Titre
LETTRE sur la gloire des Orateurs & des Poëtes.
Titre d'après la table
Lettre sur la gloire des Orateurs & des Poëtes,
Fait partie d'une livraison
Fait partie d'une section
Page de début
2382
Page de début dans la numérisation
63
Page de fin
2398
Page de fin dans la numérisation
79
Incipit
Lorsque vous m'avez fait l'honneur, Monsieur, de me proposer la question
Texte
LETTRE fur la gloire des Orateurs
& des Poëtes.
Lorfque vous m'avez fait l'honneur
Monfieur , de me propofer la queftion
, fçavoir : Si la gloire des Orateurs eft
preferable à celle des Poëtes , je l'avois déja
lue dans le Mercure du mois du Juin
premier Volume. Il eft certain que ceux
qui excellent dans des fujets difficiles , &
en même-tems très utiles , & très agréa
bles , acquierent plus de gloire & d'honneur
que ceux qui excellent dans des fujets
qui le font beaucoup moins. Pour ju
ger plus fainement de la queſtion dont il
s'agit , il fuffit d'examiner deux chofes ;
la
NOVEMBRE . 1730. 2383
la premiere
quel eft celui de ces deux
genres du Difcours ou de la Poëfie qui
demande plus de talens
pour y exceller
& la feconde : quel eft le plus utile & le
plus agréable.
*
a Les Poëtes comme les Orateurs fe
propofent
d'inftruire
& de plaire , tous leurs efforts tendent à cette même fin
mais ils y arrivent les uns & les autres
par des voyes bien differentes . b L'inven
tion , la difpofition
, l'élocution
, la mémoire
& la prononciation
font tout le mérite des Orateurs. La Poëfie eft affujetie
à un bien plus grand nombre de regles.
Le Poëte Epique doit d'abord former
un plan ingénieux
de toute la fuite
de fon action , en tranfportant
dès l'entrée
fon Lecteur au milieu , ou prefque à la fin
du fujet , en lui laiffant croire qu'il n'a
plus qu'un pas à faire pour voir la conclufion
de l'action , en faifant naître enfuite
mille obftacles qui la reculent , &
qui irritent les defirs du Lecteur , en lui
rappellant
les évenemens
qui ont précedé
,
, par des récits placés avec bienfeance,
en les amenant enfin avec des liaiſons &
à Cic. de Oratore.
b Quintil.
* Arift. Poët.
Horat. Art. Poët.
-
Defpr. Art. Poës.
Cüiti des
2384 MERCURE DE FRANCE
des préparations qui reveillent fa curiofité
, qui l'intereffent de plus en plus ,
qui l'entretiennent dans une douce inquiétude
, & le menent de ſurpriſe en
furprife jufqu'au dénouement ; récits cu
rieux , expreffions vives & furprenantes ,
defcriptions riches & agréables , compa
raifons nobles , difcours touchans , incidens
nouveaux , rencontres inopinées ,
paffions bien peintes ; joignez à cela une
ingénieufe diftribution de toutes ces parties
, avec une verfification harmonieuſe ,
pure & variée ; voilà des beautés prefque
toutes inconnuës à l'Orateur . * Ciceron
lui - même , d'ailleurs fi rempli d'eſtime
pour l'Eloquence , ne peut pas s'empêcher
de mettre la Poëfie beaucoup au- deffus
de la Profe : elle eft , dit- il , un enthoufiafme
un tranfport divin qui éleve
P'homme au- deffus de lui-même ; les vers
que nous avons de lui , quoique mauvais
, nous font bien voir le cas qu'il
faifoit de la Poëfie , il fit auffi tout ce qu'il
pût pour y réuffir ; mais tout grand Órateur
qu'il étoit, il n'avoit pas affez d'imagination
, & il manquoit des autres talens
neceffaires pour devenir un bon
Poëte.
,
Il faut affurément de grands talens
* De Orati
pour
NOVEMBRE . 1730. •
238 5
pour faire un bon Orateur , de la fécondité
dans l'invention , de la nobleffe dans
les idées & dans les fentimens , de l'ima
gination , de la magnificence & de la hardieffe
dans les expreffions . Les mêmes talens
font neceffaires à la Poëfie ; mais il
faut les poffeder dans un degré bien plus.
parfait pour y réuffir ; elle cherche les
penfées & les expreffions les plus nobles,
elle accumule les figures les plus hardies,
elle multiplie les comparaifons & les
images les plus vives , elle parcourt la
nature , & en épuife les richeffes pour
peindre ce qu'elle fent , elle ſe plaît à im→
primer à fes paroles le nombre , la mefu
re & la cadence ; la Poëfie doit être élevée
& foutenue par tout ce qu'on peut imaginer
de plus vif & de plus ingenieux ; en
un mot , elle change tout , mais elle le
change en beau:
* Là pour nous enchanter tout eft mis en
usage ;
Tout prend un corps , une ame , un eſprit , un
viſage ;
·Chaque vertu devient une Divinité ;
Minerve eft la prudence , & Venus la beauté,
Ce n'est plus la vapeur qui produit le tonnerres
C'eft Jupiter armé pour effrayer la terre .
Un orage terrible aux yeux des Matelois
* Defer. Art. Poët. Chant 111.
(
C v C'efe
2386 MERCURE DE FRANCE
Ceft Neptune en couroux qui gourmande les
flots.
Echo n'eft plus un fon qui dans l'air retentiffe,
C'est une Nymphe en pleurs qui fe plaint de
Narciffe.
