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Titre

RÉPONSE de l'Auteur du Projet, sur Montaigne, à la Lettre de Mademoiselle de Malcrais de la Vigne, imprimée dans le Mercure de Septembre 1733.

Titre d'après la table

Reponse à l'Auteur du projet sur M. de Montaigne,

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2337
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18
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2353
Page de fin dans la numérisation
34
Incipit

MADEMOISELLE, Je vous dois des remercimens, et pour l'honneur

Texte
REPONSE de l'Auteur du Projet , sur
Montaigne , à la Lettre de Mademoiselle
de Malcrais de la Vigne , imprimée
dans le Mercure de Septembre 1733 .
MA
ADEMOISELLE ,
Je vous dois des remercimens, et pour
Phonneur que vous m'avez fait de me
critiquer , et pour la politesse dont vous
avez assaisonné votre Critique . C'est déja
quelque chose de bien flateur pour moi
que mon Projet sur Montaigne ait attiré
votre attention , et que vous ayez pris la
peine de l'examiner . Que ne vous dois je
donc point pour les louanges que vous
m'avez données : Vous , MADEMOISELLE
que tant de Plumes ont célébrée à l'envi
Vous , l'Héroïne de ce Poëte fameux , si
avare de son encens a . Quel poids n'ajoute
point à l'éloge qu'il a fait de vos talens
, le jugement rigoureux qu'il a prononcé
dans son Temple du goût , contre
tant d'illustres Auteurs ? Le Public s'est
a Voyez l'Epitre de M. de Voltaire à Mlle Malerais
de la Vigne , dans le Mercure de Decembre,
8. vol. 1732.
Ay qu'il
2338 MERCURE DE FRANCE
révolté contre cet Ouvrage , tout ami
qu'il est de la Critique , mais il n'a rien
trouvé à dire à la belle Epître que M. de
Voltaire vous a adressée , tout ennemi qu'il
est des Panégiriques. M. de Voltaire a déplu
au Public , quand il a combattu l'opinion
publique ; il lui a plû quand il s'y
est conformé
Mais pourquoi ne vous a- t- il pas donné
une place honorable dans son Temple du
goût? Pourquoi au moins ne vous a- t- il
pas mise avec Madame Deshoulieres , à la
quelle il vous avoit comparée ? Je crois
Mademoiselle , que je ne suis pas le premier
qui vous fais cette question . Quoi
qu'il en soit des raisons qu'a pû avoir
M. de Voltaire , et dans lesquelles je n'ose
entrer , je vous puis assurer , Mademoiselle
, qu'il y a bien des Auteurs qui ont
été charmez de ne point trouver votre
nom dans cet Ouvrage , parce qu'ils s'attendoienr
à y trouver le leur . Le silence
de M. de Voltaire sur votre sujet les a consolez
de l'exclusion qu'il leur a donnée .
Quand onleur demande pourquoi M. de
-Voltaire n'a fait aucune mention d'eux
dans son Temple dugoût , ils répondent
qu'il en a usé de même à votre égard , et
ils croient par-là l'avoir convaincu d'une
injustice qui doit lui ôter toute autorité
dans la République des Lettres.
NOVEMBRE. 1733. 2339
Vous n'approuvez pas mon projet sur
Montaigne , et vous croyez sans doute
que je vais le soutenir contre vous.
Non , Mademoiselle , je l'abandonne
sans peine ; il n'est pas plus de mon
goût que du vôtre ; et je n'ai jamais eû
une intention bien sérieuse de l'éxecuter.
Ce travail serbit assez désagréable , et
quand même l'Ouvrage réüssiroit , il en
reviendroit peu de gloire , parce qu'on
ne s'imagineroit pas qu'il eût dû beaucoup
coûter.
Mais quoique je sois très - déterminé à
laisser Montaigne tel qu'il est,il me semble
cependant que les raisons que vous appor
tez contre mon Projet, ne sont pas absolument
sans réplique.Voyons donc ce qu'on
y pourroit opposer . Cela nous amusera
peut-être vous et moi , et d'ailleurs je
suis trop flatté de l'occasion de rompre
une lance avec vous , pour la laisser
échapper.
