Titre
LES DONNEURS D'IDÉES, Badinage instructif adressé à M. de Boissi.
Titre d'après la table
Les Donneurs d'idées, Badinage instructif adressé à M. de Boissy,
Fait partie d'une livraison
Fait partie d'une section
Page de début
11
Page de début dans la numérisation
694
Page de fin
19
Page de fin dans la numérisation
702
Incipit
MONSIEUR, vous paroissez prendre plaisir à remplir votre article
Texte
LES DONNEURS D'IDÉES ,
Badinage inftructif adreffé à M. de Boiffi.
M
des
ONSIEUR, vous paroiffez prendre
plaifir à remplir votre article
des Arts. Nous y avons vû fucceffivement
des critiques fur l'architecture faites par
perfonnes qui entendoient bien la matiere
; des injures dites avec beaucoup de politeffe
à M. Boucher , & les efforts que l'on
fait pour trouver des raifons de fon mécon
tentement , qui font cependant bien clairement
imprimées fur les eftampes dont il
eft queſtion ; des éloges qu'un artiſte fait
de fes ouvrages , avec une bonne foi qui ne
lui permet pas de douter que le public
puiffe être d'un autre avis. Il vante de prétendues
nouvelles découvertes en gravûre
qui font auffi anciennes que l'art , & que
perfonne n'ignore; il nous affûre la plus parfaite
exactitude dans une eftampe , quant
à la perfpective & à l'effet de lumiere , où
ni l'une , ni l'autre ne fe trouvent que
d'une maniere défectueufe : fur quoi il eft
à remarquer que celui qui fe donne ces
louanges , a affez de talens pour captiver
l'eftime du public , fans qu'il foit befoin
A vi
12 MERCURE DE FRANCE.
porpour
lui d'avoir recours à cette efpece de
charlatanifme , qui n'eft pardonnable que
lorfqu'il fupplée au défaut d'un mérite
réel. Nous y avons lû la critique du
tail de faint Eustache , qui n'eft peut- être
pas fans raifon , & en même tems l'éloge
d'un projet pour ce même portail , par
l'auteur même. Le malheur eft que ce
projet ne remplit ni la hauteur du pignon
de l'églife , ni les autres fujetions du lieu :
c'eſt dommage , car il paroît qu'il a été
pris dans Vitruve , du moins à en juger
par le bas- relief payen qui fe trouve dans
le fronton ; il eft de plus orné de deux
tours de l'invention de l'auteur , & l'on
s'apperçoit bien qu'il n'en a pas trouvé
d'exemple dans Vitruve. On y ajoûte , des
idées d'églife , que l'auteur voudroit faire
paffer en loi , qui néanmoins pourroient
trouver des oppofans. Quoiqu'il en foit ,
l'auteur ici eft donneur d'avis , ou plutôt
donneur d'idées. Les arts , font à la
mode , il eft de faifon d'en écrire ; mais il
me femble qu'on ne remonte pas aux caufes
premieres qui les rendent floriffans :
une des principales eft la multiplicité des
donneurs d'idées . Je ne parle pas fimplement
de ceux qui font artiftes ; leur état
eft d'imaginer , & il n'eft pas étonnant
qu'ils le faffent avec netteté mais il y a
:
JUIN. 1755. 13
nombre de perſonnes qui embraffent l'état
de donneurs d'idées , fans vocation particuliere
, & qui cependant fe font un grand
nom ; elles enfeignent ce qu'elles n'ont
point appris , & fans fçavoir rien des arts ,
dirigent les artistes les défauts qui fe
rencontrent dans les ouvrages font fur le
compte de l'artiſte , & ce qui s'y trouve de
bon vient d'elles.
Quiconque fe deftine à la profeffion de
donneurs d'idées doit dormir peu ,
& cependant
rêver beaucoup. Quelque confuſes
que puiffent être les imaginations qu'il
combine , il en forme , un tout qui à la
vérité n'eft pas diftinct , mais néanmoins
dans lequel il voit , comme au travers d'un
brouillard, des merveilles difficiles à expliquer
, & plus difficiles encore à rendre.
