Titre
LETTRE écrite de Paris, à un Nouvelliste de Province.
Titre d'après la table
Lettre sur les Nouvellistes,
Fait partie d'une livraison
Fait partie d'une section
Page de début
1416
Page de début dans la numérisation
635
Page de fin
1462
Page de fin dans la numérisation
651
Incipit
Vous avez bien de l'ardeur pour les nouvelles, Monsieur
Texte
LETTRE écrite de Paris , un Nouvelliste
de Province.
Ous avez bien de l'ardeur pour les
nouvelles ,Monsieur , vous qui faisiez , il n'y a pas deux ans , des réfléxions
si sensées contre cette dangereuse passion ; je comprens par vos reproches que
mes Lettres vous touchent peu , quand il
n'y a pas unChapitre complet de nouvelles. Je vous crois dès - à - present tout le
talent et tout le zele d'un Nouvelliste du
premier ordre , et je ne doute pas que
vous n'acqueriez encore des qualitez pour
mériter une place distinguée dans cet il
lustre Corps.Je suis bien sur que vous n'ê
res pas des derniers à vous rendre tous les
II. Vol jours
JUIN. 732. 1417
jours sous la Halle du Marché, à la gran de
Place , au Cloître des C. ou à l'avenue
pour être aux aguets et saisir des passans
quelque nouvelle de la premiere main.
Vous êtes donc bien changé , et sans
doute vous n'avez pas conservé le moindre souvenir de nos entretiens sournois
aux Tuilleries , ( car c'est toujours là le
grand Bureau et comme le Chef- lieu des
Nouvellistes ) en observant ces Troupes
nombreuses de gens oisifs , tantot ambulans , tantôt sédentaires ; tantôt formant
un grand Corps à l'arrivée d'un Notable
ou d'un des principaux Membres du Bu
reau, tantôt divisés par pelotons, et l'instant d'après rassemblez , au moindre mot
pris à la volée , et tous également empresScz, pour apprendre ou pour débiter
quelque nouvelle , souvent hazardée; l'avidité des uns, l'air composé et important
des autres , cela nous divertissoit beaucoup, sans compter les raissonemens gra
ves et politiques , les conjectures puériles ou frivoles les sentimens hétéroclites
soutenus avec chaleur et à grand bruit;car
tous les hommes, mêmes les moins vains.
et les plus raisonnables , sont amoureux
de leurs opinions et jusques dans les plus
petites choses , où ils n'ont pas le moindre interêt; aveuglez par celui de l'amour
3
}
1. Vol pro-
1448 MERCURE DE FRANCE
propre qui les anime , ils tombent dans
les plus grands excès.
Mais où vais-je m'engager , peut-être
par un mouvement de ce même amour
propre dont je viens de parler , et contre
lequel je crois être fort en garde ? Nul
Mortel ne peut se vanter de n'êstre pas
dupe à cet égard ; on l'a deja dit cent et
cent fois et en cent manieres differentes :
Baste. Il est question des Nouvellistes et
des nouvelles, de ces cheres nouvelles qui
vous tiennent si fort au cœur, et je n'en
ai point à vous dire.Comment faire?Trouver quelque chose d'équivalent, cela n'est
pas possible; ma foy , puisque vous n'êtes
Bas ennemi du babil et que je suis en train
de babiller , je vais réfléchir sur ce qui a
fait dabord le sujet de cette Lettre, et vous
exposer , selon les idées qui se présentefont à mon esprit , les sentimens qu'on
peut avoir et les réfléxions qu'on peut
faire sur cette matiere.
1
Il n'y a rien de si raisonnable , ni de si
naturel en general , que de s'informer et
mêmed'avoir quelque empressement pour
être instruit des Evenemens qui arrivent
sur le grand Théatre du Monde , et qui
doivent interesser la curiosité d'un honête homme. Il est même honteux de n'être
pas au courant, pour ainsi dire , de cerIL Vol.
Ataines
JUIN. 1732. 1449
taines nouvelles Historiques , Politiques
et Litteraires. Mais voir des gens, ne s'oc
cuper uniquement que de nouvelles , négliger leurs propres affaires , en perdre ,
pour ainsi dire , le boire et le manger ,
sans être capables d'autre chose ; c'est ce
que je blâme, car il n'y a que l'excès qui
rend cette passion méprisable. Tous les
jours on est fatigué et impatienté par
ces Cazaniers, d'un esprit borné et indiffe
rent , qui ne lisant rien , et ne cherchant
point à s'instruire veulent sçavoir ou
vous apprendre ce que personne n'ignore
depuis long temps.
و
Mais exposons , si vous me le permettez , Monsieur , ce ridicule dans un plus
grand jour, pour faire sentir le faux esprit
dans lequel on s'occupe à sçavoir des nouvelles , et combien le temps qu'on y employe est non seulement tres- mal employé , mais encore nuisible par le dégré
de vanité qu'on acquiert en voulant pénétrer , deviner juste , et prédire l'avenir
avec un ton de Prophete ; sans compter le
danger qu'il y a de s'engager insensiblement dans une espece de parti , dont le
moindre inconvenient est de se faire trop
connoître , se dégrader en quelque maniere , et se laisser confondre dans une
foule , si-non méprisé, au moins bien peu
II. Vol. Ipesti-
1450 MERCURE DE FRANCE
estimé, ou devenir fameux, et enfin l'ob
jet de la dérision publique ; on en a plus
d'un exemple , de ces gens dont la figure,
la tête et le visage sont remarquables;qu'on
voit par tout, qu'on ne sçauroit définir
et que personne ne connoît, sans compter
encore les choses les plus indifferentes et
les plus innocentes en elles- mêmes , qui redites sans la moindre altération , et sans
aucun dessein malin , mais sans y faire assez d'attention , et par la seule envie de
parler , sont très- propres à faire les plus
grandes tracasseries, ou à donner bien du
ridicule , selon le temps , les lieux , les
circonstances et les personnes devant qui
on parle. Je ne dis rien du danger que
l'on court avec les étourdis , les emportez , les opiniâtres , les impolis, les impudens , ou les timides complaisans à l'excès , également dangereux , et les fades
railleurs qui vous rient au nez , et qui par
des questions ou par des réponses aussi
inconsiderées que choquantes , vous mettent dans la dure nécessité de les traiter ,
(car la patience échape)avec le ton que mérite une grossiereté dire en face. Mais
sans avoir part au démêlé, il est tres-fâcheux d'en être témoin , et plus encore
d'être cité.
