est pas opéré par le temps ,
il est terrible : cette révolution soudaine est accablante.
3
418 MERCURE DE FRANCE ,
La douce fraîcheur de l'air du matin , le jour
naissant , le ramage des oiseaux , le bruit des torrens
qui environnaient le château , produisirent
sur Léonie les plus douloureuses sensations . Elle
trouvait toujours la nature aussi belle , mais son
charme même n'avait plus pour elle qu'une amertume
affreuse .... Elle trémit en entrant dans l'allée
de saules .... A quelques pas du rocher , elle
éprouva un tel saisissement , qu'elle fut obligée de
s'arrêter et de s'appuyer contre un arbre ; elle
apercevait le tombeau !..... Il était au pied de la
roche , du côté et sur le bord du lac ; une large
pierre portant une inscription , et un jeune cyprès
nouvellement planté , l'indiquaient .... Le rocher ne
présentait plus qu'un aspect lugubre ; il n'offrait
que de tristes débris de son ancienne parure ; il
n'était plus orné de guirlandes ; on y voyait encore
des rosiers , mais flétris et desséchés l'opar
rage , et les deux peupliers dépouillés de leurs rameaux,
n'ombrageaient plus le siége de mousse des
Savinies .... Cependant Léonie s'avance en chancelant
; elle approche du tombeau , elle y touche ,
elle tressaille ; sa tête s'égare ; elle fixe avec horreur
ses yeux sur le rocher ; elle croit percer la pierre et
découvrir dans l'obscurité de la tombe le cercueil
de Savinie ! ... C'est donc ici , dit- elle d'une
voix étouffée , que tu reposes pour toujours ! .....
Mais ici même , ton ame immortelle répond encore
à la mienne !, . . . Parle . . . . . . je t'écoute .....
Dans ce moment , Léonie aperçoit près d'elle , du
côté du lac , une figure fugitive à moitié cachée ,
qui lui paraît enveloppée d'un linceul blanc et qui
semble sortir de la tombe ; c'était son image réfléchie
dans les eaux ...... elle frémit ; et se penchant
vers le lac , elle croit en se regardant voir sa
soeur pâle , défaillante , les yeux éteints et fixes ,
telle qu'elle la vit dans les derniers instans de son
FLOREAL AN XII. 419
agonie .... Dieu ! la voilà ! dit - elle .... O ma Savinie
! ô ma soeur ! tu me tends les bras , tu m'appelles
.... ah ! je vais te rejoindre .... A ces mots ,
elle retombe sur le rocher en exhalant son dernier
soupir. Peu d'instans après , Valrive qui venait
tous les matins pleurer sur le rocher , arrive et découvre
cet horrible spectacle ! Cette Léonie qu'il
vit pour la première fois dans ce lieu même , cette
touchante Léonie embellie alors par toute la fraìcheur
de la jeunesse et tout le charme de la sensibilité
, est maintenant décolorée , froide , inanimée ! .....
Cependant son front obscurci par les ombres de la
mort , offre encore l'empreinte de la candeur et de
la modestie , et l'on trouve toujours sur son visage
l'expression angélique de la douceur et de la bonté .
Valrive , dans le premier mouvement de son désespoir
, se serait précipité dans les eaux de ce lac
où il avait pensé périr , de ce lac un instant avaut
si cher encore à son amour ! mais il se flatte qu'il
sera possible peut - être de rappeler Léonie à la vie .
Il prit dans ses bras , pour la porter au château ,
celle qui dut être son épouse ; durant le chemin il
la baigna de farmes , en faisant retentir l'écho des
rochers et des montagnes de ses cris lamentables ;
mais il ne rendit aux infortunés parens de Léonie
qu'un corps glacé par la mort , et qui fut déposé
dans la tombe de Savinie ..... Valrive disparnt de
Schindelingue et de la Suisse , et n'y revint jamais.
La malheureuse Antonia suivit de près ses deux
filles au tombeau , avec le remords déchirant d'avoir
exalté follement leur attachement mutuel ; elle
connut , mais trop tard , que les sentimens passionnés
les plus purs ont leur danger , ainsi
ainsi que
toutes les affections de l'ame que la raison ne modère
pas. Mulsain ne put survivre long- temps à
tous les objets de sa tendresse enlevés la mort
si promptement , et d'une manière si tragique.
par
420 MERCURE DE FRANCE ,
Ludvil , seul et délaissé , mourut d'ennui . S'il eût
vécu davantage pour les autres , sa vieillesse aurait
été plus heureuse , et il aurait eu sans doute un
ami pour lui fermer les yeux .
Puisque nous sommes mortels , n'aimons pas
comme les Savinies ..... mais , sur- tout , puisque
nous avons besoin d'appuis et de société , ne ressemblons
point à Ludvil .
D. GENLIS.
SPECTACLE S.
THEATRE FEY DE A U.
La Petite Maison , opéra en trois actes , paroles de
MM . Dieu lafoi et... , musique de M. Spontini.
Je n'ai pu rien découvrir de risible dans la scène de
cabaret , dans l'effroyable vacarme dont j'ai été le triste
témoin à la première représentation de cet opéra , que
j'aurais bien cru devoir être la dernière . Je n'ai pu trouver
plaisans les accès de fureur d'un parterre en délire , qui ne
savait ni ce qu'il disait ni ce qu'il voulait ; qui insultait
des acteurs , et , qui pis est , des actrices , et prétendait
qu'ils lui demandassent pardon de sea outrages et de ses
impertinences ; qui brisait des bancs , et , de leurs débris ,
fracassait des pupitres et renversait les lumières , au risque
d'incendier la salle et l'immense galerie où elle est située .
Quel sera le résultat de cette scandaleuse démence ? la
police interposera son ministère pour que la tranquillité et
même la sûreté publique ne soient pas compromises ;
l'image de la contrainte attristera le sanctuaire des plaisirs
, et le parterre perdra justement une liberté dont il
n'est pas digne , puisqu'il ne sait qu'en abuser.
On a cherché des torts aux acteurs ; ils n'en ont aucun .
L'orage a commencé au second acte . Madame Scio , qui
FLOREAL AN XII. 421
-
n'a pas les moyens de dominer les cris d'un parterre forc
né , lui a cédé l'honneur de la victoire . Elle s'est retirée
avant d'avoir achevé sa scène . Elleviou , ne voulant pas
cependant abandonner la partie , a paru avec Martin : à
chaque phrase , à chaque mot en les interrompait ; il était
impossible de rien entendre . Après avoir long- temps soutenu
ce combat trop inégal , l'un d'eux , Elleviou , s'est
avancé d'un air très-décent , a salué l'assemblée , et demandé
si elle souhaitait que la pièce fût continuée . — Oui.— Non ;
et des cris , des hurlemens affreux. Comme la réponse de
l'assemblée , ou plutôt du parterre , était équivoque , les deux
acteurs ont quelque temps joué encore au milieu du
tumulte , des sifflets , et ne se sont enfin retirés qu'après de
longs et d'inutiles efforts pour se faire écouter. La toile
étant baissée on a demandé , par dérision , l'auteur des
paroles. Le spectacle était fini , on évacuait la salle , et
beaucoup de monde était déjà sorti , lorsqu'il a pris fantaisie
à ceux qui avaient interrompu la représentation de la
pièce d'en voir la fin . L'orchestre , qui n'avait pas dû prévoir
ce caprice despotique , était parti. Les mutins n'ont ,
pas voulu se payer de cette raison . Madame Scio , leur
a-t - on dit , dont la santé n'était pas très -bien rétablie , est
hors d'état de jouer. On répond par des invectives . Un
commissaire de police , en écharpe , veut parler ; on ne
l'écoute pas . On demande Elleviou avec rage. Il se montre
avec une modeste fermeté. « Vous pensez bien , messieurs ,
» a - t -il dit , que nous ne demandions pas mieux que
de
» finir , mais vous avez manifesté une volonté contraire
» avec tant d'énergie ..... » Le parterre n'ayant rien à
répondre , a continué de hurler , et quand la voix lui a
manqué , il a saccagé tout ce qui s'est trouvé sous sa main .
On aurait pu croire que c'étaient les Petites-Maisons qui
étaient venues voir la Petite Maison.
Celle - ci , à la véri é , pouvait excuser l'humeur du parterre
, mais non pas ses extravagances ; on avait eu la
maladresse de la prôner d'avance . La génération naissante,
qui ne connaît que
le nom de ces anciens asiles de la vo422
MERCURE DE FRANCE ;
lupté , se faisait une fête d'y être admise ; elle a été stupéfaite
de se trouver entourée d'une cohue assez ins pide.
Un seigneur de la cour , époux d'une femme aimable et
vertueuse , est tenté de la fille d'un bonnetier de Paris , de
Lucile , espèce de niaise qu'il veut souffler à son amant.
Il a commencé par s'établir dans le voisinage du père , se
déguiser sous un habit de médecin , et changer son nom
en celui de Lambert ; puis a pris une petite maison , où il
se propose d'amener Lucile par ruse . Son valet de chambre
, Germain , est chargé d'exécuter cette bonne oeuvre.
Lucile avait passé quelques jours chez sa tante , qui demeure
à la campagne, dans le voisinage de la petite maison : Germain
fait en sorte qu'une voiture qui la ramenait à Paris ,
se brise en chemin , et il se trouve là tout à propos pour
lui proposer de la mener chez le docteur Lambert , chez
l'ami de son père ; ce qu'elle accepte sans défiance . Le
corrupteur , pour entretenir d'abord ce sentiment , la
remet entre les mains d'une vieille et honnête gouvernante.
Aussitôt arrive le bonnetier , qui a su par hasard que son
ami Lambert avait une maison près de celle de sa soeur .
Le docteur essaie de s'en défaire , en lui persuadant qu'il
traite des fous très - dangereux . Le bonnetier dit qu'il va
voir sa femme et sa fille , qui sont dans le village prochain.
Lambert , encore plus embarrassé , veut le retenir ; bientôt
trois ou quatre libertins de ses amis le rencontrent près de
sa maison , y entrent avec lui , et augmentent l'imbroglio ;
cependant ils sont utiles au séducteur , parce qu'ils l'aident
à retenir le bonnetier , qu'ils font passer dans l'esprit
des villageois pour le prince de Perpignan , à qui ils doivent
des secours inconnus , qu'ils ont reçus dans une calamité
récente dont ils ont été affligés . Enfin , comme si tout
le monde s'était donné rendez -vous dans un réduit qui doit
être mystérieux et secret , l'amant de Lucile y arrive aussi .
Il a glissé quelque argent dans la main du jardinier pour
qu'il le laissât entrer. Lambert lui fait accro`re que
crime énorme, et fait adopter la même idée à l'idiote Lucile ,
qui, là-dessus, adresse une verte remontrance à son amant.
c'est un
FLOREAL AN XII. 423
Ces deux pauvres dupes se fâchent , se querellent. Quand
l'amant est parti , le docteur offre ouvertement à Lucile de
l'entretenir . Mais ne voilà - t- il pas que sa femme et sa soeur
arrivent aussi ! Tandis qu'il se dérobé à leurs regards , elles
rencon trent Germain , puis la bonnetière , et se doutent de
la petite espiéglerie qu'on veut faire à la jeune innocente.
Germain qui a été mis à la question par ces dames , et qui
s'en est tiré comme il a pu , est interrogé par son maître
sur cet entretien . Là , le parterre a voulu qu'on s'arrêtât.
Il est bien visible que l'honneur de la bonnetière devait
être sauvé par la femme du séducteur ; que les deux époux
se scraient réconciliés , et que la pièce aurait fini de la
manière la plus édifiante : mais le parterre n'a pas voulu
être édifié ; il s'est retiré au milieu du scandale qu'il a
reçu et donné.
- Une des choses qui m'ont le plus choqué , est un long
monologue du valet de M. Lambert , qui invoque le Dieu·
du mystère . Qu'un jeune amant fasse cette invocation pour
son compte , à la bonne heure ; mais un vil proxenète ,
un misérable agent de débauche ! c'est une dégoûtante profanation
des mystères de la galanterie.
Sans réunir tous les suffrages , la musique a été beaucoup
moins mal accueillie que les paroles. On est convenu
que le musicien a fait preuve de talent ; et l'on ne s'étonne
point que son début n'ait pas été un chef- d'oeuvre .
Les auteurs , voyant que personne ne se souciait de les
connaître , et voulant néanmoins être connus , ont fait tout
bonnement mettre leurs noms sur l'affiche . La pièce s'est
redonnée au grand étonnement de ceux qui ont vu sa
chute. La musique a , dit - on , fait un peu tolérer les paròles
, quoiqu'on s'accorde à dire qu'elle n'a point assez d'analogie
avec le poëme.
ANNONCE S.
Six Duos caractérisés à deux voix , paroles italiennes , avec accompagnement
de forté-piano ; composés et dédiés à madame Elisabeth de
Seigneux , par Joseph Catrufo . Euvre IIº .
Prix : 9 francs. Se trouve à Genève ; et à Paris , chez le Normant.
424 MERCURE
DE FRANCE ,
NOUVELLES DIVERSES.
Londres. Il paraît décidé que Pitt rentre au ministère :
on dit qu'il n'avait point de répugnance à s'y trouver avec
Fox ; mais que le roi a formellement donné l'exclusion à
ce dernier.
M. Drake est de retour à Munich à ce qu'on pré end ,
sans qu'il y déploie néanmoins aucun caractère public .
Prusse. Sa majesté n'a point accepté , dit-on , la proposition
du gouvernement français , qui demandait à occuper
Embden , en dédommageant les finances prassiennes
de la perte du droit de douane ou autre qui en résulterart
nécessairement.
"
-
On apprend de Cassel , que tout le militaire hessois ,
à l'exception des garnisons de la principauté de Hanau ,
avait reçu l'ordre , le 25 du mois dernier , de se mettre en
mouvement. Quelques corps avaient de suite mis cet ordre
à exécution , et étaient déjà en marche , lorsque le 28 , à la
suite d'un courrier arrivé la veille à Cassel , i fot expédié
un contre-ordre. Le militaire hessois qui devait marcher ,
consistait , y compris les régimens de garnison , en 21 escadrons
de cavalerie , et 38 bataillons d'infanterie. Sa destination
paraissait être pour les frontières du pays de Hanovre.
Les nouvelles de Berlin annoncent le départ prochain de
S. M. prussienne pour Grodno , et ajoutent qu'elle n'assistera
cette année à aucune revue du printemps . D'un autre
côté , les lettres de Vienne et de Pétersbourg parlent aussi
du prochain départ des deux empereurs d'Allemagne et de
Russie , pour leurs provinces de l'ancienne Pologne . Il paraîtrait
constant , d'après cela , que ces trois souverains auront
l'entrevue dont il est question depuis si long-temps .
Comme le partage de la Pologne entre ces monarques est
encore tout récent , on présume qu'ils font des arrangemens
à prendre à cet égard .
PARI S.
Le sénat conservateur s'est assemblé le 28 floréal , sous
la présidence du second consul. Tous les ministres et les
FLOREAL AN XII. 425
conseillers d'états Portalis , Defermont et Treilhard . Le
sénat , ayant entendu le rapport de sa commission fait par
le sénateur Lacépède , adopte le projet de sénatus - consulte
qui lui est présenté. La séance étant levée , il s'est rendu en
corps à Saint- Cloud pour le présenter. Il contient , dit - on ,
145 articles renfermés en 16 titres :
Le premier déclare Napoléon Bonaparte empereur des
Français , et la dignité impériale héréditaire dans sa descendance
directe , naturelle et légitime . de mâle en mâle ,
par ordre de primogéniture , à l'exclusion des femmes et de
leur descendance . Le premier consul pourra adopter les enfans
ou petits- enfans de ses frêres pourvu qu'ils aient atteint
l'age de 18 ans accomplis , et que lui-même n'ait point d'enfans
. L'adoption est interdite à ses successeurs. A défaut
d héritier naturel et légitime du premier consul , ou d'héritier
adoptif, l'empire serait déféré à Joseph Bonaparte et
à ses descendans ; à leur défaut , à Louis Bonaparte et à ses
desceadans. A défaut d'héritiers de Joseph et de Louis
Bonaparte , un sénatus - consulte proposé au sénat par les
titulaires des grandes dignités de l'empire , et soumis à
l'acceptation du peuple , nommeroit un empereur.
Les membres de la famille impériale , dans l'ordre d'hé
rédité , porteront le titre de prince frençais. Le fils aîné de
l'empereur portera celui de prince impérial . Un prince
français qui se mariera sans l'autorisation de l'empereur ,
sera privé de tout droit à l'hérédité , à moins qu'il n'ait point
d'enfans de ce mariage , et que le mariage ne vienne à se
dissoudre .
La liste civile reste réglée ainsi qu'elle l'a été par les articles
1 et 4 du décret du 26 mai 1791. Les princes français
Joseph et Louis Bonaparte , les fils puinés de l'empereur ,
seront traités conformément aux articles 1
et 13 du décret du 21 décembre 1790 .
10 , II, 12
L'empereur visitera les départemens ; en conséquence ,
des palais impériaux seront établis au quatre points principaux
de l'empire .
En cas de minorité de l'empereur , il y aura un régent
de l'empire. L'empereur est mineur jusqu'à l'âge de 18
ans accomplis . Les femmes sont exclues de la régence .
L'empereur régnant désignera d'avance le régent parmi
les princes français, A défaut de désignation de la part de
l'empereur , la régence sera déférée au prince le plus proche
en degré . Aucun sénatus - consulte organique ne pourra
être rendu pendant la régence ni avant la fin de la troisième
année qui suivra la majorité. Il y aura un conseil de ré426
MERCURE DE FRANCE ,
gence composé des titulaires des grandes dignités de
l'empire.
Les titulaires des grandes dignités de l'empire sont le
grand électeur , l'archichancelier de l'empire , l'archichancelier
d'état , l'architrésorier , le connétable et le graud-.
amiral . Ils seront nommés par l'empereur ; ils jouiront des
mêmes honneurs que les princes français , et prendront
rang immédiatement après eux ; ils seront sénateurs et
conseillers d'état ; ils formeront le grand-conseil de l'empereur
; ils seront membres du conseil privé ; ils composeront
le grand conseil de la légion d'honneur ; ils seront
inamovibles . Des sénatoreries seront affectées à chacune
des grandes dignités impériales.
Il y aura de grands - officiers de l'empire ; 1º . des maréchaux
de l'empire choisis parmi les généraux les plus disfingués
, leur nombre n'excédera pas celui de seize ; 2º. huit
inspecteurs et colonels - généraux de l'artillerie et du génie,
des troupes à cheval et de la marine ; 3 ° . des grands- officiers
civils de la couronne , tels qu'ils seront institués par
les statuts de l'empereur. Les grands officiers sont inamo
vibles . Chacun d'eux présidera un collège électoral qui lui
sera spécialement affecté au moment de sa nomination, Si ,
par un ordre de l'empereur , ou pour toute autre cause , un
titulaire d'une grande dignité de l'empire , ou un grandofficier
venait à cesser ses fonctions , il conserverait son
titre , son rang , ses prérogatives et la moitié de son traitement
il ne les perd que par un jugement de la hautecour
impériale.
L'empereur , dans les deux ans qui suivent son avénement
ou sa majorité , prêtera serment au peuple français sur
l'Evangile, eten présence des titulaires des grandes digités
de l'empire , des ministres , des grands officiers de l'empire,
du sénat , du conseil d'état , du corps législatif, du tribunat,
de la cour de cassation , des archevêques et évêques , des
grands officiers de la légion d'honneur , des présidens des
cours d'appel , des colléges électoraux , des assemblées de
canton , des consistoires et des maires des principales villes
de l'empire. Il jurera de maintenir l'intégrité du territoire
de la république , de respecter et de faire respecter la liberté
des consciences et les lois du concordat , l'égalité
des droits , la liberté politique et civile , l'inévocabilité
des ventes de biens nationaux , de ne lever aucun impôt
qu'en vertu d'une loi , etc.
Le sénat se composera , 1º . des princes français ; 2°. des
titulaires des grandes dignités de l'empire ; 3°. de quatreFLOREAL
AN XII. 427
vingt membres nommés sur la présentation des candidats
choisis par l'empereur sur les listes formées par les collèges
é ectoraux de département ; 4° . des citoyens que l'empereur
jugera convenable d'élever à la dignité de sénateur.
Il sera formé par le sénat et dans son sein , une commission
de 7 membres pour la liberté individuelle . Toutes les personnes
arrêtées et non mises en jugement après les 10 jours
de leur arrestation , peuvent recourir directement à la
commission sénatoriale de la liberté individuelle .
« Il y a aussi dans le sénat une commission chargée de
veiller à la liberté de la presse . Ne sont point compris
dans son attribution les ouvrages qui se distribuent par
abonnement et à des époques périodiques . Les personnes
qui auront à se plaindre d'empêchement mis à l'impres
sion ou à la circulation d'un ouvrage , pourront recourir
directement et par voie de pétition , à la commission sénatoriale
de la liberté de la presse.
Tout décret du corps légistatif pourra être dénoncé au
sénat par un sénateur , 1 ° . comme tendant au rétabl ssement
du régime féodal ; 2° . comme contraire à l'irrévocabilité
des ventes des domaines nationaux ; 32. comme
n'ayant pas été délibéré dans les formes prescrites par les
constitutions de l'empire et les lois ; 4. comme portant atteinte
aux prérogatives de la dignité impériale et à celle
du sénat. Le sénat, après trois lectures du décret dans trois
séances , pourra exprimer l'opinion qu'il n'y a pas lieu à
promulguer la loi . Le président portera à l'empereur la
délibération moiivée du sénat . L'empereur , après avoir
entendu le conseil d'état , déclarera son adhésion à la délibération
du sénat , ou fera promulguer la loi .
Le sénatus-consulte contient beaucoup d'autres dispositions
qui concernent le conseil d'état , le corps législatif ,
le tribunat , les colléges électoraux , l'ordre judiciaire , et
la hante - cour impériale . Cette cour sera composée des
princes , des grands dignitaires , des grands officiers de
l'Empire , du grand-juge , de 60 sénateurs , des six présidens
de section , du conseil d'état , de 14 conseillers d'état ,
et de 20 membres de la cour de cassation . Elle jugera les
délits personnels commis par les membres de la famille
impériale , par de grands dignitaires , par le secrétaire
d'état , par des sénateurs , par des conseillers d'état ; les
crimes contre la personne de l'empereur et la sûreté de
l'état ; les délits de responsabilité d'office commis par les
'ministres , etc.
428 MERCURE DE FRANCE ,
: Les lois seront promulguées ainsi N. par la grace de
Dieu et les constitutions de la république , empereur des
Français , etc.
Le peuple français votera dans les formes déterminées par
l'arrêté du 20 floral an 10 , sur l'héredité de la digni é
impériale dans la descendance directe naturelle et légitime de
Napoléon Bonaparte , de Joseph Bonaparte et de Louis
Bonaparte.
-
L'adoption du sénatus- consulte dont on vient de
parler , a été annoncée aux parisiens par plusieurs coups
de canon.
-
L'ouverture des débats du procès qui s'instruit contre
le général Moreau et autres , paraît être fixée définitivement
au 5 prochair
-M. Montgaillard écrit de Lyon : « Bien des personnes
croient , ou affectent de répandre que j'ai rédigé , que j'ai
publié ce mémoire depuis l'arrestation de Pichegru et du
général Moreau ; que je me suis soumis aux circons- .
tances , ou que j'ai cherché à les flatter il importe à
mon honneur et à la vérité que l'opinion publique soit mise
à même de prononcer un jugement vrai et exact . Je déclare
donc que j'ai fait , écrit , envoyé , il y à six années , tout
ce qui vient d'être publié sous mon nom. Je déclare que je
remplirai avec le même sèle et le même désintéressement
les devoirs que m'imposent ma qualité de citoyens français
et ma fidélité au gouvernement consulaire , en ne lui
refusant aujourd'hui aucun des renseignemens qu'il a droit
d'exiger de moi , relativement à Pichegru , relativement
au général Moreau .
-Une nouvelle production de M. Guérin , auteur.
des tableaux de Marcus Sextus , de Phèdre et Hippolyte ,
etc. va être placée dans une des salles du musée spécial
de l'école française de Versailles , où on pourra le voir
à compter de dimanche prochain , 30 floréal. Ce tableau
représente l'Amour et la Piété filiale , qu'une tendre sollicitude
amènent au temple d'Esculape , et qui demandent
à ce dieu , pour unique grace et comme le bien le plus
précieux , de rendre à la santé et à leur bonheur le père
le plus chéri.
-
Il a été publié en France , dans le cours de l'an 1
1006 ouvrages.
(N° CLIL ) 6 PRAIRIAL -an-
( Samedi 26 Mai 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
a
POESIE.
TRADUCTION LIBRE DE L'ODE D'HORACE.
AEquam memento etc.
?
PAR les maux et par la tristesse
Ani , ne sois point abattu ;
Si la fortune te caresse ,
Aux transports d'une folle ivresse
N'abandonne point ta vertu.
Tant que la Parque meurtrière
Eloigne de toi ses ciseaux ,
Jouis du beau jour qui t'éclaire ,
Et bois sous l'ombre hospitalière
Que forment pour toi ces berceaux .
Jouis des dons de la nature ,
Des parfums , du chant des oiseaux
Vois couler l'onde libre et pure.
E e
430 MERCURE DE FRANCE ,
De cette source qui murmure
Et fuit à travers les roseaux.
De fleurs nouvellement écloses
Tu dois semer tous tes instans :
La mort , qui détruit toutes choses ,
Aura bientôt flétri les roses
Dont tu couronnes ton printemps.
Ce vaste palais qu'à la ville
A grands frais tu viens d'acheter;
Ces jardins , ce champêtre asile ,
Que baigne le Tibre tranquille ,
Il faudra dans peu les quitter.
D'héritiers une troupe avide
S'apprête à dévorer ton bien ;
Victime du sort homicide ,
L'or de Crésus , le nom d'Alcide ,
Ne pourraient te servir de rien .
6
Riche, pauvre , berger , monarque ,
Nous allons tous aux mêmes lieux
Nous naissons sujets de la Parque ;
Tôt ou tard Caron , dans sa barque ,
Nous conduira chez nos aïeux .
41 f
Par M. VERLHAC ( de Brives ).
!
FRAGMENT.
D'UN sommeil de trois mois la nature affranchie ,
Prend enfin sous nos yeux une nouvelle vie ;
Et le soleil vainqueur de nos pâles hivers ,
Par un chemin plus lent descend au sein des mers .
POUR distraire son coeur des rigueurs de Céphale
Sur l'horizon vermeil toujours plus matinale ,
PRAIRIAL AN XII.
431
L'Aurore , chaque jour , dans les naiss་་a་་n་te་s fleurs ,
Admire en souriant l'ouvrage de ses pleurs .
Dans nos prés rajeunis la tendre violette
Trahit par son parfum sa modeste retraite ,
Et , sortant à regret de son obscurité ,
Va régner sur le sein d'une jeune beauté .
Déjà du doux Zéphyr la brillante maîtresse
S'échappe en rougissant au bouton qui la presse :
Le papillon volage , épris de ses couleurs ,
Semble fixer son choix sur la reine des fleurs ;
Et bientôt , dédaignant de si tendres prémices ,
Court promener ailleurs ses amoureux caprices.
MÉLODIEUSES voix des chantres du printemps !
› Ruisseaux qui vous mêlez à leurs concerts touchans !
Brillant émail des fleurs ! jeune et fraîche verdure !
Soleil , époux fécond de la riche nature ! ....
C'est en vain qu'à mes yeux vos charmes rassemblés
Veulent rendre le calme à mes esprits troublés :
En vain , pour appaiser la fureur qui m'enflamme ,
Ils veulent de mes sens passer jusqu'à mon ame ;
Trop pleine du sujet de ses afflictions ,
Elle ne reçoit plus d'autres impressions
Et du bonheur en moi la fleur déjà flétrié ,
N'attend pas du printemps une nouvelle vie .
4
TOUT germe , tout fleurit , tout jusques au plaisir
Semble naître en ces lieux sous l'aile du Zéphyr ;
Et moi , triste témoin de ce bonheur du monde ,
Je m'enfonce encore plus dans ma douleur profonde
Et tant d'attraits divers dans la nature épars ,
Outragent ma misère et glacent mes regards.
QUOI ! ces lieux ont encor des beautés qu'on admire !
Quoi ! le ciel est serein , et Théléma respire !
Et , de son souffle impur l'air encore infecté
N'altère point du jour l'aimable pureté ? ....
Ee 2
432 MERCURE DE FRANCE ,
Ah ! du moins le printemps , en étalant ses charmes ,
Ne tarira jamais la source de ses larmes.
La nature ne plait qu'aux yeux de la vertu ;
Il n'est point de printemps pour un coeur corrompu .
M. A. J.
-
L'ÉTO IL E.
ANECDOTE.
LE jeune de Valliers brûlait pour Edelmonde ;
Et Jamais un amant ne fut plus généreus .
S'il avait possédé les trésors de Golconde ,
Il les eût prodigués à l'objet de ses feux.
Ce qu'ont de plus brillant les airs , la terre et l'onde ;
Pour elle il eût voulu pouvoir le réunir
2
Et mettre à ses genoux les dépouilles du monde .
Du rubis enflammé , du modeste saphir
De la verte émeraude ornant un diadême ,
D'une tremblante main qu'agitait le plaisir
Sur sa tête adorée il le posait lui – même ,
En disant , qu'il est doux d'embellir ce qu'on aime !
C'était son seul souci , c'était son seul desir.
Un soir qu'il était plein de ce penser unique
Près d'Edelmonde assis dans un bosquet riant ,
Son amante s'écrie : O spectacle touchant ,
Que la nature est magnifique !
Vois tu cet astre étincelant -
Au front d'or et d'azur , superbe diamant ,
Qui répand tant d'éclat sur la célèbre voûte ?
Je connais peu le ciel ; cependant je me doute
Que ce doit être là l'étoile de Vénus ,
-
--
-
Oui tu l'as devinė ; mais ne m'en parle plus
Eh pourquoi ; lui répond la belle ?
De ta part un caprice a droit de m'étonner.
Tu me ferais , dit - il , une peine mortelle ;
Je ne puis pas te la donner.
R.
PRAIRIAL AN XII. 433
COUPLETS
...... A MADAME FANNI D'ESP ...
Roses , pourquoi sitôt vous hâtez- vous d'éclorre ?
Fanni, dans ces bosquets doit- elle revenir ?
Hélas ! de vos beaux jours si vous pressez l'aurore ,
Craignez qu'une autre main ne vienne vous cueillir.
Roses , de ces jardins qui faites la parure ,
L'art ne vous donne pas votre éclat , vos couleurs ;
Fanni tient plus que vous des dons de la nature ,
Elle charme les sens et règne sur les coeurs.
Roses , les papillons dans leurs cours infidèles ,
Voltigent près de vous..... Cherchent d'autres attraits ,
Près de Fanni l'amour vient déposer ses ailes ,
Et l'amitié , sans fard , ne la quitte jamais.
Roses , avec orgueil , vous défiez l'envie ,
Partout vous ne voulez que plaire , que briller ;
Au contraire , Fanni cache avec modestie
Des beautés que nos yeux cherchent à dévoiler.
Par un Abonné ( de Maub.... ).
JE sors ,
ENIGM E.
tout à-la-fois , du règne végétal ,
Et marche aux premiers rangs dans le règne animal.
Tantôt je suis jaloux de me faire connaître;
J'ai deux pieds et deux mains, tout l'esprit de mon maître :
Tantôt j'ai quatre pieds , mais je n'ai plus de mains ;
C'est de mon maître alors que l'esprit doit paraître .
434 MERCURE DE FRANCE ,
Je suis en général propre à tous les humains ,
Pour causer entre soi , sans se voir , ni s'entendre.
Seul , avec mes deux pieds , je puis tout entreprendre ;
Avec mes quatre pieds je ne puis rien sans toi .
Quand on s'adresse à moi , je suis propre aux affaires ,
Depuis celles d'état jusques aux plus vulgaires .
J'exerce , avec deux pieds , souvent plus d'un emploi :
A quatre, il n'en est qu'un dont je sois susceptible.
Parfois , avec deux pieds , je trahis ton secret :
Jamais , à quatre pieds , je ne suis indiscret.
Je marche avec deux pieds avec quatre , impossible,
LOGOGRIPHE.
Je suis , de prime abord , membre du corps humain ;
Tranche-moi tête et queue , alors je deviens saint,
&.
CHARADE,
C'est au faîte de mon entier
Qu'on voit , parfois , cheminer mon premier ;
Et c'est au pied de mon entier
Qu'on voit , souvent , circuler mon dernier :
Du fort , ou de plaisance , est toujours mon entier.
Mots de l'Enigme, du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Enigme.
Celui du Logogriphe est Mode.
Celui de la Charade est Caréme
PRAIRIAL AN XII. 435
T
L'Enéide, traduite par J. DELILLE ( 1) .
Deuxième Extrait . )
1
VIRGILE a disposé tous les ressorts de son
poëme dans le premier livre. En cela , il a suivi
l'exemple d'Homère ; mais , outre qu'il lui a laissé
les honneurs de l'invention , son plan décèle an
génie moins vaste .
? ཨཱ ཝ །
Les ressorts de l'Enéide sont pris uniquement
dans le merveilleux , et ce merveilleux n'est qu'un
débris de la grande machine de l'Iliade . La haine
que Junon garde aux Troyens , et la faveur que
Vénus leur accorde , forment tout le spectacle du
premier chant de Virgile et le principal mobile de
son poëme. Tout se passe entre ces deux déesses ;
et ni l'une ni l'autre , si je l'ose dire , ne fait paraître
un caractère bien judicieux , ni des desseins
bien entendus, Junon n'est plus , comme dans
l'Iliade , la protectrice du lit nuptial , sa vengeance
n'a plus rien de légitime : c'est une haine furieuse
qui la fait combattre en désespérée contre l'ordre
du Destin ; et , pour l'avilir encore plus , elle se
trouve jouée par une déesse d'un rang inférieur.
Vénus , de son côté , quoiqu'elle soutienne le parti
le plus juste , ne remplit pas un rôle beaucoup plus
noble , elle est inconséquente sans passion , et cruelle
sans motif. Lorsqu'après la tempête , Jupiter l'a
pleinement rassurée par son beau discours ; lorsqu'il
lui a révélé la grandeur future de son fils , et l'empire
(1 ) In-4° . avec le texte , 4 gros vol . d'environ 1,800 pag.:
Papier commun , jésus , sans fig.
• 60 fr.
vélin grand-jésus superf. , cartonné , 4 fig. 240
Le même , sat. et cart. , orné de 16 figures
avant la lettre
11
Quatre vol. in- 18 , fig. , pap . ord . , 10 fr. , et 12 fr.
Chez Giguet et Michaud, et le Normant.
360
par la
poste
436 MERCURE DE FRANCE,
du monde promis à son sang ; lorsqu'enfin il envoie
Mercure à Carthage , pour qu'Enée y trouve un
accueil favorable , je demande de quoi s'inquiète
cette déesse , et où tend ce dessein d'embraser
Didon, et de la dévouer aux tourmens d'un amour
abusé , pesti devota futura? N'est - ce pas une perfidie
bien inutile , et qui ne peut avoir d'autre fruit
que d'arrêter le prince troyen dans le cours de ses
glorieuses destinées , comme elle même l'insinue
assez clairement ?
Hunc Phoenissa tenet Dido, blandis que moratur-
Vocibus..
Ce n'est donc pas un dessein convenable , ni qui
inérite l'intervention d'une divinité ; et quelque
grande que soit l'autorité de M. Delille , je ne saurais
voir là le merveilleux dans toute sa pompe et
dans toute sa dignité.
La dignité manque souvent à Homère , je l'avoue;
mais , pour la pompe , qui oserait le lui disputer ?
Dès le premier chant de l'Iliade , tout l'Olympe
est en mouvement. Apollon descend , couvert de
la nuit , pour venger un pontife. Il s'assied loin des
vaisseaux ; son arc est tendu pendant neuf jours ,
et le sifflement terrible de ses flèches retentit dans
les vers du poète grec . Au moment où Achille
menace Agamemnon , et tire son glaive du fourreau
, Minerve se précipite du ciel , et arrête le
héros par sa chevelure. Quel caractère que celui
de Junon , qui ne veut pas avoir fatigué en vain ses
coursiers , à rassembler les nations dévant Troye ?
Il faut qu'elle tombe , et qu'elle expie le crime
d'avoir protégé l'adultère . Mais Thétis veut retarder
sa chute , afin d'honorer la retraite de son fils , et
Jupiter entre dans ses vues . Si Troye embrasée
doit venger la sainteté du mariage , il faut que les
malheurs des Grecs apprennent aux rois les funestes
PRAIRIAL AN XII. 437
C
A
L
1
effets de la discorde . Ainsi chaque dieu a ses desseins
et son plan de conduite.
Mais le poète ne s'est pas borné à ces ressorts
surnaturels ; il en a créé de plus intéressans dans
les passions de ses héros , et le camp
n'est pas moins
agité que l'Olympe . A peine vous entrez dans le
poëme , déjà le feu d'Homère se déploie ; les prin
cipales figures sortent du tableau , et elles sont dessinées
avec une fierté de pinceau qui annonce
assez quels hommes vont être mis en scène . Si
Achille est le rempart des Grecs,
que fera l'armée ,
privée de son secours ? Comment le fléchira -t-elle ?
Que feront les autres guerriers pour la consoler et
la soutenir dans son absence ? et si leurs efforts ne
sont pas heuieux , comment le roi des rois fera-t- il
plier sa hauteur pour le salut général ? comment
Achille lui- même , tourmenté du besoin de la gloire ,
supportera - t-il l'oisiveté d'un camp ? Toutes les
sources d'intérêt s'ouvrent ainsi devant vous . Voilà
ce qui fait dévorer avec tant de plaisir la plus faible.
traduction de l'Iliade . Mais cette chaleur d'action
manque absolument à l'Enéide . Tout le premier
livre n'offre pas la moindre apparence d'un caractère
héroïque. C'est le récit d'un voyage ordinaire ,
dans lequel les Troyens ne font paraître d'autre passion
qu'un grand amour pour le repos :
Magno telluris amore
Egressi, optatá potiuntur Troës arená.
Cette simplicité est bien relevée , il est vrai , par
la plus admirable poésie ; mais , si vous exceptez
la passion de Didon , qui même ne tient pas au
développement des caractères , puisqu'elle est allumée
par un stratagême qui rentre dans le merveilleux
, vous ne trouvez rien qui échauffe le lecteur ,
rien qui le presse d'avancer ; aucun personnage ne
l'attache , et ne le rend impatient de voir la suite
des choses.
438 MERCURE DE FRANCE ;
"
.
a Je suis loin de mépriser , comme on l'a fait , le
caractère que Virgile donne à Enée ; la piété convenait
à un fondateur d'état : mais , bien loin d'affaiblir
les qualités du guerrier , son courage n'en
devait paraître que plus ferme ; et j'avoue que je
n'aime pas voir un héros trembler de tous ses membres
au milieu d'une tempête :
Extemplò Æneæ solvuntur frigore membra.
Je crains bien que ce ne soit là un trait de flatterie
pour Auguste , dont la poltronnerie sur mer était
assez connue depuis la bataille d'Actium. Ce ne
serait pas la première fois qu'on aurait fait sa cour
aux dépens de son honneur.
On ne peut quitter ce premier livre sans admirer
avec quel art Virgile a jeté dans son poëme les
premières semences de la rivalité de Carthage , pour
flatter l'orgueil de sa nation : c'est un trait de génie
d'avoir fait entrer ce motif dans le coeur de Junon.
Mais l'hospitalité généreuse que la reine de Carthage
accorde aux Troyens , sa tendresse pour leur prince ,
la mémoire éternelle que celui-ci s'engage à conserver
de ses bienfaits ; tout cela me paraît affaiblir l'art
du poète , puisque ces souvenirs rappelaient à Rome
les services que ses ancêtres avaient reçus de sa
rivale .
Au reste , la hardiesse avec laquelle j'ose critiquer
un poète si célèbre , et que j'admire si passionnément
, prouvera du moins que je puis user
· de la méme liberté envers M. Delille , sans rien ôter
à l'admiration que mérite son travail . A Dieu ne
plaise que je cause le moindre déplaisir à un
homme que je regarde comme le seul qui ait fait
parler Virgile dignement dans notre langue ! Si je
l'accuse de n'avoir pas toujours atteint a la perfection
du style le plus savant et le plus achevé
qu'il y ait jamais eu , qui doute que ce soit un hon-
1
PRAIRIAL AN XII. 439
neur d'avoir seulement mérité ce reproche ? Et
combien d'hommes de talent ont couru la même
carrière , qui , loin d'égaler ses beautés , sont même
au-dessous de ses fautes !
Le second livre présentait au traducteur de trèsgrandes
difficultés ; c'est peut-être ce que Virgile a
écrit de plus pathétique et de plus profond , n'en
déplaise à ceux qui ont rêvé depuis peu que les six
derniers livres de l'Enéide contenaient des beautés
plus fortes et plus originales . Je ne sais , pour moi ,
quel ordre de beautés peut être supérieur au spectacle
de la désolation de Troie , au songe d'Enée ·
à l'attaque du palais , et à la mort de Priam . On
croit entendre les derniers accens de la muse d'Homère
, mêlés aux soupirs du cygne de Mantoue.
C'est là qu'il faut étudier Virgile dans ce style enchanteur
dont lui seul eut le secret parmi les anciens
, et qui s'est retrouvé sous la plume de Racine.
Il faut prêter l'oreille à cette mélodie des
soupirs, à cette harmonie sentimentale qui peint
tous les mouvemens de l'ame , non par les efforts
d'un style travaillé mais par l'effusion naturelle
d'une sensibilité douce et profonde , qui est comme
répandue dans la diction , qui coule avec elle , et
qui semble attendrir les expressions de ce grand
poète.
Il ne faut pas confondre cette harmonie avec celle
qu'on nomme imitative , et qui consiste à peindre
les effets de la nature par le choix des sons. Celleci
entre pour beaucoup dans le talent de M. Delille ,
qui , sous ce rapport , peut soutenir assez souvent la
comparaison avec le poète latin . L'autre a sa source
dans l'ame de Virgile , et il n'est pas donné à tous
les hommes d'en avoir le sentiment. Les exemples
que j'en apporterai , expliqueront au moins l'idée
que je m'en fais.
Lorsque Virgile commence le récit des malheurs
440 MERCURE DE FRANCE,
1
"
de Troie , il faut se persuader qu'une longue méditation
a rempli son ame de la tristesse du sujet ,
en sorte que son style , qui rend témoignage de ce
qui se passe dans son coeur , est comme pénétré de
cette tristesse , et que toutes ses expressions en
portent le caractère. C'est ce sentiment qui vous
saisit , dès les premiers vers , pour peu que vous y
soyez attentif , et que vous les lisiez avec une
oreille juste :
Infandum , regina , jubes renovare dolorem ,
Trojamas ut opes et lamentabile regnum
Eruerint Danai; quæque ipse miserrima vidi ,
Et quorum pars magna fui.
En quoi consiste la beauté de cette harmonie et
de cette diction , si excellemment appropriée au
sujet ? En ce que le poète a effacé toutes les couleurs
brillantes , toutes les images qui pouvaient
donner de l'éclat à son style ; en ce qu'il a choisi
des expressions simples, connues, pour servir de voile
à une douleur qui est au - dessus des paroles ; enfin ,
en ce qu'il a donné à ses vers une mesure lente et
lugubre. Or , je ne vois rien dans la traduction ,
quelque bien écrite qu'elle soit , qui ait ce caractère.
Reine , de ce grand jour faut-il troubler les charmes ,
Et r'ouvrir à vos yeux la source de nos larmes ;
Vous raconter la nuit , l'épouvantable nuit
Qui vit Pergame en cendre , et son règne détruit ;
Ces derniers coups du sort , ce triomphe du crime ,
Dont je fus le témoin , hélas ! et la victime ?
O catastrophe horrible ! ô souvenir affreux !
Ces vers sont assurément pleins d'énergie . Je les
admirerois chez tout autre que M. Delille ; mais ,
s'il faut le dire ils blessent mon coeur et mon
oreille par un contresens de style et d'harmonie.
Relisez les vers de Virgile ; voyez ce qu'ils vous
mettent dans l'ame , avec si peu d'efforts d'éloquence
, et vous sentirez que cette épouvantable
nuit , ces derniers coups du sort , ce triomphe du
PRAIRIAL AN XII. 441
crime , cette catastrophe horrible.... toutes ces
expressions fortes épuissent la douleur , au lieu que
Virgile la concentre , lui laisse toute sa profondeur ,
sous ces termes simples ,
quæque ipse miserrima vidi,
Et quorum pars magna fui.
Quel fonds de tristesse ! et quelle modération
dans le discours ! C'est ainsi qu'un héros doit parler
de ses malheurs ,
J'aurais la même remarque à faire sur ce passage :
Venit summa dies et ineluctabile tempus
Dardaniæ : fuimus Troës ;fuit Ilium,
Il est , il est venu , ce jour épouvantable ,
Ce jour , de nos grandeurs le terme inévitable ;
les Troyens , tout est anéanti !
Ilion ,
D
Ce n'est pas l'expression , c'est le sentiment du
poète que je réclame ; c'est cette harmonie douce
et attendrissante à laquelle vous substituez une harmonie
sonore et enflée . Songez que celui qui parlé
est un homme qui n'a plus de patrie . Ce terme inévitable
des grandeurs ne fait pas sonner à mon
oreille cette dernière heure de Troie , venit summa
dies.....
Qui ne sent pas cela ? Et n'est- ce pas à M. Delille
qu'il faut demander compte des beautés de
cette nature , que tant d'autres traducteurs n'ont
pas même soupçonnées ? S'il n'en offre pas toujours
l'expression juste , on ne peut nier du moins qu'il
n'en ait le sentiment ; il est assez marqué dans ce
beau morceau :
Hélas ! de ces scènes affreuses .
Qui pourroit retracer les tragiques horreurs?
Quels yeuxpour ce désastre auroient assez de pleurs ?
Tu tombes , ô cité si longmps florissante ,
De tant de nations souveraine puissante !
Les morts jouchent en foule et les profanes lieux , .
Et des temples sacrés le seuil religieux .
442 MERCURE DE FRANCE ,
Le traducteur a eu recours à l'apostrophe pour
émouvoir. C'est un effort que Virgile ne fait pas ;
il conserve le ton du récit , et il touche bien da
vantage.
Urbs antiqua ruit, multos dominataper annos,
Plurima perque vias sternuntur inertia passim.
Corpora , perque domos , et relligiosa deorum
Limina.
Ne semble-t-il pas que ces mesures et ces expressions
soient faites pour le deuil ? Mais voici
ee qui marque le grand écrivain . Virgile change
tout -à-coup la scène , et un mot lui suffit pour
changer également la couleur et le mouvement de
son style :
Quondam etiam victis redit in præcordia virtus,
Victoresque cadunt Danaï ; crudelis ubique
Luctus , ubique pavor ; et plurima mortis imago,
L'effet du mot redit est assez sensible : en même
temps que le courage des Troyens se réveille , le
style acquiert de la vivacité . M. Delille n'a pas pris
d'abord un tour aussi énergique ; mais , dans la
suite du morceau , il me paraît au moins égal au
poète latin :
Le Troyen cependant ne meurt pas sans vengeance;
La fureur quelquefois ranime sa vaillance .
Tour-à-tour on éprouve , on répand la terreur ;
On fuit , et l'on poursuit ; on tombe , on est vainqueur :
Partout des pleurs , du sang , des hurlemens terriblęs ,
Et la mort qui renaît sous cent formes horribles.
Ce n'est pas là précisément ce style mûr qui
distingue Virgile ; au contraire , on y remarque une
certaine jeunesse d'imagination , qui est amoureuse
du coloris et des antithèses. Mais cette imagination
qui fournit souvent au poète français des traits
brillans de verve , l'emporte aussi quelquefois trop
loin. Au lieu de mesurer ses coups , pour les faire
tomber avec justesse et s'épargner la peine de rePRAIRIAL
AN XIL 443
doubler , il prodigue sa vigueur en jeune homme ,
et s'épuise en efforts pour rendre un effet qui l'a
frappé, Ainsi , dans ces deux vers :
Vertitur intereà coelum et ruit Oceano nox,
Involvens umbrá magná terramque polumque ,
Myrmidonum que dolos.
Un homme de goût ne pouvait manquer d'être
sensible à cette harmonie d'umbrá magnd , qui fait
tableau , et par la consonnance , et par la manière
dont l'épithète est jetée après le substantif, contre
l'usage ordinaire de la langue latine. Virgile ne
pouvait ouvrir plus majestueusement la scène du
carnage et de la chute d'un grand empire. Mais
que cet effet lui coûte peu ! Et qui ne souffrirait
de voir M. Delille tourmenter sa belle imagination
, dans une longue suite de vers , pour traduire
deux mots ?
Et cependant le ciel , dans son immense tour ,
A ramené la nuit triomphante du jour :
Déjà du haut des cieux jetant ses crêpes sombres ,
Avec ses noirs habits et ses muettes ombres ,
Sur le vaste Océan elle tombe , et ses mains
D'un grand voile ont couvert les travaux des humains ,
Et la terre et le ciel , et les Grecs et leur trame.
Un poète ordinaire pourrait s'applaudir de cette
brillante amplification ; mais , si je l'admirais dans
M. Delille , ne serait - ce pas une complaisance
bien injurieuse ?
J'ai reconnu avec joie l'immortel traducteur
des Georgiques dans la plupart des morceaux de
force. Il y a de très-beaux vers dans la peinture de
Laocoon. Le tableau des dieux qui démolissent
Troie , est de main de maître. Quelques endroits
du siége de la citadelle , et de la mort de Priam ,
sont traités avec chaleur. Mais on souhaiterait
qu'un écrivain d'un talent si supérieur eût porté
son attention sur une foule de petits détails , où
brille le génie de Virgile , et qui sont pleins d'un
1 .
444 MERCURE DE FRANCE
sentiment qui n'est qu'à lui. Il n'y a pas un mot ,
pas un son , qui n'y soit employé à dessein . Tout
y est pittoresque , tout y fait image .
Lorsque Pyrrhus a enfoncé les portes du palais
à coups de hache , le poète semble suspendre l'impétuosité
de l'attaque , pour vous faire considérer
avec un étonnement mêlé de pitié , cette antique
maison des rois ou pénètrent pour la première fois
les regards de l'ennemi , en même temps qu'il porte
au fond de votre ame les cris des femmes éplorées
qui errent dans les vastes appartemens , qui en embrassent
les portes et les couvrent de baisers. Vous
demeurez ainsi partagé entre des images de fureur
et de tendresse . Et quel style ! quelle harmonie
propre à chaque situation !
Apparet domus intus , et atria longa patescunt?
Apparent Priami et veterum penetralía regum .
Quel art profond dans l'emploi et la répétition de
ce mot de trois longues ! C'est dans de telles beautés
qu'on ne peut souffrir que M. Delille soit audessous
de la perfection.
Le morceau le plus touchant du second livre.
est celui où Anchise déclare à ses enfans qu'il a résolu
de mourir et de ne pas survivre à sa patrie . Ce
généreux vieillard les conjure de fuir , et de le laisser
au milieu des flammes. Sa belle- fille , son petit-
fils , toute sa maison se jette à ses pieds ; rien ne
peut le fléchir :
Abnegat , inceptoque et sedibus hæret in isdem.
Que fera Enée dans une position si douloureuse ?
Parlera-t - il à son tour ? oui , mais avec une éloquence
bien différente. Il saisit ses armes , et revole
au combat , pour y chercher la mort :
Rursus in armaferor, mortemque miserrimus opto.
Qu'Enée me paroît grand dans ce vers ! Et faut-il
que M. Delille ait affaibli un mouvement si héroïque
! Il traduit :
Alors
PRAIRIAL AN XII
FRA
Alors , dans ma furie ,
Je me voue à la mort .
Ce n'est pas du sentiment , c'est de l'action qu'il
fallait ici . Enée ne se voue pas à la mort, il y
court : Rursus in arma feror. Mais après avoir
ébranlé le coeur de son père par ce mouvement de
désespoir , qu'il est beau de l'entendre dire avec
tout l'attendrissement d'un dernier adieu :
Me ne efferre pedem , genitor , te posse relicto
Sperasti? tantumque nefas patrio excidit ore?
Si nihil ex tanta superis placet urbe relinqui ,
Et sedet hoc animo , perituræque addere Troja
Teque tuosque juvat ; patet istijanua leto .