Il va chez un artifte , lui propofe ces idées ;
vingt objections fe préfentent dont il ne
s'eft pas douté : il n'importe , rien ne le
déconcerte , il revient pourvû de nouvelles
idées. A force de les détruire , l'artiſte
développe quelques- unes de celles qui lui
paroiffent convenables ; notre inventeur
les faifit , y fait quelques nouvelles additions
, qu'on fera vraisemblablement obligé
de fupprimer , mais qui lui donnent le
droit inconteſtable de fe les regarder comme
propres. L'artifte en fait- il quelque
14 MERCURE DE FRANCE .
chofe de beau ? le donneur d'idées triomphe,
fans lui l'artiſte borné n'auroit pû enfanter
une fi belle choſe. Dans le cercle de la focié
té qu'il fréquente , il eft regardé comme
l'homme d'une connoiffance univerfelle ;
bientôt , s'il a un peu de bonheur , il fera le
confeil de la cour & de la ville en fait de
goût . Il restera pour démontré que quand
on réuffira , ce fera lui qui aura merveilleufement
imaginé , & que fi le fuccès n'y
répond pas , ce fera l'artifte qui n'aura pas
eu l'efprit de le comprendre. Il réfulte
mille avantages pour les artiftes , des mouvemens
que fe donnent ces perfonnes uti
les; ils n'ont pas befoin de fortir de chez eux
pour recevoir des complimens , le donneur
d'idées veut bien fe charger de ce lourd
fardeau : ils ne courent point de rifque que
les éloges leur tournent la tête , ils ne font
pas pour eux ; ce danger n'eft que pour le
donneur d'idées , qui peut devenir vain.
Mais comme il faut beaucoup de vanité
pour faire profeffion de cet état , la meſure
n'en eft pas fi bien fixée qu'on puiffe facilement
affirmer quand il y a excès ; d'ailleurs
pour un qui fe rendroit infoutenable ,
il s'en trouveroit mille prêts à le remplacer,
ils ne font pas auffi rares que les excellens
artiftes.
Je ne fçais pourquoi tout le monde ne
JUI N. 1755. IS
s'attache
pas à ce genre de talent qui eft
facile & amufant , je veux vous le prouver
par un exemple. Il m'eft venu plufieurs fois
à l'efprit que Timoleon faifant périr ſon
propre frere pour la patrie , feroit un
beau fujet de tragédie : n'étant nullement
poëte , je ne fçais pas s'il feroit intéreffant
au théâtre , & s'il ne s'y rencontreroit pas
des inconvéniens qui le rendroient impoffible
; mais fi vous le traitiez , vous feriez
obligé de convenir , après ce que je vous
en dis ici , que c'eft moi qui vous en ai
donné l'idée , & que la plus grande partie
du fuccès me devroit être attribuée . Vous
voyez que je n'ai pas fait une grande dépenfe
de génie ; voilà pourtant ce que c'eft
qu'être donneur d'idées.
Monfieur , vous êtes zélé pour la gloire
des arts , je vous conjure d'encourager les
donneurs d'idées ; cela eft plus aifé qu'on
ne le croit ordinairement , & on peut appliquer
ce talent à une infinité de chofes
dans les belles-lettres & dans les arts. Avec
de très-légeres connoiffances , on peut donner
des idées de tragédies , de comédies &
même de poëmes épiques , ce qui eft bien
plus glorieux. M. V. fait un beau tableau
qu'il expofe au fallon : un homme de bien
plus grande imagination que lui , lui prouve
dans une brochure qu'il n'a pas tiré de
16 MERCURE DE FRANCE.
fon fujet tout ce qu'il pouvoit , & lui fournit
de quoi couvrir une toile de vingt toifes
. Cependant cet auteur voit tout cela au
travers d'un brouillard , dans un espace de
quinze pieds ; on pourroit le prier de faire
voir comment il y fait entrer tout cela :
fon excufe eft toute prête ; il ne fçait pas
deffiner , fon état eſt d'être donneur d'idées.
Le bon M. *** dont les écrits font fi remplis
d'aménité , & qui par conféquent ne peut
comprendre pourquoi ils lui ont attiré tant
d'ennemis , fe donne la peine de faire imprimer
quantité d'idées de fujets pour les
peintres ; ils ont l'ingratitude de s'appercevoir
qu'aucun de ces fujets n'eft propre
à faire un bon effet cela n'eft - il pas
malheureux ? fi on l'avoit crû , n'eut- il
eu droit au premier fallon de réclamer
fon bien ? & toute la gloire de l'expofition
n'eût- elle dû être pour
pas lui : Ce qui
lui doit paroître plus inconcevable encore ,
c'eft qu'une autre brochure qui a paru
depuis & qui contenoit des fujets de peina
été tout autrement accueillie .
