Titre d'après la table
Histoire du Solitaire.
Fait partie d'une livraison
Page de début
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Page de début dans la numérisation
43
Page de fin
71
Page de fin dans la numérisation
81
Incipit
Ces choses sont belles à dire, mais l'execution en est
Texte
Ces choſes fontbelles àdire,mais l'execution en eſt diffi- cile, & la plupart de ceux qui font ces fortes d'Ouvrages ,
fongent bien moins àquiter le monde , qu'à faire paroiſtre leur eſprit. Beaucoup deGens parlent avantageuſementde la Solitude , & en dépeignent la tranquillité , & cependant on voit peu de Solitaires. Quoy que le nombre en ſoit petit ,
j'en ay découvert un depuis quelques jours , dont l'Hiſtoi- remerite bien de vous eſtre racontée. Il eſt Fils unique &
ſeul Heritier d'un Homme qui peut paſſer pour grand Sei- gneur dans ſa Province. Il le fit étudier avec beaucoup de foin &de dépenſe , luy fit faire ſes Exercices àParis , &le rap- pella aupres de luy dés qu'ils
Tome VI. C
2.6 LE MERCVRE
furent achevées , de crainte
qu'il ne priſt le parti de l'Epée,
&que le defirde la gloire qui excite preſque tous lesjeunes Gens , ne l'engageat à fuivre l'exemple de la plupart de fes Camarades qu'il voyoit aller à
l'Armée , en fortant de l'Aca
demie: CeFils dont l'humeur
eſtoit douce , qui n'aimoit que le repos , & qui ſe faifoit une joye extréme d'obeïr à fon Pe- re , ſe rendit aupres deluydans le temps marqué , & voulut répondre par fa diligence à
l'empreſſement que ce bon Homme avoit de le revoir.
Dés qu'il fut de retour , il luy propoſa une Charge de Con- feillerdans le Parlement de ***
pour l'attacher plus fortement auprés de luy. Cet offre fut accepté avec joye , & la Char-
GALANT. 27
ge ayant eſté achetée , il y fut reçeu avec applaudiſſement ;
il l'a exercée pendant dix ans avec une integrité dont nous avons peu veu d'exemples. Il ne faut pas s'en étonner , il eſtoit indifferent , & la Province n'avoit point de Beautez capables de le toucher. Ce n'eſt pas qu'il euſt de mépris pour aucune , & que fon in- difference aprochat de celle
de beaucoup de jeunes Gens qui ont fi bonne opinion d'eux-meſmes , qu'ils croyent
la plupart des Femmes indi gnesde leursfoins. Noſtre
litaire n'avoit point
&s'il avoit de l'indifference,
la cauſe n'endevoit eſtre attribuée qu'à ſon temperament.
Sa froideur pour le Sexe eſtoit accompagnée d'une civilité
cedeflwy
Cij
28 LE MERCVRE
qui gagnoit tous les coœurs , &
jamais Inſenſible ne l'a fi peu paru. Siquelques Belles qui ne le haïffoient pas , & qui au- roient volontiers fait lamoitié
des avances , cachoient le cha- grin qu'elles avoient de luy voir un cœur fi peu capable d'aimer , fon Pere faiſoit ſans
ceffe paroiſtre le ſien. Il le preſſoit tous les jours deſema- rier , & luy témoignoit avec une ardeur inconcevable le
defir qu'il avoit de voir des Succeſſeurs qui pûffent em- peſcher ſon nom de mourir.
Ces difcours fatiguoient nô- tre Solitaire, il ne fongeoit qu'à ſes Livres , il n'aimoit que fon Cabinet , il y paſſoit des jours entiers, & ne voyoit les Dames que lors qu'il ne pouvoit civi-- lement s'endéfendre, & que le
1
GALANT. 29
4
hazard les faifoit trouver dans
des lieux où il ne les cherchoit
pas : demanierequ'on peutdi- re qu'au milieu d'une des plus GalantesVilles de France , &
dans un Parlement celebre , il
vivoit comme s'il eût efté dans
une Solitude. Le calme d'eſprit &les douceurs qu'il trouvoit dans cette vie tranquile , fu- rentmêlées de quelques cha- grins. Les empreſſemens que fon Pere avoit de le marier,
luy firent de la peine : il vou- lut tâcher à ſe vaincre pour luy obeïr, il combatit les defirs qu'il avoit de conferver ſa li- berté, il ſe dit des raiſons pour fe faire vouloir ce qu'il ap- préhendoit le plus , mais cefut toûjours inutilement; de forte
que ſe voyant dans la neceffi- te d'entendre tous les jours les
Ciij
30 LE MERCVRE
plaintes de ſon Pere , ou de prendre une Femme, il refolut de vendre ſa Charge de Con- • ſeiller, &de ſe retirer dans une
Maiſon de Campagne ſur les bords d'une agreable Riviere.
