Titre
SECONDE Partie de la Lettre sur la Tragedie d'Astrale.
Titre d'après la table
Suite des Remarques sur la Tragédie d'Astrate,
Fait partie d'une livraison
Fait partie d'une section
Page de début
2523
Page de début dans la numérisation
52
Position sur la page
1
Page de fin
2536
Page de fin dans la numérisation
65
Incipit
Ce que je viens, Monsieur, de vous rappeller, n'est qu'une foible ébauche
Texte
SECONDE Partie de la Lettre sur la
Tragedie d'Astrale.
CE
que je viens , Monsieur , de vous
rappeller , n'est qu'une foible ébauche
du Portrait de mon Autheur favori ;
il ne fait appercevoir , jusques - là que le
germe des expressions et des sentimens
qui depuis l'ont rendu inimitable dans un
genre dont il a été le créateur , et dans lequel
il est encore aujourd'hui le desespoir de
tous ceux qui ont osé le prendre pour modelle:
J'ai des traits plus dignes de lui à
mettre sous vos yeux dans cette même Piece,
où vous m'annoncez qu'on a ri.Je ne citerai
que quelques endroits des principales
Scenes. Commençons par la cinquième
du 3º Acte , elle suit immédiatement celle
où l'on a ri , et les Spectateurs ont bien
changé
2524 MERCURE DE FRANCE
changé de sentiment à mesure que l'Auteur
a changé de ton . Le voicy donc dans
le ton tragique , ou pour mieux dire dans
un ton digne du grand Corneille.
Sychée , cru pere d'Astrate, apprenant
de lui que la conjuration est découverte ,
et entendant nommer les Principaux qui
y trempent , croit n'avoir plus rien à dissimuler
, et l'arrêtant sur le point qu'il
veut en aller instruire la Reine , lui parle
ainsi :
Je voi qu'il n'est plus temps qu'avec vous je déguise
,
Et qu'il faut vous montrer le Chef de l'entre
prise >
Celui qui du vrai Roy , connoît seul tout le sort;
Et qui contre la Reine a fait le plus d'effort, &c...
Connoissez- le , mon Fils , vous le voyez en moi
Astrate.
Ce pourroit-être vous ?
Sychée.
Oui , c'est moi , dont le zele ;
Pour le sang de nos Rois toujours ferme et fi
delle ,
Contre la Tyrannie a jusqu'à ce jour
Ligué les plus Puissans du peuple et de la Cour
& c.....
Vous me perdez ,,mon Fils , si vous parlez ;
Astrate
NOVEMBRE. 173 1. 2515
Astrate.
Hélasi
Je perds la Reine aussi , si je ne parle pas.
Sychée.
Sa perte avec la mienne entre t- elle eu balance?
&c . ..
Quoique l'Amour d'abord air pû vous inspirer ,
Contre tous ses efforts le sang doit m'assurer ,
&c.
Astrate lui promet d'obtenir
sá grace,
et l'invite à venir tout dire à la Reine.
C'est alors que Sychée lui répond avec
plus de fermeté :
Moi , trahir mes sermens ! mon Prince ! mes
amis !
Plutôt , si vous l'osez , trahissez - moi , mon
Fils.
Pensez
·
vous que l'appas du rang qu'on vous
presente ,
A cet infame prix me corrompe ou me tente ?
Connoissez mieux ma foy ; rien ne l'émou peut
voir;
Et je n'ai point de Fils si cher que mon devoir.
J'ai juré de vanger mon Maître légitime ,
De couronner son sang , de déthrôner le crime ;
D'af2526
MERCURE DE FRANCE
D'affranchir mon païs d'un empire odieux ,
Ou , du moins , de périr d'un trépas glorieux.
Dans un si grand dessein je suis inébranlable ;
11 faut qu'enfin la Reine , ou trébuche, ou m'accable
;
Que vous voyiez ses jours , ou les miens ter
minez ;
Et c'est à vous à voir quel parti vous prenez.
1strate.
Entre la Reine et vous , je n'en ai point à pren
dre ,
Que celui de vouloir tour à tour vous deffendre
Vous garder l'un de l'autre , et toujours me vanger
,
Du parti seulement où sera le danger , &c.