Pourquoi cela ? eft - ce parce qu'il étoit
évident que celle ci partoit de quelqu'un
au fait de l'art , & qui n'écrivoit que d'après
des idées nettes & déja compofées
dans fon efprit en artifte ? Devroit- on pour fi
peu y mettre tant de différence ? Eft if quefture
,
pas
JUIN. 1755. 17
tion d'une grande fête ? on dit à l'artiſte , il
nous faudroit ici quelque chofe de grand ,
de beau , un temple , un palais , ce que vous
voudrez ; mais que cela foit impofant : voilà
des demandes nettes , claires , & qu'on
peut remplir de mille façons. L'artiſte eft
à fon aife ; s'il eft habile , il fait une belle
chofe ; mais il n'en eft pas moins vrai que
c'eſt M. tel qui lui a donné l'idée . Ce font
les efprits prudens , & ceux qui veulent
une gloire qu'on ne puiffe leur conteſter ,
qui fe renferment dans ces généralités ;
elles fuffifent pour en tirer le plus grand
honneur , & même pour autorifer à mettre
fon nom , comme inventeur , aux eftampes
qui pourront en être gravées. Ceux qui
s'avifent de mettre la main au porte- crayon,
s'en tirent plus difficilement : malgré les
excufes qu'ils apportent de n'avoir jamais
appris , ce qui eft aſſez viſible pour les difpenfer
du foin d'en avertir ; ils hazardent
beaucoup ordinairement , ils ne fçauroient
éviter une bonne dofe de ridicule; mais auffi
s'il arrive, par un heureux hazard , que l'exécution
reffemble à peu près à ce qu'ils ont
confufément ébauché,quel triomphe ! quelle
gloire ! On peut donner des idées pour les
décorations de l'opéra , pourvû qu'on ait
de bons peintres pour les débrouiller &
leur donner de l'existence. L'expérience fait
18 MERCURE DE FRANCE.
voir qu'il n'eft pas néceffaire de fçavoir
deffiner , ni même les premiers élémens de
l'architecture. On peut donner des idées
pour la mufique ; il fuffit pour cela d'en
avoir entendu quelquefois , & d'avoir pris
parti dans la querelle pour ou contre. On
donnera encore facilement des idées pour
les habillemens , il y en a des preuves. On
a vû des perfonnes fe faire une réputation,
feulement pour avoir donné des idées d'attitudes
variées aux acteurs des choeurs de
l'opéra . Il n'y a pas jufqu'à un marchand
qui donne des idées ( ou du moins qui le
fait croire ) aux manufactures d'étoffes .
Lorfqu'il a été queftion de faire une
place pour le Roi , n'a-t-on pas vû éclore
un effain de donneurs d'idées , qui étoient
étonnés eux- mêmes de la beauté des imaginations
qui leur paffoient par la tête ?
quelques-uns n'ont pû réfifter à la tentation
de les publier , quoiqu'en pure perte.
Il ne faut pas en croire les artiftes , qui fe
figurent que tout le monde eft en état de
faire un rêve ; que toute la difficulté confifte
à le réaliſer de maniere qu'il faſſe un
bon effet , & à vaincre les difficultés qui
fe rencontrent dans les idées les plus nettes
& les mieux conçues : la jaloufie leur
fuggere ce fentiment , & la véritable gloire
doit toujours appartenir à celui qui donne
la premiere idée.
JUIN. 1755. 19
Vous même , Monfieur , vous avez les
plus grandes obligations à un donneur d'idées
, & peut- être fans l'avoir jamais fçu .
Nous venons de perdre un auteur , finon
diftingué , du moins récompenfé : il avoit
apparamment fait réflexion , ou avant ou
après vous , que le contraſte d'un Anglois
des plus durs avec un François des plus
petits- maîtres pouvoit produire quelque
chofe de plaifant ; de là il s'étoit érigé dans
fa famille & dans le petit cercle de fes
amis pour le donneur d'idées du François
à Londres. Si vous ne fûtes pas débarraſſé
du foin d'imaginer ce fujet , vous dûtes
l'être d'une partie du fardeau des éloges
qui vous en font revenus , du moins il
cherchoit à vous en foulager autant qu'il
lui étoit poffible. La feule difficulté qui s'y
trouvoit , c'est qu'il n'avoit rien fait avant ,
& qu'il ne fit rien depuis qui donnât lieu
de croire qu'il en eût pû faire une bonne
piece ; cependant il avoit fes croyans . C'en
eft affez pour vous faire voir la très- grande
utilité des donneurs d'idées , & je vous les
recommande comme plus importans encore
que les donneurs d'avis.