'Ainfi dans cet amas de nobles fictions
Le Poëte s'égaye en mille inventions ,
Orne , éleve , embellit , agrandit toutes chofes,
Et trouve fous fa main des fleurs toujours éclo
Jes
La Profe n'oblige pas à tant de frais ,
& ne prépare pas à tant de chofes ; au
contraire il faut que l'imagination regne
dans les Vers , & s'ils ne font rehauffés
par quelque penfées fublimes , ou fines &
délicates , ils font froids & languiffans ; la
Poëfie ne fouffre rien de médiocre : ainfi
ce n'eſt pas fans raison que l'on a comparé
les Poëtes aux Cavaliers à caufe du feu &
de la rapidité qui animent la Poëſie , &
les Orateurs aux Fantaffins qui marchent
plus tranquilement & avec moins de bruit.
D'ailleurs la Poëfie s'exerce fur toutes
fortes de genres , le badin , le férieux , le
comique le tragique , l'héroïque. Le
foin des troupeaux , les beautés de la nature
& les plaifirs ruftiques en font fouvent
les plus nobles fujets. Enfin Moïſe
Ifaïe , David ne trouverent que la Poëfie
digne de chanter les louanges du Créa-
,
teur
NOVEMBRE . 1730. 2387
teur , de relever fes divins attributs & de
celebrer fes bienfaits ; les Dieux de la Fa
ble , les Héros , les fondateurs des Villes
& les liberateurs de la Patrie auroient
dédaigné tout autre langage ; la Poëfic
feule étoit capable de celebrer leur gloire
& leurs exploits. * Auffi ne fe fervoit- on
anciennement que de la Poëfie : tout jufqu'à
l'hipire même étoit écrit en Vers ,
& l'on ne commença que fort tard à employer
la Profe . La Nature comme épuifée
ne pouvant plus foutenir le langage
fublime de la Poëfie , fut obligée d'avoir
recours à un Difcours moins cadencé &
moins difficile.
Tous les bons connoiffeurs , entr'autres
le P. Bouhours , le P. Rapin , le P. Le
Boffu & M. Daubignac conviennent que
le Poëme Epique eft le chef- d'oeuvre de
l'efprit humain. Avons - nous quelque
harrangue où il y ait tant de fublime ,
d'élevation & de jugement que dans
P'Iliade ou l'Eneide. L'Eloquence ellemême
n'est jamais employée avec plus
d'éclat & plus de fuccès que lors qu'elle
eft foutenue par la Poëffe. Y a - t'il en
effet quelque genre d'Eloquence dont les
Poëmes d'Homere ne fourniffent des mo
deles parfaits ? c'eft chez lui que les Ora-
* Plutarq
C vj teurs
2388 MERCURE DE FRANCE
teurs ont puifé les regles & les beautés
de leur art , ce n'eft qu'en l'imitant qu'ils
ont acquis de la gloire . Pour fe convaincre
de cette verité il fuffit de jetter les
yeux fur quelques unes de fes Harangues
, & l'on conviendra fans peine qu'elles
font au- deffus des plus belles de Ciceron
& de Demofthenes auffi bien que des Modernes.
Les Harangues d'Uliffe de Phenix
& d'Ajax qui furent députés par
l'Armée des Grecs vers Achile pour l'engager
à reprendre les armes , font de ce
genre. Il faut voir a l'art admirable avec
lequel Homere fait parler le Prince d'Ithaque
: il paroît d'abord embaraffé & timide
, les yeux fixes & baiffés , fans geſte
& fans mouvement , ayant affaire à un
homme difficile & intraitable , il employe
des manieres infinuantes , douces & touchantes
; mais quand il s'eft animé ce n'eſt
plus le même homme , & femblable à un
torrent qui tombe avec impétuofité du
haut d'un rocher , il entraîne tous les efprits
par la force de fon éloquence. Les
deux autres ne parlent pas avec moins
d'art moins de force & d'adreffe , & il
eft remarquable que chaque perfonage
parle toujours felon fon caractere , ce qui¹
fait une des principales beautés du Poëa
Il. III. 2. 16. 224
me
NOVEMBRE . 1730 : 238 g*
me Epique. Rien n'eft plus éloquent que
le petit Difcours d'Antiloque à Achile ,
par lequel il lui apprend la mort de Pa
trocle . L'endroit a où Hector prêt d'aller
au combat, fait ſes adieux à Andromaque
& embraffe Aftianax , eft un des plus
beaux & des plus touchans. M. Racine
en a imité une partie dans l'endroit où
Andromaque parle ainfi à ſa confidente :
bab ! de quel fouvenir viens- tu frapper mon
ame !
Quoi ! Cephife , j'irai voir expirer encor
Ce fils , ma feule joye , & l'image d'Hector ?
Ce fils que de fa flamme il me laiſſa pourgage?
Helas je m'en fonviens , le jour que son courage
Lui fit chercher Achille , ou plutôt le trépas ,
Il demanda fon fils , & le prit dans fes bras :
Chere Epouse ( dit- il , en effuyant mes larmes )
J'ignore quelfuccès lè fort garde à mes armes ,
Je te laiffe mon fils , pour gage de ma fòi ;
S'il me perdje prétends qu'il me retrouve en
toi;
Si d'un heureux hymen la mémoire t'eſt chere
Montre au fils à quel point tu chériffois le
pere.
Le Difcours de Priam à Achille
a Il VI. 390. 494 •
b Androm . Act. 117. Scen. VIII.
, par
lequel
2390 MERCURE DE FRANCE
lequel il lui demande le corps de fon fils
Hector , renferme encore des beautés admirables.
