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p. 86-101
Réflexions de M. le Marquis de Lassé, mort en 1738.
Début :
On entend dire sans cesse qu'on devroit permettre à la Noblesse de trafiquer [...]
Mots clefs :
Noblesse, Gouvernement, Dignités, Homme, Guerre, Évêque, Armes, Église, Profession
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texteReconnaissance textuelle : Réflexions de M. le Marquis de Lassé, mort en 1738.
Réflexions de M.le Marquis de Laffe ,
mort en 1738.
Nentend dire fans ceffe qu'on devroit
permettre à la Nobleffe de trafiquer
comme en Angleterre.
Qu'on eft moins heureux fous le Gouvernement
préfent & dans le fiécle où nous
vivons , que l'on n'étoit autrefois.
Que le bien eft préférable aux dignités.
Qu'il faudroit retrancher le luxe.
Et que la condition des gens d'Eglife eft
plus heureufe que celle des hommes qui
fuivent la profeffion des armes.
Pour moi je penſe fort différemment fur
tous ces articles.
I.
que
La Nobleffe fournit un nombre infini
d'Officiers , en quoi confifte la plus grande
force de nos armées ; car les foldats des
autres nations font du moins auffi bons
les nôtres , & plus endurcis au travail ; &
c'eft cette Nobleffe qui nous a tant de fois
donné la fupériorité fur nos ennemis , &
qui a fauve la France dans les tems les plus
malheureux . Il n'y a qu'à lire notre hiftoire
pour en être inftruit.
DECEMBRE. 1754. 87
Les Gentilshommes animés par l'exemple
de leurs peres , & élevés dès leur enfance
à n'efperer ni bien ni confidération
qué par la guerre & les périls , y portent
toutes leurs penfées ; on ne leur parle d'autre
chofe , & ils fe forment prefqu'en naiffant
à cette valeur dont ils doivent tout
attendre .
Si on leur ouvre une autre porte , & fi
le commerce leur eft permis , ils fuivront
aifément une route bien plus facile &
moins périlleufe , qui les tirera de la pauvreté
où ils font , & leur donnera des richeffes
aifées à acquerir , qui leur fourniront
toutes les commodités & tous les plaifirs
que les hommes recherchent avec tant
de foin. Que n'avoit pas déja fait fur eux
le tems du fyftême du papier , quelque
court qu'il ait été ? C'eft un exemple qu'on
ne doit jamais oublier .
Les peres qui auront commencé ce genre
de vie , y éleveront leurs enfans , & en
peu de tems on verra difparoître cet efprit
guerrier qui a toujours diftingué la Nobleffe
Françoife , & on n'aura plus que des
négocians à la place de ces braves foldats ,
tant vantés dans tous les tems .
Si ce malheur arrivoit , les conféquences
font aisées, à tirer ; & il n'eft pas diffi ile
dejuger ce qu'il en coûteroit à la France ,
88 MERCURE DE FRANCE.
qui eft un Royaume établi par les armes ,
& qui eft fitué de façon qu'il ne ſe peut
foutenir que par ces mêmes armes qui
l'ont fondé.
II.
On fe plaint fans ceffe & du Gouverne
ment & du fiécle dans lequel nous vivons :
il n'y a qu'à lire notre hiftoire & les autres
pour connoître qu'il n'y en a jamais eu
où l'on ait été fi heureux , où le Gouver
nement ait été plus doux , où les hommes
ayent été moins méchans , & où il fe foit
commis moins de crimes.
Songeons aux tems où les particuliers
fe faifoient la guerre les uns aux autres ,
où l'on n'étoit en fûreté ni dans les grands
chemins ni même dans fa maifon , où il
falloit marcher armé & s'enfermer dans
des grilles & dans des foffés. Rappellonsnous
les guerres des Anglois , le malheureux
regne de Charles VI , les troubles des
Huguenots , la Saint Barthelemi , deux Rois
affaffinés , & tous les chefs de l'un & de
l'autre parti égorgés , le poifon , les meurtres
, les duels , les affaffinats fi communs ;
les Seigneurs érigés en tyrans dans les provinces
, & nos dernieres guerres civiles ;
& comparons ces tems-là avec celui - ci
toutes ces horreurs avec la tranquillité
DECEMBRE . 1754 89
dont nous jouiffons & dont nous avons
joui depuis le regne de Louis XIV , qui a
rétabli l'ordre & la fûreté par- tout ; & jugeons
après fi nous avons lieu de nous
plaindre ; fi les maux qui nous font crier
peuvent être mis en comparaifon avec des
malheurs fi effroyables .
Les moeurs s'adouciffent même par- tout ;
les Turcs ne font plus fi cruels , ni les
Mofcovites fi barbares . Les Grands Seigneurs
ne font plus mourir leurs freres ,
& les arts & la politeffe s'établiffent parmi
les Mofcovites.
Le feu Roi d'Angleterre , le Prince
d'Orange & Tekeli font morts dans leur
lit ; & cependant quel intérêt n'avoit - on
pas à s'en défaire ?
III.
On entend dire tous les jours que le
bien eft préférable à tout , & qu'il n'eft
queftion que d'en avoir . Je fuis perſuadé
que cela n'eft pas vrai ; je ne dis pas qu'on
ne tire de grands avantages des richeffes ,
mais on en tire de bien plus grands d'une
illuftre naiffance & des dignités.
Dès qu'on a affez de bien pour avoir
Toutes les commodités de la vie , le furplus
* Jacques II.