Jamque aderit multo Priami de sanguine Pyrrhus ,
Natum ante ora patris , patrem qui obtruncat ad aras.
Arma , viri, ferte arma : vocat lux ultima victos .
Reddite me Danaïs, sinite instaurata revisam
Prælia; non omnes hodie moriemur inulti..
Le feu du courage semble avoir passé dans le style ,
et les élans de l'ame se font sentir dans la rapidité
des trois derniers vers. Voici la traduction :
Mon père , m'écriai - je , ah ! que veux - tu de moi ?
( Il fallait supprimer ici toutes les liaisons du discours
qui semblent marquer qu'Enée répond avec
ordre et méthode. On a vu comment il répond
dans l'original : Rursus in arma feror. )
Moi fuir ! moi te quitter ! ô pensée exécrable !
L'as - tu pu commander ce crinie abominable ?
( Je crois que M. Delille a outré l'expression tantum
nefas. )
Si d'un peuple proscrit rien ne doit échapper ,
Si , pour que le destin n'ait plus rien à frapper ,
Tu veux joindre les tiens aux ruines de Troie ,
Attends , voici Pyrrhus , qui vient chercher sa proie.
( Il me semble qu'il ne fallait pas séparer de Pyrrhus
l'image qui le rend si terrible :
Jamque aderit multo Priami de sanguine Pyrrhus. )
Pyrrhus, qui fait tomber sous le glaive cruc
Le fits aux yeux du père, et le père à l'antel .
Ff
446 MERCURE DE FRANCE ;
Du meurtre de nos rois encore dégoutante ,
Bientôt de notre sang sa main sera fumante.
larmes :
Eh bien ! dédaignez donc mes prières , mes
Je pars; la mort pour moi n'eut jamais tant de charmes.
Rendez- moi l'ennemi , rendez-moi les combats ;
Tous les Grecs aujourd'hui ne nous survivront pas.
Quoique ces vers ne soient pas sans beauté , je regrette
le mouvement de Virgile : Arma , viri, ferte
arma..... Mais quel dernier coup de pinceau , et
quel digne couronnement d'une si belle scène , lorsqu'au
moment où Enée s'élance pour sortir , son
épouse et son enfant se jettent au-devant de lui ,
sur le seuil de la maison !
Si periturus abis , et nos rape in omnia tecum.
Quel vers ! quel cri de la nature ! Ne cherchez pas,
celui-là dans une traduction. Il faut pardonner
même à M. Delille de n'y pouvoir atteindre . Ce
sentiment , ce style , cette harmonie , sont au- dessus
de tout ; et c'est un des momens où Virgile ne peut
avoir ni traducteur ni rival.
CH. D.
Odes Sacrées , ou les Pseaumes de David ; le Magnificat
et le Te Deum en vers français : traduction nouvelle ,
par A. Rippert, curé du diocèse de Grenoble. Un vol.
in-8° . Prix : 4 fr. 50 cent. , et 6 fr. pár la poste. A Lyon ,
chez Tournachon - Molin : à Paris , chez Giguet et
Michaud , libraires , rue des Bons - Enfans ; et chez
le Normant , libraire , imprimeur du Journal des
Débats , rue des Prêtres Saint- Germain - l'Auxerrois ,
n° . 42 , en face du petit portal de l'Eglise .
On trouve dans les prophètes des modèles de presque
foutes les beautés poétiques . En considérant ces produc-
Lions sacrées , qui ont précédé tous les fruits de l'imaginaPRAIRIAL
AN XII. 447.
tion des hommes , en les considérant sous un rapport
purement littéraire , on ne tardera pas à s'en convaincre.
Quels poètes ont donné une idée plus grande de la divinité
que les prophètes qui étaient en effet inspirés par elle ? Ce ne
sont point ces Dieux méprisables que la perversité humaine ·
inventa pour justifier ses crimes et ses faiblesses ; c'est un
Dieu fort , dont la justice égale la puissance . « ( 1 ) Il a
» ouvert sa main , dit le prophète , et tout a été rempli
» de ses bienfaits : détourne-t -il son visage ? tout est dans
» le besoin et la détresse : retire- t il son esprit créateur ?
>> tout cesse de vivre et retourne à la poussière . S'il
>> envoie de nouveau le souffle de la vie , tout est créé de
» nouveau , et la face de la terre est renouvelée. » L'intervention
de la divinité dans les combats , a été souvent
peinte par Homère et Virgile ; mais le courroux des Dieux
déchaînés contre Troie , peut- il se comparer a la justice de
Dieu qui disperse les ennemis de David ? « ( 2 ) Sa colère ,
» suivant les expressions du prophète , monte comme
» un tourbillon de fumée , son visage paraît comme la
» flamme.... Il abaisse les cieux , il descend , et les nuages
sont sous ses pieds Les nuées amoncelées forment autour
» de lui un pavillon de ténèbres ; l'éclat de son visage les
a dissipées , et une pluie de feu est tombée de leur sein .
» Alors les eaux ont été dévoilées dans leur source ; les
fondemens de la terie ont paru à découvert , parce que
» le Seigneur les a menacés , et parce qu'ils ont senti le
» souffle de sa colère. » Dans Homère et dans Virgile on
trouve souvent des tableaux de l'instabilité du bonheur
des hommes ; ces tableaux , qui respirent la simplicité
antique , ont pour but moral de prouver qu'une félicité
durable n'est point le partage de l'humanité : en supposant
même la continuation des faveurs de la fortune , quels chagrins
secrets n'éprouve pas l'homme heureux en appa-
(1 ) Benedic anima mea Domino . Ps. 103 .
( 2 ) Diligam se , Domine . Ps. 17 .
Ff2
448 MERCURE DE FRANCE ,
rènce , et qui n'en est qué plus ingénieux à se tourmenter ?
Mais de toutes ces fictions des poètes anciens , dont l'objet
est de diminuer l'orgueil du puissant , et d'adoucir les peines
du faible , que résulte -t-il ? Quelle est la consolation
du malheur ? Une froide résignation , une patience orgueilleuse.
L'Ecriture , en déployant les trésors de la Providence
divine , présente sans cesse un Dieu bienfaisant qui tend la
main à l'infortuné plongé dans l'abyme des douleurs . La
vie d'aucun roi ne fut plus agitée que celle de David : au
milieu de son désespoir , il n'oublie jamais le Dieu qui est
son appui ; il l'invoque , et la paix rentre dans son ame.
( 1 ) Sur la terre , un abyme est près d'un abyme ; les orages ,
»'. dit- il , passent sur ma tête ; mais il vient le jour des misé-
» ricordes ; elle vient la nuit destinée aux cantiques . >>
Le livre de Job présente encore la fragilité du bonhenr des
hommes avec une vérité dont les poètes profanes n'ont pu
approcher.
Si l'on veut chercher des exemples de cette tristesse
profonde et recueillie , dont la peinture a tant de pouvoir
sur les coeurs véritablement sensibles , on les trouvera
également dans l'Ecriture. Les Juifs , captifs à Babylone ,
arrivent , accablés de fatigue , sur les bords de l'Euphrate
(2 ) ; là , ils s'asseyent et ils pleurent . Illic sedimus
ét flevimus. Ils regarderaient comme un crime de se livrer à
aucun plaisir tant qu'ils seront au milieu des idolâtres ;
ils suspendent leurs instrumens aux saules des rives de
l'Euphrate. Leurs maîtres veulent entendre leurs cantiques
Eh ! comment , répondent- ils , chanterions - nous
les cantiques du Seigneur au milieu d'une contrée étrangère
? Alors ils témoignent à l'envileur fidélité à Dieu , et
Teur amour pour leur patrie ; ils veulent demeurer sans
voix si Jérusalem n'est pas toujours le premier objet de
leur joie et de leurs voeu Cet amour de la patrie que les
:
(1 ) Quem admodum desiderat cervus . Ps.4 1 .
(2) Super flumina Babylonis. Ps. 136.
4
PRAIRIAL AN XII. 449
5
Grecs et les Romains ont porté jusqu'à l'héroïsme , n'a
jamais été exprimé avec autant de sens bilité dans aucun de
leurs poëmes : il y a ici un mélange de douleur et de résignation
qui donne au désespoir même quelque chose de paisible
et de tendre. Virgile , dans sa première églogue , a peint
les regrets d'un berger que l'on arrache de sa terre natale :
les expressions de ce grand poète sont pleines d'élégance
et de vérité ; mais qu'elles sont loin de celles du psalmiste !
Desire t- on trouver une tristesse plus douce , et qui inspire
cette mélancolie qu'on a si souvent dénaturée de nos
jours ? Il suffira de relire le cantique d'Ezéchias ( 1 ) , que
J. B. Rousseau a paraphrasé . Au rapport de M. de La Harpe ,
d'Alembert lui- même ne pouvait se le rappeler sans attendrissement.
Ezéchias , accablé par la maladie , est abandonné
de tout le monde : « Le temps qui lui avait été
» donné s'est enfui ; tout s'est éloigné comme la tente
d'un berger qu'on a transportée dans un autre lieu ; il
gémit comme la colombe , et ses yeux s'épuisent à regar-
» der le ciel dont il espère l'appui . » Le Seigneur l'a seet
il consacrera le reste de sa vie à mériter ce bienfait
. On ne voit dans aucun poète un tableau aussi touchant
de la faiblesse humaine , qui se confie à la Providence
divine .
couru ,
Les prophètes n'excellent pas moins à peindre l'allégresse
que la douleur. Le pseaume que composa David , au moment
où il fit transporter l'arche sur la montagne de Sion , en
est un des plus beaux exemples. L'enthousiasme s'empare
du poète tout prend à ses regards une nouvelle forme ;
tout s'anime à ses accens. Quelle pompe dans la cérémonie
! Quel aspect le peuple d'Israël offre à son roi ! « ( 2 ) Il
» brille comme la colombe , dont les plumes étalent au
» soleil l'éclat de l'or et de l'argent , comme les neiges
» colorées par le soleil sur les sommets de Salmon . >> Ce
pseaume, dit M. de La Harpe , est un de ceux dont le style
( 1 ) Isaïe , chap . 38 .
(2) Exurgat Deus . Po . 67.
450 MERCURE DE FRANCE ;
offre les figures les plus hardies ; la magnificence de la
diction répond à celle du sujet. Le pseaume qui porte le
titre de Cantiques des Amours , et qu'on ne doit entendre
que dans le sens spirituel indiqué par saint Paul , présente
des images plus gracieuses ; on y voir cette joie douce et
pure qui accompagne un mariage heureux.
Les prophètes ont employé , et souvent porté à leur plus
haut degré de perfection , les beautés poétiques dont leur
langue , et l'état de la société dans ces temps reculés , leur
permettaient de disposer. La langue hébraïque n'a presq'aucun
de ces termes abstraits qui , dans les idiomes
plus modernes , ont servi à marquer les nuances des pensées
; il fallut donc y suppléer par des images. Les transitions
étaient impossibles ; il dut en résulter une diction
sententieuse , et un peu monotone, Le retour des figures
dut être fréquent , et , pour exprimer des idées différentes ,
sous quelques rapports , il fallut souvent employer les
mêmes expressions. L'état de la société ne présentait
guère plus de ressources : les guerres continuelles auxquelles
furent exposés les Tsraélites depuis leur sortie.
d'Egypte ; les dissentions qui eurent lieu sous les successears
de David , ne permirent pas aux Juifs d'acquérir ce
goût délicat qui ne peut se former que dans une société
long - temps paisible . Les productions des prophètes , dans
tout ce qui concerne les rapports humains , durent se ressentir
de la pénurie de leur langue et des moeurs du temps.
On chercherait en vain chez eux cette régularité de conception
, cet accord de pensées , ces transitions heureuses ,
et ce style périodique qui font le charme des écrivains
classiques de l'antiquité profane. Mais par quelles beautés
ne rachètent-ils pas les défauts dont ils ne purent se garantir
?
Ce qui le prouve , c'est que la Vulgate , qui n'est qu'une
traduction littérale de l'hébraïque , fait encore les délices
de tous ceux qui aiment la poésie , et que les imitations
françaises , essayées par nos meilleurs poètes , n'ont pu y
PRAIRIAL AN XII. 451
suppléer. Le premier livre des Odes de Rousseau , qui ,
avec les choeurs de Racine, sont des chefs - d'oeuvre qu'on
ne se lasse point d'admirer , n'empêchent pas de relire ,
dans la traduction latine , les morceaux que ces deux grands
poètes ont voulu rendre . On aurait tort de chercher à justifier
les obscurités , les incorrections et l'impropriété des
termes , qui sont en grand nombre dans cette traduction .
Les hommes pieux qui y travaillèrent , respectèrent nonseulement
le sens , mais l'expression de l'original . Pour
peu que l'on connaisse les élémens des anciennes langues
de l'Orient , on doit se figurer quel effet dut produire , en
latin , le soin scrupuleux que s'imposèrent les traducteurs
de ne jamais s'éloigner du texte littéral . Cependant , ce soin
même donne à la Vulgate une couleur locale que plusieurs
gens de goût préfèrent aux embellissemens et aux paraphrases
des poètes modernes : il y règne une précision de
pensées , une exactitude d'images qui se perdent dans
l'amplification . M. de La Harpe observe très - bien que
Racine s'est élevé beaucoup plus haut , lorsque , pénétré
de la substance des livres saints , il a parlé , pour ainsi dire ,
en prophète , que lorsqu'il a voulu imiter tel ou tel passage .
Le nouveau traducteur des Pseaumes de David semble
partager cette opinion : au reproche que l'on pourrait lui ·
faire de s'être exercé sur des morceaux déjà imités d'une
manière supérieure par Racine et J. B. Rousseau , il
répond que ces poètes n'ont fait qu'étonner par l'essai de
leurs grands talens dans la paraphrase de quelques
pseaumes , et que le Psautier doit être traduit par une
seule plume. On croirait , d'après cette explication , que
l'imitation de M Rippert se rapproche beaucoup plus du
texte , que celles de ses illustres devanciers. Quelques citations
suffiront pour en juger. Dans le pseaume 36 , se trouve
ce passage que Racine a imité dans un choeur d'Esther :
Vidi impium super exaltatum et elevatum' , sicut cedros
Libani ; et transivi , et ecce non erat. On connaît la belle
imitation de Racine :
452 MERCURE DE FRANCE ,
J'ai vu l'impie adoré sur la terre ;
Pareil au cèdre , il cachait dans les cieux
Son front audacieux .
Il semblait à son gré gouverner le tonnerre ;
Foulait aux pieds ses ennemis vaincus ;
Je n'ai fait que passer ; il n'était déjà plus .
1
La paraphrase n'est pas trop étendue ; le mouvement et
l'harmonie de cette strophe ont quelque chose de divin ;
et le dernier trait est sublime. M. Rippert , qui a la prétention
de traduire plus fidèlement , a employé neuf vers
pour exprimer cette pensée ; il en a changé la forme et le
mouvement.
Bravant les coups de la tempête ,
Du Liban le cèdre orgueilleux ,
Dans les airs élève sa tête ,
Il touche la voute des cieux .
Tel à mes yeux parut l'impie :
J'ai vu la fortune asservie
A ses caprices absolus, I
Rapide songe de la vie
J'allai pour l'approcher , il n'était déjà plus.
On s'est aperçu que M. Rippert , en commençant par
une comparaison , a détruit absolument le mouvement
poétique du psalmiste . Racine l'a rendu avec la plus
grand simplicité : Vidi impium super exaltatum , sicut
cedros ...
J'ai vu l'impie adoré sur la terre :
Pareil au cèdre......
Après ces premiers vers , il est sur que la pensée
avait besoin de développement : Racine exprime dans
deux vers tous les triomphes dont l'impie peut jouir sur la
terre ; mais revenant bientôt à la précision de l'Ecriture ,
il traduit littéralement , et cependant d'une manière sublime
ces derniers mots : Transivi et ecce non erat.
Quelle est , au contraire , la manière du nouvel imitateur
? Il consacre quatre vers à une comparaison dont on
PRAIRIAL AN XII. 453
ne voit pas d'abord l'objet ; le triomphe de l'impie n'est
exprimé que par ces mots :
J'ai vu la fortune asservie
A ses caprices absolus .
tournure commune et prosaïque . Ensuite le traducteur
croit avoir besoin d'une transition pour arriver à la chute
de l'impie : La vie , dit- il , n'est qu'un songe ! C'est ici
que le goût prescrivait de se passer de transition ; l'image.
est sublime et poétique , lorsqu'après une description pompeuse
, le psalmiste ajoute :
Je n'aifait que passer , il n'étoit déjà plus .
elle perd toute sa force , si le lecteur est préparé à cet
1 étonnant contraste . On ne voit pourquoi M. Rippert a
traduit transivi , par j'allai pour l'approcher : il valait
beaucoup mieux prendre le vers entier de Racine , que de
dénaturer ainsi un des plus beaux passages de l'Ecriture.
Le nouvel imitateur n'est guère plus heureux quand il
lutte avec J. B. Rousseau , Tout le monde connait le fameux
pseaume : Coeli enarrant gloriam Dei. Ce concert de toute
la nature , pour adorer Dieu , est un des plus beaux sujets
d'ode qui existe. Le psalmiste parle du soleil : In sole
posuit tabernaculum suum ; et ipse tanquam sponsus procedens
de thalamo ; Dieu a placé son pavillon dans le
soleil ; cet astre est parti des hauteurs du ciel , comme le
nouvel époux sort de sa couche. Voici comment M. Rippert
paraphase ce verset .
Je te vois , mon oeil te contemple ,
Source de feu , brillant soleil ,
Où de Dieu, comme dans son temple,
J'admire l'éclat sans pareil .
Astre , dont l'univers s'étonne ,
Par la splendeur qui t'environne
Tu fais seul la beauté des cieux .
Tel , dans les charmes qu'il étale ,
Quittant la couche nuptiale ,
Un époux ravit tous les yeux.
454 MERCURE DE FRANCE ;
Il y a beaucoup de fautes dans cette strophe . D'abord ,
le traducteur a tort de ne pas suivre le mouvement du
psalmiste , et de s'adresser au soleil . Dans une hymne à la
gloire du Créateur , il faut que toutes les idées se rapportent
à lui. Si l'on substitue à ces mots sublimes in sole
posuit une froide apostrophe , on ne déploie qu'un enthousiasme
affecté . Rousseau n'a pas manqué , comme nous le
verrons bientôt , d'imiter fidèlement son modèle dans la
tournure et dans l'expression de cette pensée. Passe -t - on
à l'examen des détails de cette strophe ? on n'est pas plus
satisfait . Tout le monde sait que l'oeil de l'homme ne peut
contempler le soleil . L'éclat sans pareil de cet astre n'en
donne pas une idée assez magnifique . On ne doit pas dire
que l'univers s'étonne du soleil pour exprimer qu'il en
est transporté d'admiration . La comparaison n'est pas
mieux rendue l'époux sortant de la couche nuptiale
montre plutôt sa gloire et son bonheur que ses charmes ;
il enchante plutôt les yeux qu'il ne les ravit . On va voir
que J. B. Rousseau n'a commis aucune de ces fautes, et qu'il
a soigneusement conservé le sens et l'esprit du prophète :
Dans une éclatante voute ,
Il a placé de ses mains
Ce soleil qui , dans sa route ,
Eclaire tous les humains :
Environné de lumière ,
Cet ástre ouvre sa carrière ,
Comme un époux glorieux
Qui , dès l'aube matinale ,
De sa couche nuptiale ,
Sort brillant et radieux .
Il y aurait trop de sévérité , et peut - être même de l'injustice
à continuer des rapprochemens si défavorables à
M. Rippert . Nous ne les avons faits que pour répondre à
l'assertion un peu hardie de sa préface , où il prétend que
les paraphrases de Racine et de J. B. Rousseau font bien
moins connaître les pseaumes que leurs traducteurs.
En éloignant donc des parallèles qui ne pourraient que
PRAIRIAL AN XII. 455
lui nuire , on doit convenir que sa traduction a , en général
, le mérite de la clarté et de la correction . S'il ne s'élève
presque jamais au sublime , il ne tombe pas du moins dans
le mauvais goût. Il manque de cet enthousiasme , de cette
richesse d'imagination qui caractérisent le poète lyrique ;
mais en variant souvent le mètre de ses vers , il repose
l'esprit du lecteur , et parvient à le distraire de la mono--
tonie qui résulte d'une suite de productions poétiques peu
élevées au-dessus de la médiocrité .
Les morceaux qu'il a le mieux rendus sont ceux où le
psalmiste s'abaisse devant la majesté divine , et ceux qui
renferment de grandes idées morales. Nous en citerons
deux où l'oeil le plus sévère ne trouvera qu'un très - petit
nombre de taches . Le psalmiste parle de Dieu (1 ) .
C'est lui qui du chaos a fait tomber les voiles.
Sa parole affermit les cieux ;
Son souffle sema les étoiles
Que la nuit étale à nos yeux .
L'onde entra dans son lit , à ses ordres sublimes ,
Et le vaste Océan , dans ses profonds abymes ,
Enferma ses flots orgueilleux .
Dans un autre pseaume ( 2 ) , le poète fait un rapprochement
du juste et du méchant , et montre les avantages du
premier sur le second .
Les pécheurs , malgré leurs richesses ,
Sentiront des besoins affreux ;
Et le juste par ses largesses ,
Sera l'appui des malheureux .
L'un est aimé du Dieu qu'il aime ,
Les autres , objets d'anathème
,
Hais de la terre et des cieux ,
Verront leur gloire et leurs biens même,
Ainsi qu'une vapeur , disparaître à leurs yeux.
On trouve dans ces deux strophes de la justesse dans les
(1) Exultate , justi , in Domino . Ps . 32.
(a) Noli æmulari in malignantibus. Ps. 36.
456 MERCURE DE FRANCE,
expressions , et de la suite dans les pensées ; il y a même
des tournures poétiques bien assorties au genre.
M. Rippert commet quelquefois une faute dont il est
utile de l'avertir. Les règles de la versification française
prescrivent de ne jamais placer au milieu du vers un mot
où l'e muet , précédé d'une voyelle , est suivi d'un s ou des
lettre nt. Cela produirait un son désagréable à l'oreille . Le
traducteur ne s'est pas souvenu de cette règle , lorsqu'il a
dit : Mes amis....
Contemplant de mon sort la funeste rigueur
Mefuyent, et pour prix de mon amour extrême....
M. Rippert aurait évité cette faute en mettant s'éloignent.
Une autre règle porte que l'e muet , au - dedans d'un
mot et à la suite d'une autre voyelle se supprime toujours ,
et ne fait pas une syllabe particulière dans la prononciation
. M. Rippert ne s'y est pas conformé lorsqu'il a dit :
Tu viendras extirper le vice ,
Tu foudroyeras l'injustice .
Foudroyera ne devait être que de deux syllabes . Au reste ,
ces inexactitudes ne sont que des taches légères qu'il serait
aisé de faire disparaître.
Toutes nos observations sur la traduction de M. Rippert
n'empêchent pas que ce ne soit une production estimable
sous plusieurs rapports. « Les pseaumes , dit-il , sont
» comme un abrégé de toutes les instructions que l'esprit
» saint a répandues dans le corps entier des écritures . Ils
>> enseignent de la manière la plus admirable à prier avec
» ferveur , à souffrir avec patience , à mettre tout son
>> espoir en Dieu , à le craindre , à l'aimer , à le bénir , à le
louer sans cesse. » Le traducteur , en liant les pensées
et les versets des peaumes , en éclaircissant le véritable
sens , souvent obscur , en formant un ensemble régulier
d'un composé de parties quelquefois disparates , a élevé un
momument qui sera cher à la religion . Les personnes peu ,
familiarisées avec la Vulgate pourront , sans difficulté
PRAIRIAL AN XII. 457
connaître le plus grand des prophètes dans une version
qui ne rend pas , il est vrai , toutes les richesses poétiques
de l'original , mais qui en développe toujours avec clarté ,
et quelquefois avec élégance , la morale et les pensées.
P.
Suite des Souvenirs de Félicie.
On dit toujours que la mémoire nuit à l'esprit ; je ne
connais rien de plus faux que cette maxime , car , assurément
, on ne veut pas dire que la lecture méditée de tous
les chefs - d'oeuvre écrits dans les langues anciennes et
modernes , puisse gâter l'esprit . Mais il est vrai que si
ces belles choses ne laissaient qu'un souvenir vague et
confus , que le germe des idées qu'on aurait admiré , on
parviendrait à prendre ces réminiscences pour ses propres
conceptions ; on travaillerait sur ce fonds d'emprunt ; et ,
plagiaire de bonne foi , en s'énorgueillissant d'un mérite
imaginaire , on affaiblirait ou l'on dénaturerait des pensées
originales et sublimes . Ce malheur si commun ne vient
que du défaut de mémoire. Mais quand on se rappelle nettement
tout ce qu'on a lu d'important , l'esprit s'agrandit ,
parce qu'il ne s'attache qu'à recueillir ce qui a pu rester
dans les champs déjà moissonnés , ou a découvrir par tant
de routes ouvertes , de nouveaux points de vue. Le génie
est un noble don de la nature ; il ne s'enrichit d'aucune
dépouille rayon immortel de la suprême puissance , il
n'est grand que parce qu'il est pur , il n'envahit rien ,
il est créateur.
Plus on a d'esprit et d'imagination , et plus il est utile
d'avoir de l'instruction et de la mémoire : si l'on en manquait
, on devinerait au lieu de créer , on épuiserait son
génie pour ne trouver que des choses déjà connues ; on
458 MERCURE DE FRANCE ,
inventerait sans gloire , on paraîtrait commun à propor→
tion de la facilité que l'on aurait de se rencontrer avec les
auteurs distingués par la justesse de leur esprit . Ainsi il
est donc bien faux que la mémoire nuise à l'esprit.
Il me semble que lorsqu'on veut devenir auteur , il faudrait
savoir tout ce qu'on a dit d'intéressant , bien ou mal,
pour ne pas répéter ou pour tâcher de développer mieux ,
et afin de connaître aussi ce qui reste à dire de nouveau ;
et pour tout cela , il est nécessaire d'avoir une très - belle
mémoire. J'ai remarqué que tous les auteurs véritablement
profonds et originaux avaient une vaste érudition , c'està-
dire , une grande mémoire tels que Montaigne , Bossuet ,
Pascal , Montesquieu , Buffon , etc ; tandis qu'au contraire
ceux qu'on accuse d'avoir peu d'idées originales ont fort
peu lu , ou n'ont lu que très- superficiellement . On pourrait
citer là -dessus quelques exceptions ; mais elles sont rares . '
Voici un trait d'enfant qui m'a paru plaisant . M. le duc
de Montpensier , qui n'a pas quatre ans , est d'une si '
grande faiblesse qu'il tète encore , et qu'il n'a jamais
marché sans être tenu par des lizières , ce qui me paraît
d'autant plus singulier qu'il est dans un appartement entièrement
matelassé , où il pourrait se heurter et tomber
sans se faire le moindre mal . Aujourd'hui , à ma prière , sa
gouvernante a bien voulu le mettre debout au milieu de
sa chambre et l'y laisser tout seul. L'enfant , accoutumé à
être tenu par les lizières par deux femmes de chambre ,
est resté stupéfait et immobile en se trouvant dans cet ef
frayant isolement. Nous l'avons invité à s'avancer vers
nous , alors il a mis ses mains derrière lui pour chercher
ses lizières , et les saisissant il les a ramenées en avant en
étendant les bras , et les tenant avec force dans l'intention
de se conduire lui- même ; et rassuré par cette prudente
précaution , il s'est approché de nous d'un pas assez ferme.
La première éducation de ces jeunes princes est si molle,
PRAIRIAL AN XII.
45g
qu'elle prépare beaucoup de peine à ceux qui seront chargés
de l'achever.
"
Je ne connais point de femme plus intéressante et plus
estimable sous tous les rapports que madame de Boulainvilliers
; elle est épouse irréprochable , bonne mère , bonne
amie ; toutes ces qualités sont solides parce qu'elles ont
pour base une piété sincère . Elle a de l'esprit , de la finesse
et un coeur excellent . Je rencontrai chez elle un jour une
je ne personne qui sans être jolie avait une tournure agréa
ble; elle parlait à madamedeBoulainvilliers avec une expression
de respect et de reconnaissance qui me fit connaître que ..
madame de Boulainvilliers était sa bienfaitrice. Quand
cette jeune personne fut partie , comme je me trouvai seule
avec madame de Boulainvilliers , je la questionnai à ce
sujet , et elle me conta l'histoire suivante : Un soir qu'elle
se promenait près de sa maison de Passy , elle aperçut un
petit garçon de dix ans bien déguenillé , qui portait sur
son dos une petite fille de six ou sept , qui paraissait
être fort malade ; ces enfans demandaient l'aumone. Madame
de Boulainvilliers , touchée de ce spectacle , les inté
roge ; elle apprend qu'ils sont orphelins , n'ont point
d'asile , et que leur père venait de mourir à l'Hôtel - Dieu .
Et faisait votre père ? demanda - t - elle.
que
car il étoit gentilhomme. · Gentilhomme !
-
-- Oh rien "
-
Oh , oui ,
il nous l'a dit trois jours avant de mourir. Et qui prend
soin de vous ?
-
-
Personne , depuis la mort de notre père.
Eh bien suivez - moi. Les enfans ne demandèrent pas
mieux . Madame de Boulainvilliers les emmène chez elle ,
les fait habiller et les garde trois semaines . Durant ce
temps , d'après les renseignemens qu'elle reçoit d'eux ,
elle fait faire à l'Hôtel - Dieu des informations sur leur
père ; elle apprend avec surprise qu'il avait la croix de
Saint - Louis , et elle voit avec plus d'étonnement encore
sur son extrait mortuaire , qu'il s'appelait Valois . Cepen460
MERCURE DE FRANCE,
dans elle met les deux enfans en pension , elle fait des
informations sur leur famille pendant deux ou trois ans
sans succès ; au bout de ce temps , elle acquiert quelques
lumières et finit par découvrir , avec certitude , me dit- elle ,
que ces deux enfans sont les descendans d'un bâtard de
Charles IX. Elle avait mis la petite fille en apprentisage ,
elle l'en retire à cette époque et la place dans un couvent ;
(c'est cette même jeune personne que j'avais vue chez elley
elle donne des maîtres au petit garçon qu'elle fait appeler
le chevalier de Valois . Ce jeune homme a aujourd'hui dixsept
ans. Madame de Boulainvilliers , voulant le faire entrer
dans la marine , me demanda de faire quelques démarches
en faveur de ce jeune homme , qui est un trèsbon
sujet . Nous avons réussi , il vient d'être placé ( 1 ) .
Ce qui me frappe le plus dans cette singulière histoire ,
c'est l'étonnante discrétion de madame de Boulainvilliers ,
qui a conduit si mystérieusement toute cette bonne action
pendant sept et huit ans sans en dire un seul mot à ses amis
les plus intimes , et elle ne m'en a parlé que parce qu'elle
a cru que je pouvais, dans cette occasion, concourir à com
pléter sa bonne oeuvre . Voilà comme les vraies dévotes font
lę bien; et madame de Boulainvilliers , femme d'un homme
très-riche , mais qui ne prodigue point du tout l'argent ,
n'a qu'une pension de quatre mille francs pour son entretien
; elle vit dans le plus grand monde ; elle est mise
convenablement ; et avec une pension si modique , elle
trouve le moyen de faire de telles actions ! que l'économie
de la charité est ingénieuse ! combien elle donne de ressources
! .....
J'ai connu dans le monde deux saintes dont je me rap-
(1) La soeur du jeune homme a été dépuis cette madame de la
Mothe , si fameuse par l'étrange et malheureuse histoire du colier
de diamans .
pellerai
PRAIRIAL AN XII. 461
pellerai toujours le souvenir avec une profonde vénération
l'une était mademoiselle de Montesson , bellesoeur de ma
tante ; elle est morte à 75 ans et n'a vécu que pour Dieu
et pour les pauvres . Elle avait trente mille livres de rente
ne s'en réservait pas six , et donnait tout le reste aux
infortunés. Prier Dieu , soigner des malades , délivrer
des prisonniers , faire élever des orphelins , donner aux
pauvres , voilà toute sa vie . On ne fait pas un roman
de cela , mais quelle belle histoire ! Je ne l'ai jamais vue
qu'à la mort de son frère ; elle n'allait point dans le monde ,
elle ne cultivait point les gens heureux ou qui paraissent
l'être ; la compassion seule pouvait lui donner de l'activité
. Le malheur fut un aimant pour elle , il l'attirait et
la fixait ! ..... Je tiens ces détails de ma tante , qui ne parle
d'elle qu'avec admiration .
Mon autre sainte fut mademoiselle de Sillery ; j'ai beaucoup
vécu avec celle - là , parce qu'elle legeait chez son
frère , M. de Puisieulx . C'était un ange sous tous les rapports
; et elle était par son esprit et par son caractère extrêmement
aimable ; elle avait trente - six mille livres de
rente ; logée chez son frère et passant huit mois de
l'année à Sillery , elle n'en dépensait pas dix , le reste
appartenait aux pauvres . Elle revenait de Sillery tous les
ans avec deux ou trois petits orphelins qu'elle emportait
dans sa voiture et qu'elle mettait en apprentisage ; et l'on
n'a découvert que dans sa dernière maladie et après sa
mort , que sans compter ses aumones journalières , elle
donnait par an environ douze mille francs de pensions réglées
à des vieillards , des infirmes , etc. Elle avait le plus
tendre attachement pour son frère ; elle le veilla jusqu'à
son dernier soupir , et le saisissement et la douleur
la conduisirent elle-même au tombeau peu de jours après .
D. GENLI S.
G B
(La suite dans un prochain numéro. )
462 MERCURE DE FRANCE,
>>
SPECTACLES.
THEATRE FRANÇAIS.
Pierre le Grand , tragédie en cinq actes , de M. Carion-Nisas.
C'ÉTAIT un projet hardi et digne d'encouragement , que celui de
crayonner le grand homme qui arracha les Russes à la barbarie , et fit
prendre sur le théâtre du monde une place distinguée à des hordes
sauvages . Ce prince , moitié héros et moitié tigre , suivant l'expression
de Voltaire , sera toujours regardé comme un des personnages les plus
étonnans qui avaient figuré dans l'histoire . Elle n'a point adopté le jugement
trop sévère qu'en porte le roi de Prusse , jugement que lui
avait inspiré la lecture de quelques mémoires de la vie de ce prince ,
ou peut-être la secrète envie ( dont tous les héros mêmes ne sont pas
exempts ) qui nous porte à rabaisser un peu ce que l'univers admire.
« Un sage historien , dit Frédéric , nous le fait voir avec tous les dé-
›› fauts , et peu de vertus ; ce n'est plus cet esprit universel qui con-
>> 'çoit tout , et veut tout approfondir ; c'est un homme gouverné par
» des fantaisies assez nouvelles pour donner un certain éclat et , pour .
» éblouir. Ce n'est plus ce guerrier intrépide , qui ne craint et ne
>> connaît aucun péril ; c'est un prince lâche , timide , et que sa bru-
›› ´talité abandonne dans les dangers : cruel dans la paix , faible à la
» guerre , admiré des étrangers , haï de ses sujets ; un homme enfin
>> qui a poussé le despotisme aussi loin qu'un souverain puisse le pous-
» ser , et auquel la fortune a tenu lieu de sagesse .. L'auteur , ajoute-
>> t-il , n'avance rien qu'il ne soit en état de prouver. » Ni l'auteur ,
ni cette violente diatribe , n'ont pu détruire la réputation de Pierre .
Le doux Fontenelle a même cherché à excuser sa cruauté , par la force
des circonstances qu'il avait à combattre , et la dureté des peuples qu'il
avait à gouverner ; il est vrai que c'est dans un panégyrique qu'il
s'exprime ainsi . Mais que l'excuse soit admise ou rejetée , le nom
de Grand n'en demeurera pas moins attaché à celui de Pierre.
Dorat l'avait , il y a trente ans , pris pour le héros d'une de ses tragédies
, et lui avait attribué un trait de clémence qui passait celui
d'Auguste envers Cinna. Cette poétique exagération ne fit point
fortune , elle contredisait trop toutes les notions historiques et le caractère
connu d'un monarque terrible et barbare dans ses vengeances .
Le sujet qu'a choisi M. Carion est différent. C'est le czar , imuinolant
son propre fils à l'intérêt de son empire.
....
P
463 PRAIRIAL AN XII.
!
48.3.
Voici ce que les fureurs , les cris du parterre , pendant deux représentations
, qui ressemblaient à des bacchanales , nous ont permis
d'entrevoir ou de soupçonner du plan de ce drame.
21530
Pierre combat les Turcs dans des régions lointaines . Les Boyards , les
Popes , les Strélitz , irrités de ses innovations, conspirent pour le détrôner
, et mettre à sa place son fils Alexis , comme eux , partisan fanatique
des anciens usages . On sait que cet enfant indocile s'était évadé
de la cour de son père , et avait erré quelque temps chez l'étranger . Il
arrrived Moscow , et y trouve la rebellion , près d'éclater en sa faveur ;
déjà même elle a fait une tentative en incendiant un quartier de
la ville. Mais il dit à ses amis qu'il n'est plus besoin de ces moyens
violens ; il vient d'apprendre que son père a été défait et tué. Tandis
qu'ils s'en réjouissent , et qu'il a peine lui-même à contenir sa joie ,
on annonce que le czar , sauvé des périls qui l'environnaient , arrive ;
alors on reprend les desseins de révolte . Lefeu nous a trahis , disent
lés conjurés , nous emploirons le fer. Cependant Alexis doute encore
de la vie et du retour de son père ; il interroge le Fort et Menzikoff,
festés fidèles au czar. Parlez , leur dit-il ; que faut- il que j'en pense ?
de ses dangers mon coeur avaitfrémi. Le Fort répond : il peut se
rassurer. Cette réponse ironique a été applaudie à la première représentation
, et siflée à la seconde : puis fiez-vous au goût du public ! Ces
événemens qui auraient pu , en très-grande partie , se trouver dans
l'avant-scène , remplissent deux actes . Aussi ces deux actes sont- ils
extrêmement vides . A l'exception d'Alexis , qui vivifie un peu la
scène , on n'y voit que des personnages subalternes .
Enfin le czar paraft au troisième acte. Il entre accompagné dɔ
Menzikoff et le Fort ; examine les ravages de l'incendie , reprochǝ
ale Fort de n'avoir pas été plus prompt à l'éteindre.
Il y fallait courir , vous y précipiter , ly
LE FOR ?%
Je m'y serais jeté , s'il eût pu de ma cendre
Naître un ami pour vous plus fidèle et plus tendre.
Ce sentiment a été vivement applaudi . Pardonne à ma vivacité
réplique le czar ;
J'ai dompté mon pays et n'ai pu me dompter.
le czar
Le mot est historique . « Jai réformé la Russie , disait souvent
et n'ai pu me réformer moi - même . » Dompter n'est point
tout à fait le mot propre. Pierre n'avait pas, comme César, subjugué
sa patrie.
Gg 2
464 MERCURE DE FRANCE ,
L'entretien du czar avec ses deux confidens a des beautés , mais il
est bien long. Il leur apprend qu'il va couronner Catherine , qui,
déjà son épouse en secret , a sauvé par ses conseils sa vie , son armée,
et l'empire sur les bords du Pruth , et ajoute :
Qu'importe que ses mains aient pu porter des fers ,
Si son esprit est fait pour régir l'univers !
Lorsqu'il a épuisé le chapitre de Catherine , il passe à celui de son
fils par une transition qui n'est point heureuse : Mais parlons de mon
fils. Il consulte ses amis sur le parti qu'il doit prendre à son égard ,
Le Fort conseille la sévérité , Menzikoff la douceur. Votre avis , dit
Pierre au Genevois , est plus juste et plus sage ; mais je suivrai celui
de Menzikoff.
Alexis vient à son tour. Il s'élève entre le père et le fils une discussion
animée sur les changemens que le czar a faits dans ses états , sur
les arts qu'il y a introduits . Alexis prétend qu'ils ne peuvent qu'être
nuisibles ; que sans eux la Russie a renversé le colosse de l'Empire Romain
; que les ancêtres de Pierre sont prêts à soulever leurs tombes
pour lui reprocher d'avoir changé leurs moeurs . Pierre répond à son
fils qu'il peut contempler chez le fier Ottoman les sinistres effets de la
barbarie ; que c'est avec le secours de ces mêmes arts , dont il lui reproche
l'adoption , que lui-même s'assiéra , s'il veut , au trône de
Constantin.
Dans trente ans , sous tes lois , mugira le Bosphore.
Chacun des deux interlocuteurs finit par garder son opinion ,
comme c'est l'usage.
Le troisième acte est le seul qui ait eu quelque succès , et qu'on ait
entendu à peu près d'un bout à l'autre . Au quatrième , le czar couronne
Catherine . Alexis , dont la mère a été répudiée et se trouve enfermée
dans un couvent près de la ville , s'indigne du triomphe de sa
rivale. La conjuration éclate. Il m'a semblé ( alors le tumulte était
extrême ) que le chef des Popes , pour enflammer davantage les esprits
, avait assassiné la mère d'Alexis , et fait servir son corps palpitant
d'étendard sanglant ; expressions qui ont causé les plus violens
murmures. On apporte au fils du czar une épée que sa mère en mourant
a chargé de lui remettre , pour qu'il la fît servir à venger sa mort.
Alexis qui croit que cette mort est l'ouvrage du czar , et qui , quoique
vaincu, se trouve, on ne sait par quelle aventure, libre dans le palais , promet
le parricide qu'on lui demande. Son père paraît ; il court pour lui
plonger le fer dans le sein . Des cris d'indignation se sont élevés dans
toute la salle . Le czar attribue cette féroce démence aufanatisme que les.
PRAIRIAL AN XII. 465
prêtres ont inspiré à son fils . En lui montrant un autel , il lui dit
« C'est là qu'ils t'ont fait jurer ma mort . Tu vas connaître la différence
» de ta religion à la mienne. Sur ce même autel , je jure d'oublier ton
>>> crime si tu veux y faire serment de respecter mes lois et mes
» nouveaux établissemens ( 1 ) . » Alexis prétend que le ciel s'y oppose.
Le czar envoie cet enragé à l'échafaud . On voit bien que l'autenr
a eu en vue de diminuer l'horreur d'un arrêt de mort prononcé par
un père contre son fils ; mais en évitant un écueil , il est tombé
dans un autre , et a fait du fils , qui d'abord avait inspiré quelque
intérêt parce qu'il se présentait comme un opprimé , et comme le vengeur
de l'oppression de sa mère , il en a fait disons- nous un scélérat
imbécille tout ensemble et atroce. Quand on vient annoncer sa mort ,
le czar dit :
Puisque j'ai des sujets je serai toujours père .
Je doute que dans un moment aussi terrible , il soit convenable de
montrer tant d'esprit et de présence d'esprit .
Le plan de cette tragédie est mal conçu; le dénouement, qu'on avait
prôné d'avance , est ce qu'elle a sans contredit de plus repréhensible . Ce
parricide qu'on veut exécuter sur le théâtre ferait tomber la pièce .
d'ailleurs la plus parfaite et la mieux conduite. Seïde tue son pèremais
il ne le connaît pas ; et dès-lors cé meurtre n'est dans son intention
qu'un homicide. Mais un fils courant l'épée à la main sur son père ,
en s'écriant c'est lui , offre un spectacle si horrible , qu'il est etonnant
qu'on en ait pu concevoir même l'idée , et qu'on ait espéré d'en faire
soutenir la vue à une nation polie. La coupe d'Atrée et le coeur de
Couci ne présentent , à mon avis , rien d'aussi effroyable qu'une tranquille
tentative de parricide .
En général , cette tragédie n'est pas très-habilement conduite : dans
lespremiers actes , sur-tout, on voit à chaque instant se succéder de nouveaux
personnages lesquels paraissent venir principalement pour mettre
fin à des scènes languissantes, et pour donner quelque mouvement à la
pièce , qui n'en acquiert un peu que dans les derniers actes . Le czar
paraît trop tard. Je ne connais guère que Tancrède où le principal personnage
n'arrive qu'au troisième acte ; aussi les deux premiers sont-ils
passablement ennuyeux. Le dénouement est tout ce qu'on peut imaginer
de plus mauvais et de plus froid ; je dis de plus froid , car on
sent bien que Pierre , entouré de plusieurs personnes , ne périra pas.
En sorte que la plus épouvantable atrocité n'inspire pas même de
terreur.
(i) Ce morceau est une imitation assez faible de quatre vers connu
Alzire.
:
3
466 MERCURE DE FRANCE ,
Le style en est très-inégal , et plutôt celui d'un drame que d'une tra
gédie . A la seconde représentation , l'auteur avait changé quelques
expressions qui avaient déplu , telles que le crépuscule , l'audace du
destin , ma voix vous poussait dans ses bras. Il a cru pouvoir laisser
Paurore dujour , qui a toujours fait rire . Je n'aime pas ce vers , qui
a passé néanmoins sans réclamation :
Et l'autel fut pour eux le marchepied du trône.
La langue a un mot plus noble dont Corneille a fait usage dans une circonstance
à-peu-près semblable :
Le
1.
ravage des champs , le pillage des villes ,
Et les proscriptions , et les guerres. civiles ,
Sont les degrés sanglans dont Auguste a fait choix
Pour monter sur le trône et nous donner des lois.
Ces degrés sanglans me paraissent préférables au marchepied.
On a trouvé très-mauvais le compliment que le czar fait à Catherine,
en lui disant : Venez
Mêler votre douceur à ma sévérité.
Ce mélange n'a pas été goûté . Le vers est un peu sec ; mais il y en
a une foule de plus repréhensibles , tels que :
Ce théâtre fatal d'horreur , de désespoir .
Il est trop clair qu'un théâtre d'horreur et de desespoir , est un
théâtre fatal ; il fallait supprimer l'épithète . Les sifflets avaient vive .
ment indiqué cette suppression , qui n'a pas été faite :
A ceux qui mille fois ont vu briller le glaive ,
La prudence est faiblesse , et le péril un réve.
Ce sentiment est faux , et les vers qui le rendent sont pénibles..
J'ai remarqué aussi quelques imitations malheureuses , Voltaire fail
dire à César :
Si je n'étais César, j'aurais été Brutus,
Et M. Carion, au chef des Popes , plat et hypocrite personnage :
Je l'aurais imité , si le ciel m'eût fait roi ;
S'il eût ceint la tiarre , il eût fait comme moi .
Voltaire avait dit :
César à la tempête opposait sa fortune.
PRATRIAL AN XII. 467
Et M. Carion :
J'oppose à leurs complots ma gloire et ma fortune.
Pierre y opposait quelque chose de mieux , son courage et sa prudence.
On a critiqué peut- être avec trop de rigueur :
Il détruisit , je crée ; il renversa , je fonde.
Il est vrai que ce vers , un peu dur , qui semblerait contenir deux
pensées , n'en renferme qu'une. Détruire et renverser sont à-peu-près
la même chose , comme créer et fonder. Ainsi un vers , qui a l'air
d'être extrêmement concis , est cependant trop long de la moitié .
L'auteur manque aussi quelquefois aux convenances . Le parterre ne
prend pas garde à ces bagatelles ; mais j'ai été très-choqué de voir le
Fort , dans un moment tranquille , interrompre son maître au milieu
d'une phrase , sans aucune espèce de nécessité . Je ne l'ai pas moins été
d'entendre Alexis dire aux conjurés :
Et le moindre de ceux dont j'accepte l'appui
Me trouvera tout prêt à périr avec lui .
On ne doit
pas
dire à des complices
qu'il y a parmi
eux des gens de
peu d'importance
: cela est maladroit
, et faux sous un certain
rapport
.
Quoique
toute conjuration
ait des chefs ou des directeurs
, au moment
de l'exécution
, tous les conjurés
ne sont plus que des camarades
; et ce
n'est pas ce moment
qu'il faut choisir
pour leur parler
de moindres
.
Il ne faut pas croire cependant que le style de cette tragédie soit
absolument san's beauté. Il est quelquefois énergique et måle , comme
le sujet . On a rendu un mauvais office à l'auteur en comparant son
Pierre le Grand à Ciana , et sa manière à celle de Corneille . Il peut
cepen laut se trouver dans sa tragédie quelques pensées et quelques
vers que Corneille aurait pu avouer . En parlant de l'ingratitude du
peuple envers un grand homme , il' ne se serait pas mieux exprimé que
M. Carion ::
Jamais l'ingrat vulgaire ,
Tant qu'il vit , ne l'absout du bien qu'il veut lui faire .
On a encore remarqué ces vers , prononcés par un des conjurés :
Et l'oeil des délateurs ,
Va lire les secrets jusques au fond des coeurs ;
Et cet autre dans la bouche de le Fort :
En sauvant un grand homme , il ( le ciel ) sauve un peuple enti
4
468 MERCURE DE FRANCE ;
Celui qui m'a le plus frappé , c'est celui- ci :
Je retiens par pitié le pouvoir arbitraire.
Cette pensée , dans la situation où se trouve le czar , est juste et
profonde; Pierre ne pouvait rendre un plus grand service à son peuple ,
que de le régir avec une autorité absolue . Il est fort aisé de crier
contre le despotisme ; mais il y a des circonstances , heureusement
passagères, où il peut seul sauver une nation . Les Romains l'avaient bien
senti ; leur dictateur était un despote . Lycurgue , pour établir sa législation
, exerça un vrai despotisme. On a beaucoup déclamé contre
lui , mais quand il parut , Lacédémone périssait , et il la sauva . Je ne
sais pas si les Russes ont múri trop tôt , comme le prétend Jean-Jacques ,
mais je sais que depuis qu'il a prédit la décadence de leur empire , il
a toujours été croissant ; que si Pierre a trop vite achevé son ouvrage ,
il est possible qu'un grand nombre de siècles se fussent écoulés sans
qu'un autre monarque eût osé former la même entreprise , et qu'il
valait micux être un peu trop tôt policés qu'éternellement barbares .
Le carractere du czar est tracé vigoureusement . Ce prince paraft
brusque , violent , sans donner aucun signe de barbarie et de cruauté .
L'auteur a bien fait d'user du droit qu'il avait d'adoucir un peu
les traits de son héros . Talma n'a rien négligé pour conserver à ce
prince sa phisyonomie ; il a été , dit-on , à Versailles étudier sa statue ,
et le costume sous lequel il est représenté ; mais il a été faiblement secondé.
Catherine cependant qui parait peu , et qui n'est aucunement
nécessaire , a été jouée convenablement par Mme Talma , parée avec
autant d'agrément que de magnificence ; Alexis avec feu , par Damas.
Mais on n'entend plus Monvel , et la gravité de Baptiste est parfois
Comique. Naudet est un des plus mauvais tragédiens qu'on ait vus à
Paris depuis trente ans . Tout cela n'a pas nui à la chute de la pièce ;
an reste elle ne devait pas réussir . De tout ce que nous avons dit , on
peut conclure avec certitude que c'est une production manquée d'un
écrivain qui ne manque ni d'esprit ni de talent , mais qui ne paraît
pas avoir celui de la tragédie , puisqu'il ne sait ni tracer un plan , ni
donner à son style la couleur tragique .
Cependant on l'a traité avec une révoltante indécence ; il était impossible
de ne pas voir dans le parterre le dessein formé de faire tomber
la pièce , bonne ou mauvaise ; et l'indiscrétion qu'avait eue l'auteur
d'irriter d'avance ses juges , n'est pas pour eux une excuse suffisante.
On a tort de rire de ces scènes scandaleuses '; les plaisanteries qu'on a
faites sur le renversement de la Petite Maison , l'impunité accordée aux
Démolisseurs, ont été fatales à la jeunesse, qui a voulu agir de même
avec Pierre le Grand. La police, comme nous l'avions bien pressenti ,
1
PRAIRIAL AN XII.
469
`a été forcée d'intervenir , et plusieurs d'entre les plaisans ont passé
tristement la nuit au corps- de-garde , ou peut-être en prison. Il y a
en à la première représentation une méprise plaisante . Quelques doctes
du parterre , entendant Alexis dire qu'il voulait interroger le Fort
ont fait un vacarme horrible ; ils ont pris ce Genevois pour une forteresse
: cela rappelle la jolie fable de la Fontaine , où le singe dit que
le Pirée est de ses amis :
Notre magot prit pour le coup
Un nom de port pour un nom d'homme.