Pour les bien fentir il faut fe
rappeller le caractere d'Achille , brufque,
violent & intraitable ; mais il étoit fils
& avoit un pere , & c'eft par où Priam
commence & finit fon difcours . Etant entré
dans la tente d'Achille , il ſe jette à
fes genoux , lui baife la main ; Achille
eft fort furpris d'un fpectacle fi imprévu ,
tous ceux qui l'environnent font dans le
même étonnement & gardent un profond
filence . Alors Priam prenant la parole :
Divin Achille , dit-il , fouvenez - vous
que vous avez un pere avancé en âge comme
moi , & peut- être de même accablé de
maux , fans fecours & fans appui ; mais il
fait que vous vivez , & la douce efperance
de revoir bientôt un fils tendrement aimé le
foutient & le confole : & moi le plus infortuné
des peres de cette troupe nombreufe d'enfans
dont j'étois environné , je n'en ai confervé
aucun : j'en avois cinquante quand les
Grecs aborderent fur ce rivage , le cruel Mars
me les aprefque tous ravis : l'unique qui me
reftoit , feule reffource de ma famille & de
Troye , mon cher Hector , vient d'expirer
fous votre bras vainqueur en deffendant genereuſementfa
Patrie. Je viens ici chargé de
* II. XXIV. 48ĥ
préfens
4
NOVEMBRE. 1730. 239T
prefens pour racheter fon corps : Achille
Taiffez- vous fléchir par le fouvenir de votre
pere , par le refpect que vous devez aux
Dieux , par la vie de mes cruels malheurs
Fut-il jamais un pere plus à plaindre que
moi qui fuis obligé de baifer une main bomicide
, encore fumante du fang de mes enfans.
par
C'eſt la nature même qui s'exprime
la bouche de ce venerable Vieillard
& quelque impitoyable que fut Achille ,
Il ne pût refifter à un Difcours fi touchant,
le doux nom de pere lui arracha des lar
mes. Il eft aifé de comprendre que la Profe
fait perdre à ce Difcours une partie de fa
beauté , il a bien plus de grace & de force
revêtu de tout l'éclat des expreffions
Poëtiques. Il y a dans Homere une infinité
d'autres endroits , peut- être encore
plus beaux ; mais il faut fe borner.
L'éloquence de la Chaire & du Barreau
font affurément d'une grande utilité,
& il faut convenir qu'on a bien de l'obligation
à ceux qui veulent bien y em-
.ployer leurs talens. Mais après tout tous
nos Orateurs enfemble ne fourniroient
pas un endroit qui exprimât avec tant,
d'éclat , de nobleffe & d'élevation la gran
deur & la puiffance du fouverain Maître
de l'Univers que ces Vers de Racine.
Que
2392 MERCURE DE FRANCE
a Que peuvent contre lui tous les Rois de la
terre i
En vain ils s'uniroient pour lui faire la guerre,
Pour diffiper leur ligue il n'a qu'à ſe montrer ;
Il parle , dans la poudre il les fait tous renfrer.
Au feul fon de fa voix la mer fuit , le Ciel
tremble ;
Il voit comme un néant tout l'Univers enfemble
,
Et les foibles Mortels , vains jouets du trépas ,
Sont tous devant fes yeux comme s'ils n'étoienz
pas.
Que de grandeur ! que de nobleffe !
qui ne fent que les mêmes penfées tournées
en Profe par une habile main perdroient
toute leur grace & toute leur force.
Voici un endroit dans le même goût,
tiré d'un de nos plus celebres Orateurs.
O Dieu terrible , mais jufte dans vos confeils
fur les enfans des hommes , vous difpofez
& des Vainqueurs & des Victoires pour
accomplir vos volontés & faire craindre vos
jugemens votre puiſſance renverse ceux que
votre puissance avoit élevés : vous immolez
à votre fouveraine grandeur de grandes victimes
, & vous frappez quand il vous plaît
ces têtes illuftres que vous avez tant de fois
couronnées..
a Efther Att. II. Scen. K
Cee
NOVEMBRE. 1730. 2393
Cet endroit , quoique grand , eft bien
au-deffous des Vers de Racine , c'eſt cependant
un des plus grands efforts de
l'éloquence de M. Flechier, a Cet autre
trait du même Poëte , quoiqu'en un feul
Vers , n'eſt pas moins inimitable à l'Orateur.
b Je crains Dieu , cher Abner , & n'ai point
d'autre crainte.
Pour prouver fans réplique combien
la Poëfie prête à PEloquence , que l'on
mette en Profe les morceaux les plus éloquens
des Poëtes , qu'on les revête de
toutes les expreffions les plus brillantes ;
& l'on jugera aifément combien ils per
dent dans ce changement. Je pourrois
en donner des exemples d'Homere , de
Sophocle & des autres Poëtes , & citer
tous nos Traducteurs ; mais je renvoye
au feul récit de Theramene dans la Tragédie
de Phedre de Racine , & je prie les
partifans de l'éloquence de la Profe de le
rendre fans l'harmonie des Vers auffi touchant
, auffi vif , j'ajoûte même auffi effrayant
qu'il l'eft dans ce Poëte. Qu'un
habile Poëte, au contraire , prenne les endroits
les plus éloquens & les plus pathe
a Oraif. Funebre de M. de Turr.
b Athalie , A &t . 1. Scen. X.
tiques
2394 MERCURE DE FRANCE
tiques de Demofthenes & de Ciceron
qu'il les pare de tous les ornemens de ce
même recit de Theramene , & l'on juge
ra alors combien ils y auront gagné.
Y a t'il quelque chofe qui foit fi propre
à infpirer des fentimens nobles & genereux
fur la Religion que ce que Cor
neille fait dire à Polieucte ; les mêmes Y
chofes en Profe feroient belles, fans doute,
mais bien plus froides & plus languiffantes.