Je conviens d'abord que le mot de
Traduction dont je me suis servi , n'est
pas tout-à- fait exact , et ne dit pas précisément
ce que je veux faire entendre ;
mais je ne l'ai employé qu'au deffaut d'au
tre et pour abréger . Dailleurs j'ai expliqué
plus d'une fois en quel sens je le
prenois.
A vj
29
2340 MERCURE DE FRANCE
>
2º. Je suis Traducteur , et Traducteur
proprement dit en quelques endroits
de l'échantillon que j'ai donné de mon
travail , et c'est lorsque je change entierement
les tours et les mots de Montaigne
, parce que ces tours et ces mots
sont tellement vieillis qu'ils ne sont plus
françois. Traduire , c'est rendre en une
autre Langue les pensées d'un Auteur ;
j'admets la définition. Or la Langue dans
laquelle je rends les pensées de Montaigne
, est quelquefois une autre Langue
que celle qu'il a parlée. Celle- cy est ce
qu'on appelle communément du Gaulois.
Or mettre du Gaulois en François ,
c'est à la lettre , traduire. Ces mots Gaulois
ont été jadis François ; mais aujour
d'hui ils ne le sont pas plus que des mots
Italiens ou Espagnols, si on en excepte la
terminaison qui est toujours Françoise .
Le plus souvent , je l'avoue , je ne fais
que corriger Montaigne ; quelquefois aussi
je le traduits.
3°. Le projet de mettre en François
moderne un Ouvrage écrit en vieux Fran .
çois il y a environ 150. ans , n'est pas
d'une espece aussi singuliere qu'on pour
roit le croire d'abord. On a traduit ou
corrigé quelques Ouvrages de S. François
de Sales , à peu près comme je voudrois
traduire
NOVEMBRE. 1733. 234x
traduire ou corriger les Essais de Montaigne.
Cependant S. François de Sales
n'est mort qu'en 1622. mais pourquoi
les a- t'on traduits ? C'est parce que ces
Ouvrages si propres à inspirer le goût
de la pieté et à en faire connoître l'esprit
et les regles , n'étoient presque plus
lûs par ceux mêmes qui s'occupent le
plus de la lecture des Livres spirituels.
Je conviens , car il faut être de bonne
foi , qu'il y avoit une raison de traduire
S. François de Sales , qui est peut- être
une raison de ne point traduire Monaigne.
Cette raison , c'est que le vieux
stile de S. François de Sales jette un certain
plaisant et un certain comique sur
ses pensées qui est tout près du ridicule
et qui par conséquent est diamétralement
opposé à l'effet sérieux qu'elles doivent
produire. Or ce plaisant et ce comique
est tout- à- fait à sa place dans Montaigne.
Bien loin de gâter ses pensées et
d'en empêcher l'effet , il y ajoute une
nouvelle grace et une nouvelle force ,
ensorte que son stile est agréable , nonseulement
parce qu'il est vif , léger , & c.
mais encore parce qu'il est vieux . Peutêtre
étoit-il moins agréable à ses Contemporains.
Telle phrase de Montaigne ,
qui aujourd'hui déride le front du Lecteur
2342 MERCURE DE FRANCE
teur le plus sévere , étoit lûë il y a 150.
ans avec le plus grand sérieux , et on étoit
bien éloigné d'y trouver le mot pour
rire. Nous rions en lisant nos vieux Auteurs
, comme nous rions en voyant les
Portraits de nos grands- peres habillez à
la maniere de leur temps . La naïveté est
un des principaux caracteres de Montaigne;
on aime beaucoup cette naïveté et
on lui en fait un grand mérite. Mais si
on y prend garde , on verra qu'elle consiste
en grande partie dans son vieux.
langage. Montaigne paroissoit autrefois
moins naïf qu'il ne le paroît aujourd'hui .
