Titre
PORTRAIT DE L'HOMME.
Titre d'après la table
Portrait de l'homme
Fait partie d'une livraison
Fait partie d'une section
Page de début
[1903]
Page de début dans la numérisation
10
Page de fin
1912
Page de fin dans la numérisation
19
Incipit
Las de perdre le tems à lire des Volumes,
Texte
PORTRAIT,
ZOON
DE L'HOMME.
As de perdre le tems à lire des Volu
mes ,
Et de gâter fans fin du papier & desi
plumes ,
Pour conferver les yeux que le Ciel t'a donnés
Abandonne , Daphnis , tęs travaux obftinés.
Il vaut mieux déformais embraffer une étude
Qui donne plus de fruit & moins d'inquiétude
A ij Les
1904 MERCURE DE FRANCE
Les Auteurs ont des fens où l'on ne peut entrer
Et des nuits que l'efprit ne fçauroit penetrer ;
Plus on devient fçavant , plus on eft plein de
doutes ;
On s'égare enchemin , pour avoir tro p de routes
Et loin de parvenir jufqu'à la verité ,
On s'éloigne , on fe perd à force de clarté.
Permets que l'homme feul foit l'objet de tes veilles
;
Contemple la Nature , admires ſes merveilles
Et comparant enſemble & fes biens & ſes maux
Juge de fa grandeur même par fes défauts.
Je vais , pour applanir cette rude carriere ,
T'ébaucher de mes Vers l'importante matiere,
L'homme eft un noeud fubtil , dont fans un grand
Lecours ,
€
On ne peut demêler les plis & les detours ;;
On ne fçauroit à fond tracer fon caractere ;
Tout au dedans eft nuit , tout au dehors mistere;
Il fe cherche , il s'évite , il s'aime , il fe deplaît ,
Et lorfqu'il s'examine , il ne fçait ce qu'il eft.
Il fent bien toutes fois que dans fon ame impure
It conferve l'inftinct d'une heureuſe nature >
fes momens reveillent tous dans fon coeur
que
Les reftes d'un état qui fut plein de bonheur.
Rien ne peut arracher du ſein de fa mémoire
Les marques du débris de fa premiere gloire ;
Un veftige leger , un fillon délicat
Lui préfente toujours l'ombre de cet étag ;
Et
Ses
SEPTEMBRE. 1730. 1905
Ses fens ingénieux à réparer fa perte
Font paffer mille objets dans fon ame deferte
Joindre à fon Etre feul tous les Etres divers ,
Et dans ce petit monde entrer tout l'Univers .
Mais par Les
propres fens , fon ame mal fervic
Ne trouve point de bien qui borne ſon envie.
Ils ont beau fe charger de la Terre & des Cieux
Pour tâcher de remplir ce vuide ſpacieux ,
Tout ce qui n'eft pas Dieu la laiffe toujours vuide
,
Et n'éteint point l'ardeur de fon défir avide :
Cette foif l'accompagne en tous lieux , en tous
tems
Et fes vaftes fouhaits ne font jamais contens.
Cependant, engagé dans une erreur extrême ,
Il fe croit tout rempli quand il l'eft de lui -même,'
Et que fa vanité par un foin decevant
Le fait grand à fes yeux & le groffit de vent.
Les Titres faftueux qu'il ente fur fon Etre
Lui cachent fa nature & le font méconnoître ;
C'eſt un maſque trompeur dont il fe contrefait ,
Et ce mafque eft pourtant ce qui le fatisfait.
On le voit quelquefois , erigeant fon idole ,
Promener fes grands noms de l'un à l'autre Pole
Et fans nul autre droit vouloir être adoré
De quiconque à fes yeux n'en eft pas honoré.
Mais qu'il tranche du grand , & qu'il faffe l'habile
,
D'abaiffer fa hauteur il n'eft que trop facile.
A j Qu'il
1906 MERCURE DE FRANCE
Qu'il porte fes regards dans cette immenſe Tour
Que le Soleil décrit en nous donnant le jour ;
Qu'il meſure des yeux ces machines roulantes
Qu'un luftre mandié rend claires & brillantes ,
Et qu'il compare enfin fous des yeux mieux ouverts
Ce qu'il a de matiere avec tout l'Univers ,
Que pourra - t'il alors à lui-même paroître
Qu'un âtome englouti dans l'ocean de l'être ?