90 MERCURE DE FRANCE.
n'eft néceffaire que pour nous donner de la
confidération , & on ne fçauroit nier que
celle qu'on a pour un homme diftingué
par fa nobleffe & par fes dignités , ne foit
bien plus grande que celle qu'on a pour
un homme riche. De plus , il n'y a rien
où le premier ne puiffe prétendre s'il a du
mérite , tous les chemins lui font ouverts ;
au lieu qu'ils font fermés à celui qui n'a
des richeffes fans naiffance : il eft arque
rêté par tout , quoiqu'il ait du mérite , il
effuye des dégoûts en cent occafions , & il
femble même à un homme de qualité qu'il
lui fait trop d'honneur d'aller chez lui , &
de manger fon bien ; il lui paroît qu'il y a
un droit , & qu'il n'en doit avoir que
pour lui prêter ; s'il ne le fait pas , il s'en
plaint hautement , & parle de lui avec
mépris .
Bien loin qu'on ne fafle
affez de cas
pas
de la naiffance en France , comme on le
dit à tous momens , il est certain qu'on
en fait plus qu'on ne devroit , & qu'elle
donne de trop grands avantages fur le mérite
perfonnel.
Autre difcours fort ordinaire & trèsfaux.
On dit que lorfqu'on fe trouve à
portée d'obtenir des graces , il ne faut
fonger qu'à avoir du bien ; c'eft un abus :
il faut fans balancer préferer les dignités
DECEMBRE. 1754
eft
au bien , car il eft certain que les dignités
l'attireront dans la fuite. La Cour
quafi engagée , & ne peut plus vous donner
qué des chofes confidérables , au lieu
que le bien fans dignité vous éléve fort
peu , & fe diffipe promptement.
IV.
Perfonne ne difconvient qu'il n'y a rien
de plus néceffaire à un Etat que la circulation
de l'argent , qui fans cette circulation
demeureroit dans le fond des coffres ,
auffi inutile que s'il étoit encore dans le
centre de la terre ; & le luxe eft le moyen
le plus fimple & le plus aifé pour faire repaffer
l'argent des riches aux pauvres ,
puifque ce moyen eft volontaire , & même
agréable.
Les maisons magnifiques que les Seigneurs
& encore plus les gens d'affaires
font bâtir , ornent le Royaume , &
font retourner l'argent à toutes fortes d'ou
vriers qui y font employés. Les meubles ,
les carroffes , les étoffes , les dentelles , &
mille autres ajuftemens inventés par les
Marchands , font vivre une infinité de
gens ; & les Dames qui donnent avec plaifir
cent piftoles pour une garniture de
dentelles qui font faites par de pauvres
2 MERCURE DE FRANCE.
femmes & par de pauvres filles , ne leur
donneroient certainement pas cet argent
par charité. Il est même plus utile que ce
foit le prix de leur travail que fi on les laiffoit
dans l'oifiveté.
Il y a encore une raiſon particuliere pour
la France : comme fes peuples font les plus
induftrieux de l'Europe , toutes les nations
y viennent chercher leurs modes , & quantité
de chofes qui y font mieux travaillées
qu'ailleurs , & par là y apportent une trèsgrande
quantité d'argent.
Et fi on m'objecte que le luxe ruine les
Seigneurs & les gens riches ; eh tant mieux :
fans qu'on leur faffe violence , il fait retourner
leur argent aux pauvres qui en
ont plus de befoin qu'eux.
V.
On ne fçauroit vivre heureux fans confidération
, & on ne fçauroit avoir de véritable
confidération qu'en rempliffant les
devoirs de fon état . Ces principes établis ,
que je ne crois pas qu'on puiffe contef
ter , voici les conféquences que j'en tire.
Il faut qu'an homme d'Eglife s'affujettifle
à toutes les bienféances & à tous les
devoirs de fa profeffion , qui font fort contraignans
& très- ennuyeux , fans quoi il
DECEMBRE. 1754. 93
me fçauroit avoir de confidération.
Il n'y a perfonne qui ne fente qu'un
Abbé qu'on voit aux fpectacles , dans les
jeux & aux affemblées , n'eft pas à fa place
; & les hommes les plus débauchés ont
une forte de mépris pour un Eccléfiaftique
qui les imite.
Ce que je dis des Abbés feroit encore
beaucoup plus fcandaleux dans un Evêque
j'avoue que les enfans deftinés à l'Eglife
par les familles , & qui embraſſent
cette profeffion , font des fortunes bien
plus promptes & plus aifées que leurs freres
; ils recueillent le fruit des fervices de
leurs parens. Il y a tant de biens d'Eglife
en France , qu'ils ont ordinairement des
Abbayes prefqu'en naiffant , & fans avoir
rien fait pour les mériter. Il eft même rare
qu'un homme de qualité ne devienne pas
Evêque mais à quoi fervent les dignités ,
fi ce n'eft à rendre la vie heureufe ?
:
Suivons celle d'un Abbé de condition , à
commencer dès fon enfance . On le met au
Collége , où l'on tâche de le faire étudier
avec plus de foin que fes freres , ce qui
ne plaît guere à un enfant ; & au fortir du
Collége , il les voit aller à l'Académie avec
des épées & de beaux habits ; pour lui on
lui donne un habit noir & un petit collet ,
& on l'envoye d'ordinaire loger avec un
94 MERCURE DE FRANCE.
Docteur , proche la Sorbonne , où il faut
qu'il aille tous les jours pendant trois ans
entendre des leçons : enfuite il eft Bachelier,
il parvient à être fur les bancs où il difpute
de Théologie . Il entre en licence , il
foutient des Thefes , enfin il eft Docteur
à vingt-cinq ans. Qu'on falle réflexion à la
trifteffe du chemin par lequel il a marché
jufqu'à cet âge ; & c'eft pourtant une partie
confidérable de la vie.
