Titre
SUITE du Voyage de Basse-Normandie. LETTRE VII.
Titre d'après la table
Suite du Voyage de Basse-Normandie,
Fait partie d'une livraison
Fait partie d'une section
Page de début
1292
Page de début dans la numérisation
247
Page de fin
1309
Page de fin dans la numérisation
264
Incipit
Le séjour de Torigny parût, Monsieur, si agréable à mes Compagnons
Texte
SUITE du Voyage de Baffe- Normandie
LETTRE VII.
E féjour de Torigny parût , Mon-
Lfieur ,fi agréable à mes Compagnons
de Voyage , qu'ils me donnerent tout le
tems que je pouvois ſouhaiter , pour faire,
en les attendant, toutes mes courfes litteraires
aux environs de Caën . Comme les
ruines de Vieux , ou plutôt les découvertes
faites dans ce lieu par M. Foucault ,
étoient mon principal objet , je commen
çai pat m'y tranfporter , accompagné de
mon Docteur Medecin , & d'un autre Cu
rieux de la Ville , fuivis de quelques Domeftiques
en état d'agir en cas de befoin .
I.Vol.
Vieux
JUIN 1730. 1293
Vieux eftun village fitué à deux petites
lieuës de Caën , vers le Couchant de cette
ville , entre la riviere d'Orne , & la petite
riviere de Guynes , ce qui rend ce lieu.
fort agréable. C'eft un Fief noble , ou
plutôt ce font trois Fiefs contigus , dont
le premier appartient à M. de Pontpierredu
Four , & releve de la terre de Segue--
ville; le fecond & le troifiéme nommez de
Jacqueffon & d'Effon , relevent du Roy.
Vieux a été de tout tems renommé dans
le Païs , par l'opinion generale qui veut
que dans l'étendue du terrain , qui porte
ce nom il y eût autrefois une ville
, & cette opinion fortifiée par les
Monumens d'Antiquité qui y ont été.
trouvez en differens tems , eft aujour
d'hui confirmée par les nouvelles décou--
vertes qui y furent faites par les foins de
M. Foucault , découvertes que je ne vis
alors qu'en paffant , & dont je fuis à prefent
beaucoup plus en état de vous rendre
un compte exact ...
›
..Mais il faut vous dire , Monfieur , avec
franchife , qu'étant arrivé à Vieux , dans
Pintention d'en reconnoître les ruines ,
de conftater du moins ces nouvelles dé--
couvertes, & de les examiner fur les Me--
moires dont je n'avois pas oublié de me
charger , nous fumes fort furpris de ne
trouver prefque rien de ce que nous cher-
II. Vol By chions
1294 MERCURE DE FRANCE:
(
chions , & de ce que j'avois vû moi-même
la premiere fois que je paffai par Vieux :
en effet , à l'exception de quelques reſtes
de plufieurs grands Edifices ruinez, nom--
mez aujourd'hui Châteaux aux Oyes , &
aux Arres , tout eft , pour ainfi dire , dif
paru ; Gymnafe , Bains , Statues , Tombeaux
, Infcriptions , &c . Eft -ce illufion
eft- ce enchantement ? Non , Monfieur
cependant tout eft changé ; mais vous ne
perdrez rien à la Metamorphofe. Voici la
verité du fait.
Comme nous plaifantions fur nôtre
avanture , affis fur des tas de briques au
pied de ces Edifices ruinez , arriva le-
Gentilhomme du lieu , nommé M. de-
Vieux , homme fort âgé , qui nous pria:
fört honnêtement d'entrer dans faMaiſon ,
offrant de nous donner bien des éclairciffemens
fur notre recherche . Nous ne
pouvions gueres mieux rencontrer : car-
M. de Vieux étoit bien informé de tout ,.
tant en qualité d'Ancien , & de Seigneur
de ce lieu , que parce que M. Foucault
l'avoit chargé de la direction des travaux
qu'il fit faire à Vieux , & qu'en l'abſence
de M. l'Intendant on n'avoit pas , difoitil
, remué une pierre qu'il n'en eût une
connoiffance parfaite..
La raifon qu'il nous donna d'abord du
grand changement que nous trouvions ,
II. Vol. nous
JUIN 1730.
1295
nous parut fenfible & fuffifante , M. Foucault
animé de l'amour de l'Antiquité &
engagé par le fuccès de fes recherches , fit
faire un grand remûment dans tous ces
lieux . UnIntendant Antiquaire eft un terrible
homme en pareille rencontre. Les
Proprietaires& les Laboureurs des champs
renverfez , ou fous lefquels on avoit beaucoup
creufé , en murmurerent ; on les fit
taire en les dédommageant du dégât prefent
; mais pour l'avenir , dès que toutes
les operations furent faites , ces mêmes
Proprietaires, moins curieux d'Antiquités
que de quelques boiffeaux de blé de plus ,
rétablirent toutes chofes dans leur premier
état , en comblant , bouchant &
uniffant tout ce qui en avoit befoin ; enforte
qu'en continuant de labourer &
d'enfemencer les terres endommagées ,
prefque toutes ces belles découvertes dif
parurent & les Curieux de Caën
qui veulent qu'une fancienne ville fut
affife dans ce territoirre, reprirent là - def
fus leur premier langage.
›
Nunc feges eft ubi Troia fuit..
Voilà ,Monfieur, la verité d'un fit que
nous avions de la peine d'abord à comprendre.
Le bon M. de Vieux , plus chargé
de memoire que de litterature, nous fatisfit
affez fur toutes nos queftions ; car nous
*
II. Vol. B vj n'avions
1296 MERCURE DE FRANCE
n'avions befoin que des faits dont il avoit
été le témoin affidu ; ce qui fervit à éclaircir
quelques endroits de mes Memoires.
Il nous fit voir auffi qu'il ne s'étoit pas
oublié dans ces recherches , en nous montrant
dans fon jardin une grande quantité :
de tuyaux & de pots de brique, trouvez
difoit- il , dans la grande fale de ces bâ--
timens foûterrains ; les uns attachez fur la
muraille , prefque l'un contre l'autre , à
la hauteur de cinq pieds ; les autres
au plancher de la même fale , ayant
chacun un pied & demi de longueur , &
un demi pied de largeur. Du jardin nous ,
entrâmes dans la cuifine , qui étoit toute
pavée de longues & larges . briques quis
avoient été trouvées dans ces Edifices ruinez
, fur tout dans les débris des tombeaux..