Ici l'on a pris unnom d'homme pour celui d'une forteresse .On épluchait
impitoyablement chaque hémistiche , et l'on en condamnait quelquefois
sans aucune apparence de raison . Le parterre aurait bien de la peine
à dire pourquoi il prenait en guignon le sort en est jeté , et vingt
autres locutions semblables ; au reste on ne juge pas d'une tragédie
par quelques hémistiches . On a raison de dire que la haine est aveugle
; car les siffleurs avaient rendu un très-grand service à l'auteur
Jorsqu'ils s'étaient la première fois opposés à ce que sa pièce arrivât au
dénouement. On le disait superbe , et rien n'eût empêché de le croire
tel , s'il n'avait pas été connu. Si l'on veut corriger ce qu'il a de repoussant
, cette tragédie pourra , comme Montmorenci , obtenir sept
ou huit représentations.
THEATRE FEY DE A U.
MADEMOISELLE Saint-Aubin , fille de la célèbre actrice de ce nom ,
a débuté le 24 mai dans le Concert avec un succès prodigieux . Sa voix
est une des plus belles qu'on ait entendues sur aucun théâtre . La fille
et la mère ont été demandées avec enthousiasme : leur apparition a redoublé
ce sentiment , et produit une sensation difficile à rendre .
THEATRE LOU VOIS.
Jacques Dumont , ou il nefaut pas quitter son champ , de M. Ségur
le jeune.
La querelle de M. Carion de Nisas contre les marmousets , les
loustiques , les siffletistes et les siffletiers ( c'est ainsi qu'il nomme
ses adversaires ) a presque exclusivement occupé la bonne ville de
&
470 MERCURE DE FRANCE ,
Paris toute cette semaine. On n'a donné qu'une légère attention
Jacques Dumont et aux Vélocifères, qui ont eu du succès à Louvois
et au Vaudeville. Celui de Jacques Dumont a été le moins brillant. Ce
n'est , à la vérité , qu'une bagatelle qu'un homme d'esprit peut bien
arranger dans une ou deux matinées. Le dénouement est précisément
celui des Femmes savantes , l'un des meilleurs de Molière, comme on
sait.
Jacques Dumont vivait à la campagne , dans une petite propriété
de 4000 fr . de rente , lorsqu'il vint fournir à Paris. Une intrigante
qui a tous les ministres dans sa manche , tous les juges à sa dévotion ,
et les mains toujours pleines de pétitions apostillées , lui promet des
affaires lucratives : déjà même il a fait des fournitures excellentes ( pour
lui ); mais sa femme , sage à la campagne, a perdu ' a tête à la ville , et son
luxe toujours croissant ne peut inanquer d'opérer la ruine prochaine de
son mari. Ce jour elle donne une fête superbe ; et lui , songe à fuire
une prudente retraite , et à regagner son village. Il voudrait , sans,
rompre avec sa femme qu'il aime toujours , trouver un moyen de la
désabuser. Deux lettres lui arrivent très à propos pour son projet :
elles lui annoncent deux faillites qui lui enlèvent à peu près tout ce
qu'il a gagné enfournissant. Sa ferme ne songe qu'à sa fête. Il feint
aussi de ne pas avoir d'autre pensée , sort pour présider aux apprêts ,
et dit à madame Dumont : « Puisque je vais m'occuper de vos plaisirs
, occupez-vous un peu de mes affaires ; lisez ces deux lettres que
›› je n'ai pu que parcourir légèrement, et vous m'en rendrez compte .»
Madame Dumont , restée seule , lit et voit qu'elle est ruinée. Eperdue,
elle envoie prier son mari de la venir trouver sur- le -chainp . Il arrive
avec un air tranquille. « Mais vous n'avez donc pas vu vos lettres ? lui
» dit sa femme. J'ai entrevu de quoi il s'agissait. Cela n'est rien.
» Vous savez qu'il doit venir à notre fête des gens d'importance. Ces
» gens d'importance payeront- ils pour vous ? - Ma foi non ; ils ont
» bien de la peine à payer pour eux-mêmes . Mais nous avons des
» amis. » Il nomme cette intrigante dont j'ai parlé , un fournisseur
avec lequel il est lié , un certain Florence qui est riche , et s'offrait pour
époux à sa fille. Tous ces gens -là lui manquent , et ceux qui étaient
venus à la fète s'enfuient dès qu'ils ont su la nouvelle de sa ruine , que
lui- même avait eu soin de répandre .
>>
-
-
-
Madame Dumont est au désespoir ; mais son mari lui apprend que
sa petite terre , qu'elle avait conseillé de vendre et qu'elle croyait vendue
, ne l'est point ; qu'il l'a au contraire arrondie , en achetant quelques
champs voisins ; qu'il possède à présent 6000 fr . de rente. Un
jeune homme de son village qui , lorsque M. Dumont l'a quitté , était
au moment d'épouser sa fille , est venu à Paris pour la voir ; ils s'aiment.
M. Dumont les unit , et ils partent tous pour la campagne ,
PRAIRIAL AN XII. 471
où, avec pen de chose , on a même le superflu , tandis qu'à la ville ,
» grâce aux progrès du luxe , avec beaucoup , on manque presque du
>> nécessaire , »>
Cette petite pièce est écrite avec facilité , et jouée avec le plus
grand ensemble par Vigny , Picard, Clozel , mesdames Delille et Molière.
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Les Vélocifères , par MM. Moreau , Chazet et Dupaty.
Cette jolie bagatelle a eu le succès le plus complet et le mieux mérité.
Arlequin aime la fille de Cassandre , qui a un établissement de voitures
ordinaires ; il a pour rival Gilles inventif, lequel n'invente rien : lui ,
au contraire , a eu l'esprit d'imaginer les vélocifères , et a obtenu un
brevet d'invention qu'il a mis au nom de Cassandre , dont il fait
ainsi à la fois la réputation et la fortune , et qui , par reconnoissance ,
ne balance pas à lui donner la préférence sur Gilles inventif. Ce fond
très-mince est relevé par une foule de couplets étincelans d'esprit et de
gatté .Ils ont tellement fait fortune , qu'on les redemandait presque tous.
Celui qu'on appelle d'annonce , a été fort, applaudi.: .
De la gaîté l'enfant chéri ,
A la mode toujours fidèle ,
Chez Momus voudrait aujourd'hui
Mener sa voiture nouvelle.
S'il fait un faux-pas en chemin ,
Cette voiture est si légère
Que vous pourrez , d'un coup de main ,
Relever son vélocifère.
Cassandre préférait d'abord Gilles inventif, il lui trouvait un esprit
prodigieux :
Il est pour moi d'un grand secours ;
Sitôt que j'en manque il en trouve.
Gilles , continuant sur le même air :
Ce qui fait que j'en ai toujours.
dit:
Colombine, qui ne partage point l'engouement de Cassandre ,
" Mon père m'a toujours vanté les connaissances de Gilles : je ne dis-
» pute pas là-dessus ; mais
Je ne veux pas que ce soit lui
Qui m'apprenne ce que j'ignore .
472 MERCURE DE FRANCE ,
Arlequin , faisant l'énumération des gens à qui les vélocifères sont
utiles , nomme les gens d'affaires , les amoureux , les intrigans , les
fournisseurs . << Ah , mon Dieu ! s'écrient les propriétaires des anciennes
» voitures , qui l'écoutent :
Il ne nous restera personne.
Dans une autre scène , Arlequin veut embrasser sa maîtresse . « Non,
» dit-elle ; si nous voulons qu'un amant se plaise à nous revoir , il ne
» faut pas
Qu'il parte comblé de plaisir ,
Mais en emporte l'espérance.
Arlequin fait ainsi l'éloge de ses voitures :
De tous ceux que l'amour engage ,
Elles servent la vive ardeur:
Abréger le temps du voyage ,
C'est doubler celui du bonheur.
La pièce finit par ce couplet , que Colombine adresse au publie
quelquefois :
Le bruit déchirant des sifflets
Est trop prompt à se faire entendre.
Ah! dans la crainte de les voir
Menacer ici notre pièce ,
Faites que les bravo ce soir
Gagnent les sifflets de vitesse .
Ce vaudeville a été parfaitement joué. Madame Delifle y a été trèspiquante.
Dans celui qui a précédé ( Sophie) , Madame Henri a paru
aussi belle et aussi agréable que de coutume ; il est impossible de réunir
plus de moyens de plaire.
MUSIQUE.
On a célébré à Notre-Dame , dimanche dernier , une messe en mu
sique , de la composition de M. Desvignes , élève de M. le Sueur. Ce
jeune musicien s'est montré , dans cette composition , le digne élève
d'un grand mattre . On a sur-tout admiré le premier morceau , et
celui qui a été exécuté par quatre harpes ( MM. Naderman , VerPRAIRIAL
AN XII.
473
nier etc. ) ; un violon ( M. Boucher ) , et un cor ( M. d'Auprat ) .
M. Boucher a montré , dans ce beau morceau , dont le violon faisait la
première partie , le talent supérieur que tout le monde lui reconnaît
enfin. Sans jamais forcer les sons de son violon , il a toujours dominé
tous les autres instrumens mais avec ménagement et douceur , comme
il faut dominer pour plaire et pour obtenir tous les suffrages. C'est
lui qui a conduit l'orchestre , et d'une manière parfaite.
C'est un beau sujet de composition qu'une messe en musique ; c'est
une espèce de drame sacré , dont le vrai mérite serait dans l'expression.
Ce sujet ne comporte point les prodiges brillans d'une exécution
rapide ; des sons précipités se confondroient sous les voûtes d'une
vaste église ; le compositeur et les musiciens , dans cet auguste sanctuaire,
doivent renoncer au vain plaisir d'étonner l'oreille ; c'est à
l'ame qu'ils doivent parler , et ce langage est toujours majestueux ou touchant.
J'ai entendu beaucoup de belles messes en musique , en France
et en Italie ; mais j'avoue que je n'ai trouvé dans aucune le plan et les
idées que j'y cherchais. C'était toujours un recueil de morceaux
détachés , qui ( à l'exception de celui qu'on avait destiné à l'élévation
) pouvaient se déplacer à volonté, dans le cours de la messe , sans
qu'on s'en aperçût . Cependant chaque morceau devrait s'accorder
avec les mystères et les paroles sacrées. Par exemple , il faudrait que
dans le Gloria in excelsis , le compositeur fit d'abord entendre du
haut des voûtes une musique lointaine et mystérieuse, à peine articulée,
donnant quelques idées vagues des concerts célestes ; ensuite , après
un silence , il descendrait sur la terre , il ferait entendre toutes les voix
des créatures et celles des élémens , le ramage des oiseaux , le bruit
du tonnerre , les sifflemens des vents , le murmure des eaux , les sons
rustiques des musettes, les chants de victoire des instrumens guerriers;
enfin , toute la naturè entière s'unissant pour louer son auteur . Et toute
cette vaste composition n'exprimerait que ces paroles : Louange à
Dieu au ciel et sur la terre. Je voudrais que le Confiteor fût plaintif;
qu'il exprimât l'humilité par sa simplicité , et le repentir et la
douleur . Il serait exécuté par des voix gémissantes, qui n'auraient rien
de sonore : on avoue ses fautes avec une voix oppressée ; mais on
publie sa croyance avec force , avec énergie : la foi est hardie et courageuse
; le Credo serait éclatant. Voilà dans quel esprit je voudrais
que l'on fit une messe en musique ; et , sous ce rapport si simple et si
naturel , c'est un ouvrage tout neuf que je propose à nos grands com
positeurs.
D. GENE ENLIS.
1
474 MERCURE DE FRANCE ;
ANNONCES.
-
Code civil des Français , édition originale et seule officielle im
primée à l'imprimerie de la république . In- 4° . , papier fin double ,
1 vol. 12 fr. , et 15 fr. 75 cent. franc de port. In- 4°., papier ordinaire
, 1 vol. , 8 fr. , et 11 fr. 75 cent. fianc de port. - In-8°. , pa
pier fin , 1 vol., 4 fr., et 5 fr. 50 cent. franc de port. — In- 32 heau
papier , 1 vol. 1 fr . So cent,, et 2 fr. 25 cent . franc de port . Les
dépôts pour la vente à Paris , les départemens et l'étranger , sont
chez le C. Rondonneau , au dépôt des lois , place du Carrousel;
Gallard , libraire , palais du Tribunat , nº, 223. Pour les libraires
des départemens et de l'étranger , chez les CC. Bossange , Masson et
Besson , rue de Tournon n . 1133
-
OEuvres de lady Montague , contenant sa vie , sa correspondance
avant son mariage , avant et durant l'ambassade en Turquie ,
et pendant deux voyages qu'elle a fait en Italie depois cette ambass
sade. Traduit de l'anglais sur l'édition récemment publiée à Londre .
d'après les lettres originales , émises par la famille de lady Montague ;
4 vol. in-12. Prix : 7 fr. 50 c., et 10 fr. 50 c . par L poste...
Les mêmes libraires continuent de recevoir les souscriptions au
procès de Georges , Moreau et autres , imprimé par le cit. Patris ,
à qui seul toutes les pièces authentiques seront remises ; le prix est
de 20 fr. pour soixante feuilles , et 25 à 30 portraits , le tout frane
de port.
Fragmens d'un Ouvrage très-important, qui sera mis sons presse
incessamment , intitulée : l'Homme tel qu'il devrait étre , ou la Ne
céssité démontrée de le rendre constitutionnel pour son bonheur , et
d'établir , par des loix vraiment conformes à sa nature , l'empire
absolu que doit avoir son moral sur son physique ; par P. Patti.
Prix : fr. et i fr. 25 c. par la poste , 2
A Paris , chez Langlois , imp. -lib. , rue S. Jacques , nº. 279.
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez La Normant ; ruc
des Pretres Saint-Germain- l' Auxerrois , nº. 42.
Plumes élastiques qu'on ne ' taille jamais et- portant l'eacre
approuvées par le lycée des arts et admises par le jury d'exameo
des objets d'art à l'exposition publique de l'an 10 au Louvre ;
elles se vendent l'essai au prix de 5 fr. pièce , et 5 fr. 50 c. par
la poste . A Paris , chez l'auteur ( le cit . Barthelot ) rue de Tournon ,
n. 17 ; Hebert march. de porte-feuilles au palais du Tribunat , galerie
de pierre , n. 20 , côté de la rue Richelieu; chez le cit . Lemoine ,
libraire , rue du Montblanc, n. 70 , et boulevard Montmartre, n . 1044.
Ces plumes sont d'argent préparé exprès, infiniment supérieur pour la
durée et par son élasticité à l'argent ordinaire ; ce qui les rend aussi
douces que les plumes d'oie ; elles ont à peu près la forme d'un petit
porte-crayon , et se portent à la poche avec la même facilité. Pour les
départemens on y joindra une petite instruction pour s'en servir .
On trouvera aussi chez les mêmes des plumes d'argent et de platine ( or .
blanc ) sans porter l'encre , pour toutes sortes d'écritures , le dessin , ia
musique et les langues étrangères . Celles d'argent sont de 2 fr . , 50 c.
et celle de platine de 6 fr . On ajoutera 50 č. pour le port de chaque
pièce. Les plumes de ces deux dernières espèces sont montées sur des
mouches d'ébène quilour servent d'étuie. On ne recevera pas les lottres
mon affranchiest
PRAIRIAL AN XII.
475
NOUVELLES DIVERSES.
Londres. On lit dans le Morning- Chronicle : « M. Ad- ·
dington , dont la démission a été reçue avec répugnance par
samajesté , a remis le 10 le porte-feuille entre les mains de
M. Pitt. Cet arrangement est le seul que l'on connaisse
jusqu'à présent ; mais il paraît certaio que M. Pitt fait tout
ce qui lui est possible pour former une nouvelle administra→
tio . L'embarras dans quel il se trouve à cette occasion
nous rappelle un bon mot dit en pareille circonstance : « On
ne peut , disoit -on , se montrer dans les rues sans craindre
d'être pressé pour le ministère. »
Ön mande des bords du Mein : « Les milices de l'électorat
de Hesse , lesquelles , au moment du contre-ordre
qui arrêta leur marche , étaient déjà loin du point de leur
départ , sont à présent cantonnées dans la Haute-Hesse.
L'aubassadeur français a , dit - on , présenté à la cour de
Cassel une note relative à ce mouvement de troupes. »
« On dément la nouvelle du retour de M. Drake à Muuich:
il s'est embarqué le 21 avril , à Tonningen , pour
l'Angleterre. »
་་
« On apprend de Rome que Lucien Bonaparte y est arrivé
le 6 niai ; et que l'émigré Vernègue a été livré par le saintpère
au gouvernement français , qui l'a réclamné. »
PARI S.
Le nombre des adresses qui votent l'hérédité de l'empire
dans la famille de Napoléon Bonaparte , est si grand , que
le journal officiel se contente de donner la nomenclature des
corps constitués et des fonctionnaires publics qui les envoient.
On y trouve les noms de MM. les archevêques de
Tours , de Lyon ; de MM. les évêques d'Arras , de Gand ,
de Mayence , de Liège , de Vannes , de Metz , d'Amiens ,
de Coutances , de Strasbourg , de Turin' , etc.
-
―
Le sénatus-consulte organique a été publié à Paris
dimanche , 20 mai , à midi. Sa majesté impériale a nomé
à la dignité de grand-électeur S. A. I. le prince Joseph
Bonaparte; à celle de connétable , S. A. I. le prince Louis
Bonaparte ; à celle d'archi- chancelier de l'empire , le consul
Cambacérès ; et à celle d'archi - trésorier , le consul Lebrun .
-Décret impérial du 29floréal : Napoléon , emp rear
des Français , décrète ce qui suit :
Sont nommés maréchaux de l'empire : les généraux Berthier
, Murat , Moncey , Jourdan , Massena , Augereau ,
476 MERCURE DE FRANCE ;
Bernadotte , Soult , Brune , Lannes , Mortier , Ney, Davoust
, Bessieres.
Le titre de maréchal de l'empire est donné aux sénateurs
Kellermann , Lefebvre , Pérignon et Serrurier , qui ont
commandé en chef.
-
- Le décret impérial qui a été lu le 29 floréal , à la
ta! -
seance extraordinaire du tribunat , étoit conçu en ces termes :
On donne aux princes français et aux princesses le titre
d'allesse impériale. Les soeurs de l'empereur portent le
même titre .
On donne aux titulaires des grandes dignités de l'empire
le titre d'altesse sérénissime. On donne aussi aux princes
et aux titulaires des grandes dignités de l'empire , le titre
de monseigneur. Les titulaires des grandes dignités de l'empire
portent l'habit que portaient les consuls. Un costume
particulier leur est affecté pour les grandes cérémonies .
Le secrétaire d'état a rang de ministre. Les ministres
conservent le titre d'excellence. Les fonctionnaires de leurs
départemens , et les personnes qui leur présentent des pétitions
, leur donnent le titre de monseigneur.
Le président du sénat reçoit le titre d'excellence.
On appelle les maréchaux de l'empire monsieur le maréchal.
On leur donne aussi , quand on leur a tresse la parole
où quand on leur écrit , le titre de monseigneur.
* ( Journal officiel. )
Un décret impérial ordonne qu'il sera ouvert aux secrétariats
de toutes les municipalités , aux greffes de tous
les tribunaux , chez tous les juges de paix et chez tous les
notaires , des registres sur lesquels les Français seront appelés
à consigner leur vou sur la proposition suivante : « Le
peuple veut l'hérédité de la dignité impériale dans la descen
dance directe , naturelle , légitime et adoptive , de Napoléon
Bonaparte ; et dans la descendance directe , naturelle et légitime
de Joseph Bonaparte et de Louis Bonaparte , ainsi
qu'il est réglé par le sénatus-consulte du 28 floréal an 12. »
Ces registres seront ouverts pendant douze jours.
-
M. Wright , commandant d'une corvette anglaise
prise dernièrement , et qui avoit jeté sur les côtes de Dieppe,
Georges , Pichegru , et beaucoup d'autres , est le même qui
s'échappa du Temple , il y a quelques années , avec Sidney
Smith . On l'a envoyé de Vannes à Paris , sous l'escorte de
la gendarmerie. Il a été confronté avec plus de quarante
personnes , qui l'ont reconnu pour celui qui les a debarquées
aux pieds de la falaise de Béville.
-
C'est , dit - on , lundi , 28 mai , que doivent commencer
les débats du procès qui s'instruit contre Georges , Moreau ,
et les autres prévenus de conspiration.
( No. CLIII. ) 13 PRAIRIAL an 12:
( Samedi 2 Juin 1804. )
BE
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE
POÉSI E.
CINYRE ET MYRRHA.
( OVID. , Métam. )
INFORTUNE Cinyre ! au comble du bonheur ,
Ta fille criminelle a causé ton malheur !
Ma main trace à regret des scènes trop affreuses.
O vous , pères heureux ! vous , filles vertueuses !
Ne prêtez point l'oreille à mes sombres accens ;
Rejetez loin de vous ces crimes effrayans ;
Ou du moins frémissez du châtiment funeste
Dont le ciel sut punir un exécrable inceste.
Je rends graces aux dieux , de vivre en un pays
Où de pareils forfaits ne furent point commis .
Myrrha , l'on vante en vain ta fertile patrie ;
Ses fleurs et son encens ne me font point envie :
Tu naquis , tu vécus sur ses funestes bords ;
Je déteste à ce prix ses plus rares trésors :
Hh
478 MERCURE DE FRANCE ,
Tes feux , du tendre Amour ne furent point l'ouvrage ,
Il refusa ses traits à cet indigne usage :
L'horrible Tisiphone et ses horribles soeurs
Dans ton coeur insensé soufflèrent leurs fureurs.
A tes honteux excès peut- on les méconnaître ?
Myrrha , maudis cent fois le jour qui te vit naître .
Qui peut haïr un père est un monstre odieux ;
Ton amour est un crime encor plus monstrueux.
Myrrha s'embellissait sous les yeux de son père.
Lorsque de toutes parts , empressés de lui plaire ,
Mille amans à l'envi se disputaient sa main ,
Déjà ses feux impurs fermentaient dans son sein.
<< Choisissons un époux , il en est temps encore. »>
Ces mots ont ranimé l'ardeur qui la dévore.
« O ciel ! où m'égaré-je , et quel est mon espoir ?
» Non , dit- elle , à jamais je suivrai mon devoir.
>> Dieux puissans que j'implore , et vous , vertu sublime ,
>> Détournez loin de moi , détournez un tel crime !
>> Est- ce un crime , en effet ? Aucun ordre du ciel
» N'a fait de cet amour un amour criminel.
» Je vois les animaux , guidés par la nature ,
» Leurs sens à cet amour se livrent sans murmure ;
» Le père par sa fille est sans honte écouté ,
>> Et le fils rend fécond le sein qui l'a porté :
>> De leurs tendres ardeurs toute gêne est bannie.
» Hélas ! à votre sort que Myrrha porte envie !
» Que vous êtes heureux ! Pourquoi , sévère honneur ,
>> Ta voix s'oppose- t- elle au penchant de mon coeur ?
>> On dit pourtant qu'il est de lointaines contrées
>> Où ses cruelles lois sont encore ignorées ,
>> Où l'on peut dans un père embrasser un époux :
>> Sans doute la vertu gagne à des noeuds si doux.
» Dans ces lieux fortunés que n'ai-je pris naissance !
» Barbares préjugés , enfans de l'ignorance ,
» A vos caprices vains je dois donc mes malheurs !
» Que dis-je ? rejetons ces rêves enchanteurs ; '
PRAIRIAL AN XII. N 479
K
>>
Bannissons de mon coeur un espoir téméraire.
Oui , je veux vous aimer , mais comme on aime un père .
>> Quoi ! parce que de vous Myrrha reçut le jour ,
» Elle ne pourra point prétendre à votre amour !
» Les noeuds du sang , par qui je vous suis attachée ,
>> Cinyre , pour toujours de vous m'ont arrachée !
» Ah ! que ne sommes -nous l'un à l'autre étrangers !
» Chaque jour dans ces lieux m'offre mille dangers .
» Fuyons , éloignons- nous du sein de ma patrie ,
» Avant que sur mon front ma gloire soit flétrie.
>> Moi , fuir Cinyre ! Non , je ne puis le quitter ;
» Par des liens secrets je me sens arrêter .
» Ici , du moins , je puis lui parler et l'entendre ,
>> Attacher mes regards sur un père si tendre ,
» Le couvrir de baisers , l'arroser de mes pleurs ,
» Quand je ne puis , hélas ! jouir d'autres douceurs .
>> D'autres douceurs ! O ciel ! dans mon ardeur fatale ,
>> De ma mère je vais devenir la rivale ,
» La mère de mon frère , et la soeur de mon fils !
>> De mes égaremens moi-même je frémis .
» Déjà je vois les dieux , qu'offense ma tendresse ,
>> Allumer contre moi leur foudre vengeresse .
>> Fléchissons leur colère , et désarmons leur bras ;
» Sur le bord de l'abyme affermissons mes pas :
>> Mon coeur fut criminel , ma vie est encor pure.
>> Ah ! respectons les dieux , les lois et la nature .
» De quoi me servirait enfin de le vouloir ?
» Mon père est plus que moi soumis à son devoir ;
» Il aurait en horreur ma fureur insensée :
>> Que ne sent-il les feux dont je suis embrasée ! »
Tels étaient de Myrrha le trouble et la douleur ;
Mille pensers divers s'élevaient dans son coeur .
Son père cependant , trompé par l'apparence ,
Fondait sur sa vertu sa plus douce espérance.
<«< Parmi tous les amans de ton hymen jaloux ,
>> Quel est celui , dis-moi , que tu veux pour époux ? »
Hha
480 MERCURE DE FRANCE ;
1
Myrrha se tait : ses yeux , où brillaient tant de charmes,
S'arrêtent sur son père , et répandent des larmes;
Son coeur est oppressé. Sensible à ses douleurs ,
Son père la rassure en essuyant ses pleurs ;
Il voit en eux l'excès de sa délicatesse ;
Il la serre en ses bras , tendrement la caresse
La presse de nouveau de nommer son époux.
« Je veux , dit - elle enfin , qu'il soit fait comme vous . »
Cinyre à sa réponse applaudit sans comprendre :
« Sois toujours , lui dit- il , et vertueuse et tendre ;
» Aime toujours ton père. » Eperdue , à ces mots ,
Elle baisse les yeux et retient ses sanglots ;
Ses baisers , ses discours , sa bonté , sa tendresse ,
De ses sens égarés ont redoublé l'ivresse .
La nuit vint le sommeil , au regard languissant ,
Versait dans tous les cours son baume bienfaisant ;
Tout reposait en paix : seule , errante , éplorée ,
Myrrha veille et gémit , à sa douleur livrée ;
La honte , les desirs , le désespoir , l'amour ,
La crainte , les remords , l'agitent tour-à-tour.
Sous le tranchant du fer , quand sa chute est prochaine ,
Tel on voit dans nos bois chanceler un vieux chêne ;
Tandis qu'à ses côtés de jeunes arbrisseaux
Tremblent tous pour l'honneur de leurs tendres rameaux :
Ainsi Myrrha choisit , se repent , s'inquiète ,
Forme mille projets , et soudain les rejette ;
Tout redouble ses maux , tout aigrit son ennui ;
De son coeur agité le repos s'est enfui ;
La mort est son espoir et son unique envie.
« Sans toi , sans mon amour , que m'importe la vie ?
>> Cher Cinyre ! dit- elle , en pleurant sur mon sort,
>> Puisses-tu deviner la cause de ma mort !
» Plains , en la condamnant , ta fille infortunée. »
En achevant ces mots , d'une main forcenée
Elle allait terminer sa vie et ses douleurs.
Sa fidelle nourrice avait ouï ses pleurs ;
PRAIRIAL AN XII. 481
La vieillesse toujours a l'oreille attentive.
Elle hâte aussitôt sa démarche tardive ;
Elle entre , elle l'arrête , et , trompant ses desseins ,
Arrache en s'écriant le poignard de ses mains :
Tous ses sens sont frappés d'une frayeur mortelle ;
tremblans son faible corps chancelle ;
Sous ses genoux
La voûte a retenti de ses cris douloureux :
La nuit rendait encor ce tableau plus affreux.
Sa tendresse bientôt succède à ses alarmes ;
Elle embrasse Myrrha , l'arrose de ses larmes :
« Quelle fureur , dit- elle , ou quel chagrin secret
» A pu vous inspirer cet horrible forfait ? »
;
Myrrha baisse les yeux , garde un morne silence ,
Et regrette la mort , son unique espérance ;
Elle retient ses pleurs qui sont près de couler.
Sa nourrice trois fois la presse de parler :
« Ah! rendez-vous , dit- elle , à mon impatience.
» Ma fille ! par les soins que j'eus de votre enfance
» Si toujours on me vit partager vos douleurs ,
>> Daignez me confier le sujet de vos pleurs ;
» A ma triste vieillesse accordez cette grace .
>> Il n'est rien que pour vous mon amitié ne fasse ;
» Mon zèle par les ans n'a pu se ralentir ,
>> Et peut- être en ce jour je pourrai vous servir.
» Redoutez-vous les dieux ? mais par des sacrifices
>> On peut les appaiser et les rendre propices.
» Craignez-vous les effets des noirs enchantemens ?
>> Rassurez -vous , j'ai l'art de les rendre impuissans.
» Quel peut être en effet l'objet de vos alarmes ?
» Nos voisins contre nous ne portent point leurs armes ;
>> Leurs béliers menaçans n'assiégent point nos tours ,
» Et votre père en paix voit couler ses beaux jours. »
Myrrha pousse un soupir , à ce doux nom de père.
Sans pénétrer encor cet horrible mystère
Sa nourrice pourtant soupçonne , à sa rougeur ,
Que l'amour a porté le trouble dans son coeur :
3
482 MERCURE DE FRANCE ;
Elle insiste , elle prie , et , d'une main tremblante ,
Pressant contre son sein sa fille gémissante ,
« J'ai lu dans votre coeur , dit- elle ; vous aimez.
>> Rendez , rendez le calme à vos sens alarmés ;
» Fiez-vous à mes soins , comptez sur ma prudence ;
» Votre père jamais n'en aura connaissance . »
A l'aspect d'un serpent , ainsi qu'on fuit soudain ,
Telle , à ces mots , Myrrha s'arrache de son sein :
De son corps palpitant un froid mortel s'empare ;
Et , dans le trouble affreux où son esprit s'égare ,
« Fuyez ! éloignez - vous ! dit- elle avec effrôi ,
» Ou , si je vous suis chère , ayez pitié de moi ;
» Cessez d'interroger votre fille coupable :
>> Sachez que mon secret est un crime effroyable !
La nourrice s'épuise en efforts superflus ;
Sa curiosité s'accroît par les refus :
Elle tombe à ses pieds , les presse , les embrasse ;
Tantôt elle la flatte , et tantôt la menace ,
Et lui fait espérer et craindre tour - à - tour
De déclarer son crime ou servir son amour.
Myrrha lève en tremblant sa tête languissante :
Elle rappelle en vain sa vertu chancelante ;
L'amour , l'amour l'emporte ; elle cède à ses lois .
Vingt fois prête à parler , elle se tait vingt fois ;
Elle s'écrie enfin d'une voix douloureuse :
>>
« Avec un tel époux , que ma mère est heureuse ! »>
A ces funestes mots , qu'elle a trop entendus ,
La nourrice frémit ; ses yeux ne virent plus ,
Son visage pâlit , tous ses sens se troublèrent ,
Et d'horreur sur son front ses cheveux se dressèrent .
Que ne dit - elle point , en revoyant le jour ,
Pour lui faire abjurer ce détestable amour !
Mais de tous ses forfaits sa fille est convaincue ;
Elle en convient : sa mort est pourtant résolue
Si ses desirs honteux ne sont point assouvis .
« Ah ! ma fille , vivez pour suivre mes avis;
PRAIRIAL AN XII. 483
» Ou , si tel est l'arrêt de votre destinée ,
» Si les dieux à ce po'nt vous ont abandonnée ,
» Vivez , vivez encore , et l'on pourra fléchir.... »
En prononçant ces mots , qu'elle ne peut finir ,
Elle tremble , et , du ciel redoutant la colère ,
Elle n'osa jamais ajouter : Votre père .
LA NOBLESSE DE GAULÉJAC ,
PRÈS DE SARLA T.
Histoire véritable .
Un chevalier périgourdin
Disait et redisait sans cesse :
« Mon incontestable noblesse
>> Naquit avec le genre humain. »
Chacun refusait de le croire ,
Traitant l'orateur de gascon;
Mais il reprenait sou histoire ,
Qu'il contait de cette façon :
<< Autrefois , quand Dieu fit le monde ,
» Il mit des nobles en tous lieux ,
>> Pour que , dans la machine ronde ,
» Les choses allassent au mieux.
» Il répandit avec sagesse
» Cette graine , par- ci , par -là....
>> Au Périgord il réserva
» Celle de la plus fine espèce ;
» Mais quand il fut sur Gauléjac ,
>> Pour mieux nous prouver sa tendresse ,
» Le Créateur vida le sac. »
RIVALS
4
484 MERCURE DE FRANCE,
ENIGM E.
J'AI vu , j'en suis témoin croyable ,
Un jeune enfant armé d'un fer vainqueur ,
Un bandeau sur les yeux , tenter l'assaut d'un coeur
Aussi peu sensible qu'aimable.
Bientôt , le front élevé dans les airs ,
L'enfant , tout fier de sa victoire ,
D'une voix triomphante en célébrait la gloire,
Et semblait pour témoin vouloir tout l'univers.
Quel est donc cet enfant dont m'étonna l'audace ?
Ce n'était pas l'Amour , cela vous embarrasse .
LOGO GRIPHE.
SANS tête , je deviens l'ornement de ma tête ;
Avec elle je tombe , et mon trépas s'apprête.
CHARADE
AVANT que d'être mon premier ,
Presque toujours un homme est mon dernier ;
Tout homme est , en naissant , soumis à mon entier.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Secrétaire.
Celui du Logogriphe est Epaule , où l'on trouve Paul
Celui de la Charade est Chat- cau..
PRAIRIAL AN XII. 485
ON
LES AMANS SANS AMOUR.
« Il y a des gens qui n'auraient jamais été
» amoureux , s'ils n'avaient jamais entendu
» parler de l'amour . »
( Maximes de La Rochefoucault.)
N a beaucoup déclamé contre les prédilections
maternelles , et l'on a raison de les blâmer quand
elles se manifestent par des préférences injustes ou
seulement trop marquées ; cependant soyons persuadés
qu'elles ont presque toujours un fondement
raisonnable une mère , dans ses craintes et dans
ses espérances , peut se tromper sur l'avenir , mais
elle juge toujours bien du présent ; eh ! qui pourrait
mieux qu'elle connaître ses enfans ? Un ancien
répondait à un homme qui lui reprochait de se
séparer de sa femme qui était belle et vertueuse :
Vous pouvez bien voir si mon soulier est bien fait ,
mais vous ne pouvez savoir où il me blesse . Il est
plus difficile encore de sonder le coeur sensible et
délicat d'une mère : quand elle paraît choisir parmi
des êtres si chers , c'est un tort sans doute , mais
il a pour cause un malheur ; en censurant , il faut
plaindre , il faut croire qu'une mère alors est plus
imprudente qu'injuste .
Tout le monde condamnait la tendresse de la
marquise de Forlis pour Louise sa fille aînée ; on
trouvait Juliette beaucoup plus aimable , et elle
l'était en effet. Louise , âgée de vingt ans , avait
une de ces figures que tous les gens bienveillans
peuvent louer , et qui ne plaisent à personne ; toutes
les femmes disaient qu'elle avait de la beauté, et sa
mère sur-tout le croyait. On pouvait en la dépeignant
donner l'idée d'une très - belle personne ;
486 MERCURE DE FRANCE ,
elle avait de grands yeux , une petite bouche , de
belles dents ; elle était blanche , bien faite , mais
son teint était fade et terne , ses grands yeux étaient
ronds et un peu saillans , sa bouche s'ouvrait désagréablement
, son regard n'exprimait rien , et son
Bez aquilin et un peu recourbé vieillissait son visage
et répandait sur toute sa physionomie une
morne tristesse , que les flatteurs de madame de
Forlis appelaient une douce mélancolie ou de la
majesté. Ce malheureux nez recevait bien d'autres
éloges ; les femmes de chambre de la marquise le
trouvaient un nez bien tiré , et les amis de la maison
assuraient que c'était un véritable nez à la ro¬
maine. La taille de Louise , parfaitement régulière ,
était d'une roideur remarquable , ainsi que son
maintien , proposé par sa mère comme le modèle
accompli de la bonne grace et de la décence . Louise ,
avec très- peu d'esprit , avait de l'instruction et deş
talens ; mais , par malheur , elle ne s'était appliquée
qu'à des choses qui ne pouvaient pas répandre le
moindre agrément dans la société ; elle ne dessinait
que de grandes têtes et des académies , aux crayons
noirs et blancs sur du papier bleu . La marquise
montrait avec complaisance le torse antique et
l'écorché , les deux chefs - d'oeuvre de Louise ; on
avait fait encadrer ces deux dessins pour en orner
le salon . Louise n'avait retenu de l'histoire que des
dates ; elle avait dans la tête une prodigieuse chronologie
, et elle ne connaissait bien de la géographie
que le cours des fleuves et des rivières. Elle
était bonne musicienne ; et la marquise , qui jadis
avait passé pour une excellente claviciniste , lui
savait un gré infini de préférer le clavecin au piano.
Louise ne jouait jamais que sur le superbe Ruker
de sa mère , par un sentiment d'amour filial trèsrespectable
; elle n'exécutait guère que les anciennes
et longues sonates que sa mère avait jouées dans sa
PRAIRIAL AN XII. 487
jeunesse. Madame de Forlis s'attendrissait et s'extasiait
en écoutant les pièces de Scarlatti , de Galuppi
, d'Alberti , d'Handel , etc. Elle n'avait pas
tort de les admirer toujours , mais les amateurs
inodernes ne partageaient pas tout - à-fait son enthousiasme
. Louise n'aimait que la danse grave ; on
lui avait dit que c'était la seule qui convint à la noblesse
de sa figure : elle avait la réputation de
danser supérieurement le menuet , et par l'exercice
constant de ce talent elle portait la désolation
dans tous les bals. On sait l'ennui que le menuet
y cause aux danseurs vulgaires , et avec quelle impatience
on attend qu'il soit fini pour reprendre
les contredanses ou les anglaises qu'il a suspendues .
Louise enfin était toujours insipide , et souvent ennuyeuse
dans le grand monde ; mais elle possédait
des qualités qui plaisent à toutes les mères et qui
rendent aimable dans l'intérieur de sa famille ; elle
avait de l'ordre , de l'économie , le goût des occupations
qui conviennent aux femmes , une tête
froide , un bon coeur et un excellent caractère ; elle
était reconnaissante , elle chérissait sa mère et n'avait
de confiance qu'en elle .
Les grands écrivains moralistes , qui veulent instruire
la jeunesse , ne lui disent que ce qui peut
s'exprimer avec éloquence ou d'une manière brillante
; ils ne lui parlent que de ses principaux
devoirs ; et qui peut ignorer ceux-là ? mais il est
des conseils , frivoles en apparence , qui lui seraient
peut - être beaucoup plus utiles ; c'est aux auteurs
d'un rang très inférieur à les donner. Je dirai
donc aux jeunes personnes qu'une des choses qui
plait le plus à une mère , c'est de la consulter et
de la croire sur sa parure , sur- tout si elle ne s'occupe
plus de la sienne ; car alors on suppose communément
que son goût est rouillé ; mais ne le
conserve - t - on pas , ne le perfectionne - t - on pas
-
488 MERCURE DE FRANCE ;
encore pour parer et pour embellir sa fille ? Voilà
ce que pensait la bonne Louise : ma inère sait mieux
que moi , disait - elle , ce qui me sied . Ce seul
mot -là pourrait suffire pour décider un homme
raisonnable à épouser celle qui le dit de bonne
foi. Enfin , l'avouerai -je , lorsqu'à vingt ans on se
laisse entièrement conduire sur ce point , on n'est
indocile sur aucun autre. Juliette , jolie , vive ,
spirituelle et piquante , aimait et respectait sa mère ,
mais elle lui trouvait des goûts fort gothiques , et
elle en avait de très - differens. Elle ne faisait aucun
cas des Rukers ; elle détestait la danse terre à
terre, même le menuet de la cour , malgré les deux
ou trois petits sauts qui l'égayent un peu ; elle n'en
tolérait que la gavotte qui le termine . Elle n'avait
pas la moindre estime pour les pièces de Scarlatti ;
elle ne jouait que des variations , et sur un piano
d'Errard. Elle avait pris un guide , et ce n'était pas
sa mère ; elle avait fait choix d'une amie , et ce
n'était pas sa soeur. La comtesse Adrienne , nièce,
de madame de Forlis , possédait toute la confiance
de Juliette ; c'était une jeune femme de 26 ans ,
fort inférieure à Juliette par l'esprit et par les qualités
du coeur , mais qui se mettait bien , qui avait
de l'usage du monde et qui causait agréablement .
Elle flattait madame de Forlis et elle donnait de
mauvais conseils à sa fille .La marquise était jalouse ,
et par conséquent blessée de l'amitié que Juliette
montrait pour elle ; cependant elle l'aimait assez.
Les deux soeurs vivaient en parfaite intelligence ,
malgré la différence de leur caractère , parce
qu'elles avaient l'une et l'autre un grand fonds de
bonté et d'honnêteté. La marquise de Forlis ,
veuve , riche , et maîtresse de sa fortune , voulait
la partager également entre ses deux filles ; elle
leur donnait à chacune la même dot , mais elle
était décidée à marier Louise la première ; et jusPRAIRIAL
AN XII. 489
qu'alors Juliette , par sa jolie figure et ses graces ,
avait seule attiré les voeux des prétendans. Le vicomte
de Fonrose en était devenu passionnément
amoureux : âgé de 29 ans , il joignait beaucoup
d'agrémens à une naissance illustre , une
fortune considérable et une excellente réputation.
Juliette partageait ses sentimens ; mais , guidée
par la comtesse Adrienne , elle le cachait avec
soin à sa mère , qui , ne sachant même pas que
Fourose fût amoureux de Juliette , se flattait qu'il
pourrait prendre du goût pour Louise qu'elle s'efforçait
de faire valoir à ses yeux. Fonrose, qui voulait
plaire à madame de Forlis, montrait une grande
admiration pour le torse antique et pour l'écorché;
quand Louise jouait ses belles sonates , Fonrose
se plaçait au bout du clavecin , ce qui de tout
temps a passé pour une preuve d'amour ; enfin
il avait dansé le menuet plusieurs fois avec elle;
et madame de Forlis , qui faisait en silence toute
ces observations , concevait les plus grandes espérances.
Cependant Fonrose voulut tenter de parler
à la marquise et de lui demander la main de Juliette
. Gardez-vous-en bien , lui dit Adrienne , vous
seriez refusé comme les autres. Songez donc qu'il
s'agit d'abord de trouver un mari pour Louise.
Quoi ! ne pourrions - nous pas découvrir un homme
assez sensépour préférer l'ainée à la cadette ? Il me
vient une idée, s'écria Fonrose , et c'est un trait de
lumière ...... vous connaissez , du moins de nom ,
mon cousin , le vieux baron de Verdac ? - Que
trop ! répondit Adrienne , il est en procès avec mon
père. Eh bien , reprit Fonrose , il vient d'envoyer
du fond de sa terre en Languedoc , son fils
unique le vicomte de Verdac , qu'il me recommande
vivement ; j'ai déjà présenté ce jeune homme
à la cour.....
Quel âge a-t-il ? Vingt - deux
ans. Il est riche , il a un beau nom..... Et sa
——
490 MERCURE DE FRANCE ,
figure ? Fort bien ; il n'a pas toutes les graces
-
du monde..... Je m'en doute .....
-
-
-
-
-
-
-
-
―
Mais c'est
ce qu'on appelle un bel homme ..... Il est beau
comme Louise est belle ? Précisément . Il a
cinq pieds huit pouces , des cheveux noirs , l'air
timide et froid , des traits marqués ..... Je le
vois d'ici. Il a été élevé avec soin ; on vante
beaucoup son instruction et sa raison .
Il est
bien savant et bien niais ; c'est ce qu'il nous faut.
Voilà le mari que le ciel a formé pour la sage et
parfaite Louise . Ma tante part demain pour la campagne
; il faut lui demander la permission de lui
amener votre cousin . Sans doute . -Et vous confierez
au vicomte votre secret afin qu'il n'aille pas
sur vos brisées ? -Point du tout ; mon jeune cousin
a tant de confiance en mon goût , que si je lui
laissais voir tout ce que je pense de Juliette , il en
deviendrait amoureux par respect pour mon opinion.
Alors ne lui vantez que sa soeur. C'est
bien mon projet. Je ne suppose pas qu'il ait
les passions vives ? - Oh non ; c'est un coeur
tout neuf. On l'a fait entrer au service ? — Assurément
; mais sa garnison se trouve à deux lieues
de sa terre son père ne l'a jamais quitté que pour
l'envoyer à Paris , et dans un mois il viendra le rejoindre.
De bonne foi vous vous flattez de le
rendre amoureux de Louise ? Je le lui soutiendrai
, il faudra bien qu'il le croie . Il n'a jamais en.
tendu parler de l'amour ..... - A vingt -deux ans
on pourrait en deviner quelque chose . -Oh ! pour
lui , il ne devine rien . Je n'ai qu'une petite inquiétude
; c'est que son père , à ce qu'il m'a confié , a
déjà presque arrangé un mariage pour lui .....-Le
jeune homme a -t-il vu celle que son père lui destine
? Pas encore , et même il ignore son
nom ; comme il n'est pas curieux , il n'a pas le
moindre desir de l'apprendre , certain , m'a t- il dit ;
-
-
-
-
-
PRAIRIAL AN XII. 491
-
que son père ne peut faire qu'un choix très-convenable
. Si c'était Louise ? - Non , car il sait
seulement que sa future est fille d'un homme de
robe. Ce vieux baron de Verdac est ennemi de
mon père ; je serai charmée de contribuer à déjouer
ses projets ; je n'épargnerai rien pour faire
valoir aux yeux de Louise le vicomte de Verdac.....
-Elle est si froide ! ..... Et si ridiculement élevée
! elle n'a jamais lu un roman : j'ai voulu lui en
prêter ( et des romans très-moraux ) ; savez - vous
ce qu'elle répond ? maman n'approuve pas ce genre
de lecture . Eh bien , il faut lui en faire composer
un dont elle sera l'héroïne . Si Juliette
voulait nous seconder !. Je vous réponds
d'elle.
—
-
• ·
―
Le jour même de cette conversation , Fonrose
présenta le vicomte de Verdac à madame de Forlis,
qui reçut avec beaucoup de grace le jeune homme
dont Fonrose était le parent et le mentor ; elle l'invita
même à souper, ce qui fut accepté. Le vicomte ,
jusqu'alors par indifférence et par timidité , n'avait
jamais examiné une femme ; mais prévenu dès le
matin , par l'homme du monde le plus brillant et
le plus recherché , que Louise était la plus belle
personne de Paris , il voulut regarder ce chefd'oeuvre
de la nature , et ses yeux s'arrêtèrent souvent
sur elle. Lorsqu'on se leva pour arranger les
parties de jeu , Fonrose fit remarquer au vicomte
les grands dessins faits par Louise , en lui disant :
cela est superbe. Le vicomte , qui savait très- bien
le latin , le grec , l'allemand , l'histoire et la géométrie
, n'avait pas la moindre connaissance des
arts , et même au premier coup d'oeil il prit le
torse pour une espèce de cuirasse , et il ne put
s'empêcher de faire une grimace assez marquée en
regardant l'écorché; mais Fonrose lui expliqua
ce qu'il ignorait , et le vicomte répéta qu'en effet
492
MERCURE DE FRANCE ;
ces deux morceaux étaient superbes. Dans ce mo
ment , Louise s'approchant pour présenter une
carte à Fonrose , ce dernier conseilla tout bas à
son ami de lui dire un mot agréable sur ses dessins .
Le vicomte , par pure obéissance et avec un extrême
embarras , dit à Louise en rougissant : Mademoiselle
, nous admirions votre torse et votre squelette
qui sont charmans. A ce joli compliment , Louise
qui connaissait assez bien la langue des artistes ,
se mit à rire ; ce qui acheva de déconcerter le
pauvre Verdac. Fonrose le consola , en l'assurant
que Louise n'était nullement moqueuse , mais
que , par un excès de modestie , elle prenait toujours
pour des plaisanteries les éloges les plus
sincères et les mieux tournés . A souper , la comtesse
Adrienne fit placer levicomte à côté de Louise ;
et Fonrose , en passant , invita son cousin à faire
parler mademoiselle de Forlis sur lesfleuves et sur
les rivières. Le vicomte , charmé qu'on lui fournîţ
un sujet de conversation , ne manqua pas d'interroger
Louise sur toutes les rivières du Languedoc :
elle répondit avec une justesse qui l'enchanta. Cet
entretien intéressant dura tout le souper ; car le
vicomte , qui connaissait parfaitement la carte de
sa province , ne fit pas grace à Louise d'un seul
ruisseau , et il ne se lassait point d'admirer la vivacité
de ses réponses : en sortant de table , il dit à
Fonrose que mademoiselle de Forlis avait bien de
l'esprit.
Les deux soeurs couchaient dans la même
chambre ; et le soir , Juliette , en se déshabillant ,
demanda à Louise si elle avait remarqué avec
quelle attention le vicomte de Verdac l'avoit regardée
? Mais en effet , répondit Louise , je rencontrais
toujours ses yeux. Il est certain qu'il a
été occupé de vous d'une manière fort extraordinaire.
Ce jeune homme est aimable ; il cause
---
trèsPRAIRIAL
AN XIÍ. 493
-
―
-
-
- très -bien ; sa conversation est instructive . On dit
qu'il a une instruction prodigieuse ; il sait toutes
les langues , il est grand mathématicien , il possède
toutes les sciences . Et la géographie ! ... —Aussi.
-Aussi ?-Ily est très fort ; il m'afait des questions
qui prouvent de grandes connaissances : c'est dommage
qu'il ne sache pas aussi bien parler sur les
arts.Les arts ? il les aime avec passion . Cependant
il a fait de mes dessins un éloge si singulier ! ....
-Soyez sûr que c'était une plaisanterie : la comtesse
Adrienne , qui s'y connaît , dit qu'il a beaucoup
de grace dans l'esprit.- A souper , c'est ce
que je trouvais . Et un grand fonds de gaieté .
-Pourtant il a quelque chose de si triste dans la
physionomie ! Il n'en est que plus piquant.
Oui, c'est un contraste . Pour cette première fois
Juliette enreste là , se promettant bien de reprendre
cette conversation. De son côté , Fonrose n'entretenait
le vicomte que des perfections de Louise ,
et le jeune provincial convenait qu'il n'avait jamais
vu de femme aussi belle et aussi accomplie . Madame
de Forlis partit pour sa maison de campagne
, située à Chevilly, près de Paris. Fonrose , invité
à y passer huit jours , eut la permission d'y
mener sonami . La comtesse Adrienne fut du voyage .
Le vicomte entendit un soir , après souper , Louise
joner du clavecin : pour imiter son ami , il se plaça
à côté de lui , et comme lui penchant doucement
la tête sur la table retentissante du clavecin entrouvert
, en battant légèrement du bout du pied
la mesure assez juste , parce qu'il suivait le mouvement
donné par Fonrose . Toutes les fois que ce
dernier s'écriait : Brava ! charmant ! Verdac , un
peu assoupi , se ranimait en tressaillant , et , avec
un baillement étouffé , répétait à demi - voix les
mêmes exclamations. Cependant , comme il n'avait
pas l'habitude de veiller , il allait céder tout-à-coup
K
I i
494 MERCURE DE FRANCE ,
au sommeil , et dans un moment où Louise se surpassait
en exécutant les croisés les plus difficiles ;
mais Fonrose , sous prétexte d'applaudir avec transport
, repoussa hors du clavecin la tête appesantie
de Verdac , et en même temps , donnant une petite
secousse au bâton doré qui soutenait le couvercle
du clavecin , le couvercle retomba avec un
fracas harmonieux , mais terrible, qui suspenditsubitement
lescroisés rapides de Louise , et qui fit frémir
mad. de Forlis pour son Rucker . Verdac , épouvanté ,
se réveille en sursaut , et machinalement il dit en
se levant : Brava ! ..... « Ah ! par exemple , s'écria
Fonrose , voilà un trait d'enthousiasme qui mérite
d'être remarqué. Verdac ne fait nulle attention au
bruit formidable qui nous a causé tant d'effroi ; il
n'entend que la pièce d'Hardel , et , dans ce désor
dre son premier mouvement est d'applaudir.