Il n'en n'eſt pas quitte pour cela ; il faut
encore qu'il foit dans un Séminaire pendant
je ne fçais combien de tems : enfuite
il entre dans le monde , où il doit fe priver
de la plupart des plaifirs pour lefquels
on a beaucoup de goût quand on est jeune:
il doit prendre garde aux compagnies
qu'il voit , & fur-tout faire enforte qu'on
ne parle pas de lui , la réputation d'une
femme n'étant pas plus délicate que la
fienne .
Malgré cette contrainte , la vie qu'il
mene alors peut être fupportable , mais
elle n'a qu'un tems. Un vieux Abbé qui
traîne dans les rues n'a pas bonne grace ,
il reffemble à une vieille fille , & on eft i
honteux de n'être pas Evêque à un certain
âge.
Je fuppofe qu'il y parvient , ce qui véritablement
ne lui peut gueres manquer?
DECEMBRE. ورب . 1754
,
ayant eu une bonne conduite ; en eft- il
plus heureux ? Il a une grande dignité , il
eft riche ; mais quel ufage peut- il faire de
fes richeffes ? Il faut qu'il réfide dans fon
Evêché , qui eft fouvent un féjour fort
trifte , & une ville où il y a bien mauvaiſe
compagnie : & quand il attrapperoit une
grande ville où la compagnie feroit meilleure
il n'en fçauroit faire un certain
ufage. Le commerce familier des femmes ,
les foupers agréables , les propos libres ,
tout ce qui peut avoir l'air de galanterie
ou de débauche , font chofes qui lui
font interdites ; la chaffe même ne lui eft
pas permife , & il faut qu'il foit prefque
toujours avec des Moines , des Prêtres ,
des Curés , des Grands Vicaires , à regler
fon Dioceſe. Et fi par hazard il avoit quelque
commerce avec une femme , elle deviendroit
fon tyran , & il auroit tout à
craindre de fon indifcrétion & de fa mé
chanceté. Il feroit dans le même cas à l'égard
de fes domeftiques. Enfin il n'y a
qu'une véritable piété qui puiffe le rendre
heureux. Il est vrai qu'il peut venir de
tems en tems à Paris , par de certaines raifons
, ou fous quelques prétextes ; mais ces
voyages ne doivent être ni longs ni fréquens
, & il doit compter que fa demeure
eft fon Diocèfe , où il paffera fa vie ; &
96 MERCURE DE FRANCE.
encore de quelle façon eft- il à Paris quand
il y vient hors qu'il ait une famille qui
le puiffe loger , il demeure dans un hôtel
garni : les fpectacles , les promenades , les
jeux , les affemblées , enfin tout ce qu'on
appelle les plaifirs , lui font interdits ; &
s'il veut avoir l'eftime du public , il n'y
doit voir que de certaines compagnies , &
il faut que fa conduite foit bien fage &
bien mefurée . Je conclus de tout cela ,
qu'un Eccléfiaftique qui d'un petit état
devient Evêque , fait une fortune brillante
& agréable , mais que c'eft un exil ennuyeux
pour les Abbés qui ont un nom ,
& c'eft eux que j'ai eu en vûe dans tout ce
que je viens de dire.
Voilà quelle eft la condition des Abbés :
il faut préfentement examiner celle des
gens de qualité deftinés à la profeffion des
armes .
Ils commencent prefqu'au fortir de l'enfance
à mener une vie agréable. On les
inet à l'Académie , où on leur apprend toutes
fortes d'exercices qui font fort du goût
de la jeuneffe . Ils jouent à la paume , ils
vont aux fpectacles , aux promenades publiques
, & ils jouiffent d'un commencement
de liberté. Au fortir de l'Académie ,
ils l'ont entiere : on les mene à la Cour ,
on les préfente au Roi & à tout ce qu'il y a
de
DECEMBRE . 1754 97
de plus grand ; on leur donne un équipage
, de beaux habits ; aucuns plaifirs ne
leur font défendus , le jeu , la chaffe , la
bonne chere : on leur recommande feulement
de les prendre avec les jeunes gens
de leur âge , que leur naiffance & l'air
dont ils font dans le monde diftingue des
autres , & fur tout d'éviter la mauvaiſe
compagnie. L'amour , paffion bien naturelle
dans cet âge , leur fied à merveille ;
on leur paffe tout , hors ce qui attaque
Phonnête homme . Il eft bon même qu'on
parle d'eux , & l'obfcurité eft ce qu'ils ont
le plus à craindre : ils font des fêtes , des
plaifirs , des voyages du Roi , & c'est par
un chemin fi agréable à la jeuneffe qu'ils
acquierent fa familiarité , & qu'ils commencent
leur fortune.
