Titre
LES AMES RIVALES, HISTOIRE FABULEUSE.
Titre d'après la table
Les Ames Rivales, Histoire Fabuleuse,
Fait partie d'une livraison
Fait partie d'une section
Page de début
2527
Page de début dans la numérisation
232
Page de fin
2545
Page de fin dans la numérisation
250
Incipit
Dans une des plus agréables Contrées de l'Inde, est un Royaume nommé
Texte
LES AMES RIVALES ,
HISTOIRE FABULEUSE.
Ans une des plus agréables Contrées
de l'Inde , est un Royaume nommé
Mallean , où les femmes ontune autorité
entiere sur les hommes ; dispensatrices
des Loix , l'administration du Gouvernement les regarde seules , tandis que les
hommes enfermez dans le sein des maisons , et livrez à des occupations frivoles ,
ont pour tout avantage la parure , le
plaisir de plaire et d'être prévenus , la tịmidité , la paresse , et pour devoirs , la
solitude , la pudeur et la fidelité.
Ce genre de domination n'a pas tou
jours subsisté chez les Malleanes ; il est
l'ouvrage de l'Amour ; les femmes qui
d'abord ne pouvoient avoir qu'un époux,
acquirent avec adresse le droit d'en aug
menter le nombre , dont elles parvinrent
enfin à ne faire que des esclaves.
Cette superiorité ne les a peut- être pas
rendues plus heureuses , si l'on en croit
le souvenir qu'elles gardent encore du ré1. Vol.
Av gne
2528 MERCURE DE FRANCE
gne de Masulhim , qui fut le plus doux
qu'ayent éprouvé les peuples ; ce Régne
est rapporté dans un des principaux Livres de la Religion des Indiens telles
étoient alors les mœurs.
Dès qu'une fille avoit atteint l'âge de
dix ans , ses parens lui présentoient douze Amans convenables par leur âge et par
leur naissance , et ces Amans passoient une
année auprès d'elle , sans la perdre de vuë
un seul moment ; ce temps révolu , elle
pouvoit choisir un d'entre eux ; ce choix
lui donnoit le titre d'époux , et devenoit
une exclusion pour les onze autres ; elle
étoit libre aussi de ne point aimer , c'està dire , de prendre douze nouveaux
Amans , et de n'avoir point d'époux ;
quelque soin qu'eussent les Amans de
dissimuler leur caractere lorsqu'ils avoient
interêt de le cacher ; une fille pendant le
cours de cette année où ils vivoient avec
elle , avoit tout le tems de le pénétrer ;
ainsi on s'unissoit autant par convenance
que par penchant , eh ! quelle felicité accompagnoit cette union ! Deux époux ne
concevoient pas qu'on pût cesser de s'aimer , et ils s'aimoient toujours. Peut-être
pour garder une fidelité inviolable , ne
faut il que la croire possible?
La Princesse Amassita , fille du Roi
1.Vol. de ༤ ༽
DECEMBRE. 1732. 2529
'de Mallean , étant parvenue à l'âge d'être
mariée , les plus grands Princes de l'Inde .
se disputerent l'honneur d'être du nombre des douze Amans ; elle étoit bien digne de cet empressement ; elle joignoit à
une figure charmante , un certain agrément dans l'esprit et dans le caractere
qui forçoit les femmes les plus vaines à
lui pardonner d'être plus aimable qu'elles. Parmi les illustres concurrens qui furent préferés , Masulhim , Prince de Carnate , et Sikandar , Prince de Balassor , se
distinguerent bien- tôt ; l'un par les graces
avec lesquelles il cherchoit à plaire , et
l'autre par l'impetuosité de sa passion.
à
Cette tendresse très - vive de part et
d'autre ne mit point cependant d'égalité
entre eux aux yeux de la Princesse. Le
Prince de Carnate interessoit le mieux
son cœur , mais elle n'osa d'abord se l'a- .
vouer à elle- même , dans la crainte de ne
pas garder assez séverement l'exterieur
d'indifférence qu'elle devoit marquer
ses Amans jusqu'au jour où elle choisiroit
un époux. Elle regardoit comme un crime les moindres mouvemens qui pouvoient découvrir le fond de son ame :
dans le tableau qu'on se fait de ses devoirs,
peut-être faut- il grossir les objets pour
les appercevoir tels qu'ils sont.
I. Vol. A vj Le
2530 MERCURE DE FRANCE
Le Prince de Carnate étoit dans une ex- .
trême agitation ; la veritable tendresse est
timide; il n'osoit se flater de l'emporter
sur le Prince de Balassor , toujours occupé d'Amassita , il joüissoit du plaisir de
la voir sans cesse par le secours du Dieu
des ames , qui lui avoit accordé le pouvoir de donner l'essor à la sienne ; son
amour lui avoit fait obtenir cette faveur
singuliere. Son ame alloit donc à son gré,
habiter le corps d'une autre personne , ou
se placer dans des plantes , dans des aniet revenoit s'emparer de sa demeure ordinaire. Ainsi dès que la nuit
étoit venuë , l'ame du Prince de Carnate
partoit et s'introduisoit dans l'appartement de la Princesse , dont l'accès étoit
alors interdit à ses Amans; ce secret lui
épargnoit des momens d'absence qui lui
auroient été insupportables , mais il ne
lui donnoit à cet égard aucun avantage
sur son Rival , qui possedoit comme lui
cette merveilleuse liberté d'ame.
maux ,
$
La Princesse ne pût si bien dissimuler
le penchant qu'elle avoit pour le Prince
de Carnate , qu'il ne parût à bien des
marques dont elle ne s'appercevoit point;
c'est l'illusion ordinaire des Amans , ils
croyent que leur secret ne s'est point
échapé , tant qu'ils ne se sont point per
I. Vol. miş
DECEMBRE. 1732. 2537
mis la satisfaction de le trahir ; Masulhim
eut entr'autres cette préference , mais cette idée flateuse s'évanouissoit bien- tôt ;
inquiet dans ce qu'il osoit se promettre ,
il falloit pour être tranquille , un mot de
la bouche de la Princesse ;; eh ! comment
l'obtenir ? Amassita ne voyoit jamais ses
Amans qu'ils ne fussent ensemble , et ne
leur parloit jamais qu'en public , ainsi on
ayoit toujours ses Rivaux pour confidens.