Nous voyons dans cet Auteur ce qui
n'y est point , ou du moins ce qu'il n'y
a point mis. Nous attribuons à l'Ouvrier
ce qui n'est que l'effet du temps
qui a passé sur son Ouvrage. Ou si l'on
veut encore , nous attribuons à l'Auteur
et au Livre ce qui n'est qu'en nous- mêmes.
C'est une vraye piperie et une sorte
de prestige ; voila pourquoi le vieux
langage , le stile Marotique est si pro
pre aux Ouvrages qui doivent être naïfs
et plaisants , comme les Epigrammes ,
les Contes , les Fables , &c. Il y a tel
Vers de la Fontaine , de Rousseau , à qui
Vous ôteriez tout son sel en changeant
sculement un mot Gaulois en un mot
François.
NOVEMBRE. 1733. 2343
François . On comprend assez pourquoi
le vieux langage nous paroît plaisant et
naïf; c'est une espece de mascarade . Ce
langage est encore en grande partie celui
des gens de la campagne et du Peuple
, surtout dans les Provinces les plus
éloignées de Paris. Mais par la même
raison il doit paroître bas plutôt que
naïf , et ridicule plutôt que plaisant à
plusieurs personnes. Il faut donc le réformer
dans les anciens Livres ; il faut
y substituer le langage moderne , si l'on
yeut que ces personnes les lisent avec
plaisir . C'est pour elles que je voudrois
traduire ou corriger Montaigne.
On niera peut- être l'existence de ces
personnes , ou du moins qu'elles soient
en grand nombre. Mais on se trompe
souvent cn jugeant des autres par soimême,
ou par quelques amis qui pensent
comme nous. Pour moi , Mademoiselle ,
je puis vous assurer que je connois plusieurs
gens de fort bon esprit , à qui
j'ai voulu faire lire Montaigne , et quelques
autres de nos vieux Ecrivains en
Vers et en Prose , et qui m'ont dit qu'ils
ne pouvoient soutenir cette lecture. Ce
vieux langage , comme je l'ai dit , leur
paroît bas , ridicule , souvent même inintelligible.
Mais
2344 MERCURE DE FRANCE
Mais les Essais de Montaigne , corrigez
et réformez comme les trois Chapitres
qu'on a vûs dans le Mercure , plairoient-
ils à ces personnes dont je viens
de parler ? Seroit- ce pour elles une lec
ture agréable ? Voilà le point essentiel
de la question , car il ne s'agit pas de
ceux qui lisent avec plaisir Montaigne tel
qu'il est. J'aurois quelque lieu de le croire
, Mademoiselle , si mon stile étoit
digne des loüanges que vous lui avez
données. Il est pur , dites - vous , elegant ,
harmonieux. Vous ajoûtez que si la France
n'eût point vû naître un Montaigne avant
moi , je pourrois en continuant sur le méme
ton , prétendre au même rang. Ce n'est
là , sans doute , qu'une politesse dont il
faut rabatre beaucoup , et en ce cas je
n'en puis rien conclure ; mais si vous
m'avez parlé sincerement , je puis me flater
que mon Ouvrage auroir quelque
succès. Montaigne n'est point né , il n'existe
point pour ceux qui ne le lisent
point , et qui ne peuvent même le lire.
Or , je le repete , ils sont en grand nombre
, surtout parmi les femmes . Il en est
fort peu , qui comme vous , Mademoiselle
, joignent le sçavoir à l'esprit ; la
plupart même sont extrémement ignorantes
, et beaucoup d'hommes ne le
sont
NOVEMBRE. 1733 2345
sont pas moins qu'elles. Or il faut au
moins quelque teinture de litterature
pour lire Montaigne avec plaisir.