Pendant ce tems , leur famille travaille
à leur faire avoir un emploi convenable à
leur condition & à la profeffion qu'ils ont
embraffée , & c'eft encore un nouveau plaifir
pour un jeune homine bien né , de commander
à des gens de guerre , ce détail
d'armes & de chevaux eft une occupation
qui lui plaît beaucoup . Cependant les années
viennent , & lui apportent plus de
raiſon : la carriere qu'il doit courre eft ouverte
; il déploye les talens que Dieu lui a
donnés ; il fonge plus férieufement à ac
II.Vol. E
98 MERCURE DE FRANCE.
querir de la réputation & à faire fa fortune
, & il cherche les occafions de fe
diftinguer. S'il entre dans le monde dans
un tems de paix , il eft ravi qu'il ſe préfente
quelque occafion d'aller chercher la
guerre dans les pays étrangers ; & fi la
guerre eft dans fon pays , il fonge à y acquerir
par fon courage la gloire la plus
flateufe de toutes , & des connoiffances
qui le rendent capable des premiers emplois
, qui peuvent le conduire aux plus
grands honneurs : il les voit en perfpective
; il n'y arrivera peut-être pas , mais il
a le plaifir de les efpérer en marchant pat
le chemin qui y mene , & ce chemin eft
plus rempli de rofes que d'épines. Il y a
des fatigues & des périls , mais ils ne font
ni fi grands ni fi fréquens qu'ils le difent ;
prefque tout le monde veut en impofer , &
cherche à fe faire valoir. Une fatigue qu'il
faut que toute une armée faffe , ne peut
jamais être extrême , fur- tout pour un hom
me de condition , qui a d'ordinaire beau
coup d'équipages & beaucoup de commodités
; & il eft bien rare & comme impoffible
qu'il manque des chofes néceſſaires
à la vie , même dans les jours les plus
fâcheux , & ces jours de peine n'arrivent
pas fouvent pendant le cours d'une campagne.
DECEMBRE. 1754. 99
Le reste du tems on joue , on fait bonne
chere , & on mene une vie libre & parefleuſe
, & débarraffée de toutes fortes de
foins & de toute contrainte ; & puis on
attrape le tems où l'on retourne à Paris
jouir de tous les plaifirs .
par
A l'égard du péril , il eft certain qu'il
y a des occafions où l'on en court beaucoup
, & il eft difficile qu'un homme
vienne aux premieres dignités de la guer
re , & mérite les honneurs qui les doivent
fuivre , fans y avoir été exposé plufieurs
fois : cependant ce n'eft pas auffi fouvent
comme on fe l'imagine , & il fe trouve
quelquefois employé pendant toute une
campagne dans des lieux où il n'y a nul
danger. De plus , pendant le cours de la
vie d'un homme , la guerre n'eft
jours dans fon pays , & il s'en manque
fouvent la plus grande partie.
pas tou-
Il faut cependant convenir que la vie
de ceux qui fuivent la profeffion des armes
eft plus expofée que celle des autres hommes;
les périls de la guerre , les voyages ,
les climats différens où ils fe trouvent , le
mauvais air où ils font quelquefois expofés
, les fatigues , & encore plus les débauches
, les querelles particulieres & les
duels ( coutume barbare , inconnue aux
Grecs & aux Romains , contraire à la rai-
E ij
100 MERCURE DE FRANCE.
fon , au bien de l'Etat , & au repos des
particuliers ) , font autant de chemins qui
les conduisent à la mort. Cependant l'expérience
fait voir qu'il y en a beaucoup qui
attrapent l'extrême vieillelle.
De plus , il y a un grand nombre de
gens de condition qui ne pouffent pas la
chofe fi loin , & qui quittent la guerre
à caufe de leur fanté , ou pour quelqu'autre
raifon , après l'avoir faite autant qu'il
convient à leur honneur ; & ils jouiffent
tous également de cette vie libre , dans
laquelle rien ne leur eft défendu que les
chofes qu'un honnête homme fe défend à
lui-même , & que les plus mal nés ne font
point fans fe les reppocher , & fans tâcher
à les cacher.
Avant que de finir , il faut que je faſle
encore une réflexion . Si on propoſoit à un
homme de qualité de lui donner le gouvernement
d'une ville , même confidéra
ble , d'un revenu égal à celui de l'Evêché
de cette ville , à charge d'y faire une réfidence
auffi longue que celle que l'Evêque
y doit faire pour être eftimé , ce qui eft
proprement à charge d'y paffer fa vie , en
faifant de tems en tems quelques voyages
à Paris & à la Cour ; je crois qu'il s'en
trouveroit fort peu qui le vouluffent accepter
à cette condition. Cependant ce
DECEMBRE. 1754. ΙΟΙ
Gouverneur peut aller à la chafle , s'il l'aime
; faire bonne chere avec les compagnies
les plus agréables , voir les Dames
les affembler tous les foirs chez lui , avoir
des maîtreffes , & enfin contenter tous fes
goûts , fans que cela faffe le moindre tort
à la réputation & à fa fortune ; & l'Evêque
devant fe priver de tous ces plaifirs ,
on ne peut pas difconvenir que la vie du
Gouverneur ne foit bien différente de celle
de l'Evêque : cependant , je le repete encore
, je crois qu'il y a fort peu de gens de
qualité d'un commerce aimable qui vouluffent
accepter le Gouvernement .
mort en 1738.
Nentend dire fans ceffe qu'on devroit
permettre à la Nobleffe de trafiquer
comme en Angleterre.
Qu'on eft moins heureux fous le Gouvernement
préfent & dans le fiécle où nous
vivons , que l'on n'étoit autrefois.
Que le bien eft préférable aux dignités.
Qu'il faudroit retrancher le luxe.
Et que la condition des gens d'Eglife eft
plus heureufe que celle des hommes qui
fuivent la profeffion des armes.
Pour moi je penſe fort différemment fur
tous ces articles.
I.
que
La Nobleffe fournit un nombre infini
d'Officiers , en quoi confifte la plus grande
force de nos armées ; car les foldats des
autres nations font du moins auffi bons
les nôtres , & plus endurcis au travail ; &
c'eft cette Nobleffe qui nous a tant de fois
donné la fupériorité fur nos ennemis , &
qui a fauve la France dans les tems les plus
malheureux . Il n'y a qu'à lire notre hiftoire
pour en être inftruit.