Il pratiqua fecretement des Genspourcela,conclut prom- ptement ſon marché , &partit auffi - toſt aprés. La Maiſon eſtoit à luy , elle eſtoit toute meublée , il y alloit ſouvent,
&n'ayant beſoin de faire au- cuns appreſts pour ce Voyage,
il fit facilement croire qu'il n'alloit que s'y promener, quoy qu'il euſt deſſein de s'y établir tout-à-fait. A peine y est - il arrivé , qu'il s'adonne entie- rement à la lecture des plus
beaux Livres , aux Oeuvres de Pieté , & à la culture de fon Jardin. Le Pere au deſeſpoir,
GALANT. 31 &qui ſouhaitoit toujours d'a- voir des Succeſſeurs , confulte
ſes Amis pour ſçavoir de quel- le maniere il en uſera pour faire retourner ſon Fils dans
le monde. On y trouva de la difficulté , pluſieurs expédiens ſont propoſez, on ſe quite fans ſe determiner à rien. On fe
raffemble : & le bon Homme
conclut enfin qu'il parlera à
quelques Bateliers , & qu'il priera une Fille publique in-- connuë à ſon Fils , & la plus belle qu'il pourra trouver , de ſe mettre dans leur Bateau , &
qu'ils iront aupresdu Jardinde fon Fils , où ils feindront de
faire naufrage. Son argent luy fait trouver tout ce qu'il fou- haite. On luy promet tout, on execute tout , mais fi à propos &avec tant d'aparence de ve
32 LE MERCVRE rité , que noſtre Solitaire en eſt touché de compaffion. Il eſtoit appuyé fur le bordd'une Terraffe qui regardoit la Ri- viere, & tenoit un Livre remplyde Traitez contre l'Amour.
Il le liſoit avec plaifir , s'ap- plaudiffſoit de la dureté de fon cœur , &s'affermiſſoit dans la
refolution qu'il faifoit tous les jours de ne ſe laiſſer jamais ébloüir par aucune Beauté ,
quelques charmes qu'elle pût avoir , lors que les cris des Ba- teliers, &d'une jeune fille qui fembloit perir, luy firent aban- donner la lecture pour courir au bord de l'eau. Il vit une
Femme qui en fortoit , il luy preſente la main , &la preffa d'entrer chez luy pour chan- ger de hardes , & pour pren-- dre du repos. Il la plaignie
GALANT. 33
LYC
pendant le chemin avec une
honneſteté qui luy eft natu- relle ,&luy dit des choſes qui l'auroient empeſchée de croi- re qu'il eſtoit inſenſible, fi elle n'en avoit eſté bien avertie.
Elle ſe contentade luy repartir qu'elle ſe trouvoit bien- heureuſe dans fon infortune de rencontrer une Perſonn
auſſi obligeate que luy. Quand elle fut arrivée dans ſon L
gis , elle demanda du Feu &
du Linge pour en changer ,
parce que le ſien eſtoit tout moüillé. Noftre Solitaire en
fut luy-mefme chercher, & il
auroit fait l'impoſſible pour fa belle Hoſteſſe, ſans en ſçavoir la raiſon. Il eſtoit fi troublé &
fi interdit qu'il ne ſçavoit ce qu'il faiſoit. Il la regardoit fans parler , & parloit ſans ſçavoir
34 LE MERCURE ny ce qu'il diſoit , ny ce qu'il luy vouloit dire. Il luy alluma luy - meſine du feu avec un empreſſement extraordinaire ,
&envoya tous ſes Gens avec ordre de ne rien épargner pour ſauver ſes Hardesqui flotoient fur l'eau. Pendant qu'il eſtoit occupé àfaire du feu, la Belle ſe deshabilloit peu à peu , &
laiſſoit entrevoir de temps en
temps une partie des beautez qui avoienteſté admirées d'un
grand nombre de Cavaliers.
Elle ſe coucha en fuite. Nôtre Solitaire s'approcha de fon Lit , & voulut l'entretenir ;
mais elle luy dit qu'elle estoit fort fatiguée,&le pria avec un air modefte & remply d'une certaine pudeur qui arrache les cœurs, de ſe retirer & de
la laiſſfer en repos. Il eſt vray
GALANT. 35 qu'elle estoit laffe , & le feint Naufrage l'avoit prêque autāt tourmentée qu'auroit fait un veritable péril.Elle dormit fort tranquillement pendant toute la nuit. Son Hoſte n'en fit pas
de meſme , il reſvaal'Avantu+
re qui luy eſtoit arrivée , &
fon imagination ne ceſſa point de luy reprefenter la Belle qui n'eſtoit fortie de l'eau , que pourluy ravir le repos dont il joüiffoit. Son inſenſibilité l'em- peſchoit de croire qu'il aimât
veritablement ; &quand il au- roit eſté bien perfuadé de ſa paffion , il n'oſoit ſe l'avoüer à
luy--mefme ; &la manieredont il avoit veſcu luy faifoit voir tant de foibleſſe dans un fi
prompt changement , qu'il ne Içavoit à quoy ſe déterminer.