Voilà un véritable amateur ! Quand il écoute de
belles choses , il est comme le sage d'Horace , la
chute du monde ne l'ébranlerait pas. En effet ,
reprit madame de Forlis en souriant avec complaisance
, il écoute bien la musique. » Le vicomte
flatté de ces louanges , répondit avec le ton glacial
qui lui était naturel , mais en déclarant qu'il aimait
passionnément la musique.
"
-
Le lendemain matin , Juliette , en s'éveillant , dit
à Louise « Mon Dieu ! ma soeur , qu'aviez -vous
donc cette nuit ? Comment ? Vous rêviez tout
haut , et vous ne parliez que du vicomte de Verdac .
― -
Bon ! Vous prononciez son nom à toute minute.....
Cela est inconcevable , car je ne pense
pas du tout à lui . » A ces mots , Juliette se mit à
rire d'un air malin ; sa soeur , étonnée , la questionna
, et Juliette lui fit entendre qu'elle la soupçonnait
d'avoir du penchant pour Verdac . Louise s'en
défendit de très-bonne foi ; mais Juliette insistant
Louise commença à s'inquiéter . Quand elle revit
PRAIRIAL AN XII. 495
de
Verdac , elle l'examina avec une sorte de curiosité ;
car du moins elle voulait connaitre un peu ce jeune
homme pour lequel on l'avertissait qu'elle avait une
inclination naissante ; et l'on ne manqua pas
faire observer au vicomte , que mademoiselle deForlis
le regardait avec une expression toute particulière.
Après le diner , la comtesse Adrienne emmenant
les deux soeurs dans un cabinet : « Il faut que
je vous conte , leur dit- elle , que Fonrose m'a dit
ce matin que ce pauvre vicomte de Verdac a la
tête tournée de Louise ; il a couché dans une chambre
qui n'est séparée de celle de Fonrose que par
une cloison très - mince , et , durant la nuit entière ,
il a crié brava en battant la mesure à quatre temps
´sur la cloison , et de toute sa force . A ce récit ,
Louise regarda sa soeur en rougissant : Juliette admira
la sympathie , et Louise ne put s'empêcher de
convenir qu'elle était très - frappée de cet accord
d'idées et de sentimens .
»
Fonrose fit les mêmes contes à Verdac , qui montra
d'abord un peu d'incrédulité , en assurant qu'il
n'avait jamais été somnambule ; mais Fourose lui
protestant que rien n'était plus vrai : « Je le crois ,
dit- il ; et apparemment que j'avais le cochemar. »
Cependant il laissa voir qu'il était flatté que mademoiselle
de Forlis eût parlé de lui en dormant ,
Le jour suivant était un dimanche ; on dansait
toutes les fêtes dans une salle à manger de la maison
, avec les paysans et les femmes- de-chambre.
Verdac ne savait pas danser; mais il assura qu'il
serait avec grand plaisir spectateur de ce bal champêtre.
Cependant , au bout d'un quart d'heure , il
s'ennuya tellement , qu'il prit le parti de s'échapper
pour aller respirer un air frais dans un beau jardin
à l'anglaise , et pour pêcher à la ligne , son
amusement favori . Il sortit du bal furtivement , au
moment même où Louise venait de commencer un
Ii 2
496 1
MERCURE DE FRANCE ,
menuet avec Fonrose. Louise faisait avec tout le
moelleux et toute la dignité possible le profond
ployé du pas grave qui suit les deux premières
révérences , lorsqu'elle aperçut Verdac qui s'es
quivait ..... Elle n'avait jamais eu la moindre coquetterie
; mais quelle femme est tout à - fait insensible
à la première passion qu'elle fait naître ou
qu'elle croit inspirer ?..... Louise dansa le reste du
menuet avec une nonchalance qu'on n'avait jamais
vue en elle , et elle y gagna à tous les yeux , parce
qu'elle y mit moins de pompe et d'emphase ;
car une des choses qui lui donnait le plus de disgrace
, c'était de tout faire avec importance et avec
T'air d'une profonde application . Il en résultait
qu'elle avait toujours pleinement satisfait ses maitres
, et complètement déplu à tous les spectateurs.
Après le menuet , Fonrose dit tout bas à Louise :
Je sais bien pourquoi Verdac vient de sortir.
-Pourquoi donc ? Il craint de n'être pas
maître de ses mouvemens , et de faire encore une
scène. Avec son air sage et réservé , c'est un jeune
homme très- impétueux ; il a une grande énergie
dans le caractère , une ame de feu ; c'est le mont
Hécla , de glace au dehors , mais tout de flamme
au dedans. Cette comparaison géographique eut
toute l'approbation de Louise.
-
Fonrose fut chercher son ami dans le jardin ;
il le trouva assis auprès d'un tombeau antique ,
sur le bord d'une pièce d'eau , et pêchant à la ligne.
Mon cher Verdac , lui dit - il gravement , que signifie
cette profonde mélancolie qui vous fait fuir
tous les plaisirs , pour venir rêver parmi les tombeaux
? .... Comment ? répondit Verdac , étonné
de l'air sérieux de Fonrose , je n'ai point de chagrin,
je vous assure ; j'ai toujours beaucoup aimé
la pêche à la ligne .... Ouvrez -moi votre coeur, reprit
Fonrose d'un ton sentimental . Mais en vérité
PRAIRIAL AN XII. 497
je n'ai point de secret ..... Quoi ! vous abuse-
-
-
-
-
-
-
-
-- Ah
riez - vous sur le sentiment que vous éprouvez ? ....
Je dois Quel sentiment ? -- vous éclairer.....
Mon ami vous êtes amoureux . Et de qui donc ?
demanda Verdac avec curiosité. - De mademoiselle
Louise de Forlis , répondit Fonrose . A ces
mots, Verdac laissa tomber la ligne qu'il avait tenue
jusqu'alors , et la surprise le rendit immobile. Après
un moment de réflexion : Mon cher Fonrose ditil
, je crois que vous avez deviné juste .....
il ne fallait pas pour cela beaucoup de pénétration....
Vous me connaissez mieux que moi - même.....
Vous n'avez pas d'expérience , c'est votre première
passion. Oui la première . Elle fera
le destin de votre vie : vous avez fait un si bon
choix ! Il est certain que mademoiselle de
Forlis ....- Vous l'avez aimée dès le premier jour ....
Il est vrai que je fus bien frappé de sa beauté
et de ses talens ; mais malheureusement mon père
a d'autres vucs , et ...... Bon ! votre père n'a
point encore donné de parole positive ; il vous
aime , il ne voudra pas faire le malheur éternel
de votre vie. En effet , à présent , j'oublierais
difficilement mademoiselle de Forlis . - Mon ami ,
il ne faut point vous désespérer ; vous êtes peu démonstratif
, mais je vois ce qui se passe dans votre
ame. Vous souffrez cruellement ! ..... J'ai de
grandes inquiétudes . -Songez donc , qu'indépendamment
de ses avantages personnels , mademoiselle
de Forlis est un très-grand parti , par sa naissance
et par sa fortune ; enfin je me charge d'obtenir
le consentement de votre père. Vous me rendrez
un grand service . Mais pourrai -je plaire à
mademoiselle de Forlis ? Vous êtes nés l'un
pour
l'autre , soyez-en sûr : il est facile de s'apercevoir
qu'elle a du penchant pour vous .
. Je tàcherai
de me rendre digne de son estime.
-
-
-
―
--
3
498 MERCURE DE FRANCE ;
Depuis cette conversation , dont on rendit compte
à Louise avec les embellissemens nécessaires , ces
deux amans s'occupèrent un peu plus l'un de .
l'autre ; et la comtesse Adrienne, qui partageait avec
Fonrose la confiance de Verdac , lui conseilla de déclarer
sa passion à Louise, et lui promit de lui en faciliter
les moyens. En effet , un jour à la promenade
dans le jardin , Adrienne , Fonrose et Juliette
laissèrent tête à tête le vicomte et Louise dans un
petit pavillon , sous le prétexte d'aller chercher.
la guitare de Juliette , que l'on avoit priée de
chanter une romance . On ne revint qu'au bout
d'une demi- heure , et l'on trouva les deux amans
jouant au volant ; ils ne s'étaient pas dit un seul
mot . Fonrose prit le parti de dicter au vicomte
une lettre très passionnée , que la comtesse Adrienne
se chargea de remettre à Louise , qui fit répondre
verbalement par elle , qu'elle agréait la recherche
de Monsieur le Vicomte de Verdac , et qu'aussitôt
qu'il auroit obtenu le consentement de son
père , elle l'autorisait à parler à madame de Forlis.
En attendant , Louise , certaine enfin d'être aimée ,
déclara tout à sa mère , qui fut surprise et fâchée en
découvrant que Fonrose n'était point amoureux de
sa fille ainée; elle l'aurait préféré au vicomte , qu'elle
trouvait moins aimable et trop jeune ; néanmoins ,
comme il était fils unique d'un homme de qualité ,
immensément riche , elle approuva l'union projetée
; elle la desira même , quand Louise lui eut
avoué qu'elle aimait le vicomte depuis le premier
instant de leur connaissance . Elle fit à sa mère
une relation exacte , non de la vérité , mais de tout
ce qu'on lui avait conté et persuadé . Madame de
Forlis trouva dans ce récit le sujet du plus joli
roman du monde ; il n'en est point de plus charmant
aux yeux d'une mère celui des amours
d'une fille chérie et de l'amant qu'on lui destiné
que
PRAIRIAL AN XII. 499
pour époux ; et la lettre dictée par Fonrose parut
à madame de Forlis un chef- d'oeuvre de délicatesse
et de sensibilité. Dans ces entrefaites , la comtesse
Adrienne partit pour Paris, en promettant de
revenir le lendemain . Elle apprit à Paris d'étranges
choses. Cette jeune personne que le baron de Verdac
destinait à son fils , était la soeur d'Adrienne ;
ce mariage projeté secrètement par les deux pères,
terminait un long procès , et il était sur-tout desirable
pour la famille d'Adrienne . On attendait le
lendemain le baron de Verdac . Le père d'Adrienne
sachant que le jeune Verdac était à Chevilly, chez
madame de Forlis , conta tous ces détails à sa fille ,
en la chargeant de prévenir adroitement le vicomte
en faveur de sa soeur. Adrienne , au désespoir d'avoir
noué une intrigue si nuisible aux intérêts de
sa famille , se promit bien de tout employer pour
la rompre , se flattant qu'elle n'aurait pas de peine
à brouiller deux amans qui n'avaient point d'amour.
Ce qui lui parut le plus difficile , c'était d'agir à
l'insu de Fonrose et de Juliette , et de les trahir sans
qu'ils s'en aperçussent . Enfin elle ne pouvait , sans
devenir suspecte aux yeux du vicomte , ni lui dévoiler
son intérêt personnel , ni lui découvrir les
ruses qu'on avait employées pour lui persuader qu'il
était amoureux : il s'agissait de l'arracher promptement
de Chevilly , en l'engageant à renoncer à
Louise ; et elle forma son plan en conséquence de.
ce dessein. Ce fut dans ces dispositions qu'elle se
hâta de retourner à Chevilly. Elle apprit en arrivant
que Fonrose , malade d'une violente migraine,
gardait sa chambre , et y passerait toute la journée.
Cet incident facilitait merveilleusement l'exécution
du projet d'Adrienne , et elle sut en profiter.
Elle emmena le vicomte au fond du parc , et là ,
seule avec lui : Savez -vous , lui dit- elle , que ce
pauvre Fonrose m'inquiète horriblement ? Mais
14
500 MERCURE DE FRANCE,
-
la migraine n'est pas un mal dangereux . - La migraine
! vous croyez bonnement que c'est la migraine
qui le retient dans sa chambre , et qui le
rend inaccessible à tous ses amis ? Il est dans son
lit , ... et très-assoupi , à ce que m'a dit son valetde-
chambre , - Oui, assoupi ! ... Quoi ! vous ne
soupçonnez pas la vérité ? Non , je vous assure ;
mais je ne suis pas du tout soupçonneux .
-
-
-
Vous avez de la candeur , je le sais , mais vous avez
aussi de la finesse et du tact ; d'ailleurs , il ne s'agit
ici que de deviner une chose belle , grande , et
même héroïque , on peut le dire. —
Et quel rapport
cela peut-il avoir avec la migraine de Fonrose
? Je vais vous révéler un grand secret ; mais
votre intérêt , celui du malheureux Fonrose m'y
oblige. Promettez - moi une discrétion à toute
épreuve , et , sur toute chose , de ne jamais dire à
Fonrose que je vous ai dévoilé ce mystère. Je
vous en donne ma parole . J'y compte .-Eh bien!
-Apprenez donc que Fonrose est votre rival.—
Mon rival ! .... Oui , mon cher vicomie , il adore
Louise ; il se flattait de l'obtenir de sa mère , mais
en découvrant votre passion , et en voyant qu'elle
avait du penchant pour vous , il s'est sacrifié sans
hésiter. Je vous proteste , madame , que j'étais
à mille lieues d'imaginer cela ; je ne l'aurais pas
souffert. A présent que vos yeux sont ouverts ,
vous vous rappellerez bien des choses qui ne vous
laisseront aucun doute sur les sentimens de l'infortuné
Fonrose. En effet il m'a toujours parlé
de mademoiselle de Forlis avec un enthousiasme.....
---
--
-
Qui n'aurait pas dû vous paraître naturel . . . .
L'amour seul peut s'exprimer ainsi , - Cela est
vrai. Il l'aime éperdument , Il s'en meurt.
Je l'ai toujours regardé comme un parfait honnête
homme , et ce trait -là met le comble ....- Vous ne
Je laisserez point périr, ce rare et fidèle ami ! ....
PRAIRIAL AN XII. 501
- -
pour lui
-
Mon dieu , madame , que faut-il faire
rendre la santé tout de suite ? - Ecoutez : je dois
vous dire encore que M. votre père arrive aprèsdemain
, et qu'il est irrévocablement décidé à vous
unir à la personne qu'il a choisie. J'ai su cela par
le plus grand hasard du monde , mais avec certitude
. Voulez -vous donc vous brouiller avec votre
père , et causer la mort de votre ami ? Non, non ,
madame; je renonce à mademoiselle de Forlis.
Ce noble sacrifice est digne de vous . Voici comment
vous devez vous conduire . Ne dites pas un
seul mot à Fonrose ; il est convenu que vous parlerez
demain à madame de Forlis , pour lui demander
la main de sa fille , et au lieu de cela vous
lui direz qu'une lettre de votre père vous apprend
qu'il a pris des engagemens pour vous marier sous
peu de jours , et que vous venez prendre congé
d'elle ; ensuite vous partirez courageusement sans
voir Fonrose ou mademoiselle de Forlis . - Oui ,
madame ; je ferai de point en point tout ce que
vous me prescrivez .
Cette générosité ne coûtoit guère à Verdac ;
néanmoins , quoiqu'il fût aussi peu susceptible d'une
vive amitié que d'amour , il eût été capable de faire
en ce moment un véritable sacrifice à Fonrose . Il
avait une ame très -commune , mais il devait à une
excellente éducation , de bonnes opinions et des
principes honnêtes ; et c'en est assez pour se conduire
noblement dans la jeunesse , quand des passions
violentes ne combattent point ces premières
impressions. Verdac sentait peu , mais il pensait
bien ; il n'avait ni assez d'expérience , ni assez d'esprit
pour distinguer les nuances ; il confondait facilement
l'héroïsme avec le simple devoir , et ne
jugeant jamais que d'après ceux qui possédaient sa
'confiance , il aurait fait niaisement une action sublime
, sans en connaitre la grandeur et sans en
502 MERCURE DE FRANCE,
tirer vanité , si la personne qui le menait la lui eût
prescrite . La comtesse Adrienne craignant d'être surprise
tête à tête avec Verdac , le laissa dans le jardin
et rentra dans la maison . Le vicomte réfléchit
mûrement à ce qu'on venait de lui dire , et il prit
la résolution de servir efficacement son ami avant
de partir , sans dire que la comtesse Adrienne lui
cut parlé. Il avait naturellement un peu de commérage
dans le caractère ; il se faisait un grand
plaisir de causer à un autre la surprise qu'il venoit
d'éprouver lui- même : d'ailleurs , il n'étoit pas fàché
de se faire valoir un peu sur le sacrifice de son
amour et sur l'abandon de ses prétentions . Le soir
même , il demanda mystérieusement à madame de
Forlis une entrevue particulière ; elle lui donna
rendez -vous pour le jour suivant à neuf heures du
matin.
Le lendemain , le vicomte , avant l'heure indiquée
, était à la porte de madame de Forlis ; on le
fit entrer sur-le-champ , et il fut d'abord très -embarrasé
de se trouver tête à tête avec une femme
de quarante ans qui lui paraissait très - imposante ;
mais rassuré , en songeant aux belles choses qu'il
allait révéler , il prit enfin la parole : Madame , ditil
, je vais vous dire des choses très - surprenantes ...
Ce début fit sourire madame de Forlis . Je crois ,
répondit -elle , que je les devine à peu près.....
Nou , madame , cela est impossible... Eh bien
qu'est-ce donc ? Vous croyez sans doute que
M. de Fonrose a eu la migraine hier ; point du
tout , madame... Comment ! je ne comprends
pas...- M. de Fonrose n'avait point la migraine.
Après , monsieur , que voulez -vous dire ? M. de
Fonrose est dans un état très-dangereux ; il se
meurt ... - O ciel ! interrompit mad . de Forlis , saisie
d'effroi ; il faut envoyer à Paris chercher des secours.
A ces mots , elle se levait pour se précipi
-
-
-
PRAIRIAL AN XII. 503
-
-
-
111
-
1
'
ter sur son cordon de sonnette . Le vicomte l'ar- >
rêta . - Non , madame , dit - il ; non , il n'a pas besoin
de médecin ; vous pouvez le guérir d'un mot .... II
est passionnément amoureux de mademoiselle
Louise de Forlis ... Ici , Verdac ne parut plus niais
et ridicule aux yeux de madame de Forlis , et elle
l'écouta avec autant d'attention que d'intérêt. Quoi !
dit- elle , de ma fille aînée ? - Qui , madame , il
l'adore ... En êtes-vous bien sûr? Oui , madame
, c'est un fait avéré . Et pourquoi ne se
déclarait-il point ? -Parce qu'il a découvert que
j'ai les mêmes sentimens... Et qu'il aura supposé
que ma fille les partageait ! Ah ! que cela est
touchant , et de part et d'autre ! ... En disant ces
paroles , madame de Forlis essuya ses yeux remplis
de larmes , et tendant la main à Verdac : Mon cher
vicomte , dit - elle , je suis vivement touchée de :
votre candeur et de votre générosité . Je ne
fais que mon devoir , madame , reprit le vicomte
animé par cet éloge ; et je vous demande
pour M. de Fonrose , la main de mademoiselle
Louise de Forlis. C'étoit bien tout ce que madame
de Forlis desirait ; car elle ne comprenait pas comment
sa fille pouvait préférer Verdac à Fonrose ,
quoique de cet instant elle estimât profondément
le premier. Certaine de son empire sur l'esprit de
Louise , elle voulait la prévenir avant de s'engager ;
mais Verdac la pressa tellement d'envoyer chercher
Fonrose sur -le - champ , qu'elle y consentit . En
l'attendant , le vicomte se promenait dans la
chambre en se frottant les mains ; il jouissait
d'avance de l'agréable surprise qu'il allait causer à
son ami . Fonrose arrivé , le vicomte court à lui ,
et l'embrassant : Mon ami , lui dit- il , remerciez
madame de Forlis ; elle consent à votre union avec
celle que vous aimez. A ces mots , le vicomte ne
doute point que son secret n'ait été découvert ; il
504 MERCURE DE FRANCE ,
croit qu'on lui offre la main' de Juliette ; et , transporté
de joie , il tombe aux pieds de Mme de Forlis .
Cette dernière , vivement attendrie , lui dit : C'est
votre généreux rival qu'il faut remercier... Ces paroles
furent un coup de foudre pour Fonrose ; il entrevit
une partie de la vérité , et il eut assez de présence
d'esprit pour ne rien dire , et pour baisser la tête
sur les genoux de Mme de Forlis , afin de cacher
la surprise et la consternation qui devaient se
peindre sur son visage . Oui , mon ami , s'écria le
vicomte , je vous cède mademoiselle Louise de
Forlis ; je vais partir : mon père arrive aujourd'hui ,
je vais l'aller retrouver ; et pour vous ôter tout sujet
d'inquiétude , j'épouserai tout de suite la personne
qu'il me destinait ... Non , non , interrompit
Fonrose en se relevant impétueusement ; je n'abuserai
point de tant de grandeur d'ame ... J'ai cédé
à un premier mouvement dont je n'ai pas été le
maître ; mais la réflexion me rend à moi- même...
Mon cher Fonrose , reprit Verdac , mon parti est
tout - à - fait pris ; mes chevaux sont mis , je pars
dans l'instant..... Je ne le souffrirai pas , repartit
Fonrose ... Adieu , madame , dit Verdac , en faisant
une profonde révérence à madame de Forlis qui ,
pendant ce dialogue héroïque , pleurait d'admiration
; adieu . En prononçant ces paroles , il sortit précipitamment
; Fonrose le suivit , et quand ils furent
sur l'escalier , Fonrose saisit Verdac par le bras , et
l'entraîna malgré lui , en donnant ordre à un domestique
de renvoyer les chevaux de poste .
Verdac , conduit dans sa chambre par Fonrose ,
répéta qu'il persistoit dans son dessein . Il ne s'agit
point ici , lui dit Fonrose , de votre amour et du
mien ; nous ne devons nous occuper que de Louise :
c'est vous qu'elle aime , et il ne vous est pas permis
d'être généreux avec moi aux dépens de son bonheur
; d'ailleurs , puis-je accepter le sacrifice que
PRAIRIAL AN XII. 505
--
-
vous voulez mé faire ? L'honneur me permettroitil
de prétendre à la main d'une personne qui ne
m'épouserait que par contrainte , d'une personné.
dont le coeur n'est plus libre ? -Avec le temps
elle vous aimera . Non , non , jamais on ne guérit
d'une première passion . Mademoiselle de Forlis
n'est pas le premier objet que j'aye aimé ; je sens
que la raison pourra triompher d'un penchant qui
est déjà très- affaibli . Vous , qu'elle aime , vous devez
être fidèle ; si vous l'abandonniez , vous ne seriez
qu'un séducteur. - Oh ! c'est ce que je ne
serai jamais. J'en suis sûr. Ne vous laissez donc
point aveugler par une fausse générosité ; acceptez
la félicité qui vous est offerte. Mais , mon père ?
Vous aurez son consentement . Avant tout , il
faut faire la démarche que vous devez aux sentimens
de Louise ; il faut la demander à sa mère .
Dans le trouble où vous êtes vous ne pourriez lui
parler... Oui , je suis fort troublé . Vous ne
pourriez même écrire . Moi , je suis plus calme ; je
vais vous faire une lettre que vous copierez et que
vous lui enverrez ; ensuite , vous m'avouerez comment
vous avez découvert que je suis amoureux de
Louise . Quelqu'un vous a donné cette idée ? ....
Point du tout... C'est votre migraine qui m'a ouvert
les yeux .. Ma migraine ? - Oui , j'ai bien vu
que vous étiez mialade de chagrin . - Oh ! ma passion
ne va pas jusque - là. J'avoue que si Louise
m'eût aimé . je l'aurais adorée ; n'ayant pu me flatter
de ce bonheur , je n'ai pour elle qu'un sentiment
involontaire qui ne fait point mon tourment , et qui
s'éteindra tout- à-fait quand elle sera votre épouse .
Mais , occupons- nous dans ce moment de la lettre
pour madame de Forlis ; nous reprendrons cet entretien.
-
-
Fonrose prit un écritoire , et il écrivit une lettre
C
506 MERCURE DE FRANCE ,
adressée à madame de Forlis , et conçue en ces
termes :
« MADAME ,
« Après une longue conversation avec mon ami ,
je vois , à n'en pouvoir douter , que sa passion
» est infiniment moins vive que la mienne ; il pourra
» vivre sans mademoiselle de Forlis , et j'avoue
» que je ne puis exister sans elle. C'est lui qui
» m'autorise à vous ouvrir mon coeur et à vous
» montrer sans déguisement l'excès d'un amour
» dont l'amitié pouvait obtenir le sacrifice , mais
» que rien au monde ne saurait affaiblir. Dai-
» gnez , madame , me rendre l'espérance ; ce sera
» me rendre à la vie. »
Fonrose laissa ce billet à Verdac ( qui lui promit
de le copier et de l'envoyer sur - le - champ ) , et
il fut chercher Juliette afin de l'instruire de tout
ce qui s'était passé. A peine était- il sorti de la
chambre , qu'Adrienne , très - inquiète de la conférence
des deux amis , s'avança doucement dans
le corridor , sur la pointe des pieds , d'un air
mystérieux ; elle fut aperçue de Fonrose qui feignit
de ne pas la voir ; il continua son chemin , et ,
restant caché derrière une porte battante , il jeta
un oeil soupçonneux et perçant dans le corridor ,
et il vit Adrienne entrer précipitamment chez
Verdac . Fonrose alors n'eut presque plus de doute
sur la perfidie d'Adrienne , quoiqu'il lui fùt impossible
d'en deviner le motif. Il fut tenté de renirer
chez Verdac ; mais il pensa qu'Adrienne aurait
assez d'adresse pour donner des raisons plausibles
de cette visite clandestine si contraire à la
bienséance , et il jugea qu'il valait mieux paraître
ne pas se défier d'elle , et l'observer avec soin , afin
de la démasquer plus sûrement. D'après ces réflexions
, il se hâta d'aller rejoindre Juliette.
PRAIRIAL AN XII. 507
ques-
Adrienne trouva Verdac taillant une plume
pour copier à main posée , de sa plus belle écriture
, le billet écrit par Fonrose. Adrienne le
tionne vivement ; Verdac répond avec sa naïveté
ordinaire , et lui donne sa parole qu'il n'a pas
prononcé son nom, et que personne ne se doute
qu'elle ait la moindre part aux démarches qu'il
vient de faire ; et il lui renouvelle la promesse
de ne point démentir cette discrétion . Adrienne lui
soutient que Fonrose dissimule sa douleur ; elle
parle avec tant d'adresse et de véhémence, qu'elle
ramène Verdac à son premier projet , qui , dans
le fond , lui convenoit mieux , parce qu'il craignait
mortellement l'opposition et la colère de son
père . Mais que ferai - je ? dit Verdac. Une
action aussi belle que celle de Fonrose , répondit
Adrienne. Que ce billet qu'il écrivit pour vous, avec
désespoir , serve à son bonheur ! -Comment ? -
Donnez-le moi , et je vais le porter à ma tante ,
de la part de Fonrose , comme s'il l'eût écrit pour
lui - même. Pendant ce temps , faites seller un cheval
, et partez sans délai ; allez rejoindre votre père
qui vous attend. Verdac trouva cette idée excellente
; il appela son valet de chambre , et , en présence
d'Adrienne , il lui donna l'ordre d'aller lui
seller un cheval sur- le- champ , et de le conduire
au bout de l'avenue ; car il vouloit partir sans bruit.
Adrienne , charmée de sa docilité , le quitta en
emportant la lettre écrite par Fonrose , et sur le
revers de laquelle il avait tracé ces mots : Pour
madame de Forlis. Adrienne aussitôt vole chez
sa tante , la fait demander dans son cabinet ; et là,
lui remettant le billet de Fonrose , dont madame
de Forlis connaissait parfaitement l'écriture , elle
lui dit qu'elle a trouvé ce papier dans le corridor ,
et qu'ayant lu seulement le nom de madame de
Forlis , elle a cru devoir lui apporter cet écrit .
508 MERCURE DE FRANCE ,
Adrienne , après cette explication , ajoute qu'elle
vient de recevoir un courrier de son père qui l'oblige
à partir dans l'instant pour Paris ; elle prend
congé de sa tante et la laisse seule. Madame de
Forlis lut avec empressement le billet de Fonrose ,
et l'erreur qu'il produisit la combla de joie ; car
Fonrose était le gendre qu'elle¡ desirait . Elle fit
appeler Louise , elle lui conta les combats généreux
des deux amis , et finit par lui lire le billet
qu'elle venait de recevoir. Louise écouta ce recit
avec beaucoup de sang-froid ; elle ne savait trop
que penser et lequel elle devait le plus admirer
de Fonrose ou de son Verdac sa mère la décida
en lui disant que ces deux vertueux amans si passionnés
étaient également dignes d'elle : Mais ,
ajouta -t-elle , le vicomte ne serait pas sûr d'obtenir
le consentement de son père ; et , dans cette
incertitude , nous ne devons plus songer à lui .
Fonrose vous adore ; il est son maître : serezvous
insensible à un attachement si tendre et si
délicat ? Louise assura qu'elle n'était point ingrate ,
et que , puisqu'elle ne pouvait épouser M. de
Verdac , elle consentirait sans répugnance à s'unir
à M. de Fonrose . A ces mots , madame de Forlis,
au comble de ses voeux , envoya chercher Fonrose
, qui vint au moment même . Mon cher Fonrose
, lui dit - elle en lui montrant Louise , elle
est à vous , et elle y consent.
Fonrose resta pétrifié . « Peut-être , reprit madame
de Forlis , après m'avoir écrit le billet touchant
que je possède , vous en êtes- vous repenti ; peutêtre
avez-vous encore formé de nouveau le noble
projet de vous immoler ; mais le ciel ne l'a pas permis.
Vous avez perdu ce billet ; on vient de me
l'apporter; le voici .... » En disant ces paroles , elle
lui montra la lettre qu'avait dû copier Verdac ; et
Fonrose , intérieurement outré de colère, reconnut
le
PRAIRIAL AN XII.
50g
le fruit de l'entrevue d'Adrienne et de Vac
Après un moment de silence et de réflexion , it
s'approcha de mádame de Forlis , et , serrant ses .
deux mains dans les siennes : Ah! madine , ditil
, si vous tisiez dans mon coeur, vous verrez combien
il est pénétré de vos bontés .... Mais je suis st
ému , si hors de moi - même , qu'il m'est impossible
de vous exprimer ce que je sens . Souffrez que
j'aille réfléchir avec moins de trouble à mon étrange
situation . A ces mots , il sortit sans attendre de
réponse . Il écrivit avec un crayon deux lignes à
Juliette , pour l'instruire de ce singulier incident ;
et , descendant dans les écuries , il monta sur le
cheval de Verdac , et partit au grand galop pour
Paris . Il avait prévu qu'Adrienne engagerait Verdac
à quitter Chevilly, et il savait qu'elle - même venait
de partir. En conséquence , il avait gagné le
valet-de - chambre de Verdac et les gens de l'écurie
, qui mirent des obstacles invincibles au
prompt départ du vicomte. On lui dit d'abord que
son cheval était déferré : il demanda des chevaux
de poste : on le fit attendre trois quarts d'heure ,
pour lui dire ensuite qu'il n'y en avait point. Alors
il donna l'ordre de ferrer son cheval ; on ne put
trouver le maréchal. Le vicomte , attendant toujours
, se promenait assez tristement dans l'avenue
, ne se doutant pas que Fonrose , qui avait
pris un chemin détourné , étoit parti , et sur son
cheval. Durant ce temps , Juliette opérait une
une grande révolution . Louise , après son entretien
avec sa mère , était remontée dans sa chambre ;
et avec un sérieux assez convenable , elle dit à
Juliette que , pour obéir à sa mère , elle avait
promis à Fonrose de l'épouser ..
A ce récit , Juliette , déjà prévenue par Fonrose ,
se jeta au cou de sa soeur avec toutes les démonstrations
du plus douloureux attendrissement : Ah !
9
·
Kk
1
REP.
FRA
5 .
cen
510 MERCURE DE FRANCE ;
-
ma pauvre soeur ! s'écria- t - elle , qu'allez - vous devenir
? Cela me fait beaucoup de peine , répondit
Louise ; vous savez que j'aimais M. de Verdac ,
mais il n'y faut plus penser.... Ma pauvre
...
-
-
-
-
soeur ! .... comme vous êtes pâle et saisie ! .... Oui ,
cela m'a coûté beaucoup .... Encore ,
Encore , si vous
pouviez pleurer ! cela vous soulagerait un peu ....
Non , je ne pleurerai pas , mais j'ai un poids sur
l'estomac .. Savez - vous que cela est du plus
grand danger .... J'ai envie de prendre un peu
d'éther.... Je vais vous en arranger. Comine
vous tremblez !.... Laissez - moi vous délacer .... -
Oh ! non , l'on va diner tout à l'heure .... - Dîner !
y pensez -vous , dans l'état où vous êtes ?... J'ai
très - peu déjeûné , et j'ai des tiraillemens d'estomac....
Ce serait bien pis si vous mangiez. Je
suis sûre que vous avez de la fièvre : voyons votre
pouls .... ò ciel ! il est convulsif.... - Réellement ? ...
-
-
-
Et de la fièvre.... - C'est un grand malheur
que celui d'être née trop sensible ! .... Il faut vous
coucher. En disant ces mots , Juliette déshabillait
sa soeur avec la plus grande activité ; Louise s'y
opposait un peu , mais Juliette , en lui parlant de
Verdac , en lui peignant son profond désespoir ,
parvint enfin à l'émouvoir : Louise , moitié de gré ,
moitié de force , se mit sur son lit. Il fut convenu
que Juliette dirait à Madame de Forlis que Louise
avait un violent mal de tête , et qu'elle demandait
la permission de dîner dans sa chambre . Juliette ,
recommandant à sa soeur de prendre une infusion
de mélisse qu'elle avait fait préparer , la quitta en
lui promettant de revenir la voir en sortant de
table . Juliette fut chercher Verdac , qu'elle trouva
dans l'avenue , où il attendait toujours depuis plus
d'une heure et demie ; il étoit si fatigué , qu'il avait
pris le parti de s'asseoir ; et comme il n'y avait
point de siéges dans cette allée , il s'était mis sur
PRAIRIAL AN XII. 511
"
une escarpolette attachée à deux gros arbres , et ,
pour se distraire ou par distraction , il se balançait
nonchalament , lorsque Juliette , tout essouflée
accourut près de lui . Que faites- vous donc là , lui
dit - elle , quand Louise est dans un état affreux ?....
Comment ! reprit Verdac en descendant de l'escarpolette
, qu'a - t - elle donc ? Une terrible attaque
de nerfs. Croyez -vous donc de bonne foi
qu'elle puisse jamais se décider à épouser Fonrose
avec le sentiment qu'elle a pour vous ? .... Elle est
dans son lit avec une fièvre ardente .... et vous auriez
la barbarie de partir et de la laisser dans un
tel état ! .... Mon Dien! j'ignorais .... Dans ce
moment , Verdac s'arrêta pour écouter la cloche
qui annonçoit le dîner , ce qui acheva de le déterminer
à rester.... Eh bien poursuivit - il , je ne
partirai point aujourd'hui . A ces mots , il offrit son
bras à Juliette , et tous les deux se hâtèrent de
rentrer dans la maison. Madame de Forlis et deux
ou trois personnes de sa société se mettaient à
table : Juliette dit tout bas à sa mère que Louise
était un peu malade , et qu'elle la suppliait de la
'dispenser de descendre ; madame de Forlis y consentit,
imaginant qu'elle craignait de revoir le vicomte
; mais elle s'inquiéta en apprenant que Fonrose
était parti pour Paris . Le vicomte eut l'air
triste ; il parla peu , mais il mangea beaucoup :
l'exercice qu'il avoit fait dans la matinée lui donnait
un appétit infiniment plus remarquable que
son chagrin. Après le diner , on rentra dans le salon
, et un instant après on entendit une voiture.
Verdac se mit à la fenêtre , et fit un cri de surprise ;
il voyait descendre de voiture son père et Fonrose.
Madame de Forlis, aussi étonnée que lui, passa
dans son cabinet pour recevoir cette visite inattendue
. Fonrose y parut triomphant ; il présenta
le baron de Verdac à madame de Forlis , en ajou-
Kk 2
512 MERCURE DE FRANCE ;
tant qu'il venait lui demander pour son fils la
main de mademoiselle Louise de Forlis. J'eusse
été trop heureux de l'obtenir , poursuivit- il ; mais,
madame, outre mon amitié pour Verdac , un obstacle
invincible s'opposait à mon bonheur : je
n'ai que trop vu , malgré l'extrême réserve de
mademoiselle de Forlis , qu'elle avait un penchant
secret pour Verdac ; j'ai dû sacrifier mes sentimens
aux siens , à ceux de mon ami ; j'ai été trouver
M. le baron de Verdac ; et , pour le rendre favorable
aux voeux de son fils , il m'a suffi de vous nommer
, madame.
Le baron prit la parole pour confirmer tout ce
que venait de dire Fonrose ; et madame de Forlis ,
admirant ces événemens merveilleux , donna son
consentement. Louise prenait sa huitième tasse
d'eau de mélisse quand on lui annonça cette nouvelle
; elle parut charmée , et Juliette , comme on
peut le croire , partagea sincèrement sa joie . Le
souper fut très- gai , malgré la pitié qu'inspirait le
généreux Fonrose , dont on ne pouvait se lasser
de louer le courage et la grandeur d'ame . Quelques
jours après , madame de Forlis lui demandant avec
attendrissement s'il était véritablement guéri de sa
passion : Oui , madame , dit - il ; Louise n'est plus
à mes yeux qu'une soeur chérie .... Elle pourrait le
devenir en effet , reprit madame de Forlis . Ah !
s'écria Fonrose , le bonheur de vous appartenir sera
pour moi la plus puissante de toutes les consolations.
A ces mots , madame de Forlis l'embrassa ,
en disant Ce n'est pas celle que j'aurais voulu
vous donner , mais il me sera toujours bien doux
de vous avoir pour gendre. Juliette fut consultée ;
on devine sa réponse . On décida que les deux
mariages se feraient sous quinze jours . Ce dénouement
désola l'intrigante Adrienne : ce ne fut pas
sa seule punition ; le baron de Verdac plaida contre
PRAIRIAL AN XII. 513
son père , et gagna son procès. Enfin Adrienne
perdit sans retour l'amitié de Juliette et celle de
Fonrose. Madame de Forlis maria ses deux filles
le même jour , en répétant à tous ses amis que
l'histoire de ses gendres formerait le sujet du plus
beau roman , ou du drame le plus pathétique .
L'insipide et sage Louise fut la femme la plus
irréprochable et la plus constamment heureuse ;
et Verdac remarquait que son bonheur faisait
mentir le proverbe qui dit que les mariages faits
par amour sont toujours malheureux. La piquante
Juliette , avec de la coquetterie et le goût de l'intrigue
, eut une conduite souvent imprudente , inconséquente
et légère. Le brillant Fonrose , pendant
plusieurs années , lui donna de vives inquiétudes
, lui montra beaucoup de jalousie ; et plus
d'une fois , au milieu de ces orages , ils envièrent
la destinée des amans sans amour qu'ils avaient
unis par leurs stratagêines
.
D. GENLI S.
L'Amour et Psyché , poëme en huit chants ; par M. A.
Sérieys , bibliothécaire du Prytanée français . Un vol .
in- 12. Prix : 1 fr. 50 cent. , et 2 fr . par la poste. A
Paris , chez Tiger , imprimeur- libraire , place Cambrai ;
et chez le Normant, imprimeur libraire , rue des Prêtres
Saint-Germain- l'Auxerrois , nº . 42 .
LE sujet d'un poëme intéressant n'est pas une chose
facile à trouver ; et parmi ceux que l'histoire , la fable
et l'imagination peuvent offrir , le choix présente d'immenses
difficultés. Cette observation ne porte pas seulement
sur les faits héroïques qui pourraient aller de pair
avec ceux qu'ont chantés les anciens poètes , elle s'étend
3
514 MERCURE
DE FRANCE
,
encore aux sujets plus simples , qui ne peuvent devenir
recommandables que par les traits dont l'imagination les
embellit.
Les aventures de l'Amour et de Psyché , qui forment
un épisode touchant dans le poëme de l'Ane d'or d'Apulée ,
ont intéressé plusieurs auteurs estimables , qui les ont fait
passer dans leur langue avec plus ou moins de changemens.
Notre La Fontaine crut y trouver le sujet d'un
petit poëme ou roman qu'il fit trop long , et c'est le seul de
ses ouvrages dont on néglige la lecture , quoique l'on y
retrouve souvent le poète de la nature et des Graces .
Molière , aidé par Corneille , en a fait une tragi-comédie
en vers libres , qui plut à la cour de Louis XIV : cette
pièce , où l'auteur de Cinna plia son génie à un genre
d'écrire dont on ne le croyait pas capable , est très - intéressante
, mais il est difficile de la jouer , parce qu'il faut
réunir les trois sortes de talens qu'exigent le théâtre , la
déclamation , le chant et la danse. Enfin , de tout cela , nos
modernes fabricateurs de ballets en ont tiré une pantomime
délicieuse pour notre grand Opéra ; c'est à peu près
ce que nous avons de plus parfait dans ce genre ; mais on
sent bien que le mérite d'un pareil ouvrage est tout entier
dans l'élégance des décorations , dans le choix de la musique
et dans la souplesse des acteurs , et qu'il ne peut en être
question ici que pour mémoire.
M. Sérieys , connu par son goût pour les belles - lettres ,
qu'il cultive avec succès , puisqu'elles l'ont porté au poste
qu'il occupe , vient , après tous ces auteurs , nous entretenir
des malheurs de l'Amour et de Psyché ; mais , plus
hardi que ses prédécesseurs , il n'a suivi les traces de personne
, et , à l'exception des noms des deux principaux
personnages , et de l'apothéose de l'amante de l'Amour,
tout , dans ce nouveau poëme , est de son invention . Ce
PRAIRIAL AN XII. 515
n'est pas ce que j'admire ; M. Sérieys paraît avoir oublié
que l'invention même est soumise à des lois on lui permet
de créer des ressorts pour intéresser le lecteur
comme le dit Boileau :
Inventez des ressorts qui puissent m'attacher ;
mais on ne souffre pas qu'elle dénature
un sujet ,
ni qu'elle en détruise le caractère. Les aventures
de
Psyché sont allégoriques
, et on ne peut en changer le
fond sans faire évanouir le beau sens qu'elles présentent.
Psyché signifie ame dans la langue grecque : la passion
que le fils de Vénus conçoit pour elle , est un emblême de
cet amour de l'ame qui s'élève au- dessus des sens. Le caractère
de cette passion est ce qui produit et ce qui motive la colère
de Vénus , sajalousie
, et les persécutions
qu'elle fait
souffrir à sa rivale , puisque cet amour tend à renverser
son
culte et ses autels ; allégorie par laquelle on a voulu représen ,
ter le combat que les passions livrent à l'esprit ; fiction char
mante , sans laquelle cette fable n'aurait aucun sens moral ,
C'est ce que M. Wiéland , le plus bel esprit de VAllemagne
, a très-bien senti , et non moins heureusement
exprimé dans un de ses plus agréables
ouvrages , où ,
sous les noms allégoriques
d'Agathon
et de Psyché , il a
fait l'histoire de ces amours intellectuels
, de ces transports
de l'ame dont les Grecs avaient eu l'idée .
Je suis obligé de dire ici que M. Sérieys a ignoré ou
dédaigné ce que cette allégorie a de délicat ; et ce seul
défaut d'observation ou de goût l'a tellement jeté hors de
son sujet , qu'il est impossible maintenant de trouver ,
dans tout son ouvrage , la plus petite leçon de morale , et
qu'il ne présente plus qu'un caprice puéril , sans agrément
et sans utilité .
Ce n'est plus Vénus qui poursuit sa vengeance sur l'a516
MERCURE DE FRANCE ,
mante de son fils ; c'est Junon qui s'acharne à détruire la
pauvre Psyché , qui ne lui a fait aucun mal. Et que lui veut
cette Junon ? de quoi se plaint -elle ? Il n'est pas aisé de
Je comprendre. L'auteur a introduit cette déesse sous les
mêmes traits que Virgile , profondément aigrie par le souvenir
des affronts qu'elle a essuyés sur le mont Ida , et ne
pouvant s'en prendre ni à Vénus , ni au pieux Enée , que
l'auteur appelle
L'usurpateur de l'Etrurie ,
De Turnus l'indigne assassin ,
De Priam lefils inhumain ,
Qui vendit aux Grecs sa patrie ( 1) .
Parce que cet honnête homme a été placé au rang des
Dieux , elle décharge sa fureur sur une vierge grecque ,
dans la vue de désoler l'Amour, et , par contre- coup , pour
faire de la peine à Vénus sa mère . Voilà ce qui s'appelle
arriver à son but par un détour un peu long. Mais on ne
devinerait jamais , si je ne prenais la peine de l'apprendre
au public , par quel mot'f M. Sérieys a imaginé de faire
exécuter à Junon une vengeance aussi froide et une cruauté
aussi inutile que celle-là . C'est lui-même qui s'en explique,
et qui nous apprend que , par le tour d'esprit le plus bizarre ,
il trouve mauvais que cette terrible déesse n'ait pas eu le
pouvoir de détruire toute la race des Troyens , pour venger
l'honneur de sa figure . Il avoue qu'il était pressé du besoint
de faire un poëme où il prît fait et cause dans sa querelle.
En un mot , M. Sérieys prétendait redresser le plan de
l'Enéide et les torts de Virgile , qu'il trouvait très - injuste
(1 ) Je ne sais où M. Séryeis a pris qu'Enée était fils de Priam ,
et qu'il avait vendu Troie ; mais un chronologiste , qui place Saint-
Bazile avant Jésus - Christ , peut bien avoir des lumières particulières
Sur l'histoire.
PRAIRIAL AN XII. 517
7
d'avoir fait triompher Vénus . Je ne sais ce que Vénus lui a
fait ; mais on ne s'aperçoit que trop , à sa poésie , que tout
son ouvrage est dirigé malignement contre la mère de s
Graces. « La fin de l'Enéide , dit -il , ne m'avait point satis
» fait..... Je ne pouvais voir de sang froid un prince étran-
» ger , fugitif..... tuer son rival , épouser son amante .
» Rien ne m'intéressait en faveur du héros troyen.....
» Junon m'avait toujours paru soutenir le parti de la raison
» et de la justice. Ilion , réduite en cendre , avait un peu
» calmé le ressentiment de la déesse ; mais la défaite de
>> Turnus ..... devait naturellement entretenir dans cette
>> ame orgueilleuse une haine implacable ..... et je conçus
» le projet de venger la reine des immortels . »
Je suis fâché que cette logique aboutisse à faire de
M. Sérieys le chevalier d'une méchante femme . Mais enfin
de qui veut- il la venger ? De Vénus , que Pâris a trouvée
plus belle ? rien de plus juste ; c'est un crime qu'une femme
ne pardonne guère. Et comment la venge- t-il ? en lui faisant
persécuter la rivale de Vénus : Cela n'est - il pas bien
adroit ? et n'est- ce pas un détour bien ingénieux que d'aller
tourmenter l'innocente Psyché , afin de mettre l'Amour
au désespoir , dans l'idée que sa mère en ressentira quelque
peine , tandis qu'au contraire , rien ne sert mieux les desseins
de Vénus , qui veut tout à-la- fois punir son fils et
perdre sa rivale . M. Sérieys n'est - il pas ici pris pour dupe
avec sa Junon , dans le plan que lui- même a concerté ?*
Mais il craignait , nous dit- il , de mettre Junon aux prises
avec Vénus , parce que Mars aurait pris la défense de cette
puissante concubine. Voilà une défaite bien plaisante , et
un poète d'une humeur bien pacifique ! Eh ! monsieur , si
Homère eût craint de mettre l'Olympe en feu , où serait le'
merveilleux de l'Hiade ? Je sens bien qu'on ne peut pas faire
un crime à M. Sérieys de ne pas ressembler à Homère; mais
518 MERCURE DE FRANCE ;
par quelle singularité se fait -il qu'il ne puisse jamais arriver
à ses fins ? Il veut venger Junon , et vous voyez qu'il
ne la venge point ; il veut desservir Vénus , et vous voyez
qu'il la sert à merveille ; il veut éviter de commettre les
deux déesses , et il fait précisément tout ce qu'il faut pour
les brouiller , sile tour qu'il prend n'était pas , par bonheur ,
de la plus insigne maladresse . Selon M. Sérieys , en effet ,
Junon ne persécute l'Amour que pour affliger la mère :
« Quoi! pour signaler ma disgrace ,
La fille des mers à ma place
Fera des lois impunément !
Et moi , d'unfvain ressentiment
J'effacerai jusqu'à la trace !
Non; je punirai son audace ,
Et par·le Styx j'en fais serment ;
Il lui reste un superbe enfant
Plus coupable encor que sa mère ;
4
tí .
De quoi est- il coupable ? C'est ce qu'on ne prend pas la
peine de nous dire :
4
C'est sur lui que, dès ce moment ,
Va tomber toute ma colère. »
Or , si M. Sérieys pensait que cette persécution du fils
pât tourmenter la mère , comment n'a - t - il pas vu qu'il se
mettait dans l'embarras qu'il voulait éviter , et que ce
motif était suffisant pour armer le dieu de la guerre en
faveur de la déesse de la beauté ?
Le procédé de Junon crie d'autant plus vengeance , qu'il
est d'une noirceur réfléchie , et pourtant folle ; car , après
elle avoir enlevé Psyché des bras de l'Amour endormi ,
devait se contenter de ce coup d'autorité , et il était bien
inutile d'enfermer sa victime dans un cachot et de l'y faire
mourir. Junon n'avait pas besoin de ce nouveau crime pour
PRAIRIAL AN XII. 519
devenir odieuse , et c'est un singulier service que lui
rend là M. Sérieys .
Quel intérêt pouvait produire une conception aussi vicieuse
? aucun , sans doute ; mais il est inconcevable avec
quel art M. Serieys a détruit tous les moyens qui pouvaient
animer la langueur de son poëme , et en féconder l'extrême
aridité . Tous ceux que son sujet lui mettait sous la main,
il les a repoussés . Qui croirait que la sensible Psyché n'y
joue absolument aucun rôle ? Dès le commencement de
l'ouvrage , on la voit précipitée dans le fond d'une noire
prison , et l'on ignore ce qu'elle y fait , ce qu'elle y dit ,
ce qu'elle y pense jusqu'à la fin du poëme . Et que fait
l'Amour ? Désespéré , à son réveil , de ne trouver à la
place d'une jolie fille qu'un vilain monstre , que Junon a
eu l'attention de lui substituer , il croit que son amante
a été mangée ; il crie , il tempête..... On le rassure ; on
lui dit qu'elle respire , mais c'est pour le livrer à de nouveaux
tourmens.
Il part , vole de mers en mers , de climats en climats ;
il visite le palais de la Gloire , l'île de la Volupté ,
la caverne
des Regrets , mais sans retrouver son amante il
devient furieux ; il veut se noyer ...... Une réflexion
l'arrête ; il prend la forme d'Ixion , que Junon aimait secrètement
; il va la trouver ; il lui lance une flèche dans
l'instant qu'elle lui tourne le dos : elle brûle d'une flamme
adultère ; mais , honteuse d'aimer un parricide , elle est
forcée de supplier l'Amour de la délivrer de cette passion
funeste il y consent , à condition que sa chère Psyché
lui sera rendue . Le marché se conclut ; on la lui rend , mais
elle est morte ; il la ressuscite , et , à sa prière , le père
des Dieux la place au rang des immortelles , pour la mettre
à l'abri des misères humaines , et afin , dit le poète ,
Que les Parques désormais
De ses jours respectent la trame .
:
....
520 MERCURE DE FRANCE ,
Tel est le plan , la marche et le dénouement de ce
poëme. Ce serait une tâche trop fatigante pour le lecteur,
de relever les fautes de détails dont il fourmille ; et , sans
nous arrêter à la ridicule figure sous laquelle l'Amour
apparaît à Junon ; sans parler du marché extravagant
qu'ils font ensemble , on ne sait comment , ni de la bonhomie
avec laquelle l'auteur , oubliant que son Amour est
un grand garçon , le fait sauter sur les genoux de sa mère,
ni d'une foule d'autres inadvertances , nous nous bornerons
à observer que le ton de tout l'ouvrage est d'une
uniformité trop sèche ; que l'humeur acariâtre de Junon
y répand une monotonie fatigante , et que les doléances de
l'Amour n'ont rien de varié ni d'attachant.
