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Titre

REFLEXIONS De M. de Marivaux.

Titre d'après la table

Réflexions de M. de Marivaux,

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739
Incipit

Il n'est point question ici d'un ouvrage régulierement suivi ; il ne s'agit pas

Texte
REFLEXIONS
De M. de Marivaux.
L n'eft point queftion ici d'un ouvrage
I régulierement fuivi ; il ne s'agit pas
ici
non plus de penfées détachées , celles-.
ci ont toujours une certaine liaiſon les
unes avec les autres ; elles vont toutes au
même but . Je dis feulement qu'elles n'y
vont pas avec autant d'ordre , avec autant
d'exactitude , qu'un plus habile homme
que moi auroit pû y en mettre.
Auffi ne leur ai- je point donné d'autre
titre que celui de réflexions ? Chacune d'elles
en a infenfiblement fait naître une autre
, & tout cela avec fi peu de deffein de
ma part , que lorfque la premiere me vint
dans l'efprit , je ne fçavois pas moi- même
qu'elle en ameneroit une feconde. En
effet, comment aurois- je foupçonné qu'une
fimple obfervation fur une remarque de
d'Ablancourt me meneroit fi loin ? Voici
ce que c'eft .
D'Ablancourt en commençant fa traduction
de Thucidide , au lieu de dire litté
ralement comme l'auteur grec , Thucidide
Athénien , écrit la guerre, & c, le fait comJUN.
1755. 47
mencer ainfi J'entreprens d'écrire l'hiftoire
, & le refte .
Et dans fes remarques for fa traduction
il dit pour raifon du changement qu'il
fait , qu'une traduction plus littérale feroit
plate , & feroit tort à Thucidide.
Mais par- là , peut- on lui répondre , vous
nous faites tort à nous , lecteurs , qui ferions
charmés de connoître Thucidide tel
qu'il eft. Nous croyons voir l'auteur grec ,
l'auteur ancien avec le tour d'efprit qu'on
avoit de fon tems , & vous le traveſtiſſez ,
vous lui ôtez fon âge ; ce n'eſt plus là Thucidide.
Il feroit plat , dites vous , fi vous
ne le corrigiez pas . Eh , qu'importe ! nous
aimerions mieux fa platitude même que
vos corrections , que nous ne demandons
point dans cette occafion- ci .
Quand vous travaillerez fur un fujet
que vous aurez imaginé , ôtez les platitudes
qui vous feront échappées , vous ferez
fort bien , & nous ne les regrettons point ;
elles ne pourroient être que des platitu
des de notre fiecle , & celles - là nous les
connoiffons , nous n'en fommes pas curieux
.
Mais de celles de Thucidide , ou de
tout autre auteur d'une antiquité auffi reculée
, il n'eft pas de même. En les retranchant
vous nous privez d'un ſpectacle qui
48 MERCURE DE FRANCE..
feroit neuf pour nous ; car il y a apparen
ce qu'elles ne reffemblent point aux nôtres
, & fuppofé qu'elles y reffemblaffent ,
ce feroit encore une fingularité que nous
verrions avec plaifir .
:
En un mot , c'est l'hiftoire de l'efprit
humain que vous nous dérobez dans cette
partie- là nous n'en avons que la moitié
quand vous ne nous rendez que les beautés
des anciens , & que vous fupprimez
leurs défauts.
C'estpour l'honneur des anciens que vous
prenez cette précaution - là , dites - vous ;
mais dans le fond leur honneur doit nous
être affez indifférent : il nous feroit bien
auffi agréable de les connoître que de les
eftimer plus qu'ils ne valent.
Votre maniere de traduire Thucidide ,
& votre attention pour fa gloire , direzvous
, n'ôtent rien à l'hiftoire des faits
qu'il raconte. Je n'en fçais rien . On peut
encore vous arrêter là- deffus : s'il eft vrai
qu'il y ait un rapport entre les événemens,
les moeurs , les coutumes d'un certain tems,
& la maniere de penſer , de fentir & de
s'exprimer de ce tems-là ; ce rapport que
je crois indubitable , fe trouve affurément
dans ce que Thucidide a penſé , a fenti , a
exprimé.
Vous ne pouvez donc altérer ſa façon
de
JUIN. 1755. 49,
de raconter fans nuire à ce rapport , fans
altérer ces faits même , fans changer un
peu la forte d'impreffion qu'ils nous feroient.
Je ferois tenté de croire qu'ils
perdent quelque chofe de leur air étranger
, & que vos tours modernes en 'affoi
bliffent le caractere..