cet
On pourroit me faire une autre objection
à laquelle je serois plus embar
rassé de répondre. Traducteur de Montaigne
, j'ai loué , j'ai éxalté mon Original
, mais ne l'ai-je point trop loüé ? Ne
faudroit- il point distinguer ici l'Auteur
et le Livre , Montaigne et ses Essais ,
le 16. siecle et le 18. Montaigne étoit
un excellent esprit , un rare génie , mais
ses Essais sont- ils réellement un excellent
Livre ? Cet Ouvrage égal ou supérieur
à tous ceux qui l'ont précedé dans
le même genre , l'est- il de même à tous
ceux qui l'ont suivi ? En un mot ,
Ouvrage admirable par le temps où il
a parû , l'est- il aussi pour le temps où
nous vivons ? Je connois des gens d'esprit
bien éloignez de le croire . Beaucoup
de pensées , nouvelles quand Montaigne
les a écrites , sont dans la suite devenuës
très communes. Mille Ecrivains les ont
répetées. Aujourd'hui elles appartiennent
à tout le monde. Elle leur sont familieres.
Aussi les bons Auteurs qui écrivent
sur les matieres ausquelles ces pensées
ont rapport , ne les répetent plus. Ils les
supposent comme suffisamment connuës ,
et
2346 MERCURE DE FRANCE
et partent de - là pour aller à des veritez
nouvelles. Si Pascal , la Bruyere , la Rochefoucault
, ont pris beaucoup de choses
dans Montaigne , ils y en ont ajoûté une
infinité d'autres. En un mot , les Esprits
se sont bien rafinez depuis 15o. ans . Ils
sont bien avancez aujourd'hui du côté
des refléxions sur l'Homme; et le Livre si
vanté de Montaigne paroîtroit peut- être
dans ma Traduction un Livre assez com .
mun et assez vuide , un Livre où ceux
qui connoissent ce qui s'est fait de meil
leur depuis 60. ou 80. ans , ne trouveroient
presque rien à apprendre et qui
fût nouveau pour eux. Ainsi il arrive .
roit à Montaigne ce qui est arrivé à quel.
ques Auteurs Grecs et Latins , dont la
réputation est beaucoup diminuée depuis
qu'ils sont traduits. Voilà ce que
m'ont dit des Personnes de mérite , et
je suis très- porté à croire qu'elles ont
raison.
On me fait encore une objection à laquelle
j'avoue que j'étois assez simple
pour ne me pas rendre. Vous voulez
supprimer dans votre Traduction , m'at'on
dit , tout ce qu'il y a de trop libre.
dans Montaigne , tout ce qui s'y trouve
de contraire à la foi et aux bonnes moeurs,
et on ne peut que vous en loüer.Mais dèslors
NOVEMBRE. 1733. 2347
lors ce n'est plus Montaigne que vous nous
donnez. On n'aime point ces Auteurs
mutilez ; ils ne sont bons que pour les
Colleges ; et outre que ce que vous retrancherez
dans votre Traduction , fait
une partie considerable de l'Original ,
c'est peut -être la plus agréable pour une
infinité de gens. Quoiqu'il en soit , on
veut qu'une Traduction représente l'Original
en son entier ; on veut avoir le
bon et le mauvais , l'utile et le dange
reux , parce qu'on veut avoir tout. J'ay
peur encore que cette objection ne soit
fort bonne ; elle m'est venuë de bien
des endroits.
J'ai été encore très-frappé d'une de
vos Remarques , Mademoiselle , et j'en
ai même éprouvé la vérité depuis l'impression
de mon Projet. C'est que plu
sieurs de ceux qui avoüent qu'il y a beau
coup d'Endroits dans Montaigne qu'ils
■'entendent point , seroient les premiers
à se dédire lorsque ma Traduction leur
auroit éclairci ces passages difficiles.
Enfin ,je suis persuadé que les graces de
Montaigne consistent principalementdans
son stile , et vous ne paroissez pas vousmême
, Mademoiselle , fort éloignée de
certe opinion. Or j'avoue que c'est une
entreprise bien hardie que de traduire un
Auteur de ce caractere.
2348 MERCURE DE FRANCE
Vous dites , Mademoiselle , que mon
stile n'a point de rapport à celui de Montaigne.
D'autres ont trouvé qu'il n'en
avoit que trop , qu'il n'étoit pas assez
original , assez moderne. Il vous arrivera,
m'ont-ils dit,si vous n'y prenez garde, que
Montaigne vous gagnera insensiblement.