Mais si les efforts de M. Sérieys n'ont pas été heureux
dans la conception du plan , ni dans les détails qui le développent
, nous pouvons le féliciter d'avoir trouvé une
maniere de versifier tout-à-fait commode , et si facile
qu'il s'en faut de peu que ses vers ne soient aussi coulang
que de la prose. En voici un petit échantillon digne des
amateurs :
« Amour triomphe ; l'Univers
Gémit sous le poids de ses fers :
Il triomphe ; à sa folle audace
Rien , dit Junon , ne met un frein
Ni ses douleurs , ni sa disgrace ; ;
Et mon ressentiment est vain . »
2
Je suis déjà charmé de ce petit morceau , et je suppose
que le lecteur pourrait fort bien me prier de ne pas aller
plus loin; je me contente donc d'observer avec quel succès
M. Sérieys est parvenu à venger Junon , puisque lui-même ,
lui fait avouer la vanité de tous ses projets et l'impuissance
de son ressentiment.
Cependant si , comme l'assure M. Sérieys , la première
édition qu'il donna de cet ouvrage ., il y a douze ans , fut
4
PRAIRIAL AN XII. 521
favorablement accueillie du public , nous ne doutons pas
que celle- ci , qu'il juge bien supérieure , n'ait un prompt
débit , et qu'il ne trouve dans cet hommage flatteur et
lucratif , la meilleure vengeance qu'il puisse souhaiter de
cette petite critique , et la récompense de tous ses travaux.
G.
-
ANNONCES.
IV . , V. et VI . cahiers de la seconde année de la Bibliothèque
physico-économique , instructive et amusante, à l'usage des villes et
des campagnes , publiée par cahiers avec des planches , le premier de
caque mois , à commencer du prem er brumaire an 11 , par une société
de savans , d'artistes et d'agronomes , et rédigée par C. S. Sonni ,
ni, de la société d'agriculture de Paris et de plusieurs sociétés sovantes
et littéraires. — C's trois cahiers , de 216 pag . avec des planch. , contiennent
, entre autres articles intéressans et utiles : Destruction des insectes
qui attaquent le pommier et le poirier. Moyens de détruire les
chenilles ; Manière de tirer parti de la farine de blé gàté pour faire le.
pain ; Préparation du fromage , appelé fromage de sucre Cire pour
rendre les souliers et les bottes imperméables ; Méthode nouvelle de
guérir la fièvre jaune ; Procédé pour faire pous - er des racines aux arbres
nouvellement plantés , ainsi qu'à ceux qui les ont perdues par accident ;
Moyen de réparer les dommages que les gelées cansent aux arbres ;
Description d'une machine très- simple , propre à élever l'eau , avec une
faci ité étonnante , à tele hauteur que l'on desire : Remède contre la
goutte sciatique , dont on a des expériences sûres ; Moyen de remplacer
le café , le cacao et la vanille ; Manière d'empêcher la fumée des cheminées
; Emploi d'une p'ante très commune pour_teindre en bleu les
étoffes de laine et de coton , etc. , etc. , etc. Le prix de l'abonnement
de la seconde année de cette Bibliothèque est , commé pour la
première , de 10 fr. pour les 12 cahiers que l'on recoit , mois par mois ;
iranes de port par la poste. La lettre d'avis et l'argent doivent être
affranchis et adressés à F. Buisson , imprimeur - libraire , rue Hautefeuille ,
n°. 20, à Paris .
-
Lettre à M. Charles Villers , relativement à son essai sur l'esprit
et l'influence de la réforination de Luther , qui a été couronné dans
la séa publique de l'institut national de France , do 2 germinal
an X Par L. M. P. de Laverne . Prix : 1 fr . 20 c . , et 1 fr. 50 c .
par la poste.
A Paris , chez Henrichs , libraire , rue de la Loi ; Levrault ,
Schoell et compagnie , libraires , rue de Seine .
A Strasbourg , chez Levrault et comp . , libraires .
Le Nouveau Secrétaire Français , ou Modèles de Lettres snr
toute sortes de sujets , avec leurs réponses ; 1º . pour les fêtes anniversaires
, premiers jours de l'an ; 2° . de félicitation , de condoléance ,
etc.; 3° . des enfans à leurs parens ; 4º . d'amour , de demandes en
mariage , etc.; 5° . d'affaires de commerce ; suivis de modèles de
pétitions , de billet à ordre , de lettres de change, et mémoires :
précédé d'une instruction sur le cérémonial épistolaire , et terminé
par un petit traité de la ponctuation . Un vol . in- 12 . Prix : 1 fr.
25 c. , et 1 fr 50 c. par la poste .
A Paris , chez Le Prieur , libraire , rue Saint - Jacques , n° . 278.
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez LE NORmant , rue
des Prétres Saint-Germain- l'Auxerrois , nº . 42.
522 MERCURE DE FRANCE,
PARI S.
Le capitaine anglais Georges Wright , fait prisonnier
sur la corvette anglaise prise à l'entrée du Morbihan , et
conduit au Temple , a été interrogé . Il a refusé de répondre
à toutes les questions qui lui ont été faites , mais il a été
reconnu , par deux des conspirateurs , pour celui qui les
a débarqués au pied de la falaise de Béville ; et par le concierge
du Temple , pour l'ancien compagnon de Sidney-
Smith , qui , du temps du directoire , s'évada du Temple
avec lui , au moyen d'un faux ordre du ministre de la marine.
Sur l'observation qui lui a été faite par M. Thuriot ,
qu'il était prouvé que c'était lui qui avait débarqué des
kommes venus en France pour y allumer la guerre civile ,
et y assassiner le chef de l'état ; que ces actes étant purement
volontaires , on ne pouvait se dispenser de le considérer
comme appartenant à la conspiration , et de procéder
contre lui , il a répondu qu'il n'avait rien fait sans avoir
des ordres précis de son gouvernement , et qu'il ne craignait
pas d'être désavoué ; qu'au reste , il n'entrerait dans
aucuns détails ultérieurs.
-L'instruction du procès des quarante-sept prévenus de
conspiration a commencé , ainsi qu'on l'avait annoncé , le
prair. Le commissaire du gouvernement , dans l'acte qui
les accuse , a établi trois propositions : 1 ° . Que la conspiration
est constante ; 2° . que le gouvernemant anglais en est
l'ame ; 3° . que tous les accusés sont auteurs ou complices
de cette conspiration , ou contrevenans à la loi du 9 vent.
dernier , relative aux recéleurs .
Il serait trop long d'analyser les preuves dont le commissaire
appuie chacune de ces trois propositions : nous nous
borverons à citer quelques faits relatifs à la première et à
la troisième ; car , pour ce qui concerne la seconde , il est
assez notoire que les Anglais ne sont étrangers à aucune
des entreprises qui se sont formées depuis la révolution
contre le gouvernement français .
L'ex- géné al Lajolais vient de Londres rendre compte
au généra! Moreau des résolutions du cabinet de Saint-
James et des ci -devant princes français , et lui fait connaître
les desseins positifs de Pichegru et de ses associés . La réponse
de Moreau ne laissant aucun doute sur sa détermination
, Lajolais la reporte à Londres. La prompte exécution
du plan est arrêtée . Trois débarquemens successifs
ont lieu sur la falaise de Béville. Le premier s'opère le 21
août ; Georges était à la tête. Dans le troisième , qui se fit
le 16 janvier , étaient Pichegru et Lajolais . Un quatrième
devait s'effectuer ; le ci -devant comte d'Artois , et des personnes
à la présence desquelles les conjurés atta chaient une
haute importance , devaient en faire partie : les vaisseaux
PRAIRIAL AN XII. 523
furent réellement en vue ; des vents contraires les empêchèrent
d'approcher.
Le commissaire , pour prouver l'existence de la conspiration
, rapporte les déclarations d'une foule d'accusés.
Georges est convenu qu'il était venu à Paris dans l'intention
d'attaquer de vive force le premier consul ; que son
projet et celui des conjurés était de mettre le prétendant
sur le trône ; qu'un ci - devant prince devait se trouver à
Paris ; que le plan avait été conçu et devait s'exécuter d'accord
avec les ci-devant princes français. <
Après avoir établi la première et la deuxième proposition
, le commissaire articule les faits relatifs à chacun des
accusés. Quant à ce qui concerne Moreau , il dit : «< Lors-
» qu'il s'agit de conspiration contre l'état , aucune con-
>> sidération ne doit arrêter l'homme de bien : la dénoncia-
» tion devient une obligation sacrée ; s'y soustraire est un
» crime. » Et cependant Moreau n'avait pas dénoncé Pichegru
avant le 18 fructidor ; et depuis il s'est lié avec lui ;
il a eu des conférences avec lui , ainsi qu'avec Georges . Il
a nié les avoir vus ; « mais l'instruction administre une
» masse de preuves de leurs entrevues , de leurs confé-
>> rences et de leurs rapports . La justice restera convaincue
» que , si l'assassinat du premier consul n'a pas été commis,
» si la guerre civile ne s'est pas allumée en France , c'est
» parce que Moreau a voulu la dictature , sauf à nous re-
>> mettre ensuite sous un joug brisé depuis douze années ,
» en rappelant une dynastie abattue par ses fautes et ses
» vices , et proscrite à jamais par la volonté nationale. »
La séance du lundi a été consacrée à la lecture de l'acte
d'accusation . Dans celle du lendemain , les défenseurs de
plusieurs accusés ont proposé un déclinatoire qui a été rejeté.
Moreau avait déclaré s'en référer à la justice du tribunal
; on a passé outre aux débats. qui ont occupé le reste
de la séance , et qui ont continué les jours suivans. Les
bornes de ce journal ne permettent pas d'entrer dans ces
détails , qui le rempliraient tout entier , et auxquels encore
il ne suffirait pas .
Dans la séance du jeudi 12 , l'ex - marquis de Rivière , ancien
officier aux Gardes - Françaises , et premier aide-decamp
du ci -devant comte d'Artois , a parlé de son attachement
à sa personne , a déclaré que son voyage en
France lui avait été commandé par son dévouement à cet
ex-comte ; qu'il est arrivé avec la simple mission d'examiner
la situation des esprits , et de vérifier l'exactitude
de ce que disaient quelques lettres de France et les journaux
anglais , sur les dispositions du peuple et de l'armée ,
relativement au rappel et au rétablissement des Bourbons
qu'il devait ensuite repasser en Angleterre pour dire au
524 3 MERCURE
DE FRANCE .
、,,
prince la vérité ; qu'en peu de ¿jours il a pu s'apercevoir
que les bruits accrédités par ces lettres et ces journaux étaient inexacts ou mensongers : qu'il était dans I intention
de retourner à Londres ; pour dissuader les princes
du projet de tenter une contre -révolution , mais que les mesures prises par la police lui avaient enlevé tous les
moyens de retour . Il a avoué ses liaisons à Paris avec
Georges , Rochelle , Lajolais , Pichegru et autres ; mais
au moment où le président la invité à s'expliquer sur les moyens qui devaient , dans l'hypothèse de l'arrivée da
prince , opérer la contre - révolution et le rétablissement
des Bourbons , il s'est récrié contre ce qu'on lui a fait dire
dans les divers interrogatoires par lui subis. Il a soutenu
que dans ces interrogatoires on avait substitué la parti
cule ou à la particule si , et que par ce moyen on présentait
comme des mesures positivement prises des projets
qui n'étaient que conditionnels,
Le général Moreau a avoué sa réconciliation
avec Piche- gru ; il a dit que plusieurs généraux s'étaient réunis à lui
pour demander son rappel au premer consul ; il a avoué
les ouvertures que Rolland lui a faites au sujet de Pichegru
, mais il les a regardées comme extravagantes
. Moreau
a nié formellement
son entrevue avec Pichegru sur le bou- levard de la Madeleine; et Lajolais ayant , sur l'interpel lation du président , persisté dans sa déclaration relative
à cette entrevue , Moreau a aussi persisté dans sa dénégation . Moreau a avoué avoir reçu Piehegru deux fois chez lui ; qu'à la pre- mière entrevue il ne fut question que de complimens d'usage ; qu'à la seconde , Pichegru lui fit des ouvertures sur l'armée , sur l'influence
que pourraient avoir les princes; sur le parti que l'intrigne pourrait
obtenir de la descente, etc .; qu'il répondit de manière à le renvoyer
mécontent. On a lu ses lettres et proclamations au sujet de Pichegru , et sa lettre au premier consul. Le président lui a ensuite demandé
comment , après avoir dénoncé Pichegru comme un traitre , il avait pu consentir à le recevoir chez lui. Moreau a répondu qu'il croyait alors l'accusation bien prouvée , et que depuis il avait été dans l'incerti
tude , attendu que l'affaire ayant été renvoyée devant une commission militaire , les prévenus avaient été acquittés ; que d'ailleurs , s'il avait alors fait une faute , elle avait été bien , rachetée par les victoires
qu'il a remportées . Le président l'a interrogé de nouveau sur les ou- vertures qui lui avaient été faites par Pichegru . Moreau est convenu de ces ouvertures; il a observé que , lorsqu'il commandait les armées, il
en avait souvent reçu de pareilles , tantôt de la part des républicains , tantôt de la part des royalistes ; et sur l'interpellation de déclarer
pourquoi il ne les avait pas dénoncées, il a répondu qu'il avait mieux ajue se battre contre l'ennemi que de faire des délations : que quant
au projet de se faire dictateur , il laurait été , s'il en avait eu l'intention
, avant l'arrivée de Bonap rte ; qu' n le lui avait alors proposé ; qu'actuellement il regarderait comme un fou l'homme qui voudrait renverser
le gouvernement ; qu'un pareil projet lui paraissait ridicule ; et
que depuis dix ans il a prouvé qu'il ne faisait rien de ridicule . Le président l'a encore interpelié sur l'entrevue du boulevard . Mo- reau a dit qu'on lui en avait demandé plusieurs fois , et qu'il ne se
rappelait pas celle -là.
( No. CLIV. ) 20 PRAIRIAL an 12.
( Samedi 9 Juin 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSI E.
CINYRE ET MYRRHA.
( Suite. )
ON célébrait alors les fêtes de Cérès ;
Les dames , à l'envi , dans ces jours consacrés ,
Offraient sur ses autels chargés de sacrifices ,
Des fruits et des moissons les heureuses prémices ;
Et les embrassemens de leurs époux chéris ,
Durant neufjours entiers leur étaient interdits.
L'épouse de Cinyre , à son devoir fidelle ,
Dans ces mystères saints fait éclater son zèle ,
Et sur-tout de Cérès évitant le courroux ,
S'éloigne avec respect du lit de son époux. ´
La nourrice choisit ce moment favorable ;
Elle propose au roi cet amour détestable ,
Tandis que de Bacchus I dangereux poison ,
De sa vapeur funeste enivrait sa raison .
LI
526 MERCURE DE FRANCE ,
« Pour remplir les momens de votre épouse absente ,
n Acceptez , lui dit-elle , une beauté touchante.
» La fleur de la jeunesse embellit ses attraits ;
» Elle a de votre fille et la taille et les traits . »
Cinyre , en cet état , y consentit sans peine :
Dans son lit , ce soir même , il veut qu'elle l'amène.
La nourrice promet qu'elle l'y conduira .
Elle triomphe , et court l'annoncer à Myrrha.
Sa fille , avec horreur , reçoit cette nouvelle :
Dans ses yeux cependant le plaisir étincelle ,
Tant son fatal amour aveuglait tous ses sens .
La nuit sur l'hémisphère avançait à pas lents ,
La terre reposait dans l'ombre et le silence ;
A leur faveur Myrrha vers son crime s'avance.
Sur son char à l'instant la lune s'obscurcit ;
De nuages épais tout le ciel se couvrit.
Les flambeaux de la nuit , parcourant leur carrière ,
Craignent de lui prêter leur tremblante lumière ;
Saisis d'étonnenient , à ce spectacle affreux ,
Vous fûtes les premiers à détourner les yeux ,
Vertueuse Erigone , et vous , pieux Icare ,
De l'amour filial exemple , hélas ! trop rare.
Myrrha dans le palais porte un pas incertain ;
Ses pieds trois fois heurtés la rappellent en vain ,
Et trois fois vainement , au milieu des ténèbres ,
De l'oiseau de la nuit les cris longs et funèbres ,
Par leurs sons menaçans viennent l'épouvanter ;
Ces augures certains ne peuvent l'arrêter.
La nuit à sa pudeur prête un voile propice ;
Elle tient d'une main la main de sa nourrice ,
L'autre lui sert de guide en parcourant le mur :
Elle arrive bientôt dans un réduit obscur ,
Où seul , impatient , dans l'ardeur qui le presse ,
Son père attend l'objet promis à sa tendresse.
A peine elle est entrée , une froide sueur
Couvre son corps tremblant , sans force et sans couleur ,
PRAIRIAL AN XII. 527
La frayeur à l'instant succède à son audace ,
Et d'amour enflammé son sang se tourne en glace .
Dans tout leur jour alors voyant ses attentats ,
Elle hésite , elle veut retourner sur ses pas ;
L'implacable remords s'élève dans son ame :
Bientôt , n'écoutant plus que sa funeste flamme ,
Vers ce lit odieux elle porte ses pas ;
Son père avec transport la reçoit dans ses bras ;
Par de tendres discours , la flatte , la rassure ,
Lui donne des baisers dont frémit la nature.
Jusques au fond du coeur sa fille a tressailli
Et cet affreux inceste enfin est accompli.
;
O nuit , ô nuit horrible ! ô des nuits la plus sombre !
Que n'as-tu renfermé ce secret dans ton ombre !
Cependant du soleil devançant le retour ,
Pour dérober son crime à la clarté du jour ,
Myrrha fuit en tremblant ; et , dans son sein coupable ,
Porte de son amour le fruit abominable :
Mais ses desirs encor ne sont point satisfaits ;
Une nouvelle nuit vit de nouveaux forfaits ;
Une troisième nuit elle y retourne encore ,
Et toujours de ses bras s'arrache avant l'aurore.
Sans soupçons , sans remords , enflammé de desirs ,
Cinyre , chaque nuit s'enivrait de plaisirs ,
Lorsque , las de jouir d'une amante inconnue ,
Portant sur ses attraits une indiscrète
Il reconnut enfin sa fille et son erreur .
vue
Il succombe à l'excès de sa juste douleur :
Il veut , dans le transport dont son ame est frappée ,
Dans son sein criminel enfoncer son épée.
Myrrha , loin du palais précipite ses pas ,
Et l'ombre de la nuit la dérobe au trépas ;
Elie parcourt les champs , les forêts , les montagnes ;
Elle quitte bientôt ces fertiles campagnes
Où l'heureuse Arabie , au milieu des hivers ,
Voit couronner de fleurs ses palmiers toujours verts .
L 12
528 MERCURE DE FRANCE ,
Cependant de la nuit l'inconstante carrière ,
Avait neuf fois vu naître et mourir sa lumière?
Myrrha fuyait encor crrante et sans dessein ;
Aux champs des Sabéens elle s'arrête er fin ;
C'est là que , terminant sa course appesantie ,
Redoutant le trépas et détestant la vie ,
Aux Dieux du repentir elle adressa ces voeux :
« O vous qui recevez les pleu s des malheureux !
» R gardez sans pitié le destin qui m'accable ;
» Punissez-moi , grands Dieux ! je suis assez coupable !
» Mais que j'erre ici bas ou sur les sombres bords ,
>> Mon crime va souiller les vivans ou les morts :
» Qu'un heureux changement de Myrrha les délivre ;
» Ordonnez , sans mourir , qu'elle cesse de vivre . »
A ces mots , que sa bouche à peine a prononcés ,
Les Dieux furent émus et ses voeux exaucés ;
En arbre au niême instant elle fut transformée ,
Sous une écorce épaisse elle fut renfermée ;
Ses pieds se roidissant , par des chemins nouveaux ,
S'étendent en racine , et ses bras en rameaux ;
Ses cheveux sont changés en un épais feuillage ,
Et déjà les oiseaux chantent sous son ombrage,
On voit cet arbre encor sensible à ses malheurs ,
Porter le nom de myrrhe et répandre des pleurs .
Par l'auteur de CEIx et ALcioné.
LES BANQUETS D'APOLLON,
FOLIE D'UN
TROUBADOUR.
Aux banquets d'Apollon , tous les jours invité ,
J'y chante tour à tour chaque divinité .
Ici , de Jupiter je célèbre la gloire ;
Là , de Mars sur Vénus l'insanglante victoire.
Si je veux de Junon obtenir un coup d'oeil ,
J'enfle des vers pompeux qui renflent son orgueil ;
PRAIRIAL AN XII. 529
- Pallas veut qu'on la loue avec plus de réserve ;
Mais de l'encens toujours : il plaît même à Minerve ;
Et les dieux en cela semblables aux mortels ,
S'il n'était point d'encens, ne voudraient point d'autels.
Vénus m'offre un baiser , si , gagnant la gageure ,
J'ajoute un seul attrait à ceux de sa ceinture :
J'accepte avec transport ; et , presqu'en un moment ,
Au lieu d'un seul baiser j'en ai mérité cent .
On veut les disputer , mais Jupiter ordonne
Qu'on me laisse jouir des charmes que je donne ,
El des plus doux trésors ravisseur fortuné ,
Je possède bientôt plus que je n'ai donné .
Des nouveaux mariés je fais l'épithalame :
Momus contre Vulcain me souffle une épigramme ;
Je la lance , et , d'abord chacun fort étonné ....
Mais Jupiter en rit , et je suis pardonné .
A ces festins des Dieux , le nectar souffre à peine
Qu'on tempère ses feux avec l'eau d'Hippocréne .
Tels sont les doux plaisirs des amis d'Apollon ,
Admis à ses banquets , dans le sacré vallon .
Les plus grands prosateurs , par un décret funeste ,
Ne peuvent se montrer dans cette cour céleste
Outon tient que leurs sons les plus mélodieux ,
Ne sont qu'un beau patois de la langue des dieux .
Platon , hors du Parnasse , assuré de nous plaire ,
Délasse des transports dont nous épuise Homère ;
Et Fénélon nous charme en calmant les ardeurs
Que le brûlant Racine alluma dans nos coeurs.
Tous ces auteurs fameux que la sagesse inspire ,
Du poète jamais n'ont le divin délire ;
Phoebus aime à les voir errer dans ses bosquets ,
Mais ils ne sont jamais admis à ses banquets.
Par M. A. J.
3
530 MERCURE DE FRANCE ;
ENIGM E,
Je ne suis point matérielle ;
La matière pourtant ne saurait exister
Un seul instant sans moi , ni moi sans elle ,
De la création je puis donc bien dater.
Mon inconstance est , sous le nom de mode ,
En grand honneur chez les Français.
Si je suis régulière , élégante ou commode ,
On me recherche , on m'admire et je plais .
Suis-je défectueuse ? à la belle nature
Viens-je à faire une exception ?
t
Du spectateur qui me censure
Je deviens la dérision .
L'aveugle au tact peut me connaître ;
Je me plie en tout sens au gré de l'ouvrier ;
Et par un effet singulier ,
Le même instant me voit et mourir et renaître.
P.***
LOGO GRIPHE.
COUPE mon chef , j'exprime la douleur ,
Et mon tout répand la frayeur.
CHARADE.
DANS le fond d'un marais , mon premier prend naissance ;
Le jeu de mon dernier plaît beaucoup à l'enfance ;
Et de mon tout , une fleur compose l'existence.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Ramoneur.
Celui du Logogriphe est Abois ( de cerf).
Celui de la Charade est Mort- alité,
PRAIRIAL AN XII. 531
Histoire comparée des Systèmes de Philosophie ,
relativement aux principes des connaissances
humaines ; par J. M. Degerando , correspondant
de l'Institut national de France , et de six
académies ou athénées . Trois volumes in - 8°. de
5 à 600 pages. Prix : 15 fr . , et 19 fr . 50 cent.
par la poste. A Paris , chez Henrichs , libraire ,
rue de la Loi , près le Théâtre-Français ; et chez
le Normant, imprimeur-libraire , rue des Prêtres
Saint - Germain- l'Auxerrois , nº . 42 .
Ce journal ne suffirait pas pour dire tout ce que E
contient l'ouvrage de M. Degerando , dont les sommaires
seuls forment une espèce de petit volume.
Il ne s'agit ici de rien moins que de l'analyse , de la
critique et de la comparaison de tous les systèmes
de philosophie grecque , syriaque , arabe , indienne
chinoise , hébraïque , romaine , anglaise , écossaise ,
allemande , italienne et française . Comment rendre
compte en quelques lignes de tant de rêveries ?
comment échapper au reproche d'être tranchant
dans ses décisions ? Il faut bien cependant se prononcer
en peu de mots , ne fût- ce que pour éviter
de procurer à mes lecteurs plus d'ennui encore
que je n'en ai moi -même éprouvé ; car plus on essaie
de resserrer ce qui est naturellement abstrait,
plus on le rend inintelligible.
Sans le vouloir , j'ai déjà jugé l'ouvrage de
M. Degerando : eh bien ! je ne me dédirai pas ; cet
ouvrage est extrêmement ennuyeux , mais rien ne
prouve davantage en faveur de la raison et de la
probité de l'auteur. Nos philosophes modernes
n'auraient pas eu tant de lecteurs s'ils avaient eu
plus de sagesse ; c'est par leurs extravagances qu'ils
532 MERCURE DE FRANCE ,
se sont mis à la portée de tous les esprits ; leurs livres
n'ont pas été prônés pour la métaphysique
qu'ils contiennent , mais parce qu'ils flattaient les
passions , et que tout le monde entend ce langage.
M. Degerando n'a mis dans ses trois volumes ni
anecdotes scandaleuses , ni déclamations contre les
lois , la religion et la morale ; il n'a parlé de la philosophie
qu'en métaphysicien : on ne le lira guères
en France ; mais il pourra être traduit en Allemagne
, et obtenir un grand succès dans toutes les universités
de ce pays . Pour nous autres Français , nous
voulons bien qu'on annonce la prétention de nous
instruire , mais c'est à condition qu'on nous amusera
; et toute philosophie qu'on ne peut pas résumer
en vaudevilles , ou faire entrer dans un roman ,
ne nous conviendra jamais .
On peut appliquer à tous les faiseurs de systèmes
( et les philosophes ne font pas autre chose ) ,
ce que Gil-Blas disait en parlant du docteur Sangrado
: « Ses raisonnemens paraissent géométri
» ques , et ses opinions singulières. » Cette réflexion
contient l'histoire de la philosophie ancienne et
moderne, et un jugement très- profond sur le style de
ceux qui argumentent . Ecoutez - les , lisez- les : leurs
raisonnemens s'enchaînent assez bien ; il y a de
l'ordre dans leur manière d'établir les preuves dont
ils veulent s'appuyer ; les conséquences qu'ils tirent
naissent naturellement des principes qu'ils ont posés
; tout est géométrique. Débarrassez leurs opinions
de tout cet entourage scientifique , examinezles
en elles - mêmes , vous ne trouvez plus que singularité
, folie , inconséquence ; et vous restez convaincu
que les principes établis pour former le raisonnement
, ne sont , pour les esprits faux ou vains ,
que des moyens avoués de déraisonner suivant les
règles . C'est sur-tout la vanité qui les égare ; voulant ex
pliquerpour les autres ce qu'ils ne comprennent point
PRAIRIAL AN XII. 533
eux-mêmes , ils inventent des expressions qui n'ont
pointdesens déterminé, ou ils attachent des idées nouvelles
et vagues aux expressions reçues ; et chaque
fois que leurs pensées se subtilisent au point qu'ils
en perdent eux -mêmes la conviction , ils se jettent
dans ces mots qui se prêtent à tout , parce qu'ils
ne signifient rien de positif. Ils font alors semblant.
de croire qu'ils se sont expliqués bien clairement ;
les fous de leur école assurent qu'en effet rien n'est
plus clair ; pour le prouver ils enfantent des volumes
qui font bientôt naitre d'autres volumes , lesquels
entrainent des discussions , des répliques , des
divisions , des animosités ; et lorsque le système est
passé de mode , on s'aperçoit que tant d'ouvrages ,
entrepris pour démontrer l'évidence d'un axiome
déclaré de prime abord incontestable , n'ont servi
qu'à ramener les esprits au même point d'où ils
étoient partis ; c'est -à- dire , au doute .
C'est au doute en effet que nous sommes revenus
en sortant d'un siècle tout philosophique ;
M. Degerando en convient , et cela l'effraie. Il est
persuadé que le doute absolu est trop contraire à
la nature humaine pour que notre esprit puisse s'y
fixer ; et il craint , si les philosophes tardent à élever
l'édifice de la vraie science , qu'ils ne soient devancés
par la crédulité . Ainsi , après tous les systèmes
philosophiques dont le souvenir nous est resté
depuis la création du monde , l'édifice de la vraie
science est encore à construire . Qui donc se chargera
de l'élever ? Les philosophes ? ils ne sont d'accord
sur rien , ni entre eux , ni avec eux - mêmes :
bâtir il faut un terrain , et tout est creux dans
leur empire. Qu'on les oblige seulement de définir
ce qu'ils entendent par la vraie science , ils vont se
disputer jusqu'à la consommation des siècles . S'ils.
pouvaient convenir d'un principe au- delà duquel
on ne remontera plus , l'ouvrage serait plus d'à moipour
534 MERCURE DE FRANCE ,
tié fait ; mais où trouver ce principe premier , cette
vérité primitive ? Tel était l'embarras il y a quelques
mille ans , tel il est encore aujourd'hui ; en dépit
du système de perfectibilité , nous n'avons pas encore
une seule vérité hors de discussion , à ne considérer
les choses que philosophiquement .
Cependant la connaissance de l'homme moral a
fait des progrès ; on ne peut le révoquer en doute :
à qui les doit -on , si ce n'est à une religion qui a
révélé à l'humanité toute sa faiblesse et le secret
de ses forces ? Ce qu'il nous est impossible d'expliquer
, cette religion nous ordonne de le regarder
comme un mystère ; elle pose des bornes à notre
raison , parce que notre raison est bornée ; elle
n'en met point à notre foi , parce que le doute est
contre notre nature , et que notre crédulité est infinie
; elle exige le sacrifice de cette portion de
notre orgueil dont nous n'avons jamais su rien
faire ; mais elle nous récompense amplement de
notre soumission , puisque tout est expliqué , tout
est positif pour quiconque croit qu'il n'arrive rien
dans le monde que selon les vues d'une éternelle
Providence . D'une grande vérité généralement reconnue
, il résulte , et cela doit être , une plus
grande union parmi les hommes , la vérité n'ayant
de prix réel qu'autant qu'elle sert à nous attacher
les uns aux autres . Qu'on me cite un système philosophique
qui ait contribué à maintenir l'homme
dans des dispositions sociales , autant que la religion
la plus grossière , et j'irai jusqu'à convenir que
le meilleur système philosophique est préférable
au système religieux le plus faux : jusque - là , la
philosophie me paraîtra toujours une pompeuse et
nuisible inutilité . Dans la religion la plus fausse , ik
y a du moins cette vérité irrécusable , que l'homme
reconnait quelque chose au -dessus de lui , tandis
que la philosophie se place sans cesse au-dessus,
"
PRAIRIAL AN XII. 535
de tout ; erreur commune à tous les systèmes qu'elle
enfante , erreur fondamentale d'où sortent tant
d'autres absurdités . J'ai parlé de la religion la plus
fausse , parce que la philosophie n'est pas digne
d'être comparée à une religion vraie , et qu'il ne
faut jamais assimiler des rêveries qui sont à peine
communes à quelques individus , à des dogmes religieux
qui font que le même jour , à la même
heure , des millions d'hommes occupés des mêmes
șoins , des mêmes idées , des mêmes espérances , se
réunissent tous dans la pensée du même Dieu . A
ne consulter que la raison , on reconnaît ici une
grande vérité , car il y a utilité et bienfait pour
l'humanité .
M. Degerando , pour ne choquer l'opinion d'aucun
de ses lecteurs , a cru pouvoir disposer son
sujet de manière à éviter de parler de la Divinité ,
et il
y est parvenu en ne comparant tous les systèmes
de philosophie que relativement aux principes
des connaissances humaines : j'avoue que je
ne suis pas assez versé dans ces matières , pour
comprendre ce que les métaphysiciens pensent
lorsqu'ils parlent des principes de nos connaissances.
Si nous portons en nous ces principes , de qui les
avons- nous reçus ? Si nous les recevons de la société
au milieu de laquelle nous naissons , de qui la société
les tient- elle ? Définir les principes de nos connaissances
sans l'intervention de la Divinité , me paraît
la plus grande de toutes les abstractions ; c'est
toujours rentrer dans la grande manie philosophique
, qui veut expliquer l'homme par l'homme ,
et qui s'obstine à chercher en lui la solution d'un
problême qui est au- dessus de lui.
Peut-être parviendrai-je à faire entendre à mes
lecteurs les opinions de M. Degerando , en les
dégageant de tous les termes de l'école , et en les
présentant le plus clairement possible : pendant la
536 MERCURE DE FRANCE :
lecture de ces trois volumes , je n'ai eu le courage
de surmonter entièrement l'ennui , que pour étudier
ce qui appartient directement à l'auteur . Il
est convaincu que jusqu'à présent la philosophie
prise en masse n'a produit que le doute , et que le
doute ne convient pas à l'esprit humain il cherche
:
des vérités primitives. Je souhaiterais de tout mon
coeur qu'il en rencontrât une bien claire , bien positive
; car avec une seule vérité de ce genre , l'histoire
du monde moral serait bientôt expliquée.
Pour arriver plus sûrement à son but , M. Degerando
pose en principe qu'il y a souvent de la
raison à ne raisonner pas du tout ; c'était aussi
l'avis de MM. de Port - Royal qui ont cent fois répété
qu'on cesserait de s'entendre si l'on s'avisait
jamais de vouloir tout analyser : l'exemple de notre
révolution n'a laissé aucun doute à cet égard .
M. Degerando pense que le raisonnement est un
instrument qui n'atteste que l'impuissance de l'esprit
humain, puisqu'un esprit sans limite verrait
tout et ne raisonnerait sur rien . Pour admettre la
vérité de cette assertion , il suffit de remarquer que
les hommes les plus sots sont ordinairement les
plus bavards , et que les ouvrages les plus longs,
sont toujours ceux qui contiennent le moins de
choses , témoins les livres de philosophie. Cependant
comment arriver à des vérités primitives ,
c'est- à- dire , comment établir des principes en métaphysique
sans le secours du raisonnement ? C'est
un tour de gibecière que je donne au plus fin , et
je laisserai l'auteur opérer lui- même .
Il ne s'agit point ici de preuves , de démons-
» trations ; il s'agit de reconnaitre un fait , non
» pas un fait éloigné , mais un fait présent et in-
» time. Il s'agit de s'entendre sur l'état de la ques-
» tion , d'en concevoir clairement les termes , de
descendre ensuite au fond de soi - même avec
PRAIRIAL AN XII. 537
» l'entière bonne foi qu'exige une question si grave.
» Il ne s'agit point d'établir que l'esprit humain
» peut connaître , d'expliquer comment il peut
» connaitre ; il s'agit de se rendre compte de ce
qui se passe en lui quand il exécute cette opé-
» ration à laquelle nous donnons le nom d'acte de
» la connaissance. »
»
Voici l'escamotage achevé , et l'acte de la connaissance
a brusquement passé devant votre esprit ,
tandis que l'opérateur tournait votre attention sur
toutes les choses dont il ne s'agissait pas . Si vous
demandez à l'auteur ce que les philosophes appellent
l'acte de la connaissance , il lui sera impossible de
vous le dire , parce qu'il croit l'entendre et ne
l'entend point ; mais il vous détaillera ce qu'il
appelle connaitre , ce qu'il appelle ne pas connaitre ;
et pour vous expliquer une chose brève et incompréhensible
, il se servira de beaucoup d'expressions
que vous comprendrez encore moins , comme le
moi , la permanence du moi , l'identité du moi ,
l'unité du moi , les connaissances modales , leurs
divisions et subdivisions ; et le dernier résultat que
vous tirerez de toutes ces explications , si vous avez
beaucoup de pénétration et de patience , c'est que
l'auteur est persuadé que nous ferions mieux de
consulter notre conscience que notre esprit.
que
Il a raison sans doute ; mais ce n'est point ici
une vérité primitive ; ce n'est qu'une vérité d'expérience
, une vérité très - secondaire . J. J. Rousseau
a bouleversé toutes les têtes en affirmant
nous avions une conscience naturelle : personne n'a
bien saisi son idée qui est complètement fausse ;
mais tout le monde a trouvé bon de l'adopter
parce qu'il y a toujours des arrangemens faciles
avec une conscience qu'on ne doit qu'à soi ; c'est
presque comme un directeur ; pourvu qu'on la
consulte et qu'on lui dise des douceurs , on est
538 MERCURE DE FRANCE ;
toujours certain de l'absolution . On aime beaucoup
ce genre de conscience dans les siècles d'hypocrisie
sentimentale et de corruption philosophique ; on
aimeaussi prodigieusement la morale , pourvu qu'elle
ne soit pas obligatoire. Il est si doux de se livrer
à ses passions en se persuadant qu'on est sage !
cela ne coûte aucun effort , l'amour-propre ne
souffre pas , les devoirs ne sont point à charge , les
obligations pénibles ; tout paraît bien dans un
monde dont on se fait toujours le centre . Si les désordres
particuliers qui n'ont plus de frein devien
nent plus forts que les gouvernemens , si le temps
des révolutions menace , on accuse ceux qui règnent ;
et lorsque les révolutions s'accomplissent au milieu
du carnage et des proscriptions , on accuse le
peuple ; car on ne peut jamais se persuader qu'avec
une conscience à soi , une morale à soi dont on
était parfaitement content , on ait en rien contribué
aux désordres publics. En un mot , chacun restant
le seul juge de ses actions , il arrive qu'on entend
tout le monde parler de ses malheurs , et personne
de ses fautes.
La vérité est qu'il n'y a point de conscience naturelle
; J. J. Rousseau le savait très-bien , puisqu'il
l'a dit positivement quand il est entré dans
son sujet de le dire. Dieu n'a rien confié à l'individu
, puisqu'il l'a créé pour la société ; c'est de la
société que nous recevons la faculté de distinguer
le bien et le mal ; c'est la conscience publique qui
forme la nôtre ; et nous ne cédons à l'empire de
la morale , que lorsqu'elle nous a été présentée dès
notre enfance comme obligatoire. Alors , si nous
voulons y échapper , nous sentons des remords :
nos passions peuvent bien nous y soustraire pendant
quelques instans ; mais il y a des retours certains,
parce qu'il y a de l'énergie dans les ames : tel est
en effet le spectacle qu'offrent les1 siècles religieux,
PRAIRIAL AN XII.
53g
7
Mais quand la philosophie a remis en discussion
les vertus et les vices , quand il n'y a de crimes
reconnus que ceux punis par la loi , il n'y a plus
de conscience individuelle , parce qu'il n'y a plus
de morale publique ; l'histoire est obligée d'inscrire
Jes forfaits , sans consoler l'humanité par l'exemple
des grands repentirs.
Ce que M. Degerando appelle l'acte de la connaissance
, ce que J.J. Rousseau désignait au besoin
sous le titre de conscience naturelle , ce que l'Allemagne
vient de recevoir de Kant sous le nom de
criticisme , ne forment que des variations d'un orgueil
obstiné à chercher dans l'individu ce qui n'est
vrai que dans la société , et dans la société formée
par la religion . Dans tout cela , il n'y a point de
vérités primitives , c'est- à-dire , de vérités que tout
homme , indépendamment de l'éducation qu'il a
reçue , puisse reconnaître en descendant en luimême
, de vérités qui soient incontestables pour
l'esprit , de vérités au -delà desquelles la curiosité
humaine ne puisse voir ou desirer voir encore quelque
chose . Les métaphysiciens sont libres d'inventer
des expressions , de changer le sens de celles
qui sont consacrées , et de crier au miracle comme
s'ils avaient fait de grandes découvertes ; on sait
que les philosophes se paient volontiers avec des
mots , et qu'à cet égard ils sont beaucoup plus
peuple qu'ils ne se l'imaginent ; mais nous resterons
malgré eux dans l'ignorance de ce qu'il ne nous importe
réellement point de savoir , et ce n'est jamais
en nous que nous trouverons l'explication de ce qui
est au-dessus de nous .
Du reste , tous les systèmes de philosophie , rassemblés
et comparés dans le même ouvrage , donnent
une idée assez juste de la position des maçons de la
tour de Babel , quand ils cessèrent de s'entendre :
ils durent parler bien haut , bien longuement , s'é540
MERCURE DE FRANCE ,
tonner les premiers des expressions dont ils se servaient
, s'exalter par l'impossibilité de se faire comprendre
, s'ennuyer réciproquement , et finir tous
par se persuader que ceux qui ne leur répondaient
pas dans le même langage étaient devenus fous.
En considérant l'ouvrage de M. Degerando de cette
manière , on éprouvera après l'avoir lu la satisfaction
de se retrouver seul avec son bon sens , et
l'on s'applaudira de n'avoir point assez d'esprit pour
attacher de l'importance à tant d'erreurs profondes.
FIÉVÉE.
Ossian, Barde du troisième siècle , poésies galliques en
vers français ; par P. M. L. Baour Lormian. Seconde
édition , corrigée et augmentée. Un vol . in - 18 . Prix :
I fr. 50 cent. , et 2 fr. par la poste. A Paris , de l'imprimerie
de Didot l'aîné ; et se trouve chez Capelle et
Renard , libraires , rue Jean-Jacques Rousseau ; et cher
le Normant , imprimeur-libraire , rue des Prêtres Saint-
Germain - l'Auxerrois , nº. 42.
Ce n'est pas ici le lieu de rappeler les doutes qui se
sont élevés sur l'authenticité des poésies d'Ossian . Que
M. Macpherson les ait trouvées chez les habitans de l'ancienne
Calédonie ; qu'il les ait embellies et développées ;
que même elles lai appartiennent absolument , c'est ce
qu'il est inutile d'examiner. Il suffit d'observer qu'au moment
où elles furent publiées , elles produisirent la plus
vive sensation ; qu'on les traduisit dans toutes les langues
de l'Europe , et qu'elles créerent , pour ainsi dire , une
nouvelle école . A quoi faut- il attribuer cette admiration
exagérée que l'on montra pour des poésies dont le merveilleux
est triste et monotone , et qui n'offrent , dans le
genre
PRAIRIAL AN XII.
genre descriptif, que des images sombres et toujours seme
blables ? Le goût qui dominait à la fin du dix -hunaèm
siècle , résoud facilement ce problème . La sation des
chefs - d'oeuvre poé iques avait donné du penchant pole
rêveries vagues que l'on décorait du nom de mélanco
on aimait à se livrer à la sensibilité minutieuse qui déguise
si adroitement l'égoïsme . Les philosophes ayant
présenté l'état de nature comme infiniment supérieur à
l'état de société , toute conception qui en offrai ; le tableau
devait plaire ; l'excès même de la corruption qui imposait
la nécessité de ranimer , par toute sorte de moyens , les
imagivations flétries , assurait le succès d'un poète suvage
qui avait du moins e mérite d'être original et nouveau .
REP.FRA
La mythologie d'Ossian est très - bornée . Les héros ,
après leur mort , si leurs exploits ont été chantés par un
Barde , vont habiter les nuages . Au milieu des tempêtes
d'un ciel nébuleux , ils se livrent aux goûts qui les ont
occupés pendant leur vie ; leur consolation est de voir les
belies actions de leurs descendans Quelquefois ils leur
apparaissent , soit pour prédire leur sort , soit pour animer
ou calmer leur fureur . Quand un héros est tombé , la harpe
qui est dans son palais rend un son triste et plaintif ; ees
amis le pleurent , et sa maîtresse le suit ordinairement.
Si le héros n'a point été chanté par un Barde , son ame ne va
point habiter le séjour aérien ; elle fait partie des vapeurs
qui s'élèvent sur les ondes du lac Légo . On sent combien
les Bardes devaient inspirer de respect , puisque d'eux
seuls dépendait l'avenir des héros . Les seules descriptions
que l'on trouve dans Ossian , sont celles d'un climat froid ,
exposé aux brouillards et aux orages. Le désordre des
élémens donne au Barde de grandes idées ; mais ces idées
reviennent sans cesse , et leur monotonie ne peut produire
que l'ennui et la fatigue . Cependant on remarque , en général
, dans les héros de ces poésies un courage et une
résignation tranquilles qui élèvent l'ame ; le souvenir des
temps passés consacré dans leurs chants , donne lieu des
5.
cen
LI
542 MERCURE DE FRANCE ,
images touchantes ; et leurs poëma , qui presque tous
sont des complaintes sur la mort de leurs guerriers , respirent
quelquefois une sensibilité vraie.
Aucun homme de goût n'a méconnu ce genre de beauté
dans les poésies d'Ossian . On peut en lire avec plaisir
quelques fragmens à de longs intervalles ; mais à moins
que d'avoir un penchant décidé pour ces rêveries vagues
qui ne laissent dans l'imagination aucune impression déterminée
, il est impossible de suivre le Barde dans la
monotone uniformité de ses pensées et de ses images.
:
On est habitué à voir les éditeurs et les traducteurs faire
de pompeux éloges des ouvrages auxquels ils ont consacré
leurs soins une conduite opposée seroit inconséquente!
Quand on commente ou quand on traduit , on est ordinairement
convaincu que le livre sur lequel on s'exerce
mérite le travail qu'on s'est imposé . Il faut donc peu s'étonner
si M. Baour surpasse dans son admiration les plus
grands amateurs d'Ossian .
Il parle de l'effet que produisent les poésies du Barde.
Quand vous quittez la lecture d'Homère ou de Virgile
votre imagination est enflammée par l'héroïsme qui domine
dans les principaux caractères ; votre esprit est enchanté
par les descriptions et par la richesse des images ;
il reste dans votre ame de profondes impressions. De
l'aveu de M. Baour , Ossian produit des sensations différentes
. « Lorsqu'on examine attentivement ses tableaux ,
dit- il , on s'oublie , on se transporte dans les contrées
» qu'il habita ; on voit le mont escarpé , le pin solitaire ,
» la sombre forêt ; on entend l'aboiement du dogue , le
» cri de l'aigle ; on marche au fracas du torrent , aux
» lueurs de la tempête ; et quand l'illusion finit avec la
» peinture , on ne croit pas avoir lu , il semble que l'on
» ait rêvé. »
Voilà donc le résultat de ces grandes images d'Ossian
; l'irrégularité de ses conceptions , la tristesse de
Bes pensées , le retour éternel de ses tableaux ébauPRAIRIAL
AN XII. " 543.
chés , produit l'effet d'un mauvais rêve. Que l'on s'en
rapporte à M. Baour , et que l'on se figure avoir vu eenn,
songe les objets dont il parle , on conviendra que l'on a
eu une nuit pénible . Sont - ce là les sensations que doit
produire la poésie ?
Le traducteur ne borne point là les éloges qu'il donne
à son modèle ; il le met , sans scrupule , à côté des plus
grands poètes et des philosophes modernes. « Détruisez
» dit- il , l'uniformité , l'irrégularité de ses tableaux ; ajou-
> tèz aux maximes simples de sa morale , et vous aurez .,
>> presque un poète de la cour d'Auguste , un philosophe
» du dix- huitième siècle . » Il est difficile d'accorder ces
deux espèces d'éloges , car on sait qu'il y a une grande
différence entre Horace et Virgile , et les philosophes modernes.
Comment Ossian peut - il les mériter ? c'est ce que
ne dit pas M. Baour. On ne voit pas quel rapport les complaintes
d'une Sulmala , d'une Minona peuvent avoir avec
le IV livre de l'Enéide; mais on aperçoit qu'il pourrait
bien y avoir un point de contact entre Ossian et un philosophe
du dix-huitième siècle , puisque ni l'un ni l'autre
n'admet d'idées religieuses . Quelques grands esprits seulement
trouveront le Barde inférieur aux philosophes ,
parce qu'il ne s'élève pas comme eux jusqu'au matérialisme.
La bataille de Téniora est le poëme le plus étendu de cè
recueil ; le sujet est intéressant et héroïque : la haine de
Fingal contre Caïrbar se trouve fondée sur les motifs les
plus nobles ; et la lutte de ces deux guerriers peut donner
lieu à des peintures dignes de l'épopée . Cependant , on
remarque dans ce poëme la même monotonie que dans les
autres poésies galliques ; aucun événement n'est préparé
avec art ; les descriptions ne sont point variées ; et il
règne dans les caractères une triste uniformité. Le
sonnage de Cathmor est celui que les amateurs d'Ossian
ont le plus admiré ; c'est le frère de Cairbar : sa générosité
fait un contraste assez frappant avec la scélératesse
de celui dont il est obligé de défendre la cause.
per-
L12
544 MERCURE DE FRANCE ,
Le traducteur en prose des poésies d'Ossian vante beau-'
coup ce caractère . « On ne trouve point , dit il , dans'
» toutes les anciennes poésies galliques , de plus beau ca-
» ractère que celui de Cathmor ; son humanité , sa gé-
» nérosité , sa valèur , en font un héros accompli ; et son
>> attachement pour Cairbar est le seul reproché que
l'on puisse lui faire . »
Il était naturel que M. Baour , qui a traduit en vers ,
fût encore plus prodigue d'éloges ; il copie à peu près ce
passage de M. Hill ; il n'y change que quelques mots pour
donner à Cathmor la supériorité sur les héros de tous les
poëmes épiques. « On ne trouve , dit M. Baour, dans aucun
» poëme connu , de plus beau caractère que celui de Cath-
» mor : son humanité, sa bravourè, sa générosité , en font
» un héros accompli ; et son attachement pour le láchè
» Caïrbar est le seul reproche que l'on puisse lui faire. »
On ne voit pas ce que l'épithète de láche , donnée à
Chïrbar , et le mot de bravoure substitué à celui de valeur,
peuvent ajouter à la phrase de M. Hill ; mais on doit relever
cette assertion étrange , qu'il ne se trouve dans aucun
poète connu un caractère aussi beau que celui de Cathmor.
Le traducteur en prose a été beaucoup plus circonspect ;
on lui accordera volontiers que ce héros l'emporte sur les
autres personnages d'Ossian ; jamais il n'y aura de dispute
bien vive pour savoir quel était le plus généreux , ou
de Carthon , ou de Gaul , ou de Caïrbar , ou de Cuchullin .
Ceux qui ne sont pas très - familliers avec Ossian , seront
peut- être curieux de connaître en quoi consiste ce caractère
que l'on annonce avec tant d'enthousiasme . Cathmor ,
dont le frère a été tué dans le premier combat , refuse d'attaquer
de nuit le camp de Fingal . Ce refus serait véritablement
héroïque , si le héros n'avait l'air de craindre
la vigilance de son ennemi :
Quoi ! lui répond Cathmor , veux-tu frapper dans l'ombre ?
Les guerriers de Morven sont-ils en si grand nombre?
Un héros doit combattre à la clarté des cieux.
Fingal , d'ailleurs , Fingal n'a point fermé ses yeux :
PRAIRIAL AN XII. 545
Il veille sur le mont , comme un aigle rapide ,
Qu'environnent les vents sur un rocher aride .
Demain je combattrai suivi de mes tribus .
On voit que le principal motif de Cathmor , pour ne
pas attaquer , est la certitude où il se trouve que Fingal
veille sur le mont . Jusque- là , il n'y a dans sa conduite.
rien de bien héroïque , ni de bien généreux . Il obtient de
Fingal que les Bardes chantent sur le tombeau de Caïrbar ;
' c'était , comme nous l'avons dit , un devoir sacré que l'on
rendait aux morts. Cathmor , en le sollicitant pour son
frère , ne s'élève pas au - dessus de la générosité la plus
commune. Il découvre ensuite Sulmala , qui s'est déguisée
pour le suivre. Il la regarde , ne lui dit rien , et s'éloigne .
Il résiste aux prières qu'elle lui adresse , pour le disposer
à la paix , et trouve bientôt la mort dans un combat décisif.
Son ombre apparaît à sa maîtresse , qui meurt de
douleur.
8
,
Ce sont pourtant ces conceptions vagues et communes ,
'que l'on voudrait opposer aux conceptions sublimes
d'Homère , de Virgile et du Tas- e. Cette froide mélancolie
, ce courage passif , qui distinguent le sauvage
Cathmor , peuvent - ils être comparés à l'héroïsme des
personnages de l'Iliade , à la douce sensibilité qui respire
dans les caractères de Nisus , d'Euriale , du bon roi
Evandre , et même du fier Mézence ; à la galanterie noble
et chevaleresque de Renaud et de Tancrède ? Le souvenir
seul de ces chefs- d'oeuvre rend inutile toute discussion .