Un jour qu'ils étoient chez la Princesse,
Masulhim imagina un moyen pour avoir
un entretien secret avec elle ; la conversation étoit generale , et rouloit selon la
coûtume ordinaire , sur les charmes d'Amassita : Madame , dit le Prince de Car
nate , n'osant nous flater de vous avoir
plû , nous devons bien craindre de vous.
ennuyer ; vous n'entendez jamais que
des louanges , que des protestations éxagerées peut-être ( ' quoique vous soyez.
charmante et que nous vous aimions de
bonne foi ( vous ne trouvez des prévenances qui ne vous laissent pas un moment le plaisir de désirer ; il est sûr que
si l'un de vos Amans est assez heureux
pour que vous lui sçachiez gré de ce continuel empressement , les onze autres vous
en deviennent plus insupportables , oseque
1. Vola rois
2532 MERCURE DE FRANCE
rois-je vous proposer un arrangement qui
vous sauveroit de ces hommages dont
vous êtes peut-être excedée. Souffrés qu'aujourd'hui tous vos Amans vous entretien
nent avec quelque liberté un quart d'heure seulement ; leur amour n'aura qu'à
s'empresser de se faire connoître , ce quart
d'heure expiré , les sermens , les reproches , les louanges à découvert , enfin
toute cette déclamation ordinaire de la
tendresse ne leur sera plus permise ; il
faudra qu'ils paroissent hors d'interêt dans
tout ce qu'ils vous diront ; ainsi l'enjoüment , l'agrément de l'esprit prendront
la place du sérieux de l'Amour qui en est
toujours l'ennuyeux dans les Amans qui
ne sont point aimés. Mon cœur ne m'a
fait vous proposer cette conduite que parce que si je ne suis pas assez heureux pour
meriter votre foi , ne vous plus parler de
ma tendresse , en est , je croi , la scule
marque qui puisse vous plaire.
La Princesse parut surprise du discours
de Masulhim : votre idée , lui réponditelle , est effectivement très- raisonnable ;
il est vrai que si mon cœur s'étoit déja déterminé , l'Amant vers lequel il pancheroit , se tairoit comme les autres , et
peut-être que son silence me seroit plus
à charge que l'ennui d'entendre ses RiI.Vol.
vaux.
DECEMBRE. 9732 2533
vaux. J'accepte cependant le projet que
votre prudence vous fait imaginer ; je
ne veux pas être moins raisonnable que
vous la Princesse prit un air sérieux en
achevant cette réponse , sans s'appercevoir que ce sérieux alors pouvoit ressembler à un reproche. Amassita commença
dès le même jour cette espéce d'audience ,
à laquelle elle venoit de s'assujettir. Le
tems de la promenade et celui des Jeux
fûrent employés à écouter ses Amans. Les
concurrens du Prince de Carnate eurent
les premiers momens que la Princesse
abrégea souvent d'autorité. Il ne restoit
plus que le Prince de Balassor et lui. SiKandar approcha d'elle avec assez de confiance de n'être point haï. Dans les momens ou par le secours des différentes
métamorphoses qu'il pouvoit prendre , il
entroit dans l'appartement d'Amassita
qui n'étoit alors qu'avec ses femmes ; il
avoit remarqué une réverie , une distraction qui s'emparoit de la Princesse ; il
l'avoit expliquée favorablement pour lui ,
tandis que le Prince de Carnate , sans oser
s'en flater , en avoit tout l'honneur. La
Princesse l'écouta sans jamais lui répon
dre , et le quart d'heure à peine achevé :
Souvenez-vous , lui dit-elle , que c'est la
derniere fois que je dois vous entendre ;
1. Vol * elle
2534 MERCURE DE FRANCE
,
elle fut jointe alors par le Prince de Carnate et les autres Amans observerent
avec inquiétude cette espéce de tête à
tête , qui étoit le dernier qu'Amassita devoit accorder.
Masulhim aborda la Princesse avec un
embarras qui ne lui laissa point appercevoir qu'elle n'avoit pas une contenance
plus assûrée que la sienne : Madame
lui dit- il , à présent je suis au désespoir
de la loi que je vous ai engagée à prescrire ; voici peut-être la derniere fois que
je puis vous dire que je vous aime , que
deviendrai-je si votre choix regarde un
autre que le Prince de Carnate , le plus
tendre de vos Amans ? Alors fixant ses
yeux sur ceux de la Princesse , son trouble en augmenta , et il cessa de parler.
Amassita qui sembloit ne s'occuper que
d'un tapis de fleurs sur lequel ils se promenoient n'étoit rien moins que distraite ; elle ne sentoit plus l'impatience
qu'elle avoit euë de voir finir la conversation avec ses autres Amans ; elle avoit
trouvé dans leurs discours trop d'empressement de paroître amoureux , trop d'envie de plaire. Celui de Masulhim ne lui
parut pas assez tendre ; elle tourna les
yeux sur les siens , sans trop démêler encore ce qu'elle y cherchoit , et voyant
,
1. vol. qu'il
DECEMBRE. 1732 2535.
qu'il gardoit toujours le silence : vous
n'avés qu'un quart d'heure , dit elle ; à
ces mots son embarras augmenta , et elle
resta à son tour quelques momens sans
parler.
Belle Amassita , reprit Masulhim , ch'
pourquoi me faites- vous sentir davantage
le peu qu'il durera ce moment, ce seul
moment où je puis vous parler sans voir
mes odieux Rivaux pour témoins ! Ah !
si j'étois l'Amant que vous préfererés ,
qu'il vous seroit aisé de m'ôter mon incertitude sans que personne au monde
connut mon bonheur ! J'ai obtenu du
Dieu des Ames le pouvoir de disposer de
la mienne , séparée du corps qui la contraint , elle habite chaque nuit votre Palais ; j'étois cette nuit même avec toutes
ces images que vous n'avés regardées que
comme un songe ; j'animois ces génies
qui sous des formes charmantes répandoient des fleurs sur votre tête ; je pas
sois dans ces timbres et dans ces chalu
meaux dont ils formoient des Concerts ,
et je tâchois d'en rendre les sons plus touchans. Ce matin j'étois cet Oyseau à qui
vous n'avez appris que votre nom , et qui
vous a surpris par tout ce qu'il vous a dit
de tendre. Que ces momens me rendent
heureux ! ne pouvant me flater d'être ce
I. Vol. que
536 MERCURE DE FRANCE
>
que vous aimés , j'ai du moins le plaisir
de devenir tout ce qui vous amuse , et je
serai toujours tout ce qui vous environnera , tout ce qui sera attaché à vous pour
toute la vie Quoi ! vous êtes toujours
où je suis , répondit la Princesse ! Oüi
belle Amassità, reprit Masulhim ; ce n'est
que depuis que je vous aime que j'ai ce
pouvoir sur mon ame et je ne veux jamais l'employer que pour vous ; daignés
le partager ce pouvoir si désirable , il ne
dépend que de quelques mots prononcés
songés quel est l'avantage de donner à
son ame la liberté de parcourir l'Univers. Non , interrompit la Princesse , si
j'apprenois ce secret ; je voudrois n'en
faire usageque par vos conseils : mon ame¹
voudroit toujours être suivie de la
vôtre.