Vous n'avez pas encor besoin de mon secours ,
Seigneur , et de la Reine on va trancher les jours;
Avec le même soin que , comme Amant fidelle ,
Je vais , ou la sauver , ou périr avec elle ,
Je sçaurai , l'ayant mise à couvert de vos coups
Vous sauver , comme Fils , ou périr avec vous ;
Je n'examine point dans cette conjoncture
Qui doit vaincre où ceder , l'amour ou la na
ture ;
Sans juger qui des deux doit être plus puissant ,
Je regarde au péril et cours au plus pressant
N'aiNOVEMBRE.
1731. 252y
-
de
N'ay je pas eu raison , Monsieur ,
vous promettre des sentimens dignes du
grand Corneille? Et ne vous ai- je pas tenu
parole ? Démentez - moy , si vous l'osez.
Mais ce n'est pas encore là du plus beau ,
et la Piece va s'ennoblir et se fortifier par
dégrez. Passons à l'Acte quatrième.
Il y a deux Scenes dans cet Acte qui
peuvent tenir le premier rang entre les
plus interessantes. Vous sçavez , Monsieur,
de quoi il s'y agit. Sychée jusqu'icy ne
s'est montré aux yeux d'Astrate
que sous
le nom de son Pere ; mais apprenant de
lui qu'il vient d'obtenir de la Reine le
pardon de tous les conjurez , pourvû
qu'on lui livre le Fils du vrai Roy ; et
le voyant déterminé à lui ôter la vie de sa
propre main , lui fait connoître que cet
ennemi qu'il veut immoler à la Reine
n'est autre que lui- même . Je vous ai déja
cité ce qui est contenu dans les Tablettes
qu'il presente à Astrate ; j'y ajoute
seulement une circonstance que les Acteurs
apparemment n'observent pas ; j'en
juge par ce que vous m'avez dit vous
même dans votre lettre ; sçavoir , que ces
Tabletes qu'Astrate laisse tomber à terre
et que Sichée ne prend pas la précaution
de ramasser , pourroient tomber entre les
mains de quelqu'un qui les remit entre
celles
2528 MERCURE DE FRANCE
celles d'Astrate , lequel s'en serviroit à
se faire connoître à ses sujets pour
leur Roy , et à sauver Elisé en ` leur
apprenant l'interêt qu'il prend en ses
jours ; vous ajoutez encore qu'il se pourroit
faire qu'Astrate ne laissât point tomber
ces Tablettes si necessaires à Agenor
pour être toujours Maître du secret qu'il
vient de confier à ce malheurenx Prince.
Votre objection , Monsieur , est tres- sensée,
mais vous vous seriez épargné la peine
de la faire , si vous aviez lû la Piece telle
qu'elle est imprimée . Voici ce que l'Auteur
dit en cet endroit: Astrate lit dans
les Tablettes que Sychée lui montres et après
la lecture des Tablettes , il ajoûte : Astrate
continue , en rejettant les Tablettes :
Ah! d'un coup plus affreux peut - on être
percé ?
Je serois né du sang que la Reine a versé !
Quoi ? j'aurois à vanger par des Loix trop se
veres
Sur un si cher objet mon Pere et mes deux Fred
res ;
Et quand nos coeurs charmez , se croyoient tour
permis ,་
Malgré l'Amour et nous , nous serions ennemis ?
Sychée l'éclaircit si bien de cette funeste
vc-
1
NOVEMBRE. 1731 2529
te verité , qu'il ne lui laisse aucun lieu
d'en douter, ce qui l'oblige à dire :
Qu'à jamais ce secret n'est - il caché pour
-moi!
'Ah ! cruel , falloit-il , si je suis Fils du Roy ,
Pour me montrer la main qui fit périr mon
Pere
'Attendre que l'Amour me la rendît si chere ?
Et ne deviez - vous pas , pour le bien de mes
jours ,
Qu m'avertir plutôt , ou vous taire toujours .