Le poëme de Témora étant d'une certaine étendue ,
'on avait lieu d'espérer qu'il serait travaillé avec plus de
soin que les autres fragmens qui composent ce recueil .
M. Baour , en le réduisant à six chan s , pouvait supprimer
tous les détails inutiles , et développer les morceaux dignes
d'inspirer quelque intérêt . On voit avec peine qu'il
s'est presque toujours borné à versifier la traduction en
prose. Son attention à en conserver les expressions , à en
suivre les mouvemens , donne à sa versification quelque
3
546 MERCURE DE FRANCE,
chose de gêné , et les images perdent presque toujours
cette hardiesse et cet abanion qui en font le charme
principal. Quelques exemples suffiroat pour le prouver .
Cathmor arrive au camp de son frère ; toute l'armée est
dans la joie ; voici comme le traducteur en prose rend
cette image : « Nous entendîmes leurs chants d'alégresse ;
» nous crûmes que le vaillant Cathmor était arrivé ;
» Cathmor , l'ami des étrangers , le frère du farouche
» Caïrbar : que leurs ames étaient différentes ! celle de
>> Cathmor était pure comme la lumière des cieux. »
Le poète imite ainsi :
Nous cependant surpris de ces transports joyeux ,
Nous croyons que le roi , suspendant sa colère ,
Célébrait le retour de son généreux frère .
Tous deux doivent leur rang aux plus nobles aïeux ;
Mais combien en vertus ils diffèrent tous deux !
L'ame de Caïrbar était la nuit profonde ;
Et l'ame de Cathmor, le jour qui brillé au monde.
Au premier coup d'oeil , on a pu voir que la traduction
en prose est beaucoup plus naturelle que l'imitation en
vers . Si l'on examine avec plus de soin , on remarquera
dans la dernière des défauts essentiels . Caïrbar et Cathmor
ne different point en vertu : l'un est un monstre , l'autre
est un brave guerrier ; il fallait , comme le prosateur , se
borner à dire que leurs ames étaient différentes. L'antithèse
qui suit n'est pas plus heureuse . On a dit souvent
que l'ame d'un scélérat était ténébreuse , mais jamais on
n'a du dire qu'elle était la nuit profonde. La métaphore
de l'ame de Cathmor , qui se trouve être le jour , est bien
moins vrais que la comparaison employée par le traducteur
en prose.
Caïrbar brave Oscar ; celui- ci lui répond fièrement :
« Ton visage sombre et farouche ne peut m'effrayer , tes
» yeux ne lancent point les foudres de la mort ; me vois - tu
» frisonner au bruit de ton bouclier ? les chants d'Olla
>> me font-ils trembler ? Non ; Caïrbar peut épouvanter le
» faible ; Oscar est un rocher. »
PRAIRIAL
547
*
AN XII.
M. Baour affaiblit , dans ses vers , cette réponse énergique
:
Que m'importe ta rage et tes chants assassins ?
Me vois-tu frissonner au bruit de ton armure?
Me crois-tu lejouet de ta láche imposture ?
Que le faible te voie et coure se cacher ,
Je n'en suis point supris .... Oscar est un rocher.
Le mot assassin ne peut s'employer adjectivement. Le
poète a supprimé l'image des yeux de Caïrbar , qui lanrent
la foudre , pour y substituer un vers insignifiant .
Passant ensuite au trait qui termine ce morceau , il le dénature
presque entièrement. Dans l'original , Caïrbar est
présenté comme ne pouvant effrayer que les faibles :
que fera-t -il contre Oscar , qui est un rocher? L'image est
belle et juste. Le poète la gâte en l'étendant . Qu'est- il besoin
de savoir que le faible courra se cacher ? Pourquoi
Oscar ajoute-t- il qu'il n'en sera pas surpris ? Ces mots
parasites ne détruisent - ils pas l'effet du dernier trait , qui
n'est plus amené convenablement ?
Nous ne multiplierons pas davantage les citations de ce
genre ; elles nécessiteraient des rapprochemens et des observations
minutieuses qui pourraient fatiguer nos lecteurs.
Nous nous bornerons à regretter que M, Baour se
soit trop asservi à versifier de la prose , et qu'il n'ait pas
eu l'heureuse hardiesse d'embellir son sujet .
Dans les poëmes épiques , les revues des grandes armées
donnent lieu au poète de faire de belles descriptions , et de
peindre des moeurs et des usages différens . On en voit de
célèbres exemples dans l'Iliade et dans la Jérusalem
délivrée. Il se trouve un morceau de ce genre dans la baaille
de Témora ; mais la sécheresse de cette peinture
prouve combien le Barde est inférieur aux grands poètes.
In cette occasion , M. Baour ne le traduit que trop littéalement.
Là sont Clonor , Donscar , des braves redoutés ,
Et le jeune Hidallan cher à tant de beautés .
Sous son casque de fer , Cormor aux traits farouches ,
Voile un front téméraire et roule des yeux louches.
548 MERCURE DE FRANCE ,
Le regard de M thos est plus terrible encor .
A leurs côtés , Foldath brandit sa lance d'or;
Homicide guerrier , il a oif du carn.ge ,
Et le dé ain toujours perce dans son langage :
D'autres , non moins fameux , environnent leur roi.
Nous ne ferons point d'observation sur l'extrême dureté
de ces veis ; nous remarquerons seulement qu'aucun des
guerriers n'est peint avec des co leurs qui le caractérisent.
Qu'importe que Cormor roule des yeux louches sous un
casque de fer ? cela fait - il connaître son caractère ? Le
Tasse a présenté Ism n avec cette difformité hideuse ; mais
les a tres traits de l'enchanteur s'accordent avec c lui là ,
et laissent de lui une idée juste et préc se . D'ailleurs ,
quand il n'y a aucune nécessité , le goût prescrit d'éviter
de donner même aux scélérats une figure trop difforme.
En général , dans tout ce qui est image ou sentimens , les
vers de M. Baour ont le double défaut de la faiblesse et de
la dureté il a été plus heureux dans la manière dont il a
rendu quelques idées morales ; la tirade suivante , quoique
peu animée , n'offre presque rien de répréhensible .
Qu lle fatale erreur t'entraîne ,
Homme faible et présomptueux ?
Pourquoi ces palais fastueux ?
Le temps , dans sa course incertaine ,
Traverse tes soins et tes voeux .
Aujourd'hui rayonnant de joie ,
Du haut de tes superbes tours ,
Ton regard auloin se déploie ,
Et de ta plaine immense embrasse les contours ;
Du voile des sombres années ,
Demain tu dormiras couvert ;
Et dans ces tours abandonnées ,
Sifflera le vent du désert .
Cette idée perd une partie de sa grandeur par l'absence
de la divinité Si , comme dans le pseaume XLVIII , si lien
paraphias par J. B. Rousseau , le poète montrait le nant
de la gloire de l'homme en paralelle avec la puissance de
Dieu , il n'aurait pas ce vague de pensées qu'on lu a
justement reproché .
PRAIRIAL AN XII. 549
Parmi les défauts de l'ouvrage que nous annonçons ,
une partie tient au génie de l'auteur original , l'autre au
peu de soin de l'imitateur. Nous croyons les avoir suffisamment
indiqués ; et nous pensons que les amateurs
d'Ossian préféreront toujours la traduction en prose , qui
du moins rend avec assez d'exactitude le petit nombre de
beautés que l'on trouve dans les chants du Barde .
P.
Pierre-le -Grand , tragédie en cinq actes , par M. Carrion-
Nisas. A Paris , chez Baudouin , imprimeur-libraire ,
rue de Grenelle Saint - Germain , no. 1151 ; et chez
le Normant , imprimeur- libraire , rue des Prêtres Saint-
Germain-l'Auxerrois , n°. 42.
LA lecture de Pierre - le- Grand a changé très-peu de
close à l'idée que nous en avait donné la représentation ;
e'le nous a seulement laissé voir quelques beautés de détails
, et aussi quelques défauts que le tumu te nous avait
dérobés. L'auteur a fait de l'évêque Gléboff un misérable
bien plus odieux que Mathan , un scélérat plus vil que
Narcisse. Ce pontife conspire d'abord contre son maître ,
le croyant déterminé a supprimer , comme trop dangereuse
, la dignité de patriarche à laquelle aspire son ambition
. Ma s le czar la lui confère , en déclarant 74 c'est
une exception qui n'aura lieu que pour lui . Peu après 1 le
charge d'assembler un concile , pour juger le prince
Alexis. Le cafard , se voyant patria che , est ébranlé . Il
se demande , en sortant : que feras-tu , Gléboff? Quand
il reparaît , il a pris son parti . Satisfait de son élévation ,
il annonce qu'il devient à ce prix l'appui du diadême.
Mais la première femme du czar , Eudoxie , pouvait révéler
le secret de sa conspiration ; il la fait expédier par un
550 MERCURE DE FRANCE ;
assassin , dont il se débarrasse aussi , pour que son secret
ne transpire pas , et dresse contre Alexis , son complice ,
un arrêt tel que Pierre l'attend , c'est- à-dire un arrêt de
mort , parce que son salut , à lui , veut la perte ou du père
ou du fils , et qu'il importe peu lequel régnera ,
Pourvu que des autels l'éclat soit rehaussé .
Il apprend que sa fourbe est découverte ; qu'Ivan a tout
révélé à l'instant de sa mort. Alors il change de plan . Il
fait croire à Alexis que c'est le czar qui a tué Eudoxie , et
engage Pierre à se transporter au concile , où il se propose
de l'assassiner . Pierre s'approche du lieu de la séance ,
après avoir dispersé sa garde et presque seul , dans un
moment où une conjuration vient d'éclater , et où l'on
combat encore. Alexis , s'adressant à l'ombre de sa mère :
Je vais venger ta mort par un coup plus affreux .
et de peur que son père n'échappe à ce coup effectivement
très-affreux , il dit aux pères du concile :
Si cette main s'égare ,
Revenez sur mon corps immoler le bar are.
et à Gléboff : Levez les mains au ciel , cher Gleboff.
Alexis ne balance pas un moment , n'a pas un remords ,
et traite d'odieux esclave Menzikoff , dont l'audace l'arréte.
Après qu'Alexis a refusé sa grace , à laquelle on ne
mettait d'autre condition qu'un serment de fidélité , il est
entraîné au supplice , dont son père a signé l'arrêt en sa
présence , et il prononce en sortant cette effroyable imprécation
:
Tyran, si mon supplice est prêt avant le tien ,
Assouvis ta fureur ; ton sang suivra le mien :
Oui , je rejoins ma mère , et tous deux à Dieu même
Nous demandons pour toi la mort et l'anathême.
Le czar lui avait cependant appris que ce n'était pas lui ,
mais le détestable Gléboff qui avait fait périr sa mère . Il
PRAIRIAL AN XII. 551
est vrai qu'elle avait encore à se plaindre de sa répudiation ;
mais était -ce assez pour appeler sur la tête du monarque ,
la mort et l'anathême ?
Il paraît que l'auteur a le projet de faire continuer les
représentations de sa pièce. Nous doutons qu'on puisse
tolérer la cafarderie du patriarche , et la démence parricide
d'Alexis , qui veut tuer son père pour le punir d'avoir introduit
des arts utiles dans ses états. Il fallait tâcher d'intéresser
pour le père sans faire du fils un fou atroce.
Il est heureux pour l'auteur qu'on n'ait pas remarqué
Catherine se cachant derrière le fauteuil du czar ; qu'on
n'ait pas entendu le prince disant :
Toi -même Catherine .
Vous m'abandonnez tous !
· • •
et Catherine répondant ( en se montrant ) :
Elle est auprès de vous.
Nous croyons que ce trait de comédie eût excité la gaieté
du parterre ; ce qui est plus fâcheux que les sifflets .
L'auteur a réclamé justement contre les citations inexactes
faites dans le Mercure du 26 mai , de trois ou quatre
vers de sa tragédie. Nous voyons , par nos yeux , que nos
oreilles ou notre mémoire nous ont trompés ; mais nous
avons acquis aussi la triste certitude que nous n'avons pas
eu tort de trouver dans le style de cette pièce , en général ,
beaucoup d'inégalités , peu de correction , et rarement le
ton de la tragédie . Nous en citerons plusieurs preuves , et
nous les prendrons quelquefois dans des vers qu'on appelle
àprétention :
Remplace un maître injuste ; et viens prendre ton rang ,
S'il est mort sur sa tombe , et s'il vit dans son sang.
C'est tout au plus si cela est intelligible . Prendre un rang
dans le sang est , certes , une phrase bien étrange .
A leurs mains, à leurs yeux je me suis échappé .
552 MERCURE DE FRANCE,
"
Je me suis échappé à leurs mains est une inadvertance
grammaticale. On dit : J'ai échappé à leurs mains , ouje
me suis échappé de leurs mains.
Fonder un règne est encore une expression inexacte
ambitieuse. On fonde un royaume , non pas un règne.
Que j'aime , cher Lefort ,
Pour un prince si grand ce fidèle transport !
Fidèle est une épithète qui affaiblit le substantif qu'elle
accompagne. Ailleurs on trouve encore un dévouement
fidele. Dans un autre endroit , sa froide pensée.
A quels excès honteux ne s'est pas emporté
Des murmures , des cris le délire effronté !
Là , le russe du czar demande avec ardeur
Tout haut l'heureux succès , et tout bas le malheur.
De leurs hideux exploits le cours impétueux.
Les cris et les murmures du parterre avaient justement
réprouvé ces vers peu harmonieux , et remplis de termés
impropres . Celui - ci :
Demain son czar lui rend toute sa liberté.
est bien dur. Il y en a un très - grand nombre de ce genre.
Un plus grand nombre encore de faibles et de trop prosaïques.
Je liens de Lefort
Qu'aujourd'hui , dans ces murs , va paraître mon père.
Je tiens de Lefort est d'un style de gazette . Voici qui est
bien pire.
Loi trop digne en effet du code des tartares ;
L'horreur des étrangers est le sceau des barbares .
Cela est absolument inintelligible pour nous.
Dans ces àpres climats qui fixa mon séjour ?
Est- ce le vain éclat dont le czar me décore ?
Qui , en ce sens , ne peut se dire des que personnes et
non des choses . Qui , au lieu de quelle chose , de quoi , de
PRAIRIAL AN XII. 553
qu'est- ce qui , est une mauvaise locution de quelques provinces
, où l'on dit de qui , lorsqu'on veut dire de quoi
vous plaignez - vous ?
Et ce cri d'âge en âge
De nos tristes enfans deviendra l'héritage .
forme une
Le cri du peuple qui devient un héritage ,
image incohérente. Phèdre dit , en parlant de son nom ,
de la réputation qu'elle laissera :
Pour mes tristes enfans , quel affreux héritage !
On dirait très -bien aussi , la haine du peuple deviendra
leur héritage ; mais ce mot ne peut s'allier avec celui de cri.
Quelquefois l'auteur pèche , non seulement par le style ,
mais par un défaut de justesse , de convenance , par l'exagération
des idées ; comme lorsqu'il dit deux fois de suite.
du czar : Il est mort ou vainqueur. On sait que Pierre survécut
à plusieurs de ses défaites , et que l'héroïsme ne consiste
pas à se tuer quand on éprouve un revers .
Je n'aime pas que Menzikoff recommande au fils du
ezar , comme à un petit garçon , plus de docilité, de soins,
de complaisance envers son père. Ce qui me semble bien
plus déplacé , c'est la rodomontade de Lefort . Alexis allait
lui adresser la parole , et n'avait encore pu prononcer que
ces deux mots : Pour vous..... lorsque Lefort l'interrompt
mialhonnêtement :
Prince , arrêtez , vous n'êtes point mon maître.
Je pourrai quelque jour périr votre victime ;
A vivre sous vos lois rien ne peut m'obliger.
Estimez ma franchise.
Ce langage est d'un matamore . Lefort a coupé la parole
au fils de son maître pour le braver , avant de savoir ce
qu'il allait lui dire . Il ne me semble pas convenable non
plus qu'un homme , quel qu'il soit , avertisse et ordonne en
quelque sorte de l'estimer.
་
554 MERCURE DE FRANCE ,
C'est aussi un défaut de convenance de la part de Menzikoff,
en parlant au czar , après lui avoir dit qu'il lui devait
tout , de mettre la chose en doute , en ajoutant :
Si Menzikoff peut-être est votre heureux ouvrage.
Pierre , à son tour , parle en capitan , lorsqu'il prétend
que sa flotte est
Des vents et des ondes maîtresse .
On n'a jamais connu de telle flotte.
On pourrait citer plus d'un exemple de cette enflure :
PIERRE ( à son épouse ) .
Le trône à vos vertus est un prix mérité.
CATHERINE .
C'est trop , seigneur……..
PIERRE.
Sortez de cette erreur profonde ;
Le ciel vous fit pour moi , comme moi pour le monde.
Voilà encore une interruption avant que l'interlocuteur
Il est clair
que ait faire connaître sa pensée,
pu
l'erreur
profonde de Catherine , qui n'a pu s'expliquer
, est là pour
Ja rime , et que ce n'est pas à Pierre qu'il peut convenir de
dire qu'il estfait pour le monde .
Catherine aussi interrompt le patriarche , sans lui donner
le temps de s'expliquer , et répond à ce qu'il n'a pas
dit , ni peut - être pensé ; elle lui promet son estime , s'il
veut faire ses efforts pour sauver Alexis :
Ce langage , madame....
GLEBOFF.
CATHERINE.
En seriez -vous surpris ?
Si de tels sentimens vous pouvaient étonner ,
C'est à vous de rougir , à moi de m'indigner.
PRAIRIAL AN XII. 555
La grammairc exigerait peuvent, au lieu de pouvaient.
Gléboff, après cette belle tirade , répond qu'il ne s'étonne
point de ce langage , qu'il l'admire : c'est ce que Catherine
aurait su , si elle avait voulu le laisser finir sa phrase. Ces
interruptions , dont le but est de fournir à un interlocuteur
le prétexte de débiter quelque couplet brillant , sont un défaut
d'art trop visible , et trop commun dans beaucoup de
drames modernes .
Il s'en faut beaucoup que nous ayons cité tout ce qui
nous a paru repréhensible dans cette pièce : même dans ce
qu'elle a de mieux écrit , il se trouve des incorrections
qui supposent , ou que l'auteur n'a pas consulté quelques
amis , ou qu'il n'en a pas trouvé de sincères. Je donnerai
pour exemple une des tirades les plus vigoureuses du
drame ; il parle du Russe :
Toujours prêt à porter sa brutale insolence
De l'extrême esclavage à l'extrême licence.
On le verrait en foule , à d'indignes hasards ,
Du premier imposteur suivre les étendards ,
Encenser ce qu'il hait , briser ce qu'il adore ,
Détester ses fureurs , s'y replonger encore ,
Et menacer toujours , sí ce bras irrité
N'eût mis un frein terrible à leur férocité .
Quoiqu'on substitue très - bien le singulier au pluriel , je
ne sais si le Russe qui court enfoule n'a pas quelque chose
de trop discordant . Je doute aussi que suivre des étendards
à des hasards soit une expression élégante , ou même correcte.
Se replonger dans des fureurs n'est peut-être pas
plus exact. Leurférocité est une distraction ; il fallait sa
férocité. Bras secourable eût mieux rendu la pensée de
l'auteur, que bras irrité. Du reste , le dernier vers est beau ;
celui-ci l'est encore davantage :
J'eusse été plus cruel , étant moins rigoureux.
556 MERCURE DE FRANCE ,
Dans la même scène ( la 5° du 3º acte ) , il se trouve des
morceaux entiers qui n'ont point de taches , et qui ont de
la verve :
Mon siècle en vain s'oppose à sa félicité ;
J'en appelle sans crainte à la postérité :
Elle est l'espoir d'un roi dont la gloire est l'idole ,
Au sein des durs travaux cet espoir le console ;
Et loin dans l'avenir , au vulgaire caché ,
Lui montre le seul bien dont son coeur soit touché .
Le seul qu'il obtiendra . ·
On le menace au trône , on l'invoque au tombeau.
C'est pour toi que des arts s'allume le flambeau.
Suis cet astre propice , et marche à sa lumière .
Change avec l'univers , qui change autour de toi.
Beaucoup d'autres vers , que nous pourrions rapporter
encore , et dont nous avons fait connaître quelques - uns
dans le N° du 26 mai , prouvent que l'auteur a quelquefois
de l'élévation dans les pensées , de l'énergie et de la noblesse
dans l'expression ; mais son style manque trop souvent
d'harmonie , de correction et d'élégance. Les deux premiers
actes de sa pièce sont trop vides ; il y a de l'intérêt
dans le 3 et le 4 : dans le dernier , beaucoup de mouvement
, de fracas , des invraisemblances , et une froide
atrocité . Sans de grands changemens , nous ne pensons pas
qu'elle puisse réussir devant un tribunal impartial et attentif.
Au reste , une bonne tragédie est une oeuvre si prodigieusement
difficile , que celui même qui ne réussit qu'à
faire quelques bonnes scènes , a droit encore à l'estime : il
serait donc injuste d'en refuser à l'auteur de Pierre le
Grand. Et toutefois , si cette production est , comme il le
dit , le nec plus ultrà de ses forces , nous craignons qu'il
n'obtienne jamais que de médiocres succès dans la carrière
dramatique .
Cinquième
PRAIRIAL AN XII
Cinquième livraison du Répertoire du Théatre Français
composée des tomes XIII , XIV et XV ; contenant les
pièces de la Chaussée , Boissy , Gresset , la Noue de
Bièvre , Imbert et Fabre d'Eglantine , et terminant tout
ce qui concerne les comédies en cinq actes.
On ne peut reprocher aux éditeurs de cette belle collection
d'avoir multiplié les discours ; celui qu'ils ont placé
en tête du premier volume contient à peine vingt pages ,
et dit , sur l'origine des Théâtres , tout ce qu'il est nécessaire
d'en savoir A la fin du tome XV , ils ont considéré
en peu de mots ce qu'il y a de vrai sur l'influence morale
qu'on accorde aux spectacles , question restée indécise
après avoir été tant discutée , ou peut-être pour avoir été
trop discutée . Nous croyons que nos lecteurs nous sauront
gré de leur faire connaître l'opinion des éditeurs du
Répertoire du Théâtre Français à cet égard ; il est impossible
de chercher la vérité avec plus de franchise , et
de l'exposer avec moins de prétention .
L
« On sait qu'il est d'usage parmi les éditeurs de donner à la partie
littéraire qui les occupe une importance dont ils espèrent profiter pour
se grandir dans l'opinion des lecteurs : nous n'avons pas voulu user de
ce privilège ; et le discours placé en tête de cette édition a prouvé que
nous ne confondions point la comédie et la morale . Quelques per-
( 1 ) Ou recueil des tragédies et comédies restées au théâtre depuis
le Venceslas de Rotrou , pour faire suite aux éditions in-8° . de Corneille
, Molière , Racine , Regnard , Crébillon et au théâtre de Voltaire
, avec des notices sur chaque auteur et l'examen de chaque pièce ,
par A. Petitot , dessins de M. Périn , impression de Didot l'aîné.
Prix : 7
fr . le vol . , et 14 fr . papier vélin , gravure avant la lettre .
A Paris , chez Perlet , libraire , rue de Tournon , n. 1133 ; et chez
le Normant , imprimeur-libraire , rue des Prêtres- Saint-Germainl'Auxerrois
, nº . 42 .
M m
558 MERCURE DE FRANCE ,
sonnes qui ont adopté l'opinion contraire , propagée par les philosophes
du dix- huitième siècle , s'empressèrent de nous dire que nous
mettions nous-mêmes des obstacles au succès de notre entreprise , et
qu'il était absurde de dégrader un art sur lequel nous voulions attirer
l'attention des gens de lettres . Leur prédiction s'est trouvée fausse :
le public a bien voulu nous savoir gré de notre respect pour la vérité ;
il a trouvé fort juste la distinction que nous rétablissions entre les
ouvrages d'imagination et les ouvrages de morale . En effet , ce qui
dégrade les arts , ce qui les perd , c'est l'oubli de leurs principes , la
confusion des genres ; et nous croirions avoir rendu un véritable service
à l'art dramatique s'il nous était permis d'espérer que notre ouvrage
pût aider à le rappeler à sa destination.
» Il n'y a de morale vraie que celle qui est obligatoire ; et certainement
personne ne soutiendra qu'on soit obligé par devoir de conscience
de régler sa conduite sur les maximes qui se débitent au théâtre : si cela
était , nos comédies les plus goûtées , les plus gaies et les mieux faites
devraient être interdites , et nous serions réduits à des drames moraux
fort ennuyeux , qui ne feraient point honneur à notre littérature , seraient
peu suivis , et encore moins lus . Si la morale qui se débite au
théâtre était obligatcire , tous les hommes sensés seraient autorisés à
demander au gouvernement sous lequel ils vivent , pourquoi il permet
l'opéra , où l'on change les héros en Céladons , l'opéra-comique , où
l'amour prend tous les tons , quelquefois même celui des boudoirs ,
enfin tant de petits théâtres où les farces les plus extravagantes sont
présentées au peuple dans un style et avec des sentences vraiment
extraordinaires . Mais tous les gouvernemens regardent les spectacles
comme un besoin des peuples civilisés , comme un amusement dont les
dangers ne sont rien si on les compare aux inconvéniens qui naîtraient
de l'impossibilité où seraient tous les désoeuvrés d'une grande ville de
faire emploi de leur tems . Les spectacles , dans leur rapport avec la
politique , ne sont réellement considérés que comme un moyen de
police.
» A cette manière de les juger , à l'opinion des philosophes qui les
regardent comme une école de morale , il faut ajouter le sentiment de
quelques autres philosophes misantropes qui les ont dénoncés comme
des écoles de corruption . J.-J. Rousseau a soutenu cette dernière cause
avec une éloquence d'autant plus vive qu'il se mettait en opposition
aux moralistes dramatiques ; car du tems de Molière le citoyen de
Genève se serait fait moquer de lui en plaidant avec chaleur contre les
PRAIRIAL AN XII.
55g
E
C
4
1 .
!
théâtres , parce qu'alors on ne leur accordait que l'importance qu'ils
méritent , et que quand tout le monde parle raison , celui qui se fait
déclamateur n'excite que la risée publique. S'il n'y avait pas eu un
parti puissant et nombreux qui mettait l'instruction que l'on peut
puiser au théâtre au- dessus de toutes les autres , J.-J. Rousseau aurait
perdu tous ses avantages dans le combat , ou plutôt il n'aurait point
combattu : c'est toujours d'un excès que naît par opposition un autre
excès .
» Il ne nous a point été difficile de tenir un juste milieu entre ces
opinions contradictoires ne reconnoissant d'autres principes littéraires
que ceux du siècle de Louis XIV , nous avons aussi considéré
la comédie comme on la regardait alors , c'est -à - dire comme un plaisir
décent , une école de goût , une carrière brillante ouverte à l'imagirration
, un cadre dans lequel on inscrit en beaux vers , ou en prose
naturelle et piquante , les caractères , les usages , les ridicules , et les
variations dans les moeurs . N'est -ce point assez pour que les productions
de cet art soient regardées comine une des plus riches parties de
notre littérature ? Ceux qui veulent lui donner plus d'importance lui
font tort , l'attaquent dans ses véritables principes , et finiraient par
le dénaturer. La manie de la morale jette nos jeunes auteurs dans la
niaiserie ; pour plaire à des spectateurs qui ne sont plus des juges , ils
ne parlent que de bienfaisance , de sensibilité ; ils prodiguent les sentences
morales , et négligent les règles de l'art , la vérité du dialogue
et des caractères ; ils abandonnent sur -tout cette précieuse gaieté qui
faisoit tant d'honneur à notre nation : car , en dépit de nos découvertes
en idées libérales , on peut affirmer que le peuple de l'Europe le plus
´gai était le meilleur , le plus sage , et le plus heureux.
» Mais si le théâtre n'est pas une école de morale , il ne doit jamais
la blesser dans ses résultats importans : ce principe simple a toujours
été mis en usage par nos grands poètes , qui ne se sont point amusés à
le proclamer , parce qu'il n'était pas révoqué en doute ; en récompense
il a souvent été violé par ceux qui ont cru nécessaire de l'établir avec
emphase. Ainsi c'est une règle générale que le vice et le crime ne sortent
point triomphans : de l'observation de cette règle il résulte que
chaque pièce , dans son ensemble , offre une moralité consolante ; et
c'est cette moralité que nos penseurs modernes ont prise pour de la
morale : l'erreur à cet égard a été si con plète qu'elle a influé sur notre
langue ; et l'on dit assez généralement aujourd'hui , quoiqu'à tort : C'est
un homme d'une grande moralité , qui a beaucoup de moralité , lors-
Mm 2
560 MERCURE DE FRANCE .
qu'on veut faire l'éloge de ses moeurs . La moralité n'est que la réflexion
qui résulte d'une action dont on est témoin , d'un récit que l'on entend ;
et toutes les pièces de théâtre renferment des moralités , parce qu'elles
sont composées d'actions et de récits : mais il ne s'ensuit pas qu'elles
soient , ni même qu'elles doivent être morales pour plaire au public et
aux amis des lettres.
» Comme il faut toujours s'appuyer de preuves irrécusables contre
ceux qui multiplient sans effort de faux raisonnemens pour soutenir un
faux systême , nous avions réservé cette discussion , plus intéressante
qu'elle ne le paraît , avec l'intention de la placer à la fin des comédies
en cinq actes , les seules qui , par leur importance , puissent aider à
débrouiller la question. Nous allons jeter un coup- d'oeil rapide sur celles
insérées dans ce recueil , en ne les considérant que sous le rapport de
la morale : comme elles ont toutes été adoptées par le public , et la
plupart depuis long-tems , il faut consentir à les admettre comme pièces
de conviction , ou condamner l'esprit de deux siècles .
» La Mere Coquette , de Quinault , tourne en ridicule un vieillard
père de famille , et présente une femme qui n'est punie d'un amour
criminel que par le retour d'un époux , qu'elle voulait mort , et qu'elle
■ abandonné dans le malheur ; une soubrette qui trompe toujours rentre
en grace pour la seule vérité qu'elle dise quand elle n'a plus d'intérêt
à mentir .
» La Femme Juge et Partie , de Montfleury , offre si peu de
morale, qu'il faudrait un effort d'esprit pour deviner la moralité qu'on
peut en tirer.
» Le Festin de Pierre, mis en vers par T. Corneille , mêle à des
personnages dont les moeurs sont licencieuses une statue qui parle et
qui marche , et un dénouement qui ne peut inspirer aucune réflexion
salutaire , parce qu'il est contre l'ordre naturel des évènemens.
» Le Chevalier à la mode , de Dancourt , laisse voir la plus singulière
composition de famille , trois femmes trompées par le même
homme , et pour la moralité un mariage raisonnable fait d'une part par
dépit , et de l'autre par intérêt.
» Le Mercure Galant , de Boursault , est contraire à la morale ,
puisque le fonds du sujet tient à un mariage qui ne s'accomplit que par
un mensonge ; les accessoirs , qui l'emportent de beaucoup sur le fonds,
Bont gais , présentent des ridicules bien saisis , et de bonnes moralités.
L'auteur avait fait une scène d'un homme qui vient demander des conseils
sur un vol eonsidérable qu'il a commis , et qu'il ne veut pas rendre,
PRAIRIAL AN XII. 561
1
1
même pour éviter d'être pendu : le public , qui n'aime pas à rire d'un
personnage qui peut aller directement à la potence en sortant du
théâtre , fit supprimer cette scène içi la morale fut du côté du public
» Esope à la Cour , du même auteur , est une pière vraiment édi☛
fiante d'intention et de détails ; et le malheur veut que ce ne soit point
une comédie dans les règies ; ce n'est qu'une succession de tableaux que
l'auteur était maître de choisir à volonté. Nous remarquerons encore
qu'il y avait une grande scène dans laquelle on discutait l'existence de
Dieu , et que le public du dix - septième siècle la fit retrancher , par la
raison généralement sentie que chaque chose doit être à sa place , et
que les dispositions qu'on porte au théâtre ne sont pas conformes à la
gravité d'une pareille discussion .
» Le Muet, de Brueys , est une pièce d'intrigue imitée de Térence :
on sait que les anciens ne cherchaient pas la morale à la comédie ,
d'ailleurs il sera it contradictoire d'en exiger dans les sujets qui ne
marchent qu'à force de fourberies .
» Le Jaloux Désabusé , de Campistron , met en jeu un mauvais
frère , avare du bien d'autrui , prodigue du sien , et qui n'est contraint
à rendre compte à sa soeur que parce qu'il est mari jaloux . S'il n'avait
eu d'autre défaut que l'intérêt , il n'aurait pas été puni : en conclura-
t-on que pour s'amander il ne suffit pas d'avoir des vices , et qu'il
faut y joindre des ridicules ?
» L'Homme à bonne fortune , de Baron , n'est pas dans les règles
de la parfaite décence ; ce qui est bien loin d'offrir des exemples dignes
d'être imités : Baron avait terminé sa comédie par quelques réflexions
sérieuses ; on la finit par un éclat de rire : tant on sent que
la morale ennuie au théâtre ! l'Andrienne , du même auteur , est une
imitation de Térence dont on peut raisonnablement conclure qu'il est
permis de se marier contre le voeu de son père , pourvu qu'il arrive
d'Andros un homme capable de concilier tous les intérêts par des
révélations romanesques .
>> Turcaret peut passer pour une pièce morale , quoiqu'elle n'offre
que des coquins , sauf un seul personnage qui n'a pas le tems d'être
frippon , parce qu'il est toujours ivre ; mais du moins tous ces personuages
sont si vils et couverts de tant de ridicules , que qui que ce
soit ne serait tenté d'entrer en communauté avec eux . Par une bizarérie
singulière , la comédie la moins dangereuse , à notre avis , est
positivement celle que les moralistes philosophes condamnent comme
n'offrant que le tableau du vice.
3
562 MERCURE DE FRANCE ,
"
« La Réconciliation Normande , de Dufresny , ne peut guère
faire naitre qu'une réflexion , c'est que les enfans qui ont des parens
injustes , haineux et égoïstes ne peuvent se soustraire à leur avarice et
‚ à leur haine qu'en les trompant .
>> Si nous examinons les pièces de Destouches , qui commence les
comiques moralistes , c'est-à- dire ceux qui ne sont pas gais , nous trouverons
, dans le Philosophe Marié , une honte du lien conjugal qui
est contraire aux bonnes moeurs ; dans le Glorieux , un homme insolent
qui n'est pas puni , parce que l'acteur qui créa le rôle ne voulut
point être humilié ; ce qui ne fit aucun tort au succês de l'ouvrage
dans le Dissipateur, un fou sauvé par une fripponne sensible :
ce qui ne peut tirer à conséquence , car elle est à coup sûr la seule de
son espèce ; du reste des parens traités sans respect et même sans politesse.
Le Tambour Nocturne est une farce imitée de l'anglais ,
théâtre assez généralement brouillé avec la morale : Destouches a présenté
le sujet d'une manière décente , et dont on peut tirer pour moalité
qu'il ne faut pas épouser la femme d'un homme qui vit encore ,
parce qu'il peut revenir. L'Homme Singulier est un fou qui débite
gravement les maximes les plus dangereuses: il mériterait d'être enfermé
aux Petites- Maisons ; et l'auteur a cru le corriger suffisamment en lui
faisant promettre qu'il changerait d'habit , qu'il passerait l'hiver à
Paris , et l'été à la campagne.
"
» La Métromanie , de Piron , porte sur un ridicule assez saillant
par lui-même quand il n'est pas excusé par beaucoup d'esprit : on ne
peut plaindre ni blâmer le métromane de faire tant de sacrifices à son
mour pour la poésie , parce qu'il se montre si satisfait de son sort
qu'on s'en rapporte à lui sur ce qui lui convient le mieux de faire
du reste on est assez embarrassé de tirer la moralité de cette pièce ,
puisque M. Françaleu est plus fou que Damis , ce qui ne l'a pas einpèché
de faire une grande fortune et d'obtenir de la considération
dans le monde : or si le financier est devenu poète à cinquante ans , on
: peut espérer que le poète deviendra financier avant cet age ; cette
dernière métamorphose serait moins incroyable que la première .
>> Les pièces de La Chaussée roulent toutes sur un fonds si romanesque
, qu'il est impossible d'en tirer aucune conséquence applicable
à l'usage ordinaire de la vie . Le Préjugé à la mode n'a jamais été que
la manie de quelques individus dans une certaine classe de la sociéié :
le mari avoue hautement ses maîtresses ; et le spectacle d'un père qui
prend parti pour un gendre libertip contre sa propre fille , blesse la
PRAIRIAL AN XII. 5.63
raison encore plus que les moeurs . Dans Mélanide , un époux , un
père résiste à la voix du devoir et cède à l'attendrissement ; c'est
absolument le contraire qu'il faut regarder comme une règle de conduite
. L'Ecole des Mères est une pièce vraiment morale ; mais en la
considérant sous ce rapport , on trouvera injuste que la mère traite son
fils avec sévérité , car elle a plus de torts que lui : si son mari avait du
caractère il pourrait lui apprendre qu'avant de corriger les autres il
est sage de se corriger soi - même ; l'instruction alors serait complète .
La Gouvernante rappelle un beau trait de probité ; mais , à travers de
grandes maximes , il y a dans cette pièce une combinaison très-immorale
, renfermée dans la conduite du jeune homme , qui ne parle que
de probité , de vertu , et se permet de séduire une jeune fille sans éprouer
un seul moment d'hésitation .
» Dans l'Homme dujour , de Boissy , on voit une ingénue qui emploie
la ruse où la franchise suffisait , puisque les évènemens s'arrangent
de manière qu'elle devient naturellement libre de congédier l'homme
qu'elle n'aime pas , et d'épouser celui qu'elle aime ; mais la franchise
n'est pas un moyen de comédie ; il faut à ce genre , des finesses , des
intrigues , et sur- tout de l'amour .
» Le Méchant , de Gresset , n'est puni de tout le mal qu'il fait que
par le chagrin de n'en pouvoir faire davantage ; lorsqu'il est démasqué
c'est encore lui qui menace .
» La Coquette corrigée , de La Noue , est tellement tracassière et
ingratte dans le commencement de la pièce , que sa conversion à la fin
ne rassure pas les gens difficiles : d'ailleurs ces conversions faites par
l'amour ne sont pas morales , puisque notre sagesse ne doit pas dépendre
de nos sentimens , mais de l'idée juste que nous avons de nos
devoirs .
» Le Séducteur , de M. de Bièvre , se console de la perte
d'une jeune fille par l'enlèvement d'un philosophe ; recette dont l'usage
ne tentera personne . L'auteur avait fait sa comédie pour que le
séducteur fût à la fin livré à la rigueur des lois ; mais on lui fit comprendre
qu'au théâtre une plaisanterie réussissait mieux qu'une moralité
trop sévère : il céda , et s'en trouva bien .
» Le Jaloux sans amour , de M. Imbert , ressemble trop au Préjugé
à la mode , de La Chaussée , pour nous offrir une réflexion nouvelle
; cependant nous observerons que si le mari n'était jaloux que
de sa maîtresse , il vivrait très- tranquille dans le libertinage , et qu'il
Ini fallait deux ridicules pour revenir à la raison.
564 MERCURE DE FRANCE ,
Le Philinte de Molière , par Fabre d'Eglantine , offre dans ´AIceste
un caractère trop idéal : on peut souhaiter que la société renferme
beaucoup d'individus d'une probité aussi active ; mais un souhait
ne change rien à la destinée humaine. Nous avouerons pourtant avec
plaisir que la principale combinaison de cette pièce est morale , et pour
affaiblir le mérite de cet aveu nous ne rappellerons pas la conduite
de l'auteur.
ne pas
>> Nos lecteurs voudront bien ne pas oublier que dans cette récapitulation
nous ne jugeons point le mérite littéraire de toutes ces comédies,
et que notre intention a été de les considérer seulement par les
résultats qu'on devrait en attendre si le théâtre était véritablement un
école de morale : nous croyons le procès jugé maintenant.Si nous passions
en revue les révélations que les auteurs sont obligés de faire lorsque
leur sujet exige qu'ils exposent la conduite et les maximes des gens
riches , désoeuvrés , libertins , et brillans d'amabilité , cela nous conduirait
à répéter , après J. J. Rousseau , que le théâtre est une école
de corruption et nous sommes bien loin d'adopter cette opinion
bizarre . Voici notre avis , et c'est d'après les réflexions les plus profondes
que nous osons le risquer . Le théâtre peut corrompre les jeunes
gens auxquels on le présente comme une école de morale , et séduire
irrésistiblement ceux auxquels on a exagéré le danger de le fréquenter ;
mais il est sans inconvénient pour les jeunes gens auxquels on ne
l'offre que comme une école de goût , un amusement spirituel et décent.
Quiconque croit qu'il n'y a de véritable morale que celle qui est obligatoire,
n'attache aucun prix aux maximes débitées sur la scène ; il
juge les ouvrages par les règles de l'art s'il aime la littérature , ou seule◄
ment par le plaisir qu'il en éprouve si les lettres lui sont étrangères.
Ainsi nous, regardons comme dangereuses toutes ces pièces sentimenta→
les où les actions coupables sont déguisées sous des grands sentimens
et dans lesquels on prétend faire compensation entre les vices que l'on
se permet , et les vertus qu'on sa vante de posséder : nous regardons
également comme dangereuses toutes les pièces qui finissent par des
conversions , parce qu'elles trompent , et celles qui présentent des caactères
d'une perfection chimérique, parce qu'elles mentent constam→
ment ; mais nous appellerions volontiers morales, ces comédies gaies et
franches du bon vieux temps , et nous pourrions appuyer notre sentiment
sur une observation que chacun peut faire. L'homme qui rentre
chez lui après avoir ri de bon coeur au spectacle , porte presque tou
jours un esprit de complaisance au sein de son ménage ; les ridicules
PRAIRIAL AN XII. 565
1
4
dont il vient d'être frappé lui laissent une humeur facile , une indulgence
dont il ne sait pas la cause , mais qui profite à ceux qui dépendent
de lui : le même homme , après avoir vu une pièce larmoyante et
sentimentale , en un mot ce qu'on appelle aujourd'hui une comédie morale
, se retrouve au sein de sa famille dans une disposition triste ou
sévère ; ce qui l'entoure n'est plus en rapport avec ses sentimens ; les
discours de ses enfans lui paroissent légers , leurs plaisirs frivoles , et
souvent même il regarde leur heureuse insouciance comme un défaut
de sensibilité . Nous livrons cette observation à nos lecteurs ; s'ils s'amusent
à la vérifier , et qu'ils la trouvent juste , la grande discussion
sur l'effet moral des spectacles sera à jamais terminée pour eux.
» Il est un autre exemple que nous pouvons citer à l'appui de notre
opinion , et qui , nous l'espérons , la fera goûter par ceux même qui
vont rarement au théâtre. A la campagne , dans cette vie douce et libre
de château , il est assez d'usage de ne se réunir entièrement que le soir ,
et alors on fait volontiers en commun une lecture qui prête plus qu'elle
ne nuit à la conversation : les femmes travaillent et écoutent ; les hommes
, plus désoeuvrés , sont aussi plus disposés à interrompre ; mais
qu'importe , le livre n'est là que pour ne pas obliger à parler : quand
l'envie de causer se communique , le livre se repose , et rien n'est plus
naturel . Si l'ouvrage est gai , la gaieté se répand et se prolonge dans
la petite société ; s'il peint, des moeurs vraies , sans nuire à l'enjouement ,
il excite des réflexions fiues , quelquefois profondes , et toujours exprimées
sans prétention ; mais si par malheur on lit un ouvrage sentimental
et sentencieux , un de ces ouvrages nouveaux où tout , jusqu'à la vertu ,
paraît incroyable , parce que rien n'est peint naturellement , alors le
lecteur tient seul la conversation ; on se persuade involontairement
qu'on n'est là que pour entendre lire ; on se sépare sans avoir rien à se
dire ; et l'on ne voit pas alors ces scènes si plaisantes et si souvent répétées
, où chacun , tenant sa bougie à la main , s'éloigne , revient , s'en
va , revient encore , où tout le monde rit et parle à la fois , où l'on se
quitte enfin dans cette disposition qui fait que le premier bon jour du
lendemain est un appel à la gaieté de la veille . En vérité , des comédies
et des livres qui nous rendent l'humeur facile , agréable , qui nous
font goûter ceux qui nous entourent , et les disposent à la même indulgence
pour nous , ont des résultats très-moraux; au contraire les vertueuses
, sentimentales et métaphisiques conceptions dont on nous
accable aujourd'hui ne seraient propres qu'à nous rendre tristes et
hypocrites , si les Français pouvaient jamais le devenir . Concluons que
1
566 MERCURE DE FRANCE ,
la véritable comédie n'est pas celle qui prêche la morale , mais celle
qui montre l'homme à l'homme , fait rire les gens d'esprit des ridicules
naturels à l'humanité , nous accoutume à voir le monde d'un oeil
observateur , et nous rend moins sots sans nous rendre meilleurs ou
plus méchans. >> ۱
SPECTACLES.
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Les Deux Pères , ou la Leçon de Botanique , de
M. Dupaty.
CETTE pièce est du nombre de celles où l'intérêt finit
avec l'exposition , où il n'y a d'intrigue que pour quelques
personnages , et point pour l'auditeur , qui est
d'abord au fait de tout ce qui va se passer. De tous les
plans qu'on peut imaginer , celui - là , sans contredit , est
le plus mauvais. C'est une excessive mal- adresse de ne
rien laisser à desirer ni à craindre au spectateur. Dès-lors
l'ennui le gagne très -promptement , et il devient presque
impossible de fixer son attention . Ces sortes de drames ,
du moins , ne sauraient être trop courts . Celui - ci n'a que
deux actes , mais le dernier en vaut quatre .
Prosper et Laure demeurent ensemble , et croient s'aimer
en secret , quoique toute la maison ait deviné leur
intelligence . Le père de Laure est un amateur de botanique
très-riche. Celui de Prosper est allé chercher , dans
les colonies , la fortune , qu'il n'avait point trouvée à
Paris , et il y a été plus heureux ; mais son fils , qui l'ignore
, n'a chez le botaniste , que l'humble poste de secrétaire
. Bientôt arrive Prosper le père , pétri d'embonpoint
, de gaieté , qui annonce qu'il vient de faire le tour
de la machine ronde. On voit assez , ajoute-t-il , que j'en
APRAIRIAL AN XII. 567
suis revenund comme elle . Sa bourse aussi s'est arrondie
; mais
Par d'honnêtes salaires ,
Comme faisaient nos pères .
Quoique salaires ne soit pas le mot propre , on n'a
pas laissé d'applaudir cette mesquíne épigramme . Le
botaniste apprend à l'homme arrondi que leurs enfans
s'aiment : ils conviennent de les marier. Néanmoins le
père de Laure veut auparavant leur donner une forte
leçon . Il leur inspire une jalousie réciproque , les brouille
ensemble , les agite , les tourmente , et impatiente autant
l'assemblée que les amans , parce qu'il n'en finit pas .
L'amoureux , au désespoir , va partir pour rejoindre dans
les colonies son père , dontil ignore le retour. Celui de
Laure le charge auparavant de lui dessiner un bouquet de
roses ; et ce bouquet , il le place sur le sein de sa fille , ой
'les roses , dit-il , se balancent comme sur leur tige . Il demande
à Prosper s'il n'est pas content du pupitre . Ces fadeurs
sont extrêmement déplacées dans la bouche d'un
père , et encore plus au moment où il s'occupe à donner
une leçon de morale . Le jeune homme , au lieu de dessiner
les roses , dessine sa maîtresse . Ils s'expliquent , s'entendent
, se réconcilient . Néanmoins Prosper persiste dans le
dessein d'aller , comme Hyppolite , chercher son père.
La réflexion lui a fait sentir qu'étant sans fortune , il a eu
tort de chercher à gagner le coeur d'une riche héritière , en
abusant du bienfait de l'hospitalité . Il place dans une rose
une lettre d'adieu à son amie : le père de Laure , qui en est
instruit , s'empare de la rose , et , sous prétexte de l'analyser,
l'effeuille , trouve la lettre. Les sentimens de repentir
qu'elle renferme lui font juger qu'il est temps de finir l'épreuve
; il dit à sa fille avec un air sérieux : « Il valait
>> mieux confier vos secrets à votre père qu'à une rose .
>> Pour vous punir , je vous ordonne d'épouser Prosper .-Ah!
» que vous me punissez bien ! s'écrie la petite personne . »
Et alors s'accomplit enfin ce mariage si impatiemment al568
MERCURE DE FRANCE ;
tendu par tout le monde. Vingt fois on s'at impatienté ;
mais , dès que madame Henry paraissait , on n'éprouvait
plus d'autre sentiment que celui du plaisir. Elle a mis dans
le rôle de Laure tant d'intérêt , de grace , d'ingénuité ,
qu'elle a fait supporter et aimer en quelque sorte la prolixité
de la pièce , qui lui doit tout son succès. Avec une
telle actrice , les chutes sont presque impossibles . Il y a
cependant de l'esprit dans ce vaudeville , mais trop de manière
, de prétention , quelquefois des trivialités et du faux
bel esprit.
ANNONCES.
Mémoires du duc de la Rochefoucauld, imprimés pour la première
fois sur un manuscrit corrigé de sa main , et plus ample de
moitié , avec sept portraits , de Louis XIV enfant , Anne d'Autriche
, Mazarin , Condé , Turenne , le cardinal de Retz et la Rochefoucauld
; tous gravés par Saint - Aubin . Un vol . in-18 de 360 pages ,
papier d'Angoulême . Prix, broché : 3 fr .; in- 12 , pap . d'Angoulème ,
5 fr. 25 c.; pap . vél. , 7 fr . 50 c.; pap . vél . , portraits avant la
lettre , 12 fr .
Il faut ajouter 50 c . pour recevoir l'ouvrage par la poste.
A Paris , chez Antoine-Augustin Renouard , libraire , rue St.
André-des-Arcs , nº. 42.
Manière d'apprendre et d'enseigner; ouvrage traduit du latin , du
P. Joseph de Jouvancy, jésuite ; par J. F. Lefortier , professeur de
belles -lettres à l'Ecole centrale de Fontainebleau . Prix : i fr. So c . , et
afr. 50 c. par la poste.
Observations sur les bétes à laine, faites dans les environs de Ge
nève , pendant vingt ans ; par J. M. Lullin , membre du comité d'agriculture.
Un vol . in 8° . Prix : 2 fr. 50 c. , et 3 fr . 25 c. par a poste
Ces observations sont faites sur les terrains , le logement , le choix
d'un troupean ; de l'importance et des moyens d'amélioration des bêtes
à laine , des agneaux , du parcage ,,de la tonte et du lavage de la laine,
des engrais et vente des moutons, des maladies des bêtes à laine en général
et en particulier , des remèdes qui conviennent aux troupeaux, etc.
Ruche et Rucher de la Prée , dép. de l'Indre ; par M. Cagniard.
Deux vol . in 12 , avec des tableaux . Prix : 5 fr., et 6 fr. 50 c . par la poste.
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez La Normant , rue
des Pretres Saint-Germain- l'Auxerrois , nº . 42.
F. Buisson , imprimeur-libraire à Paris , publiera incessamment
l'Histoire du procès de la conspiration anglaise , avec celles des
pièces justificatives nécessaires à l'intelligence de cette histoire. Un
vol. in-8°. de quatre à cinq cents pages. Prix : 5 fr. broché ; et 6 fr.
50 cent . rendu franc de port par la poste. Les lettres d'avis et l'argent
doivent être affranchis et adressés à F. Buisson , rue Hautefeuille ,
n°. 20 , et à le Normant. On prie les personnes des départemens of
de l'étranger d'envoyer leur adresse bien exacte.
PRAIRIAL AN XII. 569
NOUVELLES DIVERSE S.
Des lettres d'Italie annoncent qu'il a été entamé des né
gociations importantes entre la cour pontificale et le gou-,
vernement français . On dit aussi que le saint Père se propose
de faire bientôt un voyage à Paris . (Journ. des Débats. )
Ratisbonne , 29 mai.
M. Bacher , chargé d'affaires de France , a adressé à la
diète la note suivante , qui a été portée aujourd'hui à la dic
tature.