A ces mots , Amassita s'apperçut que
son secret s'étoit échapé , mais il ne lui
restoit pas le tems de se le reprocher ; le
quart d'heure étoit déja fini , elle se hâta
d'apprendre les mots consacrés ; elle convint que le soir même pour faire l'épreuve de son nouveau secret , dès que ses
femmes la croiroient endormie , son ame
iroit joindre celle du Prince , et ils choisirent l'Etoile du matin pour le lieu du
rendez-vous. Ils se séparerent ; la PrinI.Vel. cesse
DECEMBREE. 1732. 2537
cesse rentra dans son appartement , et Masulhim retourna à son Palais. Tous deux
ne respiroient que la fin du jour , et ce
jour ne finissoit point , la nuit vint cependant , l'ame du Prince étoit déja partic
bien auparavant : enfin elle vit arriver
celle de la Princesse ; elles se joignirent
au plutôt , elles se confondirent , elles
goûterent cette joye , cette satisfaction
profonde que les Amans qui ne sont pas
assez heureux pour être débarassés de leurs
corps , ne connoissent point. Ces ames li
bres ne furent plus qu'amour pur , que
plaisirs inalterables , chacune appercevoit
toute la tendresse qu'elle faisoit naître , et
c'étoit le bonheur parfait qu'elle portoit
dans l'ame cherie , qui fafsoit tout l'excès
du sien ; elles ne voyoient nulles peines
à prévenir , nulles satisfactions à désirer ,
enfin elles ne faisoient que sentir et qu'être heureuses , et la nuit se passa précipitamment pour elles ; il fallut s'en retourner. La Princesse vouloit avant l'heure ordinaire de son lever , rejoindre son
corps qu'elle avoit laissé dans son lit. Ces
Amans se demanderent et se promirent
un même rendez-vous pour la nuit d'ensuite , et ayant fait la route ensemble , ils
ne se séparerent qu'au moment de retourner à leur habitation,
1.Vol.
On
2538 MERCURE DE FRANCE
On croiroit qu'une union où l'ame
seule agit , est exemte des révolutions qui
persécutent les passions vulgaires , mais
l'amour ne va jamais sans quelque trouble quelle surprise pour l'ame de la
Princesse , lorsque rentrant dans son appartement , elle apperçût son corps déja
éveillé et environné de ses femmes , qui
s'occupoient à le parer. Le Prince de Balassor par le secours d'une Métamorphose
avoit entendu les Amans lorsqu'ils se
donnoient rendez-vous à l'Etoile du matin , et dès l'instant qu'il avoit vû partir
l'ame de la Princesse , il avoit été s'emparer de sa représentation.
Amassita resta embarassée , éperduë à
un point qu'on ne sçauroit exprimer. Elle
n'avoit plus Masulhim pour l'aider de ses
conseils ; elle n'étoit point accoûtumée à
disposer de son ame sans être conduite.
par celle de son Amant , elle resta incertaine, errante , formant mille projets et ne s'arrêtant à aucun.
Il paroît surprenant qu'une ame qui
agissoit librement , ne trouva point d'abord de ressources pour se tirer de
peine ; mais quand les ames sont bien li
vrées à l'Amour , elles négligent si fort
toutes les autres opérations dont elles sont 1. Vel сара-
DECEMBRE. 1732. 2535
Capables , qu'elles ne sçavent plus qu'ai◄
mer.
Masulhim qui ignoroit ses malheurs ;,
vint à l'heure ordinaire chez la Princesse; il avoit cette joye si délicieuse , que les
Amans ont tant de peine à cacher quand
ils commencent d'être heureux. Quel
étonnement pour lui de ne point trouver
dans la Princesse ce caractere de douceur
et de dignité qui lui étoit si naturelle !
son langage et son maintien étoient de
venus méprisans à son égard , et marquoient une coqueterie grossiere pour ses
Rivaux ; car le Prince de Balassor faisoit
malignement agir la fausse Princesse , de
façon à désesperer Masulhim.
Le Prince de Carnate ne pouvoit rien
comprendre à ce changement ,
il ne pouvoit le croire. Sikandar lisoit dans ses
yeux toute sa douleur , et ressentoit autant de joye dans le fond de cette ame
dont il animoit le corps de la Princesse ,
et pour porter à son Rival un coup irrémediable , il fit assembler les Bramines ,
et leur déclara ( paroissant toujours la
Princesse que quoique l'année ne fut
point encore révolue , elle étoit prête
s'ils y consentoient, à déclarer son Epoux;
on applaudit à cette proposition , et la
I.Vol. fausse
2540 MERCURE DE FRANCE
fausse Princesse nomma le Prince de Balass or.
Après cette démarche , si funeste pour
Masulhim et pour Amassita , l'ame de
Sikandar partit , et celle de la Princesse
qui étudioit le moment de rentrer dans
sa propre personne , ne manqua pas de
s'en emparer dès que Sikandar l'eut abang
donnée.
Mais tous les maux que le Prince de
Balassor venoit de causer ne suffisoient
pas à sa fureur , ce n'étoit pas assez pour
lui d'avoir obtenu par une trahison le titre d'Epoux,que son Rival n'auroit voulu recevoir que des mains de l'Amour , il
voulut encore lui ravir le cœur de la Princesse , en semant entr'eux des sujets horribles de jalousie et de haine. Comme il
méditoit ce projet , il apperçût l'ame du
Prince de Carnate qui alloit rejoindre son
corps dont elle s'étoit séparée par inquié
tude. L'ame de Sikandar suivit celle
de Masulhim avec tant de précision ,
qu'elles y entrerent en même tems ; celle
du Prince de Carnate fut au désespoir de
trouver une compagnie si odieuse , mais
comment s'en séparer ? lui abandonner la
place , pouvoit être un parti dangereux.