Combien d'interêts Quinault n'a- t il
pas réunis dans cette Scene pour exciter
la pitié des Spectateurs Quand la seule reconnoissance
animeroit Astrate , n'en seroit-
ce pas assez pour épargner le sang
d'une Reine , qui vient de l'associer au
rang suprême , préférablement à un Prin .
ce de son sang à qui la couronne avoit
été promise , et sembloit si légitimement
dûë Mais cela ne suffit pas à Quinault
pour nous interesser ; il nous montre en
Astrate un Prince éperduement amoureux
et tendrement aimé ; l'amour le plus
ardent se joint à la plus juste reconnoissance
pour combattre la nature. Sychée
qui traite l'amour d'une maniere confor
nie à son âge , lui dit d'un ton ferme :
C La
2530 MERGURE DE FRANCE.
>
La vangeance d'un Pere à vous seul étoit dûë ;
Je vous l'ai reservée et l'heure en est venuë
L'objet vous en fut- il cent fois plus précieux
Levez le bras , Seigneur , et détournez les yeux ;
& c,
Songez que cet amour qui vous trouble et vous
gêne ,
Qui vous usurpe un coeur qui n'est dû qu'à la
haine ,
Cet amour qui vous guide au crime le plus
noir ,
Corrompt votre vertu , séduit votre devoir ;
Cet amour qui vous rend à vous- même perfide ;
Qui vous force à chérir une main parricide
Doit être icy pour vous le premier des Tyrans
Qu'il faut sacrifier au sang de vos parens .
Sychée voyant approcher la Reine , et
ne pouvant empêcher Astrate de lui parler
, le quitte en lui disant : qu'il va prendre
soin de sa gloire , malgré lui - même,
La Scene qui succede à celle- cy est encore
plus interressante. Les deux Personnes
qui doivent produire le plus grand
interêt y sont aux prises . En vain la nature
, le devoir et l'ambition conspirent à
séparer leurs coeurs ; l'Amour, tout dénué
d'esperance qu'il est , s'obstine à les unir
plus que jamais.
La
NOVEMBRE . 1731. 2531
La Reine demande à Astrate s'il a découvert
son ennemi : Il lui répond qu'il
a plus fait, et qu'il peut le lui livrer. Voici
ce qu'il ajoute :
Ce dernier Fils d'un Roy par vous même
égorgé ,
Ce Fils par son devoir à vous perdre engagé ,
Cette victime encore à vos jours necessaire ,
Ce malheureux vangeur d'un miserable Pere ,
D'une maison détruite , et d'un Sceptre envahi ,
Enfin cet ennemi tant craint , et tant hai ,
Dont nous cherchions la perte avec un soin extrême
,
Qui l'eût pú croire Hélas ! Madame , c'est
moi-même.
Quel coup mortel pour Elisé , quel
nouveau trouble pour Astrate ! Et quel
surcroît de terreur et de pitié pour les
Spectateurs ! Qui ne seroit pas attendri à
ces plaintes de la Reine ?
L'ingenieux couroux du ciel plein de vigueur ,
N'a que trop bien trouvé le foible de mon coeur.
J'aurois bravé mon sort , s'il ne m'eût poiut
trompée ;
Je ne m'en gardois pas par où j'en suis frappée.
De ce piege des Dieux qui se fut défié ≥
Mon coeur étoit sans doute assez fortifié
Cij contre
2532 MERCURE DE FRANCE
Contre tous les dangers qui menaçoient ma vie ,
11 ne l'étoit que trop contre un Peuple en furie ,
Contre les Dieux vangeurs , les Destins en couroux
Mais il ne l'étoit pas contre l'Amour et vous.
Je vous dérobe autant de beautez que
je supprime de Vers dans cette Scene.Vous
n'avez, Monsieur , qu'à la parcourir toute
entiere , pour voir si j'exagere ; mais je
m'apperçoi que ma Lettre passe les bornes
ordinaires ; je vais donc vous citer le plus
succinctement qu'il me sera possible,quel
ques traits du cinquième Acte.
Comme le Rôle de Sychée est sans contredit
le plus beau de la Piéce , et qu'on
y reconnoît le genre de celui de Palamede,
qui produit un effet si admirable dans l'E
lectre de M.de Crebillon.Je ne puis mieux
finir ma Lettre que par quelques Vers
que ce genereux Chef des conjurez dit
à Astrate , qui le menace de vanger sur
lui la mort de la Reine , s'il a été assez bar,
bare pour l'immoler. Voici sa réponse :
Je sçais que l'on reçoit souvent comme ung
injuré
Le zele trop exact de la foy la plus pure ;
Mais rien , en vous servant , ne peut me retenir ,
Je
NOVEMBRE. 1731. 2533
Je ferai mon devoir , dussiez-vous m'en punir ,
&c.