DECEMBRE. 1754. 87
Les Gentilshommes animés par l'exemple
de leurs peres , & élevés dès leur enfance
à n'efperer ni bien ni confidération
qué par la guerre & les périls , y portent
toutes leurs penfées ; on ne leur parle d'autre
chofe , & ils fe forment prefqu'en naiffant
à cette valeur dont ils doivent tout
attendre .
Si on leur ouvre une autre porte , & fi
le commerce leur eft permis , ils fuivront
aifément une route bien plus facile &
moins périlleufe , qui les tirera de la pauvreté
où ils font , & leur donnera des richeffes
aifées à acquerir , qui leur fourniront
toutes les commodités & tous les plaifirs
que les hommes recherchent avec tant
de foin. Que n'avoit pas déja fait fur eux
le tems du fyftême du papier , quelque
court qu'il ait été ? C'eft un exemple qu'on
ne doit jamais oublier .
Les peres qui auront commencé ce genre
de vie , y éleveront leurs enfans , & en
peu de tems on verra difparoître cet efprit
guerrier qui a toujours diftingué la Nobleffe
Françoife , & on n'aura plus que des
négocians à la place de ces braves foldats ,
tant vantés dans tous les tems .
Si ce malheur arrivoit , les conféquences
font aisées, à tirer ; & il n'eft pas diffi ile
dejuger ce qu'il en coûteroit à la France ,
88 MERCURE DE FRANCE.
qui eft un Royaume établi par les armes ,
& qui eft fitué de façon qu'il ne ſe peut
foutenir que par ces mêmes armes qui
l'ont fondé.
II.
On fe plaint fans ceffe & du Gouverne
ment & du fiécle dans lequel nous vivons :
il n'y a qu'à lire notre hiftoire & les autres
pour connoître qu'il n'y en a jamais eu
où l'on ait été fi heureux , où le Gouver
nement ait été plus doux , où les hommes
ayent été moins méchans , & où il fe foit
commis moins de crimes.
Songeons aux tems où les particuliers
fe faifoient la guerre les uns aux autres ,
où l'on n'étoit en fûreté ni dans les grands
chemins ni même dans fa maifon , où il
falloit marcher armé & s'enfermer dans
des grilles & dans des foffés. Rappellonsnous
les guerres des Anglois , le malheureux
regne de Charles VI , les troubles des
Huguenots , la Saint Barthelemi , deux Rois
affaffinés , & tous les chefs de l'un & de
l'autre parti égorgés , le poifon , les meurtres
, les duels , les affaffinats fi communs ;
les Seigneurs érigés en tyrans dans les provinces
, & nos dernieres guerres civiles ;
& comparons ces tems-là avec celui - ci
toutes ces horreurs avec la tranquillité
DECEMBRE . 1754 89
dont nous jouiffons & dont nous avons
joui depuis le regne de Louis XIV , qui a
rétabli l'ordre & la fûreté par- tout ; & jugeons
après fi nous avons lieu de nous
plaindre ; fi les maux qui nous font crier
peuvent être mis en comparaifon avec des
malheurs fi effroyables .
Les moeurs s'adouciffent même par- tout ;
les Turcs ne font plus fi cruels , ni les
Mofcovites fi barbares . Les Grands Seigneurs
ne font plus mourir leurs freres ,
& les arts & la politeffe s'établiffent parmi
les Mofcovites.
Le feu Roi d'Angleterre , le Prince
d'Orange & Tekeli font morts dans leur
lit ; & cependant quel intérêt n'avoit - on
pas à s'en défaire ?
III.
On entend dire tous les jours que le
bien eft préférable à tout , & qu'il n'eft
queftion que d'en avoir . Je fuis perſuadé
que cela n'eft pas vrai ; je ne dis pas qu'on
ne tire de grands avantages des richeffes ,
mais on en tire de bien plus grands d'une
illuftre naiffance & des dignités.
Dès qu'on a affez de bien pour avoir
Toutes les commodités de la vie , le furplus
* Jacques II.
90 MERCURE DE FRANCE.
n'eft néceffaire que pour nous donner de la
confidération , & on ne fçauroit nier que
celle qu'on a pour un homme diftingué
par fa nobleffe & par fes dignités , ne foit
bien plus grande que celle qu'on a pour
un homme riche. De plus , il n'y a rien
où le premier ne puiffe prétendre s'il a du
mérite , tous les chemins lui font ouverts ;
au lieu qu'ils font fermés à celui qui n'a
des richeffes fans naiffance : il eft arque
rêté par tout , quoiqu'il ait du mérite , il
effuye des dégoûts en cent occafions , & il
femble même à un homme de qualité qu'il
lui fait trop d'honneur d'aller chez lui , &
de manger fon bien ; il lui paroît qu'il y a
un droit , & qu'il n'en doit avoir que
pour lui prêter ; s'il ne le fait pas , il s'en
plaint hautement , & parle de lui avec
mépris .
Bien loin qu'on ne fafle
affez de cas
pas
de la naiffance en France , comme on le
dit à tous momens , il est certain qu'on
en fait plus qu'on ne devroit , & qu'elle
donne de trop grands avantages fur le mérite
perfonnel.
Autre difcours fort ordinaire & trèsfaux.
On dit que lorfqu'on fe trouve à
portée d'obtenir des graces , il ne faut
fonger qu'à avoir du bien ; c'eft un abus :
il faut fans balancer préferer les dignités
DECEMBRE. 1754
eft
au bien , car il eft certain que les dignités
l'attireront dans la fuite. La Cour
quafi engagée , & ne peut plus vous donner
qué des chofes confidérables , au lieu
que le bien fans dignité vous éléve fort
peu , & fe diffipe promptement.