Il ne fautpas réver bien profondement
II. Vol. pour
JUIN. 1732. 1451
pour voir que le premier principe de
cette passion est l'oisiveté, pour laquelle
les gens qui ont passé leur jeunesse en dis
sipation et dans des amusemens frivoles
ont beaucoup de gout. Or un homme sans
Occupation , et certainement sans genie ,
cherche à perdre du temps avec le même
empressement qu'un joueur de profession
cherche à gagner ; delà ce penchant pour
les choses qui n'occupent que superficiellement , où l'esprit n'a presque aucune
opération à faire , opérations que les autres fontpour eux,qu'ils adoptent même,
et desquelles ils font encore leur profit ,
en les allant débiter comme les leurs, avec
la modestie d'un Docteur de mauvais
aloy.
Quand ce penchant est une fois déterminé vers l'oisiveté , le frivole , le superficiel et les choses vaines , pour lesquelles
il ne faut nulle application , quand il est
augmenté par l'esprit de curiosité qui fut
toujours , comme vous sçavez, la passion
dominante de l'homme dès son enfance
et qui s'est accruë à l'infini à mesure que
les faits se sont multipliez sur la terre,et
dans sa tête ; on ne doit point s'étonner
du progrès et des désordres qu'il fait , ni
de la corruption qu'il cause. Il ne tiendroit qu'à moi de vous en faire icy une
II. Vol. I ij -lon-
1452 MERCURE DE FRANCE
longue énumération, et vous prouver par
des exemples, combien la curiosité outrée ,
a été funeste à l'un et à l'autre sexe.
Une chose bien singuliere , et qu'il ne
tiendra qu'à vous , Monsieur , de remarquer; c'est que la plupart de ces curieux
insatiables , de ces quéteurs de nouvelles,
qui les cherchent avec tant d'ardeur et de
peine , ne s'y interressent point du tout
dans le fond , et ne sont pas plus sensibles à un fait , à un Evenement éclatant
et remarquable pour l'Histoire de notre
temps , qu'à une aventure de Guinguette.C'est l'esprit d'ostentation et de vanité
qui les fait agir , croyant ainsi se rendre
recommandables, en débitant avec autant
d'amphase que de fadeur , des choses triviales qui ne sont pas ignorées au Marchéneuf.
J'ai quelquefois ri de bon cœur , je vous
l'avoue , de ces hommes importans qui
toujours sortent , ou viennent d'une Maison , qui ont dîné dans une Maison , qui
frequentent une Maison , qui ont vû et entendu dans une Maison , &c. Ces Maisons
qu'on ne désigne mistérieusement qu'à
demi , pour faire valoir la nouvelle , ne
sont pas des Maisons du commun , non ,
mais elles sont souvent telles qu'un Gripesou ne les avouëroit pas , et il arrive
II. Vol. même
JUIN. 17320 1453
même que quand ces Maisons sont telles
qu'onveut le faire entendre, le vain Narrateur,avec son ton imposant , et ses airs de
confiance et de protection , n'y est pas
plus considéré que le Gripesou.
Quand ces Messieurs font tant que de
citer,Dieu sçait s'ils choisissent des Noms
respectables et de Gens en place.Combien
ils font sonner haut le commerce étroit
et familier qu'ils ont avec les Grands ,
qu'ils ne qualifient même jamais de Monsieur, c'est le grand air. Ils ne débitent
même la nouvelle , et ne la repetent cent
et cent fois que pour la citation et pour
les circonstances qu'ils y mettent, pour se
faire citer eux-mêmes; et si le lieu de la
Scene est à la Comédie , à l'Opéra ou à
quelques autres Spectacles , où ils ont été
en passant faire montre de leur parure ,
la narration n'en est pas plus modeste.
A la vérité il faudroit peut être moins
blâmer des gens qui sans talens et sans
avoir rien d'acquis , n'étant plus en état
de s'appliquer à quelque chose d'utile ,
veulent cependant sé faire une sorte de
réputation. Que dis-je , de réputation ?
On voit tous les jours des intrus , qui en
sont tellement avides, qu'ils s'aventurent,
de parler à leur tour et même avant ,
croyant prudemment que de se mon C
02.11. Vol.
Liij trer
1494 MERCURE DE FRANCE
trer en public , pêle - mêle , avec d'hon
nêtes gens , cela ne nuit point à la leur.
Celle de Nouvelliste , quoique personne
ne l'envie , ne laisse- pas de flater les gens
d'un certain caractere ; une application
heureuse , une conjecture hazardée qui
réussit, est seule capable de les mettre en
crédit dans leur canton ; mais il arrive
aussi qu'ils s'en applaudissent à l'excès et
qu'ils deviennent presque toujours intrai-
'tables , par la maniere altiere dont ils soutiennent leurs sentimens , ausquels ils
veulent durement assujettir les autres; et
le cœur enflé et toujours plus avide de
cette petite gloire , on n'attend plus les
nouvelles ; on va audevant ,on les devine , et grands raisonnemens ensuite pour
appuyer son opinion. Opinion souvent
contestée tumultuairement, où celui dont
le ton de la voix est le plus haut , a pres
que toujours l'avantage.