Quelle eft la Harangue qui renferme
une plus belle morale que celle que
Rouffeau a inferée dans fon Ode fur la
Fortune ? trouve- t'on quelque part la ve
tité accompagnée de tant d'agrémens &
de tant de force.
Fortune dont la main couronné
Les forfaits les plus inoùis ,
Du faux éclat qui t'environne
Serons-nous toujours éblouis ;
Jufques à quand , trompeuſe Idole
D'un culte honteux & frivole
Honorerons- nous tes Autels ?
Verra t'on toujours tes caprices
Confacrés par les facrifices ,
Et par l'hommage des mortels . &c.
Toute la fuite de cette Ode renfermé
une infinité de traits admirables ; je pourois
NOVEMBRE. 1730. 2395
rois ajoûter encore les Odes facrées du
même Auteur qui font bien au - deffus de
celle ci , les Pleaumes de Madame Des
Houllieres , ceux de Malherbe &c . où l'on
trouve des traits que l'éloquence la plus
vive ne sçauroit imiter. Mais fi on vouloit
rapporter tout ce qu'il y a de plus
beau tant en Vers qu'en Proſe , on ne finiroit
point.
On s'ennuye du moins en beaucoup
d'endroits d'un beau Sermon qui contient
les mêmes penſées fur les mêmes fujets
, qui annonce les mêmes verités
qu'une Piece de Poëfie , les vers nous y
rendent beaucoup plus fenfibles , on eſt
plus
plus touché , on entre plus dans toutes
les paffions du Poëte , on s'efforce de la
fuivre , on ſe plaît à fes expreffions , on
aime fes penfées qu'on tâche de retenir ,
on fe fait même un plaifir & un honneur
de les reciter. L'éloquence férieuſe de
F'Orateur fait bien moins d'impreffion
que ces peintures vives & naturelles
du vice que
le Poëte fçait rendre fi méprifable
, & ce n'eft
fans raifon que
Rouffeau a dit que
pas
Des fictions la vive liberté
Peint fouvent mieux l'austere verité
Que neferoit la froideur Monacale
D'une lugubre & pefante morale.
En
2396 MERCURE DE FRANCË
cette
En effet , rien ne touche le coeur de
l'homme , rien n'eft capable de lui faire
impreffion que ce qui lui plaît ; la Poëfie
nous montre la verité avec un viſage
doux & riant , par là elle l'infinue adroitement
entraînés par le plaifir , nous
entrons infenfiblement dans les fentimens
du Poëte , dans fes maximes ; nous prenons
de lui cette nobleffe , cette grandeur
d'ame , ce défintereffement
haine de l'injuftice & cet amour de la
vertu qui éclatent de toutes parts dans
fes Vers. La verité , au contraire , dite
par un Orateur , nous paroît bien plus
fevere , elle n'eft pas accompagnée de ces
graces , de ces ornemens , enfin de toutes
čes beautés qui la rendent aimable , l'efprit
fe ferme à fa voix , & fi quelquefois
on l'écoute , ce n'eft que par un grand
effort de la raifon. Quelqu'un dira peutêtre
que l'éloquence oratoire eft plus utile
à l'Orateur pour fa fortune , & on aura
raifon de dire comme Bachaumont :
a Non non , les doctes damoiselles
N'eurent jamais un bon morceau
Et ces vieilles fempiternelles
Ne burent jamais que de l'eau.
Les Poëtes ont toujours été bien éloia
Voyage de Bach. & de la Chapelle.
gnés
NOVEMBRE. 1730. 2397
grés de cette avidité qui fait dire à tant
de
gens
•
Quærenda pecunia primùm eft
Virtus poft nummos.
Je ne doute point que les gens d'efprit
& de bon goût , les Heros & fur tout le
beau fexe, à qui la Poëfie a fait tant d'honneur
, & dont elle a fi fouvent relevé la
beauté & le mérite , ne préferent la gloire
des Poëtes à celle des Orateurs , &
quand je n'aurois que leur fuffrage j'aurois
toujours celui de la plus brillante
partie du monde . Au refte , on peut encore
juger de la gloire des Poëtes par l'eftime
& la veneration qu'ont eûs pour eux
de tout tems les hommes les plus illuftres
& les plus grands Princes. b Ptolomée
Philopator fit élever un Temple à Homere
; il l'y plaça fur un Trône , & fit repréfenter
autour de lui les fept Villes qui
Te difputoient l'honneur de fa naiffance.
c. Alexandre avoit toujours l'Iliade fous
le chevet de fon lit , enfermé dans la caffete
de Cyrus. d Hyparque , Prince des
Athéniens , envoya une Galere exprès
chercher Anacréon pour faire honneur à
b Elien.
Plutarq. in Vita Alexand.
Elien,
yous
2398 MERCURE DE FRANCE
fa Patrie. Hyeron de Syracufe voulut
avoir Pindare & Simonide à fa Cour .
& perfonne n'ignore que dans le fac
de Thebes Alexandre ordonna qu'on
épargnat la maiſon & la famille du pre
mier des deux Poëtes que je viens de nommer.
On fçait le crédit qu'eurent Virgile
& Horace à la Cour d'Augufte , & enfin
l'eftime particuliere dont Louis XIV. a
toujours honoré nos Poëtes François , Mais
pourquoi chercher de nouvelles preuves?
Le langage des hommes égalera- t'il jamais
le langage des Dieux ? Je fens bien
que je dois me borner à ce petit nombre
de réfléxions , quoiqu'il foit difficile d'être
court en parlant des beautés de la
Poëfie , où l'on trouve tant de choſes qui
enchantent que l'on en pourroit dire ce
que difoit Tibulle de toutes les actions
de fa Maîtreffe
Componit furtim , fubfequiturque decor.