Il ſe leva avec ces cruelles irré-
36 LE MERCURE
:
ſolutions. Il fut à peine habil- lé , qu'il envoya ſçavoir de quelle maniere ſa belle Ho- ſteſſe avoit paffé la nuit. Ilap- prit qu'elle estoit éveillée , &
qu'elle ſe portoitbien. Il enté- moigna de la joye , & luy en- voya demander la permiffion dela voir. Il l'obtint ; mais à
peine fut - il entré dans ſa Chambre , qu'il fentit unba- tement de cœur qui luy pré- ſagea ce quiluy eſt arrivé dé- puis. Il luy trouva de nou- veaux charmes ; &luy fit des complimens ſi embarraffez ,
que la Belle connut bien que ces appas commençoient à fai- re l'effet que le Pere de noſtre Inſenſible s'eſtoit propoſé. El- le le pria de luy donner quel- qu'un pour envoyer querir une Litiere dans la Ville Capitale
GALANT. 37 pitalede la Province , quin'é- toitpas éloignéedulieuoù ils eſtoient , & luy dit qu'elle eſtoit obligée d'y aller incef- ſamment pour porter des Pa piers de conſequence àſaMe- re , qui estoit fur le pointd'y voirjugerungrandProcés. Il
luy promit toutdans le deſſein dene luyrientenir,&fit venir fur l'heure un de ſes Gens à
qui il commanda d'executer ponctuellement tout ce qu'el- leluydiroit; puis il luydefen- ditenparticulierde ſuivre au- cunsdeſes ordres ,&le fit cacher afin qu'il ne paruſt plus devant elle. Ilmittout enufage pour empefcher qu'elle ne s'ennuyât. Les Repas furent galans &magnifiques ,&tout parladefon amouravantqu'il en dit rien &qu'il en fut luy Tome VI. D
38 LE MERCVRE mefmebien perfuadé. Cepen- dant ſa paffion qui avoit eſté violentedés ſa naiſſance, l'o- bligeade s'informer avec foin des raiſons qui avoient penſé faire périr une ſi aimable Per- ſonne. Illuydemandad'où elle eftoit partie , & pourquoy efle s'eſtoit fiée à des Bateliers fi
imprudens. Elle luy rendit rai- fon , detout , & luy dit que fa Mere ne youloit pas quelle confiât à perſonneles Papiers,
dont elle luy venoit de parler ,
& qu'ayant appris qu'un teau devpit pafler aupres de la Terre d'où elle les venoit de querir , elle s'eſtoit mife,de- dans , &avoit envoyé tous fes Gens par terre. Elle adjouta a
toutes ces chofes,qu'elle def- cendoit d'une Illuftre Maiſon
Bar
3
qu'elle luy nomma, mais que
α
GALANT. 39 les Debtes que fes Anceſtres
avoient laiſſees ,à caufe des
-dépenſes exceſſives auſquelles le ſervice de leur Prince les
avoit engagées , eſtoient cauſe qu'elle ne paroiſſoit pasdansle
monde avec tout l'éclat que devoit faire une Perſonne de
fa naiffance. CeRécitacheva
-de charmer noſtre Solitaire : &
fa belleHoſteffe qui ne devoit demeurer chez luy que pen- dant quelques jours , s'eſtant apperçeuë qu'il reſſentoit un veritable amour , voulut voir
juſquesoùleschofes pouroient aller. Leurs converſations devinrent longues &frequentes,
les yeux del'Amant parlerent fouvent, ſes ſoins confirme- rent tout ce qu'ils dirent , &
fes Billets tendres en apprirent encor davantage. Ce n'eftoit
Dij
40 LE MERCVRE toutefois pas affez , il falloit une declaration de vive voix
&dans les formes. Noftre Solitaire la fit , mais en Amant
bien reſolu d'aimer toûjours.
Il dit àcette adroite perſonne (qui n'avoit rien oublié de tout ce qu'elle avoit crû ne- ceffaire pour l'enflamer ) qu'il netiendroit qu'àelle de le ren- dre heureux le reſte de fes
jours, en partageant avec luy le peu debien que la Fortune luy avoit donné , & qu'il ne demandoit pour reconnoiffan- ceque ſes bonnesgraces &fon cœur. Il luy propoſa en ſuite de l'époufer le lendemain.Elle fit d'abord de grandesdifficul- tez, puis elle ſe rendit en luy demandanthuit jours pour en conferer avec ſa Mere. Il ne
voulut point confentir à ce re
GALANT. 41 tardement. Elle en témoigna autant de chagrin qu'elle en avoit de joye , & le laiſſa en fuite le maiſtre dela choſe. Il
fit tout préparerpourle lende- main,& le Mariageſe fit dans PEglife du lieu , en preſence detous les Paroiffiens. Cepen- dant le Pere de noftre NouveauMariéqu'on n'avoitaver- ty de rien, fentit redoubler la curioſité qu'ilavoit de ſçavoir -commentſon ſtratagême avoit réuffy. Il vint voir fon'Fils',
qu'il trouva d'abord plus gay qu'àl'ordinaire.Il en eutbeau- coup dejoye, &luy en deman- dala caufe. L'Amour a fait ce
changement, luy répondit- il.
J'en fuis ravy , lity repartit le bon Homme en l'embraffant
les larmes auxyeux, &je croy que pus qu'une Fehime a pu Dij
142 LE MERCURE
vous toucher , vous pourez devenir inſenſible aux charmes de quelque autre. LeFils l'affura du contraire , &luy dit qu'il aimeroit eternellement celle à qui il avoit donné fon cœur. Vous avez beau jurer ,
luyrepartit le Pere , je ne croi-- rayplus rien d'impoffible , puis que vous vous eſtes laiſſé tour cher. Ilest vray que je me fuis,
laiffé toucher, &meſme plus:
quevous ne penſez , luyrepli qua ceFils , puis que voir,ai mer&épouſer,n'ont eſté qu'u ne meſme choſe en moy. Ju- gez apres cela , poursuivit- il ,
fi yous avez raifon d'aſſurer que je deviendrayfenfible aux charmes d'une autre Femme ?
Ces paroles rendirent le Pere immobile , &le ſaiſirent telle
ment qu'il demeura quelque
GALANT.
43 temps fans pouvoir parler. Le Fils qui crût que la joye pro- duiſoit cet effet dans le cœur
de ſon Pere , adjoûta qu'il ne le preſſcroit plus de luydon- ner des Succeſſeurs , qu'il en auroit bien toſt,&qu'il croyoit que ſa Femme eſtoit groffe.