M. de Vieux ajouta que dans un Cime
tierre , dit aujourd'hui de S. Martin , an-.
cien de plus de 500 ans , on trouva du
tems de ces recherches plufieurs grands
tombeaux de pierre & couverts , conte
nont chacun , plufieurs , fqueletes placés
P'un contre l'autre , ayant à côté d'eux des
haleb rdes , marque de valeur , ou de la
profeffion des armes . On découvrit , dit-- .
il , d'autres pareils tombeaux , dans le
champ nommé Catillon Gelet , & on en
trouve de pareils dans le Cimetiere, de la
II. Vol.
Rà
JUIN 1730. 12.9.7
Paroiffe de Vieux. Enfin il nous affura.
qu'on voit encore à Magny dans ce voifinage
, une espece de petite cuve de mar
bre rouge , d'environ fix pieds de circon--
ference , affez femblable à des Fonts Baptiſmaux
. , avec une Infcription Latine
dont il ignoroit le fens..
Enfin , notre Gentilhomme n'oublia
pas
les Medailles de toute efpece , trouvées,
de tout tems à Vieux & aux environs , affurant
que M..Foucault en avoit eû plus
de mille pour fa part. Il entreprit même
de nous en décrire plufieurs ; quoi faifant,.
ce fut pour nous , je vous l'avoue , une pe
tite ſcene affez réjouiffante ; jamais l'Antiquité
Metallique.ne.fût traitée plus plai--
famment , nous n'avions pas autrement
befoin d'une telle inftruction , vous en
jugerez par les Medailles , de la Reine
Chriftine, qu'il eftimoit beaucoup, & dont
il , affura qu'on avoit trouvé un grand
nombre. C'est ainsi , Monfieur , qu'il ap
pelloit Crifpine , femme de l'Empereur
Commode ,, dont effectivement il nous
montra plufieurs - medailles avec quantité
d'autres auffi communes: cela s'excufe facilement
dans une perfonne de fa profeſ--
fion..
Avant que de quitter Vieux , j'allai
accompagné du même Gentilhomme ,,
voir la carriere de marbre rouge , qui eft
II.Vol . aux
1298 MERCURE DE FRANCE
aux environs , & ainfi marquée dans la
Carte du Dioceſe de Bayeux ; mais fituée
dans le diſtrict du village voifin . Ce marbre
n'eſt pas du plus beau de fon efpece .
On affure que le pied-deftal antique de
Thorigny , dont il a déja été parlé , ainſi
que d'autres morceaux qu'on trouve dans :
les Eglifes de Caën , & fur tout la cuve de
Magny ,font de ce même marbre , ce qui
eft fortaifé à reconnoître.
Il ne tint qu'à nous de faire un grand
repas chez M.de Vieux : il vouloir à toute
force nous retenir jufqu'au lendemain ;
mais ayant amplement déjeûné à Caën , &
d'ailleurs m'étant venu une penfée fur la
Deſcription exacte de cesAntiquitez , qu'il
n'étoit plus poffible de revoir dans leur
entier , je réfolus de retourner de bonne
heure à cette Ville , pour la mettre à execution.
Il fallut cependant voir encore avec
quelque attention toute la maiſon du bon
Gentilhomme , & examiner fur tout fur
la porte de la Chapelle une repréfentation
en grand relief de Jefus-Chrift affis
dans le tombeau , accompagné de deux
Anges debout. Le P. de Vitry, Jefuite, eftimoit
fort cette figure , felon M.de Vieux,
& prétendoit que l'habile Sculpteur s'étoit
conformé à l'ancien ufage de mettre
en cette pofture les corps dans les fepul-
II.. Vol. chres
JUIN 1730. 1290
chres ; ufage qu'il croyoit avoir été pratiqué
à l'égard de Jefus - Chrift. C'eft fur
quoi nous ne conteftames point , & fur'
quoi , comme vous fçavez , divers Auteurs
ont écrit. L'Eglife Paroiffiale de
Vieux n'offre rien qui puiffe arrêter . Le
Curé eft à la nomination de l'Abbaye de
Fontenay..
De retour à Caen un pou tard , je fus
obligé de remettre au lendemain l'execution
de mon deffein. Outre plufieurs Lettres
de M. Foucault & de M.Galland , qui
m'inftruifoient affez fur les Antiquitez de
Vieux , j'avois un affez long. Narré fur le
même fujet , fait dans le tems même de la
découverte , par M. Bellin , Curé de Blainville
, habile homme , & Secretaire perperuel
de l'Academie de Caën , lequel
avoit eû bonne part à tout ce qui s'étoit
paffé là - deffus. C'étoit pour moi autant
& plus qu'il n'en falloit ; mais quand il
s'agit d'inftruire les autres fur des chofes
de cette nature , dont on n'a entendu
ler que confufément , on ne fçauroir prendre
trop de précaution pour fe faire bien
entendre , &pour ne rien dire que
vrai .
parde
Je crus donc qu'une petite conference
avec M. Bellin , que j'étois d'ailleurs bienaiſe
de revoir , acheveroit de jetter de la
clarté fur cette matiere , & qu'avec toutes
II. Vol.
ces
F300 MERCURE DE FRANCE
ces meſures je parviendrois à produire ens
fin une defcription exacte & claire desAntiquitez
de Vieux. Blainville n'eſt qu'à une
lieuë & demie de Caën , peu éloigné du
chemin qui mene à la Délivrande ,fameufe
Dévotion du Païs , au voisinage de la
mer, où l'on va de Caën en moins de deux
heures. Nous réfolumes d'aller droit à la
Délivrande & de revenir pár Blainville.
Nous partîmes de fort bon matin , parce
que j'étois bien aife de voir en paffant
l'Abbaye d'Ardennes qu'on trouve à une
petite lieuë de la Ville..
Cette Abbaye eft de l'Ordre de Prémontré
, & fondée au commencement du
douziéme fiecle. Un Difciple de S. Nortbert
, nommé Gilbert , en fut le premier-
Abbé , preſque dès l'origine de l'Ordre :
On ajoûte , que Philippe de Harcourt
Evêque de Bayeux , contemporain de ceɛ
Abbé , fit des biens confiderables à cette :
Maifon naiffante. C'étoit alors une vraie
folitude,à caufe des grands Bois dont elle :
étoit toute environnée , ce qui lui a fait
donner le nom d'Ardennes , de l'ancien
mot Gaulois Arden , qui fignifie foreft ,
nom qui s'eft confervé dans la grande fo--
reft des Ardennes , dans la Gaule Belgique,
& dans la plus grande foreft d'Angleter--
re: c'eft du moins le fentiment de M. a )
(a)Origines de Caën , ch. 22. på 3-125 .
11..Vol..