Et qu'un ciron flottant entre le rien & Dieu
Dont la bonté l'a mis dans ce vafte milieu ?
Cet atôme orgueilleux , aidé d'autres atomes
Peut changer , dira-t'on , la face des Royaumes ,
Et quand rien ne s'oppofe à fon defir altier
On le voit décider du fort du monde entier.
Oui ; mais que fon pouvoir eft leger & fragile !
Un petit grain de fable , une vapeur fubtile ,
Que les yeux les plus fins ont peine à demêler ,
L'abat en un inftant , ou le fait chanceler.
C'eft en vain qu'élevé dans une haute place
Il brave des Deftins la fecrette menace ;
Une grimace , un mot le peut à tout propos
Enlever aux douceurs du plus profond repos.
Un fot que la Fortune a tiré de la bouë ,
Pour le faire monter au plus haut de ſa Rouë
Jure qu'il peut aller , fans changer de couleur ,
Du faîte de la gloire au comble du malheur ;
Mais fide l'embraffer la Fortune fe laffe ,
S'il
SEPTEMBRE. 1730. 1907
S'il fe voit accueilli de la moind re difgrace ,
Sa conftance peu propre à fouffrir un revers
Met fon coeur à la gêne , & ſa tête à l'envers. !
De quelque fermeté que l'homme foit capable
Un foufle le remuë , un accident l'accable ;
Il ne paroît conſtant dans ſa force d'efprit
Que dans des tems heureux , & lorfque tout lu
rit.
Pour fufpendre l'effort du plus rare génie ,
Je ne demande pas une force infinie ;
Tout ce qui vient heurter à la porte des fens
Peut rendre fes travaux ou vains ou languiffans;
Le voilà fur le point d'enfanter un miracle ;
Eh bien ! un Moucheron fans peine y met obſtacle
,
Et fon bourdonnement démontant fa raifon
L'oblige de quitter fa plume & fa maiſon .
Une ombre qui fuccede au faux jour qui l'éclaire
Le privant de l'aſpect de l'étoile Polaire ,
Il ne va qu'à tatons dans ſes raiſonnemens ;
L'amour propre toujours regle fes fentimens ;
Loin qu'un plaifir extrême arrête ſa pourſuite ,
Au lieu de s'y fixer , il en aime la fuite ,
Et les Jeux & les Ris ne lui font de beaux jours
Que parceque leur tems ne dure pas toujours.
Quand la douceur chez lui fans intervale abonde
,
Il ne fent point de gout au Nectar qui l'inonde
Un éclat vif & long importune fes yeux ,
A iiij
Un
1908 MERCURE DE FRANCE
Un chemin tout uni lui devient ennuyeux ;
Il veut trouver du haut & du bas dans la vie ;
Il veut que la clarté foit des ombres ſuivie ;
Et qu'un peu de travail ſe mêle à ſes plaifirs
,
Pour ranimer l'ardeur de fes mourans défirs.
Son coeur dans le repos ne trouve point de charmes
>
S'il n'eft le fruit tardif du trouble & des allarmes
,
Et la gloire pour lui ne peut avoir d'appas ,
S'il ne la voit briller au milieu des Combats.
Plus vite qu'un éclair , fans ceffe il paffe , il
erre ,
Du fouhait au dégoût , de la paix à la guerre ,
Le moindre paffe- temps étourdit fes regrets ,
Et le plus foible ennui rend fes plaifirs muets.
Un abord imprévu le releve ou l'opprime ;
Un trait inopiné le tue ou le ranime ;
Sa joye & fes plaifirs naiffent prefque de rien ,
peu de chofe fait ou fon mal ou fon bien .
Le jeune Licidas , vient de perdre ſa mere ;
Cette perte lui caufe une douleur amere :
Il eſt pâle , défait , il pouffe des fanglots ,
Et répand jour & nuit des larmes à grands
Et
flots ;
Si bien - tôt le hazard excite une cohuë
Qui l'oblige en paffant de détourner la vuë.
Ce foible amuſement fait taire fa douleur
Et
SEPTEMBRE. 1730. 1909
Et redonne à fon teint fa premiere couleur.