J'aime mon Maître assez , pour m'exposer sans
peine
Jusqu'à l'oser servir , au péril de sa haïne.
Et ma perte assurée , est après tous mes soins ,
L'injustice de lui, que mon coeur craint le moins
Quand j'aurai fait , Seigneur , tout ce que je dois
faire ,
Achevé ce que veut le Sang de votre Pere ;
Assuré votre gloire , et signalé ma foy ,
J'aurai crû vivre assez et pour vous et pour moi ;
Et si ma vie enfin , suivant mon zele extrême ,
Avanger votre sang , vous sert malgré vousmême
,
son tour Je mourrai trop content : si ma mort
Vous sert , selon vos voeux , à vanger votre
amour.
Je finis icy mes citations , pour répondre
à quelques objections que vous m'avez
faites.Le stile de Quinault dites- vous,
n'a pas cette force et cette noblesse que
demande la Tragedie , et vous le renvoyez
avec une espece de mépris à l'Opera ;
vous me faites bien voir par là que vous
avez adopté l'injuste idée qu'on s'est faite
de ce genre de Spectacle , que Quinault a
porté si haut ; mais je doute qu'il soit
plus facile de faire un bon
Opera
bone
C iij
1
2534 MERCURE DE FRANCE
bonne Tragedie ; Racine et Despreaux
l'ont voulu éprouver , et ce n'a été qu'à
leur honte ; ils oserent , dit- on , entreprendre
un Opera, pour supplanter Quinault
, mais à peine furent- ils entrez dans
la carriere , qu'ils l'abandonnerent ; leurs
partisans ne manqueront pas de dire ,
après eux , qu'ils eurent honte de l'avoir
entrepris et qu'ils jugerent le genre indigne
de leurs plumes ; quel rafinement de
Aatterie ! quelle ressource d'amour propre
! cependant Racine a bien fait voir
par le Lyrique qu'il a mis dans Esther et
dans Athalie , que ce n'étoit point là son
fort , et Despreaux nous a convaincu par
son Ode sur Namur , que son genie étoit
là hors de sa Sphere ; et que s'il avoit fait
un Opera sur ce ton , on auroit pû rẹtorquer
contre lui ce qu'il a dit contre les
Opera de Quinault , sçavoir ;
Et , jusqu'à je vous hais , tout s'y dit tendres
ment,
En disant au contraire :
Tout s'y dit durement , et jusqu'à je vous aime.
Vous ajoutez encore , Monsieur , que
les Héros de Quinault sont trop doucereux
; la solution de ce problême deman-
1
deroit
NOVEMBRE. 1731 . 2535
deroit une trop longue discussion ; et
puisque Racine a tant fait que d'ériger
l'amour en partie principale de ses Tragedies
, quoiqu'il ne soit que partie accessoire
dans celles de Corneille , et qu'il·
n'entre presque point du tout dans cellesdes
anciens ; je ne voi point qu'on doive
si fort ennoblir une passion qui n'est que
foiblesse ; d'ailleurs supposé que ce soit là
un deffaut dans Astrate ; c'est une heu
reuse faute , puisqu'elle l'a porté à s'attacher
uniquement à l'Opera ; ce n'est pas
qu'il desesperât de réussir dans le genre
qu'il voulut bien abandonner ; le succès
qu'il avoit eu dans le Faux-Tiberinus , et
dans Astrate , lui offroit assez de quoi se
consoler du peu de réussite de Pausanias,
et de Bellerofon ; de sorte que joignant à
cela sa Mere coquette , il pouvoit justement
se vanter de posseder trois genres ,
dont le moindre auroit suffi pour illustrer
un Auteur. Vous m'accuserez tant
qu'il vous plaira de trop de prévention .
Pour lui ,je vous ai déja dit que c'est mon
Auteur favori ; et d'ailleurs la préférence
que je lui donne est fondée sur des titres
qui me paroissent incontestables ; j'en ai
trop dit pour une Lettre , mais non pour
deffendre une gloire si solidement établie
et si injustement attaquée ; l'espere ,Mon-
Ciiij sicur,
2536 MERCURE DE FRANCE
sieur , que si vous faites un peu plus de
réfléxion sur cette apologie , que vous
n'en avez fait à la représentation d'Astrate
; vous vous rapprocherez de mon
sentiment : Je suis , rancune tenant , votre,
&c.