Ces deux ames resterent ainsi renfermées,
sans avoir de commerce ensemble. Elles
1. Vol. réso
DECEMBRE. 1732. 2548
résolurent de se nuire en tout ce qu'elles
pourroient , par les démarches qu'elles
feroient faire à leur commune machine.
Il n'y avoit qu'une seule opération à laquelle elles pouvoient se porter de concert ; c'étoit de songer à a Princesse , et
de conduire chez elle leur personne. Ces
deux Rivaux se rendirent donc ensemble
au Palais d'Amassita. A peine apperçûtelle Masulhim , qu'elle s'empressa de se
justifier sur le choix qu'elle paroissoit
avoir fait devant ses Etats assemblez. Le
Prince de Carnate attendri par la douleur
de la Princesse , voulut se jetter à ses genoux , mais cette autre ame qui agissoit
en lui de son côté , troubloit toujours les
mouvemens que le Prince de Carnate vouloit exprimer : s'il juroit à la Princesse de
l'aimer toute sa vie,, l'autre ame lui faisoit prendre un ton d'ironie qui sembloit
désavoüer tout ce qu'il pouvoit dire. Ces
dehors offensans qui étoient apperçûs de
la Princesse , la blessoient ; elle faisoit des
reproches à Masulhim. Il en étoit attendri , désesperé , mais dans le moment
qu'il la rassuroit par les discours les plus
tendres , l'ame ennemie lui imprimoit un
air de distraction et de fausseté qui les
rebroüilloient avec plus de colere. Enfin ,
ces deux Amans éprouverent la situaI. Vol. tion
2542 MERCURE DE FRANCE
tion du monde la plus triste et la plus singuliere.
Ce cruel pouvoir de l'ame du Prince de
Balassor mit entre eux la désunion et le
désespoir. Les Malleans étoient extrêmement surpris de voir ces contrastes dans
le Prince de Carnate. Ils ne sçavoient point
encore que dans un Amant l'inégalité et
l'inconstance ne sont que l'ouvrage d'une
ame étrangere qui le fait agir malgré soi ,
et que la veritable reste toujours fidelle.
- Masulhim et Amassita outrément aigris
l'un contre l'autre , Sikandar crut qu'il
n'avoit qu'à reparoître sous sa forme ordinaire. Il se sépara de l'ame de son
Rival c'étoit le jour même où les Malléanes avoient marqué la cerémonie de son union avec la Princesse.
Les Bramines s'assemblerent , et la Fête
fut commencée. Quelle situation pour
Masulhim ! la Princesse toujours irritée
contre lui , toujours livrée à la cruelle erreur que lui avoit causé l'ame de Sikandar , jointe à celle de son Amant , ne son.
gea plus qu'à l'oublier. Elle se laissa parer
du voile de felicité ; c'est ainsi qu'on appelloit les habits de cette cerémonie. On
la conduisit au Temple des deux Epoux
immortels. Le Prince de Balassor mar1. Vol. choit
DECEMBRE. 1737 2548
choit à côté de la Princesse , et Masulhim
qui voyoit son malheur assûré , suivoit ,
confondu dans la foule et noyé dans la
douleur et dans le désespoir. Le Prêtre et
la Prêtresse firent asseoir Amassita , et
placerent à côté d'elle l'indigne Amant
dont elle alloit faire un Epoux. Le trouble
de la Princesse s'augmenta ; un torrent de
larmes vint inonder ses yeux ; elle sentit
au moment de donner sa foi à un autre
qu'à Masulhim , qu'il y avoit encore un
supplice plus grand que de le croise infidele. O Malleanes , dit- elle , soyés touchés du sort de votre Princesse ; il s'agit
du bonheur de sa vie. Elle déclara alors
la trahison de Sikandar , lorsque faisant
parler sa représentation , il s'étoit nommé lui- même pour l'Amant préferé de la
Princesse jugés , ajoûta-t'elle , de l'horreur de ma situation ; si vous me forcés
à être unie avec le Prince de Balassor , je,
vous l'ai avoué : favorisée du Dieu des
ames , j'ai le pouvoir de disposer de la
mienne. Le serment par lequel vous m'attacherés à un Amant que je déteste , ne
lui livrera que ma représentation ; ma
foi , mes desirs , mon ame enfin , en seront séparés à tous les momens de mavie,
Quelle union chez les Malleanes ! je vois
que la seule idée vous en fait frémir. Les
:
I. Vol. B Mal-
2544 MERCURE DE FRANCE
Malleanes firent un cri d'effroi , et d'une
voix unanime releverent la Princesse de
ses engagemens.
"
Enfin , me voilà libre , s'écria- t'elle
helas ! si le Prince de Carnate m'avoit
toujours aimée , que j'aurois été éloignée
de séparer mon cœur de ma main ! in cut
toujours trouvé en moi mon ame toute
entiere. A ces mots Masulhim se jetta aux
pieds de la Princesse , qui ne lui donna
pas le tems de parler. Elle sentit dans le
fond de son cœur toute l'innocence de son
Amant. Elle le déclara son Epoux , elle le
répeta plusieurs fois , de crainte de n'être
pas assez liée par les sermens ordinaires.
Masulhim fut prêt d'expirer de joye et
d'amour.
Le désespoir de Sikandar fut égal au
bonheur de ces deux Amans. Il alla cacher sa honteet sa fureur dans le sein d'une étoile funeste de laquelle son ame étoit
émanée. Sa fuite ne rassûra pas entierement les deux Epoux ; et pour prévenir
les entreprises qu'il pouvoir faire contre
eux par le secours de ses Métamorphoses,
ils convinrent que leurs ames ne quitte
roient jamais leurs corps. Ils aimerent
mieux perdre de leur bonheur et de leur:
amour qui étoit cent fois plus parfait lorsqu'il n'étoit causé que par les purs mouI.Vok vemens
DECEMBRE. 1732 2345
vemens de leurs ames ; et ce dernier exemple a été le seul imité. On a perdu dans
le monde l'idée de leur premiere tendresse , les Amans ne sont plus assez heureux
pour sentir que leur vrai bonheur consiste dans la seule union des ames.