Vous vous familiariserez avec son vieux
langage et vous l'adopterez sans y penser.
Je suis entierement de leur avis , et
si je continuois ma Traduction , je m'éloignerois
beaucoup plus de mon Ori
ginal que je n'ai fait.
Vous aimez Montaigne, Mademoiselle, er
vous avez raison de l'aimer.Mais permet
tez- moi de vous dire que votre goût
pour cet Auteur vous a emportée trop
loin.Il vous a rendue injuste à l'égard de
ceux qui l'ont critiqué. M. Nicole, M. Pas
cal , et le Pere Mallebranche , dites-vous,
devoient parler avec plus de circonspection
duMaître qui leur apprêt à penser. Mais vous
même , Mademoiselle , avez- vous parlé
en cet Endroit avec assez de circonspec
tion ? Ceux qui ne connoîtroient pas ces
grands Hommes que vous nommez , ne
les prendroient- ils pas pour quelques - uns
de nos médiocres Ecrivains. Certainement
un grand Génie , tel qu'étoient ces
Messieurs , n'apprend à penser de personne
NUVEM BKE. 1733. 2349
sonne . Ceux-cy auroient été de grands
Auteurs , quand même Montaigne n'eût
jamais existé. Il est vrai , comme je l'ai
dit , qu'ils ont emprunté de lui beaucoup
de choses , mais je ne doute point
qu'ils ne les eussent bien trouvées
d'eux-mêmes , si elles avoient encore été
à trouver. Ils ont fait preuve d'invention
et d'originalité . Cette façon de parler
, Montaigne est le Maître qui leur apprit
à penser, a un air de mépris , et il
ne conviendroit tout au plus de s'en servir
que par rapport à des Auteurs du second
ordre . Or ceux dont il s'agit ici
sont , sans contredit , du premier rang
parmi les Auteurs du premier ordre.
Ce que vous ajoûtez une page plus bas ,
que c'étoit la jalousie du métier qui forçoit
Mallebranche et Pascal à rabaisserMontaigne
, m'a fait encore de la peine. C'est du
moins un jugement témeraire, et un jugement
témeraire en matiere grave. On ne
rabaisse guéres par jalousie de métier un
Auteur mort, et mort il y a long- tems. On
l'éleve plutôt pour rabaisser ses Contem
porains. D'ailleurs lePereMalebranche n'a
pas écrit dans le même genre que Montaigne.
Celui-cy est un Philosophe Moral
encore faut- il prendre le nom de Philosophe
dans un sens fort étendu , si on
yeut
་་་
veut qu'il lui convienne. Quant au Perc
Mallebranche , c'est principalement un
Philosophe Métaphysicien , et en cette
qualité un Ecrivain ami de l'exacte jus
tesse et dont la sorte d'esprit étoit trèsdifferente
de celle de Montaigne . Il n'est
donc pas étonnant qu'il l'ait peu goûté ;
et c'est la vraye raison du jugement peu
avantageux qu'il en á porté , plutôt que
ia jalousie du métier. Le genre dans - lequel
a écrit M. Pascal , a plus de rapport
avec celui de Montaigne . Ils ont l'un et
l'autre etudié et peint l'Homme. D'ailleurs
bien des gens n'auroient pas peine à soupçonner
M. Pascal d'avoir quelquefois écrit
par passion. Mais la vérité est qu'il n'a
point rabaissé Montaigne entant qu'Ecrivain.
Au contraire personne ne l'a
plus loüé que lui du côté de l'esprit.
Il ne l'a rabaissé que du côté du coeur
et des moeurs. Rappellez vous , s'il vous
plaît, Mademoiselle, le Passage de M.Pascal
, que j'ai cité dans mon Projet.