Je n'infifte pourtant pas fur ce que jo
dis là , je me contenter de penfer qu'on
peut le dire. Je veux bien auffi que d'A
blancourt ait eu raifon d'en uſer comme
il a fait dans fon Thucidide. Une traduce
tion trop littérale en pareil cas rebuteroit
peut- être la plupart des lecteurs : on auroit
beau leur conferver une fimplicité à
la grecque , ils ne fe foucieroient guere
de les trois mille ans d'antiquité , & ne la
trouveroient pas meilleure qu'une fimplicité
de nos jours. Je dis ici fimplicité , &
non pas platitude ; car je ne fuis pas du
fentiment de d'Ablancourt fur l'endroit
de Thucidide qu'il a corrigé.
Thucidide , Athénien , écrit la guerre ,
ne me paroît point plat , je n'y vois. que
du fimple & du naïf. A la vérité ce n'eſt
ni le fimple ni le naïf de notre tems , &
il feroit prefque impoffible que ce fût la
même chofe.c
Voyons les raifons de cette impoffibilité
, elles ne feront pas difficiles à fentir,
II. Vol. C
to MERCURE DE FRANCE.
quoiqu'elles demandent un peu d'atten
Mon.
-Sans remonter plus haur que Thucidide,
le monde , depuis cet auteur grec juf
qu'à nous , a fi fouvent changé de face , les
paffions des hommes , leurs vices & leurs
vertus fe font déployés en tant de manie,
res différentes ; des hommes ont fucceffivement
paffe par tant d'efpeces de corrup
tion , de fageffe & de folie ; ils ont été
tant de fois & fi différemment polis &
groffiers , bons & méchans , fociables: &
féroces , fi differemment raifonnables &
fots , fi différemment hommes & enfans ;
ils fe font vus par tant de côtés , qu'il doit
aujourd'hui leur en refter un fonds d'idées
confidérablement augmenté.
En un mot , l'efprit que nous avons à
préfent nousivient de trop loin ,il a trop
fermenté avant que d'arriver jufqu'à nous
pour n'être pas très différent de ce qu'il a
été.
C Je ne parle pas feulement de ce qu'on
appelle bet efprit , de l'efprit de Belles-
Lettres , mais de l'efprit des nations en gé
néral.
J. Tous les pay's
reffentent
de la
de l'humanité
du monde à cet égard fe
durée & des événemens
de la diverfité des loix ,
des coutumes & des gouvernemens qu'elle
UNIT
JUI N. 1755.
fr
aéprouvés , du nombre infini de guerres ,
de ravages & d'invafions qu'elle a effuyés .
Sefoftris , Cyrus , Alexandre , les fucceffeurs
de ce dernier , & fur-tout les Romains
même , n'ont pû troubler ni agirer
la terre , ni lui donner de fi violentes fé
couffes , fans y jetter de nouvelles idées ,
fans caufer de nouveaux développemens
dans la capacité de penfer & de fentiv
des hommes.
Je ne compte pas une infinité de moindres
événemens qui fe font paffés dans les
intervalles de ces grandes révolutions ,
mais qui infenfiblement
ont porté coup , &
dont l'impreffion , quoique plus lente , eft
encore venus accroître , nourrir ce fonds
d'idées dont je parle , & n'a peut- être nulle
parr laiffé les hommes dans un état d'efprit
& de moeurs uniforme.
Il est vrai que nous n'avons pas toute la
fuite des idées des hommes , le fonds qui
nous en refte eft bien au - deffous de ce
qu'ilpourroit être ; chaque révolution arri
vée fur la terre , en y excitant de nouvel
les idées , en a diffipé , éteint , & comme
anéanti beaucoup de celles qui y étoient.
-Les conquerans que nous venons de ciser
& les peuples conquis , les uns avant
que de foumettre , les autres avant que
d'être foumis, avoient eu des moeurs , des
f
!
Cij
52 MERCURE DE FRANCE.
coutumes & des façons de penfer différen
tes de celles qu'ils eurent après.
Les vainqueurs en prirent de conformes
à l'orgueil & à la profpérité de leur état
les vaincus en reçurent de conformes à
leur abaiffement & à la volonté de leurs
nouveaux maîtres ; & de ces loix , tant anciennes
que nouvelles , de ces moeurs , de
cés coutumes & du tour d'imagination
qui en réfultoit , nous n'en avons pas , je
l'avoue , une connoiffance bien complette ,
mais enfin tout n'en a pas été perdu , la
tradition , les monumens & l'hiſtoire nous
en ont confervé d'affez amples détails &
quelquefois la plus grande partie.