HISTOIRE FABULEUSE.
Ans une des plus agréables Contrées
de l'Inde , est un Royaume nommé
Mallean , où les femmes ontune autorité
entiere sur les hommes ; dispensatrices
des Loix , l'administration du Gouvernement les regarde seules , tandis que les
hommes enfermez dans le sein des maisons , et livrez à des occupations frivoles ,
ont pour tout avantage la parure , le
plaisir de plaire et d'être prévenus , la tịmidité , la paresse , et pour devoirs , la
solitude , la pudeur et la fidelité.
Ce genre de domination n'a pas tou
jours subsisté chez les Malleanes ; il est
l'ouvrage de l'Amour ; les femmes qui
d'abord ne pouvoient avoir qu'un époux,
acquirent avec adresse le droit d'en aug
menter le nombre , dont elles parvinrent
enfin à ne faire que des esclaves.
Cette superiorité ne les a peut- être pas
rendues plus heureuses , si l'on en croit
le souvenir qu'elles gardent encore du ré1. Vol.
Av gne
2528 MERCURE DE FRANCE
gne de Masulhim , qui fut le plus doux
qu'ayent éprouvé les peuples ; ce Régne
est rapporté dans un des principaux Livres de la Religion des Indiens telles
étoient alors les mœurs.
Dès qu'une fille avoit atteint l'âge de
dix ans , ses parens lui présentoient douze Amans convenables par leur âge et par
leur naissance , et ces Amans passoient une
année auprès d'elle , sans la perdre de vuë
un seul moment ; ce temps révolu , elle
pouvoit choisir un d'entre eux ; ce choix
lui donnoit le titre d'époux , et devenoit
une exclusion pour les onze autres ; elle
étoit libre aussi de ne point aimer , c'està dire , de prendre douze nouveaux
Amans , et de n'avoir point d'époux ;
quelque soin qu'eussent les Amans de
dissimuler leur caractere lorsqu'ils avoient
interêt de le cacher ; une fille pendant le
cours de cette année où ils vivoient avec
elle , avoit tout le tems de le pénétrer ;
ainsi on s'unissoit autant par convenance
que par penchant , eh ! quelle felicité accompagnoit cette union ! Deux époux ne
concevoient pas qu'on pût cesser de s'aimer , et ils s'aimoient toujours. Peut-être
pour garder une fidelité inviolable , ne
faut il que la croire possible?
La Princesse Amassita , fille du Roi
1.Vol. de ༤ ༽
DECEMBRE. 1732. 2529
'de Mallean , étant parvenue à l'âge d'être
mariée , les plus grands Princes de l'Inde .
se disputerent l'honneur d'être du nombre des douze Amans ; elle étoit bien digne de cet empressement ; elle joignoit à
une figure charmante , un certain agrément dans l'esprit et dans le caractere
qui forçoit les femmes les plus vaines à
lui pardonner d'être plus aimable qu'elles. Parmi les illustres concurrens qui furent préferés , Masulhim , Prince de Carnate , et Sikandar , Prince de Balassor , se
distinguerent bien- tôt ; l'un par les graces
avec lesquelles il cherchoit à plaire , et
l'autre par l'impetuosité de sa passion.
à
Cette tendresse très - vive de part et
d'autre ne mit point cependant d'égalité
entre eux aux yeux de la Princesse. Le
Prince de Carnate interessoit le mieux
son cœur , mais elle n'osa d'abord se l'a- .
vouer à elle- même , dans la crainte de ne
pas garder assez séverement l'exterieur
d'indifférence qu'elle devoit marquer
ses Amans jusqu'au jour où elle choisiroit
un époux. Elle regardoit comme un crime les moindres mouvemens qui pouvoient découvrir le fond de son ame :
dans le tableau qu'on se fait de ses devoirs,
peut-être faut- il grossir les objets pour
les appercevoir tels qu'ils sont.
I. Vol. A vj Le
2530 MERCURE DE FRANCE
Le Prince de Carnate étoit dans une ex- .
trême agitation ; la veritable tendresse est
timide; il n'osoit se flater de l'emporter
sur le Prince de Balassor , toujours occupé d'Amassita , il joüissoit du plaisir de
la voir sans cesse par le secours du Dieu
des ames , qui lui avoit accordé le pouvoir de donner l'essor à la sienne ; son
amour lui avoit fait obtenir cette faveur
singuliere. Son ame alloit donc à son gré,
habiter le corps d'une autre personne , ou
se placer dans des plantes , dans des aniet revenoit s'emparer de sa demeure ordinaire. Ainsi dès que la nuit
étoit venuë , l'ame du Prince de Carnate
partoit et s'introduisoit dans l'appartement de la Princesse , dont l'accès étoit
alors interdit à ses Amans; ce secret lui
épargnoit des momens d'absence qui lui
auroient été insupportables , mais il ne
lui donnoit à cet égard aucun avantage
sur son Rival , qui possedoit comme lui
cette merveilleuse liberté d'ame.
maux ,
$
La Princesse ne pût si bien dissimuler
le penchant qu'elle avoit pour le Prince
de Carnate , qu'il ne parût à bien des
marques dont elle ne s'appercevoit point;
c'est l'illusion ordinaire des Amans , ils
croyent que leur secret ne s'est point
échapé , tant qu'ils ne se sont point per
I. Vol. miş
DECEMBRE. 1732. 2537
mis la satisfaction de le trahir ; Masulhim
eut entr'autres cette préference , mais cette idée flateuse s'évanouissoit bien- tôt ;
inquiet dans ce qu'il osoit se promettre ,
il falloit pour être tranquille , un mot de
la bouche de la Princesse ;; eh ! comment
l'obtenir ? Amassita ne voyoit jamais ses
Amans qu'ils ne fussent ensemble , et ne
leur parloit jamais qu'en public , ainsi on
ayoit toujours ses Rivaux pour confidens.