Je ne crois donc pas que M. de la
Bruyere l'ait eu en vûë , non plus que le
Pere Mallebranche , dans i'endroit de ses
caracteres qui commence par ces paroles
: Deux Ecrivains ont blamé Montaigne
, &c. L'un , dit- il , ne pensoit pas
assez pourgoûter un Auteur qui pense beaucoup
;
coup ; l'autre pense trop subtilement pour
s'accommoder des pensées qui sont naturelles
Peut-on reconnoître- là le Pere Mallebran
che , et M. Pascal ? Duquel des deux peuton
dire qu'il ne pense pas assez ? On
s'éloigneroit moins de la vrai - semblance,
en disant qu'ils pensent l'un et l'autre
trop subtilement. Je croirois donc plutot
que M. de la Bruyere a voulu désigner
Balzac et la Mothe le Vayer. Bal
zac ne pense et ne s'exprime pas assez
naturellement. La Mothe le Vayer ne
pense gueres ; ce n'est presque qu'un
Compilateur. Ce qui me fait pourtant
douter de la verité de cette conjecture ,
c'est que je ne vois pas pourquoi M. de
le Bruyere n'auroit pas nommé ces Auteurs
, au lieu de se contenter de les désigner
, puisqu'ils étoient morts il y avoit
longtemps lorsqu'il écrivoit. Au reste ,
si M. de la Bruyere a eu en vûë le Pere
Mallebranche et M. Pascal , il faut dire
qu'il a entierement méconnu leur caractere
, ce qui n'est pas aisé à croire d'un
Ecrivain aussi judicieux que lui ; mais
quand même il auroit bien caracterisé
ces Auteurs , il ne s'ensuivroit pas de- là
qu'ils eusent blâmé Montaigne par jalousie
de métier , puisqu'on trouvoit une
raison suffisante de leur improbation et
de
2352 MERCURE DE FRANCE
de leurs critiques dans la difference de
leur goût et de leur tour d'esprit.
Vous avez la bonté de me dire , Mademoiselle
, que vous me croyez en état
de donner au Public quelque Ouvrage
digne de lui plaire. J'accepte l'augure.
Cet encouragement est venu fort à propos.
Je pense depuis quelque temps à
faire imprimer plusieurs petits Ecrits que
j'ai composez sur diverses matieres , et
vous avez achevé de me déterminer. Ce
Recueil aura pour titre : Essais sur divers
sujets de Litterature et de Morale.
C'est un mêlange de plusieurs choses
assez differentes , et il regnera du moins
une grande varieté dans cet Ouvrage.
J'y suis tour à tour Montaigne , Pascal ,
la Bruyere , Saint Evremont , &c. Vous
croyez bien , Mademoiselle , que je n'entens
parler que de la forme que j'ai donnée
aux differens morceaux qui composent
mon Recueil . On y trouvera de
petites Dissertations , des caracteres ,
des
maximes , &c. Ces Ecrits ont été pour
moi les intermedes d'occupations plus
suivies et d'Etudes plus sérieuses. La plupart
des Gens de Lettres , des Sçavans de
profession , ont toujours sur leur table
quelques- uns de ces Livres qui ne demandent
point d'être lûs de suite , et qu'on
feut
NOVEMBRE . 1733 2353
peut prendre et laisser quand on le veut.
Ils interrompent leur travail pour en
lire quelques pages , et ils retrouvent dans
ce délassement de nouvelles forces pour
le continuer. Heureux si je pouvois enrichir
la République des Lettres d'un
nouveau Livre de ce genre , d'unLivre qui
ouvert au hazard, presentât toujours quelque
chose d'agréable , et qu'on fût bien
aise de trouver sous sa main , lorsqu'on
voudroit se distraire pour quelques momens
d'une application pénible. Je suis,
Mademoiselle , & c.
Genre
Collectivité
Faux
Langue
Vers et prose
Type d'écrit journalistique
Courrier des lecteurs
Faux
Est adressé ou dédié à une personne
Est rédigé par une personne
Remarque

L'identification de l'auteur est permise par la mention, p. 2352, de son projet de publier des Essais sur divers sujets de littérature et de morale, oeuvre que l'abbé Trublet publiera en 1735. Le titre du texte d'après la table de la livraison indique « Reponse à l'Auteur » au lieu de « Reponse de l'Auteur ».

Soumis par lechott le