Mais quand j'y fais réfléxion , presque
tous les hommes sont extrémement flatez
de s'imaginer avoir en eux la faculté de
voir plus clair que les autres dans l'ave
nir. Cela leur annonce une étenduë de lumieres et une pénétration,avec le secours
de laquelle ils croyent percer les voiles
les plus épais , pénétrer dans les secrets
du cabinet et de la politique la plus pro2011. Vol. Ju fonde
JUIN 1732: 1455
3
fonde , et même de prophétiser. Faites- y
bien attention , Monsieur , c'est peut-être
l'Idole la plus universellement chérie de
l'homme; car rien ne nous pique tant
que ce raisonnement intérieur , dicté par
F'amour propres il est réservé à ma péné- tration de découvrir une chose cachée aux
yeux de tous les autres hommes. Vous en
connoissez , Monsieur , que pareille foiblesse a quelquefois couverts d'un ridicu
le humiliant : mais ce qui est sans doute
à la honte de la nature humaine , c'est
que ce ne sont pas des hommes du commun qui se donnent de ces travers ; ce
sont ordinairement ceux qui avec l'ostentation de briller , à quelque prix que
ce soit , ont le plus de ressources dans
l'esprit , le plus de lumieres , de sagacité
et de talens pour le raisonnement méthodique , aisé , agréable et séduisant ; il
est fâcheux qu'on ne puisse pas toujours
jouir de leur commerce sans danger ; car
sur d'autres sujets , on trouve beaucoup
de justesse, de précision, des descriptions,
des définitions, des réfléxions fines et délicates , &c, soyons donc en garde , mon
cher Monsieur , contre ce subtil poison ,
souvent pernicieux dans ses effets.
Les Nouvellistes qui ont quelque teinture de Geographie , de Politique , des
interêts des Princes &c. tiennent à juste
II. Vol. Liiij titre
1434 MERCURE DEFRANCE
titre le haut bout , et brillent à peù
de frais auprès de ceux qui parlent sans
regle , sans connoissances , et qui ne se
piquent que d'aller loin sans se piquer
d'aller droit, mais ce ne sont pas toujours
ceux qui plaisent le plus dans leurs réflexions sur les raisons d'Etat , les differentes inclinations et les vues des Grands et
du Peuple , la situation et les circonstances particulieres de l'état présent des affaires du Monde , et sur les conséquences
qu'on en peut tirer , surtout quand leurs
discours ne sont ni bornez ni sagement
ménagez. Car , qu'on ait vu passer un
Courrier, qu'on ait observé certains mouvemens à la Cour , ou remarqué dans le.
visage , ou dans les manieres , l'empresse
ment, la tristesse ou la gayeté d'un Prince,
d'un Ministre , d'un Grand ; en voilà assez pour former tel ou tel évenement ,
qu'on rend plus ou moins vraisemblable
selon que l'on a l'art de l'arranger et de le
narrer , sans oublier le ton misterieux et
reservé , pour faire entendre que l'on en
sçait bien plus que l'on n'en fait connoître. Si l'évenement ne répond.pas àla pro
phetie, le faux prophete enest quitte pour
être quelques jours sans se montrer at
même auditoire.
Quelqu'uns , et ceux-cy ne sont nullementennuyeux , se plaisent à débiter des
CC 11. Vole nou
JUIN.1732 1457
1
nouvelles , non seulement sans gravité ,
mais d'un air leger , naturel , agreable ,
et à les embellir par un tour fin et plaisant ; ils les ornent de circonstances qui
les relevent à la vérité , le fait raconté ,
qui n'est souvent que le prétexte de la :
narration , n'a nul fondement , mais il
devient dans leur bouche une nouvelle
toute nouvelle , ou un petit Roman qui
fait plaisir pour peu qu'on se prête à la
fiction et aux épisodes.
La varieté des caracteres est fort- grande parmi les Nouvellistes ; nous venons
d'en voir un fort gai , en voici un tout
opposé et qui n'est pas moins vrai , Ce
sont ces esprits taciturnes , pleins de malignité , avides de poison et qui ne répandent que de la noirceur , à qui on doit
sçavoir gré quand ils n'emportent pas la
piece , et qu'ils ne sont que médisans ou
désobligeans. De tels hommes ne respirent que les évenemens tragiques , les rumeurs , les soulevemens , les révolutions ;
des Campagnes désolées , des Villes saccagées , des Incendies , des Naufrages , de
grandes defaites , des meurtres et des carnages ; et faute d'un pareil ragout , ils
s'acharnent souvent sur un infortuné qui
périt , et qui n'est peut- être pas toûjours
aussi coupable aux yeux de Dieu qu'aux
yeux des hommes.
II. Vol. ܀ . On
1458 MERCURE DE FRANCE
On les voit , ces esprits amers et par
tiaux , mettre avec une égale satisfaction dans le plus grand jour , les avantages de la cause qu'ils favorisent , et les
revers de celle à laquelle ils sont contraires. Toûjours portez à tourner les nou- velles selon les mouvemens de leur cœur; :
les croire ou les rejetter , les publier ou les
suprimer , les enfler ou les extenuer : sur
quoi on peut faire cette réflexion , qui est
que lors qu'ils ont par hazard embrassé.
le bon party , ils ne lui font pas grand
bien , et ils se font grand tort à eux- mê
mes.
Or il est aisé de juger dans quelle
impatience doivent être ceux qui esperent les bons succès qu'ils attendent
et qui fatent leur sentiment , et dans
quelles perplexitez ils sont sur les évenemens qu'ils craignent et qui relevent le
party contraire. Dans l'un et l'autre cas
( et l'un ne va gueres sans l'autre ) l'incertitude est au même degré , et les agite
aussi vivement , car la moderation etla
patience sont des vertus peu connues de
ces hommes toûjours empressez et toûjours insatiables. Leur passion est trop
animée et trop ardente pour ce qu'ils
souhaittent ou pour ce qu'ils craignent.