Quoy, luy ditle bon Homme d'une voix tremblante , vous
avez épouſe la Perſonne que vous avez retirée du Naufrage!OüymonPere , luy répon- dit-il , le Ciel me l'a envovée pourm'empeſcher d'eſtre plus long-temps rebelle à vos vo- lontez. Ah ! qu'avez-vousfait,
mon Fils qu'avez - vous fait ?
s'écria le Vieillard. Ce que vous avez fi ſouvent ſouhaité
demoy , repartit noſtre Nou- veauMarić. Dites plûtoft, in- terrompit le Pere avec des
44 LE MERCVRE yeux pleins de fureur, tout ce que je devois craindre , & ce qui vous couvrira d'une infa- mie eternelle , & vous rendra
Popprobre de tout le monde.
Je vous pardonne toutefois ,
poursuivit-il , àcauſe devoftre ignorance,mais il faut quiter voſtre Femme, if la faut fuir
&ne jamais fonger àla revoir.
De la maniere que vous par- -łez, répondit le Fils , il falloit que j'euſſe une Sœur qui ne m'eſtoit pas connuë, &je l'au- ray fans doute épousée , puis qu'il n'y a qu'une avanture ſemblable qui me puiffe obli- gerd'abandonner une Femme àquij'ay fi publiquementdon- né ma foy. Tu luy en peux manquer , reprit le Pere , &
tonMariage le peut rompre , quoy qu'elle ne foit point ta
GALANT. 45 Sœur. Il luy raconta enſuite,
toute l'Hiſtoire du feint Naufrage , & luy dit qu'il avoit pretendu que les charmes &
les manieres engageantes de laPerſonne qui avoit ordre de ſe retirer chez luy aprés ſon malheur apparent , &de luy demander les ſecours qu'illuy avoit offert de luy- meſme,
pourroient peu à peu faire di- minuer fon averſion pour les Dames;que c'étoit tout cequ'il avoit ſouhaité , dans la pensée que ſon cœur eftant devenu
moins farouche , ſe pourroit attendrir pour une plus hon- neſtePerſonne , & qu'il ſe ſe- roit alors fi adroitement fervyde l'occaſion , qu'il l'auroit fait conſentir à luy donner la main ; mais que puis qu'il avoit épousé une Courtiſane,
46 LE MERCURE il devoit par toutes fortes de raiſons demander la rupture de fon Mariage. Je n'ay point leu dans ſes yeux ce qu'elle eſtoit , edit alors ce Fils avec un
ton auffi triſte que touchant :
Ils m'ont paru doux , je n'ay rien veu que d'aimable dans toutefa Perſonne , &j'ay trou- védes charmesdans ſon eſprit -qui auroient pû engager des cœurs plus inſenſibles que le mien. Tout ce que vous dites peut excufer voſtre Mariage ,
repartit le Pere avec beaucoup de douceur , fanspouvoir vous
fervir de pretexte pour vous -empeſcher de le rompre,mais preſentement , pourſuivit-il ,
que vous connoiſſez voſtre er- reur, la raifon... La raiſon , s'éeria le Fils , je vous ay dit mille &mille fois pendantque vous
GALANT. 47
4.
me preffiez d'engager mon cœur , qu'elle estoit incompa-,
tible avec l'amour , & que de
peur de la perdre je voulois eſtre toûjours inſenſible. Vous ſouhaitiez alors de me voir
moins raiſonnable ,&vous me
le repetiez tous les jours : ce- pendant vous voulez aujour- d'huyqu'avec une paffionvio-- lente,je conſerve toute larai- fonque pourroit avoir l'Hom- me du monde le plus infenfi- ble. Il en faut avoir quand 'honneur le veut , repliqua le Pere, & tu ne romps ton
Mariage , je te declare que je
te desheriteray. Je ne voy past dequoy vous pouvez vous plaindre, luy répondit leFils,
je n'ay pas eſté chercher la Perſonne que j'ay épousée , &,
vous demeurez vous - meſme,
d'accord que vous me l'avez
48 LE MERCURE
envoyée. Dés que j'ay ſenty que je commençois à l'aimer,
je me ſuis ſouvenu de vous,
&de la joye que vous auriez en apprenant que je ceffois d'eſtre inſenſible. Le deſir de
vous plaire s'eſt mis de la par- tie,il m'a empeſchederefifter
fortement aux premiers mou- vemens demon amour ,&je me ſuis laiſſe vaincre quand j'ayſerieuſement fait reflexion fur la manieredont la Perſonne que j'ay épousée eſtoit ve- nuëchez moy. J'ay crû qu'ily
avoitde ladeſtinée dans cette
Avanture , que nous eſtions nez l'un pour l'autre , & que je ſerois criminel ſi j'étois plus long-temps rebelle à vos vo- lontez ,&que les Succeſſeurs quevous ſouhaitiez avec tant d'empreſſement,eſtoient peut
GALANT. 49
eſtre deſtinez pour eſtre un jour de grands Hommes , &
que le Public en pouvoit recevoir des avantages confide- rables. Ayant examiné toutes ces chofes , j'aurois crû faire un crime de ne pas ſuivre les mouvemens qui m'étoient in- fpirez aprés une Avanture fi extraordinaire , & dans un
temps où j'y penſois le moins.