Je fuis , &c.
Badinage inftructif adreffé à M. de Boiffi.
M
des
ONSIEUR, vous paroiffez prendre
plaifir à remplir votre article
des Arts. Nous y avons vû fucceffivement
des critiques fur l'architecture faites par
perfonnes qui entendoient bien la matiere
; des injures dites avec beaucoup de politeffe
à M. Boucher , & les efforts que l'on
fait pour trouver des raifons de fon mécon
tentement , qui font cependant bien clairement
imprimées fur les eftampes dont il
eft queſtion ; des éloges qu'un artiſte fait
de fes ouvrages , avec une bonne foi qui ne
lui permet pas de douter que le public
puiffe être d'un autre avis. Il vante de prétendues
nouvelles découvertes en gravûre
qui font auffi anciennes que l'art , & que
perfonne n'ignore; il nous affûre la plus parfaite
exactitude dans une eftampe , quant
à la perfpective & à l'effet de lumiere , où
ni l'une , ni l'autre ne fe trouvent que
d'une maniere défectueufe : fur quoi il eft
à remarquer que celui qui fe donne ces
louanges , a affez de talens pour captiver
l'eftime du public , fans qu'il foit befoin
A vi
12 MERCURE DE FRANCE.
porpour
lui d'avoir recours à cette efpece de
charlatanifme , qui n'eft pardonnable que
lorfqu'il fupplée au défaut d'un mérite
réel. Nous y avons lû la critique du
tail de faint Eustache , qui n'eft peut- être
pas fans raifon , & en même tems l'éloge
d'un projet pour ce même portail , par
l'auteur même. Le malheur eft que ce
projet ne remplit ni la hauteur du pignon
de l'églife , ni les autres fujetions du lieu :
c'eſt dommage , car il paroît qu'il a été
pris dans Vitruve , du moins à en juger
par le bas- relief payen qui fe trouve dans
le fronton ; il eft de plus orné de deux
tours de l'invention de l'auteur , & l'on
s'apperçoit bien qu'il n'en a pas trouvé
d'exemple dans Vitruve. On y ajoûte , des
idées d'églife , que l'auteur voudroit faire
paffer en loi , qui néanmoins pourroient
trouver des oppofans. Quoiqu'il en foit ,
l'auteur ici eft donneur d'avis , ou plutôt
donneur d'idées. Les arts , font à la
mode , il eft de faifon d'en écrire ; mais il
me femble qu'on ne remonte pas aux caufes
premieres qui les rendent floriffans :
une des principales eft la multiplicité des
donneurs d'idées . Je ne parle pas fimplement
de ceux qui font artiftes ; leur état
eft d'imaginer , & il n'eft pas étonnant
qu'ils le faffent avec netteté mais il y a
:
JUIN. 1755. 13
nombre de perſonnes qui embraffent l'état
de donneurs d'idées , fans vocation particuliere
, & qui cependant fe font un grand
nom ; elles enfeignent ce qu'elles n'ont
point appris , & fans fçavoir rien des arts ,
dirigent les artistes les défauts qui fe
rencontrent dans les ouvrages font fur le
compte de l'artiſte , & ce qui s'y trouve de
bon vient d'elles.
Quiconque fe deftine à la profeffion de
donneurs d'idées doit dormir peu ,
& cependant
rêver beaucoup. Quelque confuſes
que puiffent être les imaginations qu'il
combine , il en forme , un tout qui à la
vérité n'eft pas diftinct , mais néanmoins
dans lequel il voit , comme au travers d'un
brouillard, des merveilles difficiles à expliquer
, & plus difficiles encore à rendre.