Huet :
JUIN. 1730. 1301
Huet ,qui à cette occafion & fur le même
fujet , releve une méprife de M. de la Roque
dans fon Hiftoire de la Maiſon de
Harcourt : cette Abbaye , où nous fûmes
fort bien reçûs , eft aujourd'hui un lieu
fort agreable , élevé. fur une petite coline,
avec des vûës charmantes . Les bâtimens en
font folides , commodes & fpacieux , & les
Religieux qui y demeurent joignent de la
politeffe à une grande édification : on y
aime auffi l'étude & l'application , convenable
à cet Etat.Ils nous apprirent qu'entre
quelques Abbez d'Ardennes , diftin
guez par leur érudition , on compte le fameux
Marguarin de la Bigne ; Auteur du
grand Ouvrage intitulé : La Bibliotheque
des Peres. Ce fçavant Homme , felon eux,
étoit de Vire , & doit être ajoûté aux Illuftres
de cette Ville , dont je vous ai par
lé dans ma derniere Lettre. M de la Baftie
eft aujourd'hui Abbé Commandataire.
d'Ardennes.
#
3:
Une large plaine qui ne fe termine qu'à
la mer , vers le Septentrion , nous conduifit
à laDélivrande, lieu celebre en Normandie
& dans les Provinces voisines
par le concours qu'une grande devotion
envers la fainte Vierge y attire de tous cô.
tez. Nous y entendîmes d'abord la Meffe,
& enfuite nous vîmes avec attention l'Eglife
qui eft fort jolie , extrêmement or
LL.Koh. née
1302 MERCURE DE FRANCE.
née , & très- bien deffervie par des Ecclefiaftiques
commis par M. l'Evêque de
Bayeux. Le Chapitre de la Cathedrale y
tient auffi un de fes Chanoines qui reçoit
les Offrandes , & dirige toutes chofes. Il
y a tout auprès un petit Seminaire conduit
par des Miffionnaires de la Congregation
de S. Lazare , dont nous vifitâmes
auffi P'Eglife & la Maiſon.
Nous apprîmes d'eux qu'on ne fçait
rien de bien affuré fur l'origine de l'Eglife
de la Délivrande , que quelques- uns font
remonter fans preuves à une haute Antiquité
; mais qu'on ne peut s'empêcher de
reconnoître que depuis un fort longtems
Dieu y eft particulierement fervi
& adoré , la Sainte Vierge honorée , & les
Fideles confolez & édifiez. Le vrai nom
moderne de ce lieu eft la Délivrande , duquel
, difent- ils , le Peuple ignorant à faiɛ
éelui de Délivrance : cependant Délivran
de eft un nom originairement Anglois : il
vient de Deale, qui en cette Langue fignifie
partie , portion de quelque chofe ; les
Normands difent Delle pour fignifier la
même chofe ; or les vieux titres portent
que la portion de terrain , ou la piece de
terre fur laquelle eft bâtie l'Eglife en
queftion , appartenoit au nommé Ivrand ,
ou Ivrande , & cette piece eft dénommée
Delle d'Ivrande , ou la piece de terre
AA II. Vol.
d'IJUIN.
1730. 1303
d'Ivrande : Rien ne paroît mieux dérivé ,
& il feroit difficile de trouver une meilleur
étymologie. Tout ce terrain eft de la
Paroiffe de Luc, à un quart de lieuë de -là ,
tirant vers la mer , & releve de l'Abbaye
de Fecamps, dont les Religieux font Pa
trons & Collateurs de la Cure.
Nous prenions congé de ces Meffieurs,
qui nous avoient offert obligeamment à
dîner , pour aller manger des huitres fur
le bord de la mer , & partir enfuite pour
Blainville , lorfque nous entendîmes un
grand bruit au dehors : ce bruit augmentoit
à mesure que nous fortions , & en
ayant demandé la cauſe au premier venu,
on nous dit que c'étoit une grande querelle
furvenue entre deux Etrangers, dont
on n'entendoit pas la Langue , qui s'échauffoit
beaucoup , & qui ne paroiffoit
ne devoir pas fi- tôt finir. Cela nous fit
avancer:mais il n'y avoit pas moyen d'approcher
: une nombreufe Populace envi
ronnoit les deux Champions , ils ne que
relloient point , mais autant valoit - il ,
car ils difputoient à outrance & fans ménager
les termes en Dialecticiens des plus
ferrez , ce qu'il nous étoit aifé d'entendre
de l'endroit où nous étions. La fingularité
du fait nous furprit , mais nous ne tar
dâmes pas d'être éclaircis ; car le Supe
ricus de la Maiſon ayant envoyé du mon-
II. Vola de
1304 MERCURE DE FRANCE
de pour impofer filence , & pour faire retirer
les Affiftans , nous vîmes fortir de la
foule les deux Conteftans fort échauffez &
tout enroüez , dont l'un, connu par mes
Compagnons de Voyage , étoit un bon
Hybernois , habitué à Caën ; l'autre étoit
un Pelerin Eſpagnol qui venoit du Mont
S. Michel . Le premier nous joignit fort
civilement , & ne nous quitta plus . Nous
les ramenâmes à Caen , & il nous conta
fon avanture, qui étoit telle.
•
Je fortois , nous dit-il , de cette Eglife
où j'ai coûtume de venir tous les Samedis
, quand j'ai rencontré ce Pelerin , lequel
après un leger falut m'a interrogé
affez brufquement en ces termes : Quoibous
ftoudouifti ? j'ai d'abord compris que
mon homme cherchoit noife , & qu'il
étoit frais émoulu des Ecoles . Vous fçavez
Meffieurs , que les Hibernois font un peu
Grecs fur l'article , & qu'en particulier
j'ai quelque petite réputation dans votre
Univerfité ; ainfi je n'ai point hefité à lui
répondre Studui Philofophia & etiam
Theologia. Il a fait là - deffus une exclamation
, puis tournant deux fois autour de
moi , il a debuté ainſi : Sentio te effe Thomiftam
, contra fic argumentor de Pramotione
Phifica, &m'a lâché tout de fuite un argument;
la difpute n'a gueres tardé à s'echauffer
& à nous attirer des Auditeurs , ou
II. Vol. plutôt
JUIN. 1730. 1305
plutôt des Spectateurs. Mon Adverfaire
n'eft rien moins que patient ; à chaque
négative que je lui donnois il fe trémouf
foit , & paroiffoit prêt à m'infulter ; enfin
, Meffieurs , la rumeur étoit à fon comble
lorsque vous nous avez entendu ; car
de la Prémotion Phyfique nous nous étions
jettés dans la diftinction des Attributs
& fur d'autres pareils points de pure Mé
taphyfique , lui foûtenant les fubtilités de
Scot, & moi , pour ne pas le faire mentir,
deffendant toujours les fentimens de l'autre
Ecole . Mais graces à la prudence de
M. le Superieur , la difpute a ceffé de la
maniere que vous l'avez vû , & graces à
votre courtoisie , j'efpere de me remettre
bientôt de la fatigue à laquelle je ne me
ferois jamais attendu , dans un lieu où j'étois
venu en partie pour me delaffer l'ef
prit.