J'ai l'honneur d'être & c .
& des Poëtes.
Lorfque vous m'avez fait l'honneur
Monfieur , de me propofer la queftion
, fçavoir : Si la gloire des Orateurs eft
preferable à celle des Poëtes , je l'avois déja
lue dans le Mercure du mois du Juin
premier Volume. Il eft certain que ceux
qui excellent dans des fujets difficiles , &
en même-tems très utiles , & très agréa
bles , acquierent plus de gloire & d'honneur
que ceux qui excellent dans des fujets
qui le font beaucoup moins. Pour ju
ger plus fainement de la queſtion dont il
s'agit , il fuffit d'examiner deux chofes ;
la
NOVEMBRE . 1730. 2383
la premiere
quel eft celui de ces deux
genres du Difcours ou de la Poëfie qui
demande plus de talens
pour y exceller
& la feconde : quel eft le plus utile & le
plus agréable.
*
a Les Poëtes comme les Orateurs fe
propofent
d'inftruire
& de plaire , tous leurs efforts tendent à cette même fin
mais ils y arrivent les uns & les autres
par des voyes bien differentes . b L'inven
tion , la difpofition
, l'élocution
, la mémoire
& la prononciation
font tout le mérite des Orateurs. La Poëfie eft affujetie
à un bien plus grand nombre de regles.
Le Poëte Epique doit d'abord former
un plan ingénieux
de toute la fuite
de fon action , en tranfportant
dès l'entrée
fon Lecteur au milieu , ou prefque à la fin
du fujet , en lui laiffant croire qu'il n'a
plus qu'un pas à faire pour voir la conclufion
de l'action , en faifant naître enfuite
mille obftacles qui la reculent , &
qui irritent les defirs du Lecteur , en lui
rappellant
les évenemens
qui ont précedé
,
, par des récits placés avec bienfeance,
en les amenant enfin avec des liaiſons &
à Cic. de Oratore.
b Quintil.
* Arift. Poët.
Horat. Art. Poët.
-
Defpr. Art. Poës.
Cüiti des
2384 MERCURE DE FRANCE
des préparations qui reveillent fa curiofité
, qui l'intereffent de plus en plus ,
qui l'entretiennent dans une douce inquiétude
, & le menent de ſurpriſe en
furprife jufqu'au dénouement ; récits cu
rieux , expreffions vives & furprenantes ,
defcriptions riches & agréables , compa
raifons nobles , difcours touchans , incidens
nouveaux , rencontres inopinées ,
paffions bien peintes ; joignez à cela une
ingénieufe diftribution de toutes ces parties
, avec une verfification harmonieuſe ,
pure & variée ; voilà des beautés prefque
toutes inconnuës à l'Orateur . * Ciceron
lui - même , d'ailleurs fi rempli d'eſtime
pour l'Eloquence , ne peut pas s'empêcher
de mettre la Poëfie beaucoup au- deffus
de la Profe : elle eft , dit- il , un enthoufiafme
un tranfport divin qui éleve
P'homme au- deffus de lui-même ; les vers
que nous avons de lui , quoique mauvais
, nous font bien voir le cas qu'il
faifoit de la Poëfie , il fit auffi tout ce qu'il
pût pour y réuffir ; mais tout grand Órateur
qu'il étoit, il n'avoit pas affez d'imagination
, & il manquoit des autres talens
neceffaires pour devenir un bon
Poëte.
,
Il faut affurément de grands talens
* De Orati
pour
NOVEMBRE . 1730. •
238 5
pour faire un bon Orateur , de la fécondité
dans l'invention , de la nobleffe dans
les idées & dans les fentimens , de l'ima
gination , de la magnificence & de la hardieffe
dans les expreffions . Les mêmes talens
font neceffaires à la Poëfie ; mais il
faut les poffeder dans un degré bien plus.
parfait pour y réuffir ; elle cherche les
penfées & les expreffions les plus nobles,
elle accumule les figures les plus hardies,
elle multiplie les comparaifons & les
images les plus vives , elle parcourt la
nature , & en épuife les richeffes pour
peindre ce qu'elle fent , elle ſe plaît à im→
primer à fes paroles le nombre , la mefu
re & la cadence ; la Poëfie doit être élevée
& foutenue par tout ce qu'on peut imaginer
de plus vif & de plus ingenieux ; en
un mot , elle change tout , mais elle le
change en beau:
* Là pour nous enchanter tout eft mis en
usage ;
Tout prend un corps , une ame , un eſprit , un
viſage ;
·Chaque vertu devient une Divinité ;
Minerve eft la prudence , & Venus la beauté,
Ce n'est plus la vapeur qui produit le tonnerres
C'eft Jupiter armé pour effrayer la terre .
Un orage terrible aux yeux des Matelois
* Defer. Art. Poët. Chant 111.
(
C v C'efe
2386 MERCURE DE FRANCE
Ceft Neptune en couroux qui gourmande les
flots.
Echo n'eft plus un fon qui dans l'air retentiffe,
C'est une Nymphe en pleurs qui fe plaint de
Narciffe.
'Ainfi dans cet amas de nobles fictions
Le Poëte s'égaye en mille inventions ,
Orne , éleve , embellit , agrandit toutes chofes,
Et trouve fous fa main des fleurs toujours éclo
Jes
La Profe n'oblige pas à tant de frais ,
& ne prépare pas à tant de chofes ; au
contraire il faut que l'imagination regne
dans les Vers , & s'ils ne font rehauffés
par quelque penfées fublimes , ou fines &
délicates , ils font froids & languiffans ; la
Poëfie ne fouffre rien de médiocre : ainfi
ce n'eſt pas fans raison que l'on a comparé
les Poëtes aux Cavaliers à caufe du feu &
de la rapidité qui animent la Poëſie , &
les Orateurs aux Fantaffins qui marchent
plus tranquilement & avec moins de bruit.