Un jour qu'ils étoient chez la Princesse,
Masulhim imagina un moyen pour avoir
un entretien secret avec elle ; la conversation étoit generale , et rouloit selon la
coûtume ordinaire , sur les charmes d'Amassita : Madame , dit le Prince de Car
nate , n'osant nous flater de vous avoir
plû , nous devons bien craindre de vous.
ennuyer ; vous n'entendez jamais que
des louanges , que des protestations éxagerées peut-être ( ' quoique vous soyez.
charmante et que nous vous aimions de
bonne foi ( vous ne trouvez des prévenances qui ne vous laissent pas un moment le plaisir de désirer ; il est sûr que
si l'un de vos Amans est assez heureux
pour que vous lui sçachiez gré de ce continuel empressement , les onze autres vous
en deviennent plus insupportables , oseque
1. Vola rois
2532 MERCURE DE FRANCE
rois-je vous proposer un arrangement qui
vous sauveroit de ces hommages dont
vous êtes peut-être excedée. Souffrés qu'aujourd'hui tous vos Amans vous entretien
nent avec quelque liberté un quart d'heure seulement ; leur amour n'aura qu'à
s'empresser de se faire connoître , ce quart
d'heure expiré , les sermens , les reproches , les louanges à découvert , enfin
toute cette déclamation ordinaire de la
tendresse ne leur sera plus permise ; il
faudra qu'ils paroissent hors d'interêt dans
tout ce qu'ils vous diront ; ainsi l'enjoüment , l'agrément de l'esprit prendront
la place du sérieux de l'Amour qui en est
toujours l'ennuyeux dans les Amans qui
ne sont point aimés. Mon cœur ne m'a
fait vous proposer cette conduite que parce que si je ne suis pas assez heureux pour
meriter votre foi , ne vous plus parler de
ma tendresse , en est , je croi , la scule
marque qui puisse vous plaire.
La Princesse parut surprise du discours
de Masulhim : votre idée , lui réponditelle , est effectivement très- raisonnable ;
il est vrai que si mon cœur s'étoit déja déterminé , l'Amant vers lequel il pancheroit , se tairoit comme les autres , et
peut-être que son silence me seroit plus
à charge que l'ennui d'entendre ses RiI.Vol.
vaux.
DECEMBRE. 9732 2533
vaux. J'accepte cependant le projet que
votre prudence vous fait imaginer ; je
ne veux pas être moins raisonnable que
vous la Princesse prit un air sérieux en
achevant cette réponse , sans s'appercevoir que ce sérieux alors pouvoit ressembler à un reproche. Amassita commença
dès le même jour cette espéce d'audience ,
à laquelle elle venoit de s'assujettir. Le
tems de la promenade et celui des Jeux
fûrent employés à écouter ses Amans. Les
concurrens du Prince de Carnate eurent
les premiers momens que la Princesse
abrégea souvent d'autorité. Il ne restoit
plus que le Prince de Balassor et lui. SiKandar approcha d'elle avec assez de confiance de n'être point haï. Dans les momens ou par le secours des différentes
métamorphoses qu'il pouvoit prendre , il
entroit dans l'appartement d'Amassita
qui n'étoit alors qu'avec ses femmes ; il
avoit remarqué une réverie , une distraction qui s'emparoit de la Princesse ; il
l'avoit expliquée favorablement pour lui ,
tandis que le Prince de Carnate , sans oser
s'en flater , en avoit tout l'honneur. La
Princesse l'écouta sans jamais lui répon
dre , et le quart d'heure à peine achevé :
Souvenez-vous , lui dit-elle , que c'est la
derniere fois que je dois vous entendre ;
1. Vol * elle
2534 MERCURE DE FRANCE
,
elle fut jointe alors par le Prince de Carnate et les autres Amans observerent
avec inquiétude cette espéce de tête à
tête , qui étoit le dernier qu'Amassita devoit accorder.
Masulhim aborda la Princesse avec un
embarras qui ne lui laissa point appercevoir qu'elle n'avoit pas une contenance
plus assûrée que la sienne : Madame
lui dit- il , à présent je suis au désespoir
de la loi que je vous ai engagée à prescrire ; voici peut-être la derniere fois que
je puis vous dire que je vous aime , que
deviendrai-je si votre choix regarde un
autre que le Prince de Carnate , le plus
tendre de vos Amans ? Alors fixant ses
yeux sur ceux de la Princesse , son trouble en augmenta , et il cessa de parler.
Amassita qui sembloit ne s'occuper que
d'un tapis de fleurs sur lequel ils se promenoient n'étoit rien moins que distraite ; elle ne sentoit plus l'impatience
qu'elle avoit euë de voir finir la conversation avec ses autres Amans ; elle avoit
trouvé dans leurs discours trop d'empressement de paroître amoureux , trop d'envie de plaire. Celui de Masulhim ne lui
parut pas assez tendre ; elle tourna les
yeux sur les siens , sans trop démêler encore ce qu'elle y cherchoit , et voyant
,
1. vol. qu'il
DECEMBRE. 1732 2535.
qu'il gardoit toujours le silence : vous
n'avés qu'un quart d'heure , dit elle ; à
ces mots son embarras augmenta , et elle
resta à son tour quelques momens sans
parler.
Belle Amassita , reprit Masulhim , ch'
pourquoi me faites- vous sentir davantage
le peu qu'il durera ce moment, ce seul
moment où je puis vous parler sans voir
mes odieux Rivaux pour témoins ! Ah !
si j'étois l'Amant que vous préfererés ,
qu'il vous seroit aisé de m'ôter mon incertitude sans que personne au monde
connut mon bonheur ! J'ai obtenu du
Dieu des Ames le pouvoir de disposer de
la mienne , séparée du corps qui la contraint , elle habite chaque nuit votre Palais ; j'étois cette nuit même avec toutes
ces images que vous n'avés regardées que
comme un songe ; j'animois ces génies
qui sous des formes charmantes répandoient des fleurs sur votre tête ; je pas
sois dans ces timbres et dans ces chalu
meaux dont ils formoient des Concerts ,
et je tâchois d'en rendre les sons plus touchans. Ce matin j'étois cet Oyseau à qui
vous n'avez appris que votre nom , et qui
vous a surpris par tout ce qu'il vous a dit
de tendre. Que ces momens me rendent
heureux ! ne pouvant me flater d'être ce
I. Vol. que
536 MERCURE DE FRANCE
>
que vous aimés , j'ai du moins le plaisir
de devenir tout ce qui vous amuse , et je
serai toujours tout ce qui vous environnera , tout ce qui sera attaché à vous pour
toute la vie Quoi ! vous êtes toujours
où je suis , répondit la Princesse ! Oüi
belle Amassità, reprit Masulhim ; ce n'est
que depuis que je vous aime que j'ai ce
pouvoir sur mon ame et je ne veux jamais l'employer que pour vous ; daignés
le partager ce pouvoir si désirable , il ne
dépend que de quelques mots prononcés
songés quel est l'avantage de donner à
son ame la liberté de parcourir l'Univers. Non , interrompit la Princesse , si
j'apprenois ce secret ; je voudrois n'en
faire usageque par vos conseils : mon ame¹
voudroit toujours être suivie de la
vôtre.