Tragedie d'Astrale.
CE
que je viens , Monsieur , de vous
rappeller , n'est qu'une foible ébauche
du Portrait de mon Autheur favori ;
il ne fait appercevoir , jusques - là que le
germe des expressions et des sentimens
qui depuis l'ont rendu inimitable dans un
genre dont il a été le créateur , et dans lequel
il est encore aujourd'hui le desespoir de
tous ceux qui ont osé le prendre pour modelle:
J'ai des traits plus dignes de lui à
mettre sous vos yeux dans cette même Piece,
où vous m'annoncez qu'on a ri.Je ne citerai
que quelques endroits des principales
Scenes. Commençons par la cinquième
du 3º Acte , elle suit immédiatement celle
où l'on a ri , et les Spectateurs ont bien
changé
2524 MERCURE DE FRANCE
changé de sentiment à mesure que l'Auteur
a changé de ton . Le voicy donc dans
le ton tragique , ou pour mieux dire dans
un ton digne du grand Corneille.
Sychée , cru pere d'Astrate, apprenant
de lui que la conjuration est découverte ,
et entendant nommer les Principaux qui
y trempent , croit n'avoir plus rien à dissimuler
, et l'arrêtant sur le point qu'il
veut en aller instruire la Reine , lui parle
ainsi :
Je voi qu'il n'est plus temps qu'avec vous je déguise
,
Et qu'il faut vous montrer le Chef de l'entre
prise >
Celui qui du vrai Roy , connoît seul tout le sort;
Et qui contre la Reine a fait le plus d'effort, &c...
Connoissez- le , mon Fils , vous le voyez en moi
Astrate.
Ce pourroit-être vous ?
Sychée.
Oui , c'est moi , dont le zele ;
Pour le sang de nos Rois toujours ferme et fi
delle ,
Contre la Tyrannie a jusqu'à ce jour
Ligué les plus Puissans du peuple et de la Cour
& c.....
Vous me perdez ,,mon Fils , si vous parlez ;
Astrate
NOVEMBRE. 173 1. 2515
Astrate.
Hélasi
Je perds la Reine aussi , si je ne parle pas.
Sychée.
Sa perte avec la mienne entre t- elle eu balance?
&c . ..
Quoique l'Amour d'abord air pû vous inspirer ,
Contre tous ses efforts le sang doit m'assurer ,
&c.
Astrate lui promet d'obtenir
sá grace,
et l'invite à venir tout dire à la Reine.
C'est alors que Sychée lui répond avec
plus de fermeté :
Moi , trahir mes sermens ! mon Prince ! mes
amis !
Plutôt , si vous l'osez , trahissez - moi , mon
Fils.
Pensez
·
vous que l'appas du rang qu'on vous
presente ,
A cet infame prix me corrompe ou me tente ?
Connoissez mieux ma foy ; rien ne l'émou peut
voir;
Et je n'ai point de Fils si cher que mon devoir.
J'ai juré de vanger mon Maître légitime ,
De couronner son sang , de déthrôner le crime ;
D'af2526
MERCURE DE FRANCE
D'affranchir mon païs d'un empire odieux ,
Ou , du moins , de périr d'un trépas glorieux.
Dans un si grand dessein je suis inébranlable ;
11 faut qu'enfin la Reine , ou trébuche, ou m'accable
;
Que vous voyiez ses jours , ou les miens ter
minez ;
Et c'est à vous à voir quel parti vous prenez.
1strate.
Entre la Reine et vous , je n'en ai point à pren
dre ,
Que celui de vouloir tour à tour vous deffendre
Vous garder l'un de l'autre , et toujours me vanger
,
Du parti seulement où sera le danger , &c.
Vous n'avez pas encor besoin de mon secours ,
Seigneur , et de la Reine on va trancher les jours;
Avec le même soin que , comme Amant fidelle ,
Je vais , ou la sauver , ou périr avec elle ,
Je sçaurai , l'ayant mise à couvert de vos coups
Vous sauver , comme Fils , ou périr avec vous ;
Je n'examine point dans cette conjoncture
Qui doit vaincre où ceder , l'amour ou la na
ture ;
Sans juger qui des deux doit être plus puissant ,
Je regarde au péril et cours au plus pressant
N'aiNOVEMBRE.