No B. Le soussigné chargé d'affaires de France , a l'honneur
de transmettre à la diète générale de l'Empire germanique , l'exempla
re ci -joint du sénatus consulte qui détermine pour l'avenir la déno
mination , les formes et la transmission du pouvoir souverain en
France ; les seules choses qui , dans l'organisation du gouvernement
de la république , n'étoient pas proportionnées à la grandeur et au
besoin de l'état .
« Il s'empresse dans cette circonstance de notifier , conformément
aux ordres de son gouvernemeat , que S. M. I. Napoléon , empe
rer des Français , est investi par les lois de l'état de la dignité impériale,
et que ce titre et cette dignité seront transmis à ses desc ndans
en ligne directe et masculine , ou , à défaut de cette ligne , à la des
cendance directe et mas uline de L. A. I. les princes Joseph et Louis
Bonaparte , frères de l'empereur .
En faisant cette notificatiou , le soussigné doit observer que les
communications officielies doivent cesser jusqu'à ce que les anciennes
dénominations soient remplacées par celles du protocole impérial ,
tant dans les lettres de créance des ministres accrédités en France ,
que dans celles des ministres de S. M. I. l'empereur des Français ,
accrédités dans les cours étrangères . Les communications confiden
tielles , préparatoires et utiles à la sûrete des affaires , continueront à
avoir lieux dans les formes accoutumées .
« Le soussigné est en même temps chargé de déclarer que la grande
loi qui vient d'accomplir l'organisation de l'état d'une manière conforme
à la dignité du peuple français , n'apporte aucun changement
dans les rapports politiques. Seulement en les plaçant sous la sauvegarde
d'un gouvernement investi de plus d éclat et revêtu d'une dignité
plus analogue à la nature des choses , la France assure plus de force et
de consistance à la réciprocité des avantages que les nations amies
peuvent attendre d'elle , et en même temps elle attache plus d'importance
aux égards que tous les gouvernemens recevront du sien ,
et qu'à leur tour , ils doivent lui rendre . »
Ratisbonne , le 8 prairial an 12 ( 28 mai 1804 )
BACHER
570 MERCURE DE FRANCE ;
i
PAR I S.
On assure que presque tous les ambassadeurs étrangers
ont déja reçu de leurs souverains respectifs leurs nouvelles
lettres de créance auprès de S. M. I. , et il n'est pas douteas
que les autres ve les reçoivent bientôt, (J. de Paris) .
-On apprend de Berlin qu'il y est passé on courrier français
qui se rend à Petersbourg ; on le dit chargé de dépêches
pour l'ambassadeu fra: çais , le général Hédouville , d'après
lesquelles on croit que cet ambassadeur quittera pour quelque
temps , par congé , cette résidence , en y laissant un
chargé d'affaires .
-xxx
La procédure de la conjuration touche à son terme.
On pense que le jugement pourra être rendu du 20 au 21 .
Le général Moreau a prononcé , le 16 , le discours suivant ,
qui contient le plan de sa défense , qu'a ensuite développée
M. Bonnet.
<«< Messieurs , en me présentant devant vous , je demande à être entendu
un instant moi- même. Ma confiance dans les défenseurs que j'ai
choisis , est entière : je leur ai livré sans réserve le soin de défendre
mon innocence : ce n'est que par leur voix que je veux parler à la justice
; mais je sens le besoin de parler moi-même , et à vous ,
nation . et à la
>> Des circonstances malheureuses produites par le hasard , ou
préparées par la haine , peuvent obscurcir quelques instans de la vie
du plus honnête homme ; avec beaucoup d'adresse , un criminel peut
éloigner de lui et les soupçons et les preuves de ses crimes ; une vie
entière est toujours le plus sûr témoignage cont e ou en faveur d'un
accusé. C'est donc ma vie entière que j'oppose aux accusateurs qui
me poursuivent. Elle a été assez publique pour être connue . Je n'en
rappellerai que quelques époques , et les témoins que j'invoquerai sont
le peuple français , et les peuples que la France a vaincus.
» J'étais voué à l'étude des lois au commencement de cette révolution
qui devait fonder la liberté du peuple français . Elle changea la des
tination de ma vie ; je la vouai aux armes , je n'allai pas me placer
parmi les so'dats de la liberté par ambition ; j'embrassai l'état militaire
par respect pour les droits des nations ; je devins guerrier , parce que
j'étais citoyen.
» Je portai ce caractère sous les drapeaux , je l'y ai toujours con
serve ; plus j'aimais la liberté , plus je fus soumis à la discipline .
» Javançai assez rapidement , mais toujours de grade en grade ;
et sans en franchir aucun , toujours en servant la patrie , jamais en
flattant les comités . Parvenu au commandement en chef , lorsque la
victoire nous faisait avancer au milieu des nations ennemies , je nė
m'appliquai pas moins à leur faire respecter le caractère du peuple
français , qu'à leur faire redouter ses armes. La guerre sous mes
ordres ne fut un fléau que sur les champs de bataille. Du milieu même
de leurs campagnes ravagées , plus d'une fois les nations et les puissances
ennemies m'ont rendu ce témoignage . Cette conduite , je la
crovais aussi propre que nos victoires à faire des conquêtes à la France.
Daus les temps même où les maximes contraires sembloient prés
PRAIRIAL AN XII. 571
valoir dans les comités de gouvernement , cette conduite ne suscita
contre moi ni calomnie ni persécution . Aucun nuage ne s'éleva jamais
autour de ce que j'avais acquis de gloire militaire , jusqu'à cette trop
fameuse journée du 18 fructidor : ceux qui firent éclater celte journée
avec tant de rapidité , me repprochèrent d'avoir été trop lent à
dénoncer un homme dans lequel je ne pouvais voir qu'un frère d'armes ,
jusqu'au moment où l'évidence des faits et des preuves me ferait voir
qu'il étoit accusé par la vérité et non par d'injustes soupç ns . Le directoire
, qui seul connoissait assez bien les circonstances de ma conduite
pour le bien juger , et qui , on ne l'ignore point , ne pouvait pas
être disposé à ue juger avec indulgence , déclara hautement combien,
il me trouvait irréprochable ; il me donna de l'emploi : le poste n'était
pas brillant ; il ne tarda pas à le devenir.
Jose croire que la nation n'a point oublié combien je m'en montia
digne ; elle n'a point oublié avec quel dévouement facile on me
vit combattre en Italie dans des postes subordonnés ; elle n'a point
oublié comment je fus reporté au commandement en chef par les
revers de nos armées , et renommé général en quelque sorte par nos
malheurs ; elle se souvient comment deux fois je recomposai l'armée
des débris de celles qui avaient été dispersées , et comment , après l'a
voir remise deux fois en état de tenir tête aux Russes et à l'Autriche ,
j'en déposai deux fois le commandement pour en prendre un d'une plus
grande confiance .
»
Je n'étais pas , à cette époque de ma vie , plus républicain que
dans toutes les autres ; je le parus davantage. Je vis se porter sur
noi , d'une manière plus particulière , les regards et la confiance de
ceux qui étaient en possession d'imprimer de nouveaux monvemens et
de nouvelles directions à la république. On me proposa , c'est un fait
connu , de me mettre à la tête d'une journée à -peu- près semblable à
celle du 18 brumaire. Mon ambition , si j'en avais eu beaucoup, pouvait
facilement se couvrir de toutes les apparences , ou s'honorer même
de tous les sentimens de l'amour de la patrie. La proposition m'était
faite par des hommes célèbres dans la révolution par leur patriotisme ,
et dans nos assemblées nationales par leurs talens ; je la refusai . Je me
croyais fait pour commander aux armées , et ne voulais point commander
à la république . C'était assez bien prouver , ce me semble , que si
j'avais une ambition , ce n'était point celle de l'au- torité ou de la puissance
: bientôt après je le prouvai mieux encore. Le 18 brumaire arriva,
et j'étais à Paris . Cette révolution , provoquée par d'autres que par
moi , ne pouvait alarmer ma conscience . Dirigée par un homme environné
d'une grande gloire , elle pouvait me faire espérer d'heureux
résultats. J'y entrai pour la seconde fois , tandis que d'autres partis
me pressaient de me mettre à leur tête pour la combattre . Je reçus dans
Paris les ordres du général Bonaparte. En les faisant exécuter , je concourus
à l'élever à ce haut degré de puissance que les circonstances
rendaient nécessaire. Lorsque, quelque temps après , il m'offrit le commandement
en chef de l'armée du Rhin , je l'acceptai de lui avec autant
de dévouement que des mains de la république elle-même . Jamais
mes succès militaires ne furent plus rapides , plus rombreux , plus déeisifs
qu'à cette époque , où leur éclat se répandait sur le gouverne
ment qui m'accuse. Au retour de tant de succès , dont le plus grand
de tous était d'avoir assuré , d'une manière effi ace , la paix du contiment
, le soldat entendait les cris éclatansde la reconnoissance nationale .
Quel moment pour conspirer , si un tel dessein avoit pu jamais
entrer dans mon ame ! On connaît le dévouement des armées pour
les chefs qu'elles aiment , et qui viennent de les faire marcher de
victoire en victoire : un ambitieux , un conspiraleur , aurait-il laissé
1
572 MERCURE DE FRANCE ;
échapper l'occasion où , à la tête d'une armé de cent mille hommes ,
tant de fois triomphante , il rentrait au milieu d'une uation encore
agitée , et toujours inquiète pour ses principes et pour leur durée ?
» Je ne ongeai qu'à liceocier l'armée , et je rentrai dans le repos
de la vie civile. Dans ce repos qui n'étoit pas sans gloire , je jouissais
sans doute de mes honneurs , de ces honneurs qu'il n'est pas dans la
puissance humaine de m'arracher , du souvenir de ines actions , du
témoignage de ma conscience , de l'esti e de mes compatriotes et des
étrangers , et ,' s'il faut le dire , du flatteur et doux pressentiment de la
posterité .
» Je jonissais d'une fortune qui n'était grande que parce que mes
desirs n'étaient pas immenses , et qui ne faisait aucun reproche à ma
conscience . Je jonissais de mon traitement de retraite . Sûrement
j'étais content de mon sort , moi qui jamais n'enviai le sort de per
sonne. Ma famille et des amis d'autant plus précieux que , n'ayant
plus rien à espérer de mon crédit et de ma fortune , ils ne pouvaient
rester attachés qu'à moi seul ; tous ces biens , les seuls auxquels j'aie
pu jamais attacher un grand prix , remplissaient mon ame toute entière,
et ne pouvaient plus y laisser entrer ni un vou, ni une ambition ;
se serait-elle ouverte à des projets criminels ?
» Elle était i bien connue cette situation de mon ame , elle était
si bien garantie par l'éloignement où je me trouvais de toutes les routes
de l'ambition , que depuis la victoire de Hohenlinden jusqu'à mon
arrestation , mes ennemis n'ont jamais pu me trouver , ni me chercher -
d'autre crime que la liberté de mes dicours : mes discours ! .... ils ont
été souvent favorables aux opérations du gouvernement , et si quelquefois
i's ne l'ont pas été , pouvais - je donc croire que cette liberté fût un
crime chez un peuple qui avait tant de fois décrété celle de la pensée ,
celle de la parole , celle de la presse , et qui en avait beaucoup jour
sous les rois mėne.
» Je le confesse , né avec une grande franchise de caractère , je n'ai
pu perdre cet attribut de la contrée de la France où j'ai reçu le jour ,
nidaas les camps , où tout lui donne un nouvel essor , ni dans la
révolution qui l'a toujours proclamé comme une vertu de l'homme et
comme un devoir du citoyen. Mais ceux qui conspirent blâment- ils si
hautement ce qu'ils n'approuvent pas ? Tant de franchise ne se concilie
guères avec les mystères et les attentats de la politique. Si j'avais voulu
concevoir et suivre les plans de conspiration , j'aurais di simulé mes
sentimens et sollicité tous les emplois qui m'aurrient réplacé au milieu
des forces de la nation . Pour me tracer cette marche , au défant
d'un génie politique que je n'eus jamais , j'avais des exemples sus de
tout le monde , et rendus imposans par des succès . Je savais bien peutêtre
que Monck ne s'était pas éloigné des armées lorsqu'il avait voulu
conspirer , et que Cassius et Brutus s'étaient approchés du coeur de
César pour le percer.
» Magistrats , je n'ai plus rien àvous dire . Tel a été mon caractère;
telle a été ma vie entière . Je proteste à la face du ciel et des hommes
de l'innocence et de l'intégrité de macondrite : vous savez vos devoirs , la
France vous écoute, l'Europe vous contemple, et la posteritévous attend.
M. Bonnet avait annoncé que le grand -juge avait promis
au général Moreau la communication des charges existantes
contre lui ; le grand juge a authentiquement démenti
cette assertion , dans une lettre adressée à M. le procu
reur-général impérial en la cour de justice criminelle.
1
( N : CLV. ) 27 PRAIRIAL an 12
1
1
( Samedi 16 Juin 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSI E.
,,,“ 》
Dous
HYMNE AU SOLEIL.
oux printemps de mes jours , fugitive jeunesse ,
Que tes momens sont doux ! que j'aime tes plaisirs !
Tout nous sourit alors au gré de nos desirɛ .
Age trois fois heureux ! dans une douce ivresse
Je viens de couronner mon front de mille fleurs :
Puisé je voir long-temps l'éclat de leurs couleurs , st
Briller sur tes autels ; et puissé-je moi- même ,
Après long- temps encor les parer de ma main !
Mais de mes plus beaux ans je me vois au déclin
Adieu , gaîté , plaisirs , adieu , tout ce que j'aime !
Il faut subir la loi du destin rigoureux ,
Tel est l'arrêt des dieux. Ah ! si leur bienfaisance
Nous avait accordé la douce jouissance
D'un printemps éternel , nous serions Dieux comme eux,
is .
3
$:
Na
574 MERCURE DE FRANCE ,
Mais lorsque , sans espoir , dans ma veine affaiblie ,
Je sentirai le sang couler plus lentement ;
Lorsque j'aurai perdu ce feu du sentiment ,
Ces sublimes élans dont mon ame est saisie ,
Bientôt , le corps courbé sous le poids de mes ans ,
Mes jambes fléchiront sous mes genoux tremblans ;
Bientôt tes froides mains , inflexible vieillesse ,
Sillonneront mon front pâle et défiguré :
Alors , de mes chagrins et de maux accablé ,
Qui viendra consoler mes jours pleins de tristesse ?
Qui voudra soutenir mes pas et ma faiblesse ?
Des malheurs d'un vieillard , ah ! quel coeur est touché !
Ormes que j'ai plantés dès mes tendres années ,
Vous , les secrets témoins de mes plus doux instans ,
Vous me voyiez souvent , au retour du printemps ,
Passer auprès de vous mes plus belles journées ;
Vous croissiez avec moi : que j'étais insensé !
Je croyais que mon sort au vôtre étoit lié.
La nature vous donne une longue durée :
Ne craignez rien encor des outrages du temps ;
Je dois vous précéder , telle est ma destinée ;
Je vais toucher bientôt à la fin de mes ans.
Presque sans vie alors , le sang glacé par l'âge
Je ne m'assiérai plus sous votre frais ombrage ;
La verdure , les fleurs ne seront rien pour moi ,
Le retour des saisons me comblera d'effroi .
Mais avant de finir ma pénible carrière ,
Vous me verrez venir pour une fois dernière ;
J'irai vous demander , d'un pas faible et tremblant ,
Un rameau pour soutien de mon corps chancelant.
Rebut du monde entier , dans le siècle où nous sommes ,
Je ne prétendrai plus à l'amitié des hommes.
"
A moi-même livré , dans mon humble réduit ,
Dès cet instant fatal l'illusion me fuit.
Mon unique bonheur , toute mon espérance ,
Daus ces pénibles aus , pour calmer la souffrance
PRAIRIAL AN XII. 575
Du reste de mes jours , hélas ! bien peu nombreux ,
Seront d'aller chercher ta chaleur bienfaisante ,
Soleil , dernier ami des vieillards malheureux !
Tous les jours , le matin , dès qu'à mon gré trop lente ,
L'aurore aura fait place à ta vive clarté ,
Je bénirai le ciel , dans mon humble prière ;
Je lui demanderai de n'être point privé
Du bienfait précieux de ta douce lumière ;
Je viendrai devant toi , me hâtant lentement,
Découvrir les cheveux de ma tête blanchie :
Le feu de tes rayons ranimera ma vie ;
Je sentirai mon coeur de chaleur palpitant ,
Et mon sang moins glacé coulera dana mes veines.
Mais lorsque tous mes ans se seront écoulés ,
Qu'à mon dernier moment la mort à pas comptés
Avec mes jours viendra finir toutes mes peines ;
Lorsqu'enfin je verrai mes membres se roidir ;
Lorsque je sentirai , dans ma bouche mourante ,
Mon dernier souffle errer , et ma voix expirante
Sur mes lèvres laissant échapper un soupir ,
J'éleverai mes mains ; et la grace dernière
Que je veux implorer du Dieu de l'univers ,
C'est qu'il m'accorde au moins de fermer la paupière
Quand ton dernier rayon se perdra dans les airs:
T
42
TRADUCTION DE LA III ODE DU LIVRE II D'HORACE ,
AEquam memento, etc. ,
OPPOSE , ô Dellius ! une ame inébranlable
A toutes les rigueurs du sort ;
Oppose à ses faveurs un calme inaltérable ;
Souviens-toi du tribut que tu dois à la mort .
Soit que , toujours en proie à la mélancolie ,
L'ennui consume tes beaux jours ;
Naa
576 MERCURE DE FRANCE ,
Soit que sur le
gazon , dans une douce orgie ,
Tu fêtes librement Bacchus et les Amours ;
Sous ces pins , mariant leur ombre hospitalière
A celle du haut peuplier ,
Où par mille détours la Naïade légère
S'entr'ouvre en murmurant un liquide sentier ,
Mêle aux vins les parfums et ces roses si belles ,
Qu'un seul jour , he as ! voit mourir :
Ta fortune , ton âge , et les Parques cruelles ,
Te permettent encor des momens de plaisir .
Ce domaine , ces bois , cette maison champêtre ,
Qui du Tibre embellit les bords ,
Il faudra tout quitter ! les immenses trésors
Doivent passer un jour aux mains d'un nouveau maître.
Que tu sois opulent , sorti du sang des rois ;
Que tu sois pauvre , sans naissance ,
Qu'importe ? il faut subir la commune sentence :
L'inflexible Pluton ne perd jamais ses droits....
Tous vont au même but ;; la même urne fatale
Contient le nom de tout mortel :
Tôt ou tard il en sort ; et la barque infernale
Nous transportera tous dans l'exil éternel .
KERIVALANT.
ROMANCE ÉLÉGIAQUE
DE LA DUCHESSE DE LA VALLIÈRE ,
Dans les premiersjours de sa retraite aux Carmélites.
Tor , que je crains d'aimer encore ,
Objet de regrets éternels ,
Et de ce feu qui me dévore
Jusques au pied des saints autels ;
PRAIRIAL AN XII. 577
Il faut te perdre pour la vie ,
Je me donne à Dieu sans retour ;
M is que ton coeur jamais n'oublie
Ce que nous fûmes à l'amour.
Tu le sais , ta grandeur suprême
N'obtint point le don de ma foi ;
En toi je n'aimais que toi - même ,
Dans l'amant j'oubliais le roi :
O temps d'amour et de délices ,
Hélas ! qu'êtes - vous devenus !
Le plus douloureux des supplices
Suit vos jours à jamais perdus !
Qu'ai-je dit ? amante insensée ,
Où m'entraîne un coupable feu !
Louis , va , fuis de ma pensée ,
Cede-moi toute entière à Dieus:
Je ' implore , et ce long orage
S'appaise ; le ciel est vainqueur ... à
Vaine espérance ! ton image
Règne seule au fond de mon coeur.
Je revois le bois solitaire ,
Tém in de cet aveu charmant
Qui de la f ible la Vallière
Fit le bonheur et le tourment;
J'assiste à ces brillantes fêtes ,
moi Où les yeux ne cher haient que
J'entends le bruit de ces conquêtės ,
Où je triomphais avec toi.
Ces faux biens , comme une ombre vaine ,
Toi-même , tout a disparu !
Pourquoi donc ne puis- je en ma peine
Goûter la paix de la vertu ?
Contre le poison qui m'enivre
Je vois la piété s'armer,
578 MERCURE DE FRANCE ,
Mais , hélas ! le coeur peut-il vivre
En voulant cesser de t'aimer ?
O piété sous tes auspices.
J'approche en tremblant du saint lieu ,
Et le plus grand des sacrifices
Semble enfin m'unir à mon Dieu :
Du ciel offre moi tous les charmes ,
Pour me détourner d'ici - bas ;
Soutiens mon ame et que mes larmes
?
N'osent plus couler dans tes bras !
Par VERNES ( de Genève. )
LE MILA N.
TABLE.
AUTOUR de quelques vieux châteaux
Un vorace milan , l'Attila des oiseaux ,
Répandait le ravage ,
Et ne vivait que de carnage :
Pigeons , faisans , perdrix et dindonneaux ,
Tout devenait sa proie.
Un paysan voisin , regardant avec joie
Ces exploits nombreux et sanglans ,
« C'est
Disait à ses enfans :
pour nous , mes amis , que ce milan travaille :
>> Ce gibier , qu'engraissaient nos maîtres fainéans ,
» Vivait à nos dépens ,
» Dévorait nos moissons , n'y laissait que la paille,
>> Respectez toujours ce vengeur
» Des droits de la chaumière. » .
Le tyran des oiseaux fit si souvent la guerre ,
Qu'il dépeupla les champs , y sema la terreur ;
PRAIRIAL AN XII. 579
Etant alors forcé de se rabattre
Sur la basse- cour du fermier ,
Il lui prit une poule , et puis deux , et puis quatre.
Tandis qu'il fut un coq au poulailler,
Le galant fit une excellente chère .
« Qu'est-ce ceci ? dit le rustre en colère :
>> Lorsque vous dévoriez les perdrix du seigneur ,
» Maître milan , je vous ai laissé faire ;
» Mais aujourd'hui vous me faites l'honneur
>> De manger mes poulets ! c'est bien une autre affaire ;
» Vous périrez . » Des misères d'autrui
L'égoïsme profite , et quelquefois s'amuse ;
Mais , viennent- elles jusqu'à lui ?
Le ciel alors n'a plus d'excuse .
ENIGM E.
you you
Par J. A. NICOD.
QUE suis-je , moi , qui toujours t'environne ,
Moi , qui , sans cesse , autour de toi bourdonne ?
Tu me sens , tu m'entends , et ne m'as jamais vu ..
Tu vas , tu viens , partout je t'accompagne.
Voudrais -tu me saisir ? ce serait temps perdu;
Tu sors , et , sous ta clef , tu me crois retenu ,
Au même instant je te suis en campagne .
C'est là que , librement ,
Je plane , je m'exerce :
J'y suis doux , caressant ;
J'y brise , j'y renverse.
Je puis te donner le trépas ,
Et sans moi tu ne saurais vivre.
Que plus d'un docteur , ici bas ,
Me guette pas à pas ,
Et s'obstine à me suivre :
4
580 MERCURE DE FRANCE ,
Le malheureux , hélas !
Que prouve son gros livre !
Il prouve... Il prouve encor qu'il ne me connaît pas.
Je fus , de tous les temps , une énigme en physique ,
Et je vois bien enfin qu'il faut que je m'explique .
Je puis me faire entendre . Ecoute , et sois content :
Si je t'échappe , autant en emporte le vent .
Le mot est dit, eh bien ! en es tu plus savant ?
LOGOGRIPHE.
J'ai quatre pieds , lecteur , et n'ai qu'un bras.
Si tu me prends par la queue , et m'en prives,
Je t'offre alors un ennemi des chats
Remets-la moi , je coule entre deux rives .
1
CHARA D E.
'Antienne de l'église , ou , si l'on veut, prière ,
Mon premier de l'avent termine la carrière.
En vain à mon second , dans des temps désastreux ,
On voulut ériger des autels. en tous lieux :
'Attaché constamment au culte de ses pères ,
Le Français a toujours dédaigné ces chimères
Heureux celui qui joint la pureté du coeur
A l'amour de l'entier qu'il fait avec ferveur !
G..... , du Puy, ( Haute - Loire. )
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Forme,
Celui du Logogriphe est Alarme.
Celui de la Charade est Jonquille
PRAIRIAL AN XII. 581
Paradise Lost; nouvelle édition , faisant partie de
la Collection des classiques anglais , qui parait
chez Théoph. Barrois et le Normant. Deux vol.
in- 12 . Prix : 3 fr. , et 4 fr. par la poste.
( Quatrième extrait. Voyez le nº . CXLIX. )
APRÈS que l'ange a raconté un peu longuement
l'histoire de la création , Adam fait à son
tour un récit assez prolixe de tout ce qu'il a éprouvé
depuis son existence. Ce récit n'est pas sans agrément
on a du plaisir à reconnaître les premières
et les plus naïves impressions du coeur humain ;
mais c'est une faute contre le goût d'avoir accumulé
tant de narrations l'une sur l'autre . Rien n'est
plus propre à faire sentir le vide et la langueur
d'un sujet dépourvu d'action . C'en est une bien
plus grande d'avoir fait d'Adam un questionneur
subtil , qui propose des objections sur le système
planétaire , sur le mouvement et la destination des
corps célestes. On est étonné d'entendre l'ange
Raphaël critiquer la sphère armillaire parler
d'excentriques et de concentriques , de Cycles et
d'Epicycles , et exposer tour à tour le système
de Ptolémée et celui de Copernic . Quoique ces
entretiens découvrent une des grandes maladies de
l'esprit humain , qui est la curiosité , et qu'ils
amènent de sages conseils sur l'art de borner ses
recherches et de se défier d'une lumière présomptueuse
qui égare la raison , cependant ces subtilités
savantes paraissent déplacées dans la bouche
du premier homme , de cette créature nouvelle qui
ne devait être qu'admiration et qu'amour. Le huitième
chant est plein de ces longueurs ; on sent
- -
582 MERCURE DE FRANCE ,
que Milton faisait effort pour étendre un sujet qui
lui fournissait peu d'événemens .
J'ai cité de mémoire , et d'une manière inexacte ,
un vers de ce huitième chant , sur lequel M. Mosneron
, membre du corps législatif , m'a fait l'honneur
de m'adresser une critique fort polie , qui
mérite que je m'y arrête un moment. Dans ce
vers , tel que ma mémoire me l'a fourni , je fais
dire à Milton , avec un tour sententieux et absolu :
Amongst unequals no society .
Il n'y a point de société entre des étres inégaux.
Au lieu que le texte est en forme de question ,
Among unequals what society can sort ?
« Quelle société peut - on lier avec des êtres inégaux ?»
Et cette question est faite par Adam , dans une
circonstance qui semble en justifier les termes ; car
c'est dans un entretien qu'il a avec Dieu , un peu
avant la naissance d'Eve , où il lui ouvre son coeur
sur le besoin qu'il éprouve d'une société plus intime
et plus égale que celle des animaux qui le
servent , et c'est à ce propos qu'il fait la réflexion
qu'on vient de rapporter; d'où M. Mosneron conelut
que j'ai non - seulement blessé l'exactitude ,
mais la réputation de Milton , en tournant une
question toute naturelle en une maxime antisociale.
On ne pouvait proposer l'objection avec plus
de force ; mais deux choses me justifient : la
première , c'est que les expressions du poète
anglais , dans quelque sens qu'on les prenne , renferment
la même erreur que la maxime que je
lui impute. En effet , ce n'est pas l'inégalité de
condition , mais la différence de nature qui empêche
la société entre l'homme et les animaux.
Ainsi , Adam ne devait pas demander quelle société
on peut former avec des êtres inégaux , mais avec
PRAIRIAL AN XII. 583
des êtres d'espèces différentes. Le terme d'unequals
manque donc de justesse ; et ce terme est d'autant
plus remarquable sous la plume de Milton, que tout
le monde sait qu'il a professé hautement le principe
que lui attribue ma citation . Je n'en veux
point d'autre preuve que ce qu'on a lu dans la vie
de ce poète , écrite par M. Mosneron lui -même ,
qui blâme la haine violente qu'il avait «< contre les
» papes , les évêques , les rois , et , en général ,
» contre tout ce qui s'élevait au-dessus de cette
chimérique égalité, dont un aveugle fanatisme
l'empêcha d'apercevoir les dangers . » ( Pag. 38. )
Or, je ne fais qu'attribuer à Milton la même idée
et le même sentiment . Je ne saurais donc être
accusé de lui avoir prêté une doctrine qu'il n'avait
pas. Je crois que cette seconde raison paraîtra
péremptoire .
»
Tout ce qui me reste à ajouter pour l'acquit de
ma conscience , c'est que M. Mosneron a fait une
traduction du Paradis perdu; si je n'en ai rien dit ,
ce n'est pas que je la méprise , c'est que je ne la
connais point. Il ne serait pas juste que mon ignorance
fit le moindre tort à son travail.
Milton n'entre , à proprement parler , dans le
fond de son sujet , qu'au neuvième chant . C'est là
que commence l'action principale du poëme , et la
séduction du serpent , que le poète ne présente
que comme l'instrument d'un être plus relevé ,
selon l'idée de l'Apocalypse , où Satan est désigné
sous le nom de serpent. Cette séduction est ménagée
avec un art infini , et Milton y a déployé toutes
les ressources de l'éloquence la plus insinuante. II
en avait préparé l'effet très- habilement , en découvrant
, dans le caractère d'Eve et d'Adam ,
le côté faible dont l'ennemi devait profiter. Eve
laisse percer un peu de vanité et de coquetterie à
travers les charmantes perfections dont elle est
584 MERCURE DE FRANCE ,
ornée ; et Adam , quoique plein de force et de
raison , montre assez qu'il ne résistera pas à l'empire
de la beauté , lorsqu'il dit , en parlant de sa
séduisante compagne : « Elle seule me rend faible,
» et toute ma supériorité m'abandonne en la
» voyant..... La science se déconcerte en sa
présence ; la sagesse , discourant avec elle , se
» démonte et ressemble à la folic. »>
»
le
• Heret only weak,
Against the charm of beauty's pow'rful glance.
All higher knowledge in her presence falls
Degraded, wisdom in discourse with her
Loses discount'nanc'd , and like folly shows.
Enfin , l'heure fatale arrive , la faute se consomme
, et la nature jette un long gémissement
qui annonce que tout est perdu. Ici le malheur
est bien au dessus , des paroles et de l'imagination
du poète. Quel spectacle de voir ces deux belles
créatures , que les anges admiraient , tomber toutà
- coup , de la félicité la plus ravissante , dans la
misère et l'humiliation extrêmes ! Cette révolution
soudaine et terrible met le coeur dans une situation
inexplicable ; mais la raison nous montre que c'est
passage naturel de l'innocence au crime. Dieu
ne pouvait le marquer autrement . De la liberté de
Thomme à sa chute , de sa chute à son malheur et
à celui de toute sa race , la chaine des conséquences
est rigoureuse. Dès que l'homme n'est pas
une pure machine , il pouvait donc se détourner
de sa fin , et changer l'ordre ; mais pouvait- il changer
l'ordre , et conserver le bonheur de la vertu ?
et cet être révolté , plein de passions séditieuses qui
le troublent , que pouvait- il transmettre à ses
enfans , qu'un sang rebelle, et conséquemment malheureux
?
Il semble , au premier coup d'oeil , qu'un tel
PRIARIAL AN XII. 585
sujet et un tel dénouement ne peuvent offrir au
lecteur que des pensées désespérantes ; et c'est
peut - être ce qui a fait dire à M. de La Harpe que
la fin du Paradis perdu était insoutenable . Cependant
, tout ce qu'il y a au monde de philosophie
forte et sublime , tout ce qui est capable de consoler
et d'agrandir l'ame humaine , tient à ce dénouement
si déplorable .
1
Que cette première catastrophe ait enveloppé
toutes les générations , c'est ce que les choses
témoignent assez d'elles- mêmes ; mais qu'un si
grand malheur soit devenu la source d'une félicité
nouvelle et plus briliante que la première ; que
l'homme , précisément parce qu'il était misérable ,
se soit vu relevé dans une condition bien supéricure
à sa nature ; que cet être abattu et dégradé
prétende actuellement à un empire immortel , du
même droit qu'un fils prétend à l'héritage de son
père ; qu'il en ait des titres ; qu'il vive dans cette
espérance et que cette espérance soit la force des
sociétés et la lumière des nations éclairées , c'est
une doctrine si haute , si généreuse , si consolante , qu'on ne doit pas s'étonner
que les plus grands
esprits
en aient fait leurs délices .
Ceux qui considéreront les choses dans cette vue ,
trouveront que , si les premiers chants du Paradis
perdu étonnent par des coups de pinceau plus
éclatans , les derniers attachent par des sentimens
plus tendres, et des pensées plus profondes. Adam
et Eve sont infiniment plus intéressans après leur
faute. Eve cueillant éternellement des fleurs dans
le Paradis , n'est pas un objet aussi touchant
qu'Eve inondée des larmes du repentir , déplorant ,
aux pieds de son époux , le malheur de ses enfans .
Milton a peint son désespoir des traits les plus
déchirans . Elle va jusqu'à proposer à Adam de se
donner la mort pour prévenir l'infortune de sa
586 MERCURE DE FRANCE ,
postérité. L'égarement de la douleur et de la tendresse
maternelle ne saurait aller plus loin.
Je ne sais , mais il y a dans le malheur comme
un secret de grandeur et de vertu . C'est ce qui
achève l'homme , et c'est ce qui l'élève , parce que
c'est ce qui le met dans un rapport plus intime
avec la bonté souveraine. La douleur à sa beauté ,
elle a ses droits et son empire. Le repentir touche
et pénètre les cieux plus vivement que l'innocence ,
et de là est venue cette pensée étonnante , que c'est
un jour heureux que le jour où la douleur est
entrée dans le monde. C'est qu'en effet l'homme
est appelé par elle à des efforts de vertu qu'il n'eût
pas connus dans son premier état , et que , pour le
soutenir dans cette laborieuse carrière , des destinées
plus hautes , et un prix plus noble , lui ont été
proposés.
C'est cette belle pensée que Milton développe
dans les dernières scènes du Paradis perdu. Il n'y
a plus de nuits tranquilles dans Eden , plus de
repas champêtres , plus de doux entretiens ; l'amour
et la beauté ont perdu leurs charmes. Adam ne
connaît plus celle dont le sourire l'enchantait ; le
sourire est effacé de ses lèvres. Retiré dans l'épaisseur
de la forêt , et étendu sur la terre , il maudit
le jour où il est né . C'est ainsi que l'homme commence
sa route dans ce monde nouveau , et le
ministère de la femme est de le consoler , alors
qu'elle-même est accablée sous le poids de ses
peines.
pour
Eve , qui avait suivi de loin son époux , et qui
pleurait à l'écart , vit son affliction . Elle s'approcha
de lui tâcher de calmer ses transports ; mais il
la repoussa durement , et la maudit elle-même.
Elle ne se révolta point contre un coup si sensible ,
et qui partait d'une main si chère. Fondant en
larmes , et les cheveux épars , elle se jeta à ses
PRAIRIAL AN XII. 587
pieds qu'elle embrassa , et ce fut alors qu'Adam
put connaître le véritable amour et la vraie beauté.
L'éloquence d'Eve est encore plus tendre que son
action.
« Ne m'abandonne pas , Adam ; le ciel m'est
» témoin de l'amour sincère que je te porte en
» mon coeur. J'ai péché innocemment , j'ai été
>> malheureusement trompée : je te conjure , je te
supplie , j'embrasse tes genoux ; dans cette triste
» extrémité , ne me prive point de ce qui me
» donne la vie , de tes regards consolans , de ton
>> aide et de ton conseil. C'est là ma seule force ,
» et mon unique soutien . Si tu m'abandonnes ,
» quel sera mon appui ? Que vais-je devenir ?
» N'exerce pas sur moi ta haine , à cause du mal-
>> heur qui nous est arrivé. Je suis plus à plaindre ,
plus misérable que toi. Nous sommes tous deux
coupables ; mais tu as péché contre Dieu seul ,
j'ai péché contre Dieu et contre mon époux .
» J'irai , je me rendrai au lieu du jugement ; là ,
j'importunerai le ciel par mes cris ; je tâcherai
» d'éloigner de ta tête notre condamnation , et je
» demanderai qu'elle tombe sur moi , sur moi seule
qui suis la cause de ton malheur. »
>>
>>
»
»
»
C'est ainsi que la générosité , le dévouement et
les plus belles qualités de l'ame prennent leur
source dans la douleur. Faut- il se plaindre d'un
état qui ouvre un tel champ à la vertu ? Tous les
parfums qu'Eve aurait pu offrir dans son innocence
, valent-ils un seul de ses accens qui portent
la consolation dans un coeur désespéré ? Voici un
spectacle digne du ciel : ce sont deux infortunés
qui se soutiennent mutuellement , et qui pleurent
ensemble. «< Leurs prières , dit Milton , percèrent
» rapidement les portes célestes ; et , parfumées
» par le divin pontife , de l'encens qui fumait sur
588 MERCUREDE
FRANCE ,
» l'autel d'or, elles parurent devant le trône comme
» les premiers fruits de la terre . »
· They pass'd
Dimensionless troagh heav'nly doors : then clad
With incense , where the golden altar fum'd ,
their great intercessor , came in sight
By
Before the father's throne .
Voilà comment la perfection fut tirée du mal
par des voies supérieures ; mais , lorsque l'homme
Tut entré dans ce plan d'éducation sévère , les douceurs
de la vie champêtre ne lui convenaient plus ;
il fallut quitter les bocages fleuris d'Eden. Un
ange vient signifier à Adam qu'il est exilé sur la
terre; et en même - temps, pour lui faire comprendre
quels travaux et quelles épreuves l'y attendent , il
lai découvre tout le spectacle que la société devait
offrir dans la suite des siècles . Cette fiction , qui
remplit les deux derniers chants , donne au počme
de Milton une étendue que son sujet ne comportait
pas.
Il est malheureux que l'exécution en soit
négligée , sur-tout dans la dernière partie ; mais le
poeme se termine d'ailleurs de la manière la plus
touchante et la plus noble. Adam et Eve , après
avoir reçu les instructions de l'ange , avertis par l'épée
des chérubins , qui étincelle sur la montagne ,
s'éloignent en pleurant ; ils jettent un dernier regard
sur les bosquets du Paradis , et ce regard si attendrissant
l'est encore moins que la première vue du
monde solitaire où ils vont entrer . C'est là que
Milion a mêlé la tristesse et la consolation avec une
sensibilité admirable.
The World was all before them , where to choose
Their place of rest , and Providence their guide :
The hand in hand , with wand'ring steps and slow ,
Troagh Eden took their solitary way.
« Le monde entier était ouvert devant eux , ils
» pouvaient y choisir leur demeure ; la Frovidence
» était
PRAIRIAL AN XII. 589
» était leur guide. Ils mrchaient lentementen
» se tenant par la main , et ils prirent leur oute
» solitaire à travers la campagne. »
CH. D.
RÉE
1
Les Souvenirs de madame de Caylus ; nouvelle édition ,
revue et corrigée . Prix : 1 fr . 50 cent. , et 2 fr. par la
poste. A Paris , chez Renard , libraire , rue Caumartin
, nº. 750 , et rue de l'Université , n° . 922 ; et
chez le Normant , imprimeur - libraire , rue des Prêtres
Saint -Germain- l'Auxerrois , n°. 42.
MADAME DE CAYLUS n'eut pas la prétention de
faire un ouvrage régulier. Pressée , par quelques amis ,
de peindre les personnages qu'elle avait connus à la cour ,
de raconter des anecdotes alors peu répandues , elle donna ,
sous le titre modeste de Souvenirs , le résultat des observations
qu'elle avait faites . Laissant courir sa plume au gré
de sa mémoire et de son imagination , elle ne met aucun
ordre dans ses récits : lorsqu'un objet lui en rappelle un
autre dont l'idée peut réveiller en elle une sensation
agréable , quelqu'éloignées que soient les époques , quelle
que soit l'analogie des rapports , elle ne se fait aucun scrupule
de les lier ensemble . On voit enfin que madame de
Caylus a autant travaillé pour son propre amusement que
pour celui de ses amis . Quand l'ouvrage fut lu par ceux
auxquels il était consacré , ils s'aperçurent peu de ce défaut.
Le grand siècle leur était connu curieux d'apprendre
quelques particularités secrètes , ils ne recherchaient pas la
méthode que l'on exige dans un historien . Le public ,
ensuite , n'eut pas moins d'indulgence ; il lut avec avidité
-
590 MERCURE DE FRANCE ,
le
ae's Souvenirs qui lui rappelaient une cour qu'il avait
admirée de loin . Quelques réflexions fines purent lui échapper
, mais il saisit l'ensemble ; et le style agréable de
madame de Caylus acheva d'assurer le succès de son livre .
Aujourd'hui , ce petit ouvrage n'a rien perdu de son prix ;
on peut même croire qu'il a gagné sous quelques rapports.
Depuis qu'une multitude de mémoires sur le règne de
Louis XIV , ont été publiés , on a vu , dans les Souvenirs ,
des nuances jusqu'alors imperceptibles , et l'on a trouvé
l'exp ication de quelques observation's délicates qui avaient
été des énigmes pour la plus grande partie des lecteurs .
On doit peu s'étonner que madame de Maintenon soit
personnage principal de cet ouvrage . Madame de Caylus
lui était une par les liens du sang ; elle lui devait son éducation
et sa fortune : c'était donc à elle que devait être
réservée la première place dans ses Souvenirs. Les écri-
Vains modernes ont beaucoup parlé de cette femme célèbre ;
plusieurs ont paru croire que , dans sa jeunesse , sa conduite
n'avait pas été exempte de reproches . Ils ont nommé
quelques - uns de ses amans , et se sont sur- tout appuyés
sur sa prétendue liaison avec Ninon de Lenclos . M. de
Voltaire lui-même , qui , dans le Siècle de Louis XIV, avait
parlé d'elle avec le respect que sa mémoire méritait , ne
craignit pas de la montrer , dans un dialogue , appelant
auprès d'elle mademoiselle de Lenclos , et lui proposant
se ´fixer à la cour à condition qu'elle se ferait dévote .
Madame de Caylus , qui joint souvent la malice à la plus
grande sincérité , ne dissimule aucun des défauts de
madame de Maintenon : ainsi l'on peut s'en rapporter à son
témoignage. Elle donne de la jeunesse de sa tante , une
toute autre idée. Mariée à Scarron , à l'âge de quatorze ans ( 1 ) ,
de
(1 ) D'autres mémoires disent que madame de Maintenon avait seize
ans quand elle épousa Scarron.
PRAIRIAL AN XII.
591
on la voit établir la régularité et la décence dans la maison
de son époux. Cette maison , fréquentée par un grand
nombre de jeunes gens attirés par la gaieté de Scarron ,
devient aussitôt le rendez -vous de la bonne compagnie.
C'est là, dit madame de Caylus , que cette jeune per-
» sonne imprima , par ses manières honnêtes et modestes ,
» tant de respect , qu'aucuns n'osèrent jamais prononcer
» devant elle une parole à double entente , et qu'un de ces
» jeunes gens dit : S'il fallait prendre des libertés avec la
» reine ou avec madame Scarron , je ne balancerais pas
» j'en prendrais plutôt avec la reine . » Devenue veuve ,
madame Scarron se retire dans un couvent , et y vit avec
une pension modique ; ses sociétés se bornent à quelques
femmes plus respectables que spirituelles. Madame de
Caylus fait , à l'occasion de ses liaisons avec la maréchale
d'Albret , une réflexion très -juste . « C'était , dit- elle , une
» femme de mérite , sans esprit ; mais madame de Main-
» tenon , dont le bon sens ne s'égara jamais , crut , dans
» un âge aussi peu avancé , qu'il valait mieux s'ennuyer
» avec de telles femmes que de se divertir avec d'autres. >>
On sait la manière dont elle fut connue de Louis XIV , et
qu'elle dut à sa modestie et à sa sagesse l'honorable faveur
dont elle jouit jusqu'à la mort du roi. L'idée qui reste de
madame de Maintenon , après avoir lu les Souvenirs où
elle est si bien peinte , c'est qu'elle n'abusa presque jamais
de sa faveur . Elle fit peu de chose pour sa famille , ce qui
la fit passer pour égoïste aux yeux de quelques - uns de ses
parens les affaires politiques l'ennuyaient ; elle ne s'en
mêlait qu'avec la plus grande répugnance ; son goût le
plus décidé était celui de la conversation ; c'était là qu'elle
déployait tous les charmes d'un esprit fin et délicat. On
sent qu'un don aussi précieux , dans la société intime ,
devait plaire infiniment à un roi revenu des passions de la
002
592 MERCURE DE FRANCE ,
jeunesse , avide des jouissances de l'esprit , et qui préférait
au tumulte de la cour , le commerce d'une femme aussi
sage qu'aimable . Madame de Caylus , en peignant les belles
qualités de sa tante , lui conserve un certain air de pruderic
qui se répandait en effet sur toutes ses actions : c'est à ce
léger défaut qu'il faut attribuer l'espèce d'hypocrisie qui
régna dans la grande société à la fin du règne de Louis XIV ,
et dont on se débarrassa si vîte dès le commencement de
la régence.
Madame de Caylus fut témoin de l'établissement de la
fameuse maison de Saint-Cyr. Elle raconte beaucoup
d'anecdotes sur les représentations d'Esther , où elle joua
alternativement plusieurs rôles . On voit que c'est à madame
de Maintenon que l'on doit les deux derniers chefsd'oeuvre
de Racine ; ce grand poète avait pour jamais
abandonné le théâtre , quand son illustre protectrice réveilla
son goût pour la poésie , et lui inspira deux conceptions
aussi neuves que sublimes. Confidente des projets
de sa tante , madame de Caylus parle de l'établissement
de Saint - Cyr avec un enthousiasme qui n'a rien d'exagéré.
« Les louanges qu'on lui donnerait , dit- elle , seraient
» faibles et inutiles; il parlera , autant qu'il durera , infini-
» ment mieux à l'avantage de ses fondateurs qu'on ne
» pourrait faire par tous les éloges , et il fera toujours
» desirer que les rois successeurs de Louis XIV , soient
» non -seulement dans la volonté de maintenir un établis-
» sement si nécessaire à la noblesse , mais de le multiplier
» s'il est possible , quand une heureuse paix le leur per-
» mettra . » Il paraît qu'alors tout le monde ne partagea
pas l'enthousiasme de madame de Caylus . Quelques personnes
pleines de raison et d'esprit pensèrent que madame
de Maintenon avait tort de faire paraître trop souvent les
demoiselles de Saint-Cyr aux regards de la cour . Nous ciPRAIRIAL
AN XII. 593
་
terons à l'appui de cette opinion un passage très - curieux
de madame de Lafayette. « Madame de Maintenon , ditnelle
, toujours occupée du dessein d'amuser le roi , y
» fait souvent faire quelque chose de nouveau à toutes les
» petites filles qu'on élève dans cette maison , dont on peut
>> dire que c'est un établissement digne de la grandeur
» du roi , et de l'esprit de celle qui l'a inventé , et qui le
» conduit; mais quelquefois les choses les mieux instituées
» dégénèrent considérablement ; et cet endroit qui , main-
» tenant que nous sommes dévots , est le séjour de la
» vertu et de la piété , pourra quelque jour , sans percer
» dans un profond avenir , être celui de la débauche et de
» l'impiété. Car de songer que trois cents jeunes filles qui
» y demeurent jusqu'à vingt ans , et qui ont à leur porte
» une cour remplie de gens éveillés , sur- tout quand l'au-
» torité du roi n'y sera plus mêlée ; de croire , dis - je , que
» de jeunes filles et de jeunes hommes soient si près les uns
» des autres sans sauter les murailles , cela n'est presque
» pas raisonnable . » Madame de Lafayette avait raison de
s'élever contre la trop grande publicité que l'on donnait
aux spectacles de Saint- Cyr ; mais on peut attribuer à une
prévention mal fondée , son pronostic qui , dans les temps
les plus corrompus , ne s'est jamais réalisé .
Une des parties les plus agréables des Souvenirs , c'est la
peinture des personnages avec lesquels l'auteur a vécu : on
y remarque des traits de physionomie qui ne peuvent être
saisis que par une femme. Madame de Fontanges manquait
d'esprit ce défaut aurait pu être compensé par sa grande
beauté ; mais elle affectait une fausse sensibilité qui fatiguait
Louis XIV. Voici comme madame de Caylus trace
ce caractère : « Elle joignait , dit- elle , à ce peu d'esprit ,
» des idées romanesques que l'éducation de la province
» et les louanges dues à sa beauté lui avoient inspirées ;
3
594
MERCURE DE FRANCE ,
» et dans la vérité , le roi n'a jamais été attaché qu'à sa
» beauté il était même honteux lorsqu'elle parlait et
» qu'ils n'étaient pas tête à tête. On s'accoutume à la
>> beauté , mais on ne s'accoutume pas à la sottise tournéc
>> du côté du faux , sur-tout lorsqu'on vit en même temps
>> avec des gens de l'esprit et du caractère de madame
» de Montespan , à qui les moindres ridicules n'échap-
» paient pas , et qui savait si bien les faire sentir aux autres.
>> par ce tour unique à la maison de Mortemar . »
"
por-
Le caractère de madame de Montespan occupe une
grande place dans les Souvenirs . L'auteur loue avcc
beaucoup d'impartialité , ses belles qualités ; mais elle ne
lui pardonne ni la sécheresse de son coeur , ni son penchant
à la raillerie , talent dont elle abusait souvent. «< Elle
» tait , dit- elle , des coups dangereux à ceux qui pas-
>> saient sous ses fenêtres pendant qu'elle était avec le
» roi . L'un était , disait - elle , si ridicule , que ses meilleurs
» amis pouvaient s'en moquer sans manquer à la morale ;
» l'autre qu'on disait être honnête homme : oui , repre-
>> nait - elle , il lui faut savoir gré de ce qu'il le veut être .
» Un troisième ressemblait au valet de carreau ; ce qui
» donna même à ce dernier un si grand ridicule , qu'il a
» fallu, depuis , tout son manége pour faire la fortune qu'il
» a faite ; car elle ne s'en tenait pas à la critique de son
» ajustement , elle se moquait aussi de ses phrases , et
» n'avait pas tort. >>
21
1
Madame de Maintenon avait plus d'un motif pour ne
pas aimer madame de Montespan ; cependant ces deux
femmes se plaisaient à converser ensemble ; elles avaient
trop d'esprit pour ne pas s'apprécier , et malgré leurs divisions
, quand l'occasion s'en présentait , elles s'empressaient
de se rapprocher. Cette nuance délicate est parfaitement
saisie par madame de Caylus. « Je me souviens
PRAIRIAL AN XII. 595
71 44
n
ANTON
» dit-elle , à propos de ce goût indépendant de leurs pro-
» cédés et de leurs mécontentemens , qu'elles se trouvèrent
>> embarquées à faire un voyage de la cour dans le même
» carrosse , et je crois tête-à -tête . Madame de Montespan
>> prit la parole , et dit à madame de Maintenon : Ne
» soyons pas dupes de cette affaire-ci ; causons comme
» si nous n'avions rien à déméler; bien entendu , ajouta-
» t- elle , que nous ne nous en aimerons pas davantage ,
» et que nous reprendrons nos démélés au retonr. Madame
» de Maintenon accepta la proposition , et elles se tinrent
>> parole en tout. »>
19 1
་ ་་་
On a pil
d'après
les morceaux
que
nous
avons
cités
, se
faire une idée du style de madame de Caylus. Ce petit
ouvrage renferme des particularités qui ne se trouvent pas
dans les autres mémoires du temps . Cet avantage , joint à
l'agrément de la narration , doit le rendre également précieux
et aux personnes qui veulent étudier l'esprit du
siècle de Louis XIV , et à celles qui ne cherchent , dans la
lecture , qu'une distraction et un amusement .
P.
"
Cours de Déclamation , divisé en douze séances , par
Larive. Un vol . in - 8 ° . Prix : 5 fr. , et 6 fr . 50 cent . par
la poste. A Paris , chez Delaunay, libraire , Palais du
Tribunat ; et chez le Normant, imprimeur- libraire ,
rue des Prêtres Saint - Germain - l'Auxerrois , nº . 42.
Le titre de cet ouvrage n'est pas juste à la place de
Cours de Déclamation , si l'auteur eût mis Recueil de
Déclamations , il n'y aurait que des complimens à lui
faire . M. Larive , ancien acteur du Théâtre-Français , a
peut- être eu du talent ; jamais le public n'en a été bien
596 MERCURE DE FRANCE ,
persuadé : il joua long- temps à côté de le Kain , et l'on sait
que les hommes qui attachent une grande importance aux
spectacles ont de commun avec tous les êtres passionnés ,
d'être injustes dans leurs préférences et dans leurs exclusions.