IV.
Perfonne ne difconvient qu'il n'y a rien
de plus néceffaire à un Etat que la circulation
de l'argent , qui fans cette circulation
demeureroit dans le fond des coffres ,
auffi inutile que s'il étoit encore dans le
centre de la terre ; & le luxe eft le moyen
le plus fimple & le plus aifé pour faire repaffer
l'argent des riches aux pauvres ,
puifque ce moyen eft volontaire , & même
agréable.
Les maisons magnifiques que les Seigneurs
& encore plus les gens d'affaires
font bâtir , ornent le Royaume , &
font retourner l'argent à toutes fortes d'ou
vriers qui y font employés. Les meubles ,
les carroffes , les étoffes , les dentelles , &
mille autres ajuftemens inventés par les
Marchands , font vivre une infinité de
gens ; & les Dames qui donnent avec plaifir
cent piftoles pour une garniture de
dentelles qui font faites par de pauvres
2 MERCURE DE FRANCE.
femmes & par de pauvres filles , ne leur
donneroient certainement pas cet argent
par charité. Il est même plus utile que ce
foit le prix de leur travail que fi on les laiffoit
dans l'oifiveté.
Il y a encore une raiſon particuliere pour
la France : comme fes peuples font les plus
induftrieux de l'Europe , toutes les nations
y viennent chercher leurs modes , & quantité
de chofes qui y font mieux travaillées
qu'ailleurs , & par là y apportent une trèsgrande
quantité d'argent.
Et fi on m'objecte que le luxe ruine les
Seigneurs & les gens riches ; eh tant mieux :
fans qu'on leur faffe violence , il fait retourner
leur argent aux pauvres qui en
ont plus de befoin qu'eux.
V.
On ne fçauroit vivre heureux fans confidération
, & on ne fçauroit avoir de véritable
confidération qu'en rempliffant les
devoirs de fon état . Ces principes établis ,
que je ne crois pas qu'on puiffe contef
ter , voici les conféquences que j'en tire.
Il faut qu'an homme d'Eglife s'affujettifle
à toutes les bienféances & à tous les
devoirs de fa profeffion , qui font fort contraignans
& très- ennuyeux , fans quoi il
DECEMBRE. 1754. 93
me fçauroit avoir de confidération.
Il n'y a perfonne qui ne fente qu'un
Abbé qu'on voit aux fpectacles , dans les
jeux & aux affemblées , n'eft pas à fa place
; & les hommes les plus débauchés ont
une forte de mépris pour un Eccléfiaftique
qui les imite.
Ce que je dis des Abbés feroit encore
beaucoup plus fcandaleux dans un Evêque
j'avoue que les enfans deftinés à l'Eglife
par les familles , & qui embraſſent
cette profeffion , font des fortunes bien
plus promptes & plus aifées que leurs freres
; ils recueillent le fruit des fervices de
leurs parens. Il y a tant de biens d'Eglife
en France , qu'ils ont ordinairement des
Abbayes prefqu'en naiffant , & fans avoir
rien fait pour les mériter. Il eft même rare
qu'un homme de qualité ne devienne pas
Evêque mais à quoi fervent les dignités ,
fi ce n'eft à rendre la vie heureufe ?
:
Suivons celle d'un Abbé de condition , à
commencer dès fon enfance . On le met au
Collége , où l'on tâche de le faire étudier
avec plus de foin que fes freres , ce qui
ne plaît guere à un enfant ; & au fortir du
Collége , il les voit aller à l'Académie avec
des épées & de beaux habits ; pour lui on
lui donne un habit noir & un petit collet ,
& on l'envoye d'ordinaire loger avec un
94 MERCURE DE FRANCE.
Docteur , proche la Sorbonne , où il faut
qu'il aille tous les jours pendant trois ans
entendre des leçons : enfuite il eft Bachelier,
il parvient à être fur les bancs où il difpute
de Théologie . Il entre en licence , il
foutient des Thefes , enfin il eft Docteur
à vingt-cinq ans. Qu'on falle réflexion à la
trifteffe du chemin par lequel il a marché
jufqu'à cet âge ; & c'eft pourtant une partie
confidérable de la vie.
Il n'en n'eſt pas quitte pour cela ; il faut
encore qu'il foit dans un Séminaire pendant
je ne fçais combien de tems : enfuite
il entre dans le monde , où il doit fe priver
de la plupart des plaifirs pour lefquels
on a beaucoup de goût quand on est jeune:
il doit prendre garde aux compagnies
qu'il voit , & fur-tout faire enforte qu'on
ne parle pas de lui , la réputation d'une
femme n'étant pas plus délicate que la
fienne .
Malgré cette contrainte , la vie qu'il
mene alors peut être fupportable , mais
elle n'a qu'un tems. Un vieux Abbé qui
traîne dans les rues n'a pas bonne grace ,
il reffemble à une vieille fille , & on eft i
honteux de n'être pas Evêque à un certain
âge.
Je fuppofe qu'il y parvient , ce qui véritablement
ne lui peut gueres manquer?