Toutes ces raiſons ne fatisfirent pas le Pere, il preffa en- cor ſon fils de conſentir à ſe
démarier. Ce dernier s'en eft
faitun ſcrupule de confcien- ce , &le Pere s'eſt pourvû en Juſtice pour faire caſſer leMa- riage. Je les trouve tous deux à plaindre , & je ſerois bien embaraffé ſi j'avois à pronon- cer là-deſſus. Les raiſons de
Fun & de l'autre me paroif
Tome VI. E
50 LE MERCVRE
کو
foient bonnes , &je ne trouve que l'Amourde condamnable,
mais il ne reconnoît point de
Juges, & ne fait jamais que ce qu'il luy plaît
fongent bien moins àquiter le monde , qu'à faire paroiſtre leur eſprit. Beaucoup deGens parlent avantageuſementde la Solitude , & en dépeignent la tranquillité , & cependant on voit peu de Solitaires. Quoy que le nombre en ſoit petit ,
j'en ay découvert un depuis quelques jours , dont l'Hiſtoi- remerite bien de vous eſtre racontée. Il eſt Fils unique &
ſeul Heritier d'un Homme qui peut paſſer pour grand Sei- gneur dans ſa Province. Il le fit étudier avec beaucoup de foin &de dépenſe , luy fit faire ſes Exercices àParis , &le rap- pella aupres de luy dés qu'ils
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furent achevées , de crainte
qu'il ne priſt le parti de l'Epée,
&que le defirde la gloire qui excite preſque tous lesjeunes Gens , ne l'engageat à fuivre l'exemple de la plupart de fes Camarades qu'il voyoit aller à
l'Armée , en fortant de l'Aca
demie: CeFils dont l'humeur
eſtoit douce , qui n'aimoit que le repos , & qui ſe faifoit une joye extréme d'obeïr à fon Pe- re , ſe rendit aupres deluydans le temps marqué , & voulut répondre par fa diligence à
l'empreſſement que ce bon Homme avoit de le revoir.
Dés qu'il fut de retour , il luy propoſa une Charge de Con- feillerdans le Parlement de ***
pour l'attacher plus fortement auprés de luy. Cet offre fut accepté avec joye , & la Char-
GALANT. 27
ge ayant eſté achetée , il y fut reçeu avec applaudiſſement ;
il l'a exercée pendant dix ans avec une integrité dont nous avons peu veu d'exemples. Il ne faut pas s'en étonner , il eſtoit indifferent , & la Province n'avoit point de Beautez capables de le toucher. Ce n'eſt pas qu'il euſt de mépris pour aucune , & que fon in- difference aprochat de celle
de beaucoup de jeunes Gens qui ont fi bonne opinion d'eux-meſmes , qu'ils croyent
la plupart des Femmes indi gnesde leursfoins. Noſtre
litaire n'avoit point
&s'il avoit de l'indifference,
la cauſe n'endevoit eſtre attribuée qu'à ſon temperament.
Sa froideur pour le Sexe eſtoit accompagnée d'une civilité
cedeflwy
Cij
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qui gagnoit tous les coœurs , &
jamais Inſenſible ne l'a fi peu paru. Siquelques Belles qui ne le haïffoient pas , & qui au- roient volontiers fait lamoitié
des avances , cachoient le cha- grin qu'elles avoient de luy voir un cœur fi peu capable d'aimer , fon Pere faiſoit ſans
ceffe paroiſtre le ſien. Il le preſſoit tous les jours deſema- rier , & luy témoignoit avec une ardeur inconcevable le
defir qu'il avoit de voir des Succeſſeurs qui pûffent em- peſcher ſon nom de mourir.
Ces difcours fatiguoient nô- tre Solitaire, il ne fongeoit qu'à ſes Livres , il n'aimoit que fon Cabinet , il y paſſoit des jours entiers, & ne voyoit les Dames que lors qu'il ne pouvoit civi-- lement s'endéfendre, & que le
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hazard les faifoit trouver dans
des lieux où il ne les cherchoit
pas : demanierequ'on peutdi- re qu'au milieu d'une des plus GalantesVilles de France , &
dans un Parlement celebre , il
vivoit comme s'il eût efté dans
une Solitude. Le calme d'eſprit &les douceurs qu'il trouvoit dans cette vie tranquile , fu- rentmêlées de quelques cha- grins. Les empreſſemens que fon Pere avoit de le marier,
luy firent de la peine : il vou- lut tâcher à ſe vaincre pour luy obeïr, il combatit les defirs qu'il avoit de conferver ſa li- berté, il ſe dit des raiſons pour fe faire vouloir ce qu'il ap- préhendoit le plus , mais cefut toûjours inutilement; de forte
que ſe voyant dans la neceffi- te d'entendre tous les jours les
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plaintes de ſon Pere , ou de prendre une Femme, il refolut de vendre ſa Charge de Con- • ſeiller, &de ſe retirer dans une
Maiſon de Campagne ſur les bords d'une agreable Riviere.
Il pratiqua fecretement des Genspourcela,conclut prom- ptement ſon marché , &partit auffi - toſt aprés. La Maiſon eſtoit à luy , elle eſtoit toute meublée , il y alloit ſouvent,
&n'ayant beſoin de faire au- cuns appreſts pour ce Voyage,
il fit facilement croire qu'il n'alloit que s'y promener, quoy qu'il euſt deſſein de s'y établir tout-à-fait. A peine y est - il arrivé , qu'il s'adonne entie- rement à la lecture des plus
beaux Livres , aux Oeuvres de Pieté , & à la culture de fon Jardin. Le Pere au deſeſpoir,
GALANT. 31 &qui ſouhaitoit toujours d'a- voir des Succeſſeurs , confulte
ſes Amis pour ſçavoir de quel- le maniere il en uſera pour faire retourner ſon Fils dans
le monde. On y trouva de la difficulté , pluſieurs expédiens ſont propoſez, on ſe quite fans ſe determiner à rien. On fe
raffemble : & le bon Homme
conclut enfin qu'il parlera à
quelques Bateliers , & qu'il priera une Fille publique in-- connuë à ſon Fils , & la plus belle qu'il pourra trouver , de ſe mettre dans leur Bateau , &
qu'ils iront aupresdu Jardinde fon Fils , où ils feindront de
faire naufrage. Son argent luy fait trouver tout ce qu'il fou- haite. On luy promet tout, on execute tout , mais fi à propos &avec tant d'aparence de ve
32 LE MERCVRE rité , que noſtre Solitaire en eſt touché de compaffion. Il eſtoit appuyé fur le bordd'une Terraffe qui regardoit la Ri- viere, & tenoit un Livre remplyde Traitez contre l'Amour.