Ceux qui accordaient un mérite extraordinaire à
le Kain , refusaient tout à Larive ; et quand ce dernier sé
trouva chef dans son emploi , il y avait si long-temps que
sa réputation était discutée , qu'il ne put vaincre entièrement
les préventions . Il quitta le théâtre sans être regretté ,
y reparut sans exciter d'enthousiasme , et se retira encore
sans qu'on s'aperçût de son absence ; mais l'amour -propre ,
qui n'abandonne pas plus les vieux comédiens que les
vieilles coquettes , inspira à M. Larive un singulier moyen
de se rappeler au souvenir du public : il fit annoncer un
Cours de Déclamation. Dans les capitales où il y a tant de
désoeuvrés , un petit ridicule peut perdre un homme d'une
profession sérieuse ; mais un ridicule bien franc , bien entier,
réussit toujours à celui qui ne risque rien à se le donner.
M. Lariye eut la satisfaction d'assembler quelques curieux
devant lesquels il déclama avec complaisance sur son
talent , la pureté de ses moeurs , la délicatesse de son coeur ,
la sensibilité de son ame , la profondeur de ses réflexions ,
l'ancienne jeunesse de sa figure il les entretint de son
père , de sa première maîtresse , de ses voyages , de sa
fierté , de sa colère ; en un mot , il les fit payer pour venir
l'entendre parler de lui , et il eut du succès. Je n'en suis pas
étonné ; c'est une chose si extraordinaire que cette franchise
de vanité , qu'elle méritait d'avoir des spectateurs. Mais
pourquoi se faire imprimer ?
:
Si M. Larive eût analysé deux ou trois des rôles dans
lesquels il a obtenu un succès décidé , s'il nous eût révélé
par quelle combinaison telle tirade avait produit beaucoup
d'effet, son ouvrage n'aurait pas été sans utilité pour ceux
PRAIRIAL AN XII. 597
qui se destinent au théâtre ; il aurait pu même servir à ceux
qui attachent du prix à lire agréablement. On se rappelle
qu'autrefois nos meilleurs littérateurs ne croyaient pas
au-dessous d'eux , lors des débuts d'acteurs , d'analyser des
tirades de Corneille et de Racine , Dans le Mercure ,
Marmontel et La Harpe ont souvent prouvé qu'il n'appartient
qu'aux hommes- de - lettres de remonter à la pensée
des maîtres de la scène , et de découvrir aux comédiens
l'expression qui convient à nos chefs - d'oeuvre dramatiques
on eût toléré , dans M. Larive , la noble ambition
de réunir dans un volume quelques observations échappées
à ces deux littérateurs , et d'y joindre quelques conseils
appuyés sur trente - trois ans d'expérience pratique ;
mais il s'exprime tantôt en métaphysicien , tantôt en
médecin , toujours en déclamateur , et jamais en maître de
déclamation . S'il est vrai qu'il ne connaisse , pour jouer la
comédie , d'autres principes que ceux qu'il professe , s'il a
porté dans ses rôles le vague d'intention qu'on remarque
dans son ouvrage , il est facile de concevoir pourquoi , avec
tous les dons qu'il avait reçus de la nature , il est toujours resté
dans la médiocrité . Ses idées sur l'illusion théâtrale sont
fausses , puisqu'il affirme qu'il faut que l'acteur reporte
dans ses rôles les émotions qu'il a éprouvées comme particulier
; tout ce qu'il débite à cet égard est contraire à la
possibilité. Par exemple , il parle d'un grand effroi sous.
lequel il succomba étant jeune , et prétend que le souvenir
de cette sensation lui a servi au théâtre . Peut-on à la fois
avoir une frayeur telle qu'on en perde le sentiment de
l'existence , et suivre la gradation du mal-aise auquel on
cède ? Est- il possible de reporter ses idées sur une sensation
éprouvée il y a dix ans , d'en réveiller en soi le souvenir
, au moment où l'on représente sur le théâtre comme
acteur ? M. Larive a toujours confondu la vérité naturelle
598
MERCURE DE FRANCE ,
avec la vérité d'imitation , toujours brouillé ce qu'on
exprime par le moyen de paroles apprises avec ce que l'on
ressentirait véritablement ; et cette faute de logique l'a fait
déraisonner d'une manière étrange. Il prétend qu'il aurait
mieux joué Warwick en sortant de prison qu'avant d'avoir
été dans les fers : quel rapport y a- t- il entre la situation
d'un comédien arrêté pendant la révolution avec cinq
cent mille personnes , et lasituation d'un héros envoyé en
prison par celui qu'il a mis sur le trône ? M. Larive parle
de la mélancolie qu'il aurait ajoutée à son rôle , et Warwick
ne s'amuse pas à être mélancolique ; il éprouve toute la
colère de l'ambition trompée , toute la rage de l'orgueil
humilié ; tourmenté du besoin de la vengeance , il sent que ,
libre , il ébranlerait le trône de l'ingrat qui l'accable , et
c'est là sa pensée dominante encore une fois , qu'y a - t-il
de commun entre Warwick envoyé à la tour de Londres
par Edouard son rival , son ami et son maître , et M. Larive
prisonnier par ordre des goujats d'un comité de section ?
Il nous avoue encore que Tancrède lui a toujours rappelé
ses plus douces émotions , et que ses plus douces émotions
lui ont toujours rappelé Tancrède. Que cela est sentimental
! Puis il ajoute : « Ce rôle enchanteur est celui qui
» allait le mieux à mon ensemble ; il m'a convaincu que
>> tout l'art qu'emploie le premier talent pour représenter
>> un caractère contraire au sien , ne peut atteindre la
» vérité d'un acteur médiocre , lorsque son rôle a un rap-
» port direct avec le caractère que lui a donné la nature. »
On pourrait dire de cet acteur qu'il a tout mesuré à sa taille .
En voici une preuve sans réplique .
« Si la religion nous a donné les Bourdaloue , les Bos-
» suet , les Massillon , etc. , nous ne les devons peut- être
» qu'au charme qu'ils trouvaient à réciter en public leurs
éloquens ouvrages , à être témoins des émotions pro-
»
PRAIRIAL AN XIL 599
» fondes qu'ils communiquaient à un auditoire nombreux,
» et des larmes qu'ils faisaient verser . »
Nous ne combattrons point l'indécence d'une pareille
supposition , ce serait déshonorer des noms illustres ; mais
nous demanderons à M. Larive comment il n'a pas senti ,
en relisant sa phrase , que , si elle était vraie , ce ne serait
pas la religion, mais la vanité qui nous aurait donné Bourdaloue
, Bossuet et Massillon , et qu'il y a sottise à mettre
les productions du génie sur le compte de la vanité , parce
que la vanité , très - petite de sa nature , n'a jamais enfanté
que de petites choses : elle fera naître un Cours de
Déclamation, mais jamais une grande pensée, encore moins
un ouvrage sublime. Nous croirons , puisque M. Larive
le dit de lui-même , qu'il est né sensible et délicat ; et
c'est pour cela que nous le prierons de ne pas chercher à
expliquer ce qu'il y a dans l'ame des grands -hommes qui
ont toujours été modestes , et dont les écrits honorent l'humanité
, la France , et la religion qui les a inspirés. Passe
encore lorsqu'il s'écrie :
:
« Divine Melpomène ! je te dois les sensations les plus
» délicieuses de ma vie que ne puis-je en ce moment te
» peindre aussi vivement que je le sens ! je donnerais à tous
» les hommes le desir de vivre sous tes lois . »
Qu'est- ce que Melpomène ? Est- ce la muse de la tragédie
? Mais alors ce n'est qu'une fiction , et l'on ne conçoit
pas comment tous les hommes pourraient recevoir de
M. Larive le desir de vivre sous les lois d'une fiction .
Melpomène est- elle ici la tragédie proprement dite ? mais
comment pourrait- on vivre sous ses lois ? La tragédie n'a
pas de lois , quoiqu'en littérature on reconnaisse des
règles pour composer des drames tragiques. Jamais Sophocle
, Eschyle , Euripide , n'ont prétendu que les
hommes dussent vivre sous les lois de leurs conceptions
600 MERCURE DE FRANCE ,
dramatiques ; Corneille et Racine n'ont jamais rien dit de
pareil non plus . Que signifie donc la phrase de M. Larive?
Veut-il que nous jouions tous la tragédie ? Il sait bien que
cela n'est pas possible , et que toutes les fois que le peuple
chausse le cothurne et s'arme d'un poignard , le monde
n'en va pas
mieux . Voyons si la fin de sa tirade nous en expliquera
le commencement :
« Oui , la voix de Melpomène est la seule qui ait le pou-
» voir d'électriser les ames . »
Si la fiction du malheur avait seule le pouvoir d'électriser
les ames , quelle pitié inspireraient des infortunes
réelles ? La voix d'un général à la tête de son armée , la
voix d'une femme implorant la clémence d'un juge , la
voix d'un factieux s'adressant à la populace , ont le pouvoir
d'électriser les ames au moins autant que la voix de
Melpomène. M. Larive , qui se peint à chaque page de
son livre comme un amant passionné de la nature , comme
un sauvage habitant des bois , accorde tout à l'imitation ,
et ne laisse rien à la réalité : c'est mettre le lecteur dans la
nécessité de croire que le sauvage n'est pas plus naturel
que l'écrivain.
" « Que l'homme écoute son ame qu'il la nourrisse des
> nobles sentimens , des passions généreuses , des vertueux
>> élans d'enthousiasme que Melpomène exprime , qu'elle
>> met en action , et tous les vices honteux disparaîtront ,
» et la vertu reprendra tout son empire ! ».
On pardonne à un comédien de ne pas savoir qu'il n'y a
de morale utile que celle qui est obligatoire , et que toute
la morale des spectacles n'est bonne à rien , parce que
personne n'est obligé d'y conformer sa conduite ; mais ,
avant M. Larive , qui s'était avisé de compter sur la tragédie
pour rétablir l'empire de la vertu ? Le ridicule de
cette déclamation nous dispense d'en citer d'autres ; mais
PRAIRIAL AN XII: бог
nous pouvons affirmer que les apostrophes à la divine
Vérité , à la divine Nature , valent bien l'invocation adressée
à la divine Melpomene : l'ouvrage fourmille de morceaux
de ce genre. Voici du sérieux :
« Le théâtre est l'école des moeurs ; il est aussi l'école des
» passions . C'est à la représentation d'une belle tragédie
» que souvent une jeune et honnéte personne laisse échap-
» per son premier soupir ; c'est là qu'elle sent le besoin
» d'aimer : la tendre inquiétude qui la tourmente , pour la
» première fois , ne la quitte plus qu'elle ne se soit fixée
» sur un objet. On ne saurait donc trop veiller à ce que les
» passions y soient exprimées avec une vérité décente , ni
» par conséquent être trop sévère sur le choix des sujets
>> qui peuvent inspirer , d'une manière plus ou moins pure
>> et chaste , des sentimens d'où dépendent le bonheur ou
» le malheur de la jeunesse . »
Nous avouons que toute notre sagacité ne va pas jusqu'à
comprendre comment une jeune personne honnête laisse
souvent échapper son premier soupir amoureux à la représentation
d'une tragédie , ni comment on pourrait veiller
à la pureté et à la chasteté d'une tendre inquiétude conçue
à l'aspect de héros tragiques . S'il était vrai que le théâtre
produisit cet effet , il faudrait l'interdire à toutes les jeunes
personnes , ou leur inspirer d'avance le plus profond mépris
pour cette partie représentative qu'on appelle aujourd'hui
un art , et que Molière appelait un métier ( 1 ). Au
reste , il n'appartenait qu'à M. Larive de nous apprendre
que le théâtre est l'école des passions ; cela dérangera
( 1 ) Mademoiselle Clairon à laquelle le maréchal de Richelieu
reprochait d'être toujours princesse , mademoiselle Clairon qui a tant
fait sonner les priviléges de son art , est plus modeste dans une lettre
adressée à M. Larive , et qu'elle ne croyait pas destinée à l'impression ;
elle dit tout simplement : Dans le métier que vous faites.
602 MERCURE DE FRANCE ,
beaucoup les idées de ceux qui croient que les passions
n'ont pas de maîtres : maintenant on pourra apprendre à
avoir des passions , et choisir les sujets qui peuvent en
inspirer d'une manière pure et chaste .
Comme moraliste , monsieur le professeur de déclamation
croit devoir veiller sur les moeurs , et voici une de ses
réflexions : « Si les mères se faisaient un devoir d'instruire
» leurs filles , dès leur enfance , de tout ce qu'elles ont à
» craindre de la séduction , il y en aurait beaucoup moins
» de séduites . » Au nom de toutes les mères , nous prions
M. Larive de nous apprendre comment on peut révéler à
une fille , dès son enfance , les dangers de la séduction ,
sans la corrompre . Jusqu'à présent les mères , dignes de cè
nom , ont cru qu'elles devaient garantir leurs filles des
dangers de la séduction , et non les initier dans le secret de
cet art infâme. Peu de jeunes personnes succombent par
ignorance dans le siècle où nous sommes , et les chutes
au contraire ne viennent que d'une éducation qui ne
laisse plus rien à deviner à la pudeur.
Dans cet ouvrage , tout est pris au sérieux , et par conséquent
à contre-sens ; on peut juger de la vérité de notre
assertion par l'anecdote suivante :
<<< Une ancienne actrice , en donnant des leçons à une
» jeune personne en qui elle voulait provoquer des mou-
» vemens de dignité , de tendresse et de désespoir , lui de-
» manda ce qu'elle ferait si elle était abandonnée d'un
» amant chéri ; la jeune élève répondit qu'elle en prendrait
» un autre. Fuyez ! lui dit-elle , vous n'êtes digne ni de
>> sentir , ni de jouer la tragédie . »>
Le fuyez est admirable , et la conclusion plaisante . Depuis
quand les femmes qui se consolent de la perte d'un
amant par l'admission d'un autre , ne sont - elles pas dignes
de jouer la tragédie ? Est- il d'usage qu'elles se tuent après
PRAIRIAL AN XII. 603
avoir poignardé l'infidèle ? est- il même dans l'ordre qu'elles
attendent qu'on les quitte ? Et si la jeune élève avait répondu
à la vieille institutrice : « Jamais je n'aurai d'a-
>> mant , » celle - ci ne se serait- elle pas écrié encore :
& Fuyez ! vous n'êtes digne ni de sentir , ni de jouer la
» tragédie. En vérité , avec son Cours de Déclamation,
M. Larive nous privera d'acteurs et d'actrices ; car il exige
tant de connaissances , de vertu , de privations , de dignité,
de ceux qui montent sur le théâtre , que bientôt il n'y aura
plus de débuts ; et parmi les moyens qu'il propose pour
conserver les spectacles , il a oublié celui d'interdire aux
jeunes élèves la lecture de son ouvrage : nous croyons
bien mériter de Melpomène en réparant cet oubli .
:
:
Au reste , que l'auteur nous excuse si nous avons parlé
de lui comme il est question de lui à chaque ligne , nous
ne pouvions rendre compte de ses idées sans le rencontrer ;
mais nous aurions préféré qu'il se fût mis moins en évidence
. Nous pouvons de même assurer que notre intention
n'est point de blesser ceux qui se consacrent à l'amusement
du public tous les acteurs raisonnables ne vantent
point leur profession au-delà de ce qu'elle vaut ; ils en connaissent
les agrémens et les désagrémens ; et plus ils ont
de talent , plus ils cherchent à se faire valoir dans le
monde par leurs qualités personnelles hors du théâtre ,
ils oublient le théâtre ; et c'est ainsi que , sans mépriser
l'état que l'on professe , on parvient à s'élever au- dessus
sans risquer d'être accusé de vanité .
L. C.
604 MERCURE
DE FRANCE ,
"
Suite des Souvenirs de Félicie.
:
L'HISTOIRE dit que le fils de Crésus , né muet ( sans
surdité ) , prit subitement l'usage de la parole , en voyant
son père prêt à être frappé par un soldat ennemi ; et qu'un
puissant effort de la nature déliant tout- à-coup ses organes ,
il s'écria : Soldat , ne tue point Crésus ! ... J'ai été témoin
dans mon enfance d'une chose à-peu- près semblable , et
qui m'a tellement frappée , quoique je n'eusse alors que
sept ans , qu'elle est restée parfaitement présente à ma
mémoire . 2
La comtesse de Sercey , ma tante , conduisit aux eaux de
Bourbon - Lancy, son mari , tombé en apoplexie , et paralytique
de la moitié du corps . Il était depuis deux mois aux
eaux , et toujours dans le même état , dans son lit , privé
de la parole , ne donnant aucun signe de connaissance , ne
pouvant faire le moindre mouvement de son bras droit ,
ni même soulever la main de ce côté , lorsque ma tante reçut
une lettre de M. de Chézac , commandant de la marine
( nous étions alors en guerre avec l'Angleterre ) , qui lui
faisait le détail d'une action extrêmement brillante du
jeune Sercey, âgé de seize ans , qui servait dans la marine
( 1 ) . Dans un combat , il s'élança le premier à l'abordage
, ct , malgré plusieurs blessures , il fit des prodiges de
valeur. Le vaisseau ennemi fut pris , et , le combat fini ,
on questionna le jeune Sercey pour le panser , parce qu'il
était couvert de sang : Je crois , dit - il , que c'est le sang
des Anglais , carje n'ai rien senti. C'était bien le sien ; il
avait trois blessures , mais qui n'étaient pas dangereuses .
(1 ) Ce jeune homme , qui donnait de si belles espérances , mourut
deux ans après . L'un de ses frères , engagé dans la même carrière dès
l'âge de dix a montré le même courage , et le mérite et les vertus
que les années peuvent seules développer. :
ans ,
Sa
PRAIRIAL AN XI 605
Sa mère reçut , avec la lettre de M. de Chézac , ur billet
écrit de la main de son fils.
,
Madame de Sercey, pensant qu'il n'était pas impossible
que son mari eût conservé une sorte de connaissance intérieure
, résolut de lui lire ce détail . Il y avait dans la
chambre sept ou huit personnes ; j'étais dans ce nombre .
On ouve tous les rideaux , en entoure le lit ; je me mis à
genoux sur un tabouret , au pied du lit , les yeux attachés
sur le malade , qui parut ne faire aucune attention à tout
cè mouvement : mais quand ma tante se plaçant à son
chevet , eut prononcé le nom de son fils , en lui disant que
cet enfant ( qu'il chérissait particulièrement ) s'était couvert
de gloire , une émotion très- marquée se peignit sur
son visage ; il regarda fixément madame de Sercey , qui
lút alors à haute voix et en prononçant doucement , la
lettre de M. de Chézac . Lorsqu'elle eut fini , on vit deux
larmes couler sur les joues du malade ; et , au même instant,
soulevant ce bras immobile et glacé depuis trois mois,
iljoignit ses deux mains , les éleva vers le ciel, en s'écriant
distinctement : O mon Dieu ! .... Tout le monde fondit en
pleurs ; on crut le malade guéri , mais ce nriracle de la
sensibilité ne fut produit que pour donner à ce tendre père
une dernière jouissance paternelle ; sa dernière lueur d'intelligence
fut un mouvement passionné de joie et de gratitude
pour l'Étre suprême ; il recouvra toute son existence
durant quelques minutes ; il ne la reprit plus , et il moupeu
de mois après . J'ai décrit cette scène à un peintre ,
il y a deux ou trois ans , et on en a fait un tableau qui la
représente assez fidèlement (1 ) .
rut
Mademoiselle Bagarotti , l'amie de madame la princesse
de Conti , vient de mourir ; elle a laissé beaucoup de
dettes :: son bien et son mobilier n'ayant pu suffire pour les
acquitter , il restait 40,000 francs dont les créanciers se
trouvaient frustrés. Madame la princesse de Conti ne vou-
(1 ) Ce petit tableau est entre les mains de madame de V******.
PP
606 MERCURE DE FRANCE,
lant point que la mémoire d'une personne qu'elle a aimée
soit souillée d'une telle tache , s'est engagée avec les
créanciers à payer cette somme entière de 40,000 francs ;
et pour en acquitter sur- le- champ une partie , elle a vendu
quelques diamans . Cette action est d'autant plus belle
que madame la princesse de Conti est la moins riche de
toutes les princesses ; on peut même dire qu'elle est trèspauvre
pour l'état que son rang l'oblige à soutenir . Ceci
me rappelle un mot touchant . M. **** était au lit de la
mort ; son ami intime , l'abbé de ***** , le vit très- agitė ,
et le pressant de lui confier ce qui l'inquiétait , M.
'lui avoua qu'il avait beaucoup de dettes , et qu'il croyait
que son bien ne suffirait pas pour les acquitter. Eh quoi!
» lui répondit l'abbé de ***** , peut - on craindre de mou-
» rir insolvable , quand on laisse après soi un ami qui a de
» la fortune ?……... » En effet , après la mort de M. ****
l'abbé de ***** paya toutes les dettes , qui montaient
50,000 francs.
D. GENLIS.
(La suite dans un prochain numéro. )
SPECTACLES.
****
THÉA RB FB A U.
Un Quart d'heure de Silence , opéra comique en un acte ,
paroles de M. Guillet, musique de Gaveaux.
L'IDÉE de cette bagatelle est revendiquée par l'ancien
théâtre Italien et par celui du Vaudeville. L'exécution , qui
seule appartient à l'auteur , est très médiocre. C'est la
première fois que M. Guillet paraît dans la carrière dramatique.
Son début , comme on voit n'est pas fort
·
PRAIRIAL AN XII. 607
brillant. On l'a cependant demandé avec l'auteur de la
musique ; mais c'est à celui - ci et au jeu des acteurs , surtout
demadame Saint-Aubin et de Gavaudan , qu'est dû le
très-petit succès qu'a obtenu la pièce. Si elle eût été jugéc
avec la même rigueur que laPetiteMaison, elle n'eût peut→
être pas duré plus long- temps. Mais soit que le parterre ne
fut pas le même , soit qu'il fût honteux des excès auxquels
il s'étoit livré dernièrement , il s'est montré ce jour - là extrêmement
débonnaire.
1
Augustine, jeune fille qui témoigne le plus vif empressément
de cesser de l'être , ouvre la scène. Elle est légère ,
coquette , étourdie , sur- tout babillarde. Cousine de Floticour
, dont elle meurt d'envie d'être à l'instant la
femme , elle en est aimée , autant qu'on peut l'être d'un
jeune évaporé , d'un dissipateur extravagant , qui , tout
gecupé des moyens les plus expéditifs de se ruiner , annonce
qu'il va quitter la campagne pour se fixer à Paris , qu'il a
déjà renouvelé trois fois son ameublement depuis la mort
toute récente de son père , et qu'il veut changer de forts chevaux
deNormandie pour des chevaux anglais , simaigres qu'ils
şont transparens . Ce Floricour est une faible copie d'originaux
connus, et beaucoup meilleurs . Quand on l'annonce
à sa cousine , elle est dans un grand négligé , s'impatiente
de ce qu'il se présente si matin , met à la hâte un chapeau ,
et témoigne une frayeur extrême qu'il ne lui aille pas
bien. Effectivement , le cousin lui déclare , en franc campagnard
, qu'il la trouve un peu pâle . « Ah ! mon dien f
» c'est ce maudit chapeau . » Et aussitôt le chapeau est
en l'air. Le cousin dit qu'il vient pour épouser. La cousine
répond à peu près qu'il est le bien venu , et qu'elle no
demande pas mieux que d'être épousée. Le père d'Augus→
tine , Dorval , qui connaît tous les défauts de sa fille et de
son neveu , se trouvant seul avec Augustine , s'efforce do
Pp2
608 MERCURE DE FRANCE ,
ralentir cette fureur de mariage ; prétend au moins qu'elle
diffère un peu pour avoir le temps de se corriger de'
quelques-uns de ses défauts ; de sa loquacité , par exemple.'
Elle se prétend calomniée , soutient qu'elle n'a pas le faible
qu'on lui impute , offre de prouver qu'elle sait se taire
comme une autre. M. Dorval répond qu'elle n'est pas
seulement capable de garder le silence un quart-d'heure
consécutif. « Je parie le contraire , s'écrie - t - elle . — Jelo
veux bien, que parions-nous ? - Mon mariage pour ce.
soir, contre un célibat éternel. » La gageure est acceptée .
Augustine a une soubrette qui , comme de raison , a aussi
unamani, et veut bien subir la même épreuve, et la même
peine si elle succombe. Elles se promettent un succès d'autant
plus facile , qu'elles se croient certaines les amou
que
reux ne viendront pas troubler leur solitude.
-
Ainsi qu'on prélude aux jeûnes du carême par trois
jours de fête , le père accorde trois minutes de babil avant
d'entrer dans le silence. Dieu sait comme on en profite .
Après un assaut de paroles , de chants et de volubilité , les
deux babillardes , excédées , tombent chacune dans un
fauteuil , se tournent le dos , et se placent aux deux bouts
du théâtre , pour éviter la tentation . Une marchande de
modes se présente , étale et fait valoir les plus élégantes
nouveautés , prie Angélique « de concentrer particulière-
» ment toute l'attention de ses regards » sur un bonnet
qu'elle lui désigne . Eloquence perdue ! Pas un mot
n'échappe à la maîtresse ni à la suivante. Des tentateurs
plus dangereux qu'un carton de modes , sont suscités par le
père. Les deux amans paraissent. Les discours les plus
tendres , les plus passionnés , les plus pressans , ne peuvent
faire ouvrir la bouche aux belles silencieuses . Les reproches,
les injures ne sont pas plus efficaces . Au lieu de les croire
folles , comme il était assez naturel , Floricour et son valet
PRAIRIAL AN XIL bog.
C
s'imaginent qu'elles sont infidelles , leur écrivent un billet
de congé et s'en vont. Augustine regarde sa montre . Treize
minutes se sont écoulées . Elle croit n'avoir plus d'impor
tuns à craindre , et pouvoir abréger son tourment . Le flux
de paroles recommence à rouler. La soubrette , pour n'être
pas complice , se bouche les oreilles . Le père paraît , sa
fille est confondue. Cependant , il veut bien ne pas user à
la rigueur de tous ses droits , et n'exiger que six mois de
délai pour le mariage. « Quof , s'écrie douloureusement
» Angélique , six mois de pénitence pour deux minutes de
» plaisir ! » Floricour survient , apprend la cause du
silence qui l'avait désolé , et se désespère de nouveau .
Dorval observe que six mois sont bientôt passés ; que ce
temps suffira à peine pour préparer une maison élégante à
Paris ; que ses enfans y auront d'autant plus d'agrément ,
qu'ils y seront sans lui . Floricour proteste qu'il aime
mieux renoncer à Paris qu'au plaisir de vivre avec Dorval .
Le bon père se laisse attendrir , et le mariage est conclu
sur-le-champ.
La musique a été jugée légère et gracieuse , quoiqu'un
peu inférieure à celle de quelques autres opéra du même
compositeur. Le public , toujours constant dans sa bienveillance
pour madame Saint - Aubin , l'a redemandée fort
vivement à la fin de la pièce , après l'avoir constamment
applaudie tout le temps qu'elle a duré.
ANNONCES.
Le Newton de la Jeunesse , ou Dialogues instructifs entre un
père et ses enfans , sur la physique , l'astronomie et la chimie ; ouvrage
qui met les loix et les phénomènes de la nature à la portée des conceptions
les moins formées et des personnes sans instruction , aveo
cette épigraphe : « Expliquez de bonne heure à vos enfaus les faits
» naturels qui se passent journellement sous leurs yeux , et vous en
» ferez des hommes ; indiquez- leur , si vous le savez, la raison pouc
» laquelle un frait mûr se détache de l'arbre , et vous leur donnerez
3
610 MERCURE DE FRANCE ,
» la clef du système de l'univers . » Traduction de l'anglais , par T
P. Bertin. 3 vol. in- 18 , ornés de 5 planches. Prix : 3 fr. , et 4 fr. par
la poste .
A Paris , chez l'éditeur, et chez les libraires Debray, Billois , Mongie,
Marchand , Favre , Pigoreau , et le Normant.
Des Loix sur la garantie des animaux , ou Exposé des cas redhibitoires
, suivant le droit aucien et moderne , avec un plan pour
amélio er cette législation ; et une Instruction utile aux propriétaires ,
aux marchands de hevaux etc. , pour reconnoître les cas qui peuvent
entrer dans la garantie ; par P. Chabert , directeur de l'école vétéri
naire d'Alfort , de légion d'honneur, membre et associé de l'institut
national, de la société d'agriculture de Paris ; et C. M. F. Fromage
professeur à l'école vétérinaire d'A fort , membre associé de l'athénée
d'Alencon , et de la société d'agriculture et de commerce de Caer.
In- 8 . Prix : 1 fr. 20 c. , et 1 fr. 50 c. par la poste.
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Le Rudiment des Dames,, pour apprendre en trois mois la
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tres , auteur de plusieurs ouvrages relatifs à l'éducation . Sixième édition
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partie du discours pour l'explication de laquelle l'exemple est cité ,
se trouve soulignée ; suivie d'un Traité d'Arithmétique à l'usage
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les événemens extraordinaires arrivés sous les premiers empereurs ,
des notes sur les grands hommes de Rose et sur les contumes des
Romains Un abrégé de mythologie . Un abrégé de l'histoire
grecque , de la vie des plus fameux philosophes grecs , des notes sur
Is miceurs de la Grèce." Les principales difficultés de la langue
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-
tif
-
-
―
―
Le Plutarque de laJeunesse, on Abrégé des vies des plus grands
hommes de toutes les nations, depuis les temps les plus reculés jusqu'à
PRAIRIAL
AN XIL 611
nos jours , au nombre de 212 , et ornées de leurs portraits en médaillon ; ouvrage élémentaire , propre à élever l'ame des jeunes gens , et à leur inspirer les vertus utiles à la société ; rédigé par Pierre Blanchard, deuxième édition , revue et corrigée par l'auteur. Quatre vol. in-12 de plus de 400 pages chacun. Prix : 12 fr. , et 16 fr. par la poste . A Paris , chez Le Prieur , libraire , rue Saint-Jacques , nº . 278.
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XIV à XXIV . cahiers de la Bibliothèque commerciale , Bouscription ; ouvrage destiné à répandre les connoissances relatives au commerce , à la navigation , etc.; par J. Peuchet , membre du conseil du commerce an ministère de l'intérieur , etc. Ces onze
cahiers , de 528 pages in-8° . contiennent entr'autres les articles sui- vans . Notice historique des traités de commerce conclus entre la France et l'Angleterre en 1987 ; -de la démonétisation de l'or , relativement
- résultat
au commerce intérieur et extérieur ; → Banque de France ;
notice sur le lin de la Nouvelle- de ses opérations en l'an XI ;
Zélande ;
mémoire sur le commerce , les productions et fabriques
de la Grande-Bretagne ;
mémoire sur le commerce entre la France
de la puissance et le Portugal ;
conventions maritime des Anglais considérée à l'égard des neutres ;
-
--
-
-
1
son état avant la révolution ;
-
-
-
-maritimes pour le ma ntien de la liberté de la navigation marchande neutre , entre la Russie et le Danemarck , et entre la Russie et la Grandede
l'influence des .Bretagne ;
· divers mémoires sur les douanes ;
situation actuelle du com- donanes sur les manufactures françaises ; merce de la Russie ; considération sur les moyens d'encourager lé commerce , etc. etc. etc. Le prix de l'abonnement de la troisième
souscription , est de 21 francs pour recevoir , franches de port , 24 l- vraisons , et 12 francs pour 12 livraisons . La lettre et l'argent doivent
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On souscrit à Paris , chez F. Buisson , lib . , rue Hautefeuille , n °. 20.
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La Mythologie comparée avec l'Histoire
l'éducation de la jeunesse ; par M. l'abbé de Tressan , et adopté pour les lycées et écoles secondaires , par M.M. les commissaires du gouver- nement. Nouvelle édition , revne et augmentée par l'auteur , qui y a ajouté des recherches sur l'ancienne religion des habitans du Nord. Deux vol . in- 12 , ornés de 16 planches en taille-douce , dans le goût antique , représentant 75 sujets . Prix : 5 fr. , et 6 fr. 5e . par la poste. Le même ouvrage , en deux vol . in 8 ° . , fig. , sur beau papier d'Au- vergne, prix : 12 fr . , et 14 fr. 2 cent par la poste. A Paris , chez Gl. Dufour, libr. , rue des Mathurins S. Jacques , près celle Sorbonne.
Rivalité de la France et de l'Angleterre , depuis la conquête de Guillaume , duc de Normandie, en 1066 , jusqu'à la ru ture
du traité d'Amiens , par l'Angleterre ; par le citoyen Vaublanc , membre du corps légis atif. Un vol . in-8° . Prix : 4 fr. 50 c . , et 6 fr. par la poste . A Paris , chez Bernard , libraire de l'école polytechnique
et des ponts et chaussées , quai des Augustias , nº. 31 ; et chez Mongie ,
au Palais-Egalité. Tél maque, poëme en vingt-quatre chants , sur le texte de Fénelon , en regard des vers français , notes et citations des auteurs grecs et
Latins imités. Six vol . in-12 , brochés, édit. de P. Didot l'aîné : papier vélin , 48 fr .; carré fin d'Angoulême
, 32 fr. Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez le Normant , rue
des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 42.
612 MERCURE DE FRANCE ,
NOUVELLES DIVERSE S.
Londres. -La motion si attendue de M. Wilberforce, relativement
à l'abolition de la traite des nègres, a passé hier,
dans la chambre des communes , à la majorité de 75 voix.
MM. Pitt et Fox l'ont , soutenue .
On prépare une .. expédition secrète pour laquelle on
dispose des bateaux de transport , dont le nombre
forme vingt mille tonneaux.
Une consultation a eu lieu entre six médecins relativement
à la santé du roi . Un journal dévoué au premier
ministre , dit à ce sujet , que si ce rapport obligeait de
recourir à la sagesse du parlement , les mesures à prendre
seraient sans doute dirigées par M. Pitt , dont les importans
services rendus à sa majesté , pendant l'année 1788 ,
seront toujours présens à la reconnaissance du peuple.
Le Morning- Chronicle s'indigne qu'on puisse supposer
que le parlement de la Grande - Bretagne se laisse diriger
par le ministre .
On dit que l'importante place de Belgrade est au
pouvoir des insurgés de la Turquie .
D'après des lettres de Corfou , il arrive continuellement ,
dans les ports de la république des Sept Isles , des vaisseaux
de guerre russes venant de la mer Noire, ( Publiciste .)
Mais le Journal de Paris dit que la lunette des voyans
grossit les objets.
L'archiduc Charles s'est démis , dit- on , de ses fonctions
de grand maître de l'ordre Teutonique , en faveur de son
frère l'archiduc Victor - Antoine.
M. Acton , ministre de la cour de Naples , entièrement
dévoué au cabinet britannique , est , dit-on , remplacé par
le chevalier Micheroux , qui a toujours été d'un système
opposé. (Publiciste . )
-
Des lettres écrites de Montevideo , et reçues au Férol
, annoncent que le capitaine d'un navire entré dans la
rivière de la Plata , a déclaré avoir vu au Cap de Bonne-
' Espérance le célèbre Lapérouse , arrivé depuis peu avec
' dix neuf de ses compagnons d'infortune , dans une barque
construite par eux -mêmes , d'une terre inconnue et déserte ,
sur laquelle ils avaient été jetés. La personne qui écrit de
Montevideo , dit avoir lu le rapport du capitaine. Les premières
nouvelles du Cap vont confirmer ou détruire des
espérances accueillies si souvent et avec tant d'intérêt ,
par toutes les nations civilisées , et si constamment déçues .
( Moniteur.)
PRAIRIAL AN XII. 643
PARI S.
Le 21 prairial , à quatre heures du matin , la cour de
justice criminelle de la Seine , statuant sur la conspiration
, après un délibéré de vingt heures , a rendu un arrêt
qui condamne à la peine de mort : Georges Cadoudal ,
Bouvet de Lozier, Russillion , Rochelle , Armand Polignac ,
d'Hozier , de Rivière , Louis Ducorps , Picot , Lajolais ,
Coster-Saint-Victor, Deville , Armand Gaillard , Joyaut ,
Burban , Lemercier , Lelan , Cadudal , Mérille , Roger ;
à deux ans de prison : le général Moreau , Jules Polignac ,
Léridant, Rolland , la fille Hisay;'acquitte : Victor Couchery,
David , Hervé , Lenoble , Rubin- la- Grimaudière , Noël
Ducorps , Datry , Even , Troche père , Troche fils ,
Monnier et sa femme , Denand et sa femme , Verdet , Spin ,
Dubuisson et sa femme , Caron , Gallais et sa femme.
Denand et sa femme , Dubuisson et sa femme , et Verdet ,
sont renvoyés à la police correctionnelle .
"
-Plusieurs des condamnés à mort ont obtenu leur grace .
Savoir : Armand Polignac , de Riviére , Lajolais , Bouvet
de Lozier , Russillion , Armand Gaillard , Louis Ducorps ,
Rochelle .
-On prétend que l'empereur a dit à madame Polignac,
qui sollicitait la grace de son mari : « Ils sont bien coupables
» ceux qui engagent leurs plus fidèles serviteurs dans des
>> entreprises aussi criminelles , et aussi follement conçues.
» Ils ne pourraient être justifiables d'exposer ces jeunes
» gens que dans le cas où ils auraient partagé leurs
» périls. » (Journal des Débats . ) Et à la mère de Rochelle :
« Les crimes des enfans sont souvent le fruit de la mauvaise
éducation qu'ils ont reçue de leurs parens » .
-
On dit que l'ambassadeur Hédouville revient à Paris ,
par congé , et laisse à Pétersbourg un chargé d'affaires .
- On mande de Strasbourg , que les électeurs de Bade ,
Bavière , Hesse , Wurtemberg , le landgrave de Hesse-
Darmstadt , et quelques autres princes allemands , ont
déjà envoyé de nouvelles lettres de créance à leurs ministres
et agens diplomatiques à Paris. ( Journal des Débats . )
-On annonce que l'empereur d'Allemagne et le roi
d'Espagne ont aussi expédié à leurs ambassadeurs , à Paris ,
de nouvelles lettres de créance. Déjà même on désigne le
prince d'Esterhasy , d'autres disent le prince Zinzendorff ,
comme devant être envoyé à Paris pour féliciter l'empereur
des Français au nom de celui d'Allemagne. (Publ.)
-Il n'existe , dit le Journal Officiel , aucune inquiétude
sur la tranquillité du continent. Toutes les idées de coalition
614 MERCURE DE FRANCE ,
IM
sont des chimères enfantées par des cerveaux anglais.
Toutes les rumeurs débitées , soit par des joueurs à la baisse,
Boit par des esprits malades , sur notre état , tant intérieur
qu'extérieur , sont également destituées de fondement .
Barfleur , bombardé par les Anglais , na éprouvé
aucun dommage. L'ennemi s'est retiré , à l'exception d'une
frégate et de deux cutters.
4
Un décret impérial , du 11 praírial , ordonne que les
évêques procéderont de concert avec les préfets, à une nouvelle
circonscription des succursales ; et jusqu'à ce que les
nouveaux plans soient rendus exécutoires , les desservans
des succursales existantes , et provisoirement approuvées ,
jouiront , à daterdu 1 messidor prochain ; d'un traitement
annuel de 500 fr. , au moyen duquel traitement ils n'auront
rien à exiger des communes , si ce n'est le logement Ce
traitement leur sera payé par trimestre , et sur la présentation
d'un brevet signé de l'archi - trésorier de l'Empire ,
qui leur sera délivré , ainsi qu'aux curés , à compter du
1" vendémiaire de l'an 13.
-
Un autre décret a été rendu le 13 prairial , contenant
des actes d'indulgence et de bienfaisance , destinés à marquer
l'avènement de Napoléon à l'empire . Il est partagé
en cinq titres , savoir :
TITRE I. Mise en liberté des individus condamnés correctionnellement
, et qui ne sont plus détenus que pour le
paiement de l'amende et des frais.
TITRE II. Débiteurs de l'Etat contraints et poursuivables
par corps , qui pourront être déchargés de cette
contrainte.
TITRE III. Paiement par le trésorier de la liste civile
, des mois de nourrice dus par les habitans de Paris
et de la banlieue , qui seront jugés hors d'état de payer
eux-mêmes.
TITRE IV. Dotation d'une fille pauvre et honnête ,
par arrondissement communal et par chaque munici
palité des villes de Paris , Lyon , Bordeaux et Marseille .
TITRE V. Amnistie accordée aux sous-officiers et soldats
des troupes de terre et de mer déserteurs à l'intérieur ,
qui rejoindront au terme fixé , et remise de l'amende encourue
par eux ou leurs parens.
Le 21 du mois de prairial , quatre hommes et trois
femmes , visitant la machine de Marly, sont placés , par un
de ces hommes qui guident les curieux dans les monos
mens publics , sur une planche pourrie , pour examiner les
rouages. La planche croule sous les pieds de trois , savoir
7
PRAIRIAL AN XII. 615
deux femmes et un jeune homme de vingt-quatre ans , qui
tombent dans l'eau. Bientôt on voit une des deux femmes
tourner avec une des roues de la machine. M. Darriès , apothicaire,
reconnaît son épouse. Il se précipite pour la sauver,
et il perit. Madame Darries tourne encore deux fois avec la
roue , et se trouve jetée , comme par miracle , sur le plancher.
Elle n'est pas morte, comme l'ont dit plusieurs journaux
, quoiqu'elle ne fût accouchée que depuis un mois :
circonstance qui aggravait le danger auquel elle a eu le
bonheur d'échapper.
Ce funeste accident à causé la mort d'une femme de
trente - quatre ans qui laisse deux enfans , et de deux
hommes , dont l'un , M. Darriès , est mort victime de
J'amour conjugal et d'un beau mouvement d'humanité .
Il demeurait rue du faubourg Saint-Martin. La direction du
fonds de pharmacie , dont sa veuve reste propriétaire , est
confiée aux soins de M. Guiart père , professeur conňu .
-On écrit de Cherbourg, le 22 prairial : Les constructions
du fort Bonaparte se poursuivent avec la plus grande
activité.
Nous commençons à jouir des résultats des travaux
entrepris depuis deux ans. Plus de 50 toises de la grande
digue qui forme la rade , s'élèvent maintenant au- dessus
des vives eaux. On est actuellement occupé à placer une
batterie sur cette digue. On peut donc considérer , dès ce
moment , la rade et les grands travaux de Cherbourg
comme étant à l'abri de toute entreprise , et comme offrant
sûreté et protection à toutes nos es adres.
En vertu d'un décrèt impérial , du 25 de ce mois , l'exportation
des grains en France est permise pour l'Espagne ,
le Portugal , l'Allemagne , et la Hollande , par les ports
d'Agde , Lanouville , Bayonne , Bordeaux , Nantes , Saint-
Valery , Saint - Gilles , les Sables , Marans , la Rochelle ,
Rochefort , le Sas de Gand , Anvers , Coblentz , Mayence
et Cologne , et par cinq ports de terre qui seront indiqués ,
un dans chaque département des Pyrénées - Orientales ,
Hautes Pyrénées , Lot - et-Garonne , Gers , Basses-Pyré -
nées , en payant à leur sortie un droit d'un franc sur cinq
myriagrammes de blé , et 50 centimes pour les seigles
maïs et autres grains . Toute exportation cesser du moment
que le prix du blé de première qualité sera monté à 16 fr.
l'hectolitre dans les départemens de l'Ouest et du Nord ,
et à 20 fr. l'hectolitre dans les départemens du Midi de la
république , et cela d'après les mercuriales de trois mar→
chés successifs dans le marché du lieu de l'exportation ou
›
616 MERCURE DE FRANCE ,
dans le marché le plus voisin . La prohibition sera ordonnée
provisoirement par le préfet du département , et confirmée
parle gouvernement , sur le raport du minist . de l'intérieur,
er
-La seconde édition du Répertoire des lois et arrétés
du gouvernement , par Guillaume Beaulac ( 1 ), páraît depuis
quelque temps . Nous ne répéterons pas ici les éloges
donnés généralement à la première édition de cet ouvrage ,
rédigé par ordre de matières , le plus complet et le plus
exact qui ait été fait jusqu'à présent . On sent assez qu'il
est d'une utilité journalière et indispensable à tous les
fonctionnaires publics , aux employés des administrations,
et généralement à tous ceux qui sont obligés , par état ,
de connaître les lois . Nous nous contenterous donc
d'indiquer ici en peu de mots les principaux avantages
que cette nouvelle édition a sur la première. Ce Répertoire
, lorsqu'il fut publié pour la première fois , ne contenait
l'indication des lois et des arrêtés que depuis 1789 jusqu'au
1. vendémiaire an 10 ; la seconde édition renferme l'indication
de toutes les lois et de tous les arrétés du gouvernement
, depuis 1789 jusqu'au 1. vendémiaire de
l'an 11.-Les titres génériques qui étaient , à la vérité ,
trop concis dans la première édition , ont plus d'étendue
dans celle-ci . -Le nombre des titres qui , dans la première
dition , était de 170 , se trouve porté à 183. L'Auteur
en a ajouté de nouveaux , tels que les titres Domicile
Créances actives de la république , Compétence administrative
et judiciaire , Travaux publics , etc. Quelques
autres qui étaient trop complexes , ont été divisés en
deux titres . On a réparé , dans cette édition , les
omissions qu'on avait remarquées dans la précédente.
On a rectifié toutes les erreurs de dates qui ont pu y
être reconnues. Tous les titres et toutes les lois sont
numérotés . Enfin la table des matières est entièrement
refondue ; cette table , plus étendue et plus exacte que
première , est plus commode par le renvoi direct , soit
aux numéros des titres , soit aux numéros des lois . A ces
améliorations on peut ajouter celle de la partie typographique
, dont l'extrême correction et la netteté sout
d'une absolue nécessité dans un ouvrage de la nature de
celui
que nous annonçons.
-
-
la
(1 ) Répertoire des lois et des arrêtés du gouvernement, de 1789
au 1er vendémiaire de l'an 11 , par ordre alphabétique , chronologique
epar classement de matières . Seconde édition , revue , corrigée et considérablement
augmentée ; par Guillaume Beaulac , ancien avocat.
Prix : S franes , et 10 fr . 50 cent. par la poste . Chez le Normant.
TABLE
2
Du quatrième trimestre de la quatrième année
du MERCURE DE FRANCE.
TOME SEIZIÈ M E.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
LES Passions ( poëme ) .
Romance.
La Raison et la Folie.
Fragment d'une traduction du poëme de Carthon.
Le Portrait de l'Hymen.
La Demande justifiée .
Epigramme.
Sur la Mort - d'un Moineau .
pag. 3 et 49
7
9
55
54
55
Id. 1
Ibid.
97
100
Fragment du VII livre de l'Enéide ; traduction
de M. Hyacinthe Gaston .
La Pêche ; trad. de Métastase.
Les deux Voyageurs ( fable ) .
L'Adolescence , ou la Boite aux Billets doux
(fragment d'un poëme intitulé les Quatre
Ages des Femmes ).
3
"
Le Renard et le Buisson ( fable ) .
:
Ovide exilé , à son Livre qu'il envoie à Rome.
La peine du Talion ( anecdote ).
Vers mis au bas du portrait de M. Le Sage.
102:
145
147
189
194
195
Essai de traduction du Prædium rusticum, poëme
latin du P. Vanière,
237
L'Exilée (fragment trad . de Charlotte Smith ) .
Le Bien aimé ( romance ).
240
242
L'Espèce et l'Individu .
Les nouveaux 'Gamas .
Romance.
243
285
288
SIEL. 9,
618 TABLE DES MATIERES.
A Glycère ( imitation de Tibulle ) . Pag. 296
Le Conseil équivoque ( conte ). 291
Boutade Philosophique.
353
A Torquatus sur le retour du Printemps et la certitude
de la mort . 337
Le Paysage ( fragment ).
538
La Promenade d'hiver. 381
Traduction libre de l'Ode d'Horace : AEquam memenio,
etc. 429
Fragment sur la Nature. 430
L'Etoile ( anecdote ).
432 Couplets à madame Fanni d'Esp ... 433 Cynire et Myrrha.
477 et 525
La Noblesse de Gaulėjac 483
Les Banquets d'Apollon .
528
66
72
557
1.05 et 295
115.
125
Mémoire concernant la trahison de Pichégru dans
les années 3 , 4 et 5. 161
Principes d'Eloquence pour la chaire et le barreau ;
par M. le cardinal Manry. 197
Grammaire italienne de Port-Royal , précédée de
Réflexions , par M. Ch. J. Lafolie. 206
Julius Sacrovir , ou le dernier des Eduens ; par
Jos. Kosny. 215
Ephémérides politiques , littéraires et religieuses.
Fables chronologiques de l'Histoire ancienne et
moderne.
Miss Rose Summers , ou les Dangers de l'imprévoyance.
L'Enéide , traduite par J. Delille.
256
265
3or
341 et 435
Hymne au Soleil.
Traduction de la III ode du livre II d'Horace.
Romance élégiaque de la duchesse de la Vallière.
Le Milan.
Extraits et comptes rendus d'Ouvrages.
Satires d'Horace , traduites en vers français ,
Lettres sur les Principes élémentaires d'éducation
par Elisabeth Hamilton , trad . de l'anglais .
Répertoire du Théâtre Français , IVe livraison.
Idem , V livraison .
Paradise Lost , nouvelle édition.
ม
Harangue de Périclès , ou Oraison funèbre des
Athéniens morts dans les combats .
OEuvres choisies de l'abbé de Saint- Réal.
22
575
575
576
7
578
TABLE DES MATIERES. 619
Tom Jones , ou Histoire d'un enfant trouvé. Pag. 354
Odes sacrées , ou les Pseaumes de David en vers
français ; par A. Rippert.
L'Amour et Psyché , poëme en huit chants ; par
M. A. Sérieys.
Histoire comparée des systèmes de Philosophie
relativement aux principes des connaissances humaines.
Ossian , barde du troisième siècle , poésies galliques
en vers français.
Pierre-le-Grand , trag. en 5 actes , par M. Carrion-
Nisas.
Paradise Lost.
Les Souvenirs de madame de Caylus .
Cours de Déclamation , par Larive.
VARIETES.
446
515
53
540
549.
581
589™
595
Sur l'Esprit littéraire du XVIIIe siècle . 11 , 149 et 245
Souvenirs de Félicie. 30 , 216 , 271 , 305 , 364 ,
457 et 604.
Une Réclamation.
Les Savinies , ou les Deux Jumelles.
Les Amans saps amour.
Musique.
383
485
472
SPECTACLES.
Théatre de la République et des Arts.
Représentation au bénéfice de M. Vestris.
Théatre Français.
La Fausse Honte,
Pierre- le-Grand,
Théatre de l'Opéra - Comique ( rue Feydeau ).
Une Heure de Mariage.
La Malade par amour.
La Petite Maison.
Début de Mlle Saint-Aubin.
Un Quart d'heure de Silence.
169
174
462
53
220
420
469
606
620 TABLE DES MATIERES. ""
7
Théâtre de la rue de Louvois.
M. Girouette , ou Je suis de votre Avis.
Reprise du Tambour nocturne , ou du Mari Devin.
Pag. 55
Les Créanciers .
L'Amour Médecin .
Les Questionneurs.
Vincent de Paul.
Jacques Dumont
Théatre du Vaudeville.
78
177
222
510
370
469
La manie de l'Indépendance , ou Scapin tout seul.
Arlequin Musard.
Duguay-Trouin .
Le premier de Mai , ou les Pépinières de Vitry.
Edouard et Adèle.
Les Vélocifères .
Les Deux Kères , ou la Leçon de Botanique.
POLITIQUE.
Correspondance de M. Drake , communiquée au
Sénat .
Rapport du Grand- Juge sur le même objet.
Alliance des Jacobins de France avec le ministère
anglais.
Napoléon Bonaparte élevé à la dignité d'Empereur
des Français.
38
178
224
312
374
475
566
88
187
278
424
Nouvelles diverses. 42 , 84 , 132 , 182 , 229 , 277 , 316,
1377,424 , 475 , 569 et 612.
Corps législatif.
Tribunat,
Paris.
L
42 et 87
317
43, 88 , 136 , 186 , 232 , 278 , 552 , 378,
424 , 475 , 522 , 570 et 613.
Fin de la table..
Qualité de la reconnaissance optique de caractères