L'homme en fes changemens eft plus prompt
que la flamme ;
Il ne faut que toucher un reffort de fon ame ;
A cette heure'il eft doux , à cette autre il s'aid
grit ,
D'où lui vient cette humeur ? d'un petit tour
d'eſprit ;
Une fombre penfée , un bizare caprice ,
Altere fon vifage & le met au fupplice ;
Il n'eft point de penfée , il n'eft point de def
fein ,
Qu'un ombrage leger ne dérange foudain .
Il a beau confulter une glace polie ,
Il ne s'y voit jamais fans trouble & fans fo
lie
›
Et s'il découvre en lui quelqu'infenfible trait ,
D'une haute fageffe & d'un repos parfait ,
Sa raison dont la vuë en mille lieux guidée ,
Ne trouve point d'état fortable à cette idée ,
Reconnoît que fon coeur , dans les plus heureux
temps , (
Jouit d'une fortune expofées à equs vens.
Mais fon orgueil dément par fa délicateffe
L'aveu de fa raifon fur fa propre foibleffe
2
Et faſcinant les yeux par un charme trom
peur ,
Lui déguiſe un phantofme en folide bonheur,
Pour faire évanouir cette vaine chimere ,
A v E&
1910 MERCURE DE FRANCE
Et rendre à fes regards l'horreur de fa mifere
;
Il n'a qu'à rappeller la fuite de les jours ,
Et fe fuivre lui même en leur rapide cours ,
Il n'apporte en naiffant ni force ni fcience ,
Et fans en acquerir , il paffe fon enfance ;
La jeuneffe les livre à cent tyrans divers ,
Dont l'adreffe s'applique à lui cacher fes fers ;
Dans cet état fleuri fon coeur , fans le cons
noîrre ,
Change infenfiblement de prifon & de Maître
,
Et ne pouvant fouffrir qu'on lui faffe la Loi ,
Il obéït toujours , & n'eſt jamais à ſoi.
La colere l'émeût , le plaifir le chatouille ;
La vanité le flatte , & l'intrigue le broüille ;
Il s'éleve , il defcend , il s'écarte , il revient ;
A peine en même affiete uue heure le contient ;
Par la rapidité d'une invincible pente ;
Il fe laiffe entraîner vers l'objet qui le tente
Et donnant tout aux fens qu'il nourrit de
poiſon ,
Il prend ce qu'il lui plaît pour la droite raifon.
Que de faux préjugez , dans fon ame fé
duite ,
S'érigent fierement en régles de conduite !
Que d'épaiffes erreurs , & que d'entêtemens
Dérobent fa défaite aux plus forts argumens !
Il marche fans repos dans une nuit profonde ;
Il
SEPTEMBRE . 1730. 1911
Il flotte au gré des vens dans la Mer de ce
mónde
;
Tout eft écueil pour lui , tout lui fait avoüer
Qu'au moindre fort contraire il eft prêt d'é
chotier.
Quand il eft parvenu dans l'extrême vieilleffe ,
Ses défirs impuiffans atteſtent ſa foibleffe ;
Et de leurs doux objets ſe ſentant déſunir ;
Il s'y rattache encor par le reffouvenir.
Mais la Parque s'apprête à lever la barriere ;
Elle lui vient ouvrir une obfcure carriere ,
Dont l'immenſe étendue eft une éternité ,
Ou de malheurs affreux , ou de felicité.
Comment , regarde- t'il eft dangereux paffage
?
Quels Dieux invoque-t-il pour détourner l'orage
?
Helas prefque toujours on voit qu'en
étourdi ,
>
Faifant contre le Ciel le brave & le hardi ,
Et s'étant raffuré par ce vain artifice ,
La main devant les yeux , il court au préci
pice ,
Et d'un air intrépide , & fans étonnement ,
Va tenter le hazard de cet évenement.
C'eft de cette façon que l'homme Philofo
phe ,
Des malheurs de fa vie ourdit la Cataftrophe
,
Et que fans redouter fon Auteur ni fa fin ,
A vj
Il
1912 MERCURE DE FRANCE
Il fe livre aux rigueurs de fon dernier deftin.
Crains , Daphnis , d'encourir ce terrible défaſtre
;
La foi pour l'éviter nous fert de Phare &
d'Aftre ,
Elle démafqué l'homme & fon divin pinceau ,
Lui fait de fa nature un fidele Tableau.
Je devois l'emprunter pour t'en tracer l'image
;
Mais à ce foible effai , je borne mon ouvrage
,
Et je laiffe à ta main capable de travail ,
Le foin d'entrer un jour dans un plus long
détail.