Il le liſoit avec plaifir , s'ap- plaudiffſoit de la dureté de fon cœur , &s'affermiſſoit dans la
refolution qu'il faifoit tous les jours de ne ſe laiſſer jamais ébloüir par aucune Beauté ,
quelques charmes qu'elle pût avoir , lors que les cris des Ba- teliers, &d'une jeune fille qui fembloit perir, luy firent aban- donner la lecture pour courir au bord de l'eau. Il vit une
Femme qui en fortoit , il luy preſente la main , &la preffa d'entrer chez luy pour chan- ger de hardes , & pour pren-- dre du repos. Il la plaignie
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pendant le chemin avec une
honneſteté qui luy eft natu- relle ,&luy dit des choſes qui l'auroient empeſchée de croi- re qu'il eſtoit inſenſible, fi elle n'en avoit eſté bien avertie.
Elle ſe contentade luy repartir qu'elle ſe trouvoit bien- heureuſe dans fon infortune de rencontrer une Perſonn
auſſi obligeate que luy. Quand elle fut arrivée dans ſon L
gis , elle demanda du Feu &
du Linge pour en changer ,
parce que le ſien eſtoit tout moüillé. Noftre Solitaire en
fut luy-mefme chercher, & il
auroit fait l'impoſſible pour fa belle Hoſteſſe, ſans en ſçavoir la raiſon. Il eſtoit fi troublé &
fi interdit qu'il ne ſçavoit ce qu'il faiſoit. Il la regardoit fans parler , & parloit ſans ſçavoir
34 LE MERCURE ny ce qu'il diſoit , ny ce qu'il luy vouloit dire. Il luy alluma luy - meſine du feu avec un empreſſement extraordinaire ,
&envoya tous ſes Gens avec ordre de ne rien épargner pour ſauver ſes Hardesqui flotoient fur l'eau. Pendant qu'il eſtoit occupé àfaire du feu, la Belle ſe deshabilloit peu à peu , &
laiſſoit entrevoir de temps en
temps une partie des beautez qui avoienteſté admirées d'un
grand nombre de Cavaliers.
Elle ſe coucha en fuite. Nôtre Solitaire s'approcha de fon Lit , & voulut l'entretenir ;
mais elle luy dit qu'elle estoit fort fatiguée,&le pria avec un air modefte & remply d'une certaine pudeur qui arrache les cœurs, de ſe retirer & de
la laiſſfer en repos. Il eſt vray
GALANT. 35 qu'elle estoit laffe , & le feint Naufrage l'avoit prêque autāt tourmentée qu'auroit fait un veritable péril.Elle dormit fort tranquillement pendant toute la nuit. Son Hoſte n'en fit pas
de meſme , il reſvaal'Avantu+
re qui luy eſtoit arrivée , &
fon imagination ne ceſſa point de luy reprefenter la Belle qui n'eſtoit fortie de l'eau , que pourluy ravir le repos dont il joüiffoit. Son inſenſibilité l'em- peſchoit de croire qu'il aimât
veritablement ; &quand il au- roit eſté bien perfuadé de ſa paffion , il n'oſoit ſe l'avoüer à
luy--mefme ; &la manieredont il avoit veſcu luy faifoit voir tant de foibleſſe dans un fi
prompt changement , qu'il ne Içavoit à quoy ſe déterminer.