Il va chez un artifte , lui propofe ces idées ;
vingt objections fe préfentent dont il ne
s'eft pas douté : il n'importe , rien ne le
déconcerte , il revient pourvû de nouvelles
idées. A force de les détruire , l'artiſte
développe quelques- unes de celles qui lui
paroiffent convenables ; notre inventeur
les faifit , y fait quelques nouvelles additions
, qu'on fera vraisemblablement obligé
de fupprimer , mais qui lui donnent le
droit inconteſtable de fe les regarder comme
propres. L'artifte en fait- il quelque
14 MERCURE DE FRANCE .
chofe de beau ? le donneur d'idées triomphe,
fans lui l'artiſte borné n'auroit pû enfanter
une fi belle choſe. Dans le cercle de la focié
té qu'il fréquente , il eft regardé comme
l'homme d'une connoiffance univerfelle ;
bientôt , s'il a un peu de bonheur , il fera le
confeil de la cour & de la ville en fait de
goût . Il restera pour démontré que quand
on réuffira , ce fera lui qui aura merveilleufement
imaginé , & que fi le fuccès n'y
répond pas , ce fera l'artifte qui n'aura pas
eu l'efprit de le comprendre. Il réfulte
mille avantages pour les artiftes , des mouvemens
que fe donnent ces perfonnes uti
les; ils n'ont pas befoin de fortir de chez eux
pour recevoir des complimens , le donneur
d'idées veut bien fe charger de ce lourd
fardeau : ils ne courent point de rifque que
les éloges leur tournent la tête , ils ne font
pas pour eux ; ce danger n'eft que pour le
donneur d'idées , qui peut devenir vain.
Mais comme il faut beaucoup de vanité
pour faire profeffion de cet état , la meſure
n'en eft pas fi bien fixée qu'on puiffe facilement
affirmer quand il y a excès ; d'ailleurs
pour un qui fe rendroit infoutenable ,
il s'en trouveroit mille prêts à le remplacer,
ils ne font pas auffi rares que les excellens
artiftes.
Je ne fçais pourquoi tout le monde ne
JUI N. 1755. IS
s'attache
pas à ce genre de talent qui eft
facile & amufant , je veux vous le prouver
par un exemple. Il m'eft venu plufieurs fois
à l'efprit que Timoleon faifant périr ſon
propre frere pour la patrie , feroit un
beau fujet de tragédie : n'étant nullement
poëte , je ne fçais pas s'il feroit intéreffant
au théâtre , & s'il ne s'y rencontreroit pas
des inconvéniens qui le rendroient impoffible
; mais fi vous le traitiez , vous feriez
obligé de convenir , après ce que je vous
en dis ici , que c'eft moi qui vous en ai
donné l'idée , & que la plus grande partie
du fuccès me devroit être attribuée . Vous
voyez que je n'ai pas fait une grande dépenfe
de génie ; voilà pourtant ce que c'eft
qu'être donneur d'idées.
Monfieur , vous êtes zélé pour la gloire
des arts , je vous conjure d'encourager les
donneurs d'idées ; cela eft plus aifé qu'on
ne le croit ordinairement , & on peut appliquer
ce talent à une infinité de chofes
dans les belles-lettres & dans les arts. Avec
de très-légeres connoiffances , on peut donner
des idées de tragédies , de comédies &
même de poëmes épiques , ce qui eft bien
plus glorieux. M. V. fait un beau tableau
qu'il expofe au fallon : un homme de bien
plus grande imagination que lui , lui prouve
dans une brochure qu'il n'a pas tiré de
16 MERCURE DE FRANCE.
fon fujet tout ce qu'il pouvoit , & lui fournit
de quoi couvrir une toile de vingt toifes
. Cependant cet auteur voit tout cela au
travers d'un brouillard , dans un espace de
quinze pieds ; on pourroit le prier de faire
voir comment il y fait entrer tout cela :
fon excufe eft toute prête ; il ne fçait pas
deffiner , fon état eſt d'être donneur d'idées.
Le bon M. *** dont les écrits font fi remplis
d'aménité , & qui par conféquent ne peut
comprendre pourquoi ils lui ont attiré tant
d'ennemis , fe donne la peine de faire imprimer
quantité d'idées de fujets pour les
peintres ; ils ont l'ingratitude de s'appercevoir
qu'aucun de ces fujets n'eft propre
à faire un bon effet cela n'eft - il pas
malheureux ? fi on l'avoit crû , n'eut- il
eu droit au premier fallon de réclamer
fon bien ? & toute la gloire de l'expofition
n'eût- elle dû être pour
pas lui : Ce qui
lui doit paroître plus inconcevable encore ,
c'eft qu'une autre brochure qui a paru
depuis & qui contenoit des fujets de peina
été tout autrement accueillie .