1731. 252y
-
de
N'ay je pas eu raison , Monsieur ,
vous promettre des sentimens dignes du
grand Corneille? Et ne vous ai- je pas tenu
parole ? Démentez - moy , si vous l'osez.
Mais ce n'est pas encore là du plus beau ,
et la Piece va s'ennoblir et se fortifier par
dégrez. Passons à l'Acte quatrième.
Il y a deux Scenes dans cet Acte qui
peuvent tenir le premier rang entre les
plus interessantes. Vous sçavez , Monsieur,
de quoi il s'y agit. Sychée jusqu'icy ne
s'est montré aux yeux d'Astrate
que sous
le nom de son Pere ; mais apprenant de
lui qu'il vient d'obtenir de la Reine le
pardon de tous les conjurez , pourvû
qu'on lui livre le Fils du vrai Roy ; et
le voyant déterminé à lui ôter la vie de sa
propre main , lui fait connoître que cet
ennemi qu'il veut immoler à la Reine
n'est autre que lui- même . Je vous ai déja
cité ce qui est contenu dans les Tablettes
qu'il presente à Astrate ; j'y ajoute
seulement une circonstance que les Acteurs
apparemment n'observent pas ; j'en
juge par ce que vous m'avez dit vous
même dans votre lettre ; sçavoir , que ces
Tabletes qu'Astrate laisse tomber à terre
et que Sichée ne prend pas la précaution
de ramasser , pourroient tomber entre les
mains de quelqu'un qui les remit entre
celles
2528 MERCURE DE FRANCE
celles d'Astrate , lequel s'en serviroit à
se faire connoître à ses sujets pour
leur Roy , et à sauver Elisé en ` leur
apprenant l'interêt qu'il prend en ses
jours ; vous ajoutez encore qu'il se pourroit
faire qu'Astrate ne laissât point tomber
ces Tablettes si necessaires à Agenor
pour être toujours Maître du secret qu'il
vient de confier à ce malheurenx Prince.
Votre objection , Monsieur , est tres- sensée,
mais vous vous seriez épargné la peine
de la faire , si vous aviez lû la Piece telle
qu'elle est imprimée . Voici ce que l'Auteur
dit en cet endroit: Astrate lit dans
les Tablettes que Sychée lui montres et après
la lecture des Tablettes , il ajoûte : Astrate
continue , en rejettant les Tablettes :
Ah! d'un coup plus affreux peut - on être
percé ?
Je serois né du sang que la Reine a versé !
Quoi ? j'aurois à vanger par des Loix trop se
veres
Sur un si cher objet mon Pere et mes deux Fred
res ;
Et quand nos coeurs charmez , se croyoient tour
permis ,་
Malgré l'Amour et nous , nous serions ennemis ?
Sychée l'éclaircit si bien de cette funeste
vc-
1
NOVEMBRE. 1731 2529
te verité , qu'il ne lui laisse aucun lieu
d'en douter, ce qui l'oblige à dire :
Qu'à jamais ce secret n'est - il caché pour
-moi!
'Ah ! cruel , falloit-il , si je suis Fils du Roy ,
Pour me montrer la main qui fit périr mon
Pere
'Attendre que l'Amour me la rendît si chere ?
Et ne deviez - vous pas , pour le bien de mes
jours ,
Qu m'avertir plutôt , ou vous taire toujours .
Combien d'interêts Quinault n'a- t il
pas réunis dans cette Scene pour exciter
la pitié des Spectateurs Quand la seule reconnoissance
animeroit Astrate , n'en seroit-
ce pas assez pour épargner le sang
d'une Reine , qui vient de l'associer au
rang suprême , préférablement à un Prin .