Il ſe leva avec ces cruelles irré-
36 LE MERCURE
:
ſolutions. Il fut à peine habil- lé , qu'il envoya ſçavoir de quelle maniere ſa belle Ho- ſteſſe avoit paffé la nuit. Ilap- prit qu'elle estoit éveillée , &
qu'elle ſe portoitbien. Il enté- moigna de la joye , & luy en- voya demander la permiffion dela voir. Il l'obtint ; mais à
peine fut - il entré dans ſa Chambre , qu'il fentit unba- tement de cœur qui luy pré- ſagea ce quiluy eſt arrivé dé- puis. Il luy trouva de nou- veaux charmes ; &luy fit des complimens ſi embarraffez ,
que la Belle connut bien que ces appas commençoient à fai- re l'effet que le Pere de noſtre Inſenſible s'eſtoit propoſé. El- le le pria de luy donner quel- qu'un pour envoyer querir une Litiere dans la Ville Capitale
GALANT. 37 pitalede la Province , quin'é- toitpas éloignéedulieuoù ils eſtoient , & luy dit qu'elle eſtoit obligée d'y aller incef- ſamment pour porter des Pa piers de conſequence àſaMe- re , qui estoit fur le pointd'y voirjugerungrandProcés. Il
luy promit toutdans le deſſein dene luyrientenir,&fit venir fur l'heure un de ſes Gens à
qui il commanda d'executer ponctuellement tout ce qu'el- leluydiroit; puis il luydefen- ditenparticulierde ſuivre au- cunsdeſes ordres ,&le fit cacher afin qu'il ne paruſt plus devant elle. Ilmittout enufage pour empefcher qu'elle ne s'ennuyât. Les Repas furent galans &magnifiques ,&tout parladefon amouravantqu'il en dit rien &qu'il en fut luy Tome VI. D
38 LE MERCVRE mefmebien perfuadé. Cepen- dant ſa paffion qui avoit eſté violentedés ſa naiſſance, l'o- bligeade s'informer avec foin des raiſons qui avoient penſé faire périr une ſi aimable Per- ſonne. Illuydemandad'où elle eftoit partie , & pourquoy efle s'eſtoit fiée à des Bateliers fi
imprudens. Elle luy rendit rai- fon , detout , & luy dit que fa Mere ne youloit pas quelle confiât à perſonneles Papiers,
dont elle luy venoit de parler ,
& qu'ayant appris qu'un teau devpit pafler aupres de la Terre d'où elle les venoit de querir , elle s'eſtoit mife,de- dans , &avoit envoyé tous fes Gens par terre. Elle adjouta a
toutes ces chofes,qu'elle def- cendoit d'une Illuftre Maiſon
Bar
3
qu'elle luy nomma, mais que
α
GALANT. 39 les Debtes que fes Anceſtres
avoient laiſſees ,à caufe des
-dépenſes exceſſives auſquelles le ſervice de leur Prince les
avoit engagées , eſtoient cauſe qu'elle ne paroiſſoit pasdansle
monde avec tout l'éclat que devoit faire une Perſonne de
fa naiffance. CeRécitacheva
-de charmer noſtre Solitaire : &
fa belleHoſteffe qui ne devoit demeurer chez luy que pen- dant quelques jours , s'eſtant apperçeuë qu'il reſſentoit un veritable amour , voulut voir
juſquesoùleschofes pouroient aller. Leurs converſations devinrent longues &frequentes,
les yeux del'Amant parlerent fouvent, ſes ſoins confirme- rent tout ce qu'ils dirent , &
fes Billets tendres en apprirent encor davantage. Ce n'eftoit
Dij
40 LE MERCVRE toutefois pas affez , il falloit une declaration de vive voix
&dans les formes. Noftre Solitaire la fit , mais en Amant
bien reſolu d'aimer toûjours.
Il dit àcette adroite perſonne (qui n'avoit rien oublié de tout ce qu'elle avoit crû ne- ceffaire pour l'enflamer ) qu'il netiendroit qu'àelle de le ren- dre heureux le reſte de fes
jours, en partageant avec luy le peu debien que la Fortune luy avoit donné , & qu'il ne demandoit pour reconnoiffan- ceque ſes bonnesgraces &fon cœur. Il luy propoſa en ſuite de l'époufer le lendemain.Elle fit d'abord de grandesdifficul- tez, puis elle ſe rendit en luy demandanthuit jours pour en conferer avec ſa Mere. Il ne
voulut point confentir à ce re
GALANT. 41 tardement. Elle en témoigna autant de chagrin qu'elle en avoit de joye , & le laiſſa en fuite le maiſtre dela choſe. Il
fit tout préparerpourle lende- main,& le Mariageſe fit dans PEglife du lieu , en preſence detous les Paroiffiens. Cepen- dant le Pere de noftre NouveauMariéqu'on n'avoitaver- ty de rien, fentit redoubler la curioſité qu'ilavoit de ſçavoir -commentſon ſtratagême avoit réuffy. Il vint voir fon'Fils',
qu'il trouva d'abord plus gay qu'àl'ordinaire.Il en eutbeau- coup dejoye, &luy en deman- dala caufe. L'Amour a fait ce
changement, luy répondit- il.
J'en fuis ravy , lity repartit le bon Homme en l'embraffant
les larmes auxyeux, &je croy que pus qu'une Fehime a pu Dij
142 LE MERCURE
vous toucher , vous pourez devenir inſenſible aux charmes de quelque autre. LeFils l'affura du contraire , &luy dit qu'il aimeroit eternellement celle à qui il avoit donné fon cœur. Vous avez beau jurer ,
luyrepartit le Pere , je ne croi-- rayplus rien d'impoffible , puis que vous vous eſtes laiſſé tour cher. Ilest vray que je me fuis,
laiffé toucher, &meſme plus:
quevous ne penſez , luyrepli qua ceFils , puis que voir,ai mer&épouſer,n'ont eſté qu'u ne meſme choſe en moy. Ju- gez apres cela , poursuivit- il ,
fi yous avez raifon d'aſſurer que je deviendrayfenfible aux charmes d'une autre Femme ?
Ces paroles rendirent le Pere immobile , &le ſaiſirent telle
ment qu'il demeura quelque
GALANT.
43 temps fans pouvoir parler. Le Fils qui crût que la joye pro- duiſoit cet effet dans le cœur
de ſon Pere , adjoûta qu'il ne le preſſcroit plus de luydon- ner des Succeſſeurs , qu'il en auroit bien toſt,&qu'il croyoit que ſa Femme eſtoit groffe.
Quoy, luy ditle bon Homme d'une voix tremblante , vous
avez épouſe la Perſonne que vous avez retirée du Naufrage!OüymonPere , luy répon- dit-il , le Ciel me l'a envovée pourm'empeſcher d'eſtre plus long-temps rebelle à vos vo- lontez. Ah ! qu'avez-vousfait,
mon Fils qu'avez - vous fait ?
s'écria le Vieillard. Ce que vous avez fi ſouvent ſouhaité
demoy , repartit noſtre Nou- veauMarić. Dites plûtoft, in- terrompit le Pere avec des
44 LE MERCVRE yeux pleins de fureur, tout ce que je devois craindre , & ce qui vous couvrira d'une infa- mie eternelle , & vous rendra
Popprobre de tout le monde.