Androl. Celeftin , âge de 87. ans.
ZOON
DE L'HOMME.
As de perdre le tems à lire des Volu
mes ,
Et de gâter fans fin du papier & desi
plumes ,
Pour conferver les yeux que le Ciel t'a donnés
Abandonne , Daphnis , tęs travaux obftinés.
Il vaut mieux déformais embraffer une étude
Qui donne plus de fruit & moins d'inquiétude
A ij Les
1904 MERCURE DE FRANCE
Les Auteurs ont des fens où l'on ne peut entrer
Et des nuits que l'efprit ne fçauroit penetrer ;
Plus on devient fçavant , plus on eft plein de
doutes ;
On s'égare enchemin , pour avoir tro p de routes
Et loin de parvenir jufqu'à la verité ,
On s'éloigne , on fe perd à force de clarté.
Permets que l'homme feul foit l'objet de tes veilles
;
Contemple la Nature , admires ſes merveilles
Et comparant enſemble & fes biens & ſes maux
Juge de fa grandeur même par fes défauts.
Je vais , pour applanir cette rude carriere ,
T'ébaucher de mes Vers l'importante matiere,
L'homme eft un noeud fubtil , dont fans un grand
Lecours ,
€
On ne peut demêler les plis & les detours ;;
On ne fçauroit à fond tracer fon caractere ;
Tout au dedans eft nuit , tout au dehors mistere;
Il fe cherche , il s'évite , il s'aime , il fe deplaît ,
Et lorfqu'il s'examine , il ne fçait ce qu'il eft.
Il fent bien toutes fois que dans fon ame impure
It conferve l'inftinct d'une heureuſe nature >
fes momens reveillent tous dans fon coeur
que
Les reftes d'un état qui fut plein de bonheur.
Rien ne peut arracher du ſein de fa mémoire
Les marques du débris de fa premiere gloire ;
Un veftige leger , un fillon délicat
Lui préfente toujours l'ombre de cet étag ;
Et
Ses
SEPTEMBRE. 1730. 1905
Ses fens ingénieux à réparer fa perte
Font paffer mille objets dans fon ame deferte
Joindre à fon Etre feul tous les Etres divers ,
Et dans ce petit monde entrer tout l'Univers .
Mais par Les
propres fens , fon ame mal fervic
Ne trouve point de bien qui borne ſon envie.
Ils ont beau fe charger de la Terre & des Cieux
Pour tâcher de remplir ce vuide ſpacieux ,
Tout ce qui n'eft pas Dieu la laiffe toujours vuide
,
Et n'éteint point l'ardeur de fon défir avide :
Cette foif l'accompagne en tous lieux , en tous
tems
Et fes vaftes fouhaits ne font jamais contens.
Cependant, engagé dans une erreur extrême ,
Il fe croit tout rempli quand il l'eft de lui -même,'
Et que fa vanité par un foin decevant
Le fait grand à fes yeux & le groffit de vent.
Les Titres faftueux qu'il ente fur fon Etre
Lui cachent fa nature & le font méconnoître ;
C'eſt un maſque trompeur dont il fe contrefait ,
Et ce mafque eft pourtant ce qui le fatisfait.
On le voit quelquefois , erigeant fon idole ,
Promener fes grands noms de l'un à l'autre Pole
Et fans nul autre droit vouloir être adoré
De quiconque à fes yeux n'en eft pas honoré.
Mais qu'il tranche du grand , & qu'il faffe l'habile
,
D'abaiffer fa hauteur il n'eft que trop facile.
A j Qu'il
1906 MERCURE DE FRANCE
Qu'il porte fes regards dans cette immenſe Tour
Que le Soleil décrit en nous donnant le jour ;
Qu'il meſure des yeux ces machines roulantes
Qu'un luftre mandié rend claires & brillantes ,
Et qu'il compare enfin fous des yeux mieux ouverts
Ce qu'il a de matiere avec tout l'Univers ,
Que pourra - t'il alors à lui-même paroître
Qu'un âtome englouti dans l'ocean de l'être ?
Et qu'un ciron flottant entre le rien & Dieu
Dont la bonté l'a mis dans ce vafte milieu ?
Cet atôme orgueilleux , aidé d'autres atomes
Peut changer , dira-t'on , la face des Royaumes ,
Et quand rien ne s'oppofe à fon defir altier
On le voit décider du fort du monde entier.