Je vous avoue , Monfieur , que l'avanture
nous parut plaiſante ; nous en dejeunâmes
plus gayement. Après avoir vû
pêcher & avoir examiné plufieurs coquillages
fur les bords de la Mer , nous
remontâmes à Cheval pour nous rendre
à Blainville , où nous arrivâmes affez à
tems pour profiter d'un bon diner
que
M. Bellin , averti à mon inſçû par notre
Docteur , avoit préparé. Il s'étoit auffi
préparé lui-même en cherchant dans fes
II. Vol.
papiers
1306 MERCURE DE FRANCE
papiers & en rappellant dans fa memoire
tout ce qui pouvoit concerner les découvertes
de Vieux. Je fus , au refte , charmé
de revoir un ami de ce mérite , qui malgré
les années ne faifoit voir aucun changement
dans la folidité de fon efprit &
dans fes manieres polies & agréables .
Après le repas , le principal fujet de ma
vifite fut mis fur le tapis , & nous eumes
bientôt éclairci toutes choſes à cet égard ;
il me communiqua très obligeamment
tout ce qu'il avoit là- deffus , & me laiffa
emporter tout ce que je voulus. J'appris
de lui qu'à Blainville , comme à Vieux
on trouve de tems en tems des Médail
les & d'autres monumens de l'Antiquité
Romaine , dont il me promit de me donner
des preuves. Nous vîmes enfuite les
dehors du Village qui nous parurent fort
agréables , ce qui nous mena chez M.
D. L. L. qui a une fort jolie Maifon , &
poffede un Fiefdans le Marquifat de Blainville
; c'eft un homme de très bon commerce
, & qui fçait bien de bonnes choſes;
il me promit auffi une inftruction fur les
Antiquités trouvées dans ce Canton. La
Terre de Blainville appartient au Comte
de Rochechouart , frere du Duc de Mortemart
, lequel a époufé la fille de N Colbert
, Marquis de Blainville , troifiême
fils de Jean Baptifte Colbert , Miniſtre &
II. Vol. SecreJUIN.
1730 130 % -
Secretaire d'Etat , qui en avoit fait l'acquifition.
Blainville , au refte , n'eft pas un nom
donné à l'avanture; fi on en croit M.-Huet,
il renferme en lui une antiquité Gauloife ;
c'eſt Beleni Villa ; Apollon & Belenus
chez les Gaulois étoient la même Divinité .
Dans les vieux Titres , ajoûte ce Sçavant ,
le nom de ce Village eft Belainville ;
néanmoins dans plufieurs autres il eft nomme
Bléville , & dans la Charte de fondation
de l'Abbaye de Sainte Trinité de
Caen , Bledvilla , ce qui peut venir du
mot Bladum , qui dans la baffe Latinité
fignifie du bled , ainfi Bledville fignificroit
Village fertile en bled . Vous voyez ,
Monfieur , combien le nom d'un fimple
Village prend de formes differentes entre
les mains d'un habile homme. Il ne tint
à notre Hibernois que le nom même
de M. Bellin , Curé de Blainville , ne
devint miſterieux , & n'entrât pour quelque
chofe dans ces étimologies ..
pas
Au retour de notre petite promenade,
nous fûmes affez furpris de trouver dans
le Presbitere de la Delivrande le Pelerin
Efpagnol qui venoit d'arriver ; il fe jetta
aux pieds de M. le Curé , lui demandant
humblement fa benediction & l'hofpitalité
, ce qui lui fut accordé de bonne
grace , à condition qu'on ne difputeroit
II. Vol.
point ;
1308 MERCURE DE FRANCE
point ; là deffus , il vint embraffer fon
Antagoniſte , & nous fit civilité. Il produifit
enfuite fes papiers qui le firent
connoître pour Prêtre Espagnol & pour
Bachelier de la Faculté de Theologie d'Alcala
; il ajoûta qu'un vou folemnel l'avoit
conduit au Mont S. Michel , allant de Pro.
vince en Province & de Paroiffe en Paroiffe
, efperant s'en retourner de même
quand il auroit vû Caën .
Notre Medecin , homme fort jovial ,
lia avec lui converfation , & d'un ton affez
plaifant , ne fe montrant pas autrement
favorable à l'efprit de pelerinage ; le Bachelier
la foûtint encore plus plaifamment
entendant raillerie à merveilles , aux dépens
même de fa Nation dit de bons
mots avec efprit & de bonne grace , fans
oublier celui de l'Eſpagnol ( a ) aboyé de
près par des Chiens dans les Campagnes
de Bordeaux durant une forte gelée . La
converſation devint plus férieufe , quand
le rufé Pelerin , pour avoir fa revanche,
pouffa à fon tour notre Docteur fur la Phifique
, pour tomber , comme il fit , fur la
Medecine , dont il offrit de démontrer
( a ) Cet Espagnol voulant fe défaire des
Chiens à coups de pierres ne peut jamais en
détacher une fenle , à cause de la gelée ; fur
quoi il s'écria Maledicha la tierra en la quale
Jos perros fon deligados i las piedras ligadas.
II. Vol.
l'incerJUI
N. 1730.
1309
l'incertitude & l'illufion , ajoûtant que les
PhyficiensFrançois n'étoient que lesEchos
des Efpagnols ; témoin , dit - il , votre Delcartes
qui a bâti tout fon ſyſtême de l'ame
des Bêtes, fur celui de notre Gomelius Pereira
b lequel long- tems avant la naiffance
du Philofophe François , a foutenu que les
bêtes n'ont point de fentiment , & font
de pures Machines. Le bon Curé qui avoit
interdit toute difpute ne parut pas trop
fâché de voir embarquer celle- ci , elle
étoit propre à nous faire coucher à Blainville
, comme il le fouhaitoit ; mais je
rompis les chiens à propos ; notre Docteur
fe tira d'embarras comme il pût ; le
Bachelier crût avoir triomphé , & nous
crûmes , en remontant à cheval , après
avoir bien embraffé notre Hôte , avoir
bien employé cette journée , qui fe termina
par notre retour à Caën .
Lelendemain je gardai la maiſon toute
la journée , pour dreffer fur toutes mes
Inftructions une Relation exacte des Recherches
& des Découvertes faites à Vieux
du tems de M. Foucault ; ce fera la matiere
de la premiere Lettre que je vous
écrirai , & j'efpere que votre curioſité en
fera fatisfaite. Je fuis , Monfieur & c .