D'ailleurs la Poëfie s'exerce fur toutes
fortes de genres , le badin , le férieux , le
comique le tragique , l'héroïque. Le
foin des troupeaux , les beautés de la nature
& les plaifirs ruftiques en font fouvent
les plus nobles fujets. Enfin Moïſe
Ifaïe , David ne trouverent que la Poëfie
digne de chanter les louanges du Créa-
,
teur
NOVEMBRE . 1730. 2387
teur , de relever fes divins attributs & de
celebrer fes bienfaits ; les Dieux de la Fa
ble , les Héros , les fondateurs des Villes
& les liberateurs de la Patrie auroient
dédaigné tout autre langage ; la Poëfic
feule étoit capable de celebrer leur gloire
& leurs exploits. * Auffi ne fe fervoit- on
anciennement que de la Poëfie : tout jufqu'à
l'hipire même étoit écrit en Vers ,
& l'on ne commença que fort tard à employer
la Profe . La Nature comme épuifée
ne pouvant plus foutenir le langage
fublime de la Poëfie , fut obligée d'avoir
recours à un Difcours moins cadencé &
moins difficile.
Tous les bons connoiffeurs , entr'autres
le P. Bouhours , le P. Rapin , le P. Le
Boffu & M. Daubignac conviennent que
le Poëme Epique eft le chef- d'oeuvre de
l'efprit humain. Avons - nous quelque
harrangue où il y ait tant de fublime ,
d'élevation & de jugement que dans
P'Iliade ou l'Eneide. L'Eloquence ellemême
n'est jamais employée avec plus
d'éclat & plus de fuccès que lors qu'elle
eft foutenue par la Poëffe. Y a - t'il en
effet quelque genre d'Eloquence dont les
Poëmes d'Homere ne fourniffent des mo
deles parfaits ? c'eft chez lui que les Ora-
* Plutarq
C vj teurs
2388 MERCURE DE FRANCE
teurs ont puifé les regles & les beautés
de leur art , ce n'eft qu'en l'imitant qu'ils
ont acquis de la gloire . Pour fe convaincre
de cette verité il fuffit de jetter les
yeux fur quelques unes de fes Harangues
, & l'on conviendra fans peine qu'elles
font au- deffus des plus belles de Ciceron
& de Demofthenes auffi bien que des Modernes.
Les Harangues d'Uliffe de Phenix
& d'Ajax qui furent députés par
l'Armée des Grecs vers Achile pour l'engager
à reprendre les armes , font de ce
genre. Il faut voir a l'art admirable avec
lequel Homere fait parler le Prince d'Ithaque
: il paroît d'abord embaraffé & timide
, les yeux fixes & baiffés , fans geſte
& fans mouvement , ayant affaire à un
homme difficile & intraitable , il employe
des manieres infinuantes , douces & touchantes
; mais quand il s'eft animé ce n'eſt
plus le même homme , & femblable à un
torrent qui tombe avec impétuofité du
haut d'un rocher , il entraîne tous les efprits
par la force de fon éloquence. Les
deux autres ne parlent pas avec moins
d'art moins de force & d'adreffe , & il
eft remarquable que chaque perfonage
parle toujours felon fon caractere , ce qui¹
fait une des principales beautés du Poëa
Il. III. 2. 16. 224
me
NOVEMBRE . 1730 : 238 g*
me Epique. Rien n'eft plus éloquent que
le petit Difcours d'Antiloque à Achile ,
par lequel il lui apprend la mort de Pa
trocle . L'endroit a où Hector prêt d'aller
au combat, fait ſes adieux à Andromaque
& embraffe Aftianax , eft un des plus
beaux & des plus touchans. M. Racine
en a imité une partie dans l'endroit où
Andromaque parle ainfi à ſa confidente :
bab ! de quel fouvenir viens- tu frapper mon
ame !
Quoi ! Cephife , j'irai voir expirer encor
Ce fils , ma feule joye , & l'image d'Hector ?
Ce fils que de fa flamme il me laiſſa pourgage?
Helas je m'en fonviens , le jour que son courage
Lui fit chercher Achille , ou plutôt le trépas ,
Il demanda fon fils , & le prit dans fes bras :
Chere Epouse ( dit- il , en effuyant mes larmes )
J'ignore quelfuccès lè fort garde à mes armes ,
Je te laiffe mon fils , pour gage de ma fòi ;
S'il me perdje prétends qu'il me retrouve en
toi;
Si d'un heureux hymen la mémoire t'eſt chere
Montre au fils à quel point tu chériffois le
pere.
Le Difcours de Priam à Achille
a Il VI. 390. 494 •
b Androm . Act. 117. Scen. VIII.
, par
lequel
2390 MERCURE DE FRANCE
lequel il lui demande le corps de fon fils
Hector , renferme encore des beautés admirables.