DECEMBRE. ورب . 1754
,
ayant eu une bonne conduite ; en eft- il
plus heureux ? Il a une grande dignité , il
eft riche ; mais quel ufage peut- il faire de
fes richeffes ? Il faut qu'il réfide dans fon
Evêché , qui eft fouvent un féjour fort
trifte , & une ville où il y a bien mauvaiſe
compagnie : & quand il attrapperoit une
grande ville où la compagnie feroit meilleure
il n'en fçauroit faire un certain
ufage. Le commerce familier des femmes ,
les foupers agréables , les propos libres ,
tout ce qui peut avoir l'air de galanterie
ou de débauche , font chofes qui lui
font interdites ; la chaffe même ne lui eft
pas permife , & il faut qu'il foit prefque
toujours avec des Moines , des Prêtres ,
des Curés , des Grands Vicaires , à regler
fon Dioceſe. Et fi par hazard il avoit quelque
commerce avec une femme , elle deviendroit
fon tyran , & il auroit tout à
craindre de fon indifcrétion & de fa mé
chanceté. Il feroit dans le même cas à l'égard
de fes domeftiques. Enfin il n'y a
qu'une véritable piété qui puiffe le rendre
heureux. Il est vrai qu'il peut venir de
tems en tems à Paris , par de certaines raifons
, ou fous quelques prétextes ; mais ces
voyages ne doivent être ni longs ni fréquens
, & il doit compter que fa demeure
eft fon Diocèfe , où il paffera fa vie ; &
96 MERCURE DE FRANCE.
encore de quelle façon eft- il à Paris quand
il y vient hors qu'il ait une famille qui
le puiffe loger , il demeure dans un hôtel
garni : les fpectacles , les promenades , les
jeux , les affemblées , enfin tout ce qu'on
appelle les plaifirs , lui font interdits ; &
s'il veut avoir l'eftime du public , il n'y
doit voir que de certaines compagnies , &
il faut que fa conduite foit bien fage &
bien mefurée . Je conclus de tout cela ,
qu'un Eccléfiaftique qui d'un petit état
devient Evêque , fait une fortune brillante
& agréable , mais que c'eft un exil ennuyeux
pour les Abbés qui ont un nom ,
& c'eft eux que j'ai eu en vûe dans tout ce
que je viens de dire.
Voilà quelle eft la condition des Abbés :
il faut préfentement examiner celle des
gens de qualité deftinés à la profeffion des
armes .
Ils commencent prefqu'au fortir de l'enfance
à mener une vie agréable. On les
inet à l'Académie , où on leur apprend toutes
fortes d'exercices qui font fort du goût
de la jeuneffe . Ils jouent à la paume , ils
vont aux fpectacles , aux promenades publiques
, & ils jouiffent d'un commencement
de liberté. Au fortir de l'Académie ,
ils l'ont entiere : on les mene à la Cour ,
on les préfente au Roi & à tout ce qu'il y a
de
DECEMBRE . 1754 97
de plus grand ; on leur donne un équipage
, de beaux habits ; aucuns plaifirs ne
leur font défendus , le jeu , la chaffe , la
bonne chere : on leur recommande feulement
de les prendre avec les jeunes gens
de leur âge , que leur naiffance & l'air
dont ils font dans le monde diftingue des
autres , & fur tout d'éviter la mauvaiſe
compagnie. L'amour , paffion bien naturelle
dans cet âge , leur fied à merveille ;
on leur paffe tout , hors ce qui attaque
Phonnête homme . Il eft bon même qu'on
parle d'eux , & l'obfcurité eft ce qu'ils ont
le plus à craindre : ils font des fêtes , des
plaifirs , des voyages du Roi , & c'est par
un chemin fi agréable à la jeuneffe qu'ils
acquierent fa familiarité , & qu'ils commencent
leur fortune.
Pendant ce tems , leur famille travaille
à leur faire avoir un emploi convenable à
leur condition & à la profeffion qu'ils ont
embraffée , & c'eft encore un nouveau plaifir
pour un jeune homine bien né , de commander
à des gens de guerre , ce détail
d'armes & de chevaux eft une occupation
qui lui plaît beaucoup . Cependant les années
viennent , & lui apportent plus de
raiſon : la carriere qu'il doit courre eft ouverte
; il déploye les talens que Dieu lui a
donnés ; il fonge plus férieufement à ac
II.Vol. E
98 MERCURE DE FRANCE.
querir de la réputation & à faire fa fortune
, & il cherche les occafions de fe
diftinguer. S'il entre dans le monde dans
un tems de paix , il eft ravi qu'il ſe préfente
quelque occafion d'aller chercher la
guerre dans les pays étrangers ; & fi la
guerre eft dans fon pays , il fonge à y acquerir
par fon courage la gloire la plus
flateufe de toutes , & des connoiffances
qui le rendent capable des premiers emplois
, qui peuvent le conduire aux plus
grands honneurs : il les voit en perfpective
; il n'y arrivera peut-être pas , mais il
a le plaifir de les efpérer en marchant pat
le chemin qui y mene , & ce chemin eft
plus rempli de rofes que d'épines. Il y a
des fatigues & des périls , mais ils ne font
ni fi grands ni fi fréquens qu'ils le difent ;
prefque tout le monde veut en impofer , &
cherche à fe faire valoir. Une fatigue qu'il
faut que toute une armée faffe , ne peut
jamais être extrême , fur- tout pour un hom
me de condition , qui a d'ordinaire beau
coup d'équipages & beaucoup de commodités
; & il eft bien rare & comme impoffible
qu'il manque des chofes néceſſaires
à la vie , même dans les jours les plus
fâcheux , & ces jours de peine n'arrivent
pas fouvent pendant le cours d'une campagne.