( b ) G. Pereira , fameux Medecin du XIV:
fiecle , a foutenu cette Doctrine dans un Livro
imprimé en 1554.
LETTRE VII.
E féjour de Torigny parût , Mon-
Lfieur ,fi agréable à mes Compagnons
de Voyage , qu'ils me donnerent tout le
tems que je pouvois ſouhaiter , pour faire,
en les attendant, toutes mes courfes litteraires
aux environs de Caën . Comme les
ruines de Vieux , ou plutôt les découvertes
faites dans ce lieu par M. Foucault ,
étoient mon principal objet , je commen
çai pat m'y tranfporter , accompagné de
mon Docteur Medecin , & d'un autre Cu
rieux de la Ville , fuivis de quelques Domeftiques
en état d'agir en cas de befoin .
I.Vol.
Vieux
JUIN 1730. 1293
Vieux eftun village fitué à deux petites
lieuës de Caën , vers le Couchant de cette
ville , entre la riviere d'Orne , & la petite
riviere de Guynes , ce qui rend ce lieu.
fort agréable. C'eft un Fief noble , ou
plutôt ce font trois Fiefs contigus , dont
le premier appartient à M. de Pontpierredu
Four , & releve de la terre de Segue--
ville; le fecond & le troifiéme nommez de
Jacqueffon & d'Effon , relevent du Roy.
Vieux a été de tout tems renommé dans
le Païs , par l'opinion generale qui veut
que dans l'étendue du terrain , qui porte
ce nom il y eût autrefois une ville
, & cette opinion fortifiée par les
Monumens d'Antiquité qui y ont été.
trouvez en differens tems , eft aujour
d'hui confirmée par les nouvelles décou--
vertes qui y furent faites par les foins de
M. Foucault , découvertes que je ne vis
alors qu'en paffant , & dont je fuis à prefent
beaucoup plus en état de vous rendre
un compte exact ...
›
..Mais il faut vous dire , Monfieur , avec
franchife , qu'étant arrivé à Vieux , dans
Pintention d'en reconnoître les ruines ,
de conftater du moins ces nouvelles dé--
couvertes, & de les examiner fur les Me--
moires dont je n'avois pas oublié de me
charger , nous fumes fort furpris de ne
trouver prefque rien de ce que nous cher-
II. Vol By chions
1294 MERCURE DE FRANCE:
(
chions , & de ce que j'avois vû moi-même
la premiere fois que je paffai par Vieux :
en effet , à l'exception de quelques reſtes
de plufieurs grands Edifices ruinez, nom--
mez aujourd'hui Châteaux aux Oyes , &
aux Arres , tout eft , pour ainfi dire , dif
paru ; Gymnafe , Bains , Statues , Tombeaux
, Infcriptions , &c . Eft -ce illufion
eft- ce enchantement ? Non , Monfieur
cependant tout eft changé ; mais vous ne
perdrez rien à la Metamorphofe. Voici la
verité du fait.
Comme nous plaifantions fur nôtre
avanture , affis fur des tas de briques au
pied de ces Edifices ruinez , arriva le-
Gentilhomme du lieu , nommé M. de-
Vieux , homme fort âgé , qui nous pria:
fört honnêtement d'entrer dans faMaiſon ,
offrant de nous donner bien des éclairciffemens
fur notre recherche . Nous ne
pouvions gueres mieux rencontrer : car-
M. de Vieux étoit bien informé de tout ,.
tant en qualité d'Ancien , & de Seigneur
de ce lieu , que parce que M. Foucault
l'avoit chargé de la direction des travaux
qu'il fit faire à Vieux , & qu'en l'abſence
de M. l'Intendant on n'avoit pas , difoitil
, remué une pierre qu'il n'en eût une
connoiffance parfaite..
La raifon qu'il nous donna d'abord du
grand changement que nous trouvions ,
II. Vol. nous
JUIN 1730.
1295
nous parut fenfible & fuffifante , M. Foucault
animé de l'amour de l'Antiquité &
engagé par le fuccès de fes recherches , fit
faire un grand remûment dans tous ces
lieux . UnIntendant Antiquaire eft un terrible
homme en pareille rencontre. Les
Proprietaires& les Laboureurs des champs
renverfez , ou fous lefquels on avoit beaucoup
creufé , en murmurerent ; on les fit
taire en les dédommageant du dégât prefent
; mais pour l'avenir , dès que toutes
les operations furent faites , ces mêmes
Proprietaires, moins curieux d'Antiquités
que de quelques boiffeaux de blé de plus ,
rétablirent toutes chofes dans leur premier
état , en comblant , bouchant &
uniffant tout ce qui en avoit befoin ; enforte
qu'en continuant de labourer &
d'enfemencer les terres endommagées ,
prefque toutes ces belles découvertes dif
parurent & les Curieux de Caën
qui veulent qu'une fancienne ville fut
affife dans ce territoirre, reprirent là - def
fus leur premier langage.
›
Nunc feges eft ubi Troia fuit..
Voilà ,Monfieur, la verité d'un fit que
nous avions de la peine d'abord à comprendre.
Le bon M. de Vieux , plus chargé
de memoire que de litterature, nous fatisfit
affez fur toutes nos queftions ; car nous
*
II. Vol. B vj n'avions
1296 MERCURE DE FRANCE
n'avions befoin que des faits dont il avoit
été le témoin affidu ; ce qui fervit à éclaircir
quelques endroits de mes Memoires.
Il nous fit voir auffi qu'il ne s'étoit pas
oublié dans ces recherches , en nous montrant
dans fon jardin une grande quantité :
de tuyaux & de pots de brique, trouvez
difoit- il , dans la grande fale de ces bâ--
timens foûterrains ; les uns attachez fur la
muraille , prefque l'un contre l'autre , à
la hauteur de cinq pieds ; les autres
au plancher de la même fale , ayant
chacun un pied & demi de longueur , &
un demi pied de largeur. Du jardin nous ,
entrâmes dans la cuifine , qui étoit toute
pavée de longues & larges . briques quis
avoient été trouvées dans ces Edifices ruinez
, fur tout dans les débris des tombeaux..
M. de Vieux ajouta que dans un Cime
tierre , dit aujourd'hui de S. Martin , an-.
cien de plus de 500 ans , on trouva du
tems de ces recherches plufieurs grands
tombeaux de pierre & couverts , conte
nont chacun , plufieurs , fqueletes placés
P'un contre l'autre , ayant à côté d'eux des
haleb rdes , marque de valeur , ou de la
profeffion des armes . On découvrit , dit-- .
il , d'autres pareils tombeaux , dans le
champ nommé Catillon Gelet , & on en
trouve de pareils dans le Cimetiere, de la
II. Vol.
Rà
JUIN 1730. 12.9.7
Paroiffe de Vieux. Enfin il nous affura.
qu'on voit encore à Magny dans ce voifinage
, une espece de petite cuve de mar
bre rouge , d'environ fix pieds de circon--
ference , affez femblable à des Fonts Baptiſmaux
. , avec une Infcription Latine
dont il ignoroit le fens..