Pour les bien fentir il faut fe
rappeller le caractere d'Achille , brufque,
violent & intraitable ; mais il étoit fils
& avoit un pere , & c'eft par où Priam
commence & finit fon difcours . Etant entré
dans la tente d'Achille , il ſe jette à
fes genoux , lui baife la main ; Achille
eft fort furpris d'un fpectacle fi imprévu ,
tous ceux qui l'environnent font dans le
même étonnement & gardent un profond
filence . Alors Priam prenant la parole :
Divin Achille , dit-il , fouvenez - vous
que vous avez un pere avancé en âge comme
moi , & peut- être de même accablé de
maux , fans fecours & fans appui ; mais il
fait que vous vivez , & la douce efperance
de revoir bientôt un fils tendrement aimé le
foutient & le confole : & moi le plus infortuné
des peres de cette troupe nombreufe d'enfans
dont j'étois environné , je n'en ai confervé
aucun : j'en avois cinquante quand les
Grecs aborderent fur ce rivage , le cruel Mars
me les aprefque tous ravis : l'unique qui me
reftoit , feule reffource de ma famille & de
Troye , mon cher Hector , vient d'expirer
fous votre bras vainqueur en deffendant genereuſementfa
Patrie. Je viens ici chargé de
* II. XXIV. 48ĥ
préfens
4
NOVEMBRE. 1730. 239T
prefens pour racheter fon corps : Achille
Taiffez- vous fléchir par le fouvenir de votre
pere , par le refpect que vous devez aux
Dieux , par la vie de mes cruels malheurs
Fut-il jamais un pere plus à plaindre que
moi qui fuis obligé de baifer une main bomicide
, encore fumante du fang de mes enfans.
par
C'eſt la nature même qui s'exprime
la bouche de ce venerable Vieillard
& quelque impitoyable que fut Achille ,
Il ne pût refifter à un Difcours fi touchant,
le doux nom de pere lui arracha des lar
mes. Il eft aifé de comprendre que la Profe
fait perdre à ce Difcours une partie de fa
beauté , il a bien plus de grace & de force
revêtu de tout l'éclat des expreffions
Poëtiques. Il y a dans Homere une infinité
d'autres endroits , peut- être encore
plus beaux ; mais il faut fe borner.
L'éloquence de la Chaire & du Barreau
font affurément d'une grande utilité,
& il faut convenir qu'on a bien de l'obligation
à ceux qui veulent bien y em-
.ployer leurs talens. Mais après tout tous
nos Orateurs enfemble ne fourniroient
pas un endroit qui exprimât avec tant,
d'éclat , de nobleffe & d'élevation la gran
deur & la puiffance du fouverain Maître
de l'Univers que ces Vers de Racine.
Que
2392 MERCURE DE FRANCE
a Que peuvent contre lui tous les Rois de la
terre i
En vain ils s'uniroient pour lui faire la guerre,
Pour diffiper leur ligue il n'a qu'à ſe montrer ;
Il parle , dans la poudre il les fait tous renfrer.
Au feul fon de fa voix la mer fuit , le Ciel
tremble ;
Il voit comme un néant tout l'Univers enfemble
,
Et les foibles Mortels , vains jouets du trépas ,
Sont tous devant fes yeux comme s'ils n'étoienz
pas.
Que de grandeur ! que de nobleffe !
qui ne fent que les mêmes penfées tournées
en Profe par une habile main perdroient
toute leur grace & toute leur force.
Voici un endroit dans le même goût,
tiré d'un de nos plus celebres Orateurs.
O Dieu terrible , mais jufte dans vos confeils
fur les enfans des hommes , vous difpofez
& des Vainqueurs & des Victoires pour
accomplir vos volontés & faire craindre vos
jugemens votre puiſſance renverse ceux que
votre puissance avoit élevés : vous immolez
à votre fouveraine grandeur de grandes victimes
, & vous frappez quand il vous plaît
ces têtes illuftres que vous avez tant de fois
couronnées..
a Efther Att. II. Scen. K
Cee
NOVEMBRE. 1730. 2393
Cet endroit , quoique grand , eft bien
au-deffous des Vers de Racine , c'eſt cependant
un des plus grands efforts de
l'éloquence de M. Flechier, a Cet autre
trait du même Poëte , quoiqu'en un feul
Vers , n'eſt pas moins inimitable à l'Orateur.
b Je crains Dieu , cher Abner , & n'ai point
d'autre crainte.
Pour prouver fans réplique combien
la Poëfie prête à PEloquence , que l'on
mette en Profe les morceaux les plus éloquens
des Poëtes , qu'on les revête de
toutes les expreffions les plus brillantes ;
& l'on jugera aifément combien ils per
dent dans ce changement. Je pourrois
en donner des exemples d'Homere , de
Sophocle & des autres Poëtes , & citer
tous nos Traducteurs ; mais je renvoye
au feul récit de Theramene dans la Tragédie
de Phedre de Racine , & je prie les
partifans de l'éloquence de la Profe de le
rendre fans l'harmonie des Vers auffi touchant
, auffi vif , j'ajoûte même auffi effrayant
qu'il l'eft dans ce Poëte. Qu'un
habile Poëte, au contraire , prenne les endroits
les plus éloquens & les plus pathe
a Oraif. Funebre de M. de Turr.
b Athalie , A &t . 1. Scen. X.
tiques
2394 MERCURE DE FRANCE
tiques de Demofthenes & de Ciceron
qu'il les pare de tous les ornemens de ce
même recit de Theramene , & l'on juge
ra alors combien ils y auront gagné.
Y a t'il quelque chofe qui foit fi propre
à infpirer des fentimens nobles & genereux
fur la Religion que ce que Cor
neille fait dire à Polieucte ; les mêmes Y
chofes en Profe feroient belles, fans doute,
mais bien plus froides & plus languiffantes.
Quelle eft la Harangue qui renferme
une plus belle morale que celle que
Rouffeau a inferée dans fon Ode fur la
Fortune ? trouve- t'on quelque part la ve
tité accompagnée de tant d'agrémens &
de tant de force.