ce de son sang à qui la couronne avoit
été promise , et sembloit si légitimement
dûë Mais cela ne suffit pas à Quinault
pour nous interesser ; il nous montre en
Astrate un Prince éperduement amoureux
et tendrement aimé ; l'amour le plus
ardent se joint à la plus juste reconnoissance
pour combattre la nature. Sychée
qui traite l'amour d'une maniere confor
nie à son âge , lui dit d'un ton ferme :
C La
2530 MERGURE DE FRANCE.
>
La vangeance d'un Pere à vous seul étoit dûë ;
Je vous l'ai reservée et l'heure en est venuë
L'objet vous en fut- il cent fois plus précieux
Levez le bras , Seigneur , et détournez les yeux ;
& c,
Songez que cet amour qui vous trouble et vous
gêne ,
Qui vous usurpe un coeur qui n'est dû qu'à la
haine ,
Cet amour qui vous guide au crime le plus
noir ,
Corrompt votre vertu , séduit votre devoir ;
Cet amour qui vous rend à vous- même perfide ;
Qui vous force à chérir une main parricide
Doit être icy pour vous le premier des Tyrans
Qu'il faut sacrifier au sang de vos parens .
Sychée voyant approcher la Reine , et
ne pouvant empêcher Astrate de lui parler
, le quitte en lui disant : qu'il va prendre
soin de sa gloire , malgré lui - même,
La Scene qui succede à celle- cy est encore
plus interressante. Les deux Personnes
qui doivent produire le plus grand
interêt y sont aux prises . En vain la nature
, le devoir et l'ambition conspirent à
séparer leurs coeurs ; l'Amour, tout dénué
d'esperance qu'il est , s'obstine à les unir
plus que jamais.
La
NOVEMBRE . 1731. 2531
La Reine demande à Astrate s'il a découvert
son ennemi : Il lui répond qu'il
a plus fait, et qu'il peut le lui livrer. Voici
ce qu'il ajoute :
Ce dernier Fils d'un Roy par vous même
égorgé ,
Ce Fils par son devoir à vous perdre engagé ,
Cette victime encore à vos jours necessaire ,
Ce malheureux vangeur d'un miserable Pere ,
D'une maison détruite , et d'un Sceptre envahi ,
Enfin cet ennemi tant craint , et tant hai ,
Dont nous cherchions la perte avec un soin extrême
,
Qui l'eût pú croire Hélas ! Madame , c'est
moi-même.
Quel coup mortel pour Elisé , quel
nouveau trouble pour Astrate ! Et quel
surcroît de terreur et de pitié pour les
Spectateurs ! Qui ne seroit pas attendri à
ces plaintes de la Reine ?
L'ingenieux couroux du ciel plein de vigueur ,
N'a que trop bien trouvé le foible de mon coeur.
J'aurois bravé mon sort , s'il ne m'eût poiut
trompée ;
Je ne m'en gardois pas par où j'en suis frappée.
De ce piege des Dieux qui se fut défié ≥
Mon coeur étoit sans doute assez fortifié
Cij contre
2532 MERCURE DE FRANCE
Contre tous les dangers qui menaçoient ma vie ,
11 ne l'étoit que trop contre un Peuple en furie ,
Contre les Dieux vangeurs , les Destins en couroux
Mais il ne l'étoit pas contre l'Amour et vous.
Je vous dérobe autant de beautez que
je supprime de Vers dans cette Scene.Vous
n'avez, Monsieur , qu'à la parcourir toute
entiere , pour voir si j'exagere ; mais je
m'apperçoi que ma Lettre passe les bornes
ordinaires ; je vais donc vous citer le plus
succinctement qu'il me sera possible,quel
ques traits du cinquième Acte.
Comme le Rôle de Sychée est sans contredit
le plus beau de la Piéce , et qu'on
y reconnoît le genre de celui de Palamede,
qui produit un effet si admirable dans l'E
lectre de M.de Crebillon.Je ne puis mieux
finir ma Lettre que par quelques Vers
que ce genereux Chef des conjurez dit
à Astrate , qui le menace de vanger sur
lui la mort de la Reine , s'il a été assez bar,
bare pour l'immoler. Voici sa réponse :
Je sçais que l'on reçoit souvent comme ung
injuré
Le zele trop exact de la foy la plus pure ;
Mais rien , en vous servant , ne peut me retenir ,
Je
NOVEMBRE. 1731. 2533
Je ferai mon devoir , dussiez-vous m'en punir ,
&c.
J'aime mon Maître assez , pour m'exposer sans
peine
Jusqu'à l'oser servir , au péril de sa haïne.