A ces mots , Amassita s'apperçut que
son secret s'étoit échapé , mais il ne lui
restoit pas le tems de se le reprocher ; le
quart d'heure étoit déja fini , elle se hâta
d'apprendre les mots consacrés ; elle convint que le soir même pour faire l'épreuve de son nouveau secret , dès que ses
femmes la croiroient endormie , son ame
iroit joindre celle du Prince , et ils choisirent l'Etoile du matin pour le lieu du
rendez-vous. Ils se séparerent ; la PrinI.Vel. cesse
DECEMBREE. 1732. 2537
cesse rentra dans son appartement , et Masulhim retourna à son Palais. Tous deux
ne respiroient que la fin du jour , et ce
jour ne finissoit point , la nuit vint cependant , l'ame du Prince étoit déja partic
bien auparavant : enfin elle vit arriver
celle de la Princesse ; elles se joignirent
au plutôt , elles se confondirent , elles
goûterent cette joye , cette satisfaction
profonde que les Amans qui ne sont pas
assez heureux pour être débarassés de leurs
corps , ne connoissent point. Ces ames li
bres ne furent plus qu'amour pur , que
plaisirs inalterables , chacune appercevoit
toute la tendresse qu'elle faisoit naître , et
c'étoit le bonheur parfait qu'elle portoit
dans l'ame cherie , qui fafsoit tout l'excès
du sien ; elles ne voyoient nulles peines
à prévenir , nulles satisfactions à désirer ,
enfin elles ne faisoient que sentir et qu'être heureuses , et la nuit se passa précipitamment pour elles ; il fallut s'en retourner. La Princesse vouloit avant l'heure ordinaire de son lever , rejoindre son
corps qu'elle avoit laissé dans son lit. Ces
Amans se demanderent et se promirent
un même rendez-vous pour la nuit d'ensuite , et ayant fait la route ensemble , ils
ne se séparerent qu'au moment de retourner à leur habitation,
1.Vol.
On
2538 MERCURE DE FRANCE
On croiroit qu'une union où l'ame
seule agit , est exemte des révolutions qui
persécutent les passions vulgaires , mais
l'amour ne va jamais sans quelque trouble quelle surprise pour l'ame de la
Princesse , lorsque rentrant dans son appartement , elle apperçût son corps déja
éveillé et environné de ses femmes , qui
s'occupoient à le parer. Le Prince de Balassor par le secours d'une Métamorphose
avoit entendu les Amans lorsqu'ils se
donnoient rendez-vous à l'Etoile du matin , et dès l'instant qu'il avoit vû partir
l'ame de la Princesse , il avoit été s'emparer de sa représentation.
Amassita resta embarassée , éperduë à
un point qu'on ne sçauroit exprimer. Elle
n'avoit plus Masulhim pour l'aider de ses
conseils ; elle n'étoit point accoûtumée à
disposer de son ame sans être conduite.
par celle de son Amant , elle resta incertaine, errante , formant mille projets et ne s'arrêtant à aucun.
Il paroît surprenant qu'une ame qui
agissoit librement , ne trouva point d'abord de ressources pour se tirer de
peine ; mais quand les ames sont bien li
vrées à l'Amour , elles négligent si fort
toutes les autres opérations dont elles sont 1. Vel сара-
DECEMBRE. 1732. 2535
Capables , qu'elles ne sçavent plus qu'ai◄
mer.
Masulhim qui ignoroit ses malheurs ;,
vint à l'heure ordinaire chez la Princesse; il avoit cette joye si délicieuse , que les
Amans ont tant de peine à cacher quand
ils commencent d'être heureux. Quel
étonnement pour lui de ne point trouver
dans la Princesse ce caractere de douceur
et de dignité qui lui étoit si naturelle !
son langage et son maintien étoient de
venus méprisans à son égard , et marquoient une coqueterie grossiere pour ses
Rivaux ; car le Prince de Balassor faisoit
malignement agir la fausse Princesse , de
façon à désesperer Masulhim.
Le Prince de Carnate ne pouvoit rien
comprendre à ce changement ,
il ne pouvoit le croire. Sikandar lisoit dans ses
yeux toute sa douleur , et ressentoit autant de joye dans le fond de cette ame
dont il animoit le corps de la Princesse ,
et pour porter à son Rival un coup irrémediable , il fit assembler les Bramines ,
et leur déclara ( paroissant toujours la
Princesse que quoique l'année ne fut
point encore révolue , elle étoit prête
s'ils y consentoient, à déclarer son Epoux;
on applaudit à cette proposition , et la
I.Vol. fausse
2540 MERCURE DE FRANCE
fausse Princesse nomma le Prince de Balass or.
Après cette démarche , si funeste pour
Masulhim et pour Amassita , l'ame de
Sikandar partit , et celle de la Princesse
qui étudioit le moment de rentrer dans
sa propre personne , ne manqua pas de
s'en emparer dès que Sikandar l'eut abang
donnée.
Mais tous les maux que le Prince de
Balassor venoit de causer ne suffisoient
pas à sa fureur , ce n'étoit pas assez pour
lui d'avoir obtenu par une trahison le titre d'Epoux,que son Rival n'auroit voulu recevoir que des mains de l'Amour , il
voulut encore lui ravir le cœur de la Princesse , en semant entr'eux des sujets horribles de jalousie et de haine. Comme il
méditoit ce projet , il apperçût l'ame du
Prince de Carnate qui alloit rejoindre son
corps dont elle s'étoit séparée par inquié
tude. L'ame de Sikandar suivit celle
de Masulhim avec tant de précision ,
qu'elles y entrerent en même tems ; celle
du Prince de Carnate fut au désespoir de
trouver une compagnie si odieuse , mais
comment s'en séparer ? lui abandonner la
place , pouvoit être un parti dangereux.