Comparons ce qui nous refte à de fim
ples débris. Jamais l'amas de ces débris n'a
été fi grand qu'il l'eft aujourd'hui , à comp
ter depuis les Grecs , ou même dépuis les
Affyriens jufqu'à nous..
Nous avons donc par conféquent plus
de rélations de l'humanité que les Affyriens,
les Grecs & les Romains n'en avoient,
& par conféquent auffi un plus grand fonds
d'idées qu'eux tous , & un fonds en vertu
duquel nous ne devons être ni naïfs , ni
fimples , ni plats , comme on l'étoit autrefois.
Ce que je dis là ne paroît pas dou
reux. Voici cependant ce qu'on peut m'ob
jecter , c'est que les faits ne s'accordent
pas avec mon raifonnement.
JUIN. 1755
33
Jettons les yeux fur les nations les plus
célebres , me dira- t on . Les Grecs & parmi
eux les Athéniens , lorfqu'ils commencerent
à s'affembler , dûrent , felon vous ,
trouver un affez grand fonds d'efprit &
d'idées déja tout amaffé , car fans doute le
monde avoit déja éprouvé beaucoup d'aventures
que nous ne fçavons pas.
Ce même fonds d'idées devoit être confidérablement
groffi quand il parvint aux
Romains ; il a dû être immenfe quand
nous l'avons reçu .
Cependant voyons l'avantage que les
premiers Athéniens & les premiers Ro
mains en retirerent , & à quoi il nous a
fervi à nous-mêmes.
C
7
que Qu'est- ce que c'étoit
les Athéniens
malgré les avantages
que vous leur fuppofez
? des fauvages
, des hommes
brutes &
féroces , qui fçurent
à peine ſe bâtir des
cabanes , & à qui il fallut que Cecrops ,
Egyptien
, apprit à avoir des loix & des
Dieux.
Reconnoiffez - vous à cela des hommes
qui devoient avoir hérité de cette fucceffion
d'idées dont vous parlez ? & ces aventuriers
qui fonderent Rome , qui n'ont
d'abord ni loix civiles ni Magiftrats , qui
font brutalement confifter tout leur mérite
à être féroces & braves , font- ils ce qu'ils
C iij
34 MERCURE DE FRANCE .
doivent être dans les tems où ils arrivent ?
Diroit-on à les voir que la fageffe d'Egyp
te & même l'efprit d'Athénes ont déja
paru fur la terre ?
Nous - mêmes qui fommes venus bien
plus tard , nous à qui l'univers agité de
puis fi long- tems devoit avoir tranfmis une
fi vafte & fi profonde expérience , quel ufage
avons- nous fait de cette prodigieufe
collection d'idées , qui , felon vous , nous
étoit échue en partage ? nos commencemens
font- ils dignes de tout l'efprit que le
monde avoit en avant nous ? fe reffententils
, comme vous le dites , de la durée de
l'humanité & du paffage des Egyptiens ,
des Grecs & des Romains ? en avons-nous
eu moins de barbarie dans nos moeurs
moins d'ignorance , moins de groffiereré
dans nos préjugés ?
2:
>
S'il a donc fallu que les hommes recommençaffent
à fe former fur nouveaux
frais , fi tout le développement de l'efprit
qui s'étoit fait avant eux , ne les a fauvés
nulle part de la néceffité d'effuyer la même
enfance & les mêmes miferes d'efprit ,
il faut bien que ce fonds d'efprit venu de
fi loin , que cette fucceffion d'idées que
les hommes fe tranfmettent , à ce que vous
prétendez , ne foit pas vraie , & qu'en tout
tems les révolutions Payent rendue impof
fible.
JUIN 17532 33
Elle n'est pas même plus fenfible dans
nos progrès que dans nos commencemens.
Notre efprit eft bien inférieur à ce qu'il
devroit être , il n'y a point de proportion
entre ce que nous en avons & ce que nous
en aurions reçu , fi cette fucceffion étoit
vraie . N'y cherchons donc point tant de
myftere, & convenons que les hommes
en tout pays fe forment eux-mêmes , qu'ils
peuvent bien recevoir quelque chofe de
leurs voisins , ou de leurs contemporains
mais qu'à cela près ils tirent tout de la
fociété qui les unit , & du commerce que
des efprits mis en commun y ont enfemble.
Ainfi l'école d'une nation c'eft la nation
même , ainfi chaque peuple a la fienne ,
où il fait d'âge en âge plus ou moins de
progrès , où il acquiert plus ou moins
d'idées , de fineffe & de goût , fuivant
qu'il fort plus ou moins de lumiere de
la totalité des efprits qui forment fon école.
Car c'eft de ce nombre infini de jugemens
, de réflexions , d'idées folles & fenfées
que la totalité des efprits répand dans
la nation ; c'eſt de la diverfité d'opinions
vraies ou fauffes qu'elle y verfe , que chaque
particulier tire la matiere des nouvelles
idées qu'il a lui-même , & qui vont à leur
tour s'ajoûter à la fource dont elles lui
Civ
36 MERCURE DE FRANCE .
viennent. Oui , vous dites vrai ; l'école
d'une nation , en fait d'efprit , eft la nation
même; mais cette fucceffion d'idées
dont nous parlons n'en eft pas moins fûre.
*
Car le choc.continuel des efprits qui
compofent cette nation , fuffiroit feul pour
accroître infenfiblement la meſure d'efprit
qui s'y trouve ; fuffiroit, de votre propre
aveu , pour y jetter la matiere de nouvelles
idées , pour y produire de nouveaux
accidens de lumiere & de connoiffance ;
mais ce n'eft pas là tout.
Cette nation n'eft pas féparée des autres
par des barrieres impénétrables , & ce
que vous appellez fon école fe fortifie continuellement
de ce que des hommes d'une
autre nation y portent, & s'augmente encore
de la différence de l'efprit étranger
qui vient fe mêler au fien.
Genre
Collectivité
Faux
Langue
Vers et prose
Type d'écrit journalistique
Courrier des lecteurs
Faux
Domaine
Est rédigé par une personne
Soumis par kipfmullerl le