LETTRE de M. R. L. D. au sujet
d'un Manuscrit de la Bibliothéque Séguier.
J'A
'Ai fait , Monsieur , ce que vous
avez souhaité de moi , j'ai consulté
à l'Abbaye de S. Germain des Prez le
Manuscrit en question , pour voir si on
en avoit extrait fidelement les qualifications
de Villes, que vous m'avez indiquées.
Je me suis apperçû de la fidelité
de votre copie : mais comme vous dîtes
que vous n'avez plus que.
dix- huit autres
qualifications de Villes à m'envoyer , je
veux vous prévenir là - dessus , et vous
faire plus riche que vous ne pensiez. Il
faut croire que le copiste étoit pressé
lorsqu'il a parcouru ce Manuscrit ; car .
il y reste encore bien d'autres Proverbes
usitez autrefois en France , dont il ne
vous a pas donné connoissance. Ce Livre
est un in folio cotté 1520 il ne contient
que de la Poësie en langage vulgaire ; il
est bien conditionné et assez bien écrit
pour le temps de Philippe le Bel , ou
environ. Le P. Felibien , Benedictin
duquel on a des Ouvrages que vous con-
Boissez , avoit examiné soigneusement
Cx CO
466 MERCURE DE FRANCE
ce volume , ainsi qu'il paroît par des
observations qui y sont de sa main sur
un papier volant , que j'ai attaché au
Livre même. Voici donc , M. la suite de
vôtre Kyrielle fidelement copiée du Manuscrit.
Li Cler Notre- Dame de Chartres.
Li Chanoine de Paris .
La boule de Noyon.
La Ribaudie de Soissons.
Li Cheitif de Senlis.
Li Cointerel de Troyes.
La Crote de Mialz .
Li Perdrier de Nevers.
Li Buveor d'Aucerre.
Li Maistre de Lions.
Li Larron de Mascom.
Li Musart de Verdun.
Li Usuriez de Mez.
Li Poissonniers de Nantes
Li Sonneor d'Angers.
Li Papelart du Mans.
Li Mengeor de Poitiers.
Li Chicor de Borges.)
De toutes ces 18 qualifications il n'y
en a que deux dont la Clef me paroît
aisée à trouver , sçavoir Li Usuriez de
Mez. Il est évident que ce sont les Juifs
de Metz que le Proverbe a eu en vûë.
Li
MARS 1734 . 467
Li Sonneor d'Angers , me paroît aussi
venir d'une chose fort simple ; c'est que
dans cette Ville , quoique plus petite que
d'autres , il y a tant de Chapitres et de
Communautez qu'on y entend perpetuellement
sonner. On dit aussi en Proverbe,
comme vous sçavez , Angers , Basse
Ville et hauts Clochers. Je vous laisse la
recherche à faire sur les autres Villes .
En attendant , agréez le surplus des Proverbes
que je vous ai promis , et qu'il
m'a été loisible de transcrire , ayant joui
du Manuscrit un temps considérable.
On lit au feuillet 71.
y
Li plus enquerrant en Normandie.
Li plus belles femmes sont en Flandres.
Li plus bel home en Allemagne.
Li meilleor Sailleor en Poitou.
Li meillor Arch. ( apparemment Archers
) en Anjou.
Li meildre jugleor en Gascogne.
Li plus roignox en Limosin.
Chevalier de Champaigne.
Escuyer de Borgoigne.
Champion de Eu.
Vilain de Beauvoisin.
Usurier de Chaorse.
Remarquez que dès ce temps- là , c'està-
dire il y a plus de quatre cent ans
ans , les
C vj
Gas468
MERCURE DE FRANCE
Gascons passoient pour être les meilleurs
Jongleurs : Ce vieux mot François vient
de Joculator. A l'idée attachée à ce nom
vous ne méconnoissez point cette nation .
Elle ne dégénére point, et soyez persuadé
qu'elle ne dégénérera jamais .
Si vous étiez curieux de sçavoir par
quel commerce plusieurs Villes ou Provinces
étoient alors renommées dans le
Royaume , soit en Marchandises d'Etoffe
ou autres , ou en Marchandises de bouche
, j'aurois de quoi en remplir ici une
page. Cette longue Litanie finit par
Moutarde de Digon , et c'est ainsi que le
proverbe est écrit ; ce qui fait voir que
ceux-là se sont trompez qui ont cru que
ce proverbe venoit du cry de moult me
tarde , qui auroit été usité dans les Armées
des derniers Ducs de Bourgogne
et qui auroit passé en devise , employée
autour des Armories de la Ville de Dijon.
Mais je ne puis concevoir pourquoi
l'Ecrivain a mis parmi les proverbes de
Marchandises : les Peletiers de Blois . Camus
d'Orliens. La mocquerie de Chasteau-
Landon . Bains de Bourbon . Voilà quatre
caractéres ou désignations un peu dépla
cées. La derniere est connuë : A l'égard
des trois autres je vous laisse le soin
d'en chercher le dénouement. J'avois
,
"
>
bien
MARR 1734. 469
bien oui dire Les bossus d'Orleans , mais
non pas les Camus. Vous connoissez le
Poëte qui a dit que la nature ayant purgé
de Montagnes la Beausse , les a transportées
sur le dos des Orleanóis . Un Religieux
de mes amis m'a même fait voir un
vieux Rituel d'Orleans où dans la formule
du Prône le Curé demande au nom
des Paroissiens d'être préservé de boces.
Il en vouloit tire , parce qu'il a eu affaire
avec quelques Guêpins ( c'est le nom qu'il
donnoit aux Orleanois . ) Mais je lui fis
comprendre qu'il n'étoit pas question en
cet endroit du vieux Rituel d'Orleans ,
des bosses qui constituent ce qu'on appelle
en latín gibbus ou gibbosus ; et que
le mal dont on demandoit à Dieu d'être
préservé étoient des especes de galles ,
ou mal épidémique , qu'on appelle feux,
cloux , &c. C'est ainsi que nos vieux mots
François ont besoin d'être examinez
afin qu'on n'en tire point de fausses conséquences.
Je souhaiterois que celles des
qualifications cy - dessus qui en valent la
peine , fussent aussi bien développées ,
que l'origine du nom de Guêpin par
rapport aux Orleanois , l'a été dans les
Mercures de l'année 1732. Invitez vos
amis à se divertir à cette recherche , et
vous nous ferez plaisir , aussi bien qu'au
Public. Je suis & c.