Enfin , notre Gentilhomme n'oublia
pas
les Medailles de toute efpece , trouvées,
de tout tems à Vieux & aux environs , affurant
que M..Foucault en avoit eû plus
de mille pour fa part. Il entreprit même
de nous en décrire plufieurs ; quoi faifant,.
ce fut pour nous , je vous l'avoue , une pe
tite ſcene affez réjouiffante ; jamais l'Antiquité
Metallique.ne.fût traitée plus plai--
famment , nous n'avions pas autrement
befoin d'une telle inftruction , vous en
jugerez par les Medailles , de la Reine
Chriftine, qu'il eftimoit beaucoup, & dont
il , affura qu'on avoit trouvé un grand
nombre. C'est ainsi , Monfieur , qu'il ap
pelloit Crifpine , femme de l'Empereur
Commode ,, dont effectivement il nous
montra plufieurs - medailles avec quantité
d'autres auffi communes: cela s'excufe facilement
dans une perfonne de fa profeſ--
fion..
Avant que de quitter Vieux , j'allai
accompagné du même Gentilhomme ,,
voir la carriere de marbre rouge , qui eft
II.Vol . aux
1298 MERCURE DE FRANCE
aux environs , & ainfi marquée dans la
Carte du Dioceſe de Bayeux ; mais fituée
dans le diſtrict du village voifin . Ce marbre
n'eſt pas du plus beau de fon efpece .
On affure que le pied-deftal antique de
Thorigny , dont il a déja été parlé , ainſi
que d'autres morceaux qu'on trouve dans :
les Eglifes de Caën , & fur tout la cuve de
Magny ,font de ce même marbre , ce qui
eft fortaifé à reconnoître.
Il ne tint qu'à nous de faire un grand
repas chez M.de Vieux : il vouloir à toute
force nous retenir jufqu'au lendemain ;
mais ayant amplement déjeûné à Caën , &
d'ailleurs m'étant venu une penfée fur la
Deſcription exacte de cesAntiquitez , qu'il
n'étoit plus poffible de revoir dans leur
entier , je réfolus de retourner de bonne
heure à cette Ville , pour la mettre à execution.
Il fallut cependant voir encore avec
quelque attention toute la maiſon du bon
Gentilhomme , & examiner fur tout fur
la porte de la Chapelle une repréfentation
en grand relief de Jefus-Chrift affis
dans le tombeau , accompagné de deux
Anges debout. Le P. de Vitry, Jefuite, eftimoit
fort cette figure , felon M.de Vieux,
& prétendoit que l'habile Sculpteur s'étoit
conformé à l'ancien ufage de mettre
en cette pofture les corps dans les fepul-
II.. Vol. chres
JUIN 1730. 1290
chres ; ufage qu'il croyoit avoir été pratiqué
à l'égard de Jefus - Chrift. C'eft fur
quoi nous ne conteftames point , & fur'
quoi , comme vous fçavez , divers Auteurs
ont écrit. L'Eglife Paroiffiale de
Vieux n'offre rien qui puiffe arrêter . Le
Curé eft à la nomination de l'Abbaye de
Fontenay..
De retour à Caen un pou tard , je fus
obligé de remettre au lendemain l'execution
de mon deffein. Outre plufieurs Lettres
de M. Foucault & de M.Galland , qui
m'inftruifoient affez fur les Antiquitez de
Vieux , j'avois un affez long. Narré fur le
même fujet , fait dans le tems même de la
découverte , par M. Bellin , Curé de Blainville
, habile homme , & Secretaire perperuel
de l'Academie de Caën , lequel
avoit eû bonne part à tout ce qui s'étoit
paffé là - deffus. C'étoit pour moi autant
& plus qu'il n'en falloit ; mais quand il
s'agit d'inftruire les autres fur des chofes
de cette nature , dont on n'a entendu
ler que confufément , on ne fçauroir prendre
trop de précaution pour fe faire bien
entendre , &pour ne rien dire que
vrai .
parde
Je crus donc qu'une petite conference
avec M. Bellin , que j'étois d'ailleurs bienaiſe
de revoir , acheveroit de jetter de la
clarté fur cette matiere , & qu'avec toutes
II. Vol.
ces
F300 MERCURE DE FRANCE
ces meſures je parviendrois à produire ens
fin une defcription exacte & claire desAntiquitez
de Vieux. Blainville n'eſt qu'à une
lieuë & demie de Caën , peu éloigné du
chemin qui mene à la Délivrande ,fameufe
Dévotion du Païs , au voisinage de la
mer, où l'on va de Caën en moins de deux
heures. Nous réfolumes d'aller droit à la
Délivrande & de revenir pár Blainville.
Nous partîmes de fort bon matin , parce
que j'étois bien aife de voir en paffant
l'Abbaye d'Ardennes qu'on trouve à une
petite lieuë de la Ville..
Cette Abbaye eft de l'Ordre de Prémontré
, & fondée au commencement du
douziéme fiecle. Un Difciple de S. Nortbert
, nommé Gilbert , en fut le premier-
Abbé , preſque dès l'origine de l'Ordre :
On ajoûte , que Philippe de Harcourt
Evêque de Bayeux , contemporain de ceɛ
Abbé , fit des biens confiderables à cette :
Maifon naiffante. C'étoit alors une vraie
folitude,à caufe des grands Bois dont elle :
étoit toute environnée , ce qui lui a fait
donner le nom d'Ardennes , de l'ancien
mot Gaulois Arden , qui fignifie foreft ,
nom qui s'eft confervé dans la grande fo--
reft des Ardennes , dans la Gaule Belgique,
& dans la plus grande foreft d'Angleter--
re: c'eft du moins le fentiment de M. a )
(a)Origines de Caën , ch. 22. på 3-125 .
11..Vol..