Et ma perte assurée , est après tous mes soins ,
L'injustice de lui, que mon coeur craint le moins
Quand j'aurai fait , Seigneur , tout ce que je dois
faire ,
Achevé ce que veut le Sang de votre Pere ;
Assuré votre gloire , et signalé ma foy ,
J'aurai crû vivre assez et pour vous et pour moi ;
Et si ma vie enfin , suivant mon zele extrême ,
Avanger votre sang , vous sert malgré vousmême
,
son tour Je mourrai trop content : si ma mort
Vous sert , selon vos voeux , à vanger votre
amour.
Je finis icy mes citations , pour répondre
à quelques objections que vous m'avez
faites.Le stile de Quinault dites- vous,
n'a pas cette force et cette noblesse que
demande la Tragedie , et vous le renvoyez
avec une espece de mépris à l'Opera ;
vous me faites bien voir par là que vous
avez adopté l'injuste idée qu'on s'est faite
de ce genre de Spectacle , que Quinault a
porté si haut ; mais je doute qu'il soit
plus facile de faire un bon
Opera
bone
C iij
1
2534 MERCURE DE FRANCE
bonne Tragedie ; Racine et Despreaux
l'ont voulu éprouver , et ce n'a été qu'à
leur honte ; ils oserent , dit- on , entreprendre
un Opera, pour supplanter Quinault
, mais à peine furent- ils entrez dans
la carriere , qu'ils l'abandonnerent ; leurs
partisans ne manqueront pas de dire ,
après eux , qu'ils eurent honte de l'avoir
entrepris et qu'ils jugerent le genre indigne
de leurs plumes ; quel rafinement de
Aatterie ! quelle ressource d'amour propre
! cependant Racine a bien fait voir
par le Lyrique qu'il a mis dans Esther et
dans Athalie , que ce n'étoit point là son
fort , et Despreaux nous a convaincu par
son Ode sur Namur , que son genie étoit
là hors de sa Sphere ; et que s'il avoit fait
un Opera sur ce ton , on auroit pû rẹtorquer
contre lui ce qu'il a dit contre les
Opera de Quinault , sçavoir ;
Et , jusqu'à je vous hais , tout s'y dit tendres
ment,
En disant au contraire :
Tout s'y dit durement , et jusqu'à je vous aime.
Vous ajoutez encore , Monsieur , que
les Héros de Quinault sont trop doucereux
; la solution de ce problême deman-
1
deroit
NOVEMBRE. 1731 . 2535
deroit une trop longue discussion ; et
puisque Racine a tant fait que d'ériger
l'amour en partie principale de ses Tragedies
, quoiqu'il ne soit que partie accessoire
dans celles de Corneille , et qu'il·
n'entre presque point du tout dans cellesdes
anciens ; je ne voi point qu'on doive
si fort ennoblir une passion qui n'est que
foiblesse ; d'ailleurs supposé que ce soit là
un deffaut dans Astrate ; c'est une heu
reuse faute , puisqu'elle l'a porté à s'attacher
uniquement à l'Opera ; ce n'est pas
qu'il desesperât de réussir dans le genre
qu'il voulut bien abandonner ; le succès
qu'il avoit eu dans le Faux-Tiberinus , et
dans Astrate , lui offroit assez de quoi se
consoler du peu de réussite de Pausanias,
et de Bellerofon ; de sorte que joignant à
cela sa Mere coquette , il pouvoit justement
se vanter de posseder trois genres ,
dont le moindre auroit suffi pour illustrer
un Auteur. Vous m'accuserez tant
qu'il vous plaira de trop de prévention .
Pour lui ,je vous ai déja dit que c'est mon
Auteur favori ; et d'ailleurs la préférence
que je lui donne est fondée sur des titres
qui me paroissent incontestables ; j'en ai
trop dit pour une Lettre , mais non pour
deffendre une gloire si solidement établie
et si injustement attaquée ; l'espere ,Mon-
Ciiij sicur,
2536 MERCURE DE FRANCE
sieur , que si vous faites un peu plus de
réfléxion sur cette apologie , que vous
n'en avez fait à la représentation d'Astrate
; vous vous rapprocherez de mon
sentiment : Je suis , rancune tenant , votre,
&c.
Langue
Vers et prose
Type d'écrit journalistique
Courrier des lecteurs
Faux
Domaine
Constitue la suite d'un autre texte