Ils comptent tous les instans ; leur ins
quiétude est à charge à tout le monde et
11. Vol. à
JUIN. 1732 1459
à eux-mêmes , plus ou moins , selon le
degré de leur préoccupation.
Mais reprenons des idées plus gayes,
et disons que vous prenez , Monsieur ,
un très-mauvais party de rester en Province , où les nouvelles sont toûjours assez rares , surannées , mal sûres, car on ne
les sçait gueres que d'un seul endroit ,
encore faut-il souvent les aller chercher ;
ensorte qu'un nouvelliste des moins affamez ,de ce Pays-cy mourroit d'inanition
en peu de tems dans vos cantons. Vive
Paris,morbleu, où il y a toûjours plus de
cent atteliers ouverts, où se debitent et se
fabriquent des nouvelles de toute espece.
Autems et aux heures dePromenade, il n'y
a qu'à s'y transporter , on jouit des agrémens de la saison , de la magnificence du
lieu , des agrémens , de la propreté et de
la varieté infinie du beau monde ; le tems
est - il mauvais , fait - il trop froid ,
trop chaud , les Caffez sont ouverts dès
le grand matin jusqu'à minuit ; vous y
trouvez quantité d'honnêtes gens qui
vous attendent , ou qui ne se font pas
attendre long-tems. C'est-là qu'arrivent
tous les batteurs d'estrade, et les ambulans
qui ne manquent gueres à certaines heures , sans compter les passans non habituez,que le hazard amene, et qui semblent
venir exprès de differens quartiers pour
11. Vel. instruire
1460 MERCURE DE FRANCE
instruire le. Bureau à point nommé des
affaires de leur district et de ce qu'ils
ont appris en chemin.
all
Vous sçavez l'agrément des Caffez à
Paris ; ils sont au point , que si dans une
Relation bien écrite , ont en avoit fait
une description exacte il y a 60. ans , et
bien circonstanciée dans la plus exacte
verité, et sur le pied que nous les voyons
aujourd'hui , on auroit dit , c'est un Roman fait à plaisir , une fiction imaginée
pour donner une idée du pays de Coca.
gne, ou d'une ville bâtie et policée par les
Fées. En effet , quel Souverain , quelle
Republique auroit imaginé et auroit eu
le pouvoir d'établir pour la commodité
publique , dans toutes les rues d'une florissante ville , des lieux commodes pour
se mettre à couvert des injures du tems.
infiniment secourables pour les gens sans
voitures , qui ont affaire à differens quartiers pour se reposer , se rafraichir en Eté ,
se chaufer en Hyver , et en même tems
avoir l'agrément de la conversation à son
choix car à chaque table, matiere differente , sans compter les nouveautez qu'on
apprend sur toutes sortes de fujets , et
l'amusement ou plutôt l'occupation du
jeu des Echets , sur lequel il n'arrive gueres ni dispute ni bruit ; ce n'est pas qu'on
y peste moins qu'à un autre jeu , mais
11. Vol. Ac'est
JAU IN. 1732. 1461
c'est toûjours entre cuir et chair.
Ces lieux sont ornez de Glaces , de Ta
bleaux , de Tables de marbre , de siéges
et de meubles convenables , éclairez par
des Lustres de cristal , échaufez par de
bons poëles dans la rigueur de l'Hyver ,
où l'on entre et d'où l'on sort sans façon
quelconque,car toute contrainte et tout céremonial en sont bannis ; personne ne fait
les honneurs de l'assemblée , personne ne
les reçoit , chacun est le maître de convention tacite,tous les rangs sont ainsi reglez,
et le tout sans qu'il en coûte une obole
quand on n'a rien à dépenser. D'ailleurs
quels secours , quelles commoditez , de
combien de sortes de rafraichissemens
de liqueurs et de choses agreables aux
frians ! sans compter la bonne compagnie
des Gens d'esprit et de Lettres de differens
états , avec lesquels il y a à profiter , et
où l'on peut lire utilement dans le grand
livre du Monde. Pour la société et l'agré
ment de la vie civile , je défie qu'on puisse
citer , en parcourant tous les Historiens
connus , rien de comparable aux Caffez ,
où le plus petit Bourgeois pour quatre fols
se fait servir du caffé proprement , diligemment , en vaisselle d'argent et même
de vermeil , et peut commander et prendre le ton de Seigneur.
Voila encore une longue disgression sur
11. Vol.
les
1462 MERCURE DE FRANCE
les Caffez , je vous prie de me la pardonner : c'étoit pour vous dire que c'est-là
proprement que les nouvelles sont exa- minées à fond, commentées , rédigées et
mises au net, chacun y met sa note et fait
sa remarque , et par le concours , la variété des circonstances et des suffrages , une
nouvelle est constatée vraie , de bon aloi ,
et admise , ou rejettée comme marchandise de rebut. Je n'ajoute plus que ce mot
pour finir.
Les nouvelles , at reste , sont profitables à plusieurs personnes,quelques-uns en
font un commerce utile pour satisfaire la
curiosité des campagnards et de gens de
province , sans compter tant de sortes de
personnes qui excitent par-là la liberalité et la reconnoissance de leurs parens , de
leurs Superieurs , de leurs Protecteurs
dont ils attendent quelque secours pres
sans ou quelque bienfait. Il y en a même
et plus d'un dans Paris qui avec des nouvelles un peu bien arrangées , ornées et
mises en valeur , en appaisent leurs créanciers , et même en contentent leurs hôtes.
Je vous demande pardon de la longueur
de cette lettre , je souhaitte que vous la
trouviez un peu amusante ; j'espere que
vous ne la laisserez pas sans réponse. Je
l'attens et suis , Monsieur , votre &c.
de Province.
Ous avez bien de l'ardeur pour les
nouvelles ,Monsieur , vous qui faisiez , il n'y a pas deux ans , des réfléxions
si sensées contre cette dangereuse passion ; je comprens par vos reproches que
mes Lettres vous touchent peu , quand il
n'y a pas unChapitre complet de nouvelles. Je vous crois dès - à - present tout le
talent et tout le zele d'un Nouvelliste du
premier ordre , et je ne doute pas que
vous n'acqueriez encore des qualitez pour
mériter une place distinguée dans cet il
lustre Corps.Je suis bien sur que vous n'ê
res pas des derniers à vous rendre tous les
II. Vol jours
JUIN. 732. 1417
jours sous la Halle du Marché, à la gran de
Place , au Cloître des C. ou à l'avenue
pour être aux aguets et saisir des passans
quelque nouvelle de la premiere main.
Vous êtes donc bien changé , et sans
doute vous n'avez pas conservé le moindre souvenir de nos entretiens sournois
aux Tuilleries , ( car c'est toujours là le
grand Bureau et comme le Chef- lieu des
Nouvellistes ) en observant ces Troupes
nombreuses de gens oisifs , tantot ambulans , tantôt sédentaires ; tantôt formant
un grand Corps à l'arrivée d'un Notable
ou d'un des principaux Membres du Bu
reau, tantôt divisés par pelotons, et l'instant d'après rassemblez , au moindre mot
pris à la volée , et tous également empresScz, pour apprendre ou pour débiter
quelque nouvelle , souvent hazardée; l'avidité des uns, l'air composé et important
des autres , cela nous divertissoit beaucoup, sans compter les raissonemens gra
ves et politiques , les conjectures puériles ou frivoles les sentimens hétéroclites
soutenus avec chaleur et à grand bruit;car
tous les hommes, mêmes les moins vains.
et les plus raisonnables , sont amoureux
de leurs opinions et jusques dans les plus
petites choses , où ils n'ont pas le moindre interêt; aveuglez par celui de l'amour
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1. Vol pro-
1448 MERCURE DE FRANCE
propre qui les anime , ils tombent dans
les plus grands excès.
Mais où vais-je m'engager , peut-être
par un mouvement de ce même amour
propre dont je viens de parler , et contre
lequel je crois être fort en garde ? Nul
Mortel ne peut se vanter de n'êstre pas
dupe à cet égard ; on l'a deja dit cent et
cent fois et en cent manieres differentes :
Baste. Il est question des Nouvellistes et
des nouvelles, de ces cheres nouvelles qui
vous tiennent si fort au cœur, et je n'en
ai point à vous dire.Comment faire?Trouver quelque chose d'équivalent, cela n'est
pas possible; ma foy , puisque vous n'êtes
Bas ennemi du babil et que je suis en train
de babiller , je vais réfléchir sur ce qui a
fait dabord le sujet de cette Lettre, et vous
exposer , selon les idées qui se présentefont à mon esprit , les sentimens qu'on
peut avoir et les réfléxions qu'on peut
faire sur cette matiere.
1
Il n'y a rien de si raisonnable , ni de si
naturel en general , que de s'informer et
mêmed'avoir quelque empressement pour
être instruit des Evenemens qui arrivent
sur le grand Théatre du Monde , et qui
doivent interesser la curiosité d'un honête homme. Il est même honteux de n'être
pas au courant, pour ainsi dire , de cerIL Vol.
Ataines
JUIN. 1732. 1449
taines nouvelles Historiques , Politiques
et Litteraires. Mais voir des gens, ne s'oc
cuper uniquement que de nouvelles , négliger leurs propres affaires , en perdre ,
pour ainsi dire , le boire et le manger ,
sans être capables d'autre chose ; c'est ce
que je blâme, car il n'y a que l'excès qui
rend cette passion méprisable. Tous les
jours on est fatigué et impatienté par
ces Cazaniers, d'un esprit borné et indiffe
rent , qui ne lisant rien , et ne cherchant
point à s'instruire veulent sçavoir ou
vous apprendre ce que personne n'ignore
depuis long temps.
و
Mais exposons , si vous me le permettez , Monsieur , ce ridicule dans un plus
grand jour, pour faire sentir le faux esprit
dans lequel on s'occupe à sçavoir des nouvelles , et combien le temps qu'on y employe est non seulement tres- mal employé , mais encore nuisible par le dégré
de vanité qu'on acquiert en voulant pénétrer , deviner juste , et prédire l'avenir
avec un ton de Prophete ; sans compter le
danger qu'il y a de s'engager insensiblement dans une espece de parti , dont le
moindre inconvenient est de se faire trop
connoître , se dégrader en quelque maniere , et se laisser confondre dans une
foule , si-non méprisé, au moins bien peu
II. Vol. Ipesti-
1450 MERCURE DE FRANCE
estimé, ou devenir fameux, et enfin l'ob
jet de la dérision publique ; on en a plus
d'un exemple , de ces gens dont la figure,
la tête et le visage sont remarquables;qu'on
voit par tout, qu'on ne sçauroit définir
et que personne ne connoît, sans compter
encore les choses les plus indifferentes et
les plus innocentes en elles- mêmes , qui redites sans la moindre altération , et sans
aucun dessein malin , mais sans y faire assez d'attention , et par la seule envie de
parler , sont très- propres à faire les plus
grandes tracasseries, ou à donner bien du
ridicule , selon le temps , les lieux , les
circonstances et les personnes devant qui
on parle. Je ne dis rien du danger que
l'on court avec les étourdis , les emportez , les opiniâtres , les impolis, les impudens , ou les timides complaisans à l'excès , également dangereux , et les fades
railleurs qui vous rient au nez , et qui par
des questions ou par des réponses aussi
inconsiderées que choquantes , vous mettent dans la dure nécessité de les traiter ,
(car la patience échape)avec le ton que mérite une grossiereté dire en face. Mais
sans avoir part au démêlé, il est tres-fâcheux d'en être témoin , et plus encore
d'être cité.
Il ne fautpas réver bien profondement
II. Vol. pour
JUIN. 1732. 1451
pour voir que le premier principe de
cette passion est l'oisiveté, pour laquelle
les gens qui ont passé leur jeunesse en dis
sipation et dans des amusemens frivoles
ont beaucoup de gout. Or un homme sans
Occupation , et certainement sans genie ,
cherche à perdre du temps avec le même
empressement qu'un joueur de profession
cherche à gagner ; delà ce penchant pour
les choses qui n'occupent que superficiellement , où l'esprit n'a presque aucune
opération à faire , opérations que les autres fontpour eux,qu'ils adoptent même,
et desquelles ils font encore leur profit ,
en les allant débiter comme les leurs, avec
la modestie d'un Docteur de mauvais
aloy.
Quand ce penchant est une fois déterminé vers l'oisiveté , le frivole , le superficiel et les choses vaines , pour lesquelles
il ne faut nulle application , quand il est
augmenté par l'esprit de curiosité qui fut
toujours , comme vous sçavez, la passion
dominante de l'homme dès son enfance
et qui s'est accruë à l'infini à mesure que
les faits se sont multipliez sur la terre,et
dans sa tête ; on ne doit point s'étonner
du progrès et des désordres qu'il fait , ni
de la corruption qu'il cause. Il ne tiendroit qu'à moi de vous en faire icy une
II. Vol. I ij -lon-
1452 MERCURE DE FRANCE
longue énumération, et vous prouver par
des exemples, combien la curiosité outrée ,
a été funeste à l'un et à l'autre sexe.
Une chose bien singuliere , et qu'il ne
tiendra qu'à vous , Monsieur , de remarquer; c'est que la plupart de ces curieux
insatiables , de ces quéteurs de nouvelles,
qui les cherchent avec tant d'ardeur et de
peine , ne s'y interressent point du tout
dans le fond , et ne sont pas plus sensibles à un fait , à un Evenement éclatant
et remarquable pour l'Histoire de notre
temps , qu'à une aventure de Guinguette.C'est l'esprit d'ostentation et de vanité
qui les fait agir , croyant ainsi se rendre
recommandables, en débitant avec autant
d'amphase que de fadeur , des choses triviales qui ne sont pas ignorées au Marchéneuf.
J'ai quelquefois ri de bon cœur , je vous
l'avoue , de ces hommes importans qui
toujours sortent , ou viennent d'une Maison , qui ont dîné dans une Maison , qui
frequentent une Maison , qui ont vû et entendu dans une Maison , &c. Ces Maisons
qu'on ne désigne mistérieusement qu'à
demi , pour faire valoir la nouvelle , ne
sont pas des Maisons du commun , non ,
mais elles sont souvent telles qu'un Gripesou ne les avouëroit pas , et il arrive
II. Vol. même
JUIN. 17320 1453
même que quand ces Maisons sont telles
qu'onveut le faire entendre, le vain Narrateur,avec son ton imposant , et ses airs de
confiance et de protection , n'y est pas
plus considéré que le Gripesou.
Quand ces Messieurs font tant que de
citer,Dieu sçait s'ils choisissent des Noms
respectables et de Gens en place.Combien
ils font sonner haut le commerce étroit
et familier qu'ils ont avec les Grands ,
qu'ils ne qualifient même jamais de Monsieur, c'est le grand air. Ils ne débitent
même la nouvelle , et ne la repetent cent
et cent fois que pour la citation et pour
les circonstances qu'ils y mettent, pour se
faire citer eux-mêmes; et si le lieu de la
Scene est à la Comédie , à l'Opéra ou à
quelques autres Spectacles , où ils ont été
en passant faire montre de leur parure ,
la narration n'en est pas plus modeste.
A la vérité il faudroit peut être moins
blâmer des gens qui sans talens et sans
avoir rien d'acquis , n'étant plus en état
de s'appliquer à quelque chose d'utile ,
veulent cependant sé faire une sorte de
réputation. Que dis-je , de réputation ?
On voit tous les jours des intrus , qui en
sont tellement avides, qu'ils s'aventurent,
de parler à leur tour et même avant ,
croyant prudemment que de se mon C
02.11. Vol.
Liij trer
1494 MERCURE DE FRANCE
trer en public , pêle - mêle , avec d'hon
nêtes gens , cela ne nuit point à la leur.
Celle de Nouvelliste , quoique personne
ne l'envie , ne laisse- pas de flater les gens
d'un certain caractere ; une application
heureuse , une conjecture hazardée qui
réussit, est seule capable de les mettre en
crédit dans leur canton ; mais il arrive
aussi qu'ils s'en applaudissent à l'excès et
qu'ils deviennent presque toujours intrai-
'tables , par la maniere altiere dont ils soutiennent leurs sentimens , ausquels ils
veulent durement assujettir les autres; et
le cœur enflé et toujours plus avide de
cette petite gloire , on n'attend plus les
nouvelles ; on va audevant ,on les devine , et grands raisonnemens ensuite pour
appuyer son opinion. Opinion souvent
contestée tumultuairement, où celui dont
le ton de la voix est le plus haut , a pres
que toujours l'avantage.
Mais quand j'y fais réfléxion , presque
tous les hommes sont extrémement flatez
de s'imaginer avoir en eux la faculté de
voir plus clair que les autres dans l'ave
nir. Cela leur annonce une étenduë de lumieres et une pénétration,avec le secours
de laquelle ils croyent percer les voiles
les plus épais , pénétrer dans les secrets
du cabinet et de la politique la plus pro2011. Vol. Ju fonde
JUIN 1732: 1455
3
fonde , et même de prophétiser. Faites- y
bien attention , Monsieur , c'est peut-être
l'Idole la plus universellement chérie de
l'homme; car rien ne nous pique tant
que ce raisonnement intérieur , dicté par
F'amour propres il est réservé à ma péné- tration de découvrir une chose cachée aux
yeux de tous les autres hommes. Vous en
connoissez , Monsieur , que pareille foiblesse a quelquefois couverts d'un ridicu
le humiliant : mais ce qui est sans doute
à la honte de la nature humaine , c'est
que ce ne sont pas des hommes du commun qui se donnent de ces travers ; ce
sont ordinairement ceux qui avec l'ostentation de briller , à quelque prix que
ce soit , ont le plus de ressources dans
l'esprit , le plus de lumieres , de sagacité
et de talens pour le raisonnement méthodique , aisé , agréable et séduisant ; il
est fâcheux qu'on ne puisse pas toujours
jouir de leur commerce sans danger ; car
sur d'autres sujets , on trouve beaucoup
de justesse, de précision, des descriptions,
des définitions, des réfléxions fines et délicates , &c, soyons donc en garde , mon
cher Monsieur , contre ce subtil poison ,
souvent pernicieux dans ses effets.
Les Nouvellistes qui ont quelque teinture de Geographie , de Politique , des
interêts des Princes &c. tiennent à juste
II. Vol. Liiij titre
1434 MERCURE DEFRANCE
titre le haut bout , et brillent à peù
de frais auprès de ceux qui parlent sans
regle , sans connoissances , et qui ne se
piquent que d'aller loin sans se piquer
d'aller droit, mais ce ne sont pas toujours
ceux qui plaisent le plus dans leurs réflexions sur les raisons d'Etat , les differentes inclinations et les vues des Grands et
du Peuple , la situation et les circonstances particulieres de l'état présent des affaires du Monde , et sur les conséquences
qu'on en peut tirer , surtout quand leurs
discours ne sont ni bornez ni sagement
ménagez. Car , qu'on ait vu passer un
Courrier, qu'on ait observé certains mouvemens à la Cour , ou remarqué dans le.
visage , ou dans les manieres , l'empresse
ment, la tristesse ou la gayeté d'un Prince,
d'un Ministre , d'un Grand ; en voilà assez pour former tel ou tel évenement ,
qu'on rend plus ou moins vraisemblable
selon que l'on a l'art de l'arranger et de le
narrer , sans oublier le ton misterieux et
reservé , pour faire entendre que l'on en
sçait bien plus que l'on n'en fait connoître. Si l'évenement ne répond.pas àla pro
phetie, le faux prophete enest quitte pour
être quelques jours sans se montrer at
même auditoire.
Quelqu'uns , et ceux-cy ne sont nullementennuyeux , se plaisent à débiter des
CC 11. Vole nou
JUIN.1732 1457
1
nouvelles , non seulement sans gravité ,
mais d'un air leger , naturel , agreable ,
et à les embellir par un tour fin et plaisant ; ils les ornent de circonstances qui
les relevent à la vérité , le fait raconté ,
qui n'est souvent que le prétexte de la :
narration , n'a nul fondement , mais il
devient dans leur bouche une nouvelle
toute nouvelle , ou un petit Roman qui
fait plaisir pour peu qu'on se prête à la
fiction et aux épisodes.
La varieté des caracteres est fort- grande parmi les Nouvellistes ; nous venons
d'en voir un fort gai , en voici un tout
opposé et qui n'est pas moins vrai , Ce
sont ces esprits taciturnes , pleins de malignité , avides de poison et qui ne répandent que de la noirceur , à qui on doit
sçavoir gré quand ils n'emportent pas la
piece , et qu'ils ne sont que médisans ou
désobligeans. De tels hommes ne respirent que les évenemens tragiques , les rumeurs , les soulevemens , les révolutions ;
des Campagnes désolées , des Villes saccagées , des Incendies , des Naufrages , de
grandes defaites , des meurtres et des carnages ; et faute d'un pareil ragout , ils
s'acharnent souvent sur un infortuné qui
périt , et qui n'est peut- être pas toûjours
aussi coupable aux yeux de Dieu qu'aux
yeux des hommes.
II. Vol. ܀ . On
1458 MERCURE DE FRANCE
On les voit , ces esprits amers et par
tiaux , mettre avec une égale satisfaction dans le plus grand jour , les avantages de la cause qu'ils favorisent , et les
revers de celle à laquelle ils sont contraires. Toûjours portez à tourner les nou- velles selon les mouvemens de leur cœur; :
les croire ou les rejetter , les publier ou les
suprimer , les enfler ou les extenuer : sur
quoi on peut faire cette réflexion , qui est
que lors qu'ils ont par hazard embrassé.
le bon party , ils ne lui font pas grand
bien , et ils se font grand tort à eux- mê
mes.
Or il est aisé de juger dans quelle
impatience doivent être ceux qui esperent les bons succès qu'ils attendent
et qui fatent leur sentiment , et dans
quelles perplexitez ils sont sur les évenemens qu'ils craignent et qui relevent le
party contraire. Dans l'un et l'autre cas
( et l'un ne va gueres sans l'autre ) l'incertitude est au même degré , et les agite
aussi vivement , car la moderation etla
patience sont des vertus peu connues de
ces hommes toûjours empressez et toûjours insatiables. Leur passion est trop
animée et trop ardente pour ce qu'ils
souhaittent ou pour ce qu'ils craignent.
Ils comptent tous les instans ; leur ins
quiétude est à charge à tout le monde et
11. Vol. à
JUIN. 1732 1459
à eux-mêmes , plus ou moins , selon le
degré de leur préoccupation.
Mais reprenons des idées plus gayes,
et disons que vous prenez , Monsieur ,
un très-mauvais party de rester en Province , où les nouvelles sont toûjours assez rares , surannées , mal sûres, car on ne
les sçait gueres que d'un seul endroit ,
encore faut-il souvent les aller chercher ;
ensorte qu'un nouvelliste des moins affamez ,de ce Pays-cy mourroit d'inanition
en peu de tems dans vos cantons. Vive
Paris,morbleu, où il y a toûjours plus de
cent atteliers ouverts, où se debitent et se
fabriquent des nouvelles de toute espece.
Autems et aux heures dePromenade, il n'y
a qu'à s'y transporter , on jouit des agrémens de la saison , de la magnificence du
lieu , des agrémens , de la propreté et de
la varieté infinie du beau monde ; le tems
est - il mauvais , fait - il trop froid ,
trop chaud , les Caffez sont ouverts dès
le grand matin jusqu'à minuit ; vous y
trouvez quantité d'honnêtes gens qui
vous attendent , ou qui ne se font pas
attendre long-tems. C'est-là qu'arrivent
tous les batteurs d'estrade, et les ambulans
qui ne manquent gueres à certaines heures , sans compter les passans non habituez,que le hazard amene, et qui semblent
venir exprès de differens quartiers pour
11. Vel. instruire
1460 MERCURE DE FRANCE
instruire le. Bureau à point nommé des
affaires de leur district et de ce qu'ils
ont appris en chemin.
all
Vous sçavez l'agrément des Caffez à
Paris ; ils sont au point , que si dans une
Relation bien écrite , ont en avoit fait
une description exacte il y a 60. ans , et
bien circonstanciée dans la plus exacte
verité, et sur le pied que nous les voyons
aujourd'hui , on auroit dit , c'est un Roman fait à plaisir , une fiction imaginée
pour donner une idée du pays de Coca.
gne, ou d'une ville bâtie et policée par les
Fées. En effet , quel Souverain , quelle
Republique auroit imaginé et auroit eu
le pouvoir d'établir pour la commodité
publique , dans toutes les rues d'une florissante ville , des lieux commodes pour
se mettre à couvert des injures du tems.
infiniment secourables pour les gens sans
voitures , qui ont affaire à differens quartiers pour se reposer , se rafraichir en Eté ,
se chaufer en Hyver , et en même tems
avoir l'agrément de la conversation à son
choix car à chaque table, matiere differente , sans compter les nouveautez qu'on
apprend sur toutes sortes de fujets , et
l'amusement ou plutôt l'occupation du
jeu des Echets , sur lequel il n'arrive gueres ni dispute ni bruit ; ce n'est pas qu'on
y peste moins qu'à un autre jeu , mais
11. Vol. Ac'est
JAU IN. 1732. 1461
c'est toûjours entre cuir et chair.
Ces lieux sont ornez de Glaces , de Ta
bleaux , de Tables de marbre , de siéges
et de meubles convenables , éclairez par
des Lustres de cristal , échaufez par de
bons poëles dans la rigueur de l'Hyver ,
où l'on entre et d'où l'on sort sans façon
quelconque,car toute contrainte et tout céremonial en sont bannis ; personne ne fait
les honneurs de l'assemblée , personne ne
les reçoit , chacun est le maître de convention tacite,tous les rangs sont ainsi reglez,
et le tout sans qu'il en coûte une obole
quand on n'a rien à dépenser. D'ailleurs
quels secours , quelles commoditez , de
combien de sortes de rafraichissemens
de liqueurs et de choses agreables aux
frians ! sans compter la bonne compagnie
des Gens d'esprit et de Lettres de differens
états , avec lesquels il y a à profiter , et
où l'on peut lire utilement dans le grand
livre du Monde. Pour la société et l'agré
ment de la vie civile , je défie qu'on puisse
citer , en parcourant tous les Historiens
connus , rien de comparable aux Caffez ,
où le plus petit Bourgeois pour quatre fols
se fait servir du caffé proprement , diligemment , en vaisselle d'argent et même
de vermeil , et peut commander et prendre le ton de Seigneur.
Voila encore une longue disgression sur
11. Vol.
les
1462 MERCURE DE FRANCE
les Caffez , je vous prie de me la pardonner : c'étoit pour vous dire que c'est-là
proprement que les nouvelles sont exa- minées à fond, commentées , rédigées et
mises au net, chacun y met sa note et fait
sa remarque , et par le concours , la variété des circonstances et des suffrages , une
nouvelle est constatée vraie , de bon aloi ,
et admise , ou rejettée comme marchandise de rebut. Je n'ajoute plus que ce mot
pour finir.
Les nouvelles , at reste , sont profitables à plusieurs personnes,quelques-uns en
font un commerce utile pour satisfaire la
curiosité des campagnards et de gens de
province , sans compter tant de sortes de
personnes qui excitent par-là la liberalité et la reconnoissance de leurs parens , de
leurs Superieurs , de leurs Protecteurs
dont ils attendent quelque secours pres
sans ou quelque bienfait. Il y en a même
et plus d'un dans Paris qui avec des nouvelles un peu bien arrangées , ornées et
mises en valeur , en appaisent leurs créanciers , et même en contentent leurs hôtes.
Je vous demande pardon de la longueur
de cette lettre , je souhaitte que vous la
trouviez un peu amusante ; j'espere que
vous ne la laisserez pas sans réponse. Je
l'attens et suis , Monsieur , votre &c.
Lieu
Langue
Vers et prose
Type d'écrit journalistique
Courrier des lecteurs
Faux
Mots clefs
Domaine
Provient d'un lieu