Je vous pardonne toutefois ,
poursuivit-il , àcauſe devoftre ignorance,mais il faut quiter voſtre Femme, if la faut fuir
&ne jamais fonger àla revoir.
De la maniere que vous par- -łez, répondit le Fils , il falloit que j'euſſe une Sœur qui ne m'eſtoit pas connuë, &je l'au- ray fans doute épousée , puis qu'il n'y a qu'une avanture ſemblable qui me puiffe obli- gerd'abandonner une Femme àquij'ay fi publiquementdon- né ma foy. Tu luy en peux manquer , reprit le Pere , &
tonMariage le peut rompre , quoy qu'elle ne foit point ta
GALANT. 45 Sœur. Il luy raconta enſuite,
toute l'Hiſtoire du feint Naufrage , & luy dit qu'il avoit pretendu que les charmes &
les manieres engageantes de laPerſonne qui avoit ordre de ſe retirer chez luy aprés ſon malheur apparent , &de luy demander les ſecours qu'illuy avoit offert de luy- meſme,
pourroient peu à peu faire di- minuer fon averſion pour les Dames;que c'étoit tout cequ'il avoit ſouhaité , dans la pensée que ſon cœur eftant devenu
moins farouche , ſe pourroit attendrir pour une plus hon- neſtePerſonne , & qu'il ſe ſe- roit alors fi adroitement fervyde l'occaſion , qu'il l'auroit fait conſentir à luy donner la main ; mais que puis qu'il avoit épousé une Courtiſane,
46 LE MERCURE il devoit par toutes fortes de raiſons demander la rupture de fon Mariage. Je n'ay point leu dans ſes yeux ce qu'elle eſtoit , edit alors ce Fils avec un
ton auffi triſte que touchant :
Ils m'ont paru doux , je n'ay rien veu que d'aimable dans toutefa Perſonne , &j'ay trou- védes charmesdans ſon eſprit -qui auroient pû engager des cœurs plus inſenſibles que le mien. Tout ce que vous dites peut excufer voſtre Mariage ,
repartit le Pere avec beaucoup de douceur , fanspouvoir vous
fervir de pretexte pour vous -empeſcher de le rompre,mais preſentement , pourſuivit-il ,
que vous connoiſſez voſtre er- reur, la raifon... La raiſon , s'éeria le Fils , je vous ay dit mille &mille fois pendantque vous
GALANT. 47
4.
me preffiez d'engager mon cœur , qu'elle estoit incompa-,
tible avec l'amour , & que de
peur de la perdre je voulois eſtre toûjours inſenſible. Vous ſouhaitiez alors de me voir
moins raiſonnable ,&vous me
le repetiez tous les jours : ce- pendant vous voulez aujour- d'huyqu'avec une paffionvio-- lente,je conſerve toute larai- fonque pourroit avoir l'Hom- me du monde le plus infenfi- ble. Il en faut avoir quand 'honneur le veut , repliqua le Pere, & tu ne romps ton
Mariage , je te declare que je
te desheriteray. Je ne voy past dequoy vous pouvez vous plaindre, luy répondit leFils,
je n'ay pas eſté chercher la Perſonne que j'ay épousée , &,
vous demeurez vous - meſme,
d'accord que vous me l'avez
48 LE MERCURE
envoyée. Dés que j'ay ſenty que je commençois à l'aimer,
je me ſuis ſouvenu de vous,
&de la joye que vous auriez en apprenant que je ceffois d'eſtre inſenſible. Le deſir de
vous plaire s'eſt mis de la par- tie,il m'a empeſchederefifter
fortement aux premiers mou- vemens demon amour ,&je me ſuis laiſſe vaincre quand j'ayſerieuſement fait reflexion fur la manieredont la Perſonne que j'ay épousée eſtoit ve- nuëchez moy. J'ay crû qu'ily
avoitde ladeſtinée dans cette
Avanture , que nous eſtions nez l'un pour l'autre , & que je ſerois criminel ſi j'étois plus long-temps rebelle à vos vo- lontez ,&que les Succeſſeurs quevous ſouhaitiez avec tant d'empreſſement,eſtoient peut
GALANT. 49
eſtre deſtinez pour eſtre un jour de grands Hommes , &
que le Public en pouvoit recevoir des avantages confide- rables. Ayant examiné toutes ces chofes , j'aurois crû faire un crime de ne pas ſuivre les mouvemens qui m'étoient in- fpirez aprés une Avanture fi extraordinaire , & dans un
temps où j'y penſois le moins.
Toutes ces raiſons ne fatisfirent pas le Pere, il preffa en- cor ſon fils de conſentir à ſe
démarier. Ce dernier s'en eft
faitun ſcrupule de confcien- ce , &le Pere s'eſt pourvû en Juſtice pour faire caſſer leMa- riage. Je les trouve tous deux à plaindre , & je ſerois bien embaraffé ſi j'avois à pronon- cer là-deſſus. Les raiſons de
Fun & de l'autre me paroif
Tome VI. E
50 LE MERCVRE
کو
foient bonnes , &je ne trouve que l'Amourde condamnable,
mais il ne reconnoît point de
Juges, & ne fait jamais que ce qu'il luy plaît
Langue
Vers et prose
Type d'écrit journalistique
Courrier des lecteurs
Faux
Mots clefs
Fait partie d'un dossier