Oui ; mais que fon pouvoir eft leger & fragile !
Un petit grain de fable , une vapeur fubtile ,
Que les yeux les plus fins ont peine à demêler ,
L'abat en un inftant , ou le fait chanceler.
C'eft en vain qu'élevé dans une haute place
Il brave des Deftins la fecrette menace ;
Une grimace , un mot le peut à tout propos
Enlever aux douceurs du plus profond repos.
Un fot que la Fortune a tiré de la bouë ,
Pour le faire monter au plus haut de ſa Rouë
Jure qu'il peut aller , fans changer de couleur ,
Du faîte de la gloire au comble du malheur ;
Mais fide l'embraffer la Fortune fe laffe ,
S'il
SEPTEMBRE. 1730. 1907
S'il fe voit accueilli de la moind re difgrace ,
Sa conftance peu propre à fouffrir un revers
Met fon coeur à la gêne , & ſa tête à l'envers. !
De quelque fermeté que l'homme foit capable
Un foufle le remuë , un accident l'accable ;
Il ne paroît conſtant dans ſa force d'efprit
Que dans des tems heureux , & lorfque tout lu
rit.
Pour fufpendre l'effort du plus rare génie ,
Je ne demande pas une force infinie ;
Tout ce qui vient heurter à la porte des fens
Peut rendre fes travaux ou vains ou languiffans;
Le voilà fur le point d'enfanter un miracle ;
Eh bien ! un Moucheron fans peine y met obſtacle
,
Et fon bourdonnement démontant fa raifon
L'oblige de quitter fa plume & fa maiſon .
Une ombre qui fuccede au faux jour qui l'éclaire
Le privant de l'aſpect de l'étoile Polaire ,
Il ne va qu'à tatons dans ſes raiſonnemens ;
L'amour propre toujours regle fes fentimens ;
Loin qu'un plaifir extrême arrête ſa pourſuite ,
Au lieu de s'y fixer , il en aime la fuite ,
Et les Jeux & les Ris ne lui font de beaux jours
Que parceque leur tems ne dure pas toujours.
Quand la douceur chez lui fans intervale abonde
,
Il ne fent point de gout au Nectar qui l'inonde
Un éclat vif & long importune fes yeux ,
A iiij
Un
1908 MERCURE DE FRANCE
Un chemin tout uni lui devient ennuyeux ;
Il veut trouver du haut & du bas dans la vie ;
Il veut que la clarté foit des ombres ſuivie ;
Et qu'un peu de travail ſe mêle à ſes plaifirs
,
Pour ranimer l'ardeur de fes mourans défirs.
Son coeur dans le repos ne trouve point de charmes
>
S'il n'eft le fruit tardif du trouble & des allarmes
,
Et la gloire pour lui ne peut avoir d'appas ,
S'il ne la voit briller au milieu des Combats.
Plus vite qu'un éclair , fans ceffe il paffe , il
erre ,
Du fouhait au dégoût , de la paix à la guerre ,
Le moindre paffe- temps étourdit fes regrets ,
Et le plus foible ennui rend fes plaifirs muets.
Un abord imprévu le releve ou l'opprime ;
Un trait inopiné le tue ou le ranime ;
Sa joye & fes plaifirs naiffent prefque de rien ,
peu de chofe fait ou fon mal ou fon bien .
Le jeune Licidas , vient de perdre ſa mere ;
Cette perte lui caufe une douleur amere :
Il eſt pâle , défait , il pouffe des fanglots ,
Et répand jour & nuit des larmes à grands
Et
flots ;
Si bien - tôt le hazard excite une cohuë
Qui l'oblige en paffant de détourner la vuë.
Ce foible amuſement fait taire fa douleur
Et
SEPTEMBRE. 1730. 1909
Et redonne à fon teint fa premiere couleur.
L'homme en fes changemens eft plus prompt
que la flamme ;
Il ne faut que toucher un reffort de fon ame ;
A cette heure'il eft doux , à cette autre il s'aid
grit ,
D'où lui vient cette humeur ? d'un petit tour
d'eſprit ;
Une fombre penfée , un bizare caprice ,
Altere fon vifage & le met au fupplice ;
Il n'eft point de penfée , il n'eft point de def
fein ,
Qu'un ombrage leger ne dérange foudain .