Huet :
JUIN. 1730. 1301
Huet ,qui à cette occafion & fur le même
fujet , releve une méprife de M. de la Roque
dans fon Hiftoire de la Maiſon de
Harcourt : cette Abbaye , où nous fûmes
fort bien reçûs , eft aujourd'hui un lieu
fort agreable , élevé. fur une petite coline,
avec des vûës charmantes . Les bâtimens en
font folides , commodes & fpacieux , & les
Religieux qui y demeurent joignent de la
politeffe à une grande édification : on y
aime auffi l'étude & l'application , convenable
à cet Etat.Ils nous apprirent qu'entre
quelques Abbez d'Ardennes , diftin
guez par leur érudition , on compte le fameux
Marguarin de la Bigne ; Auteur du
grand Ouvrage intitulé : La Bibliotheque
des Peres. Ce fçavant Homme , felon eux,
étoit de Vire , & doit être ajoûté aux Illuftres
de cette Ville , dont je vous ai par
lé dans ma derniere Lettre. M de la Baftie
eft aujourd'hui Abbé Commandataire.
d'Ardennes.
#
3:
Une large plaine qui ne fe termine qu'à
la mer , vers le Septentrion , nous conduifit
à laDélivrande, lieu celebre en Normandie
& dans les Provinces voisines
par le concours qu'une grande devotion
envers la fainte Vierge y attire de tous cô.
tez. Nous y entendîmes d'abord la Meffe,
& enfuite nous vîmes avec attention l'Eglife
qui eft fort jolie , extrêmement or
LL.Koh. née
1302 MERCURE DE FRANCE.
née , & très- bien deffervie par des Ecclefiaftiques
commis par M. l'Evêque de
Bayeux. Le Chapitre de la Cathedrale y
tient auffi un de fes Chanoines qui reçoit
les Offrandes , & dirige toutes chofes. Il
y a tout auprès un petit Seminaire conduit
par des Miffionnaires de la Congregation
de S. Lazare , dont nous vifitâmes
auffi P'Eglife & la Maiſon.
Nous apprîmes d'eux qu'on ne fçait
rien de bien affuré fur l'origine de l'Eglife
de la Délivrande , que quelques- uns font
remonter fans preuves à une haute Antiquité
; mais qu'on ne peut s'empêcher de
reconnoître que depuis un fort longtems
Dieu y eft particulierement fervi
& adoré , la Sainte Vierge honorée , & les
Fideles confolez & édifiez. Le vrai nom
moderne de ce lieu eft la Délivrande , duquel
, difent- ils , le Peuple ignorant à faiɛ
éelui de Délivrance : cependant Délivran
de eft un nom originairement Anglois : il
vient de Deale, qui en cette Langue fignifie
partie , portion de quelque chofe ; les
Normands difent Delle pour fignifier la
même chofe ; or les vieux titres portent
que la portion de terrain , ou la piece de
terre fur laquelle eft bâtie l'Eglife en
queftion , appartenoit au nommé Ivrand ,
ou Ivrande , & cette piece eft dénommée
Delle d'Ivrande , ou la piece de terre
AA II. Vol.
d'IJUIN.
1730. 1303
d'Ivrande : Rien ne paroît mieux dérivé ,
& il feroit difficile de trouver une meilleur
étymologie. Tout ce terrain eft de la
Paroiffe de Luc, à un quart de lieuë de -là ,
tirant vers la mer , & releve de l'Abbaye
de Fecamps, dont les Religieux font Pa
trons & Collateurs de la Cure.
Nous prenions congé de ces Meffieurs,
qui nous avoient offert obligeamment à
dîner , pour aller manger des huitres fur
le bord de la mer , & partir enfuite pour
Blainville , lorfque nous entendîmes un
grand bruit au dehors : ce bruit augmentoit
à mesure que nous fortions , & en
ayant demandé la cauſe au premier venu,
on nous dit que c'étoit une grande querelle
furvenue entre deux Etrangers, dont
on n'entendoit pas la Langue , qui s'échauffoit
beaucoup , & qui ne paroiffoit
ne devoir pas fi- tôt finir. Cela nous fit
avancer:mais il n'y avoit pas moyen d'approcher
: une nombreufe Populace envi
ronnoit les deux Champions , ils ne que
relloient point , mais autant valoit - il ,
car ils difputoient à outrance & fans ménager
les termes en Dialecticiens des plus
ferrez , ce qu'il nous étoit aifé d'entendre
de l'endroit où nous étions. La fingularité
du fait nous furprit , mais nous ne tar
dâmes pas d'être éclaircis ; car le Supe
ricus de la Maiſon ayant envoyé du mon-
II. Vola de
1304 MERCURE DE FRANCE
de pour impofer filence , & pour faire retirer
les Affiftans , nous vîmes fortir de la
foule les deux Conteftans fort échauffez &
tout enroüez , dont l'un, connu par mes
Compagnons de Voyage , étoit un bon
Hybernois , habitué à Caën ; l'autre étoit
un Pelerin Eſpagnol qui venoit du Mont
S. Michel . Le premier nous joignit fort
civilement , & ne nous quitta plus . Nous
les ramenâmes à Caen , & il nous conta
fon avanture, qui étoit telle.
•
Je fortois , nous dit-il , de cette Eglife
où j'ai coûtume de venir tous les Samedis
, quand j'ai rencontré ce Pelerin , lequel
après un leger falut m'a interrogé
affez brufquement en ces termes : Quoibous
ftoudouifti ? j'ai d'abord compris que
mon homme cherchoit noife , & qu'il
étoit frais émoulu des Ecoles . Vous fçavez
Meffieurs , que les Hibernois font un peu
Grecs fur l'article , & qu'en particulier
j'ai quelque petite réputation dans votre
Univerfité ; ainfi je n'ai point hefité à lui
répondre Studui Philofophia & etiam
Theologia. Il a fait là - deffus une exclamation
, puis tournant deux fois autour de
moi , il a debuté ainſi : Sentio te effe Thomiftam
, contra fic argumentor de Pramotione
Phifica, &m'a lâché tout de fuite un argument;
la difpute n'a gueres tardé à s'echauffer
& à nous attirer des Auditeurs , ou
II. Vol. plutôt
JUIN. 1730. 1305
plutôt des Spectateurs. Mon Adverfaire
n'eft rien moins que patient ; à chaque
négative que je lui donnois il fe trémouf
foit , & paroiffoit prêt à m'infulter ; enfin
, Meffieurs , la rumeur étoit à fon comble
lorsque vous nous avez entendu ; car
de la Prémotion Phyfique nous nous étions
jettés dans la diftinction des Attributs
& fur d'autres pareils points de pure Mé
taphyfique , lui foûtenant les fubtilités de
Scot, & moi , pour ne pas le faire mentir,
deffendant toujours les fentimens de l'autre
Ecole . Mais graces à la prudence de
M. le Superieur , la difpute a ceffé de la
maniere que vous l'avez vû , & graces à
votre courtoisie , j'efpere de me remettre
bientôt de la fatigue à laquelle je ne me
ferois jamais attendu , dans un lieu où j'étois
venu en partie pour me delaffer l'ef
prit.