Pourquoi cela ? eft - ce parce qu'il étoit
évident que celle ci partoit de quelqu'un
au fait de l'art , & qui n'écrivoit que d'après
des idées nettes & déja compofées
dans fon efprit en artifte ? Devroit- on pour fi
peu y mettre tant de différence ? Eft if quefture
,
pas
JUIN. 1755. 17
tion d'une grande fête ? on dit à l'artiſte , il
nous faudroit ici quelque chofe de grand ,
de beau , un temple , un palais , ce que vous
voudrez ; mais que cela foit impofant : voilà
des demandes nettes , claires , & qu'on
peut remplir de mille façons. L'artiſte eft
à fon aife ; s'il eft habile , il fait une belle
chofe ; mais il n'en eft pas moins vrai que
c'eſt M. tel qui lui a donné l'idée . Ce font
les efprits prudens , & ceux qui veulent
une gloire qu'on ne puiffe leur conteſter ,
qui fe renferment dans ces généralités ;
elles fuffifent pour en tirer le plus grand
honneur , & même pour autorifer à mettre
fon nom , comme inventeur , aux eftampes
qui pourront en être gravées. Ceux qui
s'avifent de mettre la main au porte- crayon,
s'en tirent plus difficilement : malgré les
excufes qu'ils apportent de n'avoir jamais
appris , ce qui eft aſſez viſible pour les difpenfer
du foin d'en avertir ; ils hazardent
beaucoup ordinairement , ils ne fçauroient
éviter une bonne dofe de ridicule; mais auffi
s'il arrive, par un heureux hazard , que l'exécution
reffemble à peu près à ce qu'ils ont
confufément ébauché,quel triomphe ! quelle
gloire ! On peut donner des idées pour les
décorations de l'opéra , pourvû qu'on ait
de bons peintres pour les débrouiller &
leur donner de l'existence. L'expérience fait
18 MERCURE DE FRANCE.
voir qu'il n'eft pas néceffaire de fçavoir
deffiner , ni même les premiers élémens de
l'architecture. On peut donner des idées
pour la mufique ; il fuffit pour cela d'en
avoir entendu quelquefois , & d'avoir pris
parti dans la querelle pour ou contre. On
donnera encore facilement des idées pour
les habillemens , il y en a des preuves. On
a vû des perfonnes fe faire une réputation,
feulement pour avoir donné des idées d'attitudes
variées aux acteurs des choeurs de
l'opéra . Il n'y a pas jufqu'à un marchand
qui donne des idées ( ou du moins qui le
fait croire ) aux manufactures d'étoffes .
Lorfqu'il a été queftion de faire une
place pour le Roi , n'a-t-on pas vû éclore
un effain de donneurs d'idées , qui étoient
étonnés eux- mêmes de la beauté des imaginations
qui leur paffoient par la tête ?
quelques-uns n'ont pû réfifter à la tentation
de les publier , quoiqu'en pure perte.
Il ne faut pas en croire les artiftes , qui fe
figurent que tout le monde eft en état de
faire un rêve ; que toute la difficulté confifte
à le réaliſer de maniere qu'il faſſe un
bon effet , & à vaincre les difficultés qui
fe rencontrent dans les idées les plus nettes
& les mieux conçues : la jaloufie leur
fuggere ce fentiment , & la véritable gloire
doit toujours appartenir à celui qui donne
la premiere idée.
JUIN. 1755. 19
Vous même , Monfieur , vous avez les
plus grandes obligations à un donneur d'idées
, & peut- être fans l'avoir jamais fçu .
Nous venons de perdre un auteur , finon
diftingué , du moins récompenfé : il avoit
apparamment fait réflexion , ou avant ou
après vous , que le contraſte d'un Anglois
des plus durs avec un François des plus
petits- maîtres pouvoit produire quelque
chofe de plaifant ; de là il s'étoit érigé dans
fa famille & dans le petit cercle de fes
amis pour le donneur d'idées du François
à Londres. Si vous ne fûtes pas débarraſſé
du foin d'imaginer ce fujet , vous dûtes
l'être d'une partie du fardeau des éloges
qui vous en font revenus , du moins il
cherchoit à vous en foulager autant qu'il
lui étoit poffible. La feule difficulté qui s'y
trouvoit , c'est qu'il n'avoit rien fait avant ,
& qu'il ne fit rien depuis qui donnât lieu
de croire qu'il en eût pû faire une bonne
piece ; cependant il avoit fes croyans . C'en
eft affez pour vous faire voir la très- grande
utilité des donneurs d'idées , & je vous les
recommande comme plus importans encore
que les donneurs d'avis.
Je fuis , &c.
Langue
Vers et prose
Type d'écrit journalistique
Courrier des lecteurs
Faux
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