DECEMBRE. 1754. 99
Le reste du tems on joue , on fait bonne
chere , & on mene une vie libre & parefleuſe
, & débarraffée de toutes fortes de
foins & de toute contrainte ; & puis on
attrape le tems où l'on retourne à Paris
jouir de tous les plaifirs .
par
A l'égard du péril , il eft certain qu'il
y a des occafions où l'on en court beaucoup
, & il eft difficile qu'un homme
vienne aux premieres dignités de la guer
re , & mérite les honneurs qui les doivent
fuivre , fans y avoir été exposé plufieurs
fois : cependant ce n'eft pas auffi fouvent
comme on fe l'imagine , & il fe trouve
quelquefois employé pendant toute une
campagne dans des lieux où il n'y a nul
danger. De plus , pendant le cours de la
vie d'un homme , la guerre n'eft
jours dans fon pays , & il s'en manque
fouvent la plus grande partie.
pas tou-
Il faut cependant convenir que la vie
de ceux qui fuivent la profeffion des armes
eft plus expofée que celle des autres hommes;
les périls de la guerre , les voyages ,
les climats différens où ils fe trouvent , le
mauvais air où ils font quelquefois expofés
, les fatigues , & encore plus les débauches
, les querelles particulieres & les
duels ( coutume barbare , inconnue aux
Grecs & aux Romains , contraire à la rai-
E ij
100 MERCURE DE FRANCE.
fon , au bien de l'Etat , & au repos des
particuliers ) , font autant de chemins qui
les conduisent à la mort. Cependant l'expérience
fait voir qu'il y en a beaucoup qui
attrapent l'extrême vieillelle.
De plus , il y a un grand nombre de
gens de condition qui ne pouffent pas la
chofe fi loin , & qui quittent la guerre
à caufe de leur fanté , ou pour quelqu'autre
raifon , après l'avoir faite autant qu'il
convient à leur honneur ; & ils jouiffent
tous également de cette vie libre , dans
laquelle rien ne leur eft défendu que les
chofes qu'un honnête homme fe défend à
lui-même , & que les plus mal nés ne font
point fans fe les reppocher , & fans tâcher
à les cacher.
Avant que de finir , il faut que je faſle
encore une réflexion . Si on propoſoit à un
homme de qualité de lui donner le gouvernement
d'une ville , même confidéra
ble , d'un revenu égal à celui de l'Evêché
de cette ville , à charge d'y faire une réfidence
auffi longue que celle que l'Evêque
y doit faire pour être eftimé , ce qui eft
proprement à charge d'y paffer fa vie , en
faifant de tems en tems quelques voyages
à Paris & à la Cour ; je crois qu'il s'en
trouveroit fort peu qui le vouluffent accepter
à cette condition. Cependant ce
DECEMBRE. 1754. ΙΟΙ
Gouverneur peut aller à la chafle , s'il l'aime
; faire bonne chere avec les compagnies
les plus agréables , voir les Dames
les affembler tous les foirs chez lui , avoir
des maîtreffes , & enfin contenter tous fes
goûts , fans que cela faffe le moindre tort
à la réputation & à fa fortune ; & l'Evêque
devant fe priver de tous ces plaifirs ,
on ne peut pas difconvenir que la vie du
Gouverneur ne foit bien différente de celle
de l'Evêque : cependant , je le repete encore
, je crois qu'il y a fort peu de gens de
qualité d'un commerce aimable qui vouluffent
accepter le Gouvernement .
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Résumé : Réflexions de M. le Marquis de Lassé, mort en 1738.
Le Marquis de Laffe, décédé en 1738, a exprimé diverses réflexions sur la noblesse, le gouvernement, et les professions. Il soutient que la noblesse est cruciale pour fournir des officiers aux armées, assurant ainsi la supériorité militaire de la France. Il craint que l'autorisation pour la noblesse de se livrer au commerce ne détourne les gentilshommes de leur vocation guerrière. Le Marquis rejette les plaintes sur le gouvernement et le siècle actuel, affirmant que l'histoire montre des périodes plus tumultueuses et violentes. Il souligne que les mœurs se sont adoucies et que la tranquillité règne depuis le règne de Louis XIV. Concernant la préférence entre le bien et les dignités, il estime que les dignités offrent une considération sociale plus grande et ouvrent plus de portes que la simple richesse. Sur le luxe, le Marquis le considère comme un moyen nécessaire pour faire circuler l'argent dans l'économie, bénéficiant ainsi aux classes pauvres. Il note que le luxe stimule diverses industries et attire des capitaux étrangers. Il compare également la condition des ecclésiastiques à celle des militaires, décrivant la vie des abbés comme contraignante et ennuyeuse, marquée par des devoirs rigoureux et des privations. En revanche, il présente la vie des gentilshommes destinés à la profession des armes comme agréable et pleine de libertés dès le jeune âge. La vie des jeunes hommes de qualité est marquée par l'importance de l'âge et de la compagnie. Ils participent à des fêtes, des plaisirs et des voyages du Roi, ce qui leur permet d'acquérir de la familiarité et de commencer leur fortune. Leur famille travaille à leur obtenir un emploi convenable, souvent dans la carrière militaire, qui leur plaît beaucoup. Avec l'âge, ils acquièrent plus de raison et cherchent à se distinguer. En temps de paix, ils cherchent des occasions de guerre à l'étranger; en temps de guerre, ils visent la gloire et les connaissances nécessaires pour obtenir des emplois élevés. La vie militaire est remplie de fatigues et de périls, mais ces derniers ne sont ni fréquents ni extrêmes, surtout pour ceux de condition élevée. Le reste du temps est consacré aux plaisirs et à une vie libre. La vie militaire est plus exposée que celle des autres hommes, mais beaucoup atteignent un âge avancé. Certains quittent la guerre pour des raisons de santé ou autres, mais tous jouissent d'une vie libre.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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