Il a beau confulter une glace polie ,
Il ne s'y voit jamais fans trouble & fans fo
lie
›
Et s'il découvre en lui quelqu'infenfible trait ,
D'une haute fageffe & d'un repos parfait ,
Sa raison dont la vuë en mille lieux guidée ,
Ne trouve point d'état fortable à cette idée ,
Reconnoît que fon coeur , dans les plus heureux
temps , (
Jouit d'une fortune expofées à equs vens.
Mais fon orgueil dément par fa délicateffe
L'aveu de fa raifon fur fa propre foibleffe
2
Et faſcinant les yeux par un charme trom
peur ,
Lui déguiſe un phantofme en folide bonheur,
Pour faire évanouir cette vaine chimere ,
A v E&
1910 MERCURE DE FRANCE
Et rendre à fes regards l'horreur de fa mifere
;
Il n'a qu'à rappeller la fuite de les jours ,
Et fe fuivre lui même en leur rapide cours ,
Il n'apporte en naiffant ni force ni fcience ,
Et fans en acquerir , il paffe fon enfance ;
La jeuneffe les livre à cent tyrans divers ,
Dont l'adreffe s'applique à lui cacher fes fers ;
Dans cet état fleuri fon coeur , fans le cons
noîrre ,
Change infenfiblement de prifon & de Maître
,
Et ne pouvant fouffrir qu'on lui faffe la Loi ,
Il obéït toujours , & n'eſt jamais à ſoi.
La colere l'émeût , le plaifir le chatouille ;
La vanité le flatte , & l'intrigue le broüille ;
Il s'éleve , il defcend , il s'écarte , il revient ;
A peine en même affiete uue heure le contient ;
Par la rapidité d'une invincible pente ;
Il fe laiffe entraîner vers l'objet qui le tente
Et donnant tout aux fens qu'il nourrit de
poiſon ,
Il prend ce qu'il lui plaît pour la droite raifon.
Que de faux préjugez , dans fon ame fé
duite ,
S'érigent fierement en régles de conduite !
Que d'épaiffes erreurs , & que d'entêtemens
Dérobent fa défaite aux plus forts argumens !
Il marche fans repos dans une nuit profonde ;
Il
SEPTEMBRE . 1730. 1911
Il flotte au gré des vens dans la Mer de ce
mónde
;
Tout eft écueil pour lui , tout lui fait avoüer
Qu'au moindre fort contraire il eft prêt d'é
chotier.
Quand il eft parvenu dans l'extrême vieilleffe ,
Ses défirs impuiffans atteſtent ſa foibleffe ;
Et de leurs doux objets ſe ſentant déſunir ;
Il s'y rattache encor par le reffouvenir.
Mais la Parque s'apprête à lever la barriere ;
Elle lui vient ouvrir une obfcure carriere ,
Dont l'immenſe étendue eft une éternité ,
Ou de malheurs affreux , ou de felicité.
Comment , regarde- t'il eft dangereux paffage
?
Quels Dieux invoque-t-il pour détourner l'orage
?
Helas prefque toujours on voit qu'en
étourdi ,
>
Faifant contre le Ciel le brave & le hardi ,
Et s'étant raffuré par ce vain artifice ,
La main devant les yeux , il court au préci
pice ,
Et d'un air intrépide , & fans étonnement ,
Va tenter le hazard de cet évenement.
C'eft de cette façon que l'homme Philofo
phe ,
Des malheurs de fa vie ourdit la Cataftrophe
,
Et que fans redouter fon Auteur ni fa fin ,
A vj
Il
1912 MERCURE DE FRANCE
Il fe livre aux rigueurs de fon dernier deftin.
Crains , Daphnis , d'encourir ce terrible défaſtre
;
La foi pour l'éviter nous fert de Phare &
d'Aftre ,
Elle démafqué l'homme & fon divin pinceau ,
Lui fait de fa nature un fidele Tableau.
Je devois l'emprunter pour t'en tracer l'image
;
Mais à ce foible effai , je borne mon ouvrage
,
Et je laiffe à ta main capable de travail ,
Le foin d'entrer un jour dans un plus long
détail.
Androl. Celeftin , âge de 87. ans.
Signature
Androl. Celestin, âgé de 87. ans.
Langue
Vers et prose
Type d'écrit journalistique
Courrier des lecteurs
Faux
Genre littéraire