Fortune dont la main couronné
Les forfaits les plus inoùis ,
Du faux éclat qui t'environne
Serons-nous toujours éblouis ;
Jufques à quand , trompeuſe Idole
D'un culte honteux & frivole
Honorerons- nous tes Autels ?
Verra t'on toujours tes caprices
Confacrés par les facrifices ,
Et par l'hommage des mortels . &c.
Toute la fuite de cette Ode renfermé
une infinité de traits admirables ; je pourois
NOVEMBRE. 1730. 2395
rois ajoûter encore les Odes facrées du
même Auteur qui font bien au - deffus de
celle ci , les Pleaumes de Madame Des
Houllieres , ceux de Malherbe &c . où l'on
trouve des traits que l'éloquence la plus
vive ne sçauroit imiter. Mais fi on vouloit
rapporter tout ce qu'il y a de plus
beau tant en Vers qu'en Proſe , on ne finiroit
point.
On s'ennuye du moins en beaucoup
d'endroits d'un beau Sermon qui contient
les mêmes penſées fur les mêmes fujets
, qui annonce les mêmes verités
qu'une Piece de Poëfie , les vers nous y
rendent beaucoup plus fenfibles , on eſt
plus
plus touché , on entre plus dans toutes
les paffions du Poëte , on s'efforce de la
fuivre , on ſe plaît à fes expreffions , on
aime fes penfées qu'on tâche de retenir ,
on fe fait même un plaifir & un honneur
de les reciter. L'éloquence férieuſe de
F'Orateur fait bien moins d'impreffion
que ces peintures vives & naturelles
du vice que
le Poëte fçait rendre fi méprifable
, & ce n'eft
fans raifon que
Rouffeau a dit que
pas
Des fictions la vive liberté
Peint fouvent mieux l'austere verité
Que neferoit la froideur Monacale
D'une lugubre & pefante morale.
En
2396 MERCURE DE FRANCË
cette
En effet , rien ne touche le coeur de
l'homme , rien n'eft capable de lui faire
impreffion que ce qui lui plaît ; la Poëfie
nous montre la verité avec un viſage
doux & riant , par là elle l'infinue adroitement
entraînés par le plaifir , nous
entrons infenfiblement dans les fentimens
du Poëte , dans fes maximes ; nous prenons
de lui cette nobleffe , cette grandeur
d'ame , ce défintereffement
haine de l'injuftice & cet amour de la
vertu qui éclatent de toutes parts dans
fes Vers. La verité , au contraire , dite
par un Orateur , nous paroît bien plus
fevere , elle n'eft pas accompagnée de ces
graces , de ces ornemens , enfin de toutes
čes beautés qui la rendent aimable , l'efprit
fe ferme à fa voix , & fi quelquefois
on l'écoute , ce n'eft que par un grand
effort de la raifon. Quelqu'un dira peutêtre
que l'éloquence oratoire eft plus utile
à l'Orateur pour fa fortune , & on aura
raifon de dire comme Bachaumont :
a Non non , les doctes damoiselles
N'eurent jamais un bon morceau
Et ces vieilles fempiternelles
Ne burent jamais que de l'eau.
Les Poëtes ont toujours été bien éloia
Voyage de Bach. & de la Chapelle.
gnés
NOVEMBRE. 1730. 2397
grés de cette avidité qui fait dire à tant
de
gens
•
Quærenda pecunia primùm eft
Virtus poft nummos.
Je ne doute point que les gens d'efprit
& de bon goût , les Heros & fur tout le
beau fexe, à qui la Poëfie a fait tant d'honneur
, & dont elle a fi fouvent relevé la
beauté & le mérite , ne préferent la gloire
des Poëtes à celle des Orateurs , &
quand je n'aurois que leur fuffrage j'aurois
toujours celui de la plus brillante
partie du monde . Au refte , on peut encore
juger de la gloire des Poëtes par l'eftime
& la veneration qu'ont eûs pour eux
de tout tems les hommes les plus illuftres
& les plus grands Princes. b Ptolomée
Philopator fit élever un Temple à Homere
; il l'y plaça fur un Trône , & fit repréfenter
autour de lui les fept Villes qui
Te difputoient l'honneur de fa naiffance.
c. Alexandre avoit toujours l'Iliade fous
le chevet de fon lit , enfermé dans la caffete
de Cyrus. d Hyparque , Prince des
Athéniens , envoya une Galere exprès
chercher Anacréon pour faire honneur à
b Elien.
Plutarq. in Vita Alexand.
Elien,
yous
2398 MERCURE DE FRANCE
fa Patrie. Hyeron de Syracufe voulut
avoir Pindare & Simonide à fa Cour .
& perfonne n'ignore que dans le fac
de Thebes Alexandre ordonna qu'on
épargnat la maiſon & la famille du pre
mier des deux Poëtes que je viens de nommer.
On fçait le crédit qu'eurent Virgile
& Horace à la Cour d'Augufte , & enfin
l'eftime particuliere dont Louis XIV. a
toujours honoré nos Poëtes François , Mais
pourquoi chercher de nouvelles preuves?
Le langage des hommes égalera- t'il jamais
le langage des Dieux ? Je fens bien
que je dois me borner à ce petit nombre
de réfléxions , quoiqu'il foit difficile d'être
court en parlant des beautés de la
Poëfie , où l'on trouve tant de choſes qui
enchantent que l'on en pourroit dire ce
que difoit Tibulle de toutes les actions
de fa Maîtreffe
Componit furtim , fubfequiturque decor.
J'ai l'honneur d'être & c .
Langue
Vers et prose
Type d'écrit journalistique
Courrier des lecteurs
Faux
Mots clefs
Domaine
Constitue la réponse à un autre texte