Ces deux ames resterent ainsi renfermées,
sans avoir de commerce ensemble. Elles
1. Vol. réso
DECEMBRE. 1732. 2548
résolurent de se nuire en tout ce qu'elles
pourroient , par les démarches qu'elles
feroient faire à leur commune machine.
Il n'y avoit qu'une seule opération à laquelle elles pouvoient se porter de concert ; c'étoit de songer à a Princesse , et
de conduire chez elle leur personne. Ces
deux Rivaux se rendirent donc ensemble
au Palais d'Amassita. A peine apperçûtelle Masulhim , qu'elle s'empressa de se
justifier sur le choix qu'elle paroissoit
avoir fait devant ses Etats assemblez. Le
Prince de Carnate attendri par la douleur
de la Princesse , voulut se jetter à ses genoux , mais cette autre ame qui agissoit
en lui de son côté , troubloit toujours les
mouvemens que le Prince de Carnate vouloit exprimer : s'il juroit à la Princesse de
l'aimer toute sa vie,, l'autre ame lui faisoit prendre un ton d'ironie qui sembloit
désavoüer tout ce qu'il pouvoit dire. Ces
dehors offensans qui étoient apperçûs de
la Princesse , la blessoient ; elle faisoit des
reproches à Masulhim. Il en étoit attendri , désesperé , mais dans le moment
qu'il la rassuroit par les discours les plus
tendres , l'ame ennemie lui imprimoit un
air de distraction et de fausseté qui les
rebroüilloient avec plus de colere. Enfin ,
ces deux Amans éprouverent la situaI. Vol. tion
2542 MERCURE DE FRANCE
tion du monde la plus triste et la plus singuliere.
Ce cruel pouvoir de l'ame du Prince de
Balassor mit entre eux la désunion et le
désespoir. Les Malleans étoient extrêmement surpris de voir ces contrastes dans
le Prince de Carnate. Ils ne sçavoient point
encore que dans un Amant l'inégalité et
l'inconstance ne sont que l'ouvrage d'une
ame étrangere qui le fait agir malgré soi ,
et que la veritable reste toujours fidelle.
- Masulhim et Amassita outrément aigris
l'un contre l'autre , Sikandar crut qu'il
n'avoit qu'à reparoître sous sa forme ordinaire. Il se sépara de l'ame de son
Rival c'étoit le jour même où les Malléanes avoient marqué la cerémonie de son union avec la Princesse.
Les Bramines s'assemblerent , et la Fête
fut commencée. Quelle situation pour
Masulhim ! la Princesse toujours irritée
contre lui , toujours livrée à la cruelle erreur que lui avoit causé l'ame de Sikandar , jointe à celle de son Amant , ne son.
gea plus qu'à l'oublier. Elle se laissa parer
du voile de felicité ; c'est ainsi qu'on appelloit les habits de cette cerémonie. On
la conduisit au Temple des deux Epoux
immortels. Le Prince de Balassor mar1. Vol. choit
DECEMBRE. 1737 2548
choit à côté de la Princesse , et Masulhim
qui voyoit son malheur assûré , suivoit ,
confondu dans la foule et noyé dans la
douleur et dans le désespoir. Le Prêtre et
la Prêtresse firent asseoir Amassita , et
placerent à côté d'elle l'indigne Amant
dont elle alloit faire un Epoux. Le trouble
de la Princesse s'augmenta ; un torrent de
larmes vint inonder ses yeux ; elle sentit
au moment de donner sa foi à un autre
qu'à Masulhim , qu'il y avoit encore un
supplice plus grand que de le croise infidele. O Malleanes , dit- elle , soyés touchés du sort de votre Princesse ; il s'agit
du bonheur de sa vie. Elle déclara alors
la trahison de Sikandar , lorsque faisant
parler sa représentation , il s'étoit nommé lui- même pour l'Amant préferé de la
Princesse jugés , ajoûta-t'elle , de l'horreur de ma situation ; si vous me forcés
à être unie avec le Prince de Balassor , je,
vous l'ai avoué : favorisée du Dieu des
ames , j'ai le pouvoir de disposer de la
mienne. Le serment par lequel vous m'attacherés à un Amant que je déteste , ne
lui livrera que ma représentation ; ma
foi , mes desirs , mon ame enfin , en seront séparés à tous les momens de mavie,
Quelle union chez les Malleanes ! je vois
que la seule idée vous en fait frémir. Les
:
I. Vol. B Mal-
2544 MERCURE DE FRANCE
Malleanes firent un cri d'effroi , et d'une
voix unanime releverent la Princesse de
ses engagemens.
"
Enfin , me voilà libre , s'écria- t'elle
helas ! si le Prince de Carnate m'avoit
toujours aimée , que j'aurois été éloignée
de séparer mon cœur de ma main ! in cut
toujours trouvé en moi mon ame toute
entiere. A ces mots Masulhim se jetta aux
pieds de la Princesse , qui ne lui donna
pas le tems de parler. Elle sentit dans le
fond de son cœur toute l'innocence de son
Amant. Elle le déclara son Epoux , elle le
répeta plusieurs fois , de crainte de n'être
pas assez liée par les sermens ordinaires.
Masulhim fut prêt d'expirer de joye et
d'amour.
Le désespoir de Sikandar fut égal au
bonheur de ces deux Amans. Il alla cacher sa honteet sa fureur dans le sein d'une étoile funeste de laquelle son ame étoit
émanée. Sa fuite ne rassûra pas entierement les deux Epoux ; et pour prévenir
les entreprises qu'il pouvoir faire contre
eux par le secours de ses Métamorphoses,
ils convinrent que leurs ames ne quitte
roient jamais leurs corps. Ils aimerent
mieux perdre de leur bonheur et de leur:
amour qui étoit cent fois plus parfait lorsqu'il n'étoit causé que par les purs mouI.Vok vemens
DECEMBRE. 1732 2345
vemens de leurs ames ; et ce dernier exemple a été le seul imité. On a perdu dans
le monde l'idée de leur premiere tendresse , les Amans ne sont plus assez heureux
pour sentir que leur vrai bonheur consiste dans la seule union des ames.
Langue
Vers et prose
Type d'écrit journalistique
Courrier des lecteurs
Faux
Genre littéraire