Je vous avoue , Monfieur , que l'avanture
nous parut plaiſante ; nous en dejeunâmes
plus gayement. Après avoir vû
pêcher & avoir examiné plufieurs coquillages
fur les bords de la Mer , nous
remontâmes à Cheval pour nous rendre
à Blainville , où nous arrivâmes affez à
tems pour profiter d'un bon diner
que
M. Bellin , averti à mon inſçû par notre
Docteur , avoit préparé. Il s'étoit auffi
préparé lui-même en cherchant dans fes
II. Vol.
papiers
1306 MERCURE DE FRANCE
papiers & en rappellant dans fa memoire
tout ce qui pouvoit concerner les découvertes
de Vieux. Je fus , au refte , charmé
de revoir un ami de ce mérite , qui malgré
les années ne faifoit voir aucun changement
dans la folidité de fon efprit &
dans fes manieres polies & agréables .
Après le repas , le principal fujet de ma
vifite fut mis fur le tapis , & nous eumes
bientôt éclairci toutes choſes à cet égard ;
il me communiqua très obligeamment
tout ce qu'il avoit là- deffus , & me laiffa
emporter tout ce que je voulus. J'appris
de lui qu'à Blainville , comme à Vieux
on trouve de tems en tems des Médail
les & d'autres monumens de l'Antiquité
Romaine , dont il me promit de me donner
des preuves. Nous vîmes enfuite les
dehors du Village qui nous parurent fort
agréables , ce qui nous mena chez M.
D. L. L. qui a une fort jolie Maifon , &
poffede un Fiefdans le Marquifat de Blainville
; c'eft un homme de très bon commerce
, & qui fçait bien de bonnes choſes;
il me promit auffi une inftruction fur les
Antiquités trouvées dans ce Canton. La
Terre de Blainville appartient au Comte
de Rochechouart , frere du Duc de Mortemart
, lequel a époufé la fille de N Colbert
, Marquis de Blainville , troifiême
fils de Jean Baptifte Colbert , Miniſtre &
II. Vol. SecreJUIN.
1730 130 % -
Secretaire d'Etat , qui en avoit fait l'acquifition.
Blainville , au refte , n'eft pas un nom
donné à l'avanture; fi on en croit M.-Huet,
il renferme en lui une antiquité Gauloife ;
c'eſt Beleni Villa ; Apollon & Belenus
chez les Gaulois étoient la même Divinité .
Dans les vieux Titres , ajoûte ce Sçavant ,
le nom de ce Village eft Belainville ;
néanmoins dans plufieurs autres il eft nomme
Bléville , & dans la Charte de fondation
de l'Abbaye de Sainte Trinité de
Caen , Bledvilla , ce qui peut venir du
mot Bladum , qui dans la baffe Latinité
fignifie du bled , ainfi Bledville fignificroit
Village fertile en bled . Vous voyez ,
Monfieur , combien le nom d'un fimple
Village prend de formes differentes entre
les mains d'un habile homme. Il ne tint
à notre Hibernois que le nom même
de M. Bellin , Curé de Blainville , ne
devint miſterieux , & n'entrât pour quelque
chofe dans ces étimologies ..
pas
Au retour de notre petite promenade,
nous fûmes affez furpris de trouver dans
le Presbitere de la Delivrande le Pelerin
Efpagnol qui venoit d'arriver ; il fe jetta
aux pieds de M. le Curé , lui demandant
humblement fa benediction & l'hofpitalité
, ce qui lui fut accordé de bonne
grace , à condition qu'on ne difputeroit
II. Vol.
point ;
1308 MERCURE DE FRANCE
point ; là deffus , il vint embraffer fon
Antagoniſte , & nous fit civilité. Il produifit
enfuite fes papiers qui le firent
connoître pour Prêtre Espagnol & pour
Bachelier de la Faculté de Theologie d'Alcala
; il ajoûta qu'un vou folemnel l'avoit
conduit au Mont S. Michel , allant de Pro.
vince en Province & de Paroiffe en Paroiffe
, efperant s'en retourner de même
quand il auroit vû Caën .
Notre Medecin , homme fort jovial ,
lia avec lui converfation , & d'un ton affez
plaifant , ne fe montrant pas autrement
favorable à l'efprit de pelerinage ; le Bachelier
la foûtint encore plus plaifamment
entendant raillerie à merveilles , aux dépens
même de fa Nation dit de bons
mots avec efprit & de bonne grace , fans
oublier celui de l'Eſpagnol ( a ) aboyé de
près par des Chiens dans les Campagnes
de Bordeaux durant une forte gelée . La
converſation devint plus férieufe , quand
le rufé Pelerin , pour avoir fa revanche,
pouffa à fon tour notre Docteur fur la Phifique
, pour tomber , comme il fit , fur la
Medecine , dont il offrit de démontrer
( a ) Cet Espagnol voulant fe défaire des
Chiens à coups de pierres ne peut jamais en
détacher une fenle , à cause de la gelée ; fur
quoi il s'écria Maledicha la tierra en la quale
Jos perros fon deligados i las piedras ligadas.
II. Vol.
l'incerJUI
N. 1730.
1309
l'incertitude & l'illufion , ajoûtant que les
PhyficiensFrançois n'étoient que lesEchos
des Efpagnols ; témoin , dit - il , votre Delcartes
qui a bâti tout fon ſyſtême de l'ame
des Bêtes, fur celui de notre Gomelius Pereira
b lequel long- tems avant la naiffance
du Philofophe François , a foutenu que les
bêtes n'ont point de fentiment , & font
de pures Machines. Le bon Curé qui avoit
interdit toute difpute ne parut pas trop
fâché de voir embarquer celle- ci , elle
étoit propre à nous faire coucher à Blainville
, comme il le fouhaitoit ; mais je
rompis les chiens à propos ; notre Docteur
fe tira d'embarras comme il pût ; le
Bachelier crût avoir triomphé , & nous
crûmes , en remontant à cheval , après
avoir bien embraffé notre Hôte , avoir
bien employé cette journée , qui fe termina
par notre retour à Caën .
Lelendemain je gardai la maiſon toute
la journée , pour dreffer fur toutes mes
Inftructions une Relation exacte des Recherches
& des Découvertes faites à Vieux
du tems de M. Foucault ; ce fera la matiere
de la premiere Lettre que je vous
écrirai , & j'efpere que votre curioſité en
fera fatisfaite. Je fuis , Monfieur & c .
( b ) G. Pereira , fameux Medecin du XIV:
fiecle , a foutenu cette Doctrine dans un Livro
imprimé en 1554.
Langue
Vers et prose
Type d'écrit journalistique
Courrier des lecteurs
Faux
Mots clefs
Domaine